"Somme contre les gentils" - читать интересную книгу автора (Aquinas St. Thomas)LA SOMME CONTRE LES
GENTILS SAINT THOMAS D'AQUIN,
DOCTEUR DES DOCTEURS DE L'EGLISE Edition numйrique: http://bibliotheque.editionsducerf.fr/ Mise а disposition du site
sur les њuvres complиtes de saint Thomas d'Aquin http://docteurangelique.free.fr, 2004
3: PEUT-ON DЙCOUVRIR LA VЙRITЙ DIVINE, ET COMMENT? 7: LA VЙRITЙ DE LA FOI CHRЙTIENNE NE CONTREDIT PAS LA
VЙRITЙ DE LA RAISON 8: COMPORTEMENT DE LA RAISON HUMAINE DEVANT LA VЙRITЙ DE
FOI 9: PLAN ET MЙTHODE DE L'OUVRAGE 11: RЙFUTATION DE L'OPINION PRЙCЙDENTE ET RЙPONSE AUX
ARGUMENTS MIS EN AVANT 13: PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU_ LES CONDITIONS DE L'EXISTENCE DE DIEU 14: LA CONNAISSANCE DE DIEU EXIGE QUE L'ON EMPLOIE LA VOIE
NЙGATIVE 16: IL N'Y A PAS DE PUISSANCE PASSIVE EN DIEU 17: IL N'Y A PAS DE MATIИRE EN DIEU_ 18: IL N'Y A AUCUNE COMPOSITION EN DIEU 19: EN DIEU, RIEN N'EXISTE PAR CONTRAINTE OU CONTRE NATURE 21: DIEU EST SA PROPRE ESSENCE 22: КTRE ET ESSENCE SONT IDENTIQUES EN DIEU 23: IL N'Y A PAS D'ACCIDENT EN DIEU_ 24: AUCUNE ADDITION DE DIFFЙRENCE SUBSTANTIELLE NE PEUT
SERVIR A DЙTERMINER L'КTRE DIVIN 25: DIEU NE RENTRE DANS AUCUN GENRE_ 26: DIEU N'EST PAS L'КTRE FORMEL DE TOUTE CHOSE 27: DIEU N'EST LA FORME D'AUCUN CORPS 29: RESSEMBLANCE DES CRЙATURES AVEC DIEU 30: DE QUELS NOMS PEUT-ON FAIRE USAGE EN PARLANT DE DIEU? 32: RIEN DE CE QUI EST ATTRIBUЙ А DIEU ET AU RESTE DES
CHOSES NE L'EST DE MANIИRE UNIVOQUE 33: LES NOMS DONNЙS А DIEU ET AUX CRЙATURES N'ONT PAS TOUS
UNE VALEUR PUREMENT ЙQUIVOQUE 34: CE QUI EST ATTRIBUЙ А DIEU ET AUX CRЙATURES, L'EST
ANALOGIQUEMENT 35: LES NOMS QUE L'ON ATTRIBUE А DIEU NE SONT PAS
SYNONYMES 36: DE QUELLE MANIИRE NOTRE INTELLIGENCE FORME DES
PROPOSITIONS SUR DIEU 39: IL NE PEUT Y AVOIR DE MAL EN DIEU 40: DIEU EST LE BIEN DE TOUT BIEN_ 41: DIEU EST LE SOUVERAIN BIEN 45: L'INTELLECTION DE DIEU EST SON ESSENCE 46: DIEU NE COMPREND PAR RIEN D'AUTRE QUE PAR SON ESSENCE 47: DIEU SE COMPREND PARFAITEMENT SOI-MКME 49: DIEU CONNAОT D'AUTRES CHOSES QUE SOI 50: DIEU A UNE CONNAISSANCE PROPRE DE CHAQUE CHOSE 53: SOLUTION DE LA DIFFICULTЙ PRЙCЙDENTE 55: DIEU COMPREND TOUT EN MКME TEMPS 56: LA CONNAISSANCE DE DIEU N'EST PAS UNE CONNAISSANCE
HABITUELLE 57: LA CONNAISSANCE DIVINE N'EST PAS DISCURSIVE 58: DIEU NE COMPREND PAS EN COMPOSANT ET EN DIVISANT 59: LA VЙRITЙ DES ЙNONCIABLES N'EST PAS A EXCLURE DE DIEU 61: DIEU EST LA TRИS PURE VЙRITЙ 62: LA VЙRITЙ DIVINE EST LA VЙRITЙ PREMIИRE ET SUPRКME 63: RAISONS DE CEUX QUI VEULENT REFUSER А DIEU LA
CONNAISSANCE DES SINGULIERS 64: PLAN DES RЙPONSES А FAIRE TOUCHANT LA CONNAISSANCE
DIVINE 65: DIEU CONNAОT LES SINGULIERS 66: DIEU CONNAIT CE QUI N'EXISTE PAS 67: DIEU CONNAОT LES SINGULIERS FUTURS CONTINGENTS 68: DIEU CONNAОT LES MOUVEMENTS DE LA VOLONTЙ 70: DIEU CONNAОT LES CHOSES LES PLUS INFIMES 73: LA VOLONTЙ DE DIEU EST SA PROPRE ESSENCE 74: L'ESSENCE DIVINE, PRINCIPAL OBJET DE LA VOLONTЙ DE
DIEU 75: DIEU, EN SE VOULANT, VEUT TOUT LE RESTE 76: DIEU SE VEUT ET VEUT TOUT LE RESTE, D'UN SEUL ACTE DE
VOLONTЙ 77: LA MULTITUDE DES OBJETS DE VOLITION NE S'OPPOSE PAS А
LA SIMPLICITЙ DE DIEU 78: LA VOLONTЙ DIVINE S'ЙTEND А CHACUN DES BIENS
PARTICULIERS 79: DIEU VEUT MКME CE QUI N'EXISTE PAS ENCORE 80: DIEU VEUT NЙCESSAIREMENT SON КTRE ET SA BONTЙ 81: DIEU NE VEUT PAS NЙCESSAIREMENT CE QUI EST DIFFЙRENT
DE LUI 83: C'EST PAR NЙCESSITЙ DE SUPPOSITION QUE DIEU VEUT
QUELQUE CHOSE D'AUTRE QUE LUI 84: LA VOLONTЙ DE DIEU NE PORTE PAS SUR CE QUI EST
IMPOSSIBLE DE SOI 86: ON PEUT ASSIGNER UNE RAISON А LA VOLONTЙ DIVINE 87: RIEN NE PEUT КTRE CAUSE DE LA VOLONTЙ DIVINE 88: DIEU JOUIT DE LIBRE-ARBITRE 89: DIEU N'EST PAS AFFECTЙ PAR LES PASSIONS 90: L'EXISTENCE EN DIEU DU PLAISIR ET DE LA JOIE N'EST PAS
INCOMPATIBLE AVEC SA PERFECTION 92: COMMENT AFFIRMER EN DIEU L'EXISTENCE DE VERTUS 93: QU'IL EXISTE EN DIEU DES VERTUS MORALES DONT LE
DOMAINE EST L'ACTION 94: LES VERTUS CONTEMPLATIVES EXISTENT EN DIEU 95: DIEU NE PEUT VOULOIR LE MAL 96: DIEU NE HAIT RIEN; ET L'ON NE PEUT LUI ATTRIBUER
AUCUNE HAINE 99: LA VIE DE DIEU EST ЙTERNELLE 101: DIEU EST SA PROPRE BЙATITUDE_ 102: LA BЙATITUDE DE DIEU, PARFAITE ET UNIQUE, DЙPASSE
TOUTE AUTRE BЙATITUDE 1: COMMENT CE LIVRE FAIT SUITE AU PRЙCЙDENT 2: LA CONSIDЙRATION DES CRЙATURES EST UTILE AU PROGRИS DE
LA FOI 3: LA CONNAISSANCE DES NATURES CRЙЙES PERMET DE RЙFUTER
LES ERREURS AU SUJET DE DIEU 4: LE PHILOSOPHE ET LE THЙOLOGIEN ENVISAGENT LES CRЙATURES
А UN POINT DE VUE DIFFЙRENT 6: IL APPARTIENT А DIEU D'КTRE PRINCIPE D'EXISTENCE POUR
LES AUTRES КTRES 7: IL Y A EN DIEU UNE PUISSANCE ACTIVE 8: LA PUISSANCE DE DIEU EST SA SUBSTANCE 9: LA PUISSANCE DE DIEU EST SON ACTION 10: EN QUEL SENS ON ATTRIBUE А DIEU LA PUISSANCE 11: ON PEUT ATTRIBUER А DIEU DES TERMES RELATIFS AUX
CRЙATURES 12: LES RELATIONS ATTRIBUЙES А DIEU PAR RAPPORT AUX
CREATURES N'EXISTENT PAS RЙELLEMENT EN LUI 13 ET 14: EN QUEL SENS CES RELATIONS SONT ATTRIBUЙES А
DIEU 15: DIEU EST CAUSE D'EXISTENCE POUR TOUS LES КTRES 16: DIEU A FAIT LES CHOSES DE RIEN_ 17: LA CRЙATION N'EST NI UN MOUVEMENT NI UN CHANGEMENT 18: COMMENT RЙPONDRE AUX OBJECTIONS CONTRE LA CRЙATION 19: IL N'Y A POINT DE SUCCESSION DANS LA CRЙATION 20: AUCUN CORPS N'EST CAPABLE DE CRЙER 23: DIEU N'AGIT PAS PAR NЙCESSITЙ DE NATURE 25: EN QUEL SENS ON DIT QUE LE TOUT-PUISSANT NE PEUT
CERTAINES CHOSES 26: L'INTELLIGENCE DIVINE N'EST PAS BORNЙE A DES EFFETS
DЙTERMINЙS 27: LA VOLONTЙ DIVINE N'EST PAS LIMITЙE A DE CERTAINS
EFFETS 28 ET 29: EN QUEL SENS PARLE-T-ON D'OBLIGATION DE JUSTICE
DANS LA PRODUCTION DES CHOSES 30: COMMENT IL PEUT Y AVOIR UNE NЙCESSITЙ ABSOLUE DANS LES
CRЙATURES 31: IL N'EST PAS NЙCESSAIRE QUE LES CRЙATURES AIENT
TOUJOURS EXISTЙ 32: RAISONS, VUES DU COTЙ DE DIEU, DE CEUX QUI VEULENT
PROUVER L'ЙTERNITЙ DU MONDE 33: RAISONS DE CEUX QUI VEULENT PROUVER L'ЙTERNITЙ DU
MONDE А PARTIR DES CRЙATURES 34: RAISONS PRISES DU COTЙ DE LA PRODUCTION DU MONDE POUR
PROUVER SON ЙTERNITЙ 35: RЙPONSES AUX OBJECTIONS, ET D'ABORD А CELLES QUI SONT
PRISES DU COTЙ DE DIEU 36: RЙPONSE AUX OBJECTIONS TIRЙES DES CRЙATURES 37: RЙPONSES AUX OBJECTIONS TIRЙES DE LA PRODUCTION MКME
DES CHOSES 38: RAISONS QUE CERTAINS FONT VALOIR POUR PROUVER LA
NON-ЙTERNITЙ DU MONDE 39: LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DU HASARD 40: LA MATIИRE N'EST PAS LA CAUSE PREMIИRE DE LA
DISTINCTION DES CHOSES 41: LA CONTRARIЙTЙ DES AGENTS N'EXPLIQUE PAS LA
DISTINCTION DES CHOSES 42: LA CAUSE PREMIИRE DE LA DISTINCTION DES CHOSES N'EST
PAS L'ORDRE DES CAUSES SECONDES 44: LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DE LA DIVERSITЙ
DES MЙRITES OU DES DЙMЙRITES 45: QUELLE EST EN VЙRITЙ LA PREMIИRE CAUSE DE LA DIVERSITЙ
DES CHOSES 46: LA PERFECTION DE L'UNIVERS REQUЙRAIT L'EXISTENCE DE
CERTAINES NATURES INTELLECTUELLES 47: LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT DOUЙES DE VOLONTЙ 48: LES SUBSTANGES INTELLECTUELLES SONT LIBRES DANS LEUR
AGIR 49: LA SUBSTANCE INTELLECTUELLE N'EST PAS UN CORPS 50: LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT IMMATЙRIELLES 51: LA SUBSTANCE INTELLECTUELLE N'EST PAS UNE FORME
MATERIELLE 52: DANS LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES CRЙЙES, L'ACTE
D'КTRE DIFFИRE DE CE QUI EST 53: ON TROUVE ACTE ET PUISSANCE DANS LES SUBSTANCES
INTELLECTUELLES CRЙЙES 55: LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT INCORRUPTIBLES 56: DE QUELLE MANIERE UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE
PEUT-ELLE ETRE UNIE A UN CORPS? 57: THИSE PLATONICIENNE SUR L'UNION DE L'AME
INTELLECTUELLE ET DU CORPS 58: L'HOMME N'A PAS TROIS AMES (VЙGЙTATIVE, SENSITIVE ET
INTELLECTUELLE) 59: L'INTELLECT POSSIBLE DE L'HOMME N'EST PAS UNE
SUBSTANCE SЙPARЙE 60: L'HOMME N'EST PAS SPЙCIFIЙ PAR L'INTELLECT PASSIF,
MAIS PAR L'INTELLECT POSSIBLE 61: LA POSITION D'AVERROЛS SUR L'INTELLECT POSSIBLE EST
CONTRAIRE A LA DOCTRINE D'ARISTOTE 62: CONTRE LA THИSE D'ALEXANDRE SUR L'INTELLECT POSSIBLE 63: L'AME N'EST PAS UNE COMPLEXION COMME L'A PRЙTENDU
GALIEN 64: L'AME N'EST PAS UNE HARMONIE 66: CONTRE CEUX QUI IDENTIFIENT L'INTELLECT AVEC LE SENS 67: CONTRE L'IDENTIFICATION DE L'INTELLECT POSSIBLE AVEC
L'IMAGINATION 68: COMMENT UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE PEUT-ELLE ETRE
FORME DU CORPS? 70: D'APRИS ARISTOTE, IL FAUT ADMETTRE QUE L'INTELLECT
S'UNIT AU CORPS A TITRE DE FORME 71: L'UNION DE L'AME AVEC LE CORPS EST IMMЙDIATE 72: L'AME EST TOUT ENTIИRE DANS LE TOUT ET TOUT ENTIИRE
DANS CHAQUE PARTIE 73: L'INTELLECT POSSIBLE N'EST PAS UNIQUE POUR TOUS LES
HOMMES 75: REFUTATION DES ARGUMENTS QUI SEMBLENT PROUVER L'UNITЙ
DE L'INTELLECT POSSIBLE 76: L'INTELLECT AGENT N'EST PAS UNE SUBSTANCE SЙPARЙE,
MAIS IL FAIT PARTIE DE L'AME 79: L'AME HUMAINE NE SE CORROMPT PAS AVEC LE CORPS 80 ET 81: EXAMEN DES ARGUMENTS QUI PRЙTENDENT PROUVER QUE
L'AME SE CORROMPT AVEC LE CORPS 82: LES AMES DES BКTES NE SONT PAS IMMORTELLES 83: L'AME HUMAINE COMMENCE AVEC LE CORPS 84: SOLUTION DES ARGUMENTS EN FAVEUR DE LA PRЙEXISTENCE
DES AMES 85: L'AME N'EST PAS DE LA SUBSTANCE DE DIEU 86: L'AME HUMAINE N'EST PAS COMMUNIQUЙE AVEC LA SEMENCE 87: L'AME HUMAINE EST CRЙЙE DIRECTEMENT PAR DIEU 88: ARGUMENTS FAVORABLES A L'ORIGINE SЙMINALE DE L'AME
HUMAINE 89: SOLUTION DES ARGUMENTS PRЙCЙDENTS 90: SEUL LE CORPS HUMAIN A POUR FORME UNE SUBSTANCE
INTELLECTUELLE 91: EXISTENCE DE SUBSTANCES INTELLECTUELLES NON UNIES AUX
CORPS 92: DE LA MULTITUDE DES SUBSTANCES SЙPARЙES 93: IL N'Y A PAS PLUSIEURS SUBSTANCES SЙPARЙES DANS UNE
SEULE ESPИCE 94: LA SUBSTANCE SЙPARЙE ET L'AME N'APPARTIENNENT PAS A
UNE MКME ESPИCE 95: OЩ CHERCHER LE GENRE ET L'ESPИCE DANS LES SUBSTANCES
SЙPARЙES? 96: LES SUBSTANCES SЙPARЙES NE TIRENT PAS LEUR
CONNAISSANCE DU MONDE SENSIBLE 97: L'INTELLECT DE LA SUBSTANCE SЙPARЙE EST TOUJOURS EN
ACTE D'INTELLECTION 98: COMMENT UNE INTELLIGENCE SЙPARЙE EN CONNAОT UNE AUTRE 99: LES SUBSTANCES SЙPARЙES CONNAISSENT LES RЙALITЙS
MATЙRIELLES 100: LES SUBSTANCES SЙPARЙES CONNAISSENT LES SINGULIERS 101: LA CONNAISSANCE NATURELLE DE L'AME SЙPARЙE EST-ELLE
SIMULTANЙE? 2: COMMENT TOUT AGENT AGIT POUR UNE FIN 3: COMMENT TOUT AGENT AGIT EN VUE D'UN BIEN 4: COMMENT LE MAL EST DANS LES CHOSES HORS DE TOUTE
INTENTION 7: COMMENT LE MAL N'EST PAS UNE ESSENCE 10: COMMENT LE BIEN EST CAUSE DU MAL 11: COMMENT LE BIEN EST LE SUJET DU MAL 12: COMMENT LE MAL NE DЙTRUIT PAS TOTALEMENT LE BIEN 13: COMMENT D'UNE CERTAINE MANIИRE LE MAL A UNE CAUSE 14: COMMENT LE MAL EST UNE CAUSE PAR ACCIDENT 15: COMMENT IL N'EXISTE PAS UN SOUVERAIN MAL 16: COMMENT LE BIEN EST LA FIN DE TOUTE CHOSE 17: COMMENT TOUS LES КTRES SONT ORIENTЙS VERS UNE SEULE
FIN QUI EST DIEU 18: EN QUEL SENS DIEU EST-IL LA FIN DE TOUTES CHOSES 19: COMMENT TOUS LES КTRES RECHERCHENT LA RESSEMBLANCE
DIVINE 20: DE QUELLE MANIИRE LES CHOSES IMITENT LA DIVINE BONTЙ 21: COMMENT LES КTRES TENDENT NATURELLEMENT A RESSEMBLER A
DIEU DANS SA CAUSALITЙ 22: EN QUEL SENS LES КTRES SONT-ILS ORDONNЙS DE DIVERSES
MANIИRES A LEURS FINS 23: COMMENT LE MOUVEMENT DU CIEL A SA CAUSE DANS UN
PRINCIPE INTELLIGENT 24: COMMENT MКME LES КTRES NON DOUЙS D'INTELLIGENCE
RECHERCHENT LE BIEN 25: S'UNIR A DIEU PAR L'INTELLIGENCE EST LA FIN DE TOUTE
SUBSTANCE SPIRITUELLE 26: LA FЙLICITЙ EST-ELLE UN ACTE DE VOLONTЙ 27: COMMENT LA FЙLICITЙ HUMAINE NE SE TROUVE PAS DANS LES
PLAISIRS CHARNELS 28: COMMENT LA FЙLICITЙ NE RЙSIDE PAS DANS LES HONNEURS 29: COMMENT LA FЙLICITЙ HUMAINE NE CONSISTE PAS DANS LA
GLOIRE 30: COMMENT LA FЙLICITЙ DE L'HOMME NE RЙSIDE PAS DANS LES
RICHESSES 31: COMMENT LA FЙLICITЙ NE RЙSIDE PAS DANS LE POUVOIR
TERRESTRE 32: COMMENT LA FЙLICITЙ NE RЙSIDE PAS DANS QUELQUE BIEN
CORPOREL 33: COMMENT LA FЙLICITЙ DE L'HOMME NE RЙSIDE PAS DANS LE
SENS 34: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE DE L'HOMME NE SE TROUVE
PAS DANS LES ACTES DES VERTUS MORALES 35: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE NE RЙSIDE PAS DANS UN
ACTE DE PRUDENCE 36: COMMENT LA FЙLICITЙ NE SE TROUVE PAS DANS L'ART 37: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE DE L'HOMME SE TROUVE DANS
LA CONTEMPLATION DE DIEU 39: COMMENT LA FЙLICITЙ DE L'HOMME N'EST PAS DANS LA
CONNAISSANCE DE DIEU OBTENUE PAR DЙMONSTRATION 40: COMMENT LA FЙLICITЙ NE SE TROUVE PAS DANS LA
CONNAISSANCE DE DIEU QUE DONNE LA FOI 42: COMMENT EN CETTE VIE NOUS NE POUVONS SAISIR LES
SUBSTANCES AINSI QUE LE PRЙTENDAIT ALEXANDRE 45: COMMENT EN CETTE VIE NOUS NE POUVONS SAISIR LES SUBSTANCES
SЙPARЙES 46: COMMENT EN CETTE VIE L'ВME NE SE SAISIT PAS
DIRECTEMENT PAR ELLE-MКME 47: COMMENT DANS CETTE VIE NOUS NE POUVONS VOIR DIEU DANS
SON ESSENCE 48: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE DE L'HOMME N'EST PAS EN
CETTE VIE 51: DE QUELLE MANIИRE DIEU EST-IL VU DANS SON ESSENCE 54: RAISONS ALLЙGUЙES CONTRE LA POSSIBILITЙ DE LA VISION
DE DIEU EN SON ESSENCE ET LEUR RЙFUTATION 55: COMMENT L'INTELLIGENCE CRЙЙE NE SAISIT PAS TOTALEMENT
LA DIVINE SUBSTANCE 56: COMMENT NUL INTELLECT CRЙЙ EN VOYANT DIEU NE SAISIT
TOUT CE QUI PEUT КTRE VU EN LUI 57: COMMENT LES INTELLIGENCES DE TOUT DEGRЙ PEUVENT
PARTICIPER A LA VISION DE DIEU 58: COMMENT UNE INTELLIGENCE PEUT VOIR DIEU PLUS
PARFAITEMENT QU'UNE AUTRE 59: EN QUEL SENS CEUX QUI VOIENT L'ESSENCE DIVINE, VOIENT
TOUTES CHOSES 60: COMMENT CEUX QUI VOIENT DIEU, VOIENT TOUT EN LUI
SIMULTANЙMENT 61: COMMENT LA VISION DE DIEU EST UNE PARTICIPATION A LA
VIE ЙTERNELLE 62: COMMENT CEUX QUI VOIENT DIEU, LE VERRONT TOUJOURS 63: COMMENT DANS CETTE FЙLICITЙ DERNIИRE TOUT DЙSIR DE
L'HOMME EST RASSASIЙ LE GOUVERNEMENT DES CRЙATURES VERS LEUR FIN, LA PROVIDENCE 64: COMMENT PAR SA PROVIDENCE DIEU GOUVERNE LE MONDE 65: COMMENT DIEU CONSERVE LES CHOSES DANS L'КTRE 66: COMMENT RIEN NE DONNE L'КTRE SI CE N'EST PAR LA VERTU
DIVINE 67: COMMENT DIEU EST LA CAUSE DE L'AGIR EN TOUT AGENT 69: DE CETTE THЙORIE QUI DЙNIE TOUTE ACTIVITЙ PROPRE AUX
КTRES DE LA NATURE 70: COMMENT UN MКME EFFET ЙMANE DE DIEU ET DE LA NATURE
QUI AGIT 71: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU N'ЙCARTE PAS TOUT MAL
DES CHOSES 72: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU NE SUPPRIME PAS LA
CONTINGENCE DES КTRES 73: COMMENT LA DIVINE PROVIDENCE NE SUPPRIME PAS LE LIBRE
ARBITRE 74: COMMENT LA PROVIDENCE DIVINE NE SUPPRIME PAS LA
FORTUNE ET LE HASARD 75: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU S'ЙTEND AUX SINGULIERS
CONTINGENTS 76: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU S'OCCUPE IMMЙDIATEMENT
DE TOUS LES SINGULIERS 78 : COMMENT DIEU GOUVERNE LES AUTRES CRЙATURES PAR
LES CRЙATURES INTELLIGENTES 80: DE LA HIЙRARCHIE ANGЙLIQUE 81: DE L'ORDRE DES HOMMES ENTRE EUX ET AVEC LES AUTRES
КTRES 82: COMMENT DIEU GOUVERNE LES CORPS INFЙRIEURS PAR
L'INTERMЙDIAIRE DES CORPS CЙLESTES 83: ЙPILOGUE AUX CONCLUSIONS ANTЙRIEURES 84: COMMENT LES CORPS CЙLESTES N'EXERCENT AUCUNE CAUSALITЙ
SUR NOS INTELLIGENCES 85: COMMENT LES CORPS CЙLESTES NE SONT CAUSES NI DE NOS
VOULOIRS NI DE NOS CHOIX 90: COMMENT LES ЙLECTIONS ET LES VOLONTЙS DES HOMMES SONT
SOUMISES A LA PROVIDENCE DE DIEU 91: EN QUELLE MANIИRE TOUT CE QUI CONCERNE L'HOMME EST EN
DЙPENDANCE DES CAUSES SUPЙRIEURES 93: DU DESTIN: EXISTE-T-IL? ET QU'EST-IL? 94: DE LA CERTITUDE DE LA PROVIDENCE DIVINE 95 ET 96: COMMENT L'IMMUTABILITЙ DE LA PROVIDENCE DIVINE
NE SUPPRIME PAS L'UTILITЙ DE LA PRIИRE 97: DE QUELLE MANIИRE LES DISPOSITIONS DE LA PROVIDENCE
OBЙISSENT A UN PLAN 98: DANS QUELLE MESURE DIEU A ET N'A PAS LE POUVOIR D'AGIR
EN DEHORS DE L'ORDRE DE SA PROVIDENCE 100: COMMENT L'ACTION DE DIEU EN DEHORS DE LA NATURE N'EST
PAS CONTRE LA NATURE 102: COMMENT DIEU SEUL FAIT DES MIRACLES 105: LES CAUSES DE L'EFFICACITЙ DES PRATIQUES MAGIQUES 108: ARGUMENTATION PAR LAQUELLE ON TEND A PROUVER QUE LES
DЙMONS NE PEUVENT PЙCHER 109: COMMENT LE PЙCHЙ EST POSSIBLE CHEZ LES DЙMONS, ET
QUELLE EN EST LA NATURE 110: RЙPONSE AUX OBJECTIONS PRЙCЙDENTES 114: COMMENT DIEU DONNE DES LOIS AUX HOMMES 115: COMMENT LE BUT PRINCIPAL DE LA LOI DIVINE EST DE
CONDUIRE L'HOMME A DIEU 116: COMMENT L'AMOUR DE DIEU EST LA FIN DE LA LOI DIVINE 117: COMMENT LA LOI DIVINE NOUS CONDUIT A L'AMOUR DU
PROCHAIN 118: COMMENT LA LOI DIVINE OBLIGE LES HOMMES A LA VRAIE
FOI 119: COMMENT NOTRE ВME EST ORIENTЙE VERS DIEU PAR
CERTAINES CHOSES SENSIBLES 120: COMMENT LE CULTE DE LATRIE NE DOIT КTRE RENDU QU'A
DIEU 123: COMMENT LE MARIAGE DOIT КTRE INDISSOLUBLE 124: COMMENT LE MARIAGE DOIT КTRE D'UN SEUL AVEC UNE SEULE 125: COMMENT LE MARIAGE NE DOIT PAS КTRE ENTRE PARENTS 126: COMMENT TOUTE RELATION CHARNELLE N'EST PAS PЙCHЙ 127: COMMENT DE SOI CE N'EST PAS UN PЙCHЙ D'USER D'UN
ALIMENT QUELCONQUE 128: COMMENT LA LOI DIVINE RИGLE LES RAPPORTS DE L'HOMME
AVEC SON PROCHAIN 130: DES CONSEILS CONTENUS DANS LA LOI DIVINE 131: DE L'ERREUR DE CEUX QUI COMBATTENT LA PAUVRETЙ VOLONTAIRE 132: DES DIVERSES FORMES DE LA VIE DE PAUVRETЙ VOLONTAIRE 133: COMMENT LA PAUVRETЙ EST BONNE_ 134: RЙPONSE AUX OBJECTIONS APPORTЙES CONTRE LA PAUVRETЙ 135: RЙPONSE AUX OBJECTIONS CONTRE LES DIVERSES FORMES DE
PAUVRETЙ VOLONTAIRE 136 ET 137: DE L'ERREUR DE CEUX QUI COMBATTENT LA
CONTINENCE PERPЙTUELLE 138: CONTRE CEUX QUI COMBATTENT LES VOEUX 139: QUE NI LES BONNES OEUVRES, NI LES PЙCHЙS NE SONT TOUS
A METTRE SUR LE MКME PLAN 140: COMMENT LES ACTES DE L'HOMME SONT PUNIS OU RЙCOMPENSЙS
PAR DIEU 141: DE LA DIVERSITЙ DES PEINES ET DE LEUR GRADATION 142: COMMENT TOUTES LES PEINES ET TOUTES LES RЙCOMPENSES
NE SONT PAS ЙGALES 143: DE LA PEINE, DUE AU PЙCHЙ MORTEL ET AU PЙCHЙ VЙNIEL,
DANS SON RAPPORT AVEC LA FIN DERNIИRE 144: COMMENT LE PЙCHЙ MORTEL PRIVE DE LA FIN DERNIИRE POUR
L'ЙTERNITЙ 145: COMMENT LES PЙCHЙS SONT ENCORE PUNIS PAR L'EXPЙRIENCE
DE QUELQUE AFFLICTION 146: COMMENT LES JUGES PEUVENT PORTER DES PEINES 147: COMMENT L'HOMME A BESOIN DU SECOURS DIVIN POUR
ATTEINDRE SA BЙATITUDE 148: COMMENT LE SECOURS DE LA GRВCE DIVINE NE VIOLENTE PAS
L'HOMME DANS LA PRATIQUE DE LA VERTU 149: COMMENT L'HOMME NE PEUT MЙRITER LE SECOURS DIVIN 150: COMMENT NOUS DONNONS AU SECOURS DIVIN LE NOM DE
GRВCE, ET DE LA NATURE DE LA GRВCE SANCTIFIANTE 151: COMMENT LA GRВCE SANCTIFIANTE CAUSE EN NOUS L'AMOUR
DE DIEU 152: COMMENT LA GRВCE SANCTIFIANTE CAUSE EN NOUS LA FOI 153: COMMENT LA GRВCE DIVINE CAUSE EN NOUS L'ESPЙRANCE 154: DES DONS DE GRВCES « GRATIS DATAE »; ET A
LEUR PROPOS: DE LA DIVINATION DES DЙMONS 155 : COMMENT L'HOMME A BESOIN DU SECOURS DE LA GRВCE
POUR PERSЙVЙRER DANS LE BIEN 157: COMMENT L'HOMME NE PEUT КTRE LIBЙRЙ DU PЙCHЙ QUE PAR
LA GRВCE 158: DE QUELLE MANIИRE L'HOMME EST DЙLIVRЙ DE SON PЙCHЙ 160: COMMENT L'HOMME EN ЙTAT DE PЙCHЙ NE PEUT ЙVITER LE
PЙCHЙ SANS LA GRВCE 161: COMMENT DIEU DЙLIVRE CERTAINS HOMMES DU PЙCHЙ, ET
COMMENT IL Y LAISSE D'AUTRES 162: COMMENT DIEU N'EST CAUSE DE PЙCHЙ POUR PERSONNE 163: DE LA PRЙDESTINATION, DE LA RЙPROBATION ET DE
L'ЙLECTION DIVINE LIVRE QUATRIИME: TRINITE, SACREMENTS, FINS DERNIERES 2: IL Y A EN DIEU GЙNЙRATION, PATERNITЙ ET FILIATION 4: EXPOSЙ ET RЙFUTATION DES IDЙES DE PHOTIN TOUCHANT LE
FILS DE DIEU 5: EXPOSЙ ET RЙFUTATION DES IDЙES DE SABELLIUS TOUCHANT LE
FILS DE DIEU 6: EXPOSЙ DES IDЙES D'ARIUS TOUCHANT LE FILS DE DIEU 7: RЙFUTATION DE LA THИSE D'ARIUS 8: EXPLICATION DES TEXTES INVOQUЙS PAR ARIUS 9: EXPLICATION DES TEXTES INVOQUЙS PAR PHOTIN ET SABELLIUS 10: DIFFICULTЙS CONTRE LA GЙNЙRATION ET LA PROCESSION EN
DIEU 11: COMMENT IL FAUT ENTENDRE LA GЙNЙRATION EN DIEU. CE QUE
LES ЙCRITURES DISENT DU FILS DE DIEU 12: COMMENT LE FILS EST APPELЙ SAGESSE DE DIEU 13: IL N'Y A QU'UN FILS EN DIEU 14: SOLUTION DES DIFFICULTЙS SOULEVЙES CONTRE LA
GЙNЙRATION EN DIEU 15: QU'IL Y A UN SAINT-ESPRIT EN DIEU 16: L'ESPRIT-SAINT, A-T-ON DIT, N'EST QU'UNE CRЙATURE.
RAISONS MISES EN AVANT 17: L'ESPRIT-SAINT EST VRAIMENT DIEU 18: L'ESPRIT-SAINT EST UNE PERSONNE SUBSISTANTE 19: COMMENT COMPRENDRE CE QUI EST DIT DE L'ESPRIT-SAINT 20: DES EFFETS QUE L'ЙCRITURE ATTRIBUE A L'ESPRIT-SAINT
PAR RAPPORT A LA CRЙATION TOUTE ENTIИRE 22: DU RФLE QUE L'ЙCRITURE FAIT JOUER A L'ESPRIT-SAINT
DANS LE RETOUR DE LA CRЙATURE VERS DIEU 23: RЙPONSE AUX OBJECTIONS CITЙES PLUS HAUT CONTRE LA
DIVINITЙ DE L'ESPRIT-SAINT 24: L'ESPRIT-SAINT PROCИDE DU FILS 26: IL N'Y A QUE TROIS PERSONNES EN DIEU: LE PИRE, LE FILS
ET LE SAINT-ESPRIT 27: L'INCARNATION DU VERBE D'APRИS LA SAINTE ЙCRITURE 28: ERREUR DE PHOTIN CONCERNANT L'INCARNATION 29: ERREUR DES MANICHЙENS CONCERNANT L'INCARNATION 30: ERREUR DE VALENTIN CONCERNANT L'INCARNATION 31: ERREUR D'APOLLINAIRE CONCERNANT LE CORPS DU CHRIST 32: ERREUR D'ARIUS ET D'APOLLINAIRE SUR L'AME DU CHRIST 34: ERREUR DE THЙODORE DE MOPSUESTE ET DE NESTORIUS
TOUCHANT L'UNION DU VERBE ET DE L'HOMME 35: CONTRE L'ERREUR D'EUTYCHИS 36: ERREUR DE MACAIRE D'ANTIOCHE, SELON QUI IL N'Y AURAIT
DANS LE CHRIST QU'UNE SEULE VOLONTЙ 39: L'INCARNATION DU CHRIST TELLE QUE LA TIENT LA FOI
CATHOLIQUE 40: OBJECTIONS CONTRE LA FOI EN L'INCARNATION 41: DE QUELLE MANIИRE ENTENDRE L'INCARNATION DU FILS DE
DIEU 42: IL CONVENAIT PARFAITEMENT AU VERBE DE DIEU D'ASSUMER
LA NATURE HUMAINE 45: IL CONVENAIT QUE LE VERBE NAQUIT D'UNE VIERGE 46: LE CHRIST EST NЙ DE L'ESPRIT-SAINT 47: LE CHRIST N'EST PAS FILS DE L'ESPRIT-SAINT SELON LA
CHAIR 48: ON NE PEUT DIRE DU CHRIST QU'IL EST UNE CRЙATURE 49: RЙPONSE AUX DIFFICULTЙS SOULEVЙES PLUS HAUT CONTRE
L'INCARNATION 50: COMMENT LE PЙCHЙ ORIGINEL SE TRANSMET DU PREMIER HOMME
A SA DESCENDANCE 51: OBJECTIONS CONTRE LE PЙCHЙ ORIGINEL 52: RЙPONSE AUX OBJECTIONS PRЙCЙDENTES 53: OBJECTIONS CONTRE LES CONVENANCES DE L'INCARNATION 54: IL ЙTAIT CONVENABLE QUE DIEU S'INCARNAT 55: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES PLUS HAUT CONTRE LES
CONVENANCES DE L'INCARNATION 57: DE LA DIFFЙRENCE QU'IL Y A ENTRE LES SACREMENTS DE LA
LOI ANCIENNE ET CEUX DE LA LOI NOUVELLE 58: NOMBRE DES SACREMENTS DE LA LOI NOUVELLE 62: ERREUR DES INFIDИLES SUR LE SACREMENT D'EUCHARISTIE 64: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES PAR LA QUESTION DU
LIEU 65: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES PAR LA QUESTION DES
ACCIDENTS 66: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES DU COTЙ DE L'ACTION
ET DE LA PASSION 67: RЙPONSE AUX OBJECTIONS QUE SOULИVE LA FRACTION 68: EXPLICATION DU TEXTE INVOQUЙ 69: DE QUEL PAIN ET DE QUEL VIN DOIT КTRE CONFECTIONNЙ CE
SACREMENT 71: LA GRACE PEUT CONVERTIR L'HOMME QUI PКCHE APRИS AVOIR
REЗU LA GRACE DES SACREMENTS 72: NЙCESSITЙ DE LA PЙNITENCE. SES PARTIES 73: LE SACREMENT D'EXTRКME-ONCTION_ 76: DU POUVOIR EPISCOPAL ET DE L'EXISTENCE, A CE DEGRЙ,
D'UN ЙVКQUE SUPRКME 77: DE MAUVAIS MINISTRES PEUVENT DONNER LES SACREMENTS 79: LA RЙSURRECTION DES CORPS SERA L'OEUVRE DU CHRIST 80: OBJECTIONS CONTRE LA RЙSURRECTION 81: RЙPONSE AUX OBJECTIONS PRЙCЙDENTES 82: LES HOMMES RESSUSCITERONT IMMORTELS 84: IDENTITЙ DE NATURE DES CORPS RESSUSCITЙS 85: CONDITION DIFFЙRENTE DES CORPS RESSUSCITЙS 86: QUALITЙ DES CORPS GLORIEUX 87: DU LIEU DES CORPS GLORIFIЙS 88: DU SEXE ET DE L'AGE DES RESSUSCITЙS 89: DE LA QUALITЙ DES CORPS RESSUSCITЙS, CHEZ LES DAMNЙS 90: COMMENT DES SUBSTANCES IMMATЙRIELLES PEUVENT КTRE
TOURMENTЙES PAR UN FEU MATЙRIEL 91: AUSSITOT SЙPARЙES DU CORPS, LES AMES REЗOIVENT LEUR
RЙCOMPENSE OU LEUR CHATIMENT 92: APRИS LA MORT, LES AMES DES SAINTS VERRONT LEUR
VOLONTЙ IMMUABLEMENT FIXЙE DANS LE BIEN 93: APRИS LA MORT, LES AMES DES MЙCHANTS VERRONT LEUR
VOLONTЙ IMMUABLEMENT FIXЙE DANS LE MAL 94: IMMUTABILITЙ DE LA VOLONTЙ DANS LES AMES QUI SONT
RETENUES EN PURGATOIRE 95: IMMUTABILITЙ DE LA VOLONTЙ, EN GЙNЙRAL, DANS TOUTES
LES AMES SЙPARЙES DU CORPS 97: ЙTAT DU MONDE APRИS LE JUGEMENT_
LIVRE PREMIER: DE DEO UNO
INTRODUCTION GЙNЙRALE
La Thйologie
1: L'OFFICE DU SAGE
Ma
bouche mйditera la vйritй; mes lиvres maudiront l'impie. L'usage
commun, que, de l'avis du Philosophe, on doit suivre quand il s'agit de nommer
les choses, veut qu'on appelle sages ceux qui organisent directement les
choses et prйsident а leur bon gouvernement. Entre autres idйes, le Philosophe
affirme donc que l'office du sage est de maоtre de l'ordre. Or tous ceux
qui ont charge d'ordonner а une fin doivent emprunter а cette fin la rиgle de
leur gouvernement et de l'ordre qu'ils crйent: chaque кtre est en effet
parfaitement а sa place quand il est convenablement ordonnй а sa fin, la fin
йtant le bien de toute chose. Aussi, dans le domaine des arts, constatons-nous
qu'un art, dйtenteur d'une fin, joue а l'йgard d'un autre art le rфle de
rйgulateur et pour ainsi dire de principe. La mйdecine, par exemple, prйside а
la pharmacie et la rиgle, pour cette raison que la santй, qui est l'objet de la
mйdecine, est la fin de tous les remиdes dont la composition relиve de la
pharmacie. Il en va de mкme du pilotage par rapport а la construction des
navires, de l'art de la guerre par rapport а la cavalerie et aux fournitures
militaires. Ces arts qui commandent а d'autres, on les appelle architectoniques,
ou arts principaux; ceux qui s'y adonnent, et que l'on appelle architectes,
revendiquent pour eux le nom de sages. Mais comme ces hommes de mйtier
traitent des fins en des domaines particuliers, et n'atteignent pas а la fin
universelle de toutes choses, on les appelle sages en tel ou tel domaine, а la
maniиre dont saint Paul dit qu'il a posй le fondement comme un sage
architecte. Le nom de sage, purement et simplement, est rйservй а qui prend
pour objet de sa rйflexion la fin de l'univers, principe en mкme temps de tout;
c'est ainsi que pour le Philosophe, la considйration des causes les plus
hautes est l'affaire du sage. La fin ultime de chaque chose est celle
que vise son premier auteur et moteur. Or le premier auteur et moteur de
l'univers est une intelligence, nous le verrons plus loin. La fin derniиre de
l'univers est donc le bien de l'intelligence. Ce bien, c'est la vйritй. La
vйritй sera donc la fin ultime de tout l'univers, et c'est а la considйrer que
la sagesse doit avant tout s'attacher. Aussi bien est-ce pour manifester la
vйritй que la divine Sagesse, aprиs avoir revкtu note chair, dйclare qu'elle
est venue en ce monde: Je suis nй, et je suis venu dans le monde pour rendre
tйmoignage а la vйritй. De son cфtй, le philosophe prйcise que la
Philosophie premiиre est science de la vйritй; non pas de n'importe
quelle vйritй, mais de cette vйritй qui est la source de toute vйritй, et
propriйtй du premier principe d'кtre pour toutes les choses. Cette vйritй est
le principe de toute vйritй, puisque l'йtablissement des кtres dans la vйritй
va de pair avec leur йtablissement dans l'кtre. Par ailleurs
il appartient au mкme sujet de s'attacher а l'un des contraires et de rйfuter
l'autre: la mйdecine qui est l'art de restaurer la santй, est aussi l'art de
combattre la maladie. De mкme donc que l'office du sage est de mйditer la
vйritй а partir surtout du premier principe et de disserter sur les autres, il
lui appartient aussi de combattre l'erreur contraire. Ce double office du sage est donc
parfaitement exposй par la Sagesse, dans les paroles que nous avons citйes plus
haut: dire la vйritй divine, qui est la vйritй par antonomase, et la dire aprиs
l'avoir mйditйe, tel est le sens de ce verset: Ma bouche mйditera la vйritй;
combattre l'erreur qui s'oppose а la vйritй, tel est le sens de cet autre
verset: et mes lиvres maudiront l'impie. Ce dernier verset dйsigne
l'erreur qui s'oppose а la vйritй divine, qui est contraire а la religion, -
laquelle reзoit aussi le nom de piйtй; - ce qui explique que l'erreur
contraire reзoive le nom d'impiйtй. 2: LE PROJET DE L'AUTEUR
Entre
toutes les йtudes auxquelles s'appliquent les hommes, celle de la sagesse
l'emporte en perfection, en йlйvation, en utilitй et en joie. En perfection,
car plus l'homme s'applique а la sagesse, plus il a part а la vйritable
bйatitude; le Sage dit en effet: Heureux l'homme qui s'appliquera а la
sagesse. En йlйvation, car c'est par lа surtout que l'homme accиde а la
ressemblance de Dieu, qui a tout fait en sagesse; et comme la
ressemblance est cause de dilection, l'йtude de la sagesse unit spйcialement а
Dieu dans l'amitiй, ce qui fait dire, au Livre de la Sagesse, que la
sagesse est pour tous les hommes un trйsor inйpuisable, tel que ceux qui en
ont usй ont eu part а l'amitiй de Dieu. En utilitй, car la sagesse
elle-mкme conduit au royaume de l'immortalitй: le dйsir de la sagesse
conduira au royaume йternel. En joie, car sa sociйtй ne comporte pas
d'amertume ni son commerce de chagrin, mais du plaisir et de la joie. Puisant donc dans
la misйricorde de Dieu la hardiesse d'assumer l'office du sage, un
office pourtant qui excиde nos forces, nous nous sommes proposй comme but
d'exposer selon notre mesure la vйritй que professe la foi catholique et de
rejeter les erreurs contraires. Pour reprendre les paroles de saint Hilaire, l'office
principal de ma vie auquel je me sens en conscience obligй devant Dieu, c'est
que toutes mes paroles et tous mes sentiments parlent de lui. Rйfuter toutes
les erreurs est difficile, pour deux raisons. La premiиre, c'est que les
affirmations sacrilиges de chacun de ceux qui sont tombйs dans l'erreur ne nous
sont pas tellement connues que nous puissions en tirer des arguments pour les
confondre. C'йtait pourtant ainsi que faisaient les anciens docteurs pour
dйtruire les erreurs des paпens, dont ils pouvaient connaоtre les positions,
soit parce qu'eux-mкmes avaient йtй paпens, soit, du moins, parce qu'ils
vivaient au milieu des paпens et qu'ils йtaient renseignйs sur leurs doctrines.
- La seconde raison, c'est que certains d'entre eux, comme les Mahomйtans et
les paпens, ne s'accordent pas avec nous pour reconnaоtre l'autoritй de
l'Йcriture, grвce а laquelle on pourrait les convaincre, alors qu'а l'encontre
des Juifs, nous pouvons disputer sur le terrain de l'Ancien Testament, et qu'а
l'encontre des Hйrйtiques, nous pouvons disputer sur le terrain du Nouveau
Testament Mahomйtans et Paпens n'admettent ni l'un ni l'autre. Force est alors
de recourir а la raison naturelle а laquelle tous sont obligйs de donner leur
adhйsion. Mais la raison naturelle est faillible dans les choses de Dieu. Dans l'йtude
attentive que nous ferons de telle vйritй particuliиre, nous montrerons donc а
la fois quelles erreurs cette vйritй exclut, et comment la vйritй йtablie par
voie dйmonstrative s'accorde avec la foi de la religion chrйtienne. 3: PEUT-ON DЙCOUVRIR LA VЙRITЙ DIVINE, ET COMMENT?
Il existe
plusieurs maniиres de dйcouvrir la vйritй. Comme le dit excellemment le
Philosophe, citй par Boиce: c'est la marque d'un homme cultivй d'exiger
seulement, en chaque matiиre, la rigueur que comporte la nature du sujet. Il
faut donc commencer par montrer de quelle maniиre on peut dйcouvrir la vйritй
proposйe. Les vйritйs que nous professons sur Dieu revкtent une double
modalitй. Il y a en effet, sur Dieu, des vйritйs qui dйpassent totalement les
capacitйs de l'humaine raison: que Dieu, par exemple, soit trine et un. Il y a,
par contre, des vйritйs auxquelles peut atteindre la raison naturelle: que
Dieu, par exemple, existe, qu'il soit un, etc. Ces vйritйs, mкme les
philosophes les ont prouvйes par voie dйmonstrative, guidйs qu'ils йtaient par
la lumiиre de la raison naturelle. Qu'il y ait en Dieu un domaine intelligible
qui dйpasse totalement les capacitйs de la raison humaine, c'est l'йvidence. Le
principe de toute la science que la raison peut avoir d'une chose est
l'intelligence de la substance de cette chose, puisque, selon l'enseignement du
Philosophe, le principe de dйmonstration est le ce-que-c'est. La maniиre
dont la substance de la chose est saisie par l'intelligence commandera donc
nйcessairement la maniиre dont on connaоtra tout ce qui intйresse cette chose.
Si donc l'intelligence humaine saisit la substance d'une certaine chose,
mettons de la pierre ou du triangle, rien de ce qui est du domaine intelligible
de cette chose ne dйpassera la capacitй de la raison humaine. Tel n'est pas
notre cas а l'йgard de Dieu. L'intelligence humaine ne peut, par ses forces
naturelles, en saisir la substance. Notre connaissance intellectuelle, selon le
mode propre а la vie prйsente, part des sens; ce qui ne tombe pas sous les sens
ne peut кtre saisi par l'intelligence de l'homme que dans la mesure oщ les
objets sensibles permettent d'en infйrer la connaissance. Or les objets
sensibles ne peuvent amener notre intelligence а voir en eux ce qu'est la
substance divine, car il y a dйcalage entre les effets et la puissance de la
cause. Les objets sensibles conduisent pourtant notre intelligence а une
certaine connaissance de Dieu, jusqu'а connaоtre de Dieu qu'il existe, jusqu'а
connaоtre aussi tout ce que l'on doit attribuer au premier principe. Il y a
donc en Dieu des vйritйs intelligibles qui sont accessibles а la raison humaine;
d'autres qui dйpassent totalement les forces de l'humaine raison. Il est facile
de faire la mкme constatation en partant des degrйs des intelligences. De deux
кtres dont l'un a d'une chose une connaissance intellectuelle plus aiguл que
l'autre, celui dont l'intelligence est plus haute connaоt beaucoup de choses
que l'autre est incapable de saisir. C'est le cas йvident du paysan, qui ne
peut saisir d'aucune maniиre les subtiles considйrations de la philosophie. Or
l'intelligence de l'ange l'emporte sur l'intelligence de l'homme bien plus que
l'intelligence du plus profond philosophe sur l'intelligence du plus rustre des
ignorants, car cette derniиre distance se situe а l'intйrieur des limites de l'espиce
humaine, limites que dйpasse l'intelligence angйlique. La connaissance que
l'ange a de Dieu l'emporte d'autant sur la connaissance qu'en peut avoir
l'homme qu'elle part d'un effet plus noble, dans la mesure oщ la substance mкme
de l'ange, qui par une connaissance naturelle conduit celui-ci jusqu'а la
connaissance de Dieu, l'emporte en dignitй sur les choses sensibles et sur
l'вme elle-mкme qui fait monter l'intelligence de l'homme jusqu'а la
connaissance de Dieu. Mais combien plus l'intelligence de Dieu l'emporte sur
l'intelligence de l'ange que celle-ci sur l'intelligence de l'homme! La
capacitй de l'intelligence de Dieu est а niveau avec sa substance; aussi Dieu
saisit-il parfaitement ce qu'il est, et connaоt-il tout ce qui est en lui objet
d'intelligence. L'ange, lui, ne connaоt pas d'une connaissance naturelle ce
qu'est Dieu, car la substance mкme de l'ange, qui est pour l'ange le moyen de
connaоtre Dieu, est un effet qui n'atteint pas le niveau de la puissance de la
cause. Aussi bien l'ange ne peut-il pas saisir par connaissance naturelle tout
ce que Dieu connaоt de lui-mкme, ni non plus la raison humaine n'est-elle
capable de saisir tout ce que l'ange connaоt par sa puissance naturelle. De
mкme donc que ce serait pure folie pour un ignorant de prйtendre faux ce
qu'enseigne un philosophe, sous prйtexte qu'il ne peut le comprendre, de mкme,
et а plus forte raison, est-ce une insigne sottise pour l'homme de soupзonner
de faussetй ce qui est rйvйlй par le ministиre des anges, sous prйtexte que la
raison ne peut le dйcouvrir. Les dйfaillances dont nous faisons chaque jour
l'expйrience dans la connaissance des choses donnent clairement la mкme leзon.
Nous ignorons la plupart des propriйtйs des choses sensibles, et nous sommes
incapables dans la plupart des cas de trouver pleinement les raisons de ces
propriйtйs que nos sens perзoivent. A bien plus forte raison, l'intelligence de
l'homme n'arrive-t-elle pas а dйchiffrer toutes les rйalitйs intelligibles de
cette trиs haute substance de Dieu. Tout ceci s'accorde avec l'enseignement du
Philosophe qui affirme au IIe Livre de la Mйtaphysique que notre
intelligence se comporte а l'йgard des premiers des кtres, les plus йvidents
par leur nature, comme l'_il de la chauve-souris а l'йgard du soleil. La
Sainte Йcriture rend йgalement tйmoignage а cette vйritй. Il est dit au
Livre de Job, au chapitre XIe: Tu prйtends peut-кtre saisir les
traces de Dieu, et dйcouvrir а la perfection le Tout-Puissant? et au
chapitre XXXVIe: Oui, Dieu est si grand qu'il dйpasse notre science. On
lit encore dans la 1иre Йpоtre aux Corinthiens: C'est partiellement
que nous connaissons. Tout ce qui est dit de Dieu, et que la raison
pourtant ne peut dйcouvrir, ne doit donc pas кtre aussitфt repoussй comme faux,
comme l'ont pensй les Manichйens et la plupart des infidиles. 4: C'EST A BON DROIT QUE LES VЙRITЙS SUR DIEU AUXQUELLES LA RAISON
NATURELLE PEUT ATTEINDRE SONT PROPOSЙES AUX HOMMES COMME OBJETS DE FOI
Les
objets intelligibles prйsentant donc en Dieu deux sortes de vйritй, l'une а
laquelle peut atteindre l'enquкte de la raison, l'autre qui dйpasse totalement
les capacitйs de l'humaine raison, c'est а bon droit que Dieu propose а l'homme
l'une et l'autre comme objet de foi. Commenзons par le montrer de cette vйritй
qui est accessible aux recherches de la raison; ce sera rйpondre а qui
estimerait inutile, sous prйtexte qu'on peut s'en rendre maоtre а force de
raison, sa transmission comme objet de foi par inspiration surnaturelle. On se trouverait
devant trois dommages, si cette vйritй йtait abandonnйe aux seules entreprises
de la raison. Le premier, c'est que peu d'hommes jouiraient de la connaissance
de Dieu. Ce qui est l'aboutissement d'une studieuse enquкte est en effet
interdit а la plupart des hommes pour trois raisons. D'abord, certains en sont empкchйs par les
mauvaises dispositions de leur tempйrament, qui les dйtournent du savoir:
aucune йtude ne pourrait leur permettre d'atteindre ce sommet de la science
humaine qu'est la connaissance de Dieu. - Les nйcessitйs domestiques sont un
obstacle pour d'autres. Il faut bien que parmi les hommes il y en ait qui se
chargent de l'administration de ces affaires temporelles; а ceux-lа le temps
manque pour le loisir de la recherche contemplative qui leur permettrait
d'atteindre la cime de la recherche humaine la connaissance de Dieu. - Pour
d'autres, l'obstacle, c'est la paresse. La connaissance de tout ce que la
raison peut dйcouvrir de Dieu exige au prйalable des connaissances nombreuses.
C'est presque toute la rйflexion philosophique en effet qui se trouve ordonnйe
а la connaissance de Dieu; telle est la raison pour laquelle la mйtaphysique
consacrйe а l'йtude des choses divines occupe chronologiquement la derniиre
place dans l'enseignement des disciplines philosophiques. On ne peut donc se
mettre а la recherche de cette vйritй divine qu'avec beaucoup de travail et
d'application. Ce travail, bien peu veulent l'assumer pour l'amour de la
science, dont Dieu pourtant a mis le dйsir au plus profond de l'esprit des
hommes. Le deuxiиme dommage consiste en ce que les hommes qui arriveraient
dйcouvrir la vйritй divine, le feraient difficilement et aprиs beaucoup de
temps. Ceci, en raison de la profondeur de cette vйritй que l'on ne peut saisir
par la voie de la raison que si l'intelligence humaine s'en est rendue capable
par un long exercice; en raison aussi des nombreuses connaissances prйalables
qui son nйcessaires, on l'a dit; pour cette raison enfin qu'au temps de la
jeunesse, l'вme agitйe par les divers mouvements des passions n'est pas apte а
connaоtre une si profonde vйritй, l'homme, pour reprendre une parole du
Philosophe au VIIe Livre des Physiques, devenant prudent et savant а mesure
qu'il s'apaise. Si donc, pour connaоtre Dieu, s'ouvrait la seule route de
la raison, le genre humain demeurerait dans les plus profondes tйnиbres de
l'ignorance; la connaissance de Dieu qui contribue souverainement а rendre les
hommes parfaits et bons ne serait le partage que d'un petit nombre, et pour
ceux-lа mкmes aprиs beaucoup de temps. Le troisiиme dommage consiste en ceci: les
recherches de la raison humaine seraient dans la plupart des cas entachйes
d'erreur, en raison de la faiblesse de notre intelligence а juger, en raison
aussi du mйlange des images. Chez beaucoup il resterait des doutes sur ce qui
est dйmontrй en absolue vйritй, faute de connaоtre la valeur de la
dйmonstration, et surtout а voir la diversitй des doctrines de ceux qui se
prйtendent sages. Il йtait donc nйcessaire de prйsenter aux hommes, par la voie
de la foi, une certitude bien arrкtйe et une vйritй sans mйlange, dans le
domaine des choses de Dieu. La divine misйricorde y a pourvu d'une maniиre
salutaire en imposant de tenir par la foi cela mкme qui est accessible а la
raison, si bien que tous peuvent avoir part facilement а la connaissance de Dieu,
sans doute et sans erreur. C'est pourquoi on lit dans l'Йpоtre aux Йphйsiens:
Ne vous conduisez pas comme le font les paпens dans la vanitй de leur jugement,
et leurs pensйes entйnйbrйes; et en Isaпe: Tous tes fils seront
instruits par le Seigneur. 5: C'EST A BON DROIT QUE LES VЙRITЙS INACCESSIBLES А LA RAISON
SONT PROPOSЙES AUX HOMMES COMME OBJETS DE FOI
D'aucuns,
peut-кtre, pensent qu'on ne devrait pas proposer а l'homme comme objet de foi
ce que sa raison ne peut dйcouvrir; la divine sagesse ne pourvoit-elle pas aux
besoins de chacun selon la capacitй de sa nature? Aussi nous faut-il montrer
qu'il est nйcessaire а l'homme de se voir proposer par Dieu comme objet de foi
cela mкme qui dйpasse sa raison. Personne ne tend vers quelque chose par le
dйsir et par l'йtude si cette chose ne lui est dйjа connue. Parce que la divine
providence, comme nous l'йtudierons plus loin, destine les hommes а un bien
plus grand que ne peut en faire l'expйrience, en cette vie prйsente, la
fragilitй humaine, il fallait que l'esprit soit attirй а un niveau plus haut
que ne peut l'atteindre ici-bas notre raison, pour qu'il apprenne ce qu'il
fallait dйsirer et s'applique а tendre vers ce qui dйpasse totalement l'йtat de
la vie prйsente. C'est la fonction, principalement, de la religion chrйtienne
qui, de faзon privilйgiйe, promet des biens spirituels et йternels. Aussi la
plupart des vйritйs qu'elle propose dйpassent le sens de l'homme, alors que la
Loi ancienne dont les promesses йtaient temporelles, proposait peu de chose qui
excйdвt les prise de la raison humaine. - C'est dans ce sens aussi que les
philosophes, dans le but de conduire les hommes des dйlectations sensibles
jusqu'а la vie vertueuse, se souciиrent de montrer qu'il y avait d'autres
biens, supйrieurs aux biens sensibles, dont le goыt rйjouissait d'une maniиre
beaucoup plus dйlicate ceux qui s'adonnent aux vertus de la vie active ou aux
vertus de la vie contemplative. La proposition aux hommes d'une telle
vйritй comme objet de foi est encore nйcessaire pour une connaissance plus
vraie de Dieu. Nous ne connaissons vraiment Dieu, en effet, que si nous le
croyons au-dessus de tout ce que l'homme peut en concevoir, puisque la
substance de Dieu, nous l'avons vu, dйpasse notre connaissance naturelle. Du
fait que l'homme se voit proposer sur Dieu des vйritйs qui dйpassent sa raison,
l'opinion oщ il est que Dieu est supйrieur а tout ce qu'il peut penser, s'en
trouve confirmйe. Une autre consйquence utile est la rйgression de
cette prйsomption qui est mиre de l'erreur. Certains hommes en effet s'appuient
tellement sur leurs capacitйs qu'ils se font fort de mesurer avec leur
intelligence la nature tout entiиre, estimant vrai tout ce qu'ils voient, et
faux tout ce qu'ils ne voient pas. Pour que l'esprit de l'homme, libйrй d'une
telle prйsomption, pыt s'enquйrir de la vйritй avec modestie, il йtait donc
nйcessaire que Dieu proposвt certaines vйritйs totalement inaccessibles а son
intelligence. Au Xe Livre de l'Йthique, le Philosophe manifeste une autre
utilitй. A l'encontre d'un certain Simonide qui voulait convaincre les
hommes de renoncer а connaоtre Dieu et d'appliquer leur esprit aux rйalitйs
humaines, disant que l'homme devait goыter les choses humaines et le mortel
les rйalitйs mortelles, le Philosophe affirme que l'homme, autant qu'il
le peut, doit se hausser jusqu'aux rйalitйs immortelles et divines. Aussi,
au XIe Livre des Animaux, dit-il que quelque limitйe que soit notre
perception des substances supйrieures, ce peu est plus aimй et plus
dйsirй que toute la connaissance que l'on peut avoir des substances
infйrieures. Au IIe Livre du Ciel et du Monde, il dit encore que quelque
limitйe que soit la solution topique donnйe aux problиmes que posent les corps
cйlestes, il arrive au disciple d'en ressentir une joie violente. Tout cela
montre qu'une connaissance si imparfaite qu'elle soit des rйalitйs les plus
nobles confиre а l'вme une trиs haute perfection. Quand bien mкme la raison
humaine ne peut saisir pleinement les vйritйs suprarationnelles, elle en reзoit
pourtant une grande perfection, pour peu qu'elle les tienne de quelque maniиre
par la foi. C'est pourquoi il est йcrit au Livre de l'Ecclйsiastique:
Beaucoup de choses qui dйpassent l'esprit de l'homme t'ont йtй montrйes; et
dans la 1иre Йpоtre aux Corinthiens: Nul ne connaоt les secrets de Dieu,
sinon l'Esprit de Dieu: or Dieu nous les a rйvйlйs par son Esprit. 6: CE N'EST PAS LЙGИRETЙ QUE DE DONNER SON ASSENTIMENT AUX CHOSES
DE LA FOI, BIEN QU'ELLES DЙPASSENT LA RAISON
Ceux
qui ajoutent foi а une telle vйritй, dont la raison humaine ne peut
faire l'expйrience, ne croient pas а la lйgиre, comme s'ils suivaient
des fables sophistiquйes, pour reprendre le mot de la IIe Йpоtre de
Pierre. Ces secrets de la Sagesse divine, la Sagesse divine
elle-mкme, qui connaоt parfaitement toutes choses, a daignй les rйvйler aux
hommes. Elle a manifestй sa prйsence, la vйritй de son enseignement et de son
inspiration par les preuves qui convenaient, en accomplissant de maniиre trиs
visible, pour confirmer ce qui dйpasse la connaissance naturelle, des _uvres
trиs au-dessus des possibilitйs de la nature tout entiиre: guйrison
merveilleuse des malades, rйsurrection des morts, changement йtonnant des corps
cйlestes, et, ce qui est plus admirable, inspiration de l'esprit des hommes,
telle que des ignorants et des simples, remplis du don du Saint Esprit, ont
acquis en un instant la plus haute sagesse et la plus haute йloquence. Devant
de telles choses, mue par l'efficace d'une telle preuve, non point par la
violence des armes ni par la promesse de plaisirs grossiers, et, ce qui est
plus йtonnant encore, sous la tyrannie des persйcuteurs, une foule innombrable,
non seulement de simples mais d'hommes trиs savants, est venue s'enrфler dans
la foi chrйtienne, cette foi qui prкche des vйritйs inaccessibles а l'intelligence
humaine, rйprime les voluptйs de la chair, et enseigne а mйpriser tous les
biens de ce monde. Que les esprits des mortels donnent leur assentiment а tout
cela, et qu'au mйpris des rйalitйs visibles seuls soient dйsirйs les biens
invisibles, voilа certes le plus grand des miracles et l'_uvre manifeste de
l'inspiration de Dieu. Que tout cela ne se soit pas fait d'un seul coup et par
hasard, mais suivant une disposition divine, il y a, pour le manifester, le
fait que Dieu, longtemps а l'avance, l'a prйdit par la bouche des prophиtes,
dont les livres sont par nous tenus en vйnйration, parce qu'ils apportent un
tйmoignage а notre foi. L'Йpоtre aux Hйbreux fait allusion а ce genre
de confirmation: Celui-ci, le salut de l'homme, inaugurй par la
prйdication du Seigneur, nous a йtй garanti par ceux qui l'ont entendu.
Dieu appuyant leur tйmoignage par des signes, des prodiges, et par diverses
communications de l'Esprit-Saint. Cette si admirable conversion du monde а
la foi du Christ est une preuve trиs certaine en faveur des miracles anciens,
telle qu'il n'est pas nйcessaire de les voir se renouveler, puisqu'ils
transparaissent avec йvidence dans leurs effets. Ce serait certes un miracle
plus йtonnant que tous les autres que le monde ait йtй appelй, sans signes
dignes d'admiration, par des hommes simples et de basse naissance, а croire des
vйritйs si hautes, а faire des _uvres si difficiles, а espйrer des biens si
йlevйs. Encore que Dieu, mкme de nos jours, ne cesse de confirmer notre foi par
les miracles de ses saints. Les fondateurs de sectes ont procйdй de maniиre
inverse. C'est le cas йvidemment de Mahomet qui a sйduit les peuples par des
promesses de voluptйs charnelles au dйsir desquelles pousse la concupiscence de
la chair. Lвchant la bride а la voluptй, il a donnй des commandements conformes
а ses promesses, auxquels les hommes charnels peuvent obйir facilement. En fait
de vйritйs, il n'en a avancй que de faciles а saisir par n'importe quel esprit
mйdiocrement ouvert. Par contre, il a entremкlй les vйritйs de son enseignement
de beaucoup de fables et de doctrines des plus fausses. Il n'a pas apportй de
preuves surnaturelles, les seules а tйmoigner comme il convient en faveur de
l'inspiration divine, quand une _uvre visible qui ne peut кtre que l'_uvre de
Dieu prouve que le docteur de vйritй est invisiblement inspirй. Il a prйtendu
au contraire qu'il йtait envoyй dans la puissance des armes, preuves qui ne
font point dйfaut aux brigands et aux tyrans. D'ailleurs, ceux qui dиs le dйbut
crurent en lui ne furent point des sages instruits des sciences divines et
humaines, mais des hommes sauvages, habitants des dйserts, complиtement
ignorants de toute science de Dieu, dont le grand nombre l'aida, par la
violence des armes, а imposer sa loi а d'autres peuples. Aucune prophйtie
divine ne tйmoigne en sa faveur; bien au contraire il dйforme les enseignements
de l'Ancien et du Nouveau Testament par des rйcits lйgendaires, comme c'est
йvident pour qui йtudie sa loi. Aussi bien, par une mesure pleine d'astuces, il
interdit а ses disciples de lire les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament
qui pourraient le convaincre de faussetй. C'est donc chose йvidente que ceux
qui ajoutent foi а sa parole, croient а la lйgиre. 7: LA VЙRITЙ DE LA FOI CHRЙTIENNE NE CONTREDIT PAS LA VЙRITЙ DE LA
RAISON
Si la
vйritй de la foi chrйtienne dйpasse les capacitйs de la raison humaine,
les principes innйs naturellement а la raison ne peuvent contredire cependant
cette vйritй. Ces principes naturellement innйs а la raison sont absolument vrais,
c'est un fait, tellement vrais qu'il est impossible de penser qu'ils soient
faux. Il n'est pas davantage permis de croire faux ce qui est tenu par la foi
et que Dieu a confirmй d'une maniиre si йvidente. Seul le faux йtant le
contraire du vrai, comme il ressort clairement de leur dйfinition, il est
impossible que la vйritй de foi soit contraire aux principes que la raison
connaоt naturellement. Cela mкme que le maоtre inculque а l'esprit de son
disciple, la science du maоtre l'inclut, а moins que cet enseignement ne soit
entachй d'hypocrisie, ce qui ne saurait s'appliquer а Dieu. Or la connaissance
des principes qui nous sont naturellement connus nous est donnйe par Dieu,
puisque Dieu est l'auteur de notre nature. Ces principes sont donc inclus
йgalement dans la sagesse divine. Donc, tout ce qui contredit ces principes
contredit la sagesse divine. Or cela ne peut pas se rйaliser en Dieu. Tout ce
que la rйvйlation divine nous demande de croire ne peut donc кtre contraire а
la connaissance naturelle. Des arguments contraires lient notre intelligence,
l'empкchent d'arriver а la connaissance du vrai. Si donc Dieu infusait en nous
des connaissances contraires, notre intelligence serait empкchйe par lа de
connaоtre la vйritй. Cela, Dieu ne peut pas le faire. Les propriйtйs naturelles ne peuvent
changer, tant que demeure la nature. Or des opinions contraires ne peuvent
coexister dans le mкme sujet. Dieu n'infuse donc pas а l'homme des opinions ou
une foi qui aillent contre la connaissance naturelle. C'est ce qui fait dire а l'Apфtre, dans
l'Йpоtre aux Romains: La parole est tout prиs de toi, dans ton c_ur
et sur tes lиvres, entends: la parole de foi, que nous prкchons. Mais parce
qu'elle dйpasse la raison, certains prйtendent qu'elle lui est pour ainsi dire
contraire. Cela ne peut pas кtre. L'autoritй de saint Augustin le confirme
йgalement. Au IIe Livre du De Genesi ad litteram, il dit ceci: Ce que
la vйritй dйcouvrira ne peut aller а l'encontre des livres saints, soit
de l'Ancien soit du Nouveau Testament. On en conclura nettement que quels que
soient les arguments que l'on avance contre l'enseignement de la foi, ils ne
procиdent pas droitement des premiers principes innйs а la nature, et connus
par soi. Ils n'ont donc pas valeur de dйmonstration; ils ne sont que des
raisons probables ou sophistiques. Il y a place ainsi pour les rйfuter. 8: COMPORTEMENT DE LA RAISON HUMAINE DEVANT LA VЙRITЙ DE FOI
A la
rйflexion, il apparaоt que les rйalitйs sensibles elles-mкmes qui fournissent а
la raison humaine la source de la connaissance gardent en elles une certaine
trace de ressemblance divine, trace tellement imparfaite pourtant qu'elle se
trouve absolument incapable d'exprimer la substance de Dieu. Tout effet possиde
а sa maniиre une ressemblance avec sa cause, l'agent produisant son semblable;
mais cet effet n'atteint pas toujours а la parfaite ressemblance de l'agent. En
ce qui concerne la connaissance de la vйritй de foi, - vйritй parfaitement
connue de ceux seulement qui voient la substance divine, - la raison humaine se
comporte de telle maniиre qu'elle est capable de recueillir en sa faveur
certaines vraisemblances. Sans doute, celles-ci ne suffisent-elles pas а faire
saisir cette vйritй de maniиre pour ainsi dire dйmonstrative, ou comme par soi;
mais il est utile que l'esprit humain s'exerce а de telles raisons, Si dйbiles
qu'elles soient, pourvu que l'on ne s'imagine pas comprendre ou dйmontrer, car
dans le domaine des rйalitйs les plus hautes, c'est une joie trиs grande de
pouvoir, humblement et faiblement, apercevoir quelque chose. Cette position se
trouve confirmйe par l'autoritй de saint Hilaire, qui dans son livre sur la
Trinitй s'exprime ainsi а propos de cette vйritй: Dans ta foi,
entreprends, progresse, acharne-toi. Sans doute, tu n'arriveras pas au terme,
je le sais, mais je me fйliciterai de ton progrиs. Qui poursuit avec ferveur
l'infini, avance toujours, mкme Si d'aventure il n'aboutit pas. Mais garde-toi
de prйtendre pйnйtrer le mystиre, garde-toi de plonger dans le secret d'une
nature sans contours, en t'imaginant saisir le tout de l'intelligence.
Comprends que cette vйritй passe toute comprйhension. 9: PLAN ET MЙTHODE DE L'OUVRAGE
Le
sage, c'est donc йvident, doit appliquer son effort а la double vйritй des
rйalitйs divines, en mкme temps qu'а la rйfutation des erreurs contraires. A
l'une de ces tвches, la recherche de la raison peut suffire; l'autre tвche
dйpasse toute entreprise de la raison. Quant а la double vйritй dont je parle,
elle est а prendre non point du cфtй de Dieu lui-mкme, qui est la vйritй unique
et simple, mais du cфtй de notre connaissance qui devant les choses de Dieu
revкt diverses modalitйs. La manifestation de la vйritй sous la premiиre
modalitй demande donc que l'on procиde par voie de raisons dйmonstratives,
capables de convaincre l'adversaire. Mais de telles raisons ne valant pas pour
la vйritй sous la seconde modalitй, on ne doit pas avoir pour but de convaincre
l'adversaire par argumentation, mais de rйsoudre les arguments qu'il avance
contre la vйritй, puisque la raison naturelle ne peut aller contre la vйritй de
foi. Cette maniиre particuliиre de convaincre celui qui s'oppose а une telle
vйritй se tire de l'Йcriture divinement confirmйe par des miracles. Ce qui
dйpasse la raison humaine, nous ne le croyons en effet que sur rйvйlation de
Dieu. Dans le but d'йclairer cette vйritй, on peut pourtant avancer certains
arguments de vraisemblance, oщ la foi des fidиles trouve а s'exercer et а se
reposer, sans qu'ils soient de nature а convaincre les adversaires. Ceux-ci,
l'insuffisance mкme de ces arguments les confirmerait plutфt dans leur erreur,
en leur donnant а penser que nous consentons а la vйritй de foi pour de si
pauvres raisons. Notre dessein йtant donc de procйder selon la mйthode
proposйe, nous essaierons de manifester cette vйritй que la foi professe et que
la raison dйcouvre, en produisant des arguments dйmonstratifs et des arguments
probables, dont certains nous seront fournis par les _uvres des philosophes et
des saints, et qui nous serviront а confirmer la vйritй et а convaincre
l'adversaire. Passant ensuite du plus clair au moins clair, nous exposerons
cette vйritй qui dйpasse la raison, en rйfutant les arguments des adversaires
et en йclairant, autant que Dieu le permettra, la vйritй de foi par des
arguments probables et par des autoritйs. Nous proposant donc de suivre par la voie
de la raison ce que la raison humaine peut dйcouvrir de Dieu, nous aurons а
йtudier tout d'abord ce qui est le propre de Dieu, en lui-mкme. Nous йtudierons
ensuite la sortie des crйatures а partir de Dieu. En troisiиme lieu, nous
verrons l'ordonnance des crйatures а Dieu comme а leur fin. Entre toutes les
choses qu'il nous faut йtudier de Dieu en lui-mкme, la premiиre, et comme le
fondement nйcessaire de toute l'_uvre, est la dйmonstration de l'existence de
Dieu. Si cela n'est pas acquis, c'est toute l'йtude des rйalitйs divines qui
s'effondre fatalement. L'EXISTENCE DE DIEU10: DE L'OPINION SELON LAQUELLE
L'EXISTENCE DE DIEU NE PEUT КTRE DЙMONTRЙE, CETTE EXISTENCE ЙTANT CONNUE PAR
SOI
Cette
йtude, au terme de laquelle on compte avoir dйmontrй l'existence de Dieu,
pourra paraоtre inutile а certains pour qui l'existence de Dieu est connue par
soi, si bien qu'il est impossible de penser le contraire et qu'ainsi on ne
saurait dйmontrer que Dieu existe. Voici les arguments mis en avant. 1.- Est connu par
soi, dit-on, ce qui est connu dиs que l'on en connaоt les termes: par exemple,
dиs que l'on connaоt ce qu'est le tout et ce qu'est la partie, on sait que le
tout est plus grand que la partie. Or il en va de mкme quand nous disons que Dieu
existe. Dans le mot « Dieu » nous saisissons une chose telle qu'on n'en
puisse penser de plus grande. C'est l'idйe qui se forme dans l'esprit de celui
qui entend prononcer le nom de Dieu et qui en saisit le sens: ainsi l'existence
de Dieu est-elle nйcessaire dйjа au moins dans l'intelligence. Mais Dieu ne
peut exister seulement dans l'intelligence; ce qui existe а la fois dans
l'intelligence et dans la rйalitй est plus grand que ce qui existe dans la
seule intelligence. Or l'idйe mкme qu'exprime le nom de Dieu montre qu'il n'y a
rien de plus grand que Dieu. Reste donc que l'existence de Dieu est connue par
soi, manifestйe pour ainsi dire par le sens mкme du nom. 2.- Il est
possible de penser а l'existence d'un кtre dont on ne puisse penser qu'il
n'existe pas. Cet кtre est йvidemment plus grand que celui dont on peut penser
qu'il n'existe pas. Ainsi donc on pourrait penser un кtre plus grand que Dieu,
si l'on pouvait penser que Dieu n'existe pas. Reste donc que l'existence de Dieu
est connue par soi. 3.- Les propositions les plus claires sont
nйcessairement celles oщ sujet et prйdicat sont identiques, telle l'homme
est homme; ou celles dont le prйdicat est inclus dans la dйfinition du
sujet, telle l'homme est un animal. Or il se trouve qu'en Dieu d'une
maniиre йminente, - nous le montrerons plus loin -, son acte d'кtre est son
essence, а tel titre que c'est la mкme rйponse qui est а faire а la question: qu'est-il?
, et а la question: est-il? Quand donc nous disons: Dieu existe, le
prйdicat est identique au sujet, ou du moins il est inclus dans la dйfinition
du sujet. L'existence de Dieu est ainsi connue par soi.
4.- Ce qui est connu
naturellement est connu par soi; point n'est besoin pour le connaоtre d'un
effort de recherche. Or, l'existence de Dieu est connue naturellement tout
comme le dйsir de l'homme tend naturellement vers Dieu comme vers sa fin
derniиre. L'existence de Dieu est ainsi connue par soi.
5.- Ce par quoi toutes les
autres choses sont connues doit кtre connu par soi. Tel est le cas pour Dieu.
De mкme en effet que la lumiиre du soleil est le principe de toutes les
perceptions visuelles, de mкme la lumiиre de Dieu est-elle le principe de toute
connaissance intellectuelle, puisque c'est en lui que se trouve au maximum la
lumiиre intelligible. Il faut donc que l'existence de Dieu soit connue par soi. C'est donc sur de
tels arguments et sur d'autres semblables que certains appuient l'idйe que
l'existence de Dieu est tellement connue par soi qu'on ne peut penser le
contraire. 11: RЙFUTATION DE L'OPINION PRЙCЙDENTE ET RЙPONSE AUX ARGUMENTS
MIS EN AVANT
L'opinion
dont on vient de parler tire en partie son origine de l'habitude oщ l'on est,
dиs le dйbut de la vie, d'entendre proclamer et d'invoquer le nom de Dieu.
L'habitude, surtout l'habitude contractйe dиs la petite enfance, a la force de
la nature; ainsi s'explique qu'on tienne aussi fermement que si elles йtaient
connues naturellement et par soi les idйes dont l'esprit est imbu dиs
l'enfance. Cette opinion vient en partie aussi du manque de distinction entre
ce qui est connu par soi purement et simplement, et ce qui est connu par soi
quant а nous. Certes, а la prendre absolument, l'existence de Dieu est connue
par soi, puisque cela mкme qui est Dieu est son exister. Mais йtant donnй que
cela mкme qu'est Dieu, notre esprit ne peut le concevoir, son existence reste
inconnue de nous. Que le tout, par exemple, soit plus grand que la partie,
voilа une chose connue par soi, purement et simplement, mais qui demeurerait
nйcessairement inconnue а qui n'arriverait pas а concevoir la dйfinition du
tout. Ainsi se fait-il que devant les rйalitйs les plus йvidentes notre
intelligence se comporte comme l'_il de la chauve-souris en face du soleil. 1.- Il n'est pas
nйcessaire qu'aussitфt connu le sens du mot Dieu, l'existence de Dieu
soit pour autant connue, comme le voulait la premiиre objection. D'abord il n'est
pas reconnu de tous, mкme de ceux qui acceptent l'existence de Dieu, que Dieu
est celui dont on ne peut penser qu'il y ait un кtre plus grand que lui:
beaucoup de philosophes de l'antiquitй ont pensй que c'йtait ce monde-ci qui
йtait Dieu. L'interprйtation du nom de Dieu, donnйe par Jean Damascиne,
ne laisse non plus rien de tel а entendre. Ensuite, а supposer que tous les hommes
voient sous le nom de Dieu un кtre dont on ne peut penser qu'il y en ait
de plus grand, il ne sera pas pour autant nйcessaire que cet кtre dont on ne
peut penser qu'il en existe de plus grand, existe en rйalitй. Le mкme mode, en
effet, doit recouvrir la chose rйelle et la dйfinition nominale. Or du fait que
l'esprit conзoit ce qui est profйrй sous le nom de Dieu, il ne s'ensuit
pas que Dieu existe, sinon dans l'intelligence. Il n'y aura donc pas nйcessitй
а ce que l'кtre dont on ne peut penser qu'il en existe de plus grand, existe
ailleurs que dans l'intelligence. Et il ne s'ensuit pas qu'il existe en rйalitй
un кtre dont on ne puisse penser qu'il en existe de plus grand. Les nйgateurs
de l'existence de Dieu ne voient lа aucun inconvйnient; il n'y a pas d'inconvйnient,
en effet, а ce que l'on puisse penser qu'une chose est plus grande qu'une
autre, soit dans la rйalitй soit dans l'intelligence, Si ce n'est pour celui
qui concиde l'existence d'un кtre dont on ne peut penser qu'il en existe de
plus grand dans la rйalitй. 2.- Il n'est pas nйcessaire non plus, comme le
proposait la deuxiиme objection, que l'on puisse penser а l'existence d'un кtre
plus grand que Dieu, si l'on peut penser que Dieu n'existe pas. Que l'on puisse
penser que Dieu n'existe pas ne vient pas en effet de l'imperfection ou de
l'incertitude de son кtre, - l'кtre de Dieu est de soi absolument йvident, -
mais de la faiblesse de notre intelligence qui ne peut le saisir par lui-mкme,
mais а partir de ses effets, et qui est ainsi amenйe а le connaоtre par la voie
du raisonnement. 3.- La troisiиme objection tombe par lа-mкme. Comme
il est йvident pour nous que le tout est plus grand que la partie, il est
pleinement йvident que Dieu existe pour ceux qui voient l'essence de Dieu,
puisque, en lui, essence et existence sont identiques. Mais parce que nous ne
pouvons pas voir l'essence de Dieu, nous ne parvenons pas а la connaissance de
son existence directement, mais а partir de ses effets.
4.- La rйponse а la quatriиme
objection est claire. L'homme en effet connaоt Dieu naturellement, de la mкme
maniиre qu'il le dйsire naturellement. Or l'homme dйsire Dieu naturellement en
tant qu'il dйsire naturellement la bйatitude, qui est une ressemblance de la
bontй de Dieu. Il n'est donc pas nйcessaire que l'homme connaisse naturellement
Dieu, considйrй en lui-mкme, mais il est nйcessaire qu'il en connaisse la
ressemblance. Il faut donc que grвce aux ressemblances de Dieu qu'il dйcouvre
dans ses effets, l'homme parvienne par voie de raisonnement а la connaissance
de Dieu. 5.- La solution de la cinquiиme objection est йgalement facile et
claire. Dieu, sans doute, est ce par quoi toutes choses sont connues, non pas
de telle maniиre que tous les кtres ne soient connus qu'une fois lui connu,
comme c'est le cas pour les principes йvidents par soi, mais pour cette raison
que toute connaissance naоt sous son influence. 12: DE L'OPINION SELON LAQUELLE ON NE PEUT DЙMONTRER L'EXISTENCE
DE DIEU, MAIS SEULEMENT LA RECEVOIR DE LA FOI
D'autres
soutiennent une opinion contraire а la position prйcйdente; d'aprиs eux ce
serait йgalement une entreprise inutile que de vouloir prouver l'existence de
Dieu. Cette vйritй, disent-ils, ne peut кtre atteinte par la raison; nous ne
pouvons la recevoir que de la foi et de la rйvйlation. Ceux qui parlent ainsi y sont poussйs par
la faiblesse des arguments que certains ont utilisйs pour йtablir l'existence
de Dieu. Toutefois cette erreur pourrait aussi s'appuyer indыment sur
l'affirmation, avancйe par certains philosophes, de l'identitй en Dieu de son essence
et de son acte d'кtre, c'est-а-dire de ce qui rйpond а la question: qu'est-ce
que Dieu? et а cette autre: Dieu est-il? Puisque nous ne pouvons
arriver par la raison а connaоtre ce qu'est Dieu, on en conclut qu'elle ne nous
aide pas davantage а dйmontrer qu'il existe. Si le principe qui permet de dйmontrer
qu'une chose existe doit comporter ce qu'en signifie le nom, s'il est
vrai par ailleurs que ce qui est signifiй par le nom est la dйfinition, il
ne reste aucune voie pour dйmontrer l'existence de Dieu, la connaissance de
l'essence ou quidditй divine йtant йcartйe. Si, comme le montre Aristote, les
principes dйmonstratifs prennent leur origine dans la connaissance sensible, il
semble bien que tout ce qui dйpasse le pouvoir de celle-ci ne puisse кtre dйmontrй.
Or telle est assurйment l'existence de Dieu. Elle ne peut donc кtre dйmontrйe. Mais la faussetй
de cette proposition ressort: - de la mйthode dйmonstrative d'abord, qui nous
apprend а remonter des effets jusqu'а leur cause; - de l'ordre mкme des sciences:
s'il n'existe aucune substance connaissable au-dessus de la substance sensible,
il faut en conclure qu'il n'y a de sciences que la science de la Nature; - du
travail des philosophes, qui se sont efforcйs d'йtablir l'existence de Dieu; -
enfin de la vйritй proposйe par l'Apфtre: Les _uvres de Dieu rendent
visibles а l'intelligence ses attributs invisibles.
Or ceci ne fait nullement
йchec au principe que nous proposait le premier argument, а savoir l'identitй
en Dieu de l'essence et de l'acte d'кtre; seulement cet argument l'entend de
cet acte d'кtre par lequel Dieu subsiste en lui-mкme, et qui nous est aussi
inconnu que son essence. Mais il ne l'entend pas de cet acte d'кtre signifiй
par l'intellect quand celui-ci compose. Or si on le comprend ainsi, l'existence
de Dieu est objet de dйmonstration, puisque par une dйmarche dйmonstrative
notre esprit s'avиre capable de former une proposition concernant Dieu, par
laquelle il en affirme l'existence. De plus, quand on veut dйmontrer
rationnellement l'existence de Dieu, ce n'est pas l'essence divine, ou
quidditй, qu'il faut prendre pour moyen terme comme le proposait le deuxiиme
argument; mais au lieu de l'essence il faut prendre l'effet, ainsi que l'on
procиde dans les dйmonstrations du type quia (a posteriori), et de cet
effet on tire la signification de ce nom: Dieu. Car tous les noms de
Dieu lui sont donnйs d'aprиs ses effets, soit par voie d'йlimination, soit par
voie de causalitй. La rйponse au troisiиme argument en ressort
clairement. Bien que Dieu йchappe au pouvoir des sens, nous pouvons dйmontrer
son existence а partir de ses effets qui, eux, leur restent accessibles. De la
sorte, notre connaissance des rйalitйs qui dйpassent la capacitй de la
connaissance sensible trouve encore en elle son origine. 13: PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU
Nous
avons dit qu'il n'йtait pas inutile de s'efforcer de dйmontrer l'existence de
Dieu. Il est temps maintenant d'exposer les arguments mis en _uvre aussi bien
par les philosophes que par les docteurs catholiques pour prouver que Dieu
existe. Nous exposerons d'abord avec quels arguments Aristote mиne sa
dйmonstration de l'existence de Dieu, qu'il entend prouver а partir du
mouvement, selon deux voies. Voici la premiиre de ces voies. Tout ce qui est mы
est mы par un autre. Or il est йvident pour les sens qu'il y a des choses mues,
le soleil par exemple. Le soleil est donc mы par un moteur diffйrent de lui. Ce
moteur sera lui-mкme mы, ou ne le sera pas. S'il n'est pas mы, nous tenons le
but proposй, а savoir qu'il est nйcessaire de poser un moteur immobile. Ce
moteur immobile, nous l'appelons Dieu. - Si ce moteur, par contre, est mы, il
sera mы par un autre. Dans ce cas, ou bien il faudra remonter а l'infini; ou
bien il faudra s'arrкter а quelque moteur immobile. Mais on ne peut remonter а
l'infini. Il est donc nйcessaire de poser l'existence d'un premier moteur
immobile. Dans cette dйmonstration, il y a deux propositions а prouver: que tout
кtre mы est mы par un autre; que dans le domaine des moteurs et des
кtres mus, on ne peut remonter а l'infini. Le philosophe
prouve de trois maniиres la premiиre de ces propositions. 1.- Si un кtre se
meut lui-mкme, il faut qu'il ait en lui-mкme le principe de son mouvement; il
est clair, autrement, qu'il sera mы par un autre. - Il faut encore qu'il soit
mы immйdiatement, autrement dit qu'il soit mы en raison de soi-mкme, et non en
raison de l'une de ses parties, comme l'animal, par exemple, que meut le
mouvement de ses pattes; ce n'est pas l'кtre tout entier qui serait alors mы
par soi, mais une partie de lui-mкme, et cette partie par une autre. - Il faut
enfin qu'il soit divisible et qu'il comporte des parties diverses, car tout
кtre mы est divisible, comme il est prouvй au VIe Livre des Physiques. Ceci posй,
Aristote argumente ainsi. Ce qui par hypothиse se meut soi-mкme, est mы
immйdiatement. Donc le repos de l'une de ses parties entraоne le repos du tout.
Si, en effet, une partie йtant en repos, une autre continuait d'кtre mue, le
tout ne serait pas mы immйdiatement; le serait seulement la partie qui est mue,
alors que l'autre est en repos. Or aucune chose dont le repos est en dйpendance
du repos d'une autre, ne se meut par elle-mкme. L'кtre dont le repos suit le
repos d'un autre voit nйcessairement son mouvement suivre le mouvement d'un autre;
ainsi ne se meut-il pas de lui-mкme. L'кtre que l'on supposait se mouvoir de
lui-mкme ne se meut donc pas de lui-mкme. On ne saurait objecter que l'кtre qui se
meut de lui-mкme n'a pas de partie qui puisse se reposer, ou encore que ce
repos ou ce mouvement d'une partie ne sont qu'accidentels, comme Avicenne
l'avanзait а tort. La valeur de cet argument consiste en effet en ceci: si un
кtre se meut de lui-mкme, immйdiatement et par soi, non en raison de ses
diverses parties, son mouvement ne doit pas dйpendre d'un autre; or le
mouvement d'un кtre divisible, tout comme son кtre, dйpend de ses parties;
aussi ne peut-il se mouvoir lui-mкme immйdiatement et par soi. La vйritй de la
conclusion obtenue ne requiert pas de supposer qu'une partie de l'кtre qui se
meut lui-mкme se mette en repos, comme si c'йtait quelque chose de vrai
absolument; mais il faut que cette conditionnelle soit vraie: si la partie
s'arrкtait, c'est le tout qui s'arrкterait. Cette proposition peut кtre
vraie, mкme si l'antйcйdent est impossible, comme est vraie cette
conditionnelle: Si l'homme йtait un вne, il serait dйnuй de raison. 2.- La deuxiиme
preuve, qui est une preuve par induction, s'йnonce ainsi: tout ce qui est mы
par accident n'est pas mы par soi-mкme; le mouvement d'un tel кtre dйpend du
mouvement d'un autre. Ce qui est mы par violence n'est pas non plus mы par soi,
c'est йvident; et pas davantage les кtres que la nature meut comme s'ils
йtaient mus par soi, comme c'est le cas pour les animaux manifestement mus par
l'вme. Pas davantage n'est mы par soi ce qui est mis en mouvement par la
nature, comme le sont les corps lourds et les corps lйgers, car ces кtres sont
mus par qui les engendre et par qui retire les obstacles de devant eux. - Or
tout кtre mы ou bien se meut par soi ou bien est mы par accident. - S'il est mы
par soi, ou bien c'est par violence, ou bien c'est le fait de la nature. En ce
cas, ou bien l'кtre est mы de soi comme il en va de l'animal, ou bien l'кtre
n'est pas mы de soi, comme il en va du corps lourd ou du corps lйger. Ainsi
rien ne se meut soi-mкme. 3. - En troisiиme lieu, Aristote apporte la preuve
suivante. Aucun кtre n'est а la fois en puissance et en acte par rapport а une
mкme chose. Mais tout ce qui est mы, en tant que tel, est en puissance, car le
mouvement est l'acte de ce qui est en puissance en tant qu'il est en puissance.
Or tout ce qui se meut est en acte, puisque rien n'agit que dans la mesure
oщ il est en acte. Aucun кtre n'est donc, par rapport au mкme mouvement, et
moteur et mы. Ainsi donc rien ne se meut soi-mкme. Remarquons que Platon, pour qui par
hypothиse tout moteur est mы, a pris le terme de mouvement dans une
acception plus large qu'Aristote. Ce dernier prend proprement le mouvement dans
le sens oщ il est l'acte de ce qui est en puissance en tant qu'il est en
puissance: ce qui n'est le fait que des кtres divisibles et des corps,
comme il est prouvй au VIe Livre des Physiques. Pour Platon, l'кtre qui
se meut lui-mкme n'est pas un corps, Platon prenant le mouvement au sens de
n'importe quelle opйration: comprendre ou croire, voilа par exemple du
mouvement; conception dont Aristote fait mention au IIIe Livre de l'Вme. Platon
affirmait donc ainsi que le premier moteur se meut lui-mкme du fait qu'il se
connaоt lui-mкme, qu'il se veut ou s'aime lui-mкme. D'une certaine maniиre cela
ne s'oppose pas aux raisons d'Aristote. Il n'y a pas de diffйrence, en
dйfinitive, entre un premier кtre qui se meut lui-mкme, а la maniиre de Platon,
et un premier кtre parfaitement immobile, а la maniиre d'Aristote. La seconde
proposition, а savoir que dans le domaine des moteurs et des кtres mus on ne
peut procйder а l'infini, Aristote le prouve par trois arguments. Voici la premiиre
preuve: si dans le domaine des moteurs et des кtres mus on remonte а
l'infini, tous ces кtres jusqu'а l'infini seront nйcessairement des corps,
puisque tout кtre mы est un кtre divisible et un corps, comme il est prouvй au
VIe Livre des Physiques. Or tout corps qui meut un autre corps est
lui-mкme mы. Tous ces кtres а l'infini seront donc mus ensemble au temps mкme
oщ l'un d'entre eux le sera. Mais cet кtre mкme est un кtre fini; donc mы
durant un temps limitй. Tous ces кtres а l'infini seront donc mus en un temps
limitй. Ce qui est impossible. Il est donc impossible de remonter а l'infini
dans le domaine des moteurs et des кtres mus. Qu'il soit impossible que ces кtres а
l'infini soient mus dans un temps fini, on le prouve ainsi. Le moteur et l'кtre
mы doivent coexister: on le prouve en l'induisant de chacune des espиces de
mouvement. Mais ces corps ne peuvent coexister qu'en continuitй ou contiguпtй.
Йtant donnй, comme on l'a prouvй, que tous les moteurs et les mobiles dont on
vient de parler sont des corps, ils doivent nйcessairement constituer, par
continuitй ou contiguпtй, comme un seul mobile. Ainsi un кtre infini sera mы
dans un temps fini. Ce qui est impossible, comme la preuve en est donnйe au VIe
Livre des Physiques. Voici la deuxiиme preuve. Lorsque les moteurs
et les mobiles sont en ordre, c'est-а-dire lorsque chacun а tour de rфle est mы
par un autre, il doit nйcessairement se vйrifier que le premier moteur йtant
supprimй ou cessant son impulsion, aucun des autres ne continuera de mouvoir et
d'кtre mы: car le premier est cause du mouvoir pour tous les autres. Mais s'il
existe des moteurs et des mobiles, tour а tour, а l'infini, il n'y aura plus de
premier moteur, mais tous seront pour ainsi dire des moteurs intermйdiaires.
Aucun d'entre eux ne pourra donc кtre mы. Ainsi il n'y aura plus de mouvement
dans le monde. La troisiиme preuve revient au mкme, а la
seule diffйrence que l'ordre en йtant changй, elle commence par en-haut. La
voici. Ce qui meut instrumentalement ne peut pas mouvoir s'il n'existe un кtre
qui meuve а titre principal. Mais si l'on remonte а l'infini dans l'йchelle des
moteurs et des mobiles, tous seront comme des moteurs agissant а titre
d'instruments, puisque tous sont pris comme des moteurs mus, aucun d'entre eux
ne tenant lieu de moteur principal. Et donc rien ne sera mы. Ainsi est faite
clairement la preuve des deux propositions que supposait la premiиre voie de la
dйmonstration, par laquelle Aristote prouve qu'il existe un premier moteur
immobile. Voici la seconde voie. Cette proposition: tout moteur est mы, ou bien
est vraie par soi, ou bien est vraie par accident. Si elle est vraie par
accident, elle n'est donc pas nйcessaire; ce qui est vrai par accident, n'est
pas nйcessaire. Il est donc contingent qu'aucun moteur ne soit mы. Mais si un
moteur n'est pas mы, il ne meut pas, affirme l'adversaire. Il est donc contingent
(ou possible) que rien ne soit mы; car Si rien ne meut, rien ne sera mы. Or
Aristote tient pour impossible qu'il n'y ait jamais de mouvement. Le premier
moteur n'a donc pas йtй contingent, car d'un faux contingent ne dйcoule pas un
faux impossible. Ainsi ce n'est pas par accident que cette proposition: tout
moteur est mы par un autre, йtait vraie. Si deux choses se trouvent unies par
accident en une autre, et qu'il arrive а l'une d'elles d'exister sans l'autre,
il est probable que celle-ci pourra exister en dehors de la premiиre: que le
fait d'кtre blanc et d'кtre musicien se rencontre par exemple en Socrate, et
qu'en Platon se vйrifie le fait d'кtre musicien sans le fait d'кtre blanc, il
est probable que chez un autre pourra se vйrifier le fait d'кtre blanc sans le
fait d'кtre musicien. Si donc moteur et mы se trouvent unis par accident en un
autre, et que le corps mы se trouve exister sans le corps qui le meut, il est
probable que le moteur pourra exister en dehors de celui qu'il meut. D'ailleurs
on ne peut objecter en instance deux choses dont l'une dйpend de l'autre: car
ces choses ne sont pas unies par soi, mais par accident. Or si la
proposition « tout moteur est mы » est vraie par soi, il en rйsulte йgalement
une impossibilitй et une inconvenance. Il faut en effet que le moteur soit mы
ou bien par un mouvement de mкme espиce que celui dont il meut, ou bien par un
mouvement d'une autre espиce. Si c'est par un mouvement de mкme espиce, il
faudra alors que ce qui altиre soit altйrй, que ce qui guйrit soit guйri, que
ce qui enseigne soit enseignй et selon la mкme science. Or ceci est impossible
celui qui enseigne doit en effet nйcessairement possйder la science, celui qui
est enseignй doit nйcessairement ne pas l'avoir; autrement le mкme sujet possйderait
et ne possйderait pas la mкme chose, ce qui est impossible. Par contre, Si le
moteur est mы selon un mouvement d'une autre espиce, - Si par exemple un
facteur d'altйration est mы d'un mouvement local, ou Si un mouvement local se
met а croоtre, etc..., - йtant donnй que genres et espиces de mouvement sont
limitйs, il en rйsultera que l'on ne pourra remonter а l'infini. Et ainsi il y
aura un premier moteur qui ne sera pas mы par un autre. - A moins que l'on
affirme la nйcessitй de fermer le cercle, en ce sens qu'aprиs avoir йpuisй tous
les genres et toutes les espиces de mouvement, il faille revenir а un premier
moteur, de telle maniиre que si le moteur de mouvement local est altйrй, Si le
facteur d'altйration est augmentй, de nouveau le facteur de croissance sera mы
d'un mouvement local. Mais on aboutit а la mкme conclusion que plus haut: ce
qui meut selon une certaine espиce de mouvement est mы selon un mouvement de
mкme espиce, sinon immйdiatement, du moins par intermйdiaire. Reste donc la
nйcessitй de poser un premier moteur qui ne soit pas mы par un moteur
extйrieur. En effet, une fois concйdй qu'il existe un premier
moteur qui n'a pas а кtre mы par un moteur extйrieur, il ne suit pas que ce
moteur soit parfaitement immobile. Aussi bien Aristote poursuit-il sa
dйmonstration en affirmant que ce premier moteur peut se comporter de deux
maniиres. Selon la premiиre maniиre, ce premier moteur est parfaitement
immobile; ceci posй, le but proposй est atteint: il existe un premier moteur
immobile. Selon la seconde maniиre, ce premier moteur se meut soi-mкme. Et ceci
paraоt probable, car ce qui existe par soi est toujours antйrieur а ce qui
existe par un autre; il est ainsi conforme а la raison que, dans la sйrie des
кtres mus, le premier mы l'est par soi et non par un autre. Mais ceci
accordй, on se trouve de nouveau devant la mкme consйquence. On ne peut dire en
effet qu'un moteur qui se meut tout entier soit mы totalement: il en
dйcoulerait les inconvйnients qu'on a signalйs plus haut, а savoir qu'un homme,
en mкme temps, enseignerait et serait enseignй, et ainsi pour les autres
mouvements; et encore qu'un кtre serait en mкme temps en puissance et en acte:
moteur, йtant comme tel en acte; mы, йtant comme tel en puissance. Reste donc
qu'une partie de cet кtre est motrice, et l'autre mue. Et l'on revient а la
mкme conclusion que devant: l'existence nйcessaire d'un moteur immobile. Il est impossible
par ailleurs d'affirmer que les deux parties sont mues, l'une l'йtant par
l'autre: ni qu'une partie se meut elle-mкme et meut l'autre, ni que le tout
meut la partie, et la partie le tout: ce serait revenir aux inconsйquences dйjа
dйnoncйes, а savoir qu'un кtre, en mкme temps serait moteur et mы selon la mкme
espиce de mouvement; qu'un кtre serait а la fois en puissance et en acte; et
finalement que le tout ne serait pas, immйdiatement, moteur de soi, mais
seulement en raison de l'une de ses parties. Reste donc que chez l'кtre qui se
meut lui-mкme, une partie doit кtre immobile et motrice de l'autre. Mais parce que
chez les кtres automoteurs de chez nous, - les animaux -, la partie motrice,
qui est l'вme, bien qu'immobile par soi, est cependant mue par accident, le
Philosophe montre encore que la partie motrice du premier кtre automoteur n'est
mue ni par soi ni par accident. Chez les кtres automoteurs de chez nous,
en effet, - les animaux, - qui sont des кtres corruptibles, la partie motrice
est mue par accident. Or il est nйcessaire que des кtres automoteurs
corruptibles soient rйduits а un premier automoteur йternel. Est donc
nйcessaire, pour tout кtre automoteur, l'existence d'un moteur qui ne soit mы
ni par soi ni par accident. Qu'il soit nйcessaire, selon l'hypothиse d'Aristote,
qu'un кtre automoteur soit йternel, c'est l'йvidence. Si en effet le mouvement
est йternel, comme le suppose Aristote, la gйnйration des кtres automoteurs,
engendrables et corruptibles, doit кtre perpйtuelle. Mais cette perpйtuitй ne
peut avoir pour cause l'un de ces кtres automoteurs; car cet кtre n'existe pas
toujours. Cette perpйtuitй ne peut davantage avoir pour cause l'ensemble de ces
кtres: autant parce qu'ils seraient en nombre infini que parce qu'ils
n'existent pas tous ensemble. S'avиre donc nйcessaire l'existence d'un кtre
йternel qui se meuve soi-mкme et qui cause la perpйtuitй de la gйnйration dans
ces кtres automoteurs infйrieurs. Ainsi le moteur de cet кtre n'est-il mы ni
par soi ni par accident. Dans les кtres automoteurs, nous en voyons certains
se mettre en mouvement sous une influence йtrangиre а l'animal, aprиs ingestion
d'un aliment par exemple, ou sous le coup d'une altйration de l'air; ce
mouvement affecte accidentellement le moteur mкme qui se meut lui-mкme. On peut
en conclure qu'aucun кtre automoteur dont le moteur est mis en mouvement par
soi ou par accident n'est toujours en mouvement. Mais le premier кtre
automoteur, lui, est toujours en mouvement: autrement il ne pourrait y avoir
mouvement йternel, puisque tous les autres mouvements ont leur cause dans le
mouvement de ce premier кtre automoteur. Reste donc que le premier кtre
automoteur est mis en mouvement par un moteur qui, lui, n'est mы ni par soi ni
par accident. Le fait que les moteurs des mondes infйrieurs meuvent d'un mouvement
йternel alors qu'on les voit mis en mouvement par accident, ne s'oppose pas а
cet argument. Car on affirme qu'ils sont mis en mouvement par accident, non pas
en raison de ce qu'ils sont, mais en raison de leurs mobiles qui suivent le
mouvement du monde supйrieur. Mais parce que Dieu n'est pas partie d'un кtre
automoteur, Aristote, dans sa Mйtaphysique, pousse ses investigations а
partir de ce moteur faisant partie d'un кtre automoteur jusqu'а cet autre
moteur totalement sйparй, qui est Dieu. Comme tout кtre automoteur est en effet
mis en mouvement par un appйtit, le moteur faisant partie d'un кtre automoteur
doit mettre en mouvement en raison de quelque bien dйsirable. Celui-ci lui est
supйrieur dans l'ordre des causes motrices: l'кtre qui dйsire est en effet
d'une certaine maniиre moteur et mы; or l'objet du dйsir est un moteur qui
n'est absolument pas mы. Il faut donc qu'il existe un premier moteur sйparй
absolument immobile, qui est Dieu. Deux objections paraissent infirmer
l'argumentation qui prйcиde. La premiиre de ces objections, c'est que
cette argumentation suppose l'йternitй du mouvement, tenue pour fausse par les
catholiques. A cela on rйpondra que la voie la plus efficace pour prouver l'existence
de Dieu part de l'hypothиse de l'йternitй du monde; car celle-ci posйe, il
semble que l'existence de Dieu soit moins manifeste. Si le monde et le
mouvement, en effet, ont eu un commencement, il est йvidemment nйcessaire de
poser une cause а cette production toute nouvelle du monde et du mouvement, car
tout ce qui commence tire nйcessairement son origine d'un кtre qui le produise
а neuf, puisque rien ne sйduit de la puissance а l'acte, ni du non-кtre а
l'кtre. La deuxiиme objection consiste en ceci: on suppose dans les
dйmonstrations prйcйdentes que le premier mы, - qui est un corps cйleste - est
mы de soi. Il en dйcoule qu'il est animй, ce que beaucoup n'admettent pas. A cela on
rйpondra que si l'on ne suppose pas que le premier moteur est mы de soi, il
faudra qu'il soit mы immйdiatement par un moteur complиtement immobile. C'est
la raison pour laquelle Aristote conclut par cette disjonction: il faudra en
arriver ou bien immйdiatement а un premier moteur immobile et sйparй, ou
bien а un кtre qui se meut lui-mкme et d'oщ l'on remontera encore а un
premier moteur immobile et sйparй. C'est une autre voie que prend le
Philosophe, au IIe Livre de la Mйtaphysique, pour montrer que l'on ne
peut remonter а l'infini dans l'йchelle des causes efficientes, mais qu'il est
nйcessaire d'en arriver а une cause premiиre, nommйe par nous Dieu. Voici
quelle est cette voie. Dans la coordination des causes efficientes, l'кtre
premier est cause du moyen, et le moyen cause du dernier, qu'il y ait un ou
plusieurs moyens. Or, supprimйe la cause, est йgalement supprimй ce dont elle
est la cause. Supprimй le premier, le moyen ne pourra donc pas кtre cause. Mais
si l'on remonte а l'infini l'йchelle des causes efficientes, aucune cause ne
sera premiиre. Toutes les autres causes, qui jouaient le rфle de moyen, seront
donc supprimйes. Ce qui est йvidemment faux. Il est donc nйcessaire d'affirmer l'existence
d'une premiиre cause efficiente, qui est Dieu. On peut encore cueillir un autre argument
dans les textes d'Aristote. Celui-ci montre en effet, au IIe Livre de la Mйtaphysique,
que ce qui est le plus vrai est aussi le plus existant. Or au IVe Livre, il
montre qu'il existe un degrй suprкme du vrai, en partant du fait que de deux
choses fausses nous constatons que l'une est plus fausse que l'autre, et donc
que l'une est plus vraie que l'autre, ceci par approche de ce qui est
simplement et suprкmement vrai. On en peut conclure enfin а l'existence d'un
кtre suprкmement existant, que nous nommons Dieu. Jean Damascиne apporte ici une autre
raison tirйe du gouvernement des choses, argument qu'Averroиs indique йgalement
au IIe Livre des Physiques. La voici. Il est impossible que des rйalitйs
contraires et discordantes s'accordent dans un ordre unique, en tout temps ou
la plupart du temps, а moins qu'on ne les gouverne de telle maniиre qu'elles
tendent toutes et chacune vers une fin dйterminйe. Or nous constatons dans le
monde que des rйalitйs de nature diffйrente s'accordent en un ordre unique, non
pas rarement ou comme par hasard, mais en tout temps ou la plupart du temps. Il
est donc nйcessaire qu'il existe un кtre dont la providence gouverne le
monde. Cet кtre, nous l'appelons Dieu. LES CONDITIONS DE L'EXISTENCE DE DIEU14: LA CONNAISSANCE DE DIEU EXIGE QUE L'ON EMPLOIE LA VOIE
NЙGATIVE
Aprиs
avoir montrй qu'il existe un premier кtre auquel nous donnons le nom de Dieu,
il nous faut rechercher quelles sont ses qualitйs. C'est dans l'йtude de la substance divine
que l'usage de la voie nйgative s'impose avant tout. La substance divine, en
effet, dйpasse par son immensitй toutes les formes que peut atteindre notre
intelligence, et nous ne pouvons ainsi la saisir en connaissant ce qu'elle est.
Nous en avons pourtant une certaine connaissance en йtudiant ce qu'elle
n'est pas. Et nous approchons d'autant plus de cette connaissance que nous
pouvons, grвce а notre intelligence, йcarter plus de choses de Dieu. Nous
connaissons en effet d'autant mieux une chose que nous saisissons plus
complиtement les diffйrences qui la distinguent des autres: chaque chose
possиde un кtre propre qui la distingue en effet de toutes les autres. C'est
pourquoi nous commenзons par situer dans le genre les choses dont nous connaissons
les dйfinitions, ce qui nous fait connaоtre ce qu'est la chose en gйnйral; on
ajoute ensuite les diffйrences qui distinguent les choses les unes des autres:
ainsi se constitue une connaissance complиte de la substance de la chose. Mais dans l'йtude
de la substance divine, ne pouvant saisir le ce-que-c'est et le prendre
а titre de genre, ne pouvant non plus saisir sa distinction des autres choses
par le moyen des diffйrences positives, force est de la saisir par le moyen des
diffйrences nйgatives. Or de mкme que, dans le domaine des diffйrences
positives une diffйrence en entraоne une autre et aide а serrer davantage la
dйfinition de la chose en marquant ce qui la distingue d'avec un plus grand
nombre, de mкme une diffйrence nйgative en entraоne-t-elle une autre et
marque-t-elle la distinction d'avec un plus grand nombre. Si nous affirmons par
exemple que Dieu n'est pas un accident, nous le distinguons par lа-mкme de tous
les accidents. Si nous ajoutons ensuite qu'il n'est pas un corps, nous le distinguons
encore d'un certain nombre de substances; et ainsi, progressivement, grвce а
cette sorte de nйgations, nous le distinguons de tout ce qui n'est pas lui. Il
y aura alors connaissance propre de la substance divine quand Dieu sera connu
comme distinct de tout. Mais il n'y aura pas connaissance parfaite, car on
ignorera ce qu'il est en lui-mкme. Pour avancer dans la connaissance de Dieu
selon la voie nйgative, prenons comme point de dйpart ce qui a йtй mis en
lumiиre plus haut, savoir que Dieu est absolument immobile. C'est ce que
confirme d'ailleurs l'autoritй de la Sainte Йcriture. Il est dit au Livre de Malachie:
Je suis Dieu, je ne change pas. Saint Jacques йcrit: Chez lui n'existe
aucun changement. On lit enfin au Livre des Nombres: Dieu n'est pas un
homme, pour qu'il change. 15: DIEU EST ЙTERNEL
Il
apparaоt ainsi que Dieu est йternel. Tout кtre qui commence ou qui cesse
d'exister, le subit sous l'influence d'un mouvement ou d'un changement. Or nous
avons montrй que Dieu est absolument immuable. Il est donc йternel, sans
commencement ni fin. Seuls les кtres soumis au mouvement sont mesurйs par
le temps, ce temps qui est, comme le montre le IVe Livre des Physiques,
le nombre du mouvement. Or Dieu, on l'a prouvй plus haut, ne connaоt
absolument pas de mouvement. Il n'est donc pas mesurй par le temps, et l'on ne
peut concevoir en lui ni d'avant ni d'aprиs. Il lui est impossible d'avoir
l'кtre aprиs le non-кtre, impossible de connaоtre le non-кtre aprиs l'кtre, et
l'on ne peut trouver dans son кtre aucune succession: toutes choses qui sont
impensables en dehors du temps. Dieu est donc sans commencement ni fin,
possйdant son кtre dans sa totalitй et tout а la fois, ce qui est la dйfinition
mкme de l'йternitй. Qu'un кtre n'ait pas existй et qu'il ait existй ensuite,
c'est qu'un autre l'a fait йmerger du non-кtre а l'кtre. Ce n'est pas son fait
а lui: car ce qui n'existe pas ne peut rien faire. Si donc c'est le fait d'un
autre, c'est que cet autre existe avant lui. Or nous avons montrй que Dieu est
la cause premiиre. Il n'a donc pas commencй d'exister. Par consйquent il ne
cessera pas d'exister, car ce qui a toujours existй possиde en soi le pouvoir
de toujours exister. Dieu est donc йternel. Nous constatons dans le monde l'existence
de certains кtres pour qui il est possible d'exister ou de ne pas exister; ce
sont les кtres soumis а la gйnйration et а la corruption. Or tout ce qui existe
comme possible possиde une cause; apte qu'il est de soi, йgalement, а la double
йventualitй d'кtre ou de ne pas кtre, il est nйcessaire, si l'кtre lui est
donnй, qu'il le soit par une certaine cause. Mais dans le domaine des causes,
nous l'avons prouvй plus haut en reprenant l'argumentation d'Aristote, on ne
peut remonter а l'infini. Il faut donc poser un кtre dont l'existence est
nйcessaire. Or tout кtre nйcessaire, ou bien possиde en dehors de lui la cause
de sa nйcessitй, ou bien, ne la possйdant pas en dehors de lui, il est
nйcessaire par lui-mкme. Mais il est impossible (le remonter а l'infini
l'йchelle des кtres nйcessaires qui tirent leur nйcessitй d'ailleurs. Il faut
donc poser un premier кtre nйcessaire, et qui l'est par lui-mкme. C'est Dieu,
puisqu'il est la cause premiиre, comme on l'a montrй. Dieu est donc йternel,
tout кtre nйcessaire par soi йtant йternel. A partir de l'йternitй du temps, Aristote
a dйmontrй l'йternitй du mouvement, d'oщ il tirait aussi la preuve de
l'йternitй de la substance motrice. Or la premiиre substance motrice, c'est
Dieu. Dieu est donc йternel. Si l'on nie l'йternitй du temps et celle du mouvement,
la conclusion demeure valable pour l'йternitй de la substance. Si le mouvement
a commencй, il faut bien en effet qu'il ait йtй lancй par un moteur; lequel а
son tour a йtй lancй par un autre agent. Ainsi l'on remontera а l'infini, ou
bien on s'arrкtera а un кtre qui n'a pas eu de commencement. La Parole de Dieu
tйmoigne de cette vйritй. Le Psaume chante: Toi, Seigneur, tu demeures pour
l'йternitй; et encore: Toi, tu restes le mкme, et tes annйes n'ont pas
de fin. 16: IL N'Y A PAS DE PUISSANCE PASSIVE EN DIEU
Si
Dieu est йternel, il lui est absolument impossible d'кtre en puissance. Tout
кtre en effet dont la substance est mкlйe de puissance, peut ne pas exister, а
la mesure mкme de la puissance qui est en lui, car ce qui peut кtre peut ne pas
кtre. Or Dieu, par lui-mкme, ne peut pas ne pas кtre, puisqu'il est йternel. Il
n'y a donc pas de puissance а l'кtre en Dieu. Bien que ce qui est tantфt en puissance et
tantфt en acte, soit chronologiquement d'abord en puissance avant d'кtre en
acte, absolument parlant, pourtant, l'acte est premier par rapport а la
puissance. La puissance en effet ne se rйduit pas elle-mкme а l'acte; elle doit
кtre rйduite par quelque chose qui est en acte. Tout кtre, donc, qui est en
puissance d'une maniиre ou d'une autre, suppose un кtre qui lui est antйrieur.
Or Dieu est le premier кtre et la cause premiиre, comme il ressort de ce que
nous avons dit plus haut. Dieu ne comporte donc en lui aucun mйlange de
puissance. Ce dont l'existence est par soi nйcessaire n'est d'aucune maniиre en
puissance d'exister, car ce dont l'existence est par soi nйcessaire n'a pas de
cause; au contraire, tout ce qui est en puissance d'exister comporte une cause,
nous l'avons montrй. Mais Dieu existe par soi nйcessairement. D'aucune maniиre
il n'est donc en puissance d'exister. On ne saurait donc trouver en sa
substance rien qui relиve de la puissance. Tout кtre agit pour autant qu'il est en
acte. Ce qui n'est pas intйgralement en acte n'agit pas par tout lui-mкme, mais
par une partie de lui-mкme. Or ce qui n'agit pas par tout ni mкme n'est pas
premier agent, car il agit en participation d'un autre et non pas de par sa
propre essence. Le premier agent, qui est Dieu, ne comporte donc aucun mйlange
de puissance; il est acte pur. Tout кtre, capable d'agir en tant qu'il est en acte,
est de mкme capable de pвtir en tant qu'il est en puissance, le mouvement йtant
l'acte de ce qui existe en puissance. Mais Dieu est absolument
impassible et immuable, comme il ressort de ce qu'on a dit plus haut. Il n'y a
donc en lui aucune puissance, aucune puissance passive s'entend. Nous constatons
qu'il existe en ce monde des кtres qui passent de la puissance а l'acte. Or
rien ne peut sйduire soi-mкme de la puissance а l'acte, car ce qui est en
puissance n'existe pas encore et donc ne peut agir. Il faut donc qu'il y ait un
кtre antйrieur qui les fasse ainsi passer de la puissance а l'acte. A supposer
que cet кtre antйrieur sorte lui-mкme de la puissance а l'acte, il faut de
nouveau en supposer un autre capable de le rйduire а l'acte. Or on ne peut
remonter ainsi а l'infini. Il faut donc en arriver а un кtre qui soit
intйgralement en acte et sans aucun mйlange de puissance. Cet кtre, nous
l'appelons Dieu. 17: IL N'Y A PAS DE MATIИRE EN DIEU
On
voit par lа que Dieu n'est pas matiиre. La dйfinition de la matiиre en effet,
c'est d'кtre en puissance. La matiиre n'est pas un principe d'action. Selon
l'enseignement du Philosophe, efficience et matiиre ne peuvent coпncider dans
le mкme sujet. Or il revient а Dieu d'кtre la premiиre cause efficiente des
choses, nous l'avons dit plus haut. Dieu n'est donc pas matiиre. Pour ceux qui
rйduisaient toutes choses а la matiиre comme а la cause premiиre, c'йtait le
hasard qui prйsidait а l'existence des rйalitйs de la nature, ce contre quoi
s'йlиve le Philosophe au IIe Livre des Physiques. Si donc Dieu, qui est
la cause premiиre, est la cause matйrielle des choses, il en rйsulte que tout
n'existe que par hasard. La matiиre ne devient cause d'un кtre en acte que
dans la mesure oщ elle est soumise а l'altйration et au changement. Si donc,
comme nous l'avons prouvй, Dieu est immobile, il ne peut кtre aucunement cause
des choses comme l'est la matiиre. Cette vйritй, la foi catholique la
professe, en affirmant que Dieu n'a pas crйй l'ensemble des choses de sa propre
substance, mais de rien. Ainsi est confondue la folie de David de Dinant qui
osait affirmer l'identitй de Dieu et de la matiиre premiиre, prйtendant que si
l'un et l'autre n'йtaient pas identiques, il faudrait supposer entre eux des
caractиres distinctifs qui dйtruiraient leur simplicitй: chez l'кtre qu'une
diffйrence distingue d'un autre, cette diffйrence mкme est en effet source de
composition. Une telle erreur provient de l'ignorance qui mйconnaоt la
distinction entre diffйrence et diversitй. Comme l'explique nettement le Xe
Livre de la Mйtaphysique, diffйrent se dit par rapport а quelque
chose, tout кtre diffйrent йtant diffйrent de quelque chose. Divers traduit
par contre un absolu, le fait que cette chose n'est pas la mкme. La diffйrence
est donc а rechercher dans les кtres qui se rencontrent en quelque chose: on
doit leur assigner un certain caractиre qui les distingue. Telles deux espиces
qui se rencontrent sous un mкme genre et que des diffйrences doivent
distinguer. Chez les кtres qui ne se rencontrent en rien, il n'y a pas а
chercher de diffйrence; ils sont divers les uns des autres. Ainsi se
distinguent entre elles les diffйrences d'opposition; elles ne participent pas
а un genre comme а une part de leur essence; aussi bien n'y a-t-il pas а chercher
par oщ elles diffиrent; elles sont diverses les unes des autres. C'est ainsi
que se distinguent Dieu et la matiиre premiиre: l'un est acte pur, l'autre
puissance pure; il n'y a entre eux aucun point de contact. 18: IL N'Y A AUCUNE COMPOSITION EN DIEU
On
peut conclure de lа qu'il n'y a aucune composition en Dieu. Tout кtre composй
comporte nйcessairement acte et puissance. Plusieurs йlйments ne peuvent en
effet former un tout si l'un n'y est acte et l'autre puissance. Des кtres en
acte ne sont unis que d'une union pour ainsi dire collйgiale, comparable а
celle d'un rassemblement, ils ne forment pas un tout. Mкme chez ces кtres, les
parties assemblйes se tiennent comme en puissance par rapport а l'union; elles
ont йtй unies en acte aprиs avoir йtй, en puissance, capables d'union. Or en
Dieu il n'y a aucune puissance. Il n'y a donc en lui aucune composition. Tout кtre composй
est postйrieur aux йlйments qui le composent. L'кtre premier, Dieu, n'est donc
en rien composй. La nature mкme de la composition veut que les кtres
composйs soient, en puissance, menacйs de dissolution, bien que chez certains
d'entre eux d'autres facteurs puissent s'y opposer. Mais ce qui est menacй de
dissolution est en puissance de non-кtre. Ce ne peut кtre le cas de Dieu, puisqu'il
lui est nйcessaire d'exister. Il n'y a donc en Dieu aucune composition. Toute composition
rйclame un agent qui compose; s'il y a composition, il y a en effet composition
de plusieurs йlйments: des йlйments de soi divers ne sauraient se rencontrer
s'il n'y avait pour les unir un agent de composition. Si donc Dieu йtait
composй, il requerrait un agent de composition: il ne pourrait l'кtre а
lui-mкme, car rien n'est sa propre cause, puisque rien ne peut кtre antйrieur а
soi-mкme. Par ailleurs l'agent de composition est cause efficiente du composй.
Dieu aurait donc une cause efficiente. Ainsi il ne serait pas la cause
premiиre, а l'encontre de ce qu'on a dйmontrй plus haut. En n'importe quel
genre, un кtre est d'autant plus noble qu'il est plus simple; ainsi, dans le
genre de la chaleur, le feu, qui ne comporte aucun mйlange de froid. Ce qui,
dans l'ensemble des кtres, est au sommet de la noblesse, doit donc кtre aussi
au sommet de la simplicitй. Or ce qui est au sommet de la noblesse pour
l'ensemble des кtres, nous l'appelons Dieu, puisqu'il est la premiиre cause, et
que la cause est plus noble que l'effet. Dieu ne peut donc кtre le sujet
d'aucune composition. En tout composй, le bien n'est pas le bien de telle
ou telle partie, mais le bien du tout; je dis: bien, par rapport а cette bontй
qui est la bontй propre du tout et sa perfection: les parties, en effet, sont
imparfaites par rapport au tout. Ainsi les divers membres de l'homme ne
sont pas l'homme; les parties composantes d'un nombre de six unitйs n'ont pas
la perfection de ce nombre, et de mкme les sections d'une ligne n'atteignent
pas la grandeur totale de la ligne entiиre. Si donc Dieu est composй, sa
perfection et sa bontй propres rйsident dans le tout, non en quelqu'une de ses
parties. Il n'y aura donc pas en lui ce bien absolu qui lui est propre. Il ne
sera donc pas le premier et souverain bien. Prйcйdant toutes les multiplicitйs, il y a
nйcessairement l'unitй. Or en tout composй, il y a multiplicitй. Dieu, qui est
antйrieur а tout, doit donc кtre exempt de toute composition. 19: EN DIEU, RIEN N'EXISTE PAR CONTRAINTE OU CONTRE NATURE
Le
Philosophe conclut de tout cela qu'en Dieu rien ne peut exister par contrainte
ou contre nature. Tout кtre, en effet, en qui se trouve un йlйment
introduit par contrainte ou contre nature, le porte comme une chose surajoutйe
а soi: ce qui relиve de la substance de cet кtre ne peut кtre le fait de la
contrainte ou aller contre sa nature. Or les кtres simples ne comportent pas en
eux d'йlйment ajoutй: autrement il y aurait composition. Dieu йtant simple,
comme nous l'avons montrй, rien en lui ne peut кtre le fait de la contrainte ou
aller contre sa nature. La nйcessitй de coaction est une nйcessitй imposйe
par autrui. Or en Dieu il n'y a pas de nйcessitй imposйe par autrui, Dieu йtant
par lui-mкme nйcessaire et source de nйcessitй pour les autres. Rien en lui
n'est donc imposй. Partout oщ il y a contrainte, peut se trouver un
йlйment contraire а ce que telle chose exige par soi: l'objet de la contrainte
est en effet ce qui est contraire l'ordre de la nature. Mais en Dieu, rien ne
peut exister en dehors de ce qui lui convient de soi puisque, de soi, il lui
est nйcessaire d'exister, nous l'avons montrй. Rien ne peut donc exister en
Dieu qui soit l'effet de la contrainte. Tout кtre qui admet en lui une part de
contrainte ou un йlйment contre nature, peut admettre d'кtre mы par un autre:
la dйfinition de la contrainte йtant ce dont le principe est extйrieur au
patient, celui-ci n'y contribuant en rien. Or Dieu est absolument immobile.
Rien ne peut donc exister en lui qui soit l'effet de la contrainte ou qui aille
contre sa nature. 20: DIEU N'EST PAS UN CORPS
Ce qui
prйcиde montre bien aussi que Dieu n'est pas un corps. Tout corps, en effet, йtant continu, est
composй et dotй de diverses parties. Or Dieu, nous l'avons prouvй, n'est pas
composй. Il n'est donc pas un corps. Toute grandeur quantitative est d'une
certaine maniиre en puissance; le continu est, en puissance, divisible а
l'infini et le nombre capable d'augmentation а l'infini. Mais le corps est une
grandeur quantitative. Tout corps est donc en puissance. Or Dieu, lui, n'est
pas en puissance; il est acte pur, comme nous l'avons montrй. Dieu n'est donc
pas un corps. Si Dieu est corps, il sera nйcessairement corps naturel: un corps
mathйmatique en effet n'existe pas par soi, comme le prouve le Philosophe, car
les dimensions sont des accidents. Or Dieu n'est pas un corps naturel: il est
immuable, nous l'avons prouvй, et tout corps naturel est soumis au mouvement.
Dieu n'est donc pas un corps. Les corps sont finis. Le Philosophe le prouve au Ier
Livre du Ciel et du Monde, aussi bien pour les corps ronds que pour les
corps droits. Si donc Dieu est un corps, notre intelligence et notre
imagination peuvent penser plus grand que Dieu. Ainsi Dieu n'est pas plus grand
que notre intelligence. Ce qu'on ne saurait avancer. Dieu n'est donc pas un
corps. La
connaissance intellectuelle revкt plus de certitude que la connaissance
sensible. Or le sens trouve son objet dans le monde des choses; et donc aussi
l'intelligence. Mais l'ordre des objets commande l'ordre des facultйs, comme
aussi leur distinction. Il existe donc dans la rйalitй un certain objet
d'intellection qui dйpasse tous les objets possibles pour les sens. Mais, dans
la rйalitй, tous les corps sont des objets possibles pour les sens. Il faut
concevoir un кtre plus noble que tous les corps. Si Dieu est un corps, il ne
sera donc pas l'кtre premier et souverain. Une rйalitй vivante est plus noble qu'un
corps dйpourvu de vie. Or dans tout corps vivant la vie de ce corps est plus
noble que le corps lui-mкme, puisque c'est elle qui lui donne par sa noblesse
de dйpasser les autres corps. Ce qui est plus noble que tout n'est donc pas un
corps. Or ce qui est plus noble que tout, c'est Dieu. Dieu n'est donc pas un
corps. Certains
arguments donnйs par les Philosophes en vue de prouver la mкme chose, partent
de l'йternitй du monde et procиdent de la maniиre suivante. En tout mouvement
йternel, il importe que le premier moteur ne soit mы ni par soi ni par
accident. Or les corps cйlestes sont douйs d'un mouvement circulaire йternel.
Leur premier moteur n'est donc mы ni par soi ni par accident. Mais aucun corps
n'est source d'un mouvement local, s'il n'est mы lui-mкme, puisque moteur et
corps mы doivent coexister; ainsi un corps moteur doit-il кtre mы, du fait de
sa coexistence avec le corps qu'il meut. Et mкme aucune force corporelle ne
meut si elle n'est mue par accident. Dans le corps mы, c'est en effet par
accident qu'est mue cette force corporelle. Le premier moteur du ciel n'est
donc ni un corps ni une force incluse dans un corps. Or c'est а Dieu en
dйfinitive que le mouvement du ciel se ramиne comme au premier moteur immobile.
Dieu n'est donc pas un corps. Aucune puissance infinie n'est dans une grandeur
corporelle, la puissance du premier moteur est une puissance infinie. Elle
n'est donc pas dans une quelconque grandeur corporelle. Ainsi Dieu, premier
moteur, n'est ni un corps ni une puissance dans un corps. La majeure se
prouve ainsi. Si la puissance d'une certaine grandeur est infinie ou bien elle
sera la puissance d'une grandeur finie, ou bien elle le sera d'une grandeur
infinie. Mais il n'y a pas de grandeur infinie, le Philosophe le prouve au IIIe
Livre des Physiques et au Ier Livre du Ciel et du Monde. Or il
est impossible qu'une grandeur finie possиde une puissance infinie. Aucune
puissance infinie ne peut donc rйsider dans quelque grandeur que ce soit. -
Qu'une puissance infinie ne puisse кtre le fait d'une grandeur finie, on le
prouve ainsi. A йgalitй d'effet, ce qu'accomplit une puissance infйrieure dans
un temps plus long, une puissance plus grande l'accomplit dans un temps plus
court, que cet effet soit le produit d'une altйration, d'un mouvement local ou
de tout autre mouvement. Mais la puissance infinie est plus grande qu'aucune
puissance finie. Elle doit donc achever son effet plus briиvement, d'un
mouvement plus rapide qu'aucune puissance finie. Pourtant ce ne peut кtre dans
un temps plus court que le temps. Reste donc que ce sera en une section
indivisible du temps. Le mouvement donnй, le mouvement reзu, le mouvement
lui-mкme seront donc instantanйs, а l'encontre de la dйmonstration du VIe Livre
des Physiques. Que la puissance infinie d'une grandeur finie ne
puisse mouvoir dans le temps, on le prouve encore ainsi. Soit la puissance
infinie A. Prenons-en la partie AB. Cette partie devra mouvoir dans un temps
plus long. Il faudra cependant qu'il y ait proportion entre ce temps-lа et le
temps selon lequel agit la puissance toute entiиre, l'un et l'autre йtant
finis. Soient donc ces deux temps, dans la proportion d'un а dix: (dans la
preuve envisagйe, peu importe de choisir cette proportion ou une autre). Si
l'on ajoute а la puissance finie dont on vient de parler, il faudra diminuer le
temps en proportion de ce que l'on ajoutй а la puissance, puisqu'une puissance
plus grande meut dans un temps plus court. Si donc l'on dйcuple cette
puissance, elle agira dans un temps dix fois moins long que celui dans lequel
agissait la premiиre partie donnйe AB. Et pourtant, cette puissance, dix fois
plus grande, reste une puissance finie. Il faut donc conclure qu'une puissance
finie et une puissance infinie meuvent dans un temps йgal. Ce qui est
impossible. La puissance infinie d'une grandeur finie ne peut donc mouvoir dans
un temps quelconque. Que la puissance du premier moteur soit une puissance
infinie, en voici la preuve. Aucune puissance finie ne peut mouvoir dans un
temps infini. Mais la puissance du premier moteur meut dans un temps infini car
le premier mouvement est йternel. La puissance du premier moteur est donc
infinie. - La majeure se prouve ainsi. Si une puissance finie d'un corps
quelconque meut dans un temps infini, une partie de ce corps, dotйe d'une
partie de la puissance, agira dans un temps plus bref; plus un sujet a de
puissance et plus longtemps en effet il est capable de faire durer le
mouvement. Ainsi la partie dont on vient de parler agira dans un temps fini, la
partie plus importante pourra agir durant un temps plus long. Et ainsi, toujours,
а mesure que l'on ajoutera а la puissance du moteur, on ajoutera au temps
d'action dans la mкme proportion. Mais l'addition plusieurs fois rйpйtйe finira
par йgaler la quantitй du tout, voire mкme la dйpasser. Prise du cфtй du temps,
l'addition finira par йgaler la quantitй du temps dans lequel agit le tout. Or
ce temps au cours duquel agissait le tout, on l'affirmait infini. Un temps fini
mesurerait donc un temps infini. C'est impossible. Ce raisonnement se heurte а plusieurs
objections. 1. - D'aprиs la premiиre de ces objections, le corps qui donne le
premier mouvement peut n'кtre pas divisible, comme c'est йvident pour un corps
cйleste. Or le raisonnement qui prйcиde part de la division de ce corps. A cela il faut
rйpondre qu'une proposition conditionnelle, dont l'antйcйdent est impossible,
peut кtre vraie. Si quelque chose dйtruit la vйritй de cette proposition
conditionnelle, alors elle est impossible; par exemple, si quelqu'un dйtruisait
la vйritй de cette conditionnelle: si l'homme vole il a des ailes, elle
serait impossible. C'est de cette maniиre qu'il faut entendre la marche de la
preuve prйcйdente. Car cette conditionnelle est vraie: si l'on divise un
corps cйleste, une de ses parties aura moindre puissance que le tout. Mais
la vйritй de cette conditionnelle cesse si l'on pose que le premier moteur est
un corps, en raison des impossibilitйs qui en dйcoulent. D'oщ il apparaоt avec
йvidence que c'est impossible. On peut rйpondre dans le mкme sens а l'objection
йlevйe а propos des additions de puissances finies. Car on ne conзoit pas, dans
la rйalitй des choses, de puissances qui suivent toute proportion qu'a le temps
а n'importe quel temps. C'est cependant une proposition conditionnelle vraie,
dont on a besoin dans l'argumentation susdite. 2. - La deuxiиme objection consiste en
ceci. Quand bien mкme le corps est divisй, il peut arriver que la puissance
active d'un corps ne soit pas divisйe avec le corps; c'est le cas de l'вme
raisonnable. Voici la rйponse. Le raisonnement susdit ne prouve pas que Dieu soit uni
а un corps, comme l'вme raisonnable au corps humain, mais qu'il n'est pas une
puissance active enfermйe dans un corps, а l'instar d'une puissance matйrielle
qui suit la division du corps. Aussi bien dit-on de l'intelligence humaine
qu'elle n'est ni un corps, ni une puissance enfermйe dans un corps. Quant а
Dieu, qu'il ne soit pas uni а un corps а la maniиre de l'вme, cela relиve d'une
autre raison. 3. - La troisiиme objection consiste en ceci. A supposer que n'importe
quel corps ait une puissance finie, comme il est prouvй plus haut, йtant donnй
d'autre part qu'une puissance finie ne peut faire durer quelque chose un temps
infini, il s'ensuivra qu'un corps ne peut durer un temps infini. Le corps
cйleste, ainsi, connaоtra nйcessairement la corruption.
Certains rйpondent que le
corps cйleste peut s'йteindre si l'on regarde а sa propre puissance, mais qu'il
reзoit une durйe perpйtuelle d'un autre qui a une puissance infinie. Platon
semble approuver cette solution, quand il met dans la bouche de Dieu, а propos
des corps cйlestes, les paroles suivantes: Par nature, vous кtes soumis а
la corruption, mais ma volontй vous rend incorruptibles, car ma volontй
est plus forte que votre cohйsion. Mais le Commentateur, au XIe Livre de la Mйtaphysique,
rejette cette solution. Pour lui, il est impossible que ce qui de soi peut
ne pas exister, reзoive d'un autre une existence perpйtuelle. Il en rйsulterait
que le corruptible serait changй en incorruptibilitй. Ce qui de soi est
impossible. Telle est donc sa rйponse: dans un corps cйleste, toute la
puissance qui s'y trouve est une puissance finie; et il n'est pas nйcessaire
que ce corps possиde toute la puissance. Le corps cйleste, en effet, au dire
d'Aristote dans le VIIIe Livre de la Mйtaphysique, possиde la puissance
au lieu, non la puissance а l'кtre. Ainsi n'est-il pas nйcessaire qu'il
y ait en lui de puissance au non-кtre. On doit remarquer que cette rйponse du
Commentateur est insuffisante. A supposer en effet qu'il n'y ait pas dans le
corps cйleste de puissance pour ainsi dire passive а l'кtre, - c'est la
puissance passive de la matiиre, - il y a cependant en lui une puissance pour
ainsi dire active, qui est le pouvoir d'exister, Aristote enseignant
expressйment au Ier Livre du Ciel et du Monde que le ciel a le
pouvoir d'exister toujours. Aussi bien vaut-il mieux affirmer que la puissance
йtant dite par rapport а l'acte, c'est en fonction du mode de l'acte qu'il faut
juger de la puissance. Or le mouvement, par dйfinition, comporte quantitй et
extension. Accordons-lui une durйe infinie; celle-ci requiert une puissance
motrice qui soit infinie. Or, exister n'a aucune extension quantitative,
surtout dans une chose dont l'кtre n'est pas sujet au changement, comme c'est
le cas pour le ciel. Aussi n'est-il pas nйcessaire que le pouvoir d'exister
soit infini dans un corps fini, bien que ce corps dure indйfiniment Il est
indiffйrent que ce pouvoir fasse durer quelque chose un instant ou un temps
infini, puisque cet кtre invariable n'est atteint par le temps qu'accidentellement. 4. - La quatriиme
objection consiste en ceci: il ne semble pas nйcessaire que ce qui meut dans un
temps infini ait une puissance infinie, dans les moteurs que leur action
n'altиre pas. Un tel mouvement, en effet, ne consume rien de leur puissance; aprиs
un certain dйlai ils sont capables d'agir dans un laps de temps qui n'est pas
moindre qu'auparavant. Ainsi la puissance du soleil est finie, mais sa
puissance active ne connaissant pas, а agir, d'amoindrissement, elle est
naturellement capable d'agir sur nos rйalitйs infйrieures, dans un temps
infini. Il faut rйpondre ceci: un corps ne meut, on l'a dйjа prouvй, que s'il
est lui-mкme mы. S'il arrive qu'un corps ne soit pas mы, on devra en conclure
que lui-mкme ne meut pas. Or en tout кtre qui est mы, il y a puissance aux
opposйs; les termes mкmes du mouvement йtant opposйs. C'est pourquoi, de soi,
tout corps qui est mы est capable de ne l'кtre pas. Ce qui est capable de ne
pas кtre mы n'a pas de soi de quoi кtre mы un temps infini. Il n'a donc pas
davantage de quoi mouvoir un temps infini. La dйmonstration susdite prend donc pour
base la puissance finie d'un corps fini, puissance qui ne peut, de soi, mouvoir
un temps infini. Mais un corps qui, de soi, est capable d'кtre mы et de ne pas
кtre mы, de mouvoir et de ne pas mouvoir, peut recevoir d'un autre la
perpйtuitй du mouvement. Cet autre doit кtre incorporel. Incorporel devra donc
кtre le premier moteur. Ainsi rien n'empкche, dans la ligne de sa nature, qu'un
corps fini recevant d'un autre le pouvoir perpйtuel d'кtre mы, possиde aussi le
pouvoir perpйtuel de mouvoir. En effet le premier moteur cйleste lui-mкme peut,
par sa nature, imprimer aux corps cйlestes infйrieurs un mouvement perpйtuel,
comme une sphиre qui meut une sphиre. Il n'y a pas non plus d'inconvйnient,
selon le Commentateur, а ce que l'кtre qui de soi est en puissance а кtre mы et
а ne l'кtre pas, reзoive d'un autre la perpйtuitй du mouvement, а supposer,
comme il l'a fait, qu'il soit incapable d'exister perpйtuellement. Le mouvement
est en effet un certain flux qui passe du moteur au mobile: un mobile peut
recevoir d'un autre une perpйtuitй dans le mouvement qu'il n'a pas de lui-mкme.
Quant а l'кtre, c'est dans le sujet existant quelque chose de fixe, au repos:
aussi bien, comme l'enseigne le Commentateur lui-mкme, ce qui de soi est en
puissance au non-кtre ne peut, par la voie de la nature, recevoir d'un autre la
perpйtuitй dans l'кtre. 5. - La cinquiиme objection consiste en ceci: au
terme de la dйmonstration prйcйdente, il ne semble pas qu'il y ait plus de
raison de nier l'existence d'une puissance infinie dans la grandeur que de la
nier en dehors de la grandeur; dans l'un et l'autre cas, il en rйsultera
qu'elle meut hors du temps. On rйpondra que le fini et l'infini dans la grandeur,
dans le temps et dans le mouvement, se trouvent sous une mкme mesure, comme il
est prouvй au IIIe et au VIe Livres des Physiques. L'infini dans l'un
d'eux dйtruit la proportion finie dans les autres. Dans les rйalitйs qui n'ont
pas de grandeur, il n'y a de fini et d'infini que de maniиre йquivoque. C'est
pourquoi le mode de dйmonstration dont on a parlй plus haut n'a pas de place
dans de telles puissances. Mieux encore, on rйpondra que le ciel a deux moteurs,
l'un prochain, а puissance limitйe, d'oщ vient que le mouvement qui lui est
imprimй a une vitesse limitйe; l'autre, йloignй, а puissance infinie, d'oщ
vient que ce mouvement peut avoir une durйe infinie. Il est clair, ainsi, que
la puissance infinie qui n'est pas dans la grandeur peut mouvoir un corps dans
le temps, mais d'une maniиre qui n'est pas immйdiate. Par contre la puissance
qui est dans la grandeur doit le mouvoir immйdiatement, aucun corps n'imprimant
de mouvement s'il n'est dйjа lui-mкme mы. Si donc elle mouvait, il en
rйsulterait qu'elle le ferait en dehors du temps. Plus heureusement encore, on peut dire que
le pouvoir qui n'est pas dans la grandeur, c'est l'intelligence, et qu'elle
meut par volontй. Aussi meut-elle selon les exigences du mobile et non selon la
mesure de sa propre puissance. Par contre, la puissance qui est dans la
grandeur ne peut mouvoir que par une nйcessitй de sa nature, car on a prouvй
que l'intelligence n'est pas une puissance corporelle. Ainsi elle meut
nйcessairement, en proportion de sa quantitй. Si donc elle meut, elle doit le
faire en un instant. Voilа donc comment procиde la dйmonstration
d'Aristote, une fois йcartйes les objections qui prйcиdent. Aucun mouvement
issu d'un moteur corporel ne peut кtre continu et rйgulier; en tout mouvement
local, le moteur corporel meut en effet par attraction ou par impulsion. Or
l'objet d'une attraction et d'une impulsion ne se trouve pas dans la mкme
disposition а l'йgard du moteur, du commencement du mouvement jusqu'а son
terme, йtant tantфt plus proche, tantфt plus йloignй; aucun corps ainsi ne peut
mouvoir d'un mouvement continu et rйgulier. Or le premier mouvement est continu
et rйgulier, comme il est prouvй au VIIIe Livre des Physiques. Le moteur
du premier mouvement n'est donc pas un corps. Aucun mouvement, orientй vers une fin qui
sort de la puissance а l'acte, ne peut кtre perpйtuel; parvenu а l'acte, le
mouvement s'arrкte. Si donc le premier mouvement est perpйtuel, la fin а
laquelle il se rapporte existe nйcessairement toujours, et de toute maniиre
existe en acte. Aucun corps n'est tel, ni aucune puissance enclose dans un
corps, tous les corps et toutes les puissances de cette sorte йtant mobiles par
essence ou par accident. La fin du premier mouvement n'est donc ni un corps ni
une puissance enclose dans un corps. Or la fin du premier mouvement est le
premier moteur, qui meut en tant qu'objet de dйsir. Or ce premier moteur est
Dieu. Dieu n'est donc ni un corps ni une puissance enclose dans un corps. S'il est faux de
dire, selon notre foi, que le mouvement du ciel est perpйtuel, comme on le
verra clairement plus loin, il est vrai pourtant que ce mouvement ne cessera ni
par impuissance du moteur, ni par corruption de la substance du mobile,
puisqu'il ne semble pas que la durйe ralentisse le mouvement du ciel. Ainsi les
arguments mis en avant plus haut ne perdent pas leur valeur. Il y a plein
accord entre l'autoritй divine et cette vйritй dйmontrйe. Saint Jean dit
que Dieu est esprit et que ceux qui l'adorent doivent l'adorer en
esprit et en vйritй. Il est dit encore dans la 1иre Йpоtre а Timothйe:
Au Roi des siиcles, immortel, invisible, au Dieu unique; et dans l'Йpоtre
aux Romains: Ce que Dieu a d'invisible se laisse voir а l'intelligence а
travers ses _uvres. Ce qui est contemplй par l'intelligence, et non par la
vue, c'est en effet les rйalitйs incorporelles. Par lа est confondue l'erreur des premiers
philosophes de la nature, pour qui seules comptaient les causes matйrielles,
telles que l'eau, le feu, etc...; pour eux, les premiers principes des choses
йtaient des corps, et c'est а ces corps qu'ils donnaient le nom de Dieu. -
Certains de ces philosophes affirmaient que les causes motrices йtaient l'amitiй
et la dispute. Les mкmes raisons les confondent eux aussi. La dispute
et l'amitiй se trouvant pour eux dans les corps, les premiers
principes moteurs seraient des puissances encloses dans un corps. - Ces mкmes
philosophes prйtendaient encore que Dieu йtait composй des quatre йlйments et
de l'amitiй. Ce qui donne а penser que Dieu, pour eux, йtait un corps cйleste.
- Seul des Anciens, Anaxagore est parvenu а la vйritй, lui qui affirmait que
tout йtait mы par une intelligence. Par lа aussi sont rйfutйs les paпens, qui,
se basant sur les erreurs philosophiques dont nous venons de parler, croyaient
que les йlйments du monde, comme le soleil, la lune, la terre, l'eau, etc...,
et les puissances encloses en eux, йtaient des dieux. Les arguments qui prйcиdent font йchec
encore aux йgarements des Juifs du peuple, d'un Tertullien, des Audiens ou
hйrйtiques anthropomorphites, qui se reprйsentaient Dieu sous des contours
corporels; sans parler des Manichйens pour qui Dieu йtait une sorte de
substance lumineuse rйpandue dans un espace infini. L'origine de toutes ces erreurs c'est
qu'en pensant les rйalitйs divines, on est venu а tomber dans l'imagination;
laquelle n'est capable que de reprйsentations corporelles. Aussi bien,
lorsqu'on rйflйchit aux rйalitйs incorporelles, faut-il laisser l'imagination
de cфtй. 21: DIEU EST SA PROPRE ESSENCE
Aprиs
ce qui prйcиde, on peut tenir pour assurй que Dieu est sa propre essence, sa
propre quidditй ou nature. Tout кtre, en effet, qui n'est pas sa propre essence
ou quidditй, prйsente nйcessairement une certaine composition. Puisque tout кtre
possиde une essence qui lui est propre, c'est tout ce qu'est une chose qui
serait sa propre essence, si dans cette chose il n'y avait rien d'autre que
cette essence; cette chose serait elle-mкme sa propre essence. Si donc une
chose n'est pas sa propre essence, c'est qu'il y a en elle, nйcessairement,
autre chose que son essence. Et il y aura ainsi en elle composition. Aussi
bien, mкme l'essence, chez les кtres composйs, est-elle dйsignйe par mode de
partie, l'humanitй chez l'homme par exemple. Or nous avons montrй qu'il
n'y a aucune composition en Dieu. Dieu est donc sa propre essence. Seul semble
rester en dehors de l'essence ou de la quidditй d'une chose ce qui n'entre pas
dans la dйfinition de cette chose. La dйfinition exprime en effet ce qu'est la
chose. Or seuls les accidents de la chose ne tombent pas sous la dйfinition. Seuls
donc, dans cette chose, les accidents se trouvent en dehors de l'essence. Or en
Dieu, nous l'avons vu, il n'y a pas d'accidents. En Dieu, il n'y a donc rien
qui ne soit son essence. Il est donc lui-mкme sa propre essence. Les formes qui ne
sont pas attribuйes а des rйalitйs subsistantes, que celles-ci soient prises
dans l'universel ou qu'elles le soient dans le singulier, sont des formes qui
ne subsistent pas, par soi, а l'йtat isolй, individuйes en elles-mкmes. On ne
dit pas que Socrate, un homme, un animal, soient la blancheur, car la blancheur
ne subsiste pas par soi, а l'йtat isolй; elle est individuйe par un sujet
subsistant. De mкme encore les formes naturelles ne subsistent pas par soi, а
l'йtat isolй; elles sont individuйes dans des matiиres qui leur sont propres:
on ne dira pas que ce feu, ou que le feu, est sa propre forme. Les essences
mкmes ou les quidditйs des genres et des espиces sont individuйes par la
matiиre dйsignйe de tel ou tel individu, bien que la quidditй du genre ou de
l'espиce enferme une matiиre et une forme en gйnйral: on ne dira pas que
Socrate, ou tel homme, soit l'humanitй. L'essence divine, elle, existe par soi,
en soi, individuйe en elle-mкme, puisque, nous l'avons vu, elle n'existe en
aucune matiиre. L'essence divine est donc attribuйe а Dieu de telle maniиre que
l'on dise: Dieu est sa propre essence. L'essence d'une chose ou bien est cette
chose, ou bien se comporte а l'йgard de cette chose d'une certaine maniиre а
titre de cause, puisque c'est par son essence que la chose prend rang dans
l'espиce. Mais rien, d'aucune maniиre, ne peut кtre cause de Dieu, puisque Dieu
est l'кtre premier. Dieu est donc sa propre essence. Ce qui n'est pas sa propre essence se
tient, pour une part de soi-mкme, а l'йgard de son essence comme la puissance
par rapport а l'acte. C'est pourquoi l'essence est aussi dйsignйe а la maniиre
d'une forme, par exemple quand on parle d'humanitй. Mais en Dieu, nous
l'avons vu, il n'y a aucune potentialitй. Dieu est donc nйcessairement sa
propre essence. 22: КTRE ET ESSENCE SONT IDENTIQUES EN DIEU
Aprиs
tout ce que nous avons montrй dйjа, il est possible maintenant d'йtablir qu'en
Dieu l'essence ou quidditй n'est rien d'autre que son кtre mкme. Nous avons montrй
plus haut qu'il existait un кtre dont l'кtre йtait par soi nйcessaire, que
c'йtait Dieu. Cet кtre qui existe nйcessairement, а supposer qu'il relиve d'une
quidditй qui n'est pas ce qu'il est, ou bien n'est pas en harmonie avec cette
quidditй, il y rйpugne, comme si la quidditй de blancheur devait exister par
soi; ou bien il est en harmonie, en affinitй, avec elle, comme il en va pour la
blancheur d'exister en autrui. Dans le premier cas, l'кtre qui existe par soi
nйcessairement ne pourra pas s'unir а une telle quidditй. Dans le second cas,
ou bien cet кtre devra dйpendre de l'essence, ou bien кtre et essence
dйpendront d'une autre cause, ou bien l'essence devra dйpendre de l'кtre. Les
deux premiиres hypothиses s'opposent а la dйfinition de cet кtre pour qui il
est nйcessaire d'exister par soi, car s'il dйpend d'un autre il ne lui est plus
nйcessaire d'exister. Dans la troisiиme hypothиse, c'est accidentellement que
cette quidditй s'unira а la rйalitй dont l'existence est par soi nйcessaire:
tout ce qui suit l'кtre d'une chose, en effet, lui est accidentel. Ainsi elle
ne sera pas sa propre quidditй. Dieu n'a donc pas d'essence qui ne soit pas son
кtre mкme. On peut objecter que cet кtre ne dйpend pas de cette essence, d'une
maniиre absolue, d'une dйpendance telle qu'il n'existerait pas si cette essence
n'existait pas; mais qu'il en dйpend sous le rapport du lien grвce auquel il
lui est uni. Ainsi cet кtre existe par soi nйcessairement, mais le fait mкme de
l'union n'est pas par soi nйcessaire. Cette rйponse n'esquive pas les
inconvйnients susdits. Si cet кtre en effet peut кtre pensй sans cette essence,
il s'ensuivra que cette essence se comportera а l'йgard de cet кtre par mode
d'accident. Mais ce dont l'existence est par soi nйcessaire, c'est cet кtre-lа.
L'essence dont il est question se comportera donc de maniиre accidentelle а
l'йgard de l'кtre dont l'existence est par soi nйcessaire. Cette essence n'est
donc pas sa quidditй. Or l'кtre dont l'existence est par soi nйcessaire, c'est
Dieu. Cette essence n'est donc pas l'essence de Dieu, mais une essence postйrieure
а Dieu. - Mais si cet кtre ne peut кtre pensй sans cette essence, alors cet
кtre dйpend de maniиre absolue de celui dont dйpend le lien qu'il a avec cette
essence. Et l'on revient а la mкme position que devant.
Rien n'existe si ce n'est par
son кtre. Ce qui n'est pas son кtre n'existe donc pas de maniиre nйcessaire. Or
Dieu existe de maniиre nйcessaire. Dieu est donc son кtre. Si l'кtre de Dieu
n'est pas sa propre essence, il ne peut exister comme partie de celle-ci,
puisque l'essence divine, nous l'avons montrй, est simple. Il faut donc que cet
кtre soit quelque chose d'autre que son essence. Or tout ce qui se trouve uni а
une chose sans кtre de l'essence de cette chose, lui est uni en vertu de
quelque cause: des choses qui par soi ne sont pas unes, si elles sont unies, le
sont nйcessairement par quelque chose. L'кtre se trouve donc uni а telle
quidditй en vertu d'une certaine cause: ou bien par quelque chose qui fait
partie de l'essence de cette rйalitй, ou par l'essence elle-mкme, ou bien par
quelque autre chose. Premiиre hypothиse: l'essence est homogиne а cet кtre; il
en rйsulte qu'une chose est а soi-mкme sa propre cause. Ce qui est impossible:
logiquement l'existence de la cause a prioritй sur l'existence de l'effet; si
donc une chose йtait а soi-mкme sa propre cause, il faudrait concevoir qu'elle
existe avant d'avoir l'кtre, ce qui est impossible, а moins de concevoir qu'une
chose est sa propre cause d'exister selon un mode accidentel, analogique. Ceci
n'est pas impossible: il y a en effet un кtre accidentel qui est causй par les
principes du sujet, avant que l'кtre soit connu comme кtre substantiel du
sujet. Mais nous ne parlons pas en ce moment de l'кtre accidentel, mais bien de
l'кtre substantiel. Deuxiиme hypothиse. L'кtre est uni а la quidditй par
une autre cause: or tout ce qui reзoit l'кtre d'une autre cause est causй, et
n'est pas la cause premiиre. Or Dieu, cause premiиre, ne souffre pas d'avoir de
cause, nous l'avons йtabli plus haut. Cette quidditй qui reзoit d'ailleurs son
кtre n'est donc pas la quidditй de Dieu. Il est donc nйcessaire que l'кtre de
Dieu soit а lui-mкme sa propre quidditй. Кtre signifie acte. On ne dit pas qu'une chose existe du
fait qu'elle est en puissance, mais du fait qu'elle est en acte. Or tout ce а
quoi vient s'ajouter un certain acte, et qui est distinct de lui, se comporte а
l'йgard de cet acte comme la puissance par rapport а l'acte: les noms d'acte et
de puissance s'appellent en effet l'un l'autre. Si donc l'essence divine est
autre chose que son кtre, il s'ensuit qu'essence et кtre doivent se comporter
comme puissance et acte. Or nous avons vu qu'en Dieu il n'y a rien en fait de
puissance, mais que son кtre est acte pur. L'essence de Dieu n'est donc rien
d'autre que son кtre. Une chose qui ne peut exister sans que plusieurs
йlйments y concourent est un кtre composй. Mais aucune chose en laquelle
essence et кtre sont distincts, ne peut exister sans le concours de plusieurs
йlйments; а savoir l'essence et l'кtre. Toute chose donc en qui essence et кtre
sont distincts est une chose composйe. Or Dieu, nous l'avons vu, n'est pas
composй. L'кtre de Dieu est donc sa propre essence. Toute chose existe du fait qu'elle possиde
l'кtre. Aucune chose dont l'essence n'est pas son кtre mкme n'existe donc de
par son essence, mais en raison de sa participation а quelque chose: l'кtre
lui-mкme. Or ce qui existe par participation а quelque chose ne peut кtre le
premier кtre, parce que ce а quoi participe une chose pour qu'elle existe est
par le fait mкme antйrieur а elle. Or Dieu est l'кtre premier, que rien ne
prйcиde. L'essence de Dieu est donc son кtre mкme. Cette trиs haute vйritй, Dieu lui-mкme l'a
enseignйe а Moпse. Alors que celui-ci demandait au Seigneur: Si les enfants
d'Israлl me disent; quel est son nom? que leur dirai-je? le Seigneur
rйpondit: Je suis celui qui suis. Tu diras donc aux enfants d'Israлl: Celui
qui est m'a envoyй а vous, manifestant que son nom propre est CELUI QUI
EST. Or le nom, en gйnйral, est йtabli pour dйsigner la nature ou l'essence
d'une chose. Reste donc que l'кtre mкme de Dieu est son essence ou sa nature. Cette vйritй, les
docteurs catholiques l'ont йgalement enseignйe. Ainsi Hilaire dans son traitй
de la Trinitй: L'кtre n'est pas un accident pour Dieu, mais la vйritй
subsistante, la cause permanente, la propriйtй de sa nature; ainsi Boлce,
dans son traitй de la Trinitй: La substance divine est son кtre mкme et
c'est d'elle que vient l'кtre. 23: IL N'Y A PAS D'ACCIDENT EN DIEU
A
consйquence nйcessaire de cette vйritй, c'est qu'en Dieu rien ne peut s'ajouter
а son essence ni subsister en lui de maniиre accidentelle. L'кtre lui-mкme
en effet ne peut entrer en partage avec quelque chose qui ne soit pas de son
essence, bien que ce qui existe puisse entrer en partage avec quelque chose
d'autre, car il n'y a rien de plus formel et de plus simple que l'кtre. Ainsi
donc l'кtre lui-mкme ne peut entrer en partage avec rien d'autre. Or la
substance divine est l'кtre mкme. Elle n'a donc rien qui ne soit de sa
substance. Aucun accident ne peut donc inhйrer en elle.
Tout ce qui subsiste dans une
chose de maniиre accidentelle a une cause qui le fait subsister ainsi,
puisqu'il existe en dehors de l'essence de la chose en qui il subsiste. Si donc
une chose existe en Dieu de maniиre accidentelle, il y faut une cause. La cause
de l'accident sera la substance divine elle-mкme, ou quelque chose d'autre. Si
c'est quelque chose d'autre, cette chose devra agir sur la substance divine:
rien n'imprime une forme, soit substantielle soit accidentelle, dans un sujet
rйcepteur, qu'en agissant dans une certaine mesure sur ce sujet; agir en effet
n'est rien d'autre que de constituer quelque chose en acte, ce qui est le fait
de la forme. Dieu donc sera sujet patient, mы par un agent йtranger,
contrairement а ce qui a йtй dйjа йtabli. Dans l'hypothиse oщ la substance divine
est la cause de l'accident qui subsiste en elle, il est impossible qu'elle en
soit la cause dans la mesure oщ elle le reзoit, car la mкme chose, sous le mкme
rapport, se constituerait en acte. Il faut donc, s'il existe un accident en
Dieu, que Dieu soit cause de l'accident et sujet rйcepteur sous des rapports
diffйrents, а l'exemple des кtres corporels qui reзoivent leurs propres
accidents par l'entremise de leur nature matйrielle, et en sont cause de par
leur forme. Ainsi donc Dieu sera composй. Ce dont nous avons prouvй plus haut
le contraire. Tout sujet d'un accident est avec lui dans le rapport de la puissance а
l'acte: ceci parce que l'accident est une certaine forme qui fait exister en
acte selon un кtre accidentel. Mais en Dieu, nous l'avons vu, il n'y a aucune
potentialitй. Il ne peut y avoir en lui d'accident. L'кtre en qui quelque chose subsiste d'une
maniиre accidentelle est dans une certaine mesure, par sa nature mкme, sujet au
changement: de soi, l'accident est capable de subsister ou de ne pas subsister
en autrui. Si donc Dieu se voit conjoindre quelque chose par mode d'accident,
il en rйsultera qu'il est lui-mкme sujet au changement. Ce dont nous avons
prouvй le contraire. L'кtre en qui subsiste un accident n'est pas tout ce
qu'il a en soi; car l'accident ne fait pas partie de l'essence du sujet. Mais
Dieu est tout ce qu'il a en soi. Il n'y a donc pas d'accident en Dieu. Prouvons la
mineure. Toute chose existe dans la cause d'une maniиre plus noble que dans l'effet.
Or Dieu est la cause de tout. Donc tout ce qui est en Dieu s'y trouve d'une
maniиre souverainement noble. Or convient а un кtre, de maniиre absolument
parfaite, ce qu'il est lui-mкme: il y a lа une unitй plus parfaite que dans le
cas oщ une chose est unie а une autre substantiellement, comme la forme l'est а
la matiиre, cette union йtant elle-mкme plus parfaite que dans le cas oщ une
chose subsiste dans une autre de maniиre accidentelle. Reste donc que Dieu est
tout ce qu'il a. La substance ne dйpend pas de l'accident; l'accident,
lui, dйpend de la substance. Ce qui ne dйpend pas d'une chose peut se
rencontrer indйpendamment de cette chose. On peut donc trouver une substance
sans accident. Ceci semble convenir en premier а la substance parfaitement simple
qu'est la substance divine. Aucun accident ne peut donc subsister dans la
nature divine. Les docteurs catholiques se prononcent eux aussi dans
ce sens. Saint Augustin dit, dans son traitй de la Trinitй qu'il n'y a pas
d'accident en Dieu. Ainsi manifestйe, cette vйritй montre l'erreur des Motecallemin
dont parle Averroиs, et qui prйtendaient que certaines idйes
s'ajoutaient а l'essence divine. 24: AUCUNE ADDITION DE DIFFЙRENCE SUBSTANTIELLE NE PEUT SERVIR A
DЙTERMINER L'КTRE DIVIN
Ce que
nous venons de dire peut nous aider а voir comment rien ne peut s'ajouter а
l'кtre divin, qui puisse servir а le dйterminer d'une dйtermination
essentielle, а la maniиre dont les diffйrences dйterminent le genre. Il est impossible
en effet qu'une chose existe en acte si n'existent pas tous les йlйments qui
dйterminent l'кtre substantiel: un animal ne peut exister en acte, qui ne soit
animal raisonnable ou animal sans raison. C'est pourquoi les Platoniciens, dans
leur doctrine des idйes, n'enseignиrent pas l'existence en soi des idйes des
genres, lesquels sont dйterminйs а l'кtre de l'espиce par les diffйrences
essentielles; ils enseignиrent l'existence en soi des idйes des seules espиces,
qui n'ont pas besoin, elles, pour leur dйtermination, des diffйrences
essentielles. Si donc l'кtre divin est dйterminй d'une dйtermination
essentielle par un йlйment de surcroоt, l'кtre mкme ne sera en acte que si cet
йlйment de surcroоt existe. Mais l'кtre mкme est la propre substance de Dieu,
nous l'avons vu. Il est donc impossible que la substance divine existe en acte
si n'existe cet йlйment de surcroоt. D'oщ l'on peut conclure qu'il ne lui est
pas par soi nйcessaire d'кtre. Ce dont nous avons prouvй le contraire au
chapitre prйcйdent. Tout ce qui a besoin d'un йlйment de surcroоt pour
exister est en puissance а son йgard. Mais la substance divine n'est d'aucune
maniиre en puissance, nous l'avons montrй plus haut. De plus la substance de
Dieu est l'кtre mкme de Dieu. Son кtre ne peut donc кtre dйterminй d'une
dйtermination substantielle par quelque chose qui viendrait s'ajouter а lui. Tout ce par quoi
une chose obtient l'кtre en acte, tout ce qui lui est intйrieur, est ou bien
l'essence de la chose en sa totalitй, ou bien une partie de l'essence. Or ce
qui dйtermine une chose d'une dйtermination essentielle fait que cette chose
existe en acte, et est intйrieur а la chose dйterminйe: autrement cette chose
ne pourrait pas кtre substantiellement dйterminйe. Mais si quelque chose vient
se surajouter а l'кtre divin, ce ne peut кtre toute l'essence de Dieu; nous
avons montrй en effet plus haut que l'кtre de Dieu n'est pas diffйrent de son
essence. Reste donc que ce sera une partie de l'essence divine. Dieu, alors,
sera composй essentiellement de parties. Ce dont nous avons dйjа prouvй le
contraire. Ce qui s'ajoute а une chose pour la dйterminer d'une dйtermination
essentielle n'en constitue pas la dйfinition, mais seulement l'кtre en acte: le
raisonnable ajoutй а l'animal donne а l'animal d'exister en acte,
mais ne constitue pas la dйfinition d'animal en tant qu'animal: la diffйrence
en effet n'entre pas dans la dйfinition du genre. Mais si en Dieu s'ajoute
quelque chose qui le dйtermine d'une dйtermination essentielle, cette chose
devra constituer pour celui auquel elle s'ajoute la dйfinition de sa propre
quidditй ou nature: ce qui s'ajoute, en effet, donne а la chose d'exister en
acte. Or cela, le fait d'exister en acte, c'est l'essence mкme de Dieu, comme
nous l'avons dйjа montrй. Reste donc que rien ne peut s'ajouter а l'кtre divin
pour le dйterminer d'une dйtermination essentielle, comme le fait la diffйrence
pour le genre. 25: DIEU NE RENTRE DANS AUCUN GENRE
On
conclura nйcessairement que Dieu ne rentre dans aucun genre. Tout ce qui entre
dans un genre, en effet, possиde en soi quelque chose qui dйtermine а l'espиce
la nature du genre. Rien n'existe dans un genre qui n'existe dans une espиce du
genre. Or, nous l'avons vu, ceci est impossible en Dieu. Il est donc impossible
que Dieu existe dans un genre. Si Dieu existait dans un genre, ce serait ou bien
dans le genre de l'accident ou bien dans le genre de la substance. Dieu
n'existe pas dans le genre de l'accident: l'accident ne peut кtre ni l'existant
premier ni la cause premiиre. Dieu ne peut кtre non plus dans le genre de la
substance, car la substance qui est un genre, n'est pas l'кtre lui-mкme;
autrement toute substance serait son кtre et aucune, ainsi, ne serait causйe
par un autre, ce qui est йvidemment impossible. Mais Dieu est l'кtre mкme. Dieu
ne rentre donc pas dans un genre. Tout ce qui existe dans un genre diffиre,
Selon l'кtre, des autres choses qui sont dans le mкme genre; autrement on ne
pourrait attribuer le genre а plusieurs. Or toutes les choses contenues dans un
mкme genre doivent se trouver unies dans la quidditй du genre, car de toutes le
genre est attribuй au ce-que-cela-est. Donc l'кtre de tout ce qui existe
dans un genre est en dehors de la quidditй du genre. Or ceci est impossible
dans le cas de Dieu. Dieu n'est donc pas contenu dans un genre. C'est la
dйfinition de sa propre quidditй qui situe un кtre dans tel genre; le genre
sert en effet de prйdicat au ce-que-cela-est. Mais la quidditй de Dieu,
c'est l'кtre mкme de Dieu. Selon l'кtre rien n'est situй dans un genre;
autrement l'йtant serait un genre, dйterminй par l'кtre mкme. Reste donc que
Dieu n'est pas contenu dans un genre. Que l'йtant ne puisse pas кtre un
genre, le Philosophe le prouve ainsi. Si l'йtant йtait un genre, il faudrait
trouver une diffйrence qui l'attirerait а l'espиce. Or aucune diffйrence ne
partage le genre, de telle maniиre du moins que le genre entre dans la notion
de diffйrence, car alors le genre serait invoquй deux fois dans la dйfinition
de l'espиce; mais la diffйrence doit exister en dehors de ce qui est conзu dans
la notion de genre. Or il ne peut rien exister en dehors de l'intelligence
qu'on a de l'йtant, si l'йtant rentre dans la notion des choses dont il est
prйdiquй. Ainsi l'йtant ne peut кtre contractй par aucune diffйrence. Reste
donc que l'йtant n'est pas un genre. On en conclura nйcessairement que Dieu ne
rentre pas dans un genre. Il est йvident par lа-mкme que Dieu ne peut pas кtre
dйfini, car toute dйfinition se fait а partir du genre et des diffйrences. Il est йgalement
йvident que l'on ne peut bвtir de dйmonstration sur Dieu qu'а partir de ses
effets, car le principe de la dйmonstration est la dйfinition de ce dont on
fait la dйmonstration. Bien que le nom de substance ne puisse
convenir en propre а Dieu, puisque Dieu ne soutient pas d'accidents, il peut
sembler que la rйalitй signifiйe par ce nom lui convienne pourtant et qu'il
entre ainsi dans le genre de la substance. La substance est en effet un йtant-qui-existe-par-soi,
ce qui convient а Dieu dont on a prouvй qu'il n'йtait pas un accident. Aprиs ce qu'on a
dit, il faut rйpondre que la dйfinition de la substance ne comprend pas l'йtant-par-soi.
Du fait qu'on affirme l'йtant, il ne saurait y avoir genre: on a
prouvй que l'йtant n'implique pas la notion de genre. - Il ne peut davantage y
avoir genre du fait qu'on affirme le par-soi. Cela, semble-t-il, ne fait
qu'impliquer une nйgation: dire qu'un йtant existe par soi, c'est dire qu'il
n'existe pas dans un autre, ce qui est une simple nйgation. Cette nйgation ne
peut constituer la dйfinition du genre, car, s'il en allait ainsi, le genre ne
dirait pas ce qu'est la chose, mais ce qu'elle n'est pas. - Il faut donc que la
notion de substance soit comprise de telle maniиre que la substance soit une chose-а-qui-il-convient-d'exister-en-dehors-d'un-sujet,
le nom de la chose йtant imposй par sa quidditй, comme son nom d'йtant
l'est par l'кtre. Ainsi la notion de substance demande que la substance
ait une quidditй а qui il convient d'exister sans кtre dans un (autre) sujet.
Or cela ne convient pas а Dieu: Dieu n'a pas d'autre quidditй que son кtre.
Reste donc que d'aucune maniиre Dieu n'est dans le genre de la substance. Et
pas davantage en quelque genre que ce soit, puisque, nous l'avons montrй, Dieu
n'existe pas dans le genre de l'accident. 26: DIEU N'EST PAS L'КTRE FORMEL DE TOUTE CHOSE
Par lа
mкme est rйfutйe l'erreur de ceux pour qui Dieu n'est rien d'autre que l'кtre
formel de toute chose. Cet кtre en effet se divise en кtre de la substance
et en кtre de l'accident. Or l'кtre divin, comme on vient de le prouver, n'est
ni кtre substantiel ni кtre accidentel. Il est donc impossible que Dieu soit
cet кtre par quoi, formellement, chaque chose existe. Les choses ne se distinguent pas entre
elles sous le rapport de l'кtre: en cela elles se trouvent toutes convenir. Si
donc les choses se distinguent entre elles, l'кtre mкme devra se spйcifier par
quelques diffйrences additionnelles, de telle sorte qu'а des choses diverses
l'кtre soit divers selon l'espиce, ou que les choses soient diverses en cela
que l'кtre mкme s'appliquera а des natures diverses selon l'espиce. La premiиre
de ces solutions est impossible: on ne peut ajouter а l'кtre, а la maniиre dont
une diffйrence spйcifique s'ajoute au genre. Reste que les choses diffйreront
entre elles parce qu'elles ont des natures diffйrentes auxquelles l'кtre s'agrиge
de maniиre diffйrente. Or l'кtre divin n'advient pas а une autre nature; il est
la nature mкme de Dieu, nous l'avons vu. Si donc l'кtre divin йtait l'кtre
formel de toutes choses, tontes choses ne feraient plus qu'un, purement et
simplement. Par nature, le principe est antйrieur а ce dont il est le principe. Or
chez certains кtres, l'кtre a quelque chose comme principe: on dit de la forme
qu'elle est le principe de l'кtre, de l'agent qu'il fait кtre en acte certaines
choses. Si donc l'кtre divin est l'кtre de chaque chose, il en rйsultera que
Dieu, qui est son кtre, aura une certaine cause et qu'ainsi il ne sera pas
nйcessairement l'кtre par soi. Ce dont nous avons dйjа prouvй le contraire. Ce qui est commun
а beaucoup d'кtres n'existe pas en dehors de ces кtres, si ce n'est
notionnellement: l'animal, par exemple, n'est pas distinct de Socrate, de
Platon, d'autres animaux, si ce n'est dans l'intelligence qui saisit la forme
de l'animal dйpouillйe de tous les caractиres qui l'individuent et la spйcifient;
l'homme en effet est ce qu'est vraiment l'animal. La consйquence, autrement,
serait que dans Socrate et Platon il y aurait plusieurs animaux, а savoir,
l'animal commun, l'homme commun, Platon lui-mкme. A plus forte raison l'кtre
commun lui-mкme n'est-il pas quelque chose d'extйrieur aux rйalitйs existantes,
si ce n'est pour l'intelligence. Or nous avons vu plus haut que Dieu existait
non seulement dans l'intelligence, mais dans la rйalitй. Dieu n'est donc pas
l'кtre commun des choses. A proprement parler, la gйnйration est la voie qui
conduit а l'кtre, la corruption la voie qui conduit au non-кtre; le terme de la
gйnйration n'est pas la forme, ni la privation le terme de la corruption, si ce
n'est en ce sens que la forme produit l'кtre, et la privation le non-кtre.
Supposй en effet que la forme ne fasse pas кtre, on ne dirait pas de la chose
qui reзoit une telle forme qu'elle est engendrйe. Si donc Dieu est l'кtre
formel de toute chose, il en rйsultera qu'il est le terme de la gйnйration. Ce
qui est faux, puisque Dieu est йternel. Il en rйsultera en outre que l'кtre de
toute chose aura existй de toute йternitй. Impossible donc qu'il y ait
gйnйration et corruption. S'il y a gйnйration, il faudra que l'кtre prйexistant
soit acquis de nouveau а une chose, et il le sera ou bien а une chose qui
prйexiste dйjа, ou а une chose qui n'existe encore d'aucune maniиre. Dans le
premier cas, puisque dans l'hypothиse susdite l'кtre de toute chose est unique,
il en rйsulte que la chose dont on dit qu'elle est engendrйe ne recevra pas un
кtre nouveau, mais seulement un nouveau mode d'кtre; cela ne constitue pas une
gйnйration, mais une altйration. Si la chose n'existe encore d'aucune maniиre,
il en rйsulte qu'elle est produite а partir du nйant, ce qui va contre la
notion de gйnйration. Cette hypothиse ruine donc absolument la gйnйration et la
corruption. Il apparaоt ainsi clairement qu'elle est impossible. Les Saintes
Йcritures s'opposent d'ailleurs а cette erreur, quand elles professent que Dieu
est trиs haut et йlevй, comme il est dit en Isaпe, et qu'il est au-dessus
de tout, selon la parole de l'Йpоtre aux Romains. Si Dieu est l'кtre
de toutes choses, alors il est quelque chose de tout, il n'est plus au-dessus
de tout. Les tenants de cette erreur y sont entraоnйs par la mкme idйe qui pousse
les idolвtres а imposer а des morceaux de bois et а des pierres le Nom
incommunicable de Dieu. Si Dieu est en effet l'кtre de toute chose, il n'y
aura pas plus de vйritй а dire: cette pierre existe, que: cette
pierre est Dieu. Quatre voies, semble-t-il, alimentent cette erreur.
La premiиre, c'est l'interprйtation erronйe de certaines autoritйs. Au IVe
chapitre de la Hiйrarchie cйleste, Denys dit que l'кtre de toute
chose, c'est la divinitй superessentielle. D'oщ l'on a voulu tirer que l'кtre
formel de toute chose йtait Dieu, sans remarquer que cette interprйtation йtait
en dйsaccord avec les mots eux-mкmes. Si la divinitй est en effet l'кtre formel
de toute chose, elle ne sera pas au-dessus de toute chose, mais parmi toutes
les choses, bien plus elle fera partie des choses. Affirmant que la divinitй
est au-dessus de toute chose, Denys montre qu'elle est par nature
distincte de toute chose et situйe au-dessus de tout. Affirmant d'autre part
que la divinitй est l'кtre de toute chose, il montre que toutes les
choses tiennent de Dieu une certaine ressemblance avec l'кtre divin. Denys
repousse ailleurs plus clairement cette interprйtation erronйe, quand il dit au
IIIe Livre des Noms divins qu'il n'y a entre Dieu mкme et les autres
choses ni contact ni mйlange aucun, comme serait le contact du point et de la
ligne, ou l'empreinte d'un sceau sur la cire. La deuxiиme cause de cette erreur est une
faute de raisonnement. Йtant donnй que ce qui est commun est spйcifiй ou
individuй par addition, d'aucuns ont estimй que l'кtre divin, qui ne supporte
aucune addition, n'йtait pas un кtre propre, mais l'кtre commun de toute chose.
Ils ne remarquaient pas que ce qui est commun ou universel ne peut exister sans
qu'il y ait addition, quand bien mкme l'intelligence le considиre sans addition:
il ne peut exister d'animal qui ne prйsente la diffйrence de raisonnable
ou de non-raisonnable, bien que l'animal puisse кtre pensй
sans ces diffйrences. D'ailleurs, mкme si l'universel est pensй sans addition,
il ne l'est pas sans capacitй d'addition: si l'on ne pouvait ajouter aucune
diffйrence au mot animal, on n'aurait pas lа un genre; et ainsi pour
tous les autres noms. Or l'кtre divin ne supporte d'addition ni dans la
pensйe, ni mкme dans la rйalitй; et non seulement il ne supporte pas
d'addition, mais il lui est mкme impossible d'en recevoir. Du fait qu'il ne
reзoit ni ne peut recevoir d'addition, on peut conclure bien plutфt que Dieu
n'est pas un кtre commun, mais un кtre propre. Son кtre en effet se distingue
de tous les autres en ce que rien ne peut lui кtre ajoutй. C'est pourquoi le
Commentateur, au Livre des Causes, dit que la cause premiиre se
distingue de tous les autres кtres et est en quelque sorte individuйe par la
puretй mкme de sa bontй. Cette erreur est provoquйe, en troisiиme lieu, par la
considйration de la simplicitй de Dieu. Parce que Dieu est au sommet de la
simplicitй, d'aucuns ont pensй que ce qui se trouvait au terme de l'analyse des
кtres de chez nous, comme le plus simple, c'йtait Dieu: on ne peut en effet
remonter а l'infini dans la composition des кtres de chez nous. Mais lа aussi
il y a eu dйfaillance de la raison: on ne remarquait pas que ce que l'on trouve
de plus simple chez nous n'est pas tellement une chose entiиre qu'une partie
d'une chose. Or la simplicitй attribuйe а Dieu l'est comme а une chose parfaite
et subsistante. Une quatriиme source d'erreur est la maniиre de
parler selon laquelle nous disons que Dieu est en toute chose. Certains
n'ont pas compris que Dieu n'йtait pas dans les choses а la maniиre d'une
partie, mais comme la cause qui ne fait jamais dйfaut а son effet. Dire que la
forme est dans le corps et le pilote dans le navire, n'a pas le mкme sens. 27: DIEU N'EST LA FORME D'AUCUN CORPS
Une
fois montrй que Dieu n'est pas l'кtre de toutes les choses, il est йgalement
possible de montrer que Dieu n'est la forme d'aucun corps. L'кtre divin ne
peut кtre l'кtre d'une quidditй qui n'est pas l'кtre lui-mкme. Or ce qu'est
l'кtre divin lui-mкme n'est rien d'autre que Dieu. Il est donc impossible que
Dieu soit la forme de quelqu'un d'autre. D'autre part la forme du corps n'est pas
l'кtre lui-mкme, mais le principe de l'кtre. Or Dieu est l'кtre mкme. Il n'est
donc pas la forme d'un corps. L'union de la forme et de la matiиre donne un certain
composй, qui est un tout par rapport а la matiиre et а la forme. Or les parties
sont en puissance par rapport au tout. Mais en Dieu il n'y a aucune
potentialitй. Il est donc impossible que Dieu soit une forme unie а quoi que ce
soit. Ce
qui possиde l'кtre par soi est plus noble que ce qui le possиde en autrui. Or
toute forme d'un corps possиde l'кtre en autrui. Dieu йtant souverainement
noble, comme cause premiиre de l'кtre, il ne peut кtre forme de quoi que ce
soit. On
peut montrer la mкme chose а partir de l'йternitй du mouvement. Voici. Si Dieu
est la forme d'un mobile, alors qu'il est lui-mкme le premier moteur, le
composй se mouvra soi-mкme. Mais le sujet qui se meut soi-mкme, peut se mettre
en mouvement ou ne pas s'y mettre. Il y a donc en lui les deux possibilitйs. Or
un tel кtre ne possиde pas de lui-mкme la perpйtuitй du mouvement. Il faut donc
supposer au-dessus de ce moteur un autre premier moteur qui lui donne la
perpйtuitй du mouvement. Ainsi Dieu, premier moteur, n'est la forme d'aucun
corps qui se meut lui-mкme. Cette dйmonstration a valeur pour ceux qui supposent
l'йternitй du mouvement. Dans l'hypothиse contraire, la mкme conclusion peut se
dйduire de la rйgularitй du mouvement du ciel. De mкme qu'un sujet qui se meut
lui-mкme peut se reposer et peut se mettre en mouvement, de mкme peut-il se
mettre en mouvement plus ou moins rapide. La nйcessaire uniformitй du mouvement
du ciel dйpend donc de quelque principe supйrieur absolument immobile, qui ne
fait pas partie, а titre de forme, d'un corps qui se meut lui-mкme. L'autoritй de
l'Йcriture est en harmonie avec cette vйritй. Il est dit dans le Psaume: Ta
majestй, ф Dieu, est exaltйe au-dessus des cieux; et au Livre de Job:
La perfection de Dieu est plus haute que les cieux; que feras-tu? sa mesure est
plus longue que la terre, et plus profonde que la mer. Ainsi donc est
rejetйe l'erreur des paпens qui prйtendaient que Dieu йtait l'вme du ciel, ou
l'вme du monde entier. Du coup ils appuyaient l'erreur de l'idolвtrie, en
affirmant que le monde entier йtait Dieu, non point en raison de la masse
corporelle, mais en raison de l'вme, de mкme qu'on dit d'un homme qu'il est
sage, non pas en raison de son corps, mais en raison de son вme. Ceci posй, ils
croyaient en consйquence qu'il n'йtait pas dйplacй de rendre un culte divin au
monde et а ses diverses parties. Le Commentateur dit mкme, au Livre XIe de la Mйtaphysique,
que ce fut lа l'erreur des sages de la nation des Sabйens, - des
Idolвtres, - pour qui Dieu йtait la forme du ciel. QUANT А SA NATURE28: LA PERFECTION DE DIEU
Bien
que ce qui existe et vit soit plus parfait que ce qui existe seulement,
Dieu, pourtant, qui n'est rien d'autre que son кtre, est l'existant
universellement parfait. Je dis universellement parfait, comme celui а qui ne
fait dйfaut la perfection d'aucun genre. Toute la noblesse d'une chose lui vient de
son кtre. Un homme ne tirerait aucune noblesse de sa sagesse si elle ne le
rendait sage, et ainsi du reste. Le mode selon lequel une chose possиde l'кtre
rиgle donc le degrй de noblesse de cette chose. Selon que l'кtre d'une chose
est rйduit а un mode spйcial de noblesse, plus ou moins йlevй, on dit de cette
chose qu'elle est, sous ce rapport plus ou moins noble. Si donc il existe une
chose а qui appartiennent toutes les virtualitйs de l'кtre, aucune des
noblesses qui convient а une chose ne peut lui manquer, Mais la chose qui est
son кtre possиde l'кtre selon toutes ses virtualitйs: s'il existait, par
exemple, une blancheur а l'йtat sйparй, rien ne pourrait lui manquer des
virtualitйs de la blancheur; car s'il manque а une chose blanche quelque chose
des virtualitйs de la blancheur, cela vient des limites du sujet qui reзoit la
blancheur selon le mode qui lui est propre, non selon toutes les virtualitйs de
la blancheur. Dieu, qui est son кtre, possиde donc l'кtre selon toutes les
virtualitйs de l'кtre mкme. Il ne peut donc manquer d'aucune des perfections
qui conviennent aux choses. De mкme qu'une chose possиde toute noblesse et toute
perfection pour autant qu'elle est, de mкme y a-t-il en elle dйfaut pour autant
que, d'une certaine maniиre, elle n'est pas. Or Dieu qui possиde l'кtre d'une
maniиre totale, est de ce fait totalement prйservй du non-кtre; le mode selon
lequel une chose possиde l'кtre commandant la mesure selon laquelle cette chose
йchappe au non-кtre. Tout dйfaut est donc absent de Dieu. Dieu est donc
universellement parfait. Les choses qui ne font qu'exister ne sont pas
imparfaites en raison de l'imperfection de l'кtre pris lui-mкme absolument:
c'est qu'elles ne possиdent pas l'кtre selon toutes ses virtualitйs, mais y
participent selon un mode particulier, trиs imparfait. Un кtre imparfait est nйcessairement
prйcйdй par un кtre parfait: la semence est issue de l'animal ou de la plante.
Le premier кtre sera donc absolument parfait. Le premier кtre, nous l'avons
montrй, c'est Dieu. Dieu est donc absolument parfait. Tout кtre est parfait pour autant qu'il
est en acte; un кtre est imparfait pour autant qu'il est en puissance, avec
privation d'acte. Cela donc qui n'est d'aucune maniиre en puissance, qui est
acte pur, est nйcessairement parfait, et de maniиre absolue. Tel est Dieu. Dieu
est donc absolument parfait. Rien n'agit que dans la mesure oщ il est en acte.
L'action suit donc la mesure d'acte de l'agent. L'effet que sort l'action ne
peut donc exister dans un acte plus noble que n'est l'acte de l'agent; il est
possible cependant que l'acte de l'effet soit moins parfait que l'acte de la
cause agente, l'action, envisagйe dans son terme, pouvant кtre affaiblie. Or
dans le genre de la cause efficiente, la rйduction se fait а l'unique cause
qu'on appelle Dieu, de qui viennent toutes les choses, comme nous le venons
plus loin. Il faut donc que tout ce qui est en acte en toute autre chose, se
trouve en Dieu d'une maniиre beaucoup plus йminente que dans cette chose, et
non pas le contraire. Dieu est donc absolument parfait.
En chaque genre il existe une
chose absolument parfaite, qui est la mesure de toutes les choses contenues
dans ce genre, car une chose se rйvиle plus ou moins parfaite selon qu'elle est
plus ou moins proche de la mesure de son genre; ainsi dit-on du blanc qu'il est
la mesure de toutes les couleurs, et du vertueux qu'il est la mesure de tous
les hommes. Or, la mesure de tous les кtres n'est autre que Dieu, qui est son
кtre. Il ne manque donc а Dieu aucune des perfections qui conviennent aux
choses: autrement, il ne serait pas la mesure gйnйrale de toutes les choses. Voilа pourquoi,
alors que Moпse cherchait а voir la face, ou la gloire, de Dieu, le Seigneur
lui rйpondit: Je te montrerai tout bien, donnant ainsi а entendre qu'il
est la plйnitude de toute bontй. De mкme Denys, au chapitre V des Noms
divins, dit que Dieu n'existe pas de n'importe quelle maniиre, mais
qu'il embrasse, contient d'avance, en lui-mкme, de maniиre simple et impossible
а circonscrire, l'кtre tout entier. Remarquons toutefois que la perfection ne
peut кtre attribuйe а Dieu si on prend le nom dans sa signification originelle:
ce qui n'est pas fait ne peut pas, semble-t-il, кtre appelй parfait. Tout
ce qui se fait est amenй de la puissance а l'acte, du non-кtre а l'кtre; c'est
quand il est fait qu'il est alors, а proprement parler, appelй parfait,
c'est-а-dire totalement fait, quand la puissance est totalement rйduite
а l'acte, de telle maniиre que la chose ne retienne rien du non-кtre, mais
qu'elle possиde l'кtre complet. C'est donc par une certaine extension du mot
qu'on appelle parfait, non seulement ce qui en йtant fait parvient а l'acte
complet, mais cela mкme qui est en acte complet sans passer par aucune
fabrication. C'est en ce sens que nous disons de Dieu qu'il est parfait, selon
la parole de saint Matthieu: Soyez parfaits comme votre Pиre cйleste est
parfait. 29: RESSEMBLANCE DES CRЙATURES AVEC DIEU
On voit
ainsi comment les crйatures peuvent ressembler ou ne pas ressembler а Dieu. Les effets,
infйrieurs а leurs causes, ne s'accordent avec eux ni dans le nom ni dans la
rйalitй; il est nйcessaire pourtant qu'il y ait entre eux une certaine
ressemblance: la nature mкme de l'action veut que l'agent produise son
semblable, tout agent agissant en tant qu'il est en acte. Voilа pourquoi la
forme de l'effet existe d'une certaine maniиre dans la cause supйrieure, mais
selon un autre mode et une autre nature, ce qui fait dire de la cause qu'elle
est йquivoque. Le soleil cause la chaleur dans les corps infйrieurs, en
agissant en tant qu'il est en acte; la chaleur engendrйe par le soleil devra
donc avoir une certaine ressemblance avec la puissance active du soleil, grвce
а laquelle la chaleur est causйe dans ces corps infйrieurs et en raison de
laquelle le soleil est appelй chaud, non point cependant pour la mкme raison.
Ainsi dit-on du soleil qu'il est semblable d'une certaine maniиre а tous les
кtres en qui il produit efficacement ses effets, et dont pourtant il diffиre,
en tant que ces effets ne possиdent pas de la mкme maniиre la chaleur et tout
ce qui se trouve dans le soleil. C'est ainsi que Dieu confиre aux choses toutes
les perfections et qu'il connaоt avec elles а la fois ressemblance et
dissemblance. C'est pourquoi la sainte Йcriture tantфt souligne la ressemblance qu'il
y a entre Dieu et la crйature, ainsi qu'il est йcrit au livre de la Genиse:
Faisons l'homme а notre image et а notre ressemblance; et tantфt la
nie, selon cette parole d'Isaпe: A qui donc avez-vous comparй Dieu; quelle
image pouvez-vous en donner? Selon encore ce verset du Psaume: Dieu, qui
te ressemblera? Denys est en accord avec cette idйe, quand il dit au
chapitre IX des Noms divins: les mкmes choses ont avec Dieu
ressemblance et dissemblance, ressemblance selon l'imitation qu'elles ont avec
celui qui n'est pas parfaitement imitable, et telle qu'il leur est donnй
d'exister; dissemblance par contre, en tant que les кtres causйs sont
infйrieurs а leurs causes. Selon cette ressemblance il convient davantage de
dire que la crйature ressemble а Dieu, que l'inverse. Est semblable а quelqu'un
l'кtre qui possиde sa qualitй ou sa forme. Comme ce qui existe en Dieu а l'йtat
de perfection se retrouve participй dans les autres choses avec une certaine
dйficience, ce selon quoi la similitude est prise appartient purement et
simplement а Dieu, non а la crйature. Ainsi la crйature possиde ce qui
appartient а Dieu, et il est donc vrai de dire qu'elle ressemble а Dieu. Mais
on ne peut dire de mкme que Dieu possиde ce qui appartient а la crйature. Il ne
convient donc pas de dire que Dieu est semblable а la crйature, tout comme nous
ne disons pas d'un homme qu'il ressemble а son portrait, alors qu'il est vrai
d'affirmer que son portrait est ressemblant. A plus forte raison n'est-il pas juste de
dire que Dieu est assimilй а la crйature. L'assimilation implique un
mouvement vers la ressemblance et donc est le fait du sujet qui reзoit d'un
autre de quoi devenir ressemblant. La crйature, elle, reзoit de Dieu de quoi
lui ressembler, mais non point Dieu de la crйature. Ce n'est donc pas Dieu qui
est assimilй а la crйature, mais bien au contraire la crйature qui est
assimilйe а Dieu. 30: DE QUELS NOMS PEUT-ON FAIRE USAGE EN PARLANT DE DIEU?
On
peut examiner maintenant quels noms peuvent s'employer en parlant de Dieu,
quels autres doivent кtre exclus, ceux qui lui sont propres, et ceux qui,
enfin, peuvent s'appliquer aussi bien а lui qu'aux autres rйalitйs? N'importe quelle
perfection de la crйature doit se retrouver en Dieu, mais d'une autre maniиre,
plus noble. Aussi tous les mots qui dйsignent dans l'absolu une quelconque
perfection, sans nuance de limite, se disent а la fois de Dieu et des autres
кtres. Ainsi la bontй, la sagesse, l'кtre, et tout autre nom de cette sorte.
Par contre, tout nom qui signifie semblable perfection, mais en incluant cette
fois les conditions propres а la crйature, ne peut pas s'employer en parlant de
Dieu, si ce n'est en vertu d'une certaine ressemblance, par mйtaphore: l'usage
est alors de prкter а tel кtre ce qui n'appartient en fait qu'а tel autre; par
exemple, si je traite un homme de pierre parce qu'il a la tкte dure.
Rentrent dans cette catйgorie tous les noms qui ont pour fonction de signifier
telle espиce de crйatures: comme, par exemple, l'homme ou la pierre. En
effet, toute espиce implique en propre une certaine mesure de perfection et
d'кtre. C'est encore le cas de tous les noms qui signifient les propriйtйs
rйsultant dans un кtre des principes spйcifiques de sa nature. Aussi ne peut-on
les utiliser, en parlant de Dieu, qu'а titre de mйtaphores. Au contraire,
certains noms expriment les perfections dont nous parlons sous l'angle de cette
surйminence selon laquelle elles ne se rencontrent qu'en Dieu: on ne peut alors
les appliquer qu'а Dieu seul. Ainsi quand je parle du Bien suprкme, de l'Кtre
premier, et ainsi de suite. Lorsque je dis de certains de ces noms qu'ils
impliquent perfection sans limite, je me place du point de vue de la rйalitй
qu'on a voulu exprimer en lui appliquant ce nom. Quant а la faзon dont cette
rйalitй est signifiйe, il est en effet trop clair que tous nos mots impliquent
une certaine imperfection. Car, par le nom, nous n'exprimons le rйel que de la
faзon dont notre intelligence le conзoit. Or, pour celle-ci le point de dйpart
de tout acte de connaissance se trouve toujours dans l'un ou l'autre de nos
sens. D'oщ il suit qu'elle ne peut dйpasser la maniиre d'кtre propre aux choses
sensibles, chez lesquelles autre est la forme et autre l'кtre qui possиde cette
forme, en raison de la composition de forme et de matiиre. Certes, la forme
que l'on trouve dans ces кtres est bien simple, elle, mais elle est imparfaite,
puisqu'elle ne subsiste pas par elle-mкme; inversement, le sujet qui possиde
cette forme subsiste bien par lui-mкme, mais il n'est pas simple; au contraire,
il comporte composition matйrielle. Ceci explique pourquoi notre intelligence,
chaque fois qu'elle entend affirmer d'un sujet qu'il subsiste par lui-mкme, ne
peut le faire sans se servir d'un nom qui implique composition matйrielle. Mais
s'il s'agit pour elle d'affirmer la simplicitй d'un кtre, elle doit recourir а
un terme qui signifie, non pas ce qui est, mais ce par quoi quelque
chose est. C'est pourquoi les noms dont nous nous servons, du moins quant а
la maniиre dont ils signifient le rйel, impliquent une certaine imperfection
qui ne peut convenir а Dieu, alors mкme que la rйalitй ainsi dйsignйe lui
convient bel et bien, d'une maniиre plus йminente, s'entend. Soit, par exemple,
ces expressions, bontй, bon. Bontй signifie la rйalitй visйe comme non
subsistante, tandis que bon la signifie comme chose concrиte. Aussi, de
ce point de vue, aucun de nos noms ne peut s'appliquer convenablement а Dieu:
la chose n'est possible que si l'on considиre uniquement la rйalitй que le nom
a fonction de dйsigner. Ces noms, on pourra donc, comme l'enseigne Denys, aussi
bien les affirmer que les nier de Dieu: l'affirmation se justifie du point de
vue du sens mкme du nom, la nйgation se lйgitime а raison de la maniиre dont le
nom exprime son sens. Quant а cette maniиre surйminente dont les perfections en
cause se trouvent rйalisйes en Dieu, les noms que nous forgeons ne peuvent la
dйsigner que par le biais d'une nйgation. C'est ce qui se produit quand nous
disons, par exemple, que Dieu est йternel, ou infini. On peut
aussi passer par le biais de la relation qui s'йtablit entre Dieu et les autres
кtres, par exemple en disant que Dieu est la Cause premiиre ou le
Souverain Bien. C'est que nous ne pouvons saisir de Dieu ce qu'il est, mais
seulement ce qu'il n'est pas, et comment les autres кtres se situent par
rapport а lui, comme on l'a expliquй plus haut. 31: LA PERFECTION DE DIEU ET LA PLURALITЙ DES NOMS QU'ON LUI
ATTRIBUE NE S'OPPOSENT PAS А SA SIMPLICITЙ
On
peut aussi se rendre compte, par lа, que ni la perfection de Dieu, ni les noms
divers qu'on lui attribue ne s'opposent а la simplicitй de son кtre. Nous avons dit en
effet que tout ce que nous rencontrons de perfection dans les diverses
crйatures peut кtre attribuй а Dieu, а la faзon dont les effets se retrouvent
dans leurs causes йquivoques. Or, ils s'y trouvent virtuellement, comme par
exemple la chaleur dans le soleil. Mais si ce pouvoir d'action n'йtait de
quelque faзon du mкme ordre que la chaleur, jamais le soleil ne produirait par
son intermйdiaire un effet de ce genre. Ce sera donc а raison de ce pouvoir que
nous dirons du soleil qu'il est chaud, non simplement parce qu'il est source de
chaleur, mais bien aussi parce que ce pouvoir grвce auquel il agit ainsi est
lui-mкme de l'ordre de la chaleur. De plus, ce pouvoir qui est en lui source de
chaleur produit encore bien d'autres effets dans les corps infйrieurs: par
exemple, la sйcheresse. Et voilа comment la chaleur et la sйcheresse, qui sont
des qualitйs distinctes dans le feu, ressortissent finalement, dans le soleil,
а un unique pouvoir. Ainsi toutes les perfections des divers кtres, qui
rйsultent en eux de formes diffйrentes, seront nйcessairement attribuйes а Dieu
comme ressortissant en lui а son unique puissance. Et de plus, sa puissance
n'est rien d'autre que son essence; car, nous l'avons montrй, il ne peut rien y
avoir en lui d'accidentel. Dиs lors, Dieu sera qualifiй de sage, non pas
simplement pour autant qu'il est cause de la sagesse, mais bien du fait que,
lorsque nous parvenons а la sagesse, nous imitons а notre faзon la puissance
grвce а laquelle il nous rend sages. Au contraire, on ne la qualifie pas de pierre:
et pourtant, il a fait les pierres. C'est que ce terme de pierre implique
une certaine maniиre limitйe d'exister, par quoi prйcisйment la pierre se
distingue de Dieu. D'ailleurs, la pierre elle aussi imite Dieu, comme tout
effet sa cause, soit dans la ligne de l'кtre, soit dans celle du bien, soit
dans d'autres encore, comme il en va de toute crйature. Et quelque chose de
semblable se retrouve dans les facultйs de connaissance et les pouvoirs
d'action de l'homme. Car l'intelligence connaоt par son seul pouvoir tous les
objets que les sens n'atteignent que grвce а de multiples facultйs; et elle
connaоt mкme bien d'autres choses encore. Qui plus est, plus l'intelligence
sera puissante, plus elle sera capable d'embrasser de multiples objets d'un
seul regard, lа oщ une intelligence plus bornйe devra, pour les saisir, se
livrer а de multiples dйmarches. C'est encore ainsi que la puissance royale
s'йtend а toutes sortes d'affaires qui chacune sont du ressort d'un des
multiples pouvoirs subordonnйs. Ainsi donc Dieu, du seul fait de son кtre
unique et simple, possиde tonte la plйnitude de perfection que les crйatures ne
parviennent а rйaliser, et encore а un bien moindre degrй, que par des voies
diverses. Et ceci fait apparaоtre la nйcessitй oщ nous sommes de multiplier les
noms que nous donnons а Dieu. Laissйs en effet aux seules forces de notre
nature, nous ne pouvons le connaоtre qu'en remontant jusqu'а lui а partir des
effets dont il est cause; pour exprimer sa perfection, nous aurons donc besoin
de noms tout aussi variйs que le sont les perfections rencontrйes dans les
crйatures. Bien sыr, si notre intelligence pouvait saisir l'essence de Dieu
telle qu'elle est, et lui appliquer un nom propre, alors nous l'exprimerions
d'un seul coup par un seul nom. C'est la promesse faite а ceux qui verront Dieu
par son essence: Ce jour-lа ils n'auront qu'un seul Seigneur, et unique sera
son Nom. 32: RIEN DE CE QUI EST ATTRIBUЙ А DIEU ET AU RESTE DES CHOSES NE
L'EST DE MANIИRE UNIVOQUE
Il
ressort ainsi clairement que rien de ce qui est attribuй а Dieu et au reste des
choses ne peut l'кtre de maniиre univoque. L'effet qui ne reзoit pas une forme
spйcifiquement semblable а la forme qui est source d'activitй pour l'agent, ne
peut recevoir de cette forme un nom qui serait pris dans un sens univoque:
l'attribution du qualificatif chaud au feu que le soleil engendre, et au
soleil lui-mкme, n'est pas univoque. Or les rйalitйs dont Dieu est la cause ont
des formes qui ne sont pas au niveau de la puissance de Dieu, puisqu'elles
reзoivent d'une maniиre fragmentйe et parcellaire ce qui se trouve en Dieu de
maniиre simple et universelle. Il est donc clair que l'on ne peut rien affirmer
d'univoque de Dieu et des autres choses. D'ailleurs si quelque effet est au niveau
spйcifique de la cause, il n'aura droit а l'attribution univoque du nom que
s'il reзoit une mкme forme spйcifique sous un mкme mode d'кtre: on ne parlera
pas d'une maison de maniиre univoque selon qu'elle est un projet
d'architecte ou une rйalisation matйrielle; dans l'un et l'autre cas la forme
de la maison n'a pas un кtre semblable. A supposer que les autres choses
reзoivent une forme absolument semblable, elles ne la reзoivent pas pour autant
sous le mкme mode d'кtre: il n'y a rien en Dieu, c'est manifeste, qui ne soit
son кtre mкme, ce qui n'est pas le cas des autres choses. Impossible donc
d'attribuer quoi que ce soit, de maniиre univoque, а Dieu et au reste des
choses. Ce que l'on attribue а plusieurs choses d'une maniиre univoque est ou
bien un genre, ou bien une espиce, ou une diffйrence, ou un accident, fыt-il
propre. Or on ne peut rien attribuer а Dieu en fait de genre ou de diffйrence,
nous l'avons montrй; rien non plus comme dйfinition ni encore comme espиce,
constituйe par le genre et la diffйrence. Rien, non plus, ne peut arriver а
Dieu, si bien que l'on ne peut rien attribuer а Dieu en fait d'accident ou de
propre, le propre rentrant dans le genre des accidents. Reste donc que rien
d'univoque ne peut кtre attribuй а Dieu et au reste des choses. Ce que l'on
attribue d'une maniиre univoque а plusieurs choses est, au moins au plan de
l'intelligence, plus simple que chacune de ces choses. Or rien ne peut кtre
plus simple que Dieu, au plan de la rйalitй comme au plan de l'intelligence. On
ne peut donc rien affirmer univoquement de Dieu et des autres кtres. Tout ce que l'on
attribue а plusieurs choses de maniиre univoque convient par participation а
chacune de celles auxquelles on l'attribue: l'espиce, dit-on, participe au
genre, l'individu а l'espиce. Or on ne peut rien attribuer а Dieu par mode de
participation: tout ce qui est participй, en effet, se voit dйterminй selon le mode
du participй; il se trouve ainsi limitй, incapable d'atteindre la pleine mesure
de la perfection. On ne peut donc rien affirmer de Dieu et du reste des choses
de maniиre univoque. Ce qui est attribuй а certains кtres selon les
catйgories d'antйrioritй et de postйrioritй ne leur est certainement pas
attribuй de maniиre univoque: en effet la catйgorie d'antйrioritй est comprise
dans la dйfinition de celle de postйrioritй; ainsi la substance est-elle
incluse dans la dйfinition de l'accident en tant que celui-ci est de l'кtre. Si
donc l'on attribuait le terme d'existant а la substance et а l'accident
de maniиre univoque, la substance devrait trouver place dans la dйfinition de
l'existant en tant que celui-ci est attribuй а la substance; ce qui est
йvidemment impossible. Or rien ne peut кtre attribuй а Dieu et aux autres
choses selon un mкme ordre, mais seulement selon les catйgories d'antйrioritй
et de postйrioritй. Йtant donnй qu'en Dieu tout est affirmй essentiellement, le
terme d'existant lui est attribuй comme signifiant son essence mкme, et le
terme de bon comme signifiant sa bontй mкme; quant au reste des кtres, les
attributions sont faites par mode de participation, Socrate par exemple йtant
appelй homme, non parce qu'il est l'humanitй elle-mкme, mais parce qu'il a part
а l'humanitй. Il est donc impossible d'affirmer quelque chose de Dieu et du
reste des кtres d'une maniиre univoque. 33: LES NOMS DONNЙS А DIEU ET AUX CRЙATURES N'ONT PAS TOUS UNE
VALEUR PUREMENT ЙQUIVOQUE
Ce qui
prйcиde montre bien que les noms attribuйs а Dieu et au reste des кtres ne sont
pas purement йquivoques comme sont les noms que le hasard rend йquivoques. Entre ces noms,
en effet, que le hasard rend йquivoques, on ne dйcouvre aucun ordre, aucun
rapport de l'un а l'autre: c'est tout а fait par accident qu'un mкme nom est
attribuй а des rйalitйs diffйrentes; qu'un nom soit attribuй а telle chose ne
signifie pas que ce mкme nom ait rapport а telle autre. Or il n'en va pas de
mкme des noms que l'on attribue а Dieu et aux crйatures. On considиre en effet
dans la communautй de ces noms la relation de la cause et de l'effet, comme le
montre ce qui prйcиde. L'attribution de quelque chose а Dieu et aux autres
кtres ne se fait donc pas selon une simple йquivoque. En cas de simple йquivoque, il n'y a
aucune ressemblance dans les choses, mais seulement identitй de noms. Or nous
avons dit dйjа qu'il y a un certain mode de ressemblance entre les choses et
Dieu. Reste donc que les attributions faites а Dieu ne sont pas purement
йquivoques. Quand un nom est attribuй а plusieurs choses de maniиre purement
йquivoque l'une de ces choses est incapable de nous en faire connaоtre une
autre, car la connaissance des choses ne dйpend pas des mots mais de la nature
dйfinie par les noms. Or nous parvenons а la connaissance des rйalitйs divines
а partir de ce que nous dйcouvrons dans les autres choses. Les attributions
faites а Dieu et au reste des кtres ne sont donc pas purement йquivoques. L'йquivocitй du
nom est un obstacle а la marche d'une argumentation. Si donc l'on attribuait а
Dieu et aux choses rien que de purement йquivoque, on ne pourrait construire
aucune argumentation qui fasse monter des crйatures jusqu'а Dieu. Tous ceux qui
traitent des choses de Dieu prouvent clairement le contraire. C'est en vain
qu'un nom est attribuй а une chose s'il ne nous fait pas connaоtre un peu cette
chose. Mais si les noms que l'on attribue а Dieu et aux crйatures sont
absolument йquivoques, ces noms ne nous feront rien connaоtre de Dieu, puisque
leur sens ne nous est connu que d'aprиs leur mode d'application aux crйatures.
C'est donc en vain que l'on dirait ou que l'on prouverait de Dieu qu'il est
existant, bon, etc. Si par ailleurs on affirme que ces noms ne nous font
connaоtre de Dieu que ce qu'il n'est pas, de telle maniиre, par exemple, qu'on
le dise vivant parce qu'il n'appartient pas au genre des choses
inanimйes, et ainsi du reste, il faudra au moins que le mot vivant, affirmй
de Dieu et des crйatures, s'accorde dans la nйgation de l'кtre inanimй. Il ne
sera donc pas purement йquivoque. 34: CE QUI EST ATTRIBUЙ А DIEU ET AUX CRЙATURES, L'EST
ANALOGIQUEMENT
La
conclusion s'impose. Ce qui est attribuй а Dieu et aux autres кtres ne l'est ni
de maniиre univoque, ni de maniиre йquivoque, mais analogiquement, par relation
ou rйfйrence а quelque chose d'unique. Deux cas se prйsentent. Dans le premier
cas, des choses multiples ont rйfйrence а quelque chose d'unique: ainsi, par
rйfйrence а une unique santй, l'animal sera dit sain, а titre de sujet;
la mйdecine sera dite saine а titre de cause efficiente, la nourriture а titre
de facteur de conservation, l'urine а titre de signe. Dans le deuxiиme cas, il y a relation ou
rйfйrence, chez deux кtres, non а quelque chose d'autre, mais а l'un des deux.
C'est ainsi que le fait d'кtre est attribuй а la substance et а
l'accident en tant que l'accident a rйfйrence а la substance, non point en tant
que la substance et l'accident auraient rйfйrence а quelque tiers. Ces noms qu'on
attribue а Dieu et aux autres кtres ne le sont donc pas selon l'analogie du
premier mode, - il faudrait alors quelque chose d'antйrieur а Dieu - mais selon
l'analogie du second mode. Mais dans une telle attribution analogique, l'ordre
nominal et l'ordre rйel tantфt coпncident, et tantфt non. L'ordre nominal suit
en effet l'ordre de la connaissance, le nom йtant le signe de ce que conзoit
l'intelligence. Quand donc ce qui est premier dans l'ordre de la rйalitй se
trouve aussi premier dans l'ordre de la connaissance, la mкme chose se trouve
premiиre tant du cфtй de la raison du nom que du cфtй de la nature des choses:
la substance par exemple est premiиre par rapport а l'accident tant du cфtй de
la nature, puisqu'elle est cause de l'accident, que du cфtй de la connaissance,
en tant que la substance est prise pour dйfinir l'accident. C'est pourquoi le
fait d'кtre existant est attribuй а la substance avant de l'кtre а l'accident,
tant du cфtй de la nature des choses que du cфtй de la raison du nom. - Mais il
arrive parfois que ce qui est premier selon la nature est second dans l'ordre
de la connaissance. En matiиre d'analogie, l'ordre n'est plus alors le mкme
entre la chose et la raison du nom. C'est ainsi que la vertu curative des
remиdes est par nature antйrieure а la santй de l'animal, comme la cause l'est
а l'effet; mais parce que nous connaissons cette vertu par ses effets, c'est
aussi par ses effets que nous la nommons. Aussi bien, le remиde qui donne la
santй est-il premier dans l'ordre de la rйalitй, mais dans l'ordre de la
raison du nom c'est l'animal qui est d'abord appelй sain. Ainsi donc, parce
que nous partons des choses crййes pour atteindre la connaissance de Dieu, la
rйalitй que recouvre les noms attribuйs а Dieu et aux autres кtres est premiиre
en Dieu, selon son mode propre; la raison du nom, elle, est seconde. Aussi bien
dit-on que Dieu est nommй d'aprиs ses effets. 35: LES NOMS QUE L'ON ATTRIBUE А DIEU NE SONT PAS SYNONYMES
Tout
cela montre bien que les noms attribuйs а Dieu, bien qu'ils signifient une mкme
rйalitй, ne sont pas pour autant synonymes; ils ne traduisent pas en effet la
mкme idйe. De mкme que des rйalitйs diffйrentes ressemblent а l'unique et simple
rйalitй qu'est Dieu grвce а des formes diverses, de mкme, grвce а des idйes
diffйrentes, notre intelligence ressemble-t-elle d'une certaine maniиre а Dieu,
pour autant que les diverses perfections des crйatures nous conduisent а la
connaissance de Dieu. Aussi bien notre intelligence en concevant de l'unique
rйalitй divine des idйes nombreuses, n'est-elle ni erronйe ni vaine, car la
simplicitй de l'кtre divin est telle que certaines choses peuvent lui
ressembler d'aprиs des formes multiples, nous l'avons montrй plus haut. Or
c'est conformйment а des idйes diffйrentes que notre intelligence dйcouvre des
noms divers qu'elle attribue а Dieu. N'йtant pas attribuйs dans le mкme sens,
il est donc clair que ces noms ne sont pas synonymes, bien qu'ils signifient
absolument la mкme rйalitй. Le nom en effet n'a pas le mкme sens, du moment
qu'il signifie d'abord ce que conзoit l'intelligence avant de signifier la rйalitй
que celle-ci conзoit. 36: DE QUELLE MANIИRE NOTRE INTELLIGENCE FORME DES PROPOSITIONS
SUR DIEU
Il est
clair, en outre, que notre intelligence ne forme pas en vain sur Dieu, qui est
simple, des йnonciations par composition et division, bien que Dieu soit
absolument simple. Bien que notre intelligence parvienne, en effet, а
connaоtre Dieu par le moyen de conceptions diverses, nous venons de le voir,
elle conзoit cependant que ce qui rйpond а toutes ces conceptions est
absolument unique. L'intelligence en effet n'attribue pas aux choses qu'elle
conзoit le mode sous lequel elle les conзoit; elle n'attribue pas
l'immatйrialitй а la pierre, bien qu'elle connaisse la pierre d'une maniиre
immatйrielle. C'est ainsi qu'on йnonce l'unitй de la rйalitй par une composition
de mots qui exprime l'identitй, quand on dit: Dieu est bon, ou Dieu
est la bontй, si bien que la diversitй, dans la composition, est а
mettre au compte de l'intelligence, l'unitй au compte de la rйalitй que
l'intelligence conзoit. C'est aussi pour cette raison que notre intelligence
forme parfois sur Dieu des йnonciations qui comportent par l'interposition
d'une prйposition, une certaine note de diversitй, comme lorsqu'on dit: la
bontй est en Dieu. C'est, ici, marquer une certaine diversitй, а mettre au
compte de l'intelligence, et une certaine unitй, а mettre au compte de la
rйalitй. BONTЙ37: DIEU EST BON
L'йtude
de la perfection de Dieu nous amиne а conclure а sa bontй. Ce qui fait dire
d'un кtre qu'il est bon, c'est sa vertu propre, cette vertu qui rend bon
quiconque la possиde, et rend bons aussi ses actes. Or la vertu est une certaine
perfection; nous disons en effet d'un кtre qu'il est parfait quand il atteint
sa vertu propre, ainsi qu'il ressort du VIIe Livre des Physiques. Donc,
tout кtre est bon dиs lа qu'il est parfait. Voilа pourquoi tout кtre tend а sa
perfection comme а son bien propre. Or nous avons montrй que Dieu est parfait.
Il est donc bon. Nous avons montrй йgalement, ci-dessus, qu'il existe
un premier moteur immobile, qui est Dieu. Ce moteur meut а titre de moteur
absolument immobile, ce qu'il fait comme objet de dйsir. Dieu donc, premier
moteur immobile, est premier objet de dйsir. Or il y a deux maniиres d'кtre
dйsirй: ou bien parce que l'on est bon, ou bien parce qu'on le paraоt. Des
deux, c'est d'кtre bon qui est la premiиre, car le bien apparent ne meut pas
par lui-mкme, mais dans la mesure oщ il a quelque apparence de bien. Le bien,
lui, meut par lui-mкme. Le premier objet de dйsir, Dieu, est donc vraiment bon. Pour reprendre le
mot remarquable citй par le Philosophe au Ier Livre des Йthiques, le
bien, c'est ce que tous les кtres dйsirent. Or tous les кtres dйsirent кtre
en acte selon leur mode propre; il est йvident en effet que tout кtre, dans la
ligne de sa nature, lutte contre la corruption. Кtre en acte constitue donc la
dйfinition du bien; il s'ensuit que c'est la privation de l'acte par la
puissance qui entraоne le mal, opposй du bien, selon le trиs net enseignement
du Philosophe au IXe Livre de la Mйtaphysique.
Or Dieu, nous l'avons vu plus haut, est кtre en acte, non en puissance. Il
est donc vraiment bon. Le don de l'кtre et de la bontй est un effet de la
bontй. Cela ressort de la nature mкme du bien, comme de sa dйfinition. Par
nature, en effet, le bien de tout кtre c'est son acte et sa perfection. Or tout
кtre agit du fait qu'il est acte. En agissant il rйpand l'кtre et la bontй sur
les autres. Le signe de la perfection pour un кtre sera donc qu'il est
capable de produire son semblable, comme l'enseigne clairement le philosophe
au IVe Livre des Mйtйores. Mais la dйfinition du bien, c'est d'кtre
dйsirable; c'est la fin, qui pousse aussi l'agent а agir. Voilа pourquoi on dit
du bien qu'il est diffusif de soi et de l'кtre. Or une telle diffusion
est le fait de Dieu puisque, nous l'avons montrй plus haut, il est cause d'кtre
pour les autres, comme existant nйcessairement par soi. Dieu est donc vraiment
bon. C'est
ce que chante le psaume: Qu'il est bon le Dieu d'Israлl pour ceux qui ont le
c_ur droit; c'est ce qu'exprime aussi la IIIe Lamentation: Le Seigneur
est bon pour ceux qui se fient en lui, pour l'вme qui le cherche. 38: DIEU EST LA BONTЙ MКME
Nous
pouvons conclure que Dieu est sa propre bontй. Le bien, pour chacun, c'est d'кtre en
acte. Mais Dieu n'est pas seulement existant en acte, il est lui-mкme son кtre
mкme. Il est donc la bontй mкme, et non pas seulement bon. Nous avons vu
d'autre part que la perfection pour chacun, c'est sa bontй. Mais l'кtre divin
n'a pas а attendre sa perfection d'un йlйment surajoutй, car lui-mкme, par
lui-mкme, est parfait. En Dieu, la bontй n'est donc pas un йlйment qui
s'ajouterait а sa substance, mais sa substance est sa bontй. Tout ce qui est
bon, et n'est pas sa propre bontй, est appelй bon par participation. Or ce qui
est bon par participation suppose un кtre qui lui est antйrieur et de qui il
reзoit sa part de bontй. Or on ne peut remonter а l'infini, car l'infini est
opposй а la fin. Or le bien a raison de fin. Il faut donc en venir а un premier
bien, qui ne soit pas bon par participation et par rйfйrence а quelqu'un
d'autre, mais qui soit bon par essence. Tel est Dieu. Dieu est donc sa propre
bontй. Ce
qui est peut entrer en participation de quelque chose, l'кtre mкme ne le peut
pas. Car ce qui entre en participation est puissance, alors que l'кtre est
acte. Mais Dieu est l'кtre mкme, comme on l'a prouvй. Il n'est donc pas bon par
participation; il l'est par essence. Ce qui est simple possиde uniment son кtre
et ce qu'il est. Si l'un diffиre de l'autre, il n'y a plus simplicitй. Or Dieu
est absolument simple, nous l'avons vu. Кtre bon n'est pas pour lui chose
diffйrente de lui-mкme. Dieu est donc sa propre bontй. On voit clairement ainsi que nul autre
n'est bon comme йtant sa propre bontй. C'est pourquoi il est dit en saint Matthieu:
Personne n'est bon, hormis Dieu seul. 39: IL NE PEUT Y AVOIR DE MAL EN DIEU
La
consйquence s'impose: il ne peut y avoir de mal en Dieu. Ni l'кtre, ni la
bontй, rien de ce qui est dit par essence, ne peuvent admettre de mйlange, bien
que ce qui existe ou est bon puisse avoir quelque chose en dehors
de l'acte d'кtre et de la bontй. Rien n'empкche en effet que le sujet d'une
perfection le soit d'une autre, qu'un corps par exemple puisse кtre blanc et
doux. Mais chaque nature est enfermйe dans les termes de sa dйfinition au point
de ne pouvoir admettre en elle rien d'йtranger. Or Dieu est la bontй, il n'est
pas seulement bon, nous venons de le montrer. Il ne peut donc rien y avoir en
lui qui ne soit la bontй. Il est ainsi absolument impossible que le mal ait place
en lui. Ce qui est opposй а l'essence d'une chose ne peut absolument pas
coexister avec elle tant que cette chose subsiste; le caractиre irrationnel ou
l'insensibilitй ne peuvent par exemple se rencontrer dans l'homme, sans peine
pour l'homme de ne plus exister. Mais l'essence divine, nous l'avons vu, est la
bontй mкme. Le mal, qui est l'opposй du bien, ne peut donc avoir place en Dieu,
а moins que Dieu ne cesse d'exister. Ce qui est impossible, puisque Dieu est
йternel. Dieu йtant son propre acte d'кtre, rien ne peut lui кtre attribuй par
participation, comme il ressort de l'argument avancй plus haut. Si donc le mal
devait lui кtre attribuй, il lui serait attribuй, non par participation, mais
par essence. Or on ne peut dire d'aucun кtre que le mal soit son essence, car
il lui manquerait d'кtre, ce qui est un bien. Pas plus que la bontй, le mal ne
peut admettre quelque chose d'йtranger. On ne peut donc attribuer le mal а
Dieu. Le
mal est ce qui s'oppose au bien. Or le bien consiste par dйfinition dans la perfection,
et donc le mal, par dйfinition, dans l'imperfection. Or dйfaut, imperfection,
ne peuvent trouver place en Dieu, universellement parfait. Le mal ne peut donc
exister en Dieu. Un кtre est parfait autant qu'il est en acte. Il sera
donc imparfait pour autant qu'il manquera d'acte. Le mal est donc une
privation, ou inclut une privation. Or le sujet de la privation, c'est la
puissance. Mais celle-ci ne peut se trouver en Dieu, et donc le mal pas
davantage. Si le bien est ce que tous les кtres dйsirent, le mal est ce que
fuient, en tant que tel, toutes les natures. Or ce qui s'attache а un кtre а
l'encontre de son appйtit naturel, s'y attache par violence et contre nature.
En tout кtre, le mal, en tant qu'il est le mal de cet кtre, se trouve donc par
violence et contre nature, quand bien mкme, - s'il s'agit de rйalitйs composйes
-, il lui est naturel pour une partie de lui-mкme. Or Dieu n'est pas composй et
rien ne peut exister en lui par violence ou contre nature. Le mal ne peut donc
avoir place en Dieu. C'est ce que confirme la Sainte Йcriture. Il est dit
en effet dans l'Йpоtre canonique de Jean: Dieu est lumiиre; en lui il n'y a
pas de tйnиbres. Et au Livre de Job on lit: Que l'impiйtй
s'йcarte de Dieu et l'iniquitй du tout-puissant. 40: DIEU EST LE BIEN DE TOUT BIEN
On
voit par lа que Dieu est le bien de tout bien. La bontй d'un кtre, avons-nous dit, c'est
sa perfection. Or Dieu, йtant purement et simplement parfait, enferme en sa
perfection toutes les perfections des choses. Sa bontй enferme toutes les bontйs.
Il est ainsi le bien de tout bien. Le sujet auquel on attribue par
participation telle qualitй, n'est ainsi qualifiй que dans la mesure oщ il
prйsente une certaine ressemblance avec celui auquel on l'attribue par essence;
ainsi du fer dont on dit qu'il est en feu dans la mesure oщ il a part а une
certaine ressemblance avec le feu. Mais Dieu est bon par essence; quant au
reste des кtres, ils le sont par participation. Rien donc ne recevra le nom de
bon s'il ne prйsente une certaine ressemblance avec la bontй de Dieu. Dieu est
donc le bien de tout bien. Puisque chaque кtre est objet de dйsir en raison de
la fin et que l'essence du bien consiste prйcisйment en ce qu'il est objet de
dйsir, chaque кtre doit кtre appelй bon, ou bien parce qu'il est une fin ou
bien parce qu'il est ordonnй а la fin. La fin ultime est donc ce dont toutes
les choses reзoivent leur raison de bien. Tel est Dieu, comme nous le
prouverons plus loin. Dieu est donc le bien de tout bien. C'est pourquoi le
Seigneur en promettant а Moпse de se manifester а lui, dit au Livre de l'Exode:
Je te montrerai tout bien. C'est pourquoi encore il est dit de la divine
Sagesse, au Livre de la Sagesse: Avec elle me sont venus йgalement tous les
biens. 41: DIEU EST LE SOUVERAIN BIEN
On
voit par lа que Dieu est le souverain bien. Le bien universel l'emporte sur tout bien
particulier comme le bien d'un peuple sur celui d'un sujet. La bontй et
la perfection du tout l'emportent en effet sur la bontй et la perfection de la
partie. Mais la bontй divine est avec toutes choses dans un rapport analogue а
celui du bien universel avec un bien particulier, puisqu'elle est le bien de
tout bien, comme nous venons de le voir. Dieu mкme est donc le souverain
bien. Une
attribution essentielle est plus vraie qu'une attribution par participation. Or
Dieu est bon par essence, les autres кtres le sont par participation. Dieu est
donc le souverain bien. Le maximum dans un genre est cause des autres choses
comprises dans ce genre; la
cause est en effet supйrieure а l'effet. Or c'est de Dieu, nous l'avons vu, que
toutes choses tirent leur raison de bien. Dieu est donc le souverain bien. De mкme qu'est
plus blanc ce qui est moins mкlй de noir, de mкme est meilleur ce qui est moins
mкlй de mal. Or Dieu est indemne de tout mйlange de mal, puisque le mal ne peut
exister en lui ni en acte ni en puissance, et qu'ainsi l'exige sa nature. Dieu
est donc le souverain bien. Voilа pourquoi il est dit au Ier Livre des Rois:
Il n'en est pas de saint comme le Seigneur. UNITЙ42: IL N'Y A QU'UN DIEU
Ceci
prouvй, il est йvident qu'il n'y a qu'un seul Dieu. Il est impossible en effet qu'il y ait
deux souverains biens. Ce qui est affirmй par mode de surabondance ne se trouve
en effet rйalisй que dans un seul. Or Dieu, nous venons de le voir, est le souverain
bien. Dieu est donc unique. Dieu est absolument parfait; aucune perfection ne lui
fait dйfaut. Si donc il y avait plusieurs dieux, il y aurait nйcessairement
plusieurs parfaits de ce genre. C'est impossible, car si aucune perfection ne
leur manque, si aucune imperfection ne s'y mкle, - ce qui est requis pour qu'un
кtre soit simplement parfait, - il n'y aura rien qui puisse les distinguer. Il
est donc impossible d'affirmer plusieurs dieux. Supposй qu'un agent, seul, rйalise
convenablement quelque chose, il est mieux que cette chose soit faite par un
seul que par plusieurs. Mais l'ordre des choses (de ce monde) est pour ainsi
dire le meilleur qui puisse кtre: car la capacitй du premier agent ne fait pas
dйfaut а la capacitй de perfection qu'il y a dans les choses. Or tous les кtres
trouvent leur convenable accomplissement par rйduction а un unique premier
principe. Il n'y a donc pas lieu de supposer plusieurs principes. Il est impossible
qu'un mouvement continu et rйgulier vienne de plusieurs moteurs. Si ces moteurs
meuvent ensemble, aucun d'eux n'est un moteur parfait, mais tous ensemble ils
tiennent la place d'un unique moteur parfait; ce qui ne peut кtre le cas du
premier moteur, le parfait йtant antйrieur а l'imparfait. Si, par contre, ils
ne meuvent pas ensemble, chacun d'eux est tantфt en activitй, tantфt en repos.
Il en rйsulte que le mouvement n'est ni continu ni rйgulier. Un mouvement
continu, et unique, est en effet la rйsultante d'un moteur unique. Un moteur
qui n'est pas toujours en activitй donne naissance а un mouvement irrйgulier,
comme on le voit clairement dans les moteurs infйrieurs chez qui le mouvement
impйtueux est plus intense au dйbut, et plus ralenti а la fin, а l'encontre du
mouvement naturel. Or le mouvement premier est unique et continu, les
philosophes l'ont prouvй. Il faut donc que le premier moteur soit unique. La substance
corporelle est ordonnйe а la substance spirituelle comme а son bien: il existe
en celle-ci une bontй plus complиte а laquelle la substance corporelle tend а
s'assimiler, puisque tout ce qui existe dйsire le meilleur qui lui soit
possible. Mais tous les mouvements de la crйature corporelle peuvent se rйduire
а un unique premier, en dehors duquel on ne trouve pas d'autre premier
susceptible de lui кtre rйduit. En dehors donc de la substance spirituelle qui
est la fin du premier mouvement, il n'en est pas qu'on ne puisse lui ramener.
Or c'est elle que nous concevons sous le nom de Dieu. Il n'y a donc qu'un seul
Dieu, L'ordre
que prйsente la diversitй ordonnйe des choses tient lui-mкme а l'ordonnance de
ces choses а un premier, comme l'ordre entre elles des parties d'une armйe
tient а l'ordonnance de toute l'armйe а son chef. Que des choses diffйrentes
s'unissent par un certain rapport, ce ne peut кtre en effet le rйsultat de
leurs natures propres qui les font diffйrentes: en cela elles ne se
distingueraient que davantage les unes des autres. Ce ne peut кtre non plus le
rйsultat de divers agents ordonnateurs: il est impossible qu'un ordre unique
rйsulte de ces agents en tant qu'ils sont divers. Ou bien alors l'ordre, entre
eux, d'кtres multiples est un ordre accidentel, ou bien il importe de le
ramener а un premier agent ordonnateur qui ordonne tous les autres а la fin
qu'il vise. Or toutes les parties de ce monde se trouvent ordonnйes entre
elles, les unes apportant leur concours aux autres: les corps infйrieurs, par
exemple, sont mus par les corps supйrieurs, ceux-ci par les substances
incorporelles. Et ce n'est pas par accident, puisqu'il en va ainsi toujours, ou
dans la plupart des cas. Ce monde, dans son ensemble, n'a donc qu'un unique
ordonnateur, un chef unique. Or il n'y a pas d'autre monde que ce monde-ci. Il
n'y a donc qu'un unique chef de toutes choses, celui que nous appelons Dieu. S'il existe deux
rйalitйs dont l'existence est nйcessaire, ces deux rйalitйs doivent prйsenter
la mкme valeur de nйcessitй au plan de l'existence. Il faut donc qu'elles se
distinguent par un caractиre qui s'ajoute а l'une des deux seulement, ou aux
deux. Ainsi pour l'une des deux, ou pour les deux, il y a composition. Or aucun
кtre composй n'est nйcessaire par lui-mкme, nous l'avons montrй plus haut.
Impossible donc qu'il y ait plusieurs кtres nйcessaires dans leur existence;
impossible de mкme qu'il y ait plusieurs dieux. A supposer plusieurs кtres nйcessaires
dans leur existence, ce en quoi ils diffиrent ou bien est requis pour
constituer d'une certaine maniиre leur nйcessitй d'кtre, ou bien ne l'est pas.
Si ce n'est pas requis, c'est donc quelque chose d'accidentel: tout ce qui survient
en effet а une chose sans constituer son кtre mкme est accident. Cet accident a
donc une cause. Cette cause sera l'essence mкme de l'кtre nйcessaire, ou
quelque chose d'autre. Si c'est l'essence, йtant donnй que cette essence est la
nйcessitй mкme d'exister, la nйcessitй d'exister sera la cause de cet accident.
Or la nйcessitй d'exister se retrouve dans l'un et l'autre de ces кtres. L'un
et l'autre prйsenteront donc cet accident. Et ainsi cet accident ne pourra les
distinguer. Si la cause de cet accident est quelque chose d'autre, cet accident
n'existera pas s'il n'existe pas quelque chose d'autre. Et si cet accident
n'existe pas, la distinction susdite n'existera pas. Donc, а moins qu'il
n'existe quelque chose d'autre, ces deux кtres supposйs nйcessaires ne seront
pas deux, mais un seul. Donc l'кtre propre de l'un et de l'autre dйpend d'un
troisiиme. Ni l'un ni l'autre n'est donc nйcessaire par lui-mкme. Si ce qui les
distingue est nйcessaire pour parfaire leur nйcessitй d'existence, ce sera ou
bien parce que cet йlйment sera inclus dans la dйfinition mкme de la nйcessitй
d'кtre, comme le fait d'кtre animй est indus dans la dйfinition d'animal;
ou bien parce qu'il spйcifiera la nйcessitй d'exister, comme l'animal qui
reзoit du caractиre raisonnable un complйment spйcifique. Dans la
premiиre hypothиse, il faut que partout oщ il y a nйcessitй d'exister, il y ait
ce qui est inclus dans sa dйfinition, comme il convient а tout кtre qui vйrifie
la dйfinition d'animal, d'кtre animй. Ainsi, la nйcessitй d'exister
йtant par hypothиse attribuйe aux deux кtres dont on a parlй, cet йlйment ne
pourra les distinguer. Dans
la seconde hypothиse, on se heurte а une nouvelle impossibilitй. En effet, la
diffйrence qui spйcifie le genre n'apporte pas de complйment а la dйfinition du
genre, mais par elle donne le genre, acquiert l'кtre en acte: la dйfinition de
l'animal est achevйe avant qu'on y ajoute le caractиre raisonnable; mais
il ne peut exister d'animal en acte que raisonnable ou irraisonnable. Ainsi
donc cet йlйment ajoutй achиve la nйcessitй d'exister quant а l'кtre en acte,
et non quant а la raison de la nйcessitй d'exister. Ce qui est impossible pour
deux raisons: d'abord parce que chez l'кtre а l'exister nйcessaire, sa
quidditй, nous l'avons prouvй, est son propre кtre, ensuite parce qu'un кtre
nйcessaire acquerrait l'кtre par quelque chose d'autre: ce qui est impossible. Il est
donc impossible d'affirmer l'existence de plusieurs кtres dont chacun, par
lui-mкme, aurait un кtre nйcessaire. S'il y
a deux dieux, le nom de dieu est attribuй а l'un et а l'autre, soit
d'une maniиre univoque, soit d'une maniиre йquivoque. Une attribution йquivoque
est hors de propos: rien n'empкche que n'importe quoi soit, d'une maniиre
йquivoque, appelй de n'importe quel nom; c'est affaire d'usage. Mais si ce nom
est attribuй d'une maniиre univoque, il faut qu'il soit attribuй а l'un et а
l'autre dieux selon une mкme et unique raison. L'un et l'autre auront donc mкme
nature ou bien selon un unique acte d'кtre, ou bien selon des actes distincts.
S'il y a acte d'кtre unique, il n'y aura pas deux кtres, mais un seul: deux
кtres, substantiellement distincts, n'ont pas un mкme et unique acte d'кtre.
S'il y a des actes distincts, ni pour l'un ni pour l'autre la quidditй ne sera
l'кtre propre, ce qu'il faut pourtant affirmer de Dieu, nous l'avons montrй.
Aucun de ces deux dieux ne rйalise donc ce que nous entendons sous le nom de
Dieu. Ainsi est-il impossible d'affirmer l'existence de deux dieux. Rien de ce qui
convient а tel кtre dйterminй, en tant qu'il est cet кtre dйterminй, ne peut
convenir а un autre: le caractиre singulier d'un кtre n'appartient а aucun
autre en dehors de cet кtre singulier lui-mкme. Mais l'кtre dont l'exister est
nйcessaire possиde la nйcessitй d'exister en tant qu'il est cet кtre dйterminй.
Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs sujets dont chacun aurait une
existence nйcessaire. Impossible par consйquent qu'il y ait plusieurs dieux. Prouvons la
mineure. Si ce dont l'кtre est nйcessaire n'est pas ce singulier individuellement
dйsignй par cette nйcessitй d'кtre, la dйsignation de son кtre comme nйcessaire
ne viendra pas de lui, mais dйpendra forcйment d'un autre. Or un
sujet quelconque est distinct de tous les autres selon qu'il est en acte; et
c'est en cela qu'il est cet existant individuellement dйsignй. Donc l'existant
dont t'кtre est nйcessaire dйpendrait d'un autre quant au fait d'кtre en acte;
ce qui s'opposerait а la dйfinition mкme de ce qui est nйcessairement кtre. Il
faut donc que ce qui est nйcessairement кtre soit tel en tant qu'il est cet
existant individuellement dйsignй. Il
faut donc que l'кtre dont l'exister est nйcessaire soit tel en tant qu'il est
cet кtre dйterminй. La nature dйsignйe sous le nom de dieu est
individuйe en ce Dieu ou par elle-mкme ou par quelque chose d'autre. Si elle
l'est par quelque chose d'autre, il y aura nйcessairement en elle composition.
Si elle l'est par elle-mкme, impossible alors qu'elle puisse appartenir а un
autre sujet: ce qui est principe d'individuation ne peut кtre commun а
plusieurs sujets. Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs dieux. S'il y
a plusieurs dieux, la nature de la dйitй ne pourra pas кtre numйriquement une
en eux. Il faudra donc qu'il y ait quelque chose qui diffйrencie la nature
divine en celui-ci ou en celui-lа. C'est impossible, car la nature divine ne
reзoit pas d'addition, nous l'avons montrй plus haut, ni celle de diffйrences
essentielles ni celle de diffйrences accidentelles. La nature divine n'est pas
davantage la forme d'une matiиre, telle qu'elle puisse se diviser en divisant
la matiиre. Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs dieux. En
toute chose l'кtre propre а cette chose est unique. Or nous avons vu plus haut
que Dieu lui-mкme est son propre кtre. Il ne peut donc y avoir qu'un seul Dieu. Une chose a
d'кtre pour autant qu'elle a d'unitй; c'est pourquoi chaque chose rйpugne de
toute sa force а se laisser diviser, de peur par lа d'кtre entraоnйe au
non-кtre. Mais la nature divine possиde souverainement l'кtre. Il y a donc en
elle suprкme unitй. D'aucune maniиre elle ne peut donc se diviser en plusieurs
sujets. En
tout genre la multitude des sujets dйcoule d'un principe unique. Aussi bien en
chaque genre trouve-t-on un premier, qui est la mesure de tous les sujets
compris dans ce genre. Tous les кtres qui prйsentent entre eux une certaine
ressemblance dйpendent donc nйcessairement d'un unique principe. Mais tous les
кtres s'accordent dans l'кtre. Il doit donc y avoir un кtre premier, unique,
principe de toutes choses. C'est Dieu. En tout
pouvoir celui qui prйside dйsire l'unitй: aussi bien la monarchie ou
royautй est-elle le meilleur de tous les rйgimes. Il n'y a йgalement qu'une
seule tкte pour des membres multiples, signe йvident que le dйtenteur du
pouvoir requiert l'unitй. Il faut donc affirmer de Dieu, cause universelle,
qu'il est absolument unique. Cette
affirmation de l'unicitй de Dieu, nous pouvons la retrouver dans la Sainte
Йcriture. Au Deutйronome, il est dit: Йcoute, Israлl, le Seigneur ton
Dieu est un Dieu unique; on lit dans l'Exode: Tu n'auras pas d'autres
dieux que moi; et dans l'Йpоtre aux Йphйsiens: Un seul Seigneur, une
seule foi, etc. Cette
vйritй ruine le polythйisme des paпens. - Pourtant certains d'entre eux ont
reconnu l'existence d'un dieu suprкme, unique; ils ont affirmй que ce dieu
йtait la cause de tous les autres кtres auxquels ils donnaient le nom de dieux,
puisque, aussi bien, ils attribuaient а toutes les substances йternelles le
titre de divinitйs, en raison spйcialement de leur sagesse, de leur bonheur et
du gouvernement des choses. Ces expressions se retrouvent aussi dans la Sainte
Йcriture, oщ les saints anges, voire mкme les hommes, tels les juges, reзoivent
le nom de dieux: ainsi dans le Psautier: Parmi tes dieux, Seigneur,
personne n'est semblable а toi; et ailleurs encore: J'ai dit: vous кtes
des dieux. Un peu partout dans l'Йcriture se retrouvent des textes de ce
genre. A
cette vйritй semblent particuliиrement contredire les Manichйens, qui affirment
l'existence de deux principes, dont l'un ne serait pas la cause de l'autre. S'y
opposent encore les erreurs de l'Arianisme, lequel enseigne que le Pиre et le
Fils ne sont pas un seul Dieu, mais plusieurs dieux, forcй qu'il est pourtant
par la Sainte Йcriture de croire que le Fils est vrai Dieu. 43: DIEU EST INFINI
L'infini
accompagnant la quantitй, suivant l'enseignement des philosophes, on ne
peut accorder l'infinitй а Dieu en raison de la multiplicitй; nous avons montrй
qu'il n'y a qu'un Dieu, et qu'on ne peut trouver en lui de composition soit de
parties soit d'accidents. On ne peut dire non plus que Dieu est infini dans la
ligne de la quantitй continue, puisque, nous l'avons vu, il est incorporel.
Reste donc а chercher s'il lui convient d'кtre infini dans la ligne de la
grandeur spirituelle. Cette
grandeur spirituelle est а considйrer sous deux aspects: celui de la puissance,
celui de la bontй ou perfection de la nature propre. On dira en effet d'un
objet qu'il est plus ou moins blanc dans la mesure oщ sa blancheur trouve sa
perfection. Et la grandeur d'une puissance se jaugera а la grandeur de son
action ou de ses rйsultats. De ces deux aspects, d'ailleurs, l'un dйcoule de
l'autre: un кtre est actif par cela mкme par quoi il est en acte; et la mesure
selon laquelle il s'accomplit dans son acte, exprime la mesure de la grandeur
de sa puissance. Ainsi peut-on dire des rйalitйs spirituelles qu'elles
sont grandes, а la mesure de leur plein achиvement; c'est ce que saint Augustin
affirme en disant que dans le domaine oщ les choses sont grandes d'une grandeur
qui n'est pas le fait de leur masse, le plus grand s'identifie au meilleur. Il nous faut donc
montrer que, dans la ligne de cette grandeur, Dieu est infini. Mais ne
comprenons pas l'infinitй de Dieu d'une maniиre privative, comme il en va pour
la quantitй dimensive ou numйrique; cette quantitй-lа en effet a, par nature,
un terme. Que ce terme soit retirй aux choses dont la nature est d'en avoir un,
et l'on dira de ces choses qu'elles sont infinies, l'infini dйsignant alors en
elles l'imperfection. En Dieu, par contre, l'infini ne peut s'entendre que
d'une maniиre nйgative: la perfection de Dieu n'ayant pas de terme ou de fin,
Dieu йtant souverainement parfait. C'est en sens qu'il faut attribuer а Dieu
d'кtre infini. De fait, tout ce qui par nature est fini fait partie
d'un genre quelconque. Or Dieu ne se situe dans aucun genre; mais sa
perfection, comme nous l'avons montrй plus haut, contient les perfections de
tous les genres. Dieu est donc infini. Tout acte, inhйrent а une autre chose, est
limitй par la chose en laquelle il existe, car ce qui se trouve dans une autre
chose y existe selon la mesure de ce sujet rйcepteur. Un acte qui n'existe
d'aucune maniиre en autre chose n'est donc limitй d'aucune maniиre: par
exemple, si la blancheur existait par elle-mкme, sa perfection n'aurait pas de
limite, rien n'empкcherait la blancheur d'avoir tout ce qui constitue sa
perfection. Or Dieu est un acte qui d'aucune maniиre n'existe en autre chose,
puisqu'il n'est pas forme dans une matiиre, nous l'avons vu dйjа, et que son
кtre n'inhиre en aucune forme ou nature, Dieu йtant а lui-mкme son propre кtre,
comme on l'a йgalement montrй. Reste donc qu'il est infini. Dans le monde des
rйalitйs, il y a ce qui est puissance pure: la matiиre premiиre; ce qui est
acte pur: Dieu; ce qui est acte et puissance: tout le reste des choses. Mais la
puissance dit rapport а l'acte; pas plus qu'elle ne peut dйpasser l'acte dans
un кtre particulier, elle ne le peut dans l'absolu. Puisque la matiиre premiиre
est infinie dans sa potentialitй, il reste donc que Dieu, qui est acte pur, est
infini dans son actualitй. Un acte est d'autant plus parfait qu'il est moins
mкlй de puissance. Tout acte auquel la puissance vient se mкler reзoit ainsi
une limite а sa perfection. Par contre l'acte auquel ne se mкle aucune
puissance, n'a pas de limite а sa perfection. Or Dieu, nous l'avons vu, est
acte pur а l'exclusion de toute puissance. Il est donc infini. L'кtre lui-mкme,
considйrй dans l'absolu, est infini: peuvent y avoir part en effet des кtres en
nombre infini et selon des modes infinis. Si donc l'кtre de quelque sujet est
fini, sa limite doit lui venir nйcessairement d'un autre qui d'une certaine
maniиre sera sa cause. Mais l'кtre de Dieu ne peut avoir de cause, puisque Dieu
existe nйcessairement par lui-mкme. Son кtre est donc infini, infini Dieu
lui-mкme. Ce qui possиde une certaine perfection est d'autant plus parfait qu'il
participe plus pleinement а cette perfection. Mais il ne peut y avoir, - et
l'on n'en peut imaginer, - de maniиre plus complиte de possйder une perfection
que celle d'un sujet parfait par son essence, dont l'кtre est la propre bontй.
Tel est Dieu. Il est donc absolument impossible d'imaginer un кtre meilleur ou
plus parfait que Dieu. Dieu est donc infini dans sa bontй. Dans son activitй,
notre intelligence s'йtend jusqu'а l'infini. Le signe en est que, quelle que
soit la quantitй finie qui lui soit proposйe, notre intelligence est capable
d'en penser une plus grande. Or cette ouverture de l'intelligence а l'infini
serait vaine s'il n'existait une rйalitй intelligible infinie. Il faut donc
qu'il existe une rйalitй intelligible infinie, qui soit la rйalitй suprкme.
Nous l'appelons Dieu. Dieu est donc infini. Un effet ne peut dйpasser sa cause. Or
notre intelligence ne peut venir que de Dieu, cause premiиre et universelle.
Notre intelligence ne peut donc penser quelque chose qui soit plus grand que
Dieu. Si donc elle peut penser quelque chose de plus grand que le fini, il faut
conclure que Dieu n'est pas fini. Une puissance infinie ne peut se trouver
dans une essence finie. Tout кtre en effet agit par sa propre forme, qui est ou
son essence ou une partie de son essence, le mot de puissance dйsignant ici le
principe de l'action. Mais Dieu n'a pas une puissance d'action finie; il meut
en effet dans un temps infini, ce que seule peut faire une puissance infinie,
comme nous l'avons vu plus haut. Reste donc que l'essence de Dieu est infinie. Certes, ce
dernier argument vaut pour les tenants de l'йternitй du monde. Mкme en dehors
de cette thиse, l'idйe de l'infinitй de la puissance divine se trouve encore
davantage confirmйe. Un agent, en effet, a d'autant plus de puissance pour agir
qu'il est capable de rйduire а l'acte une potentialitй plus йloignйe de l'acte:
le rйchauffement de l'eau demande par exemple plus de puissance que le
rйchauffement de l'air. Mais ce qui n'existe absolument pas est а une distance
infinie de l'acte et n'est mкme d'aucune maniиre en puissance. Donc, Si le
monde a йtй crйй alors qu'auparavant il йtait nйant absolu, la puissance de
celui qui l'a crйй doit кtre infinie. Mкme pour les tenants de l'йternitй du
monde cet argument vaut comme preuve de l'infinitй de la puissance de Dieu. Ils
reconnaissent en effet que Dieu est la cause de la substance du monde, tout en
estimant que celle-ci est йternelle; ainsi affirment-ils que Dieu йternel
existe comme cause d'un monde йternel, а l'instar d'un pied qui de toute
йternitй serait la cause d'une empreinte de pas dont la trace aurait йtй
imprimйe de toute йternitй dans la poussiиre. Cette thиse posйe, et dans la
ligne de l'argument susdit, rien n'empкche que la puissance de Dieu soit
infinie. Que ce soit dans le temps, comme nous le pensons, que ce soit а leur
sens de toute йternitй, c'est Dieu qui a produit les choses, et rien ne peut
exister en rйalitй que Dieu n'ait produit, puisqu'il est le principe universel
de l'кtre. Ainsi il a produit, sans aucune matiиre ou puissance prйexistante.
Or la puissance doit кtre proportionnйe а la puissance passive; plus est grande
la puissance passive qui prйexiste ou que l'on prйsuppose, plus grande sera la
puissance active qui la rйduira а l'acte. Йtant donnй qu'une puissance finie
produit un certain effet, prйsupposйe la potentialitй de la matiиre, reste donc
que la puissance de Dieu qui ne prйsuppose aucune puissance, n'est pas finie,
mais bien infinie. Ainsi son essence est infinie. Une rйalitй dure d'autant plus que la
cause de son кtre est plus puissante. Ce dont la durйe est infinie doit donc
recevoir l'кtre d'une cause d'une puissance infinie. Mais la durйe de Dieu est
infinie; nous avons vu plus haut en effet que Dieu est йternel. Et comme il n'a
pas d'autre cause de son кtre que lui-mкme, il doit donc кtre lui-mкme infini. L'autoritй de
l'Йcriture tйmoigne en faveur de cette vйritй, quand le Psalmiste chante: Le
Seigneur est grand et digne de toute louange, et sa grandeur n'a tas de fin. Cette vйritй se
trouve encore confirmйe par l'enseignement des philosophes de la plus haute
antiquitй qui, forcйs pour ainsi dire par la vйritй elle-mкme, ont tous affirmй
le caractиre infini du premier principe des choses. Ignorant le nom qui lui
convenait en propre, les uns ont pensй l'infinitй du premier principe sous le
mode de la quantitй discontinue, а la maniиre de Dйmocrite pour qui des atomes
infinis йtaient les principes des choses, ou а la maniиre d'Anaxagore pour qui
ces principes йtaient des parties infinies semblables. D'autres ont pensй ce
premier principe sous forme de quantitй continue, comme ceux qui affirmaient
que le premier principe de tout йtait un certain йlйment, ou un corps informe
et infini. Mais la rйflexion des philosophes postйrieurs ayant montrй qu'il n'y
avait pas de corps infini et qu'а cette affirmation йtait liй le caractиre en
quelque sorte infini du premier principe, on doit conclure que l'infini qui est
premier principe n'est ni un corps, ni une puissance enfermйe dans un corps. INTELLIGENCE44: DIEU EST INTELLIGENT
De ce
qui prйcиde, on peut montrer que Dieu est intelligent. On l'a montrй plus haut, il n'est pas
possible d'aller а l'infini dans la sйrie des кtres moteurs et des кtres mus:
il faut rйduire tous les mobiles, comme on peut le prouver, а un unique
Premier, qui se meut soi-mкme. Mais ce qui se meut soi-mкme se meut par dйsir et
connaissance; seuls des кtres douйs de ces deux qualitйs, l'expйrience le
montre, se meuvent eux-mкmes, trouvant en eux aussi bien de quoi кtre mus que
de ne l'кtre pas. Donc, dans le Premier Mobile moteur de soi, la part motrice
doit кtre pourvue de dйsir et de connaissance. Mais, dans le mouvement de dйsir
ou de connaissance, ce qui dйsire ou connaоt est un moteur mы: c'est l'objet
dйsirй ou connu qui est, lui, un moteur non-mы. Il en rйsulte ceci: le Premier
Moteur universel, que nous appelons Dieu, est, on le sait, un Moteur non-mы, absolument;
il joue donc, par rapport а la partie motrice du Premier Mobile moteur de soi,
le rфle d'un objet de dйsir par rapport au sujet qui dйsire. Non pas, du reste,
le rфle d'un objet de dйsir pour un appйtit sensible: l'appйtit sensible ne
vise pas le bien pur et simple, mais tel bien particulier, suivant la
connaissance sensible qui, elle aussi, perзoit le particulier seulement. Or, le
bien (ou dйsirable) pur et simple est premier par rapport а ce qui n'est bon et
dйsirable que hic et nunc. La consйquence nйcessaire, c'est que le
Premier Moteur est dйsirable а titre d'objet intellectuel; et le Moteur qui le
dйsire sera donc intelligent. Mais а bien plus forte raison ce Premier
Dйsirable sera-t-il intelligent, lui aussi: puisque c'est seulement en s'unissant
а lui, Intelligible, que l'autre, qui le dйsire, fait acte d'intellection. Ainsi donc, dans
l'hypothиse, chиre aux philosophes, que le Premier Mobile se meuve soi-mкme,
Dieu est intelligent, nйcessairement. Mкme consйquence nйcessaire si la
rйduction des mobiles se fait, non а un premier Mobile moteur de soi, mais а un
Moteur absolument immobile. Le Premier Moteur, en effet, est principe universel
du mouvement. Mais tout moteur, on le sait, meut en vertu d'une certaine forme,
qu'il vise, en agissant; la forme par laquelle meut le Premier Moteur doit donc
кtre Forme universelle, et Bien universel. Or, une forme universelle ne se
trouve que dans un intellect. C'est ainsi que le Premier Moteur, qui est Dieu,
doit кtre intelligent. Dans aucun ordre de moteurs, on ne trouvera un moteur
intellectuel qui soit instrument d'un moteur sans intelligence: c'est le
contraire plutфt. Mais comparйs au Premier Moteur, qui est Dieu, tous les
moteurs du monde sont comme des instruments par rapport а l'agent principal. Or,
dans le monde dйjа, on trouve beaucoup de moteurs intelligents; impossible donc
que le Premier Moteur soit moteur sans intelligence. Dieu est intelligent,
nйcessairement. Dиs lа qu'une chose est sans matiиre, elle est
intelligente. Le signe en est que les formes deviennent formes intellectuelles,
en acte, par abstraction de la matiиre. C'est mкme pourquoi l'intelligence a
pour objets des universaux, et non des singuliers: le principe d'individuation,
c'est la matiиre. Mais les formes, intellectuellement perзues en acte,
ne font plus qu'un avec l'intellect en acte d'intellection. Si donc le fait
d'кtre sans matiиre suffit а rendre les formes objets actuels d'intellection,
c'est que le fait mкme d'кtre sans matiиre suffit а caractйriser un sujet
intelligent. Or, on l'a montrй plus haut, Dieu est absolument immatйriel. Il
est donc intelligent. A Dieu ne manque aucune des perfections qu'on trouve
dans les кtres, de quelque genre qu'ils soient, nous l'avons vu plus haut; ce
qui n'entraоne pourtant en lui aucune composition interne, on l'a montrй
йgalement. Mais, de toutes les perfections existantes, la toute premiиre est
bien d'avoir l'intelligence: puisque, par elle, on est en quelque maniиre
toutes choses, recueillant en soi les perfections de toutes. Dieu est donc
intelligent. Tout ce qui tend vers une fin d'une faзon dйterminйe, ou bien se donne а
soi-mкme sa fin, ou bien la reзoit d'un autre: autrement, il n'irait pas plus а
telle fin qu'а telle autre. Or, les кtres de la nature tendent а des fins
dйterminйes: ce n'est pas par hasard qu'ils trouvent ce qu'il leur faut:
autrement, ils n'arriveraient pas а l'existence toujours ou le plus souvent,
mais rarement; car le hasard est leur lot. Or ces кtres de la nature ne se donnent
pas а eux-mкmes leur fin; ils ne connaissent pas l'idйe de fin. Leur fin leur
est donc nйcessairement fournie par un autre, qui sera ainsi l'auteur de la
nature. Cet Auteur, c'est celui qui donne l'acte d'кtre а toutes choses, et qui
est, par lui-mкme, l'Acte d'кtre nйcessaire, celui que nous appelons Dieu. Mais
il ne pourrait fournir а la nature sa fin, s'il n'йtait douй d'intellect.
Ainsi, Dieu est intelligent. Tout ce qui est imparfait dйrive d'un principe
parfait: ontologiquement, en effet, le parfait prйcиde l'imparfait, comme
l'acte prйcиde la puissance. Or, les formes telles qu'on les trouve dans les
choses particuliиres sont des formes imparfaites: puisqu'elles s'y trouvent
partagйes, en quelque sorte, et non selon tonte leur dйfinition, qui est
universelle. Ces formes dйrivent donc, nйcessairement, d'autres formes,
celles-lа parfaites, et non particularisйes. Mais de telles formes parfaites ne
peuvent exister qu'а l'йtat d'idйes en acte: aucune forme n'existe а l'йtat
universel, son йtat propre, sinon dans un intellect. Par voie de consйquence,
ces formes doivent кtre йgalement intelligentes, Si elles sont subsistantes:
or, si elles ne subsistent pas, elles n'agiront pas. C'est ainsi que Dieu doit
avoir l'intelligence: lui qui est l'Acte premier, subsistant, d'oщ tout le
reste provient. L'intelligence divine, d'autre part, est une vйritй
que professe la foi catholique. On lit en effet au Livre de Job, au
sujet de Dieu: Son c_ur est sage et sa force est grande; et encore: Il
possиde force et sagesse. Et dans le psaume 138: Ton savoir est
prodigieux, trop grand pour moi. Et dans l'йpоtre aux Romains: Ф abоme
de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu. Au reste, cette
vйritй de foi a pris tant d'importance chez les hommes, que c'est l'acte
d'intellection qui leur fournit le nom de Dieu: Thйos, en effet, qui
veut dire Dieu chez les Grecs, vient de theastai, qui veut dire regarder,
voir. 45: L'INTELLECTION DE DIEU EST SON ESSENCE
Du
fait que Dieu est intelligent, il rйsulte que son intellection est identique а
son essence. L'intellection est en effet l'acte de l'кtre intelligent; elle demeure
en lui, et ne passe pas en quelque chose d'extrinsиque, comme l'action de la
chaleur passe en ce qui est йchauffй. La rйalitй intelligible ne reзoit rien du
fait qu'elle est saisie par l'intelligence, c'est l'кtre intelligent qui est
perfectionnй. Or tout ce qui est en Dieu est l'essence divine. L'intellection
de Dieu est donc l'essence divine, et l'кtre divin et Dieu lui-mкme, car Dieu
est son essence comme il est son кtre. L'intellection est а l'intelligence ce que
l'кtre est а l'essence. Or l'кtre divin est son essence, comme on l'a vu plus
haut. Donc l'intellection de Dieu est son intelligence. Mais l'intelligence de
Dieu est son essence; sinon il y aurait en Dieu quelque chose d'accidentel. Il
faut donc conclure que l'intellection de Dieu est son essence. L'acte second est
plus parfait que l'acte premier; ainsi l'exercice de la science remporte sur la
science elle-mкme. Or la science de Dieu, ou l'intellect de Dieu, se confond
avec son essence, si Dieu est intelligent: nous l'avons montrй. Nulle
perfection, en effet, ne lui appartient par participation mais par essence,
comme on l'a vu. Si donc l'exercice de la science ne se confondait pas, en
Dieu, avec l'essence, il y aurait en lui quelque chose de plus noble et de plus
parfait que son essence. Dieu ne serait pas au terme de la perfection et de la
bontй: il ne serait pas l'кtre premier. L'intellection est l'acte de l'кtre
intelligent. Si donc Dieu, qui est un кtre intelligent, n'est pas son intellection,
il y aura nйcessairement entre Dieu et cette intellection le mкme rapport
qu'entre une puissance et son acte. Il y aura donc en Dieu puissance et acte.
Nous avons montrй que c'йtait impossible. Toute substance existe en vue de son
opйration. Si donc L'opйration de Dieu est autre chose que la substance divine,
la fin de cette substance sera autre chose qu'elle-mкme. Dieu alors ne sera pas
sa bontй; dиs lа que le bien de tout кtre est sa fin elle-mкme. Si l'intellection
de Dieu est son acte d'кtre, il en rйsulte que cette intellection est simple,
йternelle et invariable; elle n'existe qu'en acte, et est tout ce que nous
avons requis par dйmonstration de l'кtre divin. Dieu n'est donc pas
intelligence en puissance; il ne commence pas а comprendre а nouveau quelque
chose; il n'йprouve aucun changement, aucune composition dans son intellection
elle-mкme. 46: DIEU NE COMPREND PAR RIEN D'AUTRE QUE PAR SON ESSENCE
Il
ressort de lа avec йvidence que l'intellect divin ne comprend par aucune autre
espиce intelligible que son essence. L'espиce intelligible est le principe
formel de l'opйration intellectuelle, comme la forme de tout agent est le
principe de son opйration propre. Or l'opйration intellectuelle de Dieu est son
essence, comme nous l'avons montrй. Si donc l'intellect divin comprenait par
une autre espиce intelligible que son essence, il y aurait quelque chose
d'autre qui serait principe et cause de l'essence divine: ce que nous avons
dйmontrй impossible. C'est par l'espиce intelligible que l'intellect est
rendu intelligent en acte, de mкme que c'est par l'espиce sensible que le sens
exerce effectivement l'action de sentir. L'espиce intelligible est donc avec
l'intellect dans le rapport de l'acte а la puissance. Il en rйsulte que si
l'intellect divin comprenait par une autre espиce intelligible que soi-mкme, il
serait en puissance par rapport а quelque chose: ce qui est impossible, comme
nous l'avons montrй. L'espиce intelligible distincte de l'essence de
l'intellect dans lequel elle se trouve n'a qu'un кtre accidentel. Or en Dieu,
nous le savons, il ne saurait y avoir d'accident. Il n'y a donc, dans son
intellect, aucune espиce intelligible qui ne soit l'essence divine elle-mкme. L'espиce
intelligible est une ressemblance de la rйalitй qui est saisie par l'esprit. Si
donc il y a dans l'intellect divin une espиce intelligible qui ne soit pas son
essence, cette espиce sera la ressemblance d'une certaine rйalitй: essence
divine, ou autre chose. Or ce ne peut кtre la ressemblance de l'essence divine
elle-mкme, car alors l'essence divine ne serait pas intelligible par elle-mкme:
c'est cette espиce qui la rendrait intelligible. - Il ne peut y avoir davantage
dans l'intellect divin une espиce diffйrente de l'essence de cet intellect, et
qui serait la ressemblance d'une autre chose. Cette ressemblance, en effet,
serait imprimйe dans l'intellect divin par quelque chose. Ce ne pourrait кtre
le fait de l'intellect lui-mкme: le mкme ne peut а la fois кtre agent et
patient; il y aurait aussi en ce cas un agent qui imprimerait au patient non
pas sa propre ressemblance mais celle d'un autre, et alors tout agent ne
produirait pas un effet semblable а soi. - La ressemblance susdite ne
viendrait pas non plus d'un autre, car cela supposerait quelque agent antйrieur
а l'intellect divin. Il est donc impossible que, dans l'intellect divin, il y
ait quelque espиce intelligible en dehors de sa propre essence. L'intellection de
Dieu est son кtre, nous l'avons montrй. Si donc Dieu comprenait par une espиce
qui ne fыt pas son essence, ce serait par quelque chose d'autre que son
essence. Ce qui est impossible. Dieu ne comprend donc pas par quelque espиce
intelligible distincte de son essence. 47: DIEU SE COMPREND PARFAITEMENT SOI-MКME
A partir de lа, on peut montrer clairement
que Dieu se comprend lui-mкme а la perfection. L'intellect se porte vers la rйalitй qu'il
comprend par le moyen de l'espиce intelligible; dиs lors la perfection de
l'opйration intellectuelle dйpendra de deux conditions. La premiиre sera que
l'espиce intelligible soit parfaitement conforme а la chose qui est objet de
l'intellection; la seconde, qu'elle soit parfaitement unie а l'intellect: ce
qui se rйalise d'autant mieux que l'intellect est plus puissant en sa force de
pйnйtration. Or l'essence divine, qui est l'espиce intelligible par laquelle
l'intellect divin comprend, est absolument identique а Dieu lui-mкme,
absolument identique aussi а son intellect. Dieu se connaоt donc lui-mкme avec
une perfection absolue. La rйalitй matйrielle devient intelligible dиs lа qu'elle
est abstraite de la matiиre et des conditions matйrielles. Ce qui est sйparй
par nature de toute matiиre et de toutes conditions matйrielles se trouve donc
кtre intelligible selon sa propre nature. Or toute rйalitй intelligible est
effectivement saisie par l'intellect en tant qu'elle est une seule chose en
acte avec l'кtre qui exerce l'intellection. Mais Dieu lui-mкme est en acte
d'intelligence, comme on l'a prouvй. Par consйquent, dиs lа qu'il est
parfaitement dйgagй de la matiиre, et parfaitement un avec soi-mкme, Dieu se
saisit lui-mкme а la perfection. Une chose est comprise en acte du fait que
l'intellect en acte et la chose saisie actuellement ne font qu'un. Or
l'intellect divin est toujours saisi, apprйhendй en acte, dиs lа qu'en Dieu
rien n'est en puissance et imparfait. Quant а l'essence divine, elle est
parfaitement intelligible en elle-mкme, comme on l'a vu. L'intellect divin et
l'essence divine n'йtant qu'une seule chose, ainsi qu'on l'a montrй, il est
manifeste que Dieu se comprend parfaitement lui-mкme: Dieu, en effet, est son
intellect et son essence. Tout ce qui est en quelqu'un selon un mode
intelligible est compris par ce quelqu'un. Or l'essence divine est en Dieu
selon un mode intelligible, car l'кtre naturel de Dieu et son кtre intelligible
sont une seule et mкme chose, dиs lа que l'кtre de Dieu est sa propre
intellection. Dieu comprend donc son essence et, par suite, il se comprend
lui-mкme, puisqu'il est son essence. Les actes de l'intellect, comme ceux des
autres puissances de l'вme, se distinguent d'aprиs leurs objets. L'opйration de
l'intellect sera donc d'autant plus parfaite que la rйalitй intelligible sera
elle-mкme plus parfaite. Or l'intelligible le plus parfait est l'essence
divine, puisqu'elle est l'acte absolument parfait et la vйritй premiиre. Quant
а l'opйration de l'intellect divin elle est aussi le plus noble, n'йtant autre
que l'кtre divin lui-mкme, comme on l'a vu. Ainsi donc Dieu se comprend
lui-mкme. Les perfections de toutes choses se trouvent souverainement en Dieu. Or,
parmi les perfections qui existent dans les choses crййes, la plus йlevйe est
de comprendre Dieu. En effet, la nature intellectuelle dйpasse les autres, et
sa perfection est de comprendre; d'autre part, l'intelligible le plus noble
n'est autre que Dieu. Dieu se comprend donc а la perfection. Tout ceci est
confirmй par l'autoritй divine. L'Apфtre dit, en effet, que l'Esprit de Dieu
scrute jusqu'aux profondeurs de Dieu. 48: DIEU NE CONNAОT QUE SOI, IMMЙDIATEMENT ET
PAR SOI Ce que
nous venons de dire met en йvidence que Dieu ne connaоt que soi, immйdiatement
et par soi. Cela seul est connu par l'intellect, immйdiatement et par soi, qui est
connu au moyen de son espиce intelligible; l'opйration est en effet
proportionnйe а la forme qui en est le principe. Or ce par quoi Dieu comprend
n'est autre que son essence, comme on l'a prouvй. Et donc, ce qui est compris
par lui immйdiatement et par soi n'est autre que lui-mкme. Il est impossible
de comprendre plusieurs choses en mкme temps, immйdiatement et par soi, car une
mкme opйration ne peut se terminer а plusieurs choses en mкme temps. Or nous
avons йtabli que Dieu se comprend lui-mкme а quelque moment. Si donc Dieu
comprend quelque autre chose immйdiatement et par soi, c'est que son intellect
est passй de la considйration de soi а celle de cette autre chose. Or celle-ci
est moins noble que Dieu lui-mкme. L'intellect divin serait donc changй en pire:
ce qu'on ne peut admettre. Les opйrations de l'intellect se distinguent en
fonction de leurs objets. Si donc Dieu comprend et soi et autre que soi comme
objet principal, c'est qu'il a plusieurs opйrations intellectuelles. Alors, ou
son essence est divisйe, ou il exerce quelque opйration intellectuelle qui
n'est pas sa substance: deux choses impossibles, comme nous l'avons montrй. Il
reste donc que Dieu ne connaоt rien d'autre, immйdiatement et par soi, que sa
propre essence. L'intellect, en tant que diffйrent de ce qu'il
apprйhende, est en puissance par rapport а lui. Si donc quelque autre chose que
Dieu est comprise par lui immйdiatement et par soi, il s'ensuit que Dieu est en
puissance par rapport а cette autre chose: ce qui est impossible, comme on l'a
vu. Ce
qui est compris est la perfection de celui qui comprend. En effet, l'intellect
est parfait en tant mкme qu'il est en acte d'intellection, ce qui se rйalise
selon qu'il est un avec l'objet de l'intellection. Si donc quel que autre chose
que Dieu est saisie immйdiatement par lui, cette chose est sa perfection, et
plus noble que lui. Ce qui est impossible. La science d'un кtre intelligent est
formйe de beaucoup d'objets. Si donc il y a beaucoup de choses que Dieu connaоt
immйdiatement et par soi, il s'ensuit que la science divine est composйe de
plusieurs choses. Alors: ou bien l'essence divine est composйe, ou bien la
science est en Dieu un accident. Toutes choses impossibles, comme on l'a vu. Il
reste donc que ce qui est saisi par Dieu immйdiatement et par soi n'est rien
d'autre que sa substance. L'opйration intellectuelle tient sa spйcification et
sa noblesse de ce qui est saisi immйdiatement et par soi, puisque tel est son
objet. Si donc Dieu apprйhendait quelque chose d'autre que soi immйdiatement et
par soi, son opйration intellectuelle recevrait sa spйcification et sa noblesse
conformйment а ce qui est autre que lui. Ceci est impossible, dиs lа que son
opйration est son essence, comme nous l'avons montrй. On ne peut donc admettre que ce que Dieu
atteint par sa connaissance, immйdiatement et par soi, soit autre chose que
lui-mкme. 49: DIEU CONNAОT D'AUTRES CHOSES QUE SOI
Du
fait que Dieu se connaоt soi-mкme immйdiatement et par soi, on doit admettre
que c'est en lui-mкme qu'il connaоt autre chose que soi. On voit bien que
la connaissance d'un effet est obtenue authentiquement dans la connaissance de
sa cause: ce qui fait dire que nous savons quelque chose lorsque nous en
connaissons la cause. Or Dieu est, par son essence, cause d'existence pour
les autres. Et donc, comme il connaоt parfaitement son essence, il faut en
conclure qu'il connaоt aussi les autres choses. Tout effet comporte en sa cause, d'une
certaine maniиre, une ressemblance prйexistante, puisque tout agent produit
semblable а soi. Or tout ce qui existe en quelqu'un existe а la maniиre de ce
quelqu'un. Si donc Dieu est cause de certaines choses, la ressemblance de ses
effets existera en lui sous un mode intelligible, puisqu'il est lui-mкme de
nature intellectuelle. Or ce qui existe en quelqu'un sous un mode intelligible,
est compris par lui. Dieu comprend donc en lui-mкme les autres choses que soi. Quiconque connaоt
parfaitement une chose connaоt tout ce qui peut кtre vйritablement affirmй de
cette chose et qui lui convient selon sa nature. Or il convient а Dieu,
considйrй dans sa nature, d'кtre la cause des autres кtres. Comme il se connaоt
parfaitement lui-mкme, il sait donc qu'il est cause. Ce qui ne peut кtre s'il
ne connaоt en quelque maniиre ses effets. Ceux-ci sont autres que lui-mкme, car
rien n'est cause de soi-mкme. Dieu connaоt donc les autres кtres que lui-mкme. Si nous
rapprochons ces deux conclusions, il apparaоt donc que Dieu se connaоt soi-mкme
comme ce qui est connu immйdiatement et par soi; les autres choses sont connues
de lui en tant que vues dans son essence. Cette vйritй nous est enseignйe
expressйment par Denys, au chap. VII des Noms divins: Il ne se rapporte pas
а chaque chose par une vision, mais il sait toutes choses dans la cause qui les
contient. Et plus loin: En se connaissant elle-mкme, la Sagesse divine
sait tout le reste. L'autoritй de la Sainte Йcriture semble tйmoigner
aussi de la vйritй de cette affirmation; il est йcrit de Dieu, dans le psaume: Il
a regardй du haut de son sanctuaire, comme s'il voyait les autres du haut
de son кtre. 50: DIEU A UNE CONNAISSANCE PROPRE DE CHAQUE CHOSE
Certains
ont prйtendu que Dieu n'a des choses diffйrentes de lui qu'une connaissance
universelle, ne les connaissant qu'en tant que ce sont des кtres, pour cette
raison qu'il connaоt la nature de l'кtre par la connaissance qu'il a de
lui-mкme. Il nous reste donc а montrer que Dieu connaоt toutes les autres
choses en tant qu'elles sont distinctes les unes des autres et distinctes de
Dieu. C'est lа connaоtre les choses selon leurs raisons propres. Pour mettre cela
en йvidence, il faut prйsupposer que Dieu est la cause de tout кtre: ce que
nous avons dit plus haut l'a йtabli dйjа assez clairement, et nous le mettrons
plus tard en pleine lumiиre. Ainsi donc rien ne peut exister en quelque chose
qui ne soit pas causй par Dieu, immйdiatement ou par intermйdiaire. Or quand la
cause est connue, on connaоt aussi ses effets. Par consйquent, tout ce qui
existe dans les choses peut кtre connu si Dieu lui-mкme est connu, et aussi
toutes les causes intermйdiaires entre Dieu et les choses. Or Dieu se connaоt
lui-mкme ainsi que toutes ces causes intermйdiaires. Qu'il se connaisse
lui-mкme parfaitement, nous l'avons dйjа montrй. Se connaissant ainsi, il
connaоt ce qui procиde immйdiatement de lui-mкme. Et ceci йtant connu, il
connaоt aussi ce qui en sort immйdiatement. Il en va de mкme pour toutes les
causes intermйdiaires jusqu'au dernier de leurs effets. On voit donc que Dieu
connaоt tout ce qui est dans les choses. Or c'est cela avoir une connaissance
propre et complиte des choses, c'est-а-dire connaоtre tout ce qui, commun ou
propre, existe dans les choses. Dieu a donc une connaissance propre des choses
selon qu'elles sont distinctes les unes des autres. Tout кtre qui agit par intelligence
possиde la connaissance de la chose qu'il fait selon sa raison propre de chose
faite: c'est la connaissance de l'auteur qui dйtermine la forme de son _uvre.
Or Dieu est cause des choses par intelligence, puisque son кtre est son acte de
comprendre, et que tout кtre agit selon qu'il est en acte. Il connaоt donc ce
qu'il produit d'une connaissance propre, selon que cette chose est distincte de
toute autre. La distinction des choses ne peut venir du hasard, car elle implique un
ordre certain. Il faut donc que cette distinction vienne de l'intention de
quelque cause. Or ce n'est pas de l'intention d'une cause qui agirait par
nйcessitй de nature, car la nature est dйterminйe а une seule chose, et
l'intention d'une cause agissant par nйcessitй de nature ne peut se porter vers
des choses multiples et distinctes. Il reste donc que la distinction dans les
choses vient de l'intention de quelque cause douйe de connaissance. Or c'est le
propre de l'intellect de considйrer la distinction des choses: ce qui faisait
dire а Anaxagore que l'intellect йtait le principe de la distinction. D'autre
part, la distinction universelle des choses ne saurait venir de l'intention de
quelque cause seconde, car toutes ces causes appartiennent а l'ensemble des
effets distincts. C'est donc а la cause premiиre, qui par elle-mкme se
distingue de toutes les autres, de viser la distinction de toutes les choses.
Ainsi, Dieu connaоt toute chose dans sa distinction d'avec les autres. Tout ce que Dieu
connaоt, il le connaоt parfaitement: toute perfection est en lui, en effet,
comme en celui qui est parfait purement et simplement, ainsi que nous l'avons
montrй. Or ce qui n'est connu qu'en gйnйral n'est pas connu parfaitement, car
on ignore ce qu'il y a de plus important en lui, а savoir les perfections
ultimes qui accomplissent son кtre propre. Une chose est connue en puissance
plutфt qu'en acte par cette sorte de connaissance. Si donc Dieu, en connaissant
son essence, connaоt toutes choses en gйnйral, il connaоt aussi les choses
d'une connaissance propre. Celui qui connaоt une nature quelconque, connaоt les
accidents propres de cette nature. Or les accidents propres de l'кtre, en tant
qu'кtre, sont l'un et le multiple, comme on le voit au IVe Livre
de la Mйtaphysique. Ainsi donc, si Dieu en connaissant son essence
connaоt en gйnйral la nature de son кtre, il s'ensuit qu'il connaоt la
multitude. Or la multitude ne peut кtre apprйhendйe sans la distinction. Dieu
comprend donc les choses en tant mкme qu'elles sont distinctes les unes des
autres. Quiconque connaоt parfaitement une nature universelle, connaоt le mode
selon lequel cette nature peut кtre possйdйe; ainsi celui qui connaоt la
blancheur, sait qu'elle admet du plus et du moins. Or, c'est par leur mode
divers d'exister que sont constituйs les divers degrйs de l'кtre. Si donc Dieu,
en se connaissant, connaоt la nature universelle de l'кtre, - non pas
imparfaitement, car toute imperfection lui est absolument йtrangиre, - on ne
peut lui refuser la connaissance de tous les degrйs de l'кtre. Il possйdera
donc de toute chose autre que lui une connaissance propre. Quiconque connaоt
parfaitement une chose connaоt tout ce qui lui appartient. Or Dieu se connaоt
parfaitement lui-mкme. Il connaоt donc tout ce qui est en lui selon son pouvoir
d'action. Mais, selon ce pouvoir actif, toutes choses sont en lui quant а leurs
formes propres, dиs lа qu'il est lui-mкme le principe de tout кtre. Dieu a donc
une connaissance propre de toutes choses. Quiconque connaоt une nature, sait si
cette nature est communicable: celui-lа ne connaоtrait pas parfaitement la
nature de l'animal qui ignorerait qu'elle est communicable а plusieurs. Or la
nature divine est communicable par similitude. Dieu sait donc de quelles
maniиres les choses peuvent кtre semblables а son essence. Or la diversitй des
formes vient de ce que les choses imitent diversement l'essence divine: ce qui
fait dire au philosophe que la forme naturelle est quelque chose de divin. Dieu
possиde donc une connaissance des choses selon leurs formes propres. Dans le monde des
hommes et des autres connaissants se vйrifie la connaissance des choses en tant
que distinctes dans leur multitude. Si donc Dieu ne connaissait pas les choses
dans leurs caractиres distinctifs, il serait tout а fait sot, comme il
en allait pour ceux qui affirmaient qu'il ne connaоt pas la dispute que
tous connaissent: ce que n'admet pas le Philosophe au 1er Livre du De
Anima et au IIIe Livre de la Mйtaphysique. Tout cela nous est enseignй par l'autoritй
de l'Йcriture canonique. On lit en effet dans la Genиse: Dieu vit toutes les
choses qu'il avait faites, et elles йtaient trиs bonnes. Et, dans l'Йpоtre
aux Hйbreux: Il n'est pas de crйature qui reste invisible devant lui; tout est
а nu et ouvert а ses yeux. 51-52: RECHERCHES SUR LA MANIИRE DONT LA MULTITUDE DES
RЙALITЙS SAISIES PAR DIEU SE TROUVE DANS SON INTELLECT
Il ne
faudrait pas que la multitude des objets de l'intellection divine nous donne а
entendre qu'il y a composition en Dieu; c'est pourquoi nous allons scruter le
mode selon lequel ces objets sont plusieurs. On ne peut entendre cette multitude au
sens oщ ses йlйments auraient un кtre distinct en Dieu. Car, ou bien ces nombreux
йlйments intelligibles seraient une mкme chose avec l'essence divine, et alors,
dans l'essence mкme de Dieu on admettrait quelque multitude, ou bien ils
seraient surajoutйs а l'essence divine, et nous aurions en Dieu des rйalitйs
accidentelles, ce dont nous avons montrй dйjа l'impossibilitй. On ne peut
davantage admettre que ces formes intelligibles existent par soi: ce que
Platon, pour йviter les inconvйnients susdits, semble avoir cru en introduisant
le monde des idйes. Mais les formes des rйalitйs naturelles ne peuvent
exister sans la matiиre, puisqu'on ne peut les penser sans elle. D'ailleurs, si on
admettait l'existence de ces formes, on n'aurait pas davantage йtabli comment
Dieu connaоt une multitude d'objets intelligibles. Ces formes, en effet, seraient
hors de l'essence divine, et, si Dieu ne pouvait sans elles penser la multitude
des choses, - ce qui est requis pour la perfection de son intellect, - il en
rйsulterait que cette perfection de l'intellection dйpendrait d'autre chose et,
par suite, la perfection mкme de son кtre, dиs lа que son кtre se confond avec
son opйration intellectuelle. Nous avons montrй plus haut qu'il ne saurait en
кtre ainsi. Tout ce qui est en dehors de l'essence de Dieu est causй par lui, comme
nous le montrerons; si donc les formes dont nous parlons sont en dehors de
Dieu, elles sont causйes par lui. Or Dieu est cause des choses par son
intelligence: on le verra plus loin. Donc, pour que ces formes soient
intelligibles, on doit prйsupposer que Dieu, selon l'ordre naturel des choses,
les pense d'abord en lui-mкme. Ce n'est donc pas parce qu'une multitude
d'intelligibles existe par soi hors de Dieu que Dieu pense cette multitude. L'intelligible en
acte et l'intellect en acte ne sont qu'une seule et mкme chose, de mкme que le
sensible en acte se confond avec le sens actualisй. Mais Si l'on distingue
l'intelligible de l'intellect, c'est que l'un et l'autre sont considйrйs comme
en puissance, comme on le voit pour les sens. En effet, ni l'_il ne voit
effectivement, ni le visible n'est vu rйellement qu'au moment oщ l'_il est
informй par l'espиce de l'objet visible, l'_il et le visible ne formant alors
qu'une seule chose. Si donc les formes intelligibles que Dieu perзoit sont hors
de son intellect, il s'ensuit que cet intellect est en puissance et, de mкme,
les formes intelligibles. Dieu aura besoin, alors, de quelqu'un qui l'amиne а
l'acte. Ce qui est impossible, car Dieu ne serait pas, dans ce cas, l'кtre
premier. Les formes perзues intelligiblement doivent se trouver dans l'intellect
qui les perзoit. Il ne suffit donc pas, pour expliquer que Dieu connaоt la
multitude des choses, de supposer que les formes de ces choses existent par soi
hors de l'intellect divin: il faut, de toute nйcessitй, les placer dans
l'intellect divin lui-mкme. Les mкmes raisons font apparaоtre qu'on ne peut
situer la multitude dй ces mкmes formes intelligibles en quelque intellect
autre que celui de Dieu, que ce soit celui de l'вme, ou de l'ange, qui est
intelligence. Car, dans cette hypothиse, l'intellect divin dйpendrait, en l'une
de ses opйrations, de quelque intellect qui ne vient pourtant qu'aprиs lui. Ce
qui est йgalement impossible. De mкme que les choses qui subsistent par elles-mкmes
viennent de Dieu, ainsi ce qui est contenu dans ces choses. Et donc, pour que
puissent exister les formes intelligibles susdites en quelque intellect venant
aprиs Dieu, il faut prйsupposer l'intellection divine elle-mкme, par laquelle
Dieu est cause des choses. Il s'ensuivrait aussi que l'intellect divin serait en
puissance, dиs lа que ses objets intelligibles ne lui seraient pas conjoints. De mкme que
chaque existant a son кtre propre, ainsi a-t-il son opйration propre. On ne
peut donc admettre que du fait qu'un intellect possиde les dispositions
requises pour agir, un autre intellect exerce l'opйration intellectuelle: c'est
l'intellect lui-mкme en qui se trouvent ces dispositions qui doit exercer
l'action. C'est ainsi que chaque кtre est par son essence, non par l'essence
d'un autre. On ne pourra donc justifier la connaissance qu'a de la multitude
l'intellect premier par le fait que les formes intelligibles existeraient en
quelque intellect secondaire. 53: SOLUTION DE LA DIFFICULTЙ PRЙCЙDENTE
Il est
possible de rйsoudre facilement cette difficultй si l'on considиre attentivement
la maniиre dont les formes intelligibles existent dans l'esprit. Nous prenons
notre point de dйpart dans notre intelligence а nous pour йlever, autant qu'il
est possible, а la connaissance de l'intellect divin. Les choses extйrieures
que nous apprйhendons n'existent pas dans notre esprit selon leur nature
propre, mais il faut que leurs espиces intelligibles soient dans notre
intellect qui, par elles, exerce effectivement son acte d'intellection.
Existant en acte par ces espиces comme par une forme qui lui est devenue
propre, l'intellect se saisit des choses elles-mкmes. L'intellection n'en est
pas pour autant une action transitive qui puisse atteindre l'objet intelligible
d'une maniиre comparable а la chaleur qui passe dans l'objet chauffй;
l'intellection, elle, demeure dans l'esprit, mais elle est en rapport avec la
rйalitй apprйhendйe, du fait que l'espиce intelligible, qui comme forme est le
principe de l'opйration intellectuelle, est aussi la similitude de la rйalitй. L'intellect,
informй par l'espиce intelligible qui rйpond а la rйalitй, forme en soi-mкme,
par l'exercice de son acte, une certaine intention de cette rйalitй. Cette
intention est la raison de la chose; elle-mкme signifiйe par la dйfinition. Or
ceci s'avиre indispensable. En effet, l'intellect apprйhende aussi bien les
choses absentes que celles qui sont prйsentes; en quoi il se rencontre avec
l'imagination. Mais l'intellect a ceci de plus qu'il s'empare de la chose en
tant que sйparйe des conditions matйrielles sans lesquelles elle ne peut
exister dans la rйalitй: ce qui ne pourrait se faire si l'intellect ne formait
en soi l'intention susdite. Cette intention d'ordre intellectuel йtant comme le
terme de l'opйration intellectuelle ne saurait se confondre avec l'espиce
intelligible qui actue l'intellect et qu'on doit considйrer comme le principe
de l'opйration intelligible, bien que toutes deux, intention et espиce, soient
des similitudes de la rйalitй atteinte par l'esprit. Dиs lа, en effet, que
l'espиce intelligible, forme de l'intellect et principe de l'intellection, est
une similitude de la chose extйrieure, il s'ensuit que l'intellect forme une
intention semblable а cette chose: tel on est, et telles sont nos
opйrations. L'intention, objet de l'intellection, йtant semblable а quelque
rйalitй, il en rйsulte que l'intellect, en formant cette intention, comprend
cette rйalitй. Nous avons montrй que l'intellect divin ne comprend
par nulle autre espиce intelligible que son essence. Cependant son essence est
la similitude de toutes choses. Il en rйsulte que la conception de l'intellect
divin, en tant qu'il se comprend, conception qui est son verbe, est la
similitude non seulement de Dieu lui-mкme, objet d'intellection, mais aussi de
tous les кtres dont l'essence divine est la similitude. Ainsi donc, par une
seule espиce intelligible, qui est l'essence divine, et par une seule intention
saisie intellectuellement, qui est le verbe divin, la multitude des choses peut
кtre atteinte par Dieu. 54: COMMENT L'ESSENCE DIVINE, UNE ET SIMPLE, PEUT КTRE LA PROPRE
SIMILITUDE DE TOUS LES INTELLIGIBLES
Il
peut paraоtre difficile, et impossible, qu'une seule et mкme rйalitй toute
simple comme l'essence divine soit la raison propre, ou la similitude, de
choses diverses. Car les choses diverses йtant distinctes en raison de leurs
formes propres, ce qui est semblable а une chose selon sa forme propre ne peut
кtre que dissemblable par rapport а une autre. Par contre, pour autant que des
rйalitйs diverses possиdent quelque chose de commun, rien n'empкche qu'elles aient
une similitude unique: ainsi de l'homme et de l'вne en tant qu'ils sont animaux
l'un et l'autre. Il rйsulterait de lа que Dieu n'a pas des choses une
connaissance propre mais commune. En effet, l'opйration de connaissance est
fonction du mode selon lequel la similitude de l'objet connu se trouve dans la
facultй de connaissance, comme l'action de chauffer se produit selon le mode de
la chaleur: la similitude de l'objet connu dans le connaissant йtant comme la
forme par laquelle il agit. Si donc Dieu possиde une connaissance propre de
choses nombreuses, c'est qu'il est lui-mкme la raison propre de chacune d'entre
elles. Nous allons chercher comment cela peut кtre. Comme le dit le Philosophe au VIIIe Livre
de la Mйtaphysique, les formes et les dйfinitions des choses, qui les
signifient, sont semblables aux nombres. En effet, si l'on ajoute ou si l'on
retranche une unitй а quelque nombre, l'espиce de ce nombre varie, comme on le
voit pour le nombre deux et pour le nombre trois. Il en va de mкme pour les dйfinitions:
une diffйrence, ajoutйe ou retranchйe, fait changer l'espиce. C'est ainsi que
la substance sensible diffиre spйcifiquement selon qu'on lui ajoute le
caractиre rationnel, ou qu'on le lui refuse. Or, l'intellect et la nature ne se
comportent pas de mкme par rapport а ce qui contient en soi plusieurs choses.
En effet, la nature d'une chose rйpugne а voir divisй ce que son кtre requiert:
la nature animale ne demeurera pas si l'вme est sйparйe du corps. Mais
l'intellect peut quelquefois saisir sйparйment les йlйments qui sont unis dans
l'кtre, а savoir quand l'un d'entre eux n'appartient pas а la raison de
l'autre. C'est ainsi que dans le chiffre trois, il peut considйrer seulement
deux unitйs, et, dans l'animal raisonnable la seule dйtermination sensible. Par
suite, l'intellect peut saisir comme la raison propre de plusieurs ce qui
implique multiplicitй: il suffit d'apprйhender certains йlйments en laissant
les autres de cфtй. Il peut, par exemple, saisir la dizaine comme raison propre
de la neuvaine, en retranchant une unitй, et de mкme comme la raison propre de
chacun des nombres que renferme cette dizaine. De mкme encore, l'intellect peut
apprйhender dans l'homme l'exemplaire propre de l'animal non raisonnable en
tant que tel et de chacune de ses espиces, sauf si celles-ci ajoutaient quelque
diffйrence positive. C'est ce qui faisait dire а un certain philosophe du nom
de Clйment, que les plus nobles parmi les кtres sont les exemplaires des
moins nobles. Or l'essence divine contient en elle-mкme la noblesse
de tous les кtres, non certes par maniиre de composition mais de perfection,
comme on l'a montrй. D'autre part, toute forme, aussi bien propre que commune,
est une certaine perfection si l'on considиre ce qu'elle implique de positif;
elle ne dit imperfection qu'en tant qu'elle est dйficiente par rapport а ce qui
est l'кtre vйritable. Par consйquent, l'intellect divin peut comprendre dans
son essence ce qui est propre а chacun; il le fait en percevant ce en quoi son
essence est imitйe et ce en quoi tout кtre s'йloigne de la perfection de cette
essence. Ainsi, en voyant son essence comme imitable par maniиre de vie non
connaissante, il comprend la forme propre de la plante; s'il considиre son
essence comme imitable par maniиre de connaissance mais non d'intelligence, il
se donne la forme propre de l'animal; et ainsi de suite. Il est donc йvident
que l'essence divine, en tant qu'elle est absolument parfaite, peut кtre
considйrйe comme la raison propre de toute chose, et que, par elle, Dieu peut
avoir une connaissance propre de tous les кtres. Maintenant, dиs lа que la raison propre de
l'un se distingue de la raison propre de l'autre, et que la distinction est le
principe de la pluralitй, on est amenй а considйrer dans l'intellect divin une
certaine distinction et la pluralitй des raisons intelligibles, selon que ce
qui existe dans l'intellect divin est la raison propre des кtres divers. Or
ceci se rйalise selon que Dieu saisit le propre rapport d'assimilation que
chaque crйature entretient avec lui. Par consйquent, les raisons des choses
existant dans l'intellect divin ne sont plusieurs ou distinctes, qu'en tant que
Dieu sait que les choses lui sont assimilables de plusieurs et de diverses
maniиres. C'est ce qu'exprime saint Augustin quand il dit que Dieu fait l'homme
selon une certaine raison et le cheval selon une autre; il dit aussi que les raisons
des choses sont plusieurs dans l'esprit de Dieu. Ainsi l'opinion de Platon
est aussi respectйe en quelque maniиre, qui concevait des idйes selon
lesquelles йtaient formйs tous les кtres du monde matйriel. 55: DIEU COMPREND TOUT EN MКME TEMPS
Ce que
nous venons de dire montre bien que Dieu comprend tout en mкme temps. Notre intellect,
lui, ne peut comprendre en acte plusieurs choses mкme temps, puisque, l'intellect
en acte йtant l'intelligible en acte, si nous comprenions en acte et en
mкme temps plusieurs choses, il s'ensuivrait que notre intellect serait en mкme
temps plusieurs choses du mкme genre, ce qui est impossible. Je dis bien du
mкme genre, car rien n'empкche qu'un mкme sujet soit informй par diverses
formes de divers genres, comme on voit qu'un mкme corps est а la fois figurй et
colorй. Or les espиces intelligibles qui informent l'intellect pour le rendre
identique en acte aux objets de son intellection, toutes ces espиces
appartiennent а un mкme genre. Elles ont, en effet, un seul mode d'кtre selon
l'ordre intelligible bien que les choses dont elles sont les espиces ne se
ressemblent pas dans la maniиre d'exister. C'est pourquoi les espиces
intelligibles ne sont pas rendues contraires par la contrariйtй des choses hors
de l'вme qu'elles reprйsentent. C'est aussi pourquoi, lorsque plusieurs choses
sont atteintes selon qu'elles ne font qu'un en quelque maniиre, elles sont
comprises en mкme temps. L'intellect, en effet, apprйhende en mкme temps un
tout continu, et non pas une partie aprиs l'autre; de mкme, il entend en mкme
temps la proposition, et non premiиrement le sujet, et, ensuite, le prйdicat.
Cela, parce qu'il connaоt toutes les parties selon une seule espиce
intelligible qui reprйsente le tout. Nous pouvons donc reconnaоtre que tout ce
qui, multiple, est connu par une seule espиce, peut кtre apprйhendй en mкme
temps. Or, tout ce que Dieu connaоt, il le connaоt par une seule espиce, qui
est son essence. Il peut donc comprendre toutes choses en mкme temps. La facultй de
connaissance ne connaоt en acte que s'il y a intention: ainsi, les images
conservйes dans la facultй organique ne sont pas toujours actualisйes, pour
cette raison que notre intention ne se porte pas sur elles, - c'est en effet
l'appйtit qui meut les autres puissances а leur acte chez les кtres qui
agissent par volontй. Et donc nous ne voyons pas en mкme temps les multiples
choses vers lesquelles notre intention ne se porte pas d'un seul coup. Quant а
celles qui doivent faire l'objet d'une mкme intention, il faut qu'elles soient
apprйhendйes en mкme temps: ainsi celui qui institue une comparaison entre deux
choses dirige son intention vers elles deux et les regarde toutes deux d'un
seul regard. Or tout ce qui appartient а la science divine tombe nйcessairement sous
une seule intention. L'intention de Dieu, en effet, est de voir parfaitement
son essence. Ce qui revient а la voir selon toute sa vertu, dont tout dйpend.
Ainsi Dieu, en voyant son essence, voit toutes choses en mкme temps. Quand un
intellect considиre successivement une multiplicitй de choses, il est
impossible qu'il le fasse par une seule opйration. Les opйrations diffиrent en
effet d'aprиs leurs objets, l'opйration intellective qui porte sur le premier
objet devra кtre diverse de celle qui considиre le deuxiиme. Or l'intellect
divin n'a qu'une seule opйration, qui est son essence, comme on l'a prouvй. Ce
n'est donc pas successivement mais en une seule fois qu'il voit tous ses objets
de connaissance. On ne peut concevoir la succession sans le temps, -
non plus que le temps sans le mouvement, puisque le temps est le nombre du
mouvement selon l'avant et l'aprиs. Or, en Dieu, il ne saurait y avoir de
mouvement d'aucune sorte, comme on l'a vu. Il n'y a donc aucune succession dans
la pensйe divine, et tout ce qu'elle connaоt, elle le connaоt d'un seul coup. On l'a vu plus
haut: l'action de penser, en Dieu, est identique а son кtre lui-mкme. Or, dans
l'кtre divin, il n'y a ni avant ni aprиs: tout est donnй au mкme instant, comme
on l'a montrй. Par consйquent, la pensйe divine n'a pas non plus d'avant et
d'aprиs, mais elle pense toutes choses en mкme temps. Toute intelligence qui pense une chose
aprиs une autre est, а un moment, en puissance а comprendre et, а un autre, en
acte de comprйhension: quand elle saisit en acte la premiиre, elle ne saisit la
deuxiиme qu'en puissance. Or l'intelligence divine n'est jamais en puissance
mais toujours en acte d'intellection. Elle ne saisit donc pas les choses
successivement mais toutes en mкme temps. L'Йcriture Sainte tйmoigne de cette
vйritй, par ces mots de l'Йpоtre de saint Jacques: Chez Dieu, il n'y
a ni changement ni ombre d'une variation. 56: LA CONNAISSANCE DE DIEU N'EST PAS UNE CONNAISSANCE HABITUELLE
Il
rйsulte de tout cela qu'il n'y a pas en Dieu de connaissance habituelle. Partout oщ il y a
connaissance habituelle, tout n'est pas connu en mкme temps, mais certaines
choses sont connues en acte, et d'autres d'une connaissance habituelle. Or Dieu
connaоt toutes choses par un acte unique, comme on l'a montrй. Il n'existe donc
pas en lui de connaissance habituelle. Qui possиde habituellement quelque chose
et ne pense pas а elle est, d'une certaine maniиre, en puissance; autrement
cependant qu'il l'йtait avant la premiиre comprйhension. Or nous savons que
l'intellect divin n'est en puissance d'aucune maniиre. Il n'y a donc en lui
aucune espиce de connaissance habituelle. En tout intellect qui connaоt
habituellement quelque chose, autre est son essence, autre son opйration
intellectuelle, qui est la considйration elle-mкme: а l'intellect, en effet,
qui connaоt habituellement, manque son opйration, mais son essence ne saurait
lui faire dйfaut. Or, en Dieu, l'essence et l'opйration sont identiques, comme
on l'a montrй. Il n'y a donc pas de connaissance habituelle dans l'intellect
divin. Un
intellect ne connaissant encore que d'une maniиre habituelle n'existe pas selon
sa perfection ultime. C'est pourquoi le bonheur, qui est la meilleure des
choses, est considйrй comme une rйalitй en acte, non comme une possession
seulement habituelle. Si donc Dieu connaоt habituellement par sa substance,
considйrй selon cette substance, il ne sera pas universellement parfait,
contrairement а ce que nous avons montrй plus haut. Nous avons йtabli que Dieu comprend par
son essence, et non par quelques espиces intelligibles ajoutйes а cette
essence. Or tout intellect en disposition habituelle exerce son opйration par
des espиces intelligibles. En effet, cette disposition habituelle est, ou bien
une certaine habilitation de l'intellect а recevoir les espиces intelligibles
qui le mettront en acte de comprйhension; ou bien un groupement ordonnй de ces
espиces intelligibles, existant dans l'intellect, non selon un acte complet,
mais comme dans un milieu entre la puissance et l'acte. Il n'y a donc pas en
Dieu de science habituelle. L'habitus est une sorte de qualitй. Or nulle qualitй ou
accident quelconque ne saurait se rencontrer en Dieu, comme on l'a vu. La
connaissance habituelle ne convient donc pas а Dieu. La disposition en vertu de laquelle on dit
de quelqu'un qu'il n'est qu'habituellement pensant, ou voulant, ou agissant,
est assimilйe а la disposition du dormeur; d'oщ le mot de David, pour йcarter
de Dieu toute disposition habituelle: Non, il ne dort ni ne sommeille, le
gardien d'Israлl. Et l'Ecclйsiastique dit aussi: Les yeux du
Seigneur sont beaucoup plus lumineux que le soleil. Le soleil, en effet,
est toujours lumineux en acte. 57: LA CONNAISSANCE DIVINE N'EST PAS DISCURSIVE
On peut
dйduire de lа que la pensйe divine n'est pas ratiocinative, ou discursive. Notre pensйe est
ratiocinative lorsque nous allons d'un objet de connaissance а un autre, comme
dans nos syllogismes, qui procиdent des principes jusqu'aux conclusions. En
effet, on ne raisonne, on ne discourt pas du fait qu'on examine comment la
conclusion dйcoule des prйmisses, celles-ci et celles-lа йtant tenues sous le
mкme regard. Ceci ne se produit que dans le jugement portй sur un argument, non
dans l'argumentation elle-mкme; non plus qu'une connaissance est matйrielle
pour cette raison qu'elle juge des choses matйrielles. Or, nous avons montrй
que Dieu ne considиre pas une chose aprиs une autre, comme successivement, mais
toutes choses а la fois. Sa connaissance n'est donc pas ratiocinative, ou
discursive, bien qu'il connaisse tout discours et tout raisonnement. Tout esprit qui
raisonne considиre les principes d'un premier regard et les conclusions d'un
autre. Il n'y aurait pas lieu, en effet, aprиs la considйration des principes,
de procйder а la conclusion, Si la vue de ces principes donnait aussi la vue
immйdiate de la conclusion. Or Dieu connaоt tontes choses par une opйration
unique, qui est son essence, ainsi qu'on l'a prouvй. Sa connaissance ne procиde
donc pas par raisonnement. Toute connaissance ratiocinative implique, а la fois,
puissance et acte: les conclusions sont en puissance dans les principes. Or,
dans l'intellect divin, il n'y a aucune place pour la puissance passive, comme
on l'a montrй. Cet intellect ne procиde donc pas par maniиre de discours. En toute science
discursive, il y a nйcessairement quelque chose de causй: les principes sont en
quelque maniиre cause efficiente de la conclusion, ce qui a fait dire de la
dйmonstration qu'elle est un syllogisme faisant savoir. Or, dans la
science divine, il ne peut rien y avoir qui soit causй, puisque cette science
est Dieu lui-mкme, comme on l'a vu. La science de Dieu ne peut donc кtre
discursive. Ce que l'on connaоt naturellement nous est connu sans raisonnement, comme
on le voit pour les premiers principes. Or, en Dieu, il ne saurait y avoir
d'autre connaissance que naturelle, bien plus, essentielle: la science de Dieu
se confondant avec son essence. La connaissance divine ne peut кtre
rationnelle. Tout mouvement se ramиne nйcessairement au premier moteur, qui est
seulement moteur, et non mы. Ce qui est donc а l'origine premiиre du mouvement
est nйcessairement moteur non mы. Or c'est lа l'intellect divin, comme on l'a
montrй. Il faut donc que cet intellect soit absolument moteur non mы. Mais le
raisonnement est un certain mouvement de l'intellect allant d'un terme а un
autre. L'intellect divin ne procиde donc pas par raisonnement. Ce qui est
suprкme en nous est infйrieur а ce qui est en Dieu, car l'infйrieur n'atteint
le supйrieur qu'au sommet de soi-mкme. Or, ce qu'il y a de suprкme dans notre
connaissance, ce n'est pas la raison, mais l'intellect, origine de la raison.
La connaissance de Dieu n'est donc pas rationnelle, mais seulement
intellectuelle. Tout dйfaut est incompatible avec Dieu, dont nous
savons qu'il est absolument parfait. Or la pensйe ratiocinative a pour origine
l'imperfection de la nature intellectuelle. En effet, ce qui est connu par un
autre est moins connu que ce qui est connu par soi, et, pour atteindre ce qui
est connu par un autre, la nature de l'кtre connaissant ne suffit pas si elle
ne passe par ce qui fait connaоtre cet autre. Or dans la connaissance
rationnelle, une chose devient connue par une autre; quant а ce qui est connu
intellectuellement, il l'est par soi, et а son endroit la nature connaissante
suffit sans moyen extйrieur. Il est donc manifeste que la raison est une sorte
d'intellect dйficient. La science divine ne saurait кtre ratiocinative. On comprend sans
dйmarche de la raison ce dont l'image est dans la facultй connaissante: la
puissance visuelle ne discourt pas pour connaоtre la pierre dont la
ressemblance est en elle. Or l'essence divine est la ressemblance de toutes
choses, comme on l'a prouvй. Elle ne procиde donc pas par voie de discours
rationnel pour connaоtre quelque chose. On voit ainsi la rйponse aux objections
qui semblent postuler le raisonnement dans la science divine. Dieu, fait-on
remarquer, ne connaоt les choses que par la mйdiation de son essence. Mais nous
avons montrй que cela ne se fait pas par voie discursive: l'essence divine
n'est pas avec les autres choses dans le rapport de principe а conclusions,
mais bien d'espиce intelligible а choses connues. Certains ont pensй aussi
qu'il ne convenait pas de refuser а Dieu le pouvoir de raisonner par
syllogisme. A cela il faut rйpondre que Dieu possиde la science du syllogisme
par maniиre de jugement et non par dйmarche syllogistique. A cette vйritй,
dйmontrйe par la raison, la Sainte Йcriture ajoute son tйmoignage, car il est
йcrit dans l'Йpоtre aux Hйbreux: Toutes choses sont nues et ouvertes а ses
yeux. En effet, ce que nous savons par raisonnement ne nous est pas de soi
nu et ouvert, mais nous est ouvert et dйcouvert par la raison. 58: DIEU NE COMPREND PAS EN COMPOSANT ET EN DIVISANT
Par
ces mкmes raisons, on peut montrer que l'intellect divin ne comprend pas а la
maniиre d'un intellect qui compose et qui divise. Dieu connaоt toutes choses en connaissant
son essence. Or il ne connaоt pas son essence en composant et divisant. Il se
connaоt, en effet, tel qu'il est, et, en lui, il n'y a aucune composition. Dieu
ne comprend donc pas par voie de composition et de division. Les choses que
l'intellect saisit en composant et en divisant sont de nature а кtre par lui
considйrйes а part: on n'aurait pas besoin de composition et de division Si, du
fait qu'on apprйhendait la quidditй de quelque chose, on savait ce qui lui
appartient ou ne lui appartient pas. Si donc Dieu apprйhendait par maniиre de
composition et de division, il s'ensuivrait qu'il ne verrait pas toutes choses
d'un seul regard, mais chaque chose а part. Ce dont nous avons йtabli le
contraire. En Dieu on ne saurait parler d'avant et d'aprиs. Or la composition et la
division sont postйrieures а la considйration de la quidditй, qui en est le
principe. Il ne peut y avoir composition et division dans l'opйration de
l'intellect divin. L'objet propre de l'intellect est la quidditй. Si
bien que, par rapport а cette quidditй, l'intellect ne peut se tromper, sauf
par accident. Il se trompe, au contraire, quand il a а composer et а diviser.
Ainsi en va-t-il aussi du sens, qui est toujours vrai а l'йgard de ses objets
propres et se trompe а l'йgard des autres. Or, dans l'intellect divin, il n'y a
rien d'accidentel, mais seulement ce qui est par soi. On n'y trouve donc pas de
composition et de division, mais seulement la simple acception des choses. La composition
d'une proposition formйe par un intellect qui compose et divise existe dans
l'intellect lui-mкme, non dans la chose qui est hors de l'вme. Si donc
l'intellect divin juge des choses а la maniиre d'un intellect qui compose et
divise, c'est qu'il est lui-mкme composй. Nous savons que c'est impossible. L'intellect qui
compose et divise juge de diverses choses par des compositions diverses. En
effet, la composition de l'intellect ne dйpasse pas les termes de la
composition. Par suite, la composition par laquelle l'intellect juge que
l'homme est un animal, ne juge pas que le triangle est une figure. D'autre
part, la composition, ou la division, est une certaine opйration de
l'intellect. Si donc Dieu considиre les choses en composant et en divisant, il
s'ensuit que son intellection ne sera pas unique mais multiple. Son essence
alors sera elle-mкme multiple, puisque son opйration intellectuelle est son
essence, comme on l'a montrй. Ceci ne nous oblige pas а dire que Dieu ignore les
йnonciables. Car son essence, bien que une et simple, est l'exemplaire de tous
les multiples et de tous les composйs. De sorte que c'est par elle que Dieu connaоt
toute multitude et toute composition aussi bien de la nature que de la raison. L'autoritй de la
Sainte Йcriture concorde avec tout cela. Il est йcrit dans Isaпe: Car mes
pensйes ne sont pas vos pensйes. Et pourtant il est dit dans le psaume: Le
Seigneur sait les pensйes des hommes, dont on voit assez qu'elles procиdent
par composition et division de l'intellect. Denys dit aussi, au chapitre VII des Noms
divins: Ainsi donc, la Sagesse divine, en se connaissant, connaоt toutes choses:
les choses matйrielles immatйriellement, les divisibles indivisiblement, et la
multiplicitй par maniиre d'unitй. VЙRITЙ59: LA VЙRITЙ DES ЙNONCIABLES N'EST PAS A EXCLURE DE DIEU
Du
fait que la connaissance de l'intellect divin ne procиde pas par maniиre de
composition et de division, on voit bien, d'aprиs ce qui vient d'кtre dit,
qu'on ne saurait lui refuser d'atteindre la vйritй, dont on sait, par le
philosophe, qu'elle n'existe que dans l'intellect qui compose et divise. La vйritй de
l'intellect consiste dans l'adйquation de cet intellect et de la chose, selon
que celui-ci prononce qu'existe ce qui est, ou n'existe pas ce qui n'est pas.
Par suite, la vйritй de l'intellect regarde cela mкme que dit cet intellect et
non l'opйration par laquelle il le dit. Il n'est pas requis, en effet, pour la
vйritй de l'intellect, que l'intellection elle-mкme soit adйquate а la chose,
puisqu'il arrive que la chose soit matйrielle tandis que l'intellection est
immatйrielle. C'est ce que l'intellect dit et connaоt par son intellection qui
doit кtre adйquat а la chose, de telle sorte qu'il en soit dans la rйalitй des
choses comme le dit l'intellect. Or Dieu, dans la simplicitй de son
intelligence, oщ il n'y a ni composition ni division, connaоt non seulement les
quidditйs des choses mais aussi les йnonciations, comme on l'a montrй. Ainsi,
ce que l'intellect divin dit par son intellection, c'est la composition et la
division. Le fait de la simplicitй de l'intellect divin n'exclut donc pas de
lui la vйritй. Lorsque ce qui est dit ou compris est quelque chose
de non-complexe, ce non-complexe lui-mкme, pour ce qui est de lui, n'est ni
adйquat, ni inadйquat а la rйalitй. L'adйquation, en effet, et l'inadйquation
impliquent comparaison; mais le non-complexe, considйrй en soi, ne renferme
aucune comparaison ou application а la rйalitй. De sorte que, en lui-mкme, il
ne peut кtre dit vrai ou faux. C'est seulement du complexe que l'on peut dire
cela, car en lui se trouve dйsignйe la comparaison de l'incomplexe а la rйalitй
par la note de comparaison ou de division. Cependant l'intellect non complexe,
en percevant la quidditй de la chose, le fait selon une certaine
comparaison avec la chose: il l'apprйhende, en effet, comme la quidditй de
cette chose. Et donc, bien que l'incomplexe lui-mкme et la dйfinition ne soient
pas, en tant que tels, vrais ou faux, on dit que l'intellect apprйhendant la quidditй
est toujours vrai par soi, comme on le voit au IIIe Livre du De Anima. Encore
qu'il puisse кtre faux, par accident, pour autant que la dйfinition englobe
quelque composition, ou des parties de la dйfinition entre elles, ou de la
dйfinition totale а l'objet dйfini. Ainsi donc, la dйfinition, - selon qu'on
l'entend de la dйfinition de telle ou telle chose, - apprйhendйe par
l'intelligence, sera dite ou fausse purement et simplement si les parties de la
dйfinition manquent de cohйrence, comme dans animal insensible, ou
fausse relativement а telle chose, comme si l'on prend pour dйfinition du
triangle celle du cercle. Si donc l'on accordait, par impossible, que l'intellect
divin ne connaоt que les incomplexes, il faudrait dire encore qu'il est vrai
par la connaissance de sa quidditй en tant que sienne. La simplicitй divine n'exclut pas la
perfection, car, dans la simplicitй de son кtre, elle possиde tout ce qu'il y a
de perfection dans les autres choses par une certaine accumulation de
perfections et de formes, comme on l'a montrй plus haut. Or, notre intellect,
dans son apprйhension des simples notions, n'atteint pas а son ultime
perfection, car il est encore en puissance par rapport а la composition et а la
division, de mкme que, dans le monde de la nature, les corps simples sont en
puissance par rapport aux mixtes, et les parties par rapport au tout. Ainsi
donc, Dieu, par sa simple intelligence, a cette perfection de connaissance que
notre intellect possиde par sa double connaissance des notions complexes et des
notions simples. Or la vйritй appartient а notre intellect dans la parfaite
connaissance qu'il a de soi, une fois qu'il est parvenu а la composition. Il y
a donc bien aussi vйritй dans la simple intelligence de Dieu elle-mкme. Dieu йtant le
bien de tout bien, puisqu'il a en lui-mкme toutes les bontйs, comme on l'a
montrй plus haut, la bontй de l'intellect ne saurait lui manquer. Or le vrai
est le bien de l'intellect: le philosophe le montre clairement au vie Livre
de l'Йthique. La vйritй est donc en Dieu. C'est ce que dit le psaume: Dieu
est vйridique. 60: DIEU EST LA VЙRITЙ
De ce
que nous venons de dire, il rйsulte que Dieu lui-mкme est la vйritй. La vйritй est une
certaine perfection de l'intelligence, ou de l'opйration intellectuelle, comme
on l'a dit. Cette intellection, se confondant avec l'кtre divin, est parfaite
par elle-mкme, - comme on l'a montrй pour l'кtre divin, - sans que lui advienne
quelque autre perfection. Il faut en conclure que la substance divine est la
vйritй elle-mкme. La vйritй, dit le philosophe, est une certaine bontй de
l'intellect. Or Dieu est sa bontй, comme on l'a montrй. Il est donc aussi
sa vйritй. On ne peut rien affirmer de Dieu par mode de participation, dиs lа qu'il
est son кtre, qui ne participe а rien. Or la vйritй est en Dieu, comme on l'a
vu. Si donc elle ne lui appartient pas par participation, il faut qu'elle le
fasse par essence. Dieu est donc sa vйritй. Bien que, selon le philosophe, le vrai ne
soit pas proprement dans les choses mais dans l'esprit, les choses
sont dites vraies quelquefois en tant qu'elles rйalisent proprement l'acte de
leur nature propre. Ce qui fait dire а Avicenne, dans sa Mйtaphysique, que
la vйritй d'une chose est la propriйtй de l'кtre de cette chose qui a йtй
йtablie en elle, selon qu'une telle chose est de nature а donner de soi une
idйe vraie, et en tant qu'elle imite sa propre idйe existant dans la pensйe
divine. Or Dieu est son essence. Par consйquent, que nous parlions de la vйritй
de l'intellect ou de la vйritй de la chose, Dieu est sa vйritй. Ceci est confirmй
par l'autoritй du Seigneur disant de soi, en saint Jean: Je suis la voie, la
vйritй et la vie. 61: DIEU EST LA TRИS PURE VЙRITЙ
A
partir de ce nous venons de dire, il est manifeste qu'en Dieu est la pure
vйritй, а laquelle nulle faussetй ou mensonge ne peut se mкler. La vйritй rйpugne
а la faussetй, comme la blancheur а la noirceur. Or Dieu est non seulement
vrai, il est la vйritй elle-mкme. Il ne peut donc y avoir de faussetй en lui. L'intellect ne se
trompe pas dans son apprйhension de la quidditй, non plus que le sens par
rapport a son objet propre. Or toute connaissance de l'intellect divin se
prйsente а la maniиre d'un intellect dans sa connaissance des quidditйs, ainsi
qu'on l'a montrй. Il est donc impossible qu'il y ait, dans la connaissance
divine, erreur, tromperie ou faussetй. L'intellect ne se trompe pas quand il
s'agit des principes premiers; il se trompe parfois dans les conclusions
auxquelles il parvient en raisonnant а partir des premiers principes. Or
l'intellect divin ne raisonne pas, ou ne discourt pas, comme on l'a vu. Il ne
peut donc y avoir en lui faussetй ou erreur. Plus un pouvoir de connaissance est йlevй
et plus son objet propre est universel, englobant plus de choses; c'est ainsi
que ce que la vue connaоt par accident, le sens commun ou l'imagination
l'apprйhendent comme englobй par leur objet propre. Or la puissance de
l'intellect divin est au sommet de la sublimitй dans l'ordre de la
connaissance. Tout ce qui est objet de connaissance se rйfиre donc а lui comme
objet de connaissance en propre et par soi, non d'une maniиre accidentelle.
Mais а l'йgard de ces objets de connaissance, la puissance cognitive ne se
trompe pas. Il est donc impossible que l'intellect divin se trompe par rapport
а quelque objet de connaissance que ce soit. La vertu intellectuelle est une certaine
perfection de l'intellect dans l'acte de la connaissance. Or, quand il exerce
sa vertu intellectuelle, l'intellect ne peut dire le faux, mais seulement ce
qui est vrai. En effet, dire le vrai est un acte bon de l'intellect, et c'est
le fait de la vertu de rendre les actes bons. Or l'intellect divin est
plus parfait par sa nature mкme que l'intellect humain par l'habitus de
la vertu; il est, en effet, au terme de la perfection. Il apparaоt donc qu'il
ne peut y avoir de faussetй dans l'intellect divin. La science de l'intellect humain est
causйe en quelque sorte par les choses. C'est pourquoi les objets de science
sont la mesure de la science humaine: le vrai vient de ce que l'intellect juge
que les choses sont de telle ou telle maniиre, et non l'inverse. Mais
l'intellect divin est cause des choses par sa science. C'est donc sa science
qui est la mesure des choses, de mкme que l'art est la mesure des _uvres d'art,
lesquelles sont d'autant plus parfaites qu'elles concordent davantage avec
l'art. Ainsi, le rapport de l'intellect divin aux choses est le mкme que celui
des choses а l'intellect de l'homme. Or, l'erreur qui vient de l'inadйquation
de l'intellect humain aux choses ne se trouve pas dans les choses mais bien
dans l'intellect. Si donc il n'y avait pas adйquation absolue de l'intellect
divin et des choses, l'erreur serait dans les choses et non dans l'intellect
divin. Et pourtant, il n'y a pas d'erreur dans les choses, car autant chaque
chose a d'кtre, autant a-t-elle de vйritй. Il n'existe donc aucune inйgalitй
entre l'intellect divin et les choses; aucune erreur ne peut se trouver dans
cet intellect. De mкme que le vrai est le bien de l'intellect, ainsi
le faux est son mal: nous dйsirons naturellement le vrai et nous
rйpugnons а кtre trompйs par le faux. Or il ne saurait y avoir de mal en Dieu,
- nous l'avons prouvй, - et, par suite, aucune erreur. C'est pour cela qu'on lit dans l'Йpоtre
aux Romains: Dieu est vйridique; dans les Nombres: Dieu n'est pas comme
un homme, menteur; et en saint Jean: Dieu est lumiиre et il n'y a point
de tйnиbres en lui. 62: LA VЙRITЙ DIVINE EST LA VЙRITЙ PREMIИRE ET SUPRКME
Il rйsulte
manifestement de ce que nous venons de dire que la vйritй divine est la vйritй
premiиre et suprкme. La disposition des choses dans l'кtre est aussi la
leur dans l'ordre de la vйritй, comme le dit le philosophe au IIe Livre de sa Mйtaphysique; et cela
parce que l'кtre et la vйritй sont convertibles: il y a en effet vйritй quand
on affirme кtre ce qui est, ou ne pas кtre ce qui effectivement n'est pas. Or
l'кtre divin est premier et absolument parfait. Par consйquent, la vйritй
divine est aussi premiиre et suprкme. Ce qui convient par essence а quelqu'un
lui convient а la perfection. Or la vйritй est attribuйe а Dieu
essentiellement, on l'a montrй. La vйritй divine est donc la premiиre et
souveraine vйritй. La vйritй est en notre esprit en tant qu'il est
adйquat а la rйalitй perзue. Or la cause de l'йgalitй est l'unitй, comme on le
voit au Ve Livre de la Mйtaphysique. Puisque, dans l'intellect divin,
l'intellect et l'objet de l'intellection sont absolument identiques, la vйritй
divine est donc premiиre et suprкme. Ce qui est mesure en quelque genre est
aussi ce qu'il y a de plus parfait dans ce genre: ainsi toutes les couleurs
sont-elles mesurйes par la couleur blanche. Or la vйritй divine est la mesure
de toute vйritй. En effet, la vйritй de notre intellect est mesurйe par les
choses extйrieures а l'вme, puisque cet intellect est dit vrai en tant qu'il
est en accord avec les choses. Quant а la vйritй des choses, elle est mesurйe
par l'intellect divin, qui est la cause des choses, comme on le montrera. C'est
ainsi que la vйritй des _uvres de l'art est mesurйe par l'art de l'artisan, le
coffre est vrai quand il concorde avec l'art. Comme Dieu est aussi
l'intelligence premiиre et le premier intelligible, la vйritй de tout intellect
doit кtre mesurйe par sa vйritй, s'il est vrai que chacun est mesurй par le
premier de son genre, comme le dit le Philosophe au Xe Livre de sa Mйtaphysique.
La vйritй divine est donc la vйritй premiиre, suprкme, et absolument
parfaite. 63: RAISONS DE CEUX QUI VEULENT REFUSER А DIEU LA CONNAISSANCE DES
SINGULIERS
Certains
prйtendent retirer а la perfection de la connaissance divine la connaissance
des singuliers. Ils prennent dans ce but sept voies diffйrentes. 1. La premiиre se
fonde sur la condition mкme de la singularitй. Le principe de la singularitй
йtant la matiиre dйterminйe, il ne semble pas que les singuliers puissent кtre
connus par quelque puissance immatйrielle, s'il est vrai que toute connaissance
se fait par une certaine assimilation. Ainsi, en nous, seules les puissances
qui usent d'organes matйriels, imagination, etc., apprйhendent les singuliers;
l'intellect, au contraire, puissance immatйrielle, ne connaоt pas les
singuliers. Bien moins encore l'intellect divin connaоtra-t-il les singuliers,
lui qui est totalement dйgagй de la matiиre. Dieu, semble-t-il, ne peut donc
absolument pas connaоtre les singuliers. 2. Les singuliers n'existent pas en tout
temps. Ainsi donc: ou bien ils seront toujours connus de Dieu, ou bien ils
seront connus а un moment, inconnus а un autre. La premiиre hypothиse ne peut
pas se vйrifier, car de ce qui n'est pas il n'y a pas de science, laquelle n'a
pour objet que le vrai; - ce qui n'est pas ne saurait кtre vrai. La deuxiиme
hypothиse ne peut non plus se soutenir, car la connaissance de l'intellect
divin est tout а fait invariable, comme on l'a montrй. 3. Les singuliers ne sont pas tous le
fruit de la nйcessitй; certains ont une origine contingente. On ne peut donc
les connaоtre avec certitude que lorsqu'ils existent. Est connaissance
certaine, en effet, celle qui ne peut se tromper. Or toute connaissance d'une
rйalitй contingente, encore а venir, peut кtre entachйe d'erreur, car l'opposй
de ce qu'affirme la connaissance peut se produire. Si en effet, cette
йventualitй contraire ne pouvait se produire, la rйalitй en question serait
nйcessaire. Ainsi donc nous ne pouvons avoir la science des futurs contingents,
mais simplement une estimation conjecturale. Or il faut tenir absolument que
toute connaissance divine est trиs certaine et infaillible, comme on l'a
montrй. Il est impossible ainsi que Dieu commence а connaоtre de nouveau
quelque chose, alors qu'il est immuable. Il semble donc rйsulter de tout cela
que Dieu ne connaоt pas les singuliers contingents. 4. La cause de certains singuliers est la volontй.
Or un effet, avant qu'il n'existe, ne peut кtre connu que dans sa cause: il ne
peut exister qu'en elle avant qu'il ne commence d'exister en lui-mкme. Mais les
mouvements de la volontй ne peuvent кtre connus de personne avec certitude, Si
ce n'est de celui qui veut, au pouvoir de qui se trouvent ces mouvements. Il
semble donc impossible que Dieu ait une connaissance йternelle de cette sorte
de singuliers qui ont leur cause dans la volontй. 5. Le nombre des singuliers est infini. L'infini,
en tant que tel, est inconnu, car tout ce qui est connu est en quelque
sorte mesurй par la comprйhension du connaissant: la mensuration n'йtant rien
d'autre qu'un certain tйmoignage de la chose mesurйe. C'est pourquoi tout art
rйpugne а ce qui n'est pas dйfini. Or les singuliers sont en nombre infini, du
moins en puissance. Il paraоt donc impossible que Dieu connaisse les
singuliers. 6. Les singuliers se prйsentent avec une certaine bassesse. Si la
noblesse de la science se mesure а la noblesse de son objet, la bassesse de
l'objet semble devoir entraоner celle de la science correspondante. Mais
l'intellect divin est d'une noblesse absolue. Cette noblesse ne supporte donc
pas que Dieu connaisse certains кtres trиs bas que comportent les singuliers. 7. Il y a du mal
en certains singuliers. Or le sujet connu йtant en quelque sorte prйsent dans
le sujet connaissant, et le mal ne pouvant exister en Dieu, il semble en
rйsulter que Dieu ne connaоt absolument pas le mal et la privation. Seul en
serait capable l'intellect qui est en puissance: la privation, en effet, ne
peut кtre qu'en puissance. La conclusion serait que Dieu ne peut connaоtre les
singuliers, puisque se trouvent en eux le mal et la privation. 64: PLAN DES RЙPONSES А FAIRE TOUCHANT LA CONNAISSANCE DIVINE
Pour
rйfuter cette erreur au sujet de la connaissance divine, pour mettre aussi en
йvidence la perfection de la science divine, il nous faut chercher avec
diligence la vйritй sur chacun des points prйcйdents et rйfuter ainsi ce qui
est contraire а la vйritй. Nous montrerons donc: 1e que l'intellect divin
connaоt les singuliers; 2e qu'il connaоt ce qui n'est pas en acte; 3e qu'il
connaоt les futurs contingents d'une connaissance infaillible; 4e qu'il connaоt
les mouvements de la volontй; 5e qu'il connaоt l'infini; 6e qu'il connaоt les
кtres les plus infimes et les plus petits; 7e qu'il connaоt les maux et
n'importe quelle privation ou manque. 65: DIEU CONNAОT LES SINGULIERS
Nous
allons donc montrer d'abord que la connaissance des singuliers ne saurait
manquer а Dieu. Nous avons dйjа йtabli que Dieu connaоt les autres
choses en tant qu'il est leur cause. Or les effets de Dieu sont des rйalitйs
singuliиres. Car Dieu cause les choses en cette maniиre qui consiste а les
faire exister en acte. Or les universels ne sont pas des rйalitйs subsistantes;
ils n'ont d'кtre que dans les singuliers, comme on le montre an VIIe Livre de
la Mйtaphysique. Ainsi donc Dieu connaоt les autres choses que soi non
seulement en gйnйral mais aussi dans leur singularitй. Dиs que l'on connaоt les principes qui
constituent l'essence d'une chose, cette chose est nйcessairement connue:
l'homme est connu quand on connaоt l'вme raisonnable et tel corps. Or l'essence
singuliиre est constituйe par la matiиre dйterminйe et par la forme
individuelle: l'essence de Socrate est constituйe par ce corps et cette вme,
comme l'essence de l'homme universel par l'вme et le corps, ainsi qu'on le voit
au VIIe Livre de la Mйtaphysique. Et donc, de mкme que ces derniers
йlйments intиgrent la dйfinition de l'homme universel, ainsi les premiers
composeraient la dйfinition de Socrate si celui-ci pouvait кtre dйfini. Par
suite, quiconque possиde la connaissance de la matiиre, et celle de ce que
dйtermine la matiиre, et celle de la forme individuйe dans la matiиre, ne peut manquer
de la connaissance singuliиre. Or la connaissance de Dieu s'йtend jusqu'а la
matiиre, les accidents individuels et les formes. Dиs lа en effet que son
intellection est son essence, la connaissance ne peut lui faire dйfaut de tout
ce qui est dans son essence de quelque maniиre que ce soit. En cette essence se
trouve virtuellement, comme en son origine premiиre, tout ce qui a l'кtre en
quelque maniиre, puisqu'elle est le principe d'existence premier et universel.
Or la matiиre et l'accident ne sont pas йtrangers а l'кtre, car la matiиre est
de l'кtre en puissance et l'accident est кtre en un autre. La connaissance des
singuliers ne manque donc pas а Dieu. La nature d'un genre ne peut кtre
parfaitement connue si l'on ignore ses diffйrences premiиres et ses propriйtйs:
on ne connaоt pas parfaitement la nature du nombre si on ignore le pair et
l'impair. Or l'universel et le singulier sont les diffйrences ou
les propriйtйs essentielles de l'кtre. Si donc Dieu, en connaissant son
essence, connaоt parfaitement la nature commune de l'кtre, il ne peut manquer
de connaоtre l'universel et le singulier. Or, de mкme qu'il ne connaоtrait pas
parfaitement l'universel s'il connaissait l'intention d'universalitй mais non
la rйalitй universelle telle l'homme ou l'animal, ainsi ne connaоtrait-il pas
parfaitement le singulier s'il connaissait seulement la raison de singularitй
et non tel ou tel singulier. Il faut donc que Dieu connaisse les rйalitйs
singuliиres. Dieu est son кtre mкme; il est aussi son acte de connaоtre, nous l'avons
montrй. Mais dиs lа qu'il est son кtre, on doit trouver en lui, comme en la
premiиre origine de l'кtre, toutes les perfections de l'кtre, ainsi qu'on l'a
vu. Il en rйsulte que dans sa connaissance toute perfection de connaissance
doit кtre prйsente comme en la premiиre source de connaissance. Or ceci ne
serait pas, si lui manquait la connaissance des singuliers, puisque c'est en
cela que consiste la perfection de certains connaissants. Il est donc
impossible que Dieu n'ait pas la connaissance des singuliers. Dans tous les
domaines oщ les йnergies sont ordonnйes entre elles, on remarque que l'йnergie
supйrieure s'йtend а plus de choses, bien qu'elle soit unique, tandis que
l'йnergie infйrieure ne s'йtend qu'а peu d'objets et se divise mкme par rapport
а eux, comme on le voit pour l'imagination et le sens. En effet, la seule force
de l'imagination s'йtend а tout ce que connaissent les cinq pouvoirs sensoriels
et а d'autres objets encore. Or la puissance de connaissance en Dieu est
supйrieure а celle de l'homme. Ainsi donc, tout ce que l'homme connaоt par ses
diverses puissances, par son intelligence, son imagination et ses sens, Dieu
l'atteint par son unique et simple intellect. Dieu connaоt donc les rйalitйs
singuliиres, que nous percevons par nos sens et par notre imagination. L'intellect divin
ne tire pas des choses sa connaissance, comme le nфtre, mais bien plutфt est-il
par sa connaissance cause des choses, ainsi qu'on le montrera ultйrieurement.
La connaissance qu'il a des choses est donc une connaissance de mode pratique.
Or la connaissance pratique n'est parfaite que si elle atteint jusqu'aux
singuliers. En effet, la fin de la connaissance pratique est l'opйration,
laquelle n'existe que par rapport aux singuliers. Par consйquent, la
connaissance que Dieu a des autres choses s'йtend jusqu'aux rйalitйs
singuliиres. Nous avons montrй que le premier mobile est mы par un moteur qui meut
par intelligence et par volontй. Or un moteur ne pourrait causer le mouvement
par son intelligence s'il ne connaissait le mobile en tant que de nature а кtre
mы selon le lieu, ce qui se vйrifie selon qu'il est ici et maintenant, et, par
suite, en tant qu'il est singulier. Ainsi donc l'intellect qui est le moteur du
premier mobile connaоt ce premier mobile en tant qu'il est singulier. Ce
moteur, ou bien on le tient pour Dieu, et alors nous avons notre preuve, ou
bien pour quelque chose d'infйrieur а Dieu. Mais si cet кtre peut connaоtre le
singulier par sa propre force, - ce que notre intellect ne peut faire, -
l'intellect divin le pourra bien davantage. La cause agente l'emporte sur le patient
et l'effet, comme l'acte
sur la puissance. Par suite, la forme de degrй infйrieur ne peut, en agissant,
porter sa ressemblance jusqu'а un degrй supйrieur, tandis que la forme supйrieure
peut par son action communiquer sa ressemblance а un degrй infйrieur; ainsi,
des formes corruptibles sont produites dans ce monde infйrieur par les
influences incorruptibles des йtoiles, mais une puissance corruptible ne peut
produire une forme incorruptible. D'autre part, toute connaissance se fait par
assimilation du connaissant et de l'objet connu, avec cette diffйrence que
l'assimilation, dans le cas de la connaissance humaine, se produit par l'action
des choses sensibles sur les forces humaines de connaissance, tandis que, dans
la connaissance divine, c'est au contraire, par l'action de la forme de
l'intellect divin sur les rйalitйs connues. Ainsi donc la forme des rйalitйs
sensibles, dиs lа qu'elle est individuйe par sa matйrialitй, ne peut pousser la
ressemblance de sa singularitй au point qu'elle soit tout а fait immatйrielle,
mais seulement jusqu'aux puissances qui se servent d'organes matйriels. Cette
ressemblance est йlevйe, par la vertu de l'intellect actif, jusqu'а
l'intelligence, dans la mesure oщ elle est dйpouillйe totalement des conditions
matйrielles. Mais alors la ressemblance de la singularitй de la forme sensible
ne peut parvenir jusqu'а l'intellect humain. La ressemblance de la forme de
l'intellect divin, au contraire, qui atteint jusqu'aux йlйments infйrieurs des
choses auxquels s'йtend sa causalitй, parvient jusqu'а la singularitй de la
forme sensible et matйrielle. L'intellect divin peut donc connaоtre les
singuliers, mais l'intellect humain ne le peut pas. Si Dieu ne connaissait pas les singuliers,
que les hommes eux-mкmes connaissent, il s'ensuivrait cette chose inadmissible
que le philosophe oppose а Empйdocle, а savoir que Dieu serait tout а fait
sot. L'autoritй de la Sainte Йcriture confirme aussi cette vйritй que nous
venons d'йtablir. Il est йcrit en effet dans l'Йpоtre aux Hйbreux: Nulle
crйature n'est invisible devant lui. Quant а l'erreur contraire, elle est
aussi exclue par ces mots de l'Ecclйsiastique: Ne dis pas: je me cacherai de
Dieu, lа-haut qui se souviendra de moi? On voit aussi, d'aprиs cela, que
l'objection contraire ne conclut pas correctement. Car ce par quoi l'intellect
divin comprend, bien qu'immatйriel, est pourtant la ressemblance de la matiиre
et de la forme, en tant que principe premier et efficient de ces deux йlйments. 66: DIEU CONNAIT CE QUI N'EXISTE PAS
Nous
avons а montrer maintenant que la connaissance de ce qui n'existe pas ne manque
pas non plus а Dieu. Nous l'avons vu: le rapport est le mкme de la science
divine aux choses connues que celui des objets de connaissance а notre science
Or le rapport de l'objet de connaissance а notre science est tel que cet objet
peut exister sans que nous en ayons la science, selon l'exemple de la
quadrature du cercle que donne le philosophe, dans les Prйdicaments. Mais
le contraire ne se vйrifie pas. Ainsi donc tel sera le rapport de la science
divine aux autres choses qu'elle puisse s'йtendre aussi а ce qui n'existe pas. La connaissance
de l'intellect divin est dans le mкme rapport avec les autres choses que la
connaissance de l'artisan avec les _uvres de celui-ci; c'est par sa science, en
effet, qu'il est cause des choses. Or l'artisan, par la connaissance de son
art, atteint aussi les _uvres qui n'existent pas encore. Car les formes
artistiques procиdent de la science de l'artisan, pour informer la matiиre
extйrieure et constituer les _uvres de l'art. Rien n'empкche donc que, dans la
science de l'artiste, existent des formes qui n'ont pas encore йtй
extйriorisйes. Ainsi il n'y a pas de difficultй а admettre que Dieu ait la
connaissance de ce qui n'existe pas. Dieu connaоt les autres кtres que soi par
son essence en tant qu'elle est la ressemblance de ce qui procиde de lui, comme
on l'a vu. Or, l'essence divine йtant d'une perfection infinie, ainsi qu'on l'a
montrй, et toute autre chose ayant un кtre et une perfection limitйs, il est
impossible que la totalitй des autres choses soit йgale а la perfection de
l'essence divine. La puissance de la reprйsentation divine s'йtend donc а bien
plus de choses qu'а celles qui existent. Par consйquent, si Dieu connaоt
pleinement la puissance et la perfection de son essence, sa connaissance
s'йtend non seulement а ce qui est mais aussi а ce qui n'est pas. Notre intellect
peut avoir la connaissance mкme de ce qui n'existe pas en acte, par cette
opйration qui porte sur ce qu'est une chose: il peut comprendre
l'essence du lion ou du cheval, mкme si tous les animaux de cette sorte
venaient а disparaоtre. Or l'intellect divin connaоt, а la maniиre de qui
connaоt ce que sont les choses, non seulement les dйfinitions mais aussi les
йnonciations, comme on l'a vu plus haut, ne peut donc avoir connaissance mкme
de ce qui n'existe pas. 67: DIEU CONNAОT LES SINGULIERS FUTURS CONTINGENTS
A
partir de ce que nous venons de dire on peut dйjа voir assez clairement que
Dieu a eu de toute йternitй la science infaillible des contingents singuliers
sans que ceux-ci cessent d'кtre des contingents. Le contingent ne rйpugne а la certitude de
la connaissance que pour autant qu'il est futur, et non en tant qu'il est
prйsent. En effet le contingent, dиs lа qu'il est futur, peut ne pas кtre, et
la connaissance de qui estime qu'il existera peut кtre trompйe: on se trompe si
ce qu'on a jugй devoir arriver n'arrive pas. Mais que le contingent soit
prйsent, pour ce temps-lа il ne peut pas ne pas кtre. Il peut ne pas кtre а
l'avenir: ceci ne regarde plus le contingent en tant que prйsent, mais en tant
que futur. Ainsi la certitude des sens n'est en rien infirmйe lorsque quelqu'un
voit courir un homme, bien que cette proposition soit contingente. Par
consйquent toute connaissance qui porte sur le contingent en tant qu'il est
prйsent, peut кtre certaine. Or le regard de l'intellect divin se porte de
toute йternitй sur chacune des choses qui se passent dans le temps, en tant que
chacune lui est prйsente, comme on l'a montrй. On voit ainsi que rien n'empкche
que Dieu ait de toute йternitй la science infaillible des contingents. Le contingent
diffиre du nйcessaire selon la maniиre dont ils sont contenus dans leur Cause:
le contingent est dans sa cause de telle sorte qu'il puisse, а partir d'elle,
кtre ou ne pas кtre; le nйcessaire, lui, ne peut qu'кtre, а partir de sa cause.
Mais si l'on considиre ce que l'un et l'autre sont en eux-mкmes, il n'y a pas
de diffйrence au point de vue de l'кtre, sur lequel se fonde le vrai. En effet,
le contingent, selon ce qu'il est en lui-mкme, ne comporte pas l'кtre et le
non-кtre, mais seulement l'кtre, bien que le contingent puisse ne pas кtre dans
le futur. Or l'intellect divin connaоt de toute йternitй les choses non
seulement selon l'кtre qu'elles ont dans leurs causes, mais aussi selon l'кtre
qu'elles ont en elles-mкmes. Rien donc n'empкche que Dieu ait une connaissance
йternelle et infaillible des contingents. De mкme qu'un effet dйcoule avec certitude
d'une cause nйcessaire, ainsi le fait-il d'une cause contingente complиte Si
elle n'est pas empкchйe. Or Dieu, qui connaоt toutes choses, comme on l'a vu,
connaоt non seulement les causes des faits contingents mais aussi ce qui peut
les empкcher de les produire. Il sait donc avec certitude si les contingents
sont ou ne sont pas. Qu'un effet dйpasse la perfection de sa cause, voilа
qui n'arrive pas; mais ce qui peut arriver, c'est qu'il soit dйficient par
rapport а elle. C'est ainsi qu'il nous arrive, - а nous dont la connaissance
part des choses, - de connaоtre les choses nйcessaires non pas selon un mode de
nйcessitй mais seulement selon un mode de probabilitй. Or, de mкme que les
choses sont pour nous cause de connaissance, ainsi la connaissance divine
est-elle cause des choses connues. Rien n'empкche donc que soient contingentes
en elles-mкmes des rйalitйs dont Dieu a une science nйcessaire. Un effet dont la
cause est contingente ne peut кtre nйcessaire; car il arriverait que l'effet
existe, malgrй l'йloignement de sa cause. Or la cause d'un effet ultime est а
la fois une cause prochaine et une cause йloignйe. Si donc la cause prochaine
est contingente, son effet devra кtre contingent, mкme Si la cause йloignйe est
une cause nйcessaire: ainsi les plantes ne donnent pas nйcessairement des
fruits bien que le mouvement solaire soit nйcessaire, et cela en raison des
causes contingentes intermйdiaires. Or la science de Dieu, bien qu'elle soit la
cause des choses connues par elle, est pourtant une cause йloignйe. La
contingence des choses connues ne rйpugne donc pas а la nйcessitй de cette
science divine, dиs lа qu'il arrive que les causes intermйdiaires soient
contingentes. La science de Dieu ne serait ni vraie ni parfaite si les choses
n'arrivaient pas de la maniиre dont Dieu les voit arriver dans sa connaissance.
Or Dieu, qui connaоt l'universalitй des кtres, dont il est le principe, connaоt
chaque effet non seulement en lui-mкme mais aussi par rapport а toutes ses
causes. Mais le rapport des effets contingents а leurs causes prochaines est
qu'ils procиdent d'elles d'une maniиre contingente. Ainsi donc la certitude de
la science divine et la vйritй des choses ne suppriment pas la contingence. On voit donc
d'aprиs cela comment rйfuter l'objection que l'on fait contre la connaissance
divine des rйalitйs contingentes. Le changement dans les кtres qui suivent
n'entraоne pas de changement dans les кtres qui prйcиdent, puisqu'on voit les
effets ultimes se produire d'une maniиre contingente а partir de causes premiиres
nйcessaires. Or les choses qui sont connues de Dieu ne prйviennent pas sa
science, comme il en va pour nous, mais elles lui sont postйrieures. Si donc ce
qui est connu de Dieu peut varier, il ne s'ensuit pas que sa science puisse
errer ou varier d'aucune maniиre. Et nous nous abusons selon ce qui s'ensuit
si, pour cette raison que notre connaissance des choses variables est
elle-mкme changeante, nous pensons que cela doive arriver nйcessairement en
toute espиce de connaissance. Quand on dit Dieu sait, ou sut, ce futur, on
conзoit un certain intermйdiaire entre la science divine et la chose sue, а
savoir le moment oщ l'on parle et par rapport auquel ce qui est dit connu de
Dieu se trouve кtre futur. Mais il n'est pas futur au regard de la science
divine qui, existant dans le moment de l'йternitй, se trouve prйsente а toutes
choses. Par rapport а cette science, si on fait abstraction du temps oщ la
parole est prononcйe, on ne peut dire que le futur est connu comme un
non-existant, de telle sorte que l'on puisse se demander s'il peut ne pas кtre,
mais on le dira connu de Dieu comme vu dйjа en son existence. Ceci йtant admis,
la question prйcйdente n'a plus а se poser, car ce qui est dйjа ne peut pas,
par rapport а cet instant, ne pas кtre. L'erreur vient donc de ce que le temps
dans lequel nous parlons coexiste avec l'йternitй, comme aussi le temps passй
(que l'on dйsigne en disant: Dieu sut); on attribue alors а l'йternitй le
rapport du temps passй au futur ce qui ne lui convient absolument pas. De lа
vient que l'on tombe par accident dans l'erreur.
Si toute chose est connue de
Dieu comme vue а la maniиre d'une rйalitй prйsente, on devra dire que
l'existence de ce que Dieu connaоt est nйcessaire, comme il est nйcessaire que
Socrate soit assis du fait qu'on le voit dans cette position. Or ceci n'est pas
nйcessaire absolument, ou, comme le disent certains, d'une nйcessitй de
consйquent, mais sous condition, ou d'une nйcessitй de consйquence. Cette
proposition conditionnelle: si on le voit assis, il est assis, est
nйcessaire. Et donc, si on passe de cette conditionnelle а une proposition
catйgorique, et qu'on dise ce que l'on voit assis, est nйcessairement assis,
il est clair que si on l'entend de ce qui est dit et au sens d'une composition,
cette proposition est vraie; entendue de la rйalitй et par maniиre
de division, elle est fausse. C'est ainsi que, en ce domaine, et en tout
domaine semblable, qui regarde la science de Dieu par rapport aux rйalitйs
contingentes, les opposants font fausse route en ne distinguant pas le sens
composй du sens divisй. Que Dieu connaisse les futurs contingents,
on peut le montrer aussi par l'autoritй de la Sainte Йcriture. Il est йcrit, en
effet, dans la Sagesse, au sujet de la Sagesse divine. Elle sait а
l'avance signes et prodiges, ainsi que la succession des йpoques et des temps. Et,
dans l'Ecclйsiastique: Je t'ai annoncй les choses а l'avance; avant qu'elles
n'adviennent, je te les ai proclamйes. 68: DIEU CONNAОT LES MOUVEMENTS DE LA VOLONTЙ
Nous
avons а montrer maintenant que Dieu connaоt les pensйes des esprits et les
volontйs des c_urs. Tout ce qui existe de quelque maniиre que ce soit est
connu de Dieu, en tant qu'il connaоt son essence: on l'a montrй plus haut. Or
certains кtres sont dans l'вme, d'autres dans les choses en dehors de l'вme.
Dieu connaоt donc toutes les diffйrences de cet кtre et celles qui sont
renfermйes en elles. Or l'кtre qui est dans l'вme consiste en ce qui est dans
la volontй ou dans la pensйe. Il est donc manifeste que Dieu connaоt ce qui
existe dans la pensйe et dans la volontй. Dieu en connaissant son essence connaоt
les autres choses, comme on connaоt les effets par la connaissance de leur
cause. Il connaоt donc en son essence tout ce а quoi s'йtend sa causalitй. Or
cette causalitй s'йtend aux opйrations de l'intellect et de la volontй. En
effet, comme toute chose opиre par sa forme, d'oщ lui vient son кtre, il faut
reconnaоtre que le principe fontal de tout l'кtre, et aussi de toute forme, est
le principe de toute opйration, puisque les effets des causes secondes relиvent
principalement des causes premiиres. Dieu connaоt donc les pensйes et les
affections du c_ur. De mкme que l'кtre divin est premier et, pour cette
raison, cause de tout кtre, ainsi son intellection est premiиre et, pour cela,
la cause intellectuelle de tonte opйration intellectuelle. De mкme donc que
Dieu en connaissant son кtre connaоt l'кtre de toute chose, ainsi, dans la
connaissance de son intellection, et de son vouloir, il connaоt toute pensйe et
toute volontй. Dieu connaоt les choses non seulement selon qu'elles
sont en elles-mкmes mais aussi en tant qu'elles sont dans leurs causes, comme
on l'a vu plus haut: il connaоt, en effet, l'ordre de la cause а son effet. Or
les _uvres de l'art sont dans les artisans par l'intellect et la volontй de
ceux-ci, comme les choses naturelles sont dans leurs causes par les propriйtйs
des causes: les choses naturelles s'assimilent leurs effets par leurs
propriйtйs actives, et, de mкme, l'artisan imprime par son intellect la forme
de l'_uvre d'art par laquelle cette _uvre est assimilйe а l'art dont elle
procиde. Et il en va de mкme pour tout ce qui vient d'un propos dйlibйrй. Dieu
connaоt donc les pensйes et les volontйs. Dieu ne connaоt pas moins les substances
intelligibles que, lui et nous, connaissons les substances sensibles les
substances intellectuelles, en effet, sont plus connaissables, йtant plus en
acte. Or les dйterminations et les inclinations des substances sensibles sont
connues et de Dieu et de nous. Et donc, puisque la pensйe de l'вme se fait par
une certaine dйtermination de forme en elle, et que l'affection est une
certaine inclination de l'вme vers quelque chose, - l'inclination d'une chose
naturelle est appelйe elle-mкme appйtit naturel, - il faut en conclure que Dieu
connaоt les pensйes et les affections des c_urs. Ceci est confirmй par le tйmoignage de la
Sainte Йcriture. Il est йcrit en effet dans les Psaumes: Scrutant les c_urs
et les reins, ф Dieu; dans les Proverbes: Enfer et perdition sont
devant le Seigneur combien plus le c_ur des enfants des hommes; et dans saint
Jean: Lui savait ce qu'il y a dans l'homme. La maоtrise que la volontй possиde sur ses
actes, et par quoi il est en son pouvoir de vouloir ou de ne pas vouloir,
exclut la dйtermination de la puissance а une seule chose et la violence d'une
cause qui agit de l'extйrieur, mais elle n'exclut pas l'influence de la cause
supйrieure d'oщ lui vient l'кtre et l'agir. Ainsi donc la causalitй par rapport
aux mouvements de la volontй est sauvegardйe dans la cause premiиre, qui est
Dieu, de telle sorte qu'en se connaissant lui-mкme celui-ci puisse connaоtre
ces mouvements. 69: DIEU CONNAОT L'INFINI
Il
nous faut montrer maintenant que Dieu connaоt l'infini des choses. Nous l'avons vu:
en se connaissant comme cause de tout, il connaоt les autres choses que lui. Or
il est cause d'un infini de choses, si les кtres sont infinis: il est cause, en
effet, de tout ce qui est. Il connaоt donc ce qui est infini. Dieu connaоt
parfaitement sa puissance, comme on l'a vu. Or une puissance ne peut кtre
parfaitement connue que si l'on connaоt toutes ses possibilitйs, dиs lа que la
quantitй de sa force se mesure en quelque sorte а ces possibilitйs. Mais la
puissance divine, йtant infinie, comme on l'a montrй, s'йtend а l'infinitй des
choses. Dieu connaоt donc cette infinitude. Si la connaissance de Dieu s'йtend а tout
ce qui existe de quelque maniиre que ce soit, comme on l'a montrй, il en
rйsulte qu'il ne connaоt pas seulement l'кtre en acte mais aussi l'кtre en
puissance. Or, dans le monde des choses naturelles, il y a un infini en
puissance, non actualisй, comme le prouve le Philosophe au IIIe Livre des Physiques.
Dieu connaоt donc ce qui est infini, comme l'unitй, qui est le principe du
nombre, connaоtrait les espиces infinies des nombres si elle connaissait tout
ce qui est en elle en puissance: l'unitй, en effet, est tout nombre en
puissance. Dieu connaоt toutes choses par son essence comme par une sorte de moyen
exemplaire. Mais, comme sa perfection est infinie, ainsi qu'on l'a vu, а partir
de cet exemplaire peuvent exister une infinitй de choses dotйes de perfections
finies, car aucune d'entre ces choses, pas plus que la multiplicitй des
reprйsentations, ne peut йgaler la perfection de l'exemplaire: il reste
toujours une nouvelle maniиre de l'imiter. Rien donc n'empкche que Dieu par son
essence puisse connaоtre l'infinitй des choses. L'кtre de Dieu est son intellection. Et
donc, de mкme que son кtre est infini, ainsi l'est son intellection. Or
l'infini est а l'infini ce qu'est le fini au fini. Par consйquent, Si nous
pouvons, selon notre intellection, qui est finie, saisir les choses finies,
ainsi Dieu, selon sa propre intellection, peut comprendre l'infinitй des
choses. L'intellect qui connaоt le plus grand intelligible n'en connaоt pas
moins les plus petits intelligibles, mais bien mieux, au contraire, comme on le voit chez le Philosophe au
IIIe Livre du De Anima. Cela vient de ce que l'intellect n'est pas
corrompu par une intelligibilitй exceptionnelle, comme il en va pour les sens,
mais bien plutфt perfectionnй. Mais si nous considйrons les кtres infinis
qu'ils soient de mкme espиce, comme une infinitй d'hommes, ou d'espиces
infinies, mкme si certains de ces кtres, ou tous ces кtres йtaient, par
impossible, infinis au point de vue quantitatif, l'universalitй de ces кtres
serait d'une infinitй moindre que celle de Dieu. En effet, chacun d'entre eux,
et tous ensemble, auraient un acte d'кtre reзu et limitй а quelque espиce ou
genre, et seraient donc finis а un point de vue, s'йloignant ainsi de l'infinitй
de Dieu, qui est infini purement et simplement, comme on l'a montrй. Rien
n'empкche donc, puisque Dieu se connaоt parfaitement, qu'il connaisse aussi
cette somme d'infinis. Plus un intellect est efficace et limpide dans son
acte de connaissance, et plus il peut connaоtre de choses en une seule ainsi,
toute йnergie est d'autant plus unie qu'elle est plus forte. Or l'intellect
divin est infini au point de vue de l'efficacitй et de la perfection, comme on
l'a vu. Il peut donc connaоtre l'infinitй des кtres par une seule rйalitй, qui
est son essence. L'intellect divin est parfait purement et simplement,
comme son essence. Ainsi, nulle perfection intelligible ne lui manque. Or ce а
quoi notre intellect est en puissance constitue sa perfection intelligible.
Mais il est en puissance а toutes les espиces intelligibles espиces qui sont
infinies, puisque le sont les espиces des nombres et des figures. Il est donc
manifeste que Dieu connaоt toutes ces sortes d'infinis.
Notre intellect connaоt les
infinis en puissance, dиs lа qu'il peut multiplier а l'infini les espиces des
nombres. Si donc l'intellect divin ne connaissait pas les infinis mкme en acte,
il s'ensuivrait, ou que l'intellect humain connaоtrait plus de choses que
l'intellect divin, ou que celui-ci ne connaоtrait pas en acte tous les кtres
qu'il connaоt en puissance. Ces deux consйquences sont, on l'a vu,
inadmissibles. L'infini rйpugne а la connaissance pour autant qu'il
rйpugne au dйnombrement. En effet, dйnombrer les parties de l'infini est
impossible en soi йtant contradictoire. Mais connaоtre quelque chose par le
dйnombrement de ses parties est l'_uvre de l'intellect qui connaоt
successivement partie aprиs partie et non celle de l'intellect qui comprend en
mкme temps les diverses parties. Ainsi donc l'intellect divin n'est pas plus
empкchй de connaоtre l'infini que le fini dиs lа qu'il connaоt sans succession
toutes choses en mкme temps. Toute quantitй consiste en une certaine
multiplication des parties et c'est pourquoi le nombre est la premiиre des quantitйs.
Ainsi donc, lа oщ la pluralitй ne fait aucune diffйrence, rien de ce qui relиve
de la quantitй n'en fait non plus. Or, dans la connaissance de Dieu, plusieurs
choses sont connues а la maniиre d'une seule, puisqu'elles le sont, non par des
espиces diverses, mais par une seule, qui est l'essence de Dieu. Beaucoup de
choses sont donc connues en mкme temps par Dieu. De sorte que, dans la
connaissance de Dieu, la pluralitй ne cause aucune diffйrence. L'infini, qui
relиve de la quantitй, n'en cause donc pas davantage. Pour l'intellect divin,
il n'y a donc pas de diffйrence, que les objets soient finis ou qu'ils soient
infinis. Et, puisqu'il connaоt le fini, rien n'empкche qu'il connaisse aussi ce
qui est infini. La parole du psaume: Sa sagesse est sans mesure, est
en accord avec ce que nous venons de dire. On voit d'aprиs ce qui prйcиde pourquoi
notre intellect ne connaоt pas l'infini comme l'intellect divin. En effet,
notre intellect diffиre de l'intellect divin en quatre choses, qui fondent
cette diffйrence. La premiиre est que notre intellect est fini purement et
simplement, tandis que l'intellect divin est infini. La deuxiиme est que notre
intellect connaоt les choses diverses par des espиces diverses. De sorte qu'il
ne peut embrasser l'infinitй des choses dans une connaissance unique, comme le
fait l'intellect divin. La troisiиme est une consйquence de cela: notre
intellect, connaissant la diversitй par des espиces diverses, ne peut connaоtre
beaucoup de choses en mкme temps; aussi ne pourrait-il connaоtre l'infinitй des
кtres qu'en les dйnombrant successivement. Ceci ne se produit pas pour
l'intellect divin; qui considиre la multiplicitй des choses en mкme temps,
atteinte comme par une seule espиce. La quatriиme chose est que l'intellect
divin regarde ce qui est et ce qui n'est pas, comme on l'a montrй. On voit aussi
comment le mot du Philosophe qui dit que l'infini, en tant qu'infini, n'est
pas objet de connaissance, ne s'oppose pas а la doctrine prйcйdente. En effet,
la notion d'infini appartient а la quantitй, comme il le dit lui-mкme;
l'infini, en tant qu'infini, serait connu s'il йtait atteint par la mensuration
de ses parties, car telle est la connaissance propre de la quantitй. Or Dieu ne
connaоt pas de cette maniиre. Et donc, pour ainsi dire, il ne connaоt pas
l'infini en tant qu'infini mais pour autant qu'il se rapporte а sa science
comme s'il йtait fini, ainsi qu'on l'a montrй. Il faut savoir cependant que Dieu ne
connaоt pas l'infinitй des кtres d'une science de vision, pour user des
expressions d'autrui, car les кtres infinis ni ne sont en acte, ni n'ont йtй ni
ne seront, puisque la gйnйration n'est infinie d'aucune part, comme l'enseigne
la foi catholique. Dieu connaоt pourtant l'infinitй par sa science de simple
intelligence. Car Dieu connaоt les infinis qui ne sont, ne seront et ne
furent, et qui nйanmoins sont en puissance de la crйature. Il connaоt aussi les
infinis qui sont en sa puissance et qui ne sont, ni ne seront ni n'ont йtй. Par consйquent,
pour ce qui regarde la question de la connaissance des singuliers, on peut
rйpondre par la distinction de la majeure; car les singuliers ne sont pas en
nombre infini. S'ils l'йtaient cependant, Dieu ne les connaоtrait pas moins. 70: DIEU CONNAОT LES CHOSES LES PLUS INFIMES
Nous
avons а mettre en lumiиre а prйsent que Dieu connaоt les choses les plus
humbles, et que cela ne rйpugne pas а la noblesse de sa science. Plus une force
active est puissante et plus son action rayonne au loin, comme on le voit mкme
dans le monde des actions sensibles. Or, la puissance de l'intellect divin dans
l'acte de connaоtre les choses est comme une force active: l'intellect divin
connaоt non pas du fait qu'il aurait а recevoir des choses, mais bien plutфt du
fait qu'il agit sur elles. Cette puissance intellective йtant infinie, comme on
l'a vu, il est clair qu'elle doit s'йtendre jusqu'а ce qui est le plus йloignй.
Or, le degrй de noblesse et de bassesse se mesure dans tous les кtres par
rapport а leur proximitй ou а leur distance а l'йgard de Dieu, qui lui se
trouve au sommet de la noblesse. Ainsi donc les rйalitйs les plus humbles du
monde sont connues de Dieu en raison de la puissance suprкme de son
intelligence. Tout ce qui est, en tant qu'il existe et qu'il est tel ou tel, est en
acte, et ressemble а l'acte premier: de lа lui vient sa noblesse. Йgalement, ce
qui est en puissance, participe а la noblesse par son rapport а l'кtre: on dit
qu'il existe, en raison de ce rapport. On voit donc que chaque chose,
considйrйe en elle-mкme, est quelque chose de noble; on ne parle de bassesse
qu'en regard de ce qui est plus noble. Or, les plus nobles des choses ne sont
pas moins йloignйes de Dieu que les plus infimes d'entre elles ne le sont des
plus hautes. Et donc, si cette derniиre distance йtait un obstacle а la
connaissance de Dieu, la premiиre le serait bien plus. Il s'ensuivrait que Dieu
ne connaоtrait rien d'autre que soi. Ce dont nous avons montrй la faussetй. Si
donc Dieu connaоt autre chose que soi, si noble qu'il puisse кtre, de la mкme
faзon il connaоt toute autre chose, si basse qu'on la dise. Le bien de
l'ordre universel est plus noble que celui de quelque partie de l'univers, dиs
lа que chacune des parties est ordonnйe, comme а une fin, au bien de l'ordre
rйalisй dans le tout, ainsi qu'on le voit chez le Philosophe, au XIe Livre de
la Mйtaphysique. Si donc Dieu connaоt quelque nature йlevйe, il
connaоtra а plus forte raison l'ordre de l'univers. Or, celui-ci ne peut кtre
connu si l'on ignore les parties nobles et les parties infimes dont les
йloignements et les rapports constituent l'ordre de l'univers. On doit donc
conclure que Dieu connaоt non seulement les кtres nobles mais aussi ceux qu'on
juge plus vils. La bassesse des objets connus ne rejaillit pas par
elle-mкme sur celui qui connaоt, car il est de la notion mкme de connaissance
que le connaissant contient les espиces des objets connus selon sa maniиre
d'кtre. C'est par accident que la bassesse de ces objets peut rejaillir sur le
sujet connaissant, ou bien parce que la considйration de ces objets le retire
de la pensйe d'objets plus йlevйs, ou bien parce que la pensйe de ces objets
l'incline а quelque affection dйsordonnйe. Ce qui ne saurait exister pour Dieu,
on l'a montrй. La connaissance des rйalitйs infimes ne dйroge donc pas а la
noblesse divine mais bien plutфt relиve de la perfection divine, а laquelle il
appartient de prйcontenir en soi toutes choses, ainsi qu'on l'a vu. Une force n'est
pas estimйe petite du fait qu'elle peut rйaliser de petites choses mais quand
elle est dйterminйe а de petites choses, car une force qui peut de grandes
choses peut aussi s'йtendre а de petites choses. Ainsi donc, la connaissance
qui peut atteindre а la fois des objets nobles et vils ne doit pas кtre jugйe
vile pour autant, mais seulement cette connaissance qui ne s'йtend qu'aux
choses de peu, comme il arrive pour nous. Car autre notre considйration des
choses divines, autre celle des choses humaines, et autres aussi les sciences
qui portent sur ces deux sortes d'objets: ce qui permet d'appeler vile la
connaissance infйrieure par comparaison avec l'autre. Or, en Dieu, il n'en va
pas ainsi. C'est par la mкme science et par la mкme connaissance qu'il se voit
lui-mкme et qu'il voit les autres choses. Par suite, nulle bassesse ne
s'attache а sa science du fait qu'il connaоt les rйalitйs les plus vulgaires. Le Livre de la
Sagesse fait йcho а cette doctrine lorsqu'il dit de la Sagesse divine: Elle
atteint partout grвce а sa puretй et rien de souillй ne pйnиtre en elle. On voit d'aprиs
ce qui prйcиde que l'objection rapportйe plus haut ne s'oppose pas а la vйritй
qu'on vient de mettre en lumiиre. La noblesse d'une science se dйtermine par
les objets auxquels cette science est principalement ordonnйe et non par tout
ce qui tombe dans le champ de cette science. En effet, aux sciences les plus
nobles des hommes appartiennent non seulement les кtres les plus йlevйs mais
aussi les plus humbles la philosophie premiиre dйploie sa pensйe depuis l'кtre
premier jusqu'а l'кtre en puissance, le dernier parmi les кtres. C'est ainsi
que les кtres infimes sont compris dans la pensйe divine comme connus en mкme
temps que l'objet principal, а savoir l'essence divine en laquelle tout le
reste est connu, comme on l'a montrй. Il est йvident aussi que cette vйritй ne
s'oppose pas а ce qu'йcrit le philosophe au XIe Livre de sa Mйtaphysique. Car,
а cet endroit, son propos est de montrer que l'intellect divin ne connaоt pas
autre chose que soi, qui serait sa perfection en tant qu'objet principalement
connu. Et, а ce point de vue, il dit qu'il vaut mieux ignorer les choses
viles que de les connaоtre а savoir quand la connaissance est diverse des
objets quelconques et des objets йlevйs, et que la premiиre empкche la seconde. 71: DIEU CONNAОT LE MAL
Il
nous reste а montrer maintenant que Dieu connaоt aussi le mal. Quand on connaоt
le bien, on connaоt le mal qui lui est opposй. Or, Dieu connaоt tous les biens
particuliers, auxquels s'opposent des maux. Dieu connaоt donc ces maux. Les notions des
contraires ne sont pas contraires dans l'вme; autrement, elles ne seraient pas
ensemble dans l'вme, ni elles ne seraient connues en mкme temps. Ainsi donc, la
notion qui fait connaоtre le mal ne rйpugne pas au bien mais plutфt appartient
а la notion de bien. Si donc toutes les notions de bien se trouvent en Dieu, en
raison de sa perfection absolue, on l'a vu plus haut, il est clair que la
notion qui fait connaоtre le mal ne lui est pas йtrangиre. Dieu connaоt donc
aussi les maux. Le vrai est le bien de l'intellect: un intellect est dit bon, en effet, du
fait qu'il connaоt le vrai. Or, le vrai, c'est non seulement que le bien est le
bien mais aussi que le mai est le mal. En effet, comme le vrai consiste а
affirmer l'existence de ce qui est, ainsi le vrai consiste-t-il aussi а
affirmer l'inexistence de ce qui n'est pas. Ainsi donc le bien de l'intellect
consiste йgalement dans la connaissance du mai. Or, l'intellect divin йtant
parfait dans le bien, aucune des perfections intellectuelles ne saurait lui
manquer. La connaissance du mal lui est donc prйsente. Dieu connaоt la distinction des choses,
comme l'a montrй. Or, la nйgation entre dans la notion de distinction les
choses distinctes sont celles dont l'une n'est pas l'autre. C'est ainsi que les
rйalitйs premiиres distinctes par elles-mкmes, impliquent mutuellement leur
propre nйgation. Ce qui fait que les propositions nйgatives qui s'y rйfиrent
sont immйdiates comme: aucune quantitй n'est une substance. Dieu connaоt
donc la nйgation. Or, la privation est une certaine nйgation dans un sujet
dйterminй, comme on le voit au IVe Livre de la Mйtaphysique. Dieu connaоt donc
la privation. Et, par suite, le mal qui n'est autre chose que la privation
d'une perfection qu'on devrait avoir. Dieu ne connaоt pas seulement la forme
mais aussi la matiиre, comme on l'a montrй. Or, йtant de l'кtre en puissance,
la matiиre ne peut кtre parfaitement connue si l'on ignore ce а quoi s'йtend sa
puissance, comme cela se vйrifie pour toutes les autres puissances. Or, la
puissance de la matiиre s'йtend et а la forme et а la privation, car ce qui
peut кtre peut aussi ne pas кtre. Dieu connaоt donc la privation. Et, par
suite, il connaоt aussi le mal. Si Dieu connaоt quelque chose d'autre que
soi, il connaоt surtout ce qui est excellent. Or, tel est l'ordre de l'univers,
auquel tous les biens particuliers sont ordonnйs comme а leur fin. Mais, dans
l'ordre de l'univers, il est des choses destinйes а empкcher les dommages qui
pourraient provenir de certaines autres, comme on le voit pour ce qui est donnй
aux animaux en vue de leur dйfense. Dieu connaоt donc ces sortes de dommages,
et, par consйquent, les maux. La connaissance des maux n'est jamais blвmйe chez
nous en tant qu'appartenant de soi а la science, c'est-а-dire au point de vue
du jugement portй sur les maux, mais seulement par accident pour autant que la
considйration du mal peut entraоner а le faire. Or, ceci ne peut exister en
Dieu, parce qu'il est immuable, comme on l'a montrй. Rien n'empкche donc que
Dieu connaisse le mal. A ceci rйpond ce qui est dit au Livre de la
Sagesse: Contre la Sagesse le mal ne saurait prйvaloir; dans les Proverbes:
L'enfer et l'abоme sont prйsents au Seigneur; dans le psaume: Mes pйchйs
ne te sont pas cachйs; au Livre de Job: Car Lui connaоt la vanitй des
hommes; et voyant le crime, ne lui prкte-t-il pas attention? Or, il faut
savoir qu'а l'йgard de la connaissance du mal et de la privation, il en va
autrement pour l'intellect divin et pour le nфtre. Notre intellect connaоt
chaque chose par autant d'espиces propres et diverses; par suite, ce qui est en
acte, il le connaоt par une espиce intelligible, par quoi il est lui-mкme en
acte. Et donc, il peut connaоtre la puissance, en tant qu'il est, а un moment,
en puissance а une telle espиce intelligible; de sorte que, de mкme qu'il
connaоt l'acte pur en acte, il connaоt aussi la puissance par la puissance. Et,
parce que la puissance est impliquйe dans la notion de privation, - la
privation йtant une nйgation dont le sujet est un кtre en puissance, - il
s'ensuit qu'il appartient en quelque maniиre а notre intellect de connaоtre la
privation pour autant qu'il est de nature а кtre en puissance. Il est vrai
qu'on pourrait dire aussi que la connaissance de la puissance et de la
privation est impliquйe dans la connaissance elle-mкme de l'acte. L'intellect
divin, qui n'est d'aucune faзon en puissance, ne connaоt pas la privation de la
maniиre que nous venons de dire. Car s'il connaissait quelque chose par une
espиce qui ne serait pas lui-mкme, il s'ensuivrait nйcessairement que son
rapport а cette espиce serait celui d'une puissance а un acte. Il faut donc que
Dieu comprenne uniquement par cette espиce qui est son essence. Et, par suite,
qu'il se comprenne seulement comme le premier objet d'intellection. Mais en se
comprenant soi-mкme, il connaоt toute chose, comme on l'a montrй; non seulement
les actes, mais aussi les puissances et les privations.
Tel est le sens des paroles
que le philosophe йnonce au IIIe Livre du De Anima: Comment connaоt-il le
mal, ou le noir? Car il connaоt en quelque maniиre les contraires. Il faut donc
qu'il soit en puissance de connaissance et en acte d'кtre en lui-mкme. Mais si
quelqu'un ne renferme pas de contraire (а savoir en puissance), il se
connaоt lui-mкme et il est en acte, et il est sйparable. Point n'est besoin
de suivre l'explication d'Averroиs, qui veut tirer de ce texte que l'intellect
qui n'est qu'en acte ne connaоt nullement la privation. Le sens du passage est
que cet intellect ne connaоt pas la privation pour la raison qu'il est en
puissance а quelque chose d'autre, mais parce qu'il se connaоt lui-mкme et est toujours
en acte. Il faut savoir aussi que si Dieu se connaissait de telle maniиre que, en
se connaissant, il ne connaоtrait pas les autres кtres, qui sont des biens
particuliers, il ne connaоtrait nullement la privation ou le mal. Car au bien
qu'il est lui-mкme ne s'oppose pas de privation, puisque la privation et son
opposй se vйrifient par rapport а la mкme chose et qu'ainsi nulle privation ne
peut s'opposer а ce qui est acte pur. Ni, par suite, aucun mal. Ainsi donc, si
on admet que Dieu ne connaоt que soi, en connaissant le bien qu'il est
lui-mкme, il ne connaоtra pas le mal. Mais parce qu'en se connaissant lui-mкme,
il connaоt les кtres qui sont par nature sujets а la privation, il faut qu'il
connaisse les privations et les maux qui s'opposent aux biens particuliers. Il faut savoir
encore que, de mкme que Dieu, sans raisonnement de l'intellect, connaоt les
autres choses en se connaissant lui-mкme, comme on l'a montrй, ainsi n'est-il
pas nйcessaire que sa connaissance soit discursive si c'est par les biens qu'il
connaоt les maux. Le bien, en effet, est comme la raison de la connaissance du
mal. Et donc, les maux sont connus par les biens comme le sont les choses par
leurs dйfinitions, et non comme des conclusions par les principes. Et ce n'est pas
non plus imperfection de la connaissance divine si elle atteint les maux par la
privation des biens. Car le mal ne dit existence qu'en tant qu'il est privation
du bien. Et donc, c'est seulement de cette maniиre qu'il est connaissable, car
chaque chose est connaissable dans la mesure oщ elle est. VOLONTЙ72: DIEU EST DOUЙ DE VOLONTЙ
En
ayant terminй avec ce qui concerne l'intelligence divine, il nous reste а
йtudier maintenant la volontй de Dieu. C'est en effet parce que Dieu est
intelligent qu'il est douй de volontй. Le bien saisi par l'intelligence йtant
en effet l'objet propre de la volontй, le bien saisi par l'intelligence doit
кtre, en tant que tel, voulu. Or l'objet saisi par l'intelligence dit rapport
au sujet qui saisit. Il est donc nйcessaire que le sujet qui dans son
intelligence saisit le bien comme tel, soit capable de le vouloir. Or Dieu,
dans son intelligence, saisit le bien; parfaitement intelligent en effet, il
saisit l'кtre du mкme coup sous sa raison de bien. Dieu est donc douй de
volontй. Quiconque possиde une certaine forme, est mis par cette forme en rapport
avec diverses rйalitйs de la nature: le bois blanc, par sa blancheur, ressemble
ainsi а certaines choses, et diffиre d'autres. Or dans le sujet qui fait acte
d'intelligence ou de sensation, existe la forme de la rйalitй perзue et sentie,
puisque toute connaissance naоt d'une certaine ressemblance. Il faut donc que
le sujet qui fait acte d'intelligence ou de sensation soit en rapport avec les
rйalitйs qu'il perзoit et qu'il sent, telles qu'elles existent dans la nature.
Or ce rapport ne vient pas du fait que l'on pense et que l'on sent; car de ce
fait s'йtablit plutфt un rapport des choses au sujet qui les perзoit par son
intelligence et par ses sens, car percevoir par l'intelligence et par les sens
fait que les choses existent dans l'intelligence et dans les sens selon le mode
respectif de ces facultйs. C'est la volontй et l'appйtit qui йtablissent ce
rapport entre le sujet qui perзoit par ses sens et son intelligence et la chose
qui existe а l'intйrieur de l'вme. Voilа pourquoi tous les кtres qui sont douйs
de sensation et d'intelligence, le sont de dйsir et de volontй, la volontй
ressortissant en propre au domaine de l'intelligence. Puis donc que Dieu est
intelligent, il doit кtre douй de volontй. Ce qui йchoit а tout existant, s'accorde
avec l'existant en tant qu'il est existant. Une telle convenance doit se
rйaliser au maximum dans celui qui est le premier existant. Or c'est le propre
de chaque existant de tendre vers sa perfection et vers la conservation de son
кtre. Chacun le fait а sa maniиre, l'кtre intelligent par la volontй, l'animal
par l'appйtit sensible, l'кtre privй de sens par l'appйtit naturel. Les кtres
qui possиdent leur perfection le font autrement que ceux qui ne la possиdent pas.
Ceux qui ne la possиdent pas tendent а l'acquйrir par la vertu appйtitive, par
le dйsir, de leur genre; ceux qui la possиdent se reposent en elle. Cela ne
peut manquer de se rйaliser chez le premier кtre, qui est Dieu. Йtant
intelligent, Dieu possиde en lui la volontй, grвce а laquelle il se complaоt en
son propre кtre et en sa propre bontй. Plus l'acte d'intelligence est parfait,
plus il est agrйable а celui qui en est le sujet. Mais Dieu fait acte
d'intelligence, d'un acte absolument parfait, nous l'avons vu. Cet acte
d'intelligence lui est donc souverainement agrйable. Or le plaisir intellectuel
est le fait de la volontй, comme le plaisir sensible est le fait de l'appйtit
concupiscible. Il y a donc volontй en Dieu. La forme examinйe par l'intelligence ne
meut ni ne cause quoi que ce soit, si ce n'est par l'intermйdiaire de la
volontй, dont l'objet, fin et bien, pousse а agir. L'intelligence spйculative
ne meut donc pas, pas plus que l'imagination sans l'estimative. Mais la forme
de l'intelligence divine est cause de mouvement et d'кtre chez les autres: Dieu
produit les choses par son intelligence, on le montrera plus loin. Il faut donc
qu'il soit douй de volontй. De toutes les facultйs motrices chez les кtres douйs
d'intelligence, la premiиre est la volontй. C'est la volontй en effet qui
applique chaque puissance а son acte: nous faisons acte d'intelligence, parce
que nous le voulons; nous faisons acte d'imagination parce que nous le voulons,
etc. Il en est ainsi parce que son objet est fin, compte tenu cependant du fait
que l'intelligence, non point par mode de cause efficiente et motrice, mais par
mode de cause finale, meut la volontй, en lui proposant son propre objet, la
fin. Il convient donc souverainement au premier moteur d'кtre douй de volontй. Est libre ce
qui est cause de soi. Aussi
le libre inclut l'idйe de ce qui est par soi. Or c'est en premier la volontй
qui possиde la libertй dans l'agir; pour autant, en effet, que quelqu'un agit
volontairement, on dit qu'il accomplit librement ses actions. Il convient donc
au plus haut point que le premier agent agisse par volontй, lui а qui il
convient au plus haut point d'agir par soi. La fin et l'agent qui tend а la fin sont
toujours d'un mкme ordre, dans le monde des choses: la fin prochaine,
proportionnйe а l'agent, tombe ainsi sous la mкme espиce que l'agent, ceci
aussi bien dans l'ordre de la nature que dans l'ordre de l'art; la forme
artistique qui fait agir l'artisan est en effet l'espиce de la forme qui est
dans la matiиre, forme qui est la fin de l'artisan, et la forme du feu
gйnйrateur grвce auquel celui-ci agit est de mкme espиce que la forme du feu
engendrй, qui est la fin de la gйnйration. Or il n'y a rien qui soit du mкme
ordre que Dieu, sinon Dieu lui-mкme: autrement il y aurait plusieurs premiers,
ce dont on a prouvй le contraire plus haut. Dieu n'est donc pas seulement la
fin digne d'кtre dйsirйe, mais il est pour ainsi dire la fin qui se dйsire
comme fin. Ceci d'un appйtit intellectuel, puisqu'il est intelligent. Cet
appйtit, c'est la volontй. La volontй existe donc en Dieu. Cette volontй en
Dieu est attestйe par la Sainte Йcriture. Il est dit dans le psaume: Tout ce
qu'il a voulu, le Seigneur l'a fait; et dans l'Йpоtre aux Romains: Qui
rйsiste а sa volontй? 73: LA VOLONTЙ DE DIEU EST SA PROPRE ESSENCE
Tout
ceci montre bien que la volontй de Dieu n'est rien d'autre que son essence. Nous venons de
voir en effet qu'il convient а Dieu d'кtre douй de volontй dans la mesure oщ il
est douй d'intelligence. Or on a prouvй que Dieu est intelligent par son
essence. Il est donc aussi douй de volontй. La volontй de Dieu est donc sa
propre essence. De mкme que l'acte d'intelligence est la perfection
du sujet intelligent, de mкme le vouloir pour le sujet douй de volontй: l'un et
l'autre sont des actes immanents au sujet, ne passant pas dans quelque sujet
passif, comme c'est le cas dans l'action de chauffer. Mais l'acte
d'intelligence de Dieu est son acte d'кtre: la raison en est que l'acte d'кtre
de Dieu йtant en soi absolument parfait, il n'admet aucune perfection qui
viendrait de surcroоt. Le vouloir divin est donc l'кtre mкme de Dieu. Et donc
la volontй de Dieu est l'essence mкme de Dieu. Йtant donnй que tout agent agit en tant
qu'il est en acte, Dieu, qui est acte pur, doit agir par sa propre essence. Or
vouloir est une certaine opйration de Dieu. Il faut donc que Dieu exerce son
vouloir par son essence. Sa volontй est donc son essence. Si la volontй
йtait quelque chose de surajoutй а la substance divine, alors que la substance
divine est complиte dans son кtre, il s'ensuivrait que la volontй lui
arriverait comme un accident а un sujet; il en dйcoulerait que la substance
divine se comparerait а elle-mкme comme la puissance par rapport а l'acte, et
qu'il y aurait composition en Dieu. Autant de conclusions qui ont йtй rejetйes
plus haut. Il n'est donc pas possible que la volontй vienne s'ajouter а
l'essence divine. 74: L'ESSENCE DIVINE, PRINCIPAL OBJET DE LA VOLONTЙ DE DIEU
Il
ressort de lа que l'objet principal de la volontй de Dieu est son essence. On l'a dit, le
bien saisi par l'intelligence est l'objet de la volontй. Or ce que Dieu saisit
au premier chef par son intelligence, c'est l'essence divine. L'essence divine
est donc ce sur quoi porte au premier chef la volontй de Dieu. L'objet de
l'appйtit est а l'appйtit ce qu'est le moteur а l'objet mы. Il en va de mкme de
l'objet de la volontй par rapport а la volontй, puisque la volontй rentre dans
le genre des puissances appйtitives. Si donc la volontй de Dieu avait comme
objet principal autre chose que l'essence mкme de Dieu, il faudrait en conclure
que la volontй divine aurait au-dessus d'elle quelque chose de supйrieur qui la
mouvrait. Ce qui prйcиde prouve le contraire. L'objet principal de la volontй est pour
chaque sujet qui fait acte de volontй la cause de son vouloir. Quand nous
disons: Je veux marcher pour guйrir, nous croyons rendre compte de la
cause; mais si l'on demande Pourquoi veux-tu guйrir?, de cause en cause
on arrivera jusqu'а la fin derniиre, qui est l'objet principal de la volontй,
lequel est par lui-mкme la cause du vouloir. Si donc Dieu voulait, а titre
d'objet principal, autre chose que lui-mкme, il en rйsulterait que la cause de
son vouloir serait diffйrente de lui. Mais son vouloir est identique а son
кtre. Quelque chose d'autre sera donc alors la cause de son кtre. Ce qui va
contre la raison du premier кtre. Chaque sujet qui fait acte de volontй a
pour objet principal de son vouloir sa propre fin derniиre: la fin en effet est
voulue pour elle-mкme et c'est а travers elle que tout le reste est voulu. Or,
la fin derniиre, c'est Dieu lui-mкme, car il est le souverain bien. Il est donc
lui-mкme le principal objet de sa volontй. Chaque puissance a avec son objet
principal une proportion d'йgalitй. Comme le montre en effet le Philosophe au
1er livre du Ciel et du Monde, la puissance d'une chose est mesurйe
selon ses objets. La volontй est donc en proportion d'йgalitй avec son objet
principal; de mкme l'intelligence, de mкme aussi les sens. Or la volontй divine
n'est en proportion d'йgalitй avec rien d'autre que l'essence mкme de Dieu.
L'objet principal de la volontй divine est donc l'essence de Dieu. Comme, par
ailleurs, l'essence divine est l'intelligence en acte de Dieu et tout ce qu'on
peut lui attribuer d'autre, il en dйcoule clairement que de la mкme maniиre, et
au premier chef, Dieu se veut intelligence en acte, volontй en acte, un, etc. 75: DIEU, EN SE VOULANT, VEUT TOUT LE RESTE
A
partir de lа, il est possible de montrer que
Dieu, en se voulant, veut tout le reste. A qui veut en effet une fin а titre
principal, il revient de vouloir, en considйration de la fin, tout ce qui s'y
rapporte. Or Dieu est lui-mкme la fin derniиre des choses, comme ce qui a йtй
dit plus haut le manifeste en partie. Du fait donc qu'il se veut кtre, il veut
aussi tout le reste, ordonnй а lui comme а la fin. Chacun dйsire la perfection de ce qu'il
veut et de ce qu'il aime pour soi: ce que nous aimons pour soi, nous le voulons
trиs bon, et, autant qu'il est possible, toujours en amйlioration et en
augmentation. Or Dieu lui-mкme veut et aime son essence pour elle-mкme. Mais
l'essence divine, en elle-mкme, n'est capable ni d'augmentation ni de
multiplication; elle est capable de multiplication seulement selon sa
similitude, participйe par un grand nombre. Dieu veut donc la multitude des
choses, du fait qu'il veut et aime son essence et sa perfection. Quiconque aime
quelque chose en soi et pour elle-mкme, aime en consйquence tous les кtres en
qui il la dйcouvre: celui qui aime la douceur pour elle-mкme aime
nйcessairement tout ce qui est doux. Mais Dieu veut et aime son кtre en soi et
pour lui-mкme. Par ailleurs tout autre кtre est par similitude une certaine
participation а l'кtre de Dieu. Il en rйsulte que Dieu, du mкme coup qu'il se
veut et s'aime lui-mкme, veut et aime tout le reste. En se voulant, Dieu veut tout ce qui
existe en lui. Or tous les кtres prйexistent d'une certaine maniиre en lui par
leurs propres idйes. En se voulant, Dieu veut donc aussi tout le reste. Plus un кtre est
puissant, plus sa causalitй s'йtend а des objets nombreux et toujours plus
йloignйs. Or la causalitй de la fin consiste en ce que tout le reste est dйsirй
а cause d'elle. Plus la fin est parfaite et davantage voulue, plus la volontй
de celui qui veut cette fin s'йtend а un grand nombre d'objets en raison de
cette fin. Or l'essence divine est absolument parfaite sous le rapport de la
bontй et de la fin. Elle йtendra donc souverainement sa causalitй sur une
multitude d'кtres, de telle maniиre que ces кtres soient voulus а cause d'elle,
et d'abord par Dieu qui, de toute sa puissance, la veut en perfection. La volontй suit
l'intelligence. Mais Dieu, dans son intelligence, se saisit lui-mкme
principalement, saisissant tout le reste en lui. De mкme se veut-il
principalement, et, en se voulant, veut-il tout le reste. Tout ceci est
confirmй par l'autoritй de l'Йcriture. Il est dit au Livre de la Sagesse:
Tu aimes tout ce qui existe, et tu ne hais rien de ce que tu as fait. 76: DIEU SE VEUT ET VEUT TOUT LE RESTE, D'UN SEUL ACTE DE VOLONTЙ
Ceci
йtabli, il suit que Dieu se veut et veut tout le reste d'un seul acte de
volontй. C'est en effet dans une opйration unique, par un acte unique, que toute
puissance se porte а son objet et а la raison formelle de son objet. C'est
ainsi que nous voyons la lumiиre et la couleur, celle-ci rendue visible en acte
par la lumiиre, dans un mкme acte de vision. Or quand nous voulons quelque
chose en raison seulement de la fin, ce que nous dйsirons ainsi en vue de la
fin reзoit de celle-ci sa raison d'objet voulu: la fin est ainsi а cette chose
comme la raison formelle а l'objet, telle la lumiиre а la couleur. Йtant donnй
que Dieu veut toutes les choses pour lui-mкme, comme а titre de fin, c'est donc
d'un seul acte de volontй qu'il se veut et qu'il veut tout le reste. Ce que l'on connaоt
et dйsire parfaitement, on le connaоt et on le dйsire selon toute sa
virtualitй. Or la virtualitй de la fin ne consiste pas seulement en ce que la
fin est dйsirйe en elle-mкme, mais encore en ce que d'autres choses deviennent
dйsirables а cause de la fin. Celui qui dйsire parfaitement la fin, la dйsire
de l'une et de l'autre maniиre. Mais on ne peut poser en Dieu, chez qui rien
n'est imparfait, un acte de volontй selon lequel il se voudrait et ne se
voudrait pas parfaitement. En tout acte par lequel Dieu se veut, Dieu se veut
de maniиre absolue, et il veut tout le reste а cause de lui. Tout ce qui est
diffйrent de lui, Dieu ne le veut qu'autant qu'il se veut lui-mкme, comme nous
l'avons prouvй plus haut. Reste donc que ce n'est pas par un acte, puis par un
autre acte de volontй que Dieu se veut lui-mкme et qu'il veut le reste, mais
bien d'un seul et mкme acte. Ce que nous avons dit plus haut le montre clairement:
dans l'acte de connaissance il y a discours en tant que nous connaissons а part
les principes, et que des principes nous en venons aux conclusions; si en effet
nous avions l'intuition des conclusions dans les principes mкmes, au moment oщ
nous connaissons ces principes, il n'y aurait pas discours, pas plus qu'il n'y
en a quand nous voyons quelque objet dans un miroir. Or ce que sont les
principes par rapport aux conclusions en matiиres spйculatives, les fins le
sont par rapport aux moyens ordonnйs а la fin dans le domaine des opйrations et
des appйtits. De mкme que nous connaissons les conclusions par le moyen des
principes, de mкme est-ce la fin qui commande l'appйtit et la mise en _uvre des
moyens ordonnйs а la fin. Si donc quelqu'un veut sйparйment la fin et les
moyens ordonnйs а cette fin, il y a en quelque sorte discours dans sa volontй.
Ce discours est impossible en Dieu: puisque Dieu est en dehors de tout
mouvement. Il faut donc en conclure que Dieu se veut, lui-mкme et les autres
кtres, simultanйment et d'un mкme acte de volontй. Puisque Dieu se veut lui-mкme toujours, а
supposer qu'il se veuille lui-mкme par un acte et qu'il veuille les autres
кtres par un acte diffйrent, il s'ensuivrait qu'il y aurait en lui,
simultanйment, deux actes de volontй. C'est impossible, car une puissance
simple ne peut produire en mкme temps deux opйrations. En tout acte de volontй, l'objet de
volition est, par rapport au sujet qui veut, comparable au moteur par rapport а
l'objet mы. Si donc il y a une action de la volontй divine par laquelle Dieu
veut les autres кtres, distincte de la volontй par laquelle Dieu se veut
lui-mкme, il y aura en Dieu quelque chose d'autre que lui-mкme qui mettra en
mouvement sa volontй. C'est impossible. Nous avons prouvй dйjа qu'en Dieu le
vouloir est identique а l'кtre. Or en Dieu il n'y a qu'un кtre unique. Il n'y a
donc en Dieu qu'un unique vouloir. Le vouloir appartient а Dieu en tant qu'il
est intelligent. De mкme que c'est dans un mкme acte qu'il se connaоt, lui et
tout le reste en tant que son essence est l'exemplaire de tous les кtres, de
mкme est-ce dans un seul acte qu'il se veut, lui et tous les autres кtres, en
tant que sa bontй est la raison de toute bontй. 77: LA MULTITUDE DES OBJETS DE VOLITION NE S'OPPOSE PAS А LA
SIMPLICITЙ DE DIEU
La
multitude des objets de volition n'est donc pas incompatible avec l'unitй et la
simplicitй de la substance divine. Les actes en effet se distinguent suivant
les objets. Si donc la pluralitй des objets voulus par Dieu entraоnait en lui
une certaine multiplicitй, il en rйsulterait qu'il ne pourrait y avoir en lui
une seule opйration de la volontй. Ce qui contredit ce que nous venons de
montrer. Nous avons montrй aussi que Dieu veut les autres кtres, en tant qu'il
veut sa propre bontй. Il y a donc entre les кtres et la volontй de Dieu le mкme
rapport qu'il y a entre eux et la maniиre dont ils sont embrassйs par sa bontй.
Or tous les кtres sont un dans la bontй de Dieu; ils sont en Dieu en effet
selon son mode а lui, les кtres matйriels dans l'immatйrialitй, les кtres
multiples dans l'unitй. Il faut donc conclure que la multitude des objets de volition
ne multiplie pas la substance divine. Intelligence et volontй divines ont une
йgale simplicitй: l'une et l'autre sont la substance divine, comme on l'a
prouvй. Or la multitude des objets saisis par l'intelligence n'engendre pas de
multitude dans l'essence de Dieu, ni de composition dans son intelligence. La
multitude des objets de volition n'engendre donc pas davantage de diversitй
dans l'essence de Dieu ni de composition dans sa volontй. Ajoutons qu'entre
la connaissance et l'appйtit il y a cette diffйrence que la connaissance se
fait pour autant que l'objet connu est prйsent d'une certaine maniиre dans le
sujet connaissant, alors qu'au contraire il y a appйtit par rйfйrence а la
chose dйsirйe, que le sujet de l'appйtit recherche, ou en laquelle il se
repose. C'est pourquoi le bien et le mal, qui concernent l'appйtit, sont dans
les choses; alors que le vrai et le faux, qui concernent la connaissance, sont
dans l'esprit, comme le note le Philosophe, au VIe livre de la Mйtaphysique. Or qu'une chose
soit en rapport avec beaucoup d'autres n'est point contraire а sa simplicitй,
puisque l'unitй est le principe de nombres trиs divers. La multitude des objets
voulus par Dieu ne rйpugne donc pas а sa simplicitй. 78: LA VOLONTЙ DIVINE S'ЙTEND А CHACUN DES BIENS PARTICULIERS
Il
apparaоt donc que nous ne sommes pas obligйs de dire, sous prйtexte de
sauvegarder la simplicitй divine, que Dieu veut tous les autres biens d'une
maniиre gйnйrale, en tant qu'il se veut, lui, comme principe des biens qui
peuvent dйcouler de lui, mais qu'il ne les veut pas en particulier. Le vouloir
implique en effet rйfйrence du sujet qui veut а la chose voulue. Or rien
n'empкche la simplicitй divine d'кtre mise en rapport avec beaucoup d'кtres
mкme singuliers: on dit bien de Dieu qu'il est trиs bon ou qu'il est premier
par rapport а des кtres singuliers, sa simplicitй ne l'empкche donc pas de
vouloir, mкme distinctement, en particulier, des кtres diffйrents de lui. Le rapport de la
volontй divine avec les autres кtres rйside en ceci que ces кtres puisent leur
part de bontй dans la dйpendance oщ ils sont de la bontй divine, laquelle est
pour Dieu sa raison de vouloir. Mais ce n'est pas seulement l'universalitй des
biens, c'est aussi chacun d'entre eux qui prend part а la bontй, comme il prend
part а l'кtre, en dйpendance de la bontй de Dieu. La volontй de Dieu s'йtend
donc а chacun des biens. Au dire du Philosophe, au XIe livre de la Mйtaphysique,
l'univers se rйvиle riche d'un double bien d'ordre: l'un selon lequel tout
l'univers est ordonnй а ce qui lui est extйrieur, comme une armйe est ordonnйe
а son chef; l'autre selon lequel les parties de l'univers sont ordonnйes entre
elles, comme le sont les divers йlйments d'une armйe. Mais ce deuxiиme ordre
est pour le premier. Or Dieu, du fait qu'il se veut comme fin qu'il est, veut
comme ordonnйs а la fin les кtres qui lui sont ordonnйs. Il veut donc le bien
d'ordre d'un univers tout entier ordonnй а lui-mкme, comme le bien d'ordre des
parties de l'univers organisйes entre elles. Or le bien de l'ordre est la
rйsultante de biens singuliers. Dieu veut donc aussi les biens singuliers. Si Dieu ne
voulait pas les biens singuliers dont se compose l'univers, il en rйsulterait
que le bien de l'ordre serait, dans l'univers, le fait du hasard. Il n'est pas
possible en effet qu'une partie de l'univers organise tous les biens
particuliers en un ordre universel; seule le peut la cause universelle de tout
l'univers, Dieu, qui agit par sa volontй, comme on le montrera plus bas. Que
l'ordre de l'univers soit le fait du hasard, c'est chose impossible; cela
entraоnerait comme consйquence qu'un nombre beaucoup plus grand de rйalitйs
infйrieures seraient le fait du hasard. Reste donc que Dieu veut mкme les biens
singuliers. Le bien apprйhendй par l'intelligence, en tant que tel, est voulu. Mais
l'intelligence de Dieu apprйhende mкme les biens particuliers, comme on l'a
prouvй plus haut. Dieu veut donc aussi les biens particuliers. Nous en trouvons
confirmation dans le tйmoignage de l'Йcriture. Le livre de la Genиse montre
la complaisance de la volontй divine envers chacune de ses _uvres; Dieu vit
que la lumiиre йtait bonne; et de mкme des autres _uvres. Pour conclure, de
toutes ensemble il est йcrit: Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et cela
йtait trиs bon. 79: DIEU VEUT MКME CE QUI N'EXISTE PAS ENCORE
S'il y
a vouloir par rйfйrence du sujet qui veut а l'objet voulu, d'aucuns pourront
croire que Dieu ne veut que ce qui existe: les кtres en relation doivent en
effet exister ensemble: l'un disparu, l'autre disparaоt, comme l'enseigne le
Philosophe. Si donc il y a vouloir par rйfйrence du sujet qui veut а l'objet
voulu, nul ne peut vouloir que ce qui existe. II en va encore de la volontй, dite
par rйfйrence aux objets voulus, comme de la cause et du crйateur. On
ne peut appeler Dieu crйateur, ou Seigneur, ou Pиre, sinon de ce qui existe. On
ne peut donc dire de Dieu qu'il veut, sinon qu'il veut ce qui existe. En poussant plus
loin, on pourrait conclure, si le vouloir de Dieu est immuable comme l'est son
кtre, et si Dieu ne veut que ce qui existe en acte, qu'il ne veut rien qui
n'existвt toujours. Certains rйpondent а cela que les кtres qui
n'existent pas en soi existent en Dieu, et dans son intelligence. Rien
n'empкche donc Dieu de vouloir, en tant qu'ils existent en lui-mкme, les кtres
qui n'existent pas en soi. Cette rйponse ne paraоt pas suffisante. A s'en tenir
lа on dira en effet que tout sujet de volition veut quelque chose du fait que
sa volontй est mise en rapport avec l'objet voulu. Si donc la volontй de Dieu
ne se met en rapport avec un objet voulu qui n'existe pas, qu'autant que cet
objet existe en Dieu et dans l'intelligence de Dieu, il en rйsultera que Dieu
ne voudra pas autrement cette chose qu'en en voulant l'existence en lui et dans
son intelligence. Or ce n'est pas ce que veulent dire les tenants de cette
rйponse; mais bien que Dieu veut qu'existent mкme en soi de tels кtres qui
n'existent pas encore. En revanche, si la volontй se rйfиre а la chose
voulue par son objet qui est le bien saisi par l'intelligence, l'intelligence,
elle, non seulement apprйhende que le bien existe en soi, mais qu'il existe
aussi dans une nature propre; et la volontй se rйfйrera а la chose voulue non
seulement en tant qu'elle existe dans le sujet connaissant, mais aussi en tant
qu'elle existe en soi. Disons donc que, le bien saisi par l'intelligence
mettant en branle la volontй, le vouloir lui-mкme devra suivre les conditions
de l'apprйhension; ainsi les mouvements des autres mobiles suivent eux aussi
les conditions du moteur qui est la cause du mouvement. Or la relation du sujet
qui apprйhende а la chose apprйhendйe est la consйquence de l'apprйhension
elle-mкme; le sujet est mis en rapport avec l'objet par lа mкme qu'il
l'apprйhende. Or le sujet n'apprйhende pas seulement la chose comme existant en
lui, mais comme existant dans sa nature propre; car nous ne connaissons pas
seulement que la chose est saisie par notre intelligence, - ce qui est pour
elle exister dans notre intelligence, - mais nous connaissons aussi qu'elle
existe, ou qu'elle a existй, ou qu'elle existera, dans sa nature propre. Quand
bien mкme cette chose n'existe alors que dans le sujet connaissant, la relation
qui dйcoule de l'apprйhension s'йtablit cependant avec la chose, non point en
tant qu'elle existe dans le sujet qui connaоt, mais en tant qu'elle existe
selon sa nature propre, telle que l'apprйhende le sujet qui connaоt. La relation de la
volontй de Dieu s'йtablit donc avec la chose qui n'existe pas en tant qu'elle
existe dans une nature propre sous une certaine modalitй de temps, et non pas
seulement en tant qu'elle existe en Dieu qui la connaоt. Dieu veut donc que la
chose qui n'existe pas maintenant existe selon une certaine modalitй de temps;
il ne veut pas simplement la connaоtre. Il n'en va pas de mкme d'ailleurs de la
relation du sujet qui veut а l'objet voulu, de celle du crйateur а l'objet
crйй, de celle du fabricant а l'objet fabriquй, ou du Seigneur а la crйature
qui lui est soumise. Le vouloir est en effet une action immanente au sujet qui
veut: il n'oblige pas l'intelligence а apprйhender quelque chose d'extйrieur.
Faire, crйer, gouverner, au contraire, impliquent dans leur signification une
action qui se termine а un effet extйrieur, sans l'existence duquel une telle
action est impensable. 80: DIEU VEUT NЙCESSAIREMENT SON КTRE ET SA BONTЙ
De
tout ce qui prйcиde il rйsulte que Dieu veut nйcessairement son кtre et sa
bontй, et qu'il ne peut vouloir le contraire. Nous avons vu dйjа que Dieu veut son кtre
et sa bontй а titre d'objet principal, comme raison pour lui de vouloir les
autres choses. En tout objet de volition, Dieu veut donc son кtre et
sa bontй, de mкme qu'en toute couleur le regard voit la lumiиre. Or il est
impossible que Dieu veuille quelque chose autrement qu'en acte; en cas
contraire il le ferait en puissance seulement, ce qui est impossible, puisque
son vouloir est identique а son acte d'кtre. Il est donc nйcessaire qu'il
veuille son кtre et sa bontй. Tout sujet de volition veut nйcessairement sa fin
derniиre: ainsi l'homme veut nйcessairement son bonheur, et ne peut vouloir son
malheur. Or Dieu se veut кtre а titre de fin derniиre. C'est donc
nйcessairement que Dieu se veut кtre, et il ne peut pas vouloir ne pas кtre. Dans le domaine
des appйtits et des opйrations, la fin se comporte de la mкme maniиre que le
principe indйmontrable dans le domaine spйculatif. De mкme qu'en matiиre
spйculative les conclusions dйcoulent des principes, de mкme dans le domaine
des actions et des appйtits la raison de tout ce qui est а faire et а dйsirer
se tire de la fin. Or, en matiиre spйculative, l'intelligence accorde
nйcessairement son adhйsion aux premiers principes indйmontrables, l'adhйsion а
des principes contraires йtant absolument impossible. La volontй adhиre donc
nйcessairement а la fin ultime, de telle maniиre qu'elle ne peut vouloir le
contraire. Si donc la volontй divine n'a pas d'autre fin que Dieu lui-mкme,
c'est nйcessairement que Dieu se veut кtre. Toutes les choses, en tant qu'elles
existent, ressemblent а Dieu, qui est l'йtant premier et suprкme. Or toutes les
choses, en tant qu'elles existent, aiment naturellement leur кtre, chacune а sa
maniиre. Bien plus encore Dieu aime donc naturellement son кtre. Or sa nature,
nous l'avons montrй plus haut, c'est d'кtre par soi, nйcessairement. C'est donc
nйcessairement que Dieu se veut кtre. Toute la perfection, toute la bontй qui
est dans les crйatures, convient essentiellement а Dieu. Or aimer Dieu est la
suprкme perfection de la crйature raisonnable: c'est par lа qu'elle s'unit
d'une certaine maniиre а Dieu. Cet amour existe donc essentiellement en Dieu.
C'est donc nйcessairement que Dieu s'aime. Et c'est ainsi qu'il se veut кtre. 81: DIEU NE VEUT PAS NЙCESSAIREMENT CE QUI EST DIFFЙRENT DE LUI
Si la
volontй de Dieu a pour objet nйcessaire la bontй divine et l'кtre divin,
d'aucuns pourraient croire qu'elle a aussi les autres кtres pour objet
nйcessaire, puisque Dieu veut les autres кtres en voulant sa propre bontй. Mais
а y bien rйflйchir on voit clairement qu'il ne veut pas les autres кtres par
nйcessitй. La volontй de Dieu a en effet pour objet les autres кtres en tant qu'ils
sont ordonnйs а la fin qu'est sa propre bontй. Or la volontй ne se porte pas
avec nйcessitй sur ce qui est moyen ordonnй а la fin, si la fin peut exister
sans lui. Un mйdecin, par exemple, n'est pas tenu par nйcessitй, supposй la
volontй qu'il a de guйrir un malade, d'appliquer а ce malade tels remиdes sans
lesquels nйanmoins il peut le guйrir. Puisque la bontй de Dieu peut exister
sans qu'il y ait d'autres кtres, et que ces кtres, qui plus est, ne lui
ajoutent rien, il n'y a donc pour Dieu aucune nйcessitй а vouloir d'autres
кtres du seul fait qu'il veut sa propre bontй. Le bien saisi par l'intelligence йtant
l'objet propre de la volontй, la volontй peut se porter sur n'importe quel
objet conзu par l'intelligence, lа oщ est sauvegardйe la raison de bien. Aussi,
bien que l'кtre de n'importe quel existant, en tant que tel, soit bon, et que
le non-кtre soit mauvais, le non-кtre lui-mкme peut tomber sous la volontй,
sans que ce soit par nйcessitй, en raison d'un bien annexe qui se trouve
sauvegardй. Tel acte d'кtre est un bien, en effet, mкme si tel autre n'existe
pas. La volontй, selon sa propre nature, ne peut donc pas vouloir que n'existe
pas ce bien unique sans l'existence duquel la raison de bien est totalement
supprimйe. Or de tel bien il n'en existe pas hormis Dieu. La volontй, selon sa
propre nature, peut donc vouloir qu'aucun кtre n'existe, hormis Dieu. Mais en
Dieu la volontй existe dans toute sa puissance, puisque tout en lui est universellement
parfait. Dieu peut donc vouloir que rien d'autre n'existe en dehors de lui. Ce
n'est donc pas par nйcessitй qu'il veut l'existence d'кtres diffйrents de lui. Dieu, en voulant
sa bontй, veut qu'il existe des кtres diffйrents de lui, mais ayant part а sa
bontй. Йtant infinie, la bontй de Dieu peut кtre participйe sous des modes
infinis, et diffйrents de ceux sous lesquels les crйatures existent maintenant.
Si donc Dieu, du fait qu'il veut sa propre bontй, voulait nйcessairement les
кtres qui ont part а cette bontй, il s'ensuivrait qu'il voudrait l'existence
d'une infinitй de crйatures, ayant part а sa bontй sous des modes infinis. Ce
qui est йvidemment faux: car, si Dieu les voulait, elles existeraient, la
volontй de Dieu йtant le principe d'existence des choses, comme on le montrera
plus loin. Dieu n'est donc pas nйcessitй а vouloir les кtres, mкme ceux qui
existent actuellement. La volontй du sage, portant sur la cause, porte du
mкme coup sur l'effet qui dйcoule nйcessairement de la cause; ce serait folie
de vouloir l'existence du soleil au-dessus de la terre et qu'il n'y eыt pas de
clartй du jour. Mais, du fait que l'on veut une cause, il n'est pas nйcessaire
que l'on veuille un effet qui ne suit pas nйcessairement cette cause. Or, nous
le verrons, les choses ne procиdent pas de Dieu par nйcessitй. Il n'est donc
pas nйcessaire que Dieu, du fait qu'il se veut, veuille les autres choses. Les choses
procиdent de Dieu, comme les produits manufacturйs des mains de l'artisan. Or
l'artisan, malgrй la volontй qu'il a de possйder son mйtier, ne veut pas pour
autant, de faзon nйcessaire, produire des objets de son art. Dieu non plus ne
veut donc pas nйcessairement l'existence d'кtres diffйrents de lui. Voyons donc
pourquoi Dieu, alors qu'il connaоt nйcessairement les кtres diffйrents de lui,
ne les veut pas nйcessairement, bien que, pourtant, du fait qu'il se connaоt et
se veut, il les connaisse et les veuille. En voici la raison: qu'un sujet douй
d'intelligence saisisse intellectuellement une chose, c'est le fait d'un
certain comportement de ce sujet, la prйsence en lui de la ressemblance de la
chose que l'intelligence saisit en acte. Mais que le sujet douй de volontй
veuille une chose, c'est le fait d'un certain comportement de l'objet voulu:
nous voulons une chose soit parce qu'elle est la fin, soit parce qu'elle est
ordonnйe а la fin. Or la perfection divine exige nйcessairement que tous les
кtres existent en Dieu pour qu'ils puissent avoir en lui leur intelligibilitй;
par contre, la bontй divine n'exige pas nйcessairement l'existence d'autres
кtres qui lui soient ordonnйs comme а leur fin. C'est ainsi qu'il est
nйcessaire que Dieu connaisse les autres кtres, non point qu'il les veuille.
Aussi Dieu ne veut-il pas tous les кtres qui pourraient avoir rapport avec sa
bontй; il connaоt par contre tous les кtres qui d'une maniиre ou d'une autre
ont rapport avec son essence, grвce а laquelle il fait acte d'intelligence. 82: QUE DIEU VEUILLE, D'UNE MANIИRE QUI NE SOIT PAS NЙCESSAIRE,
D'AUTRES КTRES QUE LUI, CELA N'ENTRAОNE-T-IL PAS DES CONSЙQUENCES INADMISSIBLES?
A
supposer que Dieu ne veuille pas nйcessairement ce qu'il veut, il semble qu'on
en arrive а des consйquences inadmissibles. Si en effet la volontй de Dieu n'est pas
dйterminйe par les objets de volition sur lesquels elle se porte, elle semble
se porter indiffйremment а l'un ou а l'autre de ces objets. Or toute facultй
ouverte indiffйremment а l'un ou а l'autre de ses objets est en quelque sorte
en puissance; le rapport а-l'un-ou-а-l'autre est en effet une espиce de
possible contingent. La volontй de Dieu sera donc en puissance. Elle ne sera
donc pas la substance mкme de Dieu, en laquelle, comme nous l'avons dйjа
montrй, il n'y a aucune puissance. De plus, si l'йtant en puissance, en tant
que tel, est capable de changement, car ce qui peut кtre peut ne pas кtre, il
en rйsulte que la volontй divine est capable de changement. S'il est naturel
pour Dieu de vouloir quelque chose а l'йgard des кtres dont il est la cause, ce
vouloir est nйcessaire. Or il ne peut rien y avoir en Dieu qui soit contre
nature: il ne peut rien y avoir en lui par accident ou par violence. Si l'кtre qui se
comporte indiffйremment а l'йgard de l'une ou de l'autre chose ne tend
davantage vers l'une, de prйfйrence а l'autre, que dйterminй par un facteur
йtranger, il faut ou bien que Dieu ne veuille aucun des кtres а l'йgard
desquels, des uns ou des autres, il se comporte indiffйremment, - nous
avons montrй le contraire plus haut, - ou bien qu'il soit dйterminй а l'un par
un facteur йtranger. Ainsi il y aura un facteur, antйrieur а lui, qui le
dйterminera а choisir tel кtre. Mais aucune de ces conclusions n'est
nйcessaire. Le rapport а l'une ou а l'autre chose peut convenir а une facultй de
deux maniиres, soit qu'on le prenne du cфtй de la facultй, soit qu'on le prenne
du cфtй de la chose а laquelle elle se rйfиre. Du cфtй de la facultй, quand
elle n'a pas encore atteint la perfection qui la dйterminera а l'une de ces
choses. Cette indйtermination rejaillit sur son imperfection et souligne la
potentialitй qui se trouve en elle. Ainsi en va-t-il pour l'intelligence d'un
homme qui doute, tant qu'elle n'a pas atteint les principes qui la dйterminent
а une conclusion. - Du cфtй de la chose а laquelle elle se rйfиre, une facultй
se trouve en rapport indiffйrent а l'une ou l'autre chose quand la perfection
de l'opйration de la facultй ne dйpend lui de l'une ni de l'autre de ces
choses, mais peut кtre en rapport avec les deux, de mкme que tel mйtier peut
utiliser divers instruments pour accomplir de faзon exactement semblable le
mкme ouvrage. Ceci ne relиve pas de l'imperfection de la facultй, mais souligne
plutфt son excellence, en tant qu'elle domine l'une et l'autre des parties
opposйes et n'est ainsi dйterminйe par aucune d'elles, а l'йgard desquelles elle
se comporte indiffйremment. Ainsi en va-t-il de la volontй de Dieu а l'йgard
des autres кtres: sa fin ne dйpend d'aucun d'entre eux, puisqu'elle est
elle-mкme unie а sa fin d'une maniиre absolument parfaite. Il n'est donc pas
nйcessaire de supposer une quelconque potentialitй dans la volontй divine. Il n'est pas
davantage nйcessaire d'y supposer quelque mutabilitй. Si en effet la volontй de
Dieu ne comporte aucune potentialitй, elle ne peut, en ce qui concerne les
кtres dont elle est la cause, prйfйrer sans aucune nйcessitй l'un des opposйs,
en ce sens qu'il faille la considйrer en puissance а l'un et а l'autre, de
telle maniиre qu'elle voudrait d'abord en puissance les deux, puisqu'elle
voudrait en acte, alors qu'elle est toujours en acte de vouloir tout ce qu'elle
veut, non seulement а l'йgard d'elle-mкme, mais йgalement а l'йgard des кtres
dont elle est la cause; l'objet de la volition n'a pas en effet de rйfйrence
nйcessaire а la bontй divine, laquelle est l'objet propre de la volontй de Dieu;
ceci а la maniиre dont nous parlons de propositions non nйcessaires, mais
possibles, quand le lien du prйdicat au sujet n'est pas nйcessaire. Ainsi,
lorsqu'on dit que Dieu veut cet кtre dont il est la cause, il est clair
qu'il s'agit d'une proposition qui n'est pas nйcessaire, mais possible, non pas
de la maniиre dont on dit qu'une chose est possible selon une certaine
puissance, mais de la maniиre, avancйe par le Philosophe au Ve livre de la Mйtaphysique,
dont on dit d'une chose qu'il n'est ni nйcessaire ni impossible qu'elle
soit. Qu'un triangle, par exemple, ait deux cфtйs йgaux, voilа une proposition
possible, et possible sans que ce soit suivant une certaine puissance,
puisqu'il n'y a, en mathйmatiques, ni puissance ni mouvement. Le rejet de cette
nйcessitй dont nous venons de parler ne supprime donc pas l'immutabilitй de la
volontй de Dieu, telle que la confesse la Sainte Йcriture au 1er livre des Rois:
Le triomphateur en Israлl n'est pas flйchi par le repentir. Bien que la
volontй divine ne soit pas dйterminйe par rapport aux кtres dont elle est la
cause, on n'est pas obligй d'affirmer pour autant qu'elle ne veut aucun d'eux
ou qu'elle est dйterminйe а le vouloir par un agent extйrieur. Puisque c'est le
bien saisi par l'intelligence qui, а titre d'objet propre, dйtermine la volontй;
puisque, d'autre part, l'intelligence de Dieu n'est pas йtrangиre а sa volontй,
l'une et l'autre йtant sa propre essence, si donc la volontй de Dieu est
dйterminйe а vouloir quelque chose par la connaissance qu'en a son
intelligence, cette dйtermination de la volontй divine ne sera pas le fait d'un
agent йtranger. L'intelligence divine saisit en effet non seulement l'кtre
divin identique а sa bontй, elle saisit йgalement les autres biens, nous
l'avons dйjа montrй. Ces biens, elle les saisit d'ailleurs comme de certaines
similitudes de la bontй et de l'essence de Dieu, non pas comme leurs principes.
Ainsi la volontй divine tend vers eux comme des кtres en convenance avec sa
bontй, non point comme des кtres nйcessaires а sa bontй. Il en va
d'ailleurs de mкme pour notre volontй; quand elle incline vers quelque chose
qui est purement et simplement nйcessaire а la fin, elle y est poussйe par une
certaine nйcessitй; quand au contraire elle tend vers quelque chose en raison
d'une simple convenance, elle n'y tend pas par nйcessitй. Aussi bien la volontй
divine ne tend-elle pas davantage par nйcessitй vers les кtres dont elle est la
cause. Et
qu'on ne pose pas en Dieu, en raison de ce qui prйcиde, quelque chose qui soit
contre-nature. La volontй de Dieu en effet veut d'un seul et mкme acte et Dieu
et les autres кtres; mais tandis que le rapport de la volontй de Dieu а Dieu
lui-mкme est un rapport nйcessaire et de nature, le rapport de la volontй de
Dieu avec les autres кtres est un rapport de convenance, qui n'est ni
nйcessaire ni naturel, ni violent ou contre-nature: c'est un rapport volontaire,
et il est nйcessaire, а ce qui est volontaire, de n'кtre ni naturel, ni
violent. 83: C'EST PAR NЙCESSITЙ DE SUPPOSITION QUE DIEU VEUT QUELQUE CHOSE
D'AUTRE QUE LUI
Bien
que, en ce qui concerne les кtres dont il est la cause, Dieu ne veuille rien
d'une nйcessitй absolue, on peut tenir, aprиs ce qui vient d'кtre dit, qu'il
les veut d'une nйcessitй de supposition. Nous avons montrй en effet que la volontй
de Dieu est immuable. Or si quelque chose se trouve une fois dans un sujet
immuable, cette chose ne peut plus ne pas y кtre; nous disons en effet qu'est
sujet de mouvement ce qui se trouve maintenant кtre autre qu'auparavant. Si
donc la volontй divine est immuable, йtant posй qu'elle veuille quelque chose,
il est nйcessaire, de nйcessitй de supposition, que Dieu le veuille. Tout ce qui est
йternel est nйcessaire. Or le fait pour Dieu de vouloir l'existence d'un кtre
dont il soit la cause, est quelque chose d'йternel; comme son кtre, son vouloir
a l'йternitй pour mesure. Ce vouloir est donc nйcessaire. Mais il ne l'est pas,
а le considйrer d'une maniиre absolue, car la volontй de Dieu n'a pas un
rapport nйcessaire avec cet objet de volition. Ce vouloir est donc nйcessaire
d'une nйcessitй de supposition. Tout ce que Dieu a pu, il le peut; sa
puissance n'est pas diminuйe, pas plus que son essence. Mais il ne peut pas ne
pas vouloir maintenant ce qu'il est posй avoir voulu, car sa volontй ne peut
changer. Il n'a donc jamais pu ne pas vouloir tout ce qu'il a voulu. Il est
donc nйcessaire de nйcessitй de supposition qu'il ait voulu tout ce qu'il a
voulu, de mкme qu'il le veut; ni l'un ni l'autre n'est nйcessaire absolument,
mais possible de la maniиre susdite. Quiconque veut quelque chose, veut de
maniиre nйcessaire ce qui est nйcessairement requis pour l'obtenir, а moins
qu'il n'y ait de sa part dйfaillance, ou ignorance, а moins encore que la
droite йlection qu'il peut faire du moyen accordй а la fin visйe ne soit troublйe
par quelque passion. Ce qu'on ne saurait affirmer de Dieu. Si donc Dieu, en se
voulant, veut quelque chose d'autre que lui, il est nйcessaire qu'il veuille
tout ce que requiert nйcessairement l'objet de son vouloir. Ainsi est-il
nйcessaire que Dieu veuille l'existence de l'вme raisonnable, dиs lа qu'il veut
l'existence de l'homme. 84: LA VOLONTЙ DE DIEU NE PORTE PAS SUR CE QUI EST IMPOSSIBLE DE
SOI
Il
ressort de lа que la volontй de Dieu ne peut porter sur ce qui est impossible
de soi. Est tel ce qui comporte contradiction interne, qu'un homme soit вne par
exemple, ce qui inclut que le rationnel est irrationnel. Or ce qui est
incompatible avec un кtre exclut quelque chose de ce que cet кtre requiert: le
fait d'кtre un вne excluant la raison humaine. Si donc Dieu veut nйcessairement
ce qui est requis а ce qu'il est supposй vouloir, il lui est impossible de
vouloir ce qui est incompatible avec l'objet de ce vouloir. Ainsi ne peut-il
vouloir ce qui est purement et simplement impossible. Comme on l'a vu plus haut, Dieu en voulant
son кtre, identique а sa bontй, veut tous les autres кtres, en tant qu'ils
portent sa ressemblance. Or pour autant que quelque chose est incompatible avec
la dйfinition de l'existant en tant que tel, la ressemblance du premier кtre, de
l'кtre divin qui est la source de l'existence, ne peut кtre sauvegardйe en
elle. Dieu ne peut donc vouloir quelque chose qui soit incompatible avec la
dйfinition de l'existant en tant que tel. Or, de mкme que d'кtre irrationnel
est incompatible avec la dйfinition de l'homme en tant qu'homme, de mкme il est
incompatible avec la dйfinition de l'existant en tant que tel que quelque chose
а la fois existe et n'existe pas. Dieu ne peut donc vouloir que l'affirmation
et la nйgation soient vraies ensemble. Or il est inclus que toute chose
impossible par soi comporte une incompatibilitй avec elle-mкme, en tant qu'elle
implique contradiction. La volontй de Dieu ne peut donc porter sur des choses
impossibles par soi. La volontй ne porte que sur un bien saisi par l'intelligence.
Ce qui ne tombe pas sous la prise de l'intelligence ne peut tomber sous la
prise de la volontй. Mais les choses par soi impossibles ne peuvent tomber sous
la prise de l'intelligence, puisqu'il y a incompatibilitй entre elles, а moins
que ce ne soit du fait de l'erreur de celui qui ne comprend pas la propriйtй
des choses, ce qu'on ne peut affirmer de Dieu. Les choses de soi impossibles ne
peuvent donc tomber sous la prise de la volontй de Dieu. Il y a identitй
entre le rapport que chaque chose a avec l'кtre et celui qu'elle a avec la
bontй. Or les choses impossibles sont celles qui ne peuvent exister. Elles ne
peuvent donc pas кtre bonnes. Pas davantage elles ne peuvent кtre voulues de
Dieu, qui ne veut que ce qui est ou peut кtre bon. 85: LA VOLONTЙ DIVINE NE SUPPRIME PAS LA CONTINGENCE DES CHOSES;
NI NE LEUR IMPOSE DE NЙCESSITЙ ABSOLUE
De ce
qui prйcиde on peut dйduire que la volontй divine ne supprime pas la
contingence des choses ni ne leur impose de nйcessitй absolue. Dieu veut en
effet, nous l'avons dit, tout ce qu'exige ce qu'il veut. Mais la nature de
certains кtres veut qu'ils soient contingents, non pas nйcessaires. Dieu veut
donc qu'il existe des кtres contingents. Mais l'efficace de la volontй divine exige
que non seulement existe ce dont Dieu veut l'existence, mais encore que cela
existe de la maniиre que Dieu veut. Ainsi en va-t-il chez les agents naturels:
lorsque la puissance qui agit est forte, elle imprime sa ressemblance sur
l'effet, non seulement dans le domaine de l'espиce, mais aussi dans celui des
accidents, qui sont comme des modes d'кtres de la chose elle-mкme. L'efficace
de la volontй divine ne supprime donc pas la contingence. Dieu veut le bien
de l'universalitй de ses effets d'une maniиre plus fondamentale qu'un bien
particulier, dans la mesure oщ ce bien prйsente plus parfaitement la
ressemblance de sa bontй. Or la perfection de l'univers exige qu'il y ait des
кtres contingents; autrement l'univers ne contiendrait pas tous les degrйs des
кtres. Dieu veut donc qu'il y ait des кtres contingents. Comme on le voit
au XIe livre de la Mйtaphysique, le bien de l'univers consiste dans un
certain ordre. Or l'ordre de l'univers exige qu'il y ait des causes
changeantes, puisque les corps qui ne meuvent qu'une fois mis eux-mкmes en mouvement
entrent dans la perfection de l'univers. Or une cause changeante sort des
effets contingents, l'effet ne pouvant avoir une consistance plus grande que sa
cause. Nous le voyons bien toute nйcessaire que soit la cause йloignйe, si la
cause prochaine est contingente, l'effet sera contingent. C'est ce qui arrive
avec йvidence pour les corps infйrieurs; ils sont contingents en raison de la
contingence de leurs causes prochaines, bien que les causes йloignйes, les
mouvements cйlestes, soient nйcessaires. Dieu veut donc que certains кtres
arrivent а l'existence de maniиre contingente. De la nйcessitй de supposition dans la
cause on ne peut conclure а la nйcessitй absolue dans l'effet. Or la volontй de
Dieu ne porte pas sur la crйature d'une maniиre absolue, mais, comme nous
l'avons montrй plus haut, d'une nйcessitй de supposition. On ne peut donc
conclure de la volontй divine а une nйcessitй absolue dans les choses crййes.
Or seule la nйcessitй absolue йvacue la contingence; car mкme des alternatives
contingentes deviennent nйcessaires, de nйcessitй de supposition; ainsi est-il
nйcessaire pour Socrate de se mouvoir, s'il court. La volontй divine n'exclut
donc pas la contingence des кtres qu'elle veut. Si donc Dieu veut quelque chose, il ne
suit pas qu'il la veuille par nйcessitй, mais simplement que cette proposition
conditionnelle soit vraie et nйcessaire: Si Dieu veut quelque chose, cette
chose sera. Ce qui rйsultera ne sera pas pourtant nйcessaire. 86: ON PEUT ASSIGNER UNE RAISON А LA VOLONTЙ DIVINE
On
peut conclure de ce qui vient d'кtre dit qu'il est possible d'assigner une
raison а la volontй divine. La fin, en effet, est la raison de vouloir ce qui a
rapport а la fin. Or Dieu veut sa propre bontй а titre de fin; Dieu veut tout
le reste comme ayant rapport а la fin. Sa bontй est donc la raison pour
laquelle il veut tout ce qui est diffйrent de lui. Le bien particulier est ordonnй au bien du
tout, sa fin, comme l'imparfait l'est au parfait. Or certains кtres tombent
sous la prise de la volontй divine, en tant qu'ils ont place dans l'ordre du
bien. Reste donc que le bien de l'univers est la raison pour laquelle Dieu veut
chaque bien particulier au sein de l'univers. Comme on l'a montrй plus haut, supposй que
Dieu veuille quelque chose, il s'ensuit nйcessairement qu'il veut ce que cette
chose requiert. Mais ce qui impose la nйcessitй а un autre кtre est la raison
pour laquelle il doit кtre cet кtre-lа. La raison pour laquelle Dieu veut ce
qui est requis pour telle chose, c'est que cette chose soit celle-lа qui le
requiert. Nous pouvons donc ainsi continuer а assigner une raison а la volontй
divine. Dieu veut que l'homme ait une raison pour qu'il soit homme; Dieu veut
que l'homme existe pour l'achиvement de l'univers; Dieu veut le bien de
l'univers par convenance envers sa propre bontй. Les trois raisons que nous venons
d'йnumйrer ne s'йtagent pas pourtant selon un mкme rapport. La bontй divine en
effet ne dйpend pas de la perfection de l'univers, elle n'en reзoit aucun
accroissement. La perfection de l'univers, tout en dйpendant nйcessairement de
certains biens particuliers qui lui sont des parties essentielles, ne dйpend
pas nйcessairement de certains autres, qui lui apportent pourtant un surcroоt
de bontй et de beautй, comme ceux qui contribuent seulement а la protection ou
а la beautй des autres parties de l'univers. Le bien particulier, lui, dйpend
nйcessairement des кtres qui lui sont absolument requis, encore que ce bien
dйtienne certaines choses au titre de son mieux-кtre. La raison divine comprend
donc parfois la seule convenance, parfois l'utilitй, parfois la nйcessitй qui
naоt de la supposition; elle ne comprend de nйcessitй absolue que du fait que
Dieu se veuille lui-mкme. 87: RIEN NE PEUT КTRE CAUSE DE LA VOLONTЙ DIVINE
Bien
qu'on puisse assigner quelque raison а la volontй divine, il ne suit pas
pourtant que quelque chose en puisse кtre la cause. Pour la volontй, en effet, c'est la fin
qui est cause du vouloir. Or la fin de la volontй divine, c'est sa bontй. C'est
donc cette bontй, identique d'ailleurs а son vouloir mкme, qui est pour Dieu la
cause du vouloir. Aucun des кtres que Dieu veut diffйrents de lui n'est
pour Dieu la cause de son vouloir. Mais entre eux, l'un est cause а l'йgard de
l'autre, de telle maniиre qu'il ait rйfйrence а la bontй divine. Ainsi faut-il
comprendre qu'а propos d'un de ces кtres Dieu en veuille un autre. Non pas, c'est
йvident, qu'il faille poser une quelconque dйmarche dans la volontй de Dieu.
Car lа oщ il y a un acte unique, on ne peut observer de dйmarche (ou discours);
nous l'avons montrй plus haut pour l'intelligence. Or c'est d'un seul acte que
Dieu veut sa propre bontй et toutes les autres choses, puisque son action est
sa propre essence. Est exclue ainsi l'erreur de ceux qui prйtendent que
tous les кtres procиdent de Dieu selon une volontй simple, de telle maniиre que
d'aucun on ne puisse rendre raison, sinon parce que Dieu le veut. Ce serait
d'ailleurs contredire la Sainte Йcriture qui rend tйmoignage que Dieu a tout
fait selon l'ordre de sa sagesse, comme l'affirme le psaume Dieu a tout lait
avec sagesse; comme l'affirme encore l'Ecclйsiastique: Dieu a rйpandu sa
sagesse sur toutes ses _uvres. 88: DIEU JOUIT DE LIBRE-ARBITRE
Ce que
nous avons dit nous permet de voir comment Dieu jouit de libre-arbitre. On parle en effet
de libre-arbitre par rйfйrence aux choses que l'on veut sans y кtre nйcessitй,
mais volontairement; il y a en nous libre-arbitre par rйfйrence au fait de
vouloir courir ou marcher. Or Dieu, nous l'avons vu, ne veut pas par nйcessitй
tout ce qui est diffйrent de lui. Dieu jouit donc de libre-arbitre. C'est
l'intelligence qui, d'une certaine maniиre, comme nous l'avons vu plus haut,
incline la volontй vers les кtres auxquels sa propre nature ne la dйtermine
pas. Mais on affirme de l'homme qu'il jouit du libre-arbitre, а l'encontre des
autres animaux, du fait qu'il est portй а vouloir par le jugement de sa raison,
non par un instinct de nature comme les brutes. Dieu jouit donc de
libre-arbitre. D'ailleurs, au tйmoignage du Philosophe, au IIIe
livre de l'Йthique, la volontй porte sur la fin, l'йlection sur les moyens
qui conduisent а la fin. Puis donc que Dieu se veut comme fin, il s'ensuit
qu'а l'йgard de lui-mкme joue la volontй seule, et l'йlection а l'йgard de tout
le reste. Or l'йlection se fait toujours grвce au libre-arbitre. Dieu jouit
donc du libre-arbitre. Parce que l'homme jouit du libre-arbitre, on le dit
maоtre de ses actes. Mais c'est par excellence le propre du premier agent, dont
l'acte ne dйpend de rien d'autre. Dieu lui-mкme possиde donc le libre-arbitre. On peut enfin le
dйduire de la dйfinition mкme du mot: le libre est ce qui est sa propre
cause, comme l'enseigne Aristote au dйbut de la Mйtaphysique. Or
ceci ne convient а nul autre davantage qu'а Dieu, la cause premiиre. PASSIONS89: DIEU N'EST PAS AFFECTЙ PAR LES PASSIONS
On
peut connaоtre par lа qu'il n'existe pas en Dieu de passions qui affectent. La vie
intellectuelle n'est affectйe par aucun йtat passionnel; seule l'est la vie
sensitive, comme il est prouvй au VIIe livre des Physiques. Or Dieu ne
peut connaоtre aucun йtat de ce genre, puisqu'il n'y a pas en lui de
connaissance sensible, comme il ressort clairement de ce que nous avons dit
plus haut. Reste donc qu'il n'y a pas en Dieu de passion qui l'affecte. Tout йtat
passionnel comporte une certaine modification du corps: resserrement ou
dilatation du c_ur, ou toute autre chose de ce genre. Rien de tel ne peut se
produire en Dieu, puisque Dieu n'est pas un corps, ou une puissance dans un
corps. Il n'y a donc pas en lui d'йtat passionnel. Tout йtat passionnel arrache en quelque
maniиre le sujet qui en est affectй а sa disposition ordinaire, constante,
naturelle; la preuve en est que des йtats de cette sorte, portйs а leur
paroxysme, sont cause de mort pour les animaux. Mais il est impossible que Dieu
soit arrachй а sa condition naturelle, puisqu'il est absolument immuable. Il
est donc clair qu'il ne peut y avoir en Dieu de telles passions. Toute opйration
qui est de l'ordre des passions tend а une fin unique, exclusive, selon le mode
et la mesure de la passion; l'йlan de la passion tend en effet, comme celui de
la nature, а quelque chose d'unique; c'est la raison pour laquelle il faut la
maоtriser et la rйgler. Or la volontй de Dieu, de soi, n'est pas, dans le
domaine des crйatures, dйterminйe а un objet unique, si ce n'est d'aprиs
l'ordonnance de sa sagesse. Il n'y a donc pas en Dieu de passion qui puisse
l'affecter. Toute passion est le fait d'une chose qui existe en puissance. Or Dieu
est totalement exempt de puissance, lui qui est acte pur. Il est donc
exclusivement agent; aucune passion, de quelque maniиre que ce soit, n'a place
en lui. Ainsi donc toute passion, de par sa dйfinition mкme, est а exclure de
Dieu. Certaines
passions, d'autre part, sont а йcarter de Dieu, non seulement en raison de leur
genre, mais aussi en raison de leur espиce. Toute passion en effet est
spйcifiйe par son objet. Toute passion dont l'objet est absolument incompatible
avec Dieu est donc exclue de Dieu en raison mкme de son espиce. Tel est le cas de
la tristesse et de la douleur: leur objet est le mal dйjа incrustй, comme
l'objet de la joie est le bien prйsent et possйdй. Tristesse et douleur ne
peuvent donc exister en Dieu, en raison mкme de leur nature spйcifique. La dйfinition de
l'objet d'une passion ne s'йtablit pas seulement а partir du bien et du mal,
mais йgalement а partir de la maniиre dont on se comporte а leur йgard; ainsi
l'espйrance et la joie sont-elles diffйrentes l'une de l'autre. Si donc la
maniиre mкme de se comporter а l'йgard de l'objet qui rentre dans la dйfinition
de la passion ne peut convenir а Dieu, la passion elle-mкme, en raison mкme de
son espиce, ne peut convenir а Dieu. Tout en ayant le bien pour objet,
l'espйrance n'a pas pour objet le bien dйjа obtenu, mais le bien а obtenir. Ce
qui ne saurait convenir а Dieu, en qui la perfection est telle qu'elle ne peut
souffrir qu'on y ajoute. L'espйrance ne peut donc pas exister en Dieu, en
raison mкme de son espиce. Et pas davantage, pour la mкme raison, le dйsir de
quelque chose qu'il ne possйderait pas. De mкme que la perfection divine s'oppose
а la possibilitй d'ajouter un bien quelconque qui serait acquis par Dieu, de
mкme, а plus forte raison, exclut-elle la puissance au mal. Or la crainte
envisage le mal qui peut survenir, comme l'espйrance envisage le bien а
acquйrir. C'est donc pour une double raison inhйrente а son espиce que la
crainte est exclue de Dieu: elle ne porte que sur une chose existant en
puissance; elle a pour objet le mal capable de s'attacher au sujet. La pйnitence,
elle aussi, inclut un changement de disposition. L'idйe mкme de pйnitence
rйpugne donc а Dieu, non seulement parce qu'elle est une espиce de la
tristesse, mais aussi parce qu'elle inclut un changement dans la volontй. Sans une erreur
de la facultй de connaissance, il est impossible que ce qui est bon soit connu
comme mal. Ce n'est d'ailleurs que dans le domaine des biens particuliers que
le mal de l'un peut кtre le bien de l'autre, la corruption de l'un йtant la
gйnйration de l'autre. Le bien universel, lui, ne peut subir de dommage
d'aucun bien particulier, reprйsentй qu'il est au contraire par chacun d'eux.
Or Dieu est le bien universel, et c'est en participant а sa ressemblance que
tous les кtres sont qualifiйs de bons. Le mal d'aucun кtre ne peut donc кtre un
bien pour Dieu. Il est йgalement impossible que ce qui est purement et
simplement bon et qui ne peut кtre un mal pour Dieu, Dieu le saisisse comme
mauvais, car sa science est infaillible. L'envie est donc impossible en Dieu,
en raison mкme de son espиce, non seulement parce que l'envie est une espиce de
la tristesse, mais encore parce qu'elle s'attriste du bien d'un autre, en
considйrant ainsi le bien de cet autre comme un mal pour soi. S'attrister du
bien et dйsirer le mal, cela relиve de la mкme raison. C'est pour la mкme
raison que l'on s'attriste du bien et qu'on dйsire le mal; on s'attriste du
bien parce qu'on le considиre comme mauvais; on dйsire le mal parce qu'on le
considиre comme bon. Or la colиre consiste а dйsirer le mal d'autrui pour en
tirer vengeance. Sa dйfinition spйcifique en interdit donc l'existence en Dieu,
non seulement parce qu'elle est un effet de la tristesse, mais encore parce
qu'elle est un dйsir de vengeance, nй de la blessure d'une injure. En dйfinitive,
toutes les autres passions, qu'elles soient des espиces de celles qu'on vient
d'йnumйrer ou qu'elles en soient des effets, sont, pour des raisons semblables,
exclues de Dieu. 90: L'EXISTENCE EN DIEU DU PLAISIR ET DE LA JOIE N'EST PAS
INCOMPATIBLE AVEC SA PERFECTION
Il y a
certaines passions, qui ne convenant pas а Dieu en tant que passions, ne
comportent pourtant dans leur nature spйcifique rien de contraire а la
perfection divine. Telles sont la joie et le plaisir. La joie porte sur
le bien prйsent. Ni en raison de l'objet, qui est le bien, ni en raison de la
maniиre dont elle se comporte а l'йgard de cet objet, possйdй en acte, la joie,
de par sa nature spйcifique, n'est contraire а la perfection divine. On voit
clairement par lа qu'il y a proprement joie et plaisir en Dieu. De mкme en
effet que le bien et le mal saisis sont objets de l'appйtit sensible, de mкme
le sont-ils de l'appйtit intellectif. Ces deux appйtits en effet ont pour but
de rechercher le bien et de fuir le mal, selon la vйritй ou selon l'estimation,
avec cette diffйrence que l'objet de l'appйtit intellectif est plus large que
l'objet de l'appйtit sensitif, car l'appйtit intellectif regarde le bien et le
mal purement et simplement, tandis que l'appйtit sensitif le regarde selon le
sens; tout comme d'ailleurs l'objet de l'intelligence est plus large que
l'objet du sens. Mais les opйrations de l'appйtit sont spйcifiйes par leurs
objets. On trouve donc dans l'appйtit intellectif, - la volontй, - des
opйrations spйcifiquement semblables aux opйrations de l'appйtit sensitif, avec
cette diffйrence qu'il s'agit dans l'appйtit sensitif de passions, en raison de
la liaison de cet appйtit avec des organes corporels, qu'il s'agit par contre
dans l'appйtit intellectif d'opйrations simples. Ainsi, tandis que la passion
de crainte, qui se situe dans l'appйtit sensitif, fait que l'on fuit un mal
futur, est-ce sans passion que l'appйtit intellectif fait rйaliser la mкme
chose. Йtant donnй que joie et plaisir ne sont pas, selon leur espиce,
incompatibles avec Dieu, mais qu'elles le sont seulement comme passions, йtant
donnй par ailleurs qu'elles se situent dans la volontй selon leur espиce et non
comme passions, il reste donc qu'elles ne sont pas absentes de la volontй
divine. La joie et le plaisir, c'est une sorte de repos de la volontй dans son
objet. Or Dieu se repose souverainement en lui-mкme, objet premier de sa
volontй, comme ne manquant absolument de rien en lui-mкme. Dieu, dans sa
volontй, trouve donc souverainement en lui-mкme sa joie et son plaisir. Le plaisir est
une certaine perfection de l'action, comme l'enseigne clairement le Philosophe
au Xe livre de l'Йthique: elle parfait l'action comme la beautй la jeunesse.
Or Dieu, dans son acte d'intellection, possиde la plйnitude de l'action. Si
donc notre propre activitй intellectuelle est, en raison de sa perfection, une
source de plaisir, l'acte d'intellection de Dieu le sera en plйnitude. Chaque кtre
trouve naturellement sa joie dans son semblable, comme en ce qui lui convient,
sauf par accident, dans la mesure oщ ce semblable fait obstacle а notre propre
profit, comme il en va des potiers qui se battent entre eux, l'un faisant
obstacle au gain de l'autre. Or tout bien est une ressemblance de la bontй
divine; et aucun bien ne peut lui causer de dommage. Reste donc que Dieu se
rйjouit de tout bien. Il y a donc en Dieu, proprement, joie et plaisir.
Mais joie et plaisir diffиrent d'une distinction de raison. Alors que le
plaisir naоt d'un bien rйellement conjoint, la joie, elle, ne le requiert pas;
il suffit pour vйrifier sa dйfinition qu'il y ait simple repos de la volontй en
son objet. Le plaisir, а le prendre en propre, porte donc seulement sur un bien
conjoint; la joie, sur un bien extйrieur. Il en ressort que Dieu prend
proprement son plaisir en lui-mкme; sa joie, et en lui-mкme et dans les autres
кtres. 91: L'AMOUR EXISTE EN DIEU
Il est
йgalement requis que l'amour existe en Dieu conformйment а l'acte de sa
volontй. C'est proprement la dйfinition de l'amour que l'amant veuille le bien de
l'aimй. Or Dieu, nous l'avons dit, veut son bien et celui des autres. Ainsi
donc Dieu s'aime-t-il et aime-t-il les autres. L'authenticitй de l'amour exige que l'on
veuille le bien de quelqu'un en tant que bien de celui-lа; c'est par accident
que l'on aimerait le bien de quelqu'un pour autant que ce bien irait а en
combler un autre. Celui qui, par exemple, voudrait conserver du vin pour le
boire, ou qui voudrait la santй d'un homme pour que celui-ci lui soit utile ou
agrйable, aimerait par accident ce vin ou cet homme, s'aimant lui-mкme de
maniиre absolue. Mais Dieu veut le bien de chaque кtre pour autant que cet кtre
est bon en soi, bien qu'il en dispose aussi certains а l'utilitй des autres.
C'est donc en vйritй que Dieu s'aime et qu'il aime les autres кtres. Comme il est
naturel а chaque кtre de vouloir ou de dйsirer а sa maniиre son bien propre, et
s'il est de la nature de l'amour que l'amant veuille ou dйsire le bien de
l'aimй, il en rйsulte que l'amant devra se comporter а l'йgard de l'aimй comme
envers celui qui, d'une certaine maniиre, est un avec lui. On voit par lа que
la nature propre de l'amour consiste en ce qu'un кtre tende de tout son йlan
vers un autre comme pour ne faire en quelque sorte qu'un avec lui. Aussi Denys
dйfinit-il l'amour comme une puissance d'union. Plus la source de cette
unitй de l'amant avec l'aimй est profonde, plus l'amour est intense: nous
aimons ceux qui nous sont unis par les liens de la naissance, par une
frйquentation ordinaire ou par quelque chose de semblable, davantage que ceux
avec qui nous unit seulement notre commune nature humaine. Ajoutons que plus la
source de l'union est profonde au c_ur de l'amant, plus l'amour est fort. C'est
ainsi qu'un amour d'origine passionnelle, devient plus intense qu'un amour
d'origine naturelle ou nй d'un habitus; mais cet amour passe plus vite.
Or l'origine de l'union de tous les кtres avec Dieu, - cette bontй que tous les
кtres imitent, - est souverainement profonde et intime en Dieu, puisqu'il est
lui-mкme sa propre bontй. En Dieu il n'y a donc pas seulement vйritable amour,
mais amour absolument parfait et fort. Du cфtй de l'objet, - qui est le bien, -
l'amour ne comprend rien qui soit incompatible avec Dieu; pas plus d'ailleurs
que du cфtй de la maniиre que l'amour a de se comporter а l'йgard de son objet:
l'amour d'une chose n'est pas moindre quand cette chose est possйdйe, mais plus
grand. Le bien entre avec nous en plus grande affinitй quand il est possйdй; de
lа vient que l'йlan vers la fin s'intensifie chez les кtres de ce monde а
mesure que la fin se fait proche (а moins que parfois, par accident, le
contraire ne se produise, quand, par exemple, nous faisons l'expйrience dans
l'aimй d'un йlйment contraire а l'amour: l'aimй est alors moins aimй quand il
est possйdй.) Il n'y a donc pas d'incompatibilitй entre la perfection de Dieu
et l'amour considйrй dans sa nature spйcifique. L'amour existe donc en Dieu. Au dire de Denys,
le propre de l'amour est de tendre а l'union. Du moment que l'йlan passionnel
de l'amant, en raison de la ressemblance ou de la convenance de l'amant et de
l'aimй, a d'une certaine maniиre abouti а l'union avec l'aimй, le dйsir tend а
parfaire cette union, de telle maniиre que l'union inaugurйe dans l'йlan
passionnel soit parachevйe en acte: c'est le propre des amis de se rйjouir de
leur prйsence mutuelle, de leur vie menйe en commun, de leurs entretiens. Or
Dieu pousse tous les кtres а l'union: en leur donnant en effet l'кtre et leurs
autres perfections, il les unit а lui autant qu'il est possible. Dieu donc
s'aime et aime les autres кtres. Le principe de toute « affection », c'est
l'amour. Il n'y a joie et dйsir que du bien que l'on aime; crainte et tristesse
que du mal qui s'oppose а ce bien. Toutes les autres « affections » naissent de
lа. Mais en Dieu, nous l'avons montrй, il y a joie et plaisir. Il y a donc
amour. D'aucuns
pourraient croire que Dieu ne peut aimer davantage ceci que cela. Si en effet
intensitй et dйtente sont а proprement parler le fait d'une nature changeante,
elles ne peuvent convenir а Dieu, d'oщ toute mutabilitй est exclue. D'ailleurs rien
de ce qu'on attribue а Dieu par mode d'opйration ne lui est attribuй par mode
de plus et de moins; Dieu ne connaоt pas plus une chose qu'une autre; il ne se
rйjouit pas davantage de ceci ou de cela. Aussi bien faut-il savoir qu'а la
diffйrence des autres opйrations de l'вme qui ne portent que sur un seul objet,
seul l'amour se porte sur deux objets. Du fait que nous connaissons ou que nous
nous rйjouissons, nous nous comportons nйcessairement de telle maniиre а
l'йgard de tel objet; l'amour, lui, veut quelque chose а quelqu'un: nous
prйtendons aimer ce а quoi nous voulons du bien, de la maniиre exposйe plus
haut. Voilа pourquoi des choses que nous convoitons, dit-on simplement et а
proprement parler que nous les dйsirons, non que nous les aimons, mais
bien plutфt nous aimons-nous nous-mкmes, nous pour qui nous convoitons ces
choses; c'est ainsi que par accident et а parler improprement nous pouvons dire
que nous les aimons. Les autres opйrations sont qualifiйes de plus et de
moins en proportion seulement de la vigueur de l'action. Ce qui ne peut кtre le
cas pour Dieu. La vigueur de l'action se mesure en effet а la puissance qui est
source de l'action. Or toutes les actions divines relиvent d'une mкme et unique
puissance. - Mais l'amour peut кtre qualifiй de plus et de moins d'une double
maniиre. D'une maniиre, d'aprиs le bien que nous voulons а quelqu'un: ainsi
dit-on que nous aimons davantage celui а qui nous voulons un plus grand bien.
De la seconde maniиre, d'aprиs la vigueur de l'action: ainsi dit-on que nous
aimons davantage celui а qui nous voulons, sinon un plus grand bien, du moins
un bien йgal avec plus de ferveur et plus d'efficacitй.
Suivant la premiиre maniиre,
rien n'empкche de dire que Dieu aime davantage ceci que cela, dans la mesure oщ
il lui veut un plus grand bien. On ne peut le dire selon la deuxiиme maniиre,
pour la raison dйjа dite. Il ressort donc clairement d'aprиs ce que nous venons
de dire que de nos passions Dieu ne peut connaоtre а proprement parler que la
joie et l'amour, avec cette diffйrence qu'elles n'existent pas en lui, comme
elles existent en nous, sous le mode de passions. Qu'il y ait en Dieu joie et plaisir,
l'autoritй de l'Йcriture l'atteste. Il est dit au Psaume XVI: Il y a dans ta
droite des dйlices йternelles; au Livre des Proverbes: la Sagesse
divine, qui est Dieu, comme nous l'avons montrй, de dire: Je me rйjouissais
chaque jour, jouant en sa prйsence; et en saint Luc: Il y a joie au ciel
pour un pйcheur qui fait pйnitence. Le Philosophe lui-mкme enseigne au VIIe
livre de l'Йthique que Dieu se rйjouit sans cesse d'un unique et
simple plaisir. Quant а l'amour de Dieu, l'Йcriture en fait йgalement
mention: au Deutйronome: Il a aimй les peuples; en Jйrйmie: Il t'a
aimй d'un amour йternel; en saint Jean: Le Pиre lui-mкme vous aime. Mкme
des philosophes ont vu dans l'amour de Dieu le principe des choses. Ce qui
concorde avec le mot de Denys, au chapitre VII des Noms divins, selon
lequel l'amour divin ne s'est pas permis de demeurer sans fruit. Il faut savoir
aussi que d'autres passions, spйcifiquement incompatibles avec la perfection
divine, sont pourtant attribuйes а Dieu par l'Йcriture, non point en propre
mais par mйtaphore, en raison d'une ressemblance ou d'effets ou de quelque
passion antйcйdente. Ressemblance des effets, car, parfois, la volontй, ordonnйe par la sagesse
tend а un effet auquel on pourrait кtre inclinй par une passion fautive: un
juge punit par justice, comme un homme irritй le fait par colиre. On dira donc
parfois de Dieu qu'il est irritй, pour autant que dans l'ordre de sa
sagesse il veut punir quelqu'un, selon ce mot du psaume: Quand sa colиre se
sera bientфt allumйe. - On dira qu'il est misйricordieux, pour
autant que dans sa bienveillance il soulage les misиres des hommes, tout comme
nous qui agissons ainsi mus par la passion de la misйricorde. Ainsi le Psaume
chante-t-il: Le Seigneur est compatissant et misйricordieux, patient et
riche en misйricorde. - On dira mкme parfois que Dieu se repent, pour
autant que dans l'ordre йternel et immuable de sa providence Dieu refait des
choses qu'il avait d'abord dйtruites, ou dйtruit des choses qu'il avait faites;
comme il nous arrive de faire quand nous sommes mus par la pйnitence. Aussi
est-il dit dans la Genиse: Dieu se repentit d'avoir fait l'homme. Qu'on
ne puisse interprйter ceci au sens propre, ce passage du 1er Livre des Rois le
montre clairement: Le triomphateur d'Israлl n'йpargnera pas et ne sera pas
flйchi par le repentir. Ressemblance aussi d'une passion antйcйdente. L'amour et la joie qui existent en Dieu au
sens propre sont le principe de toutes les passions: l'amour par maniиre de
principe moteur, la joie par maniиre de fin. Mкme ceux qui punissent en йtat de
colиre se rйjouissent comme ayant atteint leur fin. On dira donc que Dieu s'attriste,
pour autant qu'il se produit des choses contraires а ce qu'il aime et
approuve, comme nous nous attristons de ce qui arrive contre notre grй. Ce
passage d'Isaпe le manifeste clairement Dieu le vit, et le mal
apparut а ses yeux, car il n'y a plus de justice. Et il vit qu'il n'y avait
personne et il s'йtonna que nul ne s'opposвt. Ainsi se trouve йliminйe l'erreur de
certains Juifs qui attribuaient а Dieu la colиre, la tristesse, la pйnitence et
d'autres passions de ce genre, au sens propre, incapables qu'ils йtaient de distinguer
ce qui est dit dans l'Йcriture au propre et au figurй. VERTUS92: COMMENT AFFIRMER EN DIEU L'EXISTENCE DE VERTUS
Ceci
nous amиne а montrer comment on doit affirmer l'existence de vertus en Dieu. De
mкme en effet que l'кtre de Dieu est universellement parfait, enfermant en lui
en quelque sorte les perfections de tous les existants, de mкme sa bontй
doit-elle enfermer en elle en quelque sorte les bontйs de tout ce qui existe.
Or la vertu est une certaine bontй de l'кtre vertueux. C'est d'aprиs elle en
effet que le vertueux est qualifiй de bon et que son _uvre est qualifiйe de
bonne. Il faut donc que la bontй divine contienne en elle, а sa maniиre,
toutes les vertus. Aussi bien aucune de ces vertus ne peut-elle кtre
attribuйe а Dieu par mode d'habitus, comme il en va pour nous. Il ne
convient pas en effet que Dieu soit bon grвce а quelque йlйment surajoutй;
йtant totalement simple, il l'est par essence. Ce n'est pas davantage par
l'intermйdiaire de quelque йlйment surajoutй que Dieu agit, puisque son action
est identique а son acte d'кtre. La vertu en Dieu n'est donc pas un certain habitus,
mais son essence mкme. L'habitus est un acte imparfait, sorte d'intermйdiaire entre la
puissance et l'acte, ce pourquoi les sujets douйs d'habitus sont
comparйs а des dormeurs. Or en Dieu l'acte est absolument parfait. L'acte en
lui n'est donc pas а comparer а un habitus, tel qu'est la science, mais
а la considйration, qui en est l'acte ultime et parfait. L'habitus vient parfaire une certaine puissance. Or
en Dieu il n'y a pas de place pour la puissance, mais seulement pour l'acte. Il
ne peut donc y avoir en lui d'habitus. D'ailleurs l'habitus rentre dans le
genre de l'accident, totalement absent de Dieu, comme nous l'avons dйjа montrй.
On ne peut donc attribuer а Dieu aucune vertu par mode d'habitus, mais
uniquement par mode d'essence. Ce sont les vertus humaines qui gouvernent la vie
humaine. Or la vie humaine se joue au double plan de la contemplation et de
l'action. Mais les vertus qui relиvent de la vie active, pour autant qu'elles
la portent а sa perfection, ne peuvent convenir а Dieu.
La vie active de l'homme
consiste en effet dans l'usage des biens corporels aussi les vertus qui la
gouvernent nous font user droitement de ces biens. Or de tels biens ne peuvent
convenir а Dieu, et pas davantage de telles vertus, pour autant qu'elles
gouvernent ce genre de vie. De telles vertus perfectionnent les m_urs des hommes
dans leur comportement politique; aussi ne sauraient-elles beaucoup convenir а
qui n'a pas d'activitй politique. Moins encore peuvent-elles convenir а Dieu
dont le comportement et la vie sont trиs йloignйs des modes que revкt la vie
humaine. Parmi les vertus qui intйressent la vie active, certaines nous dirigent
dans le domaine des passions. Nous ne pouvons les supposer en Dieu. Les vertus
en effet qui intйressent le domaine des passions reзoivent leur espиce de ces
passions, comme de leurs objets propres; la tempйrance diffиre de la force en
ce que celle-lа porte sur les concupiscences, celle-ci sur les craintes et sur
les audaces. Or en Dieu, nous l'avons vu, il n'y a pas de passions. De telles
vertus ne peuvent donc pas davantage exister en Dieu. Ces vertus n'affectent pas la partie
intellective de l'вme, mais la partie sensitive, la seule oщ puissent exister
des passions, comme il est prouvй au VIIe livre des Physiques. Or en
Dieu il n'existe pas de partie sensitive, mais la seule intelligence. Reste
donc qu'en Dieu de telles vertus ne peuvent exister, mкme suivant leur
dйfinition propre. Parmi les passions qui forment le domaine des vertus,
certaines se conforment а l'inclination de l'appйtit pour ce bien corporel qui
est dйlectable au sens, comme le manger, le boire, et les plaisirs de l'amour.
Intйressent les concupiscences de ces passions la sobriйtй, la chastetй
et d'une maniиre gйnйrale la tempйrance et la continence. Aussi
bien, ces plaisirs corporels йtant totalement absents de Dieu, les vertus que
nous venons de citer ne peuvent lui convenir ni en propre, puisqu'elles ont
pour domaine des passions, ni mкme lui кtre attribuйes mйtaphoriquement par
l'Йcriture, car on ne peut leur trouver en Dieu de correspondance avec quelque
effet semblable. Mais certaines passions, par contre, se conforment а
l'inclination de l'appйtit pour un bien spirituel: honneur, pouvoir, victoire,
vengeance, etc. Rиglent les espйrances, les audaces, tous les appйtits de ces
passions, la force, la magnanimitй, la mansuйtude, et les autres vertus
semblables. Ces vertus ne peuvent exister en Dieu au sens propre, puisqu'elles
ont des passions pour domaine. L'Йcriture les attribue а Dieu au sens
mйtaphorique, en raison de certains effets semblables. Tel ce passage du 1er Livre
des Rois: Nul n'est plus fort que notre Dieu, et cet autre passage, en Michйe:
Cherchez celui qui est doux, cherchez celui qui est bon. 93: QU'IL EXISTE EN DIEU DES VERTUS MORALES DONT LE DOMAINE EST
L'ACTION
Certaines
vertus qui dirigent la vie active de l'homme n'ont pas pour domaine des
passions, mais bien des actions; telles la vйritй, la justice, la libйralitй,
la magnificence, la prudence et l'art. Йtant donnй que la vertu est spйcifiйe par
son objet ou sa matiиre, les actions qui sont la matiиre ou l'objet de ces
vertus ne sont pas incompatibles avec la perfection divine; de telles vertus,
selon leur espиce propre, n'ont pas de quoi кtre exclues de la perfection
divine. Ces vertus sont pour la volontй et l'intelligence des perfections qui
sont des principes d'opйration dйnuйs de passion. Or en Dieu la volontй et
l'intelligence ne manquent d'aucune perfection. Ces vertus ne peuvent donc
faire dйfaut а Dieu. Tout ce qui procиde dans l'кtre а partir de Dieu,
nous l'avons vu, a son idйe propre dans l'intelligence divine. Or l'idйe d'une
chose а faire, dans l'esprit du fabricateur, c'est l'art; d'oщ la dйfinition du
Philosophe au VIe livre de l'Ethique: l'art est la droite raison des objets
а fabriquer. Il y a donc а proprement parler art en Dieu. Aussi bien
la Sagesse dit-elle l'Artisan de toutes choses m'a enseignй la
sagesse. La volontй divine, en tout ce qui n'est pas Dieu, est dйterminйe а l'un
par sa connaissance. Or la connaissance qui ordonne la volontй а agir est la
prudence; comme l'enseigne le Philosophe au VIe livre de l'Йthique, la
prudence est la droite raison des actes а accomplir. Il y a donc prudence en
Dieu. C'est ce qui est dit au Livre de Job: En lui, il y a prudence et
force. Du fait que Dieu veut quelque chose, il veut ce qui est requis pour
cette chose. Or ce qui est requis а la perfection d'une chose est un dы pour
cette chose. Cette justice а qui il revient de distribuer а chacun ce qui est
sien existe donc en Dieu. Aussi le Psaume chante-t-il: Le Seigneur est juste
et il a aimй la justice. La fin ultime pour laquelle Dieu veut toutes choses
ne dйpend d'aucune maniиre de tout ce qui est moyen par rapport а la fin, ni
quant а son кtre, ni quant а sa perfection. Dieu ne veut pas communiquer sa
bontй а un кtre pour en recevoir, lui, un certain accroissement, mais parce que
se communiquer soi-mкme lui convient comme a la source de la bontй. Or donner,
non point en raison du bйnйfice que l'on peut attendre du don, mais en raison
mкme de la bontй et de la convenance qu'il y a а donner, c'est un acte de
libйralitй, comme l'enseigne clairement le Philosophe au VIe livre de l'Йthique.
Dieu est donc souverainement libйral, et, pour reprendre le mot
d'Avicenne, lui seul peut кtre а proprement parler qualifiй de libйral. Tout
autre agent que Dieu, en effet, retire un certain bien de son action, et ce
bien est la fin visйe. L'Йcriture manifeste cette libйralitй en proclamant dans
le psaume: En ouvrant ta main, tu rempliras toutes choses de bontй, et,
avec saint Jacques: Il donne а tous avec abondance, sans rйcriminer. Tout ce qui
reзoit l'кtre de Dieu doit porter sa ressemblance, en tant qu'existant et en
tant que bon, en tant aussi que son idйe propre rйside dans l'intelligence
divine. Or ceci relиve de la vertu de vйritй, comme l'enseigne le Philosophe au
IVe livre de l'Йthique, vertu qui fait que dans ses _uvres et ses
paroles un кtre se montre tel qu'il est. Il y a donc en Dieu la vertu de vйritй.
Voilа pourquoi il est йcrit dans l'Йpоtre aux Romains: Dieu est
vйridique, et dans le psaume: Toutes ses voies sont vйritй. Quant aux vertus
qui ordonneraient des actions impliquant subordination d'infйrieurs а supйrieurs,
comme par exemple l'obйissance, la latrie, d'autres de ce genre, dues а un
supйrieur, de telles vertus ne peuvent convenir а Dieu.
Si mкme quelques-unes des
vertus dont nous avons parlй ci-dessus ont des actes imparfaits, ces vertus ne
peuvent кtres attribuйes а Dieu dans leurs actes imparfaits. Ainsi la prudence
ne peut кtre le fait de Dieu pour autant qu'elle comporte l'acte de bien
dйlibйrer. La dйlibйration, dit Aristote au VIe livre de l'Йthique, est
une certaine question; or, йtant donnй que la connaissance divine, nous
l'avons vu, n'implique aucune recherche, il ne peut convenir а Dieu de
dйlibйrer avec lui-mкme. A qui as-tu donnй ton conseil? A celui peut-кtre
qui n'a pas d'intelligence? est-il dit au Livre de Job; et en Isaпe:
Qui est entrй en conseil avec lui, pour l'instruire? Par contre, en ce
qui regarde l'acte de juger des choses conseillйes et de choisir les choses
approuvйes, rien n'empкche d'attribuer la prudence а Dieu. - On attribue
pourtant parfois le conseil а Dieu; - soit en raison de sa
ressemblance avec le secret: les conseils se font en secret; aussi bien ce qui
est cachй au sein de la sagesse divine est-il appelй conseil par
similitude, comme en tйmoigne Isaпe, selon cette version: Que ton conseil
longtemps mыri devienne vйridique; - soit en tant que Dieu donne
satisfaction а ceux qui le consultent: c'est en effet le propre de l'кtre
intelligent d'instruire mкme sans discours ceux qui sont en recherche. La justice ne
peut pas davantage appartenir а Dieu si l'on considиre l'acte d'йchange,
puisque Dieu ne peut rien recevoir de personne: Qui lui a donnй le premier,
pour кtre payй de retour? lit-on dans l'Йpоtre aux Romains, et au Livre
de Job; Qui m'a donnй auparavant, que j'aie а lui rendre? Par comparaison
cependant nous prйtendons donner а Dieu, pour autant que Dieu accepte nos dons.
Ainsi donc la justice commutative ne se trouve pas rйalisйe en Dieu, mais
seulement la justice distributive. Voilа pourquoi, au VIIIe chapitre des Noms
divins, Denys enseigne que Dieu est louй dans sa justice, comme
distribuant а tous les кtres selon leur dignitй, suivant ce passage de saint
Matthieu: Il a donnй а chacun selon sa propre capacitй. Il faut savoir en
outre que les actions sur lesquelles portent les vertus dont nous venons de
parler ne dйpendent pas par nature des rйalitйs humaines: juger ce qu'il faut
faire, donner ou distribuer quelque chose, n'est pas exclusivement le fait de
l'homme, c'est le fait de tout кtre douй d'intelligence. Dans la mesure
pourtant oщ l'on restreint leur application aux choses humaines, elles en
tirent d'une certaine maniиre leur espиce; ainsi la courbure d'un nez
donne-t-elle l'espиce "camus ". Les vertus dont nous venons de
parler, en tant qu'elles organisent la vie humaine active, sont donc ordonnйes
а ces actions, pour autant qu'on restreint leur application aux rйalitйs
humaines, et elles en tirent leur espиce. Sous ce mode-lа, elles ne peuvent
convenir а Dieu. Mais pour autant que ces actions sont prises dans leur
gйnйralitй, elles peuvent aussi s'appliquer aux rйalitйs divines. Tout comme un
homme est dispensateur de biens humains, argent ou honneurs, ainsi Dieu
l'est-il pour toutes les bontйs de l'univers. Ces vertus revкtent donc en Dieu une
extension plus universelle que chez l'homme; alors que la justice humaine
s'йtend sur une citй ou sur une famille, la justice de Dieu s'йtend а tout
l'univers. Aussi bien dit-on que les vertus divines sont les exemplaires des
nфtres; ce qui est restreint, particularisй, est une certaine ressemblance
d'existants absolus la lumiиre d'une bougie par exemple comparй а celle du
soleil. Quant aux autres vertus qui ne conviennent pas en propre а Dieu, elles
n'ont pas d'exemplaire dans la nature divine, mais seulement dans la sagesse
divine qui embrasse les raisons propres de tout ce qui existe, comme il en va
pour les autres rйalitйs corporelles. 94: LES VERTUS CONTEMPLATIVES EXISTENT EN DIEU
Il ne
fait aucun doute que les vertus contemplatives conviennent souverainement а
Dieu. Si
la sagesse en effet consiste dans la connaissance des causes suprкmes, comme
l'enseigne le Philosophe au dйbut de la Mйtaphysique, si, d'autre part,
Dieu se connaоt lui-mкme au premier chef et ne connaоt rien qu'en se
connaissant lui-mкme, lui qui est la cause premiиre de tout, il est йvident que
la sagesse doit lui кtre attribuйe par-dessus tout. Aussi bien lit-on au Livre
de Job que Dieu est sage de c_ur et dans l'Ecclйsiastique que
toute sagesse vient du Seigneur Dieu et qu'elle rйside en lui depuis
toujours. Quant au Philosophe, il enseigne lui aussi, au dйbut de la Mйtaphysique,
qu'elle est une propriйtй divine, non humaine. Si la science est la connaissance d'une
chose par sa cause propre, si, d'autre part, Dieu connaоt l'ordre de
toutes les causes et de leurs effets, et par lа mкme connaоt les causes propres
des singuliers, comme nous l'avons montrй, il est йvident que la science rйside
а proprement parler en lui, - une science d'ailleurs qui ne naоt pas du
raisonnement comme notre science а nous, qui, elle, naоt de la dйmonstration.
Aussi bien lit-on au 1er Livre des Rois que Dieu est le Seigneur des
sciences. Si l'intelligence est la connaissance immatйrielle et sans discours des
choses; si Dieu, d'autre part, comme nous l'avons montrй plus haut, possиde une
telle connaissance, il y a donc intelligence en lui. Aussi bien
lisons-nous au Livre de Job que Dieu possиde conseil et intelligence. Ces vertus sont
mкme en Dieu l'exemplaire des nфtres, comme le parfait l'est а l'imparfait. 95: DIEU NE PEUT VOULOIR LE MAL
Tout
ce qui a йtй dit jusqu'ici nous aide а voir que Dieu ne peut vouloir le mal. La vertu d'une
chose, c'est ce par quoi l'on agit bien. Or toute _uvre de Dieu est une _uvre
de vertu, puisque sa vertu, nous l'avons vu, est son essence mкme. Dieu ne peut
donc vouloir le mal. La volontй ne se porte jamais au mal sinon par une
certaine erreur de la raison, au moins sur l'objet particulier du choix.
L'objet de la volontй йtant en effet le bien qui est saisi par l'intelligence,
la volontй ne peut se porter au mal а moins que ce mal ne lui soit proposй
d'une certaine maniиre comme un bien, ce qui ne peut se faire sans qu'il y ait
erreur. Or il ne peut y avoir d'erreur dans la connaissance divine. La volontй
de Dieu ne peut donc tendre au mal. Bien plus, Dieu est le souverain bien. Or
le souverain bien ne peut souffrir aucun commerce avec le mal, pas plus qu'un
objet suprкmement chaud ne peut souffrir le mйlange du froid. La volontй de
Dieu ne peut donc s'inflйchir vers le mal. Comme le bien a raison de fin, le mal ne
peut s'infiltrer dans la volontй qu'en la dйtournant de la fin. Or la volontй
divine ne peut se dйtourner de la fin, puisque Dieu ne peut rien vouloir qu'en
se voulant lui-mкme. Dieu ne peut donc vouloir le mal. On voit ainsi clairement qu'en Dieu le
libre-arbitre est par nature inйbranlablement fixй dans le bien. C'est ce
qu'affirme le Deutйronome: Dieu est fidиle et sans iniquitй, et encore Habacuc:
Tes yeux sont purs, Seigneur, et tu ne peux regarder l'injustice. Se trouve ainsi
confondue l'erreur des Juifs qui prйtendent dans le Talmud que Dieu,
parfois, pиche et se purifie du pйchй; comme celle aussi des lucifйriens qui
prйtendent que Dieu a pйchй en repoussant Lucifer. 96: DIEU NE HAIT RIEN; ET L'ON NE PEUT LUI ATTRIBUER AUCUNE HAINE
On
voit par lа qu'il est impossible d'attribuer а Dieu aucune haine. De mкme en
effet que l'amour se porte au bien, de mкme la haine se porte au mal. Nous
voulons du bien а ceux que nous aimons; du mal а ceux que nous haпssons. Si
donc la volontй de Dieu ne peut tendre au mal, il lui est impossible que Dieu
puisse haпr quoi que ce soit. La volontй de Dieu se porte sur des кtres diffйrents
de lui, nous l'avons vu plus haut, en tant que, voulant et aimant son кtre et
sa bontй, Dieu veut les rйpandre, autant qu'il est possible, en communiquant sa
ressemblance. Ce que Dieu veut dans les кtres qui sont diffйrents de lui, c'est
qu'ils possиdent la ressemblance de sa bontй. Or le bien de tout кtre, c'est
qu'il ait part а la ressemblance de Dieu toute bontй, quelle qu'elle soit,
n'est rien d'autre en effet qu'une certaine ressemblance de la bontй premiиre.
Dieu veut donc le bien de chaque кtre. Dieu ne hait donc rien. Tous les
existants tirent l'origine de leur кtre du premier existant. Si donc Dieu
haпssait quelque chose de ce qui existe, il voudrait que cet кtre n'existвt
pas, puisque le fait d'exister est le bien de chaque кtre. Dieu voudrait donc
que l'action par laquelle il produit cette chose dans l'кtre, avec ou sans
intermйdiaire, ne s'exerзвt pas; nous avons vu en effet que si Dieu veut
quelque chose, il doit vouloir ce qu'elle requiert. Or ceci est impossible.
C'est йvident dans l'hypothиse oщ les choses procиdent dans l'кtre par la
volontй de Dieu, car alors cette action productrice des choses doit кtre une
action volontaire; dans l'hypothиse йgalement oщ Dieu est par nature cause des
choses, car, de mкme que Dieu se complaоt en sa propre nature, de mкme prend-il
complaisance en tout ce que sa nature requiert. Dieu ne hait donc aucune chose. Ce que l'on
trouve dans toutes les causes qui agissent naturellement, doit se trouver au
premier chef dans le premier agent. Or toutes les causes agentes aiment а leur
maniиre leurs effets; ainsi les parents, leurs enfants, les poиtes, leurs
poйsies, les artisans, leurs _uvres. C'est bien ce qu'affirme le Livre de la
Sagesse: Tu aimes tout ce qui existe, et tu ne hais rien de ce que tu as fait. C'est par mode de
comparaison qu'on attribue а Dieu la haine de certaines choses. Et ceci d'une
double maniиre. D'abord, parce que Dieu en aimant les choses et en voulant leur
bien, veut que n'existe pas le mal contraire. Aussi dit-on qu'il hait le mal,
comme nous disons haпr ce dont nous refusons l'existence, selon cette parole de
Zacharie: Que personne d'entre vous ne pense dans son c_ur de mal contre son
ami, et n'aimez pas le serment trompeur: voilа tout ce que je hais, dit le
Seigneur. - Mais ce ne sont pas lа des effets qui soient comparables а
des choses subsistantes, celles-lа mкmes qui sont objets propres de haine ou
d'amour. Une autre maniиre d'attribuer а Dieu la haine par mode de comparaison
vient de ce que Dieu veut un plus grand bien qui ne peut exister sans la
privation d'un bien de moindre importance. On parle ainsi de haпr, alors qu'il
s'agit davantage d'aimer. Ainsi par exemple, pour autant que Dieu veut le bien
de la justice ou de l'ordre de l'univers, ce qui ne peut aller sans quelque
punition ou sans quelque corruption, dira-t-on que Dieu hait ce dont il veut la
punition ou la corruption, selon cette parole de Malachie: J'ai haп Esaь, et
cette autre du psaume: Tu as haп tous ceux qui commettent l'injustice: tu
fais pйrir tous ceux qui prononcent le mensonge; le Seigneur a en horreur
l'homme de sang et de fraude. VIE97: DIEU EST VIVANT
Tout
ce que nous avons dйjа exposй nous amиne а conclure nйcessairement que Dieu est
vivant. Nous avons vu en effet que Dieu fait acte d'intelligence et de vouloir.
Or faire acte d'intelligence et de vouloir n'appartient qu'au vivant. Dieu est
donc vivant. La vie est attribuйe а certains кtres dans la mesure oщ ils semblent se
mouvoir par eux-mкmes, et n'кtre pas mus par d'autres. C'est la raison pour
laquelle on attribue par comparaison la vie а des кtres qui paraissent se
mouvoir d'eux-mкmes, et dont le commun des hommes ne perзoit pas le moteur qui
les meut, telle l'eau vive d'une source, non point l'eau d'une citerne
ou d'une mare stagnante, tel le vif-argent, qui semble douй d'un certain
mouvement. A proprement parler seuls sont mus par soi les кtres qui se meuvent
eux-mкmes, composйs qu'ils sont d'un йlйment moteur et d'un йlйment mы, comme
le sont les кtres animйs. Voilа pourquoi de ceux-lа seuls nous disons en
propriйtй de termes qu'ils vivent. Quant aux autres, ils sont mus par quelque
agent extйrieur, ou qui les engendre, ou qui йcarte les obstacles, ou qui les
met en mouvement. Et comme les opйrations des sens s'accompagnent de mouvement,
on dira de tout ce qui s'active en ses opйrations propres, mкme dйpourvues de
mouvement, qu'il vit. Faire acte d'intelligence, dйsirer, sentir, autant
d'actions de vie. Mais Dieu est celui dont l'action, d'une maniиre souveraine,
ne dйpend pas d'autrui mais de lui-mкme, lui qui est la premiиre cause agente.
La vie lui appartient donc au premier chef. L'кtre divin embrasse toute la perfection
de l'кtre. Or vivre est un certain кtre parfait; les vivants dans l'йchelle des
existants sont а placer au-dessus des non-vivants. Кtre pour Dieu, c'est donc
vivre. Dieu est donc vivant. L'autoritй de la Sainte Йcriture confirme tout ceci:
ainsi l'oracle du Seigneur, au Deutйronome: Je dirai: je vis йternellement; ainsi
encore le psaume: Mon c_ur et ma chair ont exultй de joie vers le Dieu
vivant. 98: DIEU EST SA PROPRE VIE
La
conclusion s'impose: Dieu est sa propre vie. La vie, chez un vivant, c'est l'acte
mкme de vivre exprimй de maniиre abstraite, de mкme que la
course, ce n'est pas autre chose en rйalitй que l'acte de courir. Or
l'acte de vivre, chez les vivants, c'est leur acte d'кtre lui-mкme, comme
l'enseigne clairement le Philosophe au IIe livre De l'вme. Puisque
l'animal est appelй vivant du fait qu'il a une вme qui lui donne l'кtre
correspondant а sa propre forme, vivre ne devra rien кtre d'autre que telle
maniиre d'кtre venant de telle forme. Or Dieu est son propre acte d'кtre, nous
l'avons montrй plus haut. Il est donc son propre vivre et sa propre vie. L'acte mкme
d'intellection est un certain vivre, comme l'enseigne le Philosophe au IIe
livre De l'вme, car faire acte d'intellection est le fait d'un vivant.
Or Dieu, nous l'avons vu, est son acte d'intellection. Il est donc son propre
vivre et sa propre vie. Si Dieu n'йtait pas sa vie, il s'ensuivrait, йtant
donnй qu'il est vivant, qu'il le serait par participation de vie. Or tout ce
qui existe par participation se ramиne а ce qui existe par soi. Dieu serait
donc ramenй а un кtre antйrieur, grвce auquel il vivrait. Ce qui est
manifestement impossible. Si Dieu est vivant, la vie doit exister en lui. S'il
n'est pas sa propre vie, il y aura en lui-mкme quelque chose qui ne sera pas
lui-mкme. Ainsi il sera composй. Ce que nous avons rйfutй plus haut. Dieu est donc
sa propre vie. C'est bien ce qui est dit en saint Jean: Je suis
la vie. 99: LA VIE DE DIEU EST ЙTERNELLE
Il
apparaоt par lа que la vie de Dieu est йternelle. On ne cesse de vivre que par sйparation de
la vie. Or on ne peut se sйparer de soi-mкme: toute sйparation se fait en effet
par la division d'un йlйment d'un autre. Il est donc impossible que Dieu cesse
de vivre, puisqu'il est lui-mкme sa propre vie. Tout ce qui tantфt existe, tantфt n'existe
pas, existe par le fait d'une cause. Rien ne peut en effet se produire soi-mкme
du non-кtre а l'кtre, car ce qui n'existe pas encore n'agit pas. Or la vie
divine n'a pas de cause, et pas plus l'кtre divin. Dieu n'est donc pas tantфt
vivant, tantфt non-vivant; il vit toujours. Sa vie est donc йternelle. En toute
opйration l'agent demeure, bien que parfois l'opйration passe par mode de
succession; aussi bien, dans le mouvement, le mobile demeure identique en son
sujet tout au long du mouvement, mкme s'il ne le demeure pas suivant la raison.
Lа donc oщ l'action s'identifie а l'agent, rien ne doit passer par mode de
succession, mais tout doit demeurer tout entier а la fois. Or l'acte
d'intellection et l'acte de vivre de Dieu йtant Dieu lui-mкme, la vie de Dieu
ne peut comporter de succession: elle est tout entiиre а la fois. Elle
est donc йternelle. Dieu est absolument immobile, nous l'avons montrй
plus haut. Or ce qui commence а vivre ou cesse de vivre, ou qui durant sa vie
admet la succession, est muable: la vie d'un кtre commence par la gйnйration,
cesse par la corruption; quant а la succession elle se fait par un certain
mouvement. Dieu ne commence donc pas а vivre; il ne cesse pas davantage de
vivre; sa vie ne comporte aucune succession. Sa vie est donc йternelle. C'est bien ce
qu'affirme le Deutйronome, transmettant l'oracle du Seigneur: Je vis
pour l'йternitй, et saint Jean dans sa 1re Epоtre: Il est le
vrai Dieu et la vie йternelle. BЙATITUDE100: DIEU EST BIENHEUREUX
Reste
а montrer, а partir de ces prйmisses, que Dieu est bienheureux. La bйatitude
est le bien propre de toute nature intellectuelle. Puisque Dieu est intelligent, la bйatitude
sera son bien propre. Mais la relation de Dieu а l'йgard de ce bien propre
n'est pas telle que Dieu tendrait vers un bien qu'il ne possйderait pas encore,
- ce qui est le fait d'une nature changeante et existant en puissance, - mais
telle qu'il possиde dйjа ce bien propre. Dieu ne dйsire donc pas seulement la
bйatitude, comme nous, mais il en jouit. Dieu est donc bienheureux. Est
souverainement dйsirй ou voulu de la nature intellectuelle ce qui est le plus
parfait en elle; c'est cela sa bйatitude. Or ce qu'il y a de plus parfait en
chaque кtre, c'est son opйration la plus parfaite; puissance et habitus sont
en effet amenйs а leur point de perfection par l'opйration. Aussi le Philosophe
enseigne-t-il que le bonheur, c'est l'opйration parfaite. Or la
perfection d'une opйration dйpend de quatre facteurs. Premiиrement, de
son genre: tel qu'elle soit immanente а l'agent lui-mкme. J'appelle opйration
immanente celle qui ne produit rien d'autre en dehors de l'opйration elle-mкme,
comme voir et entendre. De telles opйrations sont les perfections de ceux qui
en sont les sujets; elles peuvent кtre un terme ultime, n'йtant pas ordonnйes а
un quelconque objet fabriquй qui soit leur fin. Par contre l'opйration, ou
action, d'oщ rйsulte un certain acte extйrieur а elle-mкme, est la perfection
de l'_uvre accomplie, non celle de l'agent; elle se comporte а l'йgard de cet
acte comme envers sa fin. Aussi une telle opйration n'est-elle pas la bйatitude
ou le bonheur d'une nature intellectuelle. Deuxiиmement, du principe de
l'opйration: c'est-а-dire qu'elle soit le fait de la puissance la plus йlevйe.
Aussi bien la fйlicitй ne nous vient-elle pas de l'opйration du sens, mais de
celle de l'intelligence, et d'une intelligence perfectionnйe par l'habitus.
Troisiиmement, de l'objet de l'opйration. C'est pourquoi l'ultime fйlicitй
consiste pour nous dans l'intelligence que nous avons du plus haut
intelligible. Quatriиmement, de la forme de l'opйration, telle qu'elle
soit accomplie avec perfection, facilitй, assurance et joie. Or telle est
l'opйration de Dieu. Dieu est en effet intelligent et son intelligence est la
plus haute des puissances; il n'a pas besoin d'un habitus qui le
perfectionne, puisqu'il est parfait en soi; il se connaоt lui-mкme,
souverainement intelligible qu'il est, sans aucune difficultй, et avec joie.
Dieu est donc bienheureux. La bйatitude apaise tout dйsir; une fois qu'on la
possиde, il n'y a plus rien а dйsirer, puisqu'elle est la fin derniиre. Celui
qui est parfaitement comblй en tout ce qu'il peut dйsirer est donc
nйcessairement heureux. Ce qui fait dire а Boиce, au IIe livre de la Consolation,
que la bйatitude est l'йtat pleinement rйalisй par la rйunion de
tous les biens. Mais la perfection de Dieu est telle qu'elle embrasse
toute perfection dans sa simplicitй. Dieu est donc vйritablement bienheureux. Tant qu'il manque
а quelqu'un quelque chose dont il a besoin, celui-lа n'est pas encore heureux.
Son dйsir en effet n'est pas encore apaisй. Quiconque se suffit а lui-mкme et
n'a besoin de rien, celui-lа est donc bienheureux. Or nous avons montrй plus
haut que Dieu n'a besoin de rien, sa perfection ne dйpendant de rien
d'extйrieur, et qu'il ne veut pas les autres кtres pour lui-mкme, а titre de
fin, comme s'il avait besoin d'eux, mais seulement parce que cela convient а sa
bontй. Dieu est donc bienheureux. Nous avons vu encore que Dieu ne peut rien
vouloir d'impossible. Or il est impossible que Dieu acquiиre ce qu'il ne
possйderait pas encore, puisqu'il n'est en puissance d'aucune maniиre. Il ne
peut donc vouloir ce qu'il ne possйderait pas. Tout ce qu'il veut, il le
possиde. D'autre part Dieu ne veut rien de mal. Il est donc bienheureux,
suivant cette dйfinition que certains donnent du bienheureux: celui qui
possиde tout ce qu'il veut a qui ne veut rien de mal. Cette bйatitude
de Dieu, la Sainte Йcriture la proclame aussi, selon ce verset de la 1re Йpоtre
а Timothйe: Celui que manifestera en son temps le bienheureux et tout-puissant. 101: DIEU EST SA PROPRE BЙATITUDE
On voit
ainsi comment Dieu est sa propre bйatitude. La bйatitude de Dieu, c'est son opйration
intellectuelle. Mais nous avons montrй plus haut que l'acte mкme
d'intelligence, en Dieu, est la propre substance de Dieu. Dieu est donc sa
propre bйatitude. Йtant fin derniиre, la bйatitude est ce que veut au
premier chef qui en est capable, ou qui la possиde. Or nous avons montrй plus
haut que Dieu veut au premier chef son essence. Son essence est donc sa
bйatitude. Tout кtre ordonne а sa bйatitude tout ce qu'il veut. La bйatitude est en
effet telle qu'elle n'est pas dйsirйe pour autre chose et qu'а elle se termine
le mouvement de dйsir de qui dйsire une chose pour une autre, si l'on admet que
ce mouvement n'est pas indйfini. Йtant donnй que Dieu veut tout pour sa bontй,
qui est sa propre essence, Dieu, qui est lui-mкme son essence et sa bontй, doit
кtre ainsi sa propre bйatitude. En outre, il est impossible qu'il y ait
deux biens suprкmes. S'il manquait а l'un ce que l'autre aurait, aucun des deux
ne serait bien suprкme et parfait. Or nous avons montrй que Dieu est le
souverain bien. On montrera йgalement que la bйatitude est le souverain bien du
fait qu'elle est la fin derniиre. La bйatitude et Dieu sont donc identiques.
Dieu est donc sa propre bйatitude. 102: LA BЙATITUDE DE DIEU, PARFAITE ET UNIQUE, DЙPASSE TOUTE AUTRE
BЙATITUDE
Il est
possible, maintenant, pour terminer, de rйflйchir sur l'excellence de la
bйatitude en Dieu. Plus on est proche de la bйatitude, et plus
parfaitement on est bienheureux. Ainsi, а supposer que l'on appelle quelqu'un
bienheureux pour l'espйrance oщ il est d'obtenir la bйatitude, sa bйatitude ne
peut se comparer d'aucune maniиre avec la bйatitude de celui qui la possиde
dйjа en acte. Or est au plus prиs de la bйatitude ce qui est la bйatitude
elle-mкme. C'est le cas de Dieu. Dieu est donc bienheureux d'une maniиre unique
et parfaite. Йtant donnй que le plaisir est l'effet de l'amour, lа oщ il y a un plus
grand amour, lа il y a, dans l'obtention de l'objet aimй, un plaisir plus
grand. Or, toutes choses йgales, tout кtre s'aime soi-mкme plus qu'aucun autre;
la preuve en est qu'on aime naturellement davantage ce qui est plus proche de
soi. Dieu prend donc, dans sa bйatitude qui est lui-mкme, plus de joie que les
autres bienheureux dans une bйatitude qui n'est pas ce qu'ils sont. Le dйsir
s'en apaise donc d'autant, et la bйatitude est plus parfaite. Ce qui est par
essence est davantage que ce qui est dit par participation la nature du feu est
plus parfaite dans le feu mкme que dans des matiиres en feu. Or Dieu est
bienheureux par son essence. Cela, aucun autre кtre ne peut le revendiquer, car
en dehors de Dieu, aucun autre ne peut кtre le souverain bien. Ainsi devra-t-on
affirmer que tout autre кtre que Dieu, qui est bienheureux, est bienheureux par
participation. La bйatitude divine dйpasse donc toute autre bйatitude. La bйatitude,
nous l'avons vu, consiste dans la parfaite opйration de l'intelligence. Or
aucune autre opйration intellectuelle ne peut s'йgaler а celle de Dieu. C'est
йvident, non seulement parce qu'elle est une opйration subsistante, mais parce
que, dans une unique opйration, Dieu se connaоt parfaitement, lui, et tous les
autres кtres, ceux qui existent et ceux qui n'existent pas, les bons et les
mauvais. Chez les autres кtres douйs d'intelligence, se connaоtre soi-mкme n'est
pas un acte subsistant, mais un acte du subsistant. Personne non plus ne peut
connaоtre parfaitement, tel qu'il est, Dieu lui-mкme, suprкme intelligible,
puisque personne ne possиde un кtre parfait comme l'est l'кtre de Dieu, et que
personne ne peut avoir d'opйration plus parfaite que sa substance. Il n'existe
pas non plus d'autre intelligence qui puisse connaоtre tout ce que Dieu est
capable de faire: autrement, elle saisirait la puissance divine. Or ce qu'une
autre intelligence connaоt, elle ne le connaоt pas en sa totalitй dans une
seule et mкme opйration. C'est donc d'une maniиre incomparable que Dieu est
bienheureux par-dessus tout. Plus un кtre est unifiй, plus sa puissance et sa
bontй sont parfaites. Or une opйration qui connaоt la succession se rйpartit
suivant les diverses divisions du temps. Sa perfection ne peut se comparer
d'aucune maniиre а celle d'une opйration qui se fait sans succession, tout
entiиre а la fois, surtout si cette opйration ne passe pas en un instant, mais
demeure pour l'йternitй. Or l'acte d'intellection de Dieu est posй en dehors de
toute succession, existant tout entier а la fois, et йternellement; le nфtre,
lui, comporte la succession, en tant que lui sont adjoints par accident
continuitй et temps. La bйatitude de Dieu dйpasse donc а l'infini la bйatitude
de l'homme, comme la durйe de l'йternitй dйpasse а l'infini la durйe fluente du
temps. La
fatigue, les occupations qui viennent nйcessairement se mкler en cette vie а
notre contemplation, - cette contemplation en laquelle consiste avant tout le
bonheur de l'homme, si tant est qu'il y ait bonheur en cette vie prйsente -,
les erreurs, les doutes, les infortunes diverses auxquelles est soumise notre
vie d'ici-bas, montrent а l'envi que la fйlicitй humaine, surtout celle de
cette vie, ne peut se comparer а la bйatitude de Dieu. On peut juger de la perfection de la
bйatitude divine en pensant qu'elle embrasse sur un mode absolument parfait
toutes les bйatitudes. De la fйlicitй de la vie contemplative, elle a la
considйration trиs parfaite, et йternelle, de soi et des autres. De la vie
active, elle a le gouvernement, non pas de la vie d'un seul homme, ou d'une
maison, ou d'une citй, ou d'un royaume, mais de l'univers tout entier. La fausse
fйlicitй de ce monde n'a qu'une ombre de cette fйlicitй trиs parfaite. Selon
Boлce, elle est faite de cinq facteurs: le plaisir, les richesses, le
pouvoir, les honneurs, et la renommйe. Or Dieu prend
souverainement plaisir en lui-mкme, ayant une joie universelle de tous les
biens, sans aucun mйlange d'un йlйment contraire. - Quant aux richesses, il
possиde en lui-mкme une absolue suffisance de tous les biens. - En fait de
pouvoir, il a une puissance infinie. - En fait d'honneurs, il a prййminence et
rйgence sur tout. - Quant а la renommйe, il a l'admiration de toute
intelligence pour peu qu'elle le connaisse. A LUI
DONC QUI EST BIENHEUREUX DE MANIИRE UNIQUE, L'HONNEUR ET LA GLOIRE DANS LES
SIИCLES DES SIИCLES. AMEN. LIVRE DEUXIEME: LA CREATION
PRЙAMBULE
1: COMMENT CE LIVRE FAIT SUITE AU PRЙCЙDENT
«J'AI
MЙDITЙ SUR TOUTES VOS ЊUVRES. JE MЙDITAIS SUR L'OUVRAGE DE VOS MAINS.» Qui
ignore l'activitй d'un кtre ne peut connaоtre parfaitement cet кtre. En effet,
ce sont l'espиce de l'action et ses modalitйs qui permettent d'йvaluer la
grandeur et la qualitй de la puissance opйrative. Cette puissance, а son tour,
rйvиle la nature de la chose, car un кtre est йquipй de telle ou telle maniиre
pour l'action selon qu'il possиde effectivement telle ou telle nature. Or, comme
l'explique le Philosophe au IXe livre de la Mйtaphysique, il y a deux
sortes d'opйrations: les unes, comme l'action de sentir, de comprendre ou de
vouloir, demeurent en celui qui agit et le perfectionnent lui-mкme; les autres,
comme l'action de chauffer, de couper, de bвtir, passent dans la chose
extйrieure et constituent la perfection de l’oeuvre rйalisйe par cette action. Ces
deux sortes d'opйrations se vйrifient en Dieu la premiиre, puisqu'il comprend,
veut, se rйjouit, aime; la seconde, dиs lа qu'il donne l'кtre aux choses, les
conserve et les gouverne. La premiиre opйration est la perfection de l'agent;
la seconde, celle de l'_uvre. Or l'agent est cause de son _uvre et la prйcиde
d'une prioritй de nature. Il faut donc admettre que la premiиre de ces
opйrations est la raison de la seconde et la prйcиde d'une prioritй
naturelle, comme il en va pour la cause et son effet. Ceci apparaоt clairement
dans l'ordre humain oщ l'idйe et la volontй de l'artisan sont le principe et la
raison de son ouvrage. La premiиre des opйrations considйrйes s'approprie,
en tant que simple perfection de l'agent, le nom d'opйration ou encore d'action;
la seconde, parce que perfection de l'_uvre, prend en latin le nom de factio,
production: d'oщ le terme manufacta, produits de la main de l'homme,
appliquй а ce qui procиde de l'artisan selon ce genre d'action. Nous avons parlй
dans le livre prйcйdent de la premiиre sorte d'activitй en Dieu, en traitant de
sa connaissance et de sa volontй. Pour achever l'йtude des vйritйs divines, il
nous reste donc а parler maintenant de la seconde activitй, celle par laquelle
Dieu produit les choses et les gouverne. Cet ordre de nos considйrations, nous
pouvons le retrouver dans notre texte. Par ces mots: J'ai mйdite sur toutes
vos _uvres, est dйsignйe la rйflexion sur la premiиre sorte d'opйrations,
les _uvres йtant alors la pensйe et le vouloir divins. La mйditation sur la
production divine est exprimйe par la suite du verset: je mйditais sur
l'ouvrage de vos mains, oщ par ouvrage de vos mains, nous entendons
le ciel et la terre et tout ce qui procиde de Dieu а la maniиre dont l'ouvrage
procиde de l'artisan. 2: LA CONSIDЙRATION DES CRЙATURES EST UTILE AU PROGRИS DE LA FOI
La
mйditation des _uvres divines est nйcessaire а l'homme pour l'йdification de sa
foi en Dieu. D'abord, en mйditant sur ces _uvres, nous pouvons nous йmerveiller
quelque peu de la sagesse divine et la contempler. En effet, les _uvres dont
l'art est le principe reflиtent cet art lui-mкme, йtant faites а sa
ressemblance. Or c'est par sa sagesse que Dieu donne l'existence aux choses,
selon ce mot du Psaume: Vous avez tout fait dans la sagesse. Et donc,
par la considйration de ses _uvres, nous pouvons nous faire une idйe de la
sagesse divine, qui est diffusйe, pour ainsi dire, dans les crйatures par une
sorte de communication de sa ressemblance, comme l'enseigne l'Ecclйsiastique,
I, 10: Il l'a rйpandue (la sagesse) sur toutes ses _uvres. Le Psalmiste
avait dit: Votre science merveilleuse est au-dessus de moi, elle me dйpasse
et je ne saurais l'atteindre; par ces paroles: La nuit devient ma
lumiиre..., il notait ensuite le secours que lui avait apportй
l'illumination divine; enfin, il reconnaоt qu'il a йtй aidй dans la
connaissance de la sagesse divine par la considйration de ses _uvres, et il
proclame: Vos _uvres sont admirables, et mon вme en sera toute pйnйtrйe. 2. Le spectacle
de la crйation provoque l'йmerveillement de l'homme devant la toute-puissance
divine et, par suite, йveille en son c_ur la rйvйrence а l'йgard de Dieu. On
doit, en effet, reconnaоtre que la puissance du crйateur l'emporte sur celle de
ses _uvres, ainsi qu'il est йcrit dans la Sagesse, XIII, 4: S'ils (les
philosophes) ont admirй leur puissance et leurs _uvres (celles du ciel,
des йtoiles, et des йlйments de ce monde), qu'ils comprennent que celui qui
les a faits est plus puissant qu'eux. Dans l'Йpоtre aux Romains, I, 20, il est
dit aussi: Les perfections invisibles de Dieu, son йternelle puissance et sa
divinitй brillent aux yeux de l'esprit dans le miroir de ses _uvres. Or, de cet
йmerveillement naissent la crainte de Dieu et le respect, comme l'exprime
Jйrйmie, X, 6, 7: Ton nom est grand en puissance. Qui ne te craindrait, ф
Roi des nations? 3. La considйration des crйatures enflamme notre c_ur de
l'amour de la bontй divine. Nous avons montrй dans le Ier Livre que tout ce que
les diverses crйatures reзoivent de bontй et de perfection en partage, est
universellement concentrй en Dieu comme en la source de toute bontй. Si donc la
bontй des crйatures, leur beautй, leur suavitй, sйduisent tellement le c_ur de
l'homme, combien plus la bontй de la source divine elle-mкme, comparйe avec
soin а ces ruisseaux que sont les bontйs dйcouvertes en chaque crйature,
embrasera-t-elle le c_ur humain et l'attirera-t-elle totalement а soi. C'est ce
qui fait dire au Psalmiste: Vous m'avez rйjoui, Seigneur, par votre ouvrage,
et je tressaillirai de joie devant les _uvres de vos mains. Et ailleurs, au
sujet des fils des hommes: Ils seront enivrйs de l'abondance de votre maison
(entendez, de la crйation tout entiиre) et vous les abreuverez au
torrent de vos dйlices: car en vous est la source de la vie. Enfin le livre de
la Sagesse, XIII, 1, condamne ceux qui par les biens visibles (les
crйatures, bonnes seulement par une sorte de participation), n'ont pas su
voir celui qui est, а savoir, le vraiment bon, bien plus, la bontй mкme,
comme nous l'avons montrй au Ier Livre. La considйration des crйatures йtablit
l'homme dans une certaine ressemblance de la perfection divine. Nous avons
montrй, en effet, dans le Ier Livre, que Dieu, en se connaissant soi-mкme, voit
dans son essence toutes les autres choses. Et donc, puisque la foi chrйtienne
instruit l'homme principalement sur Dieu, et lui donne aussi, par la lumiиre de
la rйvйlation divine, la connaissance des crйatures, il en rйsulte pour lui une
certaine ressemblance avec la sagesse divine. D'oщ ce mot de la IIe Йpоtre
aux Corinthiens, III, 18: Nous tous qui, le visage dйcouvert,
contemplons dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformйs en la
mкme image. Il est donc йvident que la considйration des
crйatures contribue а l'йdification de la foi chrйtienne. Voilа pourquoi il est
йcrit dans l'Ecclйsiastique XLII, 15: Je me rappellerai les _uvres du
Seigneur et je publierai ce que j'ai vu: c'est par la parole du Seigneur que
ses _uvres ont йtй faites. 3: LA CONNAISSANCE DES NATURES CRЙЙES PERMET DE RЙFUTER LES
ERREURS AU SUJET DE DIEU
La
considйration des crйatures est nйcessaire non seulement а l'йdification de la
vйritй mais aussi а la rйfutation des erreurs sur Dieu. Il arrive, en effet,
que les erreurs ayant pour objet les crйatures йloignent de la vйritй de la
foi, parce qu'elles sont en contradiction avec la connaissance vraie de Dieu.
Or ceci peut se produire de diffйrentes maniиres. 1. Ceux qui ignorent la nature des
choses en viennent parfois а ce degrй d'aberration de considйrer comme Dieu et
cause premiиre ce qui, cependant, ne peut exister que par un autre. Ils
s'imaginent qu'il n'y a rien au delа de ce qu'ils voient; ainsi ceux qui
pensиrent que Dieu йtait un corps quelconque, et dont la Sagesse XIII,
2, parle en ces termes: Ils ont considйrй comme des dieux, le feu, le vent,
l'air subtil, le cercle des йtoiles, l'abоme des eaux, le soleil et la lune. 2. On attribue а
certaines crйatures ce qui appartient exclusivement а Dieu. Et cela rйsulte
aussi d'une erreur а leur sujet. En effet, si l'on attribue а un кtre ce qui
est incompatible avec sa nature, c'est qu'on ignore la nature de cet кtre;
comme si l'on prйtendait, par exemple, que l'homme a trois pieds. Or la nature
crййe rйpugne а ce qui appartient en propre а Dieu, tout comme un кtre
diffйrent de l'homme rйpugne а ce qui est spйcifiquement humain. C'est donc
bien l'ignorance de la nature des choses qui est la source de l'erreur
signalйe. Erreur que condamne ainsi la Sagesse XIV, 21: Le nom
incommunicable, ils l'ont donnй а la pierre ou au bois: erreur oщ tombent
ceux qui attribuent а d'autres causes qu'а Dieu la crйation des кtres, la
connaissance de l'avenir, la production des miracles. 3. On minimise la puissance divine а
l'_uvre dans les crйatures, parce qu'on ignore la nature de ces derniиres.
C'est le cas de ceux qui postulent deux principes des choses, et qui affirment
que les кtres procиdent de Dieu non en vertu de sa volontй, mais par une
nйcessitй de sa nature; de ceux aussi qui veulent soustraire tous les кtres, ou
seulement quelques-uns d'entre eux, а la divine providence, ou qui nient
qu'elle puisse rien faire en dehors du cours ordinaire des choses. Toutes ces
opinions, en effet, insultent а la puissance de Dieu. C'est contre elles qu'il
est йcrit dans Job XXII, 17. Ils regardaient le Tout-Puissant comme
incapable de rien faire, et dans la Sagesse XII, 17: Vous
montrez votre force lorsqu'on ne vous croit pas souverainement puissant. 4. L'homme, que
la foi oriente vers Dieu comme vers sa fin derniиre, s'imagine, dans son
ignorance de la nature des choses et, par suite, de la place qui est la sienne
dans l'univers, qu'il est assujetti а certaines crйatures, auxquelles il est
pourtant supйrieur. Ainsi pensent ceux qui soumettent aux astres la volontй
humaine et que Jйrйmie X, 2, condamne en ces termes: Ne craignez pas
les signes du ciel que craignent les nations. Et aussi ceux qui croient que
l'вme humaine est crййe par les anges, ou qu'elle est mortelle. Ces opinions,
et toutes autres semblables, sont offensantes pour la dignitй de l'homme. On voit donc
clairement l'erreur de ceux dont parle saint Augustin dans son livre De
l'origine de l'вme, et qui disaient que ce qu'on peut bien penser au sujet
des crйatures n'importe en rien а la vйritй de la foi, pourvu qu'on ait sur
Dieu des idйes exactes. En effet, l'erreur relative aux crйatures rejaillit sur
l'idйe qu'on se fait de Dieu lui-mкme et, soumettant l'esprit de l'homme а
certaines causes autres que Dieu, elle le dйtourne de ce Dieu vers lequel la
foi s'efforce de le conduire. C'est pour cela que l'Йcriture menace de
certaines peines, comme elle fait pour les infidиles, ceux qui se trompent au
sujet des crйatures: Parce qu'ils n'ont pas compris les _uvres du Seigneur,
les _uvres de ses mains, est-il dit dans le Psaume, vous les dйtruirez
et ne les bвtirez pas. Et dans la Sagesse II, 21: Voilа ce qu'ils
ont pensй, mais ils se sont йgarйs, et elle ajoute: Ils n'ont eu aucune
estime pour l'honneur dы aux вmes saintes. 4: LE PHILOSOPHE ET LE THЙOLOGIEN ENVISAGENT LES CRЙATURES А UN
POINT DE VUE DIFFЙRENT
Il est
йvident, d'aprиs ce qui prйcиde, que la doctrine de la foi chrйtienne comporte
la connaissance des crйatures en tant qu'elles reflиtent une certaine
ressemblance avec Dieu, et que l'erreur а leur sujet entraоne l'erreur а
l'йgard des choses divines. C'est donc а des titres diffйrents que ces
crйatures intйressent la doctrine chrйtienne et la philosophie humaine.
Celle-ci les considиre en tant qu'elles sont telles crйatures; d'oщ la
diversitй des parties de la philosophie rйpondant aux divers genres des choses.
La foi chrйtienne, elle, ne considиre pas les crйatures selon qu'elles sont
telles ou telles: ainsi elle n'envisage pas le feu en tant que feu, mais selon
qu'il symbolise l'йlйvation divine et, d'une certaine maniиre, se rйfиre а Dieu
lui-mкme. Comme le dit l'Ecclйsiastique XLII, 16, 17: L'_uvre du
Seigneur est remplie de sa gloire. Le Seigneur n'a-t-il pas fait annoncer par
ses saints toutes ses merveilles? Il en rйsulte que ce ne sont pas les mкmes
objets que le philosophe et le croyant envisagent dans les crйatures. Le
philosophe considиre en elles ce qui leur appartient selon leur nature propre:
par exemple, la propriйtй qu'a le feu de s'йlever. Le thйologien ne voit en
elles que ce qui leur convient en tant prйcisйment qu'elles se rapportent а
Dieu, comme d'avoir йtй crййes par lui, de lui кtres soumises, et autres choses
semblables. On ne peut donc accuser d'imperfection la doctrine de foi sous prйtexte
qu'elle nйglige de nombreuses propriйtйs des choses, comme la configuration du
ciel ou la qualitй du mouvement. Le physicien non plus ne s'occupe pas des
propriйtйs de la ligne qui font l'objet de la considйration du gйomиtre; cela
seul l'intйresse, dans cette ligne, qui lui appartient en tant que limite
naturelle des corps. S'il arrive cependant que les mкmes aspects des
choses tombent sous la considйration du philosophe et du croyant, ce n'est pas
par les mкmes principes qu'ils les йclairent. Le philosophe argumente а partir
des causes propres des choses, le croyant а partir de la cause premiиre: ainsi
le dernier dira par maniиre de preuve: c'est rйvйlй, ou cela glorifie Dieu, ou
encore: la puissance divine est infinie. De s'йlever ainsi jusqu'а la
considйration de la cause la plus haute vaut а la doctrine de foi d'кtre
appelйe la sagesse suprкme, selon ces mots du Deutйronome, IV, 6: C'est
lа votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples. Cela lui vaut
aussi que la philosophie humaine, reconnaissant son excellence, se fasse sa
suivante. Ainsi s'explique que la sagesse divine argumente parfois а partir des
principes de la philosophie humaine. D'ailleurs, il en va de mкme auprиs des
philosophes, puisque la Philosophie Premiиre utilise les donnйes de toutes les
sciences pour йclairer son objet. Cette diffйrence de point de vue explique
aussi que les deux doctrines ne procиdent pas suivant le mкme ordre. En
philosophie, oщ l'on йtudie les crйatures en elles-mкmes pour s'йlever ensuite
jusqu'а la connaissance de Dieu, la considйration des crйatures est premiиre;
celle de Dieu ne vient qu'aprиs. Dans la doctrine de foi, au contraire, oщ les
crйatures ne sont envisagйes que par rapport а Dieu, c'est l'йtude de Dieu qui
prйcиde celle des crйatures. Cette derniиre doctrine est donc plus parfaite que
la philosophie, de par sa ressemblance plus grande avec la science divine,
puisque Dieu se connaоt d'abord lui-mкme et voit en lui-mкme tout le reste.
Conformйment а cet ordre, aprиs avoir traitй de Dieu considйrй en lui-mкme,
dans le Ier Livre, il nous reste а parler de ce qui procиde de lui. ANNONCE DU PLAN5: ORDRE DES MATIИRES
Voici
quelle sera la suite de nos considйrations. Nous traiterons d'abord de la
crйation des choses, puis de leur distinction, enfin de la nature de ces кtres
crййs et distincts, pour autant que cela regarde la vйritй de la foi. PRODUCTION DES CRЙATURES6: IL APPARTIENT А DIEU D'КTRE PRINCIPE D'EXISTENCE POUR LES
AUTRES КTRES
Supposant
donc acquis ce que nous avons йtabli plus haut, nous allons montrer qu'il
appartient а Dieu d'кtre principe d'existence et cause pour les autres кtres. 1. Nous avons
dйmontrй prйcйdemment avec Aristote, qu'il existe une premiиre cause efficiente.
Cette cause, nous l'appelons Dieu. Or la cause efficiente amиne ses effets а
l'existence. Dieu est donc cause d'existence pour les autres кtres. 2. Nous avons vu
dans le Ier Livre, avec le mкme philosophe, qu'il existe un premier moteur
immobile, que nous nommons Dieu. Or en tout ordre de mouvement, le premier
moteur est cause de tous les mouvements qui appartiennent а cet ordre. Puisque
beaucoup de choses viennent а l'кtre sous l'influence des mouvements du ciel,
et que - nous l'avons montrй - Dieu est le premier moteur des mouvements de cet
ordre, il faut en conclure qu'il est aussi cause d'existence pour beaucoup de
choses. 3. Ce qui convient de soi а une chose, йvidemment lui appartient
toujours, comme а l'homme d'кtre raisonnable, et, au feu, la tendance а
s'йlever. Or produire un effet convient de soi а l'кtre qui est en acte, car tout
agent agit selon qu'il est en acte. Tout кtre en acte est donc
naturellement en mesure de produire quelque chose qui existe en acte. Mais Dieu
est кtre en acte, comme nous l'avons vu au Ier Livre. Il lui appartient donc de
produire quelque кtre en acte, pour lequel il soit cause d'existence. 4. C'est un signe
de perfection chez les кtres infйrieurs qu'ils puissent produire des кtres
semblables а eux, comme l'enseigne le Philosophe au IVe Livre des Mйtйores. Or,
Dieu est l'кtre absolument parfait, nous l'avons vu dans le Ier Livre. Il lui
appartient donc de produire quelque кtre en acte semblable soi, et d'кtre ainsi
cause d'existence. 5. Nous avons montrй dans le Ier Livre que Dieu veut
communiquer son кtre aux autres par maniиre de ressemblance. Or la perfection
de la volontй implique qu'elle soit principe d'action et de mouvement, comme on
le voit au IIIe Livre du Traitй de l'Ame. Donc la volontй divine, qui
est parfaite, ne saurait кtre privйe de la facultй de communiquer son кtre а
quelque autre par mode de ressemblance. Pour cet autre, Dieu sera ainsi cause
d'existence. 6. Plus le principe d'une action est parfait, et plus nombreux, plus
йloignйs aussi sont les кtres qu'elle peut atteindre: ainsi le feu, s'il est
sans force, n'йchauffe que ce qui est proche, mais s'il est ardent sa chaleur
rayonne au loin. Or l'acte pur qu'est Dieu est plus parfait que l'acte mкlй de
puissance que nous sommes. D'autre part, l'acte est principe d'action. Donc,
puisque nous pouvons exercer, par l'acte qui est en nous, non seulement des
actions immanentes, comme comprendre et vouloir, mais aussi des actions qui
tendent vers l'extйrieur et par lesquelles nous produisons certains effets, a fortiori
Dieu peut-il, pour cette raison mкme qu'il est en acte, non seulement
connaоtre et vouloir, mais encore produire des effets et, par suite, кtre pour
d'autres que lui cause d'existence. Cette vйritй est exprimйe ainsi dans Job,
V, 9: Qui fait des choses grandes et merveilleuses, des choses qu'on ne
peut ni sonder ni compter. 7: IL Y A EN DIEU UNE PUISSANCE ACTIVE
Ce que
nous venons de dire montre clairement que Dieu est puissant et que c'est avec
raison qu'on lui attribue la puissance active. 1. En effet la puissance active est
le principe de l'action qui s'exerce sur un autre, en tant qu'il est autre. Or
il appartient а Dieu d'кtre, pour les autres, principe d'existence. Donc il lui
appartient aussi d'кtre puissant. 2. La puissance passive est consйcutive а
l'кtre en puissance; la puissance active, а l'кtre en acte: tout кtre, en
effet, agit pour autant qu'il est en acte et pвtit dans la mesure oщ il est en
puissance. Or, il appartient а Dieu d'кtre en acte; et donc, il faut lui
attribuer la puissance active. 3. La perfection divine renferme en soi les
perfections de toutes choses, comme nous l'avons montrй au Ier Livre. Or la
puissance active est un йlйment de perfection, car un кtre a d'autant plus de
puissance qu'il est plus parfait. La puissance active ne saurait donc manquer а
Dieu. 4.
Tout ce qui agit a la puissance d'agir, car il est impossible que ce qui ne
peut agir agisse; et l'impossibilitй d'agir, c'est la nйcessitй de ne pas agir.
Or Dieu est agent et moteur, comme nous l'avons vu plus haut. Il est donc
capable d'agir, et c'est а juste titre qu'on lui attribue la puissance active,
mais non la puissance passive. C'est ce qui fait dire au Psalmiste: Vous кtes
puissant, Seigneur; et ailleurs: Votre puissance, ф Dieu, et votre
justice s'йtendent jusqu'aux merveilles les plus йlevйes qui sont sorties de
vos mains. 8: LA PUISSANCE DE DIEU EST SA SUBSTANCE
Nous
pouvons conclure encore de ce qui prйcиde que la puissance divine est la
substance mкme de Dieu. 1. En
effet tout кtre possиde la puissance active dans la mesure ou il est en acte.
Or Dieu est l'acte mкme, et non un кtre qui serait en acte par un acte autre
que lui-mкme, puisqu'il n'y a en lui aucune potentialitй. Donc, nous l'avons vu
au Ier Livre, il est lui-mкme sa puissance. 2. Tout кtre qui, йtant puissant, n'est
pas sa puissance n'a de pouvoir qu'en participation de la puissance d'un autre.
Or on ne peut rien dire de Dieu par participation, puisqu'il est son кtre mкme,
comme nous l'avons montrй an Ier Livre. Il est donc lui-mкme sa puissance. 3. Nous venons de
voir que la puissance active est un йlйment de perfection dans une chose. Or
toute perfection divine est contenue dans l'кtre mкme de Dieu, nous l'avons
montrй au Ier Livre. La puissance divine n'est donc pas autre chose que l'кtre
divin. Mais, comme nous l'avons prouvй au Ier Livre, Dieu est son кtre. Il est
donc sa puissance. 4. Dans les кtres dont les puissances ne se
confondent pas avec la substance, ces puissances sont des accidents. C'est
ainsi que la puissance naturelle est classйe dans la seconde espиce de qualitй.
Or, en Dieu, il ne saurait y avoir d'accident, comme nous l'avons vu au Ier
Livre. Dieu est donc sa puissance. 5.
Tout ce qui existe par un autre se rйfиre а ce qui est par soi comme а un
premier. Or tous les agents se rйfиrent а Dieu comme au premier agent. Il est
donc agent par soi-mкme. Mais ce qui agit par soi agit par son essence, et,
d'autre part, ce par quoi un кtre agit est sa puissance active. Donc l'essence
mкme de Dieu est sa puissance active. 9: LA PUISSANCE DE DIEU EST SON ACTION
On
peut infйrer de ce que nous venons de dire que la puissance de Dieu n'est autre
que son action. 1. En effet, toutes choses identiques а une seule
et mкme chose sont identiques entre elles. Or, la puissance de Dieu est sa
substance, nous venons de le voir; son action est aussi sa substance: nous
l'avons montrй au Ier Livre, а propos de son opйration intellectuelle; et il en
va de mкme pour toutes les autres opйrations. Donc, en Dieu, puissance et
action ne sont pas des rйalitйs distinctes. 2. L'action d'un кtre est une sorte de
complйment de sa puissance: il y a, entre elle et la puissance, rapport d'acte
second а acte premier. Or la puissance divine ne s'achиve en rien d'autre
qu'elle-mкme, puisqu'elle est l'essence mкme de Dieu. Donc, en Dieu, puissance
et action sont identiques. 3. De mкme qu'une rйalitй agit par sa puissance
active, ainsi est-elle кtre par son essence. Or la puissance et l'essence
divines se confondent, comme nous l'avons vu. Donc l'agir divin se confond avec
l'кtre divin, et, comme cet кtre divin est la substance de Dieu, il en rйsulte
que l'action divine est la mкme substance divine. Ce qui nous amиne а la
conclusion prйcйdente. 4. L'action qui n'est pas la substance de l'agent est
en lui comme l'accident dans le sujet; aussi bien l'action est-elle
considйrйe comme l'un des neuf prйdicaments de l'accident. Or, en Dieu, rien ne
peut exister а la maniиre d'un accident. Donc l'action de Dieu n'est pas autre
chose que sa substance et sa puissance. 10: EN QUEL SENS ON ATTRIBUE А DIEU LA PUISSANCE
Puisque
rien n'est principe de soi-mкme et que l'action de Dieu n'est autre que sa
puissance, il est йvident, d'aprиs ce qui prйcиde, que ce n'est pas comme
principe de son action que la puissance est attribuйe а Dieu mais comme
principe de ses effets. Or, а titre de principe, la puissance implique un
rapport а autre chose, comme on le voit au Ve Livre de la Mйtaphysique d'Aristote:
La puissance active est le principe de l'action sur un autre. C'est donc
selon la vйritй des choses que, par rapport а ses effets, la puissance est
attribuйe а Dieu. Par rapport а son action, au contraire, on ne parle de
puissance divine que selon notre mode de connaоtre, qui comporte des notions
diverses pour la puissance de Dieu et pour son action. C'est pourquoi, s'il est
en Dieu des actions qui ne passent pas dans quelque effet mais demeurent dans
l'agent, on ne parlera de puissance par rapport а ces actions que selon notre
maniиre de comprendre et non selon la vйritй des choses. Ces actions sont le
vouloir et le connaоtre. Donc, en rigueur de termes, la puissance divine ne
regarde pas ces actions mais ses seuls effets. Et, par consйquent,
l'intelligence et la volontй de Dieu ne sont pas en lui comme puissances mais
seulement comme actions. Il est clair aussi, d'aprиs ce qui prйcиde, que la
multitude des actions que nous attribuons а Dieu, comme le connaоtre, le
vouloir, la crйation des кtres et autres actions semblables, ne sont pas choses
diverses, puisque chacune de ces actions s'identifie rйellement avec l'кtre
mкme de Dieu, qui est une seule et mкme chose. Ce que nous avons montrй au Ier
Livre permet de comprendre comment les diffйrentes maniиres de signifier une
mкme chose n'altиrent en rien la vйritй. 11: ON PEUT ATTRIBUER А DIEU DES TERMES RELATIFS AUX CRЙATURES
La
puissance convient а Dieu par rapport а ses effets. 1. Or la puissance, nous
l'avons vu, a raison de principe; et le principe ne s'entend que relativement а
son terme. Il est donc йvident que l'on peut parler de Dieu relativement а ses
effets. 2. On ne saurait comprendre qu'une chose pыt кtre qualifiйe par rapport
а une autre si, inversement, cette autre ne pouvait l'кtre relativement а la
premiиre. Or, on parle des crйatures relativement а Dieu: par leur кtre mкme,
qu'elles tiennent de lui, comme nous l'avons vu, elles dйpendent de Dieu. Donc,
inversement, on pourra nommer Dieu relativement aux crйatures. 3. La similitude
est une sorte de relation. Or Dieu, comme les autres agents, produit des effets
semblables а soi. Donc on peut parler de lui en termes de relation. 4. La science est
dйsignйe par rapport а son objet. Or Dieu possиde non seulement la science de
soi-mкme mais aussi celle des autres кtres. Donc on peut dйsigner Dieu
relativement а d'autres кtres. 5. Le moteur se dйfinit par rapport а ce qui est mы
et l'agent par rapport а ce qu'il fait. Mais Dieu est agent et moteur non mы,
comme nous l'avons montrй. On peut donc lui attribuer des relations. 6. Le mot premier
implique une certaine relation, et de mкme, le mot suprкme. Or, nous
l'avons montrй dans le Ier Livre, Dieu est l'Кtre premier et le Bien suprкme. Il est donc
йvident que l'on peut dire beaucoup de choses au sujet de Dieu par maniиre de
relation. 12: LES RELATIONS ATTRIBUЙES А DIEU PAR RAPPORT AUX CREATURES N'EXISTENT
PAS RЙELLEMENT EN LUI
Les
relations de Dieu а ses effets ne peuvent exister rйellement en lui. Elles ne
pourraient, en effet, кtre en lui comme des accidents dans leur sujet, puisque,
nous l'avons vu au Ier Livre, il n'y a en lui aucun accident. - Pas davantage
ne sauraient-elles кtre la substance mкme de Dieu. Les кtres relatifs йtant ceux
qui par leur кtre mкme sont orientйs en quelque sorte vers autre chose, comme
l'enseigne le Philosophe dans les Prйdicaments, il faudrait que la
substance divine, en cela mкme qui la constitue, fыt qualifiйe par rapport а
autre chose. Or ce qui se dйfinit par rapport а un autre en cela mкme qu'il
est, dйpend en quelque maniиre de cet autre, puisqu'il ne peut ni exister ni
кtre conзu sans lui. La substance divine serait donc dйpendante de quelque
rйalitй extrinsиque а elle. Et ainsi elle ne serait pas l'кtre qui
nйcessairement existe par soi, ainsi que nous l'avons montrй au Ier Livre. Les
relations dont nous parlons ne sont donc pas rйellement en Dieu. 2. Nous avons vu
au Ier Livre que Dieu est la mesure premiиre de tous les кtres. Entre Dieu et
les autres кtres, il y a donc le mкme rapport qu'entre l'objet de notre science
et cette science elle-mкme, dont il est la mesure; car, ainsi que l'enseigne le
Philosophe dans les Prйdicaments: L'opinion et le discours sont vrais
ou faux selon que la chose est ou n'est pas. Or, bien que l'objet de
science ne soit signifiй que par rapport а la science, il n'y a pas de relation
rйelle en lui, niais seulement dans la science. Ce qui fait dire au Philosophe,
dans le Ve Livre de la Mйtaphysique, que l'objet de science est
nommй en termes de relation non pas que lui-mкme se rйfиre а autre chose,
mais parce qu'autre chose se rйfиre а lui. Les relations susdites ne sont
donc pas rйellement en Dieu. 3. Les relations dont il s'agit sont attribuйes а
Dieu non seulement par rapport а ce qui existe en acte mais aussi par rapport
aux кtres qui ne sont qu'en puissance. Dieu, en effet, connaоt ces derniers et,
c'est aussi relativement а eux qu'on l'appelle Etre premier et Bien suprкme. Or
il n'y a pas de relation rйelle entre ce qui est en acte et ce qui n'est qu'en
puissance; autrement, il y aurait, dans le mкme sujet, une infinitй de
relations en acte: dans le nombre deux, par exemple, avec la sйrie, infinie en
puissance, des nombres dont il est le premier. Mais Dieu, ne se rapporte pas
diffйremment aux кtres actuels et а ceux qui ne sont que possibles, car il ne
change pas quand il produit quelque chose. Ce n'est donc pas par une relation existant
rйellement en lui qu'il est en rapport avec les autres кtres. 4. Tout кtre а
qui survient quelque chose de nouveau йprouve nйcessairement un changement,
essentiel ou accidentel. Or, on attribue а Dieu certaines relations nouvelles,
comme d'кtre le Seigneur ou le Gouverneur de telle chose qui commence
d'exister. Poser en Dieu une relation existant rйellement serait donc admettre
en lui un fait nouveau et, par suite, un changement, essentiel ou accidentel.
Or nous avons prouvй, dans le Ier Livre, que c'est le contraire qui est vrai. 13 ET 14: EN QUEL SENS CES RELATIONS SONT ATTRIBUЙES А DIEU
Il ne
serait pas exact de dire que les relations dont nous venons de parler existent
extйrieurement comme de certaines choses hors de Dieu. 1. En effet Dieu йtant le premier des
кtres et le plus йlevй des biens, il faudrait, а l'йgard de ces relations, si
elles йtaient elles-mкmes comme de certaines choses, considйrer en lui d'autres
relations. Et si ces derniиres relations sont aussi de certaines choses, il
faudra encore introduire une troisiиme sйrie de relations. Et ainsi de suite,
indйfiniment. Les relations de Dieu aux autres кtres ne sont donc pas des
choses qui existeraient en dehors de lui. 2. Il y a deux maniиres de dйsigner une
chose. Premiиrement, en fonction d'une rйalitй extrinsиque: on dit de quelqu'un
qu'il est situй, en raison du lieu; qu'il est datй en raison du
temps. Deuxiиmement, par rapport а une rйalitй intrinsиque: on est appelй blanc
а raison de la blancheur. Or une dйnomination exprimйe relativement ne se
prend pas d'une rйalitй extrinsиque mais d'une rйalitй inhйrente: un pиre est
appelй de ce nom en raison de la paternitй qui est en lui. Il n'est donc pas
possible que les relations par lesquelles Dieu se rapporte aux crйatures soient
quelque chose en dehors de lui. Et donc, puisque nous avons montrй que ces
relations ne sont pas rйellement en Dieu et qu'on peut cependant les lui
attribuer, il reste qu'on le fait seulement, selon notre mode de connaоtre,
pour cette raison que les choses se rйfиrent а lui. Car notre intelligence,
voyant qu'une chose se rapporte а une autre, voit en mкme temps la relation de
cette autre а la premiиre, bien que parfois ce ne soit pas une relation rйelle. Et ainsi il
apparaоt encore que ce n'est pas de la mкme maniиre que l'on attribue а Dieu
les relations susdites et ses autres perfections. En effet, tous les autres
attributs de Dieu, comme la sagesse, la volontй dйsignent son essence; les
relations dont nous parlons ne le font pas du tout, mais seulement selon notre
mode de concevoir. Et pourtant notre conception n'est pas erronйe. Car, voyant
que les relations des effets divins ont Dieu lui-mкme pour terme, notre esprit
applique а celui-ci certains prйdicats relatifs, tout de mкme que nous
concevons et signifions en termes de relation l'objet de science, а cause du
rapport que la science soutient avec lui. CHAP. XIV. - Il rйsulte enfin de ce que
nous venons de dire qu'on n'offense en rien la simplicitй de Dieu en lui
attribuant de nombreuses relations, bien qu'elles ne dйsignent pas son essence:
c'est une consйquence de notre mode de connaоtre. Rien n'empкche, en effet, que notre
intelligence ne saisisse beaucoup de choses et ne se rйfиre de diffйrentes
maniиres а ce qui est simple en soi, considйrant ainsi ce qui est simple comme
le sujet de relations multiples. Or plus un кtre est simple, plus sa puissance
est grande et plus nombreux sont les кtres dont il est le principe; par suite,
on le conзoit en relation avec d'autant plus de choses: ainsi le point est
principe de plus de choses que la ligne, et la ligne de plus de choses que la
surface. Le fait mкme que l'on puisse dire beaucoup de choses de Dieu par
maniиre de relation est donc un tйmoignage de sa souveraine simplicitй. 15: DIEU EST CAUSE D'EXISTENCE POUR TOUS LES КTRES
Nous
avons montrй que Dieu est pour certains кtres principe d'existence; il nous
faut aller plus loin et prouver qu'il n'y a rien en dehors de lui qui ne vienne
de lui. 1. En effet tout ce qui ne convient pas а un кtre en raison de ce qu'il
est, lui convient de par une cause quelconque: ainsi, а l'homme, d'кtre
blanc. Car ce qui n'a pas de cause est premier et immйdiat, et doit donc
кtre par soi et en raison de soi-mкme. Or il est impossible qu'une mкme chose
convienne а deux кtres en raison de ce qu'est chacun d'eux. En effet, ce qu'on
attribue а un кtre en raison de ce qu'il est, ne dйborde pas cet кtre: avoir
trois angles йgaux а deux droits ne dйborde pas le triangle. Si alors une mкme
chose convient а deux кtres, ce ne sera pas en raison de ce qui constitue
chacun d'eux. Il est donc impossible qu'une mкme chose soit attribuйe а deux
кtres et qu'elle ne le soit pour aucun d'eux а raison d'une cause. Mais il
faut, ou bien que l'un soit la cause de l'autre, comme le feu est cause de la
chaleur dans un corps mixte, ce qui n'empкche pas qu'on les dise chauds l'un
et l'autre; ou bien qu'un troisiиme soit cause а l'йgard des deux premiers,
comme le feu est cause de l'йclairage que donnent deux bougies. Or l'кtre se
dit de tout ce qui est. Il ne se peut donc qu'il existe deux кtres qui n'aient
ni l'un ni l'autre une cause de leur existence; mais il faut, ou que ces deux
кtres soient par une cause, ou que l'un soit cause d'existence pour l'autre. Il est donc
nйcessaire que tout ce qui est, et de quelque maniиre qu'il soit, vienne de
Celui qui n'a aucune cause de son existence. Or nous avons montrй plus haut que
l'кtre qui n'a aucune cause de son existence est Dieu. C'est donc de lui que
vient tout ce qui, d'une maniиre ou d'une autre, existe. Cette conclusion n'en
vaut pas moins si l'on objecte que l'кtre n'est pas un prйdicat
univoque. Car ce n'est pas d'une maniиre йquivoque qu'on l'applique а
plusieurs, mais par analogie: de sorte que tout doit se ramener а l'unitй. 2. Ce qui
convient а un кtre par la nature mкme de cet кtre et non en vertu d'une autre
cause ne peut pas кtre en lui dans un йtat diminuй et dйficient. En effet, si
on retranche ou ajoute а une nature quelque chose d'essentiel, on n'a plus la
mкme nature. Ainsi, dans les nombres, l'espиce change pour une unitй ajoutйe ou
soustraite. Mais si, la nature ou quidditй restant la mкme, on trouve dans
l'кtre quelque chose de diminuй, il est йvident que cette chose ne dйpend pas
uniquement de la nature, mais de quelque autre cause dont l'йloignement explique
cette diminution. Donc, ce qui convient moins а une chose qu'а d'autres ne lui
convient pas seulement en raison de sa nature, mais en raison d'une autre
cause. Et donc cet кtre sera la cause de tous les autres, dans un genre donnй,
а qui convient, au suprкme degrй, l'attribution de ce genre: nous voyons, par
exemple, que ce qui est chaud au maximum est cause de la chaleur dans tous les
autres corps chauds, et que ce qui est le plus lumineux est cause de toutes les
autres sources de lumiиre. Or Dieu est l'кtre au suprкme degrй, comme nous
l'avons montrй au Ier Livre. Il est donc la cause de tout ce qui reзoit le nom d'кtre. 3. L'ordre des
causes doit rйpondre а celui des effets puisque les effets sont proportionnйs а
leurs causes. Et donc, de mкme que les effets propres se ramиnent а leurs
causes propres, ainsi ce qui est commun dans les effets propres se ramиne
nйcessairement а quelque cause commune. Par exemple, le soleil est cause
universelle de la gйnйration, par delа les causes particuliиres de telle ou
telle gйnйration; le roi, dominant les gouverneurs du royaume et mкme de
chacune des villes, est la cause universelle du gouvernement dans son royaume.
Or l'кtre est commun а toute rйalitй. Il doit donc y avoir au-dessus de toutes
les causes une certaine cause а qui il appartient de donner l'кtre. Mais la
cause premiиre est Dieu, comme nous l'avons montrй plus haut. Donc tout ce qui
existe vient nйcessairement de Dieu. 4. Ce que l'on affirme d'un кtre en raison
de son essence est cause de tout ce qui est signifiй par participation: le feu
est cause de tous les corps en ignition en tant que tels. Or Dieu est кtre par
essence, car il est l'кtre mкme. Et tout autre que lui est кtre par
participation; l'кtre qui se confond avec son existence ne pouvant кtre
qu'unique, comme nous l'avons montrй au Ier Livre. Dieu est donc cause
d'existence pour tous les autres кtres. 5. Tout ce qui peut кtre ou ne pas кtre
doit avoir une cause. En effet, considйrй en lui-mкme, il est indiffйrent а ces
deux йtats. Il faut donc qu'un autre le dйtermine а l'un des deux. Et, comme on
ne peut remonter а l'infini, il faut s'arrкter а un кtre nйcessaire qui soit la
cause de tout ce qui peut кtre ou ne pas кtre. Or il est des кtres nйcessaires
qui ont une cause de leur nйcessitй. Mais, en cette voie non plus, on ne peut
aller indйfiniment. Il faut donc en venir а un кtre qui soit nйcessaire par
soi. Cet кtre ne peut кtre qu'unique, nous l'avons montrй au Ier Livre. Et cet
кtre est Dieu. Donc tous les autres кtres doivent se ramener а lui comme а la
cause de leur existence. 6. Dieu est crйateur des choses en tant qu'il est en
acte: nous l'avons montrй plus haut. Or, dans son actualitй et sa perfection,
il contient toutes les perfections des choses, comme nous l'avons prouvй au Ier
Livre. Ainsi il est virtuellement toutes choses. C'est donc lui qui fait tout.
Or cela ne serait pas si quelque autre chose йtait de nature а n'кtre que par
soi. Car il n'y a rien qui puisse exister а la fois par un autre et non par un
autre: si un кtre est de nature а ne pas кtre par un autre, il faut qu'il soit
par soi, ce qui exclut la possibilitй d'кtre par un autre. Rien ne peut donc
кtre que par Dieu. 7. Ce qui est imparfait tire son origine du parfait:
ainsi la semence vient de l'animal. Or Dieu est l'кtre absolument parfait et le
bien suprкme, comme nous l'avons montrй au Ier Livre. Il est donc, pour tous
les кtres, cause d'existence йtant donnй surtout qu'un tel кtre ne peut кtre
qu'unique, comme nous l'avons montrй. Cette vйritй est confirmйe par l'autoritй
divine. Car il est йcrit dans le Psaume: Qui a fait le ciel et la
terre, la mer et tout ce qu'ils renferment. Et dans Saint Jean I,
3: Tout a йtй fait par lui, et rien n'a йtй lait sans lui. Enfin, dans l'Йpоtre
aux Romains, XI, 36: Tout vient de lui, tout est par lui, tout subsiste
en lui; а lui gloire dans tous les siиcles. Par lа se trouve йcartйe l'erreur des
anciens philosophes de la nature qui prйtendaient que certains corps n'avaient
pas de cause de leur кtre. Et aussi l'erreur de ceux qui disent que Dieu n'est
pas la cause de la substance du ciel mais seulement de son mouvement. 16: DIEU A FAIT LES CHOSES DE RIEN
Ce que
nous venons de dire montre а l'йvidence que Dieu a produit les choses dans
l'кtre sans rien qui leur prйexiste а titre de matiиre.
1. A un кtre causй par Dieu,
quelque chose prйexiste ou non. Dans le second cas, notre thиse est vйrifiйe: а
savoir que Dieu produit certains effets sans rien qui les prйcиde dans l'кtre.
Si, au contraire, quelque chose existe avant l'effet, ou bien il faut remonter
indйfiniment, ce qui n'est pas possible dans les causes naturelles, comme le
prouve le Philosophe au IIe Livre de la Mйtaphysique; ou bien il faut
s'arrкter а un premier qui ne prйsuppose rien d'autre. Ce premier ne peut кtre
que Dieu lui-mкme. Nous avons montrй, en effet, dans le Ier Livre, que Dieu
n'est matiиre d'aucune chose; de plus, rien d'autre que lui n'existe pour quoi
il ne soit cause d'existence; nous l'avons aussi montrй. Il reste donc que
Dieu, pour produire ses effets, n'a pas besoin de matiиre prйexistante sur
laquelle exercer son action. 2. Toute matiиre est contractйe par la forme qu'elle
reзoit а une espиce dйterminйe. C'est donc а l'agent qui opиre en vue d'une
espиce particuliиre, qu'il appartient d'agir sur une matiиre prйexistante, en
lui imprimant, de quelque maniиre que ce soit, une forme. Or, un tel agent est
un agent particulier, puisque les causes sont proportionnйes а leurs effets.
Ainsi, l'agent qui requiert nйcessairement une matiиre prйexistante pour
exercer son action est un agent particulier. Or Dieu est agent en tant que
cause universelle de l'кtre: nous l'avons montrй plus haut. Et donc, pour agir,
il n'a, lui, aucun besoin d'une matiиre prйexistante. 3. Plus un effet est universel et plus sa
cause propre est йlevйe, car plus la cause est йlevйe, plus nombreux sont les
кtres auxquels s'йtend sa vertu. Or l'кtre est plus universel que le devenir;
il existe, en effet, comme l'enseignent aussi les philosophes, certains кtres
immobiles: les pierres et autres choses semblables. Il faut donc qu'au-dessus
de la cause qui n'agit qu'en mouvant et transformant, il y ait cette cause qui
est le principe premier de l'existence. Nous avons montrй que ce principe est
Dieu. Ainsi Dieu n'agit pas seulement en mouvant et en transformant. Or tout ce
qui ne peut amener les choses а l'кtre qu'avec le concours d'une matiиre
prйexistante, agit seulement en mouvant et en transformant: faire quelque chose
d'une matiиre implique mouvement ou changement quelconque. Il n'est donc pas
impossible de produire les choses dans l'кtre sans matiиre prйexistante. Donc
Dieu produit les choses dans l'кtre sans matiиre prйexistante. 4. Agir seulement
par mouvement et changement ne saurait convenir а la cause universelle de
l'кtre: ce n'est pas par mouvement et changement que du non-кtre absolu on
passe а l'кtre, mais seulement de tel non-кtre а tel кtre. Or Dieu, nous
l'avons montrй, est le principe universel de l'кtre. Il ne lui appartient donc
pas d'agir seulement par mouvement et changement, non plus que d'avoir besoin
d'une matiиre prйexistante pour faire quelque chose. 5. Tout кtre qui agit produit un effet
semblable а soi en quelque maniиre. Or tout кtre agit en tant mкme qu'il est en
acte. C'est donc а l'agent, qui est en acte par une forme inhйrente en lui, et
non par toute sa substance, qu'il appartiendra de produire son effet, en
causant d'une certaine maniиre une forme inhйrente а la matiиre. C'est ainsi
que le Philosophe, au VIIe Livre de la Mйtaphysique, prouve que les
choses matйrielles, ayant leurs formes dans la matiиre, sont engendrйes par des
agents matйriels, qui ont leurs formes dans la matiиre, et non par des formes
existant sans matiиre. Or Dieu est un кtre en acte non par quelque rйalitй
inhйrente en lui, mais, comme nous l'avons prouvй plus haut, par toute sa
substance. Par consйquent, sa maniиre propre d'agir est de produire non
seulement une rйalitй inhйrente - а savoir une forme dans la matiиre - mais une
chose qui subsiste toute. Or c'est ainsi qu'agit tout agent qui n'a pas besoin
de matiиre pour agir. Dieu n'a donc pas besoin de matiиre prйexistante pour
exercer son action. 6. La matiиre se rйfиre а l'agent comme ce qui reзoit
l'action venant de lui en effet, l'acte, qui appartient а l'agent comme au
principe originel, appartient au patient comme au principe rйcepteur. L'agent
requiert donc une matiиre qui reзoive son action: l'action mкme de l'agent,
reзue dans le patient, est l'acte du patient et sa forme, ou un certain
commencement de forme en lui. Mais Dieu n'agit pas par une action qui devrait
кtre reзue en quelque patient, car son action est sa substance, comme nous
l'avons prouvй plus haut. Donc, il n'a besoin, pour produire ses effets,
d'aucune matiиre prйexistante. 7. Tout agent qui a besoin pour agir d'une matiиre
prйexistante a une matiиre proportionnйe а son action, de telle sorte que tout
ce qui est en son pouvoir est aussi en la puissance de cette matiиre: sinon,
cet agent ne pourrait promouvoir а l'acte tout ce qui est en sa puissance
active, et c'est en vain qu'il possйderait ces virtualitйs. Or la matiиre n'a
pas une telle proportion а Dieu: elle n'est pas en puissance а l'йgard de
n'importe quelle quantitй, comme le montre le Philosophe, au IIIe Livre de la Physique;
tandis que la puissance divine est absolument infinie, ainsi que nous
l'avons prouvй au Ier Livre. Dieu ne requiert donc pas de matiиre prйexistante
qui soit indispensable а son action. 8. A rйalitйs diverses, matiиres diverses:
la matiиre des esprits n'est pas celle des corps, et la matiиre des corps cйlestes
celle des corps corruptibles. La preuve en est que cette propriйtй qu'a la
matiиre de recevoir, ne se vйrifie pas de la mкme faзon dans les cas susdits:
la rйception est de nature intelligible dans l'ordre spirituel, ainsi
l'intelligence ne reзoit pas les espиces intelligibles selon leur кtre matйriel;
les corps cйlestes reзoivent une nouvelle position, non un nouvel кtre comme
les corps infйrieurs. Il n'existe donc pas une matiиre commune qui serait en
puissance а l'кtre universel. Or Dieu est la cause universelle de tout l'кtre;
par suite il n'est aucune matiиre proportionnйe qui lui corresponde. Donc la
matiиre ne lui est nullement nйcessaire. 9. Quand il existe dans la nature une
proportion quelconque et un ordre entre deux кtres, il est nйcessaire que l'un
vienne de l'autre ou que tous deux viennent d'un troisiиme: il faut, en effet,
que l'ordre soit йtabli en l'un par correspondance avec l'autre, sans cela
ordre et proportion seraient l'effet du hasard. Or on ne peut admettre le
hasard au principe mкme des choses, car il s'ensuivrait que tout le reste
serait plus fortuit encore. Si donc il existe une matiиre proportionnйe а
l'action divine, l'une des deux vient de l'autre, ou toutes deux d'un
troisiиme. Or Dieu, Etre premier et premiиre Cause, ne peut кtre effet de la
matiиre ou d'une troisiиme cause. Il reste donc, s'il se trouve une matiиre
proportionnйe а l'action divine, que Dieu en soit la cause. 10. Ce qui est
premier parmi les кtres doit кtre la cause de tout ce qui est, car, s'ils
n'йtaient causйs par lui, les кtres ne seraient pas organisйs par lui, comme
nous l'avons dйjа vu. Or entre l'acte et la puissance existe un ordre tel que,
а parler absolument, c'est l'acte qui a la prioritй sur la puissance. Ce qui
n'empкche pas que la puissance soit premiиre au point de vue du temps, dans un
seul et mкme кtre, successivement en acte et en puissance, l'acte gardant
encore une prioritй de nature. La prioritй absolue de l'acte sur la puissance
йclate du fait que la puissance ne vient а l'acte que par un кtre lui-mкme en
acte. Or la matiиre est кtre en puissance; Dieu, acte pur, la prйcиde donc,
absolument parlant, et est cause par rapport а elle. La matiиre n'est donc pas
indispensablement prйsupposйe а l'action divine. 11. La matiиre premiиre est, d'une
certaine maniиre, puisqu'elle est кtre en puissance. Or Dieu est cause de tout
ce qui est, comme nous l'avons vu plus haut. Il est donc cause de la matiиre
premiиre, matiиre que ne prйcиde aucune autre. L'action divine ne requiert donc
pas une nature prйexistante. La Sainte Йcriture confirme cette vйritй par ces mots
de la Genиse I, I: Au commencement, Dieu crйa le ciel et la terre. En
effet, crйer, n'est rien d'autre que produire quelque chose dans l'кtre sans
matiиre prйexistante. Ainsi est rйfutйe l'erreur des anciens philosophes
qui n'admettaient absolument aucune cause de la matiиre, pour cette raison
qu'ils trouvaient toujours quelque prйsupposй а l'action des agents
particuliers. De lа cette idйe, commune а tous, que rien ne se fait de rien;
ce qui est vrai d'ailleurs pour les agents particuliers. Ils n'йtaient pas
encore parvenus а la connaissance de l'agent universel, cause efficiente de
tout l'кtre, et qu'il n'est besoin de faire prйcйder par rien dans son action. 17: LA CRЙATION N'EST NI UN MOUVEMENT NI UN CHANGEMENT
Ceci
dйmontrй, il est йvident que l'action de Dieu qui s'exerce sans matiиre
prйexistante et qu'on appelle crйation, n'est, а proprement parler, ni
un mouvement ni un changement. 1. En effet, tout mouvement ou
changement est l'acte d'un кtre en puissance, en tant mкme qu'il est en
puissance. Or, dans cette action, rien de potentiel ne prйexiste qui puisse
la recevoir, comme nous l'avons dйjа montrй. Elle n'est donc ni un mouvement ni
un changement. 2. Les termes extrкmes du mouvement ou du changement
appartiennent au mкme ordre, ou bien parce qu'ils sont dans le mкme genre,
comme les contraires, ainsi qu'il apparaоt dans les mouvements de croissance,
d'altйration, de dйplacement local, ou bien parce qu'ils communiquent dans la
mкme puissance de la matiиre, comme la privation et la forme, dans la
gйnйration et la corruption. Or rien de tout cela ne se vйrifie dans la
crйation: aucune potentialitй n'entre en jeu, ni rien qui soit prйsupposй а la
crйation et de mкme genre qu'elle, comme nous l'avons prouvй. Il n'y a donc lа
ni mouvement ni changement. 3. Dans tout changement ou mouvement il doit y avoir quelque
chose qui soit diffйrent maintenant et avant, comme l'indique le nom mкme de
changement. Or, quand c'est toute la substance de la chose qui arrive а
l'кtre, on ne peut parler d'un mкme sujet passant par des йtats diffйrents: ce
sujet ne serait pas produit, mais devrait кtre prйsupposй а la production. Donc
la crйation n'est pas un changement. 4. Le mouvement ou le changement prйcиdent
nйcessairement, dans la durйe, ce qui rйsulte de ce mouvement ou de ce
changement, parce que « кtre fait » est le commencement du repos et
le terme du mouvement. Et donc tout changement doit кtre ou un mouvement ou le
terme d'un mouvement dans lequel il y a succession. C'est pourquoi ce qui se
fait n'est pas: tant que dure le mouvement quelque chose se fait, qui n'est pas;
au terme mкme du mouvement, quand commence le repos, rien ne se fait plus, mais
tout est fait. Or, dans la crйation, cela ne peut se vйrifier, car si cette
crйation prйcйdait comme mouvement ou changement, il faudrait lui trouver un
sujet: ce qui s'oppose а l'idйe mкme de crйation. La crйation n'est donc ni un
mouvement ni un changement. 18: COMMENT RЙPONDRE AUX OBJECTIONS CONTRE LA CRЙATION
Il est
facile de voir, d'aprиs ce qui prйcиde, combien vaine est la prйtention de ceux
qui attaquent la crйation par des raisons tirйes de la nature du mouvement ou
du changement, disant que la crйation, comme les autres mouvements ou
changements, doit se produire en quelque sujet, et que le non-кtre doit кtre
changй en кtre, de mкme que le feu se transforme en air. La crйation, en
effet, n'est pas un changement, mais la dйpendance mкme de l'кtre crйй par
rapport au principe qui l'йtablit dans l'кtre. Elle appartient donc au genre
relation. Rien n'empкche, par consйquent, qu'elle ne soit dans l'кtre crйй
comme dans un sujet. Il semble cependant que la crйation soit une sorte de
changement mais seulement selon notre mode de comprendre: c'est notre esprit
qui considиre une seule et mкme chose comme n'existant pas d'abord et existant
ensuite. Si la crйation est une certaine relation, il est clair qu'elle est aussi
une certaine rйalitй et qu'elle n'est ni incrййe, ni crййe par une autre
relation. Car puisque l'effet crйй dйpend rйellement du crйateur, il faut que
la relation dont nous parlons soit une certaine rйalitй. Or toute chose reзoit
l'кtre de Dieu. Donc cette relation est produite dans l'existence par Dieu.
Cependant elle n'est pas crййe par une crйation autre que celle de la premiиre
crйature elle-mкme, qu'on dit crййe par elle. Car les accidents et les formes
ne sont pas crййs en eux-mкmes, pas plus qu'ils n'existent en eux-mкmes, tandis
que la crйation est la production de l'кtre; mais, de mкme qu'ils existent dans
un autre, ainsi sont-ils crййs dans les autres crйatures. De plus, la relation
n'est pas rйfйrйe par une autre relation: il faudrait, sans cela, remonter а
l'infini; mais elle se rйfиre par elle-mкme, йtant essentiellement relation. Il
n'est donc nul besoin d'une autre crйation, crйant la crйation elle-mкme: ce
qui nous conduirait а l'infini. 19: IL N'Y A POINT DE SUCCESSION DANS LA CRЙATION
De ce
qui prйcиde il rйsulte aussi que toute crйation exclut l'idйe de succession. 1. La
succession est une propriйtй du mouvement. Or la crйation n'est ni un
mouvement, ni le terme d'un mouvement, comme le changement. Il n'y a donc en
elle aucune succession. 2. Dans tout mouvement successif existe un moyen
terme entre les extrкmes: Le moyen terme est ce а quoi, sans s'arrкter,
parvient le mouvement avant d'atteindre son but. Or, entre l'кtre et le
non-кtre, qui sont comme les extrкmes de la crйation, il ne peut y avoir de
moyen terme. Donc il n'y a lа aucune succession. 3. Dans toute production qui comporte
succession, le devenir prйcиde le fait accompli, comme il est prouvй au VIe
Livre de la Physique. Or, cela ne saurait avoir lieu dans la crйation:
le devenir qui prйcйderait l'achиvement de la crйature aurait besoin d'un
sujet, et ce sujet ne pourrait кtre ni la crйature elle-mкme dont nous
considйrons la crйation, - car elle n'est pas avant d'кtre faite, - ni le
crйateur, puisque кtre mы n'est pas le fait du moteur mais du mobile. Il
resterait alors que le devenir eыt pour sujet quelque matiиre prйexistante а
l'effet: ce qui est contraire а l'idйe de crйation. Il est donc impossible
qu'il y ait quelque succession dans la crйation. 4. Rien ne se fait successivement en
dehors du temps: c'est en termes de durйe que l'on exprime et mesure la
prioritй et la postйrioritй dans le mouvement. Or la division se fait
corrйlativement pour le temps, pour le mouvement et pour ce que le mouvement
traverse. On peut le vйrifier а l'йvidence dans le mouvement local: un mobile
qui se dйplace rйguliиrement parcourt la moitiй de l'espace pendant la moitiй
du temps. Quant а la division dans le domaine des formes, corrйlative а la
division du temps, on la considиre au point de vue de la tension et du
relвchement: ainsi un corps qui s'йchauffe de tant pour une durйe quelconque
s'йchauffe moins pour une durйe plus courte. Si donc la succession est
possible dans le mouvement ou dans quelque production, c'est а raison de la
divisibilitй de la rйalitй selon laquelle se fait le mouvement: que ce soit la
quantitй, comme dans le mouvement local et dans le mouvement de croissance, ou
la tension et le relвchement, comme dans l'altйration. Ce second cas peut se vйrifier de deux
maniиres: premiиrement lorsque la forme qui termine le mouvement est divisible
selon la tension et le relвchement: par exemple, dans le mouvement vers la
blancheur; deuxiиmement, lorsque la division se produit dans les dispositions а
la forme terminale: ainsi le devenir du feu est successif а cause de
l'altйration antйcйdente des dispositions а la forme. Or l'кtre substantiel lui-mкme de la
crйature n'est pas divisible de la premiиre maniиre que nous avons dite, car la
substance n'est pas susceptible de plus et de moins. On ne peut parler non
plus de dispositions antйcйdentes, puisque de telles dispositions relиvent de
la matiиre et que, dans la crйation, nulle matiиre ne prйexiste. Il est donc
prouvй que toute succession est incompatible avec la crйation. 8. La succession
dans la production des choses a pour cause les dйficiences de la matiиre, qui
n'est pas suffisamment disposйe, dиs le principe, а recevoir la forme. Si bien
que la matiиre reзoit la forme en un instant lorsqu'elle y est parfaitement
prйparйe. Ainsi un corps diaphane, parce qu'il est toujours en disposition
ultime а la lumiиre, s'йclaire instantanйment en prйsence d'une source
lumineuse; aucun mouvement ne prйcиde de sa part; il suffit du dйplacement
local qui rend la source prйsente. Or dans la crйation, rien n'est requis au
prйalable du cфtй de la matiиre; ni l'agent n'est privй, pour agir, de rien qui
devrait lui advenir ensuite par quelque mouvement, puisqu'il est immuable,
comme nous l'avons vu au Ier Livre de cet ouvrage. Il reste donc que la
crйation soit instantanйe: au moment oщ une chose se crйe, elle est crййe,
comme un corps s'illumine et est illuminй au mкme instant. C'est pour cela
que la Sainte Йcriture dйclare que la crйation s'est accomplie en un instant,
lorsqu'elle dit: Au commencement, Dieu crйa le ciel et la terre. Ce
commencement, explique saint Basile, est le commencement du temps: commencement
nйcessairement indivisible, ainsi qu'il est prouvй au VIe Livre de la Physique. 20: AUCUN CORPS N'EST CAPABLE DE CRЙER
Il
rйsulte clairement de ce qui prйcиde qu'aucun corps ne peut rien produire par
maniиre de crйation. 1. Les corps n'agissent que s'ils sont
mis en mouvement. En effet, l'agent et le sujet de l'action, ou ce qui fait et
ce qui est fait, doivent кtre ensemble. Et ceux-lа sont ensemble qui se
trouvent dans le mкme lieu, ainsi qu'il est dit au Ve Livre de la Physique.
Or un corps ne peut atteindre un lieu que par mouvement. Mais les corps ne
se dйplacent que dans le temps; par suite tout ce qui se fait par l'action d'un
corps se fait successivement. La crйation excluant la succession, comme nous
l'avons montrй, aucun corps ne peut donc rien produire par maniиre de crйation. 2. Tout agent qui
n'opиre qu'en tant qu'il est mы imprime nйcessairement un mouvement а l'кtre
sur lequel il exerce son action. Car ce qui est fait et reзoit l'action
reproduit les dispositions de ce qui fait et agit, puisque tout agent agit а sa
ressemblance. Donc, si l'agent, changeant de disposition, agit en tant qu'il
est lui-mкme modifiй par le mouvement, il faut que, dans le patient aussi et
dans l'effet, se rйalise un certain changement des dispositions: ce qui est
impossible sans mouvement. Or un corps quel qu'il soit ne meut que s'il est mы
lui-mкme, comme nous l'avons prouvй; donc rien ne se fait par l'action d'un
corps qu'il n'en rйsulte un mouvement ou un changement dans l'effet. La
crйation n'йtant ni un changement ni un mouvement, ainsi que nous l'avons
montrй, il est manifeste qu'aucun corps ne peut rien produire par crйation. 3. L'agent et son
effet devant кtre semblables, l'кtre qui n'agit pas selon toute sa substance ne
peut pas produire toute la substance de ce qu'il fait. La rйciproque n'est pas
moins vraie, comme le prouve Aristote au VIIe Livre de la Mйtaphysique:
une forme qui n'est pas unie а la matiиre, agissant par tout elle-mкme, ne peut
кtre cause prochaine de la gйnйration, qui n'amиne а l'acte que la forme seule.
Or aucun corps n'agit par toute sa substance, bien qu'il agisse tout entier;
car tout agent agissant par la forme qui le fait кtre en acte, celui-lа seul
peut agir par toute sa substance dont toute la substance s'identifie а la forme.
Ce qu'on ne peut dire d'aucun corps puisque tout corps йtant muable comporte
une matiиre. Donc aucun corps ne peut rien produire selon toute sa substance,
ce qui entre dans la notion mкme de crйation. 4. Seule une puissance infinie est capable
de crйer. En effet, la puissance d'un agent est d'autant plus grande qu'est
plus йloignйe de l'acte la puissance passive qu'il peut amener а cet acte:
ainsi il faut plus de puissance pour transmuer de l'eau en feu que de l'air.
C'est pourquoi, s'il n'y a absolument aucune puissance prйexistante, toute
proportion basйe sur des distances dйterminйes se trouve dйpassйe, et par
consйquent la puissance de l'agent qui produit quelque chose sans aucune
potentialitй prйexistante excиde nйcessairement toute proportion imaginable
avec la puissance de l'agent qui fait quelque chose а partir d'une matiиre. Or
aucune puissance corporelle n'est infinie, comme le prouve Aristote au VIIIe
Livre de la Physique. Donc aucun corps ne peut rien crйer: crйer
consistant prйcisйment а faire de rien quelque chose. 5. Le moteur et le mobile, la cause agente
et son effet doivent кtre ensemble, ainsi que le dйmontre Aristote au VIIe
Livre de la Physique. Or le corps qui agit ne peut кtre prйsent а son
effet que par le contact, qui fait кtre ensemble les extrйmitйs de ceux qui
se touchent. D'oщ il suit qu'un corps ne peut agir que par contact. Or il
n'y a contact qu'avec un autre, et par consйquent, lа oщ rien ne prйexiste en
dehors de l'agent, comme cela a lieu dans la crйation, il ne peut y avoir de
contact. Aucun corps ne peut donc agir par crйation. On voit ainsi combien est fausse l'opinion
de ceux qui affirment que la substance des corps cйlestes est la cause
productrice de la matiиre des йlйments, puisque la matiиre ne peut avoir
d'autre cause que celle qui agit par crйation, dиs lа qu'elle est elle-mкme le
sujet premier du mouvement et du changement. 21: DIEU SEUL PEUT CRЙER
On
peut encore montrer, d'aprиs ce que nous venons de dire, que la crйation est
une _uvre proprement divine et qu'il n'appartient qu'а Dieu de crйer. 1. L'ordre des
actions йtant corrйlatif а l'ordre des agents, - а un agent plus noble rйpond
une action plus йlevйe, - l'action premiиre devra appartenir en propre au
premier agent. Or la crйation est l'action premiиre: elle n'en prйsuppose
aucune autre et toutes les autres la prйsupposent elle-mкme. Donc la crйation
n'appartient en propre qu'а Dieu, qui est le Premier Agent. 2. Nous avons
dйmontrй que Dieu est le crйateur de toutes choses par cette raison que rien ne
peut exister en dehors de lui dont il ne soit la cause. Or ceci ne saurait
convenir а d'autres que lui puisqu'aucun autre n'est la cause universelle de
l'кtre. Donc la crйation appartient а Dieu seul, comme son action propre. 3. Les effets
correspondent proportionnellement а leurs causes: les effets en acte doivent
кtre attribuйs а des causes en acte, les effets en puissance а des causes en
puissance, et, pareillement, les effets particuliers doivent кtre attribuйs а
des causes particuliиres, les effets universels а des causes universelles,
ainsi que l'enseigne le Philosophe au IIe Livre de sa Physique. Or
l'кtre est le premier effet produit, comme le prouve la propriйtй qu'il a
d'кtre commun а tout. Donc la cause propre de l'кtre est l'agent premier et
universel, qui est Dieu. Quant aux autres agents, ils ne sont pas cause de
l'кtre, pris absolument, mais seulement cause qu'on soit tel ou tel
homme, par exemple, ou de couleur blanche. Or l'кtre pris absolument est causй
par une action crйatrice qui ne prйsuppose rien; rien ne pouvant prйexister qui
soit en dehors de l'кtre pur et simple. Les autres productions ont pour terme
un кtre de telle espиce ou de telle qualitй, car c'est а cela qu'on aboutоt а
partir d'une rйalitй prйexistante. La crйation est donc l'action propre de
Dieu. 4.
Tout ce qui est causй dans les limites d'une nature dйterminйe ne peut кtre la
cause premiиre de cette nature, mais seulement une cause seconde et
instrumentale: Socrate, parce que l'humanitй en lui est causйe, ne peut кtre la
cause premiиre de l'humanitй; car son humanitй йtant causйe par quelqu'un, il
s'ensuivrait qu'il serait cause de lui-mкme, puisqu'il est ce qu'il est par son
humanitй. Et donc le gйnйrateur univoque doit кtre comme un agent instrumental
par rapport а celui qui est la cause premiиre de toute l'espиce. De mкme toutes
les causes agentes infйrieures doivent кtre ramenйes aux causes supйrieures,
ainsi que des instruments aux causes premiиres. Or toute substance distincte de
Dieu a son кtre causй par un autre, comme nous l'avons prouvй plus haut. Il est
donc impossible qu'elle soit cause de l'кtre, sinon а titre de cause
instrumentale et agissant par la vertu d'un autre. Or on n'emploie d'instrument
que dans la causalitй qui s'exerce par maniиre de mouvement: l'instrument ne
meut, par dйfinition, que s'il est mы lui-mкme. La crйation n'йtant pas un
mouvement, comme nous l'avons montrй, aucune substance autre que Dieu ne peut
donc crйer quelque chose. 5. On se sert d'un instrument en raison de sa
convenance avec l'effet, de telle sorte qu'il soit intermйdiaire entre la cause
premiиre et l'effet, les joignant l'un et l'autre, et faisant ainsi que
l'influence de la cause parvienne а travers lui jusqu'а l'effet. Il faut donc
qu'il y ait quelque chose qui reзoive l'influence de la cause premiиre, en cela
mкme qui est causй par l'instrument. Or ceci est contraire а l'idйe de
crйation, qui exclut tout prйsupposй. Il reste donc que rien d'autre que Dieu
ne peut crйer, ni comme agent principal ni comme instrument. 6. Tout agent
instrumental sert l'action de l'agent principal par une certaine opйration qui
lui est propre et connaturelle: ainsi la chaleur naturelle engendre la chair en
dissolvant et digйrant les aliments; la scie concourt а la fabrication du banc
en coupant le bois. Si donc il existe une crйature qui concoure а la crйation
comme instrument du crйateur premier, il faudra qu'elle le fasse par une action
adaptйe et propre а sa nature. Or l'effet correspondant а l'action propre de
l'instrument est antйrieur, dans l'ordre de la gйnйration, а l'effet qui rйpond
а l'agent principal, d'oщ vient que la fin derniиre est corrйlative au premier
agent; en effet, la section du bois prйcиde la forme du banc, et la digestion
de la nourriture prйcиde la gйnйration de la chair. Il faudra donc qu'il y ait
une rйalitй produite par l'opйration propre de l'instrument crйateur,
prйcйdant, dans l'ordre de la gйnйration, l'кtre, qui est l'effet correspondant
а l'action du crйateur premier. Or cela est impossible; car plus une chose est
commune et plus elle est premiиre dans l'ordre de la gйnйration: ainsi, dans la
gйnйration de l'homme, l'animal prйcиde l'homme, comme l'observe le Philosophe
dans le livre De la gйnйration des animaux. Il est donc impossible
qu'aucune crйature crйe soit а titre d'agent principal soit а titre
d'instrument. 7. Ce qui est causй selon une certaine nature ne peut кtre purement et
simplement cause de cette nature, car il serait cause de lui-mкme. Mais il peut
кtre cause que cette nature soit dans un кtre dйterminй; ainsi Platon est cause
de la nature humaine dans Socrate, non pas absolument toutefois, puisqu'il est
lui-mкme causй dans la nature humaine. Or ce qui est cause de quelque chose
dans tel кtre ne fait que confйrer une nature commune а cet кtre, qui le
spйcifie ou l'individualise. Cela ne peut se faire par la crйation, qui ne
prйsuppose rien а quoi confйrer quelque chose par l'action. Il est donc
impossible qu'un кtre crйй soit la cause d'un autre par voie de crйation. 8. Tout agent
agissant selon qu'il est en acte, le mode de son action doit rйpondre au mode
de son acte: le corps chaud qui est plus en acte de chaleur chauffe davantage.
Par consйquent, l'agent dont l'acte est dйterminй par genre, espиce et
accident, doit avoir une puissance dйterminйe elle-mкme а des effets semblables
а l'agent en tant qu'il est tel, puisque tout agent produit semblable а soi. Or
rien de ce qui a un кtre dйterminй ne peut ressembler а un autre du mкme genre
ou de la mкme espиce que par le genre ou l'espиce, car tout кtre est distinct
des autres en tant mкme qu'il est tel кtre. Donc rien de ce dont l'кtre est
limitй ne peut par son action кtre cause d'un autre que par rapport au genre ou
а l'espиce, et non quant au fait qu'il subsiste distinct des autres. Ainsi tout
agent limitй prйsuppose, pour agir, cela mкme qui fait subsister
individuellement son effet. Il ne crйe donc pas. Crйer n'appartient qu'а
l'agent dont l'кtre est infini, et qui contient en soi la ressemblance de tout
кtre, comme nous l'avons montrй plus haut. 9. Comme tout ce qui est en train de se
faire se fait en vue de l'existence, si l'on dit d'une chose qu'elle se fait et
que cette chose existe dйjа, on doit l'entendre d'un devenir non pas par soi,
mais par accident; si, au contraire, la chose n'existait pas auparavant, on dit
qu'elle est faite par soi. Par exemple, si, de blanc qu'il йtait, un objet
devient noir, il devient assurйment noir et colorй, mais noir par soi - car il
n'йtait pas noir auparavant - et colorй par accident, car il йtait dйjа colorй.
Ainsi donc lorsqu'un кtre quelconque, homme ou pierre, devient, l'homme devient
par soi - puisqu'il n'existait pas dйjа - mais l'кtre mкme de cet homme devient
par accident, car ce n'est pas le non-кtre absolu qui a prйcйdй, mais tel
non-кtre, comme le Philosophe l'explique au 1er Livre de sa Physique. Donc
lorsqu'une chose est faite absolument de rien, l'кtre, est fait par soi. Il
faut alors que ce soit par celui qui est, par soi, cause de l'кtre car les
effets se ramиnent proportionnellement а leurs causes. Or cet кtre est le
premier кtre seul, qui est cause de l'кtre en tant que tel; les autres ne sont
cause de l'кtre que par accident, mais bien cause par soi de cet кtre.
Donc, puisque c'est crйer que de produire un кtre sans rien qui prйexiste, la
crйation appartient exclusivement а Dieu. L'autoritй de la Sainte Йcriture tйmoigne
de cette vйritй quand elle affirme que Dieu a crйй toutes choses: Au
commencement, Dieu a crйй le ciel et la terre. Saint Jean Damascиne dit
aussi, dans le deuxiиme livre de son ouvrage: Ceux qui prйtendent que
ce sont les anges qui ont crйй les substances, sont tous du diable, leur pиre:
les crйatures, qui ont reзu l'кtre, ne sont pas crйatrices. Ainsi est йcartйe
l'erreur de certains philosophes qui disaient que Dieu avait crйй la premiиre
substance sйparйe, celle-ci la seconde, et ainsi de suite jusqu'а la derniиre. 22: DIEU EST TOUT PUISSANT
Nous
voyons encore, par ce qui vient d'кtre dit, que la puissance divine n'est pas
dйterminйe а un effet unique. 1. En effet, si la crйation est l'apanage exclusif de
Dieu, tout ce qui ne peut йmaner de sa cause que par voie de crйation, doit
кtre produit immйdiatement par lui. Or de cette sorte sont toutes les
substances sйparйes, qui ne sont pas composйes de matiиre et de forme - nous
supposons pour le moment qu'elles existent - et aussi toute matiиre corporelle.
Ces кtres divers sont donc des effets immйdiats de la puissance divine. Or il
n'est pas de puissance, produisant immйdiatement plusieurs effets sans matiиre
prйexistante, qui soit dйterminйe а un seul effet. Je dis bien: immйdiatement,
car si elle agissait par causes interposйes, la diversitй des effets
pourrait provenir de ces derniиres. Je dis aussi: sans matiиre prйexistante,
car le mкme agent, et par la mкme action, produit des effets divers selon
que la matiиre est telle ou telle la chaleur du feu durcit l'argile et liquйfie
la cire. La puissance de Dieu n'est donc pas dйterminйe а un seul effet. 2. Toute
puissance parfaite s'йtend а tout ce que son effet propre et essentiel comporte:
ainsi l'art de construire, s'il est parfait, s'йtend а tout ce qu'on peut
appeler maison. Or la puissance divine est cause par soi de l'кtre, et l'кtre
est son effet propre, comme nous l'avons vu. Donc elle s'йtend а tout ce qui ne
rйpugne pas а la notion d'кtre; car, si elle ne pouvait atteindre qu'un effet
dйterminй, elle ne serait pas par soi cause de l'кtre en tant qu'кtre, mais
seulement de tel кtre particulier. Or, ce qui rйpugne а la notion d'кtre, c'est
le non-кtre, son opposй. Dieu peut donc faire tout ce qui n'a pas en soi
signification de non-кtre, c'est-а-dire n'implique pas contradiction. Concluons
donc que tout ce qui n'implique pas contradiction, Dieu peut le faire. 3. Tout agent
agit en tant qu'il est en acte. Par consйquent, а la maniиre dont l'agent est
en acte doit rйpondre le mode d'agir de sa puissance: ainsi l'homme engendre
l'homme, le feu produit le feu. Or Dieu est l'acte parfait qui possиde en soi
la perfection de toutes choses, comme nous l'avons montrй plus haut. Sa
puissance active est donc parfaite et s'йtend а tout ce qui ne rйpugne pas а la
notion d'кtre en acte, c'est-а-dire а tout ce qui n'implique pas contradiction.
Dieu peut donc tout faire hors ce qui est contradictoire en soi. 4. A toute
puissance passive correspond une puissance active. La puissance en effet est
pour l'acte, comme la matiиre est pour la forme. Or un кtre en puissance ne
peut passer а l'acte que par la vertu d'un autre кtre dйjа en acte. La
puissance passive serait donc inutile si quelque agent n'existait pas dont la
puissance active pыt l'amener а l'acte. Or il n'y a rien d'inutile dans la
nature. Et c'est ainsi, nous le voyons, que tout ce qui est en puissance dans
la matiиre, sujet de la gйnйration et de la corruption, peut кtre amenй а
l'acte par la vertu active du corps cйleste, premier principe actif de la
nature. Or, de mкme que le corps cйleste est premier agent par rapport aux
corps infйrieurs, ainsi Dieu est premier agent par rapport а tous les кtres
crййs. Et donc, tout ce qui est en puissance dans l'кtre crйй, Dieu peut le
rйaliser par sa puissance active. Or, en puissance dans l'кtre crйй se trouve
tout ce qui ne rйpugne pas а l'кtre crйй, comme en puissance dans la nature
humaine existe tout ce qui ne dйtruirait pas cette nature. Dieu peut donc tout. 5. Qu'un effet
quelconque ne relиve pas de la puissance d'un agent, cela peut arriver pour
trois raisons. Premiиrement, parce qu'il n'a avec l'agent aucune affinitй ou
ressemblance: tout agent, en effet, produit semblable а soi en quelque maniиre.
Ainsi la vertu de la semence humaine ne peut produire une bкte ou une plante.
Mais elle peut produire un homme, qui est pourtant au-dessus de ces derniers
кtres. Deuxiиmement, а
cause de l'excellence de l'effet, qui est hors de proportion avec la puissance
active: la vertu active d'un corps ne peut produire une substance sйparйe. Enfin, en raison d'une matiиre dйterminйe а tel
effet et sur laquelle l'agent ne peut agir: ainsi le charpentier ne saurait
faire une scie, parce que son art ne s'applique pas au fer, qui est la matiиre
de la scie. Or, un effet ne peut кtre soustrait а la puissance divine d'aucune de
ces maniиres. Rien ne saurait кtre impossible а Dieu: ni parce que tel effet
lui serait dissemblable, puisque tout кtre lui ressemble en tant qu'il possиde
l'existence, comme nous l'avons vu plus haut; ni, non plus, а cause de
l'excellence de l'effet, puisque nous avons montrй que Dieu dйpasse tous les
кtres en bontй et en perfection; ni enfin, parce que la matiиre serait
dйficiente, puisqu'il est lui-mкme cause de la matiиre, qui ne peut кtre
produite que par crйation. D'ailleurs, Dieu n'a pas besoin de matiиre pour
agir, dиs lа qu'il produit l'кtre des choses sans rien qui prйexiste. Ainsi son
action ne peut кtre empкchйe de produire ses effets par les dйficiences de la
matiиre. Il faut donc conclure que la puissance divine n'est pas dйterminйe а
quelque effet mais qu'elle peut absolument tout. Ce qui signifie que Dieu est tout-puissant. Cette vйritй,
l'Йcriture aussi nous l'enseigne et nous devons l'admettre par la foi. En
effet, Dieu dit dans la Genиse, XV, 1: Je suis le Dieu Tout-puissant:
marche en ma prйsence et sois parfait. On lit йgalement, au sujet de Dieu,
dans le livre de Job, XLII, 2: Je sais que vous pouvez tout. Et
l'ange assure, en St Luc, I, 37: Rien ne sera impossible а Dieu. C'est la
rйfutation de l'erreur de certains philosophes, selon laquelle Dieu n'aurait
produit qu'un seul effet, comme si sa puissance avait йtй dйterminйe а cette
unique production; la rйfutation aussi de cette autre erreur que Dieu ne peut
agir que selon le cours naturel des choses. C'est а ces philosophes que
s'applique la parole de Job, XXII, 17: Ils regardaient le
Tout-Puissant comme incapable de rien faire. 23: DIEU N'AGIT PAS PAR NЙCESSITЙ DE NATURE
Nous
pouvons montrer maintenant que Dieu n'agit pas dans la crйation par nйcessitй
de nature mais selon le conseil de sa volontй. 1. Tout agent qui agit par nйcessitй de
nature a sa puissance dйterminйe а un seul effet. De lа vient que tout ce qui
est naturel se produit toujours de la mкme maniиre, а moins d'empкchement; pour
les faits volontaires, il en va tout autrement. Or la puissance divine n'est
pas ordonnйe а un seul effet, comme nous l'avons vu plus haut. Dieu n'agit donc
pas par nйcessitй de nature mais par volontй. 2. Tout ce qui n'implique pas
contradiction relиve de la puissance divine, comme nous l'avons montrй. Or il y
a beaucoup de choses qui n'existent pas dans le monde et dont l'existence
n'impliquerait aucune contradiction. On le voit en particulier pour le nombre,
la grandeur, la distance des йtoiles et des autres corps: il n'y aurait pas
contradiction а ce que tout cela fыt disposй autrement. Ainsi beaucoup de
choses sont au pouvoir de Dieu qui pourtant n'existent pas dans la nature. Or
quiconque, parmi toutes les _uvres qui sont en son pouvoir, en accomplit
certaines et laisse les autres, agit par choix volontaire et non par nйcessitй
de nature. Dieu n'agit donc pas par nйcessitй de nature mais par volontй. 3. Le mode
d'action d'un agent est dйterminй par la maniиre dont la similitude de l'effet
est en lui, car tout agent produit semblable а soi. Or tout ce qui est dans un
autre y est selon le mode d'кtre de cet autre. Puisque Dieu est intelligent par
son essence, ainsi que nous l'avons prouvй plus haut, il faut donc que la
similitude de ses effets soit en lui selon un mode intelligible. Il agit donc
par intelligence. Mais l'intelligence ne produit rien que par l'intermйdiaire
de la volontй, qui a pour objet le bien connu, moteur de l'agent par maniиre de
fin. Dieu agit donc par volontй non par nйcessitй de nature. 4. Selon le
Philosophe, au IXe Livre de la Mйtaphysique, il y a deux sortes
d'actions: l'une, comme l'action de voir, qui demeure dans l'agent et le
perfectionne en lui-mкme; l'autre qui passe а l'extйrieur et constitue la
perfection de l'effet: ainsi, pour le feu, l'action de brыler. Or l'action
divine ne saurait кtre de celles qui ne demeurent pas dans l'agent, puisque son
action est sa substance, comme nous l'avons montrй plus haut. Elle doit donc
кtre du genre de celles qui demeurent dans l'agent pour le perfectionner en
quelque sorte. Or ces actions sont propres aux кtres qui connaissent et qui
dйsirent. Donc Dieu opиre en connaissant et en voulant: non par nйcessitй de
nature, mais par le choix de sa volontй. 5. Que Dieu agisse en vue d'une fin, nous
pouvons le reconnaоtre clairement а ce fait que l'univers n'est pas un produit
du hasard mais qu'il est ordonnй а un certain bien, comme le montre le
Philosophe au XIe Livre de la Mйtaphysique. Or le premier agent agissant
en vue d'une fin doit кtre agent par intelligence et volontй. En effet les
кtres privйs d'intelligence agissent bien pour une fin mais ils sont orientйs
vers elle par un autre. Ceci apparaоt trиs nettement dans le domaine de l'art:
ainsi la flиche tend vers un but dйterminй sous la direction de l'archer. Il en va
nйcessairement de mкme dans l'ordre naturel. Car pour qu'une chose soit
ordonnйe directement а sa vraie fin, il faut que cette fin soit connue, comme
aussi les moyens appropriйs et leur proportion exacte avec elle. Or seul un
кtre intelligent peut avoir cette connaissance. Donc puisque Dieu est le
premier agent, il n'agit pas par nйcessitй de nature mais par intelligence et
volontй 6. Ce qui agit par soi prйcиde ce qui agit par un autre, car а moins de
remonter а l'infini, il faut que tout ce qui est par un autre se ramиne а ce
qui est par soi. Or ce qui n'est pas maоtre de son action n'agit pas par soi:
il agit, en effet, comme mы par un autre et non comme se mouvant soi-mкme. Il faut
donc que la maniиre d'agir du premier agent soit telle qu'il soit maоtre de son
acte. Or on n'est maоtre de son acte que par la volontй. Par consйquent, Dieu,
premier agent, doit agir par volontй et non par nйcessitй de nature. 7. Au premier
agent revient la premiиre action comme au premier mobile le premier mouvement.
Or l'action volontaire est naturellement premiиre par rapport а l'action
naturelle. Car c'est le plus parfait qui est naturellement premier, bien que,
dans l'un ou l'autre cas, il soit postйrieur dans le temps. Or l'action d'un
agent volontaire est plus parfaite; la preuve en est que, autour de nous, les
кtres qui agissent par volontй sont plus parfaits que ceux qui agissent par
nйcessitй de nature. L'action de Dieu, premier agent, doit donc кtre une action
volontaire. 8. La mкme conclusion dйcoule de ce fait que lа oщ les deux sortes
d'activitй sont conjointes, la puissance qui agit par volontй est supйrieure а
celle qui agit par nature et se sert d'elle comme d'un instrument. Ainsi dans l'homme,
l'esprit, qui agit par volontй, est supйrieur а l'вme vйgйtative, qui agit par
nйcessitй de nature. Or la puissance divine est premiиre par rapport а tous les
кtres. Elle agit donc dans le monde par volontй et non par nйcessitй naturelle. 9. La volontй a
pour objet le bien, au titre mкme de bien, tandis que la nature n'atteint pas а
cette raison gйnйrale de bien, mais seulement а tel bien, qui est sa
perfection. Donc, puisque tout agent agit selon qu'il tend au bien - c'est la
fin qui meut l'agent, - l'agent volontaire devra кtre, avec l'agent qui l'est
par nйcessitй de nature, dans le mкme rapport qu'un agent universel avec un
agent particulier. Or l'agent particulier est postйrieur а l'agent universel,
et comme son instrument. Par consйquent, le premier agent sera un agent
volontaire et non un agent qui l'est par nйcessitй de nature. La Sainte
Йcriture aussi nous enseigne cette vйritй, lorsqu'elle dit dans le Psaume: Tout
ce que le Seigneur a voulu, il l'a fait; et dans l'Epоtre aux Йphйsiens,
I, 11: Il fait tout selon le conseil de sa volontй. Saint Hilaire,
dans son livre des Synodes, йcrit de mкme: C'est la volontй de Dieu
qui a donnй а toutes les crйatures une substance. Et plus loin. Toutes
choses ont йtй crййes telles que Dieu a voulu qu'elles fussent. Ainsi se trouve
rйfutйe l'erreur de certains philosophes qui disaient que Dieu agit par
nйcessitй de nature. 24: DIEU AGIT PAR SAGESSE
Il
apparaоt ainsi que les _uvres de Dieu sont le fruit de sa sagesse. 1. La
volontй est mue а l'action sous le coup de quelque apprйhension, car son objet
est le bien connu. Or Dieu agit par volontй, comme nous avons montrй. Donc,
puisque, en Dieu, il n'y a d'apprйhension qu'intellectuelle et qu'il ne connaоt
rien si ce n'est en se connaissant soi-mкme - avoir cette connaissance
c'est prйcisйment кtre sage - Il reste que Dieu fait toute chose conformйment а
sa sagesse. 2. Tout agent produit semblable а soi. C'est donc en tant qu'il porte en
soi la similitude de son effet que l'agent agit: ainsi le feu chauffe selon les
dispositions de sa chaleur а lui. Or dans tout agent volontaire, en tant
prйcisйment qu'il est volontaire, la similitude de ses effets existe selon une
apprйhension de l'esprit, car si cette similitude n'йtait en l'agent volontaire
que par maniиre de disposition naturelle, celui-ci ne produirait qu'un seul
effet, la forme naturelle d'un кtre йtant unique. Donc tout agent volontaire
produit ses effets selon les idйes de son intelligence. Or Dieu agit par
volontй, comme nous l'avons montrй. Par suite, il donne l'existence aux choses
selon la sagesse de son intelligence. 3. D'aprиs le Philosophe au 1er Livre de
la Mйtaphysique: Faire de l'ordre est le rфle du sage. On ne peut, en
effet, faire de l'ordre si l'on ignore le comportement et la proportion des кtres
а harmoniser, d'abord les uns par rapport aux autres, puis par rapport а
quelque chose qui les dйpasse et qui est leur fin. Car la coordination de
plusieurs кtres entre eux se fait en fonction de la fin а laquelle ils sont
tous ordonnйs. Or connaоtre le comportement et les proportions de certains
кtres entre eux appartient exclusivement а l'кtre intelligent, et porter un
jugement sur des кtres en fonction de leur cause la plus йlevйe est le propre
de la sagesse. Ainsi donc toute harmonisation relиve nйcessairement de la
sagesse de quelque кtre intelligent. C'est pourquoi ceux qui, dans le domaine
technique, coordonnent les diffйrentes parties d'un йdifice sont appelйs des
sages par rapport а l'_uvre rйalisйe. Or les кtres que Dieu a produits
composent un ordre qui n'est pas fortuit, car cet ordre se vйrifie toujours ou,
du moins, le plus souvent. Il est donc йvident que Dieu a produit les choses
dans l'кtre selon un ordre dйfini et, par suite, que sa sagesse a prйsidй а
l'_uvre de la crйation. 4. Tout ce dont la volontй est le principe se classe,
ou bien dans la catйgorie de l'agir, comme les actes des vertus, qui
perfectionnent celui qui opиre, ou bien dans celle du faire, et passe
alors dans une matiиre extйrieure. Les кtres crййs par Dieu relиvent donc de la
seconde catйgorie en tant que choses faites. Or la conception des choses qui
se font, c'est l'art, comme dit Aristote. Par consйquent tout le crйй
soutient avec Dieu le mкme rapport que l'_uvre d'art avec l'artiste. Mais
l'artiste donne l'existence а ses _uvres par l'ordre de sa sagesse et de son
intelligence. Dieu a donc fait toutes les crйatures par l'ordre de son
intelligence. Cette conclusion est confirmйe par l'autoritй divine, qui s'exprime
ainsi dans le Psaume: Vous avez tout fait dans votre sagesse; et dans
les Proverbes, III, 19: Le Seigneur a fondй la terre dans sa sagesse. Ainsi est rйfutйe
l'erreur de ceux qui disaient que tout dйpend de la simple volontй divine sans
motif d'aucune sorte. 25: EN QUEL SENS ON DIT QUE LE TOUT-PUISSANT NE PEUT CERTAINES
CHOSES
Ces
considйrations font comprendre qu'on puisse dйnier а Dieu, malgrй sa
toute-puissance, la facultй de faire certaines choses. En effet, nous avons dйmontrй plus haut
l'existence en Dieu d'une puissance active. Dans le Ier Livre nous avions dйjа
prouvй qu'il n'y a en lui aucune puissance passive. Or le pouvoir s'entend
aussi bien de l'une que de l'autre puissance. Dieu ne peut donc ce qui relиve
du pouvoir de la puissance passive. Mais qu'est-ce qui est prйcisйment
du ressort de la puissance passive? C'est ce que nous allons chercher. 1. Et d'abord,
notons que la puissance active est ordonnйe а l'action; la puissance
passive а l'кtre. C'est ainsi que la puissance ordonnйe а l'кtre ne se
rencontre que lа oщ il y a une matiиre sujette а la contrariйtй. Donc,
puisqu'il n'y a en Dieu aucune puissance passive, il n'a non plus aucun pouvoir
par rapport а ce qui appartient а son кtre. Ainsi Dieu ne peut кtre un corps ou
quelque chose semblable. 2. L'acte de cette puissance passive est un
mouvement. Par consйquent, puisque la puissance passive ne convient pas а Dieu,
il ne peut changer. On pourrait mкme dйmontrer qu'il ne peut changer d'aucune
espиce de changement: augmentation ou diminution, altйration, gйnйration ou
corruption. 3. Toute dйfaillance йtant une sorte de corruption, il s'ensuit que
Dieu, ne peut dйfaillir en rien. 4. Tout dйfaut implique une certaine
privation. Or le sujet de la privation, c'est la puissance de la matiиre, Dieu
ne peut donc dйfaillir en aucune maniиre. 5. La fatigue vient du manque de force,
l'oubli, du manque de science. Il est donc йvident que Dieu ne peut ni se
fatiguer ni oublier. 6. Il ne peut davantage кtre vaincu ou souffrir
violence. Car ceci n'est possible que pour l'кtre sujet par nature au
mouvement. 7. De mкme Dieu ne peut-il se repentir ou se mettre en colиre ou
s'attrister: tout cela implique passion et manque. 8. L'objet et l'effet de la puissance
active, c'est l'кtre fait. Or aucune puissance n'agit lorsque la raison
de son objet vient а manquer. Ainsi l'_il ne peut voir а dйfaut d'objet visible
en acte. Par consйquent Il faut dire que Dieu ne peut rien de ce qui est
contraire а la notion d'кtre, en tant qu'кtre, ou а la notion d'кtre
fait, en tant que fait. Nous allons chercher ce qui en est lа. 1. Et d'abord, а
la notion d'кtre est contraire ce qui dйtruit cette notion. Or la notion
d'кtre est dйtruite par ce qui lui est opposй, comme la notion d'homme par ce
qui s'oppose а elle, en tout ou en partie. L'opposй de l'кtre, c'est le
non-кtre. Par suite, Dieu ne peut faire qu'une seule et mкme chose soit et ne
soit pas en mкme temps: ce serait identifier deux contradictoires. 2. La
contradiction est impliquйe dans la contrariйtй et dans l'opposition privative.
En effet, si un objet est blanc et noir, de toute йvidence il est blanc et non
blanc; si une personne voit et est aveugle, il est clair qu'elle voit et ne
voit pas. Et donc la mкme impossibilitй existe pour Dieu de faire coexister des
йlйments opposйs dans une mкme chose, en tant qu'elle est la mкme. 3. La disparition
de l'un quelconque de ses йlйments essentiels entraоne nйcessairement la
disparition de la chose elle-mкme. Si donc Dieu ne peut faire qu'une chose soit
et ne soit pas en mкme temps, pas davantage ne peut-il faire que, la chose
continuant d'exister, il lui manque quelqu'un de ses principes essentiels: par
exemple, que l'homme n'ait point d'вme. 4. Les principes de certaines sciences,
comme la logique, la gйomйtrie, l'arithmйtique йtant tirйs uniquement des
principes formels des choses, dont dйpend l'essence de ces choses, Dieu ne peut
rien faire qui soit contraire а ces principes: par exemple, que le genre ne
soit pas attribuable а l'espиce, que les lignes qui vont du centre а la
circonfйrence ne soient pas йgales, ou qu'un triangle rectiligne n'ait pas la
somme de ses angles йgale а deux droits. 5. On voit aussi par lа que Dieu ne peut
faire que le passй n'ait pas existй. Il y aurait en cela contradiction: car il
est aussi nйcessaire qu'une chose ait йtй quand elle a existй, qu'il est
nйcessaire qu'elle soit quand elle est. 6. Il est aussi certaines choses qui
rйpugnent а l'idйe d'кtre fait, considйrй comme tel. Et ces choses, Dieu
ne peut les faire, car tout ce que Dieu fait, il faut bien qu'il soit fait. 7. Ainsi, il est
йvident que Dieu ne peut faire un Dieu. En effet, il est essentiel а un кtre
fait que son existence dйpende d'une cause autre que lui. Or cette dйpendance
rйpugne а la nature de Celui que nous appelons Dieu, comme nous l'avons prouvй. 8. Pour la mкme
raison, Dieu ne peut produire un кtre qui lui soit йgal. Car celui dont l'кtre
est absolument indйpendant l'emporte, quant а l'кtre et aux autres valeurs, sur
celui qui dйpend d'un autre: ce qui est essentiel а tout кtre produit. 9. De mкme, Dieu
ne peut faire qu'un кtre persйvиre dans l'existence sans lui. En effet, la
conservation de chaque кtre dйpend de sa cause et, par consйquent, si cette
cause vient а disparaоtre, l'effet disparaоt lui aussi. Si donc une chose
pouvait exister qui ne fыt pas conservйe par Dieu, cette chose ne serait pas un
effet de Dieu. 10. Dieu agit par volontй et ne peut donc
faire ce qu'il ne peut vouloir. Ce qu'il ne peut vouloir, nous le saurons en
considйrant comment il peut y avoir nйcessitй pour la volontй divine, car ce
qui est nйcessairement, il est impossible qu'il ne soit pas, et qui ne peut
кtre, il est nйcessaire qu'il ne soit pas. 11. Il est donc йvident que Dieu ne peut
faire qu'il ne soit pas ou qu'il ne soit pas bon, ou bienheureux; car, de toute
nйcessitй, il veut qu'il soit, et qu'il soit bon et bienheureux, comme nous
l'avons vu dans le premier Livre. 12. Nous avons montrй plus haut que Dieu
ne peut vouloir aucun mal par suite Dieu ne peut pйcher. 13. De mкme, nous
avons prouvй plus haut que la volontй de Dieu ne peut кtre changeante. Ainsi donc,
il ne peut faire que ce qui est voulu de lui ne s'accomplisse pas. Il faut savoir
pourtant que ce n'est pas de la mкme maniиre qu'on le dit ne pouvoir pas cette
derniиre chose et les autres dont nous avons parlй. Car, celles-ci, Dieu ne
peut ni les vouloir ni les faire, purement et simplement. Mais les choses de ce
dernier genre, Dieu peut en vйritй les faire ou les vouloir, а considйrer
absolument sa volontй ou sa puissance; non pas, toutefois, si on prйsuppose sa
volontй du contraire. En effet, la volontй divine n'est nйcessitйe par rapport
aux crйatures que conditionnellement, comme nous l'avons vu dans le 1er Livre.
Et donc, toutes les assertions telles que celle-ci: Dieu ne peut faire le
contraire de ce qu'il a dйcidй de faire, doivent s'entendre au
sens composй, qui implique que la volontй divine est dйjа dйterminйe au
contraire. Si on les prend au sens divisй, elles sont fausses, car,
entendues ainsi, elles regardent la puissance et la volontй divines considйrйes
absolument. De mкme que Dieu agit par volontй, ainsi agit-il par intelligence et
science, comme nous l'avons montrй. Donc il ne peut faire ce qu'il n'a pas
prйvu qu'il ferait, ni renoncer а ce qu'il a prйvu devoir faire, pour cette
raison mкme qu'il ne peut faire ce qu'il ne veut pas faire, ou renoncer а ce
qu'il veut. En faisant la mкme distinction que plus haut, on peut accepter ou
nier ces deux derniиres assertions, de telle sorte que l'impossibilitй de faire
ce que nous venons de dire ne s'entende pas d'une maniиre absolue, mais conditionnellement
ou par supposition. 26: L'INTELLIGENCE DIVINE N'EST PAS BORNЙE A DES EFFETS DЙTERMINЙS
Nous
avons montrй que la puissance divine n'est pas limitйe а des effets dйterminйs
et ainsi que Dieu n'agit pas par nйcessitй de nature, mais par intelligence et
par volontй. Mais on pourrait croire encore que son intelligence ou sa science
ne peuvent s'йtendre qu'а des effets dйterminйs, de telle sorte qu'il agisse,
non sans doute par nйcessitй de nature, mais par nйcessitй de science. Il reste
donc а montrer que sa science ou son intelligence ne sont circonscrites par
aucune limite de leurs effets. 1. Nous avons montrй dйjа que Dieu connaоt tous les
кtres qui peuvent procйder de lui, par la comprйhension qu'il a de son essence.
En cette essence tous les кtres crййs doivent exister selon une certaine
similitude, comme les effets existent virtuellement dans leur cause. Si donc la
puissance divine n'est pas limitйe а des effets dйterminйs, ainsi que nous
l'avons montrй plus haut, il faut dire la mкme chose de son intelligence. 2. Nous avons
montrй plus haut que l'essence divine est infinie. Or l'infini ne peut кtre
йgalй par telle somme qu'on voudra d'кtres finis lors mкme qu'ils seraient en
nombre infini, l'infini les surpasserait. Or il est certain qu'en dehors de
Dieu il n'y a rien qui soit infini par essence, puisque tous les кtres
distincts de lui sont enfermйs, en raison mкme de leur essence, dans un genre
et une espиce dйterminйs. Donc, quel que soit le nombre que l'on imagine et la
grandeur des effets divins, toujours l'essence de Dieu les surpasse et peut
кtre, par suite, la raison d'effets encore plus nombreux. Ainsi l'intelligence
divine, qui connaоt parfaitement l'essence de Dieu, comme nous l'avons montrй
plus haut, transcende toute finitude de ses effets. Elle n'est donc pas
nйcessairement bornйe а tels ou tels d'entre eux. 3. Nous avons montrй plus haut que
l'intelligence divine connaоt l'infinitй des кtres. Or c'est par la science de
son intelligence que Dieu donne l'existence aux choses. Par consйquent, la
causalitй de l'intelligence divine n'est pas limitйe а des effets finis. 4. Si la
causalitй de l'intelligence divine, s'exerзant par une sorte de nйcessitй,
йtait limitйe а certains effets, elle le serait par rapport aux кtres que cette
intelligence amиne а l'existence. Or ceci est impossible. En effet, nous avons
montrй plus haut que Dieu connaоt aussi les кtres qui ne sont pas, ceux qui
n'ont pas йtй et ne seront jamais. Dieu n'agit donc pas par nйcessitй de son
intelligence ou de sa science. 5. La science de Dieu est, par rapport aux choses
qu'il fait, ce qu'est la science de l'artisan par rapport а ses _uvres. Or un
art, quel qu'il soit, s'йtend а tout ce qui peut кtre contenu dans le genre
d'_uvres, objet de cet art ainsi l'art de construire s'йtend а toutes les
maisons. Mais le genre des choses qui relиvent de l'art divin est l'кtre,
puisque nous l'avons montrй, c'est Dieu qui, par son intelligence, est le
principe universel de l'кtre. Donc l'intelligence divine йtend sa causalitй а
tout ce qui ne rйpugne pas а la notion d'кtre: en effet tout cela, de soi, est
de nature а кtre compris dans l'кtre. Par consйquent, l'intelligence divine
n'est pas limitйe а certains effets dйterminйs. C'est ce qui fait dire au Psalmiste: Le
Seigneur est grand: sa puissance est immense et sa sagesse n'a pas de limites. Ainsi se trouve
йcartйe l'opinion de certains philosophes qui prйtendent que, du fait que Dieu
se connaоt soi-mкme, une certaine disposition des choses dйcoule nйcessairement
de lui; comme si ce n'йtait pas par son jugement qu'il donne а chaque кtre ses
limites et ordonne toutes choses, ainsi que l'enseigne la foi catholique. Sachons cependant
que, si l'intelligence divine n'est pas limitйe а certains effets, elle-mкme
s'est fixйe les effets dйterminйs qu'elle produirait harmonieusement, dans sa
sagesse, selon cette parole de la Sagesse, XI, 21: Vous avez tout
disposй Seigneur, avec nombre, poids et mesure. 27: LA VOLONTЙ DIVINE N'EST PAS LIMITЙE A DE CERTAINS EFFETS
Il
ressort aussi de ce qui prйcиde que la volontй par laquelle Dieu agit, n'est
pas non plus nйcessitйe а des effets dйterminйs. 1. La volontй, en effet, doit кtre
proportionnйe а son objet. Or l'objet de la volontй est le bien apprйhendй par
l'intelligence, comme nous l'avons vu plus haut. La volontй est donc capable
par nature de s'йtendre а tout ce que l'intelligence peut lui proposer sous la
raison de bien. Si donc l'intelligence divine n'est pas limitйe а certains
effets, comme nous l'avons montrй, il s'ensuit que la volontй divine ne produit
pas non plus nйcessairement des effets dйterminйs. 2. Aucun кtre, agissant par volontй, ne
produit quelque chose sans le vouloir. Or nous avons montrй plus haut que Dieu
ne veut rien, en dehors de soi, de nйcessitй absolue. Par suite, ce n'est pas
par une nйcessitй de la volontй divine que certains effets procиdent d'elle,
mais par sa libre disposition. 28 ET 29: EN QUEL SENS PARLE-T-ON D'OBLIGATION DE JUSTICE DANS LA
PRODUCTION DES CHOSES
Il
nous faut montrer aussi, d'aprиs ce qui prйcиde, que Dieu, dans la crйation,
n'a pas agi par la nйcessitй de satisfaire а une obligation de justice en
donnant l'кtre aux choses. 1. La justice, en effet, selon le Philosophe, au Ve
Livre de l'Ethique, implique un rapport а autrui, а qui elle fait rendre
son dы. Or, а la production universelle des кtres, rien ne prйexiste а quoi
serait dы quelque chose. Par consйquent, cette production universelle des
choses n'a pu avoir elle-mкme pour raison une obligation de justice. 2. L'acte de
justice consiste а rendre а chacun ce qui lui appartient. Cet acte est
donc prйcйdй d'un autre, en vertu duquel une chose devient la propriйtй de
quelqu'un. On le voit clairement dans les choses humaines: en travaillant nous
mйritons que devienne nфtre ce que notre dйbiteur nous remet par un acte de
justice. Donc cet acte, par lequel une chose devient nфtre pour la premiиre
fois, ne peut pas кtre un acte de justice. Or c'est par la crйation que la
crйature commence absolument а avoir quelque chose а soi. Par consйquent la
crйation n'est pas l'effet d'une obligation de justice.
3. Personne ne doit rien а
autrui а moins de dйpendre de lui en quelque maniиre, ou d'avoir reзu quelque
chose, soit de lui, soit d'un troisiиme qui le rende dйbiteur du second. Ainsi
le fils est redevable а son pиre parce qu'il a reзu de lui l'existence; le
maоtre doit а son serviteur parce qu'il reзoit de lui les services dont il a
besoin; tout homme a des devoirs envers son prochain а cause de Dieu, de qui
nous avons tout reзu. Mais Dieu ne dйpend de personne, et n'a besoin de rien
recevoir de quiconque, comme le montre clairement ce que nous avons dit plus
haut. Ce n'est donc pas parce qu'il y aurait йtй tenu en justice que Dieu a
donnй l'кtre aux choses. 4. En tout ordre de choses, ce qui est en raison de
soi prйcиde ce qui est en raison d'un autre. Donc ce qui est absolument premier
parmi toutes les causes, est cause en raison de soi seulement. Or celui qui
agit par devoir de justice n'agit pas а cause de soi uniquement: il agit, en
effet, а cause de celui а qui il doit. Par consйquent, Dieu, qui est la cause
premiиre et le premier agent, n'a pas donnй l'кtre aux choses par obligation de
justice. De lа ces mots de l'Epоtre aux Romains, XI, 35-36: Qui lui a
donnй le premier pour qu'il ait а recevoir en retour? De lui, par lui et en lui
sont toutes choses. Et de Job, XLI, 2: Qui m'a donnй d'abord pour
que j'aie а lui rendre? Tout ce qui est sous le ciel est а moi. Ainsi se rйfute
l'erreur de certains qui s'efforcent de prouver que Dieu ne peut faire que ce
qu'il fait, pour cette raison qu'il ne peut faire que ce qu'il doit. Car il ne
crйe pas les choses, nous l'avons montrй, par obligation de justice. Bien que rien de
crйй, а quoi puisse кtre dы quelque chose, ne prйcиde la production universelle
des кtres, il existe cependant avant elle quelque chose d'incrйй, qui est le
principe de la crйation. Ce principe, on peut l'envisager sous un double
aspect. En effet, la bontй divine elle-mкme prйcиde comme fin et mobile premier
de la crйation, selon ces paroles de saint Augustin: C'est parce que Dieu
est bon que nous sommes. Quant а la science de Dieu et sa volontй, elles
prйcиdent comme ce par quoi les choses arrivent а l'кtre. 1. Si donc
nous considйrons cette bontй divine d'une maniиre absolue, nous ne trouvons en
elle aucune obligation а la crйation des choses. En effet, on dit qu'une chose
est due а quelqu'un, premiиrement а raison de la relation qui existe
entre ce quelqu'un et un autre, lequel doit lui rapporter ce qu'il en a reзu.
Par exemple, c'est chose due au bienfaiteur que de lui rendre grвces pour ses
bienfaits, en ce sens que celui qui a reзu de lui un bienfait lui doit cela.
Mais cette sorte de dette ne se vйrifie pas dans la crйation des кtres: rien ne
prйexiste qui puisse devoir quelque chose а Dieu et aucun bienfait divin n'a
йtй encore accordй. Deuxiиmement, on dit qu'une chose est due а un кtre,
selon qu'on le considиre en lui-mкme. En effet, cela est nйcessairement dы а un
кtre qui est requis а sa perfection; ainsi il est dы а l'homme qu'il ait des
mains ou la vertu, car sans cela il ne peut кtre parfait. Or la divine bontй
n'a besoin de rien d'extйrieur pour sa perfection. Et donc la production des
crйatures ne lui est pas due nйcessairement. 2. Dieu donne l'кtre aux choses par sa
volontй, comme nous l'avons vu plus haut. Or il n'est nullement requis, si Dieu
veut que sa bontй soit, qu'il veuille aussi que d'autres кtres soient produits
par lui. Car l'antйcйdent de cette proposition conditionnelle est nйcessaire,
mais non pas le consйquent. Nous avons montrй, en effet, au 1er Livre, que Dieu
veut nйcessairement que sa bontй soit mais non pas que les autres soient. Donc
la production des crйatures ne s'impose pas nйcessairement а la bontй divine. 3. Nous avons
montrй que Dieu ne donne pas l'кtre aux choses par nйcessitй de nature ou de
science, de volontй ou de justice. Aucune espиce de nйcessitй n'impose donc а
la bontй divine de produire les choses dans l'кtre. On peut dire cependant qu'il se le doit
par une sorte de convenance. Quant а la justice proprement dite, elle requiert
un dы nйcessaire: car ce qui est rendu а quelqu'un en justice, lui est dы par
nйcessitй de droit. Si donc on ne peut dire que la production des choses
йtait due en justice, d'une obligation qui ferait Dieu dйbiteur de la crйature,
pas davantage ne peut-on dire qu'elle l'йtait d'une obligation que Dieu aurait
eu par rapport а sa bontй, du moins si l'on parle de justice au sens strict. Au
contraire а prendre la justice au sens large, on peut parler de justice dans la
crйation des choses, en tant que cette crйation convient а la bontй divine. Mais si nous
considйrons la disposition divine selon laquelle Dieu a rйsolu dans son
intelligence et dans sa volontй de promouvoir les choses а l'existence, alors
la production des choses procиde nйcessairement de cette disposition divine.
Car il n'est pas possible que Dieu ayant rйsolu de faire quelque chose, il ne
l'accomplit pas ensuite: autrement sa rйsolution serait ou changeante ou
impuissante. Il est donc rigoureusement dы а sa rйsolution qu'elle soit accomplie.
Mais cette obligation n'atteint pas а la raison de justice proprement dite dans
la crйation des choses, oщ seul l'acte crйateur de Dieu doit кtre envisagй. Car
de soi а soi, il n'y a pas de justice stricte comme le montre le Philosophe au
Ve Livre de l'Ethique. On ne peut donc dire, en rigueur de termes, que
Dieu ait produit les choses dans l'кtre par obligation de justice pour cette
raison prйtendue que, dans sa science et dans sa volontй, il s'йtait dйterminй
а crйer. CHAP. 29 - Mais si l'on considиre la production de telle crйature en
particulier, on peut y trouver une obligation de justice tirйe du rapport de
cette crйature а une autre qui est premiиre: j'entends d'une prioritй non
seulement de temps mais de nature. Mais si l'on considиre la production de
telle crйature en particulier, on peut y trouver une obligation de justice
tirйe du rapport de cette crйature а une autre qui est primitive: j'entends
d'une prioritй non seulement de temps mais de nature. Ainsi donc aucune
raison de dette ne se vйrifie dans la production des premiers effets de Dieu.
Dans celle des suivants, on trouve une raison d'obligation, mais selon un ordre
inverse. Car si les кtres qui sont premiers а raison de leur nature le sont
aussi quant а l'existence, ce sont les derniers qui tirent leur nйcessitй des
premiers: il y a obligation en effet а ce que les causes йtant posйes, les
actions suivent par quoi elles produisent leurs effets. Mais si les кtres qui
sont premiers d'une prioritй de nature sont postйrieurs dans l'ordre de
l'existence, ce sont au contraire les premiers qui deviennent nйcessaires en
raison des seconds; ainsi le remиde doit exister d'abord, pour que la santй
s'ensuive. Cependant il y a ceci de commun dans les deux cas, que l'obligation
ou la nйcessitй se prend de l'кtre qui est premier selon la nature, et en
rйsulte pour celui qui vient aprиs selon le mкme ordre naturel. La nйcessitй
dйrivant de l'кtre qui vient aprиs dans l'existence, quoiqu'il soit premier
selon la nature, n'est pas une nйcessitй absolue mais seulement conditionnelle;
elle se formulerait ainsi: si cette chose doit se faire, il faut que telle
autre prйcиde. Selon cette sorte de nйcessitй, la raison
d'obligation se vйrifie donc de trois maniиres dans la production des crйatures: 1e L'obligation
conditionnelle s'йtend de l'ensemble de l'univers а chacune des parties
requises pour sa perfection. En effet, si Dieu a voulu que notre monde fыt, il
a йtй nйcessaire qu'il fit le soleil, la lune et toutes les autres choses sans
lesquelles le monde ne serait pas. 2e L'obligation conditionnelle se vйrifie
pour une crйature а partir d'une autre crйature. Si, par exemple, Dieu a voulu
qu'il y eыt des animaux et des plantes, il a dы faire les corps cйlestes qui
les conservent. Et s'il a voulu que l'homme existвt, il a dы faire les plantes,
les animaux et tout ce dont l'homme a besoin pour rйaliser sa perfection. Il
n'en reste pas moins que ceci et cela Dieu l'a fait parce qu'il l'a bien voulu. 3e La mкme
obligation conditionnelle se prend pour chaque crйature par rapport aux
parties, propriйtйs et accidents qui conditionnent son кtre mкme ou quelqu'une
de ses perfections. Ainsi, а supposer que Dieu voulыt crйer l'homme, ce fut
chose due, dans cette supposition, qu'il unit en lui un corps et une вme et
qu'il le dotвt de sens et tous autres moyens intйrieurs ou extйrieurs. Dans tous ces
cas, si l'on y regarde de prиs, on ne dit pas que Dieu doive quelque chose а sa
crйature, mais prйcisйment qu'il se doit а lui-mкme d'accomplir ce qu'il a
rйsolu. Il existe dans la nature une autre sorte de nйcessitй, selon laquelle
une chose est dite absolument nйcessaire. Cette nйcessitй dйpend de
causes qui sont premiиres dans l'ordre de l'existence, comme les principes
essentiels d'une chose et les causes efficientes ou motrices. Mais cette sorte
de nйcessitй ne joue pas dans la premiиre crйation des choses pour ce qui
regarde les causes efficientes. Car alors Dieu seul est cause efficiente,
puisqu'il n'appartient qu'а lui de crйer, comme nous l'avons vu. Or, dans la
crйation, Dieu n'agit pas par nйcessitй de nature mais par volontй, nous
l'avons montrй plus haut; et ce qui se fait par volontй ne peut avoir d'autre
nйcessitй que celle qui vient de la prйsupposition de la fin: de cette sorte de
nйcessitй, il est dы а la fin que cela existe par quoi on parvient а la fin. Mais pour ce qui
regarde les causes formelles et les causes matйrielles, rien n'empкche que se
vйrifie une nйcessitй absolue, mкme dans la premiиre crйation des choses. Ainsi
le fait que certains corps йtaient composйs d'йlйments entraоna nйcessairement
qu'ils fussent chauds ou froids. De mкme, qu'une surface fыt crййe de figure
triangulaire impliqua nйcessairement que la somme de ses angles йgalвt deux
droits. Cette nйcessitй est considйrйe selon l'ordre d'un effet а sa cause
crййe, matйrielle ou formelle. Par suite, on ne peut dire que Dieu doive
nйcessairement quelque chose, de cette sorte de nйcessitй, qui tombe bien
plutфt sur la crйature elle-mкme. Dans l'ordre de la propagation des choses, oщ
la crйature est cause efficiente, il peut exister une nйcessitй absolue venant
de la cause efficiente crййe: ainsi du mouvement solaire rйsulte nйcessairement
un certain changement dans les corps infйrieurs. Conformйment aux diffйrentes dйfinitions
de l'obligation que nous avons exposйes, on peut donc parler de justice
naturelle dans les choses, quant а leur crйation et quant а leur propagation.
C'est pourquoi l'on dit que Dieu a tout crйй et gouverne tout avec justice et
raison. Une double erreur est ainsi rйfutйe: celle d'abord qui, posant des
limites а la puissance divine, affirmait que Dieu ne peut faire que ce qu'il
fait, parce qu'il doit agir comme il le fait; puis, celle qui assure que tout
dйpend uniquement du simple vouloir de Dieu, sans qu'il y ait а chercher ou а dйterminer
quelque autre raison dans les choses elles-mкmes. 30: COMMENT IL PEUT Y AVOIR UNE NЙCESSITЙ ABSOLUE DANS LES
CRЙATURES
Bien
que toutes choses dйpendent de Dieu comme de leur cause premiиre, laquelle
n'est obligйe d'agir que dans l'hypothиse d'un dessein antйrieur, il ne
s'ensuit pas qu'il n'y ait dans les choses aucune nйcessitй absolue et que nous
devions reconnaоtre que tout est contingent. Ce qui aurait pu donner lieu а ce
dernier sentiment, c'est que les choses ne sont pas sorties de leur cause par
une nйcessitй absolue, et qu'on appelle contingent, dans le monde, un effet qui
procиde de sa cause sans nйcessitй. Mais nous allons voir que, parmi les choses
crййes, il y en a dont l'existence est simplement et absolument nйcessaire. 1. En effet, l'existence
de ces choses en lesquelles il n'y a pas de possibilitй an non-кtre est
purement et simplement nйcessaire. Or, certaines choses sont produites dans
l'кtre par Dieu de telle sorte que, dans leur nature, il y a puissance au
non-кtre. Ceci arrive du fait que la matiиre en elles est en puissance а une
autre forme. Donc les choses en lesquelles il n'y a pas de matiиre, ou bien,
s'il y en a, dans lesquelles elle n'est pas en puissance а une autre forme, ces
choses ne sont pas en puissance au non-кtre. Leur existence est donc purement
et simplement nйcessaire. Si l'on objecte que ce qui sort du nйant, de soi tend
au nйant et que, par suite, dans toute crйature il y a possibilitй de n'exister
pas, il est facile de rйpondre. En effet, les choses crййes sont dites tendre
au nйant de la mкme maniиre qu'on les dit sorties du nйant, а savoir par la
puissance de la seule cause agente. Il n'y a donc pas dans les choses crййes
elles-mкmes de puissance au non-кtre, mais c'est dans le Crйateur qu'existe la
puissance de leur donner l'кtre ou de cesser de le leur donner, puisqu'il
n'agit pas par nйcessitй de nature dans la production des choses mais par
volontй, comme nous l'avons vu. 2. Dиs lа que les choses crййes procиdent
dans l'кtre de par la volontй divine, elles doivent кtre telles que Dieu a
voulu qu'elles fussent. Or, dire que Dieu a produit les choses dans l'кtre par
volontй et non par nйcessitй, n'empкche pas qu'il ait voulu que certaines
choses fussent nйcessairement et d'autres d'une maniиre contingente, et cela
pour qu'il y eыt dans le monde une diversitй ordonnйe. Rien ne s'oppose donc а
ce que certaines choses produites par la volontй divine soient nйcessaires. 3. Il convient а
la perfection divine d'avoir imprimй sa ressemblance dans les choses crййes, sauf
en ce qui rйpugne а la notion d'кtre crйй. En effet, il est d'un agent parfait
de produire semblable а soi dans la mesure du possible. Or la nйcessitй de
l'existence ne s'oppose pas, absolument parlant, а la notion d'кtre crйй: rien
n'empкche, en effet, qu'une chose soit nйcessaire qui a cependant une cause de
sa nйcessitй, comme, par exemple, les conclusions dйmontrйes. Rien donc
n'empкche que certaines choses aient йtй produites par Dieu de telle sorte que
leur existence fыt nйcessaire purement et simplement. Bien plus, c'est lа un
tйmoignage de la perfection divine. 4. Plus une chose est йloignйe de celui
qui est l'кtre par soi, c'est-а-dire de Dieu, et plus elle est proche du
non-кtre. Et donc plus un кtre est proche de Dieu et plus il s'йloigne du non-кtre.
Or, les кtres dйjа existants sont proches du non-кtre quand ils ont en eux une
possibilitй de n'exister pas. Donc ceux qui sont le plus proches de Dieu et, de
ce fait, le plus йloignйs du non-кtre, doivent кtre tels, pour la perfection de
l'ordre des choses, qu'il n'y ait pas en eux de puissance au non-кtre. De tels
кtres sont nйcessaires, absolument parlant. Donc certaines crйatures possиdent
l'кtre d'une maniиre nйcessaire. Il faut donc savoir que si l'on envisage
l'universalitй des choses crййes, en tant qu'elles йmanent du premier principe,
on reconnaоt qu'elles dйpendent de la volontй et non d'une nйcessitй de ce
principe, autre qu'une nйcessitй de supposition, comme on l'a vu. Si, au
contraire, on les compare а leurs principes prochains, on trouve qu'elles sont
soumises а une nйcessitй absolue. Rien n'empкche en effet que certains
principes ne soient produits sans nйcessitй aucune, et que, leur existence
йtant donnйe, tel effet nйcessaire ne s'ensuive; ainsi la mort de cet animal
est absolument nйcessaire, pour cette raison qu'il a йtй formй d'йlйments
contraires, bien qu'il n'y eыt pas nйcessitй absolue а ce qu'il fыt ainsi
composй de contraires. De mкme, que telles natures de choses fussent produites
par Dieu, cela fut volontaire, mais que, йtant donnй ce qu'elles sont, telle
chose en provienne ou existe, voilа qui est absolument nйcessaire. C'est de multiple
maniиre, а partir de causes diverses, que la nйcessitй se vйrifie dans les
choses crййes. En effet, une chose ne pouvant кtre sans ses principes
essentiels, qui sont la matiиre et la forme, tout ce qui appartient а cette
chose en raison de ses principes essentiels doit кtre soumis а une absolue
nйcessitй. Or, en raison de ces principes, selon qu'ils sont principes d'кtre,
la nйcessitй absolue se vйrifie dans les choses de trois maniиres. 1. Par rapport а
l'кtre auquel les principes appartiennent. La matiиre, selon ce qu'elle est,
est de l'кtre en puissance; d'autre part ce qui peut кtre, peut aussi ne pas
кtre; il en rйsulte qu'il existe nйcessairement certaines choses corruptibles
de par leur rapport а la matiиre: ainsi l'animal, parce qu'il est composй de
contraires; le feu, de mкme, parce que sa matiиre peut recevoir des contraires. Quant а la forme,
elle est acte, selon ce qu'elle est, et par elle les choses existent en acte.
Pour cette raison, c'est d'elle que rйsulte en certaines choses la nйcessitй de
leur кtre. Cela arrive: 1e parce que ces choses sont des formes existant hors
de la matiиre, et qui, pour cette raison, ne sont pas en puissance au non-кtre,
mais sont toujours par leur forme en exercice d'existence: c'est le cas des
substances sйparйes; 2e parce que les formes de ces choses comblent par leur
perfection toute la puissance de la matiиre, de telle sorte qu'il ne reste pas
de puissance а une autre forme, ni par consйquent au non-кtre: ainsi en va-t-il
pour les corps cйlestes. Dans les кtres, au contraire, oщ la forme ne remplit
pas toute la puissance de la matiиre, il reste encore en celle-ci puissance а
une autre forme. Et par suite, il n'y a pas en ces кtres nйcessitй d'existence,
mais la force d'exister rйsulte en eux de la victoire de la forme sur la
matiиre, comme on le voit dans les йlйments et dans les кtres qui en sont
composйs. La forme de l'йlйment, en effet, ne joint pas la matiиre selon toute
l'ampleur du pouvoir de celle-ci, car la matiиre ne peut recevoir la forme d'un
йlйment que parce qu'elle est soumise а l'autre terme de la contrariйtй. Quant
а la forme du mixte, elle atteint la matiиre en tant que celle-ci est disposйe
selon un mode dйterminй de mйlange. Or ce doit кtre le mкme sujet qui reзoit
les contraires et tous les intermйdiaires rйsultant du mйlange des extrкmes. Il
est donc manifeste que tout ce qui a un contraire ou se compose de contraires
est corruptible. Ce qui n'est pas de cette sorte est sempiternel, а moins qu'il
ne se corrompe par accident, comme les formes non subsistantes, qui ont l'кtre
par le fait qu'elles existent dans la matiиre. 2. Des principes essentiels rйsulte dans
les choses une nйcessitй absolue par relation aux parties de la matiиre ou de
la forme, s'il arrive que ces principes, dans certains кtres, ne soient pas
simples. En effet, la matiиre propre de l'homme йtant un corps mixte, d'une
certaine complexion et organisation, il est absolument nйcessaire que l'homme
ait en soi chacun des йlйments, des humeurs et des principaux organes de ce
corps. De mкme, si l'homme est un animal raisonnable et mortel, et que telle
soit la nature ou la forme de l'homme, il est nйcessaire qu'il soit et animal
et raisonnable. 3. Il y a, dans les choses, nйcessitй absolue si l'on
considиre le rapport des principes essentiels aux propriйtйs qui dйcoulent de
la matiиre ou de la forme. Ainsi, il est nйcessaire que la scie soit dure parce
qu'elle est en fer, et que l'homme soit capable d'кtre enseignй. Quant а la
nйcessitй qui vient de l'agent, elle se prend ou par rapport а l'agir lui-mкme,
ou par rapport а l'effet qui en rйsulte. 1. Au premier point de vue, elle est
semblable а celle que l'accident reзoit des principes essentiels. De mкme, en
effet, que d'autres accidents dйcoulent de la nйcessitй des principes
essentiels, ainsi l'action procиde de la nйcessitй de la forme par laquelle
l'agent est en acte: il agit en effet dans la mesure oщ il est en acte. Cependant
cela se produit diffйremment pour l'action qui demeure dans l'agent - comme
l'intellection et le vouloir - et pour l'action qui passe dans un autre, comme
la calйfaction. Dans le premier genre d'action, c'est de la forme
seule par laquelle l'agent est en acte que dйcoule la nйcessitй de son action:
pour кtre, l'action n'a besoin de rien d'extrinsиque qui soit son terme. Ainsi
lorsque le sens est mis en acte par l'espиce sensible, il est nйcessaire qu'il
sente; de mкme quand l'intelligence est en acte par l'espиce intelligible. Dans le second
cas, la nйcessitй de l'action rйsulte de la forme quant а la puissance d'agir:
si le feu est chaud, il est nйcessaire qu'il ait la puissance de chauffer, mais
il n'est pas nйcessaire qu'il йchauffe, car il peut en кtre empкchй de
l'extйrieur. Il importe peu dans cette question que l'agent soit unique et
suffise а l'action par sa forme, ou qu'il faille rйunir plusieurs agents en vue
d'une action unique, comme plusieurs hommes tirant un bateau. En effet tous ne
forment qu'un seul agent, actualisй par leur concours а une mкme action. 2. La nйcessitй
qui dйcoule de la cause agente ou motrice dans l'effet ou dans le mobile, ne
dйpend pas seulement de la cause agente, mais aussi de la condition du mobile
lui-mкme ou de l'кtre qui reзoit l'action de l'agent. Cet кtre, ou bien il
n'est d'aucune maniиre en puissance а recevoir l'effet d'une telle action comme
la laine, dont on ne saurait faire une scie; ou bien sa puissance est empкchйe
par des agents contraires, ou par des dispositions contraires inhйrentes au
mobile, ou par des formes constituant un obstacle qui l'emporte sur la
puissance active de l'agent: ainsi le fer ne se liquйfie pas sous l'action d'un
feu dйbile. Il faut donc, pour que l'effet se produise, qu'il y ait, dans le
patient, puissance а recevoir et, dans l'agent, victoire sur le patient, qui
fasse passer celui-ci а une disposition contraire. Si l'effet rйsultant dans le patient de la
victoire de l'agent sur lui est contraire а la disposition naturelle du patient,
il y aura nйcessitй de coaction, comme lorsqu'on lance une pierre en l'air. Si
au contraire nulle opposition n'existe dans la disposition naturelle du sujet,
il n'y aura pas nйcessitй de coaction, mais seulement nйcessitй d'ordre naturel:
ainsi, le mouvement du ciel, qui a pour principe un agent extrinsиque, mais ne
va pas cependant contre la disposition naturelle du mobile, n'est pas un
mouvement violent mais naturel. Il en est de mкme pour l'altйration des corps
infйrieurs par les corps cйlestes, car il y a dans ces corps infйrieurs une
inclination naturelle а recevoir l'impression des corps supйrieurs. Ainsi
encore dans la gйnйration des йlйments: la forme а introduire par la gйnйration
n'est pas contraire а la matiиre premiиre, qui est le sujet de la gйnйration,
bien qu'elle soit contraire а la forme qui doit кtre expulsйe: en effet, ce
n'est pas en tant qu'elle existe sous une forme contraire que la matiиre est le
sujet de la gйnйration. De tout ceci il rйsulte que la nйcessitй provenant de
la cause agente dйpend en certains cas de la disposition de l'agent seulement;
en certains autres de la disposition de l'agent et du patient. Si donc telle
disposition qui entraоne nйcessairement l'effet est absolument nйcessaire et
dans l'agent et dans le patient, il y aura nйcessitй absolue dans la cause
agente, comme en ce qui agit nйcessairement et toujours. Si cette disposition
n'est pas absolument nйcessaire mais sujette а disparaоtre, il n'y aura pas de
nйcessitй venant de la cause agente, sauf si la disposition requise pour
l'action existe des deux cфtйs. Ainsi en va-t-il pour les кtres empкchйs
quelquefois dans leur activitй ou par manque de force ou а cause de la violence
de quelque contraire; ce qui fait qu'ils n'agissent pas toujours et
nйcessairement, mais seulement dans la majoritй des cas. De la cause
finale rйsulte la nйcessitй dans les choses de deux maniиres: 1. En tant que
cette cause est premiиre dans l'intention de l'agent. A ce point de vue, la
nйcessitй qui vient de la fin est la mкme que celle qui vient de l'agent:
l'agent, en effet, agit pour autant qu'il vise la fin, aussi bien dans l'ordre
de la nature que dans celui de la volontй. Car dans l'ordre naturel,
l'intention de la fin relиve de l'agent en raison de sa forme, par laquelle la
fin lui convient: c'est donc selon la vigueur de la forme que la chose
naturelle doit tendre а sa fin, comme c'est dans la mesure de son poids que le
corps lourd tend vers le centre. Dans l'ordre volontaire, la volontй incline а
agir pour la fin dans la mesure oщ elle vise la fin, bien qu'elle ne soit pas
toujours inclinйe а faire ceci ou cela - qui est moyen par rapport а la fin -
autant qu'elle dйsire la fin, lorsque cette fin peut кtre obtenue non seulement
par ces moyens mais par d'autres. 2. La nйcessitй rйsulte de la fin en tant
que derniиre dans l'кtre. Cette nйcessitй n'est pas absolue mais
conditionnelle, comme lorsque nous disons que la scie doit кtre en fer si on
veut qu'elle fasse _uvre de scie. 31: IL N'EST PAS NЙCESSAIRE QUE LES CRЙATURES AIENT TOUJOURS
EXISTЙ
Il
nous reste а montrer, en partant de ce qui vient d'кtre dit, qu'il n'est pas
nйcessaire que les choses aient йtй crййes de toute йternitй. 1. En effet, si
l'ensemble des crйatures, ou seulement quelqu'une d'entre elles doit
nйcessairement exister, il faut que cette nйcessitй, on l'ait par soi ou par un
autre. Or on ne peut l'avoir par soi. Nous avons montrй, en effet, que tout
кtre doit venir du premier кtre. Mais ce qui n'a pas l'кtre par soi, il est
impossible qu'il tienne de soi la nйcessitй de son кtre, car ce qui existe
nйcessairement ne peut pas ne pas кtre. Et ainsi ce qui tient de soi la
nйcessitй de son кtre a aussi de soi qu'il ne puisse кtre non existant, et, par
suite, a de soi, qu'il ne soit pas non-кtre, et donc qu'il soit кtre. Mais si cette
nйcessitй de la crйature vient d'un autre, il faut qu'elle vienne de quelque
cause qui soit extrinsиque, car tout ce que l'on envisage d'intrinsиque а la
crйature tient son кtre d'un autre. Or la cause extrinsиque est efficiente ou
finale. De la cause efficiente dйcoule la nйcessitй de l'effet lorsqu'il est
nйcessaire que l'agent agisse: c'est en effet par l'action de l'agent que
l'effet dйpend de la cause efficiente. Si donc il n'est pas nйcessaire que
l'agent produise tel effet, celui-ci ne sera pas absolument nйcessaire. Or Dieu
n'agit pas par quelque nйcessitй lorsqu'il produit les crйatures, comme nous
l'avons montrй plus haut. Il n'est donc pas absolument nйcessaire que la
crйature soit, de cette nйcessitй du moins qui vient de la cause efficiente. Pas davantage
cette nйcessitй ne saurait venir de la cause finale. En effet, ce qui est
ordonnй а la fin ne reзoit de nйcessitй de la fin que si cette fin, ou bien ne
peut кtre sans lui, comme la conservation de la vie sans la nourriture, ou bien
ne peut кtre aussi heureusement, comme le voyage sans le cheval. Or la fin de
la volontй divine pour laquelle les choses vinrent а l'existence ne saurait
кtre que sa propre bontй, comme nous l'avons montrй au Livre 1er. Cette bontй
ne dйpend pas des crйatures, ni quant а son кtre, puisqu'elle est nйcessaire
par soi, ni quant а son mieux-кtre, dиs lа qu'elle est par soi absolument
parfaite: toutes choses que nous avons vues plus haut. Il n'est donc pas
absolument nйcessaire que la crйature existe. Et par suite il n'est pas
nйcessaire de dire que la crйature a toujours existй. 2. Ce qui procиde de la volontй n'est pas
absolument nйcessaire, sauf dans le cas oщ il est nйcessaire que la volontй le
veuille. Or, nous avons prouvй que, ce n'est pas par nйcessitй de nature, mais
par volontй que Dieu produit les crйatures dans l'кtre; et ce n'est pas
nйcessairement qu'il veut qu'elles soient (Livre I). Il n'est donc pas
absolument nйcessaire que la crйature soit, ni, par consйquent, qu'elle ait
toujours existй. 3. Nous avons montrй que Dieu n'agit pas par quelque
action qui soit hors de lui, qui sortirait comme de lui pour aboutir а la
crйature, comme la calйfaction qui йmane du feu et passe dans le bois. Mais son
vouloir est son agir, et les choses sont comme Dieu veut qu'elles soient. Or,
il n'est pas nйcessaire que Dieu veuille que la crйature soit depuis toujours,
puisqu'il n'est mкme pas nйcessaire que Dieu veuille que la crйature existe
seulement (Livre I). Il n'est donc pas nйcessaire que la crйature ait toujours
йtй. 4.
Rien ne procиde nйcessairement d'un agent volontaire qu'en raison de quelque
devoir. Or, nous l'avons montrй dйjа, Dieu n'a aucun devoir а l'йgard de sa
crйature, si l'on envisage absolument la production de l'univers. Ce n'est donc
pas par nйcessitй que Dieu crйe. Par suite, il n'est pas nйcessaire, si Dieu
est йternel, qu'il ait produit le monde de toute йternitй. 5. Nous avons
montrй que la nйcessitй absolue dans les choses crййes ne se dйfinit pas par
rapport au premier principe qui existe nйcessairement par soi, а savoir Dieu,
mais par rapport а d'autres causes dont l'existence n'est pas nйcessaire par
soi. Or, la nйcessitй d'un rapport а ce qui n'existe pas nйcessairement par soi
n'oblige pas une chose а кtre depuis toujours. En effet, si quelqu'un court, il
s'ensuit qu'il est mы, mais il n'est pas pour autant nйcessaire qu'il soit mы
de toute йternitй, dиs lа que le fait de courir lui-mкme n'est pas nйcessaire
par soi. Rien n'oblige donc les crйatures а exister depuis toujours. 32: RAISONS, VUES DU COTЙ DE DIEU, DE CEUX QUI VEULENT PROUVER
L'ЙTERNITЙ DU MONDE
Mais
parce que beaucoup ont pensй que le monde existe nйcessairement et depuis
toujours, et parce qu'ils se sont efforcйs de le dйmontrer, il nous reste а
prйsenter leurs raisons pour montrer qu'elles ne concluent pas nйcessairement а
l'йternitй du monde. Nous dirons d'abord les raisons que l'on prend du cфtй de
Dieu, puis celles qui se tirent du cфtй de la crйature; enfin, celles qui se
prennent du mode de production des choses, selon lequel nous disons qu'elles
ont commencй d'exister. Voici les raisons tirйes du cфtй de Dieu pour montrer
l'йternitй du monde. 1. Tout agent qui n'agit pas toujours est mы par soi
ou par accident. Par soi, comme le feu qui ne brыlait pas toujours, commence de
brыler, ou bien parce qu'on vient de l'allumer, ou bien parce qu'on vient de le
dйplacer pour le mettre au contact du combustible. Par accident, comme le
principe moteur de l'animal commence de mouvoir celui-ci en raison d'un nouveau
changement qui s'est produit en lui. Changement venant de l'intйrieur comme
lorsque l'animal commence de se mouvoir parce que, sa digestion terminйe, il
s'est rйveillй; changement venant de l'extйrieur, comme lorsque surviennent des
actions qui incitent а entreprendre quelque nouvelle opйration. Or Dieu ne se
meut ni par soi ni par accident, comme nous l'avons prouvй au Livre 1. Il agit
donc toujours de la mкme maniиre. Or c'est par son action que les choses crййes
sont йtablies dans l'кtre: elles existent donc depuis toujours. 2. L'effet
procиde de sa cause agente par l'action de cette cause. Or l'action de Dieu est
йternelle: sans cela il passerait de la puissance d'agir а l'exercice de
l'action, et il faudrait alors qu'il soit mis en acte par quelque agent
antйrieur: ce qui est impossible. Donc les choses crййes par Dieu le sont de
toute йternitй. 3. La cause suffisante йtant posйe, l'effet suit
nйcessairement. En effet, Si la cause йtant posйe, il n'est pas nйcessaire que
l'effet s'ensuive, il sera donc possible que, la cause existant, l'effet soit
ou ne soit pas; la consйcution de l'effet а la cause ne sera que possible. Or
ce qui n'est que possible a besoin d'un autre qui le fasse passer а l'acte. Il
faudra alors requйrir quelque cause dont l'action amиne l'effet а l'acte; c'est
donc que la premiиre cause n'йtait pas suffisante. Mais Dieu est cause
suffisante de la production des crйatures; autrement il ne serait pas cause,
mais plutфt en puissance par rapport а une cause: il ne deviendrait cause en
fait que par quelque appoint, ce qui est manifestement impossible. Il semble
donc nйcessaire que Dieu йtant йternel la crйation aussi soit depuis toujours. 4. Celui qui agit
par volontй ne diffиre d'exйcuter ses projets que parce que certaines choses
rйservйes par l'avenir ne sont pas encore prйsentes. Ce que l'on attend ainsi
regarde quelquefois l'agent lui-mкme, comme lorsqu'on attend qu'il soit
accompli en force pour agir; ou bien que disparaisse quelque obstacle а sa
puissance. Dans d'autres cas l'attente porte sur quelque chose d'extйrieur,
comme la prйsence de celui qui doit assister а l'action. Enfin parfois on
attend seulement la prйsence du temps opportun, qui n'est pas encore lа. Car si
la volontй est parfaite, la puissance exйcute immйdiatement, quand il n'y a en
elle aucun dйfaut: ainsi le commandement de la volontй est suivi sans retard du
mouvement des membres а moins que la puissance motrice qui doit exйcuter le
mouvement ne soit dйficiente. De tout ceci il rйsulte que, lorsque quelqu'un veut
faire une chose, et que celle-ci ne se rйalise pas sur le champ, c'est qu'il y
a dans la puissance un dйfaut auquel il faut remйdier, ou bien c'est que la
volontй n'est pas achevйe par rapport а cette chose qu'elle veut faire. Je dis
que la volontй est achevйe lorsqu'elle veut, de toute maniиre et absolument,
faire une chose dйterminйe; la volontй est imparfaite ou inachevйe quand on ne
veut pas de maniиre absolue faire telle chose, mais seulement lorsque telle
condition, encore absente, sera donnйe, ou bien lorsque tel obstacle actuel
aura disparu. Or il est clair que tout ce que Dieu veut maintenant qu'il soit,
il a voulu de toute йternitй qu'il fыt, car aucun mouvement nouveau de volontй
ne peut lui advenir. De plus, il ne peut y avoir aucun dйfaut ou obstacle а sa
puissance; ni rien d'autre ne pouvait кtre attendu pour la production de l'кtre
universel, puisqu'il n'y a rien d'incrйй en dehors de lui seul, comme nous
l'avons montrй plus haut. Il semble donc nйcessaire que la crйature ait йtй
produite de toute йternitй. 5. Un кtre qui agit par intelligence ne prйfиre une
chose а une autre que parce que la premiиre l'emporte en valeur. Mais, oщ il
n'y a pas de diffйrence, il n'y a pas de prййminence, ni, par consйquent, de
prйfйrence d'une chose а une antre. C'est pourquoi, d'un agent йgalement
disposй а l'йgard de l'une ou l'autre chose, aucune action ne sortira; pas plus
que de la matiиre: un tel pouvoir, en effet, est semblable а la puissance de la
matiиre. Or, il ne saurait y avoir de diffйrence entre non-кtre et non-кtre;
par suite, tel non-кtre ne peut кtre prйfйrй а tel autre. - D'autre part, en
dehors de l'universalitй des crйatures, il n'y a que l'йternitй de Dieu. Et
dans le nйant, on ne peut assigner telle ou telle diffйrence entre les moments
qui exigerait que la crйation ait lieu а un moment plutфt qu'а un autre. On ne
le peut davantage dans l'йternitй, qui est toute uniforme et simple, comme nous
l'avons montrй au Livre I. Il reste alors que la volontй de Dieu soit
indiffйrente а l'йgard de l'acte crйateur durant toute l'йternitй. Sa volontй
est donc que la crйature ne soit jamais constituйe sous son йternitй ou qu'elle
le soit depuis toujours. Or il est manifeste que sa volontй n'est pas que la
crйature ne soit jamais constituй sous son кtre йternel, puisque les crйatures
ont йtй йtablies dans l'кtre par la volontй divine. Il faut donc en conclure,
semble-t-il, que la crйation a toujours existй. 6. Ce qui est moyen par rapport а la fin,
tire sa nйcessitй de la fin: principalement dans l'ordre des choses
volontaires. Il faut donc que, si la fin ne change pas, les moyens ne varient
pas non plus, ou soient produits de la mкme faзon tant que ne survient pas un
changement dans leur rapport а la fin. Or la fin des crйatures qui procиdent de
la volontй de Dieu est la bontй divine, seule fin possible de la divine
volontй. Donc, comme la bontй divine est toujours la mкme pendant l'йternitй,
et en elle-mкme et par rapport а la volontй divine, il semble que les crйatures
soient produites dans l'кtre par la volontй divine de la mкme maniиre pendant
toute l'йternitй, car on ne peut dire qu'une nouvelle relation а la fin leur
soit advenue, si l'on soutient qu'elles n'йtaient absolument pas avant un temps
dйterminй oщ elles auraient commencй d'кtre. 7. Dиs lа que la bontй divine est
absolument parfaite, lorsqu'on dit que toutes choses sont sorties de Dieu а
cause de sa bontй, on n'entend pas qu'il lui en soit revenu quelque chose, mais
on veut signifier qu'il est de sa bontй de se communiquer autant qu'il est
possible: ce qui est une preuve de cette mкme bontй. Comme toutes choses
participent de la bontй de Dieu en tant qu'elles possиdent l'кtre, plus elles
ont de durйe et plus elles participent de la bontй de Dieu: ce qui fait dire
que l'кtre perpйtuel de l'espиce est divin. Or la bontй divine est
infinie. Il lui appartient donc de se communiquer infiniment et non pas
seulement pour un temps dйterminй. Il semble donc qu'il soit de la bontй divine
que certaines crйatures aient toujours existй. Voilа donc les raisons, prises du cфtй de
Dieu, qui semblent prouver que les crйatures ont toujours йtй. 33: RAISONS DE CEUX QUI VEULENT PROUVER L'ЙTERNITЙ DU MONDE А
PARTIR DES CRЙATURES
Il y a
d'autres arguments qui, du point de vue des crйatures, paraissent dйmontrer la
mкme chose. 1. En effet, les кtres qui ne sont pas en puissance au non-кtre, il est
impossible qu'ils ne soient pas. Or il existe certaines crйatures en lesquelles
il n'y a pas de puissance au non-кtre. Car il n'y a de puissance au non-кtre
que dans les кtres qui ont une matiиre sujette а la contrariйtй. En effet la
puissance а l'кtre et au non-кtre est puissance а la privation et а la forme,
qui ont toutes deux pour sujet la matiиre: la privation est toujours jointe а
la forme contraire, dиs lа qu'il est impossible que la matiиre soit sans aucune
forme. Or il existe certaines crйatures dans lesquelles il n'y a pas de matiиre
sujette а la contrariйtй, ou bien parce qu'elles n'ont aucune espиce de
matiиre, comme les substances intellectuelles - nous le montrerons plus loin -
ou bien parce qu'elles n'ont pas de contraire, comme les corps cйlestes ainsi
que le prouve leur mouvement, qui n'a pas de contraire. Il est donc certaines
crйatures dont la non-existence est impossible: aussi faut-il qu'elles soient
depuis toujours. 2. Toute chose persiste dans l'кtre а proportion de
sa puissance а exister, а moins d'une intervention accidentelle, comme dans le
cas des corruptions par violence. Or il est certaines crйatures en lesquelles
se trouve une puissance а exister non pas pour un temps dйterminй, mais pour
toujours, comme les corps cйlestes et les substances intellectuelles: ces кtres
sont en effet, incorruptibles n'ayant pas de contraires en eux. Il reste donc
qu'il leur appartient d'кtre toujours. Or ce qui commence d'кtre n'est pas
toujours. Par consйquent il n'appartient pas а ces кtres de commencer
d'exister. 3. Chaque fois qu'une chose commence d'кtre mue, il faut que le moteur,
ou le mobile, ou les deux, soient, lorsque le mouvement se fait, autrement
qu'ils n'йtaient avant qu'il se fоt: il y a en effet une proportion ou une
sorte de relation du moteur au mobile, en tant que le moteur exerce son action,
et nous savons qu'une relation ne surgit pas sans le changement des deux
extrкmes, ou du moins de l'un d'entre eux. Or ce qui est autrement maintenant
et avant est mы. Il faut donc qu'avant le mouvement qui vient de commencer, un
autre mouvement ait prйcйdй dans le mobile ou dans le moteur. Tout mouvement,
par suite, ou bien sera йternel, ou bien sera prйcйdй d'un autre mouvement. Le
mouvement a donc toujours йtй, et donc aussi les mobiles. Ainsi les crйatures
ont toujours existй, car Dieu est absolument immobile. 4. Tout agent qui engendre semblable а soi
vise а perpйtuer dans l'espиce l'кtre qui ne peut se conserver йternellement
dans l'individu. Or il est impossible qu'une tendance naturelle soit vaine. Il
faut donc que les espиces des кtres produits par gйnйration soient
perpйtuelles. 5. Si le temps est perpйtuel, le mouvement doit l'кtre aussi, car le
temps est le nombre du mouvement. Par suite, les mobiles sont
perpйtuels, puisque le mouvement est l'acte d'un mobile. Or le temps
doit кtre perpйtuel. On ne peut en effet concevoir le temps sans un maintenant,
pas plus qu'on ne peut concevoir la ligne sans le point. Or le maintenant
est toujours la fin d'un passй et le commencement d'un futur c'est
lа la dйfinition du maintenant. Ainsi tout maintenant donnй a le
temps avant et aprиs soi, et donc ne peut кtre premier ou dernier. Ainsi
faut-il que ces mobiles que sont les substances crййes soient depuis toujours. 6. Il n'y a pas
de milieu entre l'affirmation et la nйgation. Si donc la nйgation d'une chose
entraоne sa position, cette chose devra кtre toujours. Or le temps est de cette
sorte. Car, si le temps n'a pas toujours йtй, il faut concevoir son non-кtre
avant son кtre; de mкme, s'il ne doit pas toujours durer, il faut que son
non-кtre succиde а son кtre. Or l'avant et l'aprиs dans la durйe ne peuvent pas
кtre sans le temps, car le temps est le nombre de l'avant et de l'aprиs. Ainsi
faudra-t-il que le temps ait йtй avant qu'il ne commenзвt, et qu'il soit aprиs
qu'il aura cessй d'exister. Le temps est donc йternel. Or le temps n'est qu'un
accident; il ne peut exister sans sujet. Son sujet ne pouvant кtre Dieu, qui
est au-dessus du temps puisqu'il est absolument immobile, il faut que quelque
substance crййe soit йternelle. 7. Il y a beaucoup de propositions telles
que celui qui les nie les pose par le fait mкme: ainsi qui nie que la vйritй
soit, pose que la vйritй est, car il affirme que la nйgation qu'il profиre est
vraie. Il en va de mкme pour celui qui nie le principe: les contradictoires
ne peuvent кtre ensemble; car en niant ce principe il dit que sa nйgation
est vraie et l'affirmation opposйe fausse, et par suite que les deux
propositions ne se vйrifient pas au sujet du mкme. Si donc ce dont la nйgation
entraоne la position doit exister toujours, il s'ensuit que les propositions
susdites, et toutes celles qui en dйcoulent sont йternelles. Or ces
propositions ne sont pas Dieu. Il faut donc qu'en dehors de Dieu il y ait de
l'йternel. Ces raisons et d'autres semblables, envisagйes au point de vue des
crйatures, йtabliraient que celles-ci sont йternelles. 34: RAISONS PRISES DU COTЙ DE LA PRODUCTION DU MONDE POUR PROUVER
SON ЙTERNITЙ
On
peut trouver encore de nouvelles raisons, prises cette fois du cфtй de la
production des choses, en vue de fonder la mкme conclusion. En effet, ce que
tout le monde dit ne saurait кtre totalement faux. Car l'opinion fausse est
comme une faiblesse de l'esprit, de mкme qu'un jugement faux, au sujet d'un
sensible propre, provient de la faiblesse du sens. Or les dйfauts sont
accidentels, йtant en dehors de l'intention de la nature. Mais ce qui est
accidentel ne peut se rйaliser toujours et en toutes choses: le jugement du
goыt universel au sujet des saveurs ne peut кtre faux. De mкme le jugement
gйnйral en matiиre de vйritй ne peut кtre faux. Or la pensйe commune de tous
les philosophes est que rien ne vient du nйant. Ce jugement est donc vrai.
Par consйquent, s'il y a quelque chose de produit, il faut qu'il l'ait йtй
d'une autre chose. Et si celle-ci est йgalement produite, il faut encore que ce
soit а partir d'une troisiиme. Mais on ne peut rйtrograder ainsi а l'infini,
car aucune gйnйration ne pourrait alors s'accomplir, puisqu'il n'est pas
possible de traverser un infini d'intermйdiaires. Il faut donc en venir а un
premier qui n'ait pas йtй produit. Or tout кtre qui n'a pas toujours existй
doit avoir йtй produit. Il est par suite nйcessaire que ce premier d'oщ
viennent toutes choses soit йternel. Mais ce premier n'est pas Dieu, qui ne
peut кtre la matiиre de rien, comme nous l'avons prouvй au Livre I. Il reste
alors qu'en dehors de Dieu il existe quelque chose d'йternel, а savoir la
matiиre premiиre. 2. Si une chose n'est pas maintenant la mкme
qu'auparavant, c'est qu'elle a йtй mue de quelque maniиre, car кtre mы, c'est ne
pas se trouver de la mкme maniиre maintenant et avant. Or tout ce qui
commence d'exister n'existe pas maintenant et avant de la mкme maniиre. Ce
commencement vient donc de quelque mouvement ou changement. Or tout mouvement
ou changement existe dans un sujet: c'est l'acte d'un mobile. Mais le
mouvement est antйrieur а ce qui se fait par le mouvement, puisque c'est а cela
qu'il aboutit; il faut donc qu'avant toute chose produite existe un sujet
mobile. Et comme on ne peut remonter а l'infini, il faut s'arrкter а quelque
premier sujet qui ne commence pas d'exister mais est depuis toujours. 3. Tout ce qui
commence d'exister, avant qu'il soit, il йtait possible qu'il fыt. Sinon, il
йtait impossible qu'il fыt et nйcessaire qu'il ne fыt pas. Et ainsi il aurait
йtй toujours non existant et jamais n'aurait commencй d'кtre. Mais ce qui peut
кtre est un sujet, кtre en puissance. Il faut donc qu'avant tout
commencement d'кtre existe un sujet qui soit кtre en puissance. Et comme on ne
peut aller ainsi а l'infini, il est nйcessaire de requйrir un premier sujet qui
n'ait pas commencй d'exister. 4. Aucune substance n'est stable pendant qu'elle se
fait: elle se fait pour кtre, et ne se ferait donc pas si dйjа elle йtait. Mais
tandis qu'elle se fait, il faut qu'existe un sujet de la rйalisation: cette
rйalisation, en effet, est un accident, qui ne peut exister sans sujet. Donc
tout ce qui se fait prйsuppose quelque sujet. On ne peut dans cet ordre
remonter а l'infini: il s'ensuit que le premier sujet n'est pas fait, mais
йternel. D'oщ il rйsulte qu'il y a autre chose d'йternel que Dieu, dиs lors que
Dieu ne saurait кtre sujet de production ou de mouvement. Telles sont les
raisons de ceux qui prйtendent avoir dйmontrй qu'il est nйcessaire que les
choses crййes aient toujours existй. En quoi ils contredisent а la foi
catholique, qui professe que rien n'est йternel en dehors de Dieu, mais que
tout a eu un commencement sauf Dieu, le seul йternel. 35: RЙPONSES AUX OBJECTIONS, ET D'ABORD А CELLES QUI SONT PRISES
DU COTЙ DE DIEU
Il
faut donc montrer que les raisons susdites ne sont pas dйcisives. Et d'abord
celles qui sont prises du cфtй de l'agent. 1. Il n'est pas en effet nйcessaire de
conclure que Dieu est mы par soi ou par accident si ses effets commencent
absolument d'exister, comme le premier argument le prйtendait. En effet, la
nouveautй de l'effet peut indiquer une modification de l'agent dans la mesure
oщ elle dйmontre la nouveautй de l'action, car il ne peut y avoir dans l'agent
de nouvelle action sans qu'il soit mы de quelque maniиre, et, pour le moins, du
repos а l'acte. Mais la nouveautй de l'effet divin ne prouve pas qu'il y ait
nouveautй d'action en Dieu, dиs lа que son action est son essence, comme nous
l'avons montrй plus haut. Par consйquent la nouveautй de l'effet ne saurait
prouver le fait d'un changement dans l'agent divin. 2. Et pourtant il n'est pas nйcessaire, si
l'action du premier agent est йternelle, que son effet soit йternel, comme le
voulait le deuxiиme argument. Nous avons montrй en effet que Dieu agit par
volontй dans la production des choses, mais sans qu'intervienne une autre
action divine, contrairement а ce qui se passe en nous, oщ l'action de la force
motrice est intermйdiaire entre l'acte de la volontй et son effet, comme nous
l'avons vu plus haut: l'intellection et le vouloir divins doivent кtre
identifiйs avec son action productrice. Or, l'effet de l'intelligence et de la
volontй procиde selon la dйtermination de l'intelligence et le commandement de
la volontй. Mais, de mкme que l'intelligence dйtermine toute autre condition de
la chose faite, ainsi le temps de sa production doit-il кtre prescrit par elle.
L'art en effet ne dйtermine pas seulement qu'une chose sera telle, mais qu'elle
sera а tel moment, comme le mйdecin fixe l'heure de la potion. Et donc, si le
vouloir de ce mйdecin йtait par lui-mкme capable de produire l'effet, celui-ci
apparaоtrait, fruit d'une volontй antйcйdente, sans qu'intervienne de nouvelle
action. Rien n'empкche donc d'affirmer que l'action de Dieu est йternelle,
contrairement а son effet, qui n'existe qu'au moment fixй par Dieu de toute
йternitй. 3. Nous voyons aussi par lа que bien que Dieu soit la cause suffisante
de la production des choses dans l'кtre, il n'est pas nйcessaire que ses effets
soient йternels sous prйtexte que lui-mкme est йternel, comme le concluait le
troisiиme argument. En effet dиs que la cause suffisante est posйe son effet
suit, mais non pas un effet йtranger а la cause: cela proviendrait de
l'insuffisance de la cause, comme si, une source de chaleur ne chauffait pas.
Or l'effet propre de la volontй est que soit cela mкme que la volontй veut; par
exemple, s'il se produisait autre chose que ce que la volontй veut, on ne le
dirait pas un effet propre de celle-ci mais quelque chose d'йtranger а elle. Or la volontй,
avons-nous dit, ne veut pas seulement qu'une chose soit telle, mais aussi
qu'elle se produise а tel moment. Et donc, pour que la volontй soit cause suffisante,
il n'est pas nйcessaire que l'effet existe en mкme temps qu'elle mais au moment
qui lui a йtй fixй par elle. Il en va autrement pour les effets qui procиdent
d'une cause agissant par nature, car l'action naturelle se produit par le fait
mкme qu'existe la nature dont elle procиde, de sorte que l'кtre de la cause
entraоne celui de son effet. Or la volontй n'agit pas selon le mode de son
кtre, mais selon le mode de son intention. Et par suite, de mкme que l'effet
d'un agent naturel dйcoule de l'кtre de l'agent si celui-ci est assez puissant,
ainsi l'effet de l'agent volontaire dйpend de la dйtermination de son dessein. 4. Il rйsulte de
ces considйrations qu'on ne peut dire, comme le voulait le quatriиme argument,
que l'effet de la volontй divine subit un retard, parce qu'il n'existe pas
depuis toujours comme la volontй dont il procйda. Car ce n'est pas seulement
l'existence de l'effet qui dйpend de la volontй divine, mais le moment de son
apparition. Donc, le fait que la crйature n'existe qu'а tel moment, n'implique
pas un retard dans l'accomplissement de la volontй divine, car la crйature a
commencй d'exister au moment fixй par Dieu de toute йternitй. 5. Avant le
commencement du monde crйй, il n'y a nulle diversitй а envisager dans les
parties d'une certaine durйe, comme le supposait le cinquiиme argument. Le nйant n'a ni
mesure ni durйe. Et la durйe de Dieu, qui est l'йternitй, n'est pas faite de
parties, mais est absolument simple, n'ayant ni avant ni aprиs, puisque Dieu
est immuable, ainsi que nous l'avons montrй au Livre I. Il ne faut donc
pas rйfйrer le commencement du monde crйй а divers йlйments de quelque mesure
prйexistante auxquels le commencement des choses pourrait convenir ou non, si
bien qu'il faudrait, dans l'agent, une raison qui l'eыt fait crйer а tel moment
prйcis de la durйe, plutфt qu'а tel autre, avant ou aprиs. Cette raison
serait exigible s'il existait quelque durйe, divisible en parties, en dehors de
toute l'_uvre crййe, comme il arrive pour les agents particuliers qui
produisent leurs effets dans le temps, mais ne produisent pas le temps
lui-mкme. Or Dieu produit ensemble la crйature et le temps. Il n'y a donc pas а
se demander, au sujet de la crйation, pourquoi maintenant et non avant, mais
seulement pourquoi pas toujours, comme le montre un exemple tirй du lieu. En
effet les corps particuliers sont produits dans un lieu dйterminй comme ils le
sont dans un temps donnй, et, parce que le temps et le lieu qui les contiennent
leur sont extйrieurs, il doit y avoir une raison pour laquelle ils sont
produits dans ce lieu et en ce temps plutфt qu'ailleurs et а un autre moment.
Mais si l'on considиre la sphиre cйleste tout entiиre, en dehors de laquelle il
n'y a pas de lieu, et avec laquelle est produit le lieu universel de toutes
choses, il n'y a pas а se demander pourquoi elle a йtй constituйe ici et non
lа. Et c'est parce qu'ils croyaient devoir chercher cette raison, que certains
versиrent dans l'erreur de l'infini corporel. Ainsi donc, dans la production de
tout le monde crйй, en dehors duquel il n'y a pas de temps et avec lequel le
temps est produit, il n'y a pas а se demander pourquoi maintenant et non avant,
car cela nous amиnerait а concйder que le temps est infini; il faut seulement
se demander pourquoi pas toujours, ou pourquoi aprиs le non-кtre, ou pourquoi
avec un commencement donnй. 6. Pour rйpondre а cette question, un sixiиme
argument se prйsentait tirй du cфtй de la fin, qui seule peut entraоner la
nйcessitй dans ce qui procиde de la volontй. Or la fin de la volontй divine ne
peut кtre que sa bontй. Mais cette volontй n'agit pas pour donner l'existence а
cette fin comme l'artisan agit pour rйaliser son _uvre: la bontй de Dieu, en
effet, est йternelle et immuable, de sorte que rien ne peut lui кtre ajoutй. Pas davantage ne
peut-on dire que Dieu agit en vue de son mieux-кtre. Ni enfin pour se donner
cette fin, comme un roi qui combat pour gagner une ville. Dieu, en effet, est
lui-mкme sa bontй. Il reste alors que Dieu agisse pour une fin en tant qu'il
produit un effet en vue de le faire participer а cette fin. Par consйquent,
dans une telle maniиre de produire les choses pour une fin, le rapport
invariable de la fin а l'agent ne doit pas кtre considйrй comme une raison
d'йternitй pour l'_uvre; il faut plutфt envisager le rapport de la fin а
l'effet qui est produit en vue de la fin, de telle sorte que l'effet soit
produit selon qu'il est ordonnй pour le mieux а la fin. Donc, de ce que la fin
se comporte invariablement par rapport а l'agent, on ne peut conclure que
l'effet soit йternel. 7. Il n'est pas non plus nйcessaire que l'effet divin
ait toujours existй sous prйtexte qu'ainsi il serait mieux ordonnй а la fin,
comme voulait l'йtablir le septiиme argument; car la convenance du rapport а la
fin est plus grande si l'effet n'a pas toujours existй. En effet tout agent
produisant son effet pour que celui-ci participe а sa forme, vise а imprimer en
lui sa ressemblance. Il convenait donc а la volontй divine de crйer en vue
d'une participation а sa bontй, de telle sorte que la crйature reprйsentвt par
sa ressemblance la divine bontй. Or cette reprйsentation ne peut se faire sur
un plan d'йgalitй comme il en va dans la causalitй univoque, au point qu'il
aurait fallu que de l'infinie bontй sortissent des effets йternels. Mais
l'excиs de la bontй divine sur la crйature йclate souverainement du fait que
les crйatures n'ont pas toujours йtй. Il rйsulte en effet clairement de lа que
toutes choses en dehors de Dieu l'ont pour auteur de leur кtre, que sa
puissance n'est pas liйe а la production de tels ou tels effets, comme la
nature est liйe par rapport aux siens, et donc qu'il agit par volontй et
intelligence: toutes positions contraires а celles admises par ceux qui
croyaient а l'йternitй de la crйation. Ainsi donc il n'y a rien du cфtй de
l'agent qui nous oblige а admettre l'йternitй des crйatures. 36: RЙPONSE AUX OBJECTIONS TIRЙES DES CRЙATURES
Il n'y
a rien non plus du cфtй des crйatures qui nous oblige а admettre leur йternitй. 1. En
effet la nйcessitй d'кtre que l'on observe dans le monde crйй, et qui fonde le
premier argument en faveur de l'йternitй du monde, est une nйcessitй d'ordre.
Or cette espиce de nйcessitй ne requiert pas que celui а qui elle s'applique
ait toujours existй. En effet, bien que la substance du ciel, par cela mкme
qu'elle n'est pas en puissance au non-кtre, possиde une nйcessitй d'existence,
cette nйcessitй cependant est consйcutive а sa substance. Et donc, cette
substance existant dйjа, une telle nйcessitй implique l'impossibilitй pour elle
de n'кtre pas, mais elle ne fait pas qu'il soit impossible que le ciel ne fыt
pas, lorsqu'on se place au point de vue de la production de la substance du
ciel. 2.
De mкme, la puissance а кtre toujours, d'oщ procйdait le deuxiиme argument,
prйsuppose la production de la substance. Par suite, dиs lа qu'il s'agit de la
production de la substance du ciel, une telle puissance а durer toujours ne
peut fournir un argument dйcisif. 3. Le troisiиme argument ne nous oblige
pas non plus а reconnaоtre l'йternitй du mouvement. Nous avons vu en effet que,
sans changer lui-mкme, il est possible que l'agent divin fasse du nouveau qui
ne soit pas йternel. Mais si une chose peut кtre produite par lui en sa
nouveautй, il est clair qu'il en est de mкme du mouvement: la nouveautй du
mouvement dйcoulant alors de la disposition d'une volontй йternelle qui dйcrиte
la non-йternitй de ce mouvement. 4. L'intention des agents naturels visant
а la perpйtuitй des espиces, sur laquelle s'appuyait le quatriиme argument,
prйsuppose aussi l'existence mкme de ces agents naturels. Et, par suite, cette
raison ne vaut que pour les choses de la nature existant dйjа, et non pas pour
la production mкme des choses. Nous verrons plus tard s'il est nйcessaire
d'admettre que la gйnйration des choses durera toujours. 5. Le cinquiиme
argument tirй de la nature du temps prйsuppose l'йternitй du mouvement plus
qu'elle ne le prouve. Comme, en effet, selon la doctrine d'Aristote, l'avant et
l'aprиs, et la continuitй du temps sont consйcutifs а l'avant et l'aprиs du
mouvement et а sa continuitй, il est йvident que le mкme instant est а la fois
principe du futur et fin du passй, parce qu'une position dйterminйe dans le
mouvement est principe et fin des diverses parties du mouvement. Il ne sera
donc nйcessaire que tout instant en soit lа, que si toute position dйterminйe
dans le mouvement est mйdiane entre un avant et un aprиs: ce qui serait
supposer le mouvement йternel. Mais si l'on admet que le mouvement n'est pas
йternel, on peut dire que le premier instant du temps est principe du futur
mais non la fin d'aucun passй. Et qu'on ne dise pas que de placer dans la
succession du temps un maintenant qui soit principe et non fin rйpugne а
cette succession, sous prйtexte que la ligne, dans laquelle on peut situer un
point qui soit principe et non fin, est stable et non fluente. Car mкme dans un
mouvement particulier, qui n'est pas stable non plus, mais fluent, on peut
fixer quelque position qui soit principe du mouvement seulement et non fin;
sans cela tout mouvement serait perpйtuel, ce qui est impossible. 6. Que la
non-existence du temps soit posйe avant son existence, si le temps commence, ne
nous oblige pas а dire que l'existence du temps est posйe par cela mкme qu'on
le dit non-existant comme le concluait le sixiиme argument. Car l'antйrioritй
que nous envisageons avant que le temps ne fыt, ne pose pas quelque partie du
temps dans la rйalitй mais seulement en imagination. En effet, lorsque nous
disons que le temps a l'кtre aprиs le non-кtre, nous entendons qu'il n'y
eut aucune partie du temps avant cet instant dйterminй: comme lorsque nous
disons qu'au-dessus du ciel il n'y a rien nous n'entendons pas qu'il
existe quelque lieu en dehors du ciel qui puisse кtre dit au-dessus du ciel,
mais seulement qu'il n'y a pas de lieu au-dessus de lui. Des deux maniиres
l'imagination peut appliquer а une chose existante une mesure qui ne prouve pas
plus l'йternitй du temps qu'elle ne prouve l'infinitй de la quantitй
corporelle, comme on le voit au IIIe Livre de la Physique. 7. La vйritй des
propositions que doit reconnaоtre celui-lа mкme qui les nie, comme l'affirmait
le septiиme argument, implique la nйcessitй du rapport qui existe entre le
prйdicat et le sujet. Par consйquent, elle ne prouve pas que quelque chose
doive кtre toujours, sauf peut-кtre l'intelligence divine, qui est la source de
toute vйritй, ainsi que nous l'avons montrй au Livre I.
Il est donc manifeste que les
raisons tirйes des crйatures n'obligent pas а reconnaоtre l'йternitй du monde. 37: RЙPONSES AUX OBJECTIONS TIRЙES DE LA PRODUCTION MКME DES
CHOSES
Il
nous reste а montrer que, du cфtй de la production des choses, il n'y a pas non
plus de raison qui oblige а admettre l'йternitй du monde. 1. La position
commune des philosophes reconnaissant que du nйant rien ne se fait, et
sur laquelle s'appuyait le premier argument, est vraie au point de vue de ce
devenir auquel ils pensaient. En effet, toute notre connaissance commenзant par
le sens, qui a pour objet le singulier, la pensйe humaine est allйe des
considйrations particuliиres aux universelles. C'est ainsi qu'en cherchant le
principe des choses, les premiers penseurs ne considйrиrent que la production
particuliиre des кtres, se demandant comment ce feu ou cette pierre se
produisait. Et alors, considйrant plus superficiellement qu'il n'aurait fallu
le devenir des choses, ils conclurent que celles-ci ne se produisaient que
selon certaines dispositions accidentelles, comme le rare, le dense et
autres dispositions semblables, affirmant par suite que le devenir n'йtait rien
d'autre qu'une altйration, pour cette raison qu'ils voyaient toutes
choses se produire а partir d'un кtre en acte. Les penseurs qui suivirent,
considйrant plus profondйment la production des choses, parvinrent au devenir
substantiel, et conclurent qu'il n'est pas nйcessaire qu'une chose soit
produite а partir d'un кtre en acte - si ce n'est accidentellement - mais
seulement, et par soi, а partir d'un кtre en puissance. Ce devenir qui s'entend
d'un кtre а partir de n'importe quel autre, est la production d'un кtre
particulier; celui-ci est produit en tant que tel кtre, homme ou feu, mais non
en tant qu'кtre universellement: un кtre, en effet, existait d'abord qui a йtй
changй en ce dernier. Enfin, pйnйtrant plus profondйment dans la genиse des
кtres, ils considйrиrent la sortie de tout l'кtre crйй d'une premiиre cause:
sortie dont nous avons montrй plus haut les raisons. Or, dans cette sorte
d'йmanation de tout l'кtre а partir de Dieu, il n'est pas possible qu'une chose
devienne а partir de quelque autre prйexistante, car il ne s'agirait pas alors
de la production de tout l'кtre crйй. Cette sorte de production, les premiers
philosophes de la nature ne purent la concevoir, car ils pensaient communйment
que du nйant rien ne se fait. Ou, si certains y parvinrent, ils surent
que le nom de faction ne lui convenait pas au sens propre, pour cette
raison que ce mot implique mouvement ou changement et que, dans cette sortie de
tout l'кtre а partir d'un кtre premier, on ne peut voir la transmutation d'un
кtre en un autre, comme nous l'avons montrй. C'est pour cela qu'il n'appartient
pas au philosophe de la nature de considйrer cette origine des choses, mais au
mйtaphysicien, qui considиre l'кtre commun et ce qui abstrait du mouvement.
Cependant nous appliquons aussi ce mot de faction а cette origine
premiиre par une sorte de mйtaphore, et nous disons faite toute essence
ou nature qui tire son origine d'un autre. 2. D'aprиs cela, il est clair que le
deuxiиme argument, tirй de la notion de mouvement, ne conclut pas
nйcessairement. Car la crйation ne peut кtre appelйe changement que par
mйtaphore, selon qu'on imagine que la crйature a l'кtre aprиs le non-кtre. En
cette maniиre de parler, une chose est dite venir d'une autre mкme quand il n'y
a aucune transmutation d'une chose en une autre, mais par le seul fait qu'une
chose vient aprиs une autre: on dit ainsi que le jour vient de la nuit. L'analyse
du mouvement, sur laquelle se fonde l'argument, ne fait rien а la chose, car ce
qui n'est d'aucune maniиre n'existe pas de telle ou telle maniиre, et l'on ne
peut donc conclure que, lorsqu'il commence d'кtre, il est maintenant
autrement qu'avant. 3. Ceci montre йgalement qu'il n'est pas nйcessaire
qu'une puissance passive prйexiste а tout l'кtre crйй, comme le voulait le
troisiиme argument. Cette condition est en effet nйcessaire pour les кtres qui
arrivent par mouvement а l'existence: le mouvement йtant l'acte de ce qui
est en puissance. Or il fut possible que l'кtre crйй existвt, avant qu'il
ne fыt, par la puissance d'un agent qui lui a donnй d'exister; ou encore en raison
du rapport de termes auxquels on ne voit aucune rйpugnance а кtre unis: cette
derniиre possibilitй йtant appelйe selon nulle puissance, comme on le
voit dans le Philosophe au Ve Livre de la Mйtaphysique. En effet,
l'attribut qu'est l'кtre ne rйpugne pas а ce sujet qu'est le monde ou
l'homme, comme le commensurable rйpugne au diamиtre. Il en
rйsulte qu'il n'y a pas, pour l'кtre crйй, impossibilitй а кtre, et, par suite,
que cet кtre йtait possible avant qu'il ne fыt, sans aucune puissance
antйcйdente. Au contraire, dans les кtres qui se font par mouvement, il faut
d'abord que cela fыt possible par le fait de quelque puissance passive, comme
l'enseigne le Philosophe а leur sujet au VIIe Livre de la Mйtaphysique. 4. On voit par lа
que le quatriиme argument ne conclut pas non plus. Car le devenir d'une chose
ne coexiste pas а l'кtre de cette chose, dans ce qui se fait par mouvement et
dont le devenir implique succession, tandis que, dans ce qui se fait sans
mouvement, le devenir ne prйcиde pas l'кtre. Il apparaоt donc clairement que rien
n'empкche d'affirmer que le monde n'a pas toujours existй. C'est l'enseignement
de la foi catholique: Gen. I, 1: Au commencement Dieu crйa le ciel et
la terre. Et: Prov. VIII, 12, il est dit de Dieu: Avant qu'il
n'eыt rien fait au commencement... 38: RAISONS QUE CERTAINS FONT VALOIR POUR PROUVER LA NON-ЙTERNITЙ
DU MONDE
Il est
certains arguments que d'aucuns font valoir en faveur de la non-йternitй du
monde. Ils se ramиnent а ceci: 1. On a dйmontrй que Dieu est la cause premiиre de
tout. Or la cause doit prйcйder dans la durйe les кtres qui sont le rйsultat de
son action. 2. Dиs lа que tout l'кtre est crйй par Dieu, on ne peut dire qu'il est
fait de quelque autre кtre, et par suite il est fait de rien. Il a donc l'кtre
aprиs le non-кtre. 3. L'infini ne se traverse pas. Or si le monde avait
toujours existй, il aurait maintenant traversй un nombre infini de positions,
car ce qui est passй a йtй traversй, et le nombre est infini des jours ou des
rйvolutions solaires passйs, si le monde est йternel. 4. Il s'ensuivrait qu'а l'infini on
pourrait ajouter quelque chose, puisque chaque jour on ajoute aux jours passйs
ou aux rйvolutions solaires. 5. On pourrait procйder а l'infini dans l'ordre des
causes efficientes, si la gйnйration des кtres a toujours existй: ce qu'il faut
bien admettre si le monde existe depuis toujours, car la cause du fils
est le pиre, et la cause de celui-ci, un autre, et ainsi а l'infini. 6. Il y aurait un
nombre infini d'кtres, а savoir les вmes immortelles des hommes, en nombre
infini, qui sont morts. Ces raisons parce qu'elles ne concluent pas avec une
absolue nйcessitй, bien qu'elles aient quelque probabilitй, il suffit de les
mentionner, afin que la foi catholique ne paraisse pas fondйe sur de vaines
raisons plutфt que sur la trиs sыre doctrine divine. Pour prйvenir cela il
semble opportun de montrer comment rйpondent а ces raisons ceux qui croient а
l'йternitй du monde. 1. Que l'agent doive nйcessairement prйcйder
l'effet qui est causй par son opйration, comme on le dit d'abord, cela se
vйrifie lorsque l'agent produit une chose par mouvement, car l'effet ne se
rйalise qu'au terme du mouvement, et il faut bien que l'agent soit dиs le dйbut
du mouvement. Mais lorsque l'agent opиre en un instant, cette nйcessitй ne joue
pas: ainsi а l'instant mкme oщ le soleil paraоt а l'horizon, il illumine notre
hйmisphиre. 2. La deuxiиme raison n'est pas non plus efficace. А la proposition: une
chose se fait d'une autre, ce qu'il faut opposer contradictoirement,
si on ne l'accorde pas, c'est: une chose ne se fait pas d'une autre et
non pas: une chose se fait de rien, а moins qu'on ne l'entende au sens
de la premiиre contradictoire. On ne peut donc conclure qu'une chose est
produite aprиs son non-кtre. 3. La troisiиme raison n'est pas non plus dйcisive.
En effet l'infini, bien qu'il ne soit pas tout entier en acte, peut bien
exister successivement, car tout infini ainsi considйrй est fini. Donc tout
cycle prйcйdent a pu кtre traversй, car il fut fini. Quant а tous les cycles
ensemble, si le monde avait toujours existй, ils n'auraient pas de premier. Et
ainsi il n'y aurait pas de passage, puisqu'il faut toujours deux extrкmes pour
cela. 4.
La quatriиme raison est faible. Car rien n'empкche qu'on ajoute а l'infini, de
ce cфtй oщ il est fini. Or de ce que le temps est considйrй comme йternel, il
s'ensuit qu'il est infini du cфtй de l'avant, mais fini du cфtй de l'aprиs:
le prйsent est, en effet, le terme du passй. 5. La cinquiиme raison ne prouve pas.
Procйder а l'infini dans l'ordre des causes agentes est considйrй comme
impossible par les philosophes quand il s'agit de causes qui agissent en mкme
temps, car il faudrait que l'effet dйpende d'un nombre infini d'actions
existant simultanйment. Les causes de ces actions seraient infinies par soi,
car leur infinitй serait requise pour expliquer l'effet. Mais, dans les causes
qui n'agissent pas ensemble, la rйgression а l'infini n'est pas impossible pour
ceux qui supposent les gйnйrations perpйtuelles. Cette infinitй est
accidentelle aux causes: il est, en effet, accidentel au pиre de Socrate qu'il
soit ou non le fils d'un autre. Mais il n'est pas accidentel au bвton, en tant
qu'il meut la pierre, d'кtre mы par la main. Car il meut en tant que mu. 6. Ce que l'on
objecte а propos des вmes est plus sйrieux. Cependant l'argument n'est pas trиs
efficace, car il prйjuge de beaucoup de choses. En effet, certains
protagonistes de l'йternitй du monde pensaient que les вmes humaines ne
survivaient pas au corps. D'autres croyaient que de toutes les вmes il ne reste
qu'un intellect sйparй: « agent », selon les uns, ou mкme
« possible », selon d'autres. Quelques-uns admettaient un cycle parmi
les вmes, pensant qu'aprиs un certain nombre de siиcles les mкmes вmes
reprenaient un corps. Enfin d'autres ne trouvent pas inadmissible que l'infini
existe en acte dans les кtres qui ne constituent pas un certain ordre. Mais on peut
montrer plus efficacement la non-йternitй du monde en considйrant la fin de la
volontй divine, dont nous avons dйjа parlй plus haut. En effet la fin de la
volontй divine dans la production des choses est sa bontй, en tant qu'elle est
manifestйe par ses effets. Or la puissance de Dieu et sa bontй se manifestent
excellemment par le fait que les кtres autres que Dieu n'ont pas toujours йtй.
Cela montre en effet avec йvidence que les autres choses que Dieu tiennent leur
кtre de lui, dиs lа qu'elles n'ont pas toujours existй. On voit aussi que Dieu
n'agit pas par nйcessitй de nature et que sa puissance est infinie dans son
action. Il convenait donc souverainement а la bontй divine de donner un
commencement dans la durйe aux choses crййes. D'aprиs ce qui vient d'кtre dit, nous
pouvons йviter diverses erreurs de philosophes paпens. Certains d'entre eux ont
admis l'йternitй du monde; d'autres l'йternitй de la matiиre du monde, а partir
de laquelle, а un moment donnй, le monde commenзa d'кtre engendrй, soit par le
fait du hasard, soit par l'intervention de quelque intelligence, ou encore par
amour ou dispute. Toutes ces positions supposent quelque chose d'йternel en
dehors de Dieu: ce qui est incompatible avec la foi catholique. DISTINCTION DES CRЙATURES39: LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DU HASARD
Aprиs
en avoir terminй avec ce qui regarde la production des choses, il nous reste а
йtudier leur distinction. Et d'abord il faut montrer que la distinction des
choses ne vient pas du hasard. 1. En effet, le hasard n'existe que dans le domaine
des choses qui peuvent кtre autrement: ce qui arrive nйcessairement et
toujours, nous ne disons pas qu'il vient du hasard. Or nous avons montrй qu'il
est certaines choses crййes dont la nature ne comporte pas de possibilitй au
non-кtre: ainsi les substances immatйrielles et celles qui ne sont pas formйes
de contraires. Il est donc impossible que leurs substances proviennent du
hasard. Or c'est par leurs substances qu'elles sont distinctes les unes des
autres. Cette distinction ne procиde donc pas du hasard. 2. Le hasard ne
se rencontrant que dans l'ordre du contingent, et le principe de cette
contingence йtant la matiиre non la forme, qui, au contraire, dйtermine а une
seule chose la puissance de la matiиre, on en conclut que les кtres dont la
distinction vient de la forme ne se distinguent pas par hasard, mais, seulement
et peut-кtre, ceux dont la distinction a la matiиre pour principe. Or la
distinction des espиces vient de la forme; celle des individus d'une mкme
espиce vient de la matiиre. Donc la distinction des choses selon leur espиce ne
peut venir du hasard; cependant il est possible que celle de certains individus
ait le hasard pour principe. 3. Comme la matiиre est principe et cause des choses
fortuites, le hasard peut exister dans la production de ce qui est engendrй de
la matiиre. Or nous avons vu que la premiиre promotion des choses dans
l'existence ne suppose pas de matiиre antйcйdente. Elle ne laisse donc aucune
place au hasard. Mais la premiиre production des choses implique nйcessairement
distinction, puisqu'il est beaucoup de choses crййes qui ne s'engendrent ni les
unes des autres, ni de quelque йlйment commun, dиs lа qu'elles n'ont pas mкme
matiиre. Il n'est donc pas possible que la distinction des choses vienne du
hasard. 4. La cause par soi prйcиde la cause accidentelle. Si donc ce qui est
postйrieur vient d'une cause par soi et dйterminйe, on ne peut dire
raisonnablement que ce qui est premier procиde d'une cause accidentelle et
indйterminйe. Or la distinction des choses prйcиde naturellement le mouvement
et les opйrations des choses: mouvements et opйrations dйterminйs appartenant а
des choses dйterminйes et distinctes. Mais les mouvements et les opйrations des
choses viennent de causes par soi et dйterminйes puisque, toujours ou le plus
souvent, elles procиdent de leurs causes de la mкme maniиre. Donc la
distinction des choses vient d'une cause par soi et dйterminйe, non du hasard,
qui est une cause par accident et indйterminйe. 5. La forme de toute rйalitй qui procиde
d'un agent intelligent et volontaire est visйe par cet agent. Or l'universalitй
des crйatures a Dieu pour auteur, qui agit par volontй et par intelligence,
comme il est йvident d'aprиs ce qui prйcиde, et d'ailleurs, il ne peut y avoir
dans sa puissance quelque dйfaut qui l'empкcherait de rйaliser son intention,
puisque cette puissance est infinie. Il faut donc que la forme de l'univers ait
йtй visйe et voulue par Dieu. Par suite, elle ne vient pas du hasard, car nous
appelons hasard ce qui arrive en dehors de l'intention de l'agent. Mais cette
forme de l'univers consiste dans la distinction et l'ordre de ses parties. La
distinction des choses ne vient donc pas du hasard. 6. Ce qui est bon et excellent dans un
effet est la fin de sa production. Or la bontй et l'excellence de l'univers
consistent dans l'ordre mutuel de ses parties: ce qui implique distinction.
C'est, en effet, par cet ordre que l'univers est constituй en son tout, qui est
ce qu'il y a de meilleur en lui. C'est donc cet ordre des parties de l'univers,
et leur distinction, qui est la fin de la production de l'univers. La
distinction des choses ne vient donc pas du hasard. L'Йcriture Sainte professe cette vйritй:
la Genиse, I, aprиs cette affirmation: Au commencement Dieu crйa le
ciel et la terre, ajoute: Dieu sйpara la lumiиre des tйnиbres, et de
mкme pour les autres choses, afin de montrer que non seulement la crйation des
choses mais aussi leur distinction est l'_uvre de Dieu, non celle du hasard, et
comme le bien et l'excellence de l'univers. D'oщ la suite: Dieu vit toutes
les choses qu'il avait faites et elles йtaient trиs bonnes. Ainsi est rйfutйe
l'opinion des anciens philosophes de la nature qui ne reconnaissaient que la
seule et unique cause matйrielle, d'oщ procйdaient toutes choses par raretй et
densitй. Ceux-ci, en effet, йtaient contraints de dire que la distinction des
choses que nous voyons dans l'univers ne venait pas de l'intention ordonnatrice
de quelqu'un mais du mouvement fortuit de la matiиre. L'opinion de Dйmocrite et de Leucippe est
aussi йcartйe. Ces philosophes admettaient un nombre infini de principes
matйriels, а savoir des corps indivisibles de mкme nature, mais diffйrents par
leur figure, leur ordre, leur position, et dont la rencontre - qui devait кtre
fortuite, puisqu'ils niaient la cause agente - causait la diversitй des choses,
en raison de ces trois diffйrences des atomes: la figure, l'ordre, la position.
Il s'ensuivait que la distinction des choses йtait fortuite. Ce qui est
manifestement faux d'aprиs ce que nous venons de dire. 40: LA MATIИRE N'EST PAS LA CAUSE PREMIИRE DE LA DISTINCTION DES
CHOSES
Ce que
nous avons vu met aussi en йvidence que la distinction des choses ne relиve pas
de la diversitй de la matiиre comme de sa cause premiиre. 1. En effet, de
la matiиre rien de dйterminй ne peut venir si ce n'est fortuitement, pour cette
raison que la matiиre est en puissance а beaucoup de choses. Que si, de toutes
ces choses, une seule arrive, ce ne peut кtre que rarement. Or c'est lа le
caractиre de ce qui se produit par hasard, surtout si on йcarte de l'agent
toute intention. Mais nous avons montrй que la distinction des choses ne vient
pas du hasard. Il reste donc qu'elle ne vient pas de la diversitй de la matiиre
comme de sa cause premiиre. 2. Ce qui vient de l'intention d'un agent ne relиve
pas de la matiиre comme de sa cause premiиre. En effet, la cause agente prйcиde
la matiиre dans l'exercice de la causalitй, car la matiиre ne devient cause en
acte qu'en tant qu'elle est mue par l'agent. Par consйquent, si quelque effet
rйsulte de la disposition de la matiиre et de l'intention de l'agent, il ne
dйpend pas de la matiиre comme d'une cause premiиre. C'est pourquoi nous voyons
que ce qui se ramиne а la matiиre comme а sa cause premiиre est en dehors de
l'intention de l'agent: ainsi les monstres et les autres dйsordres de la
nature. Quant а la forme, elle procиde de l'intention de l'agent. On le
reconnaоt au fait que l'agent produit semblable а soi selon la forme, et si
cela n'arrive pas toujours, la cause en est au hasard, en raison de la matiиre.
Les formes ne rйsultent donc pas de la disposition de la matiиre comme d'une
cause premiиre, mais, au contraire, les matiиres sont disposйes de telle sorte
que puissent exister telles et telles formes. Or la distinction des choses
selon leur espиce se fait par la forme. Par suite, la distinction des choses ne
vient pas de la diversitй de la matiиre comme de sa cause premiиre. 3. La distinction
des choses ne peut venir de la matiиre que pour les кtres qui supposent une
matiиre antйcйdente. Or il est beaucoup de choses distinctes entre elles qui ne
peuvent se faire а partir d'une matiиre prйexistante. Ainsi les corps cйlestes,
qui n'ont pas de contraire, comme le prouve leur mouvement. Donc la premiиre
cause de la distinction des choses ne peut кtre la diversitй de la matiиre. 4. Tous les кtres
qui, ayant une cause de leur existence, se distinguent entre eux, ont une cause
de leur distinction: toute chose, en effet, parvient а l'кtre dans la mesure
mкme oщ elle devient une, indivisйe en elle-mкme et divisйe des autres. Mais si
la matiиre est cause de la distinction des choses par sa diversitй, il faut
supposer que les matiиres sont distinctes en elles-mкmes. Or il est certain que
toute matiиre reзoit son кtre d'un autre, dиs lа que tout ce qui existe de
quelque maniиre que ce soit, vient de Dieu, comme nous l'avons montrй. Donc il
y a autre chose qui est cause de distinction dans les matiиres. Par suite la
premiиre cause de la distinction des choses ne peut кtre la diversitй de la
matiиre. 5. Tout кtre intelligent agit pour le bien: il n'accomplit donc pas le
meilleur en vue de ce qui vaut moins, mais l'inverse. Pour la nature, il en va
de mкme. Or toutes choses procиdent de Dieu, agent intelligent, comme nous
l'avons vu. Les choses viles sont donc, de par Dieu, pour les meilleures, et
non l'inverse. Or la forme est plus noble que la matiиre, йtant sa perfection
et son acte. Donc Dieu ne produit pas telles formes des choses а cause de
telles matiиres, mais plutфt telles matiиres pour que telles formes existent.
La distinction des espиces dans les choses, distinction dont la forme est le
principe, n'existe donc pas а cause de la matiиre; ce sont les matiиres qui ont
йtй crййes diverses pour qu'elles conviennent а des formes diverses. Ainsi est йcartйe
l'opinion d'Anaxagore, qui croyait а une infinitй de principes matйriels, mкlйs
dans une confusion initiale, et que l'intelligence aurait ensuite sйparйs pour
constituer la distinction des choses. Sont de mкme rйfutйs les autres
philosophes qui admettaient divers principes matйriels comme cause de la
distinction des choses. 41: LA CONTRARIЙTЙ DES AGENTS N'EXPLIQUE PAS LA DISTINCTION DES
CHOSES
Ce que
nous venons de dire permet de montrer encore que la cause de la distinction des
choses n'est ni la diversitй ni la contrariйtй des agents. 1. En
effet, si les agents divers d'oщ provient la diversitй des choses sont ordonnйs
entre eux, il faut qu'il existe une cause unique de cet ordre, car plusieurs
кtres ne sont unis que par quelque chose d'un. Et ainsi, ce principe
ordonnateur sera la cause premiиre et une de la distinction des choses. Si les
agents divers ne sont pas ordonnйs entre eux, leur concours а la production de
la diversitй des choses sera accidentel. La distinction des choses sera donc
fortuite. Or nous avons montrй le contraire prйcйdemment. 2. De causes
diverses non ordonnйes entre elles ne procиdent pas des effets ordonnйs, si ce
n'est accidentellement: en effet, des кtres divers, en tant que tels, ne font
pas une unitй. Or il est des choses diverses qui prйsentent un ordre entre
elles ne venant pas du hasard puisque, le plus souvent, l'une est aidйe par
l'autre. Il est donc impossible que la distinction de choses ainsi ordonnйes
ait pour cause la diversitй d'agents non ordonnйs entre eux. 3. Les кtres qui
ont une cause de leur distinction ne peuvent кtre la cause premiиre de la
distinction des choses. Mais si l'on envisage plusieurs agents, йgalement
causes, il faut qu'ils aient une cause de leur distinction: ils ont en effet,
une cause de leur кtre, dиs lа que tous les кtres viennent d'un premier et
unique кtre - nous l'avons montrй plus haut. Or, nous avons vu que c'est le
mкme principe qui est cause d'existence pour une chose et cause de sa
distinction des autres. Il ne se peut donc que la premiиre cause de la
distinction des choses soit la diversitй des agents. 4. Si la diversitй des choses procиde de
la diversitй ou de la contrariйtй d'agents divers, ce doit кtre surtout, comme
beaucoup l'admettent, de la contrariйtй du bien et du mal, de telle sorte que
tous les biens procиdent d'un principe bon, et les maux d'un mauvais: le bien
et le mal, en effet, se trouvent dans tous les genres. Or il ne peut y avoir de
principe premier et unique de tous les maux. Car, ce qui est par un autre se
ramenant а ce qui est par soi, il faudra que le premier principe actif des maux
soit un mal par soi. Nous appelons tel par soi ce qui est tel par son essence.
L'essence de ce principe ne sera donc pas bonne. Or cela est impossible. Tout
ce qui est, en effet, en tant qu'кtre, est nйcessairement bon, car toute chose
aime son кtre et dйsire le conserver; le signe en est que tout кtre lutte contre
sa corruption; et le bien, c'est ce que toute chose dйsire. La
distinction des choses ne peut donc procйder de deux principes contraires dont
l'un serait bon et l'autre mauvais. 5. Tout agent agit en tant qu'il est en
acte. Or en tant qu'il est en acte, tout кtre est parfait. Et le parfait, en
tant que tel, nous l'appelons bien. Donc tout agent, en tant que tel, est bon.
Si donc il existe quelque chose qui soit mauvais par soi, cette chose ne pourra
кtre cause agente. Or, s'il y a un premier principe des maux, il faut qu'il
soit mauvais par soi, comme nous l'avons vu: il est donc impossible que la
distinction des choses procиde de deux principes, dont l'un serait bon et
l'autre mauvais. 6. Si tout кtre, en tant que tel, est bon, il
s'ensuit que le mal, en tant que mal, est non-кtre. Or du non-кtre en tant que
tel, il n'existe pas de cause agente, puisque tout agent agit en tant qu'il est
кtre en acte, et produit semblable а soi. Il n'y a donc pas de cause agente par
soi а l'йgard du mal en tant que tel. Par consйquent, on ne peut ramener tous
les maux а une cause premiиre et unique qui serait, par soi cause de tout ce
qui est mal. 7. Ce qui se produit en dehors de l'intention de l'agent n'a pas de
cause par soi, mais arrive par accident: ainsi la dйcouverte d'un trйsor par
quelqu'un qui creuse en vue de planter. Or le mal dans un effet quelconque ne
peut venir qu'en dehors de l'intention de l'agent, tout agent se portant au
bien: car le bien, c'est ce que toute chose dйsire. Le mal n'a donc pas
de cause par soi, mais arrive par accident dans les effets des causes. Il n'y a
donc pas а poser de principe premier et unique de tous les maux. 8. А agents
contraires, actions contraires. Et donc, de tout ce qui est produit par une
seule action, il ne faut pas admettre de principes contraires. Or le bien et le
mal sont produits par la mкme action: c'est par la mкme action que l'eau est
corrompue et l'air engendrй. Il n'y a donc pas а postuler de principes
contraires des choses, pour cette raison qu'il existe du bien et du mal. 9. Ce qui n'est
d'aucune maniиre, n'est ni bon ni mauvais. Mais ce qui est, en tant qu'il est,
est bon, comme nous l'avons vu. Il en rйsulte que le mal est quelque chose en
tant qu'il est non-кtre. Or c'est lа l'кtre privatif. Donc le mal, en tant que
tel, est de l'кtre privatif; et le mal lui-mкme est la privation mкme. Or la
privation n'a pas de cause agente par soi, car tout agent agit en tant qu'il a
une forme, et ainsi il faut que l'effet par soi d'un agent ait une forme,
puisque l'agent produit semblable а soi, sauf par accident. Il reste alors que
le mal n'a pas de cause qui agisse par soi, mais arrive par accident dans les
effets des causes agentes par soi. Il n'existe donc pas d'кtre premier et
unique qui soit principe par soi de tous les maux, mais le premier principe de
toutes choses est le seul premier bien, dont les effets s'accompagnent de mal
par accident. C'est ainsi qu'il est dit dans Isaпe XLV, 6, 7: C'est moi le
Seigneur, et il n'y a pas d'autre Dieu: je forme la lumiиre et je crйe les
tйnиbres, je fais la paix et je crйe le mal. Je suis le Seigneur qui fait tout
cela. Et dans l'Ecclйsiastique, XI, 14: Les biens et les maux, la
vie et la mort, la pauvretй et la noblesse viennent de Dieu. Et dans le
mкme livre, XXXIII, 15: Face au mal, il y a le bien. Et aussi contre l'homme
juste, le pйcheur. Et ainsi, dans toutes les _uvres du Seigneur, remarque qu'il
y a deux contre deux, et un contre un. Or on dit que Dieu fait le mal, ou
le crйe, en tant qu'il crйe des choses bonnes en soi mais nocives pour
les autres: par exemple le loup, bien qu'il soit un certain bien de nature dans
son espиce, est mauvais pour la brebis, et de mкme le feu est mauvais pour
l'eau, en tant qu'il la dйtruit. C'est de la mкme maniиre que Dieu est cause de
ces maux humains que l'on appelle peines. D'oщ la parole d'Amos III, 6: Est-il
un mal dans la citй dont le Seigneur ne soit pas l'auteur? C'est aussi ce
qu'explique saint Grйgoire: Mкme les maux qui ne subissent dans aucune
nature sont crййs par le Seigneur; mais on dit qu'il crйe les maux lorsqu'il
change en flйau, quand nous avons mal agi, les choses crййes bonnes en soi. Ainsi se rйfute
l'erreur de ceux qui postulaient des principes premiers contraires. Cette
erreur doit sa naissance а Empйdocle, qui admettait deux premiers principes
agents, l'amitiй et la discorde, disant que l'amitiй йtait la
cause de la gйnйration; et la discorde celle de la corruption: ce qui donne а
entendre, comme le dit Aristote au 1er Livre de la Mйtaphysique, que
c'est lui, le premier, qui a posй ces deux principes, le bien et le mal, comme
principes contraires. Pythagore aussi admit pour principes premiers le bien
et le mal, non par maniиre de principes agents mais de principes formels. Il
disait, comme le montre le Philosophe au 1er Livre de la Mйtaphysique que
ces deux principes йtaient les genres dans lesquels toutes les autres choses
йtaient comprises. Ces erreurs des philosophes les plus anciens, qui
d'ailleurs furent assez bien rйfutйes par ceux qui vinrent aprиs eux, certains
hommes de sens pervers eurent l'audace de les intйgrer а la doctrine
chrйtienne. Le premier d'entre eux fut Marcion, dont le nom passa aux
Marcionites. Sous le couvert du nom chrйtien, il lanзa une hйrйsie: celle de
ces deux principes contraires. Il fut suivi par les Cerdoniens, plus tard par
les Marcionites, et enfin par les Manichйens, qui propagиrent au loin cette
erreur. 42: LA CAUSE PREMIИRE DE LA DISTINCTION DES CHOSES N'EST PAS
L'ORDRE DES CAUSES SECONDES
De
tout ce que nous venons de voir il rйsulte encore que la distinction des choses
n'a pas pour cause l'ordre des agents seconds, comme certains l'affirmиrent,
disant que Dieu, а cause de son unitй et de sa simplicitй, produit seulement un
effet, qui est la substance crййe la premiиre, laquelle, ne pouvant йgaler la
simplicitй de la cause premiиre, dиs lа qu'elle n'est pas l'acte pur mais est
mйlangйe de puissance, renferme de ce fait une sorte de multiplicitй rendant
possible la sortie, а partir d'elle, d'une espиce de pluralitй. Et ainsi, les
effets йtant toujours moins simples que leurs causes, par la multiplication des
effets se rйalise la diversitй des choses qui constituent l'univers. 1. Cette
position n'assigne donc pas une seule et unique cause а toute la diversitй des
choses, mais des causes particuliиres а chacun des effets: quant а
l'universelle diversitй des choses, elle la considиre comme procйdant du
concours de toutes les causes. Or nous disons qu'arrive par hasard ce qui
rйsulte du concours de diverses causes, et non de quelque cause dйterminйe. La
distinction des choses et l'ordre de l'univers viendraient donc du hasard. 2. Ce qu'il y a
de meilleur dans les choses causйes se ramиne comme а sa cause premiиre а ce
qu'il y a de meilleur dans les causes: les effets devant кtre proportionnйs а leurs
causes. Or ce qu'il y a de meilleur dans tous les кtres crййs, c'est l'ordre de
l'univers, en quoi consiste le bien de cet univers: ainsi, dans l'ordre humain,
le bien de la nation est plus divin que le bien d'un seul. Il faut donc
ramener а Dieu - que nous avons montrй plus haut кtre le souverain bien - comme
а sa cause propre, l'ordre de l'univers. La distinction des choses, en quoi
consiste l'ordre de l'univers, n'est donc pas causйe par les causes secondes
mais procиde de l'intention de la cause premiиre. 3. Il est absurde de vouloir ramener ce
qu'il y a de meilleur dans les choses а un manque dans les кtres, comme а sa
cause. Or ce qu'il y a de meilleur dans les choses causйes, c'est leur
distinction et leur ordre, comme nous l'avons vu. Il est donc inadmissible de
dire que cette distinction vient de ce que les causes secondes s'йloignent de
la simplicitй de la cause premiиre. 4. Dans toutes les causes agentes
ordonnйes, dиs lа que l'action est pour la fin, il faut que les fins des causes
secondes soient pour la fin de la cause premiиre: ainsi la fin militaire, ou
йquestre, ou celle de la fabrication des freins, dйpend de la fin civile. Or
l'йmanation des кtres а partir du premier кtre se fait par une action ordonnйe
а une fin, puisqu'elle se fait par intelligence, comme nous l'avons vu, et que
toute intelligence agit pour une fin. Si donc il existe des causes secondes
dans la production des choses, il est nйcessaire que leurs fins et leurs
actions soient pour la fin de la cause premiиre, qui est la fin ultime
immanente aux choses crййes. Or cette fin, c'est la distinction et l'ordre des
parties de l'univers, et comme sa forme ultime. La distinction dans les choses,
et leur ordre, n'ont donc pas pour cause les actions des causes secondes c'est
plutфt les actions des causes secondes qui ont pour raison d'кtre l'ordre et la
distinction а йtablir dans les choses. 5. Si la distinction et l'ordre des
parties de l'univers est l'effet propre de la cause premiиre, et comme la forme
ultime et la meilleure de l'univers, il faut que cette distinction et cet ordre
prйexistent dans l'intelligence de la cause premiиre, car dans les choses qui
ont l'intelligence pour principe, la forme produite dans les effets vient d'une
forme semblable existant dans l'intelligence ainsi la maison qui se rйalise
dans la matiиre vient de la maison qui est conзue par l'esprit. Or la forme de
la distinction et de l'ordre ne peut exister dans l'esprit qui agit, sans la
prйsence, en ce mкme esprit, des formes des йlйments distincts et ordonnйs. Les
formes des diverses parties distinctes et ordonnйes existent donc dans
l'intelligence divine, et sans que sa simplicitй en souffre, comme nous l'avons
vu. Si donc les choses extйrieures proviennent de formes qui sont dans
l'intelligence, quand il s'agit de causalitй intelligible, il sera possible que
des choses nombreuses et diverses soient causйes immйdiatement par la cause
premiиre, sans prйjudice de la simplicitй divine, que voulaient dйfendre ceux
qui ont adoptй la position que nous combattons. 6. L'action de l'agent par intelligence se
termine а la forme qu'il conзoit et non а une autre, sauf par accident et par
hasard. Or Dieu agit par intelligence, comme nous l'avons montrй, et son action
ne peut кtre fortuite dиs lа qu'il ne peut dйfaillir dans son action. Il faut
donc qu'il produise son effet pour cette raison qu'il conзoit cet effet et veut
sa rйalisation. Mais l'idйe dans laquelle il conзoit un effet lui permet de
concevoir beaucoup d'autres effets. Il peut donc produire d'un seul coup beaucoup
d'кtres sans intermйdiaire. 7. Nous avons montrй que la puissance divine n'est
pas limitйe а un seul effet. Cela convient d'ailleurs а sa simplicitй, parce
que plus une forme est concentrйe dans son unitй, et plus elle est illimitйe et
capable de s'йtendre а beaucoup d'effets. Mais, que d'un кtre unique ne
provienne qu'un seul effet, cela n'est pas nйcessaire, а moins que l'agent ne
soit dйterminй а un seul effet. Nous ne sommes donc pas contraints de dire que
Dieu, parce qu'il est un et absolument simple, ne peut кtre principe de
multitude que par la mйdiation de certains кtres moins simples que lui. 8. Nous avons vu
que Dieu seul peut crйer. Or il est beaucoup de choses qui ne peuvent кtre
produites que par crйation, comme toutes celles qui ne sont pas composйes d'une
forme et d'une matiиre soumise а la contrariйtй: ces choses, en effet, sont
nйcessairement ingйnйrables, toute gйnйration se faisant а partir d'un
contraire et de la matiиre. Sont ainsi ingйnйrables toutes les substances
intellectuelles, tous les corps cйlestes et enfin la matiиre premiиre
elle-mкme. Il faut donc reconnaоtre que tous ces кtres ont Dieu pour principe
immйdiat de leur кtre. Voilа pourquoi il est йcrit dans la Genиse, I,
1: Au commencement Dieu crйa le ciel et la terre; et dans Job, XXXVII,
18: C'est toi, peut-кtre, qui as fait les cieux, йtablis comme l'airain avec
tant de soliditй? Ainsi se rйfute l'opinion d'Avicenne, affirmant que
Dieu, par la comprйhension de lui-mкme, a produit une premiиre intelligence en
laquelle se trouvent dйjа puissance et acte. Cette intelligence produit, en
tant qu'elle apprйhende Dieu, une seconde intelligence; en tant qu'elle se voit
elle-mкme selon qu'elle est en acte, elle produit l'вme de l'univers; en tant
qu'elle se voit selon qu'elle est en puissance, elle produit la substance du
premier ciel. Et, par un processus semblable, il йtablit que la diversitй des
choses est causйe par les causes secondes. Enfin l'opinion de certains philosophes
hйrйtiques est aussi йcartйe, qui disaient que ce n'йtait pas Dieu qui avait
crйй le monde mais les anges. On dit que le premier auteur de cette erreur fut
Simon le Magicien. 43: LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DE QUELQU'UN DES AGENTS
SECONDS QUI INTRODUIRAIT DES FORMES DIVERSES DANS LA MATIИRE
Certains
hйrйtiques modernes disent que Dieu a crйй la matiиre de toutes les choses
visibles, mais que c'est par l'action d'un ange qu'elle s'est distinguйe en
diverses formes. On voit clairement la faussetй de cette opinion. 1. En
effet, les corps cйlestes, en lesquels ne se trouve aucune contrariйtй, ne
peuvent avoir йtй formйs de quelque matiиre, car tout ce qui se fait d'une
matiиre prйexistante doit se faire а partir d'un contraire. Il est donc
impossible que, de quelque matiиre crййe d'abord par Dieu, un ange quelconque
ait formй les corps cйlestes. 2. Les corps cйlestes, ou ne se rencontrent avec les
corps infйrieurs en aucune matiиre, ou ne le font que dans la matiиre premiиre;
en effet, le ciel n'est ni composй d'йlйments, ni d'une nature йlйmentaire: son
mouvement le prouve qui se distingue des mouvements de tous les йlйments. Or la
matiиre premiиre n'a pu prйexister par elle-mкme а la formation de tous les
corps, n'йtant que puissance pure, et tout кtre en acte l'йtant par quelque
forme. Il est donc impossible que, d'une matiиre crййe d'abord par Dieu,
quelque ange ait formй tous les corps visibles. 3. Tout ce qui devient, devient en vue
d'exister: le devenir йtant un acheminement а l'кtre. Le devenir convient donc
а tout кtre causй de la mкme maniиre que lui convient l'кtre. Or l'кtre ne
convient pas а la forme seulement, ou а la matiиre, mais au composй: la
matiиre, en effet, est pure puissance, et la forme, йtant un acte, est ce par
quoi une chose est. Il reste alors que ce soit le composй qui existe, а
proprement parler. C'est donc а lui seul qu'il appartient de devenir, non а la
matiиre sans la forme. Il n'y a donc pas un agent qui crйerait la matiиre
seulement, et un autre qui y introduirait la forme. 4. La premiиre introduction des formes
dans la matiиre ne peut venir de quelque auteur n'agissant que par mouvement.
En effet, tout mouvement vers une forme se fait а partir d'une forme dйterminйe
vers une forme dйterminйe, car la matiиre ne peut exister sans aucune forme, et
ainsi une premiиre forme doit exister dans la matiиre. Or, tout agent visant
une seule forme matйrielle ne peut agir que par mouvement. En effet, les formes
matйrielles ne sont pas subsistantes par elles-mкmes, mais leur кtre consiste а
кtre dans la matiиre; dиs lors, elles ne peuvent кtre produites dans
l'existence que par la crйation du composй entier, ou par la transmutation de
la matiиre а telle ou telle forme. Il est donc impossible que la premiиre
introduction des formes dans la matiиre vienne de quelque crйateur de la seule
forme, mais seulement de celui qui crйe le composй tout entier. 5. Le mouvement
vers la forme est postйrieur, selon la nature, au mouvement local, йtant l'acte
de ce qui est plus imparfait, comme le montre le Philosophe. Or, ce qui est
postйrieur dans les кtres selon l'ordre naturel, est causй par ce qui est
premier. Le mouvement vers la forme est donc causй par le mouvement local. Or
le premier mouvement local est le mouvement cйleste. Tout mouvement vers la
forme se fait donc par l'intermйdiaire du mouvement cйleste. Et par suite, ce
qui ne peut se faire par la mйdiation du corps cйleste, ne peut se faire par un
agent ne pouvant agir que par mouvement, comme doit l'кtre celui qui ne peut
agir qu'en introduisant une forme dans une matiиre, ainsi que nous l'avons vu.
Or, beaucoup de formes sensibles ne peuvent кtre produites par le mouvement
cйleste que si l'on suppose certains principes intermйdiaires: ainsi certains
animaux ne se font qu'а partir d'une semence. Par consйquent, le premier
йtablissement de ces formes, que le mouvement cйleste ne suffit pas а produire
sans la prйexistence de formes spйcifiques semblables, il faut qu'il vienne du
seul Crйateur. 6. De mкme que le mouvement local de la partie est
identique а celui du tout - le mouvement de la terre identique а celui d'une
seule motte - ainsi le changement de la gйnйration est le mкme
pour le tout et pour la partie. Or les parties de ces corps soumis а la
gйnйration et а la corruption sont engendrйes par l'acquisition de formes en
acte, а partir de formes qui sont dans la matiиre et non de formes sйparйes de
la matiиre, dиs lа que le gйnйrateur doit кtre semblable а l'engendrй, comme le
prouve le Philosophe au VIIe Livre de la Mйtaphysique. Par suite, la
totale acquisition des formes par la matiиre ne peut se faire par un mouvement
venant de quelque substance sйparйe comme l'ange, mais seulement par
l'intermйdiaire d'un agent corporel, ou par le Crйateur, qui agit sans
mouvement. 7. De mкme que l'кtre est ce qu'il y a de premier dans l'effet, ainsi
relиve-t-i1 de la cause premiиre comme son effet propre. Or l'кtre est donnй
par la forme et non par la matiиre. Donc surtout la causalitй premiиre des
formes doit кtre attribuйe а la cause premiиre. 8. Tout agent produisant semblable а soi,
c'est de l'agent auquel il ressemble par la forme acquise que l'effet reзoit
cette forme: ainsi la maison matйrielle la reзoit de l'art, qui est la forme de
la maison dans l'вme. Or toutes choses ressemblent а Dieu, acte pur, en tant
qu'elles possиdent ces formes par lesquelles elles sont en acte; et en tant
qu'elles dйsirent ces formes, elles dйsirent la ressemblance divine. Donc il
est absurde de dire que la « formation » des choses appartient а un
autre que le crйateur de toutes choses, Dieu. C'est pourquoi, voulant rejeter cette
erreur, Moпse, dans la Genиse, I, aprиs avoir dit que Dieu avait crйй
au commencement le ciel et la terre, prйcise comment il avait
distinguй toutes choses en les formant selon leurs propres espиces. Et l'Apфtre
dit aussi, Colossiens, I, 16, que dans le Christ toutes choses
ont йtй crййes celles qui sont dans le ciel comme celles qui sont sur la terre,
les visibles comme les invisibles. 44: LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DE LA DIVERSITЙ DES
MЙRITES OU DES DЙMЙRITES
Il
reste а montrer maintenant que la distinction des choses ne tire pas son
origine des mouvements divers du libre arbitre des crйatures rationnelles comme
l'a enseignй Origиne dans un livre du Peri archon. Celui-ci voulait
rйfuter les objections et les erreurs des hйrйtiques anciens qui s'efforзaient
de montrer que la nature diverse du bien et du mal provenait, dans les choses,
d'agents contraires, а cause des grandes diffйrences reconnues dans les choses
naturelles aussi bien que dans les choses humaines, sans qu'on les puisse attribuer
а quelque mйrite prйexistant: а savoir que certains corps sont lumineux et
d'autres obscurs, que certains hommes naissent de barbares et d'autres de
chrйtiens. Pour cela il fut amenй а affirmer que toute diversitй constatйe dans
les choses venait de la diversitй des mйrites, selon la justice de Dieu. Il
dit, en effet, que Dieu, par sa seule bontй, produisit d'abord toutes les
crйatures dans l'йgalitй, et toutes, spirituelles et rationnelles. Elles
s'orientиrent diversement selon leur libre arbitre, les unes adhйrant а Dieu
plus ou moins, les autres s'йloignant plus ou moins de lui, et, а cause de
cela, de par la justice divine, divers degrйs rйsultиrent dans les substances
spirituelles, certaines devenant des anges de divers ordres, d'autres des вmes
humaines dans des йtats divers, d'autres enfin des dйmons de conditions
diffйrentes. Il ajoutait que Dieu avait instituй la diversitй des crйatures
corporelles en vue de la diversitй des crйatures rationnelles, de telle sorte
que les substances spirituelles les plus nobles fussent jointes aux corps les
plus nobles et que la crйature corporelle servоt diversement et de multiple
maniиre а la diversitй des substances spirituelles. 1. Or la faussetй de cette opinion йclate
avec йvidence. Plus, en effet, une chose est bonne dans les effets et plus elle
est premiиre dans l'intention de l'agent. Mais ce qu'il y a de meilleur dans
les choses crййes, c'est la perfection de l'univers, qui consiste dans l'ordre
de choses distinctes: toujours, en effet, la perfection du tout l'emporte sur
la perfection des parties singuliиres. La diversitй des choses vient donc de
l'intention principale de l'agent premier et non de la diversitй des mйrites. 2. Si toutes les
crйatures rationnelles furent crййes йgales au commencement, il faut dire que
chacune d'entre elles ne dйpendait pas des autres dans son opйration. Or ce qui
provient du concours de causes diverses dont l'une ne dйpend pas de l'autre est
un fait de hasard. Donc, selon la position d'Origиne, cette distinction et cet
ordre des choses viennent du hasard: ce que nous avons montrй impossible. 3. Ce qui est
naturel а quelqu'un, il ne l'acquiert pas par volontй: en effet le mouvement de
la volontй, ou du libre arbitre, prйsuppose l'existence de celui qui veut,
laquelle implique sa nature. Si c'est donc par le mouvement de leur libre
arbitre que les crйatures rationnelles ont acquis des conditions diverses, а
aucune de ces crйatures sa condition ne sera naturelle, mais accidentelle. Or
ceci est impossible. En effet, la diffйrence spйcifique йtant naturelle а
chacun, il s'ensuivrait que toutes les substances rationnelles crййes sont de
la mкme espиce, а savoir les anges, les dйmons et les вmes humaines, et les
вmes des corps cйlestes (qu'Origиne croyait animйs). Que cela soit faux, la
diversitй des actions naturelles le montre assez. En effet, le mode n'est pas
le mкme selon lequel l'intelligence humaine comprend naturellement, avec le
secours nйcessaire des sens et de l'imagination, que celui de l'intelligence
angйlique ou de l'вme du soleil; а moins peut-кtre que nous n'imaginions que
les anges et les corps cйlestes possиdent chair, os et autres choses semblables
nйcessaires aux organes des sens: ce qui est absurde. Il reste alors que la
diversitй des substances intellectuelles ne procиde pas de la diversitй des
mйrites, lesquels dйpendent des mouvements du libre arbitre. 4. Si ce qui est
naturel n'est pas dы au mouvement du libre arbitre, et que, d'autre part, il
advient а l'вme rationnelle d'кtre unie а tel ou tel corps en raison de
prйcйdents mйrites, ou dйmйrites, selon le mouvement de son libre arbitre, il
s'ensuit que la conjonction de cette вme et de ce corps n'est pas naturelle.
Par suite, le composй lui-mкme n'est pas naturel. Or l'homme et le soleil,
selon Origиne, et les astres, sont composйs de substances rationnelles et de
corps dйterminйs. Ainsi tous ces кtres, qui sont les plus nobles parmi les
substances corporelles, ne seraient pas naturels. 5. S'il ne convient pas а telle substance
rationnelle d'кtre unie а ce corps, en tant qu'elle est telle substance, mais
plutфt en tant qu'elle l'a mйritй, cette union ne lui est pas essentielle mais
accidentelle. Or de ce qui est uni accidentellement ne rйsulte pas une espиce,
car de cette union ne rйsulte pas quelque chose d'un par soi: ce n'est pas une
espиce que l'homme blanc ou l'homme vкtu. Il reste donc que
l'homme n'est pas une espиce, ni le soleil, ni la lune, ni rien de cette sorte. 6. Ce qui dйcoule
des mйrites peut кtre changй en mieux ou en pis, car les mйrites et les dйmйrites
peuvent augmenter ou diminuer: Origиne en est spйcialement d'accord, lui qui
disait que le libre arbitre de toute crйature est toujours flexible dans l'un
ou l'autre sens. Si donc а l'вme rationnelle est йchu ce corps а cause d'un
mйrite ou d'un dйmйrite antйcйdent, il s'ensuit qu'elle peut кtre de nouveau
unie а un autre corps, et non seulement que l'вme humaine peut s'unir а un
autre corps humain, mais qu'elle peut prendre quelquefois un corps sidйral: ce
qui signifie, selon les fables pythagoriciennes, que toute вme peut entrer dans
n'importe quel corps. Or ceci apparaоt faux au point de vue de la
philosophie, selon laquelle а formes et moteurs dйterminйs sont assignйs des
matiиres et des mobiles dйterminйs. C'est de plus une hйrйsie, au point de vue
de la foi, qui enseigne que l'вme reprend а la rйsurrection le mкme corps
qu'elle avait dйposй. 7. Comme la multitude ne peut кtre sans
diversitй, si les crйatures rationnelles ont йtй йtablies au commencement dans
une certaine multitude, il est nйcessaire qu'une certaine diversitй se soit
manifestйe en elles. Et donc l'une d'entre elles avait ce que l'autre n'avait
pas. Si cela ne pouvait venir de la diversitй des mйrites, pour la mкme raison
il ne fut pas nйcessaire que la diversitй des degrйs vоnt de la diversitй des
mйrites. 8. Toute distinction procиde, ou par division de la quantitй, qui
n'existe que dans les corps, - et c'est pourquoi, selon Origиne, elle ne
peut exister dans les premiиres substances crййes - ou bien elle procиde par
division formelle. Cette derniиre division ne peut exister sans diversitй de
degrйs, car elle se ramиne а la privation et а la forme, et ainsi il faut que
l'une des deux formes opposйes soit meilleure et l'autre moins noble. Ce qui
fait, selon le Philosophe, que les espиces des choses sont comme les nombres,
dont l'un ajoute ou retranche а l'autre. Si donc а l'origine existиrent
plusieurs substances rationnelles crййes, il faut qu'en elles il y ait eu
diversitй de degrйs. 9. Si les crйatures rationnelles peuvent subsister
sans corps, il ne fut pas nйcessaire que la diversitй dans la nature corporelle
fыt instituйe а cause des mйrites divers des crйatures rationnelles, car la
diversitй des degrйs dans les substances rationnelles pouvait se vйrifier sans
la diversitй des corps. Mais si les crйatures rationnelles ne peuvent subsister
sans les corps, c'est donc qu'au commencement la crйature corporelle a йtй
instituйe en mкme temps que la crйature rationnelle. Or la distance est plus
grande d'une crйature corporelle а une crйature spirituelle que celle des
crйatures spirituelles entre elles. Si donc au commencement Dieu a instituй une
si grande distance entre ses crйatures sans mйrites antйcйdents, il n'est pas
nйcessaire que des mйrites aient prйcйdй pour que les crйatures rationnelles
fussent йtablies dans des degrйs divers. 10. Si la diversitй des crйatures
corporelles rйpond а la diversitй des crйatures rationnelles, pour la mкme
raison, а l'uniformitй des crйatures rationnelles devrait rйpondre l'uniformitй
de la nature corporelle. La nature corporelle aurait donc йtй crййe, mкme si
les mйrites divers de la crйature rationnelle n'avaient pas prйcйdй: elle
aurait йtй alors uniforme. La matiиre premiиre, qui est commune а tous les
corps, aurait йtй crййe, mais sous une seule forme. Or il y a en elle plusieurs
formes en puissance. Elle serait donc restйe imparfaite, l'une seulement de ses
formes ayant йtй amenйe а l'acte. Or ceci ne convient pas а la bontй de Dieu. 11. Si la
diversitй des crйatures corporelles rйsultait des mouvements divers du libre
arbitre dans les crйatures rationnelles, il faudrait dire que la cause pour
laquelle il n'y a qu'un soleil dans le monde est qu'il n'y eut qu'une seule
crйature rationnelle qui mйritвt par le mouvement de son libre arbitre d'кtre unie
а un tel corps. Or ce fut par hasard qu'une seule pйcha ainsi. C'est donc un
fait de hasard qu'il n'y ait qu'un soleil dans le monde, et non pas une
nйcessitй de la nature corporelle. 12. La crйature spirituelle ne mйrite de
descendre que par le pйchй; or elle dйchoit de sa sublimitй, oщ elle est cachйe
aux yeux, par le fait d'кtre unie а des corps visibles: il semble donc que les
corps visibles lui aient йtй adjoints а cause du pйchй. Ce qui paraоt bien
proche de l'erreur des Manichйens, qui disaient que les corps visibles de ce
monde venaient d'un principe mauvais. L'autoritй de l'Йcriture Sainte contredit
aussi, manifestement, а cette opinion. Car, au sujet de chacune des _uvres
crййes visibles, Moпse parle ainsi: Dieu voyant que c'йtait bon, etc.;
et plus loin, а propos de l'ensemble, il ajoute: Dieu vit toutes les choses
qu'il avait faites et elles йtaient trиs bonnes. Ceci donne clairement а entendre que les
crйatures corporelles et visibles ont йtй faites parce qu'il est bon qu'elles
soient - ce qui est bien en accord avec la bontй de Dieu - et non а cause de
certains mйrites ou pйchйs des crйatures rationnelles. Il semble qu'Origиne n'ait pas bien vu que
lorsque nous donnons quelque chose, non en justice, mais par pure libйralitй,
il n'y a pas injustice si nous donnons des choses inйgales sans aucun йgard
pour la diversitй des mйrites, tandis qu'au contraire la rйtribution est due а
ceux qui mйritent. Or Dieu, nous l'avons vu, a produit les choses dans
l'existence, sans aucune obligation, mais par pure libйralitй. Par consйquent,
la diversitй des crйatures ne prйsuppose pas la diversitй des mйrites. Le bien du tout
l'emporte sur le bien des parties; un bon artisan ne doit donc pas compromettre
le bien du tout pour accroоtre la bontй de certaines parties l'architecte ne
donnera pas aux fondations la bontй qu'il rйserve au toit, sous peine
d'entraоner la ruine de la maison. Et donc l'auteur de toute chose, Dieu,
n'aurait pas fait tout l'univers parfait dans son genre, s'il avait fait йgales
toutes ses parties, car de nombreux degrйs de bontй manqueraient dans
l'univers, qui ainsi serait imparfait. 45: QUELLE EST EN VЙRITЙ LA PREMIИRE CAUSE DE LA DIVERSITЙ DES
CHOSES
On
peut montrer, а partir de ce que nous venons de dire, quelle est vraiment la
premiиre cause de la distinction des choses. 1. Tout agent vise а introduire sa
ressemblance dans son effet selon que celui-ci en est capable, et il le fait
d'autant plus parfaitement qu'il est lui-mкme plus parfait. On voit, en effet,
que plus un corps est chaud, plus il йchauffe, et plus un artisan a de valeur,
mieux il imprime la forme de son art dans la matiиre. Or Dieu est l'agent
absolument parfait. Il lui appartenait donc d'imprimer sa ressemblance dans les
choses crййes d'une maniиre parfaite, pour autant que le supportait la nature
crййe. Mais les choses crййes ne peuvent rйaliser une ressemblance parfaite
avec Dieu s'il n'y a qu'une seule espиce de choses, parce que, la cause
excйdant son effet, ce qui est en elle simplement et dans l'unitй, se retrouve
dans l'effet d'une maniиre composйe et multiple, а moins que l'effet n'atteigne
а l'espиce de la cause: ce qu'on ne peut dire dans le cas, puisque la crйature
ne peut кtre йgale а Dieu. Il a donc fallu qu'il y eыt multiplicitй et variйtй
dans les choses crййes pour que la ressemblance de Dieu se rйalisвt en elles
d'une maniиre parfaite en son genre. 2. De mкme que ce qui se fait а partir de
la matiиre se trouve dans la puissance passive de la matiиre, ainsi ce qui est
fait par l'agent doit кtre dans la puissance active de l'agent. Or la puissance
passive de la matiиre ne serait pas parfaitement actualisйe si, de la matiиre,
se faisait l'une seulement des choses auxquelles elle est en puissance. De
mкme, si quelque agent dont la puissance s'йtend а plusieurs effets produisait
seulement l'un d'entre eux, sa puissance ne serait pas aussi complиtement
actualisйe que s'il en produisait plusieurs. Or, c'est du fait que la puissance
active est actualisйe que l'effet reзoit la ressemblance de l'agent. Par suite,
il n'y aurait pas dans l'univers ressemblance parfaite avec Dieu s'il
n'existait qu'un seul degrй dans tous les кtres. La raison d'кtre de la
diversitй des choses crййes est donc la perfection plus grande de la
ressemblance divine rйaliser en elles, ce qui se fait mieux par plusieurs
choses que par une seule. 3. Plus une chose prйsente de points de ressemblance
avec Dieu et mieux elle rйalise cette ressemblance. Or en Dieu il y a la bontй
et la diffusion de cette bontй dans les autres. Donc la rйalitй crййe ressemble
plus parfaitement а Dieu si, non seulement bonne, elle peut de plus agir pour
le bien des autres, que si elle йtait uniquement bonne en elle-mкme: de mкme
que ce qui luit et illumine ressemble plus au soleil que ce qui se contente de
luire. Or la crйature ne pourrait agir pour le bien d'une autre crйature s'il
n'y avait dans les choses crййes pluralitй et inйgalitй: l'agent йtant autre
que le patient et plus honorable que lui. Il fallait donc, pour qu'il y
eыt dans les crйatures imitation parfaite de Dieu, que divers degrйs fussent
rйalisйs dans les crйatures. 4. Plusieurs biens l'emportent sur un seul bien fini,
car ils sont ce bien et autre chose encore. Or la bontй de toute crйature est
finie: elle est dйficiente par rapport а la bontй infinie de Dieu. L'univers
des crйatures est donc plus parfait s'il y a plusieurs degrйs d'кtres et non un
seul. Or, c'est le propre du souverain bien de faire ce qui est le meilleur. Il
йtait donc opportun qu'il йtablоt plusieurs degrйs dans les crйatures. 5. La bontй de
l'espиce l'emporte sur la bontй de l'individu, comme ce qui est formel
l'emporte sur ce qui est matйriel. Par consйquent, la multiplicitй des espиces
ajoute plus а la bontй de l'univers que la multiplicitй des individus dans une
mкme espиce. Il appartient donc а la perfection de l'univers non seulement
qu'il y ait beaucoup d'individus mais qu'il y ait aussi diverses espиces de
choses, et, par suite, divers degrйs dans les choses. 6. Tout ce qui agit par intelligence
imprime la dйtermination de son intellect dans la chose faite: c'est ainsi que,
par son art, l'agent rйalise semblable а soi. Or Dieu a fait la crйature en
agissant par intelligence et non par nйcessitй de nature, comme nous l'avons
montrй. Les idйes de l'intellect divin sont donc reprйsentйes dans les
crйatures qui viennent de lui. Or une intelligence qui voit beaucoup de choses
n'est pas suffisamment reprйsentйe par une seule. Puisque donc l'intelligence
divine apprйhende beaucoup d'objets, comme nous l'avons prouvй, elle se reflиte
plus parfaitement dans la production de nombreuses crйatures de divers degrйs
que dans celle d'une seule. 7. La perfection suprкme ne devait pas manquer а
l'_uvre de l'artiste souverainement bon. Or le bien de l'ordre de choses
diverses l'emporte sur l'une quelconque des choses ordonnйes, prise en
elle-mкme: ce bien est, en effet, forme par rapport au bien particulier, comme
la perfection du tout par rapport aux parties. Il ne fallait donc pas que
manquвt le bien de l'ordre а l'_uvre divine. Or ce bien n'aurait pu exister
sans la diversitй et l'inйgalitй des crйatures. La diversitй et l'inйgalitй dans les
choses crййes ne viennent donc ni du hasard, ni de la diversitй de la matiиre,
ni de l'intervention de certaines causes ou mйrites, mais de l'intention propre
de Dieu voulant donner а la crйature la perfection qu'elle pouvait recevoir. C'est ce qui fait
dire а la Genиse, I, 31: Dieu vit toutes les choses qu'il avait
faites, et elles йtaient excellentes, alors que de chacune d'elles il avait
dit qu'elles йtaient bonnes. En effet, chacune est bonne dans sa nature;
toutes ensemble sont excellentes, а cause de l'ordre de l'univers, qui
est la derniиre et la plus noble perfection dans les choses. NATURE DES КTRES CRЙЙS46: LA PERFECTION DE L'UNIVERS REQUЙRAIT L'EXISTENCE DE CERTAINES
NATURES INTELLECTUELLES
La
cause de la diversitй dans les choses ayant donc йtй йtablie, il nous reste
maintenant а traiter des choses distinctes, pour autant que cela regarde la
vйritй de la foi: c'est le troisiиme objet que nous nous йtions proposй. Nous
montrerons d'abord que, Dieu ayant disposй de confйrer aux rйalitйs crййes la
perfection la plus haute qui leur convienne, il devait en rйsulter l'existence
de certaines crйatures intellectuelles, йtablies au sommet le plus йlevй des
choses. 1. En effet, c'est lorsqu'il fait retour а son principe qu'un effet est
souverainement parfait. Ainsi le cercle, parmi toutes les figures, et le
mouvement circulaire, parmi tous les mouvements, sont souverainement parfaits
parce qu'en eux se vйrifie le retour au principe. Et donc, pour que l'univers
crйй obtienne son ultime perfection, il faut que les crйatures reviennent а
leur principe. Or les crйatures reviennent toutes et chacune а leur principe en
tant qu'elles en portent la ressemblance dans leur кtre et dans leur nature,
qui constituent pour elles une certaine perfection. Il en va de mкme pour tous
les effets, qui sont absolument parfaits quand ils ressemblent au mieux а leur
cause agente: ainsi de la maison, quand elle reflиte parfaitement l'art, et du feu,
quand il est absolument semblable au feu qui l'engendre. Par consйquent,
puisque l'intellect divin est le principe de la production des crйatures, ainsi
que nous l'avons montrй plus haut, il fut nйcessaire, pour la perfection du
monde, que certaines crйatures fussent intelligentes. 2. La perfection seconde dans les choses
ajoute а la premiиre. Or, tandis que l'кtre et la nature d'une chose sont
considйrйs comme perfections premiиres, l'opйration l'est comme perfection
seconde. Il fallait donc, pour la perfection accomplie de l'univers, qu'il
existвt certaines crйatures faisant retour а Dieu non seulement par la
similitude de leur nature mais aussi par leur opйration. Cette opйration ne
peut кtre qu'un acte d'intelligence et de volontй, car Dieu lui-mкme n'a
d'autre opйration que celle-lа а l'йgard de soi. Il fallait donc, pour la
perfection la plus haute de l'univers, qu'il y eыt certaines crйatures
intellectuelles. 3. Pour qu'une reprйsentation parfaite de la divine
bontй fыt rйalisйe dans les crйatures, il fallait, comme nous l'avons montrй
plus haut, que non seulement il y eыt des choses bonnes, mais encore qu'elles
fissent du bien aux autres. Or, un кtre est parfaitement а la ressemblance d'un
autre, dans l'ordre de l'action, quand non seulement l'espиce de l'action est
la mкme, mais aussi le mode d'agir. Il fut donc nйcessaire, pour la perfection
suprкme des choses, qu'il existвt certaines crйatures capables d'agir comme
Dieu lui-mкme. Mais nous avons montrй plus haut que Dieu agit par intelligence et
par volontй. D'oщ la nйcessitй qu'il y eыt certaines crйatures douйes
d'intelligence et de volontй. 4. La ressemblance de l'effet et de la cause agente
se prend de la forme de l'effet prйexistant dans l'agent, car l'agent rйalise
semblable а soi quant а la forme par laquelle il agit. Or la forme de l'agent
est reзue quelquefois dans l'effet selon le mкme mode d'existence qu'il a dans
l'agent: ainsi la forme du feu engendrй a le mкme mode d'кtre que la forme du
feu gйnйrateur. Quelquefois le mode d'existence de l'effet est diffйrent: la
forme de la maison, qui existe selon un mode intelligible dans l'esprit de
l'architecte, est reзue matйriellement dans la maison hors de l'вme. Or il est
йvident que la premiиre ressemblance est plus parfaite que la seconde. Mais la
perfection de l'universalitй des crйatures consiste dans sa ressemblance avec
Dieu, comme la perfection de tout effet dans la ressemblance avec sa cause
agente. La perfection suprкme de l'univers requiert donc non seulement la
seconde assimilation de la crйature а Dieu, mais la premiиre, pour autant
qu'elle est possible. Or la forme par laquelle Dieu cause la crйature est une
forme intelligible en lui: il agit, en effet, par intelligence, comme nous
l'avons montrй plus haut. Il faut donc, pour la perfection souveraine de
l'univers, qu'il y ait certaines crйatures en lesquelles la forme de
l'intellect divin s'exprime selon l'кtre intelligible. Et cela, c'est
l'exigence de crйatures qui soient intellectuelles par nature. 5. Rien d'autre
ne meut Dieu а produire les crйatures que sa bontй, qu'il a voulu communiquer
aux autres кtres selon un mode d'assimilation а lui-mкme, comme il est clair
d'aprиs ce que nous avons dit. Or la ressemblance de l'un se trouve en l'autre
de deux maniиres: 1° quant а l'кtre de nature, comme la ressemblance de
la chaleur du feu dans la chose йchauffйe par le feu; 2° quant а la connaissance, comme la
ressemblance du feu dans la vision ou le toucher. Et donc, afin que la
ressemblance de Dieu existвt parfaitement dans les choses, selon les modes
possibles, il fallut que la bontй divine se communiquвt aux choses par
ressemblance, non seulement dans le mode d'кtre mais dans le mode de
connaissance. Or seul l'intellect peut connaоtre la bontй divine. Il fallait
donc qu'il existвt des crйatures intellectuelles. 6. En tout ordre bien rйglй, le rapport
des seconds aux derniers imite celui du premier а tous les autres, seconds et
derniers, bien que ce soit imparfaitement quelquefois. Or nous avons montrй que
Dieu contient en soi toutes les crйatures. Et ceci se retrouve dans les
crйatures corporelles, quoique sous un autre mode: on voit, en effet, que le
corps supйrieur comprend et contient l'infйrieur, mais quant а la quantitй
extensive, tandis que Dieu contient toutes les crйatures selon un mode de
simplicitй, et non par extension quantitative. Et donc, pour que la
ressemblance avec Dieu, selon cette maniиre mкme de contenir, ne fit pas dйfaut
aux crйatures, des crйatures intellectuelles furent produites qui
contiendraient les crйatures corporelles, non par extension de quantitй mais
dans la simplicitй, selon un mode intelligible. En effet l'objet de
l'intellection est dans l'кtre intelligent et se trouve comme enveloppй par son
opйration intellectuelle. 47: LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT DOUЙES DE VOLONTЙ
Les
substances intellectuelles dont nous avons parlй sont nйcessairement douйes de
volontй. 1. En effet, l'appйtit du bien se trouve en tout кtre, puisque le
bien est ce que toutes choses dйsirent, comme nous l'assurent les
philosophes. Or cet appйtit est appelй appйtit naturel dans les кtres
dйpourvus de connaissance: c'est de ce dйsir que la pierre dйsire кtre en bas.
En ceux qui possиdent la connaissance sensible on parle d'appйtit animal, se
divisant en concupiscible et irascible. Dans les кtres enfin qui sont douйs
d'intelligence, l'appйtit est appelй intellectuel ou rationnel, et c'est la volontй.
Ainsi les substances intellectuelles crййes possиdent la volontй. 2. Ce qui est par
un autre se ramиne а ce qui est par soi comme а un premier. Ainsi, selon le
Philosophe au VIIIe Livre de la Physique, les кtres qui sont mus par un
autre se ramиnent aux premiers moteurs d'eux-mкmes; et, dans les syllogismes,
les conclusions, qui sont connues par autre chose, se ramиnent aux premiers
principes qui, eux, sont connus par eux-mкmes. Or, parmi les substances crййes
il s'en trouve qui ne se meuvent pas elles-mкmes а l'action mais y sont
poussйes par une force naturelle, comme les кtres inorganiques, les plantes et
les animaux: il n'est pas, en effet, en leur pouvoir d'agir ou de ne pas agir.
Il faut donc tout ramener а quelques кtres premiers qui se meuvent а agir. Or
ce qui est premier dans le monde crйй ce sont les substances intellectuelles,
comme nous l'avons montrй plus haut. Ces substances se meuvent donc а leurs
opйrations. Or c'est lа le propre de la volontй, qui rend une substance
maоtresse de ses actes, en tant qu'il est en elle d'agir ou de ne pas agir. Les
substances intellectuelles crййes possиdent donc la volontй. 3. Le principe de
toute opйration est la forme par laquelle un кtre est en acte, puisque tout
agent agit en tant qu'il est en acte. Il faut donc que le mode de l'opйration
dйcoulant de la forme soit selon le mode de cette forme. Et donc, la forme qui
ne vient pas de l'agent lui-mкme agissant par cette forme cause une opйration
dont l'agent n'est pas maоtre. Au contraire, s'il est une forme qui vienne de
celui qui agit par elle, l'agent aura aussi la maоtrise de l'action qui en
dйcoule. Or les formes naturelles, d'oщ proviennent les mouvements et
opйrations naturelles, n'ont pas leur source dans les кtres dont elles sont les
formes, mais, et totalement, dans des agents extйrieurs, dиs lа que c'est par
sa forme naturelle que tout possиde son кtre de nature et que rien ne peut кtre
pour soi cause d'existence. Par consйquent, les кtres qui sont mus
naturellement ne se meuvent pas par eux-mкmes: le corps lourd ne se meut pas
vers la terre, mais il est mы par le principe gйnйrateur dont il tient sa
forme. De mкme, chez les animaux sans raison les formes motrices sensorielles
ou imaginatives n'ont pas йtй inventйes par ces animaux eux-mкmes, mais elles
sont imprimйes en eux par les sensibles extйrieurs, qui agissent sur le sens et
elles sont jugйes par un principe d'estimation naturel. Et donc, bien que l'on
puisse dire, d'une certaine maniиre, qu'ils se meuvent, en tant que l'une de
leurs parties est motrice et l'autre mue, cependant le mouvoir lui-mкme n'est
pas en eux de par eux-mкmes, mais vient, pour une part, des sensibles extйrieurs
et pour une part, de la nature. En effet, on dit qu'ils se meuvent en tant que
l'appйtit meut leurs membres, et cela ils l'ont de plus que les minйraux et les
plantes; mais, en tant que l'exercice lui-mкme de l'appйtit rйsulte
nйcessairement en eux des formes reзues par le sens et dans le jugement de
l'estimation naturelle, ils ne sont pas, pour eux-mкmes, la cause de leur
mouvement. Et par suite, ils n'ont pas la maоtrise de leur acte. Quant а la forme
intelligible par laquelle agit la substance intellectuelle, elle vient de
l'intellect lui-mкme, car c'est lui qui l'a conзue et d'une certaine faзon
йlaborйe, comme on le voit pour la forme artistique que l'artiste conзoit et
met au point, et par laquelle il opиre. Les substances intellectuelles se meuvent
donc а leurs opйrations comme ayant la maоtrise de leurs actes. Par consйquent,
elles sont douйes de volontй. 4. Le principe actif doit кtre proportionnй au
principe passif, et le moteur au mobile. Or, dans les кtres connaissants, la
puissance d'apprйhension se trouve avec la facultй appйtitive dans le rapport
du moteur а son mobile: c'est l'objet apprйhendй par le sens, l'imagination ou
l'intellect qui meut l'appйtit intellectuel ou l'appйtit animal. D'autre part,
l'apprйhension intellective n'est pas restreinte а certains objets, mais
s'йtend а tout: ce qui fait dire au Philosophe, au VIe Livre du de Anima, que
l'intellect possible est ce par quoi on devient toutes choses. Et donc
l'appйtit de la substance intellectuelle a rapport а tout. Or c'est lа la caractйristique
de la volontй d'avoir rapport а toute chose: le Philosophe dit bien, au IIIe
Livre de l'Ethique qu'elle regarde le possible et l'impossible. Les
substances intellectuelles sont donc douйes de volontй. 48: LES SUBSTANGES INTELLECTUELLES SONT LIBRES DANS LEUR AGIR
De ce
qui prйcиde il rйsulte que les substances intellectuelles sont douйes de libre
arbitre dans leurs opйrations. 1. Qu'elles agissent en jugeant, c'est manifeste, car
par la connaissance intellective elles portent un jugement sur ce qu'elles ont
а faire. Or, si elles ont la maоtrise de leur acte, il en rйsulte
nйcessairement qu'elles possиdent la libertй, comme nous l'avons montrй. Les
substances dont nous parlons sont donc douйes de libre arbitre dans leur
action. 2. Est libre ce qui est cause de soi. Ce qui n'est donc pas pour
soi cause d'action n'est pas libre dans son agir. Or les кtres qui ne se
meuvent ou n'agissent que par le mouvement d'un autre, ne sont pas pour
eux-mкmes cause d'activitй. Et donc les seuls кtres qui se meuvent eux-mкmes
sont libres dans leur action. Eux seuls agissent par jugement, car ce qui se
meut soi-mкme se distingue en moteur et mobile, le moteur йtant l'appйtit mы
par l'intellect, l'imagination ou le sens, auxquels il appartient de juger.
Parmi tous ces кtres, ceux-lа seuls jugent donc librement qui se meuvent dans
l'acte du jugement. Or nulle puissance de jugement ne se meut dans le jugement
s'il ne fait rйflexion sur son acte: il est nйcessaire, en effet, s'il se meut
а juger, qu'il connaisse son jugement. Ce qui est le propre de l'intellect. Et
donc, les animaux dйnuйs de raison sont, d'une certaine maniиre, de
mouvement ou, d'action libre, mais non de jugement libre; les кtres
inanimйs qui ne sont mus que par d'autres, ne sont mкme pas libres d'action ou
de mouvement; quant aux кtres douйs d'intelligence, ils sont libres non
seulement d'action mais de jugement ce qui signifie qu'ils possиdent le
libre arbitre. 3. La forme apprйhendйe est principe moteur en tant
qu'elle est apprйhendйe sous la raison de bien ou de convenance: en effet,
l'action extйrieure dans les кtres qui se meuvent eux-mкmes procиde d'un
jugement, par lequel on juge selon la forme susdite qu'une chose est bonne ou
adaptйe. Si donc celui qui juge se meut lui-mкme а juger, il faut que ce soit
par quelque forme supйrieure qu'il apprйhende. Celle-ci ne peut кtre que la
raison mкme de bien ou de convenance, par laquelle on juge de toute valeur
bonne ou convenante dйterminйe. Ceux-lа donc sont les seuls а se mouvoir au
jugement qui apprйhendent la raison commune de bien ou de convenance. Ces кtres
sont exclusivement les кtres intellectuels. Donc les seuls кtres intellectuels
se meuvent non seulement а agir mais aussi а juger. Par consйquent, seuls ils
sont libres dans le jugement: ce qui est possйder le libre arbitre. 4. Le mouvement
et l'action ne procиdent d'une conception universelle que par la mйdiation
d'une apprйhension particuliиre, pour cette raison que mouvement et action
n'ont pour objet que le particulier. Or l'intellect est par nature la facultй
de l'universel. Et donc, pour que de l'apprйhension de l'intellect dйcoule un
mouvement ou quelque action, il faut que la conception universelle de
l'intellect soit appliquйe au particulier. Mais l'universel contient en
puissance maints particuliers. L'application de la conception intellectuelle
peut donc se faire en des sens nombreux et divers. Le jugement de l'intellect
dans le domaine de l'action n'est donc pas dйterminй а un seul parti. Et par
suite tous les кtres intellectuels ont le libre arbitre. 5. Certains кtres
manquent de la libertй du jugement, ou bien parce qu'ils n'ont aucun jugement,
comme ceux qui sont dйnuйs de connaissance: les pierres, les plantes; ou bien
parce que leur jugement est dйterminй а un seul objet, comme les animaux sans
raison: c'est par une estimation de nature que la brebis juge que le loup lui
est ennemi, et ce jugement la dйcide а fuir; et de mкme pour les autres choses.
Donc, tout кtre qui possиde un jugement pratique non dйterminй а un seul parti
par la nature est nйcessairement douй de libre arbitre. Or tels sont tous les
кtres intellectuels. Car l'intellect n'apprйhende pas seulement tel ou tel
bien, mais le bien commun lui-mкme. Et donc, puisque l'intellect meut la
volontй par la forme qu'il apprйhende et que, en tout ordre de choses, le
moteur et le mobile doivent кtre proportionnйs, il en rйsulte que la volontй de
la substance intellectuelle ne sera dйterminйe naturellement que par rapport au
bien commun. Tout ce qui sera donc prйsentй а la volontй sous la raison de bien
pourra кtre l'objet de son inclination, sans qu'aucune dйtermination contraire
de la nature s'y oppose. Par consйquent, tous les кtres intellectuels jouissent
d'une volontй libre, procйdant du jugement de l'intellect. C'est lа possйder le
libre arbitre, qui se dйfinit: un libre jugement venant de la raison. 49: LA SUBSTANCE INTELLECTUELLE N'EST PAS UN CORPS
On
peut voir, d'aprиs ce qui prйcиde, que nulle substance intellectuelle n'est un
corps. 1.
En effet, il n'est aucun corps qui contienne une chose autrement que par
commensuration quantitative: voilа pourquoi si quelque chose se contient tout
entiиre par tout elle-mкme, c'est par une partie de soi qu'elle en contient
telle partie, grandeur et petitesse se correspondant terme а terme. Or
l'intellect ne comprend pas la chose qu'il saisit par quelque commensuration de
quantitй, puisque c'est par tout lui-mкme qu'il saisit et comprend le tout et
la partie, les choses grandes ou petites selon la quantitй. Nulle substance
intelligente n'est donc un corps. 2. Aucun corps ne peut recevoir la forme
substantielle d'un autre corps sans perdre sa propre forme par corruption. Or
l'intellect ne se corrompt pas mais est perfectionnй au contraire du fait qu'il
reзoit les formes de tous les corps: comprendre, en effet, est un
perfectionnement, et l'intellect comprend selon qu'il a en soi les formes des
objets de sa comprйhension. Nulle substance intellectuelle n'est donc un corps. 3. Le principe de
la diversitй des individus d'une mкme espиce est la division quantitative de la
matiиre: en effet, la forme de ce feu ne diffиre de celle de tel autre feu que
parce qu'elles sont dans les parties diverses en lesquelles la matiиre se
divise; et ce ne peut кtre que par la division de la quantitй, sans laquelle la
substance est indivisible. Or ce qui est reзu dans le corps l'est selon la
division de la quantitй. Et donc, la forme n'est reзue dans le corps qu'en tant
qu'elle est individuйe. Par suite, si l'intellect йtait un corps, les formes
intelligibles des choses ne seraient reзues en lui qu'а titre individuel. Or
l'intellect se saisit des choses par leurs formes, qu'il a par devers soi. Il
ne comprendrait donc pas les universels, mais seulement le particulier: ce qui
est faux manifestement. Aucun intellect n'est donc un corps. 4. Rien n'agit
que selon son espиce, puisque la forme est en toute chose le principe de
l'action. Si donc l'intellect йtait un corps, son action ne dйpasserait pas
l'ordre corporel. Il ne comprendrait par suite que les corps. Or ceci est manifestement
faux: nous comprenons, en effet, beaucoup de choses qui ne sont pas des corps.
L'intellect n'est donc pas un corps. 5. Si la substance intelligente est un
corps, ce corps est ou fini ou infini. Or un corps ne peut кtre infini en acte,
comme il est prouvй dans la Physique. Cette substance est donc un corps
fini, si on dit qu'elle est un corps. Or ceci est impossible. Car en aucun
corps fini ne peut se trouver une puissance infinie, comme nous l'avons prouvй
dйjа. Mais l'intellect possиde une puissance d'une certaine maniиre infinie
dans l'ordre de l'intellection: il comprend, en effet, а l'infini les espиces
croissantes des nombres comme aussi les espиces des figures et des proportions;
enfin, il connaоt l'universel, virtuellement infini par son ampleur, puisqu'il
contient les individus, qui sont infinis en puissance. L'intellect n'est donc
pas un corps. 6. Il est impossible que deux corps se contiennent mutuellement, puisque
le contenant excиde le contenu. Or, deux intellects se contiennent l'un l'autre
et se comprennent, par mode d'intellection. L'intellect n'est donc pas un
corps. 7.
L'action d'aucun corps ne se rйflйchit sur l'agent. Nous avons montrй, en
effet, dans la Physique, que nul corps ne se meut lui-mкme sauf quant а
telle partie, de sorte que l'une de ses parties soit motrice et l'autre mue. Or
l'intellect revient sur soi par action rйflexive, car il se comprend non
seulement quant l'une de ses parties, mais selon tout lui-mкme. Il n'est donc
pas un corps. 8. L'acte d'un corps n'a pas l'action pour terme, non plus que son
mouvement n'a pour terme le mouvement, comme on le prouve dans la Physique. Or,
l'action d'une substance intelligente a l'action pour terme. L'intellect, en
effet, de mкme qu'il comprend une chose, comprend qu'il comprend, et ainsi а
l'infini. La substance intelligente n'est donc pas un corps. C'est pour cela
que la Sainte Йcriture appelle esprits les substances intellectuelles;
elle a coutume de nommer ainsi le Dieu incorporel, selon le texte de saint
Jean, IV, 24: Dieu est esprit. Il est dit, par ailleurs, dans la Sagesse,
VII, 22-23: Il y a en elle - la Sagesse divine - un esprit
d'intelligence capable de comprendre tous les esprits intelligibles. Ainsi se trouve
rйfutйe l'erreur des anciens philosophes de la nature qui n'admettaient d'autre
substance que corporelle. De l'вme ils disaient que c'est un corps, du feu, de
l'air ou de l'eau, ou quelque autre chose semblable. Certains tentиrent
d'intйgrer cette opinion а la foi chrйtienne, affirmant que l'вme йtait un corps
faзonnй comme un corps douй d'une figure extйrieure. 50: LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT IMMATЙRIELLES
Nous
dйduirons de tout cela que les substances intellectuelles sont immatйrielles. 1. En
effet, tout composй de matiиre et de forme est un corps. Car la matiиre ne peut
recevoir des formes diverses que selon des parties diverses. Cette diversitй de
parties ne peut se trouver dans la matiиre qu'en tant qu'une matiиre commune
est divisйe en plusieurs, en raison de dimensions existant en elle: en effet, si
l'on retranche la quantitй, la substance reste indivisible. Mais nous avons
montrй que nulle substance intelligente n'est un corps. Il en rйsulte donc
qu'elle n'est pas composйe de matiиre et de forme. 2. De mкme que l'homme n'est pas
sans cet homme, la matiиre n'est pas sans cette matiиre. Et
donc tout ce qui dans les choses subsiste par composition de matiиre et de
forme, est composй d'une matiиre et d'une forme individuelles. Or l'intellect
ne peut кtre composй d'une matiиre et d'une forme individuelles. Car les
espиces des choses qu'il saisit deviennent intelligibles en acte parce qu'elles
ont йtй abstraites de la matiиre individuelle. Or, en tant qu'elles sont
intelligibles en acte, elles ne font qu'un avec l'intellect. Il faut donc que
l'intellect soit sans matiиre individuelle. On voit ainsi que la substance
intelligente n'est pas composйe de matiиre et de forme.
3. L'action de tout кtre
composй de matiиre et de forme n'est pas de la forme seule, ni de la matiиre
seule, mais du composй: il appartient d'agir а qui il appartient d'кtre. Or
l'кtre est l'кtre du composй et il lui vient par la forme: c'est donc le
composй qui agit, par la forme. Par consйquent, si la substance intelligente
йtait composйe de matiиre et de forme, l'intellection serait l'acte du composй.
Or l'acte se termine а ce qui ressemble а l'agent: ainsi le composй gйnйrateur
n'engendre pas une forme, mais un composй. Si donc le « comprendre »
йtait l'acte du composй, ce n'est ni la forme ni la matiиre qui seraient
atteintes, mais seulement le composй. Or ceci est certainement faux. La
substance intelligente n'est donc pas composйe de matiиre et de forme. 4. Les formes des
choses sensibles ont un кtre plus parfait dans l'intelligence que dans la
rйalitй sensible: elles sont, en effet, plus simples et s'йtendent а plus
d'objets; ainsi par l'unique forme intelligible d'homme, l'intellect connaоt
tous les hommes. Or la forme qui existe dans la matiиre selon un mode parfait,
la fait telle ou telle en acte, comme d'кtre du feu, ou d'кtre colorйe. Mais si
la forme ne fait pas qu'une chose soit telle, c'est qu'elle existe
imparfaitement en cette chose, comme la forme de la chaleur dans l'air qui la
transmet, oщ comme la vertu du premier agent dans son instrument. Si donc
l'intellect est composй d'une matiиre et d'une forme, les formes des objets de
comprйhension feront que l'intellect soit, en acte, de la nature mкme de ce qui
est compris. Et alors il s'ensuivra l'erreur qui fut celle d'Empйdocle, lequel
disait que c'est par le feu que l'вme connaоt le feu, et par la terre
la terre. Ce qu'on ne saurait admettre. La substance intelligible n'est
donc pas composйe de matiиre et de forme. 5. Tout ce qui existe dans un autre, qui
le reзoit, se trouve en lui selon le mode de cet autre. Si donc l'intellect est
composй de matiиre et de forme, les formes des choses seront en lui
matйriellement, comme elles le sont en dehors de l'вme. Par suite, pas plus
qu'elles ne sont intelligibles en acte, hors de l'вme, ne le seront-elles quand
elles seront dans l'intellect. 6. Les formes des contraires sont contraires quant а
l'кtre qu'elles ont dans la matiиre: ce qui fait qu'elles se chassent l'une
l'autre. En tant qu'elles se trouvent dans l'intellect, elles ne sont pas
contraires, mais l'un des contraires est la raison intelligible de l'autre,
puisqu'ils se font connaоtre mutuellement. Leur кtre dans l'intelligence n'est
donc pas matйriel. Et par consйquent, l'intelligence n'est pas composйe de
matiиre et de forme. 7. La matiиre ne reзoit en elle de nouvelle forme que
par mouvement ou par changement. Or l'intellect n'est pas mы du fait qu'il
reзoit les formes; il est plutфt accompli, et c'est dans le repos qu'il
comprend, tandis qu'il en est empкchй par le mouvement. Les formes ne sont donc
pas reзues dans l'intellect comme dans la matiиre ou dans une chose matйrielle.
Ce qui montre а l'йvidence que les substances intelligentes sont immatйrielles,
mкme qu'elles sont incorporelles. D'oщ la parole de Denys au IVe
chapitre des Noms divins : A cause des rayons de la divine bontй subsistent
toutes les substances intellectuelles, dont on voit qu'elles sont incorporelles
et immatйrielles. 51: LA SUBSTANCE INTELLECTUELLE N'EST PAS UNE FORME MATERIELLE
Ce qui
procиde fait voir aussi que les natures intellectuelles sont des formes subsistantes
et non des formes existant dans la matiиre, comme si leur кtre dйpendait
d'elle. 1. En effet, les formes qui dйpendent de la matiиre dans leur кtre, а
proprement parler ne dйtiennent pas elles-mкmes cet кtre qui par elles le
dйtiennent. Si donc les natures intellectuelles йtaient des formes de cette
sorte, il s'ensuivrait qu'elles auraient un кtre matйriel, comme si elles
йtaient composйes de matiиre et de forme. 2. Les formes qui ne subsistent pas par
soi, ne peuvent agir par soi: ce sont les composйs qui agissent par elles. Si
donc les natures intellectuelles йtaient des formes de ce genre, il en
rйsulterait que ce ne serait pas elles qui feraient acte d'intellection, mais
les composйs de ces formes et de la matiиre. Et ainsi l'кtre intelligent serait
composй de matiиre et de forme: ce qui est impossible, comme nous l'avons
montrй. 3. Si l'intellect йtait une forme existant dans la matiиre et non
subsistant par soi, il s'ensuivrait que ce qui est reзu dans l'intellect le
serait dans la matiиre. En effet, ces formes dont l'кtre est liй а la matiиre
ne reзoivent rien qui ne soit reзu dans la matiиre. Et donc, puisque la
rйception des formes dans l'intellect n'est pas celle des formes dans la
matiиre, il est impossible que l'intellect soit une forme matйrielle. 4. Dire que
l'intellect est une forme non subsistante mais immergйe dans la matiиre, c'est
dire йquivalemment que l'intellect est composй de matiиre et de forme: la
diffйrence n'est que dans les mots. En effet, dans la premiиre expression, l'intellect
est la forme mкme du composй; dans la seconde, il est le composй lui-mкme. Si
donc il est faux que l'intellect soit composй de matiиre et de forme, il sera
faux aussi qu'il soit une forme non subsistante mais matйrielle. 52: DANS LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES CRЙЙES, L'ACTE D'КTRE
DIFFИRE DE CE QUI EST
Il ne
faudrait pas croire, parce que les substances intellectuelles ne sont ni
corporelles ni composйes de matiиre et de forme, et n'existent pas dans la
matiиre comme des formes matйrielles, qu'elles sont, pour autant, au niveau de
la simplicitй divine. Car il y a en elles une certaine composition, du fait que
l'acte d'кtre et ce qui est n'y sont pas identiques. 1. En effet, si
l'acte d'кtre est subsistant, rien en dehors de lui ne peut s'y adjoindre. Car,
mкme en ceux dont l'acte d'кtre n'est pas subsistant, ce qui appartient а
l'existant en plus de son acte d'кtre lui est assurйment uni, mais n'est pas un
avec son acte d'кtre, sinon par accident, en tant que le sujet est un qui a
l'acte d'кtre et ce qui est en plus de celui-ci. Ainsi voit-on qu'en Socrate,
en plus de son acte d'кtre substantiel, il y a le blanc, qui est certes divers
de cet acte d'кtre substantiel, car ce n'est pas la mкme chose d'кtre Socrate
et d'кtre blanc, autrement que par accident, si donc l'acte d'кtre n'est pas
dans quelque sujet, il ne restera plus d'autre maniиre dont puisse lui кtre uni
ce qui est en plus de l'acte d'кtre. Or l'acte d'кtre, en tant qu'acte d'кtre,
ne peut кtre divers, mais il peut кtre diversifiй par quelque chose qui est en
dehors de lui. Ainsi l'acte d'кtre de la pierre est autre que celui de l'homme.
Par consйquent, cela qui est l'acte d'кtre subsistant ne peut кtre qu'un
seulement. Or, nous avons montrй que Dieu est son acte d'кtre subsistant. Rien
d'autre que lui ne peut donc кtre son acte d'кtre. Et par suite, il faut qu'en
toute substance qui n'est pas lui, la substance elle-mкme soit autre chose que
son acte d'кtre. 2. La nature commune, si on la considиre comme
sйparйe, ne peut кtre qu'une, bien qu'il puisse s'en trouver plusieurs qui
possиdent cette nature. En effet, si la nature d'animal subsistait par
soi а l'йtat sйparй, elle n'aurait pas ce qui appartient а l'homme ou au b_uf:
sinon elle ne serait pas animal seulement, mais homme ou b_uf. Or, si
l'on йcarte les diffйrences constitutives des espиces, la nature du genre
demeure indivise, parce que les mкmes diffйrences qui constituent les espиces
divisent le genre. Et donc, si cela mкme qui est l'acte d'кtre йtait commun,
tel un genre, l'acte d'кtre sйparй et subsistant par soi ne pourrait кtre
qu'un. Et, s'il n'est pas divisй а la maniиre d'un genre par des diffйrences,
mais, comme il est vrai, du fait qu'il est l'acte d'кtre de ceci ou de cela,
n'est plus manifeste encore que l'кtre existant par soi ne peut кtre qu'un. Il
reste alors que Dieu йtant l'acte d'кtre subsistant, rien autre que lui n'est
son acte d'кtre. 3. Il est impossible qu'il y ait deux actes d'кtre
absolument infinis, l'acte d'кtre absolument infini englobant toute perfection
d'existence, de sorte que si une telle infinitй йtait rйalisйe en deux
existants, on ne verrait pas par quoi l'un serait diffйrent de l'autre. Or,
l'acte d'кtre subsistant doit кtre infini, car il n'est limitй par rien qui le
reзoive. Il est donc impossible qu'il y ait quelque acte d'кtre subsistant en
dehors d'un premier. 4. S'il existe quelque acte d'кtre subsistant par
soi, rien ne lui convient qui n'appartienne а l'existant en tant qu'existant,
car ce que l'on attribue а une chose autrement qu'en tant que telle, ne lui
convient que par accident, en raison du sujet; de sorte que si on la considиre
comme sйparйe du sujet, cet attribut ne lui convient absolument plus. Or,
d'кtre causй par un autre n'appartient pas а l'existant en tant que tel, sinon
tout existant serait causй par un autre, et il faudrait aller а l'infini dans
l'ordre des causes: ce qui est impossible, comme on l'a montrй plus haut. Cet
acte d'кtre qui est subsistant, il faut donc qu'il ne soit pas causй. D'oщ
cette conclusion: aucun existant causй n'est son acte d'кtre. 5. La substance
d'une chose lui appartient par soi et non par un autre. Ainsi donc, d'кtre
lumineux en acte n'appartient pas а la substance de l'air, car cela lui
appartient par un autre. Or, а toute chose crййe son acte d'кtre lui appartient
par un autre, sans cela il ne serait pas causй. Et donc, en nulle substance
crййe l'acte d'кtre n'est la substance. 6. Tout agent agissant en tant qu'il est
en acte, il appartient au premier agent, qui est absolument parfait, d'кtre en
acte de la maniиre la plus parfaite. Or, une chose est d'autant plus
parfaitement en acte que cet acte est postйrieur dans l'ordre de gйnйration:
l'acte, en effet, est chronologiquement postйrieur а la puissance dans un seul
et mкme кtre qui passe de la puissance а l'acte. Ce qui est l'acte mкme est
aussi plus parfaitement en acte que ce qui a l'acte, car celui-ci n'est en acte
qu'en raison de celui-lа. Ceci posй, il est certain d'aprиs ce qu'on a montrй
plus haut, que Dieu seul est le premier agent. А lui seul il appartient donc
d'кtre en acte de la maniиre la plus parfaite, c'est-а-dire en йtant l'acte le
plus parfait lui-mкme. Or c'est lа l'acte d'кtre а quoi aboutit la gйnйration
ainsi que tout mouvement, car toute forme et tout acte ne sont qu'en puissance
avant d'acquйrir l'acte d'кtre. А Dieu seul, par consйquent, il appartient
d'кtre l'acte d'кtre lui-mкme, comme il n'appartient qu'а lui d'кtre le premier
agent. 7.
L'acte d'кtre lui-mкme appartient а l'agent premier selon sa propre nature, car
l'acte d'кtre de Dieu est sa substance, comme on l'a montrй plus haut. Or ce
qui convient а une chose selon sa propre nature ne convient aux autres que par
maniиre de participation, comme la chaleur aux autres corps que le feu. Par
suite, l'acte d'кtre lui-mкme convient а tout autre qu'а l'agent premier par
une sorte de participation. Or, ce qui convient а une chose par participation
n'est pas sa substance. Il est donc impossible que la substance d'un autre
existant que l'agent premier soit l'acte d'кtre lui-mкme. De lа vient que
dans l'Exode, III, 14, le nom propre de Dieu est Celui qui est, car
il n'appartient qu'а Dieu que sa substance ne soit pas autre chose que son acte
d'кtre. 53: ON TROUVE ACTE ET PUISSANCE DANS LES SUBSTANCES
INTELLECTUELLES CRЙЙES
Tout
cela montre а l'йvidence que dans les substances intellectuelles crййes, il
faut admettre une composition d'acte et de puissance. 1. Partout, en effet, oщ se
trouvent deux rйalitйs dont l'une est le complйment de l'autre, la proportion
de l'une а l'autre est une proportion de puissance а acte: car rien n'est
achevй sinon par son acte propre. Or dans les substances intellectuelles
crййes, il y a une double donnйe: а savoir la substance elle-mкme, et puis son
кtre, qui n'est pas la substance mкme, comme on l'a vu. Mais cet кtre est le
complйment de la substance existante: car chaque chose est un acte par le fait
qu'elle a l'кtre. Il faut donc admettre dans chacune des substances susdites
une composition d'acte et de puissance. 2. Ce qui dans une rйalitй donnйe provient
d'un agent doit nйcessairement кtre de l'acte: puisque c'est le propre de
l'agent de faire quelque chose d'actuel. Or on a montrй plus haut que toutes
les autres substances tiennent leur кtre du Premier Agent: et les substances
causйes existent par le fait qu'elles tiennent leur кtre d'un autre. L'кtre
lui-mкme affecte donc les substances crййes comme un certain acte qu'elles
possиdent. Mais ce qui est revкtu d'un acte, c'est de la puissance: car l'acte,
en tant que tel, se rapporte а la puissance. En toute substance crййe, il y a
donc puissance et acte. 3. Tout participant est а l'йgard du participй dans
le rapport de puissance а acte le fait de la participation constitue le
participant actuellement tel. Or on a vu que Dieu seul est essentiellement
кtre, tout le reste ne fait que participer l'кtre. Toute substance crййe se
rapporte donc а son кtre comme la puissance а l'acte. 4. L'assimilation d'un кtre а la cause
agente se fait par l'acte: puisque l'agent agit d'une maniиre semblable а soi,
pour autant qu'il est en acte. Mais l'assimilation de chaque substance crййe а
Dieu se fait par l'кtre lui-mкme, comme on l'a vu plus haut. L'кtre lui-mкme se
rapporte donc а toutes les substances crййes comme leur acte. Par consйquent,
dans chaque substance crййe, il y a composition d'acte et de puissance. 54: LA COMPOSITION DE SUBSTANCE ET D'КTRE NE
S'IDENTIFIE PAS AVEC CELLE DE MATIИRE ET DE FORME La
composition de matiиre et de forme n'est pas du mкme ordre que celle de
substance et d'кtre: bien que l'une et l'autre relиvent de la puissance et de
l'acte. Voici pourquoi: 1. En premier lieu, la matiиre ne s'identifie pas
rigoureusement avec la substance mкme de la rйalitй; car alors toutes les
formes seraient des accidents, suivant l'opinion des anciens naturalistes: mais
la matiиre est une partie de la substance. 2. De plus, l'кtre lui-mкme n'est pas
l'acte propre de la matiиre, mais de la substance totale. En effet, l'кtre est
l'acte de ce dont nous pouvons dire qu'il est. Or l'кtre ne se dit pas
de la matiиre, mais bien du tout. Donc on ne saurait dire de la matiиre qu'elle
est, mais c'est la substance qui est ce qui est.
3. D'ailleurs, la forme n'est
pas l'кtre lui-mкme, mais кtre et forme s'attribuent selon un certain ordre:
ainsi la forme se compare а l'кtre lui-mкme comme la lumiиre au fait de luire,
ou comme la blancheur au fait d'кtre blanc. 4. Aussi bien,
par rapport а la forme elle-mкme, l'кtre joue le rфle d'acte. Si, en effet,
dans les кtres composйs de matiиre et de forme, cette derniиre est appelйe
principe d'кtre, c'est parce qu'elle reprйsente l'achиvement de la substance,
dont l'acte est l'кtre mкme: ainsi le diaphane est pour l'air principe de
lumiиre parce qu'il le constitue sujet propre de la lumiиre. Par consйquent,
dans les composйs de matiиre et de forme, ni la matiиre ni la forme ne peut
кtre dite cela mкme qui est, ni non plus l'кtre lui-mкme. Toutefois la forme
peut кtre appelйe ce par quoi la chose est, pour autant qu'elle
constitue le principe d'кtre: c'est la substance totale qui est la chose mкme qui
est; et l'кtre lui-mкme est ce par quoi la substance est appelйe un
кtre. Mais dans les substances intellectuelles, non composйes de matiиre et de
forme, chez qui la forme elle-mкme est la substance subsistante, la forme est ce
qui est, l'кtre est l'acte et ce par quoi la forme est. Aussi pour ces
crйatures n'y a-t-il qu'une seule composition d'acte et de puissance: la
composition de substance et d'кtre, de ce qui est et de l'кtre, comme
disent certains; ou de ce qui est et de ce par quoi cela est. Mais dans les
substances composйes de matiиre et de forme, il y a double composition d'acte
et de puissance: d'abord celle de la substance elle-mкme, composйe de matiиre
et de forme; ensuite celle de la substance dйjа composйe et de l'кtre:
composition, si l'on veut, de ce qui est, et de l'кtre, ou bien
encore de ce qui est et ce par quoi cela est. Il apparaоt donc
clairement que la composition d'acte et de puissance dйborde celle de forme et
de matiиre. Aussi la matiиre et la forme divisent la substance naturelle; la
puissance et l'acte divisent l'кtre en gйnйral. Et c'est pourquoi toutes les
consйquences de la puissance et de l'acte envisagйs comme tels, sont communes
aux substances crййes matйrielles et immatйrielles: comme le fait de recevoir
et celui d'кtre reзu, le fait de parfaire et celui d'кtre
parfait. Mais toutes les propriйtйs de la matiиre et de la forme en tant
que telles, comme la gйnйration, la corruption, etc.,
n'appartiennent qu'aux substances matйrielles, et ne conviennent d'aucune
maniиre aux substances immatйrielles crййes. 55: LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT INCORRUPTIBLES
Ces
considйrations mettent clairement en lumiиre l'incorruptibilitй de toute
substance intellectuelle. 1. Toute corruption s'explique par la
sйparation de la forme et de la matiиre: corruption pure et simple par
sйparation de la forme substantielle; corruption relative par sйparation d'une
forme accidentelle. La forme demeurant, la chose garde nйcessairement son кtre;
par la forme, en effet, la substance devient proprement rйceptrice de ce qui
constitue l'кtre. Mais lа oщ il n'y a pas composition de forme et de matiиre,
il ne saurait y avoir sйparation de ces deux principes. Donc pas de corruption.
Or nous avons vu qu'aucune substance intellectuelle n'est composйe de matiиre
et de forme. Donc aucune substance intellectuelle n'est corruptible. 2. Une
attribution qui par soi convient а un кtre, affecte cet кtre nйcessairement, et
toujours et insйparablement: ainsi la rotonditй appartient de soi au
cercle, mais accidentellement а l'airain; il est donc possible que l'airain
cesse d'кtre rond, mais que le cercle ne soit pas rond, cela est impossible. Or
l'кtre accompagne de soi la forme: par soi, en effet, cela veut dire selon
qu'кtre est cela mкme; mais chaque chose a l'кtre dans la mesure oщ elle a
la forme. Par consйquent, les substances qui ne sont pas les formes mкmes
peuvent perdre l'кtre dans la mesure oщ elles perdent leur forme: ainsi
l'airain perd sa rotonditй en cessant d'кtre circulaire. Mais les substances
qui sont elles-mкmes des formes ne sauraient perdre l'кtre: une substance qui
serait cercle ne pourrait cesser d'кtre ronde. Or on a dйjа vu que les
substances intellectuelles sont les formes mкmes subsistantes. Il est donc
impossible qu'elles cessent d'кtre. Elles sont incorruptibles. 3. Dans toute
corruption, l'acte disparaоt, mais la puissance demeure: le pur nйant ne
saurait кtre le point d'arrivйe d'une corruption, ni le point de dйpart d'une
gйnйration. Or dans les substances intellectuelles, nous l'avons dйmontrй,
l'acte c'est l'кtre mкme, et, quant а la substance, elle joue le rфle de
puissance. Si donc une substance intellectuelle se corrompt, elle demeurera
aprиs sa propre corruption. Hypothиse invraisemblable ! Donc toute substance
intellectuelle est incorruptible. 4. En tout objet qui se corrompt, il doit
y avoir puissance au non-кtre. Une rйalitй qui ne contient pas cette puissance,
ne saurait кtre corruptible. Or dans une substance intellectuelle, il n'y a pas
de puissance au non-кtre. Nous avons, en effet, dйmontrй qu'une substance
complиte est proprement rйceptrice de l'кtre mкme. Mais le rйcepteur propre
d'un certain acte est de telle sorte en puissance vis-а-vis de cet acte qu'il
ne l'est d'aucune maniиre а l'йgard de l'acte opposй: ainsi le feu est si bien
en puissance par rapport а la chaleur qu'il ne l'est pas du tout vis-а-vis du
froid. Par consйquent, les substances corruptibles elles-mкmes ne renferment de
puissance au non-кtre, dans leur structure complиte, qu'en raison de la
matiиre. Mais dans les substances intellectuelles, il n'y a point de matiиre:
elles sont des substances complиtes simples. Donc point en elles de puissance
au non-кtre ! Elles sont incorruptibles. 5. Lа oщ il y a composition de
puissance et d'acte, le principe qui joue le rфle de premiиre puissance ou de
premier sujet, est incorruptible: aussi, mкme dans les substances pйrissables,
la matiиre premiиre est incorruptible. Mais chez les substances
intellectuelles, ce qui joue le rфle de premiиre puissance et de premier sujet,
c'est leur substance mкme complиte. Donc leur substance mкme est incorruptible.
Or une rйalitй n'est corruptible que dans la mesure oщ sa substance se
corrompt. Par consйquent, toutes les natures intellectuelles sont
incorruptibles. 6. Tout кtre qui se corrompt, se corrompt par soi ou
bien par accident. Mais les substances intellectuelles ne peuvent se corrompre
par soi. Car toute corruption se fait par contrariйtй. L'agent, en effet,
agissant selon qu'il est кtre en acte, conduit toujours en agissant а quelque
кtre en acte. Donc si par l'intervention d'un кtre en acte, une rйalitй se
trouve corrompue et cesse d'кtre en acte, ce fait doit s'attribuer а une
contrariйtй mutuelle: car sont contraires les rйalitйs qui se chassent
mutuellement. Il faut ainsi logiquement admettre que tout кtre qui se
corrompt par soi, ou bien a un contraire, ou bien est composй de contraires.
Mais ni l'un ni l'autre ne convient aux substances intellectuelles. A telle
enseigne que mкme les choses qui selon leur nature sont contraires, cessent de
l'кtre dans l'intellect: le blanc et le noir dans l'intelligence ne se
contrarient point; non seulement ils ne se chassent pas l'un l'autre, mais bien
plutфt ils s'appellent mutuellement, car ils s'expliquent l'un par l'autre.
Donc les substances intellectuelles ne sont pas corruptibles par soi. Elles ne
le sont pas davantage par accident. Ainsi se corrompent, en effet, les
accidents et les formes non subsistantes. Mais nous avons vu que les substances
intellectuelles possиdent leur subsistance propre. Elles sont donc tout а fait
incorruptibles. 7. La corruption est une certaine mutation. Cette
derniиre doit кtre le terme d'un mouvement, comme il est prouvй dans les Physiques.
Ainsi, nйcessairement, tout кtre qui se corrompt est sujet de mouvements.
Mais les Physiques montrent aussi que tout кtre qui se meut est un
corps. S'il s'agit d'une corruption par soi, ce qui se corrompt doit donc кtre
un corps; et si la corruption a lieu accidentellement, ce ne peut кtre qu'une
forme, ou une vertu du corps, dйpendante de lui. Or les substances
intellectuelles ne sont ni des corps ni des formes ou vertus dйpendantes du
corps. Donc elles ne se corrompent ni par soi ni par accident. Elles sont donc
tout а fait incorruptibles. 8. Toute corruption a lieu du fait qu'un кtre subit
une certaine passion la corruption elle-mкme est une passion. Or nulle
substance intellectuelle ne peut subir une passion telle qu'elle entraоne la
corruption. Car subir une passion, c'est recevoir. Or toute impression reзue
dans une substance intellectuelle, doit l'кtre selon son mode, je veux dire de
maniиre intelligible. Mais l'impression ainsi reзue dans la substance
intellectuelle la parfait et ne la corrompt pas: car l'intelligible est la
perfection de l'кtre intelligent. D'oщ incorruptibilitй de la substance
intelligible. 9. Comme le sensible est l'objet du sens, ainsi l'intelligible est objet
de l'intellect. Mais le sens de lui-mкme ne se corrompt pas, sinon en raison de
l'excellence de son objet: ainsi la vue sous une lumiиre trop йblouissante,
l'oreille а l'audition de sons excessifs, etc. Et je dis: de lui-mкme; car
le sens peut кtre corrompu aussi accidentellement, а cause de la corruption du
sujet. Un tel mode de corruption ne peut menacer l'intellect; nous avons vu
qu'il n'йtait l'acte dйpendant d'aucun corps. D'autre part, il ne saurait кtre
corrompu par l'excellence de son objet: celui qui comprend les vйritйs les
plus profondes, n'en comprend pas moins les plus humbles, et mкme il les
comprend mieux. Donc l'intellect n'est corruptible d'aucune maniиre. 10.
L'intelligible est la perfection propre de l'intellect: aussi l'intellect en
acte et l'intelligible en acte ne font qu'un. Par consйquent, ce qui
convient а l'intelligible en tant qu'intelligible, cela doit convenir а l'intellect
en tant que tel: car une perfection et l'objet propre de cette perfection sont
du mкme genre. Or l'intelligible, pour autant qu'il est intelligible, est
nйcessaire et incorruptible: le nйcessaire est parfaitement connaissable
intellectuellement; le contingent, comme tel, ne l'est qu'imparfaitement; ce
n'est pas un objet de science mais d'opinion. L'intellect n'a de science
des rйalitйs corruptibles que dans la mesure oщ elles recиlent une certaine
incorruptibilitй, je veux dire dans la mesure oщ elles sont universalisables.
L'intellect est donc nйcessairement incorruptible. 11. La perfection d'un кtre est conforme
au mode propre de sa substance. La maniиre dont une rйalitй atteint sa
perfection rйvиle donc le mode de sa substance. Or l'intellect ne trouve point
sa perfection dans le mouvement, mais bien plutфt dans l'indйpendance а l'йgard
du mouvement: notre activitй d'кtres pensants reзoit sa perfection de la
science et de la prudence, qui supposent l'apaisement des troubles physiques et
des passions de l'вme, comme le Philosophe le dйmontre au Ve Livre de la Physique.
Le mode propre а la substance intelligible se situe donc au-dessus du
mouvement et par consйquent au-dessus du temps. Mais l'кtre de toute rйalitй
corruptible est soumis au mouvement et au temps. Il est donc impossible qu'une
substance douйe d'intelligence soit corruptible. 12. Un dйsir de nature ne saurait кtre
vain: car la nature ne fait rien en vain. Mais toute intelligence dйsire
l'кtre perpйtuel: non seulement celui de l'espиce, mais celui de l'individu. En
voici la preuve. Chez certains кtres, l'appйtit naturel rйsulte de la
connaissance: ainsi le loup dйsire naturellement l'occision des animaux dont il
se nourrit, et l'homme dйsire naturellement la fйlicitй. Chez d'autres d'кtres,
la connaissance n'est point requise, mais la seule inclination des principes
naturels, qui parfois est appelйe appйtit naturel: ainsi le corps lourd
tend vers le bas. Mais, dans les deux cas, l'on constate dans les choses un
dйsir naturel d'кtre: nous en trouvons le signe dans la rйsistance qu'opposent,
par leurs propriйtйs naturelles, les кtres dйpourvus de connaissance aux objets
qui tendent а les corrompre: et quant aux connaissants, ils rйsistent selon le
mode de leur connaissance. Ainsi donc, les non-connaissants qui possиdent dans
leurs constitutifs ontologiques le pouvoir de conserver l'кtre sans fin,
toujours identique numйriquement, ont aussi l'appйtit naturel de cet кtre
perpйtuel, toujours numйriquement identique а lui-mкme. Lа oщ les principes naturels
n'impliquent pas une telle virtualitй, mais oщ la perpйtuitй ne saurait
concerner que l'espиce, lа aussi nous trouvons un appйtit naturel de perpйtuitй
spйcifique. Cette diffйrence ne peut manquer de se retrouver chez les кtres dont le
dйsir naturel s'unit а la connaissance: ceux qui ne connaissent l'кtre que dans
l'instant prйsent, le dйsirent dans l'instant prйsent; mais non pour toujours,
car ils n'ont pas la notion du toujours. Sans doute, ils dйsirent la perpйtuitй
de l'espиce: mais ils ne s'en rendent pas compte; car la vertu gйnйratrice, qui
assure cette perpйtuitй, est prйsupposйe а la connaissance et ne dйpend pas
d'elle. Quant а ceux qui connaissent et perзoivent l'кtre perpйtuel, ils le
dйsirent d'un dйsir naturel. Or cela convient а toutes les substances
intelligibles. Toutes les substances intelligentes dйsirent donc d'un dйsir
naturel кtre toujours. Il est donc impossible que l'кtre vienne а leur manquer. 13. Toutes les
rйalitйs qui reзoivent et puis qui perdent l'existence, la reзoivent et la
perdent par l'effet d'une mкme puissance: car la mкme puissance donne l'кtre et
le soustrait. Mais les substances intelligentes n'ont pu commencer d'кtre que
par la puissance du Premier Agent: elles ne viennent pas, on l'a vu, d'une
matiиre prйexistante. Pour leur enlever l'кtre, il n'y a donc qu'un pouvoir:
celui du Premier Agent, dans la mesure oщ il peut ne pas leur communiquer
l'кtre. Mais en vertu de cette puissance-lа, rien ne saurait кtre dйclarй
corruptible. En effet, les choses sont dites nйcessaires et contingentes
d'aprиs la puissance qui est en elles, et non d'aprиs la puissance de Dieu. De
plus, Dieu, Auteur de la nature, n'enlиve pas aux кtres, ce qui est propre а
leur nature; et nous avons vu que la perpйtuitй appartient en propre aux natures
intellectuelles; Dieu ne leur enlиvera donc pas ce privilиge. Par consйquent,
les substances intellectuelles sont de toute maniиre incorruptibles. C'est pourquoi
dans le Psaume: Louez le Seigneur du haut des cieux ! aprиs la mention
des anges et des corps cйlestes, on lit ceci: Il les a йtablis pour
toujours, et pour les siиcles des siиcles, expression qui manifeste leur
durйe perpйtuelle. Denys dit aussi au IVe chapitre des Noms divins:
Par le rayonnement de la divine bontй sont йtablies les substances
intelligibles et intellectuelles. Elles sont, elles vivent, elles ont une vie
qui ne peut dйfaillir ni diminuer. Elles sont pures de toute corruption,
gйnйration et mort; elles sont йlevйes au-dessus de l'instabilitй et du flux du
changement. 56: DE QUELLE MANIERE UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE PEUT-ELLE ETRE
UNIE A UN CORPS?
Nous
avons vu plus haut que la substance intellectuelle n'est point un corps ni une
vertu quelconque dйpendante du corps. Reste а examiner а prйsent la possibilitй
de l'union d'une substance intellectuelle а un corps. En premier lieu constatons que cette union
ne saurait se faire par mйlange. 1. Le mйlange en effet suppose altйration
mutuelle. Cette altйration implique nйcessairement identitй de matiиre, pour
qu'il y ait йchange d'activitй et de passivitй. Mais les substances
intellectuelles n'ont point la matйrialitй des corporelles: nous avons prouvй
leur immatйrialitй. Elles ne sauraient donc кtre mйlangйes avec un corps. 2. Lorsqu'un
mйlange a eu lieu, les йlйments mйlangйs n'ont plus d'existence actuelle, mais
virtuelle seulement: car s'ils demeuraient en acte, il n'y aurait pas mйlange,
mais simplement confusion; ainsi un corps mixte formй d'йlйments divers, n'est
lui-mкme aucun de ces йlйments. Hypothиse impossible en ce qui concerne les
substances intellectuelles: nous avons dйmontrй leur incorruptibilitй. Il faut donc
exclure l'union d'une substance intellectuelle avec un corps par mode de
mйlange. A exclure aussi l'union par maniиre de contact proprement dit. En
effet, ce contact n'appartient qu'aux corps: il y a contact lа oщ les
extrкmes sont ensemble, comme les points, les lignes, les surfaces, qui
limitent les corps. Ce n'est donc pas par mode de contact que la substance
intellectuelle peut s'unir а un corps. En consйquence, on ne doit recourir ni а
une continuitй ni а un arrangement, ni а une jointure pour
expliquer l'union de la substance intellectuelle et du corps. Rien de tout cela
ne saurait avoir lieu sans contact. Il existe pourtant un mode de contact
grвce auquel une substance intellectuelle peut s'unir а un corps. Les corps
naturels s'altиrent mutuellement lorsqu'ils se touchent: et de la sorte, ils
s'unissent l'un а l'autre non seulement quant а leurs limites quantitatives,
mais encore selon une similitude de qualitй ou de forme, en ce sens que l'agent
imprime sa forme dans le patient. Sans doute, en ce qui concerne les limites
quantitatives, le contact doit toujours кtre mutuel; et cependant, si l'on se
place au point de vue de l'action et de la passion, on peut trouver des кtres
qui ne font que toucher (activement) et des кtres qui sont seulement touchйs
(au passif): ainsi les corps cйlestes touchent de cette maniиre les corps
йlйmentaires, dans la mesure oщ ils y produisent des altйrations; mais ils ne
sont pas touchйs par eux, ne subissent de leur chef aucune modification. S'il
se trouve donc des agents dont le contact ne s'applique pas aux limites
quantitatives des corps, on dira nйanmoins qu'ils touchent, pour autant qu'ils
agissent: ainsi, dit-on que ce qui nous afflige, nous touche. En ce
sens, il est possible qu'une substance intellectuelle s'unisse а un corps par
contact. Car les substances intellectuelles agissent sur les corps et les
meuvent, puisqu'elles sont immatйrielles et plus en acte. Ce contact n'est
pas quantitatif, mais virtuel. Il diffиre en trois points du toucher
corporel: a) Grвce а lui, ce
qui est indivisible, peut toucher le divisible. Chose impossible au contact
corporel: un point ne peut toucher qu'un certain indivisible. Mais la substance
intellectuelle, bien qu'indivisible, peut atteindre une quantitй divisible,
dans la mesure oщ elle agit sur elle. Autre, en effet, est l'indivisibilitй du
point, autre celle de la substance intellectuelle. Le point est indivisible au
titre de terme de la quantitй: ce qui lui assure une situation dйterminйe dans
le continu, en dehors de laquelle il ne saurait s'йtendre. Mais la substance
intellectuelle est indivisible, comme йtrangиre а la catйgorie de quantitй.
Aussi son contact n'est-il pas limitй а un indivisible selon la quantitй. b) Le contact quantitatif n'atteint que les
limites extrкmes; le contact virtuel atteint tout l'кtre qu'il affecte. On
subit ce contact, en effet, dans la mesure oщ l'on reзoit une influence, dans
la mesure oщ l'on est mы. Ce qui a lieu pour autant qu'on est en puissance.
Mais cette puissance convient а l'кtre entier, pas seulement а ses extrйmitйs.
C'est donc le tout qui est ainsi touchй. c) Par consйquent, dans le contact quantitatif qui
atteint les limites d'un corps, l'objet qui touche est nйcessairement extйrieur
au sujet touchй; il ne peut passer а travers, il en est empкchй. Au contraire,
le contact virtuel, qui appartient aux substances intellectuelles, vise
l'intime de l'кtre, et il donne а la substance qui touche, de pйnйtrer а
l'intйrieur du sujet touchй, et d'avancer а travers lui sans obstacle. Ainsi donc la
substance intellectuelle peut s'unir а un corps par contact virtuel. Mais les
rйalitйs ainsi unies ne constituent pas une unitй pure et simple. Elles
rйalisent l'unitй d'une action exercйe et reзue: ce qui n'est pas l'unitй pure
et simple. L'unitй, en effet, se dit de la mкme maniиre que l'кtre. Or
кtre agent ne signifie pas кtre purement et simplement. L'unitй dans l'action
n'est donc pas l'unitй d'кtre absolue. Or l'unitй pure et simple se rйalise de
trois maniиres: par indivisibilitй, par continuitй, par unitй
de raison. Mais la substance intellectuelle et le corps ne sauraient
constituer une unitй indivisible: en effet, nous sommes lа en prйsence d'une
unitй constituйe par deux principes. Ne parlons pas non plus de continuitй: le
continu implique la quantitй. Il reste donc а chercher si la substance
intellectuelle et le corps peuvent constituer une unitй capable d'кtre
envisagйe comme unifiйe par la raison. Deux rйalitйs permanentes ne constituent
une telle unitй que comme forme substantielle et matiиre: car la substance et
l'accident ne font pas une unitй de raison: autre est la raison d'homme, autre
celle de blanc. Reste а chercher, par consйquent, si une substance intellectuelle
peut кtre la forme substantielle d'un corps. Or cela parait irrationnel et impossible. 1. Deux
substances existant en acte ne peuvent constituer quelque chose d'un: l'acte de
chaque кtre est, en effet, ce par quoi il se distingue de l'autre. Mais la
substance intellectuelle est pourvue d'existence actuelle, comme on l'a vu. Et
de mкme le corps. Impossible donc, semble-t-il, de former une rйalitй une avec
la substance intellectuelle et le corps. 2. Forme et matiиre se trouvent dans le
mкme genre: car tout genre se divise par acte et puissance. La substance
intellectuelle et le corps sont des genres diffйrents. On ne voit pas comment
l'une serait forme de l'autre. 3. Toute rйalitй dont l'кtre se trouve dans la
matiиre, est nйcessairement matйrielle. Mais si la substance intellectuelle est
forme du corps, son кtre doit donc se trouver dans la matiиre corporelle: car
l'кtre de la forme n'est pas sйparй de celui de la matiиre. Il s'ensuivra que
la substance intellectuelle n'est point immatйrielle, contrairement а ce que
nous avons prйcйdemment йtabli. 4. Une rйalitй dont l'кtre est dans le
corps, ne saurait кtre sйparйe du corps. Or les philosophes montrent que
l'intellect est sйparй du corps, et qu'il n'est ni un corps, ni une forme
corporelle. La substance intellectuelle n'est donc pas forme du corps:
autrement son кtre serait dans le corps. 5. Lа oщ le corps participe а l'кtre, il
doit aussi participer а l'opйration: car chaque chose agit pour autant qu'elle
est; et l'activitй ne peut surpasser l'essence, puisque la facultй d'agir
dйcoule des principes de l'essence. Mais si la substance intellectuelle est
forme du corps, il faut que son кtre appartienne au corps en mкme temps qu'а
elle: de la forme et de la matiиre rйsulte un кtre qui est un purement et
simplement, ce qui constitue l'unitй ontologique. L'opйration de la substance
intellectuelle appartiendra donc aussi au corps, et sa vertu sera une vertu
corporelle. Nous avons dйjа vu l'absurditй de ces consйquences. 57: THИSE PLATONICIENNE SUR L'UNION DE L'AME INTELLECTUELLE ET DU
CORPS
Impressionnйs
par ces arguments et par d'autres semblables, certains ont prйtendu qu'aucune
substance intellectuelle ne peut кtre forme du corps. Mais la nature mкme de
l'homme semble contredire cette opinion, car cette nature paraоt bien impliquer
l'union de l'вme intellectuelle et du corps. Aussi les philosophes susdits
ont-ils imaginй des thйories pour sauver la nature de l'homme. Ainsi d'aprиs
Platon et son йcole, l'вme intellectuelle n'est pas unie au corps comme une
forme а sa matiиre, mais seulement comme un moteur а son mobile: l'вme serait
dans le corps comme un marin sur un navire. De la sorte, l'union de
l'вme et du corps se ramиnerait а ce contact virtuel mentionnй plus haut. Position
difficile а tenir! Le contact en question ne saurait, en effet, nous l'avons
vu, procurer l'unitй pure et simple. Mais l'union de l'вme et du corps
constitue l'homme. Il faudrait donc admettre que l'homme n'est pas un, purement
et simplement: c'est-а-dire qu'il n'est pas un кtre pur et simple, mais un
composй accidentel. Pour йviter cette consйquence, Platon admit que
l'homme n'est pas un composй d'вme et de corps, mais simplement une вme se
servant d'un corps; ainsi Pierre n'est pas un certain composй de corps et
de vкtement, mais un homme recouvert d'un vкtement. Montrons la
faussetй de cette position: 1. Animal et homme sont des rйalitйs sensibles et
naturelles. Fait invraisemblable si le corps et ses parties n'entraient pas
dans l'essence de l'homme et de l'animal; mais si toute l'essence de l'un et de
l'autre se rйduisait а l'вme, comme le prйtend l'opinion susdite: car l'вme
n'est point une rйalitй sensible ni matйrielle. Impossible que l'homme ou
l'animal soit une вme se servant d'un corps, et non un composй formй
d'une вme et d'un corps! 2. Des rйalitйs ontologiquement diverses ne sauraient
exercer d'activitй une. Et quand je parle d'activitй une, je n'envisage pas le
terme que vise cette activitй, mais bien plutфt son origine, son point de
dйpart dans l'agent: quand plusieurs individus tirent un seul navire, l'action
est unique du cфtй de l'objet qui est un, mais du cфtй des travailleurs, elle
est multiple, car il y a plusieurs efforts de traction: puisque l'action suit
la forme et la vertu, il faut bien que lа oщ il y a diverses formes et vertus,
il y ait des actions diverses. Sans doute l'вme possиde une opйration propre, а
laquelle ne participe pas le corps: l'intellection - cependant il existe des
opйrations communes а l'вme et au corps, а savoir la crainte, la colиre, la sensation,
etc... Ces phйnomиnes comportent une certaine modification d'une partie
dйterminйe du corps: ce sont а la fois des opйrations de l'вme et du corps.
L'вme et le corps constituent donc un seul кtre, ce ne sont pas des rйalitйs
ontologiquement diverses. Platon prйtend bien rйsoudre cette difficultй. En
effet, dit-il, la diversitй du moteur et du mobile n'empкche pas l'unitй de
l'acte: le mкme mouvement appartient au moteur а titre d'origine, et au mobile
а titre d'aboutissement. Ainsi donc d'aprиs Platon les opйrations susdites
appartiennent en mкme temps а l'вme et au corps: а l'вme en tant que moteur, au
corps en tant que mobile. Nouvelle impossibilitй ! Au second livre de l'Ame,
le Philosophe prouve que le sentir se ramиne а une motion venue
des objets sensibles extйrieurs. Par consйquent, l'homme ne saurait avoir
de sensation sans un objet extйrieur sensible: point de motion sans moteur.
Donc l'organe sensoriel est mis en mouvement, est passif dans la sensation, et
cela par le fait d'un objet extйrieur sensible. Or ce par quoi l'organe est
ainsi passif, c'est le sens: en effet, la privation d'un sens entraоne celle
des impressions correspondantes. Le sens est donc une vertu passive de l'organe
qu'il affecte. Par consйquent l'вme sensitive ne joue pas dans la sensation le
rфle d'une cause motrice ou active, mais elle est principe de passivitй. Ce
principe ne saurait se diversifier ontologiquement de l'кtre passif. Donc entre
l'вme sensible et le corps animй il n'y a pas diversitй ontologique. 3. Bien que le
mouvement soit l'acte commun du moteur et du mobile, cependant effectuer un
mouvement et le recevoir sont deux opйrations diverses: action et passion
sont deux prйdicaments distincts. Si donc dans la sensation l'вme sensitive
joue le rфle d'agent et le corps celui de patient, autre sera l'opйration de
l'вme, autre celle du corps. Ainsi l'вme sensitive possйdera une opйration
propre; donc aussi une subsistance propre. Par consйquent, la destruction du
corps n'entraоnera pas sa propre destruction. Conclusion: les вmes sensitives,
mкme celles des animaux sans raison, seront immortelles. Cette consйquence
paraоt peu probable. Elle est cependant conforme а la thиse platonicienne. Mais
ce point sera examinй plus loin. 4. Le moteur ne donne pas au mobile son
espиce. Si donc l'union de l'вme au corps n'est qu'une union de moteur а
mobile, le corps avec ses parties n'est pas spйcifiй par l'вme. Le dйpart de
l'вme n'enlиvera donc pas son espиce а l'organisme. Ce qui est йvidemment faux:
aprиs la mort, il n'est plus question de chair, d'os, de mains, etc..., que
dans un sens йquivoque. Aucune de ces parties ne possиde plus d'opйration
propre, de caractиre spйcifique. L'union de l'вme au corps n'est donc pas
seulement l'union du moteur et du mobile, de l'homme avec son vкtement. 5. Du moteur, le
mobile ne reзoit pas l'кtre, mais seulement le mouvement. Si l'вme n'est unie
au corps que comme а un moteur, le corps sera sans doute mы par l'вme, mais
elle ne lui donnera pas l'кtre. Mais la vie est pour ainsi dire t'кtre du
vivant. Le corps ne vivra donc pas par l'вme. 6. Le mobile n'est point engendrй par
l'intervention du moteur, ni dйtruit du fait de son absence: puisqu'il n'y a
pas lа de dйpendance dans l'кtre, mais seulement dans le mouvement. Si donc
l'вme n'est unie au corps que comme un moteur а son mobile, il s'ensuivra que
l'union de l'вme et du corps n'impliquera point gйnйration, ni leur divorce
corruption. Et ainsi la mort, qui consiste dans la sйparation de l'вme et du
corps, ne sera pas la corruption de l'animal. Consйquence йvidemment fausse. 7. Tout кtre qui
se meut lui-mкme possиde le pouvoir de se mouvoir et de ne pas se mouvoir, de
mouvoir et de ne pas mouvoir. Or l'вme, dans la thиse platonicienne, meut le
corps comme se mouvant soi-mкme. Il est donc au pouvoir de l'вme de mouvoir le
corps et de ne le pas mouvoir. Et si elle lui est simplement unie comme le
moteur а un mobile, l'вme pourra se sйparer du corps et s'unir а lui, а
volontй. Conclusion irrecevable ! Voici maintenant la preuve de l'union de
l'вme au corps, а titre de forme propre: 1. Ce qui dйtermine pour un кtre donnй le
passage de la puissance а l'acte, est la forme et l'acte de cet кtre. Or l'вme
fait passer le corps de la puissance а l'acte: car la vie est l'кtre mкme
dit vivant. Mais la semence avant l'animation n'est vivante qu'en puissance;
c'est l'вme qui la rend actuellement vivante. L'вme est donc la forme du corps
animй. 2.
L'кtre et l'agir n'appartiennent pas а la forme seule ni а la seule matiиre,
mais au composй: donc кtre et agir sont attribuйs а toutes les deux, dont l'une
joue le rфle de forme, l'autre celui de matiиre. Ainsi, dirons-nous que l'homme
est sain par le corps et par la santй, et que le savant connaоt par la science
et par l'вme - la science йtant la forme de l'вme connaissante et la santй
celle du corps sain. Or vivre et sentir sont attribuйs а l'вme et au corps: on
dit en effet que nous vivons et que nous sentons et par l'вme et par le corps.
Mais l'вme est le principe de la vie et de la sensation. L'вme est donc la forme
du corps. 3. Toute l'вme sensitive joue а l'йgard de l'ensemble du corps le mкme
rфle que chaque partie de l'вme а l'йgard de chaque partie correspondante du
corps. Or chaque partie de l'вme est forme et acte de l'organe qui lui
correspond: ainsi la vue est forme et acte de l'_il. Donc l'вme est forme et
acte du corps. 58: L'HOMME N'A PAS TROIS AMES (VЙGЙTATIVE, SENSITIVE ET
INTELLECTUELLE)
Mais
les tenants du platonisme ne sont pas au bout de leurs objections. Car Platon
admet en nous plusieurs вmes: l'intellectuelle, la vйgйtative, la sensitive. On
peut donc voir dans l'вme sensitive la forme du corps sans reconnaоtre pour
autant qu'une certaine substance intellectuelle est forme du corps. Voici les
arguments qui excluent cette position platonicienne. 1. Quand certaines donnйes
conviennent а une rйalitй selon des formes diffйrentes, on ne peut les
attribuer les unes aux autres que de maniиre accidentelle ce qui est blanc est
dit accidentellement musicien, dans la mesure oщ Socrate possиde а la
fois la blancheur et la musique. S'il existe donc en nous trois formes
diffйrentes; а savoir les вmes intellectuelle, sensitive et nutritive (ou
vйgйtative), les caractйristiques qui nous viennent de ces formes ne sauraient
avoir entre elles d'autre lien que celui d'une attribution accidentelle. En
raison de l'вme intellectuelle nous sommes appelйs des hommes, selon
l'вme sensitive des animaux, d'aprиs l'вme vйgйtative, des vivants. Ainsi
les propositions suivantes n'auront qu'une valeur accidentelle: L'homme est un
animal, ou bien L'animal est un vivant. Mais de telles propositions
tiennent manifestement par soi: l'homme, pour autant qu'il est un homme, est
animal; et l'animal, en tant qu'animal, est vivant. C'est donc le mкme principe
qui pose а la fois l'homme, l'animal et le vivant. On objectera peut-кtre que la diversitй
des вmes n'entraоne pas forcйment le caractиre accidentel des attributions
susdites: car il existe un ordre entre ces diffйrentes вmes ! Mais l'objection
ne vaut pas. En effet, l'ordre de la sensation par rapport а la pensйe et celui
de la vie vйgйtative par rapport а la vie des sens, se prйsente comme un ordre
de puissance а l'acte: car du point de vue de la gйnйration, la vie de
l'intelligence vient aprиs la vie des sens, et la vie des sens aprиs la vie
vйgйtative; l'animal est engendrй avant l'homme. Par consйquent, si l'ordre sur
lequel s'appuie l'objection peut servir de fondement а des attributions
nйcessaires, cette nйcessitй ne devra pas кtre cherchйe du cфtй de la forme,
mais du cфtй de la matiиre ou du sujet, comme а propos d'une surface colorйe.
Mais il ne saurait en кtre ainsi. Car dans ce dernier mode d'attribution
nйcessaire, ce qui est formel est dit par soi du sujet: La surface
est blanche; le nombre est pair. Et dans ce mode d'attribution, le sujet
fait partie de la dйfinition du prйdicat, comme le nombre de la
dйfinition du pair. Or dans le cas de l'homme, c'est le contraire. Homme
ne s'attribue pas de soi а l'animal; et de mкme le sujet n'entre pas
dans la dйfinition du prйdicat, mais « vice versa ». L'ordre allйguй
ne saurait donc fonder le mode de nйcessitй des attributions dont on parle. 2. L'кtre a la
mкme source que l'unitй. L'un suit l'кtre. Puisque toute chose
tient l'кtre de la forme, de la forme aussi elle tiendra l'unitй. Si donc on
attribue а l'homme plusieurs вmes comme des formes diverses, l'кtre humain ne
sera pas un, mais multiple. - Et pour donner а l'homme son unitй, l'ordre des
formes ne saurait suffire. L'unitй d'ordre n'est pas l'unitй pure et simple:
elle est la moindre des unitйs. 3. La prйsence de trois вmes dans l'homme
se heurte а la difficultй signalйe au chapitre prйcйdent: а savoir que l'кtre
formй par l'union de l'вme intellectuelle et du corps ne serait pas un,
purement et simplement, mais que son unitй serait toute accidentelle. En effet,
tout ce qui s'ajoute а un кtre aprиs la formation complиte de cet кtre, lui
survient accidentellement: c'est une donnйe йtrangиre а son essence. Or toute
forme substantielle constitue l'кtre comme quelque chose d'achevй dans la
catйgorie de la substance: elle lui donne d'кtre en acte et d'кtre
dйterminйment tel. Donc tout ce qui vient s'ajouter а la premiиre forme
substantielle, appartient au domaine de l'accidentel. Mais l'вme vйgйtative est
forme substantielle, puisque la vie reprйsente un attribut substantiel
chez l'homme et chez l'animal. Consйquence: l'вme sensitive serait une
adjonction accidentelle, et de mкme l'вme intellectuelle. Et ainsi les mots animal
et homme ne dйsigneraient pas un кtre purement et simplement un, non
plus qu'un genre ou une espиce appartenant а la catйgorie de la substance. 4. Si l'homme,
conformйment а la thйorie platonicienne, n'est pas un composй d'вme et de
corps, mais une вme se servant d'un corps, ou bien il faut entendre cela
de l'вme intellectuelle seulement, ou des trois вmes (s'il y en a trois), ou
bien de deux вmes. S'il s'agit de deux ou trois вmes, il s'ensuit que l'homme
n'est pas un, mais qu'il est deux ou trois: il est, en effet, trois вmes, ou au
moins deux. Et si on l'entend de la seule вme intellectuelle, en ce sens que
l'вme sensitive serait la forme du corps et que l'вme intellectuelle utilisant
le corps animй et douй de sensation serait l'homme, alors nous nous trouverons
toujours en prйsence des mкmes difficultйs: а savoir que l'homme ne serait pas
un animal, mais qu'il se servirait d'un animal - car c'est l'вme
sensitive qui fait l'animal; et que l'homme ne sentirait pas, mais qu'il utiliserait
un кtre douй de sensation. Cela ne tient pas: impossible d'admettre qu'en
nous, les principes de la pensйe, de la sensation et de la vie vйgйtative
constituent trois вmes substantiellement diffйrentes. 5. Pour constituer un seul кtre, deux ou
plusieurs rйalitйs diffйrentes ont besoin d'un facteur d'unitй - а moins
toutefois que de ces rйalitйs l'une joue le rфle de l'acte et l'autre celui de
la puissance: ainsi matiиre et forme font un seul кtre, sans qu'aucun lien
extrinsиque les unisse. Mais si dans l'homme il y a plusieurs вmes, elles ne
sont pas entre elles dans le rapport d'acte et de puissance, toutes sont des
actes et des principes d'activitй. Si pourtant elles s'unissent pour constituer
un seul кtre, comme l'homme ou l'animal, il faut bien admettre la prйsence d'un
facteur d'unitй. Ce dernier ne saurait кtre le corps car c'est plutфt l'вme qui
sert de lien au corps, puisque lorsqu'elle s'en va, le corps se dissout. Le
facteur d'unitй en question devra donc кtre quelque chose de plus formel (de
plus actuel). Et ce quelque chose mйritera plus le nom d'вme que ces йlйments
ou parties qu'elle maintient dans l'unitй. Mais si ce principe d'unitй possиde
lui aussi des parties diverses, et n'est pas essentiellement un, alors il faut
chercher un autre principe d'unitй. Et comme Il n'est pas possible d'aller а l'infini,
force est bien d'en venir а quelque rйalitй une par soi. Telle est l'вme,
au premier chef. Il faut donc admettre dans l'homme ou l'animal l'existence
d'une вme unique. 6. Si notre rйalitй psychique est le rйsultat d'un
assemblage de principes divers, de mкme que cet ensemble se rapporte а tout le
corps, de mкme aussi chaque partie de cette вme multiple devra se rapporter а
chacune des parties du corps. Et cette conclusion ne nous йloigne pas de la
pensйe de Platon: il situait, en effet, l'вme rationnelle dans le cerveau, l'вme
vйgйtative dans le foie, l'вme affective dans le c_ur. D'un double point de vue
cette thйorie apparaоt fausse: a) Il existe une certaine partie de l'вme
qu'on ne peut attribuer а aucune partie du corps: а savoir l'intellect, dont il
a йtй prouvй qu'il n'est l'acte d'aucun organe; b) De toute йvidence,
dans la mкme partie du corps on constate des activitйs de diverses sortes,
toutes attribuables а l'вme. C'est le cas des animaux qui continuent de vivre
aprиs avoir йtй sectionnйs, parce que le mкme organe possиde le mouvement, avec
le sens et l'appйtit qui dйterminent le mouvement. De mкme aussi la mкme partie
d'une plante sectionnйe prйsente les phйnomиnes de nutrition, de croissance et
de germination. Tout cela montre bien que les diverses parties de l'вme ont
pour sujet une seule et mкme partie du corps. Il n'y a donc pas en nous
diverses вmes, attribuйes aux diffйrentes parties du corps. 7. Des forces
diverses qui ne prennent pas racine dans un principe unique, ne se neutralisent
nullement dans leur activitй, а moins que leurs opйrations ne soient
rйciproquement contraires: ce qui n'est pas le cas ici. Or nous constatons que
les diverses activitйs psychiques tendent а se neutraliser mutuellement: si
l'une s'intensifie, l'autre se ralentit. Il faut donc admettre que ces
activitйs, et les forces d'oщ elles procиdent, relиvent d'un principe unique.
Ce principe ne saurait кtre le corps: d'abord parce qu'il existe une activitй
psychique incorporelle, а savoir la pensйe; ensuite parce que si le principe de
ces forces et de ces activitйs йtait le corps en tant que tel, on trouverait
ces forces et ces activitйs dans tous les corps, ce qui est йvidemment faux. Le
principe en question doit donc кtre une certaine forme unique, grвce а laquelle
ce corps est tel corps. Et c'est l'вme. Par consйquent, toutes les activitйs
psychiques que nous constatons en nous procиdent d'une вme unique. Il n'existe
pas en nous plusieurs вmes. Ainsi nous rejoignons ce texte du Livre des Dogmes
de l'Eglise: Nous ne croyons pas qu'il y ait deux вmes en un seul
homme, comme Jacques et certains Syriens l'ont йcrit: l'une animale, animatrice
du corps et mйlangйe au sang, l'autre spirituelle, consacrйe а la pensйe: mais
nous affirmons en l'homme, la prйsence d'une seule et mкme вme, qui vivifie le
corps par son union avec lui, et qui se dirige elle-mкme par sa raison. 59: L'INTELLECT POSSIBLE DE L'HOMME N'EST PAS UNE SUBSTANCE
SЙPARЙE
On a
inventй une autre thйorie pour soutenir qu'une substance intellectuelle ne
saurait кtre unie au corps comme une forme. D'aprиs cette thиse, l'intellect,
mкme celui qu'Aristote appelle possible, est une certaine substance
sйparйe qui ne nous est point unie а titre de forme. Et voici sur quels arguments s'appuie
cette thйorie: 1. Il y a d'abord les expressions d'Aristote
qualifiant cette intellect de sйparй, de non mйlangй au corps, de
simple, d'impassible: expressions qui ne sauraient convenir а la
forme d'un corps. 2. La dйmonstration du mкme Aristote, par laquelle il
prouve que, puisque l'intellect possible reзoit toutes les espиces des choses
sensibles, а l'йgard desquelles il se trouve en puissance, de ce chef il est
nйcessairement affranchi de toute dйtermination corporelle; comme la pupille de
l'_il, rйceptive de toutes les espиces de couleurs, n'en possиde elle-mкme
aucune: si, en effet, elle avait actuellement telle ou telle couleur, cette
couleur-lа empкcherait la vision des autres couleurs, bien plus elle ferait
tout voir sous une teinte uniforme. Il en irait de mкme pour l'intellect
possible s'il possйdait par lui-mкme une forme ou une nature appartenant au
monde physique sensible: ce qui serait le cas, s'il entrait en composition avec
un corps, ou bien s'il йtait forme d'un corps. Matiиre et forme constituant un
seul кtre, la forme participe donc en quelque maniиre de la nature de l'кtre
qu'elle dйtermine. D'oщ impossibilitй pour l'intellect possible d'entrer en
composition avec un corps, ou bien d'кtre l'acte ou la forme d'un corps. 3. Si l'intellect
possible йtait la forme d'un corps matйriel, sa rйceptivitй serait du mкme
genre que la rйceptivitй de la matiиre premiиre; en effet, ce qui est forme
d'un corps, ne reзoit rien sans sa matiиre, mais la matiиre premiиre reзoit les
formes individuelles, bien plus ! elles sont individuйes par le fait qu'elles sont
dans la matiиre. Par consйquent, l'intellect possible recevrait les formes en
tant qu'individuelles; il ne connaоtrait donc pas l'universel: ce qui est
йvidemment faux. 4. La matiиre premiиre ne connaоt pas les formes
qu'elle reзoit. Si donc la rйceptivitй de l'intellect possible йtait identique
а celle de la matiиre premiиre, l'intellect possible ne connaоtrait pas non
plus les formes qu'il reзoit: ce qui est faux. 5. Il est impossible de mettre dans un
corps un pouvoir infini, comme le prouve Aristote, au VIIIe livre de la Physique.
Mais l'intellect possible jouit en quelque sorte d'un pouvoir infini; par
lui nous portons notre jugement sur un nombre infini d'objets, car dans les
concepts universels de notre pensйe sont contenues potentiellement des sйries
infinies de choses particuliиres. L'intellect possible n'est donc pas un
pouvoir qui rйside dans un corps. Telles sont les raisons qui ont poussй
Averroиs et certains anciens auxquels il fait allusion, а soutenir que
l'intellect possible, facultй par laquelle l'вme pense, est rйellement sйparй
du corps et n'en est point la forme. Mais cet intellect ne nous appartiendrait
en aucune maniиre et ne nous serait d'aucune utilitй pour penser, s'il ne nous
йtait uni par un certain lien. Et voici oщ notre auteur va chercher ce lien:
l'espиce comprise en acte est forme de l'intellect possible, comme l'objet
visible en acte est forme de la facultй visuelle; donc l'intellect possible et
la forme comprise en acte ne font qu'un. L'кtre а qui cette forme intellectuelle
est unie, sera donc uni, lui aussi, а l'intellect possible. Mais cette mкme
forme intellectuelle nous est prйcisйment unie par l'image qui est pour ainsi
dire son sujet. Tel est le lien qui nous rattache а l'intellect possible. Thйorie frivole
et ruineuse: il est facile de le voir. 1. En effet, c'est l'кtre pourvu
d'intellect qui est intelligent (qui comprend) est compris (au passif) ce dont
l'espиce intelligible est unie а l'intellect. Du fait que l'espиce
intellectuelle est dans l'homme unie а l'intellect d'une certaine maniиre,
l'homme ne sera pas pour autant intelligent (ou comprenant), mais seulement il
sera compris (intelligй) par l'intellect possible sйparй dont on suppose
l'existence. 2. Si l'espиce comprise en acte est forme de l'intellect possible, comme
l'espиce visible en acte est forme de la puissance visuelle ou de l'_il
lui-mкme, il existe une analogie entre l'espиce intellectuelle par rapport aux
images d'une part, et d'autre part l'espиce visible en acte par rapport а
l'objet colorй situй en dehors de l'вme. Aristote lui-mкme fait cette
comparaison dans le De Anima. Dans ces conditions, le lien qui unit
l'intellect possible par la forme intelligible а l'image qui est en nous,
ressemble а celui qui unit la facultй de voir а la couleur qui est dans la
pierre. Mais ce lien ne fait pas que la pierre voie, mais seulement qu'elle
soit vue. Par consйquent, cette union de l'intellect possible avec nous ne nous
donne pas de comprendre, mais seulement d'кtre compris. Il est pourtant йvident
qu'а l'homme on doit attribuer proprement et vйritablement le fait de
comprendre; nous ne chercherions pas la nature de l'intellect si nous ne
possйdions pas l'intelligence. L'explication proposйe ne suffit donc pas. 3. Tout sujet
connaissant est, par sa facultй de connaоtre, uni а son objet, et non
inversement; de mкme que tout travailleur est, par son activitй opйrative, uni
а son _uvre. Or l'homme tient son activitй pensante de l'intellect, facultй de
connaissance. Il ne faut donc pas dire: l'homme est uni а l'intellect par la
forme intelligible, mais bien plutфt: l'homme est uni par l'intellect а l'objet
intelligible. 4. Ce par quoi un кtre agit, est la forme de cet кtre. Rien n'agit en
effet que pour autant qu'il est en acte. Mais aucun кtre n'est en acte que par ce
qui constitue sa forme. Ainsi Aristote prouve que l'вme est une forme, du fait
que l'animal vit et sent par l'вme. Or l'homme comprend; et il ne le fait que
par l'intellect. Et Aristote, йtudiant en nous le principe de la pensйe,
dйfinit la nature de l'intellect possible. Ce dernier nous est donc uni
formellement et pas seulement par son objet. 5. Intellect en acte et intelligible en
acte sont un; de mкme que le sens en acte et le sensible en acte; mais
non toutefois l'intellect en puissance et l'intelligible en puissance, ni non
plus le sens en puissance et le sensible en puissance. Donc l'espиce de la
chose, selon qu'elle est dans les images, n'est pas intelligible en acte (car
alors elle ne fait pas un avec l'intellect en acte); elle ne le deviendra qu'une
fois abstraite des images. De mкme que l'espиce de la couleur n'est pas sentie
en acte selon qu'elle est dans la pierre, mais seulement selon qu'elle est dans
la pupille de l'_il. Or si l'on adopte la position d'Averroиs, l'espиce
intelligible ne nous est unie que pour autant qu'elle est dans les images. Elle
ne nous est donc pas unie selon qu'elle s'identifie а l'intellect possible,
comme dйtermination de celui-ci. Par consйquent, elle ne saurait jouer le rфle
d'intermйdiaire entre l'intellect possible et nous, puisque, selon qu'elle
s'unit а l'intellect possible elle ne s'unit pas а nous, ni inversement. A la base de
l'opinion que nous combattons, il y a une йquivoque. En effet, les couleurs
existant hors de l'вme, en prйsence de la lumiиre sont visibles en acte, en
tant que pouvant impressionner la vue; mais non pas en tant qu'actuellement
senties, comme s'identifiant avec la vision en acte. Et de mкme les images, par
la lumiиre de l'intellect agent, deviennent actuellement intelligibles et
peuvent impressionner l'intellect possible; mais elles ne sont pas comprises en
acte et ne s'identifient pas encore avec l'intellect possible uni actuellement
а son objet. 6. Oщ se trouve une plus haute opйration vitale, se trouve aussi une
plus haute espиce de vie, correspondant а cette activitй. Ainsi dans les
plantes existe une activitй purement vйgйtative; dans les animaux, il y a une
activitй plus йlevйe, sensitive et motrice: elle vaut а l'animal un genre de
vie d'un degrй supйrieur. Mais dans l'homme on trouve une opйration vitale plus
йlevйe que chez l'animal: c'est la pensйe. Donc l'homme se situe а un degrй
supйrieur dans l'йchelle des vivants. Mais le principe de vie, c'est l'вme. Le
principe de la vie de l'homme sera donc plus йlevй que l'вme sensitive. Or
aucune вme n'est plus haute que l'вme intelligente. L'intelligence est donc
l'вme de l'homme, et par consйquent sa forme. 7. Le rйsultat de l'opйration d'un кtre ne
donne pas а cet кtre son espиce car l'opйration est acte second, tandis que la
forme par laquelle l'кtre se trouve spйcifiй, est acte premier. Mais dans la
thиse averroпste l'union de l'intellect possible avec l'homme, est une
consйquence de l'activitй humaine; elle s'opиre en effet par le moyen de
l'imagination, qui selon le Philosophe, est un mouvement fait par le sens en
raison de son activitй. Une telle union ne saurait suffire а spйcifier
l'homme: on ne pourrait donc pas dire que l'homme se distingue spйcifiquement
des autres animaux par son intelligence. 8. Si l'espиce humaine se dйfinit par la
raison et l'intelligence, tout кtre humain possиde nйcessairement des facultйs
intellectuelles. Mais l'enfant, avant mкme sa naissance, appartient а l'espиce
humaine; il n'a pourtant point d'image qui puissent servir de matiиre aux
opйrations intellectuelles. Il ne faut donc pas dire que ce qui donne а l'homme
l'intelligence, c'est le fait de son union avec un intellect sйparй, union
produite par l'espиce intelligible dont le sujet est l'image. 60: L'HOMME N'EST PAS SPЙCIFIЙ PAR L'INTELLECT PASSIF, MAIS PAR
L'INTELLECT POSSIBLE
Mais
la thиse averroпste nous oppose encore une difficultй. D'aprиs Averroиs,
en effet, l'homme se distingue des bкtes par cette facultй qu'Aristote appelle intellect
passif, qui n'est pas autre chose que la fonction cogitative, propre
а l'homme et qui correspond а l'estimative naturelle des animaux. Le
rфle de cette facultй cogitative consiste а distinguer les intentions
individuelles et а les comparer entre elles, de mкme que l'intellect spirituel,
qui est sйparй de la matiиre, fait des comparaisons et des distinctions
parmi les intentions universelles; et comme par cette facultй, unie а
l'imagination et а la mйmoire, les images sont prйparйes а recevoir l'influence
de l'intellect agent qui actualise les intelligibles, ainsi que certaines
techniques prйparent la matiиre а l'action de l'ouvrier principal, pour cette
raison, ladite facultй est appelйe intellect et raison. Les
mйdecins la localisent au centre du cerveau. C'est d'aprиs la disposition de
cette facultй que diffиrent les aptitudes intellectuelles des hommes. Par
l'usage et l'exercice de cet intellect passif, nous acquйrons l'habitude de la
science: les habitudes des sciences sont dans cet intellect passif comme dans
leur sujet. Dиs le dйbut de la vie l'enfant possиde cette facultй, et d'aprиs
la thиse averroпste, c'est l'intellect passif qui le spйcifie en tant qu'homme,
avant mкme qu'il ne forme acte d'intelligence. La faussetй, le caractиre abusif de cette
position apparaissent avec йvidence. 1. En effet, les opйrations vitales sont
comparйes а l'вme comme les actes seconds а l'acte premier, comme le montre
Aristote au IIe livre du De Anima. Or l'acte premier dans un mкme sujet
prйcиde dans le temps l'acte second, par exemple la science prйcиde l'exercice
de la science. Partout oщ se trouve une opйration vitale, il faut donc admettre
l'existence d'une certaine partie de l'вme qui se rapporte а cette opйration
comme l'acte premier а l'acte second. Mais l'homme a une opйration propre, qui
surpasse toute fonction animale, а savoir l'acte de l'intellection et du
raisonnement: acte de l'homme en tant qu'il est homme, comme le dit Aristote au
1er livre de l'Ethique. Il faut donc admettre dans l'homme un certain
principe, principe qui sert а dйfinir l'espиce humaine et qui se rapporte а
l'opйration intellectuelle comme l'acte premier а l'acte second. Ce principe ne
saurait кtre l'intellect passif dont il a йtй question: en effet, le principe
de l'opйration intellectuelle doit кtre impassible et incorporel, comme le
prouve le Philosophe; or l'intellect passif ne rйalise manifestement pas ces
conditions. Il n'est donc pas possible que par la facultй connaissance qu'on
appelle l'intellect passif, l'homme soit classй dans une espиce qui le
distingue des autres animaux. 2. Les affections de la partie sensitive ne peuvent
placer l'кtre dans un genre de vie plus йlevйe que la vie sensitive, de mкme
que les affections de l'вme vйgйtative ne peuvent faire accйder l'кtre а un
degrй de vie supйrieure а la vie vйgйtative. Or il est йvident que l'imagination
et les facultйs qui s'y rattachent, comme la mйmoire entre autres, sont des
affections de la partie sensitive, comme le Philosophe le prouve dans le livre de
Memoria. Ces puissances ne sauraient donc faire accйder l'animal а un genre
de vie plus йlevй que la vie sensitive. Et pourtant l'homme se situe а un
niveau supйrieur: le Philosophe, au livre II du De Anima, dans sa
classification des genres de vie, place la vie intellectuelle qu'il attribue а
l'homme, au-dessus de la vie sensitive, qu'il attribue d'une maniиre gйnйrale а
tout animal. Il ne faut donc pas voir dans cette activitй sensitive la
caractйristique propre de la vie humaine. 3. Tout кtre qui se meut lui-mкme, selon
la dйmonstration du Philosophe, se compose d'une partie motrice et d'une partie
mue. Or l'homme, ainsi que les autres animaux, se meut lui-mкme. Donc il se
compose d'une partie motrice et d'une partie mue. Mais le premier moteur dans
l'homme est l'intelligence; car l'intelligence par l'objet qu'elle saisit meut
la volontй. Et l'on ne peut attribuer au seul intellect passif le rфle de
moteur, car l'intellect passif n'atteint que des donnйes particuliиres, et le
mouvement dont il s'agit comporte l'intervention d'une opinion universelle qui
appartient а l'intellect possible, et d'une particuliиre qui appartient а
l'intellect passif, comme le montre Aristote au IIIe livre du De
Anima et au VIIe livre de l'Ethique. Donc l'intellect possible est
une certaine partie de l'homme, la plus digne, la plus formelle. C'est donc
bien elle qui sert а le dйfinir, et non pas l'intellect passif. 4. Il est prouvй
que l'intellect possible n'est pas l'acte d'un corps, pour cette raison que par
la connaissance il atteint les formes sensibles, d'une maniиre universelle.
Aucune facultй dont l'opйration peut s'йtendre а toutes les formes sensibles
dans leur universalitй, ne saurait кtre l'acte d'un corps. Or telle est la
volontй; tous les objets que nous comprenons, nous pouvons les vouloir, du
moins vouloir les connaоtre. L'acte de volontй peut d'ailleurs avoir une portйe
universelle: nous haпssons, en effet, universellement toute l'espиce des
brigands, comme le dit Aristote dans sa Rhйtorique; mais notre colиre ne
se porte que sur des objets particuliers. La volontй ne peut кtre l'acte
d'une quelconque partie du corps ni rйsulter d'une puissance qui serait l'acte
du corps. Mais toute partie de l'вme est l'acte d'un organe corporel, exceptй
la partie intellectuelle proprement dite. Donc la volontй est dans la partie
intellectuelle; aussi, d'aprиs Aristote, au IIIe livre du De Anima, la
volontй est dans la raison, l'irascible et le concupiscible dans la partie
sensitive; c'est pourquoi les actes du concupiscible et de l'irascible sont
des mouvements passionnels, ceux de la volontй des actes йlectifs. Mais la volontй
de l'homme n'est pas extrinsиque а l'homme, comme enracinйe dans je ne sais
quelle substance sйparйe, non, elle rйside dans l'homme lui-mкme, autrement
l'homme ne serait pas maоtre de ses actions: il serait poussй par la volontй
d'une certaine substance sйparйe, et il ne possйderait en propre que les
puissances appйtitives sujettes aux mouvements passionnels, c'est-а-dire
l'irascible et le concupiscible, qui rйsident dans la partie sensitive, comme
chez les autres animaux, qui sont agis plutфt qu'ils n'agissent. Conclusion
inadmissible qui ruinerait par la base toutes les sciences morales et sociales.
D'oщ la nйcessitй d'admettre en nous un intellect possible, par lequel
nous diffйrons des brutes, et pas seulement par l'intellect passif. 5. Aucun кtre ne
peut agir sinon part une puissance active existant en lui. Inversement, aucun
кtre ne peut pвtir sinon par une puissance passive existant en lui. Le
combustible peut кtre brыlй, non pas seulement parce qu'il existe une rйalitй
capable de le brыler, mais aussi parce qu'il est lui-mкme susceptible de
combustion. Mais entendre (ou comprendre) est un certain pвtir, comme
il est dit au IIIe livre du De Anima. Donc comme l'enfant est
intelligent en puissance, bien qu'il n'exerce pas encore l'acte de l'entendement,
il faut bien qu'il y ait en lui une certaine puissance susceptible d'opйrations
intellectuelles. Cette puissance est l'intellect possible. Il faut donc qu'а
l'enfant soit dйjа uni l'intellect possible, avant mкme qu'il n'exerce l'acte
d'intellection. Le principe d'union de l'intellect possible avec l'homme n'est
donc pas une forme comprise en acte; mais la facultй mкme de l'intellect
possible est unie а l'homme dиs le dйbut, comme faisant partie de son кtre. Averroиs prйtend
rйpondre а cet argument. Pour lui l'enfant est dit possйder la puissance
intellectuelle а un double titre: a) du fait que les images qui sont en
lui sont intelligibles en puissance; b) parce que l'intellect possible
peut s'unir а lui, et non parce qu'il lui serait dйjа uni. Montrons
l'insuffisance de cette explication: a) Il faut distinguer nettement le pouvoir agi du
pouvoir pвtir, ces deux opposйs. Du fait qu'un кtre possиde le pouvoir d'agir,
il ne possиde pas nйcessairement celui du pвtir. Or, pouvoir
comprendre est pouvoir pвtir, dиs lа que comprendre est un certain pвtir comme
le dit le Philosophe. Par consйquent, lorsqu'on dit que l'enfant a la puissance
de comprendre, on n'attribue pas cette puissance au fait que les images qui
sont en lui pourront кtre actuellement comprises car cela relиve du pouvoir
d'agir, puisque les images impressionnent l'intellect possible. Une puissance qui
dйcoule de l'espиce d'un кtre ne lui appartient pas selon ce qui ne produit pas
l'espиce en question. Mais pouvoir comprendre dйcoule de l'espиce humaine: car
l'intellection est un acte de l'homme en tant que tel. Or les images ne donnent
pas l'espиce humaine, mais elles sont plutфt le rйsultat de notre activitй
psychique. Ce n'est donc pas en raison des images que l'enfant peut кtre dit
intelligent en puissance. b) De mкme, on ne peut dire que la puissance intellectuelle de l'enfant
consiste dans le fait que l'intellect possible peut s'unir а lui. On est
capable d'agir ou de pвtir par une puissance active ou passive comme on est blanc
par la blancheur. Or aucun objet n'est blanc avant que la blancheur
ne lui soit unie. Ainsi nul n'est dit capable d'agir ou de pвtir avant de
possйder la puissance active ou passive en question; on ne saurait donc parler
de puissance intellectuelle chez l'enfant avant que l'intellect possible, qui
est la facultй de comprendre, ne se trouve en lui. c) De plus, c'est dans un sens tout diffйrent que
quelqu'un est dit en puissance d'agir avant qu'il n'aie la nature qui lui
permette d'agir, ou aprиs qu'il possиde cette nature mais se trouve
accidentellement empкchй d'en exercer l'acte. Ainsi un corps peut кtre en
puissance de s'йlever, ou bien avant mкme d'avoir acquis la lйgиretй voulue, ou
bien aprиs l'avoir acquise mais encore arrкtй accidentellement dans sa tendance
ascensionnelle par certains obstacles. Or l'enfant est en puissance а l'йgard
de l'acte intellectuel, non parce qu'il ne possиde pas la facultй de
comprendre, mais parce qu'il en est empкchй par de multiples mouvements qui
s'opиrent en lui, comme il est dit au VIIe livre de la Physique. Dire
qu'il a la facultй de comprendre, ce n'est donc pas dire que l'intellect
possible, qui est la puissance intellectuelle, peut lui кtre uni; mais qu'il
lui est dйjа uni et que son exercice est provisoirement entravй; cet empкchement
une fois enlevй, l'enfant tout de suite exercera son intelligence. 6. L'habitus est ce
dont on use quand on veut. Par consйquent un habitus et l'opйration qui en
rйsulte ont toujours le mкme sujet. Mais considйrer intellectuellement, acte de
cet habitus qu'on appelle science, ne peut кtre le fait de l'intellect passif,
mais bien de l'intellect possible lui-mкme; en effet, pour qu'une puissance
fasse un acte d'intellection, il faut qu'elle ne soit l'acte d'aucun organe
corporel. Donc l'habitus de science ne rйside pas dans l'intellect passif, mais
dans l'intellect possible. Mais la science est en nous: c'est par elle que nous
sommes appelйs savants. Donc l'intellect possible rйside en nous, et ne
constitue pas une rйalitй sйparйe de notre кtre. 7. La science est une assimilation du
connaissant а la chose connue. A la chose connue, pour autant qu'elle est
connue, le connaissant n'est assimilй que selon les espиces universelles; car
elles constituent prйcisйment l'objet mкme de la science. Mais les espиces
universelles ne peuvent se trouver dans l'intellect passif, puisqu'il est une
puissance usant d'un organe, mais seulement dans l'intellect possible. Il ne
faut donc pas chercher la science dans l'intellect passif, mais dans
l'intellect possible. 8. L'intelligence а l'йtat habituel, comme l'avance
notre adversaire, est l'effet de l'intellect agent. De l'intellect agent les
effets sont les intelligibles en acte, dont le sujet rйcepteur est proprement
l'intellect possible, vis-а-vis duquel l'intellect agent joue le rфle de
l'art par rapport а la matiиre, suivant la comparaison d'Aristote au IIIe
livre du De Anima. L'intelligence habituelle qui est l'habitude de
science, doit donc rйsider dans l'intellect possible, non dans l'intellect
passif. 9. Il est impossible que la perfection d'une substance supйrieure
dйpende d'une infйrieure. Or la perfection de l'intellect possible dйpend de
l'activitй humaine; elle dйpend en effet des images qui impressionnent
l'intellect possible. L'intellect possible n'est donc pas une certaine
substance supйrieure а l'homme. Donc, il faut bien qu'il soit quelque chose de
l'homme, comme son acte et sa forme. 10. Toutes les rйalitйs sйparйes quant а
l'essence ont aussi des opйrations sйparйes; car les choses sont pour leurs
opйrations (c'est-а-dire qu'elles atteignent leur perfection dans leur agir):
l'acte premier est pour l'acte second. Aussi Aristote dit-il, au 1er livre du De
Anima, que si quelque opйration de l'acte s'effectue indйpendamment du
corps, il est possible que l'вme soit sйparйe. Mais l'opйration de
l'intellect possible a besoin du corps (du moins dans l'йtat prйsent d'union au
corps). Le Philosophe йcrit en effet au IIIe livre du De Anima que l'вme
peut agir par elle-mкme, c'est-а-dire comprend, quand l'intellect est actualisй
par une espиce abstraite des images, lesquelles ne sauraient exister sans
corps. Donc l'intellect possible n'est pas tout а fait sйparй du corps. 11. Quand la
nature assigne а un кtre une opйration, elle lui donne ce qui est nйcessaire а
cette opйration: ainsi d'aprиs Aristote, au IIe livre du de Caelo, si
les йtoiles se mouvaient d'un mouvement progressif а la maniиre des animaux,
la nature leur aurait donnй les organes du mouvement progressif. Mais
l'opйration de l'intellect possible s'accomplit а l'aide d'organes corporels,
organes nйcessaire а la production des images. Donc la nature a uni l'intellect
possible а nos organes; il n'est donc pas naturellement sйparй de notre
organisme. 12. Si l'intellect possible йtait naturellement sйparй du corps, il
comprendrait mieux les substances immatйrielles que les formes sensibles: de
soi les substances immatйrielles sont en effet plus intelligibles et plus
conformes а l'intelligence. Or en fait l'intellect possible ne peut comprendre
les substances tout а fait sйparйes de la matiиre, et cela parce que nulle
image ne les signale; cet intellect ne comprend rien sans image, comme
le dit Aristote au IIIe livre du de Anima. Les images jouent а son йgard
le rфle des objets sensibles par rapport aux sens, objets sans lesquels la
sensation est impossible. L'intellect possible n'est donc pas une substance
actuellement sйparйe du corps. 13. Tout le domaine de la puissance passive est
coextensif а celui de la puissance active. Il n'est pas de puissance passive
dans la nature а laquelle ne corresponde une puissance active naturelle. Mais
l'intellect agent ne produit des intelligibles qu'а l'aide d'images. Donc
l'intellect possible n'est impressionnй par les autres intelligibles que grвce
aux images. Et de la sorte il ne peut comprendre les substances sйparйes. 14. Dans
les substances sйparйes se trouvent les espиces des choses sensibles sous un
mode intelligible, et c'est ainsi que ces кtres purement spirituels connaissent
les rйalitйs matйrielles. Si donc l'intellect possible comprenait les
substances sйparйes, en elles il saisirait la connaissance des choses
sensibles. Il ne les connaоtrait donc pas par les images, puisque la nature
ne fait rien en vain. - Et si l'on dйnie aux substances sйparйes la
connaissance des choses sensibles, nul ne leur contestera une connaissance
supйrieure, connaissance qu'acquerra aussi l'intellect possible s'il comprend
lesdites substances sйparйes. Il aura donc une double connaissance: l'une selon
le mode des substances sйparйes, l'autre tirйe des sens: dualitй superflue. 15. L'intellect
possible est ce par quoi l'вme comprend, comme il est dit au IIIe livre
du De Anima. Si l'intellect possible comprend les substances sйparйes,
nous les comprenons donc: ce qui est йvidemment faux. A l'йgard des purs
intelligibles, nous ressemblons а des hiboux devant le soleil. A ces arguments
on oppose la rйponse suivante: l'intellect possible, selon qu'il subsiste en
soi, comprend les substances sйparйes et se trouve en puissance а leur йgard
comme le diaphane par rapport а la lumiиre; mais selon qu'il nous est uni dиs
le dйbut de notre existence, il est en puissance par rapport aux formes
abstraites des images: ainsi s'explique notre ignorance а l'йgard des
substances sйparйes. Cette rйponse ne porte pas. a) D'aprиs la thиse averroпste, l'intellect possible
est dit s'unir а nous, selon qu'il est perfectionnй par des espиces
intelligibles abstraites des images. Mais la considйration de l'intellect par
rapport а ces espиces prйcиde йvidemment celle de l'union de l'intellect avec
nous. Ce n'est donc pas le fait de son union avec nous qui le rend susceptible
de recevoir ces espиces; b) Dans la position d'Averroиs, la rйceptivitй de l'intellect possible а
l'йgard de ces espиces intelligibles ne viendrait pas de sa nature propre, mais
d'ailleurs. Or on ne dйfinit pas une rйalitй par ce qui ne lui appartient pas
en propre. Il ne faut donc pas chercher la dйfinition de l'intellect possible
dans le fait qu'il est en puissance а de telles espиces, comme le montre Aristote
au IIIe livre de De Anima; c) L'intellect possible ne saurait entendre а la fois
plusieurs objets, а moins qu'il ne les entende l'un par l'autre; car une
puissance ne peut кtre perfectionnйe par plusieurs actes que selon un certain
ordre. Si donc l'intellect possible entend, et les substances sйparйes, et les
espиces abstraites des images, il faut bien, ou qu'il entende les substances
sйparйes par ces espиces abstraites ou vice versa. Dans un cas comme
dans l'autre, nous entendons les substances sйparйes. Mais cela est
manifestement faux. Donc l'intellect possible n'entend pas les substances
sйparйes; dont il n'est pas lui-mкme une substance sйparйe. 61: LA POSITION D'AVERROЛS SUR L'INTELLECT POSSIBLE EST CONTRAIRE
A LA DOCTRINE D'ARISTOTE
Mais
Averroиs prйtend appuyer son opinion sur l'autoritй d'Aristote. Aussi
devons-nous montrer en toute clartй que cette opinion est en rйalitй contraire
а la doctrine d'Aristote. 1. Aristote dйfinit l'вme au IIe livre du De Anima:
acte premier d'un corps physique, organique, en puissance de vie. Et le
Philosophe ajoute: Cette dйfinition s'applique universellement а toute вme. Et
cette formule n'est point simplement hypothйtique, comme Averroиs le prйtend. A
l'appui de notre dire, nous avons les exemplaires grecs et la traduction de
Boиce. Par la suite, au cours du mкme chapitre, Aristote mentionne l'existence
de certaines parties de l'вme sйparables du corps, qui constituent l'вme
intellectuelle. Cette derniиre est donc aussi acte du corps. Et qu'on ne nous
oppose pas le texte suivant: Au sujet de l'intellect et de la facultй
spйculative, rien n'a encore йtй mis en lumiиre, mais il semble que c'est un
autre genre d'вmes. Aristote ne prйtend pas en effet par lа exclure
l'intellect de la commune dйfinition de l'вme, mais la distingue des natures
propres des autres parties de l'вme; de mкme que distinguer le genre
volatile du genre marcheur, ce n'est pas exclure le volatile de la commune
dйfinition de l'animal. Aussi, pour bien marquer le sens de sa distinction, le
Philosophe ajoute: et ce genre d'вme (intellectuelle) seulement, peut
кtre sйparйe du corps, comme l'immortel du corruptible. Aristote n'entend
pas dire, comme le prйtend le Commentateur, qu'il n'a pas encore йlucidй la
question de savoir si l'intellect appartenait ou non а l'вme, comme pour
les autres principes. En effet, le texte ancien ne porte pas: Rien n'a йtй
dйclarй, ou rien n'a йtй dit, mais: Rien n'a йtй mis en lumiиre, expression
qui dйsigne ce qui est typiquement propre а l'вme intellectuelle, et non ce qui
constitue la dйfinition gйnйrale de l'вme. Et si cette expression l'вme avait
йtй employйe d'une maniиre йquivoque pour dйsigner l'intellect et les autres
вmes, alors Aristote aurait en tout premier lieu marquй puis dйfini les termes
йquivoques. Telle est son habitude. Cette mйthode est nйcessaire pour йviter
une ambiguпtй inadmissible dans les sciences dйmonstratives. 2. Au second
livre de l'Ame, le Philosophe compte l'intellect parmi les puissances de
l'вme, et dans le texte citй plus haut, il nomme la facultй spйculative. L'intellect
n'est donc pas en dehors de l'вme humaine, mais il prend place parmi ses
puissances. 3. De mкme, au troisiиme livre de l'Ame, abordant l'йtude de
l'intellect possible, il l'appelle une partie de l'вme, dans les termes suivants:
Au sujet de cette partie de l'вme, par laquelle l'вme connaоt et juge. Par
oщ il montre clairement que l'intellect possible est quelque chose de l'вme. 4. Et voici un
texte encore plus explicite. Par la suite il dйfinit ainsi l'intellect
possible, j'appelle intellect ce par quoi l'вme opine et comprend:
formule qui montre clairement que l'intellect est quelque chose de l'вme
humaine, par quoi cette вme comprend. La thиse averroпste s'oppose donc а la
doctrine aristotйlicienne et а la vйritй. Aussi doit-on la rejeter comme
fallacieuse. 62: CONTRE LA THИSE D'ALEXANDRE SUR L'INTELLECT POSSIBLE
La
thиse d'Aristote que nous venons de citer a dйterminй Alexandre d'Aphrodise а
reconnaоtre que l'intellect possible est une certaine puissance rйsidant en
nous, en sorte que la dйfinition gйnйrale de l'вme donnйe par le Philosophe au
IIe livre du De Anima pыt lui convenir. Mais ne pouvant comprendre
qu'une substance intellectuelle fыt la forme du corps, il suppose que la
puissance en question ne s'enracine pas dans une substance de nature
intellectuelle, mais qu'elle rйsulte d'une certaine synthиse des йlйments dans
le corps humain. Le mode dйterminй de la complexion humaine nous prйpare а
recevoir l'influence de l'intellect agent, qui est toujours en acte et qui,
selon lui, est une certaine substance sйparйe; cette influence rend l'homme
actuellement intelligent. Le principe intйrieur а l'homme qui le rend
intelligent en puissance, c'est l'intellect possible; ainsi donc, l'intellect
possible rйsulterait d'une synthиse organique dйterminйe. De prime abord,
cette thиse semble contraire au texte et а la dйmonstration d'Aristote. Ce
dernier montre en effet, au IIIe livre du De Anima, que l'intellect
possible n'est point mкlй au corps. Or il est bien impossible de qualifier
ainsi une puissance qui rйsulte d'une synthиse d'ordre physique; car tout ce
qui appartient а cet ordre est l'effet de telle synthиse, comme on peut le
constater en ce qui concerne les saveurs, les odeurs et autres qualitйs
sensibles. - A premiиre vue, l'opposition semble donc manifeste entre la thиse
d'Alexandre et les propos et dйmonstrations d'Aristote.
A cette difficultй, Alexandre
rйpond que l'intellect possible n'est pas autre chose que la prйparation
mкme de l'homme а recevoir l'influence de l'intellect agent. Cette prйparation
elle-mкme n'est pas une nature sensible dйterminйe, et n'est pas mйlangйe au
corps: elle est simplement relation et ordre d'une chose а une autre. Mais cette
explication est en dйsaccord manifeste avec la pensйe d'Aristote. 1. Celui-ci
prouve, en effet, que si l'intellect possible n'a pas une nature sensible
dйterminйe et par consйquent n'est pas mкlй au corps, c'est parce qu'il peut
recevoir toutes les formes sensibles et les connaоtre: ce qu'on ne saurait
entendre d'une prйparation, dont le rфle n'est pas de recevoir mais d'кtre
effectuйe. Par consйquent, la dйmonstration d'Aristote ne vise pas une
prйparation, mais un sujet rйcepteur prйparй. 2. Si les qualitйs qu'Aristote attribue а
l'intellect possible lui conviennent pour autant qu'il est prйparation, et non
en raison de la nature du sujet prйparй, elles devront donc convenir а toute
prйparation. Or dans les sens il y a une certaine prйparation а recevoir
actuellement les donnйes sensibles. Il faudrait donc qualifier de la mкme
maniиre le sens et l'intellect possible: ce qui est йvidemment contraire а la
pensйe d'Aristote, lequel montre ensuite la diffйrence entre la rйception du
sens et celle de l'intellect; dans ce fait que le sens est corrompu par
l'excellence des objets, mais non pas l'intellect. 3. Aristote dit que l'intellect possible
est impressionnй par l'intelligible, qu'il reзoit les espиces
intelligibles, qu'il est en puissance а leur йgard; il le compare mкme а
une tablette sur laquelle rien n'est йcrit. Aucune de ces formules ne
convient а une prйparation, mais seulement au sujet prйparй. C'est donc aller
contre la pensйe d'Aristote que de regarder l'intellect possible comme la
prйparation elle-mкme. 4. L'agent l'emporte en noblesse sur le patient et
l'ouvrier sur son _uvre, de mкme que l'acte sur la puissance. Or plus une
rйalitй est immatйrielle, plus elle est noble. L'effet ne peut donc кtre plus
immatйriel que sa cause. Mais toute facultй connaissante, en tant que telle,
est immatйrielle: ceci est vrai mкme du sens qui occupe le dernier degrй dans
l'йchelle de la connaissance. Aristote dit au IIe livre du De Anima, qu'il
reзoit les espиces sensibles sans la matiиre. On ne saurait donc chercher
la cause d'une facultй connaissante quelconque dans une synthиse d'ordre
physique. Or l'intellect possible occupe en nous le sommet de l'activitй
connaissante: il est ce par quoi l'вme connaоt et comprend, comme le dit
Aristote au IIIe livre de De Anima. Par consйquent, l'intellect possible
n'est pas le rйsultat d'une combinaison ou d'une synthиse d'йlйments physiques. 5. Si le principe
d'une opйration dйrive de certaines causes, ladite opйration ne dйpasse
certainement pas les causes en question, car la cause seconde n'agit que sous
la motion de la cause premiиre. Or l'opйration de l'вme vйgйtative elle-mкme
excиde la vertu des qualitйs йlйmentaires (ou propriйtйs physico-chimiques).
Aristote prouve en effet au IIe livre du De Anima que le feu n'est
pas la cause suffisante de l'accroissement des vivants, mais pour ainsi dire la
cause adjacente; la cause principale, c'est l'вme, vis-а-vis de laquelle la
chaleur joue le rфle de l'instrument par rapport а l'ouvrier. On ne saurait
donc attribuer la production de l'вme vйgйtative а une synthиse ou а une
combinaison ou а un mйlange d'йlйments; beaucoup moins encore quand il s'agit
du sens et de l'intellect possible ! 6. Faire acte d'intellection est une
opйration а laquelle il est impossible que participe un organe corporel. Or
cette opйration est attribuйe а l'вme ou encore а l'homme; on dit en effet que
l'вme entend (ou comprend) ou que l'homme entend (ou comprend) par
l'вme. Il faut donc qu'il y ait dans l'homme un certain principe, non
dйpendant du corps, qui soit la source d'une telle opйration. Mais la
prйparation rйsultant d'une synthиse d'йlйments dйpend йvidemment du corps. Ce
n'est donc pas une prйparation qui puisse кtre ce principe. Mais c'est bien
l'intellect possible: Aristote dit en effet, au IIIe livre du De Anima, que
l'intellect possible est ce par quoi l'вme opиre et comprend. L'intellect
possible n'est donc pas une prйparation. Et si l'on prйtend que le principe en nous
de ladite opйration est une espиce intelligible actualisйe par l'intellect
agent, cette explication n'est pas suffisante: en effet, de la puissance de
comprendre l'homme passe а l'acte de comprendre; et ce passage de puissance а
l'acte ne saurait s'expliquer seulement par une espиce intelligible, mais aussi
par une certaine puissance intellectuelle, principe de l'opйration en question,
comme d'ailleurs cela se produit dans le sens. Cette puissance d'aprиs
Aristote, c'est l'intellect possible. Donc l'intellect possible est indйpendant
du corps. De plus, l'espиce n'est intelligible en acte que dans la mesure oщ elle
est purifiйe de l'кtre matйriel. Et cette purification ne peut avoir lieu tant
que l'espиce se trouve dans une puissance matйrielle, je veux dire causйe par
des principes matйriels, ou acte d'un organe matйriel. Il faut donc admettre en
nous une certaine facultй intellectuelle et immatйrielle, qui est l'intellect
possible. 7. L'intellect possible est appelй par Aristote partie de l'вme. Or
l'вme n'est pas une prйparation, mais un acte; car la prйparation est un
ordre de la puissance а l'acte; l'acte est d'ailleurs suivi d'une
certaine prйparation а un acte ultйrieur, ainsi la transparence est un acte qui
en prйpare un autre: l'acte de lumiиre. Donc l'intellect possible n'est pas une
prйparation, mais un certain acte. 8. L'homme trouve sa spйcificitй dans la
partie de l'вme qui lui est propre, et qui est l'intellect possible. Mais aucun
кtre n'est spйcifiй par de la puissance comme telle, mais bien par une donnйe
actuelle. Et comme la prйparation n'est pas autre chose qu'un ordre de la
puissance а l'acte, il est inadmissible de ne voir dans l'intellect
possible qu'une certaine prйparation affectant la nature de l'вme. 63: L'AME N'EST PAS UNE COMPLEXION COMME L'A PRЙTENDU GALIEN
L'opinion
d'Alexandre sur l'intellect possible est voisine de celle du mйdecin Galien
au sujet de l'вme. D'aprиs ce dernier l'вme serait la complexion mкme de
l'individu. Cette opinion provient du fait que les diverses complexions sont les
causes des diffйrentes passions que nous attribuons а l'вme: les bilieux sont
prompts а la colиre, les mйlancoliques enclins а la tristesse. On le voit, la
thиse de Galien tombe sous les mкmes critiques que celle d'Alexandre. Elle en
mйrite aussi quelques autres. 1. Nous avons montrй que l'activitй de l'вme
vйgйtative et la connaissance sensible excиdent la vertu des qualitйs actives
et passives d'ordre physique; а fortiori, l'opйration de l'intellect
dйpasse-t-elle ces qualitйs? Mais la complexion rйsulte prйcisйment de ces
donnйes d'ordre matйriel. La complexion ne peut donc pas кtre le principe des
opйrations de l'вme. On ne saurait voir en elle une вme quelconque. 2. La complexion
est constituйe de qualitйs contraires; entre celles-ci, elle rйalise une sorte
de moyenne. Il est donc impossible qu'elle soit forme substantielle; car la
substance n'a pas de contraire, et elle ne comporte pas le plus et le moins. Or
l'вme est forme substantielle, et non pas accidentelle. Autrement elle ne
saurait spйcifier un кtre. L'вme ne s'identifie donc pas а la complexion. 3. La complexion
n'imprime pas au corps de l'animal le mouvement local. Autrement le corps de
l'animal suivrait toujours l'impulsion de la force dominante, et ainsi toujours
il serait portй vers le bas. Cependant l'вme meut l'animal dans toute
direction. L'вme n'est donc pas la complexion. 4. L'вme rйgit le corps et combat les
passions qui viennent de la complexion. En raison de cette derniиre, certains
sont en effet plus que d'autres portйs а la luxure ou а la colиre, et cependant
ils s'en abstiennent: il y a en eux une force de rйsistance, comme on le voit
chez ceux qui pratiquent la vertu de continence. Or la complexion ne saurait
expliquer ce fait. Par consйquent, elle ne constitue pas l'вme. L'erreur de
Galien semble venir d'une confusion. Il n'a pas su distinguer entre les
diffйrentes maniиres dont les passions doivent s'attribuer а la complexion
d'une part, et а l'вme de l'autre. La complexion joue ici un rфle dispositif et
matйriel: c'est le cas, par exemple, de la chaleur du sang. Mais la cause
principale, c'est l'вme, qui donne aux passions ce qu'elles ont de formel,
c'est-а-dire ce qui les dйtermine, les dйfinit: comme dans la colиre l'appйtit
de vengeance. 64: L'AME N'EST PAS UNE HARMONIE
Une
autre thиse voisine de celle de Galien enseigne que l'вme est une harmonie. On
ne veut pas dire par lа qu'elle est une harmonie de sons, mais de ces qualitйs
contraires dont nous voyons composйs les corps animйs. Au 1er livre du De
Anima, cette opinion semble attribuйe а Empйdocle. Grйgoire de Nysse
l'attribue а Dinarque. Elle peut кtre rйfutйe de la mкme maniиre que les
prйcйdentes, et elle est en outre justiciable de critiques particuliиres. 1. Tout corps
mixte possиde son harmonie comme sa complexion. Pas plus que la complexion,
l'harmonie ne peut mouvoir le corps ou le rйgir, ou rйsister aux passions; elle
s'intensifie et s'affaiblit comme la complexion. Tous ces faits montrent que
l'вme n'est ni une complexion, ni une harmonie. 2. La raison d'harmonie convient davantage
aux qualitйs du corps qu'а celles de l'вme: la santй est une certaine harmonie
des humeurs, la force une harmonie des nerfs et des os, la beautй une harmonie
des parties du corps et des couleurs. Mais on ne peut dйcouvrir de quels
йlйments les sens ou l'intellect ou les autres facultйs de l'вme
constitueraient l'harmonie. L'вme n'est donc pas une harmonie. 3. Harmonie se prend
en deux sens: a) La composition elle-mкme; b) la raison de la
composition. Or l'вme n'est pas une composition, car il faudrait que chaque
partie de l'вme soit la composition de certaines parties du corps, ce qui n'est
pas possible. De mкme elle n'est pas la raison de la composition: autrement la
diversitй des raisons ou des proportions de composition dans les diffйrentes
parties du corps multiplierait les вmes selon les parties de l'organisme: os,
chair et nerfs auraient chacun une вme, puisqu'ils sont composйs selon des
proportions diverses: ce qui est йvidemment faux. L'вme n'est donc pas une
harmonie. 65: L'AME N'EST PAS UN CORPS
Une
erreur encore plus grave prйtend que l'вme est un corps. Cette erreur s'est
exprimйe de bien des maniиres; qu'il suffise de la rйfuter en bloc. 1. Les
vivants, en tant qu'ils sont des rйalitйs de nature, sont composйs de matiиre
et de forme. Mais effectivement ils sont composйs d'un corps et d'une вme qui
les rendent vivants en acte. Il faut donc que l'un de ces deux soit la forme et
l'autre la matiиre. Mais le corps ne saurait кtre forme, puisque le corps n'est
pas reзu dans autre chose comme dans une matiиre et un sujet. C'est donc l'вme
qui est forme: elle n'est donc pas corps, puisque nul corps n'est forme. 2. Il est impossible
que deux corps soient ensemble. Mais l'вme n'est pas en dehors du corps tant
qu'il est vivant. L'вme n'est donc pas un corps. 3. Tout corps est divisible. Or tout кtre
divisible a besoin de quelque chose qui le contienne et qui unisse ses parties.
Si donc l'вme est un corps, elle aura quelque chose pour la contenir, et ce
quelque chose mйritera plus encore le nom d'вme. Nous constatons en effet que
lorsque l'вme s'en va, le corps se dissout. Et si ce contenant de l'вme est lui
aussi divisible, il faudra ou bien en venir а un contenant indivisible et
incorporel, qui sera vйritablement l'вme, ou bien aller а l'infini: ce qui est
impossible. L'вme n'est donc pas un corps. 4. Ainsi qu'il a dйjа йtй prouvй plus haut
et ainsi qu'on l'йtablit au VIIIe livre de la Physique, tout кtre qui se
meut lui-mкme est composй de deux parties: l'une motrice et non mue, et l'autre
mue. Mais l'animal se meut lui-mкme; or en lui ce qui meut, c'est l'вme, ce qui
est mы, c'est le corps. L'вme est donc un moteur non mы. Mais aucun corps ne
meut s'il n'est mы, comme il a йtй prouvй. L'вme n'est donc pas un corps. 5. Il a dйjа йtй
montrй que comprendre ne peut кtre l'action d'un corps. Et pourtant c'est
l'acte de l'вme. L'вme donc, du moins l'вme intellectuelle, n'est pas un corps. Par ailleurs les
arguments invoquйs en faveur de la matйrialitй de l'вme peuvent кtre facilement
rйfutйs. On prйtend que l'вme est un corps: a) parce que le fils ressemble
а son pиre, mкme en ce qui concerne les particularitйs psychologiques, alors que
le fils sort du pиre par une gйnйration de caractиre physique; b) parce
que l'вme souffre avec le corps; c) parce qu'elle se sйpare du corps, et
que la sйparation suppose deux corps qui se touchaient.
A toutes ces difficultйs nous
avons dйjа rйpondu: a) la complexion physique est d'une certaine maniиre
cause des passions de l'вme а titre dispositif; b) si l'вme souffre avec
le corps, c'est accidentellement, car йtant forme du corps, elle est mue
accidentellement, si le corps est mы; c) quand l'вme se sйpare du
corps, il ne s'agit pas d'une sйparation de deux кtres qui se touchent, mais
d'une forme qui abandonne une matiиre, encore que d'un certain point de vue on
puisse parler de contact entre une rйalitй incorporelle et un corps. L'opinion que
nous venons de rйfuter doit son succиs auprиs d'un grand nombre а cette idйe
qu'il n'existe de rйalitй que corporelle: prйjugй de gens incapables de
s'йlever au-dessus de leur imagination, laquelle n'a en effet pour objet que
les corps. Aussi l'Йcriture Sainte attribue-t-elle cette opinion aux insensйs, qui
parlent ainsi de l'вme, Sagesse, II, 2: C'est une fumйe et un souffle
dans nos narines, et le nom d'une йtincelle qui met en branle le c_ur. 66: CONTRE CEUX QUI IDENTIFIENT L'INTELLECT AVEC LE SENS
D'anciens
philosophes ont professй une thиse voisine de celle-lа, en prйtendant que
l'intellect ne se distingue pas du sens. Identification impossible. 1. Le sens en
effet existe chez tous les animaux. Mais les animaux autres que l'homme n'ont
point d'intellect; ce qui apparaоt du fait qu'ils n'agissent pas dans des sens
divers et opposйs, comme s'ils avaient l'intelligence, mais qu'ils sont comme
poussйs par la nature vers certaines opйrations dйterminйes et uniformes а
l'intйrieur de la mкme espиce: ainsi toutes les hirondelles font leur nid de la
mкme maniиre. L'intellect n'est donc pas la mкme chose que le sens. 2. Le sens ne
peut connaоtre que les singuliers. En effet toute facultй sensorielle (ou:
toute puissance sensitive) connaоt par des espиces individuelles, puisqu'elle
reзoit les espиces des choses dans des organes corporels. Mais l'intellect
connaоt les donnйes universelles, comme l'expйrience le montre bien. Donc
l'intellect diffиre du sens. 3. La connaissance sensible ne s'йtend qu'aux
rйalitйs corporelles. En effet les qualitйs sensibles, objets propres des sens,
ne se trouvent que dans ces rйalitйs physiques; or sans elles, le sens ne
connaоt rien. Mais l'intellect perзoit des objets incorporels, comme la
sagesse, la vйritй, les rapports des choses. Intellect et sens ne s'identifient
donc pas. 4. Aucun sens ne se connaоt soi-mкme, ni sa propre opйration. La vue en
effet ne se voit pas elle-mкme et ne se voit pas voir, mais ce regard rйflexe
appartient а une puissance supйrieure, comme il est prouvй au livre du De
Anima. L'intellect en revanche se connaоt soi-mкme et se connaоt
connaissant. Intellect et sens ne sont donc pas une seule et mкme chose. 5. L'excellence
de l'objet corrompt le sens. Mais l'intellect n'est pas corrompu par
l'excellence de l'intelligible. Au contraire, l'esprit qui comprend des
vйritйs supйrieures comprendra mieux ensuite les vйritйs moindres. Autre
est donc la facultй sensible, autre l'intellectuelle. 67: CONTRE L'IDENTIFICATION DE L'INTELLECT POSSIBLE AVEC
L'IMAGINATION
Une
autre opinion, de la famille des prйcйdentes, identifie l'intellect possible
avec l'imagination: ce qui est йvidemment faux. 1. L'imagination existe йgalement
chez les autres animaux. En effet, mкme lorsque certains objets sensibles sont
absents, ils les fuient ou en d'autres cas les poursuivent: ce qui prйsuppose
une perception imaginative de ces rйalitйs absentes. Et pourtant l'intellect
n'existe pas chez ces animaux: aucun signe d'activitй intellectuelle n'apparaоt
en eux. Il ne faut donc pas confondre intellect et imagination. 2. Les seuls
objets de l'imagination sont les rйalitйs corporelles et singuliиres, puisque
l'imagination est un mouvement dйclenchй par l'activitй sensorielle, comme
il est dit au livre De l'Ame. Mais l'objet de l'intellect est
l'universel et l'incorporel. L'intellect possible n'est donc pas l'imagination. 3. Le mкme кtre
ne saurait а la fois mouvoir et subir la motion. Or les images meuvent
l'intellect possible, comme les objets sensibles, les sens, ainsi que le dit
Aristote au IIIe livre du De Anima. L'intellect possible ne saurait donc
s'identifier avec l'imagination. 4. On a prouvй, au IIIe livre du De
Anima, que l'intellect n'est pas l'acte d'une partie du corps. Mais
l'imagination possиde un organe corporel dйterminй. Imagination et intellect
possible ne sont donc pas une mкme chose. D'oщ les paroles de l'Йcriture, Job, XXXV,
11: Il nous enseigne mieux que les bкtes de somme, et mieux
que les oiseaux du ciel, Il nous instruit. Ce texte donne а entendre qu'en
l'homme existe une certaine facultй connaissante, supйrieure aux sens et а
l'imagination qui se trouvent dans les autres animaux. 68: COMMENT UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE PEUT-ELLE ETRE FORME DU
CORPS?
De
tous les raisonnements prйcйdents, il nous est permis de conclure qu'une
substance intellectuelle peut s'unir au corps а titre de forme. Si en effet cette
substance intellectuelle n'est pas unie au corps seulement comme le principe
moteur qu'imaginait Platon; si elle ne lui est pas liйe seulement par les
images, comme le prйtend Averroиs, mais comme une forme; si la facultй
intellectuelle, par laquelle l'homme comprend, n'est pas une prйparation de la
nature humaine, comme le voulait Alexandre; ni une complexion, suivant
l'opinion de Galien; ni une harmonie, selon celle d'Empйdocle; ni un corps, ni
une facultй sensible ni l'imagination comme l'ont prйtendu des anciens,
l'йlimination de ces thиses ne laisse plus subsister que la proposition
suivante: l'вme humaine est une substance intellectuelle, unie au corps а titre
de forme. Ce qu'on peut dйmontrer ainsi: Pour qu'une chose soit la forme
substantielle d'une autre, deux conditions sont requises: a) que cette forme
soit le principe substantiel d'existence de ce dont elle est la forme, et il ne
s'agit pas ici d'une cause efficiente, mais d'un principe vйritablement formel,
d'oщ la chose tient la rйalitй et la dйnomination d'кtre; b) qu'ainsi donc
matiиre et forme s'unissent en un seul кtre: ce qui n'est pas le cas de la
cause efficiente а l'йgard de son effet. En cet кtre subsiste la substance
composйe, ontologiquement une, faite de matiиre et de forme. Du fait que la
substance intellectuelle est subsistante (c'est-а-dire possиde un кtre qui lui
est propre, indйpendant de la matiиre), elle n'est pas empкchйe pour autant de
jouer le rфle de principe formel ontologique а l'йgard de la matiиre, ni de
communiquer son кtre а la matiиre: il n'y a point d'inconvйnient а ce que
identique soit l'acte d'exister par lequel subsiste le composй et celui par
lequel subsiste la forme elle-mкme, car le composй n'a d'кtre que par la forme,
et forme et composй ne subsistent pas а part l'un de l'autre. On peut pourtant
soulever une difficultй: comment une substance intellectuelle
communiquera-t-elle son кtre а une matiиre corporelle, jusqu'а constituer avec
elle un seul кtre? La diversitй des genres entraоne la diversitй des modes
d'кtre, et а la plus noble substance appartient l'кtre le plus noble. L'objection
vaudrait si l'on prйtendait attribuer l'кtre de la mкme maniиre а la matiиre et
а la substance intellectuelle. Mais il n'en va point ainsi: la matiиre
corporelle reзoit l'кtre а titre de sujet qui se trouve йlevй а une destinйe
plus haute; mais la substance intellectuelle possиde cet кtre а titre de
principe et selon la convenance de sa propre nature. Rien n'empкche donc qu'une substance
intellectuelle soit forme d'un corps humain; et cette forme, c'est l'вme
humaine. Ceci nous ouvre une admirable perspective sur l'enchaоnement des choses.
Toujours ce qu'il y a de plus humble dans un genre touche ce qu'il y a de plus
йlevй dans le genre immйdiatement infйrieur. Ainsi certains organismes animaux
rudimentaires dйpassent de peu la vie des plantes: telles les huоtres,
immobiles, pourvues du seul toucher, fixйes а la terre comme des vйgйtaux.
Aussi S. Denys a-t-il йcrit: au Chapitre VII des Noms divins: La
divine Sagesse unit les fins des rйalitйs supйrieures aux principes des
infйrieures. Parmi les organismes animaux, il en existe donc un, le corps
humain, douй d'une complexion parfaitement йquilibrйe, qui touche ce qu'il y a
de plus humble dans le genre supйrieur, а savoir l'вme humaine, laquelle occupe
le dernier degrй dans le genre des substances intellectuelles, comme en
tйmoigne son mode d'intellection. On voit par lа que l'вme pensante peut кtre
considйrйe comme une sorte d'horizon et de ligne frontiиre entre
l'univers corporel et l'univers incorporel: substance incorporelle, elle est
pourtant forme d'un corps. Et le composй formй par l'вme intellectuelle et le
corps qu'elle anime est au moins aussi un, voire mкme davantage, que celui du
feu et de sa matiиre: plus la forme triomphe de la matiиre, plus forte est
l'unitй du composй. Bien que forme et matiиre constituent un seul кtre,
il n'est cependant pas nйcessaire que toujours la matiиre йpuise l'кtre de la
forme. Au contraire, plus la forme est noble, plus elle dйpasse ontologiquement
la matiиre: ce que manifeste l'йtude de l'activitй des formes, rйvйlatrices de
leurs natures. En effet, chaque кtre agit selon ce qu'il est: si donc
l'activitй d'une forme excиde la condition de la matiиre, cette forme
elle-mкme, selon sa valeur ontologique propre, surpasse la matiиre. Au dernier degrй
de l'йchelle des formes, nous en trouvons dont l'activitй ne dйpasse pas les
qualitйs qui sont des dispositions de la matiиre, comme le chaud, le froid,
l'humide, le sec, le rare, le dense, le lourd, le lйger, etc...: telles sont
les formes des йlйments; elles sont tout а fait matйrielles, entiиrement
plongйes dans la matiиre. Un peu au-dessus d'elles, il existe des formes de
corps mixtes dont l'activitй ne s'йtend pas au delа des qualitйs corporelles
susdites, mais qui agissent parfois en raison d'une vertu corporelle plus
йlevйe, sous l'influence des corps cйlestes - et cela de par les exigences de
leur espиce -: c'est le cas de l'aimant attirant le fer. A un degrй
supйrieur, se trouvent des formes dont les opйrations s'йtendent а des effets
qui excиdent le pouvoir des qualitйs physiques йlйmentaires, bien qu'elles
utilisent ces qualitйs а titre instrumental: telles sont les вmes des plantes,
semblables aux vertus des corps cйlestes puisqu'elles dйpassent les qualitйs
physiques actives et passives, et mкme comparables aux moteurs des corps
cйlestes, puisqu'elles sont des principes de mouvement pour des кtres vivants
qui se meuvent eux-mкmes. Plus haut encore, d'autres ressemblent aux substances
supйrieures non seulement quant au mouvement, mais encore, jusqu'а un certain
point, quant а la connaissance. Le pouvoir de ces formes s'йtend а des
opйrations vis-а-vis desquelles les qualitйs physiques ne peuvent suffire а
jouer le rфle d'instrument, bien que ces opйrations ne puissent s'accomplir que
par le moyen d'un organe corporel. Telles sont les вmes des animaux
irrationnels. Sentir et imaginer en effet ne s'accomplissent pas grвce а la chaleur
ou au poids, bien que ces qualitйs soient nйcessaires а la bonne disposition de
l'organe. Par dessus toutes ces formes, en voici une qui est semblable aux
substances supйrieures, mкme quant au genre de connaissance: l'intellection.
Son activitй s'йtend jusqu'а ce genre d'opйration qui s'accomplit
indйpendamment de tout organe corporel. C'est l'вme intellectuelle. En effet,
l'on ne comprend pas par un organe. Par consйquent le principe de l'entendement
chez l'homme, qui est l'вme intellectuelle et qui dйpasse la condition de la
matiиre corporelle, doit nйcessairement йchapper а cette sorte d'enveloppement
ou d'immersion dans la matiиre qui est le lot des autres formes matйrielles.
Son opйration propre le montre bien: la matiиre corporelle n'y a point de part.
Et cependant l'acte d'intelligence chez l'homme a besoin de puissances qui
utilisent certains organes corporels. Ces puissances sont l'imagination et les
sens. Ainsi s'explique le fait de l'union naturelle de l'вme et du corps en vue
de rйaliser l'espиce humaine. 69: SOLUTION DES ARGUMENTS PAR LESQUELS ON A PRЙTENDU PROUVER
QU'UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE NE PEUT S'UNIR AU CORPS A TITRE DE FORME
Tout
cela bien considйrй, il n'est pas difficile de rйsoudre les difficultйs qui ont
йtй soulevйes plus haut contre cette union de l'вme et du corps. 1. La premiиre de
ces difficultйs est basйe sur un faux prйsupposй. Le corps et l'вme ne sont
pas, en effet, deux substances existant en acte, mais de ces deux principes est
constituйe une substance unique actuellement existante: le corps de l'homme
n'est pas le mкme lorsque l'вme est prйsente et lorsqu'elle est absente, mais
l'вme le fait кtre en acte. 2. On argue ensuite du fait que la forme et la
matiиre appartiennent au mкme genre. Mais il faut comprendre cette formule:
elle ne signifie pas que forme et matiиre sont des espиces d'un mкme genre,
mais qu'elles sont les principes d'une seule espиce. Ainsi donc la substance
intellectuelle et le corps qui, pris sйparйment seraient des espиces de genres
diffйrents, du moment qu'ils sont unis, appartiennent а un mкme genre en tant
que principes. 3. Et cette union n'entraоne nullement pour la
substance intellectuelle la nйcessitй d'кtre une forme matйrielle. Car elle ne
rйside pas dans la matiиre comme totalement plongйe ou enveloppйe en elle, mais
selon un autre mode. 4. Cependant le fait pour la substance intellectuelle
d'кtre unie а un corps а titre de forme ne porte point atteinte а cette
propriйtй qu'a l'intellect d'кtre sйparй du corps. Il faut en effet
distinguer l'essence de l'вme et sa puissance. Selon son essence, elle donne
l'кtre а tel corps; selon sa puissance, elle accomplit des opйrations qui lui
sont propres. Si donc l'opйration de l'вme s'accomplit par un organe corporel,
il faut que la puissance de l'вme qui est principe de cette opйration soit
l'acte de cette partie du corps par laquelle l'opйration s'effectue; ainsi la
vue est l'acte de l'_il. Mais si l'opйration ne s'accomplit point par un organe
corporel, la facultй qui l'effectue ne sera pas l'acte d'un corps. Et c'est
ainsi qu'on qualifie l'intellect de sйparй, qualification qui n'empкche
nullement la substance de l'вme, de l'вme pensante, dont l'intellect est une
puissance, d'кtre l'acte du corps en donnant, а titre de forme, d'exister а tel
organisme dйterminй. 5. Et cette union substantielle avec le corps ne
contraint nullement l'вme а n'agir que par lui, de telle sorte que tout son
pouvoir se rйsume а кtre l'acte du corps. Nous avons dйjа vu que l'вme humaine
n'appartient pas а la catйgorie des formes totalement immergйes dans la matiиre:
au contraire parmi toutes les autres formes, elle se caractйrise par une
йlйvation au-dessus de la matiиre. En consйquence, elle peut produire une
opйration sans le corps, c'est-а-dire qu'elle est, d'une certaine faзon,
indйpendante du corps en son activitй, puisque dans son acte d'кtre elle n'en
dйpend pas. Ceci montre йgalement que les arguments par lesquels Averroиs s'efforce
d'йtayer son opinion, ne prouvent point que la substance intellectuelle ne
saurait s'unir au corps а titre de forme. 1. Le texte d'Aristote affirmant
que l'intellect possible est impassible, non mйlangй, et sйparй, ne nous
oblige nullement а reconnaоtre que la substance intellectuelle ne s'unit point
au corps comme une forme qui lui donne l'кtre. Ce texte trouve, en effet, sa
justification si nous disons que la puissance intellectuelle, qu'Aristote
appelle « puissance spйculative », n'est pas l'acte d'un organe
corporel, exerзant son opйration par cet organe. Sa dйmonstration met prйcisйment
ce point en lumiиre. A partir de l'opйration intellectuelle, par laquelle il
conзoit toutes choses, Aristote montre que l'intellect n'est point mйlangй а la
matiиre, qu'il en est sйparй; mais l'opйration appartient а la puissance comme
а son principe. 2. On voit donc que la dйmonstration d'Aristote ne
conclut nullement contre l'union de l'вme intellectuelle au corps en tant que
forme. Si, en effet, nous admettons l'union dans l'exister de la substance de
l'вme avec le corps, si par ailleurs nous reconnaissons que l'intellect n'est
l'acte d'aucun organe, il ne s'ensuit nullement que l'intellect possиde
certaine nature dйterminйe (j'entends une nature d'ordre physique,
sensible), puisque nous ne le considйrons pas comme l'harmonie (Cf. chap.
64) ou la raison d'un certain organe. Ce dernier cas est, d'aprиs
Aristote au IIe livre du De Anima, celui du sens, qui est une
certaine raison d'organe. L'intellect n'a pas en effet d'opйration commune
avec le corps. 3. Un texte de la fin du 1er Livre du De Anima montre
bien que pour Aristote, la puretй et l'immatйrialitй de l'intellect ne
l'empкchent pas d'кtre une partie ou une puissance de l'вme, laquelle est forme
de tout le corps. Voici ce texte, dirigй contre ceux qui prйtendaient que les
diverses parties de l'вme sont logйes dans les diffйrentes parties du corps: Si
toute l'вme contient tout le corps, il lui convient que chacune de ses parties
contienne quelque chose du corps. Mais cela semble impossible: en effet, quelle
partie contiendra l'intellect? ou de quelle maniиre la contiendra-t-il? Il est
difficile de se le figurer. 4. Autre remarque йvidente: du fait que
l'intellect n'est l'acte d'aucune partie du corps, il ne suit nullement que sa
rйceptivitй soit celle de la matiиre premiиre; en effet sa rйceptivitй et son
activitй sont indйpendantes de tout organe corporel. 5. Et l'infinie vertu de l'intelligence
n'est pas non plus niйe par lа; puisqu'on ne place point cette vertu dans la
grandeur, mais qu'elle a son fondement dans la substance intellectuelle. 70: D'APRИS ARISTOTE, IL FAUT ADMETTRE QUE L'INTELLECT S'UNIT AU
CORPS A TITRE DE FORME
Puisque
Averroиs apporte le plus grand soin а йtayer son opinion sur les dires et sur
la dйmonstration d'Aristote, il reste а montrer que prйcisйment la doctrine
d'Aristote postule l'union substantielle de l'intellect avec un corps dont il
constitue la forme. Aristote prouve, en effet, au VIIIe livre des Physiques,
que dans la sйrie des moteurs et des кtres mus, il est impossible de
reculer а l'infini; en consйquence, il faut nйcessairement en venir а un
premier кtre mы, qui ou bien est mis en branle par un moteur immobile, ou bien
se meut lui-mкme. Il choisit le second terme de cette alternative, а savoir que
le premier mobile se meut lui-mкme, pour cette raison que ce qui est par soi
prйcиde toujours ce qui est par autrui. Ensuite le Philosophe montre que
l'кtre qui se meut lui-mкme se divise nйcessairement en deux parties, dont
l'une est motrice et l'autre mue. Il faut donc que le premier moteur qui se
meut soit composй de deux parties, dont l'une est motrice et l'autre mue. Or
tout кtre de cette sorte est animй. Donc le premier mobile, а savoir le ciel,
est animй, suivant l'opinion d'Aristote; aussi, au second livre du De Coelo il
dit expressйment que le ciel est animй, et а cause de cela, il faut admettre en
lui des diffйrences de position, non seulement quant а nous, mais aussi quant а
lui-mкme. Cherchons donc, selon l'opinion d'Aristote, quelle вme anime le ciel. Au douziиme livre
de la Mйtaphysique, il prouve que dans le mouvement du ciel, il faut
envisager quelque chose qui meut en restant tout а fait immobile, et quelque
chose qui meut et est mы. Le moteur non-mы meut en tant qu'objet dйsirable et
il n'est pas douteux qu'il ne le soit (dйsirable) а l'кtre qui est mы. Mais il
ne s'agit pas ici d'un dйsir de concupiscence, qui est le dйsir du sens, mais
d'un dйsir d'ordre intellectuel; aussi d'aprиs lui le premier moteur, non mы,
est а la fois dйsirable et de nature intellectuelle. Donc ce qui
est mы par lui, а savoir le ciel, est dйsirant et intelligent de plus noble
maniиre que nous, comme il le prouve par la suite. Le ciel est donc composй,
selon l'opinion d'Aristote, d'une вme intellectuelle et d'un corps. Il le
signifie au deuxiиme livre du De Anima en ces termes: Certains кtres
possиdent la facultй dianoйtique et l'intellect, comme l'homme, et tout autre
vivant, s'il en existe, qui soit de nature semblable ou supйrieure, c'est-а-dire
le ciel. Il est йvident d'autre part que le ciel n'a pas une вme sensitive,
d'aprиs Aristote. Dans ce cas, il aurait, en effet, divers organes, ce qui ne
saurait s'accorder avec sa simplicitй; et pour le bien montrer Aristote ajoute
que les кtres corruptibles qui possиdent l'intellect, possиdent aussi toutes
les autres puissances: ce qui donne а penser que certaines rйalitйs
incorruptibles ont l'intellect sans avoir les autres puissances de l'вme: ces
rйalitйs sont les corps cйlestes. On ne saurait donc prйtendre que l'intellect
est reliй aux corps cйlestes par les images, mais il faut dire que l'intellect
selon sa substance est uni au corps cйleste а titre de forme. Ainsi donc au
corps humain, qui parmi tous les corps terrestres est le plus noble et qui, par
l'йquilibre de sa complexion est le plus semblable au ciel affranchi de toute
contrariйtй, au corps humain, selon la pensйe d'Aristote, une substance
intellectuelle est unie, non par certaines images, mais en tant que forme. Ce que nous avons
dit sur la vie et l'вme du ciel, nous n'avons point entendu l'avancer selon la
doctrine de la foi, а laquelle ce dйbat est йtranger. Aussi Augustin dit-il а
ce sujet: Le soleil, la lune et tous les astres appartiennent-ils а la
sociйtй des anges? Je n'ai point de certitude lа-dessus; encore qu'а certains,
ils semblent des corps lumineux, dйpourvus de sens et d'intelligence. (St.
Augustin, dans l'Enchiridion). 71: L'UNION DE L'AME AVEC LE CORPS EST IMMЙDIATE
De ces
prйmisses, on peut conclure а l'union immйdiate de l'вme et du corps. Et il n'y
a pas lieu d'imaginer un intermйdiaire ayant pour rфle d'opйrer cette union:
soit les images, suivant l'opinion d'Averroиs; soit les puissances, comme
certains le disent; soit encore un esprit corporel, d'aprиs l'avis de quelques
autres. Il a йtй montrй en effet que l'вme est unie au corps comme sa forme. Or
la forme s'unit а la matiиre sans aucun intermйdiaire. Par soi, en effet, il
appartient а la forme d'кtre l'acte du corps, et non pas quelque chose d'autre.
Donc le seul facteur d'unitй entre matiиre et forme est l'agent qui rйduit la
puissance а l'acte, suivant la dйmonstration d'Aristote, au VIIIe livre de la Mйtaphysique;
en effet, matiиre et forme se comportent comme puissance et acte. On peut pourtant
parler d'un intermйdiaire entre l'вme et le corps, non toutefois dans l'кtre,
mais dans le mouvement et dans le cours de la gйnйration. Dans le mouvement:
car l'activitй par laquelle l'вme meut le corps implique un certain ordre de
mobiles et de moteurs. L'вme exerce toutes ses opйrations par ses puissances.
Par la puissance, elle meut le corps, et encore les membres grвce а l'esprit
corporel, et enfin un organe au moyen d'un autre organe. Dans le cours de
la gйnйration, les dispositions а une forme prйcиdent la forme dans la matiиre,
bien qu'elles lui soient postйrieures dans l'кtre. Donc les dispositions du
corps, grвce auxquelles il atteint l'ultime degrй de prйparation а telle forme
dйterminйe, peuvent кtre en ce sens appelйes intermйdiaire entre l'вme et le
corps. 72: L'AME EST TOUT ENTIИRE DANS LE TOUT ET TOUT ENTIИRE DANS
CHAQUE PARTIE
Par la
mкme voie on peut montrer que l'вme est tout entiиre dans tout le corps et tout
entiиre dans chacune de ses parties. En effet, un acte dйterminй doit
nйcessairement se trouver dans l'objet qu'il est destinй а parfaire. Or l'вme
est l'acte du corps organisй, et non pas d'un seul organe seulement.
Elle rйside dans tout le corps et non dans une partie seulement, puisqu'elle
est essentiellement forme du corps. Et l'вme est forme de tout le corps de
telle maniиre qu'elle est forme aussi de chacune de ses parties. Car si elle
йtait forme du tout et non des parties, elle ne serait pas la forme
substantielle de tel corps; ainsi la forme de la maison, qui est forme du tout
et non de chaque partie, est une forme accidentelle. L'вme est forme substantielle du tout et
des parties: cela est йvident du fait que le tout et les parties tiennent
d'elle leur spйcification. Quand elle s'en va, ni le tout ni les parties ne
gardent leur propre nature spйcifique; ainsi l'_il d'un cadavre (n'est point un
_il au sens propre et) n'est appelй un _il que par йquivoque. Si donc l'вme est
acte de chacune des parties - et l'acte rйside dans l'objet qu'il active, il
reste qu'elle est selon son essence en chaque partie du corps. Qu'elle y soit
toute entiиre, c'est йvident en effet, le tout se dit par rapport aux parties.
La considйration du tout sera donc fonction de la considйration des
parties. Or le mot partie s'attribue de deux maniиres: ou bien il s'agit
de la division quantitative, comme celle d'une figure gйomйtrique, ou bien il
s'agit d'une division essentielle, comme la forme et la matiиre sont appelйes
partie du composй. Il y a donc le tout quantitatif et le tout essentiel. Le
tout quantitatif et les parties quantitatives ne conviennent aux formes
qu'accidentellement, je veux dire dans la mesure oщ elles sont divisйes par la
division mкme du sujet affectй par la quantitй: le tout essentiel et la partie
essentielle appartiennent de soi aux formes. Pour ce qui regarde cette totalitй
qui de soi appartient aux formes, en chacune d'entre elles on voit bien qu'elle
est toute entiиre dans le tout et toute entiиre dans chacune de ses parties; en
effet la blancheur, selon toute la raison de blancheur, affecte а la
fois tout le corps et chacune de ses parties. Il en va tout autrement s'il agit
de la totalitй attribuйe accidentellement aux formes; en ce cas, nous ne
pouvons dire que toute la blancheur se trouve dans chaque partie. Si donc il
existe une forme qui n'est pas divisйe par la division du sujet, et c'est le
cas des вmes des animaux parfaits, il ne sera pas nйcessaire de distinguer,
puisqu'а ces вmes ne convient qu'une seule totalitй; mais il faudra dire
absolument que cette вme est toute entiиre dans chaque partie du corps. Et cela
ne fait plus que cette вme est toute entiиre dans chaque partie du corps. Et cela
ne fait point difficultй pour qui comprend que l'вme est indivisible а la
maniиre d'un point, et que l'incorporel ne se joint pas au corporel comme les
corps se joignent les uns aux autres, ainsi qu'on l'a exposй plus haut. Bien que forme
simple, l'вme peut fort bien кtre l'acte de parties aussi diverses. En effet, а
chaque forme est adaptйe une matiиre selon sa convenance; et plus une forme est
noble et simple, plus efficace est sa vertu. Ainsi l'вme qui occupe le degrй le
plus йlevй dans la hiйrarchie des formes infйrieures, bien qu'elle reste simple
dans sa substance, est cependant multiple en ses pouvoirs et peut accomplir de
multiples opйrations. Aussi a-t-elle besoin de divers organes pour exercer ses
activitйs. De ces organes, les diffйrentes puissances ou facultйs de l'вme sont
appelйes les actes propres ainsi la vue est l'acte propre de l'_il, l'ouпe de
l'oreille, etc... C'est pourquoi les animaux parfaits possиdent une grande
variйtй d'organes, mais les plantes une beaucoup moindre. En partant de ce
fait, certains philosophes ont pu loger l'вme dans une certaine partie du
corps. Ainsi Aristote lui-mкme au livre De la cause du mouvement des
animaux, la place-t-il dans le c_ur, en raison de la puissance attribuйe а
cette partie du corps. En effet, la force motrice, dont le Philosophe traite
dans le livre en question, rйside principalement dans le c_ur, par lequel l'вme
propage dans tout le corps le mouvement et les autres opйrations semblables. 73: L'INTELLECT POSSIBLE N'EST PAS UNIQUE POUR TOUS LES HOMMES
Toutes
ces considйrations excluent manifestement la thйorie d'Averroиs, dans son
commentaire du IIIe Livre du De Anima, imaginant un intellect possible
unique pour tous les hommes passйs, prйsents et futurs:
1. On a prouvй, en effet, que
la substance de l'intellect s'unit au corps humain comme forme. Or il est
impossible que la matiиre d'une seule forme ne soit pas unique, car un acte
propre dйtermine la puissance qui lui est appropriйe: ils sont corrйlatifs l'un
а l'autre. Il n'existe donc pas un intellect unique pour tous les hommes. 2. A chaque кtre
exerзant une activitй motrice sont dus les instruments propres а cette activitй
autres sont les instruments du joueur de flыte, autres ceux de l'architecte. Or
l'intellect joue а l'йgard du corps le rфle de moteur propre d'aprиs les
affirmations et explications d'Aristote, au IIIe Livre du De Anima. De
mкme donc qu'il est impossible que l'architecte se serve des instruments du
joueur de flыte, ainsi est-il impossible que l'intellect d'un homme soit l'intellect
d'un autre homme. 3. Aristote, au Ier livre du De Anima, reproche
aux anciens, dans leurs dissertations sur l'вme, de n'avoir pas fait mention du
suppфt appropriй, comme s'il йtait indiffйrent, selon les fables
pythagoriciennes, que n'importe quelle вme revкtit n'importe quel corps. Il
n'est pas possible que l'вme d'un chien entre dans le corps d'un loup, ni l'вme
d'un homme dans un corps qui ne serait pas humain. Mais la proportion de l'вme
humaine au corps humain est aussi la proportion de l'вme de cet homme au corps
de cet homme. Il n'est donc pas possible que l'вme d'un homme dйterminй entre
dans un autre corps que dans celui de ce mкme individu. Mais l'вme de cet homme
est ce par quoi cet homme comprend; car l'homme comprend par l'вme, selon la doctrine
d'Aristote, au Ier livre du De Anima. Il n'y a donc pas un seul
intellect pour cet homme et cet autre. 4. Le mкme principe donne l'кtre et
l'unitй; car l'кtre et l'un coпncident. Mais chaque rйalitй a l'кtre par sa
forme. Donc l'unitй de la chose suit l'unitй de la forme. Impossible, par
consйquent, pour divers individus humains d'avoir une forme unique. Or la forme
de tel homme, c'est son вme intellectuelle. Il n'est donc pas possible qu'il
n'y ait pour tous les hommes qu'une seule intelligence.
On allйguera peut-кtre que
l'вme sensitive d'un tel n'est pas celle de tel autre, et que par consйquent,
il peut y avoir plusieurs humains et un seul intellect. Mais l'argument ne
tient pas. En effet l'opйration propre de chaque chose suit et manifeste son espиce.
Or de mкme que l'opйration propre de l'animal est la sensation, ainsi
l'opйration propre de l'homme est l'intellection, d'aprиs Aristote, au Ier
livre de l'Ethique. Par consйquent, l'homme individuel est animal а
cause de ses sens, d'aprиs Aristote, au IIe livre du De Anima, et il est
homme а cause de ce par quoi il comprend. Mais ce par quoi l'вme - ou l'homme
par l'вme - comprend, c'est l'intellect possible, comme il est dit au IIIe
livre du De Anima. Cet individu est donc «homme» par l'intellect possible.
Si donc cet homme possиde une вme sensitive diffйrente de son voisin, et s'il a
pourtant le mкme intellect possible que lui, il s'ensuit que nous avons lа deux
animaux distincts, mais non deux hommes hypothиse йvidemment impossible. Il n'y
a donc pas un seul intellect possible pour tous les hommes. A ces arguments
le Commentateur rйpond, dans son commentaire du IIIe livre du De Anima, que
l'intellect possible nous est reliй par sa forme, c'est-а-dire par l'espиce
intelligible, dont le seul sujet est l'image existante en nous et qui se
diversifie suivant les individus. Et ainsi l'intellect possible jouit d'une
diversitй numйrique non en raison de sa substance, mais de sa forme. La rйfutation de
cette thйorie a dйjа йtй faite plus haut. Nous avons montrй que l'intellection
humaine ne saurait avoir lieu si l'intellect possible se reliait а nous de la
maniиre envisagйe par Averroиs. Et mкme si cette sorte de liaison suffisait, la
rйponse du Commentateur que nous venons de citer, n'infirme pas les arguments
que nous avons formulйs plus haut. 1. En effet, selon la position d'Averroиs,
rien de ce qui appartient а l'intelligence ne sera multipliй dans l'humanitй,
que la seule image; et cette image elle-mкme ne sera pas multipliйe selon
qu'elle est intellectuellement perзue en acte parce qu'alors elle est dans
l'intellect possible, abstraite des conditions matйrielles par l'intellect
agent. Mais l'image, tant qu'elle n'est intellectuellement perзue qu'en
puissance, ne dйpasse pas le degrй de l'вme sensitive. Ainsi donc cet homme ne
sera diffйrenciй de cet autre que par l'вme sensitive. Et ce sera toujours la
mкme difficultй: cet homme et cet autre ne seraient pas deux hommes ! 2. Aucun кtre
n'est spйcifiй par la puissance, mais par l'acte. Mais l'image, en tant que
numйriquement individuelle est seulement en puissance а l'кtre intelligible.
Donc par l'image envisagйe dans son individualitй numйrique, tel individu ne
reзoit pas la spйcificitй d'animal intelligent, qui est la dйfinition mкme de
l'homme. Et ainsi le principe spйcificateur de l'homme n'est pas susceptible de
multiplication individuelle. 3. D'aprиs Aristote, au IIe livre du De Anima, ce
par quoi chaque vivant se dйfinit spйcifiquement, est perfection premiиre et
non perfection seconde. Mais l'image n'est pas perfection premiиre, mais
perfection seconde. L'imagination est en effet un mouvement dйterminй par
l'activitй sensorielle, comme il est dit au IIIe livre du De Anima. Ce
n'est donc pas l'image individuelle qui dйfinira spйcifiquement l'homme. 4. Les images qui
ne sont intellectuellement perзues qu'en puissance, sont diverses. Mais un
principe spйcificateur doit кtre un; car une espиce unique appartient а un кtre
unique. Ce ne sont donc pas les images, dans leur diversitй numйrique et douйes
d'une intellectualitй seulement potentielle, qui donnent а l'homme son espиce. 5. Ce qui
spйcifie l'homme doit toujours demeurer dans le mкme individu, tant que
celui-ci existe. Autrement cet individu n'appartiendrait pas toujours а la mкme
espиce, mais il serait tantфt de celle-ci, tantфt de celle-lа. Mais les mкmes
images ne demeurent pas toujours dans le mкme homme il en apparaоt de
nouvelles, et d'anciennes s'effacent. L'homme individuel n'est donc pas
spйcifiй par les images, et ce n'est pas par elles qu'il se rattache au
principe de son espиce, qui est l'intellect possible. On dira peut-кtre que tel homme n'est pas
spйcifiquement dйterminй par les images, mais par les facultйs oщ rйsident les
images, je veux dire l'imagination, la mйmoire et la cogitative qui est propre
а l'homme et qu'Aristote appelle l'intellect passif, au IIIe livre du De
Anima. Mais les mкmes difficultйs demeurent. a) En effet, l'opйration de la cogitative n'a pour objet
que les donnйes particuliиres, dont elle divise et compose les intentions. Elle
possиde un organe corporel qui sert а son action. Elle ne dйpasse donc pas la
sphиre de l'вme sensitive. Or l'вme sensitive ne donne pas а l'homme d'кtre un
homme, mais d'кtre un animal. Il resterait donc encore qu'en nous serait
individualisй seulement ce qui appartient а l'homme en tant qu'il est animal. b) La vertu cogitative agit par un organe.
Elle n'est donc pas ce par quoi nous comprenons, puisque l'intellection n'est
pas l'_uvre d'un organe. Ce par quoi nous comprenons est ce par quoi l'homme
est homme, puisque comprendre est l'opйration propre de l'homme et dйcoule de
sa dйfinition. Tel individu n'est donc pas homme par la puissance cogitative,
et cette puissance n'est pas ce par quoi l'homme diffиre substantiellement des
bкtes, comme Averroиs l'imagine. c) La puissance cogitative n'a de rapport а l'intellect
possible - par lequel l'homme fait acte d'intellect - que par un acte qui
prйpare les images а devenir actuellement intelligibles, grвce а l'intellect
agent, et susceptibles de parfaire l'intellect possible. Mais cette opйration
ne demeure pas toujours la mкme en nous. Il est donc impossible que l'homme par
elle ou bien soit reliй au principe de son espиce, ou bien reзoive sa
spйcificitй. La rйponse allйguйe plus haut doit donc кtre absolument йcartйe. 6. De plus, ce
par quoi une rйalitй agit est le principe qui dйclenche l'opйration, non
seulement quant а son exister, mais aussi quant а la multiplicitй ou а l'unitй.
La mкme chaleur, en effet, ne produit qu'un seul «chauffer», ou si l'on veut
une seule calйfaction active, bien qu'il puisse y avoir plusieurs кtres
chauffйs, autrement dit plusieurs calйfactions passives suivant la
diversitй des objets chauffйs ensemble par une seule chaleur. Or l'intellect
possible est ce par quoi l'вme comprend, comme le dit Aristote au IIIe
livre du De Anima. Si donc l'intellect possible de cet homme et de cet
autre est numйriquement le mкme, il faudra nйcessairement que le fait de
comprendre chez ces deux individus ne fasse rigoureusement qu'un: ce qui est
йvidemment impossible, puisque des individus divers ne sauraient exercer une
activitй unique. Le mкme intellect possible ne peut donc appartenir en mкme
temps а deux sujets distincts. Et si l'on dit que le fait de comprendre est
multipliй selon la diversitй des images, cet argument ne peut tenir. a) On l'a fait remarquer, chaque agent a son
action, qui se multiplie seulement selon divers sujets en lesquels elle passe.
Comprendre, vouloir et autres opйrations de ce genre ne sont pas des actions
qui passent sur une matiиre extйrieure, mais elles demeurent dans l'agent
lui-mкme comme des perfections de ce mкme agent, comme le montre Aristote au
IXe livre de la Mйtaphysique. Un seul acte d'intellection de l'intellect
possible ne saurait donc кtre multipliй par la diversitй des images. b) Le rфle des images а l'йgard de
l'intellect possible peut se ramener а celui d'une puissance active s'exerзant
sur un sujet passif: faire acte d'intellection est un certain pвtir, comme
le dit Aristote au IIIe livre du De Anima. Mais le pвtir du
patient lui-mкme se diversifie selon les diffйrentes formes ou espиces de
puissances actives, non d'aprиs la diversitй numйrique. Ainsi, dans un seul
sujet rйcepteur, l'activitй de deux agents, l'un йchauffant, l'autre
dessйchant, produira simultanйment l'йchauffement et le dessиchement; mais deux
corps thermogйniques ne produisent pas dans le corps qu'ils chauffent une
double chaleur, mais une chaleur unique, а moins qu'il ne s'agisse de diverses espaces
de chaleurs. Autrement dit, en un seul sujet on ne peut trouver deux
йlйments thermiques de mкme espиce: le mouvement est dйnombrй par le terme
qu'il vise, et s'il y a unitй de temps et unitй de sujet, il ne saurait y avoir
double йlйvation thermique dans le mкme sujet. Je rйserve, il est vrai, le cas
d'une autre espиce de chaleur; ainsi dans la semence, il y a la chaleur du feu,
du ciel et de l'вme. Par consйquent, la diversitй des images n'introduit aucune
multiplicitй dans l'acte de l'intellect possible, sinon celle qui dйcoule des
diffйrentes idйes que l'on pense ainsi autre est l'intellection selon qu'elle
vise un homme ou bien un cheval. Mais tous les hommes ont du mкme objet
intelligible la mкme idйe spйcifique. La conclusion serait donc encore que le
mкme acte de comprendre (ou d'entendre) appartient en mкme temps а cet homme et
а cet autre. c) L'intellect possible apprйhende l'homme, non pour autant qu'il est cet
homme, mais pour autant qu'il est l'homme, purement et simplement
selon sa raison spйcifique. Mais cette derniиre est unique, quelle que soit la
multiplication des images d'homme en un seul homme ou en plusieurs selon les
diffйrentes rйalisations individuelles d'humanitй, rйalisations individuelles
proprement apprйhendйes par les images. La multiplication des images ne saurait
donc avoir ce rйsultat d'entraоner la multiplication de l'acte de l'intellect
possible а l'йgard d'une seule et mкme espиce; et ainsi il reste encore que les
diffйrents hommes n'exercent qu'une action unique. d) Le sujet propre de l'habitus de science est
l'intellect possible, puisque l'acte de celui-ci est la considйration
scientifique; mais un accident, s'il est spйcifiquement un, ne saurait кtre
multipliй que par les sujets qu'il affecte. Par consйquent, si l'intellect
possible est unique pour tous les hommes, il s'ensuit nйcessairement que
l'habitus d'une science - mettons, de la grammaire, - si elle possиde
l'identitй spйcifique, sera numйriquement la mкme chez tous les hommes ce qui
est invraisemblable. Il n'existe donc pas un seul intellect possible pour tous. A quoi nos
adversaires rйpondront que le sujet de l'habitus de science n'est pas
l'intellect possible, mais l'intellect passif et la vertu cogitative. Mais cela
ne peut кtre. a) Aristote prouve, en effet, au IIe livre de l'Ethique, que des
actes semblables produisent des habitus semblables, qui а leur tour, rendent
notre activitй semblable а eux. Or c'est par les actes de l'intellect
possible que l'habitus de science naоt en nous, et cet habitus d'autre part
nous rend aptes aux mкmes actes. L'habitus de science rйside donc dans
l'intellect possible, non dans l'intellect passif. b) La science porte sur les conclusions des
dйmonstrations car la dйmonstration est un syllogisme qui fait savoir, comme
le dit Aristote, au 1er livre des Seconds Analytiques. Mais les
conclusions des dйmonstrations sont universelles, comme leurs principes. La
science rйside donc dans cette facultй qui connaоt l'universel. Or l'intellect
passif ne connaоt pas l'universel, mais les intentions particuliиres. Il n'est
donc pas le sujet de l'habitus de science. c) Contre la thиse que nous combattons actuellement
valent plusieurs arguments allйguйs plus haut, а propos de l'union de
l'intellect possible et de l'homme. Il faut chercher, semble-t-il, la source
de l'erreur qui place dans l'intellect passif l'habitus de science, en ce fait
que les hommes sont plus ou moins aptes aux travaux de l'esprit selon les
dispositions diverses de leur facultй cogitative et de leur imagination. Mais ces facultйs
conditionnent l'activitй intellectuelle а titre de dispositions йloignйes,
comme la dйlicatesse du toucher, et la complexion du corps conditionne aussi
cette mкme activitй. Aristote dit en effet au IIe livre du De Anima, que
les hommes douйs d'un bon toucher et d'une complexion dйlicate sont bien
outillйs pour la pensйe. Mais l'habitus de science facilite l'exercice de
la pensйe en tant que principe prochain de l'acte. Il faut, en effet, que cet
habitus perfectionne la puissance par laquelle nous comprenons, pour qu'elle
agisse quand elle le voudra et facilement, propriйtйs que les autres
habitus apportent aussi aux puissances oщ elles rйsident. De plus, les
dispositions desdites facultйs (sensibles) se tiennent du cфtй de l'objet, je
veux dire de l'image qui, en raison de la valeur de ces facultйs, se trouve
prйparйe а devenir intelligible en acte sous l'influence de l'intellect agent.
Or les dispositions situйes du cфtй des objets ne sont pas des habitus, mais
bien celles qui affectent les puissances. Ainsi l'on n'appellera point habitus de
force les dispositions qui rendent les objets terrifiants plus tolйrables, mais
on rйservera ce nom pour la disposition par laquelle une partie de l'вme -
l'irascible - est prйparйe а soutenir ces objets terrifiants. Donc
manifestement l'habitus de science n'est pas dans l'intellect passif, comme le
commentateur (Averroиs) le prйtend, mais bien dans l'intellect possible. Enfin, si
l'intellect possible est unique pour tous les hommes, il faut admettre qu'il a
toujours existй s'il y a toujours eu des hommes, comme d'ailleurs le pense
l'йcole en question, - et a fortiori l'intellect agent, puisque l'agent
est plus noble que le patient, comme le dit Aristote au IIIe livre du De
Anima. Mais si l'кtre qui agit est йternel, et aussi йternel l'кtre qui
reзoit, il faut que les objets reзus soient йternels. Donc les espиces
intelligibles ont existй depuis toujours dans l'intellect possible; et la
rйception d'espиces intelligibles n'est point pour lui une nouveautй. Or dans
l'_uvre de l'intellection les sens et l'imagination ne servent а rien d'autre
qu'а fournir les espиces intelligibles. Les sens ne seront donc plus
nйcessaires pour comprendre, - ni l'imagination; - et il faudra revenir а
l'opinion de Platon d'aprиs qui nous n'acquйrons pas la science par les sens, mais
nous sommes simplement йveillйs par eux au ressouvenir de connaissances
antйrieures. A cet argument, le Commentateur (Averroиs) rйpond que les espиces
intelligibles ont un double sujet: l'un d'eux leur confиre l'йternitй, c'est
l'intellect possible; l'autre la nouveautй, c'est l'image. Ainsi l'espиce
visible a un double sujet la chose en dehors de l'вme et la puissance de
vision. Mais cette rйponse ne peut tenir: a) Car il est impossible que l'action et la perfection
de ce qui est йternel dйpendent d'un donnй temporel. Or les images sont
temporelles; chaque jour de nouvelles images sont produites par les sens. On ne
peut donc admettre que les espиces intelligibles, par lesquelles l'intellect
possible est mis en acte et opиre, dйpendent des images comme les espиces
visibles dйpendent des objets extйrieurs; b) Aucun кtre ne reзoit ce qu'il a dйjа, car ce qui
reзoit doit кtre privй de la rйalitй reзue, comme l'enseigne Aristote. Mais
(dans la thиse d'Averroиs) les espиces intelligibles йtaient dans l'intellect
possible avant que vous et moi n'йprouvions de sensation; en effet nos
prйdйcesseurs n'auraient pu faire acte d'intelligence si l'intellect possible
n'avait pas йtй mis en acte par les espиces intelligibles. Et l'on ne peut dire
que ces espиces, d'abord reзues dans l'intellect possible, aient cessй
d'exister. En effet, l'intellect possible, non seulement reзoit mais encore
conserve ce qu'il reзoit; aussi, au IIIe livre du De Anima, est-il
appelй le lieu des espиces. Et donc les espиces de l'intellect possible n'ont
pas leur origine dans les images. Inutile est par consйquent l'intervention de
l'intellect agent venant intellectualiser nos images. c) Ce qui est reзu se trouve dans l'кtre
qui reзoit selon le mode de cet кtre. Mais l'intellect en soi est au-dessus du mouvement.
Donc ce qui est reзu en lui est reзu d'une maniиre fixe et immobile. d) Puisque l'intellect est une facultй
supйrieure aux sens, l'unitй doit y rйgner davantage. Aussi bien voyons-nous le
seul intellect exercer son jugement sur divers genres d'objets sensibles qui
relиvent de diverses puissances sensitives d'oщ nous pouvons induire que les
opйrations appartenant aux diffйrentes puissances sensitives se trouvent
rйunies dans le seul intellect. De ces puissances sensitives, certaines sont
purement rйceptrices, comme les sens; d'autres conservent leurs objets, comme
l'imagination et la mйmoire, qui а cause de cela sont appelйes trйsors. L'intellect
possible doit donc jouer ce double rфle rйcepteur et conservateur. e) Dans les choses naturelles on ne saurait
soutenir que le terme auquel parvient le mouvement ne demeure pas mais qu'il
s'йvanouit aussitфt; aussi doit-on йcarter la thиse du mouvement universel: car
il faut bien que le mouvement aboutisse а un terme stable. Et beaucoup moins
peut-on prйtendre que l'objet reзu dans l'intellect possible ne se conserve
pas. f) Si les images
qui sont en nous ne fournissent pas а l'intellect possible d'espиces
intelligibles, parce qu'il en a dйjа reзu provenant des images qu'avaient nos
prйdйcesseurs, pour la mкme raison ce mкme intellect n'a pu recevoir d'images
venant d'individus qui ont eu des devanciers. Mais dans l'hypothиse d'un monde
йternel - qui est celle de nos adversaires - il y a toujours eu des
devanciers ! Par consйquent, l'intellect possible ne reзoit aucune espиce
venant des images. A quoi bon admettre, dans ces conditions, avec Aristote,
l'existence d'un intellect qui rend les images intelligibles en acte? g) De tout cela il suit, semble-t-il, que
l'intellect possible n'a pas besoin d'images pour comprendre. Or nous
comprenons par l'intellect possible. Nous n'aurons donc pas besoin de sens et
d'images pour comprendre; ce qui est manifestement faux et contraire а la
doctrine d'Aristote. On dira peut-кtre que pour un semblable motif, nous n'aurons
pas besoin d'images pour considйrer les objets dont les espиces intelligibles
sont conservйes dans l'intellect, mкme en admettant la multiplication des
intellects possibles selon les diffйrents individus et qu'ainsi nous sommes en
dйsaccord avec Aristote qui dit que l'вme ne comprend jamais sans image. Mais
cette rйplique ne porte pas. Car l'intellect possible, comme toute substance, agit
suivant le mode de sa nature. Or selon sa nature, il est forme d'un corps;
aussi atteint-il des objets immatйriels, mais il les dйcouvre а travers un
donnй matйriel. On le voit bien du fait que dans un enseignement d'ordre
universel sont introduits les exemples particuliers, qui aident а percevoir la
doctrine. Le rapport de l'intellect possible l'image dont il a besoin, n'est
pas le mкme avant la rйception et aprиs la rйception de l'espиce intelligible.
Avant cette rйception, il en a besoin pour recevoir d'elle l'espиce
intelligible; alors l'image joue vis-а-vis de cet intellect le rфle d'un objet
moteur. Mais aprиs la rйception de l'espиce, l'intellect a besoin de l'image
comme d'un instrument ou d'un fondement de son espиce: aussi joue-t-il а
l'йgard des images le rфle d'une cause efficiente. Au commandement de
l'intelligence, se forme dans l'imagination la reprйsentation qui convient а
telle espиce intelligible. Cette derniиre resplendit dans l'image comme
l'exemplaire dans l'imitation ou la copie. Si donc l'intellect possible avait
toujours possйdй les espиces, il n'aurait jamais jouй vis-а-vis des images le
rфle d'un sujet rйcepteur а l'йgard d'un objet moteur. De plus, l'intellect possible est ce
par quoi l'вme comprend, l'homme comprend, selon Aristote. Mais si
l'intellect possible est йternel et le mкme pour tous, il faut qu'en lui se
trouvent dйjа reзues toutes les espиces intelligibles des choses qui par tous
les hommes sont ou ont jamais йtй connues. Quand l'un de nous fait acte
d'intelligence, cet acte est l'acte mкme de l'intellect possible, et son auteur
comprend tout ce qui est, tout ce qui a jamais йtй compris par tous les hommes:
conclusion йvidemment fausse. A cet argument, le Commentateur rйpond que nous ne
comprenons par l'intellect possible que dans la mesure oщ il y a continuitй
entre lui et nous par nos images. Celles-ci ne sont pas les mкmes chez tous, ni
disposйes partout de la mкme maniиre; et ainsi ce que l'on comprend, l'autre
peut ne pas le comprendre. Cette rйponse semble logique, car mкme en admettant
que l'intellect possible n'est pas unique, il faut toujours reconnaоtre que
nous ne comprenons les objets dont les espиces rйsident dans l'intellect
possible, qu'а condition d'avoir des images adaptйes а cette intellection. Et pourtant la
rйponse d'Averroиs ne saurait йchapper а toute critique. En effet, quand
l'intellect possible a йtй mis en acte par l'espиce intelligible qu'il a reзue,
il peut agir par lui-mкme, comme le dit Aristote au IIIe livre du De
Anima. Nous le constatons, ce dont nous avons acquis la science une fois
pour toutes, nous avons la possibilitй de le considйrer de nouveau quand nous
le voulons et nous n'en sommes point empкchйs а cause des images. Car nous
avons le pouvoir de former des images adaptйes а la rйflexion que nous voulons
faire, а moins d'un obstacle provenant de l'organe mкme de l'imagination, comme
chez ceux qui sont dans l'йtat de dйmence ou de lйthargie et qui n'ont pas le
libre usage de l'imagination et de la mйmoire. Pour cette raison Aristote
dйclare, au VIIIe livre de la Physique, que celui qui possиde dйjа
l'habitude de la science, bien qu'il ne l'exerce qu'en puissance, n'a pas
besoin de moteur pour la faire passer а l'acte, sinon simplement d'un moteur
qui йcarte les йventuels empкchements. Il peut passer lui-mкme а l'acte de la
considйration (ou rйflexion) quand il le veut. Mais si dans l'intellect possible
se trouvent les espиces intelligibles de toutes les sciences, ce qu'il faut
bien admettre dans l'hypothиse d'un intellect unique et йternel, la nйcessitй
des images sera la mкme que dans le cas de celui qui possиde un habitus de
science et qui, lui aussi, ne saurait utiliser cet habitus sans recourir aux
images. Comme donc chaque homme comprend par l'intellect possible dans la
mesure oщ il est portй а l'acte par les espиces intelligibles, chaque homme
pourra considйrer, quand il le voudra, le contenu de toutes les sciences. Ce
qui est йvidemment faux: dans ce cas nul n'aurait besoin de maоtre pour
acquйrir la science. Il n'y a donc pas d'intellect possible unique et
йternel. 74: DE L'OPINION D'AVICENNE, POUR QUI LES FORMES INTELLIGIBLES NE
SE CONSERVENT PAS DANS L'INTELLECT POSSIBLE
Tous
ces arguments semblent mis en йchec par la doctrine d'Avicenne. Pour celui-ci
les espиces intelligibles ne demeurent dans l'intellect possible que tant
qu'elles font l'objet d'un acte d'intelligence, comme il le dit dans son livre De
Anima. Et voici son argumentation. Tant que les formes saisies par la
connaissance demeurent dans la puissance qui les saisit, elles sont saisies en
acte. C'est ainsi que le sens en acte devient l'objet senti en acte, et
de mкme l'intellect en acte est l'objet compris en acte. En consйquence,
toutes les fois que le sens ou l'intellect s'identifie ainsi avec un objet,
senti ou compris, dans la mesure oщ il a sa forme, il y a prise de possession
actuelle par le sens ou par l'intellect. Mais les facultйs de l'вme qui
conservent les formes non actuellement perзues ne sont pas, selon Avicenne, des
facultйs perceptives, mais des trйsors des facultйs perceptives, comme
l'imagination, rйceptacle des formes perзues par les sens, et la mйmoire qui
est selon lui le trйsor des intentions qui sont perзues sans l'acte d'un sens,
comme lorsque la brebis perзoit l'inimitiй du loup. Et il se trouve que ces
puissances conservent les formes non actuellement perзues, parce qu'elles ont
certains organes corporels oщ sont reзues les formes qui sont ainsi proches de
la puissance apprйhensive; et de la sorte, la puissance apprйhensive, en se
tournant vers ces rйceptacles, fait acte d'apprйhension. Or il est йvident que
l'intellect possible est une facultй apprйhensive, et qu'il n'a pas d'organe
corporel; d'oщ Avicenne conclut а son incapacitй de conserver les espиces
intelligibles en dehors de l'acte d'intellection. Dans ces conditions trois hypothиses
peuvent кtre envisagйes: a) les espиces intelligibles elles-mкmes sont conservйes
dans un organe corporel ou dans une facultй possйdant un organe corporel; b)
les formes intelligibles subsistent par elles-mкmes, et notre intellect
possible joue а leur йgard le rфle d'un miroir par rapport aux objets
contemplйs dans le miroir; c) les espиces intelligibles dйcoulent dans
l'intellect possible d'un certain principe d'activitй sйparй, et cela toutes
les fois que nous comprenons actuellement. La premiиre de ces hypothиses est
impossible, car les formes qui se trouvent dans les puissances douйes d'organes
corporels ne sont intelligibles qu'en puissance. La seconde hypothиse est
l'opinion de Platon, rйfutйe par Aristote dans sa Mйtaphysique. Et notre
auteur conclut en adoptant la troisiиme hypothиse: toutes les fois que nous
faisons acte d'intelligence, dйcoulent dans notre intellect possible des
espиces intelligibles provenant de l'intellect agent, qu'Avicenne considиre
comme une sorte de substance sйparйe. Une objection se prйsente: dans la thиse
йnoncйe ci-dessus, on ne voit pas de diffйrence entre un homme qui vient
d'apprendre quelque chose, et ce mкme homme quand par la suite il veut
rйflйchir sur la connaissance prйcйdemment acquise. Voici la rйponse d'Avicenne:
apprendre n'est pas autre chose qu'acquйrir une parfaite habitude de se
joindre а l'intellect agent, pour recevoir de lui une forme intelligible. Avant
l'acquisition de la science, il n'y a dans l'homme qu'une puissance nue par
rapport а cette rйception des formes; l'acquisition du savoir est comme une puissance
adaptйe. Avec cette opinion semble s'accorder ce qu'Aristote dit dans son livre De
la Mйmoire, au sujet de la mйmoire, laquelle ne rйside pas dans la partie
intellectuelle mais dans la partie sensitive de l'вme; d'oщ il semble rйsulter
que la conservation des espиces intelligibles n'appartient pas а la partie
intellectuelle. 1. Mais si l'on considиre attentivement le point de
dйpart de cette thиse, on voit qu'elle ne diffиre que peu - ou mкme point du
tout - de celle de Platon. Ce dernier envisageait les formes intelligibles
comme des sortes de substances sйparйes, d'oщ la science dйcoulait dans nos
вmes. Avicenne, lui, suppose qu'а partir d'une substance sйparйe - l'intellect
agent considйrй en lui-mкme - la science dйcoule dans nos вmes. Il importe peu
vraiment quant au mode d'acquisition de la science que celle-ci soit causйe en
nous par une ou plusieurs substances sйparйes: dans les deux cas, en effet,
notre science ne vient pas des objets sensibles, affirmation contredite par le
fait que celui qui est privй d'un sens, est aussi privй de la connaissance des
aspects du rйel qui sont atteints par ce sens. 2. Surprenante est l'assertion d'aprиs
laquelle en considйrant les donnйes singuliиres qui rйsident dans
l'imagination, l'intellect possible est йclairй par la lumiиre de l'intellect
agent pour connaоtre l'universel, tandis que les actions des facultйs
infйrieures, imagination, mйmoire, cogitative, disposent l'вme а recevoir
l'йmanation de l'intelligence active. Nous constatons, en effet, que notre вme
est d'autant mieux prйparйe а subir l'influence des substances sйparйes,
qu'elle est plus dйtachйe des choses corporelles et sensibles: en s'йloignant
de ce qui est infйrieur, on s'approche des rйalitйs supйrieures. Il n'est donc
pas vraisemblable que l'attention aux images corporelles dispose l'вme а
recevoir la lumiиre d'une intelligence sйparйe. Platon s'est montrй plus logique dans ses
conclusions. Pour lui, en effet, les objets sensibles ne disposent pas l'вme а
subir l'influence des formes sйparйes, mais elles se bornent а йveiller
l'intellect pour lui faire considйrer les objets dont il avait dйjа eu la
science par une cause extйrieure. Il suffisait qu'а l'origine les formes
sйparйes aient produit dans notre вme la science de tout le connaissable, en
sorte qu'apprendre йtait pour lui se souvenir. Conclusion nйcessaire de sa
thиse: puisque les substances sйparйes sont immobiles et se tiennent toujours
de la mкme maniиre, toujours elles font resplendir la science des choses dans
notre вme qui est capable de la recevoir. 3. Ce qui est reзu se trouve dans l'кtre
qui le reзoit selon le mode de celui-ci. Or l'exister de l'intellect possible a
plus de consistance que l'exister de la matiиre corporelle. Puisque les formes
dйcoulant de l'intellect agent dans la matiиre corporelle, selon Avicenne, sont
conservйes dans cette derniиre, а plus forte raison seront-elles conservйes
dans l'intellect possible. 4. La connaissance intellectuelle est plus parfaite
que la connaissance sensible. Si donc cette derniиre possиde la facultй de conserver
ce qu'elle perзoit, а plus forte raison la connaissance intellectuelle. 5. Nous
constatons que des fonctions diverses qui а un plan infйrieur relиvent de
plusieurs puissances, au plan supйrieur n'appartiennent qu'а une seule: le sens
commun perзoit les objets de tous les sens propres. Par consйquent, percevoir
et conserver, qui dans la partie sensitive de l'вme appartiennent а des
puissances diverses, doivent, dans la puissance supйrieure qui est l'intellect,
se trouver unis. 6. L'intellect agent, selon Avicenne, infuse en nous
toutes les sciences. Si donc apprendre ne consiste qu'а se prйparer а l'union
avec l'intellect agent, celui qui apprend une science n'apprend pas plus
celle-lа qu'une autre; ce qui est йvidemment faux. 7. Cette opinion est d'ailleurs contraire
а l'enseignement d'Aristote, qui dit, au IIIe livre du De Anima, que
l'intellect possible est le lieu des espиces. Ce qui revient а faire de
l'intellect le trйsor des espиces intelligibles, pour employer
l'expression d'Avicenne. 8. Il ajoute que lorsque l'intellect possible
acquiert la science, il est capable d'opйrer par lui-mкme bien qu'il
n'entende pas en acte. Il n'a donc pas besoin de l'influence de quelque agent
supйrieur. 9. Toujours d'aprиs le mкme auteur, au VIIIe livre de la Physique, avant
d'apprendre, l'homme est en puissance essentielle а la science, et c'est pour
cela qu'il a besoin d'un moteur qui le fasse passer а l'acte. Mais aprиs avoir
appris, il n'a pas essentiellement besoin d'un moteur. Donc il n'a pas besoin
de subir l'influence de l'intellect agent. 10. Il dit aussi, au IIIe livre du De
Anima, que les images ont avec l'intellect possible le mкme rapport que les
objets sensibles avec le sens; ce qui montre bien que les espиces
intelligibles dans l'intellect possible viennent des images, et non pas d'une
substance sйparйe. Quant aux arguments qu'on nous oppose, il n'est pas
difficile de les rйsoudre. En effet l'intellect possible est en acte parfait
selon les espиces intelligibles lorsqu'il considиre actuellement une idйe;
quand il n'exerce pas cet acte, il n'est pas en acte parfait selon ces espиces,
mais il occupe une position moyenne entre puissance et acte. Et c'est la pensйe
d'Aristote dans le texte suivant du IIIe livre du De Anima : Quand cette
partie (l'intellect possible) devient chaque chose, elle est dite connaissante
en acte; et cela se produit quand il peut agir par lui-mкme. Semblablement il
est alors en puissance d'une certaine faзon; mais pas de la mкme maniиre
qu'avant d'apprendre ou d'inventer. Quant а la mйmoire, elle est situйe dans
la partie sensitive parce qu'elle atteint les choses en tant que celles-ci sont
mesurйes par le temps. Elle ne regarde que le passй; et ainsi, ne faisant pas
abstraction des conditions singuliиres, elle n'appartient pas а la partie
intellectuelle de l'вme qui a pour objet l'universel. Mais cela n'empкche
nullement l'intellect possible de conserver les donnйes intelligibles qui font
abstraction de toutes conditions particuliиres. 75: REFUTATION DES ARGUMENTS QUI SEMBLENT PROUVER L'UNITЙ DE
L'INTELLECT POSSIBLE
Pour
prouver l'unitй de l'intellect possible, on allиgue certaines raisons dont il
faut montrer l'inefficacitй; les voici: 1. Il semble que toute forme qui est une
selon l'espиce et qui se multiplie numйriquement, tient son individualitй de la
matiиre; car les кtres qui ne font spйcifiquement qu'un et qui numйriquement
sont plusieurs, s'identifient dans la forme et se distinguent selon la matiиre.
Si donc l'intellect possible dans les diffйrents hommes est multipliй numйriquement,
comme il est spйcifiquement unique, il faut qu'il soit individuй en celui-ci et
en celui-lа par la matiиre; mais non par une matiиre qui fasse partie de lui,
parce qu'alors sa rйceptivitй appartiendrait au genre de rйceptivitй de la
matiиre premiиre et il recevrait des formes individuelles, ce qui contredit la
nature de l'intellect. Reste donc qu'il soit individuй par la matiиre qui est
le corps de l'homme dont cet intellect est supposй la forme. Or toute forme
individuйe par la matiиre dont elle est l'acte, est une forme matйrielle; car
l'кtre de chaque rйalitй doit nйcessairement dйpendre de ce dont dйpend
l'individuation de cette rйalitй; en effet, de mкme que les principes communs
appartiennent а l'essence de l'espиce, ainsi les principes individuants
appartiennent а l'essence de tel individu. Il s'ensuit donc que l'intellect
possible est une forme matйrielle, et par consйquent qu'il ne reзoit ni ne fait
rien sans organe corporel; ce qui contredit la nature de l'intellect possible.
Donc ce dernier n'est pas multipliй parmi les humains, mais il est unique pour
tous. 2.
Si l'intellect possible йtait autre en cet homme-ci et en celui-lа, il faudrait
que l'espиce comprise fыt numйriquement distincte en celui-ci et en celui-lа,
bien que spйcifiquement unique. Puisqu'en effet le propre sujet des espиces
compensйs en acte est l'intellect possible, si on le multiplie, on multipliera
nйcessairement aussi les espиces intelligibles. Mais les espиces ou les formes
qui sont spйcifiquement identiques et numйriquement diverses, sont les formes
individuelles, qui ne peuvent кtre des formes intelligibles; parce que les
intelligibles sont universels, non particuliers. L'intellect possible ne
saurait donc кtre multipliй dans les diverses individualitйs humaines; il faut
donc qu'il soit un en toutes. 3. Le maоtre verse la science qu'il possиde en son
disciple. De deux choses l'une: ou c'est numйriquement la mкme science, ou
c'est une science numйriquement diverse, bien que spйcifiquement identique. La
seconde hypothиse paraоt impossible, parce qu'ainsi le maоtre causerait sa
science dans le disciple, comme il cause ailleurs sa propre forme lorsqu'il
engendre un кtre de mкme espиce que lui; ce qui semble appartenir aux agents
matйriels. Il faut donc qu'il cause la mкme science numйriquement parlant dans
son disciple. Ce qui ne pourrait se faire s'ils ne possйdaient tous deux un
seul et mкme intellect possible. Il semble donc nйcessaire que celui-ci soit le
mкme en tous. Nous avons dйjа montrй la faussetй de cette thиse. Dans ces conditions,
les arguments qu'on apporte а son appui peuvent кtre facilement rйfutйs: 1. Nous
professons l'unitй spйcifique de l'intellect possible chez les diffйrents
hommes et sa multiplicitй numйrique; sans insister toutefois sur le fait que
les parties de l'homme ne sont pas situйes par elles-mкmes dans un genre et
dans une espиce, mais seulement en tant qu'elles sont principes du tout. Il
n'en faut point conclure que l'intelligence est une forme matйrielle
essentiellement dйpendante du corps. De mкme, en effet qu'au point de vue de
l'espиce, il convient а l'вme humaine de s'unir а tel corps spйcifiquement
dйterminй, de mкme aussi telle вme est distincte de telle autre numйriquement
du fait qu'elle se rapporte а un corps numйriquement distinct. Ainsi sont
individuйes les вmes humaines, et par consйquent aussi l'intellect possible qui
est une puissance de l'вme humaine, individuation qui a lieu par rapport aux
corps, mais non causйe par les corps. 2. Le tort du deuxiиme argument, c'est de
ne pas distinguer entre ce par quoi l'on comprend et ce qui est compris. Car
l'espиce reзue dans l'intellect possible ne s'y trouve pas comme ce qui est
compris. En effet, les choses qui sont comprises sont objets des arts et des
sciences. Il faudrait donc que toutes les sciences aient pour objet les espиces
qui se trouvent dans l'intellect possible; ce qui est йvidemment faux: cet
objet n'appartient qu'а la philosophie rationnelle et а la mйtaphysique; et
cependant par ces espиces sont connus tous les objets dont traitent toutes les
diffйrentes sciences. L'espиce intelligible reзue dans l'intellect possible au
cours de l'opйration intellectuelle, joue le rфle de ce par quoi l'on
comprend et non de ce qui est compris: de mкme que l'espиce de la couleur dans
l'_il n'est pas ce qui est vu, mais ce par quoi nous voyons. Ce qui est compris
c'est la raison mкme des choses existantes en dehors de l'вme; de mкme qu'aussi
ce sont les choses existantes en dehors de l'вme qui sont perзues par la vue
corporelle; le but des arts et des sciences, c'est en effet la connaissance des
choses dans leurs natures. Et le caractиre universel de l'objet des sciences
n'entraоne pas l'existence d'objets universels subsistant en soi, en dehors de
l'esprit, comme Platon le supposait. En effet, bien que la vйritй de la
connaissance exige que celle-ci rйponde а la chose, il ne faut cependant pas
que le mode de la connaissance soit le mкme que celui de la chose. Ce que le
rйel unit, est parfois connu sйparйment; ainsi une mкme chose est а la fois
blanche et douce, mais la vue ne connaоt que la blancheur, le goыt que la
douceur. De mкme aussi l'intellect perзoit en dehors de la matiиre sensible une
ligne qui existe dans la matiиre sensible, avec laquelle d'ailleurs il pourrait
se la reprйsenter. La cause de cette diversitй est la variйtй des espиces
intelligibles reзues dans l'entendement; ces espиces reprйsentent tantфt la
quantitй pure et simple, tantфt la substance sensible quantifiйe; de mкme, bien
que la nature du genre et de l'espиce ne soit jamais rйalisйe ailleurs que dans
tels individus dйterminйs, cependant l'intellect entend la nature de l'espиce
et du genre sans entendre les principes individuants; en cela consiste
l'intellection de l'universel. Ainsi donc il n'y a point contradiction entre ces
deux faits: d'une part les universaux ne subsistent pas en dehors de l'вme, et
d'autre part l'intellect, entendant les universaux, entend les rйalitйs
extйrieures а l'вme. Le fait que l'intellect entend la nature du genre et de
l'espиce dйpouillйe des principes individuants, provient de la condition de
l'espиce intelligible reзue en lui: cette derniиre est rendue immatйrielle par
l'intellect agent, en tant qu'abstraite de la matiиre et des conditions
matйrielles qui produisent l'individuation. C'est pourquoi les puissances
sensitives ne peuvent connaоtre l'universel: elles ne peuvent recevoir de forme
immatйrielle, parce qu'elles reзoivent toujours leur objet dans un organe
corporel. Il ne faut donc pas qu'il y ait une seule espиce intelligible pour cet
homme qui pense et cet autre: la consйquence de cette unitй d'espиce, ce serait
l'identitй numйrique de l'acte intellectuel de celui-ci et de celui-lа, puisque
l'opйration suit la forme, qui est le principe de l'espиce. Mais il faut, pour
qu'il y ait un seul objet d'intellection, que soit donnйe la similitude d'une
seule et mкme chose. Et cela est possible alors mкme que les espиces
intelligibles sont numйriquement diverses. Rien n'empкche en effet qu'une mкme
rйalitй ait plusieurs images diffйrentes; ainsi s'explique qu'un seul homme
soit vu par plusieurs. L'universalitй de la connaissance intellectuelle n'est
donc pas compromise par la diversitй des espиces intelligibles dans les
diffйrents individus. La pluralitй numйrique et l'unitй spйcifique des
espиces intelligibles ne rйduisent pas celles-ci а n'avoir point
d'intelligibilitй en acte mais seulement en puissance, comme chez les autres
individus. Le fait d'кtre un individu ne rйpugne pas au fait d'кtre
intelligible en acte: dans l'hypothиse d'un intellect possible et d'un
intellect agent non unis au corps, substances sйparйes subsistantes par
elle-mкme, encore faudrait-il reconnaоtre en ces substances des кtres
individuels; et cependant elles sont intelligibles. Mais ce qui rйpugne а
l'intelligibilitй, c'est la matйrialitй. On le voit bien au fait que les formes
des choses matйrielles ne sont intelligibles en acte qu'une fois abstraites de
la matiиre; ainsi dans les кtres chez qui l'individuation s'opиre par cette
matiиre individuelle quantitativement marquйe, les кtres individuйs ne sont pas
intelligibles en acte. Mais si l'individuation s'opиre en dehors de la matiиre,
rien n'empкche alors les individus d'кtre actuellement intelligibles; et les
espиces intelligibles, comme toutes les autres formes, sont individuйes par
leur sujet qui est l'intellect possible. Et, comme l'intellect possible n'est
pas matйriel, on en peut dйduire que les espиces individuйes par lui ne sont
pas dйpourvues d'intelligibilitй en acte. 3. De plus, si dans la rйalitй sensible,
nous constatons que les individus multiples dans une mкme espиce, comme les
chevaux et les hommes, ne sont pas intelligibles en acte, nous voyons qu'il en
est de mкme pour les кtres qui sont uniques en leur espиce, comme ce soleil et
cette lune. Les espиces intelligibles sont individuйes de la mкme maniиre par
l'intellect possible, qu'il y ait plusieurs intellects possibles ou qu'il n'y
en ait qu'un seul; mais elles ne sont pas multipliйes de la mкme maniиre а
l'intйrieur de la mкme espиce. En ce qui concerne l'intelligibilitй actuelle
des espиces reзues dans l'intellect possible, peu importe que ce dernier soit
unique pour tous ou qu'il soit multipliй. D'ailleurs, l'intellect possible, selon le
Commentateur susdit, vient а la derniиre place dans l'ordre des substances
intelligibles; lesquelles, il le reconnaоt, sont multiples. Et qu'on ne
vienne pas dire que certaines substances supйrieures ne possиdent pas la
connaissance des choses que connaоt l'intellect possible. Car dans les moteurs
des orbes, selon le Commentateur lui-mкme, se trouvent les formes des rйalitйs
causйes par le mouvement de l'orbe. Restera donc toujours, mкme si l'intellect
possible est unique, que les formes intelligibles seront multipliйes dans les
divers intellects. En affirmant que les espиces intelligibles reзues
dans l'intellect possible ne sont pas ce qui est compris, mais ce par quoi l'on
comprend, nous ne prйtendons nullement contester le fait de la connaissance
rйflexe par laquelle l'intellect se perзoit lui-mкme, ainsi que son propre acte
de penser et l'espиce par laquelle il comprend. Il saisit d'une double maniиre
son acte d'intellection: 1° en particulier: il comprend qu'il comprend а tel
moment dйterminй; 2° en gйnйral: lorsqu'il raisonne sur la nature de l'acte
intellectuel lui-mкme. Par consйquent, il saisit aussi d'une double maniиre et
l'intellect et l'espиce intelligible: 1° en percevant sa propre existence et la
prйsence de l'espиce intelligible, ce qui est connaоtre en particulier; 2° en
considйrant sa nature et celle de l'espиce intelligible, ce qui est une
connaissance universelle; et ainsi l'on йtudie scientifiquement intellect et
intelligible. 3. Ces considйrations apportent une rйponse au troisiиme argument. Quand
on dйclare identique la science du maоtre et celle du disciple, on a en partie
raison et tort en partie: cette science est unique quant а ce qui est connu,
non toutefois quant aux espиces intelligibles par lesquelles cela est connu, ni
quant а l'habitus de science lui-mкme. D'ailleurs le maоtre ne cause pas la science
dans l'вme du disciple de la mкme maniиre que le feu cause le feu. Les lois de
la production naturelle ne sont pas celles de l'art humain. Le feu engendre le
feu d'une maniиre naturelle, en faisant passer la matiиre de la puissance а
l'acte de sa forme; le maоtre cause la science dans le disciple par un procйdй
d'art: Pour cela est donnй l'art de la dйmonstration, enseignй par Aristote
dans les Seconds Analytiques; la dйmonstration est en effet un syllogisme
qui fait savoir. Rappelons-nous d'ailleurs que d'aprиs Aristote, au
VIIe livre de la Mйtaphysique, la matiиre sur laquelle travaillent
certains arts ne comporte aucun principe d'activitй susceptible de collaborer а
la rйalisation de l'_uvre. C'est le cas de l'architecture. Dans le bois et la
pierre on ne saurait trouver une force active quelconque tendant а la
construction de la maison: il n'y a qu'aptitude passive. Mais il est une autre
sorte d'art dans la matiиre duquel rйside un certain principe actif tendant а
la rйalisation du dessein envisagй. Ainsi la mйdecine. Dans un corps malade
existe une certaine tendance vers la santй. En ce qui concerne les arts de la
premiиre catйgorie, jamais la nature ne produit leurs effets mais ceux-ci ne
peuvent rйsulter que de l'art: c'est, par exemple, le cas de toute maison. Mais
s'il s'agit de la seconde catйgorie, ici les effets peuvent rйsulter, soit de
la nature sans l'art, soit de l'art; bien des malades, en effet, sont guйris
par l'opйration de la nature, sans intervention de la mйdecine. Or dans les
_uvres qui peuvent кtre produites, soit par l'art, soit par la nature, l'art
imite la nature. Par exemple, si le froid rend malade, la nature guйrit le
sujet en le rйchauffant; De mкme le mйdecin dans un cas semblable utilisera la
chaleur. A cette sorte d'arts se rattache celui d'enseigner. Dans le disciple,
en effet, se trouvent, un principe actif tendant а la science, а savoir
l'intellect, et des donnйes naturellement connues, а savoir les axiomes. Aussi
la science s'acquiert-elle de deux maniиres: sans enseignement, par l'invention;
et par l'enseignement. Celui qui enseigne commence son enseignement comme celui
qui dйcouvre commence sa dйcouverte: il offre а la considйration du disciple
les principes par lui connus, car toute discipline et toute science rйsultent
d'une connaissance antйrieure. Puis il tire de ces principes les
conclusions qu'ils comportent; il propose des exemples sensibles grвce auxquels
dans l'вme du disciple sont formйes les images nйcessaires au travail de
l'entendement. Et parce que le labeur extйrieur du maоtre serait inefficace
s'il n'y avait pas un principe intйrieur de science, d'origine divine, les
thйologiens disent que l'homme enseigne en offrant son ministиre, et Dieu en
agissant intйrieurement; de mкme que le mйdecin lorsqu'il guйrit est appelй
serviteur de la nature. Voilа comment par le maоtre est causйe la
science dans l'esprit du disciple, non par mode d'action naturelle, mais par
mode d'art, comme nous l'avons expliquй. 4. Une derniиre remarque. Notre
Commentateur suppose que les habitudes des sciences se trouvent dans
l'intellect passif comme dans leur sujet. L'unitй de l'intellect possible ne
saurait, dans ces conditions, rendre unique la science du disciple et du maоtre;
car l'intellect passif n'est йvidemment pas le mкme dans les divers sujets,
puisqu'il est une puissance matйrielle (sensible). On voit que cet argument ne
cadre guиre avec sa propre thиse. 76: L'INTELLECT AGENT N'EST PAS UNE SUBSTANCE SЙPARЙE, MAIS IL
FAIT PARTIE DE L'AME
De ces
considйrations l'on peut йgalement conclure que l'intellect agent n'est pas
lui, non plus, unique pour tous, comme l'ont supposй Alexandre et Avicenne, qui
n'admettent pas cependant l'unicitй de l'intellect possible: 1. L'кtre qui
agit et celui qui reзoit l'action doivent кtre proportionnйs l'un а l'autre: а
chaque passivitй rйpond nйcessairement une activitй propre. Mais l'intellect
possible joue а l'йgard de l'intellect agent le rфle de passivitй propre et de
sujet qui reзoit son action: rфle de la matiиre par rapport а l'art, comme
il est dit au IIIe livre du De Anima. Si donc l'intellect possible fait
partie de l'вme humaine, s'il est multipliй selon la multitude des individus,
comme on l'a montrй, l'intellect agent rйalisera les mкmes conditions et ne
sera pas unique en tous. 2. L'intellect agent ne met pas les espиces
intelligibles en acte pour comprendre lui-mкme par elles, surtout s'il agit
comme une substance sйparйe; car il n'est pas en puissance. Mais le but de
cette actualisation est d'amener l'intellect possible а comprendre. Par
consйquent, l'intellect agent n'actualise ces espиces que de la maniиre qui
convient а l'intellection de l'intellect possible. Et d'autre part, il les
actualise en fonction de ce qu'il est lui-mкme; car tout agent agit d'une
maniиre semblable а soi. Donc l'intellect agent est proportionnй а
l'intellect possible. Et ainsi, puisque l'intellect possible est une partie de
l'вme, l'intellect agent ne sera pas une substance sйparйe. 3. De mкme que la
matiиre premiиre est parfaite par les formes naturelles qui sont en dehors de
l'вme, ainsi l'intellect possible est parfait par les formes comprises en acte.
Mais les formes naturelles sont reзues dans la matiиre premiиre, non par
l'action de quelque substance sйparйe seulement, mais par l'action d'une forme
du mкme genre, c'est-а-dire engagйe dans la matiиre; comme cette chair est
engendrйe par la forme qui est dans ces chairs et dans ces os, ainsi que le
prouve Aristote au VIIe livre de la Mйtaphysique. Si donc l'intellect
possible est une partie de l'вme et s'il n'est pas une substance sйparйe, comme
on l'a prouvй, l'intellect agent, par l'action duquel se font en lui les
espиces intelligibles, ne sera pas une substance sйparйe mais une vertu active
de l'вme. 4. Platon a supposй que la science йtait causйe en nous par les
« Idйes » qui pour lui йtaient certaines substances sйparйes.
Aristote a rйfutй cette thиse au 1er livre de la Mйtaphysique. Or il est
certain que notre science dйpend de l'intellect agent comme d'un principe
premier. Si donc l'intellect agent est une certaine substance sйparйe, la
diffйrence sera nulle ou minime entre cette opinion et celle de Platon, rйfutйe
par le Philosophe. 5. Si l'intellect agent est une certaine substance
sйparйe, son action doit кtre continuelle et ininterrompue, ou du moins il faut
dire qu'elle n'est pas continuйe ou interrompue а notre grй. Or son action
consiste а mettre les images en acte d'intelligibilitй. Ou bien donc il fait
cela toujours, ou il ne le fait pas toujours. S'il ne le fait pas toujours, il
ne le fera cependant pas а notre grй; mais alors seulement nous comprendrons en
acte quand les images seront mises par lui en acte d'intelligibilitй. Il faudra
donc, ou que nous fassions toujours acte d'intelligence, ou qu'il ne soit pas
en notre pouvoir de passer а l'acte en ce domaine. 6. Le rapport d'une substance sйparйe а
toutes les images qui se trouvent dans tous les hommes, est unique; comme le
rapport du soleil а toutes les couleurs. Or les rйalitйs sensibles
impressionnent semblablement les sens des savants et des ignorants et par
consйquent ils possиdent tous les mкmes images. Ces derniиres seront donc
intellectualisйes de la mкme maniиre par l'intellect agent. Les uns et les
autres entendent donc de la mкme maniиre. A cela on peut faire la rйponse suivante:
l'intellect agent exerce toujours son activitй autant qu'il est en lui, mais
les images ne sont pas toujours intellectualisйes: elles ne le sont que
lorsqu'elles s'y trouvent prйparйes. Cette prйparation revient а l'acte de la
puissance cogitative, dont l'usage est en notre pouvoir; et c'est la raison
pour laquelle les hommes ne comprennent pas les objets que reprйsentent les
images: tous n'exercent pas comme il convient la vertu cogitative, mais
seulement ceux qui ont l'instruction et la formation voulues. Pourtant cette
rйponse ne semble pas pleinement satisfaisante. En effet, cette disposition
produite par la cogitative en vue de l'intellection doit s'expliquer, ou bien
par une prйparation de l'intellect possible en vue de recevoir les espиces
intelligibles, venant de l'intellect agent (hypothиse d'Avicenne), ou bien par
le fait que les images sont disposйes а devenir actuellement intelligibles
(thйorie d'Averroиs et d'Alexandre). Or la premiиre hypothиse ne tient pas: car
l'intellect possible, en raison mкme de sa nature, est en puissance aux espиces
intelligibles en acte: par rapport а elles, il est comme le diaphane (ou milieu
transparent) l'йgard de la lumiиre ou de la forme des couleurs. Mais un кtre
qui, de par sa nature mкme reзoit une certaine forme, n'a pas besoin
d'ultйrieure disposition en vue de cette forme, а moins qu'il n'y ait en lui
des dispositions contraires, comme la matiиre de l'eau est disposйe а la forme
de l'air par l'йlimination de la froideur et de la densitй. Or, il n'existe
dans l'intellect possible point de contraire susceptible d'empкcher la
rйception d'aucune espиce intelligible; car les espиces intelligibles, mкme
celles des contraires, dans l'intellection ne se contrarient point, comme le
prouve Aristote, au VIIe livre de la Mйtaphysique, puisque les
contraires se font mutuellement connaоtre. Et quant а la faussetй qui peut se
trouver dans le jugement de l'intellect composant ou divisant (c'est-а-dire
dans les affirmations ou les nйgations de l'intellect), elle ne vient pas de ce
qu'il y a dans l'intellect possible, mais bien plutфt de ce qui lui manque. De
par les exigences de sa vie propre, l'intellect possible n'a donc pas besoin
d'кtre prйparй а recevoir les espиces intelligibles dйcoulant de l'intellect
agent. 7.
De plus, les couleurs rendues visibles par la lumiиre, impriment assurйment
leur similitude dans le diaphane (ou milieu transparent), et par consйquent
dans la vue. Si donc les images elles-mкmes йclairйes par l'intellect agent,
n'impriment pas leur similitude dans l'intellect possible, mais le disposent
seulement а l'acte de rйception des idйes, le rapport des images а l'intellect
possible ne sera pas comme celui des couleurs а la vue, ce qui est contraire а
la pensйe d'Aristote. 8. Dans l'hypothиse d'Avicenne, les images ne
seraient pas de soi nйcessaires а l'intellection, et par consйquent les sens
non plus. Leur rфle ne serait qu'accidentel: il s'agirait simplement pour eux
d'йveiller l'intellect possible et de le prйparer а recevoir les idйes. C'est
l'opinion de Platon, qui s'oppose а l'explication d'Aristote au sujet de la
genиse de l'art et de la science au 1er livre de la Mйtaphysique, et au
dernier des Seconds Analytiques et selon laquelle l'impression
sensible cause le souvenir; de multiples souvenirs causent une expйrience, et
de multiples expйriences la connaissance universelle, qui appartient а la
science et а l'art. D'ailleurs, cette opinion d'Avicenne s'harmonise avec
sa thйorie de la gйnйration des кtres naturels. D'aprиs lui, tous les agents
infйrieurs par leurs activitйs ne font que prйparer la matiиre а recevoir les
formes qui йmanent d'une intelligence agente sйparйe; pour la mкme raison il
admet que les images prйparent l'intellect possible et que les formes
intelligibles dйcoulent d'une substance sйparйe. De la mкme maniиre, dans cette hypothиse
d'un intellect agent qui serait une substance sйparйe, on ne voit pas non plus
pourquoi la cogitative disposerait les images pour les intellectualiser en acte
et leur permettre de mouvoir l'intellect possible. Mais cela concorde encore
avec cette thиse selon laquelle les agents infйrieurs se bornent а prйparer le
sujet en vue de l'ultime perfection, laquelle est produite par un agent sйparй.
Cette conception est opposйe а la pensйe d'Aristote, au VIIe livre de la Mйtaphysique.
L'вme humaine ne semble pas en effet plus mal adaptйe а l'acte intellectuel
que les natures infйrieures aux opйrations qui leur sont propres. 9. Les effets les
plus nobles dans ce monde terrestre ne proviennent pas seulement de l'activitй
de rйalitйs supйrieures mais requiиrent aussi des causes de leur propre genre: l'homme
est engendrй par le soleil et par l'homme. C'est le cas des autres animaux
parfaits, et nous constatons que certains animaux infйrieurs sont engendrйs
sans avoir de principe actif du mкme genre qu'eux-mкmes: tel est le cas des
animaux qui naissent de la putrйfaction. Mais comprendre est le plus noble
effet qui soit ici-bas. Il ne suffit donc pas de lui attribuer une cause
йloignйe, il faut aussi lui attribuer une cause prochaine. Cet argument, il est
vrai ne porte pas contre Avicenne, car celui-ci admet que tout animal peut кtre
engendrй sans semence. 10. L'intention d'oщ procиde l'effet rйvиle l'agent.
Aussi les animaux engendrйs par putrйfaction ne procиdent pas d'une intention
de la nature infйrieure, mais seulement de la matiиre supйrieure, parce qu'ils
sont produits par la nature supйrieure uniquement: aussi Aristote les
attribue-t-il au hasard dans le VIIe livre de la Mйtaphysique; mais les
animaux qui naissent d'une semence, procиdent d'une intention de la nature
supйrieure et de la nature infйrieure. Or cet effet qui consiste dans
l'abstraction de formes universelles des images, est bien dans notre intention
et pas seulement dans l'intention de l'agent йloignй. Aussi faut-il admettre en
nous quelque principe prochain d'un tel effet. Ce principe, c'est l'intellect
agent. Il n'est donc pas une substance sйparйe, mais une certaine vertu de
notre вme. 11. Dans la nature de tout кtre qui agit, se trouve un principe
suffisant pour l'opйration naturelle de cet кtre. Si cette opйration consiste
dans une action а exercer, ce principe est actif, comme c'est le cas pour les
puissances de l'вme vйgйtative dans les plantes; si cette opйration consiste а
recevoir, nous avons alors un principe passif, comme les puissances sensitives
des animaux. Mais l'homme est le plus parfait de tous les кtres qui agissent
ici-bas. Son opйration propre et naturelle est de comprendre, opйration qui ne
s'accomplit pas sans une certaine passion (ou un certain pвtir), pour
autant que l'intellect reзoit une impression de l'intelligible, ni non plus
sans une action, dans la mesure oщ l'intellect rend les intelligibles en
puissance, intelligibles en acte. Dans la nature humaine se trouveront donc
nйcessairement un principe propre de cette action et un principe propre de
cette passion: l'intellect agent et l'intellect possible, et ni l'un ni l'autre
ne devront кtre rйellement sйparйs de l'вme humaine. 12. Si l'intellect agent est une certaine
substance sйparйe, il est йvidemment au-dessus de la nature humaine. Mais une
opйration que l'homme exerce par la seule vertu d'une certaine substance
surnaturelle, est une opйration surnaturelle, comme de faire des miracles, de
prophйtiser, et toutes autres _uvres merveilleuses qu'une faveur divine donne а
l'homme d'accomplir. Puisque l'homme ne peut comprendre que par la vertu de
l'intellect agent, si l'intellect agent est une certaine substance sйparйe, il
s'ensuit que comprendre n'est pas une opйration propre et naturelle а l'homme,
et ainsi l'homme ne peut кtre dйfini par l'intellectualitй ou la rationalitй. 13. Aucun кtre
n'agit que par une certaine vertu qui rйside formellement en lui: aussi pour
Aristote, au IIe livre du De Anima, ce par quoi nous vivons et sentons
est forme et acte. Mais la double action de l'intellect possible et de
l'intellect agent convient а l'homme; l'homme en effet abstrait les espиces des
images, et reзoit dans l'esprit les intelligibles en acte; nous ne
parviendrions jamais а la connaissance de ces actions, si nous ne les
expйrimentions pas en nous. Il faut donc que les principes auxquels nous
attribuons ces actions, je veux dire l'intellect possible et l'intellect agent,
soient certaines vertus qui existent formellement en nous. Et si l'on rйpond
que ces actions sont attribuйes а l'homme parce qu'il existe une continuitй
entre lui et les deux intellects - ce qui est le thиme d'Averroиs, - nous avons
dйjа montrй qu'une telle continuitй - quant а l'intellect possible - si c'est а
titre de substance sйparйe qu'il produit son acte, - ne suffit pas а expliquer
que ce soit nous qui comprenions pas lui. Il en va de mкme pour l'intellect
agent. Celui-ci joue par rapport aux espиces intelligibles reзues dans
l'intellect possible, le rфle de l'art а l'йgard des formes artificielles qu'il
introduit dans la matiиre (cf. l'exemple donnй par Aristote au IIIe livre du De
Anima). Mais les formes produites par l'art ne reзoivent pas de ce dernier
la force d'activitй qu'il possиde, mais seulement la similitude formelle. Le
sujet qu'elles affectent ne saurait par elles faire _uvre artistique. De mкme
aussi l'homme, du fait qu'en lui sont reзues les espиces rendues actuellement
intelligibles par l'intellect agent, ne saurait pour autant exercer l'opйration
de l'intellect agent. 14. Tout кtre qui ne peut se livrer а son opйration
propre qu'en raison de la motion reзue d'un principe extйrieur, est bien plutфt
sujet passif du mouvement que l'auteur de son propre mouvement. Ainsi les кtres
sans raison sont plutфt poussйs а leur opйration qu'ils n'agissent par
eux-mкmes, puisque toute leur activitй dйpend de la motion d'un principe
extrinsиque; or le sens mы par l'objet sensible extйrieur imprime sa marque
dans l'imagination; et ainsi de proche en proche il agit sur toutes les
puissances jusqu'aux puissances motrices. Or l'opйration propre а l'homme est
l'intellection, opйration dont le premier principe est l'intellect agent,
lequel rend intelligibles ces espиces qui affectent en quelque maniиre
l'intellect possible. Ce dernier, mis en acte, meut la volontй. Si donc
l'intellect agent est une certaine substance extйrieure а l'homme, toute
l'opйration de l'homme dйpend d'un principe extrinsиque. Et ainsi l'homme ne se
mouvra pas lui-mкme, mais sera mы par autrui. Dиs lors, il ne sera pas maоtre
de ses actions, et ne mйritera ni louange ni blвme. C'est la ruine de toute
science morale et de toute vie sociale: consйquences inadmissibles. L'intellect
agent n'est donc pas une substance sйparйe de l'homme. 77: LA PRЙSENCE SIMULTANЙE DES DEUX INTELLECTS AGENT ET POSSIBLE
DANS LA MКME SUBSTANCE DE L'AME N'EST POINT IMPOSSIBLE
Peut-кtre
semblera-t-il inadmissible а certains, qu'une seule et mкme substance, а savoir:
la substance de notre вme, soit en puissance par rapport а tous les intelligibles,
ce qui est le cas de l'intellect possible, et les fasse passer а l'acte, ce qui
est le rфle de l'intellect agent: en effet, aucun кtre n'agit dans la mesure oщ
il est en puissance, mais dans celle oщ il est en acte. Ce qui paraоt exclure
la possibilitй d'une coexistence des intellects agent et possible а l'intйrieur
d'une mкme вme. Un examen plus approfondi fait йvanouir cette
difficultй. Rien n'empкche en effet qu'une rйalitй soit d'un certain point de
vue en puissance par rapport а une autre, et en acte d'un autre point de vue.
Nous en avons des exemples dans la nature. L'air est humide en acte et sec en
puissance; c'est le contraire pour la terre. Cette comparaison s'applique а
l'вme intellective et aux images. L'вme intellective possиde, en effet, une
actualitй а l'йgard de laquelle l'image est en puissance; et d'autre part elle
est en puissance par rapport а une actualitй qui se trouve dans les images. La
substance de l'вme humaine possиde l'immatйrialitй, et, comme on l'a dйjа
montrй, de ce chef elle a une nature intellectuelle: c'est le cas de toute
substance immatйrielle. Mais de ce fait ne s'ensuit pas encore l'assimilation а
telle ou telle rйalitй dйterminйe, assimilation nйcessaire а la connaissance
par notre вme de tel ou tel objet dйterminй, puisque toute connaissance
implique similitude du connu dans le connaissant. Par consйquent l'вme
intellective demeure en puissance а l'йgard des similitudes dйterminйes des
objets que nous pouvons connaоtre, qui sont les natures des rйalitйs sensibles.
Mais ces natures dйterminйes des rйalitйs sensibles nous sont prйsentйes par
les images. Toutefois nous n'avons pas encore ici de donnйes intelligibles: les
images sont des similitudes de la rйalitй physique en des conditions
matйrielles qui sont les propriйtйs individuelles, et de plus elles se trouvent
dans des organes corporels. Elles ne sont donc pas intelligibles en acte. Et
cependant, puisque l'homme qui en est pourvu possиde la facultй de saisir la
nature universelle dйpouillйe de toutes les conditions individuantes, elles
sont intelligibles en puissance. Ainsi donc elles ont l'intelligibilitй en
puissance, et la dйtermination de la similitude des choses en acte. Mais c'est
le contraire dans l'вme intellective. Donc il existe dans l'вme intellective un
pouvoir actif s'exerзant sur les images, et dont le rфle est de les rendre
intelligibles en acte: cette puissance de l'вme est appelйe l'intellect
agent. Il existe aussi en nous une facultй qui est en puissance par rapport
aux similitudes dйterminйes des choses sensibles: cette puissance est l'intellect
possible. Le cas de l'вme diffиre d'ailleurs de celui des agents physiques. Dans
la nature matйrielle un кtre est en puissance а une dйtermination selon le mкme
mode que revкt en acte cette dйtermination dans un autre кtre: ainsi la matiиre
de l'air est en puissance а la forme de l'eau selon le mode qui affecte cette
forme dans l'eau. Aussi les actions et passions rйciproques des corps
physiques, qui communient dans la matiиre, ont lieu sur le mкme plan. Mais
l'вme intellective n'est pas en puissance aux similitudes des choses qui sont
dans les images suivant le mode qu'elles y revкtent, mais selon un degrй
supйrieur auquel doivent кtre йlevйes ces similitudes: cette йlйvation requiert
l'abstraction des conditions de la matiиre individuelle, et par cette
abstraction, elles deviennent actuellement intelligibles. C'est pourquoi
l'action de l'intellect agent sur l'image prйcиde la rйception de l'intellect
possible. De la sorte la primautй de l'action n'est pas attribuйe aux images,
mais а l'intellect agent. Aussi Aristote assimile-t-il le rфle de l'intellect
agent а l'йgard de l'intellect possible а celui de l'art vis-а-vis de la
matiиre. De ce fait on pourrait trouver un exemple tout а fait appropriй dans l'_il
s'il n'йtait pas seulement transparent et susceptible de recevoir les couleurs,
mais s'il йtait lumineux au point de rendre les couleurs actuellement visibles.
Ainsi, dit-on, chez certains animaux, la lumiиre de leurs yeux suffit pour leur
faire voir les objets; aussi voient-ils mieux la nuit que le jour: c'est qu'ils
ont des yeux faibles, impressionnйs par peu de lumiиre, troublйs par une grande
clartй. Il y a quelque chose de semblable en notre intellect. En prйsence
des rйalitйs les plus manifestes, il est comme l'_il de la chouette devant le
soleil. Et c'est pourquoi le peu de lumiиre intelligible qui nous est
connaturel suffit а notre intellection. Que cette lumiиre intelligible
connaturelle а notre вme suffise а l'exercice de l'intellect agent, cela est
йvident pour peu que nous songions а la nйcessitй de ce mкme intellect agent.
Notre вme йtait en puissance а l'йgard des donnйes intelligibles comme nos sens
а l'йgard des objets sensibles: de mкme que nous ne sommes pas en йtat
permanent de sensation, ainsi ne sommes-nous pas toujours en exercice
d'intellection. Ces donnйes intelligibles qu'atteint la pensйe humaine, Platon
les considйra comme intelligibles par elles-mкmes. C'йtaient les Idйes, qui
rendaient inutile l'hypothиse d'un intellect agent. Mais dans ces conditions
plus les objets seraient intelligibles en eux-mкmes, mieux nous les
comprendrions. Ce qui est йvidemment faux: les rйalitйs pour nous les plus
intelligibles sont celles qui touchent de plus prиs les sens: or de soi elles
sont les moins intelligibles. Ce qui conduisit Aristote а admettre que les
donnйes qui nous sont intelligibles ne sont pas des кtres intelligibles
existant par eux-mкmes, mais qu'elles trouvent leur origine dans les objets
sensibles. D'oщ la nйcessitй d'admettre une facultй de l'вme pour opйrer cette
intellectualisation. Cette facultй, c'est l'intellect agent. Son rфle est donc
de faire des donnйes intelligibles а notre mesure. Ce qui n'excиde pas le mode
de lumiиre intelligible qui nous est connaturel. Par consйquent rien n'empкche
d'attribuer а la lumiиre elle-mкme de notre вme le rфle de l'intellect agent
d'autant plus qu'Aristote compare celui-ci а la lumiиre. 78: DANS LA PENSЙE D'ARISTOTE, L'INTELLECT AGENT N'EST POINT UNE
SUBSTANCE SЙPARЙE, MAIS PLUTOT UNE PARTIE DE L'AME
Plusieurs
admettent l'opinion exposйe au chapitre 76, se figurant qu'elle fut celle
d'Aristote. Aussi faut-il montrer, par les propres paroles de ce philosophe,
qu'il n'a point considйrй l'intellect agent comme une substance sйparйe. 1. Il dit en
effet, au IIIe livre du De Anima: De mкme qu'en toute nature il y a quelque
chose qui joue le rфle de matiиre en chaque genre, et se trouve en puissance
par rapport а tout ce qui appartient а ce genre; et qu'il existe une autre
cause qui celle-lа fait l'office de cause efficiente et effectue tout ce qui
relиve de ce genre, comme l'art а l'endroit de la matiиre: ainsi retrouve-t-on
nйcessairement ces diffйrences dans l'вme. Et c'est de cette sorte (c'est-а-dire
jouant le rфle de matiиre dans l'вme) qu'est l'intellect (possible) dans
lequel se font tous les intelligibles. Mais celui qui dans l'вme joue le
rфle de cause efficiente, c'est l'intellect qui a le pouvoir de tout faire (c'est-а-dire
de mettre en acte les intelligibles): а savoir l'intellect agent, qui est
comme un habitus et non comme une puissance. En quel sens il appelle
l'intellect agent un habitus, il l'explique en ajoutant qu'il est comme
la lumiиre: d'une certaine maniиre en effet la lumiиre fait passer les couleurs
de la puissance а l'acte, c'est-а-dire en les rendant visibles en acte: or
dans le domaine des intelligibles ce rфle est attribuй а l'intellect agent. De tout ceci
ressort clairement que l'intellect agent n'est point une substance sйparйe,
mais plutфt une partie de l'вme: l'auteur dit en effet expressйment que
l'intellect possible et l'intellect agent sont des diffйrences de l'вme, qu'ils
sont dans l'вme. Ni l'un ni l'autre n'est donc une substance sйparйe. 2. La raison
qu'Aristote fait valoir tйmoigne dans le mкme sens. En toute nature oщ il y a
puissance et acte, on distingue une sorte d'йlйment matйriel, en puissance par
rapport aux rйalitйs qui appartiennent а ce genre, et une sorte de principe
actif, qui met la puissance en acte: en toute industrie, il y a l'art et la
matiиre. Mais l'вme intellective est une certaine nature, oщ se trouvent
puissance et acte: elle est parfois en acte d'intellection, et parfois en
puissance. Par consйquent, dans la nature de l'вme intellective, il y a quelque
chose qui joue le rфle d'une sorte de matiиre, en puissance par rapport а tous
les intelligibles, et qu'on appelle l'intellect possible; et il y a une
sorte de cause efficiente, qui met tout en acte et qu'on appelle l'intellect
agent. L'un et l'autre intellect, d'aprиs la dйmonstration d'Aristote, est
dans la nature de l'вme, et ne constitue pas une rйalitй sйparйe du corps dont
l'вme est l'acte. 3. Aristote dit que l'intellect agent est comme
une habitude qui est lumiиre. Mais l'habitude n'est point considйrйe comme
une rйalitй existant par soi, mais, comme une rйalitй dйpendante d'une autre.
L'intellect agent n'est donc pas une certaine substance douйe d'une existence
autonome et sйparйe, mais il appartient а l'вme humaine. Et il ne faut pas
entendre le texte d'Aristote dans un sens qui ferait de l'habitude un effet de
l'intellect agent, comme si le Philosophe disait: L'intellect agent fait que
l'homme comprenne tout, ce qui est comme une habitude. Telle est en effet la
dйfinition de l'habitude, suivant les paroles du Commentateur Averroиs а
cet endroit, que celui qui possиde l'habitude comprend par lui-mкme ce qui
lui est propre, de soi, et quand il veut, sans avoir besoin en cela d'un
secours extйrieur. En termes exprиs Aristote assimile а l'habitude, non ce
qui est fait, mais l'intellect qui peut tout faire. Cependant il ne
convient pas non plus d'envisager l'intellect agent comme une habitude а la
maniиre de la deuxiиme espиce de la qualitй, comme l'ont fait certains qui ont
appelй l'intellect agent: l'habitude des principes. Car cette habitude des
principes est tirйe des donnйes sensibles, ainsi que le prouve Aristote, au IIe
livre des Seconds Analytiques. Il est donc un effet de l'intellect
agent, dont le rфle est de faire passer а l'acte d'intelligibilitй les images
qui sont intelligibles en puissance. Mais le terme d'habitude est pris
ici par opposition а la privation et а la puissance: ainsi
peut-on appeler habitude toute forme et tout acte. Ce qui apparaоt nettement du
fait que l'intellect agent est appelй habitude comme une lumiиre est habitude. 4. Puis il ajoute:
cet intellect -а savoir: l'intellect agent - est sйparй, non mйlangй,
impassible et substantiellement кtre en acte. De ces quatre qualitйs de
l'intellect agent, il en avait attribuй plus haut deux expressйment а
l'intellect possible, а savoir de n'кtre pas mйlangй et d'кtre sйparй.
En ce qui concerne la troisiиme, l'impassibilitй, il avait fait une
distinction. En premier lieu, il montre en effet que l'intellect possible n'est
pas passible au mкme titre que le sens; puis il montre qu'а prendre le mot pвtir
dans son acception la plus gйnйrale, on peut le dire passible, c'est-а-dire
en puissance а l'йgard des intelligibles. Mais la quatriиme qualitй, il l'avait
catйgoriquement refusйe а l'intellect possible, disant qu'il йtait en puissance
aux intelligibles, et qu'il n'йtait rien d'eux en acte avant l'intellection. Ainsi
donc sur les deux premiers points, l'intellect possible concorde avec
l'intellect agent; sur la troisiиme, ils concordent en un certain sens et
diffиrent en un autre; sur le quatriиme, ils diffиrent totalement l'un de
l'autre. Ces quatre conditions de l'intellect agent, il les prouve ensuite par
une seule raison: toujours plus honorable est l'agent que le patient et le
principe - а savoir: le principe actif - que la matiиre. Il avait
dit en effet plus haut que l'intellect agent est comme une cause efficiente, et
l'intellect possible comme une matiиre. Par ce moyen sont ainsi dйmontrйes les
deux premiиres conditions de la maniиre suivante: « L'agent est plus
honorable que le patient et que la matiиre. Mais l'intellect possible, qui est
comme le patient et la matiиre, est sйparй et non mйlangй, ainsi qu'il a йtй
prouvй plus haut. Donc а bien plus forte raison l'intellect agent. » Et
les autres conditions sont ainsi prouvйes par ce moyen: « L'agent est plus
honorable que le patient et que la matiиre, parce qu'il leur est comparй comme
l'agent et l'кtre en acte au patient et а l'кtre en puissance. Or l'intellect
possible est patient d'une certaine maniиre, et кtre en puissance. Donc
l'intellect agent est agent et non patient, et кtre en acte. » De toute
йvidence, on ne peut tirer de ce texte d'Aristote que l'intellect agent soit
une certaine substance sйparйe: mais qu'il est sйparй au sens oщ on l'a
dit plus haut de l'intellect possible, а savoir qu'il n'a pas d'organe. L'affirmation
qu'il est substantiellement un кtre en acte ne contredit pas le fait que
la substance de l'вme est en puissance, ainsi qu'on l'a montrй plus haut. 5. Il dit ensuite:
Or il est identique, selon l'acte, а la science de la chose. Lа-dessus
le Commentateur prйtend que l'intellect agent diffиre de l'intellect possible
en ce que dans le premier celui qui comprend et ce qui est compris ne font
qu'un; ce qui n'a pas lieu dans l'intellect possible. Mais cette affirmation va
nettement contre la pensйe d'Aristote. Car plus haut, il avait employй les
mкmes expressions а propos de l'intellect possible, dont il dit que l'intelligible
lui-mкme est comme les objets intelligibles: lа en effet oщ il n'y a pas de
matiиre, l'entendement et ce qui est entendu s'identifient; en effet, la
science qui examine, et l'objet examinй, c'est tout un. Manifestement, du
fait que l'intellect possible, dans la mesure oщ il comprend en acte,
s'identifie а la chose comprise, Aristote veut montrer que l'intellect possible
est compris comme les autres intelligibles. Un peu plus haut, il avait dйclarй
que l'intellect possible est en puissance, d'une certaine maniиre, les
intelligibles, mais qu'il n'est rien en acte avant qu'il comprenne: par lа
il donne certainement а entendre que du moment que l'intellect possible
comprend en acte, il devient lui-mкme les objets compris. Rien d'йtonnant а ce
qu'il parle ainsi de l'intellect possible: il s'йtait exprimй plus haut de la
mкme maniиre au sujet du sens, du sensible, en acte. Le sens, en effet,
s'actualise par l'espиce sentie en acte; et ainsi l'intellect possible est
actualisй par l'espиce intelligible en acte; et pour cette raison l'intellect
actualisй est appelй l'intelligible lui-mкme en acte. Il faut donc conclure
ainsi: aprиs qu'Aristote a dйfini ce qui concerne l'intellect possible et
l'intellect agent, il commence а dйterminer le cas de l'intellect en acte,
disant que la science en acte est identique а la chose connue en acte. 6. Aristote
ajoute: ce qui joue le rфle de puissance est premier dans le temps
pour le mкme sujet: mais absolument parlant, il n'est pas mкme premier dans le
temps. Il utilise cette distinction de puissance et d'acte en maint
passage. L'acte a une prioritй de nature sur la puissance; mais dans le temps,
pour un seul et mкme sujet qui possиde la puissance et l'acte, la puissance
prйcиde l'acte; absolument parlant, la puissance n'est pas mкme
chronologiquement antйrieure а l'acte, car la puissance ne passe а l'acte que
sous l'impulsion d'un acte. Voilа pourquoi il dit que l'intellect qui joue
le rфle de puissance, а savoir l'intellect possible, dans la mesure oщ il
est en puissance, prйcиde chronologiquement l'intellect en acte: et cela
dans un seul et mкme sujet. Mais pas absolument, c'est-а-dire а
considйrer tout l'ensemble des sujets: car l'intellect possible est actualisй
par l'intellect agent qui est en acte, comme il l'a dit, et aussi par un autre
intellect possible actualisй; c'est pourquoi dans le troisiиme livre de la Physique,
il dit qu'avant d'apprendre on a besoin d'un maоtre, pour кtre amenй de la
puissance а l'acte. Ce texte montre donc l'ordre de l'intellect possible, pour
autant qu'il est en puissance, par rapport а l'intellect en acte. 7. Il poursuit: mais
il n'est pas tantфt en acte d'intellection et tantфt non. Ici nous voyons
la diffйrence de l'intellect en acte et de l'intellect possible. Il a dit plus
haut de l'intellect possible qu'il n'est pas toujours en acte d'intellection,
mais que parfois il ne s'y trouve pas, lorsqu'il est en puissance aux
intelligibles, et que parfois il s'y trouve, lorsqu'il est actuellement ces
intelligibles. Or l'intellect est actualisй par le fait qu'il devient les
intelligibles eux-mкmes, comme on l'a dйjа dit. Par consйquent, il ne lui
convient en tant qu'il est intellect en acte, d'кtre tantфt en acte
d'intellection et tantфt non. 8. Il est sйparй (cet intellect) qui seul
est vraiment (intellect). Il ne peut кtre question ici de l'intellect
agent. En effet, il n'est pas le seul sйparй: on l'a dйjа dit de l'intellect
possible. Il ne s'agit pas non plus de l'intellect possible. Car on a dit la
mкme chose de l'intellect agent. Reste donc que cette formule s'applique а ce
qui les enveloppe tous les deux, c'est-а-dire cet intellect en acte dont il est
question; car dans notre вme est sйparй, n'utilisant pas d'organe, cela seul
qui appartient а l'intellect en acte; а savoir cette partie de l'вme par
laquelle nous comprenons d'une maniиre actuelle, partie qui comprend et
l'intellect possible et l'intellect agent. Aussi Aristote ajoute-t-il que cette
seule partie de l'вme est immortelle et perpйtuelle; en effet, elle ne
dйpend pas du corps puisqu'elle est sйparйe. 79: L'AME HUMAINE NE SE CORROMPT PAS AVEC LE CORPS
A
partir des donnйes prйcйdemment acquises, on peut montrer а l'йvidence que
l'вme humaine ne se corrompt pas, lors de la corruption du corps. 1. On a montrй
plus haut que toute substance intellectuelle est incorruptible. Or l'вme de
l'homme est une certaine substance intellectuelle, comme on l'a vu. L'вme
humaine doit donc кtre incorruptible. 2. Aucune chose n'est corrompue par ce en
quoi consiste sa perfection: ce sont, en effet, des mouvements contraires, que
ceux qui vont а la perfection d'une part, а la corruption de l'autre. Or la
perfection de l'вme humaine consiste en une certaine abstraction par rapport au
corps. L'вme est perfectionnйe en effet par la science et la vertu: selon la
science, elle est d'autant plus parfaite qu'elle considиre les objets plus
immatйriels; et la perfection de la vertu consiste en ce que l'homme ne suive
pas les passions du corps, mais qu'il les tempиre et les refrиne selon la
raison. La corruption de l'вme ne consiste donc pas en ce qu'elle soit sйparйe
d'avec le corps. On rйpondra peut-кtre que la perfection de l'вme
consiste pour elle а кtre sйparйe du corps quant а ses opйrations, et sa
corruption а en кtre sйparйe selon l'кtre. Cette rйponse n'est pas
satisfaisante. Car l'opйration d'une chose dйmontre la substance et l'кtre de
cette chose: puisque tout кtre opиre d'aprиs ce qu'il est, et que l'opйration
propre d'une chose suit la nature propre de cette chose. La perfection de
l'opйration chez un кtre ne peut кtre rйalisйe qu'en rapport avec la perfection
de sa substance. Si donc l'вme est perfectionnйe dans son opйration par le
dйtachement du corps, sa substance incorporelle ne sera point dйtruite par sa
sйparation d'avec lui. 3. Ce qui proprement perfectionne l'homme dans son
вme est quelque chose d'incorruptible. L'opйration propre de l'homme en tant
que tel est l'intellection; c'est par lа qu'il diffиre des brutes, des plantes
et des кtres sans vie. Or l'intellection appartient а ce qui est universel et
incorruptible en tant que tel. Mais les perfections doivent кtre proportionnйes
aux rйalitйs qu'elles enrichissent. Donc l'вme humaine est incorruptible. 4. Il est
impossible qu'un dйsir de nature soit vain. Mais l'homme dйsire naturellement
subsister toujours. Ceci ressort du fait que l'exister est ce qui est dйsirй
par tous: or l'homme, par l'intelligence, perзoit l'exister non seulement dans
l'instant prйsent, comme les animaux, mais absolument. L'homme possиde donc une
durйe perpйtuelle selon l'вme, par laquelle il perзoit l'exister dans l'absolu
et sans limitation temporelle. 5. Ce qui est reзu dans un кtre, y est reзu selon le
mode propre а cet кtre. Or les formes des choses sont reзues dans l'intellect
possible en tant qu'elles sont intelligibles en acte. Or elles le sont en tant
qu'elles sont immatйrielles, et par consйquent incorruptibles. Donc l'intellect
possible est incorruptible. Mais, comme on l'a prouvй, l'intellect possible
fait partie de l'вme humaine. Donc l'вme humaine est incorruptible. 6. L'кtre
intelligible est plus durable que l'кtre sensible. Mais ce qui dans les choses
sensibles tient le rфle de premier rйceptacle, est substantiellement
incorruptible, c'est la matiиre premiиre. A bien plus forte raison le sera
l'intellect possible, qui est le rйceptacle des formes intelligibles. Par
consйquent l'вme humaine, dont l'intellect possible fait partie, est
incorruptible. 7. L'ouvrier vaut mieux que son _uvre, dit
Aristote. Mais l'intellect agent met en acte les intelligibles, comme on l'a
vu. Puis donc que les intelligibles en acte, en tant que tels, sont
incorruptibles, а bien plus forte raison l'intellect agent sera-t-il
incorruptible. Donc le sera aussi l'вme humaine, dont la lumiиre est
l'intellect agent, ainsi qu'il a йtй dйmontrй. 8. Une forme ne peut se corrompre que de
trois maniиres: ou par l'action d'un contraire, ou par la corruption de son
sujet, ou par la disparition de sa cause. Par l'action d'un contraire, comme la
chaleur est dйtruite par l'action du froid; par la corruption du sujet, comme
la perte de l'_il entraоne la perte du sens de la vue; par la disparition de la
cause, ainsi la lumiиre de l'air disparaоt quand disparaоt la prйsence du
soleil qui йtait sa cause. Mais l'вme humaine ne peut кtre corrompue par
l'action d'un contraire; car elle n'en a point; en effet par l'intellect
possible elle est susceptible de connaоtre et de recevoir tous les contraires.
De mкme elle n'a pas а craindre la corruption de son sujet: on a vu plus haut
que l'вme humaine est une forme indйpendante du corps dans son кtre. Enfin,
elle ne saurait кtre corrompue par suite de la dйficience de sa cause; car elle
ne peut avoir de cause qu'йternelle, comme on le montrera plus loin. Par
consйquent d'aucune maniиre l'вme humaine ne peut se corrompre. 9. Si l'вme est
corrompue par la corruption du corps, il faut que son кtre soit affaibli par la
faiblesse du corps. Mais si quelque vertu de l'вme est affaiblie lorsque le
corps s'affaiblit, cela n'est qu'un rйsultat accidentel, provenant du besoin
qu'a la vertu de l'вme d'un organe corporel: comme la vue s'affaiblit lorsque
son organe est affaibli, accidentellement toutefois. En voici la preuve. Si la
vertu en question йtait atteinte essentiellement, jamais elle ne serait
restaurйe quand l'organe est rйparй: et pourtant nous constatons, si attйnuйe
que puisse кtre la force visuelle, que si l'organe est rйparй, cette force est
restaurйe; aussi Aristote dйclare-t-il, au premier livre De Anima, que si un
vieillard recevait un _il de jeune homme, il verrait certes comme un jeune
homme. Puis donc que l'intellect est une vertu de l'вme qui n'a pas besoin
d'organe, comme on l'a dйmontrй, lui-mкme ne saurait кtre affaibli, ni
essentiellement ni accidentellement, par la vieillesse ou par quelque autre
infirmitй corporelle. Que si dans l'activitй intellectuelle on remarque de la
fatigue ou une difficultй rйsultant d'une infirmitй physique, cela ne doit pas
кtre attribuй а l'affaiblissement de l'intellect lui-mкme, mais а la dйbilitй
des forces dont l'intellect a besoin, а savoir des vertus de l'imagination, de
la mйmoire et de la cogitative. Il est donc йvident que l'intellect est
incorruptible. Donc aussi l'вme humaine qui est une certaine substance
intellectuelle. Cette affirmation repose aussi sur l'autoritй
d'Aristote. Il dit, en effet, au 1er livre du De Anima, que l'intellect
semble кtre une certaine substance, et ne pas se corrompre. Qu'il ne
s'agisse pas lа de quelque substance sйparйe qui serait l'intellect possible ou
l'intellect agent, la chose rйsulte des considйrations prйcйdentes. 10. La mкme
conclusion ressort du texte d'Aristote au XIe livre de la Mйtaphysique. Argumentant
contre Platon, il y dit que les causes efficientes prйexistent; quant aux
causes formelles, elles existent en mкme temps que les rйalitйs qu'elles
dйterminent: en effet quand l'homme est guйri, alors la santй existe, et
non auparavant. Il rйfute ainsi Platon pour qui les formes existaient avant les
choses. Ceci dit, il ajoute: Que si quelque chose demeure ensuite, il faut
l'examiner. Car en certains кtres rien ne l'empкche: - dans la mesure oщ l'вme
est telle - pas n'importe quelle вme, mais l'intelligence. Par oщ l'on voit
son intention, puisqu'il parle ici des formes, d'admettre que l'intelligence,
qui est la forme de l'homme, demeure aprиs la matiиre, c'est-а-dire aprиs le
corps. Des
paroles prйcйdemment citйes d'Aristote, il rйsulte que, tout en admettant que
l'вme est une forme, il ne la considиre pas comme non subsistante et donc
corruptible, ainsi que Grйgoire de Nysse le lui impute. En effet, le Philosophe
excepte notre вme du cas gйnйral des formes, en disant qu'elle demeure aprиs
le corps et qu'elle est une certaine substance. Cette doctrine s'accorde avec la foi
catholique. Nous lisons, en effet, dans le livre Des Dogmes
ecclйsiastiques : Nous croyons que l'homme seul possиde une вme
substantielle, qui vit lorsqu'elle a quittй le corps, et qui vivifie ses sens
et son gйnie; elle ne meurt pas avec le corps, ainsi que le pense l'Arabe
(Averroиs) ni aprиs un bref intervalle, comme le dit Zйnon; car elle vit
substantiellement. Par lа est exclue l'erreur des impies, dont Salomon
nous rapporte les pensйes, Sagesse, II, 2: Du nйant nous sommes nйs,
et ensuite nous serons comme si nous n'avions pas йtй. Et encore, Eccle,
III, 19: Identique est la mort des hommes et des bкtes de somme, йgale
est leur condition. Comme meurt l'homme, ainsi meurent les animaux. Il n'y a
qu'un mкme souffle pour tous, et l'homme n'a rien de plus que le bйtail. Qu'il
dise cela non en son nom propre, mais а la place des impies, la chose est
йvidente si l'on note la conclusion qui termine l'ouvrage: Jusqu'а ce que la
poussiиre retourne а la terre d'oщ elle йtait sortie, et que l'esprit revienne
а Celui qui l'a donnй. Outre ce texte, une infinitй d'autres dans la
Sainte-Йcriture attestent l'immortalitй de l'вme. 80 ET 81: EXAMEN DES ARGUMENTS QUI PRЙTENDENT PROUVER QUE L'AME SE
CORROMPT AVEC LE CORPS
Certains
arguments tendraient cependant а prouver, semble-t-il, que les вmes humaines ne
sauraient demeurer aprиs la dissolution du corps: 1. Si, en effet, comme on l'a vu, la
multiplication des вmes suit la multiplication des corps, aprиs la destruction
de ces derniers, le nombre des вmes ne peut demeurer. Alors de deux choses
l'une: ou bien l'вme humaine cesse tout а fait d'exister; ou bien il ne reste
plus qu'une seule вme. Cela semble conforme а l'opinion de ceux qui n'admettent
comme incorruptible que ce qui est un dans tous les hommes: soit l'intellect
agent seulement, d'aprиs Alexandre; soit aussi l'intellect possible, d'aprиs
Averroиs. 2. De plus, la raison formelle est cause de la diversitй spйcifique.
Mais s'il reste plusieurs вmes aprиs la corruption des corps, il faut bien
qu'elles soient diverses: comme est identique, en effet, ce qui est un dans la
substance, ainsi sont divers les кtres qui sont multiples substantiellement. Or
aprиs la dissolution des corps, la diversitй chez les вmes ne peut кtre que
formelle: car elles ne sont pas composйes de matiиre et de forme, comme on l'a
prouvй au sujet de toute substance intellectuelle. Il reste donc qu'elles sont
spйcifiquement diverses. Mais par la corruption du corps, les вmes ne sont pas
transformйes en une autre espиce: car tout ce qui change ainsi d'espиce est
corrompu. Reste donc qu'avant mкme d'кtre sйparйes des corps, elles йtaient
diverses spйcifiquement. Mais les кtres composйs tiennent leur espиce de la
forme. Donc les individualitйs humaines йtaient d'espиces diffйrentes.
Conclusion inadmissible. Par consйquent, il semble impossible que la
multiplicitй des вmes humaines demeure aprиs la mort. 3. Il semble tout а fait impossible, dans
l'hypothиse de l'йternitй du monde, d'admettre que le nombre des вmes humaines
subsiste aprиs la mort du corps. Si, en effet, le monde a toujours existй, le
mouvement aussi. Donc la gйnйration est elle aussi йternelle. Si la gйnйration
est йternelle, une infinitй d'hommes sont morts avant nous. Si donc les вmes
des dйfunts gardent leur nombre aprиs la mort, il faut dire qu'il y a
prйsentement en acte une infinitй d'вmes, appartenant а ceux qui sont dйjа
morts. Mais c'est impossible: car l'infini en acte ne peut кtre rйalisй dans la
nature. Reste donc, si le monde est йternel, que les вmes ne gardent pas leur
multiplicitй aprиs la mort. 4. Ce qui arrive а un кtre et se sйpare de lui
sans qu'il soit corrompu, cela lui arrive accidentellement. Telle est la
dйfinition mкme de l'accident. Si donc l'вme n'est pas corrompue quand le corps
se dissout, il s'ensuit que l'вme est unie accidentellement au corps. Donc
l'homme est un кtre accidentel, puisqu'il est composй d'вme et de corps. Autre
consйquence: il n'y a pas d'espиce humaine; car des йlйments accidentellement
rйunis ne sauraient constituer une espиce une: par exemple l'homme blanc n'est
pas une espиce. 5. Une substance ne saurait exister sans opйration.
Mais toute opйration de l'вme finit avec le corps. En voici la preuve par induction.
Les vertus de l'вme nutritive agissent par les qualitйs corporelles, et par un
instrument corporel, et sur le corps lui-mкme qui est parfait par l'вme: ce
corps est ainsi nourri, il grandit, il devient apte а la gйnйration. Toutes les
opйrations des puissances qui appartiennent а l'вme sensitive s'accomplissent
par des organes corporels: et certaines d'entre elles impliquent une
modification corporelle, telles les passions de l'вme, comme l'amour, la joie,
etc. Quant а l'intellection, bien qu'elle ne soit pas une opйration exercйe par
quelque organe corporel, nйanmoins elle a pour objet les images, qui jouent а
son йgard le rфle des couleurs pour la vue; par consйquent, de mкme que la vue
ne peut pas voir sans les couleurs ainsi l'вme intellective ne peut comprendre
sans image. De plus, pour comprendre, l'вme a besoin de facultйs prйparant les
images а l'intelligibilitй en acte, facultйs qui sont la cogitative et la
mйmoire: actes de certains organes corporels qui leur permettent d'agir, ces
puissances ne sauraient йvidemment demeurer aprиs la mort. Ainsi Aristote
dйclare-t-il: Sans image l'вme ne peut pas comprendre et encore: Elle
ne comprend rien sans l'intellect passif, qu'il appelle la cogitative et
qui est corruptible. C'est pourquoi il dit, au 1er livre De l'Ame, que l'acte
d'intellection de l'homme se corrompt par une certaine corruption intime, corruption
des images ou de l'intellect passif. Et au IIIe livre De l'Ame, il dit
que nous ne nous rappelons pas aprиs la mort les choses que nous avons
sues йtant vivants. Ainsi donc de toute йvidence aucune opйration de l'вme ne
peut demeurer aprиs la mort. Et par le fait sa substance ne demeure pas non
plus: car aucune substance ne peut exister sans opйration. Puisque ces
arguments aboutissent а une conclusion erronйe, - ces exposйs l'ont bien
montrй - il faut essayer de les rйsoudre. 1. Quant au premier argument,
rappelons-nous que les rйalitйs qui sont mutuellement adaptйes et
proportionnйes, reзoivent ensemble la multiplicitй ou l'unitй, chacune а partir
de sa cause. Si donc l'кtre de l'une dйpend de l'autre, son unitй ou sa
multiplication en dйpend aussi: sinon, elle dйpend d'une autre cause
extrinsиque. Forme et matiиre doivent donc кtre toujours mutuellement
proportionnйes et comme naturellement adaptйes: puisque l'acte propre
s'accomplit dans la matiиre qui lui est propre. Par consйquent matiиre et forme
s'accompagnent toujours dans la multiplicitй et dans l'unitй. Si donc l'кtre de
la forme dйpend de la matiиre, sa multiplication dйpend de la matiиre et de
mкme son unitй. Dans le cas contraire, il sera certes nйcessaire de multiplier
la forme en fonction de la multiplication de la matiиre, а savoir en mкme temps
que la matiиre et proportionnellement а elle; mais non toutefois de telle sorte
que l'unitй ou la multiplicitй de la forme dйpende de la matiиre. Or on a
dйmontrй que l'вme humaine est une forme dont l'кtre ne dйpend pas de la
matiиre. Par consйquent, la multiplication des вmes suit la multiplication des
corps, mais la multiplication des corps n'est pas cause de celle des вmes.
Ainsi donc il n'est pas nйcessaire que la destruction des corps compromette la
pluralitй des вmes, comme le prйtendait le premier argument. 2. Dйsormais la
rйponse au deuxiиme est facile. N'importe quelle diversitй de formes, en effet,
n'entraоne pas la diversitй spйcifique, mais seulement la diversitй qui suit
les principes formels, ou une raison diverse de forme: il est йvident, par
exemple, qu'autre est l'essence formelle de ce feu et de cet autre, et pourtant
il n'existe pas entre eux de distinction spйcifique. Donc la multitude des вmes
sйparйes de leurs corps suit, sans doute, la diversitй substantielle des
formes, car autre est la substance de cette вme et celle de cette autre: mais
cette diversitй ne procиde pas de la diversitй des principes essentiels de
l'вme elle-mкme, et elle ne suit pas une raison d'вme diffйrente; elle vient de
la diffйrente adaptation des вmes aux corps: telle вme est adaptйe а tel corps
et non а tel autre, celle-lа а celui-ci, et ainsi de suite. Ces sortes
d'adaptations demeurent dans les вmes mкme aprиs la mort corporelle: leur
substance demeure aussi, puisque leur кtre ne dйpend pas du corps. En effet,
les вmes sont formes substantielles des corps: autrement leur union avec le
corps serait accidentelle, et ainsi l'вme et le corps ne formeraient pas un
кtre un essentiellement, mais seulement accidentellement. Mais puisqu'elles
sont formes, il faut que les вmes soient adaptйes aux corps. Ces adaptations
diverses demeurent dans les вmes sйparйes: donc aussi la pluralitй. 3. A propos du
troisiиme argument, certains partisans de l'йternitй du monde sont tombйs en
diverses opinions йtranges. Quelques-uns, en effet, acceptиrent purement et
simplement la conclusion, admettant la destruction de l'вme avec celle du
corps. - D'autres disent que de toutes les вmes il reste quelque chose de
sйparй, qui leur est commun а toutes: l'intellect agent pour les uns; pour
d'autres aussi l'intellect possible. - Il en est qui admirent la permanence de
fait d'une multitude d'вmes aprиs la mort: mais pour йviter leur infinitй, ils
enseignиrent que les mкmes вmes s'unissent а diffйrents corps aprиs un certain
laps de temps. Telle fut l'opinion des Platoniciens, dont il sera question plus
bas. Certains enfin, pour йchapper а toutes ces hypothиses, ne virent point
d'inconvйnient а reconnaоtre l'existence actuelle d'une multitude infinie
d'вmes sйparйes. Un infini en acte dans les rйalitйs qui ne sont pas ordonnйes
entre elles est un infini par accident: ce а quoi ils ne voient point
d'inconvйnient. C'est la position d'Avicenne et d'Algazel. - Quelle fut sur ce
point la pensйe d'Aristote? Nous n'avons pas а ce sujet de document prйcis,
bien qu'il admette expressйment l'йternitй du monde. Cependant la derniиre des
opinions prйcitйes n'est point inconciliable avec ses principes. Au IIIe livre
de la Physique et au premier Du Ciel et du Monde, il prouve qu'il
n'existe pas d'infini en acte dans l'univers physique, mais non pas dans les
substances immatйrielles. - Au reste pour les Catholiques tout cela ne fait
aucune difficultй, puisque notre foi n'admet point l'йternitй du monde. 4. Et la
permanence de l'вme aprиs la mort du corps ne prйsuppose pas nйcessairement le
caractиre accidentel de leur union (ainsi que le prйtend le quatriиme
argument). Voici, en effet, la dйfinition de l'accident: Ce dont la prйsence
ou l'absence n'entraоne pas la corruption du sujet composй de matiиre et de
forme. Or si l'on se reporte aux principes du sujet composй, cette
dйfinition ne se vйrifie pas. On sait, en effet, par Aristote, au 1er livre de
la Physique, que la matiиre est inengendrйe et incorruptible. Par
consйquent, la forme s'en allant, elle demeure dans son essence. Cependant la
forme ne lui йtait pas unie accidentellement mais essentiellement: elle lui
йtait unie dans l'unitй d'кtre. Or semblablement l'вme est unie au corps en
unitй d'кtre, comme on l'a montrй. Par consйquent, bien qu'elle survive au
corps, son union avec lui est substantielle, non accidentelle. Maintenant que
la matiиre premiиre abandonnйe par la forme ne reste pas en acte sinon grвce а
la dйtermination d'une autre forme, et que d'autre part l'вme humaine garde
toujours la mкme actualitй, cela vient de ce que l'вme humaine est forme et
acte et la matiиre premiиre кtre en puissance. 5. Aucune opйration ne peut demeurer dans
l'вme, dit-on, si elle est sйparйe du corps. Cette assertion est fausse:
demeurent en effet les opйrations qui ne s'exercent point par le moyen
d'organes, comme la pensйe et le vouloir. Quant а celles qui s'exercent par les
organes corporels, comme les opйrations des puissances vйgйtatives et
sensitives, elles ne survivent pas. Notons pourtant la diversitй qui existe
entre le mode d'intellection de l'вme sйparйe du corps et celui de l'вme unie
au corps; la maniиre d'exister n'est pas la mкme: et chacun agit d'aprиs sa
maniиre d'кtre. Dans l'йtat d'union, l'exister de l'вme humaine est absolument
indйpendant du corps, et pourtant ce dernier joue en quelque maniиre le rфle de
support et de sujet rйcepteur de l'вme. Par consйquent son opйration propre,
l'intellection, bien qu'elle ne dйpende pas du corps comme si elle йtait
exercйe par un organe corporel, a cependant un objet dans le corps, qui est
l'image. Donc tant que l'вme est dans le corps, elle ne peut comprendre sans
image: ni non plus se souvenir sinon par les facultйs de la cogitative et de la
mйmoire, grвce auxquelles sont prйparйes les images, comme il a dйjа йtй dit.
Ainsi donc la ruine de l'intellection et du souvenir selon leur mode prйsent
suit la ruine du corps. L'exister de l'вme sйparйe lui appartient а elle seule
sans le corps. C'est pourquoi son opйration qui est l'intellection, ne
s'accomplira plus en rapport avec ces objets situйs dans les organes corporels
qu'on appelle les images; mais l'вme comprendra par elle-mкme, а la maniиre des
substances qui sont totalement dans leur кtre mкme sйparйes des corps,
substances dont il sera question plus loin. De ces derniиres, puisqu'elles lui
sont supйrieures. Elle pourra abondamment recevoir l'influence, afin de mieux
comprendre. - L'expйrience pйdagogique confirme ces vues. En effet, lorsque
l'вme n'a pas а s'occuper de son propre corps, elle est rendue plus apte а
comprendre les rйalitйs supйrieures: et la vertu de tempйrance qui la soustrait
aux dйlectations charnelles, favorise chez l'homme l'activitй intellectuelle. -
Les dormeurs, qui n'usent plus de leurs sens corporels et sont exempts du
trouble des humeurs ou des vapeurs, acquiиrent une certaine connaissance de
l'avenir, connaissance provenant d'кtres supйrieurs et qui excиde les
possibilitйs de la raison humaine. La chose se vйrifie bien plus encore chez
ceux qui s'йvanouissent et chez les extatiques: et cela d'autant plus que l'вme
est plus affranchie des sens corporels. A cela nulle difficultй. Nous avons
dйjа montrй, en effet, que l'вme humaine est situйe а la frontiиre des
substances corporelles et incorporelles, comme а l'horizon du temps
et de l'йternitй, s'йloignant de ce qui est en bas, s'approchant de ce qui
est en haut. Par consйquent, lorsqu'elle sera totalement sйparйe du corps, elle
ressemblera parfaitement aux substances sйparйes quant au mode de comprendre,
et elle subira grandement leur influence. Ainsi donc, si notre mode actuel
d'intellection doit disparaоtre avec le corps, il sera remplacй par un autre
mode d'intellection plus йlevй. Mais le souvenir est un acte exercй par un
organe corporel, comme Aristote le prouve au livre De la Mйmoire et de la
Rйminiscence. Aussi ne pourra-t-il survivre au corps. A moins que l'on
n'entende cette expression, le souvenir, de maniиre йquivoque, pour
signifier l'intelligence des choses que l'on a prйcйdemment connues. Cette
intelligence, l'вme sйparйe la possиde encore certainement, mкme s'il s'agit de
ce qu'elle apprit ici-bas, puisque l'impression des espиces intelligibles dans
l'intellect possible est indйlйbile, comme on l'a dйjа vu. En ce qui
concerne les autres opйrations de l'вme, comme l'amour, la joie, etc., il faut
йviter l'йquivoque. En effet, quelquefois on les prend pour des passions de
l'вme. Et ainsi elles sont des actes de l'appйtit sensitif, concupiscible ou
irascible, avec une certaine modification organique. Ainsi entendues, elles ne
peuvent demeurer dans l'вme aprиs la mort: comme Aristote le prouve au livre De
l'Ame. - Parfois encore on les prend pour l'acte simple de la volontй, qui est
sans passion. - Ainsi Aristote dit-il: au VIIIe livre de l'Ethique: Dieu se rйjouit
d'une simple opйration et, au Xe livre: dans la contemplation de la sagesse
il y a une dйlectation admirable; et il distingue l'amour d'amitiй de
l'amour-passion. Comme la volontй est une puissance qui n'use pas
d'organe, ainsi que l'intelligence, il est йvident que ces opйrations, en tant
qu'actes de la volontй, demeurent dans l'вme sйparйe. Ainsi donc les arguments allйguйs ne
permettent pas de conclure а la mortalitй de l'вme humaine. 82: LES AMES DES BКTES NE SONT PAS IMMORTELLES
Ce qui
a йtй dit montre а l'йvidence que les вmes des brutes ne sont pas immortelles. 1. On a dйjа
montrй qu'aucune opйration de la partie sensitive ne peut avoir lieu sans le
corps. Or dans les вmes des bкtes on ne saurait trouver aucune opйration
supйrieure aux opйrations de la partie sensitive: elles ne comprennent ni ne
raisonnent. On le voit bien du fait que tous les animaux de la mкme espиce
agissent de la mкme maniиre, comme mus par la nature et non pas comme exerзant
un art: toutes les hirondelles construisent leur nid pareillement, toutes les
araignйes tissent pareillement leur toile. Aucune activitй de l'вme des bкtes
ne peut donc avoir lieu sans le corps. Mais comme toute substance exerce
quelque opйration, l'вme de la bкte ne pourra pas кtre sans le corps. Donc
lorsque le corps meurt, elle pйrit aussi. 2. Toute forme sйparйe de la matiиre est
intellectuellement en acte: ainsi l'intellect agent met en acte les espиces
intelligibles, en tant qu'il les abstrait, comme on l'a vu. Mais si l'вme de la
bкte demeure aprиs la mort du corps, elle sera une forme sйparйe de la matiиre.
Donc elle sera une forme intellectuellement connue en acte. Mais dans les formes sйparйes de la matiиre le sujet qui comprend et
l'objet compris ne font qu'un, dit Aristote, au IIIe livre du De Anima. Donc si l'вme de la
brute survit au corps, elle sera intellectuelle. Consйquence impossible. 3. En toute rйalitй
susceptible de parvenir а une certaine perfection, existe un appйtit naturel de
cette perfection: le bien en effet est ce que tous les кtres dйsirent, et
chaque кtre dйsire son bien propre. Or chez les bкtes, il n'existe aucun
appйtit d'кtre perpйtuel, sinon le dйsir de la permanence de l'espиce, dйsir
qui se manifeste par l'instinct gйnйsique, grвce auquel l'espиce se perpйtue.
Ce dйsir de perpйtuitй spйcifique se retrouve dans les plantes et les кtres
inanimйs: mais ne relиve pas de l'appйtit animal en tant que tel. Appйtit qui
suit la connaissance. Car l'вme sensitive ne perзoit que le lieu et l'instant
immйdiats, il est impossible qu'elle saisisse l'кtre perpйtuel. Elle ne le
dйsire donc pas d'un appйtit animal. L'вme de la bкte n'est donc pas capable
d'un кtre perpйtuel. 4.Le plaisir parfait l'opйration, comme le
prouva Aristote au Xe livre de l'Ethique. Par consйquent, l'opйration de
chaque кtre est finalisйe par ce en quoi il trouve son plaisir. Or les plaisirs
des bкtes se rapportent а la conservation du corps: elles ne trouvent de
plaisir dans les sons, les odeurs et les objets de la vue, que dans la mesure
oщ peut s'y trouver quelque indication d'ordre alimentaire ou sexuel, unique
objet de la dйlectation animale. Donc toute l'activitй des bкtes est finalisйe
par la conservation de leur кtre corporel. Elles n'ont donc aucun кtre en
dehors du corps. Cette doctrine est conforme а la foi catholique. Dans
la Genиse, il est dit de l'вme de la brute: Cette вme est dans le
sang, comme si l'on disait: De la permanence du sang dйpend son
existence. Et au livre des Dogmes ecclйsiastiques: Nous disons que seul
l'homme possиde une вme substantielle, c'est-а-dire ayant la vie par soi:
les вmes des bкtes pйrissent avec leur corps. Aristote dit aussi au IIe livre du De
Anima: La partie intellectuelle de l'вme est sйparйe des autres comme
l'incorruptible du corruptible. Ainsi est rejetйe la thиse de Platon qui
admettait l'immortalitй de l'вme des brutes. Arguments en faveur de cette immortalitй: Quand un кtre possиde
par soi une opйration sйparйe, cet кtre subsiste aussi par soi. Mais l'вme
sensitive des bкtes possиde par soi une certaine opйration а laquelle ne
participe pas le corps, а savoir le mouvement: en effet l'кtre qui se meut
est composй de deux йlйments, dont l'un est moteur et l'autre mы. Puisque
le corps est mы, il s'ensuit que l'вme seule est motrice. Donc elle subsiste
par soi. Elle ne saurait donc кtre corrompue accidentellement par la corruption
du corps: seuls, en effet, se corrompent accidentellement les rйalitйs qui
n'ont pas l'кtre par soi. Par elle-mкme l'вme sensitive ne peut pas non plus se
corrompre: elle n'a pas de contraire, et n'est pas formйe de contraires. Reste
donc qu'elle soit tout а fait incorruptible. A ce point de vue semble se rattacher
l'argument de Platon tendant а prouver que toute вme est immortelle: toute
вme se meut elle-mкme; or tout кtre qui se meut soi-mкme doit кtre
immortel. Le corps, en effet, ne pйrit qu'а cause du dйpart du principe qui le
mouvait; et le mкme кtre ne peut pas se quitter soi-mкme; d'oщ il suit d'aprиs
lui qu'un кtre qui se meut lui-mкme ne saurait pйrir. Consйquence logique:
toute вme motrice est immortelle, mкme celle des brutes. Nous avons rattachй
cet argument au prйcйdent parce que d'aprиs Platon aucun кtre ne meut s'il
n'est mы; ainsi l'кtre qui se meut lui-mкme est par lui-mкme moteur; de la
sorte il possиde une certaine opйration par soi. Ce n'est pas seulement dans le mouvement
mais aussi dans la sensation que Platon attribuait а l'вme sensitive une
opйration propre. D'aprиs lui, le sentir est un certain mouvement de l'вme
sentante. Et de la sorte ainsi mue, elle mouvait le corps а sentir. En
consйquence voici sa dйfinition du sens: un mouvement de l'вme par le corps. Mais tout cela
est manifestement faux. En effet, sentir n'est pas mouvoir mais plutфt кtre mы:
l'animal passe de la puissance а l'acte de la sensation, grвce aux qualitйs
sensibles qui impressionnent les sens. Et l'on n'a pas le droit d'assimiler la
passivitй du sens а l'йgard de l'objet sensible а la passivitй de l'intellect а
l'йgard de l'intelligible, comme si le sentir pouvait кtre une opйration de
l'вme sans instrument corporel, а la maniиre de l'intellection: l'intellect
saisit les choses en faisant abstraction de la matiиre et des conditions
matйrielles, qui sont principes d'individuation; ce n'est pas le cas du sens.
Ceci ressort du fait que le sens atteint le particulier, l'intellect
l'universel. Ainsi donc les sens subissent l'influence des choses selon
qu'elles sont dans la matiиre; mais non pas l'intellect, qui reзoit cette
influence dans la mesure oщ les objets sont abstraits de la matiиre. La
passivitй de l'intellect exclut donc la matiиre corporelle; la passivitй du
sens, non. D'ailleurs les divers sens sont rйceptifs а l'йgard de diffйrentes
qualitйs sensibles: ainsi la vue а l'йgard des couleurs, l'ouпe а l'йgard des
sons. Or cette diversitй provient manifestement de la variйtй des dispositions
organiques: car l'organe de la vue doit кtre en puissance а l'йgard de toutes
les couleurs, l'organe de l'ouпe а l'йgard de tous les sons. Mais si cette
rйception s'effectuait sans organe corporel, la mкme puissance pourrait
accueillir tous les objets sensibles: car une vertu immatйrielle se prйsente de
la mкme maniиre, autant qu'il est en elle, а toutes ces sortes de qualitйs:
c'est pourquoi l'intellect, qui n'utilise pas d'organe corporel, connaоt tous
les sensibles. Par consйquent, l'on ne sent pas sans organe corporel. De plus le sens
est corrompu par l'excellence de son objet. Ce n'est pas le cas de l'intellect:
Celui qui comprend les vйritйs les plus йlevйes, n'en comprendra pas moins
les autres: il les comprendra davantage. Ainsi la passivitй du sens а
l'йgard du sensible est d'un autre genre que celle de l'intellect par rapport а
l'intelligible. La passivitй de l'intellect exclut l'organe corporel: la
passivitй du sens implique l'organe corporel, dont l'harmonie est dissoute par
l'excellence des objets sensibles. Quant а l'affirmation de Platon sur l'вme
qui se meut elle-mкme, elle semble certaine d'aprиs les apparences
corporelles. Car aucun corps ne semble mouvoir, s'il n'est mы. D'oщ Platon
concluait que tout кtre qui meut est lui-mкme mы. Et parce qu'on ne peut aller
а l'infini dans la voie des moteurs mus, il admettait que dans chaque ordre le
premier moteur se meut lui-mкme. Il s'ensuivrait que l'вme, premier moteur dans
les mouvements des animaux, est un кtre qui se meut lui-mкme. Mais la faussetй
de cette position est mise en lumiиre par deux arguments: 1. On a
dйjа dйmontrй que tout ce qui est mы par soi est un corps. Puisque l'вme n'est
pas un corps, elle ne saurait кtre mue qu'accidentellement. 2. L'кtre qui
meut, en tant que tel, est en acte; l'кtre mы, comme tel, est en puissance.
Rien ne peut sous le mкme point de vue кtre en acte et en puissance, mais il
faut, si un кtre se meut lui-mкme, qu'une de ses parties soit motrice et une
autre mue. Ainsi dit-on que l'animal se meut lui-mкme: l'вme meut, le corps est
mы. Cependant Platon n'admettait pas que l'вme fыt un corps. Sans doute, il
employait ce terme mouvement, qui appartient en propre aux corps, mais
il ne l'entendait pas du mouvement proprement dit; il prenait le mouvement
d'une maniиre plus gйnйrale pour toute opйration: en ce sens Aristote dit au
IIIe livre du De Anima: Sentir et comprendre sont de certains mouvements,
mais ainsi le mouvement n'est pas l'acte d'un кtre en puissance, c'est l'acte
d'un кtre parfait. Donc, lorsque Platon disait que l'вme se meut elle-mкme,
il voulait dire par lа qu'elle agit sans l'aide du corps, contrairement а ce
qui se passe dans les autres formes qui n'agissent pas sans la matiиre: ce
n'est pas, en effet, la chaleur qui chauffe sйparйment, c'est le corps chaud.
D'oщ il prйtendait conclure а l'immortalitй de toute вme motrice: puisque tout
ce qui a par soi l'opйration, peut aussi avoir par soi l'existence. Mais on a dйjа
montrй que l'opйration de l'вme animale qui est sentir, ne peut avoir
lieu sans le corps. Et la chose est encore plus йvidente en ce qui concerne
cette activitй qui consiste а dйsirer. Or toutes les activitйs qui
relиvent de l'appйtit sensitif s'accompagnent manifestement d'une certaine
modification corporelle: c'est pourquoi on les nomme passions de l'вme. D'oщ il suit que
le mouvoir lui-mкme n'est pas une opйration de l'вme sensitive sans
organe. Car l'вme animale ne meut que par le sens et l'appйtit. La vertu qui
est appelйe exйcutrice du mouvement, rend les membres obйissants au
commandement de l'appйtit: il s'agit donc de vertus qui parfont le corps en vue
de la motion, plutфt que de vertus rйellement motrices.
Il est donc йvident qu'aucune
opйration de l'вme animale ne peut avoir lieu sans le corps. D'oщ l'on peut
conclure d'une maniиre certaine que l'вme des bкtes pйrit avec le corps. 83: L'AME HUMAINE COMMENCE AVEC LE CORPS
Du
fait que les mкmes choses commencent d'exister et se trouvent avoir un terme de
leur acte d'кtre on pensera peut-кtre que l'вme humaine du fait qu'elle n'a pas
de fin dans l'acte d'кtre n'a pas en non plus de commencement dans l'exister, mais
qu'elle a toujours йtй. On peut, semble-t-il, prouver cette thиse par les
arguments suivants: 1. Ce qui ne cessera jamais d'exister, possиde
la vertu d'exister toujours. De ce qui a la vertu d'exister toujours, il n'est
jamais vrai de dire: Cela n'est pas: autant se prolonge la vertu
d'exister, autant la chose demeure dans l'кtre. Mais de tout ce qui commence
d'кtre, il est vrai de dire а un certain moment: Cela n'est pas. Par
consйquent, ce qui ne doit jamais cesser d'кtre, cela non plus n'a jamais commencй
d'кtre. 2. La vйritй des objets intelligibles, de mкme qu'elle est
incorruptible, de mкme autant qu'il est en elle, est йternelle: en effet, elle
est nйcessaire, et tout ce qui est nйcessaire est йternel, car ce qui est
nйcessairement, cela ne peut pas ne pas кtre. Or l'incorruptibilitй de la
vйritй intelligible sert а montrer l'incorruptibilitй ontologique de l'вme. Par
un argument semblable, l'йternitй de cette mкme vйritй peut prouver l'йternitй
de l'вme. 3. On doit appeler imparfaite une rйalitй а qui un grand nombre de ses
parties principales fait dйfaut. Or les principales parties de l'univers sont
certainement les substances intellectuelles, dans le genre desquelles, on l'a
montrй, se trouvent les вmes humaines. Si donc chaque jour autant d'вmes
humaines commencent а exister que d'hommes а naоtre, il est йvident que chaque
jour а l'univers de nombreuses parties sont ajoutйes, et que beaucoup d'autres
lui font dйfaut. Il s'ensuit donc que l'univers est imparfait. Ce qui est
impossible. 4. D'aucuns apportent ici l'autoritй de l'Йcriture Sainte et invoquent
le texte de la Genиse, I: Dieu le septiиme jour acheva l'_uvre qu'il
avait faite, et se reposa de tout le travail qu'il avait accompli. Or ce
repos est incompatible avec la crйation quotidienne de nouvelles вmes. Les вmes
humaines ne viennent donc pas prйsentement а l'existence, mais leur origine
remonte а la crйation du monde. Pour toutes ces raisons et d'autres
semblables, certains partisans de l'йternitй du monde ont attribuй а l'вme
humaine non seulement l'incorruptibilitй, mais l'йternitй. Les Platoniciens qui
admettaient l'immortalitй individuelle des вmes, pensaient qu'elles avaient
toujours existй et que par intervalles elles s'unissaient aux corps ou en
йtaient sйparйes, cette alternance йtant rйglйe par un cycle d'annйes. Les
philosophes qui n'attribuaient l'immortalitй qu'а une certaine rйalitй commune
а tous les hommes, et qui demeure aprиs leur mort, ont admis que cette rйalitй
n'eut pas de commencement: qu'il s'agisse du seul intellect agent, selon la
pensйe d'Alexandre; ou bien encore aussi de l'intellect possible, d'aprиs
Averroиs. Le langage d'Aristote semble favoriser cette maniиre de voir: en
effet, parlant de l'intellect au IIIe livre du De Anima, Il ne le dit
pas seulement incorruptible, mais encore perpйtuel. Certains
catholiques, imbus de platonisme, ont trouvй une voie moyenne. Puisque, selon
la foi chrйtienne, rien n'est йternel que Dieu seul, ils n'admirent pas
l'йternitй des вmes humaines, mais ils situиrent leur crйation а l'origine des
temps ou mieux avant la crйation du monde visible et cependant elles ne sont
liйes au corps que dans le temps. Parmi les Chrйtiens, c'est Origиne qui le
premier enseigna cette thиse, et plusieurs le suivirent par la suite. On trouve
mкme encore aujourd'hui cette opinion chez les hйrйtiques: les
Manichйens admettent mкme, avec Platon, l'йternitй des вmes, et ils croient
qu'elles passent d'un corps dans un autre. Mais on peut montrer facilement le mal
fondй de ces positions. L'unicitй de l'intellect (possible et agent) a dйjа йtй
rйfutйe. Nous n'avons donc а discuter ici que les opinions qui admettent la
pluralitй des вmes humaines mais leur attribuent une existence antйrieure aux
corps, soit de toute йternitй, soit а partir de la crйation du monde. Voici une
sйrie d'arguments qui manifestent la faussetй de semblable thиse: 1. On l'a dйjа
vu, l'вme s'unit au corps comme sa forme et son acte. L'acte prйcиde
naturellement la puissance, et pourtant, dans un seul et mкme sujet, il lui est
postйrieur dans le temps: car un кtre se meut de la puissance а l'acte. La
semence, qui est vivante en puissance, prйcиde donc l'вme qui est l'acte de la
vie. 2.
Pour chaque forme l'union а sa propre matiиre est naturelle: autrement le
composй de matiиre et de forme serait йtranger а la nature. Or une rйalitй
possиde des attributs qui lui conviennent selon sa nature avant de possйder
ceux qui sont extrinsиques а cette nature: en effet, ce qui convient ainsi
d'une maniиre extrinsиque est de l'accidentel; mais ce qui convient d'aprиs la
nature convient par soi; mais ce qui est accidentel, vient toujours aprиs ce
qui est par soi. Pour l'вme donc la convenance de l'union au corps passe
avant celle de la sйparation. L'вme n'a donc pas йtй crййe avant le corps qui
lui est uni. 3. Toute partie sйparйe de son tout est imparfaite. Mais l'вme, on l'a
montrй, est la forme, donc une partie de l'espиce humaine. Par consйquent,
c'est une imperfection pour elle d'exister par soi en dehors du corps. Or le
parfait prйcиde l'imparfait dans l'ordre naturel. Il ne convient donc pas а
l'ordre de la nature que l'вme eыt йtй crййe en dehors du corps avant de lui
кtre unie. 4. Si les вmes ont йtй crййes sans les corps, il faut chercher comment
elles leur ont йtй unies. Ou ce fut par violence, ou ce fut naturellement. Si
c'est par violence: tout ce qui est violent est contre nature: l'union de l'вme
au corps est donc contre nature. Donc l'homme, qui en rйsulte, est un composй
contre nature. Ce qui est йvidemment faux. De plus, les substances intellectuelles
sont d'un ordre plus йlevй que les corps cйlestes. Dans les corps cйlestes ne
se trouvent ni violence ni contrariйtй. Beaucoup moins, par consйquent, dans
les substances intellectuelles. Que si l'union des вmes au corps est
naturelle, c'est donc naturellement qu'au moment de leur crйation les вmes ont
dйsirй d'кtre unies aux corps. Or l'appйtit naturel se porte immйdiatement а
son acte, а moins d'en кtre empкchй, comme on le voit dans le mouvement des
corps lourds et lйgers: car la nature agit toujours de mкme maniиre. Dиs le
principe de leur crйation, les вmes eussent donc йtй unies aux corps, а moins
d'un empкchement. Mais tout ce qui empкche l'exйcution d'un mouvement naturel,
est agent de violence. C'est donc la violence qui eыt pendant un certain temps
sйparй les вmes des corps. Conclusion inacceptable. D'une part, dans ces
substances la violence ne peut trouver place, on l'a vu. D'autre part, le fait
de violence - comme le fait contre nature - йtant d'ordre accidentel ne peut
prйcйder ce qui est conforme а la nature, et ne peut ainsi affecter toute
l'espиce. 5. Puisque chaque кtre dйsire naturellement sa perfection, c'est а la
matiиre qu'il convient de dйsirer la forme, et non inversement. Mais l'вme se
rapporte au corps comme la forme а la matiиre ainsi qu'on l'a montrй plus haut.
L'union de l'вme au corps ne se fait donc pas par l'appйtit de l'вme, mais
plutфt par l'appйtit du corps. On dira peut-кtre que les deux йtats sont naturels а
l'вme, а savoir l'йtat d'union avec le corps et celui de sйparation, selon la
diversitй des temps. Mais c'est lа une impossibilitй. En effet, les
caractйristiques qui varient naturellement autour d'un sujet sont des accidents:
ainsi la jeunesse et la vieillesse. Si donc, il y a naturellement cette
variation dans l'вme et le corps entre les йtats d'union et de sйparation,
c'est un accident pour l'вme d'кtre unie au corps. Et ainsi l'homme, rйsultat
de cette union, ne sera pas un кtre par soi, mais par accident. 6. Toute rйalitй
qu'affecte une modification quelconque en raison de la diversitй des temps, est
soumise au mouvement du ciel, que suit tout le cours du temps. Mais les
substances intellectuelles et incorporelles, parmi lesquelles il faut compter
les вmes sйparйes, dйpassent tout l'ordre des corps. Donc elles ne sauraient
кtre soumises aux mouvements cйlestes. Par consйquent, il est impossible que
selon les diffйrents temps, elles soient naturellement tantфt unies et tantфt
sйparйes, ou bien que naturellement elles dйsirent tantфt ceci, tantфt cela. Et si l'on dit
qu'elles ne sont unies au corps ni par violence ni par nature, mais par volontй
spontanйe: cette position ne peut tenir. Nul en effet ne souhaite un йtat
infйrieur au sien, sinon par dйception. Or l'вme sйparйe se trouve dans un йtat
plus йlevй que celui de l'union au corps: surtout dans la doctrine
platonicienne, d'aprиs laquelle cette union fait oublier а l'вme son savoir
antйrieur et la dйtourne de la pure contemplation de la vйritй. L'union
volontaire de l'вme au corps ne peut donc кtre que le rйsultat d'une dйception.
Mais il ne saurait y avoir en elle aucune cause de dйception: puisqu'ils
admettent qu'elle possиde toute science. Et l'on ne pourrait allйguer que le
jugement issu de la science universelle s'est trouvй, dans le domaine des
options particuliиres, perverti par les passions, ainsi qu'il arrive dans le
pйchй d'incontinence: car ces sortes de passions impliquent une modification
corporelle; on ne saurait les trouver dans l'вme sйparйe. Par consйquent, si
l'вme existait avant le corps, elle ne s'unirait pas а lui par sa propre
volontй. 7. Tout effet provenant du concours de deux volontйs non ordonnйes entre
elles, est un effet de hasard: c'est le cas de celui qui, voulant faire un
achat, rencontre inopinйment au marchй un crйancier. Mais la volontй propre du
gйnйrateur, d'oщ dйpend la gйnйration du corps, n'est pas en rapport
d'ordonnance avec la volontй de l'вme sйparйe dйsirant l'union а un corps.
Puisque sans l'une et l'autre volontй cette union ne peut se faire, c'est donc
qu'elle est due au hasard. Et ainsi la gйnйration de l'homme ne vient pas de la
nature, mais du hasard. Consйquence йvidemment fausse: puisqu'il s'agit d'un
fait qui arrive ordinairement. Mais on attribuera peut-кtre cette union de l'вme au
corps, non а la nature, non а la volontй propre de l'вme, mais а une ordination
divine: cette hypothиse ne semble pas recevable, si l'on admet que les вmes ont
йtй crййes avant les corps. En effet, Dieu a instituй chaque chose selon le
mode qui convient а sa nature. Aussi au premier chapitre de la Genиse est-il
йcrit de chaque crйature: Dieu voyant que c'йtait bon, et de toutes
ensemble: Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et c'йtait trиs bon. Si
donc il a crйй les вmes sйparйes des corps, il faut dire que cette maniиre
d'кtre est celle qui convient le mieux а leur nature. Or, il n'appartient pas
au plan de la Bontй divine de rйduire les кtres а un йtat infйrieur, mais
plutфt de les promouvoir а un niveau supйrieur. L'union de l'вme au corps n'eыt
donc pas йtй le fait d'une ordination divine. 8. Il n'appartient pas а l'ordre de la
divine Sagesse d'ennoblir les кtres infйrieurs au dйtriment des supйrieurs. Au
dernier degrй des rйalitйs sont les corps sujets а la gйnйration et а la
corruption. Il n'eыt donc pas convenu а l'ordre de la divine Sagesse, pour
enrichir les corps humains, de leur unir des вmes prйexistantes: puisque cela
n'aurait pu se faire qu'au dйtriment de celles-ci, comme les considйrations
prйcйdentes le montrent bien. Origиne a vu cette difficultй. Aussi aprиs avoir
admis la crйation des вmes humaines dиs l'origine du monde, a-t-il attribuй
l'union de l'вme avec le corps а une ordination divine, mais de caractиre
pйnal. Il pensait que les вmes avaient pйchй avant d'кtre dans les corps; et
d'aprиs la gravitй plus ou moins grande de ce pйchй, elles auraient йtй
enfermйes dans des corps plus ou moins nobles, qui leur tiendraient lieu de
prisons. Position encore intenable. La peine s'oppose au bien de la nature, et
c'est pourquoi on l'appelle un mal. Si donc l'union de l'вme et du corps a un
caractиre pйnal, elle n'est pas un bien de nature. Ce qui est impossible: car
elle est voulue par la nature; elle est le terme mкme de la gйnйration
naturelle. Et de plus il s'ensuivrait que d'кtre homme ne serait pas bon selon
la nature: alors qu'au premier chapitre de la Genиse, il est dit, aprиs
la crйation de l'homme: Dieu vit tout ce qu'Il avait fait, et c'йtait trиs
bon. 9. Du mal ne sort pas le bien, sinon accidentellement. Si donc а cause
du pйchй de l'вme sйparйe, il a йtй йtabli que celle-ci serait unie au corps,
comme cette union est un bien, cela serait accidentel. La production de l'homme
est due au hasard. Ce qui dйroge а la divine Sagesse, dont il est йcrit, Sagesse,
XI, 21: Elle a tout instituй en nombre, poids et mesure. 10. Cette thиse
s'oppose aussi manifestement а la doctrine de l'Apфtre. Nous lisons, en effet,
dans l'Epоtre aux Romains, IX, 11, 12, а propos de Jacob et d'Esaь: Lorsqu'ils
n'йtaient pas encore nйs, et qu'ils n'avaient encore rien fait de bon ni de
mauvais, il a йtй dit que le plus grand servirait le plus petit. Avant que
cette parole n'eыt йtй prononcйe, leurs вmes n'avaient donc commis aucun pйchй:
et cependant cela fut dit aprиs leur conception, comme il ressort du texte de
la Genиse XXV, 23. Plusieurs des considйrations faites plus haut, au
sujet de la distinction des choses а l'encontre des thйories d'Origиne,
pourraient trouver place ici. Sans nous y arrкter, continuons notre exposй. 11. Il faut
choisir: ou bien l'вme humaine a besoin de sens, ou bien non. Toute notre
expйrience semble attester а l'йvidence que nous avons besoin de sens: celui
qui est privй d'un sens, est privй aussi de la science des objets sensibles qui
sont connus par ce sens; ainsi l'aveugle-nй n'a aucune science ni aucune idйe
au sujet des couleurs. Aussi bien si les sens n'йtaient pas nйcessaires а l'вme
humaine pour qu'elle puisse comprendre, la connaissance sensible ne serait pas
dans l'homme ordonnйe а la connaissance intellectuelle. L'expйrience nous
enseigne le contraire: les impressions sensorielles causent en nous les
souvenirs; par ces souvenirs nous acquйrons l'expйrience des choses, qui nous
permet de nous йlever а la comprйhension des principes universels des sciences
et des arts. Si donc l'вme humaine a besoin des sens pour comprendre, comme la
nature ne fait jamais dйfaut en ce qui est nйcessaire pour l'accomplissement
des opйrations propres aux кtres, - ainsi aux animaux pourvus d'une вme
sensible et motrice, elle donne les organes appropriйs du sens et du mouvement,
- cette вme humaine n'eыt pas йtй instituйe sans ces aides sensoriels dont elle
a besoin. Mais les sens n'agissent pas sans organes corporels, nous l'avons vu.
L'вme humaine n'a donc pas йtй instituйe sans organes corporels. Que si l'вme
humaine n'a pas besoin de sens pour comprendre, et si а cause de cela on dit
qu'elle a йtй crййe en dehors du corps, il faut admettre alors qu'avant son
union а celui-ci, elle comprenait par elle-mкme les vйritйs de toutes les
sciences. Les Platoniciens l'ont accordй. Pour eux les Idйes, formes
intelligibles des choses, sйparйes d'elles, d'aprиs la thйorie de Platon, sont
la cause de la science: ainsi l'вme sйparйe, libre de tout empкchement,
jouissait d'une connaissance plйniиre de toutes les sciences. Il faut donc dire
que lorsque l'вme est unie au corps, son ignorance s'explique par l'oubli de la
science antйrieure. Les Platoniciens le reconnaissent aussi. De cet oubli, ils
voient le signe dans le fait que tout homme, si ignorant soit-il, interrogй
avec ordre au sujet des matiиres dont traitent les sciences, fait des rйponses
justes; de mкme que si а une personne qui a oubliй ce qu'elle savait
auparavant, on propose mйthodiquement l'une aprиs l'autre ces choses oubliйes,
on les ressuscite dans sa mйmoire. La consйquence en йtait qu'apprendre
n'est pas autre chose que se souvenir. La conclusion qui dйcoule nйcessairement
de cette thиse, c'est que l'union de l'вme et du corps fait obstacle а
l'intelligence. Or, la nature n'ajoute а aucune rйalitй un йlйment susceptible
d'empкcher son opйration propre: elle fournit plutфt ce qui facilite cette
opйration. L'union de l'вme et du corps ne sera donc pas naturelle. Ainsi
l'homme ne sera pas chose naturelle, et sa gйnйration ne sera pas naturelle.
Toutes consйquences йvidemment fausses. 12. La fin derniиre d'une chose est ce а
quoi cette chose s'efforce de parvenir par ses opйrations. Mais par toutes ses
opйrations ordonnйes et droites l'homme s'efforce de parvenir а la
contemplation de la vйritй: car les opйrations des vertus actives sont de certaines
prйparations et dispositions aux vertus contemplatives. Par consйquent, la fin
de l'homme est de parvenir а la contemplation de la vйritй. C'est donc pour
cela que l'вme est unie au corps: ce qui constitue l'homme. Le fait de l'union
au corps ne cause donc pas la perte de la science que l'вme possйdait, mais
plutфt cette union a pour but l'acquisition de la science. 13. Si l'on
interroge un homme ignorant au sujet de matiиres scientifiques, il ne rйpondra
juste qu'en ce qui regarde les principes universels, que nul n'ignore, mais qui
sont par tous de mкme maniиre et naturellement connus. Par la suite, interrogй
mйthodiquement, il donnera des rйponses exactes au sujet des vйritйs proches
des principes, а la lumiиre de ces mкmes principes; et ainsi de suite, jusqu'а
ce qu'il soit en mesure d'appliquer la vertu des premiers principes aux points
sur lesquels prйcisйment on l'interroge. D'oщ il apparaоt manifestement que par
les principes premiers, en celui qui est interrogй, est causйe une science nouvelle.
Il ne s'agit donc pas de rйminiscence d'une connaissance antйrieure. 14. Si la
connaissance des conclusions йtait naturelle а l'вme comme celle des principes,
tous les hommes seraient du mкme avis au sujet des conclusions comme au sujet
des principes: car ce qui est naturel, est identique chez tous. Or tous ne sont
pas du mкme avis au sujet des conclusions, mais seulement au sujet des
principes. Il est donc йvident que la connaissance des principes nous est
naturelle, non celle des conclusions. Mais ce qui ne nous est pas naturel, nous
l'acquйrons par ce qui est naturel: de mкme que dans les travaux extйrieurs,
nous fabriquons avec nos mains tous les outils artificiels. Ainsi donc nous
n'avons en nous la science des conclusions que parce que nous l'avons puisйe
dans les principes. 15. La nature est toujours orientйe dans une
direction unique. Une seule puissance ne saurait avoir naturellement qu'un seul
objet: ainsi la vue, la couleur et l'ouпe, le son. Donc puisque l'intellect est
une puissance unique, son unique objet naturel sera ce dont par soi et
naturellement il a connaissance. Or cet objet doit кtre ce qui implique toutes
les choses comprises par l'intellect: ainsi la couleur englobe toutes les
couleurs, qui sont visibles par soi. Cet objet de l'intellect, ce n'est pas
autre chose que l'existant. Donc naturellement notre intellect connaоt
l'existant et ce qui appartient par soi а l'existant en tant que tel; en cette
connaissance est fondйe la notion des premiers principes, comme le principe de
non-contradiction et les autres du mкme genre. Voilа les seuls principes que
notre intellect connaisse naturellement; il connaоt par eux les conclusions: de
mкme que par la couleur la vue connaоt tant les sensibles communs que les
sensibles par accident. 16. L'objet que nous acquйrons par les sens n'a pas
йtй en notre вme avant son union au corps. Or la connaissance des principes
eux-mкmes est causйe en nous а partir des objets sensibles: si nous n'avions
pas perзu sensiblement un tout quelconque, nous ne pourrions comprendre que le tout
est plus grand que sa partie; de mкme que l'aveugle-nй ne perзoit rien des
couleurs. Donc mкme la connaissance des principes ne se trouvait pas dans l'вme
avant son union au corps. Beaucoup moins, par consйquent, la connaissance du
reste. La raison que Platon donne n'est donc pas solide, d'aprиs laquelle l'вme
existait avant son union au corps. 17. Si toutes les вmes ont prйexistй а
leurs corps, il semble en rйsulter que la mкme вme selon la diversitй des temps
s'est trouvйe unie а diffйrents corps: claire consйquence de la thиse de
l'йternitй du monde. Si, en effet, la gйnйration des hommes est йternelle, une
infinitй de corps humains ont dы passer par la gйnйration et la corruption а
travers tout le cours du temps. Il faudra donc dire qu'une infinitй d'вmes ont
prйexistй, si chaque вme est unie а chaque corps; ou bien il faudra dire, si le
nombre des вmes est fini, que les mкmes s'unissent tantфt а tels corps, tantфt
а tels autres. La mкme consйquence paraоt s'ensuivre si l'on admet la
prйexistence des вmes sans la gйnйration йternelle. Bien qu'on admette en effet
que la gйnйration humaine n'a pas toujours existй, cependant il n'est pas
douteux que naturellement parlant elle ne puisse durer indйfiniment: chaque
individu est constituй de telle sorte en effet que, а moins d'un empкchement
accidentel, de mкme qu'il a йtй engendrй, ainsi peut-il engendrer а son tour.
Mais cela est impossible si, le nombre des вmes existantes йtant fini, une
seule вme ne peut s'unir а plusieurs corps. Aussi certains partisans de la
prйexistence des вmes supposent-ils qu'elles passent d'un corps dans un autre.
Mais cela est impossible. On ne peut donc admettre la prйexistence des вmes. Voici comme l'on
dйmontre l'impossibilitй de l'union d'une seule вme а diffйrents corps. Les
вmes humaines ne diffиrent pas entre elles spйcifiquement, mais numйriquement:
autrement les hommes appartiendraient а diffйrentes espиces. Mais le principe
de la diffйrence numйrique est d'ordre matйriel. Il faut donc chercher l'origine
de la diversitй des вmes humaines du cфtй de la matiиre. Non pas toutefois de
telle sorte que la matiиre fasse partie de l'вme elle-mкme; on a dйjа montrй
que notre вme est une substance intellectuelle et qu'aucune substance semblable
ne comporte de matiиre. Reste donc que l'ordre aux diverses portions de la
matiиre auxquelles les вmes sont unies, dйtermine la diversitй et la pluralitй
des вmes, ainsi que dйjа nous l'avons exposй. Si donc il y a diffйrents corps,
il est nйcessaire que diffйrentes вmes leur soient unies, une seule вme ne
saurait s'unir а plusieurs corps. 18. On a vu plus haut que l'вme
s'unit au corps а titre de forme. Or les formes doivent кtre proportionnйes а
leurs matiиres propres: puisque leurs rapports mutuels sont des rapports de puissance
et d'acte; l'acte propre rйpond а sa propre puissance. Une mкme вme ne saurait
donc s'unir а plusieurs corps. 19. La vertu du moteur doit кtre proportionnйe а
celle de son mobile; en effet, n'importe quelle vertu ne meut pas n'importe
quel mobile; mкme si l'вme n'йtait pas la forme du corps, on ne pourrait tout
de mкme pas dire qu'elle n'est pas son moteur: nous distinguons en effet
l'animй de l'inanimй par le sens et le mouvement. La diversitй des corps doit
donc entraоner la diversitй des вmes. 20. Lа oщ il y a gйnйration et corruption,
il est impossible de reproduire par la gйnйration quelque chose de
numйriquement identique: puisque gйnйration et corruption sont des mouvements
vers la substance, dans les кtres qui en sont les sujets la substance ne
demeure pas la mкme, comme elle le fait dans le mouvement local. Mais si une
seule вme s'unit successivement а diffйrents corps engendrйs, c'est le mкme
homme, numйriquement identique, que la gйnйration reproduira. C'est une
consйquence nйcessaire de la thйorie platonicienne, d'aprиs laquelle l'homme est
une вme revкtue d'un corps. Consйquence nйcessaire aussi de tout le reste:
puisque l'unitй de la chose suit la forme, comme l'кtre, il faut que ces choses
ne fassent numйriquement qu'un, dont la forme est numйriquement une. Il n'est
donc pas possible qu'une seule вme s'unisse а diffйrents corps. D'oщ il suit
que les вmes n'ont pas prйexistй aux corps. Cette vйritй concorde avec l'enseignement
de la foi catholique. Le Psalmiste dit en effet: Dieu qui a formй sйparйment
leurs c_urs. Dieu a crйй sйparйment pour chacun de nous son вme
individuelle, Il ne les a pas crййes toutes ensemble, et Il n'a pas introduit
la mкme вme dans diffйrents corps. C'est pourquoi nous lisons dans le livre Des
Dogmes Ecclйsiastiques: Nous disons que les вmes humaines n'ont pas йtй crййes
dиs l'origine avec les autres natures intellectuelles, et qu'elles n'ont pas
йtй crййes toutes ensemble, comme Origиne l'imagine. 84: SOLUTION DES ARGUMENTS EN FAVEUR DE LA PRЙEXISTENCE DES AMES
Il est
facile de rйsoudre les arguments par lesquels on prйtend prouver l'йternitй ou
du moins la prйexistence des вmes: 1. Au premier de ces arguments, il faut
accorder que l'вme possиde la vertu d'exister toujours: mais rappelons-nous que
la vertu ou la puissance d'une chose ne s'йtend pas а ce qui fut, mais а ce qui
est ou sera; en ce qui regarde le passй, la possibilitй n'a plus cours. Du fait
que l'вme possиde la vertu d'кtre toujours, on ne saurait conclure qu'elle a
toujours йtй, mais qu'elle sera toujours. De plus, une vertu ne produit son effet
qu'а condition d'exister dйjа. Bien que l'вme possиde la vertu d'кtre toujours,
on ne peut pourtant conclure а cette perpйtuitй d'existence qu'aprиs que l'вme
a reзu cette vertu. Et si l'on suppose qu'elle l'a eue de toute йternitй, on
commet une pйtition de principe; en admettant d'avance que l'вme a existй de
toute йternitй. 2. Pour ce qui est de l'йternitй de la vйritй
comprise par l'вme, il faut considйrer que l'йternitй de la vйritй comprise
peut s'entendre d'une double faзon: a) Quant а ce qui est compris; b) Quant а ce par
quoi l'on comprend. Si la vйritй comprise est йternelle quant а ce qui est
compris, il s'ensuivra l'йternitй de l'objet ainsi compris, mais non celle du
sujet qui comprend. Mais si la vйritй comprise йtait йternelle quant а ce par
quoi l'on comprend, il s'ensuivrait que l'вme qui comprend est йternelle. Or la
vйritй que nous comprenons n'est pas йternelle de cette seconde maniиre, mais
de la premiиre: nous avons dйjа vu, en effet, que les espиces intelligibles,
par lesquelles notre вme comprend la vйritй, nous arrivent а un moment donnй
des images, grвce а l'intellect agent. On n'en peut conclure а l'йternitй de
l'вme, mais au fondement йternel des vйritйs que l'вme comprend: elles sont fondйes
en la vйritй premiиre, comme dans la cause universelle qui contient toute
vйritй. A cet objet йternel l'вme se rapporte, non comme un sujet а sa forme,
mais comme une chose а sa fin propre: car le vrai est le bien de l'intellect et
sa fin. Or de la fin nous pouvons tirer argument quant а la durйe de la chose,
de mкme que du commencement d'une chose, nous pouvons argumenter par la cause
efficiente: car ce qui est ordonnй а une fin йternelle, doit кtre capable d'une
perpйtuelle durйe. On peut donc prouver par l'йternitй de la vйritй
intelligible l'immortalitй de l'вme, mais non pas son йternitй. On ne saurait
non plus prouver cette йternitй par l'йternitй de sa cause: nous l'avons vu
pour la question de l'йternitй des crйatures. 3. La troisiиme objection, tirйe de la
perfection de l'univers, n'est pas plus concluante. En effet, la perfection de
l'univers doit кtre envisagйe du point de vue des espиces, non des individus:
puisque l'univers bйnйficie continuellement de l'addition d'une multitude
d'individus appartenant aux espиces dйjа existantes. Or la distinction entre
les вmes humaines n'est pas spйcifique mais seulement numйrique, comme on l'a
prouvй. A la perfection de l'univers ne rйpugne donc pas la crйation de
nouvelles вmes. 4. Par oщ l'on voit la rйponse а la quatriиme
objection. Il est dit en mкme temps, au premier chapitre de la Genиse,
que Dieu acheva ses _uvres et que Dieu se reposa de toute l'_uvre
qu'Il avait accomplie. Ainsi donc, de mкme que la consommation ou la
perfection des crйatures est envisagйe en fonction des espиces et non des
individus, ainsi le repos de Dieu consiste а cesser de crйer des espиces
nouvelles, et non а cesser de crйer des individus nouveaux appartenant а des
espиces prйexistantes. Et puisque toutes les вmes humaines sont d'une seule
espиce, comme tous les hommes, il ne rйpugne pas au repos en question que Dieu
crйe chaque jour de nouvelles вmes. Notons d'ailleurs qu'Aristote n'a jamais
dit que l'intellect humain est йternel: йpithиte qu'il applique
ordinairement aux кtres qui, d'aprиs lui, ont toujours existй. Mais il dit que
cet intellect est perpйtuel: expression qui peut s'appliquer aux кtres
qui seront toujours, mкme s'ils n'ont pas toujours йtй. Aussi, au XIe livre de
la Mйtaphysique, lorsqu'il excepte l'вme intellective de la condition
des autres formes, il ne dit pas que cette forme fut avant la matiиre, ce que
Platon enseignait au sujet des Idйes, et le sujet traitй semblait amener
pareille affirmation au sujet de l'вme: mais il dit qu'elle demeure aprиs le
corps. 85: L'AME N'EST PAS DE LA SUBSTANCE DE DIEU
Tout
cela manifeste йgalement que l'вme n'est pas de la substance de Dieu. 1. On a prouvй
plus haut, en effet, que la substance divine est йternelle, et qu'il n'est en
elle aucun commencement: mais les вmes humaines n'ont pas existй avant les
corps, ainsi qu'on l'a montrй. L'вme ne peut donc pas кtre de la Substance divine. 2. On a montrй
que Dieu ne saurait кtre la forme d'aucune chose. Or l'вme humaine est forme du
corps, nous l'avons vu. Elle n'est donc pas de la substance divine. 3. Tout ce dont
quelque chose est fait, est en puissance par rapport а ce qui est ainsi fait.
Mais la substance de Dieu n'est pas en puissance par rapport а quoi que ce soit:
puisqu'elle est acte pur, comme on l'a montrй. Il est donc impossible que de la
substance de Dieu l'вme soit faite, non plus qu'aucune autre chose. 4. Ce dont
quelque chose est fait, change en quelque maniиre. Mais Dieu est absolument
immobile, ainsi qu'on l'a prouvй plus haut: Il est donc impossible que de Lui quelque
chose puisse кtre fait. 5. Dans l'вme apparaоt manifestement la variation
selon la science, la vertu et leurs contraires. Mais Dieu йchappe а toute
variation, soit essentielle, soit accidentelle. L'вme ne peut donc pas кtre de
la substance divine. 6. On a montrй plus haut que Dieu est acte pur,
exempt de toute potentialitй. Mais dans l'вme humaine se trouvent et la
puissance et l'acte: il y a en elle l'intellect possible qui est puissance par
rapport а tous les intelligibles, et l'intellect agent, comme on l'a vu plus
haut. L'вme humaine n'est donc pas de la nature divine.
7. Comme la substance divine
ne comporte absolument aucune partie, l'вme humaine ne peut кtre quelque chose
de cette substance, si elle n'est pas toute cette substance. Or il est impossible
que la substance divine ne soit pas une, nous l'avons dйmontrй. Consйquence
logique: tous les hommes auraient une вme unique quant а l'intellect. Mais nous
avons prouvй la faussetй de cette hypothиse. L'вme humaine n'est donc pas de
nature divine. Or cette opinion (sur l'origine et la nature de
l'вme) semble provenir d'une triple source: a) Certains ont supposй qu'aucune substance n'est
incorporelle. En consйquence, ils appelaient Dieu le plus noble des corps; pour
eux Dieu c'йtait l'air, ou le feu, ou quelque autre corps qu'ils considйraient
comme principe, et ils prйtendaient que l'вme est de la nature de ce corps: en
effet tous ils attribuaient а l'вme ce qu'ils admettaient comme principe, ainsi
qu'Aristote le rapporte au 1er livre De l'Ame. Et par consйquent l'вme
йtait d'une substance divine. Telle est la souche de la doctrine de Mani qui
faisait de Dieu une sorte de lumiиre corporelle rйpandue а travers l'espace
infini et dont l'вme humaine йtait une parcelle. Nous avons dйjа rйfutй cette thиse en
dйmontrant d'une part que Dieu n'est point un corps, et d'autre part que l'вme
humaine n'en est pas un, non plus qu'aucune substance intellectuelle. b) D'autres ont admis l'unitй de l'intellect
pour toute l'espиce humaine, soit du seul intellect agent, soit de l'intellect
agent et de l'intellect possible а la fois. Nous avons dйjа vu cette thиse. Et
comme les Anciens appelaient Dieu toute substance sйparйe il s'ensuivait que
l'вme humaine, autrement dit l'intellect par lequel nous comprenons, йtait d'une
nature divine. Par suite certains chrйtiens de notre temps, admettant un
intellect agent sйparй, ont dit expressйment que l'intellect agent est Dieu. Mais cette
doctrine de l'unitй de l'intellect humain a dйjа йtй rйfutйe plus haut. c) Cette opinion (sur la nature divine de
l'вme) a pu naоtre aussi de la similitude mкme qui existe entre notre вme et
Dieu. En effet, l'acte intellectuel, que l'on considиre comme йminemment propre
а Dieu, ne saurait convenir а aucune substance dans le monde infйrieur, sinon а
l'homme, en raison de son вme. Ainsi a-t-on pu кtre amenй а penser que l'вme
appartient а la nature divine. Et cela particuliиrement chez des hommes
convaincus de l'immortalitй de l'вme. La Genиse, I, elle-mкme semble incliner l'esprit dans ce sens.
Aprиs les paroles: Faisons l'homme а notre image et ressemblance, nous
lisons: Dieu forma l'homme du limon de la terre, et Il souffla sur sa face
un souffle de vie. D'oщ certains ont prйtendu conclure а la nature divine
de l'вme. Car celui qui souffle sur la face d'un autre, communique а cet autre
exactement ce qu'il avait en lui-mкme. Et ainsi l'Йcriture semble insinuer que
Dieu a mis dans l'homme quelque chose de divin pour le vivifier. Mais la
similitude en question ne montre pas que l'homme soit quelque chose de la
substance divine: en effet, l'intellection humaine est sujette а bien des
dйficiences, ce qui ne saurait se dire de Dieu. Par consйquent cette similitude
vise а indiquer une certaine image imparfaite plutфt qu'une consubstantialitй
quelconque. Ce que l'Ecriture insinue par cette expression: l'homme fait а
l'image de Dieu. Donc le souffle dont on a parlй plus haut marque un influx
vital de Dieu dans l'homme selon une certaine similitude, non selon l'unitй de
substance. C'est pourquoi il est dit que le souffle de vie a йtй soufflй
sur la face: puisque cette partie du corps est le siиge de plusieurs
organes des sens, c'est en la face que la vie apparaоt avec la plus grande
йvidence. Ainsi donc on dit que Dieu a soufflй sur la face de l'homme le souffle
de vie, parce qu'Il a donnй l'esprit de vie а l'homme, sans le tirer de sa
propre substance. Car celui qui souffle corporellement sur la face d'un autre -
point de dйpart, semble-t-il, de la mйtaphore (biblique) - envoie de l'air sur
cette face, et ne communique pas une partie quelconque de sa propre substance. 86: L'AME HUMAINE N'EST PAS COMMUNIQUЙE AVEC LA SEMENCE
A
partir des considйrations prйcйdentes, on peut montrer que l'вme humaine n'est
pas communiquйe avec la semence, par suite de l'union des sexes. 1. Quand les
objets d'un principe d'action ne peuvent se produire sans le corps, ce principe
d'action ne peut non plus commencer sans le corps: une chose en effet a l'кtre
comme elle opиre, puisque chaque chose opиre en tant qu'кtre. Inversement, les кtres
dont les opйrations sont indйpendantes du corps ne sauraient кtre le produit de
la gйnйration corporelle. Or l'opйration des вmes vйgйtatives et sensitives ne
peut avoir lieu sans le corps, nous l'avons vu. Mais l'opйration de l'вme
intellective ne se fait pas par un organe corporel, on l'a dйmontrй. Donc l'вme
vйgйtative et sensitive est le produit de la gйnйration corporelle: mais non
point l'вme intellective. Or la communication de la semence est ordonnйe а la
gйnйration du corps. Par consйquent l'вme vйgйtative et l'вme sensitive
commencent leur existence par communication de la semence, mais non l'вme
intellective. 2. Si l'вme humaine commenзait son existence par communication de la
semence, cela ne pourrait avoir lieu que de deux maniиres: a) ou bien
elle se trouverait en acte dans la semence; elle serait alors sйparйe comme
accidentellement de l'вme du gйnйrateur, ainsi que la semence est sйparйe du
corps: cas analogue а celui des animaux annelйs qui survivent а leur propre
division. En ces animaux l'вme est actuellement unique, et multiple en
puissance; et quand le corps d'un tel animal est divisй, dans chaque partie
vivante l'вme commence d'exister en acte. b) ou bien encore, il faudrait
admettre dans la semence une vertu productrice de l'вme intellective; et de la
sorte l'вme intellective se trouverait dans la semence virtuellement, mais non
actuellement. La premiиre de ces hypothиses est impossible pour une double raison: 1°
L'вme intellective йtant de toutes la plus parfaite et dotйe de la plus grande
vertu, le corps qu'elle a pour mission propre de parfaire est un organisme
d'une grande complexitй, susceptible d'accomplir des opйrations multiples. Dans
ces conditions, cette вme ne saurait se trouver en acte dans la semence sйparйe
du gйnйrateur: mкme les вmes des animaux parfaits ne se multiplient pas ainsi
par division, ainsi qu'il arrive chez les animaux annelйs. 2° Comme
l'intellect, qui est la puissance propre et principale de l'вme intellective,
n'est l'acte d'aucune partie du corps, il ne saurait кtre divisй
accidentellement d'aprиs la division du corps. Et pas davantage l'вme
intellective. La seconde hypothиse n'est pas plus recevable. Car la vertu active, qui
rйside dans la semence, travaille а la gйnйration de l'animal en transformant le
corps: une vertu qui est dans la matiиre ne saurait agir autrement. Mais toute
forme qui commence а кtre par transmutation de la matiиre, possиde un кtre
dйpendant de la matiиre: la transmutation de la matiиre la fait passer de la
puissance а l'acte, et aboutit ainsi а poser la matiиre actuellement dans
l'кtre, ce qu'elle doit а son union avec la forme. Donc si c'est ainsi que
commence l'кtre d'une forme pure et simple, cette forme n'aura d'кtre qu'en
tant qu'unie а la matiиre, son existence dйpendra de la matiиre. Si donc l'вme
humaine est produite par la vertu active de la semence, il s'ensuit qu'elle
dйpend ontologiquement de la matiиre, comme les autres formes matйrielles. Mais
nous avons plus haut dйmontrй le contraire. Par consйquent d'aucune maniиre
l'вme intellective n'est amenйe а l'кtre par communication de la semence. 3. Toute forme
qui est amenйe а l'кtre par transmutation matйrielle, est une forme tirйe de la
puissance de la matiиre: la transmutation matйrielle consiste en effet dans ce
passage de la puissance а l'acte. Mais l'вme intellective ne saurait кtre tirйe
de la puissance de la matiиre: on a dйjа vu plus haut que cette mкme вme
intellective excиde tout le pouvoir de la matiиre, puisqu'elle exerce une
activitй immatйrielle ainsi que nous l'avons montrй. L'вme intellective n'est
donc pas amenйe а l'кtre par transmutation matйrielle. Elle n'a donc pas pour
cause l'activitй de la vertu qui rйside dans la semence. 4. Nulle vertu
active n'agit au delа de son genre. Or l'вme intellective dйpasse tout le genre
des corps, puisqu'elle a une opйration transcendante а tous les corps, а savoir
l'intellection. Nulle vertu corporelle ne peut donc produire l'вme
intellective. Or toute action de la vertu sйminale se fait par quelque vertu
corporelle. En effet, la vertu formative agit par l'intermйdiaire d'une triple
chaleur, celle du feu, celle du ciel et celle de l'вme. L'вme intellective ne
peut donc recevoir l'existence par la vertu qui se trouve dans la semence. 5. Il est
ridicule de prйtendre qu'une substance intellectuelle est divisйe par la
division d'un corps, ou bien produite par quelque vertu corporelle. Mais l'вme
humaine est une substance intellectuelle, nous l'avons vu. On ne peut donc dire
qu'elle est divisйe par division de la semence, ni amenйe а l'кtre par la vertu
active qui y rйside. Et ainsi d'aucune maniиre l'вme humaine ne commence а кtre
par communication de la semence. 6. Si la gйnйration d'un кtre est cause de
son existence, sa corruption sera cause qu'il cessera d'exister. Mais la corruption
du corps ne cause pas l'anйantissement de l'вme, qui est immortelle, comme on
l'a dйmontrй. La gйnйration du corps ne cause donc pas l'existence de l'вme. Or
la communication de la semence est la cause propre de la gйnйration corporelle.
La communication de la semence ne cause donc pas la production de l'вme dans
l'existence. Ainsi est rйfutйe l'erreur d'Apollinaire et de ses adeptes pour qui les
вmes sont engendrйes par les вmes, comme les corps par les corps. 87: L'AME HUMAINE EST CRЙЙE DIRECTEMENT PAR DIEU
Toutes
ces considйrations nous permettent de conclure que Dieu seul produit dans
l'кtre l'вme humaine. 1. Tout ce qui est produit dans l'кtre est l'effet
direct ou indirect de la gйnйration, ou bien encore l'effet d'une crйation. Or
l'вme humaine n'est pas engendrйe directement: nous avons montrй qu'elle
n'йtait pas composйe de matiиre et de forme. Ni non plus indirectement: en tant
que forme du corps, elle serait dans cette hypothиse engendrйe par la
gйnйration du corps, c'est-а-dire grвce а la vertu active de la semence, ce que
nous avons dйmontrй inadmissible. Et pourtant l'вme humaine a commencй d'кtre;
elle n'est pas йternelle, elle n'existe pas avant le corps, nous l'avons
dйmontrй; reste donc qu'elle soit amenйe а l'кtre par une crйation. Or nous
avons prouvй aussi que Dieu seul peut crйer. Seul donc Il produit dans l'кtre
l'вme humaine. 2. Tout ce dont la substance n'est pas son кtre, a un
auteur de son кtre: autre vйritй dйjа dйmontrйe. Or l'вme humaine n'est pas son
кtre: nous avons vu que cela йtait le propre de Dieu. Elle a donc une cause
active de son кtre. Mais ce qui est absolument est fait aussi absolument: ce
qui n'a pas l'кtre absolument, mais seulement avec autre chose, n'est pas
produit absolument, mais lors de la production de cette autre chose; comme la
forme du feu est produite avec le feu. Or l'вme humaine a ceci de particulier
parmi les autres formes, qu'elle est subsistante en soi, et qu'elle communique
au corps l'кtre qu'elle possиde en propre. L'вme a donc absolument son origine
propre, diffйrente de celle des autres formes, qui sont produites
accidentellement lors de la production des composйs. Mais comme l'вme humaine
n'a point de partie matйrielle, elle ne saurait кtre faite d'un sujet qui
serait sa matiиre. Reste donc qu'elle soit faite de rien. Autrement dit, elle
est crййe. Et puisque la crйation est _uvre propre de Dieu, comme on l'a dйjа
vu, il s'ensuit qu'elle est crййe immйdiatement par Dieu seul. 3. Les rйalitйs
qui sont du mкme genre viennent а l'кtre de la mкme maniиre, nous l'avons dit.
Or l'вme est du genre des substances intellectuelles, dont il est impossible
d'admettre l'origine autrement que par voie de crйation. Donc l'вme humaine
vient а l'кtre par l'acte crйateur de Dieu. 4. Tout ce qui est produit dans l'кtre par
un agent, reзoit de lui ou bien quelque chose qui est principe d'кtre dans
telle espиce, ou bien l'кtre absolument. Mais l'вme ne saurait кtre produite de
telle sorte que lui soit octroyй quelque chose qui serait principe de son кtre,
comme c'est le cas chez les composйs de matiиre et de forme, qui sont engendrйs
par le fait qu'ils acquiиrent la forme en acte: en effet l'вme ne possиde pas
en soi un йlйment qui serait pour elle principe d'кtre: c'est une substance
simple, nous l'avons vu. Il faut donc admettre qu'elle n'est amenйe а
l'existence par une cause qu'а condition d'en recevoir l'кtre absolument. Or
l'кtre lui-mкme est l'effet propre de l'Agent premier et universel: les agents
seconds en effet n'agissent que dans la mesure oщ ils impriment les similitudes
de leurs formes dans les choses faites, similitudes qui en sont les formes.
L'вme ne peut donc кtre produite dans l'кtre que par le premier et universel
Agent, qui est Dieu. 5. La fin d'une chose rйpond а son principe: une
chose est parfaite lorsqu'elle atteint son principe propre, soit par
similitude, soit de quelque autre maniиre. Or la fin de l'вme humaine, son
ultime perfection, c'est de dйpasser par la connaissance et l'amour tout
l'ordre des crйatures et de parvenir au Premier Principe, qui est Dieu. En Lui
donc elle trouve le propre Principe de son origine. Le livre de la Genиse, I, semble insinuer
cela. En relatant la production des autres animaux, il attribue l'origine de
leurs вmes а d'autres causes, lorsqu'il dit par exemple: Que les eaux
produisent des reptiles douйs de vie, et ainsi de suite pour les autres
espиces. Mais arrivй а l'homme, il montre ainsi la crйation divine de son вme: Dieu
forma l'homme du limon de la terre, et Il souffla sur sa face un souffle de
vie. Ainsi se trouve rйfutйe l'erreur de ceux qui ont admis la crйation des
вmes par les anges. 88: ARGUMENTS FAVORABLES A L'ORIGINE SЙMINALE DE L'AME HUMAINE
Mais
contre cette doctrine on peut soulever certaines difficultйs: 1. L'homme est un
animal en tant qu'il possиde une вme sensitive. Mais la raison d'animal
s'applique uniquement а l'homme et aux autres animaux; il semble donc que l'вme
sensitive de l'homme appartient au mкme genre que les вmes des autres animaux.
Or les rйalitйs qui sont du mкme genre viennent а l'кtre de mкme maniиre. Par
consйquent l'вme sensitive de l'homme, comme celle des autres animaux, vient а
l'кtre par la vertu qui rйside dans la semence. Mais l'вme intellective est
chez l'homme substantiellement identique а l'вme sensitive, comme on l'a vu. Il
semble donc que l'вme intellective est aussi l'effet de la vertu sйminale. 2. Comme
l'enseigne Aristote au livre De la Gйnйration des Animaux le f_tus est
animal avant d'кtre un homme. Mais comme il est un animal et non un homme, il
possиde une вme sensitive et non intellective; sans doute possible cette вme
sensitive est produite par la vertu active de la semence, ainsi qu'il arrive
chez les autres animaux. Mais cette вme sensitive est en puissance а devenir
intellective, de mкme que cet animal est en puissance а devenir animal
raisonnable: а moins qu'on ne dise que l'вme intellective qui survient ensuite
soit autre substantiellement, йtrangиre, ce qui a dйjа йtй rйfutй. Il semble
donc que la substance de l'вme intellective vienne de la vertu qui est dans la
semence. 3. L'вme, forme du corps, s'unit а lui selon l'кtre. Mais ce qui est un
selon l'кtre, est le terme d'une seule action et d'un agent unique: s'il y a,
en effet, diversitй d'agents et donc diversitй d'actions, il s'ensuivra une
diversitй d'effets. Il faut donc que l'action unique d'un seul agent aboutisse
а l'кtre de l'вme et du corps. Or de toute йvidence le corps est l'effet de la
vertu qui rйside dans la semence. L'вme, forme du corps, est donc l'effet de
cette vertu et non pas d'un agent sйparй. 4. L'homme engendre son semblable selon
l'espиce par la vertu qui se trouve dans la semence йjectйe. Or tout agent
univoque engendre un кtre spйcifiquement semblable par le fait qu'il cause la
forme de cet кtre engendrй, forme qui donne а celui-ci son espиce. Donc l'вme
humaine, principe spйcificateur de l'homme, est produite par la vertu qui
rйside dans la semence. 5. Voici l'argument d'Apollinaire: quiconque apporte
un complйment а une _uvre, coopиre а cette _uvre. Mais si les вmes sont crййes
par Dieu, Lui-mкme complиte l'_uvre de la gйnйration des enfants qui parfois
sont le fruit de l'adultиre. Dieu donne sa coopйration а l'adultиre. Ce qui
paraоt inadmissible. 6. On trouve dans un ouvrage attribuй а Grйgoire de
Nysse des arguments en faveur de la mкme thиse. Voici cette argumentation.
L'вme et le corps constituent un composй unique, qui est un seul homme. Si donc
l'вme est faite avant le corps, ou le corps avant l'вme, la mкme rйalitй sera
antйrieure et postйrieure а soi-mкme: ce qui semble bien impossible. L'вme et
le corps sont donc produits simultanйment. Mais l'existence du corps commence
avec l'йmission de la semence. C'est donc par l'йmission de la semence que
l'вme est produite. 7. Imparfaite semble l'opйration de l'agent qui ne
produit pas un effet dans sa totalitй, mais seulement une partie de cet effet.
Si donc Dieu crйait l'вme, le corps йtant formй par la vertu de la semence, -
deux parties d'un seul кtre, а savoir l'homme, - l'opйration de chacun des
agents, c'est-а-dire de Dieu et de la vertu sйminale, semblerait imparfaite. On
voit tout de suite l'inconvenance de cette conclusion. Une seule et mкme cause
produit donc l'вme et le corps de l'homme. Or le corps de l'homme est
йvidemment produit par la vertu de la semence. Donc aussi son вme. 8. Chez tous les
кtres dont la gйnйration est sйminale, toutes les parties de la chose engendrйe
se trouvent а la fois comprises dans la semence, bien qu'elles n'apparaissent
pas actuellement: Comme nous voyons dans le froment, ou dans toute autre semence,
que l'herbe, le chaume, les entre-noeuds, les grains, la barbe sont
virtuellement compris dans la premiиre semence, et ensuite la semence s'йtend
et se manifeste, par une sorte de logique naturelle, et atteint sa perfection,
n'empruntant aucun йlйment extrinsиque. Or l'вme est йvidemment une partie
de l'homme. Donc dans la semence de l'homme est virtuellement contenue l'вme
humaine; son origine ne rйside donc pas dans quelque cause extйrieure. 9. Les rйalitйs
dont le dйveloppement et le terme sont identiques, doivent avoir le mкme
principe originel. Mais dans la gйnйration de l'homme on trouve pour l'вme et
le corps mкme dйveloppement et mкme terme: suivant les progrиs structuraux et
quantitatifs des membres, les opйrations de l'вme se manifestent de plus en
plus: d'abord apparaоt l'activitй de l'вme vйgйtative, puis celle de l'вme
sensitive, et enfin le corps йtant parvenu au terme de son йvolution,
l'opйration de l'вme intellective. Par consйquent, l'вme et le corps ont le
mкme principe. Mais le principe originel du corps s'obtient par йmission de la
semence. Donc lа est aussi le principe originel de l'вme. 10. Un objet qui
reзoit d'un autre sa configuration, est formй par l'action de cet autre objet:
la cire modelйe par le sceau reзoit sa configuration de l'empreinte du sceau.
Or il est йvident que le corps de l'homme, comme celui de tout animal, est
modelй par son вme propre: la disposition des organes correspond aux exigences
des opйrations de l'вme qui doivent s'exercer par eux. Le corps est donc formй
par l'action de l'вme: aussi d'aprиs Aristote, au second livre De l'Ame,
celle-ci est la cause efficiente du corps. Ce qui serait impossible si
l'вme ne rйsidait pas dans la semence: car le corps est formй par une puissance
qui est dans la semence. L'вme humaine rйside donc dans la semence de l'homme.
Et ainsi elle trouve son origine dans l'йmission de la semence. 11. Rien ne vit
sinon par l'вme. Or la semence est vivante. Ce qui apparaоt а trois signes: a)
elle sort d'un vivant; b) dans la semence, il y a la chaleur vitale et
l'activitй de vie, indices d'une rйalitй vivante; c) Si les semences des
plantes, livrйes а la terre, n'avaient pas la vie en elles, ce n'est pas la
terre, dйpourvue de vie, qui pourrait leur donner la chaleur en vue des opйrations
vitales. L'вme est donc dans la semence. Et c'est l'йmission de cette semence
qui lui donne le jour. 12. Si l'вme n'est pas avant le corps, comme on l'a
montrй; si son origine n'a pas coпncidй avec l'йmission de la semence; alors il
faut dire que le corps a d'abord йtй formй, et qu'ensuite lui a йtй infusйe une
вme nouvellement crййe. Mais si cela est vrai, on doit conclure alors que l'вme
est pour le corps: car ce qui est pour quelque chose, lui est postйrieur; ainsi
les vкtements sont-ils faits pour l'homme. Mais cela est faux: car c'est plutфt
le corps qui est pour l'вme; la cause finale est toujours la plus noble. Il
faut donc dire que l'вme apparaоt lors de l'йmission de la semence. 89: SOLUTION DES ARGUMENTS PRЙCЙDENTS
Pour
rйsoudre plus aisйment les arguments prйcitйs, certaines remarques s'imposent
concernant l'ordre et le dйveloppement de la gйnйration humaine, et plus
universellement encore de la gйnйration animale. Notons d'abord la faussetй de l'opinion
selon laquelle les activitйs vitales qui apparaissent dans l'embryon avant son
ultime achиvement, ne viendraient pas d'une вme - ou d'une vertu de l'вme
existant en lui, mais de l'вme de la mиre. S'il en йtait ainsi, l'embryon ne
serait point encore un animal: puisque tout animal est formй d'une вme et d'un
corps. Et les activitйs vitales ne viennent pas d'un principe actif
extrinsиque, mais d'une vertu intйrieure, caractйristique principale qui semble
distinguer des non-vivants les vivants, dont le propre est de se mouvoir
eux-mкmes. L'кtre qui se nourrit, s'assimile la nourriture: il faut donc que
dans l'кtre nourri rйside la vertu active de la nutrition, puisque tout agent
agit d'une maniиre semblable а soi. La chose apparaоt avec beaucoup plus
d'йvidence encore dans les activitйs sensorielles: voir et entendre convient а
un sujet dйterminй en raison d'une certaine vertu qui existe en lui, et non
dans un autre. Donc puisque l'embryon se nourrit avant son ultime achиvement,
et puisqu'il a mкme une activitй sensorielle, on ne saurait attribuer ce fait а
l'вme de la mиre. Et l'on ne peut pourtant pas dire que dans la semence
dиs le principe rйside l'вme avec son essence complиte, essence dont les
activitйs ne se manifesteraient pas faute d'organes. En effet puisque l'вme
s'unit au corps en tant que forme, elle s'unit au seul corps dont elle est
proprement l'acte. Or l'вme est l'acte d'un corps organique. Avant
l'organisation du corps, l'вme n'est donc pas en acte dans la semence; elle n'y
rйside qu'en puissance ou virtuellement: aussi Aristote dit-il, au second livre
De l'Ame: La semence et le fruit ont la vie en puissance de telle
maniиre qu'ils excluent l'вme, c'est-а-dire qu'ils sont privйs d'вme: bien
que nйanmoins ce dont l'вme est l'acte, possиde la vie en puissance, sans
pourtant exclure l'вme. Si dиs le dйbut l'вme йtait dans la semence, il
s'ensuivrait que la gйnйration de l'animal se ramиnerait а l'йmission de cette
semence: ainsi chez les annelйs, d'un seul animal la division en fait deux. Car
si la semence avait une вme dиs son йmission, elle possйderait dйjа une forme
substantielle. Mais toute gйnйration substantielle prйcиde la forme
substantielle, et ne la suit pas: que si certaines transmutations suivent la
forme substantielle, leur fin n'est pas l'кtre de l'individu engendrй, mais son
mieux-кtre. Ainsi donc la gйnйration de l'animal serait chose faite dиs
l'йmission de la semence: toutes les transmutations subsйquentes seraient
йtrangиres а la gйnйration. Thиse encore plus ridicule si on l'applique а l'вme
raisonnable. D'abord celle-ci ne saurait кtre divisйe d'aprиs la division du
corps, afin de pouvoir rйsider dans la semence ainsi йmise. Autre consйquence:
dans toutes les pollutions non suivies de conception, les вmes raisonnables se
trouveraient nйanmoins multipliйes. Une autre opinion, formulйe par certains,
est irrecevable. D'aprиs elle, au moment de l'йmission de la semence, l'вme
n'est pas prйsente actuellement, mais virtuellement, а cause de la dйficience
des organes; cependant, la vertu mкme de la semence, qui est le corps organisable
encore que non organisй, serait en fonction de la semence une вme en puissance,
non pas en acte. Puisque la vie de la plante a moins d'exigences organiques que
celle de l'animal, la nouvelle semence se trouvant suffisamment organisйe en
vue de cette vie, ladite vertu deviendrait вme vйgйtative; plus tard, а la
suite du perfectionnement et de la multiplication des organes, cette mкme vertu
sйminale parviendrait а la condition d'вme sensitive; et а la fin, lors de
l'ultime perfectionnement organique, cette mкme вme deviendrait raisonnable,
non point par l'action de la semence sйminale, mais sous l'influence d'un agent
extйrieur: ainsi interprиtent-ils le propos d'Aristote, au livre De la
Gйnйration des Animaux: l'intellect vient du dehors. Si l'on adoptait cette
position, il faudrait admettre qu'une certaine vertu numйriquement identique,
aprиs avoir йtй simplement вme vйgйtative, serait devenue ensuite вme sensitive:
et ainsi la forme substantielle irait se perfectionnant sans cesse. De plus, la
forme substantielle ne passerait pas d'un seul coup, mais successivement, de la
puissance а l'acte. Enfin la gйnйration serait un mouvement continu, tout comme
l'altйration. Toutes consйquences physiquement impossibles. Un autre
inconvйnient encore plus grave s'ensuivrait: l'вme raisonnable serait mortelle.
En effet, aucune formalitй venant revкtir une chose corruptible, ne la rend
incorruptible par nature; autrement le corruptible serait changй en
incorruptible, ce qui ne se peut, car ils diffиrent selon le genre,
comme il est dit au Xe livre de la Mйtaphysique. Or comme on admet que
la substance de l'вme sensible est accidentellement engendrйe par le corps, а
la production duquel aboutit le dйveloppement en question, sa corruption serait
nйcessairement celle du corps. Si donc cette mкme вme devient raisonnable par
une certaine lumiиre introduite en elle, lumiиre qui joue а son йgard le rфle
d'une formalitй, puisqu'on admet que le sensitif est intellectuel en puissance,
alors il s'ensuit nйcessairement que l'вme raisonnable, lors de la corruption
du corps, se corrompt. C'est impossible, on l'a prouvй plus haut, et la foi
catholique l'enseigne. Ce n'est donc pas la vertu sйminale, nommйe vertu formative,
qui est l'вme, et ce n'est pas dans le dйroulement de l'_uvre gйnйratrice que
l'вme se fait. Mais cette vertu est fondйe, comme en son sujet propre, dans
l'esprit contenu dans la semence ainsi qu'une sorte de ferment; elle opиre la
formation du corps pour autant qu'elle agit par la force de l'вme du pиre,
auquel est attribuйe la gйnйration comme а son agent principal, et non par la
force de l'вme du sujet conзu, mкme lorsque cette вme est dйjа prйsente; car le
sujet conзu ne s'engendre pas lui-mкme mais il est engendrй par le pиre. Cette
conclusion ressort de l'йtude de toutes les facultйs de l'вme. On ne saurait
attribuer la gйnйration а l'вme de l'embryon en raison de la fonction
gйnйratrice: d'abord parce que la force gйnйratrice n'exerce son activitй
qu'une fois achevйe l'_uvre des fonctions de nutrition et de croissance, qui
lui sont subordonnйes, puisqu'engendrer est le fait d'un кtre dйjа parfait;
ensuite il ne faut pas oublier que le travail de la vertu gйnйratrice n'a pas
pour fin la perfection de l'individu, mais la conservation de l'espиce. Ne
parlons pas non plus de la vertu nutritive, dont le rфle est d'assimiler la
nourriture а l'кtre nourri, ce que l'on ne constate pas ici: car au cours de la
formation embryonnaire, la nourriture n'est pas transformйe en la similitude de
l'organisme total dйjа existant; mais elle est amenйe а une forme plus parfaite
et plus semblable а celle du pиre. De mкme pour la vertu de croissance: а
celle-ci n'appartient pas la mutation selon la forme, mais uniquement dans
l'ordre quantitatif. Et quant aux facultйs sensitives et intellectives, il est
йvident qu'elles n'exercent aucune activitй appropriйe а cette formation de
l'organisme. Reste donc que la formation du corps, surtout quant а ses parties
les plus importantes, ne vient pas de l'вme de l'individu engendrй; ni d'une
vertu formatrice agissant par la force de cette вme, mais d'une vertu
formatrice qui tient son efficacitй de l'вme gйnйratrice du pиre, dont le rфle
est de produire un кtre spйcifiquement semblable; Cette vertu formatrice demeure donc la
mкme dans l'esprit dont il a dйjа йtй question, depuis le dйbut de la formation
jusqu'а la fin. Mais l'espиce de l'кtre formй ne reste pas identique: il revкt
d'abord la forme de semence, puis de sang et ainsi de suite jusqu'а ce qu'il
arrive а l'ultime achиvement. Bien qu'en effet la gйnйration des corps simples
ne suive pas un ordre dйfini, puisque chacun d'eux a une forme toute proche de
la matiиre premiиre, nйanmoins dans la gйnйration des autres corps, il est
nйcessaire qu'il y ait un ordre des gйnйrations, en raison des multiples formes
intermйdiaires entre la premiиre forme de l'йlйment et la forme ultime а
laquelle la gйnйration est ordonnйe. D'oщ cette succession de gйnйrations et de
corruptions. Et il n'y a nulle difficultй а ce qu'un des intermйdiaires soit engendrй
et aussitфt aprиs interrompu; car les intermйdiaires n'ont point une espиce
complиte, mais ils sont comme en route vers l'espиce; aussi ne sont-ils point
engendrйs pour demeurer; mais afin que par eux l'кtre atteigne le terme de la
gйnйration. Rien d'йtonnant non plus si toute la transmutation du travail
gйnйrateur n'est point continue, mais s'il y a plusieurs gйnйrations
intermйdiaires: la mкme chose arrive dans l'altйration et l'accroissement;
toute l'altйration n'est pas continue, ni tout l'accroissement; seul le
mouvement local est vraiment continu, comme on le voit au VIIIe livre des Physiques. Ainsi plus une
forme est noble et йloignйe de la forme de l'йlйment, plus s'impose la
nйcessitй de formes intermйdiaires, par lesquelles progressivement est atteinte
la forme ultime; et par consйquent plus il faut de gйnйrations intermйdiaires.
C'est pourquoi dans la gйnйration de l'animal et de l'homme, en qui la forme
est la plus parfaite, il y a de plus nombreuses formes et gйnйrations
intermйdiaires, et donc aussi plus de corruptions, car la gйnйration de l'un
est la corruption de l'autre. Donc l'вme vйgйtative qui est d'abord
prйsente, lorsque l'embryon vit de la vie d'une plante, se corrompt, et une вme
plus parfaite а la fois vйgйtative et sensitive lui succиde: alors l'embryon
vit de la vie d'un animal. Cette autre forme se corrompt et survient alors
l'вme raisonnable, dont l'origine est extrinsиque, bien que les вmes
prйcйdentes soient dues а la vertu de la semence. Ceci dit, la rйponse aux objections du
chapitre prйcйdent est facile: 1. D'aprиs la premiиre objection l'вme sensitive doit
avoir la mкme origine chez l'homme et chez la bкte, puisque le terme d'animal
leur est appliquй d'une maniиre univoque. Rйponse: Cela n'est pas nйcessaire.
Sans doute l'вme sensitive de chez l'homme et celle de chez la bкte se classent
dans le mкme genre, mais elles diffиrent spйcifiquement, comme les кtres dont
elles sont les formes: de mкme en effet que l'animal qui est un homme diffиre
spйcifiquement des autres animaux par le fait qu'il est raisonnable, ainsi
l'вme sensitive de l'homme diffиre spйcifiquement de l'вme de la brute par le
fait qu'elle est en plus douйe d'intelligence. Donc l'вme de la brute ne
possиde que ce qui appartient а la vie des sens; ainsi ni son кtre ni son activitй
ne s'йlиve au-dessus du corps; par consйquent, elle doit кtre engendrйe avec le
corps et se corrompre avec lui. Mais chez l'homme, l'вme sensitive possиde
au-dessus de sa nature sensitive une force intellectuelle. De ce chef, la
substance mкme de l'вme est nйcessairement йlevйe au-dessus du corps, et dans
son кtre, et dans son activitй, elle n'est point engendrйe par la gйnйration du
corps ni corrompue par sa corruption. La diversitй d'origine dans les вmes en
question ne vient donc pas du cфtй de la vie sensitive, d'oщ se prend la raison
de genre; mais du cфtй de la vie intellective, d'oщ se prend la diffйrence
d'espиce. Ainsi on ne peut conclure а une diversitй de genre, mais seulement а
une diversitй d'espиce. 2. La deuxiиme objection s'appuierait sur ce fait que
l'animal est conзu avant l'homme. Mais cela ne prouve pas l'origine sйminale de
l'вme raisonnable. Car l'вme sensitive qui faisait, du fruit de la conception,
un animal, ne demeure pas: une autre вme la remplace, а la fois sensitive et intellective,
grвce а laquelle l'кtre nouveau est en mкme temps un animal et un homme. 3. On objectait
ensuite que les activitйs de divers agents n'aboutissent pas а un rйsultat
unique. Cette loi ne vaut que pour les agents divers qui ne sont pas ordonnйs
entre eux. S'ils sont ordonnйs entre eux, leur effet doit кtre unique; car la
cause premiиre en exercice agit sur l'effet de la cause seconde en action avec
plus de force encore que la cause seconde elle-mкme; nous le voyons, l'effet
qui est produit а l'aide d'un instrument par un agent principal, est attribuй
plus proprement а l'agent principal qu'а l'instrument. Or il arrive parfois que
l'activitй de l'agent principal parvient а un rйsultat dans l'_uvre rйalisйe
auquel ne saurait atteindre l'action de l'instrument. Ainsi la puissance
vйgйtative aboutit а la forme chair, а laquelle ne saurait conduire la chaleur
du feu, son instrument, bien que ce dernier exerce dans ce sens un rфle
dispositif par dйsagrйgation et corruption. Puisque toute la vertu active de la
nature se rapporte а Dieu comme un instrument а son premier et principal agent,
rien n'empкche que dans un seul et mкme кtre engendrй qui est l'homme, l'action
de la nature aboutisse а une partie de l'homme, et non au tout qui est l'effet
de l'action divine. Ainsi le corps de l'homme est formй а la fois par la vertu
de Dieu, agent principal et premier, et par la vertu de la Semence, agent
second; mais c'est l'action de Dieu qui produit l'вme humaine. La vertu
sйminale n'y pourrait parvenir; mais elle exerce en ce sens, une causalitй
dispositive. 4. On voit ce qu'il faut penser de la difficultй tirйe de la
ressemblance spйcifique entre l'enfant et ses parents. L'homme engendre un кtre
qui lui est spйcifiquement semblable, dans la mesure oщ sa vertu sйminale
dispose la matiиre а la forme ultime qui constitue l'espиce humaine. 5. En ce qui
regarde la coopйration divine а l'adultиre dans l'_uvre de la nature, il n'y a
lа rien de choquant. Ce n'est pas la nature qui est mauvaise chez ceux qui
commettent l'adultиre mais leur volontй. Or l'activitй de leur vertu sйminale
est naturelle, et non volontaire. Nulle difficultй а ce que Dieu y collabore en
donnant а l'кtre engendrй son ultime perfection. 6. La sixiиme objection n'aboutit pas а
une conclusion nйcessaire. Du fait que le corps de l'homme est formй avant la
crйation de son вme, ou inversement, il ne s'ensuit pas que le mкme homme est
antйrieur а lui-mкme, l'homme, en effet, ce n'est pas le corps humain, ou bien
l'вme humaine. Tout ce qu'on peut dire c'est qu'une partie de l'homme est
antйrieure а l'autre. A cela point d'inconvйnient: la matiиre prйcиde dans le
temps la forme; je dis la matiиre selon qu'elle est en puissance а la forme,
non pour autant qu'elle est actuellement dйterminйe par la forme, car alors
elle coexiste avec celle-ci. Donc le corps humain selon qu'il est en puissance
par rapport а l'вme, tandis qu'il ne la possиde pas encore, prйcиde l'вme dans
le temps: mais alors il n'est point un corps humain en acte, mais seulement en
puissance. Et lorsqu'il est humain en acte, comme parfait par l'вme humaine, il
ne la prйcиde ni ne la suit: il coexiste avec elle. 7. Cette origine sйminale du corps seul,
et non de l'вme, ne dйnote pas une opйration imparfaite, ni du cфtй de Dieu, ni
du cфtй de la nature. Par la vertu de Dieu, en effet, les deux sont produits;
le corps et l'вme. Mais pour la formation du corps, Dieu se sert de la vertu
sйminale naturelle; quant а l'вme il la produit immйdiatement. Et il ne
s'ensuit pas que l'action de la vertu sйminale soit imparfaite: elle accomplit
l'_uvre qui est sa raison d'кtre. 8. Rappelons-nous aussi que dans la
semence est virtuellement contenu tout ce qui n'excиde pas la vertu corporelle,
comme le foin, le chaume, les entre-noeuds, etc... D'oщ l'on n'a pas le droit
de conclure, avec la huitiиme objection, que dans la semence est virtuellement
contenu tout ce qui chez l'homme excиde la vertu corporelle. 9. L'accord du
progrиs des opйrations de l'вme avec celui de l'organisme, au cours de la
gйnйration humaine, ne prouve pas que l'вme et le corps aient un mкme principe;
mais elle montre que la disposition de l'organisme est nйcessaire а l'activitй
de l'вme. 10. Autre objection: le corps est modelй sur l'вme; et ainsi l'вme se
prйpare un corps qui lui ressemble. Ceci est vrai en partie et en partie faux.
Si on l'entend de l'вme du gйnйrateur c'est exact; mais c'est faux si on
l'entend de l'вme de l'individu engendrй. Ce n'est pas en effet par la vertu de
cette derniиre qu'est formй le corps quant а ses premiиres et principales
parties, mais bien par la vertu de l'вme du gйnйrateur, ainsi qu'on l'a prouvй
plus haut. De mкme aussi toute matiиre est modelйe sur sa forme; mais cette
configuration ne s'opиre point par l'action du sujet engendrй, mais par
l'action de la forme qui engendre. 11. La onziиme objection s'appuyait sur la
vie de la semence nouvellement йmise. Les considйrations prйcйdentes ont montrй
qu'il n'y avait pas lа de vie sinon en puissance: l'вme n'a donc pas encore la
vie en acte, mais virtuellement. Au cours du travail gйnйrateur apparaоtront
les вmes vйgйtative et sensitive grвce а la vertu sйminale: ces вmes ne
demeurent pas, mais elles passent, l'вme raisonnable les remplace. 12. Et du fait
que la formation du corps prйcиde l'вme humaine, il ne faut pas conclure que
l'вme est pour le corps. C'est qu'il y a deux maniиres d'кtre pour autrui: a)
pour l'activitй d'autrui ou pour sa conservation, ou pour quelque autre chose
de consйcutif а l'кtre; et dans cette acception les choses qui sont pour autrui
lui sont postйrieures; par exemple, les vкtements sont pour l'homme, les outils
pour l'artisan. b) Quelque chose est pour autrui, c'est-а-dire pour
l'кtre mкme de ce dernier: dans ce sens-lа, ce qui est pour autrui le prйcиde
dans le temps et le suit par ordre de nature. C'est de cette maniиre que le
corps est pour l'вme; ainsi que toute matiиre pour sa forme. Ce serait le
contraire si l'вme et le corps ne constituaient pas un кtre essentiellement un,
comme le prйtendent ceux qui admettent que l'вme n'est pas la forme du corps. 90: SEUL LE CORPS HUMAIN A POUR FORME UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE
On a
donc montrй qu'une certaine substance intellectuelle, а savoir l'вme humaine,
s'unit au corps а titre de forme. Reste а examiner si а quelque autre corps une
substance intellectuelle s'unit comme forme. Quant а la question de savoir si
les corps cйlestes sont animйs par une вme intellectuelle, on a indiquй sur ce
sujet la pensйe d'Aristote et l'on a dit qu'Augustin a laissй le problиme en
suspens. Donc la prйsente йtude doit s'appliquer aux corps йlйmentaires. 1. Or une
substance intellectuelle ne saurait s'unir comme forme а aucun corps
йlйmentaire en dehors de l'homme: la chose est йvidente. En effet, si elle
s'unit а un autre corps, il s'agit ou d'un corps mixte ou d'un corps simple. Or
elle ne peut s'unir а un corps mixte. Car ce corps devrait possйder une
complexion parfaitement йquilibrйe, dans son genre, parmi tous les autres corps
mixtes: puisque nous constatons que les corps mixtes ont des formes d'autant
plus nobles qu'ils parviennent а une combinaison d'йlйments d'autant plus
parfaite; et de la sorte le corps qui possиde la forme la plus noble, а savoir
une substance intellectuelle, s'il est un corps mixte, devra rйaliser une
complexion parfaitement йquilibrйe. D'ailleurs nous constatons que la
dйlicatesse de la chair et la bontй du tact, signes de l'йquilibre de la
complexion, indiquent une belle intelligence. Or la complexion la mieux
йquilibrйe est la complexion du corps humain. Il faut donc, si une substance intellectuelle
s'unit а un corps mixte, que ce corps ait la mкme nature que le corps humain.
Et d'autre part sa forme aura mкme nature que l'вme humaine, si elle est une
substance intellectuelle. Il n'existera aucune diffйrence d'espиce entre un tel
animal et l'homme. 2. Semblablement la substance intellectuelle ne peut
s'unir а aucun corps simple, air ou eau, feu ou terre. En chacun de ces corps,
le tout ou les parties sont semblables: on trouve mкme nature et mкme espиce
dans une partie de l'air et dans tout l'air, car on y trouve le mкme mouvement;
et ceci vaut pour les autres йlйments. Or а des moteurs semblables il faut des
formes semblables. Si donc une partie quelconque des corps susdits est animйe
par une вme intellectuelle, - mettons par exemple que ce soit le cas de l'air,
- tout l'air et toutes ses parties, pour la mкme raison, seront animйs. Ce qui
apparaоt manifestement faux; aucune activitй vitale ne se manifeste dans les
parties de l'air ou des autres corps simples. Donc а aucune partie de l'air, ni
d'aucun corps semblable, la substance intellectuelle ne s'unit а titre de
forme. 3.
Si а l'un des corps simples une certaine substance intellectuelle est unie а
titre de forme, de deux choses l'une: ou bien elle possйdera seulement la
facultй intellectuelle; ou bien elle possйdera encore d'autres puissances, а
savoir les fonctions de la vie sensitive ou vйgйtative, comme on le voit chez
l'homme. Que si elle a seulement l'intelligence, son union au corps n'a aucune
raison d'кtre. Car toute forme qui active un corps exerce une certaine
opйration propre par ce corps. Mais l'intellect n'exerce aucune opйration
appartenant au corps, sinon en tant qu'il le meut: car le fait mкme de
l'intellection n'est pas une activitй qui s'exerce par un organe du corps; ni,
pour la mкme raison, le vouloir. Quant aux mouvements des йlйments, ils
viennent des moteurs naturels, je veux dire des gйnйrateurs, ils ne se meuvent
pas par eux-mкmes. Aucune nйcessitй d'admettre, а cause de leurs mouvements,
qu'ils soient animйs. - Que si la substance intellectuelle qu'on suppose unie а
un йlйment ou а l'une de ses parties, possиde d'autres puissances (que la
facultй intellectuelle), comme ces puissances informent certains organes, il
faudra bien trouver dans le corps йlйmentaire une diversitй organique. Ce qui
est incompatible avec sa simplicitй. Une substance intellectuelle ne sautait
donc s'unir comme forme а aucun йlйment ou а aucune partie d'йlйment. 4. Plus un corps
est proche de la matiиre premiиre, moins il a de noblesse; c'est-а-dire plus il
est en puissance et moins en acte complet. Or les йlйments sont plus proches de
la matiиre premiиre que les corps mixtes, puisqu'eux-mкmes ils constituent la
matiиre prochaine des corps mixtes. Par consйquent les corps йlйmentaires ont
une valeur spйcifique infйrieure а celle des corps mixtes. Et comme la noblesse
du corps rйpond а celle de la forme. Il est impossible que la plus noble forme,
qui est l'вme intellectuelle, soit unie aux corps йlйmentaires. 5. Si les corps
йlйmentaires, ou certaines de leurs parties, йtaient animйs par ces вmes trиs
nobles que sont les вmes intellectuelles, il s'ensuivrait nйcessairement que la
vitalitй des corps serait en raison directe de leur voisinage des йlйments. Or
c'est bien plutфt le contraire qui apparaоt: la vie des plantes est infйrieure
а celle des animaux, bien qu'elles soient plus proches de la terre; et quant
aux minйraux qui en sont encore plus proches, ils n'ont point de vie du tout.
Une substance intellectuelle ne s'unit donc pas а quelque йlйment, ou а l'une
de ses parties, а titre de forme. 6. Chez tous les кtres douйs de mouvement
et sujets а la corruption, la vie est dйtruite par l'excиs d'une contrariйtй:
ainsi bкtes et plantes sont tuйes par l'excиs de chaud et de froid, d'humide ou
de sec. Or dans les corps йlйmentaires rйsident principalement ces excиs de
contrariйtйs. Donc impossible d'y trouver la vie. Impossible qu'une activitй
intellectuelle leur soit unie en tant que forme. 7. Les йlйments sont incorruptibles si
l'on envisage la totalitй de chacun d'entre eux, mais leurs parties sont
corruptibles, en raison de la contrariйtй qui s'y trouve. Si donc certaines
parties des йlйments йtaient unies а des substances connaissantes, il
conviendrait, au premier chef, semble-t-il, de leur assigner la facultй de
discerner les agents de corruption. Cette facultй, c'est le sens du toucher,
qui discerne le froid, le chaud et les contrariйtйs semblables: c'est la raison
pour laquelle, а titre de garantie indispensable contre la corruption, il
appartient а tous les animaux. Mais il est impossible de trouver ce sens dans
un corps simple: car l'organe du toucher ne doit pas avoir les contrariйtйs en
acte, mais seulement en puissance; ce qui ne se rйalise que dans les corps
mixtes et tempйrйs. Il n'est donc pas possible que certaines parties des
йlйments soient animйes par une вme intellective. 8. Tout corps vivant se meut lui-mкme d'un
mouvement local particulier, selon son вme. Les corps cйlestes (en admettant
qu'ils soient animйs) se meuvent en cercle; les animaux parfaits se dйplacent
progressivement; les huоtres ont un mouvement de dilatation et de constriction;
les plantes, de croissance et de dйcroissance, tous mouvements locaux, au moins
d'une certaine maniиre. Mais dans les йlйments n'apparaоt aucun mouvement venu
de l'вme: on n'y trouve que des mouvements naturels. Les йlйments ne sont donc
pas des corps vivants. On dira peut-кtre qu'une substance intellectuelle,
sans s'unir а un corps йlйmentaire ou а une partie de ce corps а titre de
forme, s'y unit cependant comme moteur. Voici ce qu'il faut penser de cette
hypothиse: 1. Pour ce qui est de l'air, cela est impossible. Puisqu'en effet
aucune partie de l'air n'est limitйe par elle-mкme, aucune partie dйterminйe de
l'air ne peut avoir de mouvement propre, en vue duquel une substance
intellectuelle lui serait unie. 2. Si quelque substance intellectuelle est
unie а un corps naturellement, comme un moteur а son propre mobile, la
puissance motrice de cette substance doit кtre limitйe au corps mobile а qui
elle est unie naturellement: car la vertu de chaque moteur dйterminй ne saurait
dйpasser en efficacitй motrice les limites de son mobile propre. Or il semble
ridicule de prйtendre que la puissance d'une substance intellectuelle ne
saurait dйpasser en efficacitй motrice une certaine partie dйterminйe d'un
йlйment, ou un certain corps mixte. On ne saurait donc dire, semble-t-il,
qu'une substance intellectuelle s'unit naturellement а un corps йlйmentaire а
titre de moteur, а moins qu'elle ne s'unisse aussi а lui en tant que forme. 3. Le mouvement
du corps йlйmentaire peut s'expliquer par d'autres principes que par une
substance intellectuelle. L'union naturelle qui, en vue de cette sorte de
mouvements, existerait entre substance intellectuelle et corps йlйmentaire,
serait donc superflue. Ainsi est exclue l'opinion d'Apulйe et de certains
Platoniciens, pour qui les dйmons йtaient des animaux formйs d'un corps
aйrien, raisonnables quant а l'esprit, passifs quant а l'вme, йternels quant au
temps. Ceci йcarte aussi l'erreur de ces paпens qui croyaient а la vie des
йlйments, auxquels en consйquence, ils rendaient un culte divin. Rйfutйe aussi
l'opinion prйtendant que les anges et les dйmons possйdaient des corps qui leur
йtaient unis naturellement, appartenant а la nature des йlйments supйrieurs ou
infйrieurs. 91: EXISTENCE DE SUBSTANCES INTELLECTUELLES NON UNIES AUX CORPS
A
partir des considйrations prйcйdentes, nous pouvons йtablir l'existence de
substances intellectuelles libres de toute union avec les corps. 1. On a montrй
plus haut qu'aprиs la corruption du corps, la substance de l'intellect,
puisqu'elle est perpйtuelle, demeure. Et si cette substance intellectuelle
permanente est unique pour tous les hommes, comme certains le disent, il
s'ensuit nйcessairement qu'elle se trouve dans son acte d'кtre sйparйe du
corps. Et ainsi se rйaliserait ce qu'on se proposait de dйmontrer: qu'une
certaine substance intellectuelle subsiste sans corps. Mais si les вmes
intellectuelles demeurent dans leur pluralitй, aprиs la destruction des corps,
il conviendra donc а certaines substances intellectuelles de subsister sans
corps: surtout йtant donnйe l'impossibilitй dйjа dйmontrйe du passage de l'вme
d'un corps dans un autre. Mais il ne convient qu'accidentellement aux вmes
d'кtre ainsi sйparйes de leurs corps: puisque naturellement elles sont formes
des corps. Or а ce qui est accidentellement doit кtre prйsupposй ce qui est
par soi. Il existe donc certaines substances intellectuelles prйcйdant les
вmes par rang de nature, et possйdant par soi la propriйtй de subsister sans
corps. 2.
Tout ce qui appartient а la dйfinition du genre doit aussi appartenir а la
raison de l'espиce: mais il y a des donnйes qui appartiennent а la raison de
l'espиce et non а la raison du genre: comme raisonnable appartient а la
raison d'homme, non а celle d'animal. Quant aux caractйristiques de
l'espиce qui n'appartiennent pas au genre, elles ne se retrouvent pas
nйcessairement dans toutes les espиces du genre: il existe bien des espиces
d'animaux non raisonnables. Or а la substance intellectuelle, gйnйriquement
parlant, il convient qu'elle subsiste d'une maniиre autonome puisqu'elle
possиde une opйration propre: on l'a montrй plus haut. Mais il ne saurait
appartenir а la raison d'une chose qui subsiste d'une maniиre autonome, qu'elle
soit unie а autre chose. Il n'appartient donc pas а la raison de la substance
intellectuelle, gйnйriquement parlant, qu'elle soit unie а un corps: bien que
peut-кtre cette union puisse кtre exigйe par la dйfinition de telle substance
intellectuelle, qui est l'вme humaine. Il existe donc certaines substances
intellectuelles qui ne sont point unies а un corps. 3. Une nature supйrieure touche parce
qu'il y a de plus bas en elle, ce qu'il y a de plus йlevй dans la nature qui
lui est infйrieure. Mais la nature intellectuelle est supйrieure а la
corporelle. Or elle la touche par une certaine partie d'elle-mкme, qui est
l'вme intellective. Le corps informй par l'вme pensante йtant le sommet de
l'ordre des corps, il faut donc admettre que l'вme intellective qui lui est
unie, reprйsente le dernier degrй des substances intellectuelles. Il y a donc
des substances intellectuelles non unies aux corps, supйrieures а l'вme dans la
hiйrarchie de la nature. 4. S'il existe un кtre imparfait dans certain genre,
il existe aussi avant lui, selon l'ordre de la nature, un autre кtre parfait
dans ce mкme genre: car le parfait prйcиde naturellement l'imparfait. Or les
formes engagйes dans la matiиre sont des actes imparfaits, puisqu'elles n'ont
pas un кtre complet. Il y a donc des formes qui sont des actes complets
subsistant par soi d'une maniиre autonome, possйdant une espиce complиte. Mais
toute forme subsistant ainsi sans matiиre est une substance intellectuelle: car
l'affranchissement de la matiиre donne а l'кtre l'intelligibilitй, ainsi qu'il
ressort des considйrations prйcйdentes. Donc il existe des substances
intellectuelles non unies au corps: car tout corps est matйriel. 5. La substance
peut exister sans la quantitй, bien que la quantitй ne puisse exister sans
substance: La substance prйcиde tous les autres genres quant au temps, quant
а la raison d'кtre et quant а la connaissance. Mais il n'est point de
substance corporelle sans quantitй. Il peut donc y avoir, dans le genre de la
substance, des кtres tout а fait incorporels. Or toutes les natures possibles
se trouvent rйalisйes dans l'ordre des choses: autrement l'univers serait
imparfait. Et dans l'йternel, кtre et pouvoir ne diffиrent point. Il y a
donc des substances qui subsistent sans corps; en dessous de la Premiиre
Substance, qui est Dieu, lequel n'est pas dans un genre, comme on l'a vu; et
au-dessus de l'вme unie au corps. 6. Voici deux substances qui rйunies font
un кtre composй. L'une d'elles subsiste aussi а part et c'est la moins parfaite
des deux: on doit supposer que l'autre plus parfaite et qui a moins besoin d'un
secours йtranger, peut subsister йgalement d'une maniиre autonome. Mais il
existe prйcisйment une substance composйe de substance intellectuelle et d'un
corps, comme on l'a vu. Or le corps se trouve avoir une existence autonome:
c'est йvidemment le cas de tous les corps sans vie. A bien plus forte raison,
par consйquent, on doit admettre l'existence de substances intellectuelles non
unies au corps. 7. La substance d'une chose doit кtre proportionnйe а
son opйration: car l'opйration est l'acte et le bien de la substance agissante.
Mais l'intellection est l'_uvre propre de la substance intellectuelle. Celle-ci
doit donc кtre adaptйe, par son кtre mкme, а une telle opйration. Or l'acte de
l'intellection ne s'exerce point par un organe corporel: la pensйe n'a donc
besoin d'un corps que dans la mesure oщ les intelligibles sont tirйs du domaine
des sens. Mais c'est lа un mode imparfait de comprendre: le parfait mode
d'intellection consiste а comprendre les objets intelligibles par leur nature
mкme; que soient perзues intellectuellement les seules rйalitйs non
intelligibles par elles-mкmes, mais rendues telles par l'intellect, c'est lа un
mode imparfait de comprendre. Si donc avant tout кtre imparfait il faut
supposer un кtre parfait dans le genre en question, nous devons admettre
qu'avant les вmes humaines, qui tirent des images l'objet de leur pensйe, il y
a des substances intellectuelles comprenant les objets qui sont de soi
intelligibles, ne recevant pas leur connaissance du monde sensible, et par le
fait absolument sйparйes des corps de par leur nature mкme. 8. Voici
l'argumentation d'Aristote, au XIe livre de la Mйtaphysique. Un
mouvement continu, rйgulier et, autant qu'il est en lui, sans dйfaillance, doit
procйder d'un moteur qui n'est pas mы par soi ni non plus accidentellement,
nous l'avons prouvй. D'autre part а plusieurs mouvements il faut plusieurs
moteurs. Or le mouvement du ciel est continu, rйgulier et, autant qu'il est en
lui, sans dйfaillance: et en plus du premier mouvement, il en est encore
beaucoup d'autres dans le ciel, comme le montrent les astronomes. Il faut donc
admettre plusieurs moteurs qui ne sont pas mus par soi, ni non plus
accidentellement. Or aucun corps ne meut, s'il n'est mы, on l'a dйjа vu. Quant
au moteur incorporel uni а un corps, il est mы accidentellement selon le
mouvement du corps: comme on le voit bien pour l'вme. Il faut donc l'existence
de plusieurs moteurs qui ne sont pas des corps, ni unis aux corps. D'autre part
les mouvements des cieux procиdent d'une intelligence, nous l'avons prouvй plus
haut. Il y a donc plusieurs substances intellectuelles non unies aux corps. Tout ceci
concorde avec la Doctrine de Denys, au chapitre IV du livre Des Noms Divins,
oщ il dit des anges qu'ils sont compris comme immatйriels et
incorporels. Ainsi est йliminйe l'erreur des Sadducйens qui
prйtendaient qu'il n'existe pas d'esprit. Exclue aussi la conception des
anciens Naturalistes disant que toute substance est corporelle. Rйfutйe
йgalement la position d'Origиne, qui prйtendit qu'une substance, sauf la divine
Trinitй, ne pouvait subsister sans corps. Йcartйe enfin la pensйe de tous les
autres qui supposaient que tous les anges, bons et mauvais, possиdent des corps
qui leur sont naturellement unis. 92: DE LA MULTITUDE DES SUBSTANCES SЙPARЙES
Aristote
non content de prouver l'existence de substances intellectuelles non pourvues
d'organisme, s'efforce encore de dйmontrer qu'elles sont aussi nombreuses que
les mouvements constatйs dans le ciel, ni plus ni moins. Pour lui aucun
mouvement cйleste n'est inaccessible а notre science. En effet, tout mouvement
qui est dans le ciel a pour raison d'кtre le mouvement d'une йtoile, laquelle
est perceptible au sens: les orbes en effet emportent les йtoiles, or le
mouvement du porteur est pour le mouvement du portй. - De mкme il prouve qu'il
n'y a pas de substances sйparйes d'oщ ne proviendraient pas quelques mouvements
cйlestes: en effet, puisque les mouvements cйlestes sont ordonnйs aux substances
sйparйes comme а des fins, s'il existait d'autres substances sйparйes que
celles qu'il dйnombre, il y aurait certains mouvements qui leur seraient
ordonnйs comme а des fins; autrement ce seraient des mouvements imparfaits. -
D'oщ il conclut qu'il n'existe pas plus de substances sйparйes que de
mouvements perзus et perceptibles dans le ciel: surtout йtant donnй qu'il ne se
trouve pas plusieurs corps cйlestes de mкme espиce, en sorte qu'il puisse y
avoir plusieurs mouvements inconnus de nous. Mais cette conclusion n'est pas
nйcessaire. Dans les choses qui sont en vue d'une fin, la nйcessitй se prend du
cфtй de la fin, comme il l'enseigne lui-mкme au IIe livre des Physiques, mais
non inversement. D'oщ, si les mouvements cйlestes sont ordonnйs aux substances
sйparйes, comme il le dit lui-mкme, on ne saurait dйduire nйcessairement le
nombre desdites substances du nombre des mouvements. On peut penser, en effet,
qu'il existe des substances sйparйes d'une nature plus йlevйe que celles qui
sont les fins prochaines des mouvements cйlestes: ainsi du fait que les
instruments artificiels sont pour les hommes qui s'en servent, rien n'empкche
d'admettre l'existence d'autres hommes qui n'utilisent pas immйdiatement des
instruments, mais qui commandent а ceux qui les utilisent. Aussi bien Aristote
ne prйsente-t-il pas son argumentation comme nйcessaire, mais comme probable. Il
est raisonnable, dit-il, d'йvaluer de la sorte le nombre des substances et des
principes immobiles : nous laissons а de plus experts le soin d'aboutir а
une conclusion nйcessaire. Reste donc а montrer que le nombre des substances
intellectuelles sйparйes des corps dйpasse de beaucoup celui des mouvements
cйlestes. 1. Les substances intellectuelles selon leur genre transcendent toute
nature corporelle. La hiйrarchie de ces substances devra donc s'йtablir en
fonction de leur йlйvation au-dessus de toute nature corporelle. Or il existe
des substances intellectuelles qui ne surpassent la rйalitй physique qu'en
raison de leur genre intellectuel simplement: par ailleurs elles sont unies aux
corps а titre de forme, comme on l'a vu. Mais puisque l'кtre des substances
intellectuelles, selon son genre, n'implique aucune dйpendance а l'йgard du
corps, ainsi qu'on l'a prouvй, il existe un degrй plus йlevй desdites substances;
а ce degrй, celles-ci ne sont pas unies comme formes а des corps; mais elles
sont tout de mкme les moteurs propres de certains corps dйterminйs. Semblablement, la
nature de la substance intellectuelle ne dйpend pas du mouvement, puisque le
mouvement est consйcutif а la principale opйration de ces кtres, qui est
l'intellection. Il y aura donc aussi un degrй plus йlevй de substances
intellectuelles, oщ ces derniиres ne seront pas les moteurs propres de certains
corps, mais supйrieures aux moteurs. 2. De mкme que l'agent naturel agit par sa
forme naturelle, ainsi l'agent intellectuel agit par une forme intellectuelle:
comme on le voit dans l'_uvre d'art. De mкme donc que l'agent naturel est
proportionnй au patient en raison de sa forme naturelle, ainsi l'agent
intellectuel est proportionnй au patient et а l'_uvre par forme d'intelligence:
c'est-а-dire que la forme intellective est de telle sorte qu'elle peut кtre
introduite par l'action de l'agent dans la matiиre rйceptrice. Il faut donc que
les moteurs propres des orbes, qui exercent leur motion par l'intellect (si
nous voulons suivre sur ce point l'opinion d'Aristote), possиdent des idйes qui
soient exprimables par les mouvements des orbes et capables d'кtre produites
dans la nature. Mais au-dessus de ces conceptions intellectuelles il en faut
supposer de plus universelles: en effet, l'intellect saisit les formes des
choses dans une universalitй qui dйpasse leur rйalisation naturelle; ainsi l'on
constate que la forme de l'intellect spйculatif est plus universelle que celle
de l'intellect pratique, et parmi les arts pratiques, la conception de l'art
qui commande l'emporte en universalitй sur celle de l'art qui exйcute. Or la
hiйrarchie des substances intellectuelles doit s'йtablir en fonction des degrйs
des opйrations intellectuelles qui leur sont propres. Il existe donc des
substances intellectuelles supйrieures а celles qui sont les moteurs propres et
prochains des orbes dйterminйs. 3. L'ordre de l'univers semble exiger que
les rйalitйs les plus nobles excиdent en quantitй ou en nombre les moins nobles:
car les moins nobles sont pour les plus nobles. Il faut donc que ces derniиres
existent en quelque sorte pour elles-mкmes, soient multipliйes autant que
possible. C'est pourquoi nous constatons que les corps incorruptibles, je veux
dire les corps cйlestes, excиdent tellement les corruptibles, c'est-а-dire les
corps йlйmentaires, que le nombre de ceux-ci paraоt peu de chose en comparaison
de ceux-lа. Or de mкme que les corps cйlestes et incorruptibles ont une valeur
supйrieure а celle des corps йlйmentaires qui sont corruptibles, ainsi les
substances intellectuelles l'emportent sur tous les corps, comme l'immobile et
l'immatйriel l'emportent sur ce qui est mobile et matйriel. Les substances
intellectuelles sйparйes excиdent donc en nombre la multitude de toutes les
choses matйrielles. Elles ne sont donc pas limitйes par le nombre des
mouvements cйlestes. 4. Les espиces des choses matйrielles ne sont pas
multipliйes par la matiиre, mais par la forme. Or les formes йtrangиres а la
matiиre ont un кtre plus complet et plus universel que les formes engagйes dans
la matiиre: car celles-ci sont reзues selon la capacitй de la matiиre. Il ne
semble donc pas que les formes йtrangиres а la matiиre, que nous appelons substances
sйparйes, constituent une multitude moindre que les espиces des choses
matйrielles. Et nous ne prйtendons pas pour autant que les substances sйparйes soient
les espиces des rйalitйs de notre monde sensible, comme les Platoniciens l'ont
pensй. En effet, ne pouvant parvenir а la connaissance des substances en
question qu'а partir des objets sensibles, ils admirent que ces substances
йtaient de mкme espиce que ces objets, ou plutфt qu'elles йtaient leurs
espиces : comme si quelqu'un ne voyant pas le soleil, la lune, les
autres astres, et apprenant l'existence de corps incorruptibles, leur
appliquait les noms des objets corruptibles, pensant qu'ils sont de mкme
espиce. Ce qui serait inadmissible. - De mкme est-il impossible que les
substances immatйrielles soient de mкme espиce que les substances matйrielles,
ou qu'elles soient leurs espиces: en effet, la matiиre appartient а la raison
spйcifique des rйalitйs sensibles, bien qu'il ne s'agisse pas de cette
matiиre, qui est le principe propre de l'individu; par exemple les os et la
chair appartiennent а la dйfinition de l'homme, mais non ces chairs et ces os,
qui sont principe de Socrate et de Platon. - Ainsi nous ne disons pas que les
substances sйparйes sont les espиces des rйalitйs sensibles: mais nous disons
que ce sont d'autres espиces plus nobles que ces derniиres, d'autant que le pur
est plus noble que ce qui est mйlangй. Alors il faut que ces substances soient
plus nombreuses que les espиces des choses matйrielles.
5. La multiplication est plus
fйconde selon l'кtre intelligible que dans l'кtre matйriel. Nous saisissons en
effet par l'intelligence bien des choses qui ne sauraient кtre rйalisйes
matйriellement; ainsi l'on peut prolonger mathйmatiquement une droite а
l'infini, ce qui est physiquement impossible; on peut aussi mentalement
accroоtre а l'infini la subtilitй des corps, la rapiditй des mouvements, la
diversitй des figures, et pourtant cela est impossible dans la nature
matйrielle. Or les substances sйparйes appartiennent а l'кtre intelligible de
par leur nature mкme. En elles une plus grande multiplicitй est donc possible
que dans les rйalitйs matйrielles, si l'on considиre la raison propre de chacun
des deux genres. Mais dans le domaine du perdurable, кtre et pouvoir ne
diffйrent pas. La multitude des substances sйparйes l'emporte donc sur la
multitude des corps. La Sainte Йcriture confirme cette thиse. Nous lisons
en effet dans Daniel : Des milliers de mille Le servaient et des
dizaines de milliers de centaines de mille L'assistaient. Et Denys dit au
Chapitre XIVe de la Hiйrarchie Cйleste que le nombre de ces substances dйpasse
toute multitude matйrielle. Ainsi est exclue l'erreur de ceux qui
prйtendent limiter le nombre des substances sйparйes d'aprиs celui des
mouvements cйlestes ou d'aprиs celui des sphиres cйlestes. Rйfutй aussi Rabbi
Moyses qui prйtendit que le nombre des anges mentionnй dans l'Йcriture n'est
pas un nombre de substances sйparйes, mais celui de vertus qui se trouvent
ici-bas: comme si l'on appelait l'appйtit concupiscible esprit de
concupiscence et ainsi de suite. 93: IL N'Y A PAS PLUSIEURS SUBSTANCES SЙPARЙES DANS UNE SEULE
ESPИCE
Tout
ce que nous avons dit de ces substances, nous permet de montrer qu'il n'y a pas
plusieurs substances sйparйes dans une seule espиce. 1. On a dйjа vu que les substances
sйparйes sont de certaines quidditйs subsistantes. Or l'espиce d'une chose est
ce que signifie la dйfinition, qui est le signe de la quidditй de la chose. Donc
les quidditйs subsistantes sont des espиces subsistantes. Il ne saurait donc
pas y avoir plusieurs substances sйparйes, s'il n'y a pas plusieurs espиces. 2. Partout oщ
l'on trouve identitй spйcifique et diversitй numйrique, la matiиre est prйsente:
car la diffйrence qui vient de la forme entraоne la diversitй spйcifique; la
diffйrence qui vient de la matiиre entraоne la diversitй numйrique. Mais les
substances sйparйes n'ont absolument aucune matiиre, ni comme partie
d'elles-mкmes, ni comme sujet а informer. Il est donc impossible qu'il y en ait
plusieurs dans une seule espиce. 3. La raison de la multiplication des
individus en une seule espиce dans les rйalitйs corruptibles est la
conservation de la nature spйcifique qui, ne pouvant se perpйtuer en un seul
individu, se perpйtue en plusieurs; c'est pourquoi d'ailleurs dans les corps
incorruptibles, il n'y a qu'un individu par espиce. Or la nature de la
substance sйparйe peut se conserver dans un seul individu: puisque ces
substances sont incorruptibles, ainsi qu'on l'a dйjа vu. Il n'y a donc pas lieu
d'admettre dans ces substances l'existence de plusieurs individus en une mкme
espиce. 4. En chaque individu, ce qui est spйcifique est plus noble que ce qui
constitue le principe de l'individuation, se trouvant en dehors de la raison
d'espиce. Par consйquent la multiplication des espиces procure а l'univers plus
de noblesse que la multiplication des individus, dans une espиce unique. Mais
la perfection de l'univers rйside surtout dans les substances sйparйes. A la
perfection de l'univers importe donc davantage la diversitй spйcifique de ces
substances que leur multiplication numйrique а l'intйrieur d'une mкme espиce. 5. Les substances
sйparйes sont plus parfaites que les corps cйlestes. Mais chez les corps
cйlestes, en raison mкme de leur perfection, chaque espиce n'a qu'un individu:
soit parce que chacun d'eux emploie toute la matiиre de son espиce; soit parce
que dans un seul individu rйside parfaitement la vertu de l'espиce pour
accomplir dans l'univers ce а quoi cette espиce est ordonnйe, comme la chose
apparaоt principalement pour le soleil et la lune. Donc а plus forte raison
chez les substances sйparйes, n'y a-t-il qu'un seul individu pour une seule
espиce. 94: LA SUBSTANCE SЙPARЙE ET L'AME N'APPARTIENNENT PAS A UNE MКME
ESPИCE
En
partant de lа on peut aussi montrer que l'вme n'appartient pas а la mкme espиce
que les substances sйparйes. 1. Il existe une diffйrence plus considйrable entre
l'вme humaine et une substance sйparйe, qu'entre deux substances sйparйes. Mais
on a montrй au chapitre prйcйdent que les substances sйparйes diffиrent entre
elles spйcifiquement. A bien plus forte raison, par consйquent, la substance
sйparйe diffиre-t-elle spйcifiquement de l'вme. 2. Chaque rйalitй possиde un кtre propre
selon la raison de son espиce: car lа oщ il y a une raison d'кtre diverse, lа
il doit y avoir diversitй d'espиce. Mais l'кtre de l'вme humaine et celui de la
substance sйparйe n'ont pas une raison identique: а l'кtre de la substance
sйparйe le corps ne saurait participer, comme il peut participer а l'кtre de
l'вme humaine, qui ontologiquement est unie au corps comme la forme а la
matiиre. Donc l'вme humaine diffиre spйcifiquement des substances sйparйes. 3. Une rйalitй
qui de soi constitue une espиce, ne saurait кtre assimilйe spйcifiquement а une
rйalitй qui de soi ne constitue pas une espиce, mais est une partie d'espиce.
Or la substance sйparйe possиde par elle-mкme son espиce: ce qui n'est pas le
cas de l'вme, laquelle est une partie de l'espиce humaine. Il est donc
impossible que l'вme soit de mкme espиce que les substances sйparйes, а moins
que par hasard l'homme (tout entier) ne leur soit spйcifiquement semblable, ce
qui est йvidemment impossible. 4. L'opйration propre d'une chose fait connaоtre son
espиce: car l'opйration manifeste la vertu, qui indique l'essence. Mais l'opйration
propre de la substance sйparйe comme de l'вme intellective, c'est
l'intellection. Or il existe une diffйrence totale entre le mode d'intellection
de la substance sйparйe et celui de l'вme: cette derniиre prend son objet
d'intellection dans les images; ce que ne fait pas la substance sйparйe,
puisqu'elle n'a pas d'organes corporels, supports nйcessaires des images. Вme
humaine et substance sйparйe n'appartiennent donc pas а une mкme espиce. 95: OЩ CHERCHER LE GENRE ET L'ESPИCE DANS LES SUBSTANCES SЙPARЙES?
Il
faut maintenant envisager de quelle maniиre se diversifie l'espиce chez les
substances sйparйes. Dans les rйalitйs matйrielles qui malgrй leur diversitй
spйcifique appartiennent а un mкme genre, on va chercher cette raison gйnйrique
dans le principe matйriel, et la diffйrence spйcifique dans le principe formel:
ainsi la nature sensitive d'oщ se prend la raison d'animal, est quelque
chose de matйriel dans l'homme par rapport а la nature intellective, source de
la diffйrence spйcifique de l'homme, а savoir le raisonnable. Si donc
les substances sйparйes ne sont pas composйes de matiиre et de forme, comme on
l'a dйjа dйmontrй, l'on ne voit pas d'oщ peuvent leur venir le genre et la
diffйrence spйcifique. Pour rйpondre а cette difficultй, souvenons-nous que
les diverses espиces de rйalitйs possиdent la nature de l'кtre selon une
gradation hiйrarchique. La toute premiиre division de l'кtre nous met en
prйsence de l'кtre parfait - а savoir l'кtre qui est par soi et l'кtre en acte,
et de l'кtre imparfait - l'кtre qui est dans un autre et l'кtre en puissance.
Et si nous poursuivons cette enquкte, nous constatons que chaque espиce ajoute
un degrй de perfection а une autre espиce: ainsi les animaux par rapport aux
plantes, et les animaux douйs de mouvement local par rapport aux animaux
immobiles; dans la gamme chromatique aussi, une couleur est plus parfaite
qu'une autre si elle est plus proche de la blancheur. Cela explique le propos
d'Aristote disant au VIIIe livre des Mйtaphysiques : Les dйfinitions
des choses sont comme le nombre, qu'une soustraction ou une addition d'unitй
fait changer d'espиce. Ainsi dans les dйfinitions une diffйrence enlevйe ou
ajoutйe fait varier l'espиce. Par consйquent la raison d'une espиce dйterminйe
consiste en ce que la nature commune se situe а un degrй dйterminй de l'кtre.
Or dans les choses composйes de matiиre et de forme, la forme est comme le
terme, et ce qui est terminй par elle est matiиre ou йlйment matйriel; dans ces
conditions la raison de genre doit y кtre cherchйe du cфtй de la matiиre, la
diffйrence spйcifique du cфtй de la forme. Ainsi la diffйrence et le genre
constituent une unitй, tout comme la matiиre et la forme. Et de mкme qu'une
seule et mкme nature est faite de matiиre et de forme, ainsi la diffйrence
n'ajoute pas au genre une nature йtrangиre, mais elle est une certaine
dйtermination de cette mкme nature gйnйrique. Soit, par exemple, le genre: animal
ayant des pieds, sa diffйrence sera: animal ayant deux pieds. Il est
йvident que cette diffйrence n'ajoute rien au genre. On voit donc qu'il arrive au genre et а la
diffйrence que la dйtermination impliquйe par cette derniиre, soit causйe par
un autre principe que la nature du genre, du fait que la nature signifiйe par
la dйfinition, est composйe de matiиre et de forme comme de principes
dйterminant et dйterminй. Si donc on suppose une nature simple, celle-ci sera
terminйe par elle-mкme; elle n'aura pas besoin de deux parties, une terminante
et une autre terminйe. C'est donc dans la raison mкme de la nature qu'il faudra
chercher la raison du genre: la dйtermination qu'il possиde du fait qu'il se
trouve situй а tel degrй de l'йchelle des кtres, lui donnera sa diffйrence
spйcifique. Par oщ l'on voit йgalement que si une certaine nature n'est point
terminйe, mais infinie en soi, comme on l'a dйmontrй plus haut de la nature
divine, il ne faut chercher en elle ni genre, ni espиce: ce qui concorde avec
tout ce que nous avons dйjа dit au sujet de Dieu. Une autre conclusion dйcoule des mкmes
prйmisses. Les diffйrentes espиces chez les substances sйparйes sont
dйterminйes par diffйrents degrйs de perfection. Comme dans la mкme espиce, il
n'y a pas plusieurs individus, l'йgalitй ne saurait exister entre deux
substances sйparйes, mais l'une est naturellement supйrieure а l'autre. Aussi
lisons-nous au Livre de Job : Connais-tu l'ordre du ciel? Et Denys
dit, au chapitre Xe de la Hiйrarchie Cйleste, que de mкme que dans toute
la multitude des anges il existe une hiйrarchie suprкme, une moyenne et une
infйrieure, ainsi dans chaque hiйrarchie, il y a trois ordres: le suprкme, le
moyen, l'infйrieur, et dans chaque ordre, se trouvent les anges supйrieurs,
moyens et infйrieurs. Ainsi est йcartйe la position d'Origиne, pour qui dиs
le principe toutes les substances spirituelles, ont йtй crййes йgales,
substances spirituelles au nombre desquelles il compte aussi les вmes; la
diversitй qui rиgne dans ces substances, et en raison de laquelle l'вme est
unie au corps, une autre non, l'une est situйe plus haut, l'autre plus bas,
proviendrait d'une diffйrence de mйrites. On a montrй que cette diffйrence de
degrйs est naturelle, que l'вme n'est pas de mкme espиce que les substances
sйparйes, que ces substances elles-mкmes diffиrent entre elles spйcifiquement,
et que mкme selon l'ordre de la nature, elles ne sont pas йgales. 96: LES SUBSTANCES SЙPARЙES NE TIRENT PAS LEUR CONNAISSANCE DU
MONDE SENSIBLE
Les
considйrations prйcйdentes nous permettent de montrer que les substances
sйparйes ne tirent pas des objets sensibles leur connaissance intellectuelle des
choses: 1. En effet, les objets sensibles selon leur nature sont destinйs а кtre
saisis par le sens, comme les intelligibles par l'intellect. Donc toute
substance connaissante qui reзoit des objets sensibles sa connaissance, possиde
la connaissance sensible: et par consйquent, elle possиde un corps qui lui est
naturellement uni, puisque la connaissance sensible ne peut exister sans organe
corporel. Mais les substances sйparйes n'ont pas de corps qui leur soient
naturellement unis, comme on l'a montrй plus haut. Elles ne tirent donc pas des
choses sensibles leur connaissance intellectuelle. 2. Une vertu plus haute doit avoir un
objet plus йlevй. Or la vertu intellective de la substance sйparйe est plus
йlevйe que la force intellective de l'вme humaine: puisque l'intellect de l'вme
humaine est le dernier dans l'ordre des intellects, comme il ressort de ce qui
a йtй dit prйcйdemment. Or l'objet de l'intellect de l'вme humaine est l'image,
ainsi qu'on l'a dйjа dit: supйrieure dans l'ordre des objets а la chose
sensible existant hors de l'вme, comme le fait voir la hiйrarchie des facultйs
connaissantes. Donc l'objet de la substance sйparйe ne peut кtre la chose
existant hors de l'вme, de telle sorte qu'elle en reзoive immйdiatement la
connaissance; ce ne peut кtre non plus l'image. Reste donc que l'intellect de
la substance sйparйe ait pour objet quelque chose de plus йlevй que l'image.
Mais il n'est rien de supйrieur а l'image dans l'ordre des objets connaissables
que ce qui est intelligible en acte. Les substances sйparйes ne reзoivent donc
pas leur connaissance intellectuelle des choses sensibles, mais elles
comprennent les objets qui par eux-mкmes sont intelligibles. 3. C'est selon
l'ordre des intellects que se prend l'ordre des intelligibles. Mais les objets
qui par soi sont intelligibles, sont supйrieurs dans l'ordre des intelligibles
а ceux qui ne sont intelligibles que parce que nous, nous les rendons
intelligibles. Or tous les intelligibles reзus du sensible sont dans ce cas:
car les objets sensibles ne sont pas par eux-mкmes intelligibles. Mais ce sont
ces intelligibles que conзoit notre intellect. Par consйquent, l'intellect de
la substance sйparйe, comme il est supйrieur а notre intellect, ne conзoit pas
les intelligibles tirйs du sensible, mais ceux qui par eux-mкmes sont
intelligibles en acte. 4. Le mode d'opйration propre d'une chose rйpond
proportionnellement au mode de sa substance et de sa nature. Or la substance
sйparйe est un intellect par soi existant, ne rйsidant pas dans un corps. Donc
son opйration intellectuelle se portera sur les intelligibles qui n'ont point
de fondement corporel. Mais tous les intelligibles reзus des sens ont un
certain support corporel: ainsi nos intelligibles s'appuient sur les images qui
rйsident dans les organes corporels. Donc les substances sйparйes ne reзoivent
pas leur connaissance du sensible. 5. De mкme que la matiиre premiиre occupe
le dernier rang dans l'ordre des choses sensibles, et par lа est seulement en
puissance а l'йgard de toutes les formes sensibles; ainsi l'intellect possible,
qui se trouve а la derniиre place dans l'ordre des intelligibles, est en
puissance par rapport а eux tous, comme il ressort des considйrations
prйcйdentes. Mais les rйalitйs qui dans l'ordre sensible dйpassent la matiиre
premiиre, possиdent en acte leur forme, qui les йtablit dans l'кtre sensible.
Donc les substances sйparйes, qui dans l'ordre des intelligibles sont au-dessus
de l'intellect possible de l'homme, se trouvent en acte dans l'кtre
intelligible: car l'intellect qui reзoit sa connaissance du sensible, n'est pas
en acte dans l'кtre intelligible, mais en puissance. Donc la substance sйparйe
ne reзoit pas sa connaissance du sensible. 6. La perfection d'une nature supйrieure
ne dйpend pas d'une nature infйrieure. Or la perfection d'une substance
sйparйe, puisqu'elle est intellectuelle, rйside dans l'intellection. Leur acte
intellectuel ne dйpend donc pas des choses sensibles, en sorte qu'il en reзoive
sa connaissance. Ceci montre а l'йvidence que dans les substances
sйparйes, il n'y a pas d'intellect agent et d'intellect possible, sinon
peut-кtre de maniиre йquivoque. La prйsence de ce double intellect dans l'вme
raisonnable s'explique par le fait qu'elle reзoit du sensible sa connaissance
intellectuelle: car c'est l'intellect agent qui rend les espиces tirйes du
sensible intelligibles en acte; et c'est l'intellect possible qui est en
puissance а connaоtre toutes les formes des rйalitйs sensibles. Puisque les
puissances sйparйes ne reзoivent pas leur connaissance des choses sensibles, il
n'y a pas en elles d'intellect agent ni possible. Aussi Aristote, au IIIe livre
De l'Ame, oщ il traite des intellects agent et possible, dit-il qu'il
faut les admettre dans l'вme (c'est-а-dire dans l'вme humaine). De mкme en cet
ordre d'idйes il est йvident que la distance locale ne saurait empкcher la
connaissance de l'вme sйparйe. Car la distance locale implique de soi rapport
au sens: pas а l'intellect, sinon accidentellement, dans la mesure oщ il est
tributaire du sens; car les objets sensibles meuvent le sens en fonction d'une
distance dйterminйe. Mais les intelligibles en acte, pour autant qu'ils meuvent
l'intellect, ne sont pas dans le lieu: puisqu'ils sont sйparйs de la matiиre
corporelle. Donc puisque les substances sйparйes ne reзoivent pas leur
connaissance du sensible, pour leur opйration intellectuelle la distance locale
ne sert de rien. Autre йvidence: dans l'opйration des intelligences
sйparйes le temps n'intervient pas. De mкme en effet que les intelligibles en
acte йchappent au lieu, de mкme ils йchappent au temps: car le temps est une
consйquence du mouvement local: donc il ne mesure que les rйalitйs qui sont en
quelque maniиre dans le lieu. C'est pourquoi l'intellection de la substance
sйparйe est au-dessus du temps: notre opйration intellectuelle, elle, est
conditionnйe par le temps, du fait que nous recevons notre connaissance des
images, lesquelles regardent un temps dйterminй. De lа vient que dans la
composition et la division toujours notre intellect ajoute un temps passй ou futur:
mais non lorsqu'il comprend ce que l'existant est. Il comprend en effet ce
que l'existant est (son essence) en abstrayant les intelligibles des
conditions du monde sensible: par consйquent, en opйrant de la sorte, il ne
saisit l'intelligible ni sons l'aspect temporel ni en dйpendance d'aucune
condition d'ordre sensible. Mais il compose ou divise en appliquant aux choses
les intelligibles prйalablement abstraits: et dans cette application, il est
nйcessaire de comprendre aussi le temps. 97: L'INTELLECT DE LA SUBSTANCE SЙPARЙE EST TOUJOURS EN ACTE
D'INTELLECTION
Tout
ceci montre bien que l'intellect de la substance sйparйe comprend toujours en
acte. 1.
Ce qui est tantфt en acte, et tantфt en puissance, est mesurй par le temps.
Or l'intellect de la substance sйparйe est au-dessus du temps, comme on vient
de le prouver. Il n'est donc pas tantфt en acte d'intellection et tantфt non. 2. Toute
substance vivante possиde une certaine opйration de vie en acte, qu'elle tient
de sa propre nature et qu'elle exerce continuellement, bien que les autres
opйrations soient parfois en puissance: ainsi chez les animaux la nutrition se
poursuit toujours, bien que la sensation soit parfois interrompue. Mais les
substances sйparйes sont des substances vivantes, ce qui prйcиde le montre bien:
et elles n'ont pas d'autre opйration de vie que l'intellection. Elles doivent
donc par nature кtre toujours en acte d'intellection. 3. Les substances sйparйes meuvent par
l'intelligence les corps cйlestes, d'aprиs la doctrine des philosophes. Or le
mouvement des corps cйlestes n'admet aucun arrкt. Par consйquent, l'activitй
intellectuelle des substances sйparйes est absolument continuelle. On aboutit а une
conclusion identique mкme si l'on n'admet pas que ces substances meuvent les
corps cйlestes: car elles leur sont supйrieures. Donc si l'opйration propre du
corps cйleste qui est son propre mouvement est continuelle, а bien plus forte
raison le sera l'opйration propre des substances sйparйes, qui est
l'intellection. 4. Tout кtre qui passe par des alternatives
d'activitй et d'inaction, est mы par soi ou accidentellement. Aussi le fait que
notre intelligence tantфt s'exerce, et tantфt se repose, provient d'une
altйration d'ordre physique et sensible comme on le voit au VIIIe livre de la Physique.
Mais les substances sйparйes ne sont pas mыes par soi, puisqu'elles ne sont
pas des corps: elles ne sont pas non plus mues accidentellement, puisqu'elles
ne sont pas unies а des corps. Donc leur opйration propre, qui est
l'intellection, est continuelle et ininterrompue. 98: COMMENT UNE INTELLIGENCE SЙPARЙE EN CONNAОT UNE AUTRE
On a
montrй que les substances sйparйes connaissent intellectuellement les objets
qui sont par soi intelligibles; et prйcisйment ces mкmes substances sйparйes
sont des objets intelligibles par soi, car l'exemption de matiиre rend un кtre
intelligible par soi, ainsi qu'il ressort des dйveloppements prйcйdents: par
consйquent, les substances sйparйes connaissent intellectuellement, comme
objets propres, les substances sйparйes. Donc chacune se connaоtra soi-mкme, et
connaоtra les autres. Toutefois la conscience que chacune de ces substances
a de soi-mкme est diffйrente de celle que l'intellect possible a de lui-mкme.
En effet, l'intellect possible se trouve en quelque sorte en puissance dans
l'кtre intelligible; et il est mis en acte par l'espиce intelligible, comme la
matiиre premiиre est mise en acte dans l'кtre sensible par la forme naturelle.
Or rien n'est connu selon qu'il est seulement en puissance, mais selon qu'il
est en acte: c'est pourquoi la forme est le principe de connaissance de la
chose qui est actualisйe par elle; de mкme la facultй connaissante est mise en
acte de connaissance par quelque espиce. Donc notre intellect possible ne se
connaоt soi-mкme que par une espиce intelligible, grвce а laquelle il est mis
en acte dans l'кtre intelligible: c'est pourquoi Aristote dit au IIIe livre de
l'Ame, qu'il est connaissable comme les autres choses, c'est-а-dire
par des espиces tirйes des images, comme par des formes propres. Mais les
substances sйparйes se trouvent de par leur nature mкme comme existant en acte
dans l'кtre intelligible. Par consйquent chacune d'elles se connaоt soi-mкme
par son essence, non par l'espиce d'une autre chose. Toute connaissance a lieu dans la mesure
oщ а l'intйrieur du connaissant se trouve la similitude du connu. D'autre part
chacune des substances sйparйes est semblable а une autre selon la commune
nature gйnйrique, mais elles diffиrent spйcifiquement les unes des autres,
comme il ressort des exposйs prйcйdents: la consйquence qui paraоt s'ensuivre,
c'est que chacune de ces substances ne connaоt pas l'autre quant а sa raison
propre d'espиce, mais seulement quant а la commune raison du genre. Certains disent
donc que l'une des substances sйparйes est cause productive de l'autre. Or en
toute cause productive on doit trouver une similitude de son effet, et de mкme
en chaque effet doit exister la similitude de la cause: puisque tout кtre agit
d'une maniиre semblable а lui. Ainsi donc dans la substance sйparйe supйrieure,
il y a la similitude de l'infйrieure, comme dans la cause est la similitude de
l'infйrieure, comme dans la cause est la similitude de l'effet: et dans
l'infйrieure se trouve la similitude de la substance supйrieure, comme dans
l'effet il y a la similitude de la cause. Mais s'il n'y a pas univocitй
causale, la similitude de l'effet rйside de maniиre plus йminente dans la
cause, et la similitude de la cause se trouve dans l'effet selon un mode
infйrieur. Or tel doit кtre le cas des substances sйparйes supйrieures а
l'йgard des infйrieures: puisqu'il n'y a pas entre elles d'unitй spйcifique,
mais qu'elles se situent а diffйrents degrйs. La substance sйparйe infйrieure
connaоt donc la supйrieure selon le mode d'une substance connaissante, non
selon le mode d'une substance connue, mais selon un mode infйrieur: la
substance supйrieure, elle, connaоt l'infйrieure d'une maniиre plus йminente.
Telle est l'affirmation du livre Des Causes: Une intelligence connaоt ce qui
est au-dessous d'elle et ce qui est au-dessus par le mode de sa propre
substance: parce que l'une est cause de l'autre. Mais on a montrй plus haut que les
substances intellectuelles sйparйes ne sont pas composйes de matiиre et de
forme. Elles ne peuvent donc кtre causйes que par mode de crйation. Or Dieu
seul a le pouvoir de crйer, on l'a prouvй aussi. Une substance sйparйe ne
saurait donc кtre la cause d'une autre. De plus, nous avons йtabli que les
principales parties de l'univers ont toutes йtй crййes immйdiatement par Dieu.
Donc l'une ne vient pas de l'autre. Or chacune des substances sйparйes
constitue l'une des principales parties de l'univers, а bien plus juste titre
que le soleil ou la lune: puisque chacune d'elles a sa propre espиce, et plus
noble que n'importe quelle espиce de rйalitйs corporelles. L'une n'est donc pas
causйe par l'autre, mais toutes sont crййes immйdiatement par Dieu. Ainsi donc,
d'aprиs toutes ces donnйes, chacune des substances sйparйes connaоt Dieu, d'une
connaissance naturelle, selon le mode de sa substance, par oщ elles ressemblent
а Dieu comme а leur cause. Et Dieu les connaоt comme leur propre Cause,
possйdant en soi leur similitude. Mais de cette maniиre l'une des substances
sйparйes ne saurait connaоtre l'autre: puisque l'une n'est pas cause de
l'autre. Une considйration s'impose: aucune de ces substances n'est selon sa
nature un suffisant principe de connaissance de toutes les autres choses. Par
consйquent а chacune d'elles il faut surajouter, indйpendamment de sa nature
propre, certaines similitudes intelligibles, qui lui permettront de connaоtre
les autres dans sa propre essence. Voici comment l'on peut mettre cela en
йvidence. L'objet propre de l'intellect est l'кtre intelligible: lequel
comprend toutes les diffйrences et espиces possibles de l'кtre; car tout ce qui
peut кtre, peut кtre compris. Or comme toute connaissance se fait par mode de
similitude, l'intellect ne saurait connaоtre totalement son objet s'il n'avait
pas en lui la similitude de tout l'кtre et de toutes ses diffйrences. Mais une
telle similitude de tout l'кtre ne peut кtre qu'une nature infinie, non pas
dйterminйe а une espиce ou а un genre d'кtre, mais universel principe et vertu
active de tout l'кtre: ceci ne convient qu'а la seule Nature divine, ainsi
qu'on l'a montrй dans la Premiиre Partie. Toute autre nature, puisqu'elle se
limite а un genre et а une espиce de l'кtre, ne saurait кtre l'universelle
similitude de tout l'кtre. Reste donc que seul Dieu par son essence connaisse
toutes choses; n'importe quelle substance sйparйe connaоt par sa nature, d'une
connaissance parfaite, sa propre espиce seulement; l'intellect possible ne la
connaоt jamais (par sa nature) mais par l'intermйdiaire d'une espиce
intelligible, comme on l'a dit plus haut. Or par le fait qu'une substance est
intellectuelle, elle est susceptible de comprendre tout l'кtre. Et comme la
substance sйparйe ne possиde pas de par sa nature la comprйhension actuelle de
tout l'кtre, elle-mкme se trouve, si l'on considиre sa substance, а l'йtat de
puissance par rapport aux similitudes intelligibles, grвce auxquelles tout
l'кtre est connu, et ces similitudes seront son acte dans la mesure de son
intellectualitй. Mais de telles similitudes seront nйcessairement multiples:
puisque nous avons dйjа montrй que la parfaite similitude de tout l'кtre
universel ne peut кtre qu'infinie; or, de mкme que la nature de la substance
sйparйe n'est pas infinie mais terminйe, ainsi la similitude intelligible
existant en elle ne peut кtre infinie, mais terminйe а une certaine espиce ou а
un genre d'кtre; donc pour la comprйhension de tout l'кtre plusieurs
similitudes de cette sorte sont nйcessaires. D'autre part, plus une substance
sйparйe est йlevйe, plus sa nature ressemble а la Nature divine; aussi est-elle
moins resserrйe, puisqu'elle s'approche davantage de l'кtre universel,
infiniment parfait et bon; elle participe donc d'une maniиre plus universelle
au bien et а l'кtre. Voilа pourquoi aussi les similitudes intelligibles
existant dans une substance supйrieure sont moins nombreuses et plus
universelles. C'est la doctrine de Denys, au chapitre XIIe de la Hiйrarchie
Cйleste, d'aprиs laquelle les anges supйrieurs ont une science plus
universelle; et au livre des Causes, il est dit que les intelligences
supйrieures ont des formes plus universelles. Le sommet de cette
universalitй se trouve en Dieu, qui par une seule idйe, laquelle est son
Essence, connaоt toutes choses: le point le plus bas se trouve dans notre
intellect, qui pour chaque objet intelligible a besoin d'une espиce
intelligible propre et adйquate. Cette plus grande universalitй des formes
dans les substances supйrieures n'entraоne pas, comme chez nous, moins de
perfection dans la connaissance. La similitude de l'animal, qui nous
donne une connaissance simplement gйnйrique, nous procure en effet une notion
plus imparfaite que la similitude de l'homme par laquelle nous
connaissons l'espиce complиte; connaоtre quelque chose d'une maniиre simplement
gйnйrique, c'est la connaоtre imparfaitement et comme en puissance; connaоtre
l'espиce, c'est connaоtre parfaitement et en acte. Notre intellect occupe la
derniиre place parmi des similitudes tellement dйtaillйes, qu'а chaque objet
proprement connaissable, il faut que rйponde en lui une similitude appropriйe;
ainsi par la similitude d'animal il ne connaоt pas le raisonnable ni
l'homme, sinon d'une maniиre toute relative. Mais la similitude
intelligible qui se trouve dans la substance sйparйe, est d'une vertu plus
universelle, qui suffit а reprйsenter plusieurs objets. Elle ne produit donc
pas une connaissance plus imparfaite, mais plus parfaite: car elle est
universelle par sa vertu, а la maniиre d'une forme agissant dans une cause
universelle: plus elle a d'universalitй, plus aussi elle a d'extension et
d'efficacitй. Par une seule similitude, elle connaоt l'animal et les
diffйrences de l'animal: elle connaоt d'une maniиre plus universelle ou plus
limitйe selon sa place dans la hiйrarchie des substances sйparйes. Nous pouvons,
comme nous l'avons dit, trouver des exemples de cette vйritй aux deux points
extrкmes de l'йchelle des intelligences: dans l'intellect divin et dans
l'intellect humain. Dieu, par une idйe qui est son Essence, connaоt toutes
choses: l'homme, pour connaоtre diffйrents objets, rйclame diffйrentes
similitudes. Mais, lui aussi, plus йlevйe sera son intelligence, plus il pourra
connaоtre de choses avec moins d'idйes: aussi les intelligences lentes
ont-elles besoin de recourir а des exemples particuliers pour acquйrir la
connaissance des choses. Puisque la substance sйparйe, considйrйe dans sa nature,
est en puissance а l'йgard des similitudes par lesquelles tout l'кtre est
connu, il ne faut pas penser qu'elle soit dйpourvue de toutes les similitudes
de cette sorte: telle est en effet la disposition de l'intellect possible avant
qu'il comprenne, suivant l'expression du IIIe livre De l'Ame. - Et
il ne faut pas penser non plus qu'elle possиde certaines de ces similitudes en
acte, et les autres en puissance seulement: comme la matiиre premiиre dans les
corps terrestres, qui n'a qu'une seule forme en acte et les autres en puissance;
et comme notre intellect possible, lorsque nous connaissons, qui est en acte
selon certains intelligibles et selon les autres en puissance. Puisque ces
substances sйparйes ne sont mues ni par soi ni accidentellement, ainsi qu'on
l'a montrй au chapitre prйcйdent, toute la potentialitй qu'elles ont doit se
trouver actualisйe; autrement, il leur faudrait passer de la puissance а
l'acte, et ainsi elles seraient mues par soi ou accidentellement. - Puissance
et acte sont donc en elles quant а l'кtre intelligible, comme ils se trouvent
dans les corps cйlestes quant а l'кtre naturel. En effet, la matiиre du corps
cйleste est parfaite de telle sorte par sa forme qu'elle ne reste pas en
puissance а l'йgard d'autres formes; et pareillement l'intellect de la
substance sйparйe est totalement parfait par les formes intelligibles, quant а
la connaissance qui lui est naturelle. Mais notre intellect possible est
proportionnй aux organismes corruptibles, auxquels il s'unit comme forme; il se
trouve en effet actuй par la possession de certaines formes intelligibles de
telle sorte qu'il reste en puissance а d'autres. Aussi est-il dit au livre Des
Causes que la pure intelligence est pleine de formes; en ce sens que
toute la potentialitй de son intellect est remplie par les formes
intelligibles. Et c'est par de telles espиces intelligibles qu'une substance
sйparйe en peut connaоtre intellectuellement une autre.
On supposera peut-кtre
qu'йtant donnйe l'essentielle intelligibilitй des substances sйparйes, il n'y a
pas lieu d'admettre que l'une d'elles est connue par l'autre а l'aide de
certaines espиces intelligibles, mais que l'essence de la substance elle-mкme
produit immйdiatement cette intellection. Le fait pour une substance d'avoir
besoin d'une espиce intelligible pour кtre connue, semble rйsulter, en ce qui
concerne les substances matйrielles, de ce qu'elles ne sont pas intelligibles
en acte par leur essence: d'oщ nйcessitй d'une intellection par intentions
abstraites. Cela semble cadrer avec un texte du Philosophe, au XIe livre des Mйtaphysiques:
Dans les substances sйparйes de la matiиre, il n'y a pas de diffйrence entre
l'intellect, l'intellection et l'objet de celle-ci.
Cette thиse, ni on l'admet,
ne soulиve pas peu de difficultйs: 1. Et tout d'abord, l'intellect en acte
est l'objet compris en acte, d'aprиs la doctrine d'Aristote. Or il paraоt
difficile de voir comment une substance sйparйe ne fait qu'un avec une autre
tandis qu'elle la comprend. 2. Tout кtre qui agit ou opиre le fait par sa propre
forme, а laquelle l'opйration rйpond, comme l'йlйvation thermique а la chaleur;
c'est pourquoi nous voyons l'objet par l'espиce duquel notre _il est informй.
Mais il ne semble pas possible qu'une substance sйparйe soit la forme d'une
autre: puisque chacune d'elles a un кtre sйparй de l'autre. Il est donc
impossible que l'une soit vue dans sa propre essence par une autre. 3. L'objet
compris est la perfection de l'кtre qui comprend. Or une substance infйrieure
ne saurait кtre la perfection d'une supйrieure. Il s'ensuivrait donc que la
supйrieure ne comprendrait pas l'infйrieure, si chacune йtait comprise par sa
propre essence, et non par une autre espиce (intelligible). 4. L'intelligible
est prйsent au-dedans de l'intellect dans la mesure oщ il est compris. Or
aucune substance ne pйnиtre dans l'вme sinon Dieu seul, qui est en toutes
choses par son essence, sa prйsence et sa puissance. Il semble donc impossible
qu'une substance sйparйe soit comprise par une autre en sa propre essence et
non par le moyen d'une similitude reзue en cette autre.
Et telle doit bien кtre la
vйritй selon la doctrine d'Aristote qui fait consister l'opйration
intellectuelle en ce que l'objet d'intellection en acte ne fait qu'un avec
l'intellect en acte. Par consйquent la substance sйparйe, bien
qu'intelligible en acte par elle-mкme, n'est pourtant de soi connue que par
l'intellect avec lequel elle ne fait qu'un. Et ainsi la substance sйparйe se
comprend elle-mкme par son essence. De la sorte il y a identitй entre l'intellect,
l'objet d'intellection et le fait de l'intellection. Mais d'aprиs la
thиse de Platon, l'intellection a lieu par contact de l'intellect avec la chose
intelligible. Ainsi donc une substance sйparйe peut en connaоtre une autre par
son essence, grвce а une sorte de toucher spirituel: la substance supйrieure
connaоt l'infйrieure, comme la renfermant et la contenant par sa vertu;
l'infйrieure connaоt la supйrieure а titre de perfection enrichissante. Aussi
Denys dit-il, au chapitre VIe des Noms Divins, que les substances intelligibles
supйrieures sont comme la nourriture des infйrieures. 99: LES SUBSTANCES SЙPARЙES CONNAISSENT LES RЙALITЙS MATЙRIELLES
Par
lesdites formes intelligibles la substance sйparйe ne connaоt pas seulement les
autres substances sйparйes, mais encore les espиces des choses corporelles. 1. Leur intellect
est parfait de perfection naturelle, comme se trouvant tout entier en acte: il
faut donc qu'il saisisse universellement son objet, а savoir l'кtre
intelligible. Mais dans l'кtre intelligible sont comprises aussi les espиces
des choses corporelles. Donc la substance sйparйe les connaоt. 2. Nous avons vu
plus haut que les espиces des choses se distinguent comme les espиces des
nombres. L'espиce supйrieure doit donc contenir а sa maniиre ce qui se trouve
dans l'espиce infйrieure, comme le plus grand nombre contient le plus petit. Et
puisque les substances sйparйes sont au-dessus des corporelles, les perfections
qui se prйsentent dans les substances corporelles sous un mode matйriel,
doivent se retrouver dans les substances sйparйes sous un mode intelligible: le
contenu йpouse en effet la maniиre d'кtre du contenant.
3. Si les substances sйparйes
meuvent les corps cйlestes, d'aprиs le dire des philosophes, tous les rйsultats
du mouvement de ces corps est attribuй а ces derniers comme а des instruments,
puisqu'ils meuvent et sont mus; les substances sйparйes qui donnent l'impulsion
sont considйrйes comme des agents principaux. Or elles agissent et meuvent par
l'intellect. Elles causent donc ce qui est produit par les corps cйlestes comme
l'ouvrier opиre а l'aide de ses instruments. Par consйquent, les formes des
кtres sujets а la gйnйration et а la corruption, se trouvent de maniиre
intelligible dans les substances sйparйes. Aussi Boиce, dans son livre De la
Trinitй, dit-il que des formes qui sont sans matiиre, sont venues les
formes qui sont dans la matiиre. Les substances sйparйes ne connaissent
donc pas seulement les substances sйparйes, mais aussi les espиces des choses
matйrielles. Car si elles connaissent les espиces des corps soumis а la
gйnйration et а la corruption, comme espиces de leurs effets propres, а bien
plus forte raison, connaissent-elles les espиces des corps cйlestes qui sont
leurs propres instruments. Mais puisque l'intellect de la substance sйparйe est
en acte, possйdant toutes les similitudes correspondant а sa puissance et
puisqu'il a la capacitй de comprendre toutes les espиces et toutes les
diffйrences de l'кtre, il s'ensuit nйcessairement que chaque substance sйparйe
connaоt toutes les choses de la nature et tout leur ordre. Pourtant comme l'intellection
en acte parfait est l'objet compris en acte, certains pourront penser que
la substance sйparйe ne connaоt pas les choses matйrielles: car il semble
inadmissible qu'une chose matйrielle soit la perfection d'une substance
sйparйe. Mais si l'on envisage sainement la question, la chose comprise est la
perfection de celui qui comprend selon sa similitude qu'il possиde dans
l'intellect: en effet, ce n'est pas la pierre situйe en dehors de l'вme qui est
la perfection de notre intellect possible. Or la similitude de la chose
matйrielle dans l'intellect de la substance sйparйe a une existence
immatйrielle, selon le mode de la substance sйparйe, non selon le mode de la
substance matйrielle. Aucun inconvйnient, par consйquent, а ce que cette
similitude soit appelйe perfection intellectuelle de la substance sйparйe,
comme une forme qui lui appartient en propre. 100: LES SUBSTANCES SЙPARЙES CONNAISSENT LES SINGULIERS
Les
similitudes des choses dans l'intellect de la substance sйparйe sont plus
universelles que dans le nфtre; elles sont douйes d'une plus grande efficacitй
pour la connaissance; aussi, par les similitudes des rйalitйs matйrielles
qu'elles possиdent, les substances sйparйes ne connaissent pas seulement les
rйalitйs matйrielles selon les raisons de genre et d'espиce, comme notre
intellect, mais elles les atteignent mкme dans leur individualitй. 1. Les
espиces des choses qui se trouvent dans l'intellect sont nйcessairement
immatйrielles. Aussi, telles qu'elles sont en notre intellect, elles ne
sauraient faire connaоtre les singuliers, individuйs par la matiиre.
L'efficacitй de nos espиces intellectuelles est si limitйe que chacune d'elles
conduit seulement а la connaissance d'un objet. La similitude d'une nature
gйnйrique ne peut nous faire parvenir а la connaissance du genre et de la
diffйrence, qui ferait connaоtre l'espиce; et pour le mкme motif la similitude
d'une nature spйcifique ne saurait procurer la connaissance des principes
individuants, qui sont les principes matйriels, connaissance grвce а laquelle
l'individu serait perзu dans sa singularitй mкme. Mais dans l'intellect de la
substance sйparйe la similitude possиde une efficacitй universelle, qu'elle
tient de son unitй et de son immatйrialitй; et ainsi elle peut conduire а la
connaissance des principes spйcifiques et individuants, si bien que par elle la
substance sйparйe peut connaоtre intellectuellement non seulement la nature du
genre et de l'espиce, mais celle mкme de l'individu. Et il ne s'ensuit pas que
la forme qui sert а cette connaissance soit matйrielle; ni qu'elle soit
indйfiniment multipliйe d'aprиs le nombre des individus. 2. Ce que peut
une vertu infйrieure, une vertu supйrieure le peut aussi, mais de maniиre plus
excellente. Aussi la vertu infйrieure opиre-t-elle par de multiples moyens, la
vertu supйrieure par un seul. Car plus une vertu est йlevйe, plus elle est
synthйtique et unie; au contraire, la vertu infйrieure est divisйe et
multipliйe; ainsi nous constatons qu'il faut cinq sens extйrieurs pour
percevoir les genres divers des objets sensibles, que l'unique force du sens
commun suffit а saisir. Mais l'вme humaine est, par ordre de nature, infйrieure
а la substance sйparйe. Elle connaоt l'universel et le singulier par deux
principes: le sens et l'intellect. Donc la substance sйparйe, qui est plus
haute, connaоt ce double objet de maniиre plus relevйe, par un seul principe
qui est l'intellect. 3. Les espиces intelligibles des choses arrivent par
deux voies contraires а notre intellect et а celui de la substance sйparйe. A
notre intellect, en effet, elles parviennent de maniиre analytique, par
abstraction des conditions matйrielles et individuantes; elles ne peuvent de la
sorte nous faire connaоtre les singuliers. A l'intellect de la substance
sйparйe les espиces arrivent pour ainsi dire de maniиre synthйtique: cet
intellect tient, en effet, ses espиces intelligibles d'une assimilation de
lui-mкme а la premiиre espиce intelligible de l'Intelligence divine, laquelle
espиce n'est pas abstraite des choses, mais productive des choses. Et elle
n'est pas seulement productive de la forme, mais aussi de la matiиre, qui est
le principe de l'individuation. Par consйquent, les espиces intellectuelles de
la substance sйparйe envisagent toute la chose, et pas seulement les principes
spйcifiques, mais encore les principes individuants. Il ne faut donc pas
refuser la connaissance des singuliers aux substances sйparйes, bien que notre
intellect ne puisse connaоtre les singuliers. 4. Si les corps cйlestes sont mus par les
substances sйparйes, comme le disent les philosophes, puisque ces substances
agissent, et meuvent par l'intellect, il faut bien qu'elles connaissent le
mobile qu'elles meuvent: et c'est un objet particulier; car l'universel est immobile.
Les positions aussi, que le mouvement renouvelle, sont des donnйes singuliиres,
qui ne sauraient кtre ignorйes d'une substance qui meut par l'intellect. Il
faut donc dire que les substances sйparйes connaissent les donnйes singuliиres
de la rйalitй matйrielle. 101: LA CONNAISSANCE NATURELLE DE L'AME SЙPARЙE EST-ELLE
SIMULTANЙE?
L'intellect
en acte est l'objet d'intellection en acte, comme le sens en acte est l'objet
sensible en acte. Et la
mкme chose ne saurait кtre en mкme temps multiple en acte. Ces affirmations
semblent exclure la possibilitй pour la substance sйparйe d'avoir des
espиces diverses des objets intelligibles, ainsi qu'on l'a dйjа notй. Mais
rappelons-nous que n'est pas nйcessairement compris en acte tout ce dont
l'espиce intelligible en acte se trouve dans l'intellect. Puisque la substance
douйe d'intelligence l'est aussi de volontй, et qu'aussi elle est maоtresse de
son acte, il est en son pouvoir, lorsqu'elle possиde l'espиce intelligible, de
s'en servir pour comprendre en acte; ou bien, si elle en a plusieurs,
d'utiliser l'une d'entre elles. Par consйquent tout ce dont nous avons la
science, nous ne la considйrons pas actuellement. Donc la substance
intellectuelle, qui connaоt par plusieurs espиces, use de celle qu'elle veut,
et c'est en ce sens qu'elle connaоt simultanйment en acte tout ce qu'elle
connaоt par une seule espиce: toutes choses en effet ne font qu'un seul
intelligible pour autant qu'elles sont connues par une forme unique; ainsi
notre intellect connaоt en mкme temps comme un objet unique plusieurs donnйes
groupйes ensemble ou rapportйes l'une а l'autre. Mais les choses qu'il connaоt
par des espиces diverses, il ne les connaоt pas simultanйment. Et c'est
pourquoi, de mкme qu'il n'y a qu'un intellect, ainsi l'objet actuellement
compris est un. Il existe donc dans l'intellect de la substance
sйparйe une certaine succession de pensйes. Ce n'est pourtant pas un mouvement,
а proprement parler, puisque l'acte n'y succиde pas а la puissance, mais l'acte
а l'acte. Mais l'intelligence divine, par une seule Idйe qui est son Essence,
connaоt toutes choses. Son action s'identifie а son Essence, et ainsi elle
comprend tout а la fois. DONC
SON ACTIVITЙ INTELLECTUELLE N'EST SUJETTE A AUCUNE SUCCESSION, MAIS SON ACTE
D'INTELLECTION EST ABSOLUMENT SIMULTANЙ, PARFAIT, DEMEURANT A TRAVERS TOUS LES
SIИCLES DES SIИCLES. AMEN. LIVRE TROISIИME: LA MORALE
PROLOGUE
« C'EST
UN GRAND DIEU QUE YAWEH, UN GRAND ROI AU-DESSUS DE TOUS LES DIEUX. SEIGNEUR, IL
N'A PAS DЙDAIGNЙ SON PEUPLE; IL TIENT EN SES MAINSTOUTES LES FRONTIИRES DE LA
TERRE ET LES SOMMETS DES MONTS SONT A LUI. LA MER LUI APPARTIENT; IL L'A FAITE,
LA TERRE AUSSI, SES MAINS L'ONT FORMЙE.» Nous
avons montrй jusqu'ici comment parmi les кtres il en est un premier, riche de
la perfection plйniиre de tout l'кtre. Nous l'appelons Dieu. De l'abondance de
sa perfection il dйpartit l'кtre а tout ce qui existe au point que nous ne le
reconnaissons pas simplement comme le premier des кtres, mais comme la source
de tout кtre. Il donne l'кtre aux autres, non par nйcessitй de nature, mais
selon sa libre disposition; cela a йtй mis en йvidence prйcйdemment. La
consйquence en est qu'il est le maоtre de ses rйalisations; ne sommes-nous pas
maоtres de ce qui dйpend de notre arbitre? Et cet empire sur les choses qu'il a
produites, il l'exerce en plйnitude: dans cette production, il n'a besoin ni du
secours de quelque agent extйrieur, ni de quelque prйsupposй matйriel puisqu'il
est l'auteur universel de l'кtre. Toutefois ce qui est soumis а la volontй
d'un agent est ordonnй par lui vers quelque fin, car le bien et la fin sont
l'objet propre de la volontй, dиs lors l'effet de celle-ci est nйcessairement
orientй vers une fin. Or, tout кtre dans son action poursuit une fin derniиre,
et il y doit кtre dirigй par celui qui lui donne les principes de cette action. Il est
donc nйcessaire que Dieu, puisqu'il est souverainement parfait en lui-mкme et donne
de son propre pouvoir l'кtre а tout ce qui existe, gouverne tous les кtres,
sans кtre lui-mкme soumis а personne. Nul ne se soustrait а son gouvernement,
comme nul ne reзoit l'кtre d'un autre que de lui. Parfait dans son кtre et sa
causalitй, il l'est йgalement dans son gouvernement. Nйanmoins ce gouvernement s'exerce
diffйremment sur les divers кtres selon la diversitй de leur nature. Certains
ont йtй crййs par Dieu dans une condition telle que, par leur intelligence, ils
portent en eux sa ressemblance et reproduisent son image; c'est pourquoi non
seulement ils sont dirigйs mais, en mкme temps, ils se dirigent eux-mкmes
suivant leur propre mode d'action vers la fin qui leur est assignйe. Dans ce
gouvernement personnel, s'ils se soumettent au gouvernement divin, ils sont
admis par celui-ci а la possession de la fin derniиre; si, par contre, ils s'y
soustraient, ils en sont rejetйs. D'autres
кtres, non dotйs d'intelligence, ne se dirigent pas eux-mкmes vers leur fin;
ils y sont conduits par un autre. Parmi ceux-ci: il en est, кtres
incorruptibles, dont l'agir, tout comme leur кtre naturel, est sans aucune
dйfaillance dans l'ordre vers la fin qui leur est assignйe; indйfectiblement,
ils sont soumis au gouvernement du premier maоtre; ce sont les corps cйlestes
dont les mouvements se dйroulent toujours dans l'uniformitй. Mais
il est d'autres кtres, corruptibles, susceptibles dans leur nature de
dйfaillance, au profit d'ailleurs de quelque autre: la corruption de l'un est
en effet suivie de la gйnйration de l'autre. Et de mкme leur agir propre a ses
faiblesses dans son ordre, faiblesses que compense le bien qui en naоt. Il
apparaоt ainsi que ces кtres qui semblent dйvier de l'ordre du gouvernement
premier, n'йchappent pas eux-mкmes а l'empire du premier Souverain. Ces corps
corruptibles, comme ils ont йtй crййs par Dieu, sont pleinement soumis а son
pouvoir. Lorsque, rempli de l'Esprit-Saint, le Psalmiste contemple ce monde, pour
nous expliquer le gouvernement divin, il nous dйcrit tout d'abord la perfection
du premier souverain: la perfection de sa nature, par ces mots « Dieu »,
de sa puissance « un grand Seigneur », tributaire de
personne dans les _uvres de sa puissance, de son autoritй, « Roi par sa
grandeur au-dessus des autres dieux », si multipliйs
que soient ceux qui participent au gouvernement, tous sont soumis а sa rйgence. Deuxiиmement,
il nous dйcrit les modalitйs de ce gouvernement. Il s'agit d'abord des кtres
intellectuels qui, soumis а son gouvernement, sont conduits par lui а leur fin
derniиre qui est lui-mкme: aussi est-il dit: « Il n'a pas dйdaignй son
peuple. » Il s'agit encore des кtres corruptibles qui, s'ils dйvient
parfois dans leur agir propre, n'йchappent pourtant pas au pouvoir du premier
Souverain :« Il tient dans sa main les fondements de la terre. » Enfin,
а propos des corps cйlestes qui dйpassent les sommets de la terre, c'est-а-dire
des corps corruptibles, qui obйissent immuablement а l'ordre du gouvernement
divin, il dit: « et les sommets des montagnes sont а lui ». Troisiиmement, il
donne la raison de l'universalitй de ce gouvernement: Ce qui a йtй crйй par
Dieu doit nйcessairement кtre rйgi par lui. C'est ce qu'il dit: « Parce
que la mer est а lui, etc... » Comme au premier livre nous avons traitй
de la perfection de la nature divine, au second, de la perfection de sa
puissance par laquelle il est cause et maоtre de tous les кtres, il nous reste
dans ce troisiиme livre а йtudier la perfection de son autoritй ou de sa
dignitй, en tant qu'il est fin et loi de tous les кtres. Nous suivrons donc cet
ordre: 1° Dieu, fin de tous les кtres; 2° Son gouvernement universel, en
tant qu'il rйgit toute crйature; 3° Son gouvernement
particulier, rйservй aux crйatures intelligentes. DIEU
LA FIN DES CRЙATURES
2: COMMENT TOUT AGENT AGIT POUR UNE FIN
Nous
devons donc йtablir en premier comment tout agent poursuit quelque fin par son
agir. Chez
ceux qui en toute йvidence agissent pour une fin, nous appelons
« fin » ce vers quoi est orientй l'йlan de l'agent. L'atteint-il?
Nous disons qu'il a atteint son but. Le manque-t-il? Nous disons qu'il a manquй
le but qu'il s'йtait proposй. Tel le mйdecin qui cherche а rйtablir une santй,
le coureur qui tend а un but dйterminй. Aucune diffйrence, que l'agent soit
douй de connaissance ou non: la cible est le but de l'archer comme du mouvement
de la flиche. Or, tout йlan chez un agent tend а un but dйterminй: toute action ne
procиde pas d'une virtualitй quelconque: la chaleur rйchauffe tandis que le
froid refroidit; ainsi les actions sont-elles qualifiйes d'aprиs la qualitй
mкme des forces qui les engendrent. Toutefois, le terme de l'action est une
rйalisation tantфt extйrieure: la maзonnerie dans la maison, la mйdication dans
la santй, tantфt non extйrieure comme dans l'intellection et la sensation. Dans
le premier cas, а travers l'action, le mouvement de l'agent tend а cette
rйalisation extйrieure, dans le second а l'action elle-mкme. En consйquence,
tout agent poursuit donc quelque fin par son agir, soit son action elle-mкme,
soit le fruit de son action. Chez tous les agents а l'affыt d'une fin, nous disons
que celle-lа est sa fin derniиre au delа de laquelle il ne cherche plus rien:
ainsi le mйdecin travaille au rйtablissement de la santй; ce but atteint, son
effort n'a plus d'objet. Or, dans l'action de tout agent, on doit aboutir а un
terme au delа duquel cet agent ne dйsire plus rien, autrement ses actions se
poursuivraient а l'infini, ce qui est impossible. L'infini est, en effet,
infranchissable (I Poster., XXII, 2; 82 b), l'agent n'engagerait jamais dиs
lors son effort, car nul ne tend а ce qu'il lui est impossible d'atteindre.
Ainsi tout agent agit en vue d'une fin. Dans l'hypothиse oщ ces actions se
succйderaient а l'infini, elles se termineraient ou non en quelque rйalisation
extйrieure. Cette rйalisation extйrieure devrait-elle clore cette sйrie, elle
suivrait а un nombre infini d'actions. Mais ce qui prйsuppose l'infini, ne
saurait jamais кtre, puisque l'infini est infranchissable. Et ce qui ne
saurait кtre, ne peut devenir, et ce qui ne peut devenir, ne peut кtre fait. Il
est donc impossible pour un agent quelconque d'entreprendre quelque
rйalisation, prйsupposant une sйrie infinie. Dans l'autre hypothиse oщ nulle
rйalisation ne suivrait а cette infinitй d'actions l'ordre de celles-ci serait
commandй soit par les virtualitйs engagйes: l'homme sent en vue de former des
images, il forme des images pour comprendre et il comprend pour vouloir; soit
par les objets recherchйs: je considиre mon corps pour connaоtre mon вme, je
connais celle-ci pour dйcouvrir la substance sйparйe, et а travers celle-ci
Dieu lui-mкme. Mais on ne peut remonter а l'infini du cфtй des virtualitйs, pas
plus que du cфtй des formes des choses, comme il est dйmontrй au IIe livre des Mйtaphysiques
- la forme йtant le principe de l'agir - ni du cфtй des objets pas plus que
du cфtй des кtres, puisqu'il y a un premier кtre, nous l'avons prouvй. Il est donc
impossible que les actions se multiplient а l'infini, et il est nйcessaire que
l'agent se propose un but dans la possession duquel il se repose. Tout agent
agit ainsi pour une fin. Chez les кtres qui agissent en vue d'une fin, tous
les intermйdiaires entre le premier agent et la fin derniиre sont entre eux
comme des fins vis-а-vis de ceux qui les prйcиdent, des principes vis-а-vis de
ceux qui les suivent. Mais si l'effort de l'agent ne se portait pas sur quelque
point dйterminй, et si les actions se multipliaient а l'infini, les principes
d'action se devraient multiplier eux-mкmes а l'infini. Ceci est impossible,
nous l'avons montrй. Il est donc nйcessaire que l'effort de l'agent se porte
sur un but dйterminй. Pour un agent, le principe de son agir est ou sa
nature ou son intelligence. Or, sans aucun doute, les agents intellectuels
agissent en vue d'une fin: ce qu'ils rйalisent dans l'action, ils le conзoivent
d'abord dans leur intelligence; l'action suit а cette conception: tel est
l'agir intellectuel. Mais de mкme que dans l'intelligence qui conзoit l'idйal а
rйaliser, on retrouve la similitude de l'effet, fruit de l'effort de l'кtre
intelligent, ainsi, dans l'agent naturel, prйexiste la similitude de l'effet
naturel d'oщ l'action, engagйe en vue de produire cet effet, tient sa
dйtermination: le feu engendre le feu, et l'olive l'olive. En consйquence,
celui qui agit par sa nature tend а une fin dйterminйe, comme celui qui agit
par son intelligence. Tout agent agit donc pour une fin. Il n'est de
dйfaillance que dans le cas de la recherche de quelque fin; nul en effet n'en
est accusй qui n'atteint pas ce pourquoi il n'йtait pas fait: on reproche au
mйdecin de ne pas rendre la santй, mais non а l'architecte, ni au grammairien.
Toutefois on parlera de faute en matiиre d'art, tel le grammairien qui ne
s'exprime pas correctement, de mкme en domaine de nature, par exemple les
enfantements monstrueux. Ils agissent donc en vue d'une fin tant l'agent
naturel que celui qui se meut d'aprиs son art et de maniиre dйlibйrйe. Si quelque agent
ne recherchait pas un effet dйterminй, il serait indiffйrent а tous. Or, qui
est indiffйrent а tout ne fait pas plus ceci que cela, aussi de cette
indiffйrence aucun effet ne suit, sans une dйtermination prйalable, sans quoi
l'action serait impossible. Tout agent tend par consйquent а un effet dйterminй
que l'on appelle sa fin. Toutefois, certaines actions semblent manquer de
finalitй: ainsi le jeu, la contemplation et ces actions qui ne retiennent pas
l'attention, on se frotte la barbe, par exemple, et autres choses semblables.
Cela permettrait de penser que certains agents agissent sans finalitй. Il faut savoir
que la contemplation n'est pas pour une autre fin, elle est а elle-mкme sa fin.
Quant au jeu, il est parfois lui-mкme une fin, dans le cas de celui qui joue
pour le seul plaisir de jouer; parfois il a une autre finalitй, ainsi
jouons-nous pour mieux йtudier aprиs. Enfin, quant а ces actions qui ne
retiennent pas l'attention, elles n'ont pas leur principe dans l'intelligence,
mais dans une image subite ou quelque cause naturelle: par exemple un dйsordre
dans les humeurs qui est une source de dйmangeaisons, et nous porte а nous frotter
la barbe sans faire attention. Ces actions tendent donc elles aussi а quelque
fin, mais hors du domaine de l'intelligence. Voici donc йcartйe l'erreur des anciens
philosophes de la Nature qui affirmaient que tout relиve de la nйcessitй de la
matiиre, excluant totalement la finalitй des choses. 3: COMMENT TOUT AGENT AGIT EN VUE D'UN BIEN
A
partir de ce point nous йtablirons comment tout agent agit en vue d'un bien. Il est en effet
йvident que tout agent agit pour une fin de ce fait qu'il tend а un but
dйterminй. Or ce vers quoi l'agent se porte d'une maniиre prйcise, lui convient;
il ne le rechercherait pas sans cette harmonie avec lui. Et ce qui convient а
quelqu'un lui est bon. Tout agent agit ainsi en vue d'un bien. La fin
est ce en quoi se repose l'inclination de l'agent ou du moteur, et de son
mobile. Or le propre du bien est d'кtre le terme de l'inclination: le bien
est en effet ce que tous recherchent. Toute action et tout mouvement sont
donc en vue d'un bien. Toute
action et tout mouvement sont ordonnйs de quelque maniиre а l'кtre, qu'il
s'agisse de le conserver dans son espиce ou son individualitй, ou de le
retrouver. Or le fait d'кtre, lui-mкme est un bien; aussi tout aspire а l'кtre.
Toute action et tout mouvement sont donc en vue d'un bien. Toute action ou
tout mouvement est en vue de quelque perfectionnement. En effet, si l'action
est elle-mкme une fin, elle est la perfection seconde de l'agent; si elle tend
а transformer quelque matiиre extйrieure, l'agent entend imposer а cette
matiиre une perfection а laquelle tend d'ailleurs cette matiиre s'il s'agit
d'un mouvement connaturel. Or nous appelons bien ce qui est parfait. Toute
action et tout mouvement sont donc pour un bien. Tout
agent agit dans la mesure ou il est en acte; ce faisant, il tend а reproduire
sa propre ressemblance, il tend donc а un acte. Or tout acte a raison de bien:
le mal ne se rencontre en effet que dans une puissance qui n'aboutit pas а son
acte. Toute action est donc pour un bien. L'agent intelligent agit en vue d'une fin
qu'il se choisit а lui-mкme; par contre l'agent naturel, bien qu'il agisse en
vue d'une fin, ne se la choisit pas, puisqu'il ne saisit pas la raison de fin,
il se meut vers une fin qui lui est imposйe de l'extйrieur. Or l'agent
intellectuel ne se fixe une fin que sous la raison de bien: l'intelligible ne
meut que sous l'aspect du bien, objet de la volontй. De mкme par consйquent
l'agent naturel n'est mы et n'agit pour une fin que dans la mesure oщ elle est
un bien puisque sa fin lui est intimйe par quelque appйtit. Tout agent agit
donc en vue d'un bien. La
mкme raison explique la fuite du mal et la recherche du bien, comme la chute en
bas et la projection en haut. Or tous les кtres fuient le mal: les agents
intelligents fuient une chose parce qu'ils la considиrent comme un mal; les
agents naturels rйsistent dans la mesure de leur force а la corruption qui est
le mal de tout кtre. Tous les кtres agissent donc en vue d'un bien. Ce qui suit а
l'action d'un agent quelconque en dehors de son intention, provient, dit-on, du
hasard ou de la fortune. Or nous constatons que les activitйs de la nature
produisent toujours ou la plupart du temps, ce qu'il y a de mieux: par exemple,
chez les plantes les feuilles sont ainsi disposйes qu'elles protиgent fruits;
chez les animaux leur physiologie est telle qu'ils puissent vivre en santй.
Toutefois si de tels effets йtaient hors de l'intention de la nature, ils
seraient dыs au hasard ou а la fortune, ce qui est impossible. Cela ne
s'explique pas par le hasard et n'est pas fortuit qui arrive toujours ou
frйquemment, au contraire de ce qui se produit seulement en quelques cas.
L'agent naturel poursuit donc ce qu'il y a de meilleur, chose plus йvidente
pour l'agent intelligent. Tout agent du fait qu'il agit, recherche donc le bien. Tout mobile est
conduit au terme de son mouvement par un moteur et un agent; moteur et mobile
tendent dиs lors au mкme but. Or le mobile, puisqu'il est en puissance, tend а
l'acte, par lа а la perfection et au bien: par le mouvement il passe de la puissance
а l'acte. Ainsi et le moteur et l'agent dans leur mouvement et leur action
tendent au bien. De lа cette dйfinition du bien par les philosophes: « Le bien est ce que tous les кtres dйsirent ». Et Denys affirme que «tous dйsirent
le bien et le meilleur ». 4: COMMENT LE MAL EST DANS LES CHOSES HORS DE TOUTE INTENTION
De lа
il ressort que le mal est dans les choses hors de toute intention. Ce qui en
effet suit а une action autre que ce qu'en attendait l'agent arrive en dehors
de l'intention de celui-ci. Or le mal est autre que le bien, recherchй par tout
agent. Il est donc un йvйnement extra-intentionnel. Tout dйfaut dans un effet ou une action
est consйcutif а une dйfaillance dans les principes de l'action: par exemple
d'une semence corrompue est enfantй un monstre et une malformation de jambe
entraоne la claudication. Toutefois un agent agit dans la mesure de ses
virtualitйs, non en raison de ses dйficiences, et pour autant qu'il agit il est
а la recherche d'une fin. Il se porte sur une fin proportionnйe а ses forces,
par consйquent ce qui arrive en raison de sa faiblesse est hors de son
intention. Et cela mкme est le mal. Le mal arrive donc en dehors de toute
intention. Le
mouvement d'un mobile et la motion de son moteur tendent au mкme terme. Or de
soi le mobile tend au bien, il n'aboutit au mal qu'accidentellement, sans
aucune intention de sa part: tel est le cas йvident de la gйnйration et de la
corruption. En effet la matiиre, sous l'emprise d'une forme, est en puissance а
une autre en mкme temps qu'а la privation de cette forme qu'elle possиde: par
exemple, tandis qu'elle est actuйe par la forme de l'air, elle est en puissance
а celle du feu et а la privation de celle-ci. Un changement dans cette matiиre
aboutira ensemble а l'un et а l'autre, а la forme du feu alors qu'est engendrй
le feu et а la privation de l'air alors que celui-ci disparaоt. Nйanmoins
la tendance et l'inclination de la matiиre vont а la forme et non а la
privation de forme. La matiиre ne tend pas en effet а l'impossible, et il n'est
pas possible qu'elle soit sous la seule privation, mais bien sous une forme.
Que la privation soit le terme du mouvement de la matiиre ne ressortit donc pas
а sa tendance; elle ne l'est que dans la mesure oщ la matiиre atteint la forme
vers laquelle elle йtait inclinйe, alors suit nйcessairement la privation de la
forme antйrieure. Ce changement de la matiиre dans le cas de corruption et de
gйnйration, est donc de soi orientй vers une forme; la privation qui suit est
hors de toute intention. Il en va de mкme dans tout mouvement. Aussi en tout
mouvement y a-t-il gйnйration et corruption sous un certain rapport
- qu'un кtre passe du blanc au noir, le blanc est corrompu et le noir
apparaоt. Or le bien consiste en ce que la matiиre est perfectionnйe par sa forme
et la puissance par son acte propre, le mal en ce qu'elle est privйe de l'acte
qui lui est dы. Tout mobile tend ainsi au bien par son mouvement, s'il aboutit
а quelque mal, c'est en dehors de toute intention. Puis donc que tout agent et
tout moteur recherchent le bien, le mal arrive en dehors de l'intention de
l'agent. L'intention
suit а l'apprйhension chez les agents intelligents et chez ceux douйs d'une
certaine connaissance: le terme de l'intention est en effet ce qui est saisi
comme fin. Si donc on touche а quelque chose qui ne rйpond pas а une certaine
reprйsentation, ceci n'appartient pas а l'intention: ainsi quelqu'un veut
manger du miel et il mange du fiel croyant que c'est du miel, ceci est hors de
son intention. Or
tout agent intelligent ne recherche que ce qu'il saisit sous un aspect de bien,
nous l'avons prouvй au chapitre prйcйdent. Si donc ce qu'il atteint n'est pas
bon, mais mauvais, cela est йtranger а son intention. Le mal que fait un agent
intelligent est ainsi en dehors de son intention. Et puisque la tendance au bien est commune
а l'agent intelligent et а la nature, le mal ne suit а l'intention d'aucun
agent si ce n'est comme йtranger а cette intention. D'oщ ce dire de Denys: « le mal
est йtranger а l'intention et au vouloir». 5-6: OBJECTIONS QUI TENDENT A PROUVER QUE LE MAL N'EST PAS HORS DE
TOUTE INTENTION, ET RЙPONSE A CES OBJECTIONS
Certaines
choses pourtant semblent opposйes а cette doctrine. 1.
De ce qui ne relиve pas de l'intention d'un agent on dit que c'est
fortuit, que cela arrive par hasard et rarement. Or ce n'est pas ce que l'on
dit du mal, qui au contraire arrive toujours ou frйquemment. Ainsi dans le
domaine de la nature, il n'est jamais de gйnйration sans corruption; chez les
agents volontaires, le pйchй est frйquent: il est aussi difficile, dit
Aristote, d'agir conformйment а la vertu que d'atteindre le centre d'un
cercle. Le mal ne semble donc pas arriver hors de toute intention. 2.
Aristote dit expressйment que la malice ressortit au volontaire, et
il allиgue la preuve de celui qui commet volontairement l'injustice; or il
est inexplicable que celui qui volontairement commet l'injustice ne veuille pas
кtre injuste, et celui qui attente la pudeur ne veuille pas кtre incontinent: aussi
les lйgislateurs punissent-ils les mйchants comme s'ils accomplissaient
le mal volontairement. Il ne paraоt donc pas que le mal soit йtranger а la
volontй et а l'intention. 3.
Tout mouvement naturel a une fin voulue par la nature. Or la corruption
est un changement naturel, comme la gйnйration. Sa fin qui est la privation,
est donc voulue par la nature au mкme titre que la forme et le bien, qui sont
la fin de la gйnйration. CHAP.
VI. - Pour rendre plus йvidente la solution de ces difficultйs, nous
considйrerons comment le mal affecte soit une substance soit l'agir de cette
substance. Le mal affecte une substance quand celle-ci manque de ce qu'elle
pourrait et devrait possйder. Par exemple, ce n'est pas un mal pour l'homme de
n'avoir pas d'ailes, il n'est pas construit pour cela; ce ne lui est pas davantage
un mal de n'avoir pas de cheveux blonds, bien qu'il puisse en avoir, ils ne
sont pas un йlйment de son intйgritй. Par contre ce lui serait un mal d'кtre
privй de mains; il peut et doit en avoir s'il est homme parfait; cette
privation n'est pourtant pas un mal pour l'oiseau. Or
toute privation, au sens propre et strict, porte sur une chose que son sujet
pourrait et devrait possйder. Dans cette privation, ainsi comprise, se trouve
donc la raison de mal. La matiиre, йtant en puissance а toutes les formes,
est apte а chacune d'elles, aucune toutefois ne lui est nйcessaire, puisque
sans l'une ou l'autre elle est susceptible d'кtre parfaitement en acte.
Cependant chez les кtres composйs de matiиre, l'une de ces formes est exigйe:
il n'y a pas d'eau sans la forme de l'eau, ni de feu sans celle du feu. Par
consйquent, la privation de telle forme pour la matiиre, n'est pas un mal, mais
elle l'est pour le sujet propre de cette forme, ainsi la privation de la forme
du feu est un mal pour le feu. En outre, il en est des privations comme des habitus
et des formes, elles ne sont que par leur sujet, dиs lors pour ce sujet qu'elle
affecte, la privation est un mal purement et simplement, autrement elle n'est
que le mal d'un sujet dйterminй et non le mal purement et simplement. Pour un
homme, la privation de mains est un mal purement et simplement, tandis que pour
la matiиre la privation de la forme de l'air n'est pas un mal absolu, c'est
seulement le mal de l'air. Dans le cas de l'action, la privation de son ordre et
de sa perfection native est son mal, et comme aucune action ne peut кtre sans
un certain ordre et une certaine proportion, une telle privation est pour
l'action un mal absolu. Aprиs
ces considйrations, sachons que tout ce qui arrive en dehors de l'intention, ne
se produit pas nйcessairement fortuitement et par hasard, comme le soutenait la
premiиre objection. En effet si ce qui est hors de l'intention est
toujours ou frйquemment consйcutif а ce que l'on veut, cela n'est pas fortuit
ni dы au hasard: tel le cas de celui qui veut goыter la douceur du vin et qui,
quand il boit, s'enivre; ceci n'est pas fortuit ni dы au hasard; il en serait
autrement si cela ne se produisait que rarement. Ainsi
ce mal qu'est la corruption naturelle, bien qu'il soit hors de l'intention du
gйnйrateur, se produit pourtant toujours: toujours en effet l'acquisition d'une
forme entraоne la privation d'une autre. Cette corruption ne se produit donc
pas par hasard et rarement, bien que, on l'a dit, la privation ne soit pas
toujours un mal absolu, mais seulement le mal d'un sujet. Si pourtant la
privation est telle que l'engendrй soit privй de ce qui est requis а son
intйgritй, elle est l'effet du hasard et elle est un mal absolu, c'est le cas
des enfantements monstreux. Ceci
n'est pas une consйquence nйcessaire de ce qui йtait voulu, ce lui est plutфt
opposй, puisque l'agent cherche la perfection de l'engendrй. Le mal qui touche
l'agir d'un agent naturel, provient d'un dйfaut dans sa virtualitй. C'est
pourquoi si un agent souffre de quelque infirmitй, le mal qui en dйcoule est en
dehors de son intention. Cependant il ne relиve pas du hasard, car il est pour
cet agent une consйquence nйcessaire, dans le cas du moins d'une infirmitй qui
demeure ou d'accиs frйquent; il serait au contraire fortuit, si l'agent n'йtait
que rarement affectй de cette dйficience. Quant aux agents volontaires, leur
intention se porte sur un bien particulier, l'universel en effet ne meut pas,
mais seul le particulier qui est le terme de l'acte. Par consйquent quand le bien recherchй
connote toujours ou frйquemment la privation d'un bien conforme а la raison, le
mal moral suit non par hasard, mais toujours ou frйquemment: tel le cas de
celui qui pour son plaisir veut user d'une femme alors que ce plaisir ne va pas
sans le dйsordre de l'adultиre; ce mal de l'adultиre n'arrive pas par hasard.
Le mal serait au contraire fortuit, si la dйfectuositй йtait exceptionnellement
attachйe а l'objet voulu; par exemple on tire un oiseau, et l'on tue un homme. Chacun recherche
souvent ces biens qu'affecte la privation du bien raisonnable parce que la
plupart des hommes vivent d'aprиs leurs sens: le sensible est а notre portйe,
et dans le particulier, domaine propre de l'action, il nous meut trиs
efficacement; et beaucoup de ces biens ne vont pas sans la privation du bien
raisonnable. Il ressort de lа que, si le mal est йtranger а l'intention, il n'en est
pas moins volontaire, comme le dit la deuxiиme objection, il ne l'est
pourtant pas de soi, mais par accident. L'intention se porte en effet sur la
fin derniиre, voulue pour elle-mкme, mais le vouloir se porte encore sur un
objet en raison d'un autre, mкme s'il ne le veut pas purement et simplement;
par exemple celui qui pour se sauver, jette ses marchandises а la mer, n'entend
pas s'en dйbarrasser, mais se sauver; il ne veut pas purement et simplement
jeter les marchandises, il le veut en raison de son salut. C'est le cas de
celui qui en vue de quelque bien sensible, accepte une action dйsordonnйe; il
ne recherche pas le dйsordre,ni le veut purement et simplement, il le veut en
raison de ce bien. Et de la sorte on dit de la malice et du pйchй qu'ils sont
volontaires comme le serait le fait de jeter ses marchandises а la mer. Dans le
mкme sens nous trouvons la rйponse а la troisiиme objection. Il n'est
jamais de mouvement de corruption sans celui de gйnйration, ainsi la fin de la
corruption ne va pas sans celle de la gйnйration. La nature ne tend donc pas а
cette fin qu'est la corruption sйparйment de celle qu'est la gйnйration; elle
tend а l'une et а l'autre а la fois. En effet l'intention absolue de la nature
n'est pas que l'eau ne soit plus, mais que l'air soit - et de ce fait l'eau
n'est plus. De soi, la nature tend donc а ce quel air soit, mais que l'eau ne
soit plus, elle ne le recherche que dans la mesure oщ cela suit а l'existence
de l'air. Ainsi les privations ne sont pas voulues par la nature pour
elles-mкmes, mais seulement par accident, tandis que les formes sont voulues
pour elles-mкmes. De ces prйmisses on conclura que dans les activitйs
de la nature, le mal pur et simple est totalement en dehors de toute intention,
tels les enfantements monstreux, tandis que le mal d'un sujet, qui n'est pas un
mal pur et simple, n'est pas voulu pour lui-mкme par la nature, il l'est par
accident. 7: COMMENT LE MAL N'EST PAS UNE ESSENCE
Il
ressort de ces considйrations qu'aucune essence n'est mauvaise par elle-mкme. Le mal, nous
l'avons dit, n'est rien autre que la privation de ce que quelqu'un est apte
а possйder et qu'il doit avoir: tel est bien le sens universel de ce
substantif, le mal. Or la privation n'est pas une essence, elle est au
contraire une nйgation dans une substance. Le mal n'est donc pas une
essence dans les choses. Tout
кtre a l'existence en raison de son essence, et dans la mesure oщ il possиde
l'existence, il a un bien. Si en effet le bien est ce que tous recherchent, l'existence
est un bien puisque tous la recherchent. Tout кtre est donc bon en raison
de son essence. Or le bien et le mal sont opposйs, rien ne sera donc mauvais du
fait de son essence. Aucune essence n'est donc mauvaise. Les choses sont
ou cause ou effet. Le mal ne peut кtre cause puisqu'un кtre n'agit que dans la
mesure oщ il est en acte et est parfait. Il ne peut davantage кtre effet,
puisque le terme de toute gйnйration est une forme et un bien. Aucune chose
n'est donc mauvaise dans son essence. Rien ne tend а son contraire, chacun
recherche en effet ce qui lui ressemble et lui convient. Or, nous l'avons
montrй, tout кtre dans son agir tend au bien. Par consйquent aucun кtre, comme
tel, n'est mauvais. Une essence appartient а la nature d'un кtre.
Est-elle du genre substance, elle est la nature mкme de cet кtre. Est-elle au
contraire du genre accident, elle dйpend des principes d'une substance, et pour
celle-ci elle est naturelle, tout en ne l'йtant peut-кtre pas pour une autre,
par exemple: pour le feu la chaleur est naturelle qui ne l'est pas pour l'eau.
Or ce qui de soi est un mal ne saurait кtre naturel а un кtre. N'est-il pas en
effet de la nature du mal d'кtre la privation de ce а quoi un кtre est apte et
qui lui est dы? Puis donc que le mal est la privation de ce qui est naturel, il
ne peut кtre naturel pour un кtre? De lа, tout ce qui par nature appartient а
un кtre est son bien, dont l'absence est pour lui un mal. Aucune essence n'est
donc de soi mauvaise. Tout ce qui a une essence est soi-mкme une forme ou
en possиde une: tout кtre en effet par sa forme se range dans un genre ou une
espиce. Or la forme, comme telle, a raison de bien puisqu'elle est principe d'action,
comme aussi la fin recherchйe par tout agent et l'acte qui est la perfection de
tout кtre, dotй de forme. Tout кtre donc qui possиde une essence, comme tel,
est bon. Le mal n'a donc pas d'essence. L'кtre se divise en acte et en puissance.
Or l'acte, comme tel, est bon; un кtre est en effet parfait dans la mesure oщ
il est en acte. La puissance est aussi un certain bien: elle tend а l'acte,
comme tout mouvement en est le signe; elle est encore proportionnйe а l'acte,
nullement contraire а lui, elle est dans son genre, et la privation ne
l'affecte qu'accidentellement. Par consйquent tout ce qui est, de quelque
maniиre que ce soit, en tant qu'кtre est bon. Le mal n'a donc pas d'essence. Nous avons prouvй
au Deuxiиme Livre que tout кtre, quel qu'il soit, vient de Dieu. Or Dieu est la
bontй parfaite, nous l'avons montrй au Premier Livre (ch. 28, 41). Puis donc
que le mal ne peut кtre l'effet du bien, il est impossible qu'un кtre, comme
tel, soit mauvais. Aussi est-il dit: « Dieu vit toutes ces
choses qu'il avait faites, et elles йtaient trиs bonnes »; de mкme:
« En son temps il fit toutes choses bonnes »; et: « Toute
crйature de Dieu est bonne ». Voici donc йcartйe l'erreur des Manichйens
d'aprиs laquelle certains кtres seraient mauvais par nature. 8-9: RAISONS QUI SEMBLERAIENT PROUVER QUE LE MAL EST UNE
NATURE OU UNE RЙALITЙ, ET RЙPONSES A CES OBJECTIONS
Il
semble pourtant que l'on pourrait opposer quelques objections а cette doctrine. 1. Tout кtre
tient sa spйcification de sa diffйrence spйcifique.- Or le mal est la
diffйrence spйcifique de certains genres d'кtres, а savoir les habitus et les
actes moraux. De mкme en effet que spйcifiquement la vertu est un
« habitus » bon, le vice au contraire est un « habitus »
mauvais, et il en est de mкme pour les actes vertueux et vicieux. Le mal donne
donc leur spйcificitй а certaines choses; il est ainsi une essence et
appartient а la nature de certains кtres. 2. Les contraires doivent l'un et l'autre
кtre dotйs de quelque nature; si l'un des deux en effet n'йtait pas quelque
chose de positif, il serait privation ou nйgation pure. Or nous disons du bien
et du mal qu'ils sont contraires. Le mal est donc une nature. 3. Aristote dit
que le bien et le mal sont les genres des contraires. Or tout genre
possиde une essence et une nature. Dans le non-кtre en effet il n'est ni
espиces ni diffйrences, aussi le non-кtre ne peut-il кtre un genre, le mal est
donc une essence et une nature. 4. Tout ce qui agit est une chose. Or le
mal, comme tel, agit: il s'oppose au bien et le corrompt. Le mal, comme tel,
est donc quelque chose. 5. Lа oщ se trouve du plus et du moins, il y a des
rйalitйs, hiйrarchisйes entre elles; en effet les nйgations et les privations
ne sont pas susceptibles de plus et de moins. Or parmi les maux, l'un est pire
que l'autre. Il semble donc que le mal soit une rйalitй. 6. Chose et кtre
sont identiques. Or le mal est dans le monde. Il est donc quelque chose, une
nature. CHAP.
IX. - Il n'est pas difficile de rйsoudre ces objections. 1. Dans l'ordre
moral le bien et le mal sont des diffйrences spйcifiques, comme le dit la premiиre
objection, car le moral dйpend de la volontй, cela ressortit а la moralitй
qui est volontaire. Or la fin et le bien sont l'objet de la volontй. C'est par
consйquent de la fin que les rйalitйs morales tirent leur spйcification, tout
comme les actions naturelles tirent la leur de la forme de leur principe actif,
ainsi l'action de chauffer de la chaleur. Puis
donc que le bien et le mal sont dйfinis d'aprиs l'ordre gйnйral а la fin ou la
privation de cet ordre, les premiиres diffйrences dans la moralitй sont dans le
bien et le mal. Mais dans un genre il n'est qu'une premiиre mesure,
et la raison est celle de la moralitй. C'est donc en regard de la fin de la
raison que dans l'ordre moral les choses sont qualifiйes bonnes ou mauvaises.
On dira qu'une chose est spйcifiquement bonne si elle est spйcifiйe par une fin
conforme а la raison, mais spйcifiquement mauvaise si elle est spйcifiйe par
une fin contraire а celle de la raison. Nйanmoins cette fin, mкme opposйe а celle
de la raison, est un certain bien, ainsi ce qui plaоt au sens et autres choses
analogues. Ainsi est-il des biens pour certains animaux, qui le sont aussi pour
l'homme mais soumis au contrфle de la raison, et il arrive que le mal pour l'un
est un bien pour l'autre. Il ne s'ensuit donc pas que le mal, diffйrence
spйcifique dans l'ordre moral, soit une rйalitй mauvaise dans son essence, au
contraire bonne en soi; cette rйalitй est mauvaise pour l'homme parce qu'elle
le prive de l'ordre de la raison qui est le bien de l'homme. 2. Il ressort
encore de lа que le bien et le mal sont des contraires sur le plan moral mais
non purement et simplement, comme l'affirmait la seconde objection; le
mal comme tel est la privation du bien. 3. Dans ce mкme sens, on peut accepter que
le bien et le mal sont les genres des contraires, comme l'avanзait la troisiиme
objection. Dans l'ordre moral en effet ou les deux contraires sont mauvais,
ainsi la prodigalitй et le manque de libйralitй, ou l'un est bon tandis que
l'autre est mauvais, par exemple la libйralitй et le manque de libйralitй. Le
mal moral est et genre et diffйrence, non pas en tant qu'il est la privation du
bien de la raison - ce d'oщ lui vient pourtant son nom de mal, mais en raison
de l'action ou de l'habitus, ordonnй а une fin qui rйpugne а la fin nominale de
la raison: un aveugle par exemple est un individu non parce qu'il est aveugle,
mais parce qu'il est cet homme; de mкme l'irrationnel est la diffйrence de
l'animal, non pas а cause de la privation de la raison, mais en raison de cette
nature elle-mкme qui demande l'absence de raison. On pourrait encore dire qu'en affirmant le
bien et le mal comme genres Aristote n'exprime pas son opinion: il ne les
compte pas en effet dans les dix premiers genres dont chacun a son contraire,
mais il expose l'opinion de Pythagore pour qui le bien et le mal sont
les premiers genres et les premiers principes, posant en chacun les dix
premiers contraires: sous l'idйe de bien, la limite, le Pair, l'un, la
Droite, le Mвle, le Repos, le Rectiligne, la Lumiиre, le Carrй et enfin le
Bon; sous l'idйe de mal, l'illimitй, l'Impair, le Multiple, le
Gauche, le Fйminin, le Mы, le Courbe, l'Obscuritй, l'Oblong et enfin le
Mauvais. En plusieurs endroits de ses traitйs logiques Aristote emprunte
ainsi des exemples а la doctrine des autres philosophes, comme plus probants
pour son temps. D'ailleurs cette affirmation recиle une certaine
vйritй. Il est en effet impossible que ce qui comporte une probabilitй soit
totalement faux. De tous les contraires l'un est une perfection, l'autre une
dйgradation de cette perfection, comme si celle-ci portait avec elle quelque
privation. Le blanc par exemple et le chaud sont des perfections tandis que le
noir et le froid sont des imperfections, ils connotent une certaine privation.
Puisque toute dйgradation et privation ressortissent au mal, la perfection et
l'achиvement au bien, l'un des contraires se range toujours sous l'idйe de
bien, l'autre sous celle de mal, et ainsi le bien et le mal apparaissent comme
les genres de tous les contraires. 4. Il apparaоt ici encore comment le mal
s'oppose au bien: c'est le fondement de la quatriиme objection. Si en
effet а une forme et а un fine qui ont raison de bien et sont de vrais
principes d'agir, on adjoint la privation d'une forme et d'une fin contraires,
l'action qui ressortit а cette forme et а cette fin, est attribuйe а la
privation et au mal, mais par accident, car la privation, comme telle, n'est
pas principe d'action. C'est pourquoi Denys dit justement que le mal ne
s'oppose au bien qu'en vertu du bien lui-mкme, mais de soi il est impuissant et
dйbile, aucunement principe d'action. Cependant nous disons que le mal
corrompt le bien non seulement en agissant par la virtualitй du bien, comme
nous l'avons exposй, mais formellement de par soi, comme nous disons que la
cйcitй altиre la vue, йtant elle-mкme la corruption de la vue, comme nous
disons que la blancheur colore les murs puisqu'elle est la couleur mкme de la
muraille. 5. Nous disons que l'un est plus ou moins mauvais que l'autre par
comparaison au bien dont il s'йcarte. Ce qui en effet comporte quelque
privation est susceptible de plus ou de moins dans son ordre, comme l'inйgal
et le dissemblable. Nous disons d'une chose qu'elle est plus
inйgale parce qu'elle s'йcarte davantage de l'йgalitй, et pareillement
qu'elle est moins ressemblante parce qu'elle s'йcarte plus de la
ressemblance. Ainsi disons-nous d'un кtre qu'il est plus mauvais parce qu'il
est davantage privй de bien, comme s'il s'йcartait davantage du bien. Cependant
les privations ne s'intensifient pas, comme si elles possйdaient quelque
essence, а la maniиre des qualitйs et des formes, ce que prйtendait la cinquiиme
objection, mais par l'accroissement de leur cause: l'air par exemple est
d'autant plus tйnйbreux que sont plus multipliйs les obstacles interceptant la
lumiиre, il est ainsi plus йloignй de la participation а la lumiиre. 6. Si nous disons
encore que le mal est dans le monde, ce n'est pas parce qu'il a une essence
quelconque, ce que soutenait la sixiиme objection, mais en ce sens oщ
nous disons d'une chose qu'elle est mauvaise en raison mкme de son mal. Par
exemple nous disons qu'existe la cйcitй ou toute autre privation parce que
l'animal est aveugle par sa cйcitй. Il est en effet deux maniиres de parler de l'кtre,
comme l'enseigne le Philosophe. Ou l'on dйsigne l'essence d'une chose, et
l'кtre se divise en dix prйdicaments; de ce point de vue d'aucune privation on
ne peut dire qu'elle est; ou l'on dйsigne la vйritй de la composition; ainsi
disons-nous du mal et de la privation qu'ils sont, en tant que par la privation
une chose est privйe. 10: COMMENT LE BIEN EST CAUSE DU MAL
De ces
prйmisses il est permis de conclure que la cause du mal ne peut кtre que le
bien. Si
le mal est en effet la cause de quelque mal, il n'agit que par la vertu du bien
comme nous l'avons dйmontrй. Le bien est donc nйcessairement la premiиre cause
du mal. Ce qui n'est pas ne peut rien causer. Toute cause par consйquent doit
кtre un кtre. Or le mal, nous l'avons prouvй, n'est pas un кtre. Si donc le mal
a quelque cause, celle-ci ne peut кtre que le bien. Tout ce qui est cause, au sens propre et
par soi, de quelque effet, tend а produire cet effet qui lui est propre. Par
consйquent si le mal йtait de soi cause de quelque effet, а savoir le mal, il
tendrait а le produire. Ce qui est faux. Nous avons prouvй que tout agent
recherche son bien. Le mal n'est donc pas de soi une cause, il ne l'est
qu'accidentellement. Or une cause accidentelle se rйduit а une cause par soi,
seul le bien peut кtre causй par soi; le mal ne le peut кtre. Le mal est donc
causй par le bien. Une cause est matйrielle ou formelle, ou efficiente
ou finale. Or le mal ne peut кtre cause matйrielle ou formelle, nous avons
montrй que l'кtre tant en puissance qu'en acte, est bon. Pareillement il ne
peut кtre cause efficiente, puisqu'un кtre agit dans la mesure oщ il est en
acte et possиde une forme. Il ne peut davantage кtre cause finale: nous avons
prouvй qu'il est йtranger а toute intention. Il ne peut ainsi exercer aucune
causalitй. Ce qui est donc cause du mal ne peut кtre que le bien. Toutefois le mal
et le bien sont contraires, et comme le disent les Physiques, l'un des
contraires ne peut кtre cause de l'autre qu'accidentellement. Il s'ensuit que le
bien ne peut кtre qu'accidentellement cause efficiente du mal. Dans l'ordre
naturel, cet accident se
rencontre soit du cфtй de l'agent soit du cфtй de l'effet: du cфtй de l'agent:
quand par exemple ses activitйs sont quelque peu dйficientes; suivent alors une
action et un effet dйfectueux. Ainsi l'activitй de l'appareil digestif йtant
languissante, la digestion est imparfaite et l'estomac brouillй; ce sont lа
maux de nature. Mais c'est un accident pour l'agent comme tel de
pвtir dans ses virtualitйs de quelque faiblesse. Car l'agent n'agit pas en
vertu de cette faiblesse, mais bien selon ce qui lui reste de force; s'il
manquait totalement de force, il n'agirait pas du tout. Ainsi donc du point de
vue de l'agent le mal a une cause accidentelle, а savoir la dйbilitй de
l'agent. C'est pourquoi on dit que le mal n'a pas une cause efficiente mais
dйficiente, car il est consйcutif uniquement а l'infirmitй de l'agent qui n'est
pas pour celui-ci la source de son efficience. - Et cela revient au mкme si la
dйfectuositй de l'action ou de l'effet a son explication dans celle d'un
instrument ou de quelque intermйdiaire, requis а l'activitй de l'agent, comme
dans le cas de la force motrice qui est cause de claudication, en raison d'une
malformation de la jambe: l'agent en effet agit par l'un et par l'autre, par sa
vertu propre et par l'instrument. Du cфtй de l'effet: le mal est un effet
accidentel du bien, soit en raison de la matiиre de l'effet soit en raison de
sa forme. La matiиre est-elle inapte а recevoir l'impulsion de l'agent? suit
nйcessairement quelque dйfaut dans l'effet: ainsi l'inassimilation de la
matiиre produit-elle les enfantements monstrueux. Et l'on n'imputera pas а la
faiblesse de l'agent cette rйsistance de la matiиre а la perfection de son acte:
tout agent naturel possиde en effet une vertu dйterminйe, proportionnйe а sa
nature; de ne la point dйpasser, n'est pas pour lui une faiblesse, ce qui
serait s'il n'atteignait pas la mesure fixйe par la nature. - Du point de vue
de la forme, le mal est produit par accident quand, а une forme donnйe, suit
nйcessairement la privation de quelque autre; ainsi la gйnйration d'un кtre
comporte-t-elle la corruption d'un autre. Mais ce mal n'est pas celui de
l'effet recherchй par l'agent, nous l'avons vu, c'est le mal d'un autre кtre. Il apparaоt donc
avec йvidence comment, dans l'ordre naturel, le bien n'est cause du mal
qu'accidentellement. Et il en va de mкme dans le domaine de l'art. L'art en
effet imite la nature dans son mouvement, et les dйfectuositйs s'y
rencontrent pareillement de part et d'autre. Dans l'ordre moral, il semble qu'il en soit autrement. Le mal
moral en effet ne parait pas кtre la rйsultante d'une dйfaillance, puisque la
faiblesse efface totalement ou, а tout le moins, diminue le mal moral; la
faiblesse ne mйrite pas la peine due au pйchй, mais plutфt la misйricorde et
l'oubli. Le vice dans l'ordre moral est quelque chose de volontaire et non de
nйcessaire. Cependant, а considйrer le cas avec attention, on lui trouve avec celui
de l'ordre naturel quelque ressemblance et quelque diffйrence. Il diffиre en ce
que le vice moral rйside dans l'action et non dans un effet produit. C'est
qu'il n'appartient pas aux vertus morales de rйaliser une _uvre, mais de donner
l'agir; les arts, eux, produisent une _uvre, aussi avons-nous dit que nous
trouvons en eux des dйfaillances semblables а celles de la nature. Nous ne
chercherons donc pas le mal moral du cфtй de la matiиre ou de la forme de
l'effet, mais seulement du cфtй de la causalitй de l'agent. Dans les actions
morales nous rencontrons quatre principes actifs hiйrarchisйs. L'un est la
vertu d'exйcution, cette force motrice qui meut les membres dans l'exйcution du
commandement de la volontй. Cette force est mue par la volontй, autre principe.
Quant а la volontй, elle est mue а son tour par le jugement de la facultй
apprйhensive qui se prononce sur la bontй ou la malice des objets de la
volontй, les premiers йtant а rechercher, les autres а fuir. La facultй
apprйhensive est elle-mкme mue par l'objet saisi. Ainsi donc, dans les actions
morales, le premier principe actif est l'objet saisi, le deuxiиme la facultй
apprйhensive, le troisiиme, la volontй, le quatriиme, la force motrice qui
exйcute le commandement de la raison. Or l'acte de la vertu motrice suppose dйjа
le bien ou le mal moral. Ces actes extйrieurs ne relиvent en effet de l'ordre
moral que dans la mesure oщ ils sont volontaires. C'est pourquoi, si l'acte de
la volontй est bon, l'acte extйrieur sera qualifiй bon, mauvais au contraire si
celui-lа est mauvais. Si l'on relиve quelque dйficience dans cet acte extйrieur
qui ne ressortit pas а la volontй, elle n'appartient pas а la malice morale: la
claudication par exemple n'est pas un vice du domaine de la moralitй, mais de
la nature. Ainsi toute dйfaillance de cette vertu exйcutrice ou bien excuse
totalement du mal moral, ou en diminue la culpabilitй. L'efficience de l'objet sur la facultй
apprйhensive est pareillement exempte de tout mal moral: que la vue soit
sensible а un objet visible, comme toute puissance passive а un objet, cela est
dans l'ordre de la nature. L'acte de la facultй apprйhensive, considйrй en
lui-mкme, n'est pas davantage susceptible de mal moral: au contraire toute
dйfaillance de sa part excuse du mal moral ou le diminue, comme dans le cas de
la vertu exйcutive: l'infirmitй et l'ignorance excusent pareillement du pйchй,
ou le diminuent. Il reste donc que le mal moral rйside premiиrement et
principalement dans le seul acte de volontй; aussi dit-on avec justesse qu'un
acte est moral parce qu'il est volontaire. C'est donc dans l'acte de volontй
que l'on cherchera la racine et l'origine du pйchй moral. Une telle
recherche ne va toutefois pas sans difficultй. En effet la dйfectuositй d'un
acte lui vient de son principe actif, par consйquent la dйfectuositй de la
volontй doit prйcйder le pйchй moral. Que cette dйfectuositй soit naturelle,
elle demeure pour toujours attachйe а la volontй, dиs lors celle-ci dans son
agir pйchera toujours moralement, hypothиse fausse, comme en tйmoignent les
actes vertueux. Qu'elle soit au contraire volontaire, elle est dйjа un pйchй
dont il faut encore dйcouvrir la cause, et ainsi faudrait-il remonter а
l'infini. Nous conclurons donc que cette dйfectuositй prйexistante dans la
volontй, n'est pas naturelle; autrement il s'ensuivrait que la volontй
pйcherait en chacun de ses actes. Elle n'est pas davantage l'effet du hasard et
de la fortune: nous йchapperions dиs lors au pйchй moral, les effets du hasard
excluant toute prйmйditation et intervention de la raison. Cette dйfectuositй
est donc volontaire, sans qu'elle soit pourtant un pйchй moral sous peine de
remonter а l'infini. Montrons comment cela peut кtre. La perfection de la vertu de tout principe
actif dйpend d'un principe supйrieur: un agent second agit par la vertu de
l'agent premier. Aussi tant que l'agent second demeure subordonnй а l'agent
premier, il agit sans faiblesses; mais il dйfaille dиs lors qu'il se relвche
dans sa subordination а l'agent premier; c'est le cas de l'instrument qui
йchappe а la motion de l'agent. Or nous avons dit que dans l'ordre des actions
morales deux principes prйcиdent la volontй, а savoir la facultй apprйhensive
et son objet qui est la fin. A tout mobile correspond un moteur qui lui est
propre, et toute vertu apprйhensive n'est pas le moteur lйgitime de toute
appйtition, mais de celle-ci celle-lа, et de cette autre une autre. Aussi de
mкme que le moteur propre de l'appйtit sensible est la facultй apprйhensive du
sens, celui de la volontй est la raison elle-mкme. De plus la raison peut saisir de nombreux
biens et de multiples fins. Or chaque кtre a sa fin propre, et un bien
quelconque ne peut кtre la fin ou le moteur de la volontй, mais tel bien
dйterminй. Si la volontй tend а son acte sous la motion du bien propre que lui
prйsente la raison, son action est lйgitime; mais cette action sera moralement
peccamineuse, si la volontй est mise en branle par une apprйhension des
facultйs sensibles, ou de la raison elle-mкme lui prйsentant un bien autre que
le sien propre. L'action peccamineuses est donc prйcйdйe dans la
volontй d'une dйfaillance au plan de la raison et de la fin propre de la
volontй. Dйfaillance au plan de la raison: dans le cas par exemple oщ la
volontй, а l'apprйhension soudaine du sens, se porte sur un bien dйlectable au
sens; dйfaillance au plan de la fin lйgitime: cas oщ la raison dans sa
dйlibйration au sujet d'un bien dйcouvre que celui-ci n'est pas celui de
l'heure ou ne doit pas кtre recherchй sous tel biais, et pourtant la volontй
s'y porte comme sur son bien propre. Et cette dйfaillance dans l'ordre est
volontaire: il appartient en effet а la volontй de vouloir et de ne vouloir pas;
il est pareillement de son ressort que la raison dйlibиre actuellement ou cesse
de dйlibйrer, qu'elle considиre ceci ou cela. Cette dйfaillance n'est cependant
pas encore le mal moral: que la raison ne dйlibиre point ou qu'elle s'attarde а
quelque bien que ce soit, ce n'est pas encore un pйchй jusqu'а ce que la
volontй se porte sur une fin illйgitime: ceci est l'acte propre de la volontй. Ainsi donc tant
dans l'ordre naturel que dans l'ordre moral, il s'avиre que le mal n'est causй
par le bien que par accident. 11: COMMENT LE BIEN EST LE SUJET DU MAL
A
partir de ces prйmisses on peut encore dйmontrer comment tout mal a pour sujet
un bien. Le mal ne peut en effet exister pour soi, puisqu'il n'a pas d'essence,
nous l'avons dйmontrй plus haut. Il doit donc affecter quelque sujet. Or tout
sujet est un bien, puisqu'il est une substance, comme il apparaоt des
considйrations antйrieures. Tout mal a donc un bien comme sujet. Le mal est une
privation, les conclusions antйrieures le prouvent. Or la privation et la
forme, objet de cette privation, appartiennent au mкme sujet, et le sujet de la
forme, lequel est un кtre en puissance а une forme, est bon: puissance et acte
sont en effet du mкme genre. La privation qui est un mal affecte donc un bien,
comme son sujet. On dit d'une chose qu'elle est mauvaise, parce
qu'elle est nocive. Or il
en est seulement ainsi parce qu'elle nuit а quelque bien: nuire au mal est en
effet un bien puisque bonne est la disparition du mal. Mais а parler
formellement, le mal ne peut nuire au bien que s'il l'affecte: par exemple la
cйcitй n'est nocive а l'homme que pour autant qu'il en est le sujet. Le mal
doit donc кtre dans un bien. Le mal n'est causй que par le bien, et encore par
accident (Ch. prйcйd.) Or tout ce qui est par accident ressortit а ce qui est
par soi. Quand donc sera causй quelque mal, effet accidentel du bien, le sera
pareillement un bien, effet direct du bien, qui sera sujet de ce mal: en effet
ce qui est par accident se rйduit а ce qui est par soi.
Cependant le bien et le mal
sont opposйs, et l'un des contraires ne saurait кtre le sujet de l'autre
puisqu'il l'exclut; il semble donc difficile au premier abord de soutenir que
le bien soit le sujet du mal. Aucune difficultй а cela pour qui approfondit la
vйritй. Le bien est une notion gйnйrale, comme l'кtre, puisque tout кtre comme
tel, est bon: nous l'avons montrй. Or rien ne s'oppose а ce que l'кtre soit le
sujet du non-кtre: toute privation est en effet du non-кtre, et son sujet est
une substance qui est un кtre. Nйanmoins le non-кtre n'a pas comme sujet l'кtre
qui lui est contraire. La cйcitй par exemple n'est pas le non-кtre universel,
mais ce non-кtre particulier qu'est la privation de la vue; son sujet n'est
donc pas la vue, mais l'animal. Le mal pareillement n'a pas comme sujet le bien
qui lui est opposй, puisqu'il l'exclut, mais un autre bien; ainsi le mal moral
a comme sujet le bien de la nature, et le mal de la nature qui est une
privation de forme, a comme sujet la matiиre qui est un bien, tel l'кtre en
puissance. 12: COMMENT LE MAL NE DЙTRUIT PAS TOTALEMENT LE BIEN
Des
considйrations prйcйdentes il ressort que jamais le bien ne sera totalement
consumй par le mal quelle que soit l'йtendue de celui-ci. Au mal qui
demeure il faut toujours un sujet, et le bien est le sujet du mal. Le bien
reste donc toujours. Cependant le mal pourrait кtre poussй а l'infini, et
puisque l'intensitй du mal diminue le bien, celui-ci pourrait кtre amoindri а
l'infini par le mal. Par contre ce bien susceptible d'кtre diminuй par le mal,
est fini: nous avons montrй au Premier Livre que le bien infini ne peut
nullement кtre affectй par le mal. Il semble donc que le bien puisse кtre
dйtruit par le mal; si en effet on soustrait une infinitй de fois quelque chose
а un кtre fini, celui-ci sera consumй par une telle soustraction. On ne saurait
rйpondre avec quelques-uns que le renouvellement infini d'une mкme
soustraction, faite а chaque fois dans les mкmes proportions, ne saurait
consumer le bien, tout comme il arrive pour la quantitй continue. Divisez en
effet par moitiй une ligne de deux coudйes, divisez pareillement par moitiй ce
qui reste, et le renouvelez а l'infini, il restera toujours quelque chose а
diviser. Toutefois dans ce procйdй, le dividende suivant est toujours de
moindre quantitй que le prйcйdent: en effet la moitiй du tout, divisй
initialement, dйpasse en quantitй absolue la moitiй de la moitiй, bien que la
proportion reste la mкme. Ceci ne se produit jamais dans cette diminution
qu'opиre le mal dans le bien. Car plus le bien est touchй par le mal plus il
est affaibli, et plus il est ainsi susceptible d'кtre diminuй par un mal
ultйrieur. En outre ce mal peut кtre йgal au premier ou plus grand, dиs lors
bien que la proportion demeure la mкme, il n'enlиvera pas au bien une quantitй
moindre la seconde fois que la premiиre. Nous donnerons donc une autre explication.
Il est йvident, d'aprиs les prйmisses йtablies au chapitre prйcйdent, que le
mal exclut totalement le bien qui lui est opposй, ainsi la cйcitй et la vue; et
pourtant un bien doit rester le sujet du mal. Celui-ci, comme sujet, a raison
de bien, car il est en puissance au bien dont le prive le mal. En consйquence
moins il sera en puissance а ce bien, moins bon il sera. Or la cause d'une
moindre potentialitй d'un sujet а une forme, n'est pas uniquement dans le fait
de la soustraction de quelque partie de celui-ci ou de la suppression de
quelque chose de sa potentialitй, mais dans l'impossibilitй pour la puissance,
en raison de la prйsence de l'acte contraire, de passer а l'acte de telle forme;
ainsi un sujet est d'autant moins en puissance au froid qu'en lui s'accroissent
les calories. La diminution du bien par le mal provient donc davantage de la
prйsence de son contraire que de quelque soustraction а son кtre. Et cela vaut
encore pour ce que nous avons dit du mal. Nous disions en effet que le mal se
produit en dehors de l'intention de l'agent; celui-ci recherche toujours
quelque bien auquel suit l'exclusion d'un autre, son contraire. Plus donc va
croоtre ce bien dйsirй auquel, en dehors de l'intention de l'agent, suivra le
mal, plus sera diminuйe la potentialitй du sujet а l'endroit du bien contraire.
En cela surtout consiste le diminution du bien par le mal. Cependant dans
l'ordre naturel cet affaiblissement du bien par le mal ne peut aller а
l'infini. Toutes les formes naturelles et leurs activitйs sont en effet
limitйes et atteignent un terme qu'elles ne peuvent dйpasser. Aucune forme
contraire ni force de quelque agent adverse ne peuvent s'accroоtre а l'infini
de telle sorte que cette diminution du bien par le mal soit poussйe а l'infini. Dans l'ordre
moral au contraire cette dйcroissance peut se concevoir а l'infini.
L'intelligence et la volontй ne sont pas limitйes dans leurs actes.
L'intelligence peut poursuivre son opйration а l'infini; aussi dit-on que les
espиces mathйmatiques des nombres et des figures sont а l'infini. La volontй
est pareillement illimitйe dans son vouloir: qui veut commettre un vol, peut
vouloir une seconde fois le commettre, et ainsi а l'infini. Et plus la volontй
se porte sur des fins illйgitimes, plus difficilement elle revient а sa fin
propre et normale: cas йvident de ceux qui ont acquis l'habitus du vice par la
rйpйtition du pйchй. Ainsi le mal moral peut-il diminuer а l'infini le bien de
quelque aptitude naturelle. Nйanmoins celui-ci ne sera jamais totalement
supprimй, car il accompagne toujours la nature qui demeure. 13: COMMENT D'UNE CERTAINE MANIИRE LE MAL A UNE CAUSE
De ce
que nous avons dit il est lйgitime d'avancer que si le mal n'a pas de cause par
soi, tout mal en a pourtant une par accident. Tout ce qui fait corps avec un кtre comme
avec son sujet, doit avoir une cause; il est l'effet soit des principes mкmes
de ce sujet, soit de quelque agent extйrieur. Or nous avons dit comment le bien
est le sujet du mal. Celui-ci doit donc avoir une cause. Ce qui est en
puissance а deux formes contraires, ne peut кtre rйduit а l'acte de l'une ou de
l'autre que sous quelque influence йtrangиre: aucune puissance en effet ne se
suffit pour atteindre son acte. Or le mal est la privation de ce qu'un кtre est
apte а possйder et doit possйder en raison d'une telle privation nous disons
d'un кtre qu'il est mauvais. Le mal est ainsi dans un sujet en puissance а son
endroit en mкme temps qu'а son opposй. Il doit donc avoir une cause. Tout ce qui
affecte un кtre, indйpendamment des principes de sa nature, ressortit а quelque
autre cause; tout ce qui est naturel а un кtre lui demeure, а moins d'une
intervention йtrangиre: ainsi la pierre ne s'йlиve en l'air que sous l'action
de quelqu'un qui l'y lance, l'eau ne se chauffe que sous l'action d'un кtre la
chauffant. Or le mal n'affecte un кtre que pour une raison, йtrangиre а sa
nature, puisqu'il est la privation de ce qu'un кtre est susceptible de possйder
et doit possйder. Il doit donc toujours avoir une cause ou par soi ou par
accident. Tout mal suit а quelque bien, par exemple la corruption а la gйnйration.
Or tout bien a une cause, exceptй le Bien premier qui est pur de tout mal. Tout
mal a donc une cause dont il йmane par accident. 14: COMMENT LE MAL EST UNE CAUSE PAR ACCIDENT
De ces
mкmes considйrations il apparaоt comment le mal est une cause par accident,
bien que par soi-mкme il ne puisse l'кtre. Quand un кtre est par soi-mкme cause de
quelque autre, ce qui l'affecte de quelque maniиre est cause de celui-ci par
accident; ainsi la couleur blanche qui fait corps avec le maзon, est cause par
accident de la maison. Or tout mal est collй а quelque bien. Et tout bien est
de quelque maniиre cause d'un кtre: la matiиre l'est en quelque sorte de la
forme et vice versa celle-ci de la matiиre, et il en va de mкme pour l'agent et
la fin. Il ne s'ensuit pas de lа une sйrie а l'infini dans l'ordre de la
causalitй du fait que chacun est cause d'un autre, en raison du cercle oщ
s'enferment causes et causйs selon les spйcifications diverses des causes.
Ainsi le mal est-il cause par accident. Le mal est une certaine privation, comme
il ressort des prйcйdentes affirmations. Or dans les кtres, soumis au
mouvement, la privation est un principe par accident, comme la matiиre et la
forme le sont par soi. Le mal est donc cause par accident d'un certain кtre. Un dйfaut dans la
cause en entraоne un dans l'effet. Or un dйfaut dans la cause est un mal qui
cependant ne peut кtre cause par soi: nul кtre en effet n'est cause en raison
de ses dйficiences, mais de son entitй; s'il йtait toute dйficience, il ne
causerait d'aucune maniиre. Le mal n'est donc pas par soi, la cause d'un кtre
mais seulement par accident. En parcourant chacune des espиces de la causalitй,
nous trouverons que le mal est une cause par accident. Dans l'ordre de la
causalitй efficiente: tout dйfaut dans un effet ou dans une action suit а
quelque dйfaut dans la virtualitй de l'agent; dans l'ordre de la causalitй
matйrielle: une matiиre non disposйe est cause de dйficience dans l'effet; dans
l'ordre de la causalitй formelle: la prйsence d'une forme connote toujours la
privation d'une autre; enfin dans l'ordre de la causalitй finale: une fin non
lйgitime ne va pas sans mal puisqu'elle fait obstacle а la fin lйgitime. Il est
donc йvident que le mal est une cause par accident et ne peut l'кtre par soi. 15: COMMENT IL N'EXISTE PAS UN SOUVERAIN MAL
La
conclusion de cette йtude est qu'il n'existe pas de souverain mal, principe de
tous les maux. Le souverain mal devrait кtre sans alliage d'aucun
bien, comme le souverain bien est absolument pur de tout mal. Or aucun mal ne
peut кtre totalement sйparй du bien, puisque, nous l'avons dйmontrй, le bien
est le sujet du mal. Donc rien n'est absolument mauvais. Si un кtre йtait
absolument mauvais, il le serait en raison de son essence, comme celui qui est
bon par excellence; ce qui est impossible, le mal n'ayant pas d'essence, nous
l'avons prouvй. Il est donc impossible d'admettre un souverain mal, principe
des maux. Un premier principe n'a pas de cause. Or tout mal a sa cause dans un
bien, nous l'avons montrй. Le mal n'est donc pas un premier principe. Le mal n'agit
qu'en vertu du bien, ainsi qu'il ressort de nos exposйs. Or un premier principe
agit par sa propre vertu. Le mal ne peut donc pas кtre un premier principe. Ce qui est
produit par accident est postйrieur а ce qui est produit par soi, aussi est-il impossible qu'il soit
premier. Or le mal n'arrive qu'accidentellement et en dehors de toute
intention, nous l'avons prouvй (ch. 4). Il ne peut donc кtre un premier
principe. Nous l'avons dйmontrй (ch. 13), tout mal n'a qu'une cause accidentelle.
Or le premier principe n'a de cause ni accidentelle ni directe. En aucun cas le
mal ne peut donc кtre premier principe. Une cause essentielle est antйrieure а une cause accidentelle. Or ce
dernier cas est celui du mal, nous l'avons dit. Il ne peut donc кtre un premier
principe. Ainsi nous йcartons l'erreur des Manichйens qui admettent un mal
souverain, principe de tous les maux. 16: COMMENT LE BIEN EST LA FIN DE TOUTE CHOSE
Nous
avons prouvй antйrieurement que tout agent agit en vue de son bien, il s'ensuit
que pour tout кtre son bien est une fin. Tout кtre est en effet tendu vers une fin
par son agir: ou bien cette fin est l'action elle-mкme, ou le but de cette
action est la fin mкme de l'agent; ce qui est son bien.
Ce en quoi se repose
l'appйtit d'un кtre est sa fin. Or le bien clфt l'йlan de tout кtre: les
philosophes dйfinissent en effet le bien « ce que dйsire tout
кtre ». La fin de tout кtre est donc un bien. La fin d'un кtre est ce vers quoi il tend
quand il en est йloignй et en quoi il se repose quand il le possиde. Or tout
кtre, s'il ne tient pas sa propre perfection, la recherche autant qu'il est en
son pouvoir; s'il la possиde, il se repose en elle. La fin de tout кtre est
ainsi sa perfection. Et comme la perfection d'un chacun est son bien, tout кtre
tend donc au bien comme а sa fin. Les кtres qui connaissent leur fin et ceux
qui ne la connaissent pas, y sont orientйs de la mкme maniиre; toutefois ceux
qui la connaissent s'y portent d'eux-mкmes, les autres qui ne la connaissent
pas, y tendent sous une direction йtrangиre, ainsi de l'archer et de la flиche.
Cependant ceux qui connaissent leur fin, la recherchent comme un bien: la
volontй en effet qui est l'appйtit de la fin connue, ne se porte sur quelque
chose qu'en raison du bien qui est son objet. Pareillement les кtres qui ne
connaissent pas leur fin sont-ils orientйs vers leur bien, comme vers leur fin.
La fin de tous les кtres est donc le bien. 17: COMMENT TOUS LES КTRES SONT ORIENTЙS VERS UNE SEULE FIN QUI
EST DIEU
Et de
cela il ressort que tous les кtres sont orientйs vers un unique bien comme vers
leur fin derniиre. Si un кtre est susceptible d'кtre fin, uniquement en
raison de sa bontй, il suit nйcessairement que le bien, comme tel, est une fin.
Par consйquent le souverain bien est par excellence la fin de tous les кtres. Mais, nous
l'avons prouvй au Premier Livre, il n'est qu'un souverain Bien, а savoir Dieu.
Toutes choses sont donc orientйes comme а leur fin, vers cet unique Bien qu'est
Dieu. Ce qui rйalise toute perfection dans un genre donnй, est la cause de
tous les кtres qui appartiennent а ce genre; ainsi le feu qui est au plus haut degrй du chaud,
est-il cause de la chaleur dans les autres corps. Le souverain bien qui est
Dieu, est donc cause de bontй dans tous les biens, et par consйquent il est
aussi en chaque fin cause de sa raison de fin, puisque tout ce qui est fin est
tel en raison de sa bontй. Or ce qui est la raison d'кtre de quelque
perfection dans un genre, possиde par excellence cette perfection. Dieu est
donc par excellence la fin de tous les кtres. En tout genre de cause, la cause premiиre
exerce une causalitй plus forte que la cause seconde; celle-ci n'est telle
qu'en vertu de la cause premiиre. En consйquence dans l'ordre des causes
finales, la cause premiиre exerce sur chaque кtre une causalitй plus forte que
la cause finale immйdiate. Or dans cet ordre des causes finales Dieu est la
premiиre cause, puisqu'il est le premier dans l'ordre des biens. Il exerce donc
sur chaque кtre une finalitй plus forte que toute fin immйdiate. En toute sйrie de
fins hiйrarchisйes entre elles, la fin derniиre doit кtre la fin de toutes
celles qui la prйcйdent: par exemple, on prйpare une potion pour un malade, on
l'administre а celui-ci en vue de le purger, on le purge pour l'affaiblir et on
l'affaiblit pour le guйrir; la santй est donc la fin et de cet affaiblissement
et de cette purgation et de tout ce qui prйcиde. Mais dans cette йchelle des
biens chacun a place sous l'unique souverain bien, cause de toute bontй, et
ainsi, le bien ayant raison de fin, tous les кtres se hiйrarchisent au-dessous
de Dieu, comme sous la fin derniиre s'ordonnent celles qui la prйcиdent. Dieu
est donc nйcessairement la fin de tous les кtres. Le bien particulier tend au bien commun,
comme а sa fin; la partie trouve en effet sa raison d'кtre dans le tout; de lа,
le bien de la communautй est-il plus divin que celui de l'individu. Or
ce souverain bien qu'est Dieu, est le bien commun puisque le bien de tous est
en sa dйpendance: le bien par lequel chaque кtre est bon, est son bien
particulier et celui de tous les autres dont il est la cause. Toutes choses
sont donc orientйes, comme vers leur fin, vers cet unique bien qu'est Dieu. A l'ordre des
agents correspond l'ordre des fins: de mкme que le premier agent meut tous les
agents seconds, de mкme toutes les fins de ces agents seconds doivent se ranger
sous la fin de l'agent suprкme, l'agent premier en effet opиre toujours en vue
de sa propre fin. Or il influe sur l'agir de toutes les causes subalternes en
les mouvant а leur agir et par consйquent а leurs fins respectives. Il s'ensuit
que toutes les fins des agents seconds sont orientйes par l'agent premier vers
sa propre fin. Et Dieu est cette cause premiиre de tous les кtres, nous l'avons
prouvй au Deuxiиme Livre. En outre sa volontй n'a d'autre fin que sa propre
bontй qui est Lui-mкme, comme nous le dйmontrions au Premier Livre. Quels que
soient donc ces кtres, produits immйdiatement par lui ou par l'intermйdiaire
des causes secondes, ils vont а Dieu, comme а leur fin. Tel est le cas de tous
les кtres, puisqu'au Deuxiиme Livre nous prouvions que rien n'existe qui ne
tienne l'кtre de lui. Tous les кtres vont donc а Dieu comme а leur fin. Quiconque fait
quelque chose est, de ce point de vue, sa fin derniиre а lui-mкme: nous usons
en effet а notre profit de ce que nous avons fait; que si parfois dans son
travail, un homme poursuit quelque autre but, c'est encore en relation avec son
bien, il cherche l'utile ou l'agrйable ou le bien pour lui-mкme. Or Dieu est la
cause productrice de toutes choses, des unes immйdiatement, des autres par
l'intermйdiaire d'autres causes, comme cela ressort de nos йtudes antйrieures.
Il est donc lui-mкme la fin de toutes choses. La fin est la premiиre des causes, et leur
donne а toutes d'кtre causes en acte: en effet l'agent n'agit qu'en vue d'une
fin, nous l'avons montrй. Sous l'impulsion de l'agent la matiиre parvient а
l'actualitй de la forme; c'est donc par l'agent et par consйquent en raison de
la fin que la matiиre est actuellement matiиre de tel кtre, comme la forme est
forme de tel кtre. En outre une fin ultйrieure est la cause de la recherche
d'une fin prйcйdente, comme fin, car un кtre ne se porte sur une fin immйdiate
qu'en raison d'une autre plus йloignйe. La fin derniиre est donc la premiиre de
toutes les causes. Or il appartient nйcessairement а l'кtre premier d'кtre la
premiиre de toutes les causes et cet кtre est Dieu, nous l'avons dit. Dieu est
donc la fin derniиre de tout. De lа il est dit dans les Proverbes: « Dieu
a crйй l'univers pour lui-mкme », et dans l'Apocalypse: « Je suis l'Alpha et l'Omйga, le premier et le dernier ». 18: EN QUEL SENS DIEU EST-IL LA FIN DE TOUTES CHOSES
Il nous
reste donc а rechercher comment Dieu est la fin de toutes choses. Ce que nous
avons vu le montrera а l'йvidence. La fin derniиre de tous les кtres est
telle qu'elle est en mкme temps la premiиre dans l'кtre. Il est en effet un
genre de fin qui tout en ayant la prioritй de causalitй dans l'ordre
d'intention est cependant postйrieure dans l'ordre de l'existence. C'est le cas
de toute fin que l'agent cherche а rйaliser par sa propre action; aussi lorsque
le mйdecin rйtablit par son action la santй dans son malade, cette santй est sa
fin. - Il est une autre sorte de fin qui est antйcйdente non seulement dans
l'ordre de la causalitй mais aussi dans l'ordre de l'existence. En ce sens on
appelle fin ce vers quoi un кtre tend, cherchant а l'acquйrir par son action ou
son mouvement: c'est par exemple pour le feu le point vers lequel dans son
mouvement il s'йlиve, et pour le roi la citй qu'il cherche а gagner par un
combat. Dieu est ainsi fin des choses, comme un objectif dont chaque кtre doit
s'approcher а sa maniиre. Dieu est а la fois fin derniиre des choses et premier
agent, nous l'avons montrй. Or la fin qu'un agent produit par son action, ne
peut кtre le premier agent, elle est plutфt un effet de l'agent. Donc Dieu ne
peut кtre la fin des choses а la maniиre d'un кtre produit par quelque agent,
mais comme un кtre prйexistant qu'il faut possйder. Si un agent engage quelque action au
profit d'une chose dйjа existante et qu'а cette action suive quelque effet,
cette chose pour laquelle il agit s'enrichit de son action; ainsi le chef au
profit de qui combattent ses soldats s'enrichit de la victoire, due а
l'activitй de ceux-ci. Or Dieu ne peut aucunement s'enrichir de l'activitй des
кtres; il est sa bontй absolument parfaite, nous l'avons montrй au Premier
Livre. Il reste donc que Dieu est la fin des choses, non comme s'il йtait
fabriquй ou produit par les кtres, ou recevait d'eux quelque chose, mais
uniquement comme l'кtre que ceux-ci cherchent а possйder. Il importe qu'un
effet tende а sa fin tout comme sa cause agit en vue de cette fin. Or Dieu, la
premiиre cause des кtres, n'agit pas en vue d'acquйrir quelque bien, mais de le
communiquer; il n'est pas en effet en cette puissance qu'il puisse s'enrichir
de quelque chose, mais en cette actualitй de perfection qui lui permet de faire
des largesses. Les кtres ne s'en vont donc pas а Dieu comme а une fin а
laquelle ils apportent quelque enrichissement, mais sous son influx, pour
s'enrichir de lui, chacun а sa mesure, puisqu'il est lui-mкme la fin. 19: COMMENT TOUS LES КTRES RECHERCHENT LA RESSEMBLANCE DIVINE
Par lа
mкme qu'elles s'enrichissent de la divine bontй, les crйatures deviennent
semblables а Dieu. Si donc tous les кtres vont а Dieu comme а leur fin derniиre
en vue de s'approprier sa bontй, il s'ensuit que leur fin derniиre est de lui
ressembler. On dit d'un agent qu'il est la fin de son effet en ce que celui-ci tend
а lui ressembler: d'oщ cet axiome: la forme du gйnйrateur est la fin de
l'engendrй. Mais Dieu est ainsi la fin des choses qu'il est encore leur
cause premiиre. Toutes, en consйquence, recherchent, comme leur fin derniиre,
de ressembler а Dieu. Il est de toute йvidence que les кtres ont le
dйsir naturel d'exister: aussi bien les кtres corruptibles rйsistent-ils
naturellement aux principes corrupteurs et cherchent-ils un lieu favorable а
leur conservation: le feu, par exemple, s'йlиve en haut; la terre reste en bas.
Or les кtres existent dans la mesure de leur ressemblance avec Dieu, qui est
l'кtre subsistant; eux ne sont qu'une participation а l'кtre. Tous tendent
donc, comme а leur fin derniиre, а ressembler а Dieu. Toutes les crйatures sont en quelque sorte
des images du premier agent qui est Dieu: l'agent produit un effet semblable
а lui. Or la perfection d'une image est de reproduire son modиle par la
ressemblance qu'elle a avec lui: c'est dans ce but que l'on fait une image.
Tous les кtres existent donc pour acquйrir la ressemblance avec Dieu, telle est
leur fin derniиre. Tout кtre se meut ou agit en vue de quelque bien
comme de sa fin, nous l'avons dit. Or un кtre participe au bien dans la mesure
de sa ressemblance avec la Bontй premiиre qui est Dieu. Donc par leur mouvement
et leur agir les кtres recherchent, comme leur fin derniиre, la divine
ressemblance. 20: DE QUELLE MANIИRE LES CHOSES IMITENT LA DIVINE BONTЙ
De
toute notre йtude il ressort avec йvidence que la fin derniиre de tous les
кtres est de ressembler а Dieu. Or ce qui est bon a proprement raison de fin.
Les кtres recherchent donc cette ressemblance avec Dieu en tant qu'il est bon. Cependant il n'en
va pas de la bontй chez les crйatures comme de la bontй en Dieu, bien que
chaque кtre selon sa mesure imite la divine bontй. La bontй divine est simple,
toute ramassйe qu'elle est dans l'unitй: l'Кtre divin, nous l'avons prouvй au
premier Livre, possиde toute la plйnitude de la perfection. Aussi, comme tout
кtre est bon dans la mesure de sa perfection, l'Кtre divin est-il sa Bontй
parfaite: en lui кtre, vie, sagesse, bйatitude et tous les attributs de sa
perfection et de sa bontй sont une unique chose, de telle sorte que toute la
divine Bontй est l'Кtre mкme de Dieu. Et bien plus, l'Кtre divin est lui-mкme
la substance du Dieu existant. Ce qui n'est aucunement le cas des autres кtres.
Nous avons en effet dйmontrй que nulle substance crййe n'est son кtre. Par
consйquent, puisque tous les кtres sont bons dans la mesure oщ ils sont et que
nul d'entre eux n'est son кtre, aucun n'est sa bontй, et chacun est bon d'une
bontй participйe, comme il est par une participation а l'кtre. Toutes les
crйatures n'occupent pas le mкme degrй dans l'йchelle du bien. Chez les unes
leur substance est forme et acte, celles dont le propre de l'essence est d'кtre
en acte et d'кtre un bien; chez les autres leur substance est composйe de
matiиre et de forme; а celles-ci il appartient d'кtre en acte et d'кtre un
bien, seulement par une partie d'elles-mкmes, а savoir par leur forme. La divine
substance est donc sa bontй; la substance simple participe la bontй par tout
son кtre, la substance composйe par une partie d'elle-mкme. Et les substances
de ce troisiиme degrй supportent encore une certaine diversitй dans leur кtre.
Les unes sont ainsi composйes de matiиre et de forme, que leur forme remplit
toute la potentialitй de leur matiиre au point que celle-ci n'est plus en
puissance а quelque autre forme, et par lа il n'est aucune autre matiиre en
puissance а cette forme. Tels sont les corps cйlestes qui subsistent en toute
leur matiиre. Les autres sont ainsi composйs que leur forme ne remplit pas
toute la potentialitй de leur matiиre; aussi cette matiиre reste-t-elle en
puissance а quelque autre forme et dans une autre partie de la matiиre retrouve-t-on
une puissance а cette forme; tel est le cas des йlйments et de ce qu'ils
composent. Puisque la privation est, dans la substance, la nйgation de ce
qu'elle pourrait recevoir, il est йvident que cette forme qui ne capte pas
toute la potentialitй de la matiиre, est accompagnйe de la privation d'une
autre forme; une pareille privation est incompatible avec une substance dont la
forme йpuise la potentialitй de la matiиre, comme avec celle dont l'essence est
d'кtre forme et encore plus avec celle dont l'essence est son кtre. Il est en outre
йvident qu'il ne saurait y avoir de mouvement lа oщ ne se trouve pas d'aptitude
а autre chose, car le mouvement est « l'acte
d'une puissance qui demeure telle »; et il est encore manifeste que le mal est la
privation mкme du bien. Il apparaоt donc qu'а ce dernier degrй des
substances, le bien est susceptible de changement et mкlй d'un mal opposй, ce
qui ne peut кtre aux degrйs supйrieurs. Cette substance que nous venons de
dйcrire, occupe donc le dernier degrй dans l'йchelle du bien comme dans celle
de l'кtre. Et jusque dans ces substances, composйes de matiиre et de forme,
s'affirme un ordre de bontй. La matiиre, en effet, considйrйe en elle-mкme, est
un кtre en puissance, la forme en est l'acte, tandis que la substance composйe
existe en acte par la forme. La forme est donc bonne par elle-mкme, la
substance composйe dans la mesure oщ elle possиde en acte sa forme, et la
matiиre pour autant qu'elle est en puissance а la forme. Et si rien n'est bon
que dans la mesure oщ il est кtre, il ne s'ensuit pas que la matiиre, кtre
seulement en puissance, ne soit bonne qu'en puissance. L'кtre en effet est un
absolu, mais le bien une relation. On dit d'une chose qu'elle est bonne non
uniquement par ce qu'elle est une fin ou qu'elle atteint а sa fin, mais encore,
n'eыt-elle pas touchй celle-ci, parce qu'elle y tend. Si on ne dit pas purement
et simplement de la matiиre qu'elle est un кtre parce qu'elle est en puissance
а l'кtre, ce qui connote une relation а l'кtre, on la dit pourtant purement et
simplement bonne du fait de cette relation. Le bien nous apparaоt ainsi plus
large que l'кtre; de lа, Denys avance que le bien embrasse les кtres
existants et non existants. En effet ce qui n'existe pas, а savoir la
matiиre, considйrйe comme sujet de privation, tend au bien, c'est-а-dire а
l'кtre. De ce fait il apparaоt qu'elle est bonne, car seul le bien tend au
bien. Toutefois
il est encore un autre aspect sous lequel la bontй de la crйature est
dйficiente, comparйe а celle de Dieu. Dieu, nous l'avons dit, dans son кtre
touche au sommet de la perfection du bien tandis que la crйation rйalise sa
perfection en une multitude d'individus et non en un seul: ce qui est un
dans le sommet est multipliй au plan infйrieur. De lа en Dieu, vertu,
sagesse, agir ne sont qu'un, dans la crйature ils sont distincts, et plus la
perfection du bien est multipliйe dans la crйature, plus elle s'йcarte du
Premier Bien. Et si elle ne peut atteindre а la bontй parfaite, elle la possиde
imparfaite en quelques-uns de ses йlйments. Ainsi quoique le premier et
souverain bien soit absolument simple, et que les substances proches de lui par
leur bontй le soient йgalement par leur simplicitй, cependant des substances
infimes sont plus simples que certaines qui leur sont supйrieures: ainsi les
corps йlйmentaires sont plus simples que les animaux et les hommes, parce
qu'ils ne peuvent comme ces derniers prйtendre а la perfection de la
connaissance et de l'intelligence. De ces considйrations il ressort que si la
simplicitй de son кtre suffit а Dieu pour sa parfaite et pleine bontй, pour la
perfection de leur bontй est requise chez crйatures, avec une pluralitй
d'йlйments. C'est pourquoi, si bonne que soit chacune de celles-ci, considйrйe
dans son кtre, on ne peut dire purement et simplement qu'elle soit bonne, si
elle manque des autres йlйments qui concourent а sa bontй: ainsi un homme, non
vertueux, voire vicieux, est encore bon en un certain sens, а savoir comme кtre
et comme homme, mais il n'est pas bon purement et simplement, il est plutфt
mauvais. En aucune crйature par consйquent ne s'identifient l'кtre et le bien
absolu, malgrй que chacune soit bonne quant а son кtre; en Dieu au contraire
кtre et bien s'identifient absolument. Et si toute chose tend а la divine
ressemblance comme а sa fin, si elle ressemble au Bien divin par tous les
йlйments qui composent sa bontй - la bontй d'un кtre n'est pas le seul fait de
l'кtre mais encore de tout ce que requiert sa perfection, nous l'avons montrй -
il apparaоt que toutes les choses tendent а Dieu comme а leur fin non seulement
dans leur кtre substantiel, mais encore dans tout ce qui compte comme йlйment
de leur perfection, jusqu'а leur opйration propre qui concourt йgalement а la
perfection de l'кtre. 21: COMMENT LES КTRES TENDENT NATURELLEMENT A RESSEMBLER A DIEU
DANS SA CAUSALITЙ
Il
nous apparaоt encore de ces considйrations que mкme du point de vue de leur
causalitй sur les autres, les кtres tendent а ressembler а Dieu. Un кtre crйй
cherche cette ressemblance par son opйration, et c'est par son opйration qu'un
кtre est cause d'un autre. Ainsi jusque dans leur causalitй les кtres aspirent
а ressembler а Dieu. Nous avons dit comment tout кtre tend а ressembler а
Dieu en raison de sa bontй. Or il appartient а la bontй divine de dispenser l'кtre:
chacun agit en effet dans la mesure de l'actualitй de sa perfection. Le
mouvement de tout кtre est donc confusйment de ressembler а Dieu au point
d'кtre cause des autres. Aprиs nos explications, il est manifeste que toute
rйfйrence au bien a dйjа raison de bien. Or du fait qu'il est cause d'un autre,
un кtre est engagй dans la ligne du bien: seul le bien est causй pour lui-mкme,
le mal ne l'est qu'accidentellement, nous l'avons dйmontrй. C'est donc un bien
que d'кtre cause d'un autre. En outre quel que soit le bien qu'il recherche, un
кtre s'approche par lа de la divine ressemblance puisque tout bien crйй est une
participation а la divine bontй. Du fait qu'ils sont causes des autres, les
кtres tendent donc а ressembler а Dieu. Un mкme principe commande а l'effet de
ressembler а sa cause et а celle-ci de conduire son effet а sa propre
ressemblance: tout effet poursuit la fin que lui assigne sa cause. Or un agent
n'impose pas а son effet une ressemblance avec son кtre seul, mais encore avec
sa causalitй: l'effet naturel reзoit de sa cause les principes qui lui donnent
de subsister et ceux par lesquels il est cause des autres; dans la gйnйration
par exemple le gйnйrateur communique а l'animal ses activitйs nutritives et
gйnйratrices. L'effet aspire donc а ressembler а sa cause non seulement dans
son entitй mais encore dans sa causalitй. Et puisque, comme nous l'avons
dйmontrй, les кtres tendent а ressembler а Dieu, tel un effet а sa cause,
naturellement cette ressemblance est poussйe jusqu'а leur causalitй. Le sommet de la
perfection pour un кtre est d'engendrer un semblable: celui-ci est en effet
parfaitement lumineux qui en illumine d'autres. Or de ce qu'il recherche sa
perfection tout кtre tend а ressembler а Dieu. Aussi s'approche-t-il de cette
divine ressemblance en exerзant sa causalitй. Et parce que toute cause, sous son aspect
causal, est supйrieure а son effet, il est de toute йvidence que tendre а la
divine ressemblance sous ce biais de la causalitй est le fait des кtres
supйrieurs. La perfection d'un кtre, nous l'avons dit, est antйrieure а sa
causalitй. Donner l'existence а d'autres est pour un кtre un couronnement de
perfection. Puis donc que toute crйature sous des formes diverses s'efforce de
ressembler а Dieu, il lui reste de poursuivre cette divine ressemblance jusqu'а
кtre cause d'autres кtres. C'est pourquoi Denys йcrit que « devenir le
collaborateur de Dieu est ce qu'il y a de plus divin », selon ce mot
de l'Apфtre: « nous sommes les auxiliaires de Dieu ». 22: EN QUEL SENS LES КTRES SONT-ILS ORDONNЙS DE DIVERSES MANIИRES
A LEURS FINS
De cet
exposй il nous est lйgitime de conclure que pour tout кtre son opйration est
son dernier effort vers sa fin; cependant ce mouvement revкt des modalitйs
diverses selon la diversitй mкme des opйrations. Il y a en effet l'opйration d'un кtre en
tant qu'il est moteur, par exemple l'action de chauffer et de scier; il y a
celle d'un кtre en tant qu'il est mы, comme le fait d'кtre chauffй et sciй; il
y a encore celle qui est la perfection mкme de l'agent dans l'effort propre de
son agir sans aucune modification d'un autre кtre, opйration qui se distingue
d'abord de la passion et du mouvement, puis de l'opйration dont le but est de
transformer une matiиre. A ce genre d'opйration appartiennent le comprendre, le
sentir et le vouloir. De lа il nous apparaоt comment les кtres qui sont mus ou
ceux qui agissent sans en mouvoir d'autres ou sans produire quelque chose,
tendent а la divine ressemblance en poursuivant leur perfectionnement propre,
mais les autres qui sont des rйalisateurs ou des moteurs recherchent а
ressembler а Dieu sous le biais de leur causalitй; quant а ceux qui sont а la
fois mobiles et moteurs, ils tendent de l'une et l'autre maniиre а la
ressemblance divine. Les corps infйrieurs dont le mouvement naоt de la nature,
sont considйrйs comme des mobiles et non, si ce n'est accidentellement, comme
des moteurs: il est accidentel а la pierre de dйplacer quelque obstacle par sa
chute. Il en va de mкme de l'altйration et autres mouvements. Leur ressemblance
avec Dieu qui est la fin de leur mouvement, rйsultera pour eux de leur
perfection entitative, c'est-а-dire de la possession de leur forme et de leur lieu
propres. Quant aux corps cйlestes, ils sont а la fois mobiles et moteurs, et par
leur mouvement ils tendent de l'une et l'autre maniиre а la ressemblance
divine. Cette tendance se rйalise d'abord par leur propre perfectionnement le
corps cйleste occupant actuellement un lieu oщ il n'йtait auparavant
qu'en puissance. - De ce qu'il demeure en puissance au lieu oщ antйrieurement
il йtait en acte, le corps cйleste n'en est pas moins parfait. Il en est ici
comme de la matiиre qui poursuit sa perfection en acquйrant une forme que
prйcйdemment elle ne possйdait qu'en puissance; elle perd ce que primitivement
elle dйtenait en acte; successivement elle s'enrichit de toutes les formes
auxquelles elle йtait en puissance, sa potentialitй est ainsi successivement
actualisйe, ne pouvant l'кtre toute а la fois. Le corps cйleste est а son lieu,
comme la matiиre а sa forme; il atteint sa perfection du fait que sa
potentialitй est actualisйe entiиrement mais successivement, ne pouvant l'кtre
toute а la fois. Les corps cйlestes sont encore moteurs, et de ce
point de vue ils ressemblent а Dieu en exerзant leur causalitй sur d'autres кtres. Ils sont causes
d'autres кtres en prйsidant а la gйnйration, la corruption et autres mouvements
des кtres infйrieurs. Ainsi les mouvements des corps cйlestes, en tant que
moteurs, ont pour fin la gйnйration et la corruption auxquels sont assujettis
les corps infйrieurs. La fin doit nйcessairement l'emporter sur le moyen.
Rien pourtant ne s'oppose а cette causalitй des corps cйlestes sur la
gйnйration des corps infйrieurs, bien que ceux-ci soient d'une moindre dignitй
que ceux-lа. Le gйnйrateur travaille en vue de la forme de l'engendrй: celui-ci
n'est pas d'une plus haute perfection que celui-lа, dans le cas d'un agir
univoque tous les deux sont au contraire de mкme espиce. Mais le gйnйrateur ne
se limite pas, comme а sa fin derniиre, а la forme de l'engendrй qui est le
terme de la gйnйration; en perpйtuant l'espиce et en communiquant de son bien,
il tend а ressembler а l'кtre divin par ce fait qu'il imprime а d'autres sa
forme spйcifique et qu'il en est la cause. Pareillement les corps cйlestes,
bien que d'une perfection plus haute que les corps infйrieurs, ont comme fin,
mais non comme fin derniиre, la gйnйration de ces corps et, par leur motion, le
passage de leur forme а l'acte. Ils tendent, comme а leur fin derniиre, а la
ressemblance divine, par leur action sur ces autres кtres. Il importe encore
de saisir comment tout кtre, dans la mesure oщ il participe а la ressemblance
de la divine Bontй qui est l'objet de son appйtit, participe а la ressemblance
du Vouloir divin, source de la production et de la conservation des choses dans
l'кtre. Plus simple et plus large chez les кtres supйrieurs, cette
participation а la ressemblance de la bontй divine est au contraire plus
restreinte et plus divisйe chez les кtres infйrieurs. Aussi entre les corps
cйlestes et les corps infйrieurs il ne s'agit pas d'une ressemblance par
йgalitй, comme dans le cas d'кtres de mкme espиce; le rapport est entre eux
d'un agent universel а son effet particulier. De mкme donc que chez les кtres
infйrieurs le mouvement d'un agent particulier est canalisй en vue du bien de
telle ou telle espиce, ainsi celui du corps cйleste l'est-il au profit du bien
commun de la substance corporelle qui par la gйnйration est conservйe,
multipliйe et accrue. Et, nous l'avons dit, puisque tout mobile, comme tel,
tend а la divine ressemblance dans la recherche de sa propre perfection, et que
l'actualisation d'un кtre est la mesure de sa perfection, tout кtre en
puissance par son mouvement doit se porter vers son acte. Plus donc un acte est
au sommet de l'йchelle des actes et plus il est parfait, plus il retient sur
lui l'appйtit de la matiиre. La consйquence en est que le mouvement par lequel
la matiиre se porte vers sa forme comme а la fin derniиre de la gйnйration,
tend а l'acte le plus haut et le plus parfait qu'elle est susceptible de
recevoir. Or parmi les actes des formes il est des degrйs divers. La matiиre
premiиre est d'abord en puissance а la forme de l'йlйment, puis sous l'emprise
de la forme de l'йlйment elle est en puissance а celle du mixte: les йlйments
sont en effet la matiиre du mixte; puis la matiиre sous la forme du mixte est
en puissance а l'вme vйgйtative: l'вme est en effet l'acte de tel corps. De
mкme l'вme vйgйtative est en puissance а l'вme sensitive, et enfin celle-ci а
l'вme intellectuelle. Le dйveloppement de la gйnйration le montre: dans la
gйnйration le f_tus vit d'abord de la vie de la plante, puis de la vie de
l'animal et enfin de celle de l'homme. Au-dessus de la forme humaine dans le
monde de la gйnйration et de la corruption, il n'est rien d'autre ni de plus
parfait. La fin derniиre de toute gйnйration est donc l'вme humaine, et la
matiиre est tendue vers elle comme vers sa forme derniиre. Ainsi les йlйments
ont pour fin les mixtes, ceux-ci les vivants; parmi ces derniers les plantes
sont pour les animaux et а leur tour les animaux pour les hommes. L'homme est
donc le terme de tout le mouvement de la gйnйration. En outre les mкmes causes prйsidant а la
gйnйration des кtres et а leur conservation, cet ordre que nous avons dйcrit
dans la gйnйration des кtres se retrouve sur le plan de leur conservation. Nous
voyons donc que les corps composйs se conservent en empruntant aux йlйments les
qualitйs qui leur conviennent, les plantes se nourrissant des corps mixtes, les
animaux choisissant leur nourriture parmi les plantes, et mкme les animaux les
plus parfaits et les plus forts parmi les autres plus imparfaits et plus
faibles. Quant а l'homme il fait servir tous les genres d'кtres а ses fins,
ceux-ci а sa nourriture, ceux-lа а son vкtement: la nature le laisse а sa
nuditй, car il a pouvoir d'utiliser les choses pour se vкtir, comme elle ne lui
offre aucun aliment particulier si ce n'est le lait, puisqu'il peut s'assurer
sa nourriture. Il se sert encore des кtres comme moyens de transport: qu'il
s'agisse de la rapiditй des mouvements ou de la rйsistance dans l'effort, il
est plus faible que beaucoup d'animaux, tout comme si ceux-ci йtaient destinйs
а le seconder. Enfin par-dessus tout il use des кtres sensibles en vue de
perfectionner sa connaissance intellectuelle. C'est pourquoi le Psalmiste
s'adressant directement а Dieu, dit au sujet de l'homme: « Tu as placй
toutes choses sous ses pieds ». Et Aristote йcrit au Premier Livre des
Politiques: « que l'homme exerce un domaine naturel sur tous les
кtres inanimйs ». Puis donc que le mouvement du ciel a pour fin la
gйnйration et que celle-ci tend tout entiиre а l'homme comme а la fin derniиre
qui lui est propre, il ressort que sur ce plan des gйnйrations et des
corruptions l'homme est la fin derniиre du mouvement cйleste. Aussi le Deutйronome
affirme-t-il que Dieu a placй les corps cйlestes « au service des
nations ». 23: COMMENT LE MOUVEMENT DU CIEL A SA CAUSE DANS UN PRINCIPE
INTELLIGENT
A
partir de ce qui prйcиde nous pouvons encore dйmontrer comment le premier
moteur du mouvement cйleste est un кtre intelligent. Tout кtre qui agit d'aprиs sa forme
propre, ne peut tendre а une forme supйrieure а la sienne: chaque agent en
effet cherche а produire un кtre qui lui ressemble. Or le corps cйleste, nous
l'avons expliquй, de son propre mouvement tend а cette forme derniиre qu'est
l'intellect humain plus noble que toute forme corporelle. Dans le domaine des
gйnйrations le corps cйleste n'agit donc pas sous l'influence de sa propre
forme, tel un agent principal, mais sous l'influence de celle d'un agent
supйrieur, а l'endroit duquel il joue le rфle d'instrument sous la motion de la
cause principale. Dans la gйnйration le ciel est donc un mobile dont le moteur
est une substance intellectuelle. Nous avons prouvй antйrieurement comment
il n'y a pas de mouvement sans moteur. Il y a donc un moteur du corps cйleste. Ou ce moteur est
complиtement sйparй du corps ou il lui est а ce point uni que cet ensemble du
ciel et de son moteur soit considйrй comme se mouvant lui-mкme, une partie
йtant motrice, l'autre mobile. Dans cette derniиre hypothиse, le ciel apparaоt
tel un кtre animй, puisque tout кtre principe de son propre mouvement est
vivant et animй. Et il n'aurait pas d'autre вme qu'une вme intellectuelle: il n'a
pas une вme vйgйtative puisqu'il n'est pas soumis а la gйnйration et а la
corruption, ni une вme sensitive puisqu'il est dйpourvu d'organes diffйrenciйs.
Il reste ainsi qu'il serait mы par une вme intellectuelle. - Si au
contraire il reзoit son mouvement d'un moteur extrinsиque, celui-ci est un
corps ou un кtre incorporel. Est-ce un corps? Il ne peut mouvoir sans кtre mы,
nous l'avons dit, aucun corps ne meut que sous l'impulsion d'un autre. Ce
moteur sera donc lui-mкme mobile. Et comme on ne peut remonter а l'infini dans
la sйrie des corps, il faudra en arriver а un premier moteur incorporel. - D'un
autre cфtй, un кtre complиtement sйparй des corps est par lа-mкme intellectuel.
Donc le mouvement du ciel qui est le premier de tous les corps, a son principe
dans une substance intellectuelle. Le mouvement des corps lourds ou lйgers
provient de l'кtre qui les produit et de celui qui en йcarte un obstacle, comme
le prouvent les Physiques; il est en effet impossible qu'en eux la forme soit
motrice et la matiиre mobile, seul le corps est susceptible d'кtre mы. Or les
corps cйlestes sont simples а la maniиre des йlйments dans lesquels il n'est
que la composition de la matiиre et de la forme. Si donc ils йtaient mыs, tels
les corps lourds ou lйgers, leur mouvement leur viendrait essentiellement de
leur gйnйrateur, accidentellement de la cause qui en йcarte tout obstacle. Ce
qui est impossible: ces corps ne sont pas produits par voie de gйnйration, ils
n'ont pas en eux de principes opposйs, et а leur mouvement rien ne peut faire
obstacle. Ces corps trouvent donc le principe de leur mouvement dans un кtre
douй de connaissance, mais non de connaissance sensible, nous l'avons montrй,
par consйquent de connaissance intellectuelle. Dans l'hypothиse oщ le principe du mouvement
cйleste serait la seule nature, non douйe de connaissance, il s'ensuivrait que,
comme pour les йlйments, la forme du corps cйleste serait ce principe: en effet
quoique les formes simples ne soient pas motrices, elles sont pourtant
principes de mouvements en ce sens qu'elles sont le fondement des mouvements
naturels comme de toutes les autres propriйtйs naturelles. Toutefois, le
mouvement du corps cйleste ne peut dйcouler de sa forme comme de son principe
actif: Une forme est principe de mouvement local en ce sens que par elle un
corps est adaptй а tel lieu vers lequel il tend en vertu de cette forme - du
fait qu'il lui donne cette forme le gйnйrateur prend le nom de moteur - c'est
ainsi par exemple qu'en vertu de sa forme le feu tend а s'йlever. Cependant du
point de vue de sa forme, le corps cйleste n'appelle pas davantage un lieu qu'un
autre. La nature n'est donc pas seule le principe de son mouvement. Ce principe
ne peut кtre qu'un moteur douй de connaissance. La nature est toujours dйterminйe dans ses
tendances, aussi tout ce qui tient son origine d'elle, se prйsente toujours de
la mкme maniиre, sauf empкchement - ce qui est rare. Par consйquent ce qui par
dйfinition n'est pas uniforme, ne peut кtre le terme d'une tendance naturelle.
C'est le cas du mouvement: ce qui est en mouvement revкt des aspects divers
selon le prйsent ou le passй. La nature ne peut donc rechercher le mouvement
pour lui-mкme; par lui, elle est en quкte du repos, qui est au mouvement comme
l'un au multiple: un кtre est en repos qui ne change pas du passй au
prйsent. Dans l'hypothиse oщ le mouvement cйleste trouverait son principe
uniquement dans la nature, son terme serait donc le repos. Or nous voyons le
contraire puisqu'il est continu. Il ne vient donc pas de la nature comme de son
principe actif, mais plutфt de quelque substance intelligente. S'il est naturel
а tout mouvement qui naоt de la nature comme de son principe actif, d'atteindre
un but, il est pareillement inexplicable par cette nature et contraire а elle
de s'en йcarter: s'il est naturel а un poids lourd de tomber а terre, s'en
йlever est contre sa nature. Par consйquent а supposer que le mouvement du ciel
s'expliquвt par la seule nature, comme naturellement il s'en va vers l'occident
il serait contre nature qu'il s'en йcartвt pour revenir а l'orient. Or ceci est
impossible, car dans le mouvement cйleste rien ne saurait кtre violentй et
contraire а la nature. Celle-ci ne peut donc кtre son principe actif. Ce
dernier ne peut кtre qu'une vertu douйe de connaissance et, nous l'avons dit,
intelligente. Le moteur du corps cйleste est donc une substance intellectuelle. Toutefois nous ne
nierons pas que ce mouvement soit naturel. On dit en effet d'un mouvement qu'il
est naturel non en raison de son seul principe actif, mais encore de son
principe passif, comme dans le cas de la gйnйration des corps simples. Celle-ci
n'est pas naturelle en raison de son principe actif: de ce point de vue un
mouvement est naturel dont le principe est intrinsиque au mobile; la nature est
en effet principe de mouvement dans l'кtre oщ elle se trouve; et
le principe de la gйnйration du corps simple lui est extrinsиque. Cette
gйnйration n'est donc pas naturelle а considйrer le principe actif, elle l'est
uniquement en raison de ce principe passif qu'est la matiиre dont la tendance а
la forme naturelle est pareillement naturelle. Ainsi en va-t-il du mouvement du
corps cйleste: par son principe actif il n'est pas naturel, mais plutфt
volontaire et intellectuel, mais par son principe passif, il l'est puisque le
corps cйleste est naturellement disposй а recevoir tel mouvement. Ceci est йvident
а examiner le rapport du corps cйleste avec son lieu propre. La
passivitй d'un кtre et sa mobilitй trouvent leur cause dans sa potentialitй,
son agir et ses impulsions dans son actualitй. Or le corps cйleste, du point de
vue de sa substance, est indiffйremment en puissance а n'importe quel lieu, telle
la matiиre premiиre vis-а-vis de toute forme, nous l'avons dit. Il en est
autrement des corps lourds ou lйgers qui, а considйrer leur nature, ne sont pas
йgalement adaptйs а tout lieu, mais bien dйterminйs par leur forme а un lieu
propre. Chez eux la nature est le principe actif du mouvement, chez le corps
cйleste le principe passif. De lа on ne jugera pas que le mouvement de celui-ci
est violent, comme celui des corps lourds et lйgers sous l'action de notre
intelligence. Ceux-ci sont de leur nature susceptibles d'кtre mus dans un sens
contraire а celui que nous leur imprimons, aussi les violentons-nous par notre
impulsion; cependant que le mouvement d'un corps animй dont l'вme est le
principe, n'est pas un mouvement violent du point de vue de son animation, mкme
s'il l'est du point de vue de sa pesanteur. Quant aux corps cйlestes, ils n'ont
d'aptitude que pour le mouvement qu'ils reзoivent de la substance
intellectuelle et aucunement pour un mouvement opposй. Leur mouvement est donc
а la fois volontaire en raison de son principe actif, et naturel en raison de
son principe passif. Il appartient certes а la volontй d'кtre ouverte а
tout et de n'кtre dйterminйe par rien, mais le fait pour le mouvement cйleste
d'кtre volontaire par son principe actif ne nuit pas а son unitй ni а son
uniformitй. De mкme en effet que la nature se porte de son propre poids vers un
unique objet, la volontй se dйtermine par sa sagesse qui la dirige
infailliblement vers une fin unique. Enfin de ces considйrations il ressort que
pour le corps cйleste il n'est pas contraire а sa nature de tendre vers quelque
lieu ou de s'en йcarter. Deux raisons expliquent ce fait chez les corps
lourds et lйgers. D'abord, leur nature est dйterminйe а un lieu, d'oщ, s'il lui
est conforme d'y tendre, il lui est contraire de s'en йcarter. Puis, il y a
opposition entre deux mouvements dont l'un s'approche d'un lieu et l'autre s'en
йloigne. Par contre si dans le mouvement de ces corps on ne considиre plus le
terme ultime, mais un point intermйdiaire, il est йgalement naturel d'approcher
celui-ci et de s'en йcarter: une est l'intention de la nature qui prйside а
l'ensemble du mouvement; il ne s'agit pas ici de mouvements contraires, mais
d'un mouvement un et continu. Tel est le cas du mouvement des corps cйlestes.
Nous l'avons dit, l'intention de la nature n'a pas de lieu dйterminй;
en outre, le mouvement qui dans sa rotation йloigne le corps d'un point
quelconque, n'est pas opposй а celui qui l'en a rapprochй, ce mouvement est
unique et continu. Dans le mouvement cйleste tout lieu est donc comme un
point intermйdiaire et non comme un point extrкme dans le mouvement en ligne
droite. Peu importe а notre propos que le corps cйleste soit mы par une
substance intellectuelle conjointe qui serait son вme, ou une substance sйparйe;
que chaque corps soit mы immйdiatement par Dieu ou ne le soit que par
intermйdiaire des substances intellectuelles crййes, ou encore que seul le
premier de ces corps soit immйdiatement mы par Dieu, les autres par
l'intermйdiaire des substances crййes; pourvu que l'on maintienne que le
mouvement cйleste a son principe dans une substance intellectuelle. 24: COMMENT MКME LES КTRES NON DOUЙS D'INTELLIGENCE RECHERCHENT LE
BIEN
Le
corps cйleste est mы par une substance intellectuelle, nous l'avons montrй
(chap. prйc.); en outre son mouvement a comme fin la gйnйration des кtres
infйrieurs, il s'ensuit donc nйcessairement que la gйnйration et le mouvement
de ces derniers se dйroulent conformйment а l'intention de cette substance
intellectuelle l'agent principal et l'instrument n'ont-ils pas une fin
identique? Et le ciel est cause des mouvements infйrieurs par son propre
mouvement qu'il tient de la substance intellectuelle et lui devenant ainsi
comme un instrument. Les formes et les mouvements des corps infйrieurs
dйpendent donc de la causalitй et de l'intention de la substance intellectuelle
comme d'un agent principal, du corps cйleste, comme d'un instrument. Cependant les
formes ainsi causйes et voulues par quelque agent intelligent doivent
prйexister en son esprit, comme en celui de l'artisan prйexiste l'idйal de ses
_uvres sous l'influx duquel il passe aux rйalisations. En consйquence toutes
les formes et tous les mouvements de ce monde infйrieur dйrivent de l'idйal
formй dans l'intelligence d'une du de plusieurs substances intellectuelles.
Aussi Boиce a-t-il dit que les formes qui sont dans la matiиre viennent de
formes indйpendantes de la matiиre. De ce point de vue la position de
Platon est confirmйe selon laquelle les formes sйparйes sont le principe des
formes matйrielles. Mais Platon voulait que ces formes fussent de soi
subsistantes et causes immйdiates des formes sensibles, tandis que pour nous
ces formes existent dans une intelligence et leur causalitй sur les formes
infйrieures s'exerce par l'intermйdiaire du mouvement cйleste. Or tout mouvement
qui est en dйpendance essentielle et non seulement accidentelle d'un кtre quelconque,
tend sous l'impulsion de celui-ci au terme mкme de son mouvement. Le corps
cйleste est donc mы par une substance intellectuelle; а son tour il cause par
son mouvement celui des corps infйrieurs. Il suit nйcessairement qu'il se meut
а son but sous l'influx de la substance intellectuelle, et sous ce mкme influx
les corps infйrieurs s'en vont а leur fin propre. Dиs lors on se rend facilement compte
comment les corps naturels, dйmunis de connaissance, sont pourtant mus et
agissent en vue d'une fin. Ils tendent а cette fin, sous la direction de la
substance intellectuelle, comme la flиche, lancйe par l'archer, tend а la
cible. L'inclination de cette flиche vers son but lui vient de l'impulsion de
l'archer, de mкme les corps de la nature obйissent а leur inclination vers leur
fin naturelle, sous l'impulsion des moteurs de la nature dont ils reзoivent
forme, vertu et mouvement. Il apparaоt en outre comment toute rйalisation de la
nature ressortit а une substance intelligente, puisque l'on attribue davantage
un effet au premier moteur dont relиve l'intention de cet effet qu'aux
instruments dont il use. Ceci explique comment les _uvres de la nature
s'acheminent dans l'ordre а leur fin, telles les _uvres d'un sage. Il est donc
manifeste que des кtres, non douйs de connaissance, peuvent agir pour une fin
et rechercher naturellement un bien, tendre encore а la divine ressemblance et
а leur perfection propre: diverses expressions au sens identique; En effet de
ce qu'ils tendent а leur perfection, les кtres recherchent leur bien puisque
tout кtre est bon dans la mesure de sa perfection. De ce qu'ils recherchent le
bien, ils tendent а la divine ressemblance: tout кtre ressemble а Dieu dans la
mesure de sa bontй. Et tel ou tel bien particulier est dйsirable pour autant
qu'il ressemble а la Bontй premiиre; aussi un кtre va-t-il а son bien propre en
raison de la divine ressemblance et non inversement. Il est dиs lors йvident
que tous les кtres recherchent la divine ressemblance comme leur fin derniиre. Mais le bien d'un
кtre revкt des formes multiples. C'est d'abord son bien au titre individuel;
par exemple l'animal veut son bien dans la nourriture qui assure sa
conservation. C'est encore son bien au titre de l'espиce: l'animal recherche
son bien dans la gйnйration de ses petits et la nourriture qu'il leur assure et
dans tout ce qu'il fait pour la protection et la dйfense des individus de son
espиce. C'est troisiиmement son bien au titre du genre: ainsi l'agent analogue
recherche son bien dans sa causalitй, comme dans le cas du ciel. Quatriиmement
enfin ce bien consiste dans une ressemblance analogique entre les effets et
leur principe. Ainsi Dieu qui est au-dessus de tout genre en raison de son
bien, donne l'кtre а toutes choses. Il ressort de ces considйrations que plus parfaite
est la virtualitй d'un кtre, et plus йlevй son degrй de bontй, plus large est
son appйtit du bien, plus il cherche encore et rйalise le bien en des кtres
fort distants de lui. Les кtres imparfaits ne veulent que le bien propre а leur
individualitй, les кtres parfaits celui de leur espиce, les autres plus
parfaits celui а la taille de tout ce qui ressortit а leur genre, et Dieu qui
est au sommet de la bontй, veut le bien de tout l'кtre. Aussi dit-on а juste
titre que le propre du bien est de se rйpandre, puisque meilleur est un
кtre, plus large est son rayonnement. Et comme en tout genre le plus parfait
est l'exemplaire et la mesure de ce qui ressortit а ce genre, Dieu
dont la bontй est perfection et le rayonnement de cette bontй le plus large,
doit donc кtre par son propre rayonnement l'exemplaire de tous ceux qui а leur
tour rйpandent de leur bontй. D'autre part, puisque dans la mesure oщ il donne
de son bien, un кtre est cause des autres, par l'exercice mкme de cette
causalitй il tend а la divine ressemblance, tout en recherchant son bien
propre. Il est donc lйgitime d'avancer que les mouvements des corps cйlestes et
leurs impulsions sont d'une certaine maniиre au bйnйfice des corps soumis а la
gйnйration et а la corruption, et d'une moindre dignitй qu'eux. Ils ne sont
certes pas orientйs vers eux, comme vers leur fin derniиre, mais par leur
gйnйration, ils recherchent leur bien propre, et la divine ressemblance comme
leur fin derniиre. 25: S'UNIR A DIEU PAR L'INTELLIGENCE EST LA FIN DE TOUTE SUBSTANCE
SPIRITUELLE
Toutes
les crйatures - mкme celles qui ne sont pas dotйes d'intelligence - tendent а
Dieu comme а leur fin derniиre, et elles atteignent cette fin dans la mesure oщ
elles participent а sa ressemblance. Toutefois les crйatures spirituelles le
touchent d'une maniиre trиs particuliиre, а savoir par leur opйration propre,
le saisissant par leur intelligence. Ainsi la fin de la crйature spirituelle
est nйcessairement de connaоtre Dieu par un acte intellectuel. Dieu est en effet
la fin de toutes choses, nous l'avons montrй, et chaque кtre s'efforce de
s'unir а Dieu dans la mesure mкme de ses possibilitйs. Or atteindre а la
substance divine par la connaissance de quelque chose d'elle-mкme est une union
plus intime avec Dieu que de lui ressembler. La substance intellectuelle tend
donc а la connaissance de Dieu comme а sa fin derniиre.
L'opйration d'un кtre est sa
fin; elle en est la perfection seconde; de lа dit-on d'un кtre, en bonne forme
pour agir, qu'il est vertueux et bon. Or l'intellection est l'opйration propre
а la substance intellectuelle; telle est donc sa fin, et а son degrй le plus
parfait sa fin derniиre, surtout en ce domaine des opйrations, tel le connaоtre
et le sentir, nullement ordonnйes а quelque _uvre extйrieure. Et ces opйrations
reзoivent leur spйcification de leurs objets qui en mкme temps les rйvиlent;
d'autant plus parfaite est donc telle de ces opйrations que plus parfait cet
son objet. En consйquence connaоtre l'intelligible le plus parfait, Dieu, est
le plus excellent dans ce genre d'opйration propre au connaоtre. Ainsi la
connaissance intellectuelle de Dieu est la fin derniиre de toute substance
intellectuelle. On pourrait toutefois objecter: la fin derniиre d'une
substance intellectuelle rйside certes dans l'intellection de l'intelligible le
plus parfait, mais l'intelligible le plus parfait pour telle ou telle de ces
substances n'est pas le plus parfait absolument mais plus la substance
intellectuelle est йlevйe dans l'ordre de l'кtre, plus son objet intelligible
le plus parfait est йlevй. Et c'est pourquoi la substance Intellectuelle crййe
supйrieure a peut-кtre comme objet intelligible supйrieur le parfait absolu et
son bonheur sera de connaоtre Dieu, alors que le bonheur d'une substance
intellectuelle moindre sera de connaоtre un intelligible moins parfait, mais
pour elle le meilleur. Et particuliиrement s'il s'agit de l'intellect humain -
telle est sa faiblesse - comment lui accorder de saisir l'intelligible absolu?
Il est vis-а-vis de cet objet, le plus parfait parmi les intelligibles, comme
l'_il de la chouette au soleil. Et pourtant il est manifeste que la fin de
toute substance intellectuelle - fыt-elle la moindre, - est de connaоtre Dieu.
Nous avons montrй comment Dieu est la fin derniиre а laquelle tendent tous les
кtres. Or l'intelligence humaine, bien que la plus humble dans la hiйrarchie
des substances intellectuelles, dйpasse toutefois tous les кtres dйpourvus
d'intelligence. D'autre part la fin d'un кtre supйrieur ne saurait кtre d'un
degrй moindre que celle des autres; Dieu lui-mкme sera donc celle de
l'intelligence humaine. En outre un кtre intelligent n'atteint sa fin que par
la connaissance qu'il en possиde. C'est donc par sa connaissance que
l'intelligence humaine atteint Dieu comme sa fin. Les кtres non douйs de
connaissance, tendent а Dieu par la voie de similitude; de mкme les substances
intellectuelles par celle de la connaissance, nos considйrations antйrieures
nous l'ont appris. Or bien que les кtres, non douйs d'intelligence, tendent а
ressembler а leur cause immйdiate, chez eux l'intention de la nature ne
s'arrкte pas lа; elle tend, comme а sa fin, а la ressemblance du souverain
bien, si imparfaite que soit celle-ci. Si infime que soit pour l'intelligence
sa connaissance de Dieu, c'est donc lа sa fin derniиre, mieux qu'une
connaissance parfaite de quelque intelligible d'un degrй moindre. Tout кtre dйsire
par-dessus tout sa fin derniиre. Or si mйdiocre que soit sa connaissance des
choses de Dieu, l'intelligence humaine la dйsire, l'aime plus que la connaissance
parfaite des кtres infйrieurs et s'y dйlecte pareillement. La fin derniиre de
l'homme consiste donc а connaоtre Dieu de quelque maniиre que ce soit. Tout кtre tend,
comme а sa fin propre, а ressembler а Dieu. C'est pourquoi la fin derniиre d'un
кtre est ce qui lui donne d'atteindre au sommet de cette ressemblance. Or la
crйature intellectuelle ressemble а Dieu surtout par son intellectualitй; par
une telle ressemblance qui inclut toutes les autres, elle dйpasse les autres
crйatures. En outre, dans ce genre de ressemblance, elle ressemble davantage а
Dieu par une connaissance actuelle que par une connaissance habituelle ou en
puissance: car Dieu est toujours en acte d'intelligence comme nous l'avons
prouvй au Premier Livre. Et dans sa connaissance actuelle, elle ressemble а
Dieu surtout en le connaissant lui; Dieu en effet connaоt toutes les choses en
se connaissant lui-mкme. La fin derniиre de toute substance intellectuelle est
donc de connaоtre Dieu. Ce qui est aimй en raison d'un autre, est ordonnй а
ce qui est aimable en soi; on ne peut reculer а l'infini dans ce domaine des
appйtitions de la nature sous peine de frustrer son dйsir, puisque l'infini est
infranchissable. Or toutes les sciences pratiques, les arts et les techniques
ne sont aimables qu'en raison d'autre chose; l'agir non le connaоtre йtant leur
finalitй. Les Sciences spйculatives au contraire dont le savoir est la fin,
sont recherchйes pour elles-mкmes. Et dans le domaine des choses humaines toute
activitй a sa fin en dehors d'elle-mкme, exceptй la contemplation spйculative.
Le jeu lui-mкme malgrй les apparences a sa fin normale: le repos de l'esprit
grвce auquel nous pouvons ensuite nous donner а des activitйs sйrieuses; si le
jeu possйdait en soi sa finalitй, on devrait jouer sans cesse, ce qui ne
saurait кtre. En consйquence les activitйs pratiques trouvent leur finalitй
dans les activitйs spйculatives et pareillement tout l'agir humain dans la
contemplation intellectuelle. Cependant dans la hiйrarchie des sciences et des
arts, la finalitй derniиre revient а la science qui commande aux autres et en
est l'organisatrice: ainsi l'art de la navigation de qui relиve la fin du
navire, а savoir son usage mкme, donne son plan а celui qui prйside а la
construction du navire et lui commande. Tel est le rфle de la philosophie
premiиre а l'endroit des autres sciences spйculatives; celles-ci sont en sa
dйpendance; elles en reзoivent leurs principes et la lumiиre pour ceux qui
nient ces principes. La Philosophie premiиre elle-mкme trouve toute sa raison d'кtre
dans la connaissance de Dieu, comme en sa fin ultime, d'oщ son nom de « science
divine ». La connaissance de Dieu est donc la fin derniиre de toute
connaissance humaine et de tout agir humain. Dans tous les agents et moteurs
hiйrarchisйs, la fin du premier est la fin derniиre de tous; ainsi la fin d'un
chef d'armйe est celle de tous ceux qui combattent sous son commandement. Or
parmi les diverses facultйs de l'homme son intelligence tient le rфle de
premier moteur: l'intelligence meut l'appйtit en lui proposant son objet;
l'appйtit intellectuel, la volontй, meut l'appйtit sensible sous ses deux
formes, irascible et concupiscible; aussi n'obйissons-nous а nos dйsirs
sensibles que sur l'ordre de la volontй; et l'appйtit sensible, du consentement
de la volontй, meut le corps. La fin de l'intelligence est donc celle de toutes
les activitйs humaines. D'autre part le vrai est la fin et le bien de
l'intelligence, et par consйquent la premiиre vйritй en est la fin
derniиre. Connaоtre la premiиre Vйritй qui est Dieu est donc la fin de tout
l'homme, de toutes ses activitйs et de tous ses dйsirs.
Tout homme dйsire
naturellement connaоtre la cause de ce qu'il voit aussi, йtonnйs de ce qu'ils
voyaient et dont ils ignoraient les causes, les hommes commencиrent а philosopher
pour ne se reposer que dans la dйcouverte de la cause. Mais cette recherche ne
s'arrкte que dans la rencontre de la cause premiиre. Nous n'estimons savoir
parfaitement que si nous connaissons la premiиre cause. L'homme dйsire donc
naturellement connaоtre la premiиre cause comme sa fin derniиre. Or la premiиre
cause de toute chose c'est Dieu. Par consйquent la connaissance de Dieu est la
fin derniиre de l'homme. L'homme dйsire naturellement dйcouvrir la cause d'un
effet qu'il connaоt. Or l'intelligence humaine connaоt l'кtre universel, elle
dйsire donc naturellement en dйcouvrir la cause qui est Dieu seul, nous l'avons
prouvй. Puisque nul n'a touchй sa fin derniиre que son dйsir naturel ne soit
satisfait, aucune connaissance intellectuelle ne peut suffire а la fйlicitй de
l'homme, sa fin derniиre, sans celle de Dieu qui, telle la fin derniиre, clфt
le dйsir naturel. La connaissance de Dieu est donc la fin derniиre de l'homme. Un corps qui tend
а son lieu propre par son mouvement naturel, se meut avec une intensitй
et une vitesse d'autant plus grandes qu'il approche davantage de son terme:
ainsi Aristote prouve qu'un mouvement en ligne droite ne peut se prolonger а
l'infini, autrement il serait identique sur tout son cours. Par consйquent ce
qui, au cours de son mouvement, gagne en intensitй ne va pas а l'infini, mais
tend а un but dйterminй. C'est le cas du dйsir dans le savoir: plus on connaоt,
plus intense est le dйsir de savoir. Donc le dйsir naturel de l'homme tend а
une fin dйterminйe qui ne peut кtre que le plus noble des objets de
connaissance, Dieu. La connaissance de Dieu est donc la fin derniиre de
l'homme. Et la fin derniиre de l'homme, comme de toute substance intellectuelle,
se nomme fйlicitй ou bonheur: c'est ce que dйsire toute substance intellectuelle
comme fin derniиre et а cause d'elle seulement. La connaissance de Dieu est
donc le bonheur et la fйlicitй derniиre de toute substance intellectuelle. C'est pourquoi Matthieu
dit: « Bienheureux les c_urs purs, car ils verrons Dieu ».
Et Jean: « La vie йternelle est qu'ils vous connaissent, vous le
vrai Dieu ». Avec quoi concorde ce mot d'Aristote au dernier Livre
des Йthiques, quand il avance que la fйlicitй humaine est une contemplation,
celle de l'objet le plus excellent parmi ceux du domaine de la
connaissance. 26: LA FЙLICITЙ EST-ELLE UN ACTE DE VOLONTЙ
Une
substance intellectuelle atteint Dieu par les opйrations de sa volontй aussi
bien que de son intelligence elle le dйsire, se repose en lui au point qu'il
semblerait que la fin derniиre de l'homme, son ultime fйlicitй, ne rйsiderait
pas dans la connaissance de Dieu, mais dans son amour ou quelque autre acte de
volontй dont Dieu serait l'objet: 1. Cela apparaоt surtout de ce fait que
l'objet de la volontй est le bien qui a raison de fin, tandis que le vrai,
objet de l'intelligence, n'a raison de fin que dans la mesure oщ lui-mкme est
un bien. L'homme ne semble donc pas toucher а sa fin derniиre par un acte
d'intelligence mais plutфt par un acte de volontй. 2. La perfection derniиre de l'agir est le
plaisir, qui est а celui-ci comme la beautй а la jeunesse, dit le
Philosophe. Puis donc que la fin derniиre est la plйnitude de l'agir, elle
paraоt кtre beaucoup plus dans un acte de volontй que d'intelligence. 3. Le plaisir est
dйsirй pour lui-mкme sans rйfйrence а autre chose; il serait sot de demander а
quelqu'un pourquoi il veut le plaisir. C'est justement la caractйristique de la
fin derniиre d'кtre recherchйe pour elle-mкme. Il semble donc qu'elle soit plus
affaire de volontй que d'intelligence. 4. Tous se rencontrent dans le dйsir de la
fin derniиre, car il est naturel. Or le plus grand nombre est en quкte de
plaisir et non de connaissance. Le plaisir est donc davantage une fin que la
connaissance. 5. La volontй semble кtre une puissance supйrieure а l'intelligence
puisqu'elle la meut а son acte: l'actualisation de la connaissance habituelle
se fait au grй du vouloir. L'agir de la volontй apparaоt ainsi plus noble que
celui de l'intelligence. Par consйquent la fin derniиre qui est la bйatitude, semble
consister davantage dans un acte de volontй que dans un acte d'intelligence. Cette position
est toutefois insoutenable; nous le dйmontrerons а l'йvidence. La bйatitude est
le bien propre de la substance intellectuelle, pour autant elle ressortit а ce
qui est spйcifique en elle. Or l'appйtition n'est pas le propre de la nature
intellectuelle; elle est en tous les кtres, bien que diversement. Et cette
diversitй mкme se juge d'aprиs les divers rapports des кtres avec le connaоtre.
Les uns, totalement dйpourvus de connaissance, ne possиdent que l'appйtit
naturel; d'autres, douйs de connaissance sensible, possиdent l'appйtit sensible
que divisent le concupiscible et l'irascible; d'autres enfin sont dotйs de la
connaissance intellectuelle et d'une appйtition proportionnйe, la volontй.
Ainsi donc la volontй, comme appйtit, n'est pas un йlйment caractйristique de
la nature intellectuelle, elle reзoit sa spйcificitй de sa dйpendance а
l'endroit de l'intelligence. Celle-ci au contraire est par elle-mкme le propre
de la nature intellectuelle. Par consйquent la bйatitude ou fйlicitй consiste
substantiellement et principalement dans un acte d'intelligence plutфt que dans
un acte de volontй. Tout objet prйcиde naturellement la puissance dont il
est le moteur: un moteur prйcиde naturellement le mouvement de son mobile.
C'est le cas de cette puissance qu'est la volontй: l'objet d'appйtition meut
l'appйtit. L'objet de la volontй a donc une prioritй naturelle sur son acte, et
le premier de ses objets sur tous ses actes. Il ne se peut donc pas que ce
premier objet de volition soit l'acte mкme de volontй. Or ce premier objet est
la fin derniиre, qui est la bйatitude. Il est donc impossible que la bйatitude
ou fйlicitй soit un acte de volontй. En toute puissance pouvant se replier sur
son acte, il faut d'abord que l'acte de cette puissance se porte sur un objet
йtranger pour revenir ensuite sur soi. Si donc l'intelligence saisit qu'elle
connaоt, cela suppose d'abord qu'elle apprйhende un objet et qu'ensuite elle
apprйhende son acte d'intelligence, car l'acte mкme d'intellection que
l'intelligence contemple, est la saisie d'un objet. C'est pourquoi il faut ou
remonter а l'infini ou bien s'arrкter а un premier objet de connaissance qui ne
sera pas l'acte mкme d'intelligence mais un objet intelligible. Pareillement
faut-il que le premier objet du vouloir ne soit pas la volition elle-mкme, mais
un autre bien. Or le premier objet convoitй par une substance spirituelle est
sa bйatitude ou fйlicitй, raison d'кtre de tous ses autres vouloirs. Il est
donc impossible que la fйlicitй consiste essentiellement dans un acte de
volontй. La vйritй sur la nature d'un кtre se juge d'aprиs les йlйments
constitutifs de sa substance: un homme rйel diffиre d'un homme peint par sa
substance. Or la bйatitude vraie ne se distingue pas de la fausse d'aprиs
l'acte de la volontй: la volontй a le mкme comportement dans son dйsir, son
amour ou sa dйlectation, quel que soit le souverain bien qui lui soit proposй.
Mais que ce souverain bien soit vrai ou faux il n'en va plus de mкme du point
de vue de l'intelligence. La bйatitude ou fйlicitй consiste donc
essentiellement davantage dans un acte d'intelligence que de volontй. Si la fйlicitй
йtait un acte de volontй, cet acte serait ou un dйsir, ou un acte d'amour, ou
la jouissance d'un plaisir. Or il est impossible que le dйsir soit une fin
derniиre: le propre du dйsir est d'кtre а la recherche de ce que l'on ne
possиde pas encore, notion totalement opposйe а celle de fin derniиre. -
L'amour ne peut pas non plus кtre une fin derniиre. On aime un bien, qu'on le
possиde ou non; de l'amour naоt le dйsir pour le bien que l'on ne dйtient pas
encore; et si l'amour du bien possйdй croоt, cela vient de la possession mкme
du bien aimй. Autre est donc la possession du bien qu'est la fin, autre l'amour
de ce bien, imparfait avant qu'on ne le tienne, parfait tandis qu'on le
possиde. - Pareillement le plaisir ne peut кtre fin derniиre. La possession du
bien engendre le plaisir: soit goыt de sa possession actuelle, soit souvenir de
sa possession passйe, soit espйrance de sa possession future. Le plaisir ne
peut donc кtre fin derniиre. - Par consйquent aucun acte de volontй ne peut
кtre substantiellement la fйlicitй. Si le plaisir йtait la fin derniиre on le
voudrait pour lui-mкme, ce qui est faux. Le plaisir tient sa qualitй de ce qui
le procure: ce plaisir est bon et dйsirable qui est consйcutif а des opйrations
bonnes et dignes d'кtre convoitйes, mauvais au contraire et а fuir si ces
opйrations sont mauvaises. Il tient donc sa bontй et son appйtibilitй d'un
autre, il ne peut donc кtre la fin derniиre, qu'est la fйlicitй. L'ordre correct
des choses est en accord avec celui de la nature: l'ordonnance des choses
naturelles а leur fin ne comporte pas en effet d'erreur. Or ici la dйlectation
est pour l'opйration et non pas le contraire. Ne voyons-nous pas comment chez
les animaux la nature joint le plaisir а ces opйrations, йvidemment ordonnйes
aux fins nйcessaires, par exemple а l'usage des aliments pour la conservation
de l'individu, aux fonctions sexuelles pour la conservation de l'espиce; sans
le plaisir les animaux s'abstiendraient de ces actes nйcessaires. Il est donc
impossible que la dйlectation soit la fin derniиre. La dйlectation paraоt n'кtre rien d'autre
que le repos de la volontй dans un bien qui plaоt, de mкme que le dйsir est une
inclination de la volontй vers un bien а attendre. De mкme que par sa volontй
l'homme se meut vers sa fin et s'y repose, de mкme les corps dans la nature ont
une inclination naturelle а leurs fins propres et s'arrкtent quand ils les
atteignent. Or il serait ridicule de soutenir que le but d'un corps en
mouvement n'est pas son lieu propre, mais plutфt l'arrкt de ce mouvement grвce
auquel il tend а son lieu. Si en effet la fin principale de la nature йtait
l'arrкt du mouvement, elle ne le dйclencherait pas; au contraire elle donne son
impulsion afin que le corps tende а son lieu et que celui-ci une fois touchй а
titre de but, le repos s'ensuive. Ainsi donc le repos n'est pas la fin mais un
йlйment qui lui est concomitant. Le plaisir n'est pas davantage la fin
derniиre, mais il l'accompagne, et а fortiori aucun autre acte de volontй n'est
la fйlicitй. Si la fin d'un кtre est un autre кtre qui lui est extrinsиque, on
appellera encore sa fin derniиre cette opйration grвce а laquelle il
l'atteindra; ainsi pour ceux aux yeux de qui l'argent est une fin, on dit que
possйder l'argent est leur fin mais non l'aimer ou le convoiter. Or la fin
derniиre d'une substance intellectuelle est Dieu. Cette opйration est donc substantiellement
le bonheur et la fйlicitй de l'homme par laquelle il atteint Dieu. Et cette
opйration est le connaоtre: nous ne pouvons pas vouloir ce que nous ne
connaissons pas. L'ultime fйlicitй de l'homme rйside donc substantiellement
dans la connaissance de Dieu et non dans un acte de volontй. La solution aux
objections, contraires а cette conclusion, ressort dйjа avec йvidence de cet
exposй. 1. De ce que le bonheur a raison de souverain bien et par lа est objet
de volontй, il ne s'ensuit pas nйcessairement qu'il est de sa nature un acte de
volontй, comme le soutenait la premiиre objection. Bien plus parce qu'il
est l'objet premier de la volontй, il ne peut кtre son acte, nous l'avons
dйmontrй. 2. Pareillement tout ce qui concourt de quelque maniиre а la perfection
d'une chose, n'est pas nйcessairement sa fin, comme le voulait la seconde objection. Il est en effet
deux maniиres d'appartenir а la perfection d'une chose selon que celle-ci est
dйjа formйe dans sa nature ou qu'elle est а former. Ainsi pour une maison dйjа
bвtie, sa perfection rйsidera dans ce pourquoi elle est construite, а savoir
l'habitation; tel est bien le but de la construction d'une maison; c'est
pourquoi dans la dйfinition parfaite de la maison on intйgrera nйcessairement
cet йlйment. Mais а la perfection d'une maison а bвtir sont requis et ses
йlйments constitutifs, comme ses principes substantiels, et ce qui en assure la
conservation, tels les contreforts qui la contiennent, et ce qui la rend
agrйable, telle sa beautй. La fin est donc la perfection d'une chose dйjа
constituйe en elle-mкme. Ainsi pour une maison l'habitation. Et pareillement
l'opйration propre d'un кtre, qui en est comme l'usage, est sa fin; mais les
йlйments constitutifs de cet кtre ne sont pas sa fin, mieux, c'est lui qui est
leur fin. La matiиre et la forme sont en effet pour l'espиce. Si la forme est
la fin de la gйnйration, elle ne l'est pas de l'engendrй, de celui qui est dйjа
constituй dans son espиce; bien mieux la forme est requise pour la perfection
de cette nature. De mкme ces йlйments qui aident а la conservation d'un кtre,
sa santй et ses activitйs nutritives, s'ils sont de la perfection de l'animal,
ils n'en sont pas la fin, c'est plutфt le contraire. Pareillement tout ce qui
rend un кtre apte aux opйrations propres а sa nature et lui donne de mieux
atteindre sa fin, n'est pas la fin de cet кtre, c'est l'inverse. Ainsi le
Philosophe nous dit que la beautй, la force corporelle et autres qualitйs
analogues sont des instruments du bonheur. Or le plaisir est la perfection de
l'opйration, mais non en ce sens que l'opйration, constituйe dans son espиce,
lui est ordonnйe; elle tend а d'autres fins: ainsi l'action de manger par sa
nature tend а la conservation de l'individu; mais en ce sens qu'elle concourt а
la perfection de l'кtre en formation: en raison du plaisir nous portons en
effet plus d'attention et de fini а l'activitй, source de ce plaisir. Aussi le
Philosophe dit-il que le plaisir est а la perfection de l'opйration comme la
beautй а celle de la jeunesse, laquelle beautй est pour la jeunesse, et non
l'inverse. 3. Le fait mкme que les hommes ne recherchent pas le plaisir pour autre
chose, mais pour lui-mкme, n'est pas un signe suffisant - comme le suggйrait la
troisiиme objection, - qu'il est la fin derniиre. Bien qu'il ne soit pas
la fin derniиre, le plaisir accompagne celle-ci puisqu'il naоt de sa
possession. 4. Les hommes ne sont pourtant pas plus nombreux а rechercher le plaisir
qui naоt de la connaissance que la connaissance elle-mкme, mais ils sont plus nombreux
а se porter sur les plaisirs sensibles que sur la connaissance propre а
l'intelligence et sur les joies qu'elle engendre, car l'extйrieur est davantage
а la portйe de l'ensemble des humains du fait mкme que la connaissance commence
par les sens. 5. Quant а la cinquiиme raison, tirйe de
l'excellence de la volontй sur l'intelligence dont elle serait motrice, elle
est manifestement erronйe. C'est en effet l'intelligence qui en premier lieu et
par nature est le moteur de la volontй, car la volontй, comme telle, est mue
par son objet, le bien connu; tandis que celle-ci ne meut l'intelligence que
quasi accidentellement, en ce sens que le connaоtre est considйrй comme un bien
et ainsi dйsirй par la volontй, d'oщ il suit que l'intelligence passe а l'acte.
Mais en cela mкme l'intelligence prйcиde la volontй: jamais la volontй ne se
porterait sur le connaоtre si d'abord l'intelligence n'y avait vu son bien. -
En outre, la volontй meut l'intelligence а son acte comme on le dit de tout
agent, source d'impulsion, tandis que l'intelligence meut la volontй а la
maniиre d'une fin c'est le bien perзu qui est la fin de la volontй. Or dans une
motion tout agent est postйrieur а la fin puisque celle-ci est la raison de
cette motion. Il apparaоt dиs lors comme l'intelligence est purement et
simplement plus noble que la volontй, et comment ce n'est qu'accidentellement
et relativement que celle-ci dйpasse celle-lа. 27: COMMENT LA FЙLICITЙ HUMAINE NE SE TROUVE PAS DANS LES PLAISIRS
CHARNELS
Des
exposйs antйrieurs ressort l'impossibilitй de trouver la fйlicitй humaine dans
les plaisirs charnels dont les principaux sont ceux de la table et ceux de la
gйnйration. Nous avons dйmontrй que, d'aprиs l'ordre de la nature, l'opйration est
la raison d'кtre du plaisir et non l'inverse. Quand donc des opйrations ne sont
pas la fin derniиre, les plaisirs qui les suivent ne sont ni la fin derniиre ni
ses concomitants. Or il est йvident que les opйrations auxquelles sont annexйs
les plaisirs susdits, ne sont pas la fin derniиre; elles sont manifestement
axйes sur d'autres fins: la nourriture sur la conservation du corps, les actes
gйnйsiques sur la gйnйration des enfants. Ces plaisirs ne sont donc pas la fin
derniиre ni ne lui sont concomitants; en eux ne se trouve donc pas la fйlicitй. La volontй est
plus noble que l'appйtit sensible dont elle est le moteur, nous l'avons dit. Si
donc la fйlicitй n'est pas dans un acte de volontй, comme nous l'avons prouvй,
а fortiori n'est-elle pas dans ces plaisirs qui relиvent de l'appйtit sensible. La fйlicitй est
un bien propre а l'homme: dire des animaux qu'ils sont heureux, est un abus de
langage. Or ces plaisirs sont communs aux hommes et aux animaux; on ne placera
donc pas la fйlicitй en eux. La fin derniиre est ce qu'il y a de meilleur pour un
кtre: telle en est la dйfinition. Or ces plaisirs ne ressortissent pas а ce
qu'il y a de meilleur en l'homme, son intelligence, mais а ses sens. On ne
mettra donc pas la fйlicitй en eux. On ne placera pas la plus haute perfection
de l'homme sur les frontiиres par lesquelles il touche aux кtres infйrieurs,
mais sur celles qui le rattachent aux кtres supйrieurs: la fin est plus noble
que ce qui y conduit. Or ces plaisirs naissent du contact de l'homme avec ce
qui lui est infйrieur, le sensible; on n'y cherchera donc pas la fйlicitй. Ce qui est bon
uniquement parce qu'il a une mesure, ne l'est pas en soi; il tient sa bontй de
sa mesure. Or l'usage de tels plaisirs n'est bon а l'homme que s'il est modйrй,
autrement ces plaisirs se contrarieraient entre eux. Ils ne sont donc pas bons
purement et simplement pour l'homme. Au contraire le souverain bien est bon en
soi: ce qui tient de soi sa raison de bien est meilleur que ce qui la tient
d'un autre. Ces plaisirs ne sont donc pas ce souverain bien de l'homme qu'est
sa fйlicitй. En toutes les choses qui portent en elles leur raison d'кtre, le plus
suit au plus si le simple suit au simple: par exemple, si le chaud
rйchauffe, le plus chaud rйchauffe davantage, et ce qui est chaud au degrй
maximum, rйchauffe а pareil degrй. Par consйquent si ces plaisirs portaient en
eux leur raison de bien, le meilleur serait d'en user au maximum. Or ceci est
faux: tout usage immodйrй de ces plaisirs est considйrй comme un vice, en mкme
temps qu'il est nuisible au corps et fait obstacle а des plaisirs de mкme
nature. Ces plaisirs ne sont donc pas par eux-mкmes un bien pour l'homme; en
eux ne rйside pas la fйlicitй humaine. Les actes de vertu mйritent louange de ce
qu'ils sont orientйs vers la fйlicitй. En consйquence si la fйlicitй rйsidait
en cette sorte de plaisirs, un acte de vertu aurait d'autant plus de valeur
qu'il s'en approcherait davantage, loin de s'en йcarter. Or ceci est
manifestement faux: l'acte de tempйrance en effet vaut par l'abstention du
plaisir, de lа mкme il tient son nom. On ne placera donc pas la fйlicitй de
l'homme dans ces plaisirs. Dieu est la fin derniиre de toute chose, cela ressort
avec йvidence de nos exposйs. La fin derniиre de l'homme se trouvera donc en ce
qui le rapproche le plus de Dieu. Ces plaisirs sont au contraire un obstacle а
cette trиs grande intimitй de l'homme avec Dieu que donne la contemplation; ils
sont en effet incompatibles avec celle-ci en ce qu'ils plongent l'homme dans le
sensible et pour autant l'arrachent au spirituel. On ne mettra donc pas la fйlicitй
humaine dans les plaisirs charnels. Voilа donc йcartйe l'erreur des Epicuriens
qui placent la fйlicitй de l'homme dans ces plaisirs, selon ce mot de Salomon
parlant en leur nom: « Voilа ce qui m'est apparu bon, que l'homme mange
et boive et jouisse de son travail: c'est lа sa part ». Et cet
autre de la Sagesse : « Laissons partout des traces de nos
rйjouissances: c'est lа notre part, c'est lа notre destinйe ». Cette erreur est
pareillement йcartйe des disciples de Cйrinthe qui racontent comment dans la
fйlicitй derniиre aprиs la rйsurrection on jouira des voluptйs
charnelles pendant mille annйes du rиgne du Christ, d'oщ leur nom de
Chilliastes (ou millйnaristes). Les fabulations des Juifs et des Sarrasins
sont aussi rejetйes pour qui la rйtribution des justes rйside en cette sorte de
plaisirs: la fйlicitй est en effet la rйcompense de la vertu. 28: COMMENT LA FЙLICITЙ NE RЙSIDE PAS DANS LES HONNEURS
De nos
considйrations il rйsulte encore que ce souverain bien de l'homme, la fйlicitй,
ne rйside pas dans les honneurs. En effet la fin derniиre de l'homme et sa
fйlicitй se trouvent dans son opйration la plus parfaite, nous l'avons dit. Or
l'honneur d'un homme ne relиve pas de son agir propre mais de celui d'un autre
qui lui donne des marques de respect. On ne mettra donc pas la fйlicitй d'un
homme dans les honneurs. Ce qui est bon et dйsirable en raison d'un autre ne
saurait кtre fin derniиre. C'est le cas des honneurs: nul n'est justement
honorй qu'а cause d'un autre bien qu'il possиde, aussi les hommes les
convoitent-ils comme le gage de quelque bien qu'ils dйtiennent, et les
dйsirent-ils particuliиrement de la part des grands et des sages. On ne placera
donc pas la fйlicitй humaine dans les honneurs. La vertu est la voie du bonheur. Or les
opйrations vertueuses ressortissent au libre arbitre, de lа leur mйrite. On
cherchera donc la fйlicitй en quelque bien qui est du domaine de la volontй
humaine. Or d'atteindre les honneurs n'est pas au pouvoir de l'homme, mais bien
plus au pouvoir de celui qui honore. On ne peut donc placer la fйlicitй humaine
dans les honneurs. Seuls les bons sont dignes d'honneur, mais les
mйchants peuvent aussi bien кtre honorйs. Il est donc meilleur d'кtre digne
d'honneur que d'кtre honorй. L'honneur n'est donc pas le souverain bien de
l'homme. Le souverain bien est le bien parfait qui ne supporte aucun mal. Or ce
qui ne comporte aucun mal ne peut кtre mauvais. Donc le mal ne peut se trouver
dans l'кtre qui possиde le souverain bien. Mais un mйchant peut arriver aux
honneurs. L'honneur par consйquent n'est pas le souverain bien de l'homme. 29: COMMENT LA FЙLICITЙ HUMAINE NE CONSISTE PAS DANS LA GLOIRE
De lа
ressort pareillement que le souverain bien de l'homme n'est pas dans la gloire,
c'est-а-dire l'йclat de la renommйe. D'aprиs Tullius la gloire est une large
renommйe, accompagnйe de louange, et d'aprиs Ambroise une rйputation
brillante accompagnйe de louange. Or les hommes dйsirent la cйlйbritй de la
louange et du renom afin d'en tirer honneur de la part de ceux qui les
connaissent. La gloire est ainsi convoitйe en vue de l'honneur. Si donc
celui-ci n'est pas le souverain bien, а fortiori celle-lа. Ces biens
mйritent louange qui sont signe de l'orientation de quelqu'un vers sa fin.
Toutefois celui qui tend а sa fin, ne la possиde pas encore. On ne loue donc
pas celui qui est йtabli en sa fin, bien plutфt on l'honore, remarque le
Philosophe. La gloire n'est donc pas le souverain bien, puisqu'elle consiste
principalement dans la louange. Connaоtre est meilleur qu'кtre connu:
seuls les кtres supйrieurs sont capables de connaissance, les кtres infйrieurs
sont connus. Le souverain bien de l'homme ne peut donc кtre dans la gloire qui
vient de ce qu'il est connu. Nul ne dйsire кtre connu qu'en ce qui l'avantage;
chacun cherche au contraire а dissimuler son mal. Par consйquent il est
dйsirable et bon pour quelqu'un d'кtre connu en raison des biens qu'il possиde.
Ces biens sont donc prйfйrables. Ainsi la gloire, dont le propre est d'кtre
connu, n'est pas le souverain bien de l'homme. Le souverain bien est nйcessairement un
bien parfait puisqu'il apaise le dйsir. Or cette connaissance а laquelle
appartient la renommйe et en quoi consiste la gloire humaine, est imparfaite
tant elle est souvent incertaine et sujette а l'erreur. La gloire ne peut donc кtre
le souverain bien. Le souverain bien de l'homme doit кtre ce qu'il y a
de plus stable dans les choses humaines: on dйsire naturellement que le bien se
maintienne longtemps. Or la gloire qui suit la renommйe est des plus instables,
car rien n'est plus changeant que l'opinion des hommes et leur louange. Lа ne
peut donc кtre le souverain bien de l'homme. 30: COMMENT LA FЙLICITЙ DE L'HOMME NE RЙSIDE PAS DANS LES
RICHESSES
Et de
ces principes il ressort que les richesses ne sont pas le souverain bien de l'homme. Les richesses ne
sont en effet recherchйes qu'en vue de quelque autre bien; l'intйrкt qu'elles
offrent n'est pas en elles-mкmes, mais dans l'usage que l'on en fait soit pour
subvenir а nos besoins corporels soit pour tout autre but analogue. Tandis que
le souverain bien est voulu pour lui-mкme et non pour un autre. Les richesses
ne peuvent donc кtre le souverain bien de l'homme. Possйder ou conserver ce qui vaut dans la
mesure oщ l'on s'en dйpartit, ne peut кtre le souverain bien de l'homme. Or
tout le prix des richesses rйside en ce qu'on les dйpense: c'est bien cela en
user. La possession des richesses ne peut donc кtre le souverain bien de
l'homme. Un acte de vertu mйrite quelque louange pour autant qu'il conduit а la
fйlicitй. Or le mйrite d'un acte de libйralitй ou de magnificence dont l'argent
est la matiиre, rйside davantage dans l'usage que l'on fait de la richesse que
dans sa conservation: telle est bien l'origine du nom de ces vertus. La
fйlicitй de l'homme ne consiste donc pas dans la possession des richesses. Ce dont la
possession est le souverain bien de l'homme, doit кtre meilleur que l'homme. Or
l'homme est meilleur que les richesses puisque toute la raison d'кtre de
celles-ci rйside dans l'usage qu'il en fait. Le souverain bien de l'homme ne
consiste donc pas dans les richesses. Le souverain bien n'est pas soumis au jeu
de la fortune. Ce qui est fortuit est en effet йtranger а la raison tandis
qu'il appartient а l'homme d'aller а sa fin propre par sa raison. Mais
l'enrichissement est particuliиrement dы au hasard. La fйlicitй humaine n'est
donc pas constituйe par la richesse. Ceci est encore plus йvident de ce fait
que les richesses sont perdues involontairement et qu'elles йchoient mкme aux
mйchants qui doivent кtre privйs du souverain bien, et qu'elles sont instables,
йvidence qui ressort encore de toutes ces autres raisons dйveloppйes plus haut. 31: COMMENT LA FЙLICITЙ NE RЙSIDE PAS DANS LE POUVOIR TERRESTRE
Pareillement
le pouvoir sur terre ne peut кtre le souverain bien: y accйder est dы souvent
au jeu de la fortune; il est instable, йchappe а la volontй de l'homme; souvent
il est aux mains des mйchants: toutes choses incompatibles avec le souverain
bien, comme nous l'avons dit prйcйdemment. La mesure de la bontй d'un homme est sa
proximitй au souverain bien. Or du fait qu'il possиde le pouvoir on ne dit ni
qu'il est bon ni qu'il est mauvais: tout homme qui peut faire le bien, n'est
pas bon pour autant, et tout homme qui peut faire le mal n'est pas forcйment
mauvais. Le souverain bien ne rйside donc pas dans la dйtention du pouvoir. Tout pouvoir est
au profit d'un autre et le souverain bien n'est pas pour un autre. Le pouvoir
n'est donc pas le souverain bien de l'homme. Le souverain bien de l'homme n'est pas ce
dont il peut bien ou mal user: le meilleur bien est en effet ce dont on ne peut
mal user. Mais on peut bien ou mal user du pouvoir: car la raison exerce son
pouvoir pour des buts opposйs. Le pouvoir chez l'homme n'est donc pas son
souverain bien. Si quelque pouvoir йtait le souverain bien, il
devrait кtre trиs parfait: Or le pouvoir chez l'homme est extrкmement
imparfait, tributaire qu'il est des volontйs et des opinions des hommes, si
instables. En outre plus large est ce pouvoir, plus il dйpend d'un grand
nombre, cause de faiblesse pour lui, car ce qui dйpend d'un grand nombre est
plus exposй а la ruine. Le souverain bien de l'homme ne rйside donc pas dans
quelque pouvoir humain. En consйquence la fйlicitй de l'homme ne doit кtre
cherchйe en aucun bien extйrieur puisque tous ces biens que l'on appelle les
biens de la fortune se ramиnent а l'un de ceux-ci. 32: COMMENT LA FЙLICITЙ NE RЙSIDE PAS DANS QUELQUE BIEN CORPOREL
De
pareilles considйrations prouvent а l'йvidence que le souverain bien de l'homme
ne rйside pas non plus en ces biens du corps, tels que la santй, la beautй et
la force. Ces biens sont communs aux bons et aux mйchants, ils sont instables,
nullement soumis а la volontй. L'вme est meilleure que le corps qui ne vit et ne
possиde ces biens que par l'вme. Le bien de l'вme, tel le savoir ou autre
semblable, est donc meilleur que celui du corps. Le bien du corps ne saurait
donc кtre le souverain bien de l'homme. Ces biens sont communs а l'homme et aux
animaux. Or la fйlicitй est un bien propre а l'homme. Elle ne peut donc кtre cherchйe
dans les biens susdits. Beaucoup d'animaux sont supйrieurs а l'homme dans les
biens du corps: les uns sont plus alertes, d'autres plus forts, etc. Par
consйquent si le souverain bien de l'homme йtait en l'un de ces biens, l'homme
ne serait pas le premier dans le genre animal: ce qui est йvidemment faux. La
fйlicitй de l'homme ne rйside donc pas en quelque bien du corps. 33: COMMENT LA FЙLICITЙ DE L'HOMME NE RЙSIDE PAS DANS LE SENS
Ces
raisons prouvent encore que le souverain bien de l'homme n'est pas dans les
biens du domaine sensible. Tous ceux-ci sont en effet communs aux hommes et aux
animaux. L'intelligence est plus noble que le sens, son bien meilleur que celui
du sens. Le souverain bien de l'homme ne peut donc кtre en ce dernier. Si le souverain
bien rйsidait dans le sens on le chercherait dans les plus fortes dйlectations
sensibles, celles de la nourriture et de la gйnйration. Or il n'est pas lа; il
n'est donc pas dans le sens. On apprйcie le sens dans la mesure de son utilitй et
comme moyen de connaissance. Or toute l'utilitй des sens a trait aux biens du
corps, et la connaissance sensible est ordonnйe а la connaissance
intellectuelle; c'est pourquoi chez les animaux, dйpourvus d'intelligence, le
plaisir sensoriel est en raison de l'utilitй qu'ils en retirent pour leur
corps, quand grвce а la connaissance sensible ils trouvent leur nourriture et
exercent leurs activitйs gйnйsiques. Le souverain bien de l'homme qu'est sa
fйlicitй, n'est donc pas du domaine du sens. 34: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE DE L'HOMME NE SE TROUVE PAS DANS
LES ACTES DES VERTUS MORALES
Il
apparaоt encore que la fйlicitй derniиre de l'homme ne se trouve pas dans
l'agir moral. La fйlicitй humaine, puisqu'elle est la fin derniиre, ne tend а aucune
autre. Or tout l'agir moral est axй sur autre chose que lui-mкme, comme il
ressort de ses actes principaux. Les actes de force que l'on accomplit pendant
la guerre, ont leur raison d'кtre dans la victoire et la paix: il est fou de
guerroyer pour guerroyer. De mкme la justice a comme but la paix parmi les
hommes grвce а laquelle chacun jouit tranquillement de son bien. Il en va de
mкme des autres vertus. On ne cherchera donc pas l'ultime fйlicitй de l'homme
dans l'agir moral. Le rфle des vertus morales est d'imposer la juste
mesure dans les mouvements passionnels intйrieurs et dans l'usage extйrieur des
choses. Or ce travail sur les passions et les choses ne saurait кtre la fin
derniиre de la vie humaine puisque les passions elles-mкmes et les choses sont
susceptibles de tendre а quelque autre but. Il n'est donc pas possible que la
derniиre fйlicitй de l'homme soit dans les actes des vertus morales. Puisque l'homme
est homme par sa raison, ce bien propre qu'est sa fйlicitй doit кtre du domaine
propre а la raison. Or ce que la raison possиde en elle-mкme lui est beaucoup
plus propre que ce qu'elle rйalise en dehors d'elle-mкme. Puis donc que le bien
de la vertu morale est une _uvre de la raison sur une matiиre qui lui est
extrinsиque, il ne peut кtre ce bien parfait qu'est la fйlicitй; celui-ci doit
plutфt кtre quelque bien intrinsиque а la raison elle-mкme. Nous avons
dйmontrй comment la fin de toutes choses est de tendre а la ressemblance
divine. La fйlicitй se trouvera donc en ce qui assure le mieux а l'homme cette
ressemblance. Or ceci ne peut кtre du domaine des actes moraux puisque ceux-ci
ne conviennent pas а Dieu si ce n'est mйtaphoriquement: en Dieu il n'est pas en
effet de passions ni autres mouvements semblables, matiиre des actes des vertus
morales. La derniиre fйlicitй de l'homme qu'est sa fin derniиre, n'est donc pas
dans les actes des vertus morales. La fйlicitй est le bien propre de l'homme;
c'est donc dans le bien le plus spйcifiquement humain, en tant que l'homme se
distingue des animaux, que l'on cherchera sa fйlicitй derniиre. Or ce bien
n'est pas un acte de vertu morale: chez les animaux on trouve en effet quelque
chose de la libйralitй ou de la force, mais rien de l'agir intellectuel. La
fйlicitй derniиre de l'homme n'est donc pas dans les actes des vertus morales. 35: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE NE RЙSIDE PAS DANS UN ACTE DE
PRUDENCE
De nos
considйrations il apparaоt encore que la fйlicitй derniиre de l'homme n'est pas
non plus dans un acte de prudence. L'acte de prudence appartient au domaine
des vertus morales. Or la fйlicitй derniиre de l'homme ne rйside pas dans les
actes des vertus morales, elle n'est pas davantage dans un acte de prudence. La fйlicitй
derniиre de l'homme se trouve dans son opйration la plus parfaite. Or celle-ci,
dans sa note la plus spйcifique, se porte sur les plus nobles des objets.
Cependant la prudence ne se porte pas sur de tels objets, propres а
l'intelligence ou а la raison; sa matiиre en effet n'est pas le nйcessaire,
mais le contingent de l'agir. Ce n'est donc pas dans son acte que rйside la
fйlicitй derniиre de l'homme. Ce qui est axй sur un autre comme sur sa fin, n'est
pas la fйlicitй derniиre de l'homme. Or l'opйration de la prudence tend а une
fin autre qu'elle-mкme, soit parce que toute connaissance pratique, dont relиve
la prudence, est axйe sur l'agir, soit parce que la prudence donne а l'homme
son comportement vertueux dans ses choix de moyens en vue d'une fin. Ce n'est
donc pas dans l'agir prudentiel que se trouve la fйlicitй derniиre de l'homme. Les animaux,
dйpourvus de raison, ne participent aucunement а la fйlicitй, comme le prouve
Aristote. Ils ont pourtant quelque chose de la prudence, comme celui-ci le dit
encore. La fйlicitй ne rйside donc pas dans une _uvre de prudence. 36: COMMENT LA FЙLICITЙ NE SE TROUVE PAS DANS L'ART
Il est
йvident que la fйlicitй ne se trouve pas davantage dans l'art. La connaissance,
propre а l'art, est elle-mкme pratique; elle est donc axйe sur une fin et ne
peut pas кtre une fin derniиre. Les objets fabriquйs sont les fins de
l'activitй artistique; et ils ne peuvent кtre la fin derniиre de la vie
humaine, puisque bien au contraire nous sommes leur fin: tout est en effet au
service de l'homme. Il ne se peut donc que l'agir propre а l'art, soit la
fйlicitй derniиre de l'homme. 37: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE DE L'HOMME SE TROUVE DANS LA
CONTEMPLATION DE DIEU
Puis
donc que l'ultime fйlicitй de l'homme ne se trouve pas dans ces biens
extйrieurs, nommйs « biens de fortune », ni dans les biens du corps,
ni dans ceux de l'вme en son domaine de la sensibilitй, ni, au domaine
spirituel, dans les actes des vertus morales, ni dans ceux des vertus
intellectuelles qui appartiennent а l'agir, l'art et la prudence, il reste que
la fйlicitй derniиre de l'homme est dans la contemplation de la vйritй. Seule cette
activitй est propre а l'homme; les animaux n'y communient d'aucune maniиre. En outre elle ne
tend а aucune autre fin: elle est recherchйe pour elle-mкme. Par elle, en une
certaine ressemblance, l'homme rejoint les кtres qui lui sont supйrieurs; car
de toutes les opйrations humaines elle seule se retrouve en Dieu et dans les
substances sйparйes. Par elle encore il atteint ces кtres supйrieurs,
quelle que soit la connaissance qu'il en a. Pour cette activitй encore l'homme se
suffit particuliиrement, sans grand besoin de quelque secours йtranger. Cette opйration
enfin apparaоt comme la fin de toutes les autres activitйs humaines. A la
perfection de la contemplation sont en effet requises la santй du corps que
tendent а procurer toutes les initiatives nйcessaires а la vie; et la
pacification des passions impйtueuses, fruit des vertus morales et de la
prudence, puis la paix extйrieure qu'assure tout le gouvernement de la citй. En
sorte qu'а bien tout considйrer, toutes les activitйs humaines sont au service
des contemplatifs de la vйritй. Cependant la fйlicitй derniиre ne saurait
consister dans cette contemplation, propre а l'intellect des premiers principes
trиs imparfaite parce que trиs gйnйrique, ne renfermant qu'en puissance la
connaissance des choses; elle est en outre au point de dйpart et non au terme
de l'effort humain, un don de la nature et non le fruit de notre effort dans la
vйritй. Cette contemplation n'est pas davantage la connaissance des choses
infйrieures, puisque la fйlicitй rйside dans l'activitй de l'intelligence qui
se porte sur l'intelligible le plus noble. Il reste donc que la fйlicitй
derniиre de l'homme rйside dans la contemplation de la sagesse relative aux
choses de Dieu. Ainsi se trouve confirmй par cette voie d'induction,
ce que nous avions prouvй antйrieurement, а savoir que l'ultime fйlicitй de
l'homme ne rйside que dans la contemplation de Dieu. 38: COMMENT LA FЙLICITЙ HUMAINE NE CONSISTE PAS EN CETTE
CONNAISSANCE DE DIEU QUE POSSИDE LE COMMUN DES HOMMES
Nous
devons chercher maintenant en quelle connaissance de Dieu se trouve l'ultime
fйlicitй d'une substance spirituelle. Il est en effet une certaine connaissance
de Dieu, gйnйrique et confuse, qui se rencontre chez presque tous les hommes:
soit parce que l'existence de Dieu est connue par elle-mкme, aussi bien que les
autres principes de dйmonstration, comme plusieurs l'ont pensй, nous l'avons
dit, soit que - et cela nous paraоt plus vrai - par sa raison naturelle,
l'homme puisse atteindre immйdiatement une certaine connaissance de Dieu. En
effet, en face de l'ordre de la nature, comme il n'est pas d'ordre sans
ordonnateur, les hommes concluent normalement qu'existe un ordonnateur du monde
que nous voyons. Mais quel est cet ordonnateur? Quelles en sont les qualitйs?
Est-il unique? Cette perception commune ne le rйvиle pas immйdiatement: ainsi
voyons-nous un homme se mouvoir et rйaliser une _uvre, nous saisissons en lui
un principe absent chez les autres кtres; ce principe nous lui donnons le nom
d'вme; mais nous en ignorons encore la nature; est-il un corps? Quelle est sa
causalitй dans les activitйs susdites? Une telle connaissance de Dieu ne peut
suffire а la fйlicitй. L'opйration du bienheureux ne peut souffrir en effet
de lacune. Or cette connaissance est susceptible de beaucoup d'erreurs. Les uns
en effet ont cru qu'il n'est pas d'autre ordonnateur du monde que les corps
cйlestes, et prйtendirent que ces corps йtaient dieux; d'autres reconnurent cet
ordonnateur dans les йlйments eux-mкmes et ce qui en est engendrй, jugeant que
ceux-ci ne tenaient leur mouvement et leurs activitйs naturelles de nul autre,
mais qu'ils causaient eux-mкmes l'ordonnance des autres; d'autres enfin
avancиrent que les actes humains ne sont soumis а aucun ordre qui ne soit celui
des hommes, et ils appelиrent dieux ces hommes qui gouvernent les autres. Une
telle connaissance de Dieu est donc insuffisante а la fйlicitй. De plus la
fйlicitй est la fin de l'activitй humaine. Or l'homme ne recherche pas cette
connaissance par ses actes, bien mieux tous la possиdent quasi dиs le
commencement: lа n'est donc pas la fйlicitй. Nul n'est rйprйhensible de ce qu'il ne
tient pas la fйlicitй, on loue au contraire celui qui ne la possйdant pas, y
tend. Or qui est privй de cette connaissance de Dieu apparaоt bien mйprisable:
rien ne fait davantage ressortir la sottise d'un homme que cet aveuglement
devant des signes si manifestes de Dieu, de mкme que l'on trouverait stupide
celui qui а la vue d'un homme, ne comprendrait pas qu'il a une вme. Aussi le
Psalmiste dit-il: « L'insensй a dit dans son c_ur: Il n'y a point de
Dieu ». Cette connaissance ne suffit donc pas а la fйlicitй. Trиs imparfaite
est la connaissance gйnйrique d'une chose, sans ses caractйristiques propres,
telle la connaissance que l'on aurait de l'homme par le seul fait qu'il se
meut. Une pareille connaissance ne porte que sur la potentialitй d'un кtre; ses
caractиres distinctifs sont en effet contenus en puissance dans ses caractиres
gйnйriques. Or la fйlicitй est une opйration parfaite, et le souverain bien de
l'homme rйside dans son actuation plйniиre et non dans sa potentialitй: une
puissance n'a raison de bien que par la perfection de son acte. Cette
connaissance de Dieu est donc insuffisante а notre fйlicitй. 39: COMMENT LA FЙLICITЙ DE L'HOMME N'EST PAS DANS LA CONNAISSANCE DE
DIEU OBTENUE PAR DЙMONSTRATION
Il est
une autre connaissance de Dieu, plus profonde que celle dont nous venons de
parler, due а la dйmonstration qui nous vaut d'approcher davantage de sa
connaissance propre, car par cette voie nous nions de lui beaucoup de choses,
ce qui nous le fait apparaоtre comme un кtre sйparй des autres. La
dйmonstration en effet conclut а un Dieu immobile, йternel, incorporel,
absolument simple, un, dotй de tous ces attributs que nous avons йtudiйs au
Premier Livre sur Dieu. Or non seulement l'affirmation, mais encore la
nйgation, nous fournit d'un кtre une connaissance propre: ainsi s'il est propre
а un homme d'кtre un animal raisonnable, il lui est pareillement propre de ne
pas кtre un кtre inanimй ou irrationnel. Nйanmoins il existe une diffйrence
entre ces deux voies du connaоtre: par l'affirmation nous savons ce qu'est la
chose, comment elle se distingue des autres, tandis que par la nйgation, si
nous savons comment elle se distingue des autres, nous ignorons ce qu'elle est.
Or telle est la connaissance propre que nous avons de Dieu par la
dйmonstration. Elle est donc elle-mкme insuffisante а l'ultime fйlicitй de
l'homme. Les кtres d'une espиce atteignent normalement la fin de cette espиce: ce
qui relиve en effet de la nature est permanent ou se rйalise dans la majoritй
des cas, les dйficiences sont exceptionnelles, dues а quelque altйration. Or la
fйlicitй est la fin de l'espиce humaine: tous les hommes la dйsirent
naturellement. Elle est donc un bien commun, а la portйe de tous les hommes, а
moins que ne surgisse quelque obstacle qui les paralyse. Mais peu d'hommes
parviennent а cette connaissance de Dieu par la dйmonstration en raison de ces
difficultйs dont nous avons parlй au dйbut du Livre Premier. Cette connaissance
de Dieu n'est donc pas essentielle а la fйlicitй de l'homme. Aboutir а son
acte, telle est la finalitй d'un кtre en puissance, comme il apparaоt de nos
exposйs antйrieurs. Par consйquent la fйlicitй qu'est la fin derniиre est un
acte pur de toute potentialitй а quelque actuation ultйrieure. Or cette
connaissance que la dйmonstration nous donne de Dieu, est en puissance а un
autre savoir sur Dieu, qu'il porte sur des objets nouveaux ou qu'il atteigne
les mкmes objets d'une maniиre supйrieure: les fils s'efforcent en effet
d'accroоtre de quelque maniиre la science de Dieu, reзue de leurs pиres. Une
telle connaissance n'est donc pas l'ultime fйlicitй de l'homme. Fйlicitй et
misиre sont incompatibles; nul ne peut кtre а la fois malheureux et heureux. Or
la grande part de notre malheur a son origine dans le mensonge et l'erreur
auxquels tous nous rйpugnons naturellement. Et cette connaissance de Dieu qui
nous occupe, voisine avec de multiples erreurs: ce qui apparaоt chez beaucoup
qui, par dйmonstration, ont atteint quelques vйritйs au sujet de Dieu; mais
quand la dйmonstration leur a manquй, ils ont suivi leur sens et sont tombйs
dans de nombreuses erreurs. Peu nombreux au contraire, c'est manifeste, sont
ceux qui dans les choses de Dieu ont acquis la vйritй par cette voie de la
dйmonstration sans qu'aucune erreur n'entache leur jugement: un tel fait n'est
pas en harmonie avec la notion de la fйlicitй qui est une fin commune а tous.
L'ultime fйlicitй de l'homme n'est donc pas dans cette connaissance de Dieu. La fйlicitй se
trouve dans une opйration parfaite, et la perfection de la connaissance
requiert la certitude: nous ne pouvons vraiment prйtendre connaоtre que si nous
savons qu'une chose ne peut кtre autrement. Or cette connaissance de Dieu
comporte beaucoup d'incertitude, comme en tйmoigne la diversitй des opinions au
sujet de Dieu chez ceux qui tentent de le connaоtre par voie de dйmonstration.
L'ultime fйlicitй ne peut donc кtre en pareille connaissance. Le dйsir de la
volontй est assouvi quand celle-ci a touchй а sa fin derniиre. Or la fйlicitй
est la fin derniиre de toute connaissance humaine. Cette connaissance de Dieu
sera donc essentiellement la fйlicitй qui, une fois obtenue, ne laissera plus
place au dйsir de quelque connaissance ultйrieure. Telle n'est pas cette
connaissance de Dieu qu'obtiennent les Philosophes par voie de dйmonstration:
aprиs elle nous dйsirons encore connaоtre d'autres choses qui lui йchappent; en
elle ne se trouve donc pas la fйlicitй. La fin de tout кtre en puissance est de
parvenir а son acte; il y tend par le mouvement qui le conduit а sa fin. Or
tout кtre en puissance tend а son acte dans la mesure de ses possibilitйs. Tel
кtre est en puissance dont toute la potentialitй est susceptible d'кtre actuйe;
sa fin est donc d'кtre actuй selon tout lui-mкme: ainsi le corps lourd, hors de
son milieu, est en puissance а son lieu propre. Tel autre кtre est ainsi
en puissance que sa potentialitй ne peut кtre actuйe toute а la fois: ainsi la
matiиre premiиre; par son mouvement elle tend successivement а l'acte sous des
formes diverses qui, en raison mкme de cette diversitй, ne peuvent кtre
ensemble. Notre intelligence est en puissance а tous les intelligibles, nous
l'avons vu au Deuxiиme Livre. Et l'intellect possible est apte а recevoir deux
intelligibles а la fois, du moins dans cet acte premier qu'est la science, non
peut-кtre dans l'acte second qu'est son regard sur l'objet. Ainsi apparaоt-il
que toute la potentialitй de l'intellect possible est susceptible d'кtre actuйe
а la fois, ce que requiert donc la fin ultime qu'est la fйlicitй. Mais cette
connaissance de Dieu par voie de dйmonstration dont il est ici question, ne le
rйalise pas, puisque tout en la possйdant nous restons encore dans l'ignorance
de beaucoup de choses. Elle ne suffit donc pas а l'ultime fйlicitй. 40: COMMENT LA FЙLICITЙ NE SE TROUVE PAS DANS LA CONNAISSANCE DE
DIEU QUE DONNE LA FOI
Toutefois
il est pour les hommes une autre connaissance de Dieu, en partie supйrieure а
celle dont nous avons parlй, la connaissance par la foi. Celle-ci dйpasse
celle-lа en ce sens qu'elle nous apporte au sujet de Dieu certaines vйritйs а
ce point йminentes que la raison pure ne pourrait les atteindre par la
dйmonstration, comme nous l'avons expliquй au dйbut de ce travail. Nйanmoins
l'ultime fйlicitй de l'homme ne peut se trouver encore dans cette connaissance
propre а la foi. En effet, comme il ressort de nos exposйs, la
fйlicitй est une opйration parfaite de l'intelligence. Or, dans la connaissance
de foi, l'opйration intellectuelle est des plus imparfaites а considйrer
l'intelligence, bien que du point de vue de son objet elle soit des plus nobles:
l'intelligence ne comprend pas en effet ce а quoi, en croyant, elle donne son
assentiment. Ce n'est donc pas non plus dans cette connaissance de foi que se
trouve l'ultime fйlicitй. Nous avons dйmontrй plus haut comment la fйlicitй
derniиre ne rйside pas principalement dans un acte de volontй. Or dans la
connaissance de foi la volontй exerce un rфle principal: l'intellect donne en
effet son assentiment aux propositions de foi parce qu'il le veut et non parce
qu'il est entraоnй nйcessairement par l'йvidence intrinsиque de la vйritй. Ce
n'est donc pas dans cette connaissance de foi que se trouve la fйlicitй
derniиre. Celui qui croit donne sans voir son assentiment а ce qu'un autre lui
propose: ainsi la connaissance qui appartient а la foi, tient-elle davantage de
l'audition que de la vision. En outre il ne croirait pas а ces propositions
qu'il ne voit pas, s'il n'estimait que la science de l'autre est supйrieure а
la sienne dans ce domaine qui lui йchappe. Par consйquent ou cette estimation
est fausse, ou celui qui enseigne possиde vraiment une science plus parfaite de
ces propositions. Et si ce dernier ne tenait ces choses que pour les avoir
entendues, on ne pourrait remonter а l'infini: l'assentiment de foi serait
alors vain et sans certitude, il n'y aurait aucun fondement certain, gйnйrateur
de certitude chez le croyant. Il est de plus impossible que la connaissance de
foi soit fausse et incertaine, comme il apparaоt au Premier Livre; et si cette
connaissance йtait fausse et vaine, elle ne pourrait кtre la fйlicitй. Il
existe donc pour l'homme une connaissance de Dieu supйrieure а celle de la foi:
soit que l'homme proposant l'objet de foi, en saisisse immйdiatement la vйritй
comme nous le croyons du Christ, soit qu'il le reзoive immйdiatement de celui
qui voit, comme nous le croyons des Apфtres et des Prophиtes. Puisque la
fйlicitй de l'homme se trouve dans la connaissance de Dieu la plus parfaite, il
est impossible qu'elle se trouve dans la connaissance de foi. La fйlicitй
apaise le dйsir naturel puisqu'elle est la fin derniиre. Or la connaissance de
foi, loin de satisfaire le dйsir naturel, l'aiguise, chacun dйsirant voir ce
qu'il croit. La fйlicitй derniиre de l'homme n'est donc pas dans la
connaissance de foi. On dit de la connaissance de Dieu qu'elle est la fin
parce qu'elle unit а Dieu, la fin derniиre de toutes choses. Or dans la
connaissance de foi, l'кtre connu n'est pas parfaitement prйsent а l'intelligence:
la foi se porte en effet sur ce qui est loin et non sur ce qui est prйsent;
l'Apфtre le dit: « Tant que nous marchons par la foi, nous demeurons
loin du Seigneur ». Pourtant dans la foi Dieu est prйsent au c_ur
puisque le croyant donne volontairement son assentiment а Dieu, d'aprиs ce qui
est dit aux Йphйsiens: « Le Christ habite dans vos c_urs par la
foi ». Il est donc impossible que la fйlicitй derniиre de l'homme soit
dans la connaissance de foi. 41: EN CETTE VIE, L'HOMME EST-IL SUSCEPTIBLE DE CONNAОTRE LES
SUBSTANCES SЙPARЙES PAR L'ЙTUDE ET LA RECHERCHE PROPRE AUX SCIENCES
SPЙCULATIVES?
Une
substance spirituelle peut encore acquйrir de Dieu une autre connaissance. Au
Deuxiиme Livre, nous avons dit comment une substance spirituelle sйparйe, par
la saisie de son essence, connaоt ce qui est au-dessus d'elle et ce qui est
au-dessous, selon le mode de sa substance. Ce qui s'impose plus spйcialement
quand ce qui lui est supйrieur est sa cause, puisqu'en tout effet on trouve
nйcessairement une ressemblance avec sa cause. Puis donc, comme il ressort des
explications antйrieures, que Dieu est la cause de toutes les substances
spirituelles crййes, nйcessairement les substances spirituelles sйparйes, par
la saisie de leur essence, connaissent Dieu par mode de vision: l'intellect en
effet connaоt par vision la chose dont il porte en lui la ressemblance, de mкme
que dans l'_il se trouve la ressemblance de l'objet perзu corporellement. Ainsi
l'intelligence qui saisit dans sa nature une substance sйparйe voit Dieu d'une
maniиre supйrieure а la connaissance dйcrite antйrieurement. Certains ont
placй en cette vie la fйlicitй derniиre de l'homme dans la connaissance des
substances sйparйes; il importe donc de savoir si l'homme peut les connaоtre en
cette vie. Cela mкme fait problиme. Notre intelligence dans l'йtat prйsent ne
saisit rien sans l'image qui, а l'endroit de l'intellect possible grвce auquel
nous comprenons, joue le rфle des couleurs pour la vue, comme nous l'avons
expliquй au Deuxiиme Livre. Par consйquent si par cette connaissance
intellectuelle qui a l'image pour origine, l'un de nous est susceptible de
s'йlever а l'intelligence des substances sйparйes, il lui sera possible en
cette vie de comprendre ces substances elles-mкmes, et par lа, en les voyant,
de participer а ce mode de connaissance grвce auquel une substance sйparйe
saisit Dieu en se saisissant elle-mкme. Mais si par cette connaissance, appuyйe
sur l'image, l'homme ne peut aucunement s'йlever а cette intelligence des
substances sйparйes il lui sera impossible en cette vie prйsente d'atteindre
cette forme de connaissance de Dieu. Quelques-uns ont expliquй diversement
cette possibilitй, dans la connaissance а base d'images, d'atteindre
l'intellection des substances sйparйes. Avempace prйtendait que par l'йtude des
sciences spйculatives nous pouvions, en partant de l'acquis de la connaissance
fantasmatique, toucher а cette intellection des substances sйparйes. Par
l'action de l'intelligence nous pouvons en effet abstraire l'essence de toute
chose ayant une essence, et n'йtant pas identifiйe avec son essence. Le propre
de l'intelligence est de connaоtre toute quidditй comme telle, puisque son
objet propre est l'essence. Toutefois si le premier objet de l'intellect
possible est un кtre ayant une quidditй, nous pouvons par cet intellect
abstraire la quidditй de ce premier objet; si cette quidditй possиde elle-mкme
une quidditй, il sera de nouveau possible d'abstraire la quidditй de cette
quidditй, et comme on ne peut remonter а l'infini on s'arrкtera nйcessairement
а un point. Notre intelligence peut donc par cette voie d'analyse parvenir а la
connaissance d'une quidditй n'en ayant pas elle-mкme. Telle est la quidditй des
substances sйparйes. Ainsi notre intelligence peut s'йlever а l'intellection
des substances sйparйes а partir de la connaissance des sensibles qui a sa base
dans les phantasmes. Pour йtayer sa thиse il emprunte encore une autre
voie. Il pose que l'intelligence d'un objet unique, par exemple d'un cheval,
n'est multipliйe en toi et en moi qu'en raison de la multiplicitй des espиces
spirituelles, distinctes en toi et en moi. Par consйquent une intellection qui
ne serait pas fondйe sur de telles espиces, serait la mкme chez toi et chez
moi. Or la quidditй de l'objet que l'intelligence est susceptible d'abstraire,
comme on l'a prouvй, n'a pas d'espиce spirituelle et individuelle; la quidditй
de l'objet saisi n'est pas en effet la quidditй d'un individu spirituel ou
corporel puisque l'objet saisi, comme tel, est universel. Notre intelligence
est donc capable de saisir la quidditй d'un objet dont l'intellection est une
pour tous. Tel est le cas des substances sйparйes. Notre intelligence peut donc
connaоtre une substance sйparйe. A les bien considйrer ces raisons sont
sans valeur. L'objet saisi, comme tel, est universel, aussi la quidditй de cet objet
est celle d'un universel, genre ou espиce. Mais la quidditй du genre ou de
l'espиce des sensibles que, grвce aux images, nous connaissons
intellectuellement, est composйe de matiиre et de forme. Elle est donc
totalement autre que celle de la substance sйparйe, simple et immatйrielle. La
saisie de la quidditй d'une chose sensible, grвce aux phantasmes, n'annonce
donc pas la perception de celle d'une substance sйparйe. Il n'y a pas
identitй de nature entre une forme qui dans son кtre est insйparable de son
sujet, et une forme qui dans son кtre est sans sujet, bien que l'une et l'autre
soit saisie, abstraction faite du sujet. Autre est en effet la raison de la
grandeur, autre celle des substances sйparйes, а moins qu'а la suite de
certains platoniciens nous posions des grandeurs sйparйes mitoyennes entre les
espиces et les кtres sensibles. Mais la quidditй du genre ou de l'espиce des
choses sensibles ne peut, dans son кtre, кtre sйparйe de telle matiиre individuйe
а moins qu'avec les platoniciens nous admettions les espиces sйparйes, ce que
rejette Aristote. Cette quidditй ne ressemble donc en rien aux substances
sйparйes, totalement immatйrielles. De ce qu'elle soit comprise, il ne s'ensuit
donc pas que les substances sйparйes le puissent кtre. Si l'on donnait une mкme dйfinition de la
quidditй des substances sйparйes et de la quidditй du genre ou de l'espиce des
substances sensibles, on ne pourrait le faire pour l'espиce sans affirmer, avec
les Platoniciens, que les espиces des substances sensibles sont ces substances
sйparйes elles-mкmes. Il reste donc qu'elles communient avec elle uniquement du
point de vue de la quidditй, comme telle. Ce n'est alors qu'un aspect gйnйral
de genre ou de substance. Par de telles quidditйs on ne peut donc connaоtre des
substances sйparйes que leur genre йloignй. Or la connaissance du genre n'est
pas celle de l'espиce si ce n'est en puissance. La substance sйparйe ne peut
donc кtre saisie а travers l'intelligence des substances sensibles. L'йcart est plus
considйrable entre une substance sйparйe et des кtres sensibles qu'entre deux
кtres sensibles. Or la connaissance de l'essence de l'un de ceux-ci est
insuffisante pour connaоtre l'essence d'un autre: de ce qu'un aveugle-nй
connaоt le son, d'aucune maniиre il ne peut connaоtre la couleur. A plus forte
raison la connaissance de la quidditй d'une substance sensible n'assure pas la
connaissance d'une substance sйparйe. Dans l'hypothиse mкme oщ les substances
sйparйes seraient motrices des astres et, par leurs mouvements, productrices de
formes sensibles, ce mode de connaissance de la substance sйparйe а partir du
sensible serait encore insuffisant pour la saisie de leur essence. Un effet
nous rйvиle sa cause soit en raison de la ressemblance qui existe entre elle et
lui, soit en raison de la virtualitй de cette cause dont il est le signe. Or du
point de vue de la ressemblance, l'essence d'une cause ne peut кtre
connue par son effet que si l'agent est de mкme espиce que son effet, ce qui
n'est pas le cas pour les substances sйparйes et les кtres sensibles; et du
point de vue de la virtualitй, l'impossibilitй est la mкme si l'effet n'est pas
йgal а la vertu de sa cause; alors seulement toute la vertu de la cause est
connue par son effet, et la vertu d'un кtre rйvиle sa substance. Mais ce n'est
pas ici le cas puisque les virtualitйs des substances sйparйes dйpassent tous
les effets sensibles, perзus par notre intelligence, comme une vertu
universelle dйpasse un effet particulier. Il nous est donc impossible, par
l'intellection des кtres sensibles, de parvenir а celle des substances
sйparйes. Toutes nos connaissances, fruits de nos recherches et de notre йtude,
ressortissent а quelque science spйculative. Si donc par la voie des natures et
des essences sensibles nous parvenions а la connaissance des substances
sйparйes, cette connaissance relиverait nйcessairement d'une science
spйculative: ce que nous ne voyons pas, car aucune science spйculative ne nous
apprend des substances sйparйes ce qu'elles sont, mais simplement
qu'elles sont. Il nous est donc impossible par la voie des natures sensibles de
parvenir а l'intellection des substances sйparйes. On pourrait objecter que cette science
spйculative si elle n'est pas, peut cependant кtre йlaborйe: vaine instance,
car par les quelques principes, connus de nous, nous ne pouvons atteindre а
cette intelligence des substances sйparйes. Tous les principes propres d'une
science dйpendent en effet des principes premiers indйmontrables, connus par
eux-mкmes, dont la connaissance nous vient du sensible. Or le sensible ne peut
acheminer parfaitement а la connaissance des кtres immatйriels, comme le
prouvent les argumentations antйrieures. Aucune science ne peut donc nous
conduire а l'intelligence des substances sйparйes. 42: COMMENT EN CETTE VIE NOUS NE POUVONS SAISIR LES SUBSTANCES
AINSI QUE LE PRЙTENDAIT ALEXANDRE
D'aprиs
Alexandre notre intellect possible serait soumis а la gйnйration et а la
corruption: comme une disposition de la nature humaine consйquente а l'union
des йlйments, comme nous l'avons expliquй au Deuxiиme Livre. Mais comme il
est impossible а une telle vertu de s'йlever au-dessus des choses matйrielles,
Alexandre niait que notre intellect possible pыt quelquefois atteindre а
l'intelligence des substances sйparйes; pourtant il maintint que nous, dans
l'йtat prйsent, nous pouvions comprendre ces substances. Voici son essai
d'explication: Tout кtre parvenu а l'achиvement de sa gйnйration et
а la derniиre perfection de sa substance, s'accomplit dans son opйration
propre, action ou passion: de mкme que l'agir suit la substance, l'agir parfait
suit la substance parfaite: d'oщ un animal parfait en tout point, peut marcher
par lui-mкme. Or pour l'intellect « habilitй » qui n'est rien
autre que les espиces intelligibles, infuses par l'intellect actif dans
l'intellect possible, il y a deux opйrations: l'une grвce а laquelle les
objets intelligibles encore en puissance passent а l'acte sous l'influence de
l'intellect actif, l'autre qui est l'intellection de ces objets, maintenant en
acte: l'homme peut exercer cette double activitй par l'habitus intellectuel.
Quand donc s'achиve la gйnйration de l'intellect « habilitй », en lui
s'accomplissent ces deux opйrations. L'achиvement de cette gйnйration se
rйalise par l'acquisition de nouvelles espиces intelligibles. Ainsi,
nйcessairement cette gйnйration prend fin maintenant, а moins d'obstacle, car
nulle gйnйration ne se poursuit а l'infini. En consйquence ces deux opйrations
de l'intellect « habilitй » s'achиveront quand tous les objets en
puissance seront en acte - ce qui est la perfection de la
premiиre - et quand seront saisis tous les intelligibles, sйparйs et
non sйparйs. Selon la thйorie d'Alexandre, l'intellect possible ne peut, comme on l'a
dit, comprendre les substances sйparйes. Aussi avance-t-il que notre intellect
« habilitй » saisit les substances, dans la mesure oщ l'intellect
actif, substance sйparйe d'aprиs lui, devient la forme de notre intellect
« habilitй », et notre propre forme: de la sorte notre intellection
se ferait par lui, comme nous le prйtendons pour l'intellect possible. Et comme
а l'intellect actif il appartient d'actuer les objets encore en puissance et de
saisir les substances sйparйes, nous pouvons donc dans l'йtat prйsent saisir
les substances sйparйes et tous les intelligibles non sйparйs. Et d'aprиs cette
thйorie, par la voie de cette connaissance qui naоt des images, nous accйdons а
celle des substances sйparйes, non pas que les images et les objets connus par
elles soient un intermйdiaire pour connaоtre les substances sйparйes, comme
dans le cas des sciences spйculatives - c'йtait la thйorie exposйe plus
haut - mais les espиces intelligibles sont en nous des dispositions а cette
forme qu'est l'intellect actif. C'est la premiиre diffйrence entre ces deux
opinions. Ainsi quand l'intellect « habilitй » est parfait par ces
espиces intelligibles, reзues de l'intellect actif, celui-ci devient notre
forme, comme nous l'avons dit. Ce philosophe l'appelle « un intellect
acquis » dont Aristote, d'aprиs certains, disait qu'il vient du
dehors. Dиs lors, bien que l'ultime perfection de l'homme ne soit pas dans les
sciences spйculatives, comme le voulait la thйorie prйcйdente, celles-ci
seraient pourtant pour l'homme une disposition а sa derniиre perfection. Telle
est la seconde diffйrence entre ces opinions. La troisiиme diffйrence est que pour la
premiиre de ces opinions la saisie de l'intellect actif est cause de sa
jonction avec nous, pour la seconde c'est l'inverse: parce qu'il nous est uni
comme une forme, nous le saisissons avec les autres substances sйparйes. Ces affirmations
ne sont pas conformes а la raison: Alexandre prйtend que l'intellect
« habilitй », comme l'intellect possible, est soumis а la gйnйration
et а la corruption. Mais, d'aprиs lui, l'йternel ne peut кtre une forme de
cette sorte, aussi, pour cette raison mкme, prйtendait-il que l'intellect
possible, qui nous est uni, telle une forme, est soumis а la gйnйration et а la
corruption, tandis que l'intellect actif qui est incorruptible, est une
substance sйparйe. Puis donc que pour Alexandre l'intellect actif est une
substance sйparйe йternelle, il n'est pas possible qu'il soit la forme de
l'intellect « habilitй ». La forme de l'intellect, comme tel, est
l'intelligible, de mкme que celle du sens est le sensible. L'intellect en
effet, а parler formellement, ne reзoit rien que dans l'ordre de
l'intelligibilitй, comme le sens dans l'ordre de la sensation. Si donc
l'intellect actif ne peut кtre intelligible pour l'intellect « habilitй »,
il est impossible qu'il en soit la forme. On connaоt par quelque chose de trois
maniиres. D'abord nous connaissons par l'intelligence, puissance d'oщ йmane tel
genre d'opйration: ainsi nous disons de l'intelligence qu'elle comprend et que
l'acte propre de notre intelligence est le nфtre. - Nous connaissons encore par
l'espиce intelligible, non que cette espиce produise elle-mкme l'acte
d'intellection, mais grвce а elle l'йnergie intellective est poussйe а l'acte,
comme l'йnergie visuelle par la couleur. Enfin troisiиmement nous disons
connaоtre comme par un moyen quand par la connaissance de l'un nous nous
acheminons а celle d'un autre. Par consйquent si, grвce а l'intellect agent, l'homme
connaоt parfois les substances sйparйes, c'est de l'une de ces trois maniиres.
Non pourtant de la troisiиme: puisque Alexandre n'accorde pas que l'intellect
actif soit connu ni de l'intellect possible, ni de l'intellect
« habilitй ».- Ni de la deuxiиme: connaоtre par l'espиce intelligible
appartient а la vertu intellectuelle dont cette espиce intelligible est la
forme, et Alexandre n'accorde pas que l'intellect possible ou l'intellect
« habilitй » connaisse les substances sйparйes: il n'est donc pas
possible que nous saisissions les substances sйparйes par l'intellect actif comme
nous saisissons quelque objet par l'espиce intelligible. Il reste que
notre connaissance serait due а l'intellect actif identifiй avec la vertu
intellectuelle, auquel cas son intellection serait celle de l'homme. Ceci est
impossible а moins que la substance de l'intellect actif et celle de l'homme ne
forment qu'un seul кtre; s'il y a en effet deux substances, distinctes dans
leur кtre, l'opйration de l'une ne peut кtre l'opйration de l'autre.
L'intellect actif devrait donc ne former qu'un кtre avec l'homme. Et ici une
unitй d'ordre accidentel serait insuffisante, car l'intellect actif ne serait
plus une substance mais un accident, comme la couleur et le corps ne sont un
que d'une unitй d'ordre accidentel. Reste que l'intellect actif doit rйaliser
avec l'homme une unitй d'ordre substantiel. Il sera dиs lors ou l'вme humaine
ou une partie de celle-ci, mais non une substance sйparйe comme le voulait
Alexandre. On ne peut donc accepter son opinion d'aprиs laquelle l'homme
connaоt les substances sйparйes. Et si mкme l'intellect actif devenait la
forme d'un individu au point que par lui il puisse produire son acte
d'intellection, il pourrait de la mкme maniиre devenir la forme d'un autre
individu qui connaоtrait йgalement par lui. Il s'ensuivrait que deux individus
connaоtraient simultanйment par l'intellect actif comme par leur forme. Or,
nous avons dйjа observй que cela se ferait de telle maniиre que l'acte de
l'intellect actif serait celui-lа mкme du sujet qui connaоt. Ainsi deux
individus en acte d'intellection n'auraient qu'une opйration intellectuelle: ce
qui est impossible. En outre l'argumentation du Philosophe est sans
valeur: Premiиrement: la perfection d'un кtre appelle nйcessairement celle de
son agir qui pourtant sera rйalisйe а la mesure de cet кtre et non а celle d'un
кtre supйrieur: par exemple quand l'air est parfait, il est engendrй et son
mouvement parfait le porte en haut sans que pour cela il atteigne le lieu du
feu. Pareillement pour l'intellect « habilitй » la perfection de son
кtre appelle celle de son opйration qui est le « comprendre »,
opйration qui sera а sa mesure et non а celle des substances sйparйes qui leur
donnerait de saisir celles-ci. Ainsi on ne peut conclure de la gйnйration de
l'intellect « habilitй » au fait pour l'homme de comprendre les
substances sйparйes. Deuxiиmement: la perfection d'une opйration ressortit
а la mкme vertu que cette opйration. En consйquence si la perfection de
l'opйration propre а l'intellect « habilitй » est la saisie des
substances sйparйes, il s'ensuit qu'il lui est possible de saisir ces
substances, ce qu'Alexandre n'accepte pas. Il s'ensuivrait en effet que l'on
pourrait atteindre les substances sйparйes par les sciences spйculatives qui
sont du domaine de l'intellect « habilitй ». Troisiиmement: normalement toute
gйnйration d'кtre atteint son terme puisque toute gйnйration dйpend de causes
dйterminйes qui toujours ou la plupart du temps produisent leurs effets. Si
donc la perfection de l'agir suit celle de l'кtre, la gйnйration d'un кtre sera
toujours ou au moins la plupart du temps suivie de la perfection de son
opйration. Or ceux qui s'efforcent de faire naоtre en eux cet intellect
« habilitй », n'arrivent pas toujours ni mкme la plupart du temps а
connaоtre les substances sйparйes, mкme aucun d'eux ne s'est flattй d'avoir
abouti а cette perfection. La perfection de l'intellect « habilitй »
ne rйside donc pas dans la comprйhension des substances sйparйes. 43: COMMENT EN CETTE VIE IL NOUS EST IMPOSSIBLE DE CONNAОTRE LES
SUBSTANCES SЙPARЙES AU SENS D'AVERROИS
La
thйorie d'Alexandre selon laquelle l'intellect possible « habilitй »
serait totalement corruptible, offre une trиs grande difficultй: aussi Averroиs
estima-t-il avoir trouvй une voie plus facile pour expliquer comment nous
pourrions parfois saisir les substances sйparйes: а son sens l'intellect
possible serait incorruptible et sйparй de nous tout comme l'intellect agent. Il montre d'abord
comment il est nйcessaire que l'intellect agent soit а l'endroit des principes
que nous connaissons naturellement, ou comme un agent vis-а-vis de son
instrument ou comme une forme vis-а-vis de sa matiиre. En effet l'intellect
habilitй par lequel nous comprenons, produit non seulement cette action qu'est
« comprendre », mais encore cette autre, grвce а laquelle l'objet
devient intelligible en acte: l'expйrience nous rйvиle comment ces deux actions
sont en notre pouvoir. Or « rendre l'objet intelligible en acte »,
caractйrise davantage l'intellect habilitй que « comprendre »;
l'intelligible en acte prйcиde en effet le comprendre. Toutefois certains
objets intelligibles en acte existent en nous naturellement, non en raison de
notre йtude ni de notre vouloir, tels les premiers intelligibles. Il ne revient
pas а l'intellect « habilitй », qui rend intelligible ce que nous
connaissons par l'йtude, de rendre ces objets intelligibles en acte; ces
intelligibles sont plutфt le point de dйpart de l'intellect habilitй, aussi
Aristote appelle-t-il « intellect », l'habitus de ces
intelligibles. Ils deviennent intelligibles en acte uniquement par l'intellect
agent, et par eux le sont ceux que nous atteignons par l'йtude. Il appartient
donc de rendre ceux-ci en acte et а l'intellect « habilitй » grвce
aux premiers principes et а l'intellect agent lui-mкme. Mais une action ne
pourrait ressortir а deux sujets si leur rapport n'йtait celui d'un agent et de
son instrument ou d'une forme et de sa matiиre. Tel est nйcessairement le rфle
de l'intellect agent а l'endroit des premiers principes, qui sont de
l'intellect « habilitй ». Voici la dйmonstration d'Averroиs au sujet
de cette possibilitй. L'intellect possible qui, pour lui, est une substance
sйparйe, connaоt l'intellect agent et les autres substances sйparйes et encore
les premiers intelligibles spйculatifs. Il est donc le sujet des uns et des
autres. Or les rйalitйs qui se rencontrent en un seul sujet, sont entre elles
comme matiиre et forme; par exemple la couleur et la lumiиre qui sont dans ce
mкme sujet, l'espace aйrien, l'une, la lumiиre, est forme de l'autre, la
couleur: c'est lа une nйcessitй pour les choses qui ont un ordre entre elles,
et non pour celles dont la rencontre dans le mкme sujet serait accidentelle,
comme dans le cas de la couleur et de la musique. Or il y a un ordre entre les
intelligibles spйculatifs et l'intellect agent puisque celui-ci est la cause de
l'intelligibilitй en acte de ceux-lа. L'intellect exerce donc а leur endroit
quasi le rфle d'une forme vis-а-vis de sa matiиre. Puis donc que ces intelligibles nous sont
unis par les phantasmes qui en sont d'une certaine maniиre le sujet,
l'intellect agent nous doit кtre pareillement uni comme la forme de ces
intelligibles spйculatifs. Quand ces derniers sont en nous simplement en
puissance, l'intellect agent ne nous est reliй qu'en puissance: si certains
sont en nous en acte et certains partie en puissance, l'intellect agent nous
est uni partie en acte et partie en puissance; on dit alors que nous sommes sur
le chemin d'une union plus parfaite avec lui: car plus nombreux seront en nous
ces intelligibles en acte, plus intime sera notre union avec l'intellect agent.
Cet acheminement et ce mouvement vers cette union se rйalisent par l'йtude des
sciences spйculatives grвce auxquelles nous nous enrichissons du vrai et
йcartons l'erreur, йtrangиre а ce mouvement, comme les monstres au cours de la
nature: Et les hommes s'entr'aident dans ce progrиs comme dans les sciences
spйculatives. Lors donc que tous les intelligibles en puissance seront en acte
en nous, l'intellect agent nous sera parfaitement uni, telle une forme, et nous
connaоtrons parfaitement par lui, comme maintenant nous comprenons parfaitement
par l'intellect « habilitй ». De lа, puisqu'il appartient а
l'intellect agent de saisir les substances sйparйes: nous les comprendrons
alors, comme maintenant nous comprenons les intelligibles spйculatifs. Ce sera
la fйlicitй derniиre de l'homme dans laquelle celui-ci sera comme Dieu. Nos exposйs
antйrieurs dйmolissent а l'йvidence cette position dont les multiples
prйsupposйs, dйjа rejetйs, sont le fondement. D'abord nous avons dйjа dйmontrй que
l'intellect possible n'est pas dans son кtre une substance sйparйe de nous.
Aussi ne peut-il кtre le sujet des substances sйparйes d'autant qu'Aristote
remarque que l'intellect possible est susceptible de devenir toute chose: il
est dиs lors uniquement le sujet des intelligibles actualisйs. De mкme nous
avons prouvй que l'intellect agent n'est pas une substance sйparйe, mais une
partie de l'вme: Aristote lui attribue l'opйration grвce а laquelle les
intelligibles sont actualisйs, opйration qui est en notre pouvoir. Ainsi
donc la saisie par l'intellect agent ne sera pas en nous la cause de notre
intellection des substances sйparйes, autrement nous les connaоtrions toujours. Si l'intellect
agent йtait une substance sйparйe, il ne nous serait uni, d'aprиs la thйorie
d'Averroиs, que par les espиces devenues actuellement intelligibles, tout comme
l'intellect passif, bien que celui-ci remplisse а l'endroit de ces espиces le
rфle d'une matiиre vis-а-vis de sa forme, tandis qu'а l'inverse l'intellect
agent remplit celui d'une forme vis-а-vis de sa matiиre. Toutefois ces espиces
intelligibles en acte - toujours d'aprиs sa thйorie - nous sont unies par les
phantasmes qui, а l'endroit de l'intellect possible, sont comme les couleurs а
la vue, mais а celui de l'intellect agent comme lues couleurs а la lumiиre,
selon le mot d'Aristote. Or on n'attribue а la pierre, sujet de la couleur, ni
l'action de la vue qui fait voir, ni celle du soleil qui йclaire. Par
consйquent, selon cette thйorie, on ne pourra attribuer а l'homme ni l'action
de l'intellect possible qui fait comprendre, ni celle de l'intellect agent qui
donne de connaоtre les substances sйparйes ou actualise les intelligibles. D'aprиs cette
thйorie, on admet que l'intellect agent nous est uni comme une forme par cela
seul qu'il est la forme des intelligibles spйculatifs et on lui reconnaоt ce
rфle parce qu'une action unique ressortit et а cet intellect agent et aux
intelligibles, а savoir les rendre intelligibles en acte. L'intellect agent ne
sera donc notre forme que dans la mesure oщ les intelligibles spйculatifs
communient а son action. Or ceux-ci ne communient aucunement а son opйration
dans la connaissance des substances sйparйes puisqu'ils sont lues espиces des
кtres sensibles: а moins que nous ne reprenions l'opinion d'Avempace pour qui
la connaissance des substances sйparйes est possible par ce que nous saisissons
du sensible. Nous ne pourrons donc en aucune maniиre par cette voie connaоtre
les substances sйparйes. Autre le rapport de l'intellect agent avec les
intelligibles spйculatifs, а l'endroit desquels il exerce un rфle d'efficience,
autre son rapport avec les substances sйparйes, vis-а-vis desquelles, selon la
mкme thйorie, il n'a aucune efficience, mais est simplement connaissant. De ce
qu'il nous est uni par son efficience а l'endroit des intelligibles
spйculatifs, il ne s'ensuit pas qu'il nous le soit par sa connaissance des
substances sйparйes. Dans ce raisonnement se cache йvidemment un sophisme, le
sophisme qui passe d'un ordre а l'autre du fait de leur croisement accidentel. Si nous
connaissons les substances sйparйes par l'intellect agent, cela ne vient pas de
ce qu'il est la forme de tel ou tel intelligible spйculatif, mais de ce qu'il
est devenu notre forme, grвce а quoi nous pouvons connaоtre. Or, d'aprиs le
dire d'Averroиs, il est notre forme par les premiers intelligibles spйculatifs:
par consйquent dиs le dйbut l'homme peut connaоtre les substances sйparйes par
l'intellect agent. On rйpliquera que l'intellect agent n'est pas devenu
parfaitement notre forme par la saisie de quelques intelligibles spйculatifs au
point que nous puissions par lui saisir les substances sйparйes, - ce qui
s'explique du fait que ces intelligibles n'йgalent pas la perfection de
l'intellect agent dans sa saisie des substances sйparйes. Mais jamais tous les
intelligibles spйculatifs pris ensemble n'йgalent cette perfection de
l'intellect agent dans sa saisie des substances sйparйes, tous n'йtant
intelligibles que dans la mesure oщ ils sont rendus tels, tandis que celles-ci
le sont par nature. Par consйquent de ce que nous saisirons tous les
intelligibles spйculatifs il ne pourra pas s'ensuivre que l'intellect agent
soit а ce point parfaitement notre forme que par lui nous atteignions les
substances sйparйes. Que si cela n'est pas requis, il faudra admettre que par
l'intellection de tout intelligible, nous saisissons les substances sйparйes. 44: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE DE L'HOMME N'EST PAS DANS CETTE
CONNAISSANCE DES SUBSTANCES SЙPARЙES QU'IMAGINENT LES THЙORIES SUSDITES
Il est
d'ailleurs impossible de placer la fйlicitй humaine dans cette connaissance des
substances sйparйes, comme le font ces philosophes. Ce qui tend а une fin sans la pouvoir
atteindre est vain. Puis donc que la fin de l'homme est le bonheur auquel tend
son dйsir naturel, on ne placera pas ce bonheur dans un terme qui йchappe а son
pouvoir, autrement l'homme serait vain et son dйsir naturel sans objet, chose
impossible. Or, d'aprиs nos exposйs antйrieurs, il est manifestement impossible
а l'homme d'atteindre les substances sйparйes; son bonheur n'est donc pas dans
la connaissance de ces substances. Pour que l'intellect actif nous soit uni,
telle une forme, au point que par lui nous connaissions les substances
sйparйes, il est requis, d'aprиs Alexandre, que la gйnйration de l'intellect
« habilitй » soit achevйe, d'aprиs Averroиs, que tous les
intelligibles spйculatifs soient actualisйs en nous: deux conditions qui se
rejoignent, car l'intellect « habilitй » n'est formй en nous que dans
la mesure oщ s'y actualisent les intelligibles spйculatifs. Or toutes les
espиces des objets sensibles sont intelligibles, en puissance. Il faudrait
donc, pour que l'intellect actif soit uni а quelqu'un, que celui-ci saisisse en
acte toutes les natures des кtres sensibles avec toutes leurs virtualitйs,
opйrations et mouvements. Or les principes des sciences spйculatives par
lesquels, d'aprиs eux, nous sommes en voie d'union avec l'intellect actif, ne
permettent pas une telle connaissance, car а partir des rйalitйs qui tombent
sous nos sens et dans lesquelles nous puisons les principes des sciences
spйculatives, nous ne pouvons nous йtendre а tout ce domaine de connaissances.
Nul homme ne peut donc se hausser а cette union par la voie qu'ils proposent.
Lа n'est donc pas le bonheur humain. Dans l'hypothиse mкme de la possibilitй de
cette union avec l'intellect agent, dйcrite par eux, sans conteste c'est lа un
tel privilиge qu'eux-mкmes pas plus que les autres, n'ont osй se prйvaloir de
cette perfection, quels que fussent leurs efforts et leurs succиs dans la
spйculation. Qui plus est, tous confessent leur ignorance sur beaucoup de
choses: tel Aristote sur la quadrature du cercle, sur le fondement de l'ordre
des corps cйlestes dont il avoue ne pouvoir apporter que des explications
gйnйrales, sur la nйcessitй qui est en eux et dans leurs moteurs dont il laisse
а d'autres de disserter. Or le bonheur est un bien commun auquel la majoritй
des hommes doit atteindre, а moins, selon le mot d'Aristote, qu'ils n'en soient
empкchйs. Ceci se vйrifie pour la fin naturelle de toute espиce а laquelle
aboutissent normalement les individus de cette espиce. Il est donc impossible
que le bonheur de l'homme soit dans cette union. Il est d'ailleurs йvident qu'Aristote dont
ces philosophes entendent suivre la pensйe, ne place pas lа le bonheur de
l'homme. Au premier Livre des Йthiques il prouve en effet que la fйlicitй de
l'homme est dans une opйration, fruit de sa vertu parfaite: aussi a-t-il dы
s'expliquer au sujet des vertus qu'il a divisйes en vertus morales et
intellectuelles. Or, au Livre Dixiиme, il a dйmontrй que la fйlicitй humaine
est dans le savoir. Elle ne saurait donc кtre dans l'acte de quelque vertu
morale, ni mкme de la prudence ni de l'art qui sont des vertus intellectuelles.
Il reste que cette opйration ressortit а la sagesse, premiиre des trois autres
vertus intellectuelles, sagesse, science et intelligence: ainsi au Dixiиme
Livre, juge-t-il le sage heureux. Cette sagesse, а son sens, compte parmi
les sciences spйculatives dont elle est la tкte, comme il le dit soit au
sixiиme Livre des Йthiques, soit au dйbut des Mйtaphysiques oщ il donne а la
science dont il va traiter, le nom de sagesse. Il apparaоt ainsi que, selon la
pensйe d'Aristote, le bonheur dernier de l'homme, а sa portйe en cette vie, est
la connaissance des choses divines telle que nous la rendent possible les
sciences spйculatives. Cette autre voie qui conduirait а la connaissance des
choses divines, non plus par les sciences spйculatives, mais par un ordre de
gйnйration naturelle, est une invention de certains commentateurs. 45: COMMENT EN CETTE VIE NOUS NE POUVONS SAISIR LES SUBSTANCES
SЙPARЙES
Puisqu'en
cette vie nous ne pouvons connaоtre les substances sйparйes selon les modes que
nous avons examinйs, il nous reste а chercher si nous ne le pourrions par
quelque autre voie. Themistius s'efforce de dйmontrer cette possibilitй
par un argument « a minori ». Les substances sйparйes sont en
effet plus intelligibles que les кtres matйriels; ceux-ci en effet sont intelligibles
dans la mesure oщ l'intellect actif les rend tels en acte, tandis que celles-lа
le sont par elles-mкmes. Si donc notre intelligence saisit les кtres matйriels,
а fortiori est-elle capable de connaоtre les substances sйparйes. Nous jugerons de
cette argumentation d'aprиs les diverses thйories, concernant l'intellect
possible. 1) Dans l'hypothиse oщ l'intellect possible n'est pas une vertu
dйpendante de la matiиre et oщ de plus il est dans son existence mкme sйparй du
corps - position d'Averroиs - il est sans rapport nйcessaire avec les кtres
matйriels; par consйquent plus les кtres sont intelligibles en eux-mкmes, plus
ils le sont pour lui. Il s'ensuit donc que, dиs le principe, douйs de
connaissance grвce а l'intellect possible, nous connaissons, а ce premier
instant, les substances sйparйes: ce qui est manifestement faux. Averroиs
s'efforce d'йluder cet inconvйnient, comme nous l'avons vu dans l'exposй de son
opinion dont nous avons dйmontrй l'erreur. 2) Si au contraire l'intellect possible
n'est pas dans son кtre sйparй du corps, du fait de cette union dans l'кtre
avec tel corps, il est dans un rapport nйcessaire avec les кtres matйriels au
point de ne pouvoir saisir les autres кtres que par eux. Dиs lors, de
l'intelligibilitй des substances sйparйes en elles-mкmes, on ne conclura pas а
leur plus grande intelligibilitй pour notre intelligence. Un mot d'Aristote le
dйmontre. Il dit en effet que la difficultй de comprendre ces кtres vient de
nous et non d'eux, parce que notre intelligence est а l'endroit des choses les
plus lumineuses comme l'_il du hibou devant le soleil. Puis donc - nous
l'avons montrй - qu'on ne peut par les intelligibles matйriels saisir les
substances sйparйes, il suit que notre intellect possible ne peut
d'aucune maniиre comprendre les substances sйparйes. Ceci ressort pareillement du rapport de
l'intellect possible avec l'intellect actif. Une puissance passive n'est en
puissance qu'а l'endroit des choses qui ressortissent а son principe actif
correspondant, car, dans la nature, toute puissance passive a une puissance
active corrйlative, autrement elle serait vaine puisqu'elle ne peut passer а
l'acte sans puissance active; ainsi voyons-nous que la vue n'est sensible
qu'aux couleurs sous l'action du soleil. Or l'intellect possible, vertu en
quelque sorte passive, a par consйquent un principe actif corrйlatif, а savoir
l'intellect actif qui joue pour lui rфle de la lumiиre pour la vue. L'intellect
possible n'est donc en puissance que par rapport а ces objets, rendus
intelligibles par l'intellect actif. De lа Aristote, dйcrivant l'un et l'autre
intellect, dйclare l'intellect possible en mesure de devenir toutes choses, et
l'intellect actif capable de faire toutes choses, en sorte que la
puissance de l'un et de l'autre, active pour celui-ci, passive pour celui-lа,
se porte sur les mкmes objets. Et puisque seuls les кtres matйriels, et non les
substances sйparйes, sont rendus intelligibles par l'intellect actif, seuls ils
sont du domaine de l'intellect possible. Par celui-ci nous ne pouvons donc
saisir les substances sйparйes. C'est ainsi qu'Aristote s'est servi d'un
exemple heureux: l'_il du hibou ne peut jamais voir la lumiиre du soleil.
Averroиs a dйcriй cet exemple, en notant que la similitude de rapport entre
notre intellect et les substances sйparйes, et l'_il du hibou et le soleil ne
consiste pas dans une impossibilitй absolue, mais dans une difficultй. Voici la
raison qu'il en donne а cet endroit: S'il nous йtait impossible de saisir ces
objets intelligibles de soi, comme les substances sйparйes, ils seraient sans
raison d'кtre, tout comme un objet visible que nulle vue ne pourrait voir. Mais cette raison
manifestement ne tient pas. Dans l'hypothиse oщ nous ne pourrions nous-mкmes
connaоtre ces substances sйparйes, elles se connaоtraient elles-mкmes; ainsi
elles ne seraient pas inutilement intelligibles, comme le soleil ne brille pas
inutilement, pour continuer l'exemple d'Aristote: parce que le hibou ne peut le
voir, l'homme et les autres animaux le peuvent contempler. Donc dans l'hypothиse
de son union dans l'кtre avec le corps, l'intellect possible ne peut saisir les
substances sйparйes. Il importe toutefois de se faire quelque idйe de sa
nature. Si on le considиre comme une vertu matйrielle, sujette а la gйnйration
et а la corruption - ainsi le voudraient certains - par nature il est dйterminй
а saisir les кtres matйriels, et en aucune maniиre il ne peut connaоtre les
substances sйparйes, car il rйpugne qu'il soit lui-mкme sйparй. Mais si
l'intellect possible, bien qu'uni au corps, est incorruptible et indйpendant de
la matiиre dans son кtre, comme nous l'avons montrй, il apparaоt que son
inclination vers les кtres matйriels lui vient de son union au corps. Aussi
quand l'вme sera sйparйe du corps, l'intellect possible pourra saisir les кtres
intelligibles par soi, а savoir les substances sйparйes, grвce а l'intellect
actif qui est dans l'вme une similitude de la lumiиre intellectuelle, propre
aux substances sйparйes. Et tel est le donnй de notre foi au sujet de la
connaissance des substances sйparйes aprиs la mort, et non en cette vie. 46: COMMENT EN CETTE VIE L'ВME NE SE SAISIT PAS DIRECTEMENT PAR
ELLE-MКME
Une
difficultй surgit contre ces dires de quelques mots d'Augustin qu'il importe
d'approfondir. Il йcrit en effet au IXe Livre de Trinitate: « De
mкme que par les sens corporels l'вme acquiert la connaissance des rйalitйs
corporelles, ainsi par elle-mкme acquiert-elle celle des rйalitйs spirituelles.
Elle se connaоt donc par elle-mкme puisqu'elle est incorporelle ». De
ce passage il ressort que notre вme se saisit par elle-mкme et, grвce а cette
saisie d'elle-mкme, connaоt les substances sйparйes, ce qui est contraire а ce
que nous avons antйrieurement exposй. Cherchons donc comment notre вme se
connaоt elle-mкme. Il est impossible de soutenir qu'elle connaоt par
elle-mкme sa quidditй. Une puissance cognitive passe en effet а
l'actualitй du connaоtre parce qu'elle renferme en elle ce par quoi elle
connaоt. Si elle le renferme en puissance, sa connaissance est en puissance, si
en acte, sa connaissance est en acte; si elle le possиde d'une maniиre
intermйdiaire, elle n'a qu'une connaissance habituelle. Or l'вme est toujours
actuellement prйsente а elle-mкme, jamais en puissance ou seulement а la
maniиre d'un habitus. Si donc l'вme connaоt sa quidditй par elle-mкme, elle est
toujours en acte de cette connaissance, ce qui est йvidemment faux. Si l'вme connaоt
par elle-mкme sa quidditй, tout homme ayant une вme, chacun sait de son вme ce
qu'elle est. Ce qui est йvidemment faux. Naturelle est cette connaissance, fruit de
la prйsence naturelle d'une chose en nous: c'est le cas des principes
indйmontrables, connus par la lumiиre de l'intellect actif. Dans l'hypothиse de
la connaissance de la quidditй de l'вme par elle-mкme, cette connaissance nous
serait naturelle. Or, dans une connaissance naturelle, nul ne peut errer: dans
la connaissance des principes indйmontrables, personne ne se trompe. Dans cette
hypothиse de la connaissance de l'вme par elle-mкme, nul ne ferait erreur au
sujet de sa quidditй, ce qui est йvidemment faux: beaucoup ont cru que l'вme
est un corps de telle ou telle nature, d'autres un nombre ou une harmonie.
L'вme ne connaоt donc pas sa quidditй par elle-mкme. Dans tout ordre, ce qui est par soi
prйcиde ce qui est par un autre et en est le principe. Ce qui est donc
connu par soi, est connu avant tout ce qui l'est par un autre, et est le
principe de cette connaissance, telles les propositions premiиres а l'йgard des
conclusions. Donc, l'вme connaоt sa quidditй par elle-mкme, ce connu est tel
par soi; en consйquence, il est le premier connu et le principe de toute autre
connaissance. Ce qui est йvidemment faux, car la science ne suppose pas connue
la quidditй de l'вme, mais cherche а la connaоtre а partir d'autres
connaissances. L'вme ne connaоt donc pas la quidditй par elle-mкme. D'ailleurs
Augustin n'a manifestement pas entendu le soutenir. Au Dixiиme Livre de
Trinitate il dit: « l'вme en quкte de la connaissance
de soi, ne cherche pas а se dйcouvrir comme si elle йtait absente mais а se
discerner comme prйsente, non en vue de se connaоtre, comme si elle ne se
connaissait, mais en vue de se discriminer d'avec un autre qu'elle
connaоt ». Par quoi il donne а entendre que l'вme se connaоt par
elle-mкme comme prйsente а elle-mкme, non comme distincte d'avec les autres.
Aussi avance-t-il que certains ont errй en ne distinguant pas l'вme d'avec les
rйalitйs diffйrentes d'elle. Toutefois en connaissant la quidditй d'une chose,
on la saisit comme distincte du reste; aussi la dйfinition qui livre cette
quidditй, distingue-t-elle l'кtre dйfini d'avec les autres rйalitйs. Augustin
ne voulait donc pas que l'вme connaisse sa quidditй par elle-mкme. Aristote ne le
voulait pas davantage. Au Livre III de Anima, il dit que l'intellect possible
se saisit comme les autres choses. Il se saisit par l'espиce intelligible
grвce а laquelle il prend, en acte, rang parmi les intelligibles. En lui-mкme
il n'est qu'intelligible en puissance; or rien n'est connu qui demeure en
puissance, mais qui est en acte. Aussi les substances sйparйes dont la
substance tient rang d'кtre en acte dans le domaine des intelligibles,
saisissent par elles-mкmes leur quidditй propre, tandis que notre intellect
possible ne le peut que par l'espиce intelligible qui le rend intelligent en
acte. Aussi Aristote au Livre III de Anima dйmontre-t-il а partir du
connaоtre lui-mкme la nature de l'intellect possible, comment il est sans
mйlange et incorruptible, ce que nous avons dйmontrй antйrieurement. Ainsi, d'aprиs la
pensйe d'Augustin, notre вme se connaоt par elle-mкme dans la mesure oщ elle
saisit qu'elle est; de la perception de son agir, elle passe а celle de
son existence; or elle agit par elle-mкme, dиs lors elle connaоt par elle-mкme
son existence. Par consйquent l'вme, en se connaissant elle-mкme,
connaоt des substances sйparйes qu'elles sont, et non ce qu'elles
sont, ce qui serait connaоtre leur quidditй. En effet au sujet de ces
substances nous savons soit par la dйmonstration soit par la foi, qu'elles sont
des substances intellectuelles, mais nous ne pourrions atteindre cette science
si notre вme par la connaissance d'elle-mкme ne savait ce qu'est un кtre
intellectuel. Aussi cette science de l'intellectualitй de notre вme est-elle au
dйpart de toute connaissance sur les substances sйparйes. Cette possibilitй
pour nous d'acquйrir la connaissance de la quidditй de notre вme par les
sciences spйculatives, ne permet pas de conclure que ces mкmes sciences nous
conduisent а la connaissance de la quidditй des substances sйparйes, car
notre connaоtre grвce auquel nous atteignons la quidditй de l'вme est fort
йloignй de l'intelligence de la substance sйparйe. Cependant, а partir de notre science sur
la quidditй de notre вme, nous pouvons nous йlever а la connaissance de quelque
genre lointain des substances sйparйes: ce qui n'est pas connaоtre leur
quidditй. De mкme que par la perception de son acte, nous saisissons que notre вme
est par elle-mкme, nous cherchons ce qu'elle est а partir de ses actes et de
ses objets par les principes des sciences spйculatives; de mкme, par la
perception de leurs actes nous connaissons, l'existence des puissances et des
habitus qui sont en notre вme, mais nous dйcouvrons leur nature а partir de la
qualitй de leurs actes. 47: COMMENT DANS CETTE VIE NOUS NE POUVONS VOIR DIEU DANS SON
ESSENCE
En
cette vie nous ne pouvons saisir les autres substances sйparйes en raison de
l'union naturelle de notre intelligence avec les phantasmes; dиs lors, combien
plus nous йchappe la divine essence qui transcende toutes les substances
sйparйes. Nous en avons un signe en ce fait que plus notre esprit s'йlиve dans la
contemplation des rйalitйs spirituelles, plus il s'arrache au sensible. Or le
terme dernier de la contemplation est la divine essence. Aussi pour qu'une
intelligence voie la divine essence doit-elle кtre totalement dйgagйe du sens
corporel soit par la mort soit par quelque ravissement. C'est pourquoi il est
dit au nom de Dieu: « L'homme ne peut me voir et vivre ». Quand la Sainte
Йcriture dit que certains hommes ont vu Dieu, il le faut entendre soit d'une
vision imaginative, soit mкme d'une vision corporelle, la prйsence de Dieu se
manifestant sous quelque forme, corporelle ou extйrieure ou intйrieure dans
l'imagination; ou enfin d'une certaine saisie de Dieu en des effets spirituels. Certaines
expressions d'Augustin font difficultй, d'aprиs lesquelles il semblerait qu'en
cette vie nous poumons saisir Dieu. Il dit en effet au IXe Livre de
Trinitate: « Par une vue de notre esprit nous saisissons en
l'йternelle vйritй d'oщ sort tout le temporel, la forme de notre кtre, suivant
laquelle nous opйrons en nous et dans la matiиre selon la vйritй et la sagesse:
ainsi nous portons en nous une connaissance vraie des choses ». - De
mкme au XIIe Livre des Confessions il dit: « Si l'un et
l'autre nous voyons que ce que tu dis est vrai et que vrai est ce que je dis,
oщ, je le demande, le voyons-nous? Je ne le vois pas en toi, ni toi en moi..
Mais l'un et l'autre nous le voyons en l'immuable vйritй qui est au-dessus
de nos esprits ». -- Pareillement au chapitre XXXI de Vera
Religione, il dit que « nous jugeons de tout selon la divine
Vйritй ». - Il dit encore dans son ouvrage des Soliloques que
« cette vйritй doit кtre d'abord connue grвce а laquelle nous pouvons
connaоtre les autres »; ce qu'il semble йcrire de la Vйritй divine.
Toutes ces expressions laissaient entendre que nous saisissons Dieu lui-mкme
qui est sa Vйritй, et que par lui nous connaоtrons le reste. On pourrait
interprйter dans ce sens ce qu'il йcrit au XIIe Livre de Trinitate:
« Il appartient а l'intelligence de juger de ce monde corporel
conformйment aux raisons incorporelles et йternelles qui, si elles ne
dйpassaient l'esprit de l'homme, ne seraient pas immuables ». Or ces
raisons immuables et йternelles ne peuvent кtre qu'en Dieu, puisque d'aprиs la
foi Dieu seul est йternel. Il s'ensuit donc, semble-t-il, qu'en cette vie nous
pouvons voir Dieu, et du fait que nous le voyons et qu'en lui nous saisissons
les raisons des choses, nous jugeons du reste. Il n'est toutefois pas croyable
qu'Augustin, sous de telles expressions, ait entendu qu'en cette vie nous
puissions saisir Dieu en son essence. Cherchons donc de quelle maniиre nous
connaissons en cette vie la vйritй immuable ou ces raisons йternelles
et comment d'aprиs elles nous jugeons du reste. Dans son Livre des Soliloques, Augustin
affirme que la vйritй est dans l'вme: ainsi а partir de l'йternitй de la vйritй
prouve-t-il l'immortalitй de l'вme. Cependant la vйritй n'est pas uniquement
dans l'вme comme Dieu est dit кtre prйsent aux choses par son essence ou
prйsent en elles par sa ressemblance puisque chaque chose est vraie dans la
mesure oщ elle porte en elle-mкme cette ressemblance: en ceci l'вme ne
l'emporterait pas sur les autres кtres. Mais l'вme possиde la vйritй divine d'une
maniиre singuliиre: elle la connaоt. Par consйquent nous estimons vrais, chacun
suivant sa nature, les вmes et les autres кtres, parce qu'ils sont formйs а la
ressemblance de cette nature transcendante qui est la Vйritй mкme du fait que
son intelligence est son кtre; de mкme les connaissances de l'вme sont vraies
parce qu'elles portent en elle une certaine ressemblance avec la vйritй divine
que Dieu connaоt. De lа а propos du Psaume XI: « les vйritйs ont
disparu de chez les enfants des hommes », la Glose note que comme
un visage est reproduit plusieurs fois dans un miroir, ainsi l'unique premiиre
vйritй en engendre-t-elle de multiples dans les esprits des hommes. Si diverses que
soient les rйalitйs que les diffйrents hommes atteignent et croient vraies, il
est cependant certaines vйritйs sur lesquelles tous les hommes s'accordent,
tels les premiers principes de l'intellect tant spйculatif que pratique: ils
sont comme une image de la divine vйritй, universellement reproduite dans
l'intelligence des hommes. Tout ce qu'acquiert l'esprit avec certitude, il le
saisit en ces principes, mesure de tout jugement puisque en eux tout se rйsout;
et l'on dit qu'il voit tout dans la divine Vйritй ou dans les raisons
йternelles et qu'il juge tout par elles. Le mot d'Augustin au Livre I des Soliloques
confirme ce sens: « Les donnйes du savoir sont perзues dans la
divine Vйritй, comme les choses visibles qui nous entourent dans la lumiиre du
soleil », or celles-ci ne sont pas vues dans le corps solaire, mais а
sa lumiиre qui est la reproduction de la clartй du soleil dans l'air et les
autres corps semblables. Des paroles d'Augustin il ne suit donc pas qu'en
cette vie nous voyons Dieu dans son essence, mais seulement comme dans un
miroir, d'une maniиre obscure: ce que l'Apфtre confirme au sujet de notre
connaissance en cette vie: « Nous voyons maintenant, dans un miroir,
d'incertaines images ». Si ce miroir qu'est l'вme humaine donne
une reprйsentation plus expressive de Dieu, cette connaissance que l'on en peut
tirer de Dieu, ne dйpasse pourtant pas le genre de connaissance tirй des sens:
l'вme humaine ne pouvant connaоtre sa propre essence qu'а travers les natures
sensibles. Par consйquent cette voie ne conduit pas а une connaissance de Dieu,
meilleure que celle de la cause par son effet. 48: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE DE L'HOMME N'EST PAS EN CETTE VIE
La
fйlicitй derniиre de l'homme n'est donc pas dans cette connaissance confuse de
Dieu а la portйe de tous ou d'un grand nombre, ni dans celle que fournit la
dйmonstration propre aux sciences spйculatives, ni dans celle qu'offre la loi,
nous l'avons dйmontrй. En cette vie on ne peut prйtendre а une connaissance
plus haute de Dieu telle qu'on le saisisse dans son essence ou du moins telle
que, grвce а la saisie des autres substances sйparйes, on puisse le toucher de
plus prиs. Il faut cependant placer la fйlicitй derniиre dans une certaine
connaissance de Dieu, nous l'avons prouvй. Impossible donc de la trouver en
cette vie. La fin derniиre de l'homme met un terme а ses appйtitions naturelles;
une fois atteintes, plus rien n'est dйsirй; si en effet quelque mouvement
ultйrieur apparaissait, ce point de repos ne serait pas le point final. Or ceci
ne peut arriver en cette vie. En effet plus une intelligence s'ouvre, plus
s'accroоt en elle le dйsir de savoir, naturel а tous les hommes, exception
faite pour celui dont la science serait universelle. Or ce cas ne se rencontre
chez aucun homme qui n'est qu'un homme et cela avec juste raison, puisque en
cette vie nous ne pouvons connaоtre les substances sйparйes qui sont les plus
hauts intelligibles, nous l'avons dit. Il n'est donc pas possible que la
fйlicitй derniиre de l'homme soit en cette vie. Tout ce qui se meut vers une fin, tend
naturellement а se stabiliser en cette fin et а s'y reposer, par exemple un
corps qui par nature s'йloigne d'un lieu, n'y revient plus, si ce n'est sous
une pression violente, contraire а son inclination. Or la fйlicitй est la fin
derniиre que l'homme dйsire naturellement, aussi son dйsir naturel est-il de s'y
installer; et tant que cette fйlicitй n'est pas atteinte et, avec elle, cette
immobile stabilitй, il n'est pas heureux; son inclination naturelle ne goыte
pas encore le repos. Quand donc l'homme touche а son bonheur, il acquiert
pareillement une fixitй et un repos: d'oщ cette pensйe commune que la fйlicitй
comporte une stabilitй: le Philosophe remarque que nous n'estimons pas
heureux celui qui est comme le camйlйon. Or en cette vie rien n'est stable:
tout homme, si heureux soit-il, y est soumis aux infirmitйs et aux infortunes
qui paralysent l'action, quelle qu'elle soit, en laquelle il a placй son
bonheur. La fйlicitй derniиre de l'homme est donc impossible en cette vie. Il serait anormal
et contraire au bon sens que la gйnйration d'un кtre rйclame un long temps
alors que son existence est de courte durйe; il s'ensuivrait que la nature
serait en la majeure partie de son temps privйe de sa fin; ainsi voyons-nous
les animaux dont la vie est courte, atteindre rapidement leur perfection. Or si
la fйlicitй consiste dans cet agir parfait qui suit la vertu parfaite soit
intellectuelle soit morale, elle ne saurait кtre accordйe а l'homme qu'aprиs un
long dйlai, ce qui est surtout vrai dans le domaine spйculatif auquel ressortit
la fйlicitй derniиre; а peine en effet l'homme atteint-il le sommet des
sciences sur la fin de sa vie. Et alors normalement il ne survit pas longtemps.
Il n'est donc pas possible que la fйlicitй derniиre soit pour cette vie. Au jugement de
tous la fйlicitй est un bien parfait, sans quoi notre appйtit serait
insatisfait. Et le bien parfait ne supporte aucun mйlange de mal; ainsi ce qui
est parfaitement blanc, exclut totalement le noir. Mais, dans la vie prйsente,
il est impossible que l'homme soit immunisй contre tous les maux, contre les
maux corporels tels que la faim, la chaleur, le froid et autres misиres, mais
encore contre les maux spirituels. Il n'est personne en effet que ne troublent
parfois quelques passions dйsordonnйes, qui ne dйpasse en plus ou en moins ce
juste milieu de la vertu, ne souffre encore de quelque dйception, ou au moins
ignore ce qu'il souhaiterait savoir, ou encore ne doute de ce qu'il voudrait
tenir avec certitude. Nul par consйquent n'est heureux en cette vie. L'homme fuit
naturellement la mort et s'en attriste; il la fuit au moment mкme oщ il la sent
prйsente, bien plus il la fuit mкme lorsqu'il y pense. Or l'homme ne peut en
cette vie йviter la mort. Il n'est donc pas possible qu'il soit heureux en
cette vie. La fйlicitй derniиre ne rйside pas dans un йtat d'habitude, mais dans
l'action: les habitus trouvent leur raison d'кtre dans l'acte. Mais il est
impossible en cette vie de se maintenir toujours en acte. Il n'est donc pas
possible que l'homme y soit totalement heureux. Plus une chose est dйsirйe et aimйe, plus
forte est la douleur et la tristesse qu'engendre sa perte. Or le bonheur est ce
qui est le plus dйsirй et aimй, et le perdre est la plus grande des tristesses.
Dans l'hypothиse oщ la fйlicitй derniиre serait pour cette vie, sa perte serait
certaine, au moins du fait de la mort; et encore durerait-elle jusque lа? Tout
homme est en cette vie susceptible d'кtre victime de quelque maladie, handicapй
pour son agir vertueux, par exemple la folie et autres dйsйquilibres analogues
qui lient l'usage de la raison. En consйquence une telle fйlicitй, toujours
accompagnйe de tristesse, ne serait pas la fйlicitй parfaite. On objectera que
la fйlicitй, bien de la nature intellectuelle, ne convient, dans sa perfection
et sa vйritй, qu'а ceux qui jouissent de la perfection de cette nature, а
savoir les substances sйparйes; chez les hommes elle sera imparfaite, а la
maniиre d'une certaine participation. Ceux-ci en effet ne peuvent attendre а
une intelligence plйniиre de la vйritй qu'aprиs tout un mouvement de recherche;
ils sont en outre dйmunis devant les objets les plus intelligibles par nature.
Aussi le bonheur, dans son acception totale, n'est pas pour eux, mais ils y
participent de quelque maniиre, mкme en cette vie. Telle fut, semble-t-il, la
pensйe d'Aristote sur la fйlicitй. Aussi au Premier Livre des Йthiques, il
se demande si les infortunes nuisent au bonheur: aprиs avoir montrй comment le
bonheur se trouve dans les activitйs vertueuses dont la durйe semble plus
longue en cette vie, il conclut en dйclarant bienheureux, comme des hommes sont
susceptibles de l'кtre, ceux qui possиdent cette perfection ici-bas, non qu'ils
tiennent le bonheur absolu, mais ils l'atteignent а leur maniиre humaine. Il importe de
dйmontrer comment cette rйponse n'entame pas notre argumentation antйrieure.
L'homme, dans l'ordre de la nature, est infйrieur aux substances sйparйes; il
est pourtant supйrieur aux crйatures dйpourvues de raison; par consйquent il
atteint sa fin d'une maniиre plus excellente que celles-ci. Ces derniиres
atteignent ainsi parfaitement leur fin qu'elles ne recherchent rien d'autre: le
corps lourd s'arrкte en son lieu propre; le dйsir naturel de l'animal
s'assouvit dans la jouissance du plaisir sensible. Il importe a fortiori que le
dйsir naturel de l'homme soit satisfait dans la possession de sa fin derniиre,
ce qui ne peut кtre en cette vie. L'homme n'atteint donc pas en cette vie la
fйlicitй comme sa fin propre; il faut qu'il la trouve aprиs. Il est impossible
qu'un dйsir naturel soit vain: la nature ne fait rien en vain. Et ce
dйsir naturel serait vain qui ne pourrait кtre satisfait. Le dйsir naturel de
l'homme est donc susceptible d'кtre satisfait. Il ne peut l'кtre en cette vie,
nous l'avons montrй. Il le sera donc aprиs cette vie. La fйlicitй derniиre de
l'homme est donc aprиs cette vie. Tant qu'un кtre est а la recherche de sa
perfection, il n'est pas а sa fin derniиre. Or tous les hommes, sur le plan de
la connaissance du vrai, sont toujours en mouvement et а la recherche d'une
perfection: les fils ajoutent aux dйcouvertes de leurs pиres. Ainsi jamais les
hommes, sur ce plan de la vйritй а connaоtre, ne sont comme installйs en leur
fin derniиre. Puisque la fйlicitй de l'homme ici-bas semble rйsider surtout
dans cette contemplation qui donne la connaissance de la vйritй, comme Aristote
le prouve, il est impossible d'avancer que l'homme atteint sa fin derniиre en
cette vie. Tout ce qui est en puissance veut passer а l'acte et tant qu'il n'est
pas en sa parfaite actualitй, il n'est pas en sa fin derniиre. Or notre
intelligence est en puissance а connaоtre toutes les formes des choses, et elle
est rйduite а l'acte au fur et а mesure de ses connaissances. Elle ne sera par
consйquent en pleine actualitй et а sa fin derniиre qu'au temps oщ elle
connaоtra tout, au moins toutes les rйalitйs matйrielles. Et cela, l'homme ne
le peut par les sciences spйculatives grвce auxquelles en cette vie nous
connaissons le vrai. Il n'est donc pas possible que sa fйlicitй derniиre soit
ici-bas. Pour ces raisons et d'autres semblables, Alexandre et Averroиs
affirmиrent que la fйlicitй derniиre de l'homme ne se trouve pas dans cette
connaissance humaine, fruit des sciences spйculatives, mais dans une communion
avec la substance sйparйe, d'aprиs eux possible pour l'homme en cette vie.
Aristote, voyant qu'ici-bas il n'y avait pour l'homme d'autre connaissance que
celle des sciences spйculatives soutint qu'il n'atteignait pas la fйlicitй
parfaite, mais une fйlicitй а sa mesure. On voit ici de part et d'autre l'angoisse
de ces grands esprits, angoisse dont nous sommes libйrйs en admettant, d'aprиs
notre argumentation antйrieure, que l'homme peut aprиs cette vie atteindre le
vrai bonheur; son вme immortelle survivra, et dans cet йtat elle connaоtra а la
maniиre des substances sйparйes, comme nous l'avons montrй au Deuxiиme Livre. La fйlicitй
derniиre de l'homme sera donc aprиs cette vie dans la connaissance de Dieu,
propre а la substance sйparйe. Aussi le Seigneur promet-il « une
rйcompense dans les Cieux », et il dit que les Saints « seront
tels que les Anges qui voient toujours Dieu dans les cieux », comme le
rapporte Matthieu. 49: COMMENT LES SUBSTANCES SЙPARЙES NE CONNAISSENT PAS DIEU DANS
SON ESSENCE, BIEN QU'ELLES LE CONNAISSENT PAR LEUR PROPRE ESSENCE
Il
nous reste а chercher si cette connaissance qu'elles ont de Dieu par leur
essence suffit а l'ultime fйlicitй des substances sйparйes et des вmes aprиs
leur mort. Dans notre enquкte sur ce point, nous montrerons d'abord comment dans
cette connaissance il n'y a pas de saisie de la divine essence. Une cause peut
кtre connue par son effet de diverses maniиres. 1. L'effet est le moyen terme grвce auquel
on sait de la cause et son existence et sa nature: telle est la mйthode des
sciences qui par l'effet dйmontre la cause. 2. Dans l'effet lui-mкme on saisit la cause
en raison de sa ressemblance avec celle-ci: ainsi l'homme qui se voit dans un
miroir grвce а son image. Cette seconde maniиre diffиre de la premiиre car ici
il y a deux connaissances, l'une de l'effet, l'autre de la cause, l'une йtant
cause de l'autre: la connaissance de l'effet engendre celle de sa cause; mais
lа, la perception est unique; tout en saisissant un effet on voit sa cause en
lui. 3.
La ressemblance de la cause dans son effet est la forme grвce а laquelle
celui-ci connaоt sa cause: supposons un coffre douй d'intelligence, grвce а sa
forme il connaоtrait le plan dont йmane cette forme qui en est la similitude. Or en aucune de
ces maniиres la quidditй d'une cause peut кtre connue par son effet, а moins
qu'il ne lui soit adйquat et en exprime toute la vertu.
Les substances sйparйes
connaissent Dieu par leur essence comme un effet par sa cause: non de la
premiиre maniиre, leur connaissance n'йtant pas discursive, mais de la
deuxiиme, chaque substance saisit Dieu dans l'autre, et aussi de la troisiиme
maniиre, chacune voit Dieu en elle-mкme. Mais aucune d'elle n'est un effet
adйquat а la vertu divine, comme nous l'avons montrй au Deuxiиme Livre. Il
n'est donc pas possible que par cette voie de connaissance elles saisissent la
divine essence. La reprйsentation intelligible qui permet de
connaоtre la nature d'un кtre, doit кtre de la mкme espиce que lui ou mieux son
espиce: ainsi la forme d'une maison dans l'esprit de l'architecte est de la
mкme espиce que la forme de la maison rйalisйe dans la matiиre, bien plus elle
en est l'espиce, car par l'espиce de l'homme on ne connaоtra pas la nature de
l'вne ou du cheval. Mais la nature de la substance sйparйe n'est ni de la mкme
espиce, bien plus ni du mкme genre que la nature divine, nous l'avons montrй. Il
est donc impossible qu'une substance sйparйe connaisse la divine substance par
sa propre nature. Tout кtre crйй est limitй а un genre ou а une espиce.
Or la divine essence est infinie, riche en soi de la perfection totale de tout
l'кtre, comme on l'a prouvй au Premier Livre. Il est donc impossible de saisir
la divine essence а travers le crйй. Toute espиce intelligible qui permet de
connaоtre la quidditй ou l'essence d'une chose, embrasse cette rйalitй dans sa
reprйsentation; aussi appelons-nous termes ou dйfinitions ces
discours par lesquels nous exprimons l'essence. Or il est impossible а quelque
similitude crййe d'exprimer Dieu ainsi, car а l'encontre de Dieu toute
reprйsentation crййe est d'un genre dйterminй, nous l'avons dit au Premier
Livre. Il n'est donc pas possible de connaоtre Dieu par quelque reprйsentation
crййe. La
divine substance est son кtre, nous l'avons expliquй au Premier Livre, tandis
que l'кtre de toute substance sйparйe est autre que son essence, nous l'avons
prouvй au Deuxiиme Livre. L'essence de la substance sйparйe n'est donc pas un
moyen suffisant pour voir Dieu dans son essence. Cependant la substance sйparйe connaоt par
elle-mкme que Dieu existe, qu'il est cause de tout, au-dessus de tout, distinct
de tout ce qui est et mкme de tout ce qui est concevable par une intelligence
crййe, cette connaissance de Dieu est pareillement а notre portйe, car par ses
effets nous connaissons de Dieu qu'il existe, qu'il est la cause des кtres,
au-dessus et distinct d'eux. C'est le sommet de notre connaissance en cette
vie, comme le dit Denys en son ouvrage De Mystica Thealogia: « nous
sommes unis а Dieu comme а un inconnu »; cela vient de ce que nous
connaissons de lui ce qu'Il n'est pas, son essence nous demeurant absolument
cachйe. De lа, pour marquer l'ignorance de cette sublime connaissance, il est
dit de Moпse qu'il « s'approcha de l'obscuritй en laquelle Dieu
rйside ». Mais une nature infйrieure, а son sommet, ne touche
qu'au dernier degrй de la nature supйrieure; c'est pourquoi cette connaissance
est plus excellente chez les substances sйparйes qu'en nous. En voici les
raisons: 1. L'existence d'une cause est d'autant mieux connue que son effet est
plus proche d'elle et plus expressif de sa perfection. Or les substances
sйparйes qui connaissent Dieu dans leur essence, sont des effets plus proches
de Dieu et plus expressifs de sa ressemblance que ceux par lesquels nous
connaissons Dieu. Les substances sйparйes connaissent donc l'existence de Dieu
avec plus de certitude et dans une plus grande clartй que nous. 2. La
connaissance propre d'un кtre, au terme de nйgations successives, quelle qu'en
soit la voie, est d'autant plus parfaite que l'on a dйcelй comme йtrangers а
cet кtre des йlйments plus nombreux et en plus grande affinitй avec lui: savoir
de l'homme qu'il n'est pas un кtre inanimй ni insensible est une science plus
spйcifique que de savoir simplement qu'il n'est pas inanimй, bien que de part
et d'autre on ignore sa nature. Or la connaissance des substances sйparйes est
plus vaste que la nфtre et porte sur plus de choses en affinitй avec Dieu,
aussi leur intelligence nie de Dieu plus de choses que la nфtre et des choses
qui le touchent de plus prиs. Leur science de Dieu est donc plus spйcifique que
la nфtre, sans leur permettre de voir la divine essence qu'elles ne saisissent
qu'а travers leur essence. 3. La dignitй de quelqu'un apparaоt d'autant mieux
que plus йvidente est l'excellence de ceux qu'il gouverne: ainsi le paysan sait
que le roi est le premier du royaume, toutefois il ne connaоt dans le royaume
que certains officiers subalternes avec lesquels il a affaire, sa connaissance
de la dignitй royale n'йgale donc pas celle de celui qui sait toutes les
dignitйs des princes royaux; nйanmoins ni l'un ni l'autre ne saisit toute la
grandeur de la dignitй royale. Or nous ne connaissons que quelques dйtails
infimes concernant les кtres. Aussi tout en confessant l'excellence de Dieu
au-dessus de tous les кtres, nous n'en saisissons pas la surйminence а la
maniиre des substances sйparйes qui connaissent les degrйs supйrieurs des кtres
et savent encore que Dieu les dйpasse. 4. Il est enfin йvident que la causalitй
d'une cause s'affirme d'autant mieux que ses effets sont plus nombreux et plus
йclatants; il est dиs lors manifeste que les substances sйparйes connaissent
mieux que nous la causalitй de Dieu et sa puissance bien que nous sachions
qu'il est la cause des кtres. 50: COMMENT LE DЙSIR NATUREL DES SUBSTANCES SЙPARЙES N'EST PAS
ASSOUVI PAR LA CONNAISSANCE NATURELLE QU'ELLES ONT DE DIEU
Et
cependant cette connaissance qu'a de Dieu la substance sйparйe ne saurait
apaiser son dйsir naturel. Tout ce qui dans une espиce est imparfait tend а la
perfection propre а cette espиce: ainsi celui qui au sujet d'une chose n'a pu
se faire qu'une opinion - ce qui est une connaissance imparfaite - par le fait
mкme est incitй а en dйsirer la pleine connaissance. Or cette connaissance que
les substances sйparйes possиdent de Dieu sans en connaоtre la substance, est
imparfaite dans son espиce: nous n'estimons pas en effet connaоtre une chose
dont l'essence nous йchappe; d'oщ il suit que la science d'une chose consiste
principalement dans la connaissance de sa nature. Par consйquent cette
connaissance que les substances sйparйes ont de Dieu n'apaise pas leur dйsir
naturel; bien plutфt elle l'excite а la vision de la divine essence. La connaissance
des effets excite le dйsir d'en connaоtre la cause; de lа les hommes ont
commencй а philosopher en cherchant la cause des choses. Or le dйsir de savoir,
naturel et innй en toute substance spirituelle, ne peut donc кtre satisfait
que, si connaissant l'essence des effets, elles peuvent en saisir la cause. Du
fait donc que les substances sйparйes connaissent Dieu comme la cause de toutes
les choses dont elles saisissent l'essence, elles n'ont d'apaisement а leur
dйsir naturel que dans la vision de la substance de Dieu. Entre la question
« quid est » (qu'est-ce que cela?) et la question « an est » (est-ce que cela existe?), le rapport est le mкme
qu'entre la question « propter quid » (pourquoi cela?) et la
question « quia » (quelles sont les raisons extrinsиques de
cela?): en effet par la question « propter quid » on
s'enquiert de la raison qui explique le « quia est », par
exemple ce qui cause l'йclipse de la lune; et de mкme par la question « quid
est » on cherche а expliquer 1'« an est », ainsi que
l'enseigne le Deuxiиme Livre des « Postйrieurs Analytiques ».
Or nous constatons comment ceux qui savent le « quia est » d'une
chose, dйsirent naturellement en connaоtre le « propter quid »; et
de mкme la connaissance du « an est » d'un кtre йveille le
dйsir de celle du « quid est », c'est-а-dire d'en connaоtre la
substance. Dans la connaissance de Dieu, le dйsir naturel de savoir n'est donc
pas satisfait par la science du seul « quia est ». Rien de fini ne
peut combler le dйsir de l'intelligence, la preuve en est qu'aprиs avoir йpuisй
le fini, l'intelligence se tend а quelque autre chose: une ligne finie est-elle
donnйe, l'intelligence rкve d'une plus grande; de mкme pour les nombres; telle
est la raison de l'addition а l'infini dans le nombre et la ligne mathйmatique. Mais la
perfection et la virtualitй de toute substance crййe est finie. L'intelligence
de la substance sйparйe n'est donc pas satisfaite par la connaissance des
substances crййes quelle qu'en soit l'йminence; son dйsir naturel la porte а
connaоtre une substance d'une perfection infinie telle que celle dont il fut
question а propos de la substance divine. En toute nature intellectuelle est innй le
dйsir naturel de savoir et pareillement celui de sortir de l'ignorance ou du
manque de science. Or les substances sйparйes savent - nous avons dit de quelle
maniиre - que la substance divine les dйpasse elles et tout ce qu'elles
saisissent; elles savent par consйquent leur ignorance au sujet de cette divine
essence. Leur dйsir naturel les porte donc а connaоtre celle-ci. Plus un кtre
approche de sa fin, plus s'intensifie son dйsir de l'atteindre; ainsi
voyons-nous comment le mouvement d'un corps s'accйlиre quand il touche а son
but. Or l'intelligence des substances sйparйes est plus proche de la
connaissance divine que la nфtre; elles dйsirent donc plus intensйment que nous
de connaоtre Dieu. Mais nous, quelle que soit notre science de l'existence de
Dieu et de toutes ces choses dont nous avons parlй, nous sommes inassouvis dans
notre dйsir et nous souhaitons connaоtre Dieu dans son essence; combien plus le
dйsirent naturellement les substances sйparйes. Leur dйsir n'est donc pas
assouvi par la connaissance susdite. De tout cela concluons que l'ultime
fйlicitй pour les substances sйparйes ne rйside pas dans la connaissance de
Dieu, saisi а travers leur substance, puisque leur dйsir les pousse jusqu'а
l'essence mкme de Dieu. Il est clair йgalement qu'il ne faut pas chercher la
fйlicitй derniиre en dehors d'une opйration intellectuelle, puisque nul dйsir
ne porte aussi haut que celui de connaоtre la vйritй. Tout dйsir en effet dont
l'objet serait le plaisir ou quelque autre bien de ce genre, recherchй par
l'homme, trouvera sa satisfaction dans les autres кtres, mais celui-lа n'a de
satisfaction qu'en Dieu, fondement et crйateur de toutes choses. C'est pourquoi
la Sagesse dit justement: « J'habite dans les hauteurs et
mon trфne est dans une colonne de nuйe ». Et dans les Proverbes il est
dit: « La sagesse appelle ses servantes prиs de la citadelle ». Honte а quiconque
cherche dans les bas-fonds un bonheur situй si haut. 51: DE QUELLE MANIИRE DIEU EST-IL VU DANS SON ESSENCE
Il est
impossible qu'un dйsir naturel soit vain; il le serait si l'on ne pouvait
atteindre а l'intelligence de la divine substance que tous les esprits dйsirent
naturellement; en consйquence il est nйcessaire d'affirmer qu'il est possible,
et pour les substances sйparйes et pour nos вmes, de voir l'essence divine par
l'intelligence. Le mode de cette vision ressort suffisamment de nos
considйrations antйrieures. Nous avons en effet dйmontrй qu'une intelligence ne
peut voir la divine substance au moyen d'une espиce crййe. D'oщ s'il y a vision
de l'essence divine, cette vision intellectuelle est due а la divine essence
elle-mкme, au point qu'elle est а la fois l'objet de la vision et le moyen par
lequel la vision se rйalise. Toutefois l'intelligence ne peut connaоtre une
substance si elle n'est actuйe par une espиce qui l'informe, espиce qui est la
ressemblance de la rйalitй connue; il pourrait donc sembler impossible qu'une
intelligence crййe saisisse la divine essence par elle-mкme comme si celle-ci
remplissait le rфle d'espиce intelligible; la divine essence est en effet un
кtre subsistant par soi, et au Livre premier nous avons montrй comment Dieu ne
peut кtre la forme d'aucun кtre. Pour comprendre cette vйritй
rappelons-nous comment une substance, subsistante par elle-mкme, est soit une
forme pure soit un composй de matiиre et de forme. Le composй de matiиre et de
forme ne saurait кtre forme d'un autre: sa forme est dйjа restreinte а telle
matiиre dйterminйe au point de ne pouvoir кtre la forme d'un autre кtre. Au
contraire le subsistant qui est forme pure, peut кtre forme d'un autre si son
кtre est tel qu'il soit susceptible d'кtre participй par un autre, comme nous
l'avons dit а propos de l'вme. Dans le cas oщ son кtre exclurait toute
participation par un autre, il ne pourrait devenir la forme d'un autre кtre,
circonscrit qu'il serait en lui-mкme par son кtre comme les кtres matйriels par
leur matiиre. Ces remarques, propres a l'кtre substantiel ou naturel, sont йgalement
vraies de l'кtre intelligible. Le vrai йtant la perfection de l'intelligence,
cet intelligible sera donc comme une forme pure dans l'ordre des intelligibles
qui est la vйritй elle-mкme. Or ceci n'appartient qu'а Dieu. Il en est en effet
du vrai comme de l'кtre, celui-lа seulement est sa propre vйritй qui est son
кtre: c'est le propre de Dieu comme nous l'avons dйmontrй au Deuxiиme Livre.
Les autres intelligibles subsistants ne sont pas, dans l'ordre des
intelligibles, comme une forme pure; ils possиdent une forme reзue dans un
sujet: chacun d'eux est vrai, mais il n'est pas la vйritй, comme il est un
кtre, mais non l'кtre lui-mкme. Il est donc йvident que la divine essence
peut remplir а l'endroit de l'intelligence crййe le rфle d'espиce intelligible
par laquelle celle-ci connaоtra, ce qui ne convient а l'essence d'aucune autre
substance sйparйe. Cependant l'essence divine ne peut кtre, dans l'ordre de la
nature, la forme d'un autre кtre; il s'ensuivrait en effet que par une telle
union elle constituerait une seule nature avec cet кtre, chose impossible en
raison de la perfection de sa nature. Mais l'union de l'espиce intelligible
avec l'intelligence ne constitue pas une nature, c'est un perfectionnement de
celle-ci en vue de la connaissance, ce qui ne s'oppose pas а la perfection de
la divine essence. Cette vision immйdiate de Dieu nous est promise dans
la Sainte Йcriture: « Nous ne voyons maintenant que dans un miroir et
d'une maniиre obscure; alors nous verrons face а face ». Ne prenons
pas ceci d'une maniиre matйrielle au point d'imaginer une face corporelle dans
la divinitй. Nous avons dit que Dieu est incorporel, et il nous est impossible
de voir Dieu avec le visage de notre corps puisque l'_il corporel, propre а
notre face, ne peut saisir que les objets matйriels. Nous verrons donc Dieu
face а face en ce sens que notre vision de Dieu sera immйdiate, comme celle d'un
homme qui est en face de nous. Par cette vision surtout nous serons semblables а
Dieu et participants de sa bйatitude: Dieu en effet se voit dans son essence et
c'est lа son bonheur. Aussi est-il dit: « Lorsqu'il nous apparaоtra
nous serons semblables а lui, nous le verrons tel qu'il est ».
Le Seigneur dit: « Et moi je dispose du Royaume en votre faveur, comme
mon Pиre en a disposй pour moi afin que vous mangiez et buviez а ma table
dans mon royaume », ce que l'on n'entendra pas d'une nourriture et
d'un breuvage corporels mais de cette nourriture que l'on prend а la table de
la Sagesse, а propos de quoi la Sagesse dit : « Mangez
de mon pain et buvez le vin que j'ai mйlangй pour vous ». Ceux-ci
mangent et boivent а la table de Dieu qui jouissent du mкme bonheur dont il est
heureux, le contemplant comme il se contemple lui-mкme. 52: COMMENT AUCUNE CRЙATURE PAR SES PROPRES FORCES NE PEUT
PARVENIR A LA VISION DE DIEU DANS SON ESSENCE
Il est
impossible а quelque crйature que ce soit d'atteindre par ses propres forces а
ce mode de la vision divine. Une nature infйrieure ne peut atteindre ce qui est
propre а une nature supйrieure que sous l'action de celle-ci; ainsi sans
l'action du feu, l'eau ne s'йchaufferait pas. Or la vision de Dieu par
l'essence divine elle-mкme est le propre de la nature divine, car le propre de
tout agent est d'agir par sa forme propre. Aucune crйature ne peut donc voir
Dieu par sa divine essence si ce n'est sous l'action de Dieu. La forme propre
d'un кtre ne devient forme d'autre que sous l'action de celui-ci: tout agent en
effet produit un semblable а lui-mкme en communiquant sa forme а un autre. Or
la vision de la substance de Dieu est impossible si l'essence divine ne devient
la forme de l'intelligence grвce а laquelle celle-ci connaоtra. Il est donc
impossible qu'une substance crййe parvienne а cette vision si ce n'est sous
l'action de Dieu. Si deux йlйments doivent s'unir entre eux dont l'un a
raison de forme, l'autre de matiиre, l'union se fera sous l'action non du
principe matйriel, mais du principe formel, la forme йtant en effet principe
actif, la matiиre principe passif. Or pour que l'intelligence crййe voie la
substance de Dieu, il est indispensable que la divine essence lui soit unie
comme une forme intelligible, nous l'avons dit. Nul intellect crйй ne peut donc
atteindre cette vision que sous l'action de Dieu. « Ce qui est par soi est cause de
ce qui est par un autre ». Or l'intelligence divine voit la divine
essence par elle-mкme, puisqu'elle est la divine essence elle-mкme par laquelle
est perзue la substance de Dieu, comme nous l'avons prouvй au Premier Livre.
Mais l'intellect crйй voit la divine substance par l'essence de Dieu comme par
un autre que lui. Il ne peut donc кtre gratifiй de cette vision que sur
l'intervention de Dieu. Une nature ne peut prйtendre а ce qui la dйpasse que
sur une intervention йtrangиre, comme l'eau ne jaillit que sous une motion
extrinsиque. Or voir l'essence de Dieu excиde le pouvoir de toute nature crййe:
la connaissance propre de toute nature crййe est en effet proportionnйe а son
mode d'кtre; la nature divine йchappe ainsi а toute connaissance. Aucun
intellect crйй ne peut donc atteindre la vision de l'essence divine sans
l'action de Dieu qui dйpasse toute crйature. De lа ce mot: « Le don de Dieu
c'est la vie йternelle ». Nous avons en effet montrй comment la vision
divine est la fйlicitй de l'homme qui est appelйe vie йternelle. Nous n'y
parvenons que par la grвce de Dieu, car cette vision dйpasse le pouvoir de
toute crйature et il est impossible d'y parvenir sans le secours divin. Ce qui
advient ainsi а la crйature est dit grвce de Dieu. Le Seigneur a dit: « Je
me manifesterai moi-mкme а lui ». 53: COMMENT, POUR VOIR DIEU DANS SON ESSENCE, L'INTELLECT CRЙЙ A
BESOIN DE L'INFLUX DE LA DIVINE LUMIИRE
Afin
d'кtre adaptй а cette vision si haute, l'intellect humain a besoin d'кtre
surйlevй par l'action de la divine Bontй. Il est impossible en effet que la forme
propre d'un кtre devienne celle d'un autre sans que celui-ci participe а la
ressemblance de l'кtre а qui appartient cette forme: ainsi, pour que la lumiиre
soit l'acte d'un corps, celui-ci doit кtre en quelque sorte diaphane. Or la
divine essence est la forme intelligible propre de l'intellect divin et lui est
proportionnйe: en Dieu ces trois choses n'en font qu'une, l'intellect, le moyen
d'intellection et son objet. L'essence divine ne peut donc кtre la forme
intelligible d'un intellect crйй sans une participation de celui-ci а la divine
ressemblance, participation nйcessaire pour la vision de la substance de Dieu. Nul n'est
susceptible de recevoir une forme supйrieure si sa capacitй n'est surйlevйe par
quelque disposition; en effet un acte dйterminй est rйalisй dans une puissance
proportionnйe. Or la divine essence est une forme plus noble que tout intellect
crйй. Pour qu'elle puisse devenir sa forme - ce que requiert la vision de la
substance divine - il est donc nйcessaire que cet intellect soit surйlevй par
quelque disposition supйrieure. Quand deux choses, d'abord sйparйes, sont
ensuite rйunies, cette union est le rйsultat d'un changement survenu dans les
deux ou en l'une d'entre elles. Or dans le cas oщ un intellect crйй
commencerait а voir la substance de Dieu, celle-ci devrait, d'aprиs nos
principes, lui кtre unie а la maniиre d'une espиce intelligible. Mais la divine
essence est immuable, nous l'avons montrй. Cette union n'est donc rйalisable
que sur une modification de l'intellect crйй, modification qui consistera
uniquement dans une disposition nouvelle survenue en lui. Il en serait
d'ailleurs de mкme dans l'hypothиse oщ, dиs sa crйation, l'intellect crйй
jouirait de cette vision. Si en effet cette vision dйpasse la facultй de la
nature crййe, comme nous l'avons dit, il est concevable que l'intellect crйй
puisse кtre constituй dans sa nature spйcifique sans la vision de la substance
de Dieu. Aussi que sa vision de Dieu soit dиs le premier instant de son
existence, ou qu'elle commence au cours de son existence, de toute nйcessitй sa
nature doit recevoir quelque addition. Nul ne peut tendre а un agir supйrieur а
moins que sa virtualitй ne soit renforcйe. Et ceci peut se rйaliser de deux
maniиres. D'abord par une simple intensification de cette virtualitй: ainsi la
vertu active d'un corps chaud s'accroоt-elle avec l'intensitй du calorique, en
sorte que ce corps peut exercer une action plus йnergique dans le mкme ordre. Ensuite, par
l'adjonction d'une nouvelle forme: ainsi la vertu d'un corps diaphane augmente
jusqu'а ce qu'il devienne lui-mкme lumineux en acte sous l'action renouvelйe de
la forme de la lumiиre reзue. Un accroissement de ce genre est requis lorsqu'on
veut obtenir une opйration d'une autre espиce. Or la vertu naturelle de
l'intellect crйй est insuffisante pour la vision de l'essence divine; elle doit
donc кtre renforcйe pour y atteindre. Mais un renforcement par simple
intensification de la vertu naturelle serait insuffisant, car cette vision est
d'un autre ordre que celui de la vision naturelle а l'intelligence crййe: on en
peut juger par la distance de leurs objets. Ce renforcement de la vertu
intellectuelle se fera donc nйcessairement par l'acquisition d'une disposition
nouvelle. Toutefois notre connaissance des intelligibles part du sensible, et
pareillement nous transposons sur le plan de la connaissance intellectuelle les
noms empruntйs а la connaissance sensible, principalement en ce qui concerne la
vue, notre sens le plus noble et le plus spirituel et, par lа, le plus proche
de l'intelligence. Ainsi nous donnons le nom de « vision » а la
connaissance intellectuelle. Et de mкme que la vision corporelle ne va pas sans
lumiиre, nous appelons йgalement « lumiиre » ce que requiert
la vision intellectuelle. Ainsi Aristote assimile-t-il l'intellect agent а la
lumiиre parce qu'il rend les objets intelligibles en acte, comme la lumiиre
rend les objets actuellement visibles. Cette disposition grвce а laquelle
l'intellect crйй est adaptй а la vision de l'essence divine, est donc bien
dйnommйe « lumiиre de gloire », non parce qu'а la maniиre de
l'intellect actif, elle rend l'objet intelligible en acte, mais parce qu'elle
rend l'intelligence actuellement capable de connaissance. C'est de cette
lumiиre qu'il est йcrit: « Dans votre lumiиre nous verrons la
Lumiиre », а savoir la divine substance. Et: «La Citй (des
Bienheureux) n'a pas besoin du soleil ni de la lune: la clartй de Dieu
l'illumine ». Et: « Le soleil ne luira plus pour vous pendant
le jour, ni la lune ne vous йclairera, mais le Seigneur sera votre lumiиre
pendant l'йternitй et votre Dieu sera votre gloire ». Et parce qu'en
Dieu l'кtre et l'intellection sont identiques et qu'il est la cause de toute
intellection, Dieu est appelй lumiиre: « Il йtait la vraie
lumiиre qui illumine tout homme venant en ce monde »; et « Dieu
est lumiиre »; et: « Il s'enveloppe de lumiиre comme d'un
manteau ». C'est pour cela encore que dans la Sainte Йcriture tant
Dieu que les anges sont prйsentйs sous le symbole du feu, а cause de sa clartй. 54: RAISONS ALLЙGUЙES CONTRE LA POSSIBILITЙ DE LA VISION DE DIEU
EN SON ESSENCE ET LEUR RЙFUTATION
On
objectera contre ces assertions: 1. Aucune lumiиre adventice ne peut йlever
la vue а la vision d'objets dйpassant la facultй corporelle: la vue ne peut
saisir que le colorй. Or la substance divine dйpasse toute la capacitй d'un
intellect crйй, plus que l'intelligence dйpasse celle du sens. Aucune lumiиre
adventice ne peut donc йlever l'intellect crйй а la vision de la divine
substance. 2. Cette lumiиre, reзue dans l'intelligence, est quelque chose de crйй,
et pour autant distant de Dieu а l'infini. L'intellect crйй ne peut donc pas
par une pareille lumiиre кtre йlevй jusqu'а la vision de la divine substance. 3. Si mкme cette
lumiиre pouvait produire cet effet parce qu'elle est la ressemblance de la
substance divine, la nature de toute substance intellectuelle suffirait а la
vision divine puisque toute nature intellectuelle, du fait de son
intellectualitй, porte cette divine ressemblance. 4. Dans l'hypothиse oщ cette lumiиre
serait crййe, on pourrait concevoir une intelligence crййe qui grвce а une
lumiиre connaturelle pourrait voir l'essence divine; (on a dйmontrй le
contraire) car rien ne s'oppose а ce qu'une crйation quelconque soit naturelle
а une crйature. 5. « L'infini comme tel est inconnu ». Or
nous avons dйmontrй au Premier Livre que Dieu est infini. La divine substance
ne peut donc кtre vue а cette lumiиre. 6. L'intellect doit кtre proportionnй а
son objet. Or il n'y a aucune proportion entre une intelligence crййe, mкme
perfectionnйe par cette lumiиre, et la divine substance: une distance infinie
les sйpare encore. L'intelligence crййe ne peut donc кtre йlevйe par quelque
lumiиre а la vision de la substance divine. Ces raisons et d'autres analogues ont
poussй certains auteurs а soutenir qu'un intellect crйй puisse jamais voir la
divine essence: position qui nie pour la crйature raisonnable toute vraie
bйatitude, celle-ci ne se trouvant qu'en cette vision, et contredit la Sainte
Йcriture. Elle doit donc кtre rejetйe comme fausse et hйrйtique. Il n'est
d'ailleurs pas difficile de rйfuter ces raisons: 1. La divine substance ne dйpasse pas а ce
point l'intelligence crййe qu'elle lui soit totalement йtrangиre, comme le son
pour la vue, ou une substance immatйrielle pour le sens; la divine substance
est en effet le premier intelligible et le principe de toute connaissance
intellectuelle. Elle dйpasse l'intelligence crййe parce qu'elle est plus vaste
que sa vertu, comme certains objets sensibles plus forts que le sens. C'est
pourquoi le Philosophe dit au Deuxiиme Livre des Mйtaphysiques: « notre
intelligence est vis-а-vis des objets les plus lumineux comme l'_il du hibou а
la lumiиre du soleil ». L'intellect crйй a donc besoin d'кtre renforcй
par quelque lumiиre divine pour voir l'essence de Dieu. Telle est la rйfutation
de la premiиre raison. 2.
Mais cette lumiиre йlиve
l'intelligence crййe а la vision de Dieu, non par la suppression de la distance
infinie qui la sйpare de la divine essence, mais en lui communiquant а cet
effet la vertu de Dieu, bien que dans son кtre l'intelligence demeure а
l'infini distante de Dieu, comme le notait la deuxiиme objection. Cette lumiиre
n'unit donc pas l'intelligence а Dieu dans son кtre, mais seulement dans son
intellection. 3. C'est le propre de Dieu de connaоtre parfaitement son essence; aussi
cette lumiиre est-elle la ressemblance de Dieu pour autant qu'elle conduit а la
vision de la divine essence. Mais aucune substance intellectuelle n'est de
cette maniиre la ressemblance de Dieu. La simplicitй d'aucune substance crййe
n'йgale en effet celle de Dieu; il est dиs lors impossible qu'elle possиde toute
sa perfection en une unitй parfaite; c'est le propre de Dieu, comme nous
l'avons dit au Premier Livre, d'кtre а la fois son кtre, son intelligence et sa
bйatitude. Chez la substance spirituelle crййe, nйcessairement autre est la
lumiиre, principe de sa bйatitude par la vision divine, autre la lumiиre par
laquelle elle est constituйe dans son espиce et saisit les objets qui lui sont
proportionnйs. Telle est la rйfutation de la troisiиme objection. 4. La quatriиme
objection est rйfutйe du fait que la vision de la divine essence dйpasse toute
force naturelle, on l'a montrй. Il est dиs lors nйcessaire que la lumiиre grвce
а laquelle l'intelligence crййe est adaptйe а la divine vision, soit
surnaturelle. 5. L'infinitй de Dieu n'est pas un obstacle а la vision divine, comme le
prйtendait la cinquiиme objection. Il ne s'agit pas en effet ici d'un infini
privatif, comme dans l'ordre de la quantitй. Un tel infini est inconnu а la
raison, il est assimilable а une matiиre qui n'aurait pas la forme, principe de
connaissance. L'infini de Dieu est un infini nйgatif, une forme subsistant par
soi, aucunement limitйe par une matiиre qui la recevrait. Cet infini est par
lui-mкme connaissable au suprкme degrй. 6. Le rapport de l'intelligence crййe а la
vision de Dieu n'est pas celui d'une proportion qui mesurerait l'une et
l'autre, mais la relation d'une chose а une autre, par exemple de la matiиre а
sa forme ou de la cause а son effet. En ce sens rien ne s'oppose а ce que l'on
parle de proportion entre la crйature et Dieu, rapport du connaissant au connu,
comme de l'effet а sa cause. Telle est la rйfutation de la sixiиme objection. 55: COMMENT L'INTELLIGENCE CRЙЙE NE SAISIT PAS TOTALEMENT LA
DIVINE SUBSTANCE
La
modalitй d'une action est dйterminйe par l'efficacitй de son principe actif;
une plus grande intensitй de chaleur provient en effet d'un calorique plus
fort. En consйquence le degrй de la connaissance se mesure nйcessairement а
l'efficacitй de son principe. Or la lumiиre dont il vient d'кtre question, est
comme le principe de la connaissance divine, puisque grвce а elle
l'intelligence crййe est йlevйe jusqu'а la vision de la substance de Dieu; le
degrй de cette vision est donc nйcessairement en proportion de la force de
cette lumiиre. Toutefois cette lumiиre est beaucoup moins forte que la clartй
de l'intelligence divine; aussi est-il impossible que la vision de la divine
essence, due а cette lumiиre, йgale en perfection celle de l'intelligence
divine. L'intelligence divine en effet voit cette substance а la mesure mкme de
sa visibilitй: la vйritй de la divine essence et la lumiиre de l'intelligence
de Dieu sont йgales, bien mieux elles sont une seule et mкme chose. Impossible
donc а l'intellect crйй de voir, sous l'influx de la lumiиre dont nous parlons,
la divine essence aussi parfaitement qu'elle est parfaitement visible. Or tout
ce qu'un кtre intelligent comprend, il le connaоt aussi parfaitement que cet
objet est susceptible d'кtre connu: par exemple, celui qui tient comme probable
parce que fondйe sur une raison probable, tel le dire des savants, cette
proposition: les trois angles d'un triangle sont йgaux а deux droits, ne la
comprend pas, а l'encontre de celui-lа seul qui la saisit comme un objet de
science, а savoir par la cause. Il est donc impossible que l'intelligence crййe
comprenne totalement la substance divine. Une vertu limitйe ne peut dans son agir
йgaler un objet infini. Or la substance divine est un infini, en face de toute
intelligence crййe, car toute intelligence crййe est d'une espиce dйterminйe.
Il est donc impossible dans la vision de la divine essence que la vue d'une
intelligence crййe quelconque l'йgale au point de la saisir aussi parfaitement
qu'elle est suceptible de l'кtre. Aucune intelligence crййe ne peut donc
comprendre la divine essence. L'agir d'un agent est d'autant plus parfait que
celui-ci participe plus parfaitement а la forme qui est le principe de cet
agir. Or la forme intelligible, principe de la vision de la substance divine,
est la divine essence elle-mкme qui ne peut кtre reзue selon toute sa vertu par
l'intellect crйй, bien qu'elle en soit la forme intelligible. L'intellect crйй
ne peut donc voir la divine essence autant qu'elle est susceptible d'кtre vue.
Il ne la comprend donc pas. Un objet compris ne dйpasse pas les frontiиres du
sujet qui le comprend. Si donc une intelligence crййe comprenait la divine
substance, celle-ci ne dйpasserait pas les limites de celle-lа, ce qui est
impossible. Il est donc impossible que l'intellect crйй comprenne la divine
substance. Cette proposition: l'intelligence crййe voit la divine substance mais ne
la comprend pas, n'entend pas dire qu'elle en voit une partie et non l'autre,
puisque la divine substance est absolument simple, mais seulement qu'elle ne la
connaоt pas autant qu'elle est susceptible d'кtre connue: de cette maniиre nous
disons de celui qui n'a qu'une opinion au sujet d'une conclusion dйmontrable,
qu'il la connaоt, mais ne la comprend pas; il n'en a pas la science, bien qu'il
n'en ignore aucune partie. 56: COMMENT NUL INTELLECT CRЙЙ EN VOYANT DIEU NE SAISIT TOUT CE
QUI PEUT КTRE VU EN LUI
Il
ressort de cela que l'intelligence crййe, bien qu'elle voie la substance
divine, ne perзoit pourtant pas ce qui est connaissable par elle. De la
connaissance d'un principe dйcoule nйcessairement celle de tous ses effets dans
le seul cas oщ l'intelligence l'embrasse totalement: on saisit en effet toute
la vertu d'un principe, si par lui on connaоt tous ses effets. Or par l'essence
divine tous les кtres sont connus comme des effets dans leur cause. Puisque
l'intelligence crййe ne peut connaоtre l'essence divine au point de l'embrasser
totalement, il ne suit donc pas nйcessairement qu'en la voyant, elle perзoive
tout ce qui est connaissable en elle. Plus une intelligence est йlevйe, plus sa
connaissance a d'amplitude, qu'il s'agisse du nombre des objets perзus ou de
leurs raisons d'кtre. Or l'intelligence divine l'emporte sur toute intelligence
crййe; sa connaissance est donc plus йtendue que celle de l'intelligence crййe.
En outre elle ne connaоt rien que dans la vision de son essence comme nous
l'avons dit au Premier Livre. Beaucoup de choses sont donc connaissables par
l'essence divine que l'intelligence crййe n'y peut voir. On juge de
l'intensitй d'une vertu par l'йtendue de son pouvoir. Connaоtre le domaine sur
lequel s'exerce cette vertu, c'est donc la connaоtre elle-mкme. Mais la vertu
divine en raison de son infinitй, tout comme l'essence divine, ne peut кtre
embrassйe totalement par une intelligence crййe, nous l'avons montrй, et son
domaine ne peut davantage en кtre connu. Or celui-ci n'est connaissable que par
l'essence divine: Dieu connaоt tout, et seulement par son essence.
L'intelligence crййe, dans sa vision de l'essence divine, ne saisit donc pas
tout ce qui y est connaissable. Une facultй de connaissance n'atteint un
кtre que sous le biais de son objet propre, le sens de la vue par exemple ne
saisit d'un кtre que sa couleur. Or l'objet propre de l'intelligence est le
« quod quid est » ( ce qu'est la chose), c'est-а-dire
la substance de l'кtre. Donc tout ce qu'une intelligence connaоt d'une chose,
elle le connaоt par la substance mкme de cette chose; c'est pourquoi toute
dйmonstration en vue de trouver les accidents propres d'un кtre, a son point de
dйpart dans « l'essence » de cet кtre. Mais qu'une
intelligence connaisse une substance grвce а ses accidents - « les
accidents comptent pour beaucoup dans la connaissance de
l'essence » d'une chose, lisons-nous au I « de Anima » -
ceci est accidentel et s'explique du fait que la connaissance de cette
intelligence a son origine dans le sens; ainsi la connaissance des accidents
sensibles conduit а l'intelligence de la substance; cela n'a pas lieu dans le
domaine de la mathйmatique, mais seulement en celui de la nature. Par
consйquent tout ce qui dans un кtre n'est pas perceptible dans la connaissance
de sa substance, йchappe nйcessairement а l'intelligence. Or la
connaissance de sa substance ne rйvиle point le vouloir d'un кtre, douй de
volontй; la volontй ne se porte pas en effet sur son objet de son seul poids
naturel; aussi considйrons-nous, comme deux principes actifs du vouloir, la
volontй et la nature. Par consйquent une intelligence ne peut dйcouvrir ce que
veut un кtre douй de volontй, si ce n'est peut-кtre par certains effets, par
exemple devant l'initiative de quelqu'un nous percevons ce qu'il veut, ou par
la cause, ainsi Dieu connaоt nos vouloirs comme ses autres effets parce qu'il
est la cause de nos volitions, ou encore par la rйvйlation faite de ce vouloir,
tel celui qui par la parole manifeste son affection. Comme beaucoup de choses
dйpendent de la simple volontй de Dieu, nous l'avons dйjа partiellement
expliquй au premier Livre et nous le prouverons mieux ultйrieurement. -
L'intelligence crййe, mкme si elle voit la substance de Dieu, ne connaоt
pourtant pas tout ce que Dieu y voit. On objectera contre ces conclusions que la
substance de Dieu est supйrieure а tout ce qu'il peut faire ou connaоtre ou
vouloir en dehors de lui; par consйquent si l'intelligence crййe est capable de
voir l'essence de Dieu, a fortiori peut-elle connaоtre tout ce que Dieu connaоt
ou veut ou fait en dehors de lui. Toutefois, si l'on y prкte attention,
connaоtre quelque chose en soi et le connaоtre dans sa cause, ce n'est pas la
mкme chose: certaines choses sont facilement saisies en elles-mкmes qui dans
leur cause le sont moins. Il est vrai que la connaissance de la substance
divine l'emporte sur celle de tout autre objet en dehors d'elle, mais qui peut
кtre connu en lui-mкme. Cependant il est plus parfait de connaоtre la substance
divine et, en elle, ses effets que de connaоtre seulement celle-ci sans ses
effets. La vision de la substance divine peut avoir lieu sans sa totale
comprйhension. Mais on ne peut sans cette comprйhension, saisir tous les objets
susceptibles d'кtre connus par elle, ainsi que nous venons de l'йtablir. 57: COMMENT LES INTELLIGENCES DE TOUT DEGRЙ PEUVENT PARTICIPER A
LA VISION DE DIEU
Puisque
les intelligences crййes, pour atteindre а la vision de Dieu, doivent кtre
surйlevйes, il n'en est pas, aussi infimes qu'on les conзoive, qui ne puissent
кtre haussйes а cette vision. Nous avons montrй que cette lumiиre n'est
connaturelle а aucune crйature, mais dйpasse la virtualitй de toute nature
crййe. Or la diversitй des natures ne saurait faire obstacle а une vertu
surnaturelle puisque la vertu divine est infinie; ainsi dans le cas d'une
guйrison miraculeuse, qu'importe le plus ou moins de gravitй de la maladie? La
diversitй des natures intellectuelles ne s'oppose donc pas а ce que la derniиre
soit йlevйe а cette vision par la lumiиre susdite. La distance entre l'intelligence la plus
haute dans l'ordre de la nature et Dieu est infinie du point de vue soit de la
perfection soit de la bontй; au contraire la distance entre cette intelligence
et la derniиre des intelligences est finie: entre deux кtres finis il ne peut
кtre de distance infinie. Aussi bien la distance qui sйpare l'intelligence
crййe la plus modeste d'avec la plus noble est quasi nulle en regard de celle
qui existe entre cette derniиre et Dieu. Or ce qui ne compte presque pas ne
peut produire de variation sensible: par exemple la distance du centre de la
terre а notre _il n'est quasi rien, comparйe а celle qui existe de notre _il а
la huitiиme sphиre en regard de laquelle notre terre n'est qu'un point; aussi
les astrologues ne s'йcartent pas d'une maniиre sensible de la vйritй dans
leurs dйmonstrations en considйrant notre _il comme le centre de la terre. Peu
importe par consйquent le degrй de l'intelligence qui doit кtre йlevйe а la
vision de Dieu par la lumiиre surnaturelle, qu'elle soit du premier ou du
dernier ou d'un degrй intermйdiaire. Nous avons prouvй antйrieurement que toute
intelligence dйsire naturellement la vision de la divine substance. Or un dйsir
naturel ne peut кtre vain. Toute intelligence crййe peut donc atteindre la
vision de Dieu nonobstant l'infйrioritй de sa nature. C'est pourquoi le Seigneur a promis aux
hommes la gloire des anges: « ils seront, dit-il des hommes,
comme les anges de Dieu dans le ciel ». Et d'aprиs l'Apocalypse on
se servira « de la mкme mesure pour l'homme et pour
l'ange ». Telle est encore la raison pour laquelle l'Йcriture nous
prйsente presque toujours les anges sous une forme humaine, soit sous une forme
parfaite, c'est le cas des anges qui apparurent а Abraham comme des hommes,
soit sous une forme incomplиte, c'est le cas des animaux dont il est dit qu'ils
avaient des mains d'hommes sous leurs ailes. Nous йcartons ainsi cette erreur d'aprиs
laquelle l'вme humaine а quelque degrй d'йlйvation qu'elle parvienne, ne sera
jamais dans la condition des intelligences supйrieures. 58: COMMENT UNE INTELLIGENCE PEUT VOIR DIEU PLUS PARFAITEMENT
QU'UNE AUTRE
La
modalitй d'une opйration est fonction de la forme qui en est le principe;
d'autre part, la lumiиre dont nous avons parlй, est pour l'intelligence crййe
le principe de sa vision de l'essence divine; il est donc nйcessaire que la
modalitй de cette vision suive celle de cette lumiиre. Or de cette lumiиre il
est divers modes possibles de participation, en sorte qu'une intelligence est
plus illuminйe qu'une autre. Il se peut donc qu'une intelligence ait de Dieu
une vision plus parfaite qu'une autre, bien que les deux voient sa substance. En tout genre il
est un premier qui dйpasse tous les autres, et l'on parle de plus et de moins
dans la mesure oщ l'on s'en approche ou s'en йcarte: tels objets sont ainsi
plus ou moins chauds suivant qu'ils sont plus ou moins prиs du feu qui lui est
le premier degrй en cet ordre. Or Dieu voit trиs parfaitement sa substance
puisque seul il la comprend. Aprиs lui donc ceux qui le voient, saisissent plus
ou moins sa substance selon qu'ils sont plus ou moins prиs de lui. La lumiиre de
gloire йlиve l'intelligence crййe а la vision de Dieu parce qu'elle est en
quelque sorte la ressemblance de l'intelligence divine, nous l'avons dit. Or la
ressemblance d'un кtre avec Dieu est plus ou moins parfaite. Cet кtre peut donc
voir plus ou moins parfaitement la substance de Dieu. Il y a proportion entre la fin et ce qui y
conduit; aussi de la diversitй de prйparation а la fin on devra conclure а la
diversitй de participation а cette fin. Or la vision de la substance divine est
la fin derniиre de toute substance spirituelle, nous l'avons dit. Toutefois
toutes les substances spirituelles ne sont pas йgalement prйparйes а leur fin;
plus grande est la vertu des unes, plus modeste celle des autres, et la vertu
est la voie de la fйlicitй. La vision de Dieu comporte donc de la diversitй;
ceux-ci voient plus parfaitement la substance divine, les autres moins parfaitement. De lа cette
diffйrence marquйe par le Seigneur dans la fйlicitй: « Dans la maison de mon Pиre, il y a plusieurs
demeures ». Nous йcartons dиs lors l'erreur de ceux qui
considиrent comme йgales toutes les rйcompenses. Cependant si le degrй de la vision
implique une diversitй dans les degrйs de la gloire chez les Bienheureux, cette
gloire, а considйrer la rйalitй perзue, est la mкme: toute fйlicitй, nous
l'avons prouvй, vient de la vision de l'essence divine. La mкme Rйalitй rend
les hommes bienheureux, mais tous n'y puisent pas un bonheur йgal. On ne peut donc
objecter que le Seigneur a promis la mкme rйcompense, un denier, aux
travailleurs de sa vigne: tous reзoivent en effet en rйcompense le mкme objet
de vision et de fruition: Dieu. On peut encore noter que l'ordre propre
aux mouvements des corps est а l'inverse de celui des esprits. Le premier sujet
de tous les mouvements corporels est numйriquement le mкme, et les fins varient;
au contraire, dans les mouvements spirituels, apprйhensions intellectuelles et
volitions, les sujets sont divers, mais la fin est unique. 59: EN QUEL SENS CEUX QUI VOIENT L'ESSENCE DIVINE, VOIENT TOUTES
CHOSES
La
vision de la divine essence est la fin derniиre de toute substance spirituelle:
en outre, quand un кtre a atteint son terme dernier, son appйtit naturel est en
repos: par consйquent l'appйtit naturel d'une substance spirituelle doit кtre
totalement satisfait dans la vision de la divine essence. Or l'objet de cet
appйtit est la connaissance des genres, des espиces et des virtualitйs de tous
les кtres comme aussi tout l'ordre de l'univers; les recherches des hommes sur
chacun de ces points nous en sont un tйmoignage. Quiconque voit l'essence
divine connaоt donc tout cela. L'intelligence et le sens diffиrent entre eux en ceci:
Le sens est йmoussй ou affaibli par un objet fort au point de ne pouvoir dans
la suite saisir un sensible de moindre intensitй; au contraire, loin d'кtre
amenuisйe et paralysйe par son objet, l'intelligence est perfectionnйe par lui,
et la saisie d'un intelligible supйrieur n'est pas un handicap pour celle des
autres intelligibles, mieux elle la favorise. Or l'essence divine est le
premier des intelligibles. Combien plus l'intelligence, йlevйe par la lumiиre
divine а la vision de la divine essence, est donc perfectionnйe pour comprendre
les кtres du domaine de la nature. Le domaine de l'кtre intelligible n'est
pas moindre que celui de la nature, peut-кtre mкme est-il plus large:
l'intelligence est apte en effet а connaоtre non seulement les кtres de la
nature, mais ceux encore dйpourvus d'кtre naturel, comme les nйgations et les
privations. En consйquence l'кtre intelligible requiert pour sa perfection tout
ce que requiert l'кtre de la nature et plus encore. Or la perfection d'une
intelligence rйside dans l'acquisition de sa fin derniиre, comme celle de
l'кtre de nature dans sa rйalisation naturelle. Donc tout ce que Dieu a produit
pour la perfection de l'univers, il le dйcouvre а l'intelligence qui le
contemple. Parmi ceux qui voient Dieu, l'un voit mieux que l'autre, nous l'avons
dit; cependant chacun voit Dieu parfaitement au point que toute sa capacitй
naturelle est rassasiйe; bien plus sa vision dйpasse toute cette capacitй, nous
l'avons dйmontrй. Tout voyant saisit donc dans la divine essence tout ce qui
ressortit а sa capacitй naturelle. Or celle-ci pour toute intelligence s'йtend
а tous les genres et espиces et а l'ordre de l'univers. Tout voyant de Dieu
saisit donc tout cela dans la divine essence. De lа cette rйponse du Seigneur а Moпse,
demandant de voir la divine substance: « Je te montrerai tout
bien ». - Et Grйgoire dit: « Qu'ignorent-ils ceux qui
connaissent celui qui sait tout? » De l'examen attentif de ces conclusions il
ressort que d'un point de vue on voit tout dans la divine essence, de l'autre
non. Si sous ce mot « tout » on entend tout ce qui appartient
а la perfection de l'univers, il est йvident d'aprиs nos explications que les
voyants de la divine essence y saisissent tout. Comme l'intelligence est en un
certain sens toutes choses, tout ce qui relиve de la perfection de la nature,
appartient encore а celle de l'кtre intelligible; aussi, selon saint Augustin,
tous les кtres, faits par le Verbe de Dieu pour subsister dans leur nature
propre, le furent aussi dans l'intelligence angйlique pour кtre connus par les
anges. Or а la perfection de l'ordre naturel ressortissent les natures des
espиces, avec leurs propriйtйs et leurs virtualitйs: l'intention de la nature
se porte en effet sur les espиces, les individus йtant pour l'espиce. La perfection
de la nature intellectuelle appelle donc la connaissance des natures de toutes
les espиces, de leurs vertus et de leurs accidents propres. Et dans la
bйatitude finale cette connaissance suivra la vision de la divine essence. En
outre cette connaissance des espиces de la nature vaudra а l'intelligence,
voyant Dieu, de connaоtre les individus compris sous ces espиces, comme il
ressort de ce qui fut dit а propos de la connaissance de Dieu et des anges. Par contre, si
sous ce mot « tout » on entend tout ce que Dieu connaоt dans
la vision de son essence, aucun intellect crйй ne peut tout saisir dans sa
vision de l'essence de Dieu. Ou s'en rend compte de divers points de vue: Premiиrement, du
point de vue de ce que Dieu peut faire, de ce qu'il n'a pas fait et ne fera
jamais. - Tout cela ne peut кtre connu que dans une intelligence parfaite de sa
puissance, ce qui est impossible а tout intellect crйй, nous l'avons prouvй.
Aussi est-il dit dans Job: « Prйtends-tu sonder les voies de Dieu,
atteindre la perfection du Tout-Puissant? Elle est haute comme les
cieux. Que feras-tu? Plus profonde que le sйjour des morts. Que sauras-tu? Sa
mesure est plus longue que la terre et plus large que la mer »! Il ne
s'agit pas ici de la grandeur de Dieu d'aprиs une mesure quantitative, mais de
sa puissance, non limitйe а ce qui nous paraоt grand, au point qu'il peut faire
de plus grandes choses. Deuxiиmement, du point de vue des choses crййes.
L'intelligence ne les peut toutes connaоtre sans comprendre la bontй de Dieu.
La raison de toutes choses est prise de la fin que se propose celui qui la
fait. Or la fin de tout ce que Dieu fait, est sa divine Bontй. La raison de
tout le crйй est donc la communication de la Bontй divine. Celui-ci par
consйquent connaоtrait toutes les raisons du crйй qui percevrait tout le bien
qui lui peut йchoir d'aprиs l'ordre de la sagesse divine, ce qui serait
comprendre la bontй et la sagesse de Dieu. Nul intellect crйй n'y peut
prйtendre. De lа ce mot de l'Ecclйsiaste: « J'ai compris que l'homme ne
peut dйcouvrir la raison des _uvres de Dieu ».
Troisiиmement, du point de
vue de ce qui dйpend uniquement du vouloir divin, comme la prйdestination,
l'йlection et la justification et tout ce qui appartient а la sanctification de
la crйature. D'oщ il est dit: « Qui jamais est venu а connaоtre
ce qui est de l'homme, si ce n'est l'esprit qui est en cet homme? Ainsi nul ne
connaоt ce qui est de Dieu, si ce n'est l'Esprit de Dieu ». 60: COMMENT CEUX QUI VOIENT DIEU, VOIENT TOUT EN LUI SIMULTANЙMENT
L'intelligence
crййe, dans sa vision de la divine substance, saisit toutes les espиces des
кtres, nous l'avons montrй. Mais ce qui est perзu dans une seule espиce est vu
simultanйment dans une seule vision, car la vision rйpond au principe de
vision. Il s'ensuit nйcessairement que dans la vision de la divine substance,
l'intelligence contemple toutes choses non successivement, mais simultanйment. La vision de Dieu
est pour l'intelligence crййe sa souveraine et parfaite fйlicitй. Or celle-ci
ne consiste pas dans un « habitus » mais dans un acte, car elle est
le sommet de la perfection et la fin derniиre. Tous les objets, saisis dans
cette vision de Dieu qui nous bйatifie, sont donc perзus dans un acte et non
pas l'un et aprиs l'autre. Tout кtre, parvenu а sa fin derniиre, reste en repos,
puisque le mouvement est une recherche de la fin. Or la fin derniиre de
l'intelligence est la vision de l'essence divine, nous l'avons dit.
L'intelligence ne se meut donc pas, dans la vision de la divine substance, d'un
intelligible а un autre. Par consйquent tout ce qu'elle connaоt dans cette
vision, elle le saisit simultanйment. Dans la divine substance - nous l'avons
dйmontrй - l'intelligence connaоt toutes les espиces des choses. Or certains
genres comportent une infinitй d'espиces, tels les nombres, les figures et les
proportions. Dans la divine essence l'intelligence y voit donc des infinis.
Toutefois elle ne les pourrait tous percevoir si ce n'est simultanйment, car on
ne parcourt pas l'infini. L'intelligence doit donc saisir simultanйment tout ce
qu'elle voit dans la divine substance. De lа ce mot d'Augustin: « Alors
nos pensйes ne seront plus mouvantes, passant et repassant d'un objet а
l'autre, mais par un seul et unique regard nous saisirons tout le
contenu de notre science ». 61: COMMENT LA VISION DE DIEU EST UNE PARTICIPATION A LA VIE
ЙTERNELLE
Il
ressort de lа que par la vision de Dieu l'intelligence crййe devient
participante de la vie йternelle. L'йternitй diffиre en effet du temps en ce
que celui-ci se prйsente en une certaine succession, l'йternitй au contraire
toute en un instant. Or nous venons de montrer comment en cette vision il n'est
pas de succession; tout ce qui y est perзu, l'est en un seul regard. Ainsi
cette vision se rйalise-elle par une certaine participation а l'йternitй. Elle
est en outre une certaine vie, puisque l'agir de l'intelligence est vie. Par
elle l'intelligence crййe participe donc а la vie йternelle. Les actes sont
spйcifiйs par leurs objets. Or l'objet de cette vision est la divine substance,
saisie en elle-mкme, et non en quelque reprйsentation crййe, nous l'avons
prouvй. En outre l'кtre de la divine substance est dans l'йternitй, bien mieux
il est l'йternitй. Cette vision est donc une participation а l'йternitй. Une action est
dans le temps soit en raison de son principe qui est dans le temps, ainsi les
actions des кtres de la nature sont temporelles; soit en raison du terme de
l'opйration, ainsi les opйrations que les substances spirituelles qui sont en
dehors du temps, exercent sur des choses soumises au temps. Or cette vision
n'est dans le temps en raison ni de son objet qui est la substance йternelle,
ni de son moyen qui est encore la substance йternelle, ni de son sujet qui est
l'intelligence, non soumise au temps puisque son кtre est incorruptible. Cette
vision est donc une participation а l'йternitй, totalement transcendante au
temps. L'вme
intellectuelle est crййe « aux confins de l'йternitй et du temps »,
dit le Livre des Causes; nous l'avons aussi montrй: elle est en effet au
dernier degrй des Intelligences et pourtant au-dessus de la matiиre corporelle,
indйpendante d'elle. Toutefois son agir est temporel par ses relations avec les
кtres infйrieurs, soumis au temps; il est par consйquent participant de
l'йternitй par ses relations avec les кtres supйrieurs extra-temporels. C'est
le cas trиs particulier de la vision par laquelle nous saisissons la divine
substance. Par cette vision l'вme participe donc а l'йternitй, et pareillement
toute autre intelligence crййe qui voit Dieu. D'oщ ce mot du Seigneur: « La vie
йternelle est de vous connaоtre, vous le seul vrai Dieu». 62: COMMENT CEUX QUI VOIENT DIEU, LE VERRONT TOUJOURS
Il
ressort de cela que quiconque touche а l'ultime fйlicitй par la vision de Dieu
n'en sera jamais plus privй. « Tout ce qui est un instant et n'est plus
l'autre, est soumis au temps ». Or la vision dont nous parlons, qui
bйatifie les crйatures intellectuelles, n'est pas du temps mais de l'йternitй.
Il est donc impossible pour qui la possиde, d'en кtre ensuite privй. La crйature intellectuelle
atteint uniquement sa fin derniиre quand son dйsir naturel est comblй. Or si
naturellement elle appelle le bonheur, elle en veut aussi naturellement la
perpйtuitй; la durйe de sa substance est en effet sans terme, et ce qu'elle
dйsire pour soi et non pour quelqu'autre, elle le dйsire pour une possession
sans fin. Ainsi la fйlicitй ne serait pas une fin derniиre, si elle n'йtait
perpйtuelle. Savoir que l'on perdra quelque jour ce que l'on possиde avec amour, est
cause de tristesse. Or cette vision qui rend bienheureux, est souverainement
aimйe par ceux qui la possиdent, car elle est la source des jouissances les
plus intenses et l'objet des dйsirs les plus vifs. Il serait donc impossible
pour ceux-ci de ne pas s'attrister, s'ils savaient la devoir perdre un jour. Si
en effet cette vision ne devait pas durer, ils le sauraient, car nous avons
montrй que dans la vision de Dieu, ils perзoivent ce qui est de la nature, a
fortiori par consйquent les conditions de cette vision, sa perpйtuitй ou son
arrкt. Une telle connaissance ne serait pas sans tristesse; elle ne serait donc
pas le vrai bonheur qui doit mettre а l'abri de tout mal, comme nous l'avons
dit. Le
mobile qui naturellement tend vers quelque chose comme au terme de son
mouvement ne s'en йcarte que sous la violence, tel un corps lourd lancй en
l'air. Or, d'aprиs nos conclusions antйrieures, il est йvident que toute
substance spirituelle tend а cette vision d'un dйsir naturel. Elle n'en sera
donc privйe que par violence. Toutefois rien ne peut кtre ravi а quelqu'un si
la force du ravisseur ne dйpasse celle de la cause de l'objet en litige. Or la
cause de la vision de Dieu est Dieu lui-mкme. Puis donc qu'aucune vertu
n'excиde celle de Dieu, il est impossible que cette vision soit interrompue par
la violence. Elle durera donc toujours. Quand quelqu'un cesse de voir ce qu'il
voyait d'abord, la raison en est soit dans une dйfaillance de sa facultй
visuelle: c'est le cas de la mort ou de la cйcitй ou de quelque autre
empкchement; soit dans un changement de volontй: il dйtourne son regard de ce
qu'il contemplait avant; soit dans la disparition de l'objet. Et cela est
communйment vrai, qu'il s'agisse de la vision sensible ou de la vision
intellectuelle. Or une substance intellectuelle, en contemplation de Dieu, ne
peut perdre sa facultй de vision: ni parce qu'elle
cesserait d'exister, elle est sans fin, nous l'avons dit, ni par dйfaut de la
lumiиre par laquelle elle voit Dieu, cette lumiиre est incorruptible, que l'on
considиre le sujet qui la reзoit ou l'кtre qui la donne. Elle ne peut davantage
cesser de vouloir jouir de cette vision en laquelle elle reconnaоt son bonheur
dernier, pas plus qu'elle peut vouloir ne pas кtre heureuse. Elle ne peut
encore cesser de voir par la disparition de son objet, car cet objet qui est
Dieu, demeure immuable, et il ne s'йloigne de nous que dans la mesure oщ nous
nous йloignons de lui. Il est donc impossible que cette vision bйatifiante
s'interrompe quelque jour. Qui jouit d'un bien n'accepte pas de s'en priver, а
moins que dans la jouissance de ce bien, il ne perзoive un mal, ne serait-ce
que parce qu'il l'estime un obstacle а la jouissance d'un bien meilleur:
l'appйtit ne tend qu'а ce qui est bon, de mкme il ne s'йcarte que de ce qui est
mauvais. Or dans la jouissance de cette vision, il ne peut y avoir aucun mal
puisqu'elle est le meilleur bien qui puisse atteindre une crйature spirituelle.
Il est mкme impossible а celui qui en jouit de trouver en elle quelque mal ou
de penser а quelque chose de meilleur, car la vision de la souveraine Vйritй
exclut tout jugement erronй. Il est donc impossible а une substance spirituelle
qui voit Dieu, de vouloir parfois se dйtourner de cette vision. Le dйgoыt d'une
chose, d'abord agrйable, naоt de quelque altйration apportйe par elle dans le sujet
de cette jouissance: elle en a dйtruit ou diminuй la virtualitй. De lа vient
que les facultйs sensibles йprouvent une lassitude pour ce qui leur causait
d'abord du plaisir; leurs opйrations les fatiguent, car les objets sensibles
altиrent leurs organes corporels, voire mкme s'ils sont trop forts, les
dйtruisent. C'est pourquoi encore sur le plan de la pensйe nous йprouvons du
dйgoыt aprиs une longue ou intense rйflexion, car nos puissances nйcessaires а
l'activitй prйsente de l'intelligence, qui usent d'organes corporels,
ressentent de la fatigue. Mais la substance divine, loin d'altйrer
l'intelligence, lui donne sa perfection souveraine. D'autre part l'exercice
d'aucun organe corporel n'est requis dans cette vision. Il est donc impossible
а qui s'est d'abord dйlectй en cette vision, d'y йprouver quelque dйgoыt. Rien de ce qui
excite l'admiration, ne cause de satiйtй, car tant que l'admiration subsiste,
elle est accompagnйe de dйsir. Or la vision de la substance divine provoque
l'admiration de tout intellect crйй, car nul intellect crйй ne comprend cette
substance. Sa vision ne peut donc engendrer l'ennui en aucune substance
spirituelle; celle-ci n'y renoncera donc pas de sa propre volontй. La sйparation de
deux кtres, primitivement unis, provient de quelque changement en l'un d'entre
eux: une relation nouvelle ne s'йtablit pas entre deux termes sans la
modification de l'un d'entre eux, de mкme elle ne cesse sans une pareille
modification. Or l'intelligence crййe voit Dieu grвce а une certaine union avec
lui; si donc cette vision cesse du fait de la
rupture de cette union, la cause en est nйcessairement dans un changement soit dans
la substance divine soit dans l'intelligence qui la voit; ce qui est de part et
d'autre impossible. La substance divine est immobile, nous l'avons dit, et la
substance intellectuelle par la vision de la substance divine est au-dessus de
tout changement. Nul ne peut donc кtre privй du bonheur par lequel il voit la
substance de Dieu. Plus un кtre s'approche du Dieu absolument immuable,
moins il est sujet au changement, et plus il est stable; c'est pourquoi il est
йcrit au Livre Il de Generatione: certains corps du fait de leur йloignement
de Dieu ne peuvent durer toujours. Toutefois aucune crйature ne peut
s'approcher de Dieu plus prиs que celle qui voit son essence. Aussi
l'intelligence crййe qui voit la substance de Dieu atteint-elle un sommet dans
l'immutabilitй. Il ne lui est donc pas possible de dйchoir de cette vision. De lа il est dit
au Psaume: « Bienheureux, Seigneur, ceux qui habitent votre demeure:
ils vous loueront dans les siиcles des siиcles ». Et ailleurs: « Il
ne sera jamais йbranlй celui qui habite dans Jйrusalem ». Et Isaпe:
« Tes yeux voient Jйrusalem, sйjour opulent, tente qui ne sera pas
transportйe, dont les pieux ne seront jamais arrachйs et aucun cordage enlevй:
lа vraiment notre Dieu rйside magnifique ». Et l'Apocalypse:
« Celui qui vaincra, j'en ferai une colonne dans le temple de mon Dieu et
il n'en sortira plus ». Ainsi l'erreur des Platoniciens est
rйfutйe d'aprиs laquelle les вmes sйparйes, parvenues а la souveraine fйlicitй,
dйsirent de nouveau revenir а leur corps, et cette vie heureuse terminйe, sont
replongйes dans les misиres de la vie d'ici-bas. - Il en est de mкme de
l'erreur d'Origиne d'aprиs qui les вmes et les anges, aprиs la fйlicitй,
peuvent retomber dans la misиre. 63: COMMENT DANS CETTE FЙLICITЙ DERNIИRE TOUT DЙSIR DE L'HOMME EST
RASSASIЙ
De ces
considйrations il ressort avec йvidence que dans cette fйlicitй, consйcutive а
la vision divine, tout dйsir humain est rassasiй, selon ce mot du Psaume:
« Il comble votre dйsir de ses biens », et tout effort humain
trouve lа son couronnement. Un examen dйtaillй le prouvera: Du fait de son
intelligence l'homme a un certain dйsir de connaоtre la vйritй, dйsir auquel
obйissent les hommes dans la recherche propre а la vie contemplative. Ce dйsir
sera manifestement apaisй dans cette vision, quand par la Vision de la Vйritй
Premiиre, apparaоtra а l'intelligence tout ce qu'elle souhaite naturellement
connaоtre, comme nous l'avons expliquй antйrieurement. Il est chez l'homme un autre dйsir qui
naоt de son aptitude, du fait de sa raison, а organiser le monde infйrieur,
dйsir qui l'inspire dans son action et dans sa vie civique. Ce dйsir tend
principalement а rйgler toute la vie de l'homme conformйment а sa raison, en
quoi consiste la vie vertueuse. La fin de l'action pour tout homme vertueux est
en effet le bien de la vertu; ainsi l'homme fort tend а produire une action
forte. Ce dйsir sera alors comblй; telle sera la vigueur de la raison,
illuminйe par la lumiиre divine, qu'elle ne pourra dйvier de la voie droite. La vie civique
comporte encore certains biens nйcessaires а l'homme pour l'accomplissement de
sa tвche de citoyen. C'est un rang honorable: dont une recherche immodйrйe
rend les hommes orgueilleux et ambitieux. Or cette vision exalte les hommes au
sommet de l'honneur en les unissant en quelque sorte а Dieu, comme nous l'avons
montrй. C'est pourquoi de mкme que Dieu est appelй « Roi des
siиcles », les Bienheureux qui lui sont unis portent le nom de « Rois »:
« Ils rйgneront avec le Christ ». La vie civique comporte un autre bien
йgalement dйsirable, l'йclat de la renommйe, dont le dйsir dйsordonnй fait dire
des hommes qu'ils sont avides de vaine gloire. Or cette vision vaut aux
Bienheureux une renommйe, non pas а la mesure de la pensйe des hommes,
susceptibles d'кtre trompйe et de tromper а leur tour, mais а celle de la
connaissance parfaitement vraie et de Dieu et de tous les Bienheureux. C'est
pourquoi la Sainte Йcriture donne souvent а cette fйlicitй le nom de « gloire »,
comme dans le Psaume: « Les Saints exulteront dans la gloire ». La vie civique
offre encore un autre bien dйsirable, а savoir les richesses dont l'appйtit et
l'amour dйsordonnйs rendent les hommes йgoпstes et injustes. Or dans cette
bйatitude tous les biens sont en suffisance, puisque les Bienheureux jouissent
de Celui qui renferme en Lui la perfection de tous. Aussi est-il dit dans la
Sagesse: « Tous les biens me sont venus йgalement avec elle ».
Et dans le Psaume:« La gloire et la richesse sont dans sa maison ». Il est chez
l'homme un troisiиme dйsir, commun а lui et aux animaux, la jouissance des
plaisirs que les hommes cherchent surtout а satisfaire dans une vie pleine de
charmes; s'ils manquent de mesure, ils sont alors intempйrants et incontinents.
Or la fйlicitй offre un plaisir de tout point parfait, excйdant d'autant plus
celui qui naоt du sens ( dont les brutes jouissent йgalement), que
l'intelligence est plus noble que le sens, - que ce bien dans lequel nous nous
dйlecterons, dйpasse tout bien sensible, nous sera plus intime et sans
fluctuation dans la dйlectation - que cette dйlectation encore sera plus pure
d'йlйments attristants et d'inquiйtudes troublantes; d'elle il est йcrit dans
le Psaume: « Ils s'enivrent de l'abondance de ta maison, et tu les
abreuves au torrent de tes dйlices ». Il est enfin un dйsir naturel
commun а tous les кtres, celui de leur conservation dans l'existence autant que
cela leur est possible; excessif, ce dйsir rend les hommes timides et
pusillanimes dans l'effort. Il sera encore totalement assouvi quand les
Bienheureux possйderont l'йternitй, а l'abri de tout danger, selon ce mot
d'Isaпe et de l'Apocalypse: « Ils n'auront plus faim, ni soif; ils ne
sentiront plus les ardeurs du soleil, ni aucune chaleur ». Il apparaоt dиs
lors que dans la vision de Dieu, les substances spirituelles goыteront le vrai
bonheur dans lequel seront rassasiйs tous leurs dйsirs et se trouvera la
plйnitude de tous les biens, requise, selon Aristote, pour la fйlicitй. C'est
pourquoi Boиce dit que « La Bйatitude est un йtat parfait parce
que tous les biens y sont rйunis ». Dans cette vie, rien ne ressemble plus а
ce bonheur ultime que la vie de ceux qui contemplent la vйritй selon qu'il est
loisible ici-bas. C'est pourquoi les Philosophes auxquels cette fйlicitй йtait
inconnue, placиrent le bonheur dernier de l'homme dans la contemplation
possible en cette vie. C'est pourquoi encore parmi toutes les vies, l'Йcriture
recommande surtout la vie contemplative, sur ce mot du Seigneur: « Marie
a choisi la meilleure part, la contemplation de la Vйritй, qui ne lui
sera pas enlevйe ». Cette contemplation commence en cette vie, mais
pour se parfaire en la vie future, tandis que l'action et la vie civique
ne dйpassent pas les frontiиres de la vie prйsente. LE GOUVERNEMENT DES CRЙATURES VERS LEUR FIN, LA PROVIDENCE64: COMMENT PAR SA PROVIDENCE DIEU GOUVERNE LE MONDE
Des
exposйs prйcйdents il ressort suffisamment que Dieu est la fin de toutes
choses. On en peut ultйrieurement dйduire que par sa providence il gouverne et
rйgit tout. En effet, quand des кtres relиvent d'une fin, ils tombent sous la
juridiction de celui qui prйside principalement а l'ordre de cette fin: ainsi
dans une armйe, tous ses groupes et leurs mouvements sont axйs comme sur leur
fin derniиre, sur le bien de son chef, а savoir la victoire, et pour autant il
revient а ce chef de commander а toute l'armйe. Il en va de mкme d'un art dont
objet est une fin quelconque, il prйside et impose ses lois а tous les moyens
propres а cette fin: ainsi le civique commande au militaire, le militaire а
l'йquestre, et navigation а l'arsenal. Puis donc que tous les кtres sont
orientйs vers la bontй divine comme vers leur fin, il faut que Dieu en qui se trouve
principalement cette bontй, comme substantiellement possйdйe, saisie et aimйe
par lui, tienne le gouvernail du monde entier. Faire une chose en vue d'une fin, c'est
l'utiliser а cette intention. Or nous avons dйmontrй que tout ce qui de quelque
maniиre a l'кtre, est l'effet de Dieu, et que Dieu a tout produit pour cette
fin qu'il est lui-mкme. Il use donc de tout dans le sens de cette fin. Et ceci
c'est gouverner. Par la providence Dieu gouverne donc toutes choses. Nous avons
dйmontrй que Dieu est le premier moteur, mы en aucune faзon. Or le premier
moteur ne meut pas moins que les moteurs seconds, sa motion est mкme la plus
forte puisque sans lui ceux-ci n'en exerceraient aucune. Toutefois tout mobile
est tel en vue d'une fin, on l'a dit. Dieu meut donc toutes choses а ses fins;
et cela par son intelligence; nous avons en effet dйmontrй comment il n'agit
pas par nйcessitй de nature, mais par son intelligence et sa volontй. Mais
rйgir et gouverner par la providence n'est rien autre que mouvoir des кtres а
leur fin par l'intelligence. Dieu donc par la providence gouverne et rйgit tout
ce qui tombe sous quelque motion en vue d'une fin, motion corporelle ou motion
spirituelle, telle cette motion du dйsir dont on dit qu'un кtre est mы par
l'objet de son dйsir. On a dйmontrй que les corps naturels sont mus et mis
en _uvre en vue d'une fin, encore que cette fin leur soit inconnue; la preuve
en est que toujours, ou du moins le plus souvent, ils йvoluent dans le sens le
meilleur, et leur comportement ne serait pas diffйrent s'il йtait le fruit d'un
art quelconque. Or il est impossible que des кtres aveugles sur leur fin,
agissent dans son sens, et l'atteignent rйguliиrement sans la motion d'un кtre
qui la connaоt, telle la flиche que l'archer lance sur la cible. Tout l'agir de
la nature doit donc relever d'un ordre dы а quelque connaissance; en quoi
immйdiatement ou mйdiatement on le ramиne а Dieu, car tout art subalterne et
toute connaissance puisent leurs principes plus haut; ainsi en est-il des
sciences spйculatives et pratiques. Dieu gouverne donc le monde par sa
providence. Des кtres, distincts par nature, ne se rencontrent dans un ordre que
grвce а l'action coordinatrice d'un tiers. Or le monde est composй d'кtres aux
natures diverses et contraires qui pourtant se rejoignent dans un ordre, les
uns bйnйficiant de l'activitй des autres, ceux-ci trouvant en ceux-lа des
auxiliaires ou des chefs. A la tкte de ce monde il y a donc un ordonnateur et
un chef. La nйcessitй de nature ne suffit pas а expliquer le mouvement des
astres, car les mouvements des uns sont plus nombreux que les mouvements des
autres et sont totalement diffйrents. L'ordre de ces mouvements relиve donc
d'une providence, et avec lui par consйquent tous les mouvements et toutes les
activitйs dont ceux-ci sont les principes. Plus on approche d'une cause, plus on
bйnйficie de son influence. Dиs lors le fait que des кtres s'enrichissent
d'autant plus de certaines qualitйs qu'ils sont plus voisins d'un autre, est un
signe que celui-ci est pour eux la cause de ces qualitйs, diversement
possйdйes. Par exemple, que des кtres soient d'autant plus chauds qu'ils
approchent davantage du feu, est un signe que le feu est cause de la chaleur.
Or plus les кtres sont prиs de Dieu, plus parfait se rйvиle leur ordre. En
effet sur le plan des кtres infйrieurs qui, de par la dissemblance de leur
nature, sont le plus йloignйs de Dieu, le cours mкme de la nature a parfois ses
dйfaillances, c'est le cas pour les monstres et les autres effets du hasard;
ceci ne se rencontre plus chez les corps cйlestes, soumis pourtant jusqu'а un
certain point au changement, ni chez les substances spirituelles sйparйes... Il
est donc йvident que Dieu est la cause de tout l'ordre des choses; par sa
providence il gouverne l'univers entier. On l'a prouvй, Dieu donne l'кtre а tout ce
qui est, non par nйcessitй de nature mais par son intelligence et sa volontй.
Or а cette intelligence et а cette volontй on n'assignera aucune autre fin
derniиre que sa bontй, cette bontй qu'il communique aux кtres. Et ceux-ci
participent а la bontй divine par mode de similitude, car eux-mкmes sont bons.
Mais ce que la crйation possиde de meilleur est ce bien de l'ordre universel,
la plus haute perfection, dit le Philosophe, avec qui l'Йcriture Sainte est en
accord quand elle dit: « Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et tout
йtait trиs bien », alors que de chaque кtre elle dit simplement qu'il
йtait bon. Ce bien qu'est l'ordre de la crйation, est donc le principal
objectif du vouloir et de la causalitй de Dieu. Or disposer des кtres
selon un ordre n'est rien autre que les gouverner. Dieu gouverne donc tout par
son intelligence et sa volontй. Quiconque travaille en vue d'une fin,
porte un soin particulier а ce qui touche de plus prиs а la fin derniиre, car
cela mкme est le but des fins subalternes. Or la fin derniиre de la volontй
divine c'est sa propre bontй; mais dans la crйation, ce qui est le plus proche
de cette bontй c'est le bien de l'univers entier: c'est а lui, comme а une fin,
qu'est ordonnй le bien particulier de telle ou telle rйalitй, le moins parfait
se portant sur le plus parfait et ainsi chaque partie trouvant sa raison d'кtre
dans le tout. Dans la crйation, Dieu a particuliиrement en vue l'ordre de
l'univers; il en est le maоtre. Tout кtre crйй atteint sa perfection
derniиre par son activitй propre, car la fin derniиre et la perfection d'un
кtre est nйcessairement soit son opйration soit le terme ou l'effet de
celle-ci, sa forme йtant sa perfection premiиre, comme on le voit au II de
Anima. Mais l'ordre des crйatures, fondй sur la distinction et les degrйs de
leurs natures, procиde de la divine Sagesse, comme on l'a montrй, et pour
autant l'ordre de leurs activitйs grвce auxquelles elles se rapprochent
particuliиrement de la fin derniиre. Or gouverner les кtres, c'est йtablir un
ordre entre leurs activitйs et leur fin. Dieu gouverne donc et rйgit les кtres
par la providence de sa sagesse. De lа vient que l'Йcriture Sainte
reconnaоt Dieu comme Seigneur et comme roi, d'aprиs ce mot du Psaume: « Dieu
est lui-mкme le Seigneur », et encore: « Dieu est le
roi de toute la terre »: il appartient au roi de rйgir par sa loi et
de gouverner ses sujets. Aussi la Sainte Йcriture assigne-t-elle le cours du
monde au gouvernement divin: « Il commande au soleil et le soleil
ne se lиve pas; il met un sceau sur les йtoiles »; et dans le
Psaume: « il a posй une loi qu'on ne transgressera pas ». Ainsi est exclue
cette erreur des Anciens Naturalistes pour qui tout procиde de la nйcessitй de
la matiиre: d'oщ cette consйquence que tout est dы au hasard et non а quelque
ordre providentiel. 65: COMMENT DIEU CONSERVE LES CHOSES DANS L'КTRE
Du
fait que par sa providence il gouverne les choses, Dieu les conserve dans
l'кtre. Un gouvernement s'йtend а tout ce qui permet а des sujets d'atteindre
leur fin; de ceux-ci on dit en effet qu'ils sont rйgis et gouvernйs pour autant
qu'ils sont orientйs vers leur fin. Or ce n'est pas seulement par leur agir,
mais encore par leur кtre que les choses sont orientйes vers la fin que Dieu a
en vue pour elles, а savoir sa bontй, car elles portent en elles, en tant
qu'elles sont, la ressemblance а la divine bontй, ce qui est la fin de toutes
choses, comme on l'a dйmontrй. La conservation des choses dans leur кtre
appartient donc а la divine providence. L'кtre d'une chose et sa conservation dans
cet кtre relиve d'une cause identique, car conserver son кtre n'est rien autre
que demeurer dans l'кtre. Or on a prouvй qu'en toutes choses Dieu est la cause
de l'кtre par son intelligence et sa volontй. Par cette intelligence et cette
volontй, il conserve donc toutes les choses dans leur кtre. Nul agent
particulier univoque ne peut кtre la cause absolue de l'espиce; ainsi tel
individu ne peut кtre la cause de l'espиce humaine, autrement il serait la
cause de tous les hommes et partant de lui-mкme, ce qui est impossible.
Cependant а parler proprement, tel individu est la cause de tel autre. Or un
individu est tel du fait que la nature humaine est dans telle matiиre qui est
principe d'individuation. Tel individu n'est donc cause de l'homme que parce
qu'il est cause de la rйalisation de la forme humaine en telle matiиre: c'est
кtre le principe gйnйrateur de tel homme. Il est donc йvident qu'un individu,
ou un autre agent univoque dans la nature ne peuvent кtre cause que de la gйnйration
de tel ou tel individu. L'espиce humaine aura donc nйcessairement une cause
efficiente propre: la preuve en est dans sa composition intime et dans l'ordre
de ses parties entre elles qui sauf accident, se prйsentent toujours de la mкme
maniиre chez tous. Et il en va de mкme pour toutes les autres espиces de la
nature. Or Dieu est cette cause, soit mйdiate soit immйdiate: on a montrй plus
haut qu'il est la premiиre cause de tous les кtres. A l'йgard des espиces Dieu
doit donc se comporter comme un gйnйrateur naturel dans la gйnйration dont il
est proprement la cause. Or toute gйnйration cesse avec l'activitй gйnйratrice;
ainsi toutes les espиces s'йvanouiraient si l'activitй divine se retirait; Dieu
donc lui-mкme par son opйration conserve toutes les choses dans l'кtre. Bien que le
mouvement se rencontre en toute rйalitй existante, il est pourtant extrinsиque
а l'кtre de cette rйalitй. Mais un corps n'est cause que par son mouvement, car
comme le prouve Aristote, aucun corps n'agit que par le mouvement. Par
consйquent nul corps n'est cause de l'existence d'une chose en tant qu'кtre,
mais il est cause de son acheminement vers l'кtre qui est son devenir. Or
l'кtre de toutes choses est de l'кtre participй puisque, sauf Dieu, nulle chose
n'est son кtre, comme on l'a prouvй. Il suit donc nйcessairement que Dieu qui
est son кtre, est la cause premiиre et propre de tout кtre; Par consйquent il
en est de l'action divine а l'endroit de l'кtre des choses comme de la motion
d'un corps а l'endroit du devenir et du mouvement des choses qui se rйalisent
ou sont mues. Mais il est impossible que ce devenir et ce mouvement demeurent
sans la motion du moteur; Il est donc pareillement impossible que l'кtre d'une
chose demeure sans l'action divine. A toute _uvre de l'art est supposйe
l'_uvre de la nature, et pareillement а celle-ci l'_uvre du Dieu crйateur, car
la matiиre de l'_uvre d'art vient de la nature, et celle-ci de Dieu par voie de
crйation. Mais ce que l'on fabrique se maintient dans l'кtre grвce а la
rйsistance de sa matiиre, ainsi la maison grвce а la duretй de ses pierres.
Toute la nature est donc conservйe dans l'кtre par la vertu divine. Que soit
suspendue l'action d'un agent, et son empreinte sur son effet disparaоtra а
moins qu'elle ne soit devenue la nature mкme de cet effet; ainsi les кtres
engendrйs gardent toujours aprиs leur gйnйration leurs formes et leurs
propriйtйs parce qu'elles leur sont devenues naturelles. De mкme les
« habitus » sont difficilement perdus, car ils font partie de la
nature, tandis que les dispositions et les passions, corporelles ou animales,
se maintiennent quelque peu aprиs l'intervention de l'agent, mais pas
longtemps, car elles ne sont lа que comme un acheminement vers ce qui est la
nature. Mais ce qui relиve de la nature d'une cause supйrieure, ne persiste
d'aucune maniиre aprиs l'action de cette cause: ainsi, en mкme temps que le
foyer lumineux la lumiиre s'йclipse d'un corps diaphane. Or l'кtre n'appartient
ni а la nature ni а l'essence d'une chose crййe, il est de Dieu seul, on l'a
montrй. Aucune chose ne peut donc persister dans l'кtre si l'action divine ne
l'y maintient. Deux positions s'affrontent au sujet de l'origine des
choses: celle de la foi d'aprиs laquelle les choses ont йtй produites dans la
nouveautй de leur кtre par Dieu, et celle de certains philosophes pour qui
elles йmaneraient de Dieu de toute йternitй; Quelle que soit la position
adoptйe, on doit tenir que Dieu conserve les choses dans l'кtre. Admettons que
les choses aient йtй produites aprиs n'avoir pas йtй, leur кtre dйpendrait
alors du vouloir divin, tout comme leur non кtre; Dieu a permis qu'elles ne
soient pas selon son vouloir, et il les a produites dans l'кtre quand il l'a
voulu. Elles sont donc maintenues dans l'кtre aussi longtemps qu'il les y veut.
C'est donc par sa volontй que les choses sont conservйes dans l'кtre. - Si maintenant
nous admettons que Dieu ait produit les choses de toute йternitй, on ne peut
assigner un temps ou un instant а leur йmanation de Dieu. Par consйquent ou ces
choses n'ont jamais йtй produites par Dieu, ou tant qu'elles sont, leur кtre
йmane toujours de Dieu. Dieu les conserve donc dans l'кtre par son opйration. C'est pourquoi il
est dit aux Hйbreux: « Il soutient toutes choses par la Parole de sa
Puissance ». Et Augustin dit encore: « La Puissance du
Crйateur, la force de Celui qui est puissant et tient tout en sa main est pour
toute crйature la cause de sa subsistance. Que cette vertu se retire des
crйatures qu'elle gouverne, aussitфt s'йvanouit leur espиce et en mкme temps toute
nature. Il n'en va pas comme d'un йdifice dont l'architecte s'йloigne. Que
celui-ci interrompe son travail et s'en йcarte, l'_uvre demeure, tandis que le
monde disparaоtrait en un clin d'_il si Dieu lui retirait sa main ». Voici qu'est
йcartйe cette thйorie de quelques partisans du Kalвm chez les Maures qui, pour
affirmer le besoin de Dieu qu'a le monde pour se maintenir dans l'кtre,
prйtendirent que toute forme est accidentelle, de plus que nul accident ne dure
deux instants, qu'ainsi la formation des кtres est en perpйtuel devenir, comme
si les кtres n'avaient besoin de cause efficiente que dans leur devenir. - De lа, dit-on,
pour certains d'entre eux, cette opinion que les corps indivisibles, йlйments
composants de toutes les substances, qui seuls, toujours d'aprиs eux, auraient
une consistance, pourraient demeurer quelque temps si Dieu se retirait du
gouvernement du monde. Quelques-uns mкme soutiennent que le monde ne cesserait
point d'кtre si par son intervention Dieu n'y mettait fin. - Toutes ces thйories
sont йvidemment absurdes. 66: COMMENT RIEN NE DONNE L'КTRE SI CE N'EST PAR LA VERTU DIVINE
Ces
considйrations nous montrent qu'aucun agent infйrieur ne donne l'кtre, si ce
n'est sous l'action de Dieu. Nul ne donne l'кtre que dans la mesure oщ il est un
кtre en acte. Or par sa providence Dieu - on l'a montrй - conserve les choses
dans l'кtre. C'est donc par la vertu divine qu'une chose donne l'кtre. Quand divers
agents sont groupйs sous la motion d'un autre, l'effet qui leur est commun, est
propre а chacun dans la mesure de sa communion avec les autres du mouvement et
а la vertu de cet agent: plusieurs кtres ne sauraient produire un effet unique
s'ils ne sont unis. Ainsi dans une armйe tous travaillent а la victoire par
l'activitй qu'ils dйploient sous la conduite de leur chef dont la victoire est
l'effet propre. Or on a prouvй que Dieu est l'agent premier. Puis donc que
l'кtre est un effet commun а tous les agents, le propre d'un agent йtant de
produire un кtre en acte, cet effet ressortit а tous dans la mesure oщ ils se
hiйrarchisent sous l'agent premier et agissent par sa vertu. Dans une sйrie de
causes subordonnйes, ce qui est au terme des rйalisations et au principe des
intentions, est l'effet propre de la premiиre cause: par exemple la forme de la
maison qui est l'effet propre de l'entrepreneur, vient aprиs la prйparation du
ciment et de la pierre et du bois, tвche des ouvriers subalternes, soumis а
l'entrepreneur. Or dans toute action, l'кtre en acte est le premier objectif,
poursuivi comme terme de la gйnйration; avec sa rйalisation, l'action de
l'agent et le mouvement du patient s'arrкtent. L'кtre est donc l'effet propre
de l'agent premier, c'est-а-dire de Dieu, et tout ce qui donne l'кtre a ce
pouvoir pour autant qu'il agit par la vertu de Dieu. Ce dont est capable un agent second sous
l'influence de l'agent premier est l'ultime terme de ses possibilitйs dans le
bien et la perfection, car tout perfectionnement pour un agent second lui vient
de l'agent premier. Or l'кtre est le plus parfait de tous les effets: toute
nature ou toute forme n'est parfaite que dans la mesure oщ elle est en acte; et
а l'endroit de l'кtre elle est comme une puissance en face de son acte. L'кtre
est donc l'effet des agents seconds sous la motion de l'agent premier. L'ordre des
effets est conforme а celui des causes. Or l'кtre est le premier de tous les
effets; tous les autres ne sont que des dйterminations de l'кtre. L'кtre est
donc l'effet propre de l'agent premier, les autres agents ne le produisent que
sous sa motion. Ceux-ci donnent а l'action de celui-lа comme des caractиres
particuliers et des dйterminations, et leurs effets propres sont les
perfections ultйrieures qui dйterminent l'кtre. Ce qui est tel par essence est la cause
propre de ce qui est tel par participation: le feu par exemple est cause de
tout ce qui est brыlant. Or Dieu seul est l'кtre par essence, les autres кtres
ne le sont que par participation: en Dieu seul en effet l'кtre est son essence.
L'кtre de tout existant est donc l'effet propre de Dieu au point que tout ce
qui concourt а la production d'un кtre, travaille sous la motion de Dieu. De lа ce mot de
la Sagesse: « Dieu a crйй pour donner l'кtre а toutes
choses ». Et en divers endroits de l'Йcriture il est dit que Dieu fait
toutes choses. - De mкme au livre « de Causis », il est йcrit que
l'intelligence ne donne l'кtre que pour autant qu'elle est divine, c'est-а-dire
qu'elle agit par la vertu de Dieu. 67: COMMENT DIEU EST LA CAUSE DE L'AGIR EN TOUT AGENT
Il
ressort de ceci que Dieu est en tout agent la cause de son agir. Tout agent en
effet est de quelque maniиre cause de l'кtre, soit sur le plan substantiel soit
sur le plan accidentel. Or nul n'est cause d'кtre que sous la motion de Dieu,
on l'a montrй. Tout agent agit par consйquent par la vertu de Dieu. Toute opйration,
due а quelque vertu, ressortit, comme а sa cause, а l'кtre qui est la source de
cette vertu; ainsi le mouvement naturel des corps lourds et des corps lйgers
est dы а leur forme, c'est pourquoi on reconnaоt dans le gйnйrateur de cette forme,
la cause de leur mouvement. Or la vertu de tout agent vient de Dieu comme du
premier principe de toute perfection. Puis donc que toute opйration est due а
quelque vertu, Dieu en est la cause. Il est clair que toute action qui cesse
avec l'influence d'un agent, est en dйpendance de ce dernier; par exemple avec
le soleil qui illumine l'air, disparaissent йgalement les couleurs, il est donc
hors de doute que le soleil est la cause de l'apparition de ces couleurs. Et il
en est de mкme d'un mouvement violent qui cesse avec la force d'impulsion qui
l'a dйclenchй. Or de mкme que Dieu n'a pas donnй l'кtre aux choses seulement а
leur dйbut, mais qu'il cause l'кtre en elles tant qu'elles sont en les
conservant dans l'кtre - on l'a montrй - de mкme il ne leur a pas donnй leur
vertu seulement au premier temps de leur crйation, mais il la cause toujours en
elles. Aussi tout influx divin se retirant, toute activitй tomberait. Toute
opйration ressortit donc а Dieu comme а sa cause. Qui utilise une vertu en vue d'une action,
est reconnu cause de cette action: en effet, de l'artisan qui utilise la force
d'un кtre naturel en vue d'une action, on dit qu'il est la cause de cette
action, d'un cuisinier par exemple on dit qu'il est cause de la cuisson qui se
fait par le feu. Mais toute application de vertu а une action quelconque est
principalement et premiиrement de Dieu. En effet la dйtermination d'une vertu
opйrative а son action propre se fait par un mouvement soit du corps soit de
l'вme. Or Dieu est le principe premier de l'un et de l'autre, puisqu'il est le
premier moteur absolument immobile, comme on l'a montrй. Pareillement tout
mouvement de volontй dans l'application de virtualitйs а une action quelconque,
ressortit а Dieu comme а l'objet premier du dйsir et а la premiиre volontй.
Toute opйration remonte donc а Dieu comme а son premier et principal auteur. Dans une sйrie de
causes efficientes subordonnйes, les causes subalternes agissent par la vertu
de la premiиre; ainsi, au plan de la nature, les corps infйrieurs agissent par
la vertu des corps cйlestes, et au plan de la volontй, les ouvriers subalternes
agissent sur le commandement du premier architecte. Or Dieu tient le premier
rang dans l'ordre des causes efficientes, on l'a dit. Aussi toutes les causes
infйrieures agissent-elles par sa vertu. Mais dans une action la cause la plus
rйelle est moins celui qui agit, que celui par la vertu duquel celui-ci agit,
ainsi la causalitй de l'agent principal est plus forte que celle de
l'instrument. Dieu est donc principalement cause de toute action plutфt que les
causes secondes agentes. Dans son opйration tout agent tend а la fin derniиre,
car sa fin est nйcessairement ou son opйration elle-mкme ou l'effet rйalisй par
celle-ci. Mais ordonner les choses а leur fin appartient en propre а Dieu, on
l'a montrй. On doit donc dire que tout agent agit par la vertu de Dieu. Dieu
est donc la cause de l'agir de toutes choses. De lа ce mot d'Isaпe: « Toute
notre _uvre c'est vous qui l'avez faite en nous », et celui de Jean: « Sans
moi vous ne pouvez rien faire », et celui aux Philippiens: « C'est
Dieu qui opиre en nous le vouloir et le faire selon son bon plaisir».
Et pour cette raison les Йcritures attribuent souvent а l'agir divin les effets
de la nature, car c'est Dieu qui donne а tout agent d'agir par sa nature ou par
sa volontй, selon ce mot de Job: « Ne m'as-tu pas coulй comme le lait,
et coagulй comme le fromage? Tu m'as revкtu de peau et de chair, tu m'as
tissй d'os et de nerfs », et cet autre du Psaume: « Le
Seigneur tonna dans les cieux, le Trиs-Haut fit retentir sa voix: grкle et
charbons ardents ». 68: COMMENT DIEU EST PARTOUT
Il est
dиs lors йvident que Dieu doit кtre en tout lieu et en toutes choses. Le moteur et son
mobile doivent кtre ensemble, selon la dйmonstration du
Philosophe. Or Dieu, a-t-on dit, meut tous les кtres dans leur agir. Il est
donc en tous. Ce qui est dans un lieu ou dans une chose est en contact de quelque
maniиre avec eux: ainsi un corps est dans le lieu par le contact de sa quantitй
dimensive, un кtre incorporel par le contact de sa vertu puisqu'il n'a point de
quantitй dimensive. Par consйquent par sa vertu l'кtre incorporel est dans le
lieu comme le corps par sa quantitй dimensive. Et si un corps avait une йtendue
infinie, il devrait кtre en tout lieu, pareillement un кtre incorporel de vertu
infinie doit кtre partout. Or on a dйmontrй que la vertu de Dieu est infinie.
Dieu est donc en tout lieu. Le rapport de la cause universelle а son effet
universel est analogue а celui d'une cause particuliиre а son effet
particulier. Or la cause particuliиre doit кtre prйsente а son effet propre
particulier: ainsi le feu chauffe par son essence, et l'вme confиre la vie au
corps par son essence. Puisque Dieu est la cause de tout l'кtre, on l'a prouvй,
partout oщ se trouve de l'кtre, partout il doit кtre prйsent. Quand un agent
est prйsent а un seul de ses effets, son action ne peut dйriver jusqu'aux
autres que par l'intermйdiaire de celui-ci, car agent et patient doivent кtre
unis; ainsi la vertu motrice ne meut les autres membres que par l'intermйdiaire
du c_ur. Si donc Dieu йtait prйsent а un seul de ses effets comme а un premier
mobile, immйdiatement mы par lui, il s'ensuivrait que son action n'atteindrait
les autres кtres que par cet intermйdiaire. Cette hypothиse ne saurait convenir. Si en
effet l'influence d'un agent ne peut atteindre les autres кtres que par
l'intermйdiaire d'un premier кtre, il faut nйcessairement que celui-ci soit
proportionnй а toute la virtualitй de cet agent sous peine de le limiter dans
l'usage de sa virtualitй: ainsi voyons-nous comment toutes les possibilitйs
d'impulsion propres а la vertu motrice peuvent se rйaliser par le c_ur. Mais
aucune vertu crййe ne peut йgaler l'amplitude de la puissance divine, car cette
puissance l'emporte а l'infini sur toute crйature, d'aprиs nos conclusions
antйrieures. On ne peut donc soutenir que l'action divine s'йtende aux кtres
uniquement par l'intermйdiaire du premier d'entre eux. Elle n'est donc pas
prйsente а un seul de ses effets mais а tous. - On jugera pareillement de cette
hypothиse selon laquelle la causalitй divine s'affirmerait en quelques-uns de
ses effets mais non en tous: car quel que soit le nombre des effets divins, ils
ne peuvent suffire а йpuiser la puissance de rйalisation, propre а la vertu divine. Une cause
efficiente doit кtre unie а son effet propre et immйdiat. Or en toute chose il
y a un effet de Dieu, proche et immйdiat. On a dйmontrй que Dieu seul peut
crйer. Et en toutes choses il est un йlйment produit par voie de crйation: dans
le corps la matiиre premiиre, dans les кtres incorporels leurs essences
simples, comme il ressort des analyses du Second Livre. Dieu doit donc кtre en
chaque chose, d'autant que celles qu'il a produites du non кtre а l'кtre, il
les conserve dans l'кtre d'une maniиre continue et durable. De lа ce mot de
Jйrйmie: « Je remplis le ciel et la terre », et du
Psaume: « Si je monte aux cieux, tu y es; si je me couche dans le
schйol, te voilа ». Ainsi est repoussйe l'erreur de ceux pour qui Dieu
serait dans une partie dйterminйe du monde, par exemple dans le premier ciel et
du cфtй Ce l'orient d'oщ part le mouvement cйleste. - Toutefois cette opinion
serait admissible а condition de la bien comprendre: Dieu ne serait pas enfermй
en une partie dйterminйe du monde, mais le dйpart de tous les mouvements
corporels, conformйment а l'ordre de la nature, se ferait sous sa motion en un
lieu dйterminй. C'est pourquoi mкme dans la Sainte Йcriture il est dit qu'il
est spйcialement au ciel, selon ce mot d'Isaпe: « Le ciel est mon trфne »,
et du Psaume: « Les cieux sont les cieux de Yaweh, etc », Mais
du fait qu'en dehors de l'ordre naturel, Dieu opиre mкme dans le monde
infйrieur des choses impossibles а la vertu du corps cйleste, il apparaоt avec
йvidence qu'il est prйsent immйdiatement non seulement au corps cйleste, mais
encore aux кtres infйrieurs. Toutefois on se gardera de croire que Dieu est
partout comme s'il йtait divisй а travers l'espace local, une partie de
lui-mкme йtant ici, l'autre lа; il est tout entier partout, car absolument
simple, Dieu n'a point de parties. En outre, cette simplicitй n'est pas celle
du point, terme du continu, qui pour autant occupe un lieu dйterminй dans le
continu, et ne peut кtre que dans un lieu indivisible. Mais Dieu est
indivisible comme un кtre totalement en dehors du continu. Dиs lors il n'est
aucunement dйterminй par la nйcessitй de son essence а quelque lieu que ce
soit, petit ou grand comme s'il devait кtre dans un lieu, lui qui est de toute
йternitй, avant tout lieu. Mais par l'immensitй de sa vertu il atteint tout ce
qui est dans un lieu puisqu'il est la cause universelle de l'кtre, comme on l'a
dit. Ainsi donc il est tout entier en tout lieu, car il atteint toutes choses
par sa vertu qui est simple. On ne pensera pas davantage qu'il est dans les choses
comme s'il leur eыt йtй mйlangй: on a dйmontrй qu'il n'est pour aucun кtre sa
forme ni sa matiиre. Mais il est en tout а la maniиre d'une cause efficiente. 69: DE CETTE THЙORIE QUI DЙNIE TOUTE ACTIVITЙ PROPRE AUX КTRES DE
LA NATURE
Cette
conclusion fut pour certains une occasion d'erreur. Ils pensиrent qu'aucune
crйature n'a d'activitй propre dans la production des effets au plan de la
nature: ainsi le feu ne chaufferait pas, mais Dieu causerait la chaleur а la
prйsence du feu, et ils appliquent cela а tous les effets naturels. Ils se sont
efforcйs d'appuyer cette erreur sur des preuves, dйmontrant qu'aucune forme,
substantielle ou accidentelle, n'est produite dans l'кtre si ce n'est par voie
de crйation. Les formes et les accidents ne peuvent en effet naоtre de la
matiиre puisque la matiиre n'entre pas dans leur composition intime. Dиs lors,
s'ils sont, ils sont faits du nйant, c'est-а-dire crййs. Et comme la crйation
est un acte propre а Dieu, il s'ensuit que Dieu seul produit dans la nature les
formes tant substantielles qu'accidentelles. Cette position concorde partiellement avec
l'opinion de certains philosophes. En effet, du fait que tout ce qui n'est pas
par soi dйrive de ce qui est par soi, il semblerait que les formes des кtres,
qui ne subsistent pas par elles-mкmes et sont dans une matiиre, dйpendent de
formes qui subsistent par elles-mкmes sans matiиre, comme si ces formes
immergйes dans la matiиre йtaient des participations de celles qui subsistent
sans matiиre. C'est pourquoi Platon a conзu les espиces des кtres sensibles а
la maniиre de formes sйparйes, causes de l'кtre chez les кtres sensibles qui
les participent. Pour Avicenne, toutes les formes substantielles
йmanent de l'intellect agent; quant aux formes accidentelles elles seraient
comme des dispositions de la matiиre, apparaissant en elle sous l'action des
causes infйrieures: en quoi il s'йcarte de la premiиre stupiditй. On trouve quelque
indice en faveur de cette position en ce que les corps n'ont en fait de vertu
active que des formes accidentelles, telles leurs qualitйs actives et passives
qui ne sauraient suffire а produire des formes substantielles. De plus on
rencontre dans ce monde infйrieur des кtres qui ne sont pas engendrйs par leurs
semblables, tels ces animaux qui naissent de la pourriture. Il semble dиs lors
que leurs formes ressortissent а des principes plus hauts; et il en va
pareillement pour les autres formes dont certaines sont d'un degrй supйrieur. D'autres tirent
leur argumentation de la dйbilitй des corps naturels. A toute forme de corps
est adjointe une quantitй, et la quantitй est un obstacle а l'action et au
mouvement; la preuve en est dans l'alourdissement d'un corps et le
ralentissement de son mouvement par toute addition de quantitй. De lа leur
conclusion: nul corps n'est actif, il est seulement passif. Ils essayent une
autre dйmonstration empruntйe а la sujйtion du patient а l'endroit de son
agent. Tout agent, exceptй le premier а qui il appartient de crйer, suppose un
sujet qui lui est infйrieur. Or il n'est pas de substance infйrieure а la
substance corporelle. Il semble dиs lors qu'aucun corps ne soit actif. Ils notent en
outre la trиs grande distance qui sйpare la substance corporelle de l'agent
premier, et ils ne croient pas que la vertu active de celui-ci s'йtende jusqu'а
celle-lа; mais, qu'au contraire, de mкme que Dieu est uniquement agent, la
substance corporelle, la derniиre de toutes, est seulement passive. Pour toutes ces
raisons, dans son livre Fontis Vitae, Avicebron conclut а l'inactivitй
de tout corps; la vertu de la substance spirituelle, а travers les corps,
opйrerait ces actions qui paraissent йmaner d'eux. Et mкme, dit-on, certains thйologiens
musulmans mutakallimыn soutiendraient encore ici que les accidents eux-mкmes
n'йmanent pas de l'action des corps, car l'accident ne passe pas d'un sujet а
l'autre; aussi estiment-ils impossible que la chaleur passe d'un corps chaud а
celui qu'il rйchauffe; а leur sens tous ces accidents sont la crйation de Dieu. Toutes ces
positions ne sont pas sans difficultйs. Dans l'hypothиse de l'inactivitй de toute
cause infйrieure, et particuliиrement de la cause corporelle, Dieu seul agit en
toutes les causes. Or Dieu ne change pas du fait de son opйration en des кtres
divers; la diversitй des effets ne suivra donc pas а la diversitй des кtres au
travers desquels Dieu agit. Ce qui est manifestement faux а nos sens:
l'application d'un corps chaud ne provoque pas un refroidissement, mais bien un
йchauffement, et la semence humaine ne peut que provoquer la gйnйration d'un
homme. On ne peut donc attribuer а la vertu divine, а l'endroit des effets
infйrieurs, une causalitй telle que l'on refuse toute efficience aux agents du
mкme ordre. Le sage ne fait rien d'inutile, sous peine de contradiction avec la
sagesse. Or dans l'hypothиse de l'inefficacitй absolue des crйatures, Dieu
produirait tout immйdiatement et se servirait inutilement des crйatures dans la
production de ses effet? Une telle thйorie rйpugne а la sagesse divine. Qui donne а un
кtre un йlйment principal, lui donne ce qui en dйrive; ainsi la cause qui donne
son poids au corps йlйmentaire, lui donne son mouvement vers la terre. Or
produire quelque chose en acte, suit а ce fait que l'on est soi-mкme en acte,
comme il apparaоt dans le cas de Dieu: il est l'acte pur et encore la premiиre
cause de l'кtre en toutes choses, on l'a dйmontrй. Si donc il a communiquй aux
autres sa ressemblance dans l'кtre, en leur donnant d'кtre, il leur a
communiquй sa ressemblance dans l'agir de telle sorte que les crйatures
possиdent une activitй propre. La perfection d'un effet est le signe de la
perfection de sa cause: plus puissante est une vertu, plus parfait est son
effet. Or Dieu est le plus parfait des agents. Aussi aux кtres qu'il crйe,
donne-t-il leur perfection; et soustraire а ceux-ci quelque degrй de
perfection, c'est le refuser а la vertu divine. Or dans l'hypothиse de
l'inefficacitй de toute crйature la perfection du monde crйй serait de beaucoup
diminuйe, car c'est pour un кtre la plйnitude de sa perfection que de pouvoir
communiquer а un autre de sa propre perfection. Cette thйorie dйroge donc а la
grandeur de la vertu divine. Le propre d'un кtre bon est de faire le bien, de mкme
le propre de l'кtre souverainement bon est de faire quelque chose de parfait.
Or Dieu, on l'a montrй, est cet кtre souverainement bon; il lui appartient donc
de tout faire excellemment. Or le don accordй а un кtre d'un bien qu'il partage
avec beaucoup d'autres, est meilleur que celui d'un bien qu'il garde en propre:
car un bien, commun а beaucoup, est toujours plus divin que le bien d'un
seul. Mais un bien particulier ne peut devenir commun, que s'il passe de l'un
dans les autres; ceci suppose que ce premier кtre puisse se dйverser dans les
autres de par son action propre; mais s'il ne possиde pas ce pouvoir, il
demeure enfermй dans son propre bien. Ainsi donc Dieu a communiquй sa bontй aux
crйatures de telle sorte que ce que l'une a reзu, elle le puisse transmettre
aux autres. Refuser leur action propre aux кtres serait donc dйroger а la
divine bontй. Nier l'ordre de la crйation c'est lui nier ce qu'elle a de meilleur:
chaque crйature prise en elle-mкme est bonne certes, mais toutes considйrйes
dans leur ensemble sont meilleures en raison de l'ordre de l'univers; le tout
est en effet toujours meilleur que les parties et il en est la fin. Or nier aux
кtres leurs activitйs, c'est nier l'ordre qu'ils ont entre eux, car l'unique
source d'unitй qui forge un autre ordre des кtres de diverses natures vient de
l'activitй des uns et de la passivitй des autres. On ne peut donc affirmer que
les кtres n'ont aucune activitй propre. Dans l'hypothиse oщ les effets ne seraient
pas produits par l'activitй des choses crййes, mais serait le fruit de la seule
activitй de Dieu, il йtait impossible qu'ils rйvиlent la vertu de quelque cause
crййe, car un effet n'est le signe de la virtualitй d'une cause qu'en raison de
l'action qui procиde de cette cause et dont il est le terme. Or un effet rйvиle
la nature d'une cause dans la mesure oщ il manifeste la vertu qui en dйcoule. Aussi
dans l'hypothиse oщ les кtres crййs seraient dйpourvus de toute activitй dans
la production des effets, il s'ensuivrait que toute connaissance par son effet
d'une nature crййe serait dйsormais impossible. Et dиs lors s'йvanouirait pour
nous toute connaissance de l'ordre des sciences naturelles dont les
dйmonstrations se prennent а partir des effets. L'induction nous apprend qu'en tout le
semblable produit son semblable. Or dans le monde infйrieur le terme de la
gйnйration n'est pas seulement la forme mais le composй de matiиre et de forme,
car toute gйnйration part d'un prйsupposй, la matiиre, et tend а un terme, la
forme. Le gйnйrateur ne saurait donc кtre simplement une forme, mais un composй
de matiиre et de forme. Par consйquent la cause des formes qui sont dans la
matiиre n'est pas les espиces sйparйes, comme le voulaient les Platoniciens, ni
l'intellect agent d'Avicenne, mais mieux le composй de matiиre et de forme. Si l'agir suit а
l'кtre en acte, il ne sied pas qu'un acte plus parfait soit privй d'activitй.
Or une forme substantielle est un acte plus parfait qu'une forme accidentelle.
Si donc les formes accidentelles que l'on rencontre dans le monde des corps,
sont dotйes d'activitйs propres, combien plus les formes substantielles en
possйderont-elles. Toutefois le propre de leur activitй а elles ne sera pas de
disposer la matiиre; les formes accidentelles y suffisent par l'altйration. La
forme substantielle du gйnйrateur est donc un principe d'action grвce auquel il
communique la forme substantielle а l'engendrй. Il est facile de rйsoudre les objections
allйguйes. Le devenir d'un кtre est en fonction de son кtre; aussi de mкme que l'on
ne dit pas d'une forme qu'elle est un кtre en ce sens qu'elle-mкme possйderait
l'existence, mais que par elle le composй est, ainsi а proprement parler la
forme ne devient pas, elle commence а кtre du fait que le composй passe de la
puissance а cet acte qu'est la forme. Il n'est pas davantage nйcessaire que tout
кtre dotй d'une forme quasi participйe, la reзoive immйdiatement de celui qui
est essentiellement cette forme, pourvu qu'il la reзoive d'un autre
pareillement riche de cette forme йgalement participйe, et agissant par la
vertu de la forme sйparйe si tant est qu'elle soit. Ainsi l'agent produit-il un
effet qui lui ressemble. De mкme encore du fait que l'activitй des corps
infйrieurs se dйploie par leurs qualitйs actives et passives qui sont des
accidents, il ne s'ensuit pas nйcessairement que ses effets soient uniquement
d'ordre accidentel; car de mкme que ces formes accidentelles sont l'effet de la
forme substantielle qui avec la matiиre est cause de tous les accidents
propres, ainsi elles agissent par la vertu mкme de cette forme substantielle.
Mais celui qui agit par la vertu d'un autre, produit un effet dont la
ressemblance n'est pas tant avec lui-mкme qu'avec celui par la vertu de qui il
agit. Ainsi
rйalise-t-on par l'instrument dans une _uvre d'art la forme conзue par
l'artiste. Ainsi dans la mesure oщ elles servent d'instruments а des formes
substantielles, les formes accidentelles peuvent par leur action produire des
formes substantielles. Quant aux animaux qui naissent de la pourriture, leur
forme substantielle est due а cet agent corporel, le corps cйleste, qui est la
premiиre cause d'altйration, aussi dans ce monde infйrieur tous les mouvements
dans la production des formes empruntent nйcessairement а sa vertu. C'est
pourquoi dans la production de certaines formes infйrieures cette vertu cйleste
suffit sans que soit requis aucun agent univoque. Mais la production de formes
plus parfaites, telles les вmes des animaux parfaits, appelle avec cet agent
cйleste un agent univoque, la gйnйration de ce genre d'animaux ne se fait pas
en effet sans semence. De lа ce mot d'Aristote: « l'homme et le soleil
engendrent l'homme ». Mais il n'est pas vrai que la quantitй soit un
obstacle а l'activitй de la forme si ce n'est accidentellement: toute quantitй
continue est en effet dans une matiиre, et toute forme immergйe dans la matiиre
est d'une actualitй diminuйe et pour autant d'une activitй moindre dans son
agir. De lа un corps plus dйgagй de la matiиre et davantage forme, tel le feu,
est plus actif. Mais а rester dans la ligne de cette activitй dont une forme
immergйe dans la matiиre est susceptible, on reconnaоtra que la quantitй
accroоt cette activitй plus qu'elle ne la diminue. A йgalitй d'intensitй de
chaleur, plus un corps chaud est йtendu plus il chauffe, et а йgalitй de
pesanteur, plus gros est un corps lourd, plus accйlйrй est son mouvement
naturel, et plus difficile un mouvement contraire. Le fait pour un corps lourd
de rйsister а un mouvement contraire а sa nature en raison de sa masse prouve
que la quantitй n'est pas un obstacle а l'activitй, mais bien au contraire
qu'elle l'accroоt. En outre, de ce que dans la crйation la substance
corporelle est la derniиre des substances, il ne suit pas que tout corps manque
d'activitй, car jusque dans les corps l'un est supйrieur а l'autre, par la
richesse de sa forme et l'intensitй de son activitй: tel le feu comparй aux
corps infйrieurs. De plus, mкme le dernier parmi les corps n'est pas privй de
tout agir. En effet on sait qu'un corps ne peut agir par tout lui-mкme
puisqu'il est composй d'une matiиre qui est un кtre en puissance, et d'une
forme qui est acte: tout кtre agit pour autant qu'il est en acte. C'est
pourquoi tout corps agit selon sa forme, en face de celle-ci l'autre corps, le
patient, joue par sa matiиre le rфle de sujet dans la mesure oщ cette matiиre
est en puissance а l'endroit de la forme de l'agent. Mais si, en retour, la
matiиre du corps de l'agent est en puissance par rapport а la forme du corps du
patient, ces deux corps sont rйciproquement agents et patients, comme il arrive
dans le cas de deux corps йlйmentaires. Il en va autrement si l'un est
simplement agent et l'autre patient, comme dans le rapport du corps cйleste et
du corps йlйmentaire. Il apparaоt donc que dans sa causalitй un corps agit sur
son sujet, non par tout lui-mкme, mais par sa forme. Il n'est pas davantage vrai que les corps
soient а ce point йloignйs de Dieu. Dieu йtant acte pur, les кtres s'йcartent
plus ou moins de lui dans la mesure mкme oщ ils sont plus ou moins en acte ou
en puissance. Celui qui donc est le plus distant de lui est celui qui est
uniquement puissance, а savoir la matiиre premiиre, dont le propre est
seulement d'кtre passive et nullement active. Mais les corps de par leur
composition de matiиre et de forme sont а la divine ressemblance en raison de
leur forme dont Aristote dit qu'elle est quelque chose de divin. Ainsi
par leur forme ils sont actifs, bien que passifs en raison de leur matiиre. Il est en outre
ridicule de soutenir qu'un corps n'agit pas, sous prйtexte qu'un accident ne
passe pas d'un sujet а l'autre. On ne dit pas en effet d'un corps qu'il chauffe
parce que la chaleur numйriquement la mкme passe du corps chauffant en celui
qui est chauffй, mais parce que grвce aux calories du premier, une autre
chaleur numйriquement distincte qui йtait d'abord en puissance dans le second,
y devient en acte: un agent naturel ne travaille pas un sujet autre que lui en
lui donnant sa propre forme, mais en le conduisant de la puissance а l'acte. Par consйquent en
attribuant а Dieu tous les effets des crйatures en qui il agit nous ne leur
nions pas leurs activitйs propres. 70: COMMENT UN MКME EFFET ЙMANE DE DIEU ET DE LA NATURE QUI AGIT
Il est
difficile pour quelques-uns de saisir comment des effets naturels sont
attribuйs а Dieu et а une cause de la nature. Une seule action ne semble pas en effet
pouvoir procйder de deux causes; si donc telle action, productrice d'effet dans
la nature, йmane d'un corps naturel, elle ne procиde pas de Dieu. Lа oщ un seul
suffit il est inutile de recourir а plusieurs: ne voyons-nous pas comment la
nature ne se sert pas de deux instruments, si un seul lui suffit? Puis donc que
la vertu divine suffit а produire les effets de la nature, il est inutile d'en
appeler pour ce faire aux virtualitйs de la nature; ou, si celles-ci suffisent
а produire leur effet propre, pas n'est besoin de recourir а la vertu divine
dans la production de ce mкme effet. Si Dieu produit tout l'effet naturel,
l'agent de la nature n'a plus aucun rфle dans cette production. Il ne semble
donc pas possible de soutenir que les mкmes effets soient produits par Dieu et
par la nature. Pour qui rйflйchit sur les conclusions antйrieures
cette difficultй ne tient pas. En tout agent on considйrera deux choses, l'кtre qui
agit et la vertu grвce а laquelle il agit: ainsi le feu chauffe par la chaleur.
Or la vertu d'un agent infйrieur dйpend d'un agent supйrieur pour autant que
celui-ci lui donne cette vertu par laquelle il agit, ou la lui conserve, ou
encore l'applique а telle action, tel un artisan qui use de quelque instrument
en vue de produire son effet, sans toutefois confйrer cet instrument la forme
grвce а laquelle il agit, ni la lui conserver, mais en lui donnant simplement
son mouvement. Ainsi donc l'action d'un agent infйrieur n'йmane pas seulement
de lui grвce а sa vertu propre, mais encore grвce а celle de tous les agents
supйrieurs, car cet agent agit par la vertu de tous. Et tout comme celui de l'agent dernier qui
exerce immйdiatement son action dans la production d'un effet, l'influx de
l'agent premier est-il immйdiat: car la vertu du dernier agent ne tient pas
d'elle-mкme son efficacitй dans cette causalitй; elle la reзoit de l'agent qui
lui est immйdiatement supйrieur, et celui-ci tient la sienne d'un autre
supйrieur; il se fait ainsi que la vertu de l'agent premier est par elle-mкme
productrice de l'effet, comme si elle en йtait la cause immйdiate: c'est le cas
des principes de dйmonstration dont le premier est immйdiat. Donc de mкme que
normalement une action procиde d'un agent et de sa vertu, de mкme rien se
n'oppose а ce qu'un mкme effet ressortisse а un agent subalterne et а Dieu, de
part et d'autre immйdiatement, mais de maniиre diffйrente. Il est encore
йvident que si la crйature produit son effet propre, l'intervention de Dieu
dans cette production n'est pas utile, puisque la crйature ne peut agir que
sous la motion divine. Malgrй cette extension de la puissance divine а tous
les effets, il n'est pas davantage vain que ceux-ci soient produits par
certaines autres causes. Cela n'est pas dы а l'insuffisance de la vertu de
Dieu, mais а son immense bontй qui a voulu communiquer aux choses une telle
ressemblance avec lui que non seulement elles sont, mais sont encore causes des
autres: de ces deux maniиres toutes les crйatures communient а la ressemblance
de Dieu, comme on l'a montrй. - Ainsi resplendit encore la beautй de l'ordre
dans la crйation. En outre il est clair qu'un mкme effet n'est pas
attribuй а sa cause naturelle et а Dieu, comme si une partie йtait de Dieu et
l'autre de la cause; il est tout entier de l'un et de l'autre, mais suivant des
modalitйs diverses, tout comme un mкme effet ressortit tout entier а
l'instrument et tout entier а la cause principale. 71: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU N'ЙCARTE PAS TOUT MAL DES CHOSES
Il
apparaоt de tout cela comment la Providence de Dieu qui gouverne les choses
n'en йcarte pas la corruption, les dйficiences et le mal. Le gouvernement
divin en effet par lequel Dieu agit dans les кtres, n'exclut pas l'agir des
causes secondes, on l'a prouvй. Il peut arriver qu'un effet soit dйfectueux
parce que la cause seconde est elle-mкme imparfaite sans que pour cela il y ait
quelque dйfaut dans l'agent premier; ainsi dans l'_uvre d'un artiste en pleine
possession de son art, des imperfections peuvent кtre dues aux dйfectuositйs de
l'instrument. Tel encore le cas d'un homme, vigoureux dans ses mouvements, qui
boоte, non par manque de force, mais en raison de la dйviation de sa jambe.
Chez les кtres, mus et gouvernйs par Dieu, on rencontre donc des dйfauts et du
mal en raison des dйfections des causes secondes, bien qu'en Dieu n'y ait
aucune faiblesse. La bontй de la crйation ne serait point parfaite sans
une hiйrarchie des biens d'aprиs laquelle certains кtres sont meilleurs que les
autres; sans cela tous les degrйs de bien ne seraient pas rйalisйs et aucune
crйature ne ressemblerait а Dieu par sa prййminence sur les autres. En outre la
beautй derniиre des кtres s'йvanouirait avec cet ordre fait de distinction et
de disparitй; bien plus la suppression de l'inйgalitй des кtres entraоnerait
celle de leur multiplicitй: l'un est en effet meilleur que l'autre par les
diffйrences mкmes qui distinguent ces кtres les uns des autres, le vivant de
l'inanimй et le raisonnable du non raisonnable. Et ainsi dans l'hypothиse de
cette йgalitй totale, il n'y aurait plus qu'un seul bien crйй, ce qui
dйrogerait manifestement а la perfection du monde crйй. Or кtre bon sans
possibilitй de dйchйance, est un degrй supйrieur du bien; кtre au contraire
susceptible dйfaillance en est un degrй infйrieur. La perfection de l'univers
suppose ces deux degrйs. Et il appartient а la Providence du chef de conserver
la perfection ses кtres qui lui sont soumis et non de la diminuer. La
Providence de Dieu n'a donc pas а prйserver les кtres de leur dйchйance
possible mais le mal sera la consйquence de cette possibilitй, car ce qui est
susceptible de dйchoir, dйfaille en fait parfois, et le mal est une dйchйance
du bien, comme on l'a dit. La divine Providence n'a donc pas а йcarter tout mal
des кtres. La perfection pour tout gouvernement est de pourvoir а ses sujets dans
le respect de leur nature: telle est la notion mкme de justice dans le
gouvernement. De mкme donc que pour un chef de citй, s'opposer - si ce n'est
momentanйment en raison de quelque nйcessitй - а ce que ses sujets
accomplissent leur tвche, serait contraire au sens d'un gouvernement humain, de
mкme ne pas laisser aux crйatures la facultй d'agir selon le mode de leur
propre nature serait opposй au sens du gouvernement divin. Mais de ce fait mкme
il s'ensuit la corruption et le mal dans le monde, car c'est en raison des
contrariйtйs et des oppositions qui se rencontrent en elles qu'une rйalitй en
corrompt une autre. La divine Providence ne doit donc pas йcarter tout mal des
choses qu'elle gouverne. Un agent ne peut faire quelque chose de mal si ce
n'est en vue d'un bien qu'il se propose, on l'a vu prйcйdemment. Or la
Providence de Dieu, qui est la source de tout bien, ne peut rejeter
universellement de la crйation tout objectif de bien; autrement beaucoup de
biens disparaоtraient ainsi de l'univers: par exemple supprimer le mouvement
par lequel le feu tend а engendrer son semblable, et qui provoque ce mal qu'est
la corruption des choses soumises а la combustion, serait dйtruire ce bien
qu'est la gйnйration du feu et la conservation de son espиce. La Providence
divine ne doit donc pas rejeter tout mal de la crйation. Beaucoup de biens
seraient absents de la crйation sans la prйsence de certains maux: par exemple
sans la malice de leurs persйcuteurs, il n'y aurait pas la patience des justes;
et il n'y aurait pas de justes punitions s'il ne se commettait point de dйlits;
pareillement sur le plan de la nature, sans la corruption de l'un, il n'y
aurait pas la gйnйration de l'autre. Par consйquent dans l'hypothиse d'une
intervention providentielle pour supprimer totalement le mal de l'univers, l'ensemble
des biens serait diminuй. Ce qui ne doit pas кtre, car le bien dans la bontй
est plus fort que le mal dans la malice. La Providence divine ne doit donc pas
йcarter tout mal des choses. Le bien de l'ensemble l'emporte sur celui de la
partie. Un gouvernement sage sait donc tolйrer quelque dйfectuositй dans le
bien de la partie en vue de l'accroissement du bien dans le tout: ainsi de
l'entrepreneur qui dissimule les fondements de la maison dans le sol en vue
d'assurer а l'ensemble sa soliditй. Or la perfection de l'univers perdrait
grandement par la suppression du mal dans toutes ses parties, car la beautй de
cette perfection naоt de l'ensemble harmonieux des maux et des biens, mais les
maux proviennent des dйficiences d'кtres qui sont bons, et, grвce а la
providence du chef, de ces maux surgissent certains biens: ainsi dans un chant
les temps de silence donnent de la suavitй. Il ne fallait donc pas que la
Providence de Dieu йcartвt le mal des кtres. Tous les кtres, et surtout les кtres
infйrieurs, sont au service du bien humain comme de leur fin. Or dans cette
hypothиse de la suppression de tout mal dans les choses, le bien de l'homme
serait beaucoup amoindri: au plan de la connaissance, du dйsir et de l'amour la
comparaison avec le mal donne une connaissance meilleure; le support de
quelques maux rendent nos dйsirs du bien plus ardents: ainsi les malades
apprйcient mieux ce bien qu'est la santй et la dйsirent plus ardemment que les
bien portants. La divine Providence ne doit donc pas йcarter tout mal de la
crйation. De lа ce mot d'Isaпe: « Je fais la paix et je crйe le
malheur »; et celui d'Amos: « Arrive-t-il un
malheur dans une ville sans que Yaweh en soit l'auteur? ». Toutes ces
raisons йcartent l'erreur de certains hommes qui а la vue du mal dans le monde,
niaient l'existence de Dieu: ainsi Boиce prйsente un certain philosophe qui
demande: « Si Dieu existe d'oщ vient le mal? »
Il faut retourner l'argumentation: « Puisqu'il y a du mal, Dieu
existe ». Supprimez l'ordre du bien, le mal n'existera plus puisqu'il
est la privation du bien. Or sans Dieu cet ordre ne cesserait pas. De mкme ces
considйrations suppriment une occasion d'erreur pour ceux qui devant des maux
nombreux dans le domaine des кtres, soumis а la corruption, nient l'extension
de la providence jusque-lа; а leur avis seraient seuls soumis а la providence
les кtres incorruptibles chez qui on ne rencontre ni dйfaillances ni maux. Ces vues
йloignent encore cette autre occasion d'erreur, propre aux Manichйens qui
reconnaissent deux causes premiиres, le bien et le mal, comme si le mal ne
pouvait trouver place sans la providence de Dieu qui est bon. Enfin est encore
rйsolu ce doute de quelques-uns: « les actions mauvaises
ressortissent-elles а Dieu? » On a dйmontrй en effet comment tout agent
agit par la vertu de Dieu, et de ce fait, comment Dieu est la cause de tout,
effets et actions; on a prouvй pareillement comment le mal et les dйfauts qui
se rencontrent chez les кtres soumis а la providence de Dieu, proviennent de la
condition des causes secondes, susceptibles de faiblesses: il est йvident que
les actions mauvaises en ce qu'elles portent de dйfectuositй, ne sont pas de
Dieu, mais des causes immйdiates lui sont dйfaillantes, tandis qu'elles sont de
Dieu par leur agir et leur entitй; par exemple la claudication relиve de la
force motrice en tant qu'elle est un mouvement, mais par son dйfaut elle
s'explique par la dйviation de la jambe. 72: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU NE SUPPRIME PAS LA CONTINGENCE
DES КTRES
Pas
plus qu'elle ne dйtruit tout le mal dans les кtres, la providence de Dieu n'en
йcarte la contingence ni ne leur impose une loi de nйcessitй. On a exposй
comment l'action de Dieu dans les кtres ne supprime pas les causes secondes,
mais s'accomplit par elles pour autant qu'elles agissent sous l'influx divin.
Or la nйcessitй ou la contingence d'un effet se prend de ses causes immйdiates
et non des causes йloignйes; ainsi а considйrer sa cause prochaine la
fructification chez une plante est un effet contingent, sa force de germination
йtant susceptible d'кtre arrкtйe et de faillir, bien que sa cause йloignйe, le
soleil, soit une cause nйcessaire. Puis donc que nombre de causes secondes sont
susceptibles de dйfaillances, tous les effets, soumis а la Providence, ne
seront pas nйcessaires, mais la plupart seront contingents. On a dit
antйrieurement que la divine providence se doit de rйaliser tous les degrйs
possibles des кtres. Or l'кtre se divise en contingent et en nйcessaire, et
c'est lа une division essentielle de l'кtre. Par consйquent si la providence de
Dieu supprimait le contingent, tous les degrйs d'кtres ne seraient plus
reprйsentйs. Plus les кtres se rapprochent de Dieu, plus ils participent а sa
ressemblance; et plus ils s'en йloignent, plus cette ressemblance s'amenuise en
eux. Or les кtres les plus proches de Dieu sont absolument immobiles, ce sont
les substances sйparйes qui sont le plus а la ressemblance de Dieu, l'кtre
absolument immobile. Les кtres qui sont а leur tour les plus proches d'elles et
sont mus immйdiatement par elles qui ne changent jamais, retiennent quelque
chose de leur immobilitй, en ce sens qu'ils sont mus toujours de la mкme
maniиre, tels sont les corps cйlestes. De lа ceux qui viennent aprиs ces кtres
et sont mus par eux s'йloignent davantage de l'immobilitй divine, en ce sens
qu'ils ne sont pas mus toujours de la mкme maniиre. Ici apparaоt la beautй de
l'ordre. Mais le nйcessaire, comme tel, se comporte toujours de la mкme
maniиre. Il serait donc opposй а la providence divine, а qui il revient
d'йtablir l'ordre dans la crйation et de l'y conserver, que tout soit soumis la
nйcessitй. Ce qui est nйcessairement est йternel. Or rien de ce qui est corruptible
ne demeure. Donc dans l'hypothиse oщ la divine providence exigerait que tous
les кtres soient nйcessaires, rien ne serait plus soumis а la corruption, ni
par consйquent а la gйnйration. De ce fait on supprimerait de la crйation tout
le monde des кtres soumis а la gйnйration et а la corruption, ce qui serait une
atteinte а la perfection de l'univers. Dans tout mouvement il y a gйnйration et
corruption: car dans ce qui se meut quelque chose commence et quelque chose
cesse d'кtre. En supprimant toute gйnйration et corruption par le rejet de la
contingence des кtres, comme on l'a vu, on exclurait du monde le mouvement
lui-mкme et tous les кtres mobiles. Si une substance subit un affaiblissement
de sa virtualitй, ou si elle rencontre quelque opposition de la part d'un agent
contraire, il faut en chercher la raison dans ce fait qu'il s'est produit en
elle un certain changement. Si donc la providence divine ne supprime pas le
mouvement dans les кtres, elle n'empкchera pas l'affaiblissement de leurs
virtualitйs, ni n'йcartera ces entraves qui naissent d'une rйsistance opposйe.
Or en raison de cet affaiblissement et de ces entraves, le comportement d'un
кtre se modifie au point que parfois il dйfaille dans la ligne mкme de sa
nature, et qu'ainsi ses effets naturels ne se produisent plus nйcessairement.
Il n'appartient donc pas а la providence divine d'imposer quelque nйcessitй aux
кtres qu'elle gouverne. Rien ne saurait кtre inutile dans ce monde soumis а
la providence de Dieu. Or c'est un fait qu'il y a des causes contingentes
puisqu'on peut les empкcher de produire leurs effets; il serait par consйquent
contraire а la providence que tout soit soumis а la nйcessitй. La divine
providence n'impose donc pas une loi de nйcessitй а tous les кtres en йcartant
totalement d'eux la contingence. 73: COMMENT LA DIVINE PROVIDENCE NE SUPPRIME PAS LE LIBRE ARBITRE
Il
ressort encore de ces considйrations qu'il n'y a pas d'opposition entre la
Providence et la libertй du vouloir. Le but de tout gouvernement prйvoyant est
d'assurer, d'accroоtre ou de conserver la perfection des кtres dont il a la
charge. Cette perfection retiendra donc davantage son attention providentielle
que l'imperfection ou les dйfectuositйs de ces кtres. Or chez les кtres
inanimйs la contingence de la causalitй naоt de leur imperfection et de leur
dйficience. Par leur nature ils sont dйterminйs а un unique effet; ils
le produisent toujours а moins que ne surgisse un empкchement dont la cause est
а chercher soit dans la faiblesse de leur virtualitй, soit dans une
intervention йtrangиre, soit dans une absence de prйparation de la matiиre;
pour cette raison les causes actives naturelles sont unilatйrales; elles sont
ordinairement constantes dans la production de leur effet; elles йchouent
rarement. Au contraire la contingence de la causalitй de la volontй a son
origine dans la perfection de celle-ci; la virtualitй de la volontй n'est en
effet aucunement limitйe а un seul effet, mais elle a en son pouvoir, de
produire tel ou tel effet, aussi est-elle indйterminйe а l'endroit de l'un ou
de l'autre. La providence divine se doit donc de sauvegarder davantage cette
libertй du vouloir que la contingence des causes naturelles. Il appartient а
la providence divine d'user des choses selon leur modalitй. Or le mode d'agir
de toute chose suit la forme qui est principe d'action. Et la forme qui prйside
а l'activitй de l'agent volontaire n'est pas dйterminйe; la volontй agit en
effet par la forme que saisit l'intelligence, car la volontй est mue, comme par
son objet par le bien que perзoit l'intelligence. Mais ce n'est pas par la
conception d'un seul effet que l'intelligence est dйterminйe, il est de son
essence d'en saisir une multitude. Et pour cette raison la volontй est
susceptible de produire des effets multiformes. Il n'est donc pas de la nature
de la providence d'йcarter cette libertй du vouloir. Tout кtre soumis а un gouvernement atteint
sa fin propre grвce а la providence de celui-ci; de lа, Grйgoire de Nysse
affirme que tous les кtres sont conduits sagement par la volontй de Dieu
grвce а laquelle ils sont. Or la fin derniиre de toute crйature est
de ressembler а Dieu. Ce serait donc contraire а la providence d'enlever
а un кtre ce qui lui vaut de ressembler а Dieu. Or l'agent volontaire touche а
la divine ressemblance par son agir libre; on a en effet dйmontrй au Premier
Livre comment en Dieu il y a un libre arbitre. La divine providence ne peut
donc supprimer la libertй du vouloir. Toute providence multiplie les biens dans
son domaine, aussi se refuse-t-elle а tout ce qui serait susceptible de
dйtruire la multiplicitй des biens. Tel serait le cas si le vouloir n'йtait
plus libre; de ce fait, on supprimerait la louange, accordйe а la vertu
humaine, puisque celle-ci suppose la libertй de l'homme dans son agir, on
supprimerait aussi cette justice qui prйside а la rйcompense ou а la punition
puisque l'homme ne ferait plus librement le bien et le mal. Ce serait encore la
circonspection dans le conseil, inutile dans l'hypothиse d'une action
nйcessaire. Supprimer la libertй du vouloir serait donc contraire а la nature
de la providence. C'est pourquoi l'Ecclйsiastique dit: « Au
commencement Dieu a crйй l'homme et il l'a laissй dans la main de son
conseil »; et encore: « Devant l'homme est la vie et la mort, le bien et le mal: ce qu'il aura choisi lui
sera donnй ». Et cette doctrine йcarte l'erreur des Stoпciens
d'aprиs qui tout serait soumis а la
nйcessitй en raison d'un ordre inйluctable de causes que les Grecs nomment
« Ymarmenon ». 74: COMMENT LA PROVIDENCE DIVINE NE SUPPRIME PAS LA FORTUNE ET LE
HASARD
Ces
rйflexions prouvent йgalement que la providence de Dieu ne supprime pas dans le
monde la fortune ni le hasard. On parle de fortune et de hasard а propos de choses
qui n'arrivent pas frйquemment. Si rien ne se produisait ainsi, tout serait
l'effet de quelque nйcessitй, car ce qui ordinairement est contingent se
distingue du nйcessaire uniquement parce qu'il est susceptible parfois de ne
pas se produire. Or il serait contraire а la providence de Dieu que tout soit
le fruit de la nйcessitй et que par consйquent rien dans le monde ne soit
fortuit et dы au hasard. La nature de la providence s'oppose а ce que les
кtres qui lui sont soumis, n'agissent pas en vue de leur fin puisqu'il lui
appartient de tout conduire а sa fin. La perfection de l'univers rйclame
pareillement qu'il y ait des кtres sujets а la corruption et susceptibles de
faiblir dans leur activitй, on l'a dйmontrй. Or le hasard naоt de l'arrкt d'une
cause dans son mouvement vers sa fin. L'absence dans le monde de choses dues au
hasard serait donc contraire а la providence divine et а la perfection de
l'univers. La multitude et la diversitй des causes proviennent de l'ordre de la
providence de Dieu et de ses dispositions. Mais cette diversitй йtant supposйe,
nйcessairement il y aura parfois une rencontre des causes. Il en rйsultera un
obstacle ou un secours dans la production de leur effet respectif. C'est grвce
а cette rencontre de deux ou plusieurs causes que se produit un effet du
hasard, en ce sens qu'une fin non dйsirйe est rйalisйe sous l'influence d'une
autre cause; ainsi, s'il arrive а un homme qui se rend au marchй pour y faire
ses achats, de rencontrer son dйbiteur, c'est que le dйbiteur est aussi allй au
marchй. Il n'est donc pas incompatible avec la providence de Dieu qu'il y ait
des choses fortuites et dues au hasard. Ce qui n'est pas ne peut кtre cause; aussi
pour un mкme кtre doit-il y avoir commune mesure entre sa causalitй et son
existence, et par consйquent la diversitй dans l'ordre des кtres amиne une
diversitй dans l'ordre des causes. Or la perfection du monde suppose non
seulement des кtres tels par soi, mais d'autres qui le sont par accident: en
effet les кtres dont la substance n'est pas leur derniиre perfection, possиdent
celle-ci grвce а leurs accidents, et par des accidents d'autant plus nombreux
qu'ils s'йcartent davantage de la simplicitй de Dieu. Or du fait qu'un sujet
possиde de nombreux accidents, il y a un кtre accidentel: en effet un sujet et
son accident comme aussi deux accidents d'un seul sujet ne forment qu'une unitй
accidentelle et un кtre accidentel: par exemple un homme blanc et un musicien
blanc. La perfection du monde suppose donc йgalement des causes par accident.
Or du rйsultat de telles causes on dit que c'est un effet dы au hasard ou а la
fortune. Il n'est donc pas contraire а la providence divine а qui ressortit la
perfection du monde, qu'il y ait des choses dues au hasard et а la fortune. L'ordre de la
providence appelle un ordre et une gradation dans les causes. Or plus une cause
est excellente, plus forte est sa virtualitй et plus large sa causalitй. Mais
le dessein d'une cause naturelle n'excиde pas les limites de sa vertu: ce
serait vain. Aussi le mouvement d'une cause particuliиre ne va pas а tout ce
qui pourrait arriver. Mais le hasard et la fortune naissent d'йvйnements qui se
produisent en dehors du dessein de la causalitй en jeu. L'ordre de la providence
de Dieu appelle donc le hasard et la fortune dans le monde. De lа ce mot de
l'Ecclйsiaste: « J'ai vu que la course n'est pas aux agiles, etc...
Car le temps et les accidents les atteignent tous », а savoir les
кtres de ce monde. 75: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU S'ЙTEND AUX SINGULIERS
CONTINGENTS
Notre
exposй laisse apparaоtre comment la providence de Dieu s'йtend jusqu'aux
individus soumis а la gйnйration et а la corruption. Ceux-ci йchapperaient а la providence
uniquement en raison de leur contingence et du rфle important que jouent parmi
eux le hasard et la fortune; lа seulement en effet se rencontre leur diffйrence
d'avec les кtres incorruptibles et les formes universelles, principes des кtres
corruptibles sur lesquels, on le reconnaоt, s'exerce la providence. Or
celle-ci, nous l'avons vu n'est pas incompatible avec la contingence, ni avec
la fortune et le hasard, ni avec le litre arbitre. Rien ne s'oppose donc а ce
qu'elle s'йtende jusqu'а ces кtres, tout comme aux кtres incorruptibles et aux
formes universelles. Si Dieu n'йtend pas sa providence jusqu'а ces кtres
particuliers, c'est qu'il ne les connaоt pas, ou qu'il est impuissant ou qu'il
ne veut pas s'en occuper. Or on ne peut prйtendre qu'il ne les connaоt pas,
nous avons dйmontrй qu'ils relиvent de l'objet de sa connaissance; on ne
saurait davantage avancer qu'il ne peut s'en occuper puisque sa puissance est
infinie, ni que ces кtres singuliers sont inaptes а кtre gouvernйs puisque nous
les voyons dirigйs par la raison, comme chez l'homme, ou par l'instinct
naturel, comme chez les abeilles et les nombreux animaux que guide leur
instinct naturel. On ne peut encore dire que Dieu refuse de les gouverner
puisque sa volontй se porte universellement sur tout bien; or le bien propre
aux sujets d'un gouvernement rйside surtout dans l'ordre qu'il leur offre. On
ne peut donc prйtendre que Dieu n'a cure de ces singuliers. Toutes les causes
secondes, du fait mкme de leur causalitй, sont а la ressemblance de Dieu. Or
toutes les causes ont de commun de s'intйresser а leur effet: les animaux par
exemple nourrissent naturellement leurs petits. Dieu s'occupe donc de ce dont
il est cause, et il est cause de ces singuliers. Il s'y intйresse donc. Nous avons
dйmontrй que Dieu n'agit pas dans la crйation par nйcessitй de nature, mais par
sa volontй et son intelligence. Or les кtres produits par une intelligence et
une volontй sont soumis aux soins d'une providence dont le propre, semble-t-il,
est de rйpartir ces кtres avec intelligence. Les кtres que Dieu produit, tombent
donc sous sa providence. Mais nous avons prouvй que Dieu agit dans toutes les
causes secondes et que tous les effets de celles-ci remontent а lui comme а
leur cause; par consйquent tout ce qui se passe dans ce monde des singuliers
est son _uvre. Donc ces кtres singuliers et leurs mouvements et leurs
opйrations sont soumis а la providence de Dieu. Elle est sotte la providence de celui qui
ne prend pas soin des choses indispensables а l'existence des кtres dont il a
la charge. Or il est йvident que la disparition de tous les singuliers
entraоnerait celle des universels auxquels ils participent. Si donc Dieu ne
regarde que les universels sans aucune attention pour les singuliers, sa
providence est inepte et imparfaite. On dira que Dieu s'occupe des singuliers
quant а leur conservation dans l'кtre, et rien de plus. Ceci est impossible.
Tout le reste en effet qui appartient au domaine de ces singuliers, est en vue
de leur conservation ou de leur corruption. Si donc Dieu porte quelque intйrкt
а la conservation de ces кtres singuliers, cet intйrкt s'йtend а tout ce qui
leur ressortit. On objectera encore que pour assurer l'existence de
ces singuliers, il suffit de s'intйresser aux universels. Chaque espиce est en
effet pourvue de ce que rйclame l'existence de chacun de ses individus: les
animaux par exemple sont dotйs d'organes pour prendre leur nourriture et la
digйrer, de cornes pour se protйger. Et ces facultйs ne manquent qu'а un petit
nombre, car la nature produit toujours ou du moins ordinairement ses effets;
par consйquent si quelque individu est dйficient, tous ne le sont pas. Mais cette raison
mкme prouve que tout ce qui touche а un individu, relиve de la providence, tout
comme sa conservation dans l'кtre, car tout ce qui concerne les individus d'une
espиce doit de quelque maniиre se rattacher aux principes de cette espиce.
Ainsi donc les singuliers sont soumis а la providence pour la conservation de
leur кtre et tout autant pour le reste. Dans le rapport des кtres а leur fin on
saisit cet ordre: les accidents sont pour leur substance, dont ils sont le
perfectionnement; sur le plan des substances, la matiиre est pour la forme
grвce а laquelle elle participe а la bontй divine, raison de la production de
tout ce qui est, on l'a montrй. Aussi voyons-nous que les singuliers sont pour
la nature universelle. Le signe en est que lа oщ suffit un seul individu а la
conservation de la nature universelle, les individus de l'espиce ne sont pas
multipliйs, tel le cas du soleil et de la lune. Et puisque la tвche de la providence
est de conduire les кtres а leur fin, elle commande а la fin et aux moyens, et
ainsi non seulement les universels, mais encore les singuliers lui sont soumis. La diffйrence
entre la connaissance spйculative et la connaissance pratique provient de ce
que la connaissance spйculative et ce qui y affиre, se termine а l'universel,
tandis que la connaissance pratique se termine au singulier. La fin de la
connaissance spйculative rйside en effet dans la vйritй qui premiиrement et par
soi se tient dans les кtres immatйriels et dans l'universel, alors que la
connaissance pratique est une opйration dont le singulier est l'objet. Ainsi le
mйdecin ne soigne pas l'homme en gйnйral, mais cet homme, et toute la science
mйdicale est ordonnйe а cette fin. Or il est clair que la providence est de
l'ordre de la science pratique puisqu'il lui appartient de conduire les кtres а
leur fin. Trиs imparfaite serait donc la providence de Dieu si elle s'en tenait
aux universels sans descendre jusqu'aux singuliers. La perfection de la connaissance
spйculative rйside beaucoup plus dans l'universel que dans le particulier, car
l'universel est davantage objet de science que le particulier, et pour cette
raison la connaissance des principes les plus universels est commune а tous.
Mais il possиde une science spйculative plus parfaite celui dont la
connaissance des choses est spйcifique et non seulement gйnйrale, car connaоtre
une chose en gйnйral n'est que la connaоtre en puissance. Ainsi l'йlиve passe
de la connaissance gйnйrique des principes а la connaissance propre des
conclusions grвce а son maоtre qui possиde l'une et l'autre, de mкme qu'un кtre
passe de la puissance а l'acte sous la motion d'un autre qui est en acte. A bien plus forte raison si l'on se place au plan de
la science pratique, est plus parfait celui qui dispose les кtres en vue de
leur acte, non seulement en gйnйral, mais dans le dйtail. La providence de Dieu
qui est trиs parfaite, s'йtend donc jusqu'aux singuliers. Puisque Dieu est
la cause de l'кtre comme tel, on l'a montrй, il doit en кtre la providence, car
il pourvoit aux choses au titre de cause. Par consйquent tout ce qui est tombe
de quelque maniиre sous sa providence. Or les singuliers sont des кtres et ils
le sont mieux que les universels qui eux ne subsistent pas par eux-mкmes, mais
seulement dans les singuliers. Dieu est donc encore la providence des
singuliers. Les crйatures ressortissent а la providence de Dieu dans la mesure oщ
Dieu les conduit а leur fin derniиre qui est sa propre bontй. Elles participent
donc а la bontй divine grвce а la providence de Dieu. Or les singuliers
contingents participent йgalement а la divine bontй; la providence de Dieu
s'йtend donc jusqu'а eux. De lа ce mot de Matthieu: « Deux moineaux ne
se vendent-ils pas un as? Et pas un d'entre eux ne tombe sur la terre sans la
permission de mon Pиre ». Et celui de la Sagesse: « Elle
atteint avec force d'un bout du monde а l'autre », c'est-а-dire des
crйatures les plus hautes aux plus infimes. De mкme Йzйchiel rйfute l'opinion
de ceux qui disent « Dieu a dйlaissй la terre, le Seigneur ne la
regarde pas ». Et Job: « Il se promиne sur le cercle du ciel
et il ne regarde pas nos affaires ». Ces raisons rйfutent l'opinion de certains
pour qui la providence de Dieu ne s'йtend pas jusqu'aux singuliers; opinion que
l'on prкte pareillement а Aristote malgrй que l'on ne puise la dйduire de son
texte. 76: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU S'OCCUPE IMMЙDIATEMENT DE TOUS
LES SINGULIERS
D'aucuns
ont acceptй cette extension de la providence de Dieu jusqu'aux singuliers, mais
en prйtendant qu'elle s'exerce par des causes intermйdiaires. Au dire de
Grйgoire de Nysse, Platon a distinguй une triple providence: la premiиre, celle
du Dieu souverain qui a pour objet premier et principal les essences,
c'est-а-dire tous les кtres spirituels et intelligibles, et qui par consйquent
s'йtend au monde entier par les genres et les espиces et ces causes
universelles que sont les corps cйlestes. - La deuxiиme qui pourvoit а chacun
des animaux et des plantes et des autres кtres, soumis а la gйnйration et а la
corruption, sous cet aspect mкme de la gйnйration, de la corruption et des
autres changements. Platon attribue cette providence aux dieux qui
parcourent le ciel. Aristote attribue la causalitй de ceux-ci au cercle
oblique. - La troisiиme providence a comme champ ce qui se rapporte а la
vie humaine. Il l'attribue а quelques dйmons rйsidant sur terre qui, d'aprиs
lui, sont les gardiens des actions humaines. - Nйanmoins
pour Platon la seconde et la troisiиme de ces providences dйpendent de la
premiиre, le Dieu souverain ayant lui-mкme йtabli ces pourvoyeurs du second
et troisiиme degrй. Cette position est en accord avec la foi catholique
sur ce point qu'elle rapporte а Dieu comme au premier auteur la providence de
toutes choses. Mais elle est en opposition avec elle, en ce qu'elle n'admet pas
que tous les particuliers soient soumis immйdiatement а sa providence, ce que
nous dйmontrerons а partir des prйcйdentes conclusions.
Dieu possиde en effet une
connaissance immйdiate des singuliers, non seulement en leurs causes mais en
eux-mкmes, comme on l'a montrй au premier Livre de cet ouvrage. Or il ne sied
pas, semble-t-il, que connaissant les singuliers, Dieu ne veuille pas l'ordre а
йtablir entre eux, cet ordre qui est leur bien premier, car sa volontй est le
principe de toute bontй. Par consйquent de mкme qu'il connaоt immйdiatement les
singuliers, Dieu doit sans intermйdiaires statuer de leur ordre. L'ordre
qu'йtablit une providence dans les choses soumises а son gouvernement, йmane de
cet ordre idйal pensй par celui qui prйvoit, de mкme que la forme artistique,
imprimйe dans la matiиre, dйcoule de celle que l'artiste a forgйe dans son
esprit. Or lа oщ les autoritйs sont multipliйes et hiйrarchisйes, la premiиre
doit communiquer а la seconde l'ordre qu'elle a pensй, tout comme un art
supйrieur donne ses principes а un art subalterne. Dans l'hypothиse d'autoritйs
de deuxiиme et troisiиme degrйs, groupйes des sous l'autoritй premiиre d'un
Dieu souverain, celui-ci doit imposer а celles-lа l'ordre а йtablir dans les
кtres. Mais il est impossible qu'un tel ordre soit plus parfait, considйrй en
ces autoritйs, qu'il ne l'est en Dieu, au contraire toutes les perfections se
dйgradent en descendant de Dieu aux autres кtres, comme on l'a vu avec йvidence
antйrieurement. Or ces autoritйs subalternes ne peuvent penser un ordre des
choses qui serait simplement gйnйrique, qui ne s'йtendrait pas jusqu'aux
singuliers, car leur providence ne pourrait le leur imposer. A plus forte
raison l'ordre des singuliers ressortit donc aux dispositions de la divine
providence. Sur le plan de la providence humaine, une autoritй supйrieure йtablit
elle-mкme l'ordre qu'elle entend imprimer aux choses importantes et d'envergure
sans avoir cure des choses moindres dont elle abandonne l'ordonnance а ses
subalternes. Et ceci en raison de ses limites, de son ignorance des conditions
particuliиres de ces choses secondaires, de son incapacitй а penser l'ordre de
toutes choses а cause du travail et du temps que cela exigerait. Or de telles
limites n'existent pas en Dieu: il connaоt en effet tous les singuliers, sa
pensйe est sans effort et hors du temps puisqu'il saisit tout dans la
connaissance qu'il a de lui-mкme, comme on l'a montrй. Par consйquent lui-mкme
йtablit cet ordre qu'il impose а tous et а chacun, et sa providence s'йtend а
tous les singuliers immйdiatement. Dans les choses humaines les autoritйs
infйrieures йtablissent de leur propre initiative l'ordre d'aprиs lequel elles
dirigent le secteur que leur a confiй leur chef. Mais elles ne tiennent pas de
ce chef leur savoir-faire ni l'usage qu'elles en font; s'il en йtait autrement,
l'ordre conзu ressortirait а ce chef, et ces autoritйs n'en seraient plus les
auteurs, mais de simples exйcutrices. Or les considйrations antйrieures ont
prouvй а l'йvidence que la sagesse et l'intelligence chez tous les кtres dotйs
d'intelligence, est causйe par le Dieu trиs Haut et que sans la vertu divine
aucune intelligence ne peut saisir quoi que ce soit et que tout agent n'agit
que par cette vertu. Dieu dispose donc tout immйdiatement par sa providence, et
toutes les providences au-dessous de lui ne sont que les exйcutrices de la
sienne. Toute providence supйrieure dicte ses lois а une providence infйrieure:
ainsi l'homme politique impose ses lois et ses rиgles au chef d'armйe, et
celui-ci а son tour aux centurions et aux tribuns. Dans l'hypothиse donc oщ
au-dessous de la Premiиre providence du Dieu trиs haut se rangeraient d'autres
providences, Dieu imposerait а celles-ci les lois de son gouvernement. Ces
rиgles et ces lois seraient universelles ou particuliиres. Ces lois
seraient-elles universelles? Comme elles ne seraient pas toujours applicables
aux cas particuliers, surtout lorsqu'il s'agit de rйalitйs instables qui
changent constamment, il faudrait que ces providences secondes ou troisiиmes,
outre les rиgles reзues, en prйvoient d'autres pour les choses qui leur
seraient soumises. Leur jugement s'exercerait ainsi sur ces rиgles, sur leur
opportunitй ou leur inopportunitй. Or ceci est impossible: un tel jugement
appartient au supйrieur, car l'interprйtation et la dispense de la loi
appartiennent а son auteur. Un tel jugement portant sur les lois universelles
ainsi donnйes revient donc а la Providence suprкme, ce qui serait impossible si
elle ne s'immisзait immйdiatement dans l'ordre des кtres singuliers. Elle est
donc nйcessairement la providence immйdiate de ces кtres. - Mais si ces
providences de deuxiиme ou troisiиme plan reзoivent des lois et ordonnances
particuliиres de la Providence premiиre, il est clair que l'ordre de ces
singuliers relиve immйdiatement de la Providence de Dieu. Il revient а
l'autoritй supйrieure de juger de l'administration des autoritйs subalternes,
de sa valeur ou de sa non-valeur; ainsi dans l'hypothиse oщ sous la providence
de Dieu se rangeraient des providences de deuxiиme ou troisiиme plan, Dieu
devrait juger de leur gouvernement. Ceci exige que Dieu pense l'ordonnance de
ces singuliers. Il a donc soin par lui-mкme de ceux-ci.
Si Dieu ne s'intйresse pas
par lui-mкme а ces кtres infйrieurs que sont les singuliers, ce ne peut кtre
que parce qu'il les mйprise ou parce qu'ils porteront atteinte а sa dignitй,
comme certains le prйtendent. Or ceci n'est pas raisonnable. Il est en effet
plus honorable de prйvoir par la pensйe l'ordre de certains кtres que de le
rйaliser en eux. Si donc Dieu agit en tous les кtres, comme on l'a prouvй, sans
que sa dignitй y perde, mais bien comme le requiert sa puissance universelle et
souveraine, il ne saurait aucunement dйdaigner, et sa dignitй n'en serait pas
entachйe, que sa providence s'exerзвt immйdiatement sur ces singuliers. Tout sage qui use
de sa vertu avec prйvoyance, en rиgle l'usage dans son action en en fixant le
but et la mesure; autrement cette vertu dans l'action йchapperait а la sagesse.
Or les considйrations antйrieures ont prouvй que la vertu divine touche
jusqu'aux derniers des кtres. Il appartient donc а la sagesse de Dieu de
dйterminer la nature, le nombre et la qualitй des effets qui йmanent de cette
vertu, mкme chez les derniers des кtres. Dieu est donc lui-mкme la providence
qui immйdiatement fixe leur ordre а tous les кtres. De lа ce mot aux Romains: « Les
choses qui sont de Dieu, sont dans l'ordre »; et celui de Judith: « C'est
vous qui avez opйrй les merveilles des temps anciens, et qui avez formй le
dessein de celles qui ont suivi, et elles se sont accomplies comme vous l'avez
voulu ». 77: COMMENT LES RЙALISATIONS DE LA PROVIDENCE DE DIEU
S'ACCOMPLISSENT PAR L'INTERMЙDIAIRE DES CAUSES SECONDES
On
remarquera que la providence est constituйe de deux йlйments, la pensйe de
l'ordre et son exйcution, le premier relevant de la connaissance, - aussi,
dit-on, que les кtres douйs de la connaissance la plus parfaite fixent aux
autres un ordre, car le propre du sage est d'йtablir un ordre! - le
second appartenant au pouvoir rйalisateur. Mais il en va contrairement de l'un
et de l'autre. La pensйe de l'ordre est d'autant plus parfaite qu'elle embrasse
jusqu'aux moindres choses, mais l'exйcution des effets de moindre importance revient
aux forces infйrieures qui leur sont proportionnйes. Or en Dieu sous ces deux
aspects on trouve toute perfection: il possиde la plus parfaite des sagesses
pour penser un ordre et la vertu la meilleure pour l'exйcuter. Il lui
appartient donc de penser dans sa sagesse un ordre du monde entier qui aille
jusqu'aux moindres des кtres et de produire les moindres des effets par
l'intermйdiaire des causes infйrieures а travers lesquelles il agit, comme une
vertu universelle et plus йlevйe agit par une vertu infйrieure et particuliиre.
Il convient donc qu'il y ait des agents subalternes, exйcuteurs de la
providence de Dieu. On a montrй plus haut comment l'agir divin ne
supprime pas celui des causes secondes. Or les effets de celles-ci sont soumis
а la providence divine puisque, on l'a dit, Dieu йtablit par lui-mкme l'ordre
des singuliers. Les causes secondes sont donc les exйcutrices de la Providence
de Dieu. Plus forte est la vertu d'un agent, plus loin s'йtend son activitй;
ainsi plus ardent est un feu, plus йtendue est son irradiation. Or tel n'est
pas le cas d'un agent dont l'action est immйdiate, car tout agent est proche de
la matiиre sur laquelle il agit. Puisque si large est la vertu de la divine
providence, elle doit porter son agir jusqu'aux moindres des кtres par des
voies intermйdiaires. Le nombre de ses ministres et la diversitй de ses
agents sont un signe de la dignitй d'un chef, car l'excellence et l'йtendue de
son pouvoir sont d'autant manifestes que sont plus multipliйs ces agents en des
hiйrarchies diverses. Or aucune dignitй de commandement n'est comparable а
celle de Dieu. Il convient, donc sa providence exйcute ses ordres par des
agents diversement hiйrarchises. L'harmonie d'un ordre est un signe de
l'excellence de la providence qui y prйside, puisque l'ordre en est l'effet
propre. Or un ordre est harmonieux qui ne laisse rien au hasard. La perfection
de la providence divine exige donc qu'elle fasse rentrer dans l'ordre
convenable ce par quoi certains кtres l'emportent sur d'autres et ceci se rйalise
dans la mesure oщ l'abondance des plus riches est au bйnйfice des plus pauvres.
Puis donc que la perfection de l'univers requiert la participation plus intense
de certains кtres а la bontй divine, on l'a montrй, l'excellence de providence
de Dieu exige que par ceux-ci soit rйalisй l'ordre du gouverne divin. L'ordre des
causes est plus noble que celui des effets, comme toute cause est supйrieure а
son effet; aussi est-il un signe particulier de l'excellence de la providence.
Or l'absence de causes intermйdiaires exйcutrices de la Providence de Dieu
supprimerait l'ordre des causes dans le monde, pour y laisser seulement celui
des effets. La perfection de la providence de Dieu exige donc des causes
intermйdiaires qui en sont les agents exйcuteurs. De lа ce mot du Psaume: « Bйnissez
Dieu, vous tous ses hйrauts et ses ministres qui accomplissez sa volontй »
et encore: « Feu et grкle, neige et vapeurs, vents de tempкte, qui
exйcutez sa parole ». 78 : COMMENT DIEU GOUVERNE LES AUTRES CRЙATURES PAR LES
CRЙATURES INTELLIGENTES
Il
appartient а la divine providence d'assurer l'ordre du monde. L'ordre
convenable est une descente par degrй des кtres supйrieurs aux кtres
infйrieurs. Il faut donc que la providence de Dieu s'йtende selon cette mкme
harmonie jusqu'aux кtres les plus infimes. Or cette hiйrarchie de proportion
est telle que les crйatures infйrieures se rangent sous les crйatures
supйrieures et se soumettent а leur gouvernement, tout comme celles-ci se
soumettent а Dieu et а sa direction. Mais parmi toutes les crйatures les plus
йlevйes comptent particuliиrement les crйatures spirituelles, comme il ressort
des conclusions antйrieures. Le plan de la providence divine exige donc que les
autres crйatures soient gouvernйes par les crйatures raisonnables. Toute crйature
exйcute l'ordre de la providence divine dans la mesure oщ elle participe а la
vertu de la providence premiиre, tout de mкme qu'un instrument meut pour autant
qu'il communie а la vertu de l'agent principal. Aussi les crйatures qui
participent davantage а la vertu de la providence de Dieu, rйalisent l'ordre
providentiel en celles qui y participent moins. Or une telle participation est
plus grande chez les crйatures spirituelles que chez les autres: les йlйments
constitutifs de la providence sont en effet le plan de l'ordre, qui relиve du
pouvoir cognitif, et son exйcution, qui appartient au pouvoir rйalisateur; les
crйatures spirituelles participent а ces deux pouvoirs tandis que les autres ne
participent qu'au deuxiиme. C'est donc par l'intermйdiaire des crйatures
raisonnables et suivant le plan йtabli par la providence divine que toutes les
autres crйatures sont gouvernйes. Toute communication de vertu faite par
Dieu а un кtre quelconque est en vue des effets propres а cette vertu; ainsi
tout est bien organisй quand chaque кtre tend а tous les biens qu'il est
susceptible de produire. Or le propre de la vertu intellectuelle est de penser
un ordre et de gouverner; si ces deux actes sont le fait d'un mкme sujet, nous
constatons que l'action suit au commandement de la vertu intellectuelle: par
exemple chez l'homme le mouvement des membres obйit au commandement de la
volontй; s'ils sont le fait de sujets diffйrents, nous faisons une constatation
identique: les hommes douйs pour l'action doivent кtre dirigйs par ceux qui
sont douйs pour la pensйe. L'ordre de la providence de Dieu exige donc que les
autres crйatures soient gouvernйes par les crйatures raisonnables. Les vertus
particuliиres tombent sous la motion des vertus plus universelles, comme le
montre l'art aussi bien que la nature. Or il est йvident que la vertu
intellectuelle est plus large que toute autre orientйe vers l'action: elle
embrasse en effet les formes universelles, tandis que le pouvoir de rйalisation
procиde de la forme propre d'un agent. Il revient donc aux vertus
intellectuelles de mouvoir et de rйgir les autres crйatures. Dans des
puissances hiйrarchisйes, celle-ci gouverne l'autre qui saisit mieux la raison
du mouvement: nous constatons par exemple, dans le domaine des arts, que celui
qui a raison de fin et en qui l'_uvre tout entiиre trouve son sens, dirige et
commande cet autre art qui ne fait que rйaliser l'_uvre; c'est ainsi que l'art
de la navigation commande а celui de la construction des navires, et celui qui
donne la forme а celui qui prйpare la matiиre. Quant aux instruments qui ne
saisissent pas la raison du mouvement, ils sont simplement mus. Puisque seules
les crйatures intelligentes peuvent connaоtre les raisons de l'ordre crйй, il
leur revient donc de diriger les autres crйatures et de leur commander. Ce qui est par
soi est cause de ce qui est par un autre. Or seules les crйatures intelligentes
agissent par elles-mкmes, maоtresses qu'elles sont de leur agir grвce а leur
libre arbitre; quant aux autres crйatures qui agissent par nйcessitй de nature,
elles sont mues par un autre. Les crйatures spirituelles meuvent donc les
autres par leur activitй propre et les gouvernent. 79: COMMENT LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES INFЙRIEURES SONT
GOUVERNЙES PAR LES SUBSTANCES SUPЙRIEURES
Parmi les
substances intellectuelles les unes sont plus excellentes que les autres, ainsi
qu'on l'a vu; il s'ensuit que les substances supйrieures gouvernent les
substances infйrieures. Les vertus plus universelles meuvent les autres plus
particuliиres, on l'a dit. Or les natures intelligentes supйrieures ont des
formes plus universelles, comme on l'a montrй; elles sont donc soumises au
gouvernement des autres de nature infйrieure. Toute puissance intellectuelle plus proche
de son principe dirige celle qui en est plus йloignйe. On en a l'йvidence tant
dans les sciences spйculatives que dans les sciences pratiques. Une science
spйculative qui reзoit d'une autre ses principes de dйmonstration, lui est
subalternйe, dit-on, et une science pratique dont l'objet touche а la fin, qui
est principe dans l'action, est architectonique а l'endroit d'une autre dont
l'objet en est plus distant. Puis donc que parmi les substances intelligentes,
les unes, on l'a montrй, sont proches du premier principe, а savoir Dieu, elles
commandent aux autres. Les substances spirituelles supйrieures reзoivent
plus parfaitement l'influx de la divine sagesse, car chacun est rйceptif selon
son mode d'кtre. Or la divine sagesse gouverne toutes choses. Ainsi convient-il
que ceux qui y participent davantage, gouvernent ceux qui y participent moins.
Les substances spirituelles infйrieures sont donc gouvernйes par
l'intermйdiaire des substances supйrieures. Aussi donnons-nous aux esprits supйrieurs
le nom d'anges, car ils dirigent les esprits infйrieurs en leur
communiquant les messages: ange signifie messager; on leur donne encore
le nom de « ministres », car par leurs activitйs ils rйalisent
jusque dans le domaine des corps, l'ordre de la providence divine: le ministre,
au dire du philosophe, est comme un instrument animй. C'est le mot du
Psaume: « Des vents il fait ses messagers, des flammes de feu ses
serviteurs ». 80: DE LA HIЙRARCHIE ANGЙLIQUE
Les
кtres corporels sont gouvernйs par les кtres spirituels, et entre eux il y a une hiйrarchie, on l'a montrй: par consйquent les
corps supйrieurs doivent кtre rйgis par les substances spirituelles les plus
parfaites, les corps infйrieurs par les autres. Or plus excellente est une
substance, plus universelle est sa virtualitй; et la virtualitй de toute
substance spirituelle dйpasse celle de tout corps. Les substances plus
parfaites parmi les substances spirituelles ne sauraient se dйployer tout
entiиres а travers des virtualitйs corporelles, aussi ne sont-elles pas unies а
un corps. Les substances infйrieures ont au contraire une virtualitй limitйe et
susceptible de se dйvelopper а travers une instrumentation corporelle, aussi
sont-elles unies а un corps. Plus larges dans leurs virtualitйs, les substances
spirituelles sont йgalement plus aptes а s'ouvrir а la divine ordonnance des
choses dont elles saisissent par le don de Dieu toute la raison jusque dans le
dйtail. Cette rйvйlation de Dieu s'adresse mкme aux substances spirituelles
d'un degrй infйrieur, selon ce mot de Job: « Ses lйgions ne
sont-elles pas innombrables et sur laquelle ne se lиve pas sa lumiиre? » Cependant
les intelligences infйrieures ne la reзoivent que dans une connaissance
gйnйrique et non dans cette prйcision de connaissance qui leur permettrait de
saisir jusqu'aux dйtails l'ordre providentiel qu'elles ont mandat d'exйcuter:
plus bas est leur rang, moins le don de l'illumination divine leur vaut une
connaissance prйcise du plan de Dieu, au point que l'intelligence humaine, la
derniиre de toutes au plan de la connaissance naturelle, ne possиde que la
connaissance de quelques principes trиs universels. Ainsi donc les substances spirituelles
supйrieures reзoivent immйdiatement de Dieu une connaissance parfaite de cet
ordre que les autres acquerront par leur intermйdiaire; de mкme, disions-nous,
la science encore gйnйrique de l'йlиve atteint toute sa perfection grвce а
celle plus prйcise du maоtre. De lа ce mot de Denys au sujet des substances
spirituelles supйrieures qu'il nomme « hiйrarchies premiиres »
c'est-а-dire « de la principautй sacrйe »: « Elles ne sont
pas sanctifiйes par d'autres substances, mais attirйes par la divinitй
mкme jusqu'а elle, йlevйes, autant que faire se peut, а la contemplation de la
beautй immatйrielle et invisible, et а la connaissance de la pensйe qui prйside
aux _uvres divines: et par elles, continue-t-il, les hiйrarchies
infйrieures des cйlestes essences sont enseignйes ». Ainsi les
intelligences supйrieures puisent-elles la perfection de leur connaissance а la
source la plus haute. En outre dans tout agencement providentiel l'ordre
mкme des effets dйrive de la forme de leur cause, car tout effet ressemble en
quelque maniиre а la cause dont il procиde. Mais si un agent communique а ses
effets une certaine ressemblance avec sa propre forme, c'est en vue d'une fin.
Ainsi le principe premier de l'agencement providentiel est la fin, le second,
la forme de l'agent, le troisiиme l'ordonnance mкme des effets. Au plan de
l'intelligence, le degrй suprкme de perfection est donc de saisir la raison de
l'ordre dans la fin, le degrй suivant est de le saisir dans la forme et enfin,
en dernier lieu, de savoir l'ordre en lui-mкme et non dans quelque principe
supйrieur. De lа l'art qui s'intйresse а la fin est architectonique а l'endroit
de celui dont la forme est l'objet, tels par exemple le commandement d'un
navire et sa construction, et ce dernier l'est а son tour vis-а-vis de celui
qui s'attache uniquement а l'ordre des mouvements qui concourent а la
production de la forme, telle par exemple la construction du navire par rapport
au travail des ouvriers. Ainsi trouve-t-on une hiйrarchie parmi ces
intelligences qui perзoivent immйdiatement en Dieu une connaissance parfaite de
cet ordre propre а sa providence: les intelligences du premier degrй, qui est
le suprкme, saisissent l'ordre de la providence dans la fin derniиre elle-mкme
qui est la bontй de Dieu, les unes toutefois plus clairement que les autres. On
les appelle « sйraphins », c'est-а-dire « ardents »
ou « source de feu », car l'embrasement symbolise
l'intensitй de l'amour ou du dйsir dont la fin est l'objet. De lа cette
remarque de Denys: « leur nom dйsigne leur mouvance dans le monde du
divin, leur ferveur, leur envol et leur maniиre de ramener а Dieu tout le monde
infйrieur ». Les intelligences du deuxiиme degrй saisissent
parfaitement dans la forme divine elle-mкme la raison de l'ordre
providentiel. Leur nom est « chйrubins » c'est - а - dire « plйnitude
de science », car une science reзoit sa perfection de la forme de son
objet. De lа ce mot de Denys d'aprиs lequel ce nom dйsigne leur
contemplation de la Beautй de Dieu dans sa puissance premiиre de crйation. Les intelligences
du troisiиme degrй connaissent en elle-mкme l'ordonnance des jugements de Dieu.
On les appelle des « trфnes », car le trфne symbolise la
puissance judiciaire d'aprиs ce mot: « Tu es assis sur un trфne et tu
prononces la justice ». Aussi Denys enseigne-t-il que ce vocable
signifie qu'elles portent Dieu, et sont ouvertes а toutes les initiatives de
Dieu, comme йtant de sa maison. Gardons-nous d'entendre ces choses, comme
si autre йtait la divine bontй, autre la divine essence et autre cette science
qui renferme l'ordre des choses, mais comprenons que diverse est la
considйration de ceci ou de cela. Mais parmi les esprits infйrieurs qui
reзoivent des esprits supйrieurs la connaissance parfaite de l'ordre qu'ils
doivent rйaliser, se trouve une autre hiйrarchie. En effet les plus йlevйs parmi eux
possиdent une puissance de connaоtre plus large, aussi saisissent-ils l'ordre
de la providence а travers des principes et des causes plus universels, tandis
que les autres le saisissent а travers des causes plus limitйes; c'est ainsi
que cet homme, capable de percevoir l'ordre de la nature dans la contemplation
des corps cйlestes, ferait preuve d'une intelligence plus haute que cet autre
dont la perfection de la connaissance dйpendrait de son regard sur les corps
infйrieurs. Ceux donc, susceptibles de connaоtre parfaitement l'ordre
providentiel dans ces causes universelles, intermйdiaires entre Dieu, la cause
la plus universelle, et les causes particuliиres, tiennent le milieu entre ceux
dont on a parlй, qui puisent en Dieu mкme cette connaissance, et ceux qui la
mendient aux causes particuliиres. Denys les place dans une hiйrarchie mйdiane
dirigйe par la hiйrarchie supйrieure et dirigeant а son tour la hiйrarchie
infйrieure. Et encore parmi ces substances spirituelles on trouve un ordre. En effet
l'ordre de la providence universelle se rйpartit d'abord entre de nombreux
exйcuteurs. Ce qui se fait par la hiйrarchie des Dominations, car il
appartient aux chefs de commander ce que les autres doivent rйaliser. De lа,
d'aprиs Denys, le nom de Domination dйsigne une seigneurie, au-dessus
de toute servitude et exempte de tout assujettissement. Deuxiиmement
l'agent et l'exйcuteur de cet ordre providentiel le subdivise et le diversifie
en vue des effets variйs а produire. C'est le rфle des Puissances dont
le nom, d'aprиs Denys, symbolise une virilitй pleine de force pour
l'accomplissement des _uvres divines, n'abandonnant pas а leur faiblesse native
l'йlan divin. En quoi il apparaоt que le principe de tout l'agir relиve de
cet ordre. On voit dиs lors comment appartiennent а cet ordre les mouvements
des corps cйlestes dont dйcoulent, comme de leurs causes gйnйriques, les effets
particuliers de la nature; d'oщ ce nom de « Puissances des Cieux »,
d'aprиs Luc: « Les Puissances des Cieux seront mues ». A ces
esprits revient encore, semble-t-il, la rйalisation des _uvres divines qui
йchappent aux lois de la nature, ce qui compte de plus noble dans le service de
Dieu; aussi Grйgoire dit-il: que l'on appelle ces esprits puissances parce
que le plus ordinairement ils font les miracles. Et si parmi les
_uvres divines il s'en trouve quelqu'une qui soit universelle et excellente, il
est normal qu'elle soit rйservйe а cet ordre. Enfin troisiиmement cet ordre universel de
la providence, une fois instaurй dans ses effets, a besoin d'кtre maintenu dans
son intйgritй, malgrй des йlйments susceptibles de le troubler. Telle est la
tвche propre а la hiйrarchie des Pouvoirs. Denys remarque que ce nom de Pouvoirs
indique un agencement harmonieux et sans confusion des dons divins. C'est
pourquoi, au sens de Grйgoire, il appartient а cet ordre d'йcarter les
forces adverses. Les derniиres parmi ces substances spirituelles
supйrieures sont celles qui reзoivent de Dieu la connaissance de l'ordre de sa
divine providence sous l'aspect des causes particuliиres. Ce sont celles qui
sont immйdiatement prйposйes aux affaires humaines. Denys dit а leur propos que
le troisiиme ordre prйside aux agencements humains en vertu d'une
connaissance dйrivйe. Par affaires humaines il faut entendre toutes les
natures infйrieures et les causes particuliиres que l'homme ordonne et qui
servent а son usage, comme on l'a vu. Parmi ces substances il est encore un
ordre. On trouve en effet dans les choses humaines un bien commun, celui de la
citй ou de la nation qui relиve de la hiйrarchie des Principautйs. Ce
qui fait dire а Denys que le nom de Principautйs dйsigne un pouvoir
de gouvernement d'aprиs un ordre sacrй. C'est pourquoi Daniel mentionne
Michel, prince des Juifs et prince des Perses et des Grecs. Ainsi la
disposition des royaumes, les substitutions de dominations d'un peuple а
l'autre, relиvent du ministиre de cet ordre, de mкme l'enseignement des chefs
des peuples en ce qui concerne leur gouvernement. Il est un autre bien humain qui
n'intйresse pas la communautй mais l'individu, utile nйanmoins, non а un seul,
mais а plusieurs: telles sont les vйritйs а croire et les rиgles а observer par
tous et chacun, vйritйs de la foi, culte de Dieu et autres choses analogues.
Ceci est du domaine des Archanges dont Grйgoire dit qu'ils sont les
messagers des grandes choses, tel Gabriel que nous appelons Archange, lui
qui fut auprиs de la Vierge le messager de l'Incarnation du Verbe а laquelle
tous doivent croire. Mais il est encore un autre bien humain, propre
celui-ci а chaque individu. Il ressortit aux Anges qui, d'aprиs
Grйgoire, sont les messagers des choses ordinaires. Nous les appelons
aussi anges gardiens d'aprиs le Psaume: « Il ordonnera pour toi
а ses anges de te garder dans toutes tes voies ». Denys remarque que
les Archanges sont entre les Principautйs et les anges, tenant des uns et des
autres: ils tiennent des Principautйs, car ils sont а la tкte des
anges infйrieurs, remarque justifiйe, car les affaires privйes doivent кtre
rйglйes en harmonie avec les autres affaires humaines plus gйnйrales; ils
tiennent des anges, car ils sont des messagers auprиs de ceux-ci et par leur
intermйdiaire auprиs de nous; il revient aux anges de manifester aux hommes
ce qui les concerne, а chacun selon ses aptitudes. C'est pourquoi cette
derniиre hiйrarchie retient comme s'il lui йtait propre ce nom commun, car son
rфle est de nous apporter les messages. Ainsi les Archanges ont un nom composй:
Archanges, c'est-а-dire anges-chefs. Grйgoire classe autrement les esprits
cйlestes. Il place les Principautйs parmi les esprits intermйdiaires, aussitфt
aprиs les Dominations, et les Puissances parmi les derniers avant les Archanges.
A y regarder de prиs ces deux classifications diffиrent peu. En effet Grйgoire
appelle Principautйs les esprits, prйposйs, non aux nations, mais aux bons
esprits eux-mкmes; ils sont comme les premiers dans l'exйcution des
services divins; а son sens exercer un principat est obtenir une prioritй
parmi les autres. D'aprиs la classification que nous avions acceptйe, cela
revenait а la hiйrarchie des Puissances. - Quant aux Puissances, pour Grйgoire,
elles sont prйposйes а des _uvres particuliиres, par exemple quelque miracle
dans un cas particulier, hors de la loi normale. Pour cette raison on les place
assez justement au dernier rang de la hiйrarchie. Ces deux classements peuvent s'autoriser
de l'Apфtre. Celui-ci йcrit aux Йphйsiens: « Il l'a fait asseoir (le
Christ) а sa droite dans les Cieux au-dessus de toute Principautй et
de tout Pouvoir et de toute Puissance et de toute Domination ». D'oщ
il apparaоt que suivant un mouvement ascendant il a placй les Pouvoirs
au-dessus des Principautйs, au-dessus de ceux-ci les Puissances, et plus haut
les Dominations. C'est la classification suivie par Denys. - Mais aux
Colossiens, а propos du Christ, Paul dit: «Soit les Trфnes, soit les Dominations, soit les Principautйs soit les
Pouvoirs tout est crйй par lui et en lui ». Il apparaоt ainsi que dans un mouvement
descendant, а partir des Trфnes, il a placй sous eux les Dominations, et
au-dessous de celles-ci les Principautйs, et plus bas les Pouvoirs. C'est la
classification adoptйe par Grйgoire. Isaпe fait mention des Sйraphins, Йzйchiel des
Chйrubins, l'Йpоtre canonique de Jude des Archanges: « L'Archange
Michel lui-mкme, alors qu'il contestait avec le diable, etc... », et
les Psaumes des anges, on l'a dit. Mais chez toutes ces vertus hiйrarchisйes
il y a ceci de commun que les vertus infйrieures agissent sous l'impulsion des
vertus supйrieures. Aussi tout ce que nous disons ressortir aux Sйraphins, les
esprits infйrieurs le rйalisent par la vertu de ceux-ci. Et il en va de mкme
pour tous les autres ordres. 81: DE L'ORDRE DES HOMMES ENTRE EUX ET AVEC LES AUTRES КTRES
Parmi
les autres substances spirituelles, les вmes humaines tiennent le dernier rang,
on l'a dit: Parce que leur premiиre saisie de l'ordre providentiel ne leur vaut
qu'une connaissance gйnйrique, elles n'atteignent une connaissance parfaite
jusqu'aux dйterminations particuliиres de cet ordre qu'au contact des rйalitйs
dans lequel celui-ci est instaurй. D'oщ la nйcessitй pour elles d'organes
corporels grвce auxquels elles puisent cette connaissance dans le monde des
corps. Nйanmoins, en raison de la dйbilitй de leur lumiиre intellectuelle, ces
вmes ne pourraient obtenir la science parfaite des choses humaines sans le
secours des esprits supйrieurs; telle est l'exigence de l'ordre divin que les
esprits infйrieurs reзoivent leur perfection des esprits supйrieurs. Nйanmoins parce
que l'homme possиde une certaine participation а la lumiиre intellectuelle, il
est conforme а l'ordre divin que les animaux lui soient soumis, eux qui en sont
totalement dйpourvus. C'est pourquoi la Genиse dit: « Faisons
l'homme а notre image et ressemblance, а savoir par son intelligence, et
qu'il commande aux poissons de la mer et aux oiseaux du ciel et aux animaux de
la terre ». Quant aux animaux, bien que dйpourvus d'intelligence,
ils prйvalent dans le plan providentiel, en raison d'une certaine
connaissance dont ils sont dotйs, sur les plantes et les autres кtres privйs,
eux, de toute connaissance. De lа ce mot de la Genиse: « Voici que je
vous donne toute herbe portant semence а la surface de la terre et tout arbre
qui porte un fruit d'arbre ayant semence, ce sera pour votre nourriture et pour
celle de tous les animaux de la terre ». Chez les кtres privйs totalement de
connaissance, l'un est soumis а l'autre dans la mesure oщ celui-ci possиde une
virtualitй plus grande dans l'ordre de l'action. Ces кtres ne participent en
rien а l'organisation de la providence, mais seulement а son exйcution. L'homme possиde
donc intelligence, sens et force corporelle; mais tout cela est hiйrarchisй en
lui, conformйment au plan providentiel, а la ressemblance de l'ordre propre а
l'univers: la force corporelle est soumise aux virtualitйs - sensitive et
intellectuelle, - comme а leur service; la vertu sensitive est elle-mкme
soumise а la vertu intellectuelle et tenue sous son emprise. Pour la mкme
raison on trouve un ordre entre les hommes. Les mieux dotйs du point de vue
intellectuel dominent naturellement les autres; ceux qui sont plus dйmunis sur
ce plan, mais plus robustes corporellement, semblent prйparйs par la nature а
servir, comme le dit Aristote dans sa Politique avec qui s'accorde cette
sentence de Salomon: « L'insensй est esclave de l'homme sage ». Il
est dit pareillement dans l'Exode: « Choisis parmi tout le peuple des
hommes sages et craignant Dieu pour juger le peuple en tout temps ». Dans les actions
humaines le dйsordre naоt de ce que l'intelligence est а la remorque du sens,
ou que le sens, en raison de quelque dйformation corporelle, est emportй par le
mouvement du corps, comme dans le cas du boiteux; de mкme dans le gouvernement
des hommes, le dйsordre provient de ce que le chef n'est pas choisi pour sa
valeur intellectuelle, mais qu'il usurpe le pouvoir grвce а sa force matйrielle
ou qu'il est admis а rйgner pour quelque bas motif, dйsordre que Salomon
lui-mкme dйnonce quand il dit: « Il est un mal que j'ai vu sous le soleil,
comme une erreur qui provient du souverain: la folie occupe les
postes йlevйs. » Un tel dйsordre n'est pas incompatible avec la
providence de Dieu; il est la consйquence, permise par Dieu, de la faiblesse
des causes infйrieures, comme on l'a remarquй а propos des autres maux.
D'ailleurs l'ordre de la nature n'en est pas totalement troublй: le
gouvernement des sots est faible а moins qu'il ne s'appuie sur le conseil des
sages. Aussi est-il dit aux Proverbes: « Les projets s'affermissent par
le conseil, et la guerre doit кtre conduite avec prudence »; et de
mкme: « Un homme sage est plein de force, et celui qui a de la science
marque une grande puissance car avec la prudence on conduit la guerre, et le
salut est dans le grand nombre des conseillers ». Et parce que le
conseiller conduit celui qui le consulte et d'une certaine maniиre s'impose а
lui, il est dit aux Proverbes: « un serviteur prudent l'emporte
sur un fils insensй ». Il est donc йvident que la Providence
йtablit toutes choses dans l'ordre, et que le mot de l'Apфtre est vrai: « ce
qui est de Dieu est instituй dans l'ordre.» 82: COMMENT DIEU GOUVERNE LES CORPS INFЙRIEURS PAR L'INTERMЙDIAIRE
DES CORPS CЙLESTES
Parmi
les substances corporelles, comme parmi les substances spirituelles, il en est
d'un rang supйrieur et d'autres d'un rang infйrieur. Or les substances
spirituelles sont gouvernйes, on l'a vu, par les substances supйrieures de
telle sorte que l'ordre providentiel descend jusqu'aux derniиres dans un rythme
tout fait de proportion. Ainsi pour la mкme raison les corps infйrieurs
sont-ils rйgis par les corps supйrieurs. Plus est йlevй le lieu d'un corps, plus
celui-ci a raison de forme, et pour cela mкme il est justement comme un lieu а
l'endroit d'un corps infйrieur; il appartient en effet а la forme, comme au
lieu, de contenir: ainsi l'eau a davantage raison de forme que la terre, l'air
que l'eau, le feu que l'air. Or les corps cйlestes dйpassent tous les autres
par le lieu; а l'endroit de ceux-ci ils ont donc davantage raison de forme, et
pour autant ils sont plus actifs. Ils agissent donc sur les corps infйrieurs
qui de la sorte leur sont soumis. Un кtre parfait dans sa nature, exempt de
contrariйtй interne, est d'une virtualitй plus large que celui dont la
structure inclut quelque contrariйtй. Cette contrariйtй a sa source dans les
diffйrences dйterminant et contraignant le genre; c'est pourquoi elle
s'йvanouit dans la saisie intellectuelle qui est universelle, les points de vue
contraires y йtant rйduits а l'unitй. Or les corps cйlestes sont parfaits dans
leur nature, sans aucune contrariйtй interne: ils ne sont ni lйgers ni lourds,
ni chauds ni froids, tandis que les corps infйrieurs sont par leur nature
soumis а cette loi des contraires. Leurs mouvements mкmes en sont un signe:
rien n'est contraire en effet au mouvement circulaire des corps cйlestes, aussi
ils йchappent а toute intervention violente; mais il n'en va pas de mкme chez
les corps infйrieurs oщ les mouvements de chute sont contraires aux mouvements
vers le haut. Les corps cйlestes sont donc d'une virtualitй plus large que les
corps infйrieurs; et comme les forces des кtres limitйes sont, on l'a vu, sous
la motion des virtualitйs universelles, les corps infйrieurs sont mus et rйgis
par les corps cйlestes. On a dйmontrй comment les substances spirituelles
gouvernent tous les autres кtres. Or les corps cйlestes, du fait de leur
incorruptibilitй, ressemblent davantage а ces substances que les autres corps,
et ils en sont plus voisins, mus directement qu'ils sont par elles, on l'a
prouvй. Les corps infйrieurs sont donc gouvernйs par leur intermйdiaire. Le principe
premier du mouvement doit кtre immobile. Plus donc un кtre est immobile, plus
il est susceptible de mouvoir les autres. Or plus que tout autre corps, les
corps cйlestes tiennent de l'immobilitй du premier principe; ils ne sont en
effet soumis qu'а un seul genre de mouvement, le mouvement local, tandis que
les autres corps sont le sujet de toutes les espиces de mouvements. Les corps
cйlestes meuvent donc et rйgissent les corps infйrieurs. Le premier
d'un genre est la cause de ceux qui le suivent. Or parmi tous les mouvements, le premier est celui du
ciel. Ceci ressort de plusieurs raisons: PREMIИREMENT: parce que le mouvement local
a la prioritй sur tous les mouvements: du point de vue du temps, seul il peut
кtre perpйtuel, comme le prouve le livre des Physiques: du point de vue
de la nature, sans lui aucun des autres ne pourrait кtre: il n'est pas de
croissance pour un кtre sans une altйration antйrieure grвce а laquelle ce qui
йtait d'abord dissemblable est changй et est devenu ressemblant; et cette
altйration suppose un changement local, car pour la faire l'agent altйrant doit
кtre а un moment donnй plus prиs du sujet altйrй qu'il ne l'йtait auparavant;
du point de vue encore de sa premiиre place dans la perfection: le mouvement
local ne modifie pas une chose dans ses йlйments intrinsиques, mais uniquement
dans son extйrieur, aussi ne convient-il qu'а un кtre йtabli dans sa
perfection. DEUXIИMEMENT: parce que parmi les mouvements locaux le mouvement
circulaire est le premier: du point de vue du temps, seul il peut кtre
perpйtuel, comme l'йtablissent les Physiques: du point de vue de la
nature, il est plus simple et plus un, en lui on ne distingue pas de dйpart, de
milieu et de terme, il est tout entier comme au milieu; et encore du point de
vue de la perfection, car il revient а son principe. TROISIИMEMENT: parce que seul le mouvement
du ciel est rйgulier et uniforme; en effet les mouvements naturels des corps
lourds et des corps lйgers croissent en vitesse sur leur fin, en approchant du
terme de leur course, tandis que ceux qui sont dus а un choc violent,
ralentissent. Il est donc nйcessaire que le mouvement du ciel soit la cause de tous
les autres mouvements. Ce qui est immobile relativement а un mouvement
particulier est avec ce mouvement dans le rapport de l'immobile pur et simple
avec le mouvement а son йtat pur. Or l'immobile pur et simple est cause de tout
mouvement, on l'a montrй. Ce qui est immobile du point de vue de l'altйration
est donc cause de toute altйration. Mais seuls parmi les autres les corps
cйlestes sont inaltйrables, comme en tйmoigne leur ordre toujours invariable.
Le corps cйleste est donc cause de toute altйration partout oщ elle se trouve.
En outre chez les кtres infйrieurs l'altйration est principe de tout mouvement;
elle donne en effet la croissance et la gйnйration; mais le gйnйrateur est, sur
le plan du mouvement local, le moteur-nй des corps lourds et des corps lйgers.
Le ciel est donc nйcessairement la cause de tout mouvement chez les corps
infйrieurs. On voit donc comment Dieu gouverne les corps infйrieurs par
l'intermйdiaire des corps cйlestes. 83: ЙPILOGUE AUX CONCLUSIONS ANTЙRIEURES
De
toutes ces considйrations nous retiendrons comment, dans l'йlaboration de
l'ordre imposй aux кtres, Dieu a tout disposй par lui-mкme. Aussi а Propos du
mot de Job: « Quel autre a-t-il placй sur ce monde que lui-mкme a
fabriquй? » Grйgoire remarque: « Il rйgit le monde par
lui-mкme celui qui l'a crйй lui-mкme ». Et Boиce: « Dieu a par
lui seul disposй toutes choses ». Mais dans l'exйcution de son plan, il
gouverne les кtres infйrieurs par les кtres supйrieurs: les кtres corporels par
les кtres spirituels: d'oщ ce mot de Grйgoire: « Dans ce monde visible
rien n'est agencй que par une nature invisible »; les esprits
infйrieurs par les esprits supйrieurs, d'oщ le dire de Denys: « Les
essences spirituelles, reзoivent d'abord en elles-mкmes, les divines
illuminations et elles nous transmettent ces rйvйlations qui nous
dйpassent »; enfin les corps infйrieurs par les corps supйrieurs, d'oщ
ce mot de Denys: « Le soleil donne aux corps sensibles d'engendrer, et
il meut а la vie, il la nourrit, l'accroоt et la perfectionne, la purifie et la
renouvelle ». De l'ensemble Augustin dit: « De mкme que les
corps les plus grossiers et plus infimes sont rйgis dans un certain
ordre par les corps plus subtils et plus forts, ainsi tous les
corps le sont par l'esprit douй de raison, et l'esprit qui est pйcheur par
celui qui est juste ». 84: COMMENT LES CORPS CЙLESTES N'EXERCENT AUCUNE CAUSALITЙ SUR NOS
INTELLIGENCES
On
voit dиs lors immйdiatement comment il est impossible aux corps cйlestes
d'exercer quelque causalitй sur notre intelligence. D'aprиs l'ordre йtabli par
la divine providence - nous l'avons montrй - il appartient aux кtres supйrieurs
de rйgir et de mouvoir les кtres infйrieurs. Or par sa nature l'intelligence
dйpasse tous les corps. Il est donc impossible aux corps cйlestes d'agir
directement sur elles; ils ne peuvent dиs lors exercer une causalitй directe
sur le plan intellectuel. Nul corps n'agit si ce n'est par le mouvement. Mais
ce qui est immobile n'est pas consйcutif а un mouvement: un agent ne peut
produire un effet que dans la mesure oщ il meut un patient dans son devenir.
Par consйquent tout ce qui йchappe au mouvement ne peut relever de la causalitй
des corps cйlestes. Or de soi tout ce qui est du domaine de l'intelligence est
йtranger au mouvement, comme le dit le Philosophe; bien plus, c'est en se
soustrayant au mouvement que l'вme acquiert la prudence et la
science. Il est donc impossible aux corps cйlestes d'agir directement dans
le champ de l'intelligence. Puisque la causalitй d'un corps s'exerce dans la
mesure oщ celui-ci par son mouvement en meut un autre, il suit que tout ce qui
tombe sous l'influence d'un corps est mы. Or seul un corps est susceptible
d'кtre mы, on l'a prouvй. Par consйquent tout ce qui tombe sous l'influence
d'un corps est corps ou vertu corporelle. Et nous avons dйmontrй que
l'intelligence n'est ni l'un ni l'autre. Il est donc impossible aux corps
cйlestes d'exercer quelque influence directe sur elle. Tout ce qui est mы par un autre passe de
la puissance а l'acte sous l'action de celui-ci, et seul un кtre en acte peut
commander а ce passage. Tout agent ou moteur est ainsi de quelque maniиre en
acte relativement au terme vis-а-vis duquel le patient ou le mobile est en
puissance. Or les corps cйlestes ne sont pas des intelligibles en acte
puisqu'ils sont des singuliers sensibles. Puis donc que notre intelligence est
en puissance uniquement а l'endroit des intelligibles en acte, il est
impossible qu'elle tombe directement sous l'influx des corps cйlestes. L'opйration d'un кtre
est conforme а sa nature: chez les кtres soumis а la gйnйration la nature et
l'opйration propre sont йgalement le terme de leur gйnйration, ainsi le
mouvement propre des corps lourds et lйgers leur est octroyй au terme mкme de
leur gйnйration а moins de quelque obstacle, а telle enseigne que de leur
gйnйrateur on dit qu'il est leur moteur. Par consйquent un кtre qui en raison
de sa nature йchapperait а l'action des corps cйlestes, ne leur serait pas
davantage soumis dans son agir. Tel est le cas de l'intelligence, totalement
йtrangиre а tout principe corporel parce qu'elle n'en est aucunement l'effet.
Son agir n'est donc pas directement sous l'influence des corps cйlestes. Les effets des
mouvements cйlestes sont tributaires du temps, ce nombre du premier
mouvement cйleste: ce qui donc йchappe totalement au temps est indйpendant
des mouvements cйlestes. Or l'intelligence dans son agir est extratemporelle
aussi bien qu'extraspatiale; son objet est l'universel, йtranger а l'espace et
au temps. L'agir intellectuel est donc indйpendant de tout mouvement cйleste. L'opйration de
tout кtre est cantonnйe dans les limites de son espиce. Or l'acte
d'intelligence transcende l'espиce et la forme de tout agent corporel, puisque
toute forme corporelle est matйrielle et individuйe, tandis que l'acte
d'intelligence tient son espиce de son objet, l'universel et l'immatйriel.
Ainsi aucun corps par sa forme corporelle n'est susceptible d'intelligence, et
a fortiori ne peut кtre chez un autre кtre cause d'intellection. Ce qui rattache
un кtre aux кtres qui lui sont supйrieurs, l'йcarte de ceux qui lui sont
infйrieurs. Or du fait de son intellection notre вme est en affinitй avec les
substances spirituelles qui dйpassent par leur nature les corps cйlestes; notre
вme ne peut en effet produire son acte d'intellection qu'en recevant de ces
substances sa lumiиre intellectuelle. Il est donc impossible que son opйration
soit immйdiatement tributaire des mouvements cйlestes. Nous trouvons une garantie de ces
affirmations dans l'examen des dires des philosophes а ce sujet. Les anciens
naturalistes, tels Dйmocrite, Empйdocle et d'autres, soutenaient que
l'intelligence ne diffиre pas du sens. De lа cette consйquence qu'il en est de
l'intelligence comme du sens, cette vertu corporelle soumise aux fluctuations
des corps. Et, pour eux, de mкme que l'altйration des corps infйrieurs est la
consйquence de celle des corps supйrieurs, l'opйration intellectuelle est
consйcutive au mouvement des corps cйlestes, selon ce mot d'Homиre: « L'intelligence
des dieux et des hommes de la terre est ce que la fait quotidiennement
le pиre des hommes et des dieux », а savoir le soleil, ou mieux
Jupiter, а leur sens le dieu souverain rйsumant pour eux le ciel tout entier,
d'aprиs Augustin dans son livre de la Citй de Dieu. De lа l'opinion
des Stoпciens pour qui la connaissance intellectuelle est l'effet de
l'impression d'images corporelles dans nos esprits, tout comme un miroir ou une
feuille de papier reзoit l'impression de lettres sans action de sa part ainsi
que l'explique Boиce au Livre V de Consolatione. D'aprиs ces
philosophes, il s'en suivrait que les notions intellectuelles sont
particuliиrement imprimйes en nous sous l'action des corps cйlestes. Aussi ce
furent les stoпciens qui affirmaient surtout que la vie humaine est soumise а
une nйcessitй fatale. L'erreur de cette thиse, comme le note Boиce, apparaоt du
fait que l'intelligence compose et divise, compare les кtres supйrieurs avec
les кtres infйrieurs, connaоt les universels et les formes simples qui ne sont
pas dans les corps. Dиs lors il est йvident que l'intellect n'est pas
simplement le rйcepteur d'images corporelles mais qu'il possиde une vertu,
supйrieure а celle des corps, car le sens extйrieur qui reзoit uniquement les
images des corps ne s'йtend pas en effet aux objets susdits. Tous les
philosophes ultйrieurs, distinguant l'intelligence du sens, cherchиrent la
cause de notre science, non plus dans les corps, mais dans les кtres
immatйriels: Platon dans les idйes, Aristote dans l'intellect agent. Il en ressort -
et cela est йvident d'aprиs Aristote - que cette attribution aux corps cйlestes
d'une causalitй dans notre intellection est la consйquence d'une thйorie qui ne
distingue pas l'intelligence du sens, thйorie manifestement fausse. Fausse est
donc pareillement celle d'aprиs laquelle les corps cйlestes seraient
directement la cause de notre intellection. Ainsi la Sainte Йcriture attribue-t-elle а
Dieu et non а un corps notre intelligence: « Oщ est Dieu mon Crйateur,
qui donne а la nuit des chants de joie, qui nous a faits plus intelligents que
les animaux de la terre, plus sages que les oiseaux du ciel? » et dans
le psaume: « Celui qui enseigne а l'homme le savoir ». Nйanmoins on
notera que s'ils ne peuvent exercer une action directe sur notre intellection,
les corps cйlestes y obtiennent une certaine part indirecte. Notre intelligence
n'est certes pas une vertu corporelle, mais elle ne peut agir sans le jeu de
ces vertus corporelles que sont l'imagination, la mйmoire et la cogitative,
comme il ressort des йtudes antйrieures. Dиs lors que ce jeu rencontre un
obstacle dans une indisposition physiologique, l'opйration de l'intelligence
est suspendue, comme on le voit dans le cas des frйnйtiques et des lйthargiques
et d'autres analogues. Et pareillement les dispositions heureuses du corps
humain favorisent une bonne intelligence par la vigueur qu'en reзoivent les
facultйs susdites; de lа ce mot au IIe De Anima: « Ceux qui possиdent
une sensibilitй dйlicate ont un esprit ouvert ». Or les dispositions
du corps humain ressortissent aux mouvements cйlestes. Augustin dit en effet: « Il
ne serait pas tout а fait absurde d'admettre que certaines йmanations des
astres ont une influence sur certaines variations d'ordre physique ». Et
Damascиne note que les diverses planиtes « sont causes de nos diverses
complexions, comportements et dispositions ». C'est pourquoi les corps
cйlestes agissent indirectement en faveur d'une bonne intellection. Ainsi de
mкme qu'un mйdecin peut juger de la valeur d'une intelligence а partir d'une
complexion corporelle comme de sa disposition prochaine, un astrologue peut
former ce jugement а partir des mouvements cйlestes, cause йloignйe de cette
disposition. Par lа se trouve vйrifiй ce dire de Ptolйmйe: « Lorsqu'а
la naissance de quelqu'un, Mercure se trouve en l'une des demeures de Saturne,
et qu'il est lui-mкme dans toute sa force, il imprime profondйment dans les
choses la bontй de l'intelligence ». 85: COMMENT LES CORPS CЙLESTES NE SONT CAUSES NI DE NOS VOULOIRS
NI DE NOS CHOIX
Il
ressort ultйrieurement de ces considйrations que les corps cйlestes ne sont
causes ni de nos vouloirs ni de nos choix. La volontй est dans la partie spirituelle
de notre вme, comme le Philosophe le montre а l'йvidence. Si donc les corps
cйlestes ne peuvent exercer d'influence directe sur notre intelligence - on l'a
prouvй - ils ne le peuvent davantage sur notre volontй.
Toute йlection et tout
vouloir actuel relиvent comme de leur cause immйdiate de notre apprйhension
intellectuelle, l'objet de notre volontй йtant le bien, saisi par
l'intelligence, comme le dйmontre le IIIe De Anima; aussi toute malice
dans le choix suppose une dйfaillance du jugement intellectuel а propos du
particulier, objet de cette йlection - le Philosophe le prouve. Or les corps
cйlestes ne sont pas cause de notre intellection; ils ne le sont donc pas non
plus de notre йlection. Tout ce qui arrive en ce monde sous l'influence des
corps cйlestes, se produit naturellement, puisque tous les кtres de ce monde
leur sont naturellement subordonnйs. Si donc nos йlections tombaient sous cette
influence des corps cйlestes, elles se produiraient naturellement au point que
l'homme choisirait naturellement d'agir, comme la brute agit sous l'impulsion
de son instinct naturel et comme les corps inanimйs sont mus naturellement. Dиs
lors on ne reconnaоtra plus dans l'homme deux principes d'action, l'йlection et
la nature, mais un seul, а savoir la nature, contrairement а la dйmonstration
йvidente d'Aristote. Il n'est donc pas vrai que nos йlections ressortissent а
l'influence des corps cйlestes. Une _uvre de nature atteint sa fin par des
moyens dйterminйs, aussi se produit-elle toujours de la mкme maniиre: la nature
est dйterminйe dans un sens unique. Mais les choix humains tendent а leur fin
par des voies diverses tant sur le plan moral que sur celui des techniques. Ils
ne sont donc pas un effet de la nature. Ce qui se produit naturellement а
l'ordinaire se fait correctement, car la nature ne dйfaille que rarement. Par
consйquent si les йlections humaines avaient un fruit de la nature, elles
seraient ordinairement droites, ce qui est йvidemment faux. L'homme ne fait
donc pas ses choix sous l'impulsion de la nature, ce qui aurait lieu
nйcessairement s'il йtait tributaire de l'influence des corps cйlestes. Les кtres de mкme
espиce ne se diffйrencient pas entre eux par les opйrations naturelles,
consйcutives а leur nature spйcifique: ainsi toutes les hirondelles font-elles
leur nid de la mкme faзon, et tous les hommes perзoivent pareillement les
premiers principes, connus naturellement. Or l'йlection est une opйration
propre а l'espиce humaine. Si donc elle йtait une opйration de nature, tous les
hommes se ressembleraient dans leurs йlections, ce qui est йvidemment faux et
dans l'ordre moral et dans celui des techniques. Les vertus et les vices sont les principes
propres de nos йlections; en effet le vertueux et le vicieux se distinguent par
leurs choix opposйs. Mais les vertus et les vices dans notre comportement
social ne naissent pas de notre nature mais de l'accoutumance, comme le prouve
le Philosophe, du fait que nous acquйrons telles habitudes en nous accoutumant,
surtout dиs notre enfance, а tel genre d'activitйs. Par consйquent nos choix ne
sont pas un effet de la nature; ils ne sont donc pas l'effet de l'influence des
corps cйlestes qui est а l'origine des кtres produits naturellement. On l'a montrй,
les corps cйlestes n'exercent une influence directe que sur les corps. Dans
l'hypothиse oщ ils seraient causes de nos choix, ce serait pour autant qu'ils
exerceraient leur causalitй sur nos propres corps ou sur ce qui les entoure. Or
ni l'un ni l'autre de ces modes d'action ne serait suffisant pour qu'ils
puissent кtre cause de nos choix. En effet, la prйsentation de l'extйrieur de
quelque objet matйriel n'est pas pour nous une raison suffisante de choix:
n'est-il pas йvident que, а l'encontre de l'intempйrant, le tempйrant n'est pas
inclinй а choisir l'objet agrйable qui se prйsente а lui, un mets par exemple
ou une femme? De mкme toute impression en notre corps, due а l'influx du corps
cйleste, ne suffit pas а dйclencher notre йlection; l'effet n'en est que
quelques passions plus ou moins vives; or nulle passion quelle qu'en soit la
vйhйmence n'est une cause suffisante d'йlection, car si son mouvement entraоne
l'incontinent а choisir dans son sens, le continent reste immuable. On ne peut
donc soutenir que les corps cйlestes soient causes de nos йlections. Aucun кtre ne
reзoit en vain un pouvoir. Or l'homme a le pouvoir de juger et de dйlibйrer sur
toute la matiиre de son agir, qu'il s'agisse d'user des biens extйrieurs,
d'obйir а ses mouvements passionnels ou de les rйprimer. Tout cela serait vain,
si notre йlection йchappait а notre pouvoir, йtant causйe par les corps
cйlestes. Ceux-ci ne sont donc pas la cause de notre йlection. Par nature
l'homme est un animal politique, ou social. La preuve en est dans ce
fait qu'un homme seul ne se suffit pas pour vivre; aussi la nature ne
l'a-t-elle suffisamment pourvu qu'en trиs peu de choses, lui donnant la raison
grвce а laquelle il peut se procurer tout ce qui est nйcessaire а sa vie,
nourriture, vкtement et autres choses semblables, sans toutefois pouvoir les
produire seul. Aussi vivre en sociйtй est innй en la nature. Nйanmoins l'ordre
de la providence ne saurait enlever а un кtre ce qui lui est naturel: au
contraire il pourvoit а chacun selon la nature, on l'a dit. L'ordre de la
providence ne placera donc pas l'homme dans un tel йtat que la vie sociale lui
soit impossible. Or il en serait ainsi si nos йlections relevaient de
l'influence des corps cйlestes, comme les instincts naturels des autres
animaux. Vains seraient encore lois et prйceptes de vie si l'homme n'йtait pas le
maоtre de ses йlections. Vaines seraient pareillement peines et rйcompenses
pour les bons et les mйchants si nous n'avions pas en nous de choisir ceci ou
cela. Mais supprimez ces choses, toute vie sociale disparaоt aussitфt. L'homme
n'est donc pas par l'ordre de la providence en un tel йtat que ses йlections
dйpendent des mouvements des corps cйlestes. Les йlections des hommes sont bonnes et
mauvaises. Si elles dйpendaient des mouvements des corps cйlestes, il
s'ensuivrait donc que les astres seraient de soi causes de nos mauvaises
йlections. Or le mal ne saurait avoir la nature comme cause; il est consйcutif
а la dйfaillance d'une cause, on l'a montrй, et il n'a pas de cause directe. Il
n'est donc pas possible que nos йlections ressortissent directement et par soi
aux corps cйlestes comme а leur cause. On objectera а cette raison que toute
йlection mauvaise naоt du dйsir d'un bien - on l'a dйmontrй; ainsi l'adultиre
naоt du dйsir du plaisir sexuel. Or il est un astre qui prйside а toute
inclination vers ce genre de bien, sans quoi les gйnйrations animales ne
s'accompliraient pas; et l'on ne peut sacrifier ce bien commun en raison du mal
particulier de celui qui, sous la poussйe de cet instinct, choisit le mal. Cette rйponse est
insuffisante dans l'hypothиse oщ les corps cйlestes seraient directement la
cause de nos йlections par leur influence immйdiate sur notre intelligence et
notre volontй. En effet chacun reзoit а sa mesure l'influx d'une cause
universelle. L'effet de l'astre qui incline а la dйlectation de l'accouplement
gйnйrateur sera donc reзu en chacun selon son mode propre; ainsi voyons-nous
que les animaux pratiquent cet accouplement а une йpoque et suivant des m_urs
qui rйpondent а leur nature propre, comme le note Aristote dans son livre de
Historiis Animalium. De mкme l'intelligence et la volontй recevront, selon
leur mesure propre, les influences de cet astre. Mais quand un dйsir est
conforme а l'intelligence et а la raison, l'йlection est sans pйchй, sa malice
provenant toujours de sa non conformitй avec la raison droite. Si en
consйquence les corps cйlestes йtaient la cause de nos йlections, jamais aucune
d'entre elles ne serait mauvaise. Aucune activitй ne dйpasse les limites de
l'espиce et de la nature d'un agent, car tout agent agit en vertu de sa forme.
Mais le vouloir, tout comme l'intellection, est supйrieur а toute espиce
corporelle; notre volontй se porte sur l'universel, de mкme que notre
intelligence; pour prendre l'exemple du Philosophe dans sa Rhйthorique, nous
haпssons tout genre de voleurs. Les corps cйlestes ne sont donc pas la
cause de notre vouloir. Tout ce qui tend а une fin lui est adaptй. Or les
choix de l'homme tendent au bonheur, comme а leur fin derniиre; et ce bonheur
ne consiste pas dans des biens corporels, mais dans la rencontre de l'вme avec
le bien divin par l'intelligence; on a montrй que telle est la pensйe de la foi
et celle des philosophes. Les corps cйlestes ne peuvent donc кtre la cause de
nos йlections. De lа ce mot de Jйrйmie: « Ne soyez pas
effrayйs par les signes du ciel, comme tes nations s'en effrayent, car les
coutumes des nations ne sont que vanitй ». Ainsi se trouve rejetйe l'opinion
stoпcienne d'aprиs laquelle tous nos actes, nos йlections y comprises, sont
commandйs par les corps cйlestes; thйorie que l'on prкte йgalement aux
Pharisiens chez les Juifs. Ce fut йgalement celle des Priscilliens d'aprиs le livre
de Haeresibus. Ce fut encore l'opinion des anciens Naturalistes qui
niaient toute diffйrence entre l'intelligence et le sens. D'oщ ce mot
d'Empodocle: « chez les hommes, comme chez les autres animaux, la
croissance de la volontй est en dйpendance du prйsent », c'est-а-dire
du moment prйsent, en raison du mouvement cйleste, cause du temps, selon
l'interprйtation d'Aristote dans son livre de Anima. Nйanmoins si les
corps cйlestes ne causent pas directement nos choix, par une influence directe
sur nos volontйs, ils n'en sont pas moins indirectement l'occasion, par leur
action sur les corps. Et cela de deux maniиres. D'une part cette action des
corps cйlestes sur les corps ambiants nous est une occasion de choix: ainsi
quand, sous l'influence des corps cйlestes, l'air se refroidit intensйment,
nous choisissons de nous chauffer auprиs du feu ou de faire d'autres choses qui
conviennent а ce temps. - D'autre part cette influence s'exerce sur nos
propres corps; telle altйration produit en nous des mouvements passionnels; ou
sous cette action nous sommes enclins а telles passions, tels les bilieux а la
colиre; ou encore а cette influence suit telle disposition corporelle qui nous
devient une occasion de choix, ainsi lorsque nous sommes malades, nous
choisissons de prendre une mйdecine. - Enfin les corps cйlestes sont cause
d'acte chez l'homme quand, а la suite d'une indisposition corporelle, il
devient fou, privй de l'usage de sa raison. Ici il n'y a pas choix au sens
propre, mais mouvement instinctif de nature, comme chez les animaux. Il est йvident et
prouvй par l'expйrience que de telles occasions, intйrieures ou extйrieures, ne
sont aucunement causes nйcessaires d'йlections, car l'homme a le pouvoir, grвce
а la raison, de leur rйsister ou de leur obйir. Mais nombreux sont ceux qui
suivent leurs impulsions naturelles, peu nombreux au contraire, c'est le petit
nombre des sages, ceux qui йchappent а ces occasions de mal et а leurs
impulsions naturelles. C'est pourquoi Ptolйmйe dit au Centologium que l'вme
du sage collabore а l'action des astres, et que l'astrologue ne peut
porter de jugement d'aprиs les astres que dans l'hypothиse d'une connaissance
parfaite de la force de l'вme et de la complexion naturelle; et qu'il ne
peut se prononcer dans des cas particuliers mais s'en tient seulement а des
gйnйralitйs; car si l'influence des astres produit ses effets chez la
plupart des hommes qui ne rйsistent pas aux inclinations de leur corps, elle ne
le peut toujours en tel ou tel, qui peut-кtre, grвce а sa raison, rйsiste а son
inclination naturelle. 86: COMMENT DANS CE MONDE INFЙRIEUR LES EFFETS CORPORELS NE
SUIVENT PAS NЙCESSAIREMENT A L'INFLUENCE DES CORPS CЙLESTES
Non
seulement les corps cйlestes n'apportent aucune nйcessitй dans les choix de
l'homme, mais ils ne produisent pas davantage nйcessairement les effets
corporels dans ce monde infйrieur. La causalitй des causes universelles se
plie dans ses effets а la modalitй propre des кtres sur lesquels elle s'exerce.
Or les кtres de ce monde infйrieur sont fluents et instables, soit en raison de
leur matiиre qui est en puissance а des formes multiples, soit en raison de la
contrariйtй de leurs formes et de leurs virtualitйs. La causalitй des corps
cйlestes ne s'exerce donc pas sur eux d'une maniиre nйcessitante. Un effet ne suit
pas nйcessairement а une cause йloignйe а moins que sa cause immйdiate ne soit
nйcessaire: ainsi dans un syllogisme, d'une majeure en matiиre nйcessaire et
d'une mineure en matiиre contingente ne suit nullement une conclusion en
matiиre nйcessaire. Or les corps cйlestes sont une cause йloignйe; les
causes prochaines des effets de ce monde sont les vertus actives et passives
des кtres infйrieurs qui ne sont pas des causes nйcessaires mais contingentes,
susceptibles parfois de dйfaillance. Dans ce monde infйrieur les effets ne
procиdent donc pas nйcessairement de la causalitй des corps cйlestes. Le mouvement des
corps cйlestes est toujours invariable. Si donc dans ce monde les effets de ces
corps se produisaient nйcessairement, les кtres y seraient invariables,
contrairement а ce qui se constate dans la majoritй des cas. Ils ne sont donc
pas produits nйcessairement. De multiples contingents ne peuvent former une unitй
nйcessaire, car si chaque кtre contingent est susceptible de dйfaillance dans
sa causalitй, il en va de mкme pour l'ensemble. Or on constate que tous les
кtres de ce monde infйrieur qui tombent sous la causalitй des corps cйlestes,
sont contingents. L'union des кtres contingents qui dans les sphиres
infйrieures reзoivent l'influence des corps cйlestes n'est donc pas nйcessaire;
il est йvident en effet que l'on peut entraver la parution de chacun de ces
кtres. Les
corps cйlestes sont des agents naturels qui prйsupposent une matiиre а leur
action. Leur action ne supprime donc pas les exigences de la matiиre. Or cette
matiиre sur laquelle ils agissent n'est rien d'autre que les corps infйrieurs,
corruptibles de leur nature, par consйquent susceptibles de dйfaillance dans
leur activitй comme dans leur кtre; ainsi le propre de leur nature est de ne point
produire nйcessairement son effet. Les effets des corps cйlestes, mкme dans ce
monde infйrieur, ne se produisent donc pas nйcessairement. On dira peut-кtre
que si les corps cйlestes produisent nйcessairement leurs effets cela ne
supprime pas la possibilitй dans les кtres infйrieurs; car tout effet est en
puissance avant qu'il ne soit et pour autant, possible; mais quand il est en
acte, il est passй de la possibilitй а la nйcessitй, et tout cela grвce aux
mouvements cйlestes. Ainsi on ne nie pas qu'un effet soit pour un temps
possible, bien qu'en un autre temps il soit produit nйcessairement. Telle est
la position d'Albumasar pour dйfendre le possible au premier livre de
son Introductorium. Cette dйfense du possible ne tient pas. En
effet, il est un certain possible qui est consйcutif а une nйcessitй.
En effet а ce qui doit nйcessairement кtre, il est possible d'кtre: nul en
effet ne pourrait кtre, s'il ne lui йtait possible d'кtre; et pour qui il n'est
pas possible d'кtre, il est impossible d'кtre; et pour qui il est impossible
d'кtre, il est nйcessaire qu'il ne soit pas. Dиs lors ce qui nйcessairement
doit кtre, nйcessairement ne doit pas кtre. Ce qui est impossible. Il est donc
impossible qu'une chose dыt кtre sans qu'il lui fыt possible d'кtre. Ainsi de
sa nйcessitй d'кtre dйcoule pour une chose sa possibilitй d'кtre. Mais nous n'avons
pas а dйfendre cette notion du possible, opposйe а ce que l'on entend quand on
dit que des effets sont produits nйcessairement, mais cette notion, opposйe
а celle du nйcessaire, dans le sens oщ l'on dйfinit le possible, ce qui
peut кtre et ne pas кtre. On ne dit pas d'un кtre qu'il est possible ou
contingent uniquement pour ce fait qu'il est tantфt en puissance et tantфt en
acte, comme le suppose la rйponse susdite. D'ailleurs mкme de ce point de vue,
dans les mouvements cйlestes il y a place pour le possible et le contingent; en
effet la conjonction ou l'opposition du soleil ou de la lune ne sont pas
toujours en acte, mais tantфt en acte et tantфt en puissance; ils sont pourtant
nйcessaires puisqu'ils sont objets de dйmonstration. Mais le possible ou le
contingent que l'on oppose au nйcessaire a, dans sa dйfinition, de ne pas
devoir кtre nйcessairement quand il n'est pas. La raison en est qu'il ne
procиde pas nйcessairement de sa cause. Ainsi disons-nous de Socrate qu'il lui
est contingent de s'asseoir, mais nйcessaire de mourir; ceci et non cela
dйcoule nйcessairement de sa cause. Si donc nйcessairement un jour doivent
apparaоtre les effets des mouvements cйlestes, ce possible ou ce contingent,
opposй au nйcessaire, est supprimй. Mais il faut apporter la raison par
laquelle Avicenne entend prouver comment les corps cйlestes engendrent
nйcessairement leurs effets. Tout obstacle opposй а la production des effets
propres aux corps cйlestes provient d'une cause, volontaire ou naturelle. Or
toute cause volontaire ou naturelle peut кtre rйduite а quelque principe
cйleste. Dиs lors l'obstacle qui entrave la production des effets des corps
cйlestes, vient de quelque principe cйleste. Il est donc impossible, а
considйrer l'ensemble de l'ordre cйleste, que son effet soit parfois annihilй.
Aussi Avicenne conclut-il que les corps cйlestes rйalisent nйcessairement leurs
effets dans ce monde infйrieur, que ces effets soient libres ou qu'ils soient
naturels. Cette raison, d'aprиs Aristote, fut celle de quelques Anciens, niant la
fortune et le hasard du fait que chaque effet relиve d'une cause dйterminйe;
posйe la cause, l'effet suit nйcessairement, et ainsi tout йtant le fruit de
quelque nйcessitй, il n'y a plus ni fortune ni hasard. Et lui-mкme rйsout cette difficultй par la
nйgation des deux propositions qui en sont le fondement. La premiиre veut que, toute
cause йtant posйe, son effet suive nйcessairement. Or ceci n'est pas
essentiel а toutes causes; car bien qu'une cause soit par elle-mкme la cause
propre et suffisante d'un effet, elle peut кtre entravйe dans son activitй par
l'intervention d'une autre. - La seconde proposition, niйe par Aristote, veut
que du simple fait qu'ils sont, tous les кtres, exceptйs ceux qui sont par
eux-mкmes, ne relиvent pas d'une cause par soi; les autres, qui sont par
accident, n'ont pas de cause; par exemple qu'un homme soit musicien, il en
a la cause en lui-mкme; qu'il soit а la fois blanc et musicien, il n'y a pas lа
de cause. Si en effet des йlйments sont rйunis en raison de quelque cause, ils
puisent dans cette cause l'ordre qu'ils ont entre eux, mais que leur rйunion
soit accidentelle, ils n'ont aucun ordre entre eux. Ils ne sont pas dans la
dйpendance d'une cause qui est un agent par soi; cette union est purement
accidentelle: il est accidentel au maоtre de musique que son йlиve soit un
homme blanc; ceci est йtranger а son intention dont l'objectif est d'enseigner
un homme capable d'une telle discipline. Ainsi donc а la vue d'un effet nous dirons
qu'il a eu une cause dont il ne dйcoule pas nйcessairement, car l'intervention
accidentelle d'une autre cause aurait pu entraver sa parution. Et bien que
cette cause occurrente doive se rapporter а une causalitй supйrieure, cette
rencontre mкme qui fait obstacle, n'est pas rйductible а quelque causalitй.
Ainsi on ne peut dire que l'opposition а tel ou tel effet dйcoule de quelque
principe cйleste. Dиs lors on ne peut soutenir que les effets des corps
cйlestes sont produits nйcessairement dans ce monde infйrieur. De lа ce mot de
Damascиne: « Les corps cйlestes ne sont pas cause de la gйnйration des
кtres qui apparaissent, ni de la corruption de ceux qui disparaissent », car
les effets ne procиdent pas nйcessairement d'eux. Aristote dit йgalement: «beaucoup de
prйsages, mкme cйlestes, qui apparaissent dans le monde des corps, ne se
rйalisent pas. Tel йvйnement annoncй n'arrive pas, car un autre plus fort a
surgi, comme beaucoup de solutions sages, qui paraissaient souhaitables,
s'йvanouissent devant d'autres meilleures ». Ptolйmйe dit aussi: « Derechef,
nous ne devons pas non plus penser que les phйnomиnes qui se passent dans les
sphиres supйrieures, suivent un cours inйvitable, et la maniиre de ceux qui arrivent de par une
disposition divine et qui ne peuvent aucunement кtre йvitйs, ou de ceux qui
doivent vraiment et nйcessairement se produire ». Dans le Centilogium,
il dit encore: « Les pronostics que je livre sont intermйdiaires
entre le nйcessaire et le possible ». 87: COMMENT NOS CHOIX NE RESSORTISSENT PAS AU MOUVEMENT DU CORPS
CЙLESTE PAR LA VERTU DE L'ВME QUI LES MEUT, AINSI QUE D'AUCUNS LE SOUTIENNENT
La
thйorie d'Avicenne doit pourtant retenir notre attention. D'aprиs celui-ci, les
mouvements des corps cйlestes sont la cause mкme de nos йlections, non pas
accidentellement, comme on l'a dit, mais essentiellement. Pour lui les corps
cйlestes ont une вme. Ainsi le mouvement cйleste prend son origine dans une
вme, tout en йtant mouvement d'un corps. Il aura donc, en tant que mouvement
corporel, le pouvoir de transformer les corps, et, pour autant qu'il a sa
source dans une вme, le pouvoir d'agir sur nos вmes. Ainsi le mouvement cйleste
est cause de nos vouloirs et de nos йlections: thйorie а laquelle semble se
rattacher celle d'Albumasar. Mais cette position est contraire а la raison. Tout
effet, procйdant d'une cause efficiente par l'intermйdiaire de quelque
instrument, doit кtre proportionnй а cet instrument, comme а cette cause; on ne
se sert pas de tout instrument pour tout effet. Dиs lors un instrument ne peut
produire un effet auquel son action ne pourrait aucunement s'йtendre; l'action
d'un corps ne va d'aucune maniиre jusqu'а transformer l'intelligence et la
volontй, on l'a dйmontrй, si ce n'est peut-кtre accidentellement, en ce sens
que, sous l'influence de celles-ci, un corps est susceptible d'кtre modifiй. Il
est donc impossible que l'вme du corps cйleste, si elle existe, exerce quelque
influence sur l'intelligence et la volontй par l'intermйdiaire du mouvement de
ce corps. Un agent particulier se comporte dans son agir comme une cause
universelle, il est а sa ressemblance. Or si l'вme humaine exerce quelque
influence sur une autre вme humaine par une action corporelle, telle la
manifestation de sa pensйe par l'expression de la voix, l'action corporelle, en
dйpendance de cette вme, n'atteint l'autre que par l'intermйdiaire du corps: la
parole profйrйe modifie l'organe de l'ouпe, et ainsi, grвce а la perception
sensorielle, le sens du mot va jusqu'а l'intelligence. Par consйquent dans
l'hypothиse oщ l'вme cйleste exercerait une causalitй sur notre вme par son
mouvement corporel, son action ne l'atteindrait que grвce а quelque altйration
de notre corps, laquelle, on l'a dit, n'est pas la cause de nos йlections, mais
seulement l'occasion. Le mouvement cйleste n'est donc pas la cause de nos
йlections, il n'en est qu'une occasion. Moteur et mobile doivent кtre unis: ainsi
l'impulsion du premier moteur doit-elle descendre jusqu'au dernier mobile
d'aprиs un certain ordre: le moteur meut le mobile le plus йcartй de lui par un
autre qui lui est proche. Or le corps cйleste - que l'on suppose toujours mы
par une вme conjointe - est plus proche de notre corps que de notre вme:
celle-ci n'est en relation avec lui que par l'intermйdiaire de notre corps - la
preuve en est que les intelligences sйparйes n'ont aucun rapport avec le corps
cйleste, si ce n'est peut-кtre celui de moteur а mobile. L'influence du corps
cйleste dont son вme est la source, n'atteint donc notre вme que par l'intermйdiaire
de notre corps. Or ce mouvement de notre corps n'est qu'une cause accidentelle
de celui de notre вme, et ses altйrations ne sont que l'occasion de nos
йlections, on l'a montrй. Le mouvement cйleste ne peut donc, mкme s'il
ressortissait а une вme, кtre cause de notre йlection. D'aprиs la thйorie d'Avicenne et de
quelques autres philosophes, l'intellect agent serait une substance sйparйe qui
agirait sur nos вmes en faisant passer а l'acte ce qui n'йtait qu'intelligible
en puissance; ceci se rйalise, comme on l'a expliquй au Second Livre, par une
abstraction de toutes les conditions matйrielles. Ce qui donc agit directement
sur l'вme n'intervient pas par quelque mouvement corporel, mais plutфt par
sйparation de tout ce qui est corporel. Par consйquent, mкme dans l'hypothиse
d'une animation du ciel, son вme ne pourrait кtre cause de nos йlections et de
nos intellections par le mouvement cйleste. Ces mкmes raisons prouvent а qui, rejetant
l'animation du ciel, recourrait а la motion d'une substance sйparйe, que le
mouvement du ciel n'est pas la cause de nos йlections par la vertu de quelque
substance sйparйe. 88: COMMENT DIEU SEUL, ET NON LES SUBSTANCES SЙPARЙES CRЙЙES, PEUT
КTRE LA CAUSE DIRECTE DE NOS CHOIX ET DE NOS VOULOIRS
On ne
peut admettre que les вmes des cieux, s'il en est, ni aucune autre substance
spirituelle, sйparйe et crййe, puissent nous imposer directement un vouloir, ou
кtre cause de notre йlection. L'action de tous les кtres appartient а l'ordre de la
Providence divine et n'йchappe aucunement а ses lois. Or c'est une loi de la
Providence que tout кtre reзoive immйdiatement sa motion de sa cause prochaine.
Sans le respect de cet ordre, une cause crййe supйrieure ne peut donc rien
mouvoir ni agir. Or le moteur proche de la volontй est le bien saisi par
l'intelligence, qui est son objet, mue qu'elle est par lui comme l'_il par la
couleur. Aucune substance crййe ne peut donc mouvoir la volontй si ce n'est par
ce bien que perзoit l'intelligence. Et cela arrive lorsque l'intelligence
prйsente а la volontй l'exйcution elle-mкme comme un bien. Et c'est ce qui
s'appelle persuader. Aucune substance crййe ne peut donc agir sur la volontй ni
кtre cause d'йlection, si ce n'est par mode de persuasion. Un кtre est
susceptible de recevoir la motion ou de subir l'influence de cet agent, qui par
sa forme le pourrait conduire а l'acte: tout agent agit en effet par sa forme.
Or la volontй passe а l'acte sous l'action de l'objet recherchй dans lequel se
repose le mouvement de son dйsir. Or seul le bien divin apaise le dйsir de la
volontй, au titre de fin derniиre, comme on l'a prouvй. Dieu seul peut donc
incliner notre volontй а la maniиre d'un agent. Le rфle que joue dans l'кtre inanimй cette
inclination naturelle а la fin, que l'on appelle appйtit naturel, c'est la
volontй, ou appйtit intellectuel, qui le joue dans la substance spirituelle. Or
il appartient au seul auteur de la nature de donner des inclinations naturelles;
ainsi appartient-il а la seule cause de la nature spirituelle de l'incliner
vers quelque objet. Et cette cause, c'est Dieu seul, on l'a dit. Dieu seul peut
donc incliner notre volontй vers quelque objet. On rйserve le nom de violence а une action
dont le principe est totalement йtranger au mobile, celui-ci ne s'y
prкtant aucunement. Si donc la volontй est mue par quelque principe
extйrieur, ce mouvement est une violence: je dis principe extйrieur dans
l'ordre de l'efficience et non de la finalitй. Or violence et
volontaire sont incompatibles. Il est donc impossible que la volontй soit mue
par quelque principe extйrieur qui serait comme un agent; tout mouvement de
volontй doit donc procйder de l'intйrieur. Or nulle substance crййe ne touche а
l'intime de l'вme spirituelle si ce n'est Dieu seul, qui est l'unique cause de
son кtre et de sa conservation dans l'кtre. Dieu seul peut donc causer le
mouvement volontaire. La violence est opposйe au mouvement naturel et au
mouvement volontaire, car l'un et l'autre ressortissent nйcessairement а un
principe intrinsиque. Or un agent extйrieur ne meut naturellement un mobile
qu'en produisant en lui le principe interne de son mouvement; ainsi le
gйnйrateur, qui donne au corps lourd qu'il engendre sa forme de pesanteur, le
meut naturellement а sa chute. Mais aucun autre agent extrinsиque ne peut sans
le violenter, mouvoir un corps de la nature, si ce n'est accidentellement, en
йcartant un obstacle s'opposant а son mouvement: dans ce cas il utilise
davantage ce mouvement ou cette action naturelle qu'il ne les cause. Seul cet
agent peut donc, sans la violenter, produire le mouvement de la volontй, qui en
cause ce principe intйrieur qu'est la puissance mкme de la volontй. Cet agent
est Dieu qui seul crйe l'вme, comme on l'a prouvй au Livre second. Dieu seul
peut donc, sans violence, mouvoir la volontй, а la maniиre d'une cause
efficiente. De lа ce que disent les Proverbes: « Le c_ur du roi
est dans la main du Seigneur qu'il incline partout oщ il veut », et
les Philip.: « Dieu opиre en tous le vouloir et le faire, selon son bon
plaisir ». 89: COMMENT DIEU CAUSE LE MOUVEMENT MКME DE LA VOLONTЙ ET NON
SEULEMENT CETTE PUISSANCE QU'EST LA VOLONTЙ
Certains ne comprennent cependant pas
comment Dieu peut causer en nous le mouvement de notre vouloir sans porter
prйjudice а notre libertй; ils essayent d'interprйter les autoritйs
scripturaires, et le font mal. Ainsi ils expliquent que Dieu cause en nous
le vouloir et le faire, en ce sens qu'il produit en nous la facultй
de vouloir, mais non qu'il nous fait vouloir ceci ou cela; telle est la
position d'Origиne dans sa dйfense du libre arbitre contre les autoritйs
prйcitйes. Telle est, semble-t-il, la source de cette opinion d'aprиs laquelle le
domaine du libre arbitre, а savoir les choix, ne ressortissent pas а la
providence, au domaine de laquelle n'appartiendraient que les rйsultats
extйrieurs а nous. En effet celui qui choisit de poursuivre un but ou de
rйaliser quelque chose, par exemple bвtir, s'enrichir, ne pourra pas toujours
arriver а ses fins; ainsi donc l'issue de nos actions n'est pas soumise а notre
libre arbitre, mais а la providence de Dieu. La Sainte Йcriture est en opposition
йvidente avec ces auteurs. Isaпe dit en effet: « Seigneur vous
accomplissez toutes nos _uvres en nous-mкmes ». Ainsi nous ne tenons
pas de Dieu seulement notre facultй de vouloir, mais encore son opйration. Cette parole de
Salomon: « Il l'inclinera comme il l'entend » prouve que la
causalitй divine ne s'йtend pas uniquement а la facultй qu'est la volontй, mais
encore а son acte. Non seulement Dieu donne leur vertu aux choses, mais
encore aucune d'elles ne peut exercer son pouvoir propre que par la vertu de
Dieu, on l'a dйmontrй. L'homme ne peut donc utiliser que par la vertu de Dieu
cette puissance de volontй qui lui a йtй donnйe. Or ce dont un agent est
tributaire dans son agir est cause non seulement de sa facultй d'agir mais
encore de son acte. C'est le cas de l'ouvrier qui se sert d'un outil; bien que
l'ouvrier ne donne pas а l'outil sa forme propre, mais seulement son
application а l'acte. Dieu est donc cause non seulement de notre volontй mais
encore de notre vouloir. L'ordre est plus parfait au plan spirituel qu'au plan
corporel. Or ici, tout mouvement ressortit au premier moteur; sur le plan
spirituel tout mouvement de volontй sera donc causй par cette premiиre volontй
qu'est la volontй de Dieu. On a dйmontrй antйrieurement que Dieu est la cause de
toute action et qu'il agit en tout agent. Il est donc la cause des mouvements
de notre volontй. Voici l'argumentation d'Aristote au VIIIe livre de l'Йthique
а Eudиme: Le fait qu'un кtre comprenne et tienne conseil et choisisse et
veuille, suppose une cause, car tout ce qui arrive а l'кtre doit avoir une
cause. Si cette cause йtait un conseil ou un vouloir prйcйdent, puisque l'on ne
peut remonter а l'infini, il faudrait enfin arriver а un premier principe. Or
ce premier principe doit dйpasser la raison en excellence, et nul autre que
Dieu n'est plus parfait que l'intelligence et la raison. Dieu est donc le
premier principe de nos conseils et de nos vouloirs. 90: COMMENT LES ЙLECTIONS ET LES VOLONTЙS DES HOMMES SONT SOUMISES
A LA PROVIDENCE DE DIEU
De lа
il apparaоt que mкme les volontйs et les йlections des hommes ressortissent а
la providence de Dieu. Tout ce que Dieu fait, il l'accomplit dans l'ordre de
sa providence. Puis donc qu'il est cause de notre йlection et de notre volontй,
nos йlections et nos vouloirs sont soumis а sa providence. Tout le monde
corporel est rйgi par les кtres spirituels, on l'a montrй. Or les кtres
spirituels agissent sur les corps par leur volontй. Si donc les йlections et les
vouloirs des substances spirituelles ne relevaient pas de la providence de
Dieu, il s'ensuivrait que les corps eux-mкmes lui йchapperaient. Et ainsi plus
rien ne lui serait soumis. Plus les кtres de l'univers sont parfaits, plus ils
participent а cet ordre qui est le bien de l'univers. Aussi Aristote combat-il
ces philosophes qui admettent le hasard et la fortune dans le monde des corps
cйlestes mais non dans celui des кtres infйrieurs. Or les substances
spirituelles sont d'un degrй supйrieur а celui des substances corporelles. Si
donc celles-ci tombent sous l'ordre de la providence quant а leurs substances
et quant а leur agir, a fortiori les substances spirituelles y sont-elles
soumises. Plus les кtres sont proches de leur fin, plus ils entrent dans l'ordre
qui y conduit; en effet, c'est par leur intermйdiaire que les autres кtres sont
ordonnйs а leur fin. Or l'agir des substances spirituelles est davantage axй
sur Dieu, comme sur sa fin, que celui des autres кtres, nous l'avons prouvй.
L'agir des substances spirituelles est donc soumis d'une maniиre plus
particuliиre que toute autre а l'ordre de la providence par lequel Dieu ramиne
tout а lui. Le gouvernement de la Providence procиde de cet amour divin par lequel
Dieu aime les кtres qu'il a crййs: l'amour en effet consiste principalement en
ce que l'ami veut du bien а celui qu'il aime. Plus donc Dieu aime les
кtres, plus il les enveloppe de sa providence. L'Йcriture l'enseigne dans ce
Psaume: « Dieu garde tous ceux qui l'aiment » et le Philosophe
pareillement quand il dit que Dieu porte un soin particulier, comme а ses amis,
aux кtres qui aiment les choses de l'intelligence. La consйquence en est qu'il
aime surtout les substances spirituelles, et par consйquent leurs йlections et
vouloirs tombent sous sa providence. Les biens intimes de l'homme qui sont en
dйpendance de son vouloir et de son agir, sont davantage ses biens propres que
ceux qui lui sont extйrieurs, telle l'acquisition des richesses ou autres
choses analogues; aussi reconnaоt-on sa bontй en raison des premiers et non de
ceux-ci. Par consйquent dans l'hypothиse oщ seuls les biens extйrieurs
tomberaient sous la providence de Dieu, а l'exclusion des йlections et des
vouloirs des hommes, le monde humain serait plus vйritablement йtranger а cette
providence qu'il n'y serait soumis. Ce que suggиre ce mot des blasphйmateurs:
« Il est occupй dans les rйgions du ciel, il ne s'intйresse pas а
nos affaires », et: « Le Seigneur a abandonnй la terre, il ne
la regarde pas »; et: « Qui a parlй, et la chose s'est
faite, sans que le Seigneur l'ait commandй? » Nйanmoins la Sainte Йcriture paraоt
parfois favorable а cette position. Il est dit en effet: « Dieu
a formй l'homme au commencement, et il l'a laissй dans la main de son
conseil ». Et un peu plus bas: « Il a mis devant toi le feu et
l'eau, du cфtй que tu voudras tu peux йtendre la main. Devant les hommes sont
la vie et la mort, ce qu'il aura choisi lui sera donnй ». Et:
« Vois, j'ai mis aujourd'hui devant toi la vie et le bien, et leur
contraire, la mort et le mal ». Ces paroles tendent а dйmontrer que
l'homme est douй de libre arbitre, mais non que ses йlections йchappent а la
Providence de Dieu. De mкme Grйgoire de Nysse dit: « La
providence s'exerce sur les choses qui sont hors de nous et non sur celles qui sont
en nous », et Damascиne qui le suit dit pareillement: « Dieu
prйvoit les choses qui sont en nous, mais ne les prйdйtermine pas ». Ceci
doit кtre entendu dans ce sens que ce qui est en nous n'est pas soumis aux
dйterminations de la Providence de Dieu, comme si elles en recevaient
quelque nйcessitй. 91: EN QUELLE MANIИRE TOUT CE QUI CONCERNE L'HOMME EST EN
DЙPENDANCE DES CAUSES SUPЙRIEURES
De cet exposй nous pouvons conclure que les
choses humaines dйpendent de causes supйrieures et ne sont pas fortuites. En effet Dieu
dispose immйdiatement nos йlections et nos mouvements de volontй, mais il rиgle
notre connaissance humaine intellectuelle par l'intermйdiaire des anges, et
quant aux choses corporelles а l'usage de l'homme, qu'elles lui soient
intйrieures ou extйrieures, Dieu les gouverne par l'intermйdiaire des anges et
des corps cйlestes. Il est а cela une unique raison gйnйrale. Le
multiple, le mobile, le dйfectible doit кtre ramenй comme а son principe а
l'uniforme, а l'immobile et а l'indйfectible. Or tout ce qui est en nous est
multiple, variable et susceptible de dйchoir. La multiplicitй de nos йlections est
йvidente, car nos choix sont divers selon la diversitй des objets а choisir et
des individus qui choisissent. Elles sont variables encore, tant а cause de la
lйgиretй de nos вmes, non affermies dans la possession de leur fin derniиre,
qu'en raison des changements de notre milieu. Qu'elles soient susceptibles de
dйfaillance, les pйchйs des hommes en tйmoignent. - La volontй divine est au
contraire uniforme; en voulant une seule chose, elle les veut toutes; elle est
de mкme immuable et indйfectible, on l'a montrй au Premier Livre. Tous nos
mouvements de volontй et d'йlections s'appuient donc sur la volontй de Dieu, et
sur aucune autre cause, car Dieu seul est la cause de nos vouloirs et de nos
йlections. Notre intelligence connaоt de mкme dans la multiplicitй; nous
recueillons la vйritй intelligible de sensibles multiples. Elle est encore
soumise au changement, car par le raisonnement elle va d'un point а un autre,
du connu а l'inconnu. Elle est aussi susceptible de dйfaillance en raison de
l'immixtion de l'imagination et du sens, comme le montrent les erreurs des
hommes. Au contraire les anges connaissent dans la simplicitй d'une seule
forme, car ils puisent leur connaissance de la vйritй dans cette unique source
qu'est Dieu. Leur connaissance est encore immuable: ils saisissent la pure
vйritй des choses dans une simple intuition et non en passant des effets aux
causes ou а l'inverse. Elle est aussi indйfectible, car ils voient en
elles-mкmes les natures et les essences des choses devant lesquelles
l'intelligence ne peut se tromper, tout comme le sens en face de ses sensibles
propres, tandis que nous conjecturons des quidditйs а partir de leurs accidents
et de leurs effets. Notre connaissance intellectuelle doit donc кtre rйglйe par
celle des anges. En outre s'il s'agit du corps humain et de tous les
biens extйrieurs dont usent les hommes, il est йvident que l'on y trouve encore
cette multiplicitй qui est la source des compositions et des oppositions; de
plus leurs mouvements se diversifient, car ils ne sont pas susceptibles de
continuitй; ils sont encore dйfectibles, soumis qu'ils sont а l'altйration et а
la corruption. - Les corps cйlestes au contraire sont uniformes parce que
simples et dйpourvus de toute contrariйtй interne. Leurs mouvements sont
pareillement uniformes, continus et sans aucune modification; en eux ni
corruption, ni altйration. Aussi est-il nйcessaire que nos corps et tout ce
dont nous usons, tombent sous la loi des corps cйlestes. 92: EN QUEL SENS DIT-ON DE QUELQU'UN QU'IL A POUR LUI LA BONNE
FORTUNE, ET COMMENT LES CAUSES SUPЙRIEURES SONT UN SECOURS POUR L'HOMME
De lа on peut voir en quel sens on dit d'un
homme qu'il a pour lui une bonne fortune. On dit d'un homme qu'il a de la chance quand
un bien lui йchoit en dehors de toute prйvision: tel celui qui,
creusant dans un champ, y dйcouvre un trйsor qu'il ne cherchait pas. Il arrive
cependant que quelqu'un soit amenй а agir а l'insu de son intention propre mais
non cependant а l'insu d'un supйrieur dont il dйpend: tel le cas de ce maоtre
qui commande а son serviteur de se rendre en un lieu oщ il a envoyй un autre
serviteur а l'insu du premier; la rencontre de son collиgue est certes pour le serviteur
ainsi envoyй une surprise bien qu'elle n'йchappe pas а l'intention de son
maоtre; pour ce serviteur elle est fortuite et due au hasard, mais il n'en va
pas de mкme pour le maоtre qui l'a prйvue. Puis donc que l'homme tombe par son
corps sous la loi des corps cйlestes, par son intelligence sous celle des anges
et par sa volontй sous celle de Dieu, un йvйnement pourra se prйsenter qui ne
rйpondra pas а l'intention de l'homme, mais bien а celle des corps cйlestes ou
de la providence des anges, voire mкme de celle de Dieu. Dieu seul certes agit
directement sur l'йlection de l'homme; nйanmoins l'ange peut y exercer une
certaine influence par maniиre de persuasion, et le corps cйleste а la maniиre
d'une cause dispositive du fait que les impressions corporelles qu'il produit
en nos corps, nous inclinent а certains choix. On dit donc de quelqu'un qu'il a pour lui
la bonne fortune quand sous l'influence de causes supйrieures, de la
maniиre dйcrite, il est enclin а des choix qui lui sont favorables, bien que personnellement
il n'en soupзonne pas l'utilitй, et quand son intelligence reзoit des
substances spirituelles une lumiиre qui l'oriente en ce sens, et quand sous
l'action divine son vouloir se porte sur une йlection utile alors qu'il
l'ignore; mais il est au contraire infortunй quand ces influences
supйrieures inclinent ses йlections а des choses qui lui sont dйfavorables, tel
celui dont il est dit: « Inscrivez cet homme comme stйrile,
comme un homme qui ne rйussit pas dans ses jours ». Ici pourtant on
notera une diffйrence. L'action des corps cйlestes sur nos corps y produit des
dispositions naturelles. Aussi en raison de la disposition, produite en notre
corps par le corps cйleste, on dit de quelqu'un non seulement qu'il a de la
chance ou de la malchance, mais encore qu'il est dotй d'une bonne ou
mauvaise nature; dans ce sens, le Philosophe dit que l'homme chanceux a une
bonne nature. On n'attribuera pas en effet а la diversitй de
l'intelligence ce fait qu'а leur insu, l'un choisisse ce qui lui est favorable,
l'autre ce qui lui est mauvais, puisque chez les hommes la nature de
l'intelligence et de la volontй est une: une diversitй de forme entraоne en
effet une diversitй spйcifique, tandis qu'а une diversitй dans la matiиre suit
seulement une diffйrence numйrique. Dиs lors on ne dit pas d'un homme dont
l'intelligence est illuminйe en vue de l'agir ou la volontй excitйe par Dieu,
qu'il est bien nй, mais plutфt qu'il est protйgй ou conduit. On notera encore
cette autre diffйrence. L'action de l'ange et du corps cйleste n'exerce au
regard de l'йlection qu'une causalitй dispositive, celle de Dieu une
causalitй perfective. Une disposition qui tient son origine d'une qualitй
corporelle ou d'une influence sur l'intelligence, ne crйe pas une nйcessitй en
vue de l'йlection; aussi l'homme ne choisit-il pas toujours dans le sens de son
ange gardien ou de l'influence du corps cйleste, tandis que toujours il choisit
conformйment а l'action de Dieu sur son vouloir. Aussi bien la protection des
anges est-elle parfois paralysйe, selon ce mot: « Nous avons voulu
guйrir Babylone, mais elle n'a pas guйri », et a fortiori l'influence
des corps cйlestes. Quant а la providence divine, elle demeure toujours
inflexible. Et voici une autre diffйrence. La disposition а une йlection particuliиre,
crййe par le corps cйleste, ne s'explique que par l'action de celui-ci sur nos
corps qui incite l'homme а tel choix, tout comme s'il йtait sous le coup d'une
passion; toute disposition а quelque йlection dont le corps cйleste est la
cause, se prйsente sous la forme d'une passion, а la maniиre d'un homme inclinй
а un choix par la haine ou l'amour ou la colиre ou autre mouvement analogue. -
Quant а l'ange, il influe sur notre choix, sans mouvement passionnel, sous la
forme d'une perception intellectuelle, et ceci de deux maniиres. Parfois
l'intelligence de l'homme est йclairйe uniquement sur la valeur d'une action, а
l'exclusion de la raison d'кtre de ce bien, puisйe dans la finalitй. C'est
pourquoi un homme estime parfois qu'il est bon de faire telle chose, mais а qui
lui en demande le pourquoi il rйpond qu'il l'ignore. Aussi d'atteindre
cette fin utile qu'il n'avait point prйvue, est pour lui du hasard. Mais
d'autres fois l'illumination angйlique l'instruit et du bien de cette action et
de sa raison d'кtre, prise de la fin. Quand il atteint alors cette fin prйvue
par lui, ce n'est pas pour lui du hasard. - Il convient encore de se rappeler
que si elle est meilleure que celle d'une nature corporelle, la virtualitй
d'une nature spirituelle est aussi plus universelle. Aussi l'influence du corps
cйleste ne s'йtend pas а tout le domaine de notre йlection humaine. Et de plus la
vertu de l'вme humaine et pareillement de l'ange est limitйe en comparaison de
la vertu divine qui s'йtend universellement а tous les кtres. L'homme pourra
donc bйnйficier de quelque bien qu'il n'avait point recherchй, et cela en
dehors de toute influence des corps cйlestes, comme de toute illumination
angйlique, mais non en dehors de la providence de Dieu qui gouverne, comme elle
en est la cause active, l'кtre en tant qu'кtre; c'est pourquoi tout lui est
soumis. Ainsi donc un bien ou un mal peut atteindre l'homme, qui sera fortuit а
considйrer l'homme lui-mкme, et l'action des corps cйlestes, et celle des
anges, mais qui ne l'est pas par rapport а Dieu. Car pour Dieu ni dans les
choses humaines, ni en tout autre domaine, il n'y a de hasard ni d'imprйvu. Le fortuit
йchappe donc а l'intention tandis que les biens de l'ordre moral n'y йchappent
pas, leur propre йtant de relever d'un choix; aussi а leur propos on ne dit pas
de quelqu'un qu'il a une bonne ou une mauvaise fortune, bien que l'on puisse
dire qu'il est bien ou mal nй, selon que d'aprиs les dispositions
naturelles de son corps il est enclin а un choix vertueux ou vicieux. - Mais s'il
s'agit des biens extйrieurs dont l'homme bйnйficie sans qu'il les ait
recherchйs, on peut dire de lui et qu'il est bien nй, et qu'il a une bonne
fortune, et qu'il est sous la conduite de Dieu et sous la protection
des anges. L'homme reзoit encore des causes supйrieures un autre
secours en ce qui concerne l'issue de ses actions. Qu'il choisisse ou s'efforce
de rйaliser ce qu'il a choisi, il peut rencontrer de part et d'autre dans les
causes supйrieures un secours ou un obstacle. Du point de vue du choix, ainsi
qu'on l'a dit, l'homme peut кtre disposй а choisir telle chose par les corps
cйlestes; йclairй par la protection des anges; voire mкme inclinй par l'action
divine. - Sur le plan de ses rйalisations, l'homme reзoit des causes
supйrieures la force et l'efficacitй pour exйcuter ses choix, et cela non
seulement de Dieu et des anges, mais encore des corps cйlestes pour autant que
cette efficacitй relиve de son corps. Il est manifeste en effet que les corps
inanimйs eux-mкmes bйnйficient de force et d'efficacitй de la part des corps
cйlestes, mкme en plus de ces qualitйs actives et passives, propres а leurs
йlйments, qui sans aucun doute ressortissent йgalement aux corps cйlestes: tel
l'aimant qui attire le fer, telles certaines pierres et herbes qui possиdent
des vertus mystйrieuses, grвce а l'action des corps cйlestes. Dиs lors rien ne
s'oppose а ce qu'un homme, а l'encontre d'un autre, possиde quelque puissance
en vue de certains actes corporels, tel un mйdecin pour guйrir, un paysan pour
cultiver, et un soldat pour combattre. Mais Dieu accorde aux hommes une
efficacitй beaucoup plus parfaite pour la rйalisation de leurs _uvres. Quand il
s'agit du premier secours sur le plan de l'йlection, on dit que Dieu dirige l'homme;
s'il s'agit du deuxiиme, on dit qu'il le fortifie. Le Psaume fait une
allusion а ces deux secours а la fois quand il dit: « Le Seigneur est
ma lumiиre et mon salut, qui craindrai-je? », voilа pour le premier
secours, « Le Seigneur est le protecteur de ma vie, devant qui
tremblerai-je? », pour le second. Nйanmoins il est une double diffйrence
entre ces deux secours. La premiиre est que l'homme bйnйficie du premier
secours tant pour ce qui ressortit а son pouvoir que pour le reste; le second
ne s'йtend qu'au champ de sa virtualitй. En effet, qu'en creusant une tombe, un
homme trouve un trйsor, cela ne relиve d'aucun pouvoir humain; ici cet homme
peut кtre aidй en ce sens qu'il sera poussй а chercher lа oщ est le trйsor,
mais sans qu'aucun pouvoir ne lui soit accordй en vue de la dйcouverte de ce
trйsor. Quant au mйdecin qui guйrit et au soldat, victorieux dans la bataille,
ils sont susceptibles d'кtre aidйs et dans le choix des moyens utiles а leur
fin et dans l'efficacitй de leur action, grвce а une vertu reзue d'une cause
supйrieure. Ainsi donc le premier secours est plus universel. La deuxiиme
diffйrence naоt de ce que le deuxiиme secours est accordй en vue d'une efficace
exйcution de ce qui a йtй voulu. Puisque le fortuit йchappe а l'intention, on
ne pourra pas dire d'un homme qui bйnйficie de cette assistance, qu'il a une
bonne fortune, comme on pouvait le dire de celui qui est favorisй du premier
secours. L'homme a une bonne ou mauvaise fortune, soit qu'il agisse seul, par
exemple s'il creuse la terre et dйcouvre un trйsor, soit qu'il agisse avec le
concours d'une autre cause, par exemple s'il va au marchй en vue de quelque
achat et y rencontre un dйbiteur qu'il n'attendait pas. Dans le premier cas il
est secouru dans le bien qui lui arrive, en ce sens qu'il a йtй dirigй dans le
choix d'une chose а laquelle est accidentellement joint un avantage, aucunement
recherchй, tandis que dans le second cas les deux agents sont dirigйs dans le
choix de l'action ou du mouvement qui est la cause de leur rencontre. Cependant а ces
considйrations on en ajoutera une autre. On a dit que la bonne ou la mauvaise
fortune pouvait advenir а un homme de la part de Dieu ou des corps cйlestes:
l'homme est inclinй par Dieu dans son choix auquel, sans qu'il l'ait prйvu, est
adjoint un avantage ou un inconvйnient, et sous l'influence du corps cйleste il
est disposй а un choix de ce genre. Cet avantage ou cet inconvйnient, а
considйrer le choix de l'homme, est fortuit, mais il ne l'est pas par rapport а
Dieu, alors qu'il l'est aussi par rapport an corps cйleste. En voici la preuve. Un йvйnement ne
cesse d'кtre fortuit que s'il est ramenй а sa cause directe. Or la vertu du
corps cйleste est cause efficiente, а la maniиre non de l'intelligence ou de la
volontй libre, mais de la nature, et le propre de la nature est de tendre а
l'unitй. Si donc un effet йchappe а cette unitй, on n'en cherchera pas la cause
essentielle dans le pouvoir de la nature. Or quand deux choses se rencontrent
accidentellement, leur unitй n'est pas vйritable, mais seulement accidentelle;
aucune vertu naturelle ne peut donc кtre cause directe de cette conjonction.
Prenons cet homme qui sous l'influence du corps cйleste, influence qui s'exerce
а la maniиre d'une passion, on l'a expliquй, est poussй а creuser une tombe.
Cette tombe et le lieu du trйsor n'ont entre eux qu'une unitй accidentelle
puisqu'ils n'ont entre eux aucun rapport. Aussi la vertu du corps cйleste ne
peut par elle-mкme pousser а cet ensemble, а savoir l'action de l'homme qui
creuse la tombe et le lieu oщ se trouve le trйsor. Une cause intelligente au
contraire peut кtre la cause d'une inclination а cet ensemble puisque le propre
de l'intelligence est de rйduire le multiple а l'unitй. Il est encore йvident
que mкme un homme, connaissant le lieu d'un trйsor, puisse envoyer quelqu'un
creuser une tombe en ce lieu afin que par surprise il y trouve ce trйsor. Ainsi
ces йvйnements fortuits perdent cette caractйristique de fortuit en face de la
causalitй divine, mais ils ne la perdent jamais en face de la causalitй du
corps cйleste. Cette mкme raison nous dйmontre que l'influence des
corps cйlestes ne vaut pas а l'homme une bonne fortune universelle, mais
seulement dans tel ou tel cas particulier. Je dis « universelle »
en ce sens qu'en raison de sa nature, grвce а cette influence cйleste, l'homme
choisisse toujours ou le plus ordinairement ce qui comporte pour lui, bien
qu'accidentellement, quelque avantage ou dйsavantage. La nature en effet ne
tend qu'а l'unitй, et ce qui par hasard arrive а l'homme de bien ou de mal, ne
peut кtre ramenй а l'unitй; c'est indйterminй et infini, comme le philosophe
l'enseigne et notre sens l'expйrimente. Il est donc impossible qu'en raison de
sa nature l'homme choisisse toujours ce qui accidentellement lui vaut quelque
avantage. Mais sous une influence cйleste il sera enclin а tel choix auquel
accidentellement est adjoint un avantage, et sous une autre influence il fera
tel autre choix: et sous une troisiиme, un troisiиme choix; tous ces choix ne
seront pourtant pas dus а une unique impulsion, tandis que, par l'unique disposition
de Dieu, l'homme peut кtre dirigй dans tous ses choix. 93: DU DESTIN: EXISTE-T-IL? ET QU'EST-IL?
Ces considйrations nous montrent ce qu'il
faut penser du destin. A la vue des multiples йvйnements qui chez les hommes
se produisent accidentellement, а considйrer les causes particuliиres, d'aucuns
estimиrent que ces йvйnements ne ressortissaient pas davantage а l'ordre des
causes supйrieures, et pour eux le destin n'йtait absolument rien. D'autres
tentиrent de ramener ces йvйnements а des causes plus hautes en la dйpendance
desquelles ils se produisaient suivant un certain ordre. Ils admirent un destin:
comme si ce qui semble dы au hasard йtait « prйdit » par
quelqu'un, ou « annoncй », et prйparй а l'avance pour qu'il
soit. Quelques-uns
de ceux-ci ont voulu ramener aux corps cйlestes, comme а leurs propres causes,
tous nos йvйnements contingents et fortuits, mкme nos йlections humaines,
donnant le nom de destin а cette force organisatrice des astres а
laquelle, croient-ils, tout est soumis. Position impossible et nullement
compatible avec notre foi, comme le dйmontrent les explications antйrieures. D'autres au
contraire ont voulu ramener а la disposition de la providence divine tout ce
qui dans notre monde paraоt provenir du hasard. Dиs lors ils avancиrent que
tout est en dйpendance du destin, nom qu'ils donnent а cet ordre des
choses йmanant de la providence divine. Ainsi Boиce dit: « Le destin
est cette disposition imposйe а notre monde mouvant, par laquelle la providence
rйunit tout dans son ordre ». Dans cette description du destin, disposition
est mis pour ordre - imposйe а notre monde est dit en vue de distinguer le destin d'avec la providence,
celle-ci йtant l'ordre tel qu'il est dans la pensйe de Dieu, avant qu'il ne
soit imposй aux choses, le destin йtant l'ordre dans sa rйalisation - mouvant,
pour marquer comment cet ordre n'exclut pas la contingence et la mouvance
des choses, comme quelques-uns le prйtendirent. Dans ces perspectives nier le destin
serait nier la providence divine. Toutefois nous ne devons mкme pas conserver
des dйnominations communes avec les infidиles de crainte que de la confusion
des noms ne naisse une occasion d'erreur; aussi les fidиles n'useront pas de ce
nom de destin pour ne point paraоtre s'associer а ceux dont la pensйe sur
le destin est mauvaise puisqu'ils soumettent tout а la nйcessitй des astres.
C'est pourquoi Augustin dit: « Si quelqu'un appelle destin
la volontй ou la puissance de Dieu qu'il garde sa pensйe, mais corrige
son langage ». Et Grйgoire dans le mкme sens: « Loin de la
pensйe des fidиles de soutenir qu'il existe un destin ». 94: DE LA CERTITUDE DE LA PROVIDENCE DIVINE
Une
difficultй surgit а ce propos. Si tout ce qui est dans ce monde, mкme le
contingent, est soumis а la providence de Dieu, il semble ou que cette
providence n'est point certaine ou que tout arrive nйcessairement. 1. Le Philosophe
dйmontre en effet que si nous admettons d'une part que tout effet possиde une
cause essentielle, et d'autre part qu'а une cause de ce genre, son effet suit
nйcessairement, il s'ensuit que tous les futurs arrivent nйcessairement. Car si
tout effet a une cause per se, tout effet futur ressortira а une cause
ou prйsente ou future. Cherchons par exemple si tel homme doit кtre tuй par
les brigands; cet effet est prйcйdй de sa cause, la rencontre des brigands; ce
dernier effet est йgalement prйcйdй de sa cause, la sortie de sa maison; cet
effet est encore prйcйdй de sa cause, sa volontй de chercher de l'eau, qui a
йtй prйcйdйe elle-mкme d'une autre cause, la soif, causйe elle-mкme par une
alimentation salйe: ce qui est du prйsent ou du passй. Si donc en posant la
cause, l'effet suit nйcessairement, il est nйcessaire que cet homme mangeant
salй, ait soif; qu'ayant soif, il veuille chercher de l'eau; que voulant
chercher de l'eau, il sorte de la maison; que sortant de la maison, il
rencontre les brigands; que s'il les rencontre, il soit tuй. Donc, passant du
premier fait au dernier, il est nйcessaire que cet homme mangeant du salй soit
tuй par les brigands. La conclusion du Philosophe est donc qu'il n'est point
vrai qu'une cause йtant posйe, son effet suive nйcessairement, car il est des
causes susceptibles de dйfaillance. Il n'est pas davantage vrai que tout effet
ait une cause essentielle, car ce qui est accidentel, par exemple que cet
homme, voulant chercher de l'eau, rencontre des brigands, est sans cause. Il ressort de
cette dйmonstration que tous les effets en dйpendance d'une cause per se, prйsente
ou passйe, arrivent nйcessairement dиs qu'est posйe cette cause а laquelle suit
nйcessairement son effet. Donc il faudra dire ou bien que tous les effets ne
sont pas soumis а la providence divine, et ainsi la providence ne s'йtendrait
plus а tout, comme on l'avait montrй plus haut - ou bien qu'йtant posй un acte
de la providence, son effet ne suit pas nйcessairement et ainsi la providence
incertaine - ou bien qu'il est nйcessaire que tout arrive nйcessairement. La
providence en effet n'est pas seulement pour le prйsent ou le passй, elle est
de l'йternitй: rien n'est en Dieu qui ne soit йternel. 2. Si la providence de Dieu est certaine,
cette proposition conditionnelle sera certainement vraie: « Si Dieu
prйvoit cela, cela sera ». Dans cette conditionnelle, l'antйcйdent est
nйcessaire puisqu'il est йternel. Le consйquent est donc nйcessaire, car dans
une conditionnelle, tout consйquent est nйcessaire si l'antйcйdent est
nйcessaire, le consйquent йtant comme une conclusion de l'antйcйdent; or tout
ce qui est consйcutif au nйcessaire, est lui-mкme nйcessaire. Si donc la
providence est certaine, il s'ensuit que tout est produit nйcessairement. 3. Supposons que
Dieu ait prйvu qu'un tel doive rйgner. Ou il est possible qu'il ne rиgne pas,
ou cela est impossible. S'il n'est pas possible qu'il ne rиgne pas, il est donc
impossible qu'il ne rиgne pas; il est par consйquent nйcessaire qu'il rиgne. Si
au contraire il est possible qu'il ne rиgne pas, dans l'hypothиse de cette
possibilitй, il ne s'ensuit pas quelque chose d'impossible, et il suit que la
providence de Dieu est dйfaillante; il n'est donc pas impossible que la
Providence de Dieu dйfaille. Il est donc nйcessaire dans le cas oщ tout serait
prйvu par Dieu, ou que sa providence ne soit pas certaine, ou que tout arrive
nйcessairement. 4. Voici une argumentation de Tullius. Si tout est
prйvu par Dieu, l'ordre des causes est certain. Et si cela est vrai, tout est
conduit par le destin. Mais si tout est conduit par le destin, rien n'est en
notre pouvoir, nul est l'arbitre de notre volontй. Il suit donc, si la
providence divine est certaine, qu'il n'y a plus de libre arbitre et que
pareillement toutes les causes contingentes sont supprimйes. 5. La providence
de Dieu n'exclut pas les causes intermйdiaires, on l'a prouvй. Or les causes il
en est de contingentes et susceptibles de dйfaillir. Un effet de la providence
de Dieu peut donc dйfaillir, et celle-ci n'est pas certaine. Pour donner leur
solution а ces difficultйs, nous devrons reprendre certaines choses, exposйes
antйrieurement, en vue de mettre en lumiиre comment rien n'йchappe а la
providence de Dieu, que l'ordre de cette providence est absolument immuable,
mais que cependant tout ce qui en relиve, n'arrive pas nйcessairement. On notera d'abord
que l'ordre de la providence de Dieu embrasse toutes choses puisque Dieu est la
cause de tout ce qui existe, donnant а toutes choses leur кtre. Puisqu'il leur
donne l'кtre, il doit йgalement les conserver dans l'кtre et les conduire а la
perfection de leur fin derniиre. Cependant en toute providence on trouve
deux choses, la prйvision de l'ordre et la rйalisation de l'ordre prйvu dans
les choses auxquelles s'йtend cette providence, ceci relevant de l'agir, cela
de la connaissance. Entre les deux, il est une diffйrence: dans sa prйvision
d'un ordre, la providence est d'autant plus parfaite que cet ordre englobe
jusqu'aux moindres dйtails. Quand en effet dans notre organisation des choses,
nous ne pouvons prйvoir l'ordonnance de tous les cas particuliers, cela
provient de la faiblesse de notre connaissance qui ne peut embrasser tous les
cas particuliers; un homme est d'autant plus habile que ses prйvisions vont а
plus de cas particuliers; celui qui se tient dans des gйnйralitйs, est de peu
de prudence. On constate cela dans toutes les branches d'activitйs. Mais au plan des
rйalisations de cet ordre prйvu, la providence du chef est d'autant plus
excellente et parfaite qu'elle est plus haute et rйalise sa pensйe par des
intermйdiaires nombreux, car ordonnance de ces intermйdiaires est elle-mкme une
part importante dans cet ordre prйmйditй. Or la providence de Dieu possиde le degrй
suprкme de perfection car, on l'a montrй, Dieu est purement et simplement
parfait, sans limites а sa perfection. Dans les prйvisions de sa sagesse, il
agence tout, jusqu'aux moindres dйtails, mais dans toute leur action les кtres
sont des instruments, mus par lui, ils concourent sous ses ordres а rйaliser
dans les choses l'ordre de la providence, mыri, pour ainsi dire, de toute
йternitй. Cependant si tous les кtres, susceptibles d'agir, sont dans leur action
au service de cet ordre, aucun d'entre eux ne pourra faire йchec par une action
contraire а l'exйcution du plan providentiel. Il est pareillement impossible
que la dйfaillance d'un agent ou d'un patient soit un obstacle а la providence,
puisque toute vertu active ou passive est causйe dans les choses d'aprиs
l'ordre divin. Impossible encore que l'exйcution du plan providentiel divin
soit enrayй par quelque changement dans la Providence elle-mкme puisque Dieu
est absolument immuable. Il reste donc que l'action pourvoyeuse de Dieu ne peut
absolument pas йchouer. Ou notera ensuite que tout agent cherche le bien et
tout le bien dont il est capable, on l'a dit. Mais le bien et le meilleur ne se
prennent pas de la mкme maniиre dans le tout et dans les parties. Dans le tout,
le bien est cette intйgritй qui ressort de l'ordre et de la disposition des
parties entre elles. Aussi du point de vue du tout, la diversitй des parties
sans laquelle l'ordre et la perfection de l'ensemble ne seraient point, est
meilleure que cette йgalitй qui permettrait а chacune des parties d'atteindre
au rang de la plus parfaite; mais toute partie d'un degrй moindre, considйrйe
en elle-mкme, serait plus parfaite si elle йtait d'un degrй supйrieur. Prenons
l'exemple du corps humain: le pied serait une partie plus digue si la beautй et
la vertu de l'_il lui йtaient dйparties, mais le corps dans son ensemble serait
moins parfait si la fonction du pied lui manquait. Autre est donc l'intention d'un agent
particulier, autre celle de l'agent universel: le premier a en vue le bien de
la partie pour elle-mкme, et la rйalise aussi parfaite que possible, l'agent
universel regarde le bien de l'ensemble. Aussi telle dйfectuositй n'est point
de l'intention de l'agent particulier, mais tombe sous celle de l'agent
universel. Tel le cas de la gйnйration du sexe fйminin qui n'est pas dans le
sens de l'agent particulier, c'est-а-dire de la vertu propre а cette semence,
dont le but est de produire un fruit aussi parfait que possible; mais il est de
l'intention de la nature universelle, c'est-а-dire de la vertu propre а l'agent
universel, que soit engendrй le sexe fйminin en vue de la gйnйration des кtres
infйrieurs sans quoi la gйnйration de nombre d'animaux serait impossible. De
mкme les corruptions, les dйchйances et toutes les dйficiences tombent sous
l'intention de la nature universelle et non d'une nature particuliиre: tout
кtre rйpugne en effet а quelque dйfectuositй que ce soit, et de tout son
pouvoir il se tend vers sa perfection. On voit donc comment un agent
particulier veut toute la perfection dont est capable la nature de son effet;
quant а la nature universelle, elle fixe а cet effet tel degrй de perfection,
ici perfection du sexe masculin, lа perfection du sexe fйminin. Et parmi les
parties qui constituent l'ensemble de l'univers la premiиre distinction qui
s'impose est celle du contingent et du nйcessaire. Les кtres supйrieurs sont en
effet nйcessaires, incorruptibles et immuables; les кtres s'йcartent d'autant
plus de cette condition qu'ils sont d'un degrй infйrieur, de sorte que les
derniers se corrompent dans leur кtre, sont mobiles dans leurs comportements,
ont une causalitй contingente et non nйcessitante. Tout agent qui est partie de
l'univers, tend donc de tout son pouvoir а demeurer dans son кtre et son
conditionnement naturel, а soutenir son efficience, mais Dieu qui gouverne
l'univers, dйcide que parmi les effets, les uns seront sous la loi de la
nйcessitй, les autres sous celle de la contingence, et dans ces vues il leur
assigne des causes diverses, celles-ci contingentes, celles-lа nйcessaires. Il
appartient ainsi а l'ordre de la providence non seulement que tel effet soit,
mais encore qu'il soit un effet contingent ou un effet nйcessaire. Dиs lors
parmi les кtres qui tombent sous la providence, les uns sont nйcessaires, les
autres contingents, mais tous ne sont pas nйcessaires. ad 1. On voit donc que si la providence de
Dieu est la cause directe de tel effet futur - elle l'est dans le prйsent ou le
passй, ou mieux de toute йternitй - il ne s'ensuit pas, comme le prйtendait la
premiиre objection, que cet effet futur sera nйcessairement, car la providence
de Dieu est par elle-mкme la cause de la production contingente de cet effet;
et а cela rien ne peut faire йchec. ad 2. La vйritй de cette proposition
conditionnelle: « si Dieu prйvoit que cela arrivera, cela
sera », apparaоt йgalement, conformйment а la seconde objection. Mais
cet effet sera tel que Dieu l'a prйvu. Or il l'a prйvu devoir кtre contingent;
il suit donc qu'infailliblement cet effet sera, а savoir d'une faзon contingente,
mais non nйcessaire. ad 3. Il est encore йvident que cet effet futur,
prйvu par Dieu comme contingent, considйrй en lui-mкme pourrait ne pas кtre:
prйvu comme contingent, il est susceptible de ne pas кtre. Mais il n'est pas
possible que l'ordre providentiel subisse un йchec dans la production de cet
effet contingent. Ainsi est rйsolue la troisiиme objection. On admettra donc
qu'un tel puisse ne pas rйgner а le considйrer seul, mais non dans son rapport
avec la prйvision divine. ad 4. Quant а l'objection de Tullius, aprиs nos
explications elle est sans consistance. Non seulement les effets, mais encore
leurs causes et leur maniиre d'кtre ressortissent а la providence de Dieu, on
l'a montrй; il ne suit donc pas que si tout est soumis а Dieu, rien ne soit en
notre pouvoir. Dieu a prйvu que nous ferions librement ces choses. ad 5. Et la
dйfectibilitй des causes secondes par l'intermйdiaire desquelles Dieu produit
ses effets, ne peut nuire а la certitude de la providence, comme le prйtendait
la cinquiиme objection, puisque Dieu agit dans toutes les causes selon
l'arbitre de son vouloir, on l'a montrй. Il appartient dиs lors а sa providence
de laisser parfois les causes dйfectibles а leur faiblesse et parfois de les en
prйserver. Nous avons rйsolu ailleurs, а propos de la science de Dieu, les
difficultйs qui naissent de la certitude de cette science, au sujet de la
nйcessitй des choses prйvues par Dieu. 95 ET 96: COMMENT L'IMMUTABILITЙ DE LA PROVIDENCE DIVINE NE
SUPPRIME PAS L'UTILITЙ DE LA PRIИRE
Il
nous faut encore йtudier comment l'immutabilitй de la providence divine ne
supprime pas plus l'utilitй de la priиre qu'elle n'impose la nйcessitй aux
кtres auxquels elle pourvoit. Nous n'adressons pas en effet а Dieu des priиres
pour modifier la disposition йternelle de sa providence, ce qui est impossible,
mais pour obtenir de lui l'objet de nos dйsirs. Il est bon que Dieu donne son assentiment
aux dйsirs filiaux de sa crйature raisonnable, non pas que nos dйsirs mettent
en branle ce Dieu immuable, mais par l'effet de sa bontй il accomplit ce qui
est sagement dйsirй. Tous les кtres, on l'a prouvй, dйsirent naturellement le
bien, et il appartient а la surйminente bontй de Dieu d'accorder а chacun dans
un ordre donnй l'кtre et le bien-кtre; il s'ensuit qu'en raison de cette bontй,
Dieu comble les dйsirs filiaux qui lui sont exprimйs par la priиre. Le propre d'un
moteur est de conduire son mobile а sa fin; dиs lors c'est sous l'impulsion de
la mкme nature qu'un кtre est mы а sa fin, l'atteint et s'y repose. Or tout dйsir
est un mouvement vers un bien, mouvement qui ne peut кtre dans les choses que
sous l'action de Dieu qui est bon par essence et est la source de toute bontй;
un moteur pousse en effet son mobile а sa ressemblance. Il appartient donc а
Dieu, en raison de sa bontй, de conduire а leur effet propre les dйsirs
lйgitimes que la priиre exprime. Plus un кtre est proche de son moteur,
plus il bйnйficie efficacement de son influence; ainsi plus un кtre est prиs du
feu, plus il devient chaud. Or les substances spirituelles sont plus prиs de
Dieu que les substances naturelles inanimйes; plus efficace est donc
l'influence de la motion divine sur les premiиres que sur les secondes. Or les
corps de la nature participent а la motion de Dieu dans la mesure oщ ils en
reзoivent leur appйtit naturel du bien et l'assouvissement de tel appйtit, qui
ne peut se rйaliser que dans la conquкte de leur fin propre. A plus forte
raison par consйquent les substances spirituelles atteindront la rйalisation
des dйsirs que leur priиre prйsente а Dieu. Le propre de l'amitiй est pour l'ami de
rйpondre au dйsir de son ami dans la mesure oщ il veut son bien et sa
perfection; aussi dit-on des amis qu'ils n'ont qu'un vouloir. Or on a
montrй comment Dieu aime sa crйature et d'un amour d'autant plus grand pour
chacune qu'elle participe davantage а sa bontй, objet premier et principal de
son amour. Dieu veut donc satisfaire les dйsirs de la crйature raisonnable qui
parmi les crйatures participe le plus parfaitement а sa divine bontй. Or sa
volontй est la source du perfectionnement des choses: Dieu, on l'a prouvй, est
cause des choses par sa volontй. Il appartient donc а la bontй de Dieu de
rйaliser ces dйsirs que lui soumet dans la priиre la crйature raisonnable. La divine bontй
communique son bien а la crйature en l'йtablissant en une certaine ressemblance
avec elle. Or on loue particuliиrement les hommes de ne pas refuser leur
assentiment aux requкtes justes qui leur sont adressйes; on dit alors d'eux
qu'ils sont libйraux, clйments, misйricordieux et hommes de c_ur. Il appartient
donc trиs particuliиrement а la bontй de Dieu d'exaucer les priиres filiales. C'est pour quoi
il est dit dans le Psaume: « Il accomplit le dйsir de ceux qui le
craignent, et il entend leur cri et il les sauve ». Et dans Matthieu
le Seigneur dit: « Qui demande reзoit et qui cherche trouve, et а
qui frappe on ouvre ». (Chap. 96). Et si parfois Dieu n'entend pas les priиres de ceux
qui le prient, il n'y a en cela rien de surprenant. Nous avons montrй que Dieu exauce les
dйsirs de la crйature raisonnable pour cette raison qu'elle dйsire le bien. Or
il arrive parfois que l'objet d'une requкte n'est pas un bien vйritable, mais
seulement apparent; il est purement et simplement un mal. Une telle priиre ne
saurait кtre exaucйe de Dieu. Aussi est-il dit: « Vous demandez et vous
ne recevez pas parce que vous demandez ma! ». On a pareillement
dйmontrй que du fait qu'il excite notre dйsir, il est normal que Dieu
l'accomplisse. Or un mobile n'atteint le terme de son mouvement que si le
moteur le soutient dans son mouvement. Si donc le mouvement du dйsir ne se
maintient pas par la constance de la priиre, il n'est pas surprenant qu'il
n'obtienne pas l'effet attendu. C'est pourquoi le Seigneur dit: « Il
faut toujours prier et ne pas s'arrкter », et l'Apфtre: « priez
sans arrкt ». On a encore expliquй comment Dieu se doit de remplir
le dйsir de la crйature raisonnable dans la mesure oщ celle-ci est proche de
lui. Or ce rapprochement est dы а la contemplation, а un amour plein de
dйvotion et а une intention humble et forte. Par consйquent une priиre qui ne
monte pas ainsi vers Dieu, ne mйrite pas d'кtre entendue de lui. De lа ce mot: « Il
regarde la priиre des humbles », et: « Il demande dans la foi,
sans hйsitation ». On a enfin dit que Dieu exauce les v_ux de ses fils
en raison de son amitiй pour eux. Celui donc qui dйchoit de l'amitiй divine
n'est plus digne d'кtre exaucй dans sa priиre. De lа ce mot des Proverbes:
« Qui ferme ses oreilles pour ne pas entendre la loi, sa priиre est une
abomination », et d'Isaпe: « Multipliez vos priиres et je ne
les exaucerai pas, car vos mains sont pleines de sang ». Cette mкme raison
fait que parfois un ami de Dieu n'est pas exaucй quand il prie pour ceux qui ne
sont pas dans l'amitiй de Dieu, selon ce mot de Jйrйmie: « Ne prie pas
pour ce peuple, n'йlиve pour lui ni louange, ni priиre, je ne t'exaucerai
pas ». Mais il arrive aussi que l'amitiй est la raison du
refus, opposй а la priиre d'un ami, car on sait que l'objet de cette priиre lui
serait pernicieux ou que le contraire lui sera meilleur: tel le mйdecin qui
refuse au malade ce qu'il demande parce qu'а son avis cela ne vaut rien pour la
santй de son corps. Et comme nous avons montrй que l'amour de Dieu pour sa
crйature raisonnable est la raison de l'accomplissement des dйsirs exprimйs par
celle-ci dans sa priиre, on ne s'йtonnera pas si parfois Dieu n'entend pas la
priиre de ceux qu'il aime plus particuliиrement, dйsirant rйaliser ce qu'il y a
de meilleur pour celui qui prie. Telle est la raison pour laquelle il n'enleva
pas а Paul cet aiguillon de la chair, malgrй sa triple priиre, prйvoyant que
cela йtait utile а la sauvegarde de son humilitй, comme il est dit dans la Deuxiиme
aux Corinthiens. C'est pourquoi le Seigneur dit а quelques-uns:
« Vous ne savez pas ce que vous demandez ». Et il est dit: « Nous
ne savons pas demander dans notre priиre ce qui convient ». De
lа ce mot d'Augustin dans sa lettre а Paulin et а Therasia: « Le
Seigneur est bon qui ne nous accorde pas ce que nous voulons afin de nous
donner ce que nous prйfйrons ». Il ressort de tout cela que les priиres et
les pieux dйsirs sont la cause de certaines rйalisations divines. Or nous avons
exposй comment la providence de Dieu n'exclut pas les autres causalitйs, bien
plus, elle les coordonne de telle sorte que l'ordre, йtabli par elle, soit
rйalisй dans le monde; ainsi donc les causes secondes ne s'opposent pas а la
providence, mieux elles en produisent les effets. Par consйquent les priиres
sont efficaces auprиs de Dieu, sans pour autant renverser l'ordre de sa
providence, car l'accomplissement de telle priиre tombe sous l'ordre mкme de la
divine providence. Soutenir qu'il ne faut pas prier en vue d'obtenir quelque
chose de Dieu sous prйtexte que l'ordre providentiel est immuable, йquivaudrait
а dire qu'il ne faut pas marcher pour atteindre tel lieu ni manger pour se
nourrir, ce qui est absurde. Voici donc que deux erreurs concernant la priиre sont
йcartйes. Quelques-uns ont en effet prйtendu que la priиre est sans fruit:
C'est la position de ceux qui nient totalement la providence de Dieu, tels les
Йpicuriens, de ceux qui soustraient les choses humaines а son ordre, ainsi
certains Pйripatйticiens, et de ceux qui estiment que tout ce qui ressortit а
la providence arrive nйcessairement, tels les Stoпciens. D'aprиs toutes ces
thйories il suit que la priиre n'est d'aucune efficacitй, et qu'en consйquence
tout culte а l'endroit de la divinitй est vain, erreur а laquelle Malachie fait
allusion: « Vous avez dit: inutile de servir Dieu; qu'avons-nous
gagnй а observer ses prйceptes et а marcher avec tristesse devant Yaweh des
armйes? » D'autres au contraire ont prйtendu que les priиres
йtaient susceptibles de modifier les dispositions divines; ainsi les Йgyptiens
disaient que le destin change grвce aux priиres, а certaines reprйsentations, а
des encensements et а des incantations. A premiиre vue certains passages de
l'Йcriture seraient favorables а ce sens. Il est en effet racontй qu'Isaпe sur
le commandement du Seigneur dit au roi Йzйchias: « Ainsi dit Yaweh: Donne
tes ordres а ta maison, car tu vas mourir, et tu ne vivras plus »,
et aprиs la priиre d'Йzйchias la parole de Yaweh fut adressйe а Isaпe en ces
termes: « Va, et dis а Йzйchias: J'ai entendu ta priиre. Voici que
j'ajouterai а tes jours quinze annйes ». Et Jйrйmie dit au nom
du Seigneur: « Tantфt je parle, touchant une nation et touchant un
royaume, d'arracher, d'abattre et de dйtruire. Mais cette nation contre
laquelle j'ai parlй revient-elle de sa mйchancetй, alors je me repens du mal
que j'avais rйsolu de lui faire ». Et Joлl: « Revenez а Dieu
votre Dieu, car il est misйricordieux et compatissant. Qui sait s'il ne se
repentira pas et ne reviendra pas? » Une intelligence superficielle de ces
passages conduit а une position dйnuйe de sens. Il s'ensuit d'abord que la
volontй de Dieu est changeante, que Dieu gagne quelque chose avec le temps, et
qu'enfin ce qui relиve du temps chez les crйatures est cause de quelque chose
en Dieu: toutes choses manifestement impossibles, comme il ressort des exposйs
antйrieurs. Ceci est encore opposй aux autoritйs de l'Йcriture qui contiennent
une vйritй infaillible et clairement exprimйe. Il est dit en effet: « Dieu
n'est pas un homme pour mentir, ni un fils d'homme pour se repentir. Est-ce lui
qui dit et ne fait pas, qui parle et n'exйcute pas? » et: « Celui
qui est la splendeur d'Israлl ne ment point et ne se repent pas, car il n'est
pas un homme pour se repentir », et: « Je suis le Seigneur et
je ne change pas ». Si l'on rйflйchit un instant avec attention а ce
problиme, on remarquera que l'erreur qui s'y glisse, naоt d'une confusion entre
ces deux ordres, l'ordre universel et l'ordre particulier. Puisque tous les
effets sont reliйs entre eux du fait qu'ils se rencontrent sous une unique
causalitй, l'ordre est d'autant plus large que la cause est plus universelle.
Dиs lors cet ordre dont l'origine est dans la cause universelle qu'est Dieu,
embrasse nйcessairement toutes choses. Rien n'empкche donc qu'un ordre
particulier soit modifiй en raison d'une priиre ou de quelque autre causalitй,
car en dehors de cet ordre il est une cause qui le peut changer. C'est pourquoi on
ne s'йtonne pas quand les Йgyptiens, pour qui tout l'ordre humain dйpend des
corps cйlestes, soutiennent que le destin, sous la dйpendance des astres, peut
кtre modifiй par des priиres et des rites, car hors du cycle des corps cйlestes
et au-dessus d'eux, il y a Dieu qui peut empкcher l'effet produit en ce monde
par l'action des corps cйlestes. Mais en dehors de l'ordre qui embrasse
tout, on ne peut rien imaginer qui soit susceptible de renverser l'ordre
dйpendant de la cause universelle. C'est pourquoi les Stoпciens, considйrant
que la cause universelle prйside а l'ordre de tous les кtres, ont soutenu qu'un
tel ordre instituй par Dieu, ne pouvait кtre modifiй sous quelque prйtexte que
ce soit. Pourtant ils s'йcartaient des perspectives de l'ordre universel en
affirmant l'inutilitй de la priиre, tout comme s'ils avaient estimй que les
vouloirs des hommes et leurs dйsirs, sources de leurs priиres, n'entraient pas
dans cet ordre. Quand ils dirent qu'en raison de l'ordre universel, l'effet
demeure le mкme dans le monde, qu'il y ait des priиres ou qu'il n'y en ait pas,
ils excluent manifestement de cet ordre les v_ux de ceux qui prient. Mais si
ces priиres sont comprises sous cet ordre, d'elles, tout comme des autres
causes, des effets naоtront du fait mкme de la divine ordonnance. Exclure
l'effet de la priиre йquivaudrait donc а exclure celui de toutes les autres
causes. Pas plus que l'effet des autres causes, l'efficacitй de la priиre ne
compromet l'immutabilitй de l'ordre de Dieu. La puissance de la priиre n'est
donc pas dans les modifications qu'elle apporte а l'ordre de la providence
divine, mais dans la place qu'elle obtient dans cet ordre mкme. Rien d'ailleurs
ne s'oppose а ce que l'efficacitй des priиres apporte quelque changement dans
l'ordre particulier d'une causalitй infйrieure, sous l'action de Dieu qui
dйpasse toutes causes, et pour autant n'est aucunement enfermй dans la
nйcessitй d'un ordre quelconque, lui qui tient sous sa main la nйcessitй de
l'ordre de toute cause infйrieure, comme en йtant l'auteur. Quand l'ordre des
causes infйrieures instituй par Dieu est en quelque point modifiй par la
priиre, on dit de Dieu qu'а la priиre de ses fils il se convertit ou se
repent, en raison du changement, non dans ses йternelles dispositions, mais
dans leurs effets. Ainsi Grйgoire dit-il que Dieu ne change pas son conseil,
mкme s'il modifie sa sentence; non cette sentence dont l'йternelle
ordonnance est l'expression, mais celle que rйalise l'ordre des causes
infйrieures, cet ordre d'aprиs lequel un Йzйchias devait mourir ou un peuple
кtre puni pour ses pйchйs. Par analogie on donne le nom de repentir а ce
changement de la pensйe divine, car Dieu agit а la maniиre du pйnitent dont le
propre est de modifier son comportement. De la mкme maniиre on dit
mйtaphoriquement qu'il se met en colиre quand en punissant il produit
l'effet propre de celui qui se met en colиre. 97: DE QUELLE MANIИRE LES DISPOSITIONS DE LA PROVIDENCE OBЙISSENT
A UN PLAN
Ces
exposйs suffisent а nous laisser entrevoir comment le gouvernement de la
providence de Dieu obйit а un certain plan. Nous avons en effet dйmontrй comment Dieu
dans sa providence axe tous les кtres sur la divine bontй, comme sur leur fin
en vue, non d'accroоtre en quelque maniиre cette bontй, mais d'imprimer aux
кtres, autant que possible, une ressemblance avec elle. Cependant toute
substance crййe est loin de la perfection du bien divin; aussi, pour donner aux
choses une ressemblance plus parfaite avec la bontй de Dieu, fallut-il les
produire dans la diversitй de telle sorte que ce qu'un seul ne pouvait
reprйsenter parfaitement, le soit d'une maniиre meilleure par plusieurs; ainsi
l'homme, impuissant а exprimer sa pensйe ni un seul mot, multiplie ses paroles
afin de traduire, grвce а cette multiplicitй, la pensйe de son esprit. Et nous
pouvons contempler l'йminente perfection de Dieu dans ce fait que la bontй
suprкme qui, en Dieu, est une et simple, n'existe chez les crйatures que dans la
diversitй et la multiplicitй. Or la diversitй dans les кtres naоt de la
diversitй de leurs formes qui leur donnent leur espиce. Ainsi donc leur
finalitй est la raison de la diversitй des formes chez les кtres. Et dans la
diversitй des formes nous trouvons l'idйe de l'ordre йtabli dans les choses.
L'кtre d'une chose lui vient de sa forme, et dans la mesure de son кtre, elle
tend а ressembler а Dieu qui est lui-mкme son кtre dans sa simplicitй. Il
s'ensuit que la forme n'est rien autre que la similitude de Dieu participйe.
Aristote a donc bien dit а son propos: elle est quelque chose de divin et de
dйsirable. Cependant la similitude se rйfйrant а un кtre simple ne peut se
diversifier que par degrйs d'йloignement ou de rapprochement dans la
ressemblance de cet кtre. Or plus un кtre ressemble а Dieu, plus il est parfait;
aussi la diffйrence entre les formes vient uniquement de leur perfection plus
ou moins grande. C'est pourquoi Aristote йtablit une analogie entre les
dйfinitions qui expriment les natures des кtres ou leurs formes, et les nombres
dans lesquels toute variation d'espиce se fait par addition ou soustraction
d'unitй: ce qui donne а comprendre comment la diversitй des formes suppose
leurs divers degrйs de perfection. Chose йvidente а qui scrute la nature des
choses. Un regard attentif surprend cette diversitй des кtres dans toute une
gradation: au-dessus des corps inanimйs sont les plantes; au-dessus de
celles-ci, les animaux dйpourvus de raison; au-dessus de ces derniers, les
substances intelligentes; et en chacun de ces degrйs, cette diversitй qui fait
les uns plus parfaits que les autres au point que le premier des кtres de la
hiйrarchie infйrieure est voisin de la hiйrarchie supйrieure et vice versa, par
exemple ces animaux immobiles qui ressemblent aux plantes. De lа ce mot de
Denys: « La divine sagesse a uni les frontiиres des кtres supйrieurs et
celles des кtres infйrieurs ». Il apparaоt dиs lors que la
diversitй des кtres appelle, non leur йgalitй entre eux, mais un ordre et une
hiйrarchie. En outre а cette diversitй des formes qui est la source de la
distinction des espиces dans les кtres, suit la diffйrence de l'agir. Tout кtre
en effet agit dans la mesure oщ il est en acte; n'est-il qu'en puissance, il
est pour autant privй de l'agir. Or l'кtre est en acte par sa forme. L'agir
d'un кtre est donc consйcutif а sa forme. Toute diversitй dans les formes
annonce donc une diversitй dans l'agir. Et comme tout кtre atteint la fin propre
par son opйration propre, nйcessairement il y a diversitй dans les fins propres
des кtres, bien que tous se rencontrent en une seule fin derniиre. Cette diversitй
dans les formes provoque encore une diversitй de rapport de la matiиre avec les
rйalitйs subsistantes. Cette diversitй des formes naissant de leurs diffйrents degrйs
de perfection, on en trouvera certaines qui sont assez parfaites pour
subsister, complиtes en elles-mкmes, sans avoir besoin du soutien de la
matiиre. Les autres au contraire ne se suffisent pas pour subsister
parfaitement; elles ont besoin de ce fondement qu'est la matiиre au point que
l'кtre subsistant n'est ni la forme seule, ni la matiиre seule, qui par
elle-mкme n'est pas un кtre en acte, mais le composй des deux. Nйanmoins la
matiиre et la forme ne pourraient кtre unies en vue de constituer un seul кtre,
si elles n'йtaient proportionnйes l'une а l'autre. Cette proportion suppose
nйcessairement qu'aux diverses formes rйpondent diverses matiиres. C'est
pourquoi telles formes appellent une matiиre simple, telles autres une matiиre
composйe; et d'aprиs la diversitй des formes, on aura une composition diverse
des parties, en harmonie avec l'espиce de la forme et son opйration. La diversitй des
rapports de la forme avec la matiиre entraоne une diversitй chez les agents et
les patients. Un кtre agit en effet en raison de sa forme, il est passif et
mobile; par sa matiиre; il rйsulte donc nйcessairement que les кtres dont les
formes sont plus parfaites et plus immatйrielles, agissent sur ceux qui sont
plus matйriels et dont les formes sont plus imparfaites. Enfin cette
diversitй des formes et des matiиres et des agents sera la cause d'une
diversitй dans les propriйtйs et les accidents. La substance en effet, йtant la
cause de l'accident, comme le parfait de l'imparfait, а des principes
substantiels diffйrents suivent nйcessairement des accidents propres divers. De
plus, la diffйrence chez les agents entraоne une diffйrence dans leur action
sur les patients et par lа une diffйrence dans les accidents dont ils sont la
cause. On
voit dйsormais comment ce n'est pas sans raison que la providence de Dieu
distribue dans le monde crйй les divers accidents et les actions et les
passions et les divers arrangements. C'est pourquoi l'Йcriture Sainte attribue
la production des choses et leur gouvernement а la sagesse et а la prudence de
Dieu. Il est dit: « C'est par la sagesse que Yaweh a fondй la
terre, par la prudence qu'il a affermi les cieux. Par sa sagesse les
abоmes se sont ouverts et les nuages distillent la rosйe ». Et
il est dit de la sagesse de Dieu qu'elle « atteint avec force d'un bout
du monde а l'autre et dispose tout avec douceur ». Et encore: « Vous
avez tout rйglй avec mesure, avec nombre et avec poids »; la mesure
marque l'intensitй ou la modalitй ou le degrй de perfection de chaque кtre;
le nombre, la multiplicitй et la diversitй des espиces, consйcutive а
leurs degrйs divers de perfection; le poids, les diverses inclinations
des кtres а leurs fins et а leurs opйrations propres, et les agents et les
patients et les accidents consйcutifs а la distinction des espиces. Dans cet ordre oщ
l'on surprend la pensйe de la providence divine, nous plaзons en premier lieu
la bontй de Dieu, comme la fin derniиre qui est le principe premier de l'agir;
puis la multiplicitй des кtres qui nйcessairement requiert la diversitй des
degrйs dans les formes et les matiиres, dans les agents et les patients, dans
les opйrations et les accidents. De mкme que la premiиre intention de la
providence de Dieu est purement et simplement sa bontй, ainsi sa premiиre
intention, au plan des crйatures, est leur nombre, а la production et а la
conservation duquel tout paraоt ordonnй. De ce point de vue Boиce semble avoir
bien йcrit: « Tout ce qui a йtй instituй а l'origine de
la nature des choses, le fut en vue de leur nombre ». Par ailleurs on notera
que la raison pratique et la raison spйculative se ressemblent et diffиrent en
partie. Elles se ressemblent en ceci: de mкme que la raison spйculative а
partir d'un principe, grвce а un moyen terme, aboutit а la conclusion
recherchйe, ainsi la raison pratique а partir d'un premier donnй, en passant
par des intermйdiaires, arrive а l'opйration ou l'effet dйsirй. Toutefois dans
l'ordre spйculatif la forme ou l'essence est le principe; dans l'ordre pratique
c'est la fin qui parfois est la forme, parfois autre chose; dans l'ordre
spйculatif encore le principe est toujours nйcessaire, dans l'ordre pratique il
l'est ou ne l'est pas: il est en effet nйcessaire pour l'homme de vouloir son
bonheur comme fin, mais non de vouloir construire une maison. Pareillement dans
l'ordre spйculatif les conclusions dйcoulent nйcessairement des antйcйdents, ce
qui n'est pas toujours vrai dans l'ordre pratique, sauf dans cet unique cas oщ
il n'y a qu'une voie pour atteindre la fin; ainsi pour construire une maison,
il faut chercher du bois, mais que ce soit du bois de sapin, cela dйpend
uniquement de la volontй du constructeur et non de l'idйe de la maison а bвtir. Ainsi donc que
Dieu aime sa bontй propre, ceci est nйcessaire, mais il ne s'ensuit pas
nйcessairement que cette bontй soit reprйsentйe dans les crйatures puisqu'elle
est parfaite sans cela. Dиs lors la production de la crйature dans l'кtre, bien
qu'elle tienne son origine de la bontй de Dieu, ne dйpend que de son seul
vouloir. - Mais si nous supposons que Dieu veuille communiquer sa bontй aux
crйatures par voie de ressemblance, nous trouvons ici а la diversitй des
crйatures sa raison d'кtre, mais il ne s'ensuit pas nйcessairement qu'elles
obtiennent telle ou telle mesure de perfection ou que le nombre des кtres soit tel
ou tel. A supposer encore que la volontй divine ait dйcrйtй d'йtablir tel
nombre d'кtres et de donner а chaque chose telle perfection, on a la raison de
telle forme et de telle matiиre. Et il en va de mкme pour le reste. Il est donc
йvident que la providence organise le monde d'aprиs un plan, mais ce plan est
formй а partir de l'hypothиse du vouloir divin. De la sorte deux erreurs sont йcartйes.
L'erreur de ceux qui croient que tout est effet de la volontй pure de Dieu,
mais sans idйe organisatrice; telle est la position des thйologiens du Cаlam
chez les Sarrasins, d'aprиs Rabbi Moyses: pour eux il est indiffйrent que
le feu rйchauffe ou refroidisse, si ce n'est que Dieu le veut ainsi. - L'erreur
encore de ceux pour qui la providence de Dieu йtablit nйcessairement l'ordre
des causes. Nos exposйs dйmontrent а l'йvidence la faussetй de ces positions. Certaines
expressions scripturaires semblent tout attribuer а la volontй pure de Dieu;
elles n'entendent pas pourtant exclure toute idйe directrice dans les dispositions
de la providence, mais seulement affirmer que la volontй de Dieu est le
principe premier de toutes choses, comme nous l'avons dit. Ainsi ce mot du
Psaume: « Tout ce que le Seigneur a voulu, il l'a
fait ». Et de Job: « Qui peut lui dire: pourquoi
avez-vous fait cela? »; et des Romains: « Qui rйsiste а sa
volontй?» Et Augustin dit: « Seule la volontй de Dieu est la cause
premiиre de la santй et de la maladie, des rйcompenses et des peines,
des grвces et des rйtributions ». Quand donc nous cherchons la raison d'un
effet naturel, nous pouvons en rendre compte par une cause prochaine, pourvu
que nous ramenions tout а la volontй divine comme а la cause premiиre.
Par exemple а qui demande pourquoi en prйsence du feu le bois s'йchauffe, on rйpond: parce qu'il est naturel au feu de
chauffer; et ceci parce que la chaleur est son accident propre, accident
consйcutif а sa forme propre; et ainsi de suite en remontant jusqu'а la volontй
de Dieu. C'est pourquoi а qui demande pourquoi le bois est chaud, on rйpond: parce
que Dieu l'a voulu; la rйponse est sage si l'on entend ramener la question
а la cause premiиre; elle ne l'est plus si l'on veut exclure toutes les autres
causes. 98: DANS QUELLE MESURE DIEU A ET N'A PAS LE POUVOIR D'AGIR EN
DEHORS DE L'ORDRE DE SA PROVIDENCE
Ainsi
deux ordres sont а considйrer: l'un en dйpendance de la cause premiиre de
toutes choses et de ce fait embrassant l'univers; un autre, particulier, en
dйpendance d'une cause crййe particuliиre, et s'йtendant а tout ce qui
ressortit а elle. Les ordres de ce genre sont aussi nombreux que diverses sont
les causes rencontrйes dans le crйй. Ils sont toutefois subordonnйs entre eux
tout comme les causes. Et ainsi tous les ordres particuliers sont
nйcessairement subordonnйs а cet ordre universel et dйrivent de l'ordre imposй
aux кtres en raison de leur dйpendance de la cause premiиre. La politique nous
en offre un exemple. Tous les membres d'une famille sont unis entre eux dans
cet ordre qui naоt de leur sujйtion au mкme pиre; а son tour, tant le pиre de
famille que ses concitoyens sont partie d'un ordre qui les unit entre eux et
avec le chef de la citй; celui-ci а son tour, avec tous ses compatriotes, est
partie de l'ordre que prйside le roi. Mais cet ordre universel sous lequel la
providence de Dieu organise tout, peut кtre considйrй de deux maniиres: du
point de vue des кtres qu'il renferme et du point de vue de son ordonnance
propre en dйpendance de son principe. On a dйmontrй au Second Livre que les
кtres soumis а l'ordre divin, йmanent de Dieu, non comme d'un agent, poussй par
quelque nйcessitй de nature ou autre, mais de sa volontй pure, surtout si l'on
considиre la premiиre disposition des choses. Il reste donc que Dieu peut faire
d'autres choses que celles qui tombent sous l'ordre de sa providence: sa
puissance n'йtant pas limitйe а celle-ci. Si au contraire nous considйrons le plan
de cet ordre dans la dйpendance de son principe, alors Dieu ne peut rien faire
en dehors. Cet ordre, on l'a montrй, йmane de la science et de la volontй de
Dieu qui assigne а toutes choses comme fin sa divine bontй. Or il est
impossible а Dieu de faire quelque chose qu'il ne veut pas, puisque les
crйatures n'йmanent pas de lui naturellement mais librement, on l'a dit. Il lui
est йgalement impossible de faire quelque chose qui йchapperait а sa science,
puisqu'on ne peut vouloir que ce que l'on connaоt. De plus, il lui est
impossible de poser dans le crйй quelque chose qui ne serait pas axй sur sa
divine bontй comme sur sa fin, puisque sa bontй est l'objet propre de son vouloir.
Pareillement, en raison de son immutabilitй absolue, il lui est encore
impossible de vouloir une chose qu'il eut rejetйe antйrieurement, ou
d'apprendre quelque chose de nouveau, ou de l'orienter vers sa bontй. Dieu ne
peut donc rien faire qui ne tombe sous l'ordre de sa providence, comme il ne
peut rien faire qui ne relиve de son agir. Certes а considйrer sa puissance
absolue, il peut faire d'autres choses que celles soumises а sa providence et а
son agir, mais du fait de son immutabilitй il ne peut rien faire qui de toute
йternitй ne soit sous sa providence. Pour n'avoir pas retenu cette distinction,
plusieurs sont tombйs en diverses erreurs. Les uns ont voulu йtendre aux кtres,
soumis а l'ordre divin, l'immutabilitй de cet ordre, prйtendant que tous ces
кtres sont nйcessairement comme ils sont, au point que quelques-uns ont soutenu
que Dieu ne pouvait en faire d'autres. Contre eux est ce mot: « Ne
puis-je pas prier mon Pиre, et il m'enverra plus de douze lйgions d'anges? » D'autres au
contraire rejetиrent sur la providence de Dieu la mobilitй des choses qui lui
sont soumises, jugeant charnellement que Dieu, tel un homme charnel, est d'une
volontй changeante. Contre eux est encore ce mot: « Dieu n'est pas
comme l'homme, un menteur, ni comme un fils d'homme, un кtre changeant ». D'autres enfin
ont soustrait les кtres contingents а la providence de Dieu. Contre eux il est
dit: « Qui prйtend que quelque chose est fait sans le commandement du
Seigneur? » 99: COMMENT DIEU PEUT AGIR EN DEHORS DE L'ORDRE DU MONDE EN
PRODUISANT DES EFFETS INDЙPENDAMMENT DES CAUSES IMMЙDIATES
Il
reste а dйmontrer comment Dieu peut agir en dehors de l'ordre du monde. Dieu a
instituй dans le monde un ordre tel que les кtres infйrieurs sont mus par les
кtres supйrieurs, comme on l'a dit. Or Dieu peut agir en dehors de cet ordre,
produire lui-mкme un effet au plan des кtres infйrieurs, indйpendamment de
toute intervention d'кtre supйrieur. Il y a en effet une diffйrence entre
l'agent nйcessitй par sa nature et l'agent libre. L'effet du premier ne se
produit que selon l'ordre propre а sa vertu active. Dиs lors un agent d'une
vertu extraordinaire ne peut produire immйdiatement un effet modeste; il
produit un effet proportionnй а sa vertu. Mais cet effet sera parfois d'une
vertu moindre que sa cause, et ainsi, aprиs des intermйdiaires nombreux, un
effet minime sera le fruit d'une cause supйrieure. Chez l'agent volontaire il
n'en est pas de mкme. Celui-ci peut produire sans intermйdiaire tout effet qui
ne dйpasse pas sa vertu: l'artisan le meilleur peut par exemple faire le
travail d'un artisan maladroit. Or Dieu agit librement et non par nйcessitй,
comme on l'a montrй. Il peut donc produire immйdiatement, sans recours а leurs
causes propres, d'humbles effets qui sont le fruit de causes infйrieures. La virtualitй
divine, comparйe а toutes les vertus actives, est comme une vertu universelle,
comparйe aux vertus particuliиres; cela ressort des exposйs antйrieurs. Or une
vertu active universelle est susceptible d'кtre dйterminйe de deux maniиres
dans la production d'un effet particulier. Premiиrement, par l'intermйdiaire
d'une cause particuliиre: par exemple la vertu active du corps cйleste est
dйterminйe en vue de la gйnйration humaine par la vertu particuliиre, contenue
dans la semence, comme dans un syllogisme la force de la proposition
universelle est dйterminйe en vue de la conclusion particuliиre par l'emploi de
la proposition particuliиre. Deuxiиmement, par l'intelligence qui se fixe une
forme particuliиre et la rйalise dans un effet. Or l'intelligence divine
connaоt non seulement son essence qui est comme la vertu active universelle, et
l'essence des causes universelles et premiиres, mais encore celle de tous les
кtres particuliers, on l'a dit. Elle peut donc produire immйdiatement tout effet
que produit un agent particulier quelconque. Comme les accidents sont consйcutifs aux
principes substantiels d'un кtre, l'auteur immйdiat de la substance d'un кtre
doit pouvoir, en mкme temps que cette substance, produire immйdiatement tout ce
qui en dйcoule: le gйnйrateur qui donne la forme, donne toutes les propriйtйs
et tous les mouvements qui en naissent. Or on a dйmontrй que Dieu, dans la
premiиre disposition des choses, a produit immйdiatement ces choses dans l'кtre
par voie de crйation. Il peut donc mouvoir immйdiatement chacune d'elles en vue
d'un effet sans recourir а des causes intermйdiaires. L'ordre des choses йmane de Dieu dans le
monde d'aprиs les prйvisions de son intelligence; ainsi voyons-nous chez les
hommes le chef de la citй imposer aux citoyens l'ordre qu'il a prйmйditй. Or
l'intelligence de Dieu n'est pas nйcessairement dйterminйe а tel ordre au point
de ne pouvoir en composer un autre, puisque mкme а nous il est possible, grвce
а notre intelligence, de concevoir un autre ordre, par exemple que Dieu forme
l'homme de la terre, sans semence. Dieu peut donc, sans les causes infйrieures,
produire un effet qui leur est propre. Si l'ordre, imposй aux кtres par la
providence de Dieu, est а sa maniиre l'image de sa bontй, cette image est nйanmoins
imparfaite, car la bontй de la crйature ne peut йgaler celle de Dieu. Or quand
l'exemplaire d'une chose est imparfait, on la peut reprйsenter d'une autre
maniиre, autrement que par cet exemplaire. Or, on l'a montrй, la fin mкme de
Dieu dans la production des кtres est de reprйsenter sa bontй. La volontй
divine n'est donc pas tellement limitйe а cet ordre des causes et des effets
qu'elle ne puisse en ce monde infйrieur produire quelque effet immйdiatement et
sans le secours des causes ordinaires. La sujйtion de l'univers crйй а Dieu est
plus forte que celle du corps humain а l'вme: l'вme est en effet proportionnйe
au corps comme sa forme, et Dieu transcende toute proportion avec le crйй. Or
une image et une йmotion forte de l'вme suffisent а produire parfois dans le
corps la santй ou la maladie, sans aucune action des principes corporels qui en
sont normalement la cause. A plus forte raison la volontй divine peut-elle
produire un effet dans le monde sans ce secours des causes qui, naturellement,
sont orientйes vers cet effet. L'ordre de la nature veut que les vertus actives des
йlйments soient subordonnйes а celles des corps cйlestes. Or il arrive que la
vertu cйleste produise indйpendamment des йlйments l'effet propre de ces vertus
йlйmentaires, ainsi le soleil chauffe sans l'action du feu. A plus forte raison
la vertu divine pourra-t-elle produire sans leur action l'effet propre des
causes crййes. On objectera qu'ayant instituй l'ordre des choses,
Dieu ne peut passer outre, sous peine de changer lui-mкme, en produisant des
effets dans le monde sans l'intervention de leurs causes propres. La rйponse se
trouve dans la nature mкme des choses. En effet, l'ordre йtabli par Dieu dans
le monde, se rйalise selon le cours normal des choses, mais non pas dans tous les
cas et toujours: parmi les causes naturelles, beaucoup produisent leurs effets
suivant un mode fixй dans la majoritй des cas, mais non toujours: parfois en
effet, bien que rarement, il en arrive autrement, soit par une dйfaillance de
l'agent, soit par manque de disposition de la matiиre, soit par l'intervention
d'un agent plus puissant; ainsi en est-il quand la nature fait naоtre un homme
avec un sixiиme doigt. Il n'y a pas lа pour autant dйfaillance ou changement
dans l'ordre providentiel, car le fait mкme de cette dйfaillance exceptionnelle
de l'ordre naturel, йtabli pour un cours normal, tombe sous la providence de
Dieu. Si
donc une vertu crййe suffit pour que l'ordre naturel passe du normal а
l'exceptionnel, sans modification dans la providence de Dieu, a fortiori Dieu
pourra par sa vertu, sans prйjudice pour sa providence, produire des effets en
dehors de l'ordre imposй par lui aux кtres. Et ceci il le fait de temps en
temps pour manifester sa puissance. Il n'est pas en effet de manifestation plus
forte de la sujйtion de toute la nature а la volontй de Dieu qu'une action
exceptionnelle en dehors de son ordre; ainsi l'ordre des кtres apparaоt comme
procйdant de Dieu, non par la nйcessitй de sa nature, mais selon son libre
vouloir. Ce n'est pas un argument sans importance que cette action de Dieu dans
l'ordre de la nature en vue de se manifester а l'esprit des hommes. On a dйjа
montrй comment toutes les crйatures corporelles trouvent d'une certaine maniиre
leur fin dans la nature spirituelle, et la fin de celle-ci est la connaissance
de Dieu, on l'a dit antйrieurement. On ne s'йtonnera donc pas que pour aider la
nature spirituelle а connaоtre Dieu, il y ait des changements dans la nature
corporelle. 100: COMMENT L'ACTION DE DIEU EN DEHORS DE LA NATURE N'EST PAS
CONTRE LA NATURE
Nйanmoins
il faut nous rendre compte que cette intervention de Dieu en dehors de l'ordre
imposй au monde, n'est pas contre la nature. Dieu est acte pur; tous les autres кtres
sont composйs de puissance. Dieu est donc, par rapport а ces кtres, comme un
moteur а l'йgard de son mobile ou un principe actif а l'йgard de ce qui est en
puissance. Or, quand un agent s'impose а un кtre qui est naturellement en
puissance а son endroit, il ne va pas purement et simplement contre la nature,
bien que son intervention puisse contredire telle forme particuliиre qu'elle
fait disparaоtre: ainsi la gйnйration du feu et la corruption de l'air sont une
gйnйration et une corruption naturelles; quelle que soit l'action de Dieu dans
le crйй, elle n'est donc pas contre la nature, mкme si elle semble contraire а
l'ordre d'une nature particuliиre. Dieu est l'agent premier et, au-dessous de
lui, tous les autres agents sont comme ses instruments, on l'a montrй. Or le
propre de l'instrument est de favoriser, sous sa motion, l'action de l'agent
principal; aussi, la matiиre et la forme d'un instrument doivent-elles rйpondre
aux exigences de l'action, voulue par l'agent principal. Aussi il n'est pas
contraire, mais trиs conforme а la nature de l'instrument d'кtre mы par l'agent
principal. Il n'est donc pas davantage contraire а la nature des кtres crййs de
tomber de quelque maniиre que ce soit sous la motion de Dieu; puisque leur
raison d'кtre est prйcisйment d'кtre а son service. De plus on remarque que, mкme dans le monde
des agents corporels, les mouvements imprimйs aux corps infйrieurs par les
corps supйrieurs ne sont pas violents ni contre nature, mкme s'ils ne sont pas
dans le sens du mouvement naturel qu'impose leur forme а ces corps: nous ne
disons pas en effet que le flux et reflux de la mer est un mouvement violent,
parce qu'il est dы а l'influence astrale, bien que le mouvement naturel de
l'eau n'ait qu'un sens, se maintenir en йquilibre. Donc а plus forte raison on
ne dira pas que tout ce que Dieu fait en chaque crйature, est violent et contre
nature. Dieu est la mesure premiиre de l'essence et de la nature de tout кtre au
titre d'кtre premier qui en tous est cause d'кtre. Or on juge de toute chose
d'aprиs sa mesure; on appellera donc naturel pour une chose ce qui la rend
conforme а sa mesure. Par consйquent ce qu'elle reзoit de Dieu lui est naturel,
et si Dieu exerce sur elle son action, mais sous une autre forme, cela n'est
pas contre nature. Toutes les crйatures sont а l'endroit de Dieu, comme
son travail pour l'ouvrier, on l'a dйmontrй. Toute la nature est donc, en
quelque sorte, l'ouvrage formй par l'art divin. Or il n'est pas contraire а la
notion d'ouvrage que l'artiste, aprиs avoir donnй la premiиre forme а son
ouvrage, le modifie. Il n'est donc pas contraire а la nature que Dieu
intervienne chez les кtres autrement qu'en suivant le cours habituel de leur
nature. De lа ce mot d'Augustin: « Dieu, le crйateur et l'auteur de
toutes les natures, ne fait rien contre la nature, car elle est conforme а la
nature de chaque кtre l'action qu'a sur lui Celui dont dйpend tout mode, tout
nombre et tout ordre ». 101: DES MIRACLES
On a
coutume d'appeler miracles ces _uvres accomplies par Dieu en dehors du
cours normal des choses: en effet nous admirons quelque chose, quand
voyant un effet nous en ignorons la cause. Et comme une unique et mкme cause
est susceptible d'кtre connue des uns et ignorйe des autres, il arrive que
devant un effet les uns sont dans l'admiration mais non les autres: ainsi
l'astronome, а la vue d'une йclipse, ne s'йtonne pas; il en connaоt la cause;
au contraire celui qui ignore la science astronomique, est dans l'admiration,
car il ne connaоt pas la cause de l'йclipse. C'est pourquoi telle chose est
йtonnante pour l'un et non pour l'autre. Cela est donc purement et simplement
йtonnant dont la cause est absolument cachйe; et le nom de miracle dйsigne
ce qui est йtonnant de soi et pleinement, non pas seulement pour
celui-ci ou cet autre. Or Dieu est la cause absolument cachйe а tout homme; on
a prouvй plus haut que son essence est inaccessible en cette vie а aucune
intelligence humaine. Ces _uvres sont donc proprement miraculeuses qui sont
accomplies par Dieu en dehors de l'ordre communйment observй dans le monde. Toutefois ces
miracles sont de degrйs et d'ordre divers. Au premier degrй de ces miracles, on
comptera ces _uvres divines que la nature ne peut jamais taire: la simultanйitй
de deux corps, le recul ou l'arrкt du soleil, la sйparation des eaux dans la
mer offrant un chemin а ceux qui passent. Et parmi ceux-ci, il y a encore un
ordre. Plus grandes sont les _uvres de Dieu et plus elles йchappent au pouvoir
de la nature, plus elles sont miraculeuses: ainsi le recul du soleil est un
miracle plus grand que la sйparation des eaux dans la mer. Au deuxiиme degrй
on comptera des _uvres de Dieu, possibles а la nature mais non dans cet ordre.
Qu'un animal vive, voie et marche, c'est une _uvre de la nature, mais qu'il
vive aprиs кtre mort, qu'il voie aprиs avoir йtй aveugle, que le paralytique
marche aprиs avoir perdu sa force, la nature ne le peut faire tandis que Dieu
le peut miraculeusement; Et lа encore on distinguera des degrйs dans le
miracle, dans la mesure oщ l'_uvre dйpassera davantage le pouvoir de la nature. Le troisiиme
degrй des miracles comprend des _uvres, normales dans la nature, mais que Dieu
accomplit sans l'action des principes naturels, ainsi la guйrison d'une fiиvre,
а la portйe de la nature, opйrйe parla vertu divine, et encore une pluie qui
tombe sans l'action des principes naturels. 102: COMMENT DIEU SEUL FAIT DES MIRACLES
Ces
considйrations nous permettent de conclure que Dieu seul peut faire des
miracles. Ce qui est enfermй totalement dans un ordre ne peut agir en dehors de
cet ordre. Or toute crйature est soumise а l'ordre que Dieu impose au monde.
Aucune crйature ne peut donc agir en dehors de cet ordre, c'est-а-dire faire
des miracles. Ce n'est pas un miracle pour une vertu finie de rйaliser l'effet propre
auquel elle est dйterminйe, quelque йtonnement qu'en ait celui qui ne la
perзoit point: c'est ainsi un sujet d'йtonnement pour les ignorants que
l'aimant attire le fer ou qu'un petit poisson arrкte un navire. Or tout pouvoir
crйй est limitй а un ou plusieurs effets dйterminйs. Ce n'est donc pas un
miracle. Donc tout effet d'un pouvoir de ce genre ne peut кtre appelй miracle,
au sens propre, quelque йtonnant qu'il soit pour celui qui ignore ce pouvoir.
Au contraire, toute _uvre de la puissance divine est un vrai miracle, car cette
puissance est de soi incomprйhensible parce qu'elle est infinie. Toute crйature
requiert pour son action un sujet sur lequel elle agit; il n'appartient en
effet qu'а Dieu de faire quelque chose de rien, comme on l'a montrй. Or tout
agent qui prйsuppose un sujet а son action, ne peut rйaliser que ce а quoi ce
sujet est en puissance, car l'action de l'agent sur le sujet consiste а le
rйduire de la puissance а l'acte. Toute crйature donc, de mкme qu'elle ne peut
crйer, ne rйalise dans une chose que ce que contient sa puissance. Or beaucoup
de miracles sont divinement accomplis lorsque le pouvoir divin rйalise dans les
choses ce qui n'йtait pas en leur puissance: tels la rйsurrection d'un mort, le
recul du soleil, la simultanйitй de deux corps. De tels miracles sont
impossibles а tout pouvoir crйй. Ce sujet de l'acte se rйfиre et а l'agent
qui le rйduit de la puissance а l'acte, et а l'acte mкme auquel il est conduit.
De mкme donc qu'un sujet est en puissance а un acte dйterminй et non а
n'importe lequel, de mкme il ne peut passer de la puissance а cet acte que sous
l'action d'un agent dйterminй, car pour aboutir а des actes divers il faut des
causes diverses: ainsi l'air йtant en puissance feu et eau, autre sera l'agent
qui le conduira а l'acte de feu, autre celui qui le conduira а l'acte d'eau. Il
est йgalement manifeste que la matiиre corporelle n'atteint pas un acte parfait
sous la seule influence de la vertu universelle; elle a son agent propre qui
dйtermine а un effet particulier cette action de la vertu universelle. Toutefois, pour
un acte moins parfait, la matiиre corporelle est rйductible par la seule vertu
universelle sans l'intermйdiaire d'agents particuliers: ainsi la seule vertu
universelle est insuffisante а la gйnйration des animaux parfaits: une semence
dйterminйe y est requise; mais elle suffit, sans semence, dans la gйnйration
des animaux infйrieurs. Quand il s'agit donc de ces effets du monde infйrieur,
susceptibles d'кtre produits par les causes supйrieures universelles sans
intervention de causes particuliиres infйrieures, rien de miraculeux qu'ils soient
ainsi produits: il n'y a pas de miracle dans la naissance d'animaux, sans
semence, de la seule pourriture. Mais dans le cas oщ les causes supйrieures ne
suffiraient pas а la production de ces effets, les causes infйrieures
particuliиres devraient concourir а leur achиvement. Toutefois, qu'un effet
soit ainsi produit par le concours de la cause supйrieure et des principes
propres de cet effet, il n'y a pas lа miracle. Donc d'aucune maniиre la
puissance des crйatures supйrieures ne suffit а accomplir un miracle. Une mкme idйe
commande au fait de tirer quelque chose d'un sujet, de rйaliser en lui l'appel
de sa puissance et, dans cette rйalisation, de respecter un ordre qui exige des
moyens dйterminйs. En effet un sujet n'est en puissance prochaine а son terme
dernier que si dйjа il est en acte des termes intermйdiaires; par exemple la
nourriture n'est pas immйdiatement en puissance de devenir notre chair; elle
doit d'abord кtre changйe en notre sang. Or toute crйature prйsuppose
nйcessairement un sujet а ses rйalisations, et elle ne peut rien rйaliser qui
ne soit en puissance dans ce sujet, on l'a montrй. Elle ne peut donc aboutir а
ses fins sans faire passer ce sujet а l'acte par des intermйdiaires dйterminйs.
Donc le miracle, qui consiste dans la production d'un effet en dehors de
l'ordre qui lui serait naturel, n'est pas au pouvoir de la crйature. Il existe un
ordre naturel entre les divers mouvements: en effet le premier des mouvements
est le mouvement local; il est ainsi la cause des autres, car le premier d'un
genre est la cause de tous ceux qui ressortissent а ce genre. Or tout effet, en
ce monde infйrieur, est nйcessairement le fruit d'une gйnйration ou d'une
altйration. Un effet suppose donc l'intervention d'une cause mue localement
s'il est dы а l'action d'un agent incorporel qui, lui, n'est pas susceptible de
mouvement local. Mais ces effets, produits par des substances spirituelles
grвce а un corps а titre d'instrument, ne sont pas miraculeux; les corps
n'agissent que naturellement. Les substances crййes spirituelles ne peuvent
donc par leur propre pouvoir faire des miracles, et encore moins les substances
corporelles dont toute l'action est naturelle. Il n'appartient donc qu'а Dieu de faire
des miracles. Lui est en effet au-dessus de cet ordre qui embrasse l'univers
puisque sa providence est le principe de cet ordre. De plus sa puissance,
absolument infinie, n'est limitйe а aucun effet particulier ni а un mode ou
ordre quelconque dans la production de ses effets. De lа ce mot du Psaume а propos de Dieu: « Seul
il fait des choses admirables ». 103: COMMENT LES SUBSTANCES SPIRITUELLES ACCOMPLISSENT CERTAINES
OEUVRES MERVEILLEUSES QUI NE SONT POURTANT PAS DE VRAIS MIRACLES
Avicenne
a soutenu que, dans la production d'un effet quelconque, la matiиre est soumise
aux substances sйparйes beaucoup plus qu'aux agents qui opиrent en elle par
voie de contrariйtй. De lа cette conclusion qu'en ce monde infйrieur
l'intelligence de ces substances produit certains effets sans l'intermйdiaire
d'agents corporels, par exemple, les pluies, la guйrison des malades. Il en trouve un
signe dans notre вme qui, si elle est d'une forte imagination, par une seule
apprйhension modifie un corps: par exemple, quand un homme marche sur une
poutre suspendue, il tombe facilement parce que, sous l'empire de la crainte,
il s'imagine qu'il va tomber, tandis qu'il ne tomberait pas si la poutre йtait
а terre, car il n'aurait ainsi aucune chute а redouter. Il est encore йvident
qu'а une seule apprйhension de l'вme la tempйrature du corps s'йlиve, tel le
cas de dйsirs ardents ou de colиre, ou bien elle s'abaisse, comme dans la
crainte. Parfois aussi une forte apprйhension dйclenche une maladie, la fiиvre
ou mкme la lиpre. Et Avicenne de prйtendre que si l'вme est pure, exempte de
passions corporelles, forte dans sa pensйe, non seulement son propre corps mais
encore les corps extйrieurs lui obйiront, au point que par sa pensйe elle
guйrira un malade ou produira quelque fait analogue. Il trouve lа l'explication
du mauvais sort: l'вme d'un individu, sous l'emprise violente de la malice,
exerce une influence malйfique sur quelqu'un, particuliиrement sur un enfant,
qui en raison de la faiblesse de son corps est plus facilement sensible aux
diverses influences. Ainsi ce philosophe soutient que par leurs pensйes les
вmes sйparйes qui, pour lui, sont les вmes et les moteurs du monde, produisent
a fortiori des effets indйpendamment de tout agent corporel. Cette conclusion
est en parfaite harmonie avec ses autres thйories. Il enseigne en effet que
toutes les formes substantielles йmanent de la substance sйparйe et parviennent
jusqu'а ce monde infйrieur tandis que les agents corporels ne font que disposer
la matiиre а recevoir l'influence de cette substance sйparйe. C'est lа une
position erronйe d'aprиs Aristote qui prouve comment les formes de la matiиre
ne lui viennent point des formes sйparйes mais de celles qui sont dans la
matiиre mкme; ainsi trouve-t-on une ressemblance entre l'agent et son effet.
Quant а son exemple de l'influence de l'вme sur le corps, il n'est pas d'une
grande efficacitй pour ses fins. Aucune modification corporelle ne suivrait une
apprйhension si а celle-ci n'йtait adjointe une йmotion de joie ou de
tristesse, de dйsir ou d'autre passion. Ces passions comportent en effet un
certain mouvement du c_ur auquel est consйcutive une modification dans tout le
corps, que ce soit un mouvement local ou quelque autre altйration. Il reste
donc encore que la pensйe de la substance spirituelle n'atteint le corps que
par l'intermйdiaire d'un mouvement local. Dans le cas du sort, la pensйe d'un
individu n'altиre pas le corps de l'autre immйdiatement, mais par
l'intermйdiaire du mouvement du c_ur, elle modifie le corps conjoint а son вme;
cette altйration va jusqu'а l'_il lequel pourra atteindre un кtre extйrieur,
surtout s'il est facilement influenзable: c'est, au temps de ses rиgles, le cas
de la femme dont l'_il impressionne le miroir. Une substance spirituelle crййe ne peut
donc, sans l'intermйdiaire du mouvement local d'un corps, imposer par sa propre
vertu une forme а une matiиre corporelle, comme si celle-ci йtait а sa
discrйtion pour passer а l'acte de sa forme. Tel est en effet le pouvoir d'une
substance spirituelle qu'elle commande au corps en dйclenchant son mouvement
local. Or, pour mouvoir localement un corps, elle fait appel а des forces
naturelles actives en vue de produire ses effets, ainsi le serrurier se sert du
feu pour amollir le fer. Mais cela n'est pas un miracle au sens propre. Il
reste donc que les substances spirituelles crййes n'accomplissent pas de
miracles par leur propre pouvoir. Je dis « par leur propre
pouvoir », car rien ne s'oppose а ce que, par la puissance divine, ces
substances opиrent des miracles. Ce qui ressort du fait qu'un ordre angйlique
est spйcialement dйputй aux miracles, d'aprиs Grйgoire. Celui-ci dit encore que
les saints font des miracles non seulement par leur intercession, mais
encore par leur puissance. Cependant il faut savoir que dans l'usage qu'ils font
des кtres de la nature en vue de produire certains effets dйterminйs, les anges
ou les dйmons s'en servent comme d'instruments, telle mйdecin qui prend des
herbes comme instrument de guйrison. Or l'effet, йmanant d'un instrument,
rйpond non seulement а la vertu propre de l'instrument, mais il la dйpasse, car
l'instrument agit par la vertu de l'agent principal. La scie ou la hache ne
ferait pas un lit, sans l'influence sur leur activitй de l'art qui se fixe ce
but; la chaleur naturelle n'engendrerait pas davantage la chair des кtres sans
l'intervention de l'вme vйgйtale qui s'en sert comme d'un instrument. Il est
donc normal que les кtres naturels produisent des effets qui leur soient
supйrieurs, puisque les substances spirituelles les utilisent comme des
instruments. De tels effets ne mйritent certes pas le nom de miracles puisque leurs
causes sont naturelles, nйanmoins ils nous demeurent merveilleux, et ce pour
deux raisons. D'abord, pour nous il n'est pas normal que ces causes naturelles
soient sous l'influence de ces substances spirituelles dans la production de
ces effets: ainsi l'ouvrage d'un artisan ingйnieux paraоt merveilleux quand il
est produit d'une maniиre inconnue des autres; deuxiиmement, dans la production
de ces effets, les causes naturelles jouissent d'un pouvoir particulier du fait
qu'elles sont les instruments des substances spirituelles. Et cela approche un
peu plus de la notion de miracle. 104: COMMENT LES MAGICIENS N'ACCOMPLISSENT PAS LEURS OEUVRES SOUS
LA SEULE INFLUENCE DES CORPS CЙLESTES
Quelques-uns
ont prйtendu que ces merveilles que produisent les arts magiques, ne relиvent
pas des substances spirituelles, mais de l'influence des corps cйlestes. Le
signe en est que ceux qui s'adonnent а ces arts s'intйressent а la place des
astres. Ils se servent d'herbes et autres choses matйrielles, comme pour
disposer la matiиre infйrieure а l'influence de la vertu cйleste. Or ceci est
directement opposй а ce que l'on voit. Il est impossible en effet, on l'a
montrй, que l'intelligence ait sa cause dans des principes corporels, et par lа
que des effets, propres а la nature spirituelle trouvent leur origine dans la
vertu des corps cйlestes. Or parmi les pratiques magiques il en est qui
semblent кtre le propre d'une nature intellectuelle: on donne des rйponses au
sujet de choses enlevйes clandestinement et autres choses analogues qui
supposent nйcessairement une intelligence. Il n'est donc pas vrai que tous ces
effets soient produits uniquement par la vertu des corps cйlestes. La parole mкme
est un acte propre de la nature raisonnable. Or dans ces pratiques on voit des
кtres apparaоtre en conversation avec des hommes et discourant sur des sujets
divers. Il n'est donc pas possible que cela soit l'effet de l'unique vertu des
corps cйlestes. On dira que ces apparitions ne sont pas rйelles mais
seulement imaginaires. Tout d'abord cela n'est pas vrai. Les formes imaginaires
n'apparaissent pas comme rйelles sans une aliйnation des sens extйrieurs, car
on ne peut prendre une reprйsentation comme une rйalitй sans que ne soit liйe
la facultй de discrimination du sens. Or ces paroles et ces apparitions
s'adressent а des hommes en pleine possession de leurs sens extйrieurs. Il
n'est donc pas possible que ces visions et auditions soient seulement
imaginaires. En outre une connaissance intellectuelle, au-dessus des possibilitйs
naturelles ou acquises de l'intelligence, ne peut naоtre de n'importe quelle
forme imaginaire; ceci est encore йvident dans le cas des songes; ils peuvent
кtre annonciateurs du futur, mais quiconque a un songe n'en saisit pas la
signification. Or ces visions et auditions que l'on rencontre dans les
pratiques magiques, la plupart du temps valent aux hommes une connaissance
intellectuelle de choses qui dйpassent le pouvoir de l'intelligence, par
exemple la rйvйlation de trйsors cachйs, la manifestation de l'avenir et aussi
des rйponses vraies concernant des documents scientifiques. Ces кtres qui
apparaissent et parlent ne sont donc pas seulement des кtres imaginaires; а
tout le moins cette connaissance, acquise par de telles imaginations, relиve de
quelque intelligence supйrieure, et n'est pas due а la seule vertu des corps
cйlestes. Ce qui est dы а la vertu des corps cйlestes est un effet naturel; ces
formes sont naturelles qui sont produites dans ce monde par cette vertu. Ce qui
n'est pas naturel а un кtre ne relиve donc pas de cette vertu. On relиve parmi
ces pratiques des faits de cette sorte: verrou d'une porte tirй а l'approche de
quelqu'un, personnes rendues invisibles, et beaucoup d'autres choses de ce
genre. Ceci ne peut кtre le seul fait de la vertu des corps cйlestes. Si sous
l'influence des corps cйlestes un кtre reзoit ce qui est la consйquence d'un
principe posй, il reзoit pareillement ce principe. Or de soi le fait de se
mouvoir suit celui de possйder la vie, c'est en effet le propre du vivant de se
mouvoir soi-mкme. Il est donc hors du pouvoir des corps cйlestes qu'un corps
inanimй se meuve lui-mкme. On raconte pourtant que cela est au pouvoir de la
magie: des statues se meuvent ou parlent. Il n'est donc pas possible que cela
soit par l'influence des corps cйlestes. On objectera que sous cette influence des
corps cйlestes, cette statue reзoit un certain principe vital: chose
impossible. En effet, en tout vivant le principe de vie est sa forme
substantielle: pour le vivant vivre c'est кtre. Et il est impossible
qu'un кtre hйrite d'une nouvelle forme substantielle qu'il n'ait perdu la
premiиre qu'il possйdait: la gйnйration de l'une est la corruption de
l'autre. Or la fabrication d'une statue ne suppose pas la perte d'une forme
substantielle, mais une simple modification de la forme extйrieure qui est un
accident, par exemple la forme du cuivre demeure, comme celle d'autres
matiиres. Il n'est donc pas possible que ces statues reзoivent un principe de
vie. Tout
кtre que meut un principe vital, est dotй de sens: le moteur est en effet
sens ou intelligence. Cependant l'intelligence, en ce monde soumis а la
gйnйration et а la corruption, ne se rencontre pas sans le sens. Et il n'y a
pas de sens, s'il n'y a le toucher, ni le toucher sans un organe convenablement
harmonisй. Une telle complexion ne se rencontre pas dans la pierre, la cire ou
le mйtal, matiиre des statues. Il est donc impossible que ces statues soient
mues par un principe vital. La gйnйration des vivants parfaits est due non
seulement а la vertu des corps cйlestes mais encore а la semence: l'homme
est engendrй par l'homme et par le soleil. Or les animaux engendrйs par la
seule vertu cйleste, sans semence, naissent de la pourriture et comptent parmi
les animaux infйrieurs. Dans l'hypothиse oщ ces statues recevraient de la seule
vertu cйleste un principe vital grвce auquel elles pourraient se mouvoir
elles-mкmes, elles seraient parmi les derniers des animaux. Ce qui serait faux
si leurs actions йtaient dues а un principe interne: car dans leurs actes on en
note d'excellents, telles leurs rйponses sur des choses cachйes. Il n'est donc
pas possible que leur agir ou leur mouvement soit consйcutif а un principe
vital. On
trouve des effets naturels dus а la vertu des corps cйlestes sans aucune
intervention de l'art humain. Si en effet les hommes sont parfois pour quelque
chose dans la gйnйration des grenouilles ou autres bкtes semblables, nйanmoins
cette gйnйration se produit encore sans une telle intervention. Dans
l'hypothиse donc oщ ces statues, dues а l'art magique, recevraient des corps
cйlestes un principe vital, on devrait en trouver qui ne sortent pas des
ateliers. Or ceci ne se trouve pas. Il est donc йvident que ces statues sont
dйpourvues de principe vital et ne sont pas mues par la vertu des corps
cйlestes. Ces considйrations rйfutent l'erreur d'Hermиs que rapporte Augustin: « De
mкme que Dieu est l'auteur des dieux cйlestes, l'homme est le sculpteur
des dieux qui sont dans les temples, vivant dans l'orbite des hommes: ce sont
lа des statues animйes pleines de sens et d'esprit, faisant de nombreuses et
grandes choses, prйvoyant l'avenir, interprйtant les songes et beaucoup
d'autres choses, donnant des maladies aux hommes et les guйrissant, leur
accordant selon leurs mйrites joie et tristesse ». L'autoritй divine
renverse cette position: il est dit dans le Psaume: « Les
statues des paпens sont argent et or, _uvres de la main des hommes. Elles ont
une bouche et ne parlent pas: il n'y a pas de souffle dans leur bouche ». On ne peut
pourtant pas nier qu'il puisse y avoir en ces arts magiques quelque puissance
qui relиve de l'influence des corps cйlestes, mais cette puissance est limitйe
aux seuls effets dont la vertu des corps cйlestes est susceptible dans ce monde
infйrieur. 105: LES CAUSES DE L'EFFICACITЙ DES PRATIQUES MAGIQUES
Il
reste а rechercher la source de l'efficacitй de ces pratiques magiques, chose
facile si l'on considиre la technique de ces pratiques.
Dans ces pratiques on use de
formules а signification prйcise en vue d'obtenir des effets dйterminйs. Or
toute formule, dans la mesure oщ elle est porteuse de sens, tient sa vertu
d'une intelligence, ou de l'intelligence de celui qui la profиre, ou de
l'intelligence de celui а qui elle s'adresse: de l'intelligence de celui qui la
profиre, ce serait le cas d'une intelligence assez puissante pour кtre cause
des choses par sa seule pensйe; il reviendrait а la parole de manifester cette
pensйe en produisant des effets; de l'intelligence de celui а qui elle
s'adresse, quand l'auditeur, ayant perзu dans son intelligence le sens de la
formule, est engagй а rйaliser l'effet en question. On ne soutiendra pas que
les formules employйes par les magiciens, trouvent leur efficacitй dans
l'intelligence de celui qui les profиre. En effet toute virtualitй est
consйcutive а une essence, et la diversitй des virtualitйs est un signe de
celle des principes essentiels. Or le comportement normal de l'intelligence
humaine est tel que sa connaissance est davantage l'effet des choses que leur
cause. Donc dans cette hypothиse oщ des hommes pourraient de leur propre
pouvoir changer les choses en exprimant leur pensйe dans une formule, ils
seraient d'une autre espиce; leur nom d'homme serait йquivoque. L'йtude ne
confиre pas le pouvoir de faire quelque chose, mais uniquement la connaissance
de ce qui est а faire. Or des individus apprennent par l'йtude l'art de la
magie; ils ne possиdent donc pas de pouvoir en vue de l'exercice de cet art,
ils n'en ont que la connaissance. On objectera que ces hommes, mieux
partagйs que les autres, sous l'influence des astres, reзoivent au berceau le
pouvoir en question; ceci explique que, si йtendue que puisse кtre la science
de ceux qui n'ont reзu aucun pouvoir а leur naissance, elle ne puisse leur
donner d'accomplir de telles choses. On rйpondra d'abord que les corps cйlestes
n'exercent aucune influence sur l'intelligence, comme on l'a montrй.
L'intelligence d'un homme ne saurait donc tenir de la vertu des astres ce
pouvoir qui donnerait une efficacitй а l'expression de la pensйe dans une formule. On insistera:
l'imagination a son rфle dans l'articulation de cette formule expressive, et
les corps cйlestes exercent une influence sur elle, puisque son opйration est
dйpendante d'un organe corporel. Mais cela ne vaut pas pour tous les effets dus
а cet art. On a dйmontrй que tous ces effets ne ressortissent pas а la vertu
des astres. Nul ne peut donc recevoir de cette vertu l'efficacitй nйcessaire а
leur production. Il reste donc que ces effets sont rйalisйs par une
intelligence а qui s'adresse la formule. Le signe en est que ces formules dont
usent les magiciens sont des invocations, des supplications, des adjurations
ou mкme des ordres, comme s'ils s'adressaient а un autre. Parmi les
observances de cet art on use de certains caractиres ou de figures dйterminйes.
Or la figure n'est principe ni d'action ni de passion sans quoi les corps
mathйmatiques seraient des corps actifs et passifs. De telles figures ne
peuvent donc crйer dans la matiиre des dispositions favorables а la rйception
d'un effet naturel. Les magiciens ne s'en servent donc pas comme de
prйparations, mais simplement comme de signes: il n'y a pas d'autre
alternative. Mais nous n'usons d'un signe qu'а l'йgard d'une autre
intelligence. Ainsi les pratiques magiques obtiennent leur efficacitй d'une
autre intelligence а qui s'adresse la formule du mage. On dira que certaines figures sont en
affinitй avec certains corps cйlestes; ainsi par elles les corps infйrieurs
sont prйparйs а recevoir l'influence de ceux-ci. Thиse qui ne paraоt pas raisonnable.
Un patient n'est susceptible de subir l'influence d'un agent que pour autant
qu'il y est en puissance, et seuls ces йlйments dйterminent а telle influence
particuliиre, par lesquels il est de quelque maniиre en puissance. Or les
figures ne disposent nullement la matiиre а кtre en puissance а l'endroit de
quelque forme, car la figure d'elle-mкme fait abstraction de toute matiиre et
de toute forme sensible, puisqu'elle est un кtre mathйmatique. Les figures et
les caractиres ne peuvent donc dйterminer un corps а recevoir l'influence des
corps cйlestes. Certaines figures sont en affinitй avec tels corps
cйlestes dont elles sont l'effet, car les figures des corps infйrieurs ont leur
cause dans les corps cйlestes. Mais les arts magiques n'usent pas des caractиres
et des figures en tant qu'effets des corps cйlestes, car ils sont eux-mкmes les
effets de celui qui pratique la magie. Cette affinitй entre ces figures et les
corps cйlestes est donc nulle pour notre propos. Les figures ne comptent pas dans la disposition
de la matiиre naturelle а sa forme, on l'a montrй. Par consйquent les corps
ornйs de ces figures sont, au mкme titre que les autres corps de mкme espиce,
susceptibles de recevoir l'influence des corps cйlestes. Mais que parmi
plusieurs corps, йgalement disposйs, un agent opиre sur celui-ci, en qui il
dйcouvre une affinitй particuliиre, plutфt que sur celui-lа, c'est un fait qui
ne relиve pas d'un agent nйcessitй par sa nature, mais d'un agent libre. Il est
dиs ors йvident que l'art magique, dans son usage des figures en vue de
produire des effets dйterminйs, ne tient pas son efficacitй d'un agent naturel,
mais d'une substance spirituelle qui agit par son intelligence. Le nom de caractиre
donnй а de telles figures le dйmontre pareillement. Caractиre signifie
signe. Par quoi on entend marquer que l'on emploie ces figures comme des signes
а l'adresse d'une autre intelligence. Cependant les figures des objets fabriquйs
sont comme des formes spйcifiques. On pourrait dиs lors soutenir qu'а cette
figure ainsi modelйe qui donne а l'image sa spйcificitй, sous l'influence du
corps cйleste, un pouvoir est accordй, non en tant qu'elle est figure, mais en
tant qu'elle donne son espиce а l'objet fabriquй qui capte la vertu des astres.
Mais de ces lettres qui composent les inscriptions des images, comme des autres
caractиres, on ne peut rien dire, sinon qu'elles sont des signes. Par
consйquent elles n'ont de sens qu'а l'adresse d'une intelligence. Les
sacrifices, les prostrations et autres rites analogues prouvent la mкme chose;
ils sont des signes de rйvйrence а l'endroit de quelque nature spirituelle. 106: COMMENT LA SUBSTANCE SPIRITUELLE QUI DONNE LEUR EFFICACITЙ
AUX PRATIQUES MAGIQUES, EST MAUVAISE DU POINT DE VUE MORAL
Il
faut maintenant rechercher quelle est cette nature spirituelle а la puissance
de laquelle sont dues ces _uvres. Il apparaоt en premier lieu qu'elle n'est
ni bonne ni honorable. Accorder son patronage а des choses qui contrecarrent la
vertu, n'est pas d'un esprit dont les dispositions sont bonnes. Or tel est le
fait de ces pratiques: leur but est souvent l'adultиre, le vol, l'homicide et
autres _uvres mauvaises; aussi appelle-t-on malйfiques ceux qui s'y livrent.
Les dispositions de cette nature spirituelle а qui recourent les pratiques de
la magie, ne sont donc pas conformes а la vertu. Ce n'est pas d'un esprit pleinement
vertueux que d'кtre le familier et le protecteur de brigands et non d'hommes
d'йlite. Or le plus souvent ceux qui recourent а ces pratiques sont des hommes
mйchants. Cette nature spirituelle par le secours de laquelle ces pratiques
obtiennent une efficacitй, n'a donc pas des dispositions conformes а la vertu. Le propre d'un
esprit vertueux est de conduire les hommes aux vrais biens humains qui sont
conformes а la raison, et par consйquent c'est d'un esprit mal disposй que de
les en dйtourner en les entraоnant vers des biens de peu de valeur. Or ces
pratiques ne font pas progresser les hommes dans la possession des biens qui
sont conformes а la raison, telles la science et les vertus, elles leur valent
simplement des biens fort minces, ainsi la dйcouverte d'un vol et du voleur et
autres choses semblables. Ces substances spirituelles au concours desquelles
font appel ces pratiques n'ont donc pas des dispositions а la vertu. Dans ce genre de
pratiques se glissent l'illusion et la sottise; ainsi elles exigent des hommes
purs de toute souillure alors que souvent elles sont utilisйes en vue de
commerces illicites. Or dans la conduite d'un esprit sage on ne surprend rien
qui soit dйraisonnable ni йtranger а ses tendances. Ces pratiques ne sont donc
pas patronnйes par un esprit aux dispositions vertueuses. Mauvaises sont
les dispositions de cet esprit au concours de qui on fait appel par le crime.
C'est ce qui se fait dans ces pratiques: on lit en effet que pour les accomplir
on a tuй des enfants innocents. Des esprits а qui on a recours pour commettre
de telles choses ne peuvent кtre bons. La vйritй est le bien propre de
l'intelligence. Puis donc que le propre d'un кtre bon est de conduire au bien,
il appartient а tout bon esprit de conduire les autres а la vйritй. Or dans les
pratiques magiques bien des choses sont faites pour se jouer des hommes et pour
les tromper. Cet esprit sur qui s'appuient ces pratiques, ne possиde donc pas
une bonne nature. Un esprit qui est bon est attirй par la vйritй en
laquelle il se dйlecte, et non par le mensonge. Or les magiciens dans leurs
invocations recourent aux mensonges pour appeler ceux sur le concours de qui
ils comptent. Ainsi ils les menacent de choses impossibles, par exemple de
briser le ciel ou de dйcrocher les astres, comme le raconte Porphyre, si celui
qui est invoquй refuse son concours. Ces substances spirituelles grвce au
concours de qui les mages se livrent а leurs pratiques, ne sont pas dans de
bonnes dispositions d'esprit. Il ne paraоt pas trиs sain d'esprit celui qui tout en
lui йtant supйrieur, se soumet а celui qui le commande comme s'il lui йtait
infйrieur, ou s'il est infйrieur, souffre qu'on le supplie comme s'il йtait
supйrieur. Or les magiciens invoquent en les suppliant comme des supйrieurs,
ceux dont ils escomptent le pouvoir; et, quand ils sont lа, ils leur commandent
comme а des infйrieurs. Ces esprits ne paraissent donc pas en d'heureuses
dispositions. Ainsi on йcarte l'erreur des paпens attribuant aux dieux ce genre
d'opйrations. 107: COMMENT LA SUBSTANCE SPIRITUELLE AU CONCOURS DE LAQUELLE LES
PRATIQUES DE LA MAGIE FONT APPEL, N'EST PAS MAUVAISE PAR NATURE
Il est
toutefois impossible que la malice de ces substances spirituelles sur le
concours desquelles s'appuie la magie, leur soit naturelle. Un кtre tend au
but vers lequel l'incline sa nature, non pas accidentellement mais par le poids
de son кtre; ainsi le corps lourd vers la terre. Or si ces substances
spirituelles йtaient mauvaises par nature, elles tendraient naturellement au
mal, non accidentellement, par consйquent, mais par le poids de leur кtre. Ce
qui est impossible. On a en effet dйmontrй antйrieurement que tout кtre tend de
sa nature au bien, et rien ne s'incline vers le mal si ce n'est
accidentellement. Ces substances spirituelles ne sont donc pas mauvaises par
nature. Toute rйalitй de ce monde est cause ou effet, sans quoi elle serait sans
lien avec les autres rйalitйs. Ces substances sont donc ou des causes seulement
ou encore des effets. Sont-elles des causes? Le mal ne peut кtre cause, si ce
n'est par accident, on l'a montrй, et tout ce qui est par accident doit кtre
ramenй а ce qui est par soi; on devra donc chercher en ces substances quelque
chose qui soit antйrieur а leur malice et par quoi elles soient causes; or ce
qui est premier en tout кtre est sa nature et son essence; ces substances ne
sont donc pas mauvaises par nature. Sont-elles des effets? La conclusion est
identique, tout agent dans son agir cherche le bien. Le mal ne peut donc кtre
l'effet de quelque cause, si ce n'est pas accident. Or ce qui est causй
uniquement par accident, n'est pas dans l'ordre de la nature, car toute nature
a son mode propre d'йvoluer dans l'кtre. Il est donc impossible que ces substances
soient mauvaises par nature. Toute chose a un кtre propre, conforme а sa nature.
Or l'кtre comme tel est bon; le signe en est que tous le recherchent. Si donc
ces substances йtaient mauvaises par nature, elles n'auraient point l'кtre. On l'a dйmontrй,
rien n'existe qui ne tienne son кtre de l'Кtre premier, et ce premier кtre est
le bien parfait. Et comme tout agent, en tant que tel, produit un кtre
semblable а lui, tout ce qui йmane de l'кtre premier est bon. Donc ces
substances, considйrйes dans leur кtre et leur nature, ne peuvent кtre
mauvaises. Il est impossible qu'un кtre soit absolument privй de toute
participation au bien; comme il est en effet identique d'кtre dйsirable et
d'кtre bon, si un кtre йtait dйnuй de toute bontй, il n'aurait rien en lui de
dйsirable; or en chacun son кtre est objet d'appйtition. Par consйquent si l'on
dit d'un кtre qu'il est mauvais par nature, il ne s'agit pas d'un mal absolu,
mais d'un mal particulier а cet кtre ou l'affectant sur tel ou tel point: par
exemple le poison n'est pas un mal absolu, mais un mal pour celui а qui il nuit;
ainsi ce qui est poison pour l'un est aliment pour l'autre. La raison en est
qu'un bien particulier, propre а l'un, est contraire au bien particulier,
propre а l'autre; ainsi la chaleur qui est le bien du feu, est contraire au
froid qui est le bien de l'eau et le fait disparaоtre. Par consйquent il est
impossible de dire d'un кtre qui par nature tend au bien absolu et non а un
bien particulier, que sous cet aspect il est mauvais par nature. Or telle est
toute intelligence. Son bien est dans son opйration dont l'objet est
l'universel et l'кtre pur et simple. Il est donc impossible qu'une intelligence
soit mauvaise par nature, que ce soit absolument ou seulement en partie. L'ordre naturel
est qu'en tout кtre, dotй d'intelligence, celle-ci meuve l'appйtit car l'objet
propre de la volontй est le bien saisi par l'intelligence. Or le bien de la
volontй est dans ce qui est conforme а l'intelligence, ainsi, chez nous, est
bon ce qui est conforme а la raison, mauvais ce qui lui йchappe. Une substance
spirituelle veut donc naturellement le bien. Il est ainsi impossible que ces
substances spirituelles auxquelles les mages font appel, soient mauvaises par
nature. La volontй tend naturellement au bien que saisit l'intelligence, comme а
son objet propre et а sa fin, aussi est-il impossible qu'une substance
spirituelle ait par nature une volontй mauvaise, а moins que son intelligence
ne se trompe dans le jeu naturel de son jugement sur le bien. Or aucune intelligence
ne peut errer de la sorte: dans les actes de l'intelligence, les jugements faux
sont comme les monstres dans le monde de la nature; ceux-ci n'appartiennent pas
а l'ordre de la nature, ils lui sont йtrangers; en effet la perception du vrai
est le bien de l'intelligence et sa fin naturelle. Il est donc impossible
qu'une intelligence puisse par le jeu de la nature errer dans son jugement sur
le vrai. Il est par consйquent impossible qu'une substance spirituelle ait une
volontй naturellement mauvaise. Aucune facultй de connaissance ne se
trompe dans la saisie de son objet, si ce n'est а cause de quelque dйfaut ou
dйsagrйgation intйrieure, puisque par nature elle est axйe sur la connaissance
de cet objet; ainsi l'_il ne se trompe pas dans la perception de la couleur
s'il n'est atteint de quelque altйration. Mais toute dйfectuositй et toute
corruption йchappe а l'ordre de la nature, car la nature tend а l'кtre et а la
perfection du sujet. Il est donc impossible qu'une facultй de connaissance
dйvie par nature de la rectitude de son jugement sur son objet. Or l'objet
propre de l'intelligence est le vrai. Il est donc impossible qu'une
intelligence erre par le ieu de sa nature dans la connaissance du vrai, et pas
davantage une volontй ne peut dйfaillir par le jeu de sa nature dans sa course
vers le bien. L'autoritй de l'Йcriture nous le confirme dans ce mot а Timothйe: « Toute
crйature de Dieu est bonne » ; et de la Genиse: « Dieu vit
toutes les choses qu'il avait faites, et elles йtaient trиs bonnes ». Ainsi on dissipe
l'erreur des Manichйens pour qui ces substances spirituelles que nous appelons
habituellement dйmons ou diables, sont mauvaises par nature. Pareillement on
rйfute cette opinion que Porphyre rapporte: « Quelques-uns pensent
qu'il existe un genre d'esprits dont le propre est d'exaucer les magiciens,
faux par nature, de toute forme, imitant les dieux et les dйmons et les вmes
des dйfunts. Ces esprits font tout ce qui semble кtre bon ou mauvais.
D'ailleurs, а l'йgard de ce qui est vraiment bien, ils ne sont d'aucun secours,
mieux ils l'ignorent. Quant au mal, ils se le concilient, ils accusent et
йcartent souvent ceux qui dans la ferveur recherchent la vertu. Ils sont pleins
de tйmйritй et d'orgueil; les viandes brыlйes les rйjouissent et les flatteries
les sйduisent ». A travers ces paroles on dйcouvre suffisamment la
malice des dйmons auxquels la magie fait appel; elles sont а reprendre
seulement quand elles avancent que cette malice leur est naturelle. 108: ARGUMENTATION PAR LAQUELLE ON TEND A PROUVER QUE LES DЙMONS
NE PEUVENT PЙCHER
La
malice des dйmons ne leur est pas naturelle; on a pourtant dйmontrй qu'ils sont
mauvais; il reste donc nйcessairement qu'ils sont mauvais par leur volontй. Il
faut en consйquence chercher comment cela est possible. Il semble en effet que
cela soit absolument impossible. 1. On a montrй au second Livre qu'aucune
substance spirituelle n'est par nature unie а un corps, si ce n'est l'вme
humaine et, d'aprиs certains, l'вme des corps cйlestes: de celle-ci on ne peut
raisonnablement penser qu'elle soit mauvaise puisque le mouvement de ces corps
est d'un ordre parfait et qu'il est en quelque sorte le principe de tout
l'ordre de la nature. Or toute facultй cognoscitive autre que l'intelligence,
se sert d'organes corporels animйs. Il n'est donc pas possible que dans ces
substances spirituelles il y ait une vertu de connaissance autre que
l'intelligence. Par consйquent tout ce qu'elles connaissent, elles le
saisissent par l'intelligence. Or dans l'apprйhension intellectuelle, il n'y a
pas d'erreur. Toute erreur provient en effet d'une dйfaillance de
l'intelligence; l'erreur ne peut donc se glisser dans la connaissance de ces
substances. Mais sans une erreur prйalable la volontй ne peut aucunement
pйcher, elle tend toujours au bien connu, par consйquent sans une erreur dans
l'apprйhension du bien, il ne peut y avoir de pйchй dans la volontй. Il semble
donc que pour ces substances le pйchй de la volontй soit impossible. 2. Chez nous, dans le domaine des choses dont nous
possйdons une science vraie, sur le plan de l'universel, le pйchй de la volontй
provient du fait que notre jugement rationnel sur un point particulier est gкnй
par quelque passion qui lie notre raison. Or il ne peut y avoir chez les dйmons
de passions semblables, car elles appartiennent а la partie sensible de l'вme
dont toutes les opйrations supposent un organe corporel. Si donc ces substances
possиdent une juste science sur le plan de l'universel, il est impossible que
leur volontй tende au mal en raison d'une dйfaillance dans leur connaissance du
particulier. 3. Aucune facultй de connaissance ne se trompe en face de son objet
propre, mais seulement en face d'un objet qui lui est йtranger: dans son
jugement sur les couleurs, la vue ne commet pas d'erreur; mais que, sur la
vision qu'il en a, l'homme juge de la saveur et de l'espиce d'une chose, lа
peut se glisser l'erreur. Or l'objet propre de l'intelligence est l'essence des
choses. Par consйquent dans cette saisie de la quidditй pure des choses par la
connaissance intellectuelle, aucune erreur ne peut se glisser; l'erreur de
l'intelligence vient de ce que, comme en notre cas, l'intelligence atteint les
formes des choses, mкlйes aux images. Mais ce mode de connaissance n'est pas
celui des substances spirituelles qui ne sont pas unies а un corps, car sans
corps il n'y a pas de phantasmes. Il est donc impossible que l'erreur se glisse
dans la connaissance des substances sйparйes et par consйquent le pйchй dans
leur volontй. 4. Chez nous l'erreur arrive dans l'opйration de l'intelligence qui
compose et divise, du fait qu'il n'y a pas purement et simplement apprйhension
de l'essence, mais composition de cette essence perзue avec autre chose. Au
contraire dans cette opйration intellectuelle qu'est la perception de l'essence
de la chose, il n'y a pas possibilitй d'erreur si ce n'est accidentellement,
dans la mesure oщ l'on y retrouve quelque chose de l'intelligence qui compose
et divise. Ceci provient de ce que notre intelligence n'aboutit pas
immйdiatement а la connaissance de la quidditй des choses mais l'atteint dans
un mouvement de recherche: ainsi nous saisissons d'abord l'animal puis divisant
ce genre en ses diffйrences opposйes, nous laissons l'une et adjoignons l'autre
au genre jusqu'а ce que nous parvenions а la dйfinition de l'espиce. L'erreur
est susceptible de s'infiltrer dans cette progression, si l'on prend comme
diffйrence du genre ce qui n'en est pas. Mais cette dйmarche de l'intelligence
en vue de connaоtre ce qu'est une chose, est le fait d'une intelligence qui par
son raisonnement va d'une vйritй а l'autre, et non celui des substances
sйparйes, comme on l'a dйmontrй. Il ne semble donc pas que la connaissance de
ces substances soit susceptible d'erreur, ni par consйquent leur volontй de
pйchй. 5.
L'appйtit de tout кtre ne tend qu'а son bien propre, aussi semble-t-il
impossible qu'un кtre pour qui il n'est qu'un seul et unique bien, se trompe
dans son mouvement d'appйtition. C'est pourquoi, bien que le pйchй puisse se
rencontrer dans les rйalitйs de la nature, en raison d'un dйfaut survenant dans
la rйalisation de la tendance, jamais il ne se trouve dans l'appйtit naturel
lui-mкme: la pierre tend toujours vers le bas, qu'elle y parvienne ou qu'elle
en soit empкchйe. Mais chez nous, le pйchй atteint nos appйtitions, car du fait
de la composition de notre nature spirituelle et corporelle, des biens divers
se prйsentent а nous. Diffйrent est notre bien du point de vue de
l'intelligence, du point de vue des sens et du point de vue du corps. Entre ces
divers biens humains il est une hiйrarchie: le bien secondaire est ordonnй au
bien principal. Dиs lors nous pйchons dans notre volontй, quand, sans respecter
cet ordre, nous nous attachons au bien relatif au dйtriment du bien absolu.
Mais cette composition et cette diversitй de biens ne se rencontrent pas chez
les substances sйparйes, bien plus tout leur bien se prend de l'intelligence.
Il semble donc que dans leur volontй il ne soit pas de place pour le pйchй. 6. Le pйchй de
volontй provient chez nous de ce que nous dйpassons ou n'atteignons pas ce
milieu dans lequel se tient la vertu. Aussi lа oщ il ne peut y avoir ni excиs
ni dйfaut, mais seulement milieu, la volontй est impeccable: nul ne saurait
pйcher dans la recherche de la justice puisque la justice est un milieu. Or les
substances spirituelles sйparйes ne peuvent rechercher que les biens
spirituels. Il serait en effet ridicule de soutenir que des кtres de nature
incorporelle soient а l'affыt des biens corporels ou que d'autres, dйmunis de
sens, recherchent des biens sensibles. Mais dans ce domaine des biens
spirituels, il n'y a pas d'excиs; par eux-mкmes ils tiennent un milieu entre
l'excиs et le manque; ainsi le vrai tient le milieu entre deux erreurs dont
l'une affirme en trop et l'autre en moins; et aussi les biens sensibles et
corporels tiennent-ils le milieu dans la mesure de leur conformitй а la raison.
Il n'apparaоt donc pas que les substances spirituelles puissent pйcher dans
leur volontй. 7. Une substance spirituelle semble moins susceptible de dйfectuositйs
qu'une substance corporelle. Or les substances corporelles, tels les corps
cйlestes, exemptes de toute contrariйtй intйrieure, sont sans dйfauts. A
fortiori, on ne trouvera pas de pйchй dans les substances sйparйes qui
йchappent а la contrariйtй, а la matiиre et au mouvement, ces sources de
dйfaillance. 109: COMMENT LE PЙCHЙ EST POSSIBLE CHEZ LES DЙMONS, ET QUELLE EN
EST LA NATURE
Cependant
l'autoritй de l'Йcriture montre а l'йvidence que chez les dйmons il y a un
pйchй de volontй. Il est dit dans la premiиre Йpоtre de Jean que: « le
diable a pйchй au commencement »; et dans son Йvangile il est dit du
diable qu'« il est menteur et pиre du mensonge et qu'il est
homicide dиs le commencement. » Et dans la Sagesse il est dit que: « par
la jalousie du diable la mort est entrйe sur la terre ». En adoptant la
thиse des Platoniciens, on rйpond facilement aux objections prйcйdentes. A leur
sens les dйmons sont des animaux au corps subtil et, en raison de ce
corps qui leur est uni, ils ont en eux une partie sensitive. On leur attribue
dиs lors les mкmes passions que cause en nous le pйchй, а savoir la colиre, la
haine et autres passions analogues; d'oщ ce mot d'Apulйe, « ils sont
passifs en leur esprit ». Et mкme en dehors de cette raison de leur
union а un corps, on pourrait encore, toujours selon les positions de Platon,
leur attribuer un genre de connaissance autre que celui de l'intelligence.
D'aprиs Platon en effet l'вme sensitive est elle-mкme incorruptible; dиs lors
elle est douйe d'une opйration а laquelle le corps ne communie pas. Ainsi rien
n'empкche de trouver l'opйration propre а l'вme sensitive et par consйquent les
passions dans une substance spirituelle, bien que non unie а un corps. Et de la
sorte cette substance porte en elle la mкme racine de pйchй que nous. Toutefois ces
deux thйories sont impossibles. On a dйjа dйmontrй qu'а part l'вme humaine
il n'est pas d'autres substances spirituelles unies а un corps. - Quant aux
opйrations de l'вme sensitive elles ne peuvent avoir lieu sans un corps, comme
il apparaоt de ce fait qu'une altйration de l'organe sensoriel entraоne la
corruption du sens correspondant; ainsi, que l'_il soit touchй et la vue
disparaоt. C'est pourquoi une altйration de l'organe du toucher, sans lequel
l'animal ne peut vivre, a pour effet la mort de l'animal. En vue d'йclairer
les problиmes soulevйs au chapitre prйcйdent, on se rappellera comment l'ordre
des causes finales est parallиle а celui des causes efficientes: la fin
subalterne est en dйpendance de la fin principale, comme l'agent second l'est
de l'agent premier. Dans les causes efficientes, les dйfectuositйs naissent de
ce que l'agent second йchappe а l'ordre de l'agent premier; par exemple, en
raison de son incurvation, la jambe ne rйpond pas, dans l'exйcution de son
mouvement, а l'impulsion donnйe par la force appйtitive, et la claudication
s'ensuit. Ainsi dans les causes finales, que la fin subalterne ne soit plus
dans l'axe de la cause premiиre, et le pйchй sera dans la volontй dont l'objet
est le bien et la fin. Cependant toute volontй veut par nature le bien
propre au sujet volontaire, а savoir la perfection de l'кtre mкme, et ne peut
vouloir le contraire. On ne trouvera donc aucun pйchй chez celui dont le bien
propre est la fin derniиre qui ne rentre sous l'ordre d'aucune autre fin, mais
embrasse sous le sien tous les autres. Cet кtre est Dieu; son кtre est le
souverain bien qui est la fin derniиre. En Dieu il ne peut donc кtre de pйchй
de volontй. Mais chez les autres кtres, douйs d'une volontй, dont le bien propre est
nйcessairement contenu sous l'ordre d'un autre bien, а considйrer leur nature,
on pourra rencontrer le pйchй de volontй. Certes en chacun son inclination de
volontй le porte а vouloir et а aimer sa propre perfection au point que tout
vouloir contraire sera exclu; toutefois il ne lui est pas naturel d'ordonner sa
perfection а une autre fin jusqu'а ne plus s'y soustraire, car la fin
supйrieure n'est pas celle de sa nature, mais celle d'une nature supйrieure.
Cet engagement de sa propre perfection dans l'ordre de cette fin supйrieure est
donc laissй а son libre arbitre. Il est en effet une diffйrence entre ceux qui
sont dotйs de volontй et ceux qui ne le sont pas. Les premiers s'engagent
eux-mкmes avec leurs biens vers leur fin; on dit alors qu'ils ont un libre
arbitre; les autres, dйpourvus de volontй, ne s'engagent pas vers leur fin; ils
y sont engagйs par un agent supйrieur, quasi agis par un autre et non par
eux-mкmes. Dans la volontй de la substance sйparйe le pйchй fut donc possible du
fait qu'elle n'a pas axй son bien propre et sa perfection sur la fin derniиre,
et s'est attachйe а son bien propre comme а sa fin. Et comme les rиgles de
l'agir sont prises de la fin, elle a en consйquence voulu tout rйgler d'aprиs
elle-mкme en qui elle a mis sa fin, sans plus rйgler sa volontй sur un кtre
supйrieur. Or une telle attitude n'appartient qu'а Dieu. C'est en ce sens qu'il
faut entendre ce mot: elle a dйsirй кtre йgale а Dieu. Cela n'a pu
signifier que son bien ait pu йgaler le bien divin, ce qui ne pouvait naоtre en
son intelligence, et, en le dйsirant, elle eыt dйsirй ne plus кtre puisque la
distinction des espиces provient de la diversitй des degrйs chez les кtres,
comme on l'a montrй dйjа. Vouloir кtre la rиgle des autres et ne pas rйgler sa
volontй sur celle d'un autre qui est supйrieur, c'est vouloir tenir la premiиre
place et refuser en quelque sorte de se soumettre: tel est le pйchй d'orgueil.
Aussi dit-on justement que le premier pйchй du dйmon fut l'orgueil. - Mais
une erreur sur le principe est une source d'erreurs variйes et multiples; ce
premier dйsordre de volontй chez le dйmon est l'origine de pйchйs multiples
dans la volontй: haine а l'endroit de Dieu qui rйsiste а son orgueil et punit
trиs justement sa faute, envie а l'endroit de l'homme, et combien d'autres
pareils. On doit encore considйrer que, si le bien propre d'un individu est
engagй dans l'ordre de plusieurs autres biens supйrieurs, cet individu est
libre de renoncer а l'ordre de tel bien supйrieur, sans abandonner l'ordre d'un
autre, supйrieur ou infйrieur: par exemple, un soldat est sujet de son roi et
de son chef d'armйe; dans sa volontй il peut rechercher le bien de son chef, et
non celui de son roi, ou le contraire. Mais que le chef rйcuse l'ordre du roi,
la volontй du soldat sera bonne qui se refusera а celle du chef en faveur de
celle de son roi; elle sera au contraire mauvaise, si elle suit celle du chef
contre celle du roi, car l'ordre d'un principe infйrieur est en dйpendance de
l'ordre du principe supйrieur. Or les substances sйparйes ne sont pas seulement
ordonnйes а Dieu, mais les unes aux autres, de la premiиre jusqu'а la derniиre,
on l'a montrй au Deuxiиme Livre. Et comme tout кtre, douй de volontй,
au-dessous de Dieu, est susceptible de pйcher, а considйrer sa nature, il fut
possible que l'une de ces substances parmi les plus йlevйes, voire mкme la
premiиre de toutes, pйchвt par sa volontй. Et cela paraоt d'autant plus
probable qu'elle ne se serait pas reposйe en son bien, comme en sa fin, si ce
bien n'avait йtй d'une grande perfection. Il put se faire que parmi les
substances infйrieures quelques-unes, de par leur propre volontй, se soient
fixйes sur celle-ci, abandonnant l'ordre divin; elles pйchиrent pareillement;
mais les autres, fidиles dans leur volontй а l'ordre de Dieu, se sont justement
soustraites а l'ordre de cette substance pйcheresse, bien qu'elle leur fыt
supйrieure dans sa nature. Comment la volontй des unes et des autres demeure
fixйe dans le bien ou le mal, on le montrera au quatriиme Livre. Ceci en effet
relиve des peines et des rйcompenses des bons et des mauvais. Toutefois il est
une diffйrence entre l'homme et la substance sйparйe: chez l'homme se
rencontrent des forces appйtitives diverses, hiйrarchisйes entre elles, ce que
l'on ne trouve pas chez les substances sйparйes, mais celles-ci sont cependant
subordonnйes entre elles. Or le pйchй de la volontй naоt de toute dйfaillance
de l'appйtit infйrieur. De mкme donc que chez les substances sйparйes le pйchй
provenait d'une dйfaillance dans leur subordination а l'ordre divin ou d'une dйfaillance
de l'une d'entre elles dans sa rйfйrence а une substance supйrieure, fidиle а
l'ordre divin, de mкme chez l'homme le pйchй revкt deux formes. D'une part, la
volontй humaine n'oriente pas son bien propre vers Dieu: pйchй commun а l'homme
et а la substance sйparйe; d'autre part, le bien d'un appйtit infйrieur n'est
pas rйglй par l'appйtit supйrieur, par exemple lorsque nous recherchons les
plaisirs de la chair, objet de l'appйtit concupiscible, а l'encontre du bien de
la raison. Ce genre de pйchй ne se rencontre pas chez les substances sйparйes. 110: RЙPONSE AUX OBJECTIONS PRЙCЙDENTES
Ainsi
donc la rйponse aux difficultйs prйcйdentes est facile. ad 1, 2, 3, 4. Nous ne
sommes pas obligйs de dire que l'erreur de la substance sйparйe en son
intelligence fut de juger bon ce qui ne l'йtait pas, mais de n'avoir pas fixй
le bien supйrieur auquel elle devait rйfйrer son bien propre. La raison put en
кtre un repliement intensif de sa volontй sur son propre bien: il appartient en
effet au libre arbitre de s'attacher а ceci ou а cela. ad 5. Il est encore йvident qu'elle ne
rechercha qu'un seul bien, le sien propre, mais son pйchй consista dans
l'abandon du bien supйrieur sur lequel elle devait se porter. De mкme que pour
nous le pйchй est de dйsirer des biens infйrieurs, а savoir du corps, en dehors
de la raison, de mкme pour le dйmon son pйchй fut de ne pas rapporter son bien
propre au bien divin. ad 6. Il est de mкme йvident que la substance sйparйe
ne respecta pas le milieu propre а la vertu: elle ne se soumit pas au bien
supйrieur et en s'accordant ainsi plus qu'elle ne devait, elle donna а Dieu
moins qu'il ne lui йtait dы, Lui а qui sont soumis tous les кtres comme а leur
premier Ordonnateur. Il est clair que dans ce pйchй le juste milieu vertueux
n'est pas dйpassй а cause d'une passion dйbordante, mais d'une inйgalitй sur le
plan de la justice qui rиgle nos opйrations. Chez les substances sйparйes il y
a des opйrations, mais non des passions. ad 7. L'absence de dйfectuositй chez les
corps supйrieurs n'entraоne pas l'impossibilitй de pйcher chez les substances
sйparйes. En effet les corps et tous les кtres, dйmunis de raison, sont
« agis »; ils ne se meuvent pas eux-mкmes, car ils ne sont pas les
maоtres de leurs actes. Dиs lors ils ne peuvent йchapper а la rиgle premiиre de
la cause efficiente et motrice si ce n'est en ce qu'ils ne bйnйficient pas
pleinement de la rectitude de cette rиgle, ce qui arrive par l'indisposition de
la matiиre. C'est pourquoi les corps supйrieurs dont la matiиre n'est sujette а
aucune indisposition, ne peuvent jamais dйfaillir de la rectitude propre а la
rиgle premiиre. Quant aux substances raisonnables ou spirituelles, non
seulement elles sont mues, mais elles se meuvent elles-mкmes а leurs actes
propres, et cela d'autant mieux que leur nature est plus parfaite: lа oщ la
nature est plus parfaite, plus parfait est йgalement l'agir. Dиs lors la
perfection de leur nature n'est pas incompatible avec le pйchй au sens que nous
avons dit, а savoir qu'elles se fixent sur elles-mкmes sans plus considйrer
l'ordre de l'agent supйrieur. 111: COMMENT LES CRЙATURES RAISONNABLES SONT SOUMISES A LA DIVINE
PROVIDENCE SELON UN RЙGIME PARTICULIER
Des
exposйs antйrieurs il ressort que la divine Providence s'йtend а toutes choses.
Il importe nйanmoins de remarquer comment, en comparaison des autres кtres, les
crйatures intellectuelles et raisonnables jouissent d'un rйgime providentiel
particulier. Celles-ci en effet dйpassent les autres crйatures par la perfection de
leur nature et la dignitй de leur fin: par la perfection de leur nature, car
seule la crйature raisonnable est maоtresse de son acte; elle se meut librement;
les autres sont plutфt mues qu'elles ne se meuvent а leurs opйrations propres.
Par la dignitй de leur fin: seule encore la crйature raisonnable, par son
opйration, la connaissance et l'amour de Dieu, atteint la fin derniиre de
l'univers; les autres crйatures n'atteignent celle-ci que par une certaine
participation а sa ressemblance. Or toute forme d'activitй varie avec la fin
que l'on se propose et les йlйments propres de l'opйration: un art s'exerce
diversement selon le but assignй et la matiиre travaillйe, ainsi le mйdecin
applique des traitements diffйrents, selon qu'il s'agit de guйrir une maladie
ou d'affermir une santй; il est divers encore selon la diffйrence des
tempйraments. Et de mкme dans le gouvernement de la citй, l'ordre doit-il se
plier aux diverses conditions des sujets en cause et des fins poursuivies: on
lйgifиre autrement en vue de prйparer des soldats а la guerre et des artisans а
la bonne marche de leur mйtier. Pareillement les crйatures raisonnables
sont-elles soumises а la divine Providence selon un rйgime particulier qui
n'est point celui des autres crйatures. 112: COMMENT LES CRЙATURES RAISONNABLES SONT GOUVERNЙES POUR ELLES-MКMES
ET LES AUTRES EN RAISON D'ELLES
La
condition mкme de cette nature spirituelle qui la constitue maоtresse de son
activitй, requiert de la Providence une vigilance s'adressant а elle pour
elle-mкme, et le fait pour les autres natures de n'avoir aucune maоtrise sur
leur agir prouve qu'elles ne sont pas dignes d'attention pour elles-mкmes mais
qu'elles sont subordonnйes а d'autres. L'кtre uniquement mы par un autre a valeur
d'instrument; celui qui au contraire se meut soi-mкme, a valeur d'agent principal.
Or l'instrument n'offre pas d'intйrкt pour lui-mкme, il ne vaut qu'entre les
mains de l'agent principal; aussi tous les soins dont on entoure les
instruments, se rйfиrent-ils, comme а leur fin, а l'agent principal. Par contre
toute l'attention que retient sur lui-mкme ce dernier, soit de sa part, soit de
celle des autres, est а son profit. Les crйatures spirituelles sont donc
йtablies par Dieu, comme devant кtre gouvernйes pour elles-mкmes, les autres
crйatures en raison d'elles. Quiconque est maоtre de son acte est libre dans son
agir, celui-lа est libre en effet qui est cause de soi, mais celui qui
est dйterminй а l'action par un autre est soumis а son joug. Toute autre
crйature que la crйature spirituelle est donc par sa nature en servitude, seule
celle-ci est libre. Or tout gouvernement pourvoit aux sujets libres pour
eux-mкmes, aux esclaves en raison de leurs services. Ainsi la Providence divine
rйgit-elle les crйatures raisonnables pour elles-mкmes, les autres en fonction
de celles-ci. Quand plusieurs кtres sont coordonnйs en vue d'une fin, ceux qui ne
peuvent par eux-mкmes atteindre cette fin, sont subordonnйs а ceux qui
l'atteignent, йtant par eux-mкmes ordonnйs а cette fin. Ainsi la fin de l'armйe
est la victoire, et ce sont les soldats qui la remportent par leur propre
combat. Aussi sont-ils recrutйs pour eux-mкmes dans l'armйe, tandis que tous
les autres, assignйs а quelque emploi: garde des chevaux, fabrique de
l'armement, ne sont voulus dans l'armйe qu'en raison des soldats. Or de la
doctrine antйrieure il ressort que Dieu est la fin de l'univers, seule une
nature intellectuelle peut l'atteindre en lui-mкme par la connaissance et
l'amour. En consйquence seule la nature spirituelle est voulue pour elle-mкme
dans l'univers, les autres le sont pour elle. Dans la constitution d'un tout, les
parties principales sont recherchйes pour elles-mкmes, les autres sont exigйes
pour conserver ou amйliorer les premiиres. Or, parmi les йlйments de l'univers,
les plus nobles sont les crйatures spirituelles qui se rapprochent le plus de
la ressemblance divine. Elles sont ainsi gouvernйes pour elles-mкmes et les
autres а cause d'elles. Il est encore manifeste que toutes les parties d'un
tout sont conзues en vue de sa perfection: le tout n'est point pour les parties,
mais bien les parties pour le tout. Or les natures spirituelles ont plus
d'affinitй que les autres avec le tout: en effet chacune d'elles est en quelque
sorte toute chose dans la mesure oщ son intelligence embrasse tout l'кtre,
tandis que toute autre substance n'a de l'кtre qu'une participation limitйe. Il
est donc normal que Dieu pourvoie aux autres кtres au bйnйfice des substances
spirituelles. Les dispositions passives d'un кtre sont conformes au cours naturel des
choses. Or le cours de la nature veut que la substance spirituelle use de tous
les autres кtres pour son propre compte, soit pour la perfection de son
intelligence qui contemple en elles la vйritй, soit pour l'exercice de sa
puissance et l'exйcution de ce qu'elle a conзu, tel l'artiste qui rйalise dans
la matiиre corporelle son idйal artistique, soit mкme pour le soutien du corps
uni а l'вme intellectuelle, comme c'est le cas chez les hommes. Il est donc
manifeste que la Providence a ordonnй tous les кtres aux substances
spirituelles. Quiconque veut un objet en raison de ses qualitйs propres le veut
toujours; ce qui en effet a sa raison d'кtre en soi, est toujours. Mais si l'on
recherche un objet en vue d'autre chose, il n'est pas nйcessaire qu'on le
recherche toujours; on le recherche seulement dans la mesure oщ il est en
liaison avec ce qui dйtermine la recherche. Or l'кtre des choses dйcoule de la
volontй de Dieu, comme il ressort des exposйs antйrieurs. Par consйquent les
кtres qui demeurent sont voulus de Dieu pour eux-mкmes; ceux qui passent sont
voulus, non pour eux-mкmes, mais pour autre chose. Les substances spirituelles,
parce qu'elles sont incorruptibles, appartiennent spйcialement а la premiиre
catйgorie; de plus elles sont immuables si ce n'est dans leurs choix. Les
substances spirituelles sont donc gouvernйes pour elles-mкmes, les autres le
sont au bйnйfice de celles-ci. Le fait que toutes les parties de l'univers soient
ordonnйes а la perfection de l'ensemble, ne contredit pas ces dйmonstrations:
toutes les parties concourent а la perfection de l'ensemble en ce que l'une est
au service de l'autre. Ainsi dans le corps humain, le poumon appartient а la
perfection du corps parce qu'il est utile au c_ur; de lа il n'est pas
contradictoire d'affirmer que le poumon est au service du c_ur et de l'animal
tout entier. Pareillement sans plus d'opposition on dit que les autres natures
sont au service des crйatures spirituelles et de la perfection de l'ensemble:
si en effet les choses que requiert la perfection des substances spirituelles
manquaient, l'univers serait incomplet. De mкme encore ces conclusions ne sont pas
infirmйes par le fait que les individus sont au service de leurs espиces
respectives. Car le fait qu'ils sont ordonnйs а leurs espиces propres, ils le
sont aussi а la nature intellectuelle. Un кtre corruptible quelconque, ordonnй
а l'homme, ne l'est pas en effet а un individu humain seulement, mais а toute
l'espиce humaine. Or un кtre corruptible ne pourrait кtre ainsi au service de
toute l'espиce humaine, si ce n'йtait toute son espиce qui agissait en lui.
L'ordre selon lequel les espиces corruptibles sont ordonnйes а l'homme requiert
donc que les individus le soient а leur espиce. Nйanmoins en affirmant que les substances
sont rйgies en raison d'elles-mкmes par la divine Providence, nous ne
prйtendons pas qu'elles ne soient pas ultйrieurement rapportйes а Dieu et а la
perfection de l'univers. Elles sont rйgies pour elles-mкmes et les autres en
raison d'elles, en ce sens que les biens qui leur sont dйpartis par la divine
Providence, ne leur sont pas accordйs pour le service de quelque autre, tandis
que ce qui est accordй aux autres кtres dans le plan divin, est au profit de
ces natures spirituelles. Aussi est-il dit: « Ne regarde point le soleil,
la lune et tous les autres astres du ciel, et induit en erreur,
ne les adore pas, ni honore ces astres que le Seigneur a crййs au service de
tous les peuples qui sont sous le ciel. » Et encore: « Tu as
mis toutes choses sous ses pieds, brebis et b_ufs tous ensemble, et les animaux
des champs ». Et: « Vous, maоtre de votre force, vous jugez
avec sйrйnitй, et vous nous gouvernez avec sollicitude ». Ces affirmations
excluent l'erreur de ceux qui prйtendent que l'homme pиche en tuant les
animaux. Par la divine Providence, selon l'ordre naturel des choses, les
animaux sont а l'usage de l'homme; aussi sans aucun prйjudice celui-ci peut-il
s'en servir, soit en les tuant, soit de toute autre maniиre. C'est pourquoi le
Seigneur dit а Noй: « Tout ce qui se meut et qui a vie, vous servira de
nourriture; je vous donne tout cela, comme je vous avais donnй l'herbe
verte. » Si dans la Sainte Йcriture il est dйfendu de se
montrer cruel envers les animaux, comme tuer les oiseaux avec leurs petits,
c'est soit en vue de dйtourner l'вme de l'homme de toute cruautй envers les
autres hommes: cruel pour les animaux, l'homme risquerait de l'кtre pour les
hommes; soit parce que tuer un animal peut causer un prйjudice а celui qui le
tue ou а quelque autre; soit qu'il y ait en cela un certain symbolisme: ainsi
que l'explique l'Apфtre, а propos de ce passage du Deutйronome oщ il est
dйfendu de museler le b_uf quand il foule le grain. 113: COMMENT LA CRЙATURE RAISONNABLE EST MUE PAR DIEU DANS SON
ACTIVITЙ, EU ЙGARD NON SEULEMENT A L'ESPИCE, MAIS ENCORE A L'INDIVIDU
De cet
exposй il apparaоt que seule la crйature raisonnable est dirigйe par Dieu dans
son activitй, eu йgard non seulement а l'espиce, mais encore а l'individu. Toute chose
semble кtre pour son opйration: l'opйration est en effet la plus haute
perfection d'un кtre. Chaque кtre est donc mы par Dieu dans son agir suivant
son rang dans l'ordre providentiel divin. Or la crйature raisonnable relиve de
la divine Providence comme gouvernйe et digne d'attention pour elle-mкme et non
pas seulement en vue de l'espиce, comme il en est des autres crйatures
corruptibles: en effet l'individu, rйgi uniquement en vue de l'espиce, ne l'est
pas pour lui-mкme, tandis que la crйature raisonnable, nous l'avons dit, est
gouvernйe а son profit propre. Ainsi donc seules les crйatures raisonnables
sont mues par Dieu dans leurs activitйs, non seulement selon les conditions de
leur espиce mais encore selon leurs conditions individuelles. Les кtres qui
sont mus dans leur activitй uniquement selon les lois de leur espиce ne portent
pas en eux le pouvoir d'agir ou de ne pas agir: les propriйtйs de l'espиce sont
en effet communes et naturelles а tous les individus qu'elle embrasse, et ce
qui est de la nature n'est pas en notre dйpendance. Si donc l'homme йtait mы
dans ses activitйs uniquement suivant les lois de l'espиce, il ne lui
appartiendrait pas d'agir ou de ne pas agir, il devrait suivre l'inclination
naturelle commune а l'espиce, comme les autres crйatures non raisonnables. Il
est donc manifeste que la crйature raisonnable soit mue dans ses activitйs
conformйment, non seulement а la loi de son espиce, mais encore а sa loi
individuelle. Nous avons montrй comment la divine Providence s'йtend а chaque кtre en
particulier, mкme aux plus petits. Il importe en consйquence que la divine
Providence impose aux кtres dont les activitйs dйbordent l'inclination de leur
espиce, une rиgle d'agir autre que celle propre а cette espиce. Or chez la
crйature raisonnable les activitйs sont multiples que n'explique pas
l'inclination de l'espиce. Le signe en est que ces activitйs ne se ressemblent
pas en tous et qu'elles varient avec les divers individus. La crйature
raisonnable doit donc кtre dirigйe var Dieu dans son agir, non seulement
d'aprиs la loi de l'espиce, mais encore d'aprиs la loi propre а l'individu. Dieu pourvoit les
natures selon la capacitй de chacune: il a en effet formй chaque nature de
telle sorte que, selon ses prйvisions, elle puisse sous sa direction atteindre
sa fin. Or seule la crйature raisonnable est susceptible d'кtre dirigйe dans
son agir conformйment а ses exigences non seulement spйcifiques, mais encore
individuelles: grвce а son intelligence et а sa raison elle est capable de
saisir les divers aspects sous lesquels une chose est bonne ou mauvaise, compte
tenu des conditions des individus, du temps et du lieu. Ainsi seule la crйature
raisonnable est dirigйe par Dieu dans son activitй, non seulement selon les
exigences de l'espиce, mais encore selon celles propres а l'individu. La crйature
raisonnable relиve de la divine Providence parce qu'elle est gouvernйe par elle
et aussi parce que d'une certaine maniиre elle peut connaоtre le plan de la
Providence. En consйquence elle peut elle-mкme кtre une providence pour les
autres et les gouverner: ceci ne saurait кtre le fait des autres crйatures qui
participent а la Providence uniquement parce qu'elles lui sont soumises. Or du
fait que quelqu'un a la facultй de gouverner, il peut diriger et conduire ses
activitйs personnelles. La crйature raisonnable participe donc а la divine
Providence parce qu'elle est gouvernйe et encore parce qu'elle est susceptible
d'exercer un gouvernement: elle se gouverne dans son agir propre et encore elle
gouverne les autres. Nйanmoins toute providence subalterne est soumise а la
divine Providence comme а la Providence suprкme. Aussi chez la crйature
raisonnable, le gouvernement de son agir, en ce que cet agir a de personnel,
relиve-t-il de la divine Providence. Les activitйs personnelles de la crйature
raisonnable sont proprement celles qui йmanent de l'вme raisonnable. Or celle-ci
est immortelle, non seulement dans son кtre spйcifique, comme les autres
crйatures, mais dans son кtre individuel. Les actes de la crйature raisonnable
sont donc dirigйs par la divine Providence non seulement sous leur aspect
spйcifique, mais encore sous leur aspect personnel. De lа, bien que toutes choses soient
soumises а la Providence divine, cette intention spйciale qu'en fait la sainte
Йcriture а l'йgard de l'homme, « Qu'est-ce que l'homme que tu te
souviennes de lui, ou le fils de l'homme pour que tu le visites? » et:
« Dieu s'occupe-t-il des b_ufs? » Affirmations qui s'expliquent
de ce que Dieu pourvoit aux activitйs des hommes, non seulement en tant
qu'elles ressortissent а l'espиce, mais encore en tant qu'elles sont des
activitйs personnelles. 114: COMMENT DIEU DONNE DES LOIS AUX HOMMES
La
consйquence de ceci est que Dieu dut nйcessairement donner une loi aux hommes. De mкme que Dieu
dirige les activitйs des crйatures non raisonnables selon qu'elles
ressortissent а l'espиce, il doit pourvoir а celles des hommes sous leur aspect
individuel. Or Dieu dirige les activitйs des crйatures non raisonnables,
relevant de l'espиce, par une inclination naturelle qui est conforme а la
nature spйcifique. Il devra donner aux hommes en plus de cela un moyen de se
diriger dans leurs actes personnels: c'est ce moyen que nous appelons la loi. La crйature
raisonnable est soumise а la divine Providence de telle sorte qu'elle participe
d'une certaine maniиre а sa ressemblance, puisqu'elle peut se gouverner et
gouverner les autres. Or nous appelons loi ce par quoi s'exerce un tel
gouvernement. Il convenait donc que Dieu donnвt une loi aux hommes. La loi n'est rien
autre qu'un plan et une rиgle d'action; en consйquence une loi peut кtre
proposйe uniquement а ceux qui connaissent le plan de leur agir: c'est le cas
particulier de la crйature raisonnable pour qui seule donc une loi pouvait кtre
portйe. Une loi ne doit кtre donnйe qu'а ceux qui ont le pouvoir d'agir ou de ne
pas agir. Or seule la crйature raisonnable a ce pouvoir; seule elle peut donc
recevoir une loi. La loi est un plan d'action, et tout plan est conзu
d'aprиs la fin а rйaliser; aussi quiconque est susceptible de recevoir une loi,
la recevra de celui qui le conduit а sa fin: ainsi l'entrepreneur reзoit-il son
mot d'ordre de l'architecte, le soldat du chef d'armйe. Or la crйature
raisonnable trouve sa fin derniиre en Dieu et par Dieu. Il йtait donc normal
que Dieu donnвt une loi aux hommes. Aussi il est dit: « Je mettrai ma
loi au-dessus d'eux », et encore: « J'йcrirai pour Lui des
lois nombreuses ». 115: COMMENT LE BUT PRINCIPAL DE LA LOI DIVINE EST DE CONDUIRE
L'HOMME A DIEU
De ces
considйrations on peut dйduire quel est le but principal de la loi divine. Il est йvident
que par ses lois tout lйgislateur entend premiиrement conduire les hommes а la
fin qu'il se propose, le chef d'armйe а la victoire, le gouverneur de la citй а
la paix. Or la fin voulue par Dieu est Dieu lui-mкme. Le but principal de la
loi divine est donc de conduire les hommes а Dieu. En outre la loi est un plan de
gouvernement de la divine Providence proposйe а la crйature raisonnable. Mais
le gouvernement providentiel de Dieu conduit chaque кtre а sa fin propre. Le
but premier de la loi donnйe par Dieu aux hommes est donc de les conduire а leur
fin. Or cette fin est l'union а Dieu en quoi consiste la fйlicitй des hommes.
L'objectif principal de la loi divine est donc que l'homme s'attache а Dieu. L'intention de
tout lйgislateur est de rendre bons ceux pour qui il lйgifиre, aussi la matiиre
des prйceptes de la loi est-elle les actes de vertus. Parmi ces actes la loi
divine visera donc spйcialement les meilleurs. Et parmi tous les actes humains
ceux-ci sont les meilleurs par lesquels l'homme adhиre а Dieu, puisqu'ils sont
les plus proches de la fin. C'est par consйquent а la pratique de ces actes que
la loi divine oriente en premier lieu les hommes. La loi doit contenir avant tout ce dont
elle tire son efficacitй. Or la loi divine possиde une efficacitй du fait de la
soumission de l'homme а Dieu: nul en effet ne saurait кtre contraint par la loi
de quelque prince s'il n'est soumis а celui-ci. Le contenu principal de la loi
divine doit donc кtre l'union de l'вme а Dieu. C'est pourquoi il est dit: « Et
maintenant, Israлl, que demande de toi Yaweh, ton Dieu, si ce n'est que tu
craignes Yaweh, ton Dieu, que tu marches dans toutes ses voies, que tu l'aimes
et que tu serves Yaweh, ton Dieu, de tout ton c_ur et de toute ton вme ». 116: COMMENT L'AMOUR DE DIEU EST LA FIN DE LA LOI DIVINE
Puisque
l'union de l'homme а Dieu est l'intention premiиre de la loi divine et que
l'homme s'unit а Dieu avant tout par l'amour, il suit nйcessairement que la loi
divine vise principalement а l'amour. Il est manifeste que l'amour unit l'homme
а Dieu au plus haut degrй. Cette union de l'homme а Dieu est le fait de ses
deux facultйs, l'intelligence et la volontй; par ses autres facultйs en effet
l'homme ne peut rencontrer Dieu, mais seulement les кtres infйrieurs. Nйanmoins
l'union, rйalisйe par l'intelligence, ne reзoit sa plйnitude que de l'adhйsion
effectuйe dans la volontй: il appartient а la volontй de se reposer en quelque
sorte en l'objet possйdй par l'intelligence. Toutefois la volontй s'attache а
un objet soit par amour soit par crainte, mais diffйremment. S'attache-t-elle а
cet objet par crainte? Elle y adhиre а cause d'autre chose: elle veut йviter le
mal auquel l'exposerait la sйparation de cet objet. S'y attache-t-elle par
amour? Elle a en celui-ci la raison de son attachement. Or ce qui est recherchй
pour soi prime sur ce qui est recherchй pour autre chose. L'union а Dieu par
amour est donc la plus excellente des unions. En consйquence c'est ce que la
loi divine a premiиrement en vue. Le but de toute loi, et surtout de la loi
divine, est de rendre les hommes bons. Or l'homme est bon du fait de son bon
vouloir par lequel il met en valeur tout ce qui est bon en lui. Et ce vouloir
est bon qui se porte sur le bien et surtout sur le plus grand bien, la fin. Dans
la mкme mesure oщ le vouloir tend а ce bien, l'homme est bon. Mais le vouloir
humain est plus intense dans un mouvement d'amour que dans un mouvement de
crainte: dans ce dernier cas le vouloir est mйlangй d'involontaire; c'est le
cas de celui qui par crainte veut jeter ses marchandises а la mer. En
consйquence l'amour du Souverain Bien, Dieu, plus que tout rend les hommes
bons, et il est la fin principale de la loi divine. La bontй de l'homme est le fruit de la
vertu: le propre de la vertu est en effet de perfectionner le sujet
qui la possиde. Aussi, la loi a-t-elle en vue de rendre les hommes
vertueux, et les actes de vertu sont-ils la matiиre de ses prйceptes. Mais il
appartient а la vertu de faire que le vertueux agisse avec assurance et
joie. C'est ce que l'amour rйalise au plus haut point: en effet sous
l'emprise de l'amour nous agissons avec assurance et joie. L'amour du bien est
donc l'objet premier de la loi divine. Les lйgislateurs, par le commandement de
la loi qu'ils йdictent, impriment un mouvement а ceux pour qui ils lйgifиrent.
Or tous ceux qui sont mus par un premier moteur, reзoivent d'autant mieux cette
motion qu'ils participent plus intimement au mouvement de ce premier moteur et
а sa ressemblance. Or Dieu qui donne la loi divine, fait tout pour son amour.
Qui donc se porte vers Lui de cette maniиre, c'est-а-dire en l'aimant, est donc
mы excellemment vers Lui. Et puisque tout agent veut la perfection de la
matiиre sur laquelle il agit, le but de toute la lйgislation est donc que
l'homme aime Dieu. De lа il est йcrit: « La fin du commandement,
c'est la charitй; et il est dit que « le premier et plus grand
commandement de la loi est: tu aimeras le Seigneur ton Dieu ». De lа encore, la
loi nouvelle, en raison de sa plus haute perfection, est-elle appelйe loi
d'amour, tandis que la loi ancienne, moins parfaite, est dite loi de
crainte. 117: COMMENT LA LOI DIVINE NOUS CONDUIT A L'AMOUR DU PROCHAIN
De cet
exposй il ressort que la loi divine se propose l'amour du prochain. La
communautй d'une mкme fin unit effectivement ceux qui communient а cette fin.
Or les hommes se rencontrent en la fin derniиre et unique de la bйatitude а
laquelle ils sont conduits par Dieu. Ils doivent donc кtre unis entre eux par
une mutuelle dilection. Quiconque aime quelqu'un doit en consйquence aimer
ceux qu'il aime et ceux qui lui sont unis. Or les hommes sont aimйs de Dieu qui
leur a prйparй comme fin derniиre de jouir de Lui. Qui devient donc l'ami de
Dieu, doit devenir l'ami du prochain. Puisque l'homme est par nature un
animal social, il a besoin pour atteindre sa fin du secours des autres: ce
qui est le fruit par excellence de la dilection mutuelle entre les hommes. La
loi de Dieu qui conduit les hommes а leur fin derniиre leur prescrit donc
l'amour rйciproque. L'homme a besoin de tranquillitй et de paix pour
vaquer aux choses de Dieu. Or les obstacles а cette paix sont йcartйs surtout
par cette dilection mutuelle. Puisque la loi divine dispose des hommes pour
qu'ils s'adonnent aux choses de Dieu, la charitй mutuelle en est une suite
nйcessaire. La loi divine est offerte а l'homme comme un secours а la loi naturelle.
Or l'amour mutuel est naturel parmi les hommes: le signe en est que par
instinct naturel l'homme subvient а la nйcessitй d'un autre, mкme inconnu de
lui, par exemple en le remettant dans le bon chemin, en le relevant quand il
est tombй, et autres choses semblables, comme si les hommes йtaient entre
eux par nature des familiers et des amis. Ainsi la loi divine prescrit-elle
aux hommes la charitй mutuelle. De lа il est dit: « Mon prйcepte
est que vous vous aimiez les uns les autres ». Et « Nous avons
reзu ce commandement de Dieu que quiconque aime Dieu, aime aussi son
frиre ». Et il est encore dit que « le second commandement est:
tu aimeras ton prochain ». 118: COMMENT LA LOI DIVINE OBLIGE LES HOMMES A LA VRAIE FOI
La
conclusion de ceci est que la loi divine oblige les hommes а la vraie foi. De
mкme que l'amour sensible a son principe dans la vision corporelle, de mкme la
dilection spirituelle tient son origine de la vision intellectuelle d'un objet
aimable d'ordre spirituel. Cependant la connaissance spirituelle de cet кtre
aimable qu'est Dieu, ne peut prйsentement кtre obtenue que par la foi: Dieu est
au-dessus de notre raison naturelle, surtout comme objet de la jouissance qui
constitue notre bйatitude. Aussi est-il nйcessaire que la loi divine nous
conduise а la vraie foi. La loi divine gouverne l'homme de telle sorte qu'il
soit totalement soumis а Dieu. Or de mкme que par l'amour l'homme est soumis а
Dieu en sa volontй, ainsi par la foi lui est-il soumis en son intelligence, -
non certes par une foi en quelque erreur: rien d'erronй ne peut кtre en effet
proposй а l'homme par Dieu qui est la vйritй; aussi celui qui croit а quelque
chose de faux, ne croit pas en Dieu. La loi divine conduit donc les hommes а la
vraie foi. Quiconque se trompe au sujet d'un йlйment constitutif d'un кtre, ne
connaоt point cet кtre: qui se saisirait d'un animal irrationnel jugeant que
c'est un homme, ne connaоtrait pas l'homme. Il en va autrement si l'erreur
porte sur un aspect accidentel de cet кtre. Nйanmoins dans le cas des composйs,
si l'erreur au sujet de l'un de leur principe constitutif n'en permet pas une
vraie connaissance, elle en laisse une certaine connaissance: par exemple celui
qui prйtend que l'homme est un animal non raisonnable, le connaоt pourtant sous
son aspect gйnйrique. Cependant dans le cas d'une rйalitй simple il n'en
saurait кtre ainsi: toute erreur exclut totalement la connaissance de cet кtre.
Or Dieu est l'кtre simple par excellence. Aussi quiconque se trompe а son sujet
ne le connaоt aucunement: tel celui qui croit que Dieu est corporel, ne le
connaоt pas, mais il imagine quelque chose d'autre que Dieu. Cependant un кtre
est aimй et dйsirй comme il est connu. Qui donc fait erreur sur Dieu ne peut ni
l'aimer, ni le dйsirer comme fin. Puisque la loi divine tend а ce que les
hommes aiment et dйsirent Dieu, elle les oblige donc а possйder de lui une
vraie foi. Une opinion fausse est dans l'ordre intellectuel ce que dans l'ordre
moral est le vice opposй а la vertu: le vrai est en effet le bien de
l'intelligence. Or il appartient а la loi divine de proscrire les vices, de
mкme lui revient-il d'йcarter les faux jugements sur Dieu et sur ce qui est de
Dieu. De
lа il est dit: « Sans la foi il est impossible de plaire а Dieu ».
Et avant que tout autre prйcepte de la loi soit donnй, est proposйe la foi
vraie au sujet de Dieu, quand il est dit: « Entends, Israлl: Notre
Seigneur Dieu est un Seigneur unique.» Cette conclusion exclut l'erreur de ceux
qui prйtendent qu'il importe peu au salut de l'homme qu'il serve Dieu avec
telle ou telle croyance. 119: COMMENT NOTRE ВME EST ORIENTЙE VERS DIEU PAR CERTAINES CHOSES
SENSIBLES
Parce
qu'il est connaturel а l'homme de recevoir sa connaissance par les sens et
qu'il lui est trиs difficile de dйpasser le sensible, Dieu a pourvu а ce que,
mкme dans le domaine du sensible, il trouve un rappel des choses divines: ainsi
l'intention de l'homme est-elle ramenйe plus facilement vers elles, mкme si son
esprit n'est pas assez puissant pour les contempler directement. A cette fin ont
йtй instituйs des sacrifices sensibles que l'homme offre а Dieu, non parce
qu'il en a besoin, mais pour signifier а l'homme qu'il doit rapporter а Dieu,
comme а sa fin et а son Crйateur, Roi et Seigneur de l'univers, et sa personne
et ses biens. De mкme l'homme reзoit-il certaines sanctifications sous des formes
sensibles: il est lavй, oint, nourri ou dйsaltйrй tandis que sont prononcйes
des paroles sensibles: de la sorte est reprйsentй а l'homme sensiblement
comment les dons spirituels lui viennent de l'extйrieur et de Dieu dont le nom
est exprimй dans les formules. Les hommes ont encore recours а des pratiques
sensibles, telles que des prostrations, des gйnuflexions, des exclamations
vocales et des chants, non pour йveiller Dieu, mais pour se stimuler eux-mкmes
aux choses de Dieu. Tout cela est fait non en raison de l'indigence de Dieu: il
connaоt tout, sa volontй est immuable; ce sont les affections du c_ur et non
les mouvements du corps en eux-mкmes qui lui agrйent; mais nous accomplissons
cela pour nous afin que par ces _uvres sensibles notre intention soit dirigйe
vers Dieu et notre amour enflammй. En mкme temps nous confessons que Dieu est
l'auteur de notre вme et de notre corps, lui а qui nous offrons ces hommages
spirituels et corporels. Aussi n'est-il pas йtonnant que les hйrйtiques, niant
que Dieu soit l'auteur de notre corps, condamnent ces hommages corporels а son
endroit. En cela ils ne se souviennent pas de leur condition d'hommes
puisqu'ils ne jugent pas ces manifestations sensibles nйcessaires а la
connaissance intйrieure et а l'amour. L'expйrience pourtant prouve que les
activitйs corporelles stimulent l'вme dans la connaissance et l'amour. Il est
donc йvident qu'il est sagesse de se servir йgalement des choses sensibles pour
йlever notre вme vers Dieu. Le culte de Dieu consiste dans ces hommages
sensibles. Nous sommes dits cultiver une chose quand par nos _uvres nous
lui consacrons tous nos soins. En ce qui concerne Dieu nous apportons un
effort, non а son profit (comme dans le cas oщ nous dйpensons notre activitй
pour « cultiver » une chose, mais parce que par de tels actes nous
nous approchons de Dieu. Et puisque nous tendons а Dieu directement par nos
actes intйrieurs, c'est par ceux-ci que proprement nous honorons Dieu.
Toutefois les actes extйrieurs eux-mкmes appartiennent au culte de Dieu en tant
que par eux notre вme est йlevйe vers lui. D'oщ le nom de religion donnй au
culte de Dieu: par ce genre d'actes l'homme se lie d'une certaine
maniиre pour ne pas errer loin de Dieu; de mкme instinctivement il se sent obligй
de rendre а sa maniиre ses hommages а Dieu, principe de son кtre et de tout
son bien. De lа encore ce nom de piйtй que prend la religion. Par la piйtй
en effet nous rendons а nos parents l'honneur qui leur est dы. Il est donc
normal que l'homme rende а Dieu, Pиre de toutes les crйatures, l'hommage de sa
piйtй. Aussi ceux qui s'opposent au culte de Dieu, sont-ils appelйs impies. Toutefois parce
que Dieu n'est pas seulement la cause et le principe de notre кtre, et que tout
notre кtre est en son pouvoir, nous lui devons tout ce qui est en nous. De ce
fait qu'il est vraiment notre Seigneur, l'hommage que nous lui rendons prend
nom de service. Il n'est pas notre Seigneur, comme un homme est
seigneur d'un autre homme, accidentellement: il l'est par nature. C'est
pourquoi autre le service dы а Dieu, autre celui dы а l'homme а qui nous sommes
soumis accidentellement et dont le pouvoir sur les choses est limitй et vient
de Dieu. Aussi le service dы а Dieu porte chez les Grecs ce nom particulier: latrie. 120: COMMENT LE CULTE DE LATRIE NE DOIT КTRE RENDU QU'A DIEU
Plusieurs
ont estimй que le culte de latrie est dы, non seulement au premier principe des
choses, mais encore а toutes les crйatures supйrieures aux hommes. Aussi, tout
en reconnaissant que Dieu est l'unique principe premier et universel du monde,
quelques-uns ont pensй devoir le culte de latrie, aprиs le Dieu souverain,
d'abord aux substances intelligentes cйlestes qu'ils appellent dieux, que
ces substances soient totalement sйparйes des corps ou qu'elles animent les
sphиres ou les astres; en second lieu а certaines substances intelligentes
qu'ils croyaient unies а des corps aйriens et auxquelles ils donnaient le nom
de dйmons. Nйanmoins supposant celles-ci plus excellentes que les
hommes, comme un corps aйrien l'emporte sur un corps terrestre, ils
prйtendaient que les hommes leur devaient un culte divin, et ils disaient que
par comparaison avec les hommes, ils йtaient des dieux, йtant
intermйdiaires entre les hommes et les dieux. En outre, comme d'aprиs eux, les
вmes des bons, du fait de leur sйparation du corps, passent а un йtat supйrieur
а celui de la vie prйsente, ils concluaient que les вmes des morts, appelйes hйros ou mвnes, ont droit а un culte divin. D'autres pour qui
Dieu est l'вme du monde, estimиrent que l'on doit rendre le culte rйservй а la
divinitй а l'univers entier et а chacune de ses parties, non certes en raison
de la matiиre, mais а cause de l'вme qu'ils prйtendaient кtre Dieu, de mкme que
l'on honore un sage, non en raison de son corps, mais de son вme. D'autres enfin
affirmaient qu'il faut honorer d'un culte divin mкme les кtres, infйrieurs а
l'homme par leur nature, en tant qu'ils participent de quelque maniиre а la
vertu de la nature supйrieure. De lа, croyant que certaines images, faites de
main d'homme, possйdaient quelque vertu surnaturelle soit sous l'influence des
astres, soit par la prйsence de quelque esprit, ils avanзaient que les honneurs
divins йtaient dus а ces images. Et ces images aussi, ils les appelaient dieux:
d'oщ leur nom d'idolвtres: ils offraient en effet le culte de latrie
а des idoles, c'est-а-dire а des images. Pour qui n'admet qu'un premier principe
sйparй du monde, il est dйraisonnable de rendre а quelque autre le culte dы а
la divinitй: En effet nous n'offrons pas un culte а Dieu parce qu'il en a besoin,
mais en vue d'affermir en nous par le sensible la vraie notion de Dieu. Or
cette idйe de l'unicitй de Dieu, qui est au-dessus de tout, ne peut кtre
confirmйe par le sensible que si nous l'honorons d'une maniиre exclusive: c'est
le culte divin. Offrir le culte divin а plusieurs c'est donc affaiblir
la vraie notion d'un principe unique. Comme on l'a dit, ce culte extйrieur est
nйcessaire а l'homme pour exciter en son вme un sentiment de rйvйrence
spirituelle а l'endroit de Dieu. Or la coutume compte pour beaucoup dans le
comportement de l'homme qui se porte plus facilement sur ce qu'il est accoutumй
de faire. C'est justement la coutume chez les hommes que les honneurs, dus а
celui qui occupe le premier rang dans la citй, roi ou empereur, ne soient
rendus а aucun autre. L'esprit de l'homme doit donc кtre formй а cette idйe
d'un unique et premier principe de toutes choses par ces hommages, offerts а
lui seul а l'exclusion de tout autre: c'est ce que nous appelons culte de
latrie. Si du fait de sa supйrioritй, et non parce qu'il est le tout premier,
quelqu'un avait droit au culte de latrie, il s'ensuivrait qu'un homme devrait
ce culte а un autre homme et un ange а un autre ange, puisque les hommes, comme
les anges, sont supйrieurs les uns aux autres. De plus, parmi les hommes, tel
est supйrieur d'un point de vue qui est infйrieur d'un autre: par consйquent
les hommes se devraient rendre rйciproquement pareil honneur. Ce n'est pas
raisonnable. Chez les hommes l'usage veut qu'un bienfait spйcial entraоne une
reconnaissance particuliиre. Or l'homme reзoit de Dieu un bienfait singulier,
celui de sa crйation: nous avons prouvй au deuxiиme Livre que Dieu seul est
crйateur. L'homme doit donc а Dieu un hommage trиs particulier en
reconnaissance de ce bienfait singulier: tel est le culte de latrie. Latrie signifie « service ».
Le service est dы au maоtre. Et celui-lа est vraiment et proprement maоtre qui
commande d'agir et ne reзoit de personne sa rиgle d'action: qui en effet
exйcute les dispositions, arrкtйes par quelque supйrieur, est plutфt un
serviteur qu'un maоtre. Dieu, le souverain principe de toutes choses, dispose
par sa Providence tous les кtres en vue de leurs opйrations propres. C'est
pourquoi la Sainte Йcriture nous dit que les anges et les corps supйrieurs servent
Dieu dont ils exйcutent les ordres et nous qui bйnйficions de leur agir.
Ainsi le culte de latrie, dы au Souverain Seigneur, n'appartient-il qu'au
Premier Principe des choses. Le sacrifice tient une place prйpondйrante
dans les pratiques du culte de latrie. Devant les hommes en effet on peut, bien
que dans une intention autre que pour Dieu, faire des gйnuflexions, des
prostrations, rendre d'autres tйmoignages d'honneur de ce genre, mais nul
n'estime devoir offrir un sacrifice а quelqu'un s'il ne le considиre pas, ou
feint de le considйrer, comme Dieu. Le sacrifice extйrieur est le symbole du
vrai sacrifice intйrieur de l'вme qui s'offre elle-mкme а Dieu. Et notre вme
s'offre а Dieu, comme а son principe crйateur, l'auteur de son agir et
la fin de son bonheur: toutes choses qui ne conviennent qu'au premier Principe
des кtres. Nous l'avons dйmontrй, le Dieu suprкme est l'unique cause crйatrice
de l'вme humaine; seul il a le pouvoir d'incliner la volontй de l'homme а ce
qui lui plaоt; le possйder lui seul est le bonheur dernier de l'homme. A Dieu
seul, а l'exclusion de toute autre substance spirituelle, l'homme doit donc
offrir le sacrifice et le culte de latrie. Bien que l'opinion d'aprиs laquelle le
Dieu souverain ne serait pas autre chose que l'вme du monde s'йcarte de la
vйritй, comme on l'a dйmontrй, et qu'au contraire soit vraie celle qui le
prйsente comme un кtre distinct, principe d'existence des substances intelligentes
sйparйes ou non des corps, cette position permettrait plus raisonnablement de
rendre un culte de latrie а divers кtres. Offrir un culte de latrie а ces кtres
serait le rendre а Dieu l'unique Dieu, souverain vis-а-vis de qui, selon cette
thйorie, les diverses parties du monde sont comme les divers membres du corps а
l'endroit de l'вme humaine. Nйanmoins la raison s'y oppose йgalement. Ils affirment en
effet que le culte de latrie ne peut кtre rendu au monde en raison du corps,
mais de l'вme qu'ils prйtendent кtre Dieu. Cependant si le corps du monde est
divisible en des parties diverses, l'вme reste indivisible. Le culte, dы а la
Divinitй, ne peut donc кtre rendu а plusieurs кtres, mais а un seul. Dans l'hypothиse
oщ le monde possйderait une вme, l'animal tout entier ainsi que chacune de ses
parties, il ne s'agirait point d'une вme vйgйtative ou sensitive, car les
opйrations propres а l'вme de ces parties vйgйtatives ou sensitives ne
conviennent pas а toutes les parties de l'univers. Et mкme si le monde avait
une вme sensitive ou une вme vйgйtative, on ne lui devrait, pas plus qu'aux
кtres irraisonnables et aux plantes, un culte de latrie en raison de cette вme.
Il reste donc que cette вme du monde qu'ils appellent Dieu, а qui reviendrait
un culte de latrie, serait une вme intellectuelle. Mais une вme de ce genre ne
constitue pas la perfection de telles parties dйterminйes du corps: elle
appartient en quelque maniиre au corps entier. Et cela apparaоt mieux dans
notre вme qui pourtant est la moins noble; notre intelligence ne possиde en
effet aucun organe corporel comme le prouve le IIIe de Anima. On ne doit donc
pas, d'aprиs leurs principes, offrir le culte de la divinitй aux diverses
parties du monde, mais seulement au monde entier а cause de son вme. Et si, d'aprиs
leur position, une seule вme anime le monde dans sa totalitй et dans ses
parties, il n'y a qu'un seul Dieu, puisque le monde n'est Dieu qu'en raison de
son вme. Et ainsi on ne doit le culte propre а la divinitй qu'а un seul. Que si
il y a une вme pour le tout et une вme spйciale pour chacune des parties,
celles-ci sont subordonnйes а celle-lа - car on retrouve la mкme proportion
entre les perfections et les sujets perfectionnйs. - Or, dans l'hypothиse de
plusieurs substances, coordonnйes entre elles, celle-lа seule а le droit au
culte de latrie qui tient le premier rang, comme nous l'avons prouvй contre la
premiиre opinion. On ne doit donc pas rendre le culte de latrie aux parties du
monde, mais seulement au monde tout entier. Il est йvident que certaines parties du
monde ne possиdent pas d'вme propre, on ne peut donc les honorer. Et cependant
ces hommes honoraient tous les йlйments du monde, la terre, l'eau, le feu et
les autres corps inanimйs. Il est encore йvident qu'un кtre supйrieur ne doit pas
а son infйrieur un culte de latrie. Or par sa nature l'homme est supйrieur au
moins а tous les corps dans la mesure oщ sa forme est plus parfaite. Il ne leur
doit donc pas un culte de latrie, mкme si, en raison de leurs вmes, ils avaient
droit а quelque culte. Les mкmes difficultйs apparaissent si quelqu'un
prйtend que chaque partie du monde a son вme et nie au tout une вme commune. La
partie la plus excellente aurait une вme plus noble а laquelle seule, selon les
principes йnoncйs, serait dы le culte de latrie. De ces opinions, la plus dйraisonnable est
celle qui veut rendre aux images un culte de latrie. Si en effet ces images reзoivent une
certaine vertu ou perfection des corps cйlestes, on ne leur doit pas pour
autant un culte de latrie puisque celui-ci n'est pas dы aux corps cйlestes
eux-mкmes, si ce n'est peut-кtre en raison de leur вme, comme on l'a prйtendu.
Or c'est par leur activitй corporelle que les corps influeraient sur ces
images. Il est йvident que ces images ne reзoivent pas des corps cйlestes une
perfection йgale а l'вme raisonnable; ainsi leur dignitй est-elle infйrieure а
celle de tout homme. Nul homme ne leur doit donc un culte. La cause est plus
parfaite que son effet; or les hommes sont les artisans de ces images; nul ne
leur doit donc un culte. On rйpondra que ces images possиdent quelque vertu ou
dignitй du fait de leur union avec certaines substances spirituelles. Cette
raison est encore insuffisante. En effet le culte de latrie n'est dы а
aucune substance spirituelle, si ce n'est la plus parfaite. L'вme raisonnable
est unie au corps d'une maniиre plus parfaite que ces substances spirituelles
ne le sont а ces images; l'homme demeure ainsi d'une dignitй plus йminente que
celles-ci. L'usage de ces images est destinй parfois а des effets nocifs; ainsi
est-il manifeste que si de tels effets sont dus а des substances spirituelles,
celles-ci sont mauvaises. Il en est encore une preuve plus йclatante en ce que
leurs rйponses sont trompeuses et qu'elles exigent de leurs adorateurs certains
actes contraires а la vertu, ce qui les range au-dessous des hommes vertueux.
On ne leur doit donc pas un culte de latrie. Il ressort donc avec йvidence de ces
considйrations que le culte de latrie n'est dы qu'au Dieu unique et souverain.
D'oщ il est dit dans l'Exode: « Quiconque offre des sacrifices aux
dieux et non а Yaweh seul, sera tuй »; et dans le Deutйronome: « Tu
adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu serviras lui seul ». Et des
paпens il est йcrit dans l'йpоtre aux Romains: « Se targuant d'кtre
sages, ils sont devenus fous, et ils ont changй la gloire du Dieu incorruptible
pour des images reprйsentant l'homme corruptible et les oiseaux et les
quadrupиdes et les reptiles »; et plus bas: « (ils sont) comme
des gens qui ont changй la vйritй de Dieu en mensonge et qui ont rйvйrй et servi
la crйature au lieu du Crйateur qui est bйni
а jamais ». Puisqu'il est illicite d'offrir un culte de latrie а un autre qu'au premier principe des choses, et que
d'autre part seule une crйature raisonnable dont les dispositions sont
mauvaises, est susceptible d'inciter au mal, il apparaоt que les hommes ont йtй
poussйs а ces pratiques mauvaises par une intervention des dйmons qui,
ambitionnant les honneurs divins, se sont prйsentйs au culte des hommes а la
place de Dieu. C'est pourquoi il est йcrit dans le psaume: « Tous les
dieux des paпens sont des dйmons ». Et encore: « Ce que
sacrifient les paпens, c'est aux dйmons qu'ils sacrifient et non а Dieu ». L'intention
premiиre de la Loi divine йtant la soumission de l'homme а Dieu, et son hommage
de particuliиre rйvйrence, non seulement de c_ur, mais encore de bouche et de
comportement extйrieur, il est en premier lieu interdit dans l'Exode oщ la loi
divine est promulguйe, de rendre un culte а plusieurs dieux: « Tu n'as
pas d'autres dieux devant ma face; tu ne feras pas d'images taillйes, ni aucune
figure ». Deuxiиmement il est interdit а l'homme de prononcer le nom
de Dieu sans respect, а savoir pour confirmer un mensonge; il est dit: « Tu
ne prendras pas le nom de Dieu en vain ». Troisiиmement,
il est prescrit de se reposer pendant quelque temps du travail extйrieur afin
que l'вme s'adonne а la contemplation des choses de Dieu, c'est pourquoi il est
dit: « Souviens-toi de sanctifier le jour du Sabbat ». 121: COMMENT LA LOI DIVINE DЙTERMINE SELON LA RAISON LE
COMPORTEMENT DE L'HOMME VIS-А-VIS DES BIENS CORPORELS ET SENSIBLES
De
mкme qu'un usage sage et dans le respect de Dieu des biens corporels et
sensibles, peut йlever а Dieu le c_ur de l'homme, ainsi un usage illicite de
ces biens, ou le dйtourne totalement de Dieu si ces biens deviennent la fin de
son vouloir, ou le retarde dans son йlan vers Dieu s'il s'attache а eux plus
qu'il n'est nйcessaire. Or le propre de la loi divine est surtout de rattacher
l'homme а Dieu; il lui appartient donc de dйterminer son comportement а
l'endroit des biens corporels et sensibles soit dans ses affections, soit dans
leur usage. L'esprit de l'homme a rang au-dessous de Dieu, le corps au-dessous de
l'вme et les activitйs infйrieures au-dessous de la raison. Or il appartient а
la divine Providence dont la loi divine est un plan, proposй а l'homme par
Dieu, de marquer а chaque кtre sa juste place. La loi divine doit donc ainsi
disposer de l'homme, que ses activitйs infйrieures soient soumises а la raison,
et son corps а son вme, et les choses extйrieures au service de l'homme. Toute loi
sagement conзue favorise la vertu. Or l'essence de la vertu est de rйgler
d'aprиs la raison tant les affections intйrieures que l'usage des biens
corporels. Il revient donc а la loi divine d'en statuer. Il appartient а
tout lйgislateur de dйterminer ce sans quoi l'observance d'une loi est
compromise. Comme la loi est proposйe а la raison, l'homme ne lui pourrait
obйir si tout ce qui est de son domaine n'йtait soumis а la raison. Il revient
donc а la loi de prescrire que tout le domaine de l'homme soit soumis а la
raison. Ainsi parle-t-on aux Romains d'un « hommage selon la
raison »; et lit-on: « Telle est la volontй de Dieu, votre
sanctification ». Par lа est йcartйe l'erreur de ceux qui ne
reconnaissent comme pйchйs que les actes par lesquels le prochain est offensй
ou scandalisй. 122: POUR QUELLE RAISON LA SIMPLE FORNICATION, D'APRИS LA LOI
DIVINE, EST UN PЙCHЙ ET COMMENT LE MARIAGE EST NATUREL
De ces
considйrations il ressort comment est vain le raisonnement de ceux pour qui la
simple fornication n'est pas un pйchй. Ils disent en effet: Prenez une femme non
mariйe, indйpendante de son pиre ou de tout autre: celui qui a des rapports
avec elle, alors qu'elle y consent, ne lui cause aucun tort: elle l'accepte et
elle a pouvoir sur son corps; il ne fait tort а personne puisque cette femme
est indйpendante. Il ne semble donc pas qu'en cela il y ait pйchй. Toutefois
rйpondre que cet acte est une offense а Dieu ne paraоt pas suffisant. Nous
n'offensons Dieu en effet que dans la mesure oщ nous agissons contre notre
bien, nous l'avons dit, et l'acte en cause ne semble pas contraire а notre bien:
ainsi il ne saurait кtre une injure а Dieu. Il serait encore insuffisant de rйpondre
qu'en raison du scandale cet acte est une offense au prochain. Quelqu'un peut
se scandaliser d'un acte qui de soi n'est pas peccamineux, auquel cas l'acte
n'est pйchй qu'accidentellement. Ici la question est de savoir si la simple
fornication est un pйchй en elle-mкme et non en raison des circonstances. Nous chercherons
la solution dans les principes йnoncйs antйrieurement. Nous avons dit que Dieu
pourvoit а chacun en vue de son bien. Le bien pour tout кtre est qu'il atteigne
sa fin; le mal est qu'il en soit dйtournй. Et il en est des parties comme du
tout. Chaque partie de l'homme et chacun de ses actes doit atteindre sa fin.
Or, si elle est superflue pour la conservation de l'individu, la semence est
nйcessaire а la propagation de l'espиce; les autres superfluitйs, telles les
dйjections, l'urine, la sueur et autres choses semblables, ne servent а rien:
le bien de l'homme est uniquement de les rejeter. Il n'est pas de mкme de la
semence dont le but est la gйnйration, celle-ci йtant la raison d'кtre du coпt.
Toutefois engendrer un homme serait vain si ne lui йtait assurйe sa subsistance
sans laquelle il ne pourrait survivre. L'йjaculation de la semence doit donc
кtre ainsi rйglйe que s'ensuivent et une gйnйration parfaite et l'йducation de
l'engendrй. Il apparaоt ainsi que toute йjaculation de semence telle que la
gйnйration ne suivrait pas, est contre le bien de l'homme. La procurer
dйlibйrйment est donc nйcessairement un pйchй. - Je parle d'une man_uvre qui de
soi ne pourrait produire la gйnйration, comme une йjaculation en dehors des
relations naturelles entre homme et femme: de tels pйchйs sont dits contre
nature. Que si pour des raisons extrinsиques la gйnйration ne suivait pas,
cela ne serait point contre nature ni ne serait un pйchй: tel le cas d'une
femme stйrile. Toutefois mкme si la gйnйration suivait а
l'йjaculation de la semence, sans qu'une йducation convenable puisse кtre
donnйe, cela serait pareillement contre le bien de l'homme. On notera en
effet comment chez les animaux oщ la femelle suffit seule а assurer la
subsistance de sa progйniture, le mвle et la femelle ne cohabitent plus aprиs
le coпt, par exemple chez le chien. Par contre il est des animaux chez qui la
femelle ne suffit pas au dressage de sa progйniture; le mвle et la femelle
demeurent alors ensemble tant que le requiиrent la formation et l'apprentissage
de celle-ci: ainsi chez certains oiseaux dont les petits ne peuvent dиs leur
naissance chercher leur nourriture. L'oiseau en effet ne nourrit pas ses petits
avec du lait qu'il a а sa portйe comme tout prйparй par la nature, tel le
quadrupиde; il doit chercher au dehors la nourriture des oisillons, et en plus
les couver pour les rйchauffer; la femelle seule ne saurait y suffire; aussi
sous l'impulsion de la divine Providence le mвle reste-t-il naturellement avec
la femelle pour йlever ces petits. - Dans l'espиce humaine, il est йvident
aussi que la femme ne pourrait pas seule assurer l'йducation de ses enfants,
telles sont les nйcessitйs de la vie humaine devant lesquelles un seul est impuissant.
Il est donc conforme а la nature qu'aprиs ses relations avec une femme, l'homme
ne la quitte pas pour s'en aller indiffйremment avec quelque autre, comme c'est
le cas des fornicateurs. Le fait de la richesse, permettant а l'une ou l'autre
femme de nourrir seule ses enfants, n'infirme pas cette raison: la rectitude
naturelle des actes humains ne se juge pas d'aprиs des conditions extrinsиques
propres а un individu, mais d'aprиs ce qui appartient а toute l'espиce. On remarquera en
outre que dans l'espиce humaine les enfants n'ont pas seulement besoin de la
nourriture pour leur corps, comme les autres animaux, mais encore de
l'йducation pour leur вme. Les autres animaux sont en effet dotйs d'une
prudence naturelle grвce а laquelle ils peuvent se pourvoir, mais l'homme vit
avec sa raison, et pour former sa prudence il a besoin d'une expйrience de
longue durйe; dиs lors est-il requis que les parents, dйjа expйrimentйs,
instruisent leurs fils. De plus les enfants ne sont pas susceptibles au berceau
d'une pareille formation, mais seulement aprиs un long temps, а l'вge surtout
de discrйtion. Encore cette formation suppose-t-elle beaucoup de
temps. Et mкme, а cause de la poussйe des passions qui corrompt le jugement
prudentiel, les enfants ont alors besoin non seulement d'enseignement, mais
encore de rйprimande. A cela la femme seule est impuissante; l'intervention de
l'homme s'impose en qui la raison est plus parfaite pour instruire et la force
plus grande pour chвtier. Ainsi dans l'espиce humaine il ne suffit pas, comme
chez les oiseaux, d'un temps rйduit pour assurer la croissance de l'enfant, il
y est requis une longue pйriode de vie. Dиs lors que la cohabitation du mвle et
de la femelle est nйcessaire chez tous les animaux, tant que la formation de la
progйniture appelle l'intervention paternelle, il est naturel que l'homme
s'йtablisse en sociйtй avec une femme dйterminйe, non pour une courte mais pour
une longue durйe. Nous donnons а cette sociйtй le nom de mariage. Le
mariage est donc naturel а l'homme, et l'union par la fornication, rйalisйe en
dehors du mariage, est contre le bien de l'homme: а cause de cela elle est
nйcessairement un pйchй. De plus, du fait que se servir de quelque organe du
corps pour un but autre que celui auquel la nature le destine, par exemple
marcher sur les mains ou faire avec les pieds ce qui normalement se fait avec
les mains, est un pйchй vйniel ou mкme n'est pas un pйchй, on ne peut pour
autant estimer lйgиre cette faute qu'est l'йjaculation de la semence en dehors
de la fin lйgitime de la gйnйration et de l'йducation. Si ces mйsusages ne
s'opposent pas beaucoup au bien de l'homme, cette perte dйsordonnйe de la
semence rйpugne au bien de la nature qu'est la conservation de l'espиce. Aussi
aprиs le pйchй d'homicide qui dйtruit la nature humaine en acte de vie, ce
genre de pйchй semble-t-il tenir le second rang: il empкche la nature humaine
d'apparaоtre а la vie. Ces conclusions sont confirmйes par l'autoritй
divine. Qu'illicite soit une perte de semence а laquelle ne suivrait pas la
gйnйration, cela est йvident. Il est dit au Lйvitique: « Tu ne
coucheras pas avec un homme comme on le fait avec une femme. Tu ne
coucheras pas avec une bкte ». Et dans I Cor. « Ni les
impudiques, ni ceux qui se livrent а la sodomie, ne possйderont le Royaume de
Dieu ». Que la fornication et que toute relation avec une
femme autre que la sienne soient dйfendues, c'est encore йvident. Il est dit au
Deutйronome: « Il n'y aura point de prostituйes parmi les filles
d'Israлl, ni de libertins parmi les fils d'Israлl »; et dans Tobie: « Garde-toi
de toute fornication, et qu'en dehors de ton йpouse ta conscience ne te
reproche jamais une action criminelle »; et dans I Cor.: « Fuyez
la fornication ». Ainsi est йcartйe l'erreur de ceux qui prйtendent que
l'йjaculation de la semence n'est pas une faute plus grande que la perte des
autres humeurs et que la fornication n'est pas un pйchй. 123: COMMENT LE MARIAGE DOIT КTRE INDISSOLUBLE
A
considйrer les choses objectivement, le mкme argument nous amиne а conclure que
l'association de l'homme et de la femme, а savoir le mariage, non seulement
doit кtre de longue durйe, mais doit se prolonger toute leur vie. La finalitй de la
propriйtй est la conservation de la vie; or la vie qui ne peut кtre conservйe
dans un pиre qui demeurerait, est perpйtuйe dans son fils, comme en une
succession, grвce а la ressemblance spйcifique; aussi est-il conforme а la
nature que le fils hйrite de ce qui appartient а son pиre. Il est donc naturel
que la sollicitude du pиre vis-а-vis de son fils dure toute sa vie. Par
consйquent si, mкme chez les oiseaux, l'office paternel а l'endroit du fils
commande la cohabitation du mвle avec la femelle, l'ordre de la nature, propre
а l'espиce humaine, exige que le pиre et la mиre demeurent ensemble toute la
vie. Il
semble mкme rйpugner а l'йquitй que cette sociйtй soit brisйe. La femme en
effet a besoin d'un mari, non seulement pour engendrer comme les autres
animaux, mais encore pour gouverner sa famille: le mari est plus assis dans sa
pensйe et plus йprouvй dans sa force. Mais la femme est associйe а l'homme pour
les besoins de la gйnйration. Ainsi sa fйconditй et sa beautй disparaissant,
elle ne serait plus recherchйe par quelque autre. Si donc un homme, prenant une
femme en sa jeunesse, alors qu'elle possиde beautй et fйconditй, la pouvait
renvoyer dans un вge plus avancй il causerait а cette femme un dommage,
contraire а l'йquitй naturelle. Il est йvident qu'une femme ne peut
renvoyer son mari: la femme est naturellement soumise а celui-ci comme а son
chef, et il n'est pas au pouvoir d'un sujet de se soustraire а la juridiction
de son chef. Il est donc contraire а l'ordre naturel que la femme abandonne son
mari. Et si celui-ci pouvait quitter celle-lа, l'association ne serait plus а
part йgale entre l'homme et la femme; celle-ci serait tenue en une certaine
servitude. Il est naturel aux
hommes de rechercher la certitude au sujet de leur paternitй; ainsi l'exige ce
fait que l'enfant a besoin d'une direction prolongйe de la part de son pиre.
Donc tout ce qui fait obstacle а cette certitude est contraire а l'instinct
naturel de l'espиce humaine. Or si un homme pouvait rйpudier sa femme ou
celle-ci son mari, s'ils pouvaient avoir des relations avec d'autres,
impossible serait cette certitude; la femme ayant eu commerce avec l'un, se
lierait ensuite avec un autre. Cette sйparation d'une femme avec son mari est
donc contraire а l'instinct de l'espиce humaine. Dans celle-ci il ne suffit
donc point d'une longue cohabitation entre mari et femme; elle doit кtre
unique. Plus fervente est une amitiй, plus elle est solide et durable. Or entre
mari et femme existe, semble-t-il, la plus grande des amitiйs: ils sont unis en
effet non seulement en vue de l'union charnelle qui, mкme chez les animaux,
crйe une certaine douceur d'intimitй, mais en vue de toute une vie d'intimitй
familiale. Le signe en est que pour son йpouse l'homme doit quitter mкme son
pиre et sa mиre comme il est dit dans la Genиse. Il est donc normal
que le mariage soit absolument indissoluble. On considйrera en outre que parmi les
actes de nature, seule la gйnйration a pour fin le bien commun: manger, se
libйrer des humeurs superflues sont en effet d'ordre individuel, tandis que la
gйnйration ressortit а la conservation de l'espиce. Puisque la loi trouve sa
raison d'кtre dans le bien commun, ce qui relиve de la gйnйration apparaоt
comme une matiиre privilйgiйe des lois divines et humaines. Or les lois
positives humaines ont leur principe dans l'instinct de la nature, comme dans
la dйmonstration scientifique toute nouvelle lumiиre prend son origine dans les
principes connus naturellement. Quant aux lois divines, non seulement elles
йclairent l'instinct de la nature, mais encore elles supplйent а ses
dйficiences, comme tout ce qui est divinement rйvйlй dйpasse les capacitйs de
la raison naturelle. Donc puisque l'instinct naturel appelle une cohabitation
unique de l'homme avec la femme et la cohabitation d'un seul avec une seule, la
loi humaine le devait prescrire. La loi divine y ajoute une raison surnaturelle
puisйe dans le symbolisme de l'union indissoluble du Christ avec l'Йglise qui
est l'union d'un seul avec une seule. Ainsi les dйsordres en cet acte de la
gйnйration rйpugnent а l'instinct naturel et transgressent les lois divines et
humaines, c'est pourquoi en cette matiиre le pйchй est plus grave que dans la
nourriture et autre chose semblable. Il est encore nйcessaire que tout soit
subordonnй а ce qu'il y a de meilleur dans l'homme; aussi dans leurs
dispositions, concernant l'union de l'homme et de la femme, les lois n'ont pas
seulement en vue la gйnйration des enfants, comme ce serait le cas pour les
animaux, mais toute la vie vertueuse que rйgit la droite raison, qu'il s'agisse
de l'homme envisagй en soi ou comme partie de la famille domestique ou de la
sociйtй civile. A cette vie vertueuse appartient la cohabitation unique de
l'homme et de la femme. L'amour entre deux кtres est en effet d'autant plus
fidиle qu'ils se savent indissolublement unis; plus fervente est encore leur
sollicitude rйciproque sur le plan familial du fait qu'ils prйvoient devoir
toujours demeurer dans la possession de richesses communes. Pareillement sont
йcartйes les causes de discordes qui, si l'homme pouvait renvoyer sa femme, ne
manqueraient pas de surgir entre lui et les proches de celle-ci; ainsi l'amour
dans la parentй est-il renforcй. Enfin sont supprimйes les occasions d'adultиre
qui naоtraient du fait que l'homme pourrait rйpudier sa femme et vice versa;
cela ouvrirait en effet une voie facile pour йbranler les autres unions
matrimoniales. C'est pourquoi il est dit dans Matthieu et dans I
Cor.: « Je vous le dit que la femme ne quitte pas son
mari ». Ainsi est condamnйe la coutume de rйpudier les
femmes. Ce fut pourtant permis aux Juifs dans l'Ancienne Loi а cause
de leur duretй, prкts qu'ils йtaient а tuer leur femme. Un moindre mal fut
tolйrй pour en йviter un plus grand. 124: COMMENT LE MARIAGE DOIT КTRE D'UN SEUL AVEC UNE SEULE
Il est
а remarquer йgalement qu'il est naturel aux animaux qui usent du coпt de ne pas
supporter de partager leur comparse avec un autre, aussi le coпt est-il chez
eux la cause de batailles. De cela une raison vaut pour tous: chaque animal
veut jouir а son grй du plaisir du coпt comme de celui de la nourriture; et
cette libertй serait limitйe, si plusieurs mвles entreprenaient une seule
femelle et vice versa, de mкme qu'un animal est empкchй de jouir en libertй de
sa nourriture si un autre lui ravit ce qu'il voulait manger. Ainsi pour la
nourriture et pour le coпt les animaux se battent-ils pareillement. Chez les hommes
il est une raison particuliиre: on l'a dit, l'homme veut naturellement кtre sыr
de sa paternitй, et il ne pourrait obtenir cette certitude si plusieurs hommes
йtaient admis auprиs d'une seule femme. C'est donc dans l'instinct de la nature
que cette loi d'un seul avec une seule prend son origine. Toutefois on
notera une diffйrence entre ces raisons. L'une et l'autre expliquent qu'une
femme ne puisse avoir plusieurs maris; mais qu'un mari ne puisse avoir
plusieurs femmes, la seconde ne le prouve pas: de ce qu'un mari ait des
relations avec plusieurs femmes, il n'en est pas moins sыr de sa paternitй. La
premiиre raison au contraire garde sa valeur. De mкme en effet que le mari perd
la libertй d'user а son grй de sa femme si celle-ci connaоt un autre homme, la
femme perd pareillement la sienne si le mari connaоt plusieurs femmes. Et parce
que la certitude de la paternitй est le bien principal, recherchй dans le
mariage, aucune loi ou coutume humaine n'a tolйrй la polyandrie. Les anciens
Romains estimaient йgalement la polyandrie anormale, eux dont Valerius Maximus
nous rapporte qu'ils rйcusaient la dissolution du lien conjugal mкme pour cause
de stйrilitй. Chez tous les animaux oщ le pиre s'occupe de ses petits, il n'y a qu'un
mвle pour une femelle: ainsi chez les oiseaux oщ l'un et l'autre nourrissent
leurs oisillons. Un seul mвle ne suffirait pas en effet s'il devait prкter son
concours а l'йlevage de la progйniture de plusieurs femelles. Mais chez les
animaux oщ le mвle n'a aucunement cure de ses petits, il va indiffйremment avec
plusieurs femelles et la femelle avec plusieurs mвles; tels les chiens, les
poules et autres animaux semblables. Dans l'espиce humaine au contraire le mвle
porte mieux que chez les autres animaux la charge de sa postйritй; aussi est-il
manifestement naturel chez l'homme qu'il n'y ait qu'un mari pour une seule
femme et vice versa. L'amitiй s'йtablit en une certaine йgalitй. Or s'il
n'йtait pas permis а la femme d'avoir plusieurs maris parce que cela
infirmerait la certitude de la paternitй, tandis qu'il serait licite а l'homme
d'avoir plusieurs femmes, l'amour de la femme ou de son mari ne serait plus un
amour libre, mais quasi servile. Et l'expйrience le prouve: quand les hommes
possиdent plusieurs femmes, celles-ci sont quasi des servantes. Un amour fervent
ne s'йtend pas а de nombreuses personnes, comme le prouve le Philosophe. Si
donc la femme n'avait qu'un mari tandis que celui-ci possйderait plusieurs
femmes, l'amour ne serait plus йgal de part et d'autre. Ce ne serait plus un
amour libre, mais un amour d'une certaine maniиre contraint. On l'a dit, le
mariage doit chez les hommes кtre ainsi ordonnй qu'il favorise la vie
vertueuse. Or la vertu ne supporte pas qu'un seul homme possиde plusieurs
femmes; il s'ensuivrait des discordes dans la sociйtй domestique, comme le
prouve l'expйrience. Il n'est donc pas sage qu'un seul homme ait plusieurs
femmes. C'est pourquoi il est dit dans la Genиse: « Ils seront deux en
une seule chair ». Par lа sont condamnйes la coutume de la polyandrie et
l'opinion de Platon affirmant que les femmes devaient кtre possйdйes en commun,
opinion que dans la Nouvelle Loi admettait Nicolas, l'un des sept diacres. 125: COMMENT LE MARIAGE NE DOIT PAS КTRE ENTRE PARENTS
Pour
ces sages motifs encore les lois йcartent du mariage certaines personnes en
raison de leur origine commune. Le mariage est en effet l'union de
personnes йloignйes; celles donc qui se doivent considйrer comme une а cause de
leur commune origine, sont а juste titre йcartйes d'un mariage entre elles.
Ainsi, grвce а cette interdiction, elles prennent conscience de leur unitй et
s'aiment avec plus de ferveur. Les relations entre homme et femme comportent une
certaine confusion naturelle; il convient donc qu'elles soient interdites aux
personnes а qui la parentй impose un respect rйciproque. Cette raison semble
suggйrйe dans l'Ancienne Loi par ce qui est dit dans le Lйvitique: « Tu
ne dйcouvriras pas la nuditй de ta s_ur », et
pareillement des autres parents. A la corruption des bonnes m_urs concourt
la propension trop forte des hommes aux plaisirs de la chair; ce plaisir
obnubile l'esprit au point de paralyser la raison dans la rectitude de son
agir. Si les relations sexuelles йtaient permises aux hommes avec les personnes
dont ils partagent nйcessairement l'habitat, par exemple avec leurs s_urs et
autres proches, ils abuseraient de ce genre de plaisir: l'occasion n'en
pourrait кtre йcartйe. Il йtait donc opportun pour les bonnes m_urs que de
telles relations soient interdites par les lois. Le plaisir propre aux relations sexuelles
est pleinement de nature а fausser le jugement prudentiel; le
multiplier est donc contraire aux bonnes m_urs. D'autre part ce plaisir est
accru du fait de l'amour des personnes qui s'unissent; aussi les relations
entre proches seraient incompatibles avec les bonnes m_urs: en eux l'amour,
naissant de leur communautй d'origine et de vie, s'ajouterait а l'amour dont la
concupiscence est la source, et cet accroissement d'amour rendrait l'вme plus
dйpendante de ces plaisirs. Il est particuliиrement nйcessaire а la sociйtй
humaine que l'amitiй s'йtende entre beaucoup d'hommes. Or cette union par le
mariage entre des personnes йtrangиres les unes aux autres, contribue а cette
amitiй entre les hommes. Il йtait donc indiquй que les lois prescrivent que le
mariage serait contractй entre personnes йtrangиres les unes aux autres et non
entre proches. Il ne convient pas qu'un homme contracte un lien
social avec des personnes а qui naturellement il est soumis; or il est naturel
а l'homme d'кtre soumis а ses parents. Il ne peut donc contracter mariage avec
eux, puisque le mariage est un certain lien social entre des personnes. C'est pourquoi il
est dit au Lйvitique: « Aucun homme ne s'approchera d'une femme qui est
sa proche parente ». Ainsi est exclue la coutume des unions charnelles
entre proches. Que l'on sache pourtant que les lois envisagent les
cas ordinaires, de mкme que les inclinations naturelles vont а ce qui est
communйment. Aussi n'est-il pas contraire а ces raisons que dans un cas particulier
il en soit autrement. Au bien d'un seul en effet on ne doit pas sacrifier celui
de la communautй: le bien commun est toujours plus divin que celui de
l'individu. Pour que le dommage qui dans un cas pourrait surgir, ne soit
pas sans remиde, les lйgislateurs et leurs pairs possиdent le pouvoir de
dispenser du statut commun en faveur de quelque nйcessitй particuliиre. S'il
s'agit d'une loi humaine, les hommes jouissant d'un pouvoir йgal, peuvent en
dispenser; s'il s'agit d'une loi divine, la dispense revient а l'autoritй
divine: ainsi dans la loi ancienne la dispense йtait-elle accordйe d'avoir
plusieurs femmes et concubines, comme de rйpudier sa femme. 126: COMMENT TOUTE RELATION CHARNELLE N'EST PAS PЙCHЙ
Si le
commerce charnel, contraire aux intйrкts de la gйnйration et de l'йducation des
enfants, est opposй а la raison, l'union qui respecte ces intйrкts, lui est
conforme. Et la loi divine n'interdit que ce qui n'est pas conforme а la
raison, comme il a йtй montrй avec йvidence. Il ne serait pas juste en
consйquence de prйtendre que toute union charnelle est pйchй. Les membres du
corps sont des instruments de l'вme; la fin de chacun d'eux, comme de tout
instrument, est donc l'usage qu'on en fait. Or certains de ces organes sont
pour l'usage du commerce charnel; celui-ci est donc leur fin. Mais les
finalitйs de la nature ne peuvent кtre mauvaises en soi, puisque ce qui est de
la nature est ordonnй а sa fin par la providence divine, on l'a prouvй. Il ne
se peut donc que le commerce charnel soit un mal par lui-mкme. Les inclinations
naturelles dans les choses viennent de Dieu qui meut tout; il ne se peut donc
pas que l'inclination naturelle qui rйside en quelque espиce, soit orientйe а
quelque chose qui est un mal de soi. Or chez tous les animaux parfaits se trouve
cette inclination naturelle au commerce charnel; celui-ci ne peut donc кtre de
soi un mal. Ce qui est nйcessaire au bien et а la perfection ne peut кtre mauvais de
soi. Or chez les animaux la perpйtuitй de l'espиce n'est assurйe que par la
gйnйration qui suit au commerce charnel. Celui-ci n'est donc pas un mal de soi. C'est pourquoi il
est dit: « La femme ne pиche pas qui se marie ». Ainsi est йcartйe
l'erreur de ceux qui prйtendent que tout commerce charnel est illicite et, de
lа, condamnent totalement le mariage et les noces. Cette position est fondйe
pour quelques-uns sur cette croyance que les corps ont comme origine, non un
principe bon, mais un principe mauvais. 127: COMMENT DE SOI CE N'EST PAS UN PЙCHЙ D'USER D'UN ALIMENT
QUELCONQUE
De
mкme que les relations charnelles, dans les limites fixйes par la raison, sont
sans pйchй, ainsi l'usage de la nourriture. Et cela est conforme а la raison,
qui est ordonnй selon sa finalitй propre. Or la fin normale de l'alimentation
est la conservation du corps par la nourriture. Tout aliment qui l'assure peut
donc кtre pris sans pйchй. Ainsi de soi l'usage d'un aliment quelconque est
sans pйchй. L'usage comme tel d'aucune chose n'est un pйchй si celle-ci n'est
essentiellement mauvaise, et aucun aliment n'est de sa nature mauvais puisque,
on l'a montrй, tout кtre est bon par nature. Toutefois un aliment peut кtre
mauvais pour quelqu'un parce qu'il contrarie sa santй corporelle. Par
consйquent se nourrir d'un aliment quelconque n'est pas de soi un pйchй parce
qu'il s'agit de telle chose, mais ce pourrait l'кtre, si, contrairement а la
raison, on usait d'un aliment opposй а la santй. User des choses conformйment а leur
destination, n'est pas un mal de soi. Or les plantes sont pour les animaux;
quelques-uns d'entre eux pour les autres; et tous sont pour l'homme, comme il
ressort des dйmonstrations antйrieures. Donc se servir des plantes ou de la
chair des animaux pour sa nourriture ou toute autre utilitй ne saurait кtre de
soi un pйchй. Le mal du pйchй dйrive de l'вme sur le corps et non l'inverse, puisque
nous appelons pйchй un dйsordre de la volontй. Or la nourriture est
immйdiatement du domaine du corps et non de l'вme; la prendre ne peut donc кtre
un pйchй si ce n'est parce que cela est incompatible avec la rectitude du
vouloir. - Cela se peut d'abord parce que n'est pas respectйe la fin propre de
la nourriture: quelqu'un par exemple pour le seul plaisir use d'aliments,
contraires а sa santй corporelle en raison soit de leur qualitй soit de leur
quantitй; ensuite, parce qu'il n'est pas tenu compte de la condition de celui
qui prend cette nourriture ou de ceux en sociйtй de qui il vit: celui qui, par
exemple, use d'une nourriture plus soignйe que ne le permettent ses moyens ou
peu conforme а sa condition sociale; enfin, parce que cette nourriture est
dйfendue par une loi quelconque pour une cause particuliиre: ainsi dans la loi
ancienne certains aliments йtaient prohibйs pour des raisons de symbolisme, de
mкme en Йgypte il йtait interdit, pour protйger l'agriculture, de manger de la
chair de bovidйs; de mкme encore certaines rиgles dйfendent l'usage de quelques
aliments pour rйfrйner la concupiscence. C'est pourquoi le Seigneur dit: « Ce
n'est pas ce qui entre dans la bouche de l'homme qui le souille ». Et
dans I Cor. il est dit: « Tout ce qui se vend au marchй, mangez-le,
sans vous enquйrir de rien par scrupule de conscience ». Et dans I Tim:
« Toute crйature de Dieu est bonne, et rien ne mйrite d'кtre condamnй
de ce qui est pris en action de grвces ». Ainsi est йcartйe l'erreur de quelques-uns
qui prйtendent que l'usage de certains aliments est illicite. A leur sujet
l'Apфtre dit au mкme endroit: « Dans les derniers temps certains
abandonneront la foi... proscrivant le mariage, ordonnant l'abstinence
d'aliments crййs pat Dieu pour qu'on en use dans l'action de grвces ». Cet usage de la
nourriture et des relations charnelles n'est donc pas de soi illicite; il l'est
uniquement dans la mesure oщ est transgressй l'ordre de la raison. Toutefois
les richesses extйrieures sont nйcessaires pour se procurer cette nourriture,
assurer l'йducation des enfants, la subsistance familiale et satisfaire а tous
les autres besoins corporels. Par consйquent la possession des richesses est
йgalement de soi lйgitime si l'ordre de la raison est respectй, а savoir que
l'homme possиde justement ces biens, qu'il ne mette pas en eux la fin de son
vouloir, qu'il en use avec sagesse pour son utilitй et celle des autres. Aussi
l'Apфtre ne condamne pas les riches, mais il leur donne une rиgle pour l'usage
de leurs richesses, quand il dit: « Aux riches du siиcle prйsent
prescris de n'кtre pas orgueilleux et de ne pas mettre leur espoir en des
richesses instables... de faire le bien, de devenir riches en bonnes _uvres, de
donner libйralement, de partager ». Et l'Ecclйsiastique:
« Heureux le riche qui sera trouvй sans tache, et qui n'est pas allй aprиs
l'or et n'a pas mis son espoir dans l'argent et les trйsors ». Par lа est encore
rejetйe l'erreur de ceux qui, au dire de S. Augustin ont, avec une arrogance sans
pareille, pris le nom d'apostoliques du fait qu'ils excluaient de leur
communion ceux qui se mariaient et possйdaient des choses en propre (comme
L'Йglise catholique) et les moines et la plupart des clercs. Ces hommes sont
hйrйtiques car, se sйparant de l'Йglise, ils prйtendent que ceux qui usent de
ces choses dont ils se privent, n'ont aucune espйrance. 128: COMMENT LA LOI DIVINE RИGLE LES RAPPORTS DE L'HOMME AVEC SON
PROCHAIN
De nos
considйrations il ressort que par la loi divine l'homme est invitй а respecter
l'ordre de raison dans l'usage de tout ce qu'il rencontre. Or parmi tous ces
biens qui se prйsentent а l'usage de l'homme, les autres hommes tiennent la
premiиre place. L'homme est en effet par nature un animal social. Ses
besoins sont multiples, et il ne peut par lui seul y subvenir. La loi divine
doit donc pourvoir, selon l'ordre de la raison, aux relations de l'homme avec
son prochain. La fin de la loi divine est que l'homme s'attache а Dieu. Or l'homme a
dans son prochain un auxiliaire soit au plan de la connaissance soit а celui de
l'amour. Les hommes en effet s'entraident dans leur recherche de la vйritй, se
stimulent rйciproquement dans la conquкte du bien et la fuite du mal. C'est
pourquoi il est dit dans les Proverbes: « Le fer aiguise le fer, et l'homme enflamme le c_ur de
son ami ». Et dans
l'Ecclйsiaste: « Mieux vaut vivre а deux que solitaire; les deux ont
l'avantage de la compagnie; si l'un tombe, l'autre peut le relever. Malheur а
celui qui est seul, qui tombe sans avoir un second pour le relever. De mкme si
deux couchent ensemble ils se rйchauffent, mais un homme seul comment aurait-il
chaud? Et si quelqu'un maоtrise celui qui est seul, les deux pourront lui
rйsister ». Il importait donc que la loi divine йtablit les hommes en
sociйtй. La loi divine est un plan particulier de la divine Providence touchant
le gouvernement des hommes. Or il appartient а la divine Providence de
maintenir dans un ordre sage chacun des кtres qui lui sont soumis, de telle
sorte que chacun soit а son rang et a sa place. La loi divine dispose donc les
hommes entre eux de telle sorte que chacun soit а sa place, ce qui pour les
hommes revient а la paix entre eux; « la paix, au dire d'Augustin, n'est
rien autre que l'harmonie dans l'ordre ». Des кtres, groupйs sous un chef unique,
doivent кtre ordonnйs entre eux de faзon а vivre en bonne intelligence, sinon
ils se contrarient les uns les autres dans la recherche de leur fin commune,
ainsi en est-il pour une armйe organisйe avec ordre en vue de la victoire qui
est le but de son chef. Or tout homme est dirigй vers Dieu par la loi divine.
Celle-ci devait donc pourvoir а ce que les hommes ne se fassent pas obstacle
les uns aux autres, qu'entre eux soit cette bonne intelligence qu'est la
paix. Aussi dans le Psaume est-il dit: « Il fait rйgner la paix а tes
frontiиres ». Et le Seigneur dit: « Je vous ai dit ces choses
pour que vous ayez la paix en moi ». Cependant cette concorde est assurйe entre
les hommes dans la mesure oщ chacun reзoit son dы, ce qui ressortit а la justice.
Aussi est-il dit dans Isaпe: « La paix est l'_uvre de la
justice ». La loi divine devait donc porter des prйceptes de justice
de telle sorte que chacun rende а son prochain son dы et s'abstienne de lui
causer quelque dommage. Or parmi les hommes chacun est dйbiteur en tout
premier lieu а l'endroit de ses parents. C'est pourquoi entre tous les
prйceptes de la loi qui rиglent nos rapports avec notre prochain, le premier
est: « Tu honoreras tes pиre et mиre »; il englobe le
commandement de rendre а chacun son dы, qu'il s'agisse des parents ou des
autres, selon ce mot aux Romains: « Rendez а chacun son
dы ». Puis ce sont les prйceptes qui interdisent de causer quelque
dommage au prochain, de l'offenser par des actes contre sa personne: « Tu
ne tueras pas », ou contre son conjoint: « Tu ne commettras
pas l'adultиre », ou contre ses biens: « Tu ne voleras
pas ». Il nous est encore dйfendu de l'offenser par l'injustice de la
parole: « Tu ne porteras pas de faux tйmoignage contre ton
prochain ». Et parce que Dieu est encore le Juge des c_urs, il nous
est interdit d'offenser le prochain en notre c_ur « en dйsirant sa
femme ou quelque autre de ses biens ». L'homme se sent invitй de deux
maniиres а l'observance de cette justice, prescrite par la loi divine, soit par
une inclination intйrieure, soit par une intervention extйrieure. Cette
inclination intйrieure naоt du vouloir de l'homme de respecter les ordonnances
de la loi divine, sous l'inspiration de l'amour de Dieu et du prochain: celui
qui aime en effet quelqu'un lui donne son dы spontanйment et avec plaisir,
ajoute mкme а ce dы libйralement. Aussi tout l'accomplissement de la loi
dйpend-il de l'amour, au dire de l'Apфtre: « La plйnitude de la loi
c'est l'amour »; et le Seigneur dit que « dans ces deux
commandements - а savoir l'amour de Dieu et du prochain - tient toute la
loi ». Tous pourtant ne sont pas ainsi disposйs qu'ils
obйissent spontanйment а la loi; il les faut obliger au respect de la justice
par une intervention extйrieure: ils obйissent а la loi, par la crainte des
peines, non plus de plein c_ur, mais servilement. C'est pourquoi il est dit
dans Isaпe: « Lorsque vos jugements s'exercent sur la terre - en
punissant les mйchants - tous les habitants de la terre apprennent la
justice ». Les premiers « sont а eux-mкmes leur
loi », possйdant la charitй qui, au lieu de la loi, les incite
et les pousse а agir de plein c_ur. La loi extйrieure n'est pas nйcessaire pour
eux mais pour ceux qui ne tendent pas d'eux-mкmes au bien. Aussi est-il dit: « La
loi n'est pas pour les justes, mais pour les mauvais ». Ce que l'on
n'interprйtera pas - comme d'aucuns l'ont fait - que les justes n'ont pas
а observer la loi, mais qu'ils portent en eux, mкme sans la loi, cette
inclination au respect de la justice. 129: COMMENT LA RECTITUDE DE CERTAINS ACTES HUMAINS LEUR VIENT DE
LEUR CONFORMITЙ A LA NATURE, ET NON DE LEUR SEULE CONFORMITЙ AUX PRESCRIPTIONS
DE LA LOI
De ces
considйrations il apparaоt que les actes prescrits par la loi divine, possиdent
une rectitude, non seulement parce qu'ils sont commandйs, mais encore parce
qu'ils sont conformes а la nature. Par les prйceptes de la loi divine le c_ur
de l'homme est soumis а Dieu, et toutes les autres puissances qui sont en
l'homme, а la raison. Or l'ordre naturel lui-mкme requiert que les infйrieurs
soient soumis aux supйrieurs. Ce qui est contenu dans la loi est donc de soi
naturellement droit. Les hommes ont reзu de la divine Providence un
pouvoir naturel de juger, la raison, comme principe de leurs propres
opйrations. Or les principes naturels s'exercent dans le domaine de la nature.
Il est donc des opйrations, ressortissant naturellement а l'homme, qui tiennent
leur rectitude d'elles-mкmes et non uniquement de la loi. Tout кtre d'une
nature dйterminйe produit des opйrations dйterminйes, conformes а celle-ci;
l'opйration propre d'un кtre suit en effet а sa nature. Or les hommes ont une
nature dйterminйe; ils possиdent ainsi des opйrations qui de soi leur sont
propres. Ce pour qui une chose est naturelle, doit naturellement possйder ce sans
quoi cette chose ne saurait кtre: la nature en effet ne dйfaille pas dans le
nйcessaire. Or l'homme est naturellement un animal social: le signe
en est qu'un seul homme ne se suffit pas pour les nйcessitйs de la vie humaine.
Par consйquent tout ce sans quoi la sociйtй humaine ne pourrait se maintenir
convient naturellement а l'homme. Tel est donner а chacun son dы et s'abstenir
de l'injustice. Certains parmi les actes humains possиdent donc une rectitude
qui leur vient de la nature. On a dйmontrй plus haut que la nature donne а l'homme
d'user des choses infйrieures pour subvenir а ses nйcessitйs de vie. Or il est
une mesure dйterminйe dans le respect de laquelle l'usage de ces choses est bon;
qu'on le nйglige, cet usage devient nocif а l'homme, tel le cas de
l'intempйrance dans la nourriture. Il est donc des actes qui par nature sont
bons et d'autres par nature mauvais. L'ordre naturel veut qu'en l'homme le
corps soit pour l'вme et les activitйs infйrieures pour la raison, comme dans
les autres кtres la matiиre est pour la forme et les instruments pour l'agent
principal. Dire que l'un est pour l'autre, c'est reconnaоtre que le premier est
au service du second et ne doit pas lui кtre une entrave. Par consйquent la
rectitude de nature exige que l'homme gouverne son corps et les activitйs
infйrieures de son вme, de telle sorte qu'il n'y trouve pas un obstacle aux
activitйs de sa raison et а son bien, mais plutфt un secours; s'il en йtait
autrement, ce serait peccamineux par nature. Donc l'ivrognerie et l'abus de la
bonne chиre, l'usage dйrйglй des plaisirs sexuels qui empкchent l'activitй de
la raison, le fait d'кtre soumis aux passions qui empкchent le bon jugement de
la raison: tous ces actes sont naturellement mauvais. Ce qui conduit un кtre а sa fin naturelle,
lui est naturellement bon; lui est naturellement mauvais tout ce qui s'y
oppose. Or on a montrй que Dieu est la fin naturelle de l'homme. Donc tout ce
qui porte l'homme а la connaissance et а l'amour de Dieu est naturellement bon
- tout ce qui, au contraire, l'en dйtourne est naturellement mauvais. Il apparaоt donc
que le bien et le mal dans les actes humains ne se jugent pas uniquement de
leur conformitй а la loi, mais encore de leur conformitй а la nature. D'oщ il est dit
dans le Psaume: « Les dйcrets de Dieu sont vrais, ils se justifient
eux-mкmes ». Ainsi est йcartйe cette erreur d'aprиs laquelle la
justice et la rectitude se mesurent uniquement d'aprиs la loi. 130: DES CONSEILS CONTENUS DANS LA LOI DIVINE
Fixer
son вme en Dieu et sur les rйalitйs divines, telle est la perfection de l'homme;
toutefois celui-ci ne peut appliquer avec vigueur son attention sur des objets
divers. Aussi pour que son esprit se porte vers Dieu avec plus de libertй, la
Loi divine lui offre des conseils grвce auxquels il est dйgagй des soucis de la
vie prйsente autant qu'ils est possible а qui vit sur la terre. Ce dйtachement
ne s'impose pas nйcessairement а l'homme pour atteindre la saintetй; nul en
effet ne compromet sa vertu et sa sanctification s'il use selon la raison des
biens corporels et terrestres. C'est pourquoi on appelle conseils et non
prйceptes ces directives de la loi divine: l'homme y est invitй а
renoncer а certains biens pour des biens supйrieurs. Le cours normal de la vie de l'homme est
partagй par trois sortes de prйoccupations: premiиrement celle de sa propre
personne: que faire? Oщ vivre? Deuxiиmement, celle de ses proches, surtout de
sa femme et de ses enfants; troisiиmement, celle des biens extйrieurs,
nйcessaires а sa subsistance. Pour libйrer l'homme du souci des biens
extйrieurs, la loi divine lui propose le conseil de la pauvretй: c'est-а-dire
le rejet des biens terrestres qui risquent d'accaparer son esprit. C'est le
sens de ces paroles du Seigneur: « Si tu veux кtre parfait, va, vends
ce que tu possиdes et donne-le aux pauvres; puis viens et suis-moi ». Pour
le libйrer de la prйoccupation d'une femme et d'enfants, le conseil de la virginitй
ou de la continence lui est donnй. C'est ce que signifie ce texte:
« Pour ce qui est maintenant des vierges, je n'ai pas de prйceptes du
Seigneur, mais je donne un avis ». Et voici la raison de ce conseil. « L'homme
non mariй s'inquiиte des choses du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur,
mais celui qui est mariй s'inquiиte des choses du monde, des moyens de plaire а
sa femme, et le voilа divisй ». Pour le libйrer enfin du souci de sa
propre vie, le conseil de l'obйissance lui est donnй, par laquelle il
remet а un supйrieur la disposition de son activitй. Aussi il est йcrit: « Obйissez
а vos supйrieurs et soyez-leur soumis; leur vigilance est continuelle car ils
rendront compte de vos вmes ». Puisque s'occuper des choses de Dieu est
le sommet de la perfection humaine et que ces trois conseils prйparent
merveilleusement а cette disponibilitй de l'вme, ils s'intиgrent vraiment dans
l'йtat de perfection. Certes ils ne sont pas la perfection, mais ils disposent
а cette perfection qui consiste а vivre pour Dieu. C'est ce que dйclare
nettement le Seigneur lorsqu'il invite а la pauvretй en ces termes « Si
tu veux кtre parfait, va, vends ce que tu possиdes, donne-le aux pauvres et
suis-moi », semblant indiquer que la perfection consiste а le suivre. Des conseils on
peut encore dire qu'ils sont les effets et les signes de la perfection. L'вme,
violemment йprise et dйsireuse de quelque objet, le fait passer avant tout le
reste. Du fait que l'amour et le dйsir l'inclinent avec ferveur vers les choses
de Dieu - telle est bien la perfection - elle rejette tout ce qui pourrait
retarder cet йlan vers Dieu, non seulement l'attachement а des biens
extйrieurs, а une femme et а des enfants, mais encore l'amour de soi. Tel est
l'enseignement de l'Йcriture. Il est dit: « Un homme donnerait-il pour
l'amour toutes les richesses de sa maison, il l'estimerait encore peu de
chose ». Et: « Le rиgne des cieux est encore semblable а un
marchand qui cherchait de belles perles; ayant trouvй une perle prйcieuse, il
s'en fut vendre tout ce qu'il avait et il l'acheta ». Et: « J'ai
regardй les choses qui un temps me parurent un avantage, comme de la balayure
pour gagner le Christ ». Comme ces trois conseils sont des
dispositions а la perfection, en mкme temps que ses effets et ses signes, on
dit avec raison de ceux qui les vouent а Dieu qu'ils sont dans l'йtat de
perfection. Cette perfection а laquelle ils prйparent, consiste
dans la consйcration des activitйs de l'вme а Dieu. Aussi ceux qui les
professent, portent le nom de religieux; ils offrent а Dieu а la maniиre
d'un sacrifice et leur vie et leurs biens; par la pauvretй, leurs biens
extйrieurs, par la continence, leur corps, et, par l'obйissance, leur volontй.
En effet la religion a pour objet le culte de Dieu, on l'a dit. 131: DE L'ERREUR DE CEUX QUI COMBATTENT LA PAUVRETЙ VOLONTAIRE
Il en
est qui, contrairement а la doctrine йvangйlique, rйprouvиrent la pratique de
la pauvretй. Le premier fut Vigilance. D'autres le suivirent, « de ceux
qui se disent docteurs de la loi et qui ne comprennent ni ce qu'ils disent ni
ce qu'ils affirment ». Ils adoptиrent ces positions pour les raisons
suivantes et d'autres analogues. 1. Sous l'impulsion de sa nature, tout
animal pourvoit а ses besoins vitaux: ainsi les animaux qui ne peuvent en toute
saison de l'annйe trouver ce qui leur est nйcessaire, sont douйs d'un instinct
naturel qui les porte а le ramasser а la saison favorable et а le conserver,
telles les abeilles et les fourmis. De mкme les hommes ont besoin pour leur
subsistance de beaucoup de choses qui ne sont pas toujours а leur portйe. Il
leur est donc naturel d'amasser et de mettre en rйserve le bien qui leur est
nйcessaire. Il est donc contraire а la loi naturelle de se dйpartir sous
prйtexte de pauvretй de ce que l'on a amassй. 2. Tous les кtres veulent subsister, ainsi
est-il naturel de s'attacher а ce qui permet de subsister. Or c'est par les
biens extйrieurs que l'homme assure sa vie. Aussi, de mкme que la loi naturelle
lui commande de respecter sa vie, chacun doit-il conserver ses biens. S'il est
contraire а la loi naturelle d'attenter а sa propre vie, se priver du
nйcessaire а la vie par la pauvretй volontaire l'est pareillement. 3. Par nature
l'homme est un animal social, mais il n'est pas de vie sociale pour
l'homme sans assistance mutuelle; il est donc naturel aux hommes de s'entraider
dans leurs nйcessitйs. Toutefois cette tвche devient impossible а qui rejette
les biens extйrieurs, moyen le plus ordinaire de rendre service. Renoncer а
toute possession par la pauvretй volontaire apparaоt donc contraire а
l'instinct de nature comme au bien de la misйricorde et de la charitй. 4. Si c'est un
mal de possйder les biens de ce monde, il est bon de dйlivrer le prochain du
mal et mauvais de le pousser au mal; c'est un mal par consйquent de donner
quelque secours а un indigent et un bien de dйpossйder un propriйtaire:
conclusions inacceptables! Il est donc bon de possйder les biens de ce monde et
mauvais d'y renoncer totalement par la pauvretй volontaire. 5. Les occasions
de pйchй sont а йviter. Or la pauvretй en est une: elle entraоne les hommes au
vol, а la flatterie, au parjure et а d'autres fautes semblables. Il ne faut
donc pas s'engager dans la pauvretй volontaire, mais plutфt la prйvenir. 6. Puisque la
vertu rйside dans un juste milieu, elle pйrit par tout excиs dans un sens ou
dans un autre. Or il est une vertu qui sait donner et retenir avec justice, la
libйralitй. C'est donc un vice par dйfaut que la ladrerie qui fait que l'on
garde ce qui est а retenir et ce qui est а donner, de mкme est-ce un vice de
donner outre mesure, le vice de ceux qui choisissent la pauvretй, vice
semblable а celui de la prodigalitй. Ces raisonnements semblent confirmйs par
l'autoritй de la Sainte Йcriture. Il est dit en effet aux Proverbes:
« Ne me donne ni pauvretй ni richesse; accorde-moi le pain qui m'est
nйcessaire, de peur que, rassasiй, je ne te renie et ne dise: Qui est Yaweh, et
que devenu pauvre, je ne dйrobe et n'outrage le nom de Dieu ». 132: DES DIVERSES FORMES DE LA VIE DE PAUVRETЙ VOLONTAIRE
Le
problиme de la pauvretй volontaire se rйvиle plus aigu si l'on considиre plus
en dйtail les formes de vie que doivent nйcessairement adopter ceux qui
embrassent la pauvretй volontaire. I. Une premiиre maniиre de vivre consiste
а vendre chacun ses propriйtйs et а vivre en commun de leur prix. Elle semble
avoir йtй adoptйe а Jйrusalem du temps des Apфtres. Il est dit en effet dans
les Actes: « Tous ceux qui possйdaient des terres ou
des maisons, les vendaient et en apportaient le prix aux pieds des
Apфtres: on le distribuait ensuite а chacun selon ses besoins ». Mais ce genre de
vie ne semble pas pourvoir efficacement aux besoins de l'homme. 1. Il aura
difficilement des adeptes chez les grands propriйtaires. En outre si aprиs
avoir vendu les biens de quelques riches, on en distribue le prix entre
beaucoup, cela ne suffira pas longtemps. 2. Cet argent risque de disparaоtre facilement
soit par la faute des administrateurs, soit par le vol ou la rapine. Ainsi ceux
qui ont adoptй une telle pauvretй se trouveront privйs du nйcessaire. 3. Nombreux sont
les йvйnements qui obligent les hommes а changer de lieu. Il sera par
consйquent difficile, avec cet argent retirй des propriйtйs, de subvenir aux
besoins des individus, dispersйs en diverses contrйes. II. Il est un autre genre de vie -
pratiquй dans la plupart des monastиres: les biens sont possйdйs en commun, et
chacun reзoit selon ses besoins. Ce genre de vie lui-mкme ne semble pas sans
inconvйnients. 1. Les possessions terrestres apportent des soucis;
il faut en assurer les revenus et les dйfendre contre les fraudes et les
rapines. Plus ces possessions sont importantes en raison du nombre d'hommes
qu'elles doivent nourrir, plus elles rйclament de soins et plus nombreux sont
ceux qu'elles accaparent. De cette maniиre la fin de la pauvretй volontaire se
voit compromise, du moins pour un grand nombre, chargйs de l'administration de
ces biens. 2. L'indivision des biens est souvent une cause de discorde. Ceux qui
n'ont point de propriйtйs communes, tels les Espagnols et les Perses, ne se
chicanent pas; il en va autrement des autres et les disputes s'йlиvent mкme
entre des frиres. Or la discorde paralyse au plus haut point l'application de
l'вme aux choses de Dieu. Ce genre de vie semble donc opposй а la fin de la
pauvretй volontaire. III. Il est encore une troisiиme forme de la vie de
pauvretй: ceux qui la choisissent vivent du travail de leurs mains. Elle fut
pratiquйe par l'Apфtre Paul qui, par l'exemple et
l'enseignement, la recommanda aux fidиles. Il йcrivait: « Nous n'avons
mangй gratuitement le pain de personne; dans les labeurs et les fatigues, nuit
et jour, nous travaillions de nos mains afin de n'кtre а charge а personne. Non
que le droit nous manquвt, mais nous voulions donner en nous un modиle а
imiter. Quand nous йtions auprиs de vous, nous vous le disions: Qui ne veut pas
travailler ne doit pas manger ». Mais ce genre de vie ne semble pas
raisonnable. 1. Le travail manuel est nйcessaire а notre subsistance dans la mesure
oщ il nous fait acquйrir quelque chose. A quoi bon alors renoncer au nйcessaire
et travailler pour acquйrir de nouveaux biens? En consйquence, si dans l'йtat
de pauvretй volontaire, on doit travailler manuellement afin de pourvoir а sa
subsistance, il йtait inutile de renoncer aux biens, utiles а l'entretien de la
vie. 2.
Si on conseille la pauvretй volontaire, c'est pour dйgager des prйoccupations
de ce monde et permettre ainsi de suivre le Christ plus librement. Or gagner
son pain par son propre travail semble plus absorbant qu'utiliser pour sa
subsistance des biens possйdйs, surtout si ces biens sont modestes ou mкme sont
des valeurs йchangeables grвce auxquelles on peut facilement faire face aux
nйcessitйs de la vie. Vivre de son travail manuel ne paraоt donc pas compatible
avec le propos de la pauvretй volontaire. 3. A ceci s'ajoute encore que le Seigneur,
йcartant de ses disciples les soucis des choses terrestres, semble, par la
parabole des oiseaux et des lis des champs, leur interdire le travail manuel.
Il dit, en effet: « Regardez les oiseaux du ciel, ils ne sиment pas, ni
ne moissonnent, ils n'amassent pas dans des greniers ». Et encore: « Observez
les lis des champs comme ils grandissent: ils ne peinent, ni ne filent ». 4. Ce genre de
vie semble en outre insuffisant а pourvoir du nйcessaire: Ils sont nombreux
ceux qui dйsireux de la perfection, n'ont ni la possibilitй ni l'habiletй
requises pour se livrer а une vie de travail manuel: ni leur milieu, ni leur
йducation ne les y ont prйparйs. Pour embrasser la vie parfaite, la condition
de paysan et d'artisan serait prйfйrable а celle de gens, adonnйs jusque-lа а
l'йtude, йlevйs dans les richesses et un bien-кtre qu'ils ont abandonnйs pour
le Christ. Puis n'arrive-t-il point que ces pauvres volontaires deviennent
infirmes ou soient arrкtйs de toute autre maniиre dans leur travail? Ils se
trouveraient alors dйmunis de moyens d'existence. 5. De mкme il faut du temps pour acquйrir
par le travail les biens nйcessaires а la vie: la preuve en est que beaucoup,
consacrant tout leur temps au travail, peuvent а peine se procurer de quoi
subsister. Si ceux qui s'engagent dans la pauvretй volontaire devaient ainsi
vivre de leurs mains, ils sacrifieraient au travail la majeure partie de leurs
journйes et pour autant ils seraient dйtournйs d'autres labeurs plus
nйcessaires qui requiиrent йgalement beaucoup de temps, telles l'йtude de la
sagesse et la science et autres activitйs de l'esprit: de la sorte, loin de
favoriser la vie parfaite, la pauvretй volontaire lui serait un obstacle. 6. Et que l'on ne
parle pas de la nйcessitй du travail manuel pour repousser l'oisivetй. Cela ne
prouve rien ici: Il vaudrait mieux en effet combattre l'oisivetй par l'exercice
des vertus morales dont les richesses sont les instruments en permettant de
faire les aumфnes et d'autres bonnes _uvres, plutфt que par le travail manuel. Pourquoi engager
des hommes а la pauvretй dans le seul but de les dйtourner de l'oisivetй en les
occupant au travail manuel? La fin de la pauvretй n'est-elle pas de leur
permettre de se livrer а des occupations supйrieures а celles de la vie
ordinaire des hommes? 7. Prйtendre encore que le travail manuel est
nйcessaire pour mater la chair c'est sortir du sujet. Nous cherchons si les pauvres volontaires
doivent gagner leur pain par le travail manuel. D'ailleurs n'y a-t-il pas d'autres moyens
nombreux d'apaiser les concupiscences charnelles, jeыnes, veilles et autres
exercices semblables. A cette fin les riches eux-mкmes qui n'ont pas besoin de
travailler pour assurer leur entretien, pourraient se livrer au travail manuel. IV. Il y a une
autre forme de la vie de pauvretй. Les partisans de la pauvretй volontaire
vivent des biens que leur offrent ceux qui, tout en gardant leurs richesses,
veulent tendre ainsi а la perfection de la pauvretй volontaire. Il semble que
le Seigneur avec ses disciples ait embrassй ce genre de vie; ne lit-on pas que
les femmes suivaient le Christ et l'assistaient de leurs biens? Mais cette forme
de vie ne va pas, semble-t-il, sans inconvйnients. 1. Il ne parait pas raisonnable en effet
que quelqu'un se dйfasse de ses biens et vive du bien d'autrui. 2. Il est
choquant que quelqu'un reзoive d'un autre sans rien lui rendre; l'йgalitй
propre а la justice exigeant de donner et de recevoir. - On a certes raison de
soutenir que ceux qui servent les autres dans une charge quelconque, doivent
vivre des biens de ceux-ci: les ministres de l'autel et les prйdicateurs qui
distribuent au peuple la doctrine et les bienfaits divins sont entretenus
lйgitimement par lui: L'ouvrier a droit а sa nourriture, dйclare
le Seigneur. C'est pourquoi l'Apфtre a йcrit: « Ainsi le Seigneur a
disposй, pour ceux qui annoncent l'Йvangile, de vivre de l'Йvangile, comme ceux
qui servent а l'autel ont leur part du revenu de l'autel ». Mais ceux
qui en aucune maniиre ne sont au service du peuple, ne semblent pas pouvoir
recevoir de lui leur subsistance. 3. Ce genre de vie est dommageable aux
autres. Il en est qui en raison de leur pauvretй et de leur infirmitй ne
peuvent se suffire et doivent compter sur l'assistance d'autrui. Ces secours
diminueront si les pauvres volontaires demandent а кtre pareillement entretenus;
les hommes ne sauraient suffire а secourir un grand nombre de pauvres. Ils y
sont du reste peu enclins. De lа cette recommandation de l'Apфtre а qui
compterait une veuve dans sa parentй de l'aider de telle sorte que
l'Йglise puisse suffire aux besoins de celles qui sont vйritablement veuves. Il
ne serait donc pas sage que, choisissant la pauvretй volontaire, des hommes
adoptent ce genre de vie. 4. La perfection de la vertu appelle par-dessus tout
l'indйpendance de l'вme: sans elle, les hommes se font facilement complices
des pйchйs des autres soit par consentement exprиs, soit par complaisance
flatteuse ou tout au moins par indulgence. Or ce genre de vie semble trиs
prйjudiciable а cette indйpendance: qui reзoit un bienfait se garde de blesser
celui dont il est l'obligй. Ce genre de vie est donc un obstacle а la
perfection de la vertu qui est la fin mкme de la pauvretй et pour autant il ne
convient pas aux pauvres volontaires. 5. Ce
qui dйpend de la volontй d'autrui n'est pas en notre pouvoir. Or les dons
dйpendent de la volontй de celui qui les fait. Ce genre de vie n'assure donc
pas suffisamment aux pauvres volontaires la facultй de pourvoir а leurs
besoins. 6. Les pauvres, obligйs de compter sur autrui pour leur subsistance,
doivent exposer aux autres leurs besoins et leur demander d'y pourvoir. Une
telle condition rend la mendicitй mйprisable et йgalement pesante: les hommes
ne s'estiment-ils pas supйrieurs а ceux qu'ils entretiennent, et la plupart ne
donnent-ils pas а contre-coeur? Il faudrait, au contraire, que ceux qui
s'engagent dans la vie parfaite soient honorйs et aimйs de telle sorte qu'on
les imite plus facilement et qu'on veuille embrasser leur vie vertueuse;
autrement la vertu elle-mкme devient un objet de mйpris. La pratique de la
mendicitй est donc pernicieuse а ceux qui, pour un motif de perfection,
embrassent la pauvretй volontaire. 7. Les parfaits doivent йviter non
seulement le mal, mais encore les apparences du mal: « Fuyez, nous dit l'Apфtre, jusqu'а l'apparence du
mal ». Et le Philosophe dйclare que l'homme vertueux doit йviter non
seulement ce qui est dйshonorant mais encore ce qui en a l'aspect. Or la
mendicitй porte les apparences du mal, car beaucoup mendient par amour du gain.
Cette forme de vie ne convient donc pas aux parfaits. 8. Le conseil de la pauvretй volontaire a
pour but d'arracher l'homme aux soucis des biens terrestres pour lui permettre
de s'appliquer plus librement а Dieu. Or la vie de mendicitй est la plus
chargйe d'inquiйtudes: se procurer des biens en les demandant а autrui donne
beaucoup plus de soucis que de vivre de son bien propre. Ce genre de vie ne
convient donc pas а ceux qui s'engagent dans la pauvretй volontaire. 9. Quelqu'un
fait-il pourtant l'йloge de la mendicitй sous prйtexte qu'elle favorise
l'humilitй? Il dйraisonne tout а fait. En effet on recommande l'humilitй parce
qu'elle mйprise les grandeurs terrestres, qui consistent dans les richesses,
les honneurs, la renommйe et les biens de cette sorte, non parce qu'elle
mйprise la noblesse de la vertu qui exige que nous soyons magnanimes. Une
humilitй qui rabaisserait la grandeur de la vertu devrait кtre blвmйe. C'est le
cas de la mendicitй а la fois parce qu'il est plus vertueux de donner que de
recevoir et parce qu'elle a un aspect dйshonorant, ainsi qu'il a йtй dit.
Elle ne doit donc pas кtre recommandйe au bйnйfice de l'humilitй. V. Certains, а la
recherche d'une vie parfaite, prйtendirent encore que tout souci devait
disparaоtre; il ne fallait donc pas mendier ni travailler, ni accumuler des
rйserves, mais attendre de Dieu seul sa subsistance. Il est dit en effet: « Ne
vous inquiйtez pas pour votre vie de ce que vous mangerez ou de ce que vous
boirez, ni pour votre corps de quoi vous Je vкtirez »; et encore:
« n'ayez point de soucis du lendemain ». Cette position n'est nullement raisonnable. 1. Il est fou de
vouloir la fin et de nйgliger les moyens qui l'assurent. Or c'est pour manger
que les hommes se prйoccupent de trouver la nourriture. Ceux-lа donc qui ne
peuvent vivre sans manger doivent se soucier de chercher leur pain. 2. C'est parce
qu'ils sont un obstacle а la contemplation des choses йternelles que l'on se
dйbarrasse des soucis matйriels. Or, en cette chair mortelle, l'homme ne peut
vivre sans interrompre souvent sa contemplation, pour dormir, pour manger et
pour d'autres occupations de cette sorte. Il ne faut donc pas davantage йcarter
comme un obstacle а la contemplation, ces prйoccupations qui ont pour objet les
nйcessitйs de la vie. 3. Il s'ensuivrait cette йtrange absurditй: pour la
mкme raison il ne faudrait marcher, ni ouvrir la bouche pour manger, ni fuir
une pierre qui tombe ou un glaive menaзant, mais attendre l'intervention de
Dieu: ce qui serait tenter Dieu. On ne doit donc pas йcarter totalement le
souci du pain quotidien. 133: COMMENT LA PAUVRETЙ EST BONNE
Pour
juger de la vйritй de ces assertions, nous chercherons, en considйrant ce
que sont les richesses, ce qu'il faut penser de la pauvretй. Les richesses
extйrieures sont nйcessaires а la perfection de la vertu puisque par elles nous
pourvoyons а notre entretien et nous secourons les autres. Or la valeur des
moyens se mesure d'aprиs celle de la fin. Les richesses sont donc un bien pour
l'homme, non pas principal cependant, mais en quelque sorte secondaire: la fin
est en effet le bien premier, le reste ne vaut qu'en raison d'elle. C'est
pourquoi quelques-uns ont conclu que les vertus sont pour les hommes les biens
les plus йlevйs tandis que les richesses viennent en dernier. Cependant il
importe de juger des moyens selon les exigences de la fin, ainsi les
richesses apparaоtront-elles bonnes dans la mesure oщ elles favorisent
l'exercice de la vertu; si au contraire cette mesure est dйpassйe, que les
richesses soient un obstacle а la vertu, on ne les comptera plus parmi les
biens, mais parmi les maux. La possession des richesses se prйsente donc comme
un bien pour qui en use vertueusement, comme un mal au contraire pour qui, а
cause d'elles, s'йcarte de la vertu, soit par excиs de prйoccupation ou
d'attachement а leur sujet, ou а cause de l'orgueil qu'elles provoquent. Toutefois il y a
des vertus de la vie active et des vertus de la vie contemplative, et les unes
et les autres n'ont pas le mкme besoin des richesses. Dans la vie
contemplative, les richesses ne sont nйcessaires qu'au soutien de la nature::
dans la vie active elles permettent encore de pourvoir aux besoins du prochain.
Aussi la vie contemplative, dont les exigences sont moindres, apparaоt-elle
mкme sur ce point plus parfaite: c'est а elle qu'il appartient, semble-t-il, de
consacrer entiиrement l'homme aux choses de Dieu, perfection que suggиre
l'enseignement du Christ. Pour ceux donc qui sont vouйs а cette perfection un
minimum de richesse suffit, dans la mesure nйcessaire а la subsistance. De lа
cet enseignement de l'Apфtre: « Si nous avons la nourriture et le vкtement,
nous sommes contents ». La pauvretй est donc louable en tant
qu'elle protиge l'homme contre les vices occasionnйs par les richesses. Elle
dйlivre encore des prйoccupations qui naissent de la fortune, et, а ce titre,
elle est bonne pour ceux qui sont disposйs а se consacrer а des tвches plus
hautes, mais elle est pernicieuse pour ceux qui, dйgagйs de ces soucis,
s'abaissent а des _uvres infйrieures. De lа ce mot de Grйgoire: « Souvent
ceux qui vivraient normalement en de saines prйoccupations, sont abattus par le
glaive de l'oisivetй ».- Mais dans la mesure oщ la pauvretй prive des
biens dont les richesses sont la source: assistance du prochain, entretien
personnel, elle est un mal. Exceptons le cas oщ un bien plus grand
l'emporterait sur les secours temporels а donner au prochain: du fait qu'il est
libйrй des richesses, un homme peut en effet s'adonner plus facilement aux
choses divines et spirituelles. Toutefois l'entretien de sa propre vie est un
bien а ce point nйcessaire que nul autre ne peut lui кtre prйfйrй: personne ne
peut, sous prйtexte d'acquйrir quelque bien, renoncer а sa subsistance. Voilа donc quelle
est la pauvretй vertueuse: celle qui libиre l'homme des prйoccupations
terrestres et lui permet de se consacrer aux rйalitйs divines et spirituelles.
Elle doit lui laisser toutefois la facultй de subvenir d'une maniиre licite а
sa subsistance, ce qui d'ailleurs requiert peu de choses. Et moins une forme de
vie pauvre comporte de soucis, plus cette pauvretй est digne d'йloges;
l'excellence de celle-ci n'est pas affaire quantitative, car la pauvretй n'est
pas une valeur absolue: elle vaut dans la mesure oщ elle libиre l'homme et lui
permet de se donner aux rйalitйs spirituelles. La mesure de sa bontй est
marquйe par le degrй de libйration qu'elle assure а l'homme devant les
obstacles signalйs antйrieurement. C'est d'ailleurs la rиgle commune а tout ce
qui est extйrieur а l'homme: il n'y a pas de biens absolus, mais leur
excellence se juge d'aprиs le profit qu'ils assurent а la vie vertueuse. 134: RЙPONSE AUX OBJECTIONS APPORTЙES CONTRE LA PAUVRETЙ
Aprиs
l'exposй de ces principes il n'est pas difficile de rйsoudre les objections
apportйes contre la pauvretй. S'il est naturel а l'homme d'amasser ce qui est
nйcessaire а sa subsistance - comme le rappelait la premiиre objection -
il n'est pas requis que chacun soit assignй а cette tвche. Chez les abeilles
toutes ne sont pas employйes au mкme office, mais les unes ramassent le miel,
les autres construisent avec la cire les alvйoles et les reines ne prennent
part а aucune de ces besognes. Il en doit кtre ainsi chez les hommes. Les
nйcessitйs humaines sont multiples, et nul ne peut se suffire; les tвches
doivent donc кtre rйparties: par exemple, ceux-ci seront agriculteurs, ceux-lа
bergers, d'autres architectes et ainsi de suite. Mais les besoins de la vie ne
sont pas seulement corporels, ils sont surtout spirituels, il importe donc que,
pour le perfectionnement des autres, certains se consacrent а des tвches
spirituelles et pour autant soient libйrйs des soucis temporels. Cette
rйpartition des divers offices entre les divers individus se fait par la divine
Providence en ce sens que certains sont inclinйs davantage vers tel emploi
plutфt que vers tel autre. Il est donc manifeste aussi que ceux qui abandonnent les
biens temporels, ne se privent pas du nйcessaire а la vie, - c'йtait la seconde
objection. Il leur reste en effet l'espoir fondй de subvenir а leur
subsistance soit par leur propre travail, soit par des dons faits sous forme de
propriйtйs communes ou de vivres. En effet comme le Philosophe le dit: « Ce
que nous pouvons par nos amis, nous le pouvons en quelque sorte par
nous-mкmes »; ainsi ce qui est possйdй par nos amis, nous le possйdons
aussi en quelque faзon. Il doit exister une amitiй telle entre les hommes
qu'ils s'assistent mutuellement dans les _uvres spirituelles ou temporelles.
Mais autant le spirituel l'emporte sur le temporel et s'impose davantage pour
atteindre le bonheur, autant il est prйfйrable de subvenir а son prochain dans
ses besoins spirituels que dans ses besoins temporels. Il n'agit donc pas
contre la sociйtй - c'йtait la troisiиme objection - celui qui par la
pauvretй volontaire se prive de la possibilitй de secourir son prochain dans le
temporel en vue d'un enrichissement spirituel et par lа d'une plus grande
utilitй au profit des autres. Ici encore il apparaоt que les richesses ne sont pas
pour l'homme un bien par elles-mкmes, mais seulement en tant qu'elles sont
ordonnйes au bien de la raison. La pauvretй peut donc кtre meilleure si elle
est voulue en vue d'un bien plus parfait. Telle est la rйponse а la quatriиme
objection. Et parce que ni les richesses, ni la pauvretй, ni
quoi que ce soit de l'extйrieur ne sont des biens absolus, toute leur valeur se
jugeant d'aprиs le bien humain auquel ils sont ordonnйs, tous peuvent кtre
cause de vice dиs que l'on n'en use plus conformйment а la rиgle de la raison.
Ils ne sont pas pour autant mauvais en eux-mкmes: c'est l'usage seul auquel on
les soumet qui est mauvais. Ainsi la pauvretй ne doit pas кtre condamnйe, comme
le voulait la cinquiиme objection, du fait qu'elle peut donner occasion
а certains vices. On remarquera en outre que le juste milieu en ce qui
concerne l'usage biens extйrieurs, ne se juge pas d'aprиs la quantitй de
ceux-ci, mais d'aprиs rиgle de la raison. Ainsi il arrive que ce qui est
excessif, а ne considйrer que la somme des biens extйrieurs, garde nйanmoins le
juste milieu de la raison. Nul en effet ne tend vers des objectifs aussi йlevйs
que le magnanime, ni ne dйpasse le magnifique dans l'ampleur de ses
somptuositйs. Ils ne s'йcartent cependant du juste milieu vertueux: non du
point de vue de la quantitй des dйpenses, ni du point de vue de la rиgle de la
raison dont ils ne s'йcartent ni en plus ni en moins. Cette rиgle juge non
seulement de la quantitй de biens dont on doit user, ni encore de la condition
de la personne, de son intention, de l'opportunitй de et de temps et de toutes
les conditions requises pour un acte de vertu. Par consйquent, on ne va pas
contre la vertu par la pauvretй volontaire bien qu'on renonce а tout. On n'est
pas davantage coupable de prodigalitй puisque l'on respecte l'ordre des fins et
des circonstances. Il est en effet plus grand de s'exposer la mort, en des
circonstances lйgitimes, ce qui est un acte de la vertu de force, que de tout
abandonner en respectant l'ordre des fins. Telle est la rйponse а la sixiиme
objection. Quand au mot de Salomon sur lequel on s'appuie, il
n'est pas opposй а la doctrine. Il s'agit d'une pauvretй involontaire qui souvent
est une occasion de vol. 135: RЙPONSE AUX OBJECTIONS CONTRE LES DIVERSES FORMES DE PAUVRETЙ
VOLONTAIRE
Il
faut maintenant considйrer les diffйrents genres de vie que doivent choisir les
pauvres volontaires. I.1. Le premier йtat de vie consiste а vivre en
commun sur le prix de vente des propriйtйs. Il a sa valeur, mais il ne peut
durer longtemps. C'est pourquoi si les Apфtres l'instituиrent pour les fidиles
de Jйrusalem, ce fut sous l'inspiration du Saint-Esprit: ils prйvoyaient qu'ils
ne demeureraient pas longtemps ensemble, soit а cause des persйcutions des
Juifs, soit par suite de la destruction imminente de la citй et du peuple;
l'organisation des fidиles ne s'imposait donc que pour une courte durйe. Aussi
quand les Apфtres passиrent chez d'autres peuples pour y fonder solidement et
pour toujours l'Йglise, nous ne lisons pas qu'ils aient instituй cette forme de
vie. 2.
L'on a tort du reste d'allйguer contre elle les fraudes possibles de la
part des intendants. Ceci est en effet commun а toutes les formes de la vie
sociale. Dans notre cas, le mal sera d'autant moins grand que l'on imagine plus
difficilement que des hommes, vouйs а la perfection, se permettent de frauder.
D'ailleurs on peut apporter un remиde а cet abus en instituant avec prudence
des intendants fidиles. Aussi du temps des Apфtres on choisit des hommes qui,
comme Etienne et d'autres, йtaient jugйs aptes а cet office. II. Il est une
seconde forme lйgitime de pauvretй volontaire, celle oщ l'on vit de possessions
communes. 1. Ses partisans ne s'йcartent en rien de la perfection qu'ils
recherchent dйlibйrйment par la pauvretй. En effet un seul ou quelques-uns
suffisent au soin de la sage administration de ces biens; les autres, ainsi
libйrйs des soucis temporels, peuvent s'adonner aux _uvres spirituelles, ce qui
est le fruit de la pauvretй volontaire. Quant а ceux qui portent ce
souci pour le bien des autres, ils ne subissent aucun dйtriment par rapport а
la vie de perfection: ce qu'ils paraissent perdre par manque de tranquillitй,
ils le rйcupиrent dans le service de la charitй qui appartient aussi а la
perfection de vie. 2. En outre dans cet йtat de vie la concorde
n'est pas compromise du fait de la mise en commun des possessions. On a choisi
la pauvretй volontaire par mйpris des biens temporels; dиs lors pas de
dйsaccord possible au sujet de ces biens possйdйs en commun, d'autant qu'on n'a
le droit d'attendre, dans la rйpartition, que le nйcessaire, et que, d'autre
part, les intendants sont consciencieux. De ce que des abus se glissent dans ce
genre de vie, il ne s'ensuit pas qu'il soit а rejeter: les mйchants ne font-ils
pas un mauvais usage du bien lui-mкme, de mкme que les maux sont utilisйs pour
le bien par les hommes vertueux. III. Ce troisiиme mode de vie qui consiste
а vivre du travail des mains convient йgalement а ceux qui embrassent la
pauvretй volontaire. 1. Il n'est pas vain, comme le prйtendait la premiиre
objection, d'abandonner les biens temporels pour les acquйrir de nouveau
par le travail manuel. Les richesses rйclament les soins de leur possesseur
pour l'administration ou du moins pour l'entretien, et elles accaparent son
c_ur; or ceci ne se produit pas lorsque l'on assure par le travail manuel son
pain quotidien. 2. Il est encore йvident que pour se procurer
le strict nйcessaire par le travail manuscrit, il suffit de peu de temps et de
soins limitйs. Au contraire pour amasser des richesses ou mкme pour constituer
une rйserve par le travail manuel, а la maniиre des travailleurs sйculiers, il
faut employer beaucoup de temps et apporter de grands soins. Telle est la
rйponse а la seconde objection. 3. Puis on notera comment le Seigneur dans
l'Йvangile n'a pas dйfendu le travail, mais l'anxiйtй de l'вme en face des
nйcessitйs de la vie. Il n'a pas dit en effet: « ne travaillez
pas », mais: « ne soyez pas inquiets ». Il le prouve a
minori. La divine Providence pourvoit а la vie des oiseaux et des lis qui
sont de condition infйrieure et qui ne peuvent travailler comme les hommes pour
se procurer la nourriture nйcessaire. A plus forte raison doit-elle subvenir
aux besoins des hommes: ils sont dans une condition supйrieure, et ils ont reзu
la facultй d'acquйrir leur subsistance par un travail personnel. Ainsi il ne
convient vraiment pas de se tourmenter а propos des nйcessitйs de cette vie. Il
est donc йvident que les paroles du Seigneur, allйguйes dans l'objection, ne
s'opposent pas а ce genre de vie. 4. On ne peut pas davantage condamner ce
genre de vie sous prйtexte qu'il ne pourrait suffire aux nйcessitйs humaines.
Il est rare que l'on ne puisse par le seul travail manuel pourvoir suffisamment
а sa nourriture: il s'agit alors d'une infirmitй ou de quelque cause semblable.
Or on ne peut rejeter une institution pour un malheur accidentel qui en effet
se rencontre et sur le plan de la nature et sur celui du volontaire. Il n'est
aucune organisation humaine qui n'ait parfois ses lacunes: les richesses
elles-mкmes peuvent disparaоtre par le vol et la rapine, comme le travailleur
manuel peut кtre arrкtй par la maladie. D'ailleurs n'y a-t-il pas quelque
remиde а ce mal? Qui ne se suffit pas par son travail, peut compter sur le
secours des membres de sa communautй qui, eux, peuvent travailler plus que ne
l'exigent leurs besoins, ou encore de ceux qui possиdent des richesses, car les
lois de la charitй et de l'amitiй naturelle imposent а l'homme de secourir
l'indigence d'autrui. C'est pourquoi l'Apфtre, aprиs avoir йcrit: « Celui
qui ne veut pas travailler ne doit pas manger », ajoute en
faveur de ceux qui ne peuvent par le travail assurer leur subsistance, cette
recommandation: « Ne vous fatiguez pas de faire le bien ». 5. En outre
l'entretien de la vie rйclame peu de choses et ceux qui s'en contentent n'ont
pas а consacrer pour cela beaucoup de temps au travail manuel. Dиs lors ils ne
sont guиre distraits des activitйs spirituelles en vue desquelles ils ont
choisi la pauvretй volontaire. Bien plus, pendant le travail manuel ils peuvent
penser а Dieu, le louer et faire tous autres actes analogues, comme le doivent
ceux qui mиnent une vie solitaire. Puis, pour qu'ils ne soient pas totalement
arrachйs aux _uvres spirituelles, ils peuvent compter sur le secours des autres
fidиles. 6, 7. Certes la pauvretй volontaire n'est pas choisie pour йcarter
l'oisivetй ou pour mater la chair par le travail manuel: ceux qui possиdent des
richesses le peuvent faire aussi bien. Il est pourtant hors de conteste que le
travail manuel produit ces rйsultats, mкme s'il n'est pas question de subvenir
par lui aux nйcessitйs de la vie. Cependant on peut йcarter l'oisivetй par des
occupations plus utiles et mater la chair par des moyens plus efficaces. Aussi
ces raisons n'urgent pas pour imposer le travail manuel а ceux qui par ailleurs
possиdent ou peuvent se procurer de quoi vivre vertueusement. En effet seules
les exigences de la vie obligent au travail manuel: de lа ce mot de l'Apфtre: « Celui
qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger ». IV. Le quatriиme
mode - vivre des dons faits par les autres - est йgalement lйgitime. 1. Il n'y a rien
de choquant en ce fait d'avoir renoncй а ses biens pour le service des autres
et de compter sur ceux-ci pour son entretien. Sans cela il n'y aurait pas de
sociйtй humaine durable: chacun s'occupant de ses propres affaires, nul ne
serait au service de la communautй. Il est donc utile а la sociйtй humaine que
ceux qui renoncent а prendre soin de leurs biens pour servir la communautй,
soient entretenus par ceux qu'ils obligent: les soldats ne reзoivent-ils pas
leur solde des autres et les chefs du gouvernement de la caisse commune. Or
ceux qui vouent la pauvretй volontaire pour suivre le Christ, renoncent а tous
leurs biens pour servir la sociйtй; ils rayonnent au milieu du peuple par leur
sagesse, leur science et leurs exemples, et ils le protиgent par leur priиre et
leur intercession. 2. Il n'est donc pas dйshonorant pour eux de
vivre d'aumфnes puisqu'ils les rendent avec surabondance; recevant pour leur
entretien des biens temporels, ils progressent au profit des autres dans les
biens spirituels. Aussi l'Apфtre dйclare: « Que de votre superflu, а
savoir dans le temporel, vous subveniez а leur indigence en cet ordre, pour
que leur abondance, а savoir dans le spirituel, subvienne а vos
propres besoins ». En effet quiconque secourt son prochain prend sa
part de ses _uvres en bien comme en mal. 3. Stimulйs par l'exemple de ces pauvres
volontaires а la pratique de la vertu, les autres y trouvent une occasion de
progrиs; ils se dйtachent des richesses en voyant des hommes qui, pour acquйrir
la perfection, y renoncent totalement. Plus quelqu'un s'arrache а l'amour des
richesses et s'adonne а la pratique de la vertu, plus par ses richesses il
assiste facilement les autres dans leurs nйcessitйs. Aussi ceux qui embrassent
la pauvretй et vivent d'aumфne, sont utiles aux autres pauvres - ne sont-ils
pas, par leur exemple et par leur parole, les promoteurs des _uvres de
misйricorde? - beaucoup plus qu'ils ne peuvent leur porter tort en recevant des
aumфnes pour leur subsistance. 4. Il est encore йvident que des hommes parfaitement
vertueux, comme doivent l'кtre ceux qui, par mйpris des richesses, pratiquent
la pauvretй volontaire, ne compromettent pas leur indйpendance par les quelques
ressources qu'ils reзoivent d'autrui pour leur subsistance: un homme ne perd
son indйpendance que lorsqu'il n'est plus le maоtre de ses affections. Aucun
risque par consйquent de perdre sa libertй d'вme si l'on reзoit des biens que
l'on mйprise. 5. En outre si l'entretien de ceux qui vivent d'aumфnes, dйpend du bon
vouloir des bienfaiteurs, les pauvres du Christ ne se voient pas pour autant
privйs de ressources suffisantes. En effet ils n'ont pas а compter uniquement
sur la bienveillance d'un seul, mais d'une multitude: et il serait
invraisemblable que dans la multitude des fidиles il ne s'en trouvвt pas un
grand nombre pour subvenir de plein grй aux besoins de ceux qu'ils vйnиrent
pour leur perfection de vie. 6. Et mкme devraient-ils dйvoiler leurs nйcessitйs et
demander des secours soit pour eux soit pour les autres, qu'il n'y aurait en
cela rien de messйant. Nous lisons que les Apфtres en agirent ainsi: leur
subsistance йtait assurйe par ceux а qui ils prкchaient, ce qui йtait un droit
plus qu'une mendicitй puisque le Seigneur avait ordonnй а ceux qui
annonзaient l'Йvangile de vivre de l'Йvangile; bien plus ils quкtaient pour
les pauvres de Jйrusalem qui avaient abandonnй leurs biens pour vivre de la
pauvretй sans toutefois prкcher aux gentils; cependant la puretй de vie de
ceux-ci leur mйritait cette assistance. L'Apфtre invite donc les fidиles а leur
venir en aide, non pas au nom de quelque obligation, mais en sollicitant leur
bon vouloir: est-ce autre chose que mendier? - Et cette mendicitй ne rend pas
les hommes mйprisables si elle est modйrйe, se rйglant sur la nйcessitй et non
sur le superflu, si elle est encore opportune et tient compte de la condition
des personnes sollicitйes, du lieu et du temps: toutes considйrations qui
s'imposent а des hommes vouйs а la perfection. 7. Il est donc йvident qu'une pareille
mendicitй n'offre rien de dйshonorant: ce qui serait si elle йtait importune ou
indiscrиte, en quкte de jouissance ou de superflu. 8. Il est clair pourtant qu'elle
s'accompagne d'une certaine humiliation. Кtre passif est moins noble que d'agir:
ainsi il y a moins de grandeur а recevoir qu'а donner, а кtre commandй et а obйir
qu'а gouverner et а porter des lois; notons toutefois qu'une circonstance
nouvelle peut modifier l'ordre de ces valeurs. Cependant il appartient а l'humilitй
d'accepter spontanйment l'humiliation, non pas dans l'absolu mais quand cela
est nйcessaire; et en tant que vertu, l'humilitй ne fait rien sans discrйtion.
Aussi n'est-ce pas humilitй mais sottise que de choisir n'importe quel genre
d'abjection; mais il y a humilitй si l'on accepte, malgrй son abjection, une
chose nйcessaire а la vertu: c'est le cas lorsque la charitй impose de se
livrer pour le prochain а quelque vile occupation et que, par humilitй, on ne
s'y refuse pas. Si donc la perfection de la vie de pauvretй requiert la
mendicitй, il appartient а l'humilitй d'en accepter l'humiliation. Parfois aussi, la
vertu peut nous faire choisir l'humiliation alors que nous n'y sommes pas
obligйs par nos charges, afin de stimuler par notre exemple ceux qui y sont
tenus et de leur faciliter l'йpreuve. L'on voit en effet parfois un gйnйral
man_uvrer comme un simple soldat pour entraоner les autres. Enfin il arrive
que l'humiliation nous soit une mйdecine: par exemple une вme portйe а un
orgueil excessif, tire profit d'humiliations, choisies spontanйment ou imposйes
par d'autres, pourvu qu'elle reste dans la mesure raisonnable; elle rйprime
ainsi ses mouvements d'orgueil; elle se met alors en quelque sorte au mкme
niveau que ces petites gens qui s'adonnent а des tвches vulgaires. V. D'autre part
c'est se tromper d'une maniиre absurde que de croire interdite par le Seigneur
toute sollicitude pour la nourriture. Tout acte en effet requiert de
l'attention. Si donc l'homme ne doit appliquer son attention а rien de ce qui
est temporel, il doit rester inactif dans cet ordre, ce qui est impossible et
dйraisonnable. Dieu a rйglй l'activitй de tout кtre selon le propre de sa
nature. Or l'homme est formй de chair et d'esprit. En consйquence, selon le
plan divin, il doit dйployer ses activitйs corporelles en mкme temps qu'il
s'applique aux choses spirituelles; et plus il est parfait, plus il s'adonne а
celles-ci. Nйanmoins cette perfection humaine n'exclut pas toute activitй
corporelle. Ce genre d'activitй est ordonnй а la conservation de la vie; le
nйgliger serait nйgliger sa vie; or chacun est tenu de l'assurer. Ne pas agir
et attendre de Dieu quelque secours, alors que l'on peut s'aider par ses
propres moyens, c'est кtre insensй et tenter Dieu. N'appartient-il pas а la
divine Bontй d'exercer sa providence, non en produisant tous les effets
immйdiats, mais en promouvant les кtres а leurs activitйs propres, on l'a
montrй. On ne doit donc pas attendre de secours de Dieu sans apporter sa propre
collaboration: ceci rйpugne au plan de Dieu et а sa Bontй. Toutefois si nous
avons en nous le pouvoir d'agir, il ne dйpend pas de nous que nos actions
atteignent leur but; des obstacles peuvent surgir, et le succиs de chacune
d'elles relиve de la Providence divine. Par suite Dieu nous prescrit de ne pas
nous inquiйter de ce qui dйpend de Lui, c'est-а-dire du succиs de nos
initiatives, mais il ne nous a pas dйfendu de nous prйoccuper de ce qui est en
notre pouvoir, de nos initiatives elles-mкmes. Celui-lа n'agit donc pas
contrairement au prйcepte du Seigneur qui s'inquiиte de ce qu'il doit faire,
mais bien celui qui, anxieux du rйsultat de son activitй, sous prйtexte de
prйvenir ces surprises, omet des _uvres obligatoires au lieu de se confier а la
Providence divine qui pourvoit aux besoins des oiseaux et des fleurs; une telle
anxiйtй est l'erreur des paпens qui nient la Providence divine. Aussi le
Seigneur conclut-il: « Ne vous inquiйtez pas du lendemain ».
Par lа, il ne nous a pas dйfendu de garder en rйserve pour l'avenir ce qui doit
кtre nйcessaire en son temps, mais d'кtre tourmentйs au sujet des йvйnements
futurs au point de dйsespйrer du secours divin; ou encore de porter aujourd'hui
les soucis du lendemain, car chaque jour a son lot de prйoccupations. Aussi il
ajoute: « а chaque jour suffit sa peine ». Et ainsi il
apparaоt qu'il y a diverses maniиres lйgitimes de vivre selon la pauvretй
volontaire. La plus parfaite est celle qui libиre davantage l'homme des soucis
provoquйs par les biens temporels et par les tвches qu'ils imposent. 136 ET 137: DE L'ERREUR DE CEUX QUI COMBATTENT LA CONTINENCE
PERPЙTUELLE
Des
hommes au sens pervers parlent contre le bien de la continence, comme on
l'a fait contre la perfection de la pauvretй. Par les raisons suivantes ou
d'autres analogues, ils essaient de dйmonйtiser la continence. 1. L'union de
l'homme et de la femme est ordonnйe au bien de l'espиce. Or le bien de
l'espиce est plus divin que celui de l'individu. C'est donc un plus
grave pйchй de s'abstenir des actes propres а la conservation de l'espиce que
de ceux nйcessaires а la conservation de l'individu, tels le manger et le boire
et autres semblables. 2. L'homme est dotй, par le vouloir divin, d'un
organisme apte а la gйnйration, d'une forte impulsion а cette fonction et
d'autres activitйs de mкme ordre. En consйquence celui qui s'abstient
totalement d'engendrer, semble agir contre la volontй de Dieu. 3. S'il est bon
qu'un seul individu pratique la continence, il sera meilleur que beaucoup la
pratiquent, et la perfection sera que tous soient continents. Mais la
consйquence en sera la fin du genre humain. Il n'est donc pas bon que mкme un
seul individu soit totalement abstinent. 4. La chastetй, comme les autres vertus,
se tient en un juste milieu. Donc de mкme que c'est agir contrairement а la
vertu que de s'abandonner а ses passions et d'кtre intempйrant, de mкme
s'abstenir totalement des plaisirs charnels et кtre insensible. 5. Il est
impossible que l'homme ne ressente pas l'appel des sens, puisque celui-ci est
naturel. Or lui rйsister totalement, entretenir contre lui un perpйtuel combat
engendre pour l'вme un trouble beaucoup plus grand que d'user modйrйment des
plaisirs charnels. Puis donc que le trouble de l'вme est un trиs grand obstacle
а la perfection de la vertu, la pratique de la continence perpйtuelle semble
opposйe а cette perfection. 6. Telles sont les objections que l'on pourrait faire
contre la continence perpйtuelle. On peut y ajouter le prйcepte du Seigneur,
donnй а nos premiers parents: « Croissez, multipliez-vous et remplissez
la terre », prйcepte qui n'est pas surannй mais qui fut plutфt
confirmй par le Seigneur dans l'Йvangile а propos de l'union conjugale: « Que
l'homme ne sйpare ce que Dieu a uni ». Or qui pratique la continence
perpйtuelle, va expressйment contre ce prйcepte. Il ne semble donc pas licite
de garder la continence perpйtuelle. Toutefois il n'est pas difficile de rйsoudre
ces objections, grвce а nos considйrations antйrieures.
1. On considйrera qu'il en va
autrement des nйcessitйs propres а chaque individu et de celles propres а la
collectivitй. S'agit-il des premiиres, il importe а chacun d'y pourvoir. A
celles-ci ressortissent la nourriture, la boisson et tout ce qui concourt а la
conservation de l'individu. Aussi chacun doit-il prendre sa nourriture et sa
boisson. Quant aux nйcessitйs du groupe, il n'est pas exigй que chaque membre
de ce groupe en soit chargй, c'est mкme impossible. Elles sont en effet
nombreuses: nourriture, boisson, vкtement, habitat et autres choses de ce genre
pour lesquelles un seul ne saurait suffire. Aussi est-il nйcessaire de rйpartir
diversement ces divers offices, de mкme que dans le corps les fonctions
diverses reviennent а divers membres. Or la gйnйration n'est pas une nйcessitй
pour chaque individu, mais pour toute l'espиce, aussi il n'importe pas que tout
homme exerce cette activitй gйnйratrice; certains peuvent s'en abstenir pour se
consacrer а d'autres tвches, telles la dйfense du pays ou la contemplation. 2. De lа on voit
la rйponse а la deuxiиme objection. La divine Providence pourvoit les
hommes de ce qui est nйcessaire а toute l'espиce, il n'est pas besoin pour
autant que tout individu use de chacun de ces biens: а l'homme est donnй le
gйnie de la construction, la force pour le combat, mais il ne s'ensuit pas
cependant que chacun doive кtre bвtisseur ou soldat. Pareillement l'homme a
reзu de Dieu le pouvoir d'engendrer et tout ce qui ressortit а cette activitй,
mais il ne s'ensuit pas que chaque individu doive nйcessairement engendrer. 3. Claire est
encore la rйponse а la troisiиme objection. En ce qui concerne les
besoins du groupe, s'il est meilleur pour un individu de s'abstenir d'activitйs
nйcessaires au groupe afin de se consacrer а de meilleures occupations, il
n'est pas bon que tous s'en abstiennent. L'ordre de l'univers le prouve: si les
substances spirituelles sont supйrieures aux substances corporelles, pour
l'univers ce serait plutфt une imperfection de ne compter que les premiиres. Et
si, dans le corps de l'animal, l'_il est plus excellent que le pied, ce corps
ne serait pas achevй s'il ne possйdait et l'_il et le pied. De mкme pour le
genre humain, il ne serait point parfait si parmi ses membres les uns
n'exerзaient leur activitй en vue de la gйnйration, les autres, s'en abstenant,
ne vaquaient а la contemplation. 4. Quant а la quatriиme objection
au sujet du juste milieu de la vertu, nous y avons rйpondu dйjа а propos de la
pauvretй. Le milieu de la vertu ne se prend pas en effet du cфtй de la matiиre
que la raison doit organiser, mais d'aprиs la rиgle de la raison qui considиre
la fin а obtenir et peser les circonstances favorables. De lа s'abstenir de
tous les plaisirs vйnйriens sans raison est ce que l'on nomme le vice
d'insensibilitй; y renoncer selon la raison est une vertu qui dйpasse le commun
des hommes. Elle йtablit en effet les hommes en une certaine ressemblance avec
Dieu, aussi dit-on que la virginitй est apparentйe aux anges. 5. A la cinquiиme
objection nous rйpondrons que les soucis et les occupations qui accaparent
les gens mariйs sont continuels, qu'il s'agisse de leur femme, de leurs
enfants, de leur subsistance а assurer. Au contraire le trouble qui accompagne
la lutte contre la concupiscence est de peu de durйe. En outre il s'amoindrit
du fait que celle-ci est davantage maоtrisйe; plus en effet quelqu'un recherche
le plaisir, plus croоt en lui l'appйtit de ce plaisir. Puis la concupiscence se
calme par l'abstinence et tous ces exercices corporels auxquels se soumettent
ceux qui pratiquent la continence. De plus, l'usage des plaisirs de la chair
abaisse l'esprit et le dйtourne de la contemplation des choses spirituelles
beaucoup plus que le trouble qui naоt de la rйsistance а l'appel de ces
plaisirs, car la jouissance de ceux-ci, et particuliиrement des plaisirs
sexuels, ramиne l'esprit а la chair puisque le propre de la dйlectation est de
faire reposer l'appйtit dans la rйalitй dйlectable. C'est pourquoi il est souverainement
dommageable pour ceux qui se consacrent а la contemplation des choses de Dieu
et de toute vйritй, d'expйrimenter les plaisirs sexuels et il leur est
grandement meilleur de s'en abstenir. Pourtant en avanзant qu'en gйnйral il est
meilleur pour un homme de garder la continence plutфt que d'user du mariage, on
n'entend pas exclure que pour tel en particulier le mariage soit meilleur.
C'est pourquoi le Seigneur lui-mкme dit а propos de la continence: « Tous
ne saisissent pas ce mot, mais qui le peut comprendre, le comprenne ». 6. Enfin
toutes ces considйrations rendent йvidente la rйponse а la derniиre objection
au sujet du prйcepte donnй а nos premiers parents. Ce prйcepte porte sur
l'inclination naturelle, cachйe en tout homme, а conserver l'espиce par la
gйnйration mais, nous l'avons dit, il n'est pas nйcessaire que tous y
obйissent, quelques-uns y suffisent. Et de mкme que tous ne sont pas appelйs а
renoncer au mariage, ce renoncement n'est pas opportun en tout temps: а savoir
lorsque la multiplication du genre humain devient nйcessaire: soit а cause du
petit nombre des individus, comme lorsqu'а ses dйbuts le genre humain
commenзait а se multiplier; soit а cause du petit nombre du peuple fidиle dont
la croissance йtait assurйe par la gйnйration charnelle, comme cela eut lieu
dans l'Ancien Testament. Aussi le conseil de la continence perpйtuelle fut-il
rйservй aux temps du Nouveau Testament oщ le peuple fidиle se multiplie par une
gйnйration spirituelle. (Chap. CXXXVII). - Cependant certains hommes, sans rejeter la
continence perpйtuelle, ont accordй au mariage une mкme valeur. C'est l'hйrйsie
de Jovinien. La faussetй de cette erreur apparaоt suffisamment de nos
explications antйrieures: la continence rend l'homme plus apte а йlever son вme
jusqu'aux choses spirituelles et divines; ainsi l'homme se dйpasse d'une
certaine maniиre pour s'йtablir en quelque ressemblance avec les anges. Le fait que des
hommes de trиs haute vertu, tels Abraham, Isaac et Jacob, ont usй du mariage,
n'offre point de difficultйs: plus une вme est forte, moins elle risque de
dйchoir de sa dignitй. Et de ce qu'ils furent engagйs dans le mariage ces
hommes n'en ont pas moins aimй la contemplation de la vйritй et des choses de
Dieu, mais en raison des exigences de leur temps, ils usaient du mariage en vue
de la multiplication du peuple fidиle. Toutefois, la perfection d'un individu ne
suffit pas а prouver la perfection d'un йtat: quelqu'un au c_ur plus fort peut
d'un bien moindre tirer un meilleur profit qu'un autre d'un bien plus excellent.
Si Abraham et Moпse ont йtй plus parfaits que beaucoup qui gardent la
continence, on ne peut en conclure que l'йtat du mariage soit meilleur que
celui de la continence, ou lui soit йgal. 138: CONTRE CEUX QUI COMBATTENT LES VOEUX
Il
semble dйraisonnable а certains de s'obliger par v_u а l'obйissance ou а
quelque observance. En effet plus on fait le bien librement, plus
semble-t-il on agit vertueusement. Or plus grande est la nйcessitй qui impose
une observance, moins l'action est libre. C'est donc porter atteinte а
l'excellence de la vertu que d'agir sous la nйcessitй de l'obйissance ou du
v_u. Ces
hommes semblent ignorer ce qu'est la nйcessitй. Il est en effet une double
nйcessitй: l'une qui naоt de la violence et qui diminue la valeur des actes vertueux,
car elle est opposйe au volontaire, cela est violent qui est contraire а la
volontй; l'autre qui procиde d'une inclination intйrieure, et celle-ci ne
diminue pas la valeur de l'acte vertueux, mais l'augmente, car elle donne а la
volontй de tendre avec plus de ferveur vers l'acte de vertu. Il est en effet
йvident que plus parfait est l'habitus vertueux, plus il fait tendre la
volontй au bien de la vertu et l'empкche de s'en йcarter; s'il atteint au terme
de la perfection, il imprime alors une certaine nйcessitй а bien agir - c'est
le cas des Bienheureux qui ne peuvent pйcher, on l'expliquera ultйrieurement;
toutefois la libertй de la volontй et l'excellence des actes n'en sont pas
compromises pour autant. Mais il est une autre nйcessitй qui provient de la
fin, par exemple cette nйcessitй pour un individu d'avoir un bateau pour
traverser la mer. Celle-ci ne diminue ni la libertй de la volontй ni la valeur
des actes; bien plus, faire une action, nйcessitйe par une fin, c'est par le
fait mкme opйrer vertueusement et d'autant plus vertueusement que meilleure est
la fin. Or la nйcessitй d'observer ce que l'on a vouй ou d'obйir а qui l'on
s'est soumis n'est pas une nйcessitй qui naоt de la violence ni de quelque
inclination intйrieure, mais de l'ordre de finalitй: il est nйcessaire, pour
qui a йmis un v_u, de faire ceci ou cela pour accomplir son v_u ou garder
l'obйissance. Comme ces fins sont bonnes, puisque par elles l'homme se soumet а
Dieu, cette nйcessitй ne diminue en rien la perfection de la vertu. Et mкme on notera
que l'accomplissement d'un v_u ou de prйceptes, йmanant de celui а qui on s'est
soumis pour Dieu, est digne d'un plus grand mйrite et d'une meilleure
rйcompense. Un acte peut en effet relever de deux vices, l'acte de l'un d'eux
йtant ordonnй а la fin de l'autre: tel le cas de celui qui vole en vue de
forniquer; а le considйrer dans son essence cet acte appartient а l'avarice,
mais par son intention il ressortit а la luxure. Il en va de mкme sur le plan
de la vertu: l'acte d'une vertu peut кtre ordonnй а la fin d'une autre vertu:
tel celui qui donne ses biens pour se lier avec un autre dans l'amitiй de la
charitй; par son essence, cet acte appartient а la libйralitй, par sa fin, а la
charitй. Et cet acte tient sa plus haute valeur de la vertu la plus parfaite,
ici de la charitй plutфt que de la libйralitй, au point que s'il est dйficient
du cфtй de la libйralitй, il demeure, du fait de son orientation vers la
charitй, plus excellent et plus digne de rйcompense qu'un geste plus large,
mais sans ordre а la charitй. Prenons donc le cas d'un homme accomplissant quelque
acte de vertu soit un jeыne ou l'abstention d'actes sexuels; s'il agit sans
v_u, il fait un acte de chastetй ou d'abstinence; si au contraire il a fait un
v_u, ces actes sont ordonnйs ultйrieurement а cette autre vertu а laquelle il
appartient d'offrir un v_u а Dieu, а savoir la religion, plus noble que la
chastetй ou l'abstinence, puisqu'elle nous йtablit dans la rectitude а
l'endroit de Dieu. Cet acte d'abstinence ou de continence pour qui a йmis un
v_u est donc de plus grand mйrite, du fait qu'il met sa joie dans cette vertu
plus excellente qu'est la religion, mкme s'il n'a pas alors grand goыt а
l'abstinence ou а la continence. La fin lйgitime donne а la vertu ce
qu'elle a de meilleur puisque la raison de bien dйcoule principalement de la
fin. Par consйquent si la fin est plus parfaite, mкme dans l'hypothиse d'une
moindre ferveur dans l'acte, celui-ci est plus vertueux: telle cas d'un homme
qui par amour de la vertu s'engagerait а faire un long chemin, tandis qu'un
autre en choisirait un plus court; plus mйritant serait celui qui par amour de
la vertu a choisi le plus long, bien qu'il soit plus lent dans sa course. Si
quelqu'un accomplit quelque chose pour Dieu, il offre а Dieu son acte; s'il le
fait par v_u il offre non plus seulement son acte, mais son pouvoir d'agir,
ainsi apparaоt-il que son intention est d'offrir а Dieu quelque chose de plus
grand. En raison de ce plus grand bien, son acte est meilleur, mкme si dans la
rйalisation un autre paraissait plus fervent. Le vouloir antйrieur а un acte, demeure
virtuellement durant tout le dйveloppement de celui-ci, et lui donne son
mйrite, mкme si au cours de l'action, on ne revient pas sur ce vouloir qui l'a
dйclenchйe: il n'est nullement nйcessaire en effet que pendant un pиlerinage,
entrepris par amour de Dieu, on pense actuellement а Dieu а chaque borne du
chemin. Or il est йvident que quiconque a fait le v_u de faire quelque chose,
l'a voulu plus intensйment qu'un autre qui a simplement dйcidй de le faire: non
seulement il l'a voulu, mais il a voulu s'affermir pour ne point dйfaillir dans
son _uvre. Cette intention de la volontй donne donc а l'exйcution du v_u le
mйrite d'une certaine ferveur, mкme si la volontй ne se porte pas actuellement
sur l'_uvre ou s'y porte moins intensйment. Ainsi, toutes choses йgales par ailleurs,
ce qui est accompli par v_u est meilleur que ce qui l'est sans v_u. 139: QUE NI LES BONNES OEUVRES, NI LES PЙCHЙS NE SONT TOUS A
METTRE SUR LE MКME PLAN
Dans
ce qui prйcиde il est clair que toutes les bonnes _uvres et tous les pйchйs ne
sont pas а mettre sur le mкme plan. Le conseil en effet ne porte que sur un
bien meilleur. Et dans la loi divine les conseils sont donnйs а propos de la
pauvretй, de la continence et autres choses analogues, on l'a montrй. Celles-ci
sont donc meilleures que l'usage du mariage, et la possession des biens
temporels, qui pourtant, peuvent кtre l'objet d'un agir vertueux si l'on
respecte l'ordre de la raison. Tous les actes de vertus ne sont donc pas
d'йgale valeur. Les actes sont spйcifiйs par leurs objets. Plus donc
un objet est parfait, plus vertueux est l'acte, а considйrer son essence. Or la
fin l'emporte sur les moyens qui y conduisent, et, parmi ceux-ci, le meilleur
est celui qui approche de plus prиs cette fin. Ainsi, des actes humains, le
plus parfait est celui dont l'objet immйdiat est la fin derniиre, c'est-а-dire
Dieu; au-dessous de celui-ci, un acte sera d'autant meilleur, а considйrer son
essence, que son objet se rapprochera plus de Dieu. De plus, les actes humains
sont bons dans la mesure oщ ils sont soumis а la rиgle de la raison. Or tous ne
sont pas йgalement sous l'emprise de la raison: les uns ressortissent а la
raison mкme, et communient ainsi а son bien plus que ceux qui relиvent des
activitйs infйrieures auxquelles elle commande. Parmi les actes humains, les
uns sont donc meilleurs que les autres. La perfection dans l'accomplissement des
prйceptes de la loi vient de la charitй. Or il arrive qu'un individu est а sa
tвche avec plus de charitй qu'un autre. Parmi les actes vertueux il en est donc
de meilleurs que d'autres. La vertu donne aux actes humains leur bontй. Or il
peut se faire que la vertu soit plus intense en celui-ci qu'en celui-lа. Il
faut donc admettre qu'un acte humain peut кtre meilleur qu'un autre. Puisque la vertu
est la cause de la bontй des actes humains, celui-lа est le meilleur qui
ressortit а la plus noble vertu. Or les vertus sont d'excellence diverse, ainsi
la magnificence l'emporte sur la libйralitй et la magnanimitй sur la
discrйtion. Un acte humain est donc meilleur qu'un autre. Aussi est-il dit:
« Celui qui marie sa fille fait bien, mais celui qui ne la marie pas fait
mieux ». Ces raisons prouvent encore que tous les pйchйs ne
sont pas identiques: tel pйchй йloigne davantage de la fin que tel autre, ou
trouble plus l'ordre de la raison, ou porte au prochain un dommage plus grand. Ainsi est-il dit:
« Tu t'es corrompue plus qu'elles dans toutes tes voies ». Voici donc qu'est
йcartйe l'erreur de ceux qui prйtendent que tous les mйrites et tous les pйchйs
sont йgaux. Il y avait une apparence de raison а soutenir que tous les actes de
vertu sont йgaux puisque tout acte est vertueux par la bontй de sa fin, si donc
tous les actes bons ressortissent а la mкme fin bonne, tous sont йgalement
bons. Mais
qu'il n'y ait qu'une seule fin derniиre du bien, cependant les actes qui
reзoivent leur bontй de cette fin y participent а des degrйs divers. Dans ces
biens qui conduisent а la fin derniиre il y a en effet une hiйrarchie, les uns
sont meilleurs que les autres et plus proches de la fin derniиre. De lа dans la
volontй et dans ses actes cette gradation de valeur selon la diversitй des
biens qui dйterminent le vouloir et ses actes, bien que la fin derniиre soit
identique. Pareillement cette opinion qui reconnaоt а tous les pйchйs la mкme
malice, s'appuie sur ce fait que dans les actes humains le pйchй s'explique
uniquement par la transgression de la rиgle de la raison; or tout йcart de la
raison en peu ou en prou est une transgression. Tout pйchй paraоt ainsi йgal
qu'il soit en matiиre lйgиre ou en matiиre importante. Et cette raison semble corroborйe par les
jugements des hommes. Si l'on trace une limite qu'il ne faut pas dйpasser, peu
importe au juge que l'excиs soit de peu ou de beaucoup; du moment qu'il a
quittй le tracй du terrain, qu'importe que l'athlиte s'en soit йcartй de
beaucoup? Ainsi dиs que la rиgle de la raison est transgressйe, qu'importe que
ce soit de peu ou de beaucoup? Cependant pour qui rйflйchit attentivement, lа oщ la
perfection et le bien rйsident dans une mesure, plus on s'йcarte de la mesure
lйgitime, plus grave est le mal. Par exemple, la santй consiste en un juste
йquilibre des humeurs, la beautй en une sage proportion des membres, et la
vйritй dans un rapport entre la pensйe ou la parole et la rйalitй. Or il est
йvident que plus profonde est la rupture dans l'йquilibre des humeurs, plus
grave est la maladie; plus les membres sont disproportionnйs, plus la laideur
apparaоt, et plus on s'йcarte de la vйritй, plus forte est l'erreur: l'erreur
de celui qui pense que trois йgale cinq n'est en effet pas aussi grande que
celle de qui pense que trois йgale cent... Or le bien de la vertu se trouve
dans une mesure; il rйside dans un milieu, entre des vices contraires,
constituй d'aprиs une juste dйlimitation des circonstances. Plus on s'йcarte de
cette harmonie, plus grave est la malice. Et il n'en va pas de mкme de transgresser
la vertu et de dйpasser une limite marquйe par un juge. La vertu est en effet
un bien de soi, y manquer est en soi un mal. C'est pourquoi plus on s'йcarte de
la vertu, plus grave est le mal. Mais dйpasser une limite fixйe par un juge,
n'est pas essentiellement un mal; le mal provient d'une raison accidentelle, la
dйfense. Or dans ce domaine de l'accidentel, ce principe ne vaut pas: si
l'absolu suit а l'absolu, le plus suit au plus; ceci est le propre des
natures: qu'un homme blanc soit musicien, а l'accroissement de sa blancheur ne
suivra pas un accroissement de sa science musicale, mais si cette blancheur
йtait un йlйment dissolvant de la vue, а son accroissement suivrait un
accroissement dans la perte de la vue. Parmi les diffйrences de pйchйs on
distinguera le mortel et le vйniel. Est mortel ce qui prive l'вme de la vie
spirituelle. La nature de cette vie nous apparaоt de deux points de vue par un
rapprochement avec la vie naturelle. Le corps en effet vit naturellement du
fait de son union а l'вme qui est son principe de vie. Vivifiй par l'вme, le
corps se meut de lui-mкme, tandis que mort il demeure inerte ou n'est mы que
sous une motion йtrangиre. Ainsi de la volontй de l'homme: elle est vivante
quand par une intention droite elle est unie а la fin derniиre qui est son
objet et d'une certaine maniиre sa forme, et quand attachйe а Dieu et au
prochain, elle se meut au bien par un principe intйrieur. Mais sans cette
intention de la fin derniиre et sans la charitй, l'вme est comme morte: elle ne
se meut pas d'elle-mкme pour faire le bien, ou elle se dйsiste totalement du
bien ou, si elle le fait, elle obйit а une motion extrinsиque, а savoir la
crainte des peines. Ainsi tous les pйchйs opposйs а l'ordre de la fin derniиre
et а la charitй sont mortels. Mais si ces rйalitйs sont respectйes et que la
dйfaillance est limitйe а un ordre particulier de la raison, le pйchй ne sera
pas mortel mais seulement vйniel. 140: COMMENT LES ACTES DE L'HOMME SONT PUNIS OU RЙCOMPENSЙS PAR
DIEU
De ces
considйrations il apparaоt que les actes de l'homme sont punis ou rйcompensйs
par Dieu. Il appartient en effet а celui qui porte la loi de punir ou de
rйcompenser: les lйgislateurs incitent en effet а l'observance de la loi par
les rйcompenses et les peines. Or nous avons montrй qu'il revient а la divine
Providence d'imposer sa loi aux hommes. Il appartient donc а Dieu de
rйcompenser ou de punir. Partout oщ est instituй un ordre adaptй а une fin,
cet ordre conduit nйcessairement а cette fin, mais au contraire s'йcarter de
cet ordre, c'est exclure la possibilitй d'atteindre la fin: ce qui prend en
effet sa raison d'кtre dans la fin, tient sa nйcessitй de cette fin au point
que si celle-ci doit кtre poursuivie, ces moyens sont nйcessaires, et, si rien
ne leur fait obstacle, la fin sera atteinte. Or Dieu a imposй aux actes des
hommes un certain ordre en vue de la fin qu'est le bien. Il importe donc, si
cet ordre est sage, que quiconque s'y engage, atteigne la fin du bien, et c'est
la rйcompense, mais que celui qui s'en йcarte par le pйchй, soit exclu de cette
fin, et c'est la peine. Les actes humains sont soumis а l'ordre de la divine
Providence, comme les choses de la nature, ainsi qu'il ressort des
dйveloppements antйrieurs. Et de part et d'autre l'ordre normal peut кtre
respectй ou transgressй, avec cette diffйrence que l'observance ou la
transgression de cet ordre est au pouvoir de la volontй humaine tandis qu'il
n'appartient pas aux choses de la nature de dйchoir de cet ordre ou de s'y
conformer. Or les effets vont nйcessairement de pair avec leurs causes. Par
consйquent dans les кtres de nature, la soumission а l'ordre des opйrations et
des principes naturels entraоne, par nйcessitй de nature, la conservation et le
bien de ces кtres, tandis que le mйpris de cet ordre est cause de corruption et
de mal. De mкme en va-t-il dans les choses humaines: si l'homme observe volontairement
la loi qui lui a йtй imposйe par Dieu, il conquiert son bien, non pas qu'il y
ait lа une nйcessitй, mais telle est la dispensation de la providence: et ceci
n'est rien autre que sa rйcompense; au contraire s'il transgresse la loi, il
fait son mal, et c'est sa punition. Il appartient а la perfection de la bontй
de Dieu de ne rien laisser dans le dйsordre; aussi voyons-nous dans les choses
de la nature que tout mal se ramиne а l'ordre d'un bien particulier, par
exemple la corruption de l'air n'est autre chose que la gйnйration du feu, et
la mort de la brebis la pвture du loup. Puisque les actes humains sont soumis а
la divine Providence comme les choses naturelles, il importe que le mal qui s'y
rencontre soit ramenй а l'ordre de quelque bien. Or ceci est rйalisй trиs
sagement du fait que les pйchйs sont punis. Ainsi ce qui a excйdй la juste
mesure rentre dans l'ordre de la justice qui assure l'йgalitй des rapports. Or
l'homme dйpasse sa mesure lйgitime en prйfйrant sa volontй а celle de Dieu, lui
donnant satisfaction contre l'ordre rйglй par Dieu. Or cette inйgalitй
disparaоt du fait que contre sa volontй, il est obligй de subir quelque chose
conforme а l'ordre de Dieu. Les pйchйs des hommes doivent donc кtre punis par
Dieu, et pour la mкme raison, les bonnes actions recevoir leur rйcompense. Non seulement la
divine Providence йtablit l'ordre des choses, mais encore elle meut tout а la
rйalisation de cet ordre йtabli par elle. Or la volontй est mue par son objet
qui est le bien ou le mal. Il appartient donc а la divine Providence de
prйsenter aux hommes des biens en rйcompense, pour que leur volontй se meuve
dans la rectitude, et des maux comme peine pour qu'elle йvite le dйsordre. La divine
Providence a ainsi disposй des choses que l'une serve а l'autre. Or trиs
sagement l'homme tire son profit tant du bien que du mal d'un autre homme: а la
vue de la rйcompense d'une vie vertueuse, il est excitй au bien, йcartй au
contraire du mal а la vue de la peine infligйe aux mauvais. Il appartient donc
а la divine Providence de punir les mauvais et de rйcompenser les bons. C'est pourquoi il
est dit: « Moi je suis ton Dieu, je punis l'iniquitй des pиres sur les
enfants, et je fais misйricorde pour ceux qui m'aiment et qui gardent mes
commandements ». Et: « Tu rends а chacun selon ses
_uvres ». Et: « Il rendra а chacun selon ses _uvres: la vie
йternelle а ceux qui, par la persйvйrance dans le bien, cherchent la gloire et
l'honneur, mais la colиre et l'indignation de ceux qui sont indociles а
la vйritй et dociles а l'iniquitй ».
Ainsi est йcartйe l'erreur de
ceux qui affirment que Dieu ne punit pas. Marcion et Valentin prйtendaient que
autre йtait le Dieu bon, et autre le Dieu juste qui punit. 141: DE LA DIVERSITЙ DES PEINES ET DE LEUR GRADATION
De ce
que nous avons dit il apparaоt que la rйcompense est comme la fin proposйe а la
volontй, pour l'inciter а bien agir, la peine au contraire, est comme une chose
mauvaise а fuir qui lui est prйsentйe pour l'йcarter du mal: de mкme qu'il est
de la nature de la rйcompense d'кtre un bien en harmonie avec la bontй, ainsi
est-il de la nature de la peine d'кtre un mal et pour la volontй une
contrariйtй. Or le mal est une privation de bien. C'est pourquoi, d'aprиs la
diversitй des biens et leur hiйrarchie, il y a une diversitй et une hiйrarchie
des peines. Or le bonheur qui est la fin derniиre de l'homme est au sommet des
biens, et plus une chose est proche de cette fin, plus йlevй est son rang parmi
les biens humains. Mais le bien le plus voisin de cette fin est la vertu et
toute autre chose qui favorise chez l'homme le bon agir grвce auquel il atteint
la bйatitude; puis c'est le bon comportement de la raison et des activitйs qui
lui sont soumises; aprиs cela, c'est la santй du corps, nйcessaire pour la
facilitй de l'agir; enfin, ce sont les biens extйrieurs dont nous usons, comme
de modestes auxiliaires pour la pratique de la vertu. La plus grande peine de l'homme est en
consйquence d'кtre privй de la bйatitude, puis d'кtre privй de la vertu et de
la perfection des virtualitйs naturelles de l'вme qui concourent au bon agir,
aprиs c'est le dйsordre dans les puissances naturelles, puis la maladie
corporelle et enfin le retrait des biens extйrieurs. Toutefois il est de la nature de la peine
non seulement de priver d'un bien, mais encore de contrarier la volontй.
Cependant chaque homme n'apprйcie pas toujours dans sa volontй les biens selon
la vйritй: il se fait qu'une chose puisse priver d'un grand bien sans
contrarier la volontй et pour autant ait moins raison de peine. Ainsi
s'explique que des hommes estiment et jugent meilleurs des biens sensibles et
corporels que les biens intelligibles et spirituels, redoutant davantage les
peines corporelles que les peines spirituelles; leur jugement sur la hiйrarchie
des peines est alors contraire а celle que nous avons exposйe plus haut. Pour
eux les maladies corporelles et les dommages dans les biens extйrieurs sont la
plus grande peine; le dйsordre de l'вme, sa dйfaillance dans la vertu et la
perte de la jouissance de Dieu, en quoi consiste le bonheur dernier de l'homme,
comptent peu, voire mкme comptent pour rien. C'est pourquoi ils estiment que Dieu ne
punit pas les pйchйs des hommes: ils voient souvent les pйcheurs jouir de la
santй corporelle, possйder la fortune extйrieure dont les hommes vertueux sont
parfois privйs. Ceux qui considиrent ces faits avec rectitude ne s'en
йtonnent pas. Puisque les rйalitйs extйrieures sont ordonnйes aux rйalitйs
intйrieures, le corps а l'вme, les biens extйrieurs et corporels ne sont des
biens pour l'homme que dans la mesure oщ ils favorisent le bien de la raison;
s'ils lui font obstacle, ils tournent а son dйtriment. Or Dieu, l'ordonnateur
du monde, connaоt la mesure de la vertu humaine: parfois il donne а l'homme
vertueux les biens extйrieurs et corporels comme auxiliaires de la vertu: en
quoi il lui accorde un bienfait. D'autres fois il les lui retire, les
considйrant comme un obstacle а sa vertu et а sa possession de Dieu: de ce fait
ces biens tourneraient au dйtriment de l'homme, comme nous l'avons dit; aussi,
pour la mкme raison, leur perte lui est un bien. Puis donc que toute peine est un mal, et
que pour l'homme ce n'est pas un mal d'кtre privй des biens extйrieurs et
corporels au bйnйfice de sa vertu, cette privation qui doit favoriser sa vertu
n'est pas une peine pour l'homme vertueux. Et au contraire pour les pйcheurs
c'est une peine que leur soient concйdйs des biens qui les exposent au mal.
Aussi est-il dit: « les crйatures de Dieu sont devenues une
abomination, un scandale pour les вmes des hommes, un piиge pour les pieds des
insensйs ». Mais puisqu'il est de la nature de la peine non seulement
d'кtre un mal, mais encore d'кtre contraire а la volontй, cette perte des biens
extйrieurs et corporels, mкme quand elle est au profit de la vertu, et non pour
le mal, est appelйe par catachrиse une peine du fait qu'elle contrarie la
volontй. En raison du dйsordre qui est en lui, il se fait donc que l'homme
n'estime pas les choses selon ce qu'elles sont; il prйfиre les rйalitйs
corporelles aux spirituelles. Ce dйsordre est une faute ou la consйquence d'une
faute antйrieure. Il s'ensuit donc qu'il n'est pas de peine pour l'homme, mкme
du point de vue de la contrariйtй а sa volontй, sans qu'une faute n'ait
prйcйdй. Cela apparaоt encore de ce fait que ce qui par nature est bon, ne
saurait tourner au dйtriment de l'homme par un usage abusif а moins qu'il n'y
ait quelque dйsordre en lui. S'il faut retirer а l'homme, pour favoriser sa vertu,
des biens que dйsire sa volontй en raison de leur valeur propre, cela provient
d'un dйsordre chez l'homme, dйsordre qui est une faute ou la consйquence d'une
faute. Il est en effet йvident qu'un pйchй antйrieur cause un certain dйsordre
dans les affections de l'homme au point de rendre celui-ci plus facilement
enclin au pйchй. Ce n'est donc pas non plus sans qu'il y ait faute de sa part
que l'homme a besoin d'кtre aidй dans la pratique de la vertu par ce que l'on
peut considйrer comme une punition, puisque cela est directement opposй а la
volontй, bien que parfois, si la raison considиre la fin, elle puisse vouloir
cette йpreuve. Mais nous parlerons ultйrieurement de ce dйsordre dans la nature
humaine, fruit du pйchй originel. Pour l'heure il nous est seulement йvident
que Dieu punit les hommes а cause de leurs pйchйs, et qu'il ne les punit pas
sans qu'ils aient commis quelque faute. 142: COMMENT TOUTES LES PEINES ET TOUTES LES RЙCOMPENSES NE SONT
PAS ЙGALES
La
divine justice, en vue d'assurer entre les choses leur proportion, exige que
des peines soient infligйes aux fautes, des rйcompenses accordйes aux bonnes
_uvres; aussi importe-t-il qu'а la hiйrarchie des actes vertueux et peccamineux
corresponde une hiйrarchie des rйcompenses et des peines. La juste proportion
serait en effet compromise, si l'on n'imposait pas une plus grande peine а qui
a davantage pйchй et si l'on n'accordait pas une meilleure rйcompense а qui a
mieux agi. La mкme raison qui justifie un traitement diffйrent pour le bien et
pour le mal, exige une rйtribution diffйrente pour le bien et le meilleur, le
mal et le pire. Le respect des proportions dans la justice
distributive veut que des rйtributions inйgales soient accordйes а des valeurs
inйgales. Si donc toutes les rйcompenses et toutes les peines йtaient йgales,
la rйtribution par les peines et les rйcompenses ne serait pas juste. Les rйcompenses
et les peines sont йtablies par le lйgislateur pour porter les hommes du mal au
bien, comme il a йtй dйmontrй. Or, il ne suffit pas que les hommes soient
entraоnйs au bien et dйtournйs du mal, il faut encore que les bons soient
excitйs au mieux, et les mauvais arrachйs au pire: ce qui ne serait point si
les rйcompenses et les peines йtaient йgales; il importe donc qu'elles soient
diverses. De mкme que les dispositions naturelles prйparent а la rйception de la
forme, ainsi les _uvres bonnes ou mauvaises prйparent а la rйception de la
rйcompense ou de la peine. Or d'aprиs l'ordre йtabli dans les choses par la
divine Providence, une forme plus parfaite est consйcutive а une disposition
meilleure. Ainsi а la diversitй des _uvres bonnes ou mauvaises correspond la
diversitй des rйcompenses et des peines. La diffйrence entre les _uvres bonnes et
les _uvres mauvaises peut se prйsenter de deux maniиres: d'abord, dans le
nombre, un homme produit plus d'_uvres bonnes ou mauvaises qu'un autre; puis,
dans la qualitй, un homme accomplit des _uvres meilleures ou pires qu'un autre.
A la diffйrence qui vient du nombre doit correspondre une diffйrence dans les
rйcompenses et les peines, autrement le jugement divin ne donnerait pas а
toutes les _uvres leur rйtribution, si des _uvres mauvaises restaient impunies,
des _uvres bonnes non rйcompensйes. Pareillement а l'inйgalitй qui naоt de la
qualitй des _uvres correspond une inйgalitй dans les rйcompenses et les peines. De lа il est dit:
« Le nombre de coups sera proportionnй а la faute ». Et:
« C'est en donnant mesure pour mesure que lorsqu'elle sera rejetйe, je la
jugerai ». Ainsi est йcartйe l'erreur de ceux qui soutiennent
qu'au temps а venir les rйcompenses et les peines seront йgales. 143: DE LA PEINE, DUE AU PЙCHЙ MORTEL ET AU PЙCHЙ VЙNIEL, DANS SON
RAPPORT AVEC LA FIN DERNIИRE
Il
apparaоt des considйrations prйcйdentes, que l'on peut pйcher de deux maniиres:
ou l'вme rompt totalement dans son intention avec l'ordre de Dieu qui est la
fin de tous les biens, et c'est le pйchй mortel, ou, tout en respectant sa
subordination а l'ordre de la fin derniиre, une entrave surgit qui ralentit
l'вme dans son mouvement vers celle-ci, c'est ce que l'on appelle le pйchй
vйniel. Puisqu'а la diffйrence dans les pйchйs correspond une diffйrence dans
les peines, celui qui pиche mortellement doit кtre puni de telle sorte qu'il
soit rejetй loin de la fin de homme, mais celui qui pиche vйniellement, sans en
кtre йcartй, doit кtre retardй dans cette possession de la fin et subir une
йpreuve. Ainsi est sauvegardйe l'йgalitй rйclamйe par la justice: en effet, de
mкme que l'homme s'est volontairement dйtournй de sa fin en commettant le
pйchй, de mкme, la peine contrariant sa volontй, l'empкche de jouir de cette
fin. Il
en est de la volontй chez les hommes comme de l'inclination naturelle dans les
choses de la nature. Si dans un кtre de la nature disparaоt son inclination а
la fin, il ne peut d'aucune maniиre atteindre celle-ci; par exemple un corps
lourd qui par altйration perdrait de son poids et deviendrait plus lйger, ne
trouverait plus son milieu propre. Si, au contraire, il n'a йtй que ralenti
dans son mouvement, et a gardй son inclination а sa fin, l'obstacle disparu, il
parviendra а celle-ci. Or l'intention de la volontй chez celui qui pиche
mortellement, est totalement dйtournйe de sa fin derniиre, mais chez celui qui
pиche vйniellement, elle reste fixйe sur cette fin, malgrй une certaine
paralysie, due а un attachement excessif aux moyens qui y conduisent. Aussi,
celui qui pиche mortellement mйrite la peine d'une exclusion totale de la
possession de sa fin, et celui qui pиche vйniellement, une certaine йpreuve
avant d'y parvenir. Recevoir ce que l'on n'attend pas est un effet de la
fortune et du hasard. Tel serait le cas de celui qui atteindrait sa fin aprиs
en avoir dйtournй son intention. Or cela ne peut кtre, car la fin derniиre
est un bien de l'intelligence et la fortune est incompatible avec
l'intelligence puisque le fortuit est ce qui arrive en dehors des prйvisions de
l'intelligence. Il ne convient pas que l'intelligence touche а sa fin par une
voie qu'elle ne se serait pas tracйe. Celui qui pиche mortellement, dont
l'intention est dйtournйe de la fin derniиre, ne peut donc atteindre celle-ci. Une matiиre ne
peut recevoir d'un agent une forme а laquelle elle ne serait parfaitement
disposйe. Or la fin et le bien sont la perfection de la volontй, comme la forme
celle de la matiиre. La volontй ne saurait donc atteindre sa fin derniиre si
elle n'y est vraiment prйparйe, et cette prйparation а la fin rйside pour la
volontй dans son intention et son dйsir de cette fin. Celui dont l'intention
est dйtournйe de la fin, ne l'atteindra donc pas. La relation entre moyens et fin est telle
que si la fin existe ou doit кtre, les moyens seront йgalement, et si les
moyens ne sont pas, la fin ne sera pas non plus; si la fin pouvait кtre sans
ces moyens, il serait vain de la chercher par eux. Or il est йvident pour tout
le monde que l'homme atteint sa fin derniиre qui est son bonheur, par ses
_uvres vertueuses dont la premiиre est l'intention qu'il porte sur sa fin
lйgitime. Si donc un homme agit contrairement а la vertu, se dйtournant de sa
fin derniиre, il est normal qu'il en soit privй. C'est pourquoi il est dit: « Retirez-vous
de moi vous tous qui opйrez l'iniquitй ». 144: COMMENT LE PЙCHЙ MORTEL PRIVE DE LA FIN DERNIИRE POUR
L'ЙTERNITЙ
Et
cette peine qui prive de la fin derniиre, ne saurait avoir un terme. On est
privй d'une chose quand normalement on la devrait possйder: ainsi on ne dit pas
d'un petit chien qui vient de naоtre, qu'il est privй de la vue. Or, nous
l'avons prouvй, l'homme n'a pas, а sa naissance, l'aptitude а possйder en cette
vie sa fin derniиre; la privation de cette fin est donc rйservйe aprиs cette
vie. Mais, aprиs cette vie, l'homme n'a plus la facultй d'atteindre sa fin
derniиre. Pour atteindre celle-ci, l'вme a besoin en effet de son corps, car
par son corps elle se perfectionne en science et en vertu; une fois sйparйe de
son corps, l'вme ne revient plus а cet йtat oщ par lui elle acquiert son
perfectionnement, а l'encontre de ce que prйtendaient les tenants de la
doctrine de la transmigration contre qui nous avons argumentй antйrieurement.
Celui-lа donc qui est puni de cette peine qu'est la privation de la fin derniиre,
l'est pour l'йternitй. La privation de ce que la nature des choses exigerait
est irrйparable, а moins d'un retour а la matiиre originelle qui permettrait
une nouvelle gйnйration, tel le cas d'un animal qui aurait perdu la vue ou tout
autre sens. Toutefois, il est impossible que ce qui a йtй engendrй, le soit de
nouveau, а moins qu'il ne se corrompe d'abord, et alors de la matiиre pourra
naоtre un nouveau rejeton, identique au premier, non numйriquement mais
spйcifiquement. Or un кtre spirituel, comme l'вme ou l'ange, ne peut faire
retour en une matiиre primitive en vue d'une gйnйration nouvelle, identique
spйcifiquement. Si donc il est privй de ce qu'exigerait sa nature, cette
privation sera perpйtuelle. Or l'ordre а cette fin derniиre qu'est Dieu, appartient
а la nature de l'вme et de l'ange; si donc l'un ou l'autre dйchoit de cet ordre
du fait de quelque peine, cette peine sera йternelle. L'йquitй naturelle demande que tout
individu soit privй du bien contre lequel il se rebelle puisque, de ce fait, il
s'en rend indigne. C'est pourquoi, dans la justice civile, celui qui pиche
contre le bien public, est privй du bien de la citй soit par la mort, soit par
l'exil perpйtuel, et l'on ne s'occupe pas de la durйe de son pйchй, mais de la
nature de ce contre quoi il a pйchй. Or il en va de mкme de toute la vie
prйsente, comparйe а la citй terrestre, et de toute l'йternitй, comparйe а la
sociйtй des Bienheureux qui, nous l'avons vu, jouissent йternellement de la fin
derniиre. Celui donc qui pиche contre la fin derniиre et contre la charitй qui
constitue la sociйtй des Bienheureux et de ceux qui tendent а la Bйatitude,
doit donc кtre puni йternellement, bien que son pйchй n'ait йtй que de courte
durйe. Au jugement de Dieu vouloir est comptй comme faire, car de mкme que les hommes voient nos
gestes extйrieurs, ainsi Dieu scrute nos c_urs. Or celui qui, pour un bien
temporel, s'est йcartй de sa fin derniиre dont la possession est йternelle, a
prйfйrй la jouissance de ce bien temporel а l'йternelle possession de cette fin
derniиre, ce qui prouve combien plus il eыt prйfйrй jouir йternellement de ce
bien temporel. Aussi, selon le jugement de Dieu, cet homme doit кtre puni comme
s'il avait pйchй йternellement; et comme sans aucun doute а un pйchй йternel
est due une peine йternelle, celle-ci est due а celui qui se dйtourne de sa fin
derniиre. La mкme raison de justice veut qu'au pйchй soit due une peine, aux
bonnes _uvres une rйcompense. Or, la rйcompense de la vertu, c'est la
bйatitude, et celle-ci est йternelle. Par consйquent, la peine qui exclut
de la bйatitude doit кtre йternelle. C'est pourquoi il est dit: « Ceux-ci
iront au supplice йternel, mais les justes а la vie йternelle ». Ceci йcarte
l'erreur de ceux qui soutiennent que les peines des mйchants auront quelque
jour leur fin. Cette opinion semble avoir son origine dans celle des
philosophes qui prйtendaient que toutes les peines sont purificatrices et pour
autant doivent avoir une fin. Cela semblait pouvoir s'expliquer par l'usage des
hommes: les peines portйes par les lois humaines, ont pour but l'amendement des
vices, elles sont mйdicinales; par la raison encore: si celui qui inflige une
peine, ne la porte pas pour quelque motif extrinsиque, mais uniquement pour
elle-mкme, on en conclut qu'il y trouve son plaisir, ce qui est incompatible
avec la bontй de Dieu. En consйquence, les peines sont portйes en vue d'une
fin, autre qu'elles-mкmes, et il n'en est pas de meilleure que l'amendement des
vices. Il semble donc lйgitime de soutenir que toutes les peines sont purificatrices
et ainsi ont un terme, car ce qui doit кtre purifiй est accidentel а l'essence
de la crйature et peut disparaоtre sans aucune consomption de sa substance. On doit accorder
que Dieu n'inflige pas les peines pour elles-mкmes, comme s'il s'en dйlectait;
son but est autre: l'ordre а йtablir dans les crйatures, en quoi rйside le bien
de l'univers. Cet ordre exige que tout soit divinement disposй avec proportion;
aussi est-il dit au Livre de la Sagesse que Dieu a tout fait avec poids,
nombre et mesure. Comme les rйcompenses sont proportionnйes aux _uvres
vertueuses, ainsi les peines le sont aux pйchйs, et а certains pйchйs
correspondent des peines йternelles, on l'a montrй. Dieu inflige donc des
peines йternelles pour certains pйchйs afin que soit sauvegardй dans le monde
un ordre juste, tйmoin de sa sagesse. D'ailleurs, si l'on voulait que toutes les
peines fussent pour l'amendement des vices, sans autre fin, il ne s'ensuivrait
pas que toutes les peines seraient purificatrices et auraient un terme. En
effet, mкme d'aprиs les lois humaines, des hommes sont punis de mort, non en
vue de leur redressement personnel, mais pour celui des autres. C'est pourquoi
il est dit dans les Proverbes: « Frappe le moqueur et l'homme simple
deviendra sage ». D'autres, d'aprиs ces mкmes lois, sont condamnйs а
l'exil perpйtuel, afin qu'eux disparus, la citй soit plus pure. Ainsi est-il
dit aux Proverbes: « Chasse le moqueur, et la querelle prendra fin, la
dispute et l'outrage cesseront ». Rien n'empкche donc, mкme si le but
des peines est uniquement l'amendement des m_urs, que le jugement de Dieu
sйpare dйfinitivement certains hommes de la sociйtй des bons et les punisse
йternellement, de telle sorte que sous la crainte du chвtiment йternel, les
hommes renoncent au pйchй, et que, par cette exclusion des mauvais, la sociйtй
des bons soit plus pure, comme il est dit dans l'Apocalypse: Dans la Jйrusalem
cйleste qui symbolise la sociйtй des bons, il n'entrera rien de souillй,
aucun artisan d'abomination et de mensonge. 145: COMMENT LES PЙCHЙS SONT ENCORE PUNIS PAR L'EXPЙRIENCE DE
QUELQUE AFFLICTION
Ceux
qui pиchent contre Dieu doivent en punition, non seulement кtre exclus
perpйtuellement de la bйatitude, mais encore subir quelque affliction. La peine, nous
l'avons montrй, doit кtre proportionnйe а la faute. Or dans le pйchй l'вme ne
se dйtourne pas uniquement de sa fin derniиre, elle s'attache encore d'une
faзon indue aux crйatures, comme а des fins. La punition pour le pйcheur ne
peut donc consister uniquement dans l'exclusion de la fin, mais encore dans
quelque blessure qui lui vienne de ces choses elles-mкmes. La peine est
infligйe pour le pйchй afin que la crainte de cette peine en dйtourne les
hommes, on l'a dit. Or nul ne redoute de perdre ce qu'il n'a aucun dйsir de
possйder. En consйquence, ceux dont la volontй est dйtournйe de la fin
derniиre, ne craignent pas d'en кtre exclus, aussi cette exclusion serait
insuffisante а les arracher au pйchй. Il faut donc pour le pйcheur une autre
peine qu'il redoute dans son pйchй. Celui qui abuse de ce qui conduit а la
fin, non seulement se prive de cette fin, mais encourt encore quelque autre
dommage: tel le cas d'un aliment, pris sans mesure: il ne fortifie pas, et de
plus il engendre une maladie. Or celui qui place sa fin dans le crйй, n'en use
pas comme il doit, а savoir dans le respect de l'ordre qui conduit а la fin
derniиre. Aussi doit-il кtre puni par la privation de la bйatitude et encore
par quelque йpreuve qui vienne du crйй. De mкme que le bien est dы а celui qui
agit dans la rectitude, de mкme le mal l'est а celui qui se conduit d'une
maniиre vicieuse. Or ceux qui agissent correctement trouvent dans la fin qu'ils
ont poursuivie, la perfection et la joie. Ceux donc qui ont pйchй doivent
connaоtre cette peine de recevoir de cette fin qu'ils se sont proposйe,
affliction et dommage. C'est pourquoi la Sainte Йcriture menace le pйcheur
non seulement de l'exclusion de la gloire, mais encore d'йpreuves qui lui
viennent des autres choses. Il est dit en effet: « Retirez-vous de moi,
maudits, allez au feu йternel qui a йtй prйparй au diable et а ses anges ». Et dans le Psaume:
« Qu'il fasse pleuvoir sur les mйchants des lacets, du feu et du soufre;
et qu'un ouragan brыlant soit la part de leur coupe ». Ainsi est йcartйe
l'opinion d'Algazel qui prйtendait que les pйcheurs ne seront affligйs que
d'une seule peine: la perte de la fin derniиre. 146: COMMENT LES JUGES PEUVENT PORTER DES PEINES
Il en
est qui font peu de cas des peines infligйes par Dieu: immergйs dans le
sensible, ils n'ont cure que de ce qu'ils voient; aussi la divine Providence
a-t-elle disposй que sur terre des hommes imposeraient aux autres le respect de
la justice par des peines sensibles et prйsentes. Il est manifeste que ces
hommes ne pиchent pas en punissant les mйchants. Nul ne pиche en effet qui
pratique la justice, et il est juste que les mйchants soient punis puisque par
la peine, la faute rentre dans l'ordre. Les juges ne pиchent donc pas en
punissant les mйchants. Les hommes qui sur terre sont constituйs en dignitй
au-dessus des autres, sont les exйcuteurs de la divine Providence: Dieu en
effet, d'aprиs l'ordre de sa Providence, dirige les кtres infйrieurs par les
кtres supйrieurs. Or personne ne pиche en obйissant а l'ordre de la Providence
divine, et cet ordre comporte que les bons soient rйcompensйs et les mйchants
punis. Les hommes qui ont autoritй sur les autres, ne pиchent donc pas en
rйcompensant les bons et en punissant les mйchants. Le bien n'a pas besoin du mal, c'est le
contraire qui est vrai. Ce qui est nйcessaire au maintien du bien, ne peut donc
кtre mauvais de soi. Or, pour assurer la paix parmi les hommes, il faut que des
peines soient infligйes aux mauvais. Ce n'est donc pas un mal de soi que de
punir ceux-ci. Le bien commun l'emporte sur le bien particulier,
aussi convient-il de sacrifier celui-ci а celui-lа. Puis que la paix entre les
hommes est compromise par quelques hommes dangereux, il faut les retirer de la
sociйtй des hommes. La santй qui consiste en un certain йquilibre des
humeurs, est le but de l'activitй du mйdecin, de mкme la paix, qui rйside dans
la concorde entre les hommes, appuyйe sur l'ordre, est-elle le but
poursuivi par le chef de la citй. Or le mйdecin ampute sagement et utilement un
membre gangrenй si, а cause de ce membre, tout le corps court le risque de
gangrиne. Le chef de la citй met donc а mort justement et sans pйchй les hommes
dangereux afin que la paix de la citй ne soit pas troublйe. C'est pourquoi
l'Apфtre dit: « Ne savez-vous pas qu'un peu de levain fait lever toute
la masse? » Et peu aprиs:« Retranchez le mйchant du milieu de
vous ». Et il est dit au sujet du pouvoir terrestre: « Ce
n'est pas en vain qu'il porte l'йpйe, йtant ministre de Dieu pour tirer
vengeance de celui qui fait le mal ». Et: « Soyez donc soumis
а toute institution humaine а cause du Seigneur, soit au roi, comme souverain,
soit aux gouverneurs comme dйlйguйs par lui pour faire justice des malfaiteurs
et approuver les gens de bien ». Ainsi, on йcarte l'erreur de ceux qui
prйtendent que les punitions corporelles sont illicites. Ils trouvent un
fondement а leur erreur dans ce mot: « Tu ne tueras pas ». Ils
recourent encore а cette rйponse du Seigneur aux serviteurs qui voulaient
sйparer l'ivraie du bon grain: « Laissez-les croоtre l'un et l'autre
jusqu'а la moisson ». Or l'ivraie symbolise les fils du mal et la
moisson la fin du monde, comme il est dit en cet endroit. Les mйchants ne
doivent donc pas кtre arrachйs par la mort du milieu des bons. Ils disent encore
que tant qu'il est en ce monde, l'homme est susceptible d'amendement; il ne
faut donc pas l'arracher а ce monde par la mort, mais l'y garder pour qu'il
fasse pйnitence. Ces raisons sont sans consistance. La loi qui dit: « Tu
ne tueras pas », ajoute un peu plus bas: « Ne souffre pas que
le malfaiteur vive », ce qui laisse comprendre que l'on dйfend la mort
injuste des hommes. Ce qui apparaоt encore des paroles du Seigneur. Aprиs avoir
dit: « Vous avez entendu qu'il fut dit aux Anciens: Vous ne tuerez
pas », il ajoute: « Mais moi je vous dis: que quiconque se
mettra en colиre contre son frиre, etc. ». Ce qui nous invite а
comprendre que cette mort est injuste dont la cause serait la colиre et non le
zиle de la justice. Et quand le Seigneur dit: « Laissez croоtre
l'un et l'autre jusqu'а la moisson », il faut l'entendre d'aprиs ce
qui suit: « De crainte que, recueillant l'ivraie, vous n'arrachiez en
mкme temps le froment s ». La mort des mйchants serait alors
interdite, si les bons йtaient de ce fait en pйril: ce qui arrive souvent si
des pйchйs manifestes ne distinguent les mйchants d'avec les bons, ou s'il est
а craindre que les mauvais n'entraоnent aprиs eux beaucoup de bons. Le fait enfin que
tant qu'ils vivent, les mйchants peuvent s'amender, n'empкche pas qu'ils
puissent кtre mis justement а mort, car le risque que fait courir leur vie est
plus grand et plus certain que le bien attendu de cet amendement. D'ailleurs, а
l'article de la mort elle-mкme ils ont la facultй de se convertir а Dieu par la
pйnitence. Et s'ils sont а ce point obstinйs que jusque dans la mort leur c_ur
ne renonce pas au mal, on peut croire avec grande probabilitй qu'ils ne
reviendront jamais а rйsipiscence. 147: COMMENT L'HOMME A BESOIN DU SECOURS DIVIN POUR ATTEINDRE SA
BЙATITUDE
Il
ressort de ce que nous avons expliquй prйcйdemment que la divine Providence
dispose autrement des crйatures raisonnables que des autres кtres, а cause de
leur diffйrence de nature; il nous reste а montrer qu'en raison de la dignitй
de leur fin, cette divine Providence use а leur endroit d'un mode supйrieur de
gouvernement. Il est йvident que conformйment а leur nature, les crйatures
raisonnables parviennent а une participation plus haute de leur fin. Elles sont
de nature intellectuelle; aussi par leur opйration propre peuvent-elles
atteindre la vйritй intelligible, ce dont sont incapables les autres кtres,
dйpourvus d'intelligence. Et dйjа de ce qu'elles touchent а la vйritй
intelligible par leur opйration propre, il apparaоt que l'ordre providentiel
divin est autre pour elles que pour les autres кtres: l'homme est dotй de
l'intelligence et de la raison, grвce auxquelles il peut discerner le vrai et
le rechercher; il possиde en outre des puissances sensibles intйrieures et
extйrieures qui, dans cette recherche du vrai, lui sont un secours; il a encore
l'usage de la parole qui permet а celui qui conзoit la vйritй dans son esprit,
de la manifester aux autres, de telle sorte que les hommes s'entraident dans la
connaissance de la vйritй comme dans les autres nйcessitйs de la vie, l'homme
йtant un animal social par nature. Cependant plus haut encore, la fin
derniиre de l'homme rйside dans la connaissance d'une vйritй qui dйpasse son
pouvoir naturel: il verra la vйritй premiиre en elle-mкme, ainsi que nous
l'avons montrй, et cela n'est pas donnй aux crйatures infйrieures de tendre а
une fin qui dйpasse leur pouvoir naturel. Donc йgalement du point de vue de
cette fin, un mode de gouvernement diffйrent de celui qu'exigent les crйatures
infйrieures, est requis pour les hommes. Les moyens doivent кtre en effet
proportionnйs а la fin; si donc l'homme est orientй vers une fin qui dйpasse
son pouvoir naturel, il doit nйcessairement recevoir de Dieu un secours
surnaturel qui lui permette de tendre а cette fin. Un кtre de nature infйrieure ne peut
accйder au plan propre d'un кtre supйrieur que par la vertu de ce dernier: par
exemple, la lune qui, de soi, n'est pas lumineuse, le devient par la vertu et
l'action du soleil; l'eau encore qui, de soi, n'est pas chaude devient chaude
par la vertu et l'action du feu. Or, la contemplation de la Premiиre Vйritй en
elle-mкme transcende а ce point le pouvoir naturel de la nature humaine,
qu'elle est le propre de Dieu seul, nous l'avons montrй. L'homme a donc besoin
du secours divin pour parvenir а la fin susdite. Tout кtre atteint sa fin par son
opйration, et celle-ci tient sa vertu d'un principe d'action: par exemple,
c'est sous l'action du germe qu'un кtre est engendrй en une espиce dйterminйe
dont la virtualitй prйexiste en ce germe. L'homme ne peut donc parvenir par son
opйration propre а cette fin derniиre qui dйpasse le pouvoir de ses facultйs
naturelles а moins que la divine puissance ne donne а son opйration une
efficacitй en vue de cette fin. Aucun instrument ne peut atteindre а la
perfection derniиre par la vertu de sa propre forme, mais uniquement par celle
de l'agent principal, bien que par son activitй propre, il dispose la matiиre а
cette ultime perfection. La scie en effet, а ne considйrer que sa forme propre,
ne peut que couper le bois, mais donner la forme de l'escabeau revient а l'art
qui utilise l'instrument; pareillement la dissolution et la consomption dans le
corps de l'animal sont dues а la chaleur du feu, mais la gйnйration de la chair
et la mesure de la croissance, comme toutes les activitйs analogues, sont le
fait de l'вme vйgйtative, qui use de la chaleur du feu comme d'un instrument.
Or toutes les intelligences et toutes les volontйs se rangent au-dessous de
Dieu, le premier dans l'ordre de l'intelligence et de la volontй, comme des
instruments sous l'agent principal. Leurs opйrations ne peuvent donc avoir
d'efficace en vue de l'ultime perfection qui est la possession dйfinitive de la
bйatitude, que par la vertu divine. Ainsi la crйature raisonnable a-t-elle
besoin du secours divin pour atteindre sa fin. Nombreux sont les obstacles qui se
dressent а l'encontre du mouvement de l'homme vers sa fin: obstacle qui naоt de
la faiblesse de son esprit, facilement enclin а l'erreur, qui le dйtourne du
droit chemin vers sa fin; obstacle qui vient des passions de sa partie sensitive
et de ses affections qui l'entraоnent vers les choses sensibles et infйrieures;
celles-ci le dйtournent d'autant plus de sa fin derniиre qu'il s'y attache
davantage: elles sont en effet au-dessous de l'homme tandis que sa fin est
au-dessus de lui; obstacle enfin que crйent bien souvent les infirmitйs
corporelles et qui empкche l'accomplissement des _uvres vertueuses par
lesquelles l'homme s'achemine а sa bйatitude. Celui-ci a donc besoin du secours
divin pour ne pas dйfaillir devant ces obstacles dans la recherche de sa fin. C'est pourquoi il
est dit: « Personne ne peut venir а moi si le Pиre qui m'a envoyй, ne
l'attire »; et: « De mкme que le sarment ne peut donner de
fruit de lui-mкme, s'il ne demeure sur la vigne, ainsi vous, si vous ne
demeurez en moi ». Ainsi est йcartйe l'erreur des Pйlagiens qui
enseignaient que par son libre arbitre seul l'homme peut mйriter la gloire de
Dieu. 148: COMMENT LE SECOURS DE LA GRВCE DIVINE NE VIOLENTE PAS L'HOMME
DANS LA PRATIQUE DE LA VERTU
On
pourrait croire que le secours divin exerce une certaine pression sur l'homme
dans son agir vertueux; n'est-il pas dit: « Personne ne peut venir а
moi, si mon Pиre qui m'a envoyй, ne l'attire »; et encore: « Ceux
qui sont mus par l'Esprit de Dieu, sont les fils de Dieu »; et:
« La charitй du Christ nous presse »? Кtre attirй, кtre mы, кtre
pressй, comporte une certaine violence. Mais ceci n'est pas vrai, nous allons le
montrer. La divine Providence en effet pourvoit а tous les кtres selon la
condition de leur nature. Or le propre de l'homme et de toute nature
rationnelle est d'agir volontairement et d'кtre maоtre de ses actes et la
violence est contraire а cela. Dieu n'exerce donc aucune pression sur l'homme
par le secours qu'il lui accorde en vue de son agir vertueux. Le secours divin,
accordй а l'homme en vue de son action vertueuse, doit кtre compris en ce sens
qu'il produit en nous nos _uvres, comme la cause premiиre produit les
opйrations de la cause seconde, et l'agent principal l'action de l'instrument:
ainsi est-il dit: « Seigneur, vous produisez en nous toutes nos
_uvres ». Toutefois, la cause premiиre produit l'opйration de la cause
seconde en respectant sa nature. Ainsi Dieu cause en nous nos opйrations dans
le respect de notre condition а qui il appartient d'agir librement et sans
violence. Par consйquent, le secours divin ne contraint personne а agir
convenablement. L'homme tend а sa fin par sa volontй: le bien et la
fin sont en effet l'objet de la volontй. Or le secours divin nous est accordй
surtout en vue de l'obtention de notre fin; il ne supprime donc pas en nous
l'acte de volontй, mais plutфt le produit en nous. Aussi l'apфtre dit-il: « Dieu
opиre en nous par pure bienveillance le vouloir et le faire ». La
violence au contraire supprime en nous l'acte de volontй: nous agissons en
effet sous le coup de la violence quand nous voulons le contraire de ce que
nous faisons. Dieu ne nous violente donc pas par son secours pour nous faire
bien agir. L'homme s'achemine а sa fin derniиre par les actes vertueux: la fйlicitй
est en effet la rйcompense de la vertu. Or des actes, produits sous le coup de
la violence, ne sont pas vertueux, puisque l'йlйment principal de la vertu est
l'йlection qui n'est pas sans le volontaire, auquel la violence est opposйe.
L'homme n'est donc pas violentй par Dieu dans son agir vertueux. Les moyens
doivent кtre proportionnйs а la fin. Or la fin derniиre qu'est la fйlicitй, ne
convient qu'а ceux qui agissent volontairement et qui sont maоtres de leurs
actes; c'est pourquoi nous ne disons pas des кtres inanimйs et des animaux, si
ce n'est mйtaphoriquement, qu'ils sont heureux, pas plus que nous disons qu'ils
ont de la chance ou n'en ont pas. Le secours que l'homme reзoit de Dieu en vue
de sa fйlicitй, ne le violente donc pas. C'est pourquoi il est dit: « Vois,
aujourd'hui j'ai mis devant toi la vie et le bien, la mort et le mal, te
prescrivant d'aimer Yahweh, ton Dieu, de marcher dans ses voies. Mais si ton
c_ur se dйtourne, que tu n'йcoutes pas, je te dйclare aujourd'hui que tu
pйriras ». Et: « Devant l'homme est la vie et la mort, le bien
et le mal. Ce qu'il aura choisi lui sera donnй ». 149: COMMENT L'HOMME NE PEUT MЙRITER LE SECOURS DIVIN
De ces
considйrations il apparaоt toutefois que l'homme ne peut mйriter le secours
divin. Toute chose en effet est comme une matiиre vis-а-vis de ce qui la
dйpasse. Or la matiиre ne se meut pas elle-mкme а sa perfection, elle y est par
un autre. L'homme ne se meut donc pas lui-mкme dans l'acquisition du secours
divin qui le dйpasse, bien plutфt il est mы par Dieu. D'autre part la motion du
moteur prйcиde le mouvement du mobile et dans sa nature et dans sa cause. Le
secours de Dieu ne nous est donc pas accordй parce que nous le mйritons par nos
bonnes _uvres, mais bien au contraire nous progressons par nos bonnes _uvres parce
que le secours de Dieu nous prйvient. L'agent instrumental prйpare а la
perfection que se propose l'agent principal uniquement sous l'action de la
vertu de celui-ci: par exemple la chaleur du feu ne prйpare pas plus la matiиre
а la forme de la chair qu'а une autre forme, si ce n'est dans la mesure oщ elle
agit sous l'impulsion de l'вme. Or notre вme agit sous l'action divine comme
l'instrument sous l'agent principal. Elle ne peut donc se prйparer elle-mкme а
recevoir l'effet du secours divin que sous la motion de la vertu divine. Elle
est donc plus prйvenue dans son action vertueuse par le secours de Dieu qu'elle
ne prйvient ce secours par son mйrite ou sa prйparation. Aucun agent
particulier ne peut prйvenir l'action de l'agent premier et universel, car
toute l'activitй d'un agent particulier tient son origine de l'agent premier
comme, dans ce monde infйrieur, tout mouvement est prйvenu par le mouvement
cйleste. Or l'вme est а Dieu comme l'agent particulier а l'agent universel. Il
est donc impossible de trouver en elle un mouvement vertueux qui n'ait йtй
prйvenu par l'action divine. D'oщ ce mot du Seigneur: « Sans moi vous
ne pouvez rien faire ». La rйcompense est proportionnйe au mйrite,
puisque la rйtribution de la rйcompense respecte l'йgalitй qui est le propre de
la justice. Or l'effet du secours divin qui dйpasse le pouvoir de la nature,
n'est pas proportionnй aux actes qui йmanent des puissances naturelles de
l'homme. L'homme ne peut donc par ses actes mйriter le secours de Dieu. La connaissance
prйcиde le mouvement de la volontй. Or l'homme tient de Dieu la connaissance
surnaturelle de sa fin puisque par la raison naturelle il ne saurait
l'atteindre, du fait qu'elle excиde son pouvoir naturel. Le secours divin doit
donc prйcйder le mouvement de notre volontй dans l'acquisition de la fin
derniиre. Aussi est-il dit: « Il nous sauva, non en raison des _uvres de
justice que nous avons accomplies, mais par misйricorde ». Et: Le
vouloir « ne vient pas de celui qui veut », ni son mouvement « de
celui qui court », mais tout vient « de Dieu qui fait
misйricorde » car pour vouloir et agir vertueusement l'homme doit кtre
prйvenu par le secours de Dieu, de mкme que normalement tout effet est
attribuй, non а l'agent immйdiat, mais а l'agent premier: on attribue la
victoire au chef qui l'a remportйe par l'effort de ses soldats. Certes par ce
dire, on ne nie pas le libre arbitre, ainsi que quelques-uns l'ont mal compris,
comme si l'homme n'йtait pas le maоtre de ses activitйs intйrieures et
extйrieures, mais on affirme sa sujйtion vis-а-vis de Dieu. Il est encore dit: « Tournez-nous
vers vous, Seigneur, et nous serons changйs », ce qui illustre
comment notre conversion а Dieu est prйvenue par le secours de Dieu qui nous
change. Cependant on lit cette parole au nom de Dieu: « Convertissez-vous
а moi, et je me tournerai vers vous »; ce n'est pas que l'opйration de
Dieu ne prйcиde notre conversion, comme on l'a expliquй, mais cette conversion
par laquelle nous avons йtй retournйs vers lui, Dieu continue а l'aider par son
opйration, la fortifiant afin qu'elle produise son fruit et la stabilisant afin
qu'elle atteigne sa fin normale. Ainsi nous йcartons l'erreur des Pйlagiens
qui prйtendent que ce secours nous est accordй а cause de nos mйrites, et que
le commencement de notre justification vient de nous, tandis que son
couronnement est de Dieu. 150: COMMENT NOUS DONNONS AU SECOURS DIVIN LE NOM DE GRВCE, ET DE
LA NATURE DE LA GRВCE SANCTIFIANTE
On dit
d'un don qu'il est gratuit quand il est accordй а quelqu'un sans mйrite prйcйdent
de sa part. Puisque le secours de Dieu, offert а l'homme, prйvient tout mйrite
humain, comme on l'a montrй, il s'ensuit qu'il est accordй а l'homme
gratuitement, et, de ce chef, il porte justement le nom de grвce. De lа
ce mot de l'Apфtre: « Si c'est par grвce, ce n'est donc pas en vertu de
vos _uvres, autrement la grвce ne serait plus grвce ». Il est encore une
autre raison qui vaut а ce secours de Dieu le nom de grвce. On dit de
quelqu'un qu'il est agrйable а un autre parce qu'il est aimй de lui; aussi
celui qui est aimй de quelqu'un est dit avoir sa grвce. Or il est de la
nature de la dilection que l'aimant veuille le bien de celui qu'il aime et
travaille а ce bien. Dieu veut certes et opиre le bien de toute crйature,
puisque l'кtre de la crйature et toute sa perfection lui viennent du vouloir et
de l'action de Dieu, comme nous l'avons expliquй; aussi est-il dit: « Vous
aimez tout ce qui est et ne haпssez rien de ce que vous avez fait ». Cependant l'amour
de Dieu revкt un caractиre particulier envers ceux qui reзoivent un secours
grвce auquel ils atteignent un bien au-dessus de leur nature, а savoir la
jouissance parfaite, non plus d'un bien crйй, mais de Dieu lui-mкme. Un tel
secours porte justement le nom de grвce, non seulement parce qu'il est
donnй gratuitement, mais encore parce que, par lui, de par une prйrogative
spйciale, l'homme est rendu agrйable а Dieu. De lа ce mot de l'Apфtre: « il
nous a prйdestinйs а кtre ses enfants adoptifs, suivant le bon plaisir de sa
volontй pour faire йclater la gloire de la grвce que nous a dйpartie par son
Fils bien-aimй ». Toutefois dans l'homme qui en est le bйnйficiaire,
cette grвce doit кtre une rйalitй, а savoir une certaine forme et une
perfection. Celui qui tend а une fin doit кtre continuellement orientй vers
elle: en effet, un moteur agit sans interruption sur son mobile jusqu'а ce que,
par son mouvement, il l'ait conduit а son but. Puisque par le secours de la grвce divine,
l'homme est dirigй а sa fin derniиre, comme nous l'avons montrй, il importe
qu'il jouisse sans arrкt de ce secours jusqu'а ce qu'il atteigne ce terme; ce
qui ne serait pas, si ce secours ne lui йtait accordй qu'а la maniиre d'une
motion ou d'une passion, et non comme une forme permanente et quasi stabilisйe
en lui. Cette motion et cette passion ne seraient en effet en l'homme qu'а
l'heure oщ il se tournerait vers sa fin, ce qu'il ne fait pas а chaque instant,
comme ceci est йvident surtout dans le sommeil. La grвce qui rend l'homme
agrйable а Dieu, est donc une forme et une perfection demeurant en lui, mкme
quand il n'agit pas. L'amour de Dieu produit le bien qui est en nous,
comme le bien qui est dans l'aimй, provoque et cause l'amour chez l'homme. Mais
celui-ci est incitй а un amour particulier en raison d'un bien spйcial qui
prйexiste en l'aimй. Aussi dans l'hypothиse d'un amour particulier de Dieu pour
l'homme, il faut admettre en celui-ci un bien particulier, confйrй par Dieu.
Puisque, d'aprиs les conclusions antйrieures, la grвce qui rend agrйable а
Dieu, marque une dilection spйciale de Dieu pour l'homme, elle dйsigne donc une
bontй spйciale et une perfection, inhйrentes en celui-ci. Tout кtre tend а
une fin conforme а la nature de sa forme: а des espиces diffйrentes rйpondent
en effet des fins diffйrentes. Or la fin а laquelle tend l'homme par le secours
de la grвce divine est au-dessus de la nature humaine. Il faut donc que lui
soient surajoutйes une forme et une perfection surnaturelle grвce а laquelle il
sera convenablement ordonnй а la fin susdite. L'homme doit parvenir а sa fin derniиre
par ses opйrations propres. Or tout кtre agit d'aprиs les conditions mкmes de
sa forme. Il faut donc, pour que l'homme atteigne sa fin derniиre par ses
opйrations propres, que lui soit surajoutйe une forme qui sera pour ses
opйrations un principe efficace dans l'acquisition de sa fin. La divine
Providence pourvoit а tous les кtres selon la condition de leur nature. Or il
appartient en propre а l'homme de possйder en lui en vue de la perfection de
son agir, en plus de ses puissances naturelles, des perfectionnements et des habitus,
grвce auxquels il fait le bien et agit vertueusement quasi
connaturellement, avec facilitй et plaisir. Le secours de la grвce que l'homme
reзoit de Dieu pour parvenir а sa fin derniиre dйsigne donc une forme et une
perfection permanentes en lui. De lа vient que dans l'Йcriture, la grвce de Dieu est
prйsentйe comme une lumiиre; l'Apфtre dit en effet: « Vous йtiez jadis
tйnиbres, maintenant vous кtes lumiиre dans le Seigneur », c'est
justement que l'on donne le nom de la lumiиre, qui est le principe de la
vision, а cette perfection grвce а laquelle l'homme tend а sa fin derniиre, qui
est la vision de Dieu. Ainsi nous йcartons l'erreur de ceux qui prйtendent
que la grвce de Dieu ne pose en l'homme aucune rйalitй; de mкme que pour un
sujet avoir la grвce de son roi ne pose pas quelque chose en lui, mais
seulement dans le roi qui l'aime. Ceux-ci ont йtй dйroutйs parce qu'ils n'ont
pas portй leur attention sur la diffйrence entre les deux amours, divin et
humain: l'amour divin produit le bien en celui qui est aimй, ce qui n'est pas
toujours le cas de l'amour humain. 151: COMMENT LA GRВCE SANCTIFIANTE CAUSE EN NOUS L'AMOUR DE DIEU
De ce
qui vient d'кtre expliquй il apparaоt que le secours divin qui rend l'homme
agrйable а Dieu, lui vaut d'aimer Dieu. La grвce sanctifiante est en l'homme
l'effet propre de la divine dilection. Or le propre de cette divine dilection
semble кtre de donner а l'homme d'aimer Dieu. En effet, l'intention premiиre de
l'aimant est d'obtenir la rйciprocitй de l'amour de la part de celui qu'il
aime, car l'effort de l'aimant est d'attirer а soi celui qu'il aime, et, s'il
йchoue, sa dilection s'йvanouit. Par consйquent l'amour de Dieu chez l'homme
est un effet de la grвce sanctifiante. La communautй de fin crйe chez les кtres
une certaine union entre eux du fait de la mкme orientation vers cette fin:
ainsi, dans la citй, les hommes s'entendent par une certaine sympathie pour
assurer le bien public; pareillement, dans la bataille, les soldats sont unis
et agissent de concert en vue de la victoire qui est leur fin commune. Or la
fin derniиre а laquelle l'homme tend par le secours de la grвce divine, est la
vision de la divine Essence, qui est le propre de Dieu lui-mкme; l'homme est
ainsi admis par Dieu dans la communion en ce bien final. L'homme ne peut donc
toucher а cette fin sans кtre uni а Dieu par la conformitй de son vouloir, ce
qui est l'effet propre de l'amour: le propre des amis est en effet d'avoir les
mкmes vouloirs et les mкmes rйpugnances, de se rйjouir et de s'attrister des
mкmes choses. Par la grвce sanctifiante l'homme est donc йtabli dans l'amour de
Dieu, puisque, par elle, il tend а cette fin dans la communion de laquelle Dieu
l'admet. Puisque la fin qui est le bien est l'objet propre de l'appйtit et de
l'amour, la grвce sanctifiante qui oriente l'homme vers sa fin derniиre, doit
perfectionner principalement son c_ur. Or la perfection premiиre du c_ur est
l'amour. Le signe en est que tout mouvement du c_ur s'origine de l'amour: nul
n'a de dйsirs, d'espoirs ou de joies qu'en raison d'un bien qu'il aime; de mкme
il n'a de rйticences, de craintes, de tristesses ou de colиres que devant ce
qui fait obstacle а ce qu'il aime. L'amour de Dieu est donc le principal effet
de la grвce sanctifiante en nous. La forme grвce а laquelle un кtre tend а
sa fin, crйe en cet кtre une ressemblance avec celle-ci; par exemple un corps,
par la pesanteur, se trouve en une certaine ressemblance et conformitй avec le
lieu vers lequel il tend naturellement. Or nous avons montrй comment la grвce
sanctifiante est dans l'homme une forme par laquelle il tend а sa fin derniиre
qui est Dieu; par elle, l'homme acquiert donc une ressemblance avec Dieu, et la
ressemblance est cause de l'amour: Chacun en effet aime celui qui lui
ressemble. Par la grвce l'homme est donc constituй ami de Dieu. La continuitй et
la promptitude dans l'opйration sont des йlйments de sa perfection. Or ce sont
lа les effets principaux de l'amour: par l'amour ce qui paraissait difficile
devient lйger. Puisque la grвce sanctifiante doit perfectionner l'agir de
l'homme, elle doit donc produire en nous l'amour de Dieu. De lа ce mot de
l'Apфtre: « La charitй de Dieu est rйpandue dans nos c_urs par l'Esprit
Saint qui nous a йtй donnй ». De mкme le Seigneur a promis de se montrer
а ceux qui l'aiment: « Celui qui m'aime est aimй de mon Pиre; et
moi-mкme je l'aimerai et me manifesterai а lui ». Il apparaоt donc
ainsi comment la grвce qui nous conduit а ce terme qu'est la divine vision,
cause en nous l'amour de Dieu. 152: COMMENT LA GRВCE SANCTIFIANTE CAUSE EN NOUS LA FOI
Du
fait qu'elle produit en nous la charitй, la grвce divine y cause nйcessairement
encore la foi. Le mouvement par lequel, sous l'influx de la grвce,
nous nous dirigeons vers notre fin derniиre, est volontaire et non un effet de
violence. Mais un mouvement ne peut кtre volontaire sans la connaissance de son
terme. Aussi pour que nous nous dirigions volontairement vers notre fin, la
grвce doit-elle nous en apporter la connaissance, et cette connaissance ne peut
кtre ici-bas la vision а dйcouvert, nous l'avons montrй; il reste donc qu'elle
se fasse par la foi. En l'кtre douй de connaissance, le mode de connaissance
suit au mode propre de la nature: c'est pourquoi le mode de connaissance propre
а l'ange, а l'homme et а l'animal est diffйrent en raison de la diversitй mкme
de leur nature. Cependant, pour atteindre sa fin, l'homme reзoit une perfection
supplйmentaire, au-dessus de sa nature, а savoir la grвce, comme on l'a
expliquй. Au-dessus de la connaissance naturelle, il doit donc possйder une
connaissance qui dйpasse sa raison naturelle: c'est la connaissance de la foi
qui a pour objet les rйalitйs, invisibles а la raison naturelle. Quand un mobile
est conduit, sous l'action de quelque moteur, а un terme qui ressortоt en
propre а celui-ci, le mobile reзoit d'abord imparfaitement les impulsions de ce
moteur; elles lui sont comme йtrangиres, sans consonances avec lui, jusqu'а ce
que, au terme du mouvement, elles soient devenues siennes: ainsi le bois est-il
d'abord chauffй par le feu; cette chaleur lui est extrinsиque, йtrangиre а sa
nature; а la fin, quand le bois est en feu, la chaleur est quelque chose de
lui, de sa nature. Pareillement un йlиve а l'йcole d'un maоtre: au dйbut il
reзoit les pensйes de ce maоtre sans les comprendre par lui-mкme; il fait
crйdit comme si elles le dйpassaient, mais а la fin de ses classes, il les peut
saisir par lui-mкme. Or la grвce de Dieu nous conduit а notre fin derniиre qui
est la vision а dйcouvert de la Premiиre Vйritй en elle-mкme. Il faut donc
qu'avant d'atteindre cette fin, l'intelligence de l'homme, avec le secours de
la grвce divine, soit soumise а Dieu par la foi. Au dйbut de cet ouvrage nous avons montrй
les raisons d'utilitй qui rendaient nйcessaire la proposition de la divine
vйritй aux hommes. Ces mкmes raisons permettent de conclure que la foi doit
nйcessairement кtre un effet de la grвce divine. C'est pourquoi l'Apфtre dit:
« C'est par sa grвce que vous avez йtй sauvйs au moyen de la foi, non
certes par vos mйrites, mais par un don de Dieu ». Nous йcartons
ainsi l'erreur des Pйlagiens pour qui le commencement de la foi en nous n'est
pas de Dieu, mais de nous. 153: COMMENT LA GRВCE DIVINE CAUSE EN NOUS L'ESPЙRANCE
Ces
mкmes prйmisses nous prouvent comment la grвce doit produire en nous
l'espйrance de la bйatitude future. L'amour qu'il porte aux autres, naоt en
l'homme de l'amour qu'il se porte а lui-mкme, car tout ami est un autre
soi-mкme. Or s'aimer c'est se vouloir du bien, comme aimer un autre est lui
vouloir du bien. De ce qu'il est pris par son propre bien, l'homme est ainsi
conduit а s'intйresser au bien de l'autre. Et de ce qu'il espиre de cet autre
son bien, il est en voie d'aimer pour lui-mкme celui dont il espиre ce bien:
mais aimer quelqu'un comme soi-mкme c'est lui vouloir du bien, et cela mкme si
on n'en reзoit rien. Puisque la grвce sanctifiante donne а l'homme d'aimer Dieu
pour lui-mкme, il s'ensuit qu'elle lui vaut encore d'espйrer en Dieu. L'amitiй qui
donne d'aimer un autre pour lui-mкme et non pour quelque avantage personnel, ne
va pas sans des utilitйs nombreuses, puisque l'ami subvient а son ami comme а
lui-mкme. Aussi quand on aime quelqu'un et que l'on se sait aimй de lui, on met
son espйrance en lui. Or la grвce йtablit а ce point l'homme dans l'amour de
Dieu, par l'affection de la charitй, que par la foi celui-ci se sait prйvenu
dans l'amour par Dieu, selon ce mot: « Cet amour consiste on ce que ce
n'est pas nous qui avons aimй Dieu, mais lui qui nous a aimйs le
premier ». L'espйrance en Dieu naоt donc chez l'homme du don de la
grвce. De
lа cette autre conclusion: l'espйrance prйpare l'homme au vйritable amour de
Dieu, et а l'inverse la charitй le confirme dans l'espйrance. Quiconque aime
quelqu'un a le dйsir de lui кtre uni autant que possible, c'est pourquoi il est
trиs agrйable aux amis de vivre ensemble. Si donc la grвce йtablit l'homme dans
l'amour de Dieu, il faut qu'en lui soit suscitй le dйsir de toute l'union
possible avec Dieu. Or, la foi, qui est un effet de la grвce, rйvиle la
possibilitй de cette union de l'homme avec Dieu dans la parfaite jouissance
qu'est la bйatitude. Le dйsir de cette jouissance naоt donc chez l'homme de son
amour pour Dieu. Toutefois le dйsir d'une chose est pйnible au c_ur qui dйsire,
s'il n'a pas l'espoir de la possйder. Il faut donc que la grвce qui produit en
l'homme l'amour de Dieu et la foi, cause encore l'espйrance de possйder la
bйatitude future. L'espйrance d'atteindre une fin est un rйconfort
quand s'йlиve une difficultй dans la recherche de cette fin dйsirйe; ainsi
l'espoir de la santй permet-elle d'accepter facilement l'amertume d'une
mйdication. Or dans le chemin qui nous conduit а la bйatitude, terme de tous
nos dйsirs, surgissent, nombreuses, les difficultйs а surmonter: en effet la
difficultй est l'objet de la vertu qui mиne а la bйatitude. Pour que l'homme
tende а la bйatitude avec йlan et entrain, l'espйrance de possйder cette
bйatitude lui est donc nйcessaire. Nul ne recherche une fin qu'il estime
impossible а atteindre. Pour s'acheminer vers une fin, il est donc nйcessaire
de la considйrer comme а sa portйe; tel est l'йtat d'вme propre а l'espйrance.
Puisque la grвce dirige l'homme vers sa fin derniиre qu'est la bйatitude, il
est nйcessaire qu'elle imprime en son c_ur l'espйrance de possйder cette
bйatitude. De lа ce mot: « Il nous a rйgйnйrйs pour une vivante espйrance,
pour un hйritage incorruptible, rйservй dans les cieux ». Et cet autre:
« Nous sommes sauvйs en espйrance ». 154: DES DONS DE GRВCES « GRATIS DATAE »; ET A LEUR
PROPOS: DE LA DIVINATION DES DЙMONS
L'homme
ne peut connaоtre ce qu'il ne voit pas par lui-mкme, sans le recevoir d'un
autre; l'objet de la foi йtant ce que l'on ne voit pas, la connaissance de cet
objet de foi se rйfиre donc а quelqu'un qui en a la vision, а savoir Dieu qui
se comprend parfaitement et voit naturellement son essence: Dieu est en effet
pour nous objet de foi. Ce que nous tenons par la foi doit ainsi descendre de
Dieu jusqu'а nous. Et comme tout ce qui est de Dieu se rйalise dans l'ordre,
nous l'avons montrй, la rйvйlation des vйritйs de la foi se fait d'aprиs un
certain ordre: les uns reзoivent immйdiatement ces vйritйs de Dieu, les autres
par l'intermйdiaire de ceux-ci, et ainsi par degrйs jusqu'aux derniers. Or partout oщ
s'avиre quelque ordre, plus un кtre approche du premier principe, plus intense
est sa virtualitй. Ce qui apparaоt dans l'ordre suivant de la rйvйlation divine: Les vйritйs
invisibles dont la vision est bйatifiante sont d'abord rйvйlйes par Dieu aux
anges bienheureux dans la vision а dйcouvert. Ensuite par le ministиre des anges, elles
sont manifestйes а certains hommes, non par cette vision а dйcouvert, mais avec
une certitude qui provient de la rйvйlation de Dieu. Cette rйvйlation en effet se fait grвce а
une lumiиre intйrieure et intelligible qui surйlиve l'вme jusqu'а la perception
des vйritйs qu'elle serait incapable d'atteindre par la lumiиre naturelle de
l'intelligence. De mкme que par la lumiиre naturelle l'intelligence acquiert la
certitude des objets saisis dans cette lumiиre, tels les premiers principes, de
mкme a-t-elle la certitude de ce qu'elle atteint grвce а la lumiиre
surnaturelle. Pareille certitude est nйcessaire pour proposer aux autres ce qui
est perзu dans la rйvйlation divine: nous ne communiquons pas en effet avec
sйcuritй aux autres ce dont nous n'avons pas la certitude. Cette lumiиre, qui
illumine intйrieurement l'esprit, est accompagnйe parfois de faits intйrieurs
ou extйrieurs qui favorisent la connaissance: c'est une parole extйrieure,
entendue sensiblement, due а la puissance de Dieu, ou perзue intйrieurement par
l'imagination sous l'action de Dieu; ou ce sont encore des signes corporels,
produits extйrieurement par Dieu, ou intйrieurement reprйsentйs а
l'imagination, qui deviennent pour l'homme, sous l'influx d'une lumiиre intйrieure,
agissant en son вme, une source de connaissance des choses de Dieu. Certes ces
secours seraient insuffisants pour connaоtre les vйritйs de Dieu sans cette
lumiиre intйrieure, tandis que celle-ci suffit sans eux. 1. Cette
rйvйlation de ce qui est invisible en Dieu, relиve de la Sagesse dont le
propre est la connaissance du divin. C'est pourquoi il est dit: « La
sagesse de Dieu se rйpand par les nations dans les вmes saintes: Dieu en effet,
n'aime que celui qui habite avec la Sagesse ». Et:« Le Seigneur
le remplira de l'esprit de sagesse et d'intelligence ». 2. Toutefois
puisque les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles а
l'intelligence par le moyen de ses _uvres, la grвce divine ne rйvиle pas
seulement а l'homme les choses de Dieu, mais encore certaines choses de la
crйation: ce qui ressortit а la science. C'est pourquoi il est dit: « C'est
lui qui m'a donnй la vйritable science des кtres, pour me faire connaоtre la
structure de l'univers et les propriйtйs des йlйments ». Et le
Seigneur dit а Salomon: « Le science et la sagesse te sont
donnйes ». 3. Cependant l'homme ne peut parfaitement communiquer
sa science aux autres que par la parole. Puisque, d'aprиs le plan divin, ceux
qui bйnйficient de la rйvйlation de Dieu, doivent instruire les autres, il est
donc nйcessaire que leur soit accordйe la grвce de la parole pour autant
que l'exige ce qui est utile а ceux que l'on instruit. De lа ce mot: « Le
Seigneur m'a donnй une langue savante pour que je sache fortifier par ma parole
celui qui est abattu ». Et le Seigneur dit aux disciples: « Je
vous donnerai bouche et science auxquelles tous vos adversaires ne
pourront ni rйsister ni contredire ». Pour la mкme raison, quand la
prйdication de la vйritй en diverses nations fut confiйe а un petit nombre
d'hommes, ceux-ci furent divinement instruits de telle sorte qu'ils parlaient
en langues variйes, comme le rapportent les Actes: « Ils furent
remplis de l'Esprit-Saint, et ils commencиrent
а parler en langues diverses, comme le Saint-Esprit le leur accordait ». 4. Mais un
enseignement requiert confirmation pour se faire accepter, а moins qu'il ne
soit йvident de soi; or les vйritйs de foi sont cachйes а la raison humaine. Il
fut donc nйcessaire que la parole des prйdicateurs de la foi fыt confirmйe de quelque
maniиre. Elle ne pouvait l'кtre par le recours а des principes de raison, comme
dans une dйmonstration, puisque les vйritйs de la foi dйpassent la raison; elle
dut en consйquence l'кtre par des signes grвce auxquels elles apparaissait
manifestement venir de Dieu; telles йtaient les _uvres accomplies par ces
prйdicateurs: guйrison des infirmes et autres prodiges propres а
Dieu seul. C'est pourquoi le Seigneur, envoyant ses disciples prкcher, leur dit:
« Guйrissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lйpreux,
chassez les dйmons ». Et il est dit: « Et eux s'en allиrent et
prкchиrent partout, le Seigneur travaillant avec eux et confirmant leur parole par les miracles qui
l'accompagnaient ». 5. Il y eut une autre maniиre encore de confirmer cet
enseignement, de telle sorte qu'annonзant la vйritй au sujet d'йvйnements
cachйs, susceptibles d'une manifestation ultйrieure, les prйdicateurs
obtiennent crйdit en parlant de choses vraies, йchappant а l'expйrience
humaine. Ainsi fut-il nйcessaire que leur fut accordй le don de prophйtie
qui, grвce а la rйvйlation divine, leur permit de connaоtre et de
manifester aux autres l'avenir et ce qui communйment est cachй aux hommes; de
la sorte, grвce а leur vйracitй en ce domaine, ils mйritent confiance en celui
de la foi. C'est pourquoi l'Apфtre dit: « Si tous prophйtisent, et
qu'il survienne un infidиle ou un homme non initiй, il est convaincu par tous,
il est jugй par tous, les secrets de son c_ur sont dйvoilйs, de telle sorte
que, tombant sur sa face, il adorera Dieu, et publiera que Dieu est
vraiment au milieu de vous ». Le don de prophйtie serait pourtant un
tйmoignage insuffisant de foi s'il ne portait pas sur des choses exclusivement
connues de Dieu, de mкme que les miracles ne sont tels que s'ils sont des
_uvres propres а Dieu seul. Parmi toute chose comptent principalement en ce
monde les secrets des c_urs, connus de Dieu seul, et les futurs contingents qui
pareillement ne ressortissent qu'а la science de Dieu, car il les voit en
eux-mкmes puisqu'ils lui sont prйsents en raison de son йternitй. Toutefois,
certains futurs contingents sont susceptibles d'кtre connus des hommes, non
certes comme contingents, mais comme prйexistant en leurs causes; la
connaissance de celles-ci en elles-mкmes ou en certains de leurs effets
apparents que l'on appelle des signes, permet aux hommes une prescience de
quelques effets futurs: ainsi le mйdecin qui prйvoit la mort ou le retour а la
santй grвce а l'йtat naturel que lui rйvиle le pouls, l'urine et d'autres
signes analogues. Cette connaissance des futurs comporte une part de certitude
et une part d'incertitude. Certaines causes en effet prйexistent dont les
effets futurs sont nйcessaires: par exemple la rencontre d'йlйments opposйs
dans l'animal engendre nйcessairement la mort. Mais d'autres causes prйexistent
dont les effets ne suivent pas nйcessairement, mais seulement frйquemment: par
exemple du sperme dans l'utйrus naоt normalement un homme parfait, et pourtant
il arrive que soient engendrйs des monstres, quelque obstacle ayant entravй le
jeu naturel de la vie. La prescience des premiers effets est certaine, celle
des seconds ne jouit plus de cette infaillible certitude. Au contraire,
cette connaissance de l'avenir, due а une rйvйlation divine par la grвce
prophйtique, est absolument certaine, comme est certaine la divine prescience.
Dieu en effet ne connaоt pas le futur uniquement en ses causes, mais
infailliblement, en lui-mкme. C'est pourquoi la connaissance prophйtique donnйe
de la sorte а l'homme est absolument certaine. Et cette certitude n'est pas
incompatible avec la contingence de l'avenir pas plus que ne l'est la science
de Dieu. Parfois cependant le futur est rйvйlй aux Prophиtes, non tel qu'il est
lui-mкme mais tel qu'il est dans ses causes. Dиs lors rien n'empкche, si
quelque obstacle surgit qui dйtourne les causes de leur effet normal, que la
prйdiction prophйtique soit modifiйe: ainsi Isaпe prophйtisa а Йzйchias malade:
« Donne tes ordres а ta maison, car tu vas mourir et tu ne
vivras plus ». Et pourtant celui-ci fut guйri. De mкme, le Prophиte
Jonas annonзa la ruine de Ninive aprиs quarante jours, et Ninive ne fut pas
bouleversйe. Isaпe prйdit la mort future d'Йzйchias а considйrer l'йvolution
normale de son йtat physique et les autres causalitйs infйrieures y attenant;
de mкme Jonas prйdit la ruine de Ninive, йtant donnй ses mйrites; il en fut
autrement de part et d'autre en raison d'une intervention de Dieu qui libйra la
ville et guйrit le malade. Ainsi donc la prйdiction prophйtique de l'avenir est
un argument suffisant en faveur de la foi, car si les hommes peuvent connaоtre
quelque chose de cet avenir, ils n'ont pas au sujet des futurs contingents une
prescience certaine comme celle du prophиte. Et quand celui-ci reзoit une
rйvйlation, conforme а l'йvolution des causes dans la production de leur effet,
en mкme temps ou aprиs, il lui est fait une rйvйlation de l'йvйnement tel qu'il
devra кtre: а Isaпe fut rйvйlйe la guйrison d'Йzйchias, et а Jonas la
dйlivrance des Ninivites. Mais les esprits mauvais s'attachent а corrompre la
vйritй de la foi: ils abusent des prodiges pour induire en erreur, infirmer les
fondements de la vraie foi, accomplissant, non de vrais miracles, mais des
_uvres qui apparaissent miraculeuses aux hommes, on l'a montrй; de mкme ils
abusent de prйdictions prophйtiques, non en prophйtisant vraiment, mais en
annonзant des йvйnements selon un enchaоnement de causes cachйes aux hommes de
telle sorte qu'ils semblent connaоtre les йvйnements futurs en eux-mкmes. Ces effets
contingents sont certes dыs а des causes naturelles, mais ces esprits а
l'intelligence subtile, connaissent mieux que les hommes quand et comment les
effets des causes naturelles peuvent кtre entravйs, aussi dans leurs
prйdictions apparaissent-ils plus йtonnants et plus vrais que les hommes,
quelle que soit la science de ceux-ci. Or, parmi les causes naturelles les plus
importantes et les moins а la portйe de notre connaissance, on doit compter les
activitйs des corps cйlestes dont ces esprits connaissent les propriйtйs de nature.
Tous les corps infйrieurs йtant soumis aux corps supйrieurs, ces esprits, mieux
que tout astrologue, peuvent prйdire les vents et les tempкtes а venir, les
changements d'atmosphиre et les autres modifications des corps infйrieurs, dues
а l'action des corps supйrieurs. En outre, si les corps cйlestes ne peuvent
s'imposer directement а la partie spirituelle de l'вme, il demeure que beaucoup
d'hommes obйissent а la poussйe de leurs passions et а leurs inclinations
physiologiques sur lesquelles ces corps exercent une action efficace: il
n'appartient qu'aux sages dont le nombre est restreint de rйsister aux passions
par la raison. C'est pourquoi ces esprits peuvent encore annoncer beaucoup de
choses, propres а l'activitй humaine, bien que parfois ils se trompent en leurs
prйdictions а cause du libre arbitre. Ce qu'ils prйvoient, ils l'annoncent, mais
sans illumination de l'вme, comme dans le cas de la rйvйlation divine: leur
intention n'est pas en effet de perfectionner l'esprit humain dans la
connaissance de la vйritй, mais plutфt de l'en dйtourner. Ils font leurs
prйdictions parfois par des impressions imaginatives, soit pendant le sommeil
en donnant dans les songes des signes de quelque йvйnement futur, soit pendant
la veille comme dans le cas des frйnйtiques et des йpileptiques qui prйdisent
certains faits de l'avenir; parfois par des signes extйrieurs, par exemple par
le mouvement et le cri des oiseaux, par des signes dans les excrйments
d'animaux et par des figures dessinйes par des points et par d'autres choses
analogues qui relиvent du sort; parfois encore ils annoncent le futur dans des
apparitions sensibles et des discours rйels. Cependant si ces derniиres manifestations
sont йvidemment le fait des esprits mauvais, certains ont cru pouvoir ramener
les autres а des causes naturelles. Ils prйtendent qu'en raison de l'action des
corps cйlestes dans la causalitй de ce monde, des signes de cette action
peuvent apparaоtre en certaines choses: les кtres en effet rйagissent
diversement а cette action. Aussi avancent-ils que le changement d'un кtre sous
l'influence du corps cйleste peut кtre l'indice du changement d'un autre кtre;
c'est pourquoi, а leur sens, les mouvements йtrangers а la raison dйlibйrйe,
tels les visions pendant le sommeil ou la ligation de l'esprit, les mouvements
et les cris des oiseaux, les dessins ponctuйs, sans qu'aucune dйlibйration ne
prйside au nombre de points, sont les effets du corps cйleste, et pour autant
peuvent кtre les signes d'effets futurs, causйs par le mouvement du ciel. Mais cette
opinion est sans fondement solide. Il est meilleur de croire que les
prйdictions, dues а ces signes, sont le fait de quelque substance spirituelle
qui peut disposer de ces mouvements, йtrangers а toute dйlibйration,
conformйment а ce qu'elle observe de l'avenir. Et si parfois ces signes sont
disposйs selon la volontй de Dieu par le ministиre des bons anges, car Dieu
lui-mкme rйvиle beaucoup de choses par le songe, ainsi au Pharaon et а
Nabuchodonosor, et comme le dit Salomon: « On jette les sorts dans le
pan de la robe, mais aussi parfois le Seigneur les rиgle, »
Cependant la plupart du temps ces signes sont le fait des esprits mauvais comme
l'enseignent les saints docteurs et comme les paпens eux-mкmes
l'estimaient ; ainsi Maximus Valerius dit que l'observation des augures et
des songes comme autres choses analogues, appartient а une religion qui rend un
culte aux idoles; aussi dans la Loi ancienne, tout ceci йtait interdit au mкme
titre que l'idolвtrie. Le Deutйronome dit: « Tu n'apprendras pas а
imiter les abominations de ces nations, а savoir qui honoraient les
idoles ; qu'on ne trouve chez toi personne qui fasse passer par le feu son
fils ou sa fille, qui s'adonne а la divination, aux augures, aux superstitions
et aux enchantements, qui ait recours aux charmes, qui consulte les йvocateurs
et les sorciers et qui interroge les morts ». La prophйtie est
un argument en faveur de la prйdication de la foi d'une autre maniиre: ainsi
dans la prйdication de ces faits, objet de foi, qui se sont rйalisйs dans le
temps; tels la nativitй du Christ, sa passion et sa rйsurrection, et autres
faits semblables; pour que l'on ne prйtende pas qu'ils sont une invention des
prйdicateurs ou un fruit du hasard, on montre comment ils ont йtй prйdits
depuis longtemps par les prophиtes. Ainsi saint Paul dit: « Paul,
serviteur du Christ-Jйsus, apфtre par son appel, mis а part pour annoncer
l'Йvangile de Dieu, Йvangile que Dieu avait promis auparavant par ses prophиtes
dans les Saintes Йcritures, touchant son Fils, nй de la postйritй de David
selon la chair ». 6. Aprиs ce degrй de grвce, propre а ceux qui
reзoivent immйdiatement la rйvйlation de Dieu, un autre est nйcessaire. Les
hommes en effet reзoivent la rйvйlation de Dieu pour leurs contemporains et
encore pour l'instruction des hommes de l'avenir; aussi, s'il fut nйcessaire de
communiquer par la parole leurs rйvйlations aux premiers, il l'est de les
йcrire pour l'enseignement des autres. C'est pourquoi certains hommes durent
кtre prйposйs а l'interprйtation de ces йcrits, ce qui, comme la
rйvйlation, est une grвce de Dieu. D'oщ ce mot de la Genиse: N'est-ce pas а
Dieu qu'appartiennent les interprйtations ? 7. Enfin il est un dernier degrй, celui
des fidиles qui croient а la rйvйlation et а son interprйtation. Comment cela
est un don de Dieu, nous l'avons dйjа montrй. 8. Nous avons dit comment les esprits
mauvais imitent les _uvres qui sont un sceau pour la foi, tant dans l'ordre des
faits miraculeux qu'en celui de la rйvйlation de l'avenir. Pour йviter que les
hommes ainsi trompйs ne croient au mensonge, il est nйcessaire que par le
secours de la grвce de Dieu, ils soient instruits du discernement des
esprits, selon ce mot de Jean: « Ne croyez pas а tout esprit, mais
voyez par l'йpreuve si les esprits sont de Dieu ». L'Apфtre йnumиre
ces effets de la grвce dont le but est l'enseignement et la confirmation de la
foi: « A l'un est donnй par l'Esprit une parole de Sagesse, а l'autre
une parole de science, selon le mкme Esprit, а un autre la foi, par le mкme
Esprit; а un autre le don des guйrisons, par ce seul et mкme Esprit; а un autre
la puissance d'opйrer des miracles; а un autre la prophйtie; а un autre le
discernement des esprits; а un autre la diversitй des langues; а un autre le
don de les interprйter ». Ainsi est йcartйe l'erreur de certains
Manichйens qui refusent de reconnaоtre que les miracles corporels sont de Dieu
et pour qui les Prophиtes ne parlaient pas au nom de Dieu, l'erreur encore de
Priscille et de Montan au dire de qui les prophиtes ne comprenaient pas plus
que les йpileptiques, leurs paroles prophйtiques; ce qui n'est pas compatible
avec la rйvйlation divine dont l'effet principal est l'illumination de l'вme. Toutefois il est
une certaine diffйrence entre ces effets de la grвce. Si tous peuvent кtre dits
grвces parce qu'ils sont accordйs gratuitement, sans mйrite qui
les prйcиde, seul pourtant cet effet de l'amour mйrite particuliиrement le nom
de grвce qui rend agrйable а Dieu; il est dit en effet aux Proverbes: « J'aime
ceux qui m'aiment ». Aussi la foi, l'espйrance et tout ce qui prйpare
а la foi, peuvent se rencontrer chez les pйcheurs qui ne sont pas agrйables а
Dieu; la charitй seule est le don propre des justes, car qui demeure dans la
charitй demeure en Dieu et Dieu en lui. Une autre diffйrence est encore а noter
parmi ces effets de la grвce. Les uns sont nйcessaires а toute la vie de
l'homme, sans eux le salut est impossible; ainsi croire, espйrer, aimer, obйir
aux commandements de Dieu; et pour produire ces effets il faut en l'homme
certaines dispositions habituelles grвce auxquelles il peut agir en temps
opportun. Les autres effets ne sont pas nйcessaires pour toute la vie, mais en
certains temps et lieux, ainsi faire des miracles, annoncer l'avenir et autres
choses analogues. Pour cela nulle disposition habituelle n'est accordйe, mais
des motions divines qui cessent avec l'acte et sont renouvelйes autant de fois
qu'il est utile de poser cet acte: par exemple l'esprit d'un prophиte reзoit
une nouvelle lumiиre а chaque rйvйlation; et chaque miracle appelle une nouvelle
intervention de la puissance de Dieu. 155 : COMMENT L'HOMME A BESOIN DU SECOURS DE LA GRВCE POUR
PERSЙVЙRER DANS LE BIEN
L'homme
a encore besoin du secours de la grвce pour persйvйrer dans le bien. Ce qui est
instable de soi, a besoin pour se fixer sur un point du secours d'un кtre
affermi en lui-mкme. Or l'homme est sujet а des variations du mal au bien et du
bien au mal. Pour qu'il demeure ferme dans le bien, ce qui est « persйvйrer »,
il a donc besoin du secours de Dieu. L'homme a besoin du secours de la grвce
divine pour ce qui dйpasse les forces de son libre arbitre. Or celles-ci ne
s'йtendent pas jusqu'а cet effet qu'est la persйvйrance finale dans le bien.
Ceci est йvident: Le pouvoir du libre arbitre s'exerce sur ce qui appartient au
choix, et l'objet de celui-ci est l'agir particulier, dans le lieu et dans le
temps; ainsi le pouvoir du libre arbitre porte-t-il sur l'action prйsente. Or
la persйvйrance ne regarde pas le prйsent de l'action, mais sa continuitй dans
le temps. Cet effet qu'est la persйvйrance dans le bien, est donc au-dessus du
pouvoir du libre arbitre, aussi l'homme a besoin pour persйvйrer du secours de
la grвce divine. Si l'homme est le maоtre de son agir par sa volontй
et son libre arbitre, il ne l'est pas de ses activitйs naturelles. Aussi, libre
de vouloir ou de ne pas vouloir une chose, il n'appartient cependant pas а sa
volontй de se fixer sur son objet au point de le vouloir ou le choisir
immuablement. Or ceci est essentiel а la persйvйrance que la volontй se fixe
immuablement dans le bien. Il n'est donc pas au pouvoir du libre arbitre de
persйvйrer, pour cela l'homme a besoin du secours de la grвce divine. Lа oщ plusieurs
agents se succиdent, l'un agissant aprиs l'autre, la continuitй de leur action
ne peut кtre l'effet de l'un d'entre eux, puisqu'aucun d'eux n'agit sans arrкt,
ni l'effet de tous puisqu'ils n'agissent pas tous ensemble; elle doit donc
ressortir а quelque agent supйrieur dont l'action est permanente. Le philosophe
prouve ainsi que la continuitй dans la gйnйration des animaux est assurйe par
un agent supйrieur et йternel. Prenons le cas de l'homme persйvйrant dans le
bien. Nombreux sont les actes de son libre arbitre dont le bien est l'objet;
ces actes se succиdent les uns aux autres jusqu'au terme. Aucun de ces
mouvements ne peut кtre la cause de cette continuitй dans le bien qu'est la
persйvйrance puisqu'aucun ne perdure; tous ensemble ne le sont pas davantage;
puisqu'ils n'ont pas tous lieu а la fois, ils ne peuvent ensemble exercer une
causalitй. Il reste en consйquence que cette continuitй est causйe par quelque
agent supйrieur. Ainsi l'homme a besoin du secours de la grвce d'en haut pour
persйvйrer dans le bien. Quand plusieurs rйalitйs sont ordonnйes а une unique
fin, jusqu'а ce que celle-ci soit atteinte, tout cet ensemble est sous
l'emprise d'un agent premier de qui relиve l'orientation vers cette fin. Or en
celui qui persйvиre dans le bien, multiples sont les mouvements et les actions
qui tendent а une fin unique; tout cet ensemble de mouvements et d'actions
dйpend donc d'un premier agent qui les dirige а cette fin. Nous avons montrй
d'autre part que cette direction а la fin derniиre est l'effet de la grвce
divine. Tout l'ensemble des bonnes _uvres et leur continuitй chez celui qui
persйvиre dans le bien, sont donc dus au secours de la grвce de Dieu. C'est pourquoi il
est dit: « Celui qui a commencй en vous une _uvre excellente en
poursuivra l'achиvement jusqu'au jour du Christ ». Et: « Le
Dieu de toute grвce qui nous a appelйs а sa gloire йternelle, aprиs quelques
souffrances achиvera lui-mкme son _uvre, l'affermira et la consolidera ». Et l'on trouve
dans la Sainte Йcriture beaucoup de priиres qui sollicitent de Dieu la
persйvйrance: ainsi dans le Psaume: « Affermis mes pas dans tes
sentiers que mes pieds ne s'en dйtournent pas ». Et: « Que
Dieu, notre Pиre, console vos c_urs et les affermisse en toute bonne _uvre et
bonne parole ». C'est ce que nous demandons encore dans l'oraison
dominicale, surtout par ces mots: « Que votre Rиgne arrive »; le
Rиgne de Dieu ne se fera en nous que si nous avons йtй persйvйrants dans le
bien. Or il serait dйrisoire de demander а Dieu un bienfait dont il ne serait
pas lui-mкme l'auteur. La persйvйrance de l'homme vient donc de Dieu. Ainsi nous
йcartons l'erreur des Pйlagiens qui prйtendent que le libre arbitre de l'homme
se suffit а la persйvйrance dans le bien et qu'il n'a pas besoin pour cela de
la grвce de Dieu. Remarquons encore que mкme celui qui possиde la
grвce, demande а Dieu de persйvйrer dans le bien; pas plus que le libre
arbitre, un habitus infus en nous ne suffit pas, sans le secours extйrieur de
Dieu, а produire la persйvйrance dans le bien. Les habitus divinement
infus en nous, dans notre йtat prйsent de vie, n'enlиvent pas totalement а
notre libre arbitre sa versatilitй pour le mal, bien que grвce а eux notre
libre arbitre soit en quelque faзon affermi dans le bien. Aussi quand nous
affirmons que l'homme a besoin pour sa persйvйrance finale du secours de la
grвce, nous n'entendons pas qu'en plus de cette premiиre grвce habituelle
donnйe en vue de notre agir vertueux, une autre soit ajoutйe en vue de la
persйvйrance, mais nous disons que, en plus de tous les habitus gratuits,
l'homme a encore besoin du secours de la Providence divine dont la motion est
extrinsиque. 156: COMMENT CELUI QUI PAR LE PЙCHЙ PERD LA GRВCE, PEUT КTRE DE
NOUVEAU RESTAURЙ AVEC LE SECOURS DE LA GRВCE
De ces
considйrations, il ressort que, mкme s'il ne persйvиre pas et tombe dans le
pйchй, l'homme, avec le secours de la grвce, peut кtre restaurй dans le bien. Il appartient а
la mкme puissance de maintenir quelqu'un dans la voie du salut et de l'y
remettre en cas de chute, de mкme que c'est la mкme activitй naturelle qui
assure la santй corporelle et la rйpare en cas de dйfaillance. Or nous avons
dit que l'homme persйvиre dans le bien avec le secours de la grвce. Si donc est
il tombй par le pйchй, il pourra se reprendre grвce а ce mкme secours. Un agent qui ne
suppose pas de dispositions dans un sujet, peut imprimer son effet а ce sujet
quelles qu'en soient les dispositions. C'est pourquoi Dieu dont l'action ne
prйsuppose dans le sujet aucune disposition, peut sans йgard а celle-ci donner
une forme naturelle а ce sujet; ainsi rend-il la lumiиre а l'aveugle,
vivifie-t-il le mort et autres choses semblables. Mais pas plus qu'il ne
requiert de dispositions naturelles dans un sujet corporel, il ne prйsuppose de
mйrite dans la volontй pour confйrer la grвce qui est donnйe sans mйrites
prйalables, nous l'avons vu. Dieu peut donc donner la grвce sanctifiante, qui
efface les pйchйs, mкme si cette grвce a йtй perdue antйrieurement par le
pйchй. Il
n'y a que ce qu'il doit а la gйnйration que l'homme ne peut recouvrer s'il l'a
perdu, ainsi ses puissances naturelles et ses membres, car il ne peut кtre
engendrй de nouveau. Or il ne reзoit pas le secours de la grвce par la
gйnйration, puisqu'il le reзoit alors qu'il est dйjа. Il peut donc, aprиs
l'avoir perdu par le pйchй, le retrouver de nouveau pour effacer son pйchй. La grвce est une
disposition habituelle de l'вme. Or les habitus acquis par des actes, une fois
perdus, peuvent кtre de nouveau recouvrйs par ces mкmes actes. A fortiori,
pourra-t-on retrouver, par l'intervention de Dieu, la grвce qui unit а Dieu et
libиre du pйchй, si elle a йtй perdue. Dans les _uvres de Dieu, comme dans celles
de la nature, rien n'est vain; la nature tient d'ailleurs cela de Dieu. Or
c'est en vain qu'un mobile recevrait une motion s'il ne pouvait parvenir а sa
fin. Il est donc nйcessaire qu'un mobile, susceptible de recevoir quelque
motion en vue d'une fin, puisse atteindre celle-ci. Or un homme, aprиs son
pйchй, tant qu'il demeure en cette vie, possиde en lui une aptitude а кtre mы
au bien; les signes en sont son dйsir du bien et sa douleur du mal qui sont
encore en l'homme aprиs son pйchй. Il est donc possible а l'homme, aprиs avoir
pйchй, de revenir encore au bien qui est l'_uvre de la grвce en lui. Il n'est pas dans
la nature de puissance passive qui ne soit susceptible d'кtre actualisйe par
quelque puissance active naturelle, a fortiori n'est-il pas dans l'вme humaine
de puissance qui ne soit rйductible а l'acte sous l'action de la puissance de
Dieu. Or, mкme aprиs le pйchй, l'вme possиde une puissance au bien, car le
pйchй n'enlиve pas les puissances naturelles par lesquelles l'вme est ordonnйe
vers son bien. La puissance de Dieu peut donc la restaurer dans le bien, et
ainsi l'homme peut avec le secours de la grвce obtenir la rйmission de ses
pйchйs. C'est pourquoi il est dit: « Si vos pйchйs sont comme
l'йcarlate, ils deviendront blancs comme la neige ». Et: « L'amour
couvre toutes les fautes ». Ce n'est pas en vain que nous le demandons
а Dieu quotidiennement quand nous disons: « Pardonnez-nous nos offenses ». Ainsi nous
йcartons l'erreur des Novatiens qui prйtendaient que l'homme ne peut recevoir
le pardon des pйchйs commis aprиs le baptкme. 157: COMMENT L'HOMME NE PEUT КTRE LIBЙRЙ DU PЙCHЙ QUE PAR LA GRВCE
De ces mкmes considйrations on peut montrer
comment l'homme ne peut ressusciter du pйchй que par la grвce. Par le pйchй mortel
en effet l'homme s'est dйtournй de sa fin derniиre; or ce n'est que par la
grвce qu'il est orientй vers sa fin. C'est donc uniquement par la grвce qu'il
peut ressusciter du pйchй. Une disgrвce n'est effacйe que par l'amour. Or par le
pйchй mortel l'homme encourt la disgrвce de Dieu; il est dit en effet: « Dieu
hait les pйcheurs »; en ce sens qu'il les veut priver de cette fin
derniиre qu'il prйpare а ceux qu'il aime. L'homme ne peut donc se relever du
pйchй mortel que par la grвce qui l'йtablit en une certaine amitiй avec Dieu. On pourrait ici
rappeler toutes les raisons exposйes а propos de la nйcessitй de la grвce. D'oщ ce mot
d'Isaпe: « C'est moi qui efface tes fautes pour l'amour de moi »;
et du Psaume: « Tu as фtй l'iniquitй de ton peuple, tu as couvert tous
ses pйchйs ». Ainsi est йcartйe l'erreur des Pйlagiens pour qui
l'homme peut se relever de son pйchй par son libre arbitre. 158: DE QUELLE MANIИRE L'HOMME EST DЙLIVRЙ DE SON PЙCHЙ
Puisque
l'homme ne peut revenir d'une position opposйe а sa position primitive qu'en
abandonnant celle-lа, pour revenir а l'йtat de justice, avec le secours de la
grвce, il doit nйcessairement abandonner le pйchй qui l'avait йcartй de cette
rectitude. En outre comme il tend а sa fin derniиre et s'en dйtourne principalement
par sa volontй, il est nйcessaire pour se relever du pйchй par la grвce non
seulement qu'il s'abstienne de tout acte extйrieur peccamineux, mais encore
qu'il renonce au pйchй dans sa volontй. Ce renoncement au pйchй se fait pour
l'homme par le regret du passй et par le propos d'йviter le pйchй dans
l'avenir. Il faut donc que l'homme, se relevant du pйchй, se repente des pйchйs
passйs et se propose de les йviter а l'avenir. Si en effet il n'йtait pas
rйsolu de se dйsister du pйchй, celui-ci ne serait pas de soi opposй а sa
volontй, et s'il voulait йviter le pйchй, sans le regret des pйchйs passйs, ces
pйchйs commis ne seraient pas davantage opposйs а sa volontй. - En outre le
mouvement qui nous йloigne d'un point est contraire а celui qui nous a rapprochйs
de ce point, ainsi le mouvement vers la blancheur est contraire а celui vers la
noirceur. C'est pourquoi la volontй s'йloigne du pйchй par le contraire de ce
qui l'a entraоnйe au pйchй. Or cette inclination au pйchй lui est venue de
l'attachement de son appйtit et de son plaisir aux choses infйrieures. Elle
s'йcarte donc du pйchй par quelques pйnitences afflictives en raison de ce
pйchй: par le plaisir la volontй s'est laissйe entraоner а consentir au pйchй,
par la pйnitence elle s'affermit dans sa haine du pйchй. Nous voyons
comment les animaux eux-mкmes sont arrachйs а de trиs intenses plaisirs par la
douleur sous les coups. Or celui qui se relиve du pйchй, doit non seulement
regretter le pйchй passй, mais encore йviter le pйchй а venir; il est donc normal
qu'il souffre pour le pйchй afin de s'affermir davantage dans son propos
d'йviter le pйchй. Nous aimons davantage et gardons avec plus de soin ce
que nous acquйrons dans le travail et la peine: ainsi ceux qui gagnent de
l'argent par leur propre labeur, le dйpensent moins facilement que ceux qui le
possиdent sans travail, ou le tiennent de leurs parents ou de quelque autre
maniиre. Or il est d'une nйcessitй majeure que l'homme, se relevant du pйchй,
garde soigneusement l'йtat de grвce et l'amour de Dieu, perdus dans le pйchй
par sa nйgligence. Il est donc bon qu'il pвtisse dans l'effort et la peine pour
les pйchйs commis. L'ordre de la justice veut qu'au pйchй soit appliquйe
une peine. Le respect de l'ordre dans le monde manifeste la sagesse de la
Providence de Dieu. Il appartient donc а la manifestation de la bontй et de la
gloire de Dieu qu'au pйchй soit appliquйe une peine. Mais le pйcheur par son
pйchй, transgressant les lois de Dieu, agit contre l'ordre divinement instaurй.
Il est donc normal qu'il compense en lui-mкme par quelque peine le dйsordre de
son pйchй passй; ainsi s'arrache-t-il totalement au dйsordre. Il apparaоt donc
de cela qu'aprиs avoir, par la grвce, obtenu la rйmission de son pйchй et
recouvrй l'йtat de grвce, l'homme demeure obligй par la justice de Dieu а subir
une peine pour le pйchй commis. S'impose-t-il cette peine de son plein grй, on
dit alors qu'il satisfait: en se punissant de son pйchй, il rejoint par
l'effort et la peine l'ordre divinement йtabli qu'il avait transgressй en suivant
sa volontй propre. S'il ne s'impose pas cette peine, elle lui est alors
infligйe par Dieu, car ce qui est soumis а la divine Providence ne saurait
rester dans le dйsordre. Mais on ne dit plus que cette peine est satisfactoire
puisqu'elle n'est pas choisie par le patient: elle est purificatrice car,
sous une action йtrangиre, l'homme est comme purifiй tandis que tout ce qui en
lui йtait dйsordonnй, est ramenй а l'ordre lйgitime. D'oщ ce mot de l'Apфtre: « Si
nous nous examinions nous-mкmes, nous ne serions pas jugйs. Mais le Seigneur
nous juge et nous chвtie afin que nous ne soyons pas condamnйs avec ce
monde ». Il est а remarquer pourtant que l'вme se dйtournant
du pйchй peut йprouver un tel dйgoыt de ce pйchй et s'attacher а ce point а
Dieu qu'il ne lui reste plus d'obligation de peine а porter. En effet comme on
le conclura de notre exposй, la peine, infligйe aprиs la rйmission du pйchй,
est nйcessaire pour affermir l'вme dans le bien; l'homme est amendй par les
peines, les peines sont en effet en quelque sorte des remиdes. La peine est
nйcessaire encore pour sauvegarder l'ordre de la justice: celui qui a pйchй,
subit la peine. Or l'amour de Dieu suffit а fixer l'homme dans le bien, surtout
s'il est fervent: le dйplaisir d'une faute passйe, s'il est intense, excite une
grande douleur. Aussi cette intensitй de l'amour de Dieu et de la haine du
pйchй passй fait disparaоtre la nйcessitй de peines satisfactoires ou
purificatrices; et si cette intensitй ne suffit pas а йluder toute la peine,
plus forte elle sera plus diminuйe sera celle-ci. Et ce que nous faisons par nos amis, nous
paraissons le faire nous-mкmes, car l'amitiй, et surtout la dilection de la charitй, de deux c_urs n'en
fait qu'un. C'est pourquoi on peut satisfaire devant Dieu par un autre comme
par soi-mкme surtout en cas de nйcessitй. En effet la peine que notre ami
souffre pour nous, nous la faisons nфtre; ainsi nous n'йchappons pas а la
pйnalitй, grвce а notre compassion pour notre ami souffrant, et ceci d'autant
plus que nous sommes davantage la raison d'кtre de sa souffrance. Bien
plus, l'amour de charitй qui porte notre ami а souffrir pour nous, rend sa
peine plus acceptable devant Dieu que si nous la subissions nous-mкme: ici ce
serait nйcessitй, lа c'est spontanйitй de la charitй. Nous voyons ainsi comment
l'un peut satisfaire pour l'autre pourvu que l'un et l'autre soient dans la
charitй. Aussi l'Apфtre dit: « Portez les fardeaux les uns les autres
et vous accomplirez ainsi la parole du Christ ». 159: COMMENT IL EST RAISONNABLE D'IMPUTER A L'HOMME DE NE PAS SE
TOURNER VERS DIEU, BIEN QU'IL NE LE PUISSE FAIRE SANS LA GRВCE
Notre
conclusion est donc que l'homme ne peut se diriger а sa fin derniиre sans le
secours de la grвce divine, qu'il ne peut davantage sans ce secours obtenir ce
qui est nйcessaire pour marcher а cette fin, comme la foi, l'espйrance, la
charitй et la persйvйrance. On pourrait dиs lors objecter que si tout cela fait
dйfaut il n'en est pas responsable, d'autant qu'il ne peut mйriter le secours
de la grвce divine, ni se tourner vers Dieu, si Dieu ne le change lui-mкme: nul
n'est responsable de ce qui ressortit а un autre. A le concйder, il s'ensuivrait plusieurs
choses dйraisonnables. D'abord celui qui n'aurait ni la foi, ni l'espйrance, ni
l'amour de Dieu, ni la persйvйrance dans le bien, ne devrait pas кtre puni,
alors qu'il est dit expressйment: « Celui qui ne veut pas croire au
Christ ne verra pas la vie, mais la colиre de Dieu demeure sur lui. » En
outre comme nul ne peut sans ces vertus atteindre sa fin bienheureuse, il s'ensuivrait
encore que des hommes ne seraient pas bienheureux et que d'autre part ils ne
seraient pas punis par Dieu. Or le contraire est manifeste d'aprиs cette parole
qui au jugement divin sera adressйe а tous: « Venez, possйdez le
royaume qui vous a йtй prйparй », ou bien « Retirez-vous au
feu йternel ». Pour rйsoudre ce problиme, on considйrera que si nul
ne peut par le mouvement de son libre arbitre se mйriter ou acquйrir la grвce
divine, il peut pourtant apporter un obstacle а sa rйception: il est dit en
effet de certains hommes: « Ils dirent а Dieu: retire-toi de nous; nous
ne dйsirons pas connaоtre tes voies ». Ils ont йtй rebelles а la
lumiиre. Et comme il est au pouvoir de notre libre arbitre de mettre ou non
un obstacle а la rйception de la grвce divine, celui qui apporte cet obstacle
est lйgitimement estimй responsable. Dieu est en effet, en ce qui le concerne,
prкt а donner sa grвce а tous les hommes, comme il est dit: « Il veut
que tous les hommes soient sauvйs et parviennent а la connaissance de la
vйritй »; mais ceux-lа seuls sont privйs de la grвce qui en eux-mкmes
y mettent un obstacle: ainsi, alors que le soleil illumine le monde, rend-on
responsable celui qui ferme les yeux s'il s'ensuit quelque mal, bien qu'il ne
puisse voir sans la lumiиre du soleil. 160: COMMENT L'HOMME EN ЙTAT DE PЙCHЙ NE PEUT ЙVITER LE PЙCHЙ SANS
LA GRВCE
Qu'il
soit en la puissance du libre arbitre de ne pas prйsenter d'empкchements а la
grвce, comme nous l'avons dit, doit s'entendre de ceux en qui cette facultй
naturelle est restйe intиgre. Que si, par un dйsordre antйrieur, celle-ci est
tombйe dans le mal, il n'est plus du tout en son pouvoir de ne pas faire
obstacle а la grвce. Elle peut en effet un instant par sa propre force
s'abstenir de quelque acte peccamineux, mais, laissйe longtemps а elle-mкme,
elle tombera dans le pйchй lequel est un obstacle а la grвce. Du fait qu'il a
dйviй du droit chemin, le c_ur de l'homme s'est йcartй manifestement de l'ordre
de la fin lйgitime. Aussi ce qui au titre de fin derniиre devrait кtre au
premier rang de son amour, il l'aime moins que ce vers quoi il s'est tournй
d'une maniиre dйsordonnйe comme vers sa fin derniиre. Aussi а chaque fois
choisit-il ce qui est conforme а cette fin dйsordonnйe et en opposition avec sa
fin lйgitime, а moins qu'il ne soit rйintйgrй dans l'ordre normal qui met la
fin lйgitime au-dessus de tout, ce qui est en effet de la grвce. Or le choix de
ce qui est en opposition avec la fin derniиre, est un obstacle а la grвce qui
conduit а la fin. Ainsi est-il йvident qu'aprиs avoir pйchй, l'homme ne peut
s'abstenir de tout pйchй avant d'кtre rйintйgrй dans l'ordre du bien par la
grвce. L'вme
inclinйe vers un point n'est dйjа plus а йgale distance des deux termes opposйs;
elle est plus prиs de celui vers lequel elle penche, et elle choisit ce vers
quoi elle est le plus engagйe, а moins que, sur un examen attentif de la
raison, elle ne s'en йcarte par quelque intйrкt; aussi dans les cas de surprise
peut-on facilement saisir quelque indice des dispositions intйrieures. Or il
est impossible а l'homme de tenir son вme en une telle vigilance qu'elle
rйflйchisse sur tout ce qu'elle doit vouloir ou faire; d'oщ il s'ensuit que
sous le coup de son inclination le c_ur choisit ce vers quoi il penche. Ainsi,
s'il penche vers le pйchй, il ne restera pas longtemps sans pйcher, faisant
alors obstacle а la grвce, а moins qu'il ne soit rйtabli dans l'ordre de la
justice. La poussйe des passions corporelles travaille aussi en ce sens, de mкme
l'appel des objets des sens et les nombreuses occasions de mal qui provoquent
facilement l'homme au pйchй, а moins qu'il n'en soit йcartй par un attachement
solide а sa fin derniиre, ce qui est un effet de la grвce. De la sorte on
voit la sottise de l'opinion pйlagienne selon laquelle l'homme en йtat de pйchй
peut йviter le pйchй sans la grвce. Le contraire est rendu йvident par cette
demande du Psaume: « Quand ma force m'aura abandonnй, ne
me dйlaisse pas ». Et le Seigneur nous apprend а prier: « Ne
nous laissez pas tomber dans la tentation, mais dйlivrez-nous du mal ». Bien que celui
qui est en йtat de pйchй, n'ait pas le pouvoir de ne pas mettre obstacle а la
grвce, а moins qu'il ne soit prйvenu par le secours de la grвce, il n'en est
pas moins responsable, car cette faiblesse est la suite de son pйchй antйrieur;
ainsi l'ivrogne n'est pas excusй de l'homicide, commis dans l'йtat d'йbriйtй oщ
il s'est mis par sa faute. En outre, s'il n'est pas en son pouvoir d'йviter tout
pйchй, il peut toutefois а cet instant йviter tel ou tel pйchй, comme on l'a dit;
aussi quelque faute qu'il commette, il la commet volontairement. C'est donc
lйgitime de la lui imputer. 161: COMMENT DIEU DЙLIVRE CERTAINS HOMMES DU PЙCHЙ, ET COMMENT IL
Y LAISSE D'AUTRES
Celui
qui pиche apporte un obstacle а la grвce, et selon l'ordre normal des choses, il ne devait point la recevoir. Cependant
Dieu peut agir en dehors de cet ordre; ainsi donne-t-il la lumiиre а l'aveugle
et ressuscite-t-il les morts. Parfois dans sa surabondante bontй il prйvient de
son secours ceux-lа mкmes qui mettent un obstacle а la grвce, les dйtourne du
mal et les convertit au bien. Mais il ne donne pas la lumiиre а tous les
aveugles, ni ne guйrit tous les infirmes de telle sorte qu'en ceux qu'il
guйrit, les _uvres de sa puissance apparaissent, et chez les autres l'ordre
naturel est sauvegardй. De mкme il ne prйvient pas de son secours tous ceux qui
se ferment а la grвce, les йcartant du mal et les tournant au bien, mais il en
prйvient certains en qui il veut manifester sa misйricorde, de telle sorte que
chez les autres est rйvйlй l'ordre de sa justice. C'est pourquoi l'Apфtre dit: « Dieu
voulant montrer sa colиre et faire connaоtre sa puissance, a supportй avec une
grande patience des vases de colиre, formйs pour la perdition, et il
a voulu faire connaоtre aussi les richesses de sa gloire а l'йgard des vases de
misйricorde qu'il a d'avance prйparйs pour la gloire ». Des hommes,
retenus dans les mкmes pйchйs, Dieu dans sa prйvenance convertit les uns,
maintenant pour les autres, ou le permettant, le cours normal des choses;
pourquoi la conversion de ceux-ci et non de ceux-lа, il n'en faut pas chercher
la raison. Cela dйpend uniquement du libre vouloir de Dieu, comme dйpend de sa
simple volontй, alors que tout est tirй du nйant, que tels кtres soient
supйrieurs aux autres; comme encore dйpend de la simple volontй de l'artisan
que d'une mкme matiиre, avec les mкmes dispositions, des vases soient fabriquйs
en vue d'usages honorables, d'autres soient rйservйs а des usages infйrieurs.
C'est pour quoi l'Apфtre dit: « Le potier n'est-il pas maоtre de son
argile, pour faire de la mкme masse un vase d'honneur et un vase d'ignominie? » Ainsi nous
йcartons l'erreur d'Origиne pour qui certains hommes se tournent vers Dieu et
non les autres en raison d'_uvres que leurs вmes auraient accomplies avant
d'кtre unies aux corps. Nous avons dйjа rejetй cette position. 162: COMMENT DIEU N'EST CAUSE DE PЙCHЙ POUR PERSONNE
Bien
que Dieu ne convertisse pas certains pйcheurs mais les abandonne, selon leurs
mйrites, а leur pйchй, il ne les induit pas pour autant au pйchй. Les hommes
pиchent du fait qu'ils se dйtournent de Dieu, leur fin derniиre. Or tout agent
agit en vue de sa fin propre et conforme а sa nature, il est donc
impossible que sous l'action de Dieu des hommes se dйtournent de leur fin
derniиre qui est Dieu lui-mкme. Dieu ne peut donc кtre pour qui que ce soit
cause de pйchй. Toute la sagesse et la bontй de l'homme ont leur
source en la sagesse et la bontй de Dieu dont elles sont la ressemblance. Or il
rйpugne а la sagesse et а la bontй de l'homme d'кtre pour quelqu'un cause de
pйchй, a fortiori cela rйpugne а la sagesse et а la bontй de Dieu. Tout pйchй a pour
cause la dйfaillance de l'agent immйdiat et non l'action du premier agent:
ainsi cette infirmitй qu'est la claudication, vient d'une disposition de la
jambe et non de la vertu motrice, а laquelle au contraire ressortit tout ce que
comporte de perfection le mouvement d'une dйmarche boiteuse. Or l'auteur
immйdiat du pйchй de l'homme est sa volontй; а celle-ci ressortit donc la
dйfaillance du pйchй de l'homme et non а Dieu, qui est cause, lui, de ce qu'il
y a de perfection dans l'acte mкme du pйchй. De lа ce mot de l'Ecclйsiastique: « Ne
dis pas: C'est lui qui m'a йgarй, car il n'a pas besoin du
pйcheur ». Et plus bas: « Il n'a commandй а personne
d'кtre impie, а personne il n'a donnй la permission de pйcher ». Et
Jacques dit: « Que nul lors qu'il est tentй, ne dise: C'est Dieu qui me
tente; car Dieu ne saurait кtre tentй de mal, et lui-mкme ne tente
personne. » Cependant on trouve dans l'Йcriture des passages oщ
il semblerait que Dieu est cause de pйchй pour quelques-uns. Il est dit en
effet: « J'ai appesanti le c_ur de Pharaon et de ses
serviteurs ».- « Appesantis le c_ur de ce peuple et rends dures ses
oreilles, et bouche-lui les yeux en sorte qu'il ne voie point de ses yeux et
qu'il ne se convertisse point et ne soit guйri. » - « Vous nous avez
fait errer loin de nos voies, vous avez endurci notre c_ur contre votre
crainte ». Et: « Dieu les a livrйs а leur sens pervers
pour faire ce qui ne convient pas ». Le sens de toutes ces
affirmations est que Dieu accorde а certains son secours pour qu'ils йvitent le
pйchй, et qu'il ne l'accorde pas а d'autres. Ce secours est non seulement l'infusion de
la grвce, mais encore ces sauvegardes extйrieures grвce auxquelles la divine
Providence йcarte de l'homme les occasions de pйchй et la provocation au pйchй.
Dieu aide encore l'homme contre le pйchй par la lumiиre naturelle de la raison
et tous les autres biens naturels qu'il lui confиre. Quand il les retire а
certains hommes, selon le mйrite de leur action et les exigences de sa justice,
on dit qu'il les endurcit ou les aveugle ou autres expressions
que nous avons signalйes. 163: DE LA PRЙDESTINATION, DE LA RЙPROBATION ET DE L'ЙLECTION
DIVINE
Nous
avons montrй que sous l'action divine, des hommes, aidйs par la grвce, sont
dirigйs vers leur fin derniиre, tandis que d'autres, privйs de ce secours, se
dйtournent de cette fin; or tout ceci qui est de Dieu, a йtй prйvu et ordonnй
par sa sagesse de toute йternitй. Cette distinction entre les hommes a donc йtй
voulue par Dieu en son йternitй. De ceux dont il a fixй par avance qu'ils
seraient dirigйs а leur fin derniиre, on dit qu'il les a prйdestinйs. D'oщ
ce mot de l'Apфtre: « Nous ayant prйdestinйs а кtre ses fils adoptifs,
selon sa libre volontй ». - De ceux а l'endroit de qui il a disposй de
ne pas donner sa grвce, on dit qu'il les a rйprouvйs ou qu'il les a haпs,
selon ce mot de Malachie: « J'ai aimй Jacob, l'ai haп Esaь ».
En raison de cette distinction, la rйprobation des uns et la prйdestination des
autres, on parle d'йlection divine, dont il est dit: « Il nous a
choisis en lui avant la crйation du monde ». Ainsi la prйdestination et l'йlection et
la rйprobation sont un aspect de la divine providence selon que celle-ci dirige
les hommes а leur fin derniиre. Aussi notre argumentation en vue de dйmontrer
que la divine Providence ne supprime pas la contingence des кtres, prouve
encore que la prйdestination et l'йlection n'imposent pas une nйcessitй. Comment la
prйdestination et l'йlection n'ont point leur cause dans les mйrites des
hommes, cela se prouve non seulement de ce que la grвce de Dieu, effet de la
prйdestination, n'est point prйcйdйe par le mйrite, mais encore de ce qu'elle
prйvient tous les mйrites des hommes, et, en plus, de ce que la volontй de Dieu
et sa providence sont la cause premiиre de tout ce qui est; or rien ne peut
кtre cause de la volontй de Dieu et de sa providence, bien que, parmi les
effets de la providence, et pareillement de la prйdestination, un effet puisse
кtre cause de l'autre. QUI EN
EFFET, comme le dit l'Apфtre, LUI A DONNЙ LE PREMIER POUR QU'IL AIT A RECEVOIR
EN RETOUR? DE LUI, PAR LUI ET POUR LUI SONT TOUTES CHOSES. A LUI LA GLOIRE DANS
TOUS DES SIИCLES! AMEN! LIVRE QUATRIИME: TRINITE,
SACREMENTS, FINS DERNIERES
PRЙAMBULE
1: PROOEMIUM
« VOICI: CE QU'ON EN A DIT, CE N'EST QU'UNE
PARTIE DES VOIES DE DIEU; ET SI NOUS PARVENONS A PEINE A ENTENDRE UNE PETITE
GOUTTE DE SES PAROLES, QUI POURRAIT AVOIR L'INTUITION DU TONNERRE FOUDROYANT DE
SA GRANDEUR? » L'intelligence
humaine, qui, tout naturellement, puise sa connaissance dans le sensible, ne
saurait par ses seules forces atteindre а l'intuition de la substance divine en
elle-mкme: de par son йlйvation, en effet, cette substance est sans proportion
aucune avec les кtres sensibles, ni mкme avec aucun des autres кtres. Cependant,
le bien parfait de l'homme consiste а connaоtre Dieu, d'une faзon ou d'une
autre. On serait donc en droit de considйrer une crйature d'une telle valeur
comme rigoureusement absurde, c'est-а-dire comme incapable d'atteindre sa fin,
si une voie ne lui avait йtй ouverte par quoi elle peut s'йlever jusqu'а
connaоtre Dieu: en effet, puisque les perfections des choses existantes
s'йtagent au-dessous de Dieu, qui en constitue comme le sommet, l'intelligence,
en partant des perfections infimes et en s'йlevant par degrйs, peut parvenir а
la connaissance de Dieu. Ainsi en va-t-il des mouvements corporels eux-mкmes:
que l'on monte ou que l'on descende, le chemin est le mкme, et seuls varient le
point de dйpart et le terme. Que les perfections s'йtagent ainsi а partir de Dieu
selon une voie descendante, nous en voyons deux raisons: L'une tient а
l'origine des choses: la sagesse divine, en effet, voulant йtablir la perfection
dans les кtres, les a produits selon un ordre, de telle sorte que l'ensemble
des crйatures forme un tout complet, des кtres les plus йlevйs aux plus
humbles. Quant а l'autre raison, elle se tire de la nature mкme des choses: toute
cause en effet est d'une valeur supйrieure а celle de son effet; les premiers
causйs seront donc infйrieurs а la cause premiиre, а savoir Dieu, tout en йtant
supйrieurs а leurs propres effets, et ainsi de suite jusqu'aux кtres infimes. Mais si en
Dieu, sommet suprкme des кtres, l'unitй la plus absolue se trouve rйalisйe; et
si, d'autre part, c'est suivant la mesure mкme de son unitй qu'un кtre est
capable d'agir et digne de valeur, la conclusion s'impose: c'est que, plus on
s'йloigne du premier principe et plus aussi, dans les кtres, rйgneront la
diversitй et la variйtй. De toute nйcessitй, en dйfinitive, le mouvement des
choses а partir de Dieu doit commencer en son principe par l'unitй, pour
aboutir а la multiplicitй dans les кtres les plus humbles en quoi il s'achиve.
Ainsi, rйpondant а la diversitй des кtres, apparaоt la diversitй des voies qui,
issues d'un principe unique, s'achиvent dans le divers.
Telles sont donc les voies
par lesquelles notre intelligence peut s'йlever а la connaissance de Dieu. Mais
cette intelligence est si faible que nous ne pouvons reconnaоtre parfaitement
ces voies elles-mкmes. Car les organes des sens, qui sont а l'origine de notre
connaissance, n'atteignent que les accidents les plus externes, qui sont
sensibles au premier chef: la couleur, l'odeur, etc... L'intelligence ne peut
donc qu'avec peine, par l'intermйdiaire de cette йcorce superficielle, pйnйtrer
jusqu'а l'intime connaissance d'une nature infйrieure, s'agit-il mкme de ces
кtres dont les accidents sont parfaitement а la portйe des organes sensoriels.
Combien plus difficilement pourrait-elle йtendre ses prises jusqu'а la nature
intime des кtres dont peu d'accidents seulement peuvent кtre saisis par les
sens! Et combien plus encore, s'il s'agit de choses dont les accidents nous
йchappent et que nous ne connaissons que par le pвle intermйdiaire de tels ou
tels de leurs effets! Mais supposons que la nature mкme des choses nous puisse
кtre connue: qu'en sera-t-il de l'ordre qui existe en elles, de ces relations
mutuelles et de cette tendance а la fin qui ont йtй rйglйes par la divine
Providence? Nous n'en pourrons avoir qu'une connaissance superficielle,
incapables que nous sommes de saisir les raisons de la Providence de Dieu. Mais alors, si
ces voies elles-mкmes ne nous sont connues qu'en partie, comment
pourrions-nous, en les suivant, parvenir а la pleine connaissance de celui qui
en est le principe? Il les dйpasse en effet sans aucune proportion, et
eussions-nous des chemins une science parfaite que nous serions loin encore de
connaоtre leur principe. C'est donc а une connaissance de Dieu bien chйtive
que l'homme pouvait parvenir en suivant les voies dont nous venons de parler,
en utilisant, si l'on peut dire, le regard de son intelligence. Aussi, pour lui
permettre d'atteindre а une connaissance plus ferme, Dieu a-t-il poussй la
bontй jusqu'а rйvйler quelque chose de lui-mкme, au-delа des limites de
l'intelligence humaine. Mais jusque dans cette rйvйlation, pour rйpondre а la
nature de l'homme, un certain ordre est observй, de sorte que l'on en vient peu
а peu de la connaissance la plus pauvre jusqu'а la plus riche: telle est la loi
de tout mouvement. Tout d'abord ces vйritйs sont rйvйlйes а l'homme sans qu'il
les puisse comprendre: il doit alors se contenter de les croire comme par
ouп-dire; en effet, aussi longtemps qu'elle demeure en cet йtat qui l'enchaоne
au domaine sensible, l'вme humaine ne saurait en aucune faзon s'йlever jusqu'а
l'intuition de rйalitйs qui dйbordent toutes les possibilitйs sensorielles.
Mais, une fois dйlivrйe de ces liens, elle pourra parvenir а cette intuition
des vйritйs rйvйlйes. A l'йgard de Dieu, l'homme dispose donc d'un triple
mode de connaissance: Le premier consiste а remonter jusqu'а Dieu par
l'intermйdiaire des crйatures et а la seule lumiиre naturelle de la raison. Dans le deuxiиme,
c'est la vйritй divine, dans sa transcendance par rapport а l'intelligence, qui
descend jusqu'а nous par mode de rйvйlation, non pas qu'elle soit dйjа
dйmontrйe jusqu'а l'йvidence, mais seulement offerte а notre foi. Dans le troisiиme
mode enfin, c'est l'esprit humain qui sera йlevй jusqu'а la pleine intuition
des vйritйs rйvйlйes. C'est а cette triple connaissance que Job veut faire
allusion dans les paroles que nous avons placйes en tкte de notre chapitre. Il
dit en effet: Voici ce qu'on a dit, ce n'est qu'une partie des voies
de Dieu - et ceci se rapporte а la dйmarche de l'intelligence, qui,
empruntant la voie des crйatures, s'йlиve jusqu'а la connaissance de Dieu. Mais
ces voies elles-mкmes nous ne les connaissons qu'imparfaitement; aussi Job
a-t-il raison de prйciser: une partie. C'est en partie, en effet, que nous
connaissons, comme dit l'Apфtre. Il ajoute ensuite: Et si nous avons
peine а entendre une petite goutte de ses paroles, rappelant ainsi le
deuxiиme mode de connaissance suivant lequel les vйritйs divines sont dйvoilйes
par la parole et offertes а notre foi. Car la foi dйpend de la prйdication,
et la prйdication de la parole de Dieu. Jean dit dans le mкme sens:
Sanctifie-les dans la Vйritй; ta Parole est la Vйritй. Le terme entendre,
employй par Job, montre heureusement que la vйritй rйvйlйe n'est pas
offerte а notre vue, mais а notre foi. De plus, cette connaissance imparfaite
est comme un effluve de la connaissance totale: connaissance qui embrasse la
vйritй divine en elle-mкme et qui ne nous est dйvoilйe que par l'intermйdiaire
des anges qui voient la face du Pиre; le mot de goutte est donc
bien choisi: que l'on pense au texte de Joлl: En ce jour-lа les montagnes
dйgoutteront de douceur. Mais ce qui nous est rйvйlй, ce n'est pas l'ensemble
des mystиres que les anges et les esprits bienheureux connaissent dans la
vision de la Vйritй premiиre; ce n'en est qu'une petite partie: c'est bien ce
que signifie la petite goutte. C'est ce que dit l'Ecclйsiastique: Qui est
capable de le louer tel qu'il est? Beaucoup de merveilles cachйes sont plus
grandes encore, car nous ne voyons qu'un petit nombre de ses _uvres. Et le
Seigneur dйclarait aux Apфtres: J'ai beaucoup de choses а vous dire, mais
vous ne les pouvez porter maintenant. Encore faut-il avouer que ces
quelques mystиres qui nous sont rйvйlйs nous sont prйsentйs sous le couvert de
comparaisons et d'obscuritйs telles que les gens d'йtude seuls parviennent а en
saisir quelque chose, et que les autres doivent les vйnйrer comme dans
l'obscuritй; quant aux incroyants, ils ne les sauraient mettre en piиces. Maintenant,
dit saint Paul, nous voyons dans un miroir, d'une maniиre obscure. Cette
difficultй est soulignйe, dans notre texte, par l'expression а peine, qui
est ajoutйe en un sens trиs clair. Enfin les derniers mots: Qui pourrait
avoir l'intuition du tonnerre foudroyant de sa grandeur? font allusion au
troisiиme mode de connaissance, qui nous fera possйder la Vйritй premiиre comme
objet de vision et non plus de foi: Nous le verrons tel qu'il est. C'est
pourquoi on parle ici d'intuition. Ce ne sera plus seulement une petite
partie des mystиres divins qui sera perзue, mais nous verrons la majestй divine
en elle-mкme, la perfection de tous les biens: Je te montrerai tout bien, disait
le Seigneur а Moпse. Il s'agit donc bien de grandeur, comme le dit Job. Et cette vйritй
mкme ne sera plus offerte а l'homme comme voilйe mais dans toute sa puretй: le
Seigneur l'affirmait а ses disciples: L'heure vient, oщ je ne vous parlerai
plus en paraboles, mais je vous parlerai ouvertement du Pиre. La puretй de
cette manifestation est clairement indiquйe par le tonnerre. Ces paroles que
nous avons citйes en commenзant conviennent tout а fait а notre propos. Jusqu'а
prйsent en effet, nous n'avons traitй des rйalitйs divines que dans la mesure
oщ la raison naturelle peut les connaоtre, en empruntant la voie des crйatures.
Nous l'avons fait bien imparfaitement sans doute, а la mesure de notre gйnie
propre, et nous pourrions dire avec Job: Voici, ce qu'on en a dit, ce n'est
qu'une partie de ses voies. Il nous reste maintenant а parler de ce que
Dieu a rйvйlй а notre croyance, de ces vйritйs qui dйpassent l'intelligence
humaine. Il n'est pas jusqu'а la mйthode а suivre en ce domaine qui ne nous
soit suggйrйe par les paroles que nous avons inscrites en exergue: en scrutant
les paroles de l'Йcriture, nous avons peine а entendre leur sublime vйritй,
dont une petite goutte seulement glisse jusqu'а nous; de plus, nul, en
sa condition prйsente, ne peut avoir l'intuition du tonnerre foudroyant de
sa grandeur: dиs lors, quelle autre mйthode que de recevoir, comme
principes de notre science, les vйritйs que nous livre la Sainte Йcriture, et,
en les dйfendant contre les attaques des incroyants, d'essayer, а la lumiиre de
notre esprit, de pйnйtrer ces vйritйs qui nous sont offertes tout enrobйes
d'ombre? On se gardera bien, toutefois, de prйtendre а une connaissance
exhaustive, car, en ce domaine, nous n'avons d'autre preuve que l'autoritй de
l'Йcriture: la raison naturelle ne saurait rien prouver. Il n'en reste pas
moins que nous devons manifester l'accord des vйritйs rйvйlйes avec la raison,
pour les dйfendre contre les attaques des infidиles. Qu'il nous soit permis de
rappeler que cette mйthode a йtй йtudiйe dйjа au dйbut de cet ouvrage (livre
premier, chap. IX). Notons enfin ceci: tandis que la raison, pour
parvenir а Dieu, emprunte une dialectique ascendante, la connaissance de foi,
que nous possйdons par rйvйlation divine, suit au contraire, de Dieu а nous,
une voie descendante. Mais, que l'on monte ou que l'on descende, la voie est la
mкme: en йtudiant les vйritйs suprarationnelles, nous suivrons donc la voie que
nous avons utilisйe dйjа pour traiter des vйritйs que la raison dйcouvre en
Dieu. Tout
d'abord, parmi les vйritйs suprarationnelles proposйes а notre foi, nous
йtudierons celles qui ont Dieu lui-mкme pour objet, tel l'adorable mystиre de
la Trinitй. Deuxiиmement, nous traiterons des _uvres divines qui transcendent notre
raison, comme celle de l'Incarnation et tout ce qui en dйcoule. Enfin, en
troisiиme lieu, nous йtudierons ce qui a йtй rйvйlй de la fin derniиre de
l'homme: rйsurrection, glorification du corps, perpйtuelle bйatitude de l'вme
et tout ce qui s'y rattache. LE
MYSTИRE DE LA TRINITЙ LA GЙNЙRATION DU FILS2: IL Y A EN DIEU GЙNЙRATION, PATERNITЙ ET FILIATION
Prenant
comme point de dйpart de notre rйflexion le mystиre de la gйnйration divine,
commenзons par йtablir ce que les textes de la Sainte Йcriture nous obligent а
croire а son sujet. Nous exposerons ensuite les arguments que les Infidиles
croient dйcouvrir contre la vйritй de la foi; ces objections rйsolues, nous
poursuivrons le but de cette йtude. En affirmant que Jйsus-Christ est Fils de
Dieu, la Sainte Йcriture nous enseigne sur Dieu des noms relatifs а la paternitй
et а la filiation, noms que l'on trouve trиs souvent citйs dans les
textes du Nouveau Testament. Ainsi par exemple en saint Matthieu: Personne
ne connaоt le Fils si ce n'est le Pиre; personne ne connaоt le Pиre si ce n'est
le Fils. Marc commence ainsi son Йvangile: Dйbut de l'Йvangile de
Jйsus-Christ, Fils de Dieu. Jean l'йvangйliste en tйmoigne frйquemment:
le Pиre, dit-il, aime le Fils et Il lui a tout donnй en main. De mкme
que le Pиre ressuscite les morts et leur donne la vie, de mкme le Fils donne la
vie а qui il veut. Quant а l'apфtre Paul, c'est trиs souvent aussi qu'il
emploie ces mots: il se dit lui-mкme mis а part pour l'Йvangile de
Dieu, cet Йvangile que Dieu avait promis par ses Prophиtes dans les Saintes
Йcritures au sujet de son Fils; et encore: aprиs avoir а plusieurs
reprises et de diverses maniиres parlй autrefois а nos pиres par les prophиtes,
Dieu dans ces derniers temps, nous a parlй par le Fils. Ce mкme
enseignement nous est donnй, mais plus rarement, dans les textes de l'Ancien
Testament. Voici par exemple, au Livre des Proverbes: Quel est son nom? Quel
est le nom de son Fils? Le sais-tu? et dans le Psaume: le Seigneur m'a
dit: Tu es mon Fils; et encore: il m'a invoquй: tu es mon Pиre. Sans doute,
certains voudraient que l'on prenne ces deux derniиres citations dans un autre
sens et qu'on attribue а David la parole: Le Seigneur m'a dit: tu es mon
Fils, et а Salomon la parole: Il m'a invoquй: tu es mon Pиre. Mais
le contexte de l'une et l'autre citation montre bien qu'il n'en est pas ainsi.
De David, en effet, ne peut se vйrifier ce qui suit: Aujourd'hui, je t'ai
engendrй; pas davantage: Je te donnerai les nations pour hйritage et
pour domaine les extrйmitйs de la terre, alors que son royaume, comme en
tйmoigne l'histoire, au Livre des Rois, ne s'est pas йtendu jusqu'aux
confins de la terre. Pas davantage ne peut-on appliquer а Salomon la parole: Il
m'a invoquй: tu es mon Pиre, alors que le texte porte ensuite: J'йtablirai
son trфne pour les siиcles des siиcles, son trфne aura les jours des cieux. D'oщ
l'on doit comprendre que certaines donnйes des citations qui prйcиdent peuvent
s'appliquer а David ou а Salomon, d'autres non. Selon l'usage de l'Йcriture, ce
qui est dit lа de David et de Salomon, est dit figurativement d'un autre en qui
tout doit s'accomplir. Les noms de pиre et de fils tirent leur origine d'une
certaine gйnйration; aussi bien l'Йcriture ne passe-t-elle pas sous silence
cette expression mкme de gйnйration divine. On lit en effet au Psaume
que nous avons dйjа citй: Aujourd'hui, je t'ai engendrй. Au Livre des
Proverbes il est dit: Il n'y avait pas d'abоme, que dйjа j'йtais conзue;
avant toutes les collines, j'йtais enfantйe, ou, selon une autre version:
Avant toutes les collines, le Seigneur m'a engendrйe. Il est dit encore en
Isaпe: Moi qui fais naоtre, n'enfanterai-je pas? dit le Seigneur. Moi qui
donne aux autres d'engendrer, resterai-je stйrile? dit le Seigneur Dieu. Peut-кtre
dira-t-on que ceci a trait а la fйconditй des enfants d'Israлl, de retour en
leur pays aprиs la captivitй, car on lit auparavant: Sion a engendrй et mis
au monde ses fils? Cette objection ne tient pas. Quelle qu'en soit
l'application, ce mкme argument qui tombe de la bouche de Dieu garde une force
йgale: celui-lа qui accorde la fйconditй а autrui n'est point stйrile. Il ne
conviendrait pas en outre que celui qui donne aux autres d'engendrer
rйellement, n'engendrвt que de maniиre figurйe, alors que tout se trouve
nйcessairement en un йtat plus noble dans la cause que dans les effets. Aussi saint Jean
dit-il: Nous avons vu sa gloire comme celle qu'un Unique-engendrй tient de
son Pиre, et encore: l'Unique-engendrй, le Fils qui est dans le sein du
Pиre, lui-mкme l'a racontй. Concluons par ce texte de saint Paul, dans
l'Йpоtre aux Hйbreux: Quand il introduit de nouveau le Premier-engendrй dans
le monde, il dit: que tous les anges de Dieu l'adorent. 3: LE FILS DE DIEU EST DIEU
Il
faut pourtant remarquer l'usage que fait la Sainte Йcriture des noms dont nous
venons de parler, pour dйsigner la crйation des choses. Voici par exemple, au Livre
de Job: Quel est le pиre de la pluie? Qui engendre les gouttes de rosйe? De
quel sein est sorti la glace? Le givre du ciel, qui l'a engendrй? De peur donc que
ces noms relatifs а la paternitй, а la filiation, а la gйnйration
ne donnent seulement а penser а la puissance crйatrice, la Sainte Йcriture
ajoute avec force que celui qu'elle nommait fils et engendrй, elle
ne tairait pas qu'il est aussi Dieu, laissant ainsi а entendre que la
gйnйration dont il s'agit est bien plus que la simple crйation. Aussi Jean
йcrit-il: Au commencement йtait le Verbe et le Verbe йtait en Dieu et le
Verbe йtait Dieu. Qu'il faille voir le Fils sous le nom de Verbe, la suite
le montre bien: le Verbe s'est fait chair et il a habitй parmi nous et nous
avons vu sa gloire comme celle qu'un unique-engendrй tient de son Pиre; et
Paul d'йcrire dans l'Йpоtre а Tite: la bontй de Dieu, notre Sauveur, et son
amour pour les hommes se sont manifestйs. L'Ancien Testament d'ailleurs n'a pas tu
pareille vйritй: le Christ y est appelй Dieu. Ainsi au Psaume: Ton trфne, ф
Dieu, est йtabli pour les siиcles des siиcles; le sceptre de ta royautй est un
sceptre de droiture: tu as aimй la justice et haп l'iniquitй. Ainsi encore
en Isaпe: un petit enfant nous est nй; un fils nous a йtй donnй; l'empire a
йtй posй sur ses йpaules, et on lui donne pour nom: Admirable, Conseiller, Dieu
fort, Pиre du siиcle futur, Prince de la paix. L'Йcriture nous enseigne donc ainsi que le
Fils de Dieu, engendrй par Dieu, est bien Dieu. Et que Jйsus-Christ soit le
Fils de Dieu, Pierre l'a proclamй quand il a dit: Tu es le Christ, le Fils
du Dieu vivant. Il est tout ensemble Unique-engendrй et Dieu. 4: EXPOSЙ ET RЙFUTATION DES IDЙES DE PHOTIN TOUCHANT LE FILS DE
DIEU
La
vйritй de cet enseignement de foi, des hommes а l'esprit faux se sont arrogй le
droit d'en juger d'aprиs leur sens propre; des textes que nous venons de citer,
ils ont tirй des idйes aussi vaines que variйes. Certains d'entre eux ont estimй que
c'йtait un usage courant de l'Йcriture d'appeler fils de Dieu ceux que justifie
la grвce divine. Ainsi, d'aprиs saint Jean: A ceux qui croient en son nom il
a donnй pouvoir de devenir fils de Dieu, et, d'aprиs l'Йpоtre aux Romains: l'Esprit
lui-mкme rend tйmoignage que nous sommes fils de Dieu. Jean dit encore,
dans sa Premiиre Йpоtre: Voyez quel amour le Pиre nous a tйmoignй, que nous
soyons appelйs fils de Dieu et que nous le soyons en fait. - Ceux-lа
d'ailleurs, l'Йcriture ne manque pas de dire qu'ils ont йtй engendrйs par
Dieu. Ainsi l'Йpоtre de Jacques: De sa propre volontй il nous a
engendrйs par la parole de la vйritй; ainsi encore la Premiиre Йpоtre de
Jean: quiconque est nй de Dieu, ne commet point de pйchй, parce que la
semence de Dieu demeure en lui. - Plus remarquable encore, le nom mкme de dieu
leur est attribuй. Le Seigneur n'a-t-il pas dit а Moпse:
je t'ai йtabli le dieu de Pharaon? Le Psaume ne porte-t-il pas: j'ai dit:
vous кtes tous des dieux, des fils du Trиs-Haut et n'est-ce pas, en saint
Jean, la parole du Seigneur: la Loi a appelй dieux ceux а qui la
parole de Dieu a йtй adressйe? Ainsi, dans la pensйe oщ ils йtaient que
Jйsus-Christ n'йtait qu'un homme, ayant pris son origine en la Vierge Marie,
gratifiй, avant tous les autres, des honneurs de la divinitй en raison des
mйrites de sa vie bienheureuse, ils ont jugй qu'il йtait fils de Dieu, comme
les autres hommes, de par l'esprit d'adoption, qu'il avait йtй engendrй de Dieu
par grвce, et que les Йcritures l'appelaient Dieu par une certaine assimilation
а Dieu, Dieu non point par nature, mais en raison d'une certaine communion а la
divine bontй, ainsi qu'il est йcrit des saints:... Afin de vous rendre
participants de la nature divine, en vous soustrayant а la corruption de la
convoitise qui rиgne dans le monde. Cette position, ils s'efforзaient de la
confirmer par l'autoritй de la Sainte Йcriture. 1. Au dernier chapitre de Matthieu, le Seigneur ne dit-il pas: Toute
puissance m'a йtй donnйe au ciel et sur terre? S'il йtait Dieu avant
tous les temps, aurait-il reзu cette puissance dans le temps? 2. Il est dit du
Fils qu'il Lui est nй, а Lui, c'est-а-dire а Dieu, de la postйritй de
David, selon la chair, et qu'il a йtй prйdestinй Fils de Dieu miraculeusement. Mais
ce qui est prйdestinй, ce qui naоt, peut-il кtre йternel? 3. S'adressant
aux Philippiens, l'Apфtre leur dit: Il s'est fait obйissant jusqu'а la mort,
et а la mort de la Croix. C'est pourquoi Dieu l'a exaltй et lui a donnй un nom
qui est au-dessus de tout nom. N'est-ce pas prouver que c'est en vertu du
mйrite de son obйissance et de sa passion qu'il est devenu Dieu dans le temps
et qu'il n'est point nй Dieu avant tous les temps? A l'appui de cette opinion on invoque
encore tout ce que l'Йcriture paraоt attribuer de faiblesse au Christ: qu'il
ait йtй portй dans un sein maternel, qu'il ait progressй en вge, souffert la
faim, la fatigue, qu'il ait subi la mort, qu'il ait grandi en sagesse, qu'il
ait avouй ignorer le jour du jugement, qu'il ait йtй bouleversй par l'angoisse
de la mort, et toutes choses semblables qui ne peuvent convenir а un Dieu qui
soit Dieu par nature. D'oщ l'on conclut que c'est par mйrite et par grвce que
le Christ a reзu l'honneur divin, et non pas parce qu'il aurait йtй de nature
divine. D'abord tenue par des hйrйtiques des tout premiers siиcles, Cйrinthe et
Ebion, cette position a йtй reprise par Paul de Samosate; Photin lui a donnй
encore plus d'assiette, а telle enseigne qu'on appelle Photiniens ceux qui la
professent. A qui examine attentivement les textes de la Sainte Йcriture, il
apparaоt pourtant clairement que cette opinion, au sens oщ l'ont conзue ces
auteurs, ne s'y trouve pas. Lorsque Salomon dit: Les abоmes n'existaient pas
encore et dйjа j'йtais conзue, il montre assez que cette gйnйration a eu
lieu avant tous les кtres corporels. Il s'ensuit que le Fils, engendrй par
Dieu, n'a pas reзu de Marie le commencement de son existence. Sans doute, on
s'est efforcй d'inflйchir ces tйmoignages et d'autres semblables en une
interprйtation incorrecte; on a dit qu'il fallait les entendre dans le sens de
la prйdestination, c'est-а-dire qu'avant la crйation du monde il avait йtй
dйterminй que le Fils de Dieu naоtrait de la Vierge Marie, sans qu'il fыt Fils
de Dieu avant la crйation du monde. Prouvons donc clairement que le Fils de
Dieu a existй avant Marie, non seulement en tant que prйdestinй, mais bien
rйellement. Aux paroles de Salomon que nous avons dйjа citйes, font suite celles-ci:
Lorsqu'il posa les fondements de la terre, j'йtais а l'_uvre avec lui. Si
le Fils de Dieu n'avait existй que dans la seule prйdestination de Dieu, il
n'aurait pu faire quoi que ce soit. Jean l'Йvangйliste confirme la chose. Aprиs
avoir йcrit: Au commencement йtait le Verbe, - entendons le Fils, comme
nous l'avons dйjа montrй -, il ajoute, de peur que quelqu'un ne le prenne dans
le sens de la simple prйdestination: Tout a йtй fait par lui, et sans lui
rien n'a йtй fait, ce qui ne peut кtre vrai que si le Fils a rйellement
existй avant la crйation du monde. - Le Fils de Dieu n'a-t-il pas dit
d'ailleurs: Personne ne monte au ciel sinon celui qui descend du ciel, le
Fils de l'homme qui est au ciel; et encore: Je suis descendu du ciel non
pour faire ma volontй, mais la volontй de celui qui m'a envoyй? Il est donc
clair qu'il existait avant de descendre du ciel. D'aprиs la position que nous avons dite,
ce Fils de Dieu c'est un homme qui s'est йlevй, par le mйrite de sa vie, au
rang de Dieu. L'Apфtre, au contraire, montre qu'il s'est fait homme alors qu'il
йtait Dieu: Bien qu'il fыt dans la condition de Dieu, il n'a pas retenu avidement
son йgalitй avec Dieu; mais il s'est anйanti en prenant la condition d'esclave,
en se rendant semblable aux hommes, et reconnu comme homme par sa maniиre
d'кtre. La position qui prйcиde contredit donc l'affirmation de l'Apфtre. Entre tous ceux
qui reзurent la grвce de Dieu, Moпse l'eut en abondance, lui dont il est dit
dans l'Exode que le Seigneur lui parlait face а face, comme un homme a
coutume de parler а son ami. Si donc Jйsus-Christ n'йtait appelй Fils de Dieu
qu'en raison de la grвce d'adoption, au mкme titre que les autres saints, Moпse
et le Christ seraient appelйs fils pour la mкme raison, encore que le Christ
fыt pourvu d'une grвce plus abondante; parmi le reste des saints, en effet, il
en est qui possиdent la grвce plus abondamment que d'autres et tous cependant
sont appelйs fils, pour la mкme raison. Or Moпse n'est pas appelй fils pour la
mкme raison que le Christ. L'Apфtre, en effet, йtablit la mкme distinction
entre le Christ et Moпse qu'entre un fils et un serviteur. Tandis que Moпse,
йcrit-il, a йtй fidиle dans toute la maison de Dieu en qualitй de
serviteur, pour rendre tйmoignage de ce qu'il avait а dire, le Christ, lui, l'a
йtй comme fils, en sa propre maison. Il est donc manifeste que le Christ
n'est pas appelй fils en raison de la grвce d'adoption, comme le sont les
autres saints. Le mкme argument peut se tirer d'une quantitй de
textes de l'Йcriture qui appliquent au Christ, d'une maniиre privilйgiйe, le
nom de Fils de Dieu. Tantфt, sans plus, il est appelй Fils: ainsi la
voix du Pиre au Baptкme, qui proclame avec force: Celui-ci est mon Fils
bien-aimй en qui j'ai mis mes complaisances. - Tantфt il est appelй Unique-engendrй:
Nous l'avons vu comme l'Unique-engendrй du Pиre; et encore: l'Unique-engendrй
qui est au sein du Pиre nous l'a fait connaоtre. S'il йtait appelй fils
communйment, comme le sont les autres, on ne pourrait le dire
l'Unique-engendrй. D'autres fois, il est appelй le Premier-nй, pour
souligner qu'il est а la source de la filiation dont bйnйficient les autres: Ceux
que Dieu a connus d'avance, est-il йcrit dans l'Йpоtre aux Romains, il
les a aussi prйdestinйs а кtre conformes а l'image de son Fils afin que
son Fils soit le Premier-nй d'un grand nombre de frиres; et encore: Dieu
a envoyй son Fils pour nous confйrer l'adoption des fils. C'est donc pour
une raison qui lui est propre que le Christ est Fils, Lui dont la filiation est
modиle et source pour tous ceux que l'Йcriture dote du nom de fils. La Sainte
Йcriture attribue en propre а Dieu des _uvres qui ne peuvent convenir а
d'autres, ainsi la sanctification des вmes, la rйmission des pйchйs. C'est
moi, le Seigneur, qui vous sanctifie, est-il dit au Lйvitique; et,
en Isaпe: c'est moi qui efface vos fautes pour l'amour de moi. Or
l'Йcriture attribue l'une et l'autre de ces _uvres au Christ. Ainsi l'Йpоtre
aux Hйbreux: Celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiйs, tous sont d'un
seul. Et encore: Jйsus, pour sanctifier le peuple par son sang, a
souffert hors de la porte. Le Seigneur d'ailleurs a solennellement affirmй
qu'il avait le pouvoir de remettre les pйchйs, et il l'a confirmй
par un miracle. L'ange l'avait annoncй: Il sauvera son peuple de ses pйchйs.
Le Christ qui sanctifie et qui remet les pйchйs, n'est donc pas appelй Dieu
de la mкme maniиre que ceux qui sont sanctifiйs et dont les pйchйs sont remis,
mais bien comme ayant puissance et nature divines. Ces tйmoignages de l'Йcriture sur la base
desquels les hйrйtiques s'efforзaient de prouver que le Christ n'йtait pas Dieu
par nature, ne peuvent donc servir ce dessein. Nous confessons en effet dans le
Christ, Fils de Dieu, aprиs l'Incarnation, deux natures, la nature humaine et
la nature divine. De lа vient qu'est attribuй au Christ, en raison de sa nature
divine, ce qui est propre а Dieu, et, en raison de sa nature humaine, tout ce
qui semble relever de la faiblesse, comme nous le dйvelopperons plus loin. Pour le moment,
dans le cadre de cette йtude sur la gйnйration divine, qu'il suffise d'avoir
montrй le bien-fondй scripturaire de l'attribution au Christ des noms de Fils
de Dieu et de Dieu, non pas simplement comme а un homme ordinaire, mais bien а
raison mкme de la divinitй de sa nature. 5: EXPOSЙ ET RЙFUTATION DES IDЙES DE SABELLIUS TOUCHANT LE FILS DE
DIEU
Tous
ceux qui jugent droitement des choses de Dieu ont l'idйe trиs ferme qu'il ne
peut y avoir qu'un seul Dieu. Dans cette perspective, puisant dans l'Йcriture
l'idйe que le Christ est Dieu et Fils de Dieu, rйellement et par nature,
certains en sont venus а croire que le Christ, Fils de Dieu, et Dieu le Pиre
n'йtaient qu'un seul Dieu: non point pourtant que Dieu puisse кtre appelй Fils
de par sa nature ou de toute йternitй, mais il aurait reзu ce titre de fils au
moment de sa naissance de la Vierge Marie, dans le mystиre de l'Incarnation.
Ainsi, tout ce que le Christ a endurй dans sa chair, ils l'ont attribuй au Pиre:
conception et naissance virginales, passion, mort et rйsurrection, et tout ce
que les Йcritures nous apprennent du Christ selon la chair. Voici comment
l'on s'efforзait d'asseoir cette position sur l'autoritй de l'Йcriture: - Il est dit dans
l'Exode: Йcoute, Israлl, le Seigneur ton Dieu est un Dieu unique; et au Deutйronome:
Voyez, je suis le seul (Dieu); il n'en est pas d'autre а cфtй de moi. - Il
est dit aussi en saint Jean: Le Pиre qui demeure en moi fait lui-mкme ces
_uvres; et: Celui qui me voit voit aussi le Pиre. Je suis dans le Pиre
et le Pиre est en moi. De tous ces textes on tirait l'idйe que c'йtait Dieu
le Pиre qui avait reзu le nom de Fils, pour s'кtre incarnй dans le sein de la
Vierge. Telle йtait la position des Sabelliens, surnommйs aussi Patripassiens,
du fait qu'affirmant que le Pиre lui-mкme йtait le Christ, ils professaient que
le Pиre avait souffert. Cette thиse diffиre de la prйcйdente en ce sens
qu'elle reconnaоt la divinitй du Christ, puisqu'elle professe que le Christ est
par nature rйellement Dieu, ce que niait la premiиre. Mais l'une et l'autre se
rencontrent en ce qui touche а la gйnйration et а la filiation: la premiиre
prйtendait qu'on ne pouvait parler avant Marie de cette filiation et de cette
gйnйration en vertu desquelles le Christ йtait appelй le Fils, et de mкme la
seconde; ni l'une ni l'autre ne rapportant la gйnйration et la filiation а la
nature divine, mais seulement а la nature humaine. Mais la position de Sabellius a ceci de
propre que l'expression Fils de Dieu ne dйsigne pas une personne
subsistante mais une propriйtй qui vient enrichir une personne prйexistante;
c'est en tant qu'il prend chair en la Vierge que le Pиre reзoit le nom de Fils;
le Fils ainsi n'est pas une personne subsistante qui serait distincte de la
personne du Pиre. L'autoritй de l'Йcriture montre а l'йvidence la
faussetй d'une telle position. L'Йcriture en effet n'appelle pas seulement le
Christ Fils de la Vierge, mais aussi Fils de Dieu. Or il est impossible que
l'on soit fils de soi-mкme: le fils йtant engendrй par le pиre et le gйnйrateur
donnant l'кtre а celui qu'il engendre, il s'ensuivrait en ce cas que celui qui
donnerait l'кtre et celui qui le recevrait seraient un mкme sujet, ce qui est
absolument impossible. Dieu le Pиre n'est donc pas le Fils: autre est le Fils,
autre le Pиre. Le Seigneur ne dit-il pas d'ailleurs: Je suis
descendu du ciel pour faire non pas ma volontй mais la volontй de celui qui m'a
envoyй; et encore: Glorifie-moi, Pиre, auprиs de toi? Ces textes et
d'autres semblables montrent que le Fils est distinct du Pиre. Certes, dans
cette mкme ligne, on pourra dire que le Christ n'est appelй Fils de Dieu que
sous le rapport de la nature humaine, de cette nature humaine que le Pиre, en
personne, a crййe, sanctifiйe, et assumйe. Ainsi pourra-t-on dire que le mкme
sujet, sous le rapport de la divinitй, est son propre pиre, sous le rapport de
l'humanitй. Rien alors n'empкchera le mкme sujet, sous le rapport de
l'humanitй, d'кtre distinct de lui-mкme sous le rapport de la divinitй. S'il en йtait
ainsi, le Christ serait appelй Fils de Dieu au mкme titre que les autres
hommes, au titre de la crйation ou а celui de la sanctification. Or on a montrй
que le Christ est appelй Fils de Dieu pour une tout autre raison que le reste
des saints. On ne peut donc concevoir, au sens qui vient d'кtre exposй, que le
Pиre lui-mкme soit le Christ et son propre fils. D'ailleurs, lа oщ il n'y a qu'un sujet
subsistant, une prйdication au pluriel est inadmissible. Or le Christ parle de
lui-mкme et du Pиre au pluriel: Moi et mon Pиre, nous sommes un. Le Pиre
en personne n'est donc pas le Fils. Si le Fils, de plus, ne se distingue du
Pиre que par le mystиre de l'Incarnation, il n'y a auparavant aucune
distinction. Or on trouve dans l'Йcriture que le Fils est distinct du Pиre bien
avant l'Incarnation. Au commencement йtait le Verbe, et le Verbe йtait avec
Dieu, et le Verbe йtait Dieu. Le Verbe qui йtait avec Dieu se
distinguait donc de Dieu d'une certaine maniиre: il est d'usage courant de dire
qu'une personne est avec une autre personne. - Au Livre des Proverbes
celui qui est engendrй par Dieu dit encore: j'йtais avec lui disposant
tout dans l'ordre. Et voilа de nouveau indiquйes une certaine communautй et
une certaine distinction. - Voici encore ce qui est dit en Osйe: J'aurai
compassion de la Maison de Juda, je les sauverai en Dieu leur Seigneur: Dieu
le Pиre parlant lа des peuples qui doivent кtre sauvйs en Dieu le Fils,
personne distincte de lui et digne du nom de Dieu. - Lorsqu'il est dit dans la
Genиse: Faisons l'homme а notre image et а notre ressemblance, la
pluralitй et la distinction de ceux qui crйent l'homme sont ainsi expressйment
marquйes. Or c'est par Dieu seul, nous enseigne l'Йcriture, que l'homme a йtй
crйй. La pluralitй et la distinction des personnes entre Dieu le Pиre et Dieu
le Fils йtaient donc un fait, bien avant l'Incarnation. Ce n'est donc pas en
raison du Mystиre de l'Incarnation que le Pиre reзoit le nom de Fils. D'ailleurs la
vйritable qualitй de fils appartient au suppфt mкme de celui qui reзoit le nom
de fils; ce nom, ce n'est ni la main ni le pied de l'homme qui le reзoivent а
proprement parler, mais bien l'homme dont ce pied et cette main ne sont que des
parties. Or les noms qui expriment la qualitй de pиre et celle de fils
supposent une distinction en ceux dont on les dit, distinction mкme qui est
exigйe entre celui qui engendre et celui qui est engendrй. Si donc quelqu'un
est а juste titre appelй fils, il doit кtre nйcessairement distinct du pиre,
par le suppфt. Or le Christ est vraiment le Fils de Dieu, ainsi qu'il est йcrit:
Afin que nous soyons en son vrai Fils Jйsus-Christ. Il faut donc que le
Christ soit, par le suppфt, distinct du Pиre. Une fois rйalisй le mystиre de
l'Incarnation, le Pиre ne proclamera-t-il pas: Celui-ci est mon Fils
bien-aimй? Cette dйsignation se rapporte au suppфt. Le Christ est donc
distinct du Pиre selon le suppфt. Les arguments sur lesquels Sabellius
s'efforзait d'asseoir sa thиse ne prouvent donc aucunement son propos, nous le
montrerons mieux encore plus loin. Ce n'est pas parce que Dieu est unique ou
parce que le Pиre est dans le Fils et le Fils dans le Pиre, que le Fils et le
Pиre doivent avoir un unique suppфt: il peut y avoir une certaine unitй entre
deux кtres distincts par le suppфt. 6: EXPOSЙ DES IDЙES D'ARIUS TOUCHANT LE FILS DE DIEU
Que le
Fils de Dieu ait tirй son origine de Marie, comme l'affirmait Photin, cela
n'est pas conforme а la Sainte Йcriture; et pas davantage les dires de
Sabellius selon qui Dieu, Dieu et Pиre de toute йternitй, aurait commencй
d'exister comme Fils en assumant un corps charnel. Tout en admettant ce que l'Йcriture nous
dit de la gйnйration divine, а savoir que le Fils de Dieu a existй avant le
mystиre de l'Incarnation et mкme avant la crйation du monde, d'autres ont
estimй pourtant, sous prйtexte que ce Fils est distinct de Dieu le Pиre, qu'il
n'йtait pas de la mкme nature que lui. Ils ne pouvaient en effet comprendre, -
et ils ne voulaient pas croire -, que ces deux-lа, distincts personnellement,
n'avaient qu'une mкme essence et qu'une mкme nature. Parce que la foi nous
enseigne de la seule nature de Dieu le Pиre qu'elle est йternelle, ils crurent
que la nature du Fils n'avait pas existй de toute йternitй, bien que le Fils existвt
avant toutes les autres crйatures. Et parce que tout ce qui n'est pas йternel a
йtй fait de rien et crйй par Dieu, ils enseignaient que le Fils de Dieu avait
йtй fait de rien et n'йtait qu'une crйature. Mais l'autoritй de l'Йcriture les
obligeant а donner au Fils le nom de Dieu, comme il a йtй dit plus haut, ils
affirmaient qu'il йtait un avec Dieu le Pиre, non pas par nature, mais en vertu
d'une certaine association et d'une participation plus parfaite que celle des
autres crйatures а la ressemblance divine. Voilа pourquoi, йtant donnй que
l'Йcriture appelle dieux et fils de Dieu ces crйatures trиs puissantes
auxquelles nous donnons le nom d'anges, selon le mot du Livre de Job: Oщ
йtais-tu quand les astres du matin me chantaient et que tous les fils de Dieu
poussaient des cris d'allйgresse? et celui du Psaume: Dieu se tient
debout dans l'assemblйe des dieux, il fallait que celui-lа soit appelй fils
de Dieu et Dieu par dessus tous les autres, comme plus digne que toutes les
autres crйatures pour autant que, par lui, Dieu avait crйй tout le reste. On s'efforзait
d'йtablir cette thиse sur les preuves que voici. 1. Le Fils dit, en effet, en s'adressant
au Pиre: La vie йternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi le seul vrai
Dieu. Seul donc, le Pиre est vraiment Dieu; et comme le Fils n'est pas le
Pиre, il ne peut кtre vraiment Dieu. 2. Dans la Ire Йpоtre а
Timothйe, l'Apфtre йcrit:Tu garderas les commandements sans tache et
sans reproche, jusqu'а la manifestation de Notre-Seigneur Jйsus-Christ,
que fera paraоtre en son temps le bienheureux et seul Souverain, le Roi des
Rois et le Seigneur des Seigneurs, qui seul possиde l'immortalitй et qui habite
une lumiиre inaccessible. Ces mots marquent bien une diffйrence entre Dieu
le Pиre qui manifeste et le Christ qui est manifestй. Seul donc, Dieu le Pиre
qui manifeste est le puissant Roi des Rois et le Seigneur des Seigneurs; seul
il possиde l'immortalitй, seul il habite une lumiиre inaccessible. Seul, donc,
le Pиre est vraiment Dieu. Non point le Fils. 3. Le Seigneur dit encore: Le Pиre est
plus grand que moi, et l'Apфtre dit du Fils qu'il a йtй soumis au Pиre: Lorsque
tout lui aura йtй soumis, alors le Fils lui-mкme fera hommage а celui,
- le Pиre -, qui lui aura soumis toutes choses. Si le Pиre et le Fils
avaient mкme nature, ils auraient aussi mкme grandeur et mкme majestй: le Fils
ne serait pas plus petit que le Pиre et ne lui serait pas soumis. Concluons
donc avec l'Йcriture que le Fils n'est pas, comme on le croyait, de mкme nature
que le Pиre. 4. La nature du Pиre n'est affectйe d'aucun besoin. Le Fils par contre
se trouve aux prises avec le besoin: l'Йcriture ne nous montre-t-elle pas que
le Fils reзoit du Pиre, ce qui est le fait d'un indigent? Il est dit en effet: Toutes
choses m'ont йtй donnйes par mon Pиre, et encore: Le Pиre aime le Fils
et lui a tout remis entre les mains. Le Fils, semble-t-il, n'est donc pas
de la mкme nature que le Pиre. 5, C'est aussi le propre de l'indigent que d'кtre
enseignй et secouru. Or le Fils est enseignй et aidй par le Pиre. Le Fils, est-il
йcrit, ne peut rien faire de lui-mкme, mais seulement ce qu'il voit faire au
Pиre, et: Le Pиre aime le Fils et lui montre tout ce qu'il fait. Le
Fils dit lui-mкme а ses disciples: Tout ce que j'ai entendu de mon Pиre, je
vous l'ai fait connaоtre. Le Fils n'aurait donc pas la mкme nature que le
Pиre. 6.
Recevoir un ordre, obйir, prier, кtre envoyй, tout cela n'est-il pas le fait
d'un infйrieur? Or, tout cela, on le voit affirmer du Fils: Selon le
commandement que mon Pиre m'a donnй, j'agis. Il s'est fait obйissant а l'йgard
du Pиre, jusqu'а la mort. Je prierai mon Pиre et il vous donnera un autre
Paraclet. Lorsque fut arrivйe la plйnitude des temps, Dieu a envoyй son Fils. Le
Fils est donc infйrieur au Pиre, et lui est soumis. 7. Le Fils, ainsi qu'il le dit lui-mкme,
est glorifiй par le Pиre: Pиre, glorifie ton nom. Cet autre texte le
montre aussi: Une voix vint du ciel, je l'ai glorifiй et je le glorifierai
encore. L'Apфtre dit aussi que Dieu a ressuscitй Jйsus-Christ d'entre
les morts, et Pierre qu'il a йtй йlevй а la droite de Dieu. Tous ces
textes indiquent que le Fils est infйrieur au Pиre. 8. La nature du Pиre est nйcessairement
sans dйfaut. Or il semble que la puissance du Fils ne l'est pas: Кtre assis
а ma droite ou а ma gauche, ce n'est pas а moi de l'accorder, sinon а ceux pour
qui mon Pиre l'a prйparй. De mкme aussi sa science: Pour ce qui est de
ce jour et de cette heure, nul ne les connaоt, ni les anges dans le ciel, ni le
Fils, mais le Pиre seul. Ne voit-on pas encore que sa sensibilitй n'йtait
pas pleinement pacifiйe, quand l'Йcriture affirme qu'il a connu la tristesse,
la colиre et d'autres passions du mкme genre? Il semble donc que le Fils n'a
pas la mкme nature que le Pиre. 9, On trouve d'ailleurs formellement
affirmй dans l'Йcriture que le Fils est une crйature. Ainsi l'Ecclйsiastique:
Le Crйateur de toutes choses m'a donnй ses ordres, celui qui m'a crййe a reposй
dans ma tente; et encore: Dиs le commencement, avant tous les siиcles,
il m'a crййe. Le Fils est donc une crйature. 10. Que le Fils soit comptй au nombre des
crйatures, c'est ce qu'йnonce l'Ecclйsiastique, en parlant de la
personne de la Sagesse: Je suis sortie de la bouche du Trиs-Haut, engendrйe
la premiиre avant toute crйature. Et l'Apфtre dit du Fils qu'il est le
premier-nй de toute la crйation. Il semble donc que le Fils doive prendre
rang parmi les crйatures, tout en tenant parmi elles la premiиre place. 11. En
priant le Pиre pour ses disciples, le Fils parle ainsi: Je leur ai donnй la
gloire que vous m'avez donnйe, afin qu'ils soient un comme nous sommes un. Ainsi
donc le Pиre et le Fils sont un de la maniиre dont le Fils voulait que ses
disciples le soient. Il n'entendait pas, bien sыr, que ses disciples soient un
par essence. Le Pиre et le Fils ne sont donc pas un par essence. D'oщ il
rйsulte que le Fils est une crйature et qu'il est soumis au Pиre. Telle est la
thиse d'Arius et d'Eunome. Elle prend source, semble-t-il, dans les thйories
des Platoniciens. Ceux-ci admettaient un Dieu suprкme, pиre et crйateur de
toutes choses; de ce dieu serait йmanй tout d'abord un esprit, supйrieur а tout
le reste, rйceptacle des formes de tous les кtres, et gratifiй du nom
d'intelligence paternelle. Aprиs l'esprit, viendrait l'вme du monde, et enfin
les autres crйatures. C'est en l'appliquant а cet esprit qu'on interprйtait ce
que l'Йcriture dit du Fils de Dieu, d'autant qu'elle appelle le Fils de Dieu,
Sagesse et Verbe de Dieu. A cette opinion fait йcho la thиse d'Avicenne qui
pose au-dessus de l'вme du premier ciel une intelligence premiиre qui meut ce
ciel, et enfin tout au sommet, au-dessus de cette intelligence, Dieu. Les Ariens se
sont donc figurй que le Fils de Dieu n'йtait qu'une crйature, supйrieure а
toute autre crйature et par l'intermйdiaire de laquelle Dieu aurait tout crйй.
Et cela d'autant plus facilement que certains philosophes avaient prйtendu que
les choses йtaient sorties du premier principe selon un ordre tel que tout
aurait йtй crйй par l'entremise d'une premiиre crйature. 7: RЙFUTATION DE LA THИSE D'ARIUS
Si
l'on йtudie attentivement les affirmations de la Sainte Йcriture, on verra que
cette thиse leur est manifestement opposйe. Lorsque l'Йcriture donne au Christ et aux
anges le nom de fils de Dieu, c'est en effet en des sens diffйrents; d'oщ la
parole de l'Apфtre: Auquel des anges a-t-il jamais dit: Tu es mon fils,
aujourd'hui je t'ai engendrй? parole dont Paul affirme qu'elle йtait
adressйe au Christ. A en croire la thиse susdite, c'est dans le mкme sens que
les anges et le Christ seraient appelйs fils: aux anges et au Christ ce nom
reviendrait en vertu d'une certaine excellence de nature, en laquelle Dieu les
a crййs. L'instance suivant laquelle le Christ ne fait que possйder une nature
plus йminente que les autres anges ne tient pas, car si parmi les anges il y a
des ordres divers, c'est pourtant dans un mкme sens qu'ils ont droit au nom de
fils. On ne peut donc pas appeler le Christ fils de Dieu selon l'acception
propre а la thиse d'Arius. Du fait mкme de la crйation, le nom de fils de Dieu
s'applique d'ailleurs а quantitй d'кtres: tous les anges et tous les saints. Si
donc le Christ йtait appelй fils dans la mкme acception, il ne serait plus l'unique-engendrй,
bien qu'en raison de l'йminence de sa nature, on puisse encore l'appeler premier-nй
de tous les autres. Or l'Йcriture affirme qu'il est bien l'unique-engendrй:
nous l'avons vu comme l'Unique-engendrй du Pиre. Ce n'est donc pas du
fait de la crйation que le Christ est appelй Fils de Dieu. Le nom de fils ne
trouve application, d'ailleurs, d'une maniиre exacte et vraie, que dans le
domaine de la gйnйration des vivants oщ le sujet de la gйnйration sort de la
substance de son gйnйrateur: autrement ce nom n'est pas а prendre dans son sens
strict, mais plutфt suivant un mode analogique, comme lorsque nous appelons fils,
ou bien des disciples ou bien ceux dont nous avons la charge. Si donc le Christ
n'йtait appelй fils que du fait de la crйation, ce n'est pas en toute vйritй
que ce nom lui serait appliquй, йtant donnй que ce qui est crйй ne dйcoule pas
de la substance de Dieu. Or l'Йcriture l'appelle vrai Fils: afin que nous
soyons dans son vrai Fils, Jйsus-Christ. Le Christ n'est donc pas appelй
Fils comme crйй par Dieu dans une perfection de nature aussi grande qu'on
voudra, mais bien comme engendrй de la substance de Dieu. Que le Christ
soit appelй Fils du fait de la crйation, et il ne sera pas vrai Dieu: rien de
crйй en effet ne peut кtre appelй Dieu si ce n'est en raison d'une certaine
analogie. Or Jйsus-Christ est vrai Dieu; aprиs avoir dit: afin que nous
soyons dans son vrai Fils, Jean ajoute: c'est lui qui est le Dieu
vйritable et la vie йternelle. Ce n'est donc pas du fait de la crйation que
le Christ est appelй Fils de Dieu. L'Apфtre йcrit d'ailleurs dans l'Йpоtre
aux Romains:... De qui est issu selon la chair le Christ qui est au-dessus de
toutes choses, Dieu bйni йternellement. Amen; et dans l'Йpоtre а Tite:
dans l'attente de la bienheureuse espйrance et de l'avиnement glorieux de notre
grand Dieu et Sauveur, Jйsus-Christ. Il est dit encore en Jйrйmie: Je
susciterai а David un germe juste, et on ajoute: et voici le nom dont on
l'appellera, le Seigneur notre juste. Le texte hйbreu porte le nom
tйtragramme dont il est certain qu'il ne s'applique qu'а Dieu seul. Tout ceci
prouve que le Fils de Dieu est vrai Dieu. Si le Christ est le vйritable Fils, il
s'ensuit nйcessairement qu'il est Dieu vйritable. Ce qui est engendrй, mкme
s'il naоt de la substance de celui qui l'engendre, ne peut кtre appelй vraiment
fils que s'il est de mкme espиce que celui dont il procиde. Si donc le Christ
est vrai Fils de Dieu, il faut qu'il soit vrai Dieu. Il n'est donc pas une
crйature. Aucune crйature ne reзoit en totalitй la plйnitude de la bontй de Dieu;
les perfections procиdent en effet de Dieu dans les crйatures par une sorte de
dйrivation descendante. Or le Christ possиde en lui, totalement, la plйnitude
de la bontй de Dieu, selon le mot de l'Apфtre: en lui habite la plйnitude de
la divinitй. Le Christ n'est donc pas une crйature.
L'intelligence des anges peut
atteindre а une connaissance plus parfaite que celle des hommes, mais il s'en
faut de beaucoup qu'elle atteigne а l'intelligence de Dieu. Or l'intelligence
du Christ n'est pas, au plan de la connaissance, infйrieure а l'intelligence
divine. L'Apфtre le dit: dans le Christ se trouvent cachйs tous les trйsors
de la sagesse et de la science. Le Christ, Fils de Dieu, n'est donc pas une
crйature. Nous l'avons montrй au Livre Premier: est l'essence mкme de Dieu tout ce
que Dieu possиde en lui. Or tout ce que le Pиre possиde, appartient au Fils.
Celui-ci l'affirme: tout ce que le Pиre possиde est а moi; et,
s'adressant au Pиre, de dire encore: tout ce qui est а moi est а toi, tout
ce qui est а toi est а moi. Le Pиre et le Fils ont donc mкme essence et
mкme nature. Le Fils n'est donc pas une crйature. Dans l'Йpоtre aux Philippiens, l'Apфtre
йcrit que le Fils, avant de s'anйantir en prenant la condition d'esclave, йtait
dans la condition de Dieu. Par condition de Dieu, il ne faut pas
entendre autre chose que la nature divine, tout comme par condition
d'esclave il ne faut pas entendre autre chose que la nature humaine. Le
Fils est donc йtabli dans la nature divine; il n'est donc pas une crйature. Rien de crйй ne
peut s'йgaler а Dieu. Or le Fils est йgal au Pиre. Les Juifs cherchaient а
le tuer, est-il йcrit, non seulement parce qu'il violait le sabbat, mais
parce qu'il appelait Dieu son Pиre, se faisant l'йgal de Dieu. Tel est bien
le sens du rйcit de l'Йvangйliste dont le tйmoignage est vйridique: le
Christ se disait Fils de Dieu, йgal а Dieu, et, pour cette raison, les Juifs le
persйcutaient. Aucun disciple du Christ ne saurait mettre en doute la vйritй de
ce tйmoignage que le Christ porte sur lui-mкme, quand l'Apфtre, de son cфtй,
dit que le Christ n'a pas cru devoir retenir jalousement son йgalitй avec le
Pиre. Le Fils est donc l'йgal du Pиre; il n'est donc pas une crйature. On lit, au
Psaume, que nul ne peut se comparer а Dieu, mкme parmi les anges auxquels est
donnй le titre de fils de Dieu: Qui est semblable а Dieu, parmi les fils de
Dieu? et ailleurs: Qui donc te sera semblable? entendons: d'une
parfaite ressemblance, nous l'avons vu au Livre Premier. Or le christ montre,
dans sa maniиre mкme de vivre, la parfaite ressemblance qu'il a avec le Pиre: Comme
mon Pиre a la vie en lui-mкme, ainsi il a donnй au Fils d'avoir la vie en
lui-mкme. On ne peut donc compter le Christ parmi les crйatures pourvues du
titre de fils de Dieu. Aucune substance crййe ne peut кtre l'image adйquate
de la substance divine; quelque perfection qui apparaisse en quelque crйature
que ce soit, est infйrieure а ce qu'est Dieu, si bien qu'aucune crйature ne
peut nous apprendre ce qu'est Dieu. Le Fils, lui, est l'image adйquate
du Pиre: l'Apфtre dit en effet qu'il est l'image du Dieu invisible. Et
pour qu'on ne pense pas qu'il s'agit d'une image dйficiente, incapable de
reprйsenter la substance mкme de Dieu et de faire connaоtre de Dieu ce qu'il
est, - ainsi qu'il en va de l'homme dont il est dit qu'il est une image de
Dieu -, l'Apфtre montre qu'il s'agit bien d'une image parfaite et qui
reprйsente la substance de Dieu, quand il dit qu'il est le rayonnement de sa
gloire et l'empreinte de sa substance. Le Fils n'est donc pas une
crйature. Rien de ce qui est compris dans un genre n'est cause universelle des
кtres qui sont contenus dans ce genre; un homme ne peut кtre cause universelle
des hommes, car rien n'est cause de soi-mкme. Le soleil, par contre, qui est en
dehors du genre humain, est cause universelle de la gйnйration humaine, et Dieu
plus encore. Or le Fils est cause universelle des crйatures: Toutes choses
ont йtй faites par lui, est-il йcrit en saint Jean, et au Livre des
Proverbes, la Sagesse engendrйe affirme: J'йtais а l'_uvre auprиs de
lui. L'Apфtre dit encore qu'en lui tout a йtй crйй, au ciel et sur la
terre. Il n'appartient donc pas au genre des crйatures. Nous avons montrй
clairement au Deuxiиme Livre, que les anges, substances incorporelles, ne
peuvent venir а l'existence que par crйation. Nous avons montrй aussi qu'aucune
substance ne peut crйer, sinon Dieu seul. Mais Jйsus-Christ, le Fils de Dieu,
est cause des anges, il les produit dans l'кtre: Trфnes, Dominations,
Principautйs, Puissances, dit l'Apфtre, tout a йtй crйй par lui et en
lui. Le Fils n'est donc pas une crйature. C'est de la nature mкme d'un кtre que
dйcoule l'action qui lui est propre; nul ne peut avoir part а l'action propre
d'un кtre sans avoir part а la nature mкme de cet кtre: l'кtre qui n'appartient
pas а l'espиce humaine ne peut avoir d'activitй humaine. Or les actions propres
а Dieu conviennent au Fils: crйer, contenir et conserver toutes choses dans
l'кtre, purifier des pйchйs, autant d'activitйs qui sont le propre de Dieu. Or
il est dit du Fils que toutes choses subsistent en lui; qu'il soutient tout
par sa puissante parole et qu'il purifie du pйchй. Le Fils de Dieu est donc
de nature divine et non point une crйature. Mais tout ceci, Arius pourrait dire que le
Fils ne le fait pas а titre d'agent principal, mais comme instrument de l'agent
principal, n'agissant pas en vertu d'un pouvoir qui lui est propre, mais
seulement en vertu du pouvoir de l'agent principal. Cette explication, le
Seigneur lui-mкme l'exclut quand il dit: Tout ce que fait le Pиre, le Fils
le fait pareillement. De mкme donc que le Pиre agit par lui-mкme et de son
propre pouvoir, de mкme le Fils. De ce dernier texte on pourra conclure
encore que le Pиre et le Fils ont mкme vertu et mкme pouvoir. Il affirme en
effet non seulement que le Fils _uvre а йgalitй avec le Pиre, mais qu'il
accomplit а йgalitй les mкmes choses. Or deux ouvriers ne peuvent accomplir en
йquipe le mкme ouvrage qu'en y travaillant soit de maniиre inйgale, l'un а
titre d'agent principal, l'autre а titre d'instrument, soit а йgalitй, associйs
dans une mкme puissance. Cette puissance peut кtre la somme d'efforts
diffйrents, venant de plusieurs agents, ainsi d'un grand nombre d'hommes qui
halent un navire: tous tirent d'un semblable effort, et parce que la force de
chacun est limitйe et qu'elle ne suffit pas а ce travail, de ces divers efforts
rйsulte une force commune qui parvient а haler le navire. Il n'en peut aller de
mкme pour le Pиre et pour le Fils: la puissance de Dieu le Pиre, en effet,
n'est pas imparfaite, mais infinie. Il faut donc que la puissance du Pиre et du
Fils soit numйriquement la mкme. Et comme la puissance est un effet de la
nature, la nature et l'essence du Pиre et du Fils doivent кtre numйriquement
identiques. Nous pouvons tirer la mкme conclusion des paragraphes qui prйcиdent.
S'il est vrai en effet que le Fils est de nature divine, comme on l'a montrй
amplement, et que la nature divine ne peut кtre sujette а la multiplicitй, il
en rйsulte nйcessairement qu'il y a chez le Pиre et chez le Fils mкme nature et
mкme essence, une d'une identitй numйrique. C'est en Dieu seul que rйside notre ultime
bйatitude; c'est en lui seul que l'homme doit placer son espйrance; c'est а lui
seul que doit кtre rendu le culte de latrie. Or notre bйatitude rйside dans le
Fils de Dieu. La vie йternelle, йcrit saint Jean, c'est qu'ils te
connaissent, toi, - c'est-а-dire le Pиre -, et celui que tu as envoyй,
Jйsus-Christ. Et Jean dit encore du Fils qu'il est Dieu vйritable et Vie
йternelle. Or il est certain que l'expression de vie йternelle dйsigne
dans les saintes Йcritures la bйatitude finale. Dans un texte que cite
l'Apфtre, Isaпe dit encore du Fils: Il paraоtra, le rejeton de Jessй, qui se
lиvera pour commander aux Nations, en qui les Nations mettront leur espйrance. Il
est dit aussi dans le Psaume: Tous les rois se prosterneront devant lui,
toutes les nations le serviront; et en saint Jean: Que tous honorent le
Fils comme ils honorent le Pиre; et de nouveau dans le Psaume: Vous
tous, ses anges, adorez-le: verset que l'Apфtre cite а propos du Fils. Il
est donc manifeste que le Fils de Dieu est vrai Dieu. Valent ici d'ailleurs les preuves que nous
avons produites plus haut pour montrer, contre Photin, que le Christ est Dieu
vйritable et non point un dieu crйй. Enseignйe par tous ces textes et d'autres
semblables, l'Йglise catholique professe que le Christ est vraiment et par
nature Fils de Dieu, йternel, йgal au Pиre, vrai Dieu, de mкme essence et de
mкme nature que le Pиre, engendrй, en aucune maniиre crйй. L'Йglise
catholique est donc la seule а professer fidиlement qu'il y a gйnйration en
Dieu, quand elle voit dans cette gйnйration du Fils le don de la nature divine
que le Pиre fait au Fils. Les hйrйtiques, par contre, attribuent cette
gйnйration а une nature йtrangиre: Photin et Sabellius а la nature humaine,
Arius, non pas а la nature humaine, mais а une certaine nature crййe plus digne
que les autres crйatures. Arius, en outre, diverge d'avec Sabellius et d'avec
Photin en ce qu'il affirme que cette gйnйration a eu lieu avant la crйation du
monde, alors que ceux-ci nient qu'elle ait eu lieu avant la naissance virginale.
Sabellius se distingue de Photin en ce qu'il confesse que le Christ est Dieu,
vraiment par nature, alors que Photin et Arius le nient, Photin affirmant que
le Christ n'est qu'un homme, Arius faisant du Christ une sorte de composй
supйrieur, de nature humano-divine. Ceux-ci reconnaissent que la personne du
Fils est autre que celle du Pиre; Sabellius le nie. La Foi catholique, elle, cheminant par une
voie d'йquilibre, professe avec Arius et Photin, contre Sabellius, qu'autre est
la personne du Pиre, autre celle du Fils, que le Fils est engendrй, le Pиre
absolument inengendrй; avec Sabellius, contre Photin et Arius, elle professe
que le Christ est Dieu, vraiment et par nature, de mкme nature que le Pиre,
bien que personne diffйrente. Ne peut-on tirer de tout cela un signe en faveur de
la Vйritй catholique? Selon le mot du Philosophe, le faux lui-mкme porte
tйmoignage: les affirmations erronйes s'opposent en effet non seulement aux
affirmations vraies, mais entre elles aussi. 8: EXPLICATION DES TEXTES INVOQUЙS PAR ARIUS
La
vйritй ne peut contredire la vйritй: les textes que les Ariens tirent de
l'Йcriture vйridique pour prouver leurs propres erreurs ne peuvent, c'est
йvident, s'accommoder de l'intelligence qu'ils en ont. On a montrй dйjа,
d'aprиs les Saintes Йcritures, que le Pиre et le Fils avaient numйriquement
mкme essence et mкme nature divines, selon quoi l'un et l'autre pouvaient кtre
appelйs le vrai Dieu, le Pиre et le Fils n'йtant pas deux dieux, mais
nйcessairement un seul Dieu. A supposer qu'ils fussent deux dieux, l'essence
divine devrait se trouver rйpartie entre l'un et l'autre, ainsi qu'entre deux
hommes la nature humaine se trouve numйriquement diversifiйe, et cela d'autant
plus que la nature divine, nous l'avons dйjа montrй, n'est pas diffйrente de
Dieu lui-mкme. La nature divine йtant unique dans le Pиre et dans le Fils, il
faut donc conclure que le Pиre et le Fils sont un seul Dieu. Bien que nous
confessions que le Pиre est Dieu et que le Fils est Dieu, nous ne nous йcartons
pas pour autant de la position doctrinale qui affirme un Dieu unique, position
que nous avons prouvйe au Premier Livre par voie de raison et par voie
d'autoritй. Aussi, bien qu'il n'y ait qu'un seul vrai Dieu, nous professons que
ce titre de vrai Dieu s'applique йgalement au Pиre et au Fils. 1. Lors donc que
le Seigneur dit en s'adressant а son Pиre: Qu'ils te connaissent, toi le
seul vrai Dieu, l'interprйtation de cette parole n'est pas que le Pиre seul
est le vrai Dieu, comme si le Fils n'йtait pas vraiment Dieu, - le tйmoignage
de l'Йcriture prouve clairement le contraire -, mais il faut comprendre que
cette unique et vйritable dйitй convient au Pиre de telle maniиre que le Fils
n'en est pas exclu. Il est d'ailleurs remarquable que le Seigneur ne dit pas: Qu'ils
connaissent le seul vrai Dieu, comme si le Pиre seul йtait Dieu, mais bien qu'ils
te connaissent, et il ajoute: Le seul vrai Dieu, pour montrer que le
Pиre dont il se proclamait le Fils йtait le Dieu en qui se trouve la vйritable
et unique divinitй. Et parce qu'un vrai fils doit кtre de mкme nature que son
pиre, la consйquence en est que cette unique et vйritable divinitй convient au
Fils, bien loin que le Fils en soit exclu. Aussi saint Jean, а la fin de sa Premiиre
Йpоtre, commentant pour ainsi dire ces paroles du Seigneur, attribue-t-il
au vrai Fils ce que celui-ci dit ici du Pиre: Que nous connaissions le vrai
Dieu et que nous soyons en son vrai Fils. Celui-lа est le Dieu vйritable et la
vie йternelle. Quand bien mкme le Fils aurait affirmй que seul le Pиre
йtait le vrai Dieu, il n'en faudrait pas conclure pour autant que le Fils est
exclu de la vйritable divinitй: le Pиre et le Fils йtant un seul Dieu, tout ce
qui est attribuй au Pиre en raison de la divinitй est par le fait mкme attribuй
au Fils, et rйciproquement. Ce n'est pas parce que le Seigneur dit que Personne
ne connaоt le Fils si ce n'est le Pиre et que personne ne connaоt le
Pиre si ce n'est le Fils, qu'il faille comprendre que le Pиre et le Fils ne
puissent se connaоtre eux-mкmes. 2. Il est donc clair que la vйritable
divinitй du Fils n'est pas exclue par ces paroles de l'Apфtre:... Que fera
paraоtre en son temps le bienheureux et unique souverain, le Roi des Rois et le
Seigneur des Seigneurs. Ce n'est pas le Pиre qui est nommй lа, mais ce qui
est commun au Pиre et au Fils. Que le Fils, lui aussi, soit Roi des rois et
Seigneur des seigneurs, l'Apocalypse le montre en effet clairement: Il
йtait revкtu d'un vкtement teint de sang, et son nom йtait Verbe de Dieu, et
encore: Sur son vкtement et sur sa cuisse il porte йcrit: Roi des rois et
Seigneur des Seigneurs. Pas davantage le Fils n'est-il exclu de la rйalitй
qu'exprime cette parole: Lui seul possиde l'immortalitй, alors qu'il
confиre l'immortalitй а ceux qui croient en lui, selon la parole rapportйe par
saint Jean: Celui qui croit en moi ne mourra point pour toujours. Quant
а la proposition suivante: Celui que personne d'entre les hommes n'a vu ni
ne peut voir, elle s'applique certainement au Fils, puisque le Seigneur dit
que Personne ne connaоt le Fils si ce n'est le Pиre. Qu'on n'objecte pas
que le Fils s'est rendu visible, car c'est selon la chair que cela s'est fait.
Selon sa divinitй, le Fils, tout comme le Pиre, est invisible. D'oщ la parole
de l'Apфtre: Sans contredit, c'est un grand mystиre de la piйtй, celui qui a
йtй manifestй dans la chair. Le fait d'affirmer comme nйcessaire la
diffйrence entre celui qui manifeste et celui qui est manifestй n'oblige pas а
croire que cela soit dit du Pиre seul. Le Fils en effet se manifeste lui-mкme;
il le dit en Jean: Celui qui m'aime, mon Pиre l'aimera, et moi aussi, je
l'aimerai et je me manifesterai а lui. Aussi lui disons-nous: Montre-nous
ton visage et nous serons sauvйs. 3. Quant а cette parole du Seigneur: Mon
Pиre est plus grand que moi, l'Apфtre nous enseigne la maniиre de
l'entendre. Plus grand se rйfиre а moins grand, et cette derniиre
expression dite du Fils est а comprendre dans le sens d'abaissй. Or
l'Apфtre montre que le Fils s'est abaissй quand il a assumй la condition
d'esclave, tout en demeurant йgal а Dieu le Pиre selon la condition divine: Alors
qu'il йtait dans la condition de Dieu, il n'a as retenu avidement son йgalitй
avec Dieu, mais il s'est anйanti lui-mкme, prenant a condition d'esclave. Il
n'est pas йtonnant alors qu'on dise du Pиre qu'il est plus grand que lui, quand
l'Apфtre dйcrit le Fils abaissй mкme au-dessous des anges: Lui qui a йtй
abaissй pour un peu de temps au-dessous des anges, Jйsus, nous le voyons
couronnй de gloire et d'honneur а cause de la mort qu'il a soufferte. C'est sous ce
mкme rapport, le rapport de son humanitй, qu'il est dit du Fils qu'il a йtй
soumis au Pиre. Le contexte le montre bien. L'Apфtre venait de dire que la
mort avait fait son entrйe par un homme, et par un homme aussi, la
rйsurrection des morts;il avait ajoutй que chacun ressusciterait en son
rang, le Christ d'abord, puis ceux qui lui appartiennent. Puis ce sera la fin,
quand il remettra le royaume а Dieu et au Pиre. Ayant montrй en quoi
consiste ce royaume, а savoir que tout doit кtre soumis au Fils, l'Apфtre
conclut: Et lorsque tout lui aura йtй soumis, alors le Fils lui-mкme se
soumettra а celui qui lui a tout soumis. Le contexte littйraire montre donc
que tout ceci est а entendre du Christ en tant qu'homme puisque c'est en tant
qu'homme qu'il est mort et qu'il est ressuscitй. En tant que Dieu, le Christ
qui fait tout ce que fait le Pиre, s'est tout soumis а lui-mкme, ce qui fait
dire а l'Apфtre: Nous attendons le Sauveur, le Seigneur Jйsus-Christ, qui
transformera notre corps de misиre en le rendant semblable а son corps de
gloire, en vertu de la puissance qui lui permet de se soumettre toutes choses. 4. Si l'Йcriture
affirme que le Pиre donne au Fils et que le Fils, corrйlativement, reзoit,
on n'en peut conclure que le Fils connaisse le besoin; c'est son caractиre
mкme de Fils qui le veut ainsi. Si le Fils n'йtait pas engendrй par le Pиre, on
ne pourrait dire qu'il est Fils; or tout кtre engendrй reзoit de qui l'engendre
la nature de son gйnйrateur. Dans l'affirmation mкme que le Pиre donne au Fils,
il ne faut rien entendre d'autre que la gйnйration du Fils, gйnйration selon
laquelle le Pиre a donnй sa propre nature au Fils. On peut le comprendre encore
d'aprиs la nature du don: Ce que le Pиre m'a donnй est plus grand que tout. Ce
qui est plus grand que tout, c'est la nature divine, en laquelle le Fils est
l'йgal du Pиre. Les paroles mкmes du Seigneur le montrent bien. Aprиs avoir dit
que Nul ne pouvait lui ravir ses brebis de la main, il met en avant la
parole, citйe plus haut, selon laquelle Ce que le Pиre lui a donnй est plus
grand que tout, et de la main du Pиre, ajoute-t-il, nul ne peut ravir
quoi que ce soit; et pas davantage, en consйquence, de la main du Fils. Il
n'y aurait pas cet enchaоnement si le Fils n'йtait l'йgal du Pиre, de par le
don mкme que le Pиre lui a fait. Aussi, pour s'en expliquer plus clairement, le
Christ d'ajouter: Moi et le Pиre, nous sommes un. L'Apфtre dit de mкme: Il
lui a donnй le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jйsus, tout
genou flйchisse dans les cieux, sur la terre et dans les enfers. Or le nom
qui est au-dessus de tout nom, adorй de toute crйature, n'est autre que le nom
de Dieu. Par ce don, il faut donc entendre la gйnйration par laquelle le Pиre a
donnй au Fils la vйritable divinitй. Dire que Tout lui a йtй donnй par le
Pиre prouve la mкme chose: tout ne lui aurait pas йtй donnй, si toute la
plйnitude de la divinitй, qui rйside dans le Pиre, ne rйsidait aussi dans le
Fils. Ainsi,
contrairement aux thиses de Sabellius, le Christ, en affirmant que le Pиre lui
a tout donnй, se proclame du mкme coup vrai Fils. Par la grandeur du don qui
lui est fait, il se reconnaоt l'йgal du Pиre; et voilа Arius confondu. Un tel
don, c'est clair, n'accuse donc aucun besoin chez le Fils: Fils, il n'a pas
existй avant que ce don ne lui fыt fait, puisque ce don, c'est sa gйnйration
mкme, et la plйnitude du don ne souffre pas que le bйnйficiaire ait jamais
йprouvй de besoin. Tout ceci n'est aucunement contredit par ce que nous
lisons dans l'Йcriture du caractиre temporel du don fait par le Pиre а son
Fils. Le Seigneur, par exemple, dira а ses disciples aprиs sa rйsurrection: Toute
puissance m'a йtй donnйe au ciel et sur la terre. L'Apфtre dit aux
Philippiens que Dieu a souverainement йlevй le Christ et lui a donnй
un nom qui est au-dessus de tout nom, parce qu'il s'est fait obйissant jusqu'а
la mort, comme s'il n'avait pas eu ce nom de toute йternitй. C'est qu'en
effet l'Йcriture a coutume de parler d'кtre ou de devenir quand il s'agit pour
certaines rйalitйs de se manifester. Ce pouvoir universel et ce nom divin que
le Fils a reзus de toute йternitй, les Apфtres les manifestent au monde par
leur prйdication, aprиs la rйsurrection. N'est-ce pas le sens exact de ces
paroles du Seigneur? Pиre, dit-il, glorifie-moi auprиs de toi de la gloire
que j'avais auprиs de toi avant que le monde fыt, demandant ainsi que la
gloire qu'il a reзue du Pиre de toute йternitй, comme Dieu, se manifeste en
lui, maintenant qu'il s'est fait homme. 5. Nous comprenons ainsi comment le Fils
est enseignй, alors qu'il n'ignore rien. On a montrй au Livre Premier qu'en
Dieu кtre et connaоtre, c'est tout un. La communication de la nature divine est
donc aussi une communication de l'intelligence divine. Or une communication
d'intelligence peut recevoir les noms de dйmonstration, de discours,
d'enseignement. Du fait que le Fils, par sa naissance, a reзu du Pиre la
nature divine, on dit qu'il a йcoutй le Pиre ou que le Pиre lui a
montrй, ou l'on emploie quelque autre expression semblable, telle qu'on en
lit dans l'Йcriture; ce qui ne signifie aucunement que le Fils fыt auparavant
dans une ignorance quelconque et qu'ensuite le Pиre l'aurait enseignй. L'Apфtre
dйclare en effet le Christ puissance de Dieu et sagesse de Dieu; il est
impossible que la sagesse soit grevйe d'ignorance et la puissance de faiblesse. Aussi bien le
texte d'aprиs lequel le Fils ne peut rien faire de lui-mкme n'accuse dans cette
action aucune faiblesse. Mais puisque, en Dieu, l'agir ne diffиre pas de l'кtre
ni l'action de l'essence, c'est dire que le Fils ne peut agir de lui-mкme, mais
qu'il agit de par le Pиre, tout comme il ne peut exister de lui-mкme, mais
seulement de par le Pиre; s'il existait en effet de lui-mкme, il ne serait plus
Fils. De mкme donc que le Fils ne peut pas ne pas кtre Fils, de mкme ne peut-il
agir de lui-mкme. Mais parce que le Fils reзoit la mкme nature que le Pиre, et
par consйquent la mкme puissance, quand bien mкme il n'existe pas de lui-mкme
et n'agit pas de lui-mкme, il existe cependant par lui-mкme et il
agit par lui-mкme; de mкme qu'il existe par la propre nature qu'il a reзue
du Pиre, de mкme agit-il par cette mкme nature. Aussi aprиs avoir dit que le
Fils ne peut rien faire de lui-mкme, le Seigneur ajoute, pour montrer qu'il
peut agir par lui-mкme, sans qu'il agisse de lui-mкme: Tout ce qu'il a fait,
- il s'agit du Pиre - le Fils le fait pareillement. 6. Ce qui prйcиde
nous montre encore а quel titre le Pиre commande au Fils, а quel titre le
Fils obйit au Pиre, ou prie le Pиre, ou est envoyй par lui. Tout
ceci se rapporte au Fils pour autant qu'il est soumis au Pиre, ce qui n'a lieu
qu'en raison de l'humanitй qu'il a assumйe. Le Pиre commande donc au Fils en
tant que celui-ci lui est soumis en raison de sa nature humaine. Les paroles du
Seigneur le montrent bien. Lorsqu'il dit: J'agis ainsi afin que le monde
connaisse que j'aime mon Pиre et selon le commandement qu'il m'a donnй, la
suite du texte montre la portйe de cet ordre: Levez-vous, allons-nous-en. Il
parle ainsi au moment d'entrer en sa Passion; il est donc йvident que l'ordre
qu'il reзoit de souffrir ne lui est adressй qu'en raison de sa nature humaine.
De mкme quand il dit: Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans
mon amour. Ces commandements s'adressaient au Fils en tant qu'il йtait aimй
de son Pиre а titre d'homme, tout comme c'йtait des hommes que le Fils aimait
dans la personne de ses disciples. Que ces commandements du Pиre а son Fils
soient а prendre sous le rapport de la nature humaine assumйe par le Fils,
l'Apфtre le montre quand il dit que le Fils a obйi au Pиre en tout ce qui
intйresse la nature humaine, S'йtant fait obйissant envers son Pиre jusqu'а
la mort. Que ce soit aussi sous le rapport de son humanitй qu'il convenait
au Fils de prier, l'Apфtre le montre bien quand il dit: Dans les jours de sa
chair, ayant avec de grands cris et avec larmes offert des priиres et des
supplications а celui qui pouvait le sauver de la mort, il a йtй exaucй pour sa
piйtй. C'est sous un certain rapport aussi, comme le montre l'Apфtre, que
le Fils est dit envoyй par le Pиre: Dieu a envoyй son Fils, formй d'une
femme. Il est dit envoyй, par cela mкme qu'il a йtй formй d'une femme:
d'кtre envoyй lui revient donc pour autant qu'il a assumй la chair. Aucun de ces
textes, c'est l'йvidence mкme, ne peut donc prouver que le Fils est soumis au
Pиre, si ce n'est en raison de la nature humaine. Une remarque est cependant
nйcessaire: il est dit du Fils qu'il est envoyй par le Pиre, de maniиre
invisible, en tant que Dieu, et cela sans prйjudice de l'йgalitй qu'il a avec
le Pиre; nous le montrerons plus loin quand nous traiterons de la mission de
l'Esprit-Saint. 7. Des expressions telles que: Le Fils est
glorifiй, ou ressuscitй, ou exaltй par le Pиre, ne prouvent
pas davantage que le Fils est infйrieur au Pиre, si ce n'est sous le rapport de
la nature humaine. Le Fils en effet n'a pas besoin de cette glorification, au
sens oщ il entrerait pour la premiиre fois dans la gloire, alors qu'il proclame
l'avoir eue en partage dиs avant la crйation du monde; mais il fallait que la
glorification de la chair et l'accomplissement des miracles manifestassent а la
foi des peuples cette clartй, que cachait l'infirmitй de la chair, abaissement
et secret qu'exprime Isaпe quand il dit: Son visage йtait vraiment voilй,
nous n'en avons fait aucun cas. C'est йgalement en tant qu'il a souffert et
qu'il est mort, c'est-а-dire selon la chair, que le Christ est ressuscitй. Puis
donc que le Christ a souffert en la chair, est-il dit dans la 1иre Йpоtre
de Pierre, armez-vous vous aussi de la mкme pensйe. Il fallait encore
que le Christ fыt exaltй sous le rapport mкme oщ il avait йtй humiliй. Aussi
l'Apфtre dit-il: Il s'est abaissй et s'est fait obйissant jusqu'а la mort;
c'est pourquoi Dieu l'a exaltй. Ainsi donc, du fait que le Pиre glorifie,
ressuscite, exalte le Fils, il n'est pas prouvй pour autant que le Fils soit
infйrieur au Pиre, si ce n'est selon la nature humaine. Selon la nature divine
qui fait le Fils йgal au Pиre, c'est entre le Pиre et le Fils mкme puissance et
mкme opйration. Le Fils s'йlиve lui-mкme par sa propre force selon ce mot du
Psaume: Lиve toi, Seigneur, dans ta force. Lui-mкme se ressuscite,
d'aprиs son propre dire: J'ai le pouvoir de dйposer mon вme et le pouvoir de
la reprendre. Non seulement il se glorifie lui-mкme, mais encore il
glorifie le Pиre: Pиre, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie, non
point que le Pиre se dйrobe sous le voile d'un corps qu'il aurait assumй, mais
il se cache sous le voile de sa nature invisible. C'est de cette maniиre-lа que
le Fils est cachй, selon sa nature divine, car c'est au Fils, aussi bien qu'au
Pиre, que s'applique cette parole d'Isaпe: En vйritй, vous кtes un Dieu
cachй, saint d'Israлl, ф Sauveur. Le Fils glorifie le Pиre, non point en
lui donnant la gloire, mais en le manifestant au monde: J'ai manifestй ton
nom aux hommes, dit-il lui-mкme. 8. Ne croyons pas davantage qu'il y ait
dans le Fils de Dieu quelque dйfaut de puissance, alors qu'il dit lui-mкme: Toute
puissance m'a йtй donnйe au ciel et sur la terre. Aussi qu'il dise: D'кtre
assis а ma droite ou а ma gauche, ce n'est pas а moi de l'accorder, si ce n'est
а ceux а qui cela a йtй prйparй par mon Pиre, ne prouve pas que le Fils
n'ait pas le pouvoir de rйpartir les trфnes du ciel. Ne faut-il pas entendre en
effet cette йlйvation aux trфnes cйlestes de la participation а la vie
йternelle dont la collation lui appartient? Ceci le prouve: Mes brebis
entendent ma voix et moi je les connais et elles me suivent, et je leur donne
la vie йternelle. Il est dit encore que le Pиre a remis tout jugement au
Fils; or c'est en vertu du jugement que les йlus, en йgard а leurs mйrites,
prennent place dans la gloire. Aussi lit-on en saint Matthieu que Le
Fils de l'homme placera les brebis а sa droite et les boucs а sa gauche. Le
Fils a donc le pouvoir d'йtablir quelqu'un а sa droite ou а sa gauche, que l'un
et l'autre se rapportent а des degrйs divers de gloire, ou que l'un se rapporte
а la gloire et l'autre au chвtiment; c'est au contexte а fixer l'interprйtation
de cette parole. Or le contexte, le voici: la mиre des fils de Zйbйdйe s'йtait
approchйe de Jйsus en lui demandant que l'un de ses fils siйgeвt а sa droite et
l'autre а sa gauche; il semble bien qu'elle ait йtй poussйe а faire cette
demande par une certaine confiance en la parentй charnelle qu'elle avait avec
le Christ. Dans sa rйponse le Seigneur ne dit pas qu'il n'est pas en son
pouvoir d'accorder ce qu'elle demande, mais qu'il ne lui appartient pas de
l'accorder pour les motifs qui la poussent. Il ne dit pas: D'кtre assis а ma
droite ou а ma gauche, ce n'est pas а moi de l'accorder а quelqu'un. Bien
plutфt montre-t-il que c'est а lui de le donner а ceux pour qui le Pиre l'a
prйparй. C'est en tant que Fils de la Vierge, non en tant que Fils de Dieu,
qu'il ne lui appartient pas de le faire. Aussi bien n'йtait-ce pas а lui de le
donner а ceux qui lui йtaient attachйs en tant qu'il йtait le fils de la
Vierge, c'est-а-dire selon une parentй charnelle, mais c'йtait а lui de
l'accorder en tant que Fils de Dieu, а ceux pour qui le Pиre l'avait prйparй par
йternelle prйdestination. Que cette prйparation elle-mкme relиve du pouvoir du
Fils, le Seigneur lui-mкme l'affirme quand il dit: Dans la Maison de mon
Pиre, il y a beaucoup de demeures. S'il en йtait autrement, je vous l'aurais
dit, car je vais vous y prйparer une place. Il montre ainsi que cette
prйparation relиve de sa puissance. On ne peut davantage concevoir que le Fils
ignore l'heure de son avиnement, alors qu'En lui, selon la parole
de l'Apфtre, sont cachйs tous les trйsors de la sagesse et de la science, alors
aussi qu'il connaоt parfaitement bien plus haute rйalitй, le Pиre lui-mкme. Le
sens en est que le Fils, constituй homme parmi les hommes, se comporte а la
maniиre de qui en ignore, en ne rйvйlant pas cette heure а ses disciples.
N'est-il pas d'usage courant, dans la Sainte Йcriture, de dire de Dieu qu'il
connaоt une chose chaque fois qu'il la fait connaоtre? Ainsi dans la Genиse:
Je sais maintenant, c'est-а-dire, maintenant j'ai fait connaоtre, que tu
crains Dieu. A l'opposй, on dira du Fils qu'il ignore ce qu'il ne fait pas
connaоtre. - Quant а la tristesse, la crainte et autres passions de ce
genre, c'est en tant qu'homme, йvidemment, que le Christ les a йprouvйes. On
n'en peut dйduire aucun amoindrissement dans la divinitй du Fils. 9. Dire que la
sagesse a йtй crййe peut s'entendre d'abord non de la Sagesse qui est le
Fils de Dieu, mais de la sagesse que Dieu a mise dans les crйatures. Cette
sagesse, dit l'Ecclйsiastique, Il l'a crййe et l'a rйpandue sur toutes ses
_uvres. Cette expression peut aussi se rapporter а la nature crййe que le Fils a
assumйe; ainsi on comprendra le: J'ai йtй crййe dиs le commencement, avant
tous les siиcles, dans le sens de: Il a йtй prйvu que je serais unie а
la crйature; ou encore, on verra dans l'affirmation que la sagesse a йtй
crййe et engendrйe, l'insinuation du mode de la gйnйration divine. Dans la
gйnйration en effet, l'кtre engendrй reзoit la nature de celui qui l'engendre,
ce qui est une perfection. Mais dans les gйnйrations de chez nous, le
gйnйrateur lui-mкme subit un changement: c'est le cфtй imparfait de la chose.
Par contre, dans la crйation, le crйateur ne subit aucun changement mais l'кtre
crйй ne reзoit pas la nature du crйateur. On dit donc du Fils qu'il est а la
fois crйй et engendrй pour que le terme de crйation йvoque
l'immutabilitй du Pиre et le terme de gйnйration l'unitй de nature entre le
Pиre et le Fils. Tel est, au tйmoignage de saint Hilaire, le sens que le Synode
(d'Ancyre) a dйterminй pour ce texte de l'Йcriture. 10. Que le Fils soit appelй le
premier-nй des crйatures, cela ne veut pas dire que le Fils prenne rang
parmi les crйatures, mais qu'il existe par le Pиre et qu'il reзoit du Pиre par
qui existent les crйatures et de qui elles reзoivent. Le Fils, lui, reзoit du
Pиre la mкme nature, non point les crйatures. Voilа pourquoi le Fils est appelй
non seulement le premier-nй, mais aussi l'unique-engendrй, en
raison du mode privilйgiй sous lequel il reзoit. 11. Quand le Seigneur dit а son Pиre, а
propos des disciples, Qu'ils soient un comme nous sommes un, cela prouve
que le Pиre et le Fils sont un de la mкme maniиre dont il faut que les
disciples soient un, c'est-а-dire par amour; mais ce mode d'union n'exclut pas
pour autant l'unitй d'essence, il la dйmontre plutфt. Quand il est dit en effet
que Le Pиre aime le Fils et qu'il a tout remis dans sa main, c'est
l'existence dans le Fils de la plйnitude de la divinitй qui nous est montrйe
lа, nous l'avons dйjа dit. Il est donc clair que les tйmoignages des Йcritures
allйguйs par les Ariens ne sont aucunement contraires а la vйritй que professe
la Foi catholique. 9: EXPLICATION DES TEXTES INVOQUЙS PAR PHOTIN ET SABELLIUS
Cet
examen nous amиne а voir que les textes d'Йcriture invoquйs par Photin et
Sabellius en faveur de leurs positions ne peuvent pas davantage appuyer leurs
erreurs. 1. Lorsque le Christ, aprиs sa rйsurrection, dit que Toute puissance
lui a йtй donnйe au ciel et sur la terre, il ne le dit pas comme s'il
venait de recevoir une puissance qui serait nouvelle pour lui, mais bien parce
que cette puissance, qu'il a reзue de toute йternitй а titre de Fils de Dieu,
vient d'apparaоtre, dans ce mкme Fils fait homme, par la victoire qu'il a
remportйe sur la mort en ressuscitant. 2. Et quand l'Apфtre dit en parlant du
Fils qu'Il est nй de la postйritй de David, le sens de cette parole est
clairement soulignй par ce qu'il ajoute: Selon la chair. L'Apфtre ne dit
pas que le Fils de Dieu est nй, sans plus, mais qu'il est nй de la postйritй de
David selon la chair, en assumant une nature humaine: Le Verbe s'est fait
chair, dit saint Jean. D'oщ il ressort aussi que ce qui suit: Il a йtй
prйdestinй Fils de Dieu avec puissance, se rapporte au Fils sous le rapport
de la nature humaine. Que la nature humaine ait йtй unie au Fils de Dieu, de
telle sorte qu'un homme pыt кtre appelй Fils de Dieu, cela ne s'est pas fait en
vertu des mйrites de cet homme, mais par la grвce de Dieu qui l'a prйdestinй. 3. De mкme encore
quand l'Apфtre dit que Dieu a exaltй le Christ en raison des mйrites de sa
passion, cela doit se rapporter а la nature humaine, soumise а
l'humiliation de la passion. Aussi ce qui suit: Il lui a donnй un nom qui
est au-dessus de tout nom, doit-il ainsi s'entendre: il devait кtre
manifestй а la foi des peuples que le nom qui convient au Fils de par sa naissance
йternelle, convenait aussi au Fils incarnй. 4. Il est йgalement йvident que la parole
de Pierre selon laquelle Dieu a fait Jйsus Christ et Seigneur, doit se
rapporter au Fils considйrй dans sa nature humaine, en laquelle il commenзa
d'avoir dans le temps ce qu'il possйdait de toute йternitй en sa nature divine. Les textes que
Sabellius avance pour йtablir l'unitй de la divinitй: Йcoute, Israлl, le
Seigneur ton Dieu est un Dieu unique, et encore: Voyez que je suis seul
et qu'il n'y a pas d'autre Dieu que moi, ne contredisent pas la doctrine de
la foi catholique qui confesse que le Pиre et le Fils ne sont pas deux dieux,
mais un seul Dieu. De mкme, les textes suivants: Le Pиre qui demeure
en moi, c'est lui qui accomplit ces _uvres, et, Je suis dans le Pиre et
le Pиre est en moi, ne prouvent pas l'unitй de personne, comme le voulait
Sabellius, mais l'unitй d'essence, que niait Arius. Si le Pиre et le Fils
n'йtaient qu'une seule personne, on ne pourrait dire convenablement que le Pиre
est dans le Fils et le Fils dans le Pиre. A parler exactement, on ne dit pas
que le mкme suppфt est en lui-mкme, si ce n'est en raison de ses parties; les
parties sont en effet dans le tout, et d'aprиs l'usage que l'on a d'attribuer
au tout ce qui se rapporte aux parties, on dit parfois qu'un tout est en
lui-mкme. Mais cette maniиre de parler ne convient plus quand il s'agit de Dieu
puisque, ainsi que nous l'avons montrй, il n'y a pas de parties en Dieu. Reste
donc, puisqu'il est dit que le Pиre est dans le Fils et le Fils dans le Pиre,
que le Pиre et le Fils ne sont pas un seul et mкme suppфt. Ces textes
prouvent, par contre, que le Pиre et le Fils ont une mкme essence. Ceci posй,
on voit clairement comment le Pиre est dans le Fils et le Fils dans le Pиre.
Йtant donnй que le Pиre est sa propre essence, - car en Dieu il n'y a pas de
diffйrence entre l'essence et celui qui a l'essence -, le Pиre est lа oщ
est l'essence du Pиre, et pour la mкme raison, le Fils lа oщ est l'essence du
Fils. D'oщ il rйsulte avec йvidence, puisque l'essence du Pиre est dans le Fils
et celle du Fils dans le Pиre, - l'un et l'autre, selon que l'enseigne la foi
catholique, ayant une seule et mкme essence - que le Pиre est dans le Fils et
le Fils dans le Pиre. Le mкme texte rйfute ainsi et l'erreur de Sabellius et
celle d'Arius. 10: DIFFICULTЙS CONTRE LA GЙNЙRATION ET LA PROCESSION EN DIEU
Tout
bien considйrй, nous voyons clairement ce que les Saintes Йcritures nous
proposent de croire touchant la gйnйration divine, savoir que le Pиre et le
Fils, bien que distincts en leur personne, sont cependant un seul Dieu et
possиdent une mкme essence ou nature. Mais comme il est trиs йtranger а la
nature des crйatures que deux кtres soient distincts par leur suppфt tout en
possйdant une mкme essence, la raison humaine dont les dйmarches se font а
partir des propriйtйs des crйatures, rencontre de nombreuses difficultйs а
pйnйtrer ce mystиre de la gйnйration divine. 1. La gйnйration qui nous est connue
consiste dans un certain changement auquel rйpond une certaine corruption; il
nous paraоt difficile alors d'admettre qu'il y ait gйnйration en Dieu, lui qui
est immuable, incorruptible, йternel. 2. Si la gйnйration est un changement,
tout sujet de gйnйration doit кtre sujet de changement. Or ce qui change passe
de la puissance а l'acte, le mouvement йtant en effet l'acte de ce qui existe
en puissance, en tant que tel. Si donc le Fils de Dieu est engendrй, il semble
qu'il n'est ni йternel, puisqu'il passe de la puissance а l'acte, ni vrai Dieu,
puisqu'il n'est pas acte pur, mais qu'il a en lui une part de potentialitй. 3. L'кtre
engendrй reзoit sa nature de celui qui l'engendre. Si donc le Fils est engendrй
par Dieu le Pиre, il faut qu'il ait reзu de son Pиre la nature qu'il possиde.
Or il n'est pas possible qu'il ait reзu du Pиre une nature qui soit, par
rapport а celle du Pиre, numйriquement distincte et spйcifiquement semblable,
comme c'est le cas dans les gйnйrations univoques, lorsqu'un homme, par
exemple, engendre un homme, ou le feu du feu. L'existence de plusieurs dieux
numйriquement distincts est impossible, a-t-on prouvй plus haut. Il semble
йgalement impossible au Fils de recevoir une nature qui soit numйriquement la
mкme que celle du Pиre. S'il en reзoit une partie, c'est donc que la nature
divine est divisible; s'il la reзoit tout entiиre, il paraоt en rйsulter que la
nature divine, а supposer qu'elle soit totalement transfusйe dans le Fils,
cesse d'кtre dans le Pиre; ainsi, le Pиre, en engendrant, subit la corruption. On ne peut
davantage affirmer que la nature divine dйcoule du Pиre dans Fils а la maniиre
d'un trop-plein, comme l'eau d'une source qui s'йcoule dans un ruisseau sans
que la source en soit tarie; pas plus qu'elle ne peut subir de division, la
nature divine ne peut subir d'augmentation. Une ultime solution semble
s'imposer: le Fils a reзu du Pиre une nature qui n'est ni numйriquement ni
spйcifiquement celle que le Pиre possиde, mais une nature d'un tout autre
genre, ainsi qu'il arrive dans les gйnйrations йquivoques oщ, par exemple, des
animaux, nйs de matiиres en dйcomposition, sont engendrйs par la vertu du
soleil, sans relever de son espиce. La consйquence en est que le Fils de Dieu
n'est pas vraiment Fils, puisqu'il n'a pas l'espиce du Pиre; et il n'est pas
vraiment Dieu, puisqu'il ne reзoit pas la nature divine. 4. Si le Fils
reзoit sa nature de Dieu le Pиre, il faut qu'en lui autre soit celui qui
reзoit, autre la nature reзue: aucun кtre ne peut se recevoir lui-mкme. Le Fils
n'est donc pas sa propre essence ou sa propre nature; il n'est donc pas vraiment
Dieu. 5.
D'autre part, si le Fils ne se distingue en rien de l'essence divine, alors que
cette essence, on l'a prouvй au Livre Premier, est subsistante, et que le Pиre
par ailleurs est aussi cette essence mкme, il en rйsulte, semble-t-il, que le
Pиre et le Fils sont confondus dans une mкme rйalitй subsistante. Or, dans
l'ordre des natures intellectuelles, la rйalitй subsistante s'appelle une
personne (Boлce, De duabus Naturis, contra Eut. et Nest.). Si le
Fils est l'essence divine elle-mкme, il s'ensuit que le Pиre et le Fils se
confondent en une seule personne. Mais si le Fils n'est pas l'essence divine
elle-mкme, il n'est pas vraiment Dieu: on l'a prouvй au sujet de Dieu, au Livre
Premier. Il semble donc ou que le Fils n'est pas vraiment Dieu, comme le
prйtendait Arius, ou qu'il n'est pas personnellement distinct du Pиre, ainsi
que l'affirmait Sabellius. 6. Ce qui est principe d'individuation dans un sujet
quelconque ne peut кtre inhйrent а un second, distinct du premier par le suppфt:
ce qui est inhйrent а plusieurs ne peut кtre principe d'individuation. Or
l'essence de Dieu dont nous parlons est ce par quoi Dieu est individuй:
l'essence de Dieu, en effet, n'est pas une forme engagйe dans la matiиre, telle
que la matiиre puisse l'individuer. Il n'y a donc pas en Dieu le Pиre d'autre
principe d'individuation que sa propre essence. Son essence ne peut donc se
trouver en aucun autre suppфt. Et alors, ou bien elle ne se trouve pas dans le
Fils, et ainsi le Fils n'est pas vraiment Dieu, au dire d'Arius, ou bien le
Fils n'est pas diffйrent du Pиre par son suppфt: l'un et l'autre sont une mкme
personne, comme l'affirmait Sabellius. 7. Si le Pиre et le Fils sont deux suppфts
et qu'ils soient cependant un dans leur essence, il faut qu'il y ait en eux un
principe de distinction autre que leur essence, puisqu'il est supposй que
l'essence leur est commune. Or ce qui est commun ne peut кtre principe de
distinction. Le principe qui distingue le Pиre et le Fils doit кtre diffйrent
de l'essence divine. La personne du Fils, et de mкme aussi la personne du Pиre,
doivent donc кtre composйes d'un double йlйment: une essence commune et un
principe de distinction. Pиre et Fils sont composйs; ni l'un ni l'autre n'est
donc vraiment Dieu. On dira peut-кtre qu'ils se distinguent par la seule
relation, en tant que l'un est Pиre et l'autre Fils, et qu'en ce domaine de la
relation ce qui est objet d'attribution ne signifie pas quelque chose
d'inhйrent au sujet en question, mais plutфt rйfйrence а quelque chose, et
qu'ainsi il n'en rйsulte pas de composition. Mais cette rйponse ne permet pas,
semble-t-il, d'йchapper aux incohйrences que nous avons signalйes. a). Il ne peut y avoir en effet de relation
sans un certain absolu; en tout кtre relatif l'intelligence doit saisir, avant
mкme la rйfйrence а l'autre, la rйfйrence au sujet lui-mкme: un esclave est
quelque chose d'absolu, antйrieurement а la rйfйrence а un maоtre. La relation
par laquelle le Pиre et le Fils se distinguent entre eux doit donc avoir un
certain absolu en lequel elle ait son fondement. Ou bien cet absolu est unique,
ou bien il y en a deux. S'il n'y en a qu'un, cet absolu unique ne peut fonder
une double relation, а moins qu'il ne s'agisse d'une relation d'identitй,
incapable de donner naissance а la distinction: ainsi quand on dit que le mкme
est identique au mкme. Si donc la relation est telle qu'elle exige la
distinction, il faut lui supposer la distinction des absolus. Il semble donc
impossible que les seules relations distinguent la personne du Pиre et celle du
Fils. b). On est encore
obligй de dire que la relation qui distingue le Pиre du Fils ou bien est une
rйalitй quelconque ou bien n'a d'existence que dans l'intelligence. Si cette
relation est une certaine rйalitй, il ne semble pas que cette rйalitй soit
l'essence divine, puisque l'essence divine est commune au Pиre et au Fils; il y
aura alors, dans le Fils, quelque chose qui ne sera pas son essence. Ainsi
donc, il n'est pas vraiment Dieu, puisqu'on a montrй au Livre Premier qu'il n'y
a rien en Dieu qui ne soit son essence. Si, par contre, cette relation n'a
d'existence que dans l'intelligence, elle ne peut distinguer la personne du
Fils de celle du Pиre, car lа oщ il y a distinction personnelle, il doit y
avoir distinction rйelle. c). D'ailleurs tout кtre relatif dйpend de l'кtre qui lui est corrйlatif.
Mais un кtre qui dйpend d'un autre n'est pas vraiment Dieu. Si donc les
personnes du Pиre et du Fils se distinguent par leurs relations, ni l'un ni
l'autre ne sera vraiment Dieu. 8. Si le Pиre est Dieu et si le Fils est Dieu, il
faut que ce nom de Dieu soit attribuй substantiellement au Pиre et au
Fils, la divinitй ne pouvant кtre un accident. Or l'attribut substantiel est en
rйalitй l'кtre mкme de ce dont on l'affirme; quand on dit en effet: l'homme
est un animal, ce qui est vraiment homme, c'est un animal; et de mкme quand
on dit: Socrate est un homme, ce qui est vraiment Socrate, c'est un
homme. D'oщ il semble rйsulter qu'il est impossible de dйcouvrir une pluralitй
du cфtй des sujets quand il y a unitй du cфtй de l'attribut substantiel.
Socrate et Platon ne sont pas un seul homme, bien qu'ils communient dans
l'humanitй; un homme et un вne ne sont pas un seul animal, bien qu'ils
communient dans l'animalitй. Si donc le Pиre et le Fils sont deux personnes, il
semble impossible qu'ils soient un seul Dieu. 9. Des attributs opposйs indiquent qu'il y
a pluralitй dans le sujet dont on les affirme. Or on attribue а Dieu le Pиre et
а Dieu le Fils des choses opposйes: le Pиre est Dieu inengendrй et engendrant;
le Fils, lui, est Dieu engendrй. Il semble donc impossible que le Pиre et le
Fils soient un seul Dieu. Voilа donc les arguments, - et il y en a d'autres de
mкme genre -, par lesquels ceux qui veulent mesurer les mystиres de Dieu
d'aprиs leur propre raison s'efforcent de combattre la gйnйration divine. Mais
la vйritй est assez forte en elle-mкme, au-dessus de toute attaque, pour que
nous puissions dйsormais prouver qu'aucun argument de raison ne peut l'emporter
sur la vйritй de la foi. 11: COMMENT IL FAUT ENTENDRE LA GЙNЙRATION EN DIEU. CE QUE LES
ЙCRITURES DISENT DU FILS DE DIEU
Il
nous faut partir de ce principe, que, dans le rйel, la diversitй des modes
d'йmanation suit la diversitй des natures; plus une nature est noble, plus ce
qui йmane d'elle lui est intйrieur. Dans l'ordre du rйel, ce sont les corps
inanimйs qui tiennent la derniиre place; il ne peut y avoir d'йmanation en eux
que par action de l'un d'entre eux sur un autre. Ainsi le feu naоt du feu quand
un corps йtranger est altйrй par le feu et rйduit а la qualitй et а l'espиce du
feu. Aussitфt
aprиs, viennent, parmi les corps animйs, les plantes; en elles, dйjа,
l'йmanation procиde а partir du dedans: la sиve intйrieure se transforme en
graine, et la graine, confiйe а la terre, grandit en plante. Nous avons lа le
premier degrй de vie, le propre des vivants йtant de se porter eux-mкmes а
l'action; quant aux кtres qui ne peuvent agir que sur d'autres кtres
extйrieurs, la vie leur fait totalement dйfaut. La preuve de la vie chez les
plantes, c'est qu'un йlйment qui leur est intйrieur est en mouvement pour
donner naissance а une certaine forme. Et pourtant cette vie des plantes est bien
imparfaite; sans doute, l'йmanation se fait en elles а partir du dedans, mais
ce qui sort peu а peu des profondeurs de la plante lui est au terme totalement
extйrieur: la sиve qui sourd de l'arbre s'йpanouit d'abord en fleur, puis dans
un fruit, distinct de l'arbre, mais qui lui reste encore attachй; une fois mыr,
ce fruit se dйtache complиtement et, tombant а terre, produit de par sa puissance
sйminale une nouvelle plante. Il apparaоt d'ailleurs, а qui examine
attentivement la chose, que cette йmanation a son origine premiиre а
l'extйrieur: c'est en effet de la terre d'oщ elle tire sa nourriture que la
plante, grвce а ses racines, puise sa sиve. Un degrй plus haut que la vie des plantes,
se situe la vie de l'вme sensitive; l'йmanation qui lui est propre, bien
qu'ayant son origine а l'extйrieur, a son terme а l'intйrieur, et plus avant
portera son mouvement, plus intйrieur sera ce terme: le sensible extйrieur
imprime en effet sa forme dans les sens extйrieurs, de lа il passe dans
l'imagination, puis enfin dans le trйsor de la mйmoire. Cependant, а chaque
progrиs d'une йmanation de ce genre, principe et terme relиvent de puissances
diffйrentes, aucune puissance sensible ne pouvant se rйflйchir sur elle-mкme.
Ce degrй de vie l'emporte donc sur la vie vйgйtative dans la mesure oщ son
opйration se situe davantage dans les profondeurs de l'кtre. Mais ce n'est pas
lа pourtant une vie totalement parfaite, puisque cette йmanation est toujours
passage d'une puissance а une autre. Le degrй suprкme et parfait de la vie,
c'est donc celui de l'intelligence. L'intelligence en effet peut se rйflйchir
sur elle-mкme et se connaоtre elle-mкme. Cependant, mкme dans cette vie
intellectuelle, il y a des degrйs divers. L'intelligence humaine par exemple,
tout en ayant la possibilitй de se connaоtre elle-mкme, tire pourtant du dehors
le point de dйpart de sa connaissance, puisqu'elle ne peut connaоtre sans
image, comme nous l'avons montrй plus haut. La vie intellectuelle est donc plus
parfaite chez les anges, puisque leur intelligence, pour prendre conscience
d'elle-mкme, n'a pas а partir de quelque chose d'extйrieur, mais se connaоt
elle-mкme par soi. Pourtant, la vie des anges n'atteint pas encore l'ultime
perfection: bien que l'idйe conзue soit en eux totalement intйrieure, cette
idйe n'est pas leur substance, puisque, nous l'avons dйmontrй, connaоtre et
кtre ne sont pas en eux identiques. Le plus haut degrй de perfection de la vie
appartient donc а Dieu en qui l'acte d'intellection n'est pas diffйrent de
l'acte d'кtre; l'objet d'intellection est ainsi nйcessairement, en Dieu,
l'essence divine elle-mкme. J'appelle ici objet d'intellection ce que
l'intelligence conзoit en elle-mкme de la chose qu'elle connaоt. Ce
« concept » n'est en nous ni la rйalitй perзue, ni la substance de
l'intelligence, mais une certaine similitude que l'intelligence conзoit de la
chose connue, similitude qui se trouve signifiйe par des paroles extйrieures;
d'oщ le nom donnй а ce concept lui-mкme de verbe intйrieur, que traduit
une parole (ou verbe) extйrieure. Que ce concept ne soit pas en nous la rйalitй
mкme que saisit l'intelligence, c'est йvident, car c'est une chose que de
connaоtre telle rйalitй, c'en est une autre que d'en connaоtre le concept; ce
que fait l'intelligence en rйflйchissant sur sa propre opйration. Autres donc
sont les sciences des choses, autres celles des concepts. Que ce concept ne
soit pas en nous l'intelligence elle-mкme, cela ressort clairement du fait que
l'кtre du concept consiste dans l'acte mкme de connaоtre, ce qui n'est pas le
cas pour notre intelligence dont l'acte d'кtre est diffйrent de l'acte de
connaоtre. Mais puisque, en Dieu, кtre et connaоtre c'est tout un, le concept, en
lui, est son intelligence mкme. Et parce que l'intelligence en lui est
identique а la chose connue, en se connaissant lui-mкme il connaоt toutes les
autres choses, comme on l'a montrй au Livre Premier; concluons que dans la
connaissance que Dieu a de lui-mкme, il y a identitй entre l'intelligence, la
rйalitй connue et le verbe. Ceci considйrйe nous pouvons nous faire quelque idйe
de la maniиre d'entendre la gйnйration divine. Il est йvident qu'on ne peut
concevoir la gйnйration divine а la maniиre de celle que l'on rencontre chez
les кtres inanimйs, le gйnйrateur imprimant lа sa marque spйcifique sur une
matiиre extйrieure. Selon les exigences de la foi, le Fils engendrй par Dieu
doit possйder vraiment la divinitй, кtre vraiment Dieu. Mais la divinitй n'est
pas une forme qui inhиre а la matiиre, pas plus que Dieu n'a d'existence а
partir de la matiиre. On ne peut davantage concevoir la gйnйration divine а
la maniиre de celle que l'on rencontre dans les plantes, et mкme chez les
animaux qui ont de commun avec les plantes les puissances de nutrition et de
gйnйration. Il y a gйnйration d'un semblable dans l'espиce quand il y a
sйparation d'un йlйment qui йtait d'abord intйrieur а la plante ou а l'animal
et qui, au terme, se trouve complиtement extйrieur au sujet gйnйrateur. De
Dieu, qui est indivisible, rien ne saurait кtre sйparй. Le Fils engendrй par le
Pиre n'est pas extйrieur au Pиre qui l'engendre, mais en lui, comme on l'a
montrй plus haut. On ne peut davantage concevoir la gйnйration divine
selon le mode йmanatif que l'on rencontre dans l'вme sensitive. Dieu n'a rien а
faire d'un apport extйrieur pour pouvoir agir sur un autre кtre: ou alors il ne
serait plus le premier agent. L'accomplissement des opйrations de l'вme
sensitive ne va d'ailleurs pas sans instruments corporels: il est clair que
Dieu n'a pas de corps. Reste donc qu'on doit concevoir la gйnйration divine
sous le mode d'une йmanation intellectuelle. Voici comment le manifester: D'aprиs ce qu'on
a dit au Livre Premier, il est йvident que Dieu se connaоt lui-mкme. Or tout
objet connu doit se trouver, en tant que connu, dans le sujet qui connaоt:
l'acte mкme de connaоtre signifie l'apprйhension de la rйalitй qui est connue
par l'intelligence. Ainsi, notre intellect, qui se connaоt, est-il intйrieur а
lui-mкme, non seulement comme identique а lui-mкme de par son essence, mais
encore comme saisi par lui-mкme dans l'acte d'intellection. Il faut donc que
Dieu soit en lui-mкme au titre du connu dans le connaissant. Or le connu dans
le connaissant, c'est l'objet d'intellection et le Verbe. Le Verbe, comme Dieu
connu, est donc intйrieur а Dieu qui se connaоt lui-mкme, tout comme la pierre
connue, c'est le verbe de la pierre dans l'intelligence. C'est ce qu'exprime le
texte de saint Jean: Le Verbe йtait avec Dieu. Mais parce que l'intelligence divine ne
passe pas de la puissance а l'acte mais demeure toujours en acte, il en rйsulte
que Dieu, nйcessairement, a dы se connaоtre depuis toujours. Du fait qu'il se
connaоt, il doit avoir un Verbe qui lui soit intйrieur. Il est donc nйcessaire
que le Verbe ait toujours йtй prйsent en Dieu. Le Verbe de Dieu est donc
co-йternel а Dieu; il ne lui survient pas dans le temps comme le fait, pour
notre intelligence, le verbe intйrieur conзu par notre intellect. C'est ce
qu'exprime le texte de saint Jean: Au commencement йtait le Verbe. Non seulement
l'intelligence divine est toujours en acte, mais elle est l'acte pur lui-mкme.
L'intelligence divine, dans sa substance, doit donc кtre son acte de connaоtre,
acte qui est l'acte mкme de l'intelligence; or, l'кtre du verbe intйrieurement
conзu, du concept, consiste dans le fait mкme d'кtre connu. Le Verbe de Dieu,
l'intelligence de Dieu, Dieu lui-mкme par consйquent, qui est sa propre
intelligence, ont donc un mкme кtre. Or l'кtre de Dieu, c'est son essence ou sa
nature, Dieu lui-mкme. Le Verbe de Dieu est donc l'кtre mкme de Dieu et son
essence, vrai Dieu lui-mкme. Il en va tout autrement du verbe de l'intelligence
humaine. Quand en effet notre intelligence se connaоt elle-mкme, autre est
l'кtre de l'intelligence, autre son acte de connaоtre: la substance de
l'intelligence йtait en puissance d'intellection avant que d'кtre en acte
d'intellection. Il en rйsulte que l'кtre du concept est diffйrent de celui de
l'intelligence elle-mкme, puisque l'кtre du concept consiste dans le fait mкme
d'кtre connu. Dans l'homme qui se connaоt, le verbe intйrieurement conзu ne
sera donc pas vraiment un homme, un homme qui possиde l'кtre naturel de l'homme;
il sera seulement l'homme-en-tant-que-connu, c'est-а-dire une certaine
ressemblance de l'homme rйel, saisie par l'intelligence. Par lа mкme qu'il
est Dieu connu, le Verbe de Dieu, lui, est vraiment Dieu, possйdant par nature
l'кtre divin, car en Dieu il n'y a pas de diffйrence entre l'кtre naturel et
l'кtre du connaоtre. C'est ce qu'exprime saint Jean: Le Verbe йtait Dieu;
affirmation absolue, cette parole montre que le Verbe de Dieu doit кtre
considйrй comme vraiment Dieu. Le verbe de l'homme, lui, ne peut кtre appelй
homme purement et simplement, mais seulement sous un certain rapport, en ce
sens que le verbe de l'homme est l'homme-en-tant-que-connu. Aussi cette
proposition: le verbe est homme, serait fausse; mais celle-ci: le
verbe est l'homme-en-tant-que-connu, peut кtre vraie. Quand l'Йcriture
affirme que le Verbe йtait Dieu, elle montre que le Verbe de Dieu n'est
pas simplement un concept comme l'est notre verbe, mais une rйalitй qui existe
et qui subsiste dans une nature. Le vrai Dieu est en effet une rйalitй
subsistante, lui qui possиde au suprкme degrй d'кtre par soi. Ce n'est pas que
la nature divine subsiste dans le Verbe comme s'il y avait unitй spйcifique et
diversitй numйrique. Le Verbe possиde la nature de Dieu, au mкme titre que le
connaоtre de Dieu est identique а son кtre mкme. Or le connaоtre, c'est l'кtre
mкme de Dieu. Le Verbe possиde donc l'essence divine elle-mкme, non seulement
dans une identitй spйcifique, mais dans une identitй numйrique. Une nature
d'ailleurs, qui est une selon l'espиce, n'est divisйe en plusieurs sujets qu'en
fonction de la matiиre. Or la nature divine est absolument immatйrielle.
Impossible donc que la nature divine soit spйcifiquement une et numйriquement
diverse. Le Verbe de Dieu a donc en commun avec Dieu une nature numйriquement
identique. Aussi bien, le Verbe de Dieu, et Dieu dont il est le Verbe, ne
sont-ils pas deux dieux, mais un seul Dieu. Que, chez nous, deux sujets
possйdant la nature humaine soient deux hommes, c'est la consйquence de la
division numйrique de la nature humaine en eux. Mais ce qui est divisй dans les
crйatures est parfaitement un en Dieu: ainsi, dans les crйatures, l'essence
diffиre de l'acte d'кtre, et, chez certaines d'entre elles, le sujet qui existe
en son essence est diffйrent de son essence ou nature: cet homme que voici
n'est pas son humanitй, ni son acte d'кtre, mais Dieu est son essence et son
acte d'кtre. Il est parfaitement vrai que tout cela est un en Dieu; et cependant il y
a en Dieu tout ce qui relиve des notions de sujet subsistant, d'essence, d'acte
d'кtre: sujet subsistant, Dieu ne peut inhйrer en un autre sujet; sous le
rapport de l'essence, il lui convient d'кtre tel, et d'кtre en acte sous le
rapport de son exister. Йtant donnй qu'en Dieu il y a identitй entre le sujet
qui connaоt, l'acte de connaоtre et le concept qui est son Verbe, il est
nйcessaire qu'il y ait en lui, en toute vйritй, ce qui relиve de la notion de
sujet connaissant, de la notion d'acte de connaоtre et de la notion de concept
ou de verbe. Or il entre dans la notion mкme de verbe intйrieur ou de concept,
de procйder du sujet qui connaоt, conformйment а son acte de connaоtre,
puisqu'il est en quelque sorte le terme de l'opйration intellectuelle.
L'intellect, dans l'acte mкme de son intellection, conзoit et forme cet objet
ou essence connue qu'est le verbe intйrieur. Il faut donc que de Dieu, et
conformйment а son acte mкme de connaоtre, procиde le Verbe divin. Ainsi le
Verbe de Dieu est par rapport а Dieu connaissant, dont il est le Verbe, comme а
celui dont il provient: ce qui est la dйfinition mкme du verbe. Il est vrai que
dans l'intelligence divine, l'acte d'intellection et l'objet de cet acte,
c'est-а-dire le Verbe, sont essentiellement un, et qu'ils sont, par suite, l'un
et l'autre, nйcessairement Dieu. Reste pourtant la seule distinction de
relation, pour autant que le verbe se rapporte au concevant comme а ce dont il
provient. Or c'est un fait que l'Йvangйliste, parce qu'il avait dit: le
Verbe йtait Dieu, afin qu'on ne suppose pas toute distinction absolument
abolie entre le Verbe et Dieu profйrant ou concevant le Verbe, ajoute: Celui-lа
йtait au commencement avec Dieu, comme s'il disait: ce Verbe, que j'ai dit
кtre Dieu, en quelque maniиre est distinct de Dieu disant, en sorte qu'on
puisse dire: Il est avec Dieu. Le verbe intйrieurement conзu est,
rйpйtons-le, une certaine idйe ou ressemblance de la chose connue. Or, cette
ressemblance, lа oщ elle existe comme ressemblance d'une autre chose, ou bien a
raison d'exemplaire, si elle joue le rфle de principe, ou bien a raison d'image,
si le rфle de principe est jouй par ce dont elle est la ressemblance. L'un
et l'autre cas se rencontrent dans notre intelligence. C'est ainsi que la
ressemblance des produits de l'art, - celle qui subsiste dans l'esprit de
l'artisan -, est principe de l'opйration par laquelle ce produit est fabriquй:
il faut donc la comparer au produit, comme le modиle (ou exemplaire) а sa
reproduction. Par contre, la ressemblance de la chose naturellement conзue dans
notre intelligence, nous la rйfйrons comme а son principe а la chose dont nous
portons en nous la ressemblance. Notre acte d'intellection en effet tire son
principe des sens, lesquels sont affectйs par les choses naturelles. Quant а
Dieu, qui connaоt et soi-mкme et les autres existants, son acte d'intellection
est principe des choses connues de lui, puisque ces choses, causйes par
intelligence et volontй, viennent de lui, et qu'elles se rйfиrent а
l'intelligible qu'il est lui-mкme comme а leur principe; car Dieu est cet
Intelligible identique а l'Intellect en acte d'Intelligence, dont l'йmanation,
pour ainsi dire, est le Verbe conзu. Par rapport aux autres choses connues de
Dieu, le Verbe de Dieu doit donc кtre regardй comme l'Exemplaire; par
rapport а Dieu lui-mкme dont il est le Verbe, il doit кtre regardй comme son Image.
C'est ce qu'exprime l'Йpоtre aux Colossiens en parlant du Verbe: Il
est l'image du Dieu invisible. En ce qui concerne la ressemblance, il
existe une diffйrence entre l'intellect et le sens. Le sens apprйhende la chose
en ses accidents extйrieurs, couleur, saveur, quantitй, etc.; l'intellect
pйnиtre, lui, а l'intйrieur de la chose. Mais comme toute connaissance mesure
sa perfection а la ressemblance qui s'instaure entre connaissant et connu, le
sens sera donc affectй par une ressemblance de la chose sensible apprйhendйe
dans ses accidents; l'intellect le sera par une ressemblance de la chose
intellectuellement connue, apprйhendйe dans son essence. Le verbe conзu dans
l'intellect est donc, а l'йgard de la substance de la chose ainsi connue, image
ou exemplaire. Le Verbe de Dieu, nous l'avons montrй, est l'image de Dieu: il
l'est donc nйcessairement quant а son essence. C'est un fait que l'Apфtre
l'appelle, dans l'Йpоtre aux Hйbreux: Figure de la substance de Dieu. Mais l'image
d'une chose est double. Certaines images ne possиdent pas de nature commune
avec ce dont elles sont l'image; ou ne sont images qu'en regard des accidents
extйrieurs (par exemple, une statue d'airain, image de l'homme, n'est pourtant
pas un homme); ou encore ne sont images que par rapport а la substance: ainsi
l'idйe d'homme, dans l'intellect, n'est pas un homme, puisque, selon le mot du
Philosophe, ce qui est dans l'вme, ce n'est pas la pierre, mais la
reprйsentation de la pierre. Par contre, l'image d'une chose, qui communie
dans la mкme nature avec la chose dont elle est l'image, c'est comme un fils de
roi, vivant portrait de son pиre, et de mкme nature que lui. Or nous avons
montrй que le Verbe de Dieu est l'Image de Dieu qui le profиre, quant а son
essence mкme; que de plus il communie avec lui dans la mкme nature. Reste donc
que le Verbe de Dieu est non seulement Image, mais encore Fils. Кtre l'image
d'une chose, mais sans aller jusqu'а partager une mкme nature avec elle, voilа
ce qu'on trouve en celui qu'on ne peut appeler fils (nous parlons des vivants,
bien entendu); mais ce qui procиde d'un vivant et lui ressemble par l'espиce,
on l'appelle son Fils. Et c'est lа ce que dit le Psaume: Le Seigneur m'a
dit, Tu es mon Fils. Autre point а considйrer: comme en toute nature la
procession du fils а partir du pиre est naturelle (et c'est par une telle
procession que le Verbe de Dieu est dit Fils de Dieu), il faut qu'il procиde du
Pиre naturellement. Ceci concorde bien avec les prйcйdentes affirmations, comme
on peut le rendre perceptible а la lumiиre de ce qui se passe dans notre
intellect. Notre intellect jouit en effet naturellement de certaines
connaissances: ainsi des premiers principes, dont les concepts intelligibles,
nommйs verbes intйrieurs, existent en lui naturellement et procиdent de lui. Il
y a aussi certains objets de connaissance que notre intellect n'atteint pas
naturellement, mais auxquels il parvient par voie de raisonnement: leurs
concepts n'existent pas naturellement dans notre intellect, on les acquiert par
l'йtude. Il est manifeste que Dieu se connaоt naturellement soi-mкme, comme il
est naturellement: son acte d'intelligence est son acte d'кtre, nous l'avons
dit. Le Verbe de Dieu, se connaissant soi-mкme, en procиde donc naturellement.
Et comme le Verbe de Dieu est de mкme nature que Dieu qui le profиre, et sa
propre ressemblance, il en rйsulte que ce processus naturel ressemble, en ce
qui concerne l'identitй de nature, а celui d'oщ naоt la procession. Or la
vйritable dйfinition de la gйnйration chez les vivants, c'est que l'engendrй
procиde du gйnйrateur comme sa ressemblance et communie dans la mкme nature que
lui. Le Verbe de Dieu est donc vraiment engendrй par Dieu qui le profиre:
sa procession, on peut l'appeler gйnйration ou naissance. C'est
ce que dit le Psaume: Moi, je t'ai engendrй aujourd'hui, c'est-а-dire
dans l'йternitй qui toujours est prйsente, oщ ne se compte ni passй ni futur.
Il est donc йvidemment faux de dire, avec les Ariens, que le Pиre a engendrй le
Fils par volontй, car кtre par volontй, c'est ne pas кtre par nature. Considйrons
encore ceci. Ce qui est engendrй, aussi longtemps qu'il demeure en son
gйnйrateur, est appelй « conзu ». Or le Verbe de Dieu est engendrй
par Dieu de telle faзon qu'il ne se dйtache pas de lui, mais demeure en lui.
C'est йvident d'aprиs ce qui prйcиde. Ainsi, on peut appeler а bon droit le
Verbe de Dieu conзu (concept). Et c'est lа ce que dit la Sagesse de Dieu
dans les Proverbes: Il n'y avait point encore d'abоmes, que dйjа j'йtais
conзue. Mais il y a une diffйrence entre la conception du Verbe de Dieu et
la conception matйrielle que chez nous l'on trouve rйalisйe dans les кtres
animйs. L'enfant, tant qu'il est conзu et enfermй dans le sein, n'a pas encore
la perfection ultime qui lui permettrait de subsister par soi, distinct, selon
le lieu, de son gйnйrateur. Il faut par consйquent que dans la gйnйration
animale, autre soit la conception, et autre la naissance. C'est
par la naissance en effet que l'enfant sort du sein maternel et s'en voit
sйparй quant au lieu mкme. Mais le Verbe de Dieu, alors mкme qu'il existe en
Dieu qui le profиre, est parfait, subsistant en soi, distinct de Dieu qui le
profиre. Bien entendu, il ne s'agit pas ici d'une distinction locale; il y a
seulement, comme on l'a dit, distinction de relation. Ainsi, dans la gйnйration
du Verbe de Dieu, conception et naissance sont identiques. De fait, quand il
est dit par la bouche de la Sagesse: Dйjа j'йtais conзue, c'est pour
ajouter aussitфt: avant les collines, j'йtais enfantйe. - Naissance et
conception, dans le monde corporel, dиs lors qu'elles s'accompagnent de
mouvement, ne vont pas sans quelque succession. Le terme de la conception,
c'est l'кtre de ce qui est conзu existant en ce qui conзoit; le terme de la
naissance, c'est l'кtre de ce qui est nй, existant sйparйment de ce qui le fait
naоtre. Par suite, et nйcessairement, ce qui est conзu, dans le monde corporel,
n'existe pas encore; et ce qui naоt, au cours mкme de la naissance, n'est pas
encore distinct de ce qui le fait naоtre. Mais dans le cas du Verbe intelligible,
conception et naissance se font sans mouvement, sans succession. Dиs lors que
le Verbe est conзu, il est; dиs lors qu'il naоt, il est distinct de ce qui le
fait naоtre. Ainsi en va-t-il dans le phйnomиne de l'illumination, exempt de
toute succession, oщ le sujet est tout aussitфt illuminй que placй sous
le feu de la lumiиre. Si les choses se passent ainsi quand il s'agit de notre
verbe intelligible, а plus forte raison quand il s'agit du Verbe de Dieu. Dans
ce dernier cas, non seulement la conception intelligible est en mкme temps
naissance, mais encore l'une et l'autre se font dans l'йternitй, oщ il ne peut
y avoir ni avant ni aprиs. Et de fait, si la Sainte Йcriture dйclare, en
faisant parler la Sagesse: Avant les collines, j'йtais enfantйe, elle
ajoute, de peur que l'on ne suppose, du fait de cette naissance, l'inexistence
antйrieure de la Sagesse: Quand il disposait les cieux, j'йtais lа. Autrement
dit, si, dans la gйnйration charnelle animale, il y a d'abord conception, puis
naissance, et enfin prйsence de l'enfant а son procrйateur, а titre de
co-associй distinct de lui, tous ces йvйnements il faut les tenir dans la
gйnйration divine pour simultanйs: le Verbe est simultanйment conзu, nй,
prйsent. Il y a naissance quand il y a procession hors du sein: c'est pourquoi la
gйnйration du Verbe est appelйe sortie hors du sein aussi bien que naissance,
et les deux expressions sont lа pour marquer la distinction du Verbe et de
son principe: Je l'ai fait sortir de mon sein, dit le Psaume. Cependant la distinction
du Verbe de Celui qui le profиre n'est pas telle qu'elle empкche le Verbe
d'кtre en Lui, nous l'avons montrй plus haut; aussi, de mкme que pour marquer
la distinction du Verbe, on le dit nй, ou sorti du sein, de mкme pour montrer
qu'une telle distinction n'exclut pas l'existence du Verbe en celui qui le dit,
saint Jean dйclare: Il est dans le sein du Pиre.
Il faut observer qu'il n'y a
pas de gйnйration charnelle animale sans vertu active et passive. La vertu
active dйfinit le pиre, la vertu passive, la mиre. En fait, parmi les actions
requises pour la gйnйration certaines relиvent du pиre, et certaines de la mиre:
donner la nature et l'espиce, voilа la part du pиre; concevoir et enfanter,
voilа la part de la mиre, considйrйe comme patiente et rйceptive. Nous parlons
de la procession du Verbe, dans la mesure oщ Dieu se comprend soi-mкme. Or
l'intellection divine est le fruit, non de quelque vertu passive, mais pour
ainsi dire d'une vertu active, puisque l'intellect divin n'est pas en
puissance, mais tout en acte. La gйnйration du Verbe dйfinit l'action d'un
pиre, nullement celle d'une mиre. Ainsi, les fonctions qui dans la gйnйration
charnelle sont rйparties entre le pиre et la mиre, la Sainte Йcriture les
attribue toutes au Pиre dans la gйnйration du Verbe: donner la vie au Fils,
concevoir, enfanter, tout cela on l'affirme du Pиre. 12: COMMENT LE FILS EST APPELЙ SAGESSE DE DIEU
Aprиs
avoir appliquй а la gйnйration du Verbe ce qui йtait dit de la Sagesse divine,
reste а montrer qu'on peut reconnaоtre le Verbe de Dieu dans la Sagesse de
Dieu, а propos de laquelle dйjа on a avancй maintes citations. Si nous voulons
partir des rйalitйs humaines pour parvenir а la connaissance de Dieu, il nous
faut remarquer que le nom de sagesse s'applique chez l'homme а un certain
habitus grвce auquel notre esprit atteint les connaissances les plus hautes,
dont celle de Dieu. D'aprиs cet habitus de sagesse, il se forme dans notre
intelligence une certaine idйe de Dieu, idйe qui est un verbe intйrieur et а
laquelle nous avons coutume de donner le nom de sagesse, selon cette maniиre de
parler qui donne aux actes et aux effets des habitus le nom des habitus dont
ils procиdent; ainsi arrive-t-il de donner le nom de justice а ce qui est
accompli avec justice, de force а ce qui est accompli avec force, et, d'une
maniиre gйnйrale, d'appeler vertu ce qui est accompli d'une maniиre vertueuse.
Ainsi appellera-t-on sagesse ce qui est pensй avec sagesse. Du fait mкme que
Dieu se connaоt, il faut affirmer l'existence en lui de la sagesse; mais parce
que Dieu se connaоt sans l'intermйdiaire d'aucune espиce, si ce n'est par son
essence; bien plus, parce que son acte d'intellection est sa propre essence, la
sagesse de Dieu ne peut pas кtre un habitus, elle est l'essence mкme de Dieu.
Or il est manifeste, d'aprиs ce que nous avons dit, que le Fils de Dieu est
Verbe et idйe de Dieu se connaissant lui-mкme. Il en rйsulte que le Verbe de
Dieu, en tant que conзu avec sagesse par l'intelligence divine, peut кtre
appelй en propriйtй de termes Sagesse conзue ou engendrйe; d'oщ le mot
de l'Apфtre, appelant le Christ Sagesse de Dieu.
Mais le verbe mкme de sagesse
conзu par l'esprit est une certaine manifestation de la sagesse en acte
d'intellection; ainsi, en nous, nos actes manifestent-ils tous nos habitus.
Aussi, parce que la divine sagesse reзoit le nom de lumiиre pour autant qu'elle
consiste dans un acte pur de connaissance, et parce que, d'autre part, la
manifestation de la lumiиre c'est la splendeur qui en procиde, il convient que
le Verbe de la divine sagesse soit appelй la splendeur de la lumiиre, selon
la parole de l'Apфtre disant du Fils qu'il est la splendeur de la gloire. Voilа
pourquoi le Fils s'attribue le rфle de manifester le Pиre, quand il dit: Pиre,
j'ai manifestй ton nom aux hommes. Remarquons cependant que si le Fils, Verbe
de Dieu, peut кtre appelй en propriйtй de termes Sagesse conзue, le nom
de sagesse pris а l'йtat absolu est nйcessairement commun au Pиre et au
Fils; la sagesse que fait resplendir le Verbe, c'est en effet l'essence du
Pиre, essence commune au Pиre et au Fils. 13: IL N'Y A QU'UN FILS EN DIEU
Dieu,
qui connaоt tout le reste en se connaissant lui-mкme, - nous l'avons montrй
au Livre Premier -, se connaоt lui-mкme dans un unique et simple regard,
puisque son acte d'intellection est son propre acte d'кtre. Le Verbe de Dieu
est donc nйcessairement unique. Mais, puisque la gйnйration du Fils en Dieu ne
fait qu'un avec la conception du Verbe, il n'y a par consйquent en Dieu qu'une
seule gйnйration et qu'un seul Fils unique а кtre engendrй par le Pиre. Aussi
saint Jean йcrit-il: Nous l'avons vu comme le Fils unique du Pиre, et
encore: Le Fils unique qui est dans le sein du Pиre, c'est lui-mкme qui nous
l'a racontй. De ce qui prйcиde il semble rйsulter pourtant que le
Verbe de Dieu a un autre verbe, le Fils de Dieu un autre fils. Nous avons
montrй en effet que le Verbe de Dieu est vrai Dieu. Il faut donc que tout ce
qui est attribuй а Dieu soit attribuй au Verbe de Dieu. Or Dieu,
nйcessairement, se connaоt lui-mкme. Le Verbe de Dieu se connaоt donc lui-mкme.
Mais si, du fait que Dieu se connaоt lui-mкme, on affirme en Dieu un Verbe qui
est engendrй par lui, il semble qu'on doive attribuer au Verbe, du fait qu'il
se connaоt lui-mкme, un autre verbe. Ainsi il y aura un verbe du Verbe et un
fils du Fils, et ce verbe, s'il est Dieu, а son tour se connaоtra lui-mкme et
aura un autre verbe; la gйnйration divine procйdera ainsi а l'infini. Nous avons dйjа
de quoi rйpondre а cette difficultй. En montrant que le Verbe de Dieu йtait
Dieu, on a montrй cependant qu'il n'йtait pas un Dieu diffйrent du Dieu dont il
йtait le Verbe, mais qu'il n'йtait avec lui qu'un seul et mкme Dieu, n'ayant
pour s'en distinguer que le fait de prendre origine en lui, comme
Verbe-procйdant. De mкme que le Verbe n'est pas un autre Dieu, de mкme n'est-il
pas davantage une autre intelligence, ni par consйquent un autre acte
d'intellection. Il n'y a donc pas d'autre verbe. Il ne s'ensuit pas pour
autant, si l'on tient compte que le Verbe se connaоt lui-mкme, qu'il soit а
lui-mкme son propre verbe. La seule diffйrence en effet que le Verbe ait avec
celui qui le dit, est qu'il prend origine en lui. Tout le reste doit кtre
йgalement attribuй а Dieu qui dit, le Pиre, et au Verbe, le Fils, puisque le
Verbe lui aussi est Dieu. Seulement il faut attribuer spйcialement au Pиre que
c'est de lui que procиde le Verbe, et au Verbe qu'il procиde de Dieu qui le
dit. La
consйquence йvidente, c'est que le Fils n'est pas impuissant, mкme s'il ne peut
engendrer un Fils, alors que le Pиre, lui, engendre un Fils. La mкme puissance,
comme la mкme divinitй, appartient au Pиre et au Fils. Or comme la gйnйration
en Dieu consiste dans la conception intelligible du Verbe, en tant que Dieu se
connaоt lui-mкme, la puissance de gйnйration doit aller en Dieu de pair avec la
puissance de se connaоtre soi-mкme. Comme en Dieu l'acte de connaissance de soi
est unique et sans mйlange, la puissance de connaissance de soi, qui n'est pas
diffйrente de son acte, doit donc кtre йgalement unique. La conception du Verbe,
tant du cфtй de celui qui dit que du cфtй de celui qui est engendrй, est le
fait de la mкme puissance. C'est en vertu de la mкme puissance que le Pиre
engendre et que le Fils est engendrй. Le Pиre ne possиde donc aucune puissance
que le Fils ne possиde, mais le Pиre, eu йgard а la gйnйration, a la puissance
d'engendrer, le Fils celle d'кtre engendrй, puissance, faut-il conclure, qui ne
comporte de diffйrence que par la seule relation. Mais l'Apфtre affirmant que le Fils de
Dieu a un verbe, ne semble-t-il pas que le Fils ait un fils et le Verbe un
verbe? Comment interprйter ces paroles: En ces jours-lа, il nous a parlй
dans son Fils, puis: Lui, comme il est la splendeur de sa gloire et la
figure de sa substance, soutenant toutes choses par le verbe de sa puissance, etc...?
L'intelligence de ce texte nous est fournie par des donnйes prйcйdentes. Le
concept de la sagesse, le verbe, a-t-il йtй dit plus haut, peut revendiquer
pour soi le nom de sagesse. En poursuivant cette йtude, on verra que l'effet
extйrieur qui dйcoule du concept de la sagesse peut lui aussi кtre appelй
sagesse, puisqu'il est admis que l'effet peut prendre le nom de la cause: on
appelle sagesse d'un homme non seulement ce qu'il pense avec sagesse, mais
aussi ce qu'il fait avec sagesse. De lа vient que le dйploiement de la sagesse
divine dans l'_uvre de la crйation est appelй sagesse de Dieu: Il l'a crййe,
- la sagesse - par l'Esprit-Saint; et encore: Il l'a rйpandue sur
toutes ses _uvres. Ainsi ce qui sort du Verbe prend-il le nom de verbe:
chez nous, en effet, l'expression vocale du verbe intйrieur prend le nom de
verbe, comme si elle йtait le verbe du verbe, manifestant le verbe intйrieur.
Ainsi le concept de l'intelligence divine, qu'est le Fils, n'est pas seul а
porter le nom de Verbe; le dйploiement du concept divin dans les _uvres
extйrieures porte aussi le nom de verbe du Verbe. Ainsi faut-il entendre que le
Fils porte tout par le verbe de sa puissance; ainsi faut-il entendre la
parole du Psaume: Feu, grкle, neige, glace, vents de tempкte, qui
accomplissent son verbe, comme les effets du concept divin, qui se
dйploient dans le monde grвce aux puissances des crйatures. Puisque Dieu,
a-t-on dit, en se connaissant lui-mкme, connaоt tout le reste, le Verbe conзu
en Dieu, dиs lа que Dieu se connaоt, doit кtre le Verbe de toutes choses, mais
non pas de la mкme maniиre Verbe de Dieu et Verbe du reste. Verbe de Dieu, il
procиde en effet de Dieu; Verbe des choses, il ne procиde pas d'elles, mais
bien plutфt est-ce sa science qui produit les choses dans l'кtre, comme on l'a
montrй. Il faut donc que le Verbe de Dieu, Verbe de toutes les choses qui ont
йtй crййes, soit idйe parfaite. Comment peut-il кtre idйe de chaque chose, cela
ressort de ce qu'on a exposй au Livre Premier, oщ l'on a montrй que Dieu a la
connaissance particuliиre de toutes choses. Quiconque applique son intelligence а
quelque _uvre que ce soit, travaille selon l'idйe de l'_uvre qu'il porte en lui:
une maison, rйalitй matйrielle, se construit selon l'idйe que l'architecte a
dans son esprit. Or Dieu produit les choses dans l'кtre, non point poussй par
une nйcessitй de nature, mais comme agissant selon son intelligence et sa
volontй. Dieu a tout fait par son Verbe, qui est l'idйe des choses qu'il a
faites. Toutes choses ont йtй faites par lui. Moпse, quand il dйcrit
l'origine du monde, abonde dans le mкme sens en s'exprimant ainsi, а propos de
chacune des _uvres de Dieu: Dieu dit: que la lumiиre soit, et la lumiиre se
fit. Dieu dit: qu'il y ait un firmament, etc... Le Psalmiste rйsume tout
ceci en disant: Il dit, et les choses furent crййes. Dire, c'est
produire un verbe. Ainsi donc doit-on entendre le: Dieu dit et les choses
furent crййes; Dieu a produit le Verbe par qui il a produit les choses dans
l'кtre, comme par leur idйe parfaite. Conservation et production des choses ont
mкme cause. De mкme que le Verbe de Dieu a crйй toutes choses, ainsi les
conserve-t-il dans l'кtre. D'oщ le mot du Psalmiste: Les cieux ont йtй
йtablis par le Verbe du Seigneur, et celui de l'Apфtre, а propos du Fils: Il
porte tout par le verbe de sa puissance, dont nous avons vu plus haut
comment l'entendre. Le Verbe de Dieu, notons-le, diffиre cependant de
l'idйe qui est dans l'esprit de l'artisan. Le Verbe de Dieu est Dieu subsistant;
l'idйe de l'_uvre dans l'esprit de l'artisan n'est pas, elle, un кtre
subsistant, mais simplement une forme intelligible. Une forme non subsistante
ne peut avoir d'action propre, car l'action est le fait d'un кtre parfait et
subsistant; ce qui lui appartient, c'est qu'on agisse par elle, car la forme
est le principe d'action grвce auquel l'agent peut agir. L'idйe de maison dans
l'esprit du maзon ne construit pas la maison; mais c'est grвce а cette idйe que
le maзon bвtit la maison. Le Verbe de Dieu, lui, idйe des choses faites par Dieu,
ne se contente pas d'кtre principe d'action, il agit, car il est subsistant.
Aussi la Sagesse de Dieu dit-elle, au Livre des Proverbes: J'йtais auprиs de
lui, disposant toutes choses, et le Seigneur lui-mкme, en saint Jean: Mon
Pиre agit et moi aussi j'agis. Remarquons de plus que la chose а la
fabrication de laquelle prйside l'intelligence, prйexiste dans l'idйe avant
qu'on l'amиne а exister en acte. Or le Verbe de Dieu, nous l'avons montrй, est
l'idйe de tout ce qui a йtй crйй par Dieu. Tout ce qui a йtй crйй par Dieu doit
donc avoir prйexistй dans le Verbe de Dieu avant d'exister dans sa nature
propre. Or ce qui est dans un кtre est dans cet кtre selon le mode d'кtre qui
est propre а cet кtre, non pas selon le sien propre: la maison est, dans
l'esprit du maзon, а l'йtat intelligible et immatйriel. On doit donc comprendre
que les choses aient prйexistй dans le Verbe de Dieu selon le mode qui lui est
propre. Or le mode d'кtre du Verbe, c'est d'кtre unique, simple, immatйriel, et
non seulement vivant, mais la vie mкme, puisqu'il est son acte d'кtre. Les
choses crййes par Dieu doivent donc avoir prйexistй dans le Verbe de toute
йternitй, de maniиre immatйrielle, sans aucune composition et de telle sorte
qu'elle ne fussent rien d'autre dans le Verbe que le Verbe lui-mкme, qui est la
vie. Voilа qui explique la parole de saint Jean: Ce qui a йtй fait, йtait
vie en lui, c'est-а-dire dans le Verbe. De mкme que celui qui fait _uvre
d'intelligence produit les choses dans l'кtre selon l'idйe qu'il porte en lui,
ainsi celui qui enseigne produit-il la science chez son disciple, selon l'idйe
qu'il porte en lui, la science du disciple йtant tirйe, comme а titre d'image,
de celle du maоtre. Or l'intelligence divine n'est pas seulement cause de tout
ce qui subsiste dans la nature; toute connaissance intellectuelle prend source
en elle. Le Verbe de Dieu, idйe de l'intelligence divine, doit donc кtre source
de toute connaissance intellectuelle. Voilа pourquoi il est dit: La vie
йtait la lumiиre des hommes, le Verbe de Dieu, vie en qui toutes choses
sont vie, manifestant, comme une lumiиre, la vйritй а l'esprit des hommes. - Ce
n'est pas la faute du Verbe que tous les hommes ne parviennent pas а la
connaissance de la vйritй, mais que certains demeurent dans les tйnиbres. C'est
la faute des hommes qui ne se tournent pas vers le Verbe et qui ne peuvent
pleinement le recevoir: aussi les tйnиbres continuent-elles d'envelopper les
hommes, plus ou moins intenses selon que les hommes se tournent plus ou moins
vers le Verbe et lui font accueil. Aussi bien saint Jean, voulant exclure toute
dйficience de la puissance de manifestation du Verbe, aprиs avoir dit que la vie
йtait la lumiиre des hommes, ajoute que cette lumiиre brille dans les
tйnиbres et que les tйnиbres ne l'ont point accueillie. L'existence des
tйnиbres ne vient pas de ce que le Verbe ne resplendit pas; mais de ce que
certains n'accueillent pas la lumiиre du Verbe, ainsi des tйnиbres que n'arrive
pas а percer la lumiиre du soleil matйriel pour qui a les yeux fermйs ou malades. Voilа, enseignйs
que nous avons йtй par les Saintes Йcritures, ce que nous pouvons concevoir de
la gйnйration divine et de la puissance du Fils unique de Dieu. 14: SOLUTION DES DIFFICULTЙS SOULEVЙES CONTRE LA GЙNЙRATION EN
DIEU
La
vйritй ne tolиre aucune erreur et dissipe tout doute. Il va nous кtre facile de
rйsoudre les objections qui semblaient faire difficultй touchant la gйnйration
en Dieu. 1. Les chapitres prйcйdents nous ont amenйs а affirmer nettement en Dieu
l'existence d'une gйnйration intelligible, non point telle que celle des кtres
matйriels, chez qui la gйnйration est un certain changement, accompagnй, en
contrepartie, d'une certaine corruption. La conception du verbe dans notre
intelligence ne s'accompagne en effet d'aucun changement ni d'aucune
corruption, et c'est а cette conception, nous l'avons vu, que ressemble la
gйnйration du Fils de Dieu. 2. Le verbe qui est conзu dans notre esprit ne passe
de la puissance а l'acte qu'autant que notre intellect passe de la puissance а
l'acte; notre intellect donne naissance а un verbe pour autant seulement qu'il
existe en acte: au moment mкme oщ il existe en acte, il lui naоt un verbe. Mais
l'intelligence divine, elle, n'est jamais en puissance, seulement en acte. La
gйnйration du Verbe n'a donc pas lieu suivant le passage de la puissance а
l'acte, mais comme l'acte qui naоt de l'acte, la splendeur de la lumiиre,
l'idйe de l'intelligence en acte. D'oщ il ressort que la gйnйration n'empкche
pas le Fils de Dieu d'кtre vraiment Dieu et йternel. Bien plutфt, est-il
nйcessaire que celui qui est Verbe de Dieu soit coйternel а Dieu,
l'intelligence en acte n'йtant jamais sans verbe. 3. Puisque la gйnйration du Fils de Dieu
n'est pas matйrielle mais intellectuelle, c'est sottise de se demander si le
Pиre a donnй tout ou partie de sa nature. Il est йvident que si Dieu se
connaоt, le Verbe doit en embrasser toute la plйnitude. Et pourtant la
substance donnйe au Fils ne cesse pas d'кtre dans le Pиre, pas plus que chez
nous la nature propre d'une chose qui entre dans le champ de l'intelligence ne
cesse d'кtre dans cette chose, йtant donnй que le Verbe de notre intelligence
tient de la chose elle-mкme qu'elle apprйhende la facultй d'embrasser cette
nature d'une maniиre intelligible. 4, Du fait d'ailleurs que la gйnйration
divine n'est pas matйrielle, il est йvident que dans le Fils de Dieu, sujet
rйcepteur et nature reзue n'ont pas besoin d'кtre diffйrents, ce qu'exigent les
gйnйrations matйrielles oщ la matiиre de l'engendrй reзoit la forme du
gйnйrateur. Dans la gйnйration intelligible, il n'en va pas ainsi. Le verbe ne
naоt pas de l'intelligence de maniиre qu'il faille prйsupposer en lui une
partie rйceptrice et une autre qui naisse de l'intellect; c'est dans sa
totalitй que le verbe naоt de l'intelligence, de mкme qu'en nous un verbe naоt
d'autres verbes, comme la conclusion des principes. Or lа oщ un кtre naоt en
son entier d'un autre кtre point n'est besoin de supposer une partie rйceptrice
et une partie reзue; c'est un кtre complet qui sort de celui dont il naоt. 5. Il est
йgalement clair que l'impossibilitй de distinguer en Dieu plusieurs subsistants
n'exclut pas une authentique gйnйration. L'essence divine, toute subsistante
qu'elle soit, ne peut кtre sйparйe de la relation qu'il faut bien poser en Dieu
du fait que le Verbe conзu dans l'intellect divin prend origine en Dieu qui le
profиre. Le Verbe est l'essence divine; et Dieu qui le profиre, et de qui naоt
le Verbe, est aussi l'essence divine, essence en rien diffйrente, mais
numйriquement identique. Or Dieu ne pouvant кtre sujet d'accident, ces
relations ne sont pas en Dieu accidentelles, mais subsistantes. Si donc l'on
considиre les relations, il y a pluralitй de subsistants. Il y a unicitй dans
la ligne de l'essence. Aussi bien dit-on qu'il y a un seul Dieu, car il n'y a
qu'une essence subsistante, et plusieurs personnes, en raison de la distinction
des relations subsistantes. La distinction des personnes en effet, mкme chez
l'homme, ne se prend pas selon l'essence de l'espиce, mais selon ce qui
s'ajoute а la nature de l'espиce. En toutes les personnes humaines se retrouve
une unique nature spйcifique, et pourtant il y a multiplicitй de personnes, les
hommes se distinguant entre eux par ce qui s'ajoute а la nature. En Dieu, on ne
doit donc pas affirmer l'unicitй de personne en raison de l'unitй de l'essence
subsistante, mais bien, en raison des relations, la pluralitй des personnes. 6. Par oщ l'on
voit que le principe d'individuation, ou ce qui en tient lieu, ne s'identifie
pas avec l'« кtre-dans-un-autre »: l'essence
divine en effet n'est pas dans un autre Dieu, pas plus que la paternitй n'est
dans le Fils. 7. Si les deux personnes, celle du Pиre et celle du Fils, ne se
distinguent pas par l'essence mais par la relation, la relation cependant n'est
pas rйellement diffйrente de l'essence, puisque, en Dieu la relation ne peut
кtre un accident. Si l'on considиre attentivement les conclusions йtudiйes au
Livre 1er, on ne pourra pas davantage regarder comme impossible qu'il y ait en
Dieu les perfections de tous les кtres, non pas selon une certaine composition,
mais selon l'unitй et la simplicitй de son essence. C'est par une forme qu'un
homme est vivant, par une autre forme qu'il est sage, par une autre encore
qu'il est juste: toutes choses que Dieu possиde de par son essence. De mкme
donc que dans un homme sagesse et justice sont des accidents, et qu'en Dieu
elles sont identiques а son essence, de mкme une relation, mettons la relation
de paternitй ou celle de filiation, bien qu'accident chez l'homme, est en Dieu
l'essence divine. Affirmer que la sagesse divine est l'essence de Dieu,
ce n'est pas dire pour autant qu'elle soit infйrieure а la nфtre, laquelle
ajoute а l'essence. C'est dire au contraire que la sagesse divine dйpasse la
nфtre au point que ce а quoi notre essence ne peut atteindre, comme la science
et la justice, Dieu la possиde parfaitement par son essence. Tout ce qui se
prйsente de distinct chez nous entre l'essence et la sagesse, il faut
l'attribuer en bloc а Dieu considйrй dans son essence. La mкme raison vaut pour
le reste. Puisque les relations de paternitй et de filiation sont l'essence
divine, tout ce qui est propre а la paternitй doit se rencontrer en Dieu, bien
que la paternitй soit l'essence mкme de Dieu. C'est le propre de la paternitй
de se distinguer de la filiation: affirmer le rapport de pиre а fils, c'est
affirmer le rapport а un autre, et c'est toute la raison de pиre que d'кtre
pиre d'un fils. Quand bien mкme Dieu le Pиre est l'essence divine, et de mкme
Dieu le Fils, du fait que Dieu est Pиre, il se distingue du Fils, bien que le
Pиre et le Fils soient un, l'un et l'autre йtant l'essence divine. a) On voit clairement ainsi que la relation
en Dieu n'est pas sans un fondement absolu. Cette rйfйrence а un absolu est
cependant diffйrente en Dieu et dans les crйatures. Dans les crйatures, la
relation se rйfиre а l'absolu, а titre d'accident se rйfйrant а son sujet; en
Dieu, la rйfйrence se fait par mode d'identitй, comme il en va pour ce qu'on
affirme de lui. Or un mкme sujet ne peut soutenir en soi des relations
opposйes, un mкme homme, par exemple, кtre ensemble pиre et fils. Mais
l'essence divine, en raison de sa perfection absolue, est identique а la
sagesse, а la justice, etc., toutes choses qui chez nous relиvent de genres
divers. Ainsi rien n'empкche qu'une unique essence soit identique а la
paternitй et а la filiation, rien n'empкche que le Pиre et le Fils soient un
seul Dieu, bien que le Pиre ne soit pas le Fils: c'est la mкme essence, en
effet, qui possиde naturellement l'кtre et son propre Verbe intelligible. b) Il est clair aussi, aprиs tout ce que
l'on a dit, qu'en Dieu les relations sont d'ordre rйel, et pas seulement
notionnel. Toute relation qui dйcoule de l'opйration d'une chose, ou de sa
puissance, ou de sa quantitй, existe rйellement: autrement, elle existerait
dans la seule intelligence, comme il en va pour la science et son objet. La
relation de la science а son objet est en effet la consйquence de l'action du
sujet connaissant, non de celle de l'objet connu, celui-ci se comportant de la
mкme maniиre, quant а lui, aussi bien lorsqu'il est saisi par l'intelligence
que lorsqu'il ne l'est pas. C'est ainsi que la relation est rйelle du cфtй du
sujet connaissant, de raison du cфtй de l'objet, l'objet йtant mis en relation
avec la science du fait que la science se rapporte а lui. Mкme chose pour les
notions de droite et de gauche. Les animaux ont en effet des possibilitйs qui
donnent naissance а des relations de droite et de gauche; une telle relation
existe vraiment et rйellement chez l'animal: de quelque cфtй qu'il se tourne,
cette relation se comporte toujours de la mкme maniиre; jamais son cфtй droit
ne prendra le nom de cфtй gauche. Par contre, les кtres inanimйs, dйmunis de
telles possibilitйs, n'ont pas en eux rйellement de semblable relation; on leur
attribue seulement la relation de droite et de gauche, du fait que des кtres
animйs se comportent d'une certaine maniиre а leur йgard: ainsi dit-on d'une
mкme colonne qu'elle est tantфt а droite, tantфt а gauche, suivant qu'un кtre
animй se situe diffйremment par rapport а elle. La relation du Verbe а Dieu qui
le profиre, et dont il est le Verbe, est affirmйe en Dieu du fait qu'il se
connaоt soi-mкme, opйration qui lui est intйrieure, bien plus qui est Dieu
lui-mкme. Reste donc que les relations dont on a parlй sont en Dieu vraiment et
rйellement, et non pas seulement le fait de notre intelligence. c) Affirmer en Dieu l'existence de la
relation ne signifie pas qu'il y ait en lui quoi que ce soit qui possиde un
кtre dйpendant. Chez nous, les relations ont un кtre dйpendant, diffйrent de
celui de la substance; elles possиdent, comme les autres accidents, un кtre qui
leur est propre, propre а leur nature mкme. Les accidents йtant des formes
surajoutйes а la substance et produites par les principes de celle-ci, il
convient que leur кtre se surajoute а celui de la substance, en dйpendance de
lui. Le degrй d'кtre, plus ou moins grand, de chacun de ces accidents, se
mesure а la plus ou moins grande proximitй et perfection de la forme
accidentelle par rapport а la substance. Voilа pourquoi la relation, qui vient
s'ajouter rйellement а la substance, possиde le dernier degrй de l'кtre, et le
plus imparfait: le dernier, parce qu'il suppose non seulement l'кtre de la
substance, mais encore l'кtre des autres accidents qui sont а l'origine de la
relation (l'un quantitatif, par exemple, йtant а l'origine de l'йgalitй, l'un
qualitatif а l'origine de la similitude); le plus imparfait, parce que la
nature mкme de la relation йtant d'кtre-а-un-autre, son кtre propre qui se
surajoute а la substance, dйpend non seulement de l'кtre de la substance, mais
encore de l'кtre d'un agent extйrieur. Ce n'est pas le cas en Dieu, bien sыr.
Tout ce qui est en Dieu, est substance de Dieu. De mкme donc qu'en Dieu, l'кtre
de la sagesse n'est pas un кtre dйpendant de la substance, car l'кtre de la
sagesse est l'кtre de la substance, de mкme l'кtre de la relation ne dйpend ni
de la substance ni d'un agent extйrieur, l'кtre de la relation йtant l'кtre
mкme de la substance. Affirmer la relation en Dieu, ce n'est pas pour autant
affirmer en lui un кtre dйpendant, mais seulement une certaine rйfйrence en
laquelle consiste la nature mкme de la relation. Ainsi quand on affirme la
sagesse en Dieu, il ne s'ensuit pas qu'il y ait en lui un certain кtre
accidentel, mais seulement une certaine perfection en quoi consiste la nature
mкme de sagesse. Autre point nettement acquis: l'imperfection
manifeste des relations crййes n'entraоne pas que les personnes divines,
diffйrenciйes par les relations, soient imparfaites, mais seulement que la
distinction des personnes divines est des plus tйnues. 8. Il est clair aussi que le Pиre et le
Fils, distincts entre eux, ne sont pas plusieurs dieux, bien que le nom de Dieu
soit dit substantiellement du Pиre et du Fils. Distincts de par la distinction
des relations subsistantes, ils sont un seul Dieu de par l'unitй de l'essence
subsistante. Chez les hommes, il est impossible que plusieurs soient un seul,
car l'essence « humanitй » n'est pas numйriquement une en eux, pas
plus que l'essence « humanitй » n'est subsistante, au point que
l'homme soit l'« humanitй. » 9. Le fait, en Dieu, de l'unitй de
l'essence et de la distinction des relations montre bien qu'il n'est pas
impossible de trouver en lui certaines oppositions, nous voulons dire de ces
oppositions qui sont la consйquence de la distinction des relations, ainsi
d'кtre engendrant et engendrй, opposition relative, ainsi d'кtre engendrй
et inengendrй, opposition d'affirmation et de nйgation. Partout oщ
l'on trouve, en effet, une certaine distinction, doit se trouver une opposition
de nйgation et d'affirmation. Les choses qui ne souffrent ni affirmation ni
nйgation, sont parfaitement indistinctes: quand donc une chose serait en tout
ce qu'est une autre, ces deux choses n'en feraient strictement qu'une, n'йtant
distinctes en rien. Mais en voilа assez sur la gйnйration en Dieu. LA PROCESSION DU SAINT-ESPRIT15: QU'IL Y A UN SAINT-ESPRIT EN DIEU
La
Sainte Йcriture ne nous oblige pas seulement а croire qu'il y a en Dieu un Pиre
et un Fils; а ces ceux-lа elle ajoute un Saint-Esprit. Le Seigneur dit en
effet, en saint Matthieu: Allez, enseignez toutes les nations, les
baptisant au nom du Pиre et du Fils et du Saint-Esprit, et saint Jean йcrit:
ils sont trois dans le ciel а rendre tйmoignage: le Pиre, le Verbe et
l'Esprit-Saint. L'Йcriture fait йgalement mention d'une certaine procession
de cet Esprit-Saint: Lorsque le Paraclet sera venu, que je vous enverrai
d'auprиs du Pиre, l'Esprit de vйritй qui procиde du Pиre, il vous rendra
tйmoignage а mon sujet. 16: L'ESPRIT-SAINT, A-T-ON DIT, N'EST QU'UNE CRЙATURE. RAISONS
MISES EN AVANT
Invoquant
а leur appui des textes d'Йcriture, certains ont tenu que l'Esprit-Saint йtait
une crйature, d'un ordre seulement plus йlevй que les autres. 1. Voici, par
exemple, le tйmoignage d'Amour, selon du moins la version des Septante: Le
voici, formant les montagnes, crйant l'esprit, annonзant aux hommes sa parole; et
celui de Zacharie: Le Seigneur parle, dйployant le ciel, assoyant la terre,
crйant l'esprit de l'homme en lui. L'Esprit-Saint, semble-t-il, serait
ainsi une crйature. 2. Dans son enseignement, le Seigneur affirme de
l'Esprit-Saint qu'il ne parlera pas de lui-mкme mais qu'il dira tout ce
qu'il aura entendu. On en dйduira que l'Esprit ne dit rien de sa propre
autoritй, mais qu'il est au service de qui lui commande. Or, redire ce qu'on a
entendu, n'est-ce pas le propre d'un serviteur? L'Esprit-Saint ne serait donc
qu'une crйature soumise а Dieu. 3. Il revient а un infйrieur d'кtre envoyй
en mission, l'envoi au contraire impliquant autoritй. Or l'Esprit-Saint est
chargй de mission, envoyй, par le Pиre et par le Fils. L'Esprit-Saint
Paraclet que le Pиre enverra en mon nom vous enseignera toutes choses. Lorsque
le Paraclet que je vous enverrai d'auprиs du Pиre sera venu... L'Esprit-Saint
serait donc infйrieur au Pиre et au Fils. 4. La Sainte Йcriture associe le Fils au
Pиre en tout ce qui paraоt relever de la divinitй, mais ne fait pas mention de
l'Esprit-Saint. Tel ce texte de saint Matthieu: Personne ne connaоt le Fils
si ce n'est le Pиre; personne ne connaоt le Pиre si ce n'est le Fils. Aucune
mention n'est faite de l'Esprit-Saint. Tel cet autre texte de saint Jean: La
vie йternelle c'est qu'ils te connaissent toi, le seul vrai Dieu, et celui que
tu as envoyй Jйsus-Christ, qui ne fait pas davantage mention de
l'Esprit-Saint. De mкme quand l'Apфtre dit: la grвce soit avec vous et la
paix qui vient de Dieu notre Pиre et du Seigneur Jйsus-Christ, ou encore:
Nous n'avons qu'un seul Dieu, le Pиre de qui tout vient et en qui nous sommes,
qu'un seul Seigneur, Jйsus-Christ par qui tout vient et par qui nous sommes, rien
en tout cela ne nous parle de l'Esprit-Saint dont il semble bien qu'il ne soit
pas Dieu. 5. Tout ce qui est sujet au mouvement est crйй. Dieu, on l'a dйjа
montrй, est immobile. Or l'Йcriture attribue du mouvement а l'Esprit-Saint.
D'aprиs la Genиse, l'Esprit de Dieu planait sur les eaux; et on lit, en Joлl:
Je rйpandrai de mon esprit sur toute chair. L'Esprit-Saint serait donc une
crйature. 6. Tout ce qui est capable de croissance et de division est mobile et
crйй. Or, ces attributs, l'Йcriture semble bien les assigner а l'Esprit-Saint.
Le Seigneur dit en effet а Moпse: Rassemble-moi soixante-dix des anciens
d'Israлl; j'enlиverai de ton esprit que je leur donnerai. Au quatriиme Livre
des Rois, on lit qu'Йlisйe demanda а Йlie: Je t'en prie: que ton esprit
redouble en moi. Et Йlie de lui rйpondre: si tu t'aperзois de mon
dйpart, quand je te serai enlevй, alors il sera fait comme tu le demandes. Capable
de changement, l'Esprit-Saint ne serait donc pas Dieu. 7. La tristesse ne saurait affecter Dieu;
la tristesse est une passion et Dieu est impassible. Mais la tristesse affecte
l'Esprit-Saint. Aussi bien, l'Apфtre dit-il: Ne contristez pas le Saint-Esprit
de Dieu; et Isaпe: ils l'ont provoquй а la colиre, ils ont attristй son
Saint-Esprit. Il semble donc que l'Esprit-Saint ne soit pas Dieu. 8. D'ailleurs il
ne convient pas а Dieu de prier, mais plutфt d'кtre priй. Or la priиre est
attribuйe au Saint-Esprit: L'Esprit lui-mкme prie pour nous en gйmissements
ineffables. La mкme conclusion s'impose. 9. Nul ne peut donner dйcemment que ce sur
quoi il a domaine. Mais Dieu le Pиre et le Fils йgalement font don du
Saint-Esprit. Le Seigneur dit en effet en saint Luc: Votre Pиre donnera du
ciel l'esprit de bontй а ceux qui le demanderont; et saint Pierre
d'affirmer: Dieu donnera l'Esprit-Saint а ceux qui lui obйiront. Tout
cela semble indiquer que l'Esprit-Saint n'est pas Dieu.
10. Au reste, si
l'Esprit-Saint est vrai Dieu, il faut qu'il ait la nature divine, et ainsi,
puisque l'Esprit procиde du Pиre, il est nйcessaire qu'il reзoive de lui
la nature divine. Mais recevoir la nature de celui par qui l'on est produit,
c'est кtre engendrй par lui, le propre de l'engendrй йtant d'кtre produit а la
ressemblance spйcifique de son principe. L'Esprit-Saint sera donc engendrй, et
Fils par consйquent; ce qui est contraire а la foi orthodoxe. 11. D'ailleurs si
l'Esprit-Saint reзoit du Pиre la nature divine sans кtre pour autant engendrй,
la nature divine devra кtre communiquйe de deux maniиres, et sous le mode de
gйnйration, selon lequel procиde le Fils et sous le mode dont procиde
l'Esprit-Saint. Or, а regarder l'ensemble des natures, il ne parait pas normal
qu'une seule et mкme nature puisse se communiquer sous deux modes diffйrents.
Puisque l'Esprit-Saint ne reзoit pas sa nature par mode de gйnйration, il ne la
recevra donc d'aucune maniиre. Et ainsi ne sera-t-il pas vйritablement Dieu. Telle fut la
position tenue par Arius, pour qui le Fils et l'Esprit n'йtaient que des
crйatures, l'Esprit йtant infйrieur au Fils dont il n'йtait que le ministre, le
Fils, lui, йtant infйrieur an Pиre. - Sur la question du Saint-Esprit, Arius
fut suivi par Macйdonius. Celui-ci, d'aprиs saint Augustin, tenait sainement
que le Pиre et le Fils possйdaient une seule et mкme nature, mais il ne voulait
pas le croire de l'Esprit-Saint, affirmant qu'il йtait une crйature. D'oщ
le nom de semi-ariens donnй parfois aux disciples de Macйdonius, qui s'accordaient
en partie avec les ariens, et en partie s'en sйparaient. 17: L'ESPRIT-SAINT EST VRAIMENT DIEU
Les
textes de l'Йcriture tйmoignent а l'йvidence de la divinitй de l'Esprit-Saint. On ne consacre de
temple qu'а Dieu seul: Dieu dans son temple saint, chante le Psaume. Or
l'Esprit-Saint se voit dйdier des temples: Ne savez-vous pas que vos corps
sont les temples de l'Esprit-Saint? dit l'Apфtre. L'Esprit-Saint est donc
Dieu. Affirmation d'autant plus remarquable que quelques versets auparavant,
l'Apфtre note que nos membres, dont il dit qu'ils sont les temples de
l'Esprit-Saint, sont les membres du Christ: Ne savez-vous pas que vos corps
sont les membres du Christ? Il ne conviendrait pas, le Christ йtant Dieu,
que les membres du Christ fussent temple de l'Esprit-Saint, si l'Esprit-Saint
n'йtait pas Dieu. Les saints ne vouent le culte de latrie qu'au vrai
Dieu: Tu craindras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui seul,
est-il ordonnй au Deutйronome. Or les saints vouent le culte de latrie а
l'Esprit-Saint, selon ce mot de l'Apфtre aux Philippiens: Nous sommes la
vraie circoncision, nous qui adorons l'Esprit Dieu, texte ainsi prйsentй
par les codex grecs et les plus vieilles versions latines, bien que certaines
recensions portent: Nous qui par l'Esprit du Seigneur rendons un culte.
Le texte grec montre bien qu'il faille l'entendre d'un culte de latrie, dы а
Dieu seul. L'Esprit-Saint est donc vйritablement Dieu, auquel est dы le culte
de latrie. Sanctifier les hommes est proprement l'_uvre de Dieu. C'est moi le
Seigneur qui vous sanctifie, lit-on au Lйvitique. Or c'est le Saint
Esprit qui sanctifie: Vous avez йtй lavйs, vous avez йtй sanctifiйs, vous
avez йtй justifiйs au nom de Notre-Seigneur Jйsus-Christ et dans l'Esprit de
notre Dieu, йcrit l'Apфtre aux Corinthiens: et aux Thessaloniciens:
Dieu nous a choisis, prйmices pour le salut, dans la sanctification de
l'Esprit et dans la foi а la vйritй. Il faut donc que l'Esprit-Saint soit
Dieu. Le
rфle que joue l'вme dans la vie naturelle du corps, Dieu le joue dans la vie de
justice de cette mкme вme. De mкme, dit le Seigneur en saint Jean, que le Pиre
qui vit m'a envoyй et que je vis par mon Pиre, de mкme celui qui me mange vivra
par moi. Or une telle vie est l'_uvre de l'Esprit-Saint. On lit en effet presque
aussitфt: c'est l'Esprit qui donne la vie; et l'Apфtre d'йcrire aux Romains:
Si par l'Esprit vous mortifiez les _uvres de la chair, vous vivrez.
L'Esprit-Saint est donc de nature divine. Le Seigneur, comme preuve de sa divinitй,
en face des Juifs qui ne pouvaient supporter qu'il se fit l'йgal de Dieu,
affirme qu'il a le pouvoir de rйsurrection. De mкme que le Pиre ressuscite les
morts et donne la vie, de mкme le Fils donne la vie а qui il veut. Or ce
pouvoir de rйsurrection, le Saint-Esprit le possиde. L'Apфtre dit en effet aux Romains:
Si son Esprit qui a ressuscitй Jйsus-Christ d'entre les morts habite en
vous, celui qui a ressuscitй Jйsus-Christ d'entre les morts donnera aussi la
vie а vos corps mortels, en raison de son Esprit qui habite en vous. L'Esprit-Saint
est donc de nature divine. La crйation, on l'a dйjа montrй, n'est l'_uvre que de
Dieu. Or la crйation relиve de l'Esprit-Saint. Envoie ton Esprit, chante
le Psaume, et les кtres seront crййs. Il est dit encore au Livre de Job:
l'Esprit de Dieu m'a crйй: et l'Ecclйsiastique affirme: Lui-mкme
l'a crййe, - la Sagesse -, par le Saint-Esprit. L'Esprit-Saint est
donc de nature divine. Autre donnйe: L'Esprit pйnиtre tout, dit
l'Apфtre aux Corinthiens, mкme les abоmes de Dieu. Qui donc
sait ce qui est dans l'homme, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui? Ainsi
personne ne connaоt ce qui est de Dieu, si ce n'est l'Esprit de Dieu.
Aucune crйature ne peut embrasser tous les abоmes de Dieu, comme le montre а
l'йvidence cette parole du Seigneur: Personne ne connaоt Je Fils si ce n'est
le Pиre, ni le Pиre si ce n'est le Fils. Et Dieu de dire, par la bouche d'Isaпe:
C'est mon secret а moi. L'Esprit-Saint n'est donc pas une crйature. Selon la
comparaison de l'Apфtre, l'Esprit-Saint se comporte а l'йgard de Dieu comme
l'esprit de l'homme а l'йgard de l'homme. Or l'esprit de l'homme est intйrieur
а l'homme, non point d'une nature йtrangиre, mais partie de lui-mкme.
L'Esprit-Saint n'est donc pas d'une autre nature que Dieu. Si l'on compare
les paroles, dйjа citйes, de l'Apфtre а celles du prophиte Isaпe, on
verra clairement que l'Esprit-Saint est Dieu. Nul _il n'a vu, Dieu, en
dehors de toi, ce que tu as prйparй а ceux qui espиrent en toi. Ayant
citй ces paroles, l'Apфtre ajoutait: L'Esprit scrute les profondeurs de Dieu.
L'Esprit-Saint connaоt donc ces profondeurs que Dieu a prйparйes а ceux
qui espиrent en lui. Si donc, comme l'affirme Isaпe, nul n'a vu ces choses
hormis Dieu, il est clair que l'Esprit saint est Dieu. Il est dit encore en Isaпe: J'entendis
la voix de Dieu qui disait: Qui enverrai-je et qui ira pour nous? Et je dis: me
voici, envoyez-moi. Et il dit: Va, tu diras а ce peuple: Йcoutez, auditeurs, et
ne comprenez pas. Or ces paroles, Paul les attribue а l'Esprit-Saint,
lorsque s'adressant aux Juifs il leur dit: L'Esprit-Saint s'est justement
exprimй par le prophиte Isaпe quand il a dit: Va vers ce peuple et dis-leur:
Vous entendrez de vos oreilles et vous ne comprendrez pas. Il est йvident
que l'Esprit-Saint est Dieu. Au tйmoignage de l'Йcriture, c'est Dieu qui a parlй
par les prophиtes: S'il se trouve parmi vous quelque prophиte du Seigneur,
je lui apparaоtrai en vision ou je lui parlerai en songe, lit-on au livre
des Nombres: et le Psalmiste proclame: J'йcouterai ce que dit
en moi le Seigneur Dieu. Or l'Esprit-Saint, la chose est claire, a parlй
par les prophиtes, ainsi en tйmoigne le Livre des Actes: Il faut que
s'accomplisse la parole de l'Йcriture que l'Esprit-Saint a prйdite par la
bouche de David; ainsi encore le Seigneur lui-mкme, en saint Matthieu,
et saint Marc: Comment les scribes disent-ils que le Christ est fils de
David? David lui-mкme disait dans L'Esprit-Saint: le Seigneur a dit а mon
Seigneur: Assieds-toi а ma droite; et saint Pierre, enfin: Ce
n'est pas par une volontй d'homme qu'une prophйtie a jamais йtй portйe, mais
c'est inspirйe par L'Esprit-Saint que les saints hommes de Dieu ont parlй. Tous
ces tйmoignages convergent vers une mкme conclusion: l'Esprit-Saint est Dieu. L'Йcriture montre
encore que la rйvйlation des mystиres est l'_uvre propre de Dieu, ainsi, au Livre
de Daniel: Il y a un Dieu au ciel qui rйvиle les mystиres. Or l'Йcriture
montre aussi que cette rйvйlation des mystиres est l'_uvre du Saint-Esprit.
L'Apфtre dit aux Corinthiens: Dieu nous a rйvйlй par son Esprit; et
encore: L'Esprit raconte les mystиres. L'Esprit-Saint est donc Dieu. Enseigner d'un
enseignement intime, c'est _uvre de Dieu, qui enseigne а l'homme la
science, donne la sagesse aux sages, et le savoir а ceux qui entendent
son enseignement. Or tout cela, c'est proprement l'_uvre du Saint Esprit
dont le Seigneur dit: L'Esprit-Saint Paraclet, que le Pиre enverra en mon
nom, vous enseignera toutes choses. L'Esprit Saint est donc de nature
divine. A qui possиde l'identitй d'opйration, appartient nйcessairement l'identitй
de nature. Or le Fils et l'Esprit-Saint ont mкme opйration. Que le Christ parle
au c_ur des saints, l'Apфtre le montre bien quand il dit aux Corinthiens:
Vous cherchez une preuve de celui qui parle en moi, le Christ? Mais c'est
aussi, sans doute possible, l'_uvre de l'Esprit-Saint: Ce n'est pas vous qui
parlerez, c'est l'Esprit de votre Pиre qui parlera en vous, lit-on en saint
Matthieu. II y a donc identitй de nature entre le Fils et
l'Esprit-Saint, et par consйquent entre eux et le Pиre, puisque le Pиre et le
Fils ont mкme nature. C'est encore le privilиge de Dieu que de se faire une
demeure dans l'вme des saints. S'adressant aux Corinthiens, l'Apфtre
leur dit: Vous кtes le temple du Dieu vivant, selon la parole du Seigneur:
j'habiterai chez eux. Ce que l'Apфtre attribue aussi а l'Esprit-Saint: Ne
savez-vous pas que vous кtes le temple de Dieu et que l'Esprit-Saint habite en
vous? L'Esprit-Saint est donc Dieu. Dieu seul a le don d'кtre partout. C'est
moi, dit-il en Jйrйmie, qui emplit le ciel et la terre. Or ce don,
l'Esprit le partage, lui aussi. L'Esprit du Seigneur, proclame le Livre
de la Sagesse, a rempli l'orbe des terres. Oщ irai-je loin de ton Esprit, oщ
fuirai-je loin de ta face? Si je monte au ciel, tu y es. Le Seigneur dit
encore а ses disciples: Vous recevrez la puissance de l'Esprit qui
surviendra en vous, et vous serez mes tйmoins а Jйrusalem, dans toute la Judйe
et en Samarie, et jusqu'aux extrйmitйs de la terre. On doit en conclure que
l'Esprit-Saint est partout, lui qui demeure au c_ur d'hommes en tous lieux
rйpandus. L'Esprit-Saint est donc Dieu. L'Йcriture d'ailleurs donne expressйment а
l'Esprit-Saint le nom de Dieu.Ananie, interroge saint Pierre, pourquoi
Satan a-t-il induit ton c_ur а mentir а l'Esprit-Saint? Et il ajoute: ce
n'est pas aux hommes, mais а Dieu que tu as menti. L'Esprit-Saint est donc
Dieu. Celui qui parle en langues, йcrit saint Paul aux Corinthiens, ne parle pas aux
hommes mais а Dieu: personne ne le comprend, car c'est l'Esprit qui lui dicte
des mystиres. Ce qu'il faut interprйter ainsi: l'Esprit-Saint parlait en
ceux qui s'exprimaient en langues. L'Apфtre ajoutera: Il est йcrit dans la
loi: je parlerai а ce peuple dans des langues йtrangиres et par des lиvres
йtrangиres, et ainsi il ne m'йcoutera pas, dit le Seigneur. L'Esprit-Saint,
qui exprime des mystиres dans des langues et par des lиvres йtrangиres, est
donc Dieu. L'Apфtre reprend encore: si tous prophйtisent et qu'il entre un
infidиle ou un non-initiй, il est convaincu par tous, il est jugй par tous; les
secrets de son c_ur sont rйvйlйs de telle sorte que se prosternant la face
contre terre, il adorera Dieu, proclamant que Dieu est vraiment au milieu de
vous. Mise en rapport avec la citation prйcйdente, - l'Esprit exprime des
mystиres -, la manifestation des secrets du c_ur apparaоt clairement comme
l'_uvre de l'Esprit-Saint. Ce qui est la marque propre de la divinitй: Le
c_ur de l'homme est corrompu et impйnйtrable, qui le connaоtra? Moi, le
Seigneur, qui scrute les c_urs et йprouve les reins, lit-on en Jйrйmie. Ainsi,
selon l'Йcriture, au jugement mкme de l'infidиle, celui-lа qui rйvиle les
secrets des c_urs est Dieu. L'Esprit-Saint est donc Dieu. S'adressant aux Corinthiens,
l'Apфtre leur dit: Les esprits des prophиtes sont soumis aux prophиtes;
Dieu n'est pas un Dieu de discorde mais de paix. Or les grвces
prophйtiques, ce que l'Йcriture appelle les esprits des prophиtes, viennent de
l'Esprit-Saint. L'Esprit-Saint, qui dispense ainsi ces grвces non pour la
discorde mais pour la paix, est donc Dieu, puisqu'il est dit: Dieu n'est pas
un Dieu de discorde mais un Dieu de paix. L'adoption divine ne peut кtre que l'_uvre
de Dieu. Aucune crйature spirituelle n'est appelйe fils de Dieu en vertu de sa
nature, mais en vertu d'une grвce d'adoption. Aussi l'Apфtre attribue-t-il
cette _uvre au Fils de Dieu, qui est vrai Dieu: Dieu a envoyй son Fils afin
que nous recevions l'adoption des fils. Or l'Esprit-Saint est cause de
l'adoption. L'Apфtre йcrira aux Romains: Vous avez reзu l'Esprit d'adoption
filiale, en qui nous crions: Abba, Pиre. L'Esprit-Saint n'est donc pas une
crйature; mais bien Dieu. D'ailleurs, si l'Esprit-Saint n'йtait pas Dieu, c'est
crйature qu'il lui faudrait кtre. Or il est йvident que l'Esprit-Saint n'est
pas une crйature corporelle. Pas davantage n'est-il une crйature spirituelle.
Aucune crйature spirituelle en effet ne peut se rйpandre а l'intime d'une autre
crйature, la crйature n'йtant pas participable, mais plutфt participante. Or
l'Esprit-Saint est rйpandu а l'intime de l'вme des saints, participй pour ainsi
dire par eux. Le Christ, lit-on dans l'Йcriture, en fut rempli, et de mкme les
Apфtres. L'Esprit-Saint n'est donc pas une crйature, mais bien Dieu. Si quelqu'un
prйtend que les _uvres proprement divines dont il vient d'кtre question, ne
sont pas attribuйes а l'Esprit-Saint au titre de la causalitй premiиre, apanage
de Dieu, mais au titre du ministиre instrumental, part de la crйature, la
faussetй de cette opinion est manifestйe а l'йvidence par ces paroles de
l'Apфtre: il y a diversitй d'opйrations, mais c'est le mкme Dieu qui opиre
tout en tous; et ensuite, aprиs l'йnumйration des divers dons de Dieu: C'est
un mкme et seul Esprit qui opиre toutes ces choses, les rйpartissant а chacun
comme il lui plaоt. C'est dire clairement que l'Esprit-Saint est Dieu,
puisqu'on lui attribue des _uvres qu'on avait plus haut attribuйes а Dieu, et
puisqu'on affirme qu'il les accomplit selon son bon plaisir. Il est donc
йvident que l'Esprit-Saint est Dieu. 18: L'ESPRIT-SAINT EST UNE PERSONNE SUBSISTANTE
On a
prйtendu que l'Esprit-Saint n'йtait pas une personne subsistante. Au dire de
certains disciples de Macйdonius, ce serait la divinitй mкme du Pиre et du
Fils. D'autres y verraient une certaine perfection de l'вme, sagesse ou
charitй, ou quelque chose de semblable, que Dieu nous confйrerait et а quoi
nous aurions part comme а des accidents crййs. A l'encontre de tout cela, il
nous faut montrer que l'Esprit-Saint n'est rien de tel.
Ce ne sont pas en effet les
formes accidentelles qui agissent а proprement parler, mais plutфt celui qui
les possиde, au grй de sa volontй; le sage use de sa sagesse, comme il
l'entend. Or l'Esprit-Saint, on l'a montrй, agit au grй de sa volontй. On ne
peut donc considйrer l'Esprit-Saint comme une quelconque perfection
accidentelle de l'вme. L'Esprit, c'est l'enseignement de l'Йcriture, est
cause de toutes les perfections de l'вme humaine. L'Apфtre dit aux Romains:
La charitй de Dieu a йtй rйpandue dans nos c_urs par l'Esprit-Saint qui nous a
йtй donnй; et aux Corinthiens: A l'un est donnйe par l'Esprit une parole
de sagesse, а l'autre, une parole de science, selon le mкme Esprit. On
ne peut donc considйrer l'Esprit-Saint comme une quelconque perfection
accidentelle de l'вme humaine, alors qu'il est la cause de toutes ces
perfections. Que le nom d'Esprit-Saint, d'autre part, dйsigne l'essence du Pиre et du
Fils, sans que ce mкme Esprit puisse s'en distinguer personnellement, voilа qui
s'oppose а tout ce que l'Йcriture nous en rйvиle. L'Esprit-Saint, lit-on en
saint Jean, procиde du Pиre, reзoit du Fils, ce qu'on ne saurait
entendre de l'essence divine qui ne procиde point du Pиre ni ne reзoit du Fils.
Il faut donc affirmer que l'Esprit-Saint est une personne subsistante. La Sainte
Йcriture d'ailleurs parle clairement de l'Esprit-Saint comme d'une personne
subsistante. Alors qu'ils servaient le Seigneur, lit-on dans les Actes,
et qu'ils jeыnaient, l'Esprit-Saint leur dit: Mettez-moi а part Saul et
Barnabй pour le travail auquel je les ai appelйs. Et ceux-ci, chargйs de
mission par l'Esprit-Saint, s'en allиrent. Toujours dans les Actes, les
Apфtres disent: Il a paru bon а l'Esprit saint et а nous de ne point vous
imposer d'autre fardeau. On n'affirmerait pas tout cela de l'Esprit-Saint,
s'il n'йtait pas une personne subsistante. Le Pиre et le Fils йtant des personnes
subsistantes, de nature divine, l'Esprit saint ne serait pas dйnombrй avec eux
s'il n'йtait pas une personne subsistant dans la nature divine. C'est pourtant
ce que fait le Seigneur, quand il dit а ses disciples, en saint Matthieu:
Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Pиre et du Fils et
du Saint-Esprit. L'Apфtre fait de mкme, en йcrivant aux Corinthiens: La
grвce de Notre-Seigneur Jйsus-Christ, l'amour de Dieu et la communication de
l'Esprit-Saint soient avec vous tous, toujours. Saint Jean йcrira
dans sa 1re Йpоtre ils sont trois а rendre tйmoignage dans le Ciel, le Pиre,
le Verbe et l'Esprit Saint, et ces trois-lа sont un. Il est ainsi montrй
clairement que non seulement l'Esprit-Saint est une personne subsistante comme
le Pиre et le Fils, mais encore qu'il a avec eux unitй d'essence. On pourrait
chicaner lа-contre et dire: autre chose est l'Esprit de Dieu, autre
chose l'Esprit-Saint. Dans les citations prйcйdentes, en effet, il est
parlй tantфt d'Esprit de Dieu et tantфt d'Esprit-Saint. Qu'il y
ait identitй entre l'Esprit de Dieu et l'Esprit-Saint, l'Apфtre le
montre clairement. Ayant dit: Dieu nous a rйvйlй par l'Esprit-Saint, il
ajoute en confirmation: l'Esprit en effet sonde tout, mкme les abоmes de
Dieu, pour conclure enfin: ainsi ce qui est en Dieu, personne ne le
connaоt, si ce n'est l'Esprit de Dieu. Preuve йvidente de l'identitй de
l'Esprit-Saint et de l'Esprit de Dieu. La mкme conclusion est imposйe par ces
paroles du Seigneur, en saint Matthieu: ce n'est pas vous qui parlerez, mais
c'est l'Esprit de votre Pиre qui parlera en vous: Marc donnant en lieu
parallиle: ce n'est pas vous qui parlerez, mais l'Esprit-Saint. Esprit-Saint
et Esprit de Dieu, c'est manifestement tout un. Ainsi donc, tous les textes prйcйdemment
citйs aboutissent а la mкme conclusion: l'Esprit-Saint n'est pas une crйature,
mais bien vrai Dieu; on ne saurait donc кtre obligй d'affirmer, c'est йvident,
qu'il faille comprendre que l'Esprit saint emplit l'вme des saints et les
habite, de la mкme maniиre que le diable dont il est dit qu'il emplit et habite
certains, ainsi de Judas en qui Satan entra, aprиs qu'il eut pris la bouchйe
de pain, on encore d'Ananie que Pierre, d'aprиs certaines versions,
interroge ainsi: Ananie, pourquoi Satan a-t-il empli ton c_ur? Simple
crйature, le diable ne peut emplir quelqu'un par participation de lui-mкme; il
ne peut davantage habiter substantiellement l'вme d'autrui; mais on dit de lui
qu'il en remplit certains par les effets de sa malice, telle cette imprйcation
de l'Apфtre: Homme de toutes sortes de ruses et de mensonges! L'Esprit-Saint,
qui est Dieu, peut, lui, habiter l'вme par sa propre substance et rendre bon
par participation de lui-mкme. Dieu, il est en effet sa propre bontй, ce qui ne
peut se vйrifier d'aucune crйature. Pour autant rien ne s'oppose а ce qu'il
remplisse l'вme des saints des effets de sa puissance. 19: COMMENT COMPRENDRE CE QUI EST DIT DE L'ESPRIT-SAINT
Instruits
par le tйmoignage des Saintes Йcritures, nous tenons fermement que
l'Esprit-Saint est vrai Dieu, subsistant, personnellement distinct du Pиre et
du Fils. Encore faut-il examiner de quelle maniиre entendre cette vйritй, sous
ses diffйrents aspects, pour pouvoir la dйfendre contre les attaques des
infidиles. Pour atteindre а la lumiиre en ce domaine, il faut poser d'abord qu'en
toute nature intellectuelle se trouve nйcessairement la volontй. L'intellect en
effet passe а l'acte, а l'acte d'intellection, grвce а la forme intelligible,
de mкme qu'une chose naturelle passe а l'acte dans son кtre naturel grвce а sa
forme propre. Or une chose naturelle, par la forme qui la parfait dans son
espиce, a pente vers les opйrations qui lui sont propres et vers la fin que ces
opйrations lui permettent d'atteindre. Tel est un кtre, et telle la maniиre
dont il agit et tend vers ce qui lui convient. De la forme intelligible
doit donc dйcouler dans l'intelligence en acte une inclination aux opйrations
et а la fin qui lui sont propres. Cette inclination, dans la nature
intellectuelle, c'est la volontй, principe des opйrations qui sont en nous et
par lesquelles l'кtre douй d'intelligence _uvre en vue de sa fin, la fin et le
bien йtant l'objet mкme de la volontй. En tout кtre douй d'intelligence, il
doit donc y avoir volontй. Une multiplicitй d'actes, de dйsir, de jouissance, de
haine, etc. paraissent relever de la volontй; c'est l'amour pourtant qui se
rйvиle en кtre l'unique principe et la commune racine. Essayons de comprendre.
La volontй, a-t-on dit, se comporte dans les кtres douйs d'intelligence comme
l'inclination naturelle, ce qu'on nomme encore l'appйtit naturel, dans les
кtres naturels. L'inclination naturelle naоt de ce qu'en vertu de sa forme,
racine de l'inclination, l'кtre naturel est en affinitй et en conformitй avec
ce vers quoi il tend, comme le corps lourd avec le lien infйrieur. C'est ainsi
que toute inclination de la volontй naоt de l'apprйhension d'une chose, perзue
de par sa forme intelligible comme conforme et dйsirable. Or кtre йmu de dйsir
pour une chose, c'est l'aimer. Toute inclination de la volontй, et mкme tout
appйtit sensible, tire donc son origine de l'amour. Quand nous aimons une
chose, nous la dйsirons si elle est absente, nous nous rйjouissons de sa
prйsence, nous nous attristons de ce qu'il y ait un obstacle entre elle et
nous, nous haпssons tout ce qui nous en sйpare et c'est pour nous un sujet de
colиre. Ainsi donc ce qui est aimй ne se trouve pas seulement dans
l'intelligence de celui qui aime mais aussi dans sa volontй, de maniиre
diffйrente cependant dans l'une et dans l'autre. Dans l'intelligence, l'objet
aimй se trouve selon sa ressemblance spйcifique; il se trouve par contre dans
la volontй de l'aimant а la maniиre dont le terme d'un mouvement se trouve dans
le principe moteur qui lui est proportionnй de par la convenance et conformitй
qu'il y a entre le principe et le terme. Prenons l'exemple du feu: dans le feu,
il y a d'une certaine maniиre mouvement de bas en haut, en raison de la
lйgиretй qui donne au feu proportion et convenance avec un lien supйrieur,
alors que le feu qui naоt se trouve dans le feu qui l'engendre selon la
ressemblance de sa forme. Puisqu'il y a volontй en toute nature intellectuelle,
et puisque Dieu est douй d'intelligence, il faut donc qu'il y ait en lui
volontй; non pas que la volontй de Dieu soit quelque chose qui vienne s'ajouter
а son essence, pas plus que ne le fait l'intelligence. La volontй de Dieu,
c'est la substance mкme de Dieu. Et comme l'intelligence de Dieu est aussi la
substance mкme de Dieu, il s'ensuit qu'en lui intelligence et volontй sont une
seule chose. Ce que nous avons dit au Livre Premier peut йclairer comment ce
qui est multiple dans les autres кtres est un en Dieu. On a montrй йgalement que l'activitй de
Dieu est son essence mкme, et que l'essence de Dieu c'est sa volontй. Il ne peut
donc y avoir en Dieu volontй virtuelle ou habituelle, mais seulement volontй
actuelle. Or on a montrй que tout acte de la volontй avait sa racine dans
l'amour. Il y a donc nйcessairement amour en Dieu. On a montrй encore que l'objet propre de
la volontй de Dieu est sa bontй. Dieu doit donc s'aimer lui-mкme et sa bontй,
d'abord et par-dessus tout. Mais puisque l'aimй est nйcessairement prйsent
d'une certaine maniиre dans la volontй de l'aimant et que Dieu s'aime lui-mкme,
il est nйcessaire que Dieu soit prйsent dans sa volontй comme l'aimй dans
l'aimant. L'aimй est dans l'aimant pour autant qu'il est aimй; mais aimer,
c'est un certain vouloir. Or le vouloir de Dieu est son кtre, tout aussi bien
que sa volontй. La prйsence de Dieu dans sa volontй, par mode d'amour, n'est
donc pas accidentelle comme pour nous, mais essentielle. Il faut donc que Dieu,
considйrй comme existant dans sa propre volontй, soit vraiment et
substantiellement Dieu. La prйsence d'un кtre dans la volontй, comme aimй
dans l'aimant, a un certain rapport avec l'opйration qui le fait naоtre dans
l'intelligence et avec la rйalitй elle-mкme dont on nomme verbe le concept
intellectuel; on ne saurait кtre aimй si, d'une certaine maniиre, on n'йtait
connu, et ce n'est pas seulement la connaissance de l'aimй qui est objet
d'amour, mais bien l'aimй lui-mкme en tant qu'il est bon. Il est donc
nйcessaire que l'amour par lequel Dieu est dans la volontй divine comme l'aimй
dans l'aimant, procиde et du Verbe de Dieu et de Dieu Pиre du Verbe. Йtant prouvй,
d'autre part, que la prйsence de l'aimй dans l'aimant ne se rйalise pas selon
la ressemblance spйcifique, - comme le fait dans l'intelligence en acte la
chose intellectuellement perзue -, йtant prouvй par ailleurs que ce qui procиde
d'un autre а titre d'engendrй procиde de son gйnйrateur selon la ressemblance
spйcifique, il faut conclure que le processus grвce auquel une chose devient
prйsente dans la volontй а titre d'aimй dans l'aimant, ne s'accomplit pas par
mode de gйnйration; la dйfinition de ce mode se trouvant par contre rйalisйe
dans le processus grвce auquel une chose est rendue prйsente dans
l'intelligence. Pour autant donc qu'il procиde par mode d'amour, Dieu ne
procиde pas comme engendrй. On ne peut donc, ainsi, lui donner le nom de fils. Mais parce que
l'aimй existe dans la volontй comme facteur d'inclination, poussant
intйrieurement, d'une certaine maniиre, l'aimant vers la chose aimйe, et que
l'impulsion, de l'intйrieur, est chez un vivant le fait de l'esprit, il paraоt
convenable de donner а Dieu procйdant par mode d'amour, le nom d'Esprit, comme
s'il йtait produit par une certaine spiration. Voilа pourquoi l'Apфtre attribue а
l'Esprit et а l'Amour une certaine force d'impulsion. Ceux qui sont
conduits par l'Esprit de Dieu, йcrit-il aux Romains, ceux-lа sont fils
de Dieu; et aux Corinthiens: La charitй du Christ nous presse. Comme tout
mouvement de l'intelligence reзoit son nom de son terme et que l'amour dont on
vient de parler est ce par quoi Dieu s'aime lui-mкme, il convient de donner а
Dieu procйdant par mode d'amour, le nom d'Esprit-Saint, le mot saint servant
habituellement а dйsigner tout ce qui est consacrй а Dieu. 20: DES EFFETS QUE L'ЙCRITURE ATTRIBUE A L'ESPRIT-SAINT PAR
RAPPORT A LA CRЙATION TOUTE ENTIИRE
Dans
la ligne de ce qui vient d'кtre dit, il nous faut йtudier les effets que la
Sainte Йcriture attribue а l'Esprit-Saint. On a montrй dйjа que la bontй de Dieu est
la raison pour laquelle il veut qu'il y ait d'autres choses, et comment ces
choses sont produites dans l'кtre par sa volontй. L'amour dont il aime sa
propre bontй est donc la cause de la crйation des choses. Aussi certains
philosophes de l'antiquitй, Aristote par exemple au 1er Livre des Mйtaphysiques,
ont-ils affirmй que l'amour des dieux йtait la cause de tout. Denys,
dans les Noms divins, assure que l'amour de Dieu ne s'est point
permis d'кtre infйcond. Or on a йtabli plus haut que l'Esprit Saint
procиde par mode d'amour, de l'amour dont Dieu lui-mкme s'aime. L'Esprit Saint
est donc le principe de la crйation des choses. C'est ce qu'exprime le Psaume: Envoie
ton Esprit et elles seront crййes. L'Esprit-Saint procиde par mode d'amour,
et l'amour est dotй d'une certaine force d'impulsion et de mouvement. Il faut
donc attribuer en propre а l'Esprit Saint le mouvement que Dieu communique aux
choses. Le premier mouvement ou changement а concevoir comme produit par Dieu
dans les choses est celui selon lequel il a produit des espиces diverses а
partir d'une matiиre crййe informe. Oeuvre que l'Йcriture attribue а l'Esprit
Saint: L'Esprit du Seigneur planait sur les eaux, nous dit la Genиse,
et saint Augustin veut que l'on voie dans les eaux la matiиre
premiиre sur laquelle l'Esprit du Seigneur est dit planer, non pas comme sujet,
mais comme principe du mouvement. Le gouvernement des choses par Dieu doit
s'entendre comme une certaine motion selon laquelle Dieu dirige et met en
mouvement tous les кtres vers leurs fins propres. Si donc l'impulsion et le
mouvement sont, en raison de l'amour, le fait de l'Esprit-Saint, il convient de
lui attribuer le gouvernement et le dйveloppement des кtres. Aussi bien, lit-on
au Livre de Job: L'Esprit du Seigneur m'a fait; et chante-on avec le Psaume:
Ton bon Esprit me conduira dans la voie droite. Gouverner des sujets, c'est l'acte propre
du Seigneur. Il convient donc d'attribuer la seigneurie а l'Esprit-Saint. L'Esprit
est Seigneur, dit l'Apфtre; et le Symbole de foi: Je crois en
l'Esprit-Saint Seigneur. C'est le mouvement surtout qui manifeste la vie: nous
appelons vivants les кtres qui se meuvent eux-mкmes, et d'une faзon
gйnйrale tout ce qui par soi-mкme peut se dйterminer а l'action. Si donc, en
raison de l'amour, la mise en mouvement et le mouvement appartiennent а
l'Esprit-Saint, il convient de lui attribuer la vie. C'est l'Esprit qui
donne la vie, dit saint Jean, et Йzйchiel: Je vous donnerai
l'Esprit et vous vivrez. Dans le Symbole de foi nous professons croire en
l'Esprit qui donne la vie. Ce qui d'ailleurs est en parfait accord avec
le nom mкme d'Esprit: c'est l'esprit vital rйpandu dиs le commencement
dans tous les membres qui assure aux animaux leur vie corporelle. 21: DES EFFETS QUE L'ЙCRITURE ATTRIBUE A L'ESPRIT-SAINT DANS
L'ORDRE DES DONS ACCORDЙS PAR DIEU A LA CRЙATURE RAISONNABLE
Une
autre ligne de rйflexion se propose, qui concerne les effets propres а la
nature raisonnable. Du moment que nous sommes assimilйs, d'une certaine
maniиre, а la perfection divine, nous disons que cette perfection nous est
donnйe par Dieu: ainsi de la sagesse qui nous est donnйe par Dieu pour autant
que nous sommes assimilйs а la sagesse divine. Йtant donnй que le Saint-Esprit
procиde par amour, de l'amour dont Dieu s'aime lui-mкme, du fait qu'en aimant
Dieu nous sommes rendus conformes а cet amour, nous disons que l'Esprit-Saint
nous est donnй par Dieu. L'amour de Dieu, dit l'Apфtre, a йtй rйpandu
dans nos c_urs par l'Esprit-Saint qui nous a йtй donnй. Reconnaissons
cependant que tout ce qui en nous est de Dieu, lui est rapportй comme а sa
cause efficiente et comme а sa cause exemplaire: а sa cause efficiente, en tant
que c'est par la puissance active de Dieu que quelque chose s'accomplit en nous;
а sa cause exemplaire, en tant que ce qui en nous est de Dieu, imite Dieu d'une
certaine maniиre. Mais le Pиre, le Fils et le Saint-Esprit ont mкme puissance
comme mкme essence, il faut donc que tout ce que Dieu accomplit en nous, ait
pour cause efficiente а la fois le Pиre, le Fils et le Saint-Esprit. Or le
verbe de sagesse qui nous est infusй par Dieu et grвce auquel nous connaissons
Dieu, est spйcialement reprйsentatif du Fils. De mкme l'amour dont nous aimons
Dieu est-il spйcialement reprйsentatif du Saint-Esprit. C'est pourquoi nous
disons que la charitй qui est en nous, bien que le Pиre, le Fils et le
Saint-Esprit en soient la cause, est en nous spйcialement par le Saint-Esprit. Les _uvres de
Dieu ne commencent pas seulement а exister de par l'action divine; cette action
les tient encore dans l'кtre. Or rien ne peut agir lа oщ il n'est pas; agent et
_uvre doivent se trouver ensemble en acte, comme le moteur et l'objet mis en
mouvement. Partout oщ il y a _uvre de Dieu, Dieu doit s'y trouver а titre
d'auteur. Aussi bien l'amour dont nous aimons Dieu, se trouvant en nous du fait
de l'Esprit-Saint, l'Esprit-Saint lui-mкme doit se trouver en nous, aussi
longtemps que nous demeurons dans la charitй. Ne savez-vous pas, dit
saint Paul aux Corinthiens, que vous кtes le temple de Dieu et que
l'Esprit-Saint habite en vous? Йtant donnй d'autre part que
l'Esprit-Saint nous rend amis de Dieu, et que l'кtre aimй, en tant qu'aimй, habite
celui qui l'aime, il est nйcessaire que le Pиre et le Fils, grвce а
l'Esprit-Saint, habitent aussi en nous. Nous viendrons en lui, - en
celui qui aime Dieu -, dit le Seigneur en saint Jean, et nous ferons en lui
notre demeure; et saint Jean dans sa 1re Йpоtre: En cela nous
connaissons qu'il demeure en nous par l'Esprit qu'il nous a donnй. Dieu aime d'un
amour infini ceux qu'il s'est constituй ses amis par l'Esprit-Saint. Il n'y a
qu'un tel amour qui puisse confйrer un tel bien, selon la parole du Seigneur au
Livre des Proverbes: J'aime ceux qui m'aiment; saint Jean dira: Non
pas que ce soit nous qui avons aimй Dieu en premier, mais bien Dieu le premier
qui nous a aimйs. Or tout кtre qui est objet d'amour habite celui qui
l'aime. En vertu de l'Esprit-Saint ce n'est donc pas seulement Dieu qui habite
en nous, mais nous-mкmes qui devons habiter en Dieu. Celui qui demeure dans
la charitй, dit saint Jean, demeure en Dieu et Dieu en lui, et
encore: Nous savons que nous demeurons en lui et lui en nous, parce qu'ils
nous a donnй de son Saint-Esprit. C'est le privilиge de l'amitiй que l'ami
rйvиle ses secrets а son ami. L'amitiй crйe en effet la communautй des
sentiments, et fait pour ainsi dire de leur c_urs un seul; aussi ce que l'on
confie а un ami ne semble pas quitter son propre c_ur. Voilа pourquoi le
Seigneur pourra dire а ses disciples: Je ne vous appellerai plus dйsormais
mes serviteurs mais mes amis, car tout ce que j'ai entendu de mon Pиre, je vous
l'ai fait connaоtre. L'Esprit-Saint nous constituant amis de Dieu, il
convient donc de lui attribuer la rйvйlation aux hommes des mystиres de Dieu.
Tel est le sens de la parole de l'Apфtre: Il est йcrit que l'_il n'a pas vu
ni l'oreille entendu, ni qu'il soit montй au c_ur de l'homme, ce que Dieu a
prйparй pour ceux qui l'aiment; mais Dieu nous l'a rйvйlй par son Saint-Esprit. La parole de
l'homme naоt de ce qu'il connaоt; on attribuera donc avec raison au
Saint-Esprit les paroles de l'homme sur les divins mystиres, ainsi dans la 1re
Йpоtre aux Corinthiens: C'est par l'Esprit qu'il parle des mystиres; et
encore, en saint Matthieu: Ce n'est pas vous qui parlerez, mais l'Esprit du
Pиre qui parlera en vous. Et saint Pierre de dire des prophиtes: C'est
poussйs par l'Esprit Saint que les saints hommes de Dieu ont parlй. C'est
bien ce que nous fait dire le Symbole de foi: Qui a parlй par les Prophиtes. L'amitiй n'a pas
pour seul privilиge de nous faire rйvйler nos secrets а nos amis, en raison de
la communautй de sentiments; cette mкme communautй exige que l'on donne а son
ami ce que l'on possиde. Au dire du Philosophe, un ami est pour un homme un
autre soi-mкme. On doit donc subvenir aux besoins de son ami comme aux
siens propres, en lui donnant ce que l'on a. D'oщ cette dйfinition de l'amitiй:
Vouloir et faire du bien а son ami, dйfinition conforme а cette
parole de saint Jean: Celui qui possиde les biens de ce monde et qui voyant
son frиre dans la nйcessitй lui fermera ses entrailles, comment l'amour de Dieu
habite-t-il en lui? C'est en Dieu que tout cela a sa plus haute
rйalisation, lui dont l'agir rйpond parfaitement au vouloir. Aussi bien
convient-il de dire que tous les dons de Dieu nous viennent par l'Esprit-Saint.
A l'un l'Esprit donne une parole de sagesse, а l'autre une parole de
science, selon le mкme Esprit, dit l'Apфtre, qui conclut, aprиs avoir
йnumйrй les diffйrents dons: C'est un seul et mкme Esprit qui produit tous
ces dons, les rйpartissant а chacun selon qu'il lui plaоt. Autre exemple
йclairant: pour qu'un corps puisse se joindre au feu, il lui faut devenir
conforme au feu en acquйrant cette lйgиretй qui donne au feu son mouvement
propre. De mкme en va-t-il pour la bйatitude de la fruition divine, propre а
Dieu de par sa nature. Pour que l'homme y parvienne, il lui faut d'abord se
rendre conforme а Dieu grвce а certaines qualitйs spirituelles; il faut ensuite
que ces perfections prйsident а son action; alors il pourra atteindre la
bйatitude. Or les dons spirituels, avons-nous dit, nous viennent par
l'Esprit-Saint. C'est donc grвce а lui toujours que la route de la bйatitude
nous est ouverte. Triple йtape qu'йvoque ainsi l'Apфtre: Dieu nous a oints,
Dieu nous a marquйs d'un sceau; il a mis dans nos c_urs le gage de
l'Esprit. Et encore: Vous avez йtй marquйs du sceau de l'Esprit de la
promesse, cet Esprit qui est le gage de notre hйritage. La marque du
sceau se rapporte, semble-t-il, а la ressemblance de configuration, l'onction а
l'aptitude de l'homme а l'йgard des _uvres de perfection, le gage а l'espйrance
qui nous oriente vers l'hйritage cйleste, accomplissement de la bйatitude. La bienveillance
que l'on porte а quelqu'un pousse parfois а l'adopter pour fils, а telle
enseigne que l'hйritage du pиre adoptif passera au fils d'adoption. C'est avec
raison que l'on peut, selon le mot de saint Paul aux Romains, attribuer а
l'Esprit-Saint l'adoption des fils de Dieu: Vous avez reзu l'Esprit
d'adoption des fils, en qui nous crions: Abba, Pиre. Dиs qu'une amitiй
s'est nouйe entre deux hommes, toute injure, qui serait de nature а lui porter
ombrage, se voit йcartйe. L'amour couvre toutes les fautes, dit le Proverbe.
Aussi bien, puisque c'est l'Esprit-Saint qui fonde notre amitiй avec Dieu,
est-il normal que ce soit par lui que Dieu nous remette nos pйchйs: Recevez
l'Esprit-Saint, dira le Seigneur а ses disciples, ceux а qui vous
remettrez les pйchйs, ils leur seront remis. En saint Matthieu, le
pardon des pйchйs est dйniй а ceux qui blasphиment contre le Saint-Esprit,
comme n'ayant pas en eux ce par quoi l'homme peut obtenir le pardon de ses
fautes. De lа vient aussi que nous disons du Saint-Esprit qu'il nous renouvelle,
qu'il nous purifie, qu'il nous lave. Envoie ton Esprit et les choses seront
crййes et tu renouvellera la face de la terre, chante le Psaume. Aux
Йphйsiens Paul dira: Renouvelez-vous intйrieurement dans l'Esprit. Et
en Isaпe, on peut lire: Quand le Seigneur aura lavй les souillures
des fils de Sion, et du milieu de la ville le sang de ses filles, dans l'Esprit
de jugement et dans l'Esprit de feu. 22: DU RФLE QUE L'ЙCRITURE FAIT JOUER A L'ESPRIT-SAINT DANS LE
RETOUR DE LA CRЙATURE VERS DIEU
Nous
venons de voir le rфle que l'Йcriture fait jouer au Saint-Esprit dans l'action
crйatrice de Dieu а notre йgard. Voyons maintenant comment l'Esprit-Saint nous
entraоne dans notre retour vers Dieu. Le privilиge par excellence de l'amitiй,
semble-t-il, c'est que l'on puisse vivre dans l'intimitй de son ami. Selon la
parole de l'Apфtre: Notre Dieu est dans les cieux, l'intimitй de l'homme
avec Dieu se rйalise dans la contemplation de Dieu. Йtant donnй que c'est
l'Esprit-Saint qui nous rend amis de Dieu, il est normal que ce soit lui qui
nous constitue contemplateurs de Dieu. Ce qui faisait dire а l'Apфtre: Quant
а nous tous, regardant et visage dйcouvert la gloire de Dieu, nous sommes
transformйs de clartй en clartй, comme par l'Esprit du Seigneur. C'est un autre
trait de l'amitiй que de se rйjouir de la prйsence de son ami, de trouver sa
joie dans ses paroles et dans ses gestes, de chercher en lui rйconfort en face
de tous les sujets d'inquiйtude; aussi dans les moments de tristesse,
cherche-t-on refuge surtout prиs des amis dans l'espoir d'кtre consolй. Or
c'est l'Esprit-Saint qui nous introduit dans l'amitiй de Dieu, qui le fait
habiter en nous et nous en lui. Il est donc normal que ce soit par
l'Esprit-Saint que nous vienne la joie de Dieu et le rйconfort contre toutes
les oppositions et tous les assauts du monde. Tel est bien le sens du Psaume:
Rends-moi la joie de ton salut et soutiens-moi par l'Esprit directeur; tel
encore le sens de cette parole de saint Paul: Le Royaume de Dieu, c'est la
justice, la paix et la joie dans l'Esprit-Saint; et de cette parole du
Livre des Actes: l'Йglise avait la paix; elle se dйveloppait et marchait
dans la crainte de Dieu, remplie de la consolation de l'Esprit-Saint. C'est
aussi la raison pour laquelle le Seigneur l'appelle l'Esprit-Saint Paraclet,
c'est-а-dire Consolateur: Le Consolateur, l'Esprit-Saint... Un autre trait
caractйristique de l'amitiй, c'est d'accorder sa volontй а la volontй de l'ami.
La volontй de Dieu, elle, nous est manifestйe par ses prйceptes. Il relиve donc
de l'amour dont nous aimons Dieu que nous accomplissions ses commandements:
Si vous m'aimez, gardez mes commandements, nous dit le Seigneur en saint Jean.
Puisque c'est l'Esprit-Saint qui nous constitue amis de Dieu, c'est lui
encore qui nous pousse en quelque sorte а accomplir les commandements de Dieu: Ceux
que meut l'Esprit de Dieu, ceux-lа sont Fils de Dieu, йcrit saint Paul aux Romains. Remarquons
cependant que les fils de Dieu, l'Esprit-Saint ne les meut pas comme des
esclaves, mais comme des hommes libres. L'homme libre est celui qui est
maоtre de lui-mкme, dit le Philosophe au 1er Livre des Mйtaphysiques. Nous
faisons librement ce que nous accomplissons par dйcision personnelle, autrement
dit par volontй. Toute action accomplie contre la volontй, en effet, n'est pas
une action libre, mais une action servile; qu'il s'agisse de violence absolue,
quand par exemple le principe de l'action est totalement extйrieur, ne
confйrant aucune force а qui en est la victime, - (que l'on songe а quelqu'un
qui est poussй violemment) -; ou qu'il s'agisse d'une violence mкlйe de
volontaire, lorsque quelqu'un par exemple veut faire ou subir une moindre
contrainte pour en йviter une plus grande. L'Esprit-Saint, lui, faisant de nous
des amis de Dieu, nous incline а agir de telle sorte que tette action soit
volontaire. Fils de Dieu que nous sommes, l'Esprit-Saint nous donne donc d'agir
librement, par amour, et non pas servilement, par crainte. Saint Paul le
dйclare aux Romains: Ce n'est pas un esprit de servitude que vous avez reзu,
pour кtre а nouveau dans la crainte, mais l'Esprit d'adoption des fils. La volontй est
orientйe vers ce qui est rйellement le bien. Qu'en raison d'une passion, qu'en
raison d'une habitude ou d'une disposition mauvaise, l'homme se dйtourne de ce
qui est le bien rйel, il agira servilement, pour autant qu'il y est poussй par
quelque agent extйrieur, compte tenu de l'orientation naturelle de la volontй.
Si par contre on regarde l'acte de la volontй, de la volontй orientйe vers un
bien apparent, c'est librement que l'homme agit en suivant une passion ou une
habitude mauvaise; il agirait servilement, au contraire, si, dans la mкme
disposition de la volontй, il s'abstenait de faire ce qu'il veut, dans la
crainte d'une loi qui l'interdit. L'Esprit-Saint, lui, oriente par amour notre
volontй vers le vrai bien auquel elle est naturellement orientйe; aussi bien
nous dйlivre-t-il tant de la servitude qui nous fait agir, esclaves de la
passion et des suites du pйchй, contre l'orientation de la volontй, que de la
servitude qui nous fait agir, soumis а la loi, contre le mouvement de notre
volontй non point comme des amis mais comme des esclaves. Lа oщ est l'Esprit
du Seigneur, proclame а juste titre l'Apфtre, lа est la libertй; et
encore: Si vous кtes sous la conduite de l'Esprit, vous n'кtes plus sous la
loi. Voilа pourquoi on dit encore de l'Esprit-Saint qu'il mortifie les _uvres
de la chair; par son amour l'Esprit-Saint nous oriente vers le vrai bien dont
nous dйtournent les passions de la chair, selon la parole de l'Apфtre: Si,
par l'Esprit, vous mortifiez les _uvres de la chair, vous vivrez. 23: RЙPONSE AUX OBJECTIONS CITЙES PLUS HAUT CONTRE LA DIVINITЙ DE
L'ESPRIT-SAINT
Reste
а rйpondre aux objections citйes plus haut et d'oщ l'on semblait conclure que
l'Esprit-Saint йtait une crйature et non pas Dieu. 1. Premier motif de rйflexion: le mot esprit
est empruntй, semble-t-il, au phйnomиne de la respiration des animaux qui
inspirent et expirent l'air avec un certain mouvement. De lа le mot esprit en
est venu а dйsigner n'importe quel йbranlement ou mouvement de corps aйrien.
C'est ainsi que le Psaume nomme esprit le vent: Feu, grкle, neige,
glace, esprits des tempкtes, qui accomplissez sa parole. Ainsi encore la
vapeur subtile, rйpandue а travers les membres pour leur permettre de se
mouvoir, reзoit-elle le nom d'esprit. Par ailleurs, йtant donnй que
l'air est invisible, le mot esprit s'est vu appliquer ensuite а toutes
les puissances invisibles, sources d'action. Voilа pourquoi reзoivent le nom d'esprit,
l'вme sensitive, l'вme raisonnable, les anges, Dieu; et а titre spйcial,
Dieu, en tant qu'il procиde par mode d'amour, parce que l'amour йvoque une
puissance d'action. - Ainsi, quand Amos dit de Dieu qu'il crйe l'esprit,
on doit l'entendre du vent, comme le porte trиs clairement la version dont nous
nous servons, ce qui est d'ailleurs en parfait accord avec le contexte
immйdiat, disant de Dieu qu'il forme les montagnes. - Quant а la
citation de Zacharie: Dieu crйe et faзonne l'esprit de l'homme en lui, il
faut l'entendre de l'вme humaine. On ne peut donc conclure de tout cela que
l'Esprit-Saint est une crйature. 2. On ne peut davantage le conclure de
cette parole du Seigneur concernant l'Esprit-Saint: Il ne parlera pas de
lui-mкme, mais il dira tout ce qu'il aura entendu. L'Esprit-Saint,
nous l'avons vu, est Dieu, procйdant de Dieu. Il doit donc tenir son essence
d'un autre, ainsi qu'on l'a dit du Fils. Comme, en Dieu, science, puissance et
action sont son essence mкme, le Fils et l'Esprit-Saint tiennent d'un autre
toute science, toute puissance et toute action, le Fils du Pиre seulement,
l'Esprit Saint du Pиre et du Fils. Et comme une des opйrations de
l'Esprit-Saint est de parler aux c_urs des saints, on dira qu'il ne parle
pas de lui-mкme, car il n'agit pas de lui-mкme. Pour lui, entendre, c'est
recevoir la science, tout comme l'essence, du Pиre et du Fils; aussi bien,
puisque l'Йcriture a l'habitude de se servir des rйalitйs humaines pour nous
rйvйler les mystиres de Dieu, est-ce par l'audition que nous recevons la
science. Que le Seigneur dise, au futur: il entendra, alors que
l'Esprit-Saint le fait de toute йternitй, ne doit pas nous troubler; des mots
aptes а dйsigner n'importe quel temps peuvent bien s'appliquer а l'йternel, puisque
l'йternel embrasse le temps tout entier. 3. Pour les mкmes raisons, la mission qui
fait dire de l'Esprit-Saint qu'il est envoyй par le Pиre et par le Fils ne peut
nous amener а conclure qu'il est crйature. Du Fils de Dieu, on l'a vu, il est
dit qu'il a йtй envoyй, parce qu'il est apparu aux hommes dans une chair
visible et qu'ainsi il s'est trouvй d'une maniиre nouvelle, qu'il n'avait pas
auparavant, c'est-а-dire d'une maniиre visible, prйsent au monde auquel il
йtait prйsent depuis toujours, comme Dieu, d'une maniиre invisible. Ce que le
Fils accomplissait lа, il le faisait de par la volontй de son Pиre; d'oщ
l'expression: envoyй par le Pиre. C'est aussi d'une maniиre visible que le
Saint-Esprit est apparu, soit sous l'apparence d'une colombe sur le
Christ, au baptкme, soit en langue de feu sur les Apфtres. Bien qu'il ne
soit pas devenu colombe ou feu, comme le Christ s'йtait fait homme, c'est
cependant sous certains signes et sous certaines apparences visibles qu'il est
apparu, se rendant ainsi prйsent au monde d'une maniиre nouvelle, d'une maniиre
visible. Et cela de par le Pиre et de par le Fils, d'oщ l'expression: envoyй
par le Pиre et par le Fils. Ce qui ne prouve pas qu'il leur est infйrieur; mais
bien qu'il procиde d'eux. Il est pourtant un autre mode sous lequel on dit du
Fils et de l'Esprit qu'ils sont envoyйs de maniиre invisible. Nous avons vu
comment le Fils procиde du Pиre par mode de connaissance, de cette connaissance
dont Dieu se connaоt lui-mкme, et comment l'Esprit-Saint procиde du Pиre et du
Fils par mode d'amour, de cet amour dont Dieu s'aime lui-mкme. Du fait que
l'Esprit-Saint fait d'un homme un ami de Dieu, il est son hфte; il est ainsi en
lui sous un mode nouveau, habitant cet homme selon un effet nouveau et propre.
Et puisque c'est de par le Pиre et de par le Fils que l'Esprit-Saint accomplit
dans l'homme cet effet nouveau, on dit qu'il est envoyй par le Pиre et par le
Fils de maniиre invisible. On dira de mкme du Fils qu'il est envoyй dans l'вme
d'un homme, lorsque cet homme est ainsi йtabli dans la connaissance de Dieu,
que de cette connaissance l'amour procиde en lui. Il est donc clair que ce mode
de mission n'entraоne pas davantage d'infйrioritй dans le Fils et dans
l'Esprit, mais implique simplement procession d'un autre. 4. L'Esprit-Saint
n'est pas davantage exclu de la divinitй parce que de temps en temps Pиre et
Fils sont йnumйrйs ensemble, sans qu'il soit fait mention de l'Esprit-Saint.
L'Йcriture sous-entend par lа que tout ce qui relиve de la divinitй et qui est
dit de l'une des trois personnes doit кtre compris des trois ensemble, du fait
qu'elles sont un seul Dieu. On ne peut penser Dieu le Pиre sans le Verbe et
sans l'Amour, et rйciproquement: aussi bien dans un seul des trois, doit-on
saisir tous les trois. Ainsi fait-on parfois mention du Fils seul, en ce qui
est commun aux trois: Personne ne connaоt le Pиre, si ce n'est le Fils, bien
que le Pиre et l'Esprit-Saint connaissent le Pиre. De mкme l'Apфtre dira de
l'Esprit-Saint: ce qui est de Dieu, personne ne le connaоt si ce n'est
l'esprit de Dieu, bien que ni le Pиre ni le Fils, c'est incontestable, ne
soient exclus de cette connaissance des divins mystиres. 5. On ne peut non
plus conclure que l'Esprit-Saint est une crйature, de certaines paroles de
l'Йcriture qui le concernent et font allusion au mouvement. De telles
expressions sont а prendre dans un sens mйtaphorique. C'est а Dieu mкme parfois
que l'Йcriture attribue le mouvement; ainsi dans la Genиse: Lorsqu'ils
entendirent la voix du Seigneur qui marchait dans le jardin, et encore: je
descendrai, et je verrai s'ils ont accompli en fait (ce que dйnonce) la clameur
(qui est venue jusqu'а moi). Quand l'Йcriture nous dit que l'Esprit du
Seigneur planait sur les eaux, il faut l'entendre comme de la volontй qui
se porte sur son objet, de l'amour qui se porte sur l'кtre aimй. Certains
pourtant voudraient l'entendre, non point de l'Esprit-Saint, mais de l'air dont
le lieu naturel est au-dessus de l'eau et dont les multiples transformations
seraient signifiйes par le « il planait sur les eaux ».
La promesse: Je rйpandrai de mon Esprit sur toute chair, est а entendre
de la maniиre dont on dit que l'Esprit-Saint est envoyй aux hommes par le Pиre
et par le Fils. Le terme d'effusion (ou son йquivalent) signifie
l'abondance des effets de l'Esprit-Saint qui ne se cantonnera pas а un seul
mais se rйpandra sur un grand nombre d'oщ d'ailleurs il rejaillira en quelque
maniиre sur d'autres, comme cela se produit dans les effusions matйrielles. 6. L'expression
suivante: Je prendrai de l'Esprit qui est sur toi et je le mettrai sur eux, ne
doit pas s'interprйter de l'essence mкme ou de la personne de l'Esprit Saint,
qui est indivisible, mais de ses effets selon lesquels il habite en nous,
effets capables dans l'homme d'augmentation ou de diminution. Non point
d'ailleurs que ce que l'on enlиve а l'un doive кtre accordй а l'autre dans une
identitй numйrique, comme cela se produit chez les кtres corporels; non, cela
signifie qu'un effet semblable peut grandir chez l'un, alors qu'il dйcroоt chez
l'autre. Il n'est pas requis davantage que le mкme effet, pour enrichir l'un,
doive кtre enlevй а l'autre: un mкme don spirituel peut кtre simultanйment
possйdй par un grand nombre sans aucun dйtriment pour qui que ce soit. La
citation qui prйcиde ne doit donc pas кtre interprйtйe comme une soustraction
aux dons spirituels de Moпse, dans le but d'en enrichir autrui; elle doit кtre
interprйtйe simplement en rйfйrence а un acte ou а une fonction: ce que
l'Esprit-Saint avait accompli jusque lа par le seul ministиre de Moise, il
l'accomplirait dйsormais par plusieurs. Йlisйe ne demandait pas davantage que
l'essence ou la personne de l'Esprit Saint s'accrut du double, mais que les
deux effets de l'Esprit-Saint qui йtaient en Йlie, la prophйtie et le don des
miracles, se trouvent aussi en lui. Rien ne s'opposait d'ailleurs а ce que l'un
ait part а un effet de l'Esprit-Saint plus abondamment que l'autre, selon le
double ou toute autre proportion, а la mesure limitйe de l'un et de l'autre.
Mais il n'est pas plausible qu'Йlisйe l'ait demandй pour кtre supйrieur а son
maоtre dans un don spirituel. 7. Il est d'usage courant dans l'Йcriture d'attribuer
а Dieu, en raison d'une certaine analogie, les passions de l'вme humaine: Le
Seigneur s'est pris de colиre contre son peuple, dit le Psaume. C'est en
vertu de la ressemblance des effets qu'on dit de Dieu qu'il s'est mis en colиre:
il punit, comme le font les gens en colиre. Aussi le Psalmiste d'ajouter: Et
il les a livrйs aux mains des nations. C'est aussi en raison d'une similitude
d'effet qu'on dit de l'Esprit-Saint qu'il s'attriste: il abandonne les
pйcheurs, comme les hommes abandonnent ceux qui leur ont fait de la peine. 8. Il est encore
d'usage courant, dans l'Йcriture, d'attribuer а Dieu ce qu'il accomplit dans
l'homme. Ainsi lit-on dans la Genиse: J'ai appris maintenant que tu crains
Dieu, pour: j'ai maintenant fait connaоtre, etc.. On dira encore de
l'Esprit qu'il prie, parce qu'il fait prier les hommes; il met en effet
dans nos c_urs l'amour de Dieu, cet amour qui йveille en nous le dйsir de jouir
de lui; йpris de ce dйsir, nous le prions. 9. Comme l'Esprit-Saint procиde par mode
d'amour, de cet amour dont Dieu s'aime lui-mкme, et que c'est du mкme amour que
Dieu s'aime lui-mкme et aime tout le reste en raison de sa bontй, il est
йvident que l'amour dont Dieu nous aime relиve de l'Esprit-Saint. Et de mкme
l'amour dont nous aimons Dieu, puisque c'est lui qui nous rend amis de Dieu.
Sous l'un et l'autre rapport il appartient а l'Esprit-Saint d'кtre donnй. En
raison d'abord de l'amour dont Dieu nous aime, selon l'usage de parler qui veut
que l'on donne son amour а quelqu'un quand on commence а l'aimer. Bien sыr,
sous le rapport de la volontй divine dont il nous aime, Dieu ne commence pas а
aimer quelqu'un dans le temps, mais c'est dans le temps, lorsque Dieu attire
tel homme а lui, que l'effet de cet amour prend dans cet homme. Il appartient
aussi а l'Esprit-Saint d'кtre donnй en raison de l'amour dont nous aimons Dieu,
puisque c'est l'Esprit qui le met en nous; conformйment а cet amour, il habite
en nous et nous le possйdons de telle sorte que grвce а lui nous puissions
jouir de Dieu. Et comme d'кtre en nous et nous de le possйder, en raison de
l'amour qu'il met en nous, l'Esprit-Saint le rйalise de par la volontй du Pиre
et du Fils, il est normal de dire qu'il nous est donnй par le Pиre et par le
Fils. Cela ne veut pas dire qu'il est infйrieur au Pиre et au Fils mais qu'il
prend origine en eux. On dit d'ailleurs qu'il se donne lui-mкme а nous, en tant
qu'avec le Pиre et le Fils, il est cause de l'amour selon lequel il habite en
nous. 10.
Si le Saint-Esprit est vraiment Dieu et s'il tient du Pиre et du Fils la
vйritable nature divine, il ne peut pourtant pas кtre fils. Le nom de fils
dйsigne qui est engendrй; si donc un кtre quelconque reзoit d'un autre sa
nature, non pas par gйnйration, mais de toute autre maniиre, la notion de
filiation ne se vйrifierait pas en lui. Supposons un homme qui, dotй d'un
pouvoir miraculeux, fabriquerait un homme а partir d'une quelconque partie de lui-mкme,
ou encore d'une maniиre tout extйrieure, а l'exemple d'une _uvre d'art; l'homme
ainsi produit ne serait pas appelй le fils de celui qui l'aurait ainsi produit,
car il ne procйderait pas de lui par naissance. La procession de l'Esprit-Saint
ne rйalise pas la dйfinition de la naissance, on l'a vu. L'Esprit-Saint, bien
que tenant du Pиre et du Fils la nature divine, ne peut cependant pas кtre
appelй leur fils. 11. Il n'est pas contraire а la raison que dans la
nature divine seulement, la nature se communique de diverses maniиres, puisque
en Dieu et en Dieu seul, l'opйration est l'кtre mкme. Aussi bien, puisque, en
lui, comme en toute nature intellectuelle, il y a acte d'intelligence et acte
de volontй, ce qui procиde en lui par mode d'intelligence comme Verbe, ou par
mode d'amour et de volontй comme amour, doit avoir l'кtre divin et кtre Dieu.
Ainsi donc Fils aussi bien qu'Esprit sont vйritablement Dieu. Voilа dit ce
qu'il fallait sur la divinitй de l'Esprit-Saint. A partir de ce qu'on a dit de
la naissance du Fils, il va falloir maintenant examiner les difficultйs qui
concernent sa procession. 24: L'ESPRIT-SAINT PROCИDE DU FILS
Se
fourvoyant dans les questions qui touchent а la procession de l'Esprit-Saint,
certains ont prйtendu que l'Esprit-Saint ne procйdait pas du Fils. Il faut donc
montrer que l'Esprit-Saint procиde du Fils. L'Йcriture affirme clairement en effet que
l'Esprit-Saint est l'Esprit du Fils: Si quelqu'un n'a pas l'Esprit du
Christ, dit Paul aux Romains, il ne lui appartient pas. Et pour que
l'on ne puisse pas dire qu'autre est l'Esprit qui procиde du Pиre, autre
l'Esprit du Fils, les mкmes paroles de l'Apфtre montrent que l'Esprit du Pиre
et l'Esprit du Fils, c'est un mкme Esprit. La parole que nous venons de citer
йtait en effet prйcйdйe de ceci: Si l'Esprit de Dieu habite en vous. On
ne peut dire de l'Esprit-Saint qu'il est l'Esprit du Christ du seul fait que le
Christ l'a reзu comme homme. Jйsus, rempli de l'Esprit-Saint, nous dit
saint Luc, revint du Jourdain. Paul en effet йcrit aux Galates: Parce
que vous кtes fils de Dieu, Dieu a envoyй dans vos c_urs l'Esprit de son Fils,
qui crie Abba, Pиre. C'est donc comme Esprit du Fils de Dieu que
l'Esprit-Saint fait de nous des fils de Dieu. Or nous devenons fils de Dieu par
adoption, par assimilation а celui qui est Fils de Dieu par nature, selon cette
parole de l'Apфtre: Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prйdestinйs
а devenir conformes а l'image de son Fils, afin que son Fils soit le
premier-nй d'un grand nombre de frиres. L'Esprit-Saint est donc l'Esprit du
Christ, en tant que celui-ci est Fils de Dieu par nature. Mais l'Esprit-Saint
ne peut кtre dit Esprit du Fils de Dieu sous un autre rapport que celui de son
origine, puisque c'est la seule distinction qui intervienne en Dieu. Il est
donc nйcessaire de dire que l'Esprit-Saint est l'Esprit du Fils, parce qu'il en
procиde. L'Esprit-Saint est envoyй par le Fils: Lorsque sera venu le Paraclet
que je vous enverrai d'auprиs du Pиre, dit le Seigneur en saint Jean. Mais
qui envoie a autoritй, d'une certaine maniиre, sur son envoyй. On doit donc
dire que le Fils a une certaine autoritй sur le Saint-Esprit, non point qu'il
s'agisse d'une autoritй souveraine ou supйrieure; il ne peut s'agir que d'un
rapport d'origine. L'Esprit-Saint procиde donc du Fils.
On avancera que le Fils
lui-mкme est envoyй par l'Esprit-Saint, selon le mot du Seigneur en salut Luc,
dйclarant accomplie en lui la parole d'Isaпe: L'Esprit du Seigneur est
sur moi, il m'a envoyй йvangйliser les pauvres. Mais il faut bien penser
que c'est selon la nature qu'il a assumйe que le Fils est envoyй par
l'Esprit-Saint. Or l'Esprit-Saint, lui, n'a pas assumй de nature crййe, de
telle sorte qu'on puisse le dire, selon cette nature, envoyй par le Fils, ou
soumis sous ce rapport а l'autoritй du Fils. Reste donc que sous le rapport de
la personne йternelle, le Fils a autoritй sur l'Esprit-Saint. En saint Jean,
le Fils dit de l'Esprit-Saint: Il me glorifiera parce qu'il recevra ce
qui est de moi. Or on ne peut pas dire qu'il reзoit ce qui est du Fils sans
pourtant qu'il ne reзoive du Fils, comme si l'on disait qu'il reзoit du Pиre
l'essence divine qui appartient au Fils. Aussi le Seigneur ajoute-t-il: Tout
ce que possиde mon Pиre est а moi. C'est pourquoi je vous ai dit qu'il recevra
ce qui est de moi. Si, en effet, tout ce qui appartient au Pиre appartient
aussi au Fils, il faut que l'autoritй du Pиre, en tant que le Pиre est principe
de l'Esprit-Saint, appartienne aussi au Fils. De mкme donc que l'Esprit-Saint
reзoit du Pиre ce qui est au Pиre, ainsi il reзoit du Fils ce qui est au Fils. On peut en
appeler dans ce sens aux textes des Pиres de l'Йglise, y compris des Pиres
grecs. Voici d'abord saint Athanase: L'Esprit-Saint est du Pиre et du Fils,
ni fait, ni crйй, ni engendrй, mais procйdant. Voici saint Cyrille dans la
lettre que reзut de lui le Concile de Chalcйdoine: L'Esprit de Vйritй
s'appelle et est rйellement l'Esprit de Vйritй, et il dйcoule d'elle, la
Vйritй, comme aussi de Dieu le Pиre. Voici enfin Didyme dans son Traitй du Saint-Esprit:
Le Fils n'est rien en dehors de ce qui lui est donnй par le Pиre et pas
davantage la personne de l'Esprit-Saint en dehors de ce qui lui est donnй par
le Fils. Or il est stupide d'accorder, comme font certains, que
l'Esprit-Saint est bien du Fils, dйcoule de lui, mais n'en procиde pas. Parmi
tous les mots en effet qui se rapportent а l'origine, c'est le terme de procession
qui a l'extension la plus grande: tout ce qui, d'une maniиre ou d'une
autre, est а partir d'un кtre, on le dit procйder de lui. Comme, d'autre part,
il est prйfйrable de dйsigner les mystиres divins par des termes communs plutфt
que par des termes particuliers, le mot de procession est celui qui
convient le mieux pour dйsigner l'origine des personnes divines. Si donc l'on
accorde que l'Esprit-Saint est du Fils, dйcoule de lui, on devra
accorder qu'il procиde de lui. On lit dans la dйfinition du Ve Concile: Nous
suivons en tout les saints Pиres et Docteurs de l'Йglise, Athanase, Hilaire,
Basile, Grйgoire le Thйologien et Grйgoire de Nysse, Ambroise, Augustin,
Thйophile, Jean de Constantinople, Cyrille, Lйon, Proclus, et nous recevons
tout ce qu'ils ont dit sur la foi orthodoxe et sur la condamnation des
hйrйtiques. Or il ressort clairement de multiples textes de saint Augustin,
surtout dans ses traitйs De Trinitate et Super Joannem, que
l'Esprit-Saint est du Fils. Il faut donc accorder que l'Esprit-Saint procиde du
Fils, tout comme il procиde du Pиre. Des preuves de raison viennent йclairer
cette conclusion. Dans les choses, une fois йcartйe la distinction de la
matiиre, qui ne saurait trouver place chez les personnes divines, on ne trouve
de distinction qu'en vertu d'une certaine opposition. Les choses qui n'ont
entre elles aucune opposition peuvent se rencontrer dans un mкme sujet: elles
n'ont pas en elles de quoi les distinguer. Ce qui est blanc et ce qui est
triangulaire, bien que divers, peut se trouver rйunis dans un mкme sujet, parce
que ne s'opposant pas. Or les Sources de la Foi catholique nous obligent а
affirmer que l'Esprit-Saint se distingue du Fils; autrement il n'y aurait pas
trinitй mais dualitй de personnes. Il faut donc qu'il y ait а l'origine de
cette distinction une certaine opposition. Non point opposition d'affirmation
et de nйgation, par laquelle les existants se distinguent des non-existants.
Pas davantage opposition de privation et d'avoir, qui fait que les existants
parfaits se distinguent des existants imparfaits. Il ne peut s'agir non plus
d'opposition de contrariйtй selon laquelle se distinguent les existants de forme
diffйrente, la contrariйtй, pour les philosophes, йtant diffйrence formelle.
Une telle diffйrence ne trouve pas place dans les personnes divines dont la
forme est unique, comme est unique leur essence, ainsi que l'Apфtre le dit du
Fils: quand il йtait dans la forme de Dieu, c'est-а-dire dans la forme
du Pиre. Reste donc qu'une personne divine ne peut se distinguer d'une autre que
par opposition de relation: ainsi le Fils se distingue-t-il du Pиre selon
l'opposition relative de Pиre et de Fils. Par ailleurs, il ne peut y avoir
d'opposition relative dans les personnes divines, que d'origine. L'opposition
de relation se fonde en effet soit sur la quantitй ainsi du double et de la
moitiй, soit sur l'action et la passion, ainsi du maоtre et de l'esclave, du moteur
et du mы, du pиre et du fils. Des oppositions de relation, qui ont la quantitй
pour fondement, les unes se fondent sur une diffйrence de quantitй, ainsi du
double et de la moitiй, du plus grand et du plus petit; d'autres sur l'unitй
elle-mкme, ainsi du mкme qui signifie unique en substance, de l'йgal qui
signifie unique en quantitй, du semblable qui signifie unique en qualitй. Mais
les personnes divines ne peuvent se distinguer par des relations fondйes sur la
diversitй de quantitй: ce serait supprimer l'йgalitй des trois personnes. Pas
davantage le peuvent-elles par des relations fondйes sur l'unitй, car de telles
relations n'ont pas pour effet la distinction, mais semblent plutфt du domaine
de la conformitй, mкme si certaines d'entre elles supposent la distinction.
Quant aux relations fondйes sur l'action et la passion, l'un des deux membres a
toujours le rфle de sujet, inйgal en puissance, sauf dans les relations
d'origine qui n'impliquent aucune infйrioritй, puisque lа un кtre en produit un
autre qui lui est semblable, йgal а lui en nature et en puissance. Reste donc
que les personnes divines ne peuvent se distinguer entre elles que par
opposition relative d'origine. Si donc l'Esprit-Saint se distingue du Fils, il
faut qu'il procиde de lui; on ne peut dire en effet que le Fils procиde de
l'Esprit-Saint, puisqu'il est dit plutфt que l'Esprit-Saint appartient au Fils
et qu'il est donnй par lui. Le Fils et l'Esprit-Saint tirent du Pиre leur
origine. Il faut donc que le Pиre ait avec le Fils et avec l'Esprit-Saint le
rapport que le principe possиde avec ce qui tire de lui son origine. Or le
rapport qu'il a avec le Fils est un rapport de paternitй, non pas celui qu'il a
avec l'Esprit-Saint, car alors l'Esprit-Saint serait Fils, la paternitй n'ayant
de sens que par rapport au fils. Il doit donc y avoir dans le Pиre une autre
relation qui le mette en rapport avec l'Esprit-Saint: cette relation, on
l'appelle spiration. De mкme que dans le Fils il y a une relation, la filiation,
qui le met en rapport avec le Pиre, de mкme doit-il y avoir dans
l'Esprit-Saint une relation diffйrente qui le met en rapport avec le Pиre, et
qu'on appelle procession. Ainsi, sous le rapport de l'origine du Fils а
partir du Pиre, il y a une double relation, l'une dans le principe de l'origine,
la paternitй, l'autre dans le terme de l'origine, la filiation; de
mкme, sous le rapport du Saint-Esprit, trouve-t-on une double relation, la spiration
et la procession. Paternitй et spiration ne constituent pas deux
personnes, - elles sont le fait de l'unique personne du Pиre -, car elles se
s'opposent pas entre elles. La filiation et la procession ne constitueraient
pas davantage deux personnes, mais seraient le fait d'une seule, si elles ne
s'opposaient pas entre elles. Or il n'y a place pour d'autre opposition que
celle qui intйresse l'origine. Il faut donc que l'opposition d'origine entre
le Fils et l'Esprit-Saint soit telle qu'il y en ait un а procйder de l'autre. A supposer que
plusieurs кtres, distincts entre eux, se rencontrent en quelque chose de
commun, leur distinction doit se faire selon certaines diffйrences
essentielles, non point accidentelles, qui appartiennent en propre а cet
йlйment commun. Ainsi l'homme et le cheval se rencontrent dans le genre animal
et se distinguent l'un de l'autre, non par la couleur blanche ou noire, qui
sont accidentelles au genre animal, mais par le caractиre raisonnable et par le
caractиre irraisonnable qui sont des propriйtйs essentielles du genre animal.
L'animal, en effet, йtant l'кtre qui possиde une вme, doit se diversifier selon
le fait d'avoir une вme de telle on telle qualitй, en l'occurrence raisonnable
on irraisonnable. Or il est clair que le Fils et le Saint-Esprit ont en commun
de tirer leur origine d'un autre, l'un et l'autre procйdant du Pиre, alors que
sous ce rapport le Pиre se distingue d'eux par le fait d'кtre sans naissance
possible. Si donc l'Esprit-Saint se distingue du Fils, il faut que ce soit par
ces diffйrences qui divisent de faзon essentielle ce qui est existant-а-partir-d'un-autre.
Ces diffйrences ne peuvent кtre que des diffйrences du mкme genre,
concernant l'origine et faisant que l'un des deux est а partir de l'autre.
Reste donc, pour que l'Esprit-Saint se distingue du Fils, qu'il doit procйder
du Fils. Mais l'Esprit-Saint, dira-t-on peut-кtre, se distingue du Fils, non
point parce qu'il procиde du Fils, mais parce que l'un et l'autre procиdent
diffйremment du Pиre: ce qui en fait revient nйcessairement au mкme. Si
l'Esprit-Saint en effet est diffйrent du Fils, il faut que l'origine de la
procession de l'un et de l'autre soit diffйrente. Une double origine ne se peut
distinguer qu'en raison de son terme, ou de son principe, ou de son sujet.
L'origine d'un cheval diffиre de celle d'un b_uf, en raison du terme: ces deux
origines ayant pour termes des natures spйcifiquement diffйrentes. Il y aura
diffйrence du cфtй du principe, si nous supposons par exemple que dans la mкme
espиce animale certains кtre naissent exclusivement en vertu de la puissance
active du soleil, alors que d'autres naоtront en vertu et de la puissance
active du soleil et de celle de leur germe. Quant au sujet, la gйnйration de ce
cheval diffиre de celle de celui-ci pour autant que la nature spйcifique est
participйe par une matiиre diffйrente. Mais cette derniиre distinction, prise
du cфtй du sujet, ne peut se vйrifier dans les personnes divines puisqu'elles
sont absolument immatйrielles. De mкme, du cфtй du terme, si l'on peut dire, il
ne peut y avoir distinction des processions; car c'est la mкme et unique nature
que le Fils reзoit en naissant, et l'Esprit-Saint en procйdant. Reste donc que
la distinction d'origine de l'un et de l'autre ne peut se prendre que du cфtй
du principe. Or il est clair que le principe de l'origine du Fils est le Pиre
seul. Si donc le Pиre seul est le principe de la procession de l'Esprit-Saint,
la procession de l'Esprit Saint ne sera pas diffйrente de la gйnйration du Fils:
et l'Esprit-Saint pas diffйrent du Fils. Il est donc nйcessaire de dire, pour
qu'il y ait processions diffйrentes et sujets diffйrents de procession, que
l'Esprit-Saint ne procиde pas seulement du Pиre, mais du Pиre et du Fils. On dira peut-кtre
encore que les processions diffиrent sous le rapport du principe, en tant que
le Pиre produit le Fils par mode intellectuel comme Verbe, et l'Esprit-Saint
par mode volontaire comme Amour. Il faudra dire alors que les deux processions
et les deux procйdants se distinguent а la maniиre dont en Dieu le Pиre se
distinguent intelligence et volontй. Or, en Dieu le Pиre, intelligence et volontй
ne se distinguent pas d'une distinction rйelle, mais seulement d'une
distinction de raison. Il faudra donc conclure que les deux processions et les
deux procйdants ne se distinguent que d'une distinction de raison. Mais deux
choses distinctes seulement en raison peuvent кtre rйciproquement sujets ou
attributs l'une de l'autre: on dira, ce qui est vrai, que la volontй de Dieu
est son intelligence et rйciproquement. Il faudrait conclure alors que
l'Esprit-Saint est le Fils et rйciproquement, ce qui n'est rien moins que
l'impiйtй professйe par les Sabelliens. Il ne suffit donc pas d'affirmer, pour
que l'Esprit-Saint et le Fils soient distincts, que le Fils procиde par mode
intellectuel et l'Esprit-Saint par mode volontaire, si l'on n'ajoute que
l'Esprit-Saint procиde du Fils. Du fait mкme que l'Esprit-Saint procиde
par mode volontaire et le Fils par mode intellectuel, il rйsulte que
l'Esprit-Saint procиde du Fils. L'amour en effet procиde du verbe; nous-mкmes,
nous ne pouvons rien aimer qui ne soit conзu par une parole (ou verbe) du c_ur. Si l'on considиre
diffйrentes espиces de choses, on dйcouvre entre elles un certain ordre; les
vivants sont supйrieurs aux non-vivants, les animaux supйrieurs aux plantes,
l'homme supйrieur aux autres animaux, et en chacun de ces ordres on dйcouvre
des degrйs divers qui varient avec les espиces; ce qui avait amenй Platon а
professer que les espиces des choses йtaient des nombres, variant
spйcifiquement par addition ou soustraction d'unitй. Aussi bien, dans les
substances immatйrielles, ne peut-il y avoir distinction qu'en raison de
l'ordre. Or entre les personnes divines, totalement immatйrielles, il ne peut y
avoir d'ordre que celui de l'origine. Deux personnes ne peuvent procйder d'une
seule autre que si l'une des deux procиde de l'autre. Il faut donc que
l'Esprit-Saint procиde du Fils. Le Pиre et le Fils, eu йgard а l'unitй
d'essence, ne diffйrent entre eux que parce que celui-lа est Pиre, celui-ci
Fils. En dehors de cela tout est commun au Pиre et au Fils. Or le fait d'кtre
principe du Saint-Esprit n'intйresse pas la notion de paternitй et de filiation;
autre est la relation, en effet, en vertu de laquelle le Pиre est Pиre, autre
la relation en vertu de laquelle le Pиre est principe du Saint-Esprit. Il est
donc commun au Pиre et au Fils d'кtre principe du Saint-Esprit. Tout ce qui n'est
pas contraire а la dйfinition d'une chose quelconque peut, sauf accident, se
rapporter а cette chose. Il n'est pas contraire а la notion de Fils d'кtre
principe de l'Esprit-Saint, ni en tant que Dieu, car le Pиre est principe de
l'Esprit-Saint, ni en tant que Fils, car autre est la procession de
l'Esprit-Saint, autre celle du Fils. Or il n'est pas contradictoire que ce qui
dйpend d'un principe selon une procession soit а son tour principe d'une autre
procession. Il n'est donc pas impossible que le Fils soit principe de
l'Esprit-Saint. Or ce qui n'est pas impossible, peut exister, et comme en
Dieu, au dire du Philosophe, кtre et pouvoir ne sont pas diffйrents, le
Fils est donc principe de l'Esprit-Saint. 25: COMMENT L'ON VEUT DЙMONTRER QUE L'ESPRIT-SAINT NE PROCИDE PAS
DU FILS. RЙFUTATION DE CES OBJECTIONS
Certains esprits, obstinйment butйs contre
la vйritй, font appel а des arguments, а peine dignes d'кtre rйfutйs, qui
tendraient а prouver le contraire. On prйtend par exemple que le Seigneur,
parlant de la procession de l'Esprit-Saint, dit, sans faire mention du Fils,
qu'il procиde du Pиre: Lorsque sera venu le Paraclet, que je vous enverrai
d'auprиs du Pиre, l'Esprit de Vйritй, qui procиde du Pиre. Йtant donnй
qu'on ne doit rien penser de Dieu qui ne soit rйvйlй par l'Йcriture, il serait
interdit ainsi d'affirmer que l'Esprit-Saint procиde du Fils. Futilitй que tout
cela. En effet, en raison de l'unitй d'essence, tout ce que l'Йcriture dit d'une
personne, on doit l'entendre aussi d'une autre, - quand bien mкme s'y
ajouterait un terme exclusif -, а moins que cela ne s'oppose а la propriйtй de
la personne elle-mкme. Quand bien mкme il est dit, en saint Matthieu, que
personne ne connaоt le Fils si ce n'est le Pиre, ni le Fils lui-mкme ni
le Saint-Esprit ne sont exclus de cette connaissance du Fils. Mкme si
l'Йvangile affirmait que l'Esprit-Saint ne procиde que du Pиre, il ne serait
pas exclu par lа qu'il procйdвt du Fils, puisque cela ne s'oppose pas а ce qui
est la propriйtй du Fils. - Rien d'йtonnant d'ailleurs а ce que le Seigneur, en
affirmant que l'Esprit-Saint procиde du Pиre, ne fasse pas mention de lui-mкme,
car il a l'habitude de tout rapporter au Pиre, de qui il tient tout, ainsi
qu'il le dit en saint Jean: Ma doctrine n'est pas de moi, mais de celui qui
m'a envoyй, le Pиre. On pourrait citer beaucoup d'autres paroles semblables
du Seigneur, destinйes а mettre en valeur dans le Pиre sa puissance de
principe. - Cependant, dans le texte qu'on vient de citer, le Seigneur n'a pas
totalement passй sous silence le fait pour lui d'кtre principe du Saint-Esprit;
aprиs s'кtre dit la Vйritй, n'a-t-il pas affirmй que l'Esprit-Saint
йtait l'Esprit de Vйritй? On avance encore que certains Conciles ont
interdit, sous peine d'anathиme, d'ajouter quoi que ce soit au Symbole rйdigй
par les Conciles; dans ce Symbole pourtant on ne trouve aucune mention de la
procession du Saint-Esprit а partir du Fils. D'oщ l'anathиme portй contre les
Latins qui ont ajoutй cette affirmation au Symbole. Tout cela est sans portйe. Dans la
dйfinition du Concile de Chalcйdoine, il est dit que les Pиres rйunis а
Constantinople ont confirmй la doctrine du Concile de Nicйe: Non contents de
n'apporter aucune donnйe minimisante, ils ont au contraire, contre ceux qui
essaient de nier que l'Esprit-Saint fыt Seigneur, proclamй l'intelligence qu'ils en avaient en se basant sur les
tйmoignages de l'Йcriture. De
mкme doit-on dire que la procession de l'Esprit-Saint а partir du Fils est
implicitement contenue dans l'affirmation du Concile de Constantinople, selon
laquelle il procиde du Pиre; tout ce que l'on conзoit du Pиre, en effet,
on doit le concevoir aussi du Fils. L'autoritй du Pontife Romain, dont on sait
que les Conciles anciens tiennent leur confirmation, a lйgitimй d'ailleurs
cette addition. On avance encore que l'Esprit-Saint, parce que
simple, ne peut pas procйder de deux personnes et que s'il procиde parfaitement
du Pиre, il ne peut procйder du Fils, etc. A cela un thйologien novice pourrait
aisйment rйpondre. Le Pиre et le Fils sont en effet principe unique de
l'Esprit-Saint, en raison de l'unitй de la puissance divine, et c'est d'une
unique opйration qu'ils produisent l'Esprit-Saint, tout comme les trois
personnes sont principe unique de la crйature et la produisent d'une unique
action. LA TRINITЙ26: IL N'Y A QUE TROIS PERSONNES EN DIEU: LE PИRE, LE FILS ET LE
SAINT-ESPRIT
De tout cela il faut retenir qu'il n'y a que
trois personnes а subsister dans la nature divine, le Pиre, le Fils et le
Saint-Esprit, et que ces trois personnes, distinctes entre elles par les seules
relations, sont un seul Dieu. Le Pиre se distingue du Fils par la relation de
paternitй et par son innascibilitй; le Fils se distingue du Pиre par la
relation de filiation. Pиre et Fils se distinguent de l'Esprit-Saint par ce
qu'on nomme la spiration; l'Esprit-Saint se distinguant du Pиre et du Fils par
la procession d'amour, selon laquelle il procиde de l'un et de l'autre. Aucune place,
dans la nature divine, pour une quatriиme personne. Les personnes divines, en
effet, unies dans l'essence, ne peuvent se distinguer qu'en vertu des relations
d'origine. Ces relations d'origine, on doit les concevoir non pas comme
procession qui tendrait vers des rйalitйs extйrieures, car alors le sujet de la
procession n'aurait pas avec son principe communautй d'essence, mais comme
procession dont le terme est en Dieu. C'est seulement, on l'a vu, dans
l'opйration de l'intelligence et de la volontй qu'un sujet de procession peut
demeurer а l'intйrieur de son principe. Les personnes divines ne peuvent donc
se multiplier en dehors de ce qu'exigent les processions de l'intelligence et
de la volontй en Dieu. Or Dieu ne peut avoir qu'une procession d'intelligence;
son acte d'intellection est unique, simple et parfait, puisque, en se
concevant, il conзoit tout le reste. Il ne peut donc y avoir en Dieu qu'une
seule procession du Verbe. De mкme faut-il que la procession d'amour soit
unique aussi, puisque le vouloir divin est unique et simple, Dieu, en s'aimant,
aimant tout le reste. Il ne peut donc y avoir en Dieu que deux personnes qui
procиdent, l'une par mode d'intellection, et c'est le Fils, l'autre par mode
d'amour, et c'est l'Esprit-Saint. Il y a enfin une personne qui ne procиde pas,
c'est le Pиre. Ainsi donc, il ne peut y avoir que trois personnes dans la
Trinitй. Si les personnes doivent se distinguer selon la procession, il n'y a
d'autre part que trois situations possibles pour une personne par rapport aux
processions: ou bien elle ne procиde pas, ce qui est le propre du Pиre; ou bien
elle procиde de qui ne procиde pas, c'est le propre du Fils; ou bien elle
procиde de qui procиde, c'est le propre du Saint-Esprit. Il est donc impossible
de supposer plus de trois personnes. Sans doute, dans les autres vivants, les
relations d'origine peuvent se multiplier: il y aura ainsi, dans la nature
humaine, plusieurs pиres et plusieurs fils. Dans la nature divine, c'est une
impossibilitй radicale. La filiation, se faisant dans une mкme nature, selon la
mкme espиce, ne peut se multiplier qu'en fonction de la matiиre ou du sujet,
comme il en va des autres formes. Mais en Dieu, il n'y a ni matiиre ni sujet;
les relations elles-mкmes sont subsistantes. Il est donc impossible qu'il y ait
en Dieu plusieurs filiations. Et ainsi des autres relations. Il n'y a donc que
trois personnes en Dieu. On objectera que dans le Fils, Dieu parfait, il se
trouve une puissance d'intellection qui est parfaite et qui peut donc produire
un verbe. De mкme y a-t-il dans l'Esprit-Saint une bontй infinie, principe de
communication, capable de communiquer la nature divine а une autre personne
divine. Mais il faut bien remarquer que le Fils est Dieu а titre d'engendrй,
non pas de gйnйrateur, et que sa puissance d'intellection est en lui comme en
qui procиde par maniиre de verbe, non pas comme en qui produit un verbe. De
mкme l'Esprit-Saint est Dieu comme sujet de procession; en lui, la bontй
infinie se trouve comme dans une personne qui reзoit, non pas comme en qui
communique а autrui une bontй infinie. Les personnes, en effet, ne se
distinguent entre elles que par les relations. Toute la plйnitude de la
divinitй se trouve donc dans le Fils, identique а celle du Pиre, mais avec la
relation de naissance, alors qu'elle se trouve dans le Pиre avec la relation de
gйnйration active. Si donc la relation propre du Pиre йtait attribuйe au Fils,
toute distinction serait supprimйe. Il en va de mкme pour l'Esprit-Saint. Nous pouvons
d'ailleurs contempler dans l'esprit de l'homme la ressemblance de cette divine
Trinitй. L'esprit lui-mкme, dans l'acte de connaissance qu'il a de soi, conзoit
en lui-mкme son propre verbe. Ce verbe n'est rien d'autre que l'esprit conзu
comme objet d'intellection, l'esprit saisi par l'intellect, existant
dans l'esprit. De plus, s'aimant lui-mкme, l'esprit se produit dans la volontй,
comme aimй. Mais il ne procиde pas plus avant а l'intйrieur de soi. Le cercle
est fermй quand, par amour, l'esprit revient а la substance mкme d'oщ la
procession avait commencй, avec l'idйe conзue dans l'intelligence; il y a
cependant procession vers des effets extйrieurs, quand, par amour de soi,
l'esprit sort de lui-mкme pour une activitй quelconque. Ainsi nous trouvons
trois choses dans l'esprit: l'esprit lui-mкme, principe de la procession,
existant en sa nature propre; l'esprit conзu comme objet d'intellection, dans
l'intellect; l'esprit comme objet d'amour, dans la volontй. Ces trois choses ne
sont pourtant pas une unique nature. Se connaоtre soi-mкme n'est pas pour
l'esprit son кtre mкme, pas plus que se vouloir soi-mкme n'est en lui identique
а son кtre ou а son acte d'intellection. Aussi bien l'esprit en tant qu'objet
d'intellection, l'esprit en tant qu'objet d'amour, ne sont pas autant de
personnes, n'йtant pas subsistants. L'esprit lui-mкme, existant en sa nature
propre, n'est pas une personne, car il n'est pas un tout qui subsiste, mais une
partie d'un subsistant, l'homme. C'est donc sous le rapport de la
procession, qui, selon le mot de Boлce, multiplie la Trinitй, que
l'on peut dйcouvrir dans notre esprit une ressemblance avec la divine Trinitй.
Il est clair en effet, aprиs ce que l'on a dit, que la nature divine se rйvиle
а nous comme Dieu inengendrй, principe de toute procession, le Pиre; comme Dieu
engendrй par mode de verbe conзu dans l'intellect, le Fils; comme Dieu qui
procиde par mode d'amour, le Saint-Esprit. Impossible de dйcouvrir, au sein de
la nature divine, d'autre procession, si ce n'est une procession qui aboutisse
а des effets extйrieurs. La ressemblance de notre esprit avec la sainte Trinitй
cesse en cela que le Pиre, le Fils et le Saint-Esprit relиvent d'une
nature unique et que chacun d'eux est une personne parfaite, йtant donnй que
l'acte d'intellection et l'acte de vouloir, c'est l'кtre mкme de Dieu. C'est
pourquoi il en va de la ressemblance de Dieu dans l'homme, comme de celle
d'Hercule dans une statue de pierre: il y a reprйsentation formelle, non point
identitй de nature. On dira donc qu'il y a dans l'esprit de l'homme une image
de Dieu, selon le mot de la Genиse: Faisons l'homme а notre image et а
notre ressemblance. Les autres кtres prйsentent aussi une certaine
similitude avec la divine Trinitй, pour autant que chaque chose est une dans sa
substance, formйe par une certaine idйe, possйdant un certain ordre. On l'a
dit, la conception de l'intelligence dans un кtre intellectuel est comparable а
l'information de l'idйe (ou espиce) dans un кtre naturel, l'amour, lui, йtant
comparable а l'inclination ou а l'ordre dans un кtre naturel. Les espиces des
кtres naturels reprйsentent donc de loin le Fils; leur ordre reprйsentant le
Saint-Esprit. Et c'est ainsi qu'en raison de cette reprйsentation lointaine et
obscure que l'on trouve dans les кtres privйs de raison, on dit qu'il y a en
eux un vestige de la Trinitй, non point une image, selon cette
parole du Livre de Job: Prйtends-tu saisir les vestiges de Dieu? Mais c'est assez
parlй, pour le moment, de la divine Trinitй. L'INCARNATIONLes
deux natures 27: L'INCARNATION DU VERBE D'APRИS LA SAINTE ЙCRITURE
En
traitant plus haut de la gйnйration divine, nous avons vu comment le Fils de
Dieu, Notre-Seigneur Jйsus-Christ, se voyait attribuer certaines choses selon
la nature divine et certaines autres selon cette nature humaine dans laquelle
lui, le Fils йternel de Dieu, il a voulu s'incarner, en l'assumant dans le
temps. Plus
que toutes les _uvres de Dieu, ce mystиre dйpasse l'entendement. Rien de plus
extraordinaire pour notre pensйe que le Fils de Dieu, vrai Dieu, se soit fait
vrai homme. Aussi bien tous les autres gestes admirables de Dieu se
trouvent-ils ordonnйs а asseoir la foi en celui-lа, le plus йtonnant de tous,
selon le mot du Philosophe: En chaque genre il faut considйrer le maximum
comme la cause du reste. Cette admirable incarnation de Dieu, nous la
professons sur la proposition mкme de l'autoritй de Dieu. Il est dit en effet
en saint Jean: Le Verbe s'est fait chair et il a habitй parmi nous. L'Apфtre
Paul йcrit du Fils de Dieu, aux Philippiens: Lui qui йtait de condition
divine, il ne crut pas devoir garder jalousement son йgalitй avec Dieu; il
s'anйantit lui-mкme au contraire, prenant la condition d'esclave, se faisant
semblable aux hommes, ayant visiblement tous les dehors de l'homme. Les paroles du
Seigneur Jйsus-Christ le montrent clairement. Tantфt il s'attribue ce qui est
humble et humain: Le Pиre est plus grand que moi, ou: Mon вme est triste jusqu'а la mort, et qui se rapporte а la nature humaine qu'il a
assumйe; tantфt il s'attribue ce qui est йlevй et divin: Moi et le Pиre,
nous sommes un, ou, Tout ce qu'a le Pиre est mien, et qui, sans
conteste, se rapporte а la nature divine. Les actes du Seigneur, dйcrits dans
l'Йcriture, le montrent йgalement. Qu'il ait eu peur, qu'il se soit attristй,
qu'il ait eu faim, qu'il soit mort, c'est le fait de la nature humaine. Que par
sa propre puissance il ait guйri les malades, ressuscitй les morts, qu'il ait
commandй avec succиs aux йlйments de ce monde, qu'il ait chassй les dйmons,
pardonnй les pйchйs, qu'il ait ressuscitй d'entre les morts quand il l'a voulu,
qu'il soit enfin montй au ciel, tout cela rйvиle en lui une force divine. 28: ERREUR DE PHOTIN CONCERNANT L'INCARNATION
Altйrant
le sens des Йcritures, certains se sont fait une idйe erronйe de la divinitй et
de l'humanitй de Notre-Seigneur Jйsus-Christ. Ebion et Cйrinthe par exemple, et aprиs
eux Paul de Samosate et Photin, n'ont reconnu dans le Christ que la seule
nature humaine. Ils se sont imaginй, on l'a vu plus haut, que le Christ ne
possйdait pas la divinitй par nature, mais en vertu seulement d'une
participation trиs haute а la gloire de Dieu, que lui avaient mйritйe ses
_uvres. Sans prйjudice de ce que nous avons dit plus haut, une telle opinion est
la nйgation mкme du mystиre de l'Incarnation. A l'en croire, ce n'est pas Dieu qui, pour
devenir homme, aurait assumй un corps, mais bien plutфt un homme charnel qui se
serait fait Dieu. L'affirmation de saint Jean: Le Verbe s'est fait chair, ainsi
ne serait pas vraie; il faudrait dire au contraire: La chair s'est faite
Verbe. Ce n'est plus d'anйantissement et d'abaissement qu'il faudrait parler
pour le Fils de Dieu, mais plutфt de glorification et d'exaltation pour
l'homme. L'Apфtre aurait menti en йcrivant aux Philippiens: Lui qui йtait de
condition divine, s'est anйanti lui-mкme prenant la condition d'esclave; seule
se vйrifierait l'exaltation de l'homme dans la gloire divine, dont il est dit
plus bas: C'est pourquoi Dieu l'a exaltй. L'affirmation du Seigneur: Je suis
descendu du ciel, ne serait plus vraie, mais seulement celle-ci: Je
monte vers mon Pиre, alors que l'Йcriture les allie: Personne n'est
montй au ciel, dit le Seigneur en saint Jean, si ce n'est celui qui est
descendu du ciel, le Fils de l'homme, qui est au ciel; et saint Paul aux Йphйsiens:
Celui-lа qui йtait descendu, c'est celui-lа mкme qui est montй par delа tous
les cieux. Ainsi il n'appartiendrait pas au Fils d'avoir йtй
envoyй par le Pиre, ni d'кtre sorti du Pиre pour venir dans le monde, mais
seulement d'aller vers le Pиre. Le Seigneur, pourtant, affirme conjointement
l'un et l'autre: Je vais vers celui qui m'a envoyй, et encore: Je
suis sorti du Pиre, et je suis venu dans le monde, et de nouveau je quitte le
monde et m'en vais vers le Pиre. Double affirmation qui prouve а la fois et
l'humanitй et la divinitй. 29: ERREUR DES MANICHЙENS CONCERNANT L'INCARNATION
D'autres,
qui niaient la vйritй de l'Incarnation, ont fait appel а je ne sais quel
simulacre d'incarnation. Les Manichйens, c'est d'eux qu'il s'agit, ont prйtendu
que le Fils de Dieu n'avait pas assumй un corps authentique, mais un simple
fantфme. Il ne pouvait donc кtre homme vйritable mais pure apparence d'homme.
En consйquence, tous ses gestes d'homme, sa naissance, le fait de manger, de
boire, de marcher, sa mort et son ensevelissement, tout cela n'a pas йtй
rйalitй, mais simulacre. C'est tout le mystиre de l'Incarnation qui est ainsi
ramenй par eux au rang de fiction. Mais c'est tout d'abord vider de son sens
l'autoritй de l'Йcriture. L'apparence de la chair n'est pas la chair, ni
l'apparence de la marche, la marche, etc. L'Йcriture mentirait donc en disant: Le
Verbe s'est fait chair, s'il s'agit seulement d'une chair fantфme. Elle
mentirait encore lorsqu'elle nous dit que le Christ a marchй, mangй, qu'il est
mort et a йtй enseveli, si tout cela ne s'est fait que par maniиre d'apparition
fantomatique. Pour peu que l'on retranche а l'autoritй de l'Йcriture, il ne
peut plus rien y avoir de ferme dans notre foi, fondйe sur les Йcritures comme
l'indique ce mot de l'Йvangile de saint Jean: Tout cela a йtй йcrit pour que
vous croyiez. On dira peut-кtre que la Vйritй de l'Йcriture n'est
pas en cause quand cette mкme Йcriture rapporte comme rйellement arrivй ce qui
ne fut qu'apparence; les ressemblances des choses ne reзoivent-elles pas dans
un sens йquivoque et figurй le nom de ces choses elles-mкmes, ainsi du portrait
d'un homme qui reзoit dans un sens йquivoque le nom d'homme? Et la Sainte
Йcriture elle-mкme n'emploie-t-elle pas couramment cette maniиre de parler,
ainsi saint Paul aux Corinthiens: Ce rocher, c'йtait le Christ? Et c'est
souvent que l'on voit appliquer а Dieu par l'Йcriture, en raison d'une simple
similitude, des noms d'кtres corporels, ainsi des noms d'agneau, de lion,
etc... Bien
sыr, les ressemblances des choses peuvent prendre parfois, de maniиre
йquivoque, le nom des choses elles-mкmes. L'Йcriture ne peut cependant nous
proposer le rйcit d'un fait sous une йquivoque telle que les autres lieux
scripturaires ne puissent en manifester la vйritй; il n'y aurait plus alors,
pour l'homme, enseignement, mais source d'erreur, ce que rйprouve cette parole
de l'Apфtre aux Romains: Tout ce qui a йtй йcrit l'a йtй pour notre
instruction, et а Timothйe: Toute l'Йcriture est inspirйe de Dieu, utile
pour enseigner et former. C'est tout le rйcit йvangйlique d'ailleurs qui
serait mythologique, s'il nous parlait d'apparences comme de rйalitйs mкmes,
alors que saint Pierre dйclare: Ce n'est pas sur la foi de fables
imaginaires que nous vous avons fait connaоtre la puissance de Notre-Seigneur
Jйsus-Christ. Si l'Йcriture en quelque endroit raconte certaines
choses qui furent du domaine de l'apparence et non de la rйalitй, le contexte
nous permet de le comprendre comme tel. Ainsi, dans la Genиse, quand on
nous dit qu'Abraham levant les yeux, trois hommes lui apparurent, il est
facile de comprendre que c'йtait des hommes selon l'apparence. C'est Dieu
qu'Abraham adore en lui, c'est Dieu qu'il confesse: Parlerai-je а mon
Seigneur, moi qui suis poussiиre et cendre? Et encore: Ce n'est
pas ta maniиre, toi qui juges toute la terre. Quand Isaпe et Йzйchiel dйcrivent des
visions imaginatives, ils ne nous induisent pas en erreur; le genre qu'ils
empruntent n'est pas celui du rйcit historique, mais celui de la description
prophйtique. Toujours, d'ailleurs, ils introduisent une clausule pour indiquer
qu'il s'agit d'une apparition: Je vis le Seigneur assis, note Isaпe, et
Йzйchiel: La main du Seigneur fut sur moi et je vis, et encore: Une
forme de main me saisit et m'enleva, et je fus amenй а Jйrusalem, dans une
vision de Dieu. Les comparaisons qu'emprunte l'Йcriture pour parler
des choses de Dieu ne peuvent non plus engendrer l'erreur. Elles ne le peuvent
parce qu'elles sont prises si bas que le procйdй est йvident: il y a
comparaison et non traduction du rйel. D'autre part, la vйritй qui peut кtre
voilйe par certaines comparaisons dans tel ou tel passage se voit manifestйe
clairement, au sens propre, par d'autres textes de l'Йcriture. En fait, il ne
se passe rien de tel pour notre propos: il n'est aucun texte de l'Йcriture qui
s'oppose а la vйritй de tout ce qui nous est dit de l'humanitй du Christ. On objectera
peut-кtre ce que saint Paul йcrit aux Romains: Dieu a envoyй son Fils, avec
une chair semblable а celle du pйchй; ou encore ce qu'il йcrit aux
Philippiens: S'йtant fait semblable aux hommes, ayant visiblement tous les
dehors de l'homme. Mais le sens qu'on en veut tirer est exclu par ce
qu'ajoute l'Apфtre. Il ne parle pas seulement de la ressemblance de la
chair, mais bien de la chair de pйchй: le Christ йtait en possession
d'une vйritable chair, non point d'une chair du pйchй, car le pйchй
n'avait pas de place en lui; il possйdait une chair semblable а la chair
de pйchй, car sa chair йtait capable de souffrir, telle que la chair
de l'homme l'йtait devenue depuis le pйchй. Du texte invoquй: s'йtant fait
semblable aux hommes, l'incidente: prenant la forme (condition) d'esclave,
exclut toute idйe de fiction. Le mot forme est йvidemment
dans le sens de nature, non dans celui de ressemblance, ainsi qu'il allait
lorsque l'Apфtre disait: lui qui йtait dans la forme (condition) de
Dieu, oщ le mot forme est pris dans le sens de nature, les
manichйens n'ayant d'ailleurs aucune prйtention а faire du Christ une simple
ressemblance de Dieu. Toute idйe de fiction est encore exclue par ce qui suit: s'йtant
fait obйissant jusqu'а la mort. Le mot de ressemblance n'est donc
pas а prendre dans le sens d'une ressemblance extйrieure, mais dans celui de la
ressemblance naturelle de l'espиce; ainsi dit-on des hommes qu'ils se
ressemblent par l'espиce. La Sainte Йcriture s'oppose bien plus encore, expressйment,
а tout soupзon de fantasmagorie. Saint Matthieu dit que les disciples, en
voyant Jйsus marcher sur les eaux, se troublиrent et dirent: c'est un fantфme.
Et ils criaient de peur. Mais le Seigneur chasse aussitфt le soupзon des
disciples. Saint Matthieu ajoute: Jйsus, aussitфt, leur parla et il dit:
Ayez confiance, c'est moi; ne craignez pas. Ce serait d'ailleurs contraire
а la raison, que le Christ, qui avait choisi ses disciples pour qu'ils
rendissent tйmoignage а la vйritй, а partir de tout ce qu'ils avaient
vu et entendu, leur eыt cachй le fait de n'avoir plus qu'un corps-fantфme;
au sens contraire, l'apparition d'un fantфme ne les eыt pas emplis de frayeur. C'est avec plus
d'йnergie encore que le Seigneur, aprиs sa rйsurrection, chasse de l'esprit de
ses disciples un pareil soupзon. Les disciples, saisis de terreur et
d'effroi, nous dit Luc, pensиrent voir un esprit, en voyant Jйsus. Mais
lui de leur dire: pourquoi vous troublez-vous, et pourquoi des doutes
s'йlиvent-ils dans vos c_urs. Voyez mes mains et mes pieds; c'est bien moi.
Touchez et voyez: un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai. C'est
bien en vain qu'il se serait prкtй а leur examen, s'il n'avait eu qu'un
corps-fantфme. Les Apфtres se donnent eux-mкmes comme les dignes tйmoins
du Christ. Saint Pierre, au Livre des Actes, atteste: Jйsus,
Dieu l'a ressuscitй le troisiиme jour, il lui a donnй de se faire voir,
non а tout le peuple, mais aux tйmoins choisis d'avance
par Dieu, а nous qui avons mangй et bu avec lui, aprиs sa rйsurrection d'entre
les morts. L'Apфtre saint Jean, au dйbut de sa Ire Йpоtre, йcrit: Ce
que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplй, et ce que nos mains
ont touchй du Verbe de vie, nous en portons tйmoignage. On ne peut
concevoir de tйmoignage authentique de la vйritй que celui qui s'appuie sur la
rйalitй des choses, et non sur des gestes fictifs. Si donc le Christ n'a eu
qu'un corps-fantфme; s'il n'a pas mangй et bu, s'il n'a pas йtй vu et touchй,
de maniиre authentique, mais simplement fantomatique, le tйmoignage que les
Apфtres portent sur le Christ n'est pas digne de foi. Et, selon le mot de saint
Paul, leur prйdication est sans objet, sans objet notre foi. De plus, si le
Christ n'a pas eu un corps authentique, il n'est pas mort rйellement. Il n'est
donc pas rйellement ressuscitй. Et les Apфtres qui annoncent au monde la
rйsurrection du Christ, sont ainsi de faux tйmoins. C'est bien ce que dit
l'Apфtre: Nous voilа convaincus de faux tйmoignage а l'йgard de Dieu,
puisque nous avons tйmoignй contre Dieu qu'il a ressuscitй le Christ,
alors qu'il ne l'a pas ressuscitй. Selon le mot de l'Ecclйsiastique: de
l'homme de mensonge, que peut-il sortir de vrai? Le mensonge est une route
qui ne peut conduire а la vйritй. Or le Christ est venu en ce monde pour
manifester la vйritй; il le dйclare lui-mкme: C'est pour cela que je suis
nй, pour cela que je suis venu, pour rendre tйmoignage а la vйritй. Il
n'y eut donc dans le Christ aucune place pour le mensonge. Ce qui n'aurait pas
йtй si ce qu'on dit de lui n'йtait arrivй qu'en apparence, puisque, au dire du
Philosophe, est faux ce qui n'est pas tel qu'il apparaоt. Ainsi donc,
tout ce qu'on dit du Christ a existй selon la rйalitй. Saint Paul йcrit dans l'Йpоtre aux
Romains que nous avons йtй justifiйs dans le sang du Christ, et
saint Jean dans l'Apocalypse: Tu nous as rachetйs, Seigneur, dans ton
sang. Si le Christ n'avait pas eu rйellement de sang, il ne l'aurait pas
rйellement rйpandu pour nous. Ainsi nous ne serions ni rйellement justifiйs, ni
rйellement rachetйs. Il ne servirait de rien d'кtre dans le Christ. Si l'on doit
regarder comme une apparition fantomatique la venue du Christ en ce monde,
cette venue n'a rien amenй de nouveau. Ne voit-on pas en effet Dieu apparaоtre
dans l'Ancien Testament а Moпse et aux prophиtes sous de multiples figures,
ainsi qu'en tйmoignent les йcrits nйo-testamentaires eux-mкmes? C'est tout
l'enseignement du Nouveau Testament qui serait vidй de sens. Ce n'est donc pas
un corps-fantфme, mais un corps authentique, que le Fils de Dieu a assumй. 30: ERREUR DE VALENTIN CONCERNANT L'INCARNATION
Valentin
pense а peu prиs de mкme du mystиre de l'Incarnation. Pour lui, le Christ ne
fut pas en possession d'un corps terrestre, mais d'un corps qu'il apporta du
ciel; il ne reзut rien de la Vierge Mиre, mais passa par elle comme par un
canal. L'erreur
de Valentin semble avoir pris occasion de certaines paroles de la Sainte
Йcriture. Le Seigneur dit en effet, en saint Jean: Nul n'est montй au ciel,
si ce n'est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est
dans le ciel... Celui qui vient du ciel est au-dessus de tous. Et encore: Je
suis descendu du ciel pour faire, non ma volontй mais la volontй de celui qui
m'a envoyй. Et saint Paul йcrit aux Corinthiens: Le premier homme, issu
de la terre, est terrestre; le second homme, lui, issu du ciel, est cйleste. Tous
ces textes, on veut les interprйter comme s'il fallait croire que le Christ est
descendu du ciel, y compris dans son corps. Cette position de Valentin procиde de la
mкme erreur radicale que celle des Manichйens: tout ce qui est terrestre,
croyaient-ils, est la crйation du diable. Dans une telle perspective, puisque, selon
le mot de saint Jean, c'est pour dйtruire les _uvres du diable que le Fils
de Dieu est apparu, il ne convenait pas qu'il prоt un corps а la
crйation du diable, quand saint Paul йcrit aux Corinthiens: Quelle union
peut-il y avoir entre la lumiиre et les tйnиbres? Quel accord entre le Christ
et Bйlial? Surgies de la mкme racine, donnant les mкmes fruits,
ces deux positions aboutissent а la mкme contradiction. Chaque espиce en effet
a, bien dйterminйs, les principes essentiels, matiиre et forme, qui
constituent, dans les кtres composйs de matiиre et de forme, la dйfinition mкme
d'espиce. La matiиre propre de l'homme, c'est la chair humaine, les os, etc.;
et de mкme, la matiиre de la chair et des os et du reste, c'est le feu, l'air,
l'eau, la terre, etc. Si donc le corps du Christ n'йtait pas un corps
terrestre, il n'y avait pas en lui de chair et d'os authentiques, mais simple
apparence de tout cela. Et ainsi, il n'йtait pas vraiment homme, mais simple
apparence d'homme, alors pourtant qu'il dit lui-mкme: Un esprit n'a pas de
chair et d'os, comme vous voyez que j'en ai. Tout corps cйleste est, par nature,
incorruptible et inaltйrable, et il ne peut sortir de son lieu. Il ne
convenait pas que le Fils de Dieu fit subir quelque atteinte а la dignitй de la
nature qu'il assumait, mais bien plutфt qu'il la rehaussвt. Ce n'est donc pas
un corps cйleste, incorruptible, qu'il apporta dans les rйgions infйrieures,
mais bien un corps terrestre et passible qu'il assuma pour en faire un corps
incorruptible et cйleste. Du Fils de Dieu, l'Apфtre dit qu'il est issu,
selon la chair, de la race de David. ,Le corps de David йtait bien un corps
terrestre. Et donc aussi le corps du Christ. L'Apфtre dit encore aux Galates que
Dieu a envoyй son Fils formй d'une femme, et saint Matthieu, que Jacob
a engendrй Joseph, l'йpoux de Marie, de qui est nй Jйsus, qu'on appelle le
Christ. On ne dirait pas du Christ qu'il a йtй formй ou qu'il est nй d'une
femme, s'il n'avait fait que passer par elle, comme par un canal, sans rien
prendre d'elle. C'est bien d'elle qu'il a pris son corps. Marie d'ailleurs
ne pourrait кtre appelйe la Mиre de Jйsus, comme en tйmoigne l'Evangйliste, si
Jйsus n'avait rien reзu d'elle. Dans l'Epоtre aux Hйbreux saint
Paul йcrit: Le sanctificateur, le Christ, et les sanctifiйs, les
fidиles du Christ, ont mкme origine. C'est pour cela qu'il ne rougit
pas de les appeler ses frиres, quand il dit: j'annoncerai ton nom а mes frиres.
Et il ajoute un peu plus loin: Puis donc que les enfants ont eu en
partage la chair et le sang, lui aussi y a pris part йgalement. Mais si le
Christ n'a eu qu'un corps cйleste, il est йvident que nous n'avons pas mкme
origine, nous qui possйdons un corps terrestre, et que, par consйquent, nous ne
pouvons pas кtre appelйs ses frиres. Et lui n'a pas eu davantage part а la
chair et au sang; chair et sang, c'est clair, sont composйs d'йlйments
infйrieurs, et ne sont pas de nature cйleste. Il est donc йvident que l'opinion
en question est en opposition avec la pensйe de l'Apфtre. Il est aussi
йvident que les interprйtations sur lesquelles elle se fonde, sont sans aucun
poids. Car ce n'est pas selon le corps ou selon l'вme, mais en tant que Dieu,
que le Christ est descendu du ciel. Les paroles mкmes du Seigneur demandent
qu'on le comprenne ainsi. Quand il dit: Nul n'est montй au ciel, si ce n'est
celui qui est descendu du ciel, il ajoute: le Fils de l'homme, qui est dans
le ciel, montrant ainsi qu'il est descendu du ciel sans pour autant cesser
d'y кtre. Dieu seul peut кtre en terre, au point d'emplir aussi le ciel,
selon le mot qu'on lit en Jйrйmie: J'emplis le ciel et la terre. Le Fils
de Dieu, en tant que Dieu, n'a donc pas pu descendre du ciel
suivant un mouvement local: ce qui se meut en effet d'un mouvement local ne
peut accйder а un lieu qu'en en quittant un autre. On dit du Fils de Dieu qu'il
est descendu du ciel en cela mкme qu'il s'est associй une substance terrienne,
l'Apфtre disant qu'il s'est anйanti, en prenant la forme d'esclave, sans
pour autant abandonner sa nature de Dieu. Tout ce qui prйcиde montre ainsi
clairement la faussetй radicale de cette position. Nous avons montrй au Livre
deuxiиme que ces rйalitйs corporelles ont bien Dieu pour auteur, et non point
le diable. 31: ERREUR D'APOLLINAIRE CONCERNANT LE CORPS DU CHRIST
L'erreur
d'Apollinaire touchant le mystиre de l'Incarnation est plus dйraisonnable
encore. D'accord avec les positions qu'on vient de voir pour affirmer que le
Christ n'a pas pris son corps de la Vierge, il prйtend, impiйtй plus grande,
que quelque chose du Verbe s'est changй en la chair du Christ. L'occasion de
son erreur, il la trouve dans cette parole de saint Jean: Le Verbe s'est fait
chair, croyant pouvoir l'interprйter comme si le Verbe lui-mкme se fыt
changй en chair, parallиlement au sens de cette autre parole de saint Jean: Dиs
que le maоtre du festin eut goыtй l'eau devenue vin, parole dont le sens
est que l'eau s'йtait changйe en vin. En partant de ce qu'on a montrй, il est
facile de saisir l'invraisemblance d'une telle erreur. Dieu, nous l'avons vu,
est parfaitement immuable. Or il est йvident que tout ce qui est changй en
autre chose, est le sujet d'une mutation. Puis donc que le Verbe de Dieu est
vrai Dieu, il lui est impossible d'avoir йtй changй en chair. Parce qu'il est
Dieu, le Verbe de Dieu est simple. Nous avons vu dйjа qu'en Dieu il n'y a pas
de composition. Si donc quelque chose du Verbe de Dieu a йtй changй en chair,
il faut que ce soit le Verbe tout entier qui ait subi ce changement. Or ce qui
est changй en quelque chose d'autre, cesse d'кtre ce qu'il йtait auparavant:
l'eau changйe en vin n'est plus de l'eau mais du vin. Ainsi donc, d'aprиs
l'opinion d'Apollinaire, il n'y aurait plus de Verbe de Dieu aprиs
l'Incarnation. Ce qui est manifestement impossible: d'une part, en effet, le
Verbe de Dieu est йternel, ainsi que l'affirme saint Jean: Au commencement
йtait le Verbe; le Christ, d'autre part, aprиs l'Incarnation, est appelй
Verbe de Dieu, selon cette parole de l'Apocalypse: Il йtait vкtu d'un
vкtement teint de sang, et son nom йtait Verbe de Dieu. D'ailleurs il est
impossible de changer l'une dans l'autre des choses qui ne communient pas dans
la matiиre et dans un mкme genre: on ne fait pas de la blancheur avec une
ligne, ce sont choses de genre diffйrent; un corps йlйmentaire ne peut se
changer en corps cйleste ou en quelque substance incorporelle, et
rйciproquement, car ils ne communient pas dans la matiиre. Or le Verbe de Dieu,
parce qu'il est Dieu, ne communie avec rien d'autre ni dans la matiиre ni dans
un genre quelconque: Dieu ne rentre en effet dans aucun genre, et n'a pas
davantage de matiиre. Il est donc impossible que le Verbe de Dieu se soit
changй en chair ou en quoi que ce soit. La dйfinition mкme de chair, d'os, de
sang, et de toute autre partie de ce genre, veut que ces choses aient une
matiиre dйterminйe. Si donc, а en croire Apollinaire, le Verbe de Dieu s'est
changй en chair, il doit en rйsulter que le Christ n'a pas eu une vйritable
chair ni rien de semblable. Ainsi, il n'aura pas йtй homme vйritable, mais
simple apparence d'homme, avec toutes les autres consйquences que nous avons
opposйes а Valentin, au chapitre prйcйdent. La parole de saint Jean: Le Verbe
s'est fait chair, ne signifie donc pas que le Verbe s'est changй en chair,
mais qu'il a assumй une chair pour vivre avec les hommes et se manifester а eux
de maniиre visible. Aussi saint Jean ajoute-t-il: et il a habitй chez
nous, et nous avons vu sa gloire. Baruch avait dit, йgalement, de Dieu qu'il
est apparu sur la terre et qu'il a vйcu avec les hommes. L'вme
du Christ 32: ERREUR D'ARIUS ET D'APOLLINAIRE SUR L'AME DU CHRIST
Ce n'est pas seulement au sujet du corps du
Christ, c'est aussi au sujet de son вme que l'intelligence de certains s'est
йgarйe. Arius a supposй que le Christ n'avait pas eu d'вme, qu'il n'avait fait
qu'assumer une chair а l'йgard de laquelle la divinitй aurait tenu lieu
d'вme. C'est par une sorte de nйcessitй qu'il a йtй amenй а cette position.
Voulant affirmer que le Fils de Dieu n'est qu'une crйature, qu'il est infйrieur
au Pиre, il a choisi pour le prouver les textes d'Йcriture qui soulignent dans
le Christ l'infirmitй humaine. Et pour йviter d'кtre rйfutй par qui lui dirait
que les textes ainsi invoquйs ne se rapportent pas au Christ dans la ligne de
la nature divine, mais dans celle de la nature humaine, il supprime
astucieusement l'вme du Christ; ainsi, ce qui ne pouvait directement se
rapporter au corps humain, l'йtonnement, la crainte, la priиre, par exemple,
devait nйcessairement impliquer une infйrioritй dans le fils mкme de Dieu. En
confirmation de sa position, il amenait la parole, dйjа citйe, de saint Jean: Le
Verbe s'est fait chair, voulant en tirer que le Verbe n'avait fait
qu'assumer la chair, non point une вme. Apollinaire l'a suivi dans cette
position. C'est manifestement insoutenable. Nous avons vu dйjа que Dieu ne pouvait
кtre forme d'un corps. Puisque le Verbe de Dieu est Dieu, il est impossible
qu'il soit forme d'un corps, au point de jouer le rфle de l'вme а l'йgard de ce
corps. Cette
raison vaut contre Apollinaire, qui reconnaissait la divinitй du Verbe de Dieu.
Bien qu'Arius niвt cette divinitй, cette raison joue aussi contre lui. Car ce
n'est pas seulement Dieu qui ne peut кtre formй d'un corps, c'est aussi tous
les esprits supracйlestes, au tout premier rang desquels Arius plaзait le fils
de Dieu. A moins que l'on n'adopte la position d'Origиne pour qui les вmes
humaines seraient de mкme espиce et de mкme nature que les esprits
supracйlestes, opinion dont nous avons montrй dйjа la faussetй. Supprimй ce qui
est inclus dans la dйfinition de l'homme, nous ne pouvons plus avoir un homme
authentique. Or il est clair que l'вme rentre en premier lieu dans la dйfinition
de l'homme, puisqu'elle est sa forme. Si donc le Christ n'a pas eu d'вme, ce
n'est pas un homme authentique, cela contre l'affirmation de l'Apфtre disant а Timothйe:
Il n'y a qu'un mйdiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jйsus, homme
lui-mкme. De l'вme dйpend non seulement la dйfinition de l'homme, mais encore
celle de toutes ses parties; enlevйe l'вme, l'homme mort, c'est d'une maniиre
йquivoque qu'on parle d'_il, de chair, d'os humains, comme on parle d'_il
reproduit en peinture ou en sculpture. Si donc le Christ n'a pas eu d'вme,
ni sa chair ni rien de ce qui par ailleurs compose l'homme, ne furent
authentiques, alors que le Seigneur lui-mкme tйmoigne du contraire, quand il
dit: Un esprit n'a pas de chair ni d'os, comme vous voyez que j'en ai. Ce qui naоt d'un
vivant ne peut кtre dit son fils que s'il procиde de lui selon la mкme espиce:
on ne dit pas d'un ver qu'il est fils de l'animal dont il naоt. Si le Christ
n'a pas eu d'вme, il n'йtait pas de la mкme espиce que les autres hommes, car
lа oщ il y a forme diffйrente, il ne peut y avoir mкme espиce. On ne pourra
donc pas dire que le Christ est le fils de la Vierge Marie, ni qu'elle est sa
mиre, ce qu'affirme pourtant l'Йvangile. L'Йvangile, d'ailleurs, nous dit
expressйment que le Christ avait une вme. Mon вme est triste jusqu'а la
mort, est-il йcrit en saint Matthieu, et en saint Jean:
Maintenant mon вme est troublйe. Arius et Apollinaire rйtorqueront
peut-кtre que le mot вme est pris ici dans le sens mкme de fils de Dieu,
puisque, pour eux, c'est le Fils de Dieu qui joue le rфle d'вme а l'йgard de la
chair. Qu'on prenne cette parole du Seigneur, en saint Jean: J'ai le pouvoir
de dйposer mon вme, et le pouvoir de la reprendre, on doit comprendre qu'il
y eut autre chose que l'вme dans le Christ, autre chose qui avait le pouvoir de
dйposer son вme et de la reprendre. Or il n'йtait pas au pouvoir du corps de
s'unir au Fils de Dieu ou de s'en sйparer; c'est au-dessus des forces de la
nature. Il faut donc comprendre que dans le Christ autre йtait l'вme, autre la
divinitй du Fils de Dieu, а laquelle on peut justement attribuer un tel
pouvoir. Tristesse, colиre et passions du mкme genre relиvent de l'вme sensitive,
comme le montre le Philosophe au VIIe Livre des Physiques. Or les
Йvangiles montrent que tout cela a existй chez le Christ. Il faut donc que le
Christ ait eu une вme sensitive; dont il est trop clair qu'elle est diffйrente
de la nature divine du Fils de Dieu. Mais on dira peut-кtre que ce que les
Йvangiles nous rapportent d'humain а propos du Christ est dit d'une maniиre
mйtaphorique, ainsi qu'il en va de Dieu dans de multiples passages des Saintes
Йcritures. Il faut alors prendre ce qui ne peut кtre dit et compris que de
maniиre propre. De mкme que l'on comprend au propre et non au figurй ce que les
Йvangйlistes nous disent des autres faits et gestes corporels du Christ, ainsi
doit-on entendre d'une maniиre qui ne soit pas mйtaphorique qu'il a mangй et
qu'il a eu faim. Avoir faim n'appartient qu'а un кtre douй d'une вme sensitive,
puisque la faim est l'appйtit de la nourriture. Il faut donc que le Christ ait
eu une вme sensitive. 33: ERREUR D'APOLLINAIRE AFFIRMANT QUE LE CHRIST N'EUT PAS D'AME
RAISONNABLE. ERREUR D'ORIGИNE AFFIRMANT QUE L'AME DU CHRIST AURAIT ЙTЙ CRЙЙE
AVANT LE MONDE
Convaincu par ces tйmoignages de
l'Йvangile, Apollinaire reconnut l'existence dans le Christ d'une вme
sensitive, mais d'une вme sans esprit ni intelligence, telle qu'en elle le
Verbe de Dieu aurait tenu lieu d'esprit et d'intelligence. Mкme ainsi on ne
saurait йviter les inconvйnients soulignйs plus haut. L'homme en effet a rang
dans l'espиce humaine du fait qu'il possиde un esprit et une raison humaine. Si
donc le Christ n'en a pas йtй pourvu, il n'a pas йtй vraiment un homme, de la
mкme espиce que nous. L'вme qui est dйpourvue de raison appartient а une autre
espиce que l'вme qui en est douйe. C'est un axiome du Philosophe, au VIIIe
Livre des Mйtaphysiques, que dans les dйfinitions et dans les espиces,
n'importe quelle diffйrence essentielle, qu'on ajoute ou qu'on retranche,
change l'espиce, ainsi qu'il en va de l'unitй pour les nombres. Or le raisonnable
est une diffйrence spйcifique. Si donc le Christ n'a eu qu'une вme
sensitive, dйpourvue de raison, cette вme n'йtait pas de la mкme espиce que la
nфtre, dotйe, elle, de raison. D'ailleurs, mкme entre les вmes dйpourvues de raison,
il existe des diversitйs d'espиces: on le voit bien chez les animaux, si
diffйrents entre eux par l'espиce, et dont chacun tient son espиce de l'вme qui
lui est propre. L'вme sensitive dйpourvue de raison est donc pour ainsi dire un
genre qui comprend plusieurs espиces. Or il n'est rien dans un genre qui
n'existe dans l'une de ses espиces. Si donc l'вme du Christ a йtй du
genre de l'вme sensitive dйpourvue de raison, elle doit avoir йtй contenue dans
l'une des espиces de ce genre: dans l'espиce вme de lion ou вme de quelque
autre bкte sauvage. Ce qui est parfaitement absurde. Le corps est а l'вme ce qu'est la matiиre
а la forme, l'instrument а l'agent principal. Or il doit y avoir proportion
entre la matiиre et la forme, entre l'instrument et l'agent principal. A la
diversitй des вmes doit donc correspondre la diversitй des corps. Cela saute
aux yeux: nous voyons les animaux des diverses espиces prйsenter une
organisation diffйrente des membres, qui correspond а la diversitй des вmes. Si
donc le Christ n'a pas eu une вme comme la nфtre, il n'a pas eu davantage de
membres tels que les membres de l'homme. Parce qu'il tient le Verbe de Dieu pour
vrai Dieu, Apollinaire lui refuse tout possibilitй d'йtonnement: nous nous
йtonnons en effet de ce dont nous ignorons la cause. Et ce n'est pas non plus
l'вme sensitive qui est capable d'йtonnement; il ne lui appartient pas de
s'enquйrir de la connaissances des causes. Or il y a eu йtonnement chez le Christ,
comme en tйmoigne l'Йvangile; saint Matthieu nous dit, par exemple, qu'en
entendant les paroles du centurion, Jйsus s'йtonna. Il faut donc
admettre chez le Christ, en plus de la divinitй et de l'вme sensitive, ce qui
lui a permis d'йprouver de l'йtonnement, c'est-а-dire l'esprit humain. Tout ce que non
avons dit montre clairement que le Christ a possйdй un corps humain et une вme
humaine authentiques. Quand donc saint Jean dit que le Verbe s'est fait
chair, il ne faut pas comprendre cette parole comme si le Verbe s'йtait
changй en chair, ou comme si le Verbe n'avait assumй que la chair seule, ou
qu'une chair douйe d'вme sensitive, а l'exclusion de l'esprit. Non, quand on
nous dit que le Verbe s'est fait chair, c'est comme si on disait que le
Verbe s'est fait homme, la partie йtant prise pour le tout, selon l'usage
courant de l'Йcriture, qui pose parfois l'вme pour l'homme, comme dans l'Exode:
Toutes les вmes qui йtaient issues de Jacob йtaient au nombre de soixante-dix; ou
bien encore la chair pour l'homme tout entier, ainsi en Isaпe: Toute
chair verra йgalement que la bouche du Seigneur a parlй. Ainsi donc le mot chair
est pris ici pour l'homme tout entier, afin de traduire la faiblesse de la
nature humaine, assumйe par le Verbe de Dieu. Mais si le Christ, comme on l'a montrй, a
eu une chair humaine et une вme humaine, il est clair que son вme n'a pas йtй
avant que son corps ne fut conзu. On a vu dйjа comment les вmes humaines ne
prйexistaient pas а leurs propres corps. S'avиre ainsi erronйe la position d'Origиne
selon laquelle l'вme du Christ aurait йtй crййe avec toutes les autres
crйatures spirituelles et assumйe par le Verbe de Dieu, dиs le commencement,
avant que n'existent les crйatures corporelles: c'est seulement vers la fin des
temps, pour le salut des hommes, qu'elle aurait revкtu la chair. L'union
des deux natures 34: ERREUR DE THЙODORE DE MOPSUESTE ET DE NESTORIUS TOUCHANT
L'UNION DU VERBE ET DE L'HOMME
On
voit donc qu'il n'a manquй au Christ, ni la nature divine, comme l'affirmaient
Ebion, Cйrinthe et Photin; ni un corps humain authentique, comme le voulaient
les Manichйens et Valentin, ni mкme une вme humaine, comme le prйtendaient
Arius et Apollinaire. Ces trois substances: divinitй, вme humaine, corps
humain authentique se rencontrant dans le Christ, reste а chercher, d'aprиs les
donnйes de l'Йcriture, ce qu'il faut penser de leur union. Thйodore de
Mopsueste et Nestorius, son disciple, avancиrent, au sujet de cette union,
l'opinion que voici. Une вme humaine et un vйritable corps humain, dirent-ils,
se sont unis dans le Christ pour former un homme de mкme espиce et de mкme
nature que le reste des hommes; dans cet homme, Dieu a habitй comme en son
temple, autrement dit par grвce, ainsi qu'il en va chez les autres saints.
C'est pourquoi, en saint Jean, le Christ lui-mкme dit aux Juifs: Dйtruisez
ce temple, et en trois jours je le reconstruirai. L'Йvangйliste
ajoutant par maniиre d'explication: Il le disait du temple de son corps. Et
saint Paul йcrira aux Colossiens: Il a plu а Dieu de faire habiter en lui
toute la plйnitude. Il en est rйsultй une union des volontйs entre cet
homme et Dieu, cet homme adhйrant а Dieu de toute sa bonne volontй, et Dieu
l'accueillant dans sa bienveillance, selon qu'il est йcrit en saint Jean:
Celui qui m'a envoyй est avec moi, et il ne m'a pas laissй seul, parce que je
fais toujours ce qui lui plaоt. On doit donc comprendre qu'il en va
de l'union de cet homme avec Dieu comme de celle dont parle l'Apфtre quand il
dit: Celui qui adhиre а Dieu n'est avec lui qu'un esprit. De mкme que cette
derniиre union permet d'appliquer aux hommes des noms qui ne conviennent en
propre qu'а Dieu, de telle maniиre qu'on les dise dieux, fils de Dieu,
Seigneurs, saints et christs, ainsi qu'il ressort de divers passages de
l'Йcriture, de mкme des noms propres а Dieu s'appliquent а cet homme, de telle
maniиre que, en raison de l'habitation de Dieu en lui et de l'union de leur
volontй, on le dise Dieu, Fils de Dieu, Seigneur, Salut et Christ. Cependant, parce
que cet homme a joui d'une plйnitude de grвce plus grande que celle du reste
des saints, plus que les autres il a йtй temple de Dieu, plus йtroitement que
les autres il a йtй uni а Dieu par la volontй, ayant part aux noms divins par
un privilиge singulier. Cette excellence de grвce lui a valu d'кtre constituй
participant de la dignitй et de l'honneur dus а Dieu, au point d'кtre adorй
tout ensemble avec Dieu. A suivre cette opinion, on doit donc distinguer la
personne du Verbe de Dieu de celle de cet homme adorй tout ensemble avec le
Verbe de Dieu. Si l'on parle d'une seule personne pour l'un et pour l'autre, on
le fera en raison de l'union des volontйs dont il a йtй question; on dira que
cet homme et le Verbe de Dieu sont une seule personne, comme on dit d'un homme
et d'une femme qu'ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Une telle union
pourtant ne permet pas d'attribuer а l'un tout ce qu'il est possible de dire de
l'autre; tout ce qui est vrai de l'homme ne l'est pas de la femme, et
rйciproquement. Ainsi, dans cette union du Verbe et de cet homme, croit-on
pouvoir faire remarquer que ce qui est propre а cet homme, ce qui relиve de la
nature humaine, ne peut кtre attribuй а juste titre au Verbe de Dieu, ou а Dieu:
que cet homme ait pu naоtre d'une vierge, qu'il ait pu souffrir, mourir, qu'il
ait pu кtre enseveli, tout cela, affirment Thйodore de Mopsueste et Nestorius,
ne peut кtre dit de Dieu ou du Verbe de Dieu. Certains noms cependant qui s'appliquent
en tout premier lieu а Dieu peuvent se voir attribuйs d'une certaine maniиre
aux hommes, ainsi des noms de Christ, Seigneur, Saint, ou mкme du nom de
fils de Dieu; rien n'empкche, nous dit-on, de qualifier de tels
noms les rйalitйs humaines dont il vient d'кtre question. C'est а bon droit, en
effet, а en croire ces auteurs, que nous disons que le Christ, Seigneur de
gloire, Saint des saints ou Fils de Dieu, est nй d'une Mиre, a souffert, est
mort et a йtй enseveli. C'est pourquoi, nous dit-on encore, le Bienheureuse
Vierge doit кtre appelйe la Mиre du Christ, non la Mиre de Dieu ou du Verbe de
Dieu. A
bien y regarder, ce n'est rien de moins que nier la vйritй de l'Incarnation.
D'aprиs une telle position, le Verbe de Dieu n'a йtй uni а cet homme qu'en
raison d'une habitation par grвce, d'oщ dйcoulait l'union des volontйs. Mais
que le Verbe de Dieu habite dans un homme, ce n'est pas, pour le Verbe de Dieu,
s'incarner. Depuis la crйation du monde, le Verbe de Dieu, et Dieu lui-mкme,
ont habitй dans tous les saints, comme en tйmoigne l'Apфtre: Vous кtes le
temple du Dieu vivant: ainsi que Dieu l'a dit: j'habiterai en eux.
On ne peut parler d'incarnation а propos d'une telle habitation, sans quoi Dieu
se serait incarnй bien souvent depuis le commencement du monde. - Pour rйaliser
la dйfinition d'incarnation en effet, il ne suffit pas au Verbe de Dieu, ou а
Dieu, d'habiter dans un homme avec une plus grande plйnitude de grвce, car le plus
et le moins ne modifient pas l'espиce de l'union.- Йtant donnй que
toute la religion chrйtienne est fondйe sur la foi en l'Incarnation, il est
bien йvident que c'est le fondement mкme de cette religion que bouleverse la
position de Thйodore de Mopsueste et de Nestorius. La maniиre mкme de parler des Saintes
Йcritures montre la faussetй d'une telle position. L'Йcriture en effet a
coutume d'exprimer l'habitation de Dieu dans ses saints de la maniиre suivante:
Le Seigneur parla а Moпse, le Seigneur dit а Moпse; la parole
du Seigneur fut adressйe а Jйrйmie (ou а quelque autre prophиte); la
parole de Dieu fut mise dans la main d'Aggйe le prophиte. Nulle part
on ne lit que la parole de Dieu se soit faite ou Moпse ou Jйrйmie, ou
quelqu'un d'autre. Or c'est de cette maniиre privilйgiйe que l'Йvangйliste
traduit l'union du Verbe de Dieu avec la chair du Christ, quand il dit: Le
Verbe s'est fait chair. Les tйmoignages de l'Йcriture montrent donc
clairement que ce n'est pas seulement par mode d'habitation que le Verbe de
Dieu s'est trouvй dans l'homme-Christ. Tout ce qui est devenu quelque chose, est
ce qu'il est devenu. Ce qui est devenu homme, est homme; ce qui est devenu
blanc, est blanc. Le Verbe de Dieu, lui, s'est fait homme. Le Verbe de Dieu est
donc homme. Or il est impossible que de deux кtres diffйrents par la personne,
l'hypostase ou le suppфt, l'un puisse кtre attribuй а l'autre. Quand on dit: L'homme
est un animal, c'est cela mкme qui est animal qui est homme; et quand on
dit: L'homme est blanc, c'est l'homme lui-mкme dont on signifie qu'il
est blanc, bien que la blancheur soit en dehors de la dйfinition de l'homme.
Ainsi ne peut-on dire d'aucune maniиre que Socrate est Platon ou quelque autre
singulier d'espиce identique ou d'espиce diffйrente. Si donc, au tйmoignage de
l'Йvangйliste, le Verbe s'est fait chair, c'est-а-dire homme, il
est impossible qu'il y ait, pour le Verbe de Dieu et pour cet homme, deux
personnes, ou deux hypostases, ou deux suppфts. Les pronoms dйmonstratifs se rapportent а
le personne, ou а l'hypostase ou au suppфt personne ne dirait: Je cours, alors
qu'un autre courrait, а moins de parler au figurй, а supposer qu'un autre
courыt а sa place. Or cet homme qu'on appelle Jйsus dit de lui: avant qu'Abraham
fыt, je suis; et encore: moi et le Pиre, nous sommes un, et beaucoup
d'autres choses qui manifestement relиvent de la divinitй du Verbe. Il est donc
clair que c'est la personne mкme du Fils de Dieu qui est la personne,
et l'hypostase, de l'homme qui parle ainsi. On a vu plus haut que ce n'est pas le
corps du Christ qui est descendu du ciel, comme le prйtendait Valentin, son
вme, comme le voulait Origиne. Reste donc que c'est le Verbe de Dieu dont on
puisse dire qu'il est descendu, non pas d'un mouvement local, mais de par son
union avec une nature infйrieure, comme on l'a dйjа dit. Mais cet homme, qui
parle en son nom propre, dit qu'il est descendu du ciel: Je suis le pain
vivant, qui est descendu du ciel. Il est donc nйcessaire que la personne du
Verbe de Dieu soit la personne et l'hypostase de cet homme. L'ascension au
ciel revient йvidemment au Christ en tant qu'homme, cet homme qui s'йleva
sous les yeux des Apфtres. Descendre du ciel, c'est le fait du Verbe de
Dieu. Or l'Apфtre dit dans l'Йpоtre aux Йphйsiens: Celui qui йtait descendu,
c'est celui-lа mкme qui est montй. Il est donc nйcessaire que la personne
mкme, et l'hypostase, du Verbe soit la personne et l'hypostase de cet homme. Ce qui prend
origine dans le monde, ce qui n'existe pas avant d'кtre dans le monde, ne peut
venir en ce monde. Mais l'homme-Christ prend selon la chair origine en ce
monde, car il a eu un corps authentique d'homme de cette terre. Sous le rapport
de l'вme, non plus, il n'a pas existй avant d'кtre en ce monde: il a possйdй
une vйritable вme humaine, qui, par nature, n'existe pas avant d'кtre unie au
corps. Reste donc que cet homme n'a pu, par son humanitй, venir en ce monde.
Or il affirme lui-mкme qu'il est venu en ce monde: Je suis sorti
du Pиre, et je suis venu dans le monde. Il est donc clair que ce qui est le
fait du Verbe de Dieu peut кtre attribuй а cet homme. Que la venue en ce
monde appartienne au Verbe de Dieu, Jean l'Йvangйliste l'a montrй clairement
quand il dit: Il йtait dans le monde, et le monde par lui a йtй fait, et le
monde ne l'a pas reconnu; il vint chez lui. La personne et l'hypostase du
Verbe de Dieu doit donc кtre la personne et l'hypostase de cet homme qui parle
ainsi. On
lit dans l'Йpоtre aux Hйbreux: En entrant dans le monde, il dit: tu n'as
voulu ni sacrifice ni offrande, mais tu m'as formй un corps. Celui qui
entre dans monde, c'est le Verbe de Dieu. C'est donc pour le Verbe mкme de Dieu
qu'un corps est formй, un corps qui lui est propre. Il serait impossible de
parler ainsi si le Verbe de Dieu et cet homme n'avaient pas mкme hypostase. Tout changement,
ou toute souffrance, qui affecte le corps de quelqu'un peut кtre attribuй а
celui-lа mкme dont c'est le corps. Si le corps de Pierre est blessй, flagellй, si
ce corps meurt, on pourra dire que c'est Pierre qui est blessй, flagellй, et
qui meurt. Mais le corps de cet homme, ce fut le corps du Verbe de Dieu. Toute
la souffrance qui a affligй le corps de cet homme peut donc кtre attribuйe au
Verbe de Dieu. C'est ici toute vйritй qu'on peut dire du Verbe de Dieu qu'il a
souffert, qu'il a йtй crucifiй, qu'il est mort et qu'il a йtй enseveli. Ce que
niaient Thйodore de Mopsueste et Nestorius. On lit encore dans l'Йpоtre aux Hйbreux:
Il convenait que celui pour qui et par qui sont toutes choses
et qui devait conduire un grand nombre de fils а la gloire,
auteur de leur salut, fut rendu parfait par la souffrance. Autrement
dit, celui-lа a souffert et est mort, pour qui toute chose existe, par qui
toute chose existe, celui qui conduit les hommes а la gloire et qui est
l'auteur de leur salut. Mais voilа quatre prйrogatives de Dieu, qui ne peuvent
кtre accordйes а aucun autre. N'est-il pas dit dans les Proverbes: Le
Seigneur a tout fait pour lui-mкme et dans saint Jean, а propos du
Verbe de Dieu: Tout a йtй fait par lui?Le Psaume ne chante-t-il pas: Le
Seigneur donnera la grвce et la gloire?et encore: Le salut des justes
vient du Seigneur. C'est donc en toute vйritй qu'on dira que Dieu, Verbe
de Dieu, a souffert et est mort. Bien sыr, homme, ayant part а quelque
seigneurie, peut-кtre appelй seigneur; mais aucun homme, aucune crйature, ne
peut кtre appelй le Seigneur de gloire, car la gloire de la bйatitude а
venir, Dieu seul la possиde par nature; les autres ne le possиdent que par don
gratuit. Aussi le Psaume chante-t-il: Le Seigneur des puissances, c'est lui
le Roi de gloire. Or l'Apфtre dit que le Seigneur de gloire a йtй crucifiй.
On peut donc vraiment dire que Dieu a йtй crucifiй. Le Verbe de Dieu est appelй Fils de Dieu
par nature, comme on l'a vu plus haut; l'homme, lui, en raison de l'habitation
de Dieu en lui, est appelй fils de Dieu par grвce d'adoption. Ainsi donc, а
suivre la position que nous йtudions, il faudrait admettre dans le Seigneur
Jйsus-Christ un double mode de filiation: le Verbe qui habite en l'homme йtant
en effet Fils de Dieu par nature, l'homme habitй йtant fils de Dieu par grвce
d'adoption. On ne pourrait plus dire que cet homme est le propre Fils de
Dieu et son unique-engendrй; on ne le pourrait plus dire que du seul
Verbe de Dieu, engendrй par le Pиre de maniиre unique, par naissance proprement
dite. Or l'Йcriture impute la passion et la mort au propre Fils unique de Dieu.
Saint Paul dit aux Romains: Il n'a pas йpargnй son propre Fils, mais l'a
livrй pour nous tous. Et saint Jean: Dieu a tellement aimй le monde
qu'il lui a donnй son Fils unique, afin que quiconque croit en lui, ne pйrisse
pas, mais ait la vie йternelle. Et pour bien montrer qu'il s'agit d'abandon
а la mort, Jean avait dit auparavant du fils de l'homme, crucifiй: De mкme
que Moпse a йlevй le serpent dans le dйsert, ainsi faut-il que le Fils de
l'homme soit йlevй, afin que quiconque croit en lui... L'Apфtre montre, lui
aussi, comment la mort du Christ prouve l'amour de Dieu pour le monde: Dieu
prouve ainsi son amour pour nous; c'est alors que nous йtions pйcheurs que le
Christ est mort pour nous. C'est donc а bon droit qu'on peut dire du
Verbe de Dieu, qu'il a souffert et qu'il est mort. Quelqu'un est dit le fils de telle mиre,
parce que c'est en elle que son corps s'est formй, bien que l'вme n'ait point
son principe dans la mиre, mais а l'extйrieur. Or le corps de l'homme-Christ
s'est formй dans la Vierge Mиre, et l'on a montrй comment le corps de cet homme
est le corps du Fils de Dieu par nature, du Verbe de Dieu. Il est donc juste de
dire que la Bienheureuse Vierge est la Mиre du Verbe de Dieu, et mкme
la Mиre de Dieu, bien que la divinitй du Verbe ne vienne pas de sa mиre;
il n'est pas nйcessaire en effet que le fils tire de sa mиre
le tout de sa substance, mais seulement son corps. L'Apфtre dit aux Galates:
Dieu a envoyй son fils, formй d'une femme. C'est indiquer dans
quel sens il faut comprendre la mission du Fils de Dieu, dont on nous dit qu'il
est envoyй en tant qu'il est formй d'une femme. Or ceci ne serait pas
vrai si le Fils de Dieu n'avait pas existй avant d'кtre formй d'une
femme. Il est bien clair que ce qui est envoyй doit exister avant de se trouver
en ce en quoi il est envoyй. Mais cet homme, fils adoptif au dire de Nestorius,
n'a pas existй avant de naоtre de la femme. Quand donc l'Йcriture dit que Dieu
a envoyй son Fils, on ne peut l'entendre du fils adoptif, mais on doit
l'entendre du Fils par nature de Dieu Verbe de Dieu. Et du fait que quelqu'un,
formй d'une femme, est appelй le fils de cette femme, Dieu, Verbe de Dieu
,est fils d'une femme. Les paroles de l'Apфtre, dira-t-on peut-кtre, ne
signifient pas que le Fils de Dieu a йtй envoyй pour кtre formй d'une femme,
mais bien que le Fils de Dieu, formй d'une femme, sous la loi, a йtй envoyй
pour racheter ceux qui йtaient sous la loi. Ainsi, il ne faudrait pas
entendre les mots « son fils » du Fils par nature, mais de cet
homme qui est fils par adoption. Mais les paroles mкmes de l'Apфtre interdisent
de le comprendre ainsi. Seul celui qui est au-dessus de la loi, qui est
l'auteur de la loi, peut dйlier de la loi. Or la loi a йtй donnйe par Dieu.
Dieu seul peut donc libйrer de l'esclavage de la loi. C'est bien ce que
l'Apфtre dit du Fils de Dieu, dans le passage en question. Le Fils de Dieu dont
il s'agit est donc le Fils par nature. Il est donc vrai de dire que le Fils
de Dieu par nature, Dieu Verbe de Dieu, a йtй formй d'une femme. La mкme йvidence
ressort de ce verset du Psaume qui attribut а Dieu lui-mкme la rйdemption du genre
humain: Tu m'as rachetй, Seigneur, Dieu de vйritй. L'adoption des
fils de Dieu se fait par l'Esprit-Saint, selon ce mot de saint Paul dans l'Йpоtre
aux Romains: Vous avez reзu l'Esprit d'adoption des fils. Or l'Esprit-Saint
n'est pas un don des hommes, mais un don de Dieu. L'adoption filiale n'a donc
pas l'homme pour cause, mais Dieu. Or le Fils de Dieu, envoyй par Dieu et formй
d'une femme, est cause de cette adoption comme en tйmoigne l'Apфtre quand il
ajoute (dans le passage de l'Йpоtre aux Galates, citй plus haut): Afin que
nous recevions l'adoption des fils. Cette parole de l'Apфtre, il faut donc
la comprendre du Fils de Dieu par nature. Dieu, le Verbe de Dieu, a donc йtй
formй d'une femme, de la Vierge Mиre. Le Verbe s'est fait chair, dit saint Jean. Mais il ne peut
tenir sa chair que d'une femme. Le Verbe a donc йtй formй d'une femme, de la
Vierge Mиre. La Vierge est donc la Mиre du Verbe de Dieu. L'Apфtre dit
encore dans l'Йpоtre aux Romains que c'est des patriarches que, selon
la chair, est issu le Christ, qui est au dessus de tout, Dieu а jamais bйni. Le
Christ n'est issu des patriarches que par la mйdiation de la Vierge. Ainsi
donc, Dieu, qui est au-dessus de tout, est issu, selon la chair, de la Vierge.
La Vierge est donc, selon la chair, la Mиre de Dieu. Dans l'Йpоtre aux Philippiens, l'Apфtre
dit encore du Christ Jйsus qu'alors qu'il йtait de condition divine, il
s'est anйanti, prenant la condition d'esclave, se faisant semblable aux hommes.
Si, а suivre Nestorius, nous divisons le Christ en deux, c'est-а-dire en cet homme qui est fils par adoption et en le Fils de Dieu par nature, le
Verbe de Dieu, cette parole de l'Apфtre ne peut s'entendre de cet homme. Cet
homme,en effet, а supposer qu'il soit simplement homme, n'a pu кtre d'abord
dans la condition de Dieu et prendre ensuite la ressemblance de l'homme; bien
plutфt, au contraire, est-ce l'homme dйjа existant qui est devenu participant
de la divinitй, en quoi il n'a pas йtй anйanti, mais exaltй. Il faut donc
entendre la Parole de l'Apфtre du Verbe de Dieu qui, d'abord, de toute йternitй
dans la condition de Dieu, c'est-а-dire de nature divine, s'est ensuite anйanti
en se faisant semblable aux hommes. La seule habitation du Verbe de Dieu dans
l'homme Jйsus-Christ ne peut rendre compte de cet anйantissement. Depuis le
commencement du monde, en effet, le Verbe de Dieu a habitй dans les saints par
grвce; on n'a pas dit pour autant qu'il s'йtait anйanti. Car Dieu communique sa
bontй aux crйatures sans rien soustraire de lui-mкme; il en est plutфt exaltй,
en ce sens que la bontй des crйatures manifeste sa grandeur, et d'autant plus
que les crйatures sont plus parfaites. Si donc le Verbe de Dieu a habitй plus
parfaitement dans l'homme-Christ que dans les autres saints, c'est ici moins
que partout ailleurs que peut se rйaliser l'anйantissement du Verbe. La seule
habitation du Verbe de Dieu dans cet homme, pour reprendre l'expression de
Nestorius, ne peut expliquer l'union du Verbe avec la nature humaine; seule le
peut le fait que le Verbe de Dieu se soit fait vraiment homme. Ainsi seulement
peut-il y avoir anйantissement, а tel titre qu'on dise du Verbe
de Dieu qu'il s'est anйanti, c'est-а-dire fait tout petit; non en
perdant sa propre grandeur mais en assumant la petitesse de l'homme, comme si,
l'вme prйexistant au corps, on disait d'elle qu'elle devient la substance
corporelle qu'est l'homme, non en changeant sa propre nature, mais en assumant
une nature corporelle. Le Saint-Esprit c'est йvident, a habitй dans l'homme
Christ. Saint Luc nous dit que Jйsus, rempli du Saint-Esprit, s'йloigna du
Jourdain. Si l'incarnation du Verbe doit кtre comprise en ce sens que le
Verbe de Dieu a habitй en plйnitude dans cet homme; il faudra dire aussi que
l'Esprit-Saint s'est incarnй. Ce qui est parfaitement en dehors de
l'enseignement de la foi. Le Verbe de Dieu habite dans les saints Anges, que la
participation du Verbe remplit d'intelligence. Or l'Apфtre dit dans l'Йpоtre
aux Hйbreux: Il n'a jamais pris les anges, mais il a pris la descendance
d'Abraham. Il est donc clair que la seule habitation ne peut nous faire
comprendre l'assomption de la nature humaine par le Verbe. A suivre la
position de Nestorius, selon laquelle le Christ serait divisй en deux
hypostases diffйrentes, le Verbe de Dieu, d'une part, et cet homme, de l'autre,
il est impossible d'appeler Christ le Verbe de Dieu. C'est ce qui ressort aussi
bien de la maniиre de parler de l'Йcriture qui, avant l'incarnation, n'appelle
jamais Christ Dieu ou le Verbe de Dieu, que de la signification mкme du nom. Christ
veut dire oint, entendez oint de l'huile d'allйgresse, c'est-а-dire
de l'Esprit-Saint, ainsi que l'explique saint Pierre au Livre des
Actes. Or on ne peut dire que le Christ ait йtй oint de l'Esprit-Saint;
autrement le Saint-Esprit serait supйrieur au Fils, comme le sanctificateur
l'est au sanctifiй. Il faudra donc que ce nom de Christ ne puisse
s'entendre que de l'homme seul. Quand l'Apфtre dit aux Philippiens:
Ayez en vous les sentiments qui furent ceux du Christ Jйsus, cette
parole s'applique а l'homme. Or l'Apфtre ajoute: Lui qui йtait de condition
divine, il n'a pas cru devoir garder jalousement son йgalitй avec Dieu. Il
est donc vrai de dire que cet homme est de condition, c'est-а-dire de nature,
divine, йgal а Dieu. Les hommes pourront кtre appelйs dieux, fils de Dieu, dans
la mesure oщ Dieu habite en eux; on ne dira jamais qu'ils sont les йgaux de
Dieu. Il est donc йvident que ce n'est pas en raison de la seule habitation
que l'homme-Christ est appelй Dieu. Des saints peuvent se voir appliquer le
nom de Dieu en raison de la grвce qui les habite; mais jamais on n'attribue а
quelque saint que ce soit, en raison de la grвce qui l'habite, des _uvres qui
n'appartiennent qu'а Dieu, comme de crйer le ciel et la terre, ou toute autre
chose de ce genre. Or la crйation de toutes choses est attribuйe au
Christ-homme. Saint Paul йcrit dans l'Йpоtre aux Hйbreux: Considйrez
l'Apфtre et le Grand-Prкtre de la foi que nous professons, Jйsus-Christ,
qui est fidиle а celui qui l'a crйй, comme Moпse l'a йtй, sur toute sa
maison. Ce qu'on doit entendre de l'homme, et non du Verbe de Dieu, aussi
bien parce que, а suivre la position de Nestorius, comme on l'a vu, le Verbe de
Dieu ne peut кtre appelй Christ, que parce que le Verbe de Dieu n'est pas crйй
mais engendrй. L'Apфtre ajoute d'ailleurs: la gloire dont il se trouve
justement honorй l'emporte sur celle de Moпse, autant que la dignitй de celui
qui bвtit la maison l'emporte sur celle de le maison. C'est donc le
Christ-homme qui a bвti la maison de Dieu. L'Apфtre apporte la confirmation
suivante: car toute maison est construite par quelqu'un et celui qui a crйй
l'univers, c'est Dieu. Ainsi donc l'Apфtre, en affirmant que Dieu a crйй
l'univers, prouve que c'est le Christ-homme qui a construit la maison de Dieu.
Mais cette preuve n'aurait aucune portй si le Christ n'йtait Dieu, crйateur de
toutes choses. Ainsi donc, c'est а cet homme qu'est attribuйe la crйation de
l'univers, _uvre propre de Dieu. Le Christ-homme est donc lui-mкme Dieu par
l'hypostase, et non pas seulement en raison de l'habitation. Cet homme qu'est
le Christ, parlant de lui-mкme, s'attribue quantitй d'_uvres divines et
surnaturelles: Je le ressusciterai au dernier jour; je leur donne la vie
йternelle. Ce serait le comble de l'orgueil si l'homme qui parle ainsi n'йtait
pas Dieu lui-mкme selon l'hypostase, mais n'йtait qu'habitй par Dieu. Or ce ne
peut кtre le cas du Christ qui dйclare, d'aprиs saint Matthieu: Apprenez de
moi que je suis doux et humble de c_ur. La personne de cet homme est donc
la mкme que celle de Dieu. De mкme qu'on lit dans l'Йcriture que cet homme a йtй
exaltй, exaltй par la droite de Dieu, nous dit le Livre des Actes, de
mкme lit-on que Dieu s'est anйanti: il s'est anйanti... dit Paul aux Philippiens.
De mкme donc que les grandeurs peuvent кtre attribuйes а cet homme
en raison de l'union, par exemple qu'il est Dieu, qu'il ressuscite les
morts, etc., de mкme les abaissements peuvent кtre attribuйs а Dieu, comme
d'кtre nй de la Vierge, d'avoir souffert, d'кtre mort, d'avoir йtй enseveli. Les termes
relatifs, aussi bien noms que pronoms, se rapportent а un mкme sujet. Or,
l'Apфtre, parlant du Fils de Dieu, dit aux Colossiens qu'en lui tout a йtй,
crйй au ciel et sur la terre, le monde visible et l'invisible, et il ajoute:
C'est lui la tкte du corps qu'est l'Eglise, car il est le principe et le
premier-nй d'entre les morts. Or il est clair que l'expression: en lui
tout a йtй crйй, se rapporte au Verbe, que cette autre: premier-nй
d'entre les morts, se rapporte а l'homme qu'est le Christ. Ainsi donc, le
Verbe de Dieu et cet homme qu'est le Christ sont un mкme suppфt et par
consйquent une mкme personne; tout ce qui est dit de cet homme doit кtre dit du
Verbe de Dieu, et rйciproquement. L'Apфtre йcrit dans la Ire Йpоtre aux
Corinthiens: Il n'y a qu'un seul Seigneur Jйsus-Christ, par qui toutes
choses... Or il est manifeste que « Jйsus », le nom de cet homme
par qui toutes choses existent, se rapporte au Verbe de Dieu. Ainsi donc le
Verbe de Dieu et cet homme sont un seul Seigneur, non point deux seigneurs ou
deux fils, comme le prйtendait Nestorius. Il en rйsulte que le Verbe de Dieu et
cet homme sont une seule personne. Tout bien considйrй, cette opinion de
Nestorius concernant le mystиre de l'Incarnation, diffиre bien peu de celle de
Photin. Pour l'un comme pour l'autre, cet homme qu'est le Christ ne pouvait
кtre appelй Dieu qu'en raison de la seule habitation de la grвce. Pour Photin,
sans doute, cet homme avait mйritй le nom de Dieu et la gloire, par sa passion
et ses bonnes _uvres; pour Nestorius, par contre, c'йtait dиs l'origine de sa
conception qu'il йtait en possession de ce nom et de cette gloire, en raison de
la plйnitude que revкtait l'habitation de Dieu en lui. Quant а la gйnйration йternelle du Verbe,
les divergences йtaient grandes. Nestorius la professait; Photin, lui, la niait
absolument. 35: CONTRE L'ERREUR D'EUTYCHИS
Le
mystиre de l'Incarnation, nous venons de le montrer de diverses maniиres, doit
se comprendre comme le fait, pour le Verbe de Dieu et cet homme, de n'кtre
qu'une seule et mкme personne. Reste une difficultй dans la maniиre d'envisager
cette vйritй. La nature divine, en effet, exige d'avoir sa personnalitй. Il
semble qu'il en aille de mкme pour la nature humaine; tout ce qui subsiste dans
une nature intellectuelle ou raisonnable rйalise en effet la dйfinition de la
personne. Il paraоt donc impossible qu'il y ait une seule personne et deux
natures, la divine et l'humaine. Devant cette difficultй, diverses
solutions ont йtй proposйes. Eutychиs, voulant contre Nestorius sauver dans le
Christ l'unicitй de la personne, prйtendit qu'il n'y avait aussi dans le Christ
qu'une seule nature, en ce sens que les deux natures, la divine et l'humaine,
qui existaient distinctes avant l'union, se fondirent dans l'union en une seule
nature. Ainsi, disait-il, la personne du Christ est la rйsultante de
deux natures, mais ne subsiste pas dans deux natures. C'est ce qui
le fit condamner au Concile de Chalcйdoine. La faussetй d'une telle position йclate de
bien des maniиres. On a vu plus haut qu'il y avait dans le Christ Jйsus un
corps, une вme raisonnable et la divinitй. Il est йvident que mкme aprиs
l'union le corps du Christ ne s'identifiait pas avec la divinitй: le corps du
Christ, mкme aprиs l'union, on pouvait le toucher, on pouvait, de ses yeux, le voir,
dessinй par les lignes des membres, toutes propriйtйs йtrangиres а la divinitй
du Verbe. De mкme l'вme du Christ ne pouvait, mкme aprиs l'union, s'identifier
avec sa divinitй, puisque, mкme aprиs l'union, affectйe par les passions de
tristesse, de douleur et de colиre, qui ne sauraient atteindre d'aucune maniиre
la divinitй du Verbe. Or une вme humaine et un corps constituent une nature
humaine. Ainsi donc, mкme aprиs l'union, la nature humaine, dans le Christ,
reste distincte de la divinitй du Verbe, de sa nature divine. Mкme aprиs
l'union, il y a donc, dans le Christ, deux natures. La nature, c'est ce qui permet de dire de
telle chose qu'elle est une chose naturelle. On peut dire d'une chose qu'elle
est naturelle, а partir du moment oщ elle est en possession de sa forme, а
l'instar d'une chose fabriquйe artificiellement: on ne parle pas de maison
avant que celle-ci n'ait reзu sa forme de qui la bвtit, et de mкme ne
parle-t-on pas de cheval avant que celui-ci ne soit en possession de la forme
de sa nature propre. La forme d'une chose naturelle est donc la nature de cette
chose. Or on doit affirmer qu'il y a dans le Christ, mкme aprиs l'union, deux
formes. Dans l'Epоtre aux Philippiens, l'Apфtre dit du Christ Jйsus qu'alors
qu'il йtait dans la forme de Dieu, il a pris la forme d'esclave. Impossible
de dire que la forme de Dieu est la mкme que la forme d'esclave: on ne prend
pas ce qu'on possиde dйjа; et donc, а supposer que la forme de Dieu soit
identique а la forme d'esclave, le Christ qui possйdait dйjа la forme de Dieu,
n'aurait pas eu а prendre la forme d'esclave. Il est йgalement impossible
d'affirmer que la forme d'esclave ait йtй anйantie dans l'union; le Christ,
alors, n'aurait pas pris la forme d'esclave. On ne peut dire davantage que la
forme d'esclave se soit mйlangйe а la forme de Dieu: ce qui se mйlange ne
demeure pas dans son intйgritй, chaque йlйment йtant en partie dйtruit; on ne
pourrait plus dire alors que le Christ a pris la forme d'esclave, mais
simplement quelque chose de cette forme. On doit donc dire, avec l'Apфtre, que
mкme aprиs l'union, il y a eu deux formes dans le Christ, et donc deux natures. Le mot de nature
signifie en premier lieu la gйnйration mкme des кtres qui naissent. Partant
de lа, on s'en est servi pour signifier le principe d'une telle gйnйration,
puis pour signifier tout principe de mouvement qui est intйrieur а un кtre
mobile. Et comme un tel principe n'est autre que la matiиre ou la forme, le mot
de nature en est venu а dйsigner la forme ou la matiиre d'un кtre naturel qui
possиde en lui le principe de son mouvement. Йtant donnй d'autre part que la
forme et la matiиre constituent l'essence d'un кtre naturel, le mot de nature a
fini par dйsigner l'essence de tout ce qui existe dans la nature, tant et si
bien qu'on appelle nature d'une chose l'essence signifiйe par la dйfinition.
C'est en ce sens qu'il est ici question de nature, quand nous disons qu'il
y a dans le Christ la nature humaine et la nature divine. Si donc, comme
l'a supposй Eutychиs, il y eut avant l'union deux natures, l'humaine et la
divine, qui se seraient fondues en une seule dans l'union, il faut que cela se
soit fait selon l'une des maniиres grвce auxquelles il est possible de passer
du multiple а l'un. Ce passage peut se faire tout d'abord par simple ordonnance,
ainsi d'une citй faite d'une multitude de maisons, d'une armйe faite d'une
multitude de soldats. Il peut se faire encore par ordonnance et par
composition, ainsi d'une maison faite de divers йlйments rйunis et de
l'assemblage des murs. Mais ces deux maniиres-lа ne peuvent aboutir а
constituer une nature unique а partir de plusieurs. Les choses en effet qui
n'ont pour forme que l'ordonnance ou la composition, ne sont pas des choses
naturelles, dont l'unitй puisse кtre appelйe une unitй de nature. Le mйlange se
prйsente comme une troisiиme maniиre de passer du multiple а l'un; c'est le
cas, par exemple, du corps mixte, obtenu а partir des quatre йlйments. Mais
cette maniиre ne rйpond aucunement а notre propos. Premiиrement, il ne peut y
avoir mйlange que d'йlйments qui ont en commun la matiиre et qui peuvent agir
et rйagir les uns sur les autres, ce qui, dans le cas, s'avиre impossible,
puisque Dieu est immatйriel et parfaitement impassible. Deuxiиmement, il ne
peut y avoir mйlange d'йlйments dont l'un dйpasse l'autre: que l'on verse une
goutte de vin dans mille amphores d'eau, il n'y aura pas mйlange, mais
corruption du vin; pour la mкme raison on ne peut dire du bois que l'on jette
dans un brasier qu'il se mйlange au feu, mais bien qu'en vertu de la puissance
supйrieure du feu, il est consumй par le feu. Or la nature divine dйpasse а
l'infini la nature humaine, la puissance de Dieu, on l'a vu, йtant infinie. Il
ne peut donc y avoir d'aucune faзon mйlange des deux natures. Troisiиmement, а
supposer qu'il y eыt mйlange, aucune des deux natures ne demeurerait entiиre:
les йlйments d'un mйlange ne demeurent pas entiers dans le corps mixte, s'il y
a vraiment mйlange. Une fois faite la synthиse des deux natures, de la divine
et de l'humaine, il ne resterait plus aucune des deux natures, on serait devant
un troisiиme terme: ainsi le Christ ne serait ni Dieu ni homme. On ne peut donc
interprйter en ce sens la position d'Eutychиs, а savoir qu'avant l'union il y
avait deux natures, et qu'aprиs l'union il n'y avait plus, dans le Seigneur
Jйsus-Christ, qu'une seule nature, constituйe pour ainsi dire par les deux
natures. Reste alors l'interprйtation que voici: aprиs l'union, une seule des
deux natures a subsistй. Mais alors, ou bien, il n'y eut dans le Christ que la
seule nature divine, et ce qu'on voyait d'humain en lui n'йtait qu'apparence
fantastique, et c'est la thиse manichйenne; ou bien la nature divine fut
changйe en nature humaine, et c'est la thиse d'Apollinaire, thиses que nous
avons l'une et l'autre discutйes plus haut. Il est donc impossible, et il n'y a
pas d'autre conclusion, qu'avant l'union le Christ ait eu deux natures, et
qu'il n'en eыt qu'une seule aprиs l'union. Deux natures subsistantes ne peuvent
jamais constituer une seule nature. Chaque nature est un tout, alors que ce qui
sert а constituer quelque chose tombe sous la dйfinition de partie. Ainsi,
l'вme et le corps constituant un tout, on ne peut dire ni du corps ni de l'вme
qu'ils sont une nature, prise dans le sens oщ nous parlons maintenant de
nature, car ni le corps ni l'вme, parties d'une mкme et unique nature, n'ont
une espиce complиte. La nature humaine, elle, йtant une certaine nature
complиte, et de mкme la nature divine, il est impossible que l'une et l'autre
se rencontrent pour donner une nature unique, а moins que l'une ou l'autre ne
soit corrompue. Ce qui est impossible, puisque, ainsi qu'on l'a dit
prйcйdemment, le Christ est manifestement et vrai Dieu et vrai homme.
Impossible donc que le Christ n'ait eu qu'une seule nature. Quand deux
йlйments subsistants constituent une nature, ou bien c'est а titre de parties
corporelles, comme les membres dont est constituй un animal, ce qu'on ne peut
dire ici, puisque la nature divine n'est rien de corporel; ou bien c'est а
titre de matiиre et de forme, comme l'вme et le corps dont est constituй
l'animal, ce qui ne s'applique pas davantage ici, puisque Dieu, on l'a montrй
au Livre Premier, n'est pas matiиre et qu'il ne peut кtre la forme de quoi que
ce soit. Si donc le Christ est vrai Dieu et vrai homme, il est impossible qu'il
n'y ait en lui qu'une seule nature. Toute soustraction ou toute addition d'un
principe essentiel change l'espиce d'une chose et donc sa nature, qui n'est
rien d'autre que l'essence signifiйe par la dйfinition. Aussi voyons-nous
la diffйrence spйcifique que l'on ajoute а la dйfinition ou qu'on en soustrait,
йtablir des diffйrences entre espиces: l'animal raisonnable et l'animal
dйpourvu de raison sont d'espиce diffйrente; de mкme que dans les nombres
l'unitй que l'on ajoute ou que l'on soustrait donne un nombre spйcifiquement
diffйrent. Or la forme est un principe essentiel. Toute addition de forme donne
donc une autre espиce et une autre nature, puisque nous parlons maintenant de
nature. Si donc la divinitй du Verbe doit s'ajouter comme une forme а la nature
humaine, elle constituera une autre nature. Le Christ, ainsi, ne sera plus de
nature humaine, mais d'une autre nature, comme le corps animй est d'une autre
nature qu'un corps pur et simple. Les кtres qui ne communient pas dans une
mкme nature, ne peuvent se ressembler selon l'espиce; ainsi en va-t-il par
exemple de l'homme et du cheval. Or si la nature du Christ est un composй de
nature divine et de nature humaine, il est йvident que cette nature ne se
retrouvera pas chez les autres hommes. Le Christ ne nous sera donc pas
semblable selon l'espиce, ce qui contredit la parole de l'Apфtre dans l'Epоtre
aux Hйbreux: Il a dы se faire en tout semblable а ses frиres. Forme et matiиre
composent toujours une espиce, qu'il est possible d'attribuer а plusieurs
sujets en acte ou en puissance, pour autant qu'ils rйalisent la dйfinition de
l'espиce. Si donc la nature divine vient s'ajouter en guise de forme а la
nature humaine, il devra rйsulter de leur composition une certaine espиce commune,
susceptible d'кtre participйe par un grand nombre de sujets. Ce qui est
manifestement erronй, car il n'y a qu'un seul Christ Jйsus, Dieu et homme. La
nature divine et la nature humaine n'ont donc pas constituй dans le Christ une
nature unique. L'affirmation d'Eutychиs, - qu'avant l'union il y
aurait eu deux natures dans le Christ - est d'ailleurs йtrangиre а
l'enseignement de la foi. La nature humaine йtant constituйe par l'вme et par
le corps, il s'ensuivrait que l'вme ou le corps, ou l'un et l'autre, aurait
existй avant l'incarnation du Christ. Ce que nous avons dit plus haut en marque
la faussetй. Il est donc contraire а la foi d'affirmer qu'avant l'union il y
aurait eu deux natures dans le Christ, et une seule aprиs. 36: ERREUR DE MACAIRE D'ANTIOCHE, SELON QUI IL N'Y AURAIT DANS LE
CHRIST QU'UNE SEULE VOLONTЙ
La
position de Macaire d'Antioche pour qui le Christ n'a qu'une seule opйration et
une seule volontй, revient au mкme ou а peu prиs. Chaque nature, en effet, a son opйration
propre; la forme, qui donne а chaque nature d'avoir une espиce propre, est
principe d'opйration. Il faut donc qu'aux formes diverses des diverses natures
correspondent des actions diffйrentes. Si donc le Christ n'a qu'une seule
action, il est nйcessaire qu'il n'ait qu'une seule nature: c'est l'hйrйsie
d'Eutychиs. Il est donc faux de dire que le Christ n'a qu'une seule opйration. La nature divine,
qui donne au Christ d'кtre consubstantiel au Pиre, est chez lui parfaite, et de
mкme est parfaite la nature humaine qui lui donne d'кtre de la mкme espиce que
nous. Mais il rentre dans la perfection de la nature divine qu'elle ait la
volontй, et de mкme aussi la perfection de la nature humaine exige-t-elle la
volontй qui dote l'homme de libre arbitre. Il faut donc que le Christ ait deux
volontйs. La volontй, comme l'intelligence, est une partie potentielle de l'вme
humaine. Si donc il n'y a dans le Christ d'autre volontй que la volontй du
Verbe, on doit affirmer pour la mкme raison qu'il n'y a eu en lui d'autre
intelligence que l'intelligence du Verbe. Et c'est revenir а la position
d'Apollinaire. Si le Christ n'a eu qu'une seule volontй cette
volontй doit кtre nйcessairement la volontй divine: impossible en effet pour le
Verbe de perdre la volontй divine qu'il avait de toute йternitй. Or la volontй
divine ne peut pas mйriter; le mйrite en effet n'est possible qu'а celui qui
tend vers la perfection. La passion du Christ, ainsi, n'aurait йtй cause
d'aucun mйrite, ni pour lui ni pour nous. Ce qui est contraire а l'enseignement
de l'Apфtre qui dit, dans l'Epоtre aux Philippiens: Il s'est fait obйissant
envers son Pиre jusqu'а la mort, c'est pourquoi Dieu l'a exaltй. Si le Christ n'a
pas eu de volontй humaine, il en rйsulte qu'il n'a pas joui du libre arbitre
dans la ligne de la nature qu'il avait assumйe; c'est la volontй en effet qui
donne а l'homme de jouir du libre arbitre. Le Christ, en tant qu'homme,
n'agissait donc pas, alors, d'une maniиre humaine, mais а la maniиre du reste
des animaux, privйs de libre arbitre. Il n'y a donc rien eu dans son activitй
de vertueux et de louable, digne de notre imitation. Et c'est en vain qu'il
dit, en saint Matthieu: Apprenez de moi que je suis doux et humble de c_ur, et
en saint Jean: Je vous ai donnй l'exemple, afin que ce que j'ai fait, vous
le fassiez, vous aussi. Un homme pur et simple, bien qu'unique quant au
suppфt, possиde une multiplicitй d'appйtits et d'opйrations, proportionnйe а la
diversitй de ses principes naturels. Relativement а la partie raisonnable, il
est douй de volontй; relativement а la partie sensitive, il possиde irascible
et concupiscible; son appйtit naturel dйcoule de ses forces naturelles. De mкme
il voit, grвce а ses yeux: grвce а ses oreilles, il entend. Grвce а ses pieds
il marche, et grвce а sa langue il peut parler. Grвce а son intelligence il
comprend. Voilа bien des opйrations diffйrentes. Il en est ainsi parce que la
multiplicitй des opйrations ne vient pas seulement de ce qu'il y a diversitй de
sujets а l'_uvre, mais aussi de ce qu'il y a, dans un seul et mкme sujet, diversitй
des principes d'oщ les opйrations tirent leur spйcification. L'Йcriture montre
clairement que le Christ a eu deux volontйs. En saint Jean, il dit
lui-mкme: Je suis descendu du ciel non pas pour faire ma volontй, mais pour
faire la volontй de celui qui m'a envoyй; et en saint Luc: Que ce ne
soit pas ma volontй, mais la tienne, qui se fasse. Ces paroles montrent
bien que le Christ a eu une certaine volontй propre, diffйrente de la volontй
du Pиre. Mais il est йvident qu'il y avait en lui une volontй qui lui йtait
commune avec le Pиre: de mкme que le Pиre et le Fils ont mкme et unique nature,
de mкme ont-ils mкme et unique volontй. Il y a donc bien deux volontйs chez le
Christ. Du cфtй des opйrations c'est а la mкme conclusion qu'on aboutit. Qu'il y
ait eu chez le Christ une mкme et unique opйration commune avec le Pиre, il
l'affirme lui-mкme: Tout ce que fait le Pиre, le Fils le fait йgalement. Mais
il y a eu chez lui d'autres opйrations, qui ne peuvent convenir au Pиre, comme
dormir, avoir faim, manger, etc., toutes choses que le Christ, selon le rйcit
des Йvangйlistes, a accomplies ou souffertes dans son humanitй. Le Christ n'a
donc pas eu qu'une seule opйration. Cette opinion semble кtre nйe de
l'incapacitй de ces auteurs а distinguer entre unitй pure et simple et unitй
d'ordre. Ils ont bien vu en effet que la volontй humaine, chez le Christ, avait
йtй tellement subordonnйe а la volontй divine que le Christ n'avait, de volontй
humaine, rien voulu que ce que lui demandait de vouloir la volontй divine. De mкme
encore, le Christ, dans sa nature humaine, n'a-t-il rien accompli, par agir ou
par pвtir, que n'avait disposй la volontй divine, selon la parole rapportйe par
saint Jean: Je fais toujours ce qui lui plaоt. Toute opйration humaine
du Christ recevait d'ailleurs une certaine efficacitй divine de l'union avec la
divinitй, de mкme que l'action d'un agent second reзoit une certaine efficacitй
de l'agent principal; ainsi s'explique que toute action ou toute passion du
Christ ait eu valeur de salut. C'est aussi la raison pour laquelle Denys
appelle thйandrique, c'est-а-dire divino-humaine l'opйration du
Christ, parce que, aussi bien, _uvre de Dieu et de l'homme. Voyant donc la
volontй et l'activitй humaines du Christ ainsi subordonnйes infailliblement а
la volontй et а l'activitй divines, nos auteurs en ont conclu que le Christ ne
possйdait qu'une seule volontй et une seule activitй, malgrй la diffйrence
qu'il y a, nous l'avons dit, entre l'unitй d'ordre et l'unitй pure et simple. 37: L'AME ET LE CORPS, D'APRИS CERTAINS, N'AURAIENT POINT
CONSTITUЙ CHEZ LE CHRIST UN VЙRITABLE COMPOSЙ. RЙFUTATION DE CETTE ERREUR
Tout
ce que nous venons de voir montre clairement qu'il y a dans le Christ, comme
l'atteste la foi, une seule personne et deux natures, а l'encontre des affirmations
de Nestorius et d'Eutychиs. Mais ce mystиre йtant hors des prises de la raison
naturelle, il s'est trouvй, depuis, d'autres auteurs pour affirmer la position
que voici. L'union de l'вme et du corps, on le sait, constitue l'homme; l'union de
cette вme et de ce corps constitue cet homme, dont on signifie ainsi
l'hypostase et la personne. Or, craignant d'кtre obligйs d'affirmer dans le
Christ une hypostase ou personne, diffйrente de l'hypostase, ou personne, du
Verbe, voulant donc йviter l'hйrйsie de Nestorius, certains ont prйtendu qu'il
n'y avait pas eu, chez le Christ, union substantielle de l'вme et du corps. Il
leur paraissait impossible, par ailleurs, qu'un кtre se trouvвt en possession
d'un йlйment substantiel qui ne relevвt point de la nature qu'il avait
auparavant, et cela sans changement de sa part. Or le Verbe est absolument
immuable. De crainte d'affirmer que l'вme et le corps assumйs par le Christ
n'appartinssent а la nature qu'il possйdait de toute йternitй, ces auteurs ont
prйtendu que le Christ n'avait pris une вme humaine et un corps que de maniиre
accidentelle, а la maniиre dont on prend un vкtement; ils croyaient ainsi
йviter l'erreur d'Eutychиs. Mais une telle opinion est en complиte opposition
avec l'enseignement de la foi. C'est en effet l'union de l'вme et du corps qui
constitue l'homme; la forme, en venant s'unir а la matiиre, constituant
l'espиce. Si donc, chez le Christ, l'вme et le corps ne sont pas unis, le
Christ n'a pas йtй un homme, ce qui contredit l'affirmation de l'Apфtre sur le Mйdiateur
entre Dieu et les hommes, le Christ Jйsus, homme lui-mкme. On dit de chacun
d'entre nous qu'il est un homme, parce qu'il est constituй d'une вme
raisonnable et d'un corps. Si l'on dit du Christ qu'il est un homme, non pas
pour cette raison, mais seulement parce qu'il s'est trouvй en possession d'une
вme et d'un corps sans union (substantielle), c'est parler d'une maniиre
йquivoque, et le Christ ne sera pas en fait de la mкme espиce que nous. Ce qui
est contraire а l'affirmation de l'Apфtre: Il a dы en tout se faire
semblable а ses frиres. Ce n'est pas n'importe quel corps qui fait partie de
la nature humaine, mais seulement le corps humain. Or un tel corps n'est humain
que parce qu'il est vivifiй par l'union d'une вme raisonnable; ce n'est que
d'une maniиre йquivoque que l'on peut parler, une fois l'вme sйparйe, d'_il, de
main, de pied, de chair et d'os. Si donc le Verbe a assumй un corps sans union
avec l'вme, on ne pourra pas dire qu'il a assumй la nature humaine. L'вme humaine,
par nature, appelle l'union avec le corps. L'вme qui ne rйalise jamais cette
union avec le corps pour former un tout, n'est pas une вme humaine, car ce
qui est en dehors de la nature, dit le Philosophe, ne peut pas кtre
toujours. Si donc l'вme du Christ ne s'est pas unie а son corps pour former
un tout, il reste que cette вme n'est pas une вme humaine. Et le Christ, ainsi,
n'a pas eu la nature humaine. Si l'union du Verbe avec son corps et son вme a йtй
une union accidentelle, а la maniиre d'un vкtement, la nature humaine n'a pas
йtй la nature du Verbe. Le Verbe, aprиs l'union, n'a donc pas subsistй en deux
natures: on ne dit pas qu'un homme, du fait qu'il est revкtu d'un habit,
subsiste en deux natures. C'est pourtant ce qu'Eutychиs, condamnй au Concile de
Chalcйdoine, avait affirmй. Rien de ce que subit le vкtement n'est attribuй а
celui qui le porte; on ne dit pas que l'homme naоt quand un vкtement lui est
mis, ni qu'il est blessй quand ce vкtement est dйchirй. Si donc le Verbe a
assumй une вme et un corps а la maniиre dont un homme prend un vкtement, on ne
pourra pas dire que Dieu est nй et a souffert en raison du corps qu'il a
assumй. Si le Verbe a assumй la nature humaine а la maniиre d'un vкtement,
seulement pour pouvoir se manifester aux yeux des hommes, c'est inutilement
qu'il aurait assumй une вme, invisible par sa nature. Ainsi, le Fils n'aurait pas assumй un
corps humain d'une maniиre diffйrente de celle dont le Saint-Esprit, pour se
manifester, revкtit l'apparence d'une colombe. Ce qui est faux, bien sыr, car
on ne dit pas de l'Esprit-Saint qu'il s'est fait colombe, et infйrieur au Pиre,
comme on dit du Fils qu'il s'est fait homme, et infйrieur au Pиre, suivant la
nature qu'il avait assumйe. A bien y regarder, cette position entraоne les
inconsйquences de plusieurs hйrйsies. Affirmer que le Fils de Dieu a pris une
вme et un corps d'une maniиre accidentelle, comme un homme prend un vкtement,
c'est revenir а l'opinion de Nestorius, soutenant que l'union du Verbe de Dieu
dans l'homme s'йtait faite par maniиre d'habitation: on ne peut concevoir en
effet que Dieu ait йtй revкtu d'un corps par contact corporel, on ne peut
l'entendre que de la grвce qui habitait ce corps. Affirmer comme accidentelle l'union du
Verbe avec l'вme et le corps humains oblige а dire, avec Eutychиs, que le
Verbe, aprиs l'union, n'a pas subsistй en deux natures: rien en effet ne
subsiste en ce qui lui est uni par accident. Dire que l'вme et le corps ne se
sont pas unis pour former un tout, c'est revenir en partie aux thиses d'Arius
et d'Apollinaire, pour qui le corps du Christ n'йtait pas animй par une вme
raisonnable; c'est en partie revenir aux thиses manichйennes selon lesquelles
le Christ n'йtait pas vйritablement homme, mais apparence fantomatique. Si en
effet l'вme n'йtait pas unie au corps pour constituer un tout, que le Christ
parыt semblable aux autres hommes constituйs tels par l'union de l'вme et du
corps, cela n'йtait qu'apparence fantomatique. C'est la parole de l'Apфtre dans l'Йpоtre
aux Philippiens: Habitu inventus ut homo, qui a йtй le point de dйpart de
cette position, ses auteurs ne comprenant pas qu'elle avait un sens
mйtaphorique. Or les choses dont on parle mйtaphoriquement ne sont pas
nйcessairement semblables en tout. La nature humaine assumйe par le Verbe
ressemble donc d'une certaine maniиre а un vкtement, en ce sens que la chair
rendait visible le Verbe, comme un vкtement manifeste un homme; mais non en ce
sens que l'union du Verbe avec la nature humaine n'avait, dans le Christ, qu'un
mode accidentel. 38: L'UNIQUE PERSONNE DU CHRIST AURAIT, DISENT CERTAINS, DEUX
SUPPOTS OU DEUX HYPOSTASES. RЙFUTATION DE CETTE ERREUR
Voulant
йviter, en raison de ses inconvйnients, la position que nous venons de voir,
d'autres auteurs ont affirmй que l'вme et le corps du Seigneur Jйsus-Christ
avaient constituй une substance, c'est-а-dire un homme de mкme espиce que les
autres hommes, un homme uni au Verbe de Dieu, non point dans la nature, mais
dans la personne. Mais cet homme йtant une substance individuelle, ce
qui est кtre hypostase et suppфt, ils prйtendirent que dans le Christ cet homme
et le Verbe de Dieu avaient une hypostase et un suppфt distincts, mais une mкme
et unique personne. C'est en raison de cette unitй, disaient-ils, qu'on peut
faire du Verbe de Dieu un prйdicat de cet homme, et de cet homme un prйdicat du
Verbe de Dieu. Ainsi l'expression: le Verbe de Dieu est homme, signifie-t-elle:
la Personne du Verbe de Dieu est la personne de cet homme, et rйciproquement. Pour
cette raison, disent-ils, tout ce qu'on attribue au Verbe de Dieu, on peut
l'attribuer а cet homme, et rйciproquement, а condition toutefois d'opйrer une
certaine disjonction, de telle maniиre que le sens de l'expression; Dieu a
souffert, soit: cet homme, qui est Dieu en raison de l'unitй de la
personne, a souffert, et que le sens de l'expression: cet homme a crйй
les йtoiles, soit, celui-lа qui est homme...
Mais on retombe ainsi,
nйcessairement, dans l'erreur de Nestorius. Si l'on fait attention а la
diffйrence qu'il y a entre personne et hypostase, on s'aperзoit que la personne
n'est pas йtrangиre а l'hypostase, mais partie de celle-ci. La personne en
effet n'est rien d'autre qu'une hypostase de telle nature, c'est-а-dire de la
nature raisonnable, selon la dйfinition donnйe par Boлce: la personne est la
substance individuelle de la nature raisonnable; si bien que toute
hypostase n'йtant pas une personne, toute hypostase de la nature humaine est
cependant une personne. Si donc la seule union de l'вme et du corps a constituй
chez le Christ une substance individuelle, qui est hypostase, autrement dit cet
homme, cette mкme union a dы constituer une personne. Il y aura donc ainsi dans
le Christ deux personnes, l'une, la personne de cet homme, constituйe de neuf,
l'autre, la personne йternelle du Verbe de Dieu. C'est l'impiйtй nestorienne. A supposer que
l'hypostase de cet homme ne puisse кtre dite une personne, l'hypostase du Verbe
de Dieu est cependant identique а sa personne. Si donc l'hypostase du Verbe de
Dieu n'est pas l'hypostase de cet homme, la personne du Verbe de Dieu ne sera
pas davantage la personne de cet homme. Ainsi il sera faux de dire, comme le
font ces auteurs, que la personne de cet homme est la personne du Verbe de
Dieu. A
supposer encore que la personne soit autre chose que l'hypostase du Verbe de
Dieu, on ne pourrait trouver d'autre diffйrence qu'une certaine propriйtй que
la personne ajoute а l'hypostase; rien en effet de ce qui appartient au genre
de la substance ne peut ajouter а l'hypostase, qui est ce qu'il y a de plus
achevй dans ce genre de substance qu'on appelle substance premiиre. Si
donc l'union s'est faite selon la personne mais non selon l'hypostase, il en
rйsulte que cette union ne s'est faite que selon une certaine propriйtй
accidentelle. Ce qui est encore revenir а l'erreur de Nestorius. Dans sa lettre а
Nestorius, approuvйe par le Concile d'Йphиse, saint Cyrille йcrit: Si
quelqu'un ne confesse pas que le Verbe qui procиde du Pиre soit unis а la
chair selon la subsistance, et que le Christ avec son corps soit un seul et
mкme sujet, Dieu et homme tout ensemble, qu'il soit anathиme. Presque
partout, dans les Actes du Concile, un tel anathиme vise l'erreur de Nestorius
qui posait deux hypostases dans le Christ. Au IIIe Livre de la Foi orthodoxe, saint
Jean Damascиne, йcrit: Nous disons que l'union s'est faite а partir de deux
natures parfaites, non pas selon la personne, comme le prйtend Nestorius, cet
ennemi de Dieu, mais selon l'hypostase. Ce qui revient а dire
expressйment que la position de Nestorius consiste а confesser une seule
personne et deux hypostases. Hypostase et suppфt, c'est nйcessairement la mкme
chose. C'est en effet а la substance premiиre, qu'est l'hypostase, que tout est
rapportй а titre de prйdicat, l'universel du genre de la substance, et
l'accidentel, comme le montre le Philosophe dans les Prйdicaments. Si
donc le Christ n'a pas eu deux hypostases, il n'a pas eu davantage deux
suppфts. Si le Verbe et cet homme ont un suppфt diffйrent, il est impossible que
cet homme йtant pris comme sujet, le Verbe de Dieu le soit du mкme coup et
rйciproquement. Les suppфts йtant distincts, il est nйcessaire au contraire de
distinguer ce qui est dit de chacun d'eux: les attributs divins dont nous avons
parlй ne peuvent en effet convenir а l'homme pris comme sujet, si ce n'est а
cause du Verbe, et inversement. Il faudra donc dйpartager ce que les Йcritures
disent du Christ, des rйalitйs divines et des rйalitйs humaines; ce qui va
contre l'affirmation de saint Cyrille, approuvйe par le Concile: Quiconque
rйpartit entre deux personnes ou deux subsistances les paroles des Йvangiles et
des Йcrits Apostoliques, prononcйes par les Saints au sujet du Christ, ou par
le Christ lui-mкme а son propre sujet; quiconque applique certaines de ces
paroles а l'homme, expressйment contredistinguй du Verbe issu de Dieu, et
certaines autres, comme capables d'кtre dites de Dieu, au seul Verbe issu de
Dieu le Pиre, qu'il soit anathиme. D'aprиs cette position, tout ce qui
appartient par nature au Verbe de Dieu ne pourrait кtre dit de cet homme qu'en
vertu d'une certaine association dans l'unique personne; dйtour exprimй par la
disjonction qu'ils font intervenir quand ils disent ainsi: Cet homme a crйй
les йtoiles, c'est-а-dire, le Fils de Dieu, qui est cet homme, etc.
Quand on dit: cet homme est Dieu, il faut entendre: c'est par le
Verbe que cet homme est Dieu. De telles expressions sont condamnйes par
saint Cyrille: Quiconque, dit-il, a l'audace de prйtendre que l'homme
assumй doive кtre co-adorй avec le Verbe de Dieu, co-glorifiй avec lui,
co-appellй Dieu, comme s'il s'agissait d'un autre par rapport а un autre (c'est
le sens auquel oblige tout emploi du prйfixe « co »); quiconque
n'honore pas plutфt l'Emmanuel d'une unique adoration, quiconque ne lui rend
pas gloire uniment, en tant que le Verbe s'est fait chair, qu'il soit anathиme. Si cet homme est,
par le suppфt, diffйrent du Verbe de Dieu, il ne peut relever de la personne du
Verbe qu'en vertu de l'assomption par laquelle le Verbe l'a assumй. Mais ceci
est incompatible avec la droite intelligence de la foi. Il est dit en effet au
Concile d'Йphиse, d'aprиs les paroles de Fйlix, pape et martyr: Nous croyons
en notre Dieu Jйsus, nй de la Vierge Marie, car il est Fils йternel de Dieu et
Verbe, non point homme assumй par Dieu de maniиre а кtre diffйrent de lui. Le
Fils de Dieu n'a pas davantage assumй un homme, de maniиre а кtre diffйrent de
cet homme; mais Dieu, demeurant parfait, est devenu en mкme temps homme
parfait, nй corporellement de la Vierge. Lа oщ il y a plusieurs suppфts, il y a
purement et simplement plusieurs existants, qui ne peuvent кtre un que sous un
certain rapport. Si donc il y a dans le Christ deux suppфts, il y aura en
consйquence deux existants, et non pas simplement deux sous un certain rapport.
C'est dйsagrйger Jйsus: tout existant est en effet en tant qu'il est un;
ce qui n'est pas purement et simplement un, n'est pas purement et simplement un
existant. 39: L'INCARNATION DU CHRIST TELLE QUE LA TIENT LA FOI CATHOLIQUE
Aprиs
tout ce que nous avons dit, il est clair que l'enseignement de la foi catholique
oblige а affirmer dans le Christ la nature divine parfaite, et la nature
humaine parfaite, constituйe d'une вme raisonnable et d'un corps humain. Ces
deux natures sont unies dans le Christ, non point par simple maniиre
d'habitation, ni sous un mode accidentel, analogue а celui d'un homme qui met
un vкtement, ni davantage par un rapport, ou une propriйtй, simplement
personnel; mais bien selon une unique hypostase et un unique suppфt. Telle est
la seule maniиre de sauvegarder ce que l'Йcriture nous dit de l'Incarnation. La
Sainte Йcriture en effet attribuant indistinctement а cet homme ce qui est de
Dieu et а Dieu ce qui est de cet homme, nous l'avons assez vu, celui dont on
affirme les unes et les autres de ces choses doit кtre un seul et mкme sujet. Mais ce qui est
opposй ne peut кtre affirmй authentiquement du mкme sujet, sous le mкme
rapport. Or les attributs divins et les attributs humains du Christ sont
opposйs entre eux, comme d'avoir souffert et d'кtre impassible, d'кtre mort
et d'кtre immortel, etc. Il faut donc que ces attributs du Christ, divins
et humains, lui soient appliquйs sous des rapports diffйrents. Si donc l'on
regarde le sujet dont on les dit, il n'y a pas lieu de faire de
distinction, on se trouve devant l'unitй. Mais si l'on regarde le rapport selon
lequel on les dit, il faut alors distinguer. Les propriйtйs naturelles sont
en effet attribuйes а chaque chose selon la nature propre de cette chose: ainsi
dit-on de cette pierre qu'elle tend vers le bas, selon sa nature qui est d'кtre
pesante. Йtant donnй que c'est sous des rapports diffйrents que les attributs
divins et les attributs humains sont affirmйs du Christ, il est nйcessaire de
reconnaоtre dans le Christ deux natures sans confusion ni mйlange possible.
Quant а ce dont on affirme telles propriйtйs naturelles rйpondant а la nature
propre а cette chose et relevant du genre de la substance, c'est de l'hypostase
et du suppфt qu'il s'agit. Йtant donnй la non-distinction et l'unicitй de ce
dont on affirme, chez le Christ, les attributs divins et les attributs humains,
on doit reconnaоtre chez le Christ une unique hypostase et un unique suppфt
pour la nature humaine et pour la nature divine. Aussi c'est en toute vйritй et
propriйtй qu'on affirmera de cet homme les attributs divins, en tant que cet
homme se comporte comme suppфt non seulement de la nature humaine, mais aussi
de la nature divine; inversement, les attributs humains sont affirmйs du Verbe
de Dieu, en tant qu'il est suppфt de la nature humaine.
On voit par lа comment
l'incarnation du Fils n'entraоne nйcessairement ni l'incarnation du Pиre ni
celle de l'Esprit-Saint, puisque l'Incarnation ne s'est pas faite par union de
nature, de cette nature en laquelle communient les trois Personnes divines,
mais selon l'hypostase et le suppфt, par oщ elles se distinguent toutes les
trois. Ainsi, de mкme que dans la Trinitй, il y a plusieurs personnes qui
subsistent dans une unique nature, de mкme, dans le mystиre de l'incarnation, y
a-t-il une unique personne qui subsiste dans plusieurs natures. 40: OBJECTIONS CONTRE LA FOI EN L'INCARNATION
Cet
enseignement de la foi catholique se heurte cependant а bien des difficultйs,
qui sont autant d'armes aux mains des adversaires de la foi en l'Incarnation. 1. On a montrй au
Livre Premier que Dieu n'est ni corps, ni puissance enfermйe dans un corps.
Mais s'il a pris chair, il en rйsulte qu'aprиs l'incarnation, ou bien il a йtй
changй en corps, ou bien il est devenu puissance enfermйe dans un corps. Il est
donc impossible, semble-t-il, que Dieu se soit incarnй.
2. Tout ce qui acquiert une
nouvelle nature est sujet а un changement substantiel: un кtre est engendrй en
cela mкme qu'il acquiert une certaine nature. Si donc l'hypostase du Fils de
Dieu se trouve subsister а neuf dans la nature humaine, il semble qu'elle ait
subi un changement substantiel. 3. Aucune hypostase de quelque nature que
ce soit ne peut dйborder cette nature; bien plutфt, est-ce la nature qui
dйborde l'hypostase en englobant de nombreuses hypostases. Si donc l'hypostase
du Fils de Dieu est devenue hypostase de la nature humaine, il en rйsulte
qu'aprиs l'incarnation, le Fils de Dieu ne se trouve plus partout, йtant donnй
que la nature humaine n'est pas dotйe d'ubiquitй. 4. Une seule et mкme chose ne possиde
qu'un seul « ce-que-cela-est », expression qui dйsigne la substance
de la chose, substance qui est unique en chaque chose. Or le
« ce-que-cela-est » de n'importe quelle chose, c'est sa nature: la
nature d'une chose, dit en effet le Philosophe, est ce qu'exprime la
dйfinition. Il semble donc impossible qu'une seule hypostase subsiste en
deux natures. 5. Dans le monde des кtres immatйriels, il ne peut y avoir de diffйrence
entre la quidditй d'une chose et cette chose elle-mкme. Ceci se rйalise au
premier chef en Dieu qui est non seulement sa quidditй, mais encore est son
propre acte d'кtre. Mais la nature ne peut кtre identique а une hypostase
divine. Il semble donc impossible qu'une hypostase divine subsiste dans la
nature humaine. 6. La nature est plus simple et plus formelle que
l'hypostase qui subsiste en elle. C'est en effet par l'adjonction d'un certain
йlйment matйriel qu'une nature commune est individuйe а la mesure de telle
hypostase. Si donc une hypostase divine subsiste dans la nature humaine, il en
rйsulte, semble-t-il, que la nature humaine est plus simple et plus formelle
que cette hypostase divine. Ce qui est parfaitement impossible. 7. C'est
seulement dans les кtres composйs de matiиre et de forme, qu'on trouve une
diffйrence entre l'individu singulier et sa quidditй. La raison en est que le
singulier est individuй par une matiиre dйsignйe qui n'est pas comprise dans la
quidditй et dans la nature de l'espиce; dans la dйsignation de Socrate est
incluse telle matiиre, qui ne rentre pas dans la dйfinition de la nature
humaine. Toute hypostase subsistant dans la nature humaine est donc constituйe
par une matiиre dйsignйe. On ne saurait l'affirmer d'une hypostase divine. Il
est donc impossible, semble-t-il, que l'hypostase du Verbe de Dieu subsiste
dans la nature humaine. 8. L'вme et le corps n'ont pas йtй chez le Christ
d'une moindre puissance que chez les autres hommes. Or chez les autres hommes,
leur union constituent le suppфt, l'hypostase et la personne. L'union de l'вme
et du corps constitue donc chez le Christ un suppфt, une hypostase, une
personne; non point le suppфt, l'hypostase et la personne du Verbe de Dieu,
laquelle est йternelle. Il y a donc dans le Christ, semble-t-il, un autre
suppфt, une autre hypostase, une autre personne, que le suppфt, l'hypostase, la
personne du Verbe de Dieu. 9. De mкme que l'вme et le corps constituent la
nature humaine en gйnйral, de mкme telle вme et tel corps constituent tel
homme, qui est une hypostase d'homme. Or le Christ eut telle вme et tel
corps. Leur union a donc, semble-t-il, constituй une hypostase. On aboutit а la
mкme conclusion que prйcйdemment. 10. Cet homme qui est le Christ, considйrй
comme constituй seulement d'une вme et d'un corps, est une certaine substance,
non point une substance universelle, mais une substance particuliиre. C'est
donc une hypostase. 11. S'il y a chez le Christ mкme suppфt pour la
nature humaine et pour la nature divine, l'hypostase divine devra rentrer dans
l'idйe qu'on aura de cet homme qui est le Christ. Mais ceci ne rentre point
dans l'idйe qu'on a des autres hommes. C'est donc d'une maniиre йquivoque que
le mot homme sera dit du Christ et des autres. Et ainsi le Christ ne
sera pas de la mкme espиce que nous. 12. Le Christ, nous l'avons dit, prйsente
ces trois composantes: une вme, un corps, la divinitй. Or l'вme, qui est plus
noble que le corps, n'est pas le suppфt du corps; elle en est plutфt la forme.
Ce n'est donc pas davantage ce qui est divin qui est le suppфt de la nature
humaine, alors que ce qui est divin se tient plutфt, par rapport а cette
nature, du cфtй de la forme. 13. Tout ce qui s'ajoute а quelque chose dont l'кtre
est achevй, s'y ajoute d'une maniиre accidentelle. Or il est йvident que le
Verbe de Dieu йtant йternel, la chair qu'il a assumйe s'ajoute а lui, une fois
son кtre achevй. C'est donc d'une maniиre accidentelle qu'elle le fait. 41: DE QUELLE MANIИRE ENTENDRE L'INCARNATION DU FILS DE DIEU
Pour
voir quelle solution apporter а ces difficultйs, revenons un peu en arriиre. Йtant donnй
qu'Eutychиs affirme que l'union de Dieu et de l'homme s'est faite dans la
nature, que Nestorius par contre prйtend qu'elle ne s'est faite ni dans la
nature ni dans la personne, la foi catholique, elle, tenant que l'union s'est
faite dans la personne, il semble nйcessaire de savoir au prйalable ce que
c'est qu'кtre uni dans la nature, ce que c'est qu'кtre uni dans la
personne. Le mot de nature a des emplois multiples; il sert а dйsigner
tantфt la gйnйration des vivants, tantфt le principe de la gйnйration et du
mouvement, tantфt la matiиre et la forme. On l'emploie mкme parfois pour
dйsigner le « ce-que-c'est » d'une chose, l'ensemble des йlйments qui
appartiennent а l'intйgritй d'une espиce: ainsi disons-nous que la nature
humaine est commune а tous les hommes, et ainsi du reste. Sont donc unis dans
la nature les йlйments qui constituent l'intйgritй d'une espиce: ainsi l'вme et
le corps s'unissent pour constituer une espиce du genre animal; ainsi, d'une
maniиre gйnйrale, s'unissent toutes les parties d'une espиce. Or il est
impossible qu'une espиce dйjа constituйe dans son intйgritй se voie unir, dans
l'unitй de nature, un йlйment йtranger, а moins que l'espиce ne soit dйtruite.
Les espиces en effet sont comme les nombres dont l'espиce change avec
l'addition ou la soustraction de n'importe quelle unitй; que quelque chose
vienne s'ajouter а une espиce dйjа complиte, et l'on a dйsormais,
nйcessairement, une autre espиce: que le sensible, par exemple, vienne
s'ajouter а une substance simplement animйe, et l'on aura une autre espиce, car
la plante et l'animal sont deux espиces diffйrentes. - Il arrive cependant de
trouver dans un individu de telle espиce un йlйment qui ne fasse pas partie de
l'intйgritй de l'espиce, comme pour Socrate ou Platon d'кtre blanc ou d'кtre
vкtu, comme un sixiиme doigt, etc. Rien n'empкche donc que certains йlйments
s'unissent dans l'individu, qui ne peuvent s'unir dans la seule intйgritй de
l'espиce, ainsi dans Socrate la nature humaine et la blancheur ou la musique,
etc., dont on dit qu'elles sont un par le sujet. - Et comme l'individu
dans le genre de la substance reзoit le nom d'hypostase, et dans les
substances raisonnables le nom de personne, on dit а bon droit que tous
ces йlйments sont unis selon l'hypostase, ou encore selon la
personne. Ainsi donc, de toute йvidence, rien n'empкche que certaines
choses ne pouvant s'unir selon la nature, le fassent selon l'hypostase ou la
personne. Entendant parler d'union accomplie dans le Christ entre Dieu et l'homme,
les hйrйtiques empruntиrent, pour l'expliquer, des voies opposйes, en oubliant
celle de la vйritй. Certains pensиrent en effet que cette union s'йtait faite а
la maniиre dont s'accomplit l'union en une seule nature: ainsi Arius et
Apollinaire affirmиrent-ils que le Verbe jouait а l'йgard du corps du Christ le
rфle de l'вme ou celui de l'esprit; ainsi encore Eutychиs, qui distinguait
avant l'incarnation les deux natures de Dieu et de l'homme, mais qui n'en
affirmait plus qu'une seule aprиs l'incarnation. Mais la rйalitй est en opposition complиte
avec ces affirmations. Il est clair en effet que la nature du Verbe est de
toute йternitй dans une intйgritй absolument parfaite, sans possibilitй aucune
de corruption ou de changement. Il est donc impossible qu'un йlйment йtranger а
la nature divine, comme la nature humaine ou une partie quelconque de cette
nature, s'adjoigne а elle dans l'unitй de nature. D'autres hйrйtiques, voyant l'impasse
d'une telle position, prirent une voie contraire. Ce qui s'ajoute au sujet
d'une certaine nature, sans pour autant faire partie de l'intйgritй de cette
nature, ou bien fait figure d'accident, comme la blancheur et la musique, ou
bien se comporte а l'йgard de ce sujet d'une maniиre accidentelle, ainsi
l'anneau, le vкtement, etc. Voyant donc que la nature humaine s'adjoignait au
Verbe de Dieu sans appartenir а l'intйgritй de sa nature, ils regardиrent comme
nйcessaire que cette union de la nature humaine avec le Verbe soit une union
accidentelle. Il йtait йvident que la nature humaine ne pouvait inhйrer au
Verbe а titre d'accident, puisque Dieu n'est pas susceptible d'accident, et
puisque, d'autre part, la nature humaine, йtant du genre de la substance, ne
peut кtre accident d'aucun sujet. Restait donc, semblait-il, que la nature
humaine s'adjoignоt au Verbe, non pas comme accident mais comme se comportant а
son йgard d'une maniиre accidentelle. Telle йtait la position de Nestorius pour
qui la nature humaine du Christ se comportait а l'йgard du Verbe а la maniиre
d'un temple, de telle sorte que l'on dыt entendre l'union du Verbe avec la
nature humaine sous le seul mode de l'habitation. Et comme un temple tient son
individuation de celui qui l'habite et que l'individuation qui convient а la
nature humaine, c'est la personnalitй, restait que la personnalitй de la nature
humaine dыt кtre diffйrente de celle du Verbe. Le Verbe et cet homme йtaient
ainsi deux personnes. Voulant йviter cette incohйrence, certains
avancиrent, touchant la nature humaine, une disposition telle que la
personnalitй ne pыt lui convenir а proprement parler: ainsi, disaient-ils,
l'вme et le corps, en quoi consiste l'intйgritй de la nature humaine, auraient
йtй assumйs par le Verbe de telle maniиre que l'union de l'вme et du corps
n'auraient pas constituй une substance; on pensait йchapper ainsi а la
nйcessitй d'affirmer que cette substance, ainsi constituйe, eыt а vйrifier la
dйfinition de la personne. On prйtendait au contraire que l'union du Verbe avec
l'вme et le corps йtait comparable а l'union d'йlйments qui se comportent entre
eux de maniиre accidentelle, mettons comme un homme vкtu par rapport а son
vкtement, en quoi c'йtait, d'une certaine maniиre, dйmarquer Nestorius. Tout ceci ayant
йtй rйfutй par ce que nous avons dit plus haut, il est nйcessaire d'affirmer
que l'union du Verbe et de l'homme s'est faite de telle maniиre que deux
natures ne se sont pas fondues en une seule, que l'union du Verbe avec la
nature humaine ne s'est pas faite davantage comme celle d'une substance,
l'homme par exemple, avec des choses extйrieures, qui se comportent а son йgard
de maniиre accidentelle, comme la maison ou le vкtement. Il faut affirmer que
le Verbe subsiste dans la nature humaine comme dans la nature qui lui est
devenue propre par l'incarnation, au point que ce corps soit vraiment le corps
du Verbe de Dieu, et de mкme l'вme, et que le Verbe de Dieu soit vraiment
homme. Certes,
l'homme ne peut expliquer parfaitement une telle union; а notre maniиre et
selon nos possibilitйs, nous nous efforcerons cependant de dire quelque chose pour
йdifier la foi, pour dйfendre la foi catholique, touchant ce mystиre,
contre ceux qui l'attaquent. Dans tout le domaine du crйй, rien ne ressemble tant
а cette union que l'union de l'вme et du corps. La ressemblance serait mкme
plus grande, comme saint Augustin lui-mкme le note dans son traitй Contre
Fйlicien, s'il n'y avait qu'un seul intellect dans tous les hommes, ainsi
que l'ont prйtendu certains pour qui l'on devrait dire que l'intellect
prйexistant s'unit de telle maniиre а un f_tus d'homme nouvellement formй, que
de l'un et de l'autre est produite une personne, de mкme que nous affirmons du
Verbe prйexistant qu'il s'est uni а la nature humaine pour former avec elle une
unique personne. Aussi bien est-ce en raison de la ressemblance qu'il y a entre
ces deux unions qu'on lit dans le Symbole d'Athanase: De mкme que l'вme
raisonnable et le corps, c'est un seul homme, de mкme Dieu et l'homme, c'est un
seul Christ. Mais l'вme raisonnable йtant unie au corps а la fois
comme а une matiиre et comme а un instrument, il ne peut y avoir ressemblance
avec le premier mode d'union: autrement cette union de Dieu et de l'homme
donnerait une nature unique, puisque matiиre et forme sont les йlйments
constituants d'une nature spйcifique. Reste donc que l'on devra retenir la
ressemblance selon laquelle l'вme est unie au corps comme а un instrument. Les
affirmations des anciens Docteurs sont bien dans cette ligne, eux qui
regardaient la nature humaine du Christ comme l'organe de la divinitй, de
mкme que l'on regarde le corps comme l'organe de l'вme.
C'est qu'en effet le corps,
avec ses membres, est outil de l'вme d'une autre maniиre que peuvent l'кtre des
instruments extйrieurs. Cette hache n'est pas un instrument propre, comme l'est
cette main: beaucoup d'ouvriers peuvent se servir de cette hache, tandis que
cette main sert а l'opйration propre de cette вme. Aussi bien la main est-elle
un organe uni et propre, la hache, elle, un instrument extйrieur et commun.
Ainsi en va-t-il, peut-on dire, de l'union de Dieu et de l'homme. Tous les
hommes sont devant Dieu comme des instruments dont il se sert: C'est lui, nous
dit l'Apфtre, qui, dans sa bienveillance, produit en nous le vouloir et le
faire. Mais les autres hommes sont devant Dieu comme des instruments
extrinsиques et sйparйs: Dieu ne les meut pas а des opйrations qui lui sont
strictement propres, mais а celles qui sont communes а toute la nature
raisonnable, comme de connaоtre la vйritй, d'aimer ce qui est bon, de faire ce
qui est juste. Par contre, la nature humaine a йtй assumйe dans le Christ au
point d'accomplir, а titre d'instrument, les opйrations propres а Dieu seul,
comme d'effacer les pйchйs, d'illuminer les esprits par la grвce, d'introduire
dans le plein йpanouissement de la vie йternelle. La nature humaine du Christ
est donc par rapport а Dieu comme un instrument propre et conjoint, telle la main
par rapport а l'вme. Qu'une chose soit par nature l'instrument propre d'un
кtre qui pourtant n'en est pas la forme, n'est pas en dйsaccord avec l'ordre
normal des кtres naturels. La langue, en tant qu'instrument du langage, est
l'organe propre de l'intellect qui pourtant, le Philosophe en fait la preuve,
n'est l'acte d'aucune partie du corps. De mкme trouve-t-on encore tel
instrument qui n'appartient pas а la nature de l'espиce et qui pourtant, par
rapport а la matiиre, appartient а tel individu, un sixiиme doigt par exemple.
Rien n'empкche donc d'envisager ainsi l'union de la nature humaine avec le
Verbe, а telle enseigne que la nature humaine soit au Verbe comme un instrument
non sйparй mais conjoint, sans que cependant la nature humaine n'appartienne а
la nature du Verbe, ni que le Verbe en soit la forme; elle appartient cependant
а sa personne. Les exemples que l'on a invoquйs ne sont pas tels
qu'on doive y chercher une ressemblance parfaite: l'union du Verbe de Dieu avec
la nature humaine est а entendre d'une maniиre beaucoup plus sublime et plus
profonde que celle de l'вme avec n'importe lequel de ses instruments propres,
principalement quand on l'affirme conjoint avec la nature humaine tout entiиre
par la mйdiation de l'intellect. Et bien que le Verbe de Dieu pйnиtre toutes
choses de sa puissance, puisqu'il conserve et porte tout, il peut s'unir aux
crйatures intellectuelles, capables de par une certaine affinitй de
ressemblance de jouir vraiment du Verbe et d'y avoir part, d'une maniиre et
plus йminente et plus ineffable. 42: IL CONVENAIT PARFAITEMENT AU VERBE DE DIEU D'ASSUMER LA NATURE
HUMAINE
On
voit ainsi qu'il revenait de prйfйrence а la personne du Verbe d'assumer la
nature humaine. Si, en effet, l'assomption de la nature humaine a pour fin le
salut de l'homme, si d'autre part le salut consiste pour l'homme а кtre comblй
selon son intelligence par la contemplation de la Vйritй Premiиre, il convenait
au plus haut point que la nature humaine soit assumйe par le Verbe qui procиde
du Pиre par mode d'йmanation intellectuelle. Il y a, semble-t-il, une trиs haute
affinitй entre le Verbe et la nature humaine. C'est en tant qu'il est
raisonnable que l'homme forme une espиce propre. Or il y a affinitй entre le
Verbe et la raison; le logos des Grecs ne signifie-t-il pas verbe (parole)
et raison? Il йtait donc de la plus haute convenance que le Verbe
s'unisse а la nature raisonnable: en raison mкme de l'affinitй qu'on a
soulignйe, la sainte Йcriture attribue en effet le nom d'image et au
Verbe et а l'homme. L'Apфtre, dans l'Йpоtre aux Colossiens, dit du Verbe
qu'il est l'image invisible de Dieu, et dans la Ire Epоtre aux
Corinthiens il dit йgalement de l'homme qu'il est l'image de Dieu. D'ailleurs ce
n'est pas seulement avec la nature raisonnable, c'est d'une maniиre gйnйrale
avec toutes les crйatures que le Verbe a une certaine affinitй, puisqu'il
enferme en lui les idйes de tout ce qui est crйй par Dieu, comme l'artisan
embrasse dans la conception de son intelligence les idйes des objets qu'il
fabrique. Ainsi toutes les crйatures ne sont-elles qu'une certaine expression
rйelle, qu'une certaine reprйsentation de tout ce qui est embrassй dans la
conception du Verbe de Dieu; c'est pourquoi saint Jean nous dit que toutes
choses ont йtй faites par le Verbe. Il convient donc que le Verbe se soit uni а
une crйature, en l'espиce а la nature humaine. 43: LA NATURE HUMAINE ASSUMЙE PAR LE VERBE N'A PAS PRЙEXISTЙ A
CETTE UNION; MAIS ELLE A ЙTЙ ASSUMЙE AU MOMENT MEME DE LA CONCEPTION
Le
Verbe ayant assumй une nature humaine dans l'unitй de la personne, on l'a vu,
cette nature humaine ne pouvait prйexister а son union avec le Verbe. A supposer en
effet qu'elle prйexistвt, puisque la nature ne peut prйexister si ce n'est dans
l'individu, il aurait fallu qu'existe un individu de cette nature humaine
prйexistant а l'union. Or l'individu de la nature humaine, c'est l'hypostase et
la personne. Il faudrait donc dire que la nature humaine que devait assumer le
Verbe, prйexistait dans une certaine hypostase ou personne. Si donc, une fois
que cette nature eыt йtй assumйe, subsistait la premiиre hypostase ou personne,
ce sont deux hypostases ou personnes, l'une du Verbe, l'autre de l'homme, qui
subsisteraient aprиs l'union. Et ainsi l'union ne se serait pas faite dans
l'hypostase ou la personne. Ce qui est contraire а l'enseignement de la foi.
Par contre, si cette hypostase ou cette personne en laquelle avait prйexistй la
nature que devait assumer le Verbe n'йtait point demeurй, cela n'aurait pu se
faire sans quelque corruption: aucun singulier en effet ne cesse d'кtre ce
qu'il est si ce n'est par corruption. Ainsi donc il aurait fallu que cet homme
qui prйexistait а l'union se corrompоt, et en consйquence la nature humaine qui
existait en lui. Il est donc impossible que le Verbe ait assumй dans l'unitй de
la personne quelque homme qui prйexistвt. Ce serait aussi porter atteinte а la
perfection de l'incarnation du Verbe de Dieu s'il lui manquait l'un des
йlйments qu'implique la nature de l'homme. Or il est naturel а l'homme de
naоtre d'une naissance humaine. Ce que n'aurait pas le Verbe de Dieu s'il avait
assumй un homme dйjа existant: c'est en effet dans sa propre naissance que cet
homme aurait commencй d'exister comme homme pur et simple. Aussi bien ne
pourrait-on attribuer de naissance au Verbe, pas plus qu'appeler Mиre du Verbe
la Bienheureuse Vierge. Or la Foi Catholique professe que le Fils de Dieu a йtй
en tout, hormis le pйchй, semblable а nous, selon la nature, affirmant
avec l'Apфtre qu'il a йtй engendrй d'une femme et qu'il est nй, et que
la Vierge est mиre de Dieu. Il йtait donc impossible qu'il assumвt un homme
dйjа existant. Par oщ l'on voit aussi que c'est dиs le dйbut mкme de
la conception qu'il s'est uni la nature humaine. De mкme en effet que l'union
du Verbe de Dieu avec la nature humaine requiert qu'il soit nй de naissance
humaine afin d'кtre un homme authentique et naturel, qui nous soit conforme en
tous ses йlйments de nature, de mкme cette union requiert que le Verbe de Dieu
ait йtй conзu d'une conception humaine: l'ordre de la nature veut qu'un homme
ne naisse que s'il a йtй d'abord conзu. Or si la nature humaine qui devait кtre
assumйe avait d'abord йtй conзue en un quelconque йtat avant d'кtre unie au
Verbe, on ne pourrait attribuer cette conception au Verbe de Dieu et le dire
conзu d'une conception humaine. Il faut donc que le Verbe de Dieu se soit uni а
la nature humaine dиs le dйbut mкme de la conception. Dans la gйnйration humaine, la vertu
active tend а l'achиvement de la nature humaine dans un individu dйterminй. Si
le Verbe de Dieu n'avait pas assumй la nature humaine dиs le dйbut de la
conception, la vertu active, antйrieurement а l'union, aurait, dans la
gйnйration, ordonnй son action vers un individu de la nature humaine,
c'est-а-dire vers une hypostase ou personne humaine; aprиs l'union, par contre,
il aurait fallu que la gйnйration tout entiиre s'ordonnвt vers une autre
hypostase ou personne, vers le Verbe de Dieu, qui naissait dans la nature
humaine. Ainsi donc il n'y aurait pas eu de gйnйration numйriquement une,
puisque cette gйnйration aurait abouti а deux personnes. Elle n'aurait pas йtй
non plus uniforme en sa totalitй, ce qui est contraire, semble-t-il, а l'ordre
de la nature. Il ne convenait donc pas que le Verbe de Dieu assumвt la nature
humaine aprиs la conception; il convenait au contraire qu'il le fоt dans le
moment mкme de la conception. Le dйroulement de la gйnйration humaine paraоt exiger
que le sujet naissant soit le mкme que le sujet conзu, et pas un autre, puisque
la conception est ordonnйe а la naissance. Si donc le Fils de Dieu est nй de
naissance humaine, il faut aussi que le sujet de la conception humaine soit le
Fils de Dieu, et non pas un simple homme. 44: PERFECTION DE LA NATURE HUMAINE ASSUMЙE PAR LE VERBE DANS LA
CONCEPTION MEME; SELON L'AME ET SELON LE CORPS
Nous
allons voir clairement, alors, que dиs le dйbut de la conception une вme
raisonnable fut unie au corps. C'est en effet par l'intermйdiaire de l'вme
raisonnable que le Verbe de Dieu a assumй le corps; si le corps de l'homme se prкte
plus que les autres corps а кtre assumй par Dieu, c'est uniquement en raison de
l'вme raisonnable. Le Verbe de Dieu n'a donc pas assumй un corps sans assumer
une вme raisonnable. Йtant donnй qu'il a assumй le corps dиs le dйbut mкme de
la conception, c'est aussi dиs le dйbut de la conception que l'вme raisonnable
a йtй unie au corps. Posй ce qui, dans la gйnйration, vient en dernier, il
est nйcessaire de poser ce qui, selon le dйroulement de la gйnйration, vient
avant. Ce qui est dernier dans la gйnйration, c'est ce qui est pleinement
achevй. Or ce qui est pleinement achevй, c'est l'individu mкme qui est
engendrй, individu qui dans la gйnйration humaine est une hypostase ou
personne, а la constitution de laquelle concourent l'вme et le corps. Йtant donc
posйe la personnalitй de l'homme engendrй, le corps et l'вme raisonnable
doivent nйcessairement exister. Or la personnalitй de l'homme-Christ n'est pas
diffйrente de celle du Dieu-Verbe. Mais le Verbe de Dieu s'йtant, dans la
conception mкme, uni un corps humain, il y avait lа la personnalitй de cet
homme. Il fallait donc qu'il y eыt lа aussi une вme raisonnable. Source et origine
de toutes les perfections et de toutes les formes, le Verbe n'aurait pu s'unir
а quelque chose d'informe, qui n'aurait pas йtй encore en possession de sa
perfection de nature. Or, avant l'animation, tout кtre corporel est informe, ne
possйdant pas encore la perfection de sa nature. Il fallait donc que dиs le
dйbut de la gйnйration, cette вme ait йtй unie au corps. Si donc le Verbe
de Dieu n'a rien pu assumer d'informe, on voit clairement par lа que le corps,
par lui assumй, a йtй formй dиs le dйbut de la conception. - De mкme, l'вme
exige une matiиre qui lui soit propre, ainsi que le fait toute autre forme
naturelle. Or la matiиre propre de l'вme, c'est un corps organisй, l'вme, selon
la dйfinition du Philosophe, йtant l'entйlйchie d'un corps organique
physique en puissance de vie. Si donc l'вme a йtй unie au corps dиs le
dйbut de la conception, il est nйcessaire que le corps ait йtй organisй et
formй dиs le dйbut de la conception. - D'ailleurs cette organisation du
corps prйcиde, dans le dйveloppement de la gйnйration, l'infusion de l'вme
raisonnable. Posй ce qui vient en dernier, il est donc nйcessaire qu'ait йtй
posй ce qui vient auparavant. Il n'y a d'autre part aucun empкchement а ce que la
croissance quantitative jusqu'а la mesure fixйe suive l'animation du corps. On
doit donc penser, en ce qui concerne la conception de l'homme assumй par le
Verbe, qu'au dйbut mкme de la conception le corps fut organisй et formй, mais
sans avoir encore la quantitй fixйe. 45: IL CONVENAIT QUE LE VERBE NAQUIT D'UNE VIERGE
On
voit ainsi qu'il йtait de la plus haute convenance que cet homme naquit d'une
mиre vierge, sans l'intervention d'une semence naturelle. La semence de
l'homme est en effet requise, dans la gйnйration humaine, en raison de la
puissance active qu'elle renferme. Mais dans la gйnйration du corps du Christ
la puissance active ne peut кtre une puissance naturelle, nous l'avons dit plus
haut; la puissance naturelle en effet n'achиve pas d'un seul coup la formation
du corps, il lui faut pour cela du temps. Or c'est au dйbut mкme de sa
conception, nous l'avons montrй, que le corps du Christ a йtй formй et
organisй. Reste donc que la gйnйration humaine du Christ s'est faite sans
l'intervention de semence naturelle. La semence du mвle dans la gйnйration de
n'importe quel animal, attire а soi la matiиre fournie par la mиre, la
puissance que renferme la semence du mвle tendant pour ainsi dire а
l'achиvement de soi-mкme comme а la fin de toute la gйnйration. Aussi, la
gйnйration achevйe, la semence elle-mкme transformйe et achevйe, c'est le petit
qui naоt. Mais dans la gйnйration humaine du Christ, l'aboutissement de cette
gйnйration n'a pas йtй la constitution d'une personne ou hypostase humaine,
mais l'union а la personne divine. Cette gйnйration ne pouvait donc connaоtre
le principe actif d'une semence d'homme, mais uniquement la puissance divine.
De mкme que dans la gйnйration ordinaire des hommes la semence d'homme attire,
pour qu'elle subsiste en elle, la matiиre fournie par la mиre, de mкme dans la
gйnйration du Christ, est-ce le Verbe de Dieu qui attire cette mкme matiиre
pour qu'elle s'unisse а lui. Il convenait aussi, bien sыr, que la gйnйration
humaine du Verbe de Dieu vit briller quelque propriйtй de la gйnйration
spirituelle du verbe. Or le verbe, pour autant qu'il procиde de celui qui le
dit, qu'il soit conзu а l'intйrieur ou qu'il soit profйrй а l'extйrieur,
n'entraоne aucune corruption pour son auteur; bien au contraire voit-on qu'il
lui procure une plйnitude de perfection. Il йtait donc convenable que le Verbe
de Dieu, dans sa gйnйration humaine, fыt conзu et naquоt sans que l'intйgritй
de sa mиre en soit atteinte. Il convenait encore que le Verbe de Dieu, qui
constitue toutes choses dans l'кtre et les conserve dans leur intйgritй, naquit
de telle maniиre qu'il conservвt en tout l'intйgritй de sa mиre. Il йtait donc
convenable que ce fыt une vierge qui l'engendrвt. Bien que le Christ ait йtй engendrй d'une
autre maniиre que le reste des hommes, ce mode de gйnйration ne porte aucune
atteinte а l'authenticitй de son humanitй. La puissance de Dieu est infinie;
c'est elle qui donne а toutes les causes de pouvoir sortir leurs effets, si bien
que tout effet produit par n'importe quelle cause, Dieu peut le produire, de
mкme espиce et de mкme nature, sans l'intermйdiaire de cette cause. Tout comme
la puissance naturelle, qui est contenue dans la semence de l'homme, produit un
homme authentique, d'espиce et de nature humaine, la puissance de Dieu, qui a
donnй а la semence un tel pouvoir, peut, sans l'intervention de ce pouvoir,
produire l'effet qui lui est propre, constituer un homme authentique, d'espиce
et de nature humaine. Si l'on objecte que dans la gйnйration normale,
l'homme ainsi engendrй possиde un corps constituй normalement par la semence
d'un mвle et par la matiиre, quelle qu'elle soit, fournie par une femme, et
qu'ainsi le corps du Christ, n'ayant pas йtй engendrй а partir d'une semence
mвle, n'a pu avoir la mкme nature que la nфtre, Aristote va nous permettre de
rйpondre avec clartй. Au 1er Livre de la Gйnйration des Animaux, il
affirme en effet que la semence du mвle n'entre pas matйriellement dans la
constitution du f_tus; elle joue seulement le rфle de principe actif, la
matiиre du corps йtant intйgralement fournie par la mиre. Ainsi, par sa
matiиre, le corps du Christ ne diffиre pas des nфtres, nos corps йtant eux
aussi constituйs par ce qui est tirй de la mиre. D'ailleurs, si la position d'Aristote
choque quelqu'un, l'objection а laquelle elle rйpond ne tient pas pour autant.
Ressemblance ou diffйrence dans la matiиre ne sont pas а prendre selon l'йtat
de la matiиre telle qu'elle est au dйbut mкme de la gйnйration, mais selon l'йtat
oщ se trouve cette matiиre, une fois prйparйe, au terme de la gйnйration. Il
n'y a aucune diffйrence matйrielle, dans l'air, selon qu'il est engendrй de la
terre, ou selon qu'il est engendrй de l'eau; terre et eau, au dйbut de la
gйnйration, peuvent bien кtre diffйrentes, l'action du principe gйnйrateur les
rйduit au rфle d'une unique disposition. Ainsi donc la puissance de Dieu
peut-elle rйduire, en fin de gйnйration, la matiиre tirйe exclusivement de la
femme а la mкme disposition qu'aurait cette matiиre si elle avait йtй empruntйe
а la fois au principe mвle et au principe femelle. Le prйtexte d'une diversitй
de matiиre n'entraоnera donc aucune dissemblance entre le corps du Christ,
formй par la puissance de Dieu а partir d'une matiиre empruntйe exclusivement а
la mиre, et nos corps, formйs par la puissance de la nature, quand bien mкme,
de par leur matiиre, ils sont tirйs de l'un et l'autre parents. Il est clair en
effet que la diffйrence est plus grande entre la matiиre qui est empruntйe а la
fois а l'homme et а la femme et ce limon de la terre dont Dieu a formй
le premier homme, un homme certes authentique et en tout semblable а nous,
qu'entre cette mкme matiиre et celle qui est tirйe exclusivement d'une femme et
dont le corps du Christ a йtй formй. La naissance virginale du Christ ne porte
donc aucune atteinte а l'authenticitй de son humanitй ni а sa ressemblance avec
nous. Si la puissance de la nature exige une matiиre dйterminйe pour produire,
а partir d'elle, un effet dйterminй, la puissance de Dieu, qui peut tout
produire а partir de rien, n'est pas limitйe dans son agir а une matiиre
dйterminйe. Que Marie ait conзu et enfantй en demeurant vierge, n'enlиve rien а sa
dignitй de Mиre du Christ et n'empкche aucunement qu'on ne puisse la dire
vraiment et naturellement mиre du Fils de Dieu. De par la puissance de Dieu,
elle a donnй la matiиre normalement nйcessaire, seule chose requise du cфtй de
la mиre, pour que soit engendrй le corps du Christ. Quant а ce qui, chez les
autres mиres, entraоne la corruption de la virginitй, la fin n'en est pas ce
qui relиve de la mиre, mais bien ce qui relиve du pиre, c'est-а-dire de
permettre а la semence mвle d'atteindre le lieu de la gйnйration. 46: LE CHRIST EST NЙ DE L'ESPRIT-SAINT
Toutes
les _uvres divines qui ont les crйatures pour objet sont, on le sait, communes
а la Trinitй tout entiиre. Il convient cependant d'attribuer la formation du
corps du Christ, accomplie par la puissance divine, а l'Esprit-Saint, bien que
cette formation soit l'_uvre commune de toute la Trinitй. Cette convenance
est а prendre d'abord du cфtй de l'Incarnation du Verbe. De mкme en effet que
le verbe que nous concevons dans notre esprit est invisible, mais qu'il devient
perceptible au sens quand il est profйrй extйrieurement par la voix, de mкme le
Verbe de Dieu existe au sein du Pиre, selon la gйnйration йternelle, d'une
maniиre invisible, mais s'est rendu perceptible а nos sens par son incarnation.
Il s'ensuit que l'incarnation du Verbe de Dieu est analogue а l'expression
vocale de notre verbe. Or cette expression se rйalise grвce а notre esprit
(expir) qui permet а la voix de notre verbe de se former. Il est donc
convenable d'attribuer а l'Esprit de Dieu la formation de son corps. Cette convenance
est а prendre aussi du cфtй de la gйnйration humaine. La vertu active, qui est
enfermйe dans la semence humaine et qui attire а elle la matiиre donnйe par la
mиre, agit grвce а l'esprit (souffle, air chaud) dont la prйsence en elle donne
а la semence son effervescence et sa limpiditй. Le Verbe de Dieu prenant chair
d'une Vierge, il y a convenance а dire que cela s'est fait par l'action de son
Esprit. L'attribution а l'Esprit-Saint de la formation du corps du Christ
suggиre enfin avec bonheur le motif qui a poussй le Verbe а s'incarner. Ce ne
pouvait кtre rien d'autre que l'immense amour de Dieu pour l'homme, pour cet
homme dont Dieu a voulu s'unir la nature dans l'unitй de la personne. Or en
Dieu, nous l'avons dit, c'est l'Esprit-Saint qui procиde comme amour. Il йtait
donc convenable que l'_uvre de l'incarnation fыt attribuйe а l'Esprit-Saint. La Sainte
Йcriture a coutume d'ailleurs d'attribuer toutes les grвces а l'Esprit-Saint;
ce qui est donnй gracieusement en effet l'est en vertu de l'amour du donateur.
Or nulle grвce plus grande n'a йtй faite а l'homme que d'кtre uni а Dieu dans
la personne. Il convenait donc d'y voir lа l'_uvre de l'Esprit-Saint. 47: LE CHRIST N'EST PAS FILS DE L'ESPRIT-SAINT SELON LA CHAIR
Affirmer
que le Christ a йtй conзu de l'Esprit-Saint et de la Vierge, ce n'est pas dire
pour autant que l'Esprit-Saint est pиre du Christ, selon la gйnйration humaine,
comme on dit de la Vierge qu'elle est sa mиre. L'Esprit-Saint en effet n'a pas tirй la
nature humaine du Christ de sa propre substance; seule sa puissance a _uvrй а
la produire. On ne peut donc dire de l'Esprit-Saint qu'il est le pиre du Christ
dans la ligne de la gйnйration humaine. Ce serait d'autre part une source d'erreur
que de dire du Christ qu'il est fils de l'Esprit-Saint. Il est clair en effet
que le Verbe de Dieu possиde une personne distincte en tant que Fils de Dieu le
Pиre. Si donc, dans la ligne de la gйnйration humaine, on le disait fils du
Saint-Esprit, on donnerait а entendre que le Christ est deux fois fils, puisque
le Verbe de Dieu, comme tel, ne peut кtre fils de l'Esprit-Saint. Et puisque la
qualitй de fils relиve de la personne et non de la nature, il en rйsulterait
l'existence dans le Christ de deux personnes. Ce qui est incompatible avec la
foi catholique. On ne saurait davantage transfйrer а une autre personne
l'autoritй et le nom du Pиre, ce qui serait le cas si l'on donnait au
Saint-Esprit le nom de pиre du Christ. 48: ON NE PEUT DIRE DU CHRIST QU'IL EST UNE CRЙATURE
Bien
que la nature humaine assumйe par le Verbe soit une crйature, nous allons voir
qu'il est impossible d'affirmer purement et simplement du Christ qu'il est une
crйature. Etre crйй, c'est devenir quelque chose. Se terminant а l'кtre pur
et simple, le devenir est le propre de ce qui possиde un кtre subsistant, tel,
dans le genre de la substance, l'individu parfaitement achevй qui, dans la
nature intellectuelle, reзoit le nom de personne, ou encore d'hypostase. Quant
aux formes, aux accidents, et mкme aux diverses parties, qui n'ont pas en soi
un кtre subsistant, mais subsistent au contraire dans un autre, on ne peut leur
attribuer le devenir que d'un certain point de vue; aussi bien, quand un homme
devient blanc, ne dit-on pas qu'il devient purement et simplement, mais
seulement d'un certain point de vue. Le Christ, on l'a vu, n'a pas d'autre hypostase
ou personne que la personne ou hypostase, incrййe, du Verbe de Dieu. On ne
pourra donc pas dire purement et simplement que le Christ est une crйature, sinon
en ajoutant: en tant qu'il est homme, ou: selon la nature humaine. Bien que le sujet
qu'est l'individu dans le genre de la substance ne puisse se voit attribuer
purement et simplement, mais seulement sous un certain rapport, le devenir qui
affecte ses accidents ou telle de ses parties, on peut cependant attribuer
absolument а ce sujet tout ce qui a rapport naturel avec ses accidents ou ses
parties, dans la ligne de leur propre dйfinition. Ainsi dira-t-on purement et
simplement que l'homme est douй-de-la-vue, parce que cela a trait а
l'_il; qu'il est frisй en raison de ses cheveux; qu'il est perceptible-aux-regards,
parce que colorй. Ainsi donc, tout ce qui a trait, proprement, а la nature
humaine peut кtre attribuй au Christ, purement et simplement; ainsi peut-on
dire qu'il est homme, qu'il est perceptible-aux-regards, qu'il a
marchй, etc. Quant а ce qui regarde proprement la personne, on ne pourra
l'attribuer au Christ, sous le rapport de la nature humaine, qu'en prenant la
prйcaution d'ajouter, explicite ou supposйe, une certaine incise. 49: RЙPONSE AUX DIFFICULTЙS SOULEVЙES PLUS HAUT CONTRE L'INCARNATION
Dиs
lors, il est facile de rйpondre aux difficultйs soulevйes contre la foi en
l'Incarnation. 1. Nous avons vu que l'incarnation du Verbe n'йtait
pas а entendre comme une conversion du Verbe en la chair, ou comme une union au
corps, а titre de forme. Que le Verbe se soit incarnй n'entraоne donc
aucunement que Dieu soit rйellement corps ou puissance enfermйe dans un corps,
comme le voulait la premiиre objection. 2. Que le Verbe ait assumй une nature
humaine n'entraоne pas davantage qu'il ait subi un changement substantiel. S'il
y a eu changement, ce n'est aucunement dans le Verbe lui-mкme, mais dans la
nature humaine qui a permis au Verbe, - ce qu'il ne pouvait en lui-mкme -
d'кtre engendrй et de naоtre dans le temps. 3. La troisiиme difficultй ne prйsente,
elle non plus, rien d'inйluctable. L'hypostase en effet ne dйpasse pas les
limites de la nature d'oщ elle tire sa subsistance. Or le Verbe de Dieu ne tire
pas sa subsistance de la nature humaine, attirant au contraire cette nature
humaine а sa propre subsistance, а sa propre personnalitй. Il ne subsiste donc
pas grвce а elle, mais en elle. Rien n'empкche donc le Verbe de Dieu d'кtre
partout, bien que la nature humaine assumйe par le Verbe, ne soit pas partout. 4. Et l'on a
ainsi la rйponse а la quatriиme difficultй. Chaque rйalitй subsistante
ne peut avoir qu'une seule nature qui lui donne l'кtre, purement et simplement.
Ainsi, c'est la seule nature divine qui donne au Verbe de Dieu d'кtre; ce n'est
point la nature humaine, qui lui donne seulement d'кtre ceci, c'est-а-dire
d'кtre un homme. 5. La cinquiиme difficultй se rйsout de la
mкme maniиre. Il est impossible en effet que la nature qui donne au Verbe de
subsister soit distincte de la personne mкme du Verbe. Or c'est la nature
divine qui donne а la personne du Verbe sa subsistance; et non point la nature
humaine que la personne du Verbe attire а soi pour qu'elle y trouve а
subsister, comme on l'a dit. Il n'est donc aucunement nйcessaire que la nature
humaine soit identique а la personne du Verbe. 6. Par lа mкme est exclue la sixiиme difficultй.
L'hypostase en effet est moins simple, rйellement ou notionnellement, que la
nature qui la constitue dans l'кtre: rйellement, quand l'hypostase n'est pas sa
propre nature; notionnellement, et notionnellement seulement, dans les кtres oщ
l'hypostase est identique а la nature. Or l'hypostase du Verbe n'est pas
constituйe, purement et simplement, par la nature humaine, au point d'кtre
constituйe par elle dans l'кtre; la nature humaine donne seulement au Verbe
d'кtre homme. Il n'y a donc aucune nйcessitй а ce que la nature humaine soit
plus simple que le Verbe en tant que Verbe; elle sera seulement plus simple que
le Verbe en tant qu'il est cet homme. 7. Et l'on voit ainsi clairement la
solution de la septiиme difficultй. Point n'est besoin que l'hypostase
du Verbe de Dieu soit constituйe par une matiиre dйterminйe, sauf pour autant
qu'elle est cet homme. C'est ainsi, et ainsi seulement, qu'elle est constituйe
par la nature humaine. 8. Que l'вme et le corps du Christ soient assumйs
dans la personnalitй du Verbe, sans constituer une personne diffйrente de celle
du Verbe, cela ne tйmoigne pas d'une moindre puissance, comme le prйtendait la huitiиme
objection, mais au contraire d'une plus grande dignitй. C'est avoir un mieux-кtre
que d'кtre uni а plus digne que soi, au lieu d'exister par soi, а l'exemple de
l'вme sensitive qui possиde chez l'homme un кtre plus noble que chez le reste
des animaux, oщ elle est la forme premiиre, ce qu'elle n'est pas chez l'homme. 9. On a ainsi la
rйponse а la neuviиme difficultй. Le Christ eut vraiment cette вme et ce
corps, une вme et un corps qui n'en constituaient pas pour autant une personne
distincte de la personne du Verbe de Dieu, puisqu'ils йtaient assumйs dans la
personnalitй du Verbe. C'est ainsi que le corps, lorsqu'il est inanimй, a son
espиce propre, et qu'il reзoit son espиce de l'вme, quand il est animй. 10. Par lа aussi
est rйsolue la dixiиme objection. Cet homme qui est le Christ est
йvidemment une certaine substance, qui n'est pas universelle mais particuliиre.
Cet homme est aussi une certaine hypostase, mais une hypostase qui n'est pas
distincte de celle du Verbe, puisque la nature humaine a йtй assumйe par
l'hypostase du Verbe de telle maniиre que le Verbe subsiste aussi bien dans la
nature humaine que dans la nature divine. Or ce qui subsiste dans la nature
humaine, c'est cet homme. Quand on parle de cet homme, c'est donc le
Verbe lui-mкme qui est sous-entendu. On reportera peut-кtre cette objection а
l'endroit de la nature humaine en disant qu'elle aussi est une certaine
substance qui n'est pas universelle mais particuliиre, et que par consйquent
elle est une hypostase. Mais c'est une erreur йvidente. Mкme chez Socrate ou
chez Platon, la nature humaine, en effet, n'est pas une hypostase, l'hypostase
йtant ce qui subsiste en elle. Dire d'une nature qu'elle est une substance et une
substance particuliиre n'a pas le mкme sens que d'affirmer d'une hypostase
qu'elle est une substance particuliиre. Le mot substance, en effet, a, d'aprиs
le Philosophe, une double signification: celle de suppфt dans le genre de la
substance, - on lui donne le nom d'hypostase -; celle du ce-que-c'est, ou
de la nature de la chose. Mais on ne peut dire davantage des parties
d'une substance qu'elles sont des substances particuliиres, comme si elles
subsistaient par soi, alors qu'elles subsistent dans le tout. On ne peut donc
leur donner le nom d'hypostases puisqu'aucune d'elles n'est une substance
complиte. Autrement il en rйsulterait qu'un homme compterait autant
d'hypostases que de parties. 11. Quant а la onziиme difficultй, elle tombe
du fait qu'il y a йquivoque quand le mкme nom dйsigne des formes diverses, non
point quand il y a diversitй de sujets. Ainsi le nom d'homme n'est pas
pris de maniиre йquivoque parce qu'on l'applique tantфt а Socrate, tantфt а
Platon. Dit du Christ comme du reste des hommes, ce nom d'homme dйsigne
toujours la mкme forme, la nature humaine. Il est donc employй lа d'une maniиre
univoque. Il n'y a diversitй que du cфtй des sujets: appliquй au Christ, ce nom
d'homme suppose une hypostase incrййe; appliquй aux autres hommes il suppose
une hypostase crййe. 12. Dire que l'hypostase du Verbe fait
fonction du sujet pour la nature humaine, ce n'est pas dire pour autant, comme
le voulait la douziиme objection, qu'elle est soumise а cette nature
comme а plus formel. Ce serait le cas, nйcessairement, si la nature humaine
constituait purement et simplement dans l'кtre l'hypostase du Verbe, ce qui est
йvidemment faux. On dit en effet que l'hypostase du Verbe fait fonction de
sujet а l'endroit de la nature humaine, en tant qu'elle attire cette nature а
sa propre subsistance, comme un йlйment plus noble en attire un autre qu'il
s'unit. 13. Cela ne veut pas dire cependant, sous prйtexte, comme le voulait la derniиre
objection, que le Verbe prйexiste de toute йternitй, que la nature humaine
ne contracte avec le Verbe qu'un rapport accidentel. Le Verbe, en effet, a assumй la nature
humaine au point d'кtre authentiquement homme. Or кtre homme, c'est кtre dans
le genre de la substance, Puis donc que son union avec la nature humaine donne
а l'hypostase du Verbe d'кtre homme, cela ne peut se faire d'une maniиre
accidentelle, puisque les accidents ne confиrent pas l'кtre substantiel. 50: COMMENT LE PЙCHЙ ORIGINEL SE TRANSMET DU PREMIER HOMME A SA
DESCENDANCE
Nous venons donc de voir comment rien de ce
qu'enseigne la Foi catholique sur l'Incarnation du Fils de Dieu n'йtait
impossible. Il nous faut montrer maintenant quelle convenance il y avait а ce
que le Fils de Dieu assumвt la nature humaine. Le fondement mкme de cette convenance,
l'Apфtre semble le voir dans le pйchй originel, quand il йcrit aux Romains:
De mкme que par la dйsobйissance d'un seul homme, tous ont йtй constituйs
pйcheurs, de mкme par l'obйissance d'un seul, tous seront constituйs justes. Mais
l'hйrйsie pйlagienne niant l'existence du pйchй originel, nous allons montrer
que tous les hommes naissent avec lui. Voici d'abord le texte de la Genиse: Le
Seigneur Dieu prit l'homme et le mit dans le jardin, et il lui donna cet ordre:
mange de tous les arbres du jardin; mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la
connaissance du bien et du mal. Le jour oщ tu en mangeras, tu mourras de mort. Mais
Adam n'йtant pas mort le jour mкme oщ il mangea de ce fruit, il faut
interprйter cette parole: Tu mourras de mort, dans le sens suivant: Tu
seras vouй а la nйcessitй de mourir. Condamnation vaine, si l'homme avait
йtй vouй а cette nйcessitй dиs la crйation de sa nature. On doit donc dire que
la mort, - et la nйcessitй de mourir - c'est une peine infligйe а l'homme pour
son pйchй. Or une peine n'est infligйe justement qu'en raison d'une faute. Il
faut donc qu'une certaine faute se trouve rйalisйe en quiconque est le sujet de
cette peine. Or tout homme est le sujet de cette peine, et ceci dиs sa
naissance; dиs lа qu'il naоt, il naоt vouй а la nйcessitй de mourir; ainsi en
voit-on mourir certains aussitфt leur naissance, du sein maternel portйs au
tombeau. C'est donc qu'il y a en eux du pйchй. Il ne peut s'agir de pйchй
actuel, puisque ces enfants n'ont pas l'usage de leur libre-arbitre, nйcessaire
pour qu'on impute а l'homme son pйchй. Il faut donc dire que le pйchй qui est
en eux leur a йtй transmis par mode d'origine. C'est bien ce qui ressort, expressйment,
des paroles de l'Apфtre aux Romains: De mкme que par un seul homme le pйchй
est entrй dans ce monde, et par le pйchй la mort, ainsi la mort est passйe dans
tous les hommes parce que tous ont pйchй. Or on ne peut pas dire que du fait d'un
seul homme, le pйchй est entrй dans le monde simplement par voie d'imitation.
Le pйchй alors n'aurait atteint que ceux qui, en pйchant, auraient imitй le
premier homme; la mort, qui est entrйe dans le monde par le pйchй,
n'atteindrait que ceux qui pиchent а l'imitation du premier homme. Cette
interprйtation, l'Apфtre l'exclut, quand il ajoute: La mort a rйgnй d'Adam а
Moпse sur ceux-lа mкme qui n'avaient pas pйchй par une transgression semblable
а celle d'Adam. Quand l'Apфtre parle de l'entrйe du pйchй dans le monde,
par le fait d'un seul homme, il n'entend donc pas que cette entrйe se rйalise
par voie d'imitation, mais bien par voie d'origine. Si l'Apфtre avait parlй d'une entrйe du
pйchй dans le monde, rйalisйe par voie d'imitation, il l'aurait attribuйe au
diable plutфt qu'а l'homme, dans la perspective de ces paroles de la Sagesse:
C'est par l'envie du diable que la mort est entrйe dans l'orbe des terres: ils
l'imitent, ceux qui lui appartiennent. David, d'ailleurs, dit dans le Psaume: Voici,
dans l'iniquitй je fus engendrй, dans le pйchй ma mиre m'a conзu. Parole
qu'on ne peut entendre d'un pйchй actuel: on raconte que David a йtй conзu et
est nй d'un mariage lйgitime. Cette parole, on doit donc l'entendre du pйchй
originel. Il est dit йgalement, au Livre de Job: Qui peut rendre pur ce qui a
йtй conзu d'une semence impure? N'est-ce pas toi seul? On ne peut dйduire
avec certitude que l'impuretй de la semence humaine transmet а l'homme ainsi
conзu une certaine impuretй, ce qu'il faut entendre d'une impuretй de pйchй, la
seule qui puisse conduire l'homme а кtre jugй. Job, en effet, venait de dire: Tu
daignes ouvrir les yeux sur un кtre de cette sorte, et le traduire en jugement
devant toi? Il y a donc un pйchй que l'homme contracte dиs son origine, et
qu'on appelle le pйchй originel. Le Baptкme et les autres sacrements de
l'Eglise sont des remиdes contre le pйchй. Or c'est la coutume universelle de
l'Eglise de confйrer le baptкme aux enfants nouveau-nйs. Ce serait inutile s'il
n'y avait pas en eux de pйchй. Il ne peut s'agir de pйchй actuel, puisque ces
enfants n'ont pas l'usage du libre-arbitre, sans lequel l'homme ne peut se voir
imputer comme faute quelque acte que ce soit. Il faut donc affirmer en eux
l'existence d'un pйchй transmis par origine, Dieu et l'Eglise ne faisant rien
de vain et d'inutile. Mais le Baptкme, dira-t-on peut-кtre, est donnй aux
enfants, non point pour les purifier du pйchй, mais pour leur permettre de
parvenir au royaume de Dieu, ce qu'on ne peut faire autrement, puisque le
Seigneur dit en saint Jean: A moins de renaоtre de l'eau et de
l'Esprit-Saint, on ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Cette objection
n'a pas de sens. Personne n'est exclu du Royaume de Dieu, si ce n'est en raison
de quelque faute. La fin de toute crйature raisonnable est en effet de parvenir
а la bйatitude, laquelle n'est rйalisйe que dans le royaume de Dieu. Ce royaume
n'est rien d'autre, lui, que la sociйtй organisйe de ceux qui jouissent de
la vision de Dieu, de cette vision en quoi consiste la vйritable bйatitude.
Or rien ne manque sa fin, si ce n'est en raison de quelque pйchй. Si donc les
enfants qui n'ont pas encore йtй baptisйs ne peuvent parvenir au royaume de
Dieu, on doit affirmer qu'il y a en eux un certain pйchй. Ainsi, fidиles а
l'enseignement de la foi catholique, il nous faut tenir que les hommes naissent
avec le pйchй originel. 51: OBJECTIONS CONTRE LE PЙCHЙ ORIGINEL
Cette
vйritй ne manque pas de rencontrer quelques difficultйs. 1. Le pйchй d'un
homme n'est pas imputй comme faute а d'autres hommes: Йzйchiel affirme que le
fils ne porte pas l'iniquitй du pиre. La raison en est que nous ne sommes
louйs ou blвmйs que de ce qui dйpend de nous, de ce que nous commettons
volontairement. Le pйchй du premier homme ne peut donc pas кtre imputй au genre
humain tout entier. 2. Si l'on dit qu'un seul pйchant, c'est tous qui
ont pйchй en lui, comme l'Apфtre paraоt le dire, et qu'ainsi ce n'est pas
le pйchй d'un autre mais son propre pйchй qui est imputй а chaque homme, il ne
semble pas que cette position puisse tenir. Ceux qui sont nйs d'Adam n'йtaient
pas encore en acte en Adam, quand celui-ci pйcha; ils n'йtaient en lui
que virtuellement, comme en leur origine premiиre. Or seul un кtre qui existe
en acte peut pйcher, puisque pйcher c'est agir. Nous n'avons donc pas tous
pйchй en Adam. 3. Nous avons pйchй en Adam, dira-t-on, en ce sens
que le pйchй dйcoule de lui en nous, par voie d'origine, en mкme temps que la
nature. Cela semble bien impossible. L'accident, en effet, qui ne passe point
de sujet en sujet, ne peut кtre transmis qu'avec son sujet. Or le sujet du
pйchй, c'est l'вme raisonnable, qui ne nous est pas transmise а partir du
premier homme, mais que Dieu crйe individuellement en chaque homme. Le pйchй ne
peut donc pas nous кtre transmis depuis Adam par voie d'origine. 4. Si le pйchй se
transmet du premier homme en tous les autres pour la raison que tous tirent
leur origine de lui, il semble bien que le Christ, qui tire son origine du
premier homme, soit lui aussi soumis au pйchй originel. Ce qui est contraire а
la foi. 5. Ce qui affecte une chose conformйment а son origine naturelle, est
naturel а cette chose. Or ce qui est naturel а une chose, ne peut faire en elle
figure de pйchй; ce n'est point pйchй pour une taupe que d'кtre aveugle. Le
pйchй n'a donc pas pu dйcouler du premier homme en tous les autres par voie
d'origine. 6. Que le pйchй se soit transmis du premier homme en sa descendance par
voie d'origine, non pas en ce qu'il y a de naturel en cette origine, mais en ce
qu'il y a de viciй, il semble que ce soit insoutenable. Toute dйficience dans
l'_uvre de la nature est la consйquence de la dйficience d'un principe naturel:
telle altйration de la semence est а l'origine de petits d'animaux, qui sont
monstrueux. Mais il n'y a pas lieu de supposer dans la semence humaine une altйration
de quelque principe naturel. Il ne semble donc pas qu'un pйchй ait pu se
transmettre du premier homme en sa descendance, а partir d'un vice d'origine. 7. Les pйchйs
qui, dans les _uvres de la nature, sont la consйquence de l'altйration d'un
principe naturel, ne se produisent ni toujours ni souvent; ils se produisent
seulement dans un petit nombre de cas. Si donc, du premier homme а sa
descendance, le pйchй se transmettait en raison d'un vice d'origine, il ne se
transmettrait pas а tous, mais а un petit nombre. 8. Si un vice d'origine entraоne dans la
descendance quelque dйficience, celle-ci doit кtre du mкme genre que le dйfaut
qui se trouve а la source, puisqu'il y a conformitй entre les effets et leurs
causes. Or l'origine qu'est la gйnйration humaine, acte de cette puissance de
gйnйration qui ne participe d'aucune maniиre а la raison, ne peut enfermer un
dйfaut qui relиve du genre de la faute; seuls, en effet, les actes qui sont
soumis а la raison d'une maniиre ou d'une autre, peuvent кtre des actes vertueux
ou des actes vicieux: on n'impute pas comme faute а un homme de naоtre, en
raison d'un vice d'origine, lйpreux ou aveugle. Une dйficience coupable ne peut
donc, d'aucune maniиre, dйcouler, en raison d'un vice d'origine, du premier
homme en ses descendants. 9. Le pйchй ne dйtruit pas un bien de nature: au dire
de Denys, les dйmons mкme demeurent en possession des biens qui leur sont
naturels. Or la gйnйration est un acte de la nature. Le pйchй du premier homme
n'a donc pas pu vicier l'origine de la gйnйration humaine, au point que ce
pйchй du premier homme se transmоt а toute sa descendance. 10. L'homme
engendre un homme semblable а lui, spйcifiquement. En ce qui ne rentre pas dans
la dйfinition de l'espиce, il n'est aucunement nйcessaire que le fils soit
semblable а ses parents. Or le pйchй ne peut entrer dans la dйfinition de
l'espиce: le pйchй en effet n'est pas dans la ligne des choses de la nature; il
est bien plutфt une altйration de l'ordre naturel. Il n'est donc aucunement
nйcessaire que du premier homme, pйcheur, les autres hommes naissent pйcheurs. 11. Les enfants
ressemblent davantage а leurs proches parents qu'а leurs parents йloignйs. Or
il arrive parfois que de proches parents soient sans pйchй et ne commettent
aucun pйchй dans l'acte mкme de la gйnйration. Tous ne naissent donc pas
pйcheurs en raison du pйchй du premier homme. 12. Supposons d'ailleurs que le pйchй se
soit transmis du premier homme dans les autres. Puisque le bien, comme on l'a
montrй, a une puissance d'action supйrieure а celle du mal, Adam, а plus forte
raison, a-t-il transmis aux autres hommes sa satisfaction et sa justice. 13. Si le pйchй
du premier homme s'est propagй, par mode d'origine, en sa descendance, la mкme
raison fera que les pйchйs des autres parents se transmettront а leurs propres
descendants. Ainsi les gйnйrations postйrieures seront sans cesse plus
accablйes par le pйchй que les gйnйrations prйcйdentes. Conclusion d'autant
plus nйcessaire, si le pйchй passe des parents dans l'enfant, sans que la
satisfaction puisse le faire. 52: RЙPONSE AUX OBJECTIONS PRЙCЙDENTES
Avant
de rйpondre а ces objections, il est bon de faire remarquer d'abord certains
signes, qui sont les manifestations probables du pйchй originel dans le genre
humain. Dieu, nous l'avons vu, veille avec tant de soin sur l'activitй des
hommes qu'il rйcompense les bonnes _uvres et punit les _uvres mauvaises, si
bien que la peine elle-mкme peut кtre un tйmoignage de la faute. Or le genre
humain, d'une faзon gйnйrale, subit un certain nombre de peines, tant
corporelles que spirituelles. La plus lourde des peines corporelles, а laquelle
toutes les autres, faim, soif, etc., sont ordonnйes, c'est la mort. La plus
lourde des peines spirituelles, c'est l'infirmitй de la raison, qui rend
difficile а l'homme l'accиs а la connaissance du vrai, facile au contraire la
chute dans l'erreur, qui empкche l'homme de dominer parfaitement ses appйtits
bestiaux, mais laisse au contraire souvent ceux-ci l'entйnйbrer. Peut-кtre
dira-t-on que de telles dйficiences, aussi bien corporelles que spirituelles,
n'ont pas un caractиre pйnal, que ce sont des dйficiences de nature,
consйquences inйluctables de la matiиre. Il est inйvitable que le corps humain,
composй d'йlйments contraires, soit corruptible; il est inйvitable, aussi, que
l'appйtit sensible se porte vers ce qui est dйlectable au sens, tout en йtant
parfois contraire а la raison. Йtant donnй d'autre part que l'intellect
possible est ouvert en puissance а tous les intelligibles, qu'il n'en possиde
en acte aucun, obligй qu'il est de les acquйrir par les sens, il est inйvitable
qu'il atteigne avec difficultй la science de la vйritй, inйvitable qu'en raison
de la prйsence des images, il dйvie facilement hors du vrai. A considйrer
droitement les choses, on pourra estimer cependant comme assez probable,
- supposй la providence divine qui ajuste а chaque perfection les objets
qui lui conviennent - que Dieu a uni une nature supйrieure а une nature
infйrieure pour que la premiиre dominвt sur la seconde. S'il arrivait que quelque
dйficience naturelle gкnвt cette souverainetй, on doit supposer qu'une grвce
spйciale, surnaturelle, viendrait lever cet empкchement. Ainsi doit-on juger
que l'вme raisonnable, d'une nature plus haute que le corps, lui est unie de
telle maniиre qu'aucun йlйment corporel ne puisse s'opposer а l'вme, qui fait
vivre le corps. De mкme doit-on estimer que la raison, unie dans l'homme а
l'appйtit sensible et aux autres puissances sensitives, ne peut кtre gкnйe par
ces puissances; mais qu'au contraire elle les domine. Dociles а l'enseignement de la foi, nous
affirmons donc que l'homme a йtй dиs l'origine йtabli par Dieu dans des
conditions telles que ses puissances infйrieures devaient le servir sans
entraves, qu'aucun obstacle corporel ne devait gкner la sujйtion de son corps,
Dieu et sa grвce supplйant pour ce faire а l'indigence de la nature, aussi
longtemps du moins que la raison de l'homme demeurerait soumise а Dieu. Cette
raison de l'homme une fois dйtournйe de Dieu, on verrait les puissances
infйrieures se rйvolter contre la raison, et le corps atteint de passions
contraires а la vie, laquelle vient de l'вme. De telles dйficiences, naturelles а
l'homme, semble-t-il, а considйrer dans l'absolu la nature humaine en ce
qu'elle a d'infйrieur, tйmoignent cependant avec assez de probabilitй de leur
caractиre pйnal, si l'on considиre la providence de Dieu et la dignitй de la
partie supйrieure de la nature humaine. On peut ainsi conclure а l'existence
d'un pйchй qui, dиs l'origine, souille le genre humain.
Ceci dit, il nous faut
rйpondre aux objections proposйes. 1. Il n'y a pas d'incohйrence а dire qu'un
seul ayant pйchй, son pйchй est transmis а tous les hommes par voie d'origine,
bien que chacun ne soit louй ou blвmй que de ce qu'il a fait lui-mкme, -
c'йtait le sens de la premiиre objection. Autre chose en effet ce qui
est le fait d'un individu, autre chose ce qui est le fait de toute une espиce,
car, selon le mot de Porphyre, en participant а l'espиce, la multitude des
hommes est pour ainsi dire un seul homme. Le pйchй d'un individu, d'une
personne humaine, n'est donc imputй comme faute а personne d'autre qu'а son
auteur, les hommes йtant personnellement distincts les uns des autres. Mais
qu'un pйchй affecte la nature mкme de l'espиce, il n'y a pas d'inconvйnient а
ce qu'il se propage d'un homme а un autre, tout comme la nature de l'espиce est
transmise par un homme а d'autres hommes. Or le pйchй est un certain mal de la
nature raisonnable. Le mal йtant la privation d'un bien, c'est d'aprиs le bien
dont on est privй qu'il faut juger que tel pйchй atteint la nature commune, tel
pйchй une personne particuliиre. Les pйchйs actuels, ceux que les hommes
commettent communйment, dйtruisent un certain bien de la personne du pйcheur,
la grвce et l'ordre normal des parties de l'вme; de lа vient que ce sont des
pйchйs personnels, et qu'une personne les commettant, ils se sont pas imputйs а
une autre. Or le premier pйchй du premier homme n'a pas seulement privй
celui-ci d'un bien qui lui йtait propre et personnel, de la grвce et de l'ordre
normal de l'вme, il l'a privй aussi d'un bien qui appartenait а la nature
commune. Comme nous l'avons dit dйjа, la nature humaine, dиs ses origines,
avait йtй йtablie dans des conditions telles que les puissances infйrieures
йtaient soumises parfaitement а la raison, la raison а Dieu, et le corps а
l'вme, Dieu supplйant en cela par sa grвce а l'indigence de la nature. Or un
tel privilиge, auquel certains donnent le nom de justice originelle, avait
йtй concйdй au premier homme pour que celui-ci le transmоt а ses descendants en
mкme temps que la nature humaine. Mais la raison s'йtant soustraite avec le
pйchй du premier homme а la suzerainetй de Dieu, il s'ensuivit que les
puissances infйrieures ne furent plus soumises parfaitement а la raison, ni le
corps а l'вme. Et cela ne se produisit pas seulement dans le premier pйcheur;
la mкme dйficience eut son retentissement en ses descendants, en qui devait
кtre transmise la justice originelle. Ainsi le pйchй du premier homme, de cet
homme dont tous les autres hommes sont issus, comme la foi l'enseigne, fut un
pйchй а la fois personnel, privant le premier homme lui-mкme du bien qui lui
йtait propre, et un pйchй de nature, le privant lui, et par voie de consйquence
ses descendants, du privilиge confйrй а la nature humaine tout entiиre. Une
telle dйficience, dйrivant du premier homme en tous les autres, rйalise, mкme
en ces autres, la notion de faute, en tant que tous les hommes, de par leur
participation а la nature commune, sont considйrйs comme un seul homme. La volontй
du premier homme donne ainsi а ce pйchй d'кtre volontaire, tout comme la
volontй de ce premier moteur qu'est la raison donne а l'action de la main
d'avoir valeur de faute, de telle sorte qu'en ce pйchй de nature les hommes,
distincts entre eux, doivent кtre considйrйs comme les parties d'une nature
commune, analogues aux diverses parties d'un homme unique, dans le cas du pйchй
personnel. 2. En ce sens, il est vrai de dire qu'un seul ayant pйchй, tous ont
pйchй en lui, selon l'expression de l'Apфtre, - ce qui йtait l'argument de
la deuxiиme objection. Non pas que les autres hommes fussent en lui en
acte; ils y йtaient virtuellement, comme en leur principe originel. On ne peut
dire non plus qu'ils ont pйchй en lui, en tant que posant un acte dйterminй;
ils ont pйchй en lui en tant que faisant partie de sa nature, corrompue par le
pйchй. 3.
Que le pйchй se transmette du premier homme а sa descendance, cela n'entraоne
pas pour autant que l'вme raisonnable, - c'est elle qui est sujet du pйchй -
soit transmise en mкme temps que la semence: difficultй que formulait la troisiиme
objection. Ce pйchй de nature, que l'on qualifie d'originel, se propage de
la mкme maniиre que la nature de l'espиce: celle-ci, bien que parachevйe par
l'вme raisonnable, n'est pas cependant transmise avec la semence; ce qui est
transmis, c'est seulement le corps, un corps apte de soi а recevoir une вme de
cette qualitй. 4. Bien que le Christ appartоnt, selon la chair, а la
descendance du premier homme, il n'a pas pour autant contractй la souillure du
pйchй originel, - comme le concluait la quatriиme objection. Le Christ,
en effet, n'a reзu du premier homme que la matiиre du corps humain: ce n'йtait
pas une puissance dйrivйe du premier homme, mais la puissance du Saint-Esprit
qui devait former son corps. Dans cette transmission au Christ de la nature
humaine, Adam n'a donc pas jouй le rфle d'agent; il n'a jouй que le rфle de
principe matйriel. 5. Remarquons encore que les dйficiences dont nous
avons parlй sont transmises par voie d'origine naturelle, du fait que la nature
est privйe du secours de la grвce, secours que le premier homme avait reзu pour
le transmettre а ses descendants en mкme temps que la nature. Cette privation
йtant la suite d'un pйchй volontaire, les dйficiences qui en rйsultent prennent
valeur de faute. De telles dйficiences sont donc ainsi et coupables par
rйfйrence а leur source premiиre, et naturelles par rйfйrence а la nature
privйe de secours. Voilа pourquoi l'Apфtre йcrit dans l'Epоtre aux Йphйsiens:
Nous йtions par nature enfants de colиre. Ainsi est rйsolue la cinquiиme
objection. 6. Il est clair, maintenant, que le vice d'origine,
d'oщ sort le pйchй originel, vient de l'absence d'un principe, de l'absence du
don gratuit confйrй а la nature humaine, dиs sa crйation. En fait, ce don йtait
d'une certaine maniиre naturel, non point qu'il eыt pour cause les principes de
la nature, mais parce qu'il avait йtй confйrй au premier homme pour кtre
transmis en mкme temps que la nature. La sixiиme objection, elle,
voulait rйserver le qualificatif de naturel а ce qui a pour cause les principes
de la nature. 7. La septiиme objection procйdait de la mкme maniиre, arguant du
dйfaut d'un principe naturel qui fasse partie de la nature de l'espиce: ce qui
rйsulte du dйfaut d'un tel principe naturel ne se produit en effet que dans la
minoritй des cas. Mais nous avons dit comment la dйficience qu'est le pйchй
originel provient du dйfaut d'un principe surajoutй aux principes de l'espиce. 8. Il faut savoir
aussi que l'acte de la puissance de gйnйration ne peut кtre affectй par un vice
du genre du pйchй actuel; celui-ci dйpend de la volontй d'une personne
singuliиre, alors que l'acte de la puissance de gйnйration n'obйit ni а la
raison ni а la volontй, - ce que mettait en avant la huitiиme objection.
Mais rien n'empкche que le vice de la faute originelle, - celle-lа, relиve de
la nature - affecte l'acte de la puissance de gйnйration, les actes de cette
puissance recevant le nom d'actes naturels. 9. Quant а la neuviиme objection,
il est facile d'y rйpondre, grвce а ce qui prйcиde. Le pйchй en effet ne
dйtruit pas le bien de nature qui est partie intйgrante de la nature; ce que le
pйchй du premier homme a pu dйtruire, c'est un bien de nature surajoutй par
grвce. 10.
Ce qui prйcиde nous fournit йgalement une rйponse facile et claire а la dixiиme
objection. Privation et dйficience йtant corrйlatives, il y a ressemblance
dans le pйchй originel entre les fils et leurs pиres dans la mesure mкme oщ le
don, confйrй dиs les origines а la nature, aurait dы кtre transmis par les
parents а leur postйritй. Sans qu'il fit partie, par dйfinition, de l'espиce,
ce don avait йtй confйrй par grвce divine au premier homme pour que celui-ci le
transmit а l'espиce tout entiиre. 11. Remarquons encore ceci: les sacrements
de la grвce peuvent bien purifier l'homme du pйchй originel, de telle maniиre
que ce pйchй ne lui soit plus imputй comme faute, - en ceci consiste la
libйration personnelle du pйchй originel -, la nature n'en est pas pour autant
totalement guйrie, si bien que le pйchй originel continue d'кtre transmis а la
postйritй, suivant l'acte de la nature. Ainsi le pйchй originel peut ne plus
exister dans l'homme qui engendre, en tant que cet homme est une personne; il
peut mкme se faire, comme l'avanзait la onziиme objection, qu'il n'y ait
dans l'acte de la gйnйration aucun pйchй actuel; mais en tant que l'homme qui
engendre est principe naturel de la gйnйration, la souillure du pйchй originel,
de ce pйchй qui affecte la nature, est prйsente en lui et dans l'acte de
gйnйration qu'il accomplit. 12. Il faut savoir aussi que le pйchй actuel du
premier homme est passй dans la nature; la nature, en effet, grвce au privilиge
qui lui avait йtй confйrй, йtait alors encore parfaite. Mais une fois la nature
privйe de ce privilиge par le pйchй du premier homme, l'activitй de celui-ci
n'eut plus qu'un caractиre strictement personnel. Dиs lors il lui йtait
impossible de satisfaire pour la nature tout entiиre, et de rйtablir par son
activitй, le bien de la nature. Il ne pouvait que satisfaire partiellement pour
ce qui touchait а sa personne. Nous avons ainsi la solution de la douziиme objection. 13. Cela vaut
йgalement pour la treiziиme objection. Les pйchйs des parents plus
immйdiats trouvent en effet une nature privйe du privilиge qui lui avait йtй
confйrй а l'origine. Il n'en rйsulte donc pas une dйficience qui se
transmettrait aux descendants, mais seulement une dйficience qui affecte la
personne du pйcheur. Ainsi donc, pour la confusion de l'hйrйsie pйlagienne
qui niait le pйchй originel, l'existence dans l'homme du pйchй originel ne
prйsente aucune incohйrence, rien qui soit contraire а la raison. 53: OBJECTIONS CONTRE LES CONVENANCES DE L'INCARNATION
La foi
en l'Incarnation est taxйe de folie par les infidиles; selon le mot de l'Apфtre
aux Corinthiens: Il a plu а Dieu de sauver les croyants par la folie
de la prйdication. Ce qu'il est fou de prкcher, ce n'est pas seulement ce
qui est impossible, c'est aussi ce qui est messйant. Dans leur acharnement а
combattre l'Incarnation, les infidиles s'efforcent de montrer que ce
qu'enseigne la foi catholique est non seulement impossible, mais encore
inconvenant et contraire а la bontй de Dieu. 1. Il convient en effet а la bontй de Dieu
que toute chose tienne son rang. Or l'ordre des choses veut que Dieu soit
exaltй par dessus tout, que l'homme par contre se tienne au rang des crйatures
les plus basses. Il ne sied donc pas а la majestй de Dieu de s'unir а la nature
de l'homme. 2. A supposer qu'il soit convenable pour Dieu de se faire homme, il
faudrait qu'il en rйsultвt quelque chose d'utile. Or quelque utilitй qu'on
mette en avant, Dieu, dans sa toute-puissance, pouvait la produire par sa seule
volontй. Comme tout doit se faire aux moindres frais, il n'y avait aucune
nйcessitй, aucune utilitй, а ce que Dieu s'unit la nature humaine. 3. Dieu est la
cause universelle de tout: son objectif principal est l'utilitй de l'univers
tout entier. Or l'assomption de la nature humaine n'est utile qu'а l'homme. Si
donc Dieu devait assumer une nature йtrangиre, il ne convenait pas qu'il
assumвt seulement la nature humaine. 4. L'union entre deux кtres est d'autant
plus convenable que l'un ressemble davantage а l'autre. Beaucoup plus que la
nature humaine, la nature angйlique est semblable а Dieu, et proche de lui. Il
ne convenait donc pas que Dieu assumвt la nature humaine, en laissant de cфtй
la nature angйlique. 5. Ce qui importe avant tout chez l'homme, c'est
l'intelligence de la vйritй. Or il semble que l'homme connaоt lа un obstacle,
si l'on suppose que Dieu a assumй la nature humaine. C'est lui fournir en effet
une occasion d'erreur, et l'amener а donner son accord а ceux qui ont affirmй
que Dieu n'йtait pas йlevй au-dessus des corps. Il ne convenait donc pas que
Dieu, pour l'utilitй de la nature humaine, assumвt cette nature. 6. L'expйrience
montre comment bien des erreurs sont nйes а propos de l'Incarnation de Dieu. Le
salut du genre humain n'exigeait donc pas, semble-t-il, que Dieu s'incarnвt. 7. Entre toutes
les _uvres de Dieu, la plus grande, semble-t-il, c'est qu'il ait lui-mкme
assumй un corps. Mais de l'_uvre la plus grande on doit attendre la plus grande
utilitй. Si donc l'incarnation de Dieu a pour fin le salut des hommes, il
semble convenable que Dieu ait sauvй le genre humain tout entier, le salut de
tous les hommes paraissant а peine justifier, en utilitй, une _uvre de si
grande importance. 8. Si Dieu a assumй la nature humaine en vue du salut
des hommes, il aurait йtй convenable que des signes suffisants manifestent sa
divinitй aux hommes. Or ce n'a pas йtй le cas, semble-t-il. D'autres hommes,
avec le seul secours de la puissance divine, et sans que Dieu se soit uni а
leur nature, ont accompli des miracles semblables а ceux du Christ, voire mкme
plus grands. L'incarnation de Dieu n'a donc pas pourvu suffisamment au salut
des hommes. 9. Si l'incarnation de Dieu s'est avйrйe nйcessaire au salut des hommes,
йtant donnй qu'il existe des hommes depuis le commencement du monde, il semble
que Dieu aurait dы assumer la nature humaine dиs le commencement du monde, et
non pour ainsi dire а la fin des temps. Aurait-il oubliй le salut de tous les
hommes qui ont vйcu auparavant? 10. La mкme raison aurait exigй qu'il
demeurвt jusqu'а la fin du monde parmi les hommes, pour les enseigner et les
diriger par sa prйsence. 11. Il est de la plus haute utilitй pour les hommes
que l'espйrance de la bйatitude а venir ait en eux un fondement. Quelle
espйrance ne serait pas nйe d'un Dieu incarnй, si ce Dieu avait assumй une
chair immortelle, impassible et glorieuse, et qu'il l'eыt manifestйe а tous les
hommes! Il ne semble donc pas convenable qu'il ait assumй une chair mortelle et
fragile. 12. Pour montrer que tout ce qui existe dans le monde vient de Dieu, il
aurait йtй convenable que Dieu incarnй usвt abondamment des choses de ce monde,
en vivant dans les richesses et dans les plus grands honneurs. C'est le
contraire qui nous est racontй de lui, et comment il mena une vie de pauvretй
et d'abaissement, comment il subit une mort infamante. Ce que la foi nous
enseigne du Dieu incarnй paraоt donc inconvenant. 13. En subissant les humiliations, le
Christ a dissimulй au plus haut point sa divinitй, alors que les hommes avaient
le plus grand besoin d'en connaоtre, s'il йtait Dieu incarnй. Ce que la foi
enseigne ne semble donc pas s'accorder avec le salut des hommes. 14. Dire que le
Fils de Dieu a subi la mort par obйissance а son Pиre, ne paraоt pas
raisonnable. Obйir, c'est se conformer а la volontй de celui qui commande. Or
la volontй de Dieu le Pиre ne peut aller contre la raison, si donc Dieu fait
homme n'a pu subir convenablement la mort, - la mort n'est-elle pas contraire а
la divinitй, qui est la vie? -, on ne saurait donner comme raison valable de
cette mort l'obйissance au Pиre. 15. Dieu ne veut pas la mort des hommes,
mкme des pйcheurs; bien plutфt veut-il qu'ils vivent, selon la parole rapportйe
par Йzйchiel: Je ne veux pas la mort du pйcheur, mais bien qu'il se
convertisse et qu'il vive. A plus forte raison, Dieu le Pиre ne pouvait-il
vouloir que l'homme le plus parfait qui puisse кtre soit soumis а la mort. 16. Il paraоt
sacrilиge et cruel qu'un innocent soit conduit sur ordre, а la mort, surtout
quand c'est а la place d'impies, bien dignes, eux, de mourir. Or le
Christ-Jйsus, homme, йtait innocent. Il aurait donc йtй sacrilиge qu'il subisse
la mort sur l'ordre de Dieu le Pиre. 17. On dira peut-кtre qu'il y avait lа une
preuve nйcessaire d'humilitй, comme l'Apфtre semble l'affirmer dans l'Epоtre
aux Йphйsiens: Le Christ s'est humiliй, en se faisant obйissant jusqu'а la mort.
Mais cette raison ne saurait valoir. Celui-lа seul en effet peut faire
preuve d'humilitй qui a un supйrieur envers qui se soumettre, ce qu'on ne peut
dire de Dieu. Le Verbe de Dieu n'a donc pu, dйcemment, s'humilier jusqu'а la
mort. 18.
Des paroles divines, auxquelles la foi doit adhйrer de toute maniиre, des
exemples humains pouvaient suffire а inculquer aux hommes l'humilitй. Il ne
semble donc pas nйcessaire que le Verbe de Dieu ait eu а s'incarner, ou а subir
la mort, pour donner un exemple d'humilitй. 19. Mais on rappellera peut-кtre que la
mort du Christ et les avanies qu'il eut а subir, йtaient nйcessaires pour nous
purifier de nos pйchйs; l'Apфtre ne dit-il pas en effet qu'il a йtй
livrй pour nos pйchйs et encore qu'il est mort pour enlever les pйchйs
de la multitude? Cette raison, non plus, ne saurait convenir. D'abord,
c'est la seule grвce de Dieu qui purifie les hommes de leur pйchй. 20. Et puis, si
quelque satisfaction йtait exigйe, il serait convenable que ce soit les
pйcheurs qui s'en acquittassent; selon le juste jugement de Dieu, chacun
doit porter son propre fardeau. 21. D'ailleurs, s'il йtait convenable que
plus grand que l'homme satisfоt pour l'homme, il aurait suffi qu'un ange, aprиs
avoir pris chair, ait acquittй cette satisfaction, puisque l'ange est plus
grand que l'homme. 22. Le pйchй n'expie pas le pйchй; il l'aggrave au
contraire. Si donc le Christ a dы mourir pour satisfaire, il fallait que cette
mort n'occasionnвt de pйchй pour qui que ce soit; il fallait donc que le Christ
mourыt de mort naturelle, et non pas de mort violente. 23. S'il fallait que le Christ mourыt pour
expier les pйchйs des hommes, c'est de multiples fois qu'il aurait dы subir la
mort, puisque les hommes multiplient les pйchйs. 24. On dira peut-кtre que la naissance et
la mort du Christ йtaient nйcessitйes par le pйchй originel qui, aprиs le pйchй
du premier homme, avait souillй le genre humain tout entier. Cela mкme paraоt
impossible. Si le reste des hommes n'arrive pas а satisfaire pour le pйchй
originel, la mort mкme du Christ ne semble pas pouvoir satisfaire pour les
pйchйs du genre humain: c'est en effet dans sa nature humaine, non dans sa
nature divine, que le Christ a subi la mort. 25. Si la satisfaction du Christ pour le
pйchй du genre humain s'est avйrйe suffisante, il paraоt injuste que les hommes
aient encore а souffrir des peines dont l'Йcriture fait mention comme des
consйquences du pйchй. 26. Si cette satisfaction avait suffi, il n'y aurait
plus а chercher encore de remиdes pour кtre absous de ses pйchйs. Or ceux qui
ont souci de leur salut sont toujours en quкte de tels remиdes. Il semble donc
que le Christ n'ait pas dйtruit suffisamment les pйchйs des hommes. Tels sont les
arguments, auxquels on pourrait en ajouter de semblables, qui tendent а montrer
que l'enseignement de la foi catholique au sujet de l'Incarnation ne s'accorde
ni avec la majestй de Dieu ni avec sa sagesse. 54: IL ЙTAIT CONVENABLE QUE DIEU S'INCARNAT
Qui
contemple avec attention et piйtй le Mystиre de l'Incarnation y voit un tel
abоme de sagesse que la connaissance de l'homme en est dйbordйe; l'Apфtre
l'affirme: La folie de Dieu est plus sage que les hommes. Voilа pourquoi
au contemplateur pieux les raisons de ce mystиre apparaоtront sans cesse de
plus en plus admirables. Tout d'abord, l'incarnation de Dieu a apportй а
l'homme qui s'efforce vers la bйatitude un secours extrкmement efficace. La
bйatitude parfaite de l'homme, nous l'avons dit, consiste dans la vision
immйdiate de Dieu. Il pourrait sembler impossible, devant l'infinie distance
des natures, que l'homme atteigne а cet йtat oщ l'intelligence humaine doit
кtre unie а l'essence divine elle-mкme de faзon immйdiate, comme l'intellect
est uni а l'intelligible; pris par le dйsespoir, l'homme alors se relвcherait
dans sa recherche de la bйatitude. Mais que Dieu ait voulu s'unir, d'une union
personnelle, la nature humaine, prouve а l'йvidence aux hommes la possibilitй
d'кtre unis а Dieu, par leur intelligence, en le voyant sans intermйdiaire. Il
convenait donc, au plus haut degrй, que Dieu assumвt la nature humaine, pour
relever l'espйrance de l'homme en la bйatitude. Aussi, aprиs l'Incarnation du
Christ, les hommes se sont-ils mis а aspirer plus ardemment vers la bйatitude
du ciel, selon la parole mкme du Christ: Je suis venu pour qu'ils aient la
vie et qu'ils l'aient en abondance. Par lа mкme, l'homme voit disparaоtre les
obstacles qui l'empкchent d'atteindre а la bйatitude. Йtant donnй que la
bйatitude parfaite consiste pour l'homme dans l'unique jouissance de Dieu, il
est inйvitable que quiconque adhиre, comme а sa fin, а ce qui est infйrieur а
Dieu, ne puisse avoir part а l'authentique bйatitude. L'ignorance de la dignitй
de leur propre nature pouvait amener les hommes а adhйrer comme а leur fin aux
rйalitйs infйrieures а Dieu. Voilа pourquoi certains, ne voyant en eux que
cette nature corporelle et sensitive qu'ils partagent avec le reste des
animaux, recherchent une sorte de bйatitude bestiale dans le monde des corps et
dans les plaisirs de la chair. D'autres, devant l'excellence, d'ailleurs
relative, de certaines crйatures par rapport aux hommes, se consacrиrent а leur
culte, adorant le monde et ses йlйments, йblouis qu'ils йtaient par l'йtendue
de sa grandeur et par la durйe du temps; ou se faisant les adorateurs de
substances spirituelles, anges ou dйmons, parce que, les voyant tellement
dйpasser l'homme par leur immortalitй et par l'acuitй de leur intelligence, ils
pensaient trouver en ces кtres supйrieurs la bйatitude de l'homme. Sans doute, sous
quelques aspects, l'homme est infйrieur а certaines crйatures; sous
quelques-uns mкme il ressemble aux crйatures les plus basses. Pourtant, dans
l'ordre de la fin, il n'y a rien au-dessus de l'homme que Dieu seul, en qui
seul l'homme peut connaоtre la parfaite bйatitude. Cette dignitй de l'homme
appelй а connaоtre la bйatitude dans la vision immйdiate de Dieu, Dieu l'a
manifestйe de la maniиre la mieux adaptйe, en assumant lui-mкme, sans
intermйdiaire, la nature humaine. Aussi voyons-nous quelles consйquences a
entraоnйes l'incarnation de Dieu, et comment une grande partie de l'humanitй,
abandonnant le culte des anges, des dйmons, ou de toute autre crйature,
mйprisant les plaisirs de la chair et toutes les rйalitйs corporelles, s'est
vouйe au culte de Dieu seul, en qui seul elle attend l'йpanouissement de la
bйatitude, obйissant en cela а l'exhortation de l'Apфtre: Recherchez les
choses d'en haut oщ le Christ siиge а la droite de Dieu; attachez-vous aux
choses d'en haut, non а celles de la terre. Puisque la parfaite bйatitude de l'homme
consiste en une connaissance telle qu'elle dйpasse les capacitйs de tout
intellect crйй, il йtait nйcessaire que l'homme en eыt un avant-goыt, grвce
auquel il pыt se diriger vers la plйnitude de cette bienheureuse connaissance.
C'est le rфle de la foi. Or la connaissance qui permet а l'homme de se diriger
vers sa fin derniиre, doit кtre une connaissance absolument certaine, йtant
donnй qu'elle est le principe de tous les actes ordonnйs а cette fin, de mкme
que sont absolument certains les principes qui nous sont naturellement connus.
Or il ne peut y avoir de connaissance absolument certaine d'une chose que si
cette chose est connue par soi, ou que cette chose puisse кtre rйduite а
d'autres connues par soi, comme c'est le cas pour nous de la conclusion
absolument certaine d'une dйmonstration. Or ce que la foi nous propose а croire
de Dieu ne peut кtre pour l'homme connu par soi; cela dйpasse en effet les
capacitйs de son intellect. Il fallait donc que celui а qui tout cela est connu
par soi le manifestвt а l'homme. Et bien que ce que nous tenons par la foi soit
d'une certaine maniиre connu par soi de ceux qui voient l'essence divine, il
est cependant nйcessaire, pour qu'il y ait connaissance absolument certaine,
que rйduction soit faite au premier principe de cette connaissance,
c'est-а-dire а Dieu, de qui tout cela est connu par soi, naturellement, et qui
le rйvиle а tous, de mкme qu'une science ne devient certaine que moyennant
rйduction aux premiers principes indйmontrables. Il fallait donc, pour que
l'homme puisse acquйrir une parfaite certitude au sujet de la vйritй de la foi,
que Dieu lui-mкme, fait homme, l'instruisоt, et que cet enseignement fыt reзu
de l'homme sous un mode humain. Tel est bien le sens du tйmoignage de saint Jean:
Personne n'a jamais vu Dieu; le Fils unique, qui est au sein du Pиre, lui-mкme
nous l'a fait connaоtre. Et le Seigneur d'affirmer: Je suis nй et je
suis venu dans le monde pour rendre tйmoignage а la vйritй. Aussi
pouvons-nous constater qu'aprиs l'incarnation du Christ, les hommes ont йtй
instruits dans la connaissance de Dieu d'une maniиre plus йvidente et plus
certaine, ainsi que l'avait annoncй Isaпe: La terre a йtй remplie de la
science du Seigneur. L'homme trouve sa bйatitude parfaite dans la
jouissance de Dieu. Encore fallait-il que sa volontй s'ouvrоt au dйsir de cette
jouissance de Dieu, dйsir analogue au dйsir naturel du bonheur, dont nous
constatons l'existence en l'homme. Or c'est l'amour pour une chose qui йveille
le dйsir d'en jouir. Il fallait donc que l'homme, en marche vers la bйatitude
parfaite, fыt amenй а aimer Dieu. Mais rien ne nous provoque а aimer quelqu'un
comme d'йprouver l'amour qu'il nous porte. Les hommes ne pouvaient donc
attendre de preuve plus efficace de l'amour de Dieu pour eux que de voir Dieu
s'unir а l'homme, personnellement, puisque le propre de l'amour est d'unir,
autant qu'il est possible, l'amant а l'aimй. C'йtait donc une exigence, pour
l'homme en marche vers la bйatitude, que Dieu s'incarnвt. L'amitiй consiste
dans une certaine identitй: plus des кtres diffиrent, moins il semble qu'ils
puissent s'unir d'amitiй. Pour favoriser une amitiй plus intime entre l'homme
et Dieu, il йtait donc а propos que Dieu se fоt homme, puisque l'homme est pour
l'homme un ami naturel. Ainsi, en connaissant Dieu sous une forme visible,
nous serions entraоnйs а l'amour des rйalitйs invisibles. La bйatitude,
c'est йgalement йvident, est la rйcompense de la vertu. Il est donc nйcessaire
que ceux qui tendent а la bйatitude se forment а la vertu, а laquelle nous
excitent paroles et exemples. Or les exemples et les paroles d'une personne
nous entraоnent d'autant plus efficacement que l'on a de sa propre vertu une
opinion solidement fondйe. Mais de la vertu d'aucun homme, qui soit simplement
homme, il n'est possible de se faire une opinion infaillible; on voit bien que
les hommes les plus saints ont eux-mкmes des dйfaillances. Pour que l'homme
soit affermi dans la vertu, il lui йtait donc nйcessaire de recevoir d'un Dieu
fait homme l'enseignement et les exemples de la vertu. Voilа pourquoi le
Seigneur lui-mкme affirme en saint Jean: Je vous ai donnй l'exemple, afin
que, comme j'ai fait, vous fassiez aussi vous-mкmes. De mкme que les
vertus prйparent l'homme а la bйatitude, de mкme les pйchйs l'en йcartent. Or
le pйchй, opposй а la vertu, fait obstacle а la bйatitude, non seulement en
provoquant un certain dйsordre de l'вme qui dйtourne celle-ci de l'ordre de la
fin а laquelle elle est destinйe, mais aussi en offensant Dieu dont on attend
la rйcompense de la bйatitude, car Dieu veille aux actes des hommes, et le
pйchй est en opposition avec sa charitй. De plus, prenant conscience de cette
offense, l'homme, par son pйchй, perd la confiance, requise pour obtenir la
bйatitude, d'accйder а Dieu. Il йtait donc nйcessaire au genre humain, qui
dйborde de pйchйs, qu'un remиde lui soit appliquй contre ses pйchйs. Or, ce
remиde, Dieu seul pouvait le donner, puisqu'il est seul а pouvoir а la fois
pousser au bien la volontй de l'homme, de maniиre а la ramener а l'ordre du
devoir, et а remettre l'offense commise а son йgard, une offense en effet ne
pouvant кtre remise que par celui qui en a йtй l'objet. Or pour que l'homme
soit dйlivrй de la conscience de la faute passйe, il faut qu'il ait la preuve
que Dieu lui a remis cette faute. Mais il ne peut en avoir la preuve certaine
que si Dieu l'en assure. Il йtait donc convenable et avantageux au peuple
humain, dans sa poursuite de la bйatitude, que Dieu se fоt homme afin d'obtenir
ainsi de Dieu la rйmission des pйchйs, et de l'homme-Dieu la certitude de cette
rйmission. C'est ce que dit le Seigneur lui-mкme, en saint Matthieu: Afin
que vous sachiez que le Fils de l'homme a le pouvoir de remettre les pйchйs...;
et l'Apфtre d'affirmer dans l'Йpоtre aux Hйbreux que le sang du
Christ purifiera nos consciences des _uvres de mort, pour nous permettre de
servir le Dieu vivant. La tradition de l'Йglise nous enseigne enfin que le
genre humain tout entier est souillй par le pйchй. Comme on l'a vu plus haut,
l'ordre de la justice divine implique qu'il n'y ait pas de la part de Dieu
rйmission des pйchйs, sans qu'il y ait satisfaction. Mais aucun homme,
simplement homme, ne pouvait satisfaire pour le pйchй du genre humain tout
entier: n'importe quel homme, simplement homme, est quelque chose de moins que
l'universalitй du genre humain. Pour dйlivrer le genre humain du pйchй que tous
partagent, il fallait que quelqu'un pыt satisfaire, qui fыt а la fois un homme,
en йtat de satisfaire, et plus qu'un homme, pour que son mйrite arrive а
satisfaire pour le pйchй du genre humain tout entier. Or, plus grand que
l'homme, dans l'ordre de la bйatitude, il n'y a que Dieu seul: bien que
supйrieurs par la condition de leur nature, les anges ne le sont pas dans
l'ordre de la fin, bйatifiйs qu'ils sont par le mкme Dieu. Pour que l'homme pыt
obtenir la bйatitude, il fallait donc que Dieu se fоt homme et enlevвt le pйchй
du genre humain. C'est ce que Jean-Baptiste proclame du Christ: Voici
l'agneau de Dieu, voici celui qui enlиve les pйchй du monde. Et l'Apфtre
йcrit aux Romains: Comme le pйchй, а partir d'un seul, passe en tous pour la
condamnation, ainsi la grвce, а partir d'un seul, passe en tous pour la
justification. Telles sont les raisons, entre autres, qui nous
permettent de comprendre qu'il n'йtait pas messйant pour la bontй divine, et
qu'il йtait au contraire trиs avantageux pour le salut de l'homme, que Dieu se
fоt homme. 55: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES PLUS HAUT CONTRE LES
CONVENANCES DE L'INCARNATION
Quant aux objections soulevйes plus haut,
il n'est pas difficile de les rйfuter. 1. Il n'est pas contraire, en effet, а
l'ordre des choses, comme le prйtendait la premiиre objection, que Dieu
se fasse homme. Sans doute, la nature divine dйpasse-t-elle а l'infini la
nature humaine; l'homme, cependant, a Dieu lui-mкme pour fin, apte qu'il est а
lui кtre uni par l'intelligence. De cette union, l'union personnelle de Dieu
avec l'homme fut un exemple et un modиle, sous la rйserve cependant que les
propriйtйs de l'une et de l'autre nature fussent sauvegardйes, en sorte que la
nature divine ne perdоt rien de son excellence, et que la nature humaine ne fыt
pas entraоnйe par quelque йlйvation hors des limites de son espиce. Il faut remarquer
d'ailleurs qu'en raison de la perfection et de l'immutabilitй de la bontй
divine, Dieu ne perd rien de sa dignitй а ce qu'une crйature l'approche, si
haut que ce soit, quand bien mкme la crйature en est grandie. 2. Bien que la
volontй de Dieu suffise а tout faire, la sagesse divine exige que Dieu pourvoie
а chaque chose selon sa convenance; il convient que Dieu donne а chaque chose
sa propre cause. Ainsi, Dieu aurait pu, par sa seule volontй, comme le voulait
la deuxiиme objection, rйaliser dans le genre humain tous les avantages
que nous affirmons dйcouler de l'incarnation de Dieu; mais il convenait а la
nature humaine que ces avantages lui fussent communiquйs par un Dieu fait
homme, ainsi que les arguments apportйs plus haut peuvent jusqu'а un certain
point le manifester. 3. La rйponse а la troisiиme objection est
йvidente. L'homme йtant constituй par une nature spirituelle et corporelle,
occupant pour ainsi dire les confins de l'une et de l'autre nature, il semble
que ce qui est accompli pour le salut de l'homme intйresse la crйation tout
entiиre. On voit en effet les crйatures corporelles infйrieures servir а
l'usage de l'homme, et lui кtre d'une certaine maniиre soumises. Quant а la
crйature spirituelle supйrieure, - il s'agit de la crйature angйlique -, elle a
en commun avec l'homme l'obtention de la fin derniиre, comme on l'a vu plus
haut. Il paraоt donc convenable que la cause universelle de tout assumвt dans
l'unitй de la personne cette crйature en qui elle est en communion plus йtroite
avec toutes les crйatures. Il faut remarquer de plus que seule la crйature
raisonnable est capable d'agir par elle-mкme; les crйatures sans raison
agissent moins par elles-mкmes que poussйes par un instinct de nature. Ces
crйatures entrent dans l'ordre des causes instrumentales, bien plus qu'elles ne
se comportent а la maniиre de l'agent principal. Or il fallait que Dieu assumвt
une nature telle qu'elle puisse agir par elle-mкme, comme agent principal. Ce
qui agit en effet comme instrument, agit en tant que mы а l'action; l'agent
principal, lui, agit par lui-mкme. Si quelque crйature sans raison avait dы
servir а l'accomplissement d'une _uvre divine, il aurait suffi, selon la
condition de cette crйature, qu'elle fыt mue par Dieu; il йtait inutile qu'elle
fыt assumйe dans la personne, pour agir elle-mкme, puisque sa condition
naturelle ne le permet pas, mais que seule le permet la condition de la nature
raisonnable. Il n'aurait donc pas йtй convenable que Dieu assumвt une nature
sans raison; il l'йtait par contre qu'il assumвt une nature raisonnable, que ce
soit la nature angйlique ou que ce soit la nature humaine. 4. Bien que la
nature angйlique se trouve кtre, par ses propriйtйs naturelles, beaucoup plus
йlevйe que la nature humaine, - c'йtait le sens de la quatriиme objection
-, il йtait cependant plus а propos que ce soit la nature humaine qui fыt
assumйe. Chez l'homme, en effet, le pйchй peut кtre expiй, car le choix de
l'homme ne se fixe pas d'une maniиre immuable sur ce qui en est l'objet; il
peut кtre dйtournй du bien vers le mal, comme ramenй du mal vers le bien. La
mкme chose d'ailleurs se produit pour la raison de l'homme, qui, recueillant la
vйritй dans les rйalitйs sensibles et par l'intermйdiaire de certains signes,
peut aller dans deux directions opposйes. L'ange, par contre, qui possиde une
apprйhension immuable, puisqu'il connaоt de maniиre immuable par simple
intellection, possиde de mкme une йlection immuable; ce qui fait qu'il ne se
porte absolument pas vers le mal, ou que, s'il s'y porte, c'est d'une maniиre
immuable, telle que son pйchй ne peut кtre expiй. Comme il semble bien, d'aprиs
l'enseignement des saintes Йcritures, que l'expiation des pйchйs soit la cause
principale de l'incarnation, il йtait plus а propos pour Dieu d'assumer la
nature humaine, que d'assumer la nature angйlique. Deuxiиmement, l'assomption de la crйature
par Dieu s'accomplit dans la personne, non dans la nature, on l'a vu plus haut.
Il convenait donc que Dieu assumвt la nature de l'homme, de prйfйrence а celle
de l'ange, puisque dans l'homme, composй d'une matiиre et d'une forme, la
personne est distincte de la nature, ce qui n'est pas le cas pour l'ange,
immatйriel. Troisiиmement, l'ange, par propriйtй de nature, est plus proche de Dieu,
pour en connaоtre, que l'homme dont la connaissance part des sens. Il suffisait
donc que l'ange fыt instruit par Dieu de la vйritй divine de maniиre purement
intellectuelle, alors que la condition de l'homme demandait que Dieu enseignвt
а l'homme, d'une maniиre sensible, Dieu lui-mкme fait homme. C'est ce qu'a
rйalisй l'incarnation. Il semblait aussi que la distance qu'il y a de
l'homme а Dieu fыt un obstacle plus grand а la jouissance de Dieu. Aussi, pour
intensifier son espйrance de la bйatitude, l'homme avait-il plus besoin que
l'ange d'кtre assumй par Dieu. Terme enfin de la crйation, supposant pour ainsi dire
avant lui, dans l'ordre naturel de la gйnйration, toutes les crйatures, il est
convenable que l'homme soit uni au premier principe des choses, de telle
maniиre qu'un certain cycle enfermвt la perfection des choses. 5. L'assomption
par Dieu d'une nature humaine n'est pas une occasion d'erreur, comme le voulait
la cinquiиme objection. L'assomption de la nature humaine, on l'a йtabli
plus haut, s'est faite dans l'unitй de la personne, non point dans cette unitй
de nature qui nous obligerait а кtre d'accord avec ceux qui ont affirmй que
Dieu n'est pas au-dessus de tout, mais qu'il est l'вme du monde, ou quelque
chose de ce genre. 6. Des erreurs ont pu naоtre а propos de
l'incarnation de Dieu, ce que soulignait la sixiиme objection. Il est
йvident cependant qu'а la suite de l'incarnation un bien plus grand nombre
d'erreurs ont disparu. La crйation des choses aussi, йmanйe de la bontй de
Dieu, a entraоnй un certain nombre de maux; tel le voulait la condition de
crйatures qui peuvent faillir. De mкme n'est-il pas йtonnant que devant cette
manifestation de la vйritй divine, quelques erreurs soient nйes de la
dйfaillance des intelligences humaines. Mais ces erreurs ont excitй l'esprit
des fidиles а une recherche plus ardente et а une intelligence plus exacte des
vйritйs divines, de mкme que Dieu ordonne а quelque bien les maux qui peuvent
atteindre les crйatures. 7. Certes, comparйe а la bontй de Dieu, tout bien
crйй paraоt infime; cependant, comme il ne peut rien y avoir de plus grand dans
le monde crйй que le salut de la crйature raisonnable, salut qui consiste dans
la jouissance de la bontй divine elle-mкme, et que ce salut de l'homme a йtй
acquis par l'incarnation de Dieu, cette incarnation n'a pas йtй d'une mince
utilitй pour le monde, ainsi que le voulait la septiиme objection. Il n'йtait pas
nйcessaire pour autant qu'en suite de l'incarnation de Dieu tous les hommes
fussent sauvйs: seuls le seraient ceux qui adhиrent а cette incarnation par la
foi et par les sacrements de la foi. Bien sыr, l'incarnation a une puissance
suffisante pour sauver tous les hommes; mais que tous ne soient pas sauvйs pour
autant, cela vient de leurs mauvaises dispositions: ils refusent de recevoir en
eux le fruit de l'incarnation, en refusant d'adhйrer au Dieu incarnй par la foi
et par la charitй. On ne pouvait en effet priver les hommes du
libre-arbitre qui leur permet d'adhйrer ou de ne pas adhйrer au Dieu incarnй;
le bien de l'homme, autrement, aurait йtй un bien forcй, devenu par lа mкme
sans mйrite et sans honneur. 8. Des signes suffisants ont par ailleurs manifestй
aux hommes cette incarnation de Dieu. Rien ne peut manifester avec plus de
convenance la divinitй que ce qui appartient en propre а Dieu. Or il appartient
en propre а Dieu de pouvoir modifier les lois de la nature et d'accomplir des
_uvres au-dessus de la nature, dont lui-mкme est l'auteur. Les _uvres
accomplies au-dessus des lois de la nature, comme de rendre la vue aux
aveugles, de guйrir les lйpreux, de ressusciter les morts, prouvent avec une
souveraine convenance qu'une chose est divine. Or ce sont ces _uvres mкmes que
le Christ a accomplies. A ceux qui interrogent: Es-tu celui qui doit venir,
ou devons-nous en attendre un autre? lui-mкme atteste sa divinitй en
allйguant ses _uvres: Les aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds
entendent, etc. Il n'йtait pas nйcessaire de crйer un autre monde: ni la
sagesse divine, ni la nature des choses ne le comportaient. Si l'on avance,
avec la huitiиme objection, que d'autres ont fait de tels miracles, il
est nйcessaire de remarquer que le Christ les a accomplis d'une maniиre
diffйrente, et plus divine. Les autres les ont accomplis en priant, le Christ,
lui, en commandant, comme de sa propre autoritй. Et non seulement il les a
lui-mкme accomplis, mais il a donnй le pouvoir d'en faire autant, et de plus
grands, а d'autres qui accomplissaient ces miracles а la seule invocation du
nom du Christ. Et ce n'est pas simplement des miracles d'ordre corporel que le
Christ a faits; il a fait aussi des miracles d'ordre spirituel, qui sont
beaucoup plus importants: ainsi c'est par le Christ et а l'invocation de son
nom que devait кtre donnй l'Esprit-Saint qui enflammerait les c_urs du feu de
la divine charitй, qui enseignerait d'un coup aux intelligences la science des
divins mystиres, qui rendrait la langue des simples habile а proposer aux
hommes la vйritй divine. De telles _uvres, irrйalisables pour tout homme, sont
les signes frappants de la divinitй du Christ. Aussi bien l'Apфtre йcrit-il,
dans l'Йpоtre aux Hйbreux, que le salut des hommes, annoncй d'abord
par le Seigneur, nous a йtй fermement attestй par ceux qui l'ont entendu, Dieu
confirmant leur tйmoignage par des signes, des miracles et toutes sortes de
dons de l'Esprit-Saint. 9. Bien que l'incarnation de Dieu fыt nйcessaire au
salut du genre humain tout entier, il n'йtait pas requis, comme le voulait la neuviиme
objection, que Dieu s'incarnвt dиs le commencement du monde. La premiиre
raison en est que Dieu incarnй devait apporter aux hommes, comme on l'a йtabli
plus haut, un remиde contre le pйchй. Mais on ne peut dйcemment donner а un
homme de remиde contre le pйchй que si cet homme, d'abord, reconnaоt sa
dйficience, et qu'ainsi, ne prйsumant plus de lui-mкme, il jette par humilitй
son espйrance en Dieu qui seul peut guйrir le pйchй. Or l'homme pouvait
prйsumer de lui-mкme aussi bien au plan de la connaissance qu'au plan de la
vertu. Il fallait donc qu'il fыt laissй un certain temps а lui-mкme pour faire
l'expйrience qu'il ne pouvait s'assurer а lui-mкme le salut, ni par la
connaissance naturelle, puisque, avant la loi йcrite, l'homme avait transgressй
la loi de nature, ni par sa propre vertu, puisque la loi lui ayant donnй la
connaissance du pйchй, il continuait de pйcher, par faiblesse. Ainsi fallait-il
qu'enfin, l'homme ne prйsumant plus ni de sa science ni de sa vertu, l'incarnation
du Christ lui donnвt contre le pйchй un secours efficace: la grвce du Christ
qui l'enseignerait dans ses doutes, de peur qu'il ne dйfaille en sa
connaissance, et qui le fortifierait contre les assauts des tentations, de peur
qu'il ne tombe par faiblesse. C'est ainsi que le genre humain a connu trois
йtats; le premier avant la loi, le deuxiиme sous le rиgne de la loi, le
troisiиme sous le rиgne de la grвce. Une autre raison, c'est que Dieu incarnй
devait donner aux hommes des commandements et des enseignements parfaits. Or la
condition de la nature humaine demande qu'on ne soit pas conduit а la
perfection du premier coup, mais qu'on y parvienne, en y йtant guidй par le
chemin de rйalitйs imparfaites. C'est ce que nous constatons dans l'йducation
des enfants, instruits d'abord des vйritйs de moindre importance, incapables
qu'ils sont, au commencement, de saisir des vйritйs parfaites. De mкme encore,
une foule а qui l'on proposerait des choses jamais entendues et difficiles, ne
les pourrait aussitфt saisir, а moins d'avoir йtй prйparйe par des choses de
moindre qualitй. Ainsi convenait-il que, dиs le commencement, le genre humain
ait йtй instruit de ce qui touche а son salut par des enseignements faciles et
de moindre qualitй, donnйs par les patriarches, la loi et les prophиtes; pour
finir, а la plйnitude des temps, la doctrine parfaite du Christ devait кtre
proposйe sur terre, comme le dit l'Apфtre, dans l'Йpоtre aux Galates:
Lorsque fut venue la plйnitude du temps, Dieu envoya son Fils sur terre, et
encore: La loi a йtй notre pйdagogue dans le Christ, mais dйsormais nous ne
sommes plus sous la garde d'un pйdagogue. Il faut rйflйchir en mкme temps а ceci: de
mкme que l'arrivйe d'un roi puissant exige que des ambassadeurs aillent devant
prйparer les sujets а recevoir le roi avec grande rйvйrence, de mкme fallait-il
que bien des choses prйcйdassent l'arrivйe de Dieu sur terre, pour prйparer les
hommes а recevoir le Dieu incarnй. C'est bien ce qui s'est passй: les promesses
et les enseignements qui prйcйdиrent, prйparиrent les esprits des hommes а
croire plus facilement en celui qui avait йtй annoncй, et, en raison des
promesses dйjа faites, а le recevoir avec plus d'ardeur. 10. Bien que la
venue du Dieu incarnй dans le monde fыt souverainement nйcessaire au salut de
l'homme, il n'йtait pas nйcessaire cependant que Dieu demeurвt avec les hommes
jusqu'а la fin du monde, comme le voulait la dixiиme objection. З'aurait
йtй porter atteinte, en effet, au respect que les hommes devaient tйmoigner au
Dieu incarnй: le voyant revкtu de chair, semblable aux autres hommes, ils ne
l'auraient en rien estimй plus que les autres hommes. Au contraire, une fois
qu'il leur eut retirй sa prйsence, aprиs les choses merveilleuses qu'il avait
accomplies sur terre, les hommes se mirent а le rйvйrer davantage. Aussi bien,
tant qu'il vйcut avec ses disciples, ne leur donna-t-il pas la plйnitude du
Saint-Esprit, leur вme йtant pour ainsi dire mieux prйparйe par son absence а
recevoir les dons spirituels. Voilа pourquoi il leur disait lui-mкme: Si je
ne m'en vais pas, le Paraclet ne viendra pas en vous; mais si je m'en vais, je
vous l'enverrai. 11. Il n'йtait pas davantage nйcessaire que Dieu
revкtоt une chair impassible et immortelle, comme le voulait la onziиme objection.
Bien plutфt fallait-il qu'il revкtit une chair passible et mortelle. Premiиrement il
йtait nйcessaire que les hommes connussent les bienfaits de l'Incarnation, pour
кtre par lа excitйs а aimer Dieu. Or il fallait, pour manifester l'authenticitй
de l'incarnation, que Dieu prоt une chair semblable а celle des autres hommes,
passible et mortelle. S'il avait pris une chair impassible et immortelle, les
hommes, ignorants d'une telle chair, auraient cru que c'йtait un fantфme, et
non un corps authentique. Deuxiиmement, il йtait nйcessaire que Dieu prоt
chair, afin de satisfaire pour le pйchй du genre humain. Or, nous l'avons
montrй au Livre troisiиme, un homme ne peut satisfaire pour un autre qu'а la
condition d'assumer volontairement la peine qui oblige l'autre pour son pйchй,
et qui ne l'oblige pas lui-mкme. Or la peine qu'entraоne le pйchй du genre
humain, c'est la mort et toutes les souffrances de la vie prйsente, d'oщ
l'affirmation de l'Apфtre, dans l'Epоtre aux Romains: Par un seul homme le
pйchй est entrй dans le monde, et par le pйchй la mort. Il fallait donc que
Dieu assumвt, hormis le pйchй, une chair capable de souffrir et de mourir, de
maniиre а pouvoir, par ses souffrances et par sa mort, satisfaire pour nous et
dйtruire le pйchй. C'est ce que dit encore l'Apфtre: Dieu a envoyй son Fils
dans une chair semblable а celle du pйchй, une chair semblable а celle des
pйcheurs, passible et mortelle; et l'Apфtre ajoute: afin qu'а partir du
pйchй, il condamnвt le pйchй dans la chair, c'est-а-dire, afin que par la
peine qu'il souffrirait dans sa chair, il nous dйlivrвt du pйchй. Troisiиmement,
pour avoir eu une chair passible et mortelle, le Christ nous a donnй des
exemples de vertu plus convaincants, en surmontant avec force les souffrances
de la chair, et en les utilisant vertueusement. Quatriиmement, notre espйrance de
l'immortalitй est d'autant plus stimulйe que lui-mкme est passй d'un йtat oщ sa
chair йtait passible et mortelle а un йtat oщ sa chair est impassible et
immortelle, ce que nous pouvons espйrer pour nous-mкmes qui portons une chair
passible et mortelle. Si le Christ, au contraire, avait assumй dиs le dйbut une
chair immortelle et impassible, ceux qui font en eux-mкmes l'expйrience de la
mortalitй et de la corruptibilitй, n'auraient jamais eu l'occasion d'espйrer
l'immortalitй. D'ailleurs l'office de mйdiateur exigeait que le
Christ eыt de commun avec nous une chair capable de souffrir et de mourir, de
commun avec Dieu la puissance et la gloire, afin que, nous dйlivrant de ce
qu'il avait de commun avec nous, la souffrance et la mort, il nous conduisоt а
ce qu'il avait de commun avec Dieu. Il йtait en effet mйdiateur pour nous unir
а Dieu. 12. Il ne convenait pas davantage que Dieu incarnй menвt en ce monde une
vie somptueuse, pleine d'honneurs et de dignitйs, comme le voulait la douziиme
objection. Tout d'abord, en effet, il йtait venu pour dйtacher de la terre
l'esprit des hommes, tout entier vouй aux choses de la terre, et pour les
йlever vers les rйalitйs divines. Il fallait donc, pour que son exemple
entraоnвt les hommes au mйpris des richesses et de tout ce qui йveille le dйsir
des mondains, qu'il menвt en ce monde une vie de pauvretй et de privations. Deuxiиmement, si
Dieu incarnй avait йtй riche en abondance, s'il avait йtй constituй dans une
trиs haute dignitй, ce qu'il a accompli de maniиre divine aurait йtй attribuй
au pouvoir sйculier plutфt qu'а la puissance de la divinitй. La preuve la plus
йvidente de sa divinitй a donc йtй que sans aucun appui d'un pouvoir sйculier,
il a changй en mieux le monde tout entier. 13.-14. Dиs lors, la solution de la treiziиme
objection est claire. Il n'est pas contraire а la vйritй que le Fils de
Dieu, incarnй, ait subi la mort en obйissant au commandement de son Pиre, comme
l'enseigne l'Apфtre. Les commandements que Dieu adresse aux hommes concernent
des _uvres de vertus: on obйit d'autant plus а Dieu qu'on accomplit plus
parfaitement un acte de vertu. De toutes les vertus, la premiиre est la
charitй, а laquelle toutes les autres se rapportent. Et accomplissant а la
perfection un acte de charitй, le Christ a donc йtй souverainement obйissant а
l'йgard de Dieu. Or il n'y a pas d'acte de charitй plus parfait que celui qui
consiste pour un homme а subir la mort mкme, pour l'amour de quelqu'un, selon
la parole du Seigneur: Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie
pour ses amis. Il apparaоt donc que le Christ, en subissant la mort pour le
salut des hommes et а la gloire de Dieu le Pиre, a йtй souverainement obйissant
а l'йgard de Dieu, en accomplissant un acte parfait de charitй. Cela n'est pas
incompatible avec sa divinitй, comme le prйtendait la quatorziиme objection.
L'union s'est en effet accomplie de telle sorte que chaque nature, la divine et
l'humaine, a gardй son caractиre propre. Aussi bien, alors que le Christ subissait
la mort et tout ce qui est propre а la nature humaine, la divinitй demeurait
impassible, bien que, en raison de l'unitй de personne, nous disions que Dieu a
souffert et est mort. De cela nous-mкmes offrons un certain exemple, puisque,
quand notre corps est frappй par la mort, notre вme demeure immortelle. 15. Bien que Dieu
ne veuille pas la mort des hommes, - c'йtait la quinziиme objection -,
il faut bien savoir qu'il veut la vertu qui permet а l'homme de supporter la
mort avec force, et de s'offrir, par charitй, aux dangers qui peuvent
l'entraоner. Ainsi Dieu a-t-il voulu la mort du Christ, pour autant que le
Christ l'a acceptйe par charitй et supportйe avec force. 16. De lа il
ressort clairement qu'il n'a pas йtй impie et cruel de la part de Dieu le Pиre
de vouloir la mort du Christ, comme le prйtendait la seiziиme objection.
Dieu en effet n'a pas contraint le Christ contre son grй; il y eut au contraire
complaisance а son йgard de la volontй qui, par charitй, fit accepter au Christ
la mort. Et cette charitй, c'est lui, Dieu, qui la produisit dans son вme. 17. Il n'y a de
mкme aucun inconvйnient а dire que le Christ a voulu subir la mort de la Croix,
en preuve d'humilitй. Bien sыr, l'humilitй ne convient pas а Dieu, comme le
rappelait la dix-septiиme objection. La vertu d'humilitй consiste en
effet pour chacun а se tenir dans ses limites, en ne se haussant pas vers ce
qui est au-dessus de soi, et а se soumettre а son supйrieur. Il est йvident que
l'humilitй ne peut convenir а Dieu qui n'a pas de supйrieur, mais qui est
lui-mкme supйrieur а tout. Mais s'il arrive que quelqu'un se soumette par
humilitй а un йgal ou а un infйrieur, c'est parce qu'il juge supйrieur, sous un
certain rapport, celui qui, absolument parlant, est йgal ou infйrieur а lui.
Bien qu'elle ne convienne pas au Christ sous le rapport de la nature divine, la
vertu d'humilitй lui convient cependant sous le rapport de la nature humaine;
et la divinitй du Christ rend son humilitй plus digne d'йloge; la dignitй d'une
personne ajoute en effet а l'йloge que mйrite son humilitй, par exemple quand,
en raison d'une certaine nйcessitй, un grand personnage juge utile de supporter
les plus basses mesquineries. Or il ne peut y avoir de plus grande dignitй pour
l'homme que d'кtre Dieu. L'humilitй de l'homme-Dieu se trouve donc кtre digne
des plus hauts йloges, pendant qu'il supportait les abaissements qu'il lui
fallut souffrir pour le salut des hommes. Par orgueil en effet, les hommes
йtaient passionnйs de gloire mondaine. Afin de convertir leur esprit de l'amour
de cette gloire mondaine а l'amour de la gloire de Dieu, il voulut souffrir la
mort, non pas une mort quelconque, mais la mort la plus infamante. Il s'en
trouve en effet qui, sans craindre la mort, ont horreur d'une mort infamante.
Cette mort mкme, le Seigneur, par l'exemple de sa propre mort, encourage les
hommes а la mйpriser. 18. Sans doute, comme le voulait la dix-huitiиme objection,
des paroles divines pouvaient former les hommes а l'humilitй, mais les faits
provoquent davantage а agir que les paroles, et avec d'autant plus d'efficacitй
que la rйputation de vertu de celui qui agit ainsi est mieux assurйe. Ainsi,
bien que l'on trouve chez d'autres hommes de nombreux exemples d'humilitй, il
йtait donc extrкmement а propos d'y кtre provoquй par l'exemple de
l'homme-Dieu, dont on sait qu'il ne peut se tromper, et dont l'humilitй est
d'autant plus admirable que plus sublime est sa majestй. 19. Il est
йgalement manifeste, aprиs ce que nous avons dit, que le Christ devait subir la
mort, non seulement pour donner l'exemple du mйpris de la mort, par amour de la
vйritй, mais aussi pour purifier les autres hommes de leurs pйchйs. C'est ce
qu'il a fait en voulant subir, lui qui йtait sans pйchй, la mort due au pйchй,
afin de prendre sur lui, en satisfaisant pour eux, la peine а laquelle les
autres hommes йtaient obligйs. Sans doute, comme l'affirmait la dix-neuviиme
objection, la seule grвce de Dieu pouvait suffire а remettre les pйchйs; la
rйmission des pйchйs exige cependant quelque chose de la part de celui а qui le
pйchй est remis: qu'il prйsente satisfaction а celui qu'il a offensй. Et comme
les autres hommes ne pouvaient le faire pour eux-mкmes, le Christ l'a fait pour
tous en subissant par charitй une mort volontaire. 20. Et bien que la punition des pйchйs,
comme le rappelait la vingtiиme objection, demande que celui qui a pйchй
soit puni, la satisfaction, elle, permet qu'un homme supporte la peine d'un
autre. En effet dans le cas de la peine infligйe pour le pйchй, c'est
l'injustice de celui qui est puni qui est pesйe; dans le cas de la
satisfaction, par contre, oщ quelqu'un prend sur soi volontairement une peine,
ce qui est йvaluй, c'est la charitй et la bonne volontй de celui qui satisfait,
charitй et bonne volontй qui se manifestent au maximum quand quelqu'un prend
sur soi la peine d'un autre. C'est pourquoi Dieu accepte qu'on satisfasse pour
un autre, comme on l'a montrй au Livre troisiиme. 21. Mais satisfaire pour le genre humain
tout entier, nous l'avons montrй plus haut, aucun homme, simplement homme, ne
le pouvait: l'ange lui-mкme, comme le proposait la vingt et uniиme objection,
n'y pouvait suffire. C'est qu'en effet l'Ange, bien que plus puissant que
l'homme par certaines de ses propriйtйs naturelles, lui est cependant йgal en
ce qui concerne la participation а la bйatitude, а laquelle devait le ramener
sa satisfaction. - Et d'ailleurs la dignitй de l'homme ne serait pas pleinement
restaurйe, au cas oщ l'homme se verrait soumis а un ange qui satisfasse pour
lui. 22.
On doit savoir d'autre part que si la mort du Christ a eu le pouvoir de
satisfaire, ce fut en raison de la charitй du Christ, qui lui fоt subir
volontairement la mort, et non en raison de l'iniquitй des bourreaux, qui
pйchиrent en le mettant а mort. Le pйchй, en effet, ne dйtruit pas le pйchй,
comme le rappelait la vingt deuxiиme objection. 23. Le caractиre satisfactoire de la mort
du Christ ne requйrait aucunement que le Christ mourыt autant de fois que les
hommes pкchent. La mort du Christ a suffi, en effet, а expier les pйchйs de tous,
aussi bien en raison de l'йminente charitй qui lui fit subir la mort, qu'en
raison de la dignitй de la personne qui satisfaisait, qui йtait Dieu et homme.
Il est йvident d'ailleurs que mкme dans les choses humaines, plus une personne
est йlevйe en dignitй et plus la peine qu'elle subit a de poids, que ce soit
pour manifester l'humilitй et la charitй de celui qui la souffre, ou pour
manifester la faute de celui qui en est la cause. 24. La mort du Christ a satisfait en
suffisance pour le pйchй de tout le genre humain. Bien sыr, comme le rappelait
la vingt quatriиme objection, c'est seulement dans sa nature humaine que
le Christ est mort; cependant la dignitй de la personne de celui qui la
subissait, la personne du Fils de Dieu, rend sa mort d'un grand prix. Comme on
l'a dit au Livre troisiиme, de mкme que c'est un plus grand crime de faire
injure а une personne constituйe dans une plus grande dignitй, de mкme c'est
acte de plus grande vertu, et procйdant d'une plus grande charitй, qu'une
personne plus noble se soumette, pour les autres, volontairement а la
souffrance. 25. Certes, par sa mort, le Christ a satisfait en suffisance pour le
pйchй originel; mais il n'est pas messйant, comme le prйtendait la vingt-cinquiиme
objection, que les pйnalitйs qui dйcoulent du pйchй originel affectent
encore tous ceux qui ont part а la rйdemption du Christ. Il йtait а propos, et
utile, en effet, que la peine demeurвt, mкme la faute dйtruite. Premiиrement,
il y aurait ainsi conformitй des fidиles avec le Christ, comme de membres а
leur tкte. Comme le Christ a d'abord supportй de nombreuses souffrances, et
qu'il est ainsi entrй dans la gloire de l'immortalitй, de mкme convenait-il que
ses fidиles soient d'abord soumis aux souffrances pour parvenir ainsi а
l'immortalitй, portant pour ainsi dire eux-mкmes les marques de la passion du
Christ, afin d'avoir part а la ressemblance de sa gloire, selon le mot de
l'Apфtre, dans l'Йpоtre aux Romains: Hйritiers de Dieu, cohйritiers du
Christ, si du moins nous souffrons avec lui pour кtre aussi glorifiйs avec lui.
Deuxiиmement, si les hommes qui viennent а Jйsus obtenaient aussitфt
l'immortalitй et l'impassibilitй, un grand nombre d'hommes viendraient au
Christ beaucoup plus pour un bйnйfice d'ordre corporel que pour des biens
d'ordre spirituel. Or ceci est contraire а l'intention du Christ, qui vient
dans le monde pour faire passer les hommes de l'amour des rйalitйs corporelles
au domaine des rйalitйs spirituelles. Troisiиmement, si ceux qui accиdent au
Christ devenaient aussitфt impassibles et immortels, ce serait d'une certaine
maniиre obliger les hommes а recevoir la foi du Christ. Le mйrite de la foi en
serait diminuй. 26. Encore que le Christ ait, par sa mort, satisfait
suffisamment pour les pйchйs du genre humain, comme l'affirmait la vingt-sixiиme
objection, chacun cependant doit se mettre en quкte des remиdes de son
propre salut. La mort du Christ est en effet comme la cause universelle du
salut, de mкme que le pйchй du premier homme avait йtй en quelque sorte la
cause universelle de la damnation. Or pour que chacun reзoive l'effet d'une
cause universelle, il faut que cette cause lui soit appliquйe en particulier.
L'effet du pйchй du premier pиre parvient а chacun а travers sa
naissance charnelle; l'effet de la mort du Christ atteint chacun par la
rйgйnйration spirituelle, grвce а laquelle l'homme est d'une certaine maniиre
uni et incorporй au Christ. Aussi faut-il que chacun cherche а кtre rйgйnйrй
par le Christ et а recevoir les autres moyens par oщ opиre la vertu de la mort
du Christ. 27. On voit par lа comment le salut ne dйcoule pas, du Christ dans les
hommes, par une filiation de nature, mais par l'amour d'une volontй bien
disposйe qui fait adhйrer l'homme au Christ. Ainsi, ce que chacun reзoit du
Christ, c'est un bien personnel. Ce bien, l'homme ne le transmet donc pas а ses
descendants, comme il le fait pour le pйchй du premier pиre, produit en mкme
temps que la filiation de nature. De lа vient aussi qu'il n'y a pas
d'incohйrence, comme le prйtendait la vingt-septiиme objection, а ce
que, les parents йtant purifiйs par le Christ du pйchй originel, leurs enfants
naissent avec ce pйchй, et qu'ils aient besoin des sacrements du salut. Tout ce qui
prйcиde manifeste assez clairement que ce que la foi catholique enseigne
touchant le mystиre de l'Incarnation ne se heurte а aucune impossibilitй ni а
aucune inconvenance. LES SACREMENTS DE L'ЙGLISEEn
gйnйral 56: NЙCESSITЙ DES SACREMENTS
La
mort du Christ est pour ainsi dire la cause universelle du salut des hommes.
Encore faut-il que la cause universelle soit appliquйe а chacun de ses effets.
Il a donc йtй nйcessaire de donner aux hommes des remиdes qui les mettraient en
quelque sorte en contact avec le bienfait de la mort du Christ. Ces remиdes, ce
sont les sacrements de l'Eglise. Mais il fallait que ces remиdes leur
soient donnйs, dotйs de certains signes visibles. Il le fallait d'abord parce que Dieu en
agit avec l'homme comme avec toutes choses, selon sa condition; or l'homme est
dans une condition telle qu'il est naturellement conduit а saisir les rйalitйs
spirituelles et intelligibles par la voie des rйalitйs sensibles. Il convenait
donc que ces remиdes spirituels soient accordйs а l'homme sous le couvert de
signes sensibles. Il le fallait aussi parce que tout instrument doit
кtre proportionnй а sa cause premiиre. La cause premiиre et universelle du
salut des hommes, c'est le Verbe incarnй. Il йtait donc hautement convenable
que les remиdes grвce auxquels la puissance de la cause universelle atteint les
hommes, aient une ressemblance avec cette cause, а savoir que la puissance
divine opиre en eux d'une maniиre invisible, sous le couvert de signes
sensibles. Il le fallait encore pour cette raison que l'homme йtait tombй dans le
pйchй par un attachement dйsordonnй aux rйalitйs visibles. Pour que l'on ne
crыt pas que ces rйalitйs fussent mauvaises par nature et que l'on pйchвt par
le seul fait de s'attacher а elle, il convenait que les remиdes du salut soient
accordйs aux hommes par le moyen de ces mкmes rйalitйs visibles. Il
apparaоtrait ainsi qu'elles sont bonnes en elles-mкmes, crййes qu'elles sont
par Dieu, qu'elles sont nuisibles aux hommes dans la mesure oщ ceux-ci s'y
attachent d'une maniиre dйsordonnйe, qu'elles sont au contraire porteuses de
salut dans la mesure oщ l'on en use dans l'ordre. Ainsi est rejetйe l'erreur de certains
hйrйtiques qui voudraient exclure des sacrements de l'Йglise tout йlйment
visible. Rien d'йtonnant а cela d'ailleurs, puisque ces mкmes hйrйtiques
croient que tout ce qui est visible est mauvais de soi, sorti du principe
mauvais. Il n'y a d'ailleurs aucune inconvenance а ce que le salut spirituel soit
donnй au moyen de rйalitйs visibles et corporelles, puisque ces rйalitйs sont
comme les instruments d'un Dieu qui s'est incarnй et qui est mort, et que
l'instrument n'agit pas par sa puissance naturelle, mais par la puissance de
l'agent principal qui l'applique а l'action. Ainsi donc ces rйalitйs visibles
_uvrent au salut spirituel, non point en vertu de leur propre nature, mais de
par l'institution du Christ lui-mкme, d'oщ elles tirent leur puissance
d'instrument. 57: DE LA DIFFЙRENCE QU'IL Y A ENTRE LES SACREMENTS DE LA LOI
ANCIENNE ET CEUX DE LA LOI NOUVELLE
Remarquons
maintenant comment ces sacrements visibles qui tirent leur efficacitй de la
passion du Christ et la reprйsentent d'une certaine maniиre, doivent
s'harmoniser avec le salut accompli par le Christ. Avant l'incarnation et la
mort du Christ, ce salut йtait certes promis, mais il n'йtait pas accompli;
c'est le Verbe incarnй et souffrant qui en a йtй l'artisan. Les sacrements qui
ont prйcйdй l'incarnation du Christ devaient donc кtre tels qu'ils seraient des
signes et, d'une certaine maniиre, des promesses du salut; quant aux sacrements
qui ont suivi la passion du Christ, ils doivent кtre tels qu'ils donnent aux
hommes ce salut et qu'ils ne sauraient en кtre seulement des signes indicatifs. Ainsi йlude-t-on
l'opinion des Juifs pour qui les sacrements de la Loi doivent кtre maintenus а
jamais, du fait de leur institution par Dieu: Dieu ne saurait changer, qui ne
peut se repentir. Mais il arrive que sans changement ou repentir, on en dispose
autrement selon le besoin de temps diffйrents; un pиre de famille commande
autrement а son fils quand il est enfant ou quand il est adulte. Dieu, de mкme,
en a agi comme il convenait, en donnant avant l'incarnation d'autres sacrements
et d'autres prйceptes, pour signifier ce qui devait venir, et en donnant aprиs
l'incarnation d'autres sacrements qui donneraient les biens prйsents et
commйmoreraient les faits passйs. Plus dйraisonnable encore l'erreur des
Nazarйens et des Йbionites qui prйtendaient garder ensemble les sacrements de
la Loi et l'Йvangile, une telle erreur impliquant pour ainsi dire des
contraires. En observant les sacrements de l'Йvangile, ces hйrйtiques professaient
l'accomplissement de l'incarnation et des autres mystиres du Christ; en
observant les sacrements de la Loi, ils professaient que leur rйalisation йtait
encore а venir. 58: NOMBRE DES SACREMENTS DE LA LOI NOUVELLE
Puisque
les remиdes du salut spirituel sont administrйs aux hommes sous le couvert de
signes sensibles, il convenait qu'une diffйrenciation s'йtablisse entre ces
remиdes qui pourvoiraient а la vie spirituelle, а l'image de ce qui se passe
pour la vie du corps. La vie du corps nous montre un double plan: celui de
la propagation et de l'organisation de la vie corporelle chez autrui, celui de
la propagation et de l'organisation de la vie corporelle en soi-mкme. Trois choses sont
nйcessaires, de soi, а la vie naturelle du corps, une quatriиme l'est par
accident. Un кtre doit d'abord recevoir la vie: c'est le fait de la gйnйration
ou naissance; il doit ensuite parvenir а la quantitй et а la force auxquelles
il a droit, c'est le fait de la croissance; il doit enfin conserver la vie qui
lui a йtй donnйe а la gйnйration et parfaire sa croissance, c'est le fait de la
nourriture qui lui est nйcessaire. Voilа ce qui de soi est nйcessaire а la vie
naturelle; sans ces trois facteurs la vie du corps ne saurait s'йpanouir. Aussi
assigne-t-on а la vie vйgйtative, principe du vivre, une triple puissance
naturelle: la puissance de gйnйration, la puissance de croissance, la puissance
de nutrition. Mais parce qu'il arrive que la vie du corps soit entravйe par
quelque obstacle et que l'кtre vivant devienne malade, un quatriиme facteur
sera accidentellement nйcessaire: la guйrison de l'кtre vivant en йtat de
maladie. Ainsi de la vie spirituelle: il y a d'abord la gйnйration spirituelle
rйalisйe par le baptкme; il y a ensuite la croissance spirituelle qui
conduit а la force parfaite et qui est le fait du sacrement de confirmation;
il y a enfin la nourriture spirituelle, donnйe dans le sacrement d'eucharistie.
Reste en quatriиme lieu la guйrison spirituelle que rйalise, au seul
bйnйfice de l'вme, le sacrement de pйnitence, ou, quand c'est opportun,
par dйrivation de l'вme sur le corps, le sacrement d'extrкme-onction. Voilа
pour ceux qui naissent а la vie spirituelle et s'y conservent. Quant а ceux qui
propagent et organisent la vie corporelle, on peut les considйrer а un double
point de vue: le point de vue de l'origine naturelle, qui intйresse les parents;
le point de vue du gouvernement politique, grвce auquel la vie de l'homme est
maintenue dans la paix et qui intйresse rois et princes. Ainsi encore de
la vie spirituelle. Certains propagent et maintiennent la vie spirituelle par
un ministиre uniquement spirituel: c'est l'affaire du sacrement de l'ordre, d'autres
le font par un ministиre а la fois corporel et spirituel, ce que rйalise le
sacrement de mariage qui unit l'homme et la femme pour qu'ils engendrent
une descendance et l'йlиvent en vue du culte de Dieu. En
particulier 59: LE BAPTКME
Il est
ainsi possible de montrer pour chacun des sacrements en particulier ses effets
propres et la matiиre qui lui convient. Tout d'abord, en ce qui concerne la
gйnйration spirituelle accomplie par le baptкme, il faut remarquer que la
gйnйration d'un кtre vivant est un certain passage du non-vivant а la vie. Or
l'homme а son origine a йtй privй de la vie spirituelle par le pйchй originel,
et tous les pйchйs qui s'ajoutent l'йloignent encore de la vie. Il fallait donc
que le baptкme, qui est la gйnйration spirituelle, ait une telle puissance
qu'il enlиve et le pйchй originel et tous les pйchйs actuels. Et comme le signe
sensible, dans le sacrement, doit кtre apte а manifester l'effet spirituel du
sacrement, et que, dans le domaine des rйalitйs corporelles, le nettoyage des
souillures se fait plus facilement et plus communйment avec de l'eau, c'est en
toute convenance que le baptкme est administrй dans une eau qu'a sanctifiйe le
Verbe de Dieu. Mais la gйnйration d'un кtre est aussi la corruption
d'un autre; l'кtre qui est engendrй perd sa forme premiиre et les propriйtйs
qui en dйcoulent. Il est donc nйcessaire que le baptкme, qui est la gйnйration
spirituelle, enlиve non seulement les pйchйs qui sont contraires а la vie
spirituelle mais aussi toutes les sйquelles de pйchй. C'est pourquoi le baptкme
lave non seulement de la faute, mais encore dйlie de toute dette pйnale. Aussi,
а ceux qui sont baptisйs, n'impose-t-on pas de satisfaction pour les pйchйs. L'кtre qui
acquiert une forme nouvelle par la gйnйration, acquiert tout ensemble
l'activitй qui dйcoule de cette forme et le lieu qui lui convient: aussitфt
qu'il a pris naissance, le feu, par exemple, s'йlиve vers les hauteurs comme
vers son lieu propre. Aussi bien, puisque le baptкme est la gйnйration
spirituelle, les nouveaux baptisйs sont-ils capables aussitфt d'activitйs
spirituelles: rйception des autres sacrements, ou toutes autres choses semblables.
Aussitфt ils ont droit au lieu propre de la vie spirituelle, la bйatitude
йternelle, oщ les nouveaux baptisйs, s'ils viennent а mourir, sont
immйdiatement accueillis. Le baptкme, dit Bиde, ouvre la porte du
ciel. Il faut penser enfin qu'un кtre n'est engendrй qu'une seule fois; aussi
bien, puisque le baptкme est la gйnйration spirituelle, ne peut-on le recevoir
qu'une seule fois. Il est d'ailleurs manifeste que la corruption
introduite par Adam dans le monde, ne souille l'homme qu'une seule fois. Le
baptкme qui est йtabli en premier lieu contre cette corruption, ne doit donc
pas кtre rйitйrй. C'est d'ailleurs chose courante qu'un objet, une fois
consacrй, et aussi longtemps qu'il subsiste, ne doit pas кtre consacrй de
nouveau, de crainte que la consйcration ne semble vaine. Le baptкme, йtant pour
l'homme qui le reзoit une sorte de consйcration, ne doit donc pas кtre
renouvelй. Par lа se trouve rejetйe l'erreur des Donatistes et des
Rebaptisants. 60: LA CONFIRMATION
La
perfection de la vigueur spirituelle consiste proprement en ceci que l'homme
ose confesser devant n'importe qui sa foi au Christ et n'en soit dйtournй ni
par la honte ni par la crainte; la force en effet rejette la crainte
dйsordonnйe. Le sacrement qui confиre la force spirituelle au rйgйnйrй
l'institue d'une certaine maniиre champion de la foi du Christ. Et comme ceux
qui combattent sous les ordres d'un chef en portent les insignes, ceux qui
reзoivent le sacrement de confirmation sont marquйs du signe du Christ, de ce
signe de la croix qui fut l'arme de sa victoire. - Ce signe, ils le reзoivent
sur le front, pour marquer qu'ils n'ont pas а rougir de confesser publiquement
la foi du Christ. Cette consignation se fait avec un mйlange d'huile et
de baume auquel on donne le nom de chrкme, et ce n'est pas sans raison. L'huile
en effet dйsigne la puissance de l'Esprit-Saint; d'oщ le nom d'Oint donnй
au Christ, de telle sorte qu'а partir du nom de Christ on appelle Chrйtiens ceux
qui, pour ainsi dire, combattent sous ses ordres. Quant au baume, il dйsigne,
en raison de son parfum, la bonne rйputation que doivent avoir ceux dont la vie
parmi les habitants de ce monde a pour but de confesser publiquement la foi du
Christ, lancйs qu'ils sont en quelque sorte du plus secret du sein de l'Eglise
sur le champ de bataille. C'est а juste titre aussi que ce sacrement est
administrй par les seuls йvкques, qui sont comme les chefs de l'armйe
chrйtienne. Dans les armйes de ce monde, c'est au chef en effet qu'il
appartient de choisir et d'immatriculer de nouveaux effectifs. Ainsi ceux qui
reзoivent ce sacrement devront кtre considйrйs comme immatriculйs а l'armйe
spirituelle. - Aussi leur impose-t-on encore les mains, en signe de la force
qui leur vient du Christ. 61: L'EUCHARISTIE
Une
alimentation matйrielle est nйcessaire а la vie du corps, non seulement pour en
assurer la croissance, mais encore pour en soutenir la nature, de peur que des
dйperditions incessantes ne l'anйantissent ou n'en йnervent la force. De mкme,
il йtait nйcessaire а la vie spirituelle d'avoir un aliment spirituel qui
entretiendrait dans les vertus et ferait grandir les rйgйnйrйs. Et comme il йtait
convenable que des effets spirituels soient donnйs sous des images visibles,
cet aliment spirituel nous est donnй sous la forme de ces rйalitйs dont l'homme
use le plus communйment pour son alimentation corporelle. Ces rйalitйs sont
bien le pain et le vin. Aussi ce sacrement nous est-il donnй sous les espиces
du pain et du vin. Mais il faut remarquer que dans les кtres corporels
l'union du gйnйrateur et de l'engendrй est diffйrente de celle de la nourriture
et de qui la prend. Le gйnйrateur n'a pas а кtre uni substantiellement а
l'engendrй; il suffit qu'il le soit par un rapport de ressemblance et de
puissance. L'aliment, lui, doit кtre uni а qui l'absorbe, selon la substance. Aussi bien, pour
que les effets spirituels rйpondent aux signes corporels, le mystиre du Verbe
incarnй nous est-il communiquй dans le baptкme, rйgйnйration spirituelle,
autrement que dans le sacrement d'Eucharistie, aliment spirituel. Dans le
baptкme en effet le Verbe incarnй n'est contenu que dans un rapport de
puissance. Dans le sacrement d'Eucharistie, nous professons qu'il y est contenu
substantiellement. L'accomplissement de notre salut s'йtant fait par la
passion et par la mort du Christ, quand son sang fut sйparй de son corps, c'est
sйparйment que nous est donnй le sacrement de son corps sous l'espиce du pain
et le sacrement de son sang sous l'espиce du vin, de telle maniиre que ce
sacrement soit le mйmorial et la reprйsentation de la Passion du Seigneur.
Ainsi s'accomplit ce que le Seigneur a dit: Ma chair est vraiment une
nourriture et mon sang vraiment un breuvage. 62: ERREUR DES INFIDИLES SUR LE SACREMENT D'EUCHARISTIE
De
mкme que certains disciples, en entendant le Seigneur prononcer ces paroles
furent troublйs et dirent Ces paroles sont dures. Qui peut les entendre?, des
hйrйtiques se sont levйs contre l'enseignement de l'Йglise, niant qu'il soit
vrai. Ils
disent en effet que le corps et le sang du Christ ne sont pas prйsents dans ce
sacrement d'une prйsence rйelle; ils le seraient seulement d'une prйsence
symbolique. Lorsque le Christ dit en montrant le pain: Ceci est mon corps, il
faudrait l'entendre comme s'il avait dit: Ceci est le symbole de la figure
de mon corps, а la maniиre dont l'Apфtre dira: La pierre, c'йtait le
Christ, c'est-а-dire: La figure du Christ. A cette interprйtation
ils rapportent tout ce que l'on trouve d'analogue dans l'Йcriture. Ils croient
pouvoir fonder cette opinion sur les paroles du Seigneur qui pour apaiser le
scandale qui s'йtait levй chez les disciples а propos de la manducation de son
corps et de l'absorption de son sang, affirme: Les paroles que je vous ai
dites sont esprit et vie, comme si ces paroles йtaient а entendre, non
point а la lettre, mais dans un sens spirituel. Ils sont encore amenйs а faire sйcession
en raison des nombreuses difficultйs qui semblent dйcouler de l'enseignement de
l'Йglise, et qui font paraоtre dure cette parole du Christ et de l'Йglise. 1. On voit
difficilement d'abord comment le vйritable corps du Christ peut commencer
d'exister sur l'autel. Il y a en effet deux maniиres pour une chose de
commencer d'кtre lа oщ elle n'йtait pas auparavant: par mouvement local, ou par
changement d'une autre chose en elle-mкme, comme le feu qui commence d'кtre
quelque part ou bien parce qu'il est allumй lа de nouveau ou bien parce qu'il y
est apportй derechef. Or il est manifeste que le vйritable corps du Christ n'a
pas toujours йtй sur cet autel, puisque l'Йglise professe que le Christ est
corporellement montй au ciel. Or il semble impossible d'affirmer que quelque chose
ici vient а se changer au corps du Christ. Aucune chose, en effet, ne paraоt
кtre changйe en une autre prйexistante, alors que ce en quoi cette chose est
changйe commence d'exister grвce а ce changement. Et il est йvident que le
corps du Christ, celui-lа qui a йtй conзu dans le sein de la Vierge, existait
dйjа. Il semble donc impossible qu'il puisse commencer d'exister а nouveau sur
l'autel, par la conversion d'autre chose en lui-mкme. De mкme ne peut-il le faire par changement
local. Tout кtre qui se meut localement commence d'кtre dans un lieu en cessant
d'кtre dans celui oщ il se trouvait auparavant. Il faudrait donc dire que
lorsque le Christ commence d'кtre sur cet autel oщ se cйlиbre le sacrement, il
cesse d'кtre au ciel qu'il avait regagnй lors de son Ascension. Aucun mouvement
local ne s'achиve d'ailleurs en deux lieux а la fois. Or il est manifeste que
ce sacrement se cйlиbre en mкme temps sur des autels diffйrents. Il paraоt donc
impossible que le corps du Christ commence d'кtre lа par mouvement local. 2. La deuxiиme
difficultй vient du lieu. Les diffйrentes parties d'un кtre, - cet кtre
demeurant entier - ne peuvent кtre contenues а part dans des lieux diffйrents.
Or il est clair que dans ce sacrement le pain et le vin sont а part, dans des
lieux sйparйs. Si donc la chair du Christ se trouve sous l'espиce du pain, et
son sang sous l'espиce du vin, il semble en rйsulter que le Christ ne demeure
pas entier mais que, aussi longtemps que dure la cйlйbration du sacrement, le
sang du Christ est sйparй de son corps. Il semble d'ailleurs impossible qu'un
corps plus grand soit contenu dans le lieu d'un corps plus petit. Or il est
йvident que le vйritable corps du Christ est d'une quantitй plus importante que
le pain qui est offert sur l'autel. Il paraоt donc impossible que le vйritable
corps du Christ soit tout entier lа oщ l'on voit qu'il y a du pain. S'il ne s'y
trouve pas tout entier, mais qu'il s'en trouve seulement une partie, on revient
а la difficultй prйcйdente selon laquelle le corps du Christ est divisй, tant
que dure la cйlйbration de ce sacrement. Il est d'ailleurs impossible qu'un mкme
corps se trouve en plusieurs endroits. Or il est йvident que ce sacrement se
cйlиbre en de nombreux endroits. Il semble donc impossible qu'il contienne
rйellement le corps du Christ, а moins que l'on ne dise qu'une certaine partie
de ce corps est ici, une autre lа. D'oщ il suit que le corps du Christ est
divisй en parties par la cйlйbration de ce sacrement alors que la quantitй
corporelle du Christ ne peut, semble-t-il, кtre divisйe en autant de particules
qu'il y a de lieux oщ se cйlиbre ce sacrement. 3. Une troisiиme difficultй vient
de ce que les sens nous font connaоtre dans ce sacrement. Nous percevons avec
йvidence, par les sens, aprиs la consйcration, tous les accidents du pain et du
vin: couleur, saveur, forme, quantitй et poids, accidents au sujet desquels
nous ne pouvons pas кtre trompйs, car le sens ne peut faillir devant les
sensibles propres. Or ces accidents ne peuvent inhйrer au corps du
Christ comme а leur sujet; pas davantage а l'air ambiant. La plupart d'entre
eux, йtant des accidents naturels, rйclament un sujet d'une nature dйterminйe,
non point telle que la nature du corps humain ou de l'air. Ils ne peuvent
davantage subsister par soi, le propre de l'accident йtant d'inhйrer. En outre,
puisqu'ils sont des formes, les accidents ne peuvent кtre individuйs que par le
sujet. Le sujet une fois йcartй, ils seraient des formes universelles. Reste
donc pour ces accidents а inhйrer dans leurs sujets dйterminйs: les substances
du pain et du vin. Il y a donc lа la substance du pain et la substance du vin,
non point celle du corps du Christ, puisqu'il semble impossible pour deux corps
d'exister ensemble. 4. Une quatriиme difficultй est soulevйe par
les passions et les actions qui apparaissent dans le pain et dans le vin, aprиs
la consйcration tout comme avant. S'il йtait pris en grande quantitй, en effet,
le vin rйchaufferait et enivrerait; le pain restaurerait et nourrirait. De
plus, s'ils sont gardйs longtemps et sans prйcautions, ils paraissent se
corrompre; ils peuvent кtre mangйs par les rats; ils peuvent brыler, кtre
rйduits en cendres ou en vapeur: toutes choses qui ne peuvent convenir au corps
du Christ, dont la foi nous apprend qu'il est impassible. Le corps du Christ,
semble-t-il, ne peut donc кtre substantiellement contenu dam ce sacrement. 5. Une cinquiиme
difficultй paraоt venir spйcialement de la fraction du pain; cette fraction
est visible au sens et ne peut se faire sans sujet. Or il semble absurde de
dire que le sujet de cette fraction soit le corps du Christ. Il n'y a donc pas
lа, semble-t-il, le corps du Christ, mais simplement la substance du pain et du
vin. Voilа
donc les raisons, - il y en a d'autres du mкme genre -, qui font paraоtre
difficile l'enseignement du Christ et de l'Йglise sur ce sacrement. 63: RЙPONSE AUX DIFFICULTЙS QUI PRЙCЙDENT ET D'ABORD A CELLES QUI
CONCERNENT LA CONVERSION DU PAIN AU CORPS DU CHRIST
Bien
que la puissance de Dieu agisse en ce sacrement d'une maniиre trop haute et
trop secrиte pour que l'homme y puisse atteindre, il faut s'efforcer pourtant
de montrer qu'il n'y a lа aucune impossibilitй, de crainte que l'enseignement
de l'Йglise au sujet de ce sacrement ne paraisse absurde aux infidиles. Le premier objet
de rйflexion est de savoir de quelle maniиre le vrai corps du Christ commence
d'exister dans ce sacrement. Il est impossible que cela se fasse par un mouvement
local du corps du Christ; il en rйsulterait d'abord qu'а chaque cйlйbration du
sacrement, ce corps cesserait d'кtre au ciel. D'autre part, ce sacrement ne
pourrait s'accomplir qu'en un seul lieu а la fois, puisqu'un mouvement local ne
peut aboutir qu'а un seul terme. Le mouvement local enfin ne peut кtre
instantanй, mais demande du temps. Or la consйcration est accomplie au dernier
instant oщ les paroles sont profйrйes. Finalement, il faut dire que le vrai corps
du Christ commence d'кtre dans ce sacrement du fait que la substance du pain
est changйe en la substance du corps du Christ, et la substance du vin en la
substance de son sang. Ainsi apparaоt fausse la position de ceux qui disent
que la substance du pain existe dans ce sacrement en mкme temps que la
substance du corps du Christ, comme celle de ceux qui prйtendent que la
substance du pain est rйduite au nйant ou bien dissoute en la matiиre premiиre.
Dans l'un et l'autre cas, le corps du Christ ne pourrait commencer d'кtre dans
le sacrement que par mouvement local, ce qui est impossible, nous l'avons
montrй. De plus, si la substance du pain coexiste dans ce sacrement avec le vrai
corps du Christ, le Christ aurait mieux fait de dire: Celui-ci est mon
corps, que ceci est mon corps, « celui-ci » dйsignant la
substance visible qui est celle du pain, supposй qu'elle demeure dans le
sacrement avec le corps du Christ. Il apparaоt йgalement impossible que la
substance du pain fasse complиtement retour au nйant. Une part importante de la
nature corporelle, d'abord crййe, serait dйjа retournйe au nйant, de par la
rйpйtition de ce mystиre. Et il ne convient pas que dans ce sacrement de salut
la puissance divine rйduise quelque chose au nйant. La substance du pain ne peut pas davantage
кtre rйduite а la matiиre premiиre, car la matiиre premiиre ne peut exister
sans forme, а moins que par matiиre premiиre on entende les premiers
йlйments corporels. Mais si la substance du pain йtait rйduite а ceux-ci, les
sens le percevraient nйcessairement, puisque les йlйments corporels sont perceptibles
aux sens. Il y aurait lа, aussi, changement local et altйration corporelle des
contraires, ce qui ne peut se faire instantanйment. Il faut savoir d'ailleurs que la
conversion du pain au corps de Christ, dont on a parlй plus haut, diffиre dans
son mode de toutes les conversions naturelles. En effet, dans n'importe quelle
conversion naturelle, il demeure un sujet en qui se succиdent les diverses
formes, - que ces formes soient accidentelles, ainsi du blanc qui se transforme
en noir, ou qu'elles soient substantielles, ainsi de l'air qui se change en
feu, d'oщ le nom de conversions formelles. Mais dans la conversion dont
il s'agit ici, le sujet laisse la place а un autre sujet, et les accidents
demeurent, d'oщ le nom de conversion substantielle qu'elle reзoit.
Comment et pourquoi ces accidents demeurent, c'est ce qu'il faudra йtudier
attentivement plus loin. Pour le moment, examinons de quelle maniиre le sujet
se change en un autre sujet, ce que la nature d'ailleurs est incapable de
faire. Toute opйration de la nature prйsuppose en effet une matiиre, grвce а
laquelle la substance est individuйe; la nature ne peut donc pas faire que
cette substance-ci devienne cette substance-lа, ni que ce doigt-ci devienne ce
doigt-lа. Mais la matiиre est soumise а la puissance divine, puisque c'est
cette puissance qui l'amиne а l'кtre. La puissance de Dieu peut donc faire que
cette substance individuйe se transforme en cette autre substance prйexistante.
De mкme que la puissance d'un agent naturel, dont l'opйration s'йtend seulement
au changement de la forme, - supposйe l'existence d'un sujet - transforme ce
tout en cet autre tout, ainsi cet air est changй en ce feu qui prend, de mкme
la puissance de Dieu, qui ne prйsuppose pas la matiиre mais la produit, peut
changer cette matiиre-ci en cette matiиre-lа et par consйquent cet individu en
cet autre individu, la matiиre йtant principe d'individuation comme la forme
est principe spйcifique. Ainsi il apparaоt clairement que dans cette
conversion du pain au corps du Christ, il ne demeure point, aprиs le
changement, de sujet commun; la transmutation s'йtant faite sur le premier
sujet, lequel est principe d'individuation. Il est cependant nйcessaire que
quelque chose demeure, pour qu'il soit vrai de dire: Ceci est mon corps, paroles
qui signifient et opиrent la conversion. Et comme la substance du pain ne
demeure pas, ni aucune matiиre antйrieure, comme on l'a montrй, il est
nйcessaire d'affirmer la permanence de ce qui est en dehors de la substance du
pain, tel l'accident du pain. Les accidents du pain demeurent donc, mкme aprиs
la conversion dont il s'agit. Mais parmi les accidents, remarquons-le,
il existe un certain ordre. De tous les accidents, c'est la quantitй dimensive
qui inhиre de plus prиs а la substance. Viennent ensuite les qualitйs qui sont
reзues dans la substance par l'intermйdiaire de la quantitй, ainsi la couleur
par l'intermйdiaire de la surface; de lа vient que les qualitйs suivent, par
accident, les divisions de la quantitй. Viennent encore aprиs les qualitйs qui
sont principes d'actions et de passions, qui sont principes aussi de certaines
relations, comme sont le pиre et le fils, le maоtre et l'esclave, etc.
Certaines relations pourtant suivent immйdiatement les quantitйs, comme le plus
grand et le plus petit, le double et la moitiй, etc. Il faut donc affirmer
qu'aprиs la conversion dont nous parlons, les accidents du pain demeurent de
telle maniиre que la seule quantitй dimensive subsiste sans sujet et qu'en elle
se fondent comme en leur sujet les qualitйs et par consйquent les actions,
passions et relations. Il arrive donc en cette conversion le contraire de ce
qui arrive d'habitude dans les changements naturels, au cours desquels la
substance demeure comme sujet de changement, alors que les accidents changent.
Ici, au contraire, c'est l'accident qui demeure, et la substance qui change. Une telle
conversion ne peut donc а proprement parler кtre appelйe un mouvement, au
sens oщ l'йtudie la Philosophie de la nature, mouvement tel qu'il requiert un
sujet; il s'agit lа plutфt d'une succession substantielle, а l'image de
la crйation oщ il y a succession d'кtre et de non-кtre.
Voici donc une premiиre
raison pour laquelle un accident du pain doit demeurer: c'est que l'on trouve
dans cette conversion quelque chose qui demeure. Mais c'est encore nйcessaire pour une
autre raison. Si la substance du pain, en effet, йtait changй au corps du
Christ et que les accidents du pain disparussent, une telle conversion ne
ferait pas que le corps du Christ soit substantiellement prйsent lа oщ
auparavant il y avait du pain, car il ne resterait aucune relation entre le
corps du Christ et le lieu du pain. Mais la quantitй dimensive, grвce а
laquelle le pain avait droit а ce lieu, demeurant aprиs la conversion, la
substance du pain changйe au corps du Christ devient le corps du Christ sous la
quantitй dimensive du pain; et par consйquent obtient d'une certaine maniиre le
lieu du pain, par l'intermйdiaire toutefois des dimensions du pain. On peut donner
encore d'autres raisons. Et d'abord sous le rapport de la foi, de la foi qui
porte sur les rйalitйs invisibles. - Le mйrite de la foi, touchant ce
sacrement, est d'autant plus grand qu'il s'agit lа de quelque chose de moins
visible, le corps du Christ йtant cachй sous les accidents du pain. - En ce qui
concerne ensuite un usage plus pratique et plus dйcent de ce sacrement. Ce
serait en effet un sujet d'horreur pour ceux qui le prendraient, un sujet de
rйpulsion pour ceux qui le verraient, si le corps du Christ, йtait mangй par
les fidиles sous sa forme propre. Voilа pourquoi le corps du Christ nous est
proposй а manger, son sang а boire, sous les espиces de ce pain et de ce vin
dont les hommes usent communйment pour leur nourriture et leur breuvage. 64: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES PAR LA QUESTION DU LIEU
Aprиs
ces rйflexions sur le mode de la conversion, la voie nous est ouverte jusqu'а
un certain point pour rйsoudre d'autres objections. On a dit que le lieu oщ
s'accomplit ce sacrement est attribuй au corps du Christ en raison des
dimensions du pain, qui demeurent aprиs la conversion de la substance du pain
au corps du Christ. Il en rйsulte que tout ce qui est du Christ doit
nйcessairement se trouver dans le lieu dont il est question, selon que l'exige
la nature de la conversion dont il s'agit. Il est bon de remarquer que, dans ce
sacrement, certains йlйments sont prйsents en vertu mкme de la conversion,
d'autres le sont en vertu d'une concomitance naturelle. Se trouve dans ce
sacrement, en vertu de la conversion, ce а quoi se termine directement la
conversion: ainsi, sous les espиces du pain, le corps du Christ auquel est
changйe la substance du pain, comme il ressort des paroles de la consйcration,
quand il est dit: Ceci est mon corps. De mкme, sous l'espиce du vin, se
trouve le sang du Christ, quand il est dit: Ceci est le calice de mon sang. Mais
par concomitance naturelle se trouvent lа tous les autres йlйments auxquels ne
se termine pas la conversion, mais qui pourtant sont rйellement unis а ce а
quoi elle aboutit. Il est manifeste en effet que la conversion du pain ne se
termine pas а la divinitй du Christ, ni mкme а son вme; pourtant sous l'espиce
du pain, il y a l'вme du Christ et sa divinitй, en raison de l'union de l'une
et de l'autre au corps du Christ. Mais si ce sacrement avait йtй cйlйbrй
durant les trois jours que dura la mort du Christ, l'вme du Christ ne se serait
pas trouvйe sous l'espиce du pain, parce qu'elle n'йtait pas unie dans la
rйalitй а son corps; et pas davantage le sang ne se serait trouvй sous l'espиce
du pain et le corps sous l'espиce du vin, en raison de la sйparation de l'un
d'avec l'autre dans la mort. Mais maintenant, parce que le corps du Christ, en
sa nature, n'est pas privй de sang, le corps et le sang sont contenus sous
l'une et l'autre espиces; sous l'espиce du pain se trouve le corps en vertu de
la conversion, le sang s'y trouvant, lui, en vertu de la concomitance
naturelle. C'est le contraire qui se produit sous l'espиce du vin. Par lа mкme, la
solution de la difficultй que l'on opposait а propos du manque de proportion
entre le corps du Christ et le lieu du pain, apparaоt йvidente. La substance du
pain en effet est directement changйe en la substance du corps du Christ; les
dimensions du corps du Christ, elles, se trouvent dans ce sacrement en vertu de
la concomitance naturelle, non point en vertu de la conversion, puisque les
dimensions du pain demeurent. Ainsi donc le corps du Christ n'est pas confrontй
avec ce lieu par l'intermйdiaire de ses propres dimensions, comme si le lieu
devait s'identifier а elles, mais bien par l'intermйdiaire des dimensions du
pain, qui demeurent et auxquelles le lieu s'identifie. Ainsi donc apparaоt йvidente la solution
de la difficultй que l'on soulevait а propos de la pluralitй des lieux. Le
corps du Christ, par ses dimensions propres, n'existe en effet que dans un seul
lieu, mais par l'intermйdiaire des dimensions du pain qui est changй en lui, il
existe en autant de lieux qu'aura йtй pratiquйe cette conversion; non point
divisй en parties, mais entier en chaque lieu, car c'est au corps entier du
Christ que tout pain consacrй est converti. 65: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES PAR LA QUESTION DES ACCIDENTS
Rйsolue
la difficultй soulevйe par la question du lieu, examinons celle que semble
soulever la permanence des accidents. On ne peut nier en effet cette permanence
des accidents du pain et du vin, les sens nous le montrant d'une maniиre
infaillible. Mais ni le corps ni le sang du Christ n'en sont affectйs, car ils ne
sauraient l'кtre sans altйration, et d'ailleurs ils ne sont pas capables de
tels accidents. Ceux-ci ne sauraient davantage affecter la substance de l'air.
Reste donc qu'ils sont sans sujet. Mais ils le sont de la maniиre qui a йtй
dite plus haut; а savoir que la quantitй dimensive est seule а subsister sans
sujet, elle-mкme servant de sujet aux autres accidents.
Car il n'est pas impossible
qu'un accident, par la puissance de Dieu, puisse subsister sans sujet. Il faut
juger en effet qu'il en va de la conservation des choses dans l'кtre comme de
leur production. La puissance de Dieu est capable de produire les effets des
causes secondes en se passant de ces causes: elle a pu former l'homme en
l'absence de toute semence, guйrir la fiиvre sans aucune intervention de la
nature. Cela, parce que Dieu est infiniment puissant et parce que c'est lui qui
dispense а toutes les causes secondes le pouvoir d'agir. De lа vient encore
qu'il peut conserver dans l'кtre les effets des causes secondes, sans le
secours de ces causes. Et c'est ainsi que, dans le sacrement d'Eucharistie, Dieu
maintient l'accident dans l'кtre, une fois disparue la substance qui le
portait. C'est d'ailleurs а propos des quantitйs dimensives qu'on peut avant
tout l'affirmer, quantitйs dont les Platoniciens disaient qu'elles subsistaient
par elles-mкmes, pour la raison que l'intelligence peut les isoler. Or il est
manifeste que Dieu peut davantage en son agir que l'intelligence en son
apprйhension. Parmi les autres accidents, la quantitй dimensive a ceci de propre
qu'elle s'individue par elle-mкme, pour cette raison que la position, qui est l'ordre
des parties а l'intйrieur du tout, rentre dans sa dйfinition, la quantitй
йtant ce qui a position. Partout donc oщ l'intelligence constate la
diversitй des parties d'une mкme espиce, il lui est nйcessaire de constater
l'individuation; les кtres d'une mкme espиce en effet ne se multiplient que
selon l'individu. De lа vient qu'on ne peut apprйhender de nombreuses
blancheurs que pour autant qu'elles se trouvent en des sujets divers; par
contre, on peut saisir une multitude de lignes, quand bien mкme on les
regarderait en elles-mкmes; la diversitй du situs qui de soi est inhйrent а la
ligne, suffit en effet а les multiplier. Parce qu'il est de la nature mкme de
la seule quantitй dimensive d'avoir de quoi permettre la multiplication des
individus au sein d'une mкme espиce, la racine premiиre de la multiplication
consiste, semble-t-il, dans la dimension. Dans le genre de la substance en
effet la multiplication se fait suivant la division de la matiиre, ce qui est
inintelligible si l'on ne considиre pas la matiиre sous certaines dimensions,
car йcartйe la quantitй, aucune substance n'est capable de division, ainsi que
l'a montrй le Philosophe au Premier Livre des Physiques. Or il est
manifeste que dans les autres genres d'accidents la multiplication des
individus d'une mкme espиce est le fait du sujet. Ainsi, puisque nous affirmons
que dans ce sacrement les dimensions subsistent par soi et que les autres
accidents ont en elles leur fondement comme en leur sujet, rien n'oblige а dire
que ces accidents ne sont pas individuйs; la racine de l'individuation demeure
en effet dans les dimensions elles-mкmes. 66: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES DU COTЙ DE L'ACTION ET DE LA
PASSION
Ceci
dit, passons а la quatriиme objection. Ce qu'elle implique est en partie facile
а rйsoudre, en partie d'une assez grande difficultй. Que dans ce sacrement, en effet, on voie
se manifester les mкmes actions que l'on voyait dйjа se manifester dans la
substance du pain et du vin, par exemple qu'elles affectent le sens d'une
maniиre identique, qu'elles rйagissent d'une maniиre identique sur l'air
ambiant, ou tout autre milieu, par leur odeur et leur couleur, cela semble
normal aprиs ce que nous avons dit. Dans ce sacrement, a-t-il йtй dit, les
accidents du pain et du vin demeurent, accidents au nombre desquels se trouvent
les qualitйs sensibles qui sont principes de ces actions. De mкme, en ce
qui concerne certaines passions, celles par exemple qui accompagnent
l'altйration de ces accidents, la difficultй soulevйe n'est pas bien grande, si
l'on suppose ce qui prйcиde. Йtant donnй que les autres accidents ont leur
racine dans les dimensions, comme en leur sujet, on peut considйrer que
l'altйration des autres accidents se produit autour de ce sujet de la mкme
maniиre que si la substance йtait lа: que le vin par exemple soit chauffй ou se
refroidisse, qu'il change de goыt, etc. Mais une trиs grande difficultй surgit а
propos de la gйnйration et de la corruption qui paraissent se produire dans ce
sacrement. Si quelqu'un en effet usait en grande quantitй de cet aliment
sacramentel, il pourrait en кtre rassasiй, comme il pourrait кtre enivrй par le
vin, selon la parole de l'Apфtre aux Corinthiens: Tel a faim, tel autre est
ivre, ce qui ne pourrait arriver que si ce sacrement donnait de produire de
la chair et du sang, la nourriture йtant transformйe en la substance de celui
qui la prend. - Sans doute, certains affirment-ils que cet aliment sacramentel
ne saurait nourrir l'homme, mais seulement le rйconforter et le rйchauffer, comme
fait l'odeur du vin. Mais un tel rйconfort n'est que passager, il ne suffit pas
а soutenir l'homme, supposй que celui-ci reste longtemps sans prendre de
nourriture. Or l'expйrience montrerait facilement que l'homme peut se soutenir
longtemps en se nourrissant de ce sacrement. D'ailleurs il semble йtrange que l'on
refuse а cet aliment sacramentel le pouvoir de nourrir l'homme en rйcusant que
ce sacrement puisse кtre transformй en chair et en sang, alors que, - les sens
le perзoivent - la dйcomposition ou la combustion le changent en une autre
substance, cendre ou poussiиre. Cela semble pourtant difficile: on ne voit
pas bien comment, en effet, des accidents peuvent donner une substance; et il
n'est pas davantage permis de croire que la substance du corps du Christ,
impassible, soit transformйe en une autre substance. Si quelqu'un prйtend affirmer que les
accidents se transforment miraculeusement en substance, tout comme, par
miracle, le pain est changй au corps du Christ, on rйpondra d'abord qu'il ne
semble pas digne d'un miracle que ce sacrement tombe en pourriture ou soit
dйtruit par le feu; on rйpondra ensuite que dйcomposition et combustion
paraissent bien кtre le fait, dans ce sacrement, de l'ordre habituel de la
nature, ce qui n'est pas le cas dans le domaine des йvйnements miraculeux. Pour rйsoudre
cette question, on a mis en avant une thиse cйlиbre, tenue par beaucoup. On
affirme en effet que lorsqu'il arrive а ce sacrement d'кtre transformй en chair
ou en sang par la nutrition, en cendre par la combustion ou par la
putrйfaction, ce ne sont pas les accidents qui sont convertis en substance, pas
plus que la substance du corps du Christ; mais c'est la substance du pain,
celle qui avait existй auparavant, qui revient, et c'est d'elle que naоt ce en
quoi semble se transformer le sacrement. C'est une thиse parfaitement insoutenable.
On a montrй plus haut que la substance du pain est changйe en la substance du
corps du Christ. Or ce qui a йtй changй en autre chose ne peut faire retour, а
moins d'une reconversion parfaite. Si donc la substance du pain fait retour, il
s'ensuit que la substance du corps du Christ est convertie en pain. C'est
absurde. D'ailleurs si la substance du pain revient, cela doit se faire, soit
qu'il y ait permanence des espиces du pain, soit que ces espиces aient dйjа йtй
dйtruites. Mais tant que durent les espиces du pain, la substance du pain ne
peut rйapparaоtre; tant que durent en effet ces espиces, c'est la substance du
corps du Christ qu'elles recouvrent: il y aurait lа en mкme temps la substance
du pain et la substance du corps du Christ. De mкme, la substance du pain ne
peut-elle davantage revenir, une fois corrompues les espиces du pain, parce que
d'une part la substance du pain n'existe pas sans ses propres espиces, et parce
que d'autre part, une fois dйtruites les espиces du pain, une autre substance
est dйjа engendrйe, а la gйnйration de laquelle йtait prйsupposй le retour de
la substance du pain. Il semble donc prйfйrable de dire que, dans la
consйcration elle-mкme, de mкme que la substance du pain est par miracle
changйe au corps du Christ, de mкme il est donnй, par miracle, aux accidents de
subsister, ce qui est le propre de la substance, et qu'ainsi ils peuvent faire
et subir tout ce que la substance pourrait faire et subir, si substance il y
avait. C'est donc sans nouveau miracle qu'ils peuvent enivrer et nourrir, subir
la combustion ou la dйcomposition, de la mкme maniиre et dans le mкme ordre que
s'il y avait lа substance du pain et substance du vin. 67: RЙPONSE AUX OBJECTIONS QUE SOULИVE LA FRACTION
Reste
ce qui concerne la cinquiиme difficultй. Il est clair, aprиs ce que nous avons
dit, que nous pouvons poser, comme sujet de la fraction, les dimensions qui
subsistent par soi. Ces dimensions fractionnйes, la substance du corps du
Christ n'en est pas pour autant fractionnйe, le corps du Christ demeurant tout
entier sous chaque parcelle. Malgrй la difficultй apparente, tout ceci peut
recevoir explication, dans la ligne de ce qui a йtй dit dйjа. On a dit en effet
que le corps du Christ est prйsent dans ce sacrement par sa substance en vertu
mкme du sacrement. Or les dimensions du corps du Christ sont lа en vertu de la
concomitance naturelle qu'elles ont avec la substance, mais contrairement au
principe selon lequel un corps se trouve naturellement dans son lieu: un corps
naturel йtant en effet dans son lieu par l'intermйdiaire des dimensions qui le
proportionnent au lieu. Mais autre la maniиre pour un кtre substantiel de se
trouver en relation avec ce en quoi il est, autre la maniиre pour un кtre
quantitatif. L'кtre quantitatif en effet se trouve tout entier dans un tout, de
telle sorte que le tout de cet кtre ne se trouve pas dans une partie du tout
qui le contient, mais une partie dans une partie, comme le tout dans le tout. Un
corps naturel se trouve tout entier en tout son lieu, de telle sorte qu'il
n'est pas tout entier dans n'importe quelle partie de ce lieu, mais les parties
du corps se trouvent proportionnйes aux parties du lieu, йtant donnй que c'est
par l'intermйdiaire des dimensions qu'il se trouve dans le lieu. Mais qu'un
кtre substantiel se trouve tout entier dans un tout, il se trouve йgalement
tout entier dans n'importe quelle partie de ce tout, ainsi la nature spйcifique
de l'eau est tout entiиre en n'importe quelle particule d'eau, l'вme humaine
tout entiиre en n'importe quelle partie du corps. Йtant donnй que le corps du Christ est
prйsent dans le sacrement par sa substance, en laquelle a йtй convertie la
substance du pain dont les dimensions demeurent, de mкme que la substance
spйcifique de pain se trouvait tout entiиre sous n'importe quelle partie des
dimensions, de mкme le corps du Christ se trouve tout entier sous n'importe
quelle partie de ces mкmes dimensions. La fraction ou division n'atteint donc
pas le corps du Christ, comme si ce corps en йtait le sujet; non, le sujet de
cette fraction, c'est les dimensions du pain et du vin, qui demeurent, tout
comme ces mкmes dimensions, avons-nous dit, forment le sujet des autres
accidents qui demeurent lа. 68: EXPLICATION DU TEXTE INVOQUЙ
Ces
difficultйs йcartйes, il apparaоt clairement que l'enseignement traditionnel de
l'Йglise sur le sacrement de l'Autel ne contient rien qui ne soit impossible а
Dieu, tout-puissant. Quand le Seigneur s'adresse а ses disciples, qui paraissaient
scandalisйs de cet enseignement, en leur disant: Les paroles que je vous ai
dites sont esprit et vie, cette affirmation ne s'oppose pas davantage а la
Tradition de l'Йglise. Le Seigneur, en effet, ne laissait pas entendre par lа
qu'il ne donnerait pas sa chair vйritable а manger а ses fidиles; il signifiait
qu'il ne la donnait pas а manger d'une maniиre charnelle, c'est-а-dire qu'elle
ne serait pas mangйe, comme le sont les autres aliments matйriels, aprиs avoir
йtй dйpecйe dans sa nature propre, mais qu'elle serait mangйe d'une maniиre
spirituelle, en dehors des normes propres а ces aliments. 69: DE QUEL PAIN ET DE QUEL VIN DOIT КTRE CONFECTIONNЙ CE
SACREMENT
Nous avons dit plus haut que ce sacrement
йtait confectionnй avec du pain et avec du vin; il est donc nйcessaire
d'observer, en ce qui concerne la nature du pain et du vin, les conditions qui
rendent possible la confection de ce sacrement. Ne mйrite le nom de vin que la
liqueur tirйe du raisin; ne mйrite, а proprement parler, le nom de pain, que
celui que l'on fait а partir des grains de blй. Tout ce qu'on appelle pain, par
ailleurs, n'est entrй en usage que pour supplйer au dйfaut de pain de froment;
de mкme pour les autres boissons dont on use faute de vin. On ne saurait donc
confectionner ce sacrement avec d'autre pain ou d'autre vin, et pas davantage
avec un pain et un vin tellement mйlangйs d'autre matiиre que leur nature en
serait corrompue. Mais s'il se mкle а ce pain ou а ce vin quelque chose
qui n'a rien а voir avec la dйfinition de pain ou de vin, il est clair que,
ceci nйgligй, on peut confectionner vraiment le sacrement. Que le pain soit
fermentй ou qu'il soit azyme n'affecte pas sa nature; celle-ci йtant sauve dans
l'un et l'autre cas, on peut confectionner ce sacrement avec l'un ou l'autre
pain. Aussi bien, les diffйrentes Йglises observent-elles en cela des usages
diffйrents; usages qui d'ailleurs s'accordent avec le symbolisme du sacrement.
C'est ainsi que saint Grйgoire dit dans son Registre: L'Йglise romaine offre
des pains azymes, car le Seigneur a pris chair sans qu'il y eыt aucun mйlange.
Mais les autres Йglises offrent du pain fermentй; le Verbe du Pиre a en effet
revкtu la chair, et il est vrai Dieu et vrai homme, tel le ferment qu'on
mйlange avec la farine. L'usage du pain azyme convient cependant mieux а la
puretй du corps mystique de l'Йglise, qui se trouve symbolisйe dans ce
sacrement. Notre Pвque, le Christ, a йtй immolйe. Cйlйbrons donc la fкte,
avec les azymes de la sincйritй et de la puretй. Ainsi est exclue l'erreur de certains
Grecs qui prйtendent que ce sacrement ne peut кtre cйlйbrй avec du pain azyme,
opinion que les textes de l'Йvangile rйfutent d'une maniиre йvidente. Matthieu,
Marc et Luc nous disent que le premier jour des azymes le Seigneur
mangea la Pвque avec ses disciples et institua alors ce sacrement. Comme la loi
ne permettait pas que le premier jour des azymes il se trouvвt du pain fermentй
dans les maisons des Juifs, ainsi qu'il ressort de l'Exode, et que le
Seigneur, au long de sa vie ici-bas, a observй la loi, il est clair que c'est
du pain azyme qu'il a changй en son corps et qu'il a donnй а manger а ses
disciples. Il est donc stupide de condamner l'usage de l'Йglise latine, usage
que le Seigneur a observй lors mкme de l'institution de ce sacrement. D'aucuns
affirment cependant que le Seigneur devanзa le jour des azymes en prйvision de
l'imminence de sa passion, et qu'il aurait usй alors de pain fermentй. On
s'efforce de le prouver par ces deux arguments. Saint Jean nous dit que c'est
avant la fкte de Pвque que le Seigneur cйlйbra avec ses disciples la Cиne
au cours de laquelle il consacra son propre corps, comme l'Apфtre le rapporte
dans la 1re Epоtre aux Corinthiens. Il semble donc que le Christ aurait
cйlйbrй la Cиne avant le jour des azymes et qu'ainsi il aurait employй, pour
consacrer son corps, du pain fermentй. - On veut donner en confirmation ce
tйmoignage de saint Jean: le sixiиme jour, le jour que Jйsus fut
crucifiй, les Juifs n'entrиrent pas dans le prйtoire de Pilate, pour ne pas
se souiller, afin de pouvoir manger la Pвque. Or Pвque йgale azyme. On en
conclut donc que la Cиne fut cйlйbrйe avant les azymes.
A ceci il faut rйpondre que
la fкte des azymes, comme le Seigneur l'ordonne dans l'Exode, йtait cйlйbrйe
durant sept jours, parmi lesquels le premier, qui йtait le quinziиme du mois,
йtait de beaucoup le plus saint et le plus solennel. Mais chez les Juifs,
les solennitйs commenзaient la veille au soir; on commenзait donc а manger les
azymes le soir du quatorziиme jour et l'on continuait les sept jours suivants.
Aussi lit-on au mкme chapitre de l'Exode: Le premier mois, le soir du
quatorziиme jour, vous mangerez les azymes, jusqu'au soir du vingt et uniиme
jour du mкme mois. Durant ces sept jours, il ne se trouvera pas de pain
fermentй dans vos maisons. C'йtait au soir de ce quatorziиme jour qu'йtait
immolй l'agneau pascal. C'est donc le quatorziиme jour du mois que les
Йvangйlistes Matthieu, Marc et Luc appellent le premier jour des azymes, parce
qu'au soir de ce jour on mangeait les azymes et qu'on immolait alors la
Pвque, c'est-а-dire l'agneau pascal. Pour Jean, cela se fit avant la
fкte de Pвque, c'est-а-dire avant le quinziиme jour du mois, le plus
solennel de tous, le jour oщ les Juifs devaient manger la Pвque, c'est-а-dire
les pains azymes de Pвque, non point l'agneau pascal. Ainsi nul
dйsaccord entre les Йvangйlistes; il est йvident que le Christ, а la Cиne, a
consacrй son propre corps, en se servant de pain azyme. C'est donc
manifestement а bon droit que l'Йglise latine se sert de pain azyme dans ce
sacrement. 70: DU SACREMENT DE PЙNITENCE ET D'ABORD QUE LES HOMMES, APRИS
AVOIR REЗU LA GRACE SACRAMENTELLE, PEUVENT ENCORE PЙCHER
La
grвce confйrйe aux hommes par les sacrements qu'on vient d'йtudier, ne les rend
pas pour autant impeccables. Les dons de la grвce sont reзus dans l'вme а titre de
dispositions habituelles; et l'homme n'agit pas toujours suivant la norme de
ces dons. Rien n'empкche en effet celui qui possиde un habitus d'agir selon cet
habitus ou contre lui: le maоtre de grammaire peut s'exprimer comme il faut,
suivant les rиgles de son art; il peut aussi le faire de faзon malsйante, а
l'encontre de ces mкmes rиgles. Ainsi en va-t-il des habitus que sont les
vertus morales; celui qui possиde la vertu de justice peut aussi agir contre la
justice. Cela vient de ce que l'usage, en nous, des habitus, relиve de la
volontй; or la volontй se tient entre deux opposйs, en puissance de l'un et de
l'autre. Il est donc manifeste que celui qui reзoit les dons de la grвce peut
pйcher en agissant contre la grвce. Il ne peut y avoir d'impeccabilitй dans
l'homme sans immutabilitй de la volontй. Or cette immutabilitй, l'homme n'en
peut jouir que pour autant qu'il a atteint sa fin suprкme. C'est la plйnitude
parfaite, telle que la volontй n'a pas а se dйtourner de l'objet oщ elle est
fixйe, qui lui confиre cette immutabilitй. Mais ce rassasiement de la volontй
est le fait seulement de l'homme qui est parvenu а sa fin suprкme; tant qu'il
reste quelque chose а dйsirer, la volontй n'est pas comblйe. Ainsi l'homme ne
peut jouir de l'impeccabilitй tant qu'il n'est pas parvenu а la fin suprкme. Or
ce n'est point ce que donne а l'homme la grвce confйrйe par les sacrements,
ceux-ci venant justement au secours de l'homme pour autant qu'il est en marche
vers sa fin. La grвce qui est reзue dans les sacrements ne rend donc personne
impeccable. Tout pйchй d'ailleurs vient d'une certaine ignorance. Le Philosophe dit
que tout mйchant est un ignorant, et les Proverbes affirment que ceux
qui font le mal sont dans l'erreur. Seul donc est sыr de ne pas pйcher, au
plan de la volontй, celui qui est assurй, au plan de l'intelligence, de ne pas
tomber dans l'ignorance et dans l'erreur. Or il est йvident que la grвce
confйrйe par les sacrements n'immunise point l'homme contre toute ignorance et
toute erreur. Seule peut le faire, au plan de l'intelligence, la contemplation
de cette vйritй qui est la certitude de toutes les vйritйs, contemplation, nous
l'avons montrй au Livre III°, qui est la fin suprкme de l'homme. La grвce sacramentelle
ne rend donc point l'homme impeccable. Au changement qui se fait dans l'homme,
dans le mal comme dans le bien, contribue beaucoup celui qui vient des passions
de l'вme. Dans la mesure en effet oщ par sa raison il rйprime ou oriente les
passions de son вme, l'homme acquiert la vertu ou s'y maintient; dans la mesure
au contraire oщ il laisse aller sa raison а la remorque de ses passions,
l'homme sombre dans le vice. Aussi longtemps donc que l'homme est sujet au
changement au plan des passions de l'вme, aussi longtemps il l'est au plan du
vice et de la vertu. Or le changement au plan des passions de l'вme n'est pas
supprimй par la grвce confйrйe par les sacrements; l'homme y reste sujet aussi
longtemps que l'вme est unie а un corps passible. La grвce des sacrements,
c'est clair, ne rend donc pas l'homme impeccable. Il semble superflu de prйvenir contre le
pйchй ceux qui ne peuvent le commettre. Or l'enseignement de l'Йvangile et des
Apфtres met justement en garde les fidиles auxquels les sacrements ont dйjа
confйrй la grвce du Saint-Esprit. Veillez а ce que personne ne manque а la
grвce de Dieu, dit l'Йpоtre aux Hйbreux, а ce qu'aucune racine amиre,
poussant des rejetons, ne vienne faire obstacle. N'attristez pas le
Saint-Esprit de Dieu, par lequel vous avez йtй marquйs. Que celui qui croit
кtre debout prenne garde de tomber. Et l'Apфtre de dire de lui-mкme: Je
traite durement mon corps et je le rйduis en servitude, de peur qu'aprиs avoir
prкchй aux autres, je ne sois moi-mкme rйprouvй. La grвce qui est reзue
dans les sacrements ne rend donc pas les hommes impeccables. Du mкme coup est
rejetйe l'erreur de certains hйrйtiques qui prйtendent que l'homme, une fois
reзue la grвce du Saint-Esprit, ne peut plus pйcher, et que, s'il pиche, c'est
qu'il n'a jamais eu cette grвce. Ils citent а l'appui de leur erreur la
parole de l'Apфtre aux Corinthiens: La charitй ne passe jamais, et celle
de saint Jean dans sa 1re Йpоtre: Quiconque demeure en lui ne pиche point;
quiconque pиche ne l'a pas vu et ne l'a pas connu, et ce qui paraоt encore
plus clair: Quiconque est nй de Dieu ne commet point le pйchй, parce que la
semence de Dieu demeure en lui; et il ne peut pйcher parce qu'il est nй de
Dieu. Mais rien de tout ceci n'aboutit а prouver leur propos. Il n'est pas dit
de la charitй qu'elle ne passe jamais, en ce sens que celui qui la
possиde ne puisse la perdre un jour ou l'autre, puisqu'il est dit dans l'Apocalypse:
J'ai contre toi que tu as abandonnй ta charitй premiиre. Il est dit de la
charitй qu'elle ne passe jamais en ce sens que, tous les autres dons du
Saint-Esprit ayant de soi quelque imperfection, tel l'esprit de prophйtie ou
quelque autre don de ce genre, et prenant fin quand sera venu ce qui est
parfait, la charitй demeurera en cet йtat de perfection. Quant aux citations
tirйes de l'Йpоtre de Jean, le sens en est que les dons du Saint-Esprit grвce
auxquels l'homme est adoptй ou renaоt comme fils de Dieu, ont de soi une vertu
telle qu'ils peuvent garder l'homme de tout pйchй, et que le pйchй est
impossible а qui rиgle sa vie sur eux. L'homme pourtant peut agir а leur
encontre et pйcher en s'en йcartant. Ainsi est-il dit: Celui qui est nй de
Dieu ne peut pas pйcher, au sens mкme oщ l'on dirait: Le chaud ne peut
rendre froid; et pourtant ce qui est chaud peut devenir froid, et ainsi
pourra refroidir. C'est encore comme si l'on disait: Le juste ne peut pas
commettre d'injustice; oui, pour autant qu'il est juste. 71: LA GRACE PEUT CONVERTIR L'HOMME QUI PКCHE APRИS AVOIR REЗU LA
GRACE DES SACREMENTS
De
tout cela il va ressortir que l'homme qui tombe dans le pйchй aprиs avoir reзu
la grвce des sacrements, peut de nouveau кtre restaurй en grвce. Tout au long de
la vie d'ici-bas, la volontй est capable de changer, pour le mal comme pour le
bien. De mкme donc que l'on peut pйcher aprиs avoir reзu la grвce, de mкme, on
va le voir, peut-on revenir а la vertu. Le bien, c'est йvident, est plus puissant
que le mal; le mal, en effet, n'agit qu'en vertu du bien. Si donc
le pйchй peut dйtourner la volontй de l'homme de l'йtat de grвce, а plus forte
raison la grвce peut-elle le dйtourner du pйchй. Tant qu'on est en route, la parfaite
stabilitй de la volontй n'est le fait de personne. Or, tant que l'homme vit
ici-bas, il est en route, tendu vers sa fin derniиre. Sa volontй n'est donc pas
tellement stabilisйe dans le mal que la grвce de Dieu ne puisse la ramener au
bien. Il
est certain que la grвce des sacrements libиre des pйchйs que l'on a commis
avant de la recevoir. L'Apфtre l'affirme: Ni les impudiques, ni les
idolвtres, ni les adultиres,... ne possйderont le royaume de Dieu. Voilа
pourtant ce que vous йtiez jadis, mais vous avez йtй lavйs, mais vous avez йtй
sanctifiйs, mais vous avez йtй justifiйs au nom de Notre-Seigneur Jйsus-Christ,
et par l'Esprit de notre Dieu. Il est йgalement certain que la grвce
confйrйe par les sacrements n'affaiblit pas le bien de la nature, elle le
renforce au contraire. Or il appartient а ce bien de la nature de nous rendre
capables de revenir du pйchй а l'йtat de justice; c'est un bien en effet que la
puissance au bien. Si donc il arrive que l'homme pиche aprиs avoir reзu la
grвce, il sera capable encore de revenir а l'йtat de justice. S'il est
impossible а ceux qui pиchent aprиs le baptкme de recouvrer la grвce, c'est
l'espoir du salut qui leur est enlevй. Mais le dйsespoir, c'est la voie ouverte
а pйcher sans retenue; dans l'Йpоtre aux Йphйsiens, il est dit de
certains qu'ayant perdu tout espoir, ils se sont livrйs а l'impudicitй, а
toute espиce d'impuretй et d'avarice. Bien dangereuse position, celle qui
entraоne les hommes en une telle sentine de vices. On a montrй dйjа que la grвce reзue dans
les sacrements ne rend pas l'homme impeccable. Si donc l'homme qui pиche aprиs
avoir reзu cette grвce ne pouvait recouvrer l'йtat de justice, il serait
dangereux de recevoir les sacrements, ce qu'il est йvidemment messйant
d'affirmer. Non, le retour а la justice de ceux qui pиchent aprиs avoir reзu
les sacrements est une chose indйniable. L'autoritй de la sainte Йcriture le
confirme d'ailleurs. Saint Jean dit dans sa 1re Йpоtre: Mes petits enfants,
je vous йcris ces choses afin que vous ne pйchiez pas. Mais si quelqu'un a
pйchй, nous avons un avocat auprиs du Pиre, Jйsus-Christ le juste. Il est
lui-mкme une victime de propitiation pour nos pйchйs; ces propos
s'adressaient manifestement а des fidиles dйjа baptisйs. Paul, lui, йcrit au
sujet du fornicateur de Corinthe: C'est assez pour cet homme du chвtiment
qui lui a йtй infligй par le plus grand nombre, en sorte que vous devez bien
plutфt lui faire grвce et le consoler; et plus loin: Je me rйjouis а
cette heure, non pas de ce que vous avez йtй attristйs, mais de ce que votre
tristesse vous a portйs а la pйnitence. On lit encore en Jйrйmie: Tu
t'es prostituйe а de nombreux amants; reviens pourtant vers moi, dit le
Seigneur. Et dans les Lamentations: Fais-nous revenir а toi, Seigneur,
et nous reviendrons; renouvelle nos jours comme au commencement. De tout
cela il ressort que si les fidиles sont tombйs dans le pйchй, aprиs avoir reзu
la grвce, le retour au salut leur est de nouveau ouvert. Ainsi est rejetйe
l'erreur des disciples de Novatien, qui refusaient le pardon а ceux qui
pйchaient aprиs le baptкme. Ces hйrйtiques posaient а la base de leur erreur
cette parole de l'Йpоtre aux Hйbreux: Il est impossible pour ceux qui ont
йtй une fois йclairйs et qui ont goыtй le don cйleste, qui ont eu part au
Saint-Esprit, qui ont goыtй la douceur de la parole de Dieu et les merveilles
du monde а venir, et qui pourtant sont tombйs, d'кtre renouvelйs par un retour
а la pйnitence. Mais ce qui suit montre bien le sens de cette
affirmation de l'Apфtre: Eux qui pour leur part crucifient de nouveau le
Fils de Dieu et le livrent а l'ignominie. Ceux qui sont tombйs aprиs avoir
reзu la grвce ne peuvent кtre renouvelйs par un retour а la pйnitence, pour
cette raison que le Fils de Dieu ne peut кtre de nouveau crucifiй. Ce qui est
donc refusй ici, c'est cette restauration et ce retour а la pйnitence par
lesquels l'homme est crucifiй avec le Christ; ce qui est le fait du baptкme,
selon cette parole de l'Йpоtre aux Romains: Nous tous qui avons йtй baptisйs
dans le Christ Jйsus, c'est en sa mort que nous avons йtй baptisйs. De mкme
donc que le Christ ne peut кtre crucifiй une seconde fois, de mкme celui qui
pиche aprиs son baptкme ne peut кtre baptisй une seconde fois. Mais il peut de
nouveau recouvrer la grвce, par le moyen de la pйnitence. Aussi bien l'Apфtre
n'a pas dit qu'il йtait impossible а ceux qui йtaient tombйs une fois d'кtre
rappelйs ou ramenйs а la pйnitence, mais qu'il leur йtait impossible d'кtre
renouvelйs, ce qu'il a coutume d'attribuer au baptкme: Il nous a sauvйs par
le bain de la rйgйnйration et par le renouvellement de l'Esprit-Saint, йcrit-il
dans l'Йpоtre а Tite. 72: NЙCESSITЙ DE LA PЙNITENCE. SES PARTIES
Ce que
nous venons de dire montre donc clairement que si quelqu'un pиche aprиs son
baptкme, il ne peut trouver dans le baptкme de remиde а son pйchй. Mais la
richesse de la misйricorde de Dieu et l'efficace de la grвce du Christ ne
souffrent pas que le pйcheur soit abandonnй sans remиde; un autre remиde
sacramentel, qui purifiвt du pйchй, a donc йtй instituй. C'est le sacrement de
pйnitence, sorte de traitement spirituel. De mкme que ceux qui sont nйs а la
vie naturelle, s'ils viennent а tomber dans une maladie qui contrarie l'йpanouissement
de la vie, peuvent кtre guйris sans qu'il soit besoin pour eux de renaоtre а
nouveau, - ils sont guйris par un traitement qui modifie leur йtat de santй -,
de mкme, le baptкme, qui est la naissance spirituelle, n'йtant pas renouvelй au
bйnйfice des pйchйs qui l'ont suivi, ces pйchйs sont guйris par la pйnitence
comme par une sorte de traitement spirituel. Il peut arriver parfois, remarquons-le,
que la guйrison corporelle se fasse totalement de l'intйrieur, quand, par
exemple, un malade guйrit par les seules ressources de sa nature. Mais la
guйrison peut se produire aussi а la fois de l'intйrieur et de l'extйrieur,
quand par exemple la marche de la nature est aidйe par le secours externe d'un
remиde. Que l'on guйrisse exclusivement de l'extйrieur, cela ne peut se faire:
le malade garde en lui des principes vitaux, qui sont en lui, pour une part,
cause de sa guйrison. Quant а la guйrison spirituelle, il lui est impossible de
se produire totalement de l'intйrieur; l'homme, avons-nous dit au Livre IIIe, ne
peut кtre dйlivrй de son pйchй que par le secours de la grвce. Mais il est
йgalement impossible que la guйrison spirituelle se fasse totalement de
l'extйrieur: l'вme ne serait pas rйtablie en santй si la volontй de l'homme ne
produisait pas des mouvements droitement orientйs. Dans le sacrement de
pйnitence, la santй spirituelle doit donc venir а la fois de l'intйrieur et de
l'extйrieur. Voici comment les choses se passent. Pour guйrir complиtement d'une
maladie physique, il faut кtre dйlivrй de toutes les sйquelles qu'entraоne
cette maladie. Le traitement spirituel de la pйnitence ne serait pas intйgral
si l'homme n'йtait dйlivrй de tous les prйjudices dans lesquels le pйchй l'a
entraоnй. Le premier prйjudice que le pйchй fait subir, c'est le dйsordre de l'вme,
dйsordre qui consiste а dйtourner l'esprit du bien immuable, Dieu, et а
orienter vers le pйchй. Le deuxiиme prйjudice que l'homme encourt, c'est la
dette de la peine, toute faute, nous l'avons montrй ailleurs, entraоnant de la
part du maоtre infiniment juste qu'est Dieu, l'imposition d'une peine. Le
troisiиme prйjudice, c'est un certain affaiblissement du bien de la nature,
l'homme, en pйchant, se rendant plus enclin а pйcher encore, plus lent а faire
le bien. La premiиre chose qu'on demandera donc а la pйnitence sera de
refaire l'ordre dans l'вme, de telle sorte que celle-ci se retourne vers Dieu,
se dйtourne du pйchй, pleurant celui qu'elle a commis et se promettant de ne
plus le commettre: telle est la nature de la contrition. Cette remise en
ordre de l'вme ne peut se faire sans la grвce. Notre вme ne peut en effet se
retourner comme il convient vers Dieu sans la charitй, et, comme nous l'avons
vu au Livre IIIe, il ne peut y avoir de charitй sans la grвce. Ainsi donc la
contrition supprime l'offense faite а Dieu et dйlivre de la dette de la peine
йternelle, laquelle ne saurait coexister avec la grвce et la charitй; il n'y a
en effet de peine йternelle que par sйparation d'avec Dieu а qui l'homme est
uni par la grвce et par la charitй. Cette remise en ordre de l'вme, qui s'opиre
dans la contrition, procиde de l'intйrieur, du libre-arbitre, avec la grвce de
Dieu. Mais
nous avons vu plus haut que le mйrite du Christ, souffrant pour le genre
humain, s'applique а la rйmission de tous les pйchйs. Pour que l'homme soit
guйri de son pйchй, il faut donc qu'il adhиre spirituellement non seulement а
Dieu, mais encore au mйdiateur entre Dieu et les hommes, Jйsus-Christ, en qui
est donnйe la rйmission de tous les pйchйs. Ce salut spirituel en effet qui
consiste dans la conversion de nos вmes а Dieu, nous ne pouvons l'obtenir que
du mйdecin de nos вmes, Jйsus-Christ, qui sauve son peuple de ses pйchйs, et
dont le mйrite suffit а effacer totalement tous les pйchйs; c'est lui qui
enlиve les pйchйs du monde, lit-on en saint Jean. Tous pourtant
n'ont pas part pleinement au fruit de cette rйmission; chacun y a part dans la
mesure seulement oщ il s'unit au Christ souffrant pour nos pйchйs. L'union qui
s'instaure au baptкme entre le Christ et nous, n'est pas notre _uvre, une _uvre
qui viendrait de l'intйrieur de nous-mкmes, car aucun кtre ne s'engendre
soi-mкme а la vie; c'est l'_uvre du Christ qui nous engendre а une vivante
espйrance. La rйmission des pйchйs se fait donc, au baptкme, par la
puissance de ce mкme Christ qui nous unit а lui de faзon parfaite et intйgrale,
de telle maniиre que non seulement l'impuretй du pйchй est enlevйe, mais que
toute dette pйnale est parfaitement remise, а moins que par accident il en
aille autrement, comme c'est le cas pour ceux qui s'approchant avec fiction du
sacrement, n'en perзoivent pas les effets. Mais dans la guйrison spirituelle dont il
s'agit en ce moment, c'est par notre _uvre, une _uvre informйe par la grвce
divine, que nous sommes unis au Christ. Aussi bien n'est-ce pas toujours parfaitement,
ni tous йgalement, que nous obtenons l'effet de la rйmission. Le retournement
de notre вme vers Dieu, vers le mйrite du Christ, vers la dйtestation du pйchй,
peut кtre si intense que l'on obtienne la parfaite remise de son pйchй; non
seulement en ce qui concerne la purification de la faute, mais aussi en ce qui
concerne la rйmission totale de la peine. Mais ce n'est pas toujours le cas.
Parfois, alors que la faute a йtй enlevйe par la contrition, et que la dette de
la peine йternelle а йtй remise, il reste qu'on soit obligй а une certaine
peine temporelle afin que soit sauve la justice de Dieu, qui veut que le
dйsordre de la faute soit compensй par une peine. Mais le fait d'avoir а subir une peine
pour la faute requiert qu'il y ait jugement; il faut que le pйnitent qui se
confie au Christ pour кtre guйri attende du Christ le jugement qui fixera la
peine, jugement que le Christ rend par le truchement de ses ministres, а
l'image de ce qui se passe pour les autres sacrements. Or nul ne peut juger des
fautes qu'il ignore. Il a donc йtй nйcessaire d'instituer la confession, la
deuxiиme partie de ce sacrement pour ainsi dire, afin que le pйnitent
fasse connaоtre sa faute au ministre du Christ. Il faut donc que le ministre auquel l'on
se confesse possиde le pouvoir judiciaire aux lieu et place du Christ qui
est constituй juge des vivants et des morts. Deux йlйments sont requis pour
constituer ce pouvoir de juger: l'autoritй nйcessaire pour connaоtre la faute,
le pouvoir d'absoudre ou de condamner. Ce sont ces deux йlйments que l'on
appelle les deux clefs de l'Йglise, c'est-а-dire la science du
discernement et le pouvoir de lier et de dйlier, clefs remises а saint Pierre
par le Seigneur, ainsi qu'il est dit en saint Matthieu: Je te donnerai les
clefs du royaume des cieux. Cette parole d'ailleurs n'est pas а entendre en
ce sens que Pierre aurait йtй seul а recevoir ces clefs, mais en ce sens qu'il
les a reзues avec mission de les transmettre а d'autres; autrement il n'aurait
pas йtй pourvu suffisamment au salut des fidиles. Ces clefs tirent leur efficacitй de la
Passion par laquelle le Christ nous a ouvert la porte du royaume des cieux.
Aussi, tout comme sans le baptкme qui met en _uvre la passion du Christ, il ne
peut y avoir de salut pour les hommes, - que le baptкme soit rйellement reзu ou
qu'il soit dйsirй en intention, quand la nйcessitй, non le mйpris, empкche
de recevoir le sacrement -, ainsi ne peut-il y avoir de salut aprиs le
baptкme que pour ceux qui se soumettent aux clefs de l'Йglise, soit qu'ils se
confessent et subissent le jugement des ministres de l'Йglise, soit au moins
qu'ils aient le propos de le faire en temps opportun. Comme le dit Pierre dans
les Actes: il n'y a pas d'autre nom donnй aux hommes, en lequel nous
puissions faire notre salut, que le nom de Notre-Seigneur Jйsus-Christ. Nulle et non
avenue est donc l'erreur de ceux qui ont prйtendu que l'homme pouvait obtenir
le pardon de ses pйchйs sans se confesser et sans avoir l'intention de le
faire, ou encore que les prйlats de l'Йglise pouvaient dispenser tel ou tel de
l'obligation de se confesser. Cela les prйlats de l'Йglise ne le peuvent faire,
ne pouvant frustrer les clefs de l'Йglise, en lesquelles tient tout leur
pouvoir. Ils ne peuvent davantage faire que quelqu'un obtienne la rйmission de
ses pйchйs en dehors d'un sacrement qui tient son efficacitй de la passion du
Christ. Seul le Christ le peut, lui qui est instituteur et auteur des
sacrements. De mкme donc que les prйlats de l'Йglise ne peuvent faire que
quelqu'un soit sauvй sans le baptкme, de mкme ne peuvent-ils faire que
quelqu'un obtienne la rйmission de ses fautes sans confession et sans
absolution. Remarquons cependant que le baptкme est douй d'une certaine efficacitй
pour la rйmission des pйchйs avant mкme qu'il soit reзu en fait, du moment
qu'on a l'intention de le recevoir, - йtant bien entendu que lors de sa
rйception, le fruit confйrй a une plйnitude plus grande, tant pour le don de la
grвce que pour la rйmission de la faute. Mais il arrive aussi parfois que la
rйception du baptкme confиre la grвce et remette la faute а qui cette faute
n'avait pas йtй dйjа remise. Il en va de mкme pour les clefs de l'Йglise; elles
sortent leur effet en celui-lа mкme qui ne s'est pas encore soumis а elles,
pourvu qu'il ait l'intention de le faire. En s'y soumettant en fait, par la
confession et par la rйception de l'absolution, celui-lа obtient une grвce plus
grande et une rйmission plus complиte. Mais rien n'empкche que ce soit parfois
au cours mкme de l'absolution que, par la vertu des clefs, la grвce qui efface
la faute soit accordйe а celui qui s'est confessй. Puisque, dans la confession et dans
l'absolution, un effet plus grand de grвce et de rйmission est accordй а
celui-lа mкme qui, en raison de son bon propos, a dйjа obtenu l'une et l'autre,
il est manifeste qu'en vertu des clefs le ministre de l'Йglise remet en
absolvant quelque chose de la peine temporelle dont le pйnitent йtait restй
dйbiteur aprиs son acte de contrition. Quant au reste, le ministre de l'Йglise
y oblige le pйnitent par ce qu'il lui fixe; l'accomplissement de cette
obligation s'appelle la satisfaction, qui est la troisiиme partie
de la pйnitence. Grвce а elle, en acquittant la peine а laquelle il est tenu,
l'homme se libиre totalement de la dette de la peine. Plus profondйment, sa
faiblesse naturelle а l'йgard du bien est guйrie, alors qu'il s'abstient de mal
faire et qu'il prend de bonnes habitudes, en soumettant son esprit а Dieu dans
la priиre, en domptant sa chair par le jeыne pour la soumettre а l'esprit, en
mettant par l'aumфne ses biens extйrieurs au service d'un prochain dont sa
faute l'avait sйparй. Il est donc clair que le ministre de l'Йglise exerce
un certain jugement dans l'usage des clefs. Mais le jugement n'est confiй а qui
que ce soit qu'au bйnйfice de ceux qui lui sont soumis. Aussi bien n'est-ce pas
n'importe quel prкtre qui a pouvoir d'absoudre n'importe qui de ses pйchйs,
comme certains l'affirment mensongиrement, mais seul le prкtre qui a reзu
pouvoir sur tel sujet. 73: LE SACREMENT D'EXTRКME-ONCTION
Le
corps est l'instrument de l'вme. Or un instrument est а l'usage d'un agent
principal. Il est donc nйcessaire que l'instrument soit disposй de telle sorte
qu'il puisse servir а l'agent principal. Le corps doit donc кtre en disposition
de servir l'вme. Mais, la justice divine en disposant ainsi, de l'infirmitй de
l'вme qu'est le pйchй dйcoule parfois l'infirmitй du corps. Cette infirmitй du
corps est parfois utile а la santй de l'вme; dans la mesure oщ l'homme supporte
avec humilitй et patience son mal physique, il lui en est tenu compte comme
d'une peine satisfactoire. Mais ce mal peut aussi, parfois, faire obstacle а la
santй de l'вme, dans la mesure oщ cette infirmitй du corps empкche le jeu des
vertus. Il convenait donc qu'on pыt employer contre le pйchй, dans la mesure oщ
c'est du pйchй que provient la maladie du corps, un certain remиde spirituel,
remиde auquel il peut arriver de guйrir la maladie du corps, lorsque celle-ci,
bien entendu, fait obstacle au salut de l'вme. C'est а quoi est destinй le sacrement
d'Extrкme-Onction, dont il est dit dans l'Йpоtre de saint Jacques: Quelqu'un
parmi vous est-il malade? Qu'il appelle les prкtres de l'Йglise et qu'ils
prient sur lui, l'oignant d'huile au nom du Seigneur, et la priиre de la foi
guйrira le malade. Mais que le malade auquel ce sacrement est confйrй ne
soit pas totalement guйri de sa maladie physique, cela ne prйjuge en rien de la
vertu de ce sacrement. La guйrison du corps, mкme pour ceux qui reзoivent
dignement ce sacrement, n'est pas toujours utile au salut de l'вme. Et pourtant
ce n'est pas en vain qu'ils le reзoivent, bien que la santй physique ne suive
pas. Le but de ce sacrement йtant de guйrir l'infirmitй du corps dans la mesure
oщ celle-ci est une consйquence du pйchй, il est йvident que ce sacrement a
pour but de guйrir les autres sйquelles du pйchй que sont la promptitude au mal
et la difficultй de faire le bien, ceci avec d'autant plus d'effet que ces
infirmitйs de l'вme sont en relation plus йtroite que les maladies du corps
avec le pйchй. Bien sыr, c'est а la pйnitence qu'il revient de soigner ces
infirmitйs spirituelles, pour autant que le pйnitent, par ses _uvres de vertu
dont il use de maniиre satisfactoire, s'йloigne du mal et incline vers le bien.
Mais parce que l'homme, soit nйgligence, soit multiplicitй de ses occupations,
soit mкme briиvetй de la vie, ou pour toute autre cause de ce genre, n'arrive
pas а se guйrir complиtement des dйfauts dont on a parlй plus haut, il a йtй
pourvu de maniиre avantageuse а ce que cette guйrison s'accomplisse par le
moyen d'un sacrement et qu'ainsi l'on soit libйrй du chвtiment de la peine
temporelle, au point qu'il ne reste rien qui puisse empкcher l'вme, lors de sa
sortie du corps, d'atteindre la gloire. Aussi saint Jacques ajoute-t-il: Et
le Seigneur le soulagera. Il arrive aussi que l'homme n'ait plus connaissance
ou mйmoire de tous les pйchйs qu'il a commis et qu'il ne puisse plus les
soumettre tous а la pйnitence pour en кtre purifiй. Il y a encore ces pйchйs
quotidiens qu'on ne peut йviter en cette vie. De tous ces pйchйs, ce sacrement
va purifier l'homme, lors de sa sortie d'ici-bas, si bien qu'il ne se trouve
rien en lui qui puisse faire obstacle а l'entrйe dans la gloire. Saint Jacques
ajoute donc: S'il est dans le pйchй, son pйchй lui sera remis. Il est donc
manifeste que ce sacrement est le dernier et d'une certaine maniиre la
consommation de toute la cure spirituelle qui prйpare l'homme а entrer dans la
gloire. D'oщ son nom d'Extrкme-Onction. Nous voyons clairement ainsi que ce
sacrement ne doit pas кtre confйrй а n'importe quel malade, mais seulement а
ceux que leur maladie semble rendre proches de leur fin. En cas de guйrison
cependant, le sacrement pourra leur кtre rйitйrй, s'ils retombent en pareil
йtat. C'est qu'en effet l'onction de ce sacrement n'a pas une valeur
consйcratoire, а la diffйrence de l'onction de la confirmation, de l'ablution
baptismale, d'autres onctions qu'on ne peut rйpйter, car la consйcration vaut
aussi longtemps que dure le chose consacrйe, en raison de la vertu divine qui
donne valeur de consйcration. L'onction de ce sacrement, elle, a pour but la
guйrison; un remиde doit кtre renouvelй autant de fois que la maladie se
rйpиte. Quant а ceux qui seraient dans un йtat voisin de la mort, sans que ce
soit le fait d'aucune infirmitй, c'est le cas par exemple des condamnйs а mort,
et qui auraient besoin des effets spirituels de ce sacrement, on ne doit pas
pour autant le leur donner. Ce sacrement qui est confйrй sous le symbole d'un
remиde corporel applicable seulement а un malade affligй dans sa chair, est
rйservй aux seuls malades; on doit sauvegarder la valeur symbolique des
sacrements. De mкme donc que le Baptкme requiert une ablution destinйe au
corps, de mкme l'Extrкme-Onction requiert un remиde que l'on applique а une
infirmitй physique. Voilа pourquoi la matiиre propre de ce sacrement est
l'huile qui possиde le pouvoir de guйrir le corps en apaisant les douleurs, de
mкme que la matiиre du sacrement qui opиre la purification spirituelle est
l'eau, qui lave physiquement. Voilа qui explique aussi pourquoi, а l'image du
remиde physique que l'on applique а la racine du mal, cette onction est faite
sur les diverses parties du corps qui ont pu donner naissance а l'infirmitй du
pйchй, sur ces instruments des sens que sont par exemple les pieds et les
mains, artisans des _uvres du pйchй, et selon le rite de quelques-uns, les
reins, siиge de la luxure. Puisque ce sacrement remet les pйchйs, et que le
pйchй n'est remis que par la grвce, il est йvident que ce sacrement confиre la
grвce. Les
prкtres, membres, au dire de Denys, de l'ordre illuminateur, peuvent seuls
administrer ce sacrement qui donne а l'вme une grвce d'illumination. Point
n'est besoin de recourir а l'йvкque, puisque ce sacrement ne confиre pas une
excellence d'йtat, comme ceux dont l'йvкque est le ministre. Cependant, parce
que ce sacrement est douй d'un effet de guйrison parfaite et qu'il requiert une
grвce abondante, il convient que plusieurs prкtres assistent а son
administration et que la priиre de toute la communautй aide а l'effet de ce
sacrement. C'est ce qu'explique la parole de saint Jacques: Qu'il fasse
venir les prкtres de l'Йglise, et la priиre des fidиles guйrira le malade. S'il
n'y a qu'un seul prкtre, il est bien entendu qu'il administre le sacrement en
pouvoir de toute l'Йglise dont il est le ministre et au nom de laquelle il
agit. Comme
il arrive pour les autres sacrements, celui-ci peut кtre empкchй de sortir son
effet, en raison de la fiction de celui qui le reзoit. 74: LE SACREMENT DE L'ORDRE
Ce que
nous avons dit dйjа montre clairement qu'en tous les sacrements dont il a йtй
question, la grвce spirituelle est donnйe sous le signe de rйalitйs visibles.
Or il doit y avoir toujours proportion entre une action et celui qui
l'accomplit. La dispensation de ces sacrements doit donc se faire par
l'intermйdiaire d'hommes visibles, dйtenteurs d'un pouvoir spirituel. Ce n'est
pas aux anges qu'il appartient de confйrer les sacrements, mais а des hommes
revкtus d'un corps visible. Comme le dit l'Apфtre dans l'Epоtre aux Hйbreux:
Tout pontife, pris d'entre les hommes, est йtabli pour les hommes en ce qui
regarde les choses de Dieu. On peut en trouver la raison ailleurs
encore. L'institution, l'efficacitй des sacrements ont leur principe dans le
Christ dont l'Apфtre dit aux Йphйsiens qu'il a aimй son Йglise et
s'est livrй pour elle, afin de la sanctifier, la purifiant par le bain de l'eau
dans le verbe de vie. On sait aussi comment le Christ, а la Cиne, a
instituй le sacrement de son corps et de son sang et en a ordonnй le
renouvellement. Baptкme et Eucharistie, ce sont lа les principaux sacrements.
Mais le Christ devant retirer а son Йglise sa prйsence corporelle, il йtait
nйcessaire qu'il se donnвt d'autres ministres qui dispenseraient les sacrements
aux fidиles. Que les hommes nous considиrent donc comme les ministres du
Christ et les dispensateurs des mystиres de Dieu, йcrit l'Apфtre aux Corinthiens.
Voilа pourquoi le Christ confia а ses disciples la consйcration de son
corps et de son sang: Faites ceci, dit-il, en mйmoire de moi. Voilа
pourquoi il leur confia encore le pouvoir de remettre les pйchйs: Qu'а ceux
dont vous remettrez les pйchйs, ces pйchйs leur soient remis. Il leur
enjoignit encore d'enseigner et de baptiser: Allez, enseignez toutes les
nations, les baptisant. Or le ministre est а comparer au maоtre comme
l'instrument а l'agent principal. De mкme en effet que l'agent met en mouvement
l'instrument pour effectuer quelque travail, de mкme le commandement du maоtre
met en mouvement le ministre pour qu'il exйcute quelque chose. Mais un
instrument doit кtre proportionnй а celui qui l'emploie. Il faut donc que les
ministres du Christ lui soient conformes. Or le Christ, comme Seigneur, a opйrй
notre salut par son autoritй et par sa puissance propres, en tant qu'il йtait а
la fois Dieu et homme; en tant qu'homme en souffrant pour notre rйdemption, en
tant que Dieu en donnant а sa passion de nous sauver. Il faut donc que les
ministres du Christ soient des hommes et qu'ils aient part en mкme temps d'une
certaine maniиre а sa divinitй selon une certaine puissance spirituelle,
l'instrument participant en effet en quelque chose а la puissance de l'agent
principal. C'est de ce pouvoir que parle l'Apфtre quand il dit que le
Seigneur lui a donnй pouvoir pour l'йdification, non pour la destruction. Qu'on ne dise pas
que ce pouvoir, donnй par le Christ а ses disciples, ne peut кtre transmis а
d'autres. Il leur a йtй donnй pour l'йdification de l'Йglise, selon la
parole de l'Apфtre. Ce pouvoir doit donc se perpйtuer aussi longtemps que
l'Йglise est en construction, nйcessitй qui s'йtend aprиs la mort des disciples
jusqu'а la fin des temps. Ainsi donc le pouvoir confiй par le Christ а ses
disciples leur a йtй donnй de telle sorte qu'ils puissent le transmettre а
d'autres. D'ailleurs, les disciples auxquels le Seigneur s'adressait
reprйsentaient tout le reste des fidиles, comme il ressort de ces textes de
Marc et de Matthieu: Ce que je vous dis, c'est а tous que je le dis. Voici,
je suis avec vous jusqu'а la consommation des siиcles. Йtant donnй que
ce pouvoir passe du Christ dans les ministres de l'Йglise, et que, d'autre
part, les effets spirituels qui dйrivent du Christ jusqu'а nous se rйalisent
sous le couvert de certains signes sensibles, il faut donc que ce pouvoir
spirituel soit lui aussi transmis aux hommes sous le revкtement de certains
signes sensibles. Tels sont certains mots et certains gestes prйcis, comme
l'imposition des mains, la porrection du livre ou du calice ou d'autres du mкme
genre, qui se rapportent а l'exercice du pouvoir spirituel. Chaque fois qu'une
rйalitй spirituelle est donnйe sous le revкtement d'un signe corporel, il y a
sacrement. Il est donc йvident qu'il y a, dans la collation du pouvoir
spirituel, rйalisation d'un sacrement: c'est le sacrement de l'Ordre. Il appartient en
effet а la libйralitй divine, en confйrant а quelqu'un le pouvoir de faire
quelque chose, de lui donner en mкme temps ce sans quoi il ne saurait dйcemment
exercer ce pouvoir. L'administration des sacrements qui est le but du pouvoir
spirituel, n'est rйalisйe dйcemment que si la grвce de Dieu vient en aide au
ministre. Aussi bien ce sacrement donne-t-il la grвce, comme les autres. Comme, d'autre
part, le pouvoir d'ordre a pour fin la dispensation des sacrements et qu'entre
tous, le plus noble, et de tous l'achиvement, c'est le sacrement d'Eucharistie,
il faut considйrer le pouvoir d'ordre en le rйfйrant principalement а ce
sacrement, puisque c'est de sa fin que chaque chose reзoit son nom. Or il appartient
а une mкme vertu de confйrer une certaine perfection et de disposer le sujet а
la recevoir; ainsi en est-il du feu, qui a pouvoir de faire passer sa forme а
un autre кtre et de prйparer la matiиre а recevoir cette forme. Comme
l'extension du pouvoir d'ordre englobe la confection du sacrement du corps et
du sang du Christ, et sa distribution aux fidиles, l'extension de ce pouvoir
doit englober йgalement la prйparation des fidиles en vue d'une digue rйception
de ce sacrement. Or les fidиles en sont rendus dignes, en йtant libres de tout
pйchй; on ne peut autrement s'unir spirituellement au Christ а qui la rйception
de ce sacrement nous unit sacramentellement. Il faut donc que le pouvoir
d'ordre s'йtende а la rйmission des pйchйs, dispensйe par les sacrements qui y
sont ordonnйs, tels que le Baptкme et la Pйnitence. Voilа pourquoi, comme on
l'a dit, le Seigneur qui a confiй а ses disciples la consйcration de son corps,
leur a encore donnй le pouvoir de remettre les pйchйs. C'est ce pouvoir qu'il
faut entendre sous le nom des clefs dont parle le Seigneur en
s'adressant а Pierre: Je te donnerai les clefs du royaume des cieux. Le
ciel se ferme ou s'ouvre devant quelqu'un dans la mesure oщ il est esclave du
pйchй ou pur de tout pйchй; d'oщ les expressions lier et dйlier, - du
pйchй s'entend - pour traduire l'usage de ces clefs, dont on a dйjа parlй. 75: DISTINCTION DES ORDRES
Notons
d'autre part qu'il est naturel а un pouvoir ordonnй а un effet principal
d'avoir а son service des pouvoirs subalternes. La chose est йvidente dans le
domaine des Arts. Le mйtier qui confиre sa forme а tel objet fabriquй, a а son
service d'autres mйtiers qui travaillent la matiиre. Le mйtier qui confиre
cette forme est lui-mкme au service du mйtier dont relиve la fin de l'_uvre.
Allons plus loin: ce mйtier qui est ordonnй а une fin plus йloignйe est
lui-mкme au service de celui dont relиve la fin suprкme. Ainsi le mйtier de
bыcheron est-il au service du mйtier de charpentier en navires; celui-ci au
service du mйtier de pilote; ce dernier а son tour est au service des йchanges
йconomiques ou des besoins militaires, etc., selon les diverses fins que peut
avoir le trafic maritime. Le pouvoir de l'ordre, lui, a pour fin principale de
consacrer le corps du Christ, de le distribuer aux fidиles, de purifier ceux-ci
du pйchй. Il doit donc y avoir un ordre principal dont le pouvoir s'йtende en
tout premier lieu а cette fin: c'est l'ordre sacerdotal. D'autres ordres
seront en quelque sorte а son service pour disposer la matiиre: ce sont les ordres
des ministres. Le pouvoir sacerdotal, lui, nous l'avons dit, s'йtend
а une double fin: consacrer le corps du Christ, rendre les fidиles, grвce а
l'absolution de leurs pйchйs, capables de recevoir l'Eucharistie. Les ordres
infйrieurs devront donc кtre а son service pour l'une et l'autre fin, ou pour
l'une des deux seulement. Et il est clair que dans la mesure oщ l'un de ces
ordres mineurs est plus йlevй, il est, а proportion, au service de l'ordre
sacerdotal en plus de choses et en de plus dignes. Les derniers de ces ordres sont au service
de l'ordre sacerdotal pour la simple prйparation du peuple: les portiers en
йcartant les infidиles de l'assemblйe des fidиles, les lecteurs en
instruisant les catйchumиnes des rudiments de la foi, - aussi leur donne-t-on а
lire les textes de l'Ancien Testament -, les exorcistes en purifiant
ceux qui sont dйjа instruits mais que le dйmon empкche d'une maniиre ou d'une
autre de recevoir les sacrements. Quant aux ordres supйrieurs, ils sont au
service de l'ordre sacerdotal en ce qui touche а la prйparation du peuple comme
en ce qui concerne l'accomplissement du sacrement. Les acolytes ont la
charge des vases non consacrйs qui servent а prйparer la matiиre du sacrement,
d'oщ la tradition des burettes au cours de leur ordination. Les sous-diacres
ont la charge des vases sacrйs et de la prйparation de la matiиre avant
qu'elle ne soit consacrйe. Les diacres, enfin, ont а exercer un certain
ministиre sur la matiиre dйjа consacrйe, en l'espиce le sang du Christ qu'ils
ont а distribuer aux fidиles. Aussi ces trois ordres, celui des prкtres, celui
des diacres et celui des sous-diacres, sont-ils appelйs des ordres sacrйs parce
qu'ils se voient confier un ministиre sur des rйalitйs sacrйes. - Ils sont
йgalement au service des ordres supйrieurs en ce qui regarde la prйparation du
peuple. On confie aux diacres le soin de proposer au peuple l'enseignement de
l'Йvangile, aux sous-diacres le soin de proposer au peuple l'enseignement des
Apфtres; quant aux acolytes, ils ont charge dans l'un et l'autre cas de
pourvoir а tout ce qui intйresse la solennitй de l'enseignement donnй, comme de
porter le luminaire, et de s'acquitter d'autres services du mкme genre. 76: DU POUVOIR EPISCOPAL ET DE L'EXISTENCE, A CE DEGRЙ, D'UN
ЙVКQUE SUPRКME
Puisque
la collation de tous les ordres dont nous venons de parler est assurйe par un
sacrement et que, d'autre part, l'administration des sacrements de l'Йglise est
confiйe а des ministres, l'existence d'un pouvoir supйrieur, qui soit le fait
d'un ministиre plus йlevй et qui pourvoie а l'administration du sacrement de
l'Ordre, est nйcessaire dans l'Йglise. C'est le pouvoir йpiscopal. Bien qu'il
n'excиde pas le pouvoir du prкtre en ce qui a trait а la consйcration du corps
du Christ, il le dйpasse cependant en ce qui intйresse les fidиles. Le pouvoir
sacerdotal en effet dйrive lui-mкme du pouvoir йpiscopal; c'est aux йvкques,
par l'autoritй desquels d'ailleurs les prкtres peuvent eux-mкmes accomplir ce
qui leur est confiй, qu'est rйservй ce dont l'accomplissement, dans la conduite
du peuple fidиle, comporte une spйciale difficultй. Ainsi les prкtres, dans
leur propre activitй, usent d'objets consacrйs par les йvкques; pour la
consйcration de l'Eucharistie, par exemple, d'un calice, d'un autel, de linges
consacrйs par l'йvкque. Le haut gouvernement du peuple fidиle est donc
manifestement le fait de la dignitй йpiscopale. Mais il est йvident, aussi, que malgrй la
division des hommes en multiples diocиses et en multiples citйs il n'y a qu'une
Йglise, comme il n'y a qu'un peuple chrйtien. De mкme donc que le peuple particulier
d'une йglise requiert un йvкque qui soit la tкte de tout le peuple, de mкme le
peuple chrйtien tout entier requiert qu'il n'y ait qu'un seul chef pour toute
l'Йglise. L'unitй de l'Йglise exige d'autre part que tous les fidиles soient
unanimes dans la foi. Or il arrive qu'en matiиre de foi des questions soient
dйbattues. La diversitй des avis diviserait l'Йglise, si la dйcision d'un seul
ne la maintenait dans l'unitй. La sauvegarde de l'unitй de l'Йglise exige donc
qu'il y en ait un seul а prйsider l'Йglise tout entiиre. Or il est йvident que
le Christ, dans les besoins essentiels, n'a pas laissй а l'abandon cette Йglise
qu'il a aimйe et pour laquelle il a rйpandu son sang, alors que le Seigneur dit
а propos de la Synagogue: Que pouvais-je faire de plus а ma vigne que je
n'aie fait? Il est donc impossible de douter que le Christ n'ait voulu pour
toute l'Йglise un chef unique. On ne peut davantage mettre en doute que le
gouvernement de l'Йglise soit organisй pour le mieux, йtabli qu'il est par
celui par qui rиgnent les rois, par qui les lйgislateurs ordonnent des
choses justes. Or le meilleur gouvernement d'un peuple veut que celui-ci
ait un chef unique; c'est une йvidence si l'on considиre le but du
gouvernement, qui est la paix. La paix en effet, et l'unitй des sujets, voilа
le but de celui qui gouverne. Or un chef unique est beaucoup plus apte qu'un
grand nombre а assurer l'unitй. Le gouvernement de l'Йglise doit donc кtre
rйglй de telle maniиre qu'il n'y ait а sa tкte qu'un seul chef. D'ailleurs l'Йglise
militante est le dйcalque de l'Йglise triomphante: Jean, dans l'Apocalypse,
a vu Jйrusalem descendre du ciel. A Moпse il fut dit de faire tout selon
le modиle qui lui serait montrй sur la montagne. Or l'Йglise triomphante
n'a qu'un seul chef, celui qui commande aussi а tout l'univers, Dieu: Ils
seront son peuple, et lui avec eux il sera leur Dieu, dit l'Apocalypse. L'Йglise
militante, elle aussi, a donc un chef unique qui dirige tout. C'est pourquoi on
lit en Osйe: Les fils de Juda et les fils d'Israлl seront rйunis ensemble et
ils se donneront un chef unique. Et le Seigneur lui-mкme affirme, en saint Jean:
Il n'y aura qu'un seul troupeau et qu'un seul pasteur. On dira peut-кtre
que ce chef unique et cet unique pasteur, c'est le Christ, unique йpoux de
l'unique Йglise; mais cette rйponse est insuffisante. Il est йvident en effet
que tous les sacrements de l'Йglise, c'est le Christ qui les accomplit: c'est
lui qui baptise, c'est lui qui remet les pйchйs, c'est lui le vйritable prкtre
qui s'est offert sur l'autel de la croix et dont le pouvoir donne а son propre
corps d'кtre consacrй chaque jour sur nos autels. Pourtant, parce qu'il ne
devait pas кtre corporellement prйsent а tous ses fidиles, le Christ s'est
choisi des ministres qui auraient pour charge de distribuer aux fidиles ces
sacrements dont on vient de parler. Pour la mкme raison: le retrait de son
Йglise de sa prйsence visible, il fallait qu'il confiвt а quelqu'un le soin de
gouverner а sa place l'Йglise universelle. Voilа pourquoi, avant son Ascension,
il dit а Pierre: Pais mes brebis; et avant sa passion: Quand tu
seras converti, affermis tes frиres. Et c'est а lui seul qu'il fit cette
promesse: je te donnerai les clefs du royaume des cieux, lui signifiant
qu'il aurait а transmettre а d'autres ce pouvoir des clefs, pour la sauvegarde
de l'unitй de l'Йglise. On ne peut affirmer en effet que cette dignitй,
donnйe qu'elle fыt а Pierre, n'a pas йtй transmise а d'autres. Le Christ a
instituй son Йglise de telle maniиre qu'elle durвt jusqu'а la fin des temps,
suivant cette parole d'Isaпe: Il siйgera sur le trфne de David et sur son
royaume, pour l'йtablir et l'affermir dans le droit et dans la justice, dиs
maintenant et а toujours. Ceux qu'il constituait alors comme ses ministres
devaient йvidemment transmettre leurs pouvoirs а leurs successeurs, pour le
bien de l'Йglise, jusqu'а la fin des temps. C'est ce qui ressort spйcialement
de cette affirmation du Seigneur, rapportйe en saint Matthieu: Voici, je
suis avec vous jusqu'а la consommation des temps. Ainsi est condamnйe la prйtentieuse erreur
de ceux qui cherchent par tous les moyens а se soustraire а l'obйissance et а
la soumission а l'йgard de Pierre, ne reconnaissant pas le Pontife romain, son
successeur, comme le pasteur de l'Йglise universelle. 77: DE MAUVAIS MINISTRES PEUVENT DONNER LES SACREMENTS
Tout
ce qui prйcиde montre clairement que les ministres de l'Йglise reзoivent de
Dieu, avec l'Ordre, un certain pouvoir de distribuer les sacrements aux
fidиles. Or, ce qu'une chose acquiert par consйcration, elle le garde pour
toujours; aussi bien ne renouvelle-t-on jamais une consйcration. Les ministres de
l'Йglise gardent donc pour toujours le pouvoir d'Ordre. Le pйchй ne le supprime
pas. Pourvu qu'ils aient l'Ordre, des pйcheurs, des dйpravйs, peuvent confйrer
les sacrements de l'Йglise. On ne peut avoir prise sur ce qui nous dйpasse, а
moins d'en avoir reзu le pouvoir d'ailleurs. De ceci nous avons des exemples
йvidents aussi bien dans le domaine de la nature que dans celui de la vie de la
citй: l'eau ne peut chauffer si elle n'en a reзu pouvoir du feu; le bailli ne
peut exercer de contrainte sur les habitants de la citй s'il n'en a reзu
pouvoir du roi. Ce qui se passe dans les sacrements excиde le pouvoir de
l'homme. Personne, si bon qu'il soit, ne peut confйrer les sacrements, s'il n'a
reзu pouvoir de le faire. Mais c'est а la bontй de l'homme que s'opposent
mйchancetй et pйchй. Le pйchй n'empкche donc aucunement de confйrer les
sacrements celui qui a reзu pouvoir de le faire. C'est par rapport а la vertu ou au vice
que l'homme est appelй bon ou mйchant. Vertu et vice sont des habitus. Or
l'habitus se distingue ainsi de la puissance: alors que la puissance
nous rend capables de faire quelque chose, l'habitus ne nous rend ni
capables ni incapables de faire quoi que ce soit, mais nous rend habiles ou
inhabiles а faire bien ou mal ce que nous avons le pouvoir de faire. L'habitus
ne nous donne ni ne nous enlиve aucun pouvoir; il nous donne simplement de
faire quelque chose, bien ou mal. La bontй ou la malice de quelqu'un n'a donc
rien а voir avec sa capacitй ou son incapacitй de dispenser les sacrements;
elles le rendent apte ou inapte а le bien faire. Ce qui agit de par le pouvoir d'autrui
n'imprime pas sa ressemblance dans le patient, mais s'assimile lui-mкme а
l'agent principal; ce ne sont pas les instruments dont se sert la maзon qui
confиrent leur ressemblance а la maison, mais bien le plan de celui qui la
construit. Les ministres de l'Йglise n'agissent pas, en domaine sacramentel, de
par leur pouvoir propre, mais de par le pouvoir du Christ dont il est dit, en
saint Jean: C'est lui qui baptise. On dira donc qu'ils agissent, ces
ministres, а titre d'instruments: le ministre est en effet comme un instrument
animй. La malice des ministres n'empкche donc pas les fidиles de recevoir
du Christ leur salut par l'intermйdiaire des sacrements. Personne
d'ailleurs ne peut juger de la bontй ou de la mйchancetй d'autrui; c'est
l'affaire de Dieu seul, qui sonde les secrets des c_urs. Si donc la malice du
ministre pouvait empкcher le sacrement de sortir son effet, on ne pourrait
avoir d'assurance ferme au sujet de son salut et l'on ne pourrait avoir la
conscience libre du pйchй. Il semble d'ailleurs dйplacй de mettre l'espйrance
de son salut dans la bontй de quelqu'un qui n'est qu'un homme; il est dit en
effet en Jйrйmie: Malheur а l'homme qui se fie а l'homme. Si l'on ne
pouvait espйrer son salut que des sacrements donnйs par un bon ministre, il
semblerait que l'on mette en l'homme, d'une certaine maniиre, l'espйrance de son
salut. Pour que nous placions cette espйrance dans le Christ, qui est Dieu et
homme, on doit donc affirmer que les sacrements sont salvifiques de par la
vertu du Christ, qu'ils soient donnйs par de bons ou par de mauvais ministres. C'est bien ce qui
ressort aussi de l'enseignement du Christ, prescrivant d'obйir aux mauvais
prйlats sans qu'on ait а imiter leurs _uvres: Sur la chaire de Moпse se sont
assis les Scribes et les Pharisiens. Ce qu'ils vous ont dit, retenez-le
et faites-le; quant а leurs _uvres, gardez-vous de les accomplir. Le devoir
d'obйissance est encore beaucoup plus strict а l'йgard de ceux qui ont reзu
leur ministиre du Christ, qu'а l'йgard de ceux qui se rйclament de la chaire de
Moпse. On doit donc obйir aux mauvais ministres eux-mкmes, ce qu'on ne pourrait
faire si le pouvoir d'ordre, qui est la raison de l'obйissance qu'on leur doit,
ne demeurait pas en eux. Les mйchants eux-mкmes ont donc le pouvoir
d'administrer les sacrements. Ainsi se trouve condamnйe l'erreur de certains qui
prйtendent que tous les hommes vertueux peuvent administrer les sacrements et
qu'aucun ne le peut parmi les mйchants. 78: LE SACREMENT DE MARIAGE
Restaurйs
en grвce par les sacrements, les hommes ne le sont pas pour autant, aussitфt,
en immortalitй; nous en avons vu la raison plus haut. Or, seule, la gйnйration
peut permettre aux кtres corruptibles de se perpйtuer. Le peuple fidиle devant
se perpйtuer jusqu'а la fin des temps, il йtait donc nйcessaire que cela se fit
par la gйnйration qui donne а l'espиce humaine elle-mкme de se perpйtuer. Mais il faut
noter qu'un кtre ordonnй а des fins diverses demande d'кtre dirigй vers elles
de diverses maniиres; la fin est en effet proportionnйe а celui qui y tend. Or
la gйnйration humaine a de multiples fins: la continuitй de l'espиce, d'abord,
la continuitй aussi d'un certain bien politique, je veux dire la continuitй
d'un peuple dans une mкme citй; la continuitй encore de l'Йglise, qui est le
rassemblement des fidиles. Une telle gйnйration doit donc obйir а des lois
diffйrentes. Ordonnйe au bien de nature, а la continuitй de l'espиce, la
gйnйration est orientйe vers cette fin par la nature qui l'y incline: on dit en
ce sens qu'elle est un office de nature. Ordonnйe au bien de la citй, elle est
soumise aux dispositions de la loi civile. Ordonnйe au bien de l'Йglise, elle
devra se soumettre au gouvernement ecclйsiastique. Or on donne le nom de
sacrements а ce qui est dispensй au peuple par les ministres de l'Йglise. Pour
autant qu'il est l'union d'un homme et d'une femme dont le propos est
d'engendrer et d'йlever des enfants pour le culte de Dieu, le mariage est un
sacrement de l'Йglise; aussi bien les ministres donnent-ils une bйnйdiction
spйciale а ceux qui contractent mariage. A l'exemple des autres sacrements oщ les
gestes extйrieurs sont le symbole d'une rйalitй spirituelle, l'union de l'homme
et de la femme, dans ce sacrement, reprйsente symboliquement l'union du Christ
et de l'Йglise, selon cette parole de l'Apфtre aux Йphйsiens: C'est lа un
grand mystиre: je l'entends du Christ et de l'Йglise. Les sacrements
rйalisent ce qu'ils signifient: on doit croire que ce sacrement confиre aux
йpoux la grвce qui leur donne d'avoir part а l'union du Christ et de l'Йglise;
ce qui leur est d'une extrкme nйcessitй pour que les rйalitйs charnelles et
terrestres auxquelles ils ont а faire face ne les dйtachent pas du Christ et de
l'Йglise. L'union de l'homme et de la femme йtant le symbole de l'union du Christ
et de l'Йglise, il doit y avoir correspondance entre la figure et la rйalitй
signifiйe. L'union du Christ et de l'Йglise exige que l'unitй soit
maintenue entre eux pour toujours. Il n'y a en effet qu'une Йglise, selon le
mot du Cantique: Une seule est ma colombe, mon immaculйe. Jamais le
Christ ne se sйparera de son Йglise; il l'affirme lui-mкme: Voici, je suis
avec vous jusqu'а la fin des temps. Dans la 1re Йpоtre aux
Thessaloniciens, on lit aussi: Nous serons pour toujours avec le
Seigneur. Le mariage, comme sacrement de l'Йglise, doit donc garder une
indissoluble unitй. Tel est le propre de la fidйlitй par laquelle un homme et
une femme s'engagent а l'йgard l'un de l'autre. Ainsi, comme sacrement de l'Йglise, le
mariage comporte trois biens: les enfants а mettre au monde et а йlever
pour le culte de Dieu; la fidйlitй qui engage un homme а l'endroit d'une
seule femme; le sacrement, en tant que l'union matrimoniale comporte
l'indissolubilitй, comme symbole de l'union du Christ et de l'Йglise. Toutes les
rйflexions qu'il resterait а faire au sujet du mariage, ont йtй faites dйjа au
Livre IIIe. LA FIN DERNIИRE DE L'HOMME
LE FAIT DE LA RESURRECTION
79: LA
RЙSURRECTION DES CORPS SERA L'OEUVRE DU CHRIST
Nous
avons montrй plus haut comment le Christ nous a libйrйs de tout ce que le pйchй
du premier homme nous avait fait encourir. Parce que le premier homme a pйchй,
ce n'est pas seulement le pйchй qui est venu jusqu'а nous, c'est aussi la mort,
qui est le chвtiment du pйchй, selon cette parole de l'Apфtre aux Romains:
Par un seul homme le pйchй est entrй dans le monde et par le pйchй la mort. Le
Christ doit donc nous dйlivrer des deux, de la faute et de la mort. Et l'Apфtre
d'ajouter en effet: si, par la faute d'un seul, la mort a rйgnй par
ce seul homme, а plus forte raison ceux qui reзoivent l'abondance de la grвce
et du don de la justice, rйgneront-ils dans la vie par le seul Jйsus-Christ. Pour nous donner
en lui-mкme l'exemple de l'un et de l'autre, il a voulu et mourir et
ressusciter. Il a voulu mourir pour nous purifier du pйchй: Comme il est
arrкtй que les hommes meurent une seule lois, йcrit l'Apфtre dans l'Йpоtre
aux Hйbreux, ainsi le Christ s'est-il offert une seule fois pour фter les
pйchйs de la multitude. Il a voulu aussi ressusciter pour nous libйrer de
la mort: Le Christ, йcrit saint Paul aux Corinthiens, est ressuscitй
des morts, prйmices de ceux qui se sont endormis. Puisque par un homme est
venue la mort, c'est par un homme aussi que vient la rйsurrection des morts. C'est dans les
sacrements que nous percevons l'effet de la mort du Christ, en ce qui concerne
la rйmission de la faute; nous avons vu plus haut comment les sacrements ont
efficacitй en vertu de la passion du Christ. Mais c'est а la fin des temps que nous
percevrons l'effet de la rйsurrection du Christ, en ce qui concerne la
libйration de la mort, quand tous nous ressusciterons par la puissance du
Christ. Si l'on prкche que le Christ est ressuscitй des morts, comment
quelques-uns parmi vous disent-ils qu'il n'y a pas de rйsurrection des morts?
S'il n'y a pas de rйsurrection des morts, le Christ non plus n'est pas ressuscitй,
notre prйdication est donc vaine, et vaine est votre foi. C'est donc une
nйcessitй de foi de croire en la rйsurrection des corps. D'aucuns, au nom
d'une exйgиse complиtement erronйe, ne croient pas qu'il y ait а attendre une
rйsurrection des corps; ce qu'ils lisent dans l'Йcriture au sujet de la
rйsurrection, ils s'йvertuent а l'appliquer а une rйsurrection spirituelle, en
ce sens que certains sont ressuscitйs par la grвce de la mort du pйchй. L'Apфtre en
personne a rйfutй cette erreur, quand il dit а Timothйe: Fuis les discours
profanes et vains; car leurs auteurs iront toujours plus avant dans l'impiйtй,
et leur parole fera des ravages comme la gangrиne. De ce nombre sont Hymйnйe et
Philиte, qui se sont йloignйs de la vйritй, en disant que la rйsurrection a
dйjа eu lieu, ce qui ne peut s'entendre que d'une rйsurrection spirituelle.
Affirmer une rйsurrection spirituelle en niant la rйsurrection des corps, c'est
donc aller contre la vйritй de la foi. D'aprиs tout ce que l'Apфtre dit aux
Corinthiens, il est йvident que les textes qui prйcиdent parlent de la
rйsurrection des corps. L'Apфtre ajoute en effet, peu aprиs: Semй animal, le
corps ressuscite spirituel, parlant manifestement de la rйsurrection des
corps. Il ajoute encore: Il faut que ce corps corruptible revкte
l'incorruptibilitй, et que ce corps mortel revкte l'immortalitй. C'est le
corps qui est corruptible et mortel. C'est donc le corps qui doit ressusciter. Le Seigneur
promet d'ailleurs une double rйsurrection. En vйritй, en vйritй je vous le
dis, l'heure vient et elle est dйjа venue, oщ les morts entendront la voix du
Fils de Dieu, et ceux qui l'auront entendue, vivront, dit-il en saint Jean,
en parlant, semble-t-il, de la rйsurrection spirituelle qui s'inaugurait а
ce moment, alors que quelques-uns lui donnaient, par la foi, leur adhйsion.
Mais le Christ parle bientфt aprиs de la rйsurrection des corps: L'heure
vient oщ tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront la voix du Fils de
Dieu. Ce ne sont pas des вmes, йvidemment, qui sont dans les tombeaux, mais
bien des corps. Il s'agit donc ici de la prйdiction de la rйsurrection des
corps. Cette rйsurrection, Job l'avait d'ailleurs expressйment annoncйe: Je
sais que mon rйdempteur est vivant et qu'au dernier jour je serai recouvert de
ma peau, et dans ma chair je verrai Dieu. Supposй tout ce que nous venons de dire,
mettons en valeur, en faveur de la rйsurrection des corps а venir, une preuve
йvidente. Au Livre IIe nous avons vu que les вmes des hommes йtaient
immortelles. Elles continuent donc de subsister, une fois sйparйes des corps.
Or aprиs ce que nous avons dit au mкme livre, il est йvident que l'union de
l'вme avec le corps est une union naturelle, puisque l'вme est par essence
forme du corps. Il est donc contre nature, pour l'вme, d'exister sans le corps.
Mais ce qui est contre nature ne peut pas toujours durer. L'вme ne sera donc
pas privйe de son corps d'une maniиre perpйtuelle. Et puisqu'elle continue de
subsister йternellement, il faut donc qu'elle soit de nouveau unie а son corps;
c'est la rйsurrection. L'immortalitй des вmes exige donc la rйsurrection des
corps. Le
dйsir naturel de l'homme, nous l'avons vu au Livre IIIe, est de tendre au
bonheur. Le bonheur, c'est la suprкme perfection de qui est heureux. Qu'il
manque quoi que ce soit а cette perfection, et l'on n'a pas encore le bonheur
parfait, car le dйsir n'est pas encore parfaitement en repos, puisque tout кtre
imparfait dйsire par nature atteindre sa perfection. Or l'вme sйparйe du corps
est d'une certaine maniиre dans un йtat d'imperfection, comme toute partie qui
existe sйparйe de son tout, l'вme йtant en effet une partie de la nature de
l'homme. Celui-ci ne peut donc atteindre la plйnitude de la fйlicitй tant que
l'вme n'est pas de nouveau rйunie au corps, йtant donnй surtout que l'homme ne
peut atteindre en cette vie au parfait bonheur. D'autre part, la Divine Providence, nous
l'avons vu au Livre IIIe, se doit de chвtier les pйcheurs et de rйcompenser les
bons. Or, en cette vie, c'est comme composйs d'вme et de corps que les hommes
commettent le pйchй ou font le bien C'est donc dans leur corps comme dans leur
вme que les hommes doivent recevoir la rйcompense et le chвtiment. Mais il est
manifeste qu'en cette vie on ne peut recevoir la rйcompense du parfait bonheur.
Une quantitй de pйchйs, pas davantage, ne sont punis en cette vie. Bien plus,
comme il est dit au Livre de Job: ici-bas, les impies vivent,
accroissent leurs forces et leurs richesses. Il faut donc affirmer une
nouvelle union de l'вme au corps, telle que l'homme puisse кtre rйcompensй et
chвtiй, dans son corps et dans son вme. 80:
OBJECTIONS CONTRE LA RЙSURRECTION
Voici
certaines objections qui semblent attaquer la foi en la rйsurrection. 1. Dans le monde
des кtres naturels, il ne s'en rencontre aucun qui, une fois corrompu, retrouve
dans son кtre son identitй numйrique, pas plus qu'il ne semble possible de
revenir de la privation а l'habitus. Aussi bien, puisque les кtres qui se
corrompent ne peuvent retrouver leur identitй numйrique, la nature
travaille-t-elle par la gйnйration а conserver dans l'identitй spйcifique ce
qui se corrompt. Les hommes йtant livrйs а la corruption de la mort, et le
corps lui-mкme rйduit aux premiers йlйments, il semble donc impossible que
l'homme revienne а la vie dans son identitй numйrique. 2. Impossible а un кtre en qui l'un des
principes essentiels ne garde pas l'identitй numйrique, d'кtre lui-mкme
numйriquement identique а lui-mкme; un des principes essentiels ayant changй,
c'est l'essence de la chose, qui donnait а cette chose son кtre et son unitй,
qui est changйe. Ce qui fait retour complet au nйant ne peut recommencer
d'exister dans une identitй numйrique: il y aura crйation plutфt que
restauration. Or il semble bien que plusieurs des йlйments essentiels de
l'homme font, avec sa mort, retour au nйant. C'est d'abord la corporйitй
elle-mкme et la forme du composй, puisque de toute йvidence le corps se
dйcompose. Viennent ensuite la partie sensitive et la partie nutritive de
l'вme, qui ne peuvent exister sans organes corporels. Semble enfin retourner au
nйant, une fois l'вme sйparйe du corps, l'humanitй elle-mкme, dont on dit
qu'elle est la forme du tout. La rйsurrection de l'homme dans son identitй
numйrique semble donc impossible. 3. Lа oщ il n'y a pas continuitй, il n'y a
pas, semble-t-il, identitй numйrique. Ce n'est pas seulement le cas йvident des
quantitйs et des mouvements; c'est aussi celui des qualitйs et des formes:
qu'un malade recouvre la santй, la santй retrouvйe ne sera pas la mкme
numйriquement que celle d'auparavant. Or il est clair que la mort dйtruit
l'кtre de l'homme, la corruption йtant passage de l'кtre au non-кtre. Il est
donc impossible que l'homme retrouve un кtre numйriquement identique. Ce ne
sera donc plus le mкme homme, numйriquement, car ce qui est identique selon le
nombre l'est йgalement selon l'кtre. 4. Si le mкme corps humain revient а la
vie, il faut pour la mкme raison que lui soit restituй tout ce qui lui
appartenait. Et voilа qu'il en dйcoule de bien grands inconvйnients: je ne
parle pas seulement des cheveux, des ongles et des poils, objets d'une taille
quotidienne, mais des autres parties du corps que l'action de la chaleur
naturelle rйsorbe secrиtement. Si l'homme qui ressuscite rйcupиre tout cela,
c'est une masse indйcente qui se relиvera. Il ne semble donc pas que l'homme,
une fois mort, doive ressusciter. 5. Il arrive en outre а certains hommes de
se nourrir de chair humaine, voire de n'utiliser que cette nourriture; aprиs
quoi ils engendrent des enfants. La mкme chair se trouve donc chez un grand
nombre d'hommes. Or il est impossible que cette chair ressuscite chez un grand
nombre. On ne voit pas, par ailleurs, qu'il y ait rйsurrection universelle et
parfaite si chacun ne rйcupиre pas ce qu'il possйdait. Il semble donc
impossible que les hommes ressuscitent un jour. 6. Ce qui est le lot de tous les кtres
d'une mкme espиce semble кtre naturel а cette espиce. Or la rйsurrection de
l'homme n'est pas naturelle: aucun agent naturel n'est assez puissant pour y
rйussir. Les hommes ne bйnйficieront donc pas tous d'une rйsurrection gйnйrale. 7. Si c'est le
Christ qui nous libиre de la faute et de cette consйquence du pйchй qu'est la
mort, seuls, semble-t-il, seront dйlivrйs de la mort, en ressuscitant, ceux qui
auront eu part aux mystиres du Christ et auront йtй ainsi libйrйs de la faute.
Or ce n'est pas le cas de tous les hommes. Tous les hommes, semble-t-il, ne
ressusciteront donc pas. 81:
RЙPONSE AUX OBJECTIONS PRЙCЙDENTES
Avant
de rйpondre а ces difficultйs, il est bon de remarquer que Dieu, en crйant la
nature humaine, a accordй au corps humain plus que ne l'exigeaient les
principes de sa nature, je veux dire une certaine incorruptibilitй, qui
l'adaptait parfaitement а sa forme, de telle sorte qu'а l'image de l'вme,
immortelle, le corps aurait pu, grвce а la mйdiation de l'вme, vivre lui aussi
d'une maniиre immortelle. Bien sыr, une telle incorruptibilitй pouvait ne pas
кtre naturelle du cфtй du principe actif; elle l'йtait pourtant pas son
ordonnance а la fin, а savoir que la matiиre soit proportionnйe а sa forme
naturelle, qui est sa fin. Mais l'вme s'йtant dйtournйe de Dieu, contre l'ordre
mкme de sa nature, le corps s'est vu retirer cette disposition que Dieu lui
avait confйrйe pour qu'il fыt avec l'вme en rapport harmonieux, et mort
s'ensuivit. Du point de vue de la crйation de la nature humaine, la mort est
donc pour ainsi dire un accident qui frappe l'homme du fait du pйchй. Cet accident, le
Christ le supprime, lui qui par le mйrite de sa passion a dйtruit la mort,
en mourant. Il en rйsulte que la puissance divine qui avait dotй le corps
d'incorruptibilitй, le soustrait de nouveau а la mort et le restaure pour la
vie. 1.
On rйpondra donc comme suit а la premiиre difficultй: la puissance de la
nature est а l'йgard de la puissance divine dans un rapport de dйficience
semblable а celui du pouvoir d'un instrument comparй au pouvoir d'un agent
principal. La nature en effet ne peut accomplir une telle _uvre, parce que,
pour agir, elle a toujours besoin de quelque forme. Or ce qui a forme, existe.
Une fois corrompu, un кtre a perdu la forme qui pouvait кtre principe d'action.
Voilа pourquoi l'action de la nature ne peut restaurer, dans une identitй
numйrique, ce qui s'est corrompu. Mais la puissance divine, qui produit les
choses dans l'кtre, en agit avec la nature de telle sorte qu'elle peut
produire, sans elle, un effet de nature. La puissance divine dont la permanence
domine la corruption des choses, peut donc ramener а leur intйgritй des кtres
corrompus. 2. La deuxiиme objection ne peut empкcher que l'homme ne puisse
ressusciter numйriquement identique. Aucun des principes essentiels de l'homme
ne tombe en effet dans le nйant, avec la mort. L'вme raisonnable, qui est la
forme de l'homme, subsiste aprиs la mort. La matiиre qui avait йtй soumise а
cette forme, demeure aussi, sous les mкmes dimensions qui faisaient d'elle une
matiиre individuйe. C'est par la rйunion de cette mкme вme avec cette mкme
matiиre, numйriquement parlant, que l'homme sera restaurй. Quant а la
corporйitй on peut la concevoir de deux maniиres. Concevons-la d'abord comme la
forme substantielle du corps, situйe dans le genre de la substance. La
corporйitй de n'importe quel corps n'est rien d'autre que sa forme
substantielle, qui la situe dans le genre et dans l'espиce, et lui donne
d'avoir trois dimensions. Dans un seul et mкme кtre, il n'y a pas diverses
formes substantielles dont une le situerait dans le genre suprкme, la substance
par exemple, dont une autre le situerait dans le genre prochain, dans le genre
de corps ou d'animal, par exemple, dont une autre encore le situerait dans
l'espиce, mettons d'homme ou de cheval. Si la premiиre forme en effet donnait
d'кtre substance, les formes suivantes s'ajouraient а ce qui est dйjа
ce-quelque-chose en acte et subsistant dans la nature; elles ne constitueraient
pas ce-quelque-chose, mais existeraient dans le sujet qui est ce-quelque-chose
а titre de formes accidentelles. La corporйitй, en tant qu'elle est forme
substantielle dans l'homme, ne doit donc кtre rien d'autre que l'вme
raisonnable, qui requiert pour sa matiиre d'avoir trois dimensions, puisqu'elle
est l'acte d'un certain corps. On peut concevoir la corporйitй d'une autre maniиre,
comme une forme accidentelle qui fait dire du corps qu'il se situe dans le
genre de la quantitй. La corporйitй n'est alors rien d'autre que les trois
dimensions qui constituent la dйfinition mкme de corps. Quand bien mкme la
corporйitй, prise en ce sens, tombe dans le nйant, une fois corrompu le corps
humain, cela ne peut empкcher le corps de ressusciter dans une identitй numйrique.
C'est qu'en effet la corporйitй prise en son premier sens ne tombe pas dans le
nйant, mais demeure inchangйe. La forme du mixte peut se concevoir pareillement de
deux faзons. En premier lieu, la forme du mixte peut se concevoir comme la
forme substantielle du corps mixte. Ainsi, dans l'homme, la forme substantielle
n'йtant rien d'autre que l'вme raisonnable, on ne pourra pas dire que la forme
du mixte, en tant que forme substantielle, tombe dans le nйant а la mort de
l'homme. En second lieu, on appelle forme du mixte une certaine qualitй composйe,
faite du mйlange de qualitйs simples, qui se comporte а l'йgard de la forme
substantielle du corps mixte comme une qualitй simple se comporte а l'йgard de
la forme substantielle d'un corps simple. Quand bien mкme la forme du mixte
ainsi comprise tombe dans le nйant, cela ne prйjuge pas de l'unitй du corps qui
ressuscite. On doit en dire autant de la partie nutritive et de la partie sensitive.
Si on entend en effet par partie nutritive et par partie sensitive des
puissances qui sont des propriйtйs naturelles de l'вme, ou plutфt du composй,
elles se corrompent avec le corps. Mais ce n'est pas pour autant un obstacle а
l'unitй du corps qui ressuscite. Si par ces parties on entend au contraire la
substance mкme de l'вme sensitive et de l'вme nutritive, l'une et l'autre ne
font qu'un avec l'вme raisonnable. Il n'y a pas trois вmes dans l'homme, mais
une seule. Quant а l'humanitй, ne la concevons pas comme une forme qui naоtrait de
l'union de la forme avec la matiиre, et comme distincte rйellement de l'une et
de l'autre. La matiиre devenant, grвce а la forme, ce-quelque-chose en acte,
comme l'explique Aristote au IIe Livre du De Anima, cette troisiиme
forme ne serait pas une forme substantielle mais une forme accidentelle. D'aucuns
affirment d'ailleurs que la forme de la partie est identique а la forme du tout:
ce qu'on appelle la forme de la partie donnant а la matiиre d'exister en acte,
ce qu'on appelle la forme du tout parachevant la dйfinition de l'espиce. En ce
sens l'humanitй n'est rien d'autre, rйellement, que l'вme raisonnable. Il en
ressort qu'elle ne tombe pas dans le nйant, а la corruption du corps. - Mais
parce que l'humanitй est l'essence de l'homme, parce que l'essence d'une chose
est signifiйe par sa dйfinition, et que la dйfinition d'une rйalitй naturelle
ne signifie pas seulement la forme mais bien la forme et la matiиre, l'humanitй,
tout comme le mot homme, doit nйcessairement signifier un composй de
matiиre et de forme. De faзon diffйrente pourtant. L'humanitй en effet
signifie les principes essentiels de l'espиce, aussi bien formels que
matйriels, abstraction faite des principes individuants: on parle de l'humanitй
qui fait qu'un certain кtre est un homme. Or on n'est pas homme du fait qu'on
possиde des principes individuants, mais du fait seulement qu'on possиde les
principes essentiels de l'espиce. L'humanitй dйsigne donc les seuls
principes essentiels de l'espиce; aussi la dйsigne-t-on par maniиre de partie.
Quant а l'homme, ce mot dйsigne sans doute les principes essentiels de
l'espиce, mais sans exclure de sa signification les principes individuants. On
appelle homme celui qui a l'humanitй, sans exclure qu'il puisse avoir autre
chose. Aussi l'homme est-il pris dans sa signification par mode de tout,
le mot homme dйsignant en effet les principes essentiels en acte, et les
principes individuants en puissance. Socrate dйsigne les uns et les
autres en acte, de mкme que le genre possиde la diffйrence en puissance et que
l'espиce, elle, la possиde en acte. Il ressort de tout cela que l'homme et
l'humanitй recouvrent leur identitй numйrique а la rйsurrection, en raison de
la permanence de l'вme raisonnable et de l'unitй de la matiиre. 3. La troisiиme
objection: l'кtre n'est pas un, car il n'est pas continu, prend appui sur
une base erronйe. Il est йvident que l'кtre de la matiиre et de la forme est
unique; c'est la forme en effet qui donne а la matiиre d'avoir l'кtre en acte.
En cela cependant, l'вme raisonnable diffиre des autres formes. Celles-ci n'ont
l'кtre qu'en concrйtion avec la matiиre, car elles ne dйpassent la matiиre ni
dans l'кtre ni dans l'agir. L'вme raisonnable par contre dйpasse manifestement
la matiиre dans son agir: elle a certaine opйration, l'intellection, qui ne
requiert la participation d'aucun organe corporel. Son кtre n'est donc pas un
кtre en concrйtion avec la matiиre. Cet кtre, qui йtait l'кtre du composй,
demeure donc en elle une fois le corps dissous. A la rйsurrection, le corps
restaurй retrouve le mкme кtre qui йtait demeurй dans l'вme. 4. La quatriиme
objection ne supprime pas l'unitй de celui qui ressuscite. Ce qui n'empкche
pas l'unitй numйrique de l'homme durant sa vie ne peut empкcher, c'est йvident,
l'unitй du ressuscitй. Du cфtй de la matiиre, les parties qui constituent le
corps de l'homme, durant sa vie, ne sont pas toujours les mкmes; elles le sont
seulement du cфtй de l'espиce. Du cфtй de la matiиre, les parties vont et
viennent; cela n'empкche pas l'homme d'кtre numйriquement un, du dйbut de sa
vie jusqu'а la fin. On peut en prendre un exemple dans le feu: tant qu'il brыle
on dit que c'est un unique feu, ceci en raison de la permanence de son espиce,
et malgrй le bois qu'il consume et qu'on apporte а diverses reprises. Ainsi en
va-t-il du corps humain. La forme et l'espиce de chacune de ses parties
continuent de subsister tout au long de sa vie, alors que la matiиre de ces
mкmes parties est consumйe par l'action de la chaleur naturelle et se rйgйnиre
sans cesse grвce а la nourriture. L'homme ne varie donc pas numйriquement
suivant la succession de ses вges, bien que ce qui est matйriellement dans
l'homme а l'un de ses stades ne se retrouve pas а un autre. Il n'est donc pas
requis pour l'identitй numйrique de l'homme, а sa rйsurrection, qu'il retrouve
tout ce qui lui a appartenu matйriellement durant tout le temps de sa vie. Il
suffit qu'il retrouve ce qui est nйcessaire pour complйter la quantitй qui lui
est due. Il semble qu'il doive surtout recouvrer l'йtat le plus parfait qu'il
connut dans la forme et l'espиce d'humanitй. S'il manque quelque chose а la
quantitй qui est due, soit qu'on ait йtй prйvenu par la mort avant que la
nature n'ait amenй а la quantitй parfaite, soit qu'on ait йtй mutilй, la
puissance de Dieu y supplйera par ailleurs. Mais cela n'empкchera pas l'unitй
du corps qui ressuscite. L'_uvre de la nature qui ajoute а ce que possиde
l'enfant pour le conduire а sa quantitй parfaite, ne le rend pas autre
numйriquement. Enfant et adulte, l'homme est numйriquement le mкme. 5. Il en rйsulte
que mкme le fait pour quelqu'un de se nourrir de chair humaine, - c'йtait la cinquiиme
objection -, ne peut faire obstacle а la foi en la rйsurrection. Il n'est
pas nйcessaire en effet que tout ce que l'homme a possйdй matйriellement
ressuscite en lui; encore une fois, s'il lui manque quelque chose, la puissance
de Dieu peut y supplйer. La chair mangйe ressuscitera en celui en qui elle fut
d'abord animйe par l'вme raisonnable. Quant au second, s'il ne s'est pas nourri
seulement de chair humaine, mais aussi d'autres aliments, pourra seulement
ressusciter en lui, pris de la matiиre de l'autre nourriture, ce qui sera
nйcessaire pour restaurer la quantitй convenable de son corps. S'il s'est
nourri exclusivement de chair humaine, ressuscitera en lui ce qu'il a reзu de
ses parents, la toute-puissance du Crйateur supplйant а ce qui manquera. A
supposer que les parents se soient nourris exclusivement de chair humaine au
point que leur semen, superflu de la nourriture, ait йtй le produit de chairs
йtrangиres, ce semen ressuscitera en celui qui en est nй; il y sera supplйй par
ailleurs en celui dont la chair a йtй mangйe. Voici en effet ce qui sera
sauvegardй а la rйsurrection: si plusieurs hommes ont possйdй matйriellement en
commun quelque chose, cette chose ressuscitera en celui en qui elle contribuait
davantage а le rendre parfait. Si donc le semen originel d'oщ est nй un homme
en a enrichi un autre par mode de nourriture, ce semen ressuscitera en celui
qui en est nй. Si telle chose a йtй possйdйe par un homme comme relevant de sa
perfection individuelle, et par un autre comme intйressant la perfection de
l'espиce, cette chose ressuscitera en celui dont elle relevait par mode de
perfection individuelle. Le semen ressuscitera donc dans l'engendrй, non dans
le gйnйrateur; la cфte d'Adam ressuscitera en Иve, non en Adam, en qui elle
avait existй comme en un principe de nature. Que si cet йlйment commun a йtй
dans l'un et l'autre individus sous le mкme mode de perfection, il ressuscitera
en celui en qui il a existй en premier. 6. Aprиs ce qu'on vient de dire, la
solution de la sixiиme objection est йvidente. En ce qui concerne la
fin, la rйsurrection est naturelle, pour autant qu'il est naturel а l'вme
d'кtre unie au corps. Mais le principe actif de cette rйsurrection n'est pas un
principe naturel; la rйsurrection a pour cause la seule puissance de Dieu. Il ne faut pas
dire non plus que tous ne ressusciteront pas, bien que tous n'adhиrent pas au
Christ par la foi et que tous ne soient pas instruits de ses mystиres. Le Fils
de Dieu a assumй la nature humaine pour la restaurer. Ce qui est dйfaut de
nature sera donc rйparй en tous: tous reviendront de la mort а la vie. Mais le
dйfaut personnel ne sera rйparй que dans ceux qui auront adhйrй au Christ, soit
par un acte personnel, en croyant en lui, soit du moins par le sacrement de la
foi. ETAT DES CORPS
RESSUSCITES
82: LES
HOMMES RESSUSCITERONT IMMORTELS
A la
rйsurrection, nous allons le voir clairement, les hommes ressusciteront tels
qu'ils n'auront plus de nouveau а mourir. La nйcessitй de mourir est une dйficience
qui affecte la nature humaine comme consйquence du pйchй. Or le Christ, par le
mйrite de sa passion, a rйparй les dйficiences que cette nature avait
contractйes en fonction du pйchй. C'est ce que dit l'Apфtre dans l'Йpоtre
aux Romains: Il n'en va pas du don comme de la faute; si par la faute d'un
seul, beaucoup sont morts, bien plus la grвce de Dieu, dans la grвce d'un seul
homme, Jйsus-Christ, a-t-elle abondй en beaucoup. Autrement dit, le mйrite
du Christ peut abolir plus efficacement la mort que le pйchй d'Adam ne pouvait
y entraоner. Ceux donc qui par le mйrite du Christ ressusciteront libйrйs de la
mort, n'en seront jamais plus victimes. En outre, ce qui doit durer pour toujours
n'est pas sujet а destruction. Si donc les hommes en ressuscitant avaient
encore а mourir, de telle sorte que la mort durerait toujours, celle-ci ne
serait aucunement dйtruite par la mort du Christ. Or elle a йtй dйtruite, dans
sa cause au moins pour le moment, selon la parole du Seigneur rapportйe par
Osйe: O mort, je serai ta mort. Dйtruite, elle le sera finalement en
fait, selon cette autre parole de la Ire Йpоtre aux Corinthiens: En dernier
lieu, la mort sera dйtruite. Il faut donc tenir, avec la foi de l'Йglise,
que les ressuscitйs ne mourront plus. L'effet d'ailleurs prend la ressemblance
de sa cause. Or la rйsurrection du Christ est cause de la rйsurrection а venir.
Si donc le Christ est ressuscitй de telle maniиre qu'il ne doit plus mourir, - le
Christ ressuscitй des morts ne meurt plus -, les hommes ressusciteront tels
qu'ils ne mourront plus. Si les ressuscitйs doivent encore mourir, ou bien ils
ressusciteront encore de cette nouvelle mort, ou ils n'en ressusciteront pas.
S'ils n'en ressuscitent pas, les вmes demeureront perpйtuellement sйparйes,
inconvйnient que nous avons dйnoncй en commenзant par affirmer qu'il y a
rйsurrection. S'ils ne ressuscitent pas aprиs la seconde mort, il n'y a aucune
raison pour qu'ils ressuscitent aprиs la premiиre. S'ils ressuscitent de nouveau aprиs la
seconde mort, ils ressusciteront ou pour mourir encore, ou pour ne plus mourir.
S'ils ne doivent plus mourir, la mкme raison vaut lors de la premiиre
rйsurrection. Si, par contre, ils doivent encore mourir, il y aura а l'infini,
dans le mкme sujet, alternance de mort et de vie. Ce qui ne convient pas,
semble-t-il. L'intention de Dieu doit se porter en effet sur quelque chose de
dйterminй. Or cette suite alternйe de mort et de vie est une certaine
transmutation, qui ne peut pas кtre une fin; c'est en effet contre la nature du
mouvement d'кtre fin, puisque tout mouvement tend vers autre chose. L'intention de la
nature infйrieure, dans son action, tend а la perpйtuitй. Toutes les actions
d'une nature infйrieure sont ordonnйes а la gйnйration, celle-ci ayant pour fin
de sauvegarder la perpйtuitй de l'espиce. La nature ne considиre donc pas tel
individu comme sa fin suprкme; ce qu'elle considиre en lui, c'est la
conservation de l'espиce. Cela, la nature le fait en tant qu'elle agit par le
pouvoir de Dieu, racine premiиre de la perpйtuitй. La fin de la gйnйration,
telle que l'expose le Philosophe, est de faire participer les кtres engendrйs а
la perpйtuitй de l'кtre divin. A plus forte raison l'action de Dieu tend-elle а
quelque chose de perpйtuel. La rйsurrection n'a pas pour fin la perpйtuitй de
l'espиce; celle-ci peut кtre assurйe par la gйnйration. Il faut donc qu'elle
ait pour fin la perpйtuitй de l'individu, perpйtuitй qui n'est pas а concevoir
du cфtй de l'вme, puisque l'вme l'avait dйjа avant la rйsurrection, perpйtuitй
qui est donc а concevoir du cфtй du composй. L'homme ressuscitй vivra donc
perpйtuellement. Les rapports du corps et de l'вme semblent diffйrer
selon qu'il s'agit de la premiиre gйnйration de l'homme ou selon qu'il s'agit
de sa rйsurrection. Dans le cas de la premiиre gйnйration, la crйation de l'вme
suit la gйnйration du corps; c'est une fois prйparйe la matiиre corporelle par
la vertu du semen, que Dieu infuse l'вme en la crйant. Mais dans le cas de la
rйsurrection, c'est le corps qui est adaptй а l'вme prйexistante. La premiиre
vie que l'homme acquiert par voie de gйnйration suit la condition du corps
corruptible, en subissant la privation de la mort. Mais la vie que l'homme
acquiert en ressuscitant sera perpйtuelle, suivant la condition mкme de l'вme
incorruptible. Si mort et vie doivent se succйder а l'infini dans le
mкme sujet, cette alternance de vie et de mort aura l'allure d'un mouvement
cyclique. Or tout mouvement cyclique chez les кtres sujets а la gйnйration et а
la corruption prend son origine dans le mouvement cyclique primordial des corps
incorruptibles, mouvement qui se situe dans le mouvement local, d'oщ tous les
autres mouvements dйrivent par ressemblance. L'alternance de mort et de vie
aura donc son origine dans un corps cйleste; ce qui est impossible puisque le
rappel d'un cadavre а la vie dйpasse le pouvoir d'une action naturelle. On ne
doit donc pas supposer une telle alternance de vie et de mort, ni par
consйquent que les corps ressuscitйs devront encore mourir. Tout ce qui se
succиde dans un mкme sujet, a, au point de vue du temps, une mesure dйterminйe
pour sa durйe. Tout ceci est en effet soumis au mouvement du ciel qui commande
le temps. Mais l'вme sйparйe n'est pas soumise au mouvement du ciel, car elle
est supйrieure а toute nature corporelle. L'alternance de sa sйparation du
corps et de son union avec lui n'est donc pas soumise au mouvement du ciel. Il
n'y a donc pas dans l'alternance de la mort et de la vie ce mouvement cyclique
qui s'avиre nйcessaire si les ressuscitйs meurent а nouveau. On ressuscitera
donc pour ne plus mourir. Voilа pourquoi il est dit en Isaпe: Dieu dйtruira
la mort pour toujours, et dans l'Apocalypse: Il n'y aura plus de mort. Ainsi se trouve
rйfutйe l'erreur de certains Paпens de l'antiquitй qui croyaient, comme saint
Augustin l'avance au XIIe Livre de la Citй de Dieu, aux mкmes retours des
temps et des кtres temporels. De mкme, disaient-ils, que Platon le
Philosophe avait en ce temps-ci enseignй ses disciples, dans la Citй d'Athиnes,
dans cette Йcole qu'on appelle l'Acadйmie, ainsi de longs siиcles auparavant,
eux-mкmes sйparйs par de nombreux et larges intervalles, le mкme Platon, la
mкme citй, la mкme Йcole, les mкmes disciples s'йtaient retrouvйs et se
retrouveraient enfin au terme de siиcles innombrables. A cela, comme le
note saint Augustin au mкme endroit, certains voudraient rapporter ce qui est
dit au 1er chapitre de l'Ecclйsiaste: Qu'est-ce qui a йtй? Ce qui sera.
Qu'est-ce qui a йtй fait? Ce qui se fera. Il n'y a rien de nouveau sous le
soleil. Personne ne peut dire: « Vois, c'est nouveau ». Cette chose a
dйjа existй dans les siиcles qui nous ont prйcйdйs. Passage qu'on ne doit
pas entendre en ce sens que les mкmes choses se retrouveraient, numйriquement
les mкmes, а travers les diffйrentes gйnйrations, mais qu'elles se retrouvent
seulement spйcifiquement semblables. C'est l'enseignement mкme d'Aristote, а la
fin du Livre de la Gйnйration, quand il s'йlиve contre le systиme dont
on vient de parler. 83: LES
RESSUSCITЙS N'AURONT PLUS BESOIN DE SE NOURRIR; ILS N'AURONT PLUS A EXERCER DE
RELATIONS CHARNELLES
Ce
qu'on vient de dire montre comment les ressuscitйs n'auront plus besoin de se
nourrir et n'auront plus а exercer de relations charnelles. La vie
corruptible йvacuйe, ce qui est au service de cette vie devra кtre nйcessairement
йvacuй. Or il est йvident que l'usage de la nourriture est au service de la vie
corruptible; si nous prenons de la nourriture, en effet, c'est pour йviter la
corruption que pourrait entraоner l'йpuisement de l'йlйment humide naturel. De
plus, dans la vie prйsente, l'usage de nourriture est nйcessaire pour assurer
la croissance; ce qui n'aura plus de raison d'кtre, aprиs la rйsurrection,
puisque tous les hommes ressusciteront avec la quantitй qui leur est due. De mкme, l'union
charnelle de l'homme et de la femme est au service de la vie corruptible,
ordonnйe qu'elle est а la gйnйration, celle-ci sauvegardant du moins au plan de
l'espиce ce qui ne peut se conserver pour toujours au plan des individus. Or la
vie des ressuscitйs, nous l'avons vu, sera incorruptible. Les ressuscitйs
n'auront donc plus besoin de se nourrir; ils n'auront plus а exercer de
relations charnelles. La vie des ressuscitйs ne sera pas moins ordonnйe que
la vie prйsente; elle le sera mкme davantage, puisqu'а l'une l'homme parvient
par la seule action de Dieu, et qu'il acquiert l'autre avec la collaboration de
la nature. Or, en cette vie, le besoin de se nourrir est ordonnй а une certaine
fin: on ne prend de nourriture que pour que la digestion l'assimile au corps.
Si donc, dans la vie ressuscitйe, il doit y avoir besoin de se nourrir, ce ne
pourra кtre qu'en vue de l'assimilation au corps. Mais comme rien de ce qui est
du corps ne se dйsagrйgera alors, le corps йtant incorruptible, on doit
affirmer que tout ce qui sera assimilй en fait de nourriture contribuera а
l'accroissement du corps. Or l'homme ressuscitera, nous l'avons vu, avec la
quantitй qui lui est due. Il en arrivera donc а une quantitй dйmesurйe; est
dйmesurйe en effet la quantitй qui dйpasse ce qui est dы. L'homme ressuscitй
vivra perpйtuellement. Ou bien il aura pour toujours besoin de se nourrir, ou
bien il n'en aura pas besoin pour toujours, mais seulement pour un temps
dйterminй. Si donc il continue а toujours user de nourriture, et que cette
nourriture assimilйe par un corps d'oщ rien n'est plus dйtruit doit
nйcessairement aboutir а un accroissement des dimensions de ce corps, on devra
affirmer que le corps de l'homme ressuscitй croоtra а l'infini. C'est
impossible: cette croissance est en effet un mouvement naturel, et l'intention
d'une puissance naturelle en mouvement ne se porte jamais а l'infini, mais
toujours а une fin prйcise. C'est ce que dit Aristote au IIe livre De l'Ame,
quand il affirme que pour tous les кtres consistants la nature est le
terme et de leur grandeur et de leur croissance. Mais si l'homme ressuscitй n'a pas
toujours besoin de nourriture, et qu'il vive toujours, il faudra lui concйder
un temps au cours duquel il n'usera pas de nourriture. Voilа pourquoi c'est dиs
le principe que ceci devra se produire. L'homme ressuscitй n'aura donc pas
besoin de se nourrir. N'usant pas de nourriture, l'homme ressuscitй, par
consйquent, n'aura pas davantage de relations charnelles, lesquelles requiиrent
une йmission de liquide sйminal. Il ne peut y avoir en effet, de la part d'un
corps ressuscitй, йmission de semen. C'est impossible du cфtй de sa substance.
D'abord ce serait contraire а la nature du semen, qui ferait figure d'йlйment
corrompu, s'йcartant de la nature et ne pouvant кtre ainsi le principe d'une action
naturelle, comme l'explique le Philosophe dans le Livre de la Gйnйration des
Animaux. C'est aussi parce que rien ne peut кtre distrait de la substance
du corps en йtat d'incorruptibilitй. Le semen ne pourra pas davantage кtre йmis
comme superflu de la nourriture, si les corps ressuscitйs n'ont pas besoin de
se nourrir. Il n'y aura donc pas de relations charnelles chez les ressuscitйs. Les relations
charnelles ont pour fin la gйnйration. Si donc il y a relations charnelles
aprиs la rйsurrection, il s'ensuivra, а moins que ce ne soit en vain, qu'il y
aura comme maintenant gйnйration d'homme. Il y aura donc aprиs la rйsurrection
beaucoup d'hommes qui n'auront point existй auparavant. C'est donc en vain que
la rйsurrection des morts, dont le but est que tous ceux qui ont mкme nature
reзoivent ensemble la vie, aura йtй ajournйe si longtemps. Si des hommes
continuent d'кtre engendrйs aprиs la rйsurrection, ou bien ils connaоtront а
leur tour la corruption, ou bien ils seront incorruptibles et immortels. S'ils
sont incorruptibles et immortels, il en rйsultera un grand nombre
d'inconvйnients. Il faudra d'abord supposer que ces hommes naissent sans le
pйchй originel, puisque la nйcessitй de mourir est un chвtiment qui est la
suite du pйchй originel. Mais c'est aller contre l'affirmation de l'Apфtre dans
l'Йpоtre aux Romains: Par un seul homme le pйchй et la mort sont entrйs dans
tous les hommes. Autre consйquence: les hommes n'auront pas tous besoin de
la rйdemption qui vient du Christ, si certains naissent sans pйchй originel,
libres de la nйcessitй de mourir; le Christ ainsi ne sera plus le chef de tous
les hommes, ce qui contredit йgalement cette parole de l'Apфtre, dans la Ire Йpоtre
aux Corinthiens: De mкme qu'en Adam tous meurent, de mкme dans le Christ tous
seront vivifiйs. Autre inconvйnient encore: dans ces hommes, une
gйnйration semblable а la nфtre n'aboutira pas а un terme semblable. Les hommes
en effet qui naissent maintenant par voie de gйnйration sйminale naissent а une
vie corruptible; ceux-lа alors naоtront а une vie immortelle. Mais si les
hommes qui naоtront alors sont corruptibles et meurent, а supposer qu'ils ne
ressuscitent pas, leurs вmes resteront en consйquence perpйtuellement sйparйes
de leurs corps, ce qui ne sied pas, puisque ces вmes sont de mкme espиce que
les вmes des hommes ressuscitйs. S'ils ressuscitent il faudra que les autres
attendent leur rйsurrection, de maniиre que le bйnйfice de la rйsurrection qui
intйresse la restauration de la nature soit accordй en une seule et mкme fois а
tous ceux qui ont part а une seule et mкme nature. Mais on ne voit pas, d'autre
part, pourquoi certains auraient а attendre une rйsurrection globale, si tous
n'ont pas а l'attendre. Si les ressuscitйs ont des relations charnelles et
engendrent, ou ce sera pour toujours, ou ce ne sera pas pour toujours. Si c'est
pour toujours il en rйsultera une multiplication des hommes а l'infini. Or la
nature gйnйratrice ne pourra pas avoir d'autre fin, aprиs la rйsurrection, que
la multiplication des hommes. Il ne s'agira plus en effet de conserver
l'espиce, puisque la vie des hommes sera incorruptible. L'intention de la
nature gйnйratrice sera donc indйfinie, ce qui est impossible. Si ce n'est pas
pour toujours, mais pour un temps dйterminй, que les hommes doivent engendrer,
ce temps йcoulй, ils n'engendreront donc plus. C'est la raison pour laquelle
dиs le principe on doit accorder qu'ils n'auront plus de relations charnelles
et qu'ils n'engendreront plus. Si l'on prйtend que les ressuscitйs auront encore а
se nourrir et а entretenir des relations charnelles, non point en vue de la
conservation ou de la croissance du corps, ni pour assurer la conservation de
l'espиce ou la multiplication des hommes, mais pour le seul plaisir qui rйside
en ces actes, et pour qu'il ne manque aucun plaisir а la rйcompense derniиre,
l'inconvenance d'une telle affirmation йclate de bien des maniиres. En premier lieu,
la vie des ressuscitйs, nous l'avons vu, sera plus harmonieusement ordonnйe que
la vie d'ici-bas. Or en cette vie, il est contraire а l'ordre, il est vicieux
que l'homme use de nourriture et entretienne des rapports charnels pour le seul
plaisir, et non point pressй par la nйcessitй de soutenir son corps ou
d'engendrer une descendance. La raison le veut ainsi; les plaisirs qui rйsident
dans les actions dont nous venons de parler ne sont pas en effet la fin de ces
actes, bien au contraire. La fin de ces plaisirs naturels, c'est que les кtres
animйs ne s'abstiennent pas, par fatigue, d'actes qui sont nйcessaires а la
nature, ce qui se produirait s'ils n'y йtaient attirйs par le plaisir. C'est
donc renverser indыment l'ordre que d'accomplir ces actes pour le seul plaisir.
Ce qui ne peut d'aucune maniиre кtre le fait des ressuscitйs, dont la vie, par
hypothиse, sera la mieux ordonnйe qui soit. La vie des ressuscitйs est ordonnйe а la
sauvegarde d'une parfaite bйatitude. Or la bйatitude et la fйlicitй de l'homme
ne consistent pas dans les plaisirs du corps, plaisirs de la nourriture ou
plaisirs de la chair. Il faut donc refuser l'existence de tels plaisirs dans la
vie des ressuscitйs. Les actes des vertus sont ordonnйs а la bйatitude
comme а leur fin. Si donc dans l'йtat de la bйatitude а venir, ces plaisirs de
la nourriture et de la chair constituaient pour ainsi dire des йlйments de la
bйatitude, il en rйsulte que ceux qui agissent vertueusement auraient en vue,
d'une certaine maniиre, ces plaisirs dont on vient de parler. C'est nier l'idйe
mкme de tempйrance. Il est en effet contraire а l'idйe de tempйrance que
quelqu'un s'abstienne de certains plaisirs pour pouvoir en jouir davantage par
la suite. Toute chastetй deviendrait ainsi impudique, et toute abstinence
gourmande. Si donc ces plaisirs existent (dans la vie ressuscitйe), ils
n'existeront pas comme йlйments de bйatitude, de telle maniиre que ceux qui
agissent vertueusement les aient en vue. Mais ceci ne peut кtre. Tout ce qui
existe en effet existe ou pour autre chose ou pour soi. Les plaisirs en
question n'existeront pas alors pour autre chose, puisqu'ils ne seront pas au
service d'actes ordonnйs а des fins naturelles. Reste donc qu'ils existeront
pour eux-mкmes. Or tout ce qui existe ainsi pour soi, ou bien est la bйatitude,
ou bien un йlйment de la bйatitude. De tels plaisirs, s'ils existent dans la
vie des ressuscitйs, doivent donc faire partie de la bйatitude; ce qui est
impossible, comme on vient de le montrer. Il n'y aura donc aucun plaisir de
cette sorte dans la vie future. Il paraоt d'ailleurs absurde de chercher
des plaisirs charnels, qui nous sont communs avec les bкtes, lа oщ l'on attend
les joies les plus hautes, que nous partageons avec les anges, les joies de la
vision de Dieu, commune entre les anges et nous. A moins que l'on ne veuille
dire, - parfaite absurditй - que la bйatitude des anges est incomplиte parce
qu'il leur manque les plaisirs des brutes. Aussi bien le Seigneur dit-il, en
saint Matthieu, qu'а la rйsurrection, les hommes n'auront point de
femmes; ni les femmes de maris; mais qu'ils seront comme les anges de Dieu. Ainsi se trouve
rйfutйe l'erreur des Juifs et des Sarrazins qui veulent que les hommes, а la
rйsurrection, aient encore, comme maintenant, а se nourrir et а entretenir des
rapports charnels. Certains chrйtiens hйrйtiques ont mкme emboоtй le pas en
annonзant un rиgne terrestre du Christ d'une durйe de mille ans pendant
lesquels, disaient-ils, les ressuscitйs d'alors s'adonneraient sans mesure а
des banquets charnels oщ il y aurait tant de vivres et de boissons que non
seulement aucune pudeur ne serait plus gardйe, mais que les m_urs des paпens
eux-mкmes seraient dйpassйes. A croire de telles choses il n'y a que des кtres
charnels que les chrйtiens spirituels appellent « chiliastes », d'un
mot grec que nous pouvons traduire par « millйnaristes », ainsi
qu'Augustin l'йcrit au XXe Livre de la Citй de Dieu. Il existe bien
quelques arguments qui paraissent appuyer cette opinion. Le premier de ces
arguments, c'est qu'Adam, qui йtait en possession d'une vie immortelle, avant
son pйchй, eut, en cet йtat, besoin de se nourrir et d'entretenir des rapports
charnels; c'est avant le pйchй qu'il lui a йtй dit: Croissez et
multipliez-vous, et encore: Mangez de tout arbre qui est dans le jardin. Un autre
argument, c'est que le Christ lui-mкme a mangй et bu aprиs sa rйsurrection. Lorsqu'il
eut mangй, devant ses disciples, nous dit Saint Luc, prenant ce qui
restait, il le leur donna. Saint Pierre йgalement, dans les Actes: Ce
Jйsus, Dieu l'a ressuscitй le troisiиme jour et lui a donnй de se faire voir,
non а tout le peuple, mais aux tйmoins choisis d'avance par Dieu, а nous qui
avons mangй et bu avec lui, aprиs sa rйsurrection d'entre les morts. Il existe encore
certains textes qui semblent promettre а l'homme, pour cet йtat futur, l'usage
des aliments. Le Seigneur des armйes, lit-on en Isaпe, prйparera pour
tous les peuples sur la montagne un festin de viandes grasses et de vin pris
sur la lie. Qu'il faille entendre ce passage de l'йtat des ressuscitйs, la
suite le montre clairement: Il dйtruira la mort pour toujours et le Seigneur
essuiera toutes les larmes de tous les visages. - On lit encore en Isaпe:
Voici que mes serviteurs mangeront et vous, vous aurez faim; voici que mes
serviteurs boiront et vous, vous aurez soif. Que ceci se rapporte а l'йtat
de la vie future, ce qui suit le montre clairement: Voici que je vais crйer
des cieux nouveaux et une terre nouvelle. - Le Seigneur dira aussi, au
chapitre XXVIe de saint Matthieu: Je ne boirai plus dйsormais de ce fruit de
la vigne, jusqu'au jour oщ je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de
mon Pиre; et encore, en saint Luc: Et moi, je vous prйpare un royaume,
comme mon Pиre me l'a prйparй, afin que vous mangiez et buviez а ma table dans
mon royaume. -L'Apocalypse nous dit encore que de chaque cфtй du fleuve,
dans la citй des Bienheureux, il y aura des arbres de vie qui donneront douze
fois leurs fruits, et aussi: Je vis les вmes de ceux qui avaient йtй
dйcapitйs а cause du tйmoignage de Jйsus; ils eurent la vie et rйgnиrent avec
le Christ pendant mille ans. Les autres morts n'eurent point la vie, jusqu'а ce
que les mille ans fussent йcoulйs. Tout ceci semble bien confirmer
l'opinion des hйrйtiques dont nous avons parlй. La rйponse est facile. La premiиre
objection, а propos d'Adam, n'a aucune portйe. Adam en effet a joui d'une
certaine perfection personnelle, mais la nature humaine n'йtait pas arrivйe а
une totale perfection, le genre humain ne s'йtant pas encore multipliй. Adam
fut donc йtabli dans le degrй de perfection qui convenait au chef du genre
humain. Aussi bien fallait-il, pour la multiplication du genre humain, qu'il
engendrвt, et pour cela qu'il se nourrоt. La perfection des ressuscitйs, elle,
ne sera acquise qu'une fois la nature humaine parvenue а sa totale perfection,
le nombre des йlus йtant dйsormais complet. Aussi il n'y aura place ni pour la
gйnйration, ni pour l'usage d'aliments. C'est pourquoi l'immortalitй et
l'incorruptibilitй des ressuscitйs seront telles qu'ils ne pourront plus mourir
et que rien ne pourra plus se dйsagrйger de leur corps. Adam, lui, йtait
immortel de telle maniиre qu'il pouvait ne pas mourir s'il ne pйchait pas,
qu'il pouvait au contraire mourir s'il pйchait. Son immortalitй йtait capable
de se conserver, non point en ce sens que rien ne se dйsagrйgerait de son
corps, mais en ce sens qu'il pouvait compenser la dйcomposition de l'humeur
naturelle par l'absorption de nourriture, et qu'ainsi son corps ne pыt se
corrompre peu а peu. Quant au Christ, il faut dire qu'aprиs sa
rйsurrection il mangea non point par nйcessitй, mais pour prouver la vйritй de
cette rйsurrection. La nourriture ne fut pas alors convertie en sa chair, mais
rйduite en la matiиre prйjacente. La rйsurrection commune ne connaоtra pas
cette raison de manger. Les textes d'Йcriture qui paraissent promettre
l'usage des aliments aprиs la rйsurrection doivent кtre interprйtйs dans un
sens spirituel. La Sainte Йcriture nous propose en effet les rйalitйs
intelligibles sous des comparaisons sensibles pour que notre esprit, selon
le mot de saint Grйgoire le Grand, apprenne а aimer ce qu'il ne connaоt pas
а partir de ce qu'il connaоt. De cette maniиre, la joie que donne la
contemplation de la sagesse, et l'assimilation de la vйritй par notre
intelligence sont d'ordinaire dйcrites par la sainte Йcriture sous le
symbolisme de la nourriture. Au Livre des Proverbes, il est dit de la
Sagesse: Elle a mкlй son vin et dressй la table. Elle a dit а ceux qui sont
dйpourvus de sens: venez, mangez de mon pain et buvez du vin que j'ai mкlй pour
vous. Il est dit aussi dans l'Ecclйsiastique: Elle le nourrira du pain
de la vie et de l'intelligence, elle l'abreuvera de l'eau de la sagesse
salutaire. De cette mкme sagesse, les Proverbes nous disent encore:
Elle est un arbre de vie pour ceux qui l'auront saisie; qui s'y sera attachй,
est heureux. Les textes allйguйs n'obligent donc pas а dire que
les ressuscitйs auront а se nourrir. Les paroles du Seigneur, citйes au
chapitre XXVIe de saint Matthieu peuvent aussi s'entendre autrement, en
rйfйrence aux repas pris par le Christ avec ses disciples aprиs la rйsurrection:
le Christ boit le vin nouveau, c'est-а-dire d'une nouvelle maniиre, non
point par nйcessitй, mais comme preuve de sa rйsurrection. Et il dit: dans
le royaume de mon Pиre, parce qu'а la rйsurrection du Christ, le royaume de
l'immortalitй a commencй de se manifester. Quant aux paroles de l'Apocalypse sur
les mille ans et sur la premiиre rйsurrection des martyrs, il
faut comprendre cette rйsurrection de la rйsurrection des вmes, ressuscitйes du
pйchй. C'est le sens de la parole de saint Paul aux Йphйsiens: Lиve-toi
d'entre les morts et le Christ t'illuminera. Les mille ans signifient le
temps de l'Йglise, au cours duquel les Martyrs, ainsi que les autres saints,
rиgnent avec le Christ, tant dans l'Йglise d'ici-bas, appelйe le royaume de
Dieu, que dans la patrie cйleste en ce qui concerne les вmes. Le nombre de
mille a le sens de perfection, parce que c'est un nombre cubique, et que le
nombre dix, qui en est la racine, est йgalement, d'ordinaire, symbole de
perfection. C'est donc une йvidence que les ressuscitйs ne s'adonneront ni а la
nourriture et а la boisson, ni aux activitйs charnelles. On en peut
conclure а la cessation de toutes les occupations de la vie active, ordonnйes,
semble-t-il, aux besoins de l'alimentation, aux rapports charnels, et а tout ce
que rйclame la vie corruptible. Seule demeurera chez les ressuscitйs
l'occupation de la vie contemplative. Aussi est-il dit de Marie en
contemplation qu'elle a choisi la meilleure part qui ne lui sera pas
enlevйe. C'est encore la raison qui fait dire, au Livre de Job: Celui
qui descend aux enfers, ne remontera plus; il ne retournera plus dans sa maison
et le lieu qu'il habitait ne le reconnaоtra plus. Par ces paroles, Job
refusait cette rйsurrection proposйe par certains selon qui, aprиs la
rйsurrection, l'homme retournerait а des occupations semblables а celles qu'il
a maintenant, comme la construction de maisons et l'exercice d'autres mйtiers
de ce genre. 84:
IDENTITЙ DE NATURE DES CORPS RESSUSCITЙS
Ce que
l'on vient de dire en a induit plusieurs а se tromper sur les qualitйs des
ressuscitйs. Le corps, composй d'йlйments contraires, semble vouй
nйcessairement а la corruption; on en a conclu que les ressuscitйs n'auraient
pas de corps composйs d'йlйments contraires. D'aucuns ont affirmй que nos corps ne
ressusciteraient pas dans leur nature corporelle, mais seraient transformйs en
esprit, frappйs qu'ils йtaient par cette parole de l'Apфtre: Le corps, semй
animal, ressuscitera spirituel. - D'autres se sont appuyйs sur cette mкme
parole pour assurer qu'aprиs la rйsurrection nos corps seraient vaporeux, semblables
а l'air et aux vents; l'air йtant appelй aussi esprit, ils traduisaient spirituels
par aйriens. - D'autres encore, prenant prйtexte de ce que dit l'Apфtre au
sujet de la rйsurrection dans la 1re Epоtre aux Corinthiens: il y a des
corps cйlestes et il y a des corps terrestres, ont prйtendu qu'а la
rйsurrection les вmes reprendraient non point des corps terrestres mais des
corps cйlestes. Toutes ces opinions paraissent confirmйes par cette
parole de l'Apфtre, au mкme endroit: La chair et le sang n'entreront pas en
possession du royaume de Dieu. Il semble donc que les corps des
ressuscitйs n'auront ni chair ni sang, et par consйquent aucune humeur. Mais la faussetй
de ces opinions est йvidente. Notre rйsurrection en effet sera semblable а la
rйsurrection du Christ, comme l'йcrit Paul aux Philippiens: Il restaurera
notre corps misйrable а la ressemblance de son corps glorieux. Mais le
Christ aprиs sa rйsurrection a eu un corps qu'on pouvait toucher, fait de
chairs et d'os. Au tйmoignage de saint Luc, il dit а ses disciples,
aprиs sa rйsurrection: Touchez et voyez, un esprit n'a ni chair ni os comme
vous voyez que j'ai. Les autres hommes, quand ils ressusciteront, auront
donc des corps que l'on pourra toucher, faits de chairs et d'os. L'вme est unie au
corps comme la forme а la matiиre. Or toute forme possиde une matiиre
dйterminйe; il doit y avoir proportion en effet entre l'acte et la puissance.
Mais l'вme йtant spйcifiquement identique, il semble qu'elle doive avoir une
matiиre spйcifiquement identique. Le corps sera donc aprиs la rйsurrection
spйcifiquement le mкme qu'avant. Il devra donc кtre fait de chairs, d'os et
d'autres йlйments semblables. La dйfinition des кtres naturels, qui exprime
l'essence de l'espиce, inclut la matiиre; il en rйsulte que la matiиre йtant
affectйe d'un changement spйcifique, l'espиce de l'кtre naturel change
nйcessairement. Or l'homme est un кtre naturel. Si donc aprиs la rйsurrection
il n'a pas de corps composй de chairs, d'os, et d'autres йlйments semblables,
comme il l'est maintenant, l'кtre qui ressuscitera ne sera pas de mкme espиce,
et le terme d'homme n'aura plus qu'un sens йquivoque. Il y a bien plus de distance entre l'вme
d'un homme et un corps d'une autre espиce, qu'entre l'вme d'un homme et le
corps d'un autre homme. Or l'вme d'un homme, on l'a montrй au Livre IIe, ne
peut кtre rйunie au corps d'un autre homme. A plus forte raison ne
pourra-t-elle l'кtre, а la rйsurrection, а un corps d'une autre espиce. Il est
nйcessaire, pour que l'homme ressuscite dans une identitй numйrique, que ses
parties essentielles soient numйriquement les mкmes. Si donc le corps du
ressuscitй n'йtait pas fait de cette chair et de ces os dont il est
actuellement composй, ce ne serait pas numйriquement le mкme homme qui
ressusciterait. Job, d'ailleurs, rйfute de faзon йclatante toutes ces
fausses opinions, lorsqu'il dit: De nouveau je serai entourй de ma peau, et
de ma chair je verrai Dieu; je le verrai, moi, non pas un autre, Chacune de ces
opinions prйsente des incohйrences qui lui sont propres. Il est
parfaitement impossible, en effet, de supposer que le corps se transforme en
esprit. Il n'y a de passage rйciproque qu'entre des кtres qui sont unis dans la
matiиre. Or il ne peut y avoir participation commune а la matiиre entre кtres
spirituels et кtres corporels, les substances spirituelles йtant totalement
immatйrielles. Il est donc impossible que le corps humain se transforme en
substance spirituelle. S'il le faisait, il se transformerait ou bien en
cette substance spirituelle qu'est l'вme, ou bien en une autre. S'il se
transformait en l'вme, il n'y aurait plus en l'homme, aprиs comme avant la
rйsurrection, que l'вme. La rйsurrection n'apporterait donc aucun changement а
la condition de l'homme. Si le corps se transformait en une autre substance
spirituelle, il en rйsulterait que deux substances spirituelles produiraient un
кtre, un par nature; ce qui est impossible puisque chaque substance spirituelle
est subsistante par soi. Il est pareillement impossible que le corps humain
ressuscitй soit comparable а l'air et aux vents. Le corps de l'homme, comme celui de tout
animal, doit en effet avoir une figure dйterminйe, en tout comme en parties. Or
le corps qui possиde une figure dйterminйe doit, en soi, pouvoir кtre
circonscrit, la figure йtant ce qui est compris par un trait ou par des traits
limitatifs. Or l'air n'a pas en soi de quoi кtre circonscrit; il ne peut l'кtre
que par un terme йtranger. Le corps de l'homme ressuscitй ne peut donc
ressembler а l'air ou aux vents. Ce corps doit кtre aussi douй de toucher,
car il n'y a pas d'animal sans toucher. Or le ressuscitй doit кtre un animal,
puisqu'il est homme. Mais un corps aйrien ne peut кtre douй de toucher, pas
plus qu'aucun autre corps simple, йtant donnй que le corps qui est sujet du
toucher doit faire le lien entre des qualitйs tactiles, de telle maniиre qu'il
soit en quelque sorte en puissance а leur endroit, comme le Philosophe le
prouve au IIe Livre De l'Ame. Il est donc impossible que le corps de
l'homme ressuscitй soit un corps aйrien, comparable aux vents. Il ressort de lа
qu'il ne peut кtre un corps cйleste. Le corps de l'homme, comme celui de tout
animal, doit кtre rйceptif aux qualitйs tactiles, nous venons de le dire. Or ce
ne peut кtre le fait d'un corps cйleste; qui n'est ni froid ni chaud, ni humide
ni sec, ni rien de semblable, que ce soit en acte ou que ce soit en puissance,
comme il est prouvй au 1er Livre Du Ciel. Le corps de l'homme ressuscitй
ne sera donc pas un corps cйleste. D'ailleurs les corps cйlestes sont
incorruptibles; ils ne peuvent perdre leur disposition naturelle. Or la figure
qui leur convient par nature est la forme sphйrique, comme il est prouvй au IIe
Livre Du Ciel et du Monde. Il leur est donc impossible de recevoir la
figure qui convient par nature au corps humain. Il est par consйquent
impossible que les corps des ressuscitйs soient de la nature des corps
cйlestes. 85:
CONDITION DIFFЙRENTE DES CORPS RESSUSCITЙS
Sans
doute les corps ressuscitйs seront-ils de mкme espиce que nos corps de
maintenant; leur condition sera pourtant diffйrente. La premiиre diffйrence qui affectera les
corps des ressuscitйs, des bons comme des mauvais, ce sera leur
incorruptibilitй. A cela il y a une triple raison. La premiиre vient
de la fin mкme de la rйsurrection. Les bons comme les mauvais ressusciteront
pour recevoir dans leur propre corps la rйcompense ou le chвtiment de ce qu'ils
auront fait durant leur vie terrestre. La rйcompense des bons, la bйatitude,
sera йternelle; йternelle йgalement la peine due au pйchй mortel. Ceci ressort
de ce que nous avons prйcisй au Livre IIIe. Il faut donc que les corps des uns
et des autres soient incorruptibles. Une deuxiиme raison peut se tirer de la
cause formelle de la rйsurrection. On l'a dit dйjа, c'est pour ne point
demeurer йternellement sйparйe que l'вme reprendra un corps а la rйsurrection.
Aussi bien, puisque c'est en vue de la perfection de l'вme que celle-ci
recouvre un corps, convient-il que ce corps connaisse la condition qui est
propre а l'вme. Or l'вme est incorruptible. On doit en conclure qu'il lui sera
rendu un corps incorruptible. La troisiиme raison est а prendre du cфtй de la cause
efficiente. Dieu qui restaurera pour la vie les corps dйjа corrompus, pourra а
plus forte raison donner а ces corps de conserver pour toujours la vie qui leur
sera rendue. C'est ainsi, а titre de figure, qu'il a conservй intacts, quand il
l'a voulu, des corps pourtant corruptibles, tels ceux des Trois Enfants dans la
fournaise. On doit donc concevoir ainsi l'incorruptibilitй de l'йtat futur: ce
corps, maintenant corruptible, sera rendu incorruptible par la puissance de
Dieu. L'вme aura sur lui une parfaite domination, en tant qu'elle aura pouvoir
de lui communiquer la vie, ce а quoi rien ne pourra s'opposer. Tel est le sens
du mot de l'Apфtre, dans la Ire Йpоtre aux Corinthiens: Il faut que ce corps
corruptible revкte l'incorruptibilitй, que ce corps mortel revкte
l'immortalitй. L'homme ressuscitй ne sera donc pas immortel pour la
raison qu'il aura repris un autre corps incorruptible, comme le prйtendaient
les opinions citйes plus haut, mais parce que ce corps, qui est maintenant
corruptible, deviendra incorruptible. On doit donc comprendre la parole de
l'Apфtre: La chair et le sang n'auront point part ait royaume de Dieu, en
ce sens que dans la condition des ressuscitйs, la corruption de la chair et du
sang sera supprimйe, la substance de la chair et du sang йtant maintenue
cependant. Aussi l'Apфtre ajoute-t-il: la corruption n'hйritera pas
l'incorruptibilitй. 86:
QUALITЙ DES CORPS GLORIEUX
En
raison du mйrite du Christ, la rйsurrection supprimera d'une faзon gйnйrale,
chez tous, bons et mauvais, le dйfaut de nature; il restera pourtant une
diffйrence entre les bons et les mauvais, en ce qui les intйresse
personnellement. Il relиve de l'ordre de la nature que l'вme humaine soit la
forme du corps, lui donnant la vie, le conservant dans l'кtre; mais c'est en
vertu des actes personnels que l'вme mйrite d'кtre йlevйe а la gloire de la
vision de Dieu, ou d'кtre exclue par sa faute de cet ordre de gloire. Il en ira donc,
en gйnйral, du corps de tous selon qu'il convient а l'вme: forme incorruptible,
celle-ci donnera au corps d'кtre incorruptible, nonobstant la composition des
contraires, la matiиre du corps de l'homme йtant en cela, de par la puissance
de Dieu, totalement soumise а l'вme humaine. Mais de la lumiиre et de la force
de l'вme йlevйe а la vision de Dieu, le corps qui lui sera uni recevra quelque
chose de plus. Il sera totalement soumis а l'вme, de par la puissance divine,
non seulement quant а l'кtre, mais aussi quant aux actions et passions,
mouvements et qualitйs corporelles. De mкme donc que l'вme qui jouit de la
vision de Dieu sera inondйe d'une certaine lumiиre spirituelle, de mкme par
rejaillissement de l'вme sur le corps, celui-ci, а sa maniиre, sera revкtu de
la lumiиre de gloire. D'oщ la parole de l'Apфtre, dans la 1re Йpоtre
aux Corinthiens: Semй dans l'ignominie, le corps ressuscitera dans la gloire. Notre
corps, maintenant opaque, sera alors lumineux. Comme dit saint Matthieu: Les
justes resplendiront comme le soleil, dans le royaume de leur Pиre. Unie а sa fin
suprкme, l'вme qui jouira de la vision de Dieu, verra tous ses dйsirs comblйs.
Et parce que c'est le dйsir de l'вme qui meut le corps, il en rйsultera que le
corps obйira totalement а l'empire de l'esprit. Les corps des bienheureux
seront donc douйs d'agilitй. C'est bien ce que dit l'Apфtre au mкme
endroit: Il est semй dans la faiblesse, il ressuscitera dans la force. Nous
faisons l'expйrience de la faiblesse de notre corps en le trouvant impuissant а
obйir au dйsir de l'вme dans les mouvements et dans les actions que celle-ci
lui commande. Cette faiblesse sera alors totalement supprimйe, par la force qui
de l'вme unie а Dieu rejaillira sur le corps. Voilа pourquoi la Sagesse dit
des justes qu'ils courront comme des йtincelles а travers le chaume; non
pas que le mouvement ait en eux pour fin de rйpondre а quelque nйcessitй, -
ceux qui possиdent Dieu n'ont besoin de rien - il sera simplement une preuve de
force. De
mкme que l'вme qui jouit de Dieu verra son dйsir comblй en ce qui concerne
l'obtention de tout bien, de mкme verra-t-elle son dйsir comblй en ce qui
regarde l'йloignement de tout mal: il n'y a pas de place pour le mal dans la
compagnie du souverain bien. Le corps amenй par l'вme а son point de
perfection, et proportionnellement а l'вme, sera immunisй contre tout mal,
aussi bien en acte qu'en puissance, en acte d'abord, puisqu'il n'y aura dans
les corps ressuscitйs ni corruption ni difformitй, ni dйfaut quelconque; en
puissance aussi, car ils ne pourront souffrir rien qui leur soit dommageable.
Aussi bien seront-ils impassibles, sans pourtant que cette impassibilitй
leur enlиve rien de la passion qui fait partie de la nature sensible: ils
useront en effet de leurs sens pour leur plaisir, en tout ce qui est compatible
avec l'йtat d'incorruption. C'est pour exprimer cette impassibilitй des corps
ressuscitйs que l'Apфtre dit: Semй dans la corruption, il ressuscitera dans
l'incorruption. L'вme qui jouira de Dieu lui sera unie d'une maniиre
absolument parfaite, ayant part au maximum, selon sa capacitй, а la bontй de
Dieu. Le corps, pareillement, sera soumis parfaitement а l'вme, participant
autant que possible а ses propriйtйs, par l'acuitй des sens, par la rйgulation
de l'appйtit corporel, par la perfection totale de sa nature; un кtre de
nature est en effet d'autant plus parfait qu'en lui la matiиre est plus
parfaitement soumise а la forme. Voilа la raison de la parole de l'Apфtre: Semй
animal, il ressuscitera corps spirituel. Le corps du ressuscitй sera
spirituel, non qu'il sera esprit comme certains l'entendent abusivement, -
qu'on entende esprit au sens de substance spirituelle ou qu'on l'entende au
sens d'air ou de vent -; mais parce qu'il sera totalement soumis а l'esprit.
Ainsi maintenant est-il appelй corps animal, non qu'il soit вme, mais parce
qu'il est soumis aux passions de l'вme et qu'il a besoin d'кtre nourri. Tout ce que nous
venons de dire appelle la conclusion suivante: de mкme que l'вme humaine sera
йlevйe а la gloire des esprits cйlestes jusqu'а voir l'essence de Dieu, de mкme
le corps de l'homme sera magnifiй jusqu'а possйder les propriйtйs des corps
cйlestes: lumineux, impassible qu'il sera, douй d'une agilitй qui ne connaоtra
ni difficultй ni effort, amenй par sa forme а la perfection la plus achevйe.
Voilа pourquoi l'Apфtre dit des corps ressuscitйs qu'ils seront cйlestes, non
par leur nature, mais par leur gloire. Aussi, aprиs avoir dit qu'il y a des
corps cйlestes et qu'il y a des corps terrestres, ajoute-t-il: autre est
la gloire des corps cйlestes, autre la gloire des corps terrestres. De mкme
que la gloire а laquelle est йlevйe l'вme de l'homme dйpasse l'excellence
naturelle des esprits cйlestes, de mкme la gloire des corps ressuscitйs
dйpasse-t-elle la perfection naturelle des corps cйlestes, par une plus grande
clartй, par une impassibilitй mieux assurйe, par une plus grande libertй de
mouvement, et une plus haute dignitй de nature. 87: DU
LIEU DES CORPS GLORIFIЙS
Il
doit y avoir proportion entre le lieu et la chose qui l'occupe. En consйquence,
ayant part aux propriйtйs des corps cйlestes, les corps ressuscitйs doivent
avoir eux aussi leur lieu dans les cieux, ou mieux au-dessus de tous les
cieux, pour se trouver ensemble avec le Christ qui les conduira а cette
gloire par sa puissance, et dont l'Apфtre dit qu'il est montй au-dessus de
tous les cieux, afin de remplir toutes choses. Il semble bien futile d'opposer а cette
promesse divine un raisonnement tirй de la position naturelle des йlйments,
comme s'il йtait impossible au corps humain, bien que terrestre et occupant
selon sa nature un lieu des plus bas, d'кtre йlevй au-dessus d'йlйments moins
lourds. Il est en effet manifeste que le corps tient de l'вme qui lui donne son
achиvement, de ne pas suivre la pente des йlйments. Aussi longtemps que nous
vivons, l'вme, par sa puissance, maintient le corps, en l'empкchant d'кtre
dissous par les йlйments contraires. Grвce а la puissance de l'вme motrice, le
corps peut s'йlever, et d'autant plus haut que cette force est plus grande. Or
il est clair que l'вme sera douйe d'une force plйniиre, quand elle sera unie а
Dieu par la vision. Il ne doit donc pas paraоtre trop difficile que le corps,
grвce а la puissance de l'вme, soit alors prйservй de toute corruption, et
йlevй au-dessus de tous les autres corps. Le fait que la sphиre des corps cйlestes
ne saurait кtre brisйe pour laisser s'йlever au-dessus d'elle les corps
glorieux, n'oppose pas davantage d'impossibilitй а cette promesse divine. La
puissance de Dieu permet en effet qu'il y ait simultanйitй des corps glorieux
avec d'autres corps. Une preuve nous en a йtй donnйe а l'avance quand le Christ
s'est prйsentй corporellement а ses disciples, en entrant toutes portes
closes. 88: DU
SEXE ET DE L'AGE DES RESSUSCITЙS
C'est
une erreur de croire, comme on l'a fait, qu'il n'y aura pas de sexe fйminin
parmi les corps des ressuscitйs. La rйsurrection en effet doit rйparer les
dйfauts de nature; elle n'enlиvera rien au corps des ressuscitйs de ce qui
constitue la perfection de leur nature. Or, aussi bien chez l'homme que chez la
femme, les organes de la gйnйration relиvent au mкme titre que les autres
membres de l'intйgritй du corps humain. Chez l'homme comme chez la femme, ces
organes ressusciteront donc. Qu'on n'ait pas а en user, n'est pas une objection
valable. Si une telle raison valait en faveur de l'absence de tous les organes
nйcessaires а la nutrition, puisque l'on n'usera plus d'aliments aprиs la
rйsurrection, c'est une grande partie des membres qui manqueraient ainsi au
corps des ressuscitйs. Bien que sans usage, tous ces organes ressusciteront
donc, pour restituer au corps l'intйgritй de sa nature. Et ainsi, ce ne sera
pas en vain. La faiblesse du sexe fйminin ne s'oppose pas davantage а la perfection
des ressuscitйs. Cette faiblesse en effet ne vient pas d'un dйfaut de nature,
mais d'un dessein de la nature. La distinction naturelle qu'elle йtablit entre
les кtres humains manifestera а la fois la perfection de la nature et la
sagesse divine, laquelle dispose tout avec ordre. Quant а la parole de l'Apфtre, dans l'Йpоtre
aux Йphйsiens: Jusqu'а ce que nous parvenions tous а ne plus faire qu'un dans
la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu, et а constituer cet homme
parfait, dans la force de l'вge, qui rйalise la plйnitude du Christ, elle
n'oblige pas davantage а conclure dans ce sens. Elle ne veut pas dire que tous
les ressuscitйs qui s'en iront а la rencontre du Christ dans les airs possйderont
le sexe viril; elle veut indiquer la perfection et la puissance de l'Йglise.
C'est l'Йglise tout entiиre qui sera comme un homme parfait, allant а la
rencontre du Christ, ainsi qu'il ressort du contexte. Mais il convient que tous ressuscitent
dans la jeunesse de l'вge du Christ, pour la perfection que cet вge seul
apporte а la nature, Dans l'enfance, la croissance n'a pas fini d'apporter а la
nature sa pleine maturitй; avec la vieillesse, la dйcrйpitude l'en a dйjа
frustrй. 89: DE
LA QUALITЙ DES CORPS RESSUSCITЙS, CHEZ LES DAMNЙS
Nous
pouvons rйflйchir maintenant sur la condition des corps ressuscitйs, chez ceux
qui seront damnйs. Il convient qu'il y ait proportion entre leur corps
et leur вme. Par nature, l'вme des mйchants est bonne, crййe qu'elle est par
Dieu; mais leur volontй sera dйsordonnйe, dйfaillante par rapport а sa fin
propre. Les corps des damnйs, en ce qui regarde la nature, retrouveront donc
leur intйgritй; ils ressusciteront а l'вge parfait, sans aucune atrophie des
membres, sans ces dйfauts ou ces infirmitйs qu'a pu provoquer une erreur de la
nature. Les morts, dit l'Apфtre dans la 1re Йpоtre aux Corinthiens,
ressusciteront incorruptibles, ce qui doit s'entendre de tous, bons et
mauvais, comme le veut le contexte. Mais parce que l'вme sera, par volontй,
dйtournйe de Dieu et privйe de sa fin propre, ces corps ne seront pas spirituels,
comme s'ils йtaient parfaitement soumis а l'esprit; bien plus, l'вme sera dans
un йtat charnel. Ces corps ne seront pas douйs d'agilitй, comme
s'ils obйissaient sans difficultй а l'вme; bien plutфt seront-ils lourds et
pesants, insupportables en quelque sorte а l'вme, а l'exemple mкme de
l'вme que la dйsobйissance a dйtournйe de Dieu. Ils demeureront sujets а la souffrance,
comme maintenant, et plus encore que maintenant, de telle maniиre cependant
qu'ils йprouveront du cфtй des rйalitйs sensibles douleur mais non corruption,
de mкme que l'вme sera torturйe par la totale frustration du dйsir naturel
qu'elle a de la bйatitude. Ces corps seront opaques et tйnйbreux, а
l'image de l'вme privйe de la lumiиre de la connaissance de Dieu. C'est le sens
de la parole de l'Apфtre: Tous ressusciteront, mais tous ne seront pas
changйs; seuls les bons seront transformйs pour la gloire; les corps des
mйchants ressusciteront privйs de gloire. Peut-кtre regardera-t-on comme impossible
que les corps des mйchants soient sujets а la souffrance sans l'кtre а la
corruption, puisque toute passion trop forte altиre la substance. Nous
voyons en effet qu'un corps, s'il demeure longtemps dans le feu, finit par se
consumer, qu'une douleur trop intense va jusqu'а sйparer l'вme du corps. Tout ceci se
vйrifie dans l'hypothиse oщ la matiиre passe de forme en forme. Aprиs la
rйsurrection, le corps humain, pas plus chez les rйprouvйs que chez les йlus,
ne pourra passer de forme en forme; chez les uns comme chez les autres, le
corps sera totalement parachevй par l'вme dans son кtre naturel, au point qu'il
ne sera plus possible que telle forme soit йcartйe de tel corps ni que telle
autre ne soit introduite, la puissance de Dieu soumettant parfaitement le corps
а l'вme. Il en rйsulte que la puissance oщ se trouve la matiиre premiиre а
l'йgard de n'importe quelle forme se trouvera liйe en quelque sorte dans le
corps humain par la puissance de l'вme, de telle maniиre qu'elle ne pourra plus
кtre actualisйe par une autre forme. Mais le corps des damnйs n'йtant pas
totalement soumis а l'вme, au moins sous certains aspects, il sera heurtй dans
sa sensibilitй par des sensibles contraires. Un feu corporel l'accablera, en ce
sens que la qualitй de ce feu s'opposera par son intensitй mкme а l'йquilibre organique
et а l'harmonie qui est connaturelle au sens, sans toutefois qu'il puisse les
dйtruire. Une telle йpreuve cependant ne pourra pas sйparer l'вme du corps,
celui-ci restant toujours, nйcessairement, sous l'emprise de la mкme forme. Et de mкme que les
corps des Bienheureux seront йlevйs au-dessus des corps cйlestes en ce
renouveau que sera la gloire, de mкme les corps des damnйs seront vouйs, en
proportion inverse, а des lieux infйrieurs, de tйnиbres et de souffrances. Que
sur eux fonde la mort et qu'ils descendent, vivants, aux enfers, dit le
Psaume LIV. Et l'Apocalypse: Le diable, leur sйducteur, fut jetй dans
l'йtang de feu et de soufre, oщ la bкte et le faux prophиte seront tourmentйs
jour et nuit, pour les siиcles des siиcles. 90:
COMMENT DES SUBSTANCES IMMATЙRIELLES PEUVENT КTRE TOURMENTЙES PAR UN FEU
MATЙRIEL
Mais
un doute peut se lever: comment le dйmon, qui n'a pas de corps, et les вmes des
damnйs avant la rйsurrection, peuvent-ils souffrir d'un feu matйriel, de ce
mкme feu dont souffriront dans l'enfer les corps des damnйs, comme l'affirme le
Seigneur: Allez, maudits, au feu йternel, prйparй pour le diable et ses
anges? Il faut d'abord йviter de penser que des substances incorporelles
puissent souffrir d'un feu matйriel au point que ce feu corrompe leur nature,
ou l'altиre, ou lui fasse subir une quelconque transformation, de la maniиre oщ
maintenant nos corps corruptibles peuvent кtre affectйs par le feu. Les
substances incorporelles n'ont point de matiиre corporelle qui puisse les
rendre sujettes а un changement de la part de rйalitйs corporelles; elles ne
sont pas davantage rйceptives а des formes sensibles, si ce n'est d'une maniиre
intellectuelle qui n'est pas douloureuse, mais bien plutфt йpanouissante et
agrйable. On ne peut davantage affirmer que ces substances souffrent d'un feu
matйriel en raison de quelque opposition des contraires, comme ce sera le cas
des corps aprиs la rйsurrection; car des substances incorporelles n'ont pas
d'organes sensoriels et n'usent pas de puissances sensitives. Ces substances
incorporelles souffrent donc du feu matйriel par le biais d'une certaine
ligature. Les esprits, en effet, peuvent кtre enchaоnйs aux corps soit
par mode de forme, comme l'вme l'est au corps humain, pour lui donner la vie,
soit, en dehors de ce rфle de forme, а la maniиre dont les nйcromanciens, par
la puissance des dйmons, enchaоnent les esprits а des figurines ou а d'autres
objets de ce genre. Pour ces esprits, c'est une source de douleur que de se
savoir enchaоnйs par chвtiment а ces objets grossiers. Il est normal d'ailleurs
que les esprit damnйs souffrent le chвtiment de peines corporelles. Tout pйchй
d'une crйature raisonnable vient en effet d'un manque de soumission а Dieu. Or
la peine doit кtre proportionnйe а la faute: la volontй doit subir en sens
contraire, pйnalement, ce dont l'amour a йtй pour elle une causй de pйchй.
C'est donc un juste chвtiment, pour une nature raisonnable pйcheresse, d'кtre
soumise, liйe en quelque sorte, а des кtres infйrieurs, corporels en
l'occurrence. Au pйchй commis contre Dieu est due, non seulement la peine du dam, mais
aussi la peine du sens, nous l'avons vu au Livre IIIe. La peine du sens rйpond
en effet а cet aspect de la faute qui consiste а se tourner, de faзon
dйsordonnйe, vers un bien transitoire; la peine du dam, elle, rйpondant а cet
autre aspect de la faute qui consiste а se dйtourner du bien immuable. Or la
crйature raisonnable, et spйcialement l'вme humaine, pиche en se tournant de
maniиre dйsordonnйe vers les rйalitйs corporelles. Il est donc juste qu'un
chвtiment lui soit infligй par l'entremise de ces кtres corporels. Si cette peine
afflictive, que nous appelons la peine du sens, est due au pйchй, il
faut bien qu'elle ait pour origine ce qui peut entraоner une souffrance. Or
rien ne cause de souffrance que ce qui s'oppose а la volontй. Mais il n'est pas
opposй а la volontй naturelle de la nature raisonnable d'кtre liйe а une
substance spirituelle; bien au contraire, il y a lа pour elle une source de
joie, et qui intйresse sa perfection: c'est en effet une union du semblable
avec son semblable, de l'intelligible avec l'intellect, puisque toute substance
spirituelle est de soi intelligible. Mais il est contraire а la volontй
naturelle d'une substance spirituelle d'кtre soumise а un corps а l'йgard
duquel, selon l'ordre de sa nature, elle devrait кtre libre. Il est donc juste
qu'une substance spirituelle soit punie par l'intermйdiaire d'кtres corporels. Il ressort de lа
que tout en interprйtant dans un sens spirituel les rйalitйs corporelles dont
parle l'Йcriture а propos de la rйcompense des Bienheureux, comme de la
promesse de mets et de boissons, il faut interprйter dans un sens matйriel et
propre certaines rйalitйs corporelles dont l'Йcriture menace les pйcheurs а
titre de chвtiment. Il ne convient pas qu'une nature supйrieure soit
rйcompensйe par l'usage d'une rйalitй infйrieure, alors qu'elle doit l'кtre par
l'union а une nature supйrieure; mais une nature supйrieure est justement punie
en йtant condamnйe а vivre en compagnie de natures infйrieures. Rien n'empкche
pourtant de comprendre dans un sens spirituel et figuratif ce que l'Йcriture
affirme matйriellement quant aux peines des damnйs. Ainsi le ver dont parle Isaпe:
leur ver ne mourra pas, peut кtre compris comme le remords de la conscience
qui torture mкme les impies. Il est impossible en effet qu'un ver corporel
ronge une substance spirituelle et pas davantage les corps des damnйs, qui sont
incorruptibles. Les larmes et les grincements de dents, dans les
substances spirituelles, ne peuvent avoir qu'un sens mйtaphorique, bien que
rien ne les empкche d'avoir un sens littйral dans les corps des damnйs, aprиs
la rйsurrection; а condition toutefois qu'on ne voie pas dans ces gйmissements
une effusion de larmes, - pareille effusion ne pouvant se produire dans ces
corps -, mais seulement cette souffrance du coeur, ce trouble des yeux et de la
tкte qui d'habitude accompagnent les pleurs.
ETAT
DES ESPRITS RESSUSCITES
91:
AUSSITOT SЙPARЙES DU CORPS, LES AMES REЗOIVENT LEUR RЙCOMPENSE OU LEUR CHATIMENT
Nous
pouvons conclure de tout ceci que les вmes humaines reзoivent aussitфt aprиs la
mort, selon leurs mйrites, leur chвtiment ou leur rйcompense. Les вmes
sйparйes, nous l'avons montrй, sont en effet capables d'encourir des
chвtiments, non seulement spirituels, mais aussi corporels. Qu'elles puissent
entrer dans la gloire, c'est йvident, aprиs ce que nous avons dit au Livre
IIIe. Dиs que l'вme est sйparйe du corps, elle devient capable de voir Dieu,
vision а laquelle elle ne pouvait parvenir tant qu'elle йtait unie а un corps
corruptible. C'est en effet dans la vision de Dieu que consiste l'ultime
bйatitude de l'homme, rйcompense de la vertu. Or on ne voit pas pourquoi
chвtiment et rйcompense seraient diffйrйs, du moment que l'вme est capable de
l'un et de l'autre. Sitфt donc que l'вme est sйparйe du corps, elle reзoit sa
rйcompense ou son chвtiment pour tout ce qu'elle a fait pendant qu'elle
йtait dans son corps. Cette vie-ci est le temps du mйrite ou du dйmйrite,
d'oщ la comparaison avec le service militaire et les jours du
mercenaire, telle qu'elle est йtablie au Livre de Job: La vie de l'homme
sur terre est un temps de service, ses jours sont comme ceux d'un mercenaire. Mais
aprиs le temps de service, aprиs le travail du mercenaire, vient la rйcompense
ou le chвtiment, dыs а ceux qui ont bien ou mal _uvrй. Aussi est-il dit au Lйvitique:
Le salaire du mercenaire ne restera pas avec toi jusqu'au lendemain matin. Et
encore, en Job: Bien vite, je ferai retomber votre provocation sur vos
tкtes. Il est normal que l'ordre du chвtiment et de la rйcompense rйponde а
l'ordre de la faute et du mйrite. Or mйrite et faute n'intйressent le corps que
par l'intermйdiaire de l'вme: rien ne rentre dans l'ordre du mйrite ou du
dйmйrite qui ne soit volontaire. Il convient donc que la rйcompense comme le
chвtiment atteignent le corps par le biais de l'вme, non point l'вme par le
biais du corps. Il n'y a donc aucune raison d'attendre la rйsurrection des
corps pour qu'ait lieu la rйcompense ou la punition des вmes; bien plutфt
convient-il que les вmes en qui tout d'abord se trouvent rйalisйs faute et
mйrite, soient tout d'abord aussi punies ou rйcompensйes. Rйcompense et
chвtiment sont dыs aux crйatures raisonnables en vertu de la mкme providence de
Dieu qui accorde aux rйalitйs naturelles leurs perfections propres. Or il en va
ainsi des rйalitйs naturelles que chacune d'elles reзoit а l'instant la
perfection dont elle est capable, а moins qu'il n'y ait un obstacle soit de la
part du sujet rйcepteur, soit de la part de l'agent. Puisque les вmes
deviennent capables de la gloire et du chвtiment aussitфt que sйparйes du
corps, elles les recevront immйdiatement, sans que la rйcompense des bons et le
chвtiment des mйchants soient diffйrйs jusqu'au temps oщ les вmes retrouveront
leur corps. Il faut cependant bien voir que de la part des bons il peut y avoir un
certain obstacle а ce que l'вme dйliйe du corps reзoive immйdiatement cette
rйcompense derniиre qu'est la vision de Dieu. A cette vision, qui dйpasse
absolument les facultйs naturelles, la crйature raisonnable ne peut кtre йlevйe
qu'une fois totalement purifiйe. Il est dit de la Sagesse que rien de
souillй ne peut pйnйtrer en elle; et en Isaпe, qu'aucun impur ne passera
par lа. Or c'est le pйchй qui souille l'вme en l'enchaоnant indыment aux
rйalitйs infйrieures. De cette souillure elle est purifiйe en cette vie par la
pйnitence et par les autres sacrements. Mais il arrive que cette purification
n'est pas pleinement rйalisйe ici-bas et que l'вme est encore redevable de
peine, soit qu'il y ait eu nйgligence ou affaires trop absorbantes, soit mкme
que l'on ait йtй prйvenu par la mort. L'вme n'en mйrite pas pour autant d'кtre
totalement exclue de la rйcompense, car tout cela peut se faire sans qu'il y
ait pйchй mortel, le seul qui puisse dйtruire la charitй а laquelle est due la
rйcompense de la vie йternelle. Il faut donc que de telles вmes soient
purifiйes aprиs cette vie, avant d'obtenir la rйcompense derniиre. Or cette
purification est afflictive, tout comme en cette vie oщ elle aurait pu кtre
pleinement accomplie au moyen de peines satisfactoires. Sans quoi, dans
l'hypothиse oщ la peine qui n'est pas accomplie ici-bas ne serait pas ressentie
dans le monde а venir, le sort de ceux qui nйgligent de le faire serait
meilleur que le sort de ceux qui en ont le souci. Le don de la rйcompense aux
вmes des bons а qui il reste encore ici-bas quelque chose а purifier sera donc
retardй jusqu'а ce que ces вmes aient subi les peines purificatrices. Voilа
pourquoi nous affirmons qu'il y a un purgatoire. C'est ce que confirme la parole de
l'Apфtre dans la Ire Йpоtre aux Corinthiens: Si son _uvre est consumйe, il
en subira la perte; quant а lui, il sera sauvй, mais comme а travers le feu. C'est
ce que confirme aussi la tradition de l'Йglise universelle qui prie pour les
dйfunts, d'une priиre qui serait inutile s'il n'y avait pas de purgatoire.
L'Йglise en effet ne prie pas pour ceux qui sont arrivйs au terme, bons ou
mauvais, mais pour ceux qui ne sont pas encore arrivйs.
Qu'aussitфt aprиs la mort les
вmes reзoivent leur chвtiment ou leur rйcompense, s'il n'y a pas d'obstacle,
les textes de l'Йcriture l'affirment. Il est dit des mйchants, au Livre de
Job: Ils passent leurs jours dans le bonheur et en un instant ils descendent
aux enfers; et en saint Luc: Le riche mourut et fut enseveli dans
l'enfer, l'enfer йtant le lieu oщ les вmes sont punies. Il en va йvidemment
de mкme pour les bons. Le Seigneur, suspendu а la croix, dit au larron: Dиs
aujourd'hui tu seras avec moi dans le Paradis, йtant entendu que le Paradis
est la rйcompense qui est promise aux bons, selon le mot de l'Apocalypse: Au
vainqueur je ferai manger de l'arbre de vie placй dans le paradis de mon Dieu. Certains
prйtendent, sans doute, qu'il ne faut pas voir dans le paradis l'ultime
rйcompense des cieux dont il est parlй en saint Matthieu: Soyez dans la joie
et l'allйgresse, car votre rйcompense sera grande dans les cieux. Il ne
s'agirait que d'une rйcompense terrestre, le paradis semblant кtre en effet ce
lieu terrestre dont il est dit dans la Genиse: Dieu planta un paradis de
dйlices et il y mit l'homme qu'il avait modelй. Mais si l'on йtudie
correctement les paroles de la sainte Йcriture, on verra que la rйtribution
finale promise aux saints dans les cieux est accordйe aussitфt aprиs cette vie.
Dans la Ire Йpоtre aux Corinthiens, au chapitre IVe, l'Apфtre a commencй
par parler de la gloire finale en disant que la lйgиre tribulation d'un
moment nous prйpare, bien au delа de toute mesure, une masse йternelle de
gloire. Aussi bien ne regardons-nous pas aux choses visibles, mais aux
invisibles; les choses visibles en effet n'ont qu'un temps, les invisibles sont
йternelles, parole qui s'applique clairement а la gloire finale, celle des
cieux. Puis, pour en montrer le temps et le mode, l'Apфtre ajoute: Nous
savons en effet que si cette tente - notre demeure terrestre -vient а кtre
dйtruite, nous avons une maison qui est l'_uvre de Dieu, une demeure йternelle
qui n'est pas faite de main d'homme, et qui est dans les cieux. Par lа Paul
donne clairement а entendre qu'une fois accomplie la sйparation d'avec le
corps, l'вme entre dans l'йternelle demeure du ciel, qui n'est rien d'autre que
la jouissance de Dieu, а l'image de celle des anges dans les cieux. L'Apфtre,
objectera-t-on peut-кtre, n'a pas dit qu'aussitфt aprиs la dissolution du corps
nous prendrions en fait possession de cette demeure йternelle des cieux; il ne
s'agit que d'espйrance, l'entrйe en possession rйelle йtant rйservйe а
l'avenir. Une telle objection est йvidemment а l'opposй de l'intention de
l'Apфtre; c'est dиs cette vie en effet que nous est promise, selon la
prйdestination divine, cette demeure du ciel; et dйjа nous l'avons en
espйrance, selon cette parole de l'Йpоtre aux Romains: C'est en espйrance
que nous avons йtй sauvйs. C'est donc inutilement qu'il aurait ajoutй:
Si cette tente -notre demeure terrestre -vient а кtre dйtruite. Il lui
aurait suffi de dire: Nous savons que nous avons une maison qui est l'_uvre
de Dieu, etc... Ce qui suit le montre d'ailleurs plus clairement encore: Sachant
que demeurer dans ce corps, c'est vivre en exil loin du Seigneur, - car nous
cheminons dans la foi et non dans la claire vision -nous sommes donc
pleins d'assurance et prйfйrons quitter ce corps pour aller demeurer auprиs du
Seigneur. C'est en vain que nous voudrions quitter ce corps, c'est-а-dire en
кtre sйparйs, si ce n'йtait pour nous trouver aussitфt dans la prйsence du
Seigneur. Or nous ne sommes en sa prйsence que dans la claire vision. Tant que
nous marchons dans la foi et non pas а vue, nous vivons en exil loin du
Seigneur. C'est donc aussitфt aprиs sa sйparation d'avec le corps que l'вme
sainte voit Dieu face а face, ce qui est la bйatitude suprкme. C'est ce que
prouvent aussi ces paroles de l'Apфtre aux Philippiens: J'ai le dйsir de
m'en aller et d'кtre avec le Christ. Or le Christ est au ciel. L'Apфtre
espйrait donc parvenir au ciel aussitфt que dйliй de son corps. Est ainsi rйfutйe
l'erreur de certains Grecs qui nient le Purgatoire et prйtendent qu'avant la
rйsurrection des corps les вmes ni ne montent au ciel ni ne descendent en
enfer. 92:
APRИS LA MORT, LES AMES DES SAINTS VERRONT LEUR VOLONTЙ IMMUABLEMENT FIXЙE DANS
LE BIEN
Nous
pouvons dйduire de tout cela que les вmes, aussitфt aprиs leur sйparation
d'avec le corps, sont immuablement fixйes dans leur volontй de telle maniиre
que la volontй de l'homme ne puisse plus dйsormais passer ni du bien au mal, ni
du mal au bien. Tant que l'вme en effet peut passer du bien au mal ou
du mal au bien, elle est dans un йtat de combat et de guerre: il lui faut
rйsister activement au mal pour n'кtre pas vaincue par lui, ou faire effort
pour s'en libйrer. Aussitфt que l'вme s'est sйparйe du corps, elle n'est plus
en йtat de guerre ou de combat, mais en situation de recevoir la rйcompense ou
le chвtiment selon qu'elle a luttй selon les rиgles ou non. Or nous
avons vu dйjа qu'elle recevait aussitфt rйcompense ou chвtiment. La volontй de
l'вme ne peut donc plus passer dйsormais du bien au mal ou du mal au bien. Comme nous
l'avons montrй au Livre IIIe, la bйatitude, qui consiste dans la vision de
Dieu, est йternelle; nous avons vu йgalement comment au pйchй mortel йtait due
une peine йternelle. Mais l'вme ne peut кtre bienheureuse, si sa volontй n'a
pas йtй droite; et c'est en se dйtournant de sa fin qu'une volontй cesse d'кtre
droite. Or il est impossible de se dйtourner de la fin et d'en jouir а la fois.
Il faut donc que la volontй de l'вme bienheureuse garde une йternelle
rectitude, telle qu'elle ne puisse passer du bien au mal. La crйature
raisonnable dйsire naturellement le bonheur: elle ne peut pas ne pas vouloir
кtre heureuse. Elle peut cependant se dйtourner volontairement de ce qui fait
sa vйritable bйatitude. Cette perversitй de la volontй s'explique ainsi:
l'objet de la bйatitude n'est pas saisi sous sa raison de bйatitude; ce qui est
saisi, c'est quelque chose d'autre vers quoi la volontй dйsormais s'inflйchit
comme vers sa fin. L'homme, par exemple, qui met sa fin dans les plaisirs
charnels les estime comme ce qu'il y a de meilleur, ce qui est la dйfinition
mкme de la bйatitude. Mais ceux qui dйjа sont bienheureux saisissent l'objet
vйritable de la bйatitude sous sa raison de bйatitude et de fin derniиre:
autrement leur dйsir n'en serait pas comblй, et ils ne seraient pas
bienheureux. Les bienheureux ne peuvent donc dйtourner leur volontй de ce qui
fait la vйritable bйatitude. Il leur est impossible d'avoir une volontй
perverse. Quiconque se contente de ce qu'il a ne cherche pas ailleurs. Mais
quiconque est bienheureux, se contente de ce qui fait son vйritable bonheur;
autrement son dйsir ne serait pas comblй. Quiconque est bienheureux n'a donc
rien а chercher qui n'appartienne а ce qui fait son vйritable bonheur. Mais nul
n'a de volontй mauvaise que dans la mesure oщ il dйsire ce qui est contraire а
l'objet de la vйritable bйatitude. La volontй d'aucun Bienheureux ne peut donc
se pervertir. Il n'y a pas de pйchй de la volontй sans une certaine ignorance du cфtй
de l'intelligence: nous ne voulons rien d'autre que le bien, vrai ou apparent. Ils
se trompent ceux qui font le mal, disent les Proverbes, et le
Philosophe d'affirmer, au IIIe Livre de l'Йthique, que tout mйchant
est un ignorant. Mais l'вme qui est vraiment bienheureuse est absolument
incapable d'ignorance, puisqu'elle voit en Dieu tout ce qui regarde sa
perfection. D'aucune maniиre, par consйquent elle ne peut avoir mauvaise
volontй, alors surtout que sa vision de Dieu est toujours en acte, comme nous
l'avons montrй au Livre IIIe. Notre intelligence peut se tromper sur certaines
conclusions tant qu'il n'y a pas eu rйsolution aux premiers principes; cette
rйduction faite, il y a alors science des conclusions, une science qui ne peut
кtre fausse. Or il en va de la fin dans le domaine des appйtits, comme du
principe de dйmonstration en domaine spйculatif, йcrit Aristote au IIe
Livre de l'Йthique. Tant que nous n'avons pas atteint la fin derniиre,
notre volontй peut se pervertir; cela n'est pas possible une fois qu'on est
entrй dans la jouissance de la fin derniиre, ce qui est le dйsirable pour soi,
tout comme les premiers principes des dйmonstrations sont connus par soi. En tant que tel,
le bien est aimable. Ce qui est saisi comme le meilleur est souverainement
aimable. La substance raisonnable qui voit Dieu, le saisit comme le meilleur.
Elle l'aime donc souverainement. Or n'est de la nature de l'amour de rendre
conformes entre elles les volontйs de ceux qui s'aiment. Les volontйs des
Bienheureux sont donc souverainement conformes а Dieu, de cette conformitй qui
fait la rectitude de la volontй, puisque la volontй de Dieu est la premiиre
rиgle de toutes les volontйs. Les volontйs de ceux qui voient Dieu ne peuvent
donc devenir mauvaises. Aussi longtemps qu'il est possible а un кtre de
tendre vers quelque chose d'autre, sa fin derniиre n'est pas atteinte. Si donc
l'вme bienheureuse pouvait encore passer du bien au mal, elle n'aurait pas
encore atteint sa fin derniиre, ce qui va contre la nature mкme de la
bйatitude. Il est donc йvident que les вmes qui entrent dans la bйatitude
aussitфt aprиs la mort, voient leur volontй immuablement fixйe. 93:
APRИS LA MORT, LES AMES DES MЙCHANTS VERRONT LEUR VOLONTЙ IMMUABLEMENT FIXЙE
DANS LE MAL
Ainsi
en va-t-il encore des вmes qui, aussitфt aprиs la mort, tombent dans le malheur
des chвtiments: elles deviennent immuablement fixйes en leur volontй. Une peine
йternelle - nous l'avons montrй au Livre IIIe - est due au pйchй mortel, Mais
la peine des вmes qui sont damnйes ne serait pas йternelle, si ces вmes
pouvaient convertir leur volontй; il serait alors injuste que pour leur bonne
volontй elles soient punies йternellement. La volontй de l'вme damnйe ne peut
donc se convertir au bien. Le dйsordre de la volontй est lui-mкme une peine,
trиs spйcialement une peine afflictive: йtant donnй que pour quiconque possиde
une volontй dйrйglйe tout ce qui se fait de juste est un objet de dйgoыt,
l'accomplissement en toutes choses de la volontй de Dieu а laquelle en pйchant
ils ont rйsistй, sera pour les damnйs un sujet de dйgoыt. Et jamais ce dйsordre
de leur volontй ne pourra disparaоtre. Seule la grвce de Dieu peut faire passer
la volontй du pйchй au bien, nous l'avons expliquй au Livre IIIe. De mкme que
les вmes des bons sont admises а participer en plйnitude а la bontй de Dieu, de
mкme les вmes des damnйs sont totalement exclues de la grвce. Leur volontй ne
peut donc se convertir. De mкme enfin que les bons, en leur existence
charnelle, mettent en Dieu la fin de toutes leurs _uvres et de tous leurs
dйsirs, de mкme les mйchants la mettent en quelque objet d'injustice, qui les
dйtourne de Dieu. Mais les вmes sйparйes des bons adhйreront immuablement а la
fin qu'ils se sont donnйe en cette vie, qui est Dieu. Les вmes des mйchants
adhйreront donc aussi а la fin qu'ils se sont choisie. De mкme donc que la
volontй des bons ne pourra devenir mauvaise, pas davantage la volontй des
mйchants ne pourra devenir bonne. 94:
IMMUTABILITЙ DE LA VOLONTЙ DANS LES AMES QUI SONT RETENUES EN PURGATOIRE
Il est
cependant des вmes qui n'entrent pas dans la bйatitude aussitфt aprиs leur
sйparation d'avec le corps, et qui ne sont pas pour autant damnйes; telles sont
les вmes qui emportent avec elles quelque chose а expier. Il faut montrer que
ces вmes-lа, une fois sйparйes de leur corps, ne peuvent pas davantage subir de
changement dans leur volontй. Les вmes des bienheureux et les вmes des damnйs ont
en effet leur volontй pleinement fixйe de par la fin а laquelle elles ont
adhйrй. Mais les вmes qui emportent avec elles quelque chose а purifier n'ont
pas d'autre fin que celle des вmes bienheureuses: elles quittent ce monde dans
la charitй qui nous donne d'adhйrer а Dieu comme а notre fin. Elles auront
donc, elles aussi, leur volontй immuablement fixйe. 95:
IMMUTABILITЙ DE LA VOLONTЙ, EN GЙNЙRAL, DANS TOUTES LES AMES SЙPARЙES DU CORPS
C'est
de la fin que rйsulte, pour toutes les вmes sйparйes, l'immutabilitй de leur
volontй; on peut le prouver ainsi. La fin, avons-nous dit, se comporte en matiиre d'appйtit
comme les premiers principes en matiиre spйculative. Or ces principes sont
naturellement connus; l'erreur qui porterait sur eux viendrait d'une corruption
de la nature. L'homme ne pourrait passer d'une juste а une fausse perception de
ces principes, ou vice versa, sans un changement de nature; celui qui erre sur
les principes ne peut en effet кtre ramenй par des principes plus certains,
alors qu'on peut ramener l'homme dont l'erreur porte sur des conclusions. De
mкme personne ne saurait кtre dйtournй de l'exacte perception des principes par
quelque apparence plus dйterminante. Ainsi en va-t-il pour la fin: tout кtre dйsire
la fin derniиre. D'une maniиre gйnйrale, il en rйsulte que la nature
raisonnable dйsire la bйatitude. Mais que ceci ou cela soit dйsirй sous la
raison de bйatitude et de fin derniиre, voilа qui vient d'une disposition
spйciale de la nature. Le Philosophe ne dit-il pas: Tel on est, telle nous
apparaоt la fin? Si donc la disposition qui fait dйsirer а quelqu'un telle
chose comme sa fin derniиre ne peut changer, sa volontй ne pourra pas varier en
ce qui concerne le dйsir de cette fin. Mais de telles dispositions peuvent кtre
modifiйes tant que l'вme reste unie au corps. Notre dйsir de telle chose а
titre de fin derniиre vient parfois d'une disposition passionnelle trиs
passagиre; d'oщ la facilitй avec laquelle le dйsir de la fin peut changer,
comme c'est le cas pour les continents. Parfois aussi, la disposition qui nous
incline а dйsirer telle fin, bonne ou mauvaise, vient d'un certain habitus;
cette disposition-lа ne se modifie pas facilement. Il en rйsulte qu'un tel
dйsir de la fin se maintient plus fortement, comme c'est le cas pour les
tempйrants. Mais en cette vie, mкme cette disposition de l'habitus peut
disparaоtre. Voilа donc qui est йvident: tant que demeure la disposition qui nous
fait dйsirer telle chose а titre de fin derniиre, le dйsir de cette fin ne peut
subir de changement, car la fin derniиre est dйsirйe avec le maximum
d'intensitй: on ne peut кtre dйtournй du dйsir de la fin derniиre par un objet
de plus grand dйsir. Or, tant qu'elle est unie au corps, l'вme est dans un йtat
changeant; elle ne l'est plus une fois sйparйe du corps. La disposition de
l'вme est en effet accidentellement modifiйe selon telle ou telle modification
corporelle; le corps, au service de l'вme en ses opйrations propres, lui est
donnй par la nature pour que l'вme, en son existence corporelle, atteigne sa
perfection, mue pour ainsi dire vers elle. Quand donc l'вme sera sйparйe du
corps, elle ne sera plus dans un йtat de tension vers la fin, mais dans un йtat
de repos en la fin obtenue. La volontй sera donc immobile en ce qui concerne le
dйsir de la fin derniиre. Or c'est la fin derniиre qui commande toute la bontй
ou toute la malice de la volontй: a bonne volontй quiconque veut n'importe quel
bien ordonnй а une fin bonne; a mauvaise volontй quiconque veut n'importe quel mal
ordonnй а une fin mauvaise. La volontй de l'вme sйparйe ne peut donc se porter
du bien au mal, bien qu'elle puisse se porter d'un objet а un autre, l'ordre а
la mкme fin derniиre йtant cependant sauf. Tout ceci montre qu'une telle immutabilitй
de la volontй ne rйpugne pas au libre arbitre, dont l'acte est de choisir:
l'йlection en effet porte sur les moyens d'atteindre la fin, non sur la fin
derniиre. De mкme qu'il n'est pas actuellement contraire au libre arbitre qu'en
gйnйral, et d'une volontй immuable, nous dйsirions le bonheur et fuyions le
malheur, de mкme ne sera-t-il pas contraire au libre arbitre que la volontй se
porte de maniиre immuable sur un objet dйterminй comme sur la fin derniиre. De
mкme qu'il y a en nous, maintenant, et de maniиre immuable, une nature commune
qui nous fait dйsirer le bonheur, en gйnйral, de mкme alors il y aura en nous,
stable, cette disposition spйciale qui nous fera dйsirer ceci ou cela а titre
de fin derniиre. Quant aux substances sйparйes, - nous voulons parler
des anges - elles sont plus proches que les вmes de leur perfection derniиre,
de par la nature en laquelle elle sont crййes. Point n'est besoin pour elles
d'acquйrir la science а partir des sens, ni de parvenir, а coup de
raisonnement, des principes aux conclusions, comme c'est le cas pour les вmes.
Elles ont le pouvoir de parvenir aussitфt а la contemplation de la vйritй au
moyen d'espиces infuses. Aussi bien sont-elles immuablement fixйes dans leur
fin, que cette fin soit ce qu'elle doit кtre ou non, sitфt qu'elles s'y sont
attachйes. Mais il ne faut pas croire que les вmes, une fois qu'elles auront
recouvrй leur corps а la rйsurrection, perdront cette immutabilitй de la
volontй: bien au contraire, elles y persйvйreront. Lors de la rйsurrection en
effet, nous l'avons dit plus haut, ce sont les corps qui йpouseront les
exigences de l'вme, non point les вmes qui auront а subir un changement de la
part des corps. LE
JUGEMENT DERNIER
96: LE
JUGEMENT FINAL
Il est
йvident, d'aprиs ce qui prйcиde, que l'activitй de l'homme en cette vie est
l'objet d'une double rйtribution. La premiиre, qui concerne l'вme, est perзue
aussitфt que celle-ci est sйparйe du corps. L'autre consistera dans la
recouvrance des corps, les uns reprenant un corps impassible et glorieux, les
autres un corps vouй а la souffrance et а la honte. La premiиre rйtribution se
fait en particulier pour chacun, puisque chacun meurt isolйment. La seconde se
fera d'un coup, pour tous, dans une rйsurrection gйnйrale. Or toute
rйtribution, dont l'objet diffиre selon la diversitй des mйrites, requiert un
jugement. Il est donc nйcessaire qu'il y ait un double jugement: l'un qui
dйterminera la rйcompense ou le chвtiment attribuй а l'вme de chaque homme en
particulier; l'autre, gйnйral, qui fera rendre а tous, d'un coup et pour l'вme
et pour le corps, ce qu'ils auront mйritй. Et parce que le Christ, par son humanitй
en laquelle il a souffert et est ressuscitй, nous a mйritй la rйsurrection et
la vie йternelle, c'est а lui que revient ce jugement au cours duquel les ressuscitйs
recevront leur rйcompense ou leur chвtiment. Voilа pourquoi il est dit du
Christ, en saint Jean: Il l'a constituй souverain juge, parce qu'il est Fils
de l'homme. Il doit y avoir proportion entre le jugement et ceux
qui en sont les sujets. Puisque le jugement final porte sur la rйcompense ou le
chвtiment des corps visibles, il convient que ce jugement se fasse d'une
maniиre visible. Aussi bien le Christ prйsidera-t-il ce jugement en son
humanitй que tous, bons et mйchants, pourront voir. Quant а sa divinitй dont la
vision fait les bienheureux, seuls les bons pourront la voir. Par contre, le
jugement des вmes, parce qu'il a pour sujets des кtres invisibles, se fait de
maniиre invisible. Bien que le Christ, en ce jugement final, ait
l'autoritй souveraine de juger, jugeront pourtant avec lui, а titre
d'assesseurs, ceux qu'avant tous les autres se sont attachйs а lui, les
Apфtres, auxquels il a йtй dit, selon saint Matthieu: Vous qui m'avez suivi,
vous siйgerez vous aussi sur douze trфnes, pour juger les douze tribus d'Israлl;
promesse qui s'йtend d'ailleurs а tous ceux qui suivent les traces des
Apфtres. 97: ЙTAT
DU MONDE APRИS LE JUGEMENT
Passй
le jugement dernier, la nature humaine, en son entier, sera fixйe dans sa fin.
Et comme tous les кtres corporels, nous l'avons vu au Livre IIIe, sont d'une
certaine maniиre ordonnйs а l'homme, c'est la condition de toute la crйation
corporelle qui sera, а juste titre, transformйe et adaptйe а l'йtat de l'homme
d'alors. Parce que les hommes seront alors dans un йtat d'incorruptibilitй, la
crйation corporelle tout entiиre verra supprimer l'йtat de gйnйration et de
corruption. C'est ce que dit l'Apфtre dans l'Йpоtre aux Romains: La crйation
elle-mкme sera libйrйe de la servitude de la corruption, pour entrer dans la libertй
de la gloire des enfants de Dieu. Gйnйration et corruption, dans les кtres
corporels infйrieurs, ont pour origine le mouvement du ciel. Pour que la
gйnйration et la corruption viennent а cesser en ces кtres infйrieurs, le
mouvement du ciel devra cesser lui aussi. C'est la raison pour laquelle il est
dit dans l'Apocalypse: Il n'y aura plus de temps. Qu'on ne regarde
pas comme impossible cet arrкt du mouvement du ciel. Un tel mouvement n'est pas
naturel, а la diffйrence de celui des corps lourds et des corps lйgers, comme
s'il avait pour origine un certain principe intйrieur d'activitй; on le dit
naturel dans la mesure oщ il possиde en sa nature l'aptitude а un tel
mouvement. Or on a montrй au Livre IIIe que le principe de ce mouvement йtait
une intelligence. Le ciel est donc en mouvement d'une maniиre analogue а celle
des кtres que meut une volontй. Or la volontй meut en raison d'une fin. Mais la
fin du mouvement du ciel ne peut кtre ce mouvement lui-mкme: tout mouvement, en
tension constante vers quelque chose d'autre, ne peut avoir raison de fin
derniиre. On ne peut dire davantage que la fin du mouvement du ciel soit de
rйduire le corps cйleste, selon le lieu, de la puissance а l'acte: une
telle puissance ne peut jamais кtre rйduite totalement а l'acte. Tant qu'un
corps cйleste, en effet, est en acte dans un seul lieu, il est en
puissance а l'йgard d'un autre lieu, ainsi qu'il en va de la puissance de la
matiиre premiиre а l'йgard des formes. De mкme que la fin de la nature, dans la
gйnйration, n'est pas la rйduction de la puissance а l'acte, mais ce qui en est
la consйquence, la perpйtuitй des choses par oщ ces choses accиdent а la
ressemblance de Dieu, de mкme la fin du mouvement du ciel n'est pas la
rйduction de la puissance а l'acte, mais ce qui suit cette rйduction,
l'assimilation а Dieu, en tant que cause. Or tout кtre qui est susceptible de
gйnйration et de corruption, et qui a pour cause le mouvement du ciel, est
d'une certaine maniиre ordonnй а l'homme, comme а sa fin. Le mouvement du ciel
est donc principalement ordonnй а la gйnйration de l'homme: c'est en cela
surtout, en cette causalitй, qu'il atteint а la ressemblance de Dieu, puisque
la forme de l'homme, son вme, raisonnable, est immйdiatement crййe par Dieu. Or
la fin ne peut кtre la multiplication des вmes а l'infini, l'infini йtant
contraire а la notion de fin. Il n'y a donc aucun inconvйnient, une fois
complet le nombre dйterminй des hommes, а poser un terme au mouvement du ciel. Fini le mouvement
du ciel, finies la gйnйration et la corruption а partir des йlйments, la
substance de ceux-ci demeurera pourtant, de par l'immuable bontй de Dieu qui
a crйй toutes choses pour la vie. Aussi les choses qui sont aptes а durer
perpйtuellement, demeureront-elles pour toujours dans l'кtre. Or ont une nature
faite pour durer perpйtuellement: les corps cйlestes, selon le tout et selon la
partie; les йlйments, selon le tout, non selon la partie, car ils sont en
partie corruptibles; les hommes, selon la partie, non selon le tout, puisque
l'вme raisonnable est incorruptible, et que le composй est corruptible. Tous
ces кtres, qui de quelque maniиre sont aptes а la perpйtuitй,demeureront donc,
selon leur substance, dans le dernier йtat du monde, Dieu supplйant par sa
puissance а leur propre faiblesse. Quant aux autres animaux, aux plantes, aux
corps mixtes, totalement corruptibles selon le tout comme selon la partie, ils
n'auront place d'aucune maniиre dans cet йtat d'incorruption. C'est en ce sens
qu'il faut comprendre la parole de l'Apфtre dans la Ire Epоtre aux
Corinthiens: Elle passe, la figure de ce monde. L'actuel aspect du monde
disparaоtra: la substance demeurera. C'est ainsi encore qu'il faut entendre la
parole du Livre de Job: L'homme, lorsqu'il se sera endormi, ne se relиvera
pas avant que le ciel ne soit usй, c'est-а-dire avant que ne cesse cette
ordonnance du ciel qui le met en mouvement et lui donne de communiquer ce
mouvement aux autres кtres. Йtant donnй d'autre part que le feu est le plus actif
de tous les йlйments et qu'il dйtruit tout ce qui est corruptible, il est
йminemment convenable que la destruction de tout ce qui ne doit pas avoir place
dans le futur йtat du monde soit rйservйe au feu. Aussi bien la foi
enseigne-t-elle que le monde sera finalement purifiй par le feu, non seulement
des corps corruptibles, mais aussi de cette corruption encourue par notre terre
du fait que les pйcheurs l'ont habitйe. C'est ce que dit la IIe Epоtre de
Pierre: Les cieux et la terre d'а prйsent, la mкme parole les a mis de cфtй et
en rйserve pour le feu en vue du jour du jugement. Par cieux il faut
entendre, non point le firmament lui-mкme qui est la demeure des astres, fixes
ou errants, mais ces cieux aйriens qui sont proches de la terre. Et parce que la
condition de la crйation corporelle sera mise finalement en accord avec l'йtat
de l'homme, et que les hommes ne seront pas seulement libйrйs de la corruption
mais encore revкtus de la gloire, la crйation corporelle devra elle aussi avoir
part, а sa maniиre, а cette gloire lumineuse. Telle est la raison de cette parole de l'Apocalypse: JE VIS UN CIEL NOUVEAU ET UNE TERRE NOUVELLE; et de celle d'Isaпe: JE VAIS CREER DES CIEUX NOUVEAUX ET UNE TERRE NOUVELLE ET ON
NE SE SOUVIENDRA PLUS DU PASSЙ QUI NE MONTERA PLUS AU COEUR. QU'ON SOIT DANS LA
JUBILATION ET QU'ON SE RЙJOUISSE POUR L'ЙTERNITЙ. AMEN.
LA SOMME CONTRE LES
GENTILS SAINT THOMAS D'AQUIN,
DOCTEUR DES DOCTEURS DE L'EGLISE Edition numйrique: http://bibliotheque.editionsducerf.fr/ Mise а disposition du site
sur les њuvres complиtes de saint Thomas d'Aquin http://docteurangelique.free.fr, 2004
3: PEUT-ON DЙCOUVRIR LA VЙRITЙ DIVINE, ET COMMENT? 7: LA VЙRITЙ DE LA FOI CHRЙTIENNE NE CONTREDIT PAS LA
VЙRITЙ DE LA RAISON 8: COMPORTEMENT DE LA RAISON HUMAINE DEVANT LA VЙRITЙ DE
FOI 9: PLAN ET MЙTHODE DE L'OUVRAGE 11: RЙFUTATION DE L'OPINION PRЙCЙDENTE ET RЙPONSE AUX
ARGUMENTS MIS EN AVANT 13: PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU_ LES CONDITIONS DE L'EXISTENCE DE DIEU 14: LA CONNAISSANCE DE DIEU EXIGE QUE L'ON EMPLOIE LA VOIE
NЙGATIVE 16: IL N'Y A PAS DE PUISSANCE PASSIVE EN DIEU 17: IL N'Y A PAS DE MATIИRE EN DIEU_ 18: IL N'Y A AUCUNE COMPOSITION EN DIEU 19: EN DIEU, RIEN N'EXISTE PAR CONTRAINTE OU CONTRE NATURE 21: DIEU EST SA PROPRE ESSENCE 22: КTRE ET ESSENCE SONT IDENTIQUES EN DIEU 23: IL N'Y A PAS D'ACCIDENT EN DIEU_ 24: AUCUNE ADDITION DE DIFFЙRENCE SUBSTANTIELLE NE PEUT
SERVIR A DЙTERMINER L'КTRE DIVIN 25: DIEU NE RENTRE DANS AUCUN GENRE_ 26: DIEU N'EST PAS L'КTRE FORMEL DE TOUTE CHOSE 27: DIEU N'EST LA FORME D'AUCUN CORPS 29: RESSEMBLANCE DES CRЙATURES AVEC DIEU 30: DE QUELS NOMS PEUT-ON FAIRE USAGE EN PARLANT DE DIEU? 32: RIEN DE CE QUI EST ATTRIBUЙ А DIEU ET AU RESTE DES
CHOSES NE L'EST DE MANIИRE UNIVOQUE 33: LES NOMS DONNЙS А DIEU ET AUX CRЙATURES N'ONT PAS TOUS
UNE VALEUR PUREMENT ЙQUIVOQUE 34: CE QUI EST ATTRIBUЙ А DIEU ET AUX CRЙATURES, L'EST
ANALOGIQUEMENT 35: LES NOMS QUE L'ON ATTRIBUE А DIEU NE SONT PAS
SYNONYMES 36: DE QUELLE MANIИRE NOTRE INTELLIGENCE FORME DES
PROPOSITIONS SUR DIEU 39: IL NE PEUT Y AVOIR DE MAL EN DIEU 40: DIEU EST LE BIEN DE TOUT BIEN_ 41: DIEU EST LE SOUVERAIN BIEN 45: L'INTELLECTION DE DIEU EST SON ESSENCE 46: DIEU NE COMPREND PAR RIEN D'AUTRE QUE PAR SON ESSENCE 47: DIEU SE COMPREND PARFAITEMENT SOI-MКME 49: DIEU CONNAОT D'AUTRES CHOSES QUE SOI 50: DIEU A UNE CONNAISSANCE PROPRE DE CHAQUE CHOSE 53: SOLUTION DE LA DIFFICULTЙ PRЙCЙDENTE 55: DIEU COMPREND TOUT EN MКME TEMPS 56: LA CONNAISSANCE DE DIEU N'EST PAS UNE CONNAISSANCE
HABITUELLE 57: LA CONNAISSANCE DIVINE N'EST PAS DISCURSIVE 58: DIEU NE COMPREND PAS EN COMPOSANT ET EN DIVISANT 59: LA VЙRITЙ DES ЙNONCIABLES N'EST PAS A EXCLURE DE DIEU 61: DIEU EST LA TRИS PURE VЙRITЙ 62: LA VЙRITЙ DIVINE EST LA VЙRITЙ PREMIИRE ET SUPRКME 63: RAISONS DE CEUX QUI VEULENT REFUSER А DIEU LA
CONNAISSANCE DES SINGULIERS 64: PLAN DES RЙPONSES А FAIRE TOUCHANT LA CONNAISSANCE
DIVINE 65: DIEU CONNAОT LES SINGULIERS 66: DIEU CONNAIT CE QUI N'EXISTE PAS 67: DIEU CONNAОT LES SINGULIERS FUTURS CONTINGENTS 68: DIEU CONNAОT LES MOUVEMENTS DE LA VOLONTЙ 70: DIEU CONNAОT LES CHOSES LES PLUS INFIMES 73: LA VOLONTЙ DE DIEU EST SA PROPRE ESSENCE 74: L'ESSENCE DIVINE, PRINCIPAL OBJET DE LA VOLONTЙ DE
DIEU 75: DIEU, EN SE VOULANT, VEUT TOUT LE RESTE 76: DIEU SE VEUT ET VEUT TOUT LE RESTE, D'UN SEUL ACTE DE
VOLONTЙ 77: LA MULTITUDE DES OBJETS DE VOLITION NE S'OPPOSE PAS А
LA SIMPLICITЙ DE DIEU 78: LA VOLONTЙ DIVINE S'ЙTEND А CHACUN DES BIENS
PARTICULIERS 79: DIEU VEUT MКME CE QUI N'EXISTE PAS ENCORE 80: DIEU VEUT NЙCESSAIREMENT SON КTRE ET SA BONTЙ 81: DIEU NE VEUT PAS NЙCESSAIREMENT CE QUI EST DIFFЙRENT
DE LUI 83: C'EST PAR NЙCESSITЙ DE SUPPOSITION QUE DIEU VEUT
QUELQUE CHOSE D'AUTRE QUE LUI 84: LA VOLONTЙ DE DIEU NE PORTE PAS SUR CE QUI EST
IMPOSSIBLE DE SOI 86: ON PEUT ASSIGNER UNE RAISON А LA VOLONTЙ DIVINE 87: RIEN NE PEUT КTRE CAUSE DE LA VOLONTЙ DIVINE 88: DIEU JOUIT DE LIBRE-ARBITRE 89: DIEU N'EST PAS AFFECTЙ PAR LES PASSIONS 90: L'EXISTENCE EN DIEU DU PLAISIR ET DE LA JOIE N'EST PAS
INCOMPATIBLE AVEC SA PERFECTION 92: COMMENT AFFIRMER EN DIEU L'EXISTENCE DE VERTUS 93: QU'IL EXISTE EN DIEU DES VERTUS MORALES DONT LE
DOMAINE EST L'ACTION 94: LES VERTUS CONTEMPLATIVES EXISTENT EN DIEU 95: DIEU NE PEUT VOULOIR LE MAL 96: DIEU NE HAIT RIEN; ET L'ON NE PEUT LUI ATTRIBUER
AUCUNE HAINE 99: LA VIE DE DIEU EST ЙTERNELLE 101: DIEU EST SA PROPRE BЙATITUDE_ 102: LA BЙATITUDE DE DIEU, PARFAITE ET UNIQUE, DЙPASSE
TOUTE AUTRE BЙATITUDE 1: COMMENT CE LIVRE FAIT SUITE AU PRЙCЙDENT 2: LA CONSIDЙRATION DES CRЙATURES EST UTILE AU PROGRИS DE
LA FOI 3: LA CONNAISSANCE DES NATURES CRЙЙES PERMET DE RЙFUTER
LES ERREURS AU SUJET DE DIEU 4: LE PHILOSOPHE ET LE THЙOLOGIEN ENVISAGENT LES CRЙATURES
А UN POINT DE VUE DIFFЙRENT 6: IL APPARTIENT А DIEU D'КTRE PRINCIPE D'EXISTENCE POUR
LES AUTRES КTRES 7: IL Y A EN DIEU UNE PUISSANCE ACTIVE 8: LA PUISSANCE DE DIEU EST SA SUBSTANCE 9: LA PUISSANCE DE DIEU EST SON ACTION 10: EN QUEL SENS ON ATTRIBUE А DIEU LA PUISSANCE 11: ON PEUT ATTRIBUER А DIEU DES TERMES RELATIFS AUX
CRЙATURES 12: LES RELATIONS ATTRIBUЙES А DIEU PAR RAPPORT AUX
CREATURES N'EXISTENT PAS RЙELLEMENT EN LUI 13 ET 14: EN QUEL SENS CES RELATIONS SONT ATTRIBUЙES А
DIEU 15: DIEU EST CAUSE D'EXISTENCE POUR TOUS LES КTRES 16: DIEU A FAIT LES CHOSES DE RIEN_ 17: LA CRЙATION N'EST NI UN MOUVEMENT NI UN CHANGEMENT 18: COMMENT RЙPONDRE AUX OBJECTIONS CONTRE LA CRЙATION 19: IL N'Y A POINT DE SUCCESSION DANS LA CRЙATION 20: AUCUN CORPS N'EST CAPABLE DE CRЙER 23: DIEU N'AGIT PAS PAR NЙCESSITЙ DE NATURE 25: EN QUEL SENS ON DIT QUE LE TOUT-PUISSANT NE PEUT
CERTAINES CHOSES 26: L'INTELLIGENCE DIVINE N'EST PAS BORNЙE A DES EFFETS
DЙTERMINЙS 27: LA VOLONTЙ DIVINE N'EST PAS LIMITЙE A DE CERTAINS
EFFETS 28 ET 29: EN QUEL SENS PARLE-T-ON D'OBLIGATION DE JUSTICE
DANS LA PRODUCTION DES CHOSES 30: COMMENT IL PEUT Y AVOIR UNE NЙCESSITЙ ABSOLUE DANS LES
CRЙATURES 31: IL N'EST PAS NЙCESSAIRE QUE LES CRЙATURES AIENT
TOUJOURS EXISTЙ 32: RAISONS, VUES DU COTЙ DE DIEU, DE CEUX QUI VEULENT
PROUVER L'ЙTERNITЙ DU MONDE 33: RAISONS DE CEUX QUI VEULENT PROUVER L'ЙTERNITЙ DU
MONDE А PARTIR DES CRЙATURES 34: RAISONS PRISES DU COTЙ DE LA PRODUCTION DU MONDE POUR
PROUVER SON ЙTERNITЙ 35: RЙPONSES AUX OBJECTIONS, ET D'ABORD А CELLES QUI SONT
PRISES DU COTЙ DE DIEU 36: RЙPONSE AUX OBJECTIONS TIRЙES DES CRЙATURES 37: RЙPONSES AUX OBJECTIONS TIRЙES DE LA PRODUCTION MКME
DES CHOSES 38: RAISONS QUE CERTAINS FONT VALOIR POUR PROUVER LA
NON-ЙTERNITЙ DU MONDE 39: LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DU HASARD 40: LA MATIИRE N'EST PAS LA CAUSE PREMIИRE DE LA
DISTINCTION DES CHOSES 41: LA CONTRARIЙTЙ DES AGENTS N'EXPLIQUE PAS LA
DISTINCTION DES CHOSES 42: LA CAUSE PREMIИRE DE LA DISTINCTION DES CHOSES N'EST
PAS L'ORDRE DES CAUSES SECONDES 44: LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DE LA DIVERSITЙ
DES MЙRITES OU DES DЙMЙRITES 45: QUELLE EST EN VЙRITЙ LA PREMIИRE CAUSE DE LA DIVERSITЙ
DES CHOSES 46: LA PERFECTION DE L'UNIVERS REQUЙRAIT L'EXISTENCE DE
CERTAINES NATURES INTELLECTUELLES 47: LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT DOUЙES DE VOLONTЙ 48: LES SUBSTANGES INTELLECTUELLES SONT LIBRES DANS LEUR
AGIR 49: LA SUBSTANCE INTELLECTUELLE N'EST PAS UN CORPS 50: LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT IMMATЙRIELLES 51: LA SUBSTANCE INTELLECTUELLE N'EST PAS UNE FORME
MATERIELLE 52: DANS LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES CRЙЙES, L'ACTE
D'КTRE DIFFИRE DE CE QUI EST 53: ON TROUVE ACTE ET PUISSANCE DANS LES SUBSTANCES
INTELLECTUELLES CRЙЙES 55: LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT INCORRUPTIBLES 56: DE QUELLE MANIERE UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE
PEUT-ELLE ETRE UNIE A UN CORPS? 57: THИSE PLATONICIENNE SUR L'UNION DE L'AME
INTELLECTUELLE ET DU CORPS 58: L'HOMME N'A PAS TROIS AMES (VЙGЙTATIVE, SENSITIVE ET
INTELLECTUELLE) 59: L'INTELLECT POSSIBLE DE L'HOMME N'EST PAS UNE
SUBSTANCE SЙPARЙE 60: L'HOMME N'EST PAS SPЙCIFIЙ PAR L'INTELLECT PASSIF,
MAIS PAR L'INTELLECT POSSIBLE 61: LA POSITION D'AVERROЛS SUR L'INTELLECT POSSIBLE EST
CONTRAIRE A LA DOCTRINE D'ARISTOTE 62: CONTRE LA THИSE D'ALEXANDRE SUR L'INTELLECT POSSIBLE 63: L'AME N'EST PAS UNE COMPLEXION COMME L'A PRЙTENDU
GALIEN 64: L'AME N'EST PAS UNE HARMONIE 66: CONTRE CEUX QUI IDENTIFIENT L'INTELLECT AVEC LE SENS 67: CONTRE L'IDENTIFICATION DE L'INTELLECT POSSIBLE AVEC
L'IMAGINATION 68: COMMENT UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE PEUT-ELLE ETRE
FORME DU CORPS? 70: D'APRИS ARISTOTE, IL FAUT ADMETTRE QUE L'INTELLECT
S'UNIT AU CORPS A TITRE DE FORME 71: L'UNION DE L'AME AVEC LE CORPS EST IMMЙDIATE 72: L'AME EST TOUT ENTIИRE DANS LE TOUT ET TOUT ENTIИRE
DANS CHAQUE PARTIE 73: L'INTELLECT POSSIBLE N'EST PAS UNIQUE POUR TOUS LES
HOMMES 75: REFUTATION DES ARGUMENTS QUI SEMBLENT PROUVER L'UNITЙ
DE L'INTELLECT POSSIBLE 76: L'INTELLECT AGENT N'EST PAS UNE SUBSTANCE SЙPARЙE,
MAIS IL FAIT PARTIE DE L'AME 79: L'AME HUMAINE NE SE CORROMPT PAS AVEC LE CORPS 80 ET 81: EXAMEN DES ARGUMENTS QUI PRЙTENDENT PROUVER QUE
L'AME SE CORROMPT AVEC LE CORPS 82: LES AMES DES BКTES NE SONT PAS IMMORTELLES 83: L'AME HUMAINE COMMENCE AVEC LE CORPS 84: SOLUTION DES ARGUMENTS EN FAVEUR DE LA PRЙEXISTENCE
DES AMES 85: L'AME N'EST PAS DE LA SUBSTANCE DE DIEU 86: L'AME HUMAINE N'EST PAS COMMUNIQUЙE AVEC LA SEMENCE 87: L'AME HUMAINE EST CRЙЙE DIRECTEMENT PAR DIEU 88: ARGUMENTS FAVORABLES A L'ORIGINE SЙMINALE DE L'AME
HUMAINE 89: SOLUTION DES ARGUMENTS PRЙCЙDENTS 90: SEUL LE CORPS HUMAIN A POUR FORME UNE SUBSTANCE
INTELLECTUELLE 91: EXISTENCE DE SUBSTANCES INTELLECTUELLES NON UNIES AUX
CORPS 92: DE LA MULTITUDE DES SUBSTANCES SЙPARЙES 93: IL N'Y A PAS PLUSIEURS SUBSTANCES SЙPARЙES DANS UNE
SEULE ESPИCE 94: LA SUBSTANCE SЙPARЙE ET L'AME N'APPARTIENNENT PAS A
UNE MКME ESPИCE 95: OЩ CHERCHER LE GENRE ET L'ESPИCE DANS LES SUBSTANCES
SЙPARЙES? 96: LES SUBSTANCES SЙPARЙES NE TIRENT PAS LEUR
CONNAISSANCE DU MONDE SENSIBLE 97: L'INTELLECT DE LA SUBSTANCE SЙPARЙE EST TOUJOURS EN
ACTE D'INTELLECTION 98: COMMENT UNE INTELLIGENCE SЙPARЙE EN CONNAОT UNE AUTRE 99: LES SUBSTANCES SЙPARЙES CONNAISSENT LES RЙALITЙS
MATЙRIELLES 100: LES SUBSTANCES SЙPARЙES CONNAISSENT LES SINGULIERS 101: LA CONNAISSANCE NATURELLE DE L'AME SЙPARЙE EST-ELLE
SIMULTANЙE? 2: COMMENT TOUT AGENT AGIT POUR UNE FIN 3: COMMENT TOUT AGENT AGIT EN VUE D'UN BIEN 4: COMMENT LE MAL EST DANS LES CHOSES HORS DE TOUTE
INTENTION 7: COMMENT LE MAL N'EST PAS UNE ESSENCE 10: COMMENT LE BIEN EST CAUSE DU MAL 11: COMMENT LE BIEN EST LE SUJET DU MAL 12: COMMENT LE MAL NE DЙTRUIT PAS TOTALEMENT LE BIEN 13: COMMENT D'UNE CERTAINE MANIИRE LE MAL A UNE CAUSE 14: COMMENT LE MAL EST UNE CAUSE PAR ACCIDENT 15: COMMENT IL N'EXISTE PAS UN SOUVERAIN MAL 16: COMMENT LE BIEN EST LA FIN DE TOUTE CHOSE 17: COMMENT TOUS LES КTRES SONT ORIENTЙS VERS UNE SEULE
FIN QUI EST DIEU 18: EN QUEL SENS DIEU EST-IL LA FIN DE TOUTES CHOSES 19: COMMENT TOUS LES КTRES RECHERCHENT LA RESSEMBLANCE
DIVINE 20: DE QUELLE MANIИRE LES CHOSES IMITENT LA DIVINE BONTЙ 21: COMMENT LES КTRES TENDENT NATURELLEMENT A RESSEMBLER A
DIEU DANS SA CAUSALITЙ 22: EN QUEL SENS LES КTRES SONT-ILS ORDONNЙS DE DIVERSES
MANIИRES A LEURS FINS 23: COMMENT LE MOUVEMENT DU CIEL A SA CAUSE DANS UN
PRINCIPE INTELLIGENT 24: COMMENT MКME LES КTRES NON DOUЙS D'INTELLIGENCE
RECHERCHENT LE BIEN 25: S'UNIR A DIEU PAR L'INTELLIGENCE EST LA FIN DE TOUTE
SUBSTANCE SPIRITUELLE 26: LA FЙLICITЙ EST-ELLE UN ACTE DE VOLONTЙ 27: COMMENT LA FЙLICITЙ HUMAINE NE SE TROUVE PAS DANS LES
PLAISIRS CHARNELS 28: COMMENT LA FЙLICITЙ NE RЙSIDE PAS DANS LES HONNEURS 29: COMMENT LA FЙLICITЙ HUMAINE NE CONSISTE PAS DANS LA
GLOIRE 30: COMMENT LA FЙLICITЙ DE L'HOMME NE RЙSIDE PAS DANS LES
RICHESSES 31: COMMENT LA FЙLICITЙ NE RЙSIDE PAS DANS LE POUVOIR
TERRESTRE 32: COMMENT LA FЙLICITЙ NE RЙSIDE PAS DANS QUELQUE BIEN
CORPOREL 33: COMMENT LA FЙLICITЙ DE L'HOMME NE RЙSIDE PAS DANS LE
SENS 34: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE DE L'HOMME NE SE TROUVE
PAS DANS LES ACTES DES VERTUS MORALES 35: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE NE RЙSIDE PAS DANS UN
ACTE DE PRUDENCE 36: COMMENT LA FЙLICITЙ NE SE TROUVE PAS DANS L'ART 37: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE DE L'HOMME SE TROUVE DANS
LA CONTEMPLATION DE DIEU 39: COMMENT LA FЙLICITЙ DE L'HOMME N'EST PAS DANS LA
CONNAISSANCE DE DIEU OBTENUE PAR DЙMONSTRATION 40: COMMENT LA FЙLICITЙ NE SE TROUVE PAS DANS LA
CONNAISSANCE DE DIEU QUE DONNE LA FOI 42: COMMENT EN CETTE VIE NOUS NE POUVONS SAISIR LES
SUBSTANCES AINSI QUE LE PRЙTENDAIT ALEXANDRE 45: COMMENT EN CETTE VIE NOUS NE POUVONS SAISIR LES SUBSTANCES
SЙPARЙES 46: COMMENT EN CETTE VIE L'ВME NE SE SAISIT PAS
DIRECTEMENT PAR ELLE-MКME 47: COMMENT DANS CETTE VIE NOUS NE POUVONS VOIR DIEU DANS
SON ESSENCE 48: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE DE L'HOMME N'EST PAS EN
CETTE VIE 51: DE QUELLE MANIИRE DIEU EST-IL VU DANS SON ESSENCE 54: RAISONS ALLЙGUЙES CONTRE LA POSSIBILITЙ DE LA VISION
DE DIEU EN SON ESSENCE ET LEUR RЙFUTATION 55: COMMENT L'INTELLIGENCE CRЙЙE NE SAISIT PAS TOTALEMENT
LA DIVINE SUBSTANCE 56: COMMENT NUL INTELLECT CRЙЙ EN VOYANT DIEU NE SAISIT
TOUT CE QUI PEUT КTRE VU EN LUI 57: COMMENT LES INTELLIGENCES DE TOUT DEGRЙ PEUVENT
PARTICIPER A LA VISION DE DIEU 58: COMMENT UNE INTELLIGENCE PEUT VOIR DIEU PLUS
PARFAITEMENT QU'UNE AUTRE 59: EN QUEL SENS CEUX QUI VOIENT L'ESSENCE DIVINE, VOIENT
TOUTES CHOSES 60: COMMENT CEUX QUI VOIENT DIEU, VOIENT TOUT EN LUI
SIMULTANЙMENT 61: COMMENT LA VISION DE DIEU EST UNE PARTICIPATION A LA
VIE ЙTERNELLE 62: COMMENT CEUX QUI VOIENT DIEU, LE VERRONT TOUJOURS 63: COMMENT DANS CETTE FЙLICITЙ DERNIИRE TOUT DЙSIR DE
L'HOMME EST RASSASIЙ LE GOUVERNEMENT DES CRЙATURES VERS LEUR FIN, LA PROVIDENCE 64: COMMENT PAR SA PROVIDENCE DIEU GOUVERNE LE MONDE 65: COMMENT DIEU CONSERVE LES CHOSES DANS L'КTRE 66: COMMENT RIEN NE DONNE L'КTRE SI CE N'EST PAR LA VERTU
DIVINE 67: COMMENT DIEU EST LA CAUSE DE L'AGIR EN TOUT AGENT 69: DE CETTE THЙORIE QUI DЙNIE TOUTE ACTIVITЙ PROPRE AUX
КTRES DE LA NATURE 70: COMMENT UN MКME EFFET ЙMANE DE DIEU ET DE LA NATURE
QUI AGIT 71: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU N'ЙCARTE PAS TOUT MAL
DES CHOSES 72: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU NE SUPPRIME PAS LA
CONTINGENCE DES КTRES 73: COMMENT LA DIVINE PROVIDENCE NE SUPPRIME PAS LE LIBRE
ARBITRE 74: COMMENT LA PROVIDENCE DIVINE NE SUPPRIME PAS LA
FORTUNE ET LE HASARD 75: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU S'ЙTEND AUX SINGULIERS
CONTINGENTS 76: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU S'OCCUPE IMMЙDIATEMENT
DE TOUS LES SINGULIERS 78 : COMMENT DIEU GOUVERNE LES AUTRES CRЙATURES PAR
LES CRЙATURES INTELLIGENTES 80: DE LA HIЙRARCHIE ANGЙLIQUE 81: DE L'ORDRE DES HOMMES ENTRE EUX ET AVEC LES AUTRES
КTRES 82: COMMENT DIEU GOUVERNE LES CORPS INFЙRIEURS PAR
L'INTERMЙDIAIRE DES CORPS CЙLESTES 83: ЙPILOGUE AUX CONCLUSIONS ANTЙRIEURES 84: COMMENT LES CORPS CЙLESTES N'EXERCENT AUCUNE CAUSALITЙ
SUR NOS INTELLIGENCES 85: COMMENT LES CORPS CЙLESTES NE SONT CAUSES NI DE NOS
VOULOIRS NI DE NOS CHOIX 90: COMMENT LES ЙLECTIONS ET LES VOLONTЙS DES HOMMES SONT
SOUMISES A LA PROVIDENCE DE DIEU 91: EN QUELLE MANIИRE TOUT CE QUI CONCERNE L'HOMME EST EN
DЙPENDANCE DES CAUSES SUPЙRIEURES 93: DU DESTIN: EXISTE-T-IL? ET QU'EST-IL? 94: DE LA CERTITUDE DE LA PROVIDENCE DIVINE 95 ET 96: COMMENT L'IMMUTABILITЙ DE LA PROVIDENCE DIVINE
NE SUPPRIME PAS L'UTILITЙ DE LA PRIИRE 97: DE QUELLE MANIИRE LES DISPOSITIONS DE LA PROVIDENCE
OBЙISSENT A UN PLAN 98: DANS QUELLE MESURE DIEU A ET N'A PAS LE POUVOIR D'AGIR
EN DEHORS DE L'ORDRE DE SA PROVIDENCE 100: COMMENT L'ACTION DE DIEU EN DEHORS DE LA NATURE N'EST
PAS CONTRE LA NATURE 102: COMMENT DIEU SEUL FAIT DES MIRACLES 105: LES CAUSES DE L'EFFICACITЙ DES PRATIQUES MAGIQUES 108: ARGUMENTATION PAR LAQUELLE ON TEND A PROUVER QUE LES
DЙMONS NE PEUVENT PЙCHER 109: COMMENT LE PЙCHЙ EST POSSIBLE CHEZ LES DЙMONS, ET
QUELLE EN EST LA NATURE 110: RЙPONSE AUX OBJECTIONS PRЙCЙDENTES 114: COMMENT DIEU DONNE DES LOIS AUX HOMMES 115: COMMENT LE BUT PRINCIPAL DE LA LOI DIVINE EST DE
CONDUIRE L'HOMME A DIEU 116: COMMENT L'AMOUR DE DIEU EST LA FIN DE LA LOI DIVINE 117: COMMENT LA LOI DIVINE NOUS CONDUIT A L'AMOUR DU
PROCHAIN 118: COMMENT LA LOI DIVINE OBLIGE LES HOMMES A LA VRAIE
FOI 119: COMMENT NOTRE ВME EST ORIENTЙE VERS DIEU PAR
CERTAINES CHOSES SENSIBLES 120: COMMENT LE CULTE DE LATRIE NE DOIT КTRE RENDU QU'A
DIEU 123: COMMENT LE MARIAGE DOIT КTRE INDISSOLUBLE 124: COMMENT LE MARIAGE DOIT КTRE D'UN SEUL AVEC UNE SEULE 125: COMMENT LE MARIAGE NE DOIT PAS КTRE ENTRE PARENTS 126: COMMENT TOUTE RELATION CHARNELLE N'EST PAS PЙCHЙ 127: COMMENT DE SOI CE N'EST PAS UN PЙCHЙ D'USER D'UN
ALIMENT QUELCONQUE 128: COMMENT LA LOI DIVINE RИGLE LES RAPPORTS DE L'HOMME
AVEC SON PROCHAIN 130: DES CONSEILS CONTENUS DANS LA LOI DIVINE 131: DE L'ERREUR DE CEUX QUI COMBATTENT LA PAUVRETЙ VOLONTAIRE 132: DES DIVERSES FORMES DE LA VIE DE PAUVRETЙ VOLONTAIRE 133: COMMENT LA PAUVRETЙ EST BONNE_ 134: RЙPONSE AUX OBJECTIONS APPORTЙES CONTRE LA PAUVRETЙ 135: RЙPONSE AUX OBJECTIONS CONTRE LES DIVERSES FORMES DE
PAUVRETЙ VOLONTAIRE 136 ET 137: DE L'ERREUR DE CEUX QUI COMBATTENT LA
CONTINENCE PERPЙTUELLE 138: CONTRE CEUX QUI COMBATTENT LES VOEUX 139: QUE NI LES BONNES OEUVRES, NI LES PЙCHЙS NE SONT TOUS
A METTRE SUR LE MКME PLAN 140: COMMENT LES ACTES DE L'HOMME SONT PUNIS OU RЙCOMPENSЙS
PAR DIEU 141: DE LA DIVERSITЙ DES PEINES ET DE LEUR GRADATION 142: COMMENT TOUTES LES PEINES ET TOUTES LES RЙCOMPENSES
NE SONT PAS ЙGALES 143: DE LA PEINE, DUE AU PЙCHЙ MORTEL ET AU PЙCHЙ VЙNIEL,
DANS SON RAPPORT AVEC LA FIN DERNIИRE 144: COMMENT LE PЙCHЙ MORTEL PRIVE DE LA FIN DERNIИRE POUR
L'ЙTERNITЙ 145: COMMENT LES PЙCHЙS SONT ENCORE PUNIS PAR L'EXPЙRIENCE
DE QUELQUE AFFLICTION 146: COMMENT LES JUGES PEUVENT PORTER DES PEINES 147: COMMENT L'HOMME A BESOIN DU SECOURS DIVIN POUR
ATTEINDRE SA BЙATITUDE 148: COMMENT LE SECOURS DE LA GRВCE DIVINE NE VIOLENTE PAS
L'HOMME DANS LA PRATIQUE DE LA VERTU 149: COMMENT L'HOMME NE PEUT MЙRITER LE SECOURS DIVIN 150: COMMENT NOUS DONNONS AU SECOURS DIVIN LE NOM DE
GRВCE, ET DE LA NATURE DE LA GRВCE SANCTIFIANTE 151: COMMENT LA GRВCE SANCTIFIANTE CAUSE EN NOUS L'AMOUR
DE DIEU 152: COMMENT LA GRВCE SANCTIFIANTE CAUSE EN NOUS LA FOI 153: COMMENT LA GRВCE DIVINE CAUSE EN NOUS L'ESPЙRANCE 154: DES DONS DE GRВCES « GRATIS DATAE »; ET A
LEUR PROPOS: DE LA DIVINATION DES DЙMONS 155 : COMMENT L'HOMME A BESOIN DU SECOURS DE LA GRВCE
POUR PERSЙVЙRER DANS LE BIEN 157: COMMENT L'HOMME NE PEUT КTRE LIBЙRЙ DU PЙCHЙ QUE PAR
LA GRВCE 158: DE QUELLE MANIИRE L'HOMME EST DЙLIVRЙ DE SON PЙCHЙ 160: COMMENT L'HOMME EN ЙTAT DE PЙCHЙ NE PEUT ЙVITER LE
PЙCHЙ SANS LA GRВCE 161: COMMENT DIEU DЙLIVRE CERTAINS HOMMES DU PЙCHЙ, ET
COMMENT IL Y LAISSE D'AUTRES 162: COMMENT DIEU N'EST CAUSE DE PЙCHЙ POUR PERSONNE 163: DE LA PRЙDESTINATION, DE LA RЙPROBATION ET DE
L'ЙLECTION DIVINE LIVRE QUATRIИME: TRINITE, SACREMENTS, FINS DERNIERES 2: IL Y A EN DIEU GЙNЙRATION, PATERNITЙ ET FILIATION 4: EXPOSЙ ET RЙFUTATION DES IDЙES DE PHOTIN TOUCHANT LE
FILS DE DIEU 5: EXPOSЙ ET RЙFUTATION DES IDЙES DE SABELLIUS TOUCHANT LE
FILS DE DIEU 6: EXPOSЙ DES IDЙES D'ARIUS TOUCHANT LE FILS DE DIEU 7: RЙFUTATION DE LA THИSE D'ARIUS 8: EXPLICATION DES TEXTES INVOQUЙS PAR ARIUS 9: EXPLICATION DES TEXTES INVOQUЙS PAR PHOTIN ET SABELLIUS 10: DIFFICULTЙS CONTRE LA GЙNЙRATION ET LA PROCESSION EN
DIEU 11: COMMENT IL FAUT ENTENDRE LA GЙNЙRATION EN DIEU. CE QUE
LES ЙCRITURES DISENT DU FILS DE DIEU 12: COMMENT LE FILS EST APPELЙ SAGESSE DE DIEU 13: IL N'Y A QU'UN FILS EN DIEU 14: SOLUTION DES DIFFICULTЙS SOULEVЙES CONTRE LA
GЙNЙRATION EN DIEU 15: QU'IL Y A UN SAINT-ESPRIT EN DIEU 16: L'ESPRIT-SAINT, A-T-ON DIT, N'EST QU'UNE CRЙATURE.
RAISONS MISES EN AVANT 17: L'ESPRIT-SAINT EST VRAIMENT DIEU 18: L'ESPRIT-SAINT EST UNE PERSONNE SUBSISTANTE 19: COMMENT COMPRENDRE CE QUI EST DIT DE L'ESPRIT-SAINT 20: DES EFFETS QUE L'ЙCRITURE ATTRIBUE A L'ESPRIT-SAINT
PAR RAPPORT A LA CRЙATION TOUTE ENTIИRE 22: DU RФLE QUE L'ЙCRITURE FAIT JOUER A L'ESPRIT-SAINT
DANS LE RETOUR DE LA CRЙATURE VERS DIEU 23: RЙPONSE AUX OBJECTIONS CITЙES PLUS HAUT CONTRE LA
DIVINITЙ DE L'ESPRIT-SAINT 24: L'ESPRIT-SAINT PROCИDE DU FILS 26: IL N'Y A QUE TROIS PERSONNES EN DIEU: LE PИRE, LE FILS
ET LE SAINT-ESPRIT 27: L'INCARNATION DU VERBE D'APRИS LA SAINTE ЙCRITURE 28: ERREUR DE PHOTIN CONCERNANT L'INCARNATION 29: ERREUR DES MANICHЙENS CONCERNANT L'INCARNATION 30: ERREUR DE VALENTIN CONCERNANT L'INCARNATION 31: ERREUR D'APOLLINAIRE CONCERNANT LE CORPS DU CHRIST 32: ERREUR D'ARIUS ET D'APOLLINAIRE SUR L'AME DU CHRIST 34: ERREUR DE THЙODORE DE MOPSUESTE ET DE NESTORIUS
TOUCHANT L'UNION DU VERBE ET DE L'HOMME 35: CONTRE L'ERREUR D'EUTYCHИS 36: ERREUR DE MACAIRE D'ANTIOCHE, SELON QUI IL N'Y AURAIT
DANS LE CHRIST QU'UNE SEULE VOLONTЙ 39: L'INCARNATION DU CHRIST TELLE QUE LA TIENT LA FOI
CATHOLIQUE 40: OBJECTIONS CONTRE LA FOI EN L'INCARNATION 41: DE QUELLE MANIИRE ENTENDRE L'INCARNATION DU FILS DE
DIEU 42: IL CONVENAIT PARFAITEMENT AU VERBE DE DIEU D'ASSUMER
LA NATURE HUMAINE 45: IL CONVENAIT QUE LE VERBE NAQUIT D'UNE VIERGE 46: LE CHRIST EST NЙ DE L'ESPRIT-SAINT 47: LE CHRIST N'EST PAS FILS DE L'ESPRIT-SAINT SELON LA
CHAIR 48: ON NE PEUT DIRE DU CHRIST QU'IL EST UNE CRЙATURE 49: RЙPONSE AUX DIFFICULTЙS SOULEVЙES PLUS HAUT CONTRE
L'INCARNATION 50: COMMENT LE PЙCHЙ ORIGINEL SE TRANSMET DU PREMIER HOMME
A SA DESCENDANCE 51: OBJECTIONS CONTRE LE PЙCHЙ ORIGINEL 52: RЙPONSE AUX OBJECTIONS PRЙCЙDENTES 53: OBJECTIONS CONTRE LES CONVENANCES DE L'INCARNATION 54: IL ЙTAIT CONVENABLE QUE DIEU S'INCARNAT 55: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES PLUS HAUT CONTRE LES
CONVENANCES DE L'INCARNATION 57: DE LA DIFFЙRENCE QU'IL Y A ENTRE LES SACREMENTS DE LA
LOI ANCIENNE ET CEUX DE LA LOI NOUVELLE 58: NOMBRE DES SACREMENTS DE LA LOI NOUVELLE 62: ERREUR DES INFIDИLES SUR LE SACREMENT D'EUCHARISTIE 64: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES PAR LA QUESTION DU
LIEU 65: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES PAR LA QUESTION DES
ACCIDENTS 66: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES DU COTЙ DE L'ACTION
ET DE LA PASSION 67: RЙPONSE AUX OBJECTIONS QUE SOULИVE LA FRACTION 68: EXPLICATION DU TEXTE INVOQUЙ 69: DE QUEL PAIN ET DE QUEL VIN DOIT КTRE CONFECTIONNЙ CE
SACREMENT 71: LA GRACE PEUT CONVERTIR L'HOMME QUI PКCHE APRИS AVOIR
REЗU LA GRACE DES SACREMENTS 72: NЙCESSITЙ DE LA PЙNITENCE. SES PARTIES 73: LE SACREMENT D'EXTRКME-ONCTION_ 76: DU POUVOIR EPISCOPAL ET DE L'EXISTENCE, A CE DEGRЙ,
D'UN ЙVКQUE SUPRКME 77: DE MAUVAIS MINISTRES PEUVENT DONNER LES SACREMENTS 79: LA RЙSURRECTION DES CORPS SERA L'OEUVRE DU CHRIST 80: OBJECTIONS CONTRE LA RЙSURRECTION 81: RЙPONSE AUX OBJECTIONS PRЙCЙDENTES 82: LES HOMMES RESSUSCITERONT IMMORTELS 84: IDENTITЙ DE NATURE DES CORPS RESSUSCITЙS 85: CONDITION DIFFЙRENTE DES CORPS RESSUSCITЙS 86: QUALITЙ DES CORPS GLORIEUX 87: DU LIEU DES CORPS GLORIFIЙS 88: DU SEXE ET DE L'AGE DES RESSUSCITЙS 89: DE LA QUALITЙ DES CORPS RESSUSCITЙS, CHEZ LES DAMNЙS 90: COMMENT DES SUBSTANCES IMMATЙRIELLES PEUVENT КTRE
TOURMENTЙES PAR UN FEU MATЙRIEL 91: AUSSITOT SЙPARЙES DU CORPS, LES AMES REЗOIVENT LEUR
RЙCOMPENSE OU LEUR CHATIMENT 92: APRИS LA MORT, LES AMES DES SAINTS VERRONT LEUR
VOLONTЙ IMMUABLEMENT FIXЙE DANS LE BIEN 93: APRИS LA MORT, LES AMES DES MЙCHANTS VERRONT LEUR
VOLONTЙ IMMUABLEMENT FIXЙE DANS LE MAL 94: IMMUTABILITЙ DE LA VOLONTЙ DANS LES AMES QUI SONT
RETENUES EN PURGATOIRE 95: IMMUTABILITЙ DE LA VOLONTЙ, EN GЙNЙRAL, DANS TOUTES
LES AMES SЙPARЙES DU CORPS 97: ЙTAT DU MONDE APRИS LE JUGEMENT_
LIVRE PREMIER: DE DEO UNO
INTRODUCTION GЙNЙRALE
La Thйologie
1: L'OFFICE DU SAGE
Ma
bouche mйditera la vйritй; mes lиvres maudiront l'impie. L'usage
commun, que, de l'avis du Philosophe, on doit suivre quand il s'agit de nommer
les choses, veut qu'on appelle sages ceux qui organisent directement les
choses et prйsident а leur bon gouvernement. Entre autres idйes, le Philosophe
affirme donc que l'office du sage est de maоtre de l'ordre. Or tous ceux
qui ont charge d'ordonner а une fin doivent emprunter а cette fin la rиgle de
leur gouvernement et de l'ordre qu'ils crйent: chaque кtre est en effet
parfaitement а sa place quand il est convenablement ordonnй а sa fin, la fin
йtant le bien de toute chose. Aussi, dans le domaine des arts, constatons-nous
qu'un art, dйtenteur d'une fin, joue а l'йgard d'un autre art le rфle de
rйgulateur et pour ainsi dire de principe. La mйdecine, par exemple, prйside а
la pharmacie et la rиgle, pour cette raison que la santй, qui est l'objet de la
mйdecine, est la fin de tous les remиdes dont la composition relиve de la
pharmacie. Il en va de mкme du pilotage par rapport а la construction des
navires, de l'art de la guerre par rapport а la cavalerie et aux fournitures
militaires. Ces arts qui commandent а d'autres, on les appelle architectoniques,
ou arts principaux; ceux qui s'y adonnent, et que l'on appelle architectes,
revendiquent pour eux le nom de sages. Mais comme ces hommes de mйtier
traitent des fins en des domaines particuliers, et n'atteignent pas а la fin
universelle de toutes choses, on les appelle sages en tel ou tel domaine, а la
maniиre dont saint Paul dit qu'il a posй le fondement comme un sage
architecte. Le nom de sage, purement et simplement, est rйservй а qui prend
pour objet de sa rйflexion la fin de l'univers, principe en mкme temps de tout;
c'est ainsi que pour le Philosophe, la considйration des causes les plus
hautes est l'affaire du sage. La fin ultime de chaque chose est celle
que vise son premier auteur et moteur. Or le premier auteur et moteur de
l'univers est une intelligence, nous le verrons plus loin. La fin derniиre de
l'univers est donc le bien de l'intelligence. Ce bien, c'est la vйritй. La
vйritй sera donc la fin ultime de tout l'univers, et c'est а la considйrer que
la sagesse doit avant tout s'attacher. Aussi bien est-ce pour manifester la
vйritй que la divine Sagesse, aprиs avoir revкtu note chair, dйclare qu'elle
est venue en ce monde: Je suis nй, et je suis venu dans le monde pour rendre
tйmoignage а la vйritй. De son cфtй, le philosophe prйcise que la
Philosophie premiиre est science de la vйritй; non pas de n'importe
quelle vйritй, mais de cette vйritй qui est la source de toute vйritй, et
propriйtй du premier principe d'кtre pour toutes les choses. Cette vйritй est
le principe de toute vйritй, puisque l'йtablissement des кtres dans la vйritй
va de pair avec leur йtablissement dans l'кtre. Par ailleurs
il appartient au mкme sujet de s'attacher а l'un des contraires et de rйfuter
l'autre: la mйdecine qui est l'art de restaurer la santй, est aussi l'art de
combattre la maladie. De mкme donc que l'office du sage est de mйditer la
vйritй а partir surtout du premier principe et de disserter sur les autres, il
lui appartient aussi de combattre l'erreur contraire. Ce double office du sage est donc
parfaitement exposй par la Sagesse, dans les paroles que nous avons citйes plus
haut: dire la vйritй divine, qui est la vйritй par antonomase, et la dire aprиs
l'avoir mйditйe, tel est le sens de ce verset: Ma bouche mйditera la vйritй;
combattre l'erreur qui s'oppose а la vйritй, tel est le sens de cet autre
verset: et mes lиvres maudiront l'impie. Ce dernier verset dйsigne
l'erreur qui s'oppose а la vйritй divine, qui est contraire а la religion, -
laquelle reзoit aussi le nom de piйtй; - ce qui explique que l'erreur
contraire reзoive le nom d'impiйtй. 2: LE PROJET DE L'AUTEUR
Entre
toutes les йtudes auxquelles s'appliquent les hommes, celle de la sagesse
l'emporte en perfection, en йlйvation, en utilitй et en joie. En perfection,
car plus l'homme s'applique а la sagesse, plus il a part а la vйritable
bйatitude; le Sage dit en effet: Heureux l'homme qui s'appliquera а la
sagesse. En йlйvation, car c'est par lа surtout que l'homme accиde а la
ressemblance de Dieu, qui a tout fait en sagesse; et comme la
ressemblance est cause de dilection, l'йtude de la sagesse unit spйcialement а
Dieu dans l'amitiй, ce qui fait dire, au Livre de la Sagesse, que la
sagesse est pour tous les hommes un trйsor inйpuisable, tel que ceux qui en
ont usй ont eu part а l'amitiй de Dieu. En utilitй, car la sagesse
elle-mкme conduit au royaume de l'immortalitй: le dйsir de la sagesse
conduira au royaume йternel. En joie, car sa sociйtй ne comporte pas
d'amertume ni son commerce de chagrin, mais du plaisir et de la joie. Puisant donc dans
la misйricorde de Dieu la hardiesse d'assumer l'office du sage, un
office pourtant qui excиde nos forces, nous nous sommes proposй comme but
d'exposer selon notre mesure la vйritй que professe la foi catholique et de
rejeter les erreurs contraires. Pour reprendre les paroles de saint Hilaire, l'office
principal de ma vie auquel je me sens en conscience obligй devant Dieu, c'est
que toutes mes paroles et tous mes sentiments parlent de lui. Rйfuter toutes
les erreurs est difficile, pour deux raisons. La premiиre, c'est que les
affirmations sacrilиges de chacun de ceux qui sont tombйs dans l'erreur ne nous
sont pas tellement connues que nous puissions en tirer des arguments pour les
confondre. C'йtait pourtant ainsi que faisaient les anciens docteurs pour
dйtruire les erreurs des paпens, dont ils pouvaient connaоtre les positions,
soit parce qu'eux-mкmes avaient йtй paпens, soit, du moins, parce qu'ils
vivaient au milieu des paпens et qu'ils йtaient renseignйs sur leurs doctrines.
- La seconde raison, c'est que certains d'entre eux, comme les Mahomйtans et
les paпens, ne s'accordent pas avec nous pour reconnaоtre l'autoritй de
l'Йcriture, grвce а laquelle on pourrait les convaincre, alors qu'а l'encontre
des Juifs, nous pouvons disputer sur le terrain de l'Ancien Testament, et qu'а
l'encontre des Hйrйtiques, nous pouvons disputer sur le terrain du Nouveau
Testament Mahomйtans et Paпens n'admettent ni l'un ni l'autre. Force est alors
de recourir а la raison naturelle а laquelle tous sont obligйs de donner leur
adhйsion. Mais la raison naturelle est faillible dans les choses de Dieu. Dans l'йtude
attentive que nous ferons de telle vйritй particuliиre, nous montrerons donc а
la fois quelles erreurs cette vйritй exclut, et comment la vйritй йtablie par
voie dйmonstrative s'accorde avec la foi de la religion chrйtienne. 3: PEUT-ON DЙCOUVRIR LA VЙRITЙ DIVINE, ET COMMENT?
Il existe
plusieurs maniиres de dйcouvrir la vйritй. Comme le dit excellemment le
Philosophe, citй par Boиce: c'est la marque d'un homme cultivй d'exiger
seulement, en chaque matiиre, la rigueur que comporte la nature du sujet. Il
faut donc commencer par montrer de quelle maniиre on peut dйcouvrir la vйritй
proposйe. Les vйritйs que nous professons sur Dieu revкtent une double
modalitй. Il y a en effet, sur Dieu, des vйritйs qui dйpassent totalement les
capacitйs de l'humaine raison: que Dieu, par exemple, soit trine et un. Il y a,
par contre, des vйritйs auxquelles peut atteindre la raison naturelle: que
Dieu, par exemple, existe, qu'il soit un, etc. Ces vйritйs, mкme les
philosophes les ont prouvйes par voie dйmonstrative, guidйs qu'ils йtaient par
la lumiиre de la raison naturelle. Qu'il y ait en Dieu un domaine intelligible
qui dйpasse totalement les capacitйs de la raison humaine, c'est l'йvidence. Le
principe de toute la science que la raison peut avoir d'une chose est
l'intelligence de la substance de cette chose, puisque, selon l'enseignement du
Philosophe, le principe de dйmonstration est le ce-que-c'est. La maniиre
dont la substance de la chose est saisie par l'intelligence commandera donc
nйcessairement la maniиre dont on connaоtra tout ce qui intйresse cette chose.
Si donc l'intelligence humaine saisit la substance d'une certaine chose,
mettons de la pierre ou du triangle, rien de ce qui est du domaine intelligible
de cette chose ne dйpassera la capacitй de la raison humaine. Tel n'est pas
notre cas а l'йgard de Dieu. L'intelligence humaine ne peut, par ses forces
naturelles, en saisir la substance. Notre connaissance intellectuelle, selon le
mode propre а la vie prйsente, part des sens; ce qui ne tombe pas sous les sens
ne peut кtre saisi par l'intelligence de l'homme que dans la mesure oщ les
objets sensibles permettent d'en infйrer la connaissance. Or les objets
sensibles ne peuvent amener notre intelligence а voir en eux ce qu'est la
substance divine, car il y a dйcalage entre les effets et la puissance de la
cause. Les objets sensibles conduisent pourtant notre intelligence а une
certaine connaissance de Dieu, jusqu'а connaоtre de Dieu qu'il existe, jusqu'а
connaоtre aussi tout ce que l'on doit attribuer au premier principe. Il y a
donc en Dieu des vйritйs intelligibles qui sont accessibles а la raison humaine;
d'autres qui dйpassent totalement les forces de l'humaine raison. Il est facile
de faire la mкme constatation en partant des degrйs des intelligences. De deux
кtres dont l'un a d'une chose une connaissance intellectuelle plus aiguл que
l'autre, celui dont l'intelligence est plus haute connaоt beaucoup de choses
que l'autre est incapable de saisir. C'est le cas йvident du paysan, qui ne
peut saisir d'aucune maniиre les subtiles considйrations de la philosophie. Or
l'intelligence de l'ange l'emporte sur l'intelligence de l'homme bien plus que
l'intelligence du plus profond philosophe sur l'intelligence du plus rustre des
ignorants, car cette derniиre distance se situe а l'intйrieur des limites de l'espиce
humaine, limites que dйpasse l'intelligence angйlique. La connaissance que
l'ange a de Dieu l'emporte d'autant sur la connaissance qu'en peut avoir
l'homme qu'elle part d'un effet plus noble, dans la mesure oщ la substance mкme
de l'ange, qui par une connaissance naturelle conduit celui-ci jusqu'а la
connaissance de Dieu, l'emporte en dignitй sur les choses sensibles et sur
l'вme elle-mкme qui fait monter l'intelligence de l'homme jusqu'а la
connaissance de Dieu. Mais combien plus l'intelligence de Dieu l'emporte sur
l'intelligence de l'ange que celle-ci sur l'intelligence de l'homme! La
capacitй de l'intelligence de Dieu est а niveau avec sa substance; aussi Dieu
saisit-il parfaitement ce qu'il est, et connaоt-il tout ce qui est en lui objet
d'intelligence. L'ange, lui, ne connaоt pas d'une connaissance naturelle ce
qu'est Dieu, car la substance mкme de l'ange, qui est pour l'ange le moyen de
connaоtre Dieu, est un effet qui n'atteint pas le niveau de la puissance de la
cause. Aussi bien l'ange ne peut-il pas saisir par connaissance naturelle tout
ce que Dieu connaоt de lui-mкme, ni non plus la raison humaine n'est-elle
capable de saisir tout ce que l'ange connaоt par sa puissance naturelle. De
mкme donc que ce serait pure folie pour un ignorant de prйtendre faux ce
qu'enseigne un philosophe, sous prйtexte qu'il ne peut le comprendre, de mкme,
et а plus forte raison, est-ce une insigne sottise pour l'homme de soupзonner
de faussetй ce qui est rйvйlй par le ministиre des anges, sous prйtexte que la
raison ne peut le dйcouvrir. Les dйfaillances dont nous faisons chaque jour
l'expйrience dans la connaissance des choses donnent clairement la mкme leзon.
Nous ignorons la plupart des propriйtйs des choses sensibles, et nous sommes
incapables dans la plupart des cas de trouver pleinement les raisons de ces
propriйtйs que nos sens perзoivent. A bien plus forte raison, l'intelligence de
l'homme n'arrive-t-elle pas а dйchiffrer toutes les rйalitйs intelligibles de
cette trиs haute substance de Dieu. Tout ceci s'accorde avec l'enseignement du
Philosophe qui affirme au IIe Livre de la Mйtaphysique que notre
intelligence se comporte а l'йgard des premiers des кtres, les plus йvidents
par leur nature, comme l'_il de la chauve-souris а l'йgard du soleil. La
Sainte Йcriture rend йgalement tйmoignage а cette vйritй. Il est dit au
Livre de Job, au chapitre XIe: Tu prйtends peut-кtre saisir les
traces de Dieu, et dйcouvrir а la perfection le Tout-Puissant? et au
chapitre XXXVIe: Oui, Dieu est si grand qu'il dйpasse notre science. On
lit encore dans la 1иre Йpоtre aux Corinthiens: C'est partiellement
que nous connaissons. Tout ce qui est dit de Dieu, et que la raison
pourtant ne peut dйcouvrir, ne doit donc pas кtre aussitфt repoussй comme faux,
comme l'ont pensй les Manichйens et la plupart des infidиles. 4: C'EST A BON DROIT QUE LES VЙRITЙS SUR DIEU AUXQUELLES LA RAISON
NATURELLE PEUT ATTEINDRE SONT PROPOSЙES AUX HOMMES COMME OBJETS DE FOI
Les
objets intelligibles prйsentant donc en Dieu deux sortes de vйritй, l'une а
laquelle peut atteindre l'enquкte de la raison, l'autre qui dйpasse totalement
les capacitйs de l'humaine raison, c'est а bon droit que Dieu propose а l'homme
l'une et l'autre comme objet de foi. Commenзons par le montrer de cette vйritй
qui est accessible aux recherches de la raison; ce sera rйpondre а qui
estimerait inutile, sous prйtexte qu'on peut s'en rendre maоtre а force de
raison, sa transmission comme objet de foi par inspiration surnaturelle. On se trouverait
devant trois dommages, si cette vйritй йtait abandonnйe aux seules entreprises
de la raison. Le premier, c'est que peu d'hommes jouiraient de la connaissance
de Dieu. Ce qui est l'aboutissement d'une studieuse enquкte est en effet
interdit а la plupart des hommes pour trois raisons. D'abord, certains en sont empкchйs par les
mauvaises dispositions de leur tempйrament, qui les dйtournent du savoir:
aucune йtude ne pourrait leur permettre d'atteindre ce sommet de la science
humaine qu'est la connaissance de Dieu. - Les nйcessitйs domestiques sont un
obstacle pour d'autres. Il faut bien que parmi les hommes il y en ait qui se
chargent de l'administration de ces affaires temporelles; а ceux-lа le temps
manque pour le loisir de la recherche contemplative qui leur permettrait
d'atteindre la cime de la recherche humaine la connaissance de Dieu. - Pour
d'autres, l'obstacle, c'est la paresse. La connaissance de tout ce que la
raison peut dйcouvrir de Dieu exige au prйalable des connaissances nombreuses.
C'est presque toute la rйflexion philosophique en effet qui se trouve ordonnйe
а la connaissance de Dieu; telle est la raison pour laquelle la mйtaphysique
consacrйe а l'йtude des choses divines occupe chronologiquement la derniиre
place dans l'enseignement des disciplines philosophiques. On ne peut donc se
mettre а la recherche de cette vйritй divine qu'avec beaucoup de travail et
d'application. Ce travail, bien peu veulent l'assumer pour l'amour de la
science, dont Dieu pourtant a mis le dйsir au plus profond de l'esprit des
hommes. Le deuxiиme dommage consiste en ce que les hommes qui arriveraient
dйcouvrir la vйritй divine, le feraient difficilement et aprиs beaucoup de
temps. Ceci, en raison de la profondeur de cette vйritй que l'on ne peut saisir
par la voie de la raison que si l'intelligence humaine s'en est rendue capable
par un long exercice; en raison aussi des nombreuses connaissances prйalables
qui son nйcessaires, on l'a dit; pour cette raison enfin qu'au temps de la
jeunesse, l'вme agitйe par les divers mouvements des passions n'est pas apte а
connaоtre une si profonde vйritй, l'homme, pour reprendre une parole du
Philosophe au VIIe Livre des Physiques, devenant prudent et savant а mesure
qu'il s'apaise. Si donc, pour connaоtre Dieu, s'ouvrait la seule route de
la raison, le genre humain demeurerait dans les plus profondes tйnиbres de
l'ignorance; la connaissance de Dieu qui contribue souverainement а rendre les
hommes parfaits et bons ne serait le partage que d'un petit nombre, et pour
ceux-lа mкmes aprиs beaucoup de temps. Le troisiиme dommage consiste en ceci: les
recherches de la raison humaine seraient dans la plupart des cas entachйes
d'erreur, en raison de la faiblesse de notre intelligence а juger, en raison
aussi du mйlange des images. Chez beaucoup il resterait des doutes sur ce qui
est dйmontrй en absolue vйritй, faute de connaоtre la valeur de la
dйmonstration, et surtout а voir la diversitй des doctrines de ceux qui se
prйtendent sages. Il йtait donc nйcessaire de prйsenter aux hommes, par la voie
de la foi, une certitude bien arrкtйe et une vйritй sans mйlange, dans le
domaine des choses de Dieu. La divine misйricorde y a pourvu d'une maniиre
salutaire en imposant de tenir par la foi cela mкme qui est accessible а la
raison, si bien que tous peuvent avoir part facilement а la connaissance de Dieu,
sans doute et sans erreur. C'est pourquoi on lit dans l'Йpоtre aux Йphйsiens:
Ne vous conduisez pas comme le font les paпens dans la vanitй de leur jugement,
et leurs pensйes entйnйbrйes; et en Isaпe: Tous tes fils seront
instruits par le Seigneur. 5: C'EST A BON DROIT QUE LES VЙRITЙS INACCESSIBLES А LA RAISON
SONT PROPOSЙES AUX HOMMES COMME OBJETS DE FOI
D'aucuns,
peut-кtre, pensent qu'on ne devrait pas proposer а l'homme comme objet de foi
ce que sa raison ne peut dйcouvrir; la divine sagesse ne pourvoit-elle pas aux
besoins de chacun selon la capacitй de sa nature? Aussi nous faut-il montrer
qu'il est nйcessaire а l'homme de se voir proposer par Dieu comme objet de foi
cela mкme qui dйpasse sa raison. Personne ne tend vers quelque chose par le
dйsir et par l'йtude si cette chose ne lui est dйjа connue. Parce que la divine
providence, comme nous l'йtudierons plus loin, destine les hommes а un bien
plus grand que ne peut en faire l'expйrience, en cette vie prйsente, la
fragilitй humaine, il fallait que l'esprit soit attirй а un niveau plus haut
que ne peut l'atteindre ici-bas notre raison, pour qu'il apprenne ce qu'il
fallait dйsirer et s'applique а tendre vers ce qui dйpasse totalement l'йtat de
la vie prйsente. C'est la fonction, principalement, de la religion chrйtienne
qui, de faзon privilйgiйe, promet des biens spirituels et йternels. Aussi la
plupart des vйritйs qu'elle propose dйpassent le sens de l'homme, alors que la
Loi ancienne dont les promesses йtaient temporelles, proposait peu de chose qui
excйdвt les prise de la raison humaine. - C'est dans ce sens aussi que les
philosophes, dans le but de conduire les hommes des dйlectations sensibles
jusqu'а la vie vertueuse, se souciиrent de montrer qu'il y avait d'autres
biens, supйrieurs aux biens sensibles, dont le goыt rйjouissait d'une maniиre
beaucoup plus dйlicate ceux qui s'adonnent aux vertus de la vie active ou aux
vertus de la vie contemplative. La proposition aux hommes d'une telle
vйritй comme objet de foi est encore nйcessaire pour une connaissance plus
vraie de Dieu. Nous ne connaissons vraiment Dieu, en effet, que si nous le
croyons au-dessus de tout ce que l'homme peut en concevoir, puisque la
substance de Dieu, nous l'avons vu, dйpasse notre connaissance naturelle. Du
fait que l'homme se voit proposer sur Dieu des vйritйs qui dйpassent sa raison,
l'opinion oщ il est que Dieu est supйrieur а tout ce qu'il peut penser, s'en
trouve confirmйe. Une autre consйquence utile est la rйgression de
cette prйsomption qui est mиre de l'erreur. Certains hommes en effet s'appuient
tellement sur leurs capacitйs qu'ils se font fort de mesurer avec leur
intelligence la nature tout entiиre, estimant vrai tout ce qu'ils voient, et
faux tout ce qu'ils ne voient pas. Pour que l'esprit de l'homme, libйrй d'une
telle prйsomption, pыt s'enquйrir de la vйritй avec modestie, il йtait donc
nйcessaire que Dieu proposвt certaines vйritйs totalement inaccessibles а son
intelligence. Au Xe Livre de l'Йthique, le Philosophe manifeste une autre
utilitй. A l'encontre d'un certain Simonide qui voulait convaincre les
hommes de renoncer а connaоtre Dieu et d'appliquer leur esprit aux rйalitйs
humaines, disant que l'homme devait goыter les choses humaines et le mortel
les rйalitйs mortelles, le Philosophe affirme que l'homme, autant qu'il
le peut, doit se hausser jusqu'aux rйalitйs immortelles et divines. Aussi,
au XIe Livre des Animaux, dit-il que quelque limitйe que soit notre
perception des substances supйrieures, ce peu est plus aimй et plus
dйsirй que toute la connaissance que l'on peut avoir des substances
infйrieures. Au IIe Livre du Ciel et du Monde, il dit encore que quelque
limitйe que soit la solution topique donnйe aux problиmes que posent les corps
cйlestes, il arrive au disciple d'en ressentir une joie violente. Tout cela
montre qu'une connaissance si imparfaite qu'elle soit des rйalitйs les plus
nobles confиre а l'вme une trиs haute perfection. Quand bien mкme la raison
humaine ne peut saisir pleinement les vйritйs suprarationnelles, elle en reзoit
pourtant une grande perfection, pour peu qu'elle les tienne de quelque maniиre
par la foi. C'est pourquoi il est йcrit au Livre de l'Ecclйsiastique:
Beaucoup de choses qui dйpassent l'esprit de l'homme t'ont йtй montrйes; et
dans la 1иre Йpоtre aux Corinthiens: Nul ne connaоt les secrets de Dieu,
sinon l'Esprit de Dieu: or Dieu nous les a rйvйlйs par son Esprit. 6: CE N'EST PAS LЙGИRETЙ QUE DE DONNER SON ASSENTIMENT AUX CHOSES
DE LA FOI, BIEN QU'ELLES DЙPASSENT LA RAISON
Ceux
qui ajoutent foi а une telle vйritй, dont la raison humaine ne peut
faire l'expйrience, ne croient pas а la lйgиre, comme s'ils suivaient
des fables sophistiquйes, pour reprendre le mot de la IIe Йpоtre de
Pierre. Ces secrets de la Sagesse divine, la Sagesse divine
elle-mкme, qui connaоt parfaitement toutes choses, a daignй les rйvйler aux
hommes. Elle a manifestй sa prйsence, la vйritй de son enseignement et de son
inspiration par les preuves qui convenaient, en accomplissant de maniиre trиs
visible, pour confirmer ce qui dйpasse la connaissance naturelle, des _uvres
trиs au-dessus des possibilitйs de la nature tout entiиre: guйrison
merveilleuse des malades, rйsurrection des morts, changement йtonnant des corps
cйlestes, et, ce qui est plus admirable, inspiration de l'esprit des hommes,
telle que des ignorants et des simples, remplis du don du Saint Esprit, ont
acquis en un instant la plus haute sagesse et la plus haute йloquence. Devant
de telles choses, mue par l'efficace d'une telle preuve, non point par la
violence des armes ni par la promesse de plaisirs grossiers, et, ce qui est
plus йtonnant encore, sous la tyrannie des persйcuteurs, une foule innombrable,
non seulement de simples mais d'hommes trиs savants, est venue s'enrфler dans
la foi chrйtienne, cette foi qui prкche des vйritйs inaccessibles а l'intelligence
humaine, rйprime les voluptйs de la chair, et enseigne а mйpriser tous les
biens de ce monde. Que les esprits des mortels donnent leur assentiment а tout
cela, et qu'au mйpris des rйalitйs visibles seuls soient dйsirйs les biens
invisibles, voilа certes le plus grand des miracles et l'_uvre manifeste de
l'inspiration de Dieu. Que tout cela ne se soit pas fait d'un seul coup et par
hasard, mais suivant une disposition divine, il y a, pour le manifester, le
fait que Dieu, longtemps а l'avance, l'a prйdit par la bouche des prophиtes,
dont les livres sont par nous tenus en vйnйration, parce qu'ils apportent un
tйmoignage а notre foi. L'Йpоtre aux Hйbreux fait allusion а ce genre
de confirmation: Celui-ci, le salut de l'homme, inaugurй par la
prйdication du Seigneur, nous a йtй garanti par ceux qui l'ont entendu.
Dieu appuyant leur tйmoignage par des signes, des prodiges, et par diverses
communications de l'Esprit-Saint. Cette si admirable conversion du monde а
la foi du Christ est une preuve trиs certaine en faveur des miracles anciens,
telle qu'il n'est pas nйcessaire de les voir se renouveler, puisqu'ils
transparaissent avec йvidence dans leurs effets. Ce serait certes un miracle
plus йtonnant que tous les autres que le monde ait йtй appelй, sans signes
dignes d'admiration, par des hommes simples et de basse naissance, а croire des
vйritйs si hautes, а faire des _uvres si difficiles, а espйrer des biens si
йlevйs. Encore que Dieu, mкme de nos jours, ne cesse de confirmer notre foi par
les miracles de ses saints. Les fondateurs de sectes ont procйdй de maniиre
inverse. C'est le cas йvidemment de Mahomet qui a sйduit les peuples par des
promesses de voluptйs charnelles au dйsir desquelles pousse la concupiscence de
la chair. Lвchant la bride а la voluptй, il a donnй des commandements conformes
а ses promesses, auxquels les hommes charnels peuvent obйir facilement. En fait
de vйritйs, il n'en a avancй que de faciles а saisir par n'importe quel esprit
mйdiocrement ouvert. Par contre, il a entremкlй les vйritйs de son enseignement
de beaucoup de fables et de doctrines des plus fausses. Il n'a pas apportй de
preuves surnaturelles, les seules а tйmoigner comme il convient en faveur de
l'inspiration divine, quand une _uvre visible qui ne peut кtre que l'_uvre de
Dieu prouve que le docteur de vйritй est invisiblement inspirй. Il a prйtendu
au contraire qu'il йtait envoyй dans la puissance des armes, preuves qui ne
font point dйfaut aux brigands et aux tyrans. D'ailleurs, ceux qui dиs le dйbut
crurent en lui ne furent point des sages instruits des sciences divines et
humaines, mais des hommes sauvages, habitants des dйserts, complиtement
ignorants de toute science de Dieu, dont le grand nombre l'aida, par la
violence des armes, а imposer sa loi а d'autres peuples. Aucune prophйtie
divine ne tйmoigne en sa faveur; bien au contraire il dйforme les enseignements
de l'Ancien et du Nouveau Testament par des rйcits lйgendaires, comme c'est
йvident pour qui йtudie sa loi. Aussi bien, par une mesure pleine d'astuces, il
interdit а ses disciples de lire les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament
qui pourraient le convaincre de faussetй. C'est donc chose йvidente que ceux
qui ajoutent foi а sa parole, croient а la lйgиre. 7: LA VЙRITЙ DE LA FOI CHRЙTIENNE NE CONTREDIT PAS LA VЙRITЙ DE LA
RAISON
Si la
vйritй de la foi chrйtienne dйpasse les capacitйs de la raison humaine,
les principes innйs naturellement а la raison ne peuvent contredire cependant
cette vйritй. Ces principes naturellement innйs а la raison sont absolument vrais,
c'est un fait, tellement vrais qu'il est impossible de penser qu'ils soient
faux. Il n'est pas davantage permis de croire faux ce qui est tenu par la foi
et que Dieu a confirmй d'une maniиre si йvidente. Seul le faux йtant le
contraire du vrai, comme il ressort clairement de leur dйfinition, il est
impossible que la vйritй de foi soit contraire aux principes que la raison
connaоt naturellement. Cela mкme que le maоtre inculque а l'esprit de son
disciple, la science du maоtre l'inclut, а moins que cet enseignement ne soit
entachй d'hypocrisie, ce qui ne saurait s'appliquer а Dieu. Or la connaissance
des principes qui nous sont naturellement connus nous est donnйe par Dieu,
puisque Dieu est l'auteur de notre nature. Ces principes sont donc inclus
йgalement dans la sagesse divine. Donc, tout ce qui contredit ces principes
contredit la sagesse divine. Or cela ne peut pas se rйaliser en Dieu. Tout ce
que la rйvйlation divine nous demande de croire ne peut donc кtre contraire а
la connaissance naturelle. Des arguments contraires lient notre intelligence,
l'empкchent d'arriver а la connaissance du vrai. Si donc Dieu infusait en nous
des connaissances contraires, notre intelligence serait empкchйe par lа de
connaоtre la vйritй. Cela, Dieu ne peut pas le faire. Les propriйtйs naturelles ne peuvent
changer, tant que demeure la nature. Or des opinions contraires ne peuvent
coexister dans le mкme sujet. Dieu n'infuse donc pas а l'homme des opinions ou
une foi qui aillent contre la connaissance naturelle. C'est ce qui fait dire а l'Apфtre, dans
l'Йpоtre aux Romains: La parole est tout prиs de toi, dans ton c_ur
et sur tes lиvres, entends: la parole de foi, que nous prкchons. Mais parce
qu'elle dйpasse la raison, certains prйtendent qu'elle lui est pour ainsi dire
contraire. Cela ne peut pas кtre. L'autoritй de saint Augustin le confirme
йgalement. Au IIe Livre du De Genesi ad litteram, il dit ceci: Ce que
la vйritй dйcouvrira ne peut aller а l'encontre des livres saints, soit
de l'Ancien soit du Nouveau Testament. On en conclura nettement que quels que
soient les arguments que l'on avance contre l'enseignement de la foi, ils ne
procиdent pas droitement des premiers principes innйs а la nature, et connus
par soi. Ils n'ont donc pas valeur de dйmonstration; ils ne sont que des
raisons probables ou sophistiques. Il y a place ainsi pour les rйfuter. 8: COMPORTEMENT DE LA RAISON HUMAINE DEVANT LA VЙRITЙ DE FOI
A la
rйflexion, il apparaоt que les rйalitйs sensibles elles-mкmes qui fournissent а
la raison humaine la source de la connaissance gardent en elles une certaine
trace de ressemblance divine, trace tellement imparfaite pourtant qu'elle se
trouve absolument incapable d'exprimer la substance de Dieu. Tout effet possиde
а sa maniиre une ressemblance avec sa cause, l'agent produisant son semblable;
mais cet effet n'atteint pas toujours а la parfaite ressemblance de l'agent. En
ce qui concerne la connaissance de la vйritй de foi, - vйritй parfaitement
connue de ceux seulement qui voient la substance divine, - la raison humaine se
comporte de telle maniиre qu'elle est capable de recueillir en sa faveur
certaines vraisemblances. Sans doute, celles-ci ne suffisent-elles pas а faire
saisir cette vйritй de maniиre pour ainsi dire dйmonstrative, ou comme par soi;
mais il est utile que l'esprit humain s'exerce а de telles raisons, Si dйbiles
qu'elles soient, pourvu que l'on ne s'imagine pas comprendre ou dйmontrer, car
dans le domaine des rйalitйs les plus hautes, c'est une joie trиs grande de
pouvoir, humblement et faiblement, apercevoir quelque chose. Cette position se
trouve confirmйe par l'autoritй de saint Hilaire, qui dans son livre sur la
Trinitй s'exprime ainsi а propos de cette vйritй: Dans ta foi,
entreprends, progresse, acharne-toi. Sans doute, tu n'arriveras pas au terme,
je le sais, mais je me fйliciterai de ton progrиs. Qui poursuit avec ferveur
l'infini, avance toujours, mкme Si d'aventure il n'aboutit pas. Mais garde-toi
de prйtendre pйnйtrer le mystиre, garde-toi de plonger dans le secret d'une
nature sans contours, en t'imaginant saisir le tout de l'intelligence.
Comprends que cette vйritй passe toute comprйhension. 9: PLAN ET MЙTHODE DE L'OUVRAGE
Le
sage, c'est donc йvident, doit appliquer son effort а la double vйritй des
rйalitйs divines, en mкme temps qu'а la rйfutation des erreurs contraires. A
l'une de ces tвches, la recherche de la raison peut suffire; l'autre tвche
dйpasse toute entreprise de la raison. Quant а la double vйritй dont je parle,
elle est а prendre non point du cфtй de Dieu lui-mкme, qui est la vйritй unique
et simple, mais du cфtй de notre connaissance qui devant les choses de Dieu
revкt diverses modalitйs. La manifestation de la vйritй sous la premiиre
modalitй demande donc que l'on procиde par voie de raisons dйmonstratives,
capables de convaincre l'adversaire. Mais de telles raisons ne valant pas pour
la vйritй sous la seconde modalitй, on ne doit pas avoir pour but de convaincre
l'adversaire par argumentation, mais de rйsoudre les arguments qu'il avance
contre la vйritй, puisque la raison naturelle ne peut aller contre la vйritй de
foi. Cette maniиre particuliиre de convaincre celui qui s'oppose а une telle
vйritй se tire de l'Йcriture divinement confirmйe par des miracles. Ce qui
dйpasse la raison humaine, nous ne le croyons en effet que sur rйvйlation de
Dieu. Dans le but d'йclairer cette vйritй, on peut pourtant avancer certains
arguments de vraisemblance, oщ la foi des fidиles trouve а s'exercer et а se
reposer, sans qu'ils soient de nature а convaincre les adversaires. Ceux-ci,
l'insuffisance mкme de ces arguments les confirmerait plutфt dans leur erreur,
en leur donnant а penser que nous consentons а la vйritй de foi pour de si
pauvres raisons. Notre dessein йtant donc de procйder selon la mйthode
proposйe, nous essaierons de manifester cette vйritй que la foi professe et que
la raison dйcouvre, en produisant des arguments dйmonstratifs et des arguments
probables, dont certains nous seront fournis par les _uvres des philosophes et
des saints, et qui nous serviront а confirmer la vйritй et а convaincre
l'adversaire. Passant ensuite du plus clair au moins clair, nous exposerons
cette vйritй qui dйpasse la raison, en rйfutant les arguments des adversaires
et en йclairant, autant que Dieu le permettra, la vйritй de foi par des
arguments probables et par des autoritйs. Nous proposant donc de suivre par la voie
de la raison ce que la raison humaine peut dйcouvrir de Dieu, nous aurons а
йtudier tout d'abord ce qui est le propre de Dieu, en lui-mкme. Nous йtudierons
ensuite la sortie des crйatures а partir de Dieu. En troisiиme lieu, nous
verrons l'ordonnance des crйatures а Dieu comme а leur fin. Entre toutes les
choses qu'il nous faut йtudier de Dieu en lui-mкme, la premiиre, et comme le
fondement nйcessaire de toute l'_uvre, est la dйmonstration de l'existence de
Dieu. Si cela n'est pas acquis, c'est toute l'йtude des rйalitйs divines qui
s'effondre fatalement. L'EXISTENCE DE DIEU10: DE L'OPINION SELON LAQUELLE
L'EXISTENCE DE DIEU NE PEUT КTRE DЙMONTRЙE, CETTE EXISTENCE ЙTANT CONNUE PAR
SOI
Cette
йtude, au terme de laquelle on compte avoir dйmontrй l'existence de Dieu,
pourra paraоtre inutile а certains pour qui l'existence de Dieu est connue par
soi, si bien qu'il est impossible de penser le contraire et qu'ainsi on ne
saurait dйmontrer que Dieu existe. Voici les arguments mis en avant. 1.- Est connu par
soi, dit-on, ce qui est connu dиs que l'on en connaоt les termes: par exemple,
dиs que l'on connaоt ce qu'est le tout et ce qu'est la partie, on sait que le
tout est plus grand que la partie. Or il en va de mкme quand nous disons que Dieu
existe. Dans le mot « Dieu » nous saisissons une chose telle qu'on n'en
puisse penser de plus grande. C'est l'idйe qui se forme dans l'esprit de celui
qui entend prononcer le nom de Dieu et qui en saisit le sens: ainsi l'existence
de Dieu est-elle nйcessaire dйjа au moins dans l'intelligence. Mais Dieu ne
peut exister seulement dans l'intelligence; ce qui existe а la fois dans
l'intelligence et dans la rйalitй est plus grand que ce qui existe dans la
seule intelligence. Or l'idйe mкme qu'exprime le nom de Dieu montre qu'il n'y a
rien de plus grand que Dieu. Reste donc que l'existence de Dieu est connue par
soi, manifestйe pour ainsi dire par le sens mкme du nom. 2.- Il est
possible de penser а l'existence d'un кtre dont on ne puisse penser qu'il
n'existe pas. Cet кtre est йvidemment plus grand que celui dont on peut penser
qu'il n'existe pas. Ainsi donc on pourrait penser un кtre plus grand que Dieu,
si l'on pouvait penser que Dieu n'existe pas. Reste donc que l'existence de Dieu
est connue par soi. 3.- Les propositions les plus claires sont
nйcessairement celles oщ sujet et prйdicat sont identiques, telle l'homme
est homme; ou celles dont le prйdicat est inclus dans la dйfinition du
sujet, telle l'homme est un animal. Or il se trouve qu'en Dieu d'une
maniиre йminente, - nous le montrerons plus loin -, son acte d'кtre est son
essence, а tel titre que c'est la mкme rйponse qui est а faire а la question: qu'est-il?
, et а la question: est-il? Quand donc nous disons: Dieu existe, le
prйdicat est identique au sujet, ou du moins il est inclus dans la dйfinition
du sujet. L'existence de Dieu est ainsi connue par soi.
4.- Ce qui est connu
naturellement est connu par soi; point n'est besoin pour le connaоtre d'un
effort de recherche. Or, l'existence de Dieu est connue naturellement tout
comme le dйsir de l'homme tend naturellement vers Dieu comme vers sa fin
derniиre. L'existence de Dieu est ainsi connue par soi.
5.- Ce par quoi toutes les
autres choses sont connues doit кtre connu par soi. Tel est le cas pour Dieu.
De mкme en effet que la lumiиre du soleil est le principe de toutes les
perceptions visuelles, de mкme la lumiиre de Dieu est-elle le principe de toute
connaissance intellectuelle, puisque c'est en lui que se trouve au maximum la
lumiиre intelligible. Il faut donc que l'existence de Dieu soit connue par soi. C'est donc sur de
tels arguments et sur d'autres semblables que certains appuient l'idйe que
l'existence de Dieu est tellement connue par soi qu'on ne peut penser le
contraire. 11: RЙFUTATION DE L'OPINION PRЙCЙDENTE ET RЙPONSE AUX ARGUMENTS
MIS EN AVANT
L'opinion
dont on vient de parler tire en partie son origine de l'habitude oщ l'on est,
dиs le dйbut de la vie, d'entendre proclamer et d'invoquer le nom de Dieu.
L'habitude, surtout l'habitude contractйe dиs la petite enfance, a la force de
la nature; ainsi s'explique qu'on tienne aussi fermement que si elles йtaient
connues naturellement et par soi les idйes dont l'esprit est imbu dиs
l'enfance. Cette opinion vient en partie aussi du manque de distinction entre
ce qui est connu par soi purement et simplement, et ce qui est connu par soi
quant а nous. Certes, а la prendre absolument, l'existence de Dieu est connue
par soi, puisque cela mкme qui est Dieu est son exister. Mais йtant donnй que
cela mкme qu'est Dieu, notre esprit ne peut le concevoir, son existence reste
inconnue de nous. Que le tout, par exemple, soit plus grand que la partie,
voilа une chose connue par soi, purement et simplement, mais qui demeurerait
nйcessairement inconnue а qui n'arriverait pas а concevoir la dйfinition du
tout. Ainsi se fait-il que devant les rйalitйs les plus йvidentes notre
intelligence se comporte comme l'_il de la chauve-souris en face du soleil. 1.- Il n'est pas
nйcessaire qu'aussitфt connu le sens du mot Dieu, l'existence de Dieu
soit pour autant connue, comme le voulait la premiиre objection. D'abord il n'est
pas reconnu de tous, mкme de ceux qui acceptent l'existence de Dieu, que Dieu
est celui dont on ne peut penser qu'il y ait un кtre plus grand que lui:
beaucoup de philosophes de l'antiquitй ont pensй que c'йtait ce monde-ci qui
йtait Dieu. L'interprйtation du nom de Dieu, donnйe par Jean Damascиne,
ne laisse non plus rien de tel а entendre. Ensuite, а supposer que tous les hommes
voient sous le nom de Dieu un кtre dont on ne peut penser qu'il y en ait
de plus grand, il ne sera pas pour autant nйcessaire que cet кtre dont on ne
peut penser qu'il en existe de plus grand, existe en rйalitй. Le mкme mode, en
effet, doit recouvrir la chose rйelle et la dйfinition nominale. Or du fait que
l'esprit conзoit ce qui est profйrй sous le nom de Dieu, il ne s'ensuit
pas que Dieu existe, sinon dans l'intelligence. Il n'y aura donc pas nйcessitй
а ce que l'кtre dont on ne peut penser qu'il en existe de plus grand, existe
ailleurs que dans l'intelligence. Et il ne s'ensuit pas qu'il existe en rйalitй
un кtre dont on ne puisse penser qu'il en existe de plus grand. Les nйgateurs
de l'existence de Dieu ne voient lа aucun inconvйnient; il n'y a pas d'inconvйnient,
en effet, а ce que l'on puisse penser qu'une chose est plus grande qu'une
autre, soit dans la rйalitй soit dans l'intelligence, Si ce n'est pour celui
qui concиde l'existence d'un кtre dont on ne peut penser qu'il en existe de
plus grand dans la rйalitй. 2.- Il n'est pas nйcessaire non plus, comme le
proposait la deuxiиme objection, que l'on puisse penser а l'existence d'un кtre
plus grand que Dieu, si l'on peut penser que Dieu n'existe pas. Que l'on puisse
penser que Dieu n'existe pas ne vient pas en effet de l'imperfection ou de
l'incertitude de son кtre, - l'кtre de Dieu est de soi absolument йvident, -
mais de la faiblesse de notre intelligence qui ne peut le saisir par lui-mкme,
mais а partir de ses effets, et qui est ainsi amenйe а le connaоtre par la voie
du raisonnement. 3.- La troisiиme objection tombe par lа-mкme. Comme
il est йvident pour nous que le tout est plus grand que la partie, il est
pleinement йvident que Dieu existe pour ceux qui voient l'essence de Dieu,
puisque, en lui, essence et existence sont identiques. Mais parce que nous ne
pouvons pas voir l'essence de Dieu, nous ne parvenons pas а la connaissance de
son existence directement, mais а partir de ses effets.
4.- La rйponse а la quatriиme
objection est claire. L'homme en effet connaоt Dieu naturellement, de la mкme
maniиre qu'il le dйsire naturellement. Or l'homme dйsire Dieu naturellement en
tant qu'il dйsire naturellement la bйatitude, qui est une ressemblance de la
bontй de Dieu. Il n'est donc pas nйcessaire que l'homme connaisse naturellement
Dieu, considйrй en lui-mкme, mais il est nйcessaire qu'il en connaisse la
ressemblance. Il faut donc que grвce aux ressemblances de Dieu qu'il dйcouvre
dans ses effets, l'homme parvienne par voie de raisonnement а la connaissance
de Dieu. 5.- La solution de la cinquiиme objection est йgalement facile et
claire. Dieu, sans doute, est ce par quoi toutes choses sont connues, non pas
de telle maniиre que tous les кtres ne soient connus qu'une fois lui connu,
comme c'est le cas pour les principes йvidents par soi, mais pour cette raison
que toute connaissance naоt sous son influence. 12: DE L'OPINION SELON LAQUELLE ON NE PEUT DЙMONTRER L'EXISTENCE
DE DIEU, MAIS SEULEMENT LA RECEVOIR DE LA FOI
D'autres
soutiennent une opinion contraire а la position prйcйdente; d'aprиs eux ce
serait йgalement une entreprise inutile que de vouloir prouver l'existence de
Dieu. Cette vйritй, disent-ils, ne peut кtre atteinte par la raison; nous ne
pouvons la recevoir que de la foi et de la rйvйlation. Ceux qui parlent ainsi y sont poussйs par
la faiblesse des arguments que certains ont utilisйs pour йtablir l'existence
de Dieu. Toutefois cette erreur pourrait aussi s'appuyer indыment sur
l'affirmation, avancйe par certains philosophes, de l'identitй en Dieu de son essence
et de son acte d'кtre, c'est-а-dire de ce qui rйpond а la question: qu'est-ce
que Dieu? et а cette autre: Dieu est-il? Puisque nous ne pouvons
arriver par la raison а connaоtre ce qu'est Dieu, on en conclut qu'elle ne nous
aide pas davantage а dйmontrer qu'il existe. Si le principe qui permet de dйmontrer
qu'une chose existe doit comporter ce qu'en signifie le nom, s'il est
vrai par ailleurs que ce qui est signifiй par le nom est la dйfinition, il
ne reste aucune voie pour dйmontrer l'existence de Dieu, la connaissance de
l'essence ou quidditй divine йtant йcartйe. Si, comme le montre Aristote, les
principes dйmonstratifs prennent leur origine dans la connaissance sensible, il
semble bien que tout ce qui dйpasse le pouvoir de celle-ci ne puisse кtre dйmontrй.
Or telle est assurйment l'existence de Dieu. Elle ne peut donc кtre dйmontrйe. Mais la faussetй
de cette proposition ressort: - de la mйthode dйmonstrative d'abord, qui nous
apprend а remonter des effets jusqu'а leur cause; - de l'ordre mкme des sciences:
s'il n'existe aucune substance connaissable au-dessus de la substance sensible,
il faut en conclure qu'il n'y a de sciences que la science de la Nature; - du
travail des philosophes, qui se sont efforcйs d'йtablir l'existence de Dieu; -
enfin de la vйritй proposйe par l'Apфtre: Les _uvres de Dieu rendent
visibles а l'intelligence ses attributs invisibles.
Or ceci ne fait nullement
йchec au principe que nous proposait le premier argument, а savoir l'identitй
en Dieu de l'essence et de l'acte d'кtre; seulement cet argument l'entend de
cet acte d'кtre par lequel Dieu subsiste en lui-mкme, et qui nous est aussi
inconnu que son essence. Mais il ne l'entend pas de cet acte d'кtre signifiй
par l'intellect quand celui-ci compose. Or si on le comprend ainsi, l'existence
de Dieu est objet de dйmonstration, puisque par une dйmarche dйmonstrative
notre esprit s'avиre capable de former une proposition concernant Dieu, par
laquelle il en affirme l'existence. De plus, quand on veut dйmontrer
rationnellement l'existence de Dieu, ce n'est pas l'essence divine, ou
quidditй, qu'il faut prendre pour moyen terme comme le proposait le deuxiиme
argument; mais au lieu de l'essence il faut prendre l'effet, ainsi que l'on
procиde dans les dйmonstrations du type quia (a posteriori), et de cet
effet on tire la signification de ce nom: Dieu. Car tous les noms de
Dieu lui sont donnйs d'aprиs ses effets, soit par voie d'йlimination, soit par
voie de causalitй. La rйponse au troisiиme argument en ressort
clairement. Bien que Dieu йchappe au pouvoir des sens, nous pouvons dйmontrer
son existence а partir de ses effets qui, eux, leur restent accessibles. De la
sorte, notre connaissance des rйalitйs qui dйpassent la capacitй de la
connaissance sensible trouve encore en elle son origine. 13: PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU
Nous
avons dit qu'il n'йtait pas inutile de s'efforcer de dйmontrer l'existence de
Dieu. Il est temps maintenant d'exposer les arguments mis en _uvre aussi bien
par les philosophes que par les docteurs catholiques pour prouver que Dieu
existe. Nous exposerons d'abord avec quels arguments Aristote mиne sa
dйmonstration de l'existence de Dieu, qu'il entend prouver а partir du
mouvement, selon deux voies. Voici la premiиre de ces voies. Tout ce qui est mы
est mы par un autre. Or il est йvident pour les sens qu'il y a des choses mues,
le soleil par exemple. Le soleil est donc mы par un moteur diffйrent de lui. Ce
moteur sera lui-mкme mы, ou ne le sera pas. S'il n'est pas mы, nous tenons le
but proposй, а savoir qu'il est nйcessaire de poser un moteur immobile. Ce
moteur immobile, nous l'appelons Dieu. - Si ce moteur, par contre, est mы, il
sera mы par un autre. Dans ce cas, ou bien il faudra remonter а l'infini; ou
bien il faudra s'arrкter а quelque moteur immobile. Mais on ne peut remonter а
l'infini. Il est donc nйcessaire de poser l'existence d'un premier moteur
immobile. Dans cette dйmonstration, il y a deux propositions а prouver: que tout
кtre mы est mы par un autre; que dans le domaine des moteurs et des
кtres mus, on ne peut remonter а l'infini. Le philosophe
prouve de trois maniиres la premiиre de ces propositions. 1.- Si un кtre se
meut lui-mкme, il faut qu'il ait en lui-mкme le principe de son mouvement; il
est clair, autrement, qu'il sera mы par un autre. - Il faut encore qu'il soit
mы immйdiatement, autrement dit qu'il soit mы en raison de soi-mкme, et non en
raison de l'une de ses parties, comme l'animal, par exemple, que meut le
mouvement de ses pattes; ce n'est pas l'кtre tout entier qui serait alors mы
par soi, mais une partie de lui-mкme, et cette partie par une autre. - Il faut
enfin qu'il soit divisible et qu'il comporte des parties diverses, car tout
кtre mы est divisible, comme il est prouvй au VIe Livre des Physiques. Ceci posй,
Aristote argumente ainsi. Ce qui par hypothиse se meut soi-mкme, est mы
immйdiatement. Donc le repos de l'une de ses parties entraоne le repos du tout.
Si, en effet, une partie йtant en repos, une autre continuait d'кtre mue, le
tout ne serait pas mы immйdiatement; le serait seulement la partie qui est mue,
alors que l'autre est en repos. Or aucune chose dont le repos est en dйpendance
du repos d'une autre, ne se meut par elle-mкme. L'кtre dont le repos suit le
repos d'un autre voit nйcessairement son mouvement suivre le mouvement d'un autre;
ainsi ne se meut-il pas de lui-mкme. L'кtre que l'on supposait se mouvoir de
lui-mкme ne se meut donc pas de lui-mкme. On ne saurait objecter que l'кtre qui se
meut de lui-mкme n'a pas de partie qui puisse se reposer, ou encore que ce
repos ou ce mouvement d'une partie ne sont qu'accidentels, comme Avicenne
l'avanзait а tort. La valeur de cet argument consiste en effet en ceci: si un
кtre se meut de lui-mкme, immйdiatement et par soi, non en raison de ses
diverses parties, son mouvement ne doit pas dйpendre d'un autre; or le
mouvement d'un кtre divisible, tout comme son кtre, dйpend de ses parties;
aussi ne peut-il se mouvoir lui-mкme immйdiatement et par soi. La vйritй de la
conclusion obtenue ne requiert pas de supposer qu'une partie de l'кtre qui se
meut lui-mкme se mette en repos, comme si c'йtait quelque chose de vrai
absolument; mais il faut que cette conditionnelle soit vraie: si la partie
s'arrкtait, c'est le tout qui s'arrкterait. Cette proposition peut кtre
vraie, mкme si l'antйcйdent est impossible, comme est vraie cette
conditionnelle: Si l'homme йtait un вne, il serait dйnuй de raison. 2.- La deuxiиme
preuve, qui est une preuve par induction, s'йnonce ainsi: tout ce qui est mы
par accident n'est pas mы par soi-mкme; le mouvement d'un tel кtre dйpend du
mouvement d'un autre. Ce qui est mы par violence n'est pas non plus mы par soi,
c'est йvident; et pas davantage les кtres que la nature meut comme s'ils
йtaient mus par soi, comme c'est le cas pour les animaux manifestement mus par
l'вme. Pas davantage n'est mы par soi ce qui est mis en mouvement par la
nature, comme le sont les corps lourds et les corps lйgers, car ces кtres sont
mus par qui les engendre et par qui retire les obstacles de devant eux. - Or
tout кtre mы ou bien se meut par soi ou bien est mы par accident. - S'il est mы
par soi, ou bien c'est par violence, ou bien c'est le fait de la nature. En ce
cas, ou bien l'кtre est mы de soi comme il en va de l'animal, ou bien l'кtre
n'est pas mы de soi, comme il en va du corps lourd ou du corps lйger. Ainsi
rien ne se meut soi-mкme. 3. - En troisiиme lieu, Aristote apporte la preuve
suivante. Aucun кtre n'est а la fois en puissance et en acte par rapport а une
mкme chose. Mais tout ce qui est mы, en tant que tel, est en puissance, car le
mouvement est l'acte de ce qui est en puissance en tant qu'il est en puissance.
Or tout ce qui se meut est en acte, puisque rien n'agit que dans la mesure
oщ il est en acte. Aucun кtre n'est donc, par rapport au mкme mouvement, et
moteur et mы. Ainsi donc rien ne se meut soi-mкme. Remarquons que Platon, pour qui par
hypothиse tout moteur est mы, a pris le terme de mouvement dans une
acception plus large qu'Aristote. Ce dernier prend proprement le mouvement dans
le sens oщ il est l'acte de ce qui est en puissance en tant qu'il est en
puissance: ce qui n'est le fait que des кtres divisibles et des corps,
comme il est prouvй au VIe Livre des Physiques. Pour Platon, l'кtre qui
se meut lui-mкme n'est pas un corps, Platon prenant le mouvement au sens de
n'importe quelle opйration: comprendre ou croire, voilа par exemple du
mouvement; conception dont Aristote fait mention au IIIe Livre de l'Вme. Platon
affirmait donc ainsi que le premier moteur se meut lui-mкme du fait qu'il se
connaоt lui-mкme, qu'il se veut ou s'aime lui-mкme. D'une certaine maniиre cela
ne s'oppose pas aux raisons d'Aristote. Il n'y a pas de diffйrence, en
dйfinitive, entre un premier кtre qui se meut lui-mкme, а la maniиre de Platon,
et un premier кtre parfaitement immobile, а la maniиre d'Aristote. La seconde
proposition, а savoir que dans le domaine des moteurs et des кtres mus on ne
peut procйder а l'infini, Aristote le prouve par trois arguments. Voici la premiиre
preuve: si dans le domaine des moteurs et des кtres mus on remonte а
l'infini, tous ces кtres jusqu'а l'infini seront nйcessairement des corps,
puisque tout кtre mы est un кtre divisible et un corps, comme il est prouvй au
VIe Livre des Physiques. Or tout corps qui meut un autre corps est
lui-mкme mы. Tous ces кtres а l'infini seront donc mus ensemble au temps mкme
oщ l'un d'entre eux le sera. Mais cet кtre mкme est un кtre fini; donc mы
durant un temps limitй. Tous ces кtres а l'infini seront donc mus en un temps
limitй. Ce qui est impossible. Il est donc impossible de remonter а l'infini
dans le domaine des moteurs et des кtres mus. Qu'il soit impossible que ces кtres а
l'infini soient mus dans un temps fini, on le prouve ainsi. Le moteur et l'кtre
mы doivent coexister: on le prouve en l'induisant de chacune des espиces de
mouvement. Mais ces corps ne peuvent coexister qu'en continuitй ou contiguпtй.
Йtant donnй, comme on l'a prouvй, que tous les moteurs et les mobiles dont on
vient de parler sont des corps, ils doivent nйcessairement constituer, par
continuitй ou contiguпtй, comme un seul mobile. Ainsi un кtre infini sera mы
dans un temps fini. Ce qui est impossible, comme la preuve en est donnйe au VIe
Livre des Physiques. Voici la deuxiиme preuve. Lorsque les moteurs
et les mobiles sont en ordre, c'est-а-dire lorsque chacun а tour de rфle est mы
par un autre, il doit nйcessairement se vйrifier que le premier moteur йtant
supprimй ou cessant son impulsion, aucun des autres ne continuera de mouvoir et
d'кtre mы: car le premier est cause du mouvoir pour tous les autres. Mais s'il
existe des moteurs et des mobiles, tour а tour, а l'infini, il n'y aura plus de
premier moteur, mais tous seront pour ainsi dire des moteurs intermйdiaires.
Aucun d'entre eux ne pourra donc кtre mы. Ainsi il n'y aura plus de mouvement
dans le monde. La troisiиme preuve revient au mкme, а la
seule diffйrence que l'ordre en йtant changй, elle commence par en-haut. La
voici. Ce qui meut instrumentalement ne peut pas mouvoir s'il n'existe un кtre
qui meuve а titre principal. Mais si l'on remonte а l'infini dans l'йchelle des
moteurs et des mobiles, tous seront comme des moteurs agissant а titre
d'instruments, puisque tous sont pris comme des moteurs mus, aucun d'entre eux
ne tenant lieu de moteur principal. Et donc rien ne sera mы. Ainsi est faite
clairement la preuve des deux propositions que supposait la premiиre voie de la
dйmonstration, par laquelle Aristote prouve qu'il existe un premier moteur
immobile. Voici la seconde voie. Cette proposition: tout moteur est mы, ou bien
est vraie par soi, ou bien est vraie par accident. Si elle est vraie par
accident, elle n'est donc pas nйcessaire; ce qui est vrai par accident, n'est
pas nйcessaire. Il est donc contingent qu'aucun moteur ne soit mы. Mais si un
moteur n'est pas mы, il ne meut pas, affirme l'adversaire. Il est donc contingent
(ou possible) que rien ne soit mы; car Si rien ne meut, rien ne sera mы. Or
Aristote tient pour impossible qu'il n'y ait jamais de mouvement. Le premier
moteur n'a donc pas йtй contingent, car d'un faux contingent ne dйcoule pas un
faux impossible. Ainsi ce n'est pas par accident que cette proposition: tout
moteur est mы par un autre, йtait vraie. Si deux choses se trouvent unies par
accident en une autre, et qu'il arrive а l'une d'elles d'exister sans l'autre,
il est probable que celle-ci pourra exister en dehors de la premiиre: que le
fait d'кtre blanc et d'кtre musicien se rencontre par exemple en Socrate, et
qu'en Platon se vйrifie le fait d'кtre musicien sans le fait d'кtre blanc, il
est probable que chez un autre pourra se vйrifier le fait d'кtre blanc sans le
fait d'кtre musicien. Si donc moteur et mы se trouvent unis par accident en un
autre, et que le corps mы se trouve exister sans le corps qui le meut, il est
probable que le moteur pourra exister en dehors de celui qu'il meut. D'ailleurs
on ne peut objecter en instance deux choses dont l'une dйpend de l'autre: car
ces choses ne sont pas unies par soi, mais par accident. Or si la
proposition « tout moteur est mы » est vraie par soi, il en rйsulte йgalement
une impossibilitй et une inconvenance. Il faut en effet que le moteur soit mы
ou bien par un mouvement de mкme espиce que celui dont il meut, ou bien par un
mouvement d'une autre espиce. Si c'est par un mouvement de mкme espиce, il
faudra alors que ce qui altиre soit altйrй, que ce qui guйrit soit guйri, que
ce qui enseigne soit enseignй et selon la mкme science. Or ceci est impossible
celui qui enseigne doit en effet nйcessairement possйder la science, celui qui
est enseignй doit nйcessairement ne pas l'avoir; autrement le mкme sujet possйderait
et ne possйderait pas la mкme chose, ce qui est impossible. Par contre, Si le
moteur est mы selon un mouvement d'une autre espиce, - Si par exemple un
facteur d'altйration est mы d'un mouvement local, ou Si un mouvement local se
met а croоtre, etc..., - йtant donnй que genres et espиces de mouvement sont
limitйs, il en rйsultera que l'on ne pourra remonter а l'infini. Et ainsi il y
aura un premier moteur qui ne sera pas mы par un autre. - A moins que l'on
affirme la nйcessitй de fermer le cercle, en ce sens qu'aprиs avoir йpuisй tous
les genres et toutes les espиces de mouvement, il faille revenir а un premier
moteur, de telle maniиre que si le moteur de mouvement local est altйrй, Si le
facteur d'altйration est augmentй, de nouveau le facteur de croissance sera mы
d'un mouvement local. Mais on aboutit а la mкme conclusion que plus haut: ce
qui meut selon une certaine espиce de mouvement est mы selon un mouvement de
mкme espиce, sinon immйdiatement, du moins par intermйdiaire. Reste donc la
nйcessitй de poser un premier moteur qui ne soit pas mы par un moteur
extйrieur. En effet, une fois concйdй qu'il existe un premier
moteur qui n'a pas а кtre mы par un moteur extйrieur, il ne suit pas que ce
moteur soit parfaitement immobile. Aussi bien Aristote poursuit-il sa
dйmonstration en affirmant que ce premier moteur peut se comporter de deux
maniиres. Selon la premiиre maniиre, ce premier moteur est parfaitement
immobile; ceci posй, le but proposй est atteint: il existe un premier moteur
immobile. Selon la seconde maniиre, ce premier moteur se meut soi-mкme. Et ceci
paraоt probable, car ce qui existe par soi est toujours antйrieur а ce qui
existe par un autre; il est ainsi conforme а la raison que, dans la sйrie des
кtres mus, le premier mы l'est par soi et non par un autre. Mais ceci
accordй, on se trouve de nouveau devant la mкme consйquence. On ne peut dire en
effet qu'un moteur qui se meut tout entier soit mы totalement: il en
dйcoulerait les inconvйnients qu'on a signalйs plus haut, а savoir qu'un homme,
en mкme temps, enseignerait et serait enseignй, et ainsi pour les autres
mouvements; et encore qu'un кtre serait en mкme temps en puissance et en acte:
moteur, йtant comme tel en acte; mы, йtant comme tel en puissance. Reste donc
qu'une partie de cet кtre est motrice, et l'autre mue. Et l'on revient а la
mкme conclusion que devant: l'existence nйcessaire d'un moteur immobile. Il est impossible
par ailleurs d'affirmer que les deux parties sont mues, l'une l'йtant par
l'autre: ni qu'une partie se meut elle-mкme et meut l'autre, ni que le tout
meut la partie, et la partie le tout: ce serait revenir aux inconsйquences dйjа
dйnoncйes, а savoir qu'un кtre, en mкme temps serait moteur et mы selon la mкme
espиce de mouvement; qu'un кtre serait а la fois en puissance et en acte; et
finalement que le tout ne serait pas, immйdiatement, moteur de soi, mais
seulement en raison de l'une de ses parties. Reste donc que chez l'кtre qui se
meut lui-mкme, une partie doit кtre immobile et motrice de l'autre. Mais parce que
chez les кtres automoteurs de chez nous, - les animaux -, la partie motrice,
qui est l'вme, bien qu'immobile par soi, est cependant mue par accident, le
Philosophe montre encore que la partie motrice du premier кtre automoteur n'est
mue ni par soi ni par accident. Chez les кtres automoteurs de chez nous,
en effet, - les animaux, - qui sont des кtres corruptibles, la partie motrice
est mue par accident. Or il est nйcessaire que des кtres automoteurs
corruptibles soient rйduits а un premier automoteur йternel. Est donc
nйcessaire, pour tout кtre automoteur, l'existence d'un moteur qui ne soit mы
ni par soi ni par accident. Qu'il soit nйcessaire, selon l'hypothиse d'Aristote,
qu'un кtre automoteur soit йternel, c'est l'йvidence. Si en effet le mouvement
est йternel, comme le suppose Aristote, la gйnйration des кtres automoteurs,
engendrables et corruptibles, doit кtre perpйtuelle. Mais cette perpйtuitй ne
peut avoir pour cause l'un de ces кtres automoteurs; car cet кtre n'existe pas
toujours. Cette perpйtuitй ne peut davantage avoir pour cause l'ensemble de ces
кtres: autant parce qu'ils seraient en nombre infini que parce qu'ils
n'existent pas tous ensemble. S'avиre donc nйcessaire l'existence d'un кtre
йternel qui se meuve soi-mкme et qui cause la perpйtuitй de la gйnйration dans
ces кtres automoteurs infйrieurs. Ainsi le moteur de cet кtre n'est-il mы ni
par soi ni par accident. Dans les кtres automoteurs, nous en voyons certains
se mettre en mouvement sous une influence йtrangиre а l'animal, aprиs ingestion
d'un aliment par exemple, ou sous le coup d'une altйration de l'air; ce
mouvement affecte accidentellement le moteur mкme qui se meut lui-mкme. On peut
en conclure qu'aucun кtre automoteur dont le moteur est mis en mouvement par
soi ou par accident n'est toujours en mouvement. Mais le premier кtre
automoteur, lui, est toujours en mouvement: autrement il ne pourrait y avoir
mouvement йternel, puisque tous les autres mouvements ont leur cause dans le
mouvement de ce premier кtre automoteur. Reste donc que le premier кtre
automoteur est mis en mouvement par un moteur qui, lui, n'est mы ni par soi ni
par accident. Le fait que les moteurs des mondes infйrieurs meuvent d'un mouvement
йternel alors qu'on les voit mis en mouvement par accident, ne s'oppose pas а
cet argument. Car on affirme qu'ils sont mis en mouvement par accident, non pas
en raison de ce qu'ils sont, mais en raison de leurs mobiles qui suivent le
mouvement du monde supйrieur. Mais parce que Dieu n'est pas partie d'un кtre
automoteur, Aristote, dans sa Mйtaphysique, pousse ses investigations а
partir de ce moteur faisant partie d'un кtre automoteur jusqu'а cet autre
moteur totalement sйparй, qui est Dieu. Comme tout кtre automoteur est en effet
mis en mouvement par un appйtit, le moteur faisant partie d'un кtre automoteur
doit mettre en mouvement en raison de quelque bien dйsirable. Celui-ci lui est
supйrieur dans l'ordre des causes motrices: l'кtre qui dйsire est en effet
d'une certaine maniиre moteur et mы; or l'objet du dйsir est un moteur qui
n'est absolument pas mы. Il faut donc qu'il existe un premier moteur sйparй
absolument immobile, qui est Dieu. Deux objections paraissent infirmer
l'argumentation qui prйcиde. La premiиre de ces objections, c'est que
cette argumentation suppose l'йternitй du mouvement, tenue pour fausse par les
catholiques. A cela on rйpondra que la voie la plus efficace pour prouver l'existence
de Dieu part de l'hypothиse de l'йternitй du monde; car celle-ci posйe, il
semble que l'existence de Dieu soit moins manifeste. Si le monde et le
mouvement, en effet, ont eu un commencement, il est йvidemment nйcessaire de
poser une cause а cette production toute nouvelle du monde et du mouvement, car
tout ce qui commence tire nйcessairement son origine d'un кtre qui le produise
а neuf, puisque rien ne sйduit de la puissance а l'acte, ni du non-кtre а
l'кtre. La deuxiиme objection consiste en ceci: on suppose dans les
dйmonstrations prйcйdentes que le premier mы, - qui est un corps cйleste - est
mы de soi. Il en dйcoule qu'il est animй, ce que beaucoup n'admettent pas. A cela on
rйpondra que si l'on ne suppose pas que le premier moteur est mы de soi, il
faudra qu'il soit mы immйdiatement par un moteur complиtement immobile. C'est
la raison pour laquelle Aristote conclut par cette disjonction: il faudra en
arriver ou bien immйdiatement а un premier moteur immobile et sйparй, ou
bien а un кtre qui se meut lui-mкme et d'oщ l'on remontera encore а un
premier moteur immobile et sйparй. C'est une autre voie que prend le
Philosophe, au IIe Livre de la Mйtaphysique, pour montrer que l'on ne
peut remonter а l'infini dans l'йchelle des causes efficientes, mais qu'il est
nйcessaire d'en arriver а une cause premiиre, nommйe par nous Dieu. Voici
quelle est cette voie. Dans la coordination des causes efficientes, l'кtre
premier est cause du moyen, et le moyen cause du dernier, qu'il y ait un ou
plusieurs moyens. Or, supprimйe la cause, est йgalement supprimй ce dont elle
est la cause. Supprimй le premier, le moyen ne pourra donc pas кtre cause. Mais
si l'on remonte а l'infini l'йchelle des causes efficientes, aucune cause ne
sera premiиre. Toutes les autres causes, qui jouaient le rфle de moyen, seront
donc supprimйes. Ce qui est йvidemment faux. Il est donc nйcessaire d'affirmer l'existence
d'une premiиre cause efficiente, qui est Dieu. On peut encore cueillir un autre argument
dans les textes d'Aristote. Celui-ci montre en effet, au IIe Livre de la Mйtaphysique,
que ce qui est le plus vrai est aussi le plus existant. Or au IVe Livre, il
montre qu'il existe un degrй suprкme du vrai, en partant du fait que de deux
choses fausses nous constatons que l'une est plus fausse que l'autre, et donc
que l'une est plus vraie que l'autre, ceci par approche de ce qui est
simplement et suprкmement vrai. On en peut conclure enfin а l'existence d'un
кtre suprкmement existant, que nous nommons Dieu. Jean Damascиne apporte ici une autre
raison tirйe du gouvernement des choses, argument qu'Averroиs indique йgalement
au IIe Livre des Physiques. La voici. Il est impossible que des rйalitйs
contraires et discordantes s'accordent dans un ordre unique, en tout temps ou
la plupart du temps, а moins qu'on ne les gouverne de telle maniиre qu'elles
tendent toutes et chacune vers une fin dйterminйe. Or nous constatons dans le
monde que des rйalitйs de nature diffйrente s'accordent en un ordre unique, non
pas rarement ou comme par hasard, mais en tout temps ou la plupart du temps. Il
est donc nйcessaire qu'il existe un кtre dont la providence gouverne le
monde. Cet кtre, nous l'appelons Dieu. LES CONDITIONS DE L'EXISTENCE DE DIEU14: LA CONNAISSANCE DE DIEU EXIGE QUE L'ON EMPLOIE LA VOIE
NЙGATIVE
Aprиs
avoir montrй qu'il existe un premier кtre auquel nous donnons le nom de Dieu,
il nous faut rechercher quelles sont ses qualitйs. C'est dans l'йtude de la substance divine
que l'usage de la voie nйgative s'impose avant tout. La substance divine, en
effet, dйpasse par son immensitй toutes les formes que peut atteindre notre
intelligence, et nous ne pouvons ainsi la saisir en connaissant ce qu'elle est.
Nous en avons pourtant une certaine connaissance en йtudiant ce qu'elle
n'est pas. Et nous approchons d'autant plus de cette connaissance que nous
pouvons, grвce а notre intelligence, йcarter plus de choses de Dieu. Nous
connaissons en effet d'autant mieux une chose que nous saisissons plus
complиtement les diffйrences qui la distinguent des autres: chaque chose
possиde un кtre propre qui la distingue en effet de toutes les autres. C'est
pourquoi nous commenзons par situer dans le genre les choses dont nous connaissons
les dйfinitions, ce qui nous fait connaоtre ce qu'est la chose en gйnйral; on
ajoute ensuite les diffйrences qui distinguent les choses les unes des autres:
ainsi se constitue une connaissance complиte de la substance de la chose. Mais dans l'йtude
de la substance divine, ne pouvant saisir le ce-que-c'est et le prendre
а titre de genre, ne pouvant non plus saisir sa distinction des autres choses
par le moyen des diffйrences positives, force est de la saisir par le moyen des
diffйrences nйgatives. Or de mкme que, dans le domaine des diffйrences
positives une diffйrence en entraоne une autre et aide а serrer davantage la
dйfinition de la chose en marquant ce qui la distingue d'avec un plus grand
nombre, de mкme une diffйrence nйgative en entraоne-t-elle une autre et
marque-t-elle la distinction d'avec un plus grand nombre. Si nous affirmons par
exemple que Dieu n'est pas un accident, nous le distinguons par lа-mкme de tous
les accidents. Si nous ajoutons ensuite qu'il n'est pas un corps, nous le distinguons
encore d'un certain nombre de substances; et ainsi, progressivement, grвce а
cette sorte de nйgations, nous le distinguons de tout ce qui n'est pas lui. Il
y aura alors connaissance propre de la substance divine quand Dieu sera connu
comme distinct de tout. Mais il n'y aura pas connaissance parfaite, car on
ignorera ce qu'il est en lui-mкme. Pour avancer dans la connaissance de Dieu
selon la voie nйgative, prenons comme point de dйpart ce qui a йtй mis en
lumiиre plus haut, savoir que Dieu est absolument immobile. C'est ce que
confirme d'ailleurs l'autoritй de la Sainte Йcriture. Il est dit au Livre de Malachie:
Je suis Dieu, je ne change pas. Saint Jacques йcrit: Chez lui n'existe
aucun changement. On lit enfin au Livre des Nombres: Dieu n'est pas un
homme, pour qu'il change. 15: DIEU EST ЙTERNEL
Il
apparaоt ainsi que Dieu est йternel. Tout кtre qui commence ou qui cesse
d'exister, le subit sous l'influence d'un mouvement ou d'un changement. Or nous
avons montrй que Dieu est absolument immuable. Il est donc йternel, sans
commencement ni fin. Seuls les кtres soumis au mouvement sont mesurйs par
le temps, ce temps qui est, comme le montre le IVe Livre des Physiques,
le nombre du mouvement. Or Dieu, on l'a prouvй plus haut, ne connaоt
absolument pas de mouvement. Il n'est donc pas mesurй par le temps, et l'on ne
peut concevoir en lui ni d'avant ni d'aprиs. Il lui est impossible d'avoir
l'кtre aprиs le non-кtre, impossible de connaоtre le non-кtre aprиs l'кtre, et
l'on ne peut trouver dans son кtre aucune succession: toutes choses qui sont
impensables en dehors du temps. Dieu est donc sans commencement ni fin,
possйdant son кtre dans sa totalitй et tout а la fois, ce qui est la dйfinition
mкme de l'йternitй. Qu'un кtre n'ait pas existй et qu'il ait existй ensuite,
c'est qu'un autre l'a fait йmerger du non-кtre а l'кtre. Ce n'est pas son fait
а lui: car ce qui n'existe pas ne peut rien faire. Si donc c'est le fait d'un
autre, c'est que cet autre existe avant lui. Or nous avons montrй que Dieu est
la cause premiиre. Il n'a donc pas commencй d'exister. Par consйquent il ne
cessera pas d'exister, car ce qui a toujours existй possиde en soi le pouvoir
de toujours exister. Dieu est donc йternel. Nous constatons dans le monde l'existence
de certains кtres pour qui il est possible d'exister ou de ne pas exister; ce
sont les кtres soumis а la gйnйration et а la corruption. Or tout ce qui existe
comme possible possиde une cause; apte qu'il est de soi, йgalement, а la double
йventualitй d'кtre ou de ne pas кtre, il est nйcessaire, si l'кtre lui est
donnй, qu'il le soit par une certaine cause. Mais dans le domaine des causes,
nous l'avons prouvй plus haut en reprenant l'argumentation d'Aristote, on ne
peut remonter а l'infini. Il faut donc poser un кtre dont l'existence est
nйcessaire. Or tout кtre nйcessaire, ou bien possиde en dehors de lui la cause
de sa nйcessitй, ou bien, ne la possйdant pas en dehors de lui, il est
nйcessaire par lui-mкme. Mais il est impossible (le remonter а l'infini
l'йchelle des кtres nйcessaires qui tirent leur nйcessitй d'ailleurs. Il faut
donc poser un premier кtre nйcessaire, et qui l'est par lui-mкme. C'est Dieu,
puisqu'il est la cause premiиre, comme on l'a montrй. Dieu est donc йternel,
tout кtre nйcessaire par soi йtant йternel. A partir de l'йternitй du temps, Aristote
a dйmontrй l'йternitй du mouvement, d'oщ il tirait aussi la preuve de
l'йternitй de la substance motrice. Or la premiиre substance motrice, c'est
Dieu. Dieu est donc йternel. Si l'on nie l'йternitй du temps et celle du mouvement,
la conclusion demeure valable pour l'йternitй de la substance. Si le mouvement
a commencй, il faut bien en effet qu'il ait йtй lancй par un moteur; lequel а
son tour a йtй lancй par un autre agent. Ainsi l'on remontera а l'infini, ou
bien on s'arrкtera а un кtre qui n'a pas eu de commencement. La Parole de Dieu
tйmoigne de cette vйritй. Le Psaume chante: Toi, Seigneur, tu demeures pour
l'йternitй; et encore: Toi, tu restes le mкme, et tes annйes n'ont pas
de fin. 16: IL N'Y A PAS DE PUISSANCE PASSIVE EN DIEU
Si
Dieu est йternel, il lui est absolument impossible d'кtre en puissance. Tout
кtre en effet dont la substance est mкlйe de puissance, peut ne pas exister, а
la mesure mкme de la puissance qui est en lui, car ce qui peut кtre peut ne pas
кtre. Or Dieu, par lui-mкme, ne peut pas ne pas кtre, puisqu'il est йternel. Il
n'y a donc pas de puissance а l'кtre en Dieu. Bien que ce qui est tantфt en puissance et
tantфt en acte, soit chronologiquement d'abord en puissance avant d'кtre en
acte, absolument parlant, pourtant, l'acte est premier par rapport а la
puissance. La puissance en effet ne se rйduit pas elle-mкme а l'acte; elle doit
кtre rйduite par quelque chose qui est en acte. Tout кtre, donc, qui est en
puissance d'une maniиre ou d'une autre, suppose un кtre qui lui est antйrieur.
Or Dieu est le premier кtre et la cause premiиre, comme il ressort de ce que
nous avons dit plus haut. Dieu ne comporte donc en lui aucun mйlange de
puissance. Ce dont l'existence est par soi nйcessaire n'est d'aucune maniиre en
puissance d'exister, car ce dont l'existence est par soi nйcessaire n'a pas de
cause; au contraire, tout ce qui est en puissance d'exister comporte une cause,
nous l'avons montrй. Mais Dieu existe par soi nйcessairement. D'aucune maniиre
il n'est donc en puissance d'exister. On ne saurait donc trouver en sa
substance rien qui relиve de la puissance. Tout кtre agit pour autant qu'il est en
acte. Ce qui n'est pas intйgralement en acte n'agit pas par tout lui-mкme, mais
par une partie de lui-mкme. Or ce qui n'agit pas par tout ni mкme n'est pas
premier agent, car il agit en participation d'un autre et non pas de par sa
propre essence. Le premier agent, qui est Dieu, ne comporte donc aucun mйlange
de puissance; il est acte pur. Tout кtre, capable d'agir en tant qu'il est en acte,
est de mкme capable de pвtir en tant qu'il est en puissance, le mouvement йtant
l'acte de ce qui existe en puissance. Mais Dieu est absolument
impassible et immuable, comme il ressort de ce qu'on a dit plus haut. Il n'y a
donc en lui aucune puissance, aucune puissance passive s'entend. Nous constatons
qu'il existe en ce monde des кtres qui passent de la puissance а l'acte. Or
rien ne peut sйduire soi-mкme de la puissance а l'acte, car ce qui est en
puissance n'existe pas encore et donc ne peut agir. Il faut donc qu'il y ait un
кtre antйrieur qui les fasse ainsi passer de la puissance а l'acte. A supposer
que cet кtre antйrieur sorte lui-mкme de la puissance а l'acte, il faut de
nouveau en supposer un autre capable de le rйduire а l'acte. Or on ne peut
remonter ainsi а l'infini. Il faut donc en arriver а un кtre qui soit
intйgralement en acte et sans aucun mйlange de puissance. Cet кtre, nous
l'appelons Dieu. 17: IL N'Y A PAS DE MATIИRE EN DIEU
On
voit par lа que Dieu n'est pas matiиre. La dйfinition de la matiиre en effet,
c'est d'кtre en puissance. La matiиre n'est pas un principe d'action. Selon
l'enseignement du Philosophe, efficience et matiиre ne peuvent coпncider dans
le mкme sujet. Or il revient а Dieu d'кtre la premiиre cause efficiente des
choses, nous l'avons dit plus haut. Dieu n'est donc pas matiиre. Pour ceux qui
rйduisaient toutes choses а la matiиre comme а la cause premiиre, c'йtait le
hasard qui prйsidait а l'existence des rйalitйs de la nature, ce contre quoi
s'йlиve le Philosophe au IIe Livre des Physiques. Si donc Dieu, qui est
la cause premiиre, est la cause matйrielle des choses, il en rйsulte que tout
n'existe que par hasard. La matiиre ne devient cause d'un кtre en acte que
dans la mesure oщ elle est soumise а l'altйration et au changement. Si donc,
comme nous l'avons prouvй, Dieu est immobile, il ne peut кtre aucunement cause
des choses comme l'est la matiиre. Cette vйritй, la foi catholique la
professe, en affirmant que Dieu n'a pas crйй l'ensemble des choses de sa propre
substance, mais de rien. Ainsi est confondue la folie de David de Dinant qui
osait affirmer l'identitй de Dieu et de la matiиre premiиre, prйtendant que si
l'un et l'autre n'йtaient pas identiques, il faudrait supposer entre eux des
caractиres distinctifs qui dйtruiraient leur simplicitй: chez l'кtre qu'une
diffйrence distingue d'un autre, cette diffйrence mкme est en effet source de
composition. Une telle erreur provient de l'ignorance qui mйconnaоt la
distinction entre diffйrence et diversitй. Comme l'explique nettement le Xe
Livre de la Mйtaphysique, diffйrent se dit par rapport а quelque
chose, tout кtre diffйrent йtant diffйrent de quelque chose. Divers traduit
par contre un absolu, le fait que cette chose n'est pas la mкme. La diffйrence
est donc а rechercher dans les кtres qui se rencontrent en quelque chose: on
doit leur assigner un certain caractиre qui les distingue. Telles deux espиces
qui se rencontrent sous un mкme genre et que des diffйrences doivent
distinguer. Chez les кtres qui ne se rencontrent en rien, il n'y a pas а
chercher de diffйrence; ils sont divers les uns des autres. Ainsi se
distinguent entre elles les diffйrences d'opposition; elles ne participent pas
а un genre comme а une part de leur essence; aussi bien n'y a-t-il pas а chercher
par oщ elles diffиrent; elles sont diverses les unes des autres. C'est ainsi
que se distinguent Dieu et la matiиre premiиre: l'un est acte pur, l'autre
puissance pure; il n'y a entre eux aucun point de contact. 18: IL N'Y A AUCUNE COMPOSITION EN DIEU
On
peut conclure de lа qu'il n'y a aucune composition en Dieu. Tout кtre composй
comporte nйcessairement acte et puissance. Plusieurs йlйments ne peuvent en
effet former un tout si l'un n'y est acte et l'autre puissance. Des кtres en
acte ne sont unis que d'une union pour ainsi dire collйgiale, comparable а
celle d'un rassemblement, ils ne forment pas un tout. Mкme chez ces кtres, les
parties assemblйes se tiennent comme en puissance par rapport а l'union; elles
ont йtй unies en acte aprиs avoir йtй, en puissance, capables d'union. Or en
Dieu il n'y a aucune puissance. Il n'y a donc en lui aucune composition. Tout кtre composй
est postйrieur aux йlйments qui le composent. L'кtre premier, Dieu, n'est donc
en rien composй. La nature mкme de la composition veut que les кtres
composйs soient, en puissance, menacйs de dissolution, bien que chez certains
d'entre eux d'autres facteurs puissent s'y opposer. Mais ce qui est menacй de
dissolution est en puissance de non-кtre. Ce ne peut кtre le cas de Dieu, puisqu'il
lui est nйcessaire d'exister. Il n'y a donc en Dieu aucune composition. Toute composition
rйclame un agent qui compose; s'il y a composition, il y a en effet composition
de plusieurs йlйments: des йlйments de soi divers ne sauraient se rencontrer
s'il n'y avait pour les unir un agent de composition. Si donc Dieu йtait
composй, il requerrait un agent de composition: il ne pourrait l'кtre а
lui-mкme, car rien n'est sa propre cause, puisque rien ne peut кtre antйrieur а
soi-mкme. Par ailleurs l'agent de composition est cause efficiente du composй.
Dieu aurait donc une cause efficiente. Ainsi il ne serait pas la cause
premiиre, а l'encontre de ce qu'on a dйmontrй plus haut. En n'importe quel
genre, un кtre est d'autant plus noble qu'il est plus simple; ainsi, dans le
genre de la chaleur, le feu, qui ne comporte aucun mйlange de froid. Ce qui,
dans l'ensemble des кtres, est au sommet de la noblesse, doit donc кtre aussi
au sommet de la simplicitй. Or ce qui est au sommet de la noblesse pour
l'ensemble des кtres, nous l'appelons Dieu, puisqu'il est la premiиre cause, et
que la cause est plus noble que l'effet. Dieu ne peut donc кtre le sujet
d'aucune composition. En tout composй, le bien n'est pas le bien de telle
ou telle partie, mais le bien du tout; je dis: bien, par rapport а cette bontй
qui est la bontй propre du tout et sa perfection: les parties, en effet, sont
imparfaites par rapport au tout. Ainsi les divers membres de l'homme ne
sont pas l'homme; les parties composantes d'un nombre de six unitйs n'ont pas
la perfection de ce nombre, et de mкme les sections d'une ligne n'atteignent
pas la grandeur totale de la ligne entiиre. Si donc Dieu est composй, sa
perfection et sa bontй propres rйsident dans le tout, non en quelqu'une de ses
parties. Il n'y aura donc pas en lui ce bien absolu qui lui est propre. Il ne
sera donc pas le premier et souverain bien. Prйcйdant toutes les multiplicitйs, il y a
nйcessairement l'unitй. Or en tout composй, il y a multiplicitй. Dieu, qui est
antйrieur а tout, doit donc кtre exempt de toute composition. 19: EN DIEU, RIEN N'EXISTE PAR CONTRAINTE OU CONTRE NATURE
Le
Philosophe conclut de tout cela qu'en Dieu rien ne peut exister par contrainte
ou contre nature. Tout кtre, en effet, en qui se trouve un йlйment
introduit par contrainte ou contre nature, le porte comme une chose surajoutйe
а soi: ce qui relиve de la substance de cet кtre ne peut кtre le fait de la
contrainte ou aller contre sa nature. Or les кtres simples ne comportent pas en
eux d'йlйment ajoutй: autrement il y aurait composition. Dieu йtant simple,
comme nous l'avons montrй, rien en lui ne peut кtre le fait de la contrainte ou
aller contre sa nature. La nйcessitй de coaction est une nйcessitй imposйe
par autrui. Or en Dieu il n'y a pas de nйcessitй imposйe par autrui, Dieu йtant
par lui-mкme nйcessaire et source de nйcessitй pour les autres. Rien en lui
n'est donc imposй. Partout oщ il y a contrainte, peut se trouver un
йlйment contraire а ce que telle chose exige par soi: l'objet de la contrainte
est en effet ce qui est contraire l'ordre de la nature. Mais en Dieu, rien ne
peut exister en dehors de ce qui lui convient de soi puisque, de soi, il lui
est nйcessaire d'exister, nous l'avons montrй. Rien ne peut donc exister en
Dieu qui soit l'effet de la contrainte. Tout кtre qui admet en lui une part de
contrainte ou un йlйment contre nature, peut admettre d'кtre mы par un autre:
la dйfinition de la contrainte йtant ce dont le principe est extйrieur au
patient, celui-ci n'y contribuant en rien. Or Dieu est absolument immobile.
Rien ne peut donc exister en lui qui soit l'effet de la contrainte ou qui aille
contre sa nature. 20: DIEU N'EST PAS UN CORPS
Ce qui
prйcиde montre bien aussi que Dieu n'est pas un corps. Tout corps, en effet, йtant continu, est
composй et dotй de diverses parties. Or Dieu, nous l'avons prouvй, n'est pas
composй. Il n'est donc pas un corps. Toute grandeur quantitative est d'une
certaine maniиre en puissance; le continu est, en puissance, divisible а
l'infini et le nombre capable d'augmentation а l'infini. Mais le corps est une
grandeur quantitative. Tout corps est donc en puissance. Or Dieu, lui, n'est
pas en puissance; il est acte pur, comme nous l'avons montrй. Dieu n'est donc
pas un corps. Si Dieu est corps, il sera nйcessairement corps naturel: un corps
mathйmatique en effet n'existe pas par soi, comme le prouve le Philosophe, car
les dimensions sont des accidents. Or Dieu n'est pas un corps naturel: il est
immuable, nous l'avons prouvй, et tout corps naturel est soumis au mouvement.
Dieu n'est donc pas un corps. Les corps sont finis. Le Philosophe le prouve au Ier
Livre du Ciel et du Monde, aussi bien pour les corps ronds que pour les
corps droits. Si donc Dieu est un corps, notre intelligence et notre
imagination peuvent penser plus grand que Dieu. Ainsi Dieu n'est pas plus grand
que notre intelligence. Ce qu'on ne saurait avancer. Dieu n'est donc pas un
corps. La
connaissance intellectuelle revкt plus de certitude que la connaissance
sensible. Or le sens trouve son objet dans le monde des choses; et donc aussi
l'intelligence. Mais l'ordre des objets commande l'ordre des facultйs, comme
aussi leur distinction. Il existe donc dans la rйalitй un certain objet
d'intellection qui dйpasse tous les objets possibles pour les sens. Mais, dans
la rйalitй, tous les corps sont des objets possibles pour les sens. Il faut
concevoir un кtre plus noble que tous les corps. Si Dieu est un corps, il ne
sera donc pas l'кtre premier et souverain. Une rйalitй vivante est plus noble qu'un
corps dйpourvu de vie. Or dans tout corps vivant la vie de ce corps est plus
noble que le corps lui-mкme, puisque c'est elle qui lui donne par sa noblesse
de dйpasser les autres corps. Ce qui est plus noble que tout n'est donc pas un
corps. Or ce qui est plus noble que tout, c'est Dieu. Dieu n'est donc pas un
corps. Certains
arguments donnйs par les Philosophes en vue de prouver la mкme chose, partent
de l'йternitй du monde et procиdent de la maniиre suivante. En tout mouvement
йternel, il importe que le premier moteur ne soit mы ni par soi ni par
accident. Or les corps cйlestes sont douйs d'un mouvement circulaire йternel.
Leur premier moteur n'est donc mы ni par soi ni par accident. Mais aucun corps
n'est source d'un mouvement local, s'il n'est mы lui-mкme, puisque moteur et
corps mы doivent coexister; ainsi un corps moteur doit-il кtre mы, du fait de
sa coexistence avec le corps qu'il meut. Et mкme aucune force corporelle ne
meut si elle n'est mue par accident. Dans le corps mы, c'est en effet par
accident qu'est mue cette force corporelle. Le premier moteur du ciel n'est
donc ni un corps ni une force incluse dans un corps. Or c'est а Dieu en
dйfinitive que le mouvement du ciel se ramиne comme au premier moteur immobile.
Dieu n'est donc pas un corps. Aucune puissance infinie n'est dans une grandeur
corporelle, la puissance du premier moteur est une puissance infinie. Elle
n'est donc pas dans une quelconque grandeur corporelle. Ainsi Dieu, premier
moteur, n'est ni un corps ni une puissance dans un corps. La majeure se
prouve ainsi. Si la puissance d'une certaine grandeur est infinie ou bien elle
sera la puissance d'une grandeur finie, ou bien elle le sera d'une grandeur
infinie. Mais il n'y a pas de grandeur infinie, le Philosophe le prouve au IIIe
Livre des Physiques et au Ier Livre du Ciel et du Monde. Or il
est impossible qu'une grandeur finie possиde une puissance infinie. Aucune
puissance infinie ne peut donc rйsider dans quelque grandeur que ce soit. -
Qu'une puissance infinie ne puisse кtre le fait d'une grandeur finie, on le
prouve ainsi. A йgalitй d'effet, ce qu'accomplit une puissance infйrieure dans
un temps plus long, une puissance plus grande l'accomplit dans un temps plus
court, que cet effet soit le produit d'une altйration, d'un mouvement local ou
de tout autre mouvement. Mais la puissance infinie est plus grande qu'aucune
puissance finie. Elle doit donc achever son effet plus briиvement, d'un
mouvement plus rapide qu'aucune puissance finie. Pourtant ce ne peut кtre dans
un temps plus court que le temps. Reste donc que ce sera en une section
indivisible du temps. Le mouvement donnй, le mouvement reзu, le mouvement
lui-mкme seront donc instantanйs, а l'encontre de la dйmonstration du VIe Livre
des Physiques. Que la puissance infinie d'une grandeur finie ne
puisse mouvoir dans le temps, on le prouve encore ainsi. Soit la puissance
infinie A. Prenons-en la partie AB. Cette partie devra mouvoir dans un temps
plus long. Il faudra cependant qu'il y ait proportion entre ce temps-lа et le
temps selon lequel agit la puissance toute entiиre, l'un et l'autre йtant
finis. Soient donc ces deux temps, dans la proportion d'un а dix: (dans la
preuve envisagйe, peu importe de choisir cette proportion ou une autre). Si
l'on ajoute а la puissance finie dont on vient de parler, il faudra diminuer le
temps en proportion de ce que l'on ajoutй а la puissance, puisqu'une puissance
plus grande meut dans un temps plus court. Si donc l'on dйcuple cette
puissance, elle agira dans un temps dix fois moins long que celui dans lequel
agissait la premiиre partie donnйe AB. Et pourtant, cette puissance, dix fois
plus grande, reste une puissance finie. Il faut donc conclure qu'une puissance
finie et une puissance infinie meuvent dans un temps йgal. Ce qui est
impossible. La puissance infinie d'une grandeur finie ne peut donc mouvoir dans
un temps quelconque. Que la puissance du premier moteur soit une puissance
infinie, en voici la preuve. Aucune puissance finie ne peut mouvoir dans un
temps infini. Mais la puissance du premier moteur meut dans un temps infini car
le premier mouvement est йternel. La puissance du premier moteur est donc
infinie. - La majeure se prouve ainsi. Si une puissance finie d'un corps
quelconque meut dans un temps infini, une partie de ce corps, dotйe d'une
partie de la puissance, agira dans un temps plus bref; plus un sujet a de
puissance et plus longtemps en effet il est capable de faire durer le
mouvement. Ainsi la partie dont on vient de parler agira dans un temps fini, la
partie plus importante pourra agir durant un temps plus long. Et ainsi, toujours,
а mesure que l'on ajoutera а la puissance du moteur, on ajoutera au temps
d'action dans la mкme proportion. Mais l'addition plusieurs fois rйpйtйe finira
par йgaler la quantitй du tout, voire mкme la dйpasser. Prise du cфtй du temps,
l'addition finira par йgaler la quantitй du temps dans lequel agit le tout. Or
ce temps au cours duquel agissait le tout, on l'affirmait infini. Un temps fini
mesurerait donc un temps infini. C'est impossible. Ce raisonnement se heurte а plusieurs
objections. 1. - D'aprиs la premiиre de ces objections, le corps qui donne le
premier mouvement peut n'кtre pas divisible, comme c'est йvident pour un corps
cйleste. Or le raisonnement qui prйcиde part de la division de ce corps. A cela il faut
rйpondre qu'une proposition conditionnelle, dont l'antйcйdent est impossible,
peut кtre vraie. Si quelque chose dйtruit la vйritй de cette proposition
conditionnelle, alors elle est impossible; par exemple, si quelqu'un dйtruisait
la vйritй de cette conditionnelle: si l'homme vole il a des ailes, elle
serait impossible. C'est de cette maniиre qu'il faut entendre la marche de la
preuve prйcйdente. Car cette conditionnelle est vraie: si l'on divise un
corps cйleste, une de ses parties aura moindre puissance que le tout. Mais
la vйritй de cette conditionnelle cesse si l'on pose que le premier moteur est
un corps, en raison des impossibilitйs qui en dйcoulent. D'oщ il apparaоt avec
йvidence que c'est impossible. On peut rйpondre dans le mкme sens а l'objection
йlevйe а propos des additions de puissances finies. Car on ne conзoit pas, dans
la rйalitй des choses, de puissances qui suivent toute proportion qu'a le temps
а n'importe quel temps. C'est cependant une proposition conditionnelle vraie,
dont on a besoin dans l'argumentation susdite. 2. - La deuxiиme objection consiste en
ceci. Quand bien mкme le corps est divisй, il peut arriver que la puissance
active d'un corps ne soit pas divisйe avec le corps; c'est le cas de l'вme
raisonnable. Voici la rйponse. Le raisonnement susdit ne prouve pas que Dieu soit uni
а un corps, comme l'вme raisonnable au corps humain, mais qu'il n'est pas une
puissance active enfermйe dans un corps, а l'instar d'une puissance matйrielle
qui suit la division du corps. Aussi bien dit-on de l'intelligence humaine
qu'elle n'est ni un corps, ni une puissance enfermйe dans un corps. Quant а
Dieu, qu'il ne soit pas uni а un corps а la maniиre de l'вme, cela relиve d'une
autre raison. 3. - La troisiиme objection consiste en ceci. A supposer que n'importe
quel corps ait une puissance finie, comme il est prouvй plus haut, йtant donnй
d'autre part qu'une puissance finie ne peut faire durer quelque chose un temps
infini, il s'ensuivra qu'un corps ne peut durer un temps infini. Le corps
cйleste, ainsi, connaоtra nйcessairement la corruption.
Certains rйpondent que le
corps cйleste peut s'йteindre si l'on regarde а sa propre puissance, mais qu'il
reзoit une durйe perpйtuelle d'un autre qui a une puissance infinie. Platon
semble approuver cette solution, quand il met dans la bouche de Dieu, а propos
des corps cйlestes, les paroles suivantes: Par nature, vous кtes soumis а
la corruption, mais ma volontй vous rend incorruptibles, car ma volontй
est plus forte que votre cohйsion. Mais le Commentateur, au XIe Livre de la Mйtaphysique,
rejette cette solution. Pour lui, il est impossible que ce qui de soi peut
ne pas exister, reзoive d'un autre une existence perpйtuelle. Il en rйsulterait
que le corruptible serait changй en incorruptibilitй. Ce qui de soi est
impossible. Telle est donc sa rйponse: dans un corps cйleste, toute la
puissance qui s'y trouve est une puissance finie; et il n'est pas nйcessaire
que ce corps possиde toute la puissance. Le corps cйleste, en effet, au dire
d'Aristote dans le VIIIe Livre de la Mйtaphysique, possиde la puissance
au lieu, non la puissance а l'кtre. Ainsi n'est-il pas nйcessaire qu'il
y ait en lui de puissance au non-кtre. On doit remarquer que cette rйponse du
Commentateur est insuffisante. A supposer en effet qu'il n'y ait pas dans le
corps cйleste de puissance pour ainsi dire passive а l'кtre, - c'est la
puissance passive de la matiиre, - il y a cependant en lui une puissance pour
ainsi dire active, qui est le pouvoir d'exister, Aristote enseignant
expressйment au Ier Livre du Ciel et du Monde que le ciel a le
pouvoir d'exister toujours. Aussi bien vaut-il mieux affirmer que la puissance
йtant dite par rapport а l'acte, c'est en fonction du mode de l'acte qu'il faut
juger de la puissance. Or le mouvement, par dйfinition, comporte quantitй et
extension. Accordons-lui une durйe infinie; celle-ci requiert une puissance
motrice qui soit infinie. Or, exister n'a aucune extension quantitative,
surtout dans une chose dont l'кtre n'est pas sujet au changement, comme c'est
le cas pour le ciel. Aussi n'est-il pas nйcessaire que le pouvoir d'exister
soit infini dans un corps fini, bien que ce corps dure indйfiniment Il est
indiffйrent que ce pouvoir fasse durer quelque chose un instant ou un temps
infini, puisque cet кtre invariable n'est atteint par le temps qu'accidentellement. 4. - La quatriиme
objection consiste en ceci: il ne semble pas nйcessaire que ce qui meut dans un
temps infini ait une puissance infinie, dans les moteurs que leur action
n'altиre pas. Un tel mouvement, en effet, ne consume rien de leur puissance; aprиs
un certain dйlai ils sont capables d'agir dans un laps de temps qui n'est pas
moindre qu'auparavant. Ainsi la puissance du soleil est finie, mais sa
puissance active ne connaissant pas, а agir, d'amoindrissement, elle est
naturellement capable d'agir sur nos rйalitйs infйrieures, dans un temps
infini. Il faut rйpondre ceci: un corps ne meut, on l'a dйjа prouvй, que s'il
est lui-mкme mы. S'il arrive qu'un corps ne soit pas mы, on devra en conclure
que lui-mкme ne meut pas. Or en tout кtre qui est mы, il y a puissance aux
opposйs; les termes mкmes du mouvement йtant opposйs. C'est pourquoi, de soi,
tout corps qui est mы est capable de ne l'кtre pas. Ce qui est capable de ne
pas кtre mы n'a pas de soi de quoi кtre mы un temps infini. Il n'a donc pas
davantage de quoi mouvoir un temps infini. La dйmonstration susdite prend donc pour
base la puissance finie d'un corps fini, puissance qui ne peut, de soi, mouvoir
un temps infini. Mais un corps qui, de soi, est capable d'кtre mы et de ne pas
кtre mы, de mouvoir et de ne pas mouvoir, peut recevoir d'un autre la
perpйtuitй du mouvement. Cet autre doit кtre incorporel. Incorporel devra donc
кtre le premier moteur. Ainsi rien n'empкche, dans la ligne de sa nature, qu'un
corps fini recevant d'un autre le pouvoir perpйtuel d'кtre mы, possиde aussi le
pouvoir perpйtuel de mouvoir. En effet le premier moteur cйleste lui-mкme peut,
par sa nature, imprimer aux corps cйlestes infйrieurs un mouvement perpйtuel,
comme une sphиre qui meut une sphиre. Il n'y a pas non plus d'inconvйnient,
selon le Commentateur, а ce que l'кtre qui de soi est en puissance а кtre mы et
а ne l'кtre pas, reзoive d'un autre la perpйtuitй du mouvement, а supposer,
comme il l'a fait, qu'il soit incapable d'exister perpйtuellement. Le mouvement
est en effet un certain flux qui passe du moteur au mobile: un mobile peut
recevoir d'un autre une perpйtuitй dans le mouvement qu'il n'a pas de lui-mкme.
Quant а l'кtre, c'est dans le sujet existant quelque chose de fixe, au repos:
aussi bien, comme l'enseigne le Commentateur lui-mкme, ce qui de soi est en
puissance au non-кtre ne peut, par la voie de la nature, recevoir d'un autre la
perpйtuitй dans l'кtre. 5. - La cinquiиme objection consiste en ceci: au
terme de la dйmonstration prйcйdente, il ne semble pas qu'il y ait plus de
raison de nier l'existence d'une puissance infinie dans la grandeur que de la
nier en dehors de la grandeur; dans l'un et l'autre cas, il en rйsultera
qu'elle meut hors du temps. On rйpondra que le fini et l'infini dans la grandeur,
dans le temps et dans le mouvement, se trouvent sous une mкme mesure, comme il
est prouvй au IIIe et au VIe Livres des Physiques. L'infini dans l'un
d'eux dйtruit la proportion finie dans les autres. Dans les rйalitйs qui n'ont
pas de grandeur, il n'y a de fini et d'infini que de maniиre йquivoque. C'est
pourquoi le mode de dйmonstration dont on a parlй plus haut n'a pas de place
dans de telles puissances. Mieux encore, on rйpondra que le ciel a deux moteurs,
l'un prochain, а puissance limitйe, d'oщ vient que le mouvement qui lui est
imprimй a une vitesse limitйe; l'autre, йloignй, а puissance infinie, d'oщ
vient que ce mouvement peut avoir une durйe infinie. Il est clair, ainsi, que
la puissance infinie qui n'est pas dans la grandeur peut mouvoir un corps dans
le temps, mais d'une maniиre qui n'est pas immйdiate. Par contre la puissance
qui est dans la grandeur doit le mouvoir immйdiatement, aucun corps n'imprimant
de mouvement s'il n'est dйjа lui-mкme mы. Si donc elle mouvait, il en
rйsulterait qu'elle le ferait en dehors du temps. Plus heureusement encore, on peut dire que
le pouvoir qui n'est pas dans la grandeur, c'est l'intelligence, et qu'elle
meut par volontй. Aussi meut-elle selon les exigences du mobile et non selon la
mesure de sa propre puissance. Par contre, la puissance qui est dans la
grandeur ne peut mouvoir que par une nйcessitй de sa nature, car on a prouvй
que l'intelligence n'est pas une puissance corporelle. Ainsi elle meut
nйcessairement, en proportion de sa quantitй. Si donc elle meut, elle doit le
faire en un instant. Voilа donc comment procиde la dйmonstration
d'Aristote, une fois йcartйes les objections qui prйcиdent. Aucun mouvement
issu d'un moteur corporel ne peut кtre continu et rйgulier; en tout mouvement
local, le moteur corporel meut en effet par attraction ou par impulsion. Or
l'objet d'une attraction et d'une impulsion ne se trouve pas dans la mкme
disposition а l'йgard du moteur, du commencement du mouvement jusqu'а son
terme, йtant tantфt plus proche, tantфt plus йloignй; aucun corps ainsi ne peut
mouvoir d'un mouvement continu et rйgulier. Or le premier mouvement est continu
et rйgulier, comme il est prouvй au VIIIe Livre des Physiques. Le moteur
du premier mouvement n'est donc pas un corps. Aucun mouvement, orientй vers une fin qui
sort de la puissance а l'acte, ne peut кtre perpйtuel; parvenu а l'acte, le
mouvement s'arrкte. Si donc le premier mouvement est perpйtuel, la fin а
laquelle il se rapporte existe nйcessairement toujours, et de toute maniиre
existe en acte. Aucun corps n'est tel, ni aucune puissance enclose dans un
corps, tous les corps et toutes les puissances de cette sorte йtant mobiles par
essence ou par accident. La fin du premier mouvement n'est donc ni un corps ni
une puissance enclose dans un corps. Or la fin du premier mouvement est le
premier moteur, qui meut en tant qu'objet de dйsir. Or ce premier moteur est
Dieu. Dieu n'est donc ni un corps ni une puissance enclose dans un corps. S'il est faux de
dire, selon notre foi, que le mouvement du ciel est perpйtuel, comme on le
verra clairement plus loin, il est vrai pourtant que ce mouvement ne cessera ni
par impuissance du moteur, ni par corruption de la substance du mobile,
puisqu'il ne semble pas que la durйe ralentisse le mouvement du ciel. Ainsi les
arguments mis en avant plus haut ne perdent pas leur valeur. Il y a plein
accord entre l'autoritй divine et cette vйritй dйmontrйe. Saint Jean dit
que Dieu est esprit et que ceux qui l'adorent doivent l'adorer en
esprit et en vйritй. Il est dit encore dans la 1иre Йpоtre а Timothйe:
Au Roi des siиcles, immortel, invisible, au Dieu unique; et dans l'Йpоtre
aux Romains: Ce que Dieu a d'invisible se laisse voir а l'intelligence а
travers ses _uvres. Ce qui est contemplй par l'intelligence, et non par la
vue, c'est en effet les rйalitйs incorporelles. Par lа est confondue l'erreur des premiers
philosophes de la nature, pour qui seules comptaient les causes matйrielles,
telles que l'eau, le feu, etc...; pour eux, les premiers principes des choses
йtaient des corps, et c'est а ces corps qu'ils donnaient le nom de Dieu. -
Certains de ces philosophes affirmaient que les causes motrices йtaient l'amitiй
et la dispute. Les mкmes raisons les confondent eux aussi. La dispute
et l'amitiй se trouvant pour eux dans les corps, les premiers
principes moteurs seraient des puissances encloses dans un corps. - Ces mкmes
philosophes prйtendaient encore que Dieu йtait composй des quatre йlйments et
de l'amitiй. Ce qui donne а penser que Dieu, pour eux, йtait un corps cйleste.
- Seul des Anciens, Anaxagore est parvenu а la vйritй, lui qui affirmait que
tout йtait mы par une intelligence. Par lа aussi sont rйfutйs les paпens, qui,
se basant sur les erreurs philosophiques dont nous venons de parler, croyaient
que les йlйments du monde, comme le soleil, la lune, la terre, l'eau, etc...,
et les puissances encloses en eux, йtaient des dieux. Les arguments qui prйcиdent font йchec
encore aux йgarements des Juifs du peuple, d'un Tertullien, des Audiens ou
hйrйtiques anthropomorphites, qui se reprйsentaient Dieu sous des contours
corporels; sans parler des Manichйens pour qui Dieu йtait une sorte de
substance lumineuse rйpandue dans un espace infini. L'origine de toutes ces erreurs c'est
qu'en pensant les rйalitйs divines, on est venu а tomber dans l'imagination;
laquelle n'est capable que de reprйsentations corporelles. Aussi bien,
lorsqu'on rйflйchit aux rйalitйs incorporelles, faut-il laisser l'imagination
de cфtй. 21: DIEU EST SA PROPRE ESSENCE
Aprиs
ce qui prйcиde, on peut tenir pour assurй que Dieu est sa propre essence, sa
propre quidditй ou nature. Tout кtre, en effet, qui n'est pas sa propre essence
ou quidditй, prйsente nйcessairement une certaine composition. Puisque tout кtre
possиde une essence qui lui est propre, c'est tout ce qu'est une chose qui
serait sa propre essence, si dans cette chose il n'y avait rien d'autre que
cette essence; cette chose serait elle-mкme sa propre essence. Si donc une
chose n'est pas sa propre essence, c'est qu'il y a en elle, nйcessairement,
autre chose que son essence. Et il y aura ainsi en elle composition. Aussi
bien, mкme l'essence, chez les кtres composйs, est-elle dйsignйe par mode de
partie, l'humanitй chez l'homme par exemple. Or nous avons montrй qu'il
n'y a aucune composition en Dieu. Dieu est donc sa propre essence. Seul semble
rester en dehors de l'essence ou de la quidditй d'une chose ce qui n'entre pas
dans la dйfinition de cette chose. La dйfinition exprime en effet ce qu'est la
chose. Or seuls les accidents de la chose ne tombent pas sous la dйfinition. Seuls
donc, dans cette chose, les accidents se trouvent en dehors de l'essence. Or en
Dieu, nous l'avons vu, il n'y a pas d'accidents. En Dieu, il n'y a donc rien
qui ne soit son essence. Il est donc lui-mкme sa propre essence. Les formes qui ne
sont pas attribuйes а des rйalitйs subsistantes, que celles-ci soient prises
dans l'universel ou qu'elles le soient dans le singulier, sont des formes qui
ne subsistent pas, par soi, а l'йtat isolй, individuйes en elles-mкmes. On ne
dit pas que Socrate, un homme, un animal, soient la blancheur, car la blancheur
ne subsiste pas par soi, а l'йtat isolй; elle est individuйe par un sujet
subsistant. De mкme encore les formes naturelles ne subsistent pas par soi, а
l'йtat isolй; elles sont individuйes dans des matiиres qui leur sont propres:
on ne dira pas que ce feu, ou que le feu, est sa propre forme. Les essences
mкmes ou les quidditйs des genres et des espиces sont individuйes par la
matiиre dйsignйe de tel ou tel individu, bien que la quidditй du genre ou de
l'espиce enferme une matiиre et une forme en gйnйral: on ne dira pas que
Socrate, ou tel homme, soit l'humanitй. L'essence divine, elle, existe par soi,
en soi, individuйe en elle-mкme, puisque, nous l'avons vu, elle n'existe en
aucune matiиre. L'essence divine est donc attribuйe а Dieu de telle maniиre que
l'on dise: Dieu est sa propre essence. L'essence d'une chose ou bien est cette
chose, ou bien se comporte а l'йgard de cette chose d'une certaine maniиre а
titre de cause, puisque c'est par son essence que la chose prend rang dans
l'espиce. Mais rien, d'aucune maniиre, ne peut кtre cause de Dieu, puisque Dieu
est l'кtre premier. Dieu est donc sa propre essence. Ce qui n'est pas sa propre essence se
tient, pour une part de soi-mкme, а l'йgard de son essence comme la puissance
par rapport а l'acte. C'est pourquoi l'essence est aussi dйsignйe а la maniиre
d'une forme, par exemple quand on parle d'humanitй. Mais en Dieu, nous
l'avons vu, il n'y a aucune potentialitй. Dieu est donc nйcessairement sa
propre essence. 22: КTRE ET ESSENCE SONT IDENTIQUES EN DIEU
Aprиs
tout ce que nous avons montrй dйjа, il est possible maintenant d'йtablir qu'en
Dieu l'essence ou quidditй n'est rien d'autre que son кtre mкme. Nous avons montrй
plus haut qu'il existait un кtre dont l'кtre йtait par soi nйcessaire, que
c'йtait Dieu. Cet кtre qui existe nйcessairement, а supposer qu'il relиve d'une
quidditй qui n'est pas ce qu'il est, ou bien n'est pas en harmonie avec cette
quidditй, il y rйpugne, comme si la quidditй de blancheur devait exister par
soi; ou bien il est en harmonie, en affinitй, avec elle, comme il en va pour la
blancheur d'exister en autrui. Dans le premier cas, l'кtre qui existe par soi
nйcessairement ne pourra pas s'unir а une telle quidditй. Dans le second cas,
ou bien cet кtre devra dйpendre de l'essence, ou bien кtre et essence
dйpendront d'une autre cause, ou bien l'essence devra dйpendre de l'кtre. Les
deux premiиres hypothиses s'opposent а la dйfinition de cet кtre pour qui il
est nйcessaire d'exister par soi, car s'il dйpend d'un autre il ne lui est plus
nйcessaire d'exister. Dans la troisiиme hypothиse, c'est accidentellement que
cette quidditй s'unira а la rйalitй dont l'existence est par soi nйcessaire:
tout ce qui suit l'кtre d'une chose, en effet, lui est accidentel. Ainsi elle
ne sera pas sa propre quidditй. Dieu n'a donc pas d'essence qui ne soit pas son
кtre mкme. On peut objecter que cet кtre ne dйpend pas de cette essence, d'une
maniиre absolue, d'une dйpendance telle qu'il n'existerait pas si cette essence
n'existait pas; mais qu'il en dйpend sous le rapport du lien grвce auquel il
lui est uni. Ainsi cet кtre existe par soi nйcessairement, mais le fait mкme de
l'union n'est pas par soi nйcessaire. Cette rйponse n'esquive pas les
inconvйnients susdits. Si cet кtre en effet peut кtre pensй sans cette essence,
il s'ensuivra que cette essence se comportera а l'йgard de cet кtre par mode
d'accident. Mais ce dont l'existence est par soi nйcessaire, c'est cet кtre-lа.
L'essence dont il est question se comportera donc de maniиre accidentelle а
l'йgard de l'кtre dont l'existence est par soi nйcessaire. Cette essence n'est
donc pas sa quidditй. Or l'кtre dont l'existence est par soi nйcessaire, c'est
Dieu. Cette essence n'est donc pas l'essence de Dieu, mais une essence postйrieure
а Dieu. - Mais si cet кtre ne peut кtre pensй sans cette essence, alors cet
кtre dйpend de maniиre absolue de celui dont dйpend le lien qu'il a avec cette
essence. Et l'on revient а la mкme position que devant.
Rien n'existe si ce n'est par
son кtre. Ce qui n'est pas son кtre n'existe donc pas de maniиre nйcessaire. Or
Dieu existe de maniиre nйcessaire. Dieu est donc son кtre. Si l'кtre de Dieu
n'est pas sa propre essence, il ne peut exister comme partie de celle-ci,
puisque l'essence divine, nous l'avons montrй, est simple. Il faut donc que cet
кtre soit quelque chose d'autre que son essence. Or tout ce qui se trouve uni а
une chose sans кtre de l'essence de cette chose, lui est uni en vertu de
quelque cause: des choses qui par soi ne sont pas unes, si elles sont unies, le
sont nйcessairement par quelque chose. L'кtre se trouve donc uni а telle
quidditй en vertu d'une certaine cause: ou bien par quelque chose qui fait
partie de l'essence de cette rйalitй, ou par l'essence elle-mкme, ou bien par
quelque autre chose. Premiиre hypothиse: l'essence est homogиne а cet кtre; il
en rйsulte qu'une chose est а soi-mкme sa propre cause. Ce qui est impossible:
logiquement l'existence de la cause a prioritй sur l'existence de l'effet; si
donc une chose йtait а soi-mкme sa propre cause, il faudrait concevoir qu'elle
existe avant d'avoir l'кtre, ce qui est impossible, а moins de concevoir qu'une
chose est sa propre cause d'exister selon un mode accidentel, analogique. Ceci
n'est pas impossible: il y a en effet un кtre accidentel qui est causй par les
principes du sujet, avant que l'кtre soit connu comme кtre substantiel du
sujet. Mais nous ne parlons pas en ce moment de l'кtre accidentel, mais bien de
l'кtre substantiel. Deuxiиme hypothиse. L'кtre est uni а la quidditй par
une autre cause: or tout ce qui reзoit l'кtre d'une autre cause est causй, et
n'est pas la cause premiиre. Or Dieu, cause premiиre, ne souffre pas d'avoir de
cause, nous l'avons йtabli plus haut. Cette quidditй qui reзoit d'ailleurs son
кtre n'est donc pas la quidditй de Dieu. Il est donc nйcessaire que l'кtre de
Dieu soit а lui-mкme sa propre quidditй. Кtre signifie acte. On ne dit pas qu'une chose existe du
fait qu'elle est en puissance, mais du fait qu'elle est en acte. Or tout ce а
quoi vient s'ajouter un certain acte, et qui est distinct de lui, se comporte а
l'йgard de cet acte comme la puissance par rapport а l'acte: les noms d'acte et
de puissance s'appellent en effet l'un l'autre. Si donc l'essence divine est
autre chose que son кtre, il s'ensuit qu'essence et кtre doivent se comporter
comme puissance et acte. Or nous avons vu qu'en Dieu il n'y a rien en fait de
puissance, mais que son кtre est acte pur. L'essence de Dieu n'est donc rien
d'autre que son кtre. Une chose qui ne peut exister sans que plusieurs
йlйments y concourent est un кtre composй. Mais aucune chose en laquelle
essence et кtre sont distincts, ne peut exister sans le concours de plusieurs
йlйments; а savoir l'essence et l'кtre. Toute chose donc en qui essence et кtre
sont distincts est une chose composйe. Or Dieu, nous l'avons vu, n'est pas
composй. L'кtre de Dieu est donc sa propre essence. Toute chose existe du fait qu'elle possиde
l'кtre. Aucune chose dont l'essence n'est pas son кtre mкme n'existe donc de
par son essence, mais en raison de sa participation а quelque chose: l'кtre
lui-mкme. Or ce qui existe par participation а quelque chose ne peut кtre le
premier кtre, parce que ce а quoi participe une chose pour qu'elle existe est
par le fait mкme antйrieur а elle. Or Dieu est l'кtre premier, que rien ne
prйcиde. L'essence de Dieu est donc son кtre mкme. Cette trиs haute vйritй, Dieu lui-mкme l'a
enseignйe а Moпse. Alors que celui-ci demandait au Seigneur: Si les enfants
d'Israлl me disent; quel est son nom? que leur dirai-je? le Seigneur
rйpondit: Je suis celui qui suis. Tu diras donc aux enfants d'Israлl: Celui
qui est m'a envoyй а vous, manifestant que son nom propre est CELUI QUI
EST. Or le nom, en gйnйral, est йtabli pour dйsigner la nature ou l'essence
d'une chose. Reste donc que l'кtre mкme de Dieu est son essence ou sa nature. Cette vйritй, les
docteurs catholiques l'ont йgalement enseignйe. Ainsi Hilaire dans son traitй
de la Trinitй: L'кtre n'est pas un accident pour Dieu, mais la vйritй
subsistante, la cause permanente, la propriйtй de sa nature; ainsi Boлce,
dans son traitй de la Trinitй: La substance divine est son кtre mкme et
c'est d'elle que vient l'кtre. 23: IL N'Y A PAS D'ACCIDENT EN DIEU
A
consйquence nйcessaire de cette vйritй, c'est qu'en Dieu rien ne peut s'ajouter
а son essence ni subsister en lui de maniиre accidentelle. L'кtre lui-mкme
en effet ne peut entrer en partage avec quelque chose qui ne soit pas de son
essence, bien que ce qui existe puisse entrer en partage avec quelque chose
d'autre, car il n'y a rien de plus formel et de plus simple que l'кtre. Ainsi
donc l'кtre lui-mкme ne peut entrer en partage avec rien d'autre. Or la
substance divine est l'кtre mкme. Elle n'a donc rien qui ne soit de sa
substance. Aucun accident ne peut donc inhйrer en elle.
Tout ce qui subsiste dans une
chose de maniиre accidentelle a une cause qui le fait subsister ainsi,
puisqu'il existe en dehors de l'essence de la chose en qui il subsiste. Si donc
une chose existe en Dieu de maniиre accidentelle, il y faut une cause. La cause
de l'accident sera la substance divine elle-mкme, ou quelque chose d'autre. Si
c'est quelque chose d'autre, cette chose devra agir sur la substance divine:
rien n'imprime une forme, soit substantielle soit accidentelle, dans un sujet
rйcepteur, qu'en agissant dans une certaine mesure sur ce sujet; agir en effet
n'est rien d'autre que de constituer quelque chose en acte, ce qui est le fait
de la forme. Dieu donc sera sujet patient, mы par un agent йtranger,
contrairement а ce qui a йtй dйjа йtabli. Dans l'hypothиse oщ la substance divine
est la cause de l'accident qui subsiste en elle, il est impossible qu'elle en
soit la cause dans la mesure oщ elle le reзoit, car la mкme chose, sous le mкme
rapport, se constituerait en acte. Il faut donc, s'il existe un accident en
Dieu, que Dieu soit cause de l'accident et sujet rйcepteur sous des rapports
diffйrents, а l'exemple des кtres corporels qui reзoivent leurs propres
accidents par l'entremise de leur nature matйrielle, et en sont cause de par
leur forme. Ainsi donc Dieu sera composй. Ce dont nous avons prouvй plus haut
le contraire. Tout sujet d'un accident est avec lui dans le rapport de la puissance а
l'acte: ceci parce que l'accident est une certaine forme qui fait exister en
acte selon un кtre accidentel. Mais en Dieu, nous l'avons vu, il n'y a aucune
potentialitй. Il ne peut y avoir en lui d'accident. L'кtre en qui quelque chose subsiste d'une
maniиre accidentelle est dans une certaine mesure, par sa nature mкme, sujet au
changement: de soi, l'accident est capable de subsister ou de ne pas subsister
en autrui. Si donc Dieu se voit conjoindre quelque chose par mode d'accident,
il en rйsultera qu'il est lui-mкme sujet au changement. Ce dont nous avons
prouvй le contraire. L'кtre en qui subsiste un accident n'est pas tout ce
qu'il a en soi; car l'accident ne fait pas partie de l'essence du sujet. Mais
Dieu est tout ce qu'il a en soi. Il n'y a donc pas d'accident en Dieu. Prouvons la
mineure. Toute chose existe dans la cause d'une maniиre plus noble que dans l'effet.
Or Dieu est la cause de tout. Donc tout ce qui est en Dieu s'y trouve d'une
maniиre souverainement noble. Or convient а un кtre, de maniиre absolument
parfaite, ce qu'il est lui-mкme: il y a lа une unitй plus parfaite que dans le
cas oщ une chose est unie а une autre substantiellement, comme la forme l'est а
la matiиre, cette union йtant elle-mкme plus parfaite que dans le cas oщ une
chose subsiste dans une autre de maniиre accidentelle. Reste donc que Dieu est
tout ce qu'il a. La substance ne dйpend pas de l'accident; l'accident,
lui, dйpend de la substance. Ce qui ne dйpend pas d'une chose peut se
rencontrer indйpendamment de cette chose. On peut donc trouver une substance
sans accident. Ceci semble convenir en premier а la substance parfaitement simple
qu'est la substance divine. Aucun accident ne peut donc subsister dans la
nature divine. Les docteurs catholiques se prononcent eux aussi dans
ce sens. Saint Augustin dit, dans son traitй de la Trinitй qu'il n'y a pas
d'accident en Dieu. Ainsi manifestйe, cette vйritй montre l'erreur des Motecallemin
dont parle Averroиs, et qui prйtendaient que certaines idйes
s'ajoutaient а l'essence divine. 24: AUCUNE ADDITION DE DIFFЙRENCE SUBSTANTIELLE NE PEUT SERVIR A
DЙTERMINER L'КTRE DIVIN
Ce que
nous venons de dire peut nous aider а voir comment rien ne peut s'ajouter а
l'кtre divin, qui puisse servir а le dйterminer d'une dйtermination
essentielle, а la maniиre dont les diffйrences dйterminent le genre. Il est impossible
en effet qu'une chose existe en acte si n'existent pas tous les йlйments qui
dйterminent l'кtre substantiel: un animal ne peut exister en acte, qui ne soit
animal raisonnable ou animal sans raison. C'est pourquoi les Platoniciens, dans
leur doctrine des idйes, n'enseignиrent pas l'existence en soi des idйes des
genres, lesquels sont dйterminйs а l'кtre de l'espиce par les diffйrences
essentielles; ils enseignиrent l'existence en soi des idйes des seules espиces,
qui n'ont pas besoin, elles, pour leur dйtermination, des diffйrences
essentielles. Si donc l'кtre divin est dйterminй d'une dйtermination
essentielle par un йlйment de surcroоt, l'кtre mкme ne sera en acte que si cet
йlйment de surcroоt existe. Mais l'кtre mкme est la propre substance de Dieu,
nous l'avons vu. Il est donc impossible que la substance divine existe en acte
si n'existe cet йlйment de surcroоt. D'oщ l'on peut conclure qu'il ne lui est
pas par soi nйcessaire d'кtre. Ce dont nous avons prouvй le contraire au
chapitre prйcйdent. Tout ce qui a besoin d'un йlйment de surcroоt pour
exister est en puissance а son йgard. Mais la substance divine n'est d'aucune
maniиre en puissance, nous l'avons montrй plus haut. De plus la substance de
Dieu est l'кtre mкme de Dieu. Son кtre ne peut donc кtre dйterminй d'une
dйtermination substantielle par quelque chose qui viendrait s'ajouter а lui. Tout ce par quoi
une chose obtient l'кtre en acte, tout ce qui lui est intйrieur, est ou bien
l'essence de la chose en sa totalitй, ou bien une partie de l'essence. Or ce
qui dйtermine une chose d'une dйtermination essentielle fait que cette chose
existe en acte, et est intйrieur а la chose dйterminйe: autrement cette chose
ne pourrait pas кtre substantiellement dйterminйe. Mais si quelque chose vient
se surajouter а l'кtre divin, ce ne peut кtre toute l'essence de Dieu; nous
avons montrй en effet plus haut que l'кtre de Dieu n'est pas diffйrent de son
essence. Reste donc que ce sera une partie de l'essence divine. Dieu, alors,
sera composй essentiellement de parties. Ce dont nous avons dйjа prouvй le
contraire. Ce qui s'ajoute а une chose pour la dйterminer d'une dйtermination
essentielle n'en constitue pas la dйfinition, mais seulement l'кtre en acte: le
raisonnable ajoutй а l'animal donne а l'animal d'exister en acte,
mais ne constitue pas la dйfinition d'animal en tant qu'animal: la diffйrence
en effet n'entre pas dans la dйfinition du genre. Mais si en Dieu s'ajoute
quelque chose qui le dйtermine d'une dйtermination essentielle, cette chose
devra constituer pour celui auquel elle s'ajoute la dйfinition de sa propre
quidditй ou nature: ce qui s'ajoute, en effet, donne а la chose d'exister en
acte. Or cela, le fait d'exister en acte, c'est l'essence mкme de Dieu, comme
nous l'avons dйjа montrй. Reste donc que rien ne peut s'ajouter а l'кtre divin
pour le dйterminer d'une dйtermination essentielle, comme le fait la diffйrence
pour le genre. 25: DIEU NE RENTRE DANS AUCUN GENRE
On
conclura nйcessairement que Dieu ne rentre dans aucun genre. Tout ce qui entre
dans un genre, en effet, possиde en soi quelque chose qui dйtermine а l'espиce
la nature du genre. Rien n'existe dans un genre qui n'existe dans une espиce du
genre. Or, nous l'avons vu, ceci est impossible en Dieu. Il est donc impossible
que Dieu existe dans un genre. Si Dieu existait dans un genre, ce serait ou bien
dans le genre de l'accident ou bien dans le genre de la substance. Dieu
n'existe pas dans le genre de l'accident: l'accident ne peut кtre ni l'existant
premier ni la cause premiиre. Dieu ne peut кtre non plus dans le genre de la
substance, car la substance qui est un genre, n'est pas l'кtre lui-mкme;
autrement toute substance serait son кtre et aucune, ainsi, ne serait causйe
par un autre, ce qui est йvidemment impossible. Mais Dieu est l'кtre mкme. Dieu
ne rentre donc pas dans un genre. Tout ce qui existe dans un genre diffиre,
Selon l'кtre, des autres choses qui sont dans le mкme genre; autrement on ne
pourrait attribuer le genre а plusieurs. Or toutes les choses contenues dans un
mкme genre doivent se trouver unies dans la quidditй du genre, car de toutes le
genre est attribuй au ce-que-cela-est. Donc l'кtre de tout ce qui existe
dans un genre est en dehors de la quidditй du genre. Or ceci est impossible
dans le cas de Dieu. Dieu n'est donc pas contenu dans un genre. C'est la
dйfinition de sa propre quidditй qui situe un кtre dans tel genre; le genre
sert en effet de prйdicat au ce-que-cela-est. Mais la quidditй de Dieu,
c'est l'кtre mкme de Dieu. Selon l'кtre rien n'est situй dans un genre;
autrement l'йtant serait un genre, dйterminй par l'кtre mкme. Reste donc que
Dieu n'est pas contenu dans un genre. Que l'йtant ne puisse pas кtre un
genre, le Philosophe le prouve ainsi. Si l'йtant йtait un genre, il faudrait
trouver une diffйrence qui l'attirerait а l'espиce. Or aucune diffйrence ne
partage le genre, de telle maniиre du moins que le genre entre dans la notion
de diffйrence, car alors le genre serait invoquй deux fois dans la dйfinition
de l'espиce; mais la diffйrence doit exister en dehors de ce qui est conзu dans
la notion de genre. Or il ne peut rien exister en dehors de l'intelligence
qu'on a de l'йtant, si l'йtant rentre dans la notion des choses dont il est
prйdiquй. Ainsi l'йtant ne peut кtre contractй par aucune diffйrence. Reste
donc que l'йtant n'est pas un genre. On en conclura nйcessairement que Dieu ne
rentre pas dans un genre. Il est йvident par lа-mкme que Dieu ne peut pas кtre
dйfini, car toute dйfinition se fait а partir du genre et des diffйrences. Il est йgalement
йvident que l'on ne peut bвtir de dйmonstration sur Dieu qu'а partir de ses
effets, car le principe de la dйmonstration est la dйfinition de ce dont on
fait la dйmonstration. Bien que le nom de substance ne puisse
convenir en propre а Dieu, puisque Dieu ne soutient pas d'accidents, il peut
sembler que la rйalitй signifiйe par ce nom lui convienne pourtant et qu'il
entre ainsi dans le genre de la substance. La substance est en effet un йtant-qui-existe-par-soi,
ce qui convient а Dieu dont on a prouvй qu'il n'йtait pas un accident. Aprиs ce qu'on a
dit, il faut rйpondre que la dйfinition de la substance ne comprend pas l'йtant-par-soi.
Du fait qu'on affirme l'йtant, il ne saurait y avoir genre: on a
prouvй que l'йtant n'implique pas la notion de genre. - Il ne peut davantage y
avoir genre du fait qu'on affirme le par-soi. Cela, semble-t-il, ne fait
qu'impliquer une nйgation: dire qu'un йtant existe par soi, c'est dire qu'il
n'existe pas dans un autre, ce qui est une simple nйgation. Cette nйgation ne
peut constituer la dйfinition du genre, car, s'il en allait ainsi, le genre ne
dirait pas ce qu'est la chose, mais ce qu'elle n'est pas. - Il faut donc que la
notion de substance soit comprise de telle maniиre que la substance soit une chose-а-qui-il-convient-d'exister-en-dehors-d'un-sujet,
le nom de la chose йtant imposй par sa quidditй, comme son nom d'йtant
l'est par l'кtre. Ainsi la notion de substance demande que la substance
ait une quidditй а qui il convient d'exister sans кtre dans un (autre) sujet.
Or cela ne convient pas а Dieu: Dieu n'a pas d'autre quidditй que son кtre.
Reste donc que d'aucune maniиre Dieu n'est dans le genre de la substance. Et
pas davantage en quelque genre que ce soit, puisque, nous l'avons montrй, Dieu
n'existe pas dans le genre de l'accident. 26: DIEU N'EST PAS L'КTRE FORMEL DE TOUTE CHOSE
Par lа
mкme est rйfutйe l'erreur de ceux pour qui Dieu n'est rien d'autre que l'кtre
formel de toute chose. Cet кtre en effet se divise en кtre de la substance
et en кtre de l'accident. Or l'кtre divin, comme on vient de le prouver, n'est
ni кtre substantiel ni кtre accidentel. Il est donc impossible que Dieu soit
cet кtre par quoi, formellement, chaque chose existe. Les choses ne se distinguent pas entre
elles sous le rapport de l'кtre: en cela elles se trouvent toutes convenir. Si
donc les choses se distinguent entre elles, l'кtre mкme devra se spйcifier par
quelques diffйrences additionnelles, de telle sorte qu'а des choses diverses
l'кtre soit divers selon l'espиce, ou que les choses soient diverses en cela
que l'кtre mкme s'appliquera а des natures diverses selon l'espиce. La premiиre
de ces solutions est impossible: on ne peut ajouter а l'кtre, а la maniиre dont
une diffйrence spйcifique s'ajoute au genre. Reste que les choses diffйreront
entre elles parce qu'elles ont des natures diffйrentes auxquelles l'кtre s'agrиge
de maniиre diffйrente. Or l'кtre divin n'advient pas а une autre nature; il est
la nature mкme de Dieu, nous l'avons vu. Si donc l'кtre divin йtait l'кtre
formel de toutes choses, tontes choses ne feraient plus qu'un, purement et
simplement. Par nature, le principe est antйrieur а ce dont il est le principe. Or
chez certains кtres, l'кtre a quelque chose comme principe: on dit de la forme
qu'elle est le principe de l'кtre, de l'agent qu'il fait кtre en acte certaines
choses. Si donc l'кtre divin est l'кtre de chaque chose, il en rйsultera que
Dieu, qui est son кtre, aura une certaine cause et qu'ainsi il ne sera pas
nйcessairement l'кtre par soi. Ce dont nous avons dйjа prouvй le contraire. Ce qui est commun
а beaucoup d'кtres n'existe pas en dehors de ces кtres, si ce n'est
notionnellement: l'animal, par exemple, n'est pas distinct de Socrate, de
Platon, d'autres animaux, si ce n'est dans l'intelligence qui saisit la forme
de l'animal dйpouillйe de tous les caractиres qui l'individuent et la spйcifient;
l'homme en effet est ce qu'est vraiment l'animal. La consйquence, autrement,
serait que dans Socrate et Platon il y aurait plusieurs animaux, а savoir,
l'animal commun, l'homme commun, Platon lui-mкme. A plus forte raison l'кtre
commun lui-mкme n'est-il pas quelque chose d'extйrieur aux rйalitйs existantes,
si ce n'est pour l'intelligence. Or nous avons vu plus haut que Dieu existait
non seulement dans l'intelligence, mais dans la rйalitй. Dieu n'est donc pas
l'кtre commun des choses. A proprement parler, la gйnйration est la voie qui
conduit а l'кtre, la corruption la voie qui conduit au non-кtre; le terme de la
gйnйration n'est pas la forme, ni la privation le terme de la corruption, si ce
n'est en ce sens que la forme produit l'кtre, et la privation le non-кtre.
Supposй en effet que la forme ne fasse pas кtre, on ne dirait pas de la chose
qui reзoit une telle forme qu'elle est engendrйe. Si donc Dieu est l'кtre
formel de toute chose, il en rйsultera qu'il est le terme de la gйnйration. Ce
qui est faux, puisque Dieu est йternel. Il en rйsultera en outre que l'кtre de
toute chose aura existй de toute йternitй. Impossible donc qu'il y ait
gйnйration et corruption. S'il y a gйnйration, il faudra que l'кtre prйexistant
soit acquis de nouveau а une chose, et il le sera ou bien а une chose qui
prйexiste dйjа, ou а une chose qui n'existe encore d'aucune maniиre. Dans le
premier cas, puisque dans l'hypothиse susdite l'кtre de toute chose est unique,
il en rйsulte que la chose dont on dit qu'elle est engendrйe ne recevra pas un
кtre nouveau, mais seulement un nouveau mode d'кtre; cela ne constitue pas une
gйnйration, mais une altйration. Si la chose n'existe encore d'aucune maniиre,
il en rйsulte qu'elle est produite а partir du nйant, ce qui va contre la
notion de gйnйration. Cette hypothиse ruine donc absolument la gйnйration et la
corruption. Il apparaоt ainsi clairement qu'elle est impossible. Les Saintes
Йcritures s'opposent d'ailleurs а cette erreur, quand elles professent que Dieu
est trиs haut et йlevй, comme il est dit en Isaпe, et qu'il est au-dessus
de tout, selon la parole de l'Йpоtre aux Romains. Si Dieu est l'кtre
de toutes choses, alors il est quelque chose de tout, il n'est plus au-dessus
de tout. Les tenants de cette erreur y sont entraоnйs par la mкme idйe qui pousse
les idolвtres а imposer а des morceaux de bois et а des pierres le Nom
incommunicable de Dieu. Si Dieu est en effet l'кtre de toute chose, il n'y
aura pas plus de vйritй а dire: cette pierre existe, que: cette
pierre est Dieu. Quatre voies, semble-t-il, alimentent cette erreur.
La premiиre, c'est l'interprйtation erronйe de certaines autoritйs. Au IVe
chapitre de la Hiйrarchie cйleste, Denys dit que l'кtre de toute
chose, c'est la divinitй superessentielle. D'oщ l'on a voulu tirer que l'кtre
formel de toute chose йtait Dieu, sans remarquer que cette interprйtation йtait
en dйsaccord avec les mots eux-mкmes. Si la divinitй est en effet l'кtre formel
de toute chose, elle ne sera pas au-dessus de toute chose, mais parmi toutes
les choses, bien plus elle fera partie des choses. Affirmant que la divinitй
est au-dessus de toute chose, Denys montre qu'elle est par nature
distincte de toute chose et situйe au-dessus de tout. Affirmant d'autre part
que la divinitй est l'кtre de toute chose, il montre que toutes les
choses tiennent de Dieu une certaine ressemblance avec l'кtre divin. Denys
repousse ailleurs plus clairement cette interprйtation erronйe, quand il dit au
IIIe Livre des Noms divins qu'il n'y a entre Dieu mкme et les autres
choses ni contact ni mйlange aucun, comme serait le contact du point et de la
ligne, ou l'empreinte d'un sceau sur la cire. La deuxiиme cause de cette erreur est une
faute de raisonnement. Йtant donnй que ce qui est commun est spйcifiй ou
individuй par addition, d'aucuns ont estimй que l'кtre divin, qui ne supporte
aucune addition, n'йtait pas un кtre propre, mais l'кtre commun de toute chose.
Ils ne remarquaient pas que ce qui est commun ou universel ne peut exister sans
qu'il y ait addition, quand bien mкme l'intelligence le considиre sans addition:
il ne peut exister d'animal qui ne prйsente la diffйrence de raisonnable
ou de non-raisonnable, bien que l'animal puisse кtre pensй
sans ces diffйrences. D'ailleurs, mкme si l'universel est pensй sans addition,
il ne l'est pas sans capacitй d'addition: si l'on ne pouvait ajouter aucune
diffйrence au mot animal, on n'aurait pas lа un genre; et ainsi pour
tous les autres noms. Or l'кtre divin ne supporte d'addition ni dans la
pensйe, ni mкme dans la rйalitй; et non seulement il ne supporte pas
d'addition, mais il lui est mкme impossible d'en recevoir. Du fait qu'il ne
reзoit ni ne peut recevoir d'addition, on peut conclure bien plutфt que Dieu
n'est pas un кtre commun, mais un кtre propre. Son кtre en effet se distingue
de tous les autres en ce que rien ne peut lui кtre ajoutй. C'est pourquoi le
Commentateur, au Livre des Causes, dit que la cause premiиre se
distingue de tous les autres кtres et est en quelque sorte individuйe par la
puretй mкme de sa bontй. Cette erreur est provoquйe, en troisiиme lieu, par la
considйration de la simplicitй de Dieu. Parce que Dieu est au sommet de la
simplicitй, d'aucuns ont pensй que ce qui se trouvait au terme de l'analyse des
кtres de chez nous, comme le plus simple, c'йtait Dieu: on ne peut en effet
remonter а l'infini dans la composition des кtres de chez nous. Mais lа aussi
il y a eu dйfaillance de la raison: on ne remarquait pas que ce que l'on trouve
de plus simple chez nous n'est pas tellement une chose entiиre qu'une partie
d'une chose. Or la simplicitй attribuйe а Dieu l'est comme а une chose parfaite
et subsistante. Une quatriиme source d'erreur est la maniиre de
parler selon laquelle nous disons que Dieu est en toute chose. Certains
n'ont pas compris que Dieu n'йtait pas dans les choses а la maniиre d'une
partie, mais comme la cause qui ne fait jamais dйfaut а son effet. Dire que la
forme est dans le corps et le pilote dans le navire, n'a pas le mкme sens. 27: DIEU N'EST LA FORME D'AUCUN CORPS
Une
fois montrй que Dieu n'est pas l'кtre de toutes les choses, il est йgalement
possible de montrer que Dieu n'est la forme d'aucun corps. L'кtre divin ne
peut кtre l'кtre d'une quidditй qui n'est pas l'кtre lui-mкme. Or ce qu'est
l'кtre divin lui-mкme n'est rien d'autre que Dieu. Il est donc impossible que
Dieu soit la forme de quelqu'un d'autre. D'autre part la forme du corps n'est pas
l'кtre lui-mкme, mais le principe de l'кtre. Or Dieu est l'кtre mкme. Il n'est
donc pas la forme d'un corps. L'union de la forme et de la matiиre donne un certain
composй, qui est un tout par rapport а la matiиre et а la forme. Or les parties
sont en puissance par rapport au tout. Mais en Dieu il n'y a aucune
potentialitй. Il est donc impossible que Dieu soit une forme unie а quoi que ce
soit. Ce
qui possиde l'кtre par soi est plus noble que ce qui le possиde en autrui. Or
toute forme d'un corps possиde l'кtre en autrui. Dieu йtant souverainement
noble, comme cause premiиre de l'кtre, il ne peut кtre forme de quoi que ce
soit. On
peut montrer la mкme chose а partir de l'йternitй du mouvement. Voici. Si Dieu
est la forme d'un mobile, alors qu'il est lui-mкme le premier moteur, le
composй se mouvra soi-mкme. Mais le sujet qui se meut soi-mкme, peut se mettre
en mouvement ou ne pas s'y mettre. Il y a donc en lui les deux possibilitйs. Or
un tel кtre ne possиde pas de lui-mкme la perpйtuitй du mouvement. Il faut donc
supposer au-dessus de ce moteur un autre premier moteur qui lui donne la
perpйtuitй du mouvement. Ainsi Dieu, premier moteur, n'est la forme d'aucun
corps qui se meut lui-mкme. Cette dйmonstration a valeur pour ceux qui supposent
l'йternitй du mouvement. Dans l'hypothиse contraire, la mкme conclusion peut se
dйduire de la rйgularitй du mouvement du ciel. De mкme qu'un sujet qui se meut
lui-mкme peut se reposer et peut se mettre en mouvement, de mкme peut-il se
mettre en mouvement plus ou moins rapide. La nйcessaire uniformitй du mouvement
du ciel dйpend donc de quelque principe supйrieur absolument immobile, qui ne
fait pas partie, а titre de forme, d'un corps qui se meut lui-mкme. L'autoritй de
l'Йcriture est en harmonie avec cette vйritй. Il est dit dans le Psaume: Ta
majestй, ф Dieu, est exaltйe au-dessus des cieux; et au Livre de Job:
La perfection de Dieu est plus haute que les cieux; que feras-tu? sa mesure est
plus longue que la terre, et plus profonde que la mer. Ainsi donc est
rejetйe l'erreur des paпens qui prйtendaient que Dieu йtait l'вme du ciel, ou
l'вme du monde entier. Du coup ils appuyaient l'erreur de l'idolвtrie, en
affirmant que le monde entier йtait Dieu, non point en raison de la masse
corporelle, mais en raison de l'вme, de mкme qu'on dit d'un homme qu'il est
sage, non pas en raison de son corps, mais en raison de son вme. Ceci posй, ils
croyaient en consйquence qu'il n'йtait pas dйplacй de rendre un culte divin au
monde et а ses diverses parties. Le Commentateur dit mкme, au Livre XIe de la Mйtaphysique,
que ce fut lа l'erreur des sages de la nation des Sabйens, - des
Idolвtres, - pour qui Dieu йtait la forme du ciel. QUANT А SA NATURE28: LA PERFECTION DE DIEU
Bien
que ce qui existe et vit soit plus parfait que ce qui existe seulement,
Dieu, pourtant, qui n'est rien d'autre que son кtre, est l'existant
universellement parfait. Je dis universellement parfait, comme celui а qui ne
fait dйfaut la perfection d'aucun genre. Toute la noblesse d'une chose lui vient de
son кtre. Un homme ne tirerait aucune noblesse de sa sagesse si elle ne le
rendait sage, et ainsi du reste. Le mode selon lequel une chose possиde l'кtre
rиgle donc le degrй de noblesse de cette chose. Selon que l'кtre d'une chose
est rйduit а un mode spйcial de noblesse, plus ou moins йlevй, on dit de cette
chose qu'elle est, sous ce rapport plus ou moins noble. Si donc il existe une
chose а qui appartiennent toutes les virtualitйs de l'кtre, aucune des
noblesses qui convient а une chose ne peut lui manquer, Mais la chose qui est
son кtre possиde l'кtre selon toutes ses virtualitйs: s'il existait, par
exemple, une blancheur а l'йtat sйparй, rien ne pourrait lui manquer des
virtualitйs de la blancheur; car s'il manque а une chose blanche quelque chose
des virtualitйs de la blancheur, cela vient des limites du sujet qui reзoit la
blancheur selon le mode qui lui est propre, non selon toutes les virtualitйs de
la blancheur. Dieu, qui est son кtre, possиde donc l'кtre selon toutes les
virtualitйs de l'кtre mкme. Il ne peut donc manquer d'aucune des perfections
qui conviennent aux choses. De mкme qu'une chose possиde toute noblesse et toute
perfection pour autant qu'elle est, de mкme y a-t-il en elle dйfaut pour autant
que, d'une certaine maniиre, elle n'est pas. Or Dieu qui possиde l'кtre d'une
maniиre totale, est de ce fait totalement prйservй du non-кtre; le mode selon
lequel une chose possиde l'кtre commandant la mesure selon laquelle cette chose
йchappe au non-кtre. Tout dйfaut est donc absent de Dieu. Dieu est donc
universellement parfait. Les choses qui ne font qu'exister ne sont pas
imparfaites en raison de l'imperfection de l'кtre pris lui-mкme absolument:
c'est qu'elles ne possиdent pas l'кtre selon toutes ses virtualitйs, mais y
participent selon un mode particulier, trиs imparfait. Un кtre imparfait est nйcessairement
prйcйdй par un кtre parfait: la semence est issue de l'animal ou de la plante.
Le premier кtre sera donc absolument parfait. Le premier кtre, nous l'avons
montrй, c'est Dieu. Dieu est donc absolument parfait. Tout кtre est parfait pour autant qu'il
est en acte; un кtre est imparfait pour autant qu'il est en puissance, avec
privation d'acte. Cela donc qui n'est d'aucune maniиre en puissance, qui est
acte pur, est nйcessairement parfait, et de maniиre absolue. Tel est Dieu. Dieu
est donc absolument parfait. Rien n'agit que dans la mesure oщ il est en acte.
L'action suit donc la mesure d'acte de l'agent. L'effet que sort l'action ne
peut donc exister dans un acte plus noble que n'est l'acte de l'agent; il est
possible cependant que l'acte de l'effet soit moins parfait que l'acte de la
cause agente, l'action, envisagйe dans son terme, pouvant кtre affaiblie. Or
dans le genre de la cause efficiente, la rйduction se fait а l'unique cause
qu'on appelle Dieu, de qui viennent toutes les choses, comme nous le venons
plus loin. Il faut donc que tout ce qui est en acte en toute autre chose, se
trouve en Dieu d'une maniиre beaucoup plus йminente que dans cette chose, et
non pas le contraire. Dieu est donc absolument parfait.
En chaque genre il existe une
chose absolument parfaite, qui est la mesure de toutes les choses contenues
dans ce genre, car une chose se rйvиle plus ou moins parfaite selon qu'elle est
plus ou moins proche de la mesure de son genre; ainsi dit-on du blanc qu'il est
la mesure de toutes les couleurs, et du vertueux qu'il est la mesure de tous
les hommes. Or, la mesure de tous les кtres n'est autre que Dieu, qui est son
кtre. Il ne manque donc а Dieu aucune des perfections qui conviennent aux
choses: autrement, il ne serait pas la mesure gйnйrale de toutes les choses. Voilа pourquoi,
alors que Moпse cherchait а voir la face, ou la gloire, de Dieu, le Seigneur
lui rйpondit: Je te montrerai tout bien, donnant ainsi а entendre qu'il
est la plйnitude de toute bontй. De mкme Denys, au chapitre V des Noms
divins, dit que Dieu n'existe pas de n'importe quelle maniиre, mais
qu'il embrasse, contient d'avance, en lui-mкme, de maniиre simple et impossible
а circonscrire, l'кtre tout entier. Remarquons toutefois que la perfection ne
peut кtre attribuйe а Dieu si on prend le nom dans sa signification originelle:
ce qui n'est pas fait ne peut pas, semble-t-il, кtre appelй parfait. Tout
ce qui se fait est amenй de la puissance а l'acte, du non-кtre а l'кtre; c'est
quand il est fait qu'il est alors, а proprement parler, appelй parfait,
c'est-а-dire totalement fait, quand la puissance est totalement rйduite
а l'acte, de telle maniиre que la chose ne retienne rien du non-кtre, mais
qu'elle possиde l'кtre complet. C'est donc par une certaine extension du mot
qu'on appelle parfait, non seulement ce qui en йtant fait parvient а l'acte
complet, mais cela mкme qui est en acte complet sans passer par aucune
fabrication. C'est en ce sens que nous disons de Dieu qu'il est parfait, selon
la parole de saint Matthieu: Soyez parfaits comme votre Pиre cйleste est
parfait. 29: RESSEMBLANCE DES CRЙATURES AVEC DIEU
On voit
ainsi comment les crйatures peuvent ressembler ou ne pas ressembler а Dieu. Les effets,
infйrieurs а leurs causes, ne s'accordent avec eux ni dans le nom ni dans la
rйalitй; il est nйcessaire pourtant qu'il y ait entre eux une certaine
ressemblance: la nature mкme de l'action veut que l'agent produise son
semblable, tout agent agissant en tant qu'il est en acte. Voilа pourquoi la
forme de l'effet existe d'une certaine maniиre dans la cause supйrieure, mais
selon un autre mode et une autre nature, ce qui fait dire de la cause qu'elle
est йquivoque. Le soleil cause la chaleur dans les corps infйrieurs, en
agissant en tant qu'il est en acte; la chaleur engendrйe par le soleil devra
donc avoir une certaine ressemblance avec la puissance active du soleil, grвce
а laquelle la chaleur est causйe dans ces corps infйrieurs et en raison de
laquelle le soleil est appelй chaud, non point cependant pour la mкme raison.
Ainsi dit-on du soleil qu'il est semblable d'une certaine maniиre а tous les
кtres en qui il produit efficacement ses effets, et dont pourtant il diffиre,
en tant que ces effets ne possиdent pas de la mкme maniиre la chaleur et tout
ce qui se trouve dans le soleil. C'est ainsi que Dieu confиre aux choses toutes
les perfections et qu'il connaоt avec elles а la fois ressemblance et
dissemblance. C'est pourquoi la sainte Йcriture tantфt souligne la ressemblance qu'il
y a entre Dieu et la crйature, ainsi qu'il est йcrit au livre de la Genиse:
Faisons l'homme а notre image et а notre ressemblance; et tantфt la
nie, selon cette parole d'Isaпe: A qui donc avez-vous comparй Dieu; quelle
image pouvez-vous en donner? Selon encore ce verset du Psaume: Dieu, qui
te ressemblera? Denys est en accord avec cette idйe, quand il dit au
chapitre IX des Noms divins: les mкmes choses ont avec Dieu
ressemblance et dissemblance, ressemblance selon l'imitation qu'elles ont avec
celui qui n'est pas parfaitement imitable, et telle qu'il leur est donnй
d'exister; dissemblance par contre, en tant que les кtres causйs sont
infйrieurs а leurs causes. Selon cette ressemblance il convient davantage de
dire que la crйature ressemble а Dieu, que l'inverse. Est semblable а quelqu'un
l'кtre qui possиde sa qualitй ou sa forme. Comme ce qui existe en Dieu а l'йtat
de perfection se retrouve participй dans les autres choses avec une certaine
dйficience, ce selon quoi la similitude est prise appartient purement et
simplement а Dieu, non а la crйature. Ainsi la crйature possиde ce qui
appartient а Dieu, et il est donc vrai de dire qu'elle ressemble а Dieu. Mais
on ne peut dire de mкme que Dieu possиde ce qui appartient а la crйature. Il ne
convient donc pas de dire que Dieu est semblable а la crйature, tout comme nous
ne disons pas d'un homme qu'il ressemble а son portrait, alors qu'il est vrai
d'affirmer que son portrait est ressemblant. A plus forte raison n'est-il pas juste de
dire que Dieu est assimilй а la crйature. L'assimilation implique un
mouvement vers la ressemblance et donc est le fait du sujet qui reзoit d'un
autre de quoi devenir ressemblant. La crйature, elle, reзoit de Dieu de quoi
lui ressembler, mais non point Dieu de la crйature. Ce n'est donc pas Dieu qui
est assimilй а la crйature, mais bien au contraire la crйature qui est
assimilйe а Dieu. 30: DE QUELS NOMS PEUT-ON FAIRE USAGE EN PARLANT DE DIEU?
On
peut examiner maintenant quels noms peuvent s'employer en parlant de Dieu,
quels autres doivent кtre exclus, ceux qui lui sont propres, et ceux qui,
enfin, peuvent s'appliquer aussi bien а lui qu'aux autres rйalitйs? N'importe quelle
perfection de la crйature doit se retrouver en Dieu, mais d'une autre maniиre,
plus noble. Aussi tous les mots qui dйsignent dans l'absolu une quelconque
perfection, sans nuance de limite, se disent а la fois de Dieu et des autres
кtres. Ainsi la bontй, la sagesse, l'кtre, et tout autre nom de cette sorte.
Par contre, tout nom qui signifie semblable perfection, mais en incluant cette
fois les conditions propres а la crйature, ne peut pas s'employer en parlant de
Dieu, si ce n'est en vertu d'une certaine ressemblance, par mйtaphore: l'usage
est alors de prкter а tel кtre ce qui n'appartient en fait qu'а tel autre; par
exemple, si je traite un homme de pierre parce qu'il a la tкte dure.
Rentrent dans cette catйgorie tous les noms qui ont pour fonction de signifier
telle espиce de crйatures: comme, par exemple, l'homme ou la pierre. En
effet, toute espиce implique en propre une certaine mesure de perfection et
d'кtre. C'est encore le cas de tous les noms qui signifient les propriйtйs
rйsultant dans un кtre des principes spйcifiques de sa nature. Aussi ne peut-on
les utiliser, en parlant de Dieu, qu'а titre de mйtaphores. Au contraire,
certains noms expriment les perfections dont nous parlons sous l'angle de cette
surйminence selon laquelle elles ne se rencontrent qu'en Dieu: on ne peut alors
les appliquer qu'а Dieu seul. Ainsi quand je parle du Bien suprкme, de l'Кtre
premier, et ainsi de suite. Lorsque je dis de certains de ces noms qu'ils
impliquent perfection sans limite, je me place du point de vue de la rйalitй
qu'on a voulu exprimer en lui appliquant ce nom. Quant а la faзon dont cette
rйalitй est signifiйe, il est en effet trop clair que tous nos mots impliquent
une certaine imperfection. Car, par le nom, nous n'exprimons le rйel que de la
faзon dont notre intelligence le conзoit. Or, pour celle-ci le point de dйpart
de tout acte de connaissance se trouve toujours dans l'un ou l'autre de nos
sens. D'oщ il suit qu'elle ne peut dйpasser la maniиre d'кtre propre aux choses
sensibles, chez lesquelles autre est la forme et autre l'кtre qui possиde cette
forme, en raison de la composition de forme et de matiиre. Certes, la forme
que l'on trouve dans ces кtres est bien simple, elle, mais elle est imparfaite,
puisqu'elle ne subsiste pas par elle-mкme; inversement, le sujet qui possиde
cette forme subsiste bien par lui-mкme, mais il n'est pas simple; au contraire,
il comporte composition matйrielle. Ceci explique pourquoi notre intelligence,
chaque fois qu'elle entend affirmer d'un sujet qu'il subsiste par lui-mкme, ne
peut le faire sans se servir d'un nom qui implique composition matйrielle. Mais
s'il s'agit pour elle d'affirmer la simplicitй d'un кtre, elle doit recourir а
un terme qui signifie, non pas ce qui est, mais ce par quoi quelque
chose est. C'est pourquoi les noms dont nous nous servons, du moins quant а
la maniиre dont ils signifient le rйel, impliquent une certaine imperfection
qui ne peut convenir а Dieu, alors mкme que la rйalitй ainsi dйsignйe lui
convient bel et bien, d'une maniиre plus йminente, s'entend. Soit, par exemple,
ces expressions, bontй, bon. Bontй signifie la rйalitй visйe comme non
subsistante, tandis que bon la signifie comme chose concrиte. Aussi, de
ce point de vue, aucun de nos noms ne peut s'appliquer convenablement а Dieu:
la chose n'est possible que si l'on considиre uniquement la rйalitй que le nom
a fonction de dйsigner. Ces noms, on pourra donc, comme l'enseigne Denys, aussi
bien les affirmer que les nier de Dieu: l'affirmation se justifie du point de
vue du sens mкme du nom, la nйgation se lйgitime а raison de la maniиre dont le
nom exprime son sens. Quant а cette maniиre surйminente dont les perfections en
cause se trouvent rйalisйes en Dieu, les noms que nous forgeons ne peuvent la
dйsigner que par le biais d'une nйgation. C'est ce qui se produit quand nous
disons, par exemple, que Dieu est йternel, ou infini. On peut
aussi passer par le biais de la relation qui s'йtablit entre Dieu et les autres
кtres, par exemple en disant que Dieu est la Cause premiиre ou le
Souverain Bien. C'est que nous ne pouvons saisir de Dieu ce qu'il est, mais
seulement ce qu'il n'est pas, et comment les autres кtres se situent par
rapport а lui, comme on l'a expliquй plus haut. 31: LA PERFECTION DE DIEU ET LA PLURALITЙ DES NOMS QU'ON LUI
ATTRIBUE NE S'OPPOSENT PAS А SA SIMPLICITЙ
On
peut aussi se rendre compte, par lа, que ni la perfection de Dieu, ni les noms
divers qu'on lui attribue ne s'opposent а la simplicitй de son кtre. Nous avons dit en
effet que tout ce que nous rencontrons de perfection dans les diverses
crйatures peut кtre attribuй а Dieu, а la faзon dont les effets se retrouvent
dans leurs causes йquivoques. Or, ils s'y trouvent virtuellement, comme par
exemple la chaleur dans le soleil. Mais si ce pouvoir d'action n'йtait de
quelque faзon du mкme ordre que la chaleur, jamais le soleil ne produirait par
son intermйdiaire un effet de ce genre. Ce sera donc а raison de ce pouvoir que
nous dirons du soleil qu'il est chaud, non simplement parce qu'il est source de
chaleur, mais bien aussi parce que ce pouvoir grвce auquel il agit ainsi est
lui-mкme de l'ordre de la chaleur. De plus, ce pouvoir qui est en lui source de
chaleur produit encore bien d'autres effets dans les corps infйrieurs: par
exemple, la sйcheresse. Et voilа comment la chaleur et la sйcheresse, qui sont
des qualitйs distinctes dans le feu, ressortissent finalement, dans le soleil,
а un unique pouvoir. Ainsi toutes les perfections des divers кtres, qui
rйsultent en eux de formes diffйrentes, seront nйcessairement attribuйes а Dieu
comme ressortissant en lui а son unique puissance. Et de plus, sa puissance
n'est rien d'autre que son essence; car, nous l'avons montrй, il ne peut rien y
avoir en lui d'accidentel. Dиs lors, Dieu sera qualifiй de sage, non pas
simplement pour autant qu'il est cause de la sagesse, mais bien du fait que,
lorsque nous parvenons а la sagesse, nous imitons а notre faзon la puissance
grвce а laquelle il nous rend sages. Au contraire, on ne la qualifie pas de pierre:
et pourtant, il a fait les pierres. C'est que ce terme de pierre implique
une certaine maniиre limitйe d'exister, par quoi prйcisйment la pierre se
distingue de Dieu. D'ailleurs, la pierre elle aussi imite Dieu, comme tout
effet sa cause, soit dans la ligne de l'кtre, soit dans celle du bien, soit
dans d'autres encore, comme il en va de toute crйature. Et quelque chose de
semblable se retrouve dans les facultйs de connaissance et les pouvoirs
d'action de l'homme. Car l'intelligence connaоt par son seul pouvoir tous les
objets que les sens n'atteignent que grвce а de multiples facultйs; et elle
connaоt mкme bien d'autres choses encore. Qui plus est, plus l'intelligence
sera puissante, plus elle sera capable d'embrasser de multiples objets d'un
seul regard, lа oщ une intelligence plus bornйe devra, pour les saisir, se
livrer а de multiples dйmarches. C'est encore ainsi que la puissance royale
s'йtend а toutes sortes d'affaires qui chacune sont du ressort d'un des
multiples pouvoirs subordonnйs. Ainsi donc Dieu, du seul fait de son кtre
unique et simple, possиde tonte la plйnitude de perfection que les crйatures ne
parviennent а rйaliser, et encore а un bien moindre degrй, que par des voies
diverses. Et ceci fait apparaоtre la nйcessitй oщ nous sommes de multiplier les
noms que nous donnons а Dieu. Laissйs en effet aux seules forces de notre
nature, nous ne pouvons le connaоtre qu'en remontant jusqu'а lui а partir des
effets dont il est cause; pour exprimer sa perfection, nous aurons donc besoin
de noms tout aussi variйs que le sont les perfections rencontrйes dans les
crйatures. Bien sыr, si notre intelligence pouvait saisir l'essence de Dieu
telle qu'elle est, et lui appliquer un nom propre, alors nous l'exprimerions
d'un seul coup par un seul nom. C'est la promesse faite а ceux qui verront Dieu
par son essence: Ce jour-lа ils n'auront qu'un seul Seigneur, et unique sera
son Nom. 32: RIEN DE CE QUI EST ATTRIBUЙ А DIEU ET AU RESTE DES CHOSES NE
L'EST DE MANIИRE UNIVOQUE
Il
ressort ainsi clairement que rien de ce qui est attribuй а Dieu et au reste des
choses ne peut l'кtre de maniиre univoque. L'effet qui ne reзoit pas une forme
spйcifiquement semblable а la forme qui est source d'activitй pour l'agent, ne
peut recevoir de cette forme un nom qui serait pris dans un sens univoque:
l'attribution du qualificatif chaud au feu que le soleil engendre, et au
soleil lui-mкme, n'est pas univoque. Or les rйalitйs dont Dieu est la cause ont
des formes qui ne sont pas au niveau de la puissance de Dieu, puisqu'elles
reзoivent d'une maniиre fragmentйe et parcellaire ce qui se trouve en Dieu de
maniиre simple et universelle. Il est donc clair que l'on ne peut rien affirmer
d'univoque de Dieu et des autres choses. D'ailleurs si quelque effet est au niveau
spйcifique de la cause, il n'aura droit а l'attribution univoque du nom que
s'il reзoit une mкme forme spйcifique sous un mкme mode d'кtre: on ne parlera
pas d'une maison de maniиre univoque selon qu'elle est un projet
d'architecte ou une rйalisation matйrielle; dans l'un et l'autre cas la forme
de la maison n'a pas un кtre semblable. A supposer que les autres choses
reзoivent une forme absolument semblable, elles ne la reзoivent pas pour autant
sous le mкme mode d'кtre: il n'y a rien en Dieu, c'est manifeste, qui ne soit
son кtre mкme, ce qui n'est pas le cas des autres choses. Impossible donc
d'attribuer quoi que ce soit, de maniиre univoque, а Dieu et au reste des
choses. Ce que l'on attribue а plusieurs choses d'une maniиre univoque est ou
bien un genre, ou bien une espиce, ou une diffйrence, ou un accident, fыt-il
propre. Or on ne peut rien attribuer а Dieu en fait de genre ou de diffйrence,
nous l'avons montrй; rien non plus comme dйfinition ni encore comme espиce,
constituйe par le genre et la diffйrence. Rien, non plus, ne peut arriver а
Dieu, si bien que l'on ne peut rien attribuer а Dieu en fait d'accident ou de
propre, le propre rentrant dans le genre des accidents. Reste donc que rien
d'univoque ne peut кtre attribuй а Dieu et au reste des choses. Ce que l'on
attribue d'une maniиre univoque а plusieurs choses est, au moins au plan de
l'intelligence, plus simple que chacune de ces choses. Or rien ne peut кtre
plus simple que Dieu, au plan de la rйalitй comme au plan de l'intelligence. On
ne peut donc rien affirmer univoquement de Dieu et des autres кtres. Tout ce que l'on
attribue а plusieurs choses de maniиre univoque convient par participation а
chacune de celles auxquelles on l'attribue: l'espиce, dit-on, participe au
genre, l'individu а l'espиce. Or on ne peut rien attribuer а Dieu par mode de
participation: tout ce qui est participй, en effet, se voit dйterminй selon le mode
du participй; il se trouve ainsi limitй, incapable d'atteindre la pleine mesure
de la perfection. On ne peut donc rien affirmer de Dieu et du reste des choses
de maniиre univoque. Ce qui est attribuй а certains кtres selon les
catйgories d'antйrioritй et de postйrioritй ne leur est certainement pas
attribuй de maniиre univoque: en effet la catйgorie d'antйrioritй est comprise
dans la dйfinition de celle de postйrioritй; ainsi la substance est-elle
incluse dans la dйfinition de l'accident en tant que celui-ci est de l'кtre. Si
donc l'on attribuait le terme d'existant а la substance et а l'accident
de maniиre univoque, la substance devrait trouver place dans la dйfinition de
l'existant en tant que celui-ci est attribuй а la substance; ce qui est
йvidemment impossible. Or rien ne peut кtre attribuй а Dieu et aux autres
choses selon un mкme ordre, mais seulement selon les catйgories d'antйrioritй
et de postйrioritй. Йtant donnй qu'en Dieu tout est affirmй essentiellement, le
terme d'existant lui est attribuй comme signifiant son essence mкme, et le
terme de bon comme signifiant sa bontй mкme; quant au reste des кtres, les
attributions sont faites par mode de participation, Socrate par exemple йtant
appelй homme, non parce qu'il est l'humanitй elle-mкme, mais parce qu'il a part
а l'humanitй. Il est donc impossible d'affirmer quelque chose de Dieu et du
reste des кtres d'une maniиre univoque. 33: LES NOMS DONNЙS А DIEU ET AUX CRЙATURES N'ONT PAS TOUS UNE
VALEUR PUREMENT ЙQUIVOQUE
Ce qui
prйcиde montre bien que les noms attribuйs а Dieu et au reste des кtres ne sont
pas purement йquivoques comme sont les noms que le hasard rend йquivoques. Entre ces noms,
en effet, que le hasard rend йquivoques, on ne dйcouvre aucun ordre, aucun
rapport de l'un а l'autre: c'est tout а fait par accident qu'un mкme nom est
attribuй а des rйalitйs diffйrentes; qu'un nom soit attribuй а telle chose ne
signifie pas que ce mкme nom ait rapport а telle autre. Or il n'en va pas de
mкme des noms que l'on attribue а Dieu et aux crйatures. On considиre en effet
dans la communautй de ces noms la relation de la cause et de l'effet, comme le
montre ce qui prйcиde. L'attribution de quelque chose а Dieu et aux autres
кtres ne se fait donc pas selon une simple йquivoque. En cas de simple йquivoque, il n'y a
aucune ressemblance dans les choses, mais seulement identitй de noms. Or nous
avons dit dйjа qu'il y a un certain mode de ressemblance entre les choses et
Dieu. Reste donc que les attributions faites а Dieu ne sont pas purement
йquivoques. Quand un nom est attribuй а plusieurs choses de maniиre purement
йquivoque l'une de ces choses est incapable de nous en faire connaоtre une
autre, car la connaissance des choses ne dйpend pas des mots mais de la nature
dйfinie par les noms. Or nous parvenons а la connaissance des rйalitйs divines
а partir de ce que nous dйcouvrons dans les autres choses. Les attributions
faites а Dieu et au reste des кtres ne sont donc pas purement йquivoques. L'йquivocitй du
nom est un obstacle а la marche d'une argumentation. Si donc l'on attribuait а
Dieu et aux choses rien que de purement йquivoque, on ne pourrait construire
aucune argumentation qui fasse monter des crйatures jusqu'а Dieu. Tous ceux qui
traitent des choses de Dieu prouvent clairement le contraire. C'est en vain
qu'un nom est attribuй а une chose s'il ne nous fait pas connaоtre un peu cette
chose. Mais si les noms que l'on attribue а Dieu et aux crйatures sont
absolument йquivoques, ces noms ne nous feront rien connaоtre de Dieu, puisque
leur sens ne nous est connu que d'aprиs leur mode d'application aux crйatures.
C'est donc en vain que l'on dirait ou que l'on prouverait de Dieu qu'il est
existant, bon, etc. Si par ailleurs on affirme que ces noms ne nous font
connaоtre de Dieu que ce qu'il n'est pas, de telle maniиre, par exemple, qu'on
le dise vivant parce qu'il n'appartient pas au genre des choses
inanimйes, et ainsi du reste, il faudra au moins que le mot vivant, affirmй
de Dieu et des crйatures, s'accorde dans la nйgation de l'кtre inanimй. Il ne
sera donc pas purement йquivoque. 34: CE QUI EST ATTRIBUЙ А DIEU ET AUX CRЙATURES, L'EST
ANALOGIQUEMENT
La
conclusion s'impose. Ce qui est attribuй а Dieu et aux autres кtres ne l'est ni
de maniиre univoque, ni de maniиre йquivoque, mais analogiquement, par relation
ou rйfйrence а quelque chose d'unique. Deux cas se prйsentent. Dans le premier
cas, des choses multiples ont rйfйrence а quelque chose d'unique: ainsi, par
rйfйrence а une unique santй, l'animal sera dit sain, а titre de sujet;
la mйdecine sera dite saine а titre de cause efficiente, la nourriture а titre
de facteur de conservation, l'urine а titre de signe. Dans le deuxiиme cas, il y a relation ou
rйfйrence, chez deux кtres, non а quelque chose d'autre, mais а l'un des deux.
C'est ainsi que le fait d'кtre est attribuй а la substance et а
l'accident en tant que l'accident a rйfйrence а la substance, non point en tant
que la substance et l'accident auraient rйfйrence а quelque tiers. Ces noms qu'on
attribue а Dieu et aux autres кtres ne le sont donc pas selon l'analogie du
premier mode, - il faudrait alors quelque chose d'antйrieur а Dieu - mais selon
l'analogie du second mode. Mais dans une telle attribution analogique, l'ordre
nominal et l'ordre rйel tantфt coпncident, et tantфt non. L'ordre nominal suit
en effet l'ordre de la connaissance, le nom йtant le signe de ce que conзoit
l'intelligence. Quand donc ce qui est premier dans l'ordre de la rйalitй se
trouve aussi premier dans l'ordre de la connaissance, la mкme chose se trouve
premiиre tant du cфtй de la raison du nom que du cфtй de la nature des choses:
la substance par exemple est premiиre par rapport а l'accident tant du cфtй de
la nature, puisqu'elle est cause de l'accident, que du cфtй de la connaissance,
en tant que la substance est prise pour dйfinir l'accident. C'est pourquoi le
fait d'кtre existant est attribuй а la substance avant de l'кtre а l'accident,
tant du cфtй de la nature des choses que du cфtй de la raison du nom. - Mais il
arrive parfois que ce qui est premier selon la nature est second dans l'ordre
de la connaissance. En matiиre d'analogie, l'ordre n'est plus alors le mкme
entre la chose et la raison du nom. C'est ainsi que la vertu curative des
remиdes est par nature antйrieure а la santй de l'animal, comme la cause l'est
а l'effet; mais parce que nous connaissons cette vertu par ses effets, c'est
aussi par ses effets que nous la nommons. Aussi bien, le remиde qui donne la
santй est-il premier dans l'ordre de la rйalitй, mais dans l'ordre de la
raison du nom c'est l'animal qui est d'abord appelй sain. Ainsi donc, parce
que nous partons des choses crййes pour atteindre la connaissance de Dieu, la
rйalitй que recouvre les noms attribuйs а Dieu et aux autres кtres est premiиre
en Dieu, selon son mode propre; la raison du nom, elle, est seconde. Aussi bien
dit-on que Dieu est nommй d'aprиs ses effets. 35: LES NOMS QUE L'ON ATTRIBUE А DIEU NE SONT PAS SYNONYMES
Tout
cela montre bien que les noms attribuйs а Dieu, bien qu'ils signifient une mкme
rйalitй, ne sont pas pour autant synonymes; ils ne traduisent pas en effet la
mкme idйe. De mкme que des rйalitйs diffйrentes ressemblent а l'unique et simple
rйalitй qu'est Dieu grвce а des formes diverses, de mкme, grвce а des idйes
diffйrentes, notre intelligence ressemble-t-elle d'une certaine maniиre а Dieu,
pour autant que les diverses perfections des crйatures nous conduisent а la
connaissance de Dieu. Aussi bien notre intelligence en concevant de l'unique
rйalitй divine des idйes nombreuses, n'est-elle ni erronйe ni vaine, car la
simplicitй de l'кtre divin est telle que certaines choses peuvent lui
ressembler d'aprиs des formes multiples, nous l'avons montrй plus haut. Or
c'est conformйment а des idйes diffйrentes que notre intelligence dйcouvre des
noms divers qu'elle attribue а Dieu. N'йtant pas attribuйs dans le mкme sens,
il est donc clair que ces noms ne sont pas synonymes, bien qu'ils signifient
absolument la mкme rйalitй. Le nom en effet n'a pas le mкme sens, du moment
qu'il signifie d'abord ce que conзoit l'intelligence avant de signifier la rйalitй
que celle-ci conзoit. 36: DE QUELLE MANIИRE NOTRE INTELLIGENCE FORME DES PROPOSITIONS
SUR DIEU
Il est
clair, en outre, que notre intelligence ne forme pas en vain sur Dieu, qui est
simple, des йnonciations par composition et division, bien que Dieu soit
absolument simple. Bien que notre intelligence parvienne, en effet, а
connaоtre Dieu par le moyen de conceptions diverses, nous venons de le voir,
elle conзoit cependant que ce qui rйpond а toutes ces conceptions est
absolument unique. L'intelligence en effet n'attribue pas aux choses qu'elle
conзoit le mode sous lequel elle les conзoit; elle n'attribue pas
l'immatйrialitй а la pierre, bien qu'elle connaisse la pierre d'une maniиre
immatйrielle. C'est ainsi qu'on йnonce l'unitй de la rйalitй par une composition
de mots qui exprime l'identitй, quand on dit: Dieu est bon, ou Dieu
est la bontй, si bien que la diversitй, dans la composition, est а
mettre au compte de l'intelligence, l'unitй au compte de la rйalitй que
l'intelligence conзoit. C'est aussi pour cette raison que notre intelligence
forme parfois sur Dieu des йnonciations qui comportent par l'interposition
d'une prйposition, une certaine note de diversitй, comme lorsqu'on dit: la
bontй est en Dieu. C'est, ici, marquer une certaine diversitй, а mettre au
compte de l'intelligence, et une certaine unitй, а mettre au compte de la
rйalitй. BONTЙ37: DIEU EST BON
L'йtude
de la perfection de Dieu nous amиne а conclure а sa bontй. Ce qui fait dire
d'un кtre qu'il est bon, c'est sa vertu propre, cette vertu qui rend bon
quiconque la possиde, et rend bons aussi ses actes. Or la vertu est une certaine
perfection; nous disons en effet d'un кtre qu'il est parfait quand il atteint
sa vertu propre, ainsi qu'il ressort du VIIe Livre des Physiques. Donc,
tout кtre est bon dиs lа qu'il est parfait. Voilа pourquoi tout кtre tend а sa
perfection comme а son bien propre. Or nous avons montrй que Dieu est parfait.
Il est donc bon. Nous avons montrй йgalement, ci-dessus, qu'il existe
un premier moteur immobile, qui est Dieu. Ce moteur meut а titre de moteur
absolument immobile, ce qu'il fait comme objet de dйsir. Dieu donc, premier
moteur immobile, est premier objet de dйsir. Or il y a deux maniиres d'кtre
dйsirй: ou bien parce que l'on est bon, ou bien parce qu'on le paraоt. Des
deux, c'est d'кtre bon qui est la premiиre, car le bien apparent ne meut pas
par lui-mкme, mais dans la mesure oщ il a quelque apparence de bien. Le bien,
lui, meut par lui-mкme. Le premier objet de dйsir, Dieu, est donc vraiment bon. Pour reprendre le
mot remarquable citй par le Philosophe au Ier Livre des Йthiques, le
bien, c'est ce que tous les кtres dйsirent. Or tous les кtres dйsirent кtre
en acte selon leur mode propre; il est йvident en effet que tout кtre, dans la
ligne de sa nature, lutte contre la corruption. Кtre en acte constitue donc la
dйfinition du bien; il s'ensuit que c'est la privation de l'acte par la
puissance qui entraоne le mal, opposй du bien, selon le trиs net enseignement
du Philosophe au IXe Livre de la Mйtaphysique.
Or Dieu, nous l'avons vu plus haut, est кtre en acte, non en puissance. Il
est donc vraiment bon. Le don de l'кtre et de la bontй est un effet de la
bontй. Cela ressort de la nature mкme du bien, comme de sa dйfinition. Par
nature, en effet, le bien de tout кtre c'est son acte et sa perfection. Or tout
кtre agit du fait qu'il est acte. En agissant il rйpand l'кtre et la bontй sur
les autres. Le signe de la perfection pour un кtre sera donc qu'il est
capable de produire son semblable, comme l'enseigne clairement le philosophe
au IVe Livre des Mйtйores. Mais la dйfinition du bien, c'est d'кtre
dйsirable; c'est la fin, qui pousse aussi l'agent а agir. Voilа pourquoi on dit
du bien qu'il est diffusif de soi et de l'кtre. Or une telle diffusion
est le fait de Dieu puisque, nous l'avons montrй plus haut, il est cause d'кtre
pour les autres, comme existant nйcessairement par soi. Dieu est donc vraiment
bon. C'est
ce que chante le psaume: Qu'il est bon le Dieu d'Israлl pour ceux qui ont le
c_ur droit; c'est ce qu'exprime aussi la IIIe Lamentation: Le Seigneur
est bon pour ceux qui se fient en lui, pour l'вme qui le cherche. 38: DIEU EST LA BONTЙ MКME
Nous
pouvons conclure que Dieu est sa propre bontй. Le bien, pour chacun, c'est d'кtre en
acte. Mais Dieu n'est pas seulement existant en acte, il est lui-mкme son кtre
mкme. Il est donc la bontй mкme, et non pas seulement bon. Nous avons vu
d'autre part que la perfection pour chacun, c'est sa bontй. Mais l'кtre divin
n'a pas а attendre sa perfection d'un йlйment surajoutй, car lui-mкme, par
lui-mкme, est parfait. En Dieu, la bontй n'est donc pas un йlйment qui
s'ajouterait а sa substance, mais sa substance est sa bontй. Tout ce qui est
bon, et n'est pas sa propre bontй, est appelй bon par participation. Or ce qui
est bon par participation suppose un кtre qui lui est antйrieur et de qui il
reзoit sa part de bontй. Or on ne peut remonter а l'infini, car l'infini est
opposй а la fin. Or le bien a raison de fin. Il faut donc en venir а un premier
bien, qui ne soit pas bon par participation et par rйfйrence а quelqu'un
d'autre, mais qui soit bon par essence. Tel est Dieu. Dieu est donc sa propre
bontй. Ce
qui est peut entrer en participation de quelque chose, l'кtre mкme ne le peut
pas. Car ce qui entre en participation est puissance, alors que l'кtre est
acte. Mais Dieu est l'кtre mкme, comme on l'a prouvй. Il n'est donc pas bon par
participation; il l'est par essence. Ce qui est simple possиde uniment son кtre
et ce qu'il est. Si l'un diffиre de l'autre, il n'y a plus simplicitй. Or Dieu
est absolument simple, nous l'avons vu. Кtre bon n'est pas pour lui chose
diffйrente de lui-mкme. Dieu est donc sa propre bontй. On voit clairement ainsi que nul autre
n'est bon comme йtant sa propre bontй. C'est pourquoi il est dit en saint Matthieu:
Personne n'est bon, hormis Dieu seul. 39: IL NE PEUT Y AVOIR DE MAL EN DIEU
La
consйquence s'impose: il ne peut y avoir de mal en Dieu. Ni l'кtre, ni la
bontй, rien de ce qui est dit par essence, ne peuvent admettre de mйlange, bien
que ce qui existe ou est bon puisse avoir quelque chose en dehors
de l'acte d'кtre et de la bontй. Rien n'empкche en effet que le sujet d'une
perfection le soit d'une autre, qu'un corps par exemple puisse кtre blanc et
doux. Mais chaque nature est enfermйe dans les termes de sa dйfinition au point
de ne pouvoir admettre en elle rien d'йtranger. Or Dieu est la bontй, il n'est
pas seulement bon, nous venons de le montrer. Il ne peut donc rien y avoir en
lui qui ne soit la bontй. Il est ainsi absolument impossible que le mal ait place
en lui. Ce qui est opposй а l'essence d'une chose ne peut absolument pas
coexister avec elle tant que cette chose subsiste; le caractиre irrationnel ou
l'insensibilitй ne peuvent par exemple se rencontrer dans l'homme, sans peine
pour l'homme de ne plus exister. Mais l'essence divine, nous l'avons vu, est la
bontй mкme. Le mal, qui est l'opposй du bien, ne peut donc avoir place en Dieu,
а moins que Dieu ne cesse d'exister. Ce qui est impossible, puisque Dieu est
йternel. Dieu йtant son propre acte d'кtre, rien ne peut lui кtre attribuй par
participation, comme il ressort de l'argument avancй plus haut. Si donc le mal
devait lui кtre attribuй, il lui serait attribuй, non par participation, mais
par essence. Or on ne peut dire d'aucun кtre que le mal soit son essence, car
il lui manquerait d'кtre, ce qui est un bien. Pas plus que la bontй, le mal ne
peut admettre quelque chose d'йtranger. On ne peut donc attribuer le mal а
Dieu. Le
mal est ce qui s'oppose au bien. Or le bien consiste par dйfinition dans la perfection,
et donc le mal, par dйfinition, dans l'imperfection. Or dйfaut, imperfection,
ne peuvent trouver place en Dieu, universellement parfait. Le mal ne peut donc
exister en Dieu. Un кtre est parfait autant qu'il est en acte. Il sera
donc imparfait pour autant qu'il manquera d'acte. Le mal est donc une
privation, ou inclut une privation. Or le sujet de la privation, c'est la
puissance. Mais celle-ci ne peut se trouver en Dieu, et donc le mal pas
davantage. Si le bien est ce que tous les кtres dйsirent, le mal est ce que
fuient, en tant que tel, toutes les natures. Or ce qui s'attache а un кtre а
l'encontre de son appйtit naturel, s'y attache par violence et contre nature.
En tout кtre, le mal, en tant qu'il est le mal de cet кtre, se trouve donc par
violence et contre nature, quand bien mкme, - s'il s'agit de rйalitйs composйes
-, il lui est naturel pour une partie de lui-mкme. Or Dieu n'est pas composй et
rien ne peut exister en lui par violence ou contre nature. Le mal ne peut donc
avoir place en Dieu. C'est ce que confirme la Sainte Йcriture. Il est dit
en effet dans l'Йpоtre canonique de Jean: Dieu est lumiиre; en lui il n'y a
pas de tйnиbres. Et au Livre de Job on lit: Que l'impiйtй
s'йcarte de Dieu et l'iniquitй du tout-puissant. 40: DIEU EST LE BIEN DE TOUT BIEN
On
voit par lа que Dieu est le bien de tout bien. La bontй d'un кtre, avons-nous dit, c'est
sa perfection. Or Dieu, йtant purement et simplement parfait, enferme en sa
perfection toutes les perfections des choses. Sa bontй enferme toutes les bontйs.
Il est ainsi le bien de tout bien. Le sujet auquel on attribue par
participation telle qualitй, n'est ainsi qualifiй que dans la mesure oщ il
prйsente une certaine ressemblance avec celui auquel on l'attribue par essence;
ainsi du fer dont on dit qu'il est en feu dans la mesure oщ il a part а une
certaine ressemblance avec le feu. Mais Dieu est bon par essence; quant au
reste des кtres, ils le sont par participation. Rien donc ne recevra le nom de
bon s'il ne prйsente une certaine ressemblance avec la bontй de Dieu. Dieu est
donc le bien de tout bien. Puisque chaque кtre est objet de dйsir en raison de
la fin et que l'essence du bien consiste prйcisйment en ce qu'il est objet de
dйsir, chaque кtre doit кtre appelй bon, ou bien parce qu'il est une fin ou
bien parce qu'il est ordonnй а la fin. La fin ultime est donc ce dont toutes
les choses reзoivent leur raison de bien. Tel est Dieu, comme nous le
prouverons plus loin. Dieu est donc le bien de tout bien. C'est pourquoi le
Seigneur en promettant а Moпse de se manifester а lui, dit au Livre de l'Exode:
Je te montrerai tout bien. C'est pourquoi encore il est dit de la divine
Sagesse, au Livre de la Sagesse: Avec elle me sont venus йgalement tous les
biens. 41: DIEU EST LE SOUVERAIN BIEN
On
voit par lа que Dieu est le souverain bien. Le bien universel l'emporte sur tout bien
particulier comme le bien d'un peuple sur celui d'un sujet. La bontй et
la perfection du tout l'emportent en effet sur la bontй et la perfection de la
partie. Mais la bontй divine est avec toutes choses dans un rapport analogue а
celui du bien universel avec un bien particulier, puisqu'elle est le bien de
tout bien, comme nous venons de le voir. Dieu mкme est donc le souverain
bien. Une
attribution essentielle est plus vraie qu'une attribution par participation. Or
Dieu est bon par essence, les autres кtres le sont par participation. Dieu est
donc le souverain bien. Le maximum dans un genre est cause des autres choses
comprises dans ce genre; la
cause est en effet supйrieure а l'effet. Or c'est de Dieu, nous l'avons vu, que
toutes choses tirent leur raison de bien. Dieu est donc le souverain bien. De mкme qu'est
plus blanc ce qui est moins mкlй de noir, de mкme est meilleur ce qui est moins
mкlй de mal. Or Dieu est indemne de tout mйlange de mal, puisque le mal ne peut
exister en lui ni en acte ni en puissance, et qu'ainsi l'exige sa nature. Dieu
est donc le souverain bien. Voilа pourquoi il est dit au Ier Livre des Rois:
Il n'en est pas de saint comme le Seigneur. UNITЙ42: IL N'Y A QU'UN DIEU
Ceci
prouvй, il est йvident qu'il n'y a qu'un seul Dieu. Il est impossible en effet qu'il y ait
deux souverains biens. Ce qui est affirmй par mode de surabondance ne se trouve
en effet rйalisй que dans un seul. Or Dieu, nous venons de le voir, est le souverain
bien. Dieu est donc unique. Dieu est absolument parfait; aucune perfection ne lui
fait dйfaut. Si donc il y avait plusieurs dieux, il y aurait nйcessairement
plusieurs parfaits de ce genre. C'est impossible, car si aucune perfection ne
leur manque, si aucune imperfection ne s'y mкle, - ce qui est requis pour qu'un
кtre soit simplement parfait, - il n'y aura rien qui puisse les distinguer. Il
est donc impossible d'affirmer plusieurs dieux. Supposй qu'un agent, seul, rйalise
convenablement quelque chose, il est mieux que cette chose soit faite par un
seul que par plusieurs. Mais l'ordre des choses (de ce monde) est pour ainsi
dire le meilleur qui puisse кtre: car la capacitй du premier agent ne fait pas
dйfaut а la capacitй de perfection qu'il y a dans les choses. Or tous les кtres
trouvent leur convenable accomplissement par rйduction а un unique premier
principe. Il n'y a donc pas lieu de supposer plusieurs principes. Il est impossible
qu'un mouvement continu et rйgulier vienne de plusieurs moteurs. Si ces moteurs
meuvent ensemble, aucun d'eux n'est un moteur parfait, mais tous ensemble ils
tiennent la place d'un unique moteur parfait; ce qui ne peut кtre le cas du
premier moteur, le parfait йtant antйrieur а l'imparfait. Si, par contre, ils
ne meuvent pas ensemble, chacun d'eux est tantфt en activitй, tantфt en repos.
Il en rйsulte que le mouvement n'est ni continu ni rйgulier. Un mouvement
continu, et unique, est en effet la rйsultante d'un moteur unique. Un moteur
qui n'est pas toujours en activitй donne naissance а un mouvement irrйgulier,
comme on le voit clairement dans les moteurs infйrieurs chez qui le mouvement
impйtueux est plus intense au dйbut, et plus ralenti а la fin, а l'encontre du
mouvement naturel. Or le mouvement premier est unique et continu, les
philosophes l'ont prouvй. Il faut donc que le premier moteur soit unique. La substance
corporelle est ordonnйe а la substance spirituelle comme а son bien: il existe
en celle-ci une bontй plus complиte а laquelle la substance corporelle tend а
s'assimiler, puisque tout ce qui existe dйsire le meilleur qui lui soit
possible. Mais tous les mouvements de la crйature corporelle peuvent se rйduire
а un unique premier, en dehors duquel on ne trouve pas d'autre premier
susceptible de lui кtre rйduit. En dehors donc de la substance spirituelle qui
est la fin du premier mouvement, il n'en est pas qu'on ne puisse lui ramener.
Or c'est elle que nous concevons sous le nom de Dieu. Il n'y a donc qu'un seul
Dieu, L'ordre
que prйsente la diversitй ordonnйe des choses tient lui-mкme а l'ordonnance de
ces choses а un premier, comme l'ordre entre elles des parties d'une armйe
tient а l'ordonnance de toute l'armйe а son chef. Que des choses diffйrentes
s'unissent par un certain rapport, ce ne peut кtre en effet le rйsultat de
leurs natures propres qui les font diffйrentes: en cela elles ne se
distingueraient que davantage les unes des autres. Ce ne peut кtre non plus le
rйsultat de divers agents ordonnateurs: il est impossible qu'un ordre unique
rйsulte de ces agents en tant qu'ils sont divers. Ou bien alors l'ordre, entre
eux, d'кtres multiples est un ordre accidentel, ou bien il importe de le
ramener а un premier agent ordonnateur qui ordonne tous les autres а la fin
qu'il vise. Or toutes les parties de ce monde se trouvent ordonnйes entre
elles, les unes apportant leur concours aux autres: les corps infйrieurs, par
exemple, sont mus par les corps supйrieurs, ceux-ci par les substances
incorporelles. Et ce n'est pas par accident, puisqu'il en va ainsi toujours, ou
dans la plupart des cas. Ce monde, dans son ensemble, n'a donc qu'un unique
ordonnateur, un chef unique. Or il n'y a pas d'autre monde que ce monde-ci. Il
n'y a donc qu'un unique chef de toutes choses, celui que nous appelons Dieu. S'il existe deux
rйalitйs dont l'existence est nйcessaire, ces deux rйalitйs doivent prйsenter
la mкme valeur de nйcessitй au plan de l'existence. Il faut donc qu'elles se
distinguent par un caractиre qui s'ajoute а l'une des deux seulement, ou aux
deux. Ainsi pour l'une des deux, ou pour les deux, il y a composition. Or aucun
кtre composй n'est nйcessaire par lui-mкme, nous l'avons montrй plus haut.
Impossible donc qu'il y ait plusieurs кtres nйcessaires dans leur existence;
impossible de mкme qu'il y ait plusieurs dieux. A supposer plusieurs кtres nйcessaires
dans leur existence, ce en quoi ils diffиrent ou bien est requis pour
constituer d'une certaine maniиre leur nйcessitй d'кtre, ou bien ne l'est pas.
Si ce n'est pas requis, c'est donc quelque chose d'accidentel: tout ce qui survient
en effet а une chose sans constituer son кtre mкme est accident. Cet accident a
donc une cause. Cette cause sera l'essence mкme de l'кtre nйcessaire, ou
quelque chose d'autre. Si c'est l'essence, йtant donnй que cette essence est la
nйcessitй mкme d'exister, la nйcessitй d'exister sera la cause de cet accident.
Or la nйcessitй d'exister se retrouve dans l'un et l'autre de ces кtres. L'un
et l'autre prйsenteront donc cet accident. Et ainsi cet accident ne pourra les
distinguer. Si la cause de cet accident est quelque chose d'autre, cet accident
n'existera pas s'il n'existe pas quelque chose d'autre. Et si cet accident
n'existe pas, la distinction susdite n'existera pas. Donc, а moins qu'il
n'existe quelque chose d'autre, ces deux кtres supposйs nйcessaires ne seront
pas deux, mais un seul. Donc l'кtre propre de l'un et de l'autre dйpend d'un
troisiиme. Ni l'un ni l'autre n'est donc nйcessaire par lui-mкme. Si ce qui les
distingue est nйcessaire pour parfaire leur nйcessitй d'existence, ce sera ou
bien parce que cet йlйment sera inclus dans la dйfinition mкme de la nйcessitй
d'кtre, comme le fait d'кtre animй est indus dans la dйfinition d'animal;
ou bien parce qu'il spйcifiera la nйcessitй d'exister, comme l'animal qui
reзoit du caractиre raisonnable un complйment spйcifique. Dans la
premiиre hypothиse, il faut que partout oщ il y a nйcessitй d'exister, il y ait
ce qui est inclus dans sa dйfinition, comme il convient а tout кtre qui vйrifie
la dйfinition d'animal, d'кtre animй. Ainsi, la nйcessitй d'exister
йtant par hypothиse attribuйe aux deux кtres dont on a parlй, cet йlйment ne
pourra les distinguer. Dans
la seconde hypothиse, on se heurte а une nouvelle impossibilitй. En effet, la
diffйrence qui spйcifie le genre n'apporte pas de complйment а la dйfinition du
genre, mais par elle donne le genre, acquiert l'кtre en acte: la dйfinition de
l'animal est achevйe avant qu'on y ajoute le caractиre raisonnable; mais
il ne peut exister d'animal en acte que raisonnable ou irraisonnable. Ainsi
donc cet йlйment ajoutй achиve la nйcessitй d'exister quant а l'кtre en acte,
et non quant а la raison de la nйcessitй d'exister. Ce qui est impossible pour
deux raisons: d'abord parce que chez l'кtre а l'exister nйcessaire, sa
quidditй, nous l'avons prouvй, est son propre кtre, ensuite parce qu'un кtre
nйcessaire acquerrait l'кtre par quelque chose d'autre: ce qui est impossible. Il est
donc impossible d'affirmer l'existence de plusieurs кtres dont chacun, par
lui-mкme, aurait un кtre nйcessaire. S'il y
a deux dieux, le nom de dieu est attribuй а l'un et а l'autre, soit
d'une maniиre univoque, soit d'une maniиre йquivoque. Une attribution йquivoque
est hors de propos: rien n'empкche que n'importe quoi soit, d'une maniиre
йquivoque, appelй de n'importe quel nom; c'est affaire d'usage. Mais si ce nom
est attribuй d'une maniиre univoque, il faut qu'il soit attribuй а l'un et а
l'autre dieux selon une mкme et unique raison. L'un et l'autre auront donc mкme
nature ou bien selon un unique acte d'кtre, ou bien selon des actes distincts.
S'il y a acte d'кtre unique, il n'y aura pas deux кtres, mais un seul: deux
кtres, substantiellement distincts, n'ont pas un mкme et unique acte d'кtre.
S'il y a des actes distincts, ni pour l'un ni pour l'autre la quidditй ne sera
l'кtre propre, ce qu'il faut pourtant affirmer de Dieu, nous l'avons montrй.
Aucun de ces deux dieux ne rйalise donc ce que nous entendons sous le nom de
Dieu. Ainsi est-il impossible d'affirmer l'existence de deux dieux. Rien de ce qui
convient а tel кtre dйterminй, en tant qu'il est cet кtre dйterminй, ne peut
convenir а un autre: le caractиre singulier d'un кtre n'appartient а aucun
autre en dehors de cet кtre singulier lui-mкme. Mais l'кtre dont l'exister est
nйcessaire possиde la nйcessitй d'exister en tant qu'il est cet кtre dйterminй.
Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs sujets dont chacun aurait une
existence nйcessaire. Impossible par consйquent qu'il y ait plusieurs dieux. Prouvons la
mineure. Si ce dont l'кtre est nйcessaire n'est pas ce singulier individuellement
dйsignй par cette nйcessitй d'кtre, la dйsignation de son кtre comme nйcessaire
ne viendra pas de lui, mais dйpendra forcйment d'un autre. Or un
sujet quelconque est distinct de tous les autres selon qu'il est en acte; et
c'est en cela qu'il est cet existant individuellement dйsignй. Donc l'existant
dont t'кtre est nйcessaire dйpendrait d'un autre quant au fait d'кtre en acte;
ce qui s'opposerait а la dйfinition mкme de ce qui est nйcessairement кtre. Il
faut donc que ce qui est nйcessairement кtre soit tel en tant qu'il est cet
existant individuellement dйsignй. Il
faut donc que l'кtre dont l'exister est nйcessaire soit tel en tant qu'il est
cet кtre dйterminй. La nature dйsignйe sous le nom de dieu est
individuйe en ce Dieu ou par elle-mкme ou par quelque chose d'autre. Si elle
l'est par quelque chose d'autre, il y aura nйcessairement en elle composition.
Si elle l'est par elle-mкme, impossible alors qu'elle puisse appartenir а un
autre sujet: ce qui est principe d'individuation ne peut кtre commun а
plusieurs sujets. Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs dieux. S'il y
a plusieurs dieux, la nature de la dйitй ne pourra pas кtre numйriquement une
en eux. Il faudra donc qu'il y ait quelque chose qui diffйrencie la nature
divine en celui-ci ou en celui-lа. C'est impossible, car la nature divine ne
reзoit pas d'addition, nous l'avons montrй plus haut, ni celle de diffйrences
essentielles ni celle de diffйrences accidentelles. La nature divine n'est pas
davantage la forme d'une matiиre, telle qu'elle puisse se diviser en divisant
la matiиre. Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs dieux. En
toute chose l'кtre propre а cette chose est unique. Or nous avons vu plus haut
que Dieu lui-mкme est son propre кtre. Il ne peut donc y avoir qu'un seul Dieu. Une chose a
d'кtre pour autant qu'elle a d'unitй; c'est pourquoi chaque chose rйpugne de
toute sa force а se laisser diviser, de peur par lа d'кtre entraоnйe au
non-кtre. Mais la nature divine possиde souverainement l'кtre. Il y a donc en
elle suprкme unitй. D'aucune maniиre elle ne peut donc se diviser en plusieurs
sujets. En
tout genre la multitude des sujets dйcoule d'un principe unique. Aussi bien en
chaque genre trouve-t-on un premier, qui est la mesure de tous les sujets
compris dans ce genre. Tous les кtres qui prйsentent entre eux une certaine
ressemblance dйpendent donc nйcessairement d'un unique principe. Mais tous les
кtres s'accordent dans l'кtre. Il doit donc y avoir un кtre premier, unique,
principe de toutes choses. C'est Dieu. En tout
pouvoir celui qui prйside dйsire l'unitй: aussi bien la monarchie ou
royautй est-elle le meilleur de tous les rйgimes. Il n'y a йgalement qu'une
seule tкte pour des membres multiples, signe йvident que le dйtenteur du
pouvoir requiert l'unitй. Il faut donc affirmer de Dieu, cause universelle,
qu'il est absolument unique. Cette
affirmation de l'unicitй de Dieu, nous pouvons la retrouver dans la Sainte
Йcriture. Au Deutйronome, il est dit: Йcoute, Israлl, le Seigneur ton
Dieu est un Dieu unique; on lit dans l'Exode: Tu n'auras pas d'autres
dieux que moi; et dans l'Йpоtre aux Йphйsiens: Un seul Seigneur, une
seule foi, etc. Cette
vйritй ruine le polythйisme des paпens. - Pourtant certains d'entre eux ont
reconnu l'existence d'un dieu suprкme, unique; ils ont affirmй que ce dieu
йtait la cause de tous les autres кtres auxquels ils donnaient le nom de dieux,
puisque, aussi bien, ils attribuaient а toutes les substances йternelles le
titre de divinitйs, en raison spйcialement de leur sagesse, de leur bonheur et
du gouvernement des choses. Ces expressions se retrouvent aussi dans la Sainte
Йcriture, oщ les saints anges, voire mкme les hommes, tels les juges, reзoivent
le nom de dieux: ainsi dans le Psautier: Parmi tes dieux, Seigneur,
personne n'est semblable а toi; et ailleurs encore: J'ai dit: vous кtes
des dieux. Un peu partout dans l'Йcriture se retrouvent des textes de ce
genre. A
cette vйritй semblent particuliиrement contredire les Manichйens, qui affirment
l'existence de deux principes, dont l'un ne serait pas la cause de l'autre. S'y
opposent encore les erreurs de l'Arianisme, lequel enseigne que le Pиre et le
Fils ne sont pas un seul Dieu, mais plusieurs dieux, forcй qu'il est pourtant
par la Sainte Йcriture de croire que le Fils est vrai Dieu. 43: DIEU EST INFINI
L'infini
accompagnant la quantitй, suivant l'enseignement des philosophes, on ne
peut accorder l'infinitй а Dieu en raison de la multiplicitй; nous avons montrй
qu'il n'y a qu'un Dieu, et qu'on ne peut trouver en lui de composition soit de
parties soit d'accidents. On ne peut dire non plus que Dieu est infini dans la
ligne de la quantitй continue, puisque, nous l'avons vu, il est incorporel.
Reste donc а chercher s'il lui convient d'кtre infini dans la ligne de la
grandeur spirituelle. Cette
grandeur spirituelle est а considйrer sous deux aspects: celui de la puissance,
celui de la bontй ou perfection de la nature propre. On dira en effet d'un
objet qu'il est plus ou moins blanc dans la mesure oщ sa blancheur trouve sa
perfection. Et la grandeur d'une puissance se jaugera а la grandeur de son
action ou de ses rйsultats. De ces deux aspects, d'ailleurs, l'un dйcoule de
l'autre: un кtre est actif par cela mкme par quoi il est en acte; et la mesure
selon laquelle il s'accomplit dans son acte, exprime la mesure de la grandeur
de sa puissance. Ainsi peut-on dire des rйalitйs spirituelles qu'elles
sont grandes, а la mesure de leur plein achиvement; c'est ce que saint Augustin
affirme en disant que dans le domaine oщ les choses sont grandes d'une grandeur
qui n'est pas le fait de leur masse, le plus grand s'identifie au meilleur. Il nous faut donc
montrer que, dans la ligne de cette grandeur, Dieu est infini. Mais ne
comprenons pas l'infinitй de Dieu d'une maniиre privative, comme il en va pour
la quantitй dimensive ou numйrique; cette quantitй-lа en effet a, par nature,
un terme. Que ce terme soit retirй aux choses dont la nature est d'en avoir un,
et l'on dira de ces choses qu'elles sont infinies, l'infini dйsignant alors en
elles l'imperfection. En Dieu, par contre, l'infini ne peut s'entendre que
d'une maniиre nйgative: la perfection de Dieu n'ayant pas de terme ou de fin,
Dieu йtant souverainement parfait. C'est en sens qu'il faut attribuer а Dieu
d'кtre infini. De fait, tout ce qui par nature est fini fait partie
d'un genre quelconque. Or Dieu ne se situe dans aucun genre; mais sa
perfection, comme nous l'avons montrй plus haut, contient les perfections de
tous les genres. Dieu est donc infini. Tout acte, inhйrent а une autre chose, est
limitй par la chose en laquelle il existe, car ce qui se trouve dans une autre
chose y existe selon la mesure de ce sujet rйcepteur. Un acte qui n'existe
d'aucune maniиre en autre chose n'est donc limitй d'aucune maniиre: par
exemple, si la blancheur existait par elle-mкme, sa perfection n'aurait pas de
limite, rien n'empкcherait la blancheur d'avoir tout ce qui constitue sa
perfection. Or Dieu est un acte qui d'aucune maniиre n'existe en autre chose,
puisqu'il n'est pas forme dans une matiиre, nous l'avons vu dйjа, et que son
кtre n'inhиre en aucune forme ou nature, Dieu йtant а lui-mкme son propre кtre,
comme on l'a йgalement montrй. Reste donc qu'il est infini. Dans le monde des
rйalitйs, il y a ce qui est puissance pure: la matiиre premiиre; ce qui est
acte pur: Dieu; ce qui est acte et puissance: tout le reste des choses. Mais la
puissance dit rapport а l'acte; pas plus qu'elle ne peut dйpasser l'acte dans
un кtre particulier, elle ne le peut dans l'absolu. Puisque la matiиre premiиre
est infinie dans sa potentialitй, il reste donc que Dieu, qui est acte pur, est
infini dans son actualitй. Un acte est d'autant plus parfait qu'il est moins
mкlй de puissance. Tout acte auquel la puissance vient se mкler reзoit ainsi
une limite а sa perfection. Par contre l'acte auquel ne se mкle aucune
puissance, n'a pas de limite а sa perfection. Or Dieu, nous l'avons vu, est
acte pur а l'exclusion de toute puissance. Il est donc infini. L'кtre lui-mкme,
considйrй dans l'absolu, est infini: peuvent y avoir part en effet des кtres en
nombre infini et selon des modes infinis. Si donc l'кtre de quelque sujet est
fini, sa limite doit lui venir nйcessairement d'un autre qui d'une certaine
maniиre sera sa cause. Mais l'кtre de Dieu ne peut avoir de cause, puisque Dieu
existe nйcessairement par lui-mкme. Son кtre est donc infini, infini Dieu
lui-mкme. Ce qui possиde une certaine perfection est d'autant plus parfait qu'il
participe plus pleinement а cette perfection. Mais il ne peut y avoir, - et
l'on n'en peut imaginer, - de maniиre plus complиte de possйder une perfection
que celle d'un sujet parfait par son essence, dont l'кtre est la propre bontй.
Tel est Dieu. Il est donc absolument impossible d'imaginer un кtre meilleur ou
plus parfait que Dieu. Dieu est donc infini dans sa bontй. Dans son activitй,
notre intelligence s'йtend jusqu'а l'infini. Le signe en est que, quelle que
soit la quantitй finie qui lui soit proposйe, notre intelligence est capable
d'en penser une plus grande. Or cette ouverture de l'intelligence а l'infini
serait vaine s'il n'existait une rйalitй intelligible infinie. Il faut donc
qu'il existe une rйalitй intelligible infinie, qui soit la rйalitй suprкme.
Nous l'appelons Dieu. Dieu est donc infini. Un effet ne peut dйpasser sa cause. Or
notre intelligence ne peut venir que de Dieu, cause premiиre et universelle.
Notre intelligence ne peut donc penser quelque chose qui soit plus grand que
Dieu. Si donc elle peut penser quelque chose de plus grand que le fini, il faut
conclure que Dieu n'est pas fini. Une puissance infinie ne peut se trouver
dans une essence finie. Tout кtre en effet agit par sa propre forme, qui est ou
son essence ou une partie de son essence, le mot de puissance dйsignant ici le
principe de l'action. Mais Dieu n'a pas une puissance d'action finie; il meut
en effet dans un temps infini, ce que seule peut faire une puissance infinie,
comme nous l'avons vu plus haut. Reste donc que l'essence de Dieu est infinie. Certes, ce
dernier argument vaut pour les tenants de l'йternitй du monde. Mкme en dehors
de cette thиse, l'idйe de l'infinitй de la puissance divine se trouve encore
davantage confirmйe. Un agent, en effet, a d'autant plus de puissance pour agir
qu'il est capable de rйduire а l'acte une potentialitй plus йloignйe de l'acte:
le rйchauffement de l'eau demande par exemple plus de puissance que le
rйchauffement de l'air. Mais ce qui n'existe absolument pas est а une distance
infinie de l'acte et n'est mкme d'aucune maniиre en puissance. Donc, Si le
monde a йtй crйй alors qu'auparavant il йtait nйant absolu, la puissance de
celui qui l'a crйй doit кtre infinie. Mкme pour les tenants de l'йternitй du
monde cet argument vaut comme preuve de l'infinitй de la puissance de Dieu. Ils
reconnaissent en effet que Dieu est la cause de la substance du monde, tout en
estimant que celle-ci est йternelle; ainsi affirment-ils que Dieu йternel
existe comme cause d'un monde йternel, а l'instar d'un pied qui de toute
йternitй serait la cause d'une empreinte de pas dont la trace aurait йtй
imprimйe de toute йternitй dans la poussiиre. Cette thиse posйe, et dans la
ligne de l'argument susdit, rien n'empкche que la puissance de Dieu soit
infinie. Que ce soit dans le temps, comme nous le pensons, que ce soit а leur
sens de toute йternitй, c'est Dieu qui a produit les choses, et rien ne peut
exister en rйalitй que Dieu n'ait produit, puisqu'il est le principe universel
de l'кtre. Ainsi il a produit, sans aucune matiиre ou puissance prйexistante.
Or la puissance doit кtre proportionnйe а la puissance passive; plus est grande
la puissance passive qui prйexiste ou que l'on prйsuppose, plus grande sera la
puissance active qui la rйduira а l'acte. Йtant donnй qu'une puissance finie
produit un certain effet, prйsupposйe la potentialitй de la matiиre, reste donc
que la puissance de Dieu qui ne prйsuppose aucune puissance, n'est pas finie,
mais bien infinie. Ainsi son essence est infinie. Une rйalitй dure d'autant plus que la
cause de son кtre est plus puissante. Ce dont la durйe est infinie doit donc
recevoir l'кtre d'une cause d'une puissance infinie. Mais la durйe de Dieu est
infinie; nous avons vu plus haut en effet que Dieu est йternel. Et comme il n'a
pas d'autre cause de son кtre que lui-mкme, il doit donc кtre lui-mкme infini. L'autoritй de
l'Йcriture tйmoigne en faveur de cette vйritй, quand le Psalmiste chante: Le
Seigneur est grand et digne de toute louange, et sa grandeur n'a tas de fin. Cette vйritй se
trouve encore confirmйe par l'enseignement des philosophes de la plus haute
antiquitй qui, forcйs pour ainsi dire par la vйritй elle-mкme, ont tous affirmй
le caractиre infini du premier principe des choses. Ignorant le nom qui lui
convenait en propre, les uns ont pensй l'infinitй du premier principe sous le
mode de la quantitй discontinue, а la maniиre de Dйmocrite pour qui des atomes
infinis йtaient les principes des choses, ou а la maniиre d'Anaxagore pour qui
ces principes йtaient des parties infinies semblables. D'autres ont pensй ce
premier principe sous forme de quantitй continue, comme ceux qui affirmaient
que le premier principe de tout йtait un certain йlйment, ou un corps informe
et infini. Mais la rйflexion des philosophes postйrieurs ayant montrй qu'il n'y
avait pas de corps infini et qu'а cette affirmation йtait liй le caractиre en
quelque sorte infini du premier principe, on doit conclure que l'infini qui est
premier principe n'est ni un corps, ni une puissance enfermйe dans un corps. INTELLIGENCE44: DIEU EST INTELLIGENT
De ce
qui prйcиde, on peut montrer que Dieu est intelligent. On l'a montrй plus haut, il n'est pas
possible d'aller а l'infini dans la sйrie des кtres moteurs et des кtres mus:
il faut rйduire tous les mobiles, comme on peut le prouver, а un unique
Premier, qui se meut soi-mкme. Mais ce qui se meut soi-mкme se meut par dйsir et
connaissance; seuls des кtres douйs de ces deux qualitйs, l'expйrience le
montre, se meuvent eux-mкmes, trouvant en eux aussi bien de quoi кtre mus que
de ne l'кtre pas. Donc, dans le Premier Mobile moteur de soi, la part motrice
doit кtre pourvue de dйsir et de connaissance. Mais, dans le mouvement de dйsir
ou de connaissance, ce qui dйsire ou connaоt est un moteur mы: c'est l'objet
dйsirй ou connu qui est, lui, un moteur non-mы. Il en rйsulte ceci: le Premier
Moteur universel, que nous appelons Dieu, est, on le sait, un Moteur non-mы, absolument;
il joue donc, par rapport а la partie motrice du Premier Mobile moteur de soi,
le rфle d'un objet de dйsir par rapport au sujet qui dйsire. Non pas, du reste,
le rфle d'un objet de dйsir pour un appйtit sensible: l'appйtit sensible ne
vise pas le bien pur et simple, mais tel bien particulier, suivant la
connaissance sensible qui, elle aussi, perзoit le particulier seulement. Or, le
bien (ou dйsirable) pur et simple est premier par rapport а ce qui n'est bon et
dйsirable que hic et nunc. La consйquence nйcessaire, c'est que le
Premier Moteur est dйsirable а titre d'objet intellectuel; et le Moteur qui le
dйsire sera donc intelligent. Mais а bien plus forte raison ce Premier
Dйsirable sera-t-il intelligent, lui aussi: puisque c'est seulement en s'unissant
а lui, Intelligible, que l'autre, qui le dйsire, fait acte d'intellection. Ainsi donc, dans
l'hypothиse, chиre aux philosophes, que le Premier Mobile se meuve soi-mкme,
Dieu est intelligent, nйcessairement. Mкme consйquence nйcessaire si la
rйduction des mobiles se fait, non а un premier Mobile moteur de soi, mais а un
Moteur absolument immobile. Le Premier Moteur, en effet, est principe universel
du mouvement. Mais tout moteur, on le sait, meut en vertu d'une certaine forme,
qu'il vise, en agissant; la forme par laquelle meut le Premier Moteur doit donc
кtre Forme universelle, et Bien universel. Or, une forme universelle ne se
trouve que dans un intellect. C'est ainsi que le Premier Moteur, qui est Dieu,
doit кtre intelligent. Dans aucun ordre de moteurs, on ne trouvera un moteur
intellectuel qui soit instrument d'un moteur sans intelligence: c'est le
contraire plutфt. Mais comparйs au Premier Moteur, qui est Dieu, tous les
moteurs du monde sont comme des instruments par rapport а l'agent principal. Or,
dans le monde dйjа, on trouve beaucoup de moteurs intelligents; impossible donc
que le Premier Moteur soit moteur sans intelligence. Dieu est intelligent,
nйcessairement. Dиs lа qu'une chose est sans matiиre, elle est
intelligente. Le signe en est que les formes deviennent formes intellectuelles,
en acte, par abstraction de la matiиre. C'est mкme pourquoi l'intelligence a
pour objets des universaux, et non des singuliers: le principe d'individuation,
c'est la matiиre. Mais les formes, intellectuellement perзues en acte,
ne font plus qu'un avec l'intellect en acte d'intellection. Si donc le fait
d'кtre sans matiиre suffit а rendre les formes objets actuels d'intellection,
c'est que le fait mкme d'кtre sans matiиre suffit а caractйriser un sujet
intelligent. Or, on l'a montrй plus haut, Dieu est absolument immatйriel. Il
est donc intelligent. A Dieu ne manque aucune des perfections qu'on trouve
dans les кtres, de quelque genre qu'ils soient, nous l'avons vu plus haut; ce
qui n'entraоne pourtant en lui aucune composition interne, on l'a montrй
йgalement. Mais, de toutes les perfections existantes, la toute premiиre est
bien d'avoir l'intelligence: puisque, par elle, on est en quelque maniиre
toutes choses, recueillant en soi les perfections de toutes. Dieu est donc
intelligent. Tout ce qui tend vers une fin d'une faзon dйterminйe, ou bien se donne а
soi-mкme sa fin, ou bien la reзoit d'un autre: autrement, il n'irait pas plus а
telle fin qu'а telle autre. Or, les кtres de la nature tendent а des fins
dйterminйes: ce n'est pas par hasard qu'ils trouvent ce qu'il leur faut:
autrement, ils n'arriveraient pas а l'existence toujours ou le plus souvent,
mais rarement; car le hasard est leur lot. Or ces кtres de la nature ne se donnent
pas а eux-mкmes leur fin; ils ne connaissent pas l'idйe de fin. Leur fin leur
est donc nйcessairement fournie par un autre, qui sera ainsi l'auteur de la
nature. Cet Auteur, c'est celui qui donne l'acte d'кtre а toutes choses, et qui
est, par lui-mкme, l'Acte d'кtre nйcessaire, celui que nous appelons Dieu. Mais
il ne pourrait fournir а la nature sa fin, s'il n'йtait douй d'intellect.
Ainsi, Dieu est intelligent. Tout ce qui est imparfait dйrive d'un principe
parfait: ontologiquement, en effet, le parfait prйcиde l'imparfait, comme
l'acte prйcиde la puissance. Or, les formes telles qu'on les trouve dans les
choses particuliиres sont des formes imparfaites: puisqu'elles s'y trouvent
partagйes, en quelque sorte, et non selon tonte leur dйfinition, qui est
universelle. Ces formes dйrivent donc, nйcessairement, d'autres formes,
celles-lа parfaites, et non particularisйes. Mais de telles formes parfaites ne
peuvent exister qu'а l'йtat d'idйes en acte: aucune forme n'existe а l'йtat
universel, son йtat propre, sinon dans un intellect. Par voie de consйquence,
ces formes doivent кtre йgalement intelligentes, Si elles sont subsistantes:
or, si elles ne subsistent pas, elles n'agiront pas. C'est ainsi que Dieu doit
avoir l'intelligence: lui qui est l'Acte premier, subsistant, d'oщ tout le
reste provient. L'intelligence divine, d'autre part, est une vйritй
que professe la foi catholique. On lit en effet au Livre de Job, au
sujet de Dieu: Son c_ur est sage et sa force est grande; et encore: Il
possиde force et sagesse. Et dans le psaume 138: Ton savoir est
prodigieux, trop grand pour moi. Et dans l'йpоtre aux Romains: Ф abоme
de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu. Au reste, cette
vйritй de foi a pris tant d'importance chez les hommes, que c'est l'acte
d'intellection qui leur fournit le nom de Dieu: Thйos, en effet, qui
veut dire Dieu chez les Grecs, vient de theastai, qui veut dire regarder,
voir. 45: L'INTELLECTION DE DIEU EST SON ESSENCE
Du
fait que Dieu est intelligent, il rйsulte que son intellection est identique а
son essence. L'intellection est en effet l'acte de l'кtre intelligent; elle demeure
en lui, et ne passe pas en quelque chose d'extrinsиque, comme l'action de la
chaleur passe en ce qui est йchauffй. La rйalitй intelligible ne reзoit rien du
fait qu'elle est saisie par l'intelligence, c'est l'кtre intelligent qui est
perfectionnй. Or tout ce qui est en Dieu est l'essence divine. L'intellection
de Dieu est donc l'essence divine, et l'кtre divin et Dieu lui-mкme, car Dieu
est son essence comme il est son кtre. L'intellection est а l'intelligence ce que
l'кtre est а l'essence. Or l'кtre divin est son essence, comme on l'a vu plus
haut. Donc l'intellection de Dieu est son intelligence. Mais l'intelligence de
Dieu est son essence; sinon il y aurait en Dieu quelque chose d'accidentel. Il
faut donc conclure que l'intellection de Dieu est son essence. L'acte second est
plus parfait que l'acte premier; ainsi l'exercice de la science remporte sur la
science elle-mкme. Or la science de Dieu, ou l'intellect de Dieu, se confond
avec son essence, si Dieu est intelligent: nous l'avons montrй. Nulle
perfection, en effet, ne lui appartient par participation mais par essence,
comme on l'a vu. Si donc l'exercice de la science ne se confondait pas, en
Dieu, avec l'essence, il y aurait en lui quelque chose de plus noble et de plus
parfait que son essence. Dieu ne serait pas au terme de la perfection et de la
bontй: il ne serait pas l'кtre premier. L'intellection est l'acte de l'кtre
intelligent. Si donc Dieu, qui est un кtre intelligent, n'est pas son intellection,
il y aura nйcessairement entre Dieu et cette intellection le mкme rapport
qu'entre une puissance et son acte. Il y aura donc en Dieu puissance et acte.
Nous avons montrй que c'йtait impossible. Toute substance existe en vue de son
opйration. Si donc L'opйration de Dieu est autre chose que la substance divine,
la fin de cette substance sera autre chose qu'elle-mкme. Dieu alors ne sera pas
sa bontй; dиs lа que le bien de tout кtre est sa fin elle-mкme. Si l'intellection
de Dieu est son acte d'кtre, il en rйsulte que cette intellection est simple,
йternelle et invariable; elle n'existe qu'en acte, et est tout ce que nous
avons requis par dйmonstration de l'кtre divin. Dieu n'est donc pas
intelligence en puissance; il ne commence pas а comprendre а nouveau quelque
chose; il n'йprouve aucun changement, aucune composition dans son intellection
elle-mкme. 46: DIEU NE COMPREND PAR RIEN D'AUTRE QUE PAR SON ESSENCE
Il
ressort de lа avec йvidence que l'intellect divin ne comprend par aucune autre
espиce intelligible que son essence. L'espиce intelligible est le principe
formel de l'opйration intellectuelle, comme la forme de tout agent est le
principe de son opйration propre. Or l'opйration intellectuelle de Dieu est son
essence, comme nous l'avons montrй. Si donc l'intellect divin comprenait par
une autre espиce intelligible que son essence, il y aurait quelque chose
d'autre qui serait principe et cause de l'essence divine: ce que nous avons
dйmontrй impossible. C'est par l'espиce intelligible que l'intellect est
rendu intelligent en acte, de mкme que c'est par l'espиce sensible que le sens
exerce effectivement l'action de sentir. L'espиce intelligible est donc avec
l'intellect dans le rapport de l'acte а la puissance. Il en rйsulte que si
l'intellect divin comprenait par une autre espиce intelligible que soi-mкme, il
serait en puissance par rapport а quelque chose: ce qui est impossible, comme
nous l'avons montrй. L'espиce intelligible distincte de l'essence de
l'intellect dans lequel elle se trouve n'a qu'un кtre accidentel. Or en Dieu,
nous le savons, il ne saurait y avoir d'accident. Il n'y a donc, dans son
intellect, aucune espиce intelligible qui ne soit l'essence divine elle-mкme. L'espиce
intelligible est une ressemblance de la rйalitй qui est saisie par l'esprit. Si
donc il y a dans l'intellect divin une espиce intelligible qui ne soit pas son
essence, cette espиce sera la ressemblance d'une certaine rйalitй: essence
divine, ou autre chose. Or ce ne peut кtre la ressemblance de l'essence divine
elle-mкme, car alors l'essence divine ne serait pas intelligible par elle-mкme:
c'est cette espиce qui la rendrait intelligible. - Il ne peut y avoir davantage
dans l'intellect divin une espиce diffйrente de l'essence de cet intellect, et
qui serait la ressemblance d'une autre chose. Cette ressemblance, en effet,
serait imprimйe dans l'intellect divin par quelque chose. Ce ne pourrait кtre
le fait de l'intellect lui-mкme: le mкme ne peut а la fois кtre agent et
patient; il y aurait aussi en ce cas un agent qui imprimerait au patient non
pas sa propre ressemblance mais celle d'un autre, et alors tout agent ne
produirait pas un effet semblable а soi. - La ressemblance susdite ne
viendrait pas non plus d'un autre, car cela supposerait quelque agent antйrieur
а l'intellect divin. Il est donc impossible que, dans l'intellect divin, il y
ait quelque espиce intelligible en dehors de sa propre essence. L'intellection de
Dieu est son кtre, nous l'avons montrй. Si donc Dieu comprenait par une espиce
qui ne fыt pas son essence, ce serait par quelque chose d'autre que son
essence. Ce qui est impossible. Dieu ne comprend donc pas par quelque espиce
intelligible distincte de son essence. 47: DIEU SE COMPREND PARFAITEMENT SOI-MКME
A partir de lа, on peut montrer clairement
que Dieu se comprend lui-mкme а la perfection. L'intellect se porte vers la rйalitй qu'il
comprend par le moyen de l'espиce intelligible; dиs lors la perfection de
l'opйration intellectuelle dйpendra de deux conditions. La premiиre sera que
l'espиce intelligible soit parfaitement conforme а la chose qui est objet de
l'intellection; la seconde, qu'elle soit parfaitement unie а l'intellect: ce
qui se rйalise d'autant mieux que l'intellect est plus puissant en sa force de
pйnйtration. Or l'essence divine, qui est l'espиce intelligible par laquelle
l'intellect divin comprend, est absolument identique а Dieu lui-mкme,
absolument identique aussi а son intellect. Dieu se connaоt donc lui-mкme avec
une perfection absolue. La rйalitй matйrielle devient intelligible dиs lа qu'elle
est abstraite de la matiиre et des conditions matйrielles. Ce qui est sйparй
par nature de toute matiиre et de toutes conditions matйrielles se trouve donc
кtre intelligible selon sa propre nature. Or toute rйalitй intelligible est
effectivement saisie par l'intellect en tant qu'elle est une seule chose en
acte avec l'кtre qui exerce l'intellection. Mais Dieu lui-mкme est en acte
d'intelligence, comme on l'a prouvй. Par consйquent, dиs lа qu'il est
parfaitement dйgagй de la matiиre, et parfaitement un avec soi-mкme, Dieu se
saisit lui-mкme а la perfection. Une chose est comprise en acte du fait que
l'intellect en acte et la chose saisie actuellement ne font qu'un. Or
l'intellect divin est toujours saisi, apprйhendй en acte, dиs lа qu'en Dieu
rien n'est en puissance et imparfait. Quant а l'essence divine, elle est
parfaitement intelligible en elle-mкme, comme on l'a vu. L'intellect divin et
l'essence divine n'йtant qu'une seule chose, ainsi qu'on l'a montrй, il est
manifeste que Dieu se comprend parfaitement lui-mкme: Dieu, en effet, est son
intellect et son essence. Tout ce qui est en quelqu'un selon un mode
intelligible est compris par ce quelqu'un. Or l'essence divine est en Dieu
selon un mode intelligible, car l'кtre naturel de Dieu et son кtre intelligible
sont une seule et mкme chose, dиs lа que l'кtre de Dieu est sa propre
intellection. Dieu comprend donc son essence et, par suite, il se comprend
lui-mкme, puisqu'il est son essence. Les actes de l'intellect, comme ceux des
autres puissances de l'вme, se distinguent d'aprиs leurs objets. L'opйration de
l'intellect sera donc d'autant plus parfaite que la rйalitй intelligible sera
elle-mкme plus parfaite. Or l'intelligible le plus parfait est l'essence
divine, puisqu'elle est l'acte absolument parfait et la vйritй premiиre. Quant
а l'opйration de l'intellect divin elle est aussi le plus noble, n'йtant autre
que l'кtre divin lui-mкme, comme on l'a vu. Ainsi donc Dieu se comprend
lui-mкme. Les perfections de toutes choses se trouvent souverainement en Dieu. Or,
parmi les perfections qui existent dans les choses crййes, la plus йlevйe est
de comprendre Dieu. En effet, la nature intellectuelle dйpasse les autres, et
sa perfection est de comprendre; d'autre part, l'intelligible le plus noble
n'est autre que Dieu. Dieu se comprend donc а la perfection. Tout ceci est
confirmй par l'autoritй divine. L'Apфtre dit, en effet, que l'Esprit de Dieu
scrute jusqu'aux profondeurs de Dieu. 48: DIEU NE CONNAОT QUE SOI, IMMЙDIATEMENT ET
PAR SOI Ce que
nous venons de dire met en йvidence que Dieu ne connaоt que soi, immйdiatement
et par soi. Cela seul est connu par l'intellect, immйdiatement et par soi, qui est
connu au moyen de son espиce intelligible; l'opйration est en effet
proportionnйe а la forme qui en est le principe. Or ce par quoi Dieu comprend
n'est autre que son essence, comme on l'a prouvй. Et donc, ce qui est compris
par lui immйdiatement et par soi n'est autre que lui-mкme. Il est impossible
de comprendre plusieurs choses en mкme temps, immйdiatement et par soi, car une
mкme opйration ne peut se terminer а plusieurs choses en mкme temps. Or nous
avons йtabli que Dieu se comprend lui-mкme а quelque moment. Si donc Dieu
comprend quelque autre chose immйdiatement et par soi, c'est que son intellect
est passй de la considйration de soi а celle de cette autre chose. Or celle-ci
est moins noble que Dieu lui-mкme. L'intellect divin serait donc changй en pire:
ce qu'on ne peut admettre. Les opйrations de l'intellect se distinguent en
fonction de leurs objets. Si donc Dieu comprend et soi et autre que soi comme
objet principal, c'est qu'il a plusieurs opйrations intellectuelles. Alors, ou
son essence est divisйe, ou il exerce quelque opйration intellectuelle qui
n'est pas sa substance: deux choses impossibles, comme nous l'avons montrй. Il
reste donc que Dieu ne connaоt rien d'autre, immйdiatement et par soi, que sa
propre essence. L'intellect, en tant que diffйrent de ce qu'il
apprйhende, est en puissance par rapport а lui. Si donc quelque autre chose que
Dieu est comprise par lui immйdiatement et par soi, il s'ensuit que Dieu est en
puissance par rapport а cette autre chose: ce qui est impossible, comme on l'a
vu. Ce
qui est compris est la perfection de celui qui comprend. En effet, l'intellect
est parfait en tant mкme qu'il est en acte d'intellection, ce qui se rйalise
selon qu'il est un avec l'objet de l'intellection. Si donc quel que autre chose
que Dieu est saisie immйdiatement par lui, cette chose est sa perfection, et
plus noble que lui. Ce qui est impossible. La science d'un кtre intelligent est
formйe de beaucoup d'objets. Si donc il y a beaucoup de choses que Dieu connaоt
immйdiatement et par soi, il s'ensuit que la science divine est composйe de
plusieurs choses. Alors: ou bien l'essence divine est composйe, ou bien la
science est en Dieu un accident. Toutes choses impossibles, comme on l'a vu. Il
reste donc que ce qui est saisi par Dieu immйdiatement et par soi n'est rien
d'autre que sa substance. L'opйration intellectuelle tient sa spйcification et
sa noblesse de ce qui est saisi immйdiatement et par soi, puisque tel est son
objet. Si donc Dieu apprйhendait quelque chose d'autre que soi immйdiatement et
par soi, son opйration intellectuelle recevrait sa spйcification et sa noblesse
conformйment а ce qui est autre que lui. Ceci est impossible, dиs lа que son
opйration est son essence, comme nous l'avons montrй. On ne peut donc admettre que ce que Dieu
atteint par sa connaissance, immйdiatement et par soi, soit autre chose que
lui-mкme. 49: DIEU CONNAОT D'AUTRES CHOSES QUE SOI
Du
fait que Dieu se connaоt soi-mкme immйdiatement et par soi, on doit admettre
que c'est en lui-mкme qu'il connaоt autre chose que soi. On voit bien que
la connaissance d'un effet est obtenue authentiquement dans la connaissance de
sa cause: ce qui fait dire que nous savons quelque chose lorsque nous en
connaissons la cause. Or Dieu est, par son essence, cause d'existence pour
les autres. Et donc, comme il connaоt parfaitement son essence, il faut en
conclure qu'il connaоt aussi les autres choses. Tout effet comporte en sa cause, d'une
certaine maniиre, une ressemblance prйexistante, puisque tout agent produit
semblable а soi. Or tout ce qui existe en quelqu'un existe а la maniиre de ce
quelqu'un. Si donc Dieu est cause de certaines choses, la ressemblance de ses
effets existera en lui sous un mode intelligible, puisqu'il est lui-mкme de
nature intellectuelle. Or ce qui existe en quelqu'un sous un mode intelligible,
est compris par lui. Dieu comprend donc en lui-mкme les autres choses que soi. Quiconque connaоt
parfaitement une chose connaоt tout ce qui peut кtre vйritablement affirmй de
cette chose et qui lui convient selon sa nature. Or il convient а Dieu,
considйrй dans sa nature, d'кtre la cause des autres кtres. Comme il se connaоt
parfaitement lui-mкme, il sait donc qu'il est cause. Ce qui ne peut кtre s'il
ne connaоt en quelque maniиre ses effets. Ceux-ci sont autres que lui-mкme, car
rien n'est cause de soi-mкme. Dieu connaоt donc les autres кtres que lui-mкme. Si nous
rapprochons ces deux conclusions, il apparaоt donc que Dieu se connaоt soi-mкme
comme ce qui est connu immйdiatement et par soi; les autres choses sont connues
de lui en tant que vues dans son essence. Cette vйritй nous est enseignйe
expressйment par Denys, au chap. VII des Noms divins: Il ne se rapporte pas
а chaque chose par une vision, mais il sait toutes choses dans la cause qui les
contient. Et plus loin: En se connaissant elle-mкme, la Sagesse divine
sait tout le reste. L'autoritй de la Sainte Йcriture semble tйmoigner
aussi de la vйritй de cette affirmation; il est йcrit de Dieu, dans le psaume: Il
a regardй du haut de son sanctuaire, comme s'il voyait les autres du haut
de son кtre. 50: DIEU A UNE CONNAISSANCE PROPRE DE CHAQUE CHOSE
Certains
ont prйtendu que Dieu n'a des choses diffйrentes de lui qu'une connaissance
universelle, ne les connaissant qu'en tant que ce sont des кtres, pour cette
raison qu'il connaоt la nature de l'кtre par la connaissance qu'il a de
lui-mкme. Il nous reste donc а montrer que Dieu connaоt toutes les autres
choses en tant qu'elles sont distinctes les unes des autres et distinctes de
Dieu. C'est lа connaоtre les choses selon leurs raisons propres. Pour mettre cela
en йvidence, il faut prйsupposer que Dieu est la cause de tout кtre: ce que
nous avons dit plus haut l'a йtabli dйjа assez clairement, et nous le mettrons
plus tard en pleine lumiиre. Ainsi donc rien ne peut exister en quelque chose
qui ne soit pas causй par Dieu, immйdiatement ou par intermйdiaire. Or quand la
cause est connue, on connaоt aussi ses effets. Par consйquent, tout ce qui
existe dans les choses peut кtre connu si Dieu lui-mкme est connu, et aussi
toutes les causes intermйdiaires entre Dieu et les choses. Or Dieu se connaоt
lui-mкme ainsi que toutes ces causes intermйdiaires. Qu'il se connaisse
lui-mкme parfaitement, nous l'avons dйjа montrй. Se connaissant ainsi, il
connaоt ce qui procиde immйdiatement de lui-mкme. Et ceci йtant connu, il
connaоt aussi ce qui en sort immйdiatement. Il en va de mкme pour toutes les
causes intermйdiaires jusqu'au dernier de leurs effets. On voit donc que Dieu
connaоt tout ce qui est dans les choses. Or c'est cela avoir une connaissance
propre et complиte des choses, c'est-а-dire connaоtre tout ce qui, commun ou
propre, existe dans les choses. Dieu a donc une connaissance propre des choses
selon qu'elles sont distinctes les unes des autres. Tout кtre qui agit par intelligence
possиde la connaissance de la chose qu'il fait selon sa raison propre de chose
faite: c'est la connaissance de l'auteur qui dйtermine la forme de son _uvre.
Or Dieu est cause des choses par intelligence, puisque son кtre est son acte de
comprendre, et que tout кtre agit selon qu'il est en acte. Il connaоt donc ce
qu'il produit d'une connaissance propre, selon que cette chose est distincte de
toute autre. La distinction des choses ne peut venir du hasard, car elle implique un
ordre certain. Il faut donc que cette distinction vienne de l'intention de
quelque cause. Or ce n'est pas de l'intention d'une cause qui agirait par
nйcessitй de nature, car la nature est dйterminйe а une seule chose, et
l'intention d'une cause agissant par nйcessitй de nature ne peut se porter vers
des choses multiples et distinctes. Il reste donc que la distinction dans les
choses vient de l'intention de quelque cause douйe de connaissance. Or c'est le
propre de l'intellect de considйrer la distinction des choses: ce qui faisait
dire а Anaxagore que l'intellect йtait le principe de la distinction. D'autre
part, la distinction universelle des choses ne saurait venir de l'intention de
quelque cause seconde, car toutes ces causes appartiennent а l'ensemble des
effets distincts. C'est donc а la cause premiиre, qui par elle-mкme se
distingue de toutes les autres, de viser la distinction de toutes les choses.
Ainsi, Dieu connaоt toute chose dans sa distinction d'avec les autres. Tout ce que Dieu
connaоt, il le connaоt parfaitement: toute perfection est en lui, en effet,
comme en celui qui est parfait purement et simplement, ainsi que nous l'avons
montrй. Or ce qui n'est connu qu'en gйnйral n'est pas connu parfaitement, car
on ignore ce qu'il y a de plus important en lui, а savoir les perfections
ultimes qui accomplissent son кtre propre. Une chose est connue en puissance
plutфt qu'en acte par cette sorte de connaissance. Si donc Dieu, en connaissant
son essence, connaоt toutes choses en gйnйral, il connaоt aussi les choses
d'une connaissance propre. Celui qui connaоt une nature quelconque, connaоt les
accidents propres de cette nature. Or les accidents propres de l'кtre, en tant
qu'кtre, sont l'un et le multiple, comme on le voit au IVe Livre
de la Mйtaphysique. Ainsi donc, si Dieu en connaissant son essence
connaоt en gйnйral la nature de son кtre, il s'ensuit qu'il connaоt la
multitude. Or la multitude ne peut кtre apprйhendйe sans la distinction. Dieu
comprend donc les choses en tant mкme qu'elles sont distinctes les unes des
autres. Quiconque connaоt parfaitement une nature universelle, connaоt le mode
selon lequel cette nature peut кtre possйdйe; ainsi celui qui connaоt la
blancheur, sait qu'elle admet du plus et du moins. Or, c'est par leur mode
divers d'exister que sont constituйs les divers degrйs de l'кtre. Si donc Dieu,
en se connaissant, connaоt la nature universelle de l'кtre, - non pas
imparfaitement, car toute imperfection lui est absolument йtrangиre, - on ne
peut lui refuser la connaissance de tous les degrйs de l'кtre. Il possйdera
donc de toute chose autre que lui une connaissance propre. Quiconque connaоt
parfaitement une chose connaоt tout ce qui lui appartient. Or Dieu se connaоt
parfaitement lui-mкme. Il connaоt donc tout ce qui est en lui selon son pouvoir
d'action. Mais, selon ce pouvoir actif, toutes choses sont en lui quant а leurs
formes propres, dиs lа qu'il est lui-mкme le principe de tout кtre. Dieu a donc
une connaissance propre de toutes choses. Quiconque connaоt une nature, sait si
cette nature est communicable: celui-lа ne connaоtrait pas parfaitement la
nature de l'animal qui ignorerait qu'elle est communicable а plusieurs. Or la
nature divine est communicable par similitude. Dieu sait donc de quelles
maniиres les choses peuvent кtre semblables а son essence. Or la diversitй des
formes vient de ce que les choses imitent diversement l'essence divine: ce qui
fait dire au philosophe que la forme naturelle est quelque chose de divin. Dieu
possиde donc une connaissance des choses selon leurs formes propres. Dans le monde des
hommes et des autres connaissants se vйrifie la connaissance des choses en tant
que distinctes dans leur multitude. Si donc Dieu ne connaissait pas les choses
dans leurs caractиres distinctifs, il serait tout а fait sot, comme il
en allait pour ceux qui affirmaient qu'il ne connaоt pas la dispute que
tous connaissent: ce que n'admet pas le Philosophe au 1er Livre du De
Anima et au IIIe Livre de la Mйtaphysique. Tout cela nous est enseignй par l'autoritй
de l'Йcriture canonique. On lit en effet dans la Genиse: Dieu vit toutes les
choses qu'il avait faites, et elles йtaient trиs bonnes. Et, dans l'Йpоtre
aux Hйbreux: Il n'est pas de crйature qui reste invisible devant lui; tout est
а nu et ouvert а ses yeux. 51-52: RECHERCHES SUR LA MANIИRE DONT LA MULTITUDE DES
RЙALITЙS SAISIES PAR DIEU SE TROUVE DANS SON INTELLECT
Il ne
faudrait pas que la multitude des objets de l'intellection divine nous donne а
entendre qu'il y a composition en Dieu; c'est pourquoi nous allons scruter le
mode selon lequel ces objets sont plusieurs. On ne peut entendre cette multitude au
sens oщ ses йlйments auraient un кtre distinct en Dieu. Car, ou bien ces nombreux
йlйments intelligibles seraient une mкme chose avec l'essence divine, et alors,
dans l'essence mкme de Dieu on admettrait quelque multitude, ou bien ils
seraient surajoutйs а l'essence divine, et nous aurions en Dieu des rйalitйs
accidentelles, ce dont nous avons montrй dйjа l'impossibilitй. On ne peut
davantage admettre que ces formes intelligibles existent par soi: ce que
Platon, pour йviter les inconvйnients susdits, semble avoir cru en introduisant
le monde des idйes. Mais les formes des rйalitйs naturelles ne peuvent
exister sans la matiиre, puisqu'on ne peut les penser sans elle. D'ailleurs, si on
admettait l'existence de ces formes, on n'aurait pas davantage йtabli comment
Dieu connaоt une multitude d'objets intelligibles. Ces formes, en effet, seraient
hors de l'essence divine, et, si Dieu ne pouvait sans elles penser la multitude
des choses, - ce qui est requis pour la perfection de son intellect, - il en
rйsulterait que cette perfection de l'intellection dйpendrait d'autre chose et,
par suite, la perfection mкme de son кtre, dиs lа que son кtre se confond avec
son opйration intellectuelle. Nous avons montrй plus haut qu'il ne saurait en
кtre ainsi. Tout ce qui est en dehors de l'essence de Dieu est causй par lui, comme
nous le montrerons; si donc les formes dont nous parlons sont en dehors de
Dieu, elles sont causйes par lui. Or Dieu est cause des choses par son
intelligence: on le verra plus loin. Donc, pour que ces formes soient
intelligibles, on doit prйsupposer que Dieu, selon l'ordre naturel des choses,
les pense d'abord en lui-mкme. Ce n'est donc pas parce qu'une multitude
d'intelligibles existe par soi hors de Dieu que Dieu pense cette multitude. L'intelligible en
acte et l'intellect en acte ne sont qu'une seule et mкme chose, de mкme que le
sensible en acte se confond avec le sens actualisй. Mais Si l'on distingue
l'intelligible de l'intellect, c'est que l'un et l'autre sont considйrйs comme
en puissance, comme on le voit pour les sens. En effet, ni l'_il ne voit
effectivement, ni le visible n'est vu rйellement qu'au moment oщ l'_il est
informй par l'espиce de l'objet visible, l'_il et le visible ne formant alors
qu'une seule chose. Si donc les formes intelligibles que Dieu perзoit sont hors
de son intellect, il s'ensuit que cet intellect est en puissance et, de mкme,
les formes intelligibles. Dieu aura besoin, alors, de quelqu'un qui l'amиne а
l'acte. Ce qui est impossible, car Dieu ne serait pas, dans ce cas, l'кtre
premier. Les formes perзues intelligiblement doivent se trouver dans l'intellect
qui les perзoit. Il ne suffit donc pas, pour expliquer que Dieu connaоt la
multitude des choses, de supposer que les formes de ces choses existent par soi
hors de l'intellect divin: il faut, de toute nйcessitй, les placer dans
l'intellect divin lui-mкme. Les mкmes raisons font apparaоtre qu'on ne peut
situer la multitude dй ces mкmes formes intelligibles en quelque intellect
autre que celui de Dieu, que ce soit celui de l'вme, ou de l'ange, qui est
intelligence. Car, dans cette hypothиse, l'intellect divin dйpendrait, en l'une
de ses opйrations, de quelque intellect qui ne vient pourtant qu'aprиs lui. Ce
qui est йgalement impossible. De mкme que les choses qui subsistent par elles-mкmes
viennent de Dieu, ainsi ce qui est contenu dans ces choses. Et donc, pour que
puissent exister les formes intelligibles susdites en quelque intellect venant
aprиs Dieu, il faut prйsupposer l'intellection divine elle-mкme, par laquelle
Dieu est cause des choses. Il s'ensuivrait aussi que l'intellect divin serait en
puissance, dиs lа que ses objets intelligibles ne lui seraient pas conjoints. De mкme que
chaque existant a son кtre propre, ainsi a-t-il son opйration propre. On ne
peut donc admettre que du fait qu'un intellect possиde les dispositions
requises pour agir, un autre intellect exerce l'opйration intellectuelle: c'est
l'intellect lui-mкme en qui se trouvent ces dispositions qui doit exercer
l'action. C'est ainsi que chaque кtre est par son essence, non par l'essence
d'un autre. On ne pourra donc justifier la connaissance qu'a de la multitude
l'intellect premier par le fait que les formes intelligibles existeraient en
quelque intellect secondaire. 53: SOLUTION DE LA DIFFICULTЙ PRЙCЙDENTE
Il est
possible de rйsoudre facilement cette difficultй si l'on considиre attentivement
la maniиre dont les formes intelligibles existent dans l'esprit. Nous prenons
notre point de dйpart dans notre intelligence а nous pour йlever, autant qu'il
est possible, а la connaissance de l'intellect divin. Les choses extйrieures
que nous apprйhendons n'existent pas dans notre esprit selon leur nature
propre, mais il faut que leurs espиces intelligibles soient dans notre
intellect qui, par elles, exerce effectivement son acte d'intellection.
Existant en acte par ces espиces comme par une forme qui lui est devenue
propre, l'intellect se saisit des choses elles-mкmes. L'intellection n'en est
pas pour autant une action transitive qui puisse atteindre l'objet intelligible
d'une maniиre comparable а la chaleur qui passe dans l'objet chauffй;
l'intellection, elle, demeure dans l'esprit, mais elle est en rapport avec la
rйalitй apprйhendйe, du fait que l'espиce intelligible, qui comme forme est le
principe de l'opйration intellectuelle, est aussi la similitude de la rйalitй. L'intellect,
informй par l'espиce intelligible qui rйpond а la rйalitй, forme en soi-mкme,
par l'exercice de son acte, une certaine intention de cette rйalitй. Cette
intention est la raison de la chose; elle-mкme signifiйe par la dйfinition. Or
ceci s'avиre indispensable. En effet, l'intellect apprйhende aussi bien les
choses absentes que celles qui sont prйsentes; en quoi il se rencontre avec
l'imagination. Mais l'intellect a ceci de plus qu'il s'empare de la chose en
tant que sйparйe des conditions matйrielles sans lesquelles elle ne peut
exister dans la rйalitй: ce qui ne pourrait se faire si l'intellect ne formait
en soi l'intention susdite. Cette intention d'ordre intellectuel йtant comme le
terme de l'opйration intellectuelle ne saurait se confondre avec l'espиce
intelligible qui actue l'intellect et qu'on doit considйrer comme le principe
de l'opйration intelligible, bien que toutes deux, intention et espиce, soient
des similitudes de la rйalitй atteinte par l'esprit. Dиs lа, en effet, que
l'espиce intelligible, forme de l'intellect et principe de l'intellection, est
une similitude de la chose extйrieure, il s'ensuit que l'intellect forme une
intention semblable а cette chose: tel on est, et telles sont nos
opйrations. L'intention, objet de l'intellection, йtant semblable а quelque
rйalitй, il en rйsulte que l'intellect, en formant cette intention, comprend
cette rйalitй. Nous avons montrй que l'intellect divin ne comprend
par nulle autre espиce intelligible que son essence. Cependant son essence est
la similitude de toutes choses. Il en rйsulte que la conception de l'intellect
divin, en tant qu'il se comprend, conception qui est son verbe, est la
similitude non seulement de Dieu lui-mкme, objet d'intellection, mais aussi de
tous les кtres dont l'essence divine est la similitude. Ainsi donc, par une
seule espиce intelligible, qui est l'essence divine, et par une seule intention
saisie intellectuellement, qui est le verbe divin, la multitude des choses peut
кtre atteinte par Dieu. 54: COMMENT L'ESSENCE DIVINE, UNE ET SIMPLE, PEUT КTRE LA PROPRE
SIMILITUDE DE TOUS LES INTELLIGIBLES
Il
peut paraоtre difficile, et impossible, qu'une seule et mкme rйalitй toute
simple comme l'essence divine soit la raison propre, ou la similitude, de
choses diverses. Car les choses diverses йtant distinctes en raison de leurs
formes propres, ce qui est semblable а une chose selon sa forme propre ne peut
кtre que dissemblable par rapport а une autre. Par contre, pour autant que des
rйalitйs diverses possиdent quelque chose de commun, rien n'empкche qu'elles aient
une similitude unique: ainsi de l'homme et de l'вne en tant qu'ils sont animaux
l'un et l'autre. Il rйsulterait de lа que Dieu n'a pas des choses une
connaissance propre mais commune. En effet, l'opйration de connaissance est
fonction du mode selon lequel la similitude de l'objet connu se trouve dans la
facultй de connaissance, comme l'action de chauffer se produit selon le mode de
la chaleur: la similitude de l'objet connu dans le connaissant йtant comme la
forme par laquelle il agit. Si donc Dieu possиde une connaissance propre de
choses nombreuses, c'est qu'il est lui-mкme la raison propre de chacune d'entre
elles. Nous allons chercher comment cela peut кtre. Comme le dit le Philosophe au VIIIe Livre
de la Mйtaphysique, les formes et les dйfinitions des choses, qui les
signifient, sont semblables aux nombres. En effet, si l'on ajoute ou si l'on
retranche une unitй а quelque nombre, l'espиce de ce nombre varie, comme on le
voit pour le nombre deux et pour le nombre trois. Il en va de mкme pour les dйfinitions:
une diffйrence, ajoutйe ou retranchйe, fait changer l'espиce. C'est ainsi que
la substance sensible diffиre spйcifiquement selon qu'on lui ajoute le
caractиre rationnel, ou qu'on le lui refuse. Or, l'intellect et la nature ne se
comportent pas de mкme par rapport а ce qui contient en soi plusieurs choses.
En effet, la nature d'une chose rйpugne а voir divisй ce que son кtre requiert:
la nature animale ne demeurera pas si l'вme est sйparйe du corps. Mais
l'intellect peut quelquefois saisir sйparйment les йlйments qui sont unis dans
l'кtre, а savoir quand l'un d'entre eux n'appartient pas а la raison de
l'autre. C'est ainsi que dans le chiffre trois, il peut considйrer seulement
deux unitйs, et, dans l'animal raisonnable la seule dйtermination sensible. Par
suite, l'intellect peut saisir comme la raison propre de plusieurs ce qui
implique multiplicitй: il suffit d'apprйhender certains йlйments en laissant
les autres de cфtй. Il peut, par exemple, saisir la dizaine comme raison propre
de la neuvaine, en retranchant une unitй, et de mкme comme la raison propre de
chacun des nombres que renferme cette dizaine. De mкme encore, l'intellect peut
apprйhender dans l'homme l'exemplaire propre de l'animal non raisonnable en
tant que tel et de chacune de ses espиces, sauf si celles-ci ajoutaient quelque
diffйrence positive. C'est ce qui faisait dire а un certain philosophe du nom
de Clйment, que les plus nobles parmi les кtres sont les exemplaires des
moins nobles. Or l'essence divine contient en elle-mкme la noblesse
de tous les кtres, non certes par maniиre de composition mais de perfection,
comme on l'a montrй. D'autre part, toute forme, aussi bien propre que commune,
est une certaine perfection si l'on considиre ce qu'elle implique de positif;
elle ne dit imperfection qu'en tant qu'elle est dйficiente par rapport а ce qui
est l'кtre vйritable. Par consйquent, l'intellect divin peut comprendre dans
son essence ce qui est propre а chacun; il le fait en percevant ce en quoi son
essence est imitйe et ce en quoi tout кtre s'йloigne de la perfection de cette
essence. Ainsi, en voyant son essence comme imitable par maniиre de vie non
connaissante, il comprend la forme propre de la plante; s'il considиre son
essence comme imitable par maniиre de connaissance mais non d'intelligence, il
se donne la forme propre de l'animal; et ainsi de suite. Il est donc йvident
que l'essence divine, en tant qu'elle est absolument parfaite, peut кtre
considйrйe comme la raison propre de toute chose, et que, par elle, Dieu peut
avoir une connaissance propre de tous les кtres. Maintenant, dиs lа que la raison propre de
l'un se distingue de la raison propre de l'autre, et que la distinction est le
principe de la pluralitй, on est amenй а considйrer dans l'intellect divin une
certaine distinction et la pluralitй des raisons intelligibles, selon que ce
qui existe dans l'intellect divin est la raison propre des кtres divers. Or
ceci se rйalise selon que Dieu saisit le propre rapport d'assimilation que
chaque crйature entretient avec lui. Par consйquent, les raisons des choses
existant dans l'intellect divin ne sont plusieurs ou distinctes, qu'en tant que
Dieu sait que les choses lui sont assimilables de plusieurs et de diverses
maniиres. C'est ce qu'exprime saint Augustin quand il dit que Dieu fait l'homme
selon une certaine raison et le cheval selon une autre; il dit aussi que les raisons
des choses sont plusieurs dans l'esprit de Dieu. Ainsi l'opinion de Platon
est aussi respectйe en quelque maniиre, qui concevait des idйes selon
lesquelles йtaient formйs tous les кtres du monde matйriel. 55: DIEU COMPREND TOUT EN MКME TEMPS
Ce que
nous venons de dire montre bien que Dieu comprend tout en mкme temps. Notre intellect,
lui, ne peut comprendre en acte plusieurs choses mкme temps, puisque, l'intellect
en acte йtant l'intelligible en acte, si nous comprenions en acte et en
mкme temps plusieurs choses, il s'ensuivrait que notre intellect serait en mкme
temps plusieurs choses du mкme genre, ce qui est impossible. Je dis bien du
mкme genre, car rien n'empкche qu'un mкme sujet soit informй par diverses
formes de divers genres, comme on voit qu'un mкme corps est а la fois figurй et
colorй. Or les espиces intelligibles qui informent l'intellect pour le rendre
identique en acte aux objets de son intellection, toutes ces espиces
appartiennent а un mкme genre. Elles ont, en effet, un seul mode d'кtre selon
l'ordre intelligible bien que les choses dont elles sont les espиces ne se
ressemblent pas dans la maniиre d'exister. C'est pourquoi les espиces
intelligibles ne sont pas rendues contraires par la contrariйtй des choses hors
de l'вme qu'elles reprйsentent. C'est aussi pourquoi, lorsque plusieurs choses
sont atteintes selon qu'elles ne font qu'un en quelque maniиre, elles sont
comprises en mкme temps. L'intellect, en effet, apprйhende en mкme temps un
tout continu, et non pas une partie aprиs l'autre; de mкme, il entend en mкme
temps la proposition, et non premiиrement le sujet, et, ensuite, le prйdicat.
Cela, parce qu'il connaоt toutes les parties selon une seule espиce
intelligible qui reprйsente le tout. Nous pouvons donc reconnaоtre que tout ce
qui, multiple, est connu par une seule espиce, peut кtre apprйhendй en mкme
temps. Or, tout ce que Dieu connaоt, il le connaоt par une seule espиce, qui
est son essence. Il peut donc comprendre toutes choses en mкme temps. La facultй de
connaissance ne connaоt en acte que s'il y a intention: ainsi, les images
conservйes dans la facultй organique ne sont pas toujours actualisйes, pour
cette raison que notre intention ne se porte pas sur elles, - c'est en effet
l'appйtit qui meut les autres puissances а leur acte chez les кtres qui
agissent par volontй. Et donc nous ne voyons pas en mкme temps les multiples
choses vers lesquelles notre intention ne se porte pas d'un seul coup. Quant а
celles qui doivent faire l'objet d'une mкme intention, il faut qu'elles soient
apprйhendйes en mкme temps: ainsi celui qui institue une comparaison entre deux
choses dirige son intention vers elles deux et les regarde toutes deux d'un
seul regard. Or tout ce qui appartient а la science divine tombe nйcessairement sous
une seule intention. L'intention de Dieu, en effet, est de voir parfaitement
son essence. Ce qui revient а la voir selon toute sa vertu, dont tout dйpend.
Ainsi Dieu, en voyant son essence, voit toutes choses en mкme temps. Quand un
intellect considиre successivement une multiplicitй de choses, il est
impossible qu'il le fasse par une seule opйration. Les opйrations diffиrent en
effet d'aprиs leurs objets, l'opйration intellective qui porte sur le premier
objet devra кtre diverse de celle qui considиre le deuxiиme. Or l'intellect
divin n'a qu'une seule opйration, qui est son essence, comme on l'a prouvй. Ce
n'est donc pas successivement mais en une seule fois qu'il voit tous ses objets
de connaissance. On ne peut concevoir la succession sans le temps, -
non plus que le temps sans le mouvement, puisque le temps est le nombre du
mouvement selon l'avant et l'aprиs. Or, en Dieu, il ne saurait y avoir de
mouvement d'aucune sorte, comme on l'a vu. Il n'y a donc aucune succession dans
la pensйe divine, et tout ce qu'elle connaоt, elle le connaоt d'un seul coup. On l'a vu plus
haut: l'action de penser, en Dieu, est identique а son кtre lui-mкme. Or, dans
l'кtre divin, il n'y a ni avant ni aprиs: tout est donnй au mкme instant, comme
on l'a montrй. Par consйquent, la pensйe divine n'a pas non plus d'avant et
d'aprиs, mais elle pense toutes choses en mкme temps. Toute intelligence qui pense une chose
aprиs une autre est, а un moment, en puissance а comprendre et, а un autre, en
acte de comprйhension: quand elle saisit en acte la premiиre, elle ne saisit la
deuxiиme qu'en puissance. Or l'intelligence divine n'est jamais en puissance
mais toujours en acte d'intellection. Elle ne saisit donc pas les choses
successivement mais toutes en mкme temps. L'Йcriture Sainte tйmoigne de cette
vйritй, par ces mots de l'Йpоtre de saint Jacques: Chez Dieu, il n'y
a ni changement ni ombre d'une variation. 56: LA CONNAISSANCE DE DIEU N'EST PAS UNE CONNAISSANCE HABITUELLE
Il
rйsulte de tout cela qu'il n'y a pas en Dieu de connaissance habituelle. Partout oщ il y a
connaissance habituelle, tout n'est pas connu en mкme temps, mais certaines
choses sont connues en acte, et d'autres d'une connaissance habituelle. Or Dieu
connaоt toutes choses par un acte unique, comme on l'a montrй. Il n'existe donc
pas en lui de connaissance habituelle. Qui possиde habituellement quelque chose
et ne pense pas а elle est, d'une certaine maniиre, en puissance; autrement
cependant qu'il l'йtait avant la premiиre comprйhension. Or nous savons que
l'intellect divin n'est en puissance d'aucune maniиre. Il n'y a donc en lui
aucune espиce de connaissance habituelle. En tout intellect qui connaоt
habituellement quelque chose, autre est son essence, autre son opйration
intellectuelle, qui est la considйration elle-mкme: а l'intellect, en effet,
qui connaоt habituellement, manque son opйration, mais son essence ne saurait
lui faire dйfaut. Or, en Dieu, l'essence et l'opйration sont identiques, comme
on l'a montrй. Il n'y a donc pas de connaissance habituelle dans l'intellect
divin. Un
intellect ne connaissant encore que d'une maniиre habituelle n'existe pas selon
sa perfection ultime. C'est pourquoi le bonheur, qui est la meilleure des
choses, est considйrй comme une rйalitй en acte, non comme une possession
seulement habituelle. Si donc Dieu connaоt habituellement par sa substance,
considйrй selon cette substance, il ne sera pas universellement parfait,
contrairement а ce que nous avons montrй plus haut. Nous avons йtabli que Dieu comprend par
son essence, et non par quelques espиces intelligibles ajoutйes а cette
essence. Or tout intellect en disposition habituelle exerce son opйration par
des espиces intelligibles. En effet, cette disposition habituelle est, ou bien
une certaine habilitation de l'intellect а recevoir les espиces intelligibles
qui le mettront en acte de comprйhension; ou bien un groupement ordonnй de ces
espиces intelligibles, existant dans l'intellect, non selon un acte complet,
mais comme dans un milieu entre la puissance et l'acte. Il n'y a donc pas en
Dieu de science habituelle. L'habitus est une sorte de qualitй. Or nulle qualitй ou
accident quelconque ne saurait se rencontrer en Dieu, comme on l'a vu. La
connaissance habituelle ne convient donc pas а Dieu. La disposition en vertu de laquelle on dit
de quelqu'un qu'il n'est qu'habituellement pensant, ou voulant, ou agissant,
est assimilйe а la disposition du dormeur; d'oщ le mot de David, pour йcarter
de Dieu toute disposition habituelle: Non, il ne dort ni ne sommeille, le
gardien d'Israлl. Et l'Ecclйsiastique dit aussi: Les yeux du
Seigneur sont beaucoup plus lumineux que le soleil. Le soleil, en effet,
est toujours lumineux en acte. 57: LA CONNAISSANCE DIVINE N'EST PAS DISCURSIVE
On peut
dйduire de lа que la pensйe divine n'est pas ratiocinative, ou discursive. Notre pensйe est
ratiocinative lorsque nous allons d'un objet de connaissance а un autre, comme
dans nos syllogismes, qui procиdent des principes jusqu'aux conclusions. En
effet, on ne raisonne, on ne discourt pas du fait qu'on examine comment la
conclusion dйcoule des prйmisses, celles-ci et celles-lа йtant tenues sous le
mкme regard. Ceci ne se produit que dans le jugement portй sur un argument, non
dans l'argumentation elle-mкme; non plus qu'une connaissance est matйrielle
pour cette raison qu'elle juge des choses matйrielles. Or, nous avons montrй
que Dieu ne considиre pas une chose aprиs une autre, comme successivement, mais
toutes choses а la fois. Sa connaissance n'est donc pas ratiocinative, ou
discursive, bien qu'il connaisse tout discours et tout raisonnement. Tout esprit qui
raisonne considиre les principes d'un premier regard et les conclusions d'un
autre. Il n'y aurait pas lieu, en effet, aprиs la considйration des principes,
de procйder а la conclusion, Si la vue de ces principes donnait aussi la vue
immйdiate de la conclusion. Or Dieu connaоt tontes choses par une opйration
unique, qui est son essence, ainsi qu'on l'a prouvй. Sa connaissance ne procиde
donc pas par raisonnement. Toute connaissance ratiocinative implique, а la fois,
puissance et acte: les conclusions sont en puissance dans les principes. Or,
dans l'intellect divin, il n'y a aucune place pour la puissance passive, comme
on l'a montrй. Cet intellect ne procиde donc pas par maniиre de discours. En toute science
discursive, il y a nйcessairement quelque chose de causй: les principes sont en
quelque maniиre cause efficiente de la conclusion, ce qui a fait dire de la
dйmonstration qu'elle est un syllogisme faisant savoir. Or, dans la
science divine, il ne peut rien y avoir qui soit causй, puisque cette science
est Dieu lui-mкme, comme on l'a vu. La science de Dieu ne peut donc кtre
discursive. Ce que l'on connaоt naturellement nous est connu sans raisonnement, comme
on le voit pour les premiers principes. Or, en Dieu, il ne saurait y avoir
d'autre connaissance que naturelle, bien plus, essentielle: la science de Dieu
se confondant avec son essence. La connaissance divine ne peut кtre
rationnelle. Tout mouvement se ramиne nйcessairement au premier moteur, qui est
seulement moteur, et non mы. Ce qui est donc а l'origine premiиre du mouvement
est nйcessairement moteur non mы. Or c'est lа l'intellect divin, comme on l'a
montrй. Il faut donc que cet intellect soit absolument moteur non mы. Mais le
raisonnement est un certain mouvement de l'intellect allant d'un terme а un
autre. L'intellect divin ne procиde donc pas par raisonnement. Ce qui est
suprкme en nous est infйrieur а ce qui est en Dieu, car l'infйrieur n'atteint
le supйrieur qu'au sommet de soi-mкme. Or, ce qu'il y a de suprкme dans notre
connaissance, ce n'est pas la raison, mais l'intellect, origine de la raison.
La connaissance de Dieu n'est donc pas rationnelle, mais seulement
intellectuelle. Tout dйfaut est incompatible avec Dieu, dont nous
savons qu'il est absolument parfait. Or la pensйe ratiocinative a pour origine
l'imperfection de la nature intellectuelle. En effet, ce qui est connu par un
autre est moins connu que ce qui est connu par soi, et, pour atteindre ce qui
est connu par un autre, la nature de l'кtre connaissant ne suffit pas si elle
ne passe par ce qui fait connaоtre cet autre. Or dans la connaissance
rationnelle, une chose devient connue par une autre; quant а ce qui est connu
intellectuellement, il l'est par soi, et а son endroit la nature connaissante
suffit sans moyen extйrieur. Il est donc manifeste que la raison est une sorte
d'intellect dйficient. La science divine ne saurait кtre ratiocinative. On comprend sans
dйmarche de la raison ce dont l'image est dans la facultй connaissante: la
puissance visuelle ne discourt pas pour connaоtre la pierre dont la
ressemblance est en elle. Or l'essence divine est la ressemblance de toutes
choses, comme on l'a prouvй. Elle ne procиde donc pas par voie de discours
rationnel pour connaоtre quelque chose. On voit ainsi la rйponse aux objections
qui semblent postuler le raisonnement dans la science divine. Dieu, fait-on
remarquer, ne connaоt les choses que par la mйdiation de son essence. Mais nous
avons montrй que cela ne se fait pas par voie discursive: l'essence divine
n'est pas avec les autres choses dans le rapport de principe а conclusions,
mais bien d'espиce intelligible а choses connues. Certains ont pensй aussi
qu'il ne convenait pas de refuser а Dieu le pouvoir de raisonner par
syllogisme. A cela il faut rйpondre que Dieu possиde la science du syllogisme
par maniиre de jugement et non par dйmarche syllogistique. A cette vйritй,
dйmontrйe par la raison, la Sainte Йcriture ajoute son tйmoignage, car il est
йcrit dans l'Йpоtre aux Hйbreux: Toutes choses sont nues et ouvertes а ses
yeux. En effet, ce que nous savons par raisonnement ne nous est pas de soi
nu et ouvert, mais nous est ouvert et dйcouvert par la raison. 58: DIEU NE COMPREND PAS EN COMPOSANT ET EN DIVISANT
Par
ces mкmes raisons, on peut montrer que l'intellect divin ne comprend pas а la
maniиre d'un intellect qui compose et qui divise. Dieu connaоt toutes choses en connaissant
son essence. Or il ne connaоt pas son essence en composant et divisant. Il se
connaоt, en effet, tel qu'il est, et, en lui, il n'y a aucune composition. Dieu
ne comprend donc pas par voie de composition et de division. Les choses que
l'intellect saisit en composant et en divisant sont de nature а кtre par lui
considйrйes а part: on n'aurait pas besoin de composition et de division Si, du
fait qu'on apprйhendait la quidditй de quelque chose, on savait ce qui lui
appartient ou ne lui appartient pas. Si donc Dieu apprйhendait par maniиre de
composition et de division, il s'ensuivrait qu'il ne verrait pas toutes choses
d'un seul regard, mais chaque chose а part. Ce dont nous avons йtabli le
contraire. En Dieu on ne saurait parler d'avant et d'aprиs. Or la composition et la
division sont postйrieures а la considйration de la quidditй, qui en est le
principe. Il ne peut y avoir composition et division dans l'opйration de
l'intellect divin. L'objet propre de l'intellect est la quidditй. Si
bien que, par rapport а cette quidditй, l'intellect ne peut se tromper, sauf
par accident. Il se trompe, au contraire, quand il a а composer et а diviser.
Ainsi en va-t-il aussi du sens, qui est toujours vrai а l'йgard de ses objets
propres et se trompe а l'йgard des autres. Or, dans l'intellect divin, il n'y a
rien d'accidentel, mais seulement ce qui est par soi. On n'y trouve donc pas de
composition et de division, mais seulement la simple acception des choses. La composition
d'une proposition formйe par un intellect qui compose et divise existe dans
l'intellect lui-mкme, non dans la chose qui est hors de l'вme. Si donc
l'intellect divin juge des choses а la maniиre d'un intellect qui compose et
divise, c'est qu'il est lui-mкme composй. Nous savons que c'est impossible. L'intellect qui
compose et divise juge de diverses choses par des compositions diverses. En
effet, la composition de l'intellect ne dйpasse pas les termes de la
composition. Par suite, la composition par laquelle l'intellect juge que
l'homme est un animal, ne juge pas que le triangle est une figure. D'autre
part, la composition, ou la division, est une certaine opйration de
l'intellect. Si donc Dieu considиre les choses en composant et en divisant, il
s'ensuit que son intellection ne sera pas unique mais multiple. Son essence
alors sera elle-mкme multiple, puisque son opйration intellectuelle est son
essence, comme on l'a montrй. Ceci ne nous oblige pas а dire que Dieu ignore les
йnonciables. Car son essence, bien que une et simple, est l'exemplaire de tous
les multiples et de tous les composйs. De sorte que c'est par elle que Dieu connaоt
toute multitude et toute composition aussi bien de la nature que de la raison. L'autoritй de la
Sainte Йcriture concorde avec tout cela. Il est йcrit dans Isaпe: Car mes
pensйes ne sont pas vos pensйes. Et pourtant il est dit dans le psaume: Le
Seigneur sait les pensйes des hommes, dont on voit assez qu'elles procиdent
par composition et division de l'intellect. Denys dit aussi, au chapitre VII des Noms
divins: Ainsi donc, la Sagesse divine, en se connaissant, connaоt toutes choses:
les choses matйrielles immatйriellement, les divisibles indivisiblement, et la
multiplicitй par maniиre d'unitй. VЙRITЙ59: LA VЙRITЙ DES ЙNONCIABLES N'EST PAS A EXCLURE DE DIEU
Du
fait que la connaissance de l'intellect divin ne procиde pas par maniиre de
composition et de division, on voit bien, d'aprиs ce qui vient d'кtre dit,
qu'on ne saurait lui refuser d'atteindre la vйritй, dont on sait, par le
philosophe, qu'elle n'existe que dans l'intellect qui compose et divise. La vйritй de
l'intellect consiste dans l'adйquation de cet intellect et de la chose, selon
que celui-ci prononce qu'existe ce qui est, ou n'existe pas ce qui n'est pas.
Par suite, la vйritй de l'intellect regarde cela mкme que dit cet intellect et
non l'opйration par laquelle il le dit. Il n'est pas requis, en effet, pour la
vйritй de l'intellect, que l'intellection elle-mкme soit adйquate а la chose,
puisqu'il arrive que la chose soit matйrielle tandis que l'intellection est
immatйrielle. C'est ce que l'intellect dit et connaоt par son intellection qui
doit кtre adйquat а la chose, de telle sorte qu'il en soit dans la rйalitй des
choses comme le dit l'intellect. Or Dieu, dans la simplicitй de son
intelligence, oщ il n'y a ni composition ni division, connaоt non seulement les
quidditйs des choses mais aussi les йnonciations, comme on l'a montrй. Ainsi,
ce que l'intellect divin dit par son intellection, c'est la composition et la
division. Le fait de la simplicitй de l'intellect divin n'exclut donc pas de
lui la vйritй. Lorsque ce qui est dit ou compris est quelque chose
de non-complexe, ce non-complexe lui-mкme, pour ce qui est de lui, n'est ni
adйquat, ni inadйquat а la rйalitй. L'adйquation, en effet, et l'inadйquation
impliquent comparaison; mais le non-complexe, considйrй en soi, ne renferme
aucune comparaison ou application а la rйalitй. De sorte que, en lui-mкme, il
ne peut кtre dit vrai ou faux. C'est seulement du complexe que l'on peut dire
cela, car en lui se trouve dйsignйe la comparaison de l'incomplexe а la rйalitй
par la note de comparaison ou de division. Cependant l'intellect non complexe,
en percevant la quidditй de la chose, le fait selon une certaine
comparaison avec la chose: il l'apprйhende, en effet, comme la quidditй de
cette chose. Et donc, bien que l'incomplexe lui-mкme et la dйfinition ne soient
pas, en tant que tels, vrais ou faux, on dit que l'intellect apprйhendant la quidditй
est toujours vrai par soi, comme on le voit au IIIe Livre du De Anima. Encore
qu'il puisse кtre faux, par accident, pour autant que la dйfinition englobe
quelque composition, ou des parties de la dйfinition entre elles, ou de la
dйfinition totale а l'objet dйfini. Ainsi donc, la dйfinition, - selon qu'on
l'entend de la dйfinition de telle ou telle chose, - apprйhendйe par
l'intelligence, sera dite ou fausse purement et simplement si les parties de la
dйfinition manquent de cohйrence, comme dans animal insensible, ou
fausse relativement а telle chose, comme si l'on prend pour dйfinition du
triangle celle du cercle. Si donc l'on accordait, par impossible, que l'intellect
divin ne connaоt que les incomplexes, il faudrait dire encore qu'il est vrai
par la connaissance de sa quidditй en tant que sienne. La simplicitй divine n'exclut pas la
perfection, car, dans la simplicitй de son кtre, elle possиde tout ce qu'il y a
de perfection dans les autres choses par une certaine accumulation de
perfections et de formes, comme on l'a montrй plus haut. Or, notre intellect,
dans son apprйhension des simples notions, n'atteint pas а son ultime
perfection, car il est encore en puissance par rapport а la composition et а la
division, de mкme que, dans le monde de la nature, les corps simples sont en
puissance par rapport aux mixtes, et les parties par rapport au tout. Ainsi
donc, Dieu, par sa simple intelligence, a cette perfection de connaissance que
notre intellect possиde par sa double connaissance des notions complexes et des
notions simples. Or la vйritй appartient а notre intellect dans la parfaite
connaissance qu'il a de soi, une fois qu'il est parvenu а la composition. Il y
a donc bien aussi vйritй dans la simple intelligence de Dieu elle-mкme. Dieu йtant le
bien de tout bien, puisqu'il a en lui-mкme toutes les bontйs, comme on l'a
montrй plus haut, la bontй de l'intellect ne saurait lui manquer. Or le vrai
est le bien de l'intellect: le philosophe le montre clairement au vie Livre
de l'Йthique. La vйritй est donc en Dieu. C'est ce que dit le psaume: Dieu
est vйridique. 60: DIEU EST LA VЙRITЙ
De ce
que nous venons de dire, il rйsulte que Dieu lui-mкme est la vйritй. La vйritй est une
certaine perfection de l'intelligence, ou de l'opйration intellectuelle, comme
on l'a dit. Cette intellection, se confondant avec l'кtre divin, est parfaite
par elle-mкme, - comme on l'a montrй pour l'кtre divin, - sans que lui advienne
quelque autre perfection. Il faut en conclure que la substance divine est la
vйritй elle-mкme. La vйritй, dit le philosophe, est une certaine bontй de
l'intellect. Or Dieu est sa bontй, comme on l'a montrй. Il est donc aussi
sa vйritй. On ne peut rien affirmer de Dieu par mode de participation, dиs lа qu'il
est son кtre, qui ne participe а rien. Or la vйritй est en Dieu, comme on l'a
vu. Si donc elle ne lui appartient pas par participation, il faut qu'elle le
fasse par essence. Dieu est donc sa vйritй. Bien que, selon le philosophe, le vrai ne
soit pas proprement dans les choses mais dans l'esprit, les choses
sont dites vraies quelquefois en tant qu'elles rйalisent proprement l'acte de
leur nature propre. Ce qui fait dire а Avicenne, dans sa Mйtaphysique, que
la vйritй d'une chose est la propriйtй de l'кtre de cette chose qui a йtй
йtablie en elle, selon qu'une telle chose est de nature а donner de soi une
idйe vraie, et en tant qu'elle imite sa propre idйe existant dans la pensйe
divine. Or Dieu est son essence. Par consйquent, que nous parlions de la vйritй
de l'intellect ou de la vйritй de la chose, Dieu est sa vйritй. Ceci est confirmй
par l'autoritй du Seigneur disant de soi, en saint Jean: Je suis la voie, la
vйritй et la vie. 61: DIEU EST LA TRИS PURE VЙRITЙ
A
partir de ce nous venons de dire, il est manifeste qu'en Dieu est la pure
vйritй, а laquelle nulle faussetй ou mensonge ne peut se mкler. La vйritй rйpugne
а la faussetй, comme la blancheur а la noirceur. Or Dieu est non seulement
vrai, il est la vйritй elle-mкme. Il ne peut donc y avoir de faussetй en lui. L'intellect ne se
trompe pas dans son apprйhension de la quidditй, non plus que le sens par
rapport a son objet propre. Or toute connaissance de l'intellect divin se
prйsente а la maniиre d'un intellect dans sa connaissance des quidditйs, ainsi
qu'on l'a montrй. Il est donc impossible qu'il y ait, dans la connaissance
divine, erreur, tromperie ou faussetй. L'intellect ne se trompe pas quand il
s'agit des principes premiers; il se trompe parfois dans les conclusions
auxquelles il parvient en raisonnant а partir des premiers principes. Or
l'intellect divin ne raisonne pas, ou ne discourt pas, comme on l'a vu. Il ne
peut donc y avoir en lui faussetй ou erreur. Plus un pouvoir de connaissance est йlevй
et plus son objet propre est universel, englobant plus de choses; c'est ainsi
que ce que la vue connaоt par accident, le sens commun ou l'imagination
l'apprйhendent comme englobй par leur objet propre. Or la puissance de
l'intellect divin est au sommet de la sublimitй dans l'ordre de la
connaissance. Tout ce qui est objet de connaissance se rйfиre donc а lui comme
objet de connaissance en propre et par soi, non d'une maniиre accidentelle.
Mais а l'йgard de ces objets de connaissance, la puissance cognitive ne se
trompe pas. Il est donc impossible que l'intellect divin se trompe par rapport
а quelque objet de connaissance que ce soit. La vertu intellectuelle est une certaine
perfection de l'intellect dans l'acte de la connaissance. Or, quand il exerce
sa vertu intellectuelle, l'intellect ne peut dire le faux, mais seulement ce
qui est vrai. En effet, dire le vrai est un acte bon de l'intellect, et c'est
le fait de la vertu de rendre les actes bons. Or l'intellect divin est
plus parfait par sa nature mкme que l'intellect humain par l'habitus de
la vertu; il est, en effet, au terme de la perfection. Il apparaоt donc qu'il
ne peut y avoir de faussetй dans l'intellect divin. La science de l'intellect humain est
causйe en quelque sorte par les choses. C'est pourquoi les objets de science
sont la mesure de la science humaine: le vrai vient de ce que l'intellect juge
que les choses sont de telle ou telle maniиre, et non l'inverse. Mais
l'intellect divin est cause des choses par sa science. C'est donc sa science
qui est la mesure des choses, de mкme que l'art est la mesure des _uvres d'art,
lesquelles sont d'autant plus parfaites qu'elles concordent davantage avec
l'art. Ainsi, le rapport de l'intellect divin aux choses est le mкme que celui
des choses а l'intellect de l'homme. Or, l'erreur qui vient de l'inadйquation
de l'intellect humain aux choses ne se trouve pas dans les choses mais bien
dans l'intellect. Si donc il n'y avait pas adйquation absolue de l'intellect
divin et des choses, l'erreur serait dans les choses et non dans l'intellect
divin. Et pourtant, il n'y a pas d'erreur dans les choses, car autant chaque
chose a d'кtre, autant a-t-elle de vйritй. Il n'existe donc aucune inйgalitй
entre l'intellect divin et les choses; aucune erreur ne peut se trouver dans
cet intellect. De mкme que le vrai est le bien de l'intellect, ainsi
le faux est son mal: nous dйsirons naturellement le vrai et nous
rйpugnons а кtre trompйs par le faux. Or il ne saurait y avoir de mal en Dieu,
- nous l'avons prouvй, - et, par suite, aucune erreur. C'est pour cela qu'on lit dans l'Йpоtre
aux Romains: Dieu est vйridique; dans les Nombres: Dieu n'est pas comme
un homme, menteur; et en saint Jean: Dieu est lumiиre et il n'y a point
de tйnиbres en lui. 62: LA VЙRITЙ DIVINE EST LA VЙRITЙ PREMIИRE ET SUPRКME
Il rйsulte
manifestement de ce que nous venons de dire que la vйritй divine est la vйritй
premiиre et suprкme. La disposition des choses dans l'кtre est aussi la
leur dans l'ordre de la vйritй, comme le dit le philosophe au IIe Livre de sa Mйtaphysique; et cela
parce que l'кtre et la vйritй sont convertibles: il y a en effet vйritй quand
on affirme кtre ce qui est, ou ne pas кtre ce qui effectivement n'est pas. Or
l'кtre divin est premier et absolument parfait. Par consйquent, la vйritй
divine est aussi premiиre et suprкme. Ce qui convient par essence а quelqu'un
lui convient а la perfection. Or la vйritй est attribuйe а Dieu
essentiellement, on l'a montrй. La vйritй divine est donc la premiиre et
souveraine vйritй. La vйritй est en notre esprit en tant qu'il est
adйquat а la rйalitй perзue. Or la cause de l'йgalitй est l'unitй, comme on le
voit au Ve Livre de la Mйtaphysique. Puisque, dans l'intellect divin,
l'intellect et l'objet de l'intellection sont absolument identiques, la vйritй
divine est donc premiиre et suprкme. Ce qui est mesure en quelque genre est
aussi ce qu'il y a de plus parfait dans ce genre: ainsi toutes les couleurs
sont-elles mesurйes par la couleur blanche. Or la vйritй divine est la mesure
de toute vйritй. En effet, la vйritй de notre intellect est mesurйe par les
choses extйrieures а l'вme, puisque cet intellect est dit vrai en tant qu'il
est en accord avec les choses. Quant а la vйritй des choses, elle est mesurйe
par l'intellect divin, qui est la cause des choses, comme on le montrera. C'est
ainsi que la vйritй des _uvres de l'art est mesurйe par l'art de l'artisan, le
coffre est vrai quand il concorde avec l'art. Comme Dieu est aussi
l'intelligence premiиre et le premier intelligible, la vйritй de tout intellect
doit кtre mesurйe par sa vйritй, s'il est vrai que chacun est mesurй par le
premier de son genre, comme le dit le Philosophe au Xe Livre de sa Mйtaphysique.
La vйritй divine est donc la vйritй premiиre, suprкme, et absolument
parfaite. 63: RAISONS DE CEUX QUI VEULENT REFUSER А DIEU LA CONNAISSANCE DES
SINGULIERS
Certains
prйtendent retirer а la perfection de la connaissance divine la connaissance
des singuliers. Ils prennent dans ce but sept voies diffйrentes. 1. La premiиre se
fonde sur la condition mкme de la singularitй. Le principe de la singularitй
йtant la matiиre dйterminйe, il ne semble pas que les singuliers puissent кtre
connus par quelque puissance immatйrielle, s'il est vrai que toute connaissance
se fait par une certaine assimilation. Ainsi, en nous, seules les puissances
qui usent d'organes matйriels, imagination, etc., apprйhendent les singuliers;
l'intellect, au contraire, puissance immatйrielle, ne connaоt pas les
singuliers. Bien moins encore l'intellect divin connaоtra-t-il les singuliers,
lui qui est totalement dйgagй de la matiиre. Dieu, semble-t-il, ne peut donc
absolument pas connaоtre les singuliers. 2. Les singuliers n'existent pas en tout
temps. Ainsi donc: ou bien ils seront toujours connus de Dieu, ou bien ils
seront connus а un moment, inconnus а un autre. La premiиre hypothиse ne peut
pas se vйrifier, car de ce qui n'est pas il n'y a pas de science, laquelle n'a
pour objet que le vrai; - ce qui n'est pas ne saurait кtre vrai. La deuxiиme
hypothиse ne peut non plus se soutenir, car la connaissance de l'intellect
divin est tout а fait invariable, comme on l'a montrй. 3. Les singuliers ne sont pas tous le
fruit de la nйcessitй; certains ont une origine contingente. On ne peut donc
les connaоtre avec certitude que lorsqu'ils existent. Est connaissance
certaine, en effet, celle qui ne peut se tromper. Or toute connaissance d'une
rйalitй contingente, encore а venir, peut кtre entachйe d'erreur, car l'opposй
de ce qu'affirme la connaissance peut se produire. Si en effet, cette
йventualitй contraire ne pouvait se produire, la rйalitй en question serait
nйcessaire. Ainsi donc nous ne pouvons avoir la science des futurs contingents,
mais simplement une estimation conjecturale. Or il faut tenir absolument que
toute connaissance divine est trиs certaine et infaillible, comme on l'a
montrй. Il est impossible ainsi que Dieu commence а connaоtre de nouveau
quelque chose, alors qu'il est immuable. Il semble donc rйsulter de tout cela
que Dieu ne connaоt pas les singuliers contingents. 4. La cause de certains singuliers est la volontй.
Or un effet, avant qu'il n'existe, ne peut кtre connu que dans sa cause: il ne
peut exister qu'en elle avant qu'il ne commence d'exister en lui-mкme. Mais les
mouvements de la volontй ne peuvent кtre connus de personne avec certitude, Si
ce n'est de celui qui veut, au pouvoir de qui se trouvent ces mouvements. Il
semble donc impossible que Dieu ait une connaissance йternelle de cette sorte
de singuliers qui ont leur cause dans la volontй. 5. Le nombre des singuliers est infini. L'infini,
en tant que tel, est inconnu, car tout ce qui est connu est en quelque
sorte mesurй par la comprйhension du connaissant: la mensuration n'йtant rien
d'autre qu'un certain tйmoignage de la chose mesurйe. C'est pourquoi tout art
rйpugne а ce qui n'est pas dйfini. Or les singuliers sont en nombre infini, du
moins en puissance. Il paraоt donc impossible que Dieu connaisse les
singuliers. 6. Les singuliers se prйsentent avec une certaine bassesse. Si la
noblesse de la science se mesure а la noblesse de son objet, la bassesse de
l'objet semble devoir entraоner celle de la science correspondante. Mais
l'intellect divin est d'une noblesse absolue. Cette noblesse ne supporte donc
pas que Dieu connaisse certains кtres trиs bas que comportent les singuliers. 7. Il y a du mal
en certains singuliers. Or le sujet connu йtant en quelque sorte prйsent dans
le sujet connaissant, et le mal ne pouvant exister en Dieu, il semble en
rйsulter que Dieu ne connaоt absolument pas le mal et la privation. Seul en
serait capable l'intellect qui est en puissance: la privation, en effet, ne
peut кtre qu'en puissance. La conclusion serait que Dieu ne peut connaоtre les
singuliers, puisque se trouvent en eux le mal et la privation. 64: PLAN DES RЙPONSES А FAIRE TOUCHANT LA CONNAISSANCE DIVINE
Pour
rйfuter cette erreur au sujet de la connaissance divine, pour mettre aussi en
йvidence la perfection de la science divine, il nous faut chercher avec
diligence la vйritй sur chacun des points prйcйdents et rйfuter ainsi ce qui
est contraire а la vйritй. Nous montrerons donc: 1e que l'intellect divin
connaоt les singuliers; 2e qu'il connaоt ce qui n'est pas en acte; 3e qu'il
connaоt les futurs contingents d'une connaissance infaillible; 4e qu'il connaоt
les mouvements de la volontй; 5e qu'il connaоt l'infini; 6e qu'il connaоt les
кtres les plus infimes et les plus petits; 7e qu'il connaоt les maux et
n'importe quelle privation ou manque. 65: DIEU CONNAОT LES SINGULIERS
Nous
allons donc montrer d'abord que la connaissance des singuliers ne saurait
manquer а Dieu. Nous avons dйjа йtabli que Dieu connaоt les autres
choses en tant qu'il est leur cause. Or les effets de Dieu sont des rйalitйs
singuliиres. Car Dieu cause les choses en cette maniиre qui consiste а les
faire exister en acte. Or les universels ne sont pas des rйalitйs subsistantes;
ils n'ont d'кtre que dans les singuliers, comme on le montre an VIIe Livre de
la Mйtaphysique. Ainsi donc Dieu connaоt les autres choses que soi non
seulement en gйnйral mais aussi dans leur singularitй. Dиs que l'on connaоt les principes qui
constituent l'essence d'une chose, cette chose est nйcessairement connue:
l'homme est connu quand on connaоt l'вme raisonnable et tel corps. Or l'essence
singuliиre est constituйe par la matiиre dйterminйe et par la forme
individuelle: l'essence de Socrate est constituйe par ce corps et cette вme,
comme l'essence de l'homme universel par l'вme et le corps, ainsi qu'on le voit
au VIIe Livre de la Mйtaphysique. Et donc, de mкme que ces derniers
йlйments intиgrent la dйfinition de l'homme universel, ainsi les premiers
composeraient la dйfinition de Socrate si celui-ci pouvait кtre dйfini. Par
suite, quiconque possиde la connaissance de la matiиre, et celle de ce que
dйtermine la matiиre, et celle de la forme individuйe dans la matiиre, ne peut manquer
de la connaissance singuliиre. Or la connaissance de Dieu s'йtend jusqu'а la
matiиre, les accidents individuels et les formes. Dиs lа en effet que son
intellection est son essence, la connaissance ne peut lui faire dйfaut de tout
ce qui est dans son essence de quelque maniиre que ce soit. En cette essence se
trouve virtuellement, comme en son origine premiиre, tout ce qui a l'кtre en
quelque maniиre, puisqu'elle est le principe d'existence premier et universel.
Or la matiиre et l'accident ne sont pas йtrangers а l'кtre, car la matiиre est
de l'кtre en puissance et l'accident est кtre en un autre. La connaissance des
singuliers ne manque donc pas а Dieu. La nature d'un genre ne peut кtre
parfaitement connue si l'on ignore ses diffйrences premiиres et ses propriйtйs:
on ne connaоt pas parfaitement la nature du nombre si on ignore le pair et
l'impair. Or l'universel et le singulier sont les diffйrences ou
les propriйtйs essentielles de l'кtre. Si donc Dieu, en connaissant son
essence, connaоt parfaitement la nature commune de l'кtre, il ne peut manquer
de connaоtre l'universel et le singulier. Or, de mкme qu'il ne connaоtrait pas
parfaitement l'universel s'il connaissait l'intention d'universalitй mais non
la rйalitй universelle telle l'homme ou l'animal, ainsi ne connaоtrait-il pas
parfaitement le singulier s'il connaissait seulement la raison de singularitй
et non tel ou tel singulier. Il faut donc que Dieu connaisse les rйalitйs
singuliиres. Dieu est son кtre mкme; il est aussi son acte de connaоtre, nous l'avons
montrй. Mais dиs lа qu'il est son кtre, on doit trouver en lui, comme en la
premiиre origine de l'кtre, toutes les perfections de l'кtre, ainsi qu'on l'a
vu. Il en rйsulte que dans sa connaissance toute perfection de connaissance
doit кtre prйsente comme en la premiиre source de connaissance. Or ceci ne
serait pas, si lui manquait la connaissance des singuliers, puisque c'est en
cela que consiste la perfection de certains connaissants. Il est donc
impossible que Dieu n'ait pas la connaissance des singuliers. Dans tous les
domaines oщ les йnergies sont ordonnйes entre elles, on remarque que l'йnergie
supйrieure s'йtend а plus de choses, bien qu'elle soit unique, tandis que
l'йnergie infйrieure ne s'йtend qu'а peu d'objets et se divise mкme par rapport
а eux, comme on le voit pour l'imagination et le sens. En effet, la seule force
de l'imagination s'йtend а tout ce que connaissent les cinq pouvoirs sensoriels
et а d'autres objets encore. Or la puissance de connaissance en Dieu est
supйrieure а celle de l'homme. Ainsi donc, tout ce que l'homme connaоt par ses
diverses puissances, par son intelligence, son imagination et ses sens, Dieu
l'atteint par son unique et simple intellect. Dieu connaоt donc les rйalitйs
singuliиres, que nous percevons par nos sens et par notre imagination. L'intellect divin
ne tire pas des choses sa connaissance, comme le nфtre, mais bien plutфt est-il
par sa connaissance cause des choses, ainsi qu'on le montrera ultйrieurement.
La connaissance qu'il a des choses est donc une connaissance de mode pratique.
Or la connaissance pratique n'est parfaite que si elle atteint jusqu'aux
singuliers. En effet, la fin de la connaissance pratique est l'opйration,
laquelle n'existe que par rapport aux singuliers. Par consйquent, la
connaissance que Dieu a des autres choses s'йtend jusqu'aux rйalitйs
singuliиres. Nous avons montrй que le premier mobile est mы par un moteur qui meut
par intelligence et par volontй. Or un moteur ne pourrait causer le mouvement
par son intelligence s'il ne connaissait le mobile en tant que de nature а кtre
mы selon le lieu, ce qui se vйrifie selon qu'il est ici et maintenant, et, par
suite, en tant qu'il est singulier. Ainsi donc l'intellect qui est le moteur du
premier mobile connaоt ce premier mobile en tant qu'il est singulier. Ce
moteur, ou bien on le tient pour Dieu, et alors nous avons notre preuve, ou
bien pour quelque chose d'infйrieur а Dieu. Mais si cet кtre peut connaоtre le
singulier par sa propre force, - ce que notre intellect ne peut faire, -
l'intellect divin le pourra bien davantage. La cause agente l'emporte sur le patient
et l'effet, comme l'acte
sur la puissance. Par suite, la forme de degrй infйrieur ne peut, en agissant,
porter sa ressemblance jusqu'а un degrй supйrieur, tandis que la forme supйrieure
peut par son action communiquer sa ressemblance а un degrй infйrieur; ainsi,
des formes corruptibles sont produites dans ce monde infйrieur par les
influences incorruptibles des йtoiles, mais une puissance corruptible ne peut
produire une forme incorruptible. D'autre part, toute connaissance se fait par
assimilation du connaissant et de l'objet connu, avec cette diffйrence que
l'assimilation, dans le cas de la connaissance humaine, se produit par l'action
des choses sensibles sur les forces humaines de connaissance, tandis que, dans
la connaissance divine, c'est au contraire, par l'action de la forme de
l'intellect divin sur les rйalitйs connues. Ainsi donc la forme des rйalitйs
sensibles, dиs lа qu'elle est individuйe par sa matйrialitй, ne peut pousser la
ressemblance de sa singularitй au point qu'elle soit tout а fait immatйrielle,
mais seulement jusqu'aux puissances qui se servent d'organes matйriels. Cette
ressemblance est йlevйe, par la vertu de l'intellect actif, jusqu'а
l'intelligence, dans la mesure oщ elle est dйpouillйe totalement des conditions
matйrielles. Mais alors la ressemblance de la singularitй de la forme sensible
ne peut parvenir jusqu'а l'intellect humain. La ressemblance de la forme de
l'intellect divin, au contraire, qui atteint jusqu'aux йlйments infйrieurs des
choses auxquels s'йtend sa causalitй, parvient jusqu'а la singularitй de la
forme sensible et matйrielle. L'intellect divin peut donc connaоtre les
singuliers, mais l'intellect humain ne le peut pas. Si Dieu ne connaissait pas les singuliers,
que les hommes eux-mкmes connaissent, il s'ensuivrait cette chose inadmissible
que le philosophe oppose а Empйdocle, а savoir que Dieu serait tout а fait
sot. L'autoritй de la Sainte Йcriture confirme aussi cette vйritй que nous
venons d'йtablir. Il est йcrit en effet dans l'Йpоtre aux Hйbreux: Nulle
crйature n'est invisible devant lui. Quant а l'erreur contraire, elle est
aussi exclue par ces mots de l'Ecclйsiastique: Ne dis pas: je me cacherai de
Dieu, lа-haut qui se souviendra de moi? On voit aussi, d'aprиs cela, que
l'objection contraire ne conclut pas correctement. Car ce par quoi l'intellect
divin comprend, bien qu'immatйriel, est pourtant la ressemblance de la matiиre
et de la forme, en tant que principe premier et efficient de ces deux йlйments. 66: DIEU CONNAIT CE QUI N'EXISTE PAS
Nous
avons а montrer maintenant que la connaissance de ce qui n'existe pas ne manque
pas non plus а Dieu. Nous l'avons vu: le rapport est le mкme de la science
divine aux choses connues que celui des objets de connaissance а notre science
Or le rapport de l'objet de connaissance а notre science est tel que cet objet
peut exister sans que nous en ayons la science, selon l'exemple de la
quadrature du cercle que donne le philosophe, dans les Prйdicaments. Mais
le contraire ne se vйrifie pas. Ainsi donc tel sera le rapport de la science
divine aux autres choses qu'elle puisse s'йtendre aussi а ce qui n'existe pas. La connaissance
de l'intellect divin est dans le mкme rapport avec les autres choses que la
connaissance de l'artisan avec les _uvres de celui-ci; c'est par sa science, en
effet, qu'il est cause des choses. Or l'artisan, par la connaissance de son
art, atteint aussi les _uvres qui n'existent pas encore. Car les formes
artistiques procиdent de la science de l'artisan, pour informer la matiиre
extйrieure et constituer les _uvres de l'art. Rien n'empкche donc que, dans la
science de l'artiste, existent des formes qui n'ont pas encore йtй
extйriorisйes. Ainsi il n'y a pas de difficultй а admettre que Dieu ait la
connaissance de ce qui n'existe pas. Dieu connaоt les autres кtres que soi par
son essence en tant qu'elle est la ressemblance de ce qui procиde de lui, comme
on l'a vu. Or, l'essence divine йtant d'une perfection infinie, ainsi qu'on l'a
montrй, et toute autre chose ayant un кtre et une perfection limitйs, il est
impossible que la totalitй des autres choses soit йgale а la perfection de
l'essence divine. La puissance de la reprйsentation divine s'йtend donc а bien
plus de choses qu'а celles qui existent. Par consйquent, si Dieu connaоt
pleinement la puissance et la perfection de son essence, sa connaissance
s'йtend non seulement а ce qui est mais aussi а ce qui n'est pas. Notre intellect
peut avoir la connaissance mкme de ce qui n'existe pas en acte, par cette
opйration qui porte sur ce qu'est une chose: il peut comprendre
l'essence du lion ou du cheval, mкme si tous les animaux de cette sorte
venaient а disparaоtre. Or l'intellect divin connaоt, а la maniиre de qui
connaоt ce que sont les choses, non seulement les dйfinitions mais aussi les
йnonciations, comme on l'a vu plus haut, ne peut donc avoir connaissance mкme
de ce qui n'existe pas. 67: DIEU CONNAОT LES SINGULIERS FUTURS CONTINGENTS
A
partir de ce que nous venons de dire on peut dйjа voir assez clairement que
Dieu a eu de toute йternitй la science infaillible des contingents singuliers
sans que ceux-ci cessent d'кtre des contingents. Le contingent ne rйpugne а la certitude de
la connaissance que pour autant qu'il est futur, et non en tant qu'il est
prйsent. En effet le contingent, dиs lа qu'il est futur, peut ne pas кtre, et
la connaissance de qui estime qu'il existera peut кtre trompйe: on se trompe si
ce qu'on a jugй devoir arriver n'arrive pas. Mais que le contingent soit
prйsent, pour ce temps-lа il ne peut pas ne pas кtre. Il peut ne pas кtre а
l'avenir: ceci ne regarde plus le contingent en tant que prйsent, mais en tant
que futur. Ainsi la certitude des sens n'est en rien infirmйe lorsque quelqu'un
voit courir un homme, bien que cette proposition soit contingente. Par
consйquent toute connaissance qui porte sur le contingent en tant qu'il est
prйsent, peut кtre certaine. Or le regard de l'intellect divin se porte de
toute йternitй sur chacune des choses qui se passent dans le temps, en tant que
chacune lui est prйsente, comme on l'a montrй. On voit ainsi que rien n'empкche
que Dieu ait de toute йternitй la science infaillible des contingents. Le contingent
diffиre du nйcessaire selon la maniиre dont ils sont contenus dans leur Cause:
le contingent est dans sa cause de telle sorte qu'il puisse, а partir d'elle,
кtre ou ne pas кtre; le nйcessaire, lui, ne peut qu'кtre, а partir de sa cause.
Mais si l'on considиre ce que l'un et l'autre sont en eux-mкmes, il n'y a pas
de diffйrence au point de vue de l'кtre, sur lequel se fonde le vrai. En effet,
le contingent, selon ce qu'il est en lui-mкme, ne comporte pas l'кtre et le
non-кtre, mais seulement l'кtre, bien que le contingent puisse ne pas кtre dans
le futur. Or l'intellect divin connaоt de toute йternitй les choses non
seulement selon l'кtre qu'elles ont dans leurs causes, mais aussi selon l'кtre
qu'elles ont en elles-mкmes. Rien donc n'empкche que Dieu ait une connaissance
йternelle et infaillible des contingents. De mкme qu'un effet dйcoule avec certitude
d'une cause nйcessaire, ainsi le fait-il d'une cause contingente complиte Si
elle n'est pas empкchйe. Or Dieu, qui connaоt toutes choses, comme on l'a vu,
connaоt non seulement les causes des faits contingents mais aussi ce qui peut
les empкcher de les produire. Il sait donc avec certitude si les contingents
sont ou ne sont pas. Qu'un effet dйpasse la perfection de sa cause, voilа
qui n'arrive pas; mais ce qui peut arriver, c'est qu'il soit dйficient par
rapport а elle. C'est ainsi qu'il nous arrive, - а nous dont la connaissance
part des choses, - de connaоtre les choses nйcessaires non pas selon un mode de
nйcessitй mais seulement selon un mode de probabilitй. Or, de mкme que les
choses sont pour nous cause de connaissance, ainsi la connaissance divine
est-elle cause des choses connues. Rien n'empкche donc que soient contingentes
en elles-mкmes des rйalitйs dont Dieu a une science nйcessaire. Un effet dont la
cause est contingente ne peut кtre nйcessaire; car il arriverait que l'effet
existe, malgrй l'йloignement de sa cause. Or la cause d'un effet ultime est а
la fois une cause prochaine et une cause йloignйe. Si donc la cause prochaine
est contingente, son effet devra кtre contingent, mкme Si la cause йloignйe est
une cause nйcessaire: ainsi les plantes ne donnent pas nйcessairement des
fruits bien que le mouvement solaire soit nйcessaire, et cela en raison des
causes contingentes intermйdiaires. Or la science de Dieu, bien qu'elle soit la
cause des choses connues par elle, est pourtant une cause йloignйe. La
contingence des choses connues ne rйpugne donc pas а la nйcessitй de cette
science divine, dиs lа qu'il arrive que les causes intermйdiaires soient
contingentes. La science de Dieu ne serait ni vraie ni parfaite si les choses
n'arrivaient pas de la maniиre dont Dieu les voit arriver dans sa connaissance.
Or Dieu, qui connaоt l'universalitй des кtres, dont il est le principe, connaоt
chaque effet non seulement en lui-mкme mais aussi par rapport а toutes ses
causes. Mais le rapport des effets contingents а leurs causes prochaines est
qu'ils procиdent d'elles d'une maniиre contingente. Ainsi donc la certitude de
la science divine et la vйritй des choses ne suppriment pas la contingence. On voit donc
d'aprиs cela comment rйfuter l'objection que l'on fait contre la connaissance
divine des rйalitйs contingentes. Le changement dans les кtres qui suivent
n'entraоne pas de changement dans les кtres qui prйcиdent, puisqu'on voit les
effets ultimes se produire d'une maniиre contingente а partir de causes premiиres
nйcessaires. Or les choses qui sont connues de Dieu ne prйviennent pas sa
science, comme il en va pour nous, mais elles lui sont postйrieures. Si donc ce
qui est connu de Dieu peut varier, il ne s'ensuit pas que sa science puisse
errer ou varier d'aucune maniиre. Et nous nous abusons selon ce qui s'ensuit
si, pour cette raison que notre connaissance des choses variables est
elle-mкme changeante, nous pensons que cela doive arriver nйcessairement en
toute espиce de connaissance. Quand on dit Dieu sait, ou sut, ce futur, on
conзoit un certain intermйdiaire entre la science divine et la chose sue, а
savoir le moment oщ l'on parle et par rapport auquel ce qui est dit connu de
Dieu se trouve кtre futur. Mais il n'est pas futur au regard de la science
divine qui, existant dans le moment de l'йternitй, se trouve prйsente а toutes
choses. Par rapport а cette science, si on fait abstraction du temps oщ la
parole est prononcйe, on ne peut dire que le futur est connu comme un
non-existant, de telle sorte que l'on puisse se demander s'il peut ne pas кtre,
mais on le dira connu de Dieu comme vu dйjа en son existence. Ceci йtant admis,
la question prйcйdente n'a plus а se poser, car ce qui est dйjа ne peut pas,
par rapport а cet instant, ne pas кtre. L'erreur vient donc de ce que le temps
dans lequel nous parlons coexiste avec l'йternitй, comme aussi le temps passй
(que l'on dйsigne en disant: Dieu sut); on attribue alors а l'йternitй le
rapport du temps passй au futur ce qui ne lui convient absolument pas. De lа
vient que l'on tombe par accident dans l'erreur.
Si toute chose est connue de
Dieu comme vue а la maniиre d'une rйalitй prйsente, on devra dire que
l'existence de ce que Dieu connaоt est nйcessaire, comme il est nйcessaire que
Socrate soit assis du fait qu'on le voit dans cette position. Or ceci n'est pas
nйcessaire absolument, ou, comme le disent certains, d'une nйcessitй de
consйquent, mais sous condition, ou d'une nйcessitй de consйquence. Cette
proposition conditionnelle: si on le voit assis, il est assis, est
nйcessaire. Et donc, si on passe de cette conditionnelle а une proposition
catйgorique, et qu'on dise ce que l'on voit assis, est nйcessairement assis,
il est clair que si on l'entend de ce qui est dit et au sens d'une composition,
cette proposition est vraie; entendue de la rйalitй et par maniиre
de division, elle est fausse. C'est ainsi que, en ce domaine, et en tout
domaine semblable, qui regarde la science de Dieu par rapport aux rйalitйs
contingentes, les opposants font fausse route en ne distinguant pas le sens
composй du sens divisй. Que Dieu connaisse les futurs contingents,
on peut le montrer aussi par l'autoritй de la Sainte Йcriture. Il est йcrit, en
effet, dans la Sagesse, au sujet de la Sagesse divine. Elle sait а
l'avance signes et prodiges, ainsi que la succession des йpoques et des temps. Et,
dans l'Ecclйsiastique: Je t'ai annoncй les choses а l'avance; avant qu'elles
n'adviennent, je te les ai proclamйes. 68: DIEU CONNAОT LES MOUVEMENTS DE LA VOLONTЙ
Nous
avons а montrer maintenant que Dieu connaоt les pensйes des esprits et les
volontйs des c_urs. Tout ce qui existe de quelque maniиre que ce soit est
connu de Dieu, en tant qu'il connaоt son essence: on l'a montrй plus haut. Or
certains кtres sont dans l'вme, d'autres dans les choses en dehors de l'вme.
Dieu connaоt donc toutes les diffйrences de cet кtre et celles qui sont
renfermйes en elles. Or l'кtre qui est dans l'вme consiste en ce qui est dans
la volontй ou dans la pensйe. Il est donc manifeste que Dieu connaоt ce qui
existe dans la pensйe et dans la volontй. Dieu en connaissant son essence connaоt
les autres choses, comme on connaоt les effets par la connaissance de leur
cause. Il connaоt donc en son essence tout ce а quoi s'йtend sa causalitй. Or
cette causalitй s'йtend aux opйrations de l'intellect et de la volontй. En
effet, comme toute chose opиre par sa forme, d'oщ lui vient son кtre, il faut
reconnaоtre que le principe fontal de tout l'кtre, et aussi de toute forme, est
le principe de toute opйration, puisque les effets des causes secondes relиvent
principalement des causes premiиres. Dieu connaоt donc les pensйes et les
affections du c_ur. De mкme que l'кtre divin est premier et, pour cette
raison, cause de tout кtre, ainsi son intellection est premiиre et, pour cela,
la cause intellectuelle de tonte opйration intellectuelle. De mкme donc que
Dieu en connaissant son кtre connaоt l'кtre de toute chose, ainsi, dans la
connaissance de son intellection, et de son vouloir, il connaоt toute pensйe et
toute volontй. Dieu connaоt les choses non seulement selon qu'elles
sont en elles-mкmes mais aussi en tant qu'elles sont dans leurs causes, comme
on l'a vu plus haut: il connaоt, en effet, l'ordre de la cause а son effet. Or
les _uvres de l'art sont dans les artisans par l'intellect et la volontй de
ceux-ci, comme les choses naturelles sont dans leurs causes par les propriйtйs
des causes: les choses naturelles s'assimilent leurs effets par leurs
propriйtйs actives, et, de mкme, l'artisan imprime par son intellect la forme
de l'_uvre d'art par laquelle cette _uvre est assimilйe а l'art dont elle
procиde. Et il en va de mкme pour tout ce qui vient d'un propos dйlibйrй. Dieu
connaоt donc les pensйes et les volontйs. Dieu ne connaоt pas moins les substances
intelligibles que, lui et nous, connaissons les substances sensibles les
substances intellectuelles, en effet, sont plus connaissables, йtant plus en
acte. Or les dйterminations et les inclinations des substances sensibles sont
connues et de Dieu et de nous. Et donc, puisque la pensйe de l'вme se fait par
une certaine dйtermination de forme en elle, et que l'affection est une
certaine inclination de l'вme vers quelque chose, - l'inclination d'une chose
naturelle est appelйe elle-mкme appйtit naturel, - il faut en conclure que Dieu
connaоt les pensйes et les affections des c_urs. Ceci est confirmй par le tйmoignage de la
Sainte Йcriture. Il est йcrit en effet dans les Psaumes: Scrutant les c_urs
et les reins, ф Dieu; dans les Proverbes: Enfer et perdition sont
devant le Seigneur combien plus le c_ur des enfants des hommes; et dans saint
Jean: Lui savait ce qu'il y a dans l'homme. La maоtrise que la volontй possиde sur ses
actes, et par quoi il est en son pouvoir de vouloir ou de ne pas vouloir,
exclut la dйtermination de la puissance а une seule chose et la violence d'une
cause qui agit de l'extйrieur, mais elle n'exclut pas l'influence de la cause
supйrieure d'oщ lui vient l'кtre et l'agir. Ainsi donc la causalitй par rapport
aux mouvements de la volontй est sauvegardйe dans la cause premiиre, qui est
Dieu, de telle sorte qu'en se connaissant lui-mкme celui-ci puisse connaоtre
ces mouvements. 69: DIEU CONNAОT L'INFINI
Il
nous faut montrer maintenant que Dieu connaоt l'infini des choses. Nous l'avons vu:
en se connaissant comme cause de tout, il connaоt les autres choses que lui. Or
il est cause d'un infini de choses, si les кtres sont infinis: il est cause, en
effet, de tout ce qui est. Il connaоt donc ce qui est infini. Dieu connaоt
parfaitement sa puissance, comme on l'a vu. Or une puissance ne peut кtre
parfaitement connue que si l'on connaоt toutes ses possibilitйs, dиs lа que la
quantitй de sa force se mesure en quelque sorte а ces possibilitйs. Mais la
puissance divine, йtant infinie, comme on l'a montrй, s'йtend а l'infinitй des
choses. Dieu connaоt donc cette infinitude. Si la connaissance de Dieu s'йtend а tout
ce qui existe de quelque maniиre que ce soit, comme on l'a montrй, il en
rйsulte qu'il ne connaоt pas seulement l'кtre en acte mais aussi l'кtre en
puissance. Or, dans le monde des choses naturelles, il y a un infini en
puissance, non actualisй, comme le prouve le Philosophe au IIIe Livre des Physiques.
Dieu connaоt donc ce qui est infini, comme l'unitй, qui est le principe du
nombre, connaоtrait les espиces infinies des nombres si elle connaissait tout
ce qui est en elle en puissance: l'unitй, en effet, est tout nombre en
puissance. Dieu connaоt toutes choses par son essence comme par une sorte de moyen
exemplaire. Mais, comme sa perfection est infinie, ainsi qu'on l'a vu, а partir
de cet exemplaire peuvent exister une infinitй de choses dotйes de perfections
finies, car aucune d'entre ces choses, pas plus que la multiplicitй des
reprйsentations, ne peut йgaler la perfection de l'exemplaire: il reste
toujours une nouvelle maniиre de l'imiter. Rien donc n'empкche que Dieu par son
essence puisse connaоtre l'infinitй des choses. L'кtre de Dieu est son intellection. Et
donc, de mкme que son кtre est infini, ainsi l'est son intellection. Or
l'infini est а l'infini ce qu'est le fini au fini. Par consйquent, Si nous
pouvons, selon notre intellection, qui est finie, saisir les choses finies,
ainsi Dieu, selon sa propre intellection, peut comprendre l'infinitй des
choses. L'intellect qui connaоt le plus grand intelligible n'en connaоt pas
moins les plus petits intelligibles, mais bien mieux, au contraire, comme on le voit chez le Philosophe au
IIIe Livre du De Anima. Cela vient de ce que l'intellect n'est pas
corrompu par une intelligibilitй exceptionnelle, comme il en va pour les sens,
mais bien plutфt perfectionnй. Mais si nous considйrons les кtres infinis
qu'ils soient de mкme espиce, comme une infinitй d'hommes, ou d'espиces
infinies, mкme si certains de ces кtres, ou tous ces кtres йtaient, par
impossible, infinis au point de vue quantitatif, l'universalitй de ces кtres
serait d'une infinitй moindre que celle de Dieu. En effet, chacun d'entre eux,
et tous ensemble, auraient un acte d'кtre reзu et limitй а quelque espиce ou
genre, et seraient donc finis а un point de vue, s'йloignant ainsi de l'infinitй
de Dieu, qui est infini purement et simplement, comme on l'a montrй. Rien
n'empкche donc, puisque Dieu se connaоt parfaitement, qu'il connaisse aussi
cette somme d'infinis. Plus un intellect est efficace et limpide dans son
acte de connaissance, et plus il peut connaоtre de choses en une seule ainsi,
toute йnergie est d'autant plus unie qu'elle est plus forte. Or l'intellect
divin est infini au point de vue de l'efficacitй et de la perfection, comme on
l'a vu. Il peut donc connaоtre l'infinitй des кtres par une seule rйalitй, qui
est son essence. L'intellect divin est parfait purement et simplement,
comme son essence. Ainsi, nulle perfection intelligible ne lui manque. Or ce а
quoi notre intellect est en puissance constitue sa perfection intelligible.
Mais il est en puissance а toutes les espиces intelligibles espиces qui sont
infinies, puisque le sont les espиces des nombres et des figures. Il est donc
manifeste que Dieu connaоt toutes ces sortes d'infinis.
Notre intellect connaоt les
infinis en puissance, dиs lа qu'il peut multiplier а l'infini les espиces des
nombres. Si donc l'intellect divin ne connaissait pas les infinis mкme en acte,
il s'ensuivrait, ou que l'intellect humain connaоtrait plus de choses que
l'intellect divin, ou que celui-ci ne connaоtrait pas en acte tous les кtres
qu'il connaоt en puissance. Ces deux consйquences sont, on l'a vu,
inadmissibles. L'infini rйpugne а la connaissance pour autant qu'il
rйpugne au dйnombrement. En effet, dйnombrer les parties de l'infini est
impossible en soi йtant contradictoire. Mais connaоtre quelque chose par le
dйnombrement de ses parties est l'_uvre de l'intellect qui connaоt
successivement partie aprиs partie et non celle de l'intellect qui comprend en
mкme temps les diverses parties. Ainsi donc l'intellect divin n'est pas plus
empкchй de connaоtre l'infini que le fini dиs lа qu'il connaоt sans succession
toutes choses en mкme temps. Toute quantitй consiste en une certaine
multiplication des parties et c'est pourquoi le nombre est la premiиre des quantitйs.
Ainsi donc, lа oщ la pluralitй ne fait aucune diffйrence, rien de ce qui relиve
de la quantitй n'en fait non plus. Or, dans la connaissance de Dieu, plusieurs
choses sont connues а la maniиre d'une seule, puisqu'elles le sont, non par des
espиces diverses, mais par une seule, qui est l'essence de Dieu. Beaucoup de
choses sont donc connues en mкme temps par Dieu. De sorte que, dans la
connaissance de Dieu, la pluralitй ne cause aucune diffйrence. L'infini, qui
relиve de la quantitй, n'en cause donc pas davantage. Pour l'intellect divin,
il n'y a donc pas de diffйrence, que les objets soient finis ou qu'ils soient
infinis. Et, puisqu'il connaоt le fini, rien n'empкche qu'il connaisse aussi ce
qui est infini. La parole du psaume: Sa sagesse est sans mesure, est
en accord avec ce que nous venons de dire. On voit d'aprиs ce qui prйcиde pourquoi
notre intellect ne connaоt pas l'infini comme l'intellect divin. En effet,
notre intellect diffиre de l'intellect divin en quatre choses, qui fondent
cette diffйrence. La premiиre est que notre intellect est fini purement et
simplement, tandis que l'intellect divin est infini. La deuxiиme est que notre
intellect connaоt les choses diverses par des espиces diverses. De sorte qu'il
ne peut embrasser l'infinitй des choses dans une connaissance unique, comme le
fait l'intellect divin. La troisiиme est une consйquence de cela: notre
intellect, connaissant la diversitй par des espиces diverses, ne peut connaоtre
beaucoup de choses en mкme temps; aussi ne pourrait-il connaоtre l'infinitй des
кtres qu'en les dйnombrant successivement. Ceci ne se produit pas pour
l'intellect divin; qui considиre la multiplicitй des choses en mкme temps,
atteinte comme par une seule espиce. La quatriиme chose est que l'intellect
divin regarde ce qui est et ce qui n'est pas, comme on l'a montrй. On voit aussi
comment le mot du Philosophe qui dit que l'infini, en tant qu'infini, n'est
pas objet de connaissance, ne s'oppose pas а la doctrine prйcйdente. En effet,
la notion d'infini appartient а la quantitй, comme il le dit lui-mкme;
l'infini, en tant qu'infini, serait connu s'il йtait atteint par la mensuration
de ses parties, car telle est la connaissance propre de la quantitй. Or Dieu ne
connaоt pas de cette maniиre. Et donc, pour ainsi dire, il ne connaоt pas
l'infini en tant qu'infini mais pour autant qu'il se rapporte а sa science
comme s'il йtait fini, ainsi qu'on l'a montrй. Il faut savoir cependant que Dieu ne
connaоt pas l'infinitй des кtres d'une science de vision, pour user des
expressions d'autrui, car les кtres infinis ni ne sont en acte, ni n'ont йtй ni
ne seront, puisque la gйnйration n'est infinie d'aucune part, comme l'enseigne
la foi catholique. Dieu connaоt pourtant l'infinitй par sa science de simple
intelligence. Car Dieu connaоt les infinis qui ne sont, ne seront et ne
furent, et qui nйanmoins sont en puissance de la crйature. Il connaоt aussi les
infinis qui sont en sa puissance et qui ne sont, ni ne seront ni n'ont йtй. Par consйquent,
pour ce qui regarde la question de la connaissance des singuliers, on peut
rйpondre par la distinction de la majeure; car les singuliers ne sont pas en
nombre infini. S'ils l'йtaient cependant, Dieu ne les connaоtrait pas moins. 70: DIEU CONNAОT LES CHOSES LES PLUS INFIMES
Nous
avons а mettre en lumiиre а prйsent que Dieu connaоt les choses les plus
humbles, et que cela ne rйpugne pas а la noblesse de sa science. Plus une force
active est puissante et plus son action rayonne au loin, comme on le voit mкme
dans le monde des actions sensibles. Or, la puissance de l'intellect divin dans
l'acte de connaоtre les choses est comme une force active: l'intellect divin
connaоt non pas du fait qu'il aurait а recevoir des choses, mais bien plutфt du
fait qu'il agit sur elles. Cette puissance intellective йtant infinie, comme on
l'a vu, il est clair qu'elle doit s'йtendre jusqu'а ce qui est le plus йloignй.
Or, le degrй de noblesse et de bassesse se mesure dans tous les кtres par
rapport а leur proximitй ou а leur distance а l'йgard de Dieu, qui lui se
trouve au sommet de la noblesse. Ainsi donc les rйalitйs les plus humbles du
monde sont connues de Dieu en raison de la puissance suprкme de son
intelligence. Tout ce qui est, en tant qu'il existe et qu'il est tel ou tel, est en
acte, et ressemble а l'acte premier: de lа lui vient sa noblesse. Йgalement, ce
qui est en puissance, participe а la noblesse par son rapport а l'кtre: on dit
qu'il existe, en raison de ce rapport. On voit donc que chaque chose,
considйrйe en elle-mкme, est quelque chose de noble; on ne parle de bassesse
qu'en regard de ce qui est plus noble. Or, les plus nobles des choses ne sont
pas moins йloignйes de Dieu que les plus infimes d'entre elles ne le sont des
plus hautes. Et donc, si cette derniиre distance йtait un obstacle а la
connaissance de Dieu, la premiиre le serait bien plus. Il s'ensuivrait que Dieu
ne connaоtrait rien d'autre que soi. Ce dont nous avons montrй la faussetй. Si
donc Dieu connaоt autre chose que soi, si noble qu'il puisse кtre, de la mкme
faзon il connaоt toute autre chose, si basse qu'on la dise. Le bien de
l'ordre universel est plus noble que celui de quelque partie de l'univers, dиs
lа que chacune des parties est ordonnйe, comme а une fin, au bien de l'ordre
rйalisй dans le tout, ainsi qu'on le voit chez le Philosophe, au XIe Livre de
la Mйtaphysique. Si donc Dieu connaоt quelque nature йlevйe, il
connaоtra а plus forte raison l'ordre de l'univers. Or, celui-ci ne peut кtre
connu si l'on ignore les parties nobles et les parties infimes dont les
йloignements et les rapports constituent l'ordre de l'univers. On doit donc
conclure que Dieu connaоt non seulement les кtres nobles mais aussi ceux qu'on
juge plus vils. La bassesse des objets connus ne rejaillit pas par
elle-mкme sur celui qui connaоt, car il est de la notion mкme de connaissance
que le connaissant contient les espиces des objets connus selon sa maniиre
d'кtre. C'est par accident que la bassesse de ces objets peut rejaillir sur le
sujet connaissant, ou bien parce que la considйration de ces objets le retire
de la pensйe d'objets plus йlevйs, ou bien parce que la pensйe de ces objets
l'incline а quelque affection dйsordonnйe. Ce qui ne saurait exister pour Dieu,
on l'a montrй. La connaissance des rйalitйs infimes ne dйroge donc pas а la
noblesse divine mais bien plutфt relиve de la perfection divine, а laquelle il
appartient de prйcontenir en soi toutes choses, ainsi qu'on l'a vu. Une force n'est
pas estimйe petite du fait qu'elle peut rйaliser de petites choses mais quand
elle est dйterminйe а de petites choses, car une force qui peut de grandes
choses peut aussi s'йtendre а de petites choses. Ainsi donc, la connaissance
qui peut atteindre а la fois des objets nobles et vils ne doit pas кtre jugйe
vile pour autant, mais seulement cette connaissance qui ne s'йtend qu'aux
choses de peu, comme il arrive pour nous. Car autre notre considйration des
choses divines, autre celle des choses humaines, et autres aussi les sciences
qui portent sur ces deux sortes d'objets: ce qui permet d'appeler vile la
connaissance infйrieure par comparaison avec l'autre. Or, en Dieu, il n'en va
pas ainsi. C'est par la mкme science et par la mкme connaissance qu'il se voit
lui-mкme et qu'il voit les autres choses. Par suite, nulle bassesse ne
s'attache а sa science du fait qu'il connaоt les rйalitйs les plus vulgaires. Le Livre de la
Sagesse fait йcho а cette doctrine lorsqu'il dit de la Sagesse divine: Elle
atteint partout grвce а sa puretй et rien de souillй ne pйnиtre en elle. On voit d'aprиs
ce qui prйcиde que l'objection rapportйe plus haut ne s'oppose pas а la vйritй
qu'on vient de mettre en lumiиre. La noblesse d'une science se dйtermine par
les objets auxquels cette science est principalement ordonnйe et non par tout
ce qui tombe dans le champ de cette science. En effet, aux sciences les plus
nobles des hommes appartiennent non seulement les кtres les plus йlevйs mais
aussi les plus humbles la philosophie premiиre dйploie sa pensйe depuis l'кtre
premier jusqu'а l'кtre en puissance, le dernier parmi les кtres. C'est ainsi
que les кtres infimes sont compris dans la pensйe divine comme connus en mкme
temps que l'objet principal, а savoir l'essence divine en laquelle tout le
reste est connu, comme on l'a montrй. Il est йvident aussi que cette vйritй ne
s'oppose pas а ce qu'йcrit le philosophe au XIe Livre de sa Mйtaphysique. Car,
а cet endroit, son propos est de montrer que l'intellect divin ne connaоt pas
autre chose que soi, qui serait sa perfection en tant qu'objet principalement
connu. Et, а ce point de vue, il dit qu'il vaut mieux ignorer les choses
viles que de les connaоtre а savoir quand la connaissance est diverse des
objets quelconques et des objets йlevйs, et que la premiиre empкche la seconde. 71: DIEU CONNAОT LE MAL
Il
nous reste а montrer maintenant que Dieu connaоt aussi le mal. Quand on connaоt
le bien, on connaоt le mal qui lui est opposй. Or, Dieu connaоt tous les biens
particuliers, auxquels s'opposent des maux. Dieu connaоt donc ces maux. Les notions des
contraires ne sont pas contraires dans l'вme; autrement, elles ne seraient pas
ensemble dans l'вme, ni elles ne seraient connues en mкme temps. Ainsi donc, la
notion qui fait connaоtre le mal ne rйpugne pas au bien mais plutфt appartient
а la notion de bien. Si donc toutes les notions de bien se trouvent en Dieu, en
raison de sa perfection absolue, on l'a vu plus haut, il est clair que la
notion qui fait connaоtre le mal ne lui est pas йtrangиre. Dieu connaоt donc
aussi les maux. Le vrai est le bien de l'intellect: un intellect est dit bon, en effet, du
fait qu'il connaоt le vrai. Or, le vrai, c'est non seulement que le bien est le
bien mais aussi que le mai est le mal. En effet, comme le vrai consiste а
affirmer l'existence de ce qui est, ainsi le vrai consiste-t-il aussi а
affirmer l'inexistence de ce qui n'est pas. Ainsi donc le bien de l'intellect
consiste йgalement dans la connaissance du mai. Or, l'intellect divin йtant
parfait dans le bien, aucune des perfections intellectuelles ne saurait lui
manquer. La connaissance du mal lui est donc prйsente. Dieu connaоt la distinction des choses,
comme l'a montrй. Or, la nйgation entre dans la notion de distinction les
choses distinctes sont celles dont l'une n'est pas l'autre. C'est ainsi que les
rйalitйs premiиres distinctes par elles-mкmes, impliquent mutuellement leur
propre nйgation. Ce qui fait que les propositions nйgatives qui s'y rйfиrent
sont immйdiates comme: aucune quantitй n'est une substance. Dieu connaоt
donc la nйgation. Or, la privation est une certaine nйgation dans un sujet
dйterminй, comme on le voit au IVe Livre de la Mйtaphysique. Dieu connaоt donc
la privation. Et, par suite, le mal qui n'est autre chose que la privation
d'une perfection qu'on devrait avoir. Dieu ne connaоt pas seulement la forme
mais aussi la matiиre, comme on l'a montrй. Or, йtant de l'кtre en puissance,
la matiиre ne peut кtre parfaitement connue si l'on ignore ce а quoi s'йtend sa
puissance, comme cela se vйrifie pour toutes les autres puissances. Or, la
puissance de la matiиre s'йtend et а la forme et а la privation, car ce qui
peut кtre peut aussi ne pas кtre. Dieu connaоt donc la privation. Et, par
suite, il connaоt aussi le mal. Si Dieu connaоt quelque chose d'autre que
soi, il connaоt surtout ce qui est excellent. Or, tel est l'ordre de l'univers,
auquel tous les biens particuliers sont ordonnйs comme а leur fin. Mais, dans
l'ordre de l'univers, il est des choses destinйes а empкcher les dommages qui
pourraient provenir de certaines autres, comme on le voit pour ce qui est donnй
aux animaux en vue de leur dйfense. Dieu connaоt donc ces sortes de dommages,
et, par consйquent, les maux. La connaissance des maux n'est jamais blвmйe chez
nous en tant qu'appartenant de soi а la science, c'est-а-dire au point de vue
du jugement portй sur les maux, mais seulement par accident pour autant que la
considйration du mal peut entraоner а le faire. Or, ceci ne peut exister en
Dieu, parce qu'il est immuable, comme on l'a montrй. Rien n'empкche donc que
Dieu connaisse le mal. A ceci rйpond ce qui est dit au Livre de la
Sagesse: Contre la Sagesse le mal ne saurait prйvaloir; dans les Proverbes:
L'enfer et l'abоme sont prйsents au Seigneur; dans le psaume: Mes pйchйs
ne te sont pas cachйs; au Livre de Job: Car Lui connaоt la vanitй des
hommes; et voyant le crime, ne lui prкte-t-il pas attention? Or, il faut
savoir qu'а l'йgard de la connaissance du mal et de la privation, il en va
autrement pour l'intellect divin et pour le nфtre. Notre intellect connaоt
chaque chose par autant d'espиces propres et diverses; par suite, ce qui est en
acte, il le connaоt par une espиce intelligible, par quoi il est lui-mкme en
acte. Et donc, il peut connaоtre la puissance, en tant qu'il est, а un moment,
en puissance а une telle espиce intelligible; de sorte que, de mкme qu'il
connaоt l'acte pur en acte, il connaоt aussi la puissance par la puissance. Et,
parce que la puissance est impliquйe dans la notion de privation, - la
privation йtant une nйgation dont le sujet est un кtre en puissance, - il
s'ensuit qu'il appartient en quelque maniиre а notre intellect de connaоtre la
privation pour autant qu'il est de nature а кtre en puissance. Il est vrai
qu'on pourrait dire aussi que la connaissance de la puissance et de la
privation est impliquйe dans la connaissance elle-mкme de l'acte. L'intellect
divin, qui n'est d'aucune faзon en puissance, ne connaоt pas la privation de la
maniиre que nous venons de dire. Car s'il connaissait quelque chose par une
espиce qui ne serait pas lui-mкme, il s'ensuivrait nйcessairement que son
rapport а cette espиce serait celui d'une puissance а un acte. Il faut donc que
Dieu comprenne uniquement par cette espиce qui est son essence. Et, par suite,
qu'il se comprenne seulement comme le premier objet d'intellection. Mais en se
comprenant soi-mкme, il connaоt toute chose, comme on l'a montrй; non seulement
les actes, mais aussi les puissances et les privations.
Tel est le sens des paroles
que le philosophe йnonce au IIIe Livre du De Anima: Comment connaоt-il le
mal, ou le noir? Car il connaоt en quelque maniиre les contraires. Il faut donc
qu'il soit en puissance de connaissance et en acte d'кtre en lui-mкme. Mais si
quelqu'un ne renferme pas de contraire (а savoir en puissance), il se
connaоt lui-mкme et il est en acte, et il est sйparable. Point n'est besoin
de suivre l'explication d'Averroиs, qui veut tirer de ce texte que l'intellect
qui n'est qu'en acte ne connaоt nullement la privation. Le sens du passage est
que cet intellect ne connaоt pas la privation pour la raison qu'il est en
puissance а quelque chose d'autre, mais parce qu'il se connaоt lui-mкme et est toujours
en acte. Il faut savoir aussi que si Dieu se connaissait de telle maniиre que, en
se connaissant, il ne connaоtrait pas les autres кtres, qui sont des biens
particuliers, il ne connaоtrait nullement la privation ou le mal. Car au bien
qu'il est lui-mкme ne s'oppose pas de privation, puisque la privation et son
opposй se vйrifient par rapport а la mкme chose et qu'ainsi nulle privation ne
peut s'opposer а ce qui est acte pur. Ni, par suite, aucun mal. Ainsi donc, si
on admet que Dieu ne connaоt que soi, en connaissant le bien qu'il est
lui-mкme, il ne connaоtra pas le mal. Mais parce qu'en se connaissant lui-mкme,
il connaоt les кtres qui sont par nature sujets а la privation, il faut qu'il
connaisse les privations et les maux qui s'opposent aux biens particuliers. Il faut savoir
encore que, de mкme que Dieu, sans raisonnement de l'intellect, connaоt les
autres choses en se connaissant lui-mкme, comme on l'a montrй, ainsi n'est-il
pas nйcessaire que sa connaissance soit discursive si c'est par les biens qu'il
connaоt les maux. Le bien, en effet, est comme la raison de la connaissance du
mal. Et donc, les maux sont connus par les biens comme le sont les choses par
leurs dйfinitions, et non comme des conclusions par les principes. Et ce n'est pas
non plus imperfection de la connaissance divine si elle atteint les maux par la
privation des biens. Car le mal ne dit existence qu'en tant qu'il est privation
du bien. Et donc, c'est seulement de cette maniиre qu'il est connaissable, car
chaque chose est connaissable dans la mesure oщ elle est. VOLONTЙ72: DIEU EST DOUЙ DE VOLONTЙ
En
ayant terminй avec ce qui concerne l'intelligence divine, il nous reste а
йtudier maintenant la volontй de Dieu. C'est en effet parce que Dieu est
intelligent qu'il est douй de volontй. Le bien saisi par l'intelligence йtant
en effet l'objet propre de la volontй, le bien saisi par l'intelligence doit
кtre, en tant que tel, voulu. Or l'objet saisi par l'intelligence dit rapport
au sujet qui saisit. Il est donc nйcessaire que le sujet qui dans son
intelligence saisit le bien comme tel, soit capable de le vouloir. Or Dieu,
dans son intelligence, saisit le bien; parfaitement intelligent en effet, il
saisit l'кtre du mкme coup sous sa raison de bien. Dieu est donc douй de
volontй. Quiconque possиde une certaine forme, est mis par cette forme en rapport
avec diverses rйalitйs de la nature: le bois blanc, par sa blancheur, ressemble
ainsi а certaines choses, et diffиre d'autres. Or dans le sujet qui fait acte
d'intelligence ou de sensation, existe la forme de la rйalitй perзue et sentie,
puisque toute connaissance naоt d'une certaine ressemblance. Il faut donc que
le sujet qui fait acte d'intelligence ou de sensation soit en rapport avec les
rйalitйs qu'il perзoit et qu'il sent, telles qu'elles existent dans la nature.
Or ce rapport ne vient pas du fait que l'on pense et que l'on sent; car de ce
fait s'йtablit plutфt un rapport des choses au sujet qui les perзoit par son
intelligence et par ses sens, car percevoir par l'intelligence et par les sens
fait que les choses existent dans l'intelligence et dans les sens selon le mode
respectif de ces facultйs. C'est la volontй et l'appйtit qui йtablissent ce
rapport entre le sujet qui perзoit par ses sens et son intelligence et la chose
qui existe а l'intйrieur de l'вme. Voilа pourquoi tous les кtres qui sont douйs
de sensation et d'intelligence, le sont de dйsir et de volontй, la volontй
ressortissant en propre au domaine de l'intelligence. Puis donc que Dieu est
intelligent, il doit кtre douй de volontй. Ce qui йchoit а tout existant, s'accorde
avec l'existant en tant qu'il est existant. Une telle convenance doit se
rйaliser au maximum dans celui qui est le premier existant. Or c'est le propre
de chaque existant de tendre vers sa perfection et vers la conservation de son
кtre. Chacun le fait а sa maniиre, l'кtre intelligent par la volontй, l'animal
par l'appйtit sensible, l'кtre privй de sens par l'appйtit naturel. Les кtres
qui possиdent leur perfection le font autrement que ceux qui ne la possиdent pas.
Ceux qui ne la possиdent pas tendent а l'acquйrir par la vertu appйtitive, par
le dйsir, de leur genre; ceux qui la possиdent se reposent en elle. Cela ne
peut manquer de se rйaliser chez le premier кtre, qui est Dieu. Йtant
intelligent, Dieu possиde en lui la volontй, grвce а laquelle il se complaоt en
son propre кtre et en sa propre bontй. Plus l'acte d'intelligence est parfait,
plus il est agrйable а celui qui en est le sujet. Mais Dieu fait acte
d'intelligence, d'un acte absolument parfait, nous l'avons vu. Cet acte
d'intelligence lui est donc souverainement agrйable. Or le plaisir intellectuel
est le fait de la volontй, comme le plaisir sensible est le fait de l'appйtit
concupiscible. Il y a donc volontй en Dieu. La forme examinйe par l'intelligence ne
meut ni ne cause quoi que ce soit, si ce n'est par l'intermйdiaire de la
volontй, dont l'objet, fin et bien, pousse а agir. L'intelligence spйculative
ne meut donc pas, pas plus que l'imagination sans l'estimative. Mais la forme
de l'intelligence divine est cause de mouvement et d'кtre chez les autres: Dieu
produit les choses par son intelligence, on le montrera plus loin. Il faut donc
qu'il soit douй de volontй. De toutes les facultйs motrices chez les кtres douйs
d'intelligence, la premiиre est la volontй. C'est la volontй en effet qui
applique chaque puissance а son acte: nous faisons acte d'intelligence, parce
que nous le voulons; nous faisons acte d'imagination parce que nous le voulons,
etc. Il en est ainsi parce que son objet est fin, compte tenu cependant du fait
que l'intelligence, non point par mode de cause efficiente et motrice, mais par
mode de cause finale, meut la volontй, en lui proposant son propre objet, la
fin. Il convient donc souverainement au premier moteur d'кtre douй de volontй. Est libre ce
qui est cause de soi. Aussi
le libre inclut l'idйe de ce qui est par soi. Or c'est en premier la volontй
qui possиde la libertй dans l'agir; pour autant, en effet, que quelqu'un agit
volontairement, on dit qu'il accomplit librement ses actions. Il convient donc
au plus haut point que le premier agent agisse par volontй, lui а qui il
convient au plus haut point d'agir par soi. La fin et l'agent qui tend а la fin sont
toujours d'un mкme ordre, dans le monde des choses: la fin prochaine,
proportionnйe а l'agent, tombe ainsi sous la mкme espиce que l'agent, ceci
aussi bien dans l'ordre de la nature que dans l'ordre de l'art; la forme
artistique qui fait agir l'artisan est en effet l'espиce de la forme qui est
dans la matiиre, forme qui est la fin de l'artisan, et la forme du feu
gйnйrateur grвce auquel celui-ci agit est de mкme espиce que la forme du feu
engendrй, qui est la fin de la gйnйration. Or il n'y a rien qui soit du mкme
ordre que Dieu, sinon Dieu lui-mкme: autrement il y aurait plusieurs premiers,
ce dont on a prouvй le contraire plus haut. Dieu n'est donc pas seulement la
fin digne d'кtre dйsirйe, mais il est pour ainsi dire la fin qui se dйsire
comme fin. Ceci d'un appйtit intellectuel, puisqu'il est intelligent. Cet
appйtit, c'est la volontй. La volontй existe donc en Dieu. Cette volontй en
Dieu est attestйe par la Sainte Йcriture. Il est dit dans le psaume: Tout ce
qu'il a voulu, le Seigneur l'a fait; et dans l'Йpоtre aux Romains: Qui
rйsiste а sa volontй? 73: LA VOLONTЙ DE DIEU EST SA PROPRE ESSENCE
Tout
ceci montre bien que la volontй de Dieu n'est rien d'autre que son essence. Nous venons de
voir en effet qu'il convient а Dieu d'кtre douй de volontй dans la mesure oщ il
est douй d'intelligence. Or on a prouvй que Dieu est intelligent par son
essence. Il est donc aussi douй de volontй. La volontй de Dieu est donc sa
propre essence. De mкme que l'acte d'intelligence est la perfection
du sujet intelligent, de mкme le vouloir pour le sujet douй de volontй: l'un et
l'autre sont des actes immanents au sujet, ne passant pas dans quelque sujet
passif, comme c'est le cas dans l'action de chauffer. Mais l'acte
d'intelligence de Dieu est son acte d'кtre: la raison en est que l'acte d'кtre
de Dieu йtant en soi absolument parfait, il n'admet aucune perfection qui
viendrait de surcroоt. Le vouloir divin est donc l'кtre mкme de Dieu. Et donc
la volontй de Dieu est l'essence mкme de Dieu. Йtant donnй que tout agent agit en tant
qu'il est en acte, Dieu, qui est acte pur, doit agir par sa propre essence. Or
vouloir est une certaine opйration de Dieu. Il faut donc que Dieu exerce son
vouloir par son essence. Sa volontй est donc son essence. Si la volontй
йtait quelque chose de surajoutй а la substance divine, alors que la substance
divine est complиte dans son кtre, il s'ensuivrait que la volontй lui
arriverait comme un accident а un sujet; il en dйcoulerait que la substance
divine se comparerait а elle-mкme comme la puissance par rapport а l'acte, et
qu'il y aurait composition en Dieu. Autant de conclusions qui ont йtй rejetйes
plus haut. Il n'est donc pas possible que la volontй vienne s'ajouter а
l'essence divine. 74: L'ESSENCE DIVINE, PRINCIPAL OBJET DE LA VOLONTЙ DE DIEU
Il
ressort de lа que l'objet principal de la volontй de Dieu est son essence. On l'a dit, le
bien saisi par l'intelligence est l'objet de la volontй. Or ce que Dieu saisit
au premier chef par son intelligence, c'est l'essence divine. L'essence divine
est donc ce sur quoi porte au premier chef la volontй de Dieu. L'objet de
l'appйtit est а l'appйtit ce qu'est le moteur а l'objet mы. Il en va de mкme de
l'objet de la volontй par rapport а la volontй, puisque la volontй rentre dans
le genre des puissances appйtitives. Si donc la volontй de Dieu avait comme
objet principal autre chose que l'essence mкme de Dieu, il faudrait en conclure
que la volontй divine aurait au-dessus d'elle quelque chose de supйrieur qui la
mouvrait. Ce qui prйcиde prouve le contraire. L'objet principal de la volontй est pour
chaque sujet qui fait acte de volontй la cause de son vouloir. Quand nous
disons: Je veux marcher pour guйrir, nous croyons rendre compte de la
cause; mais si l'on demande Pourquoi veux-tu guйrir?, de cause en cause
on arrivera jusqu'а la fin derniиre, qui est l'objet principal de la volontй,
lequel est par lui-mкme la cause du vouloir. Si donc Dieu voulait, а titre
d'objet principal, autre chose que lui-mкme, il en rйsulterait que la cause de
son vouloir serait diffйrente de lui. Mais son vouloir est identique а son
кtre. Quelque chose d'autre sera donc alors la cause de son кtre. Ce qui va
contre la raison du premier кtre. Chaque sujet qui fait acte de volontй a
pour objet principal de son vouloir sa propre fin derniиre: la fin en effet est
voulue pour elle-mкme et c'est а travers elle que tout le reste est voulu. Or,
la fin derniиre, c'est Dieu lui-mкme, car il est le souverain bien. Il est donc
lui-mкme le principal objet de sa volontй. Chaque puissance a avec son objet
principal une proportion d'йgalitй. Comme le montre en effet le Philosophe au
1er livre du Ciel et du Monde, la puissance d'une chose est mesurйe
selon ses objets. La volontй est donc en proportion d'йgalitй avec son objet
principal; de mкme l'intelligence, de mкme aussi les sens. Or la volontй divine
n'est en proportion d'йgalitй avec rien d'autre que l'essence mкme de Dieu.
L'objet principal de la volontй divine est donc l'essence de Dieu. Comme, par
ailleurs, l'essence divine est l'intelligence en acte de Dieu et tout ce qu'on
peut lui attribuer d'autre, il en dйcoule clairement que de la mкme maniиre, et
au premier chef, Dieu se veut intelligence en acte, volontй en acte, un, etc. 75: DIEU, EN SE VOULANT, VEUT TOUT LE RESTE
A
partir de lа, il est possible de montrer que
Dieu, en se voulant, veut tout le reste. A qui veut en effet une fin а titre
principal, il revient de vouloir, en considйration de la fin, tout ce qui s'y
rapporte. Or Dieu est lui-mкme la fin derniиre des choses, comme ce qui a йtй
dit plus haut le manifeste en partie. Du fait donc qu'il se veut кtre, il veut
aussi tout le reste, ordonnй а lui comme а la fin. Chacun dйsire la perfection de ce qu'il
veut et de ce qu'il aime pour soi: ce que nous aimons pour soi, nous le voulons
trиs bon, et, autant qu'il est possible, toujours en amйlioration et en
augmentation. Or Dieu lui-mкme veut et aime son essence pour elle-mкme. Mais
l'essence divine, en elle-mкme, n'est capable ni d'augmentation ni de
multiplication; elle est capable de multiplication seulement selon sa
similitude, participйe par un grand nombre. Dieu veut donc la multitude des
choses, du fait qu'il veut et aime son essence et sa perfection. Quiconque aime
quelque chose en soi et pour elle-mкme, aime en consйquence tous les кtres en
qui il la dйcouvre: celui qui aime la douceur pour elle-mкme aime
nйcessairement tout ce qui est doux. Mais Dieu veut et aime son кtre en soi et
pour lui-mкme. Par ailleurs tout autre кtre est par similitude une certaine
participation а l'кtre de Dieu. Il en rйsulte que Dieu, du mкme coup qu'il se
veut et s'aime lui-mкme, veut et aime tout le reste. En se voulant, Dieu veut tout ce qui
existe en lui. Or tous les кtres prйexistent d'une certaine maniиre en lui par
leurs propres idйes. En se voulant, Dieu veut donc aussi tout le reste. Plus un кtre est
puissant, plus sa causalitй s'йtend а des objets nombreux et toujours plus
йloignйs. Or la causalitй de la fin consiste en ce que tout le reste est dйsirй
а cause d'elle. Plus la fin est parfaite et davantage voulue, plus la volontй
de celui qui veut cette fin s'йtend а un grand nombre d'objets en raison de
cette fin. Or l'essence divine est absolument parfaite sous le rapport de la
bontй et de la fin. Elle йtendra donc souverainement sa causalitй sur une
multitude d'кtres, de telle maniиre que ces кtres soient voulus а cause d'elle,
et d'abord par Dieu qui, de toute sa puissance, la veut en perfection. La volontй suit
l'intelligence. Mais Dieu, dans son intelligence, se saisit lui-mкme
principalement, saisissant tout le reste en lui. De mкme se veut-il
principalement, et, en se voulant, veut-il tout le reste. Tout ceci est
confirmй par l'autoritй de l'Йcriture. Il est dit au Livre de la Sagesse:
Tu aimes tout ce qui existe, et tu ne hais rien de ce que tu as fait. 76: DIEU SE VEUT ET VEUT TOUT LE RESTE, D'UN SEUL ACTE DE VOLONTЙ
Ceci
йtabli, il suit que Dieu se veut et veut tout le reste d'un seul acte de
volontй. C'est en effet dans une opйration unique, par un acte unique, que toute
puissance se porte а son objet et а la raison formelle de son objet. C'est
ainsi que nous voyons la lumiиre et la couleur, celle-ci rendue visible en acte
par la lumiиre, dans un mкme acte de vision. Or quand nous voulons quelque
chose en raison seulement de la fin, ce que nous dйsirons ainsi en vue de la
fin reзoit de celle-ci sa raison d'objet voulu: la fin est ainsi а cette chose
comme la raison formelle а l'objet, telle la lumiиre а la couleur. Йtant donnй
que Dieu veut toutes les choses pour lui-mкme, comme а titre de fin, c'est donc
d'un seul acte de volontй qu'il se veut et qu'il veut tout le reste. Ce que l'on connaоt
et dйsire parfaitement, on le connaоt et on le dйsire selon toute sa
virtualitй. Or la virtualitй de la fin ne consiste pas seulement en ce que la
fin est dйsirйe en elle-mкme, mais encore en ce que d'autres choses deviennent
dйsirables а cause de la fin. Celui qui dйsire parfaitement la fin, la dйsire
de l'une et de l'autre maniиre. Mais on ne peut poser en Dieu, chez qui rien
n'est imparfait, un acte de volontй selon lequel il se voudrait et ne se
voudrait pas parfaitement. En tout acte par lequel Dieu se veut, Dieu se veut
de maniиre absolue, et il veut tout le reste а cause de lui. Tout ce qui est
diffйrent de lui, Dieu ne le veut qu'autant qu'il se veut lui-mкme, comme nous
l'avons prouvй plus haut. Reste donc que ce n'est pas par un acte, puis par un
autre acte de volontй que Dieu se veut lui-mкme et qu'il veut le reste, mais
bien d'un seul et mкme acte. Ce que nous avons dit plus haut le montre clairement:
dans l'acte de connaissance il y a discours en tant que nous connaissons а part
les principes, et que des principes nous en venons aux conclusions; si en effet
nous avions l'intuition des conclusions dans les principes mкmes, au moment oщ
nous connaissons ces principes, il n'y aurait pas discours, pas plus qu'il n'y
en a quand nous voyons quelque objet dans un miroir. Or ce que sont les
principes par rapport aux conclusions en matiиres spйculatives, les fins le
sont par rapport aux moyens ordonnйs а la fin dans le domaine des opйrations et
des appйtits. De mкme que nous connaissons les conclusions par le moyen des
principes, de mкme est-ce la fin qui commande l'appйtit et la mise en _uvre des
moyens ordonnйs а la fin. Si donc quelqu'un veut sйparйment la fin et les
moyens ordonnйs а cette fin, il y a en quelque sorte discours dans sa volontй.
Ce discours est impossible en Dieu: puisque Dieu est en dehors de tout
mouvement. Il faut donc en conclure que Dieu se veut, lui-mкme et les autres
кtres, simultanйment et d'un mкme acte de volontй. Puisque Dieu se veut lui-mкme toujours, а
supposer qu'il se veuille lui-mкme par un acte et qu'il veuille les autres
кtres par un acte diffйrent, il s'ensuivrait qu'il y aurait en lui,
simultanйment, deux actes de volontй. C'est impossible, car une puissance
simple ne peut produire en mкme temps deux opйrations. En tout acte de volontй, l'objet de
volition est, par rapport au sujet qui veut, comparable au moteur par rapport а
l'objet mы. Si donc il y a une action de la volontй divine par laquelle Dieu
veut les autres кtres, distincte de la volontй par laquelle Dieu se veut
lui-mкme, il y aura en Dieu quelque chose d'autre que lui-mкme qui mettra en
mouvement sa volontй. C'est impossible. Nous avons prouvй dйjа qu'en Dieu le
vouloir est identique а l'кtre. Or en Dieu il n'y a qu'un кtre unique. Il n'y a
donc en Dieu qu'un unique vouloir. Le vouloir appartient а Dieu en tant qu'il
est intelligent. De mкme que c'est dans un mкme acte qu'il se connaоt, lui et
tout le reste en tant que son essence est l'exemplaire de tous les кtres, de
mкme est-ce dans un seul acte qu'il se veut, lui et tous les autres кtres, en
tant que sa bontй est la raison de toute bontй. 77: LA MULTITUDE DES OBJETS DE VOLITION NE S'OPPOSE PAS А LA
SIMPLICITЙ DE DIEU
La
multitude des objets de volition n'est donc pas incompatible avec l'unitй et la
simplicitй de la substance divine. Les actes en effet se distinguent suivant
les objets. Si donc la pluralitй des objets voulus par Dieu entraоnait en lui
une certaine multiplicitй, il en rйsulterait qu'il ne pourrait y avoir en lui
une seule opйration de la volontй. Ce qui contredit ce que nous venons de
montrer. Nous avons montrй aussi que Dieu veut les autres кtres, en tant qu'il
veut sa propre bontй. Il y a donc entre les кtres et la volontй de Dieu le mкme
rapport qu'il y a entre eux et la maniиre dont ils sont embrassйs par sa bontй.
Or tous les кtres sont un dans la bontй de Dieu; ils sont en Dieu en effet
selon son mode а lui, les кtres matйriels dans l'immatйrialitй, les кtres
multiples dans l'unitй. Il faut donc conclure que la multitude des objets de volition
ne multiplie pas la substance divine. Intelligence et volontй divines ont une
йgale simplicitй: l'une et l'autre sont la substance divine, comme on l'a
prouvй. Or la multitude des objets saisis par l'intelligence n'engendre pas de
multitude dans l'essence de Dieu, ni de composition dans son intelligence. La
multitude des objets de volition n'engendre donc pas davantage de diversitй
dans l'essence de Dieu ni de composition dans sa volontй. Ajoutons qu'entre
la connaissance et l'appйtit il y a cette diffйrence que la connaissance se
fait pour autant que l'objet connu est prйsent d'une certaine maniиre dans le
sujet connaissant, alors qu'au contraire il y a appйtit par rйfйrence а la
chose dйsirйe, que le sujet de l'appйtit recherche, ou en laquelle il se
repose. C'est pourquoi le bien et le mal, qui concernent l'appйtit, sont dans
les choses; alors que le vrai et le faux, qui concernent la connaissance, sont
dans l'esprit, comme le note le Philosophe, au VIe livre de la Mйtaphysique. Or qu'une chose
soit en rapport avec beaucoup d'autres n'est point contraire а sa simplicitй,
puisque l'unitй est le principe de nombres trиs divers. La multitude des objets
voulus par Dieu ne rйpugne donc pas а sa simplicitй. 78: LA VOLONTЙ DIVINE S'ЙTEND А CHACUN DES BIENS PARTICULIERS
Il
apparaоt donc que nous ne sommes pas obligйs de dire, sous prйtexte de
sauvegarder la simplicitй divine, que Dieu veut tous les autres biens d'une
maniиre gйnйrale, en tant qu'il se veut, lui, comme principe des biens qui
peuvent dйcouler de lui, mais qu'il ne les veut pas en particulier. Le vouloir
implique en effet rйfйrence du sujet qui veut а la chose voulue. Or rien
n'empкche la simplicitй divine d'кtre mise en rapport avec beaucoup d'кtres
mкme singuliers: on dit bien de Dieu qu'il est trиs bon ou qu'il est premier
par rapport а des кtres singuliers, sa simplicitй ne l'empкche donc pas de
vouloir, mкme distinctement, en particulier, des кtres diffйrents de lui. Le rapport de la
volontй divine avec les autres кtres rйside en ceci que ces кtres puisent leur
part de bontй dans la dйpendance oщ ils sont de la bontй divine, laquelle est
pour Dieu sa raison de vouloir. Mais ce n'est pas seulement l'universalitй des
biens, c'est aussi chacun d'entre eux qui prend part а la bontй, comme il prend
part а l'кtre, en dйpendance de la bontй de Dieu. La volontй de Dieu s'йtend
donc а chacun des biens. Au dire du Philosophe, au XIe livre de la Mйtaphysique,
l'univers se rйvиle riche d'un double bien d'ordre: l'un selon lequel tout
l'univers est ordonnй а ce qui lui est extйrieur, comme une armйe est ordonnйe
а son chef; l'autre selon lequel les parties de l'univers sont ordonnйes entre
elles, comme le sont les divers йlйments d'une armйe. Mais ce deuxiиme ordre
est pour le premier. Or Dieu, du fait qu'il se veut comme fin qu'il est, veut
comme ordonnйs а la fin les кtres qui lui sont ordonnйs. Il veut donc le bien
d'ordre d'un univers tout entier ordonnй а lui-mкme, comme le bien d'ordre des
parties de l'univers organisйes entre elles. Or le bien de l'ordre est la
rйsultante de biens singuliers. Dieu veut donc aussi les biens singuliers. Si Dieu ne
voulait pas les biens singuliers dont se compose l'univers, il en rйsulterait
que le bien de l'ordre serait, dans l'univers, le fait du hasard. Il n'est pas
possible en effet qu'une partie de l'univers organise tous les biens
particuliers en un ordre universel; seule le peut la cause universelle de tout
l'univers, Dieu, qui agit par sa volontй, comme on le montrera plus bas. Que
l'ordre de l'univers soit le fait du hasard, c'est chose impossible; cela
entraоnerait comme consйquence qu'un nombre beaucoup plus grand de rйalitйs
infйrieures seraient le fait du hasard. Reste donc que Dieu veut mкme les biens
singuliers. Le bien apprйhendй par l'intelligence, en tant que tel, est voulu. Mais
l'intelligence de Dieu apprйhende mкme les biens particuliers, comme on l'a
prouvй plus haut. Dieu veut donc aussi les biens particuliers. Nous en trouvons
confirmation dans le tйmoignage de l'Йcriture. Le livre de la Genиse montre
la complaisance de la volontй divine envers chacune de ses _uvres; Dieu vit
que la lumiиre йtait bonne; et de mкme des autres _uvres. Pour conclure, de
toutes ensemble il est йcrit: Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et cela
йtait trиs bon. 79: DIEU VEUT MКME CE QUI N'EXISTE PAS ENCORE
S'il y
a vouloir par rйfйrence du sujet qui veut а l'objet voulu, d'aucuns pourront
croire que Dieu ne veut que ce qui existe: les кtres en relation doivent en
effet exister ensemble: l'un disparu, l'autre disparaоt, comme l'enseigne le
Philosophe. Si donc il y a vouloir par rйfйrence du sujet qui veut а l'objet
voulu, nul ne peut vouloir que ce qui existe. II en va encore de la volontй, dite
par rйfйrence aux objets voulus, comme de la cause et du crйateur. On
ne peut appeler Dieu crйateur, ou Seigneur, ou Pиre, sinon de ce qui existe. On
ne peut donc dire de Dieu qu'il veut, sinon qu'il veut ce qui existe. En poussant plus
loin, on pourrait conclure, si le vouloir de Dieu est immuable comme l'est son
кtre, et si Dieu ne veut que ce qui existe en acte, qu'il ne veut rien qui
n'existвt toujours. Certains rйpondent а cela que les кtres qui
n'existent pas en soi existent en Dieu, et dans son intelligence. Rien
n'empкche donc Dieu de vouloir, en tant qu'ils existent en lui-mкme, les кtres
qui n'existent pas en soi. Cette rйponse ne paraоt pas suffisante. A s'en tenir
lа on dira en effet que tout sujet de volition veut quelque chose du fait que
sa volontй est mise en rapport avec l'objet voulu. Si donc la volontй de Dieu
ne se met en rapport avec un objet voulu qui n'existe pas, qu'autant que cet
objet existe en Dieu et dans l'intelligence de Dieu, il en rйsultera que Dieu
ne voudra pas autrement cette chose qu'en en voulant l'existence en lui et dans
son intelligence. Or ce n'est pas ce que veulent dire les tenants de cette
rйponse; mais bien que Dieu veut qu'existent mкme en soi de tels кtres qui
n'existent pas encore. En revanche, si la volontй se rйfиre а la chose
voulue par son objet qui est le bien saisi par l'intelligence, l'intelligence,
elle, non seulement apprйhende que le bien existe en soi, mais qu'il existe
aussi dans une nature propre; et la volontй se rйfйrera а la chose voulue non
seulement en tant qu'elle existe dans le sujet connaissant, mais aussi en tant
qu'elle existe en soi. Disons donc que, le bien saisi par l'intelligence
mettant en branle la volontй, le vouloir lui-mкme devra suivre les conditions
de l'apprйhension; ainsi les mouvements des autres mobiles suivent eux aussi
les conditions du moteur qui est la cause du mouvement. Or la relation du sujet
qui apprйhende а la chose apprйhendйe est la consйquence de l'apprйhension
elle-mкme; le sujet est mis en rapport avec l'objet par lа mкme qu'il
l'apprйhende. Or le sujet n'apprйhende pas seulement la chose comme existant en
lui, mais comme existant dans sa nature propre; car nous ne connaissons pas
seulement que la chose est saisie par notre intelligence, - ce qui est pour
elle exister dans notre intelligence, - mais nous connaissons aussi qu'elle
existe, ou qu'elle a existй, ou qu'elle existera, dans sa nature propre. Quand
bien mкme cette chose n'existe alors que dans le sujet connaissant, la relation
qui dйcoule de l'apprйhension s'йtablit cependant avec la chose, non point en
tant qu'elle existe dans le sujet qui connaоt, mais en tant qu'elle existe
selon sa nature propre, telle que l'apprйhende le sujet qui connaоt. La relation de la
volontй de Dieu s'йtablit donc avec la chose qui n'existe pas en tant qu'elle
existe dans une nature propre sous une certaine modalitй de temps, et non pas
seulement en tant qu'elle existe en Dieu qui la connaоt. Dieu veut donc que la
chose qui n'existe pas maintenant existe selon une certaine modalitй de temps;
il ne veut pas simplement la connaоtre. Il n'en va pas de mкme d'ailleurs de la
relation du sujet qui veut а l'objet voulu, de celle du crйateur а l'objet
crйй, de celle du fabricant а l'objet fabriquй, ou du Seigneur а la crйature
qui lui est soumise. Le vouloir est en effet une action immanente au sujet qui
veut: il n'oblige pas l'intelligence а apprйhender quelque chose d'extйrieur.
Faire, crйer, gouverner, au contraire, impliquent dans leur signification une
action qui se termine а un effet extйrieur, sans l'existence duquel une telle
action est impensable. 80: DIEU VEUT NЙCESSAIREMENT SON КTRE ET SA BONTЙ
De
tout ce qui prйcиde il rйsulte que Dieu veut nйcessairement son кtre et sa
bontй, et qu'il ne peut vouloir le contraire. Nous avons vu dйjа que Dieu veut son кtre
et sa bontй а titre d'objet principal, comme raison pour lui de vouloir les
autres choses. En tout objet de volition, Dieu veut donc son кtre et
sa bontй, de mкme qu'en toute couleur le regard voit la lumiиre. Or il est
impossible que Dieu veuille quelque chose autrement qu'en acte; en cas
contraire il le ferait en puissance seulement, ce qui est impossible, puisque
son vouloir est identique а son acte d'кtre. Il est donc nйcessaire qu'il
veuille son кtre et sa bontй. Tout sujet de volition veut nйcessairement sa fin
derniиre: ainsi l'homme veut nйcessairement son bonheur, et ne peut vouloir son
malheur. Or Dieu se veut кtre а titre de fin derniиre. C'est donc
nйcessairement que Dieu se veut кtre, et il ne peut pas vouloir ne pas кtre. Dans le domaine
des appйtits et des opйrations, la fin se comporte de la mкme maniиre que le
principe indйmontrable dans le domaine spйculatif. De mкme qu'en matiиre
spйculative les conclusions dйcoulent des principes, de mкme dans le domaine
des actions et des appйtits la raison de tout ce qui est а faire et а dйsirer
se tire de la fin. Or, en matiиre spйculative, l'intelligence accorde
nйcessairement son adhйsion aux premiers principes indйmontrables, l'adhйsion а
des principes contraires йtant absolument impossible. La volontй adhиre donc
nйcessairement а la fin ultime, de telle maniиre qu'elle ne peut vouloir le
contraire. Si donc la volontй divine n'a pas d'autre fin que Dieu lui-mкme,
c'est nйcessairement que Dieu se veut кtre. Toutes les choses, en tant qu'elles
existent, ressemblent а Dieu, qui est l'йtant premier et suprкme. Or toutes les
choses, en tant qu'elles existent, aiment naturellement leur кtre, chacune а sa
maniиre. Bien plus encore Dieu aime donc naturellement son кtre. Or sa nature,
nous l'avons montrй plus haut, c'est d'кtre par soi, nйcessairement. C'est donc
nйcessairement que Dieu se veut кtre. Toute la perfection, toute la bontй qui
est dans les crйatures, convient essentiellement а Dieu. Or aimer Dieu est la
suprкme perfection de la crйature raisonnable: c'est par lа qu'elle s'unit
d'une certaine maniиre а Dieu. Cet amour existe donc essentiellement en Dieu.
C'est donc nйcessairement que Dieu s'aime. Et c'est ainsi qu'il se veut кtre. 81: DIEU NE VEUT PAS NЙCESSAIREMENT CE QUI EST DIFFЙRENT DE LUI
Si la
volontй de Dieu a pour objet nйcessaire la bontй divine et l'кtre divin,
d'aucuns pourraient croire qu'elle a aussi les autres кtres pour objet
nйcessaire, puisque Dieu veut les autres кtres en voulant sa propre bontй. Mais
а y bien rйflйchir on voit clairement qu'il ne veut pas les autres кtres par
nйcessitй. La volontй de Dieu a en effet pour objet les autres кtres en tant qu'ils
sont ordonnйs а la fin qu'est sa propre bontй. Or la volontй ne se porte pas
avec nйcessitй sur ce qui est moyen ordonnй а la fin, si la fin peut exister
sans lui. Un mйdecin, par exemple, n'est pas tenu par nйcessitй, supposй la
volontй qu'il a de guйrir un malade, d'appliquer а ce malade tels remиdes sans
lesquels nйanmoins il peut le guйrir. Puisque la bontй de Dieu peut exister
sans qu'il y ait d'autres кtres, et que ces кtres, qui plus est, ne lui
ajoutent rien, il n'y a donc pour Dieu aucune nйcessitй а vouloir d'autres
кtres du seul fait qu'il veut sa propre bontй. Le bien saisi par l'intelligence йtant
l'objet propre de la volontй, la volontй peut se porter sur n'importe quel
objet conзu par l'intelligence, lа oщ est sauvegardйe la raison de bien. Aussi,
bien que l'кtre de n'importe quel existant, en tant que tel, soit bon, et que
le non-кtre soit mauvais, le non-кtre lui-mкme peut tomber sous la volontй,
sans que ce soit par nйcessitй, en raison d'un bien annexe qui se trouve
sauvegardй. Tel acte d'кtre est un bien, en effet, mкme si tel autre n'existe
pas. La volontй, selon sa propre nature, ne peut donc pas vouloir que n'existe
pas ce bien unique sans l'existence duquel la raison de bien est totalement
supprimйe. Or de tel bien il n'en existe pas hormis Dieu. La volontй, selon sa
propre nature, peut donc vouloir qu'aucun кtre n'existe, hormis Dieu. Mais en
Dieu la volontй existe dans toute sa puissance, puisque tout en lui est universellement
parfait. Dieu peut donc vouloir que rien d'autre n'existe en dehors de lui. Ce
n'est donc pas par nйcessitй qu'il veut l'existence d'кtres diffйrents de lui. Dieu, en voulant
sa bontй, veut qu'il existe des кtres diffйrents de lui, mais ayant part а sa
bontй. Йtant infinie, la bontй de Dieu peut кtre participйe sous des modes
infinis, et diffйrents de ceux sous lesquels les crйatures existent maintenant.
Si donc Dieu, du fait qu'il veut sa propre bontй, voulait nйcessairement les
кtres qui ont part а cette bontй, il s'ensuivrait qu'il voudrait l'existence
d'une infinitй de crйatures, ayant part а sa bontй sous des modes infinis. Ce
qui est йvidemment faux: car, si Dieu les voulait, elles existeraient, la
volontй de Dieu йtant le principe d'existence des choses, comme on le montrera
plus loin. Dieu n'est donc pas nйcessitй а vouloir les кtres, mкme ceux qui
existent actuellement. La volontй du sage, portant sur la cause, porte du
mкme coup sur l'effet qui dйcoule nйcessairement de la cause; ce serait folie
de vouloir l'existence du soleil au-dessus de la terre et qu'il n'y eыt pas de
clartй du jour. Mais, du fait que l'on veut une cause, il n'est pas nйcessaire
que l'on veuille un effet qui ne suit pas nйcessairement cette cause. Or, nous
le verrons, les choses ne procиdent pas de Dieu par nйcessitй. Il n'est donc
pas nйcessaire que Dieu, du fait qu'il se veut, veuille les autres choses. Les choses
procиdent de Dieu, comme les produits manufacturйs des mains de l'artisan. Or
l'artisan, malgrй la volontй qu'il a de possйder son mйtier, ne veut pas pour
autant, de faзon nйcessaire, produire des objets de son art. Dieu non plus ne
veut donc pas nйcessairement l'existence d'кtres diffйrents de lui. Voyons donc
pourquoi Dieu, alors qu'il connaоt nйcessairement les кtres diffйrents de lui,
ne les veut pas nйcessairement, bien que, pourtant, du fait qu'il se connaоt et
se veut, il les connaisse et les veuille. En voici la raison: qu'un sujet douй
d'intelligence saisisse intellectuellement une chose, c'est le fait d'un
certain comportement de ce sujet, la prйsence en lui de la ressemblance de la
chose que l'intelligence saisit en acte. Mais que le sujet douй de volontй
veuille une chose, c'est le fait d'un certain comportement de l'objet voulu:
nous voulons une chose soit parce qu'elle est la fin, soit parce qu'elle est
ordonnйe а la fin. Or la perfection divine exige nйcessairement que tous les
кtres existent en Dieu pour qu'ils puissent avoir en lui leur intelligibilitй;
par contre, la bontй divine n'exige pas nйcessairement l'existence d'autres
кtres qui lui soient ordonnйs comme а leur fin. C'est ainsi qu'il est
nйcessaire que Dieu connaisse les autres кtres, non point qu'il les veuille.
Aussi Dieu ne veut-il pas tous les кtres qui pourraient avoir rapport avec sa
bontй; il connaоt par contre tous les кtres qui d'une maniиre ou d'une autre
ont rapport avec son essence, grвce а laquelle il fait acte d'intelligence. 82: QUE DIEU VEUILLE, D'UNE MANIИRE QUI NE SOIT PAS NЙCESSAIRE,
D'AUTRES КTRES QUE LUI, CELA N'ENTRAОNE-T-IL PAS DES CONSЙQUENCES INADMISSIBLES?
A
supposer que Dieu ne veuille pas nйcessairement ce qu'il veut, il semble qu'on
en arrive а des consйquences inadmissibles. Si en effet la volontй de Dieu n'est pas
dйterminйe par les objets de volition sur lesquels elle se porte, elle semble
se porter indiffйremment а l'un ou а l'autre de ces objets. Or toute facultй
ouverte indiffйremment а l'un ou а l'autre de ses objets est en quelque sorte
en puissance; le rapport а-l'un-ou-а-l'autre est en effet une espиce de
possible contingent. La volontй de Dieu sera donc en puissance. Elle ne sera
donc pas la substance mкme de Dieu, en laquelle, comme nous l'avons dйjа
montrй, il n'y a aucune puissance. De plus, si l'йtant en puissance, en tant
que tel, est capable de changement, car ce qui peut кtre peut ne pas кtre, il
en rйsulte que la volontй divine est capable de changement. S'il est naturel
pour Dieu de vouloir quelque chose а l'йgard des кtres dont il est la cause, ce
vouloir est nйcessaire. Or il ne peut rien y avoir en Dieu qui soit contre
nature: il ne peut rien y avoir en lui par accident ou par violence. Si l'кtre qui se
comporte indiffйremment а l'йgard de l'une ou de l'autre chose ne tend
davantage vers l'une, de prйfйrence а l'autre, que dйterminй par un facteur
йtranger, il faut ou bien que Dieu ne veuille aucun des кtres а l'йgard
desquels, des uns ou des autres, il se comporte indiffйremment, - nous
avons montrй le contraire plus haut, - ou bien qu'il soit dйterminй а l'un par
un facteur йtranger. Ainsi il y aura un facteur, antйrieur а lui, qui le
dйterminera а choisir tel кtre. Mais aucune de ces conclusions n'est
nйcessaire. Le rapport а l'une ou а l'autre chose peut convenir а une facultй de
deux maniиres, soit qu'on le prenne du cфtй de la facultй, soit qu'on le prenne
du cфtй de la chose а laquelle elle se rйfиre. Du cфtй de la facultй, quand
elle n'a pas encore atteint la perfection qui la dйterminera а l'une de ces
choses. Cette indйtermination rejaillit sur son imperfection et souligne la
potentialitй qui se trouve en elle. Ainsi en va-t-il pour l'intelligence d'un
homme qui doute, tant qu'elle n'a pas atteint les principes qui la dйterminent
а une conclusion. - Du cфtй de la chose а laquelle elle se rйfиre, une facultй
se trouve en rapport indiffйrent а l'une ou l'autre chose quand la perfection
de l'opйration de la facultй ne dйpend lui de l'une ni de l'autre de ces
choses, mais peut кtre en rapport avec les deux, de mкme que tel mйtier peut
utiliser divers instruments pour accomplir de faзon exactement semblable le
mкme ouvrage. Ceci ne relиve pas de l'imperfection de la facultй, mais souligne
plutфt son excellence, en tant qu'elle domine l'une et l'autre des parties
opposйes et n'est ainsi dйterminйe par aucune d'elles, а l'йgard desquelles elle
se comporte indiffйremment. Ainsi en va-t-il de la volontй de Dieu а l'йgard
des autres кtres: sa fin ne dйpend d'aucun d'entre eux, puisqu'elle est
elle-mкme unie а sa fin d'une maniиre absolument parfaite. Il n'est donc pas
nйcessaire de supposer une quelconque potentialitй dans la volontй divine. Il n'est pas
davantage nйcessaire d'y supposer quelque mutabilitй. Si en effet la volontй de
Dieu ne comporte aucune potentialitй, elle ne peut, en ce qui concerne les
кtres dont elle est la cause, prйfйrer sans aucune nйcessitй l'un des opposйs,
en ce sens qu'il faille la considйrer en puissance а l'un et а l'autre, de
telle maniиre qu'elle voudrait d'abord en puissance les deux, puisqu'elle
voudrait en acte, alors qu'elle est toujours en acte de vouloir tout ce qu'elle
veut, non seulement а l'йgard d'elle-mкme, mais йgalement а l'йgard des кtres
dont elle est la cause; l'objet de la volition n'a pas en effet de rйfйrence
nйcessaire а la bontй divine, laquelle est l'objet propre de la volontй de Dieu;
ceci а la maniиre dont nous parlons de propositions non nйcessaires, mais
possibles, quand le lien du prйdicat au sujet n'est pas nйcessaire. Ainsi,
lorsqu'on dit que Dieu veut cet кtre dont il est la cause, il est clair
qu'il s'agit d'une proposition qui n'est pas nйcessaire, mais possible, non pas
de la maniиre dont on dit qu'une chose est possible selon une certaine
puissance, mais de la maniиre, avancйe par le Philosophe au Ve livre de la Mйtaphysique,
dont on dit d'une chose qu'il n'est ni nйcessaire ni impossible qu'elle
soit. Qu'un triangle, par exemple, ait deux cфtйs йgaux, voilа une proposition
possible, et possible sans que ce soit suivant une certaine puissance,
puisqu'il n'y a, en mathйmatiques, ni puissance ni mouvement. Le rejet de cette
nйcessitй dont nous venons de parler ne supprime donc pas l'immutabilitй de la
volontй de Dieu, telle que la confesse la Sainte Йcriture au 1er livre des Rois:
Le triomphateur en Israлl n'est pas flйchi par le repentir. Bien que la
volontй divine ne soit pas dйterminйe par rapport aux кtres dont elle est la
cause, on n'est pas obligй d'affirmer pour autant qu'elle ne veut aucun d'eux
ou qu'elle est dйterminйe а le vouloir par un agent extйrieur. Puisque c'est le
bien saisi par l'intelligence qui, а titre d'objet propre, dйtermine la volontй;
puisque, d'autre part, l'intelligence de Dieu n'est pas йtrangиre а sa volontй,
l'une et l'autre йtant sa propre essence, si donc la volontй de Dieu est
dйterminйe а vouloir quelque chose par la connaissance qu'en a son
intelligence, cette dйtermination de la volontй divine ne sera pas le fait d'un
agent йtranger. L'intelligence divine saisit en effet non seulement l'кtre
divin identique а sa bontй, elle saisit йgalement les autres biens, nous
l'avons dйjа montrй. Ces biens, elle les saisit d'ailleurs comme de certaines
similitudes de la bontй et de l'essence de Dieu, non pas comme leurs principes.
Ainsi la volontй divine tend vers eux comme des кtres en convenance avec sa
bontй, non point comme des кtres nйcessaires а sa bontй. Il en va
d'ailleurs de mкme pour notre volontй; quand elle incline vers quelque chose
qui est purement et simplement nйcessaire а la fin, elle y est poussйe par une
certaine nйcessitй; quand au contraire elle tend vers quelque chose en raison
d'une simple convenance, elle n'y tend pas par nйcessitй. Aussi bien la volontй
divine ne tend-elle pas davantage par nйcessitй vers les кtres dont elle est la
cause. Et
qu'on ne pose pas en Dieu, en raison de ce qui prйcиde, quelque chose qui soit
contre-nature. La volontй de Dieu en effet veut d'un seul et mкme acte et Dieu
et les autres кtres; mais tandis que le rapport de la volontй de Dieu а Dieu
lui-mкme est un rapport nйcessaire et de nature, le rapport de la volontй de
Dieu avec les autres кtres est un rapport de convenance, qui n'est ni
nйcessaire ni naturel, ni violent ou contre-nature: c'est un rapport volontaire,
et il est nйcessaire, а ce qui est volontaire, de n'кtre ni naturel, ni
violent. 83: C'EST PAR NЙCESSITЙ DE SUPPOSITION QUE DIEU VEUT QUELQUE CHOSE
D'AUTRE QUE LUI
Bien
que, en ce qui concerne les кtres dont il est la cause, Dieu ne veuille rien
d'une nйcessitй absolue, on peut tenir, aprиs ce qui vient d'кtre dit, qu'il
les veut d'une nйcessitй de supposition. Nous avons montrй en effet que la volontй
de Dieu est immuable. Or si quelque chose se trouve une fois dans un sujet
immuable, cette chose ne peut plus ne pas y кtre; nous disons en effet qu'est
sujet de mouvement ce qui se trouve maintenant кtre autre qu'auparavant. Si
donc la volontй divine est immuable, йtant posй qu'elle veuille quelque chose,
il est nйcessaire, de nйcessitй de supposition, que Dieu le veuille. Tout ce qui est
йternel est nйcessaire. Or le fait pour Dieu de vouloir l'existence d'un кtre
dont il soit la cause, est quelque chose d'йternel; comme son кtre, son vouloir
a l'йternitй pour mesure. Ce vouloir est donc nйcessaire. Mais il ne l'est pas,
а le considйrer d'une maniиre absolue, car la volontй de Dieu n'a pas un
rapport nйcessaire avec cet objet de volition. Ce vouloir est donc nйcessaire
d'une nйcessitй de supposition. Tout ce que Dieu a pu, il le peut; sa
puissance n'est pas diminuйe, pas plus que son essence. Mais il ne peut pas ne
pas vouloir maintenant ce qu'il est posй avoir voulu, car sa volontй ne peut
changer. Il n'a donc jamais pu ne pas vouloir tout ce qu'il a voulu. Il est
donc nйcessaire de nйcessitй de supposition qu'il ait voulu tout ce qu'il a
voulu, de mкme qu'il le veut; ni l'un ni l'autre n'est nйcessaire absolument,
mais possible de la maniиre susdite. Quiconque veut quelque chose, veut de
maniиre nйcessaire ce qui est nйcessairement requis pour l'obtenir, а moins
qu'il n'y ait de sa part dйfaillance, ou ignorance, а moins encore que la
droite йlection qu'il peut faire du moyen accordй а la fin visйe ne soit troublйe
par quelque passion. Ce qu'on ne saurait affirmer de Dieu. Si donc Dieu, en se
voulant, veut quelque chose d'autre que lui, il est nйcessaire qu'il veuille
tout ce que requiert nйcessairement l'objet de son vouloir. Ainsi est-il
nйcessaire que Dieu veuille l'existence de l'вme raisonnable, dиs lа qu'il veut
l'existence de l'homme. 84: LA VOLONTЙ DE DIEU NE PORTE PAS SUR CE QUI EST IMPOSSIBLE DE
SOI
Il
ressort de lа que la volontй de Dieu ne peut porter sur ce qui est impossible
de soi. Est tel ce qui comporte contradiction interne, qu'un homme soit вne par
exemple, ce qui inclut que le rationnel est irrationnel. Or ce qui est
incompatible avec un кtre exclut quelque chose de ce que cet кtre requiert: le
fait d'кtre un вne excluant la raison humaine. Si donc Dieu veut nйcessairement
ce qui est requis а ce qu'il est supposй vouloir, il lui est impossible de
vouloir ce qui est incompatible avec l'objet de ce vouloir. Ainsi ne peut-il
vouloir ce qui est purement et simplement impossible. Comme on l'a vu plus haut, Dieu en voulant
son кtre, identique а sa bontй, veut tous les autres кtres, en tant qu'ils
portent sa ressemblance. Or pour autant que quelque chose est incompatible avec
la dйfinition de l'existant en tant que tel, la ressemblance du premier кtre, de
l'кtre divin qui est la source de l'existence, ne peut кtre sauvegardйe en
elle. Dieu ne peut donc vouloir quelque chose qui soit incompatible avec la
dйfinition de l'existant en tant que tel. Or, de mкme que d'кtre irrationnel
est incompatible avec la dйfinition de l'homme en tant qu'homme, de mкme il est
incompatible avec la dйfinition de l'existant en tant que tel que quelque chose
а la fois existe et n'existe pas. Dieu ne peut donc vouloir que l'affirmation
et la nйgation soient vraies ensemble. Or il est inclus que toute chose
impossible par soi comporte une incompatibilitй avec elle-mкme, en tant qu'elle
implique contradiction. La volontй de Dieu ne peut donc porter sur des choses
impossibles par soi. La volontй ne porte que sur un bien saisi par l'intelligence.
Ce qui ne tombe pas sous la prise de l'intelligence ne peut tomber sous la
prise de la volontй. Mais les choses par soi impossibles ne peuvent tomber sous
la prise de l'intelligence, puisqu'il y a incompatibilitй entre elles, а moins
que ce ne soit du fait de l'erreur de celui qui ne comprend pas la propriйtй
des choses, ce qu'on ne peut affirmer de Dieu. Les choses de soi impossibles ne
peuvent donc tomber sous la prise de la volontй de Dieu. Il y a identitй
entre le rapport que chaque chose a avec l'кtre et celui qu'elle a avec la
bontй. Or les choses impossibles sont celles qui ne peuvent exister. Elles ne
peuvent donc pas кtre bonnes. Pas davantage elles ne peuvent кtre voulues de
Dieu, qui ne veut que ce qui est ou peut кtre bon. 85: LA VOLONTЙ DIVINE NE SUPPRIME PAS LA CONTINGENCE DES CHOSES;
NI NE LEUR IMPOSE DE NЙCESSITЙ ABSOLUE
De ce
qui prйcиde on peut dйduire que la volontй divine ne supprime pas la
contingence des choses ni ne leur impose de nйcessitй absolue. Dieu veut en
effet, nous l'avons dit, tout ce qu'exige ce qu'il veut. Mais la nature de
certains кtres veut qu'ils soient contingents, non pas nйcessaires. Dieu veut
donc qu'il existe des кtres contingents. Mais l'efficace de la volontй divine exige
que non seulement existe ce dont Dieu veut l'existence, mais encore que cela
existe de la maniиre que Dieu veut. Ainsi en va-t-il chez les agents naturels:
lorsque la puissance qui agit est forte, elle imprime sa ressemblance sur
l'effet, non seulement dans le domaine de l'espиce, mais aussi dans celui des
accidents, qui sont comme des modes d'кtres de la chose elle-mкme. L'efficace
de la volontй divine ne supprime donc pas la contingence. Dieu veut le bien
de l'universalitй de ses effets d'une maniиre plus fondamentale qu'un bien
particulier, dans la mesure oщ ce bien prйsente plus parfaitement la
ressemblance de sa bontй. Or la perfection de l'univers exige qu'il y ait des
кtres contingents; autrement l'univers ne contiendrait pas tous les degrйs des
кtres. Dieu veut donc qu'il y ait des кtres contingents. Comme on le voit
au XIe livre de la Mйtaphysique, le bien de l'univers consiste dans un
certain ordre. Or l'ordre de l'univers exige qu'il y ait des causes
changeantes, puisque les corps qui ne meuvent qu'une fois mis eux-mкmes en mouvement
entrent dans la perfection de l'univers. Or une cause changeante sort des
effets contingents, l'effet ne pouvant avoir une consistance plus grande que sa
cause. Nous le voyons bien toute nйcessaire que soit la cause йloignйe, si la
cause prochaine est contingente, l'effet sera contingent. C'est ce qui arrive
avec йvidence pour les corps infйrieurs; ils sont contingents en raison de la
contingence de leurs causes prochaines, bien que les causes йloignйes, les
mouvements cйlestes, soient nйcessaires. Dieu veut donc que certains кtres
arrivent а l'existence de maniиre contingente. De la nйcessitй de supposition dans la
cause on ne peut conclure а la nйcessitй absolue dans l'effet. Or la volontй de
Dieu ne porte pas sur la crйature d'une maniиre absolue, mais, comme nous
l'avons montrй plus haut, d'une nйcessitй de supposition. On ne peut donc
conclure de la volontй divine а une nйcessitй absolue dans les choses crййes.
Or seule la nйcessitй absolue йvacue la contingence; car mкme des alternatives
contingentes deviennent nйcessaires, de nйcessitй de supposition; ainsi est-il
nйcessaire pour Socrate de se mouvoir, s'il court. La volontй divine n'exclut
donc pas la contingence des кtres qu'elle veut. Si donc Dieu veut quelque chose, il ne
suit pas qu'il la veuille par nйcessitй, mais simplement que cette proposition
conditionnelle soit vraie et nйcessaire: Si Dieu veut quelque chose, cette
chose sera. Ce qui rйsultera ne sera pas pourtant nйcessaire. 86: ON PEUT ASSIGNER UNE RAISON А LA VOLONTЙ DIVINE
On
peut conclure de ce qui vient d'кtre dit qu'il est possible d'assigner une
raison а la volontй divine. La fin, en effet, est la raison de vouloir ce qui a
rapport а la fin. Or Dieu veut sa propre bontй а titre de fin; Dieu veut tout
le reste comme ayant rapport а la fin. Sa bontй est donc la raison pour
laquelle il veut tout ce qui est diffйrent de lui. Le bien particulier est ordonnй au bien du
tout, sa fin, comme l'imparfait l'est au parfait. Or certains кtres tombent
sous la prise de la volontй divine, en tant qu'ils ont place dans l'ordre du
bien. Reste donc que le bien de l'univers est la raison pour laquelle Dieu veut
chaque bien particulier au sein de l'univers. Comme on l'a montrй plus haut, supposй que
Dieu veuille quelque chose, il s'ensuit nйcessairement qu'il veut ce que cette
chose requiert. Mais ce qui impose la nйcessitй а un autre кtre est la raison
pour laquelle il doit кtre cet кtre-lа. La raison pour laquelle Dieu veut ce
qui est requis pour telle chose, c'est que cette chose soit celle-lа qui le
requiert. Nous pouvons donc ainsi continuer а assigner une raison а la volontй
divine. Dieu veut que l'homme ait une raison pour qu'il soit homme; Dieu veut
que l'homme existe pour l'achиvement de l'univers; Dieu veut le bien de
l'univers par convenance envers sa propre bontй. Les trois raisons que nous venons
d'йnumйrer ne s'йtagent pas pourtant selon un mкme rapport. La bontй divine en
effet ne dйpend pas de la perfection de l'univers, elle n'en reзoit aucun
accroissement. La perfection de l'univers, tout en dйpendant nйcessairement de
certains biens particuliers qui lui sont des parties essentielles, ne dйpend
pas nйcessairement de certains autres, qui lui apportent pourtant un surcroоt
de bontй et de beautй, comme ceux qui contribuent seulement а la protection ou
а la beautй des autres parties de l'univers. Le bien particulier, lui, dйpend
nйcessairement des кtres qui lui sont absolument requis, encore que ce bien
dйtienne certaines choses au titre de son mieux-кtre. La raison divine comprend
donc parfois la seule convenance, parfois l'utilitй, parfois la nйcessitй qui
naоt de la supposition; elle ne comprend de nйcessitй absolue que du fait que
Dieu se veuille lui-mкme. 87: RIEN NE PEUT КTRE CAUSE DE LA VOLONTЙ DIVINE
Bien
qu'on puisse assigner quelque raison а la volontй divine, il ne suit pas
pourtant que quelque chose en puisse кtre la cause. Pour la volontй, en effet, c'est la fin
qui est cause du vouloir. Or la fin de la volontй divine, c'est sa bontй. C'est
donc cette bontй, identique d'ailleurs а son vouloir mкme, qui est pour Dieu la
cause du vouloir. Aucun des кtres que Dieu veut diffйrents de lui n'est
pour Dieu la cause de son vouloir. Mais entre eux, l'un est cause а l'йgard de
l'autre, de telle maniиre qu'il ait rйfйrence а la bontй divine. Ainsi faut-il
comprendre qu'а propos d'un de ces кtres Dieu en veuille un autre. Non pas, c'est
йvident, qu'il faille poser une quelconque dйmarche dans la volontй de Dieu.
Car lа oщ il y a un acte unique, on ne peut observer de dйmarche (ou discours);
nous l'avons montrй plus haut pour l'intelligence. Or c'est d'un seul acte que
Dieu veut sa propre bontй et toutes les autres choses, puisque son action est
sa propre essence. Est exclue ainsi l'erreur de ceux qui prйtendent que
tous les кtres procиdent de Dieu selon une volontй simple, de telle maniиre que
d'aucun on ne puisse rendre raison, sinon parce que Dieu le veut. Ce serait
d'ailleurs contredire la Sainte Йcriture qui rend tйmoignage que Dieu a tout
fait selon l'ordre de sa sagesse, comme l'affirme le psaume Dieu a tout lait
avec sagesse; comme l'affirme encore l'Ecclйsiastique: Dieu a rйpandu sa
sagesse sur toutes ses _uvres. 88: DIEU JOUIT DE LIBRE-ARBITRE
Ce que
nous avons dit nous permet de voir comment Dieu jouit de libre-arbitre. On parle en effet
de libre-arbitre par rйfйrence aux choses que l'on veut sans y кtre nйcessitй,
mais volontairement; il y a en nous libre-arbitre par rйfйrence au fait de
vouloir courir ou marcher. Or Dieu, nous l'avons vu, ne veut pas par nйcessitй
tout ce qui est diffйrent de lui. Dieu jouit donc de libre-arbitre. C'est
l'intelligence qui, d'une certaine maniиre, comme nous l'avons vu plus haut,
incline la volontй vers les кtres auxquels sa propre nature ne la dйtermine
pas. Mais on affirme de l'homme qu'il jouit du libre-arbitre, а l'encontre des
autres animaux, du fait qu'il est portй а vouloir par le jugement de sa raison,
non par un instinct de nature comme les brutes. Dieu jouit donc de
libre-arbitre. D'ailleurs, au tйmoignage du Philosophe, au IIIe
livre de l'Йthique, la volontй porte sur la fin, l'йlection sur les moyens
qui conduisent а la fin. Puis donc que Dieu se veut comme fin, il s'ensuit
qu'а l'йgard de lui-mкme joue la volontй seule, et l'йlection а l'йgard de tout
le reste. Or l'йlection se fait toujours grвce au libre-arbitre. Dieu jouit
donc du libre-arbitre. Parce que l'homme jouit du libre-arbitre, on le dit
maоtre de ses actes. Mais c'est par excellence le propre du premier agent, dont
l'acte ne dйpend de rien d'autre. Dieu lui-mкme possиde donc le libre-arbitre. On peut enfin le
dйduire de la dйfinition mкme du mot: le libre est ce qui est sa propre
cause, comme l'enseigne Aristote au dйbut de la Mйtaphysique. Or
ceci ne convient а nul autre davantage qu'а Dieu, la cause premiиre. PASSIONS89: DIEU N'EST PAS AFFECTЙ PAR LES PASSIONS
On
peut connaоtre par lа qu'il n'existe pas en Dieu de passions qui affectent. La vie
intellectuelle n'est affectйe par aucun йtat passionnel; seule l'est la vie
sensitive, comme il est prouvй au VIIe livre des Physiques. Or Dieu ne
peut connaоtre aucun йtat de ce genre, puisqu'il n'y a pas en lui de
connaissance sensible, comme il ressort clairement de ce que nous avons dit
plus haut. Reste donc qu'il n'y a pas en Dieu de passion qui l'affecte. Tout йtat
passionnel comporte une certaine modification du corps: resserrement ou
dilatation du c_ur, ou toute autre chose de ce genre. Rien de tel ne peut se
produire en Dieu, puisque Dieu n'est pas un corps, ou une puissance dans un
corps. Il n'y a donc pas en lui d'йtat passionnel. Tout йtat passionnel arrache en quelque
maniиre le sujet qui en est affectй а sa disposition ordinaire, constante,
naturelle; la preuve en est que des йtats de cette sorte, portйs а leur
paroxysme, sont cause de mort pour les animaux. Mais il est impossible que Dieu
soit arrachй а sa condition naturelle, puisqu'il est absolument immuable. Il
est donc clair qu'il ne peut y avoir en Dieu de telles passions. Toute opйration
qui est de l'ordre des passions tend а une fin unique, exclusive, selon le mode
et la mesure de la passion; l'йlan de la passion tend en effet, comme celui de
la nature, а quelque chose d'unique; c'est la raison pour laquelle il faut la
maоtriser et la rйgler. Or la volontй de Dieu, de soi, n'est pas, dans le
domaine des crйatures, dйterminйe а un objet unique, si ce n'est d'aprиs
l'ordonnance de sa sagesse. Il n'y a donc pas en Dieu de passion qui puisse
l'affecter. Toute passion est le fait d'une chose qui existe en puissance. Or Dieu
est totalement exempt de puissance, lui qui est acte pur. Il est donc
exclusivement agent; aucune passion, de quelque maniиre que ce soit, n'a place
en lui. Ainsi donc toute passion, de par sa dйfinition mкme, est а exclure de
Dieu. Certaines
passions, d'autre part, sont а йcarter de Dieu, non seulement en raison de leur
genre, mais aussi en raison de leur espиce. Toute passion en effet est
spйcifiйe par son objet. Toute passion dont l'objet est absolument incompatible
avec Dieu est donc exclue de Dieu en raison mкme de son espиce. Tel est le cas de
la tristesse et de la douleur: leur objet est le mal dйjа incrustй, comme
l'objet de la joie est le bien prйsent et possйdй. Tristesse et douleur ne
peuvent donc exister en Dieu, en raison mкme de leur nature spйcifique. La dйfinition de
l'objet d'une passion ne s'йtablit pas seulement а partir du bien et du mal,
mais йgalement а partir de la maniиre dont on se comporte а leur йgard; ainsi
l'espйrance et la joie sont-elles diffйrentes l'une de l'autre. Si donc la
maniиre mкme de se comporter а l'йgard de l'objet qui rentre dans la dйfinition
de la passion ne peut convenir а Dieu, la passion elle-mкme, en raison mкme de
son espиce, ne peut convenir а Dieu. Tout en ayant le bien pour objet,
l'espйrance n'a pas pour objet le bien dйjа obtenu, mais le bien а obtenir. Ce
qui ne saurait convenir а Dieu, en qui la perfection est telle qu'elle ne peut
souffrir qu'on y ajoute. L'espйrance ne peut donc pas exister en Dieu, en
raison mкme de son espиce. Et pas davantage, pour la mкme raison, le dйsir de
quelque chose qu'il ne possйderait pas. De mкme que la perfection divine s'oppose
а la possibilitй d'ajouter un bien quelconque qui serait acquis par Dieu, de
mкme, а plus forte raison, exclut-elle la puissance au mal. Or la crainte
envisage le mal qui peut survenir, comme l'espйrance envisage le bien а
acquйrir. C'est donc pour une double raison inhйrente а son espиce que la
crainte est exclue de Dieu: elle ne porte que sur une chose existant en
puissance; elle a pour objet le mal capable de s'attacher au sujet. La pйnitence,
elle aussi, inclut un changement de disposition. L'idйe mкme de pйnitence
rйpugne donc а Dieu, non seulement parce qu'elle est une espиce de la
tristesse, mais aussi parce qu'elle inclut un changement dans la volontй. Sans une erreur
de la facultй de connaissance, il est impossible que ce qui est bon soit connu
comme mal. Ce n'est d'ailleurs que dans le domaine des biens particuliers que
le mal de l'un peut кtre le bien de l'autre, la corruption de l'un йtant la
gйnйration de l'autre. Le bien universel, lui, ne peut subir de dommage
d'aucun bien particulier, reprйsentй qu'il est au contraire par chacun d'eux.
Or Dieu est le bien universel, et c'est en participant а sa ressemblance que
tous les кtres sont qualifiйs de bons. Le mal d'aucun кtre ne peut donc кtre un
bien pour Dieu. Il est йgalement impossible que ce qui est purement et
simplement bon et qui ne peut кtre un mal pour Dieu, Dieu le saisisse comme
mauvais, car sa science est infaillible. L'envie est donc impossible en Dieu,
en raison mкme de son espиce, non seulement parce que l'envie est une espиce de
la tristesse, mais encore parce qu'elle s'attriste du bien d'un autre, en
considйrant ainsi le bien de cet autre comme un mal pour soi. S'attrister du
bien et dйsirer le mal, cela relиve de la mкme raison. C'est pour la mкme
raison que l'on s'attriste du bien et qu'on dйsire le mal; on s'attriste du
bien parce qu'on le considиre comme mauvais; on dйsire le mal parce qu'on le
considиre comme bon. Or la colиre consiste а dйsirer le mal d'autrui pour en
tirer vengeance. Sa dйfinition spйcifique en interdit donc l'existence en Dieu,
non seulement parce qu'elle est un effet de la tristesse, mais encore parce
qu'elle est un dйsir de vengeance, nй de la blessure d'une injure. En dйfinitive,
toutes les autres passions, qu'elles soient des espиces de celles qu'on vient
d'йnumйrer ou qu'elles en soient des effets, sont, pour des raisons semblables,
exclues de Dieu. 90: L'EXISTENCE EN DIEU DU PLAISIR ET DE LA JOIE N'EST PAS
INCOMPATIBLE AVEC SA PERFECTION
Il y a
certaines passions, qui ne convenant pas а Dieu en tant que passions, ne
comportent pourtant dans leur nature spйcifique rien de contraire а la
perfection divine. Telles sont la joie et le plaisir. La joie porte sur
le bien prйsent. Ni en raison de l'objet, qui est le bien, ni en raison de la
maniиre dont elle se comporte а l'йgard de cet objet, possйdй en acte, la joie,
de par sa nature spйcifique, n'est contraire а la perfection divine. On voit
clairement par lа qu'il y a proprement joie et plaisir en Dieu. De mкme en
effet que le bien et le mal saisis sont objets de l'appйtit sensible, de mкme
le sont-ils de l'appйtit intellectif. Ces deux appйtits en effet ont pour but
de rechercher le bien et de fuir le mal, selon la vйritй ou selon l'estimation,
avec cette diffйrence que l'objet de l'appйtit intellectif est plus large que
l'objet de l'appйtit sensitif, car l'appйtit intellectif regarde le bien et le
mal purement et simplement, tandis que l'appйtit sensitif le regarde selon le
sens; tout comme d'ailleurs l'objet de l'intelligence est plus large que
l'objet du sens. Mais les opйrations de l'appйtit sont spйcifiйes par leurs
objets. On trouve donc dans l'appйtit intellectif, - la volontй, - des
opйrations spйcifiquement semblables aux opйrations de l'appйtit sensitif, avec
cette diffйrence qu'il s'agit dans l'appйtit sensitif de passions, en raison de
la liaison de cet appйtit avec des organes corporels, qu'il s'agit par contre
dans l'appйtit intellectif d'opйrations simples. Ainsi, tandis que la passion
de crainte, qui se situe dans l'appйtit sensitif, fait que l'on fuit un mal
futur, est-ce sans passion que l'appйtit intellectif fait rйaliser la mкme
chose. Йtant donnй que joie et plaisir ne sont pas, selon leur espиce,
incompatibles avec Dieu, mais qu'elles le sont seulement comme passions, йtant
donnй par ailleurs qu'elles se situent dans la volontй selon leur espиce et non
comme passions, il reste donc qu'elles ne sont pas absentes de la volontй
divine. La joie et le plaisir, c'est une sorte de repos de la volontй dans son
objet. Or Dieu se repose souverainement en lui-mкme, objet premier de sa
volontй, comme ne manquant absolument de rien en lui-mкme. Dieu, dans sa
volontй, trouve donc souverainement en lui-mкme sa joie et son plaisir. Le plaisir est
une certaine perfection de l'action, comme l'enseigne clairement le Philosophe
au Xe livre de l'Йthique: elle parfait l'action comme la beautй la jeunesse.
Or Dieu, dans son acte d'intellection, possиde la plйnitude de l'action. Si
donc notre propre activitй intellectuelle est, en raison de sa perfection, une
source de plaisir, l'acte d'intellection de Dieu le sera en plйnitude. Chaque кtre
trouve naturellement sa joie dans son semblable, comme en ce qui lui convient,
sauf par accident, dans la mesure oщ ce semblable fait obstacle а notre propre
profit, comme il en va des potiers qui se battent entre eux, l'un faisant
obstacle au gain de l'autre. Or tout bien est une ressemblance de la bontй
divine; et aucun bien ne peut lui causer de dommage. Reste donc que Dieu se
rйjouit de tout bien. Il y a donc en Dieu, proprement, joie et plaisir.
Mais joie et plaisir diffиrent d'une distinction de raison. Alors que le
plaisir naоt d'un bien rйellement conjoint, la joie, elle, ne le requiert pas;
il suffit pour vйrifier sa dйfinition qu'il y ait simple repos de la volontй en
son objet. Le plaisir, а le prendre en propre, porte donc seulement sur un bien
conjoint; la joie, sur un bien extйrieur. Il en ressort que Dieu prend
proprement son plaisir en lui-mкme; sa joie, et en lui-mкme et dans les autres
кtres. 91: L'AMOUR EXISTE EN DIEU
Il est
йgalement requis que l'amour existe en Dieu conformйment а l'acte de sa
volontй. C'est proprement la dйfinition de l'amour que l'amant veuille le bien de
l'aimй. Or Dieu, nous l'avons dit, veut son bien et celui des autres. Ainsi
donc Dieu s'aime-t-il et aime-t-il les autres. L'authenticitй de l'amour exige que l'on
veuille le bien de quelqu'un en tant que bien de celui-lа; c'est par accident
que l'on aimerait le bien de quelqu'un pour autant que ce bien irait а en
combler un autre. Celui qui, par exemple, voudrait conserver du vin pour le
boire, ou qui voudrait la santй d'un homme pour que celui-ci lui soit utile ou
agrйable, aimerait par accident ce vin ou cet homme, s'aimant lui-mкme de
maniиre absolue. Mais Dieu veut le bien de chaque кtre pour autant que cet кtre
est bon en soi, bien qu'il en dispose aussi certains а l'utilitй des autres.
C'est donc en vйritй que Dieu s'aime et qu'il aime les autres кtres. Comme il est
naturel а chaque кtre de vouloir ou de dйsirer а sa maniиre son bien propre, et
s'il est de la nature de l'amour que l'amant veuille ou dйsire le bien de
l'aimй, il en rйsulte que l'amant devra se comporter а l'йgard de l'aimй comme
envers celui qui, d'une certaine maniиre, est un avec lui. On voit par lа que
la nature propre de l'amour consiste en ce qu'un кtre tende de tout son йlan
vers un autre comme pour ne faire en quelque sorte qu'un avec lui. Aussi Denys
dйfinit-il l'amour comme une puissance d'union. Plus la source de cette
unitй de l'amant avec l'aimй est profonde, plus l'amour est intense: nous
aimons ceux qui nous sont unis par les liens de la naissance, par une
frйquentation ordinaire ou par quelque chose de semblable, davantage que ceux
avec qui nous unit seulement notre commune nature humaine. Ajoutons que plus la
source de l'union est profonde au c_ur de l'amant, plus l'amour est fort. C'est
ainsi qu'un amour d'origine passionnelle, devient plus intense qu'un amour
d'origine naturelle ou nй d'un habitus; mais cet amour passe plus vite.
Or l'origine de l'union de tous les кtres avec Dieu, - cette bontй que tous les
кtres imitent, - est souverainement profonde et intime en Dieu, puisqu'il est
lui-mкme sa propre bontй. En Dieu il n'y a donc pas seulement vйritable amour,
mais amour absolument parfait et fort. Du cфtй de l'objet, - qui est le bien, -
l'amour ne comprend rien qui soit incompatible avec Dieu; pas plus d'ailleurs
que du cфtй de la maniиre que l'amour a de se comporter а l'йgard de son objet:
l'amour d'une chose n'est pas moindre quand cette chose est possйdйe, mais plus
grand. Le bien entre avec nous en plus grande affinitй quand il est possйdй; de
lа vient que l'йlan vers la fin s'intensifie chez les кtres de ce monde а
mesure que la fin se fait proche (а moins que parfois, par accident, le
contraire ne se produise, quand, par exemple, nous faisons l'expйrience dans
l'aimй d'un йlйment contraire а l'amour: l'aimй est alors moins aimй quand il
est possйdй.) Il n'y a donc pas d'incompatibilitй entre la perfection de Dieu
et l'amour considйrй dans sa nature spйcifique. L'amour existe donc en Dieu. Au dire de Denys,
le propre de l'amour est de tendre а l'union. Du moment que l'йlan passionnel
de l'amant, en raison de la ressemblance ou de la convenance de l'amant et de
l'aimй, a d'une certaine maniиre abouti а l'union avec l'aimй, le dйsir tend а
parfaire cette union, de telle maniиre que l'union inaugurйe dans l'йlan
passionnel soit parachevйe en acte: c'est le propre des amis de se rйjouir de
leur prйsence mutuelle, de leur vie menйe en commun, de leurs entretiens. Or
Dieu pousse tous les кtres а l'union: en leur donnant en effet l'кtre et leurs
autres perfections, il les unit а lui autant qu'il est possible. Dieu donc
s'aime et aime les autres кtres. Le principe de toute « affection », c'est
l'amour. Il n'y a joie et dйsir que du bien que l'on aime; crainte et tristesse
que du mal qui s'oppose а ce bien. Toutes les autres « affections » naissent de
lа. Mais en Dieu, nous l'avons montrй, il y a joie et plaisir. Il y a donc
amour. D'aucuns
pourraient croire que Dieu ne peut aimer davantage ceci que cela. Si en effet
intensitй et dйtente sont а proprement parler le fait d'une nature changeante,
elles ne peuvent convenir а Dieu, d'oщ toute mutabilitй est exclue. D'ailleurs rien
de ce qu'on attribue а Dieu par mode d'opйration ne lui est attribuй par mode
de plus et de moins; Dieu ne connaоt pas plus une chose qu'une autre; il ne se
rйjouit pas davantage de ceci ou de cela. Aussi bien faut-il savoir qu'а la
diffйrence des autres opйrations de l'вme qui ne portent que sur un seul objet,
seul l'amour se porte sur deux objets. Du fait que nous connaissons ou que nous
nous rйjouissons, nous nous comportons nйcessairement de telle maniиre а
l'йgard de tel objet; l'amour, lui, veut quelque chose а quelqu'un: nous
prйtendons aimer ce а quoi nous voulons du bien, de la maniиre exposйe plus
haut. Voilа pourquoi des choses que nous convoitons, dit-on simplement et а
proprement parler que nous les dйsirons, non que nous les aimons, mais
bien plutфt nous aimons-nous nous-mкmes, nous pour qui nous convoitons ces
choses; c'est ainsi que par accident et а parler improprement nous pouvons dire
que nous les aimons. Les autres opйrations sont qualifiйes de plus et de
moins en proportion seulement de la vigueur de l'action. Ce qui ne peut кtre le
cas pour Dieu. La vigueur de l'action se mesure en effet а la puissance qui est
source de l'action. Or toutes les actions divines relиvent d'une mкme et unique
puissance. - Mais l'amour peut кtre qualifiй de plus et de moins d'une double
maniиre. D'une maniиre, d'aprиs le bien que nous voulons а quelqu'un: ainsi
dit-on que nous aimons davantage celui а qui nous voulons un plus grand bien.
De la seconde maniиre, d'aprиs la vigueur de l'action: ainsi dit-on que nous
aimons davantage celui а qui nous voulons, sinon un plus grand bien, du moins
un bien йgal avec plus de ferveur et plus d'efficacitй.
Suivant la premiиre maniиre,
rien n'empкche de dire que Dieu aime davantage ceci que cela, dans la mesure oщ
il lui veut un plus grand bien. On ne peut le dire selon la deuxiиme maniиre,
pour la raison dйjа dite. Il ressort donc clairement d'aprиs ce que nous venons
de dire que de nos passions Dieu ne peut connaоtre а proprement parler que la
joie et l'amour, avec cette diffйrence qu'elles n'existent pas en lui, comme
elles existent en nous, sous le mode de passions. Qu'il y ait en Dieu joie et plaisir,
l'autoritй de l'Йcriture l'atteste. Il est dit au Psaume XVI: Il y a dans ta
droite des dйlices йternelles; au Livre des Proverbes: la Sagesse
divine, qui est Dieu, comme nous l'avons montrй, de dire: Je me rйjouissais
chaque jour, jouant en sa prйsence; et en saint Luc: Il y a joie au ciel
pour un pйcheur qui fait pйnitence. Le Philosophe lui-mкme enseigne au VIIe
livre de l'Йthique que Dieu se rйjouit sans cesse d'un unique et
simple plaisir. Quant а l'amour de Dieu, l'Йcriture en fait йgalement
mention: au Deutйronome: Il a aimй les peuples; en Jйrйmie: Il t'a
aimй d'un amour йternel; en saint Jean: Le Pиre lui-mкme vous aime. Mкme
des philosophes ont vu dans l'amour de Dieu le principe des choses. Ce qui
concorde avec le mot de Denys, au chapitre VII des Noms divins, selon
lequel l'amour divin ne s'est pas permis de demeurer sans fruit. Il faut savoir
aussi que d'autres passions, spйcifiquement incompatibles avec la perfection
divine, sont pourtant attribuйes а Dieu par l'Йcriture, non point en propre
mais par mйtaphore, en raison d'une ressemblance ou d'effets ou de quelque
passion antйcйdente. Ressemblance des effets, car, parfois, la volontй, ordonnйe par la sagesse
tend а un effet auquel on pourrait кtre inclinй par une passion fautive: un
juge punit par justice, comme un homme irritй le fait par colиre. On dira donc
parfois de Dieu qu'il est irritй, pour autant que dans l'ordre de sa
sagesse il veut punir quelqu'un, selon ce mot du psaume: Quand sa colиre se
sera bientфt allumйe. - On dira qu'il est misйricordieux, pour
autant que dans sa bienveillance il soulage les misиres des hommes, tout comme
nous qui agissons ainsi mus par la passion de la misйricorde. Ainsi le Psaume
chante-t-il: Le Seigneur est compatissant et misйricordieux, patient et
riche en misйricorde. - On dira mкme parfois que Dieu se repent, pour
autant que dans l'ordre йternel et immuable de sa providence Dieu refait des
choses qu'il avait d'abord dйtruites, ou dйtruit des choses qu'il avait faites;
comme il nous arrive de faire quand nous sommes mus par la pйnitence. Aussi
est-il dit dans la Genиse: Dieu se repentit d'avoir fait l'homme. Qu'on
ne puisse interprйter ceci au sens propre, ce passage du 1er Livre des Rois le
montre clairement: Le triomphateur d'Israлl n'йpargnera pas et ne sera pas
flйchi par le repentir. Ressemblance aussi d'une passion antйcйdente. L'amour et la joie qui existent en Dieu au
sens propre sont le principe de toutes les passions: l'amour par maniиre de
principe moteur, la joie par maniиre de fin. Mкme ceux qui punissent en йtat de
colиre se rйjouissent comme ayant atteint leur fin. On dira donc que Dieu s'attriste,
pour autant qu'il se produit des choses contraires а ce qu'il aime et
approuve, comme nous nous attristons de ce qui arrive contre notre grй. Ce
passage d'Isaпe le manifeste clairement Dieu le vit, et le mal
apparut а ses yeux, car il n'y a plus de justice. Et il vit qu'il n'y avait
personne et il s'йtonna que nul ne s'opposвt. Ainsi se trouve йliminйe l'erreur de
certains Juifs qui attribuaient а Dieu la colиre, la tristesse, la pйnitence et
d'autres passions de ce genre, au sens propre, incapables qu'ils йtaient de distinguer
ce qui est dit dans l'Йcriture au propre et au figurй. VERTUS92: COMMENT AFFIRMER EN DIEU L'EXISTENCE DE VERTUS
Ceci
nous amиne а montrer comment on doit affirmer l'existence de vertus en Dieu. De
mкme en effet que l'кtre de Dieu est universellement parfait, enfermant en lui
en quelque sorte les perfections de tous les existants, de mкme sa bontй
doit-elle enfermer en elle en quelque sorte les bontйs de tout ce qui existe.
Or la vertu est une certaine bontй de l'кtre vertueux. C'est d'aprиs elle en
effet que le vertueux est qualifiй de bon et que son _uvre est qualifiйe de
bonne. Il faut donc que la bontй divine contienne en elle, а sa maniиre,
toutes les vertus. Aussi bien aucune de ces vertus ne peut-elle кtre
attribuйe а Dieu par mode d'habitus, comme il en va pour nous. Il ne
convient pas en effet que Dieu soit bon grвce а quelque йlйment surajoutй;
йtant totalement simple, il l'est par essence. Ce n'est pas davantage par
l'intermйdiaire de quelque йlйment surajoutй que Dieu agit, puisque son action
est identique а son acte d'кtre. La vertu en Dieu n'est donc pas un certain habitus,
mais son essence mкme. L'habitus est un acte imparfait, sorte d'intermйdiaire entre la
puissance et l'acte, ce pourquoi les sujets douйs d'habitus sont
comparйs а des dormeurs. Or en Dieu l'acte est absolument parfait. L'acte en
lui n'est donc pas а comparer а un habitus, tel qu'est la science, mais
а la considйration, qui en est l'acte ultime et parfait. L'habitus vient parfaire une certaine puissance. Or
en Dieu il n'y a pas de place pour la puissance, mais seulement pour l'acte. Il
ne peut donc y avoir en lui d'habitus. D'ailleurs l'habitus rentre dans le
genre de l'accident, totalement absent de Dieu, comme nous l'avons dйjа montrй.
On ne peut donc attribuer а Dieu aucune vertu par mode d'habitus, mais
uniquement par mode d'essence. Ce sont les vertus humaines qui gouvernent la vie
humaine. Or la vie humaine se joue au double plan de la contemplation et de
l'action. Mais les vertus qui relиvent de la vie active, pour autant qu'elles
la portent а sa perfection, ne peuvent convenir а Dieu.
La vie active de l'homme
consiste en effet dans l'usage des biens corporels aussi les vertus qui la
gouvernent nous font user droitement de ces biens. Or de tels biens ne peuvent
convenir а Dieu, et pas davantage de telles vertus, pour autant qu'elles
gouvernent ce genre de vie. De telles vertus perfectionnent les m_urs des hommes
dans leur comportement politique; aussi ne sauraient-elles beaucoup convenir а
qui n'a pas d'activitй politique. Moins encore peuvent-elles convenir а Dieu
dont le comportement et la vie sont trиs йloignйs des modes que revкt la vie
humaine. Parmi les vertus qui intйressent la vie active, certaines nous dirigent
dans le domaine des passions. Nous ne pouvons les supposer en Dieu. Les vertus
en effet qui intйressent le domaine des passions reзoivent leur espиce de ces
passions, comme de leurs objets propres; la tempйrance diffиre de la force en
ce que celle-lа porte sur les concupiscences, celle-ci sur les craintes et sur
les audaces. Or en Dieu, nous l'avons vu, il n'y a pas de passions. De telles
vertus ne peuvent donc pas davantage exister en Dieu. Ces vertus n'affectent pas la partie
intellective de l'вme, mais la partie sensitive, la seule oщ puissent exister
des passions, comme il est prouvй au VIIe livre des Physiques. Or en
Dieu il n'existe pas de partie sensitive, mais la seule intelligence. Reste
donc qu'en Dieu de telles vertus ne peuvent exister, mкme suivant leur
dйfinition propre. Parmi les passions qui forment le domaine des vertus,
certaines se conforment а l'inclination de l'appйtit pour ce bien corporel qui
est dйlectable au sens, comme le manger, le boire, et les plaisirs de l'amour.
Intйressent les concupiscences de ces passions la sobriйtй, la chastetй
et d'une maniиre gйnйrale la tempйrance et la continence. Aussi
bien, ces plaisirs corporels йtant totalement absents de Dieu, les vertus que
nous venons de citer ne peuvent lui convenir ni en propre, puisqu'elles ont
pour domaine des passions, ni mкme lui кtre attribuйes mйtaphoriquement par
l'Йcriture, car on ne peut leur trouver en Dieu de correspondance avec quelque
effet semblable. Mais certaines passions, par contre, se conforment а
l'inclination de l'appйtit pour un bien spirituel: honneur, pouvoir, victoire,
vengeance, etc. Rиglent les espйrances, les audaces, tous les appйtits de ces
passions, la force, la magnanimitй, la mansuйtude, et les autres vertus
semblables. Ces vertus ne peuvent exister en Dieu au sens propre, puisqu'elles
ont des passions pour domaine. L'Йcriture les attribue а Dieu au sens
mйtaphorique, en raison de certains effets semblables. Tel ce passage du 1er Livre
des Rois: Nul n'est plus fort que notre Dieu, et cet autre passage, en Michйe:
Cherchez celui qui est doux, cherchez celui qui est bon. 93: QU'IL EXISTE EN DIEU DES VERTUS MORALES DONT LE DOMAINE EST
L'ACTION
Certaines
vertus qui dirigent la vie active de l'homme n'ont pas pour domaine des
passions, mais bien des actions; telles la vйritй, la justice, la libйralitй,
la magnificence, la prudence et l'art. Йtant donnй que la vertu est spйcifiйe par
son objet ou sa matiиre, les actions qui sont la matiиre ou l'objet de ces
vertus ne sont pas incompatibles avec la perfection divine; de telles vertus,
selon leur espиce propre, n'ont pas de quoi кtre exclues de la perfection
divine. Ces vertus sont pour la volontй et l'intelligence des perfections qui
sont des principes d'opйration dйnuйs de passion. Or en Dieu la volontй et
l'intelligence ne manquent d'aucune perfection. Ces vertus ne peuvent donc
faire dйfaut а Dieu. Tout ce qui procиde dans l'кtre а partir de Dieu,
nous l'avons vu, a son idйe propre dans l'intelligence divine. Or l'idйe d'une
chose а faire, dans l'esprit du fabricateur, c'est l'art; d'oщ la dйfinition du
Philosophe au VIe livre de l'Ethique: l'art est la droite raison des objets
а fabriquer. Il y a donc а proprement parler art en Dieu. Aussi bien
la Sagesse dit-elle l'Artisan de toutes choses m'a enseignй la
sagesse. La volontй divine, en tout ce qui n'est pas Dieu, est dйterminйe а l'un
par sa connaissance. Or la connaissance qui ordonne la volontй а agir est la
prudence; comme l'enseigne le Philosophe au VIe livre de l'Йthique, la
prudence est la droite raison des actes а accomplir. Il y a donc prudence en
Dieu. C'est ce qui est dit au Livre de Job: En lui, il y a prudence et
force. Du fait que Dieu veut quelque chose, il veut ce qui est requis pour
cette chose. Or ce qui est requis а la perfection d'une chose est un dы pour
cette chose. Cette justice а qui il revient de distribuer а chacun ce qui est
sien existe donc en Dieu. Aussi le Psaume chante-t-il: Le Seigneur est juste
et il a aimй la justice. La fin ultime pour laquelle Dieu veut toutes choses
ne dйpend d'aucune maniиre de tout ce qui est moyen par rapport а la fin, ni
quant а son кtre, ni quant а sa perfection. Dieu ne veut pas communiquer sa
bontй а un кtre pour en recevoir, lui, un certain accroissement, mais parce que
se communiquer soi-mкme lui convient comme a la source de la bontй. Or donner,
non point en raison du bйnйfice que l'on peut attendre du don, mais en raison
mкme de la bontй et de la convenance qu'il y a а donner, c'est un acte de
libйralitй, comme l'enseigne clairement le Philosophe au VIe livre de l'Йthique.
Dieu est donc souverainement libйral, et, pour reprendre le mot
d'Avicenne, lui seul peut кtre а proprement parler qualifiй de libйral. Tout
autre agent que Dieu, en effet, retire un certain bien de son action, et ce
bien est la fin visйe. L'Йcriture manifeste cette libйralitй en proclamant dans
le psaume: En ouvrant ta main, tu rempliras toutes choses de bontй, et,
avec saint Jacques: Il donne а tous avec abondance, sans rйcriminer. Tout ce qui
reзoit l'кtre de Dieu doit porter sa ressemblance, en tant qu'existant et en
tant que bon, en tant aussi que son idйe propre rйside dans l'intelligence
divine. Or ceci relиve de la vertu de vйritй, comme l'enseigne le Philosophe au
IVe livre de l'Йthique, vertu qui fait que dans ses _uvres et ses
paroles un кtre se montre tel qu'il est. Il y a donc en Dieu la vertu de vйritй.
Voilа pourquoi il est йcrit dans l'Йpоtre aux Romains: Dieu est
vйridique, et dans le psaume: Toutes ses voies sont vйritй. Quant aux vertus
qui ordonneraient des actions impliquant subordination d'infйrieurs а supйrieurs,
comme par exemple l'obйissance, la latrie, d'autres de ce genre, dues а un
supйrieur, de telles vertus ne peuvent convenir а Dieu.
Si mкme quelques-unes des
vertus dont nous avons parlй ci-dessus ont des actes imparfaits, ces vertus ne
peuvent кtres attribuйes а Dieu dans leurs actes imparfaits. Ainsi la prudence
ne peut кtre le fait de Dieu pour autant qu'elle comporte l'acte de bien
dйlibйrer. La dйlibйration, dit Aristote au VIe livre de l'Йthique, est
une certaine question; or, йtant donnй que la connaissance divine, nous
l'avons vu, n'implique aucune recherche, il ne peut convenir а Dieu de
dйlibйrer avec lui-mкme. A qui as-tu donnй ton conseil? A celui peut-кtre
qui n'a pas d'intelligence? est-il dit au Livre de Job; et en Isaпe:
Qui est entrй en conseil avec lui, pour l'instruire? Par contre, en ce
qui regarde l'acte de juger des choses conseillйes et de choisir les choses
approuvйes, rien n'empкche d'attribuer la prudence а Dieu. - On attribue
pourtant parfois le conseil а Dieu; - soit en raison de sa
ressemblance avec le secret: les conseils se font en secret; aussi bien ce qui
est cachй au sein de la sagesse divine est-il appelй conseil par
similitude, comme en tйmoigne Isaпe, selon cette version: Que ton conseil
longtemps mыri devienne vйridique; - soit en tant que Dieu donne
satisfaction а ceux qui le consultent: c'est en effet le propre de l'кtre
intelligent d'instruire mкme sans discours ceux qui sont en recherche. La justice ne
peut pas davantage appartenir а Dieu si l'on considиre l'acte d'йchange,
puisque Dieu ne peut rien recevoir de personne: Qui lui a donnй le premier,
pour кtre payй de retour? lit-on dans l'Йpоtre aux Romains, et au Livre
de Job; Qui m'a donnй auparavant, que j'aie а lui rendre? Par comparaison
cependant nous prйtendons donner а Dieu, pour autant que Dieu accepte nos dons.
Ainsi donc la justice commutative ne se trouve pas rйalisйe en Dieu, mais
seulement la justice distributive. Voilа pourquoi, au VIIIe chapitre des Noms
divins, Denys enseigne que Dieu est louй dans sa justice, comme
distribuant а tous les кtres selon leur dignitй, suivant ce passage de saint
Matthieu: Il a donnй а chacun selon sa propre capacitй. Il faut savoir en
outre que les actions sur lesquelles portent les vertus dont nous venons de
parler ne dйpendent pas par nature des rйalitйs humaines: juger ce qu'il faut
faire, donner ou distribuer quelque chose, n'est pas exclusivement le fait de
l'homme, c'est le fait de tout кtre douй d'intelligence. Dans la mesure
pourtant oщ l'on restreint leur application aux choses humaines, elles en
tirent d'une certaine maniиre leur espиce; ainsi la courbure d'un nez
donne-t-elle l'espиce "camus ". Les vertus dont nous venons de
parler, en tant qu'elles organisent la vie humaine active, sont donc ordonnйes
а ces actions, pour autant qu'on restreint leur application aux rйalitйs
humaines, et elles en tirent leur espиce. Sous ce mode-lа, elles ne peuvent
convenir а Dieu. Mais pour autant que ces actions sont prises dans leur
gйnйralitй, elles peuvent aussi s'appliquer aux rйalitйs divines. Tout comme un
homme est dispensateur de biens humains, argent ou honneurs, ainsi Dieu
l'est-il pour toutes les bontйs de l'univers. Ces vertus revкtent donc en Dieu une
extension plus universelle que chez l'homme; alors que la justice humaine
s'йtend sur une citй ou sur une famille, la justice de Dieu s'йtend а tout
l'univers. Aussi bien dit-on que les vertus divines sont les exemplaires des
nфtres; ce qui est restreint, particularisй, est une certaine ressemblance
d'existants absolus la lumiиre d'une bougie par exemple comparй а celle du
soleil. Quant aux autres vertus qui ne conviennent pas en propre а Dieu, elles
n'ont pas d'exemplaire dans la nature divine, mais seulement dans la sagesse
divine qui embrasse les raisons propres de tout ce qui existe, comme il en va
pour les autres rйalitйs corporelles. 94: LES VERTUS CONTEMPLATIVES EXISTENT EN DIEU
Il ne
fait aucun doute que les vertus contemplatives conviennent souverainement а
Dieu. Si
la sagesse en effet consiste dans la connaissance des causes suprкmes, comme
l'enseigne le Philosophe au dйbut de la Mйtaphysique, si, d'autre part,
Dieu se connaоt lui-mкme au premier chef et ne connaоt rien qu'en se
connaissant lui-mкme, lui qui est la cause premiиre de tout, il est йvident que
la sagesse doit lui кtre attribuйe par-dessus tout. Aussi bien lit-on au Livre
de Job que Dieu est sage de c_ur et dans l'Ecclйsiastique que
toute sagesse vient du Seigneur Dieu et qu'elle rйside en lui depuis
toujours. Quant au Philosophe, il enseigne lui aussi, au dйbut de la Mйtaphysique,
qu'elle est une propriйtй divine, non humaine. Si la science est la connaissance d'une
chose par sa cause propre, si, d'autre part, Dieu connaоt l'ordre de
toutes les causes et de leurs effets, et par lа mкme connaоt les causes propres
des singuliers, comme nous l'avons montrй, il est йvident que la science rйside
а proprement parler en lui, - une science d'ailleurs qui ne naоt pas du
raisonnement comme notre science а nous, qui, elle, naоt de la dйmonstration.
Aussi bien lit-on au 1er Livre des Rois que Dieu est le Seigneur des
sciences. Si l'intelligence est la connaissance immatйrielle et sans discours des
choses; si Dieu, d'autre part, comme nous l'avons montrй plus haut, possиde une
telle connaissance, il y a donc intelligence en lui. Aussi bien
lisons-nous au Livre de Job que Dieu possиde conseil et intelligence. Ces vertus sont
mкme en Dieu l'exemplaire des nфtres, comme le parfait l'est а l'imparfait. 95: DIEU NE PEUT VOULOIR LE MAL
Tout
ce qui a йtй dit jusqu'ici nous aide а voir que Dieu ne peut vouloir le mal. La vertu d'une
chose, c'est ce par quoi l'on agit bien. Or toute _uvre de Dieu est une _uvre
de vertu, puisque sa vertu, nous l'avons vu, est son essence mкme. Dieu ne peut
donc vouloir le mal. La volontй ne se porte jamais au mal sinon par une
certaine erreur de la raison, au moins sur l'objet particulier du choix.
L'objet de la volontй йtant en effet le bien qui est saisi par l'intelligence,
la volontй ne peut se porter au mal а moins que ce mal ne lui soit proposй
d'une certaine maniиre comme un bien, ce qui ne peut se faire sans qu'il y ait
erreur. Or il ne peut y avoir d'erreur dans la connaissance divine. La volontй
de Dieu ne peut donc tendre au mal. Bien plus, Dieu est le souverain bien. Or
le souverain bien ne peut souffrir aucun commerce avec le mal, pas plus qu'un
objet suprкmement chaud ne peut souffrir le mйlange du froid. La volontй de
Dieu ne peut donc s'inflйchir vers le mal. Comme le bien a raison de fin, le mal ne
peut s'infiltrer dans la volontй qu'en la dйtournant de la fin. Or la volontй
divine ne peut se dйtourner de la fin, puisque Dieu ne peut rien vouloir qu'en
se voulant lui-mкme. Dieu ne peut donc vouloir le mal. On voit ainsi clairement qu'en Dieu le
libre-arbitre est par nature inйbranlablement fixй dans le bien. C'est ce
qu'affirme le Deutйronome: Dieu est fidиle et sans iniquitй, et encore Habacuc:
Tes yeux sont purs, Seigneur, et tu ne peux regarder l'injustice. Se trouve ainsi
confondue l'erreur des Juifs qui prйtendent dans le Talmud que Dieu,
parfois, pиche et se purifie du pйchй; comme celle aussi des lucifйriens qui
prйtendent que Dieu a pйchй en repoussant Lucifer. 96: DIEU NE HAIT RIEN; ET L'ON NE PEUT LUI ATTRIBUER AUCUNE HAINE
On
voit par lа qu'il est impossible d'attribuer а Dieu aucune haine. De mкme en
effet que l'amour se porte au bien, de mкme la haine se porte au mal. Nous
voulons du bien а ceux que nous aimons; du mal а ceux que nous haпssons. Si
donc la volontй de Dieu ne peut tendre au mal, il lui est impossible que Dieu
puisse haпr quoi que ce soit. La volontй de Dieu se porte sur des кtres diffйrents
de lui, nous l'avons vu plus haut, en tant que, voulant et aimant son кtre et
sa bontй, Dieu veut les rйpandre, autant qu'il est possible, en communiquant sa
ressemblance. Ce que Dieu veut dans les кtres qui sont diffйrents de lui, c'est
qu'ils possиdent la ressemblance de sa bontй. Or le bien de tout кtre, c'est
qu'il ait part а la ressemblance de Dieu toute bontй, quelle qu'elle soit,
n'est rien d'autre en effet qu'une certaine ressemblance de la bontй premiиre.
Dieu veut donc le bien de chaque кtre. Dieu ne hait donc rien. Tous les
existants tirent l'origine de leur кtre du premier existant. Si donc Dieu
haпssait quelque chose de ce qui existe, il voudrait que cet кtre n'existвt
pas, puisque le fait d'exister est le bien de chaque кtre. Dieu voudrait donc
que l'action par laquelle il produit cette chose dans l'кtre, avec ou sans
intermйdiaire, ne s'exerзвt pas; nous avons vu en effet que si Dieu veut
quelque chose, il doit vouloir ce qu'elle requiert. Or ceci est impossible.
C'est йvident dans l'hypothиse oщ les choses procиdent dans l'кtre par la
volontй de Dieu, car alors cette action productrice des choses doit кtre une
action volontaire; dans l'hypothиse йgalement oщ Dieu est par nature cause des
choses, car, de mкme que Dieu se complaоt en sa propre nature, de mкme prend-il
complaisance en tout ce que sa nature requiert. Dieu ne hait donc aucune chose. Ce que l'on
trouve dans toutes les causes qui agissent naturellement, doit se trouver au
premier chef dans le premier agent. Or toutes les causes agentes aiment а leur
maniиre leurs effets; ainsi les parents, leurs enfants, les poиtes, leurs
poйsies, les artisans, leurs _uvres. C'est bien ce qu'affirme le Livre de la
Sagesse: Tu aimes tout ce qui existe, et tu ne hais rien de ce que tu as fait. C'est par mode de
comparaison qu'on attribue а Dieu la haine de certaines choses. Et ceci d'une
double maniиre. D'abord, parce que Dieu en aimant les choses et en voulant leur
bien, veut que n'existe pas le mal contraire. Aussi dit-on qu'il hait le mal,
comme nous disons haпr ce dont nous refusons l'existence, selon cette parole de
Zacharie: Que personne d'entre vous ne pense dans son c_ur de mal contre son
ami, et n'aimez pas le serment trompeur: voilа tout ce que je hais, dit le
Seigneur. - Mais ce ne sont pas lа des effets qui soient comparables а
des choses subsistantes, celles-lа mкmes qui sont objets propres de haine ou
d'amour. Une autre maniиre d'attribuer а Dieu la haine par mode de comparaison
vient de ce que Dieu veut un plus grand bien qui ne peut exister sans la
privation d'un bien de moindre importance. On parle ainsi de haпr, alors qu'il
s'agit davantage d'aimer. Ainsi par exemple, pour autant que Dieu veut le bien
de la justice ou de l'ordre de l'univers, ce qui ne peut aller sans quelque
punition ou sans quelque corruption, dira-t-on que Dieu hait ce dont il veut la
punition ou la corruption, selon cette parole de Malachie: J'ai haп Esaь, et
cette autre du psaume: Tu as haп tous ceux qui commettent l'injustice: tu
fais pйrir tous ceux qui prononcent le mensonge; le Seigneur a en horreur
l'homme de sang et de fraude. VIE97: DIEU EST VIVANT
Tout
ce que nous avons dйjа exposй nous amиne а conclure nйcessairement que Dieu est
vivant. Nous avons vu en effet que Dieu fait acte d'intelligence et de vouloir.
Or faire acte d'intelligence et de vouloir n'appartient qu'au vivant. Dieu est
donc vivant. La vie est attribuйe а certains кtres dans la mesure oщ ils semblent se
mouvoir par eux-mкmes, et n'кtre pas mus par d'autres. C'est la raison pour
laquelle on attribue par comparaison la vie а des кtres qui paraissent se
mouvoir d'eux-mкmes, et dont le commun des hommes ne perзoit pas le moteur qui
les meut, telle l'eau vive d'une source, non point l'eau d'une citerne
ou d'une mare stagnante, tel le vif-argent, qui semble douй d'un certain
mouvement. A proprement parler seuls sont mus par soi les кtres qui se meuvent
eux-mкmes, composйs qu'ils sont d'un йlйment moteur et d'un йlйment mы, comme
le sont les кtres animйs. Voilа pourquoi de ceux-lа seuls nous disons en
propriйtй de termes qu'ils vivent. Quant aux autres, ils sont mus par quelque
agent extйrieur, ou qui les engendre, ou qui йcarte les obstacles, ou qui les
met en mouvement. Et comme les opйrations des sens s'accompagnent de mouvement,
on dira de tout ce qui s'active en ses opйrations propres, mкme dйpourvues de
mouvement, qu'il vit. Faire acte d'intelligence, dйsirer, sentir, autant
d'actions de vie. Mais Dieu est celui dont l'action, d'une maniиre souveraine,
ne dйpend pas d'autrui mais de lui-mкme, lui qui est la premiиre cause agente.
La vie lui appartient donc au premier chef. L'кtre divin embrasse toute la perfection
de l'кtre. Or vivre est un certain кtre parfait; les vivants dans l'йchelle des
existants sont а placer au-dessus des non-vivants. Кtre pour Dieu, c'est donc
vivre. Dieu est donc vivant. L'autoritй de la Sainte Йcriture confirme tout ceci:
ainsi l'oracle du Seigneur, au Deutйronome: Je dirai: je vis йternellement; ainsi
encore le psaume: Mon c_ur et ma chair ont exultй de joie vers le Dieu
vivant. 98: DIEU EST SA PROPRE VIE
La
conclusion s'impose: Dieu est sa propre vie. La vie, chez un vivant, c'est l'acte
mкme de vivre exprimй de maniиre abstraite, de mкme que la
course, ce n'est pas autre chose en rйalitй que l'acte de courir. Or
l'acte de vivre, chez les vivants, c'est leur acte d'кtre lui-mкme, comme
l'enseigne clairement le Philosophe au IIe livre De l'вme. Puisque
l'animal est appelй vivant du fait qu'il a une вme qui lui donne l'кtre
correspondant а sa propre forme, vivre ne devra rien кtre d'autre que telle
maniиre d'кtre venant de telle forme. Or Dieu est son propre acte d'кtre, nous
l'avons montrй plus haut. Il est donc son propre vivre et sa propre vie. L'acte mкme
d'intellection est un certain vivre, comme l'enseigne le Philosophe au IIe
livre De l'вme, car faire acte d'intellection est le fait d'un vivant.
Or Dieu, nous l'avons vu, est son acte d'intellection. Il est donc son propre
vivre et sa propre vie. Si Dieu n'йtait pas sa vie, il s'ensuivrait, йtant
donnй qu'il est vivant, qu'il le serait par participation de vie. Or tout ce
qui existe par participation se ramиne а ce qui existe par soi. Dieu serait
donc ramenй а un кtre antйrieur, grвce auquel il vivrait. Ce qui est
manifestement impossible. Si Dieu est vivant, la vie doit exister en lui. S'il
n'est pas sa propre vie, il y aura en lui-mкme quelque chose qui ne sera pas
lui-mкme. Ainsi il sera composй. Ce que nous avons rйfutй plus haut. Dieu est donc
sa propre vie. C'est bien ce qui est dit en saint Jean: Je suis
la vie. 99: LA VIE DE DIEU EST ЙTERNELLE
Il
apparaоt par lа que la vie de Dieu est йternelle. On ne cesse de vivre que par sйparation de
la vie. Or on ne peut se sйparer de soi-mкme: toute sйparation se fait en effet
par la division d'un йlйment d'un autre. Il est donc impossible que Dieu cesse
de vivre, puisqu'il est lui-mкme sa propre vie. Tout ce qui tantфt existe, tantфt n'existe
pas, existe par le fait d'une cause. Rien ne peut en effet se produire soi-mкme
du non-кtre а l'кtre, car ce qui n'existe pas encore n'agit pas. Or la vie
divine n'a pas de cause, et pas plus l'кtre divin. Dieu n'est donc pas tantфt
vivant, tantфt non-vivant; il vit toujours. Sa vie est donc йternelle. En toute
opйration l'agent demeure, bien que parfois l'opйration passe par mode de
succession; aussi bien, dans le mouvement, le mobile demeure identique en son
sujet tout au long du mouvement, mкme s'il ne le demeure pas suivant la raison.
Lа donc oщ l'action s'identifie а l'agent, rien ne doit passer par mode de
succession, mais tout doit demeurer tout entier а la fois. Or l'acte
d'intellection et l'acte de vivre de Dieu йtant Dieu lui-mкme, la vie de Dieu
ne peut comporter de succession: elle est tout entiиre а la fois. Elle
est donc йternelle. Dieu est absolument immobile, nous l'avons montrй
plus haut. Or ce qui commence а vivre ou cesse de vivre, ou qui durant sa vie
admet la succession, est muable: la vie d'un кtre commence par la gйnйration,
cesse par la corruption; quant а la succession elle se fait par un certain
mouvement. Dieu ne commence donc pas а vivre; il ne cesse pas davantage de
vivre; sa vie ne comporte aucune succession. Sa vie est donc йternelle. C'est bien ce
qu'affirme le Deutйronome, transmettant l'oracle du Seigneur: Je vis
pour l'йternitй, et saint Jean dans sa 1re Epоtre: Il est le
vrai Dieu et la vie йternelle. BЙATITUDE100: DIEU EST BIENHEUREUX
Reste
а montrer, а partir de ces prйmisses, que Dieu est bienheureux. La bйatitude
est le bien propre de toute nature intellectuelle. Puisque Dieu est intelligent, la bйatitude
sera son bien propre. Mais la relation de Dieu а l'йgard de ce bien propre
n'est pas telle que Dieu tendrait vers un bien qu'il ne possйderait pas encore,
- ce qui est le fait d'une nature changeante et existant en puissance, - mais
telle qu'il possиde dйjа ce bien propre. Dieu ne dйsire donc pas seulement la
bйatitude, comme nous, mais il en jouit. Dieu est donc bienheureux. Est
souverainement dйsirй ou voulu de la nature intellectuelle ce qui est le plus
parfait en elle; c'est cela sa bйatitude. Or ce qu'il y a de plus parfait en
chaque кtre, c'est son opйration la plus parfaite; puissance et habitus sont
en effet amenйs а leur point de perfection par l'opйration. Aussi le Philosophe
enseigne-t-il que le bonheur, c'est l'opйration parfaite. Or la
perfection d'une opйration dйpend de quatre facteurs. Premiиrement, de
son genre: tel qu'elle soit immanente а l'agent lui-mкme. J'appelle opйration
immanente celle qui ne produit rien d'autre en dehors de l'opйration elle-mкme,
comme voir et entendre. De telles opйrations sont les perfections de ceux qui
en sont les sujets; elles peuvent кtre un terme ultime, n'йtant pas ordonnйes а
un quelconque objet fabriquй qui soit leur fin. Par contre l'opйration, ou
action, d'oщ rйsulte un certain acte extйrieur а elle-mкme, est la perfection
de l'_uvre accomplie, non celle de l'agent; elle se comporte а l'йgard de cet
acte comme envers sa fin. Aussi une telle opйration n'est-elle pas la bйatitude
ou le bonheur d'une nature intellectuelle. Deuxiиmement, du principe de
l'opйration: c'est-а-dire qu'elle soit le fait de la puissance la plus йlevйe.
Aussi bien la fйlicitй ne nous vient-elle pas de l'opйration du sens, mais de
celle de l'intelligence, et d'une intelligence perfectionnйe par l'habitus.
Troisiиmement, de l'objet de l'opйration. C'est pourquoi l'ultime fйlicitй
consiste pour nous dans l'intelligence que nous avons du plus haut
intelligible. Quatriиmement, de la forme de l'opйration, telle qu'elle
soit accomplie avec perfection, facilitй, assurance et joie. Or telle est
l'opйration de Dieu. Dieu est en effet intelligent et son intelligence est la
plus haute des puissances; il n'a pas besoin d'un habitus qui le
perfectionne, puisqu'il est parfait en soi; il se connaоt lui-mкme,
souverainement intelligible qu'il est, sans aucune difficultй, et avec joie.
Dieu est donc bienheureux. La bйatitude apaise tout dйsir; une fois qu'on la
possиde, il n'y a plus rien а dйsirer, puisqu'elle est la fin derniиre. Celui
qui est parfaitement comblй en tout ce qu'il peut dйsirer est donc
nйcessairement heureux. Ce qui fait dire а Boиce, au IIe livre de la Consolation,
que la bйatitude est l'йtat pleinement rйalisй par la rйunion de
tous les biens. Mais la perfection de Dieu est telle qu'elle embrasse
toute perfection dans sa simplicitй. Dieu est donc vйritablement bienheureux. Tant qu'il manque
а quelqu'un quelque chose dont il a besoin, celui-lа n'est pas encore heureux.
Son dйsir en effet n'est pas encore apaisй. Quiconque se suffit а lui-mкme et
n'a besoin de rien, celui-lа est donc bienheureux. Or nous avons montrй plus
haut que Dieu n'a besoin de rien, sa perfection ne dйpendant de rien
d'extйrieur, et qu'il ne veut pas les autres кtres pour lui-mкme, а titre de
fin, comme s'il avait besoin d'eux, mais seulement parce que cela convient а sa
bontй. Dieu est donc bienheureux. Nous avons vu encore que Dieu ne peut rien
vouloir d'impossible. Or il est impossible que Dieu acquiиre ce qu'il ne
possйderait pas encore, puisqu'il n'est en puissance d'aucune maniиre. Il ne
peut donc vouloir ce qu'il ne possйderait pas. Tout ce qu'il veut, il le
possиde. D'autre part Dieu ne veut rien de mal. Il est donc bienheureux,
suivant cette dйfinition que certains donnent du bienheureux: celui qui
possиde tout ce qu'il veut a qui ne veut rien de mal. Cette bйatitude
de Dieu, la Sainte Йcriture la proclame aussi, selon ce verset de la 1re Йpоtre
а Timothйe: Celui que manifestera en son temps le bienheureux et tout-puissant. 101: DIEU EST SA PROPRE BЙATITUDE
On voit
ainsi comment Dieu est sa propre bйatitude. La bйatitude de Dieu, c'est son opйration
intellectuelle. Mais nous avons montrй plus haut que l'acte mкme
d'intelligence, en Dieu, est la propre substance de Dieu. Dieu est donc sa
propre bйatitude. Йtant fin derniиre, la bйatitude est ce que veut au
premier chef qui en est capable, ou qui la possиde. Or nous avons montrй plus
haut que Dieu veut au premier chef son essence. Son essence est donc sa
bйatitude. Tout кtre ordonne а sa bйatitude tout ce qu'il veut. La bйatitude est en
effet telle qu'elle n'est pas dйsirйe pour autre chose et qu'а elle se termine
le mouvement de dйsir de qui dйsire une chose pour une autre, si l'on admet que
ce mouvement n'est pas indйfini. Йtant donnй que Dieu veut tout pour sa bontй,
qui est sa propre essence, Dieu, qui est lui-mкme son essence et sa bontй, doit
кtre ainsi sa propre bйatitude. En outre, il est impossible qu'il y ait
deux biens suprкmes. S'il manquait а l'un ce que l'autre aurait, aucun des deux
ne serait bien suprкme et parfait. Or nous avons montrй que Dieu est le
souverain bien. On montrera йgalement que la bйatitude est le souverain bien du
fait qu'elle est la fin derniиre. La bйatitude et Dieu sont donc identiques.
Dieu est donc sa propre bйatitude. 102: LA BЙATITUDE DE DIEU, PARFAITE ET UNIQUE, DЙPASSE TOUTE AUTRE
BЙATITUDE
Il est
possible, maintenant, pour terminer, de rйflйchir sur l'excellence de la
bйatitude en Dieu. Plus on est proche de la bйatitude, et plus
parfaitement on est bienheureux. Ainsi, а supposer que l'on appelle quelqu'un
bienheureux pour l'espйrance oщ il est d'obtenir la bйatitude, sa bйatitude ne
peut se comparer d'aucune maniиre avec la bйatitude de celui qui la possиde
dйjа en acte. Or est au plus prиs de la bйatitude ce qui est la bйatitude
elle-mкme. C'est le cas de Dieu. Dieu est donc bienheureux d'une maniиre unique
et parfaite. Йtant donnй que le plaisir est l'effet de l'amour, lа oщ il y a un plus
grand amour, lа il y a, dans l'obtention de l'objet aimй, un plaisir plus
grand. Or, toutes choses йgales, tout кtre s'aime soi-mкme plus qu'aucun autre;
la preuve en est qu'on aime naturellement davantage ce qui est plus proche de
soi. Dieu prend donc, dans sa bйatitude qui est lui-mкme, plus de joie que les
autres bienheureux dans une bйatitude qui n'est pas ce qu'ils sont. Le dйsir
s'en apaise donc d'autant, et la bйatitude est plus parfaite. Ce qui est par
essence est davantage que ce qui est dit par participation la nature du feu est
plus parfaite dans le feu mкme que dans des matiиres en feu. Or Dieu est
bienheureux par son essence. Cela, aucun autre кtre ne peut le revendiquer, car
en dehors de Dieu, aucun autre ne peut кtre le souverain bien. Ainsi devra-t-on
affirmer que tout autre кtre que Dieu, qui est bienheureux, est bienheureux par
participation. La bйatitude divine dйpasse donc toute autre bйatitude. La bйatitude,
nous l'avons vu, consiste dans la parfaite opйration de l'intelligence. Or
aucune autre opйration intellectuelle ne peut s'йgaler а celle de Dieu. C'est
йvident, non seulement parce qu'elle est une opйration subsistante, mais parce
que, dans une unique opйration, Dieu se connaоt parfaitement, lui, et tous les
autres кtres, ceux qui existent et ceux qui n'existent pas, les bons et les
mauvais. Chez les autres кtres douйs d'intelligence, se connaоtre soi-mкme n'est
pas un acte subsistant, mais un acte du subsistant. Personne non plus ne peut
connaоtre parfaitement, tel qu'il est, Dieu lui-mкme, suprкme intelligible,
puisque personne ne possиde un кtre parfait comme l'est l'кtre de Dieu, et que
personne ne peut avoir d'opйration plus parfaite que sa substance. Il n'existe
pas non plus d'autre intelligence qui puisse connaоtre tout ce que Dieu est
capable de faire: autrement, elle saisirait la puissance divine. Or ce qu'une
autre intelligence connaоt, elle ne le connaоt pas en sa totalitй dans une
seule et mкme opйration. C'est donc d'une maniиre incomparable que Dieu est
bienheureux par-dessus tout. Plus un кtre est unifiй, plus sa puissance et sa
bontй sont parfaites. Or une opйration qui connaоt la succession se rйpartit
suivant les diverses divisions du temps. Sa perfection ne peut se comparer
d'aucune maniиre а celle d'une opйration qui se fait sans succession, tout
entiиre а la fois, surtout si cette opйration ne passe pas en un instant, mais
demeure pour l'йternitй. Or l'acte d'intellection de Dieu est posй en dehors de
toute succession, existant tout entier а la fois, et йternellement; le nфtre,
lui, comporte la succession, en tant que lui sont adjoints par accident
continuitй et temps. La bйatitude de Dieu dйpasse donc а l'infini la bйatitude
de l'homme, comme la durйe de l'йternitй dйpasse а l'infini la durйe fluente du
temps. La
fatigue, les occupations qui viennent nйcessairement se mкler en cette vie а
notre contemplation, - cette contemplation en laquelle consiste avant tout le
bonheur de l'homme, si tant est qu'il y ait bonheur en cette vie prйsente -,
les erreurs, les doutes, les infortunes diverses auxquelles est soumise notre
vie d'ici-bas, montrent а l'envi que la fйlicitй humaine, surtout celle de
cette vie, ne peut se comparer а la bйatitude de Dieu. On peut juger de la perfection de la
bйatitude divine en pensant qu'elle embrasse sur un mode absolument parfait
toutes les bйatitudes. De la fйlicitй de la vie contemplative, elle a la
considйration trиs parfaite, et йternelle, de soi et des autres. De la vie
active, elle a le gouvernement, non pas de la vie d'un seul homme, ou d'une
maison, ou d'une citй, ou d'un royaume, mais de l'univers tout entier. La fausse
fйlicitй de ce monde n'a qu'une ombre de cette fйlicitй trиs parfaite. Selon
Boлce, elle est faite de cinq facteurs: le plaisir, les richesses, le
pouvoir, les honneurs, et la renommйe. Or Dieu prend
souverainement plaisir en lui-mкme, ayant une joie universelle de tous les
biens, sans aucun mйlange d'un йlйment contraire. - Quant aux richesses, il
possиde en lui-mкme une absolue suffisance de tous les biens. - En fait de
pouvoir, il a une puissance infinie. - En fait d'honneurs, il a prййminence et
rйgence sur tout. - Quant а la renommйe, il a l'admiration de toute
intelligence pour peu qu'elle le connaisse. A LUI
DONC QUI EST BIENHEUREUX DE MANIИRE UNIQUE, L'HONNEUR ET LA GLOIRE DANS LES
SIИCLES DES SIИCLES. AMEN. LIVRE DEUXIEME: LA CREATION
PRЙAMBULE
1: COMMENT CE LIVRE FAIT SUITE AU PRЙCЙDENT
«J'AI
MЙDITЙ SUR TOUTES VOS ЊUVRES. JE MЙDITAIS SUR L'OUVRAGE DE VOS MAINS.» Qui
ignore l'activitй d'un кtre ne peut connaоtre parfaitement cet кtre. En effet,
ce sont l'espиce de l'action et ses modalitйs qui permettent d'йvaluer la
grandeur et la qualitй de la puissance opйrative. Cette puissance, а son tour,
rйvиle la nature de la chose, car un кtre est йquipй de telle ou telle maniиre
pour l'action selon qu'il possиde effectivement telle ou telle nature. Or, comme
l'explique le Philosophe au IXe livre de la Mйtaphysique, il y a deux
sortes d'opйrations: les unes, comme l'action de sentir, de comprendre ou de
vouloir, demeurent en celui qui agit et le perfectionnent lui-mкme; les autres,
comme l'action de chauffer, de couper, de bвtir, passent dans la chose
extйrieure et constituent la perfection de l’oeuvre rйalisйe par cette action. Ces
deux sortes d'opйrations se vйrifient en Dieu la premiиre, puisqu'il comprend,
veut, se rйjouit, aime; la seconde, dиs lа qu'il donne l'кtre aux choses, les
conserve et les gouverne. La premiиre opйration est la perfection de l'agent;
la seconde, celle de l'_uvre. Or l'agent est cause de son _uvre et la prйcиde
d'une prioritй de nature. Il faut donc admettre que la premiиre de ces
opйrations est la raison de la seconde et la prйcиde d'une prioritй
naturelle, comme il en va pour la cause et son effet. Ceci apparaоt clairement
dans l'ordre humain oщ l'idйe et la volontй de l'artisan sont le principe et la
raison de son ouvrage. La premiиre des opйrations considйrйes s'approprie,
en tant que simple perfection de l'agent, le nom d'opйration ou encore d'action;
la seconde, parce que perfection de l'_uvre, prend en latin le nom de factio,
production: d'oщ le terme manufacta, produits de la main de l'homme,
appliquй а ce qui procиde de l'artisan selon ce genre d'action. Nous avons parlй
dans le livre prйcйdent de la premiиre sorte d'activitй en Dieu, en traitant de
sa connaissance et de sa volontй. Pour achever l'йtude des vйritйs divines, il
nous reste donc а parler maintenant de la seconde activitй, celle par laquelle
Dieu produit les choses et les gouverne. Cet ordre de nos considйrations, nous
pouvons le retrouver dans notre texte. Par ces mots: J'ai mйdite sur toutes
vos _uvres, est dйsignйe la rйflexion sur la premiиre sorte d'opйrations,
les _uvres йtant alors la pensйe et le vouloir divins. La mйditation sur la
production divine est exprimйe par la suite du verset: je mйditais sur
l'ouvrage de vos mains, oщ par ouvrage de vos mains, nous entendons
le ciel et la terre et tout ce qui procиde de Dieu а la maniиre dont l'ouvrage
procиde de l'artisan. 2: LA CONSIDЙRATION DES CRЙATURES EST UTILE AU PROGRИS DE LA FOI
La
mйditation des _uvres divines est nйcessaire а l'homme pour l'йdification de sa
foi en Dieu. D'abord, en mйditant sur ces _uvres, nous pouvons nous йmerveiller
quelque peu de la sagesse divine et la contempler. En effet, les _uvres dont
l'art est le principe reflиtent cet art lui-mкme, йtant faites а sa
ressemblance. Or c'est par sa sagesse que Dieu donne l'existence aux choses,
selon ce mot du Psaume: Vous avez tout fait dans la sagesse. Et donc,
par la considйration de ses _uvres, nous pouvons nous faire une idйe de la
sagesse divine, qui est diffusйe, pour ainsi dire, dans les crйatures par une
sorte de communication de sa ressemblance, comme l'enseigne l'Ecclйsiastique,
I, 10: Il l'a rйpandue (la sagesse) sur toutes ses _uvres. Le Psalmiste
avait dit: Votre science merveilleuse est au-dessus de moi, elle me dйpasse
et je ne saurais l'atteindre; par ces paroles: La nuit devient ma
lumiиre..., il notait ensuite le secours que lui avait apportй
l'illumination divine; enfin, il reconnaоt qu'il a йtй aidй dans la
connaissance de la sagesse divine par la considйration de ses _uvres, et il
proclame: Vos _uvres sont admirables, et mon вme en sera toute pйnйtrйe. 2. Le spectacle
de la crйation provoque l'йmerveillement de l'homme devant la toute-puissance
divine et, par suite, йveille en son c_ur la rйvйrence а l'йgard de Dieu. On
doit, en effet, reconnaоtre que la puissance du crйateur l'emporte sur celle de
ses _uvres, ainsi qu'il est йcrit dans la Sagesse, XIII, 4: S'ils (les
philosophes) ont admirй leur puissance et leurs _uvres (celles du ciel,
des йtoiles, et des йlйments de ce monde), qu'ils comprennent que celui qui
les a faits est plus puissant qu'eux. Dans l'Йpоtre aux Romains, I, 20, il est
dit aussi: Les perfections invisibles de Dieu, son йternelle puissance et sa
divinitй brillent aux yeux de l'esprit dans le miroir de ses _uvres. Or, de cet
йmerveillement naissent la crainte de Dieu et le respect, comme l'exprime
Jйrйmie, X, 6, 7: Ton nom est grand en puissance. Qui ne te craindrait, ф
Roi des nations? 3. La considйration des crйatures enflamme notre c_ur de
l'amour de la bontй divine. Nous avons montrй dans le Ier Livre que tout ce que
les diverses crйatures reзoivent de bontй et de perfection en partage, est
universellement concentrй en Dieu comme en la source de toute bontй. Si donc la
bontй des crйatures, leur beautй, leur suavitй, sйduisent tellement le c_ur de
l'homme, combien plus la bontй de la source divine elle-mкme, comparйe avec
soin а ces ruisseaux que sont les bontйs dйcouvertes en chaque crйature,
embrasera-t-elle le c_ur humain et l'attirera-t-elle totalement а soi. C'est ce
qui fait dire au Psalmiste: Vous m'avez rйjoui, Seigneur, par votre ouvrage,
et je tressaillirai de joie devant les _uvres de vos mains. Et ailleurs, au
sujet des fils des hommes: Ils seront enivrйs de l'abondance de votre maison
(entendez, de la crйation tout entiиre) et vous les abreuverez au
torrent de vos dйlices: car en vous est la source de la vie. Enfin le livre de
la Sagesse, XIII, 1, condamne ceux qui par les biens visibles (les
crйatures, bonnes seulement par une sorte de participation), n'ont pas su
voir celui qui est, а savoir, le vraiment bon, bien plus, la bontй mкme,
comme nous l'avons montrй au Ier Livre. La considйration des crйatures йtablit
l'homme dans une certaine ressemblance de la perfection divine. Nous avons
montrй, en effet, dans le Ier Livre, que Dieu, en se connaissant soi-mкme, voit
dans son essence toutes les autres choses. Et donc, puisque la foi chrйtienne
instruit l'homme principalement sur Dieu, et lui donne aussi, par la lumiиre de
la rйvйlation divine, la connaissance des crйatures, il en rйsulte pour lui une
certaine ressemblance avec la sagesse divine. D'oщ ce mot de la IIe Йpоtre
aux Corinthiens, III, 18: Nous tous qui, le visage dйcouvert,
contemplons dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformйs en la
mкme image. Il est donc йvident que la considйration des
crйatures contribue а l'йdification de la foi chrйtienne. Voilа pourquoi il est
йcrit dans l'Ecclйsiastique XLII, 15: Je me rappellerai les _uvres du
Seigneur et je publierai ce que j'ai vu: c'est par la parole du Seigneur que
ses _uvres ont йtй faites. 3: LA CONNAISSANCE DES NATURES CRЙЙES PERMET DE RЙFUTER LES
ERREURS AU SUJET DE DIEU
La
considйration des crйatures est nйcessaire non seulement а l'йdification de la
vйritй mais aussi а la rйfutation des erreurs sur Dieu. Il arrive, en effet,
que les erreurs ayant pour objet les crйatures йloignent de la vйritй de la
foi, parce qu'elles sont en contradiction avec la connaissance vraie de Dieu.
Or ceci peut se produire de diffйrentes maniиres. 1. Ceux qui ignorent la nature des
choses en viennent parfois а ce degrй d'aberration de considйrer comme Dieu et
cause premiиre ce qui, cependant, ne peut exister que par un autre. Ils
s'imaginent qu'il n'y a rien au delа de ce qu'ils voient; ainsi ceux qui
pensиrent que Dieu йtait un corps quelconque, et dont la Sagesse XIII,
2, parle en ces termes: Ils ont considйrй comme des dieux, le feu, le vent,
l'air subtil, le cercle des йtoiles, l'abоme des eaux, le soleil et la lune. 2. On attribue а
certaines crйatures ce qui appartient exclusivement а Dieu. Et cela rйsulte
aussi d'une erreur а leur sujet. En effet, si l'on attribue а un кtre ce qui
est incompatible avec sa nature, c'est qu'on ignore la nature de cet кtre;
comme si l'on prйtendait, par exemple, que l'homme a trois pieds. Or la nature
crййe rйpugne а ce qui appartient en propre а Dieu, tout comme un кtre
diffйrent de l'homme rйpugne а ce qui est spйcifiquement humain. C'est donc
bien l'ignorance de la nature des choses qui est la source de l'erreur
signalйe. Erreur que condamne ainsi la Sagesse XIV, 21: Le nom
incommunicable, ils l'ont donnй а la pierre ou au bois: erreur oщ tombent
ceux qui attribuent а d'autres causes qu'а Dieu la crйation des кtres, la
connaissance de l'avenir, la production des miracles. 3. On minimise la puissance divine а
l'_uvre dans les crйatures, parce qu'on ignore la nature de ces derniиres.
C'est le cas de ceux qui postulent deux principes des choses, et qui affirment
que les кtres procиdent de Dieu non en vertu de sa volontй, mais par une
nйcessitй de sa nature; de ceux aussi qui veulent soustraire tous les кtres, ou
seulement quelques-uns d'entre eux, а la divine providence, ou qui nient
qu'elle puisse rien faire en dehors du cours ordinaire des choses. Toutes ces
opinions, en effet, insultent а la puissance de Dieu. C'est contre elles qu'il
est йcrit dans Job XXII, 17. Ils regardaient le Tout-Puissant comme
incapable de rien faire, et dans la Sagesse XII, 17: Vous
montrez votre force lorsqu'on ne vous croit pas souverainement puissant. 4. L'homme, que
la foi oriente vers Dieu comme vers sa fin derniиre, s'imagine, dans son
ignorance de la nature des choses et, par suite, de la place qui est la sienne
dans l'univers, qu'il est assujetti а certaines crйatures, auxquelles il est
pourtant supйrieur. Ainsi pensent ceux qui soumettent aux astres la volontй
humaine et que Jйrйmie X, 2, condamne en ces termes: Ne craignez pas
les signes du ciel que craignent les nations. Et aussi ceux qui croient que
l'вme humaine est crййe par les anges, ou qu'elle est mortelle. Ces opinions,
et toutes autres semblables, sont offensantes pour la dignitй de l'homme. On voit donc
clairement l'erreur de ceux dont parle saint Augustin dans son livre De
l'origine de l'вme, et qui disaient que ce qu'on peut bien penser au sujet
des crйatures n'importe en rien а la vйritй de la foi, pourvu qu'on ait sur
Dieu des idйes exactes. En effet, l'erreur relative aux crйatures rejaillit sur
l'idйe qu'on se fait de Dieu lui-mкme et, soumettant l'esprit de l'homme а
certaines causes autres que Dieu, elle le dйtourne de ce Dieu vers lequel la
foi s'efforce de le conduire. C'est pour cela que l'Йcriture menace de
certaines peines, comme elle fait pour les infidиles, ceux qui se trompent au
sujet des crйatures: Parce qu'ils n'ont pas compris les _uvres du Seigneur,
les _uvres de ses mains, est-il dit dans le Psaume, vous les dйtruirez
et ne les bвtirez pas. Et dans la Sagesse II, 21: Voilа ce qu'ils
ont pensй, mais ils se sont йgarйs, et elle ajoute: Ils n'ont eu aucune
estime pour l'honneur dы aux вmes saintes. 4: LE PHILOSOPHE ET LE THЙOLOGIEN ENVISAGENT LES CRЙATURES А UN
POINT DE VUE DIFFЙRENT
Il est
йvident, d'aprиs ce qui prйcиde, que la doctrine de la foi chrйtienne comporte
la connaissance des crйatures en tant qu'elles reflиtent une certaine
ressemblance avec Dieu, et que l'erreur а leur sujet entraоne l'erreur а
l'йgard des choses divines. C'est donc а des titres diffйrents que ces
crйatures intйressent la doctrine chrйtienne et la philosophie humaine.
Celle-ci les considиre en tant qu'elles sont telles crйatures; d'oщ la
diversitй des parties de la philosophie rйpondant aux divers genres des choses.
La foi chrйtienne, elle, ne considиre pas les crйatures selon qu'elles sont
telles ou telles: ainsi elle n'envisage pas le feu en tant que feu, mais selon
qu'il symbolise l'йlйvation divine et, d'une certaine maniиre, se rйfиre а Dieu
lui-mкme. Comme le dit l'Ecclйsiastique XLII, 16, 17: L'_uvre du
Seigneur est remplie de sa gloire. Le Seigneur n'a-t-il pas fait annoncer par
ses saints toutes ses merveilles? Il en rйsulte que ce ne sont pas les mкmes
objets que le philosophe et le croyant envisagent dans les crйatures. Le
philosophe considиre en elles ce qui leur appartient selon leur nature propre:
par exemple, la propriйtй qu'a le feu de s'йlever. Le thйologien ne voit en
elles que ce qui leur convient en tant prйcisйment qu'elles se rapportent а
Dieu, comme d'avoir йtй crййes par lui, de lui кtres soumises, et autres choses
semblables. On ne peut donc accuser d'imperfection la doctrine de foi sous prйtexte
qu'elle nйglige de nombreuses propriйtйs des choses, comme la configuration du
ciel ou la qualitй du mouvement. Le physicien non plus ne s'occupe pas des
propriйtйs de la ligne qui font l'objet de la considйration du gйomиtre; cela
seul l'intйresse, dans cette ligne, qui lui appartient en tant que limite
naturelle des corps. S'il arrive cependant que les mкmes aspects des
choses tombent sous la considйration du philosophe et du croyant, ce n'est pas
par les mкmes principes qu'ils les йclairent. Le philosophe argumente а partir
des causes propres des choses, le croyant а partir de la cause premiиre: ainsi
le dernier dira par maniиre de preuve: c'est rйvйlй, ou cela glorifie Dieu, ou
encore: la puissance divine est infinie. De s'йlever ainsi jusqu'а la
considйration de la cause la plus haute vaut а la doctrine de foi d'кtre
appelйe la sagesse suprкme, selon ces mots du Deutйronome, IV, 6: C'est
lа votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples. Cela lui vaut
aussi que la philosophie humaine, reconnaissant son excellence, se fasse sa
suivante. Ainsi s'explique que la sagesse divine argumente parfois а partir des
principes de la philosophie humaine. D'ailleurs, il en va de mкme auprиs des
philosophes, puisque la Philosophie Premiиre utilise les donnйes de toutes les
sciences pour йclairer son objet. Cette diffйrence de point de vue explique
aussi que les deux doctrines ne procиdent pas suivant le mкme ordre. En
philosophie, oщ l'on йtudie les crйatures en elles-mкmes pour s'йlever ensuite
jusqu'а la connaissance de Dieu, la considйration des crйatures est premiиre;
celle de Dieu ne vient qu'aprиs. Dans la doctrine de foi, au contraire, oщ les
crйatures ne sont envisagйes que par rapport а Dieu, c'est l'йtude de Dieu qui
prйcиde celle des crйatures. Cette derniиre doctrine est donc plus parfaite que
la philosophie, de par sa ressemblance plus grande avec la science divine,
puisque Dieu se connaоt d'abord lui-mкme et voit en lui-mкme tout le reste.
Conformйment а cet ordre, aprиs avoir traitй de Dieu considйrй en lui-mкme,
dans le Ier Livre, il nous reste а parler de ce qui procиde de lui. ANNONCE DU PLAN5: ORDRE DES MATIИRES
Voici
quelle sera la suite de nos considйrations. Nous traiterons d'abord de la
crйation des choses, puis de leur distinction, enfin de la nature de ces кtres
crййs et distincts, pour autant que cela regarde la vйritй de la foi. PRODUCTION DES CRЙATURES6: IL APPARTIENT А DIEU D'КTRE PRINCIPE D'EXISTENCE POUR LES
AUTRES КTRES
Supposant
donc acquis ce que nous avons йtabli plus haut, nous allons montrer qu'il
appartient а Dieu d'кtre principe d'existence et cause pour les autres кtres. 1. Nous avons
dйmontrй prйcйdemment avec Aristote, qu'il existe une premiиre cause efficiente.
Cette cause, nous l'appelons Dieu. Or la cause efficiente amиne ses effets а
l'existence. Dieu est donc cause d'existence pour les autres кtres. 2. Nous avons vu
dans le Ier Livre, avec le mкme philosophe, qu'il existe un premier moteur
immobile, que nous nommons Dieu. Or en tout ordre de mouvement, le premier
moteur est cause de tous les mouvements qui appartiennent а cet ordre. Puisque
beaucoup de choses viennent а l'кtre sous l'influence des mouvements du ciel,
et que - nous l'avons montrй - Dieu est le premier moteur des mouvements de cet
ordre, il faut en conclure qu'il est aussi cause d'existence pour beaucoup de
choses. 3. Ce qui convient de soi а une chose, йvidemment lui appartient
toujours, comme а l'homme d'кtre raisonnable, et, au feu, la tendance а
s'йlever. Or produire un effet convient de soi а l'кtre qui est en acte, car tout
agent agit selon qu'il est en acte. Tout кtre en acte est donc
naturellement en mesure de produire quelque chose qui existe en acte. Mais Dieu
est кtre en acte, comme nous l'avons vu au Ier Livre. Il lui appartient donc de
produire quelque кtre en acte, pour lequel il soit cause d'existence. 4. C'est un signe
de perfection chez les кtres infйrieurs qu'ils puissent produire des кtres
semblables а eux, comme l'enseigne le Philosophe au IVe Livre des Mйtйores. Or,
Dieu est l'кtre absolument parfait, nous l'avons vu dans le Ier Livre. Il lui
appartient donc de produire quelque кtre en acte semblable soi, et d'кtre ainsi
cause d'existence. 5. Nous avons montrй dans le Ier Livre que Dieu veut
communiquer son кtre aux autres par maniиre de ressemblance. Or la perfection
de la volontй implique qu'elle soit principe d'action et de mouvement, comme on
le voit au IIIe Livre du Traitй de l'Ame. Donc la volontй divine, qui
est parfaite, ne saurait кtre privйe de la facultй de communiquer son кtre а
quelque autre par mode de ressemblance. Pour cet autre, Dieu sera ainsi cause
d'existence. 6. Plus le principe d'une action est parfait, et plus nombreux, plus
йloignйs aussi sont les кtres qu'elle peut atteindre: ainsi le feu, s'il est
sans force, n'йchauffe que ce qui est proche, mais s'il est ardent sa chaleur
rayonne au loin. Or l'acte pur qu'est Dieu est plus parfait que l'acte mкlй de
puissance que nous sommes. D'autre part, l'acte est principe d'action. Donc,
puisque nous pouvons exercer, par l'acte qui est en nous, non seulement des
actions immanentes, comme comprendre et vouloir, mais aussi des actions qui
tendent vers l'extйrieur et par lesquelles nous produisons certains effets, a fortiori
Dieu peut-il, pour cette raison mкme qu'il est en acte, non seulement
connaоtre et vouloir, mais encore produire des effets et, par suite, кtre pour
d'autres que lui cause d'existence. Cette vйritй est exprimйe ainsi dans Job,
V, 9: Qui fait des choses grandes et merveilleuses, des choses qu'on ne
peut ni sonder ni compter. 7: IL Y A EN DIEU UNE PUISSANCE ACTIVE
Ce que
nous venons de dire montre clairement que Dieu est puissant et que c'est avec
raison qu'on lui attribue la puissance active. 1. En effet la puissance active est
le principe de l'action qui s'exerce sur un autre, en tant qu'il est autre. Or
il appartient а Dieu d'кtre, pour les autres, principe d'existence. Donc il lui
appartient aussi d'кtre puissant. 2. La puissance passive est consйcutive а
l'кtre en puissance; la puissance active, а l'кtre en acte: tout кtre, en
effet, agit pour autant qu'il est en acte et pвtit dans la mesure oщ il est en
puissance. Or, il appartient а Dieu d'кtre en acte; et donc, il faut lui
attribuer la puissance active. 3. La perfection divine renferme en soi les
perfections de toutes choses, comme nous l'avons montrй au Ier Livre. Or la
puissance active est un йlйment de perfection, car un кtre a d'autant plus de
puissance qu'il est plus parfait. La puissance active ne saurait donc manquer а
Dieu. 4.
Tout ce qui agit a la puissance d'agir, car il est impossible que ce qui ne
peut agir agisse; et l'impossibilitй d'agir, c'est la nйcessitй de ne pas agir.
Or Dieu est agent et moteur, comme nous l'avons vu plus haut. Il est donc
capable d'agir, et c'est а juste titre qu'on lui attribue la puissance active,
mais non la puissance passive. C'est ce qui fait dire au Psalmiste: Vous кtes
puissant, Seigneur; et ailleurs: Votre puissance, ф Dieu, et votre
justice s'йtendent jusqu'aux merveilles les plus йlevйes qui sont sorties de
vos mains. 8: LA PUISSANCE DE DIEU EST SA SUBSTANCE
Nous
pouvons conclure encore de ce qui prйcиde que la puissance divine est la
substance mкme de Dieu. 1. En
effet tout кtre possиde la puissance active dans la mesure ou il est en acte.
Or Dieu est l'acte mкme, et non un кtre qui serait en acte par un acte autre
que lui-mкme, puisqu'il n'y a en lui aucune potentialitй. Donc, nous l'avons vu
au Ier Livre, il est lui-mкme sa puissance. 2. Tout кtre qui, йtant puissant, n'est
pas sa puissance n'a de pouvoir qu'en participation de la puissance d'un autre.
Or on ne peut rien dire de Dieu par participation, puisqu'il est son кtre mкme,
comme nous l'avons montrй an Ier Livre. Il est donc lui-mкme sa puissance. 3. Nous venons de
voir que la puissance active est un йlйment de perfection dans une chose. Or
toute perfection divine est contenue dans l'кtre mкme de Dieu, nous l'avons
montrй au Ier Livre. La puissance divine n'est donc pas autre chose que l'кtre
divin. Mais, comme nous l'avons prouvй au Ier Livre, Dieu est son кtre. Il est
donc sa puissance. 4. Dans les кtres dont les puissances ne se
confondent pas avec la substance, ces puissances sont des accidents. C'est
ainsi que la puissance naturelle est classйe dans la seconde espиce de qualitй.
Or, en Dieu, il ne saurait y avoir d'accident, comme nous l'avons vu au Ier
Livre. Dieu est donc sa puissance. 5.
Tout ce qui existe par un autre se rйfиre а ce qui est par soi comme а un
premier. Or tous les agents se rйfиrent а Dieu comme au premier agent. Il est
donc agent par soi-mкme. Mais ce qui agit par soi agit par son essence, et,
d'autre part, ce par quoi un кtre agit est sa puissance active. Donc l'essence
mкme de Dieu est sa puissance active. 9: LA PUISSANCE DE DIEU EST SON ACTION
On
peut infйrer de ce que nous venons de dire que la puissance de Dieu n'est autre
que son action. 1. En effet, toutes choses identiques а une seule
et mкme chose sont identiques entre elles. Or, la puissance de Dieu est sa
substance, nous venons de le voir; son action est aussi sa substance: nous
l'avons montrй au Ier Livre, а propos de son opйration intellectuelle; et il en
va de mкme pour toutes les autres opйrations. Donc, en Dieu, puissance et
action ne sont pas des rйalitйs distinctes. 2. L'action d'un кtre est une sorte de
complйment de sa puissance: il y a, entre elle et la puissance, rapport d'acte
second а acte premier. Or la puissance divine ne s'achиve en rien d'autre
qu'elle-mкme, puisqu'elle est l'essence mкme de Dieu. Donc, en Dieu, puissance
et action sont identiques. 3. De mкme qu'une rйalitй agit par sa puissance
active, ainsi est-elle кtre par son essence. Or la puissance et l'essence
divines se confondent, comme nous l'avons vu. Donc l'agir divin se confond avec
l'кtre divin, et, comme cet кtre divin est la substance de Dieu, il en rйsulte
que l'action divine est la mкme substance divine. Ce qui nous amиne а la
conclusion prйcйdente. 4. L'action qui n'est pas la substance de l'agent est
en lui comme l'accident dans le sujet; aussi bien l'action est-elle
considйrйe comme l'un des neuf prйdicaments de l'accident. Or, en Dieu, rien ne
peut exister а la maniиre d'un accident. Donc l'action de Dieu n'est pas autre
chose que sa substance et sa puissance. 10: EN QUEL SENS ON ATTRIBUE А DIEU LA PUISSANCE
Puisque
rien n'est principe de soi-mкme et que l'action de Dieu n'est autre que sa
puissance, il est йvident, d'aprиs ce qui prйcиde, que ce n'est pas comme
principe de son action que la puissance est attribuйe а Dieu mais comme
principe de ses effets. Or, а titre de principe, la puissance implique un
rapport а autre chose, comme on le voit au Ve Livre de la Mйtaphysique d'Aristote:
La puissance active est le principe de l'action sur un autre. C'est donc
selon la vйritй des choses que, par rapport а ses effets, la puissance est
attribuйe а Dieu. Par rapport а son action, au contraire, on ne parle de
puissance divine que selon notre mode de connaоtre, qui comporte des notions
diverses pour la puissance de Dieu et pour son action. C'est pourquoi, s'il est
en Dieu des actions qui ne passent pas dans quelque effet mais demeurent dans
l'agent, on ne parlera de puissance par rapport а ces actions que selon notre
maniиre de comprendre et non selon la vйritй des choses. Ces actions sont le
vouloir et le connaоtre. Donc, en rigueur de termes, la puissance divine ne
regarde pas ces actions mais ses seuls effets. Et, par consйquent,
l'intelligence et la volontй de Dieu ne sont pas en lui comme puissances mais
seulement comme actions. Il est clair aussi, d'aprиs ce qui prйcиde, que la
multitude des actions que nous attribuons а Dieu, comme le connaоtre, le
vouloir, la crйation des кtres et autres actions semblables, ne sont pas choses
diverses, puisque chacune de ces actions s'identifie rйellement avec l'кtre
mкme de Dieu, qui est une seule et mкme chose. Ce que nous avons montrй au Ier
Livre permet de comprendre comment les diffйrentes maniиres de signifier une
mкme chose n'altиrent en rien la vйritй. 11: ON PEUT ATTRIBUER А DIEU DES TERMES RELATIFS AUX CRЙATURES
La
puissance convient а Dieu par rapport а ses effets. 1. Or la puissance, nous
l'avons vu, a raison de principe; et le principe ne s'entend que relativement а
son terme. Il est donc йvident que l'on peut parler de Dieu relativement а ses
effets. 2. On ne saurait comprendre qu'une chose pыt кtre qualifiйe par rapport
а une autre si, inversement, cette autre ne pouvait l'кtre relativement а la
premiиre. Or, on parle des crйatures relativement а Dieu: par leur кtre mкme,
qu'elles tiennent de lui, comme nous l'avons vu, elles dйpendent de Dieu. Donc,
inversement, on pourra nommer Dieu relativement aux crйatures. 3. La similitude
est une sorte de relation. Or Dieu, comme les autres agents, produit des effets
semblables а soi. Donc on peut parler de lui en termes de relation. 4. La science est
dйsignйe par rapport а son objet. Or Dieu possиde non seulement la science de
soi-mкme mais aussi celle des autres кtres. Donc on peut dйsigner Dieu
relativement а d'autres кtres. 5. Le moteur se dйfinit par rapport а ce qui est mы
et l'agent par rapport а ce qu'il fait. Mais Dieu est agent et moteur non mы,
comme nous l'avons montrй. On peut donc lui attribuer des relations. 6. Le mot premier
implique une certaine relation, et de mкme, le mot suprкme. Or, nous
l'avons montrй dans le Ier Livre, Dieu est l'Кtre premier et le Bien suprкme. Il est donc
йvident que l'on peut dire beaucoup de choses au sujet de Dieu par maniиre de
relation. 12: LES RELATIONS ATTRIBUЙES А DIEU PAR RAPPORT AUX CREATURES N'EXISTENT
PAS RЙELLEMENT EN LUI
Les
relations de Dieu а ses effets ne peuvent exister rйellement en lui. Elles ne
pourraient, en effet, кtre en lui comme des accidents dans leur sujet, puisque,
nous l'avons vu au Ier Livre, il n'y a en lui aucun accident. - Pas davantage
ne sauraient-elles кtre la substance mкme de Dieu. Les кtres relatifs йtant ceux
qui par leur кtre mкme sont orientйs en quelque sorte vers autre chose, comme
l'enseigne le Philosophe dans les Prйdicaments, il faudrait que la
substance divine, en cela mкme qui la constitue, fыt qualifiйe par rapport а
autre chose. Or ce qui se dйfinit par rapport а un autre en cela mкme qu'il
est, dйpend en quelque maniиre de cet autre, puisqu'il ne peut ni exister ni
кtre conзu sans lui. La substance divine serait donc dйpendante de quelque
rйalitй extrinsиque а elle. Et ainsi elle ne serait pas l'кtre qui
nйcessairement existe par soi, ainsi que nous l'avons montrй au Ier Livre. Les
relations dont nous parlons ne sont donc pas rйellement en Dieu. 2. Nous avons vu
au Ier Livre que Dieu est la mesure premiиre de tous les кtres. Entre Dieu et
les autres кtres, il y a donc le mкme rapport qu'entre l'objet de notre science
et cette science elle-mкme, dont il est la mesure; car, ainsi que l'enseigne le
Philosophe dans les Prйdicaments: L'opinion et le discours sont vrais
ou faux selon que la chose est ou n'est pas. Or, bien que l'objet de
science ne soit signifiй que par rapport а la science, il n'y a pas de relation
rйelle en lui, niais seulement dans la science. Ce qui fait dire au Philosophe,
dans le Ve Livre de la Mйtaphysique, que l'objet de science est
nommй en termes de relation non pas que lui-mкme se rйfиre а autre chose,
mais parce qu'autre chose se rйfиre а lui. Les relations susdites ne sont
donc pas rйellement en Dieu. 3. Les relations dont il s'agit sont attribuйes а
Dieu non seulement par rapport а ce qui existe en acte mais aussi par rapport
aux кtres qui ne sont qu'en puissance. Dieu, en effet, connaоt ces derniers et,
c'est aussi relativement а eux qu'on l'appelle Etre premier et Bien suprкme. Or
il n'y a pas de relation rйelle entre ce qui est en acte et ce qui n'est qu'en
puissance; autrement, il y aurait, dans le mкme sujet, une infinitй de
relations en acte: dans le nombre deux, par exemple, avec la sйrie, infinie en
puissance, des nombres dont il est le premier. Mais Dieu, ne se rapporte pas
diffйremment aux кtres actuels et а ceux qui ne sont que possibles, car il ne
change pas quand il produit quelque chose. Ce n'est donc pas par une relation existant
rйellement en lui qu'il est en rapport avec les autres кtres. 4. Tout кtre а
qui survient quelque chose de nouveau йprouve nйcessairement un changement,
essentiel ou accidentel. Or, on attribue а Dieu certaines relations nouvelles,
comme d'кtre le Seigneur ou le Gouverneur de telle chose qui commence
d'exister. Poser en Dieu une relation existant rйellement serait donc admettre
en lui un fait nouveau et, par suite, un changement, essentiel ou accidentel.
Or nous avons prouvй, dans le Ier Livre, que c'est le contraire qui est vrai. 13 ET 14: EN QUEL SENS CES RELATIONS SONT ATTRIBUЙES А DIEU
Il ne
serait pas exact de dire que les relations dont nous venons de parler existent
extйrieurement comme de certaines choses hors de Dieu. 1. En effet Dieu йtant le premier des
кtres et le plus йlevй des biens, il faudrait, а l'йgard de ces relations, si
elles йtaient elles-mкmes comme de certaines choses, considйrer en lui d'autres
relations. Et si ces derniиres relations sont aussi de certaines choses, il
faudra encore introduire une troisiиme sйrie de relations. Et ainsi de suite,
indйfiniment. Les relations de Dieu aux autres кtres ne sont donc pas des
choses qui existeraient en dehors de lui. 2. Il y a deux maniиres de dйsigner une
chose. Premiиrement, en fonction d'une rйalitй extrinsиque: on dit de quelqu'un
qu'il est situй, en raison du lieu; qu'il est datй en raison du
temps. Deuxiиmement, par rapport а une rйalitй intrinsиque: on est appelй blanc
а raison de la blancheur. Or une dйnomination exprimйe relativement ne se
prend pas d'une rйalitй extrinsиque mais d'une rйalitй inhйrente: un pиre est
appelй de ce nom en raison de la paternitй qui est en lui. Il n'est donc pas
possible que les relations par lesquelles Dieu se rapporte aux crйatures soient
quelque chose en dehors de lui. Et donc, puisque nous avons montrй que ces
relations ne sont pas rйellement en Dieu et qu'on peut cependant les lui
attribuer, il reste qu'on le fait seulement, selon notre mode de connaоtre,
pour cette raison que les choses se rйfиrent а lui. Car notre intelligence,
voyant qu'une chose se rapporte а une autre, voit en mкme temps la relation de
cette autre а la premiиre, bien que parfois ce ne soit pas une relation rйelle. Et ainsi il
apparaоt encore que ce n'est pas de la mкme maniиre que l'on attribue а Dieu
les relations susdites et ses autres perfections. En effet, tous les autres
attributs de Dieu, comme la sagesse, la volontй dйsignent son essence; les
relations dont nous parlons ne le font pas du tout, mais seulement selon notre
mode de concevoir. Et pourtant notre conception n'est pas erronйe. Car, voyant
que les relations des effets divins ont Dieu lui-mкme pour terme, notre esprit
applique а celui-ci certains prйdicats relatifs, tout de mкme que nous
concevons et signifions en termes de relation l'objet de science, а cause du
rapport que la science soutient avec lui. CHAP. XIV. - Il rйsulte enfin de ce que
nous venons de dire qu'on n'offense en rien la simplicitй de Dieu en lui
attribuant de nombreuses relations, bien qu'elles ne dйsignent pas son essence:
c'est une consйquence de notre mode de connaоtre. Rien n'empкche, en effet, que notre
intelligence ne saisisse beaucoup de choses et ne se rйfиre de diffйrentes
maniиres а ce qui est simple en soi, considйrant ainsi ce qui est simple comme
le sujet de relations multiples. Or plus un кtre est simple, plus sa puissance
est grande et plus nombreux sont les кtres dont il est le principe; par suite,
on le conзoit en relation avec d'autant plus de choses: ainsi le point est
principe de plus de choses que la ligne, et la ligne de plus de choses que la
surface. Le fait mкme que l'on puisse dire beaucoup de choses de Dieu par
maniиre de relation est donc un tйmoignage de sa souveraine simplicitй. 15: DIEU EST CAUSE D'EXISTENCE POUR TOUS LES КTRES
Nous
avons montrй que Dieu est pour certains кtres principe d'existence; il nous
faut aller plus loin et prouver qu'il n'y a rien en dehors de lui qui ne vienne
de lui. 1. En effet tout ce qui ne convient pas а un кtre en raison de ce qu'il
est, lui convient de par une cause quelconque: ainsi, а l'homme, d'кtre
blanc. Car ce qui n'a pas de cause est premier et immйdiat, et doit donc
кtre par soi et en raison de soi-mкme. Or il est impossible qu'une mкme chose
convienne а deux кtres en raison de ce qu'est chacun d'eux. En effet, ce qu'on
attribue а un кtre en raison de ce qu'il est, ne dйborde pas cet кtre: avoir
trois angles йgaux а deux droits ne dйborde pas le triangle. Si alors une mкme
chose convient а deux кtres, ce ne sera pas en raison de ce qui constitue
chacun d'eux. Il est donc impossible qu'une mкme chose soit attribuйe а deux
кtres et qu'elle ne le soit pour aucun d'eux а raison d'une cause. Mais il
faut, ou bien que l'un soit la cause de l'autre, comme le feu est cause de la
chaleur dans un corps mixte, ce qui n'empкche pas qu'on les dise chauds l'un
et l'autre; ou bien qu'un troisiиme soit cause а l'йgard des deux premiers,
comme le feu est cause de l'йclairage que donnent deux bougies. Or l'кtre se
dit de tout ce qui est. Il ne se peut donc qu'il existe deux кtres qui n'aient
ni l'un ni l'autre une cause de leur existence; mais il faut, ou que ces deux
кtres soient par une cause, ou que l'un soit cause d'existence pour l'autre. Il est donc
nйcessaire que tout ce qui est, et de quelque maniиre qu'il soit, vienne de
Celui qui n'a aucune cause de son existence. Or nous avons montrй plus haut que
l'кtre qui n'a aucune cause de son existence est Dieu. C'est donc de lui que
vient tout ce qui, d'une maniиre ou d'une autre, existe. Cette conclusion n'en
vaut pas moins si l'on objecte que l'кtre n'est pas un prйdicat
univoque. Car ce n'est pas d'une maniиre йquivoque qu'on l'applique а
plusieurs, mais par analogie: de sorte que tout doit se ramener а l'unitй. 2. Ce qui
convient а un кtre par la nature mкme de cet кtre et non en vertu d'une autre
cause ne peut pas кtre en lui dans un йtat diminuй et dйficient. En effet, si
on retranche ou ajoute а une nature quelque chose d'essentiel, on n'a plus la
mкme nature. Ainsi, dans les nombres, l'espиce change pour une unitй ajoutйe ou
soustraite. Mais si, la nature ou quidditй restant la mкme, on trouve dans
l'кtre quelque chose de diminuй, il est йvident que cette chose ne dйpend pas
uniquement de la nature, mais de quelque autre cause dont l'йloignement explique
cette diminution. Donc, ce qui convient moins а une chose qu'а d'autres ne lui
convient pas seulement en raison de sa nature, mais en raison d'une autre
cause. Et donc cet кtre sera la cause de tous les autres, dans un genre donnй,
а qui convient, au suprкme degrй, l'attribution de ce genre: nous voyons, par
exemple, que ce qui est chaud au maximum est cause de la chaleur dans tous les
autres corps chauds, et que ce qui est le plus lumineux est cause de toutes les
autres sources de lumiиre. Or Dieu est l'кtre au suprкme degrй, comme nous
l'avons montrй au Ier Livre. Il est donc la cause de tout ce qui reзoit le nom d'кtre. 3. L'ordre des
causes doit rйpondre а celui des effets puisque les effets sont proportionnйs а
leurs causes. Et donc, de mкme que les effets propres se ramиnent а leurs
causes propres, ainsi ce qui est commun dans les effets propres se ramиne
nйcessairement а quelque cause commune. Par exemple, le soleil est cause
universelle de la gйnйration, par delа les causes particuliиres de telle ou
telle gйnйration; le roi, dominant les gouverneurs du royaume et mкme de
chacune des villes, est la cause universelle du gouvernement dans son royaume.
Or l'кtre est commun а toute rйalitй. Il doit donc y avoir au-dessus de toutes
les causes une certaine cause а qui il appartient de donner l'кtre. Mais la
cause premiиre est Dieu, comme nous l'avons montrй plus haut. Donc tout ce qui
existe vient nйcessairement de Dieu. 4. Ce que l'on affirme d'un кtre en raison
de son essence est cause de tout ce qui est signifiй par participation: le feu
est cause de tous les corps en ignition en tant que tels. Or Dieu est кtre par
essence, car il est l'кtre mкme. Et tout autre que lui est кtre par
participation; l'кtre qui se confond avec son existence ne pouvant кtre
qu'unique, comme nous l'avons montrй au Ier Livre. Dieu est donc cause
d'existence pour tous les autres кtres. 5. Tout ce qui peut кtre ou ne pas кtre
doit avoir une cause. En effet, considйrй en lui-mкme, il est indiffйrent а ces
deux йtats. Il faut donc qu'un autre le dйtermine а l'un des deux. Et, comme on
ne peut remonter а l'infini, il faut s'arrкter а un кtre nйcessaire qui soit la
cause de tout ce qui peut кtre ou ne pas кtre. Or il est des кtres nйcessaires
qui ont une cause de leur nйcessitй. Mais, en cette voie non plus, on ne peut
aller indйfiniment. Il faut donc en venir а un кtre qui soit nйcessaire par
soi. Cet кtre ne peut кtre qu'unique, nous l'avons montrй au Ier Livre. Et cet
кtre est Dieu. Donc tous les autres кtres doivent se ramener а lui comme а la
cause de leur existence. 6. Dieu est crйateur des choses en tant qu'il est en
acte: nous l'avons montrй plus haut. Or, dans son actualitй et sa perfection,
il contient toutes les perfections des choses, comme nous l'avons prouvй au Ier
Livre. Ainsi il est virtuellement toutes choses. C'est donc lui qui fait tout.
Or cela ne serait pas si quelque autre chose йtait de nature а n'кtre que par
soi. Car il n'y a rien qui puisse exister а la fois par un autre et non par un
autre: si un кtre est de nature а ne pas кtre par un autre, il faut qu'il soit
par soi, ce qui exclut la possibilitй d'кtre par un autre. Rien ne peut donc
кtre que par Dieu. 7. Ce qui est imparfait tire son origine du parfait:
ainsi la semence vient de l'animal. Or Dieu est l'кtre absolument parfait et le
bien suprкme, comme nous l'avons montrй au Ier Livre. Il est donc, pour tous
les кtres, cause d'existence йtant donnй surtout qu'un tel кtre ne peut кtre
qu'unique, comme nous l'avons montrй. Cette vйritй est confirmйe par l'autoritй
divine. Car il est йcrit dans le Psaume: Qui a fait le ciel et la
terre, la mer et tout ce qu'ils renferment. Et dans Saint Jean I,
3: Tout a йtй fait par lui, et rien n'a йtй lait sans lui. Enfin, dans l'Йpоtre
aux Romains, XI, 36: Tout vient de lui, tout est par lui, tout subsiste
en lui; а lui gloire dans tous les siиcles. Par lа se trouve йcartйe l'erreur des
anciens philosophes de la nature qui prйtendaient que certains corps n'avaient
pas de cause de leur кtre. Et aussi l'erreur de ceux qui disent que Dieu n'est
pas la cause de la substance du ciel mais seulement de son mouvement. 16: DIEU A FAIT LES CHOSES DE RIEN
Ce que
nous venons de dire montre а l'йvidence que Dieu a produit les choses dans
l'кtre sans rien qui leur prйexiste а titre de matiиre.
1. A un кtre causй par Dieu,
quelque chose prйexiste ou non. Dans le second cas, notre thиse est vйrifiйe: а
savoir que Dieu produit certains effets sans rien qui les prйcиde dans l'кtre.
Si, au contraire, quelque chose existe avant l'effet, ou bien il faut remonter
indйfiniment, ce qui n'est pas possible dans les causes naturelles, comme le
prouve le Philosophe au IIe Livre de la Mйtaphysique; ou bien il faut
s'arrкter а un premier qui ne prйsuppose rien d'autre. Ce premier ne peut кtre
que Dieu lui-mкme. Nous avons montrй, en effet, dans le Ier Livre, que Dieu
n'est matiиre d'aucune chose; de plus, rien d'autre que lui n'existe pour quoi
il ne soit cause d'existence; nous l'avons aussi montrй. Il reste donc que
Dieu, pour produire ses effets, n'a pas besoin de matiиre prйexistante sur
laquelle exercer son action. 2. Toute matiиre est contractйe par la forme qu'elle
reзoit а une espиce dйterminйe. C'est donc а l'agent qui opиre en vue d'une
espиce particuliиre, qu'il appartient d'agir sur une matiиre prйexistante, en
lui imprimant, de quelque maniиre que ce soit, une forme. Or, un tel agent est
un agent particulier, puisque les causes sont proportionnйes а leurs effets.
Ainsi, l'agent qui requiert nйcessairement une matiиre prйexistante pour
exercer son action est un agent particulier. Or Dieu est agent en tant que
cause universelle de l'кtre: nous l'avons montrй plus haut. Et donc, pour agir,
il n'a, lui, aucun besoin d'une matiиre prйexistante. 3. Plus un effet est universel et plus sa
cause propre est йlevйe, car plus la cause est йlevйe, plus nombreux sont les
кtres auxquels s'йtend sa vertu. Or l'кtre est plus universel que le devenir;
il existe, en effet, comme l'enseignent aussi les philosophes, certains кtres
immobiles: les pierres et autres choses semblables. Il faut donc qu'au-dessus
de la cause qui n'agit qu'en mouvant et transformant, il y ait cette cause qui
est le principe premier de l'existence. Nous avons montrй que ce principe est
Dieu. Ainsi Dieu n'agit pas seulement en mouvant et en transformant. Or tout ce
qui ne peut amener les choses а l'кtre qu'avec le concours d'une matiиre
prйexistante, agit seulement en mouvant et en transformant: faire quelque chose
d'une matiиre implique mouvement ou changement quelconque. Il n'est donc pas
impossible de produire les choses dans l'кtre sans matiиre prйexistante. Donc
Dieu produit les choses dans l'кtre sans matiиre prйexistante. 4. Agir seulement
par mouvement et changement ne saurait convenir а la cause universelle de
l'кtre: ce n'est pas par mouvement et changement que du non-кtre absolu on
passe а l'кtre, mais seulement de tel non-кtre а tel кtre. Or Dieu, nous
l'avons montrй, est le principe universel de l'кtre. Il ne lui appartient donc
pas d'agir seulement par mouvement et changement, non plus que d'avoir besoin
d'une matiиre prйexistante pour faire quelque chose. 5. Tout кtre qui agit produit un effet
semblable а soi en quelque maniиre. Or tout кtre agit en tant mкme qu'il est en
acte. C'est donc а l'agent, qui est en acte par une forme inhйrente en lui, et
non par toute sa substance, qu'il appartiendra de produire son effet, en
causant d'une certaine maniиre une forme inhйrente а la matiиre. C'est ainsi
que le Philosophe, au VIIe Livre de la Mйtaphysique, prouve que les
choses matйrielles, ayant leurs formes dans la matiиre, sont engendrйes par des
agents matйriels, qui ont leurs formes dans la matiиre, et non par des formes
existant sans matiиre. Or Dieu est un кtre en acte non par quelque rйalitй
inhйrente en lui, mais, comme nous l'avons prouvй plus haut, par toute sa
substance. Par consйquent, sa maniиre propre d'agir est de produire non
seulement une rйalitй inhйrente - а savoir une forme dans la matiиre - mais une
chose qui subsiste toute. Or c'est ainsi qu'agit tout agent qui n'a pas besoin
de matiиre pour agir. Dieu n'a donc pas besoin de matiиre prйexistante pour
exercer son action. 6. La matiиre se rйfиre а l'agent comme ce qui reзoit
l'action venant de lui en effet, l'acte, qui appartient а l'agent comme au
principe originel, appartient au patient comme au principe rйcepteur. L'agent
requiert donc une matiиre qui reзoive son action: l'action mкme de l'agent,
reзue dans le patient, est l'acte du patient et sa forme, ou un certain
commencement de forme en lui. Mais Dieu n'agit pas par une action qui devrait
кtre reзue en quelque patient, car son action est sa substance, comme nous
l'avons prouvй plus haut. Donc, il n'a besoin, pour produire ses effets,
d'aucune matiиre prйexistante. 7. Tout agent qui a besoin pour agir d'une matiиre
prйexistante a une matiиre proportionnйe а son action, de telle sorte que tout
ce qui est en son pouvoir est aussi en la puissance de cette matiиre: sinon,
cet agent ne pourrait promouvoir а l'acte tout ce qui est en sa puissance
active, et c'est en vain qu'il possйderait ces virtualitйs. Or la matiиre n'a
pas une telle proportion а Dieu: elle n'est pas en puissance а l'йgard de
n'importe quelle quantitй, comme le montre le Philosophe, au IIIe Livre de la Physique;
tandis que la puissance divine est absolument infinie, ainsi que nous
l'avons prouvй au Ier Livre. Dieu ne requiert donc pas de matiиre prйexistante
qui soit indispensable а son action. 8. A rйalitйs diverses, matiиres diverses:
la matiиre des esprits n'est pas celle des corps, et la matiиre des corps cйlestes
celle des corps corruptibles. La preuve en est que cette propriйtй qu'a la
matiиre de recevoir, ne se vйrifie pas de la mкme faзon dans les cas susdits:
la rйception est de nature intelligible dans l'ordre spirituel, ainsi
l'intelligence ne reзoit pas les espиces intelligibles selon leur кtre matйriel;
les corps cйlestes reзoivent une nouvelle position, non un nouvel кtre comme
les corps infйrieurs. Il n'existe donc pas une matiиre commune qui serait en
puissance а l'кtre universel. Or Dieu est la cause universelle de tout l'кtre;
par suite il n'est aucune matiиre proportionnйe qui lui corresponde. Donc la
matiиre ne lui est nullement nйcessaire. 9. Quand il existe dans la nature une
proportion quelconque et un ordre entre deux кtres, il est nйcessaire que l'un
vienne de l'autre ou que tous deux viennent d'un troisiиme: il faut, en effet,
que l'ordre soit йtabli en l'un par correspondance avec l'autre, sans cela
ordre et proportion seraient l'effet du hasard. Or on ne peut admettre le
hasard au principe mкme des choses, car il s'ensuivrait que tout le reste
serait plus fortuit encore. Si donc il existe une matiиre proportionnйe а
l'action divine, l'une des deux vient de l'autre, ou toutes deux d'un
troisiиme. Or Dieu, Etre premier et premiиre Cause, ne peut кtre effet de la
matiиre ou d'une troisiиme cause. Il reste donc, s'il se trouve une matiиre
proportionnйe а l'action divine, que Dieu en soit la cause. 10. Ce qui est
premier parmi les кtres doit кtre la cause de tout ce qui est, car, s'ils
n'йtaient causйs par lui, les кtres ne seraient pas organisйs par lui, comme
nous l'avons dйjа vu. Or entre l'acte et la puissance existe un ordre tel que,
а parler absolument, c'est l'acte qui a la prioritй sur la puissance. Ce qui
n'empкche pas que la puissance soit premiиre au point de vue du temps, dans un
seul et mкme кtre, successivement en acte et en puissance, l'acte gardant
encore une prioritй de nature. La prioritй absolue de l'acte sur la puissance
йclate du fait que la puissance ne vient а l'acte que par un кtre lui-mкme en
acte. Or la matiиre est кtre en puissance; Dieu, acte pur, la prйcиde donc,
absolument parlant, et est cause par rapport а elle. La matiиre n'est donc pas
indispensablement prйsupposйe а l'action divine. 11. La matiиre premiиre est, d'une
certaine maniиre, puisqu'elle est кtre en puissance. Or Dieu est cause de tout
ce qui est, comme nous l'avons vu plus haut. Il est donc cause de la matiиre
premiиre, matiиre que ne prйcиde aucune autre. L'action divine ne requiert donc
pas une nature prйexistante. La Sainte Йcriture confirme cette vйritй par ces mots
de la Genиse I, I: Au commencement, Dieu crйa le ciel et la terre. En
effet, crйer, n'est rien d'autre que produire quelque chose dans l'кtre sans
matiиre prйexistante. Ainsi est rйfutйe l'erreur des anciens philosophes
qui n'admettaient absolument aucune cause de la matiиre, pour cette raison
qu'ils trouvaient toujours quelque prйsupposй а l'action des agents
particuliers. De lа cette idйe, commune а tous, que rien ne se fait de rien;
ce qui est vrai d'ailleurs pour les agents particuliers. Ils n'йtaient pas
encore parvenus а la connaissance de l'agent universel, cause efficiente de
tout l'кtre, et qu'il n'est besoin de faire prйcйder par rien dans son action. 17: LA CRЙATION N'EST NI UN MOUVEMENT NI UN CHANGEMENT
Ceci
dйmontrй, il est йvident que l'action de Dieu qui s'exerce sans matiиre
prйexistante et qu'on appelle crйation, n'est, а proprement parler, ni
un mouvement ni un changement. 1. En effet, tout mouvement ou
changement est l'acte d'un кtre en puissance, en tant mкme qu'il est en
puissance. Or, dans cette action, rien de potentiel ne prйexiste qui puisse
la recevoir, comme nous l'avons dйjа montrй. Elle n'est donc ni un mouvement ni
un changement. 2. Les termes extrкmes du mouvement ou du changement
appartiennent au mкme ordre, ou bien parce qu'ils sont dans le mкme genre,
comme les contraires, ainsi qu'il apparaоt dans les mouvements de croissance,
d'altйration, de dйplacement local, ou bien parce qu'ils communiquent dans la
mкme puissance de la matiиre, comme la privation et la forme, dans la
gйnйration et la corruption. Or rien de tout cela ne se vйrifie dans la
crйation: aucune potentialitй n'entre en jeu, ni rien qui soit prйsupposй а la
crйation et de mкme genre qu'elle, comme nous l'avons prouvй. Il n'y a donc lа
ni mouvement ni changement. 3. Dans tout changement ou mouvement il doit y avoir quelque
chose qui soit diffйrent maintenant et avant, comme l'indique le nom mкme de
changement. Or, quand c'est toute la substance de la chose qui arrive а
l'кtre, on ne peut parler d'un mкme sujet passant par des йtats diffйrents: ce
sujet ne serait pas produit, mais devrait кtre prйsupposй а la production. Donc
la crйation n'est pas un changement. 4. Le mouvement ou le changement prйcиdent
nйcessairement, dans la durйe, ce qui rйsulte de ce mouvement ou de ce
changement, parce que « кtre fait » est le commencement du repos et
le terme du mouvement. Et donc tout changement doit кtre ou un mouvement ou le
terme d'un mouvement dans lequel il y a succession. C'est pourquoi ce qui se
fait n'est pas: tant que dure le mouvement quelque chose se fait, qui n'est pas;
au terme mкme du mouvement, quand commence le repos, rien ne se fait plus, mais
tout est fait. Or, dans la crйation, cela ne peut se vйrifier, car si cette
crйation prйcйdait comme mouvement ou changement, il faudrait lui trouver un
sujet: ce qui s'oppose а l'idйe mкme de crйation. La crйation n'est donc ni un
mouvement ni un changement. 18: COMMENT RЙPONDRE AUX OBJECTIONS CONTRE LA CRЙATION
Il est
facile de voir, d'aprиs ce qui prйcиde, combien vaine est la prйtention de ceux
qui attaquent la crйation par des raisons tirйes de la nature du mouvement ou
du changement, disant que la crйation, comme les autres mouvements ou
changements, doit se produire en quelque sujet, et que le non-кtre doit кtre
changй en кtre, de mкme que le feu se transforme en air. La crйation, en
effet, n'est pas un changement, mais la dйpendance mкme de l'кtre crйй par
rapport au principe qui l'йtablit dans l'кtre. Elle appartient donc au genre
relation. Rien n'empкche, par consйquent, qu'elle ne soit dans l'кtre crйй
comme dans un sujet. Il semble cependant que la crйation soit une sorte de
changement mais seulement selon notre mode de comprendre: c'est notre esprit
qui considиre une seule et mкme chose comme n'existant pas d'abord et existant
ensuite. Si la crйation est une certaine relation, il est clair qu'elle est aussi
une certaine rйalitй et qu'elle n'est ni incrййe, ni crййe par une autre
relation. Car puisque l'effet crйй dйpend rйellement du crйateur, il faut que
la relation dont nous parlons soit une certaine rйalitй. Or toute chose reзoit
l'кtre de Dieu. Donc cette relation est produite dans l'existence par Dieu.
Cependant elle n'est pas crййe par une crйation autre que celle de la premiиre
crйature elle-mкme, qu'on dit crййe par elle. Car les accidents et les formes
ne sont pas crййs en eux-mкmes, pas plus qu'ils n'existent en eux-mкmes, tandis
que la crйation est la production de l'кtre; mais, de mкme qu'ils existent dans
un autre, ainsi sont-ils crййs dans les autres crйatures. De plus, la relation
n'est pas rйfйrйe par une autre relation: il faudrait, sans cela, remonter а
l'infini; mais elle se rйfиre par elle-mкme, йtant essentiellement relation. Il
n'est donc nul besoin d'une autre crйation, crйant la crйation elle-mкme: ce
qui nous conduirait а l'infini. 19: IL N'Y A POINT DE SUCCESSION DANS LA CRЙATION
De ce
qui prйcиde il rйsulte aussi que toute crйation exclut l'idйe de succession. 1. La
succession est une propriйtй du mouvement. Or la crйation n'est ni un
mouvement, ni le terme d'un mouvement, comme le changement. Il n'y a donc en
elle aucune succession. 2. Dans tout mouvement successif existe un moyen
terme entre les extrкmes: Le moyen terme est ce а quoi, sans s'arrкter,
parvient le mouvement avant d'atteindre son but. Or, entre l'кtre et le
non-кtre, qui sont comme les extrкmes de la crйation, il ne peut y avoir de
moyen terme. Donc il n'y a lа aucune succession. 3. Dans toute production qui comporte
succession, le devenir prйcиde le fait accompli, comme il est prouvй au VIe
Livre de la Physique. Or, cela ne saurait avoir lieu dans la crйation:
le devenir qui prйcйderait l'achиvement de la crйature aurait besoin d'un
sujet, et ce sujet ne pourrait кtre ni la crйature elle-mкme dont nous
considйrons la crйation, - car elle n'est pas avant d'кtre faite, - ni le
crйateur, puisque кtre mы n'est pas le fait du moteur mais du mobile. Il
resterait alors que le devenir eыt pour sujet quelque matiиre prйexistante а
l'effet: ce qui est contraire а l'idйe de crйation. Il est donc impossible
qu'il y ait quelque succession dans la crйation. 4. Rien ne se fait successivement en
dehors du temps: c'est en termes de durйe que l'on exprime et mesure la
prioritй et la postйrioritй dans le mouvement. Or la division se fait
corrйlativement pour le temps, pour le mouvement et pour ce que le mouvement
traverse. On peut le vйrifier а l'йvidence dans le mouvement local: un mobile
qui se dйplace rйguliиrement parcourt la moitiй de l'espace pendant la moitiй
du temps. Quant а la division dans le domaine des formes, corrйlative а la
division du temps, on la considиre au point de vue de la tension et du
relвchement: ainsi un corps qui s'йchauffe de tant pour une durйe quelconque
s'йchauffe moins pour une durйe plus courte. Si donc la succession est
possible dans le mouvement ou dans quelque production, c'est а raison de la
divisibilitй de la rйalitй selon laquelle se fait le mouvement: que ce soit la
quantitй, comme dans le mouvement local et dans le mouvement de croissance, ou
la tension et le relвchement, comme dans l'altйration. Ce second cas peut se vйrifier de deux
maniиres: premiиrement lorsque la forme qui termine le mouvement est divisible
selon la tension et le relвchement: par exemple, dans le mouvement vers la
blancheur; deuxiиmement, lorsque la division se produit dans les dispositions а
la forme terminale: ainsi le devenir du feu est successif а cause de
l'altйration antйcйdente des dispositions а la forme. Or l'кtre substantiel lui-mкme de la
crйature n'est pas divisible de la premiиre maniиre que nous avons dite, car la
substance n'est pas susceptible de plus et de moins. On ne peut parler non
plus de dispositions antйcйdentes, puisque de telles dispositions relиvent de
la matiиre et que, dans la crйation, nulle matiиre ne prйexiste. Il est donc
prouvй que toute succession est incompatible avec la crйation. 8. La succession
dans la production des choses a pour cause les dйficiences de la matiиre, qui
n'est pas suffisamment disposйe, dиs le principe, а recevoir la forme. Si bien
que la matiиre reзoit la forme en un instant lorsqu'elle y est parfaitement
prйparйe. Ainsi un corps diaphane, parce qu'il est toujours en disposition
ultime а la lumiиre, s'йclaire instantanйment en prйsence d'une source
lumineuse; aucun mouvement ne prйcиde de sa part; il suffit du dйplacement
local qui rend la source prйsente. Or dans la crйation, rien n'est requis au
prйalable du cфtй de la matiиre; ni l'agent n'est privй, pour agir, de rien qui
devrait lui advenir ensuite par quelque mouvement, puisqu'il est immuable,
comme nous l'avons vu au Ier Livre de cet ouvrage. Il reste donc que la
crйation soit instantanйe: au moment oщ une chose se crйe, elle est crййe,
comme un corps s'illumine et est illuminй au mкme instant. C'est pour cela
que la Sainte Йcriture dйclare que la crйation s'est accomplie en un instant,
lorsqu'elle dit: Au commencement, Dieu crйa le ciel et la terre. Ce
commencement, explique saint Basile, est le commencement du temps: commencement
nйcessairement indivisible, ainsi qu'il est prouvй au VIe Livre de la Physique. 20: AUCUN CORPS N'EST CAPABLE DE CRЙER
Il
rйsulte clairement de ce qui prйcиde qu'aucun corps ne peut rien produire par
maniиre de crйation. 1. Les corps n'agissent que s'ils sont
mis en mouvement. En effet, l'agent et le sujet de l'action, ou ce qui fait et
ce qui est fait, doivent кtre ensemble. Et ceux-lа sont ensemble qui se
trouvent dans le mкme lieu, ainsi qu'il est dit au Ve Livre de la Physique.
Or un corps ne peut atteindre un lieu que par mouvement. Mais les corps ne
se dйplacent que dans le temps; par suite tout ce qui se fait par l'action d'un
corps se fait successivement. La crйation excluant la succession, comme nous
l'avons montrй, aucun corps ne peut donc rien produire par maniиre de crйation. 2. Tout agent qui
n'opиre qu'en tant qu'il est mы imprime nйcessairement un mouvement а l'кtre
sur lequel il exerce son action. Car ce qui est fait et reзoit l'action
reproduit les dispositions de ce qui fait et agit, puisque tout agent agit а sa
ressemblance. Donc, si l'agent, changeant de disposition, agit en tant qu'il
est lui-mкme modifiй par le mouvement, il faut que, dans le patient aussi et
dans l'effet, se rйalise un certain changement des dispositions: ce qui est
impossible sans mouvement. Or un corps quel qu'il soit ne meut que s'il est mы
lui-mкme, comme nous l'avons prouvй; donc rien ne se fait par l'action d'un
corps qu'il n'en rйsulte un mouvement ou un changement dans l'effet. La
crйation n'йtant ni un changement ni un mouvement, ainsi que nous l'avons
montrй, il est manifeste qu'aucun corps ne peut rien produire par crйation. 3. L'agent et son
effet devant кtre semblables, l'кtre qui n'agit pas selon toute sa substance ne
peut pas produire toute la substance de ce qu'il fait. La rйciproque n'est pas
moins vraie, comme le prouve Aristote au VIIe Livre de la Mйtaphysique:
une forme qui n'est pas unie а la matiиre, agissant par tout elle-mкme, ne peut
кtre cause prochaine de la gйnйration, qui n'amиne а l'acte que la forme seule.
Or aucun corps n'agit par toute sa substance, bien qu'il agisse tout entier;
car tout agent agissant par la forme qui le fait кtre en acte, celui-lа seul
peut agir par toute sa substance dont toute la substance s'identifie а la forme.
Ce qu'on ne peut dire d'aucun corps puisque tout corps йtant muable comporte
une matiиre. Donc aucun corps ne peut rien produire selon toute sa substance,
ce qui entre dans la notion mкme de crйation. 4. Seule une puissance infinie est capable
de crйer. En effet, la puissance d'un agent est d'autant plus grande qu'est
plus йloignйe de l'acte la puissance passive qu'il peut amener а cet acte:
ainsi il faut plus de puissance pour transmuer de l'eau en feu que de l'air.
C'est pourquoi, s'il n'y a absolument aucune puissance prйexistante, toute
proportion basйe sur des distances dйterminйes se trouve dйpassйe, et par
consйquent la puissance de l'agent qui produit quelque chose sans aucune
potentialitй prйexistante excиde nйcessairement toute proportion imaginable
avec la puissance de l'agent qui fait quelque chose а partir d'une matiиre. Or
aucune puissance corporelle n'est infinie, comme le prouve Aristote au VIIIe
Livre de la Physique. Donc aucun corps ne peut rien crйer: crйer
consistant prйcisйment а faire de rien quelque chose. 5. Le moteur et le mobile, la cause agente
et son effet doivent кtre ensemble, ainsi que le dйmontre Aristote au VIIe
Livre de la Physique. Or le corps qui agit ne peut кtre prйsent а son
effet que par le contact, qui fait кtre ensemble les extrйmitйs de ceux qui
se touchent. D'oщ il suit qu'un corps ne peut agir que par contact. Or il
n'y a contact qu'avec un autre, et par consйquent, lа oщ rien ne prйexiste en
dehors de l'agent, comme cela a lieu dans la crйation, il ne peut y avoir de
contact. Aucun corps ne peut donc agir par crйation. On voit ainsi combien est fausse l'opinion
de ceux qui affirment que la substance des corps cйlestes est la cause
productrice de la matiиre des йlйments, puisque la matiиre ne peut avoir
d'autre cause que celle qui agit par crйation, dиs lа qu'elle est elle-mкme le
sujet premier du mouvement et du changement. 21: DIEU SEUL PEUT CRЙER
On
peut encore montrer, d'aprиs ce que nous venons de dire, que la crйation est
une _uvre proprement divine et qu'il n'appartient qu'а Dieu de crйer. 1. L'ordre des
actions йtant corrйlatif а l'ordre des agents, - а un agent plus noble rйpond
une action plus йlevйe, - l'action premiиre devra appartenir en propre au
premier agent. Or la crйation est l'action premiиre: elle n'en prйsuppose
aucune autre et toutes les autres la prйsupposent elle-mкme. Donc la crйation
n'appartient en propre qu'а Dieu, qui est le Premier Agent. 2. Nous avons
dйmontrй que Dieu est le crйateur de toutes choses par cette raison que rien ne
peut exister en dehors de lui dont il ne soit la cause. Or ceci ne saurait
convenir а d'autres que lui puisqu'aucun autre n'est la cause universelle de
l'кtre. Donc la crйation appartient а Dieu seul, comme son action propre. 3. Les effets
correspondent proportionnellement а leurs causes: les effets en acte doivent
кtre attribuйs а des causes en acte, les effets en puissance а des causes en
puissance, et, pareillement, les effets particuliers doivent кtre attribuйs а
des causes particuliиres, les effets universels а des causes universelles,
ainsi que l'enseigne le Philosophe au IIe Livre de sa Physique. Or
l'кtre est le premier effet produit, comme le prouve la propriйtй qu'il a
d'кtre commun а tout. Donc la cause propre de l'кtre est l'agent premier et
universel, qui est Dieu. Quant aux autres agents, ils ne sont pas cause de
l'кtre, pris absolument, mais seulement cause qu'on soit tel ou tel
homme, par exemple, ou de couleur blanche. Or l'кtre pris absolument est causй
par une action crйatrice qui ne prйsuppose rien; rien ne pouvant prйexister qui
soit en dehors de l'кtre pur et simple. Les autres productions ont pour terme
un кtre de telle espиce ou de telle qualitй, car c'est а cela qu'on aboutоt а
partir d'une rйalitй prйexistante. La crйation est donc l'action propre de
Dieu. 4.
Tout ce qui est causй dans les limites d'une nature dйterminйe ne peut кtre la
cause premiиre de cette nature, mais seulement une cause seconde et
instrumentale: Socrate, parce que l'humanitй en lui est causйe, ne peut кtre la
cause premiиre de l'humanitй; car son humanitй йtant causйe par quelqu'un, il
s'ensuivrait qu'il serait cause de lui-mкme, puisqu'il est ce qu'il est par son
humanitй. Et donc le gйnйrateur univoque doit кtre comme un agent instrumental
par rapport а celui qui est la cause premiиre de toute l'espиce. De mкme toutes
les causes agentes infйrieures doivent кtre ramenйes aux causes supйrieures,
ainsi que des instruments aux causes premiиres. Or toute substance distincte de
Dieu a son кtre causй par un autre, comme nous l'avons prouvй plus haut. Il est
donc impossible qu'elle soit cause de l'кtre, sinon а titre de cause
instrumentale et agissant par la vertu d'un autre. Or on n'emploie d'instrument
que dans la causalitй qui s'exerce par maniиre de mouvement: l'instrument ne
meut, par dйfinition, que s'il est mы lui-mкme. La crйation n'йtant pas un
mouvement, comme nous l'avons montrй, aucune substance autre que Dieu ne peut
donc crйer quelque chose. 5. On se sert d'un instrument en raison de sa
convenance avec l'effet, de telle sorte qu'il soit intermйdiaire entre la cause
premiиre et l'effet, les joignant l'un et l'autre, et faisant ainsi que
l'influence de la cause parvienne а travers lui jusqu'а l'effet. Il faut donc
qu'il y ait quelque chose qui reзoive l'influence de la cause premiиre, en cela
mкme qui est causй par l'instrument. Or ceci est contraire а l'idйe de
crйation, qui exclut tout prйsupposй. Il reste donc que rien d'autre que Dieu
ne peut crйer, ni comme agent principal ni comme instrument. 6. Tout agent
instrumental sert l'action de l'agent principal par une certaine opйration qui
lui est propre et connaturelle: ainsi la chaleur naturelle engendre la chair en
dissolvant et digйrant les aliments; la scie concourt а la fabrication du banc
en coupant le bois. Si donc il existe une crйature qui concoure а la crйation
comme instrument du crйateur premier, il faudra qu'elle le fasse par une action
adaptйe et propre а sa nature. Or l'effet correspondant а l'action propre de
l'instrument est antйrieur, dans l'ordre de la gйnйration, а l'effet qui rйpond
а l'agent principal, d'oщ vient que la fin derniиre est corrйlative au premier
agent; en effet, la section du bois prйcиde la forme du banc, et la digestion
de la nourriture prйcиde la gйnйration de la chair. Il faudra donc qu'il y ait
une rйalitй produite par l'opйration propre de l'instrument crйateur,
prйcйdant, dans l'ordre de la gйnйration, l'кtre, qui est l'effet correspondant
а l'action du crйateur premier. Or cela est impossible; car plus une chose est
commune et plus elle est premiиre dans l'ordre de la gйnйration: ainsi, dans la
gйnйration de l'homme, l'animal prйcиde l'homme, comme l'observe le Philosophe
dans le livre De la gйnйration des animaux. Il est donc impossible
qu'aucune crйature crйe soit а titre d'agent principal soit а titre
d'instrument. 7. Ce qui est causй selon une certaine nature ne peut кtre purement et
simplement cause de cette nature, car il serait cause de lui-mкme. Mais il peut
кtre cause que cette nature soit dans un кtre dйterminй; ainsi Platon est cause
de la nature humaine dans Socrate, non pas absolument toutefois, puisqu'il est
lui-mкme causй dans la nature humaine. Or ce qui est cause de quelque chose
dans tel кtre ne fait que confйrer une nature commune а cet кtre, qui le
spйcifie ou l'individualise. Cela ne peut se faire par la crйation, qui ne
prйsuppose rien а quoi confйrer quelque chose par l'action. Il est donc
impossible qu'un кtre crйй soit la cause d'un autre par voie de crйation. 8. Tout agent
agissant selon qu'il est en acte, le mode de son action doit rйpondre au mode
de son acte: le corps chaud qui est plus en acte de chaleur chauffe davantage.
Par consйquent, l'agent dont l'acte est dйterminй par genre, espиce et
accident, doit avoir une puissance dйterminйe elle-mкme а des effets semblables
а l'agent en tant qu'il est tel, puisque tout agent produit semblable а soi. Or
rien de ce qui a un кtre dйterminй ne peut ressembler а un autre du mкme genre
ou de la mкme espиce que par le genre ou l'espиce, car tout кtre est distinct
des autres en tant mкme qu'il est tel кtre. Donc rien de ce dont l'кtre est
limitй ne peut par son action кtre cause d'un autre que par rapport au genre ou
а l'espиce, et non quant au fait qu'il subsiste distinct des autres. Ainsi tout
agent limitй prйsuppose, pour agir, cela mкme qui fait subsister
individuellement son effet. Il ne crйe donc pas. Crйer n'appartient qu'а
l'agent dont l'кtre est infini, et qui contient en soi la ressemblance de tout
кtre, comme nous l'avons montrй plus haut. 9. Comme tout ce qui est en train de se
faire se fait en vue de l'existence, si l'on dit d'une chose qu'elle se fait et
que cette chose existe dйjа, on doit l'entendre d'un devenir non pas par soi,
mais par accident; si, au contraire, la chose n'existait pas auparavant, on dit
qu'elle est faite par soi. Par exemple, si, de blanc qu'il йtait, un objet
devient noir, il devient assurйment noir et colorй, mais noir par soi - car il
n'йtait pas noir auparavant - et colorй par accident, car il йtait dйjа colorй.
Ainsi donc lorsqu'un кtre quelconque, homme ou pierre, devient, l'homme devient
par soi - puisqu'il n'existait pas dйjа - mais l'кtre mкme de cet homme devient
par accident, car ce n'est pas le non-кtre absolu qui a prйcйdй, mais tel
non-кtre, comme le Philosophe l'explique au 1er Livre de sa Physique. Donc
lorsqu'une chose est faite absolument de rien, l'кtre, est fait par soi. Il
faut alors que ce soit par celui qui est, par soi, cause de l'кtre car les
effets se ramиnent proportionnellement а leurs causes. Or cet кtre est le
premier кtre seul, qui est cause de l'кtre en tant que tel; les autres ne sont
cause de l'кtre que par accident, mais bien cause par soi de cet кtre.
Donc, puisque c'est crйer que de produire un кtre sans rien qui prйexiste, la
crйation appartient exclusivement а Dieu. L'autoritй de la Sainte Йcriture tйmoigne
de cette vйritй quand elle affirme que Dieu a crйй toutes choses: Au
commencement, Dieu a crйй le ciel et la terre. Saint Jean Damascиne dit
aussi, dans le deuxiиme livre de son ouvrage: Ceux qui prйtendent que
ce sont les anges qui ont crйй les substances, sont tous du diable, leur pиre:
les crйatures, qui ont reзu l'кtre, ne sont pas crйatrices. Ainsi est йcartйe
l'erreur de certains philosophes qui disaient que Dieu avait crйй la premiиre
substance sйparйe, celle-ci la seconde, et ainsi de suite jusqu'а la derniиre. 22: DIEU EST TOUT PUISSANT
Nous
voyons encore, par ce qui vient d'кtre dit, que la puissance divine n'est pas
dйterminйe а un effet unique. 1. En effet, si la crйation est l'apanage exclusif de
Dieu, tout ce qui ne peut йmaner de sa cause que par voie de crйation, doit
кtre produit immйdiatement par lui. Or de cette sorte sont toutes les
substances sйparйes, qui ne sont pas composйes de matiиre et de forme - nous
supposons pour le moment qu'elles existent - et aussi toute matiиre corporelle.
Ces кtres divers sont donc des effets immйdiats de la puissance divine. Or il
n'est pas de puissance, produisant immйdiatement plusieurs effets sans matiиre
prйexistante, qui soit dйterminйe а un seul effet. Je dis bien: immйdiatement,
car si elle agissait par causes interposйes, la diversitй des effets
pourrait provenir de ces derniиres. Je dis aussi: sans matiиre prйexistante,
car le mкme agent, et par la mкme action, produit des effets divers selon
que la matiиre est telle ou telle la chaleur du feu durcit l'argile et liquйfie
la cire. La puissance de Dieu n'est donc pas dйterminйe а un seul effet. 2. Toute
puissance parfaite s'йtend а tout ce que son effet propre et essentiel comporte:
ainsi l'art de construire, s'il est parfait, s'йtend а tout ce qu'on peut
appeler maison. Or la puissance divine est cause par soi de l'кtre, et l'кtre
est son effet propre, comme nous l'avons vu. Donc elle s'йtend а tout ce qui ne
rйpugne pas а la notion d'кtre; car, si elle ne pouvait atteindre qu'un effet
dйterminй, elle ne serait pas par soi cause de l'кtre en tant qu'кtre, mais
seulement de tel кtre particulier. Or, ce qui rйpugne а la notion d'кtre, c'est
le non-кtre, son opposй. Dieu peut donc faire tout ce qui n'a pas en soi
signification de non-кtre, c'est-а-dire n'implique pas contradiction. Concluons
donc que tout ce qui n'implique pas contradiction, Dieu peut le faire. 3. Tout agent
agit en tant qu'il est en acte. Par consйquent, а la maniиre dont l'agent est
en acte doit rйpondre le mode d'agir de sa puissance: ainsi l'homme engendre
l'homme, le feu produit le feu. Or Dieu est l'acte parfait qui possиde en soi
la perfection de toutes choses, comme nous l'avons montrй plus haut. Sa
puissance active est donc parfaite et s'йtend а tout ce qui ne rйpugne pas а la
notion d'кtre en acte, c'est-а-dire а tout ce qui n'implique pas contradiction.
Dieu peut donc tout faire hors ce qui est contradictoire en soi. 4. A toute
puissance passive correspond une puissance active. La puissance en effet est
pour l'acte, comme la matiиre est pour la forme. Or un кtre en puissance ne
peut passer а l'acte que par la vertu d'un autre кtre dйjа en acte. La
puissance passive serait donc inutile si quelque agent n'existait pas dont la
puissance active pыt l'amener а l'acte. Or il n'y a rien d'inutile dans la
nature. Et c'est ainsi, nous le voyons, que tout ce qui est en puissance dans
la matiиre, sujet de la gйnйration et de la corruption, peut кtre amenй а
l'acte par la vertu active du corps cйleste, premier principe actif de la
nature. Or, de mкme que le corps cйleste est premier agent par rapport aux
corps infйrieurs, ainsi Dieu est premier agent par rapport а tous les кtres
crййs. Et donc, tout ce qui est en puissance dans l'кtre crйй, Dieu peut le
rйaliser par sa puissance active. Or, en puissance dans l'кtre crйй se trouve
tout ce qui ne rйpugne pas а l'кtre crйй, comme en puissance dans la nature
humaine existe tout ce qui ne dйtruirait pas cette nature. Dieu peut donc tout. 5. Qu'un effet
quelconque ne relиve pas de la puissance d'un agent, cela peut arriver pour
trois raisons. Premiиrement, parce qu'il n'a avec l'agent aucune affinitй ou
ressemblance: tout agent, en effet, produit semblable а soi en quelque maniиre.
Ainsi la vertu de la semence humaine ne peut produire une bкte ou une plante.
Mais elle peut produire un homme, qui est pourtant au-dessus de ces derniers
кtres. Deuxiиmement, а
cause de l'excellence de l'effet, qui est hors de proportion avec la puissance
active: la vertu active d'un corps ne peut produire une substance sйparйe. Enfin, en raison d'une matiиre dйterminйe а tel
effet et sur laquelle l'agent ne peut agir: ainsi le charpentier ne saurait
faire une scie, parce que son art ne s'applique pas au fer, qui est la matiиre
de la scie. Or, un effet ne peut кtre soustrait а la puissance divine d'aucune de
ces maniиres. Rien ne saurait кtre impossible а Dieu: ni parce que tel effet
lui serait dissemblable, puisque tout кtre lui ressemble en tant qu'il possиde
l'existence, comme nous l'avons vu plus haut; ni, non plus, а cause de
l'excellence de l'effet, puisque nous avons montrй que Dieu dйpasse tous les
кtres en bontй et en perfection; ni enfin, parce que la matiиre serait
dйficiente, puisqu'il est lui-mкme cause de la matiиre, qui ne peut кtre
produite que par crйation. D'ailleurs, Dieu n'a pas besoin de matiиre pour
agir, dиs lа qu'il produit l'кtre des choses sans rien qui prйexiste. Ainsi son
action ne peut кtre empкchйe de produire ses effets par les dйficiences de la
matiиre. Il faut donc conclure que la puissance divine n'est pas dйterminйe а
quelque effet mais qu'elle peut absolument tout. Ce qui signifie que Dieu est tout-puissant. Cette vйritй,
l'Йcriture aussi nous l'enseigne et nous devons l'admettre par la foi. En
effet, Dieu dit dans la Genиse, XV, 1: Je suis le Dieu Tout-puissant:
marche en ma prйsence et sois parfait. On lit йgalement, au sujet de Dieu,
dans le livre de Job, XLII, 2: Je sais que vous pouvez tout. Et
l'ange assure, en St Luc, I, 37: Rien ne sera impossible а Dieu. C'est la
rйfutation de l'erreur de certains philosophes, selon laquelle Dieu n'aurait
produit qu'un seul effet, comme si sa puissance avait йtй dйterminйe а cette
unique production; la rйfutation aussi de cette autre erreur que Dieu ne peut
agir que selon le cours naturel des choses. C'est а ces philosophes que
s'applique la parole de Job, XXII, 17: Ils regardaient le
Tout-Puissant comme incapable de rien faire. 23: DIEU N'AGIT PAS PAR NЙCESSITЙ DE NATURE
Nous
pouvons montrer maintenant que Dieu n'agit pas dans la crйation par nйcessitй
de nature mais selon le conseil de sa volontй. 1. Tout agent qui agit par nйcessitй de
nature a sa puissance dйterminйe а un seul effet. De lа vient que tout ce qui
est naturel se produit toujours de la mкme maniиre, а moins d'empкchement; pour
les faits volontaires, il en va tout autrement. Or la puissance divine n'est
pas ordonnйe а un seul effet, comme nous l'avons vu plus haut. Dieu n'agit donc
pas par nйcessitй de nature mais par volontй. 2. Tout ce qui n'implique pas
contradiction relиve de la puissance divine, comme nous l'avons montrй. Or il y
a beaucoup de choses qui n'existent pas dans le monde et dont l'existence
n'impliquerait aucune contradiction. On le voit en particulier pour le nombre,
la grandeur, la distance des йtoiles et des autres corps: il n'y aurait pas
contradiction а ce que tout cela fыt disposй autrement. Ainsi beaucoup de
choses sont au pouvoir de Dieu qui pourtant n'existent pas dans la nature. Or
quiconque, parmi toutes les _uvres qui sont en son pouvoir, en accomplit
certaines et laisse les autres, agit par choix volontaire et non par nйcessitй
de nature. Dieu n'agit donc pas par nйcessitй de nature mais par volontй. 3. Le mode
d'action d'un agent est dйterminй par la maniиre dont la similitude de l'effet
est en lui, car tout agent produit semblable а soi. Or tout ce qui est dans un
autre y est selon le mode d'кtre de cet autre. Puisque Dieu est intelligent par
son essence, ainsi que nous l'avons prouvй plus haut, il faut donc que la
similitude de ses effets soit en lui selon un mode intelligible. Il agit donc
par intelligence. Mais l'intelligence ne produit rien que par l'intermйdiaire
de la volontй, qui a pour objet le bien connu, moteur de l'agent par maniиre de
fin. Dieu agit donc par volontй non par nйcessitй de nature. 4. Selon le
Philosophe, au IXe Livre de la Mйtaphysique, il y a deux sortes
d'actions: l'une, comme l'action de voir, qui demeure dans l'agent et le
perfectionne en lui-mкme; l'autre qui passe а l'extйrieur et constitue la
perfection de l'effet: ainsi, pour le feu, l'action de brыler. Or l'action
divine ne saurait кtre de celles qui ne demeurent pas dans l'agent, puisque son
action est sa substance, comme nous l'avons montrй plus haut. Elle doit donc
кtre du genre de celles qui demeurent dans l'agent pour le perfectionner en
quelque sorte. Or ces actions sont propres aux кtres qui connaissent et qui
dйsirent. Donc Dieu opиre en connaissant et en voulant: non par nйcessitй de
nature, mais par le choix de sa volontй. 5. Que Dieu agisse en vue d'une fin, nous
pouvons le reconnaоtre clairement а ce fait que l'univers n'est pas un produit
du hasard mais qu'il est ordonnй а un certain bien, comme le montre le
Philosophe au XIe Livre de la Mйtaphysique. Or le premier agent agissant
en vue d'une fin doit кtre agent par intelligence et volontй. En effet les
кtres privйs d'intelligence agissent bien pour une fin mais ils sont orientйs
vers elle par un autre. Ceci apparaоt trиs nettement dans le domaine de l'art:
ainsi la flиche tend vers un but dйterminй sous la direction de l'archer. Il en va
nйcessairement de mкme dans l'ordre naturel. Car pour qu'une chose soit
ordonnйe directement а sa vraie fin, il faut que cette fin soit connue, comme
aussi les moyens appropriйs et leur proportion exacte avec elle. Or seul un
кtre intelligent peut avoir cette connaissance. Donc puisque Dieu est le
premier agent, il n'agit pas par nйcessitй de nature mais par intelligence et
volontй 6. Ce qui agit par soi prйcиde ce qui agit par un autre, car а moins de
remonter а l'infini, il faut que tout ce qui est par un autre se ramиne а ce
qui est par soi. Or ce qui n'est pas maоtre de son action n'agit pas par soi:
il agit, en effet, comme mы par un autre et non comme se mouvant soi-mкme. Il faut
donc que la maniиre d'agir du premier agent soit telle qu'il soit maоtre de son
acte. Or on n'est maоtre de son acte que par la volontй. Par consйquent, Dieu,
premier agent, doit agir par volontй et non par nйcessitй de nature. 7. Au premier
agent revient la premiиre action comme au premier mobile le premier mouvement.
Or l'action volontaire est naturellement premiиre par rapport а l'action
naturelle. Car c'est le plus parfait qui est naturellement premier, bien que,
dans l'un ou l'autre cas, il soit postйrieur dans le temps. Or l'action d'un
agent volontaire est plus parfaite; la preuve en est que, autour de nous, les
кtres qui agissent par volontй sont plus parfaits que ceux qui agissent par
nйcessitй de nature. L'action de Dieu, premier agent, doit donc кtre une action
volontaire. 8. La mкme conclusion dйcoule de ce fait que lа oщ les deux sortes
d'activitй sont conjointes, la puissance qui agit par volontй est supйrieure а
celle qui agit par nature et se sert d'elle comme d'un instrument. Ainsi dans l'homme,
l'esprit, qui agit par volontй, est supйrieur а l'вme vйgйtative, qui agit par
nйcessitй de nature. Or la puissance divine est premiиre par rapport а tous les
кtres. Elle agit donc dans le monde par volontй et non par nйcessitй naturelle. 9. La volontй a
pour objet le bien, au titre mкme de bien, tandis que la nature n'atteint pas а
cette raison gйnйrale de bien, mais seulement а tel bien, qui est sa
perfection. Donc, puisque tout agent agit selon qu'il tend au bien - c'est la
fin qui meut l'agent, - l'agent volontaire devra кtre, avec l'agent qui l'est
par nйcessitй de nature, dans le mкme rapport qu'un agent universel avec un
agent particulier. Or l'agent particulier est postйrieur а l'agent universel,
et comme son instrument. Par consйquent, le premier agent sera un agent
volontaire et non un agent qui l'est par nйcessitй de nature. La Sainte
Йcriture aussi nous enseigne cette vйritй, lorsqu'elle dit dans le Psaume: Tout
ce que le Seigneur a voulu, il l'a fait; et dans l'Epоtre aux Йphйsiens,
I, 11: Il fait tout selon le conseil de sa volontй. Saint Hilaire,
dans son livre des Synodes, йcrit de mкme: C'est la volontй de Dieu
qui a donnй а toutes les crйatures une substance. Et plus loin. Toutes
choses ont йtй crййes telles que Dieu a voulu qu'elles fussent. Ainsi se trouve
rйfutйe l'erreur de certains philosophes qui disaient que Dieu agit par
nйcessitй de nature. 24: DIEU AGIT PAR SAGESSE
Il
apparaоt ainsi que les _uvres de Dieu sont le fruit de sa sagesse. 1. La
volontй est mue а l'action sous le coup de quelque apprйhension, car son objet
est le bien connu. Or Dieu agit par volontй, comme nous avons montrй. Donc,
puisque, en Dieu, il n'y a d'apprйhension qu'intellectuelle et qu'il ne connaоt
rien si ce n'est en se connaissant soi-mкme - avoir cette connaissance
c'est prйcisйment кtre sage - Il reste que Dieu fait toute chose conformйment а
sa sagesse. 2. Tout agent produit semblable а soi. C'est donc en tant qu'il porte en
soi la similitude de son effet que l'agent agit: ainsi le feu chauffe selon les
dispositions de sa chaleur а lui. Or dans tout agent volontaire, en tant
prйcisйment qu'il est volontaire, la similitude de ses effets existe selon une
apprйhension de l'esprit, car si cette similitude n'йtait en l'agent volontaire
que par maniиre de disposition naturelle, celui-ci ne produirait qu'un seul
effet, la forme naturelle d'un кtre йtant unique. Donc tout agent volontaire
produit ses effets selon les idйes de son intelligence. Or Dieu agit par
volontй, comme nous l'avons montrй. Par suite, il donne l'existence aux choses
selon la sagesse de son intelligence. 3. D'aprиs le Philosophe au 1er Livre de
la Mйtaphysique: Faire de l'ordre est le rфle du sage. On ne peut, en
effet, faire de l'ordre si l'on ignore le comportement et la proportion des кtres
а harmoniser, d'abord les uns par rapport aux autres, puis par rapport а
quelque chose qui les dйpasse et qui est leur fin. Car la coordination de
plusieurs кtres entre eux se fait en fonction de la fin а laquelle ils sont
tous ordonnйs. Or connaоtre le comportement et les proportions de certains
кtres entre eux appartient exclusivement а l'кtre intelligent, et porter un
jugement sur des кtres en fonction de leur cause la plus йlevйe est le propre
de la sagesse. Ainsi donc toute harmonisation relиve nйcessairement de la
sagesse de quelque кtre intelligent. C'est pourquoi ceux qui, dans le domaine
technique, coordonnent les diffйrentes parties d'un йdifice sont appelйs des
sages par rapport а l'_uvre rйalisйe. Or les кtres que Dieu a produits
composent un ordre qui n'est pas fortuit, car cet ordre se vйrifie toujours ou,
du moins, le plus souvent. Il est donc йvident que Dieu a produit les choses
dans l'кtre selon un ordre dйfini et, par suite, que sa sagesse a prйsidй а
l'_uvre de la crйation. 4. Tout ce dont la volontй est le principe se classe,
ou bien dans la catйgorie de l'agir, comme les actes des vertus, qui
perfectionnent celui qui opиre, ou bien dans celle du faire, et passe
alors dans une matiиre extйrieure. Les кtres crййs par Dieu relиvent donc de la
seconde catйgorie en tant que choses faites. Or la conception des choses qui
se font, c'est l'art, comme dit Aristote. Par consйquent tout le crйй
soutient avec Dieu le mкme rapport que l'_uvre d'art avec l'artiste. Mais
l'artiste donne l'existence а ses _uvres par l'ordre de sa sagesse et de son
intelligence. Dieu a donc fait toutes les crйatures par l'ordre de son
intelligence. Cette conclusion est confirmйe par l'autoritй divine, qui s'exprime
ainsi dans le Psaume: Vous avez tout fait dans votre sagesse; et dans
les Proverbes, III, 19: Le Seigneur a fondй la terre dans sa sagesse. Ainsi est rйfutйe
l'erreur de ceux qui disaient que tout dйpend de la simple volontй divine sans
motif d'aucune sorte. 25: EN QUEL SENS ON DIT QUE LE TOUT-PUISSANT NE PEUT CERTAINES
CHOSES
Ces
considйrations font comprendre qu'on puisse dйnier а Dieu, malgrй sa
toute-puissance, la facultй de faire certaines choses. En effet, nous avons dйmontrй plus haut
l'existence en Dieu d'une puissance active. Dans le Ier Livre nous avions dйjа
prouvй qu'il n'y a en lui aucune puissance passive. Or le pouvoir s'entend
aussi bien de l'une que de l'autre puissance. Dieu ne peut donc ce qui relиve
du pouvoir de la puissance passive. Mais qu'est-ce qui est prйcisйment
du ressort de la puissance passive? C'est ce que nous allons chercher. 1. Et d'abord,
notons que la puissance active est ordonnйe а l'action; la puissance
passive а l'кtre. C'est ainsi que la puissance ordonnйe а l'кtre ne se
rencontre que lа oщ il y a une matiиre sujette а la contrariйtй. Donc,
puisqu'il n'y a en Dieu aucune puissance passive, il n'a non plus aucun pouvoir
par rapport а ce qui appartient а son кtre. Ainsi Dieu ne peut кtre un corps ou
quelque chose semblable. 2. L'acte de cette puissance passive est un
mouvement. Par consйquent, puisque la puissance passive ne convient pas а Dieu,
il ne peut changer. On pourrait mкme dйmontrer qu'il ne peut changer d'aucune
espиce de changement: augmentation ou diminution, altйration, gйnйration ou
corruption. 3. Toute dйfaillance йtant une sorte de corruption, il s'ensuit que
Dieu, ne peut dйfaillir en rien. 4. Tout dйfaut implique une certaine
privation. Or le sujet de la privation, c'est la puissance de la matiиre, Dieu
ne peut donc dйfaillir en aucune maniиre. 5. La fatigue vient du manque de force,
l'oubli, du manque de science. Il est donc йvident que Dieu ne peut ni se
fatiguer ni oublier. 6. Il ne peut davantage кtre vaincu ou souffrir
violence. Car ceci n'est possible que pour l'кtre sujet par nature au
mouvement. 7. De mкme Dieu ne peut-il se repentir ou se mettre en colиre ou
s'attrister: tout cela implique passion et manque. 8. L'objet et l'effet de la puissance
active, c'est l'кtre fait. Or aucune puissance n'agit lorsque la raison
de son objet vient а manquer. Ainsi l'_il ne peut voir а dйfaut d'objet visible
en acte. Par consйquent Il faut dire que Dieu ne peut rien de ce qui est
contraire а la notion d'кtre, en tant qu'кtre, ou а la notion d'кtre
fait, en tant que fait. Nous allons chercher ce qui en est lа. 1. Et d'abord, а
la notion d'кtre est contraire ce qui dйtruit cette notion. Or la notion
d'кtre est dйtruite par ce qui lui est opposй, comme la notion d'homme par ce
qui s'oppose а elle, en tout ou en partie. L'opposй de l'кtre, c'est le
non-кtre. Par suite, Dieu ne peut faire qu'une seule et mкme chose soit et ne
soit pas en mкme temps: ce serait identifier deux contradictoires. 2. La
contradiction est impliquйe dans la contrariйtй et dans l'opposition privative.
En effet, si un objet est blanc et noir, de toute йvidence il est blanc et non
blanc; si une personne voit et est aveugle, il est clair qu'elle voit et ne
voit pas. Et donc la mкme impossibilitй existe pour Dieu de faire coexister des
йlйments opposйs dans une mкme chose, en tant qu'elle est la mкme. 3. La disparition
de l'un quelconque de ses йlйments essentiels entraоne nйcessairement la
disparition de la chose elle-mкme. Si donc Dieu ne peut faire qu'une chose soit
et ne soit pas en mкme temps, pas davantage ne peut-il faire que, la chose
continuant d'exister, il lui manque quelqu'un de ses principes essentiels: par
exemple, que l'homme n'ait point d'вme. 4. Les principes de certaines sciences,
comme la logique, la gйomйtrie, l'arithmйtique йtant tirйs uniquement des
principes formels des choses, dont dйpend l'essence de ces choses, Dieu ne peut
rien faire qui soit contraire а ces principes: par exemple, que le genre ne
soit pas attribuable а l'espиce, que les lignes qui vont du centre а la
circonfйrence ne soient pas йgales, ou qu'un triangle rectiligne n'ait pas la
somme de ses angles йgale а deux droits. 5. On voit aussi par lа que Dieu ne peut
faire que le passй n'ait pas existй. Il y aurait en cela contradiction: car il
est aussi nйcessaire qu'une chose ait йtй quand elle a existй, qu'il est
nйcessaire qu'elle soit quand elle est. 6. Il est aussi certaines choses qui
rйpugnent а l'idйe d'кtre fait, considйrй comme tel. Et ces choses, Dieu
ne peut les faire, car tout ce que Dieu fait, il faut bien qu'il soit fait. 7. Ainsi, il est
йvident que Dieu ne peut faire un Dieu. En effet, il est essentiel а un кtre
fait que son existence dйpende d'une cause autre que lui. Or cette dйpendance
rйpugne а la nature de Celui que nous appelons Dieu, comme nous l'avons prouvй. 8. Pour la mкme
raison, Dieu ne peut produire un кtre qui lui soit йgal. Car celui dont l'кtre
est absolument indйpendant l'emporte, quant а l'кtre et aux autres valeurs, sur
celui qui dйpend d'un autre: ce qui est essentiel а tout кtre produit. 9. De mкme, Dieu
ne peut faire qu'un кtre persйvиre dans l'existence sans lui. En effet, la
conservation de chaque кtre dйpend de sa cause et, par consйquent, si cette
cause vient а disparaоtre, l'effet disparaоt lui aussi. Si donc une chose
pouvait exister qui ne fыt pas conservйe par Dieu, cette chose ne serait pas un
effet de Dieu. 10. Dieu agit par volontй et ne peut donc
faire ce qu'il ne peut vouloir. Ce qu'il ne peut vouloir, nous le saurons en
considйrant comment il peut y avoir nйcessitй pour la volontй divine, car ce
qui est nйcessairement, il est impossible qu'il ne soit pas, et qui ne peut
кtre, il est nйcessaire qu'il ne soit pas. 11. Il est donc йvident que Dieu ne peut
faire qu'il ne soit pas ou qu'il ne soit pas bon, ou bienheureux; car, de toute
nйcessitй, il veut qu'il soit, et qu'il soit bon et bienheureux, comme nous
l'avons vu dans le premier Livre. 12. Nous avons montrй plus haut que Dieu
ne peut vouloir aucun mal par suite Dieu ne peut pйcher. 13. De mкme, nous
avons prouvй plus haut que la volontй de Dieu ne peut кtre changeante. Ainsi donc,
il ne peut faire que ce qui est voulu de lui ne s'accomplisse pas. Il faut savoir
pourtant que ce n'est pas de la mкme maniиre qu'on le dit ne pouvoir pas cette
derniиre chose et les autres dont nous avons parlй. Car, celles-ci, Dieu ne
peut ni les vouloir ni les faire, purement et simplement. Mais les choses de ce
dernier genre, Dieu peut en vйritй les faire ou les vouloir, а considйrer
absolument sa volontй ou sa puissance; non pas, toutefois, si on prйsuppose sa
volontй du contraire. En effet, la volontй divine n'est nйcessitйe par rapport
aux crйatures que conditionnellement, comme nous l'avons vu dans le 1er Livre.
Et donc, toutes les assertions telles que celle-ci: Dieu ne peut faire le
contraire de ce qu'il a dйcidй de faire, doivent s'entendre au
sens composй, qui implique que la volontй divine est dйjа dйterminйe au
contraire. Si on les prend au sens divisй, elles sont fausses, car,
entendues ainsi, elles regardent la puissance et la volontй divines considйrйes
absolument. De mкme que Dieu agit par volontй, ainsi agit-il par intelligence et
science, comme nous l'avons montrй. Donc il ne peut faire ce qu'il n'a pas
prйvu qu'il ferait, ni renoncer а ce qu'il a prйvu devoir faire, pour cette
raison mкme qu'il ne peut faire ce qu'il ne veut pas faire, ou renoncer а ce
qu'il veut. En faisant la mкme distinction que plus haut, on peut accepter ou
nier ces deux derniиres assertions, de telle sorte que l'impossibilitй de faire
ce que nous venons de dire ne s'entende pas d'une maniиre absolue, mais conditionnellement
ou par supposition. 26: L'INTELLIGENCE DIVINE N'EST PAS BORNЙE A DES EFFETS DЙTERMINЙS
Nous
avons montrй que la puissance divine n'est pas limitйe а des effets dйterminйs
et ainsi que Dieu n'agit pas par nйcessitй de nature, mais par intelligence et
par volontй. Mais on pourrait croire encore que son intelligence ou sa science
ne peuvent s'йtendre qu'а des effets dйterminйs, de telle sorte qu'il agisse,
non sans doute par nйcessitй de nature, mais par nйcessitй de science. Il reste
donc а montrer que sa science ou son intelligence ne sont circonscrites par
aucune limite de leurs effets. 1. Nous avons montrй dйjа que Dieu connaоt tous les
кtres qui peuvent procйder de lui, par la comprйhension qu'il a de son essence.
En cette essence tous les кtres crййs doivent exister selon une certaine
similitude, comme les effets existent virtuellement dans leur cause. Si donc la
puissance divine n'est pas limitйe а des effets dйterminйs, ainsi que nous
l'avons montrй plus haut, il faut dire la mкme chose de son intelligence. 2. Nous avons
montrй plus haut que l'essence divine est infinie. Or l'infini ne peut кtre
йgalй par telle somme qu'on voudra d'кtres finis lors mкme qu'ils seraient en
nombre infini, l'infini les surpasserait. Or il est certain qu'en dehors de
Dieu il n'y a rien qui soit infini par essence, puisque tous les кtres
distincts de lui sont enfermйs, en raison mкme de leur essence, dans un genre
et une espиce dйterminйs. Donc, quel que soit le nombre que l'on imagine et la
grandeur des effets divins, toujours l'essence de Dieu les surpasse et peut
кtre, par suite, la raison d'effets encore plus nombreux. Ainsi l'intelligence
divine, qui connaоt parfaitement l'essence de Dieu, comme nous l'avons montrй
plus haut, transcende toute finitude de ses effets. Elle n'est donc pas
nйcessairement bornйe а tels ou tels d'entre eux. 3. Nous avons montrй plus haut que
l'intelligence divine connaоt l'infinitй des кtres. Or c'est par la science de
son intelligence que Dieu donne l'existence aux choses. Par consйquent, la
causalitй de l'intelligence divine n'est pas limitйe а des effets finis. 4. Si la
causalitй de l'intelligence divine, s'exerзant par une sorte de nйcessitй,
йtait limitйe а certains effets, elle le serait par rapport aux кtres que cette
intelligence amиne а l'existence. Or ceci est impossible. En effet, nous avons
montrй plus haut que Dieu connaоt aussi les кtres qui ne sont pas, ceux qui
n'ont pas йtй et ne seront jamais. Dieu n'agit donc pas par nйcessitй de son
intelligence ou de sa science. 5. La science de Dieu est, par rapport aux choses
qu'il fait, ce qu'est la science de l'artisan par rapport а ses _uvres. Or un
art, quel qu'il soit, s'йtend а tout ce qui peut кtre contenu dans le genre
d'_uvres, objet de cet art ainsi l'art de construire s'йtend а toutes les
maisons. Mais le genre des choses qui relиvent de l'art divin est l'кtre,
puisque nous l'avons montrй, c'est Dieu qui, par son intelligence, est le
principe universel de l'кtre. Donc l'intelligence divine йtend sa causalitй а
tout ce qui ne rйpugne pas а la notion d'кtre: en effet tout cela, de soi, est
de nature а кtre compris dans l'кtre. Par consйquent, l'intelligence divine
n'est pas limitйe а certains effets dйterminйs. C'est ce qui fait dire au Psalmiste: Le
Seigneur est grand: sa puissance est immense et sa sagesse n'a pas de limites. Ainsi se trouve
йcartйe l'opinion de certains philosophes qui prйtendent que, du fait que Dieu
se connaоt soi-mкme, une certaine disposition des choses dйcoule nйcessairement
de lui; comme si ce n'йtait pas par son jugement qu'il donne а chaque кtre ses
limites et ordonne toutes choses, ainsi que l'enseigne la foi catholique. Sachons cependant
que, si l'intelligence divine n'est pas limitйe а certains effets, elle-mкme
s'est fixйe les effets dйterminйs qu'elle produirait harmonieusement, dans sa
sagesse, selon cette parole de la Sagesse, XI, 21: Vous avez tout
disposй Seigneur, avec nombre, poids et mesure. 27: LA VOLONTЙ DIVINE N'EST PAS LIMITЙE A DE CERTAINS EFFETS
Il
ressort aussi de ce qui prйcиde que la volontй par laquelle Dieu agit, n'est
pas non plus nйcessitйe а des effets dйterminйs. 1. La volontй, en effet, doit кtre
proportionnйe а son objet. Or l'objet de la volontй est le bien apprйhendй par
l'intelligence, comme nous l'avons vu plus haut. La volontй est donc capable
par nature de s'йtendre а tout ce que l'intelligence peut lui proposer sous la
raison de bien. Si donc l'intelligence divine n'est pas limitйe а certains
effets, comme nous l'avons montrй, il s'ensuit que la volontй divine ne produit
pas non plus nйcessairement des effets dйterminйs. 2. Aucun кtre, agissant par volontй, ne
produit quelque chose sans le vouloir. Or nous avons montrй plus haut que Dieu
ne veut rien, en dehors de soi, de nйcessitй absolue. Par suite, ce n'est pas
par une nйcessitй de la volontй divine que certains effets procиdent d'elle,
mais par sa libre disposition. 28 ET 29: EN QUEL SENS PARLE-T-ON D'OBLIGATION DE JUSTICE DANS LA
PRODUCTION DES CHOSES
Il
nous faut montrer aussi, d'aprиs ce qui prйcиde, que Dieu, dans la crйation,
n'a pas agi par la nйcessitй de satisfaire а une obligation de justice en
donnant l'кtre aux choses. 1. La justice, en effet, selon le Philosophe, au Ve
Livre de l'Ethique, implique un rapport а autrui, а qui elle fait rendre
son dы. Or, а la production universelle des кtres, rien ne prйexiste а quoi
serait dы quelque chose. Par consйquent, cette production universelle des
choses n'a pu avoir elle-mкme pour raison une obligation de justice. 2. L'acte de
justice consiste а rendre а chacun ce qui lui appartient. Cet acte est
donc prйcйdй d'un autre, en vertu duquel une chose devient la propriйtй de
quelqu'un. On le voit clairement dans les choses humaines: en travaillant nous
mйritons que devienne nфtre ce que notre dйbiteur nous remet par un acte de
justice. Donc cet acte, par lequel une chose devient nфtre pour la premiиre
fois, ne peut pas кtre un acte de justice. Or c'est par la crйation que la
crйature commence absolument а avoir quelque chose а soi. Par consйquent la
crйation n'est pas l'effet d'une obligation de justice.
3. Personne ne doit rien а
autrui а moins de dйpendre de lui en quelque maniиre, ou d'avoir reзu quelque
chose, soit de lui, soit d'un troisiиme qui le rende dйbiteur du second. Ainsi
le fils est redevable а son pиre parce qu'il a reзu de lui l'existence; le
maоtre doit а son serviteur parce qu'il reзoit de lui les services dont il a
besoin; tout homme a des devoirs envers son prochain а cause de Dieu, de qui
nous avons tout reзu. Mais Dieu ne dйpend de personne, et n'a besoin de rien
recevoir de quiconque, comme le montre clairement ce que nous avons dit plus
haut. Ce n'est donc pas parce qu'il y aurait йtй tenu en justice que Dieu a
donnй l'кtre aux choses. 4. En tout ordre de choses, ce qui est en raison de
soi prйcиde ce qui est en raison d'un autre. Donc ce qui est absolument premier
parmi toutes les causes, est cause en raison de soi seulement. Or celui qui
agit par devoir de justice n'agit pas а cause de soi uniquement: il agit, en
effet, а cause de celui а qui il doit. Par consйquent, Dieu, qui est la cause
premiиre et le premier agent, n'a pas donnй l'кtre aux choses par obligation de
justice. De lа ces mots de l'Epоtre aux Romains, XI, 35-36: Qui lui a
donnй le premier pour qu'il ait а recevoir en retour? De lui, par lui et en lui
sont toutes choses. Et de Job, XLI, 2: Qui m'a donnй d'abord pour
que j'aie а lui rendre? Tout ce qui est sous le ciel est а moi. Ainsi se rйfute
l'erreur de certains qui s'efforcent de prouver que Dieu ne peut faire que ce
qu'il fait, pour cette raison qu'il ne peut faire que ce qu'il doit. Car il ne
crйe pas les choses, nous l'avons montrй, par obligation de justice. Bien que rien de
crйй, а quoi puisse кtre dы quelque chose, ne prйcиde la production universelle
des кtres, il existe cependant avant elle quelque chose d'incrйй, qui est le
principe de la crйation. Ce principe, on peut l'envisager sous un double
aspect. En effet, la bontй divine elle-mкme prйcиde comme fin et mobile premier
de la crйation, selon ces paroles de saint Augustin: C'est parce que Dieu
est bon que nous sommes. Quant а la science de Dieu et sa volontй, elles
prйcиdent comme ce par quoi les choses arrivent а l'кtre. 1. Si donc
nous considйrons cette bontй divine d'une maniиre absolue, nous ne trouvons en
elle aucune obligation а la crйation des choses. En effet, on dit qu'une chose
est due а quelqu'un, premiиrement а raison de la relation qui existe
entre ce quelqu'un et un autre, lequel doit lui rapporter ce qu'il en a reзu.
Par exemple, c'est chose due au bienfaiteur que de lui rendre grвces pour ses
bienfaits, en ce sens que celui qui a reзu de lui un bienfait lui doit cela.
Mais cette sorte de dette ne se vйrifie pas dans la crйation des кtres: rien ne
prйexiste qui puisse devoir quelque chose а Dieu et aucun bienfait divin n'a
йtй encore accordй. Deuxiиmement, on dit qu'une chose est due а un кtre,
selon qu'on le considиre en lui-mкme. En effet, cela est nйcessairement dы а un
кtre qui est requis а sa perfection; ainsi il est dы а l'homme qu'il ait des
mains ou la vertu, car sans cela il ne peut кtre parfait. Or la divine bontй
n'a besoin de rien d'extйrieur pour sa perfection. Et donc la production des
crйatures ne lui est pas due nйcessairement. 2. Dieu donne l'кtre aux choses par sa
volontй, comme nous l'avons vu plus haut. Or il n'est nullement requis, si Dieu
veut que sa bontй soit, qu'il veuille aussi que d'autres кtres soient produits
par lui. Car l'antйcйdent de cette proposition conditionnelle est nйcessaire,
mais non pas le consйquent. Nous avons montrй, en effet, au 1er Livre, que Dieu
veut nйcessairement que sa bontй soit mais non pas que les autres soient. Donc
la production des crйatures ne s'impose pas nйcessairement а la bontй divine. 3. Nous avons
montrй que Dieu ne donne pas l'кtre aux choses par nйcessitй de nature ou de
science, de volontй ou de justice. Aucune espиce de nйcessitй n'impose donc а
la bontй divine de produire les choses dans l'кtre. On peut dire cependant qu'il se le doit
par une sorte de convenance. Quant а la justice proprement dite, elle requiert
un dы nйcessaire: car ce qui est rendu а quelqu'un en justice, lui est dы par
nйcessitй de droit. Si donc on ne peut dire que la production des choses
йtait due en justice, d'une obligation qui ferait Dieu dйbiteur de la crйature,
pas davantage ne peut-on dire qu'elle l'йtait d'une obligation que Dieu aurait
eu par rapport а sa bontй, du moins si l'on parle de justice au sens strict. Au
contraire а prendre la justice au sens large, on peut parler de justice dans la
crйation des choses, en tant que cette crйation convient а la bontй divine. Mais si nous
considйrons la disposition divine selon laquelle Dieu a rйsolu dans son
intelligence et dans sa volontй de promouvoir les choses а l'existence, alors
la production des choses procиde nйcessairement de cette disposition divine.
Car il n'est pas possible que Dieu ayant rйsolu de faire quelque chose, il ne
l'accomplit pas ensuite: autrement sa rйsolution serait ou changeante ou
impuissante. Il est donc rigoureusement dы а sa rйsolution qu'elle soit accomplie.
Mais cette obligation n'atteint pas а la raison de justice proprement dite dans
la crйation des choses, oщ seul l'acte crйateur de Dieu doit кtre envisagй. Car
de soi а soi, il n'y a pas de justice stricte comme le montre le Philosophe au
Ve Livre de l'Ethique. On ne peut donc dire, en rigueur de termes, que
Dieu ait produit les choses dans l'кtre par obligation de justice pour cette
raison prйtendue que, dans sa science et dans sa volontй, il s'йtait dйterminй
а crйer. CHAP. 29 - Mais si l'on considиre la production de telle crйature en
particulier, on peut y trouver une obligation de justice tirйe du rapport de
cette crйature а une autre qui est premiиre: j'entends d'une prioritй non
seulement de temps mais de nature. Mais si l'on considиre la production de
telle crйature en particulier, on peut y trouver une obligation de justice
tirйe du rapport de cette crйature а une autre qui est primitive: j'entends
d'une prioritй non seulement de temps mais de nature. Ainsi donc aucune
raison de dette ne se vйrifie dans la production des premiers effets de Dieu.
Dans celle des suivants, on trouve une raison d'obligation, mais selon un ordre
inverse. Car si les кtres qui sont premiers а raison de leur nature le sont
aussi quant а l'existence, ce sont les derniers qui tirent leur nйcessitй des
premiers: il y a obligation en effet а ce que les causes йtant posйes, les
actions suivent par quoi elles produisent leurs effets. Mais si les кtres qui
sont premiers d'une prioritй de nature sont postйrieurs dans l'ordre de
l'existence, ce sont au contraire les premiers qui deviennent nйcessaires en
raison des seconds; ainsi le remиde doit exister d'abord, pour que la santй
s'ensuive. Cependant il y a ceci de commun dans les deux cas, que l'obligation
ou la nйcessitй se prend de l'кtre qui est premier selon la nature, et en
rйsulte pour celui qui vient aprиs selon le mкme ordre naturel. La nйcessitй
dйrivant de l'кtre qui vient aprиs dans l'existence, quoiqu'il soit premier
selon la nature, n'est pas une nйcessitй absolue mais seulement conditionnelle;
elle se formulerait ainsi: si cette chose doit se faire, il faut que telle
autre prйcиde. Selon cette sorte de nйcessitй, la raison
d'obligation se vйrifie donc de trois maniиres dans la production des crйatures: 1e L'obligation
conditionnelle s'йtend de l'ensemble de l'univers а chacune des parties
requises pour sa perfection. En effet, si Dieu a voulu que notre monde fыt, il
a йtй nйcessaire qu'il fit le soleil, la lune et toutes les autres choses sans
lesquelles le monde ne serait pas. 2e L'obligation conditionnelle se vйrifie
pour une crйature а partir d'une autre crйature. Si, par exemple, Dieu a voulu
qu'il y eыt des animaux et des plantes, il a dы faire les corps cйlestes qui
les conservent. Et s'il a voulu que l'homme existвt, il a dы faire les plantes,
les animaux et tout ce dont l'homme a besoin pour rйaliser sa perfection. Il
n'en reste pas moins que ceci et cela Dieu l'a fait parce qu'il l'a bien voulu. 3e La mкme
obligation conditionnelle se prend pour chaque crйature par rapport aux
parties, propriйtйs et accidents qui conditionnent son кtre mкme ou quelqu'une
de ses perfections. Ainsi, а supposer que Dieu voulыt crйer l'homme, ce fut
chose due, dans cette supposition, qu'il unit en lui un corps et une вme et
qu'il le dotвt de sens et tous autres moyens intйrieurs ou extйrieurs. Dans tous ces
cas, si l'on y regarde de prиs, on ne dit pas que Dieu doive quelque chose а sa
crйature, mais prйcisйment qu'il se doit а lui-mкme d'accomplir ce qu'il a
rйsolu. Il existe dans la nature une autre sorte de nйcessitй, selon laquelle
une chose est dite absolument nйcessaire. Cette nйcessitй dйpend de
causes qui sont premiиres dans l'ordre de l'existence, comme les principes
essentiels d'une chose et les causes efficientes ou motrices. Mais cette sorte
de nйcessitй ne joue pas dans la premiиre crйation des choses pour ce qui
regarde les causes efficientes. Car alors Dieu seul est cause efficiente,
puisqu'il n'appartient qu'а lui de crйer, comme nous l'avons vu. Or, dans la
crйation, Dieu n'agit pas par nйcessitй de nature mais par volontй, nous
l'avons montrй plus haut; et ce qui se fait par volontй ne peut avoir d'autre
nйcessitй que celle qui vient de la prйsupposition de la fin: de cette sorte de
nйcessitй, il est dы а la fin que cela existe par quoi on parvient а la fin. Mais pour ce qui
regarde les causes formelles et les causes matйrielles, rien n'empкche que se
vйrifie une nйcessitй absolue, mкme dans la premiиre crйation des choses. Ainsi
le fait que certains corps йtaient composйs d'йlйments entraоna nйcessairement
qu'ils fussent chauds ou froids. De mкme, qu'une surface fыt crййe de figure
triangulaire impliqua nйcessairement que la somme de ses angles йgalвt deux
droits. Cette nйcessitй est considйrйe selon l'ordre d'un effet а sa cause
crййe, matйrielle ou formelle. Par suite, on ne peut dire que Dieu doive
nйcessairement quelque chose, de cette sorte de nйcessitй, qui tombe bien
plutфt sur la crйature elle-mкme. Dans l'ordre de la propagation des choses, oщ
la crйature est cause efficiente, il peut exister une nйcessitй absolue venant
de la cause efficiente crййe: ainsi du mouvement solaire rйsulte nйcessairement
un certain changement dans les corps infйrieurs. Conformйment aux diffйrentes dйfinitions
de l'obligation que nous avons exposйes, on peut donc parler de justice
naturelle dans les choses, quant а leur crйation et quant а leur propagation.
C'est pourquoi l'on dit que Dieu a tout crйй et gouverne tout avec justice et
raison. Une double erreur est ainsi rйfutйe: celle d'abord qui, posant des
limites а la puissance divine, affirmait que Dieu ne peut faire que ce qu'il
fait, parce qu'il doit agir comme il le fait; puis, celle qui assure que tout
dйpend uniquement du simple vouloir de Dieu, sans qu'il y ait а chercher ou а dйterminer
quelque autre raison dans les choses elles-mкmes. 30: COMMENT IL PEUT Y AVOIR UNE NЙCESSITЙ ABSOLUE DANS LES
CRЙATURES
Bien
que toutes choses dйpendent de Dieu comme de leur cause premiиre, laquelle
n'est obligйe d'agir que dans l'hypothиse d'un dessein antйrieur, il ne
s'ensuit pas qu'il n'y ait dans les choses aucune nйcessitй absolue et que nous
devions reconnaоtre que tout est contingent. Ce qui aurait pu donner lieu а ce
dernier sentiment, c'est que les choses ne sont pas sorties de leur cause par
une nйcessitй absolue, et qu'on appelle contingent, dans le monde, un effet qui
procиde de sa cause sans nйcessitй. Mais nous allons voir que, parmi les choses
crййes, il y en a dont l'existence est simplement et absolument nйcessaire. 1. En effet, l'existence
de ces choses en lesquelles il n'y a pas de possibilitй an non-кtre est
purement et simplement nйcessaire. Or, certaines choses sont produites dans
l'кtre par Dieu de telle sorte que, dans leur nature, il y a puissance au
non-кtre. Ceci arrive du fait que la matiиre en elles est en puissance а une
autre forme. Donc les choses en lesquelles il n'y a pas de matiиre, ou bien,
s'il y en a, dans lesquelles elle n'est pas en puissance а une autre forme, ces
choses ne sont pas en puissance au non-кtre. Leur existence est donc purement
et simplement nйcessaire. Si l'on objecte que ce qui sort du nйant, de soi tend
au nйant et que, par suite, dans toute crйature il y a possibilitй de n'exister
pas, il est facile de rйpondre. En effet, les choses crййes sont dites tendre
au nйant de la mкme maniиre qu'on les dit sorties du nйant, а savoir par la
puissance de la seule cause agente. Il n'y a donc pas dans les choses crййes
elles-mкmes de puissance au non-кtre, mais c'est dans le Crйateur qu'existe la
puissance de leur donner l'кtre ou de cesser de le leur donner, puisqu'il
n'agit pas par nйcessitй de nature dans la production des choses mais par
volontй, comme nous l'avons vu. 2. Dиs lа que les choses crййes procиdent
dans l'кtre de par la volontй divine, elles doivent кtre telles que Dieu a
voulu qu'elles fussent. Or, dire que Dieu a produit les choses dans l'кtre par
volontй et non par nйcessitй, n'empкche pas qu'il ait voulu que certaines
choses fussent nйcessairement et d'autres d'une maniиre contingente, et cela
pour qu'il y eыt dans le monde une diversitй ordonnйe. Rien ne s'oppose donc а
ce que certaines choses produites par la volontй divine soient nйcessaires. 3. Il convient а
la perfection divine d'avoir imprimй sa ressemblance dans les choses crййes, sauf
en ce qui rйpugne а la notion d'кtre crйй. En effet, il est d'un agent parfait
de produire semblable а soi dans la mesure du possible. Or la nйcessitй de
l'existence ne s'oppose pas, absolument parlant, а la notion d'кtre crйй: rien
n'empкche, en effet, qu'une chose soit nйcessaire qui a cependant une cause de
sa nйcessitй, comme, par exemple, les conclusions dйmontrйes. Rien donc
n'empкche que certaines choses aient йtй produites par Dieu de telle sorte que
leur existence fыt nйcessaire purement et simplement. Bien plus, c'est lа un
tйmoignage de la perfection divine. 4. Plus une chose est йloignйe de celui
qui est l'кtre par soi, c'est-а-dire de Dieu, et plus elle est proche du
non-кtre. Et donc plus un кtre est proche de Dieu et plus il s'йloigne du non-кtre.
Or, les кtres dйjа existants sont proches du non-кtre quand ils ont en eux une
possibilitй de n'exister pas. Donc ceux qui sont le plus proches de Dieu et, de
ce fait, le plus йloignйs du non-кtre, doivent кtre tels, pour la perfection de
l'ordre des choses, qu'il n'y ait pas en eux de puissance au non-кtre. De tels
кtres sont nйcessaires, absolument parlant. Donc certaines crйatures possиdent
l'кtre d'une maniиre nйcessaire. Il faut donc savoir que si l'on envisage
l'universalitй des choses crййes, en tant qu'elles йmanent du premier principe,
on reconnaоt qu'elles dйpendent de la volontй et non d'une nйcessitй de ce
principe, autre qu'une nйcessitй de supposition, comme on l'a vu. Si, au
contraire, on les compare а leurs principes prochains, on trouve qu'elles sont
soumises а une nйcessitй absolue. Rien n'empкche en effet que certains
principes ne soient produits sans nйcessitй aucune, et que, leur existence
йtant donnйe, tel effet nйcessaire ne s'ensuive; ainsi la mort de cet animal
est absolument nйcessaire, pour cette raison qu'il a йtй formй d'йlйments
contraires, bien qu'il n'y eыt pas nйcessitй absolue а ce qu'il fыt ainsi
composй de contraires. De mкme, que telles natures de choses fussent produites
par Dieu, cela fut volontaire, mais que, йtant donnй ce qu'elles sont, telle
chose en provienne ou existe, voilа qui est absolument nйcessaire. C'est de multiple
maniиre, а partir de causes diverses, que la nйcessitй se vйrifie dans les
choses crййes. En effet, une chose ne pouvant кtre sans ses principes
essentiels, qui sont la matiиre et la forme, tout ce qui appartient а cette
chose en raison de ses principes essentiels doit кtre soumis а une absolue
nйcessitй. Or, en raison de ces principes, selon qu'ils sont principes d'кtre,
la nйcessitй absolue se vйrifie dans les choses de trois maniиres. 1. Par rapport а
l'кtre auquel les principes appartiennent. La matiиre, selon ce qu'elle est,
est de l'кtre en puissance; d'autre part ce qui peut кtre, peut aussi ne pas
кtre; il en rйsulte qu'il existe nйcessairement certaines choses corruptibles
de par leur rapport а la matiиre: ainsi l'animal, parce qu'il est composй de
contraires; le feu, de mкme, parce que sa matiиre peut recevoir des contraires. Quant а la forme,
elle est acte, selon ce qu'elle est, et par elle les choses existent en acte.
Pour cette raison, c'est d'elle que rйsulte en certaines choses la nйcessitй de
leur кtre. Cela arrive: 1e parce que ces choses sont des formes existant hors
de la matiиre, et qui, pour cette raison, ne sont pas en puissance au non-кtre,
mais sont toujours par leur forme en exercice d'existence: c'est le cas des
substances sйparйes; 2e parce que les formes de ces choses comblent par leur
perfection toute la puissance de la matiиre, de telle sorte qu'il ne reste pas
de puissance а une autre forme, ni par consйquent au non-кtre: ainsi en va-t-il
pour les corps cйlestes. Dans les кtres, au contraire, oщ la forme ne remplit
pas toute la puissance de la matiиre, il reste encore en celle-ci puissance а
une autre forme. Et par suite, il n'y a pas en ces кtres nйcessitй d'existence,
mais la force d'exister rйsulte en eux de la victoire de la forme sur la
matiиre, comme on le voit dans les йlйments et dans les кtres qui en sont
composйs. La forme de l'йlйment, en effet, ne joint pas la matiиre selon toute
l'ampleur du pouvoir de celle-ci, car la matiиre ne peut recevoir la forme d'un
йlйment que parce qu'elle est soumise а l'autre terme de la contrariйtй. Quant
а la forme du mixte, elle atteint la matiиre en tant que celle-ci est disposйe
selon un mode dйterminй de mйlange. Or ce doit кtre le mкme sujet qui reзoit
les contraires et tous les intermйdiaires rйsultant du mйlange des extrкmes. Il
est donc manifeste que tout ce qui a un contraire ou se compose de contraires
est corruptible. Ce qui n'est pas de cette sorte est sempiternel, а moins qu'il
ne se corrompe par accident, comme les formes non subsistantes, qui ont l'кtre
par le fait qu'elles existent dans la matiиre. 2. Des principes essentiels rйsulte dans
les choses une nйcessitй absolue par relation aux parties de la matiиre ou de
la forme, s'il arrive que ces principes, dans certains кtres, ne soient pas
simples. En effet, la matiиre propre de l'homme йtant un corps mixte, d'une
certaine complexion et organisation, il est absolument nйcessaire que l'homme
ait en soi chacun des йlйments, des humeurs et des principaux organes de ce
corps. De mкme, si l'homme est un animal raisonnable et mortel, et que telle
soit la nature ou la forme de l'homme, il est nйcessaire qu'il soit et animal
et raisonnable. 3. Il y a, dans les choses, nйcessitй absolue si l'on
considиre le rapport des principes essentiels aux propriйtйs qui dйcoulent de
la matiиre ou de la forme. Ainsi, il est nйcessaire que la scie soit dure parce
qu'elle est en fer, et que l'homme soit capable d'кtre enseignй. Quant а la
nйcessitй qui vient de l'agent, elle se prend ou par rapport а l'agir lui-mкme,
ou par rapport а l'effet qui en rйsulte. 1. Au premier point de vue, elle est
semblable а celle que l'accident reзoit des principes essentiels. De mкme, en
effet, que d'autres accidents dйcoulent de la nйcessitй des principes
essentiels, ainsi l'action procиde de la nйcessitй de la forme par laquelle
l'agent est en acte: il agit en effet dans la mesure oщ il est en acte. Cependant
cela se produit diffйremment pour l'action qui demeure dans l'agent - comme
l'intellection et le vouloir - et pour l'action qui passe dans un autre, comme
la calйfaction. Dans le premier genre d'action, c'est de la forme
seule par laquelle l'agent est en acte que dйcoule la nйcessitй de son action:
pour кtre, l'action n'a besoin de rien d'extrinsиque qui soit son terme. Ainsi
lorsque le sens est mis en acte par l'espиce sensible, il est nйcessaire qu'il
sente; de mкme quand l'intelligence est en acte par l'espиce intelligible. Dans le second
cas, la nйcessitй de l'action rйsulte de la forme quant а la puissance d'agir:
si le feu est chaud, il est nйcessaire qu'il ait la puissance de chauffer, mais
il n'est pas nйcessaire qu'il йchauffe, car il peut en кtre empкchй de
l'extйrieur. Il importe peu dans cette question que l'agent soit unique et
suffise а l'action par sa forme, ou qu'il faille rйunir plusieurs agents en vue
d'une action unique, comme plusieurs hommes tirant un bateau. En effet tous ne
forment qu'un seul agent, actualisй par leur concours а une mкme action. 2. La nйcessitй
qui dйcoule de la cause agente ou motrice dans l'effet ou dans le mobile, ne
dйpend pas seulement de la cause agente, mais aussi de la condition du mobile
lui-mкme ou de l'кtre qui reзoit l'action de l'agent. Cet кtre, ou bien il
n'est d'aucune maniиre en puissance а recevoir l'effet d'une telle action comme
la laine, dont on ne saurait faire une scie; ou bien sa puissance est empкchйe
par des agents contraires, ou par des dispositions contraires inhйrentes au
mobile, ou par des formes constituant un obstacle qui l'emporte sur la
puissance active de l'agent: ainsi le fer ne se liquйfie pas sous l'action d'un
feu dйbile. Il faut donc, pour que l'effet se produise, qu'il y ait, dans le
patient, puissance а recevoir et, dans l'agent, victoire sur le patient, qui
fasse passer celui-ci а une disposition contraire. Si l'effet rйsultant dans le patient de la
victoire de l'agent sur lui est contraire а la disposition naturelle du patient,
il y aura nйcessitй de coaction, comme lorsqu'on lance une pierre en l'air. Si
au contraire nulle opposition n'existe dans la disposition naturelle du sujet,
il n'y aura pas nйcessitй de coaction, mais seulement nйcessitй d'ordre naturel:
ainsi, le mouvement du ciel, qui a pour principe un agent extrinsиque, mais ne
va pas cependant contre la disposition naturelle du mobile, n'est pas un
mouvement violent mais naturel. Il en est de mкme pour l'altйration des corps
infйrieurs par les corps cйlestes, car il y a dans ces corps infйrieurs une
inclination naturelle а recevoir l'impression des corps supйrieurs. Ainsi
encore dans la gйnйration des йlйments: la forme а introduire par la gйnйration
n'est pas contraire а la matiиre premiиre, qui est le sujet de la gйnйration,
bien qu'elle soit contraire а la forme qui doit кtre expulsйe: en effet, ce
n'est pas en tant qu'elle existe sous une forme contraire que la matiиre est le
sujet de la gйnйration. De tout ceci il rйsulte que la nйcessitй provenant de
la cause agente dйpend en certains cas de la disposition de l'agent seulement;
en certains autres de la disposition de l'agent et du patient. Si donc telle
disposition qui entraоne nйcessairement l'effet est absolument nйcessaire et
dans l'agent et dans le patient, il y aura nйcessitй absolue dans la cause
agente, comme en ce qui agit nйcessairement et toujours. Si cette disposition
n'est pas absolument nйcessaire mais sujette а disparaоtre, il n'y aura pas de
nйcessitй venant de la cause agente, sauf si la disposition requise pour
l'action existe des deux cфtйs. Ainsi en va-t-il pour les кtres empкchйs
quelquefois dans leur activitй ou par manque de force ou а cause de la violence
de quelque contraire; ce qui fait qu'ils n'agissent pas toujours et
nйcessairement, mais seulement dans la majoritй des cas. De la cause
finale rйsulte la nйcessitй dans les choses de deux maniиres: 1. En tant que
cette cause est premiиre dans l'intention de l'agent. A ce point de vue, la
nйcessitй qui vient de la fin est la mкme que celle qui vient de l'agent:
l'agent, en effet, agit pour autant qu'il vise la fin, aussi bien dans l'ordre
de la nature que dans celui de la volontй. Car dans l'ordre naturel,
l'intention de la fin relиve de l'agent en raison de sa forme, par laquelle la
fin lui convient: c'est donc selon la vigueur de la forme que la chose
naturelle doit tendre а sa fin, comme c'est dans la mesure de son poids que le
corps lourd tend vers le centre. Dans l'ordre volontaire, la volontй incline а
agir pour la fin dans la mesure oщ elle vise la fin, bien qu'elle ne soit pas
toujours inclinйe а faire ceci ou cela - qui est moyen par rapport а la fin -
autant qu'elle dйsire la fin, lorsque cette fin peut кtre obtenue non seulement
par ces moyens mais par d'autres. 2. La nйcessitй rйsulte de la fin en tant
que derniиre dans l'кtre. Cette nйcessitй n'est pas absolue mais
conditionnelle, comme lorsque nous disons que la scie doit кtre en fer si on
veut qu'elle fasse _uvre de scie. 31: IL N'EST PAS NЙCESSAIRE QUE LES CRЙATURES AIENT TOUJOURS
EXISTЙ
Il
nous reste а montrer, en partant de ce qui vient d'кtre dit, qu'il n'est pas
nйcessaire que les choses aient йtй crййes de toute йternitй. 1. En effet, si
l'ensemble des crйatures, ou seulement quelqu'une d'entre elles doit
nйcessairement exister, il faut que cette nйcessitй, on l'ait par soi ou par un
autre. Or on ne peut l'avoir par soi. Nous avons montrй, en effet, que tout
кtre doit venir du premier кtre. Mais ce qui n'a pas l'кtre par soi, il est
impossible qu'il tienne de soi la nйcessitй de son кtre, car ce qui existe
nйcessairement ne peut pas ne pas кtre. Et ainsi ce qui tient de soi la
nйcessitй de son кtre a aussi de soi qu'il ne puisse кtre non existant, et, par
suite, a de soi, qu'il ne soit pas non-кtre, et donc qu'il soit кtre. Mais si cette
nйcessitй de la crйature vient d'un autre, il faut qu'elle vienne de quelque
cause qui soit extrinsиque, car tout ce que l'on envisage d'intrinsиque а la
crйature tient son кtre d'un autre. Or la cause extrinsиque est efficiente ou
finale. De la cause efficiente dйcoule la nйcessitй de l'effet lorsqu'il est
nйcessaire que l'agent agisse: c'est en effet par l'action de l'agent que
l'effet dйpend de la cause efficiente. Si donc il n'est pas nйcessaire que
l'agent produise tel effet, celui-ci ne sera pas absolument nйcessaire. Or Dieu
n'agit pas par quelque nйcessitй lorsqu'il produit les crйatures, comme nous
l'avons montrй plus haut. Il n'est donc pas absolument nйcessaire que la
crйature soit, de cette nйcessitй du moins qui vient de la cause efficiente. Pas davantage
cette nйcessitй ne saurait venir de la cause finale. En effet, ce qui est
ordonnй а la fin ne reзoit de nйcessitй de la fin que si cette fin, ou bien ne
peut кtre sans lui, comme la conservation de la vie sans la nourriture, ou bien
ne peut кtre aussi heureusement, comme le voyage sans le cheval. Or la fin de
la volontй divine pour laquelle les choses vinrent а l'existence ne saurait
кtre que sa propre bontй, comme nous l'avons montrй au Livre 1er. Cette bontй
ne dйpend pas des crйatures, ni quant а son кtre, puisqu'elle est nйcessaire
par soi, ni quant а son mieux-кtre, dиs lа qu'elle est par soi absolument
parfaite: toutes choses que nous avons vues plus haut. Il n'est donc pas
absolument nйcessaire que la crйature existe. Et par suite il n'est pas
nйcessaire de dire que la crйature a toujours existй. 2. Ce qui procиde de la volontй n'est pas
absolument nйcessaire, sauf dans le cas oщ il est nйcessaire que la volontй le
veuille. Or, nous avons prouvй que, ce n'est pas par nйcessitй de nature, mais
par volontй que Dieu produit les crйatures dans l'кtre; et ce n'est pas
nйcessairement qu'il veut qu'elles soient (Livre I). Il n'est donc pas
absolument nйcessaire que la crйature soit, ni, par consйquent, qu'elle ait
toujours existй. 3. Nous avons montrй que Dieu n'agit pas par quelque
action qui soit hors de lui, qui sortirait comme de lui pour aboutir а la
crйature, comme la calйfaction qui йmane du feu et passe dans le bois. Mais son
vouloir est son agir, et les choses sont comme Dieu veut qu'elles soient. Or,
il n'est pas nйcessaire que Dieu veuille que la crйature soit depuis toujours,
puisqu'il n'est mкme pas nйcessaire que Dieu veuille que la crйature existe
seulement (Livre I). Il n'est donc pas nйcessaire que la crйature ait toujours
йtй. 4.
Rien ne procиde nйcessairement d'un agent volontaire qu'en raison de quelque
devoir. Or, nous l'avons montrй dйjа, Dieu n'a aucun devoir а l'йgard de sa
crйature, si l'on envisage absolument la production de l'univers. Ce n'est donc
pas par nйcessitй que Dieu crйe. Par suite, il n'est pas nйcessaire, si Dieu
est йternel, qu'il ait produit le monde de toute йternitй. 5. Nous avons
montrй que la nйcessitй absolue dans les choses crййes ne se dйfinit pas par
rapport au premier principe qui existe nйcessairement par soi, а savoir Dieu,
mais par rapport а d'autres causes dont l'existence n'est pas nйcessaire par
soi. Or, la nйcessitй d'un rapport а ce qui n'existe pas nйcessairement par soi
n'oblige pas une chose а кtre depuis toujours. En effet, si quelqu'un court, il
s'ensuit qu'il est mы, mais il n'est pas pour autant nйcessaire qu'il soit mы
de toute йternitй, dиs lа que le fait de courir lui-mкme n'est pas nйcessaire
par soi. Rien n'oblige donc les crйatures а exister depuis toujours. 32: RAISONS, VUES DU COTЙ DE DIEU, DE CEUX QUI VEULENT PROUVER
L'ЙTERNITЙ DU MONDE
Mais
parce que beaucoup ont pensй que le monde existe nйcessairement et depuis
toujours, et parce qu'ils se sont efforcйs de le dйmontrer, il nous reste а
prйsenter leurs raisons pour montrer qu'elles ne concluent pas nйcessairement а
l'йternitй du monde. Nous dirons d'abord les raisons que l'on prend du cфtй de
Dieu, puis celles qui se tirent du cфtй de la crйature; enfin, celles qui se
prennent du mode de production des choses, selon lequel nous disons qu'elles
ont commencй d'exister. Voici les raisons tirйes du cфtй de Dieu pour montrer
l'йternitй du monde. 1. Tout agent qui n'agit pas toujours est mы par soi
ou par accident. Par soi, comme le feu qui ne brыlait pas toujours, commence de
brыler, ou bien parce qu'on vient de l'allumer, ou bien parce qu'on vient de le
dйplacer pour le mettre au contact du combustible. Par accident, comme le
principe moteur de l'animal commence de mouvoir celui-ci en raison d'un nouveau
changement qui s'est produit en lui. Changement venant de l'intйrieur comme
lorsque l'animal commence de se mouvoir parce que, sa digestion terminйe, il
s'est rйveillй; changement venant de l'extйrieur, comme lorsque surviennent des
actions qui incitent а entreprendre quelque nouvelle opйration. Or Dieu ne se
meut ni par soi ni par accident, comme nous l'avons prouvй au Livre 1. Il agit
donc toujours de la mкme maniиre. Or c'est par son action que les choses crййes
sont йtablies dans l'кtre: elles existent donc depuis toujours. 2. L'effet
procиde de sa cause agente par l'action de cette cause. Or l'action de Dieu est
йternelle: sans cela il passerait de la puissance d'agir а l'exercice de
l'action, et il faudrait alors qu'il soit mis en acte par quelque agent
antйrieur: ce qui est impossible. Donc les choses crййes par Dieu le sont de
toute йternitй. 3. La cause suffisante йtant posйe, l'effet suit
nйcessairement. En effet, Si la cause йtant posйe, il n'est pas nйcessaire que
l'effet s'ensuive, il sera donc possible que, la cause existant, l'effet soit
ou ne soit pas; la consйcution de l'effet а la cause ne sera que possible. Or
ce qui n'est que possible a besoin d'un autre qui le fasse passer а l'acte. Il
faudra alors requйrir quelque cause dont l'action amиne l'effet а l'acte; c'est
donc que la premiиre cause n'йtait pas suffisante. Mais Dieu est cause
suffisante de la production des crйatures; autrement il ne serait pas cause,
mais plutфt en puissance par rapport а une cause: il ne deviendrait cause en
fait que par quelque appoint, ce qui est manifestement impossible. Il semble
donc nйcessaire que Dieu йtant йternel la crйation aussi soit depuis toujours. 4. Celui qui agit
par volontй ne diffиre d'exйcuter ses projets que parce que certaines choses
rйservйes par l'avenir ne sont pas encore prйsentes. Ce que l'on attend ainsi
regarde quelquefois l'agent lui-mкme, comme lorsqu'on attend qu'il soit
accompli en force pour agir; ou bien que disparaisse quelque obstacle а sa
puissance. Dans d'autres cas l'attente porte sur quelque chose d'extйrieur,
comme la prйsence de celui qui doit assister а l'action. Enfin parfois on
attend seulement la prйsence du temps opportun, qui n'est pas encore lа. Car si
la volontй est parfaite, la puissance exйcute immйdiatement, quand il n'y a en
elle aucun dйfaut: ainsi le commandement de la volontй est suivi sans retard du
mouvement des membres а moins que la puissance motrice qui doit exйcuter le
mouvement ne soit dйficiente. De tout ceci il rйsulte que, lorsque quelqu'un veut
faire une chose, et que celle-ci ne se rйalise pas sur le champ, c'est qu'il y
a dans la puissance un dйfaut auquel il faut remйdier, ou bien c'est que la
volontй n'est pas achevйe par rapport а cette chose qu'elle veut faire. Je dis
que la volontй est achevйe lorsqu'elle veut, de toute maniиre et absolument,
faire une chose dйterminйe; la volontй est imparfaite ou inachevйe quand on ne
veut pas de maniиre absolue faire telle chose, mais seulement lorsque telle
condition, encore absente, sera donnйe, ou bien lorsque tel obstacle actuel
aura disparu. Or il est clair que tout ce que Dieu veut maintenant qu'il soit,
il a voulu de toute йternitй qu'il fыt, car aucun mouvement nouveau de volontй
ne peut lui advenir. De plus, il ne peut y avoir aucun dйfaut ou obstacle а sa
puissance; ni rien d'autre ne pouvait кtre attendu pour la production de l'кtre
universel, puisqu'il n'y a rien d'incrйй en dehors de lui seul, comme nous
l'avons montrй plus haut. Il semble donc nйcessaire que la crйature ait йtй
produite de toute йternitй. 5. Un кtre qui agit par intelligence ne prйfиre une
chose а une autre que parce que la premiиre l'emporte en valeur. Mais, oщ il
n'y a pas de diffйrence, il n'y a pas de prййminence, ni, par consйquent, de
prйfйrence d'une chose а une antre. C'est pourquoi, d'un agent йgalement
disposй а l'йgard de l'une ou l'autre chose, aucune action ne sortira; pas plus
que de la matiиre: un tel pouvoir, en effet, est semblable а la puissance de la
matiиre. Or, il ne saurait y avoir de diffйrence entre non-кtre et non-кtre;
par suite, tel non-кtre ne peut кtre prйfйrй а tel autre. - D'autre part, en
dehors de l'universalitй des crйatures, il n'y a que l'йternitй de Dieu. Et
dans le nйant, on ne peut assigner telle ou telle diffйrence entre les moments
qui exigerait que la crйation ait lieu а un moment plutфt qu'а un autre. On ne
le peut davantage dans l'йternitй, qui est toute uniforme et simple, comme nous
l'avons montrй au Livre I. Il reste alors que la volontй de Dieu soit
indiffйrente а l'йgard de l'acte crйateur durant toute l'йternitй. Sa volontй
est donc que la crйature ne soit jamais constituйe sous son йternitй ou qu'elle
le soit depuis toujours. Or il est manifeste que sa volontй n'est pas que la
crйature ne soit jamais constituй sous son кtre йternel, puisque les crйatures
ont йtй йtablies dans l'кtre par la volontй divine. Il faut donc en conclure,
semble-t-il, que la crйation a toujours existй. 6. Ce qui est moyen par rapport а la fin,
tire sa nйcessitй de la fin: principalement dans l'ordre des choses
volontaires. Il faut donc que, si la fin ne change pas, les moyens ne varient
pas non plus, ou soient produits de la mкme faзon tant que ne survient pas un
changement dans leur rapport а la fin. Or la fin des crйatures qui procиdent de
la volontй de Dieu est la bontй divine, seule fin possible de la divine
volontй. Donc, comme la bontй divine est toujours la mкme pendant l'йternitй,
et en elle-mкme et par rapport а la volontй divine, il semble que les crйatures
soient produites dans l'кtre par la volontй divine de la mкme maniиre pendant
toute l'йternitй, car on ne peut dire qu'une nouvelle relation а la fin leur
soit advenue, si l'on soutient qu'elles n'йtaient absolument pas avant un temps
dйterminй oщ elles auraient commencй d'кtre. 7. Dиs lа que la bontй divine est
absolument parfaite, lorsqu'on dit que toutes choses sont sorties de Dieu а
cause de sa bontй, on n'entend pas qu'il lui en soit revenu quelque chose, mais
on veut signifier qu'il est de sa bontй de se communiquer autant qu'il est
possible: ce qui est une preuve de cette mкme bontй. Comme toutes choses
participent de la bontй de Dieu en tant qu'elles possиdent l'кtre, plus elles
ont de durйe et plus elles participent de la bontй de Dieu: ce qui fait dire
que l'кtre perpйtuel de l'espиce est divin. Or la bontй divine est
infinie. Il lui appartient donc de se communiquer infiniment et non pas
seulement pour un temps dйterminй. Il semble donc qu'il soit de la bontй divine
que certaines crйatures aient toujours existй. Voilа donc les raisons, prises du cфtй de
Dieu, qui semblent prouver que les crйatures ont toujours йtй. 33: RAISONS DE CEUX QUI VEULENT PROUVER L'ЙTERNITЙ DU MONDE А
PARTIR DES CRЙATURES
Il y a
d'autres arguments qui, du point de vue des crйatures, paraissent dйmontrer la
mкme chose. 1. En effet, les кtres qui ne sont pas en puissance au non-кtre, il est
impossible qu'ils ne soient pas. Or il existe certaines crйatures en lesquelles
il n'y a pas de puissance au non-кtre. Car il n'y a de puissance au non-кtre
que dans les кtres qui ont une matiиre sujette а la contrariйtй. En effet la
puissance а l'кtre et au non-кtre est puissance а la privation et а la forme,
qui ont toutes deux pour sujet la matiиre: la privation est toujours jointe а
la forme contraire, dиs lа qu'il est impossible que la matiиre soit sans aucune
forme. Or il existe certaines crйatures dans lesquelles il n'y a pas de matiиre
sujette а la contrariйtй, ou bien parce qu'elles n'ont aucune espиce de
matiиre, comme les substances intellectuelles - nous le montrerons plus loin -
ou bien parce qu'elles n'ont pas de contraire, comme les corps cйlestes ainsi
que le prouve leur mouvement, qui n'a pas de contraire. Il est donc certaines
crйatures dont la non-existence est impossible: aussi faut-il qu'elles soient
depuis toujours. 2. Toute chose persiste dans l'кtre а proportion de
sa puissance а exister, а moins d'une intervention accidentelle, comme dans le
cas des corruptions par violence. Or il est certaines crйatures en lesquelles
se trouve une puissance а exister non pas pour un temps dйterminй, mais pour
toujours, comme les corps cйlestes et les substances intellectuelles: ces кtres
sont en effet, incorruptibles n'ayant pas de contraires en eux. Il reste donc
qu'il leur appartient d'кtre toujours. Or ce qui commence d'кtre n'est pas
toujours. Par consйquent il n'appartient pas а ces кtres de commencer
d'exister. 3. Chaque fois qu'une chose commence d'кtre mue, il faut que le moteur,
ou le mobile, ou les deux, soient, lorsque le mouvement se fait, autrement
qu'ils n'йtaient avant qu'il se fоt: il y a en effet une proportion ou une
sorte de relation du moteur au mobile, en tant que le moteur exerce son action,
et nous savons qu'une relation ne surgit pas sans le changement des deux
extrкmes, ou du moins de l'un d'entre eux. Or ce qui est autrement maintenant
et avant est mы. Il faut donc qu'avant le mouvement qui vient de commencer, un
autre mouvement ait prйcйdй dans le mobile ou dans le moteur. Tout mouvement,
par suite, ou bien sera йternel, ou bien sera prйcйdй d'un autre mouvement. Le
mouvement a donc toujours йtй, et donc aussi les mobiles. Ainsi les crйatures
ont toujours existй, car Dieu est absolument immobile. 4. Tout agent qui engendre semblable а soi
vise а perpйtuer dans l'espиce l'кtre qui ne peut se conserver йternellement
dans l'individu. Or il est impossible qu'une tendance naturelle soit vaine. Il
faut donc que les espиces des кtres produits par gйnйration soient
perpйtuelles. 5. Si le temps est perpйtuel, le mouvement doit l'кtre aussi, car le
temps est le nombre du mouvement. Par suite, les mobiles sont
perpйtuels, puisque le mouvement est l'acte d'un mobile. Or le temps
doit кtre perpйtuel. On ne peut en effet concevoir le temps sans un maintenant,
pas plus qu'on ne peut concevoir la ligne sans le point. Or le maintenant
est toujours la fin d'un passй et le commencement d'un futur c'est
lа la dйfinition du maintenant. Ainsi tout maintenant donnй a le
temps avant et aprиs soi, et donc ne peut кtre premier ou dernier. Ainsi
faut-il que ces mobiles que sont les substances crййes soient depuis toujours. 6. Il n'y a pas
de milieu entre l'affirmation et la nйgation. Si donc la nйgation d'une chose
entraоne sa position, cette chose devra кtre toujours. Or le temps est de cette
sorte. Car, si le temps n'a pas toujours йtй, il faut concevoir son non-кtre
avant son кtre; de mкme, s'il ne doit pas toujours durer, il faut que son
non-кtre succиde а son кtre. Or l'avant et l'aprиs dans la durйe ne peuvent pas
кtre sans le temps, car le temps est le nombre de l'avant et de l'aprиs. Ainsi
faudra-t-il que le temps ait йtй avant qu'il ne commenзвt, et qu'il soit aprиs
qu'il aura cessй d'exister. Le temps est donc йternel. Or le temps n'est qu'un
accident; il ne peut exister sans sujet. Son sujet ne pouvant кtre Dieu, qui
est au-dessus du temps puisqu'il est absolument immobile, il faut que quelque
substance crййe soit йternelle. 7. Il y a beaucoup de propositions telles
que celui qui les nie les pose par le fait mкme: ainsi qui nie que la vйritй
soit, pose que la vйritй est, car il affirme que la nйgation qu'il profиre est
vraie. Il en va de mкme pour celui qui nie le principe: les contradictoires
ne peuvent кtre ensemble; car en niant ce principe il dit que sa nйgation
est vraie et l'affirmation opposйe fausse, et par suite que les deux
propositions ne se vйrifient pas au sujet du mкme. Si donc ce dont la nйgation
entraоne la position doit exister toujours, il s'ensuit que les propositions
susdites, et toutes celles qui en dйcoulent sont йternelles. Or ces
propositions ne sont pas Dieu. Il faut donc qu'en dehors de Dieu il y ait de
l'йternel. Ces raisons et d'autres semblables, envisagйes au point de vue des
crйatures, йtabliraient que celles-ci sont йternelles. 34: RAISONS PRISES DU COTЙ DE LA PRODUCTION DU MONDE POUR PROUVER
SON ЙTERNITЙ
On
peut trouver encore de nouvelles raisons, prises cette fois du cфtй de la
production des choses, en vue de fonder la mкme conclusion. En effet, ce que
tout le monde dit ne saurait кtre totalement faux. Car l'opinion fausse est
comme une faiblesse de l'esprit, de mкme qu'un jugement faux, au sujet d'un
sensible propre, provient de la faiblesse du sens. Or les dйfauts sont
accidentels, йtant en dehors de l'intention de la nature. Mais ce qui est
accidentel ne peut se rйaliser toujours et en toutes choses: le jugement du
goыt universel au sujet des saveurs ne peut кtre faux. De mкme le jugement
gйnйral en matiиre de vйritй ne peut кtre faux. Or la pensйe commune de tous
les philosophes est que rien ne vient du nйant. Ce jugement est donc vrai.
Par consйquent, s'il y a quelque chose de produit, il faut qu'il l'ait йtй
d'une autre chose. Et si celle-ci est йgalement produite, il faut encore que ce
soit а partir d'une troisiиme. Mais on ne peut rйtrograder ainsi а l'infini,
car aucune gйnйration ne pourrait alors s'accomplir, puisqu'il n'est pas
possible de traverser un infini d'intermйdiaires. Il faut donc en venir а un
premier qui n'ait pas йtй produit. Or tout кtre qui n'a pas toujours existй
doit avoir йtй produit. Il est par suite nйcessaire que ce premier d'oщ
viennent toutes choses soit йternel. Mais ce premier n'est pas Dieu, qui ne
peut кtre la matiиre de rien, comme nous l'avons prouvй au Livre I. Il reste
alors qu'en dehors de Dieu il existe quelque chose d'йternel, а savoir la
matiиre premiиre. 2. Si une chose n'est pas maintenant la mкme
qu'auparavant, c'est qu'elle a йtй mue de quelque maniиre, car кtre mы, c'est ne
pas se trouver de la mкme maniиre maintenant et avant. Or tout ce qui
commence d'exister n'existe pas maintenant et avant de la mкme maniиre. Ce
commencement vient donc de quelque mouvement ou changement. Or tout mouvement
ou changement existe dans un sujet: c'est l'acte d'un mobile. Mais le
mouvement est antйrieur а ce qui se fait par le mouvement, puisque c'est а cela
qu'il aboutit; il faut donc qu'avant toute chose produite existe un sujet
mobile. Et comme on ne peut remonter а l'infini, il faut s'arrкter а quelque
premier sujet qui ne commence pas d'exister mais est depuis toujours. 3. Tout ce qui
commence d'exister, avant qu'il soit, il йtait possible qu'il fыt. Sinon, il
йtait impossible qu'il fыt et nйcessaire qu'il ne fыt pas. Et ainsi il aurait
йtй toujours non existant et jamais n'aurait commencй d'кtre. Mais ce qui peut
кtre est un sujet, кtre en puissance. Il faut donc qu'avant tout
commencement d'кtre existe un sujet qui soit кtre en puissance. Et comme on ne
peut aller ainsi а l'infini, il est nйcessaire de requйrir un premier sujet qui
n'ait pas commencй d'exister. 4. Aucune substance n'est stable pendant qu'elle se
fait: elle se fait pour кtre, et ne se ferait donc pas si dйjа elle йtait. Mais
tandis qu'elle se fait, il faut qu'existe un sujet de la rйalisation: cette
rйalisation, en effet, est un accident, qui ne peut exister sans sujet. Donc
tout ce qui se fait prйsuppose quelque sujet. On ne peut dans cet ordre
remonter а l'infini: il s'ensuit que le premier sujet n'est pas fait, mais
йternel. D'oщ il rйsulte qu'il y a autre chose d'йternel que Dieu, dиs lors que
Dieu ne saurait кtre sujet de production ou de mouvement. Telles sont les
raisons de ceux qui prйtendent avoir dйmontrй qu'il est nйcessaire que les
choses crййes aient toujours existй. En quoi ils contredisent а la foi
catholique, qui professe que rien n'est йternel en dehors de Dieu, mais que
tout a eu un commencement sauf Dieu, le seul йternel. 35: RЙPONSES AUX OBJECTIONS, ET D'ABORD А CELLES QUI SONT PRISES
DU COTЙ DE DIEU
Il
faut donc montrer que les raisons susdites ne sont pas dйcisives. Et d'abord
celles qui sont prises du cфtй de l'agent. 1. Il n'est pas en effet nйcessaire de
conclure que Dieu est mы par soi ou par accident si ses effets commencent
absolument d'exister, comme le premier argument le prйtendait. En effet, la
nouveautй de l'effet peut indiquer une modification de l'agent dans la mesure
oщ elle dйmontre la nouveautй de l'action, car il ne peut y avoir dans l'agent
de nouvelle action sans qu'il soit mы de quelque maniиre, et, pour le moins, du
repos а l'acte. Mais la nouveautй de l'effet divin ne prouve pas qu'il y ait
nouveautй d'action en Dieu, dиs lа que son action est son essence, comme nous
l'avons montrй plus haut. Par consйquent la nouveautй de l'effet ne saurait
prouver le fait d'un changement dans l'agent divin. 2. Et pourtant il n'est pas nйcessaire, si
l'action du premier agent est йternelle, que son effet soit йternel, comme le
voulait le deuxiиme argument. Nous avons montrй en effet que Dieu agit par
volontй dans la production des choses, mais sans qu'intervienne une autre
action divine, contrairement а ce qui se passe en nous, oщ l'action de la force
motrice est intermйdiaire entre l'acte de la volontй et son effet, comme nous
l'avons vu plus haut: l'intellection et le vouloir divins doivent кtre
identifiйs avec son action productrice. Or, l'effet de l'intelligence et de la
volontй procиde selon la dйtermination de l'intelligence et le commandement de
la volontй. Mais, de mкme que l'intelligence dйtermine toute autre condition de
la chose faite, ainsi le temps de sa production doit-il кtre prescrit par elle.
L'art en effet ne dйtermine pas seulement qu'une chose sera telle, mais qu'elle
sera а tel moment, comme le mйdecin fixe l'heure de la potion. Et donc, si le
vouloir de ce mйdecin йtait par lui-mкme capable de produire l'effet, celui-ci
apparaоtrait, fruit d'une volontй antйcйdente, sans qu'intervienne de nouvelle
action. Rien n'empкche donc d'affirmer que l'action de Dieu est йternelle,
contrairement а son effet, qui n'existe qu'au moment fixй par Dieu de toute
йternitй. 3. Nous voyons aussi par lа que bien que Dieu soit la cause suffisante
de la production des choses dans l'кtre, il n'est pas nйcessaire que ses effets
soient йternels sous prйtexte que lui-mкme est йternel, comme le concluait le
troisiиme argument. En effet dиs que la cause suffisante est posйe son effet
suit, mais non pas un effet йtranger а la cause: cela proviendrait de
l'insuffisance de la cause, comme si, une source de chaleur ne chauffait pas.
Or l'effet propre de la volontй est que soit cela mкme que la volontй veut; par
exemple, s'il se produisait autre chose que ce que la volontй veut, on ne le
dirait pas un effet propre de celle-ci mais quelque chose d'йtranger а elle. Or la volontй,
avons-nous dit, ne veut pas seulement qu'une chose soit telle, mais aussi
qu'elle se produise а tel moment. Et donc, pour que la volontй soit cause suffisante,
il n'est pas nйcessaire que l'effet existe en mкme temps qu'elle mais au moment
qui lui a йtй fixй par elle. Il en va autrement pour les effets qui procиdent
d'une cause agissant par nature, car l'action naturelle se produit par le fait
mкme qu'existe la nature dont elle procиde, de sorte que l'кtre de la cause
entraоne celui de son effet. Or la volontй n'agit pas selon le mode de son
кtre, mais selon le mode de son intention. Et par suite, de mкme que l'effet
d'un agent naturel dйcoule de l'кtre de l'agent si celui-ci est assez puissant,
ainsi l'effet de l'agent volontaire dйpend de la dйtermination de son dessein. 4. Il rйsulte de
ces considйrations qu'on ne peut dire, comme le voulait le quatriиme argument,
que l'effet de la volontй divine subit un retard, parce qu'il n'existe pas
depuis toujours comme la volontй dont il procйda. Car ce n'est pas seulement
l'existence de l'effet qui dйpend de la volontй divine, mais le moment de son
apparition. Donc, le fait que la crйature n'existe qu'а tel moment, n'implique
pas un retard dans l'accomplissement de la volontй divine, car la crйature a
commencй d'exister au moment fixй par Dieu de toute йternitй. 5. Avant le
commencement du monde crйй, il n'y a nulle diversitй а envisager dans les
parties d'une certaine durйe, comme le supposait le cinquiиme argument. Le nйant n'a ni
mesure ni durйe. Et la durйe de Dieu, qui est l'йternitй, n'est pas faite de
parties, mais est absolument simple, n'ayant ni avant ni aprиs, puisque Dieu
est immuable, ainsi que nous l'avons montrй au Livre I. Il ne faut donc
pas rйfйrer le commencement du monde crйй а divers йlйments de quelque mesure
prйexistante auxquels le commencement des choses pourrait convenir ou non, si
bien qu'il faudrait, dans l'agent, une raison qui l'eыt fait crйer а tel moment
prйcis de la durйe, plutфt qu'а tel autre, avant ou aprиs. Cette raison
serait exigible s'il existait quelque durйe, divisible en parties, en dehors de
toute l'_uvre crййe, comme il arrive pour les agents particuliers qui
produisent leurs effets dans le temps, mais ne produisent pas le temps
lui-mкme. Or Dieu produit ensemble la crйature et le temps. Il n'y a donc pas а
se demander, au sujet de la crйation, pourquoi maintenant et non avant, mais
seulement pourquoi pas toujours, comme le montre un exemple tirй du lieu. En
effet les corps particuliers sont produits dans un lieu dйterminй comme ils le
sont dans un temps donnй, et, parce que le temps et le lieu qui les contiennent
leur sont extйrieurs, il doit y avoir une raison pour laquelle ils sont
produits dans ce lieu et en ce temps plutфt qu'ailleurs et а un autre moment.
Mais si l'on considиre la sphиre cйleste tout entiиre, en dehors de laquelle il
n'y a pas de lieu, et avec laquelle est produit le lieu universel de toutes
choses, il n'y a pas а se demander pourquoi elle a йtй constituйe ici et non
lа. Et c'est parce qu'ils croyaient devoir chercher cette raison, que certains
versиrent dans l'erreur de l'infini corporel. Ainsi donc, dans la production de
tout le monde crйй, en dehors duquel il n'y a pas de temps et avec lequel le
temps est produit, il n'y a pas а se demander pourquoi maintenant et non avant,
car cela nous amиnerait а concйder que le temps est infini; il faut seulement
se demander pourquoi pas toujours, ou pourquoi aprиs le non-кtre, ou pourquoi
avec un commencement donnй. 6. Pour rйpondre а cette question, un sixiиme
argument se prйsentait tirй du cфtй de la fin, qui seule peut entraоner la
nйcessitй dans ce qui procиde de la volontй. Or la fin de la volontй divine ne
peut кtre que sa bontй. Mais cette volontй n'agit pas pour donner l'existence а
cette fin comme l'artisan agit pour rйaliser son _uvre: la bontй de Dieu, en
effet, est йternelle et immuable, de sorte que rien ne peut lui кtre ajoutй. Pas davantage ne
peut-on dire que Dieu agit en vue de son mieux-кtre. Ni enfin pour se donner
cette fin, comme un roi qui combat pour gagner une ville. Dieu, en effet, est
lui-mкme sa bontй. Il reste alors que Dieu agisse pour une fin en tant qu'il
produit un effet en vue de le faire participer а cette fin. Par consйquent,
dans une telle maniиre de produire les choses pour une fin, le rapport
invariable de la fin а l'agent ne doit pas кtre considйrй comme une raison
d'йternitй pour l'_uvre; il faut plutфt envisager le rapport de la fin а
l'effet qui est produit en vue de la fin, de telle sorte que l'effet soit
produit selon qu'il est ordonnй pour le mieux а la fin. Donc, de ce que la fin
se comporte invariablement par rapport а l'agent, on ne peut conclure que
l'effet soit йternel. 7. Il n'est pas non plus nйcessaire que l'effet divin
ait toujours existй sous prйtexte qu'ainsi il serait mieux ordonnй а la fin,
comme voulait l'йtablir le septiиme argument; car la convenance du rapport а la
fin est plus grande si l'effet n'a pas toujours existй. En effet tout agent
produisant son effet pour que celui-ci participe а sa forme, vise а imprimer en
lui sa ressemblance. Il convenait donc а la volontй divine de crйer en vue
d'une participation а sa bontй, de telle sorte que la crйature reprйsentвt par
sa ressemblance la divine bontй. Or cette reprйsentation ne peut se faire sur
un plan d'йgalitй comme il en va dans la causalitй univoque, au point qu'il
aurait fallu que de l'infinie bontй sortissent des effets йternels. Mais
l'excиs de la bontй divine sur la crйature йclate souverainement du fait que
les crйatures n'ont pas toujours йtй. Il rйsulte en effet clairement de lа que
toutes choses en dehors de Dieu l'ont pour auteur de leur кtre, que sa
puissance n'est pas liйe а la production de tels ou tels effets, comme la
nature est liйe par rapport aux siens, et donc qu'il agit par volontй et
intelligence: toutes positions contraires а celles admises par ceux qui
croyaient а l'йternitй de la crйation. Ainsi donc il n'y a rien du cфtй de
l'agent qui nous oblige а admettre l'йternitй des crйatures. 36: RЙPONSE AUX OBJECTIONS TIRЙES DES CRЙATURES
Il n'y
a rien non plus du cфtй des crйatures qui nous oblige а admettre leur йternitй. 1. En
effet la nйcessitй d'кtre que l'on observe dans le monde crйй, et qui fonde le
premier argument en faveur de l'йternitй du monde, est une nйcessitй d'ordre.
Or cette espиce de nйcessitй ne requiert pas que celui а qui elle s'applique
ait toujours existй. En effet, bien que la substance du ciel, par cela mкme
qu'elle n'est pas en puissance au non-кtre, possиde une nйcessitй d'existence,
cette nйcessitй cependant est consйcutive а sa substance. Et donc, cette
substance existant dйjа, une telle nйcessitй implique l'impossibilitй pour elle
de n'кtre pas, mais elle ne fait pas qu'il soit impossible que le ciel ne fыt
pas, lorsqu'on se place au point de vue de la production de la substance du
ciel. 2.
De mкme, la puissance а кtre toujours, d'oщ procйdait le deuxiиme argument,
prйsuppose la production de la substance. Par suite, dиs lа qu'il s'agit de la
production de la substance du ciel, une telle puissance а durer toujours ne
peut fournir un argument dйcisif. 3. Le troisiиme argument ne nous oblige
pas non plus а reconnaоtre l'йternitй du mouvement. Nous avons vu en effet que,
sans changer lui-mкme, il est possible que l'agent divin fasse du nouveau qui
ne soit pas йternel. Mais si une chose peut кtre produite par lui en sa
nouveautй, il est clair qu'il en est de mкme du mouvement: la nouveautй du
mouvement dйcoulant alors de la disposition d'une volontй йternelle qui dйcrиte
la non-йternitй de ce mouvement. 4. L'intention des agents naturels visant
а la perpйtuitй des espиces, sur laquelle s'appuyait le quatriиme argument,
prйsuppose aussi l'existence mкme de ces agents naturels. Et, par suite, cette
raison ne vaut que pour les choses de la nature existant dйjа, et non pas pour
la production mкme des choses. Nous verrons plus tard s'il est nйcessaire
d'admettre que la gйnйration des choses durera toujours. 5. Le cinquiиme
argument tirй de la nature du temps prйsuppose l'йternitй du mouvement plus
qu'elle ne le prouve. Comme, en effet, selon la doctrine d'Aristote, l'avant et
l'aprиs, et la continuitй du temps sont consйcutifs а l'avant et l'aprиs du
mouvement et а sa continuitй, il est йvident que le mкme instant est а la fois
principe du futur et fin du passй, parce qu'une position dйterminйe dans le
mouvement est principe et fin des diverses parties du mouvement. Il ne sera
donc nйcessaire que tout instant en soit lа, que si toute position dйterminйe
dans le mouvement est mйdiane entre un avant et un aprиs: ce qui serait
supposer le mouvement йternel. Mais si l'on admet que le mouvement n'est pas
йternel, on peut dire que le premier instant du temps est principe du futur
mais non la fin d'aucun passй. Et qu'on ne dise pas que de placer dans la
succession du temps un maintenant qui soit principe et non fin rйpugne а
cette succession, sous prйtexte que la ligne, dans laquelle on peut situer un
point qui soit principe et non fin, est stable et non fluente. Car mкme dans un
mouvement particulier, qui n'est pas stable non plus, mais fluent, on peut
fixer quelque position qui soit principe du mouvement seulement et non fin;
sans cela tout mouvement serait perpйtuel, ce qui est impossible. 6. Que la
non-existence du temps soit posйe avant son existence, si le temps commence, ne
nous oblige pas а dire que l'existence du temps est posйe par cela mкme qu'on
le dit non-existant comme le concluait le sixiиme argument. Car l'antйrioritй
que nous envisageons avant que le temps ne fыt, ne pose pas quelque partie du
temps dans la rйalitй mais seulement en imagination. En effet, lorsque nous
disons que le temps a l'кtre aprиs le non-кtre, nous entendons qu'il n'y
eut aucune partie du temps avant cet instant dйterminй: comme lorsque nous
disons qu'au-dessus du ciel il n'y a rien nous n'entendons pas qu'il
existe quelque lieu en dehors du ciel qui puisse кtre dit au-dessus du ciel,
mais seulement qu'il n'y a pas de lieu au-dessus de lui. Des deux maniиres
l'imagination peut appliquer а une chose existante une mesure qui ne prouve pas
plus l'йternitй du temps qu'elle ne prouve l'infinitй de la quantitй
corporelle, comme on le voit au IIIe Livre de la Physique. 7. La vйritй des
propositions que doit reconnaоtre celui-lа mкme qui les nie, comme l'affirmait
le septiиme argument, implique la nйcessitй du rapport qui existe entre le
prйdicat et le sujet. Par consйquent, elle ne prouve pas que quelque chose
doive кtre toujours, sauf peut-кtre l'intelligence divine, qui est la source de
toute vйritй, ainsi que nous l'avons montrй au Livre I.
Il est donc manifeste que les
raisons tirйes des crйatures n'obligent pas а reconnaоtre l'йternitй du monde. 37: RЙPONSES AUX OBJECTIONS TIRЙES DE LA PRODUCTION MКME DES
CHOSES
Il
nous reste а montrer que, du cфtй de la production des choses, il n'y a pas non
plus de raison qui oblige а admettre l'йternitй du monde. 1. La position
commune des philosophes reconnaissant que du nйant rien ne se fait, et
sur laquelle s'appuyait le premier argument, est vraie au point de vue de ce
devenir auquel ils pensaient. En effet, toute notre connaissance commenзant par
le sens, qui a pour objet le singulier, la pensйe humaine est allйe des
considйrations particuliиres aux universelles. C'est ainsi qu'en cherchant le
principe des choses, les premiers penseurs ne considйrиrent que la production
particuliиre des кtres, se demandant comment ce feu ou cette pierre se
produisait. Et alors, considйrant plus superficiellement qu'il n'aurait fallu
le devenir des choses, ils conclurent que celles-ci ne se produisaient que
selon certaines dispositions accidentelles, comme le rare, le dense et
autres dispositions semblables, affirmant par suite que le devenir n'йtait rien
d'autre qu'une altйration, pour cette raison qu'ils voyaient toutes
choses se produire а partir d'un кtre en acte. Les penseurs qui suivirent,
considйrant plus profondйment la production des choses, parvinrent au devenir
substantiel, et conclurent qu'il n'est pas nйcessaire qu'une chose soit
produite а partir d'un кtre en acte - si ce n'est accidentellement - mais
seulement, et par soi, а partir d'un кtre en puissance. Ce devenir qui s'entend
d'un кtre а partir de n'importe quel autre, est la production d'un кtre
particulier; celui-ci est produit en tant que tel кtre, homme ou feu, mais non
en tant qu'кtre universellement: un кtre, en effet, existait d'abord qui a йtй
changй en ce dernier. Enfin, pйnйtrant plus profondйment dans la genиse des
кtres, ils considйrиrent la sortie de tout l'кtre crйй d'une premiиre cause:
sortie dont nous avons montrй plus haut les raisons. Or, dans cette sorte
d'йmanation de tout l'кtre а partir de Dieu, il n'est pas possible qu'une chose
devienne а partir de quelque autre prйexistante, car il ne s'agirait pas alors
de la production de tout l'кtre crйй. Cette sorte de production, les premiers
philosophes de la nature ne purent la concevoir, car ils pensaient communйment
que du nйant rien ne se fait. Ou, si certains y parvinrent, ils surent
que le nom de faction ne lui convenait pas au sens propre, pour cette
raison que ce mot implique mouvement ou changement et que, dans cette sortie de
tout l'кtre а partir d'un кtre premier, on ne peut voir la transmutation d'un
кtre en un autre, comme nous l'avons montrй. C'est pour cela qu'il n'appartient
pas au philosophe de la nature de considйrer cette origine des choses, mais au
mйtaphysicien, qui considиre l'кtre commun et ce qui abstrait du mouvement.
Cependant nous appliquons aussi ce mot de faction а cette origine
premiиre par une sorte de mйtaphore, et nous disons faite toute essence
ou nature qui tire son origine d'un autre. 2. D'aprиs cela, il est clair que le
deuxiиme argument, tirй de la notion de mouvement, ne conclut pas
nйcessairement. Car la crйation ne peut кtre appelйe changement que par
mйtaphore, selon qu'on imagine que la crйature a l'кtre aprиs le non-кtre. En
cette maniиre de parler, une chose est dite venir d'une autre mкme quand il n'y
a aucune transmutation d'une chose en une autre, mais par le seul fait qu'une
chose vient aprиs une autre: on dit ainsi que le jour vient de la nuit. L'analyse
du mouvement, sur laquelle se fonde l'argument, ne fait rien а la chose, car ce
qui n'est d'aucune maniиre n'existe pas de telle ou telle maniиre, et l'on ne
peut donc conclure que, lorsqu'il commence d'кtre, il est maintenant
autrement qu'avant. 3. Ceci montre йgalement qu'il n'est pas nйcessaire
qu'une puissance passive prйexiste а tout l'кtre crйй, comme le voulait le
troisiиme argument. Cette condition est en effet nйcessaire pour les кtres qui
arrivent par mouvement а l'existence: le mouvement йtant l'acte de ce qui
est en puissance. Or il fut possible que l'кtre crйй existвt, avant qu'il
ne fыt, par la puissance d'un agent qui lui a donnй d'exister; ou encore en raison
du rapport de termes auxquels on ne voit aucune rйpugnance а кtre unis: cette
derniиre possibilitй йtant appelйe selon nulle puissance, comme on le
voit dans le Philosophe au Ve Livre de la Mйtaphysique. En effet,
l'attribut qu'est l'кtre ne rйpugne pas а ce sujet qu'est le monde ou
l'homme, comme le commensurable rйpugne au diamиtre. Il en
rйsulte qu'il n'y a pas, pour l'кtre crйй, impossibilitй а кtre, et, par suite,
que cet кtre йtait possible avant qu'il ne fыt, sans aucune puissance
antйcйdente. Au contraire, dans les кtres qui se font par mouvement, il faut
d'abord que cela fыt possible par le fait de quelque puissance passive, comme
l'enseigne le Philosophe а leur sujet au VIIe Livre de la Mйtaphysique. 4. On voit par lа
que le quatriиme argument ne conclut pas non plus. Car le devenir d'une chose
ne coexiste pas а l'кtre de cette chose, dans ce qui se fait par mouvement et
dont le devenir implique succession, tandis que, dans ce qui se fait sans
mouvement, le devenir ne prйcиde pas l'кtre. Il apparaоt donc clairement que rien
n'empкche d'affirmer que le monde n'a pas toujours existй. C'est l'enseignement
de la foi catholique: Gen. I, 1: Au commencement Dieu crйa le ciel et
la terre. Et: Prov. VIII, 12, il est dit de Dieu: Avant qu'il
n'eыt rien fait au commencement... 38: RAISONS QUE CERTAINS FONT VALOIR POUR PROUVER LA NON-ЙTERNITЙ
DU MONDE
Il est
certains arguments que d'aucuns font valoir en faveur de la non-йternitй du
monde. Ils se ramиnent а ceci: 1. On a dйmontrй que Dieu est la cause premiиre de
tout. Or la cause doit prйcйder dans la durйe les кtres qui sont le rйsultat de
son action. 2. Dиs lа que tout l'кtre est crйй par Dieu, on ne peut dire qu'il est
fait de quelque autre кtre, et par suite il est fait de rien. Il a donc l'кtre
aprиs le non-кtre. 3. L'infini ne se traverse pas. Or si le monde avait
toujours existй, il aurait maintenant traversй un nombre infini de positions,
car ce qui est passй a йtй traversй, et le nombre est infini des jours ou des
rйvolutions solaires passйs, si le monde est йternel. 4. Il s'ensuivrait qu'а l'infini on
pourrait ajouter quelque chose, puisque chaque jour on ajoute aux jours passйs
ou aux rйvolutions solaires. 5. On pourrait procйder а l'infini dans l'ordre des
causes efficientes, si la gйnйration des кtres a toujours existй: ce qu'il faut
bien admettre si le monde existe depuis toujours, car la cause du fils
est le pиre, et la cause de celui-ci, un autre, et ainsi а l'infini. 6. Il y aurait un
nombre infini d'кtres, а savoir les вmes immortelles des hommes, en nombre
infini, qui sont morts. Ces raisons parce qu'elles ne concluent pas avec une
absolue nйcessitй, bien qu'elles aient quelque probabilitй, il suffit de les
mentionner, afin que la foi catholique ne paraisse pas fondйe sur de vaines
raisons plutфt que sur la trиs sыre doctrine divine. Pour prйvenir cela il
semble opportun de montrer comment rйpondent а ces raisons ceux qui croient а
l'йternitй du monde. 1. Que l'agent doive nйcessairement prйcйder
l'effet qui est causй par son opйration, comme on le dit d'abord, cela se
vйrifie lorsque l'agent produit une chose par mouvement, car l'effet ne se
rйalise qu'au terme du mouvement, et il faut bien que l'agent soit dиs le dйbut
du mouvement. Mais lorsque l'agent opиre en un instant, cette nйcessitй ne joue
pas: ainsi а l'instant mкme oщ le soleil paraоt а l'horizon, il illumine notre
hйmisphиre. 2. La deuxiиme raison n'est pas non plus efficace. А la proposition: une
chose se fait d'une autre, ce qu'il faut opposer contradictoirement,
si on ne l'accorde pas, c'est: une chose ne se fait pas d'une autre et
non pas: une chose se fait de rien, а moins qu'on ne l'entende au sens
de la premiиre contradictoire. On ne peut donc conclure qu'une chose est
produite aprиs son non-кtre. 3. La troisiиme raison n'est pas non plus dйcisive.
En effet l'infini, bien qu'il ne soit pas tout entier en acte, peut bien
exister successivement, car tout infini ainsi considйrй est fini. Donc tout
cycle prйcйdent a pu кtre traversй, car il fut fini. Quant а tous les cycles
ensemble, si le monde avait toujours existй, ils n'auraient pas de premier. Et
ainsi il n'y aurait pas de passage, puisqu'il faut toujours deux extrкmes pour
cela. 4.
La quatriиme raison est faible. Car rien n'empкche qu'on ajoute а l'infini, de
ce cфtй oщ il est fini. Or de ce que le temps est considйrй comme йternel, il
s'ensuit qu'il est infini du cфtй de l'avant, mais fini du cфtй de l'aprиs:
le prйsent est, en effet, le terme du passй. 5. La cinquiиme raison ne prouve pas.
Procйder а l'infini dans l'ordre des causes agentes est considйrй comme
impossible par les philosophes quand il s'agit de causes qui agissent en mкme
temps, car il faudrait que l'effet dйpende d'un nombre infini d'actions
existant simultanйment. Les causes de ces actions seraient infinies par soi,
car leur infinitй serait requise pour expliquer l'effet. Mais, dans les causes
qui n'agissent pas ensemble, la rйgression а l'infini n'est pas impossible pour
ceux qui supposent les gйnйrations perpйtuelles. Cette infinitй est
accidentelle aux causes: il est, en effet, accidentel au pиre de Socrate qu'il
soit ou non le fils d'un autre. Mais il n'est pas accidentel au bвton, en tant
qu'il meut la pierre, d'кtre mы par la main. Car il meut en tant que mu. 6. Ce que l'on
objecte а propos des вmes est plus sйrieux. Cependant l'argument n'est pas trиs
efficace, car il prйjuge de beaucoup de choses. En effet, certains
protagonistes de l'йternitй du monde pensaient que les вmes humaines ne
survivaient pas au corps. D'autres croyaient que de toutes les вmes il ne reste
qu'un intellect sйparй: « agent », selon les uns, ou mкme
« possible », selon d'autres. Quelques-uns admettaient un cycle parmi
les вmes, pensant qu'aprиs un certain nombre de siиcles les mкmes вmes
reprenaient un corps. Enfin d'autres ne trouvent pas inadmissible que l'infini
existe en acte dans les кtres qui ne constituent pas un certain ordre. Mais on peut
montrer plus efficacement la non-йternitй du monde en considйrant la fin de la
volontй divine, dont nous avons dйjа parlй plus haut. En effet la fin de la
volontй divine dans la production des choses est sa bontй, en tant qu'elle est
manifestйe par ses effets. Or la puissance de Dieu et sa bontй se manifestent
excellemment par le fait que les кtres autres que Dieu n'ont pas toujours йtй.
Cela montre en effet avec йvidence que les autres choses que Dieu tiennent leur
кtre de lui, dиs lа qu'elles n'ont pas toujours existй. On voit aussi que Dieu
n'agit pas par nйcessitй de nature et que sa puissance est infinie dans son
action. Il convenait donc souverainement а la bontй divine de donner un
commencement dans la durйe aux choses crййes. D'aprиs ce qui vient d'кtre dit, nous
pouvons йviter diverses erreurs de philosophes paпens. Certains d'entre eux ont
admis l'йternitй du monde; d'autres l'йternitй de la matiиre du monde, а partir
de laquelle, а un moment donnй, le monde commenзa d'кtre engendrй, soit par le
fait du hasard, soit par l'intervention de quelque intelligence, ou encore par
amour ou dispute. Toutes ces positions supposent quelque chose d'йternel en
dehors de Dieu: ce qui est incompatible avec la foi catholique. DISTINCTION DES CRЙATURES39: LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DU HASARD
Aprиs
en avoir terminй avec ce qui regarde la production des choses, il nous reste а
йtudier leur distinction. Et d'abord il faut montrer que la distinction des
choses ne vient pas du hasard. 1. En effet, le hasard n'existe que dans le domaine
des choses qui peuvent кtre autrement: ce qui arrive nйcessairement et
toujours, nous ne disons pas qu'il vient du hasard. Or nous avons montrй qu'il
est certaines choses crййes dont la nature ne comporte pas de possibilitй au
non-кtre: ainsi les substances immatйrielles et celles qui ne sont pas formйes
de contraires. Il est donc impossible que leurs substances proviennent du
hasard. Or c'est par leurs substances qu'elles sont distinctes les unes des
autres. Cette distinction ne procиde donc pas du hasard. 2. Le hasard ne
se rencontrant que dans l'ordre du contingent, et le principe de cette
contingence йtant la matiиre non la forme, qui, au contraire, dйtermine а une
seule chose la puissance de la matiиre, on en conclut que les кtres dont la
distinction vient de la forme ne se distinguent pas par hasard, mais, seulement
et peut-кtre, ceux dont la distinction a la matiиre pour principe. Or la
distinction des espиces vient de la forme; celle des individus d'une mкme
espиce vient de la matiиre. Donc la distinction des choses selon leur espиce ne
peut venir du hasard; cependant il est possible que celle de certains individus
ait le hasard pour principe. 3. Comme la matiиre est principe et cause des choses
fortuites, le hasard peut exister dans la production de ce qui est engendrй de
la matiиre. Or nous avons vu que la premiиre promotion des choses dans
l'existence ne suppose pas de matiиre antйcйdente. Elle ne laisse donc aucune
place au hasard. Mais la premiиre production des choses implique nйcessairement
distinction, puisqu'il est beaucoup de choses crййes qui ne s'engendrent ni les
unes des autres, ni de quelque йlйment commun, dиs lа qu'elles n'ont pas mкme
matiиre. Il n'est donc pas possible que la distinction des choses vienne du
hasard. 4. La cause par soi prйcиde la cause accidentelle. Si donc ce qui est
postйrieur vient d'une cause par soi et dйterminйe, on ne peut dire
raisonnablement que ce qui est premier procиde d'une cause accidentelle et
indйterminйe. Or la distinction des choses prйcиde naturellement le mouvement
et les opйrations des choses: mouvements et opйrations dйterminйs appartenant а
des choses dйterminйes et distinctes. Mais les mouvements et les opйrations des
choses viennent de causes par soi et dйterminйes puisque, toujours ou le plus
souvent, elles procиdent de leurs causes de la mкme maniиre. Donc la
distinction des choses vient d'une cause par soi et dйterminйe, non du hasard,
qui est une cause par accident et indйterminйe. 5. La forme de toute rйalitй qui procиde
d'un agent intelligent et volontaire est visйe par cet agent. Or l'universalitй
des crйatures a Dieu pour auteur, qui agit par volontй et par intelligence,
comme il est йvident d'aprиs ce qui prйcиde, et d'ailleurs, il ne peut y avoir
dans sa puissance quelque dйfaut qui l'empкcherait de rйaliser son intention,
puisque cette puissance est infinie. Il faut donc que la forme de l'univers ait
йtй visйe et voulue par Dieu. Par suite, elle ne vient pas du hasard, car nous
appelons hasard ce qui arrive en dehors de l'intention de l'agent. Mais cette
forme de l'univers consiste dans la distinction et l'ordre de ses parties. La
distinction des choses ne vient donc pas du hasard. 6. Ce qui est bon et excellent dans un
effet est la fin de sa production. Or la bontй et l'excellence de l'univers
consistent dans l'ordre mutuel de ses parties: ce qui implique distinction.
C'est, en effet, par cet ordre que l'univers est constituй en son tout, qui est
ce qu'il y a de meilleur en lui. C'est donc cet ordre des parties de l'univers,
et leur distinction, qui est la fin de la production de l'univers. La
distinction des choses ne vient donc pas du hasard. L'Йcriture Sainte professe cette vйritй:
la Genиse, I, aprиs cette affirmation: Au commencement Dieu crйa le
ciel et la terre, ajoute: Dieu sйpara la lumiиre des tйnиbres, et de
mкme pour les autres choses, afin de montrer que non seulement la crйation des
choses mais aussi leur distinction est l'_uvre de Dieu, non celle du hasard, et
comme le bien et l'excellence de l'univers. D'oщ la suite: Dieu vit toutes
les choses qu'il avait faites et elles йtaient trиs bonnes. Ainsi est rйfutйe
l'opinion des anciens philosophes de la nature qui ne reconnaissaient que la
seule et unique cause matйrielle, d'oщ procйdaient toutes choses par raretй et
densitй. Ceux-ci, en effet, йtaient contraints de dire que la distinction des
choses que nous voyons dans l'univers ne venait pas de l'intention ordonnatrice
de quelqu'un mais du mouvement fortuit de la matiиre. L'opinion de Dйmocrite et de Leucippe est
aussi йcartйe. Ces philosophes admettaient un nombre infini de principes
matйriels, а savoir des corps indivisibles de mкme nature, mais diffйrents par
leur figure, leur ordre, leur position, et dont la rencontre - qui devait кtre
fortuite, puisqu'ils niaient la cause agente - causait la diversitй des choses,
en raison de ces trois diffйrences des atomes: la figure, l'ordre, la position.
Il s'ensuivait que la distinction des choses йtait fortuite. Ce qui est
manifestement faux d'aprиs ce que nous venons de dire. 40: LA MATIИRE N'EST PAS LA CAUSE PREMIИRE DE LA DISTINCTION DES
CHOSES
Ce que
nous avons vu met aussi en йvidence que la distinction des choses ne relиve pas
de la diversitй de la matiиre comme de sa cause premiиre. 1. En effet, de
la matiиre rien de dйterminй ne peut venir si ce n'est fortuitement, pour cette
raison que la matiиre est en puissance а beaucoup de choses. Que si, de toutes
ces choses, une seule arrive, ce ne peut кtre que rarement. Or c'est lа le
caractиre de ce qui se produit par hasard, surtout si on йcarte de l'agent
toute intention. Mais nous avons montrй que la distinction des choses ne vient
pas du hasard. Il reste donc qu'elle ne vient pas de la diversitй de la matiиre
comme de sa cause premiиre. 2. Ce qui vient de l'intention d'un agent ne relиve
pas de la matiиre comme de sa cause premiиre. En effet, la cause agente prйcиde
la matiиre dans l'exercice de la causalitй, car la matiиre ne devient cause en
acte qu'en tant qu'elle est mue par l'agent. Par consйquent, si quelque effet
rйsulte de la disposition de la matiиre et de l'intention de l'agent, il ne
dйpend pas de la matiиre comme d'une cause premiиre. C'est pourquoi nous voyons
que ce qui se ramиne а la matiиre comme а sa cause premiиre est en dehors de
l'intention de l'agent: ainsi les monstres et les autres dйsordres de la
nature. Quant а la forme, elle procиde de l'intention de l'agent. On le
reconnaоt au fait que l'agent produit semblable а soi selon la forme, et si
cela n'arrive pas toujours, la cause en est au hasard, en raison de la matiиre.
Les formes ne rйsultent donc pas de la disposition de la matiиre comme d'une
cause premiиre, mais, au contraire, les matiиres sont disposйes de telle sorte
que puissent exister telles et telles formes. Or la distinction des choses
selon leur espиce se fait par la forme. Par suite, la distinction des choses ne
vient pas de la diversitй de la matiиre comme de sa cause premiиre. 3. La distinction
des choses ne peut venir de la matiиre que pour les кtres qui supposent une
matiиre antйcйdente. Or il est beaucoup de choses distinctes entre elles qui ne
peuvent se faire а partir d'une matiиre prйexistante. Ainsi les corps cйlestes,
qui n'ont pas de contraire, comme le prouve leur mouvement. Donc la premiиre
cause de la distinction des choses ne peut кtre la diversitй de la matiиre. 4. Tous les кtres
qui, ayant une cause de leur existence, se distinguent entre eux, ont une cause
de leur distinction: toute chose, en effet, parvient а l'кtre dans la mesure
mкme oщ elle devient une, indivisйe en elle-mкme et divisйe des autres. Mais si
la matiиre est cause de la distinction des choses par sa diversitй, il faut
supposer que les matiиres sont distinctes en elles-mкmes. Or il est certain que
toute matiиre reзoit son кtre d'un autre, dиs lа que tout ce qui existe de
quelque maniиre que ce soit, vient de Dieu, comme nous l'avons montrй. Donc il
y a autre chose qui est cause de distinction dans les matiиres. Par suite la
premiиre cause de la distinction des choses ne peut кtre la diversitй de la
matiиre. 5. Tout кtre intelligent agit pour le bien: il n'accomplit donc pas le
meilleur en vue de ce qui vaut moins, mais l'inverse. Pour la nature, il en va
de mкme. Or toutes choses procиdent de Dieu, agent intelligent, comme nous
l'avons vu. Les choses viles sont donc, de par Dieu, pour les meilleures, et
non l'inverse. Or la forme est plus noble que la matiиre, йtant sa perfection
et son acte. Donc Dieu ne produit pas telles formes des choses а cause de
telles matiиres, mais plutфt telles matiиres pour que telles formes existent.
La distinction des espиces dans les choses, distinction dont la forme est le
principe, n'existe donc pas а cause de la matiиre; ce sont les matiиres qui ont
йtй crййes diverses pour qu'elles conviennent а des formes diverses. Ainsi est йcartйe
l'opinion d'Anaxagore, qui croyait а une infinitй de principes matйriels, mкlйs
dans une confusion initiale, et que l'intelligence aurait ensuite sйparйs pour
constituer la distinction des choses. Sont de mкme rйfutйs les autres
philosophes qui admettaient divers principes matйriels comme cause de la
distinction des choses. 41: LA CONTRARIЙTЙ DES AGENTS N'EXPLIQUE PAS LA DISTINCTION DES
CHOSES
Ce que
nous venons de dire permet de montrer encore que la cause de la distinction des
choses n'est ni la diversitй ni la contrariйtй des agents. 1. En
effet, si les agents divers d'oщ provient la diversitй des choses sont ordonnйs
entre eux, il faut qu'il existe une cause unique de cet ordre, car plusieurs
кtres ne sont unis que par quelque chose d'un. Et ainsi, ce principe
ordonnateur sera la cause premiиre et une de la distinction des choses. Si les
agents divers ne sont pas ordonnйs entre eux, leur concours а la production de
la diversitй des choses sera accidentel. La distinction des choses sera donc
fortuite. Or nous avons montrй le contraire prйcйdemment. 2. De causes
diverses non ordonnйes entre elles ne procиdent pas des effets ordonnйs, si ce
n'est accidentellement: en effet, des кtres divers, en tant que tels, ne font
pas une unitй. Or il est des choses diverses qui prйsentent un ordre entre
elles ne venant pas du hasard puisque, le plus souvent, l'une est aidйe par
l'autre. Il est donc impossible que la distinction de choses ainsi ordonnйes
ait pour cause la diversitй d'agents non ordonnйs entre eux. 3. Les кtres qui
ont une cause de leur distinction ne peuvent кtre la cause premiиre de la
distinction des choses. Mais si l'on envisage plusieurs agents, йgalement
causes, il faut qu'ils aient une cause de leur distinction: ils ont en effet,
une cause de leur кtre, dиs lа que tous les кtres viennent d'un premier et
unique кtre - nous l'avons montrй plus haut. Or, nous avons vu que c'est le
mкme principe qui est cause d'existence pour une chose et cause de sa
distinction des autres. Il ne se peut donc que la premiиre cause de la
distinction des choses soit la diversitй des agents. 4. Si la diversitй des choses procиde de
la diversitй ou de la contrariйtй d'agents divers, ce doit кtre surtout, comme
beaucoup l'admettent, de la contrariйtй du bien et du mal, de telle sorte que
tous les biens procиdent d'un principe bon, et les maux d'un mauvais: le bien
et le mal, en effet, se trouvent dans tous les genres. Or il ne peut y avoir de
principe premier et unique de tous les maux. Car, ce qui est par un autre se
ramenant а ce qui est par soi, il faudra que le premier principe actif des maux
soit un mal par soi. Nous appelons tel par soi ce qui est tel par son essence.
L'essence de ce principe ne sera donc pas bonne. Or cela est impossible. Tout
ce qui est, en effet, en tant qu'кtre, est nйcessairement bon, car toute chose
aime son кtre et dйsire le conserver; le signe en est que tout кtre lutte contre
sa corruption; et le bien, c'est ce que toute chose dйsire. La
distinction des choses ne peut donc procйder de deux principes contraires dont
l'un serait bon et l'autre mauvais. 5. Tout agent agit en tant qu'il est en
acte. Or en tant qu'il est en acte, tout кtre est parfait. Et le parfait, en
tant que tel, nous l'appelons bien. Donc tout agent, en tant que tel, est bon.
Si donc il existe quelque chose qui soit mauvais par soi, cette chose ne pourra
кtre cause agente. Or, s'il y a un premier principe des maux, il faut qu'il
soit mauvais par soi, comme nous l'avons vu: il est donc impossible que la
distinction des choses procиde de deux principes, dont l'un serait bon et
l'autre mauvais. 6. Si tout кtre, en tant que tel, est bon, il
s'ensuit que le mal, en tant que mal, est non-кtre. Or du non-кtre en tant que
tel, il n'existe pas de cause agente, puisque tout agent agit en tant qu'il est
кtre en acte, et produit semblable а soi. Il n'y a donc pas de cause agente par
soi а l'йgard du mal en tant que tel. Par consйquent, on ne peut ramener tous
les maux а une cause premiиre et unique qui serait, par soi cause de tout ce
qui est mal. 7. Ce qui se produit en dehors de l'intention de l'agent n'a pas de
cause par soi, mais arrive par accident: ainsi la dйcouverte d'un trйsor par
quelqu'un qui creuse en vue de planter. Or le mal dans un effet quelconque ne
peut venir qu'en dehors de l'intention de l'agent, tout agent se portant au
bien: car le bien, c'est ce que toute chose dйsire. Le mal n'a donc pas
de cause par soi, mais arrive par accident dans les effets des causes. Il n'y a
donc pas а poser de principe premier et unique de tous les maux. 8. А agents
contraires, actions contraires. Et donc, de tout ce qui est produit par une
seule action, il ne faut pas admettre de principes contraires. Or le bien et le
mal sont produits par la mкme action: c'est par la mкme action que l'eau est
corrompue et l'air engendrй. Il n'y a donc pas а postuler de principes
contraires des choses, pour cette raison qu'il existe du bien et du mal. 9. Ce qui n'est
d'aucune maniиre, n'est ni bon ni mauvais. Mais ce qui est, en tant qu'il est,
est bon, comme nous l'avons vu. Il en rйsulte que le mal est quelque chose en
tant qu'il est non-кtre. Or c'est lа l'кtre privatif. Donc le mal, en tant que
tel, est de l'кtre privatif; et le mal lui-mкme est la privation mкme. Or la
privation n'a pas de cause agente par soi, car tout agent agit en tant qu'il a
une forme, et ainsi il faut que l'effet par soi d'un agent ait une forme,
puisque l'agent produit semblable а soi, sauf par accident. Il reste alors que
le mal n'a pas de cause qui agisse par soi, mais arrive par accident dans les
effets des causes agentes par soi. Il n'existe donc pas d'кtre premier et
unique qui soit principe par soi de tous les maux, mais le premier principe de
toutes choses est le seul premier bien, dont les effets s'accompagnent de mal
par accident. C'est ainsi qu'il est dit dans Isaпe XLV, 6, 7: C'est moi le
Seigneur, et il n'y a pas d'autre Dieu: je forme la lumiиre et je crйe les
tйnиbres, je fais la paix et je crйe le mal. Je suis le Seigneur qui fait tout
cela. Et dans l'Ecclйsiastique, XI, 14: Les biens et les maux, la
vie et la mort, la pauvretй et la noblesse viennent de Dieu. Et dans le
mкme livre, XXXIII, 15: Face au mal, il y a le bien. Et aussi contre l'homme
juste, le pйcheur. Et ainsi, dans toutes les _uvres du Seigneur, remarque qu'il
y a deux contre deux, et un contre un. Or on dit que Dieu fait le mal, ou
le crйe, en tant qu'il crйe des choses bonnes en soi mais nocives pour
les autres: par exemple le loup, bien qu'il soit un certain bien de nature dans
son espиce, est mauvais pour la brebis, et de mкme le feu est mauvais pour
l'eau, en tant qu'il la dйtruit. C'est de la mкme maniиre que Dieu est cause de
ces maux humains que l'on appelle peines. D'oщ la parole d'Amos III, 6: Est-il
un mal dans la citй dont le Seigneur ne soit pas l'auteur? C'est aussi ce
qu'explique saint Grйgoire: Mкme les maux qui ne subissent dans aucune
nature sont crййs par le Seigneur; mais on dit qu'il crйe les maux lorsqu'il
change en flйau, quand nous avons mal agi, les choses crййes bonnes en soi. Ainsi se rйfute
l'erreur de ceux qui postulaient des principes premiers contraires. Cette
erreur doit sa naissance а Empйdocle, qui admettait deux premiers principes
agents, l'amitiй et la discorde, disant que l'amitiй йtait la
cause de la gйnйration; et la discorde celle de la corruption: ce qui donne а
entendre, comme le dit Aristote au 1er Livre de la Mйtaphysique, que
c'est lui, le premier, qui a posй ces deux principes, le bien et le mal, comme
principes contraires. Pythagore aussi admit pour principes premiers le bien
et le mal, non par maniиre de principes agents mais de principes formels. Il
disait, comme le montre le Philosophe au 1er Livre de la Mйtaphysique que
ces deux principes йtaient les genres dans lesquels toutes les autres choses
йtaient comprises. Ces erreurs des philosophes les plus anciens, qui
d'ailleurs furent assez bien rйfutйes par ceux qui vinrent aprиs eux, certains
hommes de sens pervers eurent l'audace de les intйgrer а la doctrine
chrйtienne. Le premier d'entre eux fut Marcion, dont le nom passa aux
Marcionites. Sous le couvert du nom chrйtien, il lanзa une hйrйsie: celle de
ces deux principes contraires. Il fut suivi par les Cerdoniens, plus tard par
les Marcionites, et enfin par les Manichйens, qui propagиrent au loin cette
erreur. 42: LA CAUSE PREMIИRE DE LA DISTINCTION DES CHOSES N'EST PAS
L'ORDRE DES CAUSES SECONDES
De
tout ce que nous venons de voir il rйsulte encore que la distinction des choses
n'a pas pour cause l'ordre des agents seconds, comme certains l'affirmиrent,
disant que Dieu, а cause de son unitй et de sa simplicitй, produit seulement un
effet, qui est la substance crййe la premiиre, laquelle, ne pouvant йgaler la
simplicitй de la cause premiиre, dиs lа qu'elle n'est pas l'acte pur mais est
mйlangйe de puissance, renferme de ce fait une sorte de multiplicitй rendant
possible la sortie, а partir d'elle, d'une espиce de pluralitй. Et ainsi, les
effets йtant toujours moins simples que leurs causes, par la multiplication des
effets se rйalise la diversitй des choses qui constituent l'univers. 1. Cette
position n'assigne donc pas une seule et unique cause а toute la diversitй des
choses, mais des causes particuliиres а chacun des effets: quant а
l'universelle diversitй des choses, elle la considиre comme procйdant du
concours de toutes les causes. Or nous disons qu'arrive par hasard ce qui
rйsulte du concours de diverses causes, et non de quelque cause dйterminйe. La
distinction des choses et l'ordre de l'univers viendraient donc du hasard. 2. Ce qu'il y a
de meilleur dans les choses causйes se ramиne comme а sa cause premiиre а ce
qu'il y a de meilleur dans les causes: les effets devant кtre proportionnйs а leurs
causes. Or ce qu'il y a de meilleur dans tous les кtres crййs, c'est l'ordre de
l'univers, en quoi consiste le bien de cet univers: ainsi, dans l'ordre humain,
le bien de la nation est plus divin que le bien d'un seul. Il faut donc
ramener а Dieu - que nous avons montrй plus haut кtre le souverain bien - comme
а sa cause propre, l'ordre de l'univers. La distinction des choses, en quoi
consiste l'ordre de l'univers, n'est donc pas causйe par les causes secondes
mais procиde de l'intention de la cause premiиre. 3. Il est absurde de vouloir ramener ce
qu'il y a de meilleur dans les choses а un manque dans les кtres, comme а sa
cause. Or ce qu'il y a de meilleur dans les choses causйes, c'est leur
distinction et leur ordre, comme nous l'avons vu. Il est donc inadmissible de
dire que cette distinction vient de ce que les causes secondes s'йloignent de
la simplicitй de la cause premiиre. 4. Dans toutes les causes agentes
ordonnйes, dиs lа que l'action est pour la fin, il faut que les fins des causes
secondes soient pour la fin de la cause premiиre: ainsi la fin militaire, ou
йquestre, ou celle de la fabrication des freins, dйpend de la fin civile. Or
l'йmanation des кtres а partir du premier кtre se fait par une action ordonnйe
а une fin, puisqu'elle se fait par intelligence, comme nous l'avons vu, et que
toute intelligence agit pour une fin. Si donc il existe des causes secondes
dans la production des choses, il est nйcessaire que leurs fins et leurs
actions soient pour la fin de la cause premiиre, qui est la fin ultime
immanente aux choses crййes. Or cette fin, c'est la distinction et l'ordre des
parties de l'univers, et comme sa forme ultime. La distinction dans les choses,
et leur ordre, n'ont donc pas pour cause les actions des causes secondes c'est
plutфt les actions des causes secondes qui ont pour raison d'кtre l'ordre et la
distinction а йtablir dans les choses. 5. Si la distinction et l'ordre des
parties de l'univers est l'effet propre de la cause premiиre, et comme la forme
ultime et la meilleure de l'univers, il faut que cette distinction et cet ordre
prйexistent dans l'intelligence de la cause premiиre, car dans les choses qui
ont l'intelligence pour principe, la forme produite dans les effets vient d'une
forme semblable existant dans l'intelligence ainsi la maison qui se rйalise
dans la matiиre vient de la maison qui est conзue par l'esprit. Or la forme de
la distinction et de l'ordre ne peut exister dans l'esprit qui agit, sans la
prйsence, en ce mкme esprit, des formes des йlйments distincts et ordonnйs. Les
formes des diverses parties distinctes et ordonnйes existent donc dans
l'intelligence divine, et sans que sa simplicitй en souffre, comme nous l'avons
vu. Si donc les choses extйrieures proviennent de formes qui sont dans
l'intelligence, quand il s'agit de causalitй intelligible, il sera possible que
des choses nombreuses et diverses soient causйes immйdiatement par la cause
premiиre, sans prйjudice de la simplicitй divine, que voulaient dйfendre ceux
qui ont adoptй la position que nous combattons. 6. L'action de l'agent par intelligence se
termine а la forme qu'il conзoit et non а une autre, sauf par accident et par
hasard. Or Dieu agit par intelligence, comme nous l'avons montrй, et son action
ne peut кtre fortuite dиs lа qu'il ne peut dйfaillir dans son action. Il faut
donc qu'il produise son effet pour cette raison qu'il conзoit cet effet et veut
sa rйalisation. Mais l'idйe dans laquelle il conзoit un effet lui permet de
concevoir beaucoup d'autres effets. Il peut donc produire d'un seul coup beaucoup
d'кtres sans intermйdiaire. 7. Nous avons montrй que la puissance divine n'est
pas limitйe а un seul effet. Cela convient d'ailleurs а sa simplicitй, parce
que plus une forme est concentrйe dans son unitй, et plus elle est illimitйe et
capable de s'йtendre а beaucoup d'effets. Mais, que d'un кtre unique ne
provienne qu'un seul effet, cela n'est pas nйcessaire, а moins que l'agent ne
soit dйterminй а un seul effet. Nous ne sommes donc pas contraints de dire que
Dieu, parce qu'il est un et absolument simple, ne peut кtre principe de
multitude que par la mйdiation de certains кtres moins simples que lui. 8. Nous avons vu
que Dieu seul peut crйer. Or il est beaucoup de choses qui ne peuvent кtre
produites que par crйation, comme toutes celles qui ne sont pas composйes d'une
forme et d'une matiиre soumise а la contrariйtй: ces choses, en effet, sont
nйcessairement ingйnйrables, toute gйnйration se faisant а partir d'un
contraire et de la matiиre. Sont ainsi ingйnйrables toutes les substances
intellectuelles, tous les corps cйlestes et enfin la matiиre premiиre
elle-mкme. Il faut donc reconnaоtre que tous ces кtres ont Dieu pour principe
immйdiat de leur кtre. Voilа pourquoi il est йcrit dans la Genиse, I,
1: Au commencement Dieu crйa le ciel et la terre; et dans Job, XXXVII,
18: C'est toi, peut-кtre, qui as fait les cieux, йtablis comme l'airain avec
tant de soliditй? Ainsi se rйfute l'opinion d'Avicenne, affirmant que
Dieu, par la comprйhension de lui-mкme, a produit une premiиre intelligence en
laquelle se trouvent dйjа puissance et acte. Cette intelligence produit, en
tant qu'elle apprйhende Dieu, une seconde intelligence; en tant qu'elle se voit
elle-mкme selon qu'elle est en acte, elle produit l'вme de l'univers; en tant
qu'elle se voit selon qu'elle est en puissance, elle produit la substance du
premier ciel. Et, par un processus semblable, il йtablit que la diversitй des
choses est causйe par les causes secondes. Enfin l'opinion de certains philosophes
hйrйtiques est aussi йcartйe, qui disaient que ce n'йtait pas Dieu qui avait
crйй le monde mais les anges. On dit que le premier auteur de cette erreur fut
Simon le Magicien. 43: LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DE QUELQU'UN DES AGENTS
SECONDS QUI INTRODUIRAIT DES FORMES DIVERSES DANS LA MATIИRE
Certains
hйrйtiques modernes disent que Dieu a crйй la matiиre de toutes les choses
visibles, mais que c'est par l'action d'un ange qu'elle s'est distinguйe en
diverses formes. On voit clairement la faussetй de cette opinion. 1. En
effet, les corps cйlestes, en lesquels ne se trouve aucune contrariйtй, ne
peuvent avoir йtй formйs de quelque matiиre, car tout ce qui se fait d'une
matiиre prйexistante doit se faire а partir d'un contraire. Il est donc
impossible que, de quelque matiиre crййe d'abord par Dieu, un ange quelconque
ait formй les corps cйlestes. 2. Les corps cйlestes, ou ne se rencontrent avec les
corps infйrieurs en aucune matiиre, ou ne le font que dans la matiиre premiиre;
en effet, le ciel n'est ni composй d'йlйments, ni d'une nature йlйmentaire: son
mouvement le prouve qui se distingue des mouvements de tous les йlйments. Or la
matiиre premiиre n'a pu prйexister par elle-mкme а la formation de tous les
corps, n'йtant que puissance pure, et tout кtre en acte l'йtant par quelque
forme. Il est donc impossible que, d'une matiиre crййe d'abord par Dieu,
quelque ange ait formй tous les corps visibles. 3. Tout ce qui devient, devient en vue
d'exister: le devenir йtant un acheminement а l'кtre. Le devenir convient donc
а tout кtre causй de la mкme maniиre que lui convient l'кtre. Or l'кtre ne
convient pas а la forme seulement, ou а la matiиre, mais au composй: la
matiиre, en effet, est pure puissance, et la forme, йtant un acte, est ce par
quoi une chose est. Il reste alors que ce soit le composй qui existe, а
proprement parler. C'est donc а lui seul qu'il appartient de devenir, non а la
matiиre sans la forme. Il n'y a donc pas un agent qui crйerait la matiиre
seulement, et un autre qui y introduirait la forme. 4. La premiиre introduction des formes
dans la matiиre ne peut venir de quelque auteur n'agissant que par mouvement.
En effet, tout mouvement vers une forme se fait а partir d'une forme dйterminйe
vers une forme dйterminйe, car la matiиre ne peut exister sans aucune forme, et
ainsi une premiиre forme doit exister dans la matiиre. Or, tout agent visant
une seule forme matйrielle ne peut agir que par mouvement. En effet, les formes
matйrielles ne sont pas subsistantes par elles-mкmes, mais leur кtre consiste а
кtre dans la matiиre; dиs lors, elles ne peuvent кtre produites dans
l'existence que par la crйation du composй entier, ou par la transmutation de
la matiиre а telle ou telle forme. Il est donc impossible que la premiиre
introduction des formes dans la matiиre vienne de quelque crйateur de la seule
forme, mais seulement de celui qui crйe le composй tout entier. 5. Le mouvement
vers la forme est postйrieur, selon la nature, au mouvement local, йtant l'acte
de ce qui est plus imparfait, comme le montre le Philosophe. Or, ce qui est
postйrieur dans les кtres selon l'ordre naturel, est causй par ce qui est
premier. Le mouvement vers la forme est donc causй par le mouvement local. Or
le premier mouvement local est le mouvement cйleste. Tout mouvement vers la
forme se fait donc par l'intermйdiaire du mouvement cйleste. Et par suite, ce
qui ne peut se faire par la mйdiation du corps cйleste, ne peut se faire par un
agent ne pouvant agir que par mouvement, comme doit l'кtre celui qui ne peut
agir qu'en introduisant une forme dans une matiиre, ainsi que nous l'avons vu.
Or, beaucoup de formes sensibles ne peuvent кtre produites par le mouvement
cйleste que si l'on suppose certains principes intermйdiaires: ainsi certains
animaux ne se font qu'а partir d'une semence. Par consйquent, le premier
йtablissement de ces formes, que le mouvement cйleste ne suffit pas а produire
sans la prйexistence de formes spйcifiques semblables, il faut qu'il vienne du
seul Crйateur. 6. De mкme que le mouvement local de la partie est
identique а celui du tout - le mouvement de la terre identique а celui d'une
seule motte - ainsi le changement de la gйnйration est le mкme
pour le tout et pour la partie. Or les parties de ces corps soumis а la
gйnйration et а la corruption sont engendrйes par l'acquisition de formes en
acte, а partir de formes qui sont dans la matiиre et non de formes sйparйes de
la matiиre, dиs lа que le gйnйrateur doit кtre semblable а l'engendrй, comme le
prouve le Philosophe au VIIe Livre de la Mйtaphysique. Par suite, la
totale acquisition des formes par la matiиre ne peut se faire par un mouvement
venant de quelque substance sйparйe comme l'ange, mais seulement par
l'intermйdiaire d'un agent corporel, ou par le Crйateur, qui agit sans
mouvement. 7. De mкme que l'кtre est ce qu'il y a de premier dans l'effet, ainsi
relиve-t-i1 de la cause premiиre comme son effet propre. Or l'кtre est donnй
par la forme et non par la matiиre. Donc surtout la causalitй premiиre des
formes doit кtre attribuйe а la cause premiиre. 8. Tout agent produisant semblable а soi,
c'est de l'agent auquel il ressemble par la forme acquise que l'effet reзoit
cette forme: ainsi la maison matйrielle la reзoit de l'art, qui est la forme de
la maison dans l'вme. Or toutes choses ressemblent а Dieu, acte pur, en tant
qu'elles possиdent ces formes par lesquelles elles sont en acte; et en tant
qu'elles dйsirent ces formes, elles dйsirent la ressemblance divine. Donc il
est absurde de dire que la « formation » des choses appartient а un
autre que le crйateur de toutes choses, Dieu. C'est pourquoi, voulant rejeter cette
erreur, Moпse, dans la Genиse, I, aprиs avoir dit que Dieu avait crйй
au commencement le ciel et la terre, prйcise comment il avait
distinguй toutes choses en les formant selon leurs propres espиces. Et l'Apфtre
dit aussi, Colossiens, I, 16, que dans le Christ toutes choses
ont йtй crййes celles qui sont dans le ciel comme celles qui sont sur la terre,
les visibles comme les invisibles. 44: LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DE LA DIVERSITЙ DES
MЙRITES OU DES DЙMЙRITES
Il
reste а montrer maintenant que la distinction des choses ne tire pas son
origine des mouvements divers du libre arbitre des crйatures rationnelles comme
l'a enseignй Origиne dans un livre du Peri archon. Celui-ci voulait
rйfuter les objections et les erreurs des hйrйtiques anciens qui s'efforзaient
de montrer que la nature diverse du bien et du mal provenait, dans les choses,
d'agents contraires, а cause des grandes diffйrences reconnues dans les choses
naturelles aussi bien que dans les choses humaines, sans qu'on les puisse attribuer
а quelque mйrite prйexistant: а savoir que certains corps sont lumineux et
d'autres obscurs, que certains hommes naissent de barbares et d'autres de
chrйtiens. Pour cela il fut amenй а affirmer que toute diversitй constatйe dans
les choses venait de la diversitй des mйrites, selon la justice de Dieu. Il
dit, en effet, que Dieu, par sa seule bontй, produisit d'abord toutes les
crйatures dans l'йgalitй, et toutes, spirituelles et rationnelles. Elles
s'orientиrent diversement selon leur libre arbitre, les unes adhйrant а Dieu
plus ou moins, les autres s'йloignant plus ou moins de lui, et, а cause de
cela, de par la justice divine, divers degrйs rйsultиrent dans les substances
spirituelles, certaines devenant des anges de divers ordres, d'autres des вmes
humaines dans des йtats divers, d'autres enfin des dйmons de conditions
diffйrentes. Il ajoutait que Dieu avait instituй la diversitй des crйatures
corporelles en vue de la diversitй des crйatures rationnelles, de telle sorte
que les substances spirituelles les plus nobles fussent jointes aux corps les
plus nobles et que la crйature corporelle servоt diversement et de multiple
maniиre а la diversitй des substances spirituelles. 1. Or la faussetй de cette opinion йclate
avec йvidence. Plus, en effet, une chose est bonne dans les effets et plus elle
est premiиre dans l'intention de l'agent. Mais ce qu'il y a de meilleur dans
les choses crййes, c'est la perfection de l'univers, qui consiste dans l'ordre
de choses distinctes: toujours, en effet, la perfection du tout l'emporte sur
la perfection des parties singuliиres. La diversitй des choses vient donc de
l'intention principale de l'agent premier et non de la diversitй des mйrites. 2. Si toutes les
crйatures rationnelles furent crййes йgales au commencement, il faut dire que
chacune d'entre elles ne dйpendait pas des autres dans son opйration. Or ce qui
provient du concours de causes diverses dont l'une ne dйpend pas de l'autre est
un fait de hasard. Donc, selon la position d'Origиne, cette distinction et cet
ordre des choses viennent du hasard: ce que nous avons montrй impossible. 3. Ce qui est
naturel а quelqu'un, il ne l'acquiert pas par volontй: en effet le mouvement de
la volontй, ou du libre arbitre, prйsuppose l'existence de celui qui veut,
laquelle implique sa nature. Si c'est donc par le mouvement de leur libre
arbitre que les crйatures rationnelles ont acquis des conditions diverses, а
aucune de ces crйatures sa condition ne sera naturelle, mais accidentelle. Or
ceci est impossible. En effet, la diffйrence spйcifique йtant naturelle а
chacun, il s'ensuivrait que toutes les substances rationnelles crййes sont de
la mкme espиce, а savoir les anges, les dйmons et les вmes humaines, et les
вmes des corps cйlestes (qu'Origиne croyait animйs). Que cela soit faux, la
diversitй des actions naturelles le montre assez. En effet, le mode n'est pas
le mкme selon lequel l'intelligence humaine comprend naturellement, avec le
secours nйcessaire des sens et de l'imagination, que celui de l'intelligence
angйlique ou de l'вme du soleil; а moins peut-кtre que nous n'imaginions que
les anges et les corps cйlestes possиdent chair, os et autres choses semblables
nйcessaires aux organes des sens: ce qui est absurde. Il reste alors que la
diversitй des substances intellectuelles ne procиde pas de la diversitй des
mйrites, lesquels dйpendent des mouvements du libre arbitre. 4. Si ce qui est
naturel n'est pas dы au mouvement du libre arbitre, et que, d'autre part, il
advient а l'вme rationnelle d'кtre unie а tel ou tel corps en raison de
prйcйdents mйrites, ou dйmйrites, selon le mouvement de son libre arbitre, il
s'ensuit que la conjonction de cette вme et de ce corps n'est pas naturelle.
Par suite, le composй lui-mкme n'est pas naturel. Or l'homme et le soleil,
selon Origиne, et les astres, sont composйs de substances rationnelles et de
corps dйterminйs. Ainsi tous ces кtres, qui sont les plus nobles parmi les
substances corporelles, ne seraient pas naturels. 5. S'il ne convient pas а telle substance
rationnelle d'кtre unie а ce corps, en tant qu'elle est telle substance, mais
plutфt en tant qu'elle l'a mйritй, cette union ne lui est pas essentielle mais
accidentelle. Or de ce qui est uni accidentellement ne rйsulte pas une espиce,
car de cette union ne rйsulte pas quelque chose d'un par soi: ce n'est pas une
espиce que l'homme blanc ou l'homme vкtu. Il reste donc que
l'homme n'est pas une espиce, ni le soleil, ni la lune, ni rien de cette sorte. 6. Ce qui dйcoule
des mйrites peut кtre changй en mieux ou en pis, car les mйrites et les dйmйrites
peuvent augmenter ou diminuer: Origиne en est spйcialement d'accord, lui qui
disait que le libre arbitre de toute crйature est toujours flexible dans l'un
ou l'autre sens. Si donc а l'вme rationnelle est йchu ce corps а cause d'un
mйrite ou d'un dйmйrite antйcйdent, il s'ensuit qu'elle peut кtre de nouveau
unie а un autre corps, et non seulement que l'вme humaine peut s'unir а un
autre corps humain, mais qu'elle peut prendre quelquefois un corps sidйral: ce
qui signifie, selon les fables pythagoriciennes, que toute вme peut entrer dans
n'importe quel corps. Or ceci apparaоt faux au point de vue de la
philosophie, selon laquelle а formes et moteurs dйterminйs sont assignйs des
matiиres et des mobiles dйterminйs. C'est de plus une hйrйsie, au point de vue
de la foi, qui enseigne que l'вme reprend а la rйsurrection le mкme corps
qu'elle avait dйposй. 7. Comme la multitude ne peut кtre sans
diversitй, si les crйatures rationnelles ont йtй йtablies au commencement dans
une certaine multitude, il est nйcessaire qu'une certaine diversitй se soit
manifestйe en elles. Et donc l'une d'entre elles avait ce que l'autre n'avait
pas. Si cela ne pouvait venir de la diversitй des mйrites, pour la mкme raison
il ne fut pas nйcessaire que la diversitй des degrйs vоnt de la diversitй des
mйrites. 8. Toute distinction procиde, ou par division de la quantitй, qui
n'existe que dans les corps, - et c'est pourquoi, selon Origиne, elle ne
peut exister dans les premiиres substances crййes - ou bien elle procиde par
division formelle. Cette derniиre division ne peut exister sans diversitй de
degrйs, car elle se ramиne а la privation et а la forme, et ainsi il faut que
l'une des deux formes opposйes soit meilleure et l'autre moins noble. Ce qui
fait, selon le Philosophe, que les espиces des choses sont comme les nombres,
dont l'un ajoute ou retranche а l'autre. Si donc а l'origine existиrent
plusieurs substances rationnelles crййes, il faut qu'en elles il y ait eu
diversitй de degrйs. 9. Si les crйatures rationnelles peuvent subsister
sans corps, il ne fut pas nйcessaire que la diversitй dans la nature corporelle
fыt instituйe а cause des mйrites divers des crйatures rationnelles, car la
diversitй des degrйs dans les substances rationnelles pouvait se vйrifier sans
la diversitй des corps. Mais si les crйatures rationnelles ne peuvent subsister
sans les corps, c'est donc qu'au commencement la crйature corporelle a йtй
instituйe en mкme temps que la crйature rationnelle. Or la distance est plus
grande d'une crйature corporelle а une crйature spirituelle que celle des
crйatures spirituelles entre elles. Si donc au commencement Dieu a instituй une
si grande distance entre ses crйatures sans mйrites antйcйdents, il n'est pas
nйcessaire que des mйrites aient prйcйdй pour que les crйatures rationnelles
fussent йtablies dans des degrйs divers. 10. Si la diversitй des crйatures
corporelles rйpond а la diversitй des crйatures rationnelles, pour la mкme
raison, а l'uniformitй des crйatures rationnelles devrait rйpondre l'uniformitй
de la nature corporelle. La nature corporelle aurait donc йtй crййe, mкme si
les mйrites divers de la crйature rationnelle n'avaient pas prйcйdй: elle
aurait йtй alors uniforme. La matiиre premiиre, qui est commune а tous les
corps, aurait йtй crййe, mais sous une seule forme. Or il y a en elle plusieurs
formes en puissance. Elle serait donc restйe imparfaite, l'une seulement de ses
formes ayant йtй amenйe а l'acte. Or ceci ne convient pas а la bontй de Dieu. 11. Si la
diversitй des crйatures corporelles rйsultait des mouvements divers du libre
arbitre dans les crйatures rationnelles, il faudrait dire que la cause pour
laquelle il n'y a qu'un soleil dans le monde est qu'il n'y eut qu'une seule
crйature rationnelle qui mйritвt par le mouvement de son libre arbitre d'кtre unie
а un tel corps. Or ce fut par hasard qu'une seule pйcha ainsi. C'est donc un
fait de hasard qu'il n'y ait qu'un soleil dans le monde, et non pas une
nйcessitй de la nature corporelle. 12. La crйature spirituelle ne mйrite de
descendre que par le pйchй; or elle dйchoit de sa sublimitй, oщ elle est cachйe
aux yeux, par le fait d'кtre unie а des corps visibles: il semble donc que les
corps visibles lui aient йtй adjoints а cause du pйchй. Ce qui paraоt bien
proche de l'erreur des Manichйens, qui disaient que les corps visibles de ce
monde venaient d'un principe mauvais. L'autoritй de l'Йcriture Sainte contredit
aussi, manifestement, а cette opinion. Car, au sujet de chacune des _uvres
crййes visibles, Moпse parle ainsi: Dieu voyant que c'йtait bon, etc.;
et plus loin, а propos de l'ensemble, il ajoute: Dieu vit toutes les choses
qu'il avait faites et elles йtaient trиs bonnes. Ceci donne clairement а entendre que les
crйatures corporelles et visibles ont йtй faites parce qu'il est bon qu'elles
soient - ce qui est bien en accord avec la bontй de Dieu - et non а cause de
certains mйrites ou pйchйs des crйatures rationnelles. Il semble qu'Origиne n'ait pas bien vu que
lorsque nous donnons quelque chose, non en justice, mais par pure libйralitй,
il n'y a pas injustice si nous donnons des choses inйgales sans aucun йgard
pour la diversitй des mйrites, tandis qu'au contraire la rйtribution est due а
ceux qui mйritent. Or Dieu, nous l'avons vu, a produit les choses dans
l'existence, sans aucune obligation, mais par pure libйralitй. Par consйquent,
la diversitй des crйatures ne prйsuppose pas la diversitй des mйrites. Le bien du tout
l'emporte sur le bien des parties; un bon artisan ne doit donc pas compromettre
le bien du tout pour accroоtre la bontй de certaines parties l'architecte ne
donnera pas aux fondations la bontй qu'il rйserve au toit, sous peine
d'entraоner la ruine de la maison. Et donc l'auteur de toute chose, Dieu,
n'aurait pas fait tout l'univers parfait dans son genre, s'il avait fait йgales
toutes ses parties, car de nombreux degrйs de bontй manqueraient dans
l'univers, qui ainsi serait imparfait. 45: QUELLE EST EN VЙRITЙ LA PREMIИRE CAUSE DE LA DIVERSITЙ DES
CHOSES
On
peut montrer, а partir de ce que nous venons de dire, quelle est vraiment la
premiиre cause de la distinction des choses. 1. Tout agent vise а introduire sa
ressemblance dans son effet selon que celui-ci en est capable, et il le fait
d'autant plus parfaitement qu'il est lui-mкme plus parfait. On voit, en effet,
que plus un corps est chaud, plus il йchauffe, et plus un artisan a de valeur,
mieux il imprime la forme de son art dans la matiиre. Or Dieu est l'agent
absolument parfait. Il lui appartenait donc d'imprimer sa ressemblance dans les
choses crййes d'une maniиre parfaite, pour autant que le supportait la nature
crййe. Mais les choses crййes ne peuvent rйaliser une ressemblance parfaite
avec Dieu s'il n'y a qu'une seule espиce de choses, parce que, la cause
excйdant son effet, ce qui est en elle simplement et dans l'unitй, se retrouve
dans l'effet d'une maniиre composйe et multiple, а moins que l'effet n'atteigne
а l'espиce de la cause: ce qu'on ne peut dire dans le cas, puisque la crйature
ne peut кtre йgale а Dieu. Il a donc fallu qu'il y eыt multiplicitй et variйtй
dans les choses crййes pour que la ressemblance de Dieu se rйalisвt en elles
d'une maniиre parfaite en son genre. 2. De mкme que ce qui se fait а partir de
la matiиre se trouve dans la puissance passive de la matiиre, ainsi ce qui est
fait par l'agent doit кtre dans la puissance active de l'agent. Or la puissance
passive de la matiиre ne serait pas parfaitement actualisйe si, de la matiиre,
se faisait l'une seulement des choses auxquelles elle est en puissance. De
mкme, si quelque agent dont la puissance s'йtend а plusieurs effets produisait
seulement l'un d'entre eux, sa puissance ne serait pas aussi complиtement
actualisйe que s'il en produisait plusieurs. Or, c'est du fait que la puissance
active est actualisйe que l'effet reзoit la ressemblance de l'agent. Par suite,
il n'y aurait pas dans l'univers ressemblance parfaite avec Dieu s'il
n'existait qu'un seul degrй dans tous les кtres. La raison d'кtre de la
diversitй des choses crййes est donc la perfection plus grande de la
ressemblance divine rйaliser en elles, ce qui se fait mieux par plusieurs
choses que par une seule. 3. Plus une chose prйsente de points de ressemblance
avec Dieu et mieux elle rйalise cette ressemblance. Or en Dieu il y a la bontй
et la diffusion de cette bontй dans les autres. Donc la rйalitй crййe ressemble
plus parfaitement а Dieu si, non seulement bonne, elle peut de plus agir pour
le bien des autres, que si elle йtait uniquement bonne en elle-mкme: de mкme
que ce qui luit et illumine ressemble plus au soleil que ce qui se contente de
luire. Or la crйature ne pourrait agir pour le bien d'une autre crйature s'il
n'y avait dans les choses crййes pluralitй et inйgalitй: l'agent йtant autre
que le patient et plus honorable que lui. Il fallait donc, pour qu'il y
eыt dans les crйatures imitation parfaite de Dieu, que divers degrйs fussent
rйalisйs dans les crйatures. 4. Plusieurs biens l'emportent sur un seul bien fini,
car ils sont ce bien et autre chose encore. Or la bontй de toute crйature est
finie: elle est dйficiente par rapport а la bontй infinie de Dieu. L'univers
des crйatures est donc plus parfait s'il y a plusieurs degrйs d'кtres et non un
seul. Or, c'est le propre du souverain bien de faire ce qui est le meilleur. Il
йtait donc opportun qu'il йtablоt plusieurs degrйs dans les crйatures. 5. La bontй de
l'espиce l'emporte sur la bontй de l'individu, comme ce qui est formel
l'emporte sur ce qui est matйriel. Par consйquent, la multiplicitй des espиces
ajoute plus а la bontй de l'univers que la multiplicitй des individus dans une
mкme espиce. Il appartient donc а la perfection de l'univers non seulement
qu'il y ait beaucoup d'individus mais qu'il y ait aussi diverses espиces de
choses, et, par suite, divers degrйs dans les choses. 6. Tout ce qui agit par intelligence
imprime la dйtermination de son intellect dans la chose faite: c'est ainsi que,
par son art, l'agent rйalise semblable а soi. Or Dieu a fait la crйature en
agissant par intelligence et non par nйcessitй de nature, comme nous l'avons
montrй. Les idйes de l'intellect divin sont donc reprйsentйes dans les
crйatures qui viennent de lui. Or une intelligence qui voit beaucoup de choses
n'est pas suffisamment reprйsentйe par une seule. Puisque donc l'intelligence
divine apprйhende beaucoup d'objets, comme nous l'avons prouvй, elle se reflиte
plus parfaitement dans la production de nombreuses crйatures de divers degrйs
que dans celle d'une seule. 7. La perfection suprкme ne devait pas manquer а
l'_uvre de l'artiste souverainement bon. Or le bien de l'ordre de choses
diverses l'emporte sur l'une quelconque des choses ordonnйes, prise en
elle-mкme: ce bien est, en effet, forme par rapport au bien particulier, comme
la perfection du tout par rapport aux parties. Il ne fallait donc pas que
manquвt le bien de l'ordre а l'_uvre divine. Or ce bien n'aurait pu exister
sans la diversitй et l'inйgalitй des crйatures. La diversitй et l'inйgalitй dans les
choses crййes ne viennent donc ni du hasard, ni de la diversitй de la matiиre,
ni de l'intervention de certaines causes ou mйrites, mais de l'intention propre
de Dieu voulant donner а la crйature la perfection qu'elle pouvait recevoir. C'est ce qui fait
dire а la Genиse, I, 31: Dieu vit toutes les choses qu'il avait
faites, et elles йtaient excellentes, alors que de chacune d'elles il avait
dit qu'elles йtaient bonnes. En effet, chacune est bonne dans sa nature;
toutes ensemble sont excellentes, а cause de l'ordre de l'univers, qui
est la derniиre et la plus noble perfection dans les choses. NATURE DES КTRES CRЙЙS46: LA PERFECTION DE L'UNIVERS REQUЙRAIT L'EXISTENCE DE CERTAINES
NATURES INTELLECTUELLES
La
cause de la diversitй dans les choses ayant donc йtй йtablie, il nous reste
maintenant а traiter des choses distinctes, pour autant que cela regarde la
vйritй de la foi: c'est le troisiиme objet que nous nous йtions proposй. Nous
montrerons d'abord que, Dieu ayant disposй de confйrer aux rйalitйs crййes la
perfection la plus haute qui leur convienne, il devait en rйsulter l'existence
de certaines crйatures intellectuelles, йtablies au sommet le plus йlevй des
choses. 1. En effet, c'est lorsqu'il fait retour а son principe qu'un effet est
souverainement parfait. Ainsi le cercle, parmi toutes les figures, et le
mouvement circulaire, parmi tous les mouvements, sont souverainement parfaits
parce qu'en eux se vйrifie le retour au principe. Et donc, pour que l'univers
crйй obtienne son ultime perfection, il faut que les crйatures reviennent а
leur principe. Or les crйatures reviennent toutes et chacune а leur principe en
tant qu'elles en portent la ressemblance dans leur кtre et dans leur nature,
qui constituent pour elles une certaine perfection. Il en va de mкme pour tous
les effets, qui sont absolument parfaits quand ils ressemblent au mieux а leur
cause agente: ainsi de la maison, quand elle reflиte parfaitement l'art, et du feu,
quand il est absolument semblable au feu qui l'engendre. Par consйquent,
puisque l'intellect divin est le principe de la production des crйatures, ainsi
que nous l'avons montrй plus haut, il fut nйcessaire, pour la perfection du
monde, que certaines crйatures fussent intelligentes. 2. La perfection seconde dans les choses
ajoute а la premiиre. Or, tandis que l'кtre et la nature d'une chose sont
considйrйs comme perfections premiиres, l'opйration l'est comme perfection
seconde. Il fallait donc, pour la perfection accomplie de l'univers, qu'il
existвt certaines crйatures faisant retour а Dieu non seulement par la
similitude de leur nature mais aussi par leur opйration. Cette opйration ne
peut кtre qu'un acte d'intelligence et de volontй, car Dieu lui-mкme n'a
d'autre opйration que celle-lа а l'йgard de soi. Il fallait donc, pour la
perfection la plus haute de l'univers, qu'il y eыt certaines crйatures
intellectuelles. 3. Pour qu'une reprйsentation parfaite de la divine
bontй fыt rйalisйe dans les crйatures, il fallait, comme nous l'avons montrй
plus haut, que non seulement il y eыt des choses bonnes, mais encore qu'elles
fissent du bien aux autres. Or, un кtre est parfaitement а la ressemblance d'un
autre, dans l'ordre de l'action, quand non seulement l'espиce de l'action est
la mкme, mais aussi le mode d'agir. Il fut donc nйcessaire, pour la perfection
suprкme des choses, qu'il existвt certaines crйatures capables d'agir comme
Dieu lui-mкme. Mais nous avons montrй plus haut que Dieu agit par intelligence et
par volontй. D'oщ la nйcessitй qu'il y eыt certaines crйatures douйes
d'intelligence et de volontй. 4. La ressemblance de l'effet et de la cause agente
se prend de la forme de l'effet prйexistant dans l'agent, car l'agent rйalise
semblable а soi quant а la forme par laquelle il agit. Or la forme de l'agent
est reзue quelquefois dans l'effet selon le mкme mode d'existence qu'il a dans
l'agent: ainsi la forme du feu engendrй a le mкme mode d'кtre que la forme du
feu gйnйrateur. Quelquefois le mode d'existence de l'effet est diffйrent: la
forme de la maison, qui existe selon un mode intelligible dans l'esprit de
l'architecte, est reзue matйriellement dans la maison hors de l'вme. Or il est
йvident que la premiиre ressemblance est plus parfaite que la seconde. Mais la
perfection de l'universalitй des crйatures consiste dans sa ressemblance avec
Dieu, comme la perfection de tout effet dans la ressemblance avec sa cause
agente. La perfection suprкme de l'univers requiert donc non seulement la
seconde assimilation de la crйature а Dieu, mais la premiиre, pour autant
qu'elle est possible. Or la forme par laquelle Dieu cause la crйature est une
forme intelligible en lui: il agit, en effet, par intelligence, comme nous
l'avons montrй plus haut. Il faut donc, pour la perfection souveraine de
l'univers, qu'il y ait certaines crйatures en lesquelles la forme de
l'intellect divin s'exprime selon l'кtre intelligible. Et cela, c'est
l'exigence de crйatures qui soient intellectuelles par nature. 5. Rien d'autre
ne meut Dieu а produire les crйatures que sa bontй, qu'il a voulu communiquer
aux autres кtres selon un mode d'assimilation а lui-mкme, comme il est clair
d'aprиs ce que nous avons dit. Or la ressemblance de l'un se trouve en l'autre
de deux maniиres: 1° quant а l'кtre de nature, comme la ressemblance de
la chaleur du feu dans la chose йchauffйe par le feu; 2° quant а la connaissance, comme la
ressemblance du feu dans la vision ou le toucher. Et donc, afin que la
ressemblance de Dieu existвt parfaitement dans les choses, selon les modes
possibles, il fallut que la bontй divine se communiquвt aux choses par
ressemblance, non seulement dans le mode d'кtre mais dans le mode de
connaissance. Or seul l'intellect peut connaоtre la bontй divine. Il fallait
donc qu'il existвt des crйatures intellectuelles. 6. En tout ordre bien rйglй, le rapport
des seconds aux derniers imite celui du premier а tous les autres, seconds et
derniers, bien que ce soit imparfaitement quelquefois. Or nous avons montrй que
Dieu contient en soi toutes les crйatures. Et ceci se retrouve dans les
crйatures corporelles, quoique sous un autre mode: on voit, en effet, que le
corps supйrieur comprend et contient l'infйrieur, mais quant а la quantitй
extensive, tandis que Dieu contient toutes les crйatures selon un mode de
simplicitй, et non par extension quantitative. Et donc, pour que la
ressemblance avec Dieu, selon cette maniиre mкme de contenir, ne fit pas dйfaut
aux crйatures, des crйatures intellectuelles furent produites qui
contiendraient les crйatures corporelles, non par extension de quantitй mais
dans la simplicitй, selon un mode intelligible. En effet l'objet de
l'intellection est dans l'кtre intelligent et se trouve comme enveloppй par son
opйration intellectuelle. 47: LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT DOUЙES DE VOLONTЙ
Les
substances intellectuelles dont nous avons parlй sont nйcessairement douйes de
volontй. 1. En effet, l'appйtit du bien se trouve en tout кtre, puisque le
bien est ce que toutes choses dйsirent, comme nous l'assurent les
philosophes. Or cet appйtit est appelй appйtit naturel dans les кtres
dйpourvus de connaissance: c'est de ce dйsir que la pierre dйsire кtre en bas.
En ceux qui possиdent la connaissance sensible on parle d'appйtit animal, se
divisant en concupiscible et irascible. Dans les кtres enfin qui sont douйs
d'intelligence, l'appйtit est appelй intellectuel ou rationnel, et c'est la volontй.
Ainsi les substances intellectuelles crййes possиdent la volontй. 2. Ce qui est par
un autre se ramиne а ce qui est par soi comme а un premier. Ainsi, selon le
Philosophe au VIIIe Livre de la Physique, les кtres qui sont mus par un
autre se ramиnent aux premiers moteurs d'eux-mкmes; et, dans les syllogismes,
les conclusions, qui sont connues par autre chose, se ramиnent aux premiers
principes qui, eux, sont connus par eux-mкmes. Or, parmi les substances crййes
il s'en trouve qui ne se meuvent pas elles-mкmes а l'action mais y sont
poussйes par une force naturelle, comme les кtres inorganiques, les plantes et
les animaux: il n'est pas, en effet, en leur pouvoir d'agir ou de ne pas agir.
Il faut donc tout ramener а quelques кtres premiers qui se meuvent а agir. Or
ce qui est premier dans le monde crйй ce sont les substances intellectuelles,
comme nous l'avons montrй plus haut. Ces substances se meuvent donc а leurs
opйrations. Or c'est lа le propre de la volontй, qui rend une substance
maоtresse de ses actes, en tant qu'il est en elle d'agir ou de ne pas agir. Les
substances intellectuelles crййes possиdent donc la volontй. 3. Le principe de
toute opйration est la forme par laquelle un кtre est en acte, puisque tout
agent agit en tant qu'il est en acte. Il faut donc que le mode de l'opйration
dйcoulant de la forme soit selon le mode de cette forme. Et donc, la forme qui
ne vient pas de l'agent lui-mкme agissant par cette forme cause une opйration
dont l'agent n'est pas maоtre. Au contraire, s'il est une forme qui vienne de
celui qui agit par elle, l'agent aura aussi la maоtrise de l'action qui en
dйcoule. Or les formes naturelles, d'oщ proviennent les mouvements et
opйrations naturelles, n'ont pas leur source dans les кtres dont elles sont les
formes, mais, et totalement, dans des agents extйrieurs, dиs lа que c'est par
sa forme naturelle que tout possиde son кtre de nature et que rien ne peut кtre
pour soi cause d'existence. Par consйquent, les кtres qui sont mus
naturellement ne se meuvent pas par eux-mкmes: le corps lourd ne se meut pas
vers la terre, mais il est mы par le principe gйnйrateur dont il tient sa
forme. De mкme, chez les animaux sans raison les formes motrices sensorielles
ou imaginatives n'ont pas йtй inventйes par ces animaux eux-mкmes, mais elles
sont imprimйes en eux par les sensibles extйrieurs, qui agissent sur le sens et
elles sont jugйes par un principe d'estimation naturel. Et donc, bien que l'on
puisse dire, d'une certaine maniиre, qu'ils se meuvent, en tant que l'une de
leurs parties est motrice et l'autre mue, cependant le mouvoir lui-mкme n'est
pas en eux de par eux-mкmes, mais vient, pour une part, des sensibles extйrieurs
et pour une part, de la nature. En effet, on dit qu'ils se meuvent en tant que
l'appйtit meut leurs membres, et cela ils l'ont de plus que les minйraux et les
plantes; mais, en tant que l'exercice lui-mкme de l'appйtit rйsulte
nйcessairement en eux des formes reзues par le sens et dans le jugement de
l'estimation naturelle, ils ne sont pas, pour eux-mкmes, la cause de leur
mouvement. Et par suite, ils n'ont pas la maоtrise de leur acte. Quant а la forme
intelligible par laquelle agit la substance intellectuelle, elle vient de
l'intellect lui-mкme, car c'est lui qui l'a conзue et d'une certaine faзon
йlaborйe, comme on le voit pour la forme artistique que l'artiste conзoit et
met au point, et par laquelle il opиre. Les substances intellectuelles se meuvent
donc а leurs opйrations comme ayant la maоtrise de leurs actes. Par consйquent,
elles sont douйes de volontй. 4. Le principe actif doit кtre proportionnй au
principe passif, et le moteur au mobile. Or, dans les кtres connaissants, la
puissance d'apprйhension se trouve avec la facultй appйtitive dans le rapport
du moteur а son mobile: c'est l'objet apprйhendй par le sens, l'imagination ou
l'intellect qui meut l'appйtit intellectuel ou l'appйtit animal. D'autre part,
l'apprйhension intellective n'est pas restreinte а certains objets, mais
s'йtend а tout: ce qui fait dire au Philosophe, au VIe Livre du de Anima, que
l'intellect possible est ce par quoi on devient toutes choses. Et donc
l'appйtit de la substance intellectuelle a rapport а tout. Or c'est lа la caractйristique
de la volontй d'avoir rapport а toute chose: le Philosophe dit bien, au IIIe
Livre de l'Ethique qu'elle regarde le possible et l'impossible. Les
substances intellectuelles sont donc douйes de volontй. 48: LES SUBSTANGES INTELLECTUELLES SONT LIBRES DANS LEUR AGIR
De ce
qui prйcиde il rйsulte que les substances intellectuelles sont douйes de libre
arbitre dans leurs opйrations. 1. Qu'elles agissent en jugeant, c'est manifeste, car
par la connaissance intellective elles portent un jugement sur ce qu'elles ont
а faire. Or, si elles ont la maоtrise de leur acte, il en rйsulte
nйcessairement qu'elles possиdent la libertй, comme nous l'avons montrй. Les
substances dont nous parlons sont donc douйes de libre arbitre dans leur
action. 2. Est libre ce qui est cause de soi. Ce qui n'est donc pas pour
soi cause d'action n'est pas libre dans son agir. Or les кtres qui ne se
meuvent ou n'agissent que par le mouvement d'un autre, ne sont pas pour
eux-mкmes cause d'activitй. Et donc les seuls кtres qui se meuvent eux-mкmes
sont libres dans leur action. Eux seuls agissent par jugement, car ce qui se
meut soi-mкme se distingue en moteur et mobile, le moteur йtant l'appйtit mы
par l'intellect, l'imagination ou le sens, auxquels il appartient de juger.
Parmi tous ces кtres, ceux-lа seuls jugent donc librement qui se meuvent dans
l'acte du jugement. Or nulle puissance de jugement ne se meut dans le jugement
s'il ne fait rйflexion sur son acte: il est nйcessaire, en effet, s'il se meut
а juger, qu'il connaisse son jugement. Ce qui est le propre de l'intellect. Et
donc, les animaux dйnuйs de raison sont, d'une certaine maniиre, de
mouvement ou, d'action libre, mais non de jugement libre; les кtres
inanimйs qui ne sont mus que par d'autres, ne sont mкme pas libres d'action ou
de mouvement; quant aux кtres douйs d'intelligence, ils sont libres non
seulement d'action mais de jugement ce qui signifie qu'ils possиdent le
libre arbitre. 3. La forme apprйhendйe est principe moteur en tant
qu'elle est apprйhendйe sous la raison de bien ou de convenance: en effet,
l'action extйrieure dans les кtres qui se meuvent eux-mкmes procиde d'un
jugement, par lequel on juge selon la forme susdite qu'une chose est bonne ou
adaptйe. Si donc celui qui juge se meut lui-mкme а juger, il faut que ce soit
par quelque forme supйrieure qu'il apprйhende. Celle-ci ne peut кtre que la
raison mкme de bien ou de convenance, par laquelle on juge de toute valeur
bonne ou convenante dйterminйe. Ceux-lа donc sont les seuls а se mouvoir au
jugement qui apprйhendent la raison commune de bien ou de convenance. Ces кtres
sont exclusivement les кtres intellectuels. Donc les seuls кtres intellectuels
se meuvent non seulement а agir mais aussi а juger. Par consйquent, seuls ils
sont libres dans le jugement: ce qui est possйder le libre arbitre. 4. Le mouvement
et l'action ne procиdent d'une conception universelle que par la mйdiation
d'une apprйhension particuliиre, pour cette raison que mouvement et action
n'ont pour objet que le particulier. Or l'intellect est par nature la facultй
de l'universel. Et donc, pour que de l'apprйhension de l'intellect dйcoule un
mouvement ou quelque action, il faut que la conception universelle de
l'intellect soit appliquйe au particulier. Mais l'universel contient en
puissance maints particuliers. L'application de la conception intellectuelle
peut donc se faire en des sens nombreux et divers. Le jugement de l'intellect
dans le domaine de l'action n'est donc pas dйterminй а un seul parti. Et par
suite tous les кtres intellectuels ont le libre arbitre. 5. Certains кtres
manquent de la libertй du jugement, ou bien parce qu'ils n'ont aucun jugement,
comme ceux qui sont dйnuйs de connaissance: les pierres, les plantes; ou bien
parce que leur jugement est dйterminй а un seul objet, comme les animaux sans
raison: c'est par une estimation de nature que la brebis juge que le loup lui
est ennemi, et ce jugement la dйcide а fuir; et de mкme pour les autres choses.
Donc, tout кtre qui possиde un jugement pratique non dйterminй а un seul parti
par la nature est nйcessairement douй de libre arbitre. Or tels sont tous les
кtres intellectuels. Car l'intellect n'apprйhende pas seulement tel ou tel
bien, mais le bien commun lui-mкme. Et donc, puisque l'intellect meut la
volontй par la forme qu'il apprйhende et que, en tout ordre de choses, le
moteur et le mobile doivent кtre proportionnйs, il en rйsulte que la volontй de
la substance intellectuelle ne sera dйterminйe naturellement que par rapport au
bien commun. Tout ce qui sera donc prйsentй а la volontй sous la raison de bien
pourra кtre l'objet de son inclination, sans qu'aucune dйtermination contraire
de la nature s'y oppose. Par consйquent, tous les кtres intellectuels jouissent
d'une volontй libre, procйdant du jugement de l'intellect. C'est lа possйder le
libre arbitre, qui se dйfinit: un libre jugement venant de la raison. 49: LA SUBSTANCE INTELLECTUELLE N'EST PAS UN CORPS
On
peut voir, d'aprиs ce qui prйcиde, que nulle substance intellectuelle n'est un
corps. 1.
En effet, il n'est aucun corps qui contienne une chose autrement que par
commensuration quantitative: voilа pourquoi si quelque chose se contient tout
entiиre par tout elle-mкme, c'est par une partie de soi qu'elle en contient
telle partie, grandeur et petitesse se correspondant terme а terme. Or
l'intellect ne comprend pas la chose qu'il saisit par quelque commensuration de
quantitй, puisque c'est par tout lui-mкme qu'il saisit et comprend le tout et
la partie, les choses grandes ou petites selon la quantitй. Nulle substance
intelligente n'est donc un corps. 2. Aucun corps ne peut recevoir la forme
substantielle d'un autre corps sans perdre sa propre forme par corruption. Or
l'intellect ne se corrompt pas mais est perfectionnй au contraire du fait qu'il
reзoit les formes de tous les corps: comprendre, en effet, est un
perfectionnement, et l'intellect comprend selon qu'il a en soi les formes des
objets de sa comprйhension. Nulle substance intellectuelle n'est donc un corps. 3. Le principe de
la diversitй des individus d'une mкme espиce est la division quantitative de la
matiиre: en effet, la forme de ce feu ne diffиre de celle de tel autre feu que
parce qu'elles sont dans les parties diverses en lesquelles la matiиre se
divise; et ce ne peut кtre que par la division de la quantitй, sans laquelle la
substance est indivisible. Or ce qui est reзu dans le corps l'est selon la
division de la quantitй. Et donc, la forme n'est reзue dans le corps qu'en tant
qu'elle est individuйe. Par suite, si l'intellect йtait un corps, les formes
intelligibles des choses ne seraient reзues en lui qu'а titre individuel. Or
l'intellect se saisit des choses par leurs formes, qu'il a par devers soi. Il
ne comprendrait donc pas les universels, mais seulement le particulier: ce qui
est faux manifestement. Aucun intellect n'est donc un corps. 4. Rien n'agit
que selon son espиce, puisque la forme est en toute chose le principe de
l'action. Si donc l'intellect йtait un corps, son action ne dйpasserait pas
l'ordre corporel. Il ne comprendrait par suite que les corps. Or ceci est manifestement
faux: nous comprenons, en effet, beaucoup de choses qui ne sont pas des corps.
L'intellect n'est donc pas un corps. 5. Si la substance intelligente est un
corps, ce corps est ou fini ou infini. Or un corps ne peut кtre infini en acte,
comme il est prouvй dans la Physique. Cette substance est donc un corps
fini, si on dit qu'elle est un corps. Or ceci est impossible. Car en aucun
corps fini ne peut se trouver une puissance infinie, comme nous l'avons prouvй
dйjа. Mais l'intellect possиde une puissance d'une certaine maniиre infinie
dans l'ordre de l'intellection: il comprend, en effet, а l'infini les espиces
croissantes des nombres comme aussi les espиces des figures et des proportions;
enfin, il connaоt l'universel, virtuellement infini par son ampleur, puisqu'il
contient les individus, qui sont infinis en puissance. L'intellect n'est donc
pas un corps. 6. Il est impossible que deux corps se contiennent mutuellement, puisque
le contenant excиde le contenu. Or, deux intellects se contiennent l'un l'autre
et se comprennent, par mode d'intellection. L'intellect n'est donc pas un
corps. 7.
L'action d'aucun corps ne se rйflйchit sur l'agent. Nous avons montrй, en
effet, dans la Physique, que nul corps ne se meut lui-mкme sauf quant а
telle partie, de sorte que l'une de ses parties soit motrice et l'autre mue. Or
l'intellect revient sur soi par action rйflexive, car il se comprend non
seulement quant l'une de ses parties, mais selon tout lui-mкme. Il n'est donc
pas un corps. 8. L'acte d'un corps n'a pas l'action pour terme, non plus que son
mouvement n'a pour terme le mouvement, comme on le prouve dans la Physique. Or,
l'action d'une substance intelligente a l'action pour terme. L'intellect, en
effet, de mкme qu'il comprend une chose, comprend qu'il comprend, et ainsi а
l'infini. La substance intelligente n'est donc pas un corps. C'est pour cela
que la Sainte Йcriture appelle esprits les substances intellectuelles;
elle a coutume de nommer ainsi le Dieu incorporel, selon le texte de saint
Jean, IV, 24: Dieu est esprit. Il est dit, par ailleurs, dans la Sagesse,
VII, 22-23: Il y a en elle - la Sagesse divine - un esprit
d'intelligence capable de comprendre tous les esprits intelligibles. Ainsi se trouve
rйfutйe l'erreur des anciens philosophes de la nature qui n'admettaient d'autre
substance que corporelle. De l'вme ils disaient que c'est un corps, du feu, de
l'air ou de l'eau, ou quelque autre chose semblable. Certains tentиrent
d'intйgrer cette opinion а la foi chrйtienne, affirmant que l'вme йtait un corps
faзonnй comme un corps douй d'une figure extйrieure. 50: LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT IMMATЙRIELLES
Nous
dйduirons de tout cela que les substances intellectuelles sont immatйrielles. 1. En
effet, tout composй de matiиre et de forme est un corps. Car la matiиre ne peut
recevoir des formes diverses que selon des parties diverses. Cette diversitй de
parties ne peut se trouver dans la matiиre qu'en tant qu'une matiиre commune
est divisйe en plusieurs, en raison de dimensions existant en elle: en effet, si
l'on retranche la quantitй, la substance reste indivisible. Mais nous avons
montrй que nulle substance intelligente n'est un corps. Il en rйsulte donc
qu'elle n'est pas composйe de matiиre et de forme. 2. De mкme que l'homme n'est pas
sans cet homme, la matiиre n'est pas sans cette matiиre. Et
donc tout ce qui dans les choses subsiste par composition de matiиre et de
forme, est composй d'une matiиre et d'une forme individuelles. Or l'intellect
ne peut кtre composй d'une matiиre et d'une forme individuelles. Car les
espиces des choses qu'il saisit deviennent intelligibles en acte parce qu'elles
ont йtй abstraites de la matiиre individuelle. Or, en tant qu'elles sont
intelligibles en acte, elles ne font qu'un avec l'intellect. Il faut donc que
l'intellect soit sans matiиre individuelle. On voit ainsi que la substance
intelligente n'est pas composйe de matiиre et de forme.
3. L'action de tout кtre
composй de matiиre et de forme n'est pas de la forme seule, ni de la matiиre
seule, mais du composй: il appartient d'agir а qui il appartient d'кtre. Or
l'кtre est l'кtre du composй et il lui vient par la forme: c'est donc le
composй qui agit, par la forme. Par consйquent, si la substance intelligente
йtait composйe de matiиre et de forme, l'intellection serait l'acte du composй.
Or l'acte se termine а ce qui ressemble а l'agent: ainsi le composй gйnйrateur
n'engendre pas une forme, mais un composй. Si donc le « comprendre »
йtait l'acte du composй, ce n'est ni la forme ni la matiиre qui seraient
atteintes, mais seulement le composй. Or ceci est certainement faux. La
substance intelligente n'est donc pas composйe de matiиre et de forme. 4. Les formes des
choses sensibles ont un кtre plus parfait dans l'intelligence que dans la
rйalitй sensible: elles sont, en effet, plus simples et s'йtendent а plus
d'objets; ainsi par l'unique forme intelligible d'homme, l'intellect connaоt
tous les hommes. Or la forme qui existe dans la matiиre selon un mode parfait,
la fait telle ou telle en acte, comme d'кtre du feu, ou d'кtre colorйe. Mais si
la forme ne fait pas qu'une chose soit telle, c'est qu'elle existe
imparfaitement en cette chose, comme la forme de la chaleur dans l'air qui la
transmet, oщ comme la vertu du premier agent dans son instrument. Si donc
l'intellect est composй d'une matiиre et d'une forme, les formes des objets de
comprйhension feront que l'intellect soit, en acte, de la nature mкme de ce qui
est compris. Et alors il s'ensuivra l'erreur qui fut celle d'Empйdocle, lequel
disait que c'est par le feu que l'вme connaоt le feu, et par la terre
la terre. Ce qu'on ne saurait admettre. La substance intelligible n'est
donc pas composйe de matiиre et de forme. 5. Tout ce qui existe dans un autre, qui
le reзoit, se trouve en lui selon le mode de cet autre. Si donc l'intellect est
composй de matiиre et de forme, les formes des choses seront en lui
matйriellement, comme elles le sont en dehors de l'вme. Par suite, pas plus
qu'elles ne sont intelligibles en acte, hors de l'вme, ne le seront-elles quand
elles seront dans l'intellect. 6. Les formes des contraires sont contraires quant а
l'кtre qu'elles ont dans la matiиre: ce qui fait qu'elles se chassent l'une
l'autre. En tant qu'elles se trouvent dans l'intellect, elles ne sont pas
contraires, mais l'un des contraires est la raison intelligible de l'autre,
puisqu'ils se font connaоtre mutuellement. Leur кtre dans l'intelligence n'est
donc pas matйriel. Et par consйquent, l'intelligence n'est pas composйe de
matiиre et de forme. 7. La matiиre ne reзoit en elle de nouvelle forme que
par mouvement ou par changement. Or l'intellect n'est pas mы du fait qu'il
reзoit les formes; il est plutфt accompli, et c'est dans le repos qu'il
comprend, tandis qu'il en est empкchй par le mouvement. Les formes ne sont donc
pas reзues dans l'intellect comme dans la matiиre ou dans une chose matйrielle.
Ce qui montre а l'йvidence que les substances intelligentes sont immatйrielles,
mкme qu'elles sont incorporelles. D'oщ la parole de Denys au IVe
chapitre des Noms divins : A cause des rayons de la divine bontй subsistent
toutes les substances intellectuelles, dont on voit qu'elles sont incorporelles
et immatйrielles. 51: LA SUBSTANCE INTELLECTUELLE N'EST PAS UNE FORME MATERIELLE
Ce qui
procиde fait voir aussi que les natures intellectuelles sont des formes subsistantes
et non des formes existant dans la matiиre, comme si leur кtre dйpendait
d'elle. 1. En effet, les formes qui dйpendent de la matiиre dans leur кtre, а
proprement parler ne dйtiennent pas elles-mкmes cet кtre qui par elles le
dйtiennent. Si donc les natures intellectuelles йtaient des formes de cette
sorte, il s'ensuivrait qu'elles auraient un кtre matйriel, comme si elles
йtaient composйes de matiиre et de forme. 2. Les formes qui ne subsistent pas par
soi, ne peuvent agir par soi: ce sont les composйs qui agissent par elles. Si
donc les natures intellectuelles йtaient des formes de ce genre, il en
rйsulterait que ce ne serait pas elles qui feraient acte d'intellection, mais
les composйs de ces formes et de la matiиre. Et ainsi l'кtre intelligent serait
composй de matiиre et de forme: ce qui est impossible, comme nous l'avons
montrй. 3. Si l'intellect йtait une forme existant dans la matiиre et non
subsistant par soi, il s'ensuivrait que ce qui est reзu dans l'intellect le
serait dans la matiиre. En effet, ces formes dont l'кtre est liй а la matiиre
ne reзoivent rien qui ne soit reзu dans la matiиre. Et donc, puisque la
rйception des formes dans l'intellect n'est pas celle des formes dans la
matiиre, il est impossible que l'intellect soit une forme matйrielle. 4. Dire que
l'intellect est une forme non subsistante mais immergйe dans la matiиre, c'est
dire йquivalemment que l'intellect est composй de matiиre et de forme: la
diffйrence n'est que dans les mots. En effet, dans la premiиre expression, l'intellect
est la forme mкme du composй; dans la seconde, il est le composй lui-mкme. Si
donc il est faux que l'intellect soit composй de matiиre et de forme, il sera
faux aussi qu'il soit une forme non subsistante mais matйrielle. 52: DANS LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES CRЙЙES, L'ACTE D'КTRE
DIFFИRE DE CE QUI EST
Il ne
faudrait pas croire, parce que les substances intellectuelles ne sont ni
corporelles ni composйes de matiиre et de forme, et n'existent pas dans la
matiиre comme des formes matйrielles, qu'elles sont, pour autant, au niveau de
la simplicitй divine. Car il y a en elles une certaine composition, du fait que
l'acte d'кtre et ce qui est n'y sont pas identiques. 1. En effet, si
l'acte d'кtre est subsistant, rien en dehors de lui ne peut s'y adjoindre. Car,
mкme en ceux dont l'acte d'кtre n'est pas subsistant, ce qui appartient а
l'existant en plus de son acte d'кtre lui est assurйment uni, mais n'est pas un
avec son acte d'кtre, sinon par accident, en tant que le sujet est un qui a
l'acte d'кtre et ce qui est en plus de celui-ci. Ainsi voit-on qu'en Socrate,
en plus de son acte d'кtre substantiel, il y a le blanc, qui est certes divers
de cet acte d'кtre substantiel, car ce n'est pas la mкme chose d'кtre Socrate
et d'кtre blanc, autrement que par accident, si donc l'acte d'кtre n'est pas
dans quelque sujet, il ne restera plus d'autre maniиre dont puisse lui кtre uni
ce qui est en plus de l'acte d'кtre. Or l'acte d'кtre, en tant qu'acte d'кtre,
ne peut кtre divers, mais il peut кtre diversifiй par quelque chose qui est en
dehors de lui. Ainsi l'acte d'кtre de la pierre est autre que celui de l'homme.
Par consйquent, cela qui est l'acte d'кtre subsistant ne peut кtre qu'un
seulement. Or, nous avons montrй que Dieu est son acte d'кtre subsistant. Rien
d'autre que lui ne peut donc кtre son acte d'кtre. Et par suite, il faut qu'en
toute substance qui n'est pas lui, la substance elle-mкme soit autre chose que
son acte d'кtre. 2. La nature commune, si on la considиre comme
sйparйe, ne peut кtre qu'une, bien qu'il puisse s'en trouver plusieurs qui
possиdent cette nature. En effet, si la nature d'animal subsistait par
soi а l'йtat sйparй, elle n'aurait pas ce qui appartient а l'homme ou au b_uf:
sinon elle ne serait pas animal seulement, mais homme ou b_uf. Or, si
l'on йcarte les diffйrences constitutives des espиces, la nature du genre
demeure indivise, parce que les mкmes diffйrences qui constituent les espиces
divisent le genre. Et donc, si cela mкme qui est l'acte d'кtre йtait commun,
tel un genre, l'acte d'кtre sйparй et subsistant par soi ne pourrait кtre
qu'un. Et, s'il n'est pas divisй а la maniиre d'un genre par des diffйrences,
mais, comme il est vrai, du fait qu'il est l'acte d'кtre de ceci ou de cela,
n'est plus manifeste encore que l'кtre existant par soi ne peut кtre qu'un. Il
reste alors que Dieu йtant l'acte d'кtre subsistant, rien autre que lui n'est
son acte d'кtre. 3. Il est impossible qu'il y ait deux actes d'кtre
absolument infinis, l'acte d'кtre absolument infini englobant toute perfection
d'existence, de sorte que si une telle infinitй йtait rйalisйe en deux
existants, on ne verrait pas par quoi l'un serait diffйrent de l'autre. Or,
l'acte d'кtre subsistant doit кtre infini, car il n'est limitй par rien qui le
reзoive. Il est donc impossible qu'il y ait quelque acte d'кtre subsistant en
dehors d'un premier. 4. S'il existe quelque acte d'кtre subsistant par
soi, rien ne lui convient qui n'appartienne а l'existant en tant qu'existant,
car ce que l'on attribue а une chose autrement qu'en tant que telle, ne lui
convient que par accident, en raison du sujet; de sorte que si on la considиre
comme sйparйe du sujet, cet attribut ne lui convient absolument plus. Or,
d'кtre causй par un autre n'appartient pas а l'existant en tant que tel, sinon
tout existant serait causй par un autre, et il faudrait aller а l'infini dans
l'ordre des causes: ce qui est impossible, comme on l'a montrй plus haut. Cet
acte d'кtre qui est subsistant, il faut donc qu'il ne soit pas causй. D'oщ
cette conclusion: aucun existant causй n'est son acte d'кtre. 5. La substance
d'une chose lui appartient par soi et non par un autre. Ainsi donc, d'кtre
lumineux en acte n'appartient pas а la substance de l'air, car cela lui
appartient par un autre. Or, а toute chose crййe son acte d'кtre lui appartient
par un autre, sans cela il ne serait pas causй. Et donc, en nulle substance
crййe l'acte d'кtre n'est la substance. 6. Tout agent agissant en tant qu'il est
en acte, il appartient au premier agent, qui est absolument parfait, d'кtre en
acte de la maniиre la plus parfaite. Or, une chose est d'autant plus
parfaitement en acte que cet acte est postйrieur dans l'ordre de gйnйration:
l'acte, en effet, est chronologiquement postйrieur а la puissance dans un seul
et mкme кtre qui passe de la puissance а l'acte. Ce qui est l'acte mкme est
aussi plus parfaitement en acte que ce qui a l'acte, car celui-ci n'est en acte
qu'en raison de celui-lа. Ceci posй, il est certain d'aprиs ce qu'on a montrй
plus haut, que Dieu seul est le premier agent. А lui seul il appartient donc
d'кtre en acte de la maniиre la plus parfaite, c'est-а-dire en йtant l'acte le
plus parfait lui-mкme. Or c'est lа l'acte d'кtre а quoi aboutit la gйnйration
ainsi que tout mouvement, car toute forme et tout acte ne sont qu'en puissance
avant d'acquйrir l'acte d'кtre. А Dieu seul, par consйquent, il appartient
d'кtre l'acte d'кtre lui-mкme, comme il n'appartient qu'а lui d'кtre le premier
agent. 7.
L'acte d'кtre lui-mкme appartient а l'agent premier selon sa propre nature, car
l'acte d'кtre de Dieu est sa substance, comme on l'a montrй plus haut. Or ce
qui convient а une chose selon sa propre nature ne convient aux autres que par
maniиre de participation, comme la chaleur aux autres corps que le feu. Par
suite, l'acte d'кtre lui-mкme convient а tout autre qu'а l'agent premier par
une sorte de participation. Or, ce qui convient а une chose par participation
n'est pas sa substance. Il est donc impossible que la substance d'un autre
existant que l'agent premier soit l'acte d'кtre lui-mкme. De lа vient que
dans l'Exode, III, 14, le nom propre de Dieu est Celui qui est, car
il n'appartient qu'а Dieu que sa substance ne soit pas autre chose que son acte
d'кtre. 53: ON TROUVE ACTE ET PUISSANCE DANS LES SUBSTANCES
INTELLECTUELLES CRЙЙES
Tout
cela montre а l'йvidence que dans les substances intellectuelles crййes, il
faut admettre une composition d'acte et de puissance. 1. Partout, en effet, oщ se
trouvent deux rйalitйs dont l'une est le complйment de l'autre, la proportion
de l'une а l'autre est une proportion de puissance а acte: car rien n'est
achevй sinon par son acte propre. Or dans les substances intellectuelles
crййes, il y a une double donnйe: а savoir la substance elle-mкme, et puis son
кtre, qui n'est pas la substance mкme, comme on l'a vu. Mais cet кtre est le
complйment de la substance existante: car chaque chose est un acte par le fait
qu'elle a l'кtre. Il faut donc admettre dans chacune des substances susdites
une composition d'acte et de puissance. 2. Ce qui dans une rйalitй donnйe provient
d'un agent doit nйcessairement кtre de l'acte: puisque c'est le propre de
l'agent de faire quelque chose d'actuel. Or on a montrй plus haut que toutes
les autres substances tiennent leur кtre du Premier Agent: et les substances
causйes existent par le fait qu'elles tiennent leur кtre d'un autre. L'кtre
lui-mкme affecte donc les substances crййes comme un certain acte qu'elles
possиdent. Mais ce qui est revкtu d'un acte, c'est de la puissance: car l'acte,
en tant que tel, se rapporte а la puissance. En toute substance crййe, il y a
donc puissance et acte. 3. Tout participant est а l'йgard du participй dans
le rapport de puissance а acte le fait de la participation constitue le
participant actuellement tel. Or on a vu que Dieu seul est essentiellement
кtre, tout le reste ne fait que participer l'кtre. Toute substance crййe se
rapporte donc а son кtre comme la puissance а l'acte. 4. L'assimilation d'un кtre а la cause
agente se fait par l'acte: puisque l'agent agit d'une maniиre semblable а soi,
pour autant qu'il est en acte. Mais l'assimilation de chaque substance crййe а
Dieu se fait par l'кtre lui-mкme, comme on l'a vu plus haut. L'кtre lui-mкme se
rapporte donc а toutes les substances crййes comme leur acte. Par consйquent,
dans chaque substance crййe, il y a composition d'acte et de puissance. 54: LA COMPOSITION DE SUBSTANCE ET D'КTRE NE
S'IDENTIFIE PAS AVEC CELLE DE MATIИRE ET DE FORME La
composition de matiиre et de forme n'est pas du mкme ordre que celle de
substance et d'кtre: bien que l'une et l'autre relиvent de la puissance et de
l'acte. Voici pourquoi: 1. En premier lieu, la matiиre ne s'identifie pas
rigoureusement avec la substance mкme de la rйalitй; car alors toutes les
formes seraient des accidents, suivant l'opinion des anciens naturalistes: mais
la matiиre est une partie de la substance. 2. De plus, l'кtre lui-mкme n'est pas
l'acte propre de la matiиre, mais de la substance totale. En effet, l'кtre est
l'acte de ce dont nous pouvons dire qu'il est. Or l'кtre ne se dit pas
de la matiиre, mais bien du tout. Donc on ne saurait dire de la matiиre qu'elle
est, mais c'est la substance qui est ce qui est.
3. D'ailleurs, la forme n'est
pas l'кtre lui-mкme, mais кtre et forme s'attribuent selon un certain ordre:
ainsi la forme se compare а l'кtre lui-mкme comme la lumiиre au fait de luire,
ou comme la blancheur au fait d'кtre blanc. 4. Aussi bien,
par rapport а la forme elle-mкme, l'кtre joue le rфle d'acte. Si, en effet,
dans les кtres composйs de matiиre et de forme, cette derniиre est appelйe
principe d'кtre, c'est parce qu'elle reprйsente l'achиvement de la substance,
dont l'acte est l'кtre mкme: ainsi le diaphane est pour l'air principe de
lumiиre parce qu'il le constitue sujet propre de la lumiиre. Par consйquent,
dans les composйs de matiиre et de forme, ni la matiиre ni la forme ne peut
кtre dite cela mкme qui est, ni non plus l'кtre lui-mкme. Toutefois la forme
peut кtre appelйe ce par quoi la chose est, pour autant qu'elle
constitue le principe d'кtre: c'est la substance totale qui est la chose mкme qui
est; et l'кtre lui-mкme est ce par quoi la substance est appelйe un
кtre. Mais dans les substances intellectuelles, non composйes de matiиre et de
forme, chez qui la forme elle-mкme est la substance subsistante, la forme est ce
qui est, l'кtre est l'acte et ce par quoi la forme est. Aussi pour ces
crйatures n'y a-t-il qu'une seule composition d'acte et de puissance: la
composition de substance et d'кtre, de ce qui est et de l'кtre, comme
disent certains; ou de ce qui est et de ce par quoi cela est. Mais dans les
substances composйes de matiиre et de forme, il y a double composition d'acte
et de puissance: d'abord celle de la substance elle-mкme, composйe de matiиre
et de forme; ensuite celle de la substance dйjа composйe et de l'кtre:
composition, si l'on veut, de ce qui est, et de l'кtre, ou bien
encore de ce qui est et ce par quoi cela est. Il apparaоt donc
clairement que la composition d'acte et de puissance dйborde celle de forme et
de matiиre. Aussi la matiиre et la forme divisent la substance naturelle; la
puissance et l'acte divisent l'кtre en gйnйral. Et c'est pourquoi toutes les
consйquences de la puissance et de l'acte envisagйs comme tels, sont communes
aux substances crййes matйrielles et immatйrielles: comme le fait de recevoir
et celui d'кtre reзu, le fait de parfaire et celui d'кtre
parfait. Mais toutes les propriйtйs de la matiиre et de la forme en tant
que telles, comme la gйnйration, la corruption, etc.,
n'appartiennent qu'aux substances matйrielles, et ne conviennent d'aucune
maniиre aux substances immatйrielles crййes. 55: LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT INCORRUPTIBLES
Ces
considйrations mettent clairement en lumiиre l'incorruptibilitй de toute
substance intellectuelle. 1. Toute corruption s'explique par la
sйparation de la forme et de la matiиre: corruption pure et simple par
sйparation de la forme substantielle; corruption relative par sйparation d'une
forme accidentelle. La forme demeurant, la chose garde nйcessairement son кtre;
par la forme, en effet, la substance devient proprement rйceptrice de ce qui
constitue l'кtre. Mais lа oщ il n'y a pas composition de forme et de matiиre,
il ne saurait y avoir sйparation de ces deux principes. Donc pas de corruption.
Or nous avons vu qu'aucune substance intellectuelle n'est composйe de matiиre
et de forme. Donc aucune substance intellectuelle n'est corruptible. 2. Une
attribution qui par soi convient а un кtre, affecte cet кtre nйcessairement, et
toujours et insйparablement: ainsi la rotonditй appartient de soi au
cercle, mais accidentellement а l'airain; il est donc possible que l'airain
cesse d'кtre rond, mais que le cercle ne soit pas rond, cela est impossible. Or
l'кtre accompagne de soi la forme: par soi, en effet, cela veut dire selon
qu'кtre est cela mкme; mais chaque chose a l'кtre dans la mesure oщ elle a
la forme. Par consйquent, les substances qui ne sont pas les formes mкmes
peuvent perdre l'кtre dans la mesure oщ elles perdent leur forme: ainsi
l'airain perd sa rotonditй en cessant d'кtre circulaire. Mais les substances
qui sont elles-mкmes des formes ne sauraient perdre l'кtre: une substance qui
serait cercle ne pourrait cesser d'кtre ronde. Or on a dйjа vu que les
substances intellectuelles sont les formes mкmes subsistantes. Il est donc
impossible qu'elles cessent d'кtre. Elles sont incorruptibles. 3. Dans toute
corruption, l'acte disparaоt, mais la puissance demeure: le pur nйant ne
saurait кtre le point d'arrivйe d'une corruption, ni le point de dйpart d'une
gйnйration. Or dans les substances intellectuelles, nous l'avons dйmontrй,
l'acte c'est l'кtre mкme, et, quant а la substance, elle joue le rфle de
puissance. Si donc une substance intellectuelle se corrompt, elle demeurera
aprиs sa propre corruption. Hypothиse invraisemblable ! Donc toute substance
intellectuelle est incorruptible. 4. En tout objet qui se corrompt, il doit
y avoir puissance au non-кtre. Une rйalitй qui ne contient pas cette puissance,
ne saurait кtre corruptible. Or dans une substance intellectuelle, il n'y a pas
de puissance au non-кtre. Nous avons, en effet, dйmontrй qu'une substance
complиte est proprement rйceptrice de l'кtre mкme. Mais le rйcepteur propre
d'un certain acte est de telle sorte en puissance vis-а-vis de cet acte qu'il
ne l'est d'aucune maniиre а l'йgard de l'acte opposй: ainsi le feu est si bien
en puissance par rapport а la chaleur qu'il ne l'est pas du tout vis-а-vis du
froid. Par consйquent, les substances corruptibles elles-mкmes ne renferment de
puissance au non-кtre, dans leur structure complиte, qu'en raison de la
matiиre. Mais dans les substances intellectuelles, il n'y a point de matiиre:
elles sont des substances complиtes simples. Donc point en elles de puissance
au non-кtre ! Elles sont incorruptibles. 5. Lа oщ il y a composition de
puissance et d'acte, le principe qui joue le rфle de premiиre puissance ou de
premier sujet, est incorruptible: aussi, mкme dans les substances pйrissables,
la matiиre premiиre est incorruptible. Mais chez les substances
intellectuelles, ce qui joue le rфle de premiиre puissance et de premier sujet,
c'est leur substance mкme complиte. Donc leur substance mкme est incorruptible.
Or une rйalitй n'est corruptible que dans la mesure oщ sa substance se
corrompt. Par consйquent, toutes les natures intellectuelles sont
incorruptibles. 6. Tout кtre qui se corrompt, se corrompt par soi ou
bien par accident. Mais les substances intellectuelles ne peuvent se corrompre
par soi. Car toute corruption se fait par contrariйtй. L'agent, en effet,
agissant selon qu'il est кtre en acte, conduit toujours en agissant а quelque
кtre en acte. Donc si par l'intervention d'un кtre en acte, une rйalitй se
trouve corrompue et cesse d'кtre en acte, ce fait doit s'attribuer а une
contrariйtй mutuelle: car sont contraires les rйalitйs qui se chassent
mutuellement. Il faut ainsi logiquement admettre que tout кtre qui se
corrompt par soi, ou bien a un contraire, ou bien est composй de contraires.
Mais ni l'un ni l'autre ne convient aux substances intellectuelles. A telle
enseigne que mкme les choses qui selon leur nature sont contraires, cessent de
l'кtre dans l'intellect: le blanc et le noir dans l'intelligence ne se
contrarient point; non seulement ils ne se chassent pas l'un l'autre, mais bien
plutфt ils s'appellent mutuellement, car ils s'expliquent l'un par l'autre.
Donc les substances intellectuelles ne sont pas corruptibles par soi. Elles ne
le sont pas davantage par accident. Ainsi se corrompent, en effet, les
accidents et les formes non subsistantes. Mais nous avons vu que les substances
intellectuelles possиdent leur subsistance propre. Elles sont donc tout а fait
incorruptibles. 7. La corruption est une certaine mutation. Cette
derniиre doit кtre le terme d'un mouvement, comme il est prouvй dans les Physiques.
Ainsi, nйcessairement, tout кtre qui se corrompt est sujet de mouvements.
Mais les Physiques montrent aussi que tout кtre qui se meut est un
corps. S'il s'agit d'une corruption par soi, ce qui se corrompt doit donc кtre
un corps; et si la corruption a lieu accidentellement, ce ne peut кtre qu'une
forme, ou une vertu du corps, dйpendante de lui. Or les substances
intellectuelles ne sont ni des corps ni des formes ou vertus dйpendantes du
corps. Donc elles ne se corrompent ni par soi ni par accident. Elles sont donc
tout а fait incorruptibles. 8. Toute corruption a lieu du fait qu'un кtre subit
une certaine passion la corruption elle-mкme est une passion. Or nulle
substance intellectuelle ne peut subir une passion telle qu'elle entraоne la
corruption. Car subir une passion, c'est recevoir. Or toute impression reзue
dans une substance intellectuelle, doit l'кtre selon son mode, je veux dire de
maniиre intelligible. Mais l'impression ainsi reзue dans la substance
intellectuelle la parfait et ne la corrompt pas: car l'intelligible est la
perfection de l'кtre intelligent. D'oщ incorruptibilitй de la substance
intelligible. 9. Comme le sensible est l'objet du sens, ainsi l'intelligible est objet
de l'intellect. Mais le sens de lui-mкme ne se corrompt pas, sinon en raison de
l'excellence de son objet: ainsi la vue sous une lumiиre trop йblouissante,
l'oreille а l'audition de sons excessifs, etc. Et je dis: de lui-mкme; car
le sens peut кtre corrompu aussi accidentellement, а cause de la corruption du
sujet. Un tel mode de corruption ne peut menacer l'intellect; nous avons vu
qu'il n'йtait l'acte dйpendant d'aucun corps. D'autre part, il ne saurait кtre
corrompu par l'excellence de son objet: celui qui comprend les vйritйs les
plus profondes, n'en comprend pas moins les plus humbles, et mкme il les
comprend mieux. Donc l'intellect n'est corruptible d'aucune maniиre. 10.
L'intelligible est la perfection propre de l'intellect: aussi l'intellect en
acte et l'intelligible en acte ne font qu'un. Par consйquent, ce qui
convient а l'intelligible en tant qu'intelligible, cela doit convenir а l'intellect
en tant que tel: car une perfection et l'objet propre de cette perfection sont
du mкme genre. Or l'intelligible, pour autant qu'il est intelligible, est
nйcessaire et incorruptible: le nйcessaire est parfaitement connaissable
intellectuellement; le contingent, comme tel, ne l'est qu'imparfaitement; ce
n'est pas un objet de science mais d'opinion. L'intellect n'a de science
des rйalitйs corruptibles que dans la mesure oщ elles recиlent une certaine
incorruptibilitй, je veux dire dans la mesure oщ elles sont universalisables.
L'intellect est donc nйcessairement incorruptible. 11. La perfection d'un кtre est conforme
au mode propre de sa substance. La maniиre dont une rйalitй atteint sa
perfection rйvиle donc le mode de sa substance. Or l'intellect ne trouve point
sa perfection dans le mouvement, mais bien plutфt dans l'indйpendance а l'йgard
du mouvement: notre activitй d'кtres pensants reзoit sa perfection de la
science et de la prudence, qui supposent l'apaisement des troubles physiques et
des passions de l'вme, comme le Philosophe le dйmontre au Ve Livre de la Physique.
Le mode propre а la substance intelligible se situe donc au-dessus du
mouvement et par consйquent au-dessus du temps. Mais l'кtre de toute rйalitй
corruptible est soumis au mouvement et au temps. Il est donc impossible qu'une
substance douйe d'intelligence soit corruptible. 12. Un dйsir de nature ne saurait кtre
vain: car la nature ne fait rien en vain. Mais toute intelligence dйsire
l'кtre perpйtuel: non seulement celui de l'espиce, mais celui de l'individu. En
voici la preuve. Chez certains кtres, l'appйtit naturel rйsulte de la
connaissance: ainsi le loup dйsire naturellement l'occision des animaux dont il
se nourrit, et l'homme dйsire naturellement la fйlicitй. Chez d'autres d'кtres,
la connaissance n'est point requise, mais la seule inclination des principes
naturels, qui parfois est appelйe appйtit naturel: ainsi le corps lourd
tend vers le bas. Mais, dans les deux cas, l'on constate dans les choses un
dйsir naturel d'кtre: nous en trouvons le signe dans la rйsistance qu'opposent,
par leurs propriйtйs naturelles, les кtres dйpourvus de connaissance aux objets
qui tendent а les corrompre: et quant aux connaissants, ils rйsistent selon le
mode de leur connaissance. Ainsi donc, les non-connaissants qui possиdent dans
leurs constitutifs ontologiques le pouvoir de conserver l'кtre sans fin,
toujours identique numйriquement, ont aussi l'appйtit naturel de cet кtre
perpйtuel, toujours numйriquement identique а lui-mкme. Lа oщ les principes naturels
n'impliquent pas une telle virtualitй, mais oщ la perpйtuitй ne saurait
concerner que l'espиce, lа aussi nous trouvons un appйtit naturel de perpйtuitй
spйcifique. Cette diffйrence ne peut manquer de se retrouver chez les кtres dont le
dйsir naturel s'unit а la connaissance: ceux qui ne connaissent l'кtre que dans
l'instant prйsent, le dйsirent dans l'instant prйsent; mais non pour toujours,
car ils n'ont pas la notion du toujours. Sans doute, ils dйsirent la perpйtuitй
de l'espиce: mais ils ne s'en rendent pas compte; car la vertu gйnйratrice, qui
assure cette perpйtuitй, est prйsupposйe а la connaissance et ne dйpend pas
d'elle. Quant а ceux qui connaissent et perзoivent l'кtre perpйtuel, ils le
dйsirent d'un dйsir naturel. Or cela convient а toutes les substances
intelligibles. Toutes les substances intelligentes dйsirent donc d'un dйsir
naturel кtre toujours. Il est donc impossible que l'кtre vienne а leur manquer. 13. Toutes les
rйalitйs qui reзoivent et puis qui perdent l'existence, la reзoivent et la
perdent par l'effet d'une mкme puissance: car la mкme puissance donne l'кtre et
le soustrait. Mais les substances intelligentes n'ont pu commencer d'кtre que
par la puissance du Premier Agent: elles ne viennent pas, on l'a vu, d'une
matiиre prйexistante. Pour leur enlever l'кtre, il n'y a donc qu'un pouvoir:
celui du Premier Agent, dans la mesure oщ il peut ne pas leur communiquer
l'кtre. Mais en vertu de cette puissance-lа, rien ne saurait кtre dйclarй
corruptible. En effet, les choses sont dites nйcessaires et contingentes
d'aprиs la puissance qui est en elles, et non d'aprиs la puissance de Dieu. De
plus, Dieu, Auteur de la nature, n'enlиve pas aux кtres, ce qui est propre а
leur nature; et nous avons vu que la perpйtuitй appartient en propre aux natures
intellectuelles; Dieu ne leur enlиvera donc pas ce privilиge. Par consйquent,
les substances intellectuelles sont de toute maniиre incorruptibles. C'est pourquoi
dans le Psaume: Louez le Seigneur du haut des cieux ! aprиs la mention
des anges et des corps cйlestes, on lit ceci: Il les a йtablis pour
toujours, et pour les siиcles des siиcles, expression qui manifeste leur
durйe perpйtuelle. Denys dit aussi au IVe chapitre des Noms divins:
Par le rayonnement de la divine bontй sont йtablies les substances
intelligibles et intellectuelles. Elles sont, elles vivent, elles ont une vie
qui ne peut dйfaillir ni diminuer. Elles sont pures de toute corruption,
gйnйration et mort; elles sont йlevйes au-dessus de l'instabilitй et du flux du
changement. 56: DE QUELLE MANIERE UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE PEUT-ELLE ETRE
UNIE A UN CORPS?
Nous
avons vu plus haut que la substance intellectuelle n'est point un corps ni une
vertu quelconque dйpendante du corps. Reste а examiner а prйsent la possibilitй
de l'union d'une substance intellectuelle а un corps. En premier lieu constatons que cette union
ne saurait se faire par mйlange. 1. Le mйlange en effet suppose altйration
mutuelle. Cette altйration implique nйcessairement identitй de matiиre, pour
qu'il y ait йchange d'activitй et de passivitй. Mais les substances
intellectuelles n'ont point la matйrialitй des corporelles: nous avons prouvй
leur immatйrialitй. Elles ne sauraient donc кtre mйlangйes avec un corps. 2. Lorsqu'un
mйlange a eu lieu, les йlйments mйlangйs n'ont plus d'existence actuelle, mais
virtuelle seulement: car s'ils demeuraient en acte, il n'y aurait pas mйlange,
mais simplement confusion; ainsi un corps mixte formй d'йlйments divers, n'est
lui-mкme aucun de ces йlйments. Hypothиse impossible en ce qui concerne les
substances intellectuelles: nous avons dйmontrй leur incorruptibilitй. Il faut donc
exclure l'union d'une substance intellectuelle avec un corps par mode de
mйlange. A exclure aussi l'union par maniиre de contact proprement dit. En
effet, ce contact n'appartient qu'aux corps: il y a contact lа oщ les
extrкmes sont ensemble, comme les points, les lignes, les surfaces, qui
limitent les corps. Ce n'est donc pas par mode de contact que la substance
intellectuelle peut s'unir а un corps. En consйquence, on ne doit recourir ni а
une continuitй ni а un arrangement, ni а une jointure pour
expliquer l'union de la substance intellectuelle et du corps. Rien de tout cela
ne saurait avoir lieu sans contact. Il existe pourtant un mode de contact
grвce auquel une substance intellectuelle peut s'unir а un corps. Les corps
naturels s'altиrent mutuellement lorsqu'ils se touchent: et de la sorte, ils
s'unissent l'un а l'autre non seulement quant а leurs limites quantitatives,
mais encore selon une similitude de qualitй ou de forme, en ce sens que l'agent
imprime sa forme dans le patient. Sans doute, en ce qui concerne les limites
quantitatives, le contact doit toujours кtre mutuel; et cependant, si l'on se
place au point de vue de l'action et de la passion, on peut trouver des кtres
qui ne font que toucher (activement) et des кtres qui sont seulement touchйs
(au passif): ainsi les corps cйlestes touchent de cette maniиre les corps
йlйmentaires, dans la mesure oщ ils y produisent des altйrations; mais ils ne
sont pas touchйs par eux, ne subissent de leur chef aucune modification. S'il
se trouve donc des agents dont le contact ne s'applique pas aux limites
quantitatives des corps, on dira nйanmoins qu'ils touchent, pour autant qu'ils
agissent: ainsi, dit-on que ce qui nous afflige, nous touche. En ce
sens, il est possible qu'une substance intellectuelle s'unisse а un corps par
contact. Car les substances intellectuelles agissent sur les corps et les
meuvent, puisqu'elles sont immatйrielles et plus en acte. Ce contact n'est
pas quantitatif, mais virtuel. Il diffиre en trois points du toucher
corporel: a) Grвce а lui, ce
qui est indivisible, peut toucher le divisible. Chose impossible au contact
corporel: un point ne peut toucher qu'un certain indivisible. Mais la substance
intellectuelle, bien qu'indivisible, peut atteindre une quantitй divisible,
dans la mesure oщ elle agit sur elle. Autre, en effet, est l'indivisibilitй du
point, autre celle de la substance intellectuelle. Le point est indivisible au
titre de terme de la quantitй: ce qui lui assure une situation dйterminйe dans
le continu, en dehors de laquelle il ne saurait s'йtendre. Mais la substance
intellectuelle est indivisible, comme йtrangиre а la catйgorie de quantitй.
Aussi son contact n'est-il pas limitй а un indivisible selon la quantitй. b) Le contact quantitatif n'atteint que les
limites extrкmes; le contact virtuel atteint tout l'кtre qu'il affecte. On
subit ce contact, en effet, dans la mesure oщ l'on reзoit une influence, dans
la mesure oщ l'on est mы. Ce qui a lieu pour autant qu'on est en puissance.
Mais cette puissance convient а l'кtre entier, pas seulement а ses extrйmitйs.
C'est donc le tout qui est ainsi touchй. c) Par consйquent, dans le contact quantitatif qui
atteint les limites d'un corps, l'objet qui touche est nйcessairement extйrieur
au sujet touchй; il ne peut passer а travers, il en est empкchй. Au contraire,
le contact virtuel, qui appartient aux substances intellectuelles, vise
l'intime de l'кtre, et il donne а la substance qui touche, de pйnйtrer а
l'intйrieur du sujet touchй, et d'avancer а travers lui sans obstacle. Ainsi donc la
substance intellectuelle peut s'unir а un corps par contact virtuel. Mais les
rйalitйs ainsi unies ne constituent pas une unitй pure et simple. Elles
rйalisent l'unitй d'une action exercйe et reзue: ce qui n'est pas l'unitй pure
et simple. L'unitй, en effet, se dit de la mкme maniиre que l'кtre. Or
кtre agent ne signifie pas кtre purement et simplement. L'unitй dans l'action
n'est donc pas l'unitй d'кtre absolue. Or l'unitй pure et simple se rйalise de
trois maniиres: par indivisibilitй, par continuitй, par unitй
de raison. Mais la substance intellectuelle et le corps ne sauraient
constituer une unitй indivisible: en effet, nous sommes lа en prйsence d'une
unitй constituйe par deux principes. Ne parlons pas non plus de continuitй: le
continu implique la quantitй. Il reste donc а chercher si la substance
intellectuelle et le corps peuvent constituer une unitй capable d'кtre
envisagйe comme unifiйe par la raison. Deux rйalitйs permanentes ne constituent
une telle unitй que comme forme substantielle et matiиre: car la substance et
l'accident ne font pas une unitй de raison: autre est la raison d'homme, autre
celle de blanc. Reste а chercher, par consйquent, si une substance intellectuelle
peut кtre la forme substantielle d'un corps. Or cela parait irrationnel et impossible. 1. Deux
substances existant en acte ne peuvent constituer quelque chose d'un: l'acte de
chaque кtre est, en effet, ce par quoi il se distingue de l'autre. Mais la
substance intellectuelle est pourvue d'existence actuelle, comme on l'a vu. Et
de mкme le corps. Impossible donc, semble-t-il, de former une rйalitй une avec
la substance intellectuelle et le corps. 2. Forme et matiиre se trouvent dans le
mкme genre: car tout genre se divise par acte et puissance. La substance
intellectuelle et le corps sont des genres diffйrents. On ne voit pas comment
l'une serait forme de l'autre. 3. Toute rйalitй dont l'кtre se trouve dans la
matiиre, est nйcessairement matйrielle. Mais si la substance intellectuelle est
forme du corps, son кtre doit donc se trouver dans la matiиre corporelle: car
l'кtre de la forme n'est pas sйparй de celui de la matiиre. Il s'ensuivra que
la substance intellectuelle n'est point immatйrielle, contrairement а ce que
nous avons prйcйdemment йtabli. 4. Une rйalitй dont l'кtre est dans le
corps, ne saurait кtre sйparйe du corps. Or les philosophes montrent que
l'intellect est sйparй du corps, et qu'il n'est ni un corps, ni une forme
corporelle. La substance intellectuelle n'est donc pas forme du corps:
autrement son кtre serait dans le corps. 5. Lа oщ le corps participe а l'кtre, il
doit aussi participer а l'opйration: car chaque chose agit pour autant qu'elle
est; et l'activitй ne peut surpasser l'essence, puisque la facultй d'agir
dйcoule des principes de l'essence. Mais si la substance intellectuelle est
forme du corps, il faut que son кtre appartienne au corps en mкme temps qu'а
elle: de la forme et de la matiиre rйsulte un кtre qui est un purement et
simplement, ce qui constitue l'unitй ontologique. L'opйration de la substance
intellectuelle appartiendra donc aussi au corps, et sa vertu sera une vertu
corporelle. Nous avons dйjа vu l'absurditй de ces consйquences. 57: THИSE PLATONICIENNE SUR L'UNION DE L'AME INTELLECTUELLE ET DU
CORPS
Impressionnйs
par ces arguments et par d'autres semblables, certains ont prйtendu qu'aucune
substance intellectuelle ne peut кtre forme du corps. Mais la nature mкme de
l'homme semble contredire cette opinion, car cette nature paraоt bien impliquer
l'union de l'вme intellectuelle et du corps. Aussi les philosophes susdits
ont-ils imaginй des thйories pour sauver la nature de l'homme. Ainsi d'aprиs
Platon et son йcole, l'вme intellectuelle n'est pas unie au corps comme une
forme а sa matiиre, mais seulement comme un moteur а son mobile: l'вme serait
dans le corps comme un marin sur un navire. De la sorte, l'union de
l'вme et du corps se ramиnerait а ce contact virtuel mentionnй plus haut. Position
difficile а tenir! Le contact en question ne saurait, en effet, nous l'avons
vu, procurer l'unitй pure et simple. Mais l'union de l'вme et du corps
constitue l'homme. Il faudrait donc admettre que l'homme n'est pas un, purement
et simplement: c'est-а-dire qu'il n'est pas un кtre pur et simple, mais un
composй accidentel. Pour йviter cette consйquence, Platon admit que
l'homme n'est pas un composй d'вme et de corps, mais simplement une вme se
servant d'un corps; ainsi Pierre n'est pas un certain composй de corps et
de vкtement, mais un homme recouvert d'un vкtement. Montrons la
faussetй de cette position: 1. Animal et homme sont des rйalitйs sensibles et
naturelles. Fait invraisemblable si le corps et ses parties n'entraient pas
dans l'essence de l'homme et de l'animal; mais si toute l'essence de l'un et de
l'autre se rйduisait а l'вme, comme le prйtend l'opinion susdite: car l'вme
n'est point une rйalitй sensible ni matйrielle. Impossible que l'homme ou
l'animal soit une вme se servant d'un corps, et non un composй formй
d'une вme et d'un corps! 2. Des rйalitйs ontologiquement diverses ne sauraient
exercer d'activitй une. Et quand je parle d'activitй une, je n'envisage pas le
terme que vise cette activitй, mais bien plutфt son origine, son point de
dйpart dans l'agent: quand plusieurs individus tirent un seul navire, l'action
est unique du cфtй de l'objet qui est un, mais du cфtй des travailleurs, elle
est multiple, car il y a plusieurs efforts de traction: puisque l'action suit
la forme et la vertu, il faut bien que lа oщ il y a diverses formes et vertus,
il y ait des actions diverses. Sans doute l'вme possиde une opйration propre, а
laquelle ne participe pas le corps: l'intellection - cependant il existe des
opйrations communes а l'вme et au corps, а savoir la crainte, la colиre, la sensation,
etc... Ces phйnomиnes comportent une certaine modification d'une partie
dйterminйe du corps: ce sont а la fois des opйrations de l'вme et du corps.
L'вme et le corps constituent donc un seul кtre, ce ne sont pas des rйalitйs
ontologiquement diverses. Platon prйtend bien rйsoudre cette difficultй. En
effet, dit-il, la diversitй du moteur et du mobile n'empкche pas l'unitй de
l'acte: le mкme mouvement appartient au moteur а titre d'origine, et au mobile
а titre d'aboutissement. Ainsi donc d'aprиs Platon les opйrations susdites
appartiennent en mкme temps а l'вme et au corps: а l'вme en tant que moteur, au
corps en tant que mobile. Nouvelle impossibilitй ! Au second livre de l'Ame,
le Philosophe prouve que le sentir se ramиne а une motion venue
des objets sensibles extйrieurs. Par consйquent, l'homme ne saurait avoir
de sensation sans un objet extйrieur sensible: point de motion sans moteur.
Donc l'organe sensoriel est mis en mouvement, est passif dans la sensation, et
cela par le fait d'un objet extйrieur sensible. Or ce par quoi l'organe est
ainsi passif, c'est le sens: en effet, la privation d'un sens entraоne celle
des impressions correspondantes. Le sens est donc une vertu passive de l'organe
qu'il affecte. Par consйquent l'вme sensitive ne joue pas dans la sensation le
rфle d'une cause motrice ou active, mais elle est principe de passivitй. Ce
principe ne saurait se diversifier ontologiquement de l'кtre passif. Donc entre
l'вme sensible et le corps animй il n'y a pas diversitй ontologique. 3. Bien que le
mouvement soit l'acte commun du moteur et du mobile, cependant effectuer un
mouvement et le recevoir sont deux opйrations diverses: action et passion
sont deux prйdicaments distincts. Si donc dans la sensation l'вme sensitive
joue le rфle d'agent et le corps celui de patient, autre sera l'opйration de
l'вme, autre celle du corps. Ainsi l'вme sensitive possйdera une opйration
propre; donc aussi une subsistance propre. Par consйquent, la destruction du
corps n'entraоnera pas sa propre destruction. Conclusion: les вmes sensitives,
mкme celles des animaux sans raison, seront immortelles. Cette consйquence
paraоt peu probable. Elle est cependant conforme а la thиse platonicienne. Mais
ce point sera examinй plus loin. 4. Le moteur ne donne pas au mobile son
espиce. Si donc l'union de l'вme au corps n'est qu'une union de moteur а
mobile, le corps avec ses parties n'est pas spйcifiй par l'вme. Le dйpart de
l'вme n'enlиvera donc pas son espиce а l'organisme. Ce qui est йvidemment faux:
aprиs la mort, il n'est plus question de chair, d'os, de mains, etc..., que
dans un sens йquivoque. Aucune de ces parties ne possиde plus d'opйration
propre, de caractиre spйcifique. L'union de l'вme au corps n'est donc pas
seulement l'union du moteur et du mobile, de l'homme avec son vкtement. 5. Du moteur, le
mobile ne reзoit pas l'кtre, mais seulement le mouvement. Si l'вme n'est unie
au corps que comme а un moteur, le corps sera sans doute mы par l'вme, mais
elle ne lui donnera pas l'кtre. Mais la vie est pour ainsi dire t'кtre du
vivant. Le corps ne vivra donc pas par l'вme. 6. Le mobile n'est point engendrй par
l'intervention du moteur, ni dйtruit du fait de son absence: puisqu'il n'y a
pas lа de dйpendance dans l'кtre, mais seulement dans le mouvement. Si donc
l'вme n'est unie au corps que comme un moteur а son mobile, il s'ensuivra que
l'union de l'вme et du corps n'impliquera point gйnйration, ni leur divorce
corruption. Et ainsi la mort, qui consiste dans la sйparation de l'вme et du
corps, ne sera pas la corruption de l'animal. Consйquence йvidemment fausse. 7. Tout кtre qui
se meut lui-mкme possиde le pouvoir de se mouvoir et de ne pas se mouvoir, de
mouvoir et de ne pas mouvoir. Or l'вme, dans la thиse platonicienne, meut le
corps comme se mouvant soi-mкme. Il est donc au pouvoir de l'вme de mouvoir le
corps et de ne le pas mouvoir. Et si elle lui est simplement unie comme le
moteur а un mobile, l'вme pourra se sйparer du corps et s'unir а lui, а
volontй. Conclusion irrecevable ! Voici maintenant la preuve de l'union de
l'вme au corps, а titre de forme propre: 1. Ce qui dйtermine pour un кtre donnй le
passage de la puissance а l'acte, est la forme et l'acte de cet кtre. Or l'вme
fait passer le corps de la puissance а l'acte: car la vie est l'кtre mкme
dit vivant. Mais la semence avant l'animation n'est vivante qu'en puissance;
c'est l'вme qui la rend actuellement vivante. L'вme est donc la forme du corps
animй. 2.
L'кtre et l'agir n'appartiennent pas а la forme seule ni а la seule matiиre,
mais au composй: donc кtre et agir sont attribuйs а toutes les deux, dont l'une
joue le rфle de forme, l'autre celui de matiиre. Ainsi, dirons-nous que l'homme
est sain par le corps et par la santй, et que le savant connaоt par la science
et par l'вme - la science йtant la forme de l'вme connaissante et la santй
celle du corps sain. Or vivre et sentir sont attribuйs а l'вme et au corps: on
dit en effet que nous vivons et que nous sentons et par l'вme et par le corps.
Mais l'вme est le principe de la vie et de la sensation. L'вme est donc la forme
du corps. 3. Toute l'вme sensitive joue а l'йgard de l'ensemble du corps le mкme
rфle que chaque partie de l'вme а l'йgard de chaque partie correspondante du
corps. Or chaque partie de l'вme est forme et acte de l'organe qui lui
correspond: ainsi la vue est forme et acte de l'_il. Donc l'вme est forme et
acte du corps. 58: L'HOMME N'A PAS TROIS AMES (VЙGЙTATIVE, SENSITIVE ET
INTELLECTUELLE)
Mais
les tenants du platonisme ne sont pas au bout de leurs objections. Car Platon
admet en nous plusieurs вmes: l'intellectuelle, la vйgйtative, la sensitive. On
peut donc voir dans l'вme sensitive la forme du corps sans reconnaоtre pour
autant qu'une certaine substance intellectuelle est forme du corps. Voici les
arguments qui excluent cette position platonicienne. 1. Quand certaines donnйes
conviennent а une rйalitй selon des formes diffйrentes, on ne peut les
attribuer les unes aux autres que de maniиre accidentelle ce qui est blanc est
dit accidentellement musicien, dans la mesure oщ Socrate possиde а la
fois la blancheur et la musique. S'il existe donc en nous trois formes
diffйrentes; а savoir les вmes intellectuelle, sensitive et nutritive (ou
vйgйtative), les caractйristiques qui nous viennent de ces formes ne sauraient
avoir entre elles d'autre lien que celui d'une attribution accidentelle. En
raison de l'вme intellectuelle nous sommes appelйs des hommes, selon
l'вme sensitive des animaux, d'aprиs l'вme vйgйtative, des vivants. Ainsi
les propositions suivantes n'auront qu'une valeur accidentelle: L'homme est un
animal, ou bien L'animal est un vivant. Mais de telles propositions
tiennent manifestement par soi: l'homme, pour autant qu'il est un homme, est
animal; et l'animal, en tant qu'animal, est vivant. C'est donc le mкme principe
qui pose а la fois l'homme, l'animal et le vivant. On objectera peut-кtre que la diversitй
des вmes n'entraоne pas forcйment le caractиre accidentel des attributions
susdites: car il existe un ordre entre ces diffйrentes вmes ! Mais l'objection
ne vaut pas. En effet, l'ordre de la sensation par rapport а la pensйe et celui
de la vie vйgйtative par rapport а la vie des sens, se prйsente comme un ordre
de puissance а l'acte: car du point de vue de la gйnйration, la vie de
l'intelligence vient aprиs la vie des sens, et la vie des sens aprиs la vie
vйgйtative; l'animal est engendrй avant l'homme. Par consйquent, si l'ordre sur
lequel s'appuie l'objection peut servir de fondement а des attributions
nйcessaires, cette nйcessitй ne devra pas кtre cherchйe du cфtй de la forme,
mais du cфtй de la matiиre ou du sujet, comme а propos d'une surface colorйe.
Mais il ne saurait en кtre ainsi. Car dans ce dernier mode d'attribution
nйcessaire, ce qui est formel est dit par soi du sujet: La surface
est blanche; le nombre est pair. Et dans ce mode d'attribution, le sujet
fait partie de la dйfinition du prйdicat, comme le nombre de la
dйfinition du pair. Or dans le cas de l'homme, c'est le contraire. Homme
ne s'attribue pas de soi а l'animal; et de mкme le sujet n'entre pas
dans la dйfinition du prйdicat, mais « vice versa ». L'ordre allйguй
ne saurait donc fonder le mode de nйcessitй des attributions dont on parle. 2. L'кtre a la
mкme source que l'unitй. L'un suit l'кtre. Puisque toute chose
tient l'кtre de la forme, de la forme aussi elle tiendra l'unitй. Si donc on
attribue а l'homme plusieurs вmes comme des formes diverses, l'кtre humain ne
sera pas un, mais multiple. - Et pour donner а l'homme son unitй, l'ordre des
formes ne saurait suffire. L'unitй d'ordre n'est pas l'unitй pure et simple:
elle est la moindre des unitйs. 3. La prйsence de trois вmes dans l'homme
se heurte а la difficultй signalйe au chapitre prйcйdent: а savoir que l'кtre
formй par l'union de l'вme intellectuelle et du corps ne serait pas un,
purement et simplement, mais que son unitй serait toute accidentelle. En effet,
tout ce qui s'ajoute а un кtre aprиs la formation complиte de cet кtre, lui
survient accidentellement: c'est une donnйe йtrangиre а son essence. Or toute
forme substantielle constitue l'кtre comme quelque chose d'achevй dans la
catйgorie de la substance: elle lui donne d'кtre en acte et d'кtre
dйterminйment tel. Donc tout ce qui vient s'ajouter а la premiиre forme
substantielle, appartient au domaine de l'accidentel. Mais l'вme vйgйtative est
forme substantielle, puisque la vie reprйsente un attribut substantiel
chez l'homme et chez l'animal. Consйquence: l'вme sensitive serait une
adjonction accidentelle, et de mкme l'вme intellectuelle. Et ainsi les mots animal
et homme ne dйsigneraient pas un кtre purement et simplement un, non
plus qu'un genre ou une espиce appartenant а la catйgorie de la substance. 4. Si l'homme,
conformйment а la thйorie platonicienne, n'est pas un composй d'вme et de
corps, mais une вme se servant d'un corps, ou bien il faut entendre cela
de l'вme intellectuelle seulement, ou des trois вmes (s'il y en a trois), ou
bien de deux вmes. S'il s'agit de deux ou trois вmes, il s'ensuit que l'homme
n'est pas un, mais qu'il est deux ou trois: il est, en effet, trois вmes, ou au
moins deux. Et si on l'entend de la seule вme intellectuelle, en ce sens que
l'вme sensitive serait la forme du corps et que l'вme intellectuelle utilisant
le corps animй et douй de sensation serait l'homme, alors nous nous trouverons
toujours en prйsence des mкmes difficultйs: а savoir que l'homme ne serait pas
un animal, mais qu'il se servirait d'un animal - car c'est l'вme
sensitive qui fait l'animal; et que l'homme ne sentirait pas, mais qu'il utiliserait
un кtre douй de sensation. Cela ne tient pas: impossible d'admettre qu'en
nous, les principes de la pensйe, de la sensation et de la vie vйgйtative
constituent trois вmes substantiellement diffйrentes. 5. Pour constituer un seul кtre, deux ou
plusieurs rйalitйs diffйrentes ont besoin d'un facteur d'unitй - а moins
toutefois que de ces rйalitйs l'une joue le rфle de l'acte et l'autre celui de
la puissance: ainsi matiиre et forme font un seul кtre, sans qu'aucun lien
extrinsиque les unisse. Mais si dans l'homme il y a plusieurs вmes, elles ne
sont pas entre elles dans le rapport d'acte et de puissance, toutes sont des
actes et des principes d'activitй. Si pourtant elles s'unissent pour constituer
un seul кtre, comme l'homme ou l'animal, il faut bien admettre la prйsence d'un
facteur d'unitй. Ce dernier ne saurait кtre le corps car c'est plutфt l'вme qui
sert de lien au corps, puisque lorsqu'elle s'en va, le corps se dissout. Le
facteur d'unitй en question devra donc кtre quelque chose de plus formel (de
plus actuel). Et ce quelque chose mйritera plus le nom d'вme que ces йlйments
ou parties qu'elle maintient dans l'unitй. Mais si ce principe d'unitй possиde
lui aussi des parties diverses, et n'est pas essentiellement un, alors il faut
chercher un autre principe d'unitй. Et comme Il n'est pas possible d'aller а l'infini,
force est bien d'en venir а quelque rйalitй une par soi. Telle est l'вme,
au premier chef. Il faut donc admettre dans l'homme ou l'animal l'existence
d'une вme unique. 6. Si notre rйalitй psychique est le rйsultat d'un
assemblage de principes divers, de mкme que cet ensemble se rapporte а tout le
corps, de mкme aussi chaque partie de cette вme multiple devra se rapporter а
chacune des parties du corps. Et cette conclusion ne nous йloigne pas de la
pensйe de Platon: il situait, en effet, l'вme rationnelle dans le cerveau, l'вme
vйgйtative dans le foie, l'вme affective dans le c_ur. D'un double point de vue
cette thйorie apparaоt fausse: a) Il existe une certaine partie de l'вme
qu'on ne peut attribuer а aucune partie du corps: а savoir l'intellect, dont il
a йtй prouvй qu'il n'est l'acte d'aucun organe; b) De toute йvidence,
dans la mкme partie du corps on constate des activitйs de diverses sortes,
toutes attribuables а l'вme. C'est le cas des animaux qui continuent de vivre
aprиs avoir йtй sectionnйs, parce que le mкme organe possиde le mouvement, avec
le sens et l'appйtit qui dйterminent le mouvement. De mкme aussi la mкme partie
d'une plante sectionnйe prйsente les phйnomиnes de nutrition, de croissance et
de germination. Tout cela montre bien que les diverses parties de l'вme ont
pour sujet une seule et mкme partie du corps. Il n'y a donc pas en nous
diverses вmes, attribuйes aux diffйrentes parties du corps. 7. Des forces
diverses qui ne prennent pas racine dans un principe unique, ne se neutralisent
nullement dans leur activitй, а moins que leurs opйrations ne soient
rйciproquement contraires: ce qui n'est pas le cas ici. Or nous constatons que
les diverses activitйs psychiques tendent а se neutraliser mutuellement: si
l'une s'intensifie, l'autre se ralentit. Il faut donc admettre que ces
activitйs, et les forces d'oщ elles procиdent, relиvent d'un principe unique.
Ce principe ne saurait кtre le corps: d'abord parce qu'il existe une activitй
psychique incorporelle, а savoir la pensйe; ensuite parce que si le principe de
ces forces et de ces activitйs йtait le corps en tant que tel, on trouverait
ces forces et ces activitйs dans tous les corps, ce qui est йvidemment faux. Le
principe en question doit donc кtre une certaine forme unique, grвce а laquelle
ce corps est tel corps. Et c'est l'вme. Par consйquent, toutes les activitйs
psychiques que nous constatons en nous procиdent d'une вme unique. Il n'existe
pas en nous plusieurs вmes. Ainsi nous rejoignons ce texte du Livre des Dogmes
de l'Eglise: Nous ne croyons pas qu'il y ait deux вmes en un seul
homme, comme Jacques et certains Syriens l'ont йcrit: l'une animale, animatrice
du corps et mйlangйe au sang, l'autre spirituelle, consacrйe а la pensйe: mais
nous affirmons en l'homme, la prйsence d'une seule et mкme вme, qui vivifie le
corps par son union avec lui, et qui se dirige elle-mкme par sa raison. 59: L'INTELLECT POSSIBLE DE L'HOMME N'EST PAS UNE SUBSTANCE
SЙPARЙE
On a
inventй une autre thйorie pour soutenir qu'une substance intellectuelle ne
saurait кtre unie au corps comme une forme. D'aprиs cette thиse, l'intellect,
mкme celui qu'Aristote appelle possible, est une certaine substance
sйparйe qui ne nous est point unie а titre de forme. Et voici sur quels arguments s'appuie
cette thйorie: 1. Il y a d'abord les expressions d'Aristote
qualifiant cette intellect de sйparй, de non mйlangй au corps, de
simple, d'impassible: expressions qui ne sauraient convenir а la
forme d'un corps. 2. La dйmonstration du mкme Aristote, par laquelle il
prouve que, puisque l'intellect possible reзoit toutes les espиces des choses
sensibles, а l'йgard desquelles il se trouve en puissance, de ce chef il est
nйcessairement affranchi de toute dйtermination corporelle; comme la pupille de
l'_il, rйceptive de toutes les espиces de couleurs, n'en possиde elle-mкme
aucune: si, en effet, elle avait actuellement telle ou telle couleur, cette
couleur-lа empкcherait la vision des autres couleurs, bien plus elle ferait
tout voir sous une teinte uniforme. Il en irait de mкme pour l'intellect
possible s'il possйdait par lui-mкme une forme ou une nature appartenant au
monde physique sensible: ce qui serait le cas, s'il entrait en composition avec
un corps, ou bien s'il йtait forme d'un corps. Matiиre et forme constituant un
seul кtre, la forme participe donc en quelque maniиre de la nature de l'кtre
qu'elle dйtermine. D'oщ impossibilitй pour l'intellect possible d'entrer en
composition avec un corps, ou bien d'кtre l'acte ou la forme d'un corps. 3. Si l'intellect
possible йtait la forme d'un corps matйriel, sa rйceptivitй serait du mкme
genre que la rйceptivitй de la matiиre premiиre; en effet, ce qui est forme
d'un corps, ne reзoit rien sans sa matiиre, mais la matiиre premiиre reзoit les
formes individuelles, bien plus ! elles sont individuйes par le fait qu'elles sont
dans la matiиre. Par consйquent, l'intellect possible recevrait les formes en
tant qu'individuelles; il ne connaоtrait donc pas l'universel: ce qui est
йvidemment faux. 4. La matiиre premiиre ne connaоt pas les formes
qu'elle reзoit. Si donc la rйceptivitй de l'intellect possible йtait identique
а celle de la matiиre premiиre, l'intellect possible ne connaоtrait pas non
plus les formes qu'il reзoit: ce qui est faux. 5. Il est impossible de mettre dans un
corps un pouvoir infini, comme le prouve Aristote, au VIIIe livre de la Physique.
Mais l'intellect possible jouit en quelque sorte d'un pouvoir infini; par
lui nous portons notre jugement sur un nombre infini d'objets, car dans les
concepts universels de notre pensйe sont contenues potentiellement des sйries
infinies de choses particuliиres. L'intellect possible n'est donc pas un
pouvoir qui rйside dans un corps. Telles sont les raisons qui ont poussй
Averroиs et certains anciens auxquels il fait allusion, а soutenir que
l'intellect possible, facultй par laquelle l'вme pense, est rйellement sйparй
du corps et n'en est point la forme. Mais cet intellect ne nous appartiendrait
en aucune maniиre et ne nous serait d'aucune utilitй pour penser, s'il ne nous
йtait uni par un certain lien. Et voici oщ notre auteur va chercher ce lien:
l'espиce comprise en acte est forme de l'intellect possible, comme l'objet
visible en acte est forme de la facultй visuelle; donc l'intellect possible et
la forme comprise en acte ne font qu'un. L'кtre а qui cette forme intellectuelle
est unie, sera donc uni, lui aussi, а l'intellect possible. Mais cette mкme
forme intellectuelle nous est prйcisйment unie par l'image qui est pour ainsi
dire son sujet. Tel est le lien qui nous rattache а l'intellect possible. Thйorie frivole
et ruineuse: il est facile de le voir. 1. En effet, c'est l'кtre pourvu
d'intellect qui est intelligent (qui comprend) est compris (au passif) ce dont
l'espиce intelligible est unie а l'intellect. Du fait que l'espиce
intellectuelle est dans l'homme unie а l'intellect d'une certaine maniиre,
l'homme ne sera pas pour autant intelligent (ou comprenant), mais seulement il
sera compris (intelligй) par l'intellect possible sйparй dont on suppose
l'existence. 2. Si l'espиce comprise en acte est forme de l'intellect possible, comme
l'espиce visible en acte est forme de la puissance visuelle ou de l'_il
lui-mкme, il existe une analogie entre l'espиce intellectuelle par rapport aux
images d'une part, et d'autre part l'espиce visible en acte par rapport а
l'objet colorй situй en dehors de l'вme. Aristote lui-mкme fait cette
comparaison dans le De Anima. Dans ces conditions, le lien qui unit
l'intellect possible par la forme intelligible а l'image qui est en nous,
ressemble а celui qui unit la facultй de voir а la couleur qui est dans la
pierre. Mais ce lien ne fait pas que la pierre voie, mais seulement qu'elle
soit vue. Par consйquent, cette union de l'intellect possible avec nous ne nous
donne pas de comprendre, mais seulement d'кtre compris. Il est pourtant йvident
qu'а l'homme on doit attribuer proprement et vйritablement le fait de
comprendre; nous ne chercherions pas la nature de l'intellect si nous ne
possйdions pas l'intelligence. L'explication proposйe ne suffit donc pas. 3. Tout sujet
connaissant est, par sa facultй de connaоtre, uni а son objet, et non
inversement; de mкme que tout travailleur est, par son activitй opйrative, uni
а son _uvre. Or l'homme tient son activitй pensante de l'intellect, facultй de
connaissance. Il ne faut donc pas dire: l'homme est uni а l'intellect par la
forme intelligible, mais bien plutфt: l'homme est uni par l'intellect а l'objet
intelligible. 4. Ce par quoi un кtre agit, est la forme de cet кtre. Rien n'agit en
effet que pour autant qu'il est en acte. Mais aucun кtre n'est en acte que par ce
qui constitue sa forme. Ainsi Aristote prouve que l'вme est une forme, du fait
que l'animal vit et sent par l'вme. Or l'homme comprend; et il ne le fait que
par l'intellect. Et Aristote, йtudiant en nous le principe de la pensйe,
dйfinit la nature de l'intellect possible. Ce dernier nous est donc uni
formellement et pas seulement par son objet. 5. Intellect en acte et intelligible en
acte sont un; de mкme que le sens en acte et le sensible en acte; mais
non toutefois l'intellect en puissance et l'intelligible en puissance, ni non
plus le sens en puissance et le sensible en puissance. Donc l'espиce de la
chose, selon qu'elle est dans les images, n'est pas intelligible en acte (car
alors elle ne fait pas un avec l'intellect en acte); elle ne le deviendra qu'une
fois abstraite des images. De mкme que l'espиce de la couleur n'est pas sentie
en acte selon qu'elle est dans la pierre, mais seulement selon qu'elle est dans
la pupille de l'_il. Or si l'on adopte la position d'Averroиs, l'espиce
intelligible ne nous est unie que pour autant qu'elle est dans les images. Elle
ne nous est donc pas unie selon qu'elle s'identifie а l'intellect possible,
comme dйtermination de celui-ci. Par consйquent, elle ne saurait jouer le rфle
d'intermйdiaire entre l'intellect possible et nous, puisque, selon qu'elle
s'unit а l'intellect possible elle ne s'unit pas а nous, ni inversement. A la base de
l'opinion que nous combattons, il y a une йquivoque. En effet, les couleurs
existant hors de l'вme, en prйsence de la lumiиre sont visibles en acte, en
tant que pouvant impressionner la vue; mais non pas en tant qu'actuellement
senties, comme s'identifiant avec la vision en acte. Et de mкme les images, par
la lumiиre de l'intellect agent, deviennent actuellement intelligibles et
peuvent impressionner l'intellect possible; mais elles ne sont pas comprises en
acte et ne s'identifient pas encore avec l'intellect possible uni actuellement
а son objet. 6. Oщ se trouve une plus haute opйration vitale, se trouve aussi une
plus haute espиce de vie, correspondant а cette activitй. Ainsi dans les
plantes existe une activitй purement vйgйtative; dans les animaux, il y a une
activitй plus йlevйe, sensitive et motrice: elle vaut а l'animal un genre de
vie d'un degrй supйrieur. Mais dans l'homme on trouve une opйration vitale plus
йlevйe que chez l'animal: c'est la pensйe. Donc l'homme se situe а un degrй
supйrieur dans l'йchelle des vivants. Mais le principe de vie, c'est l'вme. Le
principe de la vie de l'homme sera donc plus йlevй que l'вme sensitive. Or
aucune вme n'est plus haute que l'вme intelligente. L'intelligence est donc
l'вme de l'homme, et par consйquent sa forme. 7. Le rйsultat de l'opйration d'un кtre ne
donne pas а cet кtre son espиce car l'opйration est acte second, tandis que la
forme par laquelle l'кtre se trouve spйcifiй, est acte premier. Mais dans la
thиse averroпste l'union de l'intellect possible avec l'homme, est une
consйquence de l'activitй humaine; elle s'opиre en effet par le moyen de
l'imagination, qui selon le Philosophe, est un mouvement fait par le sens en
raison de son activitй. Une telle union ne saurait suffire а spйcifier
l'homme: on ne pourrait donc pas dire que l'homme se distingue spйcifiquement
des autres animaux par son intelligence. 8. Si l'espиce humaine se dйfinit par la
raison et l'intelligence, tout кtre humain possиde nйcessairement des facultйs
intellectuelles. Mais l'enfant, avant mкme sa naissance, appartient а l'espиce
humaine; il n'a pourtant point d'image qui puissent servir de matiиre aux
opйrations intellectuelles. Il ne faut donc pas dire que ce qui donne а l'homme
l'intelligence, c'est le fait de son union avec un intellect sйparй, union
produite par l'espиce intelligible dont le sujet est l'image. 60: L'HOMME N'EST PAS SPЙCIFIЙ PAR L'INTELLECT PASSIF, MAIS PAR
L'INTELLECT POSSIBLE
Mais
la thиse averroпste nous oppose encore une difficultй. D'aprиs Averroиs,
en effet, l'homme se distingue des bкtes par cette facultй qu'Aristote appelle intellect
passif, qui n'est pas autre chose que la fonction cogitative, propre
а l'homme et qui correspond а l'estimative naturelle des animaux. Le
rфle de cette facultй cogitative consiste а distinguer les intentions
individuelles et а les comparer entre elles, de mкme que l'intellect spirituel,
qui est sйparй de la matiиre, fait des comparaisons et des distinctions
parmi les intentions universelles; et comme par cette facultй, unie а
l'imagination et а la mйmoire, les images sont prйparйes а recevoir l'influence
de l'intellect agent qui actualise les intelligibles, ainsi que certaines
techniques prйparent la matiиre а l'action de l'ouvrier principal, pour cette
raison, ladite facultй est appelйe intellect et raison. Les
mйdecins la localisent au centre du cerveau. C'est d'aprиs la disposition de
cette facultй que diffиrent les aptitudes intellectuelles des hommes. Par
l'usage et l'exercice de cet intellect passif, nous acquйrons l'habitude de la
science: les habitudes des sciences sont dans cet intellect passif comme dans
leur sujet. Dиs le dйbut de la vie l'enfant possиde cette facultй, et d'aprиs
la thиse averroпste, c'est l'intellect passif qui le spйcifie en tant qu'homme,
avant mкme qu'il ne forme acte d'intelligence. La faussetй, le caractиre abusif de cette
position apparaissent avec йvidence. 1. En effet, les opйrations vitales sont
comparйes а l'вme comme les actes seconds а l'acte premier, comme le montre
Aristote au IIe livre du De Anima. Or l'acte premier dans un mкme sujet
prйcиde dans le temps l'acte second, par exemple la science prйcиde l'exercice
de la science. Partout oщ se trouve une opйration vitale, il faut donc admettre
l'existence d'une certaine partie de l'вme qui se rapporte а cette opйration
comme l'acte premier а l'acte second. Mais l'homme a une opйration propre, qui
surpasse toute fonction animale, а savoir l'acte de l'intellection et du
raisonnement: acte de l'homme en tant qu'il est homme, comme le dit Aristote au
1er livre de l'Ethique. Il faut donc admettre dans l'homme un certain
principe, principe qui sert а dйfinir l'espиce humaine et qui se rapporte а
l'opйration intellectuelle comme l'acte premier а l'acte second. Ce principe ne
saurait кtre l'intellect passif dont il a йtй question: en effet, le principe
de l'opйration intellectuelle doit кtre impassible et incorporel, comme le
prouve le Philosophe; or l'intellect passif ne rйalise manifestement pas ces
conditions. Il n'est donc pas possible que par la facultй connaissance qu'on
appelle l'intellect passif, l'homme soit classй dans une espиce qui le
distingue des autres animaux. 2. Les affections de la partie sensitive ne peuvent
placer l'кtre dans un genre de vie plus йlevйe que la vie sensitive, de mкme
que les affections de l'вme vйgйtative ne peuvent faire accйder l'кtre а un
degrй de vie supйrieure а la vie vйgйtative. Or il est йvident que l'imagination
et les facultйs qui s'y rattachent, comme la mйmoire entre autres, sont des
affections de la partie sensitive, comme le Philosophe le prouve dans le livre de
Memoria. Ces puissances ne sauraient donc faire accйder l'animal а un genre
de vie plus йlevй que la vie sensitive. Et pourtant l'homme se situe а un
niveau supйrieur: le Philosophe, au livre II du De Anima, dans sa
classification des genres de vie, place la vie intellectuelle qu'il attribue а
l'homme, au-dessus de la vie sensitive, qu'il attribue d'une maniиre gйnйrale а
tout animal. Il ne faut donc pas voir dans cette activitй sensitive la
caractйristique propre de la vie humaine. 3. Tout кtre qui se meut lui-mкme, selon
la dйmonstration du Philosophe, se compose d'une partie motrice et d'une partie
mue. Or l'homme, ainsi que les autres animaux, se meut lui-mкme. Donc il se
compose d'une partie motrice et d'une partie mue. Mais le premier moteur dans
l'homme est l'intelligence; car l'intelligence par l'objet qu'elle saisit meut
la volontй. Et l'on ne peut attribuer au seul intellect passif le rфle de
moteur, car l'intellect passif n'atteint que des donnйes particuliиres, et le
mouvement dont il s'agit comporte l'intervention d'une opinion universelle qui
appartient а l'intellect possible, et d'une particuliиre qui appartient а
l'intellect passif, comme le montre Aristote au IIIe livre du De
Anima et au VIIe livre de l'Ethique. Donc l'intellect possible est
une certaine partie de l'homme, la plus digne, la plus formelle. C'est donc
bien elle qui sert а le dйfinir, et non pas l'intellect passif. 4. Il est prouvй
que l'intellect possible n'est pas l'acte d'un corps, pour cette raison que par
la connaissance il atteint les formes sensibles, d'une maniиre universelle.
Aucune facultй dont l'opйration peut s'йtendre а toutes les formes sensibles
dans leur universalitй, ne saurait кtre l'acte d'un corps. Or telle est la
volontй; tous les objets que nous comprenons, nous pouvons les vouloir, du
moins vouloir les connaоtre. L'acte de volontй peut d'ailleurs avoir une portйe
universelle: nous haпssons, en effet, universellement toute l'espиce des
brigands, comme le dit Aristote dans sa Rhйtorique; mais notre colиre ne
se porte que sur des objets particuliers. La volontй ne peut кtre l'acte
d'une quelconque partie du corps ni rйsulter d'une puissance qui serait l'acte
du corps. Mais toute partie de l'вme est l'acte d'un organe corporel, exceptй
la partie intellectuelle proprement dite. Donc la volontй est dans la partie
intellectuelle; aussi, d'aprиs Aristote, au IIIe livre du De Anima, la
volontй est dans la raison, l'irascible et le concupiscible dans la partie
sensitive; c'est pourquoi les actes du concupiscible et de l'irascible sont
des mouvements passionnels, ceux de la volontй des actes йlectifs. Mais la volontй
de l'homme n'est pas extrinsиque а l'homme, comme enracinйe dans je ne sais
quelle substance sйparйe, non, elle rйside dans l'homme lui-mкme, autrement
l'homme ne serait pas maоtre de ses actions: il serait poussй par la volontй
d'une certaine substance sйparйe, et il ne possйderait en propre que les
puissances appйtitives sujettes aux mouvements passionnels, c'est-а-dire
l'irascible et le concupiscible, qui rйsident dans la partie sensitive, comme
chez les autres animaux, qui sont agis plutфt qu'ils n'agissent. Conclusion
inadmissible qui ruinerait par la base toutes les sciences morales et sociales.
D'oщ la nйcessitй d'admettre en nous un intellect possible, par lequel
nous diffйrons des brutes, et pas seulement par l'intellect passif. 5. Aucun кtre ne
peut agir sinon part une puissance active existant en lui. Inversement, aucun
кtre ne peut pвtir sinon par une puissance passive existant en lui. Le
combustible peut кtre brыlй, non pas seulement parce qu'il existe une rйalitй
capable de le brыler, mais aussi parce qu'il est lui-mкme susceptible de
combustion. Mais entendre (ou comprendre) est un certain pвtir, comme
il est dit au IIIe livre du De Anima. Donc comme l'enfant est
intelligent en puissance, bien qu'il n'exerce pas encore l'acte de l'entendement,
il faut bien qu'il y ait en lui une certaine puissance susceptible d'opйrations
intellectuelles. Cette puissance est l'intellect possible. Il faut donc qu'а
l'enfant soit dйjа uni l'intellect possible, avant mкme qu'il n'exerce l'acte
d'intellection. Le principe d'union de l'intellect possible avec l'homme n'est
donc pas une forme comprise en acte; mais la facultй mкme de l'intellect
possible est unie а l'homme dиs le dйbut, comme faisant partie de son кtre. Averroиs prйtend
rйpondre а cet argument. Pour lui l'enfant est dit possйder la puissance
intellectuelle а un double titre: a) du fait que les images qui sont en
lui sont intelligibles en puissance; b) parce que l'intellect possible
peut s'unir а lui, et non parce qu'il lui serait dйjа uni. Montrons
l'insuffisance de cette explication: a) Il faut distinguer nettement le pouvoir agi du
pouvoir pвtir, ces deux opposйs. Du fait qu'un кtre possиde le pouvoir d'agir,
il ne possиde pas nйcessairement celui du pвtir. Or, pouvoir
comprendre est pouvoir pвtir, dиs lа que comprendre est un certain pвtir comme
le dit le Philosophe. Par consйquent, lorsqu'on dit que l'enfant a la puissance
de comprendre, on n'attribue pas cette puissance au fait que les images qui
sont en lui pourront кtre actuellement comprises car cela relиve du pouvoir
d'agir, puisque les images impressionnent l'intellect possible. Une puissance qui
dйcoule de l'espиce d'un кtre ne lui appartient pas selon ce qui ne produit pas
l'espиce en question. Mais pouvoir comprendre dйcoule de l'espиce humaine: car
l'intellection est un acte de l'homme en tant que tel. Or les images ne donnent
pas l'espиce humaine, mais elles sont plutфt le rйsultat de notre activitй
psychique. Ce n'est donc pas en raison des images que l'enfant peut кtre dit
intelligent en puissance. b) De mкme, on ne peut dire que la puissance intellectuelle de l'enfant
consiste dans le fait que l'intellect possible peut s'unir а lui. On est
capable d'agir ou de pвtir par une puissance active ou passive comme on est blanc
par la blancheur. Or aucun objet n'est blanc avant que la blancheur
ne lui soit unie. Ainsi nul n'est dit capable d'agir ou de pвtir avant de
possйder la puissance active ou passive en question; on ne saurait donc parler
de puissance intellectuelle chez l'enfant avant que l'intellect possible, qui
est la facultй de comprendre, ne se trouve en lui. c) De plus, c'est dans un sens tout diffйrent que
quelqu'un est dit en puissance d'agir avant qu'il n'aie la nature qui lui
permette d'agir, ou aprиs qu'il possиde cette nature mais se trouve
accidentellement empкchй d'en exercer l'acte. Ainsi un corps peut кtre en
puissance de s'йlever, ou bien avant mкme d'avoir acquis la lйgиretй voulue, ou
bien aprиs l'avoir acquise mais encore arrкtй accidentellement dans sa tendance
ascensionnelle par certains obstacles. Or l'enfant est en puissance а l'йgard
de l'acte intellectuel, non parce qu'il ne possиde pas la facultй de
comprendre, mais parce qu'il en est empкchй par de multiples mouvements qui
s'opиrent en lui, comme il est dit au VIIe livre de la Physique. Dire
qu'il a la facultй de comprendre, ce n'est donc pas dire que l'intellect
possible, qui est la puissance intellectuelle, peut lui кtre uni; mais qu'il
lui est dйjа uni et que son exercice est provisoirement entravй; cet empкchement
une fois enlevй, l'enfant tout de suite exercera son intelligence. 6. L'habitus est ce
dont on use quand on veut. Par consйquent un habitus et l'opйration qui en
rйsulte ont toujours le mкme sujet. Mais considйrer intellectuellement, acte de
cet habitus qu'on appelle science, ne peut кtre le fait de l'intellect passif,
mais bien de l'intellect possible lui-mкme; en effet, pour qu'une puissance
fasse un acte d'intellection, il faut qu'elle ne soit l'acte d'aucun organe
corporel. Donc l'habitus de science ne rйside pas dans l'intellect passif, mais
dans l'intellect possible. Mais la science est en nous: c'est par elle que nous
sommes appelйs savants. Donc l'intellect possible rйside en nous, et ne
constitue pas une rйalitй sйparйe de notre кtre. 7. La science est une assimilation du
connaissant а la chose connue. A la chose connue, pour autant qu'elle est
connue, le connaissant n'est assimilй que selon les espиces universelles; car
elles constituent prйcisйment l'objet mкme de la science. Mais les espиces
universelles ne peuvent se trouver dans l'intellect passif, puisqu'il est une
puissance usant d'un organe, mais seulement dans l'intellect possible. Il ne
faut donc pas chercher la science dans l'intellect passif, mais dans
l'intellect possible. 8. L'intelligence а l'йtat habituel, comme l'avance
notre adversaire, est l'effet de l'intellect agent. De l'intellect agent les
effets sont les intelligibles en acte, dont le sujet rйcepteur est proprement
l'intellect possible, vis-а-vis duquel l'intellect agent joue le rфle de
l'art par rapport а la matiиre, suivant la comparaison d'Aristote au IIIe
livre du De Anima. L'intelligence habituelle qui est l'habitude de
science, doit donc rйsider dans l'intellect possible, non dans l'intellect
passif. 9. Il est impossible que la perfection d'une substance supйrieure
dйpende d'une infйrieure. Or la perfection de l'intellect possible dйpend de
l'activitй humaine; elle dйpend en effet des images qui impressionnent
l'intellect possible. L'intellect possible n'est donc pas une certaine
substance supйrieure а l'homme. Donc, il faut bien qu'il soit quelque chose de
l'homme, comme son acte et sa forme. 10. Toutes les rйalitйs sйparйes quant а
l'essence ont aussi des opйrations sйparйes; car les choses sont pour leurs
opйrations (c'est-а-dire qu'elles atteignent leur perfection dans leur agir):
l'acte premier est pour l'acte second. Aussi Aristote dit-il, au 1er livre du De
Anima, que si quelque opйration de l'acte s'effectue indйpendamment du
corps, il est possible que l'вme soit sйparйe. Mais l'opйration de
l'intellect possible a besoin du corps (du moins dans l'йtat prйsent d'union au
corps). Le Philosophe йcrit en effet au IIIe livre du De Anima que l'вme
peut agir par elle-mкme, c'est-а-dire comprend, quand l'intellect est actualisй
par une espиce abstraite des images, lesquelles ne sauraient exister sans
corps. Donc l'intellect possible n'est pas tout а fait sйparй du corps. 11. Quand la
nature assigne а un кtre une opйration, elle lui donne ce qui est nйcessaire а
cette opйration: ainsi d'aprиs Aristote, au IIe livre du de Caelo, si
les йtoiles se mouvaient d'un mouvement progressif а la maniиre des animaux,
la nature leur aurait donnй les organes du mouvement progressif. Mais
l'opйration de l'intellect possible s'accomplit а l'aide d'organes corporels,
organes nйcessaire а la production des images. Donc la nature a uni l'intellect
possible а nos organes; il n'est donc pas naturellement sйparй de notre
organisme. 12. Si l'intellect possible йtait naturellement sйparй du corps, il
comprendrait mieux les substances immatйrielles que les formes sensibles: de
soi les substances immatйrielles sont en effet plus intelligibles et plus
conformes а l'intelligence. Or en fait l'intellect possible ne peut comprendre
les substances tout а fait sйparйes de la matiиre, et cela parce que nulle
image ne les signale; cet intellect ne comprend rien sans image, comme
le dit Aristote au IIIe livre du de Anima. Les images jouent а son йgard
le rфle des objets sensibles par rapport aux sens, objets sans lesquels la
sensation est impossible. L'intellect possible n'est donc pas une substance
actuellement sйparйe du corps. 13. Tout le domaine de la puissance passive est
coextensif а celui de la puissance active. Il n'est pas de puissance passive
dans la nature а laquelle ne corresponde une puissance active naturelle. Mais
l'intellect agent ne produit des intelligibles qu'а l'aide d'images. Donc
l'intellect possible n'est impressionnй par les autres intelligibles que grвce
aux images. Et de la sorte il ne peut comprendre les substances sйparйes. 14. Dans
les substances sйparйes se trouvent les espиces des choses sensibles sous un
mode intelligible, et c'est ainsi que ces кtres purement spirituels connaissent
les rйalitйs matйrielles. Si donc l'intellect possible comprenait les
substances sйparйes, en elles il saisirait la connaissance des choses
sensibles. Il ne les connaоtrait donc pas par les images, puisque la nature
ne fait rien en vain. - Et si l'on dйnie aux substances sйparйes la
connaissance des choses sensibles, nul ne leur contestera une connaissance
supйrieure, connaissance qu'acquerra aussi l'intellect possible s'il comprend
lesdites substances sйparйes. Il aura donc une double connaissance: l'une selon
le mode des substances sйparйes, l'autre tirйe des sens: dualitй superflue. 15. L'intellect
possible est ce par quoi l'вme comprend, comme il est dit au IIIe livre
du De Anima. Si l'intellect possible comprend les substances sйparйes,
nous les comprenons donc: ce qui est йvidemment faux. A l'йgard des purs
intelligibles, nous ressemblons а des hiboux devant le soleil. A ces arguments
on oppose la rйponse suivante: l'intellect possible, selon qu'il subsiste en
soi, comprend les substances sйparйes et se trouve en puissance а leur йgard
comme le diaphane par rapport а la lumiиre; mais selon qu'il nous est uni dиs
le dйbut de notre existence, il est en puissance par rapport aux formes
abstraites des images: ainsi s'explique notre ignorance а l'йgard des
substances sйparйes. Cette rйponse ne porte pas. a) D'aprиs la thиse averroпste, l'intellect possible
est dit s'unir а nous, selon qu'il est perfectionnй par des espиces
intelligibles abstraites des images. Mais la considйration de l'intellect par
rapport а ces espиces prйcиde йvidemment celle de l'union de l'intellect avec
nous. Ce n'est donc pas le fait de son union avec nous qui le rend susceptible
de recevoir ces espиces; b) Dans la position d'Averroиs, la rйceptivitй de l'intellect possible а
l'йgard de ces espиces intelligibles ne viendrait pas de sa nature propre, mais
d'ailleurs. Or on ne dйfinit pas une rйalitй par ce qui ne lui appartient pas
en propre. Il ne faut donc pas chercher la dйfinition de l'intellect possible
dans le fait qu'il est en puissance а de telles espиces, comme le montre Aristote
au IIIe livre de De Anima; c) L'intellect possible ne saurait entendre а la fois
plusieurs objets, а moins qu'il ne les entende l'un par l'autre; car une
puissance ne peut кtre perfectionnйe par plusieurs actes que selon un certain
ordre. Si donc l'intellect possible entend, et les substances sйparйes, et les
espиces abstraites des images, il faut bien, ou qu'il entende les substances
sйparйes par ces espиces abstraites ou vice versa. Dans un cas comme
dans l'autre, nous entendons les substances sйparйes. Mais cela est
manifestement faux. Donc l'intellect possible n'entend pas les substances
sйparйes; dont il n'est pas lui-mкme une substance sйparйe. 61: LA POSITION D'AVERROЛS SUR L'INTELLECT POSSIBLE EST CONTRAIRE
A LA DOCTRINE D'ARISTOTE
Mais
Averroиs prйtend appuyer son opinion sur l'autoritй d'Aristote. Aussi
devons-nous montrer en toute clartй que cette opinion est en rйalitй contraire
а la doctrine d'Aristote. 1. Aristote dйfinit l'вme au IIe livre du De Anima:
acte premier d'un corps physique, organique, en puissance de vie. Et le
Philosophe ajoute: Cette dйfinition s'applique universellement а toute вme. Et
cette formule n'est point simplement hypothйtique, comme Averroиs le prйtend. A
l'appui de notre dire, nous avons les exemplaires grecs et la traduction de
Boиce. Par la suite, au cours du mкme chapitre, Aristote mentionne l'existence
de certaines parties de l'вme sйparables du corps, qui constituent l'вme
intellectuelle. Cette derniиre est donc aussi acte du corps. Et qu'on ne nous
oppose pas le texte suivant: Au sujet de l'intellect et de la facultй
spйculative, rien n'a encore йtй mis en lumiиre, mais il semble que c'est un
autre genre d'вmes. Aristote ne prйtend pas en effet par lа exclure
l'intellect de la commune dйfinition de l'вme, mais la distingue des natures
propres des autres parties de l'вme; de mкme que distinguer le genre
volatile du genre marcheur, ce n'est pas exclure le volatile de la commune
dйfinition de l'animal. Aussi, pour bien marquer le sens de sa distinction, le
Philosophe ajoute: et ce genre d'вme (intellectuelle) seulement, peut
кtre sйparйe du corps, comme l'immortel du corruptible. Aristote n'entend
pas dire, comme le prйtend le Commentateur, qu'il n'a pas encore йlucidй la
question de savoir si l'intellect appartenait ou non а l'вme, comme pour
les autres principes. En effet, le texte ancien ne porte pas: Rien n'a йtй
dйclarй, ou rien n'a йtй dit, mais: Rien n'a йtй mis en lumiиre, expression
qui dйsigne ce qui est typiquement propre а l'вme intellectuelle, et non ce qui
constitue la dйfinition gйnйrale de l'вme. Et si cette expression l'вme avait
йtй employйe d'une maniиre йquivoque pour dйsigner l'intellect et les autres
вmes, alors Aristote aurait en tout premier lieu marquй puis dйfini les termes
йquivoques. Telle est son habitude. Cette mйthode est nйcessaire pour йviter
une ambiguпtй inadmissible dans les sciences dйmonstratives. 2. Au second
livre de l'Ame, le Philosophe compte l'intellect parmi les puissances de
l'вme, et dans le texte citй plus haut, il nomme la facultй spйculative. L'intellect
n'est donc pas en dehors de l'вme humaine, mais il prend place parmi ses
puissances. 3. De mкme, au troisiиme livre de l'Ame, abordant l'йtude de
l'intellect possible, il l'appelle une partie de l'вme, dans les termes suivants:
Au sujet de cette partie de l'вme, par laquelle l'вme connaоt et juge. Par
oщ il montre clairement que l'intellect possible est quelque chose de l'вme. 4. Et voici un
texte encore plus explicite. Par la suite il dйfinit ainsi l'intellect
possible, j'appelle intellect ce par quoi l'вme opine et comprend:
formule qui montre clairement que l'intellect est quelque chose de l'вme
humaine, par quoi cette вme comprend. La thиse averroпste s'oppose donc а la
doctrine aristotйlicienne et а la vйritй. Aussi doit-on la rejeter comme
fallacieuse. 62: CONTRE LA THИSE D'ALEXANDRE SUR L'INTELLECT POSSIBLE
La
thиse d'Aristote que nous venons de citer a dйterminй Alexandre d'Aphrodise а
reconnaоtre que l'intellect possible est une certaine puissance rйsidant en
nous, en sorte que la dйfinition gйnйrale de l'вme donnйe par le Philosophe au
IIe livre du De Anima pыt lui convenir. Mais ne pouvant comprendre
qu'une substance intellectuelle fыt la forme du corps, il suppose que la
puissance en question ne s'enracine pas dans une substance de nature
intellectuelle, mais qu'elle rйsulte d'une certaine synthиse des йlйments dans
le corps humain. Le mode dйterminй de la complexion humaine nous prйpare а
recevoir l'influence de l'intellect agent, qui est toujours en acte et qui,
selon lui, est une certaine substance sйparйe; cette influence rend l'homme
actuellement intelligent. Le principe intйrieur а l'homme qui le rend
intelligent en puissance, c'est l'intellect possible; ainsi donc, l'intellect
possible rйsulterait d'une synthиse organique dйterminйe. De prime abord,
cette thиse semble contraire au texte et а la dйmonstration d'Aristote. Ce
dernier montre en effet, au IIIe livre du De Anima, que l'intellect
possible n'est point mкlй au corps. Or il est bien impossible de qualifier
ainsi une puissance qui rйsulte d'une synthиse d'ordre physique; car tout ce
qui appartient а cet ordre est l'effet de telle synthиse, comme on peut le
constater en ce qui concerne les saveurs, les odeurs et autres qualitйs
sensibles. - A premiиre vue, l'opposition semble donc manifeste entre la thиse
d'Alexandre et les propos et dйmonstrations d'Aristote.
A cette difficultй, Alexandre
rйpond que l'intellect possible n'est pas autre chose que la prйparation
mкme de l'homme а recevoir l'influence de l'intellect agent. Cette prйparation
elle-mкme n'est pas une nature sensible dйterminйe, et n'est pas mйlangйe au
corps: elle est simplement relation et ordre d'une chose а une autre. Mais cette
explication est en dйsaccord manifeste avec la pensйe d'Aristote. 1. Celui-ci
prouve, en effet, que si l'intellect possible n'a pas une nature sensible
dйterminйe et par consйquent n'est pas mкlй au corps, c'est parce qu'il peut
recevoir toutes les formes sensibles et les connaоtre: ce qu'on ne saurait
entendre d'une prйparation, dont le rфle n'est pas de recevoir mais d'кtre
effectuйe. Par consйquent, la dйmonstration d'Aristote ne vise pas une
prйparation, mais un sujet rйcepteur prйparй. 2. Si les qualitйs qu'Aristote attribue а
l'intellect possible lui conviennent pour autant qu'il est prйparation, et non
en raison de la nature du sujet prйparй, elles devront donc convenir а toute
prйparation. Or dans les sens il y a une certaine prйparation а recevoir
actuellement les donnйes sensibles. Il faudrait donc qualifier de la mкme
maniиre le sens et l'intellect possible: ce qui est йvidemment contraire а la
pensйe d'Aristote, lequel montre ensuite la diffйrence entre la rйception du
sens et celle de l'intellect; dans ce fait que le sens est corrompu par
l'excellence des objets, mais non pas l'intellect. 3. Aristote dit que l'intellect possible
est impressionnй par l'intelligible, qu'il reзoit les espиces
intelligibles, qu'il est en puissance а leur йgard; il le compare mкme а
une tablette sur laquelle rien n'est йcrit. Aucune de ces formules ne
convient а une prйparation, mais seulement au sujet prйparй. C'est donc aller
contre la pensйe d'Aristote que de regarder l'intellect possible comme la
prйparation elle-mкme. 4. L'agent l'emporte en noblesse sur le patient et
l'ouvrier sur son _uvre, de mкme que l'acte sur la puissance. Or plus une
rйalitй est immatйrielle, plus elle est noble. L'effet ne peut donc кtre plus
immatйriel que sa cause. Mais toute facultй connaissante, en tant que telle,
est immatйrielle: ceci est vrai mкme du sens qui occupe le dernier degrй dans
l'йchelle de la connaissance. Aristote dit au IIe livre du De Anima, qu'il
reзoit les espиces sensibles sans la matiиre. On ne saurait donc chercher
la cause d'une facultй connaissante quelconque dans une synthиse d'ordre
physique. Or l'intellect possible occupe en nous le sommet de l'activitй
connaissante: il est ce par quoi l'вme connaоt et comprend, comme le dit
Aristote au IIIe livre de De Anima. Par consйquent, l'intellect possible
n'est pas le rйsultat d'une combinaison ou d'une synthиse d'йlйments physiques. 5. Si le principe
d'une opйration dйrive de certaines causes, ladite opйration ne dйpasse
certainement pas les causes en question, car la cause seconde n'agit que sous
la motion de la cause premiиre. Or l'opйration de l'вme vйgйtative elle-mкme
excиde la vertu des qualitйs йlйmentaires (ou propriйtйs physico-chimiques).
Aristote prouve en effet au IIe livre du De Anima que le feu n'est
pas la cause suffisante de l'accroissement des vivants, mais pour ainsi dire la
cause adjacente; la cause principale, c'est l'вme, vis-а-vis de laquelle la
chaleur joue le rфle de l'instrument par rapport а l'ouvrier. On ne saurait
donc attribuer la production de l'вme vйgйtative а une synthиse ou а une
combinaison ou а un mйlange d'йlйments; beaucoup moins encore quand il s'agit
du sens et de l'intellect possible ! 6. Faire acte d'intellection est une
opйration а laquelle il est impossible que participe un organe corporel. Or
cette opйration est attribuйe а l'вme ou encore а l'homme; on dit en effet que
l'вme entend (ou comprend) ou que l'homme entend (ou comprend) par
l'вme. Il faut donc qu'il y ait dans l'homme un certain principe, non
dйpendant du corps, qui soit la source d'une telle opйration. Mais la
prйparation rйsultant d'une synthиse d'йlйments dйpend йvidemment du corps. Ce
n'est donc pas une prйparation qui puisse кtre ce principe. Mais c'est bien
l'intellect possible: Aristote dit en effet, au IIIe livre du De Anima, que
l'intellect possible est ce par quoi l'вme opиre et comprend. L'intellect
possible n'est donc pas une prйparation. Et si l'on prйtend que le principe en nous
de ladite opйration est une espиce intelligible actualisйe par l'intellect
agent, cette explication n'est pas suffisante: en effet, de la puissance de
comprendre l'homme passe а l'acte de comprendre; et ce passage de puissance а
l'acte ne saurait s'expliquer seulement par une espиce intelligible, mais aussi
par une certaine puissance intellectuelle, principe de l'opйration en question,
comme d'ailleurs cela se produit dans le sens. Cette puissance d'aprиs
Aristote, c'est l'intellect possible. Donc l'intellect possible est indйpendant
du corps. De plus, l'espиce n'est intelligible en acte que dans la mesure oщ elle
est purifiйe de l'кtre matйriel. Et cette purification ne peut avoir lieu tant
que l'espиce se trouve dans une puissance matйrielle, je veux dire causйe par
des principes matйriels, ou acte d'un organe matйriel. Il faut donc admettre en
nous une certaine facultй intellectuelle et immatйrielle, qui est l'intellect
possible. 7. L'intellect possible est appelй par Aristote partie de l'вme. Or
l'вme n'est pas une prйparation, mais un acte; car la prйparation est un
ordre de la puissance а l'acte; l'acte est d'ailleurs suivi d'une
certaine prйparation а un acte ultйrieur, ainsi la transparence est un acte qui
en prйpare un autre: l'acte de lumiиre. Donc l'intellect possible n'est pas une
prйparation, mais un certain acte. 8. L'homme trouve sa spйcificitй dans la
partie de l'вme qui lui est propre, et qui est l'intellect possible. Mais aucun
кtre n'est spйcifiй par de la puissance comme telle, mais bien par une donnйe
actuelle. Et comme la prйparation n'est pas autre chose qu'un ordre de la
puissance а l'acte, il est inadmissible de ne voir dans l'intellect
possible qu'une certaine prйparation affectant la nature de l'вme. 63: L'AME N'EST PAS UNE COMPLEXION COMME L'A PRЙTENDU GALIEN
L'opinion
d'Alexandre sur l'intellect possible est voisine de celle du mйdecin Galien
au sujet de l'вme. D'aprиs ce dernier l'вme serait la complexion mкme de
l'individu. Cette opinion provient du fait que les diverses complexions sont les
causes des diffйrentes passions que nous attribuons а l'вme: les bilieux sont
prompts а la colиre, les mйlancoliques enclins а la tristesse. On le voit, la
thиse de Galien tombe sous les mкmes critiques que celle d'Alexandre. Elle en
mйrite aussi quelques autres. 1. Nous avons montrй que l'activitй de l'вme
vйgйtative et la connaissance sensible excиdent la vertu des qualitйs actives
et passives d'ordre physique; а fortiori, l'opйration de l'intellect
dйpasse-t-elle ces qualitйs? Mais la complexion rйsulte prйcisйment de ces
donnйes d'ordre matйriel. La complexion ne peut donc pas кtre le principe des
opйrations de l'вme. On ne saurait voir en elle une вme quelconque. 2. La complexion
est constituйe de qualitйs contraires; entre celles-ci, elle rйalise une sorte
de moyenne. Il est donc impossible qu'elle soit forme substantielle; car la
substance n'a pas de contraire, et elle ne comporte pas le plus et le moins. Or
l'вme est forme substantielle, et non pas accidentelle. Autrement elle ne
saurait spйcifier un кtre. L'вme ne s'identifie donc pas а la complexion. 3. La complexion
n'imprime pas au corps de l'animal le mouvement local. Autrement le corps de
l'animal suivrait toujours l'impulsion de la force dominante, et ainsi toujours
il serait portй vers le bas. Cependant l'вme meut l'animal dans toute
direction. L'вme n'est donc pas la complexion. 4. L'вme rйgit le corps et combat les
passions qui viennent de la complexion. En raison de cette derniиre, certains
sont en effet plus que d'autres portйs а la luxure ou а la colиre, et cependant
ils s'en abstiennent: il y a en eux une force de rйsistance, comme on le voit
chez ceux qui pratiquent la vertu de continence. Or la complexion ne saurait
expliquer ce fait. Par consйquent, elle ne constitue pas l'вme. L'erreur de
Galien semble venir d'une confusion. Il n'a pas su distinguer entre les
diffйrentes maniиres dont les passions doivent s'attribuer а la complexion
d'une part, et а l'вme de l'autre. La complexion joue ici un rфle dispositif et
matйriel: c'est le cas, par exemple, de la chaleur du sang. Mais la cause
principale, c'est l'вme, qui donne aux passions ce qu'elles ont de formel,
c'est-а-dire ce qui les dйtermine, les dйfinit: comme dans la colиre l'appйtit
de vengeance. 64: L'AME N'EST PAS UNE HARMONIE
Une
autre thиse voisine de celle de Galien enseigne que l'вme est une harmonie. On
ne veut pas dire par lа qu'elle est une harmonie de sons, mais de ces qualitйs
contraires dont nous voyons composйs les corps animйs. Au 1er livre du De
Anima, cette opinion semble attribuйe а Empйdocle. Grйgoire de Nysse
l'attribue а Dinarque. Elle peut кtre rйfutйe de la mкme maniиre que les
prйcйdentes, et elle est en outre justiciable de critiques particuliиres. 1. Tout corps
mixte possиde son harmonie comme sa complexion. Pas plus que la complexion,
l'harmonie ne peut mouvoir le corps ou le rйgir, ou rйsister aux passions; elle
s'intensifie et s'affaiblit comme la complexion. Tous ces faits montrent que
l'вme n'est ni une complexion, ni une harmonie. 2. La raison d'harmonie convient davantage
aux qualitйs du corps qu'а celles de l'вme: la santй est une certaine harmonie
des humeurs, la force une harmonie des nerfs et des os, la beautй une harmonie
des parties du corps et des couleurs. Mais on ne peut dйcouvrir de quels
йlйments les sens ou l'intellect ou les autres facultйs de l'вme
constitueraient l'harmonie. L'вme n'est donc pas une harmonie. 3. Harmonie se prend
en deux sens: a) La composition elle-mкme; b) la raison de la
composition. Or l'вme n'est pas une composition, car il faudrait que chaque
partie de l'вme soit la composition de certaines parties du corps, ce qui n'est
pas possible. De mкme elle n'est pas la raison de la composition: autrement la
diversitй des raisons ou des proportions de composition dans les diffйrentes
parties du corps multiplierait les вmes selon les parties de l'organisme: os,
chair et nerfs auraient chacun une вme, puisqu'ils sont composйs selon des
proportions diverses: ce qui est йvidemment faux. L'вme n'est donc pas une
harmonie. 65: L'AME N'EST PAS UN CORPS
Une
erreur encore plus grave prйtend que l'вme est un corps. Cette erreur s'est
exprimйe de bien des maniиres; qu'il suffise de la rйfuter en bloc. 1. Les
vivants, en tant qu'ils sont des rйalitйs de nature, sont composйs de matiиre
et de forme. Mais effectivement ils sont composйs d'un corps et d'une вme qui
les rendent vivants en acte. Il faut donc que l'un de ces deux soit la forme et
l'autre la matiиre. Mais le corps ne saurait кtre forme, puisque le corps n'est
pas reзu dans autre chose comme dans une matiиre et un sujet. C'est donc l'вme
qui est forme: elle n'est donc pas corps, puisque nul corps n'est forme. 2. Il est impossible
que deux corps soient ensemble. Mais l'вme n'est pas en dehors du corps tant
qu'il est vivant. L'вme n'est donc pas un corps. 3. Tout corps est divisible. Or tout кtre
divisible a besoin de quelque chose qui le contienne et qui unisse ses parties.
Si donc l'вme est un corps, elle aura quelque chose pour la contenir, et ce
quelque chose mйritera plus encore le nom d'вme. Nous constatons en effet que
lorsque l'вme s'en va, le corps se dissout. Et si ce contenant de l'вme est lui
aussi divisible, il faudra ou bien en venir а un contenant indivisible et
incorporel, qui sera vйritablement l'вme, ou bien aller а l'infini: ce qui est
impossible. L'вme n'est donc pas un corps. 4. Ainsi qu'il a dйjа йtй prouvй plus haut
et ainsi qu'on l'йtablit au VIIIe livre de la Physique, tout кtre qui se
meut lui-mкme est composй de deux parties: l'une motrice et non mue, et l'autre
mue. Mais l'animal se meut lui-mкme; or en lui ce qui meut, c'est l'вme, ce qui
est mы, c'est le corps. L'вme est donc un moteur non mы. Mais aucun corps ne
meut s'il n'est mы, comme il a йtй prouvй. L'вme n'est donc pas un corps. 5. Il a dйjа йtй
montrй que comprendre ne peut кtre l'action d'un corps. Et pourtant c'est
l'acte de l'вme. L'вme donc, du moins l'вme intellectuelle, n'est pas un corps. Par ailleurs les
arguments invoquйs en faveur de la matйrialitй de l'вme peuvent кtre facilement
rйfutйs. On prйtend que l'вme est un corps: a) parce que le fils ressemble
а son pиre, mкme en ce qui concerne les particularitйs psychologiques, alors que
le fils sort du pиre par une gйnйration de caractиre physique; b) parce
que l'вme souffre avec le corps; c) parce qu'elle se sйpare du corps, et
que la sйparation suppose deux corps qui se touchaient.
A toutes ces difficultйs nous
avons dйjа rйpondu: a) la complexion physique est d'une certaine maniиre
cause des passions de l'вme а titre dispositif; b) si l'вme souffre avec
le corps, c'est accidentellement, car йtant forme du corps, elle est mue
accidentellement, si le corps est mы; c) quand l'вme se sйpare du
corps, il ne s'agit pas d'une sйparation de deux кtres qui se touchent, mais
d'une forme qui abandonne une matiиre, encore que d'un certain point de vue on
puisse parler de contact entre une rйalitй incorporelle et un corps. L'opinion que
nous venons de rйfuter doit son succиs auprиs d'un grand nombre а cette idйe
qu'il n'existe de rйalitй que corporelle: prйjugй de gens incapables de
s'йlever au-dessus de leur imagination, laquelle n'a en effet pour objet que
les corps. Aussi l'Йcriture Sainte attribue-t-elle cette opinion aux insensйs, qui
parlent ainsi de l'вme, Sagesse, II, 2: C'est une fumйe et un souffle
dans nos narines, et le nom d'une йtincelle qui met en branle le c_ur. 66: CONTRE CEUX QUI IDENTIFIENT L'INTELLECT AVEC LE SENS
D'anciens
philosophes ont professй une thиse voisine de celle-lа, en prйtendant que
l'intellect ne se distingue pas du sens. Identification impossible. 1. Le sens en
effet existe chez tous les animaux. Mais les animaux autres que l'homme n'ont
point d'intellect; ce qui apparaоt du fait qu'ils n'agissent pas dans des sens
divers et opposйs, comme s'ils avaient l'intelligence, mais qu'ils sont comme
poussйs par la nature vers certaines opйrations dйterminйes et uniformes а
l'intйrieur de la mкme espиce: ainsi toutes les hirondelles font leur nid de la
mкme maniиre. L'intellect n'est donc pas la mкme chose que le sens. 2. Le sens ne
peut connaоtre que les singuliers. En effet toute facultй sensorielle (ou:
toute puissance sensitive) connaоt par des espиces individuelles, puisqu'elle
reзoit les espиces des choses dans des organes corporels. Mais l'intellect
connaоt les donnйes universelles, comme l'expйrience le montre bien. Donc
l'intellect diffиre du sens. 3. La connaissance sensible ne s'йtend qu'aux
rйalitйs corporelles. En effet les qualitйs sensibles, objets propres des sens,
ne se trouvent que dans ces rйalitйs physiques; or sans elles, le sens ne
connaоt rien. Mais l'intellect perзoit des objets incorporels, comme la
sagesse, la vйritй, les rapports des choses. Intellect et sens ne s'identifient
donc pas. 4. Aucun sens ne se connaоt soi-mкme, ni sa propre opйration. La vue en
effet ne se voit pas elle-mкme et ne se voit pas voir, mais ce regard rйflexe
appartient а une puissance supйrieure, comme il est prouvй au livre du De
Anima. L'intellect en revanche se connaоt soi-mкme et se connaоt
connaissant. Intellect et sens ne sont donc pas une seule et mкme chose. 5. L'excellence
de l'objet corrompt le sens. Mais l'intellect n'est pas corrompu par
l'excellence de l'intelligible. Au contraire, l'esprit qui comprend des
vйritйs supйrieures comprendra mieux ensuite les vйritйs moindres. Autre
est donc la facultй sensible, autre l'intellectuelle. 67: CONTRE L'IDENTIFICATION DE L'INTELLECT POSSIBLE AVEC
L'IMAGINATION
Une
autre opinion, de la famille des prйcйdentes, identifie l'intellect possible
avec l'imagination: ce qui est йvidemment faux. 1. L'imagination existe йgalement
chez les autres animaux. En effet, mкme lorsque certains objets sensibles sont
absents, ils les fuient ou en d'autres cas les poursuivent: ce qui prйsuppose
une perception imaginative de ces rйalitйs absentes. Et pourtant l'intellect
n'existe pas chez ces animaux: aucun signe d'activitй intellectuelle n'apparaоt
en eux. Il ne faut donc pas confondre intellect et imagination. 2. Les seuls
objets de l'imagination sont les rйalitйs corporelles et singuliиres, puisque
l'imagination est un mouvement dйclenchй par l'activitй sensorielle, comme
il est dit au livre De l'Ame. Mais l'objet de l'intellect est
l'universel et l'incorporel. L'intellect possible n'est donc pas l'imagination. 3. Le mкme кtre
ne saurait а la fois mouvoir et subir la motion. Or les images meuvent
l'intellect possible, comme les objets sensibles, les sens, ainsi que le dit
Aristote au IIIe livre du De Anima. L'intellect possible ne saurait donc
s'identifier avec l'imagination. 4. On a prouvй, au IIIe livre du De
Anima, que l'intellect n'est pas l'acte d'une partie du corps. Mais
l'imagination possиde un organe corporel dйterminй. Imagination et intellect
possible ne sont donc pas une mкme chose. D'oщ les paroles de l'Йcriture, Job, XXXV,
11: Il nous enseigne mieux que les bкtes de somme, et mieux
que les oiseaux du ciel, Il nous instruit. Ce texte donne а entendre qu'en
l'homme existe une certaine facultй connaissante, supйrieure aux sens et а
l'imagination qui se trouvent dans les autres animaux. 68: COMMENT UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE PEUT-ELLE ETRE FORME DU
CORPS?
De
tous les raisonnements prйcйdents, il nous est permis de conclure qu'une
substance intellectuelle peut s'unir au corps а titre de forme. Si en effet cette
substance intellectuelle n'est pas unie au corps seulement comme le principe
moteur qu'imaginait Platon; si elle ne lui est pas liйe seulement par les
images, comme le prйtend Averroиs, mais comme une forme; si la facultй
intellectuelle, par laquelle l'homme comprend, n'est pas une prйparation de la
nature humaine, comme le voulait Alexandre; ni une complexion, suivant
l'opinion de Galien; ni une harmonie, selon celle d'Empйdocle; ni un corps, ni
une facultй sensible ni l'imagination comme l'ont prйtendu des anciens,
l'йlimination de ces thиses ne laisse plus subsister que la proposition
suivante: l'вme humaine est une substance intellectuelle, unie au corps а titre
de forme. Ce qu'on peut dйmontrer ainsi: Pour qu'une chose soit la forme
substantielle d'une autre, deux conditions sont requises: a) que cette forme
soit le principe substantiel d'existence de ce dont elle est la forme, et il ne
s'agit pas ici d'une cause efficiente, mais d'un principe vйritablement formel,
d'oщ la chose tient la rйalitй et la dйnomination d'кtre; b) qu'ainsi donc
matiиre et forme s'unissent en un seul кtre: ce qui n'est pas le cas de la
cause efficiente а l'йgard de son effet. En cet кtre subsiste la substance
composйe, ontologiquement une, faite de matiиre et de forme. Du fait que la
substance intellectuelle est subsistante (c'est-а-dire possиde un кtre qui lui
est propre, indйpendant de la matiиre), elle n'est pas empкchйe pour autant de
jouer le rфle de principe formel ontologique а l'йgard de la matiиre, ni de
communiquer son кtre а la matiиre: il n'y a point d'inconvйnient а ce que
identique soit l'acte d'exister par lequel subsiste le composй et celui par
lequel subsiste la forme elle-mкme, car le composй n'a d'кtre que par la forme,
et forme et composй ne subsistent pas а part l'un de l'autre. On peut pourtant
soulever une difficultй: comment une substance intellectuelle
communiquera-t-elle son кtre а une matiиre corporelle, jusqu'а constituer avec
elle un seul кtre? La diversitй des genres entraоne la diversitй des modes
d'кtre, et а la plus noble substance appartient l'кtre le plus noble. L'objection
vaudrait si l'on prйtendait attribuer l'кtre de la mкme maniиre а la matiиre et
а la substance intellectuelle. Mais il n'en va point ainsi: la matiиre
corporelle reзoit l'кtre а titre de sujet qui se trouve йlevй а une destinйe
plus haute; mais la substance intellectuelle possиde cet кtre а titre de
principe et selon la convenance de sa propre nature. Rien n'empкche donc qu'une substance
intellectuelle soit forme d'un corps humain; et cette forme, c'est l'вme
humaine. Ceci nous ouvre une admirable perspective sur l'enchaоnement des choses.
Toujours ce qu'il y a de plus humble dans un genre touche ce qu'il y a de plus
йlevй dans le genre immйdiatement infйrieur. Ainsi certains organismes animaux
rudimentaires dйpassent de peu la vie des plantes: telles les huоtres,
immobiles, pourvues du seul toucher, fixйes а la terre comme des vйgйtaux.
Aussi S. Denys a-t-il йcrit: au Chapitre VII des Noms divins: La
divine Sagesse unit les fins des rйalitйs supйrieures aux principes des
infйrieures. Parmi les organismes animaux, il en existe donc un, le corps
humain, douй d'une complexion parfaitement йquilibrйe, qui touche ce qu'il y a
de plus humble dans le genre supйrieur, а savoir l'вme humaine, laquelle occupe
le dernier degrй dans le genre des substances intellectuelles, comme en
tйmoigne son mode d'intellection. On voit par lа que l'вme pensante peut кtre
considйrйe comme une sorte d'horizon et de ligne frontiиre entre
l'univers corporel et l'univers incorporel: substance incorporelle, elle est
pourtant forme d'un corps. Et le composй formй par l'вme intellectuelle et le
corps qu'elle anime est au moins aussi un, voire mкme davantage, que celui du
feu et de sa matiиre: plus la forme triomphe de la matiиre, plus forte est
l'unitй du composй. Bien que forme et matiиre constituent un seul кtre,
il n'est cependant pas nйcessaire que toujours la matiиre йpuise l'кtre de la
forme. Au contraire, plus la forme est noble, plus elle dйpasse ontologiquement
la matiиre: ce que manifeste l'йtude de l'activitй des formes, rйvйlatrices de
leurs natures. En effet, chaque кtre agit selon ce qu'il est: si donc
l'activitй d'une forme excиde la condition de la matiиre, cette forme
elle-mкme, selon sa valeur ontologique propre, surpasse la matiиre. Au dernier degrй
de l'йchelle des formes, nous en trouvons dont l'activitй ne dйpasse pas les
qualitйs qui sont des dispositions de la matiиre, comme le chaud, le froid,
l'humide, le sec, le rare, le dense, le lourd, le lйger, etc...: telles sont
les formes des йlйments; elles sont tout а fait matйrielles, entiиrement
plongйes dans la matiиre. Un peu au-dessus d'elles, il existe des formes de
corps mixtes dont l'activitй ne s'йtend pas au delа des qualitйs corporelles
susdites, mais qui agissent parfois en raison d'une vertu corporelle plus
йlevйe, sous l'influence des corps cйlestes - et cela de par les exigences de
leur espиce -: c'est le cas de l'aimant attirant le fer. A un degrй
supйrieur, se trouvent des formes dont les opйrations s'йtendent а des effets
qui excиdent le pouvoir des qualitйs physiques йlйmentaires, bien qu'elles
utilisent ces qualitйs а titre instrumental: telles sont les вmes des plantes,
semblables aux vertus des corps cйlestes puisqu'elles dйpassent les qualitйs
physiques actives et passives, et mкme comparables aux moteurs des corps
cйlestes, puisqu'elles sont des principes de mouvement pour des кtres vivants
qui se meuvent eux-mкmes. Plus haut encore, d'autres ressemblent aux substances
supйrieures non seulement quant au mouvement, mais encore, jusqu'а un certain
point, quant а la connaissance. Le pouvoir de ces formes s'йtend а des
opйrations vis-а-vis desquelles les qualitйs physiques ne peuvent suffire а
jouer le rфle d'instrument, bien que ces opйrations ne puissent s'accomplir que
par le moyen d'un organe corporel. Telles sont les вmes des animaux
irrationnels. Sentir et imaginer en effet ne s'accomplissent pas grвce а la chaleur
ou au poids, bien que ces qualitйs soient nйcessaires а la bonne disposition de
l'organe. Par dessus toutes ces formes, en voici une qui est semblable aux
substances supйrieures, mкme quant au genre de connaissance: l'intellection.
Son activitй s'йtend jusqu'а ce genre d'opйration qui s'accomplit
indйpendamment de tout organe corporel. C'est l'вme intellectuelle. En effet,
l'on ne comprend pas par un organe. Par consйquent le principe de l'entendement
chez l'homme, qui est l'вme intellectuelle et qui dйpasse la condition de la
matiиre corporelle, doit nйcessairement йchapper а cette sorte d'enveloppement
ou d'immersion dans la matiиre qui est le lot des autres formes matйrielles.
Son opйration propre le montre bien: la matiиre corporelle n'y a point de part.
Et cependant l'acte d'intelligence chez l'homme a besoin de puissances qui
utilisent certains organes corporels. Ces puissances sont l'imagination et les
sens. Ainsi s'explique le fait de l'union naturelle de l'вme et du corps en vue
de rйaliser l'espиce humaine. 69: SOLUTION DES ARGUMENTS PAR LESQUELS ON A PRЙTENDU PROUVER
QU'UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE NE PEUT S'UNIR AU CORPS A TITRE DE FORME
Tout
cela bien considйrй, il n'est pas difficile de rйsoudre les difficultйs qui ont
йtй soulevйes plus haut contre cette union de l'вme et du corps. 1. La premiиre de
ces difficultйs est basйe sur un faux prйsupposй. Le corps et l'вme ne sont
pas, en effet, deux substances existant en acte, mais de ces deux principes est
constituйe une substance unique actuellement existante: le corps de l'homme
n'est pas le mкme lorsque l'вme est prйsente et lorsqu'elle est absente, mais
l'вme le fait кtre en acte. 2. On argue ensuite du fait que la forme et la
matiиre appartiennent au mкme genre. Mais il faut comprendre cette formule:
elle ne signifie pas que forme et matiиre sont des espиces d'un mкme genre,
mais qu'elles sont les principes d'une seule espиce. Ainsi donc la substance
intellectuelle et le corps qui, pris sйparйment seraient des espиces de genres
diffйrents, du moment qu'ils sont unis, appartiennent а un mкme genre en tant
que principes. 3. Et cette union n'entraоne nullement pour la
substance intellectuelle la nйcessitй d'кtre une forme matйrielle. Car elle ne
rйside pas dans la matiиre comme totalement plongйe ou enveloppйe en elle, mais
selon un autre mode. 4. Cependant le fait pour la substance intellectuelle
d'кtre unie а un corps а titre de forme ne porte point atteinte а cette
propriйtй qu'a l'intellect d'кtre sйparй du corps. Il faut en effet
distinguer l'essence de l'вme et sa puissance. Selon son essence, elle donne
l'кtre а tel corps; selon sa puissance, elle accomplit des opйrations qui lui
sont propres. Si donc l'opйration de l'вme s'accomplit par un organe corporel,
il faut que la puissance de l'вme qui est principe de cette opйration soit
l'acte de cette partie du corps par laquelle l'opйration s'effectue; ainsi la
vue est l'acte de l'_il. Mais si l'opйration ne s'accomplit point par un organe
corporel, la facultй qui l'effectue ne sera pas l'acte d'un corps. Et c'est
ainsi qu'on qualifie l'intellect de sйparй, qualification qui n'empкche
nullement la substance de l'вme, de l'вme pensante, dont l'intellect est une
puissance, d'кtre l'acte du corps en donnant, а titre de forme, d'exister а tel
organisme dйterminй. 5. Et cette union substantielle avec le corps ne
contraint nullement l'вme а n'agir que par lui, de telle sorte que tout son
pouvoir se rйsume а кtre l'acte du corps. Nous avons dйjа vu que l'вme humaine
n'appartient pas а la catйgorie des formes totalement immergйes dans la matiиre:
au contraire parmi toutes les autres formes, elle se caractйrise par une
йlйvation au-dessus de la matiиre. En consйquence, elle peut produire une
opйration sans le corps, c'est-а-dire qu'elle est, d'une certaine faзon,
indйpendante du corps en son activitй, puisque dans son acte d'кtre elle n'en
dйpend pas. Ceci montre йgalement que les arguments par lesquels Averroиs s'efforce
d'йtayer son opinion, ne prouvent point que la substance intellectuelle ne
saurait s'unir au corps а titre de forme. 1. Le texte d'Aristote affirmant
que l'intellect possible est impassible, non mйlangй, et sйparй, ne nous
oblige nullement а reconnaоtre que la substance intellectuelle ne s'unit point
au corps comme une forme qui lui donne l'кtre. Ce texte trouve, en effet, sa
justification si nous disons que la puissance intellectuelle, qu'Aristote
appelle « puissance spйculative », n'est pas l'acte d'un organe
corporel, exerзant son opйration par cet organe. Sa dйmonstration met prйcisйment
ce point en lumiиre. A partir de l'opйration intellectuelle, par laquelle il
conзoit toutes choses, Aristote montre que l'intellect n'est point mйlangй а la
matiиre, qu'il en est sйparй; mais l'opйration appartient а la puissance comme
а son principe. 2. On voit donc que la dйmonstration d'Aristote ne
conclut nullement contre l'union de l'вme intellectuelle au corps en tant que
forme. Si, en effet, nous admettons l'union dans l'exister de la substance de
l'вme avec le corps, si par ailleurs nous reconnaissons que l'intellect n'est
l'acte d'aucun organe, il ne s'ensuit nullement que l'intellect possиde
certaine nature dйterminйe (j'entends une nature d'ordre physique,
sensible), puisque nous ne le considйrons pas comme l'harmonie (Cf. chap.
64) ou la raison d'un certain organe. Ce dernier cas est, d'aprиs
Aristote au IIe livre du De Anima, celui du sens, qui est une
certaine raison d'organe. L'intellect n'a pas en effet d'opйration commune
avec le corps. 3. Un texte de la fin du 1er Livre du De Anima montre
bien que pour Aristote, la puretй et l'immatйrialitй de l'intellect ne
l'empкchent pas d'кtre une partie ou une puissance de l'вme, laquelle est forme
de tout le corps. Voici ce texte, dirigй contre ceux qui prйtendaient que les
diverses parties de l'вme sont logйes dans les diffйrentes parties du corps: Si
toute l'вme contient tout le corps, il lui convient que chacune de ses parties
contienne quelque chose du corps. Mais cela semble impossible: en effet, quelle
partie contiendra l'intellect? ou de quelle maniиre la contiendra-t-il? Il est
difficile de se le figurer. 4. Autre remarque йvidente: du fait que
l'intellect n'est l'acte d'aucune partie du corps, il ne suit nullement que sa
rйceptivitй soit celle de la matiиre premiиre; en effet sa rйceptivitй et son
activitй sont indйpendantes de tout organe corporel. 5. Et l'infinie vertu de l'intelligence
n'est pas non plus niйe par lа; puisqu'on ne place point cette vertu dans la
grandeur, mais qu'elle a son fondement dans la substance intellectuelle. 70: D'APRИS ARISTOTE, IL FAUT ADMETTRE QUE L'INTELLECT S'UNIT AU
CORPS A TITRE DE FORME
Puisque
Averroиs apporte le plus grand soin а йtayer son opinion sur les dires et sur
la dйmonstration d'Aristote, il reste а montrer que prйcisйment la doctrine
d'Aristote postule l'union substantielle de l'intellect avec un corps dont il
constitue la forme. Aristote prouve, en effet, au VIIIe livre des Physiques,
que dans la sйrie des moteurs et des кtres mus, il est impossible de
reculer а l'infini; en consйquence, il faut nйcessairement en venir а un
premier кtre mы, qui ou bien est mis en branle par un moteur immobile, ou bien
se meut lui-mкme. Il choisit le second terme de cette alternative, а savoir que
le premier mobile se meut lui-mкme, pour cette raison que ce qui est par soi
prйcиde toujours ce qui est par autrui. Ensuite le Philosophe montre que
l'кtre qui se meut lui-mкme se divise nйcessairement en deux parties, dont
l'une est motrice et l'autre mue. Il faut donc que le premier moteur qui se
meut soit composй de deux parties, dont l'une est motrice et l'autre mue. Or
tout кtre de cette sorte est animй. Donc le premier mobile, а savoir le ciel,
est animй, suivant l'opinion d'Aristote; aussi, au second livre du De Coelo il
dit expressйment que le ciel est animй, et а cause de cela, il faut admettre en
lui des diffйrences de position, non seulement quant а nous, mais aussi quant а
lui-mкme. Cherchons donc, selon l'opinion d'Aristote, quelle вme anime le ciel. Au douziиme livre
de la Mйtaphysique, il prouve que dans le mouvement du ciel, il faut
envisager quelque chose qui meut en restant tout а fait immobile, et quelque
chose qui meut et est mы. Le moteur non-mы meut en tant qu'objet dйsirable et
il n'est pas douteux qu'il ne le soit (dйsirable) а l'кtre qui est mы. Mais il
ne s'agit pas ici d'un dйsir de concupiscence, qui est le dйsir du sens, mais
d'un dйsir d'ordre intellectuel; aussi d'aprиs lui le premier moteur, non mы,
est а la fois dйsirable et de nature intellectuelle. Donc ce qui
est mы par lui, а savoir le ciel, est dйsirant et intelligent de plus noble
maniиre que nous, comme il le prouve par la suite. Le ciel est donc composй,
selon l'opinion d'Aristote, d'une вme intellectuelle et d'un corps. Il le
signifie au deuxiиme livre du De Anima en ces termes: Certains кtres
possиdent la facultй dianoйtique et l'intellect, comme l'homme, et tout autre
vivant, s'il en existe, qui soit de nature semblable ou supйrieure, c'est-а-dire
le ciel. Il est йvident d'autre part que le ciel n'a pas une вme sensitive,
d'aprиs Aristote. Dans ce cas, il aurait, en effet, divers organes, ce qui ne
saurait s'accorder avec sa simplicitй; et pour le bien montrer Aristote ajoute
que les кtres corruptibles qui possиdent l'intellect, possиdent aussi toutes
les autres puissances: ce qui donne а penser que certaines rйalitйs
incorruptibles ont l'intellect sans avoir les autres puissances de l'вme: ces
rйalitйs sont les corps cйlestes. On ne saurait donc prйtendre que l'intellect
est reliй aux corps cйlestes par les images, mais il faut dire que l'intellect
selon sa substance est uni au corps cйleste а titre de forme. Ainsi donc au
corps humain, qui parmi tous les corps terrestres est le plus noble et qui, par
l'йquilibre de sa complexion est le plus semblable au ciel affranchi de toute
contrariйtй, au corps humain, selon la pensйe d'Aristote, une substance
intellectuelle est unie, non par certaines images, mais en tant que forme. Ce que nous avons
dit sur la vie et l'вme du ciel, nous n'avons point entendu l'avancer selon la
doctrine de la foi, а laquelle ce dйbat est йtranger. Aussi Augustin dit-il а
ce sujet: Le soleil, la lune et tous les astres appartiennent-ils а la
sociйtй des anges? Je n'ai point de certitude lа-dessus; encore qu'а certains,
ils semblent des corps lumineux, dйpourvus de sens et d'intelligence. (St.
Augustin, dans l'Enchiridion). 71: L'UNION DE L'AME AVEC LE CORPS EST IMMЙDIATE
De ces
prйmisses, on peut conclure а l'union immйdiate de l'вme et du corps. Et il n'y
a pas lieu d'imaginer un intermйdiaire ayant pour rфle d'opйrer cette union:
soit les images, suivant l'opinion d'Averroиs; soit les puissances, comme
certains le disent; soit encore un esprit corporel, d'aprиs l'avis de quelques
autres. Il a йtй montrй en effet que l'вme est unie au corps comme sa forme. Or
la forme s'unit а la matiиre sans aucun intermйdiaire. Par soi, en effet, il
appartient а la forme d'кtre l'acte du corps, et non pas quelque chose d'autre.
Donc le seul facteur d'unitй entre matiиre et forme est l'agent qui rйduit la
puissance а l'acte, suivant la dйmonstration d'Aristote, au VIIIe livre de la Mйtaphysique;
en effet, matiиre et forme se comportent comme puissance et acte. On peut pourtant
parler d'un intermйdiaire entre l'вme et le corps, non toutefois dans l'кtre,
mais dans le mouvement et dans le cours de la gйnйration. Dans le mouvement:
car l'activitй par laquelle l'вme meut le corps implique un certain ordre de
mobiles et de moteurs. L'вme exerce toutes ses opйrations par ses puissances.
Par la puissance, elle meut le corps, et encore les membres grвce а l'esprit
corporel, et enfin un organe au moyen d'un autre organe. Dans le cours de
la gйnйration, les dispositions а une forme prйcиdent la forme dans la matiиre,
bien qu'elles lui soient postйrieures dans l'кtre. Donc les dispositions du
corps, grвce auxquelles il atteint l'ultime degrй de prйparation а telle forme
dйterminйe, peuvent кtre en ce sens appelйes intermйdiaire entre l'вme et le
corps. 72: L'AME EST TOUT ENTIИRE DANS LE TOUT ET TOUT ENTIИRE DANS
CHAQUE PARTIE
Par la
mкme voie on peut montrer que l'вme est tout entiиre dans tout le corps et tout
entiиre dans chacune de ses parties. En effet, un acte dйterminй doit
nйcessairement se trouver dans l'objet qu'il est destinй а parfaire. Or l'вme
est l'acte du corps organisй, et non pas d'un seul organe seulement.
Elle rйside dans tout le corps et non dans une partie seulement, puisqu'elle
est essentiellement forme du corps. Et l'вme est forme de tout le corps de
telle maniиre qu'elle est forme aussi de chacune de ses parties. Car si elle
йtait forme du tout et non des parties, elle ne serait pas la forme
substantielle de tel corps; ainsi la forme de la maison, qui est forme du tout
et non de chaque partie, est une forme accidentelle. L'вme est forme substantielle du tout et
des parties: cela est йvident du fait que le tout et les parties tiennent
d'elle leur spйcification. Quand elle s'en va, ni le tout ni les parties ne
gardent leur propre nature spйcifique; ainsi l'_il d'un cadavre (n'est point un
_il au sens propre et) n'est appelй un _il que par йquivoque. Si donc l'вme est
acte de chacune des parties - et l'acte rйside dans l'objet qu'il active, il
reste qu'elle est selon son essence en chaque partie du corps. Qu'elle y soit
toute entiиre, c'est йvident en effet, le tout se dit par rapport aux parties.
La considйration du tout sera donc fonction de la considйration des
parties. Or le mot partie s'attribue de deux maniиres: ou bien il s'agit
de la division quantitative, comme celle d'une figure gйomйtrique, ou bien il
s'agit d'une division essentielle, comme la forme et la matiиre sont appelйes
partie du composй. Il y a donc le tout quantitatif et le tout essentiel. Le
tout quantitatif et les parties quantitatives ne conviennent aux formes
qu'accidentellement, je veux dire dans la mesure oщ elles sont divisйes par la
division mкme du sujet affectй par la quantitй: le tout essentiel et la partie
essentielle appartiennent de soi aux formes. Pour ce qui regarde cette totalitй
qui de soi appartient aux formes, en chacune d'entre elles on voit bien qu'elle
est toute entiиre dans le tout et toute entiиre dans chacune de ses parties; en
effet la blancheur, selon toute la raison de blancheur, affecte а la
fois tout le corps et chacune de ses parties. Il en va tout autrement s'il agit
de la totalitй attribuйe accidentellement aux formes; en ce cas, nous ne
pouvons dire que toute la blancheur se trouve dans chaque partie. Si donc il
existe une forme qui n'est pas divisйe par la division du sujet, et c'est le
cas des вmes des animaux parfaits, il ne sera pas nйcessaire de distinguer,
puisqu'а ces вmes ne convient qu'une seule totalitй; mais il faudra dire
absolument que cette вme est toute entiиre dans chaque partie du corps. Et cela
ne fait plus que cette вme est toute entiиre dans chaque partie du corps. Et cela
ne fait point difficultй pour qui comprend que l'вme est indivisible а la
maniиre d'un point, et que l'incorporel ne se joint pas au corporel comme les
corps se joignent les uns aux autres, ainsi qu'on l'a exposй plus haut. Bien que forme
simple, l'вme peut fort bien кtre l'acte de parties aussi diverses. En effet, а
chaque forme est adaptйe une matiиre selon sa convenance; et plus une forme est
noble et simple, plus efficace est sa vertu. Ainsi l'вme qui occupe le degrй le
plus йlevй dans la hiйrarchie des formes infйrieures, bien qu'elle reste simple
dans sa substance, est cependant multiple en ses pouvoirs et peut accomplir de
multiples opйrations. Aussi a-t-elle besoin de divers organes pour exercer ses
activitйs. De ces organes, les diffйrentes puissances ou facultйs de l'вme sont
appelйes les actes propres ainsi la vue est l'acte propre de l'_il, l'ouпe de
l'oreille, etc... C'est pourquoi les animaux parfaits possиdent une grande
variйtй d'organes, mais les plantes une beaucoup moindre. En partant de ce
fait, certains philosophes ont pu loger l'вme dans une certaine partie du
corps. Ainsi Aristote lui-mкme au livre De la cause du mouvement des
animaux, la place-t-il dans le c_ur, en raison de la puissance attribuйe а
cette partie du corps. En effet, la force motrice, dont le Philosophe traite
dans le livre en question, rйside principalement dans le c_ur, par lequel l'вme
propage dans tout le corps le mouvement et les autres opйrations semblables. 73: L'INTELLECT POSSIBLE N'EST PAS UNIQUE POUR TOUS LES HOMMES
Toutes
ces considйrations excluent manifestement la thйorie d'Averroиs, dans son
commentaire du IIIe Livre du De Anima, imaginant un intellect possible
unique pour tous les hommes passйs, prйsents et futurs:
1. On a prouvй, en effet, que
la substance de l'intellect s'unit au corps humain comme forme. Or il est
impossible que la matiиre d'une seule forme ne soit pas unique, car un acte
propre dйtermine la puissance qui lui est appropriйe: ils sont corrйlatifs l'un
а l'autre. Il n'existe donc pas un intellect unique pour tous les hommes. 2. A chaque кtre
exerзant une activitй motrice sont dus les instruments propres а cette activitй
autres sont les instruments du joueur de flыte, autres ceux de l'architecte. Or
l'intellect joue а l'йgard du corps le rфle de moteur propre d'aprиs les
affirmations et explications d'Aristote, au IIIe Livre du De Anima. De
mкme donc qu'il est impossible que l'architecte se serve des instruments du
joueur de flыte, ainsi est-il impossible que l'intellect d'un homme soit l'intellect
d'un autre homme. 3. Aristote, au Ier livre du De Anima, reproche
aux anciens, dans leurs dissertations sur l'вme, de n'avoir pas fait mention du
suppфt appropriй, comme s'il йtait indiffйrent, selon les fables
pythagoriciennes, que n'importe quelle вme revкtit n'importe quel corps. Il
n'est pas possible que l'вme d'un chien entre dans le corps d'un loup, ni l'вme
d'un homme dans un corps qui ne serait pas humain. Mais la proportion de l'вme
humaine au corps humain est aussi la proportion de l'вme de cet homme au corps
de cet homme. Il n'est donc pas possible que l'вme d'un homme dйterminй entre
dans un autre corps que dans celui de ce mкme individu. Mais l'вme de cet homme
est ce par quoi cet homme comprend; car l'homme comprend par l'вme, selon la doctrine
d'Aristote, au Ier livre du De Anima. Il n'y a donc pas un seul
intellect pour cet homme et cet autre. 4. Le mкme principe donne l'кtre et
l'unitй; car l'кtre et l'un coпncident. Mais chaque rйalitй a l'кtre par sa
forme. Donc l'unitй de la chose suit l'unitй de la forme. Impossible, par
consйquent, pour divers individus humains d'avoir une forme unique. Or la forme
de tel homme, c'est son вme intellectuelle. Il n'est donc pas possible qu'il
n'y ait pour tous les hommes qu'une seule intelligence.
On allйguera peut-кtre que
l'вme sensitive d'un tel n'est pas celle de tel autre, et que par consйquent,
il peut y avoir plusieurs humains et un seul intellect. Mais l'argument ne
tient pas. En effet l'opйration propre de chaque chose suit et manifeste son espиce.
Or de mкme que l'opйration propre de l'animal est la sensation, ainsi
l'opйration propre de l'homme est l'intellection, d'aprиs Aristote, au Ier
livre de l'Ethique. Par consйquent, l'homme individuel est animal а
cause de ses sens, d'aprиs Aristote, au IIe livre du De Anima, et il est
homme а cause de ce par quoi il comprend. Mais ce par quoi l'вme - ou l'homme
par l'вme - comprend, c'est l'intellect possible, comme il est dit au IIIe
livre du De Anima. Cet individu est donc «homme» par l'intellect possible.
Si donc cet homme possиde une вme sensitive diffйrente de son voisin, et s'il a
pourtant le mкme intellect possible que lui, il s'ensuit que nous avons lа deux
animaux distincts, mais non deux hommes hypothиse йvidemment impossible. Il n'y
a donc pas un seul intellect possible pour tous les hommes. A ces arguments
le Commentateur rйpond, dans son commentaire du IIIe livre du De Anima, que
l'intellect possible nous est reliй par sa forme, c'est-а-dire par l'espиce
intelligible, dont le seul sujet est l'image existante en nous et qui se
diversifie suivant les individus. Et ainsi l'intellect possible jouit d'une
diversitй numйrique non en raison de sa substance, mais de sa forme. La rйfutation de
cette thйorie a dйjа йtй faite plus haut. Nous avons montrй que l'intellection
humaine ne saurait avoir lieu si l'intellect possible se reliait а nous de la
maniиre envisagйe par Averroиs. Et mкme si cette sorte de liaison suffisait, la
rйponse du Commentateur que nous venons de citer, n'infirme pas les arguments
que nous avons formulйs plus haut. 1. En effet, selon la position d'Averroиs,
rien de ce qui appartient а l'intelligence ne sera multipliй dans l'humanitй,
que la seule image; et cette image elle-mкme ne sera pas multipliйe selon
qu'elle est intellectuellement perзue en acte parce qu'alors elle est dans
l'intellect possible, abstraite des conditions matйrielles par l'intellect
agent. Mais l'image, tant qu'elle n'est intellectuellement perзue qu'en
puissance, ne dйpasse pas le degrй de l'вme sensitive. Ainsi donc cet homme ne
sera diffйrenciй de cet autre que par l'вme sensitive. Et ce sera toujours la
mкme difficultй: cet homme et cet autre ne seraient pas deux hommes ! 2. Aucun кtre
n'est spйcifiй par la puissance, mais par l'acte. Mais l'image, en tant que
numйriquement individuelle est seulement en puissance а l'кtre intelligible.
Donc par l'image envisagйe dans son individualitй numйrique, tel individu ne
reзoit pas la spйcificitй d'animal intelligent, qui est la dйfinition mкme de
l'homme. Et ainsi le principe spйcificateur de l'homme n'est pas susceptible de
multiplication individuelle. 3. D'aprиs Aristote, au IIe livre du De Anima, ce
par quoi chaque vivant se dйfinit spйcifiquement, est perfection premiиre et
non perfection seconde. Mais l'image n'est pas perfection premiиre, mais
perfection seconde. L'imagination est en effet un mouvement dйterminй par
l'activitй sensorielle, comme il est dit au IIIe livre du De Anima. Ce
n'est donc pas l'image individuelle qui dйfinira spйcifiquement l'homme. 4. Les images qui
ne sont intellectuellement perзues qu'en puissance, sont diverses. Mais un
principe spйcificateur doit кtre un; car une espиce unique appartient а un кtre
unique. Ce ne sont donc pas les images, dans leur diversitй numйrique et douйes
d'une intellectualitй seulement potentielle, qui donnent а l'homme son espиce. 5. Ce qui
spйcifie l'homme doit toujours demeurer dans le mкme individu, tant que
celui-ci existe. Autrement cet individu n'appartiendrait pas toujours а la mкme
espиce, mais il serait tantфt de celle-ci, tantфt de celle-lа. Mais les mкmes
images ne demeurent pas toujours dans le mкme homme il en apparaоt de
nouvelles, et d'anciennes s'effacent. L'homme individuel n'est donc pas
spйcifiй par les images, et ce n'est pas par elles qu'il se rattache au
principe de son espиce, qui est l'intellect possible. On dira peut-кtre que tel homme n'est pas
spйcifiquement dйterminй par les images, mais par les facultйs oщ rйsident les
images, je veux dire l'imagination, la mйmoire et la cogitative qui est propre
а l'homme et qu'Aristote appelle l'intellect passif, au IIIe livre du De
Anima. Mais les mкmes difficultйs demeurent. a) En effet, l'opйration de la cogitative n'a pour objet
que les donnйes particuliиres, dont elle divise et compose les intentions. Elle
possиde un organe corporel qui sert а son action. Elle ne dйpasse donc pas la
sphиre de l'вme sensitive. Or l'вme sensitive ne donne pas а l'homme d'кtre un
homme, mais d'кtre un animal. Il resterait donc encore qu'en nous serait
individualisй seulement ce qui appartient а l'homme en tant qu'il est animal. b) La vertu cogitative agit par un organe.
Elle n'est donc pas ce par quoi nous comprenons, puisque l'intellection n'est
pas l'_uvre d'un organe. Ce par quoi nous comprenons est ce par quoi l'homme
est homme, puisque comprendre est l'opйration propre de l'homme et dйcoule de
sa dйfinition. Tel individu n'est donc pas homme par la puissance cogitative,
et cette puissance n'est pas ce par quoi l'homme diffиre substantiellement des
bкtes, comme Averroиs l'imagine. c) La puissance cogitative n'a de rapport а l'intellect
possible - par lequel l'homme fait acte d'intellect - que par un acte qui
prйpare les images а devenir actuellement intelligibles, grвce а l'intellect
agent, et susceptibles de parfaire l'intellect possible. Mais cette opйration
ne demeure pas toujours la mкme en nous. Il est donc impossible que l'homme par
elle ou bien soit reliй au principe de son espиce, ou bien reзoive sa
spйcificitй. La rйponse allйguйe plus haut doit donc кtre absolument йcartйe. 6. De plus, ce
par quoi une rйalitй agit est le principe qui dйclenche l'opйration, non
seulement quant а son exister, mais aussi quant а la multiplicitй ou а l'unitй.
La mкme chaleur, en effet, ne produit qu'un seul «chauffer», ou si l'on veut
une seule calйfaction active, bien qu'il puisse y avoir plusieurs кtres
chauffйs, autrement dit plusieurs calйfactions passives suivant la
diversitй des objets chauffйs ensemble par une seule chaleur. Or l'intellect
possible est ce par quoi l'вme comprend, comme le dit Aristote au IIIe
livre du De Anima. Si donc l'intellect possible de cet homme et de cet
autre est numйriquement le mкme, il faudra nйcessairement que le fait de
comprendre chez ces deux individus ne fasse rigoureusement qu'un: ce qui est
йvidemment impossible, puisque des individus divers ne sauraient exercer une
activitй unique. Le mкme intellect possible ne peut donc appartenir en mкme
temps а deux sujets distincts. Et si l'on dit que le fait de comprendre est
multipliй selon la diversitй des images, cet argument ne peut tenir. a) On l'a fait remarquer, chaque agent a son
action, qui se multiplie seulement selon divers sujets en lesquels elle passe.
Comprendre, vouloir et autres opйrations de ce genre ne sont pas des actions
qui passent sur une matiиre extйrieure, mais elles demeurent dans l'agent
lui-mкme comme des perfections de ce mкme agent, comme le montre Aristote au
IXe livre de la Mйtaphysique. Un seul acte d'intellection de l'intellect
possible ne saurait donc кtre multipliй par la diversitй des images. b) Le rфle des images а l'йgard de
l'intellect possible peut se ramener а celui d'une puissance active s'exerзant
sur un sujet passif: faire acte d'intellection est un certain pвtir, comme
le dit Aristote au IIIe livre du De Anima. Mais le pвtir du
patient lui-mкme se diversifie selon les diffйrentes formes ou espиces de
puissances actives, non d'aprиs la diversitй numйrique. Ainsi, dans un seul
sujet rйcepteur, l'activitй de deux agents, l'un йchauffant, l'autre
dessйchant, produira simultanйment l'йchauffement et le dessиchement; mais deux
corps thermogйniques ne produisent pas dans le corps qu'ils chauffent une
double chaleur, mais une chaleur unique, а moins qu'il ne s'agisse de diverses espaces
de chaleurs. Autrement dit, en un seul sujet on ne peut trouver deux
йlйments thermiques de mкme espиce: le mouvement est dйnombrй par le terme
qu'il vise, et s'il y a unitй de temps et unitй de sujet, il ne saurait y avoir
double йlйvation thermique dans le mкme sujet. Je rйserve, il est vrai, le cas
d'une autre espиce de chaleur; ainsi dans la semence, il y a la chaleur du feu,
du ciel et de l'вme. Par consйquent, la diversitй des images n'introduit aucune
multiplicitй dans l'acte de l'intellect possible, sinon celle qui dйcoule des
diffйrentes idйes que l'on pense ainsi autre est l'intellection selon qu'elle
vise un homme ou bien un cheval. Mais tous les hommes ont du mкme objet
intelligible la mкme idйe spйcifique. La conclusion serait donc encore que le
mкme acte de comprendre (ou d'entendre) appartient en mкme temps а cet homme et
а cet autre. c) L'intellect possible apprйhende l'homme, non pour autant qu'il est cet
homme, mais pour autant qu'il est l'homme, purement et simplement
selon sa raison spйcifique. Mais cette derniиre est unique, quelle que soit la
multiplication des images d'homme en un seul homme ou en plusieurs selon les
diffйrentes rйalisations individuelles d'humanitй, rйalisations individuelles
proprement apprйhendйes par les images. La multiplication des images ne saurait
donc avoir ce rйsultat d'entraоner la multiplication de l'acte de l'intellect
possible а l'йgard d'une seule et mкme espиce; et ainsi il reste encore que les
diffйrents hommes n'exercent qu'une action unique. d) Le sujet propre de l'habitus de science est
l'intellect possible, puisque l'acte de celui-ci est la considйration
scientifique; mais un accident, s'il est spйcifiquement un, ne saurait кtre
multipliй que par les sujets qu'il affecte. Par consйquent, si l'intellect
possible est unique pour tous les hommes, il s'ensuit nйcessairement que
l'habitus d'une science - mettons, de la grammaire, - si elle possиde
l'identitй spйcifique, sera numйriquement la mкme chez tous les hommes ce qui
est invraisemblable. Il n'existe donc pas un seul intellect possible pour tous. A quoi nos
adversaires rйpondront que le sujet de l'habitus de science n'est pas
l'intellect possible, mais l'intellect passif et la vertu cogitative. Mais cela
ne peut кtre. a) Aristote prouve, en effet, au IIe livre de l'Ethique, que des
actes semblables produisent des habitus semblables, qui а leur tour, rendent
notre activitй semblable а eux. Or c'est par les actes de l'intellect
possible que l'habitus de science naоt en nous, et cet habitus d'autre part
nous rend aptes aux mкmes actes. L'habitus de science rйside donc dans
l'intellect possible, non dans l'intellect passif. b) La science porte sur les conclusions des
dйmonstrations car la dйmonstration est un syllogisme qui fait savoir, comme
le dit Aristote, au 1er livre des Seconds Analytiques. Mais les
conclusions des dйmonstrations sont universelles, comme leurs principes. La
science rйside donc dans cette facultй qui connaоt l'universel. Or l'intellect
passif ne connaоt pas l'universel, mais les intentions particuliиres. Il n'est
donc pas le sujet de l'habitus de science. c) Contre la thиse que nous combattons actuellement
valent plusieurs arguments allйguйs plus haut, а propos de l'union de
l'intellect possible et de l'homme. Il faut chercher, semble-t-il, la source
de l'erreur qui place dans l'intellect passif l'habitus de science, en ce fait
que les hommes sont plus ou moins aptes aux travaux de l'esprit selon les
dispositions diverses de leur facultй cogitative et de leur imagination. Mais ces facultйs
conditionnent l'activitй intellectuelle а titre de dispositions йloignйes,
comme la dйlicatesse du toucher, et la complexion du corps conditionne aussi
cette mкme activitй. Aristote dit en effet au IIe livre du De Anima, que
les hommes douйs d'un bon toucher et d'une complexion dйlicate sont bien
outillйs pour la pensйe. Mais l'habitus de science facilite l'exercice de
la pensйe en tant que principe prochain de l'acte. Il faut, en effet, que cet
habitus perfectionne la puissance par laquelle nous comprenons, pour qu'elle
agisse quand elle le voudra et facilement, propriйtйs que les autres
habitus apportent aussi aux puissances oщ elles rйsident. De plus, les
dispositions desdites facultйs (sensibles) se tiennent du cфtй de l'objet, je
veux dire de l'image qui, en raison de la valeur de ces facultйs, se trouve
prйparйe а devenir intelligible en acte sous l'influence de l'intellect agent.
Or les dispositions situйes du cфtй des objets ne sont pas des habitus, mais
bien celles qui affectent les puissances. Ainsi l'on n'appellera point habitus de
force les dispositions qui rendent les objets terrifiants plus tolйrables, mais
on rйservera ce nom pour la disposition par laquelle une partie de l'вme -
l'irascible - est prйparйe а soutenir ces objets terrifiants. Donc
manifestement l'habitus de science n'est pas dans l'intellect passif, comme le
commentateur (Averroиs) le prйtend, mais bien dans l'intellect possible. Enfin, si
l'intellect possible est unique pour tous les hommes, il faut admettre qu'il a
toujours existй s'il y a toujours eu des hommes, comme d'ailleurs le pense
l'йcole en question, - et a fortiori l'intellect agent, puisque l'agent
est plus noble que le patient, comme le dit Aristote au IIIe livre du De
Anima. Mais si l'кtre qui agit est йternel, et aussi йternel l'кtre qui
reзoit, il faut que les objets reзus soient йternels. Donc les espиces
intelligibles ont existй depuis toujours dans l'intellect possible; et la
rйception d'espиces intelligibles n'est point pour lui une nouveautй. Or dans
l'_uvre de l'intellection les sens et l'imagination ne servent а rien d'autre
qu'а fournir les espиces intelligibles. Les sens ne seront donc plus
nйcessaires pour comprendre, - ni l'imagination; - et il faudra revenir а
l'opinion de Platon d'aprиs qui nous n'acquйrons pas la science par les sens, mais
nous sommes simplement йveillйs par eux au ressouvenir de connaissances
antйrieures. A cet argument, le Commentateur (Averroиs) rйpond que les espиces
intelligibles ont un double sujet: l'un d'eux leur confиre l'йternitй, c'est
l'intellect possible; l'autre la nouveautй, c'est l'image. Ainsi l'espиce
visible a un double sujet la chose en dehors de l'вme et la puissance de
vision. Mais cette rйponse ne peut tenir: a) Car il est impossible que l'action et la perfection
de ce qui est йternel dйpendent d'un donnй temporel. Or les images sont
temporelles; chaque jour de nouvelles images sont produites par les sens. On ne
peut donc admettre que les espиces intelligibles, par lesquelles l'intellect
possible est mis en acte et opиre, dйpendent des images comme les espиces
visibles dйpendent des objets extйrieurs; b) Aucun кtre ne reзoit ce qu'il a dйjа, car ce qui
reзoit doit кtre privй de la rйalitй reзue, comme l'enseigne Aristote. Mais
(dans la thиse d'Averroиs) les espиces intelligibles йtaient dans l'intellect
possible avant que vous et moi n'йprouvions de sensation; en effet nos
prйdйcesseurs n'auraient pu faire acte d'intelligence si l'intellect possible
n'avait pas йtй mis en acte par les espиces intelligibles. Et l'on ne peut dire
que ces espиces, d'abord reзues dans l'intellect possible, aient cessй
d'exister. En effet, l'intellect possible, non seulement reзoit mais encore
conserve ce qu'il reзoit; aussi, au IIIe livre du De Anima, est-il
appelй le lieu des espиces. Et donc les espиces de l'intellect possible n'ont
pas leur origine dans les images. Inutile est par consйquent l'intervention de
l'intellect agent venant intellectualiser nos images. c) Ce qui est reзu se trouve dans l'кtre
qui reзoit selon le mode de cet кtre. Mais l'intellect en soi est au-dessus du mouvement.
Donc ce qui est reзu en lui est reзu d'une maniиre fixe et immobile. d) Puisque l'intellect est une facultй
supйrieure aux sens, l'unitй doit y rйgner davantage. Aussi bien voyons-nous le
seul intellect exercer son jugement sur divers genres d'objets sensibles qui
relиvent de diverses puissances sensitives d'oщ nous pouvons induire que les
opйrations appartenant aux diffйrentes puissances sensitives se trouvent
rйunies dans le seul intellect. De ces puissances sensitives, certaines sont
purement rйceptrices, comme les sens; d'autres conservent leurs objets, comme
l'imagination et la mйmoire, qui а cause de cela sont appelйes trйsors. L'intellect
possible doit donc jouer ce double rфle rйcepteur et conservateur. e) Dans les choses naturelles on ne saurait
soutenir que le terme auquel parvient le mouvement ne demeure pas mais qu'il
s'йvanouit aussitфt; aussi doit-on йcarter la thиse du mouvement universel: car
il faut bien que le mouvement aboutisse а un terme stable. Et beaucoup moins
peut-on prйtendre que l'objet reзu dans l'intellect possible ne se conserve
pas. f) Si les images
qui sont en nous ne fournissent pas а l'intellect possible d'espиces
intelligibles, parce qu'il en a dйjа reзu provenant des images qu'avaient nos
prйdйcesseurs, pour la mкme raison ce mкme intellect n'a pu recevoir d'images
venant d'individus qui ont eu des devanciers. Mais dans l'hypothиse d'un monde
йternel - qui est celle de nos adversaires - il y a toujours eu des
devanciers ! Par consйquent, l'intellect possible ne reзoit aucune espиce
venant des images. A quoi bon admettre, dans ces conditions, avec Aristote,
l'existence d'un intellect qui rend les images intelligibles en acte? g) De tout cela il suit, semble-t-il, que
l'intellect possible n'a pas besoin d'images pour comprendre. Or nous
comprenons par l'intellect possible. Nous n'aurons donc pas besoin de sens et
d'images pour comprendre; ce qui est manifestement faux et contraire а la
doctrine d'Aristote. On dira peut-кtre que pour un semblable motif, nous n'aurons
pas besoin d'images pour considйrer les objets dont les espиces intelligibles
sont conservйes dans l'intellect, mкme en admettant la multiplication des
intellects possibles selon les diffйrents individus et qu'ainsi nous sommes en
dйsaccord avec Aristote qui dit que l'вme ne comprend jamais sans image. Mais
cette rйplique ne porte pas. Car l'intellect possible, comme toute substance, agit
suivant le mode de sa nature. Or selon sa nature, il est forme d'un corps;
aussi atteint-il des objets immatйriels, mais il les dйcouvre а travers un
donnй matйriel. On le voit bien du fait que dans un enseignement d'ordre
universel sont introduits les exemples particuliers, qui aident а percevoir la
doctrine. Le rapport de l'intellect possible l'image dont il a besoin, n'est
pas le mкme avant la rйception et aprиs la rйception de l'espиce intelligible.
Avant cette rйception, il en a besoin pour recevoir d'elle l'espиce
intelligible; alors l'image joue vis-а-vis de cet intellect le rфle d'un objet
moteur. Mais aprиs la rйception de l'espиce, l'intellect a besoin de l'image
comme d'un instrument ou d'un fondement de son espиce: aussi joue-t-il а
l'йgard des images le rфle d'une cause efficiente. Au commandement de
l'intelligence, se forme dans l'imagination la reprйsentation qui convient а
telle espиce intelligible. Cette derniиre resplendit dans l'image comme
l'exemplaire dans l'imitation ou la copie. Si donc l'intellect possible avait
toujours possйdй les espиces, il n'aurait jamais jouй vis-а-vis des images le
rфle d'un sujet rйcepteur а l'йgard d'un objet moteur. De plus, l'intellect possible est ce
par quoi l'вme comprend, l'homme comprend, selon Aristote. Mais si
l'intellect possible est йternel et le mкme pour tous, il faut qu'en lui se
trouvent dйjа reзues toutes les espиces intelligibles des choses qui par tous
les hommes sont ou ont jamais йtй connues. Quand l'un de nous fait acte
d'intelligence, cet acte est l'acte mкme de l'intellect possible, et son auteur
comprend tout ce qui est, tout ce qui a jamais йtй compris par tous les hommes:
conclusion йvidemment fausse. A cet argument, le Commentateur rйpond que nous ne
comprenons par l'intellect possible que dans la mesure oщ il y a continuitй
entre lui et nous par nos images. Celles-ci ne sont pas les mкmes chez tous, ni
disposйes partout de la mкme maniиre; et ainsi ce que l'on comprend, l'autre
peut ne pas le comprendre. Cette rйponse semble logique, car mкme en admettant
que l'intellect possible n'est pas unique, il faut toujours reconnaоtre que
nous ne comprenons les objets dont les espиces rйsident dans l'intellect
possible, qu'а condition d'avoir des images adaptйes а cette intellection. Et pourtant la
rйponse d'Averroиs ne saurait йchapper а toute critique. En effet, quand
l'intellect possible a йtй mis en acte par l'espиce intelligible qu'il a reзue,
il peut agir par lui-mкme, comme le dit Aristote au IIIe livre du De
Anima. Nous le constatons, ce dont nous avons acquis la science une fois
pour toutes, nous avons la possibilitй de le considйrer de nouveau quand nous
le voulons et nous n'en sommes point empкchйs а cause des images. Car nous
avons le pouvoir de former des images adaptйes а la rйflexion que nous voulons
faire, а moins d'un obstacle provenant de l'organe mкme de l'imagination, comme
chez ceux qui sont dans l'йtat de dйmence ou de lйthargie et qui n'ont pas le
libre usage de l'imagination et de la mйmoire. Pour cette raison Aristote
dйclare, au VIIIe livre de la Physique, que celui qui possиde dйjа
l'habitude de la science, bien qu'il ne l'exerce qu'en puissance, n'a pas
besoin de moteur pour la faire passer а l'acte, sinon simplement d'un moteur
qui йcarte les йventuels empкchements. Il peut passer lui-mкme а l'acte de la
considйration (ou rйflexion) quand il le veut. Mais si dans l'intellect possible
se trouvent les espиces intelligibles de toutes les sciences, ce qu'il faut
bien admettre dans l'hypothиse d'un intellect unique et йternel, la nйcessitй
des images sera la mкme que dans le cas de celui qui possиde un habitus de
science et qui, lui aussi, ne saurait utiliser cet habitus sans recourir aux
images. Comme donc chaque homme comprend par l'intellect possible dans la
mesure oщ il est portй а l'acte par les espиces intelligibles, chaque homme
pourra considйrer, quand il le voudra, le contenu de toutes les sciences. Ce
qui est йvidemment faux: dans ce cas nul n'aurait besoin de maоtre pour
acquйrir la science. Il n'y a donc pas d'intellect possible unique et
йternel. 74: DE L'OPINION D'AVICENNE, POUR QUI LES FORMES INTELLIGIBLES NE
SE CONSERVENT PAS DANS L'INTELLECT POSSIBLE
Tous
ces arguments semblent mis en йchec par la doctrine d'Avicenne. Pour celui-ci
les espиces intelligibles ne demeurent dans l'intellect possible que tant
qu'elles font l'objet d'un acte d'intelligence, comme il le dit dans son livre De
Anima. Et voici son argumentation. Tant que les formes saisies par la
connaissance demeurent dans la puissance qui les saisit, elles sont saisies en
acte. C'est ainsi que le sens en acte devient l'objet senti en acte, et
de mкme l'intellect en acte est l'objet compris en acte. En consйquence,
toutes les fois que le sens ou l'intellect s'identifie ainsi avec un objet,
senti ou compris, dans la mesure oщ il a sa forme, il y a prise de possession
actuelle par le sens ou par l'intellect. Mais les facultйs de l'вme qui
conservent les formes non actuellement perзues ne sont pas, selon Avicenne, des
facultйs perceptives, mais des trйsors des facultйs perceptives, comme
l'imagination, rйceptacle des formes perзues par les sens, et la mйmoire qui
est selon lui le trйsor des intentions qui sont perзues sans l'acte d'un sens,
comme lorsque la brebis perзoit l'inimitiй du loup. Et il se trouve que ces
puissances conservent les formes non actuellement perзues, parce qu'elles ont
certains organes corporels oщ sont reзues les formes qui sont ainsi proches de
la puissance apprйhensive; et de la sorte, la puissance apprйhensive, en se
tournant vers ces rйceptacles, fait acte d'apprйhension. Or il est йvident que
l'intellect possible est une facultй apprйhensive, et qu'il n'a pas d'organe
corporel; d'oщ Avicenne conclut а son incapacitй de conserver les espиces
intelligibles en dehors de l'acte d'intellection. Dans ces conditions trois hypothиses
peuvent кtre envisagйes: a) les espиces intelligibles elles-mкmes sont conservйes
dans un organe corporel ou dans une facultй possйdant un organe corporel; b)
les formes intelligibles subsistent par elles-mкmes, et notre intellect
possible joue а leur йgard le rфle d'un miroir par rapport aux objets
contemplйs dans le miroir; c) les espиces intelligibles dйcoulent dans
l'intellect possible d'un certain principe d'activitй sйparй, et cela toutes
les fois que nous comprenons actuellement. La premiиre de ces hypothиses est
impossible, car les formes qui se trouvent dans les puissances douйes d'organes
corporels ne sont intelligibles qu'en puissance. La seconde hypothиse est
l'opinion de Platon, rйfutйe par Aristote dans sa Mйtaphysique. Et notre
auteur conclut en adoptant la troisiиme hypothиse: toutes les fois que nous
faisons acte d'intelligence, dйcoulent dans notre intellect possible des
espиces intelligibles provenant de l'intellect agent, qu'Avicenne considиre
comme une sorte de substance sйparйe. Une objection se prйsente: dans la thиse
йnoncйe ci-dessus, on ne voit pas de diffйrence entre un homme qui vient
d'apprendre quelque chose, et ce mкme homme quand par la suite il veut
rйflйchir sur la connaissance prйcйdemment acquise. Voici la rйponse d'Avicenne:
apprendre n'est pas autre chose qu'acquйrir une parfaite habitude de se
joindre а l'intellect agent, pour recevoir de lui une forme intelligible. Avant
l'acquisition de la science, il n'y a dans l'homme qu'une puissance nue par
rapport а cette rйception des formes; l'acquisition du savoir est comme une puissance
adaptйe. Avec cette opinion semble s'accorder ce qu'Aristote dit dans son livre De
la Mйmoire, au sujet de la mйmoire, laquelle ne rйside pas dans la partie
intellectuelle mais dans la partie sensitive de l'вme; d'oщ il semble rйsulter
que la conservation des espиces intelligibles n'appartient pas а la partie
intellectuelle. 1. Mais si l'on considиre attentivement le point de
dйpart de cette thиse, on voit qu'elle ne diffиre que peu - ou mкme point du
tout - de celle de Platon. Ce dernier envisageait les formes intelligibles
comme des sortes de substances sйparйes, d'oщ la science dйcoulait dans nos
вmes. Avicenne, lui, suppose qu'а partir d'une substance sйparйe - l'intellect
agent considйrй en lui-mкme - la science dйcoule dans nos вmes. Il importe peu
vraiment quant au mode d'acquisition de la science que celle-ci soit causйe en
nous par une ou plusieurs substances sйparйes: dans les deux cas, en effet,
notre science ne vient pas des objets sensibles, affirmation contredite par le
fait que celui qui est privй d'un sens, est aussi privй de la connaissance des
aspects du rйel qui sont atteints par ce sens. 2. Surprenante est l'assertion d'aprиs
laquelle en considйrant les donnйes singuliиres qui rйsident dans
l'imagination, l'intellect possible est йclairй par la lumiиre de l'intellect
agent pour connaоtre l'universel, tandis que les actions des facultйs
infйrieures, imagination, mйmoire, cogitative, disposent l'вme а recevoir
l'йmanation de l'intelligence active. Nous constatons, en effet, que notre вme
est d'autant mieux prйparйe а subir l'influence des substances sйparйes,
qu'elle est plus dйtachйe des choses corporelles et sensibles: en s'йloignant
de ce qui est infйrieur, on s'approche des rйalitйs supйrieures. Il n'est donc
pas vraisemblable que l'attention aux images corporelles dispose l'вme а
recevoir la lumiиre d'une intelligence sйparйe. Platon s'est montrй plus logique dans ses
conclusions. Pour lui, en effet, les objets sensibles ne disposent pas l'вme а
subir l'influence des formes sйparйes, mais elles se bornent а йveiller
l'intellect pour lui faire considйrer les objets dont il avait dйjа eu la
science par une cause extйrieure. Il suffisait qu'а l'origine les formes
sйparйes aient produit dans notre вme la science de tout le connaissable, en
sorte qu'apprendre йtait pour lui se souvenir. Conclusion nйcessaire de sa
thиse: puisque les substances sйparйes sont immobiles et se tiennent toujours
de la mкme maniиre, toujours elles font resplendir la science des choses dans
notre вme qui est capable de la recevoir. 3. Ce qui est reзu se trouve dans l'кtre
qui le reзoit selon le mode de celui-ci. Or l'exister de l'intellect possible a
plus de consistance que l'exister de la matiиre corporelle. Puisque les formes
dйcoulant de l'intellect agent dans la matiиre corporelle, selon Avicenne, sont
conservйes dans cette derniиre, а plus forte raison seront-elles conservйes
dans l'intellect possible. 4. La connaissance intellectuelle est plus parfaite
que la connaissance sensible. Si donc cette derniиre possиde la facultй de conserver
ce qu'elle perзoit, а plus forte raison la connaissance intellectuelle. 5. Nous
constatons que des fonctions diverses qui а un plan infйrieur relиvent de
plusieurs puissances, au plan supйrieur n'appartiennent qu'а une seule: le sens
commun perзoit les objets de tous les sens propres. Par consйquent, percevoir
et conserver, qui dans la partie sensitive de l'вme appartiennent а des
puissances diverses, doivent, dans la puissance supйrieure qui est l'intellect,
se trouver unis. 6. L'intellect agent, selon Avicenne, infuse en nous
toutes les sciences. Si donc apprendre ne consiste qu'а se prйparer а l'union
avec l'intellect agent, celui qui apprend une science n'apprend pas plus
celle-lа qu'une autre; ce qui est йvidemment faux. 7. Cette opinion est d'ailleurs contraire
а l'enseignement d'Aristote, qui dit, au IIIe livre du De Anima, que
l'intellect possible est le lieu des espиces. Ce qui revient а faire de
l'intellect le trйsor des espиces intelligibles, pour employer
l'expression d'Avicenne. 8. Il ajoute que lorsque l'intellect possible
acquiert la science, il est capable d'opйrer par lui-mкme bien qu'il
n'entende pas en acte. Il n'a donc pas besoin de l'influence de quelque agent
supйrieur. 9. Toujours d'aprиs le mкme auteur, au VIIIe livre de la Physique, avant
d'apprendre, l'homme est en puissance essentielle а la science, et c'est pour
cela qu'il a besoin d'un moteur qui le fasse passer а l'acte. Mais aprиs avoir
appris, il n'a pas essentiellement besoin d'un moteur. Donc il n'a pas besoin
de subir l'influence de l'intellect agent. 10. Il dit aussi, au IIIe livre du De
Anima, que les images ont avec l'intellect possible le mкme rapport que les
objets sensibles avec le sens; ce qui montre bien que les espиces
intelligibles dans l'intellect possible viennent des images, et non pas d'une
substance sйparйe. Quant aux arguments qu'on nous oppose, il n'est pas
difficile de les rйsoudre. En effet l'intellect possible est en acte parfait
selon les espиces intelligibles lorsqu'il considиre actuellement une idйe;
quand il n'exerce pas cet acte, il n'est pas en acte parfait selon ces espиces,
mais il occupe une position moyenne entre puissance et acte. Et c'est la pensйe
d'Aristote dans le texte suivant du IIIe livre du De Anima : Quand cette
partie (l'intellect possible) devient chaque chose, elle est dite connaissante
en acte; et cela se produit quand il peut agir par lui-mкme. Semblablement il
est alors en puissance d'une certaine faзon; mais pas de la mкme maniиre
qu'avant d'apprendre ou d'inventer. Quant а la mйmoire, elle est situйe dans
la partie sensitive parce qu'elle atteint les choses en tant que celles-ci sont
mesurйes par le temps. Elle ne regarde que le passй; et ainsi, ne faisant pas
abstraction des conditions singuliиres, elle n'appartient pas а la partie
intellectuelle de l'вme qui a pour objet l'universel. Mais cela n'empкche
nullement l'intellect possible de conserver les donnйes intelligibles qui font
abstraction de toutes conditions particuliиres. 75: REFUTATION DES ARGUMENTS QUI SEMBLENT PROUVER L'UNITЙ DE
L'INTELLECT POSSIBLE
Pour
prouver l'unitй de l'intellect possible, on allиgue certaines raisons dont il
faut montrer l'inefficacitй; les voici: 1. Il semble que toute forme qui est une
selon l'espиce et qui se multiplie numйriquement, tient son individualitй de la
matiиre; car les кtres qui ne font spйcifiquement qu'un et qui numйriquement
sont plusieurs, s'identifient dans la forme et se distinguent selon la matiиre.
Si donc l'intellect possible dans les diffйrents hommes est multipliй numйriquement,
comme il est spйcifiquement unique, il faut qu'il soit individuй en celui-ci et
en celui-lа par la matiиre; mais non par une matiиre qui fasse partie de lui,
parce qu'alors sa rйceptivitй appartiendrait au genre de rйceptivitй de la
matiиre premiиre et il recevrait des formes individuelles, ce qui contredit la
nature de l'intellect. Reste donc qu'il soit individuй par la matiиre qui est
le corps de l'homme dont cet intellect est supposй la forme. Or toute forme
individuйe par la matiиre dont elle est l'acte, est une forme matйrielle; car
l'кtre de chaque rйalitй doit nйcessairement dйpendre de ce dont dйpend
l'individuation de cette rйalitй; en effet, de mкme que les principes communs
appartiennent а l'essence de l'espиce, ainsi les principes individuants
appartiennent а l'essence de tel individu. Il s'ensuit donc que l'intellect
possible est une forme matйrielle, et par consйquent qu'il ne reзoit ni ne fait
rien sans organe corporel; ce qui contredit la nature de l'intellect possible.
Donc ce dernier n'est pas multipliй parmi les humains, mais il est unique pour
tous. 2.
Si l'intellect possible йtait autre en cet homme-ci et en celui-lа, il faudrait
que l'espиce comprise fыt numйriquement distincte en celui-ci et en celui-lа,
bien que spйcifiquement unique. Puisqu'en effet le propre sujet des espиces
compensйs en acte est l'intellect possible, si on le multiplie, on multipliera
nйcessairement aussi les espиces intelligibles. Mais les espиces ou les formes
qui sont spйcifiquement identiques et numйriquement diverses, sont les formes
individuelles, qui ne peuvent кtre des formes intelligibles; parce que les
intelligibles sont universels, non particuliers. L'intellect possible ne
saurait donc кtre multipliй dans les diverses individualitйs humaines; il faut
donc qu'il soit un en toutes. 3. Le maоtre verse la science qu'il possиde en son
disciple. De deux choses l'une: ou c'est numйriquement la mкme science, ou
c'est une science numйriquement diverse, bien que spйcifiquement identique. La
seconde hypothиse paraоt impossible, parce qu'ainsi le maоtre causerait sa
science dans le disciple, comme il cause ailleurs sa propre forme lorsqu'il
engendre un кtre de mкme espиce que lui; ce qui semble appartenir aux agents
matйriels. Il faut donc qu'il cause la mкme science numйriquement parlant dans
son disciple. Ce qui ne pourrait se faire s'ils ne possйdaient tous deux un
seul et mкme intellect possible. Il semble donc nйcessaire que celui-ci soit le
mкme en tous. Nous avons dйjа montrй la faussetй de cette thиse. Dans ces conditions,
les arguments qu'on apporte а son appui peuvent кtre facilement rйfutйs: 1. Nous
professons l'unitй spйcifique de l'intellect possible chez les diffйrents
hommes et sa multiplicitй numйrique; sans insister toutefois sur le fait que
les parties de l'homme ne sont pas situйes par elles-mкmes dans un genre et
dans une espиce, mais seulement en tant qu'elles sont principes du tout. Il
n'en faut point conclure que l'intelligence est une forme matйrielle
essentiellement dйpendante du corps. De mкme, en effet qu'au point de vue de
l'espиce, il convient а l'вme humaine de s'unir а tel corps spйcifiquement
dйterminй, de mкme aussi telle вme est distincte de telle autre numйriquement
du fait qu'elle se rapporte а un corps numйriquement distinct. Ainsi sont
individuйes les вmes humaines, et par consйquent aussi l'intellect possible qui
est une puissance de l'вme humaine, individuation qui a lieu par rapport aux
corps, mais non causйe par les corps. 2. Le tort du deuxiиme argument, c'est de
ne pas distinguer entre ce par quoi l'on comprend et ce qui est compris. Car
l'espиce reзue dans l'intellect possible ne s'y trouve pas comme ce qui est
compris. En effet, les choses qui sont comprises sont objets des arts et des
sciences. Il faudrait donc que toutes les sciences aient pour objet les espиces
qui se trouvent dans l'intellect possible; ce qui est йvidemment faux: cet
objet n'appartient qu'а la philosophie rationnelle et а la mйtaphysique; et
cependant par ces espиces sont connus tous les objets dont traitent toutes les
diffйrentes sciences. L'espиce intelligible reзue dans l'intellect possible au
cours de l'opйration intellectuelle, joue le rфle de ce par quoi l'on
comprend et non de ce qui est compris: de mкme que l'espиce de la couleur dans
l'_il n'est pas ce qui est vu, mais ce par quoi nous voyons. Ce qui est compris
c'est la raison mкme des choses existantes en dehors de l'вme; de mкme qu'aussi
ce sont les choses existantes en dehors de l'вme qui sont perзues par la vue
corporelle; le but des arts et des sciences, c'est en effet la connaissance des
choses dans leurs natures. Et le caractиre universel de l'objet des sciences
n'entraоne pas l'existence d'objets universels subsistant en soi, en dehors de
l'esprit, comme Platon le supposait. En effet, bien que la vйritй de la
connaissance exige que celle-ci rйponde а la chose, il ne faut cependant pas
que le mode de la connaissance soit le mкme que celui de la chose. Ce que le
rйel unit, est parfois connu sйparйment; ainsi une mкme chose est а la fois
blanche et douce, mais la vue ne connaоt que la blancheur, le goыt que la
douceur. De mкme aussi l'intellect perзoit en dehors de la matiиre sensible une
ligne qui existe dans la matiиre sensible, avec laquelle d'ailleurs il pourrait
se la reprйsenter. La cause de cette diversitй est la variйtй des espиces
intelligibles reзues dans l'entendement; ces espиces reprйsentent tantфt la
quantitй pure et simple, tantфt la substance sensible quantifiйe; de mкme, bien
que la nature du genre et de l'espиce ne soit jamais rйalisйe ailleurs que dans
tels individus dйterminйs, cependant l'intellect entend la nature de l'espиce
et du genre sans entendre les principes individuants; en cela consiste
l'intellection de l'universel. Ainsi donc il n'y a point contradiction entre ces
deux faits: d'une part les universaux ne subsistent pas en dehors de l'вme, et
d'autre part l'intellect, entendant les universaux, entend les rйalitйs
extйrieures а l'вme. Le fait que l'intellect entend la nature du genre et de
l'espиce dйpouillйe des principes individuants, provient de la condition de
l'espиce intelligible reзue en lui: cette derniиre est rendue immatйrielle par
l'intellect agent, en tant qu'abstraite de la matiиre et des conditions
matйrielles qui produisent l'individuation. C'est pourquoi les puissances
sensitives ne peuvent connaоtre l'universel: elles ne peuvent recevoir de forme
immatйrielle, parce qu'elles reзoivent toujours leur objet dans un organe
corporel. Il ne faut donc pas qu'il y ait une seule espиce intelligible pour cet
homme qui pense et cet autre: la consйquence de cette unitй d'espиce, ce serait
l'identitй numйrique de l'acte intellectuel de celui-ci et de celui-lа, puisque
l'opйration suit la forme, qui est le principe de l'espиce. Mais il faut, pour
qu'il y ait un seul objet d'intellection, que soit donnйe la similitude d'une
seule et mкme chose. Et cela est possible alors mкme que les espиces
intelligibles sont numйriquement diverses. Rien n'empкche en effet qu'une mкme
rйalitй ait plusieurs images diffйrentes; ainsi s'explique qu'un seul homme
soit vu par plusieurs. L'universalitй de la connaissance intellectuelle n'est
donc pas compromise par la diversitй des espиces intelligibles dans les
diffйrents individus. La pluralitй numйrique et l'unitй spйcifique des
espиces intelligibles ne rйduisent pas celles-ci а n'avoir point
d'intelligibilitй en acte mais seulement en puissance, comme chez les autres
individus. Le fait d'кtre un individu ne rйpugne pas au fait d'кtre
intelligible en acte: dans l'hypothиse d'un intellect possible et d'un
intellect agent non unis au corps, substances sйparйes subsistantes par
elle-mкme, encore faudrait-il reconnaоtre en ces substances des кtres
individuels; et cependant elles sont intelligibles. Mais ce qui rйpugne а
l'intelligibilitй, c'est la matйrialitй. On le voit bien au fait que les formes
des choses matйrielles ne sont intelligibles en acte qu'une fois abstraites de
la matiиre; ainsi dans les кtres chez qui l'individuation s'opиre par cette
matiиre individuelle quantitativement marquйe, les кtres individuйs ne sont pas
intelligibles en acte. Mais si l'individuation s'opиre en dehors de la matiиre,
rien n'empкche alors les individus d'кtre actuellement intelligibles; et les
espиces intelligibles, comme toutes les autres formes, sont individuйes par
leur sujet qui est l'intellect possible. Et, comme l'intellect possible n'est
pas matйriel, on en peut dйduire que les espиces individuйes par lui ne sont
pas dйpourvues d'intelligibilitй en acte. 3. De plus, si dans la rйalitй sensible,
nous constatons que les individus multiples dans une mкme espиce, comme les
chevaux et les hommes, ne sont pas intelligibles en acte, nous voyons qu'il en
est de mкme pour les кtres qui sont uniques en leur espиce, comme ce soleil et
cette lune. Les espиces intelligibles sont individuйes de la mкme maniиre par
l'intellect possible, qu'il y ait plusieurs intellects possibles ou qu'il n'y
en ait qu'un seul; mais elles ne sont pas multipliйes de la mкme maniиre а
l'intйrieur de la mкme espиce. En ce qui concerne l'intelligibilitй actuelle
des espиces reзues dans l'intellect possible, peu importe que ce dernier soit
unique pour tous ou qu'il soit multipliй. D'ailleurs, l'intellect possible, selon le
Commentateur susdit, vient а la derniиre place dans l'ordre des substances
intelligibles; lesquelles, il le reconnaоt, sont multiples. Et qu'on ne
vienne pas dire que certaines substances supйrieures ne possиdent pas la
connaissance des choses que connaоt l'intellect possible. Car dans les moteurs
des orbes, selon le Commentateur lui-mкme, se trouvent les formes des rйalitйs
causйes par le mouvement de l'orbe. Restera donc toujours, mкme si l'intellect
possible est unique, que les formes intelligibles seront multipliйes dans les
divers intellects. En affirmant que les espиces intelligibles reзues
dans l'intellect possible ne sont pas ce qui est compris, mais ce par quoi l'on
comprend, nous ne prйtendons nullement contester le fait de la connaissance
rйflexe par laquelle l'intellect se perзoit lui-mкme, ainsi que son propre acte
de penser et l'espиce par laquelle il comprend. Il saisit d'une double maniиre
son acte d'intellection: 1° en particulier: il comprend qu'il comprend а tel
moment dйterminй; 2° en gйnйral: lorsqu'il raisonne sur la nature de l'acte
intellectuel lui-mкme. Par consйquent, il saisit aussi d'une double maniиre et
l'intellect et l'espиce intelligible: 1° en percevant sa propre existence et la
prйsence de l'espиce intelligible, ce qui est connaоtre en particulier; 2° en
considйrant sa nature et celle de l'espиce intelligible, ce qui est une
connaissance universelle; et ainsi l'on йtudie scientifiquement intellect et
intelligible. 3. Ces considйrations apportent une rйponse au troisiиme argument. Quand
on dйclare identique la science du maоtre et celle du disciple, on a en partie
raison et tort en partie: cette science est unique quant а ce qui est connu,
non toutefois quant aux espиces intelligibles par lesquelles cela est connu, ni
quant а l'habitus de science lui-mкme. D'ailleurs le maоtre ne cause pas la science
dans l'вme du disciple de la mкme maniиre que le feu cause le feu. Les lois de
la production naturelle ne sont pas celles de l'art humain. Le feu engendre le
feu d'une maniиre naturelle, en faisant passer la matiиre de la puissance а
l'acte de sa forme; le maоtre cause la science dans le disciple par un procйdй
d'art: Pour cela est donnй l'art de la dйmonstration, enseignй par Aristote
dans les Seconds Analytiques; la dйmonstration est en effet un syllogisme
qui fait savoir. Rappelons-nous d'ailleurs que d'aprиs Aristote, au
VIIe livre de la Mйtaphysique, la matiиre sur laquelle travaillent
certains arts ne comporte aucun principe d'activitй susceptible de collaborer а
la rйalisation de l'_uvre. C'est le cas de l'architecture. Dans le bois et la
pierre on ne saurait trouver une force active quelconque tendant а la
construction de la maison: il n'y a qu'aptitude passive. Mais il est une autre
sorte d'art dans la matiиre duquel rйside un certain principe actif tendant а
la rйalisation du dessein envisagй. Ainsi la mйdecine. Dans un corps malade
existe une certaine tendance vers la santй. En ce qui concerne les arts de la
premiиre catйgorie, jamais la nature ne produit leurs effets mais ceux-ci ne
peuvent rйsulter que de l'art: c'est, par exemple, le cas de toute maison. Mais
s'il s'agit de la seconde catйgorie, ici les effets peuvent rйsulter, soit de
la nature sans l'art, soit de l'art; bien des malades, en effet, sont guйris
par l'opйration de la nature, sans intervention de la mйdecine. Or dans les
_uvres qui peuvent кtre produites, soit par l'art, soit par la nature, l'art
imite la nature. Par exemple, si le froid rend malade, la nature guйrit le
sujet en le rйchauffant; De mкme le mйdecin dans un cas semblable utilisera la
chaleur. A cette sorte d'arts se rattache celui d'enseigner. Dans le disciple,
en effet, se trouvent, un principe actif tendant а la science, а savoir
l'intellect, et des donnйes naturellement connues, а savoir les axiomes. Aussi
la science s'acquiert-elle de deux maniиres: sans enseignement, par l'invention;
et par l'enseignement. Celui qui enseigne commence son enseignement comme celui
qui dйcouvre commence sa dйcouverte: il offre а la considйration du disciple
les principes par lui connus, car toute discipline et toute science rйsultent
d'une connaissance antйrieure. Puis il tire de ces principes les
conclusions qu'ils comportent; il propose des exemples sensibles grвce auxquels
dans l'вme du disciple sont formйes les images nйcessaires au travail de
l'entendement. Et parce que le labeur extйrieur du maоtre serait inefficace
s'il n'y avait pas un principe intйrieur de science, d'origine divine, les
thйologiens disent que l'homme enseigne en offrant son ministиre, et Dieu en
agissant intйrieurement; de mкme que le mйdecin lorsqu'il guйrit est appelй
serviteur de la nature. Voilа comment par le maоtre est causйe la
science dans l'esprit du disciple, non par mode d'action naturelle, mais par
mode d'art, comme nous l'avons expliquй. 4. Une derniиre remarque. Notre
Commentateur suppose que les habitudes des sciences se trouvent dans
l'intellect passif comme dans leur sujet. L'unitй de l'intellect possible ne
saurait, dans ces conditions, rendre unique la science du disciple et du maоtre;
car l'intellect passif n'est йvidemment pas le mкme dans les divers sujets,
puisqu'il est une puissance matйrielle (sensible). On voit que cet argument ne
cadre guиre avec sa propre thиse. 76: L'INTELLECT AGENT N'EST PAS UNE SUBSTANCE SЙPARЙE, MAIS IL
FAIT PARTIE DE L'AME
De ces
considйrations l'on peut йgalement conclure que l'intellect agent n'est pas
lui, non plus, unique pour tous, comme l'ont supposй Alexandre et Avicenne, qui
n'admettent pas cependant l'unicitй de l'intellect possible: 1. L'кtre qui
agit et celui qui reзoit l'action doivent кtre proportionnйs l'un а l'autre: а
chaque passivitй rйpond nйcessairement une activitй propre. Mais l'intellect
possible joue а l'йgard de l'intellect agent le rфle de passivitй propre et de
sujet qui reзoit son action: rфle de la matiиre par rapport а l'art, comme
il est dit au IIIe livre du De Anima. Si donc l'intellect possible fait
partie de l'вme humaine, s'il est multipliй selon la multitude des individus,
comme on l'a montrй, l'intellect agent rйalisera les mкmes conditions et ne
sera pas unique en tous. 2. L'intellect agent ne met pas les espиces
intelligibles en acte pour comprendre lui-mкme par elles, surtout s'il agit
comme une substance sйparйe; car il n'est pas en puissance. Mais le but de
cette actualisation est d'amener l'intellect possible а comprendre. Par
consйquent, l'intellect agent n'actualise ces espиces que de la maniиre qui
convient а l'intellection de l'intellect possible. Et d'autre part, il les
actualise en fonction de ce qu'il est lui-mкme; car tout agent agit d'une
maniиre semblable а soi. Donc l'intellect agent est proportionnй а
l'intellect possible. Et ainsi, puisque l'intellect possible est une partie de
l'вme, l'intellect agent ne sera pas une substance sйparйe. 3. De mкme que la
matiиre premiиre est parfaite par les formes naturelles qui sont en dehors de
l'вme, ainsi l'intellect possible est parfait par les formes comprises en acte.
Mais les formes naturelles sont reзues dans la matiиre premiиre, non par
l'action de quelque substance sйparйe seulement, mais par l'action d'une forme
du mкme genre, c'est-а-dire engagйe dans la matiиre; comme cette chair est
engendrйe par la forme qui est dans ces chairs et dans ces os, ainsi que le
prouve Aristote au VIIe livre de la Mйtaphysique. Si donc l'intellect
possible est une partie de l'вme et s'il n'est pas une substance sйparйe, comme
on l'a prouvй, l'intellect agent, par l'action duquel se font en lui les
espиces intelligibles, ne sera pas une substance sйparйe mais une vertu active
de l'вme. 4. Platon a supposй que la science йtait causйe en nous par les
« Idйes » qui pour lui йtaient certaines substances sйparйes.
Aristote a rйfutй cette thиse au 1er livre de la Mйtaphysique. Or il est
certain que notre science dйpend de l'intellect agent comme d'un principe
premier. Si donc l'intellect agent est une certaine substance sйparйe, la
diffйrence sera nulle ou minime entre cette opinion et celle de Platon, rйfutйe
par le Philosophe. 5. Si l'intellect agent est une certaine substance
sйparйe, son action doit кtre continuelle et ininterrompue, ou du moins il faut
dire qu'elle n'est pas continuйe ou interrompue а notre grй. Or son action
consiste а mettre les images en acte d'intelligibilitй. Ou bien donc il fait
cela toujours, ou il ne le fait pas toujours. S'il ne le fait pas toujours, il
ne le fera cependant pas а notre grй; mais alors seulement nous comprendrons en
acte quand les images seront mises par lui en acte d'intelligibilitй. Il faudra
donc, ou que nous fassions toujours acte d'intelligence, ou qu'il ne soit pas
en notre pouvoir de passer а l'acte en ce domaine. 6. Le rapport d'une substance sйparйe а
toutes les images qui se trouvent dans tous les hommes, est unique; comme le
rapport du soleil а toutes les couleurs. Or les rйalitйs sensibles
impressionnent semblablement les sens des savants et des ignorants et par
consйquent ils possиdent tous les mкmes images. Ces derniиres seront donc
intellectualisйes de la mкme maniиre par l'intellect agent. Les uns et les
autres entendent donc de la mкme maniиre. A cela on peut faire la rйponse suivante:
l'intellect agent exerce toujours son activitй autant qu'il est en lui, mais
les images ne sont pas toujours intellectualisйes: elles ne le sont que
lorsqu'elles s'y trouvent prйparйes. Cette prйparation revient а l'acte de la
puissance cogitative, dont l'usage est en notre pouvoir; et c'est la raison
pour laquelle les hommes ne comprennent pas les objets que reprйsentent les
images: tous n'exercent pas comme il convient la vertu cogitative, mais
seulement ceux qui ont l'instruction et la formation voulues. Pourtant cette
rйponse ne semble pas pleinement satisfaisante. En effet, cette disposition
produite par la cogitative en vue de l'intellection doit s'expliquer, ou bien
par une prйparation de l'intellect possible en vue de recevoir les espиces
intelligibles, venant de l'intellect agent (hypothиse d'Avicenne), ou bien par
le fait que les images sont disposйes а devenir actuellement intelligibles
(thйorie d'Averroиs et d'Alexandre). Or la premiиre hypothиse ne tient pas: car
l'intellect possible, en raison mкme de sa nature, est en puissance aux espиces
intelligibles en acte: par rapport а elles, il est comme le diaphane (ou milieu
transparent) l'йgard de la lumiиre ou de la forme des couleurs. Mais un кtre
qui, de par sa nature mкme reзoit une certaine forme, n'a pas besoin
d'ultйrieure disposition en vue de cette forme, а moins qu'il n'y ait en lui
des dispositions contraires, comme la matiиre de l'eau est disposйe а la forme
de l'air par l'йlimination de la froideur et de la densitй. Or, il n'existe
dans l'intellect possible point de contraire susceptible d'empкcher la
rйception d'aucune espиce intelligible; car les espиces intelligibles, mкme
celles des contraires, dans l'intellection ne se contrarient point, comme le
prouve Aristote, au VIIe livre de la Mйtaphysique, puisque les
contraires se font mutuellement connaоtre. Et quant а la faussetй qui peut se
trouver dans le jugement de l'intellect composant ou divisant (c'est-а-dire
dans les affirmations ou les nйgations de l'intellect), elle ne vient pas de ce
qu'il y a dans l'intellect possible, mais bien plutфt de ce qui lui manque. De
par les exigences de sa vie propre, l'intellect possible n'a donc pas besoin
d'кtre prйparй а recevoir les espиces intelligibles dйcoulant de l'intellect
agent. 7.
De plus, les couleurs rendues visibles par la lumiиre, impriment assurйment
leur similitude dans le diaphane (ou milieu transparent), et par consйquent
dans la vue. Si donc les images elles-mкmes йclairйes par l'intellect agent,
n'impriment pas leur similitude dans l'intellect possible, mais le disposent
seulement а l'acte de rйception des idйes, le rapport des images а l'intellect
possible ne sera pas comme celui des couleurs а la vue, ce qui est contraire а
la pensйe d'Aristote. 8. Dans l'hypothиse d'Avicenne, les images ne
seraient pas de soi nйcessaires а l'intellection, et par consйquent les sens
non plus. Leur rфle ne serait qu'accidentel: il s'agirait simplement pour eux
d'йveiller l'intellect possible et de le prйparer а recevoir les idйes. C'est
l'opinion de Platon, qui s'oppose а l'explication d'Aristote au sujet de la
genиse de l'art et de la science au 1er livre de la Mйtaphysique, et au
dernier des Seconds Analytiques et selon laquelle l'impression
sensible cause le souvenir; de multiples souvenirs causent une expйrience, et
de multiples expйriences la connaissance universelle, qui appartient а la
science et а l'art. D'ailleurs, cette opinion d'Avicenne s'harmonise avec
sa thйorie de la gйnйration des кtres naturels. D'aprиs lui, tous les agents
infйrieurs par leurs activitйs ne font que prйparer la matiиre а recevoir les
formes qui йmanent d'une intelligence agente sйparйe; pour la mкme raison il
admet que les images prйparent l'intellect possible et que les formes
intelligibles dйcoulent d'une substance sйparйe. De la mкme maniиre, dans cette hypothиse
d'un intellect agent qui serait une substance sйparйe, on ne voit pas non plus
pourquoi la cogitative disposerait les images pour les intellectualiser en acte
et leur permettre de mouvoir l'intellect possible. Mais cela concorde encore
avec cette thиse selon laquelle les agents infйrieurs se bornent а prйparer le
sujet en vue de l'ultime perfection, laquelle est produite par un agent sйparй.
Cette conception est opposйe а la pensйe d'Aristote, au VIIe livre de la Mйtaphysique.
L'вme humaine ne semble pas en effet plus mal adaptйe а l'acte intellectuel
que les natures infйrieures aux opйrations qui leur sont propres. 9. Les effets les
plus nobles dans ce monde terrestre ne proviennent pas seulement de l'activitй
de rйalitйs supйrieures mais requiиrent aussi des causes de leur propre genre: l'homme
est engendrй par le soleil et par l'homme. C'est le cas des autres animaux
parfaits, et nous constatons que certains animaux infйrieurs sont engendrйs
sans avoir de principe actif du mкme genre qu'eux-mкmes: tel est le cas des
animaux qui naissent de la putrйfaction. Mais comprendre est le plus noble
effet qui soit ici-bas. Il ne suffit donc pas de lui attribuer une cause
йloignйe, il faut aussi lui attribuer une cause prochaine. Cet argument, il est
vrai ne porte pas contre Avicenne, car celui-ci admet que tout animal peut кtre
engendrй sans semence. 10. L'intention d'oщ procиde l'effet rйvиle l'agent.
Aussi les animaux engendrйs par putrйfaction ne procиdent pas d'une intention
de la nature infйrieure, mais seulement de la matiиre supйrieure, parce qu'ils
sont produits par la nature supйrieure uniquement: aussi Aristote les
attribue-t-il au hasard dans le VIIe livre de la Mйtaphysique; mais les
animaux qui naissent d'une semence, procиdent d'une intention de la nature
supйrieure et de la nature infйrieure. Or cet effet qui consiste dans
l'abstraction de formes universelles des images, est bien dans notre intention
et pas seulement dans l'intention de l'agent йloignй. Aussi faut-il admettre en
nous quelque principe prochain d'un tel effet. Ce principe, c'est l'intellect
agent. Il n'est donc pas une substance sйparйe, mais une certaine vertu de
notre вme. 11. Dans la nature de tout кtre qui agit, se trouve un principe
suffisant pour l'opйration naturelle de cet кtre. Si cette opйration consiste
dans une action а exercer, ce principe est actif, comme c'est le cas pour les
puissances de l'вme vйgйtative dans les plantes; si cette opйration consiste а
recevoir, nous avons alors un principe passif, comme les puissances sensitives
des animaux. Mais l'homme est le plus parfait de tous les кtres qui agissent
ici-bas. Son opйration propre et naturelle est de comprendre, opйration qui ne
s'accomplit pas sans une certaine passion (ou un certain pвtir), pour
autant que l'intellect reзoit une impression de l'intelligible, ni non plus
sans une action, dans la mesure oщ l'intellect rend les intelligibles en
puissance, intelligibles en acte. Dans la nature humaine se trouveront donc
nйcessairement un principe propre de cette action et un principe propre de
cette passion: l'intellect agent et l'intellect possible, et ni l'un ni l'autre
ne devront кtre rйellement sйparйs de l'вme humaine. 12. Si l'intellect agent est une certaine
substance sйparйe, il est йvidemment au-dessus de la nature humaine. Mais une
opйration que l'homme exerce par la seule vertu d'une certaine substance
surnaturelle, est une opйration surnaturelle, comme de faire des miracles, de
prophйtiser, et toutes autres _uvres merveilleuses qu'une faveur divine donne а
l'homme d'accomplir. Puisque l'homme ne peut comprendre que par la vertu de
l'intellect agent, si l'intellect agent est une certaine substance sйparйe, il
s'ensuit que comprendre n'est pas une opйration propre et naturelle а l'homme,
et ainsi l'homme ne peut кtre dйfini par l'intellectualitй ou la rationalitй. 13. Aucun кtre
n'agit que par une certaine vertu qui rйside formellement en lui: aussi pour
Aristote, au IIe livre du De Anima, ce par quoi nous vivons et sentons
est forme et acte. Mais la double action de l'intellect possible et de
l'intellect agent convient а l'homme; l'homme en effet abstrait les espиces des
images, et reзoit dans l'esprit les intelligibles en acte; nous ne
parviendrions jamais а la connaissance de ces actions, si nous ne les
expйrimentions pas en nous. Il faut donc que les principes auxquels nous
attribuons ces actions, je veux dire l'intellect possible et l'intellect agent,
soient certaines vertus qui existent formellement en nous. Et si l'on rйpond
que ces actions sont attribuйes а l'homme parce qu'il existe une continuitй
entre lui et les deux intellects - ce qui est le thиme d'Averroиs, - nous avons
dйjа montrй qu'une telle continuitй - quant а l'intellect possible - si c'est а
titre de substance sйparйe qu'il produit son acte, - ne suffit pas а expliquer
que ce soit nous qui comprenions pas lui. Il en va de mкme pour l'intellect
agent. Celui-ci joue par rapport aux espиces intelligibles reзues dans
l'intellect possible, le rфle de l'art а l'йgard des formes artificielles qu'il
introduit dans la matiиre (cf. l'exemple donnй par Aristote au IIIe livre du De
Anima). Mais les formes produites par l'art ne reзoivent pas de ce dernier
la force d'activitй qu'il possиde, mais seulement la similitude formelle. Le
sujet qu'elles affectent ne saurait par elles faire _uvre artistique. De mкme
aussi l'homme, du fait qu'en lui sont reзues les espиces rendues actuellement
intelligibles par l'intellect agent, ne saurait pour autant exercer l'opйration
de l'intellect agent. 14. Tout кtre qui ne peut se livrer а son opйration
propre qu'en raison de la motion reзue d'un principe extйrieur, est bien plutфt
sujet passif du mouvement que l'auteur de son propre mouvement. Ainsi les кtres
sans raison sont plutфt poussйs а leur opйration qu'ils n'agissent par
eux-mкmes, puisque toute leur activitй dйpend de la motion d'un principe
extrinsиque; or le sens mы par l'objet sensible extйrieur imprime sa marque
dans l'imagination; et ainsi de proche en proche il agit sur toutes les
puissances jusqu'aux puissances motrices. Or l'opйration propre а l'homme est
l'intellection, opйration dont le premier principe est l'intellect agent,
lequel rend intelligibles ces espиces qui affectent en quelque maniиre
l'intellect possible. Ce dernier, mis en acte, meut la volontй. Si donc
l'intellect agent est une certaine substance extйrieure а l'homme, toute
l'opйration de l'homme dйpend d'un principe extrinsиque. Et ainsi l'homme ne se
mouvra pas lui-mкme, mais sera mы par autrui. Dиs lors, il ne sera pas maоtre
de ses actions, et ne mйritera ni louange ni blвme. C'est la ruine de toute
science morale et de toute vie sociale: consйquences inadmissibles. L'intellect
agent n'est donc pas une substance sйparйe de l'homme. 77: LA PRЙSENCE SIMULTANЙE DES DEUX INTELLECTS AGENT ET POSSIBLE
DANS LA MКME SUBSTANCE DE L'AME N'EST POINT IMPOSSIBLE
Peut-кtre
semblera-t-il inadmissible а certains, qu'une seule et mкme substance, а savoir:
la substance de notre вme, soit en puissance par rapport а tous les intelligibles,
ce qui est le cas de l'intellect possible, et les fasse passer а l'acte, ce qui
est le rфle de l'intellect agent: en effet, aucun кtre n'agit dans la mesure oщ
il est en puissance, mais dans celle oщ il est en acte. Ce qui paraоt exclure
la possibilitй d'une coexistence des intellects agent et possible а l'intйrieur
d'une mкme вme. Un examen plus approfondi fait йvanouir cette
difficultй. Rien n'empкche en effet qu'une rйalitй soit d'un certain point de
vue en puissance par rapport а une autre, et en acte d'un autre point de vue.
Nous en avons des exemples dans la nature. L'air est humide en acte et sec en
puissance; c'est le contraire pour la terre. Cette comparaison s'applique а
l'вme intellective et aux images. L'вme intellective possиde, en effet, une
actualitй а l'йgard de laquelle l'image est en puissance; et d'autre part elle
est en puissance par rapport а une actualitй qui se trouve dans les images. La
substance de l'вme humaine possиde l'immatйrialitй, et, comme on l'a dйjа
montrй, de ce chef elle a une nature intellectuelle: c'est le cas de toute
substance immatйrielle. Mais de ce fait ne s'ensuit pas encore l'assimilation а
telle ou telle rйalitй dйterminйe, assimilation nйcessaire а la connaissance
par notre вme de tel ou tel objet dйterminй, puisque toute connaissance
implique similitude du connu dans le connaissant. Par consйquent l'вme
intellective demeure en puissance а l'йgard des similitudes dйterminйes des
objets que nous pouvons connaоtre, qui sont les natures des rйalitйs sensibles.
Mais ces natures dйterminйes des rйalitйs sensibles nous sont prйsentйes par
les images. Toutefois nous n'avons pas encore ici de donnйes intelligibles: les
images sont des similitudes de la rйalitй physique en des conditions
matйrielles qui sont les propriйtйs individuelles, et de plus elles se trouvent
dans des organes corporels. Elles ne sont donc pas intelligibles en acte. Et
cependant, puisque l'homme qui en est pourvu possиde la facultй de saisir la
nature universelle dйpouillйe de toutes les conditions individuantes, elles
sont intelligibles en puissance. Ainsi donc elles ont l'intelligibilitй en
puissance, et la dйtermination de la similitude des choses en acte. Mais c'est
le contraire dans l'вme intellective. Donc il existe dans l'вme intellective un
pouvoir actif s'exerзant sur les images, et dont le rфle est de les rendre
intelligibles en acte: cette puissance de l'вme est appelйe l'intellect
agent. Il existe aussi en nous une facultй qui est en puissance par rapport
aux similitudes dйterminйes des choses sensibles: cette puissance est l'intellect
possible. Le cas de l'вme diffиre d'ailleurs de celui des agents physiques. Dans
la nature matйrielle un кtre est en puissance а une dйtermination selon le mкme
mode que revкt en acte cette dйtermination dans un autre кtre: ainsi la matiиre
de l'air est en puissance а la forme de l'eau selon le mode qui affecte cette
forme dans l'eau. Aussi les actions et passions rйciproques des corps
physiques, qui communient dans la matiиre, ont lieu sur le mкme plan. Mais
l'вme intellective n'est pas en puissance aux similitudes des choses qui sont
dans les images suivant le mode qu'elles y revкtent, mais selon un degrй
supйrieur auquel doivent кtre йlevйes ces similitudes: cette йlйvation requiert
l'abstraction des conditions de la matiиre individuelle, et par cette
abstraction, elles deviennent actuellement intelligibles. C'est pourquoi
l'action de l'intellect agent sur l'image prйcиde la rйception de l'intellect
possible. De la sorte la primautй de l'action n'est pas attribuйe aux images,
mais а l'intellect agent. Aussi Aristote assimile-t-il le rфle de l'intellect
agent а l'йgard de l'intellect possible а celui de l'art vis-а-vis de la
matiиre. De ce fait on pourrait trouver un exemple tout а fait appropriй dans l'_il
s'il n'йtait pas seulement transparent et susceptible de recevoir les couleurs,
mais s'il йtait lumineux au point de rendre les couleurs actuellement visibles.
Ainsi, dit-on, chez certains animaux, la lumiиre de leurs yeux suffit pour leur
faire voir les objets; aussi voient-ils mieux la nuit que le jour: c'est qu'ils
ont des yeux faibles, impressionnйs par peu de lumiиre, troublйs par une grande
clartй. Il y a quelque chose de semblable en notre intellect. En prйsence
des rйalitйs les plus manifestes, il est comme l'_il de la chouette devant le
soleil. Et c'est pourquoi le peu de lumiиre intelligible qui nous est
connaturel suffit а notre intellection. Que cette lumiиre intelligible
connaturelle а notre вme suffise а l'exercice de l'intellect agent, cela est
йvident pour peu que nous songions а la nйcessitй de ce mкme intellect agent.
Notre вme йtait en puissance а l'йgard des donnйes intelligibles comme nos sens
а l'йgard des objets sensibles: de mкme que nous ne sommes pas en йtat
permanent de sensation, ainsi ne sommes-nous pas toujours en exercice
d'intellection. Ces donnйes intelligibles qu'atteint la pensйe humaine, Platon
les considйra comme intelligibles par elles-mкmes. C'йtaient les Idйes, qui
rendaient inutile l'hypothиse d'un intellect agent. Mais dans ces conditions
plus les objets seraient intelligibles en eux-mкmes, mieux nous les
comprendrions. Ce qui est йvidemment faux: les rйalitйs pour nous les plus
intelligibles sont celles qui touchent de plus prиs les sens: or de soi elles
sont les moins intelligibles. Ce qui conduisit Aristote а admettre que les
donnйes qui nous sont intelligibles ne sont pas des кtres intelligibles
existant par eux-mкmes, mais qu'elles trouvent leur origine dans les objets
sensibles. D'oщ la nйcessitй d'admettre une facultй de l'вme pour opйrer cette
intellectualisation. Cette facultй, c'est l'intellect agent. Son rфle est donc
de faire des donnйes intelligibles а notre mesure. Ce qui n'excиde pas le mode
de lumiиre intelligible qui nous est connaturel. Par consйquent rien n'empкche
d'attribuer а la lumiиre elle-mкme de notre вme le rфle de l'intellect agent
d'autant plus qu'Aristote compare celui-ci а la lumiиre. 78: DANS LA PENSЙE D'ARISTOTE, L'INTELLECT AGENT N'EST POINT UNE
SUBSTANCE SЙPARЙE, MAIS PLUTOT UNE PARTIE DE L'AME
Plusieurs
admettent l'opinion exposйe au chapitre 76, se figurant qu'elle fut celle
d'Aristote. Aussi faut-il montrer, par les propres paroles de ce philosophe,
qu'il n'a point considйrй l'intellect agent comme une substance sйparйe. 1. Il dit en
effet, au IIIe livre du De Anima: De mкme qu'en toute nature il y a quelque
chose qui joue le rфle de matiиre en chaque genre, et se trouve en puissance
par rapport а tout ce qui appartient а ce genre; et qu'il existe une autre
cause qui celle-lа fait l'office de cause efficiente et effectue tout ce qui
relиve de ce genre, comme l'art а l'endroit de la matiиre: ainsi retrouve-t-on
nйcessairement ces diffйrences dans l'вme. Et c'est de cette sorte (c'est-а-dire
jouant le rфle de matiиre dans l'вme) qu'est l'intellect (possible) dans
lequel se font tous les intelligibles. Mais celui qui dans l'вme joue le
rфle de cause efficiente, c'est l'intellect qui a le pouvoir de tout faire (c'est-а-dire
de mettre en acte les intelligibles): а savoir l'intellect agent, qui est
comme un habitus et non comme une puissance. En quel sens il appelle
l'intellect agent un habitus, il l'explique en ajoutant qu'il est comme
la lumiиre: d'une certaine maniиre en effet la lumiиre fait passer les couleurs
de la puissance а l'acte, c'est-а-dire en les rendant visibles en acte: or
dans le domaine des intelligibles ce rфle est attribuй а l'intellect agent. De tout ceci
ressort clairement que l'intellect agent n'est point une substance sйparйe,
mais plutфt une partie de l'вme: l'auteur dit en effet expressйment que
l'intellect possible et l'intellect agent sont des diffйrences de l'вme, qu'ils
sont dans l'вme. Ni l'un ni l'autre n'est donc une substance sйparйe. 2. La raison
qu'Aristote fait valoir tйmoigne dans le mкme sens. En toute nature oщ il y a
puissance et acte, on distingue une sorte d'йlйment matйriel, en puissance par
rapport aux rйalitйs qui appartiennent а ce genre, et une sorte de principe
actif, qui met la puissance en acte: en toute industrie, il y a l'art et la
matiиre. Mais l'вme intellective est une certaine nature, oщ se trouvent
puissance et acte: elle est parfois en acte d'intellection, et parfois en
puissance. Par consйquent, dans la nature de l'вme intellective, il y a quelque
chose qui joue le rфle d'une sorte de matiиre, en puissance par rapport а tous
les intelligibles, et qu'on appelle l'intellect possible; et il y a une
sorte de cause efficiente, qui met tout en acte et qu'on appelle l'intellect
agent. L'un et l'autre intellect, d'aprиs la dйmonstration d'Aristote, est
dans la nature de l'вme, et ne constitue pas une rйalitй sйparйe du corps dont
l'вme est l'acte. 3. Aristote dit que l'intellect agent est comme
une habitude qui est lumiиre. Mais l'habitude n'est point considйrйe comme
une rйalitй existant par soi, mais, comme une rйalitй dйpendante d'une autre.
L'intellect agent n'est donc pas une certaine substance douйe d'une existence
autonome et sйparйe, mais il appartient а l'вme humaine. Et il ne faut pas
entendre le texte d'Aristote dans un sens qui ferait de l'habitude un effet de
l'intellect agent, comme si le Philosophe disait: L'intellect agent fait que
l'homme comprenne tout, ce qui est comme une habitude. Telle est en effet la
dйfinition de l'habitude, suivant les paroles du Commentateur Averroиs а
cet endroit, que celui qui possиde l'habitude comprend par lui-mкme ce qui
lui est propre, de soi, et quand il veut, sans avoir besoin en cela d'un
secours extйrieur. En termes exprиs Aristote assimile а l'habitude, non ce
qui est fait, mais l'intellect qui peut tout faire. Cependant il ne
convient pas non plus d'envisager l'intellect agent comme une habitude а la
maniиre de la deuxiиme espиce de la qualitй, comme l'ont fait certains qui ont
appelй l'intellect agent: l'habitude des principes. Car cette habitude des
principes est tirйe des donnйes sensibles, ainsi que le prouve Aristote, au IIe
livre des Seconds Analytiques. Il est donc un effet de l'intellect
agent, dont le rфle est de faire passer а l'acte d'intelligibilitй les images
qui sont intelligibles en puissance. Mais le terme d'habitude est pris
ici par opposition а la privation et а la puissance: ainsi
peut-on appeler habitude toute forme et tout acte. Ce qui apparaоt nettement du
fait que l'intellect agent est appelй habitude comme une lumiиre est habitude. 4. Puis il ajoute:
cet intellect -а savoir: l'intellect agent - est sйparй, non mйlangй,
impassible et substantiellement кtre en acte. De ces quatre qualitйs de
l'intellect agent, il en avait attribuй plus haut deux expressйment а
l'intellect possible, а savoir de n'кtre pas mйlangй et d'кtre sйparй.
En ce qui concerne la troisiиme, l'impassibilitй, il avait fait une
distinction. En premier lieu, il montre en effet que l'intellect possible n'est
pas passible au mкme titre que le sens; puis il montre qu'а prendre le mot pвtir
dans son acception la plus gйnйrale, on peut le dire passible, c'est-а-dire
en puissance а l'йgard des intelligibles. Mais la quatriиme qualitй, il l'avait
catйgoriquement refusйe а l'intellect possible, disant qu'il йtait en puissance
aux intelligibles, et qu'il n'йtait rien d'eux en acte avant l'intellection. Ainsi
donc sur les deux premiers points, l'intellect possible concorde avec
l'intellect agent; sur la troisiиme, ils concordent en un certain sens et
diffиrent en un autre; sur le quatriиme, ils diffиrent totalement l'un de
l'autre. Ces quatre conditions de l'intellect agent, il les prouve ensuite par
une seule raison: toujours plus honorable est l'agent que le patient et le
principe - а savoir: le principe actif - que la matiиre. Il avait
dit en effet plus haut que l'intellect agent est comme une cause efficiente, et
l'intellect possible comme une matiиre. Par ce moyen sont ainsi dйmontrйes les
deux premiиres conditions de la maniиre suivante: « L'agent est plus
honorable que le patient et que la matiиre. Mais l'intellect possible, qui est
comme le patient et la matiиre, est sйparй et non mйlangй, ainsi qu'il a йtй
prouvй plus haut. Donc а bien plus forte raison l'intellect agent. » Et
les autres conditions sont ainsi prouvйes par ce moyen: « L'agent est plus
honorable que le patient et que la matiиre, parce qu'il leur est comparй comme
l'agent et l'кtre en acte au patient et а l'кtre en puissance. Or l'intellect
possible est patient d'une certaine maniиre, et кtre en puissance. Donc
l'intellect agent est agent et non patient, et кtre en acte. » De toute
йvidence, on ne peut tirer de ce texte d'Aristote que l'intellect agent soit
une certaine substance sйparйe: mais qu'il est sйparй au sens oщ on l'a
dit plus haut de l'intellect possible, а savoir qu'il n'a pas d'organe. L'affirmation
qu'il est substantiellement un кtre en acte ne contredit pas le fait que
la substance de l'вme est en puissance, ainsi qu'on l'a montrй plus haut. 5. Il dit ensuite:
Or il est identique, selon l'acte, а la science de la chose. Lа-dessus
le Commentateur prйtend que l'intellect agent diffиre de l'intellect possible
en ce que dans le premier celui qui comprend et ce qui est compris ne font
qu'un; ce qui n'a pas lieu dans l'intellect possible. Mais cette affirmation va
nettement contre la pensйe d'Aristote. Car plus haut, il avait employй les
mкmes expressions а propos de l'intellect possible, dont il dit que l'intelligible
lui-mкme est comme les objets intelligibles: lа en effet oщ il n'y a pas de
matiиre, l'entendement et ce qui est entendu s'identifient; en effet, la
science qui examine, et l'objet examinй, c'est tout un. Manifestement, du
fait que l'intellect possible, dans la mesure oщ il comprend en acte,
s'identifie а la chose comprise, Aristote veut montrer que l'intellect possible
est compris comme les autres intelligibles. Un peu plus haut, il avait dйclarй
que l'intellect possible est en puissance, d'une certaine maniиre, les
intelligibles, mais qu'il n'est rien en acte avant qu'il comprenne: par lа
il donne certainement а entendre que du moment que l'intellect possible
comprend en acte, il devient lui-mкme les objets compris. Rien d'йtonnant а ce
qu'il parle ainsi de l'intellect possible: il s'йtait exprimй plus haut de la
mкme maniиre au sujet du sens, du sensible, en acte. Le sens, en effet,
s'actualise par l'espиce sentie en acte; et ainsi l'intellect possible est
actualisй par l'espиce intelligible en acte; et pour cette raison l'intellect
actualisй est appelй l'intelligible lui-mкme en acte. Il faut donc conclure
ainsi: aprиs qu'Aristote a dйfini ce qui concerne l'intellect possible et
l'intellect agent, il commence а dйterminer le cas de l'intellect en acte,
disant que la science en acte est identique а la chose connue en acte. 6. Aristote
ajoute: ce qui joue le rфle de puissance est premier dans le temps
pour le mкme sujet: mais absolument parlant, il n'est pas mкme premier dans le
temps. Il utilise cette distinction de puissance et d'acte en maint
passage. L'acte a une prioritй de nature sur la puissance; mais dans le temps,
pour un seul et mкme sujet qui possиde la puissance et l'acte, la puissance
prйcиde l'acte; absolument parlant, la puissance n'est pas mкme
chronologiquement antйrieure а l'acte, car la puissance ne passe а l'acte que
sous l'impulsion d'un acte. Voilа pourquoi il dit que l'intellect qui joue
le rфle de puissance, а savoir l'intellect possible, dans la mesure oщ il
est en puissance, prйcиde chronologiquement l'intellect en acte: et cela
dans un seul et mкme sujet. Mais pas absolument, c'est-а-dire а
considйrer tout l'ensemble des sujets: car l'intellect possible est actualisй
par l'intellect agent qui est en acte, comme il l'a dit, et aussi par un autre
intellect possible actualisй; c'est pourquoi dans le troisiиme livre de la Physique,
il dit qu'avant d'apprendre on a besoin d'un maоtre, pour кtre amenй de la
puissance а l'acte. Ce texte montre donc l'ordre de l'intellect possible, pour
autant qu'il est en puissance, par rapport а l'intellect en acte. 7. Il poursuit: mais
il n'est pas tantфt en acte d'intellection et tantфt non. Ici nous voyons
la diffйrence de l'intellect en acte et de l'intellect possible. Il a dit plus
haut de l'intellect possible qu'il n'est pas toujours en acte d'intellection,
mais que parfois il ne s'y trouve pas, lorsqu'il est en puissance aux
intelligibles, et que parfois il s'y trouve, lorsqu'il est actuellement ces
intelligibles. Or l'intellect est actualisй par le fait qu'il devient les
intelligibles eux-mкmes, comme on l'a dйjа dit. Par consйquent, il ne lui
convient en tant qu'il est intellect en acte, d'кtre tantфt en acte
d'intellection et tantфt non. 8. Il est sйparй (cet intellect) qui seul
est vraiment (intellect). Il ne peut кtre question ici de l'intellect
agent. En effet, il n'est pas le seul sйparй: on l'a dйjа dit de l'intellect
possible. Il ne s'agit pas non plus de l'intellect possible. Car on a dit la
mкme chose de l'intellect agent. Reste donc que cette formule s'applique а ce
qui les enveloppe tous les deux, c'est-а-dire cet intellect en acte dont il est
question; car dans notre вme est sйparй, n'utilisant pas d'organe, cela seul
qui appartient а l'intellect en acte; а savoir cette partie de l'вme par
laquelle nous comprenons d'une maniиre actuelle, partie qui comprend et
l'intellect possible et l'intellect agent. Aussi Aristote ajoute-t-il que cette
seule partie de l'вme est immortelle et perpйtuelle; en effet, elle ne
dйpend pas du corps puisqu'elle est sйparйe. 79: L'AME HUMAINE NE SE CORROMPT PAS AVEC LE CORPS
A
partir des donnйes prйcйdemment acquises, on peut montrer а l'йvidence que
l'вme humaine ne se corrompt pas, lors de la corruption du corps. 1. On a montrй
plus haut que toute substance intellectuelle est incorruptible. Or l'вme de
l'homme est une certaine substance intellectuelle, comme on l'a vu. L'вme
humaine doit donc кtre incorruptible. 2. Aucune chose n'est corrompue par ce en
quoi consiste sa perfection: ce sont, en effet, des mouvements contraires, que
ceux qui vont а la perfection d'une part, а la corruption de l'autre. Or la
perfection de l'вme humaine consiste en une certaine abstraction par rapport au
corps. L'вme est perfectionnйe en effet par la science et la vertu: selon la
science, elle est d'autant plus parfaite qu'elle considиre les objets plus
immatйriels; et la perfection de la vertu consiste en ce que l'homme ne suive
pas les passions du corps, mais qu'il les tempиre et les refrиne selon la
raison. La corruption de l'вme ne consiste donc pas en ce qu'elle soit sйparйe
d'avec le corps. On rйpondra peut-кtre que la perfection de l'вme
consiste pour elle а кtre sйparйe du corps quant а ses opйrations, et sa
corruption а en кtre sйparйe selon l'кtre. Cette rйponse n'est pas
satisfaisante. Car l'opйration d'une chose dйmontre la substance et l'кtre de
cette chose: puisque tout кtre opиre d'aprиs ce qu'il est, et que l'opйration
propre d'une chose suit la nature propre de cette chose. La perfection de
l'opйration chez un кtre ne peut кtre rйalisйe qu'en rapport avec la perfection
de sa substance. Si donc l'вme est perfectionnйe dans son opйration par le
dйtachement du corps, sa substance incorporelle ne sera point dйtruite par sa
sйparation d'avec lui. 3. Ce qui proprement perfectionne l'homme dans son
вme est quelque chose d'incorruptible. L'opйration propre de l'homme en tant
que tel est l'intellection; c'est par lа qu'il diffиre des brutes, des plantes
et des кtres sans vie. Or l'intellection appartient а ce qui est universel et
incorruptible en tant que tel. Mais les perfections doivent кtre proportionnйes
aux rйalitйs qu'elles enrichissent. Donc l'вme humaine est incorruptible. 4. Il est
impossible qu'un dйsir de nature soit vain. Mais l'homme dйsire naturellement
subsister toujours. Ceci ressort du fait que l'exister est ce qui est dйsirй
par tous: or l'homme, par l'intelligence, perзoit l'exister non seulement dans
l'instant prйsent, comme les animaux, mais absolument. L'homme possиde donc une
durйe perpйtuelle selon l'вme, par laquelle il perзoit l'exister dans l'absolu
et sans limitation temporelle. 5. Ce qui est reзu dans un кtre, y est reзu selon le
mode propre а cet кtre. Or les formes des choses sont reзues dans l'intellect
possible en tant qu'elles sont intelligibles en acte. Or elles le sont en tant
qu'elles sont immatйrielles, et par consйquent incorruptibles. Donc l'intellect
possible est incorruptible. Mais, comme on l'a prouvй, l'intellect possible
fait partie de l'вme humaine. Donc l'вme humaine est incorruptible. 6. L'кtre
intelligible est plus durable que l'кtre sensible. Mais ce qui dans les choses
sensibles tient le rфle de premier rйceptacle, est substantiellement
incorruptible, c'est la matiиre premiиre. A bien plus forte raison le sera
l'intellect possible, qui est le rйceptacle des formes intelligibles. Par
consйquent l'вme humaine, dont l'intellect possible fait partie, est
incorruptible. 7. L'ouvrier vaut mieux que son _uvre, dit
Aristote. Mais l'intellect agent met en acte les intelligibles, comme on l'a
vu. Puis donc que les intelligibles en acte, en tant que tels, sont
incorruptibles, а bien plus forte raison l'intellect agent sera-t-il
incorruptible. Donc le sera aussi l'вme humaine, dont la lumiиre est
l'intellect agent, ainsi qu'il a йtй dйmontrй. 8. Une forme ne peut se corrompre que de
trois maniиres: ou par l'action d'un contraire, ou par la corruption de son
sujet, ou par la disparition de sa cause. Par l'action d'un contraire, comme la
chaleur est dйtruite par l'action du froid; par la corruption du sujet, comme
la perte de l'_il entraоne la perte du sens de la vue; par la disparition de la
cause, ainsi la lumiиre de l'air disparaоt quand disparaоt la prйsence du
soleil qui йtait sa cause. Mais l'вme humaine ne peut кtre corrompue par
l'action d'un contraire; car elle n'en a point; en effet par l'intellect
possible elle est susceptible de connaоtre et de recevoir tous les contraires.
De mкme elle n'a pas а craindre la corruption de son sujet: on a vu plus haut
que l'вme humaine est une forme indйpendante du corps dans son кtre. Enfin,
elle ne saurait кtre corrompue par suite de la dйficience de sa cause; car elle
ne peut avoir de cause qu'йternelle, comme on le montrera plus loin. Par
consйquent d'aucune maniиre l'вme humaine ne peut se corrompre. 9. Si l'вme est
corrompue par la corruption du corps, il faut que son кtre soit affaibli par la
faiblesse du corps. Mais si quelque vertu de l'вme est affaiblie lorsque le
corps s'affaiblit, cela n'est qu'un rйsultat accidentel, provenant du besoin
qu'a la vertu de l'вme d'un organe corporel: comme la vue s'affaiblit lorsque
son organe est affaibli, accidentellement toutefois. En voici la preuve. Si la
vertu en question йtait atteinte essentiellement, jamais elle ne serait
restaurйe quand l'organe est rйparй: et pourtant nous constatons, si attйnuйe
que puisse кtre la force visuelle, que si l'organe est rйparй, cette force est
restaurйe; aussi Aristote dйclare-t-il, au premier livre De Anima, que si un
vieillard recevait un _il de jeune homme, il verrait certes comme un jeune
homme. Puis donc que l'intellect est une vertu de l'вme qui n'a pas besoin
d'organe, comme on l'a dйmontrй, lui-mкme ne saurait кtre affaibli, ni
essentiellement ni accidentellement, par la vieillesse ou par quelque autre
infirmitй corporelle. Que si dans l'activitй intellectuelle on remarque de la
fatigue ou une difficultй rйsultant d'une infirmitй physique, cela ne doit pas
кtre attribuй а l'affaiblissement de l'intellect lui-mкme, mais а la dйbilitй
des forces dont l'intellect a besoin, а savoir des vertus de l'imagination, de
la mйmoire et de la cogitative. Il est donc йvident que l'intellect est
incorruptible. Donc aussi l'вme humaine qui est une certaine substance
intellectuelle. Cette affirmation repose aussi sur l'autoritй
d'Aristote. Il dit, en effet, au 1er livre du De Anima, que l'intellect
semble кtre une certaine substance, et ne pas se corrompre. Qu'il ne
s'agisse pas lа de quelque substance sйparйe qui serait l'intellect possible ou
l'intellect agent, la chose rйsulte des considйrations prйcйdentes. 10. La mкme
conclusion ressort du texte d'Aristote au XIe livre de la Mйtaphysique. Argumentant
contre Platon, il y dit que les causes efficientes prйexistent; quant aux
causes formelles, elles existent en mкme temps que les rйalitйs qu'elles
dйterminent: en effet quand l'homme est guйri, alors la santй existe, et
non auparavant. Il rйfute ainsi Platon pour qui les formes existaient avant les
choses. Ceci dit, il ajoute: Que si quelque chose demeure ensuite, il faut
l'examiner. Car en certains кtres rien ne l'empкche: - dans la mesure oщ l'вme
est telle - pas n'importe quelle вme, mais l'intelligence. Par oщ l'on voit
son intention, puisqu'il parle ici des formes, d'admettre que l'intelligence,
qui est la forme de l'homme, demeure aprиs la matiиre, c'est-а-dire aprиs le
corps. Des
paroles prйcйdemment citйes d'Aristote, il rйsulte que, tout en admettant que
l'вme est une forme, il ne la considиre pas comme non subsistante et donc
corruptible, ainsi que Grйgoire de Nysse le lui impute. En effet, le Philosophe
excepte notre вme du cas gйnйral des formes, en disant qu'elle demeure aprиs
le corps et qu'elle est une certaine substance. Cette doctrine s'accorde avec la foi
catholique. Nous lisons, en effet, dans le livre Des Dogmes
ecclйsiastiques : Nous croyons que l'homme seul possиde une вme
substantielle, qui vit lorsqu'elle a quittй le corps, et qui vivifie ses sens
et son gйnie; elle ne meurt pas avec le corps, ainsi que le pense l'Arabe
(Averroиs) ni aprиs un bref intervalle, comme le dit Zйnon; car elle vit
substantiellement. Par lа est exclue l'erreur des impies, dont Salomon
nous rapporte les pensйes, Sagesse, II, 2: Du nйant nous sommes nйs,
et ensuite nous serons comme si nous n'avions pas йtй. Et encore, Eccle,
III, 19: Identique est la mort des hommes et des bкtes de somme, йgale
est leur condition. Comme meurt l'homme, ainsi meurent les animaux. Il n'y a
qu'un mкme souffle pour tous, et l'homme n'a rien de plus que le bйtail. Qu'il
dise cela non en son nom propre, mais а la place des impies, la chose est
йvidente si l'on note la conclusion qui termine l'ouvrage: Jusqu'а ce que la
poussiиre retourne а la terre d'oщ elle йtait sortie, et que l'esprit revienne
а Celui qui l'a donnй. Outre ce texte, une infinitй d'autres dans la
Sainte-Йcriture attestent l'immortalitй de l'вme. 80 ET 81: EXAMEN DES ARGUMENTS QUI PRЙTENDENT PROUVER QUE L'AME SE
CORROMPT AVEC LE CORPS
Certains
arguments tendraient cependant а prouver, semble-t-il, que les вmes humaines ne
sauraient demeurer aprиs la dissolution du corps: 1. Si, en effet, comme on l'a vu, la
multiplication des вmes suit la multiplication des corps, aprиs la destruction
de ces derniers, le nombre des вmes ne peut demeurer. Alors de deux choses
l'une: ou bien l'вme humaine cesse tout а fait d'exister; ou bien il ne reste
plus qu'une seule вme. Cela semble conforme а l'opinion de ceux qui n'admettent
comme incorruptible que ce qui est un dans tous les hommes: soit l'intellect
agent seulement, d'aprиs Alexandre; soit aussi l'intellect possible, d'aprиs
Averroиs. 2. De plus, la raison formelle est cause de la diversitй spйcifique.
Mais s'il reste plusieurs вmes aprиs la corruption des corps, il faut bien
qu'elles soient diverses: comme est identique, en effet, ce qui est un dans la
substance, ainsi sont divers les кtres qui sont multiples substantiellement. Or
aprиs la dissolution des corps, la diversitй chez les вmes ne peut кtre que
formelle: car elles ne sont pas composйes de matiиre et de forme, comme on l'a
prouvй au sujet de toute substance intellectuelle. Il reste donc qu'elles sont
spйcifiquement diverses. Mais par la corruption du corps, les вmes ne sont pas
transformйes en une autre espиce: car tout ce qui change ainsi d'espиce est
corrompu. Reste donc qu'avant mкme d'кtre sйparйes des corps, elles йtaient
diverses spйcifiquement. Mais les кtres composйs tiennent leur espиce de la
forme. Donc les individualitйs humaines йtaient d'espиces diffйrentes.
Conclusion inadmissible. Par consйquent, il semble impossible que la
multiplicitй des вmes humaines demeure aprиs la mort. 3. Il semble tout а fait impossible, dans
l'hypothиse de l'йternitй du monde, d'admettre que le nombre des вmes humaines
subsiste aprиs la mort du corps. Si, en effet, le monde a toujours existй, le
mouvement aussi. Donc la gйnйration est elle aussi йternelle. Si la gйnйration
est йternelle, une infinitй d'hommes sont morts avant nous. Si donc les вmes
des dйfunts gardent leur nombre aprиs la mort, il faut dire qu'il y a
prйsentement en acte une infinitй d'вmes, appartenant а ceux qui sont dйjа
morts. Mais c'est impossible: car l'infini en acte ne peut кtre rйalisй dans la
nature. Reste donc, si le monde est йternel, que les вmes ne gardent pas leur
multiplicitй aprиs la mort. 4. Ce qui arrive а un кtre et se sйpare de lui
sans qu'il soit corrompu, cela lui arrive accidentellement. Telle est la
dйfinition mкme de l'accident. Si donc l'вme n'est pas corrompue quand le corps
se dissout, il s'ensuit que l'вme est unie accidentellement au corps. Donc
l'homme est un кtre accidentel, puisqu'il est composй d'вme et de corps. Autre
consйquence: il n'y a pas d'espиce humaine; car des йlйments accidentellement
rйunis ne sauraient constituer une espиce une: par exemple l'homme blanc n'est
pas une espиce. 5. Une substance ne saurait exister sans opйration.
Mais toute opйration de l'вme finit avec le corps. En voici la preuve par induction.
Les vertus de l'вme nutritive agissent par les qualitйs corporelles, et par un
instrument corporel, et sur le corps lui-mкme qui est parfait par l'вme: ce
corps est ainsi nourri, il grandit, il devient apte а la gйnйration. Toutes les
opйrations des puissances qui appartiennent а l'вme sensitive s'accomplissent
par des organes corporels: et certaines d'entre elles impliquent une
modification corporelle, telles les passions de l'вme, comme l'amour, la joie,
etc. Quant а l'intellection, bien qu'elle ne soit pas une opйration exercйe par
quelque organe corporel, nйanmoins elle a pour objet les images, qui jouent а
son йgard le rфle des couleurs pour la vue; par consйquent, de mкme que la vue
ne peut pas voir sans les couleurs ainsi l'вme intellective ne peut comprendre
sans image. De plus, pour comprendre, l'вme a besoin de facultйs prйparant les
images а l'intelligibilitй en acte, facultйs qui sont la cogitative et la
mйmoire: actes de certains organes corporels qui leur permettent d'agir, ces
puissances ne sauraient йvidemment demeurer aprиs la mort. Ainsi Aristote
dйclare-t-il: Sans image l'вme ne peut pas comprendre et encore: Elle
ne comprend rien sans l'intellect passif, qu'il appelle la cogitative et
qui est corruptible. C'est pourquoi il dit, au 1er livre De l'Ame, que l'acte
d'intellection de l'homme se corrompt par une certaine corruption intime, corruption
des images ou de l'intellect passif. Et au IIIe livre De l'Ame, il dit
que nous ne nous rappelons pas aprиs la mort les choses que nous avons
sues йtant vivants. Ainsi donc de toute йvidence aucune opйration de l'вme ne
peut demeurer aprиs la mort. Et par le fait sa substance ne demeure pas non
plus: car aucune substance ne peut exister sans opйration. Puisque ces
arguments aboutissent а une conclusion erronйe, - ces exposйs l'ont bien
montrй - il faut essayer de les rйsoudre. 1. Quant au premier argument,
rappelons-nous que les rйalitйs qui sont mutuellement adaptйes et
proportionnйes, reзoivent ensemble la multiplicitй ou l'unitй, chacune а partir
de sa cause. Si donc l'кtre de l'une dйpend de l'autre, son unitй ou sa
multiplication en dйpend aussi: sinon, elle dйpend d'une autre cause
extrinsиque. Forme et matiиre doivent donc кtre toujours mutuellement
proportionnйes et comme naturellement adaptйes: puisque l'acte propre
s'accomplit dans la matiиre qui lui est propre. Par consйquent matiиre et forme
s'accompagnent toujours dans la multiplicitй et dans l'unitй. Si donc l'кtre de
la forme dйpend de la matiиre, sa multiplication dйpend de la matiиre et de
mкme son unitй. Dans le cas contraire, il sera certes nйcessaire de multiplier
la forme en fonction de la multiplication de la matiиre, а savoir en mкme temps
que la matiиre et proportionnellement а elle; mais non toutefois de telle sorte
que l'unitй ou la multiplicitй de la forme dйpende de la matiиre. Or on a
dйmontrй que l'вme humaine est une forme dont l'кtre ne dйpend pas de la
matiиre. Par consйquent, la multiplication des вmes suit la multiplication des
corps, mais la multiplication des corps n'est pas cause de celle des вmes.
Ainsi donc il n'est pas nйcessaire que la destruction des corps compromette la
pluralitй des вmes, comme le prйtendait le premier argument. 2. Dйsormais la
rйponse au deuxiиme est facile. N'importe quelle diversitй de formes, en effet,
n'entraоne pas la diversitй spйcifique, mais seulement la diversitй qui suit
les principes formels, ou une raison diverse de forme: il est йvident, par
exemple, qu'autre est l'essence formelle de ce feu et de cet autre, et pourtant
il n'existe pas entre eux de distinction spйcifique. Donc la multitude des вmes
sйparйes de leurs corps suit, sans doute, la diversitй substantielle des
formes, car autre est la substance de cette вme et celle de cette autre: mais
cette diversitй ne procиde pas de la diversitй des principes essentiels de
l'вme elle-mкme, et elle ne suit pas une raison d'вme diffйrente; elle vient de
la diffйrente adaptation des вmes aux corps: telle вme est adaptйe а tel corps
et non а tel autre, celle-lа а celui-ci, et ainsi de suite. Ces sortes
d'adaptations demeurent dans les вmes mкme aprиs la mort corporelle: leur
substance demeure aussi, puisque leur кtre ne dйpend pas du corps. En effet,
les вmes sont formes substantielles des corps: autrement leur union avec le
corps serait accidentelle, et ainsi l'вme et le corps ne formeraient pas un
кtre un essentiellement, mais seulement accidentellement. Mais puisqu'elles
sont formes, il faut que les вmes soient adaptйes aux corps. Ces adaptations
diverses demeurent dans les вmes sйparйes: donc aussi la pluralitй. 3. A propos du
troisiиme argument, certains partisans de l'йternitй du monde sont tombйs en
diverses opinions йtranges. Quelques-uns, en effet, acceptиrent purement et
simplement la conclusion, admettant la destruction de l'вme avec celle du
corps. - D'autres disent que de toutes les вmes il reste quelque chose de
sйparй, qui leur est commun а toutes: l'intellect agent pour les uns; pour
d'autres aussi l'intellect possible. - Il en est qui admirent la permanence de
fait d'une multitude d'вmes aprиs la mort: mais pour йviter leur infinitй, ils
enseignиrent que les mкmes вmes s'unissent а diffйrents corps aprиs un certain
laps de temps. Telle fut l'opinion des Platoniciens, dont il sera question plus
bas. Certains enfin, pour йchapper а toutes ces hypothиses, ne virent point
d'inconvйnient а reconnaоtre l'existence actuelle d'une multitude infinie
d'вmes sйparйes. Un infini en acte dans les rйalitйs qui ne sont pas ordonnйes
entre elles est un infini par accident: ce а quoi ils ne voient point
d'inconvйnient. C'est la position d'Avicenne et d'Algazel. - Quelle fut sur ce
point la pensйe d'Aristote? Nous n'avons pas а ce sujet de document prйcis,
bien qu'il admette expressйment l'йternitй du monde. Cependant la derniиre des
opinions prйcitйes n'est point inconciliable avec ses principes. Au IIIe livre
de la Physique et au premier Du Ciel et du Monde, il prouve qu'il
n'existe pas d'infini en acte dans l'univers physique, mais non pas dans les
substances immatйrielles. - Au reste pour les Catholiques tout cela ne fait
aucune difficultй, puisque notre foi n'admet point l'йternitй du monde. 4. Et la
permanence de l'вme aprиs la mort du corps ne prйsuppose pas nйcessairement le
caractиre accidentel de leur union (ainsi que le prйtend le quatriиme
argument). Voici, en effet, la dйfinition de l'accident: Ce dont la prйsence
ou l'absence n'entraоne pas la corruption du sujet composй de matiиre et de
forme. Or si l'on se reporte aux principes du sujet composй, cette
dйfinition ne se vйrifie pas. On sait, en effet, par Aristote, au 1er livre de
la Physique, que la matiиre est inengendrйe et incorruptible. Par
consйquent, la forme s'en allant, elle demeure dans son essence. Cependant la
forme ne lui йtait pas unie accidentellement mais essentiellement: elle lui
йtait unie dans l'unitй d'кtre. Or semblablement l'вme est unie au corps en
unitй d'кtre, comme on l'a montrй. Par consйquent, bien qu'elle survive au
corps, son union avec lui est substantielle, non accidentelle. Maintenant que
la matiиre premiиre abandonnйe par la forme ne reste pas en acte sinon grвce а
la dйtermination d'une autre forme, et que d'autre part l'вme humaine garde
toujours la mкme actualitй, cela vient de ce que l'вme humaine est forme et
acte et la matiиre premiиre кtre en puissance. 5. Aucune opйration ne peut demeurer dans
l'вme, dit-on, si elle est sйparйe du corps. Cette assertion est fausse:
demeurent en effet les opйrations qui ne s'exercent point par le moyen
d'organes, comme la pensйe et le vouloir. Quant а celles qui s'exercent par les
organes corporels, comme les opйrations des puissances vйgйtatives et
sensitives, elles ne survivent pas. Notons pourtant la diversitй qui existe
entre le mode d'intellection de l'вme sйparйe du corps et celui de l'вme unie
au corps; la maniиre d'exister n'est pas la mкme: et chacun agit d'aprиs sa
maniиre d'кtre. Dans l'йtat d'union, l'exister de l'вme humaine est absolument
indйpendant du corps, et pourtant ce dernier joue en quelque maniиre le rфle de
support et de sujet rйcepteur de l'вme. Par consйquent son opйration propre,
l'intellection, bien qu'elle ne dйpende pas du corps comme si elle йtait
exercйe par un organe corporel, a cependant un objet dans le corps, qui est
l'image. Donc tant que l'вme est dans le corps, elle ne peut comprendre sans
image: ni non plus se souvenir sinon par les facultйs de la cogitative et de la
mйmoire, grвce auxquelles sont prйparйes les images, comme il a dйjа йtй dit.
Ainsi donc la ruine de l'intellection et du souvenir selon leur mode prйsent
suit la ruine du corps. L'exister de l'вme sйparйe lui appartient а elle seule
sans le corps. C'est pourquoi son opйration qui est l'intellection, ne
s'accomplira plus en rapport avec ces objets situйs dans les organes corporels
qu'on appelle les images; mais l'вme comprendra par elle-mкme, а la maniиre des
substances qui sont totalement dans leur кtre mкme sйparйes des corps,
substances dont il sera question plus loin. De ces derniиres, puisqu'elles lui
sont supйrieures. Elle pourra abondamment recevoir l'influence, afin de mieux
comprendre. - L'expйrience pйdagogique confirme ces vues. En effet, lorsque
l'вme n'a pas а s'occuper de son propre corps, elle est rendue plus apte а
comprendre les rйalitйs supйrieures: et la vertu de tempйrance qui la soustrait
aux dйlectations charnelles, favorise chez l'homme l'activitй intellectuelle. -
Les dormeurs, qui n'usent plus de leurs sens corporels et sont exempts du
trouble des humeurs ou des vapeurs, acquiиrent une certaine connaissance de
l'avenir, connaissance provenant d'кtres supйrieurs et qui excиde les
possibilitйs de la raison humaine. La chose se vйrifie bien plus encore chez
ceux qui s'йvanouissent et chez les extatiques: et cela d'autant plus que l'вme
est plus affranchie des sens corporels. A cela nulle difficultй. Nous avons
dйjа montrй, en effet, que l'вme humaine est situйe а la frontiиre des
substances corporelles et incorporelles, comme а l'horizon du temps
et de l'йternitй, s'йloignant de ce qui est en bas, s'approchant de ce qui
est en haut. Par consйquent, lorsqu'elle sera totalement sйparйe du corps, elle
ressemblera parfaitement aux substances sйparйes quant au mode de comprendre,
et elle subira grandement leur influence. Ainsi donc, si notre mode actuel
d'intellection doit disparaоtre avec le corps, il sera remplacй par un autre
mode d'intellection plus йlevй. Mais le souvenir est un acte exercй par un
organe corporel, comme Aristote le prouve au livre De la Mйmoire et de la
Rйminiscence. Aussi ne pourra-t-il survivre au corps. A moins que l'on
n'entende cette expression, le souvenir, de maniиre йquivoque, pour
signifier l'intelligence des choses que l'on a prйcйdemment connues. Cette
intelligence, l'вme sйparйe la possиde encore certainement, mкme s'il s'agit de
ce qu'elle apprit ici-bas, puisque l'impression des espиces intelligibles dans
l'intellect possible est indйlйbile, comme on l'a dйjа vu. En ce qui
concerne les autres opйrations de l'вme, comme l'amour, la joie, etc., il faut
йviter l'йquivoque. En effet, quelquefois on les prend pour des passions de
l'вme. Et ainsi elles sont des actes de l'appйtit sensitif, concupiscible ou
irascible, avec une certaine modification organique. Ainsi entendues, elles ne
peuvent demeurer dans l'вme aprиs la mort: comme Aristote le prouve au livre De
l'Ame. - Parfois encore on les prend pour l'acte simple de la volontй, qui est
sans passion. - Ainsi Aristote dit-il: au VIIIe livre de l'Ethique: Dieu se rйjouit
d'une simple opйration et, au Xe livre: dans la contemplation de la sagesse
il y a une dйlectation admirable; et il distingue l'amour d'amitiй de
l'amour-passion. Comme la volontй est une puissance qui n'use pas
d'organe, ainsi que l'intelligence, il est йvident que ces opйrations, en tant
qu'actes de la volontй, demeurent dans l'вme sйparйe. Ainsi donc les arguments allйguйs ne
permettent pas de conclure а la mortalitй de l'вme humaine. 82: LES AMES DES BКTES NE SONT PAS IMMORTELLES
Ce qui
a йtй dit montre а l'йvidence que les вmes des brutes ne sont pas immortelles. 1. On a dйjа
montrй qu'aucune opйration de la partie sensitive ne peut avoir lieu sans le
corps. Or dans les вmes des bкtes on ne saurait trouver aucune opйration
supйrieure aux opйrations de la partie sensitive: elles ne comprennent ni ne
raisonnent. On le voit bien du fait que tous les animaux de la mкme espиce
agissent de la mкme maniиre, comme mus par la nature et non pas comme exerзant
un art: toutes les hirondelles construisent leur nid pareillement, toutes les
araignйes tissent pareillement leur toile. Aucune activitй de l'вme des bкtes
ne peut donc avoir lieu sans le corps. Mais comme toute substance exerce
quelque opйration, l'вme de la bкte ne pourra pas кtre sans le corps. Donc
lorsque le corps meurt, elle pйrit aussi. 2. Toute forme sйparйe de la matiиre est
intellectuellement en acte: ainsi l'intellect agent met en acte les espиces
intelligibles, en tant qu'il les abstrait, comme on l'a vu. Mais si l'вme de la
bкte demeure aprиs la mort du corps, elle sera une forme sйparйe de la matiиre.
Donc elle sera une forme intellectuellement connue en acte. Mais dans les formes sйparйes de la matiиre le sujet qui comprend et
l'objet compris ne font qu'un, dit Aristote, au IIIe livre du De Anima. Donc si l'вme de la
brute survit au corps, elle sera intellectuelle. Consйquence impossible. 3. En toute rйalitй
susceptible de parvenir а une certaine perfection, existe un appйtit naturel de
cette perfection: le bien en effet est ce que tous les кtres dйsirent, et
chaque кtre dйsire son bien propre. Or chez les bкtes, il n'existe aucun
appйtit d'кtre perpйtuel, sinon le dйsir de la permanence de l'espиce, dйsir
qui se manifeste par l'instinct gйnйsique, grвce auquel l'espиce se perpйtue.
Ce dйsir de perpйtuitй spйcifique se retrouve dans les plantes et les кtres
inanimйs: mais ne relиve pas de l'appйtit animal en tant que tel. Appйtit qui
suit la connaissance. Car l'вme sensitive ne perзoit que le lieu et l'instant
immйdiats, il est impossible qu'elle saisisse l'кtre perpйtuel. Elle ne le
dйsire donc pas d'un appйtit animal. L'вme de la bкte n'est donc pas capable
d'un кtre perpйtuel. 4.Le plaisir parfait l'opйration, comme le
prouva Aristote au Xe livre de l'Ethique. Par consйquent, l'opйration de
chaque кtre est finalisйe par ce en quoi il trouve son plaisir. Or les plaisirs
des bкtes se rapportent а la conservation du corps: elles ne trouvent de
plaisir dans les sons, les odeurs et les objets de la vue, que dans la mesure
oщ peut s'y trouver quelque indication d'ordre alimentaire ou sexuel, unique
objet de la dйlectation animale. Donc toute l'activitй des bкtes est finalisйe
par la conservation de leur кtre corporel. Elles n'ont donc aucun кtre en
dehors du corps. Cette doctrine est conforme а la foi catholique. Dans
la Genиse, il est dit de l'вme de la brute: Cette вme est dans le
sang, comme si l'on disait: De la permanence du sang dйpend son
existence. Et au livre des Dogmes ecclйsiastiques: Nous disons que seul
l'homme possиde une вme substantielle, c'est-а-dire ayant la vie par soi:
les вmes des bкtes pйrissent avec leur corps. Aristote dit aussi au IIe livre du De
Anima: La partie intellectuelle de l'вme est sйparйe des autres comme
l'incorruptible du corruptible. Ainsi est rejetйe la thиse de Platon qui
admettait l'immortalitй de l'вme des brutes. Arguments en faveur de cette immortalitй: Quand un кtre possиde
par soi une opйration sйparйe, cet кtre subsiste aussi par soi. Mais l'вme
sensitive des bкtes possиde par soi une certaine opйration а laquelle ne
participe pas le corps, а savoir le mouvement: en effet l'кtre qui se meut
est composй de deux йlйments, dont l'un est moteur et l'autre mы. Puisque
le corps est mы, il s'ensuit que l'вme seule est motrice. Donc elle subsiste
par soi. Elle ne saurait donc кtre corrompue accidentellement par la corruption
du corps: seuls, en effet, se corrompent accidentellement les rйalitйs qui
n'ont pas l'кtre par soi. Par elle-mкme l'вme sensitive ne peut pas non plus se
corrompre: elle n'a pas de contraire, et n'est pas formйe de contraires. Reste
donc qu'elle soit tout а fait incorruptible. A ce point de vue semble se rattacher
l'argument de Platon tendant а prouver que toute вme est immortelle: toute
вme se meut elle-mкme; or tout кtre qui se meut soi-mкme doit кtre
immortel. Le corps, en effet, ne pйrit qu'а cause du dйpart du principe qui le
mouvait; et le mкme кtre ne peut pas se quitter soi-mкme; d'oщ il suit d'aprиs
lui qu'un кtre qui se meut lui-mкme ne saurait pйrir. Consйquence logique:
toute вme motrice est immortelle, mкme celle des brutes. Nous avons rattachй
cet argument au prйcйdent parce que d'aprиs Platon aucun кtre ne meut s'il
n'est mы; ainsi l'кtre qui se meut lui-mкme est par lui-mкme moteur; de la
sorte il possиde une certaine opйration par soi. Ce n'est pas seulement dans le mouvement
mais aussi dans la sensation que Platon attribuait а l'вme sensitive une
opйration propre. D'aprиs lui, le sentir est un certain mouvement de l'вme
sentante. Et de la sorte ainsi mue, elle mouvait le corps а sentir. En
consйquence voici sa dйfinition du sens: un mouvement de l'вme par le corps. Mais tout cela
est manifestement faux. En effet, sentir n'est pas mouvoir mais plutфt кtre mы:
l'animal passe de la puissance а l'acte de la sensation, grвce aux qualitйs
sensibles qui impressionnent les sens. Et l'on n'a pas le droit d'assimiler la
passivitй du sens а l'йgard de l'objet sensible а la passivitй de l'intellect а
l'йgard de l'intelligible, comme si le sentir pouvait кtre une opйration de
l'вme sans instrument corporel, а la maniиre de l'intellection: l'intellect
saisit les choses en faisant abstraction de la matiиre et des conditions
matйrielles, qui sont principes d'individuation; ce n'est pas le cas du sens.
Ceci ressort du fait que le sens atteint le particulier, l'intellect
l'universel. Ainsi donc les sens subissent l'influence des choses selon
qu'elles sont dans la matiиre; mais non pas l'intellect, qui reзoit cette
influence dans la mesure oщ les objets sont abstraits de la matiиre. La
passivitй de l'intellect exclut donc la matiиre corporelle; la passivitй du
sens, non. D'ailleurs les divers sens sont rйceptifs а l'йgard de diffйrentes
qualitйs sensibles: ainsi la vue а l'йgard des couleurs, l'ouпe а l'йgard des
sons. Or cette diversitй provient manifestement de la variйtй des dispositions
organiques: car l'organe de la vue doit кtre en puissance а l'йgard de toutes
les couleurs, l'organe de l'ouпe а l'йgard de tous les sons. Mais si cette
rйception s'effectuait sans organe corporel, la mкme puissance pourrait
accueillir tous les objets sensibles: car une vertu immatйrielle se prйsente de
la mкme maniиre, autant qu'il est en elle, а toutes ces sortes de qualitйs:
c'est pourquoi l'intellect, qui n'utilise pas d'organe corporel, connaоt tous
les sensibles. Par consйquent, l'on ne sent pas sans organe corporel. De plus le sens
est corrompu par l'excellence de son objet. Ce n'est pas le cas de l'intellect:
Celui qui comprend les vйritйs les plus йlevйes, n'en comprendra pas moins
les autres: il les comprendra davantage. Ainsi la passivitй du sens а
l'йgard du sensible est d'un autre genre que celle de l'intellect par rapport а
l'intelligible. La passivitй de l'intellect exclut l'organe corporel: la
passivitй du sens implique l'organe corporel, dont l'harmonie est dissoute par
l'excellence des objets sensibles. Quant а l'affirmation de Platon sur l'вme
qui se meut elle-mкme, elle semble certaine d'aprиs les apparences
corporelles. Car aucun corps ne semble mouvoir, s'il n'est mы. D'oщ Platon
concluait que tout кtre qui meut est lui-mкme mы. Et parce qu'on ne peut aller
а l'infini dans la voie des moteurs mus, il admettait que dans chaque ordre le
premier moteur se meut lui-mкme. Il s'ensuivrait que l'вme, premier moteur dans
les mouvements des animaux, est un кtre qui se meut lui-mкme. Mais la faussetй
de cette position est mise en lumiиre par deux arguments: 1. On a
dйjа dйmontrй que tout ce qui est mы par soi est un corps. Puisque l'вme n'est
pas un corps, elle ne saurait кtre mue qu'accidentellement. 2. L'кtre qui
meut, en tant que tel, est en acte; l'кtre mы, comme tel, est en puissance.
Rien ne peut sous le mкme point de vue кtre en acte et en puissance, mais il
faut, si un кtre se meut lui-mкme, qu'une de ses parties soit motrice et une
autre mue. Ainsi dit-on que l'animal se meut lui-mкme: l'вme meut, le corps est
mы. Cependant Platon n'admettait pas que l'вme fыt un corps. Sans doute, il
employait ce terme mouvement, qui appartient en propre aux corps, mais
il ne l'entendait pas du mouvement proprement dit; il prenait le mouvement
d'une maniиre plus gйnйrale pour toute opйration: en ce sens Aristote dit au
IIIe livre du De Anima: Sentir et comprendre sont de certains mouvements,
mais ainsi le mouvement n'est pas l'acte d'un кtre en puissance, c'est l'acte
d'un кtre parfait. Donc, lorsque Platon disait que l'вme se meut elle-mкme,
il voulait dire par lа qu'elle agit sans l'aide du corps, contrairement а ce
qui se passe dans les autres formes qui n'agissent pas sans la matiиre: ce
n'est pas, en effet, la chaleur qui chauffe sйparйment, c'est le corps chaud.
D'oщ il prйtendait conclure а l'immortalitй de toute вme motrice: puisque tout
ce qui a par soi l'opйration, peut aussi avoir par soi l'existence. Mais on a dйjа
montrй que l'opйration de l'вme animale qui est sentir, ne peut avoir
lieu sans le corps. Et la chose est encore plus йvidente en ce qui concerne
cette activitй qui consiste а dйsirer. Or toutes les activitйs qui
relиvent de l'appйtit sensitif s'accompagnent manifestement d'une certaine
modification corporelle: c'est pourquoi on les nomme passions de l'вme. D'oщ il suit que
le mouvoir lui-mкme n'est pas une opйration de l'вme sensitive sans
organe. Car l'вme animale ne meut que par le sens et l'appйtit. La vertu qui
est appelйe exйcutrice du mouvement, rend les membres obйissants au
commandement de l'appйtit: il s'agit donc de vertus qui parfont le corps en vue
de la motion, plutфt que de vertus rйellement motrices.
Il est donc йvident qu'aucune
opйration de l'вme animale ne peut avoir lieu sans le corps. D'oщ l'on peut
conclure d'une maniиre certaine que l'вme des bкtes pйrit avec le corps. 83: L'AME HUMAINE COMMENCE AVEC LE CORPS
Du
fait que les mкmes choses commencent d'exister et se trouvent avoir un terme de
leur acte d'кtre on pensera peut-кtre que l'вme humaine du fait qu'elle n'a pas
de fin dans l'acte d'кtre n'a pas en non plus de commencement dans l'exister, mais
qu'elle a toujours йtй. On peut, semble-t-il, prouver cette thиse par les
arguments suivants: 1. Ce qui ne cessera jamais d'exister, possиde
la vertu d'exister toujours. De ce qui a la vertu d'exister toujours, il n'est
jamais vrai de dire: Cela n'est pas: autant se prolonge la vertu
d'exister, autant la chose demeure dans l'кtre. Mais de tout ce qui commence
d'кtre, il est vrai de dire а un certain moment: Cela n'est pas. Par
consйquent, ce qui ne doit jamais cesser d'кtre, cela non plus n'a jamais commencй
d'кtre. 2. La vйritй des objets intelligibles, de mкme qu'elle est
incorruptible, de mкme autant qu'il est en elle, est йternelle: en effet, elle
est nйcessaire, et tout ce qui est nйcessaire est йternel, car ce qui est
nйcessairement, cela ne peut pas ne pas кtre. Or l'incorruptibilitй de la
vйritй intelligible sert а montrer l'incorruptibilitй ontologique de l'вme. Par
un argument semblable, l'йternitй de cette mкme vйritй peut prouver l'йternitй
de l'вme. 3. On doit appeler imparfaite une rйalitй а qui un grand nombre de ses
parties principales fait dйfaut. Or les principales parties de l'univers sont
certainement les substances intellectuelles, dans le genre desquelles, on l'a
montrй, se trouvent les вmes humaines. Si donc chaque jour autant d'вmes
humaines commencent а exister que d'hommes а naоtre, il est йvident que chaque
jour а l'univers de nombreuses parties sont ajoutйes, et que beaucoup d'autres
lui font dйfaut. Il s'ensuit donc que l'univers est imparfait. Ce qui est
impossible. 4. D'aucuns apportent ici l'autoritй de l'Йcriture Sainte et invoquent
le texte de la Genиse, I: Dieu le septiиme jour acheva l'_uvre qu'il
avait faite, et se reposa de tout le travail qu'il avait accompli. Or ce
repos est incompatible avec la crйation quotidienne de nouvelles вmes. Les вmes
humaines ne viennent donc pas prйsentement а l'existence, mais leur origine
remonte а la crйation du monde. Pour toutes ces raisons et d'autres
semblables, certains partisans de l'йternitй du monde ont attribuй а l'вme
humaine non seulement l'incorruptibilitй, mais l'йternitй. Les Platoniciens qui
admettaient l'immortalitй individuelle des вmes, pensaient qu'elles avaient
toujours existй et que par intervalles elles s'unissaient aux corps ou en
йtaient sйparйes, cette alternance йtant rйglйe par un cycle d'annйes. Les
philosophes qui n'attribuaient l'immortalitй qu'а une certaine rйalitй commune
а tous les hommes, et qui demeure aprиs leur mort, ont admis que cette rйalitй
n'eut pas de commencement: qu'il s'agisse du seul intellect agent, selon la
pensйe d'Alexandre; ou bien encore aussi de l'intellect possible, d'aprиs
Averroиs. Le langage d'Aristote semble favoriser cette maniиre de voir: en
effet, parlant de l'intellect au IIIe livre du De Anima, Il ne le dit
pas seulement incorruptible, mais encore perpйtuel. Certains
catholiques, imbus de platonisme, ont trouvй une voie moyenne. Puisque, selon
la foi chrйtienne, rien n'est йternel que Dieu seul, ils n'admirent pas
l'йternitй des вmes humaines, mais ils situиrent leur crйation а l'origine des
temps ou mieux avant la crйation du monde visible et cependant elles ne sont
liйes au corps que dans le temps. Parmi les Chrйtiens, c'est Origиne qui le
premier enseigna cette thиse, et plusieurs le suivirent par la suite. On trouve
mкme encore aujourd'hui cette opinion chez les hйrйtiques: les
Manichйens admettent mкme, avec Platon, l'йternitй des вmes, et ils croient
qu'elles passent d'un corps dans un autre. Mais on peut montrer facilement le mal
fondй de ces positions. L'unicitй de l'intellect (possible et agent) a dйjа йtй
rйfutйe. Nous n'avons donc а discuter ici que les opinions qui admettent la
pluralitй des вmes humaines mais leur attribuent une existence antйrieure aux
corps, soit de toute йternitй, soit а partir de la crйation du monde. Voici une
sйrie d'arguments qui manifestent la faussetй de semblable thиse: 1. On l'a dйjа
vu, l'вme s'unit au corps comme sa forme et son acte. L'acte prйcиde
naturellement la puissance, et pourtant, dans un seul et mкme sujet, il lui est
postйrieur dans le temps: car un кtre se meut de la puissance а l'acte. La
semence, qui est vivante en puissance, prйcиde donc l'вme qui est l'acte de la
vie. 2.
Pour chaque forme l'union а sa propre matiиre est naturelle: autrement le
composй de matiиre et de forme serait йtranger а la nature. Or une rйalitй
possиde des attributs qui lui conviennent selon sa nature avant de possйder
ceux qui sont extrinsиques а cette nature: en effet, ce qui convient ainsi
d'une maniиre extrinsиque est de l'accidentel; mais ce qui convient d'aprиs la
nature convient par soi; mais ce qui est accidentel, vient toujours aprиs ce
qui est par soi. Pour l'вme donc la convenance de l'union au corps passe
avant celle de la sйparation. L'вme n'a donc pas йtй crййe avant le corps qui
lui est uni. 3. Toute partie sйparйe de son tout est imparfaite. Mais l'вme, on l'a
montrй, est la forme, donc une partie de l'espиce humaine. Par consйquent,
c'est une imperfection pour elle d'exister par soi en dehors du corps. Or le
parfait prйcиde l'imparfait dans l'ordre naturel. Il ne convient donc pas а
l'ordre de la nature que l'вme eыt йtй crййe en dehors du corps avant de lui
кtre unie. 4. Si les вmes ont йtй crййes sans les corps, il faut chercher comment
elles leur ont йtй unies. Ou ce fut par violence, ou ce fut naturellement. Si
c'est par violence: tout ce qui est violent est contre nature: l'union de l'вme
au corps est donc contre nature. Donc l'homme, qui en rйsulte, est un composй
contre nature. Ce qui est йvidemment faux. De plus, les substances intellectuelles
sont d'un ordre plus йlevй que les corps cйlestes. Dans les corps cйlestes ne
se trouvent ni violence ni contrariйtй. Beaucoup moins, par consйquent, dans
les substances intellectuelles. Que si l'union des вmes au corps est
naturelle, c'est donc naturellement qu'au moment de leur crйation les вmes ont
dйsirй d'кtre unies aux corps. Or l'appйtit naturel se porte immйdiatement а
son acte, а moins d'en кtre empкchй, comme on le voit dans le mouvement des
corps lourds et lйgers: car la nature agit toujours de mкme maniиre. Dиs le
principe de leur crйation, les вmes eussent donc йtй unies aux corps, а moins
d'un empкchement. Mais tout ce qui empкche l'exйcution d'un mouvement naturel,
est agent de violence. C'est donc la violence qui eыt pendant un certain temps
sйparй les вmes des corps. Conclusion inacceptable. D'une part, dans ces
substances la violence ne peut trouver place, on l'a vu. D'autre part, le fait
de violence - comme le fait contre nature - йtant d'ordre accidentel ne peut
prйcйder ce qui est conforme а la nature, et ne peut ainsi affecter toute
l'espиce. 5. Puisque chaque кtre dйsire naturellement sa perfection, c'est а la
matiиre qu'il convient de dйsirer la forme, et non inversement. Mais l'вme se
rapporte au corps comme la forme а la matiиre ainsi qu'on l'a montrй plus haut.
L'union de l'вme au corps ne se fait donc pas par l'appйtit de l'вme, mais
plutфt par l'appйtit du corps. On dira peut-кtre que les deux йtats sont naturels а
l'вme, а savoir l'йtat d'union avec le corps et celui de sйparation, selon la
diversitй des temps. Mais c'est lа une impossibilitй. En effet, les
caractйristiques qui varient naturellement autour d'un sujet sont des accidents:
ainsi la jeunesse et la vieillesse. Si donc, il y a naturellement cette
variation dans l'вme et le corps entre les йtats d'union et de sйparation,
c'est un accident pour l'вme d'кtre unie au corps. Et ainsi l'homme, rйsultat
de cette union, ne sera pas un кtre par soi, mais par accident. 6. Toute rйalitй
qu'affecte une modification quelconque en raison de la diversitй des temps, est
soumise au mouvement du ciel, que suit tout le cours du temps. Mais les
substances intellectuelles et incorporelles, parmi lesquelles il faut compter
les вmes sйparйes, dйpassent tout l'ordre des corps. Donc elles ne sauraient
кtre soumises aux mouvements cйlestes. Par consйquent, il est impossible que
selon les diffйrents temps, elles soient naturellement tantфt unies et tantфt
sйparйes, ou bien que naturellement elles dйsirent tantфt ceci, tantфt cela. Et si l'on dit
qu'elles ne sont unies au corps ni par violence ni par nature, mais par volontй
spontanйe: cette position ne peut tenir. Nul en effet ne souhaite un йtat
infйrieur au sien, sinon par dйception. Or l'вme sйparйe se trouve dans un йtat
plus йlevй que celui de l'union au corps: surtout dans la doctrine
platonicienne, d'aprиs laquelle cette union fait oublier а l'вme son savoir
antйrieur et la dйtourne de la pure contemplation de la vйritй. L'union
volontaire de l'вme au corps ne peut donc кtre que le rйsultat d'une dйception.
Mais il ne saurait y avoir en elle aucune cause de dйception: puisqu'ils
admettent qu'elle possиde toute science. Et l'on ne pourrait allйguer que le
jugement issu de la science universelle s'est trouvй, dans le domaine des
options particuliиres, perverti par les passions, ainsi qu'il arrive dans le
pйchй d'incontinence: car ces sortes de passions impliquent une modification
corporelle; on ne saurait les trouver dans l'вme sйparйe. Par consйquent, si
l'вme existait avant le corps, elle ne s'unirait pas а lui par sa propre
volontй. 7. Tout effet provenant du concours de deux volontйs non ordonnйes entre
elles, est un effet de hasard: c'est le cas de celui qui, voulant faire un
achat, rencontre inopinйment au marchй un crйancier. Mais la volontй propre du
gйnйrateur, d'oщ dйpend la gйnйration du corps, n'est pas en rapport
d'ordonnance avec la volontй de l'вme sйparйe dйsirant l'union а un corps.
Puisque sans l'une et l'autre volontй cette union ne peut se faire, c'est donc
qu'elle est due au hasard. Et ainsi la gйnйration de l'homme ne vient pas de la
nature, mais du hasard. Consйquence йvidemment fausse: puisqu'il s'agit d'un
fait qui arrive ordinairement. Mais on attribuera peut-кtre cette union de l'вme au
corps, non а la nature, non а la volontй propre de l'вme, mais а une ordination
divine: cette hypothиse ne semble pas recevable, si l'on admet que les вmes ont
йtй crййes avant les corps. En effet, Dieu a instituй chaque chose selon le
mode qui convient а sa nature. Aussi au premier chapitre de la Genиse est-il
йcrit de chaque crйature: Dieu voyant que c'йtait bon, et de toutes
ensemble: Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et c'йtait trиs bon. Si
donc il a crйй les вmes sйparйes des corps, il faut dire que cette maniиre
d'кtre est celle qui convient le mieux а leur nature. Or, il n'appartient pas
au plan de la Bontй divine de rйduire les кtres а un йtat infйrieur, mais
plutфt de les promouvoir а un niveau supйrieur. L'union de l'вme au corps n'eыt
donc pas йtй le fait d'une ordination divine. 8. Il n'appartient pas а l'ordre de la
divine Sagesse d'ennoblir les кtres infйrieurs au dйtriment des supйrieurs. Au
dernier degrй des rйalitйs sont les corps sujets а la gйnйration et а la
corruption. Il n'eыt donc pas convenu а l'ordre de la divine Sagesse, pour
enrichir les corps humains, de leur unir des вmes prйexistantes: puisque cela
n'aurait pu se faire qu'au dйtriment de celles-ci, comme les considйrations
prйcйdentes le montrent bien. Origиne a vu cette difficultй. Aussi aprиs avoir
admis la crйation des вmes humaines dиs l'origine du monde, a-t-il attribuй
l'union de l'вme avec le corps а une ordination divine, mais de caractиre
pйnal. Il pensait que les вmes avaient pйchй avant d'кtre dans les corps; et
d'aprиs la gravitй plus ou moins grande de ce pйchй, elles auraient йtй
enfermйes dans des corps plus ou moins nobles, qui leur tiendraient lieu de
prisons. Position encore intenable. La peine s'oppose au bien de la nature, et
c'est pourquoi on l'appelle un mal. Si donc l'union de l'вme et du corps a un
caractиre pйnal, elle n'est pas un bien de nature. Ce qui est impossible: car
elle est voulue par la nature; elle est le terme mкme de la gйnйration
naturelle. Et de plus il s'ensuivrait que d'кtre homme ne serait pas bon selon
la nature: alors qu'au premier chapitre de la Genиse, il est dit, aprиs
la crйation de l'homme: Dieu vit tout ce qu'Il avait fait, et c'йtait trиs
bon. 9. Du mal ne sort pas le bien, sinon accidentellement. Si donc а cause
du pйchй de l'вme sйparйe, il a йtй йtabli que celle-ci serait unie au corps,
comme cette union est un bien, cela serait accidentel. La production de l'homme
est due au hasard. Ce qui dйroge а la divine Sagesse, dont il est йcrit, Sagesse,
XI, 21: Elle a tout instituй en nombre, poids et mesure. 10. Cette thиse
s'oppose aussi manifestement а la doctrine de l'Apфtre. Nous lisons, en effet,
dans l'Epоtre aux Romains, IX, 11, 12, а propos de Jacob et d'Esaь: Lorsqu'ils
n'йtaient pas encore nйs, et qu'ils n'avaient encore rien fait de bon ni de
mauvais, il a йtй dit que le plus grand servirait le plus petit. Avant que
cette parole n'eыt йtй prononcйe, leurs вmes n'avaient donc commis aucun pйchй:
et cependant cela fut dit aprиs leur conception, comme il ressort du texte de
la Genиse XXV, 23. Plusieurs des considйrations faites plus haut, au
sujet de la distinction des choses а l'encontre des thйories d'Origиne,
pourraient trouver place ici. Sans nous y arrкter, continuons notre exposй. 11. Il faut
choisir: ou bien l'вme humaine a besoin de sens, ou bien non. Toute notre
expйrience semble attester а l'йvidence que nous avons besoin de sens: celui
qui est privй d'un sens, est privй aussi de la science des objets sensibles qui
sont connus par ce sens; ainsi l'aveugle-nй n'a aucune science ni aucune idйe
au sujet des couleurs. Aussi bien si les sens n'йtaient pas nйcessaires а l'вme
humaine pour qu'elle puisse comprendre, la connaissance sensible ne serait pas
dans l'homme ordonnйe а la connaissance intellectuelle. L'expйrience nous
enseigne le contraire: les impressions sensorielles causent en nous les
souvenirs; par ces souvenirs nous acquйrons l'expйrience des choses, qui nous
permet de nous йlever а la comprйhension des principes universels des sciences
et des arts. Si donc l'вme humaine a besoin des sens pour comprendre, comme la
nature ne fait jamais dйfaut en ce qui est nйcessaire pour l'accomplissement
des opйrations propres aux кtres, - ainsi aux animaux pourvus d'une вme
sensible et motrice, elle donne les organes appropriйs du sens et du mouvement,
- cette вme humaine n'eыt pas йtй instituйe sans ces aides sensoriels dont elle
a besoin. Mais les sens n'agissent pas sans organes corporels, nous l'avons vu.
L'вme humaine n'a donc pas йtй instituйe sans organes corporels. Que si l'вme
humaine n'a pas besoin de sens pour comprendre, et si а cause de cela on dit
qu'elle a йtй crййe en dehors du corps, il faut admettre alors qu'avant son
union а celui-ci, elle comprenait par elle-mкme les vйritйs de toutes les
sciences. Les Platoniciens l'ont accordй. Pour eux les Idйes, formes
intelligibles des choses, sйparйes d'elles, d'aprиs la thйorie de Platon, sont
la cause de la science: ainsi l'вme sйparйe, libre de tout empкchement,
jouissait d'une connaissance plйniиre de toutes les sciences. Il faut donc dire
que lorsque l'вme est unie au corps, son ignorance s'explique par l'oubli de la
science antйrieure. Les Platoniciens le reconnaissent aussi. De cet oubli, ils
voient le signe dans le fait que tout homme, si ignorant soit-il, interrogй
avec ordre au sujet des matiиres dont traitent les sciences, fait des rйponses
justes; de mкme que si а une personne qui a oubliй ce qu'elle savait
auparavant, on propose mйthodiquement l'une aprиs l'autre ces choses oubliйes,
on les ressuscite dans sa mйmoire. La consйquence en йtait qu'apprendre
n'est pas autre chose que se souvenir. La conclusion qui dйcoule nйcessairement
de cette thиse, c'est que l'union de l'вme et du corps fait obstacle а
l'intelligence. Or, la nature n'ajoute а aucune rйalitй un йlйment susceptible
d'empкcher son opйration propre: elle fournit plutфt ce qui facilite cette
opйration. L'union de l'вme et du corps ne sera donc pas naturelle. Ainsi
l'homme ne sera pas chose naturelle, et sa gйnйration ne sera pas naturelle.
Toutes consйquences йvidemment fausses. 12. La fin derniиre d'une chose est ce а
quoi cette chose s'efforce de parvenir par ses opйrations. Mais par toutes ses
opйrations ordonnйes et droites l'homme s'efforce de parvenir а la
contemplation de la vйritй: car les opйrations des vertus actives sont de certaines
prйparations et dispositions aux vertus contemplatives. Par consйquent, la fin
de l'homme est de parvenir а la contemplation de la vйritй. C'est donc pour
cela que l'вme est unie au corps: ce qui constitue l'homme. Le fait de l'union
au corps ne cause donc pas la perte de la science que l'вme possйdait, mais
plutфt cette union a pour but l'acquisition de la science. 13. Si l'on
interroge un homme ignorant au sujet de matiиres scientifiques, il ne rйpondra
juste qu'en ce qui regarde les principes universels, que nul n'ignore, mais qui
sont par tous de mкme maniиre et naturellement connus. Par la suite, interrogй
mйthodiquement, il donnera des rйponses exactes au sujet des vйritйs proches
des principes, а la lumiиre de ces mкmes principes; et ainsi de suite, jusqu'а
ce qu'il soit en mesure d'appliquer la vertu des premiers principes aux points
sur lesquels prйcisйment on l'interroge. D'oщ il apparaоt manifestement que par
les principes premiers, en celui qui est interrogй, est causйe une science nouvelle.
Il ne s'agit donc pas de rйminiscence d'une connaissance antйrieure. 14. Si la
connaissance des conclusions йtait naturelle а l'вme comme celle des principes,
tous les hommes seraient du mкme avis au sujet des conclusions comme au sujet
des principes: car ce qui est naturel, est identique chez tous. Or tous ne sont
pas du mкme avis au sujet des conclusions, mais seulement au sujet des
principes. Il est donc йvident que la connaissance des principes nous est
naturelle, non celle des conclusions. Mais ce qui ne nous est pas naturel, nous
l'acquйrons par ce qui est naturel: de mкme que dans les travaux extйrieurs,
nous fabriquons avec nos mains tous les outils artificiels. Ainsi donc nous
n'avons en nous la science des conclusions que parce que nous l'avons puisйe
dans les principes. 15. La nature est toujours orientйe dans une
direction unique. Une seule puissance ne saurait avoir naturellement qu'un seul
objet: ainsi la vue, la couleur et l'ouпe, le son. Donc puisque l'intellect est
une puissance unique, son unique objet naturel sera ce dont par soi et
naturellement il a connaissance. Or cet objet doit кtre ce qui implique toutes
les choses comprises par l'intellect: ainsi la couleur englobe toutes les
couleurs, qui sont visibles par soi. Cet objet de l'intellect, ce n'est pas
autre chose que l'existant. Donc naturellement notre intellect connaоt
l'existant et ce qui appartient par soi а l'existant en tant que tel; en cette
connaissance est fondйe la notion des premiers principes, comme le principe de
non-contradiction et les autres du mкme genre. Voilа les seuls principes que
notre intellect connaisse naturellement; il connaоt par eux les conclusions: de
mкme que par la couleur la vue connaоt tant les sensibles communs que les
sensibles par accident. 16. L'objet que nous acquйrons par les sens n'a pas
йtй en notre вme avant son union au corps. Or la connaissance des principes
eux-mкmes est causйe en nous а partir des objets sensibles: si nous n'avions
pas perзu sensiblement un tout quelconque, nous ne pourrions comprendre que le tout
est plus grand que sa partie; de mкme que l'aveugle-nй ne perзoit rien des
couleurs. Donc mкme la connaissance des principes ne se trouvait pas dans l'вme
avant son union au corps. Beaucoup moins, par consйquent, la connaissance du
reste. La raison que Platon donne n'est donc pas solide, d'aprиs laquelle l'вme
existait avant son union au corps. 17. Si toutes les вmes ont prйexistй а
leurs corps, il semble en rйsulter que la mкme вme selon la diversitй des temps
s'est trouvйe unie а diffйrents corps: claire consйquence de la thиse de
l'йternitй du monde. Si, en effet, la gйnйration des hommes est йternelle, une
infinitй de corps humains ont dы passer par la gйnйration et la corruption а
travers tout le cours du temps. Il faudra donc dire qu'une infinitй d'вmes ont
prйexistй, si chaque вme est unie а chaque corps; ou bien il faudra dire, si le
nombre des вmes est fini, que les mкmes s'unissent tantфt а tels corps, tantфt
а tels autres. La mкme consйquence paraоt s'ensuivre si l'on admet la
prйexistence des вmes sans la gйnйration йternelle. Bien qu'on admette en effet
que la gйnйration humaine n'a pas toujours existй, cependant il n'est pas
douteux que naturellement parlant elle ne puisse durer indйfiniment: chaque
individu est constituй de telle sorte en effet que, а moins d'un empкchement
accidentel, de mкme qu'il a йtй engendrй, ainsi peut-il engendrer а son tour.
Mais cela est impossible si, le nombre des вmes existantes йtant fini, une
seule вme ne peut s'unir а plusieurs corps. Aussi certains partisans de la
prйexistence des вmes supposent-ils qu'elles passent d'un corps dans un autre.
Mais cela est impossible. On ne peut donc admettre la prйexistence des вmes. Voici comme l'on
dйmontre l'impossibilitй de l'union d'une seule вme а diffйrents corps. Les
вmes humaines ne diffиrent pas entre elles spйcifiquement, mais numйriquement:
autrement les hommes appartiendraient а diffйrentes espиces. Mais le principe
de la diffйrence numйrique est d'ordre matйriel. Il faut donc chercher l'origine
de la diversitй des вmes humaines du cфtй de la matiиre. Non pas toutefois de
telle sorte que la matiиre fasse partie de l'вme elle-mкme; on a dйjа montrй
que notre вme est une substance intellectuelle et qu'aucune substance semblable
ne comporte de matiиre. Reste donc que l'ordre aux diverses portions de la
matiиre auxquelles les вmes sont unies, dйtermine la diversitй et la pluralitй
des вmes, ainsi que dйjа nous l'avons exposй. Si donc il y a diffйrents corps,
il est nйcessaire que diffйrentes вmes leur soient unies, une seule вme ne
saurait s'unir а plusieurs corps. 18. On a vu plus haut que l'вme
s'unit au corps а titre de forme. Or les formes doivent кtre proportionnйes а
leurs matiиres propres: puisque leurs rapports mutuels sont des rapports de puissance
et d'acte; l'acte propre rйpond а sa propre puissance. Une mкme вme ne saurait
donc s'unir а plusieurs corps. 19. La vertu du moteur doit кtre proportionnйe а
celle de son mobile; en effet, n'importe quelle vertu ne meut pas n'importe
quel mobile; mкme si l'вme n'йtait pas la forme du corps, on ne pourrait tout
de mкme pas dire qu'elle n'est pas son moteur: nous distinguons en effet
l'animй de l'inanimй par le sens et le mouvement. La diversitй des corps doit
donc entraоner la diversitй des вmes. 20. Lа oщ il y a gйnйration et corruption,
il est impossible de reproduire par la gйnйration quelque chose de
numйriquement identique: puisque gйnйration et corruption sont des mouvements
vers la substance, dans les кtres qui en sont les sujets la substance ne
demeure pas la mкme, comme elle le fait dans le mouvement local. Mais si une
seule вme s'unit successivement а diffйrents corps engendrйs, c'est le mкme
homme, numйriquement identique, que la gйnйration reproduira. C'est une
consйquence nйcessaire de la thйorie platonicienne, d'aprиs laquelle l'homme est
une вme revкtue d'un corps. Consйquence nйcessaire aussi de tout le reste:
puisque l'unitй de la chose suit la forme, comme l'кtre, il faut que ces choses
ne fassent numйriquement qu'un, dont la forme est numйriquement une. Il n'est
donc pas possible qu'une seule вme s'unisse а diffйrents corps. D'oщ il suit
que les вmes n'ont pas prйexistй aux corps. Cette vйritй concorde avec l'enseignement
de la foi catholique. Le Psalmiste dit en effet: Dieu qui a formй sйparйment
leurs c_urs. Dieu a crйй sйparйment pour chacun de nous son вme
individuelle, Il ne les a pas crййes toutes ensemble, et Il n'a pas introduit
la mкme вme dans diffйrents corps. C'est pourquoi nous lisons dans le livre Des
Dogmes Ecclйsiastiques: Nous disons que les вmes humaines n'ont pas йtй crййes
dиs l'origine avec les autres natures intellectuelles, et qu'elles n'ont pas
йtй crййes toutes ensemble, comme Origиne l'imagine. 84: SOLUTION DES ARGUMENTS EN FAVEUR DE LA PRЙEXISTENCE DES AMES
Il est
facile de rйsoudre les arguments par lesquels on prйtend prouver l'йternitй ou
du moins la prйexistence des вmes: 1. Au premier de ces arguments, il faut
accorder que l'вme possиde la vertu d'exister toujours: mais rappelons-nous que
la vertu ou la puissance d'une chose ne s'йtend pas а ce qui fut, mais а ce qui
est ou sera; en ce qui regarde le passй, la possibilitй n'a plus cours. Du fait
que l'вme possиde la vertu d'кtre toujours, on ne saurait conclure qu'elle a
toujours йtй, mais qu'elle sera toujours. De plus, une vertu ne produit son effet
qu'а condition d'exister dйjа. Bien que l'вme possиde la vertu d'кtre toujours,
on ne peut pourtant conclure а cette perpйtuitй d'existence qu'aprиs que l'вme
a reзu cette vertu. Et si l'on suppose qu'elle l'a eue de toute йternitй, on
commet une pйtition de principe; en admettant d'avance que l'вme a existй de
toute йternitй. 2. Pour ce qui est de l'йternitй de la vйritй
comprise par l'вme, il faut considйrer que l'йternitй de la vйritй comprise
peut s'entendre d'une double faзon: a) Quant а ce qui est compris; b) Quant а ce par
quoi l'on comprend. Si la vйritй comprise est йternelle quant а ce qui est
compris, il s'ensuivra l'йternitй de l'objet ainsi compris, mais non celle du
sujet qui comprend. Mais si la vйritй comprise йtait йternelle quant а ce par
quoi l'on comprend, il s'ensuivrait que l'вme qui comprend est йternelle. Or la
vйritй que nous comprenons n'est pas йternelle de cette seconde maniиre, mais
de la premiиre: nous avons dйjа vu, en effet, que les espиces intelligibles,
par lesquelles notre вme comprend la vйritй, nous arrivent а un moment donnй
des images, grвce а l'intellect agent. On n'en peut conclure а l'йternitй de
l'вme, mais au fondement йternel des vйritйs que l'вme comprend: elles sont fondйes
en la vйritй premiиre, comme dans la cause universelle qui contient toute
vйritй. A cet objet йternel l'вme se rapporte, non comme un sujet а sa forme,
mais comme une chose а sa fin propre: car le vrai est le bien de l'intellect et
sa fin. Or de la fin nous pouvons tirer argument quant а la durйe de la chose,
de mкme que du commencement d'une chose, nous pouvons argumenter par la cause
efficiente: car ce qui est ordonnй а une fin йternelle, doit кtre capable d'une
perpйtuelle durйe. On peut donc prouver par l'йternitй de la vйritй
intelligible l'immortalitй de l'вme, mais non pas son йternitй. On ne saurait
non plus prouver cette йternitй par l'йternitй de sa cause: nous l'avons vu
pour la question de l'йternitй des crйatures. 3. La troisiиme objection, tirйe de la
perfection de l'univers, n'est pas plus concluante. En effet, la perfection de
l'univers doit кtre envisagйe du point de vue des espиces, non des individus:
puisque l'univers bйnйficie continuellement de l'addition d'une multitude
d'individus appartenant aux espиces dйjа existantes. Or la distinction entre
les вmes humaines n'est pas spйcifique mais seulement numйrique, comme on l'a
prouvй. A la perfection de l'univers ne rйpugne donc pas la crйation de
nouvelles вmes. 4. Par oщ l'on voit la rйponse а la quatriиme
objection. Il est dit en mкme temps, au premier chapitre de la Genиse,
que Dieu acheva ses _uvres et que Dieu se reposa de toute l'_uvre
qu'Il avait accomplie. Ainsi donc, de mкme que la consommation ou la
perfection des crйatures est envisagйe en fonction des espиces et non des
individus, ainsi le repos de Dieu consiste а cesser de crйer des espиces
nouvelles, et non а cesser de crйer des individus nouveaux appartenant а des
espиces prйexistantes. Et puisque toutes les вmes humaines sont d'une seule
espиce, comme tous les hommes, il ne rйpugne pas au repos en question que Dieu
crйe chaque jour de nouvelles вmes. Notons d'ailleurs qu'Aristote n'a jamais
dit que l'intellect humain est йternel: йpithиte qu'il applique
ordinairement aux кtres qui, d'aprиs lui, ont toujours existй. Mais il dit que
cet intellect est perpйtuel: expression qui peut s'appliquer aux кtres
qui seront toujours, mкme s'ils n'ont pas toujours йtй. Aussi, au XIe livre de
la Mйtaphysique, lorsqu'il excepte l'вme intellective de la condition
des autres formes, il ne dit pas que cette forme fut avant la matiиre, ce que
Platon enseignait au sujet des Idйes, et le sujet traitй semblait amener
pareille affirmation au sujet de l'вme: mais il dit qu'elle demeure aprиs le
corps. 85: L'AME N'EST PAS DE LA SUBSTANCE DE DIEU
Tout
cela manifeste йgalement que l'вme n'est pas de la substance de Dieu. 1. On a prouvй
plus haut, en effet, que la substance divine est йternelle, et qu'il n'est en
elle aucun commencement: mais les вmes humaines n'ont pas existй avant les
corps, ainsi qu'on l'a montrй. L'вme ne peut donc pas кtre de la Substance divine. 2. On a montrй
que Dieu ne saurait кtre la forme d'aucune chose. Or l'вme humaine est forme du
corps, nous l'avons vu. Elle n'est donc pas de la substance divine. 3. Tout ce dont
quelque chose est fait, est en puissance par rapport а ce qui est ainsi fait.
Mais la substance de Dieu n'est pas en puissance par rapport а quoi que ce soit:
puisqu'elle est acte pur, comme on l'a montrй. Il est donc impossible que de la
substance de Dieu l'вme soit faite, non plus qu'aucune autre chose. 4. Ce dont
quelque chose est fait, change en quelque maniиre. Mais Dieu est absolument
immobile, ainsi qu'on l'a prouvй plus haut: Il est donc impossible que de Lui quelque
chose puisse кtre fait. 5. Dans l'вme apparaоt manifestement la variation
selon la science, la vertu et leurs contraires. Mais Dieu йchappe а toute
variation, soit essentielle, soit accidentelle. L'вme ne peut donc pas кtre de
la substance divine. 6. On a montrй plus haut que Dieu est acte pur,
exempt de toute potentialitй. Mais dans l'вme humaine se trouvent et la
puissance et l'acte: il y a en elle l'intellect possible qui est puissance par
rapport а tous les intelligibles, et l'intellect agent, comme on l'a vu plus
haut. L'вme humaine n'est donc pas de la nature divine.
7. Comme la substance divine
ne comporte absolument aucune partie, l'вme humaine ne peut кtre quelque chose
de cette substance, si elle n'est pas toute cette substance. Or il est impossible
que la substance divine ne soit pas une, nous l'avons dйmontrй. Consйquence
logique: tous les hommes auraient une вme unique quant а l'intellect. Mais nous
avons prouvй la faussetй de cette hypothиse. L'вme humaine n'est donc pas de
nature divine. Or cette opinion (sur l'origine et la nature de
l'вme) semble provenir d'une triple source: a) Certains ont supposй qu'aucune substance n'est
incorporelle. En consйquence, ils appelaient Dieu le plus noble des corps; pour
eux Dieu c'йtait l'air, ou le feu, ou quelque autre corps qu'ils considйraient
comme principe, et ils prйtendaient que l'вme est de la nature de ce corps: en
effet tous ils attribuaient а l'вme ce qu'ils admettaient comme principe, ainsi
qu'Aristote le rapporte au 1er livre De l'Ame. Et par consйquent l'вme
йtait d'une substance divine. Telle est la souche de la doctrine de Mani qui
faisait de Dieu une sorte de lumiиre corporelle rйpandue а travers l'espace
infini et dont l'вme humaine йtait une parcelle. Nous avons dйjа rйfutй cette thиse en
dйmontrant d'une part que Dieu n'est point un corps, et d'autre part que l'вme
humaine n'en est pas un, non plus qu'aucune substance intellectuelle. b) D'autres ont admis l'unitй de l'intellect
pour toute l'espиce humaine, soit du seul intellect agent, soit de l'intellect
agent et de l'intellect possible а la fois. Nous avons dйjа vu cette thиse. Et
comme les Anciens appelaient Dieu toute substance sйparйe il s'ensuivait que
l'вme humaine, autrement dit l'intellect par lequel nous comprenons, йtait d'une
nature divine. Par suite certains chrйtiens de notre temps, admettant un
intellect agent sйparй, ont dit expressйment que l'intellect agent est Dieu. Mais cette
doctrine de l'unitй de l'intellect humain a dйjа йtй rйfutйe plus haut. c) Cette opinion (sur la nature divine de
l'вme) a pu naоtre aussi de la similitude mкme qui existe entre notre вme et
Dieu. En effet, l'acte intellectuel, que l'on considиre comme йminemment propre
а Dieu, ne saurait convenir а aucune substance dans le monde infйrieur, sinon а
l'homme, en raison de son вme. Ainsi a-t-on pu кtre amenй а penser que l'вme
appartient а la nature divine. Et cela particuliиrement chez des hommes
convaincus de l'immortalitй de l'вme. La Genиse, I, elle-mкme semble incliner l'esprit dans ce sens.
Aprиs les paroles: Faisons l'homme а notre image et ressemblance, nous
lisons: Dieu forma l'homme du limon de la terre, et Il souffla sur sa face
un souffle de vie. D'oщ certains ont prйtendu conclure а la nature divine
de l'вme. Car celui qui souffle sur la face d'un autre, communique а cet autre
exactement ce qu'il avait en lui-mкme. Et ainsi l'Йcriture semble insinuer que
Dieu a mis dans l'homme quelque chose de divin pour le vivifier. Mais la
similitude en question ne montre pas que l'homme soit quelque chose de la
substance divine: en effet, l'intellection humaine est sujette а bien des
dйficiences, ce qui ne saurait se dire de Dieu. Par consйquent cette similitude
vise а indiquer une certaine image imparfaite plutфt qu'une consubstantialitй
quelconque. Ce que l'Ecriture insinue par cette expression: l'homme fait а
l'image de Dieu. Donc le souffle dont on a parlй plus haut marque un influx
vital de Dieu dans l'homme selon une certaine similitude, non selon l'unitй de
substance. C'est pourquoi il est dit que le souffle de vie a йtй soufflй
sur la face: puisque cette partie du corps est le siиge de plusieurs
organes des sens, c'est en la face que la vie apparaоt avec la plus grande
йvidence. Ainsi donc on dit que Dieu a soufflй sur la face de l'homme le souffle
de vie, parce qu'Il a donnй l'esprit de vie а l'homme, sans le tirer de sa
propre substance. Car celui qui souffle corporellement sur la face d'un autre -
point de dйpart, semble-t-il, de la mйtaphore (biblique) - envoie de l'air sur
cette face, et ne communique pas une partie quelconque de sa propre substance. 86: L'AME HUMAINE N'EST PAS COMMUNIQUЙE AVEC LA SEMENCE
A
partir des considйrations prйcйdentes, on peut montrer que l'вme humaine n'est
pas communiquйe avec la semence, par suite de l'union des sexes. 1. Quand les
objets d'un principe d'action ne peuvent se produire sans le corps, ce principe
d'action ne peut non plus commencer sans le corps: une chose en effet a l'кtre
comme elle opиre, puisque chaque chose opиre en tant qu'кtre. Inversement, les кtres
dont les opйrations sont indйpendantes du corps ne sauraient кtre le produit de
la gйnйration corporelle. Or l'opйration des вmes vйgйtatives et sensitives ne
peut avoir lieu sans le corps, nous l'avons vu. Mais l'opйration de l'вme
intellective ne se fait pas par un organe corporel, on l'a dйmontrй. Donc l'вme
vйgйtative et sensitive est le produit de la gйnйration corporelle: mais non
point l'вme intellective. Or la communication de la semence est ordonnйe а la
gйnйration du corps. Par consйquent l'вme vйgйtative et l'вme sensitive
commencent leur existence par communication de la semence, mais non l'вme
intellective. 2. Si l'вme humaine commenзait son existence par communication de la
semence, cela ne pourrait avoir lieu que de deux maniиres: a) ou bien
elle se trouverait en acte dans la semence; elle serait alors sйparйe comme
accidentellement de l'вme du gйnйrateur, ainsi que la semence est sйparйe du
corps: cas analogue а celui des animaux annelйs qui survivent а leur propre
division. En ces animaux l'вme est actuellement unique, et multiple en
puissance; et quand le corps d'un tel animal est divisй, dans chaque partie
vivante l'вme commence d'exister en acte. b) ou bien encore, il faudrait
admettre dans la semence une vertu productrice de l'вme intellective; et de la
sorte l'вme intellective se trouverait dans la semence virtuellement, mais non
actuellement. La premiиre de ces hypothиses est impossible pour une double raison: 1°
L'вme intellective йtant de toutes la plus parfaite et dotйe de la plus grande
vertu, le corps qu'elle a pour mission propre de parfaire est un organisme
d'une grande complexitй, susceptible d'accomplir des opйrations multiples. Dans
ces conditions, cette вme ne saurait se trouver en acte dans la semence sйparйe
du gйnйrateur: mкme les вmes des animaux parfaits ne se multiplient pas ainsi
par division, ainsi qu'il arrive chez les animaux annelйs. 2° Comme
l'intellect, qui est la puissance propre et principale de l'вme intellective,
n'est l'acte d'aucune partie du corps, il ne saurait кtre divisй
accidentellement d'aprиs la division du corps. Et pas davantage l'вme
intellective. La seconde hypothиse n'est pas plus recevable. Car la vertu active, qui
rйside dans la semence, travaille а la gйnйration de l'animal en transformant le
corps: une vertu qui est dans la matiиre ne saurait agir autrement. Mais toute
forme qui commence а кtre par transmutation de la matiиre, possиde un кtre
dйpendant de la matiиre: la transmutation de la matiиre la fait passer de la
puissance а l'acte, et aboutit ainsi а poser la matiиre actuellement dans
l'кtre, ce qu'elle doit а son union avec la forme. Donc si c'est ainsi que
commence l'кtre d'une forme pure et simple, cette forme n'aura d'кtre qu'en
tant qu'unie а la matiиre, son existence dйpendra de la matiиre. Si donc l'вme
humaine est produite par la vertu active de la semence, il s'ensuit qu'elle
dйpend ontologiquement de la matiиre, comme les autres formes matйrielles. Mais
nous avons plus haut dйmontrй le contraire. Par consйquent d'aucune maniиre
l'вme intellective n'est amenйe а l'кtre par communication de la semence. 3. Toute forme
qui est amenйe а l'кtre par transmutation matйrielle, est une forme tirйe de la
puissance de la matiиre: la transmutation matйrielle consiste en effet dans ce
passage de la puissance а l'acte. Mais l'вme intellective ne saurait кtre tirйe
de la puissance de la matiиre: on a dйjа vu plus haut que cette mкme вme
intellective excиde tout le pouvoir de la matiиre, puisqu'elle exerce une
activitй immatйrielle ainsi que nous l'avons montrй. L'вme intellective n'est
donc pas amenйe а l'кtre par transmutation matйrielle. Elle n'a donc pas pour
cause l'activitй de la vertu qui rйside dans la semence. 4. Nulle vertu
active n'agit au delа de son genre. Or l'вme intellective dйpasse tout le genre
des corps, puisqu'elle a une opйration transcendante а tous les corps, а savoir
l'intellection. Nulle vertu corporelle ne peut donc produire l'вme
intellective. Or toute action de la vertu sйminale se fait par quelque vertu
corporelle. En effet, la vertu formative agit par l'intermйdiaire d'une triple
chaleur, celle du feu, celle du ciel et celle de l'вme. L'вme intellective ne
peut donc recevoir l'existence par la vertu qui se trouve dans la semence. 5. Il est
ridicule de prйtendre qu'une substance intellectuelle est divisйe par la
division d'un corps, ou bien produite par quelque vertu corporelle. Mais l'вme
humaine est une substance intellectuelle, nous l'avons vu. On ne peut donc dire
qu'elle est divisйe par division de la semence, ni amenйe а l'кtre par la vertu
active qui y rйside. Et ainsi d'aucune maniиre l'вme humaine ne commence а кtre
par communication de la semence. 6. Si la gйnйration d'un кtre est cause de
son existence, sa corruption sera cause qu'il cessera d'exister. Mais la corruption
du corps ne cause pas l'anйantissement de l'вme, qui est immortelle, comme on
l'a dйmontrй. La gйnйration du corps ne cause donc pas l'existence de l'вme. Or
la communication de la semence est la cause propre de la gйnйration corporelle.
La communication de la semence ne cause donc pas la production de l'вme dans
l'existence. Ainsi est rйfutйe l'erreur d'Apollinaire et de ses adeptes pour qui les
вmes sont engendrйes par les вmes, comme les corps par les corps. 87: L'AME HUMAINE EST CRЙЙE DIRECTEMENT PAR DIEU
Toutes
ces considйrations nous permettent de conclure que Dieu seul produit dans
l'кtre l'вme humaine. 1. Tout ce qui est produit dans l'кtre est l'effet
direct ou indirect de la gйnйration, ou bien encore l'effet d'une crйation. Or
l'вme humaine n'est pas engendrйe directement: nous avons montrй qu'elle
n'йtait pas composйe de matiиre et de forme. Ni non plus indirectement: en tant
que forme du corps, elle serait dans cette hypothиse engendrйe par la
gйnйration du corps, c'est-а-dire grвce а la vertu active de la semence, ce que
nous avons dйmontrй inadmissible. Et pourtant l'вme humaine a commencй d'кtre;
elle n'est pas йternelle, elle n'existe pas avant le corps, nous l'avons
dйmontrй; reste donc qu'elle soit amenйe а l'кtre par une crйation. Or nous
avons prouvй aussi que Dieu seul peut crйer. Seul donc Il produit dans l'кtre
l'вme humaine. 2. Tout ce dont la substance n'est pas son кtre, a un
auteur de son кtre: autre vйritй dйjа dйmontrйe. Or l'вme humaine n'est pas son
кtre: nous avons vu que cela йtait le propre de Dieu. Elle a donc une cause
active de son кtre. Mais ce qui est absolument est fait aussi absolument: ce
qui n'a pas l'кtre absolument, mais seulement avec autre chose, n'est pas
produit absolument, mais lors de la production de cette autre chose; comme la
forme du feu est produite avec le feu. Or l'вme humaine a ceci de particulier
parmi les autres formes, qu'elle est subsistante en soi, et qu'elle communique
au corps l'кtre qu'elle possиde en propre. L'вme a donc absolument son origine
propre, diffйrente de celle des autres formes, qui sont produites
accidentellement lors de la production des composйs. Mais comme l'вme humaine
n'a point de partie matйrielle, elle ne saurait кtre faite d'un sujet qui
serait sa matiиre. Reste donc qu'elle soit faite de rien. Autrement dit, elle
est crййe. Et puisque la crйation est _uvre propre de Dieu, comme on l'a dйjа
vu, il s'ensuit qu'elle est crййe immйdiatement par Dieu seul. 3. Les rйalitйs
qui sont du mкme genre viennent а l'кtre de la mкme maniиre, nous l'avons dit.
Or l'вme est du genre des substances intellectuelles, dont il est impossible
d'admettre l'origine autrement que par voie de crйation. Donc l'вme humaine
vient а l'кtre par l'acte crйateur de Dieu. 4. Tout ce qui est produit dans l'кtre par
un agent, reзoit de lui ou bien quelque chose qui est principe d'кtre dans
telle espиce, ou bien l'кtre absolument. Mais l'вme ne saurait кtre produite de
telle sorte que lui soit octroyй quelque chose qui serait principe de son кtre,
comme c'est le cas chez les composйs de matiиre et de forme, qui sont engendrйs
par le fait qu'ils acquiиrent la forme en acte: en effet l'вme ne possиde pas
en soi un йlйment qui serait pour elle principe d'кtre: c'est une substance
simple, nous l'avons vu. Il faut donc admettre qu'elle n'est amenйe а
l'existence par une cause qu'а condition d'en recevoir l'кtre absolument. Or
l'кtre lui-mкme est l'effet propre de l'Agent premier et universel: les agents
seconds en effet n'agissent que dans la mesure oщ ils impriment les similitudes
de leurs formes dans les choses faites, similitudes qui en sont les formes.
L'вme ne peut donc кtre produite dans l'кtre que par le premier et universel
Agent, qui est Dieu. 5. La fin d'une chose rйpond а son principe: une
chose est parfaite lorsqu'elle atteint son principe propre, soit par
similitude, soit de quelque autre maniиre. Or la fin de l'вme humaine, son
ultime perfection, c'est de dйpasser par la connaissance et l'amour tout
l'ordre des crйatures et de parvenir au Premier Principe, qui est Dieu. En Lui
donc elle trouve le propre Principe de son origine. Le livre de la Genиse, I, semble insinuer
cela. En relatant la production des autres animaux, il attribue l'origine de
leurs вmes а d'autres causes, lorsqu'il dit par exemple: Que les eaux
produisent des reptiles douйs de vie, et ainsi de suite pour les autres
espиces. Mais arrivй а l'homme, il montre ainsi la crйation divine de son вme: Dieu
forma l'homme du limon de la terre, et Il souffla sur sa face un souffle de
vie. Ainsi se trouve rйfutйe l'erreur de ceux qui ont admis la crйation des
вmes par les anges. 88: ARGUMENTS FAVORABLES A L'ORIGINE SЙMINALE DE L'AME HUMAINE
Mais
contre cette doctrine on peut soulever certaines difficultйs: 1. L'homme est un
animal en tant qu'il possиde une вme sensitive. Mais la raison d'animal
s'applique uniquement а l'homme et aux autres animaux; il semble donc que l'вme
sensitive de l'homme appartient au mкme genre que les вmes des autres animaux.
Or les rйalitйs qui sont du mкme genre viennent а l'кtre de mкme maniиre. Par
consйquent l'вme sensitive de l'homme, comme celle des autres animaux, vient а
l'кtre par la vertu qui rйside dans la semence. Mais l'вme intellective est
chez l'homme substantiellement identique а l'вme sensitive, comme on l'a vu. Il
semble donc que l'вme intellective est aussi l'effet de la vertu sйminale. 2. Comme
l'enseigne Aristote au livre De la Gйnйration des Animaux le f_tus est
animal avant d'кtre un homme. Mais comme il est un animal et non un homme, il
possиde une вme sensitive et non intellective; sans doute possible cette вme
sensitive est produite par la vertu active de la semence, ainsi qu'il arrive
chez les autres animaux. Mais cette вme sensitive est en puissance а devenir
intellective, de mкme que cet animal est en puissance а devenir animal
raisonnable: а moins qu'on ne dise que l'вme intellective qui survient ensuite
soit autre substantiellement, йtrangиre, ce qui a dйjа йtй rйfutй. Il semble
donc que la substance de l'вme intellective vienne de la vertu qui est dans la
semence. 3. L'вme, forme du corps, s'unit а lui selon l'кtre. Mais ce qui est un
selon l'кtre, est le terme d'une seule action et d'un agent unique: s'il y a,
en effet, diversitй d'agents et donc diversitй d'actions, il s'ensuivra une
diversitй d'effets. Il faut donc que l'action unique d'un seul agent aboutisse
а l'кtre de l'вme et du corps. Or de toute йvidence le corps est l'effet de la
vertu qui rйside dans la semence. L'вme, forme du corps, est donc l'effet de
cette vertu et non pas d'un agent sйparй. 4. L'homme engendre son semblable selon
l'espиce par la vertu qui se trouve dans la semence йjectйe. Or tout agent
univoque engendre un кtre spйcifiquement semblable par le fait qu'il cause la
forme de cet кtre engendrй, forme qui donne а celui-ci son espиce. Donc l'вme
humaine, principe spйcificateur de l'homme, est produite par la vertu qui
rйside dans la semence. 5. Voici l'argument d'Apollinaire: quiconque apporte
un complйment а une _uvre, coopиre а cette _uvre. Mais si les вmes sont crййes
par Dieu, Lui-mкme complиte l'_uvre de la gйnйration des enfants qui parfois
sont le fruit de l'adultиre. Dieu donne sa coopйration а l'adultиre. Ce qui
paraоt inadmissible. 6. On trouve dans un ouvrage attribuй а Grйgoire de
Nysse des arguments en faveur de la mкme thиse. Voici cette argumentation.
L'вme et le corps constituent un composй unique, qui est un seul homme. Si donc
l'вme est faite avant le corps, ou le corps avant l'вme, la mкme rйalitй sera
antйrieure et postйrieure а soi-mкme: ce qui semble bien impossible. L'вme et
le corps sont donc produits simultanйment. Mais l'existence du corps commence
avec l'йmission de la semence. C'est donc par l'йmission de la semence que
l'вme est produite. 7. Imparfaite semble l'opйration de l'agent qui ne
produit pas un effet dans sa totalitй, mais seulement une partie de cet effet.
Si donc Dieu crйait l'вme, le corps йtant formй par la vertu de la semence, -
deux parties d'un seul кtre, а savoir l'homme, - l'opйration de chacun des
agents, c'est-а-dire de Dieu et de la vertu sйminale, semblerait imparfaite. On
voit tout de suite l'inconvenance de cette conclusion. Une seule et mкme cause
produit donc l'вme et le corps de l'homme. Or le corps de l'homme est
йvidemment produit par la vertu de la semence. Donc aussi son вme. 8. Chez tous les
кtres dont la gйnйration est sйminale, toutes les parties de la chose engendrйe
se trouvent а la fois comprises dans la semence, bien qu'elles n'apparaissent
pas actuellement: Comme nous voyons dans le froment, ou dans toute autre semence,
que l'herbe, le chaume, les entre-noeuds, les grains, la barbe sont
virtuellement compris dans la premiиre semence, et ensuite la semence s'йtend
et se manifeste, par une sorte de logique naturelle, et atteint sa perfection,
n'empruntant aucun йlйment extrinsиque. Or l'вme est йvidemment une partie
de l'homme. Donc dans la semence de l'homme est virtuellement contenue l'вme
humaine; son origine ne rйside donc pas dans quelque cause extйrieure. 9. Les rйalitйs
dont le dйveloppement et le terme sont identiques, doivent avoir le mкme
principe originel. Mais dans la gйnйration de l'homme on trouve pour l'вme et
le corps mкme dйveloppement et mкme terme: suivant les progrиs structuraux et
quantitatifs des membres, les opйrations de l'вme se manifestent de plus en
plus: d'abord apparaоt l'activitй de l'вme vйgйtative, puis celle de l'вme
sensitive, et enfin le corps йtant parvenu au terme de son йvolution,
l'opйration de l'вme intellective. Par consйquent, l'вme et le corps ont le
mкme principe. Mais le principe originel du corps s'obtient par йmission de la
semence. Donc lа est aussi le principe originel de l'вme. 10. Un objet qui
reзoit d'un autre sa configuration, est formй par l'action de cet autre objet:
la cire modelйe par le sceau reзoit sa configuration de l'empreinte du sceau.
Or il est йvident que le corps de l'homme, comme celui de tout animal, est
modelй par son вme propre: la disposition des organes correspond aux exigences
des opйrations de l'вme qui doivent s'exercer par eux. Le corps est donc formй
par l'action de l'вme: aussi d'aprиs Aristote, au second livre De l'Ame,
celle-ci est la cause efficiente du corps. Ce qui serait impossible si
l'вme ne rйsidait pas dans la semence: car le corps est formй par une puissance
qui est dans la semence. L'вme humaine rйside donc dans la semence de l'homme.
Et ainsi elle trouve son origine dans l'йmission de la semence. 11. Rien ne vit
sinon par l'вme. Or la semence est vivante. Ce qui apparaоt а trois signes: a)
elle sort d'un vivant; b) dans la semence, il y a la chaleur vitale et
l'activitй de vie, indices d'une rйalitй vivante; c) Si les semences des
plantes, livrйes а la terre, n'avaient pas la vie en elles, ce n'est pas la
terre, dйpourvue de vie, qui pourrait leur donner la chaleur en vue des opйrations
vitales. L'вme est donc dans la semence. Et c'est l'йmission de cette semence
qui lui donne le jour. 12. Si l'вme n'est pas avant le corps, comme on l'a
montrй; si son origine n'a pas coпncidй avec l'йmission de la semence; alors il
faut dire que le corps a d'abord йtй formй, et qu'ensuite lui a йtй infusйe une
вme nouvellement crййe. Mais si cela est vrai, on doit conclure alors que l'вme
est pour le corps: car ce qui est pour quelque chose, lui est postйrieur; ainsi
les vкtements sont-ils faits pour l'homme. Mais cela est faux: car c'est plutфt
le corps qui est pour l'вme; la cause finale est toujours la plus noble. Il
faut donc dire que l'вme apparaоt lors de l'йmission de la semence. 89: SOLUTION DES ARGUMENTS PRЙCЙDENTS
Pour
rйsoudre plus aisйment les arguments prйcitйs, certaines remarques s'imposent
concernant l'ordre et le dйveloppement de la gйnйration humaine, et plus
universellement encore de la gйnйration animale. Notons d'abord la faussetй de l'opinion
selon laquelle les activitйs vitales qui apparaissent dans l'embryon avant son
ultime achиvement, ne viendraient pas d'une вme - ou d'une vertu de l'вme
existant en lui, mais de l'вme de la mиre. S'il en йtait ainsi, l'embryon ne
serait point encore un animal: puisque tout animal est formй d'une вme et d'un
corps. Et les activitйs vitales ne viennent pas d'un principe actif
extrinsиque, mais d'une vertu intйrieure, caractйristique principale qui semble
distinguer des non-vivants les vivants, dont le propre est de se mouvoir
eux-mкmes. L'кtre qui se nourrit, s'assimile la nourriture: il faut donc que
dans l'кtre nourri rйside la vertu active de la nutrition, puisque tout agent
agit d'une maniиre semblable а soi. La chose apparaоt avec beaucoup plus
d'йvidence encore dans les activitйs sensorielles: voir et entendre convient а
un sujet dйterminй en raison d'une certaine vertu qui existe en lui, et non
dans un autre. Donc puisque l'embryon se nourrit avant son ultime achиvement,
et puisqu'il a mкme une activitй sensorielle, on ne saurait attribuer ce fait а
l'вme de la mиre. Et l'on ne peut pourtant pas dire que dans la semence
dиs le principe rйside l'вme avec son essence complиte, essence dont les
activitйs ne se manifesteraient pas faute d'organes. En effet puisque l'вme
s'unit au corps en tant que forme, elle s'unit au seul corps dont elle est
proprement l'acte. Or l'вme est l'acte d'un corps organique. Avant
l'organisation du corps, l'вme n'est donc pas en acte dans la semence; elle n'y
rйside qu'en puissance ou virtuellement: aussi Aristote dit-il, au second livre
De l'Ame: La semence et le fruit ont la vie en puissance de telle
maniиre qu'ils excluent l'вme, c'est-а-dire qu'ils sont privйs d'вme: bien
que nйanmoins ce dont l'вme est l'acte, possиde la vie en puissance, sans
pourtant exclure l'вme. Si dиs le dйbut l'вme йtait dans la semence, il
s'ensuivrait que la gйnйration de l'animal se ramиnerait а l'йmission de cette
semence: ainsi chez les annelйs, d'un seul animal la division en fait deux. Car
si la semence avait une вme dиs son йmission, elle possйderait dйjа une forme
substantielle. Mais toute gйnйration substantielle prйcиde la forme
substantielle, et ne la suit pas: que si certaines transmutations suivent la
forme substantielle, leur fin n'est pas l'кtre de l'individu engendrй, mais son
mieux-кtre. Ainsi donc la gйnйration de l'animal serait chose faite dиs
l'йmission de la semence: toutes les transmutations subsйquentes seraient
йtrangиres а la gйnйration. Thиse encore plus ridicule si on l'applique а l'вme
raisonnable. D'abord celle-ci ne saurait кtre divisйe d'aprиs la division du
corps, afin de pouvoir rйsider dans la semence ainsi йmise. Autre consйquence:
dans toutes les pollutions non suivies de conception, les вmes raisonnables se
trouveraient nйanmoins multipliйes. Une autre opinion, formulйe par certains,
est irrecevable. D'aprиs elle, au moment de l'йmission de la semence, l'вme
n'est pas prйsente actuellement, mais virtuellement, а cause de la dйficience
des organes; cependant, la vertu mкme de la semence, qui est le corps organisable
encore que non organisй, serait en fonction de la semence une вme en puissance,
non pas en acte. Puisque la vie de la plante a moins d'exigences organiques que
celle de l'animal, la nouvelle semence se trouvant suffisamment organisйe en
vue de cette vie, ladite vertu deviendrait вme vйgйtative; plus tard, а la
suite du perfectionnement et de la multiplication des organes, cette mкme vertu
sйminale parviendrait а la condition d'вme sensitive; et а la fin, lors de
l'ultime perfectionnement organique, cette mкme вme deviendrait raisonnable,
non point par l'action de la semence sйminale, mais sous l'influence d'un agent
extйrieur: ainsi interprиtent-ils le propos d'Aristote, au livre De la
Gйnйration des Animaux: l'intellect vient du dehors. Si l'on adoptait cette
position, il faudrait admettre qu'une certaine vertu numйriquement identique,
aprиs avoir йtй simplement вme vйgйtative, serait devenue ensuite вme sensitive:
et ainsi la forme substantielle irait se perfectionnant sans cesse. De plus, la
forme substantielle ne passerait pas d'un seul coup, mais successivement, de la
puissance а l'acte. Enfin la gйnйration serait un mouvement continu, tout comme
l'altйration. Toutes consйquences physiquement impossibles. Un autre
inconvйnient encore plus grave s'ensuivrait: l'вme raisonnable serait mortelle.
En effet, aucune formalitй venant revкtir une chose corruptible, ne la rend
incorruptible par nature; autrement le corruptible serait changй en
incorruptible, ce qui ne se peut, car ils diffиrent selon le genre,
comme il est dit au Xe livre de la Mйtaphysique. Or comme on admet que
la substance de l'вme sensible est accidentellement engendrйe par le corps, а
la production duquel aboutit le dйveloppement en question, sa corruption serait
nйcessairement celle du corps. Si donc cette mкme вme devient raisonnable par
une certaine lumiиre introduite en elle, lumiиre qui joue а son йgard le rфle
d'une formalitй, puisqu'on admet que le sensitif est intellectuel en puissance,
alors il s'ensuit nйcessairement que l'вme raisonnable, lors de la corruption
du corps, se corrompt. C'est impossible, on l'a prouvй plus haut, et la foi
catholique l'enseigne. Ce n'est donc pas la vertu sйminale, nommйe vertu formative,
qui est l'вme, et ce n'est pas dans le dйroulement de l'_uvre gйnйratrice que
l'вme se fait. Mais cette vertu est fondйe, comme en son sujet propre, dans
l'esprit contenu dans la semence ainsi qu'une sorte de ferment; elle opиre la
formation du corps pour autant qu'elle agit par la force de l'вme du pиre,
auquel est attribuйe la gйnйration comme а son agent principal, et non par la
force de l'вme du sujet conзu, mкme lorsque cette вme est dйjа prйsente; car le
sujet conзu ne s'engendre pas lui-mкme mais il est engendrй par le pиre. Cette
conclusion ressort de l'йtude de toutes les facultйs de l'вme. On ne saurait
attribuer la gйnйration а l'вme de l'embryon en raison de la fonction
gйnйratrice: d'abord parce que la force gйnйratrice n'exerce son activitй
qu'une fois achevйe l'_uvre des fonctions de nutrition et de croissance, qui
lui sont subordonnйes, puisqu'engendrer est le fait d'un кtre dйjа parfait;
ensuite il ne faut pas oublier que le travail de la vertu gйnйratrice n'a pas
pour fin la perfection de l'individu, mais la conservation de l'espиce. Ne
parlons pas non plus de la vertu nutritive, dont le rфle est d'assimiler la
nourriture а l'кtre nourri, ce que l'on ne constate pas ici: car au cours de la
formation embryonnaire, la nourriture n'est pas transformйe en la similitude de
l'organisme total dйjа existant; mais elle est amenйe а une forme plus parfaite
et plus semblable а celle du pиre. De mкme pour la vertu de croissance: а
celle-ci n'appartient pas la mutation selon la forme, mais uniquement dans
l'ordre quantitatif. Et quant aux facultйs sensitives et intellectives, il est
йvident qu'elles n'exercent aucune activitй appropriйe а cette formation de
l'organisme. Reste donc que la formation du corps, surtout quant а ses parties
les plus importantes, ne vient pas de l'вme de l'individu engendrй; ni d'une
vertu formatrice agissant par la force de cette вme, mais d'une vertu
formatrice qui tient son efficacitй de l'вme gйnйratrice du pиre, dont le rфle
est de produire un кtre spйcifiquement semblable; Cette vertu formatrice demeure donc la
mкme dans l'esprit dont il a dйjа йtй question, depuis le dйbut de la formation
jusqu'а la fin. Mais l'espиce de l'кtre formй ne reste pas identique: il revкt
d'abord la forme de semence, puis de sang et ainsi de suite jusqu'а ce qu'il
arrive а l'ultime achиvement. Bien qu'en effet la gйnйration des corps simples
ne suive pas un ordre dйfini, puisque chacun d'eux a une forme toute proche de
la matiиre premiиre, nйanmoins dans la gйnйration des autres corps, il est
nйcessaire qu'il y ait un ordre des gйnйrations, en raison des multiples formes
intermйdiaires entre la premiиre forme de l'йlйment et la forme ultime а
laquelle la gйnйration est ordonnйe. D'oщ cette succession de gйnйrations et de
corruptions. Et il n'y a nulle difficultй а ce qu'un des intermйdiaires soit engendrй
et aussitфt aprиs interrompu; car les intermйdiaires n'ont point une espиce
complиte, mais ils sont comme en route vers l'espиce; aussi ne sont-ils point
engendrйs pour demeurer; mais afin que par eux l'кtre atteigne le terme de la
gйnйration. Rien d'йtonnant non plus si toute la transmutation du travail
gйnйrateur n'est point continue, mais s'il y a plusieurs gйnйrations
intermйdiaires: la mкme chose arrive dans l'altйration et l'accroissement;
toute l'altйration n'est pas continue, ni tout l'accroissement; seul le
mouvement local est vraiment continu, comme on le voit au VIIIe livre des Physiques. Ainsi plus une
forme est noble et йloignйe de la forme de l'йlйment, plus s'impose la
nйcessitй de formes intermйdiaires, par lesquelles progressivement est atteinte
la forme ultime; et par consйquent plus il faut de gйnйrations intermйdiaires.
C'est pourquoi dans la gйnйration de l'animal et de l'homme, en qui la forme
est la plus parfaite, il y a de plus nombreuses formes et gйnйrations
intermйdiaires, et donc aussi plus de corruptions, car la gйnйration de l'un
est la corruption de l'autre. Donc l'вme vйgйtative qui est d'abord
prйsente, lorsque l'embryon vit de la vie d'une plante, se corrompt, et une вme
plus parfaite а la fois vйgйtative et sensitive lui succиde: alors l'embryon
vit de la vie d'un animal. Cette autre forme se corrompt et survient alors
l'вme raisonnable, dont l'origine est extrinsиque, bien que les вmes
prйcйdentes soient dues а la vertu de la semence. Ceci dit, la rйponse aux objections du
chapitre prйcйdent est facile: 1. D'aprиs la premiиre objection l'вme sensitive doit
avoir la mкme origine chez l'homme et chez la bкte, puisque le terme d'animal
leur est appliquй d'une maniиre univoque. Rйponse: Cela n'est pas nйcessaire.
Sans doute l'вme sensitive de chez l'homme et celle de chez la bкte se classent
dans le mкme genre, mais elles diffиrent spйcifiquement, comme les кtres dont
elles sont les formes: de mкme en effet que l'animal qui est un homme diffиre
spйcifiquement des autres animaux par le fait qu'il est raisonnable, ainsi
l'вme sensitive de l'homme diffиre spйcifiquement de l'вme de la brute par le
fait qu'elle est en plus douйe d'intelligence. Donc l'вme de la brute ne
possиde que ce qui appartient а la vie des sens; ainsi ni son кtre ni son activitй
ne s'йlиve au-dessus du corps; par consйquent, elle doit кtre engendrйe avec le
corps et se corrompre avec lui. Mais chez l'homme, l'вme sensitive possиde
au-dessus de sa nature sensitive une force intellectuelle. De ce chef, la
substance mкme de l'вme est nйcessairement йlevйe au-dessus du corps, et dans
son кtre, et dans son activitй, elle n'est point engendrйe par la gйnйration du
corps ni corrompue par sa corruption. La diversitй d'origine dans les вmes en
question ne vient donc pas du cфtй de la vie sensitive, d'oщ se prend la raison
de genre; mais du cфtй de la vie intellective, d'oщ se prend la diffйrence
d'espиce. Ainsi on ne peut conclure а une diversitй de genre, mais seulement а
une diversitй d'espиce. 2. La deuxiиme objection s'appuierait sur ce fait que
l'animal est conзu avant l'homme. Mais cela ne prouve pas l'origine sйminale de
l'вme raisonnable. Car l'вme sensitive qui faisait, du fruit de la conception,
un animal, ne demeure pas: une autre вme la remplace, а la fois sensitive et intellective,
grвce а laquelle l'кtre nouveau est en mкme temps un animal et un homme. 3. On objectait
ensuite que les activitйs de divers agents n'aboutissent pas а un rйsultat
unique. Cette loi ne vaut que pour les agents divers qui ne sont pas ordonnйs
entre eux. S'ils sont ordonnйs entre eux, leur effet doit кtre unique; car la
cause premiиre en exercice agit sur l'effet de la cause seconde en action avec
plus de force encore que la cause seconde elle-mкme; nous le voyons, l'effet
qui est produit а l'aide d'un instrument par un agent principal, est attribuй
plus proprement а l'agent principal qu'а l'instrument. Or il arrive parfois que
l'activitй de l'agent principal parvient а un rйsultat dans l'_uvre rйalisйe
auquel ne saurait atteindre l'action de l'instrument. Ainsi la puissance
vйgйtative aboutit а la forme chair, а laquelle ne saurait conduire la chaleur
du feu, son instrument, bien que ce dernier exerce dans ce sens un rфle
dispositif par dйsagrйgation et corruption. Puisque toute la vertu active de la
nature se rapporte а Dieu comme un instrument а son premier et principal agent,
rien n'empкche que dans un seul et mкme кtre engendrй qui est l'homme, l'action
de la nature aboutisse а une partie de l'homme, et non au tout qui est l'effet
de l'action divine. Ainsi le corps de l'homme est formй а la fois par la vertu
de Dieu, agent principal et premier, et par la vertu de la Semence, agent
second; mais c'est l'action de Dieu qui produit l'вme humaine. La vertu
sйminale n'y pourrait parvenir; mais elle exerce en ce sens, une causalitй
dispositive. 4. On voit ce qu'il faut penser de la difficultй tirйe de la
ressemblance spйcifique entre l'enfant et ses parents. L'homme engendre un кtre
qui lui est spйcifiquement semblable, dans la mesure oщ sa vertu sйminale
dispose la matiиre а la forme ultime qui constitue l'espиce humaine. 5. En ce qui
regarde la coopйration divine а l'adultиre dans l'_uvre de la nature, il n'y a
lа rien de choquant. Ce n'est pas la nature qui est mauvaise chez ceux qui
commettent l'adultиre mais leur volontй. Or l'activitй de leur vertu sйminale
est naturelle, et non volontaire. Nulle difficultй а ce que Dieu y collabore en
donnant а l'кtre engendrй son ultime perfection. 6. La sixiиme objection n'aboutit pas а
une conclusion nйcessaire. Du fait que le corps de l'homme est formй avant la
crйation de son вme, ou inversement, il ne s'ensuit pas que le mкme homme est
antйrieur а lui-mкme, l'homme, en effet, ce n'est pas le corps humain, ou bien
l'вme humaine. Tout ce qu'on peut dire c'est qu'une partie de l'homme est
antйrieure а l'autre. A cela point d'inconvйnient: la matiиre prйcиde dans le
temps la forme; je dis la matiиre selon qu'elle est en puissance а la forme,
non pour autant qu'elle est actuellement dйterminйe par la forme, car alors
elle coexiste avec celle-ci. Donc le corps humain selon qu'il est en puissance
par rapport а l'вme, tandis qu'il ne la possиde pas encore, prйcиde l'вme dans
le temps: mais alors il n'est point un corps humain en acte, mais seulement en
puissance. Et lorsqu'il est humain en acte, comme parfait par l'вme humaine, il
ne la prйcиde ni ne la suit: il coexiste avec elle. 7. Cette origine sйminale du corps seul,
et non de l'вme, ne dйnote pas une opйration imparfaite, ni du cфtй de Dieu, ni
du cфtй de la nature. Par la vertu de Dieu, en effet, les deux sont produits;
le corps et l'вme. Mais pour la formation du corps, Dieu se sert de la vertu
sйminale naturelle; quant а l'вme il la produit immйdiatement. Et il ne
s'ensuit pas que l'action de la vertu sйminale soit imparfaite: elle accomplit
l'_uvre qui est sa raison d'кtre. 8. Rappelons-nous aussi que dans la
semence est virtuellement contenu tout ce qui n'excиde pas la vertu corporelle,
comme le foin, le chaume, les entre-noeuds, etc... D'oщ l'on n'a pas le droit
de conclure, avec la huitiиme objection, que dans la semence est virtuellement
contenu tout ce qui chez l'homme excиde la vertu corporelle. 9. L'accord du
progrиs des opйrations de l'вme avec celui de l'organisme, au cours de la
gйnйration humaine, ne prouve pas que l'вme et le corps aient un mкme principe;
mais elle montre que la disposition de l'organisme est nйcessaire а l'activitй
de l'вme. 10. Autre objection: le corps est modelй sur l'вme; et ainsi l'вme se
prйpare un corps qui lui ressemble. Ceci est vrai en partie et en partie faux.
Si on l'entend de l'вme du gйnйrateur c'est exact; mais c'est faux si on
l'entend de l'вme de l'individu engendrй. Ce n'est pas en effet par la vertu de
cette derniиre qu'est formй le corps quant а ses premiиres et principales
parties, mais bien par la vertu de l'вme du gйnйrateur, ainsi qu'on l'a prouvй
plus haut. De mкme aussi toute matiиre est modelйe sur sa forme; mais cette
configuration ne s'opиre point par l'action du sujet engendrй, mais par
l'action de la forme qui engendre. 11. La onziиme objection s'appuyait sur la
vie de la semence nouvellement йmise. Les considйrations prйcйdentes ont montrй
qu'il n'y avait pas lа de vie sinon en puissance: l'вme n'a donc pas encore la
vie en acte, mais virtuellement. Au cours du travail gйnйrateur apparaоtront
les вmes vйgйtative et sensitive grвce а la vertu sйminale: ces вmes ne
demeurent pas, mais elles passent, l'вme raisonnable les remplace. 12. Et du fait
que la formation du corps prйcиde l'вme humaine, il ne faut pas conclure que
l'вme est pour le corps. C'est qu'il y a deux maniиres d'кtre pour autrui: a)
pour l'activitй d'autrui ou pour sa conservation, ou pour quelque autre chose
de consйcutif а l'кtre; et dans cette acception les choses qui sont pour autrui
lui sont postйrieures; par exemple, les vкtements sont pour l'homme, les outils
pour l'artisan. b) Quelque chose est pour autrui, c'est-а-dire pour
l'кtre mкme de ce dernier: dans ce sens-lа, ce qui est pour autrui le prйcиde
dans le temps et le suit par ordre de nature. C'est de cette maniиre que le
corps est pour l'вme; ainsi que toute matiиre pour sa forme. Ce serait le
contraire si l'вme et le corps ne constituaient pas un кtre essentiellement un,
comme le prйtendent ceux qui admettent que l'вme n'est pas la forme du corps. 90: SEUL LE CORPS HUMAIN A POUR FORME UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE
On a
donc montrй qu'une certaine substance intellectuelle, а savoir l'вme humaine,
s'unit au corps а titre de forme. Reste а examiner si а quelque autre corps une
substance intellectuelle s'unit comme forme. Quant а la question de savoir si
les corps cйlestes sont animйs par une вme intellectuelle, on a indiquй sur ce
sujet la pensйe d'Aristote et l'on a dit qu'Augustin a laissй le problиme en
suspens. Donc la prйsente йtude doit s'appliquer aux corps йlйmentaires. 1. Or une
substance intellectuelle ne saurait s'unir comme forme а aucun corps
йlйmentaire en dehors de l'homme: la chose est йvidente. En effet, si elle
s'unit а un autre corps, il s'agit ou d'un corps mixte ou d'un corps simple. Or
elle ne peut s'unir а un corps mixte. Car ce corps devrait possйder une
complexion parfaitement йquilibrйe, dans son genre, parmi tous les autres corps
mixtes: puisque nous constatons que les corps mixtes ont des formes d'autant
plus nobles qu'ils parviennent а une combinaison d'йlйments d'autant plus
parfaite; et de la sorte le corps qui possиde la forme la plus noble, а savoir
une substance intellectuelle, s'il est un corps mixte, devra rйaliser une
complexion parfaitement йquilibrйe. D'ailleurs nous constatons que la
dйlicatesse de la chair et la bontй du tact, signes de l'йquilibre de la
complexion, indiquent une belle intelligence. Or la complexion la mieux
йquilibrйe est la complexion du corps humain. Il faut donc, si une substance intellectuelle
s'unit а un corps mixte, que ce corps ait la mкme nature que le corps humain.
Et d'autre part sa forme aura mкme nature que l'вme humaine, si elle est une
substance intellectuelle. Il n'existera aucune diffйrence d'espиce entre un tel
animal et l'homme. 2. Semblablement la substance intellectuelle ne peut
s'unir а aucun corps simple, air ou eau, feu ou terre. En chacun de ces corps,
le tout ou les parties sont semblables: on trouve mкme nature et mкme espиce
dans une partie de l'air et dans tout l'air, car on y trouve le mкme mouvement;
et ceci vaut pour les autres йlйments. Or а des moteurs semblables il faut des
formes semblables. Si donc une partie quelconque des corps susdits est animйe
par une вme intellectuelle, - mettons par exemple que ce soit le cas de l'air,
- tout l'air et toutes ses parties, pour la mкme raison, seront animйs. Ce qui
apparaоt manifestement faux; aucune activitй vitale ne se manifeste dans les
parties de l'air ou des autres corps simples. Donc а aucune partie de l'air, ni
d'aucun corps semblable, la substance intellectuelle ne s'unit а titre de
forme. 3.
Si а l'un des corps simples une certaine substance intellectuelle est unie а
titre de forme, de deux choses l'une: ou bien elle possйdera seulement la
facultй intellectuelle; ou bien elle possйdera encore d'autres puissances, а
savoir les fonctions de la vie sensitive ou vйgйtative, comme on le voit chez
l'homme. Que si elle a seulement l'intelligence, son union au corps n'a aucune
raison d'кtre. Car toute forme qui active un corps exerce une certaine
opйration propre par ce corps. Mais l'intellect n'exerce aucune opйration
appartenant au corps, sinon en tant qu'il le meut: car le fait mкme de
l'intellection n'est pas une activitй qui s'exerce par un organe du corps; ni,
pour la mкme raison, le vouloir. Quant aux mouvements des йlйments, ils
viennent des moteurs naturels, je veux dire des gйnйrateurs, ils ne se meuvent
pas par eux-mкmes. Aucune nйcessitй d'admettre, а cause de leurs mouvements,
qu'ils soient animйs. - Que si la substance intellectuelle qu'on suppose unie а
un йlйment ou а l'une de ses parties, possиde d'autres puissances (que la
facultй intellectuelle), comme ces puissances informent certains organes, il
faudra bien trouver dans le corps йlйmentaire une diversitй organique. Ce qui
est incompatible avec sa simplicitй. Une substance intellectuelle ne sautait
donc s'unir comme forme а aucun йlйment ou а aucune partie d'йlйment. 4. Plus un corps
est proche de la matiиre premiиre, moins il a de noblesse; c'est-а-dire plus il
est en puissance et moins en acte complet. Or les йlйments sont plus proches de
la matiиre premiиre que les corps mixtes, puisqu'eux-mкmes ils constituent la
matiиre prochaine des corps mixtes. Par consйquent les corps йlйmentaires ont
une valeur spйcifique infйrieure а celle des corps mixtes. Et comme la noblesse
du corps rйpond а celle de la forme. Il est impossible que la plus noble forme,
qui est l'вme intellectuelle, soit unie aux corps йlйmentaires. 5. Si les corps
йlйmentaires, ou certaines de leurs parties, йtaient animйs par ces вmes trиs
nobles que sont les вmes intellectuelles, il s'ensuivrait nйcessairement que la
vitalitй des corps serait en raison directe de leur voisinage des йlйments. Or
c'est bien plutфt le contraire qui apparaоt: la vie des plantes est infйrieure
а celle des animaux, bien qu'elles soient plus proches de la terre; et quant
aux minйraux qui en sont encore plus proches, ils n'ont point de vie du tout.
Une substance intellectuelle ne s'unit donc pas а quelque йlйment, ou а l'une
de ses parties, а titre de forme. 6. Chez tous les кtres douйs de mouvement
et sujets а la corruption, la vie est dйtruite par l'excиs d'une contrariйtй:
ainsi bкtes et plantes sont tuйes par l'excиs de chaud et de froid, d'humide ou
de sec. Or dans les corps йlйmentaires rйsident principalement ces excиs de
contrariйtйs. Donc impossible d'y trouver la vie. Impossible qu'une activitй
intellectuelle leur soit unie en tant que forme. 7. Les йlйments sont incorruptibles si
l'on envisage la totalitй de chacun d'entre eux, mais leurs parties sont
corruptibles, en raison de la contrariйtй qui s'y trouve. Si donc certaines
parties des йlйments йtaient unies а des substances connaissantes, il
conviendrait, au premier chef, semble-t-il, de leur assigner la facultй de
discerner les agents de corruption. Cette facultй, c'est le sens du toucher,
qui discerne le froid, le chaud et les contrariйtйs semblables: c'est la raison
pour laquelle, а titre de garantie indispensable contre la corruption, il
appartient а tous les animaux. Mais il est impossible de trouver ce sens dans
un corps simple: car l'organe du toucher ne doit pas avoir les contrariйtйs en
acte, mais seulement en puissance; ce qui ne se rйalise que dans les corps
mixtes et tempйrйs. Il n'est donc pas possible que certaines parties des
йlйments soient animйes par une вme intellective. 8. Tout corps vivant se meut lui-mкme d'un
mouvement local particulier, selon son вme. Les corps cйlestes (en admettant
qu'ils soient animйs) se meuvent en cercle; les animaux parfaits se dйplacent
progressivement; les huоtres ont un mouvement de dilatation et de constriction;
les plantes, de croissance et de dйcroissance, tous mouvements locaux, au moins
d'une certaine maniиre. Mais dans les йlйments n'apparaоt aucun mouvement venu
de l'вme: on n'y trouve que des mouvements naturels. Les йlйments ne sont donc
pas des corps vivants. On dira peut-кtre qu'une substance intellectuelle,
sans s'unir а un corps йlйmentaire ou а une partie de ce corps а titre de
forme, s'y unit cependant comme moteur. Voici ce qu'il faut penser de cette
hypothиse: 1. Pour ce qui est de l'air, cela est impossible. Puisqu'en effet
aucune partie de l'air n'est limitйe par elle-mкme, aucune partie dйterminйe de
l'air ne peut avoir de mouvement propre, en vue duquel une substance
intellectuelle lui serait unie. 2. Si quelque substance intellectuelle est
unie а un corps naturellement, comme un moteur а son propre mobile, la
puissance motrice de cette substance doit кtre limitйe au corps mobile а qui
elle est unie naturellement: car la vertu de chaque moteur dйterminй ne saurait
dйpasser en efficacitй motrice les limites de son mobile propre. Or il semble
ridicule de prйtendre que la puissance d'une substance intellectuelle ne
saurait dйpasser en efficacitй motrice une certaine partie dйterminйe d'un
йlйment, ou un certain corps mixte. On ne saurait donc dire, semble-t-il,
qu'une substance intellectuelle s'unit naturellement а un corps йlйmentaire а
titre de moteur, а moins qu'elle ne s'unisse aussi а lui en tant que forme. 3. Le mouvement
du corps йlйmentaire peut s'expliquer par d'autres principes que par une
substance intellectuelle. L'union naturelle qui, en vue de cette sorte de
mouvements, existerait entre substance intellectuelle et corps йlйmentaire,
serait donc superflue. Ainsi est exclue l'opinion d'Apulйe et de certains
Platoniciens, pour qui les dйmons йtaient des animaux formйs d'un corps
aйrien, raisonnables quant а l'esprit, passifs quant а l'вme, йternels quant au
temps. Ceci йcarte aussi l'erreur de ces paпens qui croyaient а la vie des
йlйments, auxquels en consйquence, ils rendaient un culte divin. Rйfutйe aussi
l'opinion prйtendant que les anges et les dйmons possйdaient des corps qui leur
йtaient unis naturellement, appartenant а la nature des йlйments supйrieurs ou
infйrieurs. 91: EXISTENCE DE SUBSTANCES INTELLECTUELLES NON UNIES AUX CORPS
A
partir des considйrations prйcйdentes, nous pouvons йtablir l'existence de
substances intellectuelles libres de toute union avec les corps. 1. On a montrй
plus haut qu'aprиs la corruption du corps, la substance de l'intellect,
puisqu'elle est perpйtuelle, demeure. Et si cette substance intellectuelle
permanente est unique pour tous les hommes, comme certains le disent, il
s'ensuit nйcessairement qu'elle se trouve dans son acte d'кtre sйparйe du
corps. Et ainsi se rйaliserait ce qu'on se proposait de dйmontrer: qu'une
certaine substance intellectuelle subsiste sans corps. Mais si les вmes
intellectuelles demeurent dans leur pluralitй, aprиs la destruction des corps,
il conviendra donc а certaines substances intellectuelles de subsister sans
corps: surtout йtant donnйe l'impossibilitй dйjа dйmontrйe du passage de l'вme
d'un corps dans un autre. Mais il ne convient qu'accidentellement aux вmes
d'кtre ainsi sйparйes de leurs corps: puisque naturellement elles sont formes
des corps. Or а ce qui est accidentellement doit кtre prйsupposй ce qui est
par soi. Il existe donc certaines substances intellectuelles prйcйdant les
вmes par rang de nature, et possйdant par soi la propriйtй de subsister sans
corps. 2.
Tout ce qui appartient а la dйfinition du genre doit aussi appartenir а la
raison de l'espиce: mais il y a des donnйes qui appartiennent а la raison de
l'espиce et non а la raison du genre: comme raisonnable appartient а la
raison d'homme, non а celle d'animal. Quant aux caractйristiques de
l'espиce qui n'appartiennent pas au genre, elles ne se retrouvent pas
nйcessairement dans toutes les espиces du genre: il existe bien des espиces
d'animaux non raisonnables. Or а la substance intellectuelle, gйnйriquement
parlant, il convient qu'elle subsiste d'une maniиre autonome puisqu'elle
possиde une opйration propre: on l'a montrй plus haut. Mais il ne saurait
appartenir а la raison d'une chose qui subsiste d'une maniиre autonome, qu'elle
soit unie а autre chose. Il n'appartient donc pas а la raison de la substance
intellectuelle, gйnйriquement parlant, qu'elle soit unie а un corps: bien que
peut-кtre cette union puisse кtre exigйe par la dйfinition de telle substance
intellectuelle, qui est l'вme humaine. Il existe donc certaines substances
intellectuelles qui ne sont point unies а un corps. 3. Une nature supйrieure touche parce
qu'il y a de plus bas en elle, ce qu'il y a de plus йlevй dans la nature qui
lui est infйrieure. Mais la nature intellectuelle est supйrieure а la
corporelle. Or elle la touche par une certaine partie d'elle-mкme, qui est
l'вme intellective. Le corps informй par l'вme pensante йtant le sommet de
l'ordre des corps, il faut donc admettre que l'вme intellective qui lui est
unie, reprйsente le dernier degrй des substances intellectuelles. Il y a donc
des substances intellectuelles non unies aux corps, supйrieures а l'вme dans la
hiйrarchie de la nature. 4. S'il existe un кtre imparfait dans certain genre,
il existe aussi avant lui, selon l'ordre de la nature, un autre кtre parfait
dans ce mкme genre: car le parfait prйcиde naturellement l'imparfait. Or les
formes engagйes dans la matiиre sont des actes imparfaits, puisqu'elles n'ont
pas un кtre complet. Il y a donc des formes qui sont des actes complets
subsistant par soi d'une maniиre autonome, possйdant une espиce complиte. Mais
toute forme subsistant ainsi sans matiиre est une substance intellectuelle: car
l'affranchissement de la matiиre donne а l'кtre l'intelligibilitй, ainsi qu'il
ressort des considйrations prйcйdentes. Donc il existe des substances
intellectuelles non unies au corps: car tout corps est matйriel. 5. La substance
peut exister sans la quantitй, bien que la quantitй ne puisse exister sans
substance: La substance prйcиde tous les autres genres quant au temps, quant
а la raison d'кtre et quant а la connaissance. Mais il n'est point de
substance corporelle sans quantitй. Il peut donc y avoir, dans le genre de la
substance, des кtres tout а fait incorporels. Or toutes les natures possibles
se trouvent rйalisйes dans l'ordre des choses: autrement l'univers serait
imparfait. Et dans l'йternel, кtre et pouvoir ne diffиrent point. Il y a
donc des substances qui subsistent sans corps; en dessous de la Premiиre
Substance, qui est Dieu, lequel n'est pas dans un genre, comme on l'a vu; et
au-dessus de l'вme unie au corps. 6. Voici deux substances qui rйunies font
un кtre composй. L'une d'elles subsiste aussi а part et c'est la moins parfaite
des deux: on doit supposer que l'autre plus parfaite et qui a moins besoin d'un
secours йtranger, peut subsister йgalement d'une maniиre autonome. Mais il
existe prйcisйment une substance composйe de substance intellectuelle et d'un
corps, comme on l'a vu. Or le corps se trouve avoir une existence autonome:
c'est йvidemment le cas de tous les corps sans vie. A bien plus forte raison,
par consйquent, on doit admettre l'existence de substances intellectuelles non
unies au corps. 7. La substance d'une chose doit кtre proportionnйe а
son opйration: car l'opйration est l'acte et le bien de la substance agissante.
Mais l'intellection est l'_uvre propre de la substance intellectuelle. Celle-ci
doit donc кtre adaptйe, par son кtre mкme, а une telle opйration. Or l'acte de
l'intellection ne s'exerce point par un organe corporel: la pensйe n'a donc
besoin d'un corps que dans la mesure oщ les intelligibles sont tirйs du domaine
des sens. Mais c'est lа un mode imparfait de comprendre: le parfait mode
d'intellection consiste а comprendre les objets intelligibles par leur nature
mкme; que soient perзues intellectuellement les seules rйalitйs non
intelligibles par elles-mкmes, mais rendues telles par l'intellect, c'est lа un
mode imparfait de comprendre. Si donc avant tout кtre imparfait il faut
supposer un кtre parfait dans le genre en question, nous devons admettre
qu'avant les вmes humaines, qui tirent des images l'objet de leur pensйe, il y
a des substances intellectuelles comprenant les objets qui sont de soi
intelligibles, ne recevant pas leur connaissance du monde sensible, et par le
fait absolument sйparйes des corps de par leur nature mкme. 8. Voici
l'argumentation d'Aristote, au XIe livre de la Mйtaphysique. Un
mouvement continu, rйgulier et, autant qu'il est en lui, sans dйfaillance, doit
procйder d'un moteur qui n'est pas mы par soi ni non plus accidentellement,
nous l'avons prouvй. D'autre part а plusieurs mouvements il faut plusieurs
moteurs. Or le mouvement du ciel est continu, rйgulier et, autant qu'il est en
lui, sans dйfaillance: et en plus du premier mouvement, il en est encore
beaucoup d'autres dans le ciel, comme le montrent les astronomes. Il faut donc
admettre plusieurs moteurs qui ne sont pas mus par soi, ni non plus
accidentellement. Or aucun corps ne meut, s'il n'est mы, on l'a dйjа vu. Quant
au moteur incorporel uni а un corps, il est mы accidentellement selon le
mouvement du corps: comme on le voit bien pour l'вme. Il faut donc l'existence
de plusieurs moteurs qui ne sont pas des corps, ni unis aux corps. D'autre part
les mouvements des cieux procиdent d'une intelligence, nous l'avons prouvй plus
haut. Il y a donc plusieurs substances intellectuelles non unies aux corps. Tout ceci
concorde avec la Doctrine de Denys, au chapitre IV du livre Des Noms Divins,
oщ il dit des anges qu'ils sont compris comme immatйriels et
incorporels. Ainsi est йliminйe l'erreur des Sadducйens qui
prйtendaient qu'il n'existe pas d'esprit. Exclue aussi la conception des
anciens Naturalistes disant que toute substance est corporelle. Rйfutйe
йgalement la position d'Origиne, qui prйtendit qu'une substance, sauf la divine
Trinitй, ne pouvait subsister sans corps. Йcartйe enfin la pensйe de tous les
autres qui supposaient que tous les anges, bons et mauvais, possиdent des corps
qui leur sont naturellement unis. 92: DE LA MULTITUDE DES SUBSTANCES SЙPARЙES
Aristote
non content de prouver l'existence de substances intellectuelles non pourvues
d'organisme, s'efforce encore de dйmontrer qu'elles sont aussi nombreuses que
les mouvements constatйs dans le ciel, ni plus ni moins. Pour lui aucun
mouvement cйleste n'est inaccessible а notre science. En effet, tout mouvement
qui est dans le ciel a pour raison d'кtre le mouvement d'une йtoile, laquelle
est perceptible au sens: les orbes en effet emportent les йtoiles, or le
mouvement du porteur est pour le mouvement du portй. - De mкme il prouve qu'il
n'y a pas de substances sйparйes d'oщ ne proviendraient pas quelques mouvements
cйlestes: en effet, puisque les mouvements cйlestes sont ordonnйs aux substances
sйparйes comme а des fins, s'il existait d'autres substances sйparйes que
celles qu'il dйnombre, il y aurait certains mouvements qui leur seraient
ordonnйs comme а des fins; autrement ce seraient des mouvements imparfaits. -
D'oщ il conclut qu'il n'existe pas plus de substances sйparйes que de
mouvements perзus et perceptibles dans le ciel: surtout йtant donnй qu'il ne se
trouve pas plusieurs corps cйlestes de mкme espиce, en sorte qu'il puisse y
avoir plusieurs mouvements inconnus de nous. Mais cette conclusion n'est pas
nйcessaire. Dans les choses qui sont en vue d'une fin, la nйcessitй se prend du
cфtй de la fin, comme il l'enseigne lui-mкme au IIe livre des Physiques, mais
non inversement. D'oщ, si les mouvements cйlestes sont ordonnйs aux substances
sйparйes, comme il le dit lui-mкme, on ne saurait dйduire nйcessairement le
nombre desdites substances du nombre des mouvements. On peut penser, en effet,
qu'il existe des substances sйparйes d'une nature plus йlevйe que celles qui
sont les fins prochaines des mouvements cйlestes: ainsi du fait que les
instruments artificiels sont pour les hommes qui s'en servent, rien n'empкche
d'admettre l'existence d'autres hommes qui n'utilisent pas immйdiatement des
instruments, mais qui commandent а ceux qui les utilisent. Aussi bien Aristote
ne prйsente-t-il pas son argumentation comme nйcessaire, mais comme probable. Il
est raisonnable, dit-il, d'йvaluer de la sorte le nombre des substances et des
principes immobiles : nous laissons а de plus experts le soin d'aboutir а
une conclusion nйcessaire. Reste donc а montrer que le nombre des substances
intellectuelles sйparйes des corps dйpasse de beaucoup celui des mouvements
cйlestes. 1. Les substances intellectuelles selon leur genre transcendent toute
nature corporelle. La hiйrarchie de ces substances devra donc s'йtablir en
fonction de leur йlйvation au-dessus de toute nature corporelle. Or il existe
des substances intellectuelles qui ne surpassent la rйalitй physique qu'en
raison de leur genre intellectuel simplement: par ailleurs elles sont unies aux
corps а titre de forme, comme on l'a vu. Mais puisque l'кtre des substances
intellectuelles, selon son genre, n'implique aucune dйpendance а l'йgard du
corps, ainsi qu'on l'a prouvй, il existe un degrй plus йlevй desdites substances;
а ce degrй, celles-ci ne sont pas unies comme formes а des corps; mais elles
sont tout de mкme les moteurs propres de certains corps dйterminйs. Semblablement, la
nature de la substance intellectuelle ne dйpend pas du mouvement, puisque le
mouvement est consйcutif а la principale opйration de ces кtres, qui est
l'intellection. Il y aura donc aussi un degrй plus йlevй de substances
intellectuelles, oщ ces derniиres ne seront pas les moteurs propres de certains
corps, mais supйrieures aux moteurs. 2. De mкme que l'agent naturel agit par sa
forme naturelle, ainsi l'agent intellectuel agit par une forme intellectuelle:
comme on le voit dans l'_uvre d'art. De mкme donc que l'agent naturel est
proportionnй au patient en raison de sa forme naturelle, ainsi l'agent
intellectuel est proportionnй au patient et а l'_uvre par forme d'intelligence:
c'est-а-dire que la forme intellective est de telle sorte qu'elle peut кtre
introduite par l'action de l'agent dans la matiиre rйceptrice. Il faut donc que
les moteurs propres des orbes, qui exercent leur motion par l'intellect (si
nous voulons suivre sur ce point l'opinion d'Aristote), possиdent des idйes qui
soient exprimables par les mouvements des orbes et capables d'кtre produites
dans la nature. Mais au-dessus de ces conceptions intellectuelles il en faut
supposer de plus universelles: en effet, l'intellect saisit les formes des
choses dans une universalitй qui dйpasse leur rйalisation naturelle; ainsi l'on
constate que la forme de l'intellect spйculatif est plus universelle que celle
de l'intellect pratique, et parmi les arts pratiques, la conception de l'art
qui commande l'emporte en universalitй sur celle de l'art qui exйcute. Or la
hiйrarchie des substances intellectuelles doit s'йtablir en fonction des degrйs
des opйrations intellectuelles qui leur sont propres. Il existe donc des
substances intellectuelles supйrieures а celles qui sont les moteurs propres et
prochains des orbes dйterminйs. 3. L'ordre de l'univers semble exiger que
les rйalitйs les plus nobles excиdent en quantitй ou en nombre les moins nobles:
car les moins nobles sont pour les plus nobles. Il faut donc que ces derniиres
existent en quelque sorte pour elles-mкmes, soient multipliйes autant que
possible. C'est pourquoi nous constatons que les corps incorruptibles, je veux
dire les corps cйlestes, excиdent tellement les corruptibles, c'est-а-dire les
corps йlйmentaires, que le nombre de ceux-ci paraоt peu de chose en comparaison
de ceux-lа. Or de mкme que les corps cйlestes et incorruptibles ont une valeur
supйrieure а celle des corps йlйmentaires qui sont corruptibles, ainsi les
substances intellectuelles l'emportent sur tous les corps, comme l'immobile et
l'immatйriel l'emportent sur ce qui est mobile et matйriel. Les substances
intellectuelles sйparйes excиdent donc en nombre la multitude de toutes les
choses matйrielles. Elles ne sont donc pas limitйes par le nombre des
mouvements cйlestes. 4. Les espиces des choses matйrielles ne sont pas
multipliйes par la matiиre, mais par la forme. Or les formes йtrangиres а la
matiиre ont un кtre plus complet et plus universel que les formes engagйes dans
la matiиre: car celles-ci sont reзues selon la capacitй de la matiиre. Il ne
semble donc pas que les formes йtrangиres а la matiиre, que nous appelons substances
sйparйes, constituent une multitude moindre que les espиces des choses
matйrielles. Et nous ne prйtendons pas pour autant que les substances sйparйes soient
les espиces des rйalitйs de notre monde sensible, comme les Platoniciens l'ont
pensй. En effet, ne pouvant parvenir а la connaissance des substances en
question qu'а partir des objets sensibles, ils admirent que ces substances
йtaient de mкme espиce que ces objets, ou plutфt qu'elles йtaient leurs
espиces : comme si quelqu'un ne voyant pas le soleil, la lune, les
autres astres, et apprenant l'existence de corps incorruptibles, leur
appliquait les noms des objets corruptibles, pensant qu'ils sont de mкme
espиce. Ce qui serait inadmissible. - De mкme est-il impossible que les
substances immatйrielles soient de mкme espиce que les substances matйrielles,
ou qu'elles soient leurs espиces: en effet, la matiиre appartient а la raison
spйcifique des rйalitйs sensibles, bien qu'il ne s'agisse pas de cette
matiиre, qui est le principe propre de l'individu; par exemple les os et la
chair appartiennent а la dйfinition de l'homme, mais non ces chairs et ces os,
qui sont principe de Socrate et de Platon. - Ainsi nous ne disons pas que les
substances sйparйes sont les espиces des rйalitйs sensibles: mais nous disons
que ce sont d'autres espиces plus nobles que ces derniиres, d'autant que le pur
est plus noble que ce qui est mйlangй. Alors il faut que ces substances soient
plus nombreuses que les espиces des choses matйrielles.
5. La multiplication est plus
fйconde selon l'кtre intelligible que dans l'кtre matйriel. Nous saisissons en
effet par l'intelligence bien des choses qui ne sauraient кtre rйalisйes
matйriellement; ainsi l'on peut prolonger mathйmatiquement une droite а
l'infini, ce qui est physiquement impossible; on peut aussi mentalement
accroоtre а l'infini la subtilitй des corps, la rapiditй des mouvements, la
diversitй des figures, et pourtant cela est impossible dans la nature
matйrielle. Or les substances sйparйes appartiennent а l'кtre intelligible de
par leur nature mкme. En elles une plus grande multiplicitй est donc possible
que dans les rйalitйs matйrielles, si l'on considиre la raison propre de chacun
des deux genres. Mais dans le domaine du perdurable, кtre et pouvoir ne
diffйrent pas. La multitude des substances sйparйes l'emporte donc sur la
multitude des corps. La Sainte Йcriture confirme cette thиse. Nous lisons
en effet dans Daniel : Des milliers de mille Le servaient et des
dizaines de milliers de centaines de mille L'assistaient. Et Denys dit au
Chapitre XIVe de la Hiйrarchie Cйleste que le nombre de ces substances dйpasse
toute multitude matйrielle. Ainsi est exclue l'erreur de ceux qui
prйtendent limiter le nombre des substances sйparйes d'aprиs celui des
mouvements cйlestes ou d'aprиs celui des sphиres cйlestes. Rйfutй aussi Rabbi
Moyses qui prйtendit que le nombre des anges mentionnй dans l'Йcriture n'est
pas un nombre de substances sйparйes, mais celui de vertus qui se trouvent
ici-bas: comme si l'on appelait l'appйtit concupiscible esprit de
concupiscence et ainsi de suite. 93: IL N'Y A PAS PLUSIEURS SUBSTANCES SЙPARЙES DANS UNE SEULE
ESPИCE
Tout
ce que nous avons dit de ces substances, nous permet de montrer qu'il n'y a pas
plusieurs substances sйparйes dans une seule espиce. 1. On a dйjа vu que les substances
sйparйes sont de certaines quidditйs subsistantes. Or l'espиce d'une chose est
ce que signifie la dйfinition, qui est le signe de la quidditй de la chose. Donc
les quidditйs subsistantes sont des espиces subsistantes. Il ne saurait donc
pas y avoir plusieurs substances sйparйes, s'il n'y a pas plusieurs espиces. 2. Partout oщ
l'on trouve identitй spйcifique et diversitй numйrique, la matiиre est prйsente:
car la diffйrence qui vient de la forme entraоne la diversitй spйcifique; la
diffйrence qui vient de la matiиre entraоne la diversitй numйrique. Mais les
substances sйparйes n'ont absolument aucune matiиre, ni comme partie
d'elles-mкmes, ni comme sujet а informer. Il est donc impossible qu'il y en ait
plusieurs dans une seule espиce. 3. La raison de la multiplication des
individus en une seule espиce dans les rйalitйs corruptibles est la
conservation de la nature spйcifique qui, ne pouvant se perpйtuer en un seul
individu, se perpйtue en plusieurs; c'est pourquoi d'ailleurs dans les corps
incorruptibles, il n'y a qu'un individu par espиce. Or la nature de la
substance sйparйe peut se conserver dans un seul individu: puisque ces
substances sont incorruptibles, ainsi qu'on l'a dйjа vu. Il n'y a donc pas lieu
d'admettre dans ces substances l'existence de plusieurs individus en une mкme
espиce. 4. En chaque individu, ce qui est spйcifique est plus noble que ce qui
constitue le principe de l'individuation, se trouvant en dehors de la raison
d'espиce. Par consйquent la multiplication des espиces procure а l'univers plus
de noblesse que la multiplication des individus, dans une espиce unique. Mais
la perfection de l'univers rйside surtout dans les substances sйparйes. A la
perfection de l'univers importe donc davantage la diversitй spйcifique de ces
substances que leur multiplication numйrique а l'intйrieur d'une mкme espиce. 5. Les substances
sйparйes sont plus parfaites que les corps cйlestes. Mais chez les corps
cйlestes, en raison mкme de leur perfection, chaque espиce n'a qu'un individu:
soit parce que chacun d'eux emploie toute la matiиre de son espиce; soit parce
que dans un seul individu rйside parfaitement la vertu de l'espиce pour
accomplir dans l'univers ce а quoi cette espиce est ordonnйe, comme la chose
apparaоt principalement pour le soleil et la lune. Donc а plus forte raison
chez les substances sйparйes, n'y a-t-il qu'un seul individu pour une seule
espиce. 94: LA SUBSTANCE SЙPARЙE ET L'AME N'APPARTIENNENT PAS A UNE MКME
ESPИCE
En
partant de lа on peut aussi montrer que l'вme n'appartient pas а la mкme espиce
que les substances sйparйes. 1. Il existe une diffйrence plus considйrable entre
l'вme humaine et une substance sйparйe, qu'entre deux substances sйparйes. Mais
on a montrй au chapitre prйcйdent que les substances sйparйes diffиrent entre
elles spйcifiquement. A bien plus forte raison, par consйquent, la substance
sйparйe diffиre-t-elle spйcifiquement de l'вme. 2. Chaque rйalitй possиde un кtre propre
selon la raison de son espиce: car lа oщ il y a une raison d'кtre diverse, lа
il doit y avoir diversitй d'espиce. Mais l'кtre de l'вme humaine et celui de la
substance sйparйe n'ont pas une raison identique: а l'кtre de la substance
sйparйe le corps ne saurait participer, comme il peut participer а l'кtre de
l'вme humaine, qui ontologiquement est unie au corps comme la forme а la
matiиre. Donc l'вme humaine diffиre spйcifiquement des substances sйparйes. 3. Une rйalitй
qui de soi constitue une espиce, ne saurait кtre assimilйe spйcifiquement а une
rйalitй qui de soi ne constitue pas une espиce, mais est une partie d'espиce.
Or la substance sйparйe possиde par elle-mкme son espиce: ce qui n'est pas le
cas de l'вme, laquelle est une partie de l'espиce humaine. Il est donc
impossible que l'вme soit de mкme espиce que les substances sйparйes, а moins
que par hasard l'homme (tout entier) ne leur soit spйcifiquement semblable, ce
qui est йvidemment impossible. 4. L'opйration propre d'une chose fait connaоtre son
espиce: car l'opйration manifeste la vertu, qui indique l'essence. Mais l'opйration
propre de la substance sйparйe comme de l'вme intellective, c'est
l'intellection. Or il existe une diffйrence totale entre le mode d'intellection
de la substance sйparйe et celui de l'вme: cette derniиre prend son objet
d'intellection dans les images; ce que ne fait pas la substance sйparйe,
puisqu'elle n'a pas d'organes corporels, supports nйcessaires des images. Вme
humaine et substance sйparйe n'appartiennent donc pas а une mкme espиce. 95: OЩ CHERCHER LE GENRE ET L'ESPИCE DANS LES SUBSTANCES SЙPARЙES?
Il
faut maintenant envisager de quelle maniиre se diversifie l'espиce chez les
substances sйparйes. Dans les rйalitйs matйrielles qui malgrй leur diversitй
spйcifique appartiennent а un mкme genre, on va chercher cette raison gйnйrique
dans le principe matйriel, et la diffйrence spйcifique dans le principe formel:
ainsi la nature sensitive d'oщ se prend la raison d'animal, est quelque
chose de matйriel dans l'homme par rapport а la nature intellective, source de
la diffйrence spйcifique de l'homme, а savoir le raisonnable. Si donc
les substances sйparйes ne sont pas composйes de matiиre et de forme, comme on
l'a dйjа dйmontrй, l'on ne voit pas d'oщ peuvent leur venir le genre et la
diffйrence spйcifique. Pour rйpondre а cette difficultй, souvenons-nous que
les diverses espиces de rйalitйs possиdent la nature de l'кtre selon une
gradation hiйrarchique. La toute premiиre division de l'кtre nous met en
prйsence de l'кtre parfait - а savoir l'кtre qui est par soi et l'кtre en acte,
et de l'кtre imparfait - l'кtre qui est dans un autre et l'кtre en puissance.
Et si nous poursuivons cette enquкte, nous constatons que chaque espиce ajoute
un degrй de perfection а une autre espиce: ainsi les animaux par rapport aux
plantes, et les animaux douйs de mouvement local par rapport aux animaux
immobiles; dans la gamme chromatique aussi, une couleur est plus parfaite
qu'une autre si elle est plus proche de la blancheur. Cela explique le propos
d'Aristote disant au VIIIe livre des Mйtaphysiques : Les dйfinitions
des choses sont comme le nombre, qu'une soustraction ou une addition d'unitй
fait changer d'espиce. Ainsi dans les dйfinitions une diffйrence enlevйe ou
ajoutйe fait varier l'espиce. Par consйquent la raison d'une espиce dйterminйe
consiste en ce que la nature commune se situe а un degrй dйterminй de l'кtre.
Or dans les choses composйes de matiиre et de forme, la forme est comme le
terme, et ce qui est terminй par elle est matiиre ou йlйment matйriel; dans ces
conditions la raison de genre doit y кtre cherchйe du cфtй de la matiиre, la
diffйrence spйcifique du cфtй de la forme. Ainsi la diffйrence et le genre
constituent une unitй, tout comme la matiиre et la forme. Et de mкme qu'une
seule et mкme nature est faite de matiиre et de forme, ainsi la diffйrence
n'ajoute pas au genre une nature йtrangиre, mais elle est une certaine
dйtermination de cette mкme nature gйnйrique. Soit, par exemple, le genre: animal
ayant des pieds, sa diffйrence sera: animal ayant deux pieds. Il est
йvident que cette diffйrence n'ajoute rien au genre. On voit donc qu'il arrive au genre et а la
diffйrence que la dйtermination impliquйe par cette derniиre, soit causйe par
un autre principe que la nature du genre, du fait que la nature signifiйe par
la dйfinition, est composйe de matiиre et de forme comme de principes
dйterminant et dйterminй. Si donc on suppose une nature simple, celle-ci sera
terminйe par elle-mкme; elle n'aura pas besoin de deux parties, une terminante
et une autre terminйe. C'est donc dans la raison mкme de la nature qu'il faudra
chercher la raison du genre: la dйtermination qu'il possиde du fait qu'il se
trouve situй а tel degrй de l'йchelle des кtres, lui donnera sa diffйrence
spйcifique. Par oщ l'on voit йgalement que si une certaine nature n'est point
terminйe, mais infinie en soi, comme on l'a dйmontrй plus haut de la nature
divine, il ne faut chercher en elle ni genre, ni espиce: ce qui concorde avec
tout ce que nous avons dйjа dit au sujet de Dieu. Une autre conclusion dйcoule des mкmes
prйmisses. Les diffйrentes espиces chez les substances sйparйes sont
dйterminйes par diffйrents degrйs de perfection. Comme dans la mкme espиce, il
n'y a pas plusieurs individus, l'йgalitй ne saurait exister entre deux
substances sйparйes, mais l'une est naturellement supйrieure а l'autre. Aussi
lisons-nous au Livre de Job : Connais-tu l'ordre du ciel? Et Denys
dit, au chapitre Xe de la Hiйrarchie Cйleste, que de mкme que dans toute
la multitude des anges il existe une hiйrarchie suprкme, une moyenne et une
infйrieure, ainsi dans chaque hiйrarchie, il y a trois ordres: le suprкme, le
moyen, l'infйrieur, et dans chaque ordre, se trouvent les anges supйrieurs,
moyens et infйrieurs. Ainsi est йcartйe la position d'Origиne, pour qui dиs
le principe toutes les substances spirituelles, ont йtй crййes йgales,
substances spirituelles au nombre desquelles il compte aussi les вmes; la
diversitй qui rиgne dans ces substances, et en raison de laquelle l'вme est
unie au corps, une autre non, l'une est situйe plus haut, l'autre plus bas,
proviendrait d'une diffйrence de mйrites. On a montrй que cette diffйrence de
degrйs est naturelle, que l'вme n'est pas de mкme espиce que les substances
sйparйes, que ces substances elles-mкmes diffиrent entre elles spйcifiquement,
et que mкme selon l'ordre de la nature, elles ne sont pas йgales. 96: LES SUBSTANCES SЙPARЙES NE TIRENT PAS LEUR CONNAISSANCE DU
MONDE SENSIBLE
Les
considйrations prйcйdentes nous permettent de montrer que les substances
sйparйes ne tirent pas des objets sensibles leur connaissance intellectuelle des
choses: 1. En effet, les objets sensibles selon leur nature sont destinйs а кtre
saisis par le sens, comme les intelligibles par l'intellect. Donc toute
substance connaissante qui reзoit des objets sensibles sa connaissance, possиde
la connaissance sensible: et par consйquent, elle possиde un corps qui lui est
naturellement uni, puisque la connaissance sensible ne peut exister sans organe
corporel. Mais les substances sйparйes n'ont pas de corps qui leur soient
naturellement unis, comme on l'a montrй plus haut. Elles ne tirent donc pas des
choses sensibles leur connaissance intellectuelle. 2. Une vertu plus haute doit avoir un
objet plus йlevй. Or la vertu intellective de la substance sйparйe est plus
йlevйe que la force intellective de l'вme humaine: puisque l'intellect de l'вme
humaine est le dernier dans l'ordre des intellects, comme il ressort de ce qui
a йtй dit prйcйdemment. Or l'objet de l'intellect de l'вme humaine est l'image,
ainsi qu'on l'a dйjа dit: supйrieure dans l'ordre des objets а la chose
sensible existant hors de l'вme, comme le fait voir la hiйrarchie des facultйs
connaissantes. Donc l'objet de la substance sйparйe ne peut кtre la chose
existant hors de l'вme, de telle sorte qu'elle en reзoive immйdiatement la
connaissance; ce ne peut кtre non plus l'image. Reste donc que l'intellect de
la substance sйparйe ait pour objet quelque chose de plus йlevй que l'image.
Mais il n'est rien de supйrieur а l'image dans l'ordre des objets connaissables
que ce qui est intelligible en acte. Les substances sйparйes ne reзoivent donc
pas leur connaissance intellectuelle des choses sensibles, mais elles
comprennent les objets qui par eux-mкmes sont intelligibles. 3. C'est selon
l'ordre des intellects que se prend l'ordre des intelligibles. Mais les objets
qui par soi sont intelligibles, sont supйrieurs dans l'ordre des intelligibles
а ceux qui ne sont intelligibles que parce que nous, nous les rendons
intelligibles. Or tous les intelligibles reзus du sensible sont dans ce cas:
car les objets sensibles ne sont pas par eux-mкmes intelligibles. Mais ce sont
ces intelligibles que conзoit notre intellect. Par consйquent, l'intellect de
la substance sйparйe, comme il est supйrieur а notre intellect, ne conзoit pas
les intelligibles tirйs du sensible, mais ceux qui par eux-mкmes sont
intelligibles en acte. 4. Le mode d'opйration propre d'une chose rйpond
proportionnellement au mode de sa substance et de sa nature. Or la substance
sйparйe est un intellect par soi existant, ne rйsidant pas dans un corps. Donc
son opйration intellectuelle se portera sur les intelligibles qui n'ont point
de fondement corporel. Mais tous les intelligibles reзus des sens ont un
certain support corporel: ainsi nos intelligibles s'appuient sur les images qui
rйsident dans les organes corporels. Donc les substances sйparйes ne reзoivent
pas leur connaissance du sensible. 5. De mкme que la matiиre premiиre occupe
le dernier rang dans l'ordre des choses sensibles, et par lа est seulement en
puissance а l'йgard de toutes les formes sensibles; ainsi l'intellect possible,
qui se trouve а la derniиre place dans l'ordre des intelligibles, est en
puissance par rapport а eux tous, comme il ressort des considйrations
prйcйdentes. Mais les rйalitйs qui dans l'ordre sensible dйpassent la matiиre
premiиre, possиdent en acte leur forme, qui les йtablit dans l'кtre sensible.
Donc les substances sйparйes, qui dans l'ordre des intelligibles sont au-dessus
de l'intellect possible de l'homme, se trouvent en acte dans l'кtre
intelligible: car l'intellect qui reзoit sa connaissance du sensible, n'est pas
en acte dans l'кtre intelligible, mais en puissance. Donc la substance sйparйe
ne reзoit pas sa connaissance du sensible. 6. La perfection d'une nature supйrieure
ne dйpend pas d'une nature infйrieure. Or la perfection d'une substance
sйparйe, puisqu'elle est intellectuelle, rйside dans l'intellection. Leur acte
intellectuel ne dйpend donc pas des choses sensibles, en sorte qu'il en reзoive
sa connaissance. Ceci montre а l'йvidence que dans les substances
sйparйes, il n'y a pas d'intellect agent et d'intellect possible, sinon
peut-кtre de maniиre йquivoque. La prйsence de ce double intellect dans l'вme
raisonnable s'explique par le fait qu'elle reзoit du sensible sa connaissance
intellectuelle: car c'est l'intellect agent qui rend les espиces tirйes du
sensible intelligibles en acte; et c'est l'intellect possible qui est en
puissance а connaоtre toutes les formes des rйalitйs sensibles. Puisque les
puissances sйparйes ne reзoivent pas leur connaissance des choses sensibles, il
n'y a pas en elles d'intellect agent ni possible. Aussi Aristote, au IIIe livre
De l'Ame, oщ il traite des intellects agent et possible, dit-il qu'il
faut les admettre dans l'вme (c'est-а-dire dans l'вme humaine). De mкme en cet
ordre d'idйes il est йvident que la distance locale ne saurait empкcher la
connaissance de l'вme sйparйe. Car la distance locale implique de soi rapport
au sens: pas а l'intellect, sinon accidentellement, dans la mesure oщ il est
tributaire du sens; car les objets sensibles meuvent le sens en fonction d'une
distance dйterminйe. Mais les intelligibles en acte, pour autant qu'ils meuvent
l'intellect, ne sont pas dans le lieu: puisqu'ils sont sйparйs de la matiиre
corporelle. Donc puisque les substances sйparйes ne reзoivent pas leur
connaissance du sensible, pour leur opйration intellectuelle la distance locale
ne sert de rien. Autre йvidence: dans l'opйration des intelligences
sйparйes le temps n'intervient pas. De mкme en effet que les intelligibles en
acte йchappent au lieu, de mкme ils йchappent au temps: car le temps est une
consйquence du mouvement local: donc il ne mesure que les rйalitйs qui sont en
quelque maniиre dans le lieu. C'est pourquoi l'intellection de la substance
sйparйe est au-dessus du temps: notre opйration intellectuelle, elle, est
conditionnйe par le temps, du fait que nous recevons notre connaissance des
images, lesquelles regardent un temps dйterminй. De lа vient que dans la
composition et la division toujours notre intellect ajoute un temps passй ou futur:
mais non lorsqu'il comprend ce que l'existant est. Il comprend en effet ce
que l'existant est (son essence) en abstrayant les intelligibles des
conditions du monde sensible: par consйquent, en opйrant de la sorte, il ne
saisit l'intelligible ni sons l'aspect temporel ni en dйpendance d'aucune
condition d'ordre sensible. Mais il compose ou divise en appliquant aux choses
les intelligibles prйalablement abstraits: et dans cette application, il est
nйcessaire de comprendre aussi le temps. 97: L'INTELLECT DE LA SUBSTANCE SЙPARЙE EST TOUJOURS EN ACTE
D'INTELLECTION
Tout
ceci montre bien que l'intellect de la substance sйparйe comprend toujours en
acte. 1.
Ce qui est tantфt en acte, et tantфt en puissance, est mesurй par le temps.
Or l'intellect de la substance sйparйe est au-dessus du temps, comme on vient
de le prouver. Il n'est donc pas tantфt en acte d'intellection et tantфt non. 2. Toute
substance vivante possиde une certaine opйration de vie en acte, qu'elle tient
de sa propre nature et qu'elle exerce continuellement, bien que les autres
opйrations soient parfois en puissance: ainsi chez les animaux la nutrition se
poursuit toujours, bien que la sensation soit parfois interrompue. Mais les
substances sйparйes sont des substances vivantes, ce qui prйcиde le montre bien:
et elles n'ont pas d'autre opйration de vie que l'intellection. Elles doivent
donc par nature кtre toujours en acte d'intellection. 3. Les substances sйparйes meuvent par
l'intelligence les corps cйlestes, d'aprиs la doctrine des philosophes. Or le
mouvement des corps cйlestes n'admet aucun arrкt. Par consйquent, l'activitй
intellectuelle des substances sйparйes est absolument continuelle. On aboutit а une
conclusion identique mкme si l'on n'admet pas que ces substances meuvent les
corps cйlestes: car elles leur sont supйrieures. Donc si l'opйration propre du
corps cйleste qui est son propre mouvement est continuelle, а bien plus forte
raison le sera l'opйration propre des substances sйparйes, qui est
l'intellection. 4. Tout кtre qui passe par des alternatives
d'activitй et d'inaction, est mы par soi ou accidentellement. Aussi le fait que
notre intelligence tantфt s'exerce, et tantфt se repose, provient d'une
altйration d'ordre physique et sensible comme on le voit au VIIIe livre de la Physique.
Mais les substances sйparйes ne sont pas mыes par soi, puisqu'elles ne sont
pas des corps: elles ne sont pas non plus mues accidentellement, puisqu'elles
ne sont pas unies а des corps. Donc leur opйration propre, qui est
l'intellection, est continuelle et ininterrompue. 98: COMMENT UNE INTELLIGENCE SЙPARЙE EN CONNAОT UNE AUTRE
On a
montrй que les substances sйparйes connaissent intellectuellement les objets
qui sont par soi intelligibles; et prйcisйment ces mкmes substances sйparйes
sont des objets intelligibles par soi, car l'exemption de matiиre rend un кtre
intelligible par soi, ainsi qu'il ressort des dйveloppements prйcйdents: par
consйquent, les substances sйparйes connaissent intellectuellement, comme
objets propres, les substances sйparйes. Donc chacune se connaоtra soi-mкme, et
connaоtra les autres. Toutefois la conscience que chacune de ces substances
a de soi-mкme est diffйrente de celle que l'intellect possible a de lui-mкme.
En effet, l'intellect possible se trouve en quelque sorte en puissance dans
l'кtre intelligible; et il est mis en acte par l'espиce intelligible, comme la
matiиre premiиre est mise en acte dans l'кtre sensible par la forme naturelle.
Or rien n'est connu selon qu'il est seulement en puissance, mais selon qu'il
est en acte: c'est pourquoi la forme est le principe de connaissance de la
chose qui est actualisйe par elle; de mкme la facultй connaissante est mise en
acte de connaissance par quelque espиce. Donc notre intellect possible ne se
connaоt soi-mкme que par une espиce intelligible, grвce а laquelle il est mis
en acte dans l'кtre intelligible: c'est pourquoi Aristote dit au IIIe livre de
l'Ame, qu'il est connaissable comme les autres choses, c'est-а-dire
par des espиces tirйes des images, comme par des formes propres. Mais les
substances sйparйes se trouvent de par leur nature mкme comme existant en acte
dans l'кtre intelligible. Par consйquent chacune d'elles se connaоt soi-mкme
par son essence, non par l'espиce d'une autre chose. Toute connaissance a lieu dans la mesure
oщ а l'intйrieur du connaissant se trouve la similitude du connu. D'autre part
chacune des substances sйparйes est semblable а une autre selon la commune
nature gйnйrique, mais elles diffиrent spйcifiquement les unes des autres,
comme il ressort des exposйs prйcйdents: la consйquence qui paraоt s'ensuivre,
c'est que chacune de ces substances ne connaоt pas l'autre quant а sa raison
propre d'espиce, mais seulement quant а la commune raison du genre. Certains disent
donc que l'une des substances sйparйes est cause productive de l'autre. Or en
toute cause productive on doit trouver une similitude de son effet, et de mкme
en chaque effet doit exister la similitude de la cause: puisque tout кtre agit
d'une maniиre semblable а lui. Ainsi donc dans la substance sйparйe supйrieure,
il y a la similitude de l'infйrieure, comme dans la cause est la similitude de
l'infйrieure, comme dans la cause est la similitude de l'effet: et dans
l'infйrieure se trouve la similitude de la substance supйrieure, comme dans
l'effet il y a la similitude de la cause. Mais s'il n'y a pas univocitй
causale, la similitude de l'effet rйside de maniиre plus йminente dans la
cause, et la similitude de la cause se trouve dans l'effet selon un mode
infйrieur. Or tel doit кtre le cas des substances sйparйes supйrieures а
l'йgard des infйrieures: puisqu'il n'y a pas entre elles d'unitй spйcifique,
mais qu'elles se situent а diffйrents degrйs. La substance sйparйe infйrieure
connaоt donc la supйrieure selon le mode d'une substance connaissante, non
selon le mode d'une substance connue, mais selon un mode infйrieur: la
substance supйrieure, elle, connaоt l'infйrieure d'une maniиre plus йminente.
Telle est l'affirmation du livre Des Causes: Une intelligence connaоt ce qui
est au-dessous d'elle et ce qui est au-dessus par le mode de sa propre
substance: parce que l'une est cause de l'autre. Mais on a montrй plus haut que les
substances intellectuelles sйparйes ne sont pas composйes de matiиre et de
forme. Elles ne peuvent donc кtre causйes que par mode de crйation. Or Dieu
seul a le pouvoir de crйer, on l'a prouvй aussi. Une substance sйparйe ne
saurait donc кtre la cause d'une autre. De plus, nous avons йtabli que les
principales parties de l'univers ont toutes йtй crййes immйdiatement par Dieu.
Donc l'une ne vient pas de l'autre. Or chacune des substances sйparйes
constitue l'une des principales parties de l'univers, а bien plus juste titre
que le soleil ou la lune: puisque chacune d'elles a sa propre espиce, et plus
noble que n'importe quelle espиce de rйalitйs corporelles. L'une n'est donc pas
causйe par l'autre, mais toutes sont crййes immйdiatement par Dieu. Ainsi donc,
d'aprиs toutes ces donnйes, chacune des substances sйparйes connaоt Dieu, d'une
connaissance naturelle, selon le mode de sa substance, par oщ elles ressemblent
а Dieu comme а leur cause. Et Dieu les connaоt comme leur propre Cause,
possйdant en soi leur similitude. Mais de cette maniиre l'une des substances
sйparйes ne saurait connaоtre l'autre: puisque l'une n'est pas cause de
l'autre. Une considйration s'impose: aucune de ces substances n'est selon sa
nature un suffisant principe de connaissance de toutes les autres choses. Par
consйquent а chacune d'elles il faut surajouter, indйpendamment de sa nature
propre, certaines similitudes intelligibles, qui lui permettront de connaоtre
les autres dans sa propre essence. Voici comment l'on peut mettre cela en
йvidence. L'objet propre de l'intellect est l'кtre intelligible: lequel
comprend toutes les diffйrences et espиces possibles de l'кtre; car tout ce qui
peut кtre, peut кtre compris. Or comme toute connaissance se fait par mode de
similitude, l'intellect ne saurait connaоtre totalement son objet s'il n'avait
pas en lui la similitude de tout l'кtre et de toutes ses diffйrences. Mais une
telle similitude de tout l'кtre ne peut кtre qu'une nature infinie, non pas
dйterminйe а une espиce ou а un genre d'кtre, mais universel principe et vertu
active de tout l'кtre: ceci ne convient qu'а la seule Nature divine, ainsi
qu'on l'a montrй dans la Premiиre Partie. Toute autre nature, puisqu'elle se
limite а un genre et а une espиce de l'кtre, ne saurait кtre l'universelle
similitude de tout l'кtre. Reste donc que seul Dieu par son essence connaisse
toutes choses; n'importe quelle substance sйparйe connaоt par sa nature, d'une
connaissance parfaite, sa propre espиce seulement; l'intellect possible ne la
connaоt jamais (par sa nature) mais par l'intermйdiaire d'une espиce
intelligible, comme on l'a dit plus haut. Or par le fait qu'une substance est
intellectuelle, elle est susceptible de comprendre tout l'кtre. Et comme la
substance sйparйe ne possиde pas de par sa nature la comprйhension actuelle de
tout l'кtre, elle-mкme se trouve, si l'on considиre sa substance, а l'йtat de
puissance par rapport aux similitudes intelligibles, grвce auxquelles tout
l'кtre est connu, et ces similitudes seront son acte dans la mesure de son
intellectualitй. Mais de telles similitudes seront nйcessairement multiples:
puisque nous avons dйjа montrй que la parfaite similitude de tout l'кtre
universel ne peut кtre qu'infinie; or, de mкme que la nature de la substance
sйparйe n'est pas infinie mais terminйe, ainsi la similitude intelligible
existant en elle ne peut кtre infinie, mais terminйe а une certaine espиce ou а
un genre d'кtre; donc pour la comprйhension de tout l'кtre plusieurs
similitudes de cette sorte sont nйcessaires. D'autre part, plus une substance
sйparйe est йlevйe, plus sa nature ressemble а la Nature divine; aussi est-elle
moins resserrйe, puisqu'elle s'approche davantage de l'кtre universel,
infiniment parfait et bon; elle participe donc d'une maniиre plus universelle
au bien et а l'кtre. Voilа pourquoi aussi les similitudes intelligibles
existant dans une substance supйrieure sont moins nombreuses et plus
universelles. C'est la doctrine de Denys, au chapitre XIIe de la Hiйrarchie
Cйleste, d'aprиs laquelle les anges supйrieurs ont une science plus
universelle; et au livre des Causes, il est dit que les intelligences
supйrieures ont des formes plus universelles. Le sommet de cette
universalitй se trouve en Dieu, qui par une seule idйe, laquelle est son
Essence, connaоt toutes choses: le point le plus bas se trouve dans notre
intellect, qui pour chaque objet intelligible a besoin d'une espиce
intelligible propre et adйquate. Cette plus grande universalitй des formes
dans les substances supйrieures n'entraоne pas, comme chez nous, moins de
perfection dans la connaissance. La similitude de l'animal, qui nous
donne une connaissance simplement gйnйrique, nous procure en effet une notion
plus imparfaite que la similitude de l'homme par laquelle nous
connaissons l'espиce complиte; connaоtre quelque chose d'une maniиre simplement
gйnйrique, c'est la connaоtre imparfaitement et comme en puissance; connaоtre
l'espиce, c'est connaоtre parfaitement et en acte. Notre intellect occupe la
derniиre place parmi des similitudes tellement dйtaillйes, qu'а chaque objet
proprement connaissable, il faut que rйponde en lui une similitude appropriйe;
ainsi par la similitude d'animal il ne connaоt pas le raisonnable ni
l'homme, sinon d'une maniиre toute relative. Mais la similitude
intelligible qui se trouve dans la substance sйparйe, est d'une vertu plus
universelle, qui suffit а reprйsenter plusieurs objets. Elle ne produit donc
pas une connaissance plus imparfaite, mais plus parfaite: car elle est
universelle par sa vertu, а la maniиre d'une forme agissant dans une cause
universelle: plus elle a d'universalitй, plus aussi elle a d'extension et
d'efficacitй. Par une seule similitude, elle connaоt l'animal et les
diffйrences de l'animal: elle connaоt d'une maniиre plus universelle ou plus
limitйe selon sa place dans la hiйrarchie des substances sйparйes. Nous pouvons,
comme nous l'avons dit, trouver des exemples de cette vйritй aux deux points
extrкmes de l'йchelle des intelligences: dans l'intellect divin et dans
l'intellect humain. Dieu, par une idйe qui est son Essence, connaоt toutes
choses: l'homme, pour connaоtre diffйrents objets, rйclame diffйrentes
similitudes. Mais, lui aussi, plus йlevйe sera son intelligence, plus il pourra
connaоtre de choses avec moins d'idйes: aussi les intelligences lentes
ont-elles besoin de recourir а des exemples particuliers pour acquйrir la
connaissance des choses. Puisque la substance sйparйe, considйrйe dans sa nature,
est en puissance а l'йgard des similitudes par lesquelles tout l'кtre est
connu, il ne faut pas penser qu'elle soit dйpourvue de toutes les similitudes
de cette sorte: telle est en effet la disposition de l'intellect possible avant
qu'il comprenne, suivant l'expression du IIIe livre De l'Ame. - Et
il ne faut pas penser non plus qu'elle possиde certaines de ces similitudes en
acte, et les autres en puissance seulement: comme la matiиre premiиre dans les
corps terrestres, qui n'a qu'une seule forme en acte et les autres en puissance;
et comme notre intellect possible, lorsque nous connaissons, qui est en acte
selon certains intelligibles et selon les autres en puissance. Puisque ces
substances sйparйes ne sont mues ni par soi ni accidentellement, ainsi qu'on
l'a montrй au chapitre prйcйdent, toute la potentialitй qu'elles ont doit se
trouver actualisйe; autrement, il leur faudrait passer de la puissance а
l'acte, et ainsi elles seraient mues par soi ou accidentellement. - Puissance
et acte sont donc en elles quant а l'кtre intelligible, comme ils se trouvent
dans les corps cйlestes quant а l'кtre naturel. En effet, la matiиre du corps
cйleste est parfaite de telle sorte par sa forme qu'elle ne reste pas en
puissance а l'йgard d'autres formes; et pareillement l'intellect de la
substance sйparйe est totalement parfait par les formes intelligibles, quant а
la connaissance qui lui est naturelle. Mais notre intellect possible est
proportionnй aux organismes corruptibles, auxquels il s'unit comme forme; il se
trouve en effet actuй par la possession de certaines formes intelligibles de
telle sorte qu'il reste en puissance а d'autres. Aussi est-il dit au livre Des
Causes que la pure intelligence est pleine de formes; en ce sens que
toute la potentialitй de son intellect est remplie par les formes
intelligibles. Et c'est par de telles espиces intelligibles qu'une substance
sйparйe en peut connaоtre intellectuellement une autre.
On supposera peut-кtre
qu'йtant donnйe l'essentielle intelligibilitй des substances sйparйes, il n'y a
pas lieu d'admettre que l'une d'elles est connue par l'autre а l'aide de
certaines espиces intelligibles, mais que l'essence de la substance elle-mкme
produit immйdiatement cette intellection. Le fait pour une substance d'avoir
besoin d'une espиce intelligible pour кtre connue, semble rйsulter, en ce qui
concerne les substances matйrielles, de ce qu'elles ne sont pas intelligibles
en acte par leur essence: d'oщ nйcessitй d'une intellection par intentions
abstraites. Cela semble cadrer avec un texte du Philosophe, au XIe livre des Mйtaphysiques:
Dans les substances sйparйes de la matiиre, il n'y a pas de diffйrence entre
l'intellect, l'intellection et l'objet de celle-ci.
Cette thиse, ni on l'admet,
ne soulиve pas peu de difficultйs: 1. Et tout d'abord, l'intellect en acte
est l'objet compris en acte, d'aprиs la doctrine d'Aristote. Or il paraоt
difficile de voir comment une substance sйparйe ne fait qu'un avec une autre
tandis qu'elle la comprend. 2. Tout кtre qui agit ou opиre le fait par sa propre
forme, а laquelle l'opйration rйpond, comme l'йlйvation thermique а la chaleur;
c'est pourquoi nous voyons l'objet par l'espиce duquel notre _il est informй.
Mais il ne semble pas possible qu'une substance sйparйe soit la forme d'une
autre: puisque chacune d'elles a un кtre sйparй de l'autre. Il est donc
impossible que l'une soit vue dans sa propre essence par une autre. 3. L'objet
compris est la perfection de l'кtre qui comprend. Or une substance infйrieure
ne saurait кtre la perfection d'une supйrieure. Il s'ensuivrait donc que la
supйrieure ne comprendrait pas l'infйrieure, si chacune йtait comprise par sa
propre essence, et non par une autre espиce (intelligible). 4. L'intelligible
est prйsent au-dedans de l'intellect dans la mesure oщ il est compris. Or
aucune substance ne pйnиtre dans l'вme sinon Dieu seul, qui est en toutes
choses par son essence, sa prйsence et sa puissance. Il semble donc impossible
qu'une substance sйparйe soit comprise par une autre en sa propre essence et
non par le moyen d'une similitude reзue en cette autre.
Et telle doit bien кtre la
vйritй selon la doctrine d'Aristote qui fait consister l'opйration
intellectuelle en ce que l'objet d'intellection en acte ne fait qu'un avec
l'intellect en acte. Par consйquent la substance sйparйe, bien
qu'intelligible en acte par elle-mкme, n'est pourtant de soi connue que par
l'intellect avec lequel elle ne fait qu'un. Et ainsi la substance sйparйe se
comprend elle-mкme par son essence. De la sorte il y a identitй entre l'intellect,
l'objet d'intellection et le fait de l'intellection. Mais d'aprиs la
thиse de Platon, l'intellection a lieu par contact de l'intellect avec la chose
intelligible. Ainsi donc une substance sйparйe peut en connaоtre une autre par
son essence, grвce а une sorte de toucher spirituel: la substance supйrieure
connaоt l'infйrieure, comme la renfermant et la contenant par sa vertu;
l'infйrieure connaоt la supйrieure а titre de perfection enrichissante. Aussi
Denys dit-il, au chapitre VIe des Noms Divins, que les substances intelligibles
supйrieures sont comme la nourriture des infйrieures. 99: LES SUBSTANCES SЙPARЙES CONNAISSENT LES RЙALITЙS MATЙRIELLES
Par
lesdites formes intelligibles la substance sйparйe ne connaоt pas seulement les
autres substances sйparйes, mais encore les espиces des choses corporelles. 1. Leur intellect
est parfait de perfection naturelle, comme se trouvant tout entier en acte: il
faut donc qu'il saisisse universellement son objet, а savoir l'кtre
intelligible. Mais dans l'кtre intelligible sont comprises aussi les espиces
des choses corporelles. Donc la substance sйparйe les connaоt. 2. Nous avons vu
plus haut que les espиces des choses se distinguent comme les espиces des
nombres. L'espиce supйrieure doit donc contenir а sa maniиre ce qui se trouve
dans l'espиce infйrieure, comme le plus grand nombre contient le plus petit. Et
puisque les substances sйparйes sont au-dessus des corporelles, les perfections
qui se prйsentent dans les substances corporelles sous un mode matйriel,
doivent se retrouver dans les substances sйparйes sous un mode intelligible: le
contenu йpouse en effet la maniиre d'кtre du contenant.
3. Si les substances sйparйes
meuvent les corps cйlestes, d'aprиs le dire des philosophes, tous les rйsultats
du mouvement de ces corps est attribuй а ces derniers comme а des instruments,
puisqu'ils meuvent et sont mus; les substances sйparйes qui donnent l'impulsion
sont considйrйes comme des agents principaux. Or elles agissent et meuvent par
l'intellect. Elles causent donc ce qui est produit par les corps cйlestes comme
l'ouvrier opиre а l'aide de ses instruments. Par consйquent, les formes des
кtres sujets а la gйnйration et а la corruption, se trouvent de maniиre
intelligible dans les substances sйparйes. Aussi Boиce, dans son livre De la
Trinitй, dit-il que des formes qui sont sans matiиre, sont venues les
formes qui sont dans la matiиre. Les substances sйparйes ne connaissent
donc pas seulement les substances sйparйes, mais aussi les espиces des choses
matйrielles. Car si elles connaissent les espиces des corps soumis а la
gйnйration et а la corruption, comme espиces de leurs effets propres, а bien
plus forte raison, connaissent-elles les espиces des corps cйlestes qui sont
leurs propres instruments. Mais puisque l'intellect de la substance sйparйe est
en acte, possйdant toutes les similitudes correspondant а sa puissance et
puisqu'il a la capacitй de comprendre toutes les espиces et toutes les
diffйrences de l'кtre, il s'ensuit nйcessairement que chaque substance sйparйe
connaоt toutes les choses de la nature et tout leur ordre. Pourtant comme l'intellection
en acte parfait est l'objet compris en acte, certains pourront penser que
la substance sйparйe ne connaоt pas les choses matйrielles: car il semble
inadmissible qu'une chose matйrielle soit la perfection d'une substance
sйparйe. Mais si l'on envisage sainement la question, la chose comprise est la
perfection de celui qui comprend selon sa similitude qu'il possиde dans
l'intellect: en effet, ce n'est pas la pierre situйe en dehors de l'вme qui est
la perfection de notre intellect possible. Or la similitude de la chose
matйrielle dans l'intellect de la substance sйparйe a une existence
immatйrielle, selon le mode de la substance sйparйe, non selon le mode de la
substance matйrielle. Aucun inconvйnient, par consйquent, а ce que cette
similitude soit appelйe perfection intellectuelle de la substance sйparйe,
comme une forme qui lui appartient en propre. 100: LES SUBSTANCES SЙPARЙES CONNAISSENT LES SINGULIERS
Les
similitudes des choses dans l'intellect de la substance sйparйe sont plus
universelles que dans le nфtre; elles sont douйes d'une plus grande efficacitй
pour la connaissance; aussi, par les similitudes des rйalitйs matйrielles
qu'elles possиdent, les substances sйparйes ne connaissent pas seulement les
rйalitйs matйrielles selon les raisons de genre et d'espиce, comme notre
intellect, mais elles les atteignent mкme dans leur individualitй. 1. Les
espиces des choses qui se trouvent dans l'intellect sont nйcessairement
immatйrielles. Aussi, telles qu'elles sont en notre intellect, elles ne
sauraient faire connaоtre les singuliers, individuйs par la matiиre.
L'efficacitй de nos espиces intellectuelles est si limitйe que chacune d'elles
conduit seulement а la connaissance d'un objet. La similitude d'une nature
gйnйrique ne peut nous faire parvenir а la connaissance du genre et de la
diffйrence, qui ferait connaоtre l'espиce; et pour le mкme motif la similitude
d'une nature spйcifique ne saurait procurer la connaissance des principes
individuants, qui sont les principes matйriels, connaissance grвce а laquelle
l'individu serait perзu dans sa singularitй mкme. Mais dans l'intellect de la
substance sйparйe la similitude possиde une efficacitй universelle, qu'elle
tient de son unitй et de son immatйrialitй; et ainsi elle peut conduire а la
connaissance des principes spйcifiques et individuants, si bien que par elle la
substance sйparйe peut connaоtre intellectuellement non seulement la nature du
genre et de l'espиce, mais celle mкme de l'individu. Et il ne s'ensuit pas que
la forme qui sert а cette connaissance soit matйrielle; ni qu'elle soit
indйfiniment multipliйe d'aprиs le nombre des individus. 2. Ce que peut
une vertu infйrieure, une vertu supйrieure le peut aussi, mais de maniиre plus
excellente. Aussi la vertu infйrieure opиre-t-elle par de multiples moyens, la
vertu supйrieure par un seul. Car plus une vertu est йlevйe, plus elle est
synthйtique et unie; au contraire, la vertu infйrieure est divisйe et
multipliйe; ainsi nous constatons qu'il faut cinq sens extйrieurs pour
percevoir les genres divers des objets sensibles, que l'unique force du sens
commun suffit а saisir. Mais l'вme humaine est, par ordre de nature, infйrieure
а la substance sйparйe. Elle connaоt l'universel et le singulier par deux
principes: le sens et l'intellect. Donc la substance sйparйe, qui est plus
haute, connaоt ce double objet de maniиre plus relevйe, par un seul principe
qui est l'intellect. 3. Les espиces intelligibles des choses arrivent par
deux voies contraires а notre intellect et а celui de la substance sйparйe. A
notre intellect, en effet, elles parviennent de maniиre analytique, par
abstraction des conditions matйrielles et individuantes; elles ne peuvent de la
sorte nous faire connaоtre les singuliers. A l'intellect de la substance
sйparйe les espиces arrivent pour ainsi dire de maniиre synthйtique: cet
intellect tient, en effet, ses espиces intelligibles d'une assimilation de
lui-mкme а la premiиre espиce intelligible de l'Intelligence divine, laquelle
espиce n'est pas abstraite des choses, mais productive des choses. Et elle
n'est pas seulement productive de la forme, mais aussi de la matiиre, qui est
le principe de l'individuation. Par consйquent, les espиces intellectuelles de
la substance sйparйe envisagent toute la chose, et pas seulement les principes
spйcifiques, mais encore les principes individuants. Il ne faut donc pas
refuser la connaissance des singuliers aux substances sйparйes, bien que notre
intellect ne puisse connaоtre les singuliers. 4. Si les corps cйlestes sont mus par les
substances sйparйes, comme le disent les philosophes, puisque ces substances
agissent, et meuvent par l'intellect, il faut bien qu'elles connaissent le
mobile qu'elles meuvent: et c'est un objet particulier; car l'universel est immobile.
Les positions aussi, que le mouvement renouvelle, sont des donnйes singuliиres,
qui ne sauraient кtre ignorйes d'une substance qui meut par l'intellect. Il
faut donc dire que les substances sйparйes connaissent les donnйes singuliиres
de la rйalitй matйrielle. 101: LA CONNAISSANCE NATURELLE DE L'AME SЙPARЙE EST-ELLE
SIMULTANЙE?
L'intellect
en acte est l'objet d'intellection en acte, comme le sens en acte est l'objet
sensible en acte. Et la
mкme chose ne saurait кtre en mкme temps multiple en acte. Ces affirmations
semblent exclure la possibilitй pour la substance sйparйe d'avoir des
espиces diverses des objets intelligibles, ainsi qu'on l'a dйjа notй. Mais
rappelons-nous que n'est pas nйcessairement compris en acte tout ce dont
l'espиce intelligible en acte se trouve dans l'intellect. Puisque la substance
douйe d'intelligence l'est aussi de volontй, et qu'aussi elle est maоtresse de
son acte, il est en son pouvoir, lorsqu'elle possиde l'espиce intelligible, de
s'en servir pour comprendre en acte; ou bien, si elle en a plusieurs,
d'utiliser l'une d'entre elles. Par consйquent tout ce dont nous avons la
science, nous ne la considйrons pas actuellement. Donc la substance
intellectuelle, qui connaоt par plusieurs espиces, use de celle qu'elle veut,
et c'est en ce sens qu'elle connaоt simultanйment en acte tout ce qu'elle
connaоt par une seule espиce: toutes choses en effet ne font qu'un seul
intelligible pour autant qu'elles sont connues par une forme unique; ainsi
notre intellect connaоt en mкme temps comme un objet unique plusieurs donnйes
groupйes ensemble ou rapportйes l'une а l'autre. Mais les choses qu'il connaоt
par des espиces diverses, il ne les connaоt pas simultanйment. Et c'est
pourquoi, de mкme qu'il n'y a qu'un intellect, ainsi l'objet actuellement
compris est un. Il existe donc dans l'intellect de la substance
sйparйe une certaine succession de pensйes. Ce n'est pourtant pas un mouvement,
а proprement parler, puisque l'acte n'y succиde pas а la puissance, mais l'acte
а l'acte. Mais l'intelligence divine, par une seule Idйe qui est son Essence,
connaоt toutes choses. Son action s'identifie а son Essence, et ainsi elle
comprend tout а la fois. DONC
SON ACTIVITЙ INTELLECTUELLE N'EST SUJETTE A AUCUNE SUCCESSION, MAIS SON ACTE
D'INTELLECTION EST ABSOLUMENT SIMULTANЙ, PARFAIT, DEMEURANT A TRAVERS TOUS LES
SIИCLES DES SIИCLES. AMEN. LIVRE TROISIИME: LA MORALE
PROLOGUE
« C'EST
UN GRAND DIEU QUE YAWEH, UN GRAND ROI AU-DESSUS DE TOUS LES DIEUX. SEIGNEUR, IL
N'A PAS DЙDAIGNЙ SON PEUPLE; IL TIENT EN SES MAINSTOUTES LES FRONTIИRES DE LA
TERRE ET LES SOMMETS DES MONTS SONT A LUI. LA MER LUI APPARTIENT; IL L'A FAITE,
LA TERRE AUSSI, SES MAINS L'ONT FORMЙE.» Nous
avons montrй jusqu'ici comment parmi les кtres il en est un premier, riche de
la perfection plйniиre de tout l'кtre. Nous l'appelons Dieu. De l'abondance de
sa perfection il dйpartit l'кtre а tout ce qui existe au point que nous ne le
reconnaissons pas simplement comme le premier des кtres, mais comme la source
de tout кtre. Il donne l'кtre aux autres, non par nйcessitй de nature, mais
selon sa libre disposition; cela a йtй mis en йvidence prйcйdemment. La
consйquence en est qu'il est le maоtre de ses rйalisations; ne sommes-nous pas
maоtres de ce qui dйpend de notre arbitre? Et cet empire sur les choses qu'il a
produites, il l'exerce en plйnitude: dans cette production, il n'a besoin ni du
secours de quelque agent extйrieur, ni de quelque prйsupposй matйriel puisqu'il
est l'auteur universel de l'кtre. Toutefois ce qui est soumis а la volontй
d'un agent est ordonnй par lui vers quelque fin, car le bien et la fin sont
l'objet propre de la volontй, dиs lors l'effet de celle-ci est nйcessairement
orientй vers une fin. Or, tout кtre dans son action poursuit une fin derniиre,
et il y doit кtre dirigй par celui qui lui donne les principes de cette action. Il est
donc nйcessaire que Dieu, puisqu'il est souverainement parfait en lui-mкme et donne
de son propre pouvoir l'кtre а tout ce qui existe, gouverne tous les кtres,
sans кtre lui-mкme soumis а personne. Nul ne se soustrait а son gouvernement,
comme nul ne reзoit l'кtre d'un autre que de lui. Parfait dans son кtre et sa
causalitй, il l'est йgalement dans son gouvernement. Nйanmoins ce gouvernement s'exerce
diffйremment sur les divers кtres selon la diversitй de leur nature. Certains
ont йtй crййs par Dieu dans une condition telle que, par leur intelligence, ils
portent en eux sa ressemblance et reproduisent son image; c'est pourquoi non
seulement ils sont dirigйs mais, en mкme temps, ils se dirigent eux-mкmes
suivant leur propre mode d'action vers la fin qui leur est assignйe. Dans ce
gouvernement personnel, s'ils se soumettent au gouvernement divin, ils sont
admis par celui-ci а la possession de la fin derniиre; si, par contre, ils s'y
soustraient, ils en sont rejetйs. D'autres
кtres, non dotйs d'intelligence, ne se dirigent pas eux-mкmes vers leur fin;
ils y sont conduits par un autre. Parmi ceux-ci: il en est, кtres
incorruptibles, dont l'agir, tout comme leur кtre naturel, est sans aucune
dйfaillance dans l'ordre vers la fin qui leur est assignйe; indйfectiblement,
ils sont soumis au gouvernement du premier maоtre; ce sont les corps cйlestes
dont les mouvements se dйroulent toujours dans l'uniformitй. Mais
il est d'autres кtres, corruptibles, susceptibles dans leur nature de
dйfaillance, au profit d'ailleurs de quelque autre: la corruption de l'un est
en effet suivie de la gйnйration de l'autre. Et de mкme leur agir propre a ses
faiblesses dans son ordre, faiblesses que compense le bien qui en naоt. Il
apparaоt ainsi que ces кtres qui semblent dйvier de l'ordre du gouvernement
premier, n'йchappent pas eux-mкmes а l'empire du premier Souverain. Ces corps
corruptibles, comme ils ont йtй crййs par Dieu, sont pleinement soumis а son
pouvoir. Lorsque, rempli de l'Esprit-Saint, le Psalmiste contemple ce monde, pour
nous expliquer le gouvernement divin, il nous dйcrit tout d'abord la perfection
du premier souverain: la perfection de sa nature, par ces mots « Dieu »,
de sa puissance « un grand Seigneur », tributaire de
personne dans les _uvres de sa puissance, de son autoritй, « Roi par sa
grandeur au-dessus des autres dieux », si multipliйs
que soient ceux qui participent au gouvernement, tous sont soumis а sa rйgence. Deuxiиmement,
il nous dйcrit les modalitйs de ce gouvernement. Il s'agit d'abord des кtres
intellectuels qui, soumis а son gouvernement, sont conduits par lui а leur fin
derniиre qui est lui-mкme: aussi est-il dit: « Il n'a pas dйdaignй son
peuple. » Il s'agit encore des кtres corruptibles qui, s'ils dйvient
parfois dans leur agir propre, n'йchappent pourtant pas au pouvoir du premier
Souverain :« Il tient dans sa main les fondements de la terre. » Enfin,
а propos des corps cйlestes qui dйpassent les sommets de la terre, c'est-а-dire
des corps corruptibles, qui obйissent immuablement а l'ordre du gouvernement
divin, il dit: « et les sommets des montagnes sont а lui ». Troisiиmement, il
donne la raison de l'universalitй de ce gouvernement: Ce qui a йtй crйй par
Dieu doit nйcessairement кtre rйgi par lui. C'est ce qu'il dit: « Parce
que la mer est а lui, etc... » Comme au premier livre nous avons traitй
de la perfection de la nature divine, au second, de la perfection de sa
puissance par laquelle il est cause et maоtre de tous les кtres, il nous reste
dans ce troisiиme livre а йtudier la perfection de son autoritй ou de sa
dignitй, en tant qu'il est fin et loi de tous les кtres. Nous suivrons donc cet
ordre: 1° Dieu, fin de tous les кtres; 2° Son gouvernement universel, en
tant qu'il rйgit toute crйature; 3° Son gouvernement
particulier, rйservй aux crйatures intelligentes. DIEU
LA FIN DES CRЙATURES
2: COMMENT TOUT AGENT AGIT POUR UNE FIN
Nous
devons donc йtablir en premier comment tout agent poursuit quelque fin par son
agir. Chez
ceux qui en toute йvidence agissent pour une fin, nous appelons
« fin » ce vers quoi est orientй l'йlan de l'agent. L'atteint-il?
Nous disons qu'il a atteint son but. Le manque-t-il? Nous disons qu'il a manquй
le but qu'il s'йtait proposй. Tel le mйdecin qui cherche а rйtablir une santй,
le coureur qui tend а un but dйterminй. Aucune diffйrence, que l'agent soit
douй de connaissance ou non: la cible est le but de l'archer comme du mouvement
de la flиche. Or, tout йlan chez un agent tend а un but dйterminй: toute action ne
procиde pas d'une virtualitй quelconque: la chaleur rйchauffe tandis que le
froid refroidit; ainsi les actions sont-elles qualifiйes d'aprиs la qualitй
mкme des forces qui les engendrent. Toutefois, le terme de l'action est une
rйalisation tantфt extйrieure: la maзonnerie dans la maison, la mйdication dans
la santй, tantфt non extйrieure comme dans l'intellection et la sensation. Dans
le premier cas, а travers l'action, le mouvement de l'agent tend а cette
rйalisation extйrieure, dans le second а l'action elle-mкme. En consйquence,
tout agent poursuit donc quelque fin par son agir, soit son action elle-mкme,
soit le fruit de son action. Chez tous les agents а l'affыt d'une fin, nous disons
que celle-lа est sa fin derniиre au delа de laquelle il ne cherche plus rien:
ainsi le mйdecin travaille au rйtablissement de la santй; ce but atteint, son
effort n'a plus d'objet. Or, dans l'action de tout agent, on doit aboutir а un
terme au delа duquel cet agent ne dйsire plus rien, autrement ses actions se
poursuivraient а l'infini, ce qui est impossible. L'infini est, en effet,
infranchissable (I Poster., XXII, 2; 82 b), l'agent n'engagerait jamais dиs
lors son effort, car nul ne tend а ce qu'il lui est impossible d'atteindre.
Ainsi tout agent agit en vue d'une fin. Dans l'hypothиse oщ ces actions se
succйderaient а l'infini, elles se termineraient ou non en quelque rйalisation
extйrieure. Cette rйalisation extйrieure devrait-elle clore cette sйrie, elle
suivrait а un nombre infini d'actions. Mais ce qui prйsuppose l'infini, ne
saurait jamais кtre, puisque l'infini est infranchissable. Et ce qui ne
saurait кtre, ne peut devenir, et ce qui ne peut devenir, ne peut кtre fait. Il
est donc impossible pour un agent quelconque d'entreprendre quelque
rйalisation, prйsupposant une sйrie infinie. Dans l'autre hypothиse oщ nulle
rйalisation ne suivrait а cette infinitй d'actions l'ordre de celles-ci serait
commandй soit par les virtualitйs engagйes: l'homme sent en vue de former des
images, il forme des images pour comprendre et il comprend pour vouloir; soit
par les objets recherchйs: je considиre mon corps pour connaоtre mon вme, je
connais celle-ci pour dйcouvrir la substance sйparйe, et а travers celle-ci
Dieu lui-mкme. Mais on ne peut remonter а l'infini du cфtй des virtualitйs, pas
plus que du cфtй des formes des choses, comme il est dйmontrй au IIe livre des Mйtaphysiques
- la forme йtant le principe de l'agir - ni du cфtй des objets pas plus que
du cфtй des кtres, puisqu'il y a un premier кtre, nous l'avons prouvй. Il est donc
impossible que les actions se multiplient а l'infini, et il est nйcessaire que
l'agent se propose un but dans la possession duquel il se repose. Tout agent
agit ainsi pour une fin. Chez les кtres qui agissent en vue d'une fin, tous
les intermйdiaires entre le premier agent et la fin derniиre sont entre eux
comme des fins vis-а-vis de ceux qui les prйcиdent, des principes vis-а-vis de
ceux qui les suivent. Mais si l'effort de l'agent ne se portait pas sur quelque
point dйterminй, et si les actions se multipliaient а l'infini, les principes
d'action se devraient multiplier eux-mкmes а l'infini. Ceci est impossible,
nous l'avons montrй. Il est donc nйcessaire que l'effort de l'agent se porte
sur un but dйterminй. Pour un agent, le principe de son agir est ou sa
nature ou son intelligence. Or, sans aucun doute, les agents intellectuels
agissent en vue d'une fin: ce qu'ils rйalisent dans l'action, ils le conзoivent
d'abord dans leur intelligence; l'action suit а cette conception: tel est
l'agir intellectuel. Mais de mкme que dans l'intelligence qui conзoit l'idйal а
rйaliser, on retrouve la similitude de l'effet, fruit de l'effort de l'кtre
intelligent, ainsi, dans l'agent naturel, prйexiste la similitude de l'effet
naturel d'oщ l'action, engagйe en vue de produire cet effet, tient sa
dйtermination: le feu engendre le feu, et l'olive l'olive. En consйquence,
celui qui agit par sa nature tend а une fin dйterminйe, comme celui qui agit
par son intelligence. Tout agent agit donc pour une fin. Il n'est de
dйfaillance que dans le cas de la recherche de quelque fin; nul en effet n'en
est accusй qui n'atteint pas ce pourquoi il n'йtait pas fait: on reproche au
mйdecin de ne pas rendre la santй, mais non а l'architecte, ni au grammairien.
Toutefois on parlera de faute en matiиre d'art, tel le grammairien qui ne
s'exprime pas correctement, de mкme en domaine de nature, par exemple les
enfantements monstrueux. Ils agissent donc en vue d'une fin tant l'agent
naturel que celui qui se meut d'aprиs son art et de maniиre dйlibйrйe. Si quelque agent
ne recherchait pas un effet dйterminй, il serait indiffйrent а tous. Or, qui
est indiffйrent а tout ne fait pas plus ceci que cela, aussi de cette
indiffйrence aucun effet ne suit, sans une dйtermination prйalable, sans quoi
l'action serait impossible. Tout agent tend par consйquent а un effet dйterminй
que l'on appelle sa fin. Toutefois, certaines actions semblent manquer de
finalitй: ainsi le jeu, la contemplation et ces actions qui ne retiennent pas
l'attention, on se frotte la barbe, par exemple, et autres choses semblables.
Cela permettrait de penser que certains agents agissent sans finalitй. Il faut savoir
que la contemplation n'est pas pour une autre fin, elle est а elle-mкme sa fin.
Quant au jeu, il est parfois lui-mкme une fin, dans le cas de celui qui joue
pour le seul plaisir de jouer; parfois il a une autre finalitй, ainsi
jouons-nous pour mieux йtudier aprиs. Enfin, quant а ces actions qui ne
retiennent pas l'attention, elles n'ont pas leur principe dans l'intelligence,
mais dans une image subite ou quelque cause naturelle: par exemple un dйsordre
dans les humeurs qui est une source de dйmangeaisons, et nous porte а nous frotter
la barbe sans faire attention. Ces actions tendent donc elles aussi а quelque
fin, mais hors du domaine de l'intelligence. Voici donc йcartйe l'erreur des anciens
philosophes de la Nature qui affirmaient que tout relиve de la nйcessitй de la
matiиre, excluant totalement la finalitй des choses. 3: COMMENT TOUT AGENT AGIT EN VUE D'UN BIEN
A
partir de ce point nous йtablirons comment tout agent agit en vue d'un bien. Il est en effet
йvident que tout agent agit pour une fin de ce fait qu'il tend а un but
dйterminй. Or ce vers quoi l'agent se porte d'une maniиre prйcise, lui convient;
il ne le rechercherait pas sans cette harmonie avec lui. Et ce qui convient а
quelqu'un lui est bon. Tout agent agit ainsi en vue d'un bien. La fin
est ce en quoi se repose l'inclination de l'agent ou du moteur, et de son
mobile. Or le propre du bien est d'кtre le terme de l'inclination: le bien
est en effet ce que tous recherchent. Toute action et tout mouvement sont
donc en vue d'un bien. Toute
action et tout mouvement sont ordonnйs de quelque maniиre а l'кtre, qu'il
s'agisse de le conserver dans son espиce ou son individualitй, ou de le
retrouver. Or le fait d'кtre, lui-mкme est un bien; aussi tout aspire а l'кtre.
Toute action et tout mouvement sont donc en vue d'un bien. Toute action ou
tout mouvement est en vue de quelque perfectionnement. En effet, si l'action
est elle-mкme une fin, elle est la perfection seconde de l'agent; si elle tend
а transformer quelque matiиre extйrieure, l'agent entend imposer а cette
matiиre une perfection а laquelle tend d'ailleurs cette matiиre s'il s'agit
d'un mouvement connaturel. Or nous appelons bien ce qui est parfait. Toute
action et tout mouvement sont donc pour un bien. Tout
agent agit dans la mesure ou il est en acte; ce faisant, il tend а reproduire
sa propre ressemblance, il tend donc а un acte. Or tout acte a raison de bien:
le mal ne se rencontre en effet que dans une puissance qui n'aboutit pas а son
acte. Toute action est donc pour un bien. L'agent intelligent agit en vue d'une fin
qu'il se choisit а lui-mкme; par contre l'agent naturel, bien qu'il agisse en
vue d'une fin, ne se la choisit pas, puisqu'il ne saisit pas la raison de fin,
il se meut vers une fin qui lui est imposйe de l'extйrieur. Or l'agent
intellectuel ne se fixe une fin que sous la raison de bien: l'intelligible ne
meut que sous l'aspect du bien, objet de la volontй. De mкme par consйquent
l'agent naturel n'est mы et n'agit pour une fin que dans la mesure oщ elle est
un bien puisque sa fin lui est intimйe par quelque appйtit. Tout agent agit
donc en vue d'un bien. La
mкme raison explique la fuite du mal et la recherche du bien, comme la chute en
bas et la projection en haut. Or tous les кtres fuient le mal: les agents
intelligents fuient une chose parce qu'ils la considиrent comme un mal; les
agents naturels rйsistent dans la mesure de leur force а la corruption qui est
le mal de tout кtre. Tous les кtres agissent donc en vue d'un bien. Ce qui suit а
l'action d'un agent quelconque en dehors de son intention, provient, dit-on, du
hasard ou de la fortune. Or nous constatons que les activitйs de la nature
produisent toujours ou la plupart du temps, ce qu'il y a de mieux: par exemple,
chez les plantes les feuilles sont ainsi disposйes qu'elles protиgent fruits;
chez les animaux leur physiologie est telle qu'ils puissent vivre en santй.
Toutefois si de tels effets йtaient hors de l'intention de la nature, ils
seraient dыs au hasard ou а la fortune, ce qui est impossible. Cela ne
s'explique pas par le hasard et n'est pas fortuit qui arrive toujours ou
frйquemment, au contraire de ce qui se produit seulement en quelques cas.
L'agent naturel poursuit donc ce qu'il y a de meilleur, chose plus йvidente
pour l'agent intelligent. Tout agent du fait qu'il agit, recherche donc le bien. Tout mobile est
conduit au terme de son mouvement par un moteur et un agent; moteur et mobile
tendent dиs lors au mкme but. Or le mobile, puisqu'il est en puissance, tend а
l'acte, par lа а la perfection et au bien: par le mouvement il passe de la puissance
а l'acte. Ainsi et le moteur et l'agent dans leur mouvement et leur action
tendent au bien. De lа cette dйfinition du bien par les philosophes: « Le bien est ce que tous les кtres dйsirent ». Et Denys affirme que «tous dйsirent
le bien et le meilleur ». 4: COMMENT LE MAL EST DANS LES CHOSES HORS DE TOUTE INTENTION
De lа
il ressort que le mal est dans les choses hors de toute intention. Ce qui en
effet suit а une action autre que ce qu'en attendait l'agent arrive en dehors
de l'intention de celui-ci. Or le mal est autre que le bien, recherchй par tout
agent. Il est donc un йvйnement extra-intentionnel. Tout dйfaut dans un effet ou une action
est consйcutif а une dйfaillance dans les principes de l'action: par exemple
d'une semence corrompue est enfantй un monstre et une malformation de jambe
entraоne la claudication. Toutefois un agent agit dans la mesure de ses
virtualitйs, non en raison de ses dйficiences, et pour autant qu'il agit il est
а la recherche d'une fin. Il se porte sur une fin proportionnйe а ses forces,
par consйquent ce qui arrive en raison de sa faiblesse est hors de son
intention. Et cela mкme est le mal. Le mal arrive donc en dehors de toute
intention. Le
mouvement d'un mobile et la motion de son moteur tendent au mкme terme. Or de
soi le mobile tend au bien, il n'aboutit au mal qu'accidentellement, sans
aucune intention de sa part: tel est le cas йvident de la gйnйration et de la
corruption. En effet la matiиre, sous l'emprise d'une forme, est en puissance а
une autre en mкme temps qu'а la privation de cette forme qu'elle possиde: par
exemple, tandis qu'elle est actuйe par la forme de l'air, elle est en puissance
а celle du feu et а la privation de celle-ci. Un changement dans cette matiиre
aboutira ensemble а l'un et а l'autre, а la forme du feu alors qu'est engendrй
le feu et а la privation de l'air alors que celui-ci disparaоt. Nйanmoins
la tendance et l'inclination de la matiиre vont а la forme et non а la
privation de forme. La matiиre ne tend pas en effet а l'impossible, et il n'est
pas possible qu'elle soit sous la seule privation, mais bien sous une forme.
Que la privation soit le terme du mouvement de la matiиre ne ressortit donc pas
а sa tendance; elle ne l'est que dans la mesure oщ la matiиre atteint la forme
vers laquelle elle йtait inclinйe, alors suit nйcessairement la privation de la
forme antйrieure. Ce changement de la matiиre dans le cas de corruption et de
gйnйration, est donc de soi orientй vers une forme; la privation qui suit est
hors de toute intention. Il en va de mкme dans tout mouvement. Aussi en tout
mouvement y a-t-il gйnйration et corruption sous un certain rapport
- qu'un кtre passe du blanc au noir, le blanc est corrompu et le noir
apparaоt. Or le bien consiste en ce que la matiиre est perfectionnйe par sa forme
et la puissance par son acte propre, le mal en ce qu'elle est privйe de l'acte
qui lui est dы. Tout mobile tend ainsi au bien par son mouvement, s'il aboutit
а quelque mal, c'est en dehors de toute intention. Puis donc que tout agent et
tout moteur recherchent le bien, le mal arrive en dehors de l'intention de
l'agent. L'intention
suit а l'apprйhension chez les agents intelligents et chez ceux douйs d'une
certaine connaissance: le terme de l'intention est en effet ce qui est saisi
comme fin. Si donc on touche а quelque chose qui ne rйpond pas а une certaine
reprйsentation, ceci n'appartient pas а l'intention: ainsi quelqu'un veut
manger du miel et il mange du fiel croyant que c'est du miel, ceci est hors de
son intention. Or
tout agent intelligent ne recherche que ce qu'il saisit sous un aspect de bien,
nous l'avons prouvй au chapitre prйcйdent. Si donc ce qu'il atteint n'est pas
bon, mais mauvais, cela est йtranger а son intention. Le mal que fait un agent
intelligent est ainsi en dehors de son intention. Et puisque la tendance au bien est commune
а l'agent intelligent et а la nature, le mal ne suit а l'intention d'aucun
agent si ce n'est comme йtranger а cette intention. D'oщ ce dire de Denys: « le mal
est йtranger а l'intention et au vouloir». 5-6: OBJECTIONS QUI TENDENT A PROUVER QUE LE MAL N'EST PAS HORS DE
TOUTE INTENTION, ET RЙPONSE A CES OBJECTIONS
Certaines
choses pourtant semblent opposйes а cette doctrine. 1.
De ce qui ne relиve pas de l'intention d'un agent on dit que c'est
fortuit, que cela arrive par hasard et rarement. Or ce n'est pas ce que l'on
dit du mal, qui au contraire arrive toujours ou frйquemment. Ainsi dans le
domaine de la nature, il n'est jamais de gйnйration sans corruption; chez les
agents volontaires, le pйchй est frйquent: il est aussi difficile, dit
Aristote, d'agir conformйment а la vertu que d'atteindre le centre d'un
cercle. Le mal ne semble donc pas arriver hors de toute intention. 2.
Aristote dit expressйment que la malice ressortit au volontaire, et
il allиgue la preuve de celui qui commet volontairement l'injustice; or il
est inexplicable que celui qui volontairement commet l'injustice ne veuille pas
кtre injuste, et celui qui attente la pudeur ne veuille pas кtre incontinent: aussi
les lйgislateurs punissent-ils les mйchants comme s'ils accomplissaient
le mal volontairement. Il ne paraоt donc pas que le mal soit йtranger а la
volontй et а l'intention. 3.
Tout mouvement naturel a une fin voulue par la nature. Or la corruption
est un changement naturel, comme la gйnйration. Sa fin qui est la privation,
est donc voulue par la nature au mкme titre que la forme et le bien, qui sont
la fin de la gйnйration. CHAP.
VI. - Pour rendre plus йvidente la solution de ces difficultйs, nous
considйrerons comment le mal affecte soit une substance soit l'agir de cette
substance. Le mal affecte une substance quand celle-ci manque de ce qu'elle
pourrait et devrait possйder. Par exemple, ce n'est pas un mal pour l'homme de
n'avoir pas d'ailes, il n'est pas construit pour cela; ce ne lui est pas davantage
un mal de n'avoir pas de cheveux blonds, bien qu'il puisse en avoir, ils ne
sont pas un йlйment de son intйgritй. Par contre ce lui serait un mal d'кtre
privй de mains; il peut et doit en avoir s'il est homme parfait; cette
privation n'est pourtant pas un mal pour l'oiseau. Or
toute privation, au sens propre et strict, porte sur une chose que son sujet
pourrait et devrait possйder. Dans cette privation, ainsi comprise, se trouve
donc la raison de mal. La matiиre, йtant en puissance а toutes les formes,
est apte а chacune d'elles, aucune toutefois ne lui est nйcessaire, puisque
sans l'une ou l'autre elle est susceptible d'кtre parfaitement en acte.
Cependant chez les кtres composйs de matiиre, l'une de ces formes est exigйe:
il n'y a pas d'eau sans la forme de l'eau, ni de feu sans celle du feu. Par
consйquent, la privation de telle forme pour la matiиre, n'est pas un mal, mais
elle l'est pour le sujet propre de cette forme, ainsi la privation de la forme
du feu est un mal pour le feu. En outre, il en est des privations comme des habitus
et des formes, elles ne sont que par leur sujet, dиs lors pour ce sujet qu'elle
affecte, la privation est un mal purement et simplement, autrement elle n'est
que le mal d'un sujet dйterminй et non le mal purement et simplement. Pour un
homme, la privation de mains est un mal purement et simplement, tandis que pour
la matiиre la privation de la forme de l'air n'est pas un mal absolu, c'est
seulement le mal de l'air. Dans le cas de l'action, la privation de son ordre et
de sa perfection native est son mal, et comme aucune action ne peut кtre sans
un certain ordre et une certaine proportion, une telle privation est pour
l'action un mal absolu. Aprиs
ces considйrations, sachons que tout ce qui arrive en dehors de l'intention, ne
se produit pas nйcessairement fortuitement et par hasard, comme le soutenait la
premiиre objection. En effet si ce qui est hors de l'intention est
toujours ou frйquemment consйcutif а ce que l'on veut, cela n'est pas fortuit
ni dы au hasard: tel le cas de celui qui veut goыter la douceur du vin et qui,
quand il boit, s'enivre; ceci n'est pas fortuit ni dы au hasard; il en serait
autrement si cela ne se produisait que rarement. Ainsi
ce mal qu'est la corruption naturelle, bien qu'il soit hors de l'intention du
gйnйrateur, se produit pourtant toujours: toujours en effet l'acquisition d'une
forme entraоne la privation d'une autre. Cette corruption ne se produit donc
pas par hasard et rarement, bien que, on l'a dit, la privation ne soit pas
toujours un mal absolu, mais seulement le mal d'un sujet. Si pourtant la
privation est telle que l'engendrй soit privй de ce qui est requis а son
intйgritй, elle est l'effet du hasard et elle est un mal absolu, c'est le cas
des enfantements monstreux. Ceci
n'est pas une consйquence nйcessaire de ce qui йtait voulu, ce lui est plutфt
opposй, puisque l'agent cherche la perfection de l'engendrй. Le mal qui touche
l'agir d'un agent naturel, provient d'un dйfaut dans sa virtualitй. C'est
pourquoi si un agent souffre de quelque infirmitй, le mal qui en dйcoule est en
dehors de son intention. Cependant il ne relиve pas du hasard, car il est pour
cet agent une consйquence nйcessaire, dans le cas du moins d'une infirmitй qui
demeure ou d'accиs frйquent; il serait au contraire fortuit, si l'agent n'йtait
que rarement affectй de cette dйficience. Quant aux agents volontaires, leur
intention se porte sur un bien particulier, l'universel en effet ne meut pas,
mais seul le particulier qui est le terme de l'acte. Par consйquent quand le bien recherchй
connote toujours ou frйquemment la privation d'un bien conforme а la raison, le
mal moral suit non par hasard, mais toujours ou frйquemment: tel le cas de
celui qui pour son plaisir veut user d'une femme alors que ce plaisir ne va pas
sans le dйsordre de l'adultиre; ce mal de l'adultиre n'arrive pas par hasard.
Le mal serait au contraire fortuit, si la dйfectuositй йtait exceptionnellement
attachйe а l'objet voulu; par exemple on tire un oiseau, et l'on tue un homme. Chacun recherche
souvent ces biens qu'affecte la privation du bien raisonnable parce que la
plupart des hommes vivent d'aprиs leurs sens: le sensible est а notre portйe,
et dans le particulier, domaine propre de l'action, il nous meut trиs
efficacement; et beaucoup de ces biens ne vont pas sans la privation du bien
raisonnable. Il ressort de lа que, si le mal est йtranger а l'intention, il n'en est
pas moins volontaire, comme le dit la deuxiиme objection, il ne l'est
pourtant pas de soi, mais par accident. L'intention se porte en effet sur la
fin derniиre, voulue pour elle-mкme, mais le vouloir se porte encore sur un
objet en raison d'un autre, mкme s'il ne le veut pas purement et simplement;
par exemple celui qui pour se sauver, jette ses marchandises а la mer, n'entend
pas s'en dйbarrasser, mais se sauver; il ne veut pas purement et simplement
jeter les marchandises, il le veut en raison de son salut. C'est le cas de
celui qui en vue de quelque bien sensible, accepte une action dйsordonnйe; il
ne recherche pas le dйsordre,ni le veut purement et simplement, il le veut en
raison de ce bien. Et de la sorte on dit de la malice et du pйchй qu'ils sont
volontaires comme le serait le fait de jeter ses marchandises а la mer. Dans le
mкme sens nous trouvons la rйponse а la troisiиme objection. Il n'est
jamais de mouvement de corruption sans celui de gйnйration, ainsi la fin de la
corruption ne va pas sans celle de la gйnйration. La nature ne tend donc pas а
cette fin qu'est la corruption sйparйment de celle qu'est la gйnйration; elle
tend а l'une et а l'autre а la fois. En effet l'intention absolue de la nature
n'est pas que l'eau ne soit plus, mais que l'air soit - et de ce fait l'eau
n'est plus. De soi, la nature tend donc а ce quel air soit, mais que l'eau ne
soit plus, elle ne le recherche que dans la mesure oщ cela suit а l'existence
de l'air. Ainsi les privations ne sont pas voulues par la nature pour
elles-mкmes, mais seulement par accident, tandis que les formes sont voulues
pour elles-mкmes. De ces prйmisses on conclura que dans les activitйs
de la nature, le mal pur et simple est totalement en dehors de toute intention,
tels les enfantements monstreux, tandis que le mal d'un sujet, qui n'est pas un
mal pur et simple, n'est pas voulu pour lui-mкme par la nature, il l'est par
accident. 7: COMMENT LE MAL N'EST PAS UNE ESSENCE
Il
ressort de ces considйrations qu'aucune essence n'est mauvaise par elle-mкme. Le mal, nous
l'avons dit, n'est rien autre que la privation de ce que quelqu'un est apte
а possйder et qu'il doit avoir: tel est bien le sens universel de ce
substantif, le mal. Or la privation n'est pas une essence, elle est au
contraire une nйgation dans une substance. Le mal n'est donc pas une
essence dans les choses. Tout
кtre a l'existence en raison de son essence, et dans la mesure oщ il possиde
l'existence, il a un bien. Si en effet le bien est ce que tous recherchent, l'existence
est un bien puisque tous la recherchent. Tout кtre est donc bon en raison
de son essence. Or le bien et le mal sont opposйs, rien ne sera donc mauvais du
fait de son essence. Aucune essence n'est donc mauvaise. Les choses sont
ou cause ou effet. Le mal ne peut кtre cause puisqu'un кtre n'agit que dans la
mesure oщ il est en acte et est parfait. Il ne peut davantage кtre effet,
puisque le terme de toute gйnйration est une forme et un bien. Aucune chose
n'est donc mauvaise dans son essence. Rien ne tend а son contraire, chacun
recherche en effet ce qui lui ressemble et lui convient. Or, nous l'avons
montrй, tout кtre dans son agir tend au bien. Par consйquent aucun кtre, comme
tel, n'est mauvais. Une essence appartient а la nature d'un кtre.
Est-elle du genre substance, elle est la nature mкme de cet кtre. Est-elle au
contraire du genre accident, elle dйpend des principes d'une substance, et pour
celle-ci elle est naturelle, tout en ne l'йtant peut-кtre pas pour une autre,
par exemple: pour le feu la chaleur est naturelle qui ne l'est pas pour l'eau.
Or ce qui de soi est un mal ne saurait кtre naturel а un кtre. N'est-il pas en
effet de la nature du mal d'кtre la privation de ce а quoi un кtre est apte et
qui lui est dы? Puis donc que le mal est la privation de ce qui est naturel, il
ne peut кtre naturel pour un кtre? De lа, tout ce qui par nature appartient а
un кtre est son bien, dont l'absence est pour lui un mal. Aucune essence n'est
donc de soi mauvaise. Tout ce qui a une essence est soi-mкme une forme ou
en possиde une: tout кtre en effet par sa forme se range dans un genre ou une
espиce. Or la forme, comme telle, a raison de bien puisqu'elle est principe d'action,
comme aussi la fin recherchйe par tout agent et l'acte qui est la perfection de
tout кtre, dotй de forme. Tout кtre donc qui possиde une essence, comme tel,
est bon. Le mal n'a donc pas d'essence. L'кtre se divise en acte et en puissance.
Or l'acte, comme tel, est bon; un кtre est en effet parfait dans la mesure oщ
il est en acte. La puissance est aussi un certain bien: elle tend а l'acte,
comme tout mouvement en est le signe; elle est encore proportionnйe а l'acte,
nullement contraire а lui, elle est dans son genre, et la privation ne
l'affecte qu'accidentellement. Par consйquent tout ce qui est, de quelque
maniиre que ce soit, en tant qu'кtre est bon. Le mal n'a donc pas d'essence. Nous avons prouvй
au Deuxiиme Livre que tout кtre, quel qu'il soit, vient de Dieu. Or Dieu est la
bontй parfaite, nous l'avons montrй au Premier Livre (ch. 28, 41). Puis donc
que le mal ne peut кtre l'effet du bien, il est impossible qu'un кtre, comme
tel, soit mauvais. Aussi est-il dit: « Dieu vit toutes ces
choses qu'il avait faites, et elles йtaient trиs bonnes »; de mкme:
« En son temps il fit toutes choses bonnes »; et: « Toute
crйature de Dieu est bonne ». Voici donc йcartйe l'erreur des Manichйens
d'aprиs laquelle certains кtres seraient mauvais par nature. 8-9: RAISONS QUI SEMBLERAIENT PROUVER QUE LE MAL EST UNE
NATURE OU UNE RЙALITЙ, ET RЙPONSES A CES OBJECTIONS
Il
semble pourtant que l'on pourrait opposer quelques objections а cette doctrine. 1. Tout кtre
tient sa spйcification de sa diffйrence spйcifique.- Or le mal est la
diffйrence spйcifique de certains genres d'кtres, а savoir les habitus et les
actes moraux. De mкme en effet que spйcifiquement la vertu est un
« habitus » bon, le vice au contraire est un « habitus »
mauvais, et il en est de mкme pour les actes vertueux et vicieux. Le mal donne
donc leur spйcificitй а certaines choses; il est ainsi une essence et
appartient а la nature de certains кtres. 2. Les contraires doivent l'un et l'autre
кtre dotйs de quelque nature; si l'un des deux en effet n'йtait pas quelque
chose de positif, il serait privation ou nйgation pure. Or nous disons du bien
et du mal qu'ils sont contraires. Le mal est donc une nature. 3. Aristote dit
que le bien et le mal sont les genres des contraires. Or tout genre
possиde une essence et une nature. Dans le non-кtre en effet il n'est ni
espиces ni diffйrences, aussi le non-кtre ne peut-il кtre un genre, le mal est
donc une essence et une nature. 4. Tout ce qui agit est une chose. Or le
mal, comme tel, agit: il s'oppose au bien et le corrompt. Le mal, comme tel,
est donc quelque chose. 5. Lа oщ se trouve du plus et du moins, il y a des
rйalitйs, hiйrarchisйes entre elles; en effet les nйgations et les privations
ne sont pas susceptibles de plus et de moins. Or parmi les maux, l'un est pire
que l'autre. Il semble donc que le mal soit une rйalitй. 6. Chose et кtre
sont identiques. Or le mal est dans le monde. Il est donc quelque chose, une
nature. CHAP.
IX. - Il n'est pas difficile de rйsoudre ces objections. 1. Dans l'ordre
moral le bien et le mal sont des diffйrences spйcifiques, comme le dit la premiиre
objection, car le moral dйpend de la volontй, cela ressortit а la moralitй
qui est volontaire. Or la fin et le bien sont l'objet de la volontй. C'est par
consйquent de la fin que les rйalitйs morales tirent leur spйcification, tout
comme les actions naturelles tirent la leur de la forme de leur principe actif,
ainsi l'action de chauffer de la chaleur. Puis
donc que le bien et le mal sont dйfinis d'aprиs l'ordre gйnйral а la fin ou la
privation de cet ordre, les premiиres diffйrences dans la moralitй sont dans le
bien et le mal. Mais dans un genre il n'est qu'une premiиre mesure,
et la raison est celle de la moralitй. C'est donc en regard de la fin de la
raison que dans l'ordre moral les choses sont qualifiйes bonnes ou mauvaises.
On dira qu'une chose est spйcifiquement bonne si elle est spйcifiйe par une fin
conforme а la raison, mais spйcifiquement mauvaise si elle est spйcifiйe par
une fin contraire а celle de la raison. Nйanmoins cette fin, mкme opposйe а celle
de la raison, est un certain bien, ainsi ce qui plaоt au sens et autres choses
analogues. Ainsi est-il des biens pour certains animaux, qui le sont aussi pour
l'homme mais soumis au contrфle de la raison, et il arrive que le mal pour l'un
est un bien pour l'autre. Il ne s'ensuit donc pas que le mal, diffйrence
spйcifique dans l'ordre moral, soit une rйalitй mauvaise dans son essence, au
contraire bonne en soi; cette rйalitй est mauvaise pour l'homme parce qu'elle
le prive de l'ordre de la raison qui est le bien de l'homme. 2. Il ressort
encore de lа que le bien et le mal sont des contraires sur le plan moral mais
non purement et simplement, comme l'affirmait la seconde objection; le
mal comme tel est la privation du bien. 3. Dans ce mкme sens, on peut accepter que
le bien et le mal sont les genres des contraires, comme l'avanзait la troisiиme
objection. Dans l'ordre moral en effet ou les deux contraires sont mauvais,
ainsi la prodigalitй et le manque de libйralitй, ou l'un est bon tandis que
l'autre est mauvais, par exemple la libйralitй et le manque de libйralitй. Le
mal moral est et genre et diffйrence, non pas en tant qu'il est la privation du
bien de la raison - ce d'oщ lui vient pourtant son nom de mal, mais en raison
de l'action ou de l'habitus, ordonnй а une fin qui rйpugne а la fin nominale de
la raison: un aveugle par exemple est un individu non parce qu'il est aveugle,
mais parce qu'il est cet homme; de mкme l'irrationnel est la diffйrence de
l'animal, non pas а cause de la privation de la raison, mais en raison de cette
nature elle-mкme qui demande l'absence de raison. On pourrait encore dire qu'en affirmant le
bien et le mal comme genres Aristote n'exprime pas son opinion: il ne les
compte pas en effet dans les dix premiers genres dont chacun a son contraire,
mais il expose l'opinion de Pythagore pour qui le bien et le mal sont
les premiers genres et les premiers principes, posant en chacun les dix
premiers contraires: sous l'idйe de bien, la limite, le Pair, l'un, la
Droite, le Mвle, le Repos, le Rectiligne, la Lumiиre, le Carrй et enfin le
Bon; sous l'idйe de mal, l'illimitй, l'Impair, le Multiple, le
Gauche, le Fйminin, le Mы, le Courbe, l'Obscuritй, l'Oblong et enfin le
Mauvais. En plusieurs endroits de ses traitйs logiques Aristote emprunte
ainsi des exemples а la doctrine des autres philosophes, comme plus probants
pour son temps. D'ailleurs cette affirmation recиle une certaine
vйritй. Il est en effet impossible que ce qui comporte une probabilitй soit
totalement faux. De tous les contraires l'un est une perfection, l'autre une
dйgradation de cette perfection, comme si celle-ci portait avec elle quelque
privation. Le blanc par exemple et le chaud sont des perfections tandis que le
noir et le froid sont des imperfections, ils connotent une certaine privation.
Puisque toute dйgradation et privation ressortissent au mal, la perfection et
l'achиvement au bien, l'un des contraires se range toujours sous l'idйe de
bien, l'autre sous celle de mal, et ainsi le bien et le mal apparaissent comme
les genres de tous les contraires. 4. Il apparaоt ici encore comment le mal
s'oppose au bien: c'est le fondement de la quatriиme objection. Si en
effet а une forme et а un fine qui ont raison de bien et sont de vrais
principes d'agir, on adjoint la privation d'une forme et d'une fin contraires,
l'action qui ressortit а cette forme et а cette fin, est attribuйe а la
privation et au mal, mais par accident, car la privation, comme telle, n'est
pas principe d'action. C'est pourquoi Denys dit justement que le mal ne
s'oppose au bien qu'en vertu du bien lui-mкme, mais de soi il est impuissant et
dйbile, aucunement principe d'action. Cependant nous disons que le mal
corrompt le bien non seulement en agissant par la virtualitй du bien, comme
nous l'avons exposй, mais formellement de par soi, comme nous disons que la
cйcitй altиre la vue, йtant elle-mкme la corruption de la vue, comme nous
disons que la blancheur colore les murs puisqu'elle est la couleur mкme de la
muraille. 5. Nous disons que l'un est plus ou moins mauvais que l'autre par
comparaison au bien dont il s'йcarte. Ce qui en effet comporte quelque
privation est susceptible de plus ou de moins dans son ordre, comme l'inйgal
et le dissemblable. Nous disons d'une chose qu'elle est plus
inйgale parce qu'elle s'йcarte davantage de l'йgalitй, et pareillement
qu'elle est moins ressemblante parce qu'elle s'йcarte plus de la
ressemblance. Ainsi disons-nous d'un кtre qu'il est plus mauvais parce qu'il
est davantage privй de bien, comme s'il s'йcartait davantage du bien. Cependant
les privations ne s'intensifient pas, comme si elles possйdaient quelque
essence, а la maniиre des qualitйs et des formes, ce que prйtendait la cinquiиme
objection, mais par l'accroissement de leur cause: l'air par exemple est
d'autant plus tйnйbreux que sont plus multipliйs les obstacles interceptant la
lumiиre, il est ainsi plus йloignй de la participation а la lumiиre. 6. Si nous disons
encore que le mal est dans le monde, ce n'est pas parce qu'il a une essence
quelconque, ce que soutenait la sixiиme objection, mais en ce sens oщ
nous disons d'une chose qu'elle est mauvaise en raison mкme de son mal. Par
exemple nous disons qu'existe la cйcitй ou toute autre privation parce que
l'animal est aveugle par sa cйcitй. Il est en effet deux maniиres de parler de l'кtre,
comme l'enseigne le Philosophe. Ou l'on dйsigne l'essence d'une chose, et
l'кtre se divise en dix prйdicaments; de ce point de vue d'aucune privation on
ne peut dire qu'elle est; ou l'on dйsigne la vйritй de la composition; ainsi
disons-nous du mal et de la privation qu'ils sont, en tant que par la privation
une chose est privйe. 10: COMMENT LE BIEN EST CAUSE DU MAL
De ces
prйmisses il est permis de conclure que la cause du mal ne peut кtre que le
bien. Si
le mal est en effet la cause de quelque mal, il n'agit que par la vertu du bien
comme nous l'avons dйmontrй. Le bien est donc nйcessairement la premiиre cause
du mal. Ce qui n'est pas ne peut rien causer. Toute cause par consйquent doit
кtre un кtre. Or le mal, nous l'avons prouvй, n'est pas un кtre. Si donc le mal
a quelque cause, celle-ci ne peut кtre que le bien. Tout ce qui est cause, au sens propre et
par soi, de quelque effet, tend а produire cet effet qui lui est propre. Par
consйquent si le mal йtait de soi cause de quelque effet, а savoir le mal, il
tendrait а le produire. Ce qui est faux. Nous avons prouvй que tout agent
recherche son bien. Le mal n'est donc pas de soi une cause, il ne l'est
qu'accidentellement. Or une cause accidentelle se rйduit а une cause par soi,
seul le bien peut кtre causй par soi; le mal ne le peut кtre. Le mal est donc
causй par le bien. Une cause est matйrielle ou formelle, ou efficiente
ou finale. Or le mal ne peut кtre cause matйrielle ou formelle, nous avons
montrй que l'кtre tant en puissance qu'en acte, est bon. Pareillement il ne
peut кtre cause efficiente, puisqu'un кtre agit dans la mesure oщ il est en
acte et possиde une forme. Il ne peut davantage кtre cause finale: nous avons
prouvй qu'il est йtranger а toute intention. Il ne peut ainsi exercer aucune
causalitй. Ce qui est donc cause du mal ne peut кtre que le bien. Toutefois le mal
et le bien sont contraires, et comme le disent les Physiques, l'un des
contraires ne peut кtre cause de l'autre qu'accidentellement. Il s'ensuit que le
bien ne peut кtre qu'accidentellement cause efficiente du mal. Dans l'ordre
naturel, cet accident se
rencontre soit du cфtй de l'agent soit du cфtй de l'effet: du cфtй de l'agent:
quand par exemple ses activitйs sont quelque peu dйficientes; suivent alors une
action et un effet dйfectueux. Ainsi l'activitй de l'appareil digestif йtant
languissante, la digestion est imparfaite et l'estomac brouillй; ce sont lа
maux de nature. Mais c'est un accident pour l'agent comme tel de
pвtir dans ses virtualitйs de quelque faiblesse. Car l'agent n'agit pas en
vertu de cette faiblesse, mais bien selon ce qui lui reste de force; s'il
manquait totalement de force, il n'agirait pas du tout. Ainsi donc du point de
vue de l'agent le mal a une cause accidentelle, а savoir la dйbilitй de
l'agent. C'est pourquoi on dit que le mal n'a pas une cause efficiente mais
dйficiente, car il est consйcutif uniquement а l'infirmitй de l'agent qui n'est
pas pour celui-ci la source de son efficience. - Et cela revient au mкme si la
dйfectuositй de l'action ou de l'effet a son explication dans celle d'un
instrument ou de quelque intermйdiaire, requis а l'activitй de l'agent, comme
dans le cas de la force motrice qui est cause de claudication, en raison d'une
malformation de la jambe: l'agent en effet agit par l'un et par l'autre, par sa
vertu propre et par l'instrument. Du cфtй de l'effet: le mal est un effet
accidentel du bien, soit en raison de la matiиre de l'effet soit en raison de
sa forme. La matiиre est-elle inapte а recevoir l'impulsion de l'agent? suit
nйcessairement quelque dйfaut dans l'effet: ainsi l'inassimilation de la
matiиre produit-elle les enfantements monstrueux. Et l'on n'imputera pas а la
faiblesse de l'agent cette rйsistance de la matiиre а la perfection de son acte:
tout agent naturel possиde en effet une vertu dйterminйe, proportionnйe а sa
nature; de ne la point dйpasser, n'est pas pour lui une faiblesse, ce qui
serait s'il n'atteignait pas la mesure fixйe par la nature. - Du point de vue
de la forme, le mal est produit par accident quand, а une forme donnйe, suit
nйcessairement la privation de quelque autre; ainsi la gйnйration d'un кtre
comporte-t-elle la corruption d'un autre. Mais ce mal n'est pas celui de
l'effet recherchй par l'agent, nous l'avons vu, c'est le mal d'un autre кtre. Il apparaоt donc
avec йvidence comment, dans l'ordre naturel, le bien n'est cause du mal
qu'accidentellement. Et il en va de mкme dans le domaine de l'art. L'art en
effet imite la nature dans son mouvement, et les dйfectuositйs s'y
rencontrent pareillement de part et d'autre. Dans l'ordre moral, il semble qu'il en soit autrement. Le mal
moral en effet ne parait pas кtre la rйsultante d'une dйfaillance, puisque la
faiblesse efface totalement ou, а tout le moins, diminue le mal moral; la
faiblesse ne mйrite pas la peine due au pйchй, mais plutфt la misйricorde et
l'oubli. Le vice dans l'ordre moral est quelque chose de volontaire et non de
nйcessaire. Cependant, а considйrer le cas avec attention, on lui trouve avec celui
de l'ordre naturel quelque ressemblance et quelque diffйrence. Il diffиre en ce
que le vice moral rйside dans l'action et non dans un effet produit. C'est
qu'il n'appartient pas aux vertus morales de rйaliser une _uvre, mais de donner
l'agir; les arts, eux, produisent une _uvre, aussi avons-nous dit que nous
trouvons en eux des dйfaillances semblables а celles de la nature. Nous ne
chercherons donc pas le mal moral du cфtй de la matiиre ou de la forme de
l'effet, mais seulement du cфtй de la causalitй de l'agent. Dans les actions
morales nous rencontrons quatre principes actifs hiйrarchisйs. L'un est la
vertu d'exйcution, cette force motrice qui meut les membres dans l'exйcution du
commandement de la volontй. Cette force est mue par la volontй, autre principe.
Quant а la volontй, elle est mue а son tour par le jugement de la facultй
apprйhensive qui se prononce sur la bontй ou la malice des objets de la
volontй, les premiers йtant а rechercher, les autres а fuir. La facultй
apprйhensive est elle-mкme mue par l'objet saisi. Ainsi donc, dans les actions
morales, le premier principe actif est l'objet saisi, le deuxiиme la facultй
apprйhensive, le troisiиme, la volontй, le quatriиme, la force motrice qui
exйcute le commandement de la raison. Or l'acte de la vertu motrice suppose dйjа
le bien ou le mal moral. Ces actes extйrieurs ne relиvent en effet de l'ordre
moral que dans la mesure oщ ils sont volontaires. C'est pourquoi, si l'acte de
la volontй est bon, l'acte extйrieur sera qualifiй bon, mauvais au contraire si
celui-lа est mauvais. Si l'on relиve quelque dйficience dans cet acte extйrieur
qui ne ressortit pas а la volontй, elle n'appartient pas а la malice morale: la
claudication par exemple n'est pas un vice du domaine de la moralitй, mais de
la nature. Ainsi toute dйfaillance de cette vertu exйcutrice ou bien excuse
totalement du mal moral, ou en diminue la culpabilitй. L'efficience de l'objet sur la facultй
apprйhensive est pareillement exempte de tout mal moral: que la vue soit
sensible а un objet visible, comme toute puissance passive а un objet, cela est
dans l'ordre de la nature. L'acte de la facultй apprйhensive, considйrй en
lui-mкme, n'est pas davantage susceptible de mal moral: au contraire toute
dйfaillance de sa part excuse du mal moral ou le diminue, comme dans le cas de
la vertu exйcutive: l'infirmitй et l'ignorance excusent pareillement du pйchй,
ou le diminuent. Il reste donc que le mal moral rйside premiиrement et
principalement dans le seul acte de volontй; aussi dit-on avec justesse qu'un
acte est moral parce qu'il est volontaire. C'est donc dans l'acte de volontй
que l'on cherchera la racine et l'origine du pйchй moral. Une telle
recherche ne va toutefois pas sans difficultй. En effet la dйfectuositй d'un
acte lui vient de son principe actif, par consйquent la dйfectuositй de la
volontй doit prйcйder le pйchй moral. Que cette dйfectuositй soit naturelle,
elle demeure pour toujours attachйe а la volontй, dиs lors celle-ci dans son
agir pйchera toujours moralement, hypothиse fausse, comme en tйmoignent les
actes vertueux. Qu'elle soit au contraire volontaire, elle est dйjа un pйchй
dont il faut encore dйcouvrir la cause, et ainsi faudrait-il remonter а
l'infini. Nous conclurons donc que cette dйfectuositй prйexistante dans la
volontй, n'est pas naturelle; autrement il s'ensuivrait que la volontй
pйcherait en chacun de ses actes. Elle n'est pas davantage l'effet du hasard et
de la fortune: nous йchapperions dиs lors au pйchй moral, les effets du hasard
excluant toute prйmйditation et intervention de la raison. Cette dйfectuositй
est donc volontaire, sans qu'elle soit pourtant un pйchй moral sous peine de
remonter а l'infini. Montrons comment cela peut кtre. La perfection de la vertu de tout principe
actif dйpend d'un principe supйrieur: un agent second agit par la vertu de
l'agent premier. Aussi tant que l'agent second demeure subordonnй а l'agent
premier, il agit sans faiblesses; mais il dйfaille dиs lors qu'il se relвche
dans sa subordination а l'agent premier; c'est le cas de l'instrument qui
йchappe а la motion de l'agent. Or nous avons dit que dans l'ordre des actions
morales deux principes prйcиdent la volontй, а savoir la facultй apprйhensive
et son objet qui est la fin. A tout mobile correspond un moteur qui lui est
propre, et toute vertu apprйhensive n'est pas le moteur lйgitime de toute
appйtition, mais de celle-ci celle-lа, et de cette autre une autre. Aussi de
mкme que le moteur propre de l'appйtit sensible est la facultй apprйhensive du
sens, celui de la volontй est la raison elle-mкme. De plus la raison peut saisir de nombreux
biens et de multiples fins. Or chaque кtre a sa fin propre, et un bien
quelconque ne peut кtre la fin ou le moteur de la volontй, mais tel bien
dйterminй. Si la volontй tend а son acte sous la motion du bien propre que lui
prйsente la raison, son action est lйgitime; mais cette action sera moralement
peccamineuse, si la volontй est mise en branle par une apprйhension des
facultйs sensibles, ou de la raison elle-mкme lui prйsentant un bien autre que
le sien propre. L'action peccamineuses est donc prйcйdйe dans la
volontй d'une dйfaillance au plan de la raison et de la fin propre de la
volontй. Dйfaillance au plan de la raison: dans le cas par exemple oщ la
volontй, а l'apprйhension soudaine du sens, se porte sur un bien dйlectable au
sens; dйfaillance au plan de la fin lйgitime: cas oщ la raison dans sa
dйlibйration au sujet d'un bien dйcouvre que celui-ci n'est pas celui de
l'heure ou ne doit pas кtre recherchй sous tel biais, et pourtant la volontй
s'y porte comme sur son bien propre. Et cette dйfaillance dans l'ordre est
volontaire: il appartient en effet а la volontй de vouloir et de ne vouloir pas;
il est pareillement de son ressort que la raison dйlibиre actuellement ou cesse
de dйlibйrer, qu'elle considиre ceci ou cela. Cette dйfaillance n'est cependant
pas encore le mal moral: que la raison ne dйlibиre point ou qu'elle s'attarde а
quelque bien que ce soit, ce n'est pas encore un pйchй jusqu'а ce que la
volontй se porte sur une fin illйgitime: ceci est l'acte propre de la volontй. Ainsi donc tant
dans l'ordre naturel que dans l'ordre moral, il s'avиre que le mal n'est causй
par le bien que par accident. 11: COMMENT LE BIEN EST LE SUJET DU MAL
A
partir de ces prйmisses on peut encore dйmontrer comment tout mal a pour sujet
un bien. Le mal ne peut en effet exister pour soi, puisqu'il n'a pas d'essence,
nous l'avons dйmontrй plus haut. Il doit donc affecter quelque sujet. Or tout
sujet est un bien, puisqu'il est une substance, comme il apparaоt des
considйrations antйrieures. Tout mal a donc un bien comme sujet. Le mal est une
privation, les conclusions antйrieures le prouvent. Or la privation et la
forme, objet de cette privation, appartiennent au mкme sujet, et le sujet de la
forme, lequel est un кtre en puissance а une forme, est bon: puissance et acte
sont en effet du mкme genre. La privation qui est un mal affecte donc un bien,
comme son sujet. On dit d'une chose qu'elle est mauvaise, parce
qu'elle est nocive. Or il
en est seulement ainsi parce qu'elle nuit а quelque bien: nuire au mal est en
effet un bien puisque bonne est la disparition du mal. Mais а parler
formellement, le mal ne peut nuire au bien que s'il l'affecte: par exemple la
cйcitй n'est nocive а l'homme que pour autant qu'il en est le sujet. Le mal
doit donc кtre dans un bien. Le mal n'est causй que par le bien, et encore par
accident (Ch. prйcйd.) Or tout ce qui est par accident ressortit а ce qui est
par soi. Quand donc sera causй quelque mal, effet accidentel du bien, le sera
pareillement un bien, effet direct du bien, qui sera sujet de ce mal: en effet
ce qui est par accident se rйduit а ce qui est par soi.
Cependant le bien et le mal
sont opposйs, et l'un des contraires ne saurait кtre le sujet de l'autre
puisqu'il l'exclut; il semble donc difficile au premier abord de soutenir que
le bien soit le sujet du mal. Aucune difficultй а cela pour qui approfondit la
vйritй. Le bien est une notion gйnйrale, comme l'кtre, puisque tout кtre comme
tel, est bon: nous l'avons montrй. Or rien ne s'oppose а ce que l'кtre soit le
sujet du non-кtre: toute privation est en effet du non-кtre, et son sujet est
une substance qui est un кtre. Nйanmoins le non-кtre n'a pas comme sujet l'кtre
qui lui est contraire. La cйcitй par exemple n'est pas le non-кtre universel,
mais ce non-кtre particulier qu'est la privation de la vue; son sujet n'est
donc pas la vue, mais l'animal. Le mal pareillement n'a pas comme sujet le bien
qui lui est opposй, puisqu'il l'exclut, mais un autre bien; ainsi le mal moral
a comme sujet le bien de la nature, et le mal de la nature qui est une
privation de forme, a comme sujet la matiиre qui est un bien, tel l'кtre en
puissance. 12: COMMENT LE MAL NE DЙTRUIT PAS TOTALEMENT LE BIEN
Des
considйrations prйcйdentes il ressort que jamais le bien ne sera totalement
consumй par le mal quelle que soit l'йtendue de celui-ci. Au mal qui
demeure il faut toujours un sujet, et le bien est le sujet du mal. Le bien
reste donc toujours. Cependant le mal pourrait кtre poussй а l'infini, et
puisque l'intensitй du mal diminue le bien, celui-ci pourrait кtre amoindri а
l'infini par le mal. Par contre ce bien susceptible d'кtre diminuй par le mal,
est fini: nous avons montrй au Premier Livre que le bien infini ne peut
nullement кtre affectй par le mal. Il semble donc que le bien puisse кtre
dйtruit par le mal; si en effet on soustrait une infinitй de fois quelque chose
а un кtre fini, celui-ci sera consumй par une telle soustraction. On ne saurait
rйpondre avec quelques-uns que le renouvellement infini d'une mкme
soustraction, faite а chaque fois dans les mкmes proportions, ne saurait
consumer le bien, tout comme il arrive pour la quantitй continue. Divisez en
effet par moitiй une ligne de deux coudйes, divisez pareillement par moitiй ce
qui reste, et le renouvelez а l'infini, il restera toujours quelque chose а
diviser. Toutefois dans ce procйdй, le dividende suivant est toujours de
moindre quantitй que le prйcйdent: en effet la moitiй du tout, divisй
initialement, dйpasse en quantitй absolue la moitiй de la moitiй, bien que la
proportion reste la mкme. Ceci ne se produit jamais dans cette diminution
qu'opиre le mal dans le bien. Car plus le bien est touchй par le mal plus il
est affaibli, et plus il est ainsi susceptible d'кtre diminuй par un mal
ultйrieur. En outre ce mal peut кtre йgal au premier ou plus grand, dиs lors
bien que la proportion demeure la mкme, il n'enlиvera pas au bien une quantitй
moindre la seconde fois que la premiиre. Nous donnerons donc une autre explication.
Il est йvident, d'aprиs les prйmisses йtablies au chapitre prйcйdent, que le
mal exclut totalement le bien qui lui est opposй, ainsi la cйcitй et la vue; et
pourtant un bien doit rester le sujet du mal. Celui-ci, comme sujet, a raison
de bien, car il est en puissance au bien dont le prive le mal. En consйquence
moins il sera en puissance а ce bien, moins bon il sera. Or la cause d'une
moindre potentialitй d'un sujet а une forme, n'est pas uniquement dans le fait
de la soustraction de quelque partie de celui-ci ou de la suppression de
quelque chose de sa potentialitй, mais dans l'impossibilitй pour la puissance,
en raison de la prйsence de l'acte contraire, de passer а l'acte de telle forme;
ainsi un sujet est d'autant moins en puissance au froid qu'en lui s'accroissent
les calories. La diminution du bien par le mal provient donc davantage de la
prйsence de son contraire que de quelque soustraction а son кtre. Et cela vaut
encore pour ce que nous avons dit du mal. Nous disions en effet que le mal se
produit en dehors de l'intention de l'agent; celui-ci recherche toujours
quelque bien auquel suit l'exclusion d'un autre, son contraire. Plus donc va
croоtre ce bien dйsirй auquel, en dehors de l'intention de l'agent, suivra le
mal, plus sera diminuйe la potentialitй du sujet а l'endroit du bien contraire.
En cela surtout consiste le diminution du bien par le mal. Cependant dans
l'ordre naturel cet affaiblissement du bien par le mal ne peut aller а
l'infini. Toutes les formes naturelles et leurs activitйs sont en effet
limitйes et atteignent un terme qu'elles ne peuvent dйpasser. Aucune forme
contraire ni force de quelque agent adverse ne peuvent s'accroоtre а l'infini
de telle sorte que cette diminution du bien par le mal soit poussйe а l'infini. Dans l'ordre
moral au contraire cette dйcroissance peut se concevoir а l'infini.
L'intelligence et la volontй ne sont pas limitйes dans leurs actes.
L'intelligence peut poursuivre son opйration а l'infini; aussi dit-on que les
espиces mathйmatiques des nombres et des figures sont а l'infini. La volontй
est pareillement illimitйe dans son vouloir: qui veut commettre un vol, peut
vouloir une seconde fois le commettre, et ainsi а l'infini. Et plus la volontй
se porte sur des fins illйgitimes, plus difficilement elle revient а sa fin
propre et normale: cas йvident de ceux qui ont acquis l'habitus du vice par la
rйpйtition du pйchй. Ainsi le mal moral peut-il diminuer а l'infini le bien de
quelque aptitude naturelle. Nйanmoins celui-ci ne sera jamais totalement
supprimй, car il accompagne toujours la nature qui demeure. 13: COMMENT D'UNE CERTAINE MANIИRE LE MAL A UNE CAUSE
De ce
que nous avons dit il est lйgitime d'avancer que si le mal n'a pas de cause par
soi, tout mal en a pourtant une par accident. Tout ce qui fait corps avec un кtre comme
avec son sujet, doit avoir une cause; il est l'effet soit des principes mкmes
de ce sujet, soit de quelque agent extйrieur. Or nous avons dit comment le bien
est le sujet du mal. Celui-ci doit donc avoir une cause. Ce qui est en
puissance а deux formes contraires, ne peut кtre rйduit а l'acte de l'une ou de
l'autre que sous quelque influence йtrangиre: aucune puissance en effet ne se
suffit pour atteindre son acte. Or le mal est la privation de ce qu'un кtre est
apte а possйder et doit possйder en raison d'une telle privation nous disons
d'un кtre qu'il est mauvais. Le mal est ainsi dans un sujet en puissance а son
endroit en mкme temps qu'а son opposй. Il doit donc avoir une cause. Tout ce qui
affecte un кtre, indйpendamment des principes de sa nature, ressortit а quelque
autre cause; tout ce qui est naturel а un кtre lui demeure, а moins d'une
intervention йtrangиre: ainsi la pierre ne s'йlиve en l'air que sous l'action
de quelqu'un qui l'y lance, l'eau ne se chauffe que sous l'action d'un кtre la
chauffant. Or le mal n'affecte un кtre que pour une raison, йtrangиre а sa
nature, puisqu'il est la privation de ce qu'un кtre est susceptible de possйder
et doit possйder. Il doit donc toujours avoir une cause ou par soi ou par
accident. Tout mal suit а quelque bien, par exemple la corruption а la gйnйration.
Or tout bien a une cause, exceptй le Bien premier qui est pur de tout mal. Tout
mal a donc une cause dont il йmane par accident. 14: COMMENT LE MAL EST UNE CAUSE PAR ACCIDENT
De ces
mкmes considйrations il apparaоt comment le mal est une cause par accident,
bien que par soi-mкme il ne puisse l'кtre. Quand un кtre est par soi-mкme cause de
quelque autre, ce qui l'affecte de quelque maniиre est cause de celui-ci par
accident; ainsi la couleur blanche qui fait corps avec le maзon, est cause par
accident de la maison. Or tout mal est collй а quelque bien. Et tout bien est
de quelque maniиre cause d'un кtre: la matiиre l'est en quelque sorte de la
forme et vice versa celle-ci de la matiиre, et il en va de mкme pour l'agent et
la fin. Il ne s'ensuit pas de lа une sйrie а l'infini dans l'ordre de la
causalitй du fait que chacun est cause d'un autre, en raison du cercle oщ
s'enferment causes et causйs selon les spйcifications diverses des causes.
Ainsi le mal est-il cause par accident. Le mal est une certaine privation, comme
il ressort des prйcйdentes affirmations. Or dans les кtres, soumis au
mouvement, la privation est un principe par accident, comme la matiиre et la
forme le sont par soi. Le mal est donc cause par accident d'un certain кtre. Un dйfaut dans la
cause en entraоne un dans l'effet. Or un dйfaut dans la cause est un mal qui
cependant ne peut кtre cause par soi: nul кtre en effet n'est cause en raison
de ses dйficiences, mais de son entitй; s'il йtait toute dйficience, il ne
causerait d'aucune maniиre. Le mal n'est donc pas par soi, la cause d'un кtre
mais seulement par accident. En parcourant chacune des espиces de la causalitй,
nous trouverons que le mal est une cause par accident. Dans l'ordre de la
causalitй efficiente: tout dйfaut dans un effet ou dans une action suit а
quelque dйfaut dans la virtualitй de l'agent; dans l'ordre de la causalitй
matйrielle: une matiиre non disposйe est cause de dйficience dans l'effet; dans
l'ordre de la causalitй formelle: la prйsence d'une forme connote toujours la
privation d'une autre; enfin dans l'ordre de la causalitй finale: une fin non
lйgitime ne va pas sans mal puisqu'elle fait obstacle а la fin lйgitime. Il est
donc йvident que le mal est une cause par accident et ne peut l'кtre par soi. 15: COMMENT IL N'EXISTE PAS UN SOUVERAIN MAL
La
conclusion de cette йtude est qu'il n'existe pas de souverain mal, principe de
tous les maux. Le souverain mal devrait кtre sans alliage d'aucun
bien, comme le souverain bien est absolument pur de tout mal. Or aucun mal ne
peut кtre totalement sйparй du bien, puisque, nous l'avons dйmontrй, le bien
est le sujet du mal. Donc rien n'est absolument mauvais. Si un кtre йtait
absolument mauvais, il le serait en raison de son essence, comme celui qui est
bon par excellence; ce qui est impossible, le mal n'ayant pas d'essence, nous
l'avons prouvй. Il est donc impossible d'admettre un souverain mal, principe
des maux. Un premier principe n'a pas de cause. Or tout mal a sa cause dans un
bien, nous l'avons montrй. Le mal n'est donc pas un premier principe. Le mal n'agit
qu'en vertu du bien, ainsi qu'il ressort de nos exposйs. Or un premier principe
agit par sa propre vertu. Le mal ne peut donc pas кtre un premier principe. Ce qui est
produit par accident est postйrieur а ce qui est produit par soi, aussi est-il impossible qu'il soit
premier. Or le mal n'arrive qu'accidentellement et en dehors de toute
intention, nous l'avons prouvй (ch. 4). Il ne peut donc кtre un premier
principe. Nous l'avons dйmontrй (ch. 13), tout mal n'a qu'une cause accidentelle.
Or le premier principe n'a de cause ni accidentelle ni directe. En aucun cas le
mal ne peut donc кtre premier principe. Une cause essentielle est antйrieure а une cause accidentelle. Or ce
dernier cas est celui du mal, nous l'avons dit. Il ne peut donc кtre un premier
principe. Ainsi nous йcartons l'erreur des Manichйens qui admettent un mal
souverain, principe de tous les maux. 16: COMMENT LE BIEN EST LA FIN DE TOUTE CHOSE
Nous
avons prouvй antйrieurement que tout agent agit en vue de son bien, il s'ensuit
que pour tout кtre son bien est une fin. Tout кtre est en effet tendu vers une fin
par son agir: ou bien cette fin est l'action elle-mкme, ou le but de cette
action est la fin mкme de l'agent; ce qui est son bien.
Ce en quoi se repose
l'appйtit d'un кtre est sa fin. Or le bien clфt l'йlan de tout кtre: les
philosophes dйfinissent en effet le bien « ce que dйsire tout
кtre ». La fin de tout кtre est donc un bien. La fin d'un кtre est ce vers quoi il tend
quand il en est йloignй et en quoi il se repose quand il le possиde. Or tout
кtre, s'il ne tient pas sa propre perfection, la recherche autant qu'il est en
son pouvoir; s'il la possиde, il se repose en elle. La fin de tout кtre est
ainsi sa perfection. Et comme la perfection d'un chacun est son bien, tout кtre
tend donc au bien comme а sa fin. Les кtres qui connaissent leur fin et ceux
qui ne la connaissent pas, y sont orientйs de la mкme maniиre; toutefois ceux
qui la connaissent s'y portent d'eux-mкmes, les autres qui ne la connaissent
pas, y tendent sous une direction йtrangиre, ainsi de l'archer et de la flиche.
Cependant ceux qui connaissent leur fin, la recherchent comme un bien: la
volontй en effet qui est l'appйtit de la fin connue, ne se porte sur quelque
chose qu'en raison du bien qui est son objet. Pareillement les кtres qui ne
connaissent pas leur fin sont-ils orientйs vers leur bien, comme vers leur fin.
La fin de tous les кtres est donc le bien. 17: COMMENT TOUS LES КTRES SONT ORIENTЙS VERS UNE SEULE FIN QUI
EST DIEU
Et de
cela il ressort que tous les кtres sont orientйs vers un unique bien comme vers
leur fin derniиre. Si un кtre est susceptible d'кtre fin, uniquement en
raison de sa bontй, il suit nйcessairement que le bien, comme tel, est une fin.
Par consйquent le souverain bien est par excellence la fin de tous les кtres. Mais, nous
l'avons prouvй au Premier Livre, il n'est qu'un souverain Bien, а savoir Dieu.
Toutes choses sont donc orientйes comme а leur fin, vers cet unique Bien qu'est
Dieu. Ce qui rйalise toute perfection dans un genre donnй, est la cause de
tous les кtres qui appartiennent а ce genre; ainsi le feu qui est au plus haut degrй du chaud,
est-il cause de la chaleur dans les autres corps. Le souverain bien qui est
Dieu, est donc cause de bontй dans tous les biens, et par consйquent il est
aussi en chaque fin cause de sa raison de fin, puisque tout ce qui est fin est
tel en raison de sa bontй. Or ce qui est la raison d'кtre de quelque
perfection dans un genre, possиde par excellence cette perfection. Dieu est
donc par excellence la fin de tous les кtres. En tout genre de cause, la cause premiиre
exerce une causalitй plus forte que la cause seconde; celle-ci n'est telle
qu'en vertu de la cause premiиre. En consйquence dans l'ordre des causes
finales, la cause premiиre exerce sur chaque кtre une causalitй plus forte que
la cause finale immйdiate. Or dans cet ordre des causes finales Dieu est la
premiиre cause, puisqu'il est le premier dans l'ordre des biens. Il exerce donc
sur chaque кtre une finalitй plus forte que toute fin immйdiate. En toute sйrie de
fins hiйrarchisйes entre elles, la fin derniиre doit кtre la fin de toutes
celles qui la prйcйdent: par exemple, on prйpare une potion pour un malade, on
l'administre а celui-ci en vue de le purger, on le purge pour l'affaiblir et on
l'affaiblit pour le guйrir; la santй est donc la fin et de cet affaiblissement
et de cette purgation et de tout ce qui prйcиde. Mais dans cette йchelle des
biens chacun a place sous l'unique souverain bien, cause de toute bontй, et
ainsi, le bien ayant raison de fin, tous les кtres se hiйrarchisent au-dessous
de Dieu, comme sous la fin derniиre s'ordonnent celles qui la prйcиdent. Dieu
est donc nйcessairement la fin de tous les кtres. Le bien particulier tend au bien commun,
comme а sa fin; la partie trouve en effet sa raison d'кtre dans le tout; de lа,
le bien de la communautй est-il plus divin que celui de l'individu. Or
ce souverain bien qu'est Dieu, est le bien commun puisque le bien de tous est
en sa dйpendance: le bien par lequel chaque кtre est bon, est son bien
particulier et celui de tous les autres dont il est la cause. Toutes choses
sont donc orientйes, comme vers leur fin, vers cet unique bien qu'est Dieu. A l'ordre des
agents correspond l'ordre des fins: de mкme que le premier agent meut tous les
agents seconds, de mкme toutes les fins de ces agents seconds doivent se ranger
sous la fin de l'agent suprкme, l'agent premier en effet opиre toujours en vue
de sa propre fin. Or il influe sur l'agir de toutes les causes subalternes en
les mouvant а leur agir et par consйquent а leurs fins respectives. Il s'ensuit
que toutes les fins des agents seconds sont orientйes par l'agent premier vers
sa propre fin. Et Dieu est cette cause premiиre de tous les кtres, nous l'avons
prouvй au Deuxiиme Livre. En outre sa volontй n'a d'autre fin que sa propre
bontй qui est Lui-mкme, comme nous le dйmontrions au Premier Livre. Quels que
soient donc ces кtres, produits immйdiatement par lui ou par l'intermйdiaire
des causes secondes, ils vont а Dieu, comme а leur fin. Tel est le cas de tous
les кtres, puisqu'au Deuxiиme Livre nous prouvions que rien n'existe qui ne
tienne l'кtre de lui. Tous les кtres vont donc а Dieu comme а leur fin. Quiconque fait
quelque chose est, de ce point de vue, sa fin derniиre а lui-mкme: nous usons
en effet а notre profit de ce que nous avons fait; que si parfois dans son
travail, un homme poursuit quelque autre but, c'est encore en relation avec son
bien, il cherche l'utile ou l'agrйable ou le bien pour lui-mкme. Or Dieu est la
cause productrice de toutes choses, des unes immйdiatement, des autres par
l'intermйdiaire d'autres causes, comme cela ressort de nos йtudes antйrieures.
Il est donc lui-mкme la fin de toutes choses. La fin est la premiиre des causes, et leur
donne а toutes d'кtre causes en acte: en effet l'agent n'agit qu'en vue d'une
fin, nous l'avons montrй. Sous l'impulsion de l'agent la matiиre parvient а
l'actualitй de la forme; c'est donc par l'agent et par consйquent en raison de
la fin que la matiиre est actuellement matiиre de tel кtre, comme la forme est
forme de tel кtre. En outre une fin ultйrieure est la cause de la recherche
d'une fin prйcйdente, comme fin, car un кtre ne se porte sur une fin immйdiate
qu'en raison d'une autre plus йloignйe. La fin derniиre est donc la premiиre de
toutes les causes. Or il appartient nйcessairement а l'кtre premier d'кtre la
premiиre de toutes les causes et cet кtre est Dieu, nous l'avons dit. Dieu est
donc la fin derniиre de tout. De lа il est dit dans les Proverbes: « Dieu
a crйй l'univers pour lui-mкme », et dans l'Apocalypse: « Je suis l'Alpha et l'Omйga, le premier et le dernier ». 18: EN QUEL SENS DIEU EST-IL LA FIN DE TOUTES CHOSES
Il nous
reste donc а rechercher comment Dieu est la fin de toutes choses. Ce que nous
avons vu le montrera а l'йvidence. La fin derniиre de tous les кtres est
telle qu'elle est en mкme temps la premiиre dans l'кtre. Il est en effet un
genre de fin qui tout en ayant la prioritй de causalitй dans l'ordre
d'intention est cependant postйrieure dans l'ordre de l'existence. C'est le cas
de toute fin que l'agent cherche а rйaliser par sa propre action; aussi lorsque
le mйdecin rйtablit par son action la santй dans son malade, cette santй est sa
fin. - Il est une autre sorte de fin qui est antйcйdente non seulement dans
l'ordre de la causalitй mais aussi dans l'ordre de l'existence. En ce sens on
appelle fin ce vers quoi un кtre tend, cherchant а l'acquйrir par son action ou
son mouvement: c'est par exemple pour le feu le point vers lequel dans son
mouvement il s'йlиve, et pour le roi la citй qu'il cherche а gagner par un
combat. Dieu est ainsi fin des choses, comme un objectif dont chaque кtre doit
s'approcher а sa maniиre. Dieu est а la fois fin derniиre des choses et premier
agent, nous l'avons montrй. Or la fin qu'un agent produit par son action, ne
peut кtre le premier agent, elle est plutфt un effet de l'agent. Donc Dieu ne
peut кtre la fin des choses а la maniиre d'un кtre produit par quelque agent,
mais comme un кtre prйexistant qu'il faut possйder. Si un agent engage quelque action au
profit d'une chose dйjа existante et qu'а cette action suive quelque effet,
cette chose pour laquelle il agit s'enrichit de son action; ainsi le chef au
profit de qui combattent ses soldats s'enrichit de la victoire, due а
l'activitй de ceux-ci. Or Dieu ne peut aucunement s'enrichir de l'activitй des
кtres; il est sa bontй absolument parfaite, nous l'avons montrй au Premier
Livre. Il reste donc que Dieu est la fin des choses, non comme s'il йtait
fabriquй ou produit par les кtres, ou recevait d'eux quelque chose, mais
uniquement comme l'кtre que ceux-ci cherchent а possйder. Il importe qu'un
effet tende а sa fin tout comme sa cause agit en vue de cette fin. Or Dieu, la
premiиre cause des кtres, n'agit pas en vue d'acquйrir quelque bien, mais de le
communiquer; il n'est pas en effet en cette puissance qu'il puisse s'enrichir
de quelque chose, mais en cette actualitй de perfection qui lui permet de faire
des largesses. Les кtres ne s'en vont donc pas а Dieu comme а une fin а
laquelle ils apportent quelque enrichissement, mais sous son influx, pour
s'enrichir de lui, chacun а sa mesure, puisqu'il est lui-mкme la fin. 19: COMMENT TOUS LES КTRES RECHERCHENT LA RESSEMBLANCE DIVINE
Par lа
mкme qu'elles s'enrichissent de la divine bontй, les crйatures deviennent
semblables а Dieu. Si donc tous les кtres vont а Dieu comme а leur fin derniиre
en vue de s'approprier sa bontй, il s'ensuit que leur fin derniиre est de lui
ressembler. On dit d'un agent qu'il est la fin de son effet en ce que celui-ci tend
а lui ressembler: d'oщ cet axiome: la forme du gйnйrateur est la fin de
l'engendrй. Mais Dieu est ainsi la fin des choses qu'il est encore leur
cause premiиre. Toutes, en consйquence, recherchent, comme leur fin derniиre,
de ressembler а Dieu. Il est de toute йvidence que les кtres ont le
dйsir naturel d'exister: aussi bien les кtres corruptibles rйsistent-ils
naturellement aux principes corrupteurs et cherchent-ils un lieu favorable а
leur conservation: le feu, par exemple, s'йlиve en haut; la terre reste en bas.
Or les кtres existent dans la mesure de leur ressemblance avec Dieu, qui est
l'кtre subsistant; eux ne sont qu'une participation а l'кtre. Tous tendent
donc, comme а leur fin derniиre, а ressembler а Dieu. Toutes les crйatures sont en quelque sorte
des images du premier agent qui est Dieu: l'agent produit un effet semblable
а lui. Or la perfection d'une image est de reproduire son modиle par la
ressemblance qu'elle a avec lui: c'est dans ce but que l'on fait une image.
Tous les кtres existent donc pour acquйrir la ressemblance avec Dieu, telle est
leur fin derniиre. Tout кtre se meut ou agit en vue de quelque bien
comme de sa fin, nous l'avons dit. Or un кtre participe au bien dans la mesure
de sa ressemblance avec la Bontй premiиre qui est Dieu. Donc par leur mouvement
et leur agir les кtres recherchent, comme leur fin derniиre, la divine
ressemblance. 20: DE QUELLE MANIИRE LES CHOSES IMITENT LA DIVINE BONTЙ
De
toute notre йtude il ressort avec йvidence que la fin derniиre de tous les
кtres est de ressembler а Dieu. Or ce qui est bon a proprement raison de fin.
Les кtres recherchent donc cette ressemblance avec Dieu en tant qu'il est bon. Cependant il n'en
va pas de la bontй chez les crйatures comme de la bontй en Dieu, bien que
chaque кtre selon sa mesure imite la divine bontй. La bontй divine est simple,
toute ramassйe qu'elle est dans l'unitй: l'Кtre divin, nous l'avons prouvй au
premier Livre, possиde toute la plйnitude de la perfection. Aussi, comme tout
кtre est bon dans la mesure de sa perfection, l'Кtre divin est-il sa Bontй
parfaite: en lui кtre, vie, sagesse, bйatitude et tous les attributs de sa
perfection et de sa bontй sont une unique chose, de telle sorte que toute la
divine Bontй est l'Кtre mкme de Dieu. Et bien plus, l'Кtre divin est lui-mкme
la substance du Dieu existant. Ce qui n'est aucunement le cas des autres кtres.
Nous avons en effet dйmontrй que nulle substance crййe n'est son кtre. Par
consйquent, puisque tous les кtres sont bons dans la mesure oщ ils sont et que
nul d'entre eux n'est son кtre, aucun n'est sa bontй, et chacun est bon d'une
bontй participйe, comme il est par une participation а l'кtre. Toutes les
crйatures n'occupent pas le mкme degrй dans l'йchelle du bien. Chez les unes
leur substance est forme et acte, celles dont le propre de l'essence est d'кtre
en acte et d'кtre un bien; chez les autres leur substance est composйe de
matiиre et de forme; а celles-ci il appartient d'кtre en acte et d'кtre un
bien, seulement par une partie d'elles-mкmes, а savoir par leur forme. La divine
substance est donc sa bontй; la substance simple participe la bontй par tout
son кtre, la substance composйe par une partie d'elle-mкme. Et les substances
de ce troisiиme degrй supportent encore une certaine diversitй dans leur кtre.
Les unes sont ainsi composйes de matiиre et de forme, que leur forme remplit
toute la potentialitй de leur matiиre au point que celle-ci n'est plus en
puissance а quelque autre forme, et par lа il n'est aucune autre matiиre en
puissance а cette forme. Tels sont les corps cйlestes qui subsistent en toute
leur matiиre. Les autres sont ainsi composйs que leur forme ne remplit pas
toute la potentialitй de leur matiиre; aussi cette matiиre reste-t-elle en
puissance а quelque autre forme et dans une autre partie de la matiиre retrouve-t-on
une puissance а cette forme; tel est le cas des йlйments et de ce qu'ils
composent. Puisque la privation est, dans la substance, la nйgation de ce
qu'elle pourrait recevoir, il est йvident que cette forme qui ne capte pas
toute la potentialitй de la matiиre, est accompagnйe de la privation d'une
autre forme; une pareille privation est incompatible avec une substance dont la
forme йpuise la potentialitй de la matiиre, comme avec celle dont l'essence est
d'кtre forme et encore plus avec celle dont l'essence est son кtre. Il est en outre
йvident qu'il ne saurait y avoir de mouvement lа oщ ne se trouve pas d'aptitude
а autre chose, car le mouvement est « l'acte
d'une puissance qui demeure telle »; et il est encore manifeste que le mal est la
privation mкme du bien. Il apparaоt donc qu'а ce dernier degrй des
substances, le bien est susceptible de changement et mкlй d'un mal opposй, ce
qui ne peut кtre aux degrйs supйrieurs. Cette substance que nous venons de
dйcrire, occupe donc le dernier degrй dans l'йchelle du bien comme dans celle
de l'кtre. Et jusque dans ces substances, composйes de matiиre et de forme,
s'affirme un ordre de bontй. La matiиre, en effet, considйrйe en elle-mкme, est
un кtre en puissance, la forme en est l'acte, tandis que la substance composйe
existe en acte par la forme. La forme est donc bonne par elle-mкme, la
substance composйe dans la mesure oщ elle possиde en acte sa forme, et la
matiиre pour autant qu'elle est en puissance а la forme. Et si rien n'est bon
que dans la mesure oщ il est кtre, il ne s'ensuit pas que la matiиre, кtre
seulement en puissance, ne soit bonne qu'en puissance. L'кtre en effet est un
absolu, mais le bien une relation. On dit d'une chose qu'elle est bonne non
uniquement par ce qu'elle est une fin ou qu'elle atteint а sa fin, mais encore,
n'eыt-elle pas touchй celle-ci, parce qu'elle y tend. Si on ne dit pas purement
et simplement de la matiиre qu'elle est un кtre parce qu'elle est en puissance
а l'кtre, ce qui connote une relation а l'кtre, on la dit pourtant purement et
simplement bonne du fait de cette relation. Le bien nous apparaоt ainsi plus
large que l'кtre; de lа, Denys avance que le bien embrasse les кtres
existants et non existants. En effet ce qui n'existe pas, а savoir la
matiиre, considйrйe comme sujet de privation, tend au bien, c'est-а-dire а
l'кtre. De ce fait il apparaоt qu'elle est bonne, car seul le bien tend au
bien. Toutefois
il est encore un autre aspect sous lequel la bontй de la crйature est
dйficiente, comparйe а celle de Dieu. Dieu, nous l'avons dit, dans son кtre
touche au sommet de la perfection du bien tandis que la crйation rйalise sa
perfection en une multitude d'individus et non en un seul: ce qui est un
dans le sommet est multipliй au plan infйrieur. De lа en Dieu, vertu,
sagesse, agir ne sont qu'un, dans la crйature ils sont distincts, et plus la
perfection du bien est multipliйe dans la crйature, plus elle s'йcarte du
Premier Bien. Et si elle ne peut atteindre а la bontй parfaite, elle la possиde
imparfaite en quelques-uns de ses йlйments. Ainsi quoique le premier et
souverain bien soit absolument simple, et que les substances proches de lui par
leur bontй le soient йgalement par leur simplicitй, cependant des substances
infimes sont plus simples que certaines qui leur sont supйrieures: ainsi les
corps йlйmentaires sont plus simples que les animaux et les hommes, parce
qu'ils ne peuvent comme ces derniers prйtendre а la perfection de la
connaissance et de l'intelligence. De ces considйrations il ressort que si la
simplicitй de son кtre suffit а Dieu pour sa parfaite et pleine bontй, pour la
perfection de leur bontй est requise chez crйatures, avec une pluralitй
d'йlйments. C'est pourquoi, si bonne que soit chacune de celles-ci, considйrйe
dans son кtre, on ne peut dire purement et simplement qu'elle soit bonne, si
elle manque des autres йlйments qui concourent а sa bontй: ainsi un homme, non
vertueux, voire vicieux, est encore bon en un certain sens, а savoir comme кtre
et comme homme, mais il n'est pas bon purement et simplement, il est plutфt
mauvais. En aucune crйature par consйquent ne s'identifient l'кtre et le bien
absolu, malgrй que chacune soit bonne quant а son кtre; en Dieu au contraire
кtre et bien s'identifient absolument. Et si toute chose tend а la divine
ressemblance comme а sa fin, si elle ressemble au Bien divin par tous les
йlйments qui composent sa bontй - la bontй d'un кtre n'est pas le seul fait de
l'кtre mais encore de tout ce que requiert sa perfection, nous l'avons montrй -
il apparaоt que toutes les choses tendent а Dieu comme а leur fin non seulement
dans leur кtre substantiel, mais encore dans tout ce qui compte comme йlйment
de leur perfection, jusqu'а leur opйration propre qui concourt йgalement а la
perfection de l'кtre. 21: COMMENT LES КTRES TENDENT NATURELLEMENT A RESSEMBLER A DIEU
DANS SA CAUSALITЙ
Il
nous apparaоt encore de ces considйrations que mкme du point de vue de leur
causalitй sur les autres, les кtres tendent а ressembler а Dieu. Un кtre crйй
cherche cette ressemblance par son opйration, et c'est par son opйration qu'un
кtre est cause d'un autre. Ainsi jusque dans leur causalitй les кtres aspirent
а ressembler а Dieu. Nous avons dit comment tout кtre tend а ressembler а
Dieu en raison de sa bontй. Or il appartient а la bontй divine de dispenser l'кtre:
chacun agit en effet dans la mesure de l'actualitй de sa perfection. Le
mouvement de tout кtre est donc confusйment de ressembler а Dieu au point
d'кtre cause des autres. Aprиs nos explications, il est manifeste que toute
rйfйrence au bien a dйjа raison de bien. Or du fait qu'il est cause d'un autre,
un кtre est engagй dans la ligne du bien: seul le bien est causй pour lui-mкme,
le mal ne l'est qu'accidentellement, nous l'avons dйmontrй. C'est donc un bien
que d'кtre cause d'un autre. En outre quel que soit le bien qu'il recherche, un
кtre s'approche par lа de la divine ressemblance puisque tout bien crйй est une
participation а la divine bontй. Du fait qu'ils sont causes des autres, les
кtres tendent donc а ressembler а Dieu. Un mкme principe commande а l'effet de
ressembler а sa cause et а celle-ci de conduire son effet а sa propre
ressemblance: tout effet poursuit la fin que lui assigne sa cause. Or un agent
n'impose pas а son effet une ressemblance avec son кtre seul, mais encore avec
sa causalitй: l'effet naturel reзoit de sa cause les principes qui lui donnent
de subsister et ceux par lesquels il est cause des autres; dans la gйnйration
par exemple le gйnйrateur communique а l'animal ses activitйs nutritives et
gйnйratrices. L'effet aspire donc а ressembler а sa cause non seulement dans
son entitй mais encore dans sa causalitй. Et puisque, comme nous l'avons
dйmontrй, les кtres tendent а ressembler а Dieu, tel un effet а sa cause,
naturellement cette ressemblance est poussйe jusqu'а leur causalitй. Le sommet de la
perfection pour un кtre est d'engendrer un semblable: celui-ci est en effet
parfaitement lumineux qui en illumine d'autres. Or de ce qu'il recherche sa
perfection tout кtre tend а ressembler а Dieu. Aussi s'approche-t-il de cette
divine ressemblance en exerзant sa causalitй. Et parce que toute cause, sous son aspect
causal, est supйrieure а son effet, il est de toute йvidence que tendre а la
divine ressemblance sous ce biais de la causalitй est le fait des кtres
supйrieurs. La perfection d'un кtre, nous l'avons dit, est antйrieure а sa
causalitй. Donner l'existence а d'autres est pour un кtre un couronnement de
perfection. Puis donc que toute crйature sous des formes diverses s'efforce de
ressembler а Dieu, il lui reste de poursuivre cette divine ressemblance jusqu'а
кtre cause d'autres кtres. C'est pourquoi Denys йcrit que « devenir le
collaborateur de Dieu est ce qu'il y a de plus divin », selon ce mot
de l'Apфtre: « nous sommes les auxiliaires de Dieu ». 22: EN QUEL SENS LES КTRES SONT-ILS ORDONNЙS DE DIVERSES MANIИRES
A LEURS FINS
De cet
exposй il nous est lйgitime de conclure que pour tout кtre son opйration est
son dernier effort vers sa fin; cependant ce mouvement revкt des modalitйs
diverses selon la diversitй mкme des opйrations. Il y a en effet l'opйration d'un кtre en
tant qu'il est moteur, par exemple l'action de chauffer et de scier; il y a
celle d'un кtre en tant qu'il est mы, comme le fait d'кtre chauffй et sciй; il
y a encore celle qui est la perfection mкme de l'agent dans l'effort propre de
son agir sans aucune modification d'un autre кtre, opйration qui se distingue
d'abord de la passion et du mouvement, puis de l'opйration dont le but est de
transformer une matiиre. A ce genre d'opйration appartiennent le comprendre, le
sentir et le vouloir. De lа il nous apparaоt comment les кtres qui sont mus ou
ceux qui agissent sans en mouvoir d'autres ou sans produire quelque chose,
tendent а la divine ressemblance en poursuivant leur perfectionnement propre,
mais les autres qui sont des rйalisateurs ou des moteurs recherchent а
ressembler а Dieu sous le biais de leur causalitй; quant а ceux qui sont а la
fois mobiles et moteurs, ils tendent de l'une et l'autre maniиre а la
ressemblance divine. Les corps infйrieurs dont le mouvement naоt de la nature,
sont considйrйs comme des mobiles et non, si ce n'est accidentellement, comme
des moteurs: il est accidentel а la pierre de dйplacer quelque obstacle par sa
chute. Il en va de mкme de l'altйration et autres mouvements. Leur ressemblance
avec Dieu qui est la fin de leur mouvement, rйsultera pour eux de leur
perfection entitative, c'est-а-dire de la possession de leur forme et de leur lieu
propres. Quant aux corps cйlestes, ils sont а la fois mobiles et moteurs, et par
leur mouvement ils tendent de l'une et l'autre maniиre а la ressemblance
divine. Cette tendance se rйalise d'abord par leur propre perfectionnement le
corps cйleste occupant actuellement un lieu oщ il n'йtait auparavant
qu'en puissance. - De ce qu'il demeure en puissance au lieu oщ antйrieurement
il йtait en acte, le corps cйleste n'en est pas moins parfait. Il en est ici
comme de la matiиre qui poursuit sa perfection en acquйrant une forme que
prйcйdemment elle ne possйdait qu'en puissance; elle perd ce que primitivement
elle dйtenait en acte; successivement elle s'enrichit de toutes les formes
auxquelles elle йtait en puissance, sa potentialitй est ainsi successivement
actualisйe, ne pouvant l'кtre toute а la fois. Le corps cйleste est а son lieu,
comme la matiиre а sa forme; il atteint sa perfection du fait que sa
potentialitй est actualisйe entiиrement mais successivement, ne pouvant l'кtre
toute а la fois. Les corps cйlestes sont encore moteurs, et de ce
point de vue ils ressemblent а Dieu en exerзant leur causalitй sur d'autres кtres. Ils sont causes
d'autres кtres en prйsidant а la gйnйration, la corruption et autres mouvements
des кtres infйrieurs. Ainsi les mouvements des corps cйlestes, en tant que
moteurs, ont pour fin la gйnйration et la corruption auxquels sont assujettis
les corps infйrieurs. La fin doit nйcessairement l'emporter sur le moyen.
Rien pourtant ne s'oppose а cette causalitй des corps cйlestes sur la
gйnйration des corps infйrieurs, bien que ceux-ci soient d'une moindre dignitй
que ceux-lа. Le gйnйrateur travaille en vue de la forme de l'engendrй: celui-ci
n'est pas d'une plus haute perfection que celui-lа, dans le cas d'un agir
univoque tous les deux sont au contraire de mкme espиce. Mais le gйnйrateur ne
se limite pas, comme а sa fin derniиre, а la forme de l'engendrй qui est le
terme de la gйnйration; en perpйtuant l'espиce et en communiquant de son bien,
il tend а ressembler а l'кtre divin par ce fait qu'il imprime а d'autres sa
forme spйcifique et qu'il en est la cause. Pareillement les corps cйlestes,
bien que d'une perfection plus haute que les corps infйrieurs, ont comme fin,
mais non comme fin derniиre, la gйnйration de ces corps et, par leur motion, le
passage de leur forme а l'acte. Ils tendent, comme а leur fin derniиre, а la
ressemblance divine, par leur action sur ces autres кtres. Il importe encore
de saisir comment tout кtre, dans la mesure oщ il participe а la ressemblance
de la divine Bontй qui est l'objet de son appйtit, participe а la ressemblance
du Vouloir divin, source de la production et de la conservation des choses dans
l'кtre. Plus simple et plus large chez les кtres supйrieurs, cette
participation а la ressemblance de la bontй divine est au contraire plus
restreinte et plus divisйe chez les кtres infйrieurs. Aussi entre les corps
cйlestes et les corps infйrieurs il ne s'agit pas d'une ressemblance par
йgalitй, comme dans le cas d'кtres de mкme espиce; le rapport est entre eux
d'un agent universel а son effet particulier. De mкme donc que chez les кtres
infйrieurs le mouvement d'un agent particulier est canalisй en vue du bien de
telle ou telle espиce, ainsi celui du corps cйleste l'est-il au profit du bien
commun de la substance corporelle qui par la gйnйration est conservйe,
multipliйe et accrue. Et, nous l'avons dit, puisque tout mobile, comme tel,
tend а la divine ressemblance dans la recherche de sa propre perfection, et que
l'actualisation d'un кtre est la mesure de sa perfection, tout кtre en
puissance par son mouvement doit se porter vers son acte. Plus donc un acte est
au sommet de l'йchelle des actes et plus il est parfait, plus il retient sur
lui l'appйtit de la matiиre. La consйquence en est que le mouvement par lequel
la matiиre se porte vers sa forme comme а la fin derniиre de la gйnйration,
tend а l'acte le plus haut et le plus parfait qu'elle est susceptible de
recevoir. Or parmi les actes des formes il est des degrйs divers. La matiиre
premiиre est d'abord en puissance а la forme de l'йlйment, puis sous l'emprise
de la forme de l'йlйment elle est en puissance а celle du mixte: les йlйments
sont en effet la matiиre du mixte; puis la matiиre sous la forme du mixte est
en puissance а l'вme vйgйtative: l'вme est en effet l'acte de tel corps. De
mкme l'вme vйgйtative est en puissance а l'вme sensitive, et enfin celle-ci а
l'вme intellectuelle. Le dйveloppement de la gйnйration le montre: dans la
gйnйration le f_tus vit d'abord de la vie de la plante, puis de la vie de
l'animal et enfin de celle de l'homme. Au-dessus de la forme humaine dans le
monde de la gйnйration et de la corruption, il n'est rien d'autre ni de plus
parfait. La fin derniиre de toute gйnйration est donc l'вme humaine, et la
matiиre est tendue vers elle comme vers sa forme derniиre. Ainsi les йlйments
ont pour fin les mixtes, ceux-ci les vivants; parmi ces derniers les plantes
sont pour les animaux et а leur tour les animaux pour les hommes. L'homme est
donc le terme de tout le mouvement de la gйnйration. En outre les mкmes causes prйsidant а la
gйnйration des кtres et а leur conservation, cet ordre que nous avons dйcrit
dans la gйnйration des кtres se retrouve sur le plan de leur conservation. Nous
voyons donc que les corps composйs se conservent en empruntant aux йlйments les
qualitйs qui leur conviennent, les plantes se nourrissant des corps mixtes, les
animaux choisissant leur nourriture parmi les plantes, et mкme les animaux les
plus parfaits et les plus forts parmi les autres plus imparfaits et plus
faibles. Quant а l'homme il fait servir tous les genres d'кtres а ses fins,
ceux-ci а sa nourriture, ceux-lа а son vкtement: la nature le laisse а sa
nuditй, car il a pouvoir d'utiliser les choses pour se vкtir, comme elle ne lui
offre aucun aliment particulier si ce n'est le lait, puisqu'il peut s'assurer
sa nourriture. Il se sert encore des кtres comme moyens de transport: qu'il
s'agisse de la rapiditй des mouvements ou de la rйsistance dans l'effort, il
est plus faible que beaucoup d'animaux, tout comme si ceux-ci йtaient destinйs
а le seconder. Enfin par-dessus tout il use des кtres sensibles en vue de
perfectionner sa connaissance intellectuelle. C'est pourquoi le Psalmiste
s'adressant directement а Dieu, dit au sujet de l'homme: « Tu as placй
toutes choses sous ses pieds ». Et Aristote йcrit au Premier Livre des
Politiques: « que l'homme exerce un domaine naturel sur tous les
кtres inanimйs ». Puis donc que le mouvement du ciel a pour fin la
gйnйration et que celle-ci tend tout entiиre а l'homme comme а la fin derniиre
qui lui est propre, il ressort que sur ce plan des gйnйrations et des
corruptions l'homme est la fin derniиre du mouvement cйleste. Aussi le Deutйronome
affirme-t-il que Dieu a placй les corps cйlestes « au service des
nations ». 23: COMMENT LE MOUVEMENT DU CIEL A SA CAUSE DANS UN PRINCIPE
INTELLIGENT
A
partir de ce qui prйcиde nous pouvons encore dйmontrer comment le premier
moteur du mouvement cйleste est un кtre intelligent. Tout кtre qui agit d'aprиs sa forme
propre, ne peut tendre а une forme supйrieure а la sienne: chaque agent en
effet cherche а produire un кtre qui lui ressemble. Or le corps cйleste, nous
l'avons expliquй, de son propre mouvement tend а cette forme derniиre qu'est
l'intellect humain plus noble que toute forme corporelle. Dans le domaine des
gйnйrations le corps cйleste n'agit donc pas sous l'influence de sa propre
forme, tel un agent principal, mais sous l'influence de celle d'un agent
supйrieur, а l'endroit duquel il joue le rфle d'instrument sous la motion de la
cause principale. Dans la gйnйration le ciel est donc un mobile dont le moteur
est une substance intellectuelle. Nous avons prouvй antйrieurement comment
il n'y a pas de mouvement sans moteur. Il y a donc un moteur du corps cйleste. Ou ce moteur est
complиtement sйparй du corps ou il lui est а ce point uni que cet ensemble du
ciel et de son moteur soit considйrй comme se mouvant lui-mкme, une partie
йtant motrice, l'autre mobile. Dans cette derniиre hypothиse, le ciel apparaоt
tel un кtre animй, puisque tout кtre principe de son propre mouvement est
vivant et animй. Et il n'aurait pas d'autre вme qu'une вme intellectuelle: il n'a
pas une вme vйgйtative puisqu'il n'est pas soumis а la gйnйration et а la
corruption, ni une вme sensitive puisqu'il est dйpourvu d'organes diffйrenciйs.
Il reste ainsi qu'il serait mы par une вme intellectuelle. - Si au
contraire il reзoit son mouvement d'un moteur extrinsиque, celui-ci est un
corps ou un кtre incorporel. Est-ce un corps? Il ne peut mouvoir sans кtre mы,
nous l'avons dit, aucun corps ne meut que sous l'impulsion d'un autre. Ce
moteur sera donc lui-mкme mobile. Et comme on ne peut remonter а l'infini dans
la sйrie des corps, il faudra en arriver а un premier moteur incorporel. - D'un
autre cфtй, un кtre complиtement sйparй des corps est par lа-mкme intellectuel.
Donc le mouvement du ciel qui est le premier de tous les corps, a son principe
dans une substance intellectuelle. Le mouvement des corps lourds ou lйgers
provient de l'кtre qui les produit et de celui qui en йcarte un obstacle, comme
le prouvent les Physiques; il est en effet impossible qu'en eux la forme soit
motrice et la matiиre mobile, seul le corps est susceptible d'кtre mы. Or les
corps cйlestes sont simples а la maniиre des йlйments dans lesquels il n'est
que la composition de la matiиre et de la forme. Si donc ils йtaient mыs, tels
les corps lourds ou lйgers, leur mouvement leur viendrait essentiellement de
leur gйnйrateur, accidentellement de la cause qui en йcarte tout obstacle. Ce
qui est impossible: ces corps ne sont pas produits par voie de gйnйration, ils
n'ont pas en eux de principes opposйs, et а leur mouvement rien ne peut faire
obstacle. Ces corps trouvent donc le principe de leur mouvement dans un кtre
douй de connaissance, mais non de connaissance sensible, nous l'avons montrй,
par consйquent de connaissance intellectuelle. Dans l'hypothиse oщ le principe du mouvement
cйleste serait la seule nature, non douйe de connaissance, il s'ensuivrait que,
comme pour les йlйments, la forme du corps cйleste serait ce principe: en effet
quoique les formes simples ne soient pas motrices, elles sont pourtant
principes de mouvements en ce sens qu'elles sont le fondement des mouvements
naturels comme de toutes les autres propriйtйs naturelles. Toutefois, le
mouvement du corps cйleste ne peut dйcouler de sa forme comme de son principe
actif: Une forme est principe de mouvement local en ce sens que par elle un
corps est adaptй а tel lieu vers lequel il tend en vertu de cette forme - du
fait qu'il lui donne cette forme le gйnйrateur prend le nom de moteur - c'est
ainsi par exemple qu'en vertu de sa forme le feu tend а s'йlever. Cependant du
point de vue de sa forme, le corps cйleste n'appelle pas davantage un lieu qu'un
autre. La nature n'est donc pas seule le principe de son mouvement. Ce principe
ne peut кtre qu'un moteur douй de connaissance. La nature est toujours dйterminйe dans ses
tendances, aussi tout ce qui tient son origine d'elle, se prйsente toujours de
la mкme maniиre, sauf empкchement - ce qui est rare. Par consйquent ce qui par
dйfinition n'est pas uniforme, ne peut кtre le terme d'une tendance naturelle.
C'est le cas du mouvement: ce qui est en mouvement revкt des aspects divers
selon le prйsent ou le passй. La nature ne peut donc rechercher le mouvement
pour lui-mкme; par lui, elle est en quкte du repos, qui est au mouvement comme
l'un au multiple: un кtre est en repos qui ne change pas du passй au
prйsent. Dans l'hypothиse oщ le mouvement cйleste trouverait son principe
uniquement dans la nature, son terme serait donc le repos. Or nous voyons le
contraire puisqu'il est continu. Il ne vient donc pas de la nature comme de son
principe actif, mais plutфt de quelque substance intelligente. S'il est naturel
а tout mouvement qui naоt de la nature comme de son principe actif, d'atteindre
un but, il est pareillement inexplicable par cette nature et contraire а elle
de s'en йcarter: s'il est naturel а un poids lourd de tomber а terre, s'en
йlever est contre sa nature. Par consйquent а supposer que le mouvement du ciel
s'expliquвt par la seule nature, comme naturellement il s'en va vers l'occident
il serait contre nature qu'il s'en йcartвt pour revenir а l'orient. Or ceci est
impossible, car dans le mouvement cйleste rien ne saurait кtre violentй et
contraire а la nature. Celle-ci ne peut donc кtre son principe actif. Ce
dernier ne peut кtre qu'une vertu douйe de connaissance et, nous l'avons dit,
intelligente. Le moteur du corps cйleste est donc une substance intellectuelle. Toutefois nous ne
nierons pas que ce mouvement soit naturel. On dit en effet d'un mouvement qu'il
est naturel non en raison de son seul principe actif, mais encore de son
principe passif, comme dans le cas de la gйnйration des corps simples. Celle-ci
n'est pas naturelle en raison de son principe actif: de ce point de vue un
mouvement est naturel dont le principe est intrinsиque au mobile; la nature est
en effet principe de mouvement dans l'кtre oщ elle se trouve; et
le principe de la gйnйration du corps simple lui est extrinsиque. Cette
gйnйration n'est donc pas naturelle а considйrer le principe actif, elle l'est
uniquement en raison de ce principe passif qu'est la matiиre dont la tendance а
la forme naturelle est pareillement naturelle. Ainsi en va-t-il du mouvement du
corps cйleste: par son principe actif il n'est pas naturel, mais plutфt
volontaire et intellectuel, mais par son principe passif, il l'est puisque le
corps cйleste est naturellement disposй а recevoir tel mouvement. Ceci est йvident
а examiner le rapport du corps cйleste avec son lieu propre. La
passivitй d'un кtre et sa mobilitй trouvent leur cause dans sa potentialitй,
son agir et ses impulsions dans son actualitй. Or le corps cйleste, du point de
vue de sa substance, est indiffйremment en puissance а n'importe quel lieu, telle
la matiиre premiиre vis-а-vis de toute forme, nous l'avons dit. Il en est
autrement des corps lourds ou lйgers qui, а considйrer leur nature, ne sont pas
йgalement adaptйs а tout lieu, mais bien dйterminйs par leur forme а un lieu
propre. Chez eux la nature est le principe actif du mouvement, chez le corps
cйleste le principe passif. De lа on ne jugera pas que le mouvement de celui-ci
est violent, comme celui des corps lourds et lйgers sous l'action de notre
intelligence. Ceux-ci sont de leur nature susceptibles d'кtre mus dans un sens
contraire а celui que nous leur imprimons, aussi les violentons-nous par notre
impulsion; cependant que le mouvement d'un corps animй dont l'вme est le
principe, n'est pas un mouvement violent du point de vue de son animation, mкme
s'il l'est du point de vue de sa pesanteur. Quant aux corps cйlestes, ils n'ont
d'aptitude que pour le mouvement qu'ils reзoivent de la substance
intellectuelle et aucunement pour un mouvement opposй. Leur mouvement est donc
а la fois volontaire en raison de son principe actif, et naturel en raison de
son principe passif. Il appartient certes а la volontй d'кtre ouverte а
tout et de n'кtre dйterminйe par rien, mais le fait pour le mouvement cйleste
d'кtre volontaire par son principe actif ne nuit pas а son unitй ni а son
uniformitй. De mкme en effet que la nature se porte de son propre poids vers un
unique objet, la volontй se dйtermine par sa sagesse qui la dirige
infailliblement vers une fin unique. Enfin de ces considйrations il ressort que
pour le corps cйleste il n'est pas contraire а sa nature de tendre vers quelque
lieu ou de s'en йcarter. Deux raisons expliquent ce fait chez les corps
lourds et lйgers. D'abord, leur nature est dйterminйe а un lieu, d'oщ, s'il lui
est conforme d'y tendre, il lui est contraire de s'en йcarter. Puis, il y a
opposition entre deux mouvements dont l'un s'approche d'un lieu et l'autre s'en
йloigne. Par contre si dans le mouvement de ces corps on ne considиre plus le
terme ultime, mais un point intermйdiaire, il est йgalement naturel d'approcher
celui-ci et de s'en йcarter: une est l'intention de la nature qui prйside а
l'ensemble du mouvement; il ne s'agit pas ici de mouvements contraires, mais
d'un mouvement un et continu. Tel est le cas du mouvement des corps cйlestes.
Nous l'avons dit, l'intention de la nature n'a pas de lieu dйterminй;
en outre, le mouvement qui dans sa rotation йloigne le corps d'un point
quelconque, n'est pas opposй а celui qui l'en a rapprochй, ce mouvement est
unique et continu. Dans le mouvement cйleste tout lieu est donc comme un
point intermйdiaire et non comme un point extrкme dans le mouvement en ligne
droite. Peu importe а notre propos que le corps cйleste soit mы par une
substance intellectuelle conjointe qui serait son вme, ou une substance sйparйe;
que chaque corps soit mы immйdiatement par Dieu ou ne le soit que par
intermйdiaire des substances intellectuelles crййes, ou encore que seul le
premier de ces corps soit immйdiatement mы par Dieu, les autres par
l'intermйdiaire des substances crййes; pourvu que l'on maintienne que le
mouvement cйleste a son principe dans une substance intellectuelle. 24: COMMENT MКME LES КTRES NON DOUЙS D'INTELLIGENCE RECHERCHENT LE
BIEN
Le
corps cйleste est mы par une substance intellectuelle, nous l'avons montrй
(chap. prйc.); en outre son mouvement a comme fin la gйnйration des кtres
infйrieurs, il s'ensuit donc nйcessairement que la gйnйration et le mouvement
de ces derniers se dйroulent conformйment а l'intention de cette substance
intellectuelle l'agent principal et l'instrument n'ont-ils pas une fin
identique? Et le ciel est cause des mouvements infйrieurs par son propre
mouvement qu'il tient de la substance intellectuelle et lui devenant ainsi
comme un instrument. Les formes et les mouvements des corps infйrieurs
dйpendent donc de la causalitй et de l'intention de la substance intellectuelle
comme d'un agent principal, du corps cйleste, comme d'un instrument. Cependant les
formes ainsi causйes et voulues par quelque agent intelligent doivent
prйexister en son esprit, comme en celui de l'artisan prйexiste l'idйal de ses
_uvres sous l'influx duquel il passe aux rйalisations. En consйquence toutes
les formes et tous les mouvements de ce monde infйrieur dйrivent de l'idйal
formй dans l'intelligence d'une du de plusieurs substances intellectuelles.
Aussi Boиce a-t-il dit que les formes qui sont dans la matiиre viennent de
formes indйpendantes de la matiиre. De ce point de vue la position de
Platon est confirmйe selon laquelle les formes sйparйes sont le principe des
formes matйrielles. Mais Platon voulait que ces formes fussent de soi
subsistantes et causes immйdiates des formes sensibles, tandis que pour nous
ces formes existent dans une intelligence et leur causalitй sur les formes
infйrieures s'exerce par l'intermйdiaire du mouvement cйleste. Or tout mouvement
qui est en dйpendance essentielle et non seulement accidentelle d'un кtre quelconque,
tend sous l'impulsion de celui-ci au terme mкme de son mouvement. Le corps
cйleste est donc mы par une substance intellectuelle; а son tour il cause par
son mouvement celui des corps infйrieurs. Il suit nйcessairement qu'il se meut
а son but sous l'influx de la substance intellectuelle, et sous ce mкme influx
les corps infйrieurs s'en vont а leur fin propre. Dиs lors on se rend facilement compte
comment les corps naturels, dйmunis de connaissance, sont pourtant mus et
agissent en vue d'une fin. Ils tendent а cette fin, sous la direction de la
substance intellectuelle, comme la flиche, lancйe par l'archer, tend а la
cible. L'inclination de cette flиche vers son but lui vient de l'impulsion de
l'archer, de mкme les corps de la nature obйissent а leur inclination vers leur
fin naturelle, sous l'impulsion des moteurs de la nature dont ils reзoivent
forme, vertu et mouvement. Il apparaоt en outre comment toute rйalisation de la
nature ressortit а une substance intelligente, puisque l'on attribue davantage
un effet au premier moteur dont relиve l'intention de cet effet qu'aux
instruments dont il use. Ceci explique comment les _uvres de la nature
s'acheminent dans l'ordre а leur fin, telles les _uvres d'un sage. Il est donc
manifeste que des кtres, non douйs de connaissance, peuvent agir pour une fin
et rechercher naturellement un bien, tendre encore а la divine ressemblance et
а leur perfection propre: diverses expressions au sens identique; En effet de
ce qu'ils tendent а leur perfection, les кtres recherchent leur bien puisque
tout кtre est bon dans la mesure de sa perfection. De ce qu'ils recherchent le
bien, ils tendent а la divine ressemblance: tout кtre ressemble а Dieu dans la
mesure de sa bontй. Et tel ou tel bien particulier est dйsirable pour autant
qu'il ressemble а la Bontй premiиre; aussi un кtre va-t-il а son bien propre en
raison de la divine ressemblance et non inversement. Il est dиs lors йvident
que tous les кtres recherchent la divine ressemblance comme leur fin derniиre. Mais le bien d'un
кtre revкt des formes multiples. C'est d'abord son bien au titre individuel;
par exemple l'animal veut son bien dans la nourriture qui assure sa
conservation. C'est encore son bien au titre de l'espиce: l'animal recherche
son bien dans la gйnйration de ses petits et la nourriture qu'il leur assure et
dans tout ce qu'il fait pour la protection et la dйfense des individus de son
espиce. C'est troisiиmement son bien au titre du genre: ainsi l'agent analogue
recherche son bien dans sa causalitй, comme dans le cas du ciel. Quatriиmement
enfin ce bien consiste dans une ressemblance analogique entre les effets et
leur principe. Ainsi Dieu qui est au-dessus de tout genre en raison de son
bien, donne l'кtre а toutes choses. Il ressort de ces considйrations que plus parfaite
est la virtualitй d'un кtre, et plus йlevй son degrй de bontй, plus large est
son appйtit du bien, plus il cherche encore et rйalise le bien en des кtres
fort distants de lui. Les кtres imparfaits ne veulent que le bien propre а leur
individualitй, les кtres parfaits celui de leur espиce, les autres plus
parfaits celui а la taille de tout ce qui ressortit а leur genre, et Dieu qui
est au sommet de la bontй, veut le bien de tout l'кtre. Aussi dit-on а juste
titre que le propre du bien est de se rйpandre, puisque meilleur est un
кtre, plus large est son rayonnement. Et comme en tout genre le plus parfait
est l'exemplaire et la mesure de ce qui ressortit а ce genre, Dieu
dont la bontй est perfection et le rayonnement de cette bontй le plus large,
doit donc кtre par son propre rayonnement l'exemplaire de tous ceux qui а leur
tour rйpandent de leur bontй. D'autre part, puisque dans la mesure oщ il donne
de son bien, un кtre est cause des autres, par l'exercice mкme de cette
causalitй il tend а la divine ressemblance, tout en recherchant son bien
propre. Il est donc lйgitime d'avancer que les mouvements des corps cйlestes et
leurs impulsions sont d'une certaine maniиre au bйnйfice des corps soumis а la
gйnйration et а la corruption, et d'une moindre dignitй qu'eux. Ils ne sont
certes pas orientйs vers eux, comme vers leur fin derniиre, mais par leur
gйnйration, ils recherchent leur bien propre, et la divine ressemblance comme
leur fin derniиre. 25: S'UNIR A DIEU PAR L'INTELLIGENCE EST LA FIN DE TOUTE SUBSTANCE
SPIRITUELLE
Toutes
les crйatures - mкme celles qui ne sont pas dotйes d'intelligence - tendent а
Dieu comme а leur fin derniиre, et elles atteignent cette fin dans la mesure oщ
elles participent а sa ressemblance. Toutefois les crйatures spirituelles le
touchent d'une maniиre trиs particuliиre, а savoir par leur opйration propre,
le saisissant par leur intelligence. Ainsi la fin de la crйature spirituelle
est nйcessairement de connaоtre Dieu par un acte intellectuel. Dieu est en effet
la fin de toutes choses, nous l'avons montrй, et chaque кtre s'efforce de
s'unir а Dieu dans la mesure mкme de ses possibilitйs. Or atteindre а la
substance divine par la connaissance de quelque chose d'elle-mкme est une union
plus intime avec Dieu que de lui ressembler. La substance intellectuelle tend
donc а la connaissance de Dieu comme а sa fin derniиre.
L'opйration d'un кtre est sa
fin; elle en est la perfection seconde; de lа dit-on d'un кtre, en bonne forme
pour agir, qu'il est vertueux et bon. Or l'intellection est l'opйration propre
а la substance intellectuelle; telle est donc sa fin, et а son degrй le plus
parfait sa fin derniиre, surtout en ce domaine des opйrations, tel le connaоtre
et le sentir, nullement ordonnйes а quelque _uvre extйrieure. Et ces opйrations
reзoivent leur spйcification de leurs objets qui en mкme temps les rйvиlent;
d'autant plus parfaite est donc telle de ces opйrations que plus parfait cet
son objet. En consйquence connaоtre l'intelligible le plus parfait, Dieu, est
le plus excellent dans ce genre d'opйration propre au connaоtre. Ainsi la
connaissance intellectuelle de Dieu est la fin derniиre de toute substance
intellectuelle. On pourrait toutefois objecter: la fin derniиre d'une
substance intellectuelle rйside certes dans l'intellection de l'intelligible le
plus parfait, mais l'intelligible le plus parfait pour telle ou telle de ces
substances n'est pas le plus parfait absolument mais plus la substance
intellectuelle est йlevйe dans l'ordre de l'кtre, plus son objet intelligible
le plus parfait est йlevй. Et c'est pourquoi la substance Intellectuelle crййe
supйrieure a peut-кtre comme objet intelligible supйrieur le parfait absolu et
son bonheur sera de connaоtre Dieu, alors que le bonheur d'une substance
intellectuelle moindre sera de connaоtre un intelligible moins parfait, mais
pour elle le meilleur. Et particuliиrement s'il s'agit de l'intellect humain -
telle est sa faiblesse - comment lui accorder de saisir l'intelligible absolu?
Il est vis-а-vis de cet objet, le plus parfait parmi les intelligibles, comme
l'_il de la chouette au soleil. Et pourtant il est manifeste que la fin de
toute substance intellectuelle - fыt-elle la moindre, - est de connaоtre Dieu.
Nous avons montrй comment Dieu est la fin derniиre а laquelle tendent tous les
кtres. Or l'intelligence humaine, bien que la plus humble dans la hiйrarchie
des substances intellectuelles, dйpasse toutefois tous les кtres dйpourvus
d'intelligence. D'autre part la fin d'un кtre supйrieur ne saurait кtre d'un
degrй moindre que celle des autres; Dieu lui-mкme sera donc celle de
l'intelligence humaine. En outre un кtre intelligent n'atteint sa fin que par
la connaissance qu'il en possиde. C'est donc par sa connaissance que
l'intelligence humaine atteint Dieu comme sa fin. Les кtres non douйs de
connaissance, tendent а Dieu par la voie de similitude; de mкme les substances
intellectuelles par celle de la connaissance, nos considйrations antйrieures
nous l'ont appris. Or bien que les кtres, non douйs d'intelligence, tendent а
ressembler а leur cause immйdiate, chez eux l'intention de la nature ne
s'arrкte pas lа; elle tend, comme а sa fin, а la ressemblance du souverain
bien, si imparfaite que soit celle-ci. Si infime que soit pour l'intelligence
sa connaissance de Dieu, c'est donc lа sa fin derniиre, mieux qu'une
connaissance parfaite de quelque intelligible d'un degrй moindre. Tout кtre dйsire
par-dessus tout sa fin derniиre. Or si mйdiocre que soit sa connaissance des
choses de Dieu, l'intelligence humaine la dйsire, l'aime plus que la connaissance
parfaite des кtres infйrieurs et s'y dйlecte pareillement. La fin derniиre de
l'homme consiste donc а connaоtre Dieu de quelque maniиre que ce soit. Tout кtre tend,
comme а sa fin propre, а ressembler а Dieu. C'est pourquoi la fin derniиre d'un
кtre est ce qui lui donne d'atteindre au sommet de cette ressemblance. Or la
crйature intellectuelle ressemble а Dieu surtout par son intellectualitй; par
une telle ressemblance qui inclut toutes les autres, elle dйpasse les autres
crйatures. En outre, dans ce genre de ressemblance, elle ressemble davantage а
Dieu par une connaissance actuelle que par une connaissance habituelle ou en
puissance: car Dieu est toujours en acte d'intelligence comme nous l'avons
prouvй au Premier Livre. Et dans sa connaissance actuelle, elle ressemble а
Dieu surtout en le connaissant lui; Dieu en effet connaоt toutes les choses en
se connaissant lui-mкme. La fin derniиre de toute substance intellectuelle est
donc de connaоtre Dieu. Ce qui est aimй en raison d'un autre, est ordonnй а
ce qui est aimable en soi; on ne peut reculer а l'infini dans ce domaine des
appйtitions de la nature sous peine de frustrer son dйsir, puisque l'infini est
infranchissable. Or toutes les sciences pratiques, les arts et les techniques
ne sont aimables qu'en raison d'autre chose; l'agir non le connaоtre йtant leur
finalitй. Les Sciences spйculatives au contraire dont le savoir est la fin,
sont recherchйes pour elles-mкmes. Et dans le domaine des choses humaines toute
activitй a sa fin en dehors d'elle-mкme, exceptй la contemplation spйculative.
Le jeu lui-mкme malgrй les apparences a sa fin normale: le repos de l'esprit
grвce auquel nous pouvons ensuite nous donner а des activitйs sйrieuses; si le
jeu possйdait en soi sa finalitй, on devrait jouer sans cesse, ce qui ne
saurait кtre. En consйquence les activitйs pratiques trouvent leur finalitй
dans les activitйs spйculatives et pareillement tout l'agir humain dans la
contemplation intellectuelle. Cependant dans la hiйrarchie des sciences et des
arts, la finalitй derniиre revient а la science qui commande aux autres et en
est l'organisatrice: ainsi l'art de la navigation de qui relиve la fin du
navire, а savoir son usage mкme, donne son plan а celui qui prйside а la
construction du navire et lui commande. Tel est le rфle de la philosophie
premiиre а l'endroit des autres sciences spйculatives; celles-ci sont en sa
dйpendance; elles en reзoivent leurs principes et la lumiиre pour ceux qui
nient ces principes. La Philosophie premiиre elle-mкme trouve toute sa raison d'кtre
dans la connaissance de Dieu, comme en sa fin ultime, d'oщ son nom de « science
divine ». La connaissance de Dieu est donc la fin derniиre de toute
connaissance humaine et de tout agir humain. Dans tous les agents et moteurs
hiйrarchisйs, la fin du premier est la fin derniиre de tous; ainsi la fin d'un
chef d'armйe est celle de tous ceux qui combattent sous son commandement. Or
parmi les diverses facultйs de l'homme son intelligence tient le rфle de
premier moteur: l'intelligence meut l'appйtit en lui proposant son objet;
l'appйtit intellectuel, la volontй, meut l'appйtit sensible sous ses deux
formes, irascible et concupiscible; aussi n'obйissons-nous а nos dйsirs
sensibles que sur l'ordre de la volontй; et l'appйtit sensible, du consentement
de la volontй, meut le corps. La fin de l'intelligence est donc celle de toutes
les activitйs humaines. D'autre part le vrai est la fin et le bien de
l'intelligence, et par consйquent la premiиre vйritй en est la fin
derniиre. Connaоtre la premiиre Vйritй qui est Dieu est donc la fin de tout
l'homme, de toutes ses activitйs et de tous ses dйsirs.
Tout homme dйsire
naturellement connaоtre la cause de ce qu'il voit aussi, йtonnйs de ce qu'ils
voyaient et dont ils ignoraient les causes, les hommes commencиrent а philosopher
pour ne se reposer que dans la dйcouverte de la cause. Mais cette recherche ne
s'arrкte que dans la rencontre de la cause premiиre. Nous n'estimons savoir
parfaitement que si nous connaissons la premiиre cause. L'homme dйsire donc
naturellement connaоtre la premiиre cause comme sa fin derniиre. Or la premiиre
cause de toute chose c'est Dieu. Par consйquent la connaissance de Dieu est la
fin derniиre de l'homme. L'homme dйsire naturellement dйcouvrir la cause d'un
effet qu'il connaоt. Or l'intelligence humaine connaоt l'кtre universel, elle
dйsire donc naturellement en dйcouvrir la cause qui est Dieu seul, nous l'avons
prouvй. Puisque nul n'a touchй sa fin derniиre que son dйsir naturel ne soit
satisfait, aucune connaissance intellectuelle ne peut suffire а la fйlicitй de
l'homme, sa fin derniиre, sans celle de Dieu qui, telle la fin derniиre, clфt
le dйsir naturel. La connaissance de Dieu est donc la fin derniиre de l'homme. Un corps qui tend
а son lieu propre par son mouvement naturel, se meut avec une intensitй
et une vitesse d'autant plus grandes qu'il approche davantage de son terme:
ainsi Aristote prouve qu'un mouvement en ligne droite ne peut se prolonger а
l'infini, autrement il serait identique sur tout son cours. Par consйquent ce
qui, au cours de son mouvement, gagne en intensitй ne va pas а l'infini, mais
tend а un but dйterminй. C'est le cas du dйsir dans le savoir: plus on connaоt,
plus intense est le dйsir de savoir. Donc le dйsir naturel de l'homme tend а
une fin dйterminйe qui ne peut кtre que le plus noble des objets de
connaissance, Dieu. La connaissance de Dieu est donc la fin derniиre de
l'homme. Et la fin derniиre de l'homme, comme de toute substance intellectuelle,
se nomme fйlicitй ou bonheur: c'est ce que dйsire toute substance intellectuelle
comme fin derniиre et а cause d'elle seulement. La connaissance de Dieu est
donc le bonheur et la fйlicitй derniиre de toute substance intellectuelle. C'est pourquoi Matthieu
dit: « Bienheureux les c_urs purs, car ils verrons Dieu ».
Et Jean: « La vie йternelle est qu'ils vous connaissent, vous le
vrai Dieu ». Avec quoi concorde ce mot d'Aristote au dernier Livre
des Йthiques, quand il avance que la fйlicitй humaine est une contemplation,
celle de l'objet le plus excellent parmi ceux du domaine de la
connaissance. 26: LA FЙLICITЙ EST-ELLE UN ACTE DE VOLONTЙ
Une
substance intellectuelle atteint Dieu par les opйrations de sa volontй aussi
bien que de son intelligence elle le dйsire, se repose en lui au point qu'il
semblerait que la fin derniиre de l'homme, son ultime fйlicitй, ne rйsiderait
pas dans la connaissance de Dieu, mais dans son amour ou quelque autre acte de
volontй dont Dieu serait l'objet: 1. Cela apparaоt surtout de ce fait que
l'objet de la volontй est le bien qui a raison de fin, tandis que le vrai,
objet de l'intelligence, n'a raison de fin que dans la mesure oщ lui-mкme est
un bien. L'homme ne semble donc pas toucher а sa fin derniиre par un acte
d'intelligence mais plutфt par un acte de volontй. 2. La perfection derniиre de l'agir est le
plaisir, qui est а celui-ci comme la beautй а la jeunesse, dit le
Philosophe. Puis donc que la fin derniиre est la plйnitude de l'agir, elle
paraоt кtre beaucoup plus dans un acte de volontй que d'intelligence. 3. Le plaisir est
dйsirй pour lui-mкme sans rйfйrence а autre chose; il serait sot de demander а
quelqu'un pourquoi il veut le plaisir. C'est justement la caractйristique de la
fin derniиre d'кtre recherchйe pour elle-mкme. Il semble donc qu'elle soit plus
affaire de volontй que d'intelligence. 4. Tous se rencontrent dans le dйsir de la
fin derniиre, car il est naturel. Or le plus grand nombre est en quкte de
plaisir et non de connaissance. Le plaisir est donc davantage une fin que la
connaissance. 5. La volontй semble кtre une puissance supйrieure а l'intelligence
puisqu'elle la meut а son acte: l'actualisation de la connaissance habituelle
se fait au grй du vouloir. L'agir de la volontй apparaоt ainsi plus noble que
celui de l'intelligence. Par consйquent la fin derniиre qui est la bйatitude, semble
consister davantage dans un acte de volontй que dans un acte d'intelligence. Cette position
est toutefois insoutenable; nous le dйmontrerons а l'йvidence. La bйatitude est
le bien propre de la substance intellectuelle, pour autant elle ressortit а ce
qui est spйcifique en elle. Or l'appйtition n'est pas le propre de la nature
intellectuelle; elle est en tous les кtres, bien que diversement. Et cette
diversitй mкme se juge d'aprиs les divers rapports des кtres avec le connaоtre.
Les uns, totalement dйpourvus de connaissance, ne possиdent que l'appйtit
naturel; d'autres, douйs de connaissance sensible, possиdent l'appйtit sensible
que divisent le concupiscible et l'irascible; d'autres enfin sont dotйs de la
connaissance intellectuelle et d'une appйtition proportionnйe, la volontй.
Ainsi donc la volontй, comme appйtit, n'est pas un йlйment caractйristique de
la nature intellectuelle, elle reзoit sa spйcificitй de sa dйpendance а
l'endroit de l'intelligence. Celle-ci au contraire est par elle-mкme le propre
de la nature intellectuelle. Par consйquent la bйatitude ou fйlicitй consiste
substantiellement et principalement dans un acte d'intelligence plutфt que dans
un acte de volontй. Tout objet prйcиde naturellement la puissance dont il
est le moteur: un moteur prйcиde naturellement le mouvement de son mobile.
C'est le cas de cette puissance qu'est la volontй: l'objet d'appйtition meut
l'appйtit. L'objet de la volontй a donc une prioritй naturelle sur son acte, et
le premier de ses objets sur tous ses actes. Il ne se peut donc pas que ce
premier objet de volition soit l'acte mкme de volontй. Or ce premier objet est
la fin derniиre, qui est la bйatitude. Il est donc impossible que la bйatitude
ou fйlicitй soit un acte de volontй. En toute puissance pouvant se replier sur
son acte, il faut d'abord que l'acte de cette puissance se porte sur un objet
йtranger pour revenir ensuite sur soi. Si donc l'intelligence saisit qu'elle
connaоt, cela suppose d'abord qu'elle apprйhende un objet et qu'ensuite elle
apprйhende son acte d'intelligence, car l'acte mкme d'intellection que
l'intelligence contemple, est la saisie d'un objet. C'est pourquoi il faut ou
remonter а l'infini ou bien s'arrкter а un premier objet de connaissance qui ne
sera pas l'acte mкme d'intelligence mais un objet intelligible. Pareillement
faut-il que le premier objet du vouloir ne soit pas la volition elle-mкme, mais
un autre bien. Or le premier objet convoitй par une substance spirituelle est
sa bйatitude ou fйlicitй, raison d'кtre de tous ses autres vouloirs. Il est
donc impossible que la fйlicitй consiste essentiellement dans un acte de
volontй. La vйritй sur la nature d'un кtre se juge d'aprиs les йlйments
constitutifs de sa substance: un homme rйel diffиre d'un homme peint par sa
substance. Or la bйatitude vraie ne se distingue pas de la fausse d'aprиs
l'acte de la volontй: la volontй a le mкme comportement dans son dйsir, son
amour ou sa dйlectation, quel que soit le souverain bien qui lui soit proposй.
Mais que ce souverain bien soit vrai ou faux il n'en va plus de mкme du point
de vue de l'intelligence. La bйatitude ou fйlicitй consiste donc
essentiellement davantage dans un acte d'intelligence que de volontй. Si la fйlicitй
йtait un acte de volontй, cet acte serait ou un dйsir, ou un acte d'amour, ou
la jouissance d'un plaisir. Or il est impossible que le dйsir soit une fin
derniиre: le propre du dйsir est d'кtre а la recherche de ce que l'on ne
possиde pas encore, notion totalement opposйe а celle de fin derniиre. -
L'amour ne peut pas non plus кtre une fin derniиre. On aime un bien, qu'on le
possиde ou non; de l'amour naоt le dйsir pour le bien que l'on ne dйtient pas
encore; et si l'amour du bien possйdй croоt, cela vient de la possession mкme
du bien aimй. Autre est donc la possession du bien qu'est la fin, autre l'amour
de ce bien, imparfait avant qu'on ne le tienne, parfait tandis qu'on le
possиde. - Pareillement le plaisir ne peut кtre fin derniиre. La possession du
bien engendre le plaisir: soit goыt de sa possession actuelle, soit souvenir de
sa possession passйe, soit espйrance de sa possession future. Le plaisir ne
peut donc кtre fin derniиre. - Par consйquent aucun acte de volontй ne peut
кtre substantiellement la fйlicitй. Si le plaisir йtait la fin derniиre on le
voudrait pour lui-mкme, ce qui est faux. Le plaisir tient sa qualitй de ce qui
le procure: ce plaisir est bon et dйsirable qui est consйcutif а des opйrations
bonnes et dignes d'кtre convoitйes, mauvais au contraire et а fuir si ces
opйrations sont mauvaises. Il tient donc sa bontй et son appйtibilitй d'un
autre, il ne peut donc кtre la fin derniиre, qu'est la fйlicitй. L'ordre correct
des choses est en accord avec celui de la nature: l'ordonnance des choses
naturelles а leur fin ne comporte pas en effet d'erreur. Or ici la dйlectation
est pour l'opйration et non pas le contraire. Ne voyons-nous pas comment chez
les animaux la nature joint le plaisir а ces opйrations, йvidemment ordonnйes
aux fins nйcessaires, par exemple а l'usage des aliments pour la conservation
de l'individu, aux fonctions sexuelles pour la conservation de l'espиce; sans
le plaisir les animaux s'abstiendraient de ces actes nйcessaires. Il est donc
impossible que la dйlectation soit la fin derniиre. La dйlectation paraоt n'кtre rien d'autre
que le repos de la volontй dans un bien qui plaоt, de mкme que le dйsir est une
inclination de la volontй vers un bien а attendre. De mкme que par sa volontй
l'homme se meut vers sa fin et s'y repose, de mкme les corps dans la nature ont
une inclination naturelle а leurs fins propres et s'arrкtent quand ils les
atteignent. Or il serait ridicule de soutenir que le but d'un corps en
mouvement n'est pas son lieu propre, mais plutфt l'arrкt de ce mouvement grвce
auquel il tend а son lieu. Si en effet la fin principale de la nature йtait
l'arrкt du mouvement, elle ne le dйclencherait pas; au contraire elle donne son
impulsion afin que le corps tende а son lieu et que celui-ci une fois touchй а
titre de but, le repos s'ensuive. Ainsi donc le repos n'est pas la fin mais un
йlйment qui lui est concomitant. Le plaisir n'est pas davantage la fin
derniиre, mais il l'accompagne, et а fortiori aucun autre acte de volontй n'est
la fйlicitй. Si la fin d'un кtre est un autre кtre qui lui est extrinsиque, on
appellera encore sa fin derniиre cette opйration grвce а laquelle il
l'atteindra; ainsi pour ceux aux yeux de qui l'argent est une fin, on dit que
possйder l'argent est leur fin mais non l'aimer ou le convoiter. Or la fin
derniиre d'une substance intellectuelle est Dieu. Cette opйration est donc substantiellement
le bonheur et la fйlicitй de l'homme par laquelle il atteint Dieu. Et cette
opйration est le connaоtre: nous ne pouvons pas vouloir ce que nous ne
connaissons pas. L'ultime fйlicitй de l'homme rйside donc substantiellement
dans la connaissance de Dieu et non dans un acte de volontй. La solution aux
objections, contraires а cette conclusion, ressort dйjа avec йvidence de cet
exposй. 1. De ce que le bonheur a raison de souverain bien et par lа est objet
de volontй, il ne s'ensuit pas nйcessairement qu'il est de sa nature un acte de
volontй, comme le soutenait la premiиre objection. Bien plus parce qu'il
est l'objet premier de la volontй, il ne peut кtre son acte, nous l'avons
dйmontrй. 2. Pareillement tout ce qui concourt de quelque maniиre а la perfection
d'une chose, n'est pas nйcessairement sa fin, comme le voulait la seconde objection. Il est en effet
deux maniиres d'appartenir а la perfection d'une chose selon que celle-ci est
dйjа formйe dans sa nature ou qu'elle est а former. Ainsi pour une maison dйjа
bвtie, sa perfection rйsidera dans ce pourquoi elle est construite, а savoir
l'habitation; tel est bien le but de la construction d'une maison; c'est
pourquoi dans la dйfinition parfaite de la maison on intйgrera nйcessairement
cet йlйment. Mais а la perfection d'une maison а bвtir sont requis et ses
йlйments constitutifs, comme ses principes substantiels, et ce qui en assure la
conservation, tels les contreforts qui la contiennent, et ce qui la rend
agrйable, telle sa beautй. La fin est donc la perfection d'une chose dйjа
constituйe en elle-mкme. Ainsi pour une maison l'habitation. Et pareillement
l'opйration propre d'un кtre, qui en est comme l'usage, est sa fin; mais les
йlйments constitutifs de cet кtre ne sont pas sa fin, mieux, c'est lui qui est
leur fin. La matiиre et la forme sont en effet pour l'espиce. Si la forme est
la fin de la gйnйration, elle ne l'est pas de l'engendrй, de celui qui est dйjа
constituй dans son espиce; bien mieux la forme est requise pour la perfection
de cette nature. De mкme ces йlйments qui aident а la conservation d'un кtre,
sa santй et ses activitйs nutritives, s'ils sont de la perfection de l'animal,
ils n'en sont pas la fin, c'est plutфt le contraire. Pareillement tout ce qui
rend un кtre apte aux opйrations propres а sa nature et lui donne de mieux
atteindre sa fin, n'est pas la fin de cet кtre, c'est l'inverse. Ainsi le
Philosophe nous dit que la beautй, la force corporelle et autres qualitйs
analogues sont des instruments du bonheur. Or le plaisir est la perfection de
l'opйration, mais non en ce sens que l'opйration, constituйe dans son espиce,
lui est ordonnйe; elle tend а d'autres fins: ainsi l'action de manger par sa
nature tend а la conservation de l'individu; mais en ce sens qu'elle concourt а
la perfection de l'кtre en formation: en raison du plaisir nous portons en
effet plus d'attention et de fini а l'activitй, source de ce plaisir. Aussi le
Philosophe dit-il que le plaisir est а la perfection de l'opйration comme la
beautй а celle de la jeunesse, laquelle beautй est pour la jeunesse, et non
l'inverse. 3. Le fait mкme que les hommes ne recherchent pas le plaisir pour autre
chose, mais pour lui-mкme, n'est pas un signe suffisant - comme le suggйrait la
troisiиme objection, - qu'il est la fin derniиre. Bien qu'il ne soit pas
la fin derniиre, le plaisir accompagne celle-ci puisqu'il naоt de sa
possession. 4. Les hommes ne sont pourtant pas plus nombreux а rechercher le plaisir
qui naоt de la connaissance que la connaissance elle-mкme, mais ils sont plus nombreux
а se porter sur les plaisirs sensibles que sur la connaissance propre а
l'intelligence et sur les joies qu'elle engendre, car l'extйrieur est davantage
а la portйe de l'ensemble des humains du fait mкme que la connaissance commence
par les sens. 5. Quant а la cinquiиme raison, tirйe de
l'excellence de la volontй sur l'intelligence dont elle serait motrice, elle
est manifestement erronйe. C'est en effet l'intelligence qui en premier lieu et
par nature est le moteur de la volontй, car la volontй, comme telle, est mue
par son objet, le bien connu; tandis que celle-ci ne meut l'intelligence que
quasi accidentellement, en ce sens que le connaоtre est considйrй comme un bien
et ainsi dйsirй par la volontй, d'oщ il suit que l'intelligence passe а l'acte.
Mais en cela mкme l'intelligence prйcиde la volontй: jamais la volontй ne se
porterait sur le connaоtre si d'abord l'intelligence n'y avait vu son bien. -
En outre, la volontй meut l'intelligence а son acte comme on le dit de tout
agent, source d'impulsion, tandis que l'intelligence meut la volontй а la
maniиre d'une fin c'est le bien perзu qui est la fin de la volontй. Or dans une
motion tout agent est postйrieur а la fin puisque celle-ci est la raison de
cette motion. Il apparaоt dиs lors comme l'intelligence est purement et
simplement plus noble que la volontй, et comment ce n'est qu'accidentellement
et relativement que celle-ci dйpasse celle-lа. 27: COMMENT LA FЙLICITЙ HUMAINE NE SE TROUVE PAS DANS LES PLAISIRS
CHARNELS
Des
exposйs antйrieurs ressort l'impossibilitй de trouver la fйlicitй humaine dans
les plaisirs charnels dont les principaux sont ceux de la table et ceux de la
gйnйration. Nous avons dйmontrй que, d'aprиs l'ordre de la nature, l'opйration est
la raison d'кtre du plaisir et non l'inverse. Quand donc des opйrations ne sont
pas la fin derniиre, les plaisirs qui les suivent ne sont ni la fin derniиre ni
ses concomitants. Or il est йvident que les opйrations auxquelles sont annexйs
les plaisirs susdits, ne sont pas la fin derniиre; elles sont manifestement
axйes sur d'autres fins: la nourriture sur la conservation du corps, les actes
gйnйsiques sur la gйnйration des enfants. Ces plaisirs ne sont donc pas la fin
derniиre ni ne lui sont concomitants; en eux ne se trouve donc pas la fйlicitй. La volontй est
plus noble que l'appйtit sensible dont elle est le moteur, nous l'avons dit. Si
donc la fйlicitй n'est pas dans un acte de volontй, comme nous l'avons prouvй,
а fortiori n'est-elle pas dans ces plaisirs qui relиvent de l'appйtit sensible. La fйlicitй est
un bien propre а l'homme: dire des animaux qu'ils sont heureux, est un abus de
langage. Or ces plaisirs sont communs aux hommes et aux animaux; on ne placera
donc pas la fйlicitй en eux. La fin derniиre est ce qu'il y a de meilleur pour un
кtre: telle en est la dйfinition. Or ces plaisirs ne ressortissent pas а ce
qu'il y a de meilleur en l'homme, son intelligence, mais а ses sens. On ne
mettra donc pas la fйlicitй en eux. On ne placera pas la plus haute perfection
de l'homme sur les frontiиres par lesquelles il touche aux кtres infйrieurs,
mais sur celles qui le rattachent aux кtres supйrieurs: la fin est plus noble
que ce qui y conduit. Or ces plaisirs naissent du contact de l'homme avec ce
qui lui est infйrieur, le sensible; on n'y cherchera donc pas la fйlicitй. Ce qui est bon
uniquement parce qu'il a une mesure, ne l'est pas en soi; il tient sa bontй de
sa mesure. Or l'usage de tels plaisirs n'est bon а l'homme que s'il est modйrй,
autrement ces plaisirs se contrarieraient entre eux. Ils ne sont donc pas bons
purement et simplement pour l'homme. Au contraire le souverain bien est bon en
soi: ce qui tient de soi sa raison de bien est meilleur que ce qui la tient
d'un autre. Ces plaisirs ne sont donc pas ce souverain bien de l'homme qu'est
sa fйlicitй. En toutes les choses qui portent en elles leur raison d'кtre, le plus
suit au plus si le simple suit au simple: par exemple, si le chaud
rйchauffe, le plus chaud rйchauffe davantage, et ce qui est chaud au degrй
maximum, rйchauffe а pareil degrй. Par consйquent si ces plaisirs portaient en
eux leur raison de bien, le meilleur serait d'en user au maximum. Or ceci est
faux: tout usage immodйrй de ces plaisirs est considйrй comme un vice, en mкme
temps qu'il est nuisible au corps et fait obstacle а des plaisirs de mкme
nature. Ces plaisirs ne sont donc pas par eux-mкmes un bien pour l'homme; en
eux ne rйside pas la fйlicitй humaine. Les actes de vertu mйritent louange de ce
qu'ils sont orientйs vers la fйlicitй. En consйquence si la fйlicitй rйsidait
en cette sorte de plaisirs, un acte de vertu aurait d'autant plus de valeur
qu'il s'en approcherait davantage, loin de s'en йcarter. Or ceci est
manifestement faux: l'acte de tempйrance en effet vaut par l'abstention du
plaisir, de lа mкme il tient son nom. On ne placera donc pas la fйlicitй de
l'homme dans ces plaisirs. Dieu est la fin derniиre de toute chose, cela ressort
avec йvidence de nos exposйs. La fin derniиre de l'homme se trouvera donc en ce
qui le rapproche le plus de Dieu. Ces plaisirs sont au contraire un obstacle а
cette trиs grande intimitй de l'homme avec Dieu que donne la contemplation; ils
sont en effet incompatibles avec celle-ci en ce qu'ils plongent l'homme dans le
sensible et pour autant l'arrachent au spirituel. On ne mettra donc pas la fйlicitй
humaine dans les plaisirs charnels. Voilа donc йcartйe l'erreur des Epicuriens
qui placent la fйlicitй de l'homme dans ces plaisirs, selon ce mot de Salomon
parlant en leur nom: « Voilа ce qui m'est apparu bon, que l'homme mange
et boive et jouisse de son travail: c'est lа sa part ». Et cet
autre de la Sagesse : « Laissons partout des traces de nos
rйjouissances: c'est lа notre part, c'est lа notre destinйe ». Cette erreur est
pareillement йcartйe des disciples de Cйrinthe qui racontent comment dans la
fйlicitй derniиre aprиs la rйsurrection on jouira des voluptйs
charnelles pendant mille annйes du rиgne du Christ, d'oщ leur nom de
Chilliastes (ou millйnaristes). Les fabulations des Juifs et des Sarrasins
sont aussi rejetйes pour qui la rйtribution des justes rйside en cette sorte de
plaisirs: la fйlicitй est en effet la rйcompense de la vertu. 28: COMMENT LA FЙLICITЙ NE RЙSIDE PAS DANS LES HONNEURS
De nos
considйrations il rйsulte encore que ce souverain bien de l'homme, la fйlicitй,
ne rйside pas dans les honneurs. En effet la fin derniиre de l'homme et sa
fйlicitй se trouvent dans son opйration la plus parfaite, nous l'avons dit. Or
l'honneur d'un homme ne relиve pas de son agir propre mais de celui d'un autre
qui lui donne des marques de respect. On ne mettra donc pas la fйlicitй d'un
homme dans les honneurs. Ce qui est bon et dйsirable en raison d'un autre ne
saurait кtre fin derniиre. C'est le cas des honneurs: nul n'est justement
honorй qu'а cause d'un autre bien qu'il possиde, aussi les hommes les
convoitent-ils comme le gage de quelque bien qu'ils dйtiennent, et les
dйsirent-ils particuliиrement de la part des grands et des sages. On ne placera
donc pas la fйlicitй humaine dans les honneurs. La vertu est la voie du bonheur. Or les
opйrations vertueuses ressortissent au libre arbitre, de lа leur mйrite. On
cherchera donc la fйlicitй en quelque bien qui est du domaine de la volontй
humaine. Or d'atteindre les honneurs n'est pas au pouvoir de l'homme, mais bien
plus au pouvoir de celui qui honore. On ne peut donc placer la fйlicitй humaine
dans les honneurs. Seuls les bons sont dignes d'honneur, mais les
mйchants peuvent aussi bien кtre honorйs. Il est donc meilleur d'кtre digne
d'honneur que d'кtre honorй. L'honneur n'est donc pas le souverain bien de
l'homme. Le souverain bien est le bien parfait qui ne supporte aucun mal. Or ce
qui ne comporte aucun mal ne peut кtre mauvais. Donc le mal ne peut se trouver
dans l'кtre qui possиde le souverain bien. Mais un mйchant peut arriver aux
honneurs. L'honneur par consйquent n'est pas le souverain bien de l'homme. 29: COMMENT LA FЙLICITЙ HUMAINE NE CONSISTE PAS DANS LA GLOIRE
De lа
ressort pareillement que le souverain bien de l'homme n'est pas dans la gloire,
c'est-а-dire l'йclat de la renommйe. D'aprиs Tullius la gloire est une large
renommйe, accompagnйe de louange, et d'aprиs Ambroise une rйputation
brillante accompagnйe de louange. Or les hommes dйsirent la cйlйbritй de la
louange et du renom afin d'en tirer honneur de la part de ceux qui les
connaissent. La gloire est ainsi convoitйe en vue de l'honneur. Si donc
celui-ci n'est pas le souverain bien, а fortiori celle-lа. Ces biens
mйritent louange qui sont signe de l'orientation de quelqu'un vers sa fin.
Toutefois celui qui tend а sa fin, ne la possиde pas encore. On ne loue donc
pas celui qui est йtabli en sa fin, bien plutфt on l'honore, remarque le
Philosophe. La gloire n'est donc pas le souverain bien, puisqu'elle consiste
principalement dans la louange. Connaоtre est meilleur qu'кtre connu:
seuls les кtres supйrieurs sont capables de connaissance, les кtres infйrieurs
sont connus. Le souverain bien de l'homme ne peut donc кtre dans la gloire qui
vient de ce qu'il est connu. Nul ne dйsire кtre connu qu'en ce qui l'avantage;
chacun cherche au contraire а dissimuler son mal. Par consйquent il est
dйsirable et bon pour quelqu'un d'кtre connu en raison des biens qu'il possиde.
Ces biens sont donc prйfйrables. Ainsi la gloire, dont le propre est d'кtre
connu, n'est pas le souverain bien de l'homme. Le souverain bien est nйcessairement un
bien parfait puisqu'il apaise le dйsir. Or cette connaissance а laquelle
appartient la renommйe et en quoi consiste la gloire humaine, est imparfaite
tant elle est souvent incertaine et sujette а l'erreur. La gloire ne peut donc кtre
le souverain bien. Le souverain bien de l'homme doit кtre ce qu'il y a
de plus stable dans les choses humaines: on dйsire naturellement que le bien se
maintienne longtemps. Or la gloire qui suit la renommйe est des plus instables,
car rien n'est plus changeant que l'opinion des hommes et leur louange. Lа ne
peut donc кtre le souverain bien de l'homme. 30: COMMENT LA FЙLICITЙ DE L'HOMME NE RЙSIDE PAS DANS LES
RICHESSES
Et de
ces principes il ressort que les richesses ne sont pas le souverain bien de l'homme. Les richesses ne
sont en effet recherchйes qu'en vue de quelque autre bien; l'intйrкt qu'elles
offrent n'est pas en elles-mкmes, mais dans l'usage que l'on en fait soit pour
subvenir а nos besoins corporels soit pour tout autre but analogue. Tandis que
le souverain bien est voulu pour lui-mкme et non pour un autre. Les richesses
ne peuvent donc кtre le souverain bien de l'homme. Possйder ou conserver ce qui vaut dans la
mesure oщ l'on s'en dйpartit, ne peut кtre le souverain bien de l'homme. Or
tout le prix des richesses rйside en ce qu'on les dйpense: c'est bien cela en
user. La possession des richesses ne peut donc кtre le souverain bien de
l'homme. Un acte de vertu mйrite quelque louange pour autant qu'il conduit а la
fйlicitй. Or le mйrite d'un acte de libйralitй ou de magnificence dont l'argent
est la matiиre, rйside davantage dans l'usage que l'on fait de la richesse que
dans sa conservation: telle est bien l'origine du nom de ces vertus. La
fйlicitй de l'homme ne consiste donc pas dans la possession des richesses. Ce dont la
possession est le souverain bien de l'homme, doit кtre meilleur que l'homme. Or
l'homme est meilleur que les richesses puisque toute la raison d'кtre de
celles-ci rйside dans l'usage qu'il en fait. Le souverain bien de l'homme ne
consiste donc pas dans les richesses. Le souverain bien n'est pas soumis au jeu
de la fortune. Ce qui est fortuit est en effet йtranger а la raison tandis
qu'il appartient а l'homme d'aller а sa fin propre par sa raison. Mais
l'enrichissement est particuliиrement dы au hasard. La fйlicitй humaine n'est
donc pas constituйe par la richesse. Ceci est encore plus йvident de ce fait
que les richesses sont perdues involontairement et qu'elles йchoient mкme aux
mйchants qui doivent кtre privйs du souverain bien, et qu'elles sont instables,
йvidence qui ressort encore de toutes ces autres raisons dйveloppйes plus haut. 31: COMMENT LA FЙLICITЙ NE RЙSIDE PAS DANS LE POUVOIR TERRESTRE
Pareillement
le pouvoir sur terre ne peut кtre le souverain bien: y accйder est dы souvent
au jeu de la fortune; il est instable, йchappe а la volontй de l'homme; souvent
il est aux mains des mйchants: toutes choses incompatibles avec le souverain
bien, comme nous l'avons dit prйcйdemment. La mesure de la bontй d'un homme est sa
proximitй au souverain bien. Or du fait qu'il possиde le pouvoir on ne dit ni
qu'il est bon ni qu'il est mauvais: tout homme qui peut faire le bien, n'est
pas bon pour autant, et tout homme qui peut faire le mal n'est pas forcйment
mauvais. Le souverain bien ne rйside donc pas dans la dйtention du pouvoir. Tout pouvoir est
au profit d'un autre et le souverain bien n'est pas pour un autre. Le pouvoir
n'est donc pas le souverain bien de l'homme. Le souverain bien de l'homme n'est pas ce
dont il peut bien ou mal user: le meilleur bien est en effet ce dont on ne peut
mal user. Mais on peut bien ou mal user du pouvoir: car la raison exerce son
pouvoir pour des buts opposйs. Le pouvoir chez l'homme n'est donc pas son
souverain bien. Si quelque pouvoir йtait le souverain bien, il
devrait кtre trиs parfait: Or le pouvoir chez l'homme est extrкmement
imparfait, tributaire qu'il est des volontйs et des opinions des hommes, si
instables. En outre plus large est ce pouvoir, plus il dйpend d'un grand
nombre, cause de faiblesse pour lui, car ce qui dйpend d'un grand nombre est
plus exposй а la ruine. Le souverain bien de l'homme ne rйside donc pas dans
quelque pouvoir humain. En consйquence la fйlicitй de l'homme ne doit кtre
cherchйe en aucun bien extйrieur puisque tous ces biens que l'on appelle les
biens de la fortune se ramиnent а l'un de ceux-ci. 32: COMMENT LA FЙLICITЙ NE RЙSIDE PAS DANS QUELQUE BIEN CORPOREL
De
pareilles considйrations prouvent а l'йvidence que le souverain bien de l'homme
ne rйside pas non plus en ces biens du corps, tels que la santй, la beautй et
la force. Ces biens sont communs aux bons et aux mйchants, ils sont instables,
nullement soumis а la volontй. L'вme est meilleure que le corps qui ne vit et ne
possиde ces biens que par l'вme. Le bien de l'вme, tel le savoir ou autre
semblable, est donc meilleur que celui du corps. Le bien du corps ne saurait
donc кtre le souverain bien de l'homme. Ces biens sont communs а l'homme et aux
animaux. Or la fйlicitй est un bien propre а l'homme. Elle ne peut donc кtre cherchйe
dans les biens susdits. Beaucoup d'animaux sont supйrieurs а l'homme dans les
biens du corps: les uns sont plus alertes, d'autres plus forts, etc. Par
consйquent si le souverain bien de l'homme йtait en l'un de ces biens, l'homme
ne serait pas le premier dans le genre animal: ce qui est йvidemment faux. La
fйlicitй de l'homme ne rйside donc pas en quelque bien du corps. 33: COMMENT LA FЙLICITЙ DE L'HOMME NE RЙSIDE PAS DANS LE SENS
Ces
raisons prouvent encore que le souverain bien de l'homme n'est pas dans les
biens du domaine sensible. Tous ceux-ci sont en effet communs aux hommes et aux
animaux. L'intelligence est plus noble que le sens, son bien meilleur que celui
du sens. Le souverain bien de l'homme ne peut donc кtre en ce dernier. Si le souverain
bien rйsidait dans le sens on le chercherait dans les plus fortes dйlectations
sensibles, celles de la nourriture et de la gйnйration. Or il n'est pas lа; il
n'est donc pas dans le sens. On apprйcie le sens dans la mesure de son utilitй et
comme moyen de connaissance. Or toute l'utilitй des sens a trait aux biens du
corps, et la connaissance sensible est ordonnйe а la connaissance
intellectuelle; c'est pourquoi chez les animaux, dйpourvus d'intelligence, le
plaisir sensoriel est en raison de l'utilitй qu'ils en retirent pour leur
corps, quand grвce а la connaissance sensible ils trouvent leur nourriture et
exercent leurs activitйs gйnйsiques. Le souverain bien de l'homme qu'est sa
fйlicitй, n'est donc pas du domaine du sens. 34: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE DE L'HOMME NE SE TROUVE PAS DANS
LES ACTES DES VERTUS MORALES
Il
apparaоt encore que la fйlicitй derniиre de l'homme ne se trouve pas dans
l'agir moral. La fйlicitй humaine, puisqu'elle est la fin derniиre, ne tend а aucune
autre. Or tout l'agir moral est axй sur autre chose que lui-mкme, comme il
ressort de ses actes principaux. Les actes de force que l'on accomplit pendant
la guerre, ont leur raison d'кtre dans la victoire et la paix: il est fou de
guerroyer pour guerroyer. De mкme la justice a comme but la paix parmi les
hommes grвce а laquelle chacun jouit tranquillement de son bien. Il en va de
mкme des autres vertus. On ne cherchera donc pas l'ultime fйlicitй de l'homme
dans l'agir moral. Le rфle des vertus morales est d'imposer la juste
mesure dans les mouvements passionnels intйrieurs et dans l'usage extйrieur des
choses. Or ce travail sur les passions et les choses ne saurait кtre la fin
derniиre de la vie humaine puisque les passions elles-mкmes et les choses sont
susceptibles de tendre а quelque autre but. Il n'est donc pas possible que la
derniиre fйlicitй de l'homme soit dans les actes des vertus morales. Puisque l'homme
est homme par sa raison, ce bien propre qu'est sa fйlicitй doit кtre du domaine
propre а la raison. Or ce que la raison possиde en elle-mкme lui est beaucoup
plus propre que ce qu'elle rйalise en dehors d'elle-mкme. Puis donc que le bien
de la vertu morale est une _uvre de la raison sur une matiиre qui lui est
extrinsиque, il ne peut кtre ce bien parfait qu'est la fйlicitй; celui-ci doit
plutфt кtre quelque bien intrinsиque а la raison elle-mкme. Nous avons
dйmontrй comment la fin de toutes choses est de tendre а la ressemblance
divine. La fйlicitй se trouvera donc en ce qui assure le mieux а l'homme cette
ressemblance. Or ceci ne peut кtre du domaine des actes moraux puisque ceux-ci
ne conviennent pas а Dieu si ce n'est mйtaphoriquement: en Dieu il n'est pas en
effet de passions ni autres mouvements semblables, matiиre des actes des vertus
morales. La derniиre fйlicitй de l'homme qu'est sa fin derniиre, n'est donc pas
dans les actes des vertus morales. La fйlicitй est le bien propre de l'homme;
c'est donc dans le bien le plus spйcifiquement humain, en tant que l'homme se
distingue des animaux, que l'on cherchera sa fйlicitй derniиre. Or ce bien
n'est pas un acte de vertu morale: chez les animaux on trouve en effet quelque
chose de la libйralitй ou de la force, mais rien de l'agir intellectuel. La
fйlicitй derniиre de l'homme n'est donc pas dans les actes des vertus morales. 35: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE NE RЙSIDE PAS DANS UN ACTE DE
PRUDENCE
De nos
considйrations il apparaоt encore que la fйlicitй derniиre de l'homme n'est pas
non plus dans un acte de prudence. L'acte de prudence appartient au domaine
des vertus morales. Or la fйlicitй derniиre de l'homme ne rйside pas dans les
actes des vertus morales, elle n'est pas davantage dans un acte de prudence. La fйlicitй
derniиre de l'homme se trouve dans son opйration la plus parfaite. Or celle-ci,
dans sa note la plus spйcifique, se porte sur les plus nobles des objets.
Cependant la prudence ne se porte pas sur de tels objets, propres а
l'intelligence ou а la raison; sa matiиre en effet n'est pas le nйcessaire,
mais le contingent de l'agir. Ce n'est donc pas dans son acte que rйside la
fйlicitй derniиre de l'homme. Ce qui est axй sur un autre comme sur sa fin, n'est
pas la fйlicitй derniиre de l'homme. Or l'opйration de la prudence tend а une
fin autre qu'elle-mкme, soit parce que toute connaissance pratique, dont relиve
la prudence, est axйe sur l'agir, soit parce que la prudence donne а l'homme
son comportement vertueux dans ses choix de moyens en vue d'une fin. Ce n'est
donc pas dans l'agir prudentiel que se trouve la fйlicitй derniиre de l'homme. Les animaux,
dйpourvus de raison, ne participent aucunement а la fйlicitй, comme le prouve
Aristote. Ils ont pourtant quelque chose de la prudence, comme celui-ci le dit
encore. La fйlicitй ne rйside donc pas dans une _uvre de prudence. 36: COMMENT LA FЙLICITЙ NE SE TROUVE PAS DANS L'ART
Il est
йvident que la fйlicitй ne se trouve pas davantage dans l'art. La connaissance,
propre а l'art, est elle-mкme pratique; elle est donc axйe sur une fin et ne
peut pas кtre une fin derniиre. Les objets fabriquйs sont les fins de
l'activitй artistique; et ils ne peuvent кtre la fin derniиre de la vie
humaine, puisque bien au contraire nous sommes leur fin: tout est en effet au
service de l'homme. Il ne se peut donc que l'agir propre а l'art, soit la
fйlicitй derniиre de l'homme. 37: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE DE L'HOMME SE TROUVE DANS LA
CONTEMPLATION DE DIEU
Puis
donc que l'ultime fйlicitй de l'homme ne se trouve pas dans ces biens
extйrieurs, nommйs « biens de fortune », ni dans les biens du corps,
ni dans ceux de l'вme en son domaine de la sensibilitй, ni, au domaine
spirituel, dans les actes des vertus morales, ni dans ceux des vertus
intellectuelles qui appartiennent а l'agir, l'art et la prudence, il reste que
la fйlicitй derniиre de l'homme est dans la contemplation de la vйritй. Seule cette
activitй est propre а l'homme; les animaux n'y communient d'aucune maniиre. En outre elle ne
tend а aucune autre fin: elle est recherchйe pour elle-mкme. Par elle, en une
certaine ressemblance, l'homme rejoint les кtres qui lui sont supйrieurs; car
de toutes les opйrations humaines elle seule se retrouve en Dieu et dans les
substances sйparйes. Par elle encore il atteint ces кtres supйrieurs,
quelle que soit la connaissance qu'il en a. Pour cette activitй encore l'homme se
suffit particuliиrement, sans grand besoin de quelque secours йtranger. Cette opйration
enfin apparaоt comme la fin de toutes les autres activitйs humaines. A la
perfection de la contemplation sont en effet requises la santй du corps que
tendent а procurer toutes les initiatives nйcessaires а la vie; et la
pacification des passions impйtueuses, fruit des vertus morales et de la
prudence, puis la paix extйrieure qu'assure tout le gouvernement de la citй. En
sorte qu'а bien tout considйrer, toutes les activitйs humaines sont au service
des contemplatifs de la vйritй. Cependant la fйlicitй derniиre ne saurait
consister dans cette contemplation, propre а l'intellect des premiers principes
trиs imparfaite parce que trиs gйnйrique, ne renfermant qu'en puissance la
connaissance des choses; elle est en outre au point de dйpart et non au terme
de l'effort humain, un don de la nature et non le fruit de notre effort dans la
vйritй. Cette contemplation n'est pas davantage la connaissance des choses
infйrieures, puisque la fйlicitй rйside dans l'activitй de l'intelligence qui
se porte sur l'intelligible le plus noble. Il reste donc que la fйlicitй
derniиre de l'homme rйside dans la contemplation de la sagesse relative aux
choses de Dieu. Ainsi se trouve confirmй par cette voie d'induction,
ce que nous avions prouvй antйrieurement, а savoir que l'ultime fйlicitй de
l'homme ne rйside que dans la contemplation de Dieu. 38: COMMENT LA FЙLICITЙ HUMAINE NE CONSISTE PAS EN CETTE
CONNAISSANCE DE DIEU QUE POSSИDE LE COMMUN DES HOMMES
Nous
devons chercher maintenant en quelle connaissance de Dieu se trouve l'ultime
fйlicitй d'une substance spirituelle. Il est en effet une certaine connaissance
de Dieu, gйnйrique et confuse, qui se rencontre chez presque tous les hommes:
soit parce que l'existence de Dieu est connue par elle-mкme, aussi bien que les
autres principes de dйmonstration, comme plusieurs l'ont pensй, nous l'avons
dit, soit que - et cela nous paraоt plus vrai - par sa raison naturelle,
l'homme puisse atteindre immйdiatement une certaine connaissance de Dieu. En
effet, en face de l'ordre de la nature, comme il n'est pas d'ordre sans
ordonnateur, les hommes concluent normalement qu'existe un ordonnateur du monde
que nous voyons. Mais quel est cet ordonnateur? Quelles en sont les qualitйs?
Est-il unique? Cette perception commune ne le rйvиle pas immйdiatement: ainsi
voyons-nous un homme se mouvoir et rйaliser une _uvre, nous saisissons en lui
un principe absent chez les autres кtres; ce principe nous lui donnons le nom
d'вme; mais nous en ignorons encore la nature; est-il un corps? Quelle est sa
causalitй dans les activitйs susdites? Une telle connaissance de Dieu ne peut
suffire а la fйlicitй. L'opйration du bienheureux ne peut souffrir en effet
de lacune. Or cette connaissance est susceptible de beaucoup d'erreurs. Les uns
en effet ont cru qu'il n'est pas d'autre ordonnateur du monde que les corps
cйlestes, et prйtendirent que ces corps йtaient dieux; d'autres reconnurent cet
ordonnateur dans les йlйments eux-mкmes et ce qui en est engendrй, jugeant que
ceux-ci ne tenaient leur mouvement et leurs activitйs naturelles de nul autre,
mais qu'ils causaient eux-mкmes l'ordonnance des autres; d'autres enfin
avancиrent que les actes humains ne sont soumis а aucun ordre qui ne soit celui
des hommes, et ils appelиrent dieux ces hommes qui gouvernent les autres. Une
telle connaissance de Dieu est donc insuffisante а la fйlicitй. De plus la
fйlicitй est la fin de l'activitй humaine. Or l'homme ne recherche pas cette
connaissance par ses actes, bien mieux tous la possиdent quasi dиs le
commencement: lа n'est donc pas la fйlicitй. Nul n'est rйprйhensible de ce qu'il ne
tient pas la fйlicitй, on loue au contraire celui qui ne la possйdant pas, y
tend. Or qui est privй de cette connaissance de Dieu apparaоt bien mйprisable:
rien ne fait davantage ressortir la sottise d'un homme que cet aveuglement
devant des signes si manifestes de Dieu, de mкme que l'on trouverait stupide
celui qui а la vue d'un homme, ne comprendrait pas qu'il a une вme. Aussi le
Psalmiste dit-il: « L'insensй a dit dans son c_ur: Il n'y a point de
Dieu ». Cette connaissance ne suffit donc pas а la fйlicitй. Trиs imparfaite
est la connaissance gйnйrique d'une chose, sans ses caractйristiques propres,
telle la connaissance que l'on aurait de l'homme par le seul fait qu'il se
meut. Une pareille connaissance ne porte que sur la potentialitй d'un кtre; ses
caractиres distinctifs sont en effet contenus en puissance dans ses caractиres
gйnйriques. Or la fйlicitй est une opйration parfaite, et le souverain bien de
l'homme rйside dans son actuation plйniиre et non dans sa potentialitй: une
puissance n'a raison de bien que par la perfection de son acte. Cette
connaissance de Dieu est donc insuffisante а notre fйlicitй. 39: COMMENT LA FЙLICITЙ DE L'HOMME N'EST PAS DANS LA CONNAISSANCE DE
DIEU OBTENUE PAR DЙMONSTRATION
Il est
une autre connaissance de Dieu, plus profonde que celle dont nous venons de
parler, due а la dйmonstration qui nous vaut d'approcher davantage de sa
connaissance propre, car par cette voie nous nions de lui beaucoup de choses,
ce qui nous le fait apparaоtre comme un кtre sйparй des autres. La
dйmonstration en effet conclut а un Dieu immobile, йternel, incorporel,
absolument simple, un, dotй de tous ces attributs que nous avons йtudiйs au
Premier Livre sur Dieu. Or non seulement l'affirmation, mais encore la
nйgation, nous fournit d'un кtre une connaissance propre: ainsi s'il est propre
а un homme d'кtre un animal raisonnable, il lui est pareillement propre de ne
pas кtre un кtre inanimй ou irrationnel. Nйanmoins il existe une diffйrence
entre ces deux voies du connaоtre: par l'affirmation nous savons ce qu'est la
chose, comment elle se distingue des autres, tandis que par la nйgation, si
nous savons comment elle se distingue des autres, nous ignorons ce qu'elle est.
Or telle est la connaissance propre que nous avons de Dieu par la
dйmonstration. Elle est donc elle-mкme insuffisante а l'ultime fйlicitй de
l'homme. Les кtres d'une espиce atteignent normalement la fin de cette espиce: ce
qui relиve en effet de la nature est permanent ou se rйalise dans la majoritй
des cas, les dйficiences sont exceptionnelles, dues а quelque altйration. Or la
fйlicitй est la fin de l'espиce humaine: tous les hommes la dйsirent
naturellement. Elle est donc un bien commun, а la portйe de tous les hommes, а
moins que ne surgisse quelque obstacle qui les paralyse. Mais peu d'hommes
parviennent а cette connaissance de Dieu par la dйmonstration en raison de ces
difficultйs dont nous avons parlй au dйbut du Livre Premier. Cette connaissance
de Dieu n'est donc pas essentielle а la fйlicitй de l'homme. Aboutir а son
acte, telle est la finalitй d'un кtre en puissance, comme il apparaоt de nos
exposйs antйrieurs. Par consйquent la fйlicitй qu'est la fin derniиre est un
acte pur de toute potentialitй а quelque actuation ultйrieure. Or cette
connaissance que la dйmonstration nous donne de Dieu, est en puissance а un
autre savoir sur Dieu, qu'il porte sur des objets nouveaux ou qu'il atteigne
les mкmes objets d'une maniиre supйrieure: les fils s'efforcent en effet
d'accroоtre de quelque maniиre la science de Dieu, reзue de leurs pиres. Une
telle connaissance n'est donc pas l'ultime fйlicitй de l'homme. Fйlicitй et
misиre sont incompatibles; nul ne peut кtre а la fois malheureux et heureux. Or
la grande part de notre malheur a son origine dans le mensonge et l'erreur
auxquels tous nous rйpugnons naturellement. Et cette connaissance de Dieu qui
nous occupe, voisine avec de multiples erreurs: ce qui apparaоt chez beaucoup
qui, par dйmonstration, ont atteint quelques vйritйs au sujet de Dieu; mais
quand la dйmonstration leur a manquй, ils ont suivi leur sens et sont tombйs
dans de nombreuses erreurs. Peu nombreux au contraire, c'est manifeste, sont
ceux qui dans les choses de Dieu ont acquis la vйritй par cette voie de la
dйmonstration sans qu'aucune erreur n'entache leur jugement: un tel fait n'est
pas en harmonie avec la notion de la fйlicitй qui est une fin commune а tous.
L'ultime fйlicitй de l'homme n'est donc pas dans cette connaissance de Dieu. La fйlicitй se
trouve dans une opйration parfaite, et la perfection de la connaissance
requiert la certitude: nous ne pouvons vraiment prйtendre connaоtre que si nous
savons qu'une chose ne peut кtre autrement. Or cette connaissance de Dieu
comporte beaucoup d'incertitude, comme en tйmoigne la diversitй des opinions au
sujet de Dieu chez ceux qui tentent de le connaоtre par voie de dйmonstration.
L'ultime fйlicitй ne peut donc кtre en pareille connaissance. Le dйsir de la
volontй est assouvi quand celle-ci a touchй а sa fin derniиre. Or la fйlicitй
est la fin derniиre de toute connaissance humaine. Cette connaissance de Dieu
sera donc essentiellement la fйlicitй qui, une fois obtenue, ne laissera plus
place au dйsir de quelque connaissance ultйrieure. Telle n'est pas cette
connaissance de Dieu qu'obtiennent les Philosophes par voie de dйmonstration:
aprиs elle nous dйsirons encore connaоtre d'autres choses qui lui йchappent; en
elle ne se trouve donc pas la fйlicitй. La fin de tout кtre en puissance est de
parvenir а son acte; il y tend par le mouvement qui le conduit а sa fin. Or
tout кtre en puissance tend а son acte dans la mesure de ses possibilitйs. Tel
кtre est en puissance dont toute la potentialitй est susceptible d'кtre actuйe;
sa fin est donc d'кtre actuй selon tout lui-mкme: ainsi le corps lourd, hors de
son milieu, est en puissance а son lieu propre. Tel autre кtre est ainsi
en puissance que sa potentialitй ne peut кtre actuйe toute а la fois: ainsi la
matiиre premiиre; par son mouvement elle tend successivement а l'acte sous des
formes diverses qui, en raison mкme de cette diversitй, ne peuvent кtre
ensemble. Notre intelligence est en puissance а tous les intelligibles, nous
l'avons vu au Deuxiиme Livre. Et l'intellect possible est apte а recevoir deux
intelligibles а la fois, du moins dans cet acte premier qu'est la science, non
peut-кtre dans l'acte second qu'est son regard sur l'objet. Ainsi apparaоt-il
que toute la potentialitй de l'intellect possible est susceptible d'кtre actuйe
а la fois, ce que requiert donc la fin ultime qu'est la fйlicitй. Mais cette
connaissance de Dieu par voie de dйmonstration dont il est ici question, ne le
rйalise pas, puisque tout en la possйdant nous restons encore dans l'ignorance
de beaucoup de choses. Elle ne suffit donc pas а l'ultime fйlicitй. 40: COMMENT LA FЙLICITЙ NE SE TROUVE PAS DANS LA CONNAISSANCE DE
DIEU QUE DONNE LA FOI
Toutefois
il est pour les hommes une autre connaissance de Dieu, en partie supйrieure а
celle dont nous avons parlй, la connaissance par la foi. Celle-ci dйpasse
celle-lа en ce sens qu'elle nous apporte au sujet de Dieu certaines vйritйs а
ce point йminentes que la raison pure ne pourrait les atteindre par la
dйmonstration, comme nous l'avons expliquй au dйbut de ce travail. Nйanmoins
l'ultime fйlicitй de l'homme ne peut se trouver encore dans cette connaissance
propre а la foi. En effet, comme il ressort de nos exposйs, la
fйlicitй est une opйration parfaite de l'intelligence. Or, dans la connaissance
de foi, l'opйration intellectuelle est des plus imparfaites а considйrer
l'intelligence, bien que du point de vue de son objet elle soit des plus nobles:
l'intelligence ne comprend pas en effet ce а quoi, en croyant, elle donne son
assentiment. Ce n'est donc pas non plus dans cette connaissance de foi que se
trouve l'ultime fйlicitй. Nous avons dйmontrй plus haut comment la fйlicitй
derniиre ne rйside pas principalement dans un acte de volontй. Or dans la
connaissance de foi la volontй exerce un rфle principal: l'intellect donne en
effet son assentiment aux propositions de foi parce qu'il le veut et non parce
qu'il est entraоnй nйcessairement par l'йvidence intrinsиque de la vйritй. Ce
n'est donc pas dans cette connaissance de foi que se trouve la fйlicitй
derniиre. Celui qui croit donne sans voir son assentiment а ce qu'un autre lui
propose: ainsi la connaissance qui appartient а la foi, tient-elle davantage de
l'audition que de la vision. En outre il ne croirait pas а ces propositions
qu'il ne voit pas, s'il n'estimait que la science de l'autre est supйrieure а
la sienne dans ce domaine qui lui йchappe. Par consйquent ou cette estimation
est fausse, ou celui qui enseigne possиde vraiment une science plus parfaite de
ces propositions. Et si ce dernier ne tenait ces choses que pour les avoir
entendues, on ne pourrait remonter а l'infini: l'assentiment de foi serait
alors vain et sans certitude, il n'y aurait aucun fondement certain, gйnйrateur
de certitude chez le croyant. Il est de plus impossible que la connaissance de
foi soit fausse et incertaine, comme il apparaоt au Premier Livre; et si cette
connaissance йtait fausse et vaine, elle ne pourrait кtre la fйlicitй. Il
existe donc pour l'homme une connaissance de Dieu supйrieure а celle de la foi:
soit que l'homme proposant l'objet de foi, en saisisse immйdiatement la vйritй
comme nous le croyons du Christ, soit qu'il le reзoive immйdiatement de celui
qui voit, comme nous le croyons des Apфtres et des Prophиtes. Puisque la
fйlicitй de l'homme se trouve dans la connaissance de Dieu la plus parfaite, il
est impossible qu'elle se trouve dans la connaissance de foi. La fйlicitй
apaise le dйsir naturel puisqu'elle est la fin derniиre. Or la connaissance de
foi, loin de satisfaire le dйsir naturel, l'aiguise, chacun dйsirant voir ce
qu'il croit. La fйlicitй derniиre de l'homme n'est donc pas dans la
connaissance de foi. On dit de la connaissance de Dieu qu'elle est la fin
parce qu'elle unit а Dieu, la fin derniиre de toutes choses. Or dans la
connaissance de foi, l'кtre connu n'est pas parfaitement prйsent а l'intelligence:
la foi se porte en effet sur ce qui est loin et non sur ce qui est prйsent;
l'Apфtre le dit: « Tant que nous marchons par la foi, nous demeurons
loin du Seigneur ». Pourtant dans la foi Dieu est prйsent au c_ur
puisque le croyant donne volontairement son assentiment а Dieu, d'aprиs ce qui
est dit aux Йphйsiens: « Le Christ habite dans vos c_urs par la
foi ». Il est donc impossible que la fйlicitй derniиre de l'homme soit
dans la connaissance de foi. 41: EN CETTE VIE, L'HOMME EST-IL SUSCEPTIBLE DE CONNAОTRE LES
SUBSTANCES SЙPARЙES PAR L'ЙTUDE ET LA RECHERCHE PROPRE AUX SCIENCES
SPЙCULATIVES?
Une
substance spirituelle peut encore acquйrir de Dieu une autre connaissance. Au
Deuxiиme Livre, nous avons dit comment une substance spirituelle sйparйe, par
la saisie de son essence, connaоt ce qui est au-dessus d'elle et ce qui est
au-dessous, selon le mode de sa substance. Ce qui s'impose plus spйcialement
quand ce qui lui est supйrieur est sa cause, puisqu'en tout effet on trouve
nйcessairement une ressemblance avec sa cause. Puis donc, comme il ressort des
explications antйrieures, que Dieu est la cause de toutes les substances
spirituelles crййes, nйcessairement les substances spirituelles sйparйes, par
la saisie de leur essence, connaissent Dieu par mode de vision: l'intellect en
effet connaоt par vision la chose dont il porte en lui la ressemblance, de mкme
que dans l'_il se trouve la ressemblance de l'objet perзu corporellement. Ainsi
l'intelligence qui saisit dans sa nature une substance sйparйe voit Dieu d'une
maniиre supйrieure а la connaissance dйcrite antйrieurement. Certains ont
placй en cette vie la fйlicitй derniиre de l'homme dans la connaissance des
substances sйparйes; il importe donc de savoir si l'homme peut les connaоtre en
cette vie. Cela mкme fait problиme. Notre intelligence dans l'йtat prйsent ne
saisit rien sans l'image qui, а l'endroit de l'intellect possible grвce auquel
nous comprenons, joue le rфle des couleurs pour la vue, comme nous l'avons
expliquй au Deuxiиme Livre. Par consйquent si par cette connaissance
intellectuelle qui a l'image pour origine, l'un de nous est susceptible de
s'йlever а l'intelligence des substances sйparйes, il lui sera possible en
cette vie de comprendre ces substances elles-mкmes, et par lа, en les voyant,
de participer а ce mode de connaissance grвce auquel une substance sйparйe
saisit Dieu en se saisissant elle-mкme. Mais si par cette connaissance, appuyйe
sur l'image, l'homme ne peut aucunement s'йlever а cette intelligence des
substances sйparйes il lui sera impossible en cette vie prйsente d'atteindre
cette forme de connaissance de Dieu. Quelques-uns ont expliquй diversement
cette possibilitй, dans la connaissance а base d'images, d'atteindre
l'intellection des substances sйparйes. Avempace prйtendait que par l'йtude des
sciences spйculatives nous pouvions, en partant de l'acquis de la connaissance
fantasmatique, toucher а cette intellection des substances sйparйes. Par
l'action de l'intelligence nous pouvons en effet abstraire l'essence de toute
chose ayant une essence, et n'йtant pas identifiйe avec son essence. Le propre
de l'intelligence est de connaоtre toute quidditй comme telle, puisque son
objet propre est l'essence. Toutefois si le premier objet de l'intellect
possible est un кtre ayant une quidditй, nous pouvons par cet intellect
abstraire la quidditй de ce premier objet; si cette quidditй possиde elle-mкme
une quidditй, il sera de nouveau possible d'abstraire la quidditй de cette
quidditй, et comme on ne peut remonter а l'infini on s'arrкtera nйcessairement
а un point. Notre intelligence peut donc par cette voie d'analyse parvenir а la
connaissance d'une quidditй n'en ayant pas elle-mкme. Telle est la quidditй des
substances sйparйes. Ainsi notre intelligence peut s'йlever а l'intellection
des substances sйparйes а partir de la connaissance des sensibles qui a sa base
dans les phantasmes. Pour йtayer sa thиse il emprunte encore une autre
voie. Il pose que l'intelligence d'un objet unique, par exemple d'un cheval,
n'est multipliйe en toi et en moi qu'en raison de la multiplicitй des espиces
spirituelles, distinctes en toi et en moi. Par consйquent une intellection qui
ne serait pas fondйe sur de telles espиces, serait la mкme chez toi et chez
moi. Or la quidditй de l'objet que l'intelligence est susceptible d'abstraire,
comme on l'a prouvй, n'a pas d'espиce spirituelle et individuelle; la quidditй
de l'objet saisi n'est pas en effet la quidditй d'un individu spirituel ou
corporel puisque l'objet saisi, comme tel, est universel. Notre intelligence
est donc capable de saisir la quidditй d'un objet dont l'intellection est une
pour tous. Tel est le cas des substances sйparйes. Notre intelligence peut donc
connaоtre une substance sйparйe. A les bien considйrer ces raisons sont
sans valeur. L'objet saisi, comme tel, est universel, aussi la quidditй de cet objet
est celle d'un universel, genre ou espиce. Mais la quidditй du genre ou de
l'espиce des sensibles que, grвce aux images, nous connaissons
intellectuellement, est composйe de matiиre et de forme. Elle est donc
totalement autre que celle de la substance sйparйe, simple et immatйrielle. La
saisie de la quidditй d'une chose sensible, grвce aux phantasmes, n'annonce
donc pas la perception de celle d'une substance sйparйe. Il n'y a pas
identitй de nature entre une forme qui dans son кtre est insйparable de son
sujet, et une forme qui dans son кtre est sans sujet, bien que l'une et l'autre
soit saisie, abstraction faite du sujet. Autre est en effet la raison de la
grandeur, autre celle des substances sйparйes, а moins qu'а la suite de
certains platoniciens nous posions des grandeurs sйparйes mitoyennes entre les
espиces et les кtres sensibles. Mais la quidditй du genre ou de l'espиce des
choses sensibles ne peut, dans son кtre, кtre sйparйe de telle matiиre individuйe
а moins qu'avec les platoniciens nous admettions les espиces sйparйes, ce que
rejette Aristote. Cette quidditй ne ressemble donc en rien aux substances
sйparйes, totalement immatйrielles. De ce qu'elle soit comprise, il ne s'ensuit
donc pas que les substances sйparйes le puissent кtre. Si l'on donnait une mкme dйfinition de la
quidditй des substances sйparйes et de la quidditй du genre ou de l'espиce des
substances sensibles, on ne pourrait le faire pour l'espиce sans affirmer, avec
les Platoniciens, que les espиces des substances sensibles sont ces substances
sйparйes elles-mкmes. Il reste donc qu'elles communient avec elle uniquement du
point de vue de la quidditй, comme telle. Ce n'est alors qu'un aspect gйnйral
de genre ou de substance. Par de telles quidditйs on ne peut donc connaоtre des
substances sйparйes que leur genre йloignй. Or la connaissance du genre n'est
pas celle de l'espиce si ce n'est en puissance. La substance sйparйe ne peut
donc кtre saisie а travers l'intelligence des substances sensibles. L'йcart est plus
considйrable entre une substance sйparйe et des кtres sensibles qu'entre deux
кtres sensibles. Or la connaissance de l'essence de l'un de ceux-ci est
insuffisante pour connaоtre l'essence d'un autre: de ce qu'un aveugle-nй
connaоt le son, d'aucune maniиre il ne peut connaоtre la couleur. A plus forte
raison la connaissance de la quidditй d'une substance sensible n'assure pas la
connaissance d'une substance sйparйe. Dans l'hypothиse mкme oщ les substances
sйparйes seraient motrices des astres et, par leurs mouvements, productrices de
formes sensibles, ce mode de connaissance de la substance sйparйe а partir du
sensible serait encore insuffisant pour la saisie de leur essence. Un effet
nous rйvиle sa cause soit en raison de la ressemblance qui existe entre elle et
lui, soit en raison de la virtualitй de cette cause dont il est le signe. Or du
point de vue de la ressemblance, l'essence d'une cause ne peut кtre
connue par son effet que si l'agent est de mкme espиce que son effet, ce qui
n'est pas le cas pour les substances sйparйes et les кtres sensibles; et du
point de vue de la virtualitй, l'impossibilitй est la mкme si l'effet n'est pas
йgal а la vertu de sa cause; alors seulement toute la vertu de la cause est
connue par son effet, et la vertu d'un кtre rйvиle sa substance. Mais ce n'est
pas ici le cas puisque les virtualitйs des substances sйparйes dйpassent tous
les effets sensibles, perзus par notre intelligence, comme une vertu
universelle dйpasse un effet particulier. Il nous est donc impossible, par
l'intellection des кtres sensibles, de parvenir а celle des substances
sйparйes. Toutes nos connaissances, fruits de nos recherches et de notre йtude,
ressortissent а quelque science spйculative. Si donc par la voie des natures et
des essences sensibles nous parvenions а la connaissance des substances
sйparйes, cette connaissance relиverait nйcessairement d'une science
spйculative: ce que nous ne voyons pas, car aucune science spйculative ne nous
apprend des substances sйparйes ce qu'elles sont, mais simplement
qu'elles sont. Il nous est donc impossible par la voie des natures sensibles de
parvenir а l'intellection des substances sйparйes. On pourrait objecter que cette science
spйculative si elle n'est pas, peut cependant кtre йlaborйe: vaine instance,
car par les quelques principes, connus de nous, nous ne pouvons atteindre а
cette intelligence des substances sйparйes. Tous les principes propres d'une
science dйpendent en effet des principes premiers indйmontrables, connus par
eux-mкmes, dont la connaissance nous vient du sensible. Or le sensible ne peut
acheminer parfaitement а la connaissance des кtres immatйriels, comme le
prouvent les argumentations antйrieures. Aucune science ne peut donc nous
conduire а l'intelligence des substances sйparйes. 42: COMMENT EN CETTE VIE NOUS NE POUVONS SAISIR LES SUBSTANCES
AINSI QUE LE PRЙTENDAIT ALEXANDRE
D'aprиs
Alexandre notre intellect possible serait soumis а la gйnйration et а la
corruption: comme une disposition de la nature humaine consйquente а l'union
des йlйments, comme nous l'avons expliquй au Deuxiиme Livre. Mais comme il
est impossible а une telle vertu de s'йlever au-dessus des choses matйrielles,
Alexandre niait que notre intellect possible pыt quelquefois atteindre а
l'intelligence des substances sйparйes; pourtant il maintint que nous, dans
l'йtat prйsent, nous pouvions comprendre ces substances. Voici son essai
d'explication: Tout кtre parvenu а l'achиvement de sa gйnйration et
а la derniиre perfection de sa substance, s'accomplit dans son opйration
propre, action ou passion: de mкme que l'agir suit la substance, l'agir parfait
suit la substance parfaite: d'oщ un animal parfait en tout point, peut marcher
par lui-mкme. Or pour l'intellect « habilitй » qui n'est rien
autre que les espиces intelligibles, infuses par l'intellect actif dans
l'intellect possible, il y a deux opйrations: l'une grвce а laquelle les
objets intelligibles encore en puissance passent а l'acte sous l'influence de
l'intellect actif, l'autre qui est l'intellection de ces objets, maintenant en
acte: l'homme peut exercer cette double activitй par l'habitus intellectuel.
Quand donc s'achиve la gйnйration de l'intellect « habilitй », en lui
s'accomplissent ces deux opйrations. L'achиvement de cette gйnйration se
rйalise par l'acquisition de nouvelles espиces intelligibles. Ainsi,
nйcessairement cette gйnйration prend fin maintenant, а moins d'obstacle, car
nulle gйnйration ne se poursuit а l'infini. En consйquence ces deux opйrations
de l'intellect « habilitй » s'achиveront quand tous les objets en
puissance seront en acte - ce qui est la perfection de la
premiиre - et quand seront saisis tous les intelligibles, sйparйs et
non sйparйs. Selon la thйorie d'Alexandre, l'intellect possible ne peut, comme on l'a
dit, comprendre les substances sйparйes. Aussi avance-t-il que notre intellect
« habilitй » saisit les substances, dans la mesure oщ l'intellect
actif, substance sйparйe d'aprиs lui, devient la forme de notre intellect
« habilitй », et notre propre forme: de la sorte notre intellection
se ferait par lui, comme nous le prйtendons pour l'intellect possible. Et comme
а l'intellect actif il appartient d'actuer les objets encore en puissance et de
saisir les substances sйparйes, nous pouvons donc dans l'йtat prйsent saisir
les substances sйparйes et tous les intelligibles non sйparйs. Et d'aprиs cette
thйorie, par la voie de cette connaissance qui naоt des images, nous accйdons а
celle des substances sйparйes, non pas que les images et les objets connus par
elles soient un intermйdiaire pour connaоtre les substances sйparйes, comme
dans le cas des sciences spйculatives - c'йtait la thйorie exposйe plus
haut - mais les espиces intelligibles sont en nous des dispositions а cette
forme qu'est l'intellect actif. C'est la premiиre diffйrence entre ces deux
opinions. Ainsi quand l'intellect « habilitй » est parfait par ces
espиces intelligibles, reзues de l'intellect actif, celui-ci devient notre
forme, comme nous l'avons dit. Ce philosophe l'appelle « un intellect
acquis » dont Aristote, d'aprиs certains, disait qu'il vient du
dehors. Dиs lors, bien que l'ultime perfection de l'homme ne soit pas dans les
sciences spйculatives, comme le voulait la thйorie prйcйdente, celles-ci
seraient pourtant pour l'homme une disposition а sa derniиre perfection. Telle
est la seconde diffйrence entre ces opinions. La troisiиme diffйrence est que pour la
premiиre de ces opinions la saisie de l'intellect actif est cause de sa
jonction avec nous, pour la seconde c'est l'inverse: parce qu'il nous est uni
comme une forme, nous le saisissons avec les autres substances sйparйes. Ces affirmations
ne sont pas conformes а la raison: Alexandre prйtend que l'intellect
« habilitй », comme l'intellect possible, est soumis а la gйnйration
et а la corruption. Mais, d'aprиs lui, l'йternel ne peut кtre une forme de
cette sorte, aussi, pour cette raison mкme, prйtendait-il que l'intellect
possible, qui nous est uni, telle une forme, est soumis а la gйnйration et а la
corruption, tandis que l'intellect actif qui est incorruptible, est une
substance sйparйe. Puis donc que pour Alexandre l'intellect actif est une
substance sйparйe йternelle, il n'est pas possible qu'il soit la forme de
l'intellect « habilitй ». La forme de l'intellect, comme tel, est
l'intelligible, de mкme que celle du sens est le sensible. L'intellect en
effet, а parler formellement, ne reзoit rien que dans l'ordre de
l'intelligibilitй, comme le sens dans l'ordre de la sensation. Si donc
l'intellect actif ne peut кtre intelligible pour l'intellect « habilitй »,
il est impossible qu'il en soit la forme. On connaоt par quelque chose de trois
maniиres. D'abord nous connaissons par l'intelligence, puissance d'oщ йmane tel
genre d'opйration: ainsi nous disons de l'intelligence qu'elle comprend et que
l'acte propre de notre intelligence est le nфtre. - Nous connaissons encore par
l'espиce intelligible, non que cette espиce produise elle-mкme l'acte
d'intellection, mais grвce а elle l'йnergie intellective est poussйe а l'acte,
comme l'йnergie visuelle par la couleur. Enfin troisiиmement nous disons
connaоtre comme par un moyen quand par la connaissance de l'un nous nous
acheminons а celle d'un autre. Par consйquent si, grвce а l'intellect agent, l'homme
connaоt parfois les substances sйparйes, c'est de l'une de ces trois maniиres.
Non pourtant de la troisiиme: puisque Alexandre n'accorde pas que l'intellect
actif soit connu ni de l'intellect possible, ni de l'intellect
« habilitй ».- Ni de la deuxiиme: connaоtre par l'espиce intelligible
appartient а la vertu intellectuelle dont cette espиce intelligible est la
forme, et Alexandre n'accorde pas que l'intellect possible ou l'intellect
« habilitй » connaisse les substances sйparйes: il n'est donc pas
possible que nous saisissions les substances sйparйes par l'intellect actif comme
nous saisissons quelque objet par l'espиce intelligible. Il reste que
notre connaissance serait due а l'intellect actif identifiй avec la vertu
intellectuelle, auquel cas son intellection serait celle de l'homme. Ceci est
impossible а moins que la substance de l'intellect actif et celle de l'homme ne
forment qu'un seul кtre; s'il y a en effet deux substances, distinctes dans
leur кtre, l'opйration de l'une ne peut кtre l'opйration de l'autre.
L'intellect actif devrait donc ne former qu'un кtre avec l'homme. Et ici une
unitй d'ordre accidentel serait insuffisante, car l'intellect actif ne serait
plus une substance mais un accident, comme la couleur et le corps ne sont un
que d'une unitй d'ordre accidentel. Reste que l'intellect actif doit rйaliser
avec l'homme une unitй d'ordre substantiel. Il sera dиs lors ou l'вme humaine
ou une partie de celle-ci, mais non une substance sйparйe comme le voulait
Alexandre. On ne peut donc accepter son opinion d'aprиs laquelle l'homme
connaоt les substances sйparйes. Et si mкme l'intellect actif devenait la
forme d'un individu au point que par lui il puisse produire son acte
d'intellection, il pourrait de la mкme maniиre devenir la forme d'un autre
individu qui connaоtrait йgalement par lui. Il s'ensuivrait que deux individus
connaоtraient simultanйment par l'intellect actif comme par leur forme. Or,
nous avons dйjа observй que cela se ferait de telle maniиre que l'acte de
l'intellect actif serait celui-lа mкme du sujet qui connaоt. Ainsi deux
individus en acte d'intellection n'auraient qu'une opйration intellectuelle: ce
qui est impossible. En outre l'argumentation du Philosophe est sans
valeur: Premiиrement: la perfection d'un кtre appelle nйcessairement celle de
son agir qui pourtant sera rйalisйe а la mesure de cet кtre et non а celle d'un
кtre supйrieur: par exemple quand l'air est parfait, il est engendrй et son
mouvement parfait le porte en haut sans que pour cela il atteigne le lieu du
feu. Pareillement pour l'intellect « habilitй » la perfection de son
кtre appelle celle de son opйration qui est le « comprendre »,
opйration qui sera а sa mesure et non а celle des substances sйparйes qui leur
donnerait de saisir celles-ci. Ainsi on ne peut conclure de la gйnйration de
l'intellect « habilitй » au fait pour l'homme de comprendre les
substances sйparйes. Deuxiиmement: la perfection d'une opйration ressortit
а la mкme vertu que cette opйration. En consйquence si la perfection de
l'opйration propre а l'intellect « habilitй » est la saisie des
substances sйparйes, il s'ensuit qu'il lui est possible de saisir ces
substances, ce qu'Alexandre n'accepte pas. Il s'ensuivrait en effet que l'on
pourrait atteindre les substances sйparйes par les sciences spйculatives qui
sont du domaine de l'intellect « habilitй ». Troisiиmement: normalement toute
gйnйration d'кtre atteint son terme puisque toute gйnйration dйpend de causes
dйterminйes qui toujours ou la plupart du temps produisent leurs effets. Si
donc la perfection de l'agir suit celle de l'кtre, la gйnйration d'un кtre sera
toujours ou au moins la plupart du temps suivie de la perfection de son
opйration. Or ceux qui s'efforcent de faire naоtre en eux cet intellect
« habilitй », n'arrivent pas toujours ni mкme la plupart du temps а
connaоtre les substances sйparйes, mкme aucun d'eux ne s'est flattй d'avoir
abouti а cette perfection. La perfection de l'intellect « habilitй »
ne rйside donc pas dans la comprйhension des substances sйparйes. 43: COMMENT EN CETTE VIE IL NOUS EST IMPOSSIBLE DE CONNAОTRE LES
SUBSTANCES SЙPARЙES AU SENS D'AVERROИS
La
thйorie d'Alexandre selon laquelle l'intellect possible « habilitй »
serait totalement corruptible, offre une trиs grande difficultй: aussi Averroиs
estima-t-il avoir trouvй une voie plus facile pour expliquer comment nous
pourrions parfois saisir les substances sйparйes: а son sens l'intellect
possible serait incorruptible et sйparй de nous tout comme l'intellect agent. Il montre d'abord
comment il est nйcessaire que l'intellect agent soit а l'endroit des principes
que nous connaissons naturellement, ou comme un agent vis-а-vis de son
instrument ou comme une forme vis-а-vis de sa matiиre. En effet l'intellect
habilitй par lequel nous comprenons, produit non seulement cette action qu'est
« comprendre », mais encore cette autre, grвce а laquelle l'objet
devient intelligible en acte: l'expйrience nous rйvиle comment ces deux actions
sont en notre pouvoir. Or « rendre l'objet intelligible en acte »,
caractйrise davantage l'intellect habilitй que « comprendre »;
l'intelligible en acte prйcиde en effet le comprendre. Toutefois certains
objets intelligibles en acte existent en nous naturellement, non en raison de
notre йtude ni de notre vouloir, tels les premiers intelligibles. Il ne revient
pas а l'intellect « habilitй », qui rend intelligible ce que nous
connaissons par l'йtude, de rendre ces objets intelligibles en acte; ces
intelligibles sont plutфt le point de dйpart de l'intellect habilitй, aussi
Aristote appelle-t-il « intellect », l'habitus de ces
intelligibles. Ils deviennent intelligibles en acte uniquement par l'intellect
agent, et par eux le sont ceux que nous atteignons par l'йtude. Il appartient
donc de rendre ceux-ci en acte et а l'intellect « habilitй » grвce
aux premiers principes et а l'intellect agent lui-mкme. Mais une action ne
pourrait ressortir а deux sujets si leur rapport n'йtait celui d'un agent et de
son instrument ou d'une forme et de sa matiиre. Tel est nйcessairement le rфle
de l'intellect agent а l'endroit des premiers principes, qui sont de
l'intellect « habilitй ». Voici la dйmonstration d'Averroиs au sujet
de cette possibilitй. L'intellect possible qui, pour lui, est une substance
sйparйe, connaоt l'intellect agent et les autres substances sйparйes et encore
les premiers intelligibles spйculatifs. Il est donc le sujet des uns et des
autres. Or les rйalitйs qui se rencontrent en un seul sujet, sont entre elles
comme matiиre et forme; par exemple la couleur et la lumiиre qui sont dans ce
mкme sujet, l'espace aйrien, l'une, la lumiиre, est forme de l'autre, la
couleur: c'est lа une nйcessitй pour les choses qui ont un ordre entre elles,
et non pour celles dont la rencontre dans le mкme sujet serait accidentelle,
comme dans le cas de la couleur et de la musique. Or il y a un ordre entre les
intelligibles spйculatifs et l'intellect agent puisque celui-ci est la cause de
l'intelligibilitй en acte de ceux-lа. L'intellect exerce donc а leur endroit
quasi le rфle d'une forme vis-а-vis de sa matiиre. Puis donc que ces intelligibles nous sont
unis par les phantasmes qui en sont d'une certaine maniиre le sujet,
l'intellect agent nous doit кtre pareillement uni comme la forme de ces
intelligibles spйculatifs. Quand ces derniers sont en nous simplement en
puissance, l'intellect agent ne nous est reliй qu'en puissance: si certains
sont en nous en acte et certains partie en puissance, l'intellect agent nous
est uni partie en acte et partie en puissance; on dit alors que nous sommes sur
le chemin d'une union plus parfaite avec lui: car plus nombreux seront en nous
ces intelligibles en acte, plus intime sera notre union avec l'intellect agent.
Cet acheminement et ce mouvement vers cette union se rйalisent par l'йtude des
sciences spйculatives grвce auxquelles nous nous enrichissons du vrai et
йcartons l'erreur, йtrangиre а ce mouvement, comme les monstres au cours de la
nature: Et les hommes s'entr'aident dans ce progrиs comme dans les sciences
spйculatives. Lors donc que tous les intelligibles en puissance seront en acte
en nous, l'intellect agent nous sera parfaitement uni, telle une forme, et nous
connaоtrons parfaitement par lui, comme maintenant nous comprenons parfaitement
par l'intellect « habilitй ». De lа, puisqu'il appartient а
l'intellect agent de saisir les substances sйparйes: nous les comprendrons
alors, comme maintenant nous comprenons les intelligibles spйculatifs. Ce sera
la fйlicitй derniиre de l'homme dans laquelle celui-ci sera comme Dieu. Nos exposйs
antйrieurs dйmolissent а l'йvidence cette position dont les multiples
prйsupposйs, dйjа rejetйs, sont le fondement. D'abord nous avons dйjа dйmontrй que
l'intellect possible n'est pas dans son кtre une substance sйparйe de nous.
Aussi ne peut-il кtre le sujet des substances sйparйes d'autant qu'Aristote
remarque que l'intellect possible est susceptible de devenir toute chose: il
est dиs lors uniquement le sujet des intelligibles actualisйs. De mкme nous
avons prouvй que l'intellect agent n'est pas une substance sйparйe, mais une
partie de l'вme: Aristote lui attribue l'opйration grвce а laquelle les
intelligibles sont actualisйs, opйration qui est en notre pouvoir. Ainsi
donc la saisie par l'intellect agent ne sera pas en nous la cause de notre
intellection des substances sйparйes, autrement nous les connaоtrions toujours. Si l'intellect
agent йtait une substance sйparйe, il ne nous serait uni, d'aprиs la thйorie
d'Averroиs, que par les espиces devenues actuellement intelligibles, tout comme
l'intellect passif, bien que celui-ci remplisse а l'endroit de ces espиces le
rфle d'une matiиre vis-а-vis de sa forme, tandis qu'а l'inverse l'intellect
agent remplit celui d'une forme vis-а-vis de sa matiиre. Toutefois ces espиces
intelligibles en acte - toujours d'aprиs sa thйorie - nous sont unies par les
phantasmes qui, а l'endroit de l'intellect possible, sont comme les couleurs а
la vue, mais а celui de l'intellect agent comme lues couleurs а la lumiиre,
selon le mot d'Aristote. Or on n'attribue а la pierre, sujet de la couleur, ni
l'action de la vue qui fait voir, ni celle du soleil qui йclaire. Par
consйquent, selon cette thйorie, on ne pourra attribuer а l'homme ni l'action
de l'intellect possible qui fait comprendre, ni celle de l'intellect agent qui
donne de connaоtre les substances sйparйes ou actualise les intelligibles. D'aprиs cette
thйorie, on admet que l'intellect agent nous est uni comme une forme par cela
seul qu'il est la forme des intelligibles spйculatifs et on lui reconnaоt ce
rфle parce qu'une action unique ressortit et а cet intellect agent et aux
intelligibles, а savoir les rendre intelligibles en acte. L'intellect agent ne
sera donc notre forme que dans la mesure oщ les intelligibles spйculatifs
communient а son action. Or ceux-ci ne communient aucunement а son opйration
dans la connaissance des substances sйparйes puisqu'ils sont lues espиces des
кtres sensibles: а moins que nous ne reprenions l'opinion d'Avempace pour qui
la connaissance des substances sйparйes est possible par ce que nous saisissons
du sensible. Nous ne pourrons donc en aucune maniиre par cette voie connaоtre
les substances sйparйes. Autre le rapport de l'intellect agent avec les
intelligibles spйculatifs, а l'endroit desquels il exerce un rфle d'efficience,
autre son rapport avec les substances sйparйes, vis-а-vis desquelles, selon la
mкme thйorie, il n'a aucune efficience, mais est simplement connaissant. De ce
qu'il nous est uni par son efficience а l'endroit des intelligibles
spйculatifs, il ne s'ensuit pas qu'il nous le soit par sa connaissance des
substances sйparйes. Dans ce raisonnement se cache йvidemment un sophisme, le
sophisme qui passe d'un ordre а l'autre du fait de leur croisement accidentel. Si nous
connaissons les substances sйparйes par l'intellect agent, cela ne vient pas de
ce qu'il est la forme de tel ou tel intelligible spйculatif, mais de ce qu'il
est devenu notre forme, grвce а quoi nous pouvons connaоtre. Or, d'aprиs le
dire d'Averroиs, il est notre forme par les premiers intelligibles spйculatifs:
par consйquent dиs le dйbut l'homme peut connaоtre les substances sйparйes par
l'intellect agent. On rйpliquera que l'intellect agent n'est pas devenu
parfaitement notre forme par la saisie de quelques intelligibles spйculatifs au
point que nous puissions par lui saisir les substances sйparйes, - ce qui
s'explique du fait que ces intelligibles n'йgalent pas la perfection de
l'intellect agent dans sa saisie des substances sйparйes. Mais jamais tous les
intelligibles spйculatifs pris ensemble n'йgalent cette perfection de
l'intellect agent dans sa saisie des substances sйparйes, tous n'йtant
intelligibles que dans la mesure oщ ils sont rendus tels, tandis que celles-ci
le sont par nature. Par consйquent de ce que nous saisirons tous les
intelligibles spйculatifs il ne pourra pas s'ensuivre que l'intellect agent
soit а ce point parfaitement notre forme que par lui nous atteignions les
substances sйparйes. Que si cela n'est pas requis, il faudra admettre que par
l'intellection de tout intelligible, nous saisissons les substances sйparйes. 44: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE DE L'HOMME N'EST PAS DANS CETTE
CONNAISSANCE DES SUBSTANCES SЙPARЙES QU'IMAGINENT LES THЙORIES SUSDITES
Il est
d'ailleurs impossible de placer la fйlicitй humaine dans cette connaissance des
substances sйparйes, comme le font ces philosophes. Ce qui tend а une fin sans la pouvoir
atteindre est vain. Puis donc que la fin de l'homme est le bonheur auquel tend
son dйsir naturel, on ne placera pas ce bonheur dans un terme qui йchappe а son
pouvoir, autrement l'homme serait vain et son dйsir naturel sans objet, chose
impossible. Or, d'aprиs nos exposйs antйrieurs, il est manifestement impossible
а l'homme d'atteindre les substances sйparйes; son bonheur n'est donc pas dans
la connaissance de ces substances. Pour que l'intellect actif nous soit uni,
telle une forme, au point que par lui nous connaissions les substances
sйparйes, il est requis, d'aprиs Alexandre, que la gйnйration de l'intellect
« habilitй » soit achevйe, d'aprиs Averroиs, que tous les
intelligibles spйculatifs soient actualisйs en nous: deux conditions qui se
rejoignent, car l'intellect « habilitй » n'est formй en nous que dans
la mesure oщ s'y actualisent les intelligibles spйculatifs. Or toutes les
espиces des objets sensibles sont intelligibles, en puissance. Il faudrait
donc, pour que l'intellect actif soit uni а quelqu'un, que celui-ci saisisse en
acte toutes les natures des кtres sensibles avec toutes leurs virtualitйs,
opйrations et mouvements. Or les principes des sciences spйculatives par
lesquels, d'aprиs eux, nous sommes en voie d'union avec l'intellect actif, ne
permettent pas une telle connaissance, car а partir des rйalitйs qui tombent
sous nos sens et dans lesquelles nous puisons les principes des sciences
spйculatives, nous ne pouvons nous йtendre а tout ce domaine de connaissances.
Nul homme ne peut donc se hausser а cette union par la voie qu'ils proposent.
Lа n'est donc pas le bonheur humain. Dans l'hypothиse mкme de la possibilitй de
cette union avec l'intellect agent, dйcrite par eux, sans conteste c'est lа un
tel privilиge qu'eux-mкmes pas plus que les autres, n'ont osй se prйvaloir de
cette perfection, quels que fussent leurs efforts et leurs succиs dans la
spйculation. Qui plus est, tous confessent leur ignorance sur beaucoup de
choses: tel Aristote sur la quadrature du cercle, sur le fondement de l'ordre
des corps cйlestes dont il avoue ne pouvoir apporter que des explications
gйnйrales, sur la nйcessitй qui est en eux et dans leurs moteurs dont il laisse
а d'autres de disserter. Or le bonheur est un bien commun auquel la majoritй
des hommes doit atteindre, а moins, selon le mot d'Aristote, qu'ils n'en soient
empкchйs. Ceci se vйrifie pour la fin naturelle de toute espиce а laquelle
aboutissent normalement les individus de cette espиce. Il est donc impossible
que le bonheur de l'homme soit dans cette union. Il est d'ailleurs йvident qu'Aristote dont
ces philosophes entendent suivre la pensйe, ne place pas lа le bonheur de
l'homme. Au premier Livre des Йthiques il prouve en effet que la fйlicitй de
l'homme est dans une opйration, fruit de sa vertu parfaite: aussi a-t-il dы
s'expliquer au sujet des vertus qu'il a divisйes en vertus morales et
intellectuelles. Or, au Livre Dixiиme, il a dйmontrй que la fйlicitй humaine
est dans le savoir. Elle ne saurait donc кtre dans l'acte de quelque vertu
morale, ni mкme de la prudence ni de l'art qui sont des vertus intellectuelles.
Il reste que cette opйration ressortit а la sagesse, premiиre des trois autres
vertus intellectuelles, sagesse, science et intelligence: ainsi au Dixiиme
Livre, juge-t-il le sage heureux. Cette sagesse, а son sens, compte parmi
les sciences spйculatives dont elle est la tкte, comme il le dit soit au
sixiиme Livre des Йthiques, soit au dйbut des Mйtaphysiques oщ il donne а la
science dont il va traiter, le nom de sagesse. Il apparaоt ainsi que, selon la
pensйe d'Aristote, le bonheur dernier de l'homme, а sa portйe en cette vie, est
la connaissance des choses divines telle que nous la rendent possible les
sciences spйculatives. Cette autre voie qui conduirait а la connaissance des
choses divines, non plus par les sciences spйculatives, mais par un ordre de
gйnйration naturelle, est une invention de certains commentateurs. 45: COMMENT EN CETTE VIE NOUS NE POUVONS SAISIR LES SUBSTANCES
SЙPARЙES
Puisqu'en
cette vie nous ne pouvons connaоtre les substances sйparйes selon les modes que
nous avons examinйs, il nous reste а chercher si nous ne le pourrions par
quelque autre voie. Themistius s'efforce de dйmontrer cette possibilitй
par un argument « a minori ». Les substances sйparйes sont en
effet plus intelligibles que les кtres matйriels; ceux-ci en effet sont intelligibles
dans la mesure oщ l'intellect actif les rend tels en acte, tandis que celles-lа
le sont par elles-mкmes. Si donc notre intelligence saisit les кtres matйriels,
а fortiori est-elle capable de connaоtre les substances sйparйes. Nous jugerons de
cette argumentation d'aprиs les diverses thйories, concernant l'intellect
possible. 1) Dans l'hypothиse oщ l'intellect possible n'est pas une vertu
dйpendante de la matiиre et oщ de plus il est dans son existence mкme sйparй du
corps - position d'Averroиs - il est sans rapport nйcessaire avec les кtres
matйriels; par consйquent plus les кtres sont intelligibles en eux-mкmes, plus
ils le sont pour lui. Il s'ensuit donc que, dиs le principe, douйs de
connaissance grвce а l'intellect possible, nous connaissons, а ce premier
instant, les substances sйparйes: ce qui est manifestement faux. Averroиs
s'efforce d'йluder cet inconvйnient, comme nous l'avons vu dans l'exposй de son
opinion dont nous avons dйmontrй l'erreur. 2) Si au contraire l'intellect possible
n'est pas dans son кtre sйparй du corps, du fait de cette union dans l'кtre
avec tel corps, il est dans un rapport nйcessaire avec les кtres matйriels au
point de ne pouvoir saisir les autres кtres que par eux. Dиs lors, de
l'intelligibilitй des substances sйparйes en elles-mкmes, on ne conclura pas а
leur plus grande intelligibilitй pour notre intelligence. Un mot d'Aristote le
dйmontre. Il dit en effet que la difficultй de comprendre ces кtres vient de
nous et non d'eux, parce que notre intelligence est а l'endroit des choses les
plus lumineuses comme l'_il du hibou devant le soleil. Puis donc - nous
l'avons montrй - qu'on ne peut par les intelligibles matйriels saisir les
substances sйparйes, il suit que notre intellect possible ne peut
d'aucune maniиre comprendre les substances sйparйes. Ceci ressort pareillement du rapport de
l'intellect possible avec l'intellect actif. Une puissance passive n'est en
puissance qu'а l'endroit des choses qui ressortissent а son principe actif
correspondant, car, dans la nature, toute puissance passive a une puissance
active corrйlative, autrement elle serait vaine puisqu'elle ne peut passer а
l'acte sans puissance active; ainsi voyons-nous que la vue n'est sensible
qu'aux couleurs sous l'action du soleil. Or l'intellect possible, vertu en
quelque sorte passive, a par consйquent un principe actif corrйlatif, а savoir
l'intellect actif qui joue pour lui rфle de la lumiиre pour la vue. L'intellect
possible n'est donc en puissance que par rapport а ces objets, rendus
intelligibles par l'intellect actif. De lа Aristote, dйcrivant l'un et l'autre
intellect, dйclare l'intellect possible en mesure de devenir toutes choses, et
l'intellect actif capable de faire toutes choses, en sorte que la
puissance de l'un et de l'autre, active pour celui-ci, passive pour celui-lа,
se porte sur les mкmes objets. Et puisque seuls les кtres matйriels, et non les
substances sйparйes, sont rendus intelligibles par l'intellect actif, seuls ils
sont du domaine de l'intellect possible. Par celui-ci nous ne pouvons donc
saisir les substances sйparйes. C'est ainsi qu'Aristote s'est servi d'un
exemple heureux: l'_il du hibou ne peut jamais voir la lumiиre du soleil.
Averroиs a dйcriй cet exemple, en notant que la similitude de rapport entre
notre intellect et les substances sйparйes, et l'_il du hibou et le soleil ne
consiste pas dans une impossibilitй absolue, mais dans une difficultй. Voici la
raison qu'il en donne а cet endroit: S'il nous йtait impossible de saisir ces
objets intelligibles de soi, comme les substances sйparйes, ils seraient sans
raison d'кtre, tout comme un objet visible que nulle vue ne pourrait voir. Mais cette raison
manifestement ne tient pas. Dans l'hypothиse oщ nous ne pourrions nous-mкmes
connaоtre ces substances sйparйes, elles se connaоtraient elles-mкmes; ainsi
elles ne seraient pas inutilement intelligibles, comme le soleil ne brille pas
inutilement, pour continuer l'exemple d'Aristote: parce que le hibou ne peut le
voir, l'homme et les autres animaux le peuvent contempler. Donc dans l'hypothиse
de son union dans l'кtre avec le corps, l'intellect possible ne peut saisir les
substances sйparйes. Il importe toutefois de se faire quelque idйe de sa
nature. Si on le considиre comme une vertu matйrielle, sujette а la gйnйration
et а la corruption - ainsi le voudraient certains - par nature il est dйterminй
а saisir les кtres matйriels, et en aucune maniиre il ne peut connaоtre les
substances sйparйes, car il rйpugne qu'il soit lui-mкme sйparй. Mais si
l'intellect possible, bien qu'uni au corps, est incorruptible et indйpendant de
la matiиre dans son кtre, comme nous l'avons montrй, il apparaоt que son
inclination vers les кtres matйriels lui vient de son union au corps. Aussi
quand l'вme sera sйparйe du corps, l'intellect possible pourra saisir les кtres
intelligibles par soi, а savoir les substances sйparйes, grвce а l'intellect
actif qui est dans l'вme une similitude de la lumiиre intellectuelle, propre
aux substances sйparйes. Et tel est le donnй de notre foi au sujet de la
connaissance des substances sйparйes aprиs la mort, et non en cette vie. 46: COMMENT EN CETTE VIE L'ВME NE SE SAISIT PAS DIRECTEMENT PAR
ELLE-MКME
Une
difficultй surgit contre ces dires de quelques mots d'Augustin qu'il importe
d'approfondir. Il йcrit en effet au IXe Livre de Trinitate: « De
mкme que par les sens corporels l'вme acquiert la connaissance des rйalitйs
corporelles, ainsi par elle-mкme acquiert-elle celle des rйalitйs spirituelles.
Elle se connaоt donc par elle-mкme puisqu'elle est incorporelle ». De
ce passage il ressort que notre вme se saisit par elle-mкme et, grвce а cette
saisie d'elle-mкme, connaоt les substances sйparйes, ce qui est contraire а ce
que nous avons antйrieurement exposй. Cherchons donc comment notre вme se
connaоt elle-mкme. Il est impossible de soutenir qu'elle connaоt par
elle-mкme sa quidditй. Une puissance cognitive passe en effet а
l'actualitй du connaоtre parce qu'elle renferme en elle ce par quoi elle
connaоt. Si elle le renferme en puissance, sa connaissance est en puissance, si
en acte, sa connaissance est en acte; si elle le possиde d'une maniиre
intermйdiaire, elle n'a qu'une connaissance habituelle. Or l'вme est toujours
actuellement prйsente а elle-mкme, jamais en puissance ou seulement а la
maniиre d'un habitus. Si donc l'вme connaоt sa quidditй par elle-mкme, elle est
toujours en acte de cette connaissance, ce qui est йvidemment faux. Si l'вme connaоt
par elle-mкme sa quidditй, tout homme ayant une вme, chacun sait de son вme ce
qu'elle est. Ce qui est йvidemment faux. Naturelle est cette connaissance, fruit de
la prйsence naturelle d'une chose en nous: c'est le cas des principes
indйmontrables, connus par la lumiиre de l'intellect actif. Dans l'hypothиse de
la connaissance de la quidditй de l'вme par elle-mкme, cette connaissance nous
serait naturelle. Or, dans une connaissance naturelle, nul ne peut errer: dans
la connaissance des principes indйmontrables, personne ne se trompe. Dans cette
hypothиse de la connaissance de l'вme par elle-mкme, nul ne ferait erreur au
sujet de sa quidditй, ce qui est йvidemment faux: beaucoup ont cru que l'вme
est un corps de telle ou telle nature, d'autres un nombre ou une harmonie.
L'вme ne connaоt donc pas sa quidditй par elle-mкme. Dans tout ordre, ce qui est par soi
prйcиde ce qui est par un autre et en est le principe. Ce qui est donc
connu par soi, est connu avant tout ce qui l'est par un autre, et est le
principe de cette connaissance, telles les propositions premiиres а l'йgard des
conclusions. Donc, l'вme connaоt sa quidditй par elle-mкme, ce connu est tel
par soi; en consйquence, il est le premier connu et le principe de toute autre
connaissance. Ce qui est йvidemment faux, car la science ne suppose pas connue
la quidditй de l'вme, mais cherche а la connaоtre а partir d'autres
connaissances. L'вme ne connaоt donc pas la quidditй par elle-mкme. D'ailleurs
Augustin n'a manifestement pas entendu le soutenir. Au Dixiиme Livre de
Trinitate il dit: « l'вme en quкte de la connaissance
de soi, ne cherche pas а se dйcouvrir comme si elle йtait absente mais а se
discerner comme prйsente, non en vue de se connaоtre, comme si elle ne se
connaissait, mais en vue de se discriminer d'avec un autre qu'elle
connaоt ». Par quoi il donne а entendre que l'вme se connaоt par
elle-mкme comme prйsente а elle-mкme, non comme distincte d'avec les autres.
Aussi avance-t-il que certains ont errй en ne distinguant pas l'вme d'avec les
rйalitйs diffйrentes d'elle. Toutefois en connaissant la quidditй d'une chose,
on la saisit comme distincte du reste; aussi la dйfinition qui livre cette
quidditй, distingue-t-elle l'кtre dйfini d'avec les autres rйalitйs. Augustin
ne voulait donc pas que l'вme connaisse sa quidditй par elle-mкme. Aristote ne le
voulait pas davantage. Au Livre III de Anima, il dit que l'intellect possible
se saisit comme les autres choses. Il se saisit par l'espиce intelligible
grвce а laquelle il prend, en acte, rang parmi les intelligibles. En lui-mкme
il n'est qu'intelligible en puissance; or rien n'est connu qui demeure en
puissance, mais qui est en acte. Aussi les substances sйparйes dont la
substance tient rang d'кtre en acte dans le domaine des intelligibles,
saisissent par elles-mкmes leur quidditй propre, tandis que notre intellect
possible ne le peut que par l'espиce intelligible qui le rend intelligent en
acte. Aussi Aristote au Livre III de Anima dйmontre-t-il а partir du
connaоtre lui-mкme la nature de l'intellect possible, comment il est sans
mйlange et incorruptible, ce que nous avons dйmontrй antйrieurement. Ainsi, d'aprиs la
pensйe d'Augustin, notre вme se connaоt par elle-mкme dans la mesure oщ elle
saisit qu'elle est; de la perception de son agir, elle passe а celle de
son existence; or elle agit par elle-mкme, dиs lors elle connaоt par elle-mкme
son existence. Par consйquent l'вme, en se connaissant elle-mкme,
connaоt des substances sйparйes qu'elles sont, et non ce qu'elles
sont, ce qui serait connaоtre leur quidditй. En effet au sujet de ces
substances nous savons soit par la dйmonstration soit par la foi, qu'elles sont
des substances intellectuelles, mais nous ne pourrions atteindre cette science
si notre вme par la connaissance d'elle-mкme ne savait ce qu'est un кtre
intellectuel. Aussi cette science de l'intellectualitй de notre вme est-elle au
dйpart de toute connaissance sur les substances sйparйes. Cette possibilitй
pour nous d'acquйrir la connaissance de la quidditй de notre вme par les
sciences spйculatives, ne permet pas de conclure que ces mкmes sciences nous
conduisent а la connaissance de la quidditй des substances sйparйes, car
notre connaоtre grвce auquel nous atteignons la quidditй de l'вme est fort
йloignй de l'intelligence de la substance sйparйe. Cependant, а partir de notre science sur
la quidditй de notre вme, nous pouvons nous йlever а la connaissance de quelque
genre lointain des substances sйparйes: ce qui n'est pas connaоtre leur
quidditй. De mкme que par la perception de son acte, nous saisissons que notre вme
est par elle-mкme, nous cherchons ce qu'elle est а partir de ses actes et de
ses objets par les principes des sciences spйculatives; de mкme, par la
perception de leurs actes nous connaissons, l'existence des puissances et des
habitus qui sont en notre вme, mais nous dйcouvrons leur nature а partir de la
qualitй de leurs actes. 47: COMMENT DANS CETTE VIE NOUS NE POUVONS VOIR DIEU DANS SON
ESSENCE
En
cette vie nous ne pouvons saisir les autres substances sйparйes en raison de
l'union naturelle de notre intelligence avec les phantasmes; dиs lors, combien
plus nous йchappe la divine essence qui transcende toutes les substances
sйparйes. Nous en avons un signe en ce fait que plus notre esprit s'йlиve dans la
contemplation des rйalitйs spirituelles, plus il s'arrache au sensible. Or le
terme dernier de la contemplation est la divine essence. Aussi pour qu'une
intelligence voie la divine essence doit-elle кtre totalement dйgagйe du sens
corporel soit par la mort soit par quelque ravissement. C'est pourquoi il est
dit au nom de Dieu: « L'homme ne peut me voir et vivre ». Quand la Sainte
Йcriture dit que certains hommes ont vu Dieu, il le faut entendre soit d'une
vision imaginative, soit mкme d'une vision corporelle, la prйsence de Dieu se
manifestant sous quelque forme, corporelle ou extйrieure ou intйrieure dans
l'imagination; ou enfin d'une certaine saisie de Dieu en des effets spirituels. Certaines
expressions d'Augustin font difficultй, d'aprиs lesquelles il semblerait qu'en
cette vie nous poumons saisir Dieu. Il dit en effet au IXe Livre de
Trinitate: « Par une vue de notre esprit nous saisissons en
l'йternelle vйritй d'oщ sort tout le temporel, la forme de notre кtre, suivant
laquelle nous opйrons en nous et dans la matiиre selon la vйritй et la sagesse:
ainsi nous portons en nous une connaissance vraie des choses ». - De
mкme au XIIe Livre des Confessions il dit: « Si l'un et
l'autre nous voyons que ce que tu dis est vrai et que vrai est ce que je dis,
oщ, je le demande, le voyons-nous? Je ne le vois pas en toi, ni toi en moi..
Mais l'un et l'autre nous le voyons en l'immuable vйritй qui est au-dessus
de nos esprits ». -- Pareillement au chapitre XXXI de Vera
Religione, il dit que « nous jugeons de tout selon la divine
Vйritй ». - Il dit encore dans son ouvrage des Soliloques que
« cette vйritй doit кtre d'abord connue grвce а laquelle nous pouvons
connaоtre les autres »; ce qu'il semble йcrire de la Vйritй divine.
Toutes ces expressions laissaient entendre que nous saisissons Dieu lui-mкme
qui est sa Vйritй, et que par lui nous connaоtrons le reste. On pourrait
interprйter dans ce sens ce qu'il йcrit au XIIe Livre de Trinitate:
« Il appartient а l'intelligence de juger de ce monde corporel
conformйment aux raisons incorporelles et йternelles qui, si elles ne
dйpassaient l'esprit de l'homme, ne seraient pas immuables ». Or ces
raisons immuables et йternelles ne peuvent кtre qu'en Dieu, puisque d'aprиs la
foi Dieu seul est йternel. Il s'ensuit donc, semble-t-il, qu'en cette vie nous
pouvons voir Dieu, et du fait que nous le voyons et qu'en lui nous saisissons
les raisons des choses, nous jugeons du reste. Il n'est toutefois pas croyable
qu'Augustin, sous de telles expressions, ait entendu qu'en cette vie nous
puissions saisir Dieu en son essence. Cherchons donc de quelle maniиre nous
connaissons en cette vie la vйritй immuable ou ces raisons йternelles
et comment d'aprиs elles nous jugeons du reste. Dans son Livre des Soliloques, Augustin
affirme que la vйritй est dans l'вme: ainsi а partir de l'йternitй de la vйritй
prouve-t-il l'immortalitй de l'вme. Cependant la vйritй n'est pas uniquement
dans l'вme comme Dieu est dit кtre prйsent aux choses par son essence ou
prйsent en elles par sa ressemblance puisque chaque chose est vraie dans la
mesure oщ elle porte en elle-mкme cette ressemblance: en ceci l'вme ne
l'emporterait pas sur les autres кtres. Mais l'вme possиde la vйritй divine d'une
maniиre singuliиre: elle la connaоt. Par consйquent nous estimons vrais, chacun
suivant sa nature, les вmes et les autres кtres, parce qu'ils sont formйs а la
ressemblance de cette nature transcendante qui est la Vйritй mкme du fait que
son intelligence est son кtre; de mкme les connaissances de l'вme sont vraies
parce qu'elles portent en elle une certaine ressemblance avec la vйritй divine
que Dieu connaоt. De lа а propos du Psaume XI: « les vйritйs ont
disparu de chez les enfants des hommes », la Glose note que comme
un visage est reproduit plusieurs fois dans un miroir, ainsi l'unique premiиre
vйritй en engendre-t-elle de multiples dans les esprits des hommes. Si diverses que
soient les rйalitйs que les diffйrents hommes atteignent et croient vraies, il
est cependant certaines vйritйs sur lesquelles tous les hommes s'accordent,
tels les premiers principes de l'intellect tant spйculatif que pratique: ils
sont comme une image de la divine vйritй, universellement reproduite dans
l'intelligence des hommes. Tout ce qu'acquiert l'esprit avec certitude, il le
saisit en ces principes, mesure de tout jugement puisque en eux tout se rйsout;
et l'on dit qu'il voit tout dans la divine Vйritй ou dans les raisons
йternelles et qu'il juge tout par elles. Le mot d'Augustin au Livre I des Soliloques
confirme ce sens: « Les donnйes du savoir sont perзues dans la
divine Vйritй, comme les choses visibles qui nous entourent dans la lumiиre du
soleil », or celles-ci ne sont pas vues dans le corps solaire, mais а
sa lumiиre qui est la reproduction de la clartй du soleil dans l'air et les
autres corps semblables. Des paroles d'Augustin il ne suit donc pas qu'en
cette vie nous voyons Dieu dans son essence, mais seulement comme dans un
miroir, d'une maniиre obscure: ce que l'Apфtre confirme au sujet de notre
connaissance en cette vie: « Nous voyons maintenant, dans un miroir,
d'incertaines images ». Si ce miroir qu'est l'вme humaine donne
une reprйsentation plus expressive de Dieu, cette connaissance que l'on en peut
tirer de Dieu, ne dйpasse pourtant pas le genre de connaissance tirй des sens:
l'вme humaine ne pouvant connaоtre sa propre essence qu'а travers les natures
sensibles. Par consйquent cette voie ne conduit pas а une connaissance de Dieu,
meilleure que celle de la cause par son effet. 48: COMMENT LA FЙLICITЙ DERNIИRE DE L'HOMME N'EST PAS EN CETTE VIE
La
fйlicitй derniиre de l'homme n'est donc pas dans cette connaissance confuse de
Dieu а la portйe de tous ou d'un grand nombre, ni dans celle que fournit la
dйmonstration propre aux sciences spйculatives, ni dans celle qu'offre la loi,
nous l'avons dйmontrй. En cette vie on ne peut prйtendre а une connaissance
plus haute de Dieu telle qu'on le saisisse dans son essence ou du moins telle
que, grвce а la saisie des autres substances sйparйes, on puisse le toucher de
plus prиs. Il faut cependant placer la fйlicitй derniиre dans une certaine
connaissance de Dieu, nous l'avons prouvй. Impossible donc de la trouver en
cette vie. La fin derniиre de l'homme met un terme а ses appйtitions naturelles;
une fois atteintes, plus rien n'est dйsirй; si en effet quelque mouvement
ultйrieur apparaissait, ce point de repos ne serait pas le point final. Or ceci
ne peut arriver en cette vie. En effet plus une intelligence s'ouvre, plus
s'accroоt en elle le dйsir de savoir, naturel а tous les hommes, exception
faite pour celui dont la science serait universelle. Or ce cas ne se rencontre
chez aucun homme qui n'est qu'un homme et cela avec juste raison, puisque en
cette vie nous ne pouvons connaоtre les substances sйparйes qui sont les plus
hauts intelligibles, nous l'avons dit. Il n'est donc pas possible que la
fйlicitй derniиre de l'homme soit en cette vie. Tout ce qui se meut vers une fin, tend
naturellement а se stabiliser en cette fin et а s'y reposer, par exemple un
corps qui par nature s'йloigne d'un lieu, n'y revient plus, si ce n'est sous
une pression violente, contraire а son inclination. Or la fйlicitй est la fin
derniиre que l'homme dйsire naturellement, aussi son dйsir naturel est-il de s'y
installer; et tant que cette fйlicitй n'est pas atteinte et, avec elle, cette
immobile stabilitй, il n'est pas heureux; son inclination naturelle ne goыte
pas encore le repos. Quand donc l'homme touche а son bonheur, il acquiert
pareillement une fixitй et un repos: d'oщ cette pensйe commune que la fйlicitй
comporte une stabilitй: le Philosophe remarque que nous n'estimons pas
heureux celui qui est comme le camйlйon. Or en cette vie rien n'est stable:
tout homme, si heureux soit-il, y est soumis aux infirmitйs et aux infortunes
qui paralysent l'action, quelle qu'elle soit, en laquelle il a placй son
bonheur. La fйlicitй derniиre de l'homme est donc impossible en cette vie. Il serait anormal
et contraire au bon sens que la gйnйration d'un кtre rйclame un long temps
alors que son existence est de courte durйe; il s'ensuivrait que la nature
serait en la majeure partie de son temps privйe de sa fin; ainsi voyons-nous
les animaux dont la vie est courte, atteindre rapidement leur perfection. Or si
la fйlicitй consiste dans cet agir parfait qui suit la vertu parfaite soit
intellectuelle soit morale, elle ne saurait кtre accordйe а l'homme qu'aprиs un
long dйlai, ce qui est surtout vrai dans le domaine spйculatif auquel ressortit
la fйlicitй derniиre; а peine en effet l'homme atteint-il le sommet des
sciences sur la fin de sa vie. Et alors normalement il ne survit pas longtemps.
Il n'est donc pas possible que la fйlicitй derniиre soit pour cette vie. Au jugement de
tous la fйlicitй est un bien parfait, sans quoi notre appйtit serait
insatisfait. Et le bien parfait ne supporte aucun mйlange de mal; ainsi ce qui
est parfaitement blanc, exclut totalement le noir. Mais, dans la vie prйsente,
il est impossible que l'homme soit immunisй contre tous les maux, contre les
maux corporels tels que la faim, la chaleur, le froid et autres misиres, mais
encore contre les maux spirituels. Il n'est personne en effet que ne troublent
parfois quelques passions dйsordonnйes, qui ne dйpasse en plus ou en moins ce
juste milieu de la vertu, ne souffre encore de quelque dйception, ou au moins
ignore ce qu'il souhaiterait savoir, ou encore ne doute de ce qu'il voudrait
tenir avec certitude. Nul par consйquent n'est heureux en cette vie. L'homme fuit
naturellement la mort et s'en attriste; il la fuit au moment mкme oщ il la sent
prйsente, bien plus il la fuit mкme lorsqu'il y pense. Or l'homme ne peut en
cette vie йviter la mort. Il n'est donc pas possible qu'il soit heureux en
cette vie. La fйlicitй derniиre ne rйside pas dans un йtat d'habitude, mais dans
l'action: les habitus trouvent leur raison d'кtre dans l'acte. Mais il est
impossible en cette vie de se maintenir toujours en acte. Il n'est donc pas
possible que l'homme y soit totalement heureux. Plus une chose est dйsirйe et aimйe, plus
forte est la douleur et la tristesse qu'engendre sa perte. Or le bonheur est ce
qui est le plus dйsirй et aimй, et le perdre est la plus grande des tristesses.
Dans l'hypothиse oщ la fйlicitй derniиre serait pour cette vie, sa perte serait
certaine, au moins du fait de la mort; et encore durerait-elle jusque lа? Tout
homme est en cette vie susceptible d'кtre victime de quelque maladie, handicapй
pour son agir vertueux, par exemple la folie et autres dйsйquilibres analogues
qui lient l'usage de la raison. En consйquence une telle fйlicitй, toujours
accompagnйe de tristesse, ne serait pas la fйlicitй parfaite. On objectera que
la fйlicitй, bien de la nature intellectuelle, ne convient, dans sa perfection
et sa vйritй, qu'а ceux qui jouissent de la perfection de cette nature, а
savoir les substances sйparйes; chez les hommes elle sera imparfaite, а la
maniиre d'une certaine participation. Ceux-ci en effet ne peuvent attendre а
une intelligence plйniиre de la vйritй qu'aprиs tout un mouvement de recherche;
ils sont en outre dйmunis devant les objets les plus intelligibles par nature.
Aussi le bonheur, dans son acception totale, n'est pas pour eux, mais ils y
participent de quelque maniиre, mкme en cette vie. Telle fut, semble-t-il, la
pensйe d'Aristote sur la fйlicitй. Aussi au Premier Livre des Йthiques, il
se demande si les infortunes nuisent au bonheur: aprиs avoir montrй comment le
bonheur se trouve dans les activitйs vertueuses dont la durйe semble plus
longue en cette vie, il conclut en dйclarant bienheureux, comme des hommes sont
susceptibles de l'кtre, ceux qui possиdent cette perfection ici-bas, non qu'ils
tiennent le bonheur absolu, mais ils l'atteignent а leur maniиre humaine. Il importe de
dйmontrer comment cette rйponse n'entame pas notre argumentation antйrieure.
L'homme, dans l'ordre de la nature, est infйrieur aux substances sйparйes; il
est pourtant supйrieur aux crйatures dйpourvues de raison; par consйquent il
atteint sa fin d'une maniиre plus excellente que celles-ci. Ces derniиres
atteignent ainsi parfaitement leur fin qu'elles ne recherchent rien d'autre: le
corps lourd s'arrкte en son lieu propre; le dйsir naturel de l'animal
s'assouvit dans la jouissance du plaisir sensible. Il importe a fortiori que le
dйsir naturel de l'homme soit satisfait dans la possession de sa fin derniиre,
ce qui ne peut кtre en cette vie. L'homme n'atteint donc pas en cette vie la
fйlicitй comme sa fin propre; il faut qu'il la trouve aprиs. Il est impossible
qu'un dйsir naturel soit vain: la nature ne fait rien en vain. Et ce
dйsir naturel serait vain qui ne pourrait кtre satisfait. Le dйsir naturel de
l'homme est donc susceptible d'кtre satisfait. Il ne peut l'кtre en cette vie,
nous l'avons montrй. Il le sera donc aprиs cette vie. La fйlicitй derniиre de
l'homme est donc aprиs cette vie. Tant qu'un кtre est а la recherche de sa
perfection, il n'est pas а sa fin derniиre. Or tous les hommes, sur le plan de
la connaissance du vrai, sont toujours en mouvement et а la recherche d'une
perfection: les fils ajoutent aux dйcouvertes de leurs pиres. Ainsi jamais les
hommes, sur ce plan de la vйritй а connaоtre, ne sont comme installйs en leur
fin derniиre. Puisque la fйlicitй de l'homme ici-bas semble rйsider surtout
dans cette contemplation qui donne la connaissance de la vйritй, comme Aristote
le prouve, il est impossible d'avancer que l'homme atteint sa fin derniиre en
cette vie. Tout ce qui est en puissance veut passer а l'acte et tant qu'il n'est
pas en sa parfaite actualitй, il n'est pas en sa fin derniиre. Or notre
intelligence est en puissance а connaоtre toutes les formes des choses, et elle
est rйduite а l'acte au fur et а mesure de ses connaissances. Elle ne sera par
consйquent en pleine actualitй et а sa fin derniиre qu'au temps oщ elle
connaоtra tout, au moins toutes les rйalitйs matйrielles. Et cela, l'homme ne
le peut par les sciences spйculatives grвce auxquelles en cette vie nous
connaissons le vrai. Il n'est donc pas possible que sa fйlicitй derniиre soit
ici-bas. Pour ces raisons et d'autres semblables, Alexandre et Averroиs
affirmиrent que la fйlicitй derniиre de l'homme ne se trouve pas dans cette
connaissance humaine, fruit des sciences spйculatives, mais dans une communion
avec la substance sйparйe, d'aprиs eux possible pour l'homme en cette vie.
Aristote, voyant qu'ici-bas il n'y avait pour l'homme d'autre connaissance que
celle des sciences spйculatives soutint qu'il n'atteignait pas la fйlicitй
parfaite, mais une fйlicitй а sa mesure. On voit ici de part et d'autre l'angoisse
de ces grands esprits, angoisse dont nous sommes libйrйs en admettant, d'aprиs
notre argumentation antйrieure, que l'homme peut aprиs cette vie atteindre le
vrai bonheur; son вme immortelle survivra, et dans cet йtat elle connaоtra а la
maniиre des substances sйparйes, comme nous l'avons montrй au Deuxiиme Livre. La fйlicitй
derniиre de l'homme sera donc aprиs cette vie dans la connaissance de Dieu,
propre а la substance sйparйe. Aussi le Seigneur promet-il « une
rйcompense dans les Cieux », et il dit que les Saints « seront
tels que les Anges qui voient toujours Dieu dans les cieux », comme le
rapporte Matthieu. 49: COMMENT LES SUBSTANCES SЙPARЙES NE CONNAISSENT PAS DIEU DANS
SON ESSENCE, BIEN QU'ELLES LE CONNAISSENT PAR LEUR PROPRE ESSENCE
Il
nous reste а chercher si cette connaissance qu'elles ont de Dieu par leur
essence suffit а l'ultime fйlicitй des substances sйparйes et des вmes aprиs
leur mort. Dans notre enquкte sur ce point, nous montrerons d'abord comment dans
cette connaissance il n'y a pas de saisie de la divine essence. Une cause peut
кtre connue par son effet de diverses maniиres. 1. L'effet est le moyen terme grвce auquel
on sait de la cause et son existence et sa nature: telle est la mйthode des
sciences qui par l'effet dйmontre la cause. 2. Dans l'effet lui-mкme on saisit la cause
en raison de sa ressemblance avec celle-ci: ainsi l'homme qui se voit dans un
miroir grвce а son image. Cette seconde maniиre diffиre de la premiиre car ici
il y a deux connaissances, l'une de l'effet, l'autre de la cause, l'une йtant
cause de l'autre: la connaissance de l'effet engendre celle de sa cause; mais
lа, la perception est unique; tout en saisissant un effet on voit sa cause en
lui. 3.
La ressemblance de la cause dans son effet est la forme grвce а laquelle
celui-ci connaоt sa cause: supposons un coffre douй d'intelligence, grвce а sa
forme il connaоtrait le plan dont йmane cette forme qui en est la similitude. Or en aucune de
ces maniиres la quidditй d'une cause peut кtre connue par son effet, а moins
qu'il ne lui soit adйquat et en exprime toute la vertu.
Les substances sйparйes
connaissent Dieu par leur essence comme un effet par sa cause: non de la
premiиre maniиre, leur connaissance n'йtant pas discursive, mais de la
deuxiиme, chaque substance saisit Dieu dans l'autre, et aussi de la troisiиme
maniиre, chacune voit Dieu en elle-mкme. Mais aucune d'elle n'est un effet
adйquat а la vertu divine, comme nous l'avons montrй au Deuxiиme Livre. Il
n'est donc pas possible que par cette voie de connaissance elles saisissent la
divine essence. La reprйsentation intelligible qui permet de
connaоtre la nature d'un кtre, doit кtre de la mкme espиce que lui ou mieux son
espиce: ainsi la forme d'une maison dans l'esprit de l'architecte est de la
mкme espиce que la forme de la maison rйalisйe dans la matiиre, bien plus elle
en est l'espиce, car par l'espиce de l'homme on ne connaоtra pas la nature de
l'вne ou du cheval. Mais la nature de la substance sйparйe n'est ni de la mкme
espиce, bien plus ni du mкme genre que la nature divine, nous l'avons montrй. Il
est donc impossible qu'une substance sйparйe connaisse la divine substance par
sa propre nature. Tout кtre crйй est limitй а un genre ou а une espиce.
Or la divine essence est infinie, riche en soi de la perfection totale de tout
l'кtre, comme on l'a prouvй au Premier Livre. Il est donc impossible de saisir
la divine essence а travers le crйй. Toute espиce intelligible qui permet de
connaоtre la quidditй ou l'essence d'une chose, embrasse cette rйalitй dans sa
reprйsentation; aussi appelons-nous termes ou dйfinitions ces
discours par lesquels nous exprimons l'essence. Or il est impossible а quelque
similitude crййe d'exprimer Dieu ainsi, car а l'encontre de Dieu toute
reprйsentation crййe est d'un genre dйterminй, nous l'avons dit au Premier
Livre. Il n'est donc pas possible de connaоtre Dieu par quelque reprйsentation
crййe. La
divine substance est son кtre, nous l'avons expliquй au Premier Livre, tandis
que l'кtre de toute substance sйparйe est autre que son essence, nous l'avons
prouvй au Deuxiиme Livre. L'essence de la substance sйparйe n'est donc pas un
moyen suffisant pour voir Dieu dans son essence. Cependant la substance sйparйe connaоt par
elle-mкme que Dieu existe, qu'il est cause de tout, au-dessus de tout, distinct
de tout ce qui est et mкme de tout ce qui est concevable par une intelligence
crййe, cette connaissance de Dieu est pareillement а notre portйe, car par ses
effets nous connaissons de Dieu qu'il existe, qu'il est la cause des кtres,
au-dessus et distinct d'eux. C'est le sommet de notre connaissance en cette
vie, comme le dit Denys en son ouvrage De Mystica Thealogia: « nous
sommes unis а Dieu comme а un inconnu »; cela vient de ce que nous
connaissons de lui ce qu'Il n'est pas, son essence nous demeurant absolument
cachйe. De lа, pour marquer l'ignorance de cette sublime connaissance, il est
dit de Moпse qu'il « s'approcha de l'obscuritй en laquelle Dieu
rйside ». Mais une nature infйrieure, а son sommet, ne touche
qu'au dernier degrй de la nature supйrieure; c'est pourquoi cette connaissance
est plus excellente chez les substances sйparйes qu'en nous. En voici les
raisons: 1. L'existence d'une cause est d'autant mieux connue que son effet est
plus proche d'elle et plus expressif de sa perfection. Or les substances
sйparйes qui connaissent Dieu dans leur essence, sont des effets plus proches
de Dieu et plus expressifs de sa ressemblance que ceux par lesquels nous
connaissons Dieu. Les substances sйparйes connaissent donc l'existence de Dieu
avec plus de certitude et dans une plus grande clartй que nous. 2. La
connaissance propre d'un кtre, au terme de nйgations successives, quelle qu'en
soit la voie, est d'autant plus parfaite que l'on a dйcelй comme йtrangers а
cet кtre des йlйments plus nombreux et en plus grande affinitй avec lui: savoir
de l'homme qu'il n'est pas un кtre inanimй ni insensible est une science plus
spйcifique que de savoir simplement qu'il n'est pas inanimй, bien que de part
et d'autre on ignore sa nature. Or la connaissance des substances sйparйes est
plus vaste que la nфtre et porte sur plus de choses en affinitй avec Dieu,
aussi leur intelligence nie de Dieu plus de choses que la nфtre et des choses
qui le touchent de plus prиs. Leur science de Dieu est donc plus spйcifique que
la nфtre, sans leur permettre de voir la divine essence qu'elles ne saisissent
qu'а travers leur essence. 3. La dignitй de quelqu'un apparaоt d'autant mieux
que plus йvidente est l'excellence de ceux qu'il gouverne: ainsi le paysan sait
que le roi est le premier du royaume, toutefois il ne connaоt dans le royaume
que certains officiers subalternes avec lesquels il a affaire, sa connaissance
de la dignitй royale n'йgale donc pas celle de celui qui sait toutes les
dignitйs des princes royaux; nйanmoins ni l'un ni l'autre ne saisit toute la
grandeur de la dignitй royale. Or nous ne connaissons que quelques dйtails
infimes concernant les кtres. Aussi tout en confessant l'excellence de Dieu
au-dessus de tous les кtres, nous n'en saisissons pas la surйminence а la
maniиre des substances sйparйes qui connaissent les degrйs supйrieurs des кtres
et savent encore que Dieu les dйpasse. 4. Il est enfin йvident que la causalitй
d'une cause s'affirme d'autant mieux que ses effets sont plus nombreux et plus
йclatants; il est dиs lors manifeste que les substances sйparйes connaissent
mieux que nous la causalitй de Dieu et sa puissance bien que nous sachions
qu'il est la cause des кtres. 50: COMMENT LE DЙSIR NATUREL DES SUBSTANCES SЙPARЙES N'EST PAS
ASSOUVI PAR LA CONNAISSANCE NATURELLE QU'ELLES ONT DE DIEU
Et
cependant cette connaissance qu'a de Dieu la substance sйparйe ne saurait
apaiser son dйsir naturel. Tout ce qui dans une espиce est imparfait tend а la
perfection propre а cette espиce: ainsi celui qui au sujet d'une chose n'a pu
se faire qu'une opinion - ce qui est une connaissance imparfaite - par le fait
mкme est incitй а en dйsirer la pleine connaissance. Or cette connaissance que
les substances sйparйes possиdent de Dieu sans en connaоtre la substance, est
imparfaite dans son espиce: nous n'estimons pas en effet connaоtre une chose
dont l'essence nous йchappe; d'oщ il suit que la science d'une chose consiste
principalement dans la connaissance de sa nature. Par consйquent cette
connaissance que les substances sйparйes ont de Dieu n'apaise pas leur dйsir
naturel; bien plutфt elle l'excite а la vision de la divine essence. La connaissance
des effets excite le dйsir d'en connaоtre la cause; de lа les hommes ont
commencй а philosopher en cherchant la cause des choses. Or le dйsir de savoir,
naturel et innй en toute substance spirituelle, ne peut donc кtre satisfait
que, si connaissant l'essence des effets, elles peuvent en saisir la cause. Du
fait donc que les substances sйparйes connaissent Dieu comme la cause de toutes
les choses dont elles saisissent l'essence, elles n'ont d'apaisement а leur
dйsir naturel que dans la vision de la substance de Dieu. Entre la question
« quid est » (qu'est-ce que cela?) et la question « an est » (est-ce que cela existe?), le rapport est le mкme
qu'entre la question « propter quid » (pourquoi cela?) et la
question « quia » (quelles sont les raisons extrinsиques de
cela?): en effet par la question « propter quid » on
s'enquiert de la raison qui explique le « quia est », par
exemple ce qui cause l'йclipse de la lune; et de mкme par la question « quid
est » on cherche а expliquer 1'« an est », ainsi que
l'enseigne le Deuxiиme Livre des « Postйrieurs Analytiques ».
Or nous constatons comment ceux qui savent le « quia est » d'une
chose, dйsirent naturellement en connaоtre le « propter quid »; et
de mкme la connaissance du « an est » d'un кtre йveille le
dйsir de celle du « quid est », c'est-а-dire d'en connaоtre la
substance. Dans la connaissance de Dieu, le dйsir naturel de savoir n'est donc
pas satisfait par la science du seul « quia est ». Rien de fini ne
peut combler le dйsir de l'intelligence, la preuve en est qu'aprиs avoir йpuisй
le fini, l'intelligence se tend а quelque autre chose: une ligne finie est-elle
donnйe, l'intelligence rкve d'une plus grande; de mкme pour les nombres; telle
est la raison de l'addition а l'infini dans le nombre et la ligne mathйmatique. Mais la
perfection et la virtualitй de toute substance crййe est finie. L'intelligence
de la substance sйparйe n'est donc pas satisfaite par la connaissance des
substances crййes quelle qu'en soit l'йminence; son dйsir naturel la porte а
connaоtre une substance d'une perfection infinie telle que celle dont il fut
question а propos de la substance divine. En toute nature intellectuelle est innй le
dйsir naturel de savoir et pareillement celui de sortir de l'ignorance ou du
manque de science. Or les substances sйparйes savent - nous avons dit de quelle
maniиre - que la substance divine les dйpasse elles et tout ce qu'elles
saisissent; elles savent par consйquent leur ignorance au sujet de cette divine
essence. Leur dйsir naturel les porte donc а connaоtre celle-ci. Plus un кtre
approche de sa fin, plus s'intensifie son dйsir de l'atteindre; ainsi
voyons-nous comment le mouvement d'un corps s'accйlиre quand il touche а son
but. Or l'intelligence des substances sйparйes est plus proche de la
connaissance divine que la nфtre; elles dйsirent donc plus intensйment que nous
de connaоtre Dieu. Mais nous, quelle que soit notre science de l'existence de
Dieu et de toutes ces choses dont nous avons parlй, nous sommes inassouvis dans
notre dйsir et nous souhaitons connaоtre Dieu dans son essence; combien plus le
dйsirent naturellement les substances sйparйes. Leur dйsir n'est donc pas
assouvi par la connaissance susdite. De tout cela concluons que l'ultime
fйlicitй pour les substances sйparйes ne rйside pas dans la connaissance de
Dieu, saisi а travers leur substance, puisque leur dйsir les pousse jusqu'а
l'essence mкme de Dieu. Il est clair йgalement qu'il ne faut pas chercher la
fйlicitй derniиre en dehors d'une opйration intellectuelle, puisque nul dйsir
ne porte aussi haut que celui de connaоtre la vйritй. Tout dйsir en effet dont
l'objet serait le plaisir ou quelque autre bien de ce genre, recherchй par
l'homme, trouvera sa satisfaction dans les autres кtres, mais celui-lа n'a de
satisfaction qu'en Dieu, fondement et crйateur de toutes choses. C'est pourquoi
la Sagesse dit justement: « J'habite dans les hauteurs et
mon trфne est dans une colonne de nuйe ». Et dans les Proverbes il est
dit: « La sagesse appelle ses servantes prиs de la citadelle ». Honte а quiconque
cherche dans les bas-fonds un bonheur situй si haut. 51: DE QUELLE MANIИRE DIEU EST-IL VU DANS SON ESSENCE
Il est
impossible qu'un dйsir naturel soit vain; il le serait si l'on ne pouvait
atteindre а l'intelligence de la divine substance que tous les esprits dйsirent
naturellement; en consйquence il est nйcessaire d'affirmer qu'il est possible,
et pour les substances sйparйes et pour nos вmes, de voir l'essence divine par
l'intelligence. Le mode de cette vision ressort suffisamment de nos
considйrations antйrieures. Nous avons en effet dйmontrй qu'une intelligence ne
peut voir la divine substance au moyen d'une espиce crййe. D'oщ s'il y a vision
de l'essence divine, cette vision intellectuelle est due а la divine essence
elle-mкme, au point qu'elle est а la fois l'objet de la vision et le moyen par
lequel la vision se rйalise. Toutefois l'intelligence ne peut connaоtre une
substance si elle n'est actuйe par une espиce qui l'informe, espиce qui est la
ressemblance de la rйalitй connue; il pourrait donc sembler impossible qu'une
intelligence crййe saisisse la divine essence par elle-mкme comme si celle-ci
remplissait le rфle d'espиce intelligible; la divine essence est en effet un
кtre subsistant par soi, et au Livre premier nous avons montrй comment Dieu ne
peut кtre la forme d'aucun кtre. Pour comprendre cette vйritй
rappelons-nous comment une substance, subsistante par elle-mкme, est soit une
forme pure soit un composй de matiиre et de forme. Le composй de matiиre et de
forme ne saurait кtre forme d'un autre: sa forme est dйjа restreinte а telle
matiиre dйterminйe au point de ne pouvoir кtre la forme d'un autre кtre. Au
contraire le subsistant qui est forme pure, peut кtre forme d'un autre si son
кtre est tel qu'il soit susceptible d'кtre participй par un autre, comme nous
l'avons dit а propos de l'вme. Dans le cas oщ son кtre exclurait toute
participation par un autre, il ne pourrait devenir la forme d'un autre кtre,
circonscrit qu'il serait en lui-mкme par son кtre comme les кtres matйriels par
leur matiиre. Ces remarques, propres a l'кtre substantiel ou naturel, sont йgalement
vraies de l'кtre intelligible. Le vrai йtant la perfection de l'intelligence,
cet intelligible sera donc comme une forme pure dans l'ordre des intelligibles
qui est la vйritй elle-mкme. Or ceci n'appartient qu'а Dieu. Il en est en effet
du vrai comme de l'кtre, celui-lа seulement est sa propre vйritй qui est son
кtre: c'est le propre de Dieu comme nous l'avons dйmontrй au Deuxiиme Livre.
Les autres intelligibles subsistants ne sont pas, dans l'ordre des
intelligibles, comme une forme pure; ils possиdent une forme reзue dans un
sujet: chacun d'eux est vrai, mais il n'est pas la vйritй, comme il est un
кtre, mais non l'кtre lui-mкme. Il est donc йvident que la divine essence
peut remplir а l'endroit de l'intelligence crййe le rфle d'espиce intelligible
par laquelle celle-ci connaоtra, ce qui ne convient а l'essence d'aucune autre
substance sйparйe. Cependant l'essence divine ne peut кtre, dans l'ordre de la
nature, la forme d'un autre кtre; il s'ensuivrait en effet que par une telle
union elle constituerait une seule nature avec cet кtre, chose impossible en
raison de la perfection de sa nature. Mais l'union de l'espиce intelligible
avec l'intelligence ne constitue pas une nature, c'est un perfectionnement de
celle-ci en vue de la connaissance, ce qui ne s'oppose pas а la perfection de
la divine essence. Cette vision immйdiate de Dieu nous est promise dans
la Sainte Йcriture: « Nous ne voyons maintenant que dans un miroir et
d'une maniиre obscure; alors nous verrons face а face ». Ne prenons
pas ceci d'une maniиre matйrielle au point d'imaginer une face corporelle dans
la divinitй. Nous avons dit que Dieu est incorporel, et il nous est impossible
de voir Dieu avec le visage de notre corps puisque l'_il corporel, propre а
notre face, ne peut saisir que les objets matйriels. Nous verrons donc Dieu
face а face en ce sens que notre vision de Dieu sera immйdiate, comme celle d'un
homme qui est en face de nous. Par cette vision surtout nous serons semblables а
Dieu et participants de sa bйatitude: Dieu en effet se voit dans son essence et
c'est lа son bonheur. Aussi est-il dit: « Lorsqu'il nous apparaоtra
nous serons semblables а lui, nous le verrons tel qu'il est ».
Le Seigneur dit: « Et moi je dispose du Royaume en votre faveur, comme
mon Pиre en a disposй pour moi afin que vous mangiez et buviez а ma table
dans mon royaume », ce que l'on n'entendra pas d'une nourriture et
d'un breuvage corporels mais de cette nourriture que l'on prend а la table de
la Sagesse, а propos de quoi la Sagesse dit : « Mangez
de mon pain et buvez le vin que j'ai mйlangй pour vous ». Ceux-ci
mangent et boivent а la table de Dieu qui jouissent du mкme bonheur dont il est
heureux, le contemplant comme il se contemple lui-mкme. 52: COMMENT AUCUNE CRЙATURE PAR SES PROPRES FORCES NE PEUT
PARVENIR A LA VISION DE DIEU DANS SON ESSENCE
Il est
impossible а quelque crйature que ce soit d'atteindre par ses propres forces а
ce mode de la vision divine. Une nature infйrieure ne peut atteindre ce qui est
propre а une nature supйrieure que sous l'action de celle-ci; ainsi sans
l'action du feu, l'eau ne s'йchaufferait pas. Or la vision de Dieu par
l'essence divine elle-mкme est le propre de la nature divine, car le propre de
tout agent est d'agir par sa forme propre. Aucune crйature ne peut donc voir
Dieu par sa divine essence si ce n'est sous l'action de Dieu. La forme propre
d'un кtre ne devient forme d'autre que sous l'action de celui-ci: tout agent en
effet produit un semblable а lui-mкme en communiquant sa forme а un autre. Or
la vision de la substance de Dieu est impossible si l'essence divine ne devient
la forme de l'intelligence grвce а laquelle celle-ci connaоtra. Il est donc
impossible qu'une substance crййe parvienne а cette vision si ce n'est sous
l'action de Dieu. Si deux йlйments doivent s'unir entre eux dont l'un a
raison de forme, l'autre de matiиre, l'union se fera sous l'action non du
principe matйriel, mais du principe formel, la forme йtant en effet principe
actif, la matiиre principe passif. Or pour que l'intelligence crййe voie la
substance de Dieu, il est indispensable que la divine essence lui soit unie
comme une forme intelligible, nous l'avons dit. Nul intellect crйй ne peut donc
atteindre cette vision que sous l'action de Dieu. « Ce qui est par soi est cause de
ce qui est par un autre ». Or l'intelligence divine voit la divine
essence par elle-mкme, puisqu'elle est la divine essence elle-mкme par laquelle
est perзue la substance de Dieu, comme nous l'avons prouvй au Premier Livre.
Mais l'intellect crйй voit la divine substance par l'essence de Dieu comme par
un autre que lui. Il ne peut donc кtre gratifiй de cette vision que sur
l'intervention de Dieu. Une nature ne peut prйtendre а ce qui la dйpasse que
sur une intervention йtrangиre, comme l'eau ne jaillit que sous une motion
extrinsиque. Or voir l'essence de Dieu excиde le pouvoir de toute nature crййe:
la connaissance propre de toute nature crййe est en effet proportionnйe а son
mode d'кtre; la nature divine йchappe ainsi а toute connaissance. Aucun
intellect crйй ne peut donc atteindre la vision de l'essence divine sans
l'action de Dieu qui dйpasse toute crйature. De lа ce mot: « Le don de Dieu
c'est la vie йternelle ». Nous avons en effet montrй comment la vision
divine est la fйlicitй de l'homme qui est appelйe vie йternelle. Nous n'y
parvenons que par la grвce de Dieu, car cette vision dйpasse le pouvoir de
toute crйature et il est impossible d'y parvenir sans le secours divin. Ce qui
advient ainsi а la crйature est dit grвce de Dieu. Le Seigneur a dit: « Je
me manifesterai moi-mкme а lui ». 53: COMMENT, POUR VOIR DIEU DANS SON ESSENCE, L'INTELLECT CRЙЙ A
BESOIN DE L'INFLUX DE LA DIVINE LUMIИRE
Afin
d'кtre adaptй а cette vision si haute, l'intellect humain a besoin d'кtre
surйlevй par l'action de la divine Bontй. Il est impossible en effet que la forme
propre d'un кtre devienne celle d'un autre sans que celui-ci participe а la
ressemblance de l'кtre а qui appartient cette forme: ainsi, pour que la lumiиre
soit l'acte d'un corps, celui-ci doit кtre en quelque sorte diaphane. Or la
divine essence est la forme intelligible propre de l'intellect divin et lui est
proportionnйe: en Dieu ces trois choses n'en font qu'une, l'intellect, le moyen
d'intellection et son objet. L'essence divine ne peut donc кtre la forme
intelligible d'un intellect crйй sans une participation de celui-ci а la divine
ressemblance, participation nйcessaire pour la vision de la substance de Dieu. Nul n'est
susceptible de recevoir une forme supйrieure si sa capacitй n'est surйlevйe par
quelque disposition; en effet un acte dйterminй est rйalisй dans une puissance
proportionnйe. Or la divine essence est une forme plus noble que tout intellect
crйй. Pour qu'elle puisse devenir sa forme - ce que requiert la vision de la
substance divine - il est donc nйcessaire que cet intellect soit surйlevй par
quelque disposition supйrieure. Quand deux choses, d'abord sйparйes, sont
ensuite rйunies, cette union est le rйsultat d'un changement survenu dans les
deux ou en l'une d'entre elles. Or dans le cas oщ un intellect crйй
commencerait а voir la substance de Dieu, celle-ci devrait, d'aprиs nos
principes, lui кtre unie а la maniиre d'une espиce intelligible. Mais la divine
essence est immuable, nous l'avons montrй. Cette union n'est donc rйalisable
que sur une modification de l'intellect crйй, modification qui consistera
uniquement dans une disposition nouvelle survenue en lui. Il en serait
d'ailleurs de mкme dans l'hypothиse oщ, dиs sa crйation, l'intellect crйй
jouirait de cette vision. Si en effet cette vision dйpasse la facultй de la
nature crййe, comme nous l'avons dit, il est concevable que l'intellect crйй
puisse кtre constituй dans sa nature spйcifique sans la vision de la substance
de Dieu. Aussi que sa vision de Dieu soit dиs le premier instant de son
existence, ou qu'elle commence au cours de son existence, de toute nйcessitй sa
nature doit recevoir quelque addition. Nul ne peut tendre а un agir supйrieur а
moins que sa virtualitй ne soit renforcйe. Et ceci peut se rйaliser de deux
maniиres. D'abord par une simple intensification de cette virtualitй: ainsi la
vertu active d'un corps chaud s'accroоt-elle avec l'intensitй du calorique, en
sorte que ce corps peut exercer une action plus йnergique dans le mкme ordre. Ensuite, par
l'adjonction d'une nouvelle forme: ainsi la vertu d'un corps diaphane augmente
jusqu'а ce qu'il devienne lui-mкme lumineux en acte sous l'action renouvelйe de
la forme de la lumiиre reзue. Un accroissement de ce genre est requis lorsqu'on
veut obtenir une opйration d'une autre espиce. Or la vertu naturelle de
l'intellect crйй est insuffisante pour la vision de l'essence divine; elle doit
donc кtre renforcйe pour y atteindre. Mais un renforcement par simple
intensification de la vertu naturelle serait insuffisant, car cette vision est
d'un autre ordre que celui de la vision naturelle а l'intelligence crййe: on en
peut juger par la distance de leurs objets. Ce renforcement de la vertu
intellectuelle se fera donc nйcessairement par l'acquisition d'une disposition
nouvelle. Toutefois notre connaissance des intelligibles part du sensible, et
pareillement nous transposons sur le plan de la connaissance intellectuelle les
noms empruntйs а la connaissance sensible, principalement en ce qui concerne la
vue, notre sens le plus noble et le plus spirituel et, par lа, le plus proche
de l'intelligence. Ainsi nous donnons le nom de « vision » а la
connaissance intellectuelle. Et de mкme que la vision corporelle ne va pas sans
lumiиre, nous appelons йgalement « lumiиre » ce que requiert
la vision intellectuelle. Ainsi Aristote assimile-t-il l'intellect agent а la
lumiиre parce qu'il rend les objets intelligibles en acte, comme la lumiиre
rend les objets actuellement visibles. Cette disposition grвce а laquelle
l'intellect crйй est adaptй а la vision de l'essence divine, est donc bien
dйnommйe « lumiиre de gloire », non parce qu'а la maniиre de
l'intellect actif, elle rend l'objet intelligible en acte, mais parce qu'elle
rend l'intelligence actuellement capable de connaissance. C'est de cette
lumiиre qu'il est йcrit: « Dans votre lumiиre nous verrons la
Lumiиre », а savoir la divine substance. Et: «La Citй (des
Bienheureux) n'a pas besoin du soleil ni de la lune: la clartй de Dieu
l'illumine ». Et: « Le soleil ne luira plus pour vous pendant
le jour, ni la lune ne vous йclairera, mais le Seigneur sera votre lumiиre
pendant l'йternitй et votre Dieu sera votre gloire ». Et parce qu'en
Dieu l'кtre et l'intellection sont identiques et qu'il est la cause de toute
intellection, Dieu est appelй lumiиre: « Il йtait la vraie
lumiиre qui illumine tout homme venant en ce monde »; et « Dieu
est lumiиre »; et: « Il s'enveloppe de lumiиre comme d'un
manteau ». C'est pour cela encore que dans la Sainte Йcriture tant
Dieu que les anges sont prйsentйs sous le symbole du feu, а cause de sa clartй. 54: RAISONS ALLЙGUЙES CONTRE LA POSSIBILITЙ DE LA VISION DE DIEU
EN SON ESSENCE ET LEUR RЙFUTATION
On
objectera contre ces assertions: 1. Aucune lumiиre adventice ne peut йlever
la vue а la vision d'objets dйpassant la facultй corporelle: la vue ne peut
saisir que le colorй. Or la substance divine dйpasse toute la capacitй d'un
intellect crйй, plus que l'intelligence dйpasse celle du sens. Aucune lumiиre
adventice ne peut donc йlever l'intellect crйй а la vision de la divine
substance. 2. Cette lumiиre, reзue dans l'intelligence, est quelque chose de crйй,
et pour autant distant de Dieu а l'infini. L'intellect crйй ne peut donc pas
par une pareille lumiиre кtre йlevй jusqu'а la vision de la divine substance. 3. Si mкme cette
lumiиre pouvait produire cet effet parce qu'elle est la ressemblance de la
substance divine, la nature de toute substance intellectuelle suffirait а la
vision divine puisque toute nature intellectuelle, du fait de son
intellectualitй, porte cette divine ressemblance. 4. Dans l'hypothиse oщ cette lumiиre
serait crййe, on pourrait concevoir une intelligence crййe qui grвce а une
lumiиre connaturelle pourrait voir l'essence divine; (on a dйmontrй le
contraire) car rien ne s'oppose а ce qu'une crйation quelconque soit naturelle
а une crйature. 5. « L'infini comme tel est inconnu ». Or
nous avons dйmontrй au Premier Livre que Dieu est infini. La divine substance
ne peut donc кtre vue а cette lumiиre. 6. L'intellect doit кtre proportionnй а
son objet. Or il n'y a aucune proportion entre une intelligence crййe, mкme
perfectionnйe par cette lumiиre, et la divine substance: une distance infinie
les sйpare encore. L'intelligence crййe ne peut donc кtre йlevйe par quelque
lumiиre а la vision de la substance divine. Ces raisons et d'autres analogues ont
poussй certains auteurs а soutenir qu'un intellect crйй puisse jamais voir la
divine essence: position qui nie pour la crйature raisonnable toute vraie
bйatitude, celle-ci ne se trouvant qu'en cette vision, et contredit la Sainte
Йcriture. Elle doit donc кtre rejetйe comme fausse et hйrйtique. Il n'est
d'ailleurs pas difficile de rйfuter ces raisons: 1. La divine substance ne dйpasse pas а ce
point l'intelligence crййe qu'elle lui soit totalement йtrangиre, comme le son
pour la vue, ou une substance immatйrielle pour le sens; la divine substance
est en effet le premier intelligible et le principe de toute connaissance
intellectuelle. Elle dйpasse l'intelligence crййe parce qu'elle est plus vaste
que sa vertu, comme certains objets sensibles plus forts que le sens. C'est
pourquoi le Philosophe dit au Deuxiиme Livre des Mйtaphysiques: « notre
intelligence est vis-а-vis des objets les plus lumineux comme l'_il du hibou а
la lumiиre du soleil ». L'intellect crйй a donc besoin d'кtre renforcй
par quelque lumiиre divine pour voir l'essence de Dieu. Telle est la rйfutation
de la premiиre raison. 2.
Mais cette lumiиre йlиve
l'intelligence crййe а la vision de Dieu, non par la suppression de la distance
infinie qui la sйpare de la divine essence, mais en lui communiquant а cet
effet la vertu de Dieu, bien que dans son кtre l'intelligence demeure а
l'infini distante de Dieu, comme le notait la deuxiиme objection. Cette lumiиre
n'unit donc pas l'intelligence а Dieu dans son кtre, mais seulement dans son
intellection. 3. C'est le propre de Dieu de connaоtre parfaitement son essence; aussi
cette lumiиre est-elle la ressemblance de Dieu pour autant qu'elle conduit а la
vision de la divine essence. Mais aucune substance intellectuelle n'est de
cette maniиre la ressemblance de Dieu. La simplicitй d'aucune substance crййe
n'йgale en effet celle de Dieu; il est dиs lors impossible qu'elle possиde toute
sa perfection en une unitй parfaite; c'est le propre de Dieu, comme nous
l'avons dit au Premier Livre, d'кtre а la fois son кtre, son intelligence et sa
bйatitude. Chez la substance spirituelle crййe, nйcessairement autre est la
lumiиre, principe de sa bйatitude par la vision divine, autre la lumiиre par
laquelle elle est constituйe dans son espиce et saisit les objets qui lui sont
proportionnйs. Telle est la rйfutation de la troisiиme objection. 4. La quatriиme
objection est rйfutйe du fait que la vision de la divine essence dйpasse toute
force naturelle, on l'a montrй. Il est dиs lors nйcessaire que la lumiиre grвce
а laquelle l'intelligence crййe est adaptйe а la divine vision, soit
surnaturelle. 5. L'infinitй de Dieu n'est pas un obstacle а la vision divine, comme le
prйtendait la cinquiиme objection. Il ne s'agit pas en effet ici d'un infini
privatif, comme dans l'ordre de la quantitй. Un tel infini est inconnu а la
raison, il est assimilable а une matiиre qui n'aurait pas la forme, principe de
connaissance. L'infini de Dieu est un infini nйgatif, une forme subsistant par
soi, aucunement limitйe par une matiиre qui la recevrait. Cet infini est par
lui-mкme connaissable au suprкme degrй. 6. Le rapport de l'intelligence crййe а la
vision de Dieu n'est pas celui d'une proportion qui mesurerait l'une et
l'autre, mais la relation d'une chose а une autre, par exemple de la matiиre а
sa forme ou de la cause а son effet. En ce sens rien ne s'oppose а ce que l'on
parle de proportion entre la crйature et Dieu, rapport du connaissant au connu,
comme de l'effet а sa cause. Telle est la rйfutation de la sixiиme objection. 55: COMMENT L'INTELLIGENCE CRЙЙE NE SAISIT PAS TOTALEMENT LA
DIVINE SUBSTANCE
La
modalitй d'une action est dйterminйe par l'efficacitй de son principe actif;
une plus grande intensitй de chaleur provient en effet d'un calorique plus
fort. En consйquence le degrй de la connaissance se mesure nйcessairement а
l'efficacitй de son principe. Or la lumiиre dont il vient d'кtre question, est
comme le principe de la connaissance divine, puisque grвce а elle
l'intelligence crййe est йlevйe jusqu'а la vision de la substance de Dieu; le
degrй de cette vision est donc nйcessairement en proportion de la force de
cette lumiиre. Toutefois cette lumiиre est beaucoup moins forte que la clartй
de l'intelligence divine; aussi est-il impossible que la vision de la divine
essence, due а cette lumiиre, йgale en perfection celle de l'intelligence
divine. L'intelligence divine en effet voit cette substance а la mesure mкme de
sa visibilitй: la vйritй de la divine essence et la lumiиre de l'intelligence
de Dieu sont йgales, bien mieux elles sont une seule et mкme chose. Impossible
donc а l'intellect crйй de voir, sous l'influx de la lumiиre dont nous parlons,
la divine essence aussi parfaitement qu'elle est parfaitement visible. Or tout
ce qu'un кtre intelligent comprend, il le connaоt aussi parfaitement que cet
objet est susceptible d'кtre connu: par exemple, celui qui tient comme probable
parce que fondйe sur une raison probable, tel le dire des savants, cette
proposition: les trois angles d'un triangle sont йgaux а deux droits, ne la
comprend pas, а l'encontre de celui-lа seul qui la saisit comme un objet de
science, а savoir par la cause. Il est donc impossible que l'intelligence crййe
comprenne totalement la substance divine. Une vertu limitйe ne peut dans son agir
йgaler un objet infini. Or la substance divine est un infini, en face de toute
intelligence crййe, car toute intelligence crййe est d'une espиce dйterminйe.
Il est donc impossible dans la vision de la divine essence que la vue d'une
intelligence crййe quelconque l'йgale au point de la saisir aussi parfaitement
qu'elle est suceptible de l'кtre. Aucune intelligence crййe ne peut donc
comprendre la divine essence. L'agir d'un agent est d'autant plus parfait que
celui-ci participe plus parfaitement а la forme qui est le principe de cet
agir. Or la forme intelligible, principe de la vision de la substance divine,
est la divine essence elle-mкme qui ne peut кtre reзue selon toute sa vertu par
l'intellect crйй, bien qu'elle en soit la forme intelligible. L'intellect crйй
ne peut donc voir la divine essence autant qu'elle est susceptible d'кtre vue.
Il ne la comprend donc pas. Un objet compris ne dйpasse pas les frontiиres du
sujet qui le comprend. Si donc une intelligence crййe comprenait la divine
substance, celle-ci ne dйpasserait pas les limites de celle-lа, ce qui est
impossible. Il est donc impossible que l'intellect crйй comprenne la divine
substance. Cette proposition: l'intelligence crййe voit la divine substance mais ne
la comprend pas, n'entend pas dire qu'elle en voit une partie et non l'autre,
puisque la divine substance est absolument simple, mais seulement qu'elle ne la
connaоt pas autant qu'elle est susceptible d'кtre connue: de cette maniиre nous
disons de celui qui n'a qu'une opinion au sujet d'une conclusion dйmontrable,
qu'il la connaоt, mais ne la comprend pas; il n'en a pas la science, bien qu'il
n'en ignore aucune partie. 56: COMMENT NUL INTELLECT CRЙЙ EN VOYANT DIEU NE SAISIT TOUT CE
QUI PEUT КTRE VU EN LUI
Il
ressort de cela que l'intelligence crййe, bien qu'elle voie la substance
divine, ne perзoit pourtant pas ce qui est connaissable par elle. De la
connaissance d'un principe dйcoule nйcessairement celle de tous ses effets dans
le seul cas oщ l'intelligence l'embrasse totalement: on saisit en effet toute
la vertu d'un principe, si par lui on connaоt tous ses effets. Or par l'essence
divine tous les кtres sont connus comme des effets dans leur cause. Puisque
l'intelligence crййe ne peut connaоtre l'essence divine au point de l'embrasser
totalement, il ne suit donc pas nйcessairement qu'en la voyant, elle perзoive
tout ce qui est connaissable en elle. Plus une intelligence est йlevйe, plus sa
connaissance a d'amplitude, qu'il s'agisse du nombre des objets perзus ou de
leurs raisons d'кtre. Or l'intelligence divine l'emporte sur toute intelligence
crййe; sa connaissance est donc plus йtendue que celle de l'intelligence crййe.
En outre elle ne connaоt rien que dans la vision de son essence comme nous
l'avons dit au Premier Livre. Beaucoup de choses sont donc connaissables par
l'essence divine que l'intelligence crййe n'y peut voir. On juge de
l'intensitй d'une vertu par l'йtendue de son pouvoir. Connaоtre le domaine sur
lequel s'exerce cette vertu, c'est donc la connaоtre elle-mкme. Mais la vertu
divine en raison de son infinitй, tout comme l'essence divine, ne peut кtre
embrassйe totalement par une intelligence crййe, nous l'avons montrй, et son
domaine ne peut davantage en кtre connu. Or celui-ci n'est connaissable que par
l'essence divine: Dieu connaоt tout, et seulement par son essence.
L'intelligence crййe, dans sa vision de l'essence divine, ne saisit donc pas
tout ce qui y est connaissable. Une facultй de connaissance n'atteint un
кtre que sous le biais de son objet propre, le sens de la vue par exemple ne
saisit d'un кtre que sa couleur. Or l'objet propre de l'intelligence est le
« quod quid est » ( ce qu'est la chose), c'est-а-dire
la substance de l'кtre. Donc tout ce qu'une intelligence connaоt d'une chose,
elle le connaоt par la substance mкme de cette chose; c'est pourquoi toute
dйmonstration en vue de trouver les accidents propres d'un кtre, a son point de
dйpart dans « l'essence » de cet кtre. Mais qu'une
intelligence connaisse une substance grвce а ses accidents - « les
accidents comptent pour beaucoup dans la connaissance de
l'essence » d'une chose, lisons-nous au I « de Anima » -
ceci est accidentel et s'explique du fait que la connaissance de cette
intelligence a son origine dans le sens; ainsi la connaissance des accidents
sensibles conduit а l'intelligence de la substance; cela n'a pas lieu dans le
domaine de la mathйmatique, mais seulement en celui de la nature. Par
consйquent tout ce qui dans un кtre n'est pas perceptible dans la connaissance
de sa substance, йchappe nйcessairement а l'intelligence. Or la
connaissance de sa substance ne rйvиle point le vouloir d'un кtre, douй de
volontй; la volontй ne se porte pas en effet sur son objet de son seul poids
naturel; aussi considйrons-nous, comme deux principes actifs du vouloir, la
volontй et la nature. Par consйquent une intelligence ne peut dйcouvrir ce que
veut un кtre douй de volontй, si ce n'est peut-кtre par certains effets, par
exemple devant l'initiative de quelqu'un nous percevons ce qu'il veut, ou par
la cause, ainsi Dieu connaоt nos vouloirs comme ses autres effets parce qu'il
est la cause de nos volitions, ou encore par la rйvйlation faite de ce vouloir,
tel celui qui par la parole manifeste son affection. Comme beaucoup de choses
dйpendent de la simple volontй de Dieu, nous l'avons dйjа partiellement
expliquй au premier Livre et nous le prouverons mieux ultйrieurement. -
L'intelligence crййe, mкme si elle voit la substance de Dieu, ne connaоt
pourtant pas tout ce que Dieu y voit. On objectera contre ces conclusions que la
substance de Dieu est supйrieure а tout ce qu'il peut faire ou connaоtre ou
vouloir en dehors de lui; par consйquent si l'intelligence crййe est capable de
voir l'essence de Dieu, a fortiori peut-elle connaоtre tout ce que Dieu connaоt
ou veut ou fait en dehors de lui. Toutefois, si l'on y prкte attention,
connaоtre quelque chose en soi et le connaоtre dans sa cause, ce n'est pas la
mкme chose: certaines choses sont facilement saisies en elles-mкmes qui dans
leur cause le sont moins. Il est vrai que la connaissance de la substance
divine l'emporte sur celle de tout autre objet en dehors d'elle, mais qui peut
кtre connu en lui-mкme. Cependant il est plus parfait de connaоtre la substance
divine et, en elle, ses effets que de connaоtre seulement celle-ci sans ses
effets. La vision de la substance divine peut avoir lieu sans sa totale
comprйhension. Mais on ne peut sans cette comprйhension, saisir tous les objets
susceptibles d'кtre connus par elle, ainsi que nous venons de l'йtablir. 57: COMMENT LES INTELLIGENCES DE TOUT DEGRЙ PEUVENT PARTICIPER A
LA VISION DE DIEU
Puisque
les intelligences crййes, pour atteindre а la vision de Dieu, doivent кtre
surйlevйes, il n'en est pas, aussi infimes qu'on les conзoive, qui ne puissent
кtre haussйes а cette vision. Nous avons montrй que cette lumiиre n'est
connaturelle а aucune crйature, mais dйpasse la virtualitй de toute nature
crййe. Or la diversitй des natures ne saurait faire obstacle а une vertu
surnaturelle puisque la vertu divine est infinie; ainsi dans le cas d'une
guйrison miraculeuse, qu'importe le plus ou moins de gravitй de la maladie? La
diversitй des natures intellectuelles ne s'oppose donc pas а ce que la derniиre
soit йlevйe а cette vision par la lumiиre susdite. La distance entre l'intelligence la plus
haute dans l'ordre de la nature et Dieu est infinie du point de vue soit de la
perfection soit de la bontй; au contraire la distance entre cette intelligence
et la derniиre des intelligences est finie: entre deux кtres finis il ne peut
кtre de distance infinie. Aussi bien la distance qui sйpare l'intelligence
crййe la plus modeste d'avec la plus noble est quasi nulle en regard de celle
qui existe entre cette derniиre et Dieu. Or ce qui ne compte presque pas ne
peut produire de variation sensible: par exemple la distance du centre de la
terre а notre _il n'est quasi rien, comparйe а celle qui existe de notre _il а
la huitiиme sphиre en regard de laquelle notre terre n'est qu'un point; aussi
les astrologues ne s'йcartent pas d'une maniиre sensible de la vйritй dans
leurs dйmonstrations en considйrant notre _il comme le centre de la terre. Peu
importe par consйquent le degrй de l'intelligence qui doit кtre йlevйe а la
vision de Dieu par la lumiиre surnaturelle, qu'elle soit du premier ou du
dernier ou d'un degrй intermйdiaire. Nous avons prouvй antйrieurement que toute
intelligence dйsire naturellement la vision de la divine substance. Or un dйsir
naturel ne peut кtre vain. Toute intelligence crййe peut donc atteindre la
vision de Dieu nonobstant l'infйrioritй de sa nature. C'est pourquoi le Seigneur a promis aux
hommes la gloire des anges: « ils seront, dit-il des hommes,
comme les anges de Dieu dans le ciel ». Et d'aprиs l'Apocalypse on
se servira « de la mкme mesure pour l'homme et pour
l'ange ». Telle est encore la raison pour laquelle l'Йcriture nous
prйsente presque toujours les anges sous une forme humaine, soit sous une forme
parfaite, c'est le cas des anges qui apparurent а Abraham comme des hommes,
soit sous une forme incomplиte, c'est le cas des animaux dont il est dit qu'ils
avaient des mains d'hommes sous leurs ailes. Nous йcartons ainsi cette erreur d'aprиs
laquelle l'вme humaine а quelque degrй d'йlйvation qu'elle parvienne, ne sera
jamais dans la condition des intelligences supйrieures. 58: COMMENT UNE INTELLIGENCE PEUT VOIR DIEU PLUS PARFAITEMENT
QU'UNE AUTRE
La
modalitй d'une opйration est fonction de la forme qui en est le principe;
d'autre part, la lumiиre dont nous avons parlй, est pour l'intelligence crййe
le principe de sa vision de l'essence divine; il est donc nйcessaire que la
modalitй de cette vision suive celle de cette lumiиre. Or de cette lumiиre il
est divers modes possibles de participation, en sorte qu'une intelligence est
plus illuminйe qu'une autre. Il se peut donc qu'une intelligence ait de Dieu
une vision plus parfaite qu'une autre, bien que les deux voient sa substance. En tout genre il
est un premier qui dйpasse tous les autres, et l'on parle de plus et de moins
dans la mesure oщ l'on s'en approche ou s'en йcarte: tels objets sont ainsi
plus ou moins chauds suivant qu'ils sont plus ou moins prиs du feu qui lui est
le premier degrй en cet ordre. Or Dieu voit trиs parfaitement sa substance
puisque seul il la comprend. Aprиs lui donc ceux qui le voient, saisissent plus
ou moins sa substance selon qu'ils sont plus ou moins prиs de lui. La lumiиre de
gloire йlиve l'intelligence crййe а la vision de Dieu parce qu'elle est en
quelque sorte la ressemblance de l'intelligence divine, nous l'avons dit. Or la
ressemblance d'un кtre avec Dieu est plus ou moins parfaite. Cet кtre peut donc
voir plus ou moins parfaitement la substance de Dieu. Il y a proportion entre la fin et ce qui y
conduit; aussi de la diversitй de prйparation а la fin on devra conclure а la
diversitй de participation а cette fin. Or la vision de la substance divine est
la fin derniиre de toute substance spirituelle, nous l'avons dit. Toutefois
toutes les substances spirituelles ne sont pas йgalement prйparйes а leur fin;
plus grande est la vertu des unes, plus modeste celle des autres, et la vertu
est la voie de la fйlicitй. La vision de Dieu comporte donc de la diversitй;
ceux-ci voient plus parfaitement la substance divine, les autres moins parfaitement. De lа cette
diffйrence marquйe par le Seigneur dans la fйlicitй: « Dans la maison de mon Pиre, il y a plusieurs
demeures ». Nous йcartons dиs lors l'erreur de ceux qui
considиrent comme йgales toutes les rйcompenses. Cependant si le degrй de la vision
implique une diversitй dans les degrйs de la gloire chez les Bienheureux, cette
gloire, а considйrer la rйalitй perзue, est la mкme: toute fйlicitй, nous
l'avons prouvй, vient de la vision de l'essence divine. La mкme Rйalitй rend
les hommes bienheureux, mais tous n'y puisent pas un bonheur йgal. On ne peut donc
objecter que le Seigneur a promis la mкme rйcompense, un denier, aux
travailleurs de sa vigne: tous reзoivent en effet en rйcompense le mкme objet
de vision et de fruition: Dieu. On peut encore noter que l'ordre propre
aux mouvements des corps est а l'inverse de celui des esprits. Le premier sujet
de tous les mouvements corporels est numйriquement le mкme, et les fins varient;
au contraire, dans les mouvements spirituels, apprйhensions intellectuelles et
volitions, les sujets sont divers, mais la fin est unique. 59: EN QUEL SENS CEUX QUI VOIENT L'ESSENCE DIVINE, VOIENT TOUTES
CHOSES
La
vision de la divine essence est la fin derniиre de toute substance spirituelle:
en outre, quand un кtre a atteint son terme dernier, son appйtit naturel est en
repos: par consйquent l'appйtit naturel d'une substance spirituelle doit кtre
totalement satisfait dans la vision de la divine essence. Or l'objet de cet
appйtit est la connaissance des genres, des espиces et des virtualitйs de tous
les кtres comme aussi tout l'ordre de l'univers; les recherches des hommes sur
chacun de ces points nous en sont un tйmoignage. Quiconque voit l'essence
divine connaоt donc tout cela. L'intelligence et le sens diffиrent entre eux en ceci:
Le sens est йmoussй ou affaibli par un objet fort au point de ne pouvoir dans
la suite saisir un sensible de moindre intensitй; au contraire, loin d'кtre
amenuisйe et paralysйe par son objet, l'intelligence est perfectionnйe par lui,
et la saisie d'un intelligible supйrieur n'est pas un handicap pour celle des
autres intelligibles, mieux elle la favorise. Or l'essence divine est le
premier des intelligibles. Combien plus l'intelligence, йlevйe par la lumiиre
divine а la vision de la divine essence, est donc perfectionnйe pour comprendre
les кtres du domaine de la nature. Le domaine de l'кtre intelligible n'est
pas moindre que celui de la nature, peut-кtre mкme est-il plus large:
l'intelligence est apte en effet а connaоtre non seulement les кtres de la
nature, mais ceux encore dйpourvus d'кtre naturel, comme les nйgations et les
privations. En consйquence l'кtre intelligible requiert pour sa perfection tout
ce que requiert l'кtre de la nature et plus encore. Or la perfection d'une
intelligence rйside dans l'acquisition de sa fin derniиre, comme celle de
l'кtre de nature dans sa rйalisation naturelle. Donc tout ce que Dieu a produit
pour la perfection de l'univers, il le dйcouvre а l'intelligence qui le
contemple. Parmi ceux qui voient Dieu, l'un voit mieux que l'autre, nous l'avons
dit; cependant chacun voit Dieu parfaitement au point que toute sa capacitй
naturelle est rassasiйe; bien plus sa vision dйpasse toute cette capacitй, nous
l'avons dйmontrй. Tout voyant saisit donc dans la divine essence tout ce qui
ressortit а sa capacitй naturelle. Or celle-ci pour toute intelligence s'йtend
а tous les genres et espиces et а l'ordre de l'univers. Tout voyant de Dieu
saisit donc tout cela dans la divine essence. De lа cette rйponse du Seigneur а Moпse,
demandant de voir la divine substance: « Je te montrerai tout
bien ». - Et Grйgoire dit: « Qu'ignorent-ils ceux qui
connaissent celui qui sait tout? » De l'examen attentif de ces conclusions il
ressort que d'un point de vue on voit tout dans la divine essence, de l'autre
non. Si sous ce mot « tout » on entend tout ce qui appartient
а la perfection de l'univers, il est йvident d'aprиs nos explications que les
voyants de la divine essence y saisissent tout. Comme l'intelligence est en un
certain sens toutes choses, tout ce qui relиve de la perfection de la nature,
appartient encore а celle de l'кtre intelligible; aussi, selon saint Augustin,
tous les кtres, faits par le Verbe de Dieu pour subsister dans leur nature
propre, le furent aussi dans l'intelligence angйlique pour кtre connus par les
anges. Or а la perfection de l'ordre naturel ressortissent les natures des
espиces, avec leurs propriйtйs et leurs virtualitйs: l'intention de la nature
se porte en effet sur les espиces, les individus йtant pour l'espиce. La perfection
de la nature intellectuelle appelle donc la connaissance des natures de toutes
les espиces, de leurs vertus et de leurs accidents propres. Et dans la
bйatitude finale cette connaissance suivra la vision de la divine essence. En
outre cette connaissance des espиces de la nature vaudra а l'intelligence,
voyant Dieu, de connaоtre les individus compris sous ces espиces, comme il
ressort de ce qui fut dit а propos de la connaissance de Dieu et des anges. Par contre, si
sous ce mot « tout » on entend tout ce que Dieu connaоt dans
la vision de son essence, aucun intellect crйй ne peut tout saisir dans sa
vision de l'essence de Dieu. Ou s'en rend compte de divers points de vue: Premiиrement, du
point de vue de ce que Dieu peut faire, de ce qu'il n'a pas fait et ne fera
jamais. - Tout cela ne peut кtre connu que dans une intelligence parfaite de sa
puissance, ce qui est impossible а tout intellect crйй, nous l'avons prouvй.
Aussi est-il dit dans Job: « Prйtends-tu sonder les voies de Dieu,
atteindre la perfection du Tout-Puissant? Elle est haute comme les
cieux. Que feras-tu? Plus profonde que le sйjour des morts. Que sauras-tu? Sa
mesure est plus longue que la terre et plus large que la mer »! Il ne
s'agit pas ici de la grandeur de Dieu d'aprиs une mesure quantitative, mais de
sa puissance, non limitйe а ce qui nous paraоt grand, au point qu'il peut faire
de plus grandes choses. Deuxiиmement, du point de vue des choses crййes.
L'intelligence ne les peut toutes connaоtre sans comprendre la bontй de Dieu.
La raison de toutes choses est prise de la fin que se propose celui qui la
fait. Or la fin de tout ce que Dieu fait, est sa divine Bontй. La raison de
tout le crйй est donc la communication de la Bontй divine. Celui-ci par
consйquent connaоtrait toutes les raisons du crйй qui percevrait tout le bien
qui lui peut йchoir d'aprиs l'ordre de la sagesse divine, ce qui serait
comprendre la bontй et la sagesse de Dieu. Nul intellect crйй n'y peut
prйtendre. De lа ce mot de l'Ecclйsiaste: « J'ai compris que l'homme ne
peut dйcouvrir la raison des _uvres de Dieu ».
Troisiиmement, du point de
vue de ce qui dйpend uniquement du vouloir divin, comme la prйdestination,
l'йlection et la justification et tout ce qui appartient а la sanctification de
la crйature. D'oщ il est dit: « Qui jamais est venu а connaоtre
ce qui est de l'homme, si ce n'est l'esprit qui est en cet homme? Ainsi nul ne
connaоt ce qui est de Dieu, si ce n'est l'Esprit de Dieu ». 60: COMMENT CEUX QUI VOIENT DIEU, VOIENT TOUT EN LUI SIMULTANЙMENT
L'intelligence
crййe, dans sa vision de la divine substance, saisit toutes les espиces des
кtres, nous l'avons montrй. Mais ce qui est perзu dans une seule espиce est vu
simultanйment dans une seule vision, car la vision rйpond au principe de
vision. Il s'ensuit nйcessairement que dans la vision de la divine substance,
l'intelligence contemple toutes choses non successivement, mais simultanйment. La vision de Dieu
est pour l'intelligence crййe sa souveraine et parfaite fйlicitй. Or celle-ci
ne consiste pas dans un « habitus » mais dans un acte, car elle est
le sommet de la perfection et la fin derniиre. Tous les objets, saisis dans
cette vision de Dieu qui nous bйatifie, sont donc perзus dans un acte et non
pas l'un et aprиs l'autre. Tout кtre, parvenu а sa fin derniиre, reste en repos,
puisque le mouvement est une recherche de la fin. Or la fin derniиre de
l'intelligence est la vision de l'essence divine, nous l'avons dit.
L'intelligence ne se meut donc pas, dans la vision de la divine substance, d'un
intelligible а un autre. Par consйquent tout ce qu'elle connaоt dans cette
vision, elle le saisit simultanйment. Dans la divine substance - nous l'avons
dйmontrй - l'intelligence connaоt toutes les espиces des choses. Or certains
genres comportent une infinitй d'espиces, tels les nombres, les figures et les
proportions. Dans la divine essence l'intelligence y voit donc des infinis.
Toutefois elle ne les pourrait tous percevoir si ce n'est simultanйment, car on
ne parcourt pas l'infini. L'intelligence doit donc saisir simultanйment tout ce
qu'elle voit dans la divine substance. De lа ce mot d'Augustin: « Alors
nos pensйes ne seront plus mouvantes, passant et repassant d'un objet а
l'autre, mais par un seul et unique regard nous saisirons tout le
contenu de notre science ». 61: COMMENT LA VISION DE DIEU EST UNE PARTICIPATION A LA VIE
ЙTERNELLE
Il
ressort de lа que par la vision de Dieu l'intelligence crййe devient
participante de la vie йternelle. L'йternitй diffиre en effet du temps en ce
que celui-ci se prйsente en une certaine succession, l'йternitй au contraire
toute en un instant. Or nous venons de montrer comment en cette vision il n'est
pas de succession; tout ce qui y est perзu, l'est en un seul regard. Ainsi
cette vision se rйalise-elle par une certaine participation а l'йternitй. Elle
est en outre une certaine vie, puisque l'agir de l'intelligence est vie. Par
elle l'intelligence crййe participe donc а la vie йternelle. Les actes sont
spйcifiйs par leurs objets. Or l'objet de cette vision est la divine substance,
saisie en elle-mкme, et non en quelque reprйsentation crййe, nous l'avons
prouvй. En outre l'кtre de la divine substance est dans l'йternitй, bien mieux
il est l'йternitй. Cette vision est donc une participation а l'йternitй. Une action est
dans le temps soit en raison de son principe qui est dans le temps, ainsi les
actions des кtres de la nature sont temporelles; soit en raison du terme de
l'opйration, ainsi les opйrations que les substances spirituelles qui sont en
dehors du temps, exercent sur des choses soumises au temps. Or cette vision
n'est dans le temps en raison ni de son objet qui est la substance йternelle,
ni de son moyen qui est encore la substance йternelle, ni de son sujet qui est
l'intelligence, non soumise au temps puisque son кtre est incorruptible. Cette
vision est donc une participation а l'йternitй, totalement transcendante au
temps. L'вme
intellectuelle est crййe « aux confins de l'йternitй et du temps »,
dit le Livre des Causes; nous l'avons aussi montrй: elle est en effet au
dernier degrй des Intelligences et pourtant au-dessus de la matiиre corporelle,
indйpendante d'elle. Toutefois son agir est temporel par ses relations avec les
кtres infйrieurs, soumis au temps; il est par consйquent participant de
l'йternitй par ses relations avec les кtres supйrieurs extra-temporels. C'est
le cas trиs particulier de la vision par laquelle nous saisissons la divine
substance. Par cette vision l'вme participe donc а l'йternitй, et pareillement
toute autre intelligence crййe qui voit Dieu. D'oщ ce mot du Seigneur: « La vie
йternelle est de vous connaоtre, vous le seul vrai Dieu». 62: COMMENT CEUX QUI VOIENT DIEU, LE VERRONT TOUJOURS
Il
ressort de cela que quiconque touche а l'ultime fйlicitй par la vision de Dieu
n'en sera jamais plus privй. « Tout ce qui est un instant et n'est plus
l'autre, est soumis au temps ». Or la vision dont nous parlons, qui
bйatifie les crйatures intellectuelles, n'est pas du temps mais de l'йternitй.
Il est donc impossible pour qui la possиde, d'en кtre ensuite privй. La crйature intellectuelle
atteint uniquement sa fin derniиre quand son dйsir naturel est comblй. Or si
naturellement elle appelle le bonheur, elle en veut aussi naturellement la
perpйtuitй; la durйe de sa substance est en effet sans terme, et ce qu'elle
dйsire pour soi et non pour quelqu'autre, elle le dйsire pour une possession
sans fin. Ainsi la fйlicitй ne serait pas une fin derniиre, si elle n'йtait
perpйtuelle. Savoir que l'on perdra quelque jour ce que l'on possиde avec amour, est
cause de tristesse. Or cette vision qui rend bienheureux, est souverainement
aimйe par ceux qui la possиdent, car elle est la source des jouissances les
plus intenses et l'objet des dйsirs les plus vifs. Il serait donc impossible
pour ceux-ci de ne pas s'attrister, s'ils savaient la devoir perdre un jour. Si
en effet cette vision ne devait pas durer, ils le sauraient, car nous avons
montrй que dans la vision de Dieu, ils perзoivent ce qui est de la nature, a
fortiori par consйquent les conditions de cette vision, sa perpйtuitй ou son
arrкt. Une telle connaissance ne serait pas sans tristesse; elle ne serait donc
pas le vrai bonheur qui doit mettre а l'abri de tout mal, comme nous l'avons
dit. Le
mobile qui naturellement tend vers quelque chose comme au terme de son
mouvement ne s'en йcarte que sous la violence, tel un corps lourd lancй en
l'air. Or, d'aprиs nos conclusions antйrieures, il est йvident que toute
substance spirituelle tend а cette vision d'un dйsir naturel. Elle n'en sera
donc privйe que par violence. Toutefois rien ne peut кtre ravi а quelqu'un si
la force du ravisseur ne dйpasse celle de la cause de l'objet en litige. Or la
cause de la vision de Dieu est Dieu lui-mкme. Puis donc qu'aucune vertu
n'excиde celle de Dieu, il est impossible que cette vision soit interrompue par
la violence. Elle durera donc toujours. Quand quelqu'un cesse de voir ce qu'il
voyait d'abord, la raison en est soit dans une dйfaillance de sa facultй
visuelle: c'est le cas de la mort ou de la cйcitй ou de quelque autre
empкchement; soit dans un changement de volontй: il dйtourne son regard de ce
qu'il contemplait avant; soit dans la disparition de l'objet. Et cela est
communйment vrai, qu'il s'agisse de la vision sensible ou de la vision
intellectuelle. Or une substance intellectuelle, en contemplation de Dieu, ne
peut perdre sa facultй de vision: ni parce qu'elle
cesserait d'exister, elle est sans fin, nous l'avons dit, ni par dйfaut de la
lumiиre par laquelle elle voit Dieu, cette lumiиre est incorruptible, que l'on
considиre le sujet qui la reзoit ou l'кtre qui la donne. Elle ne peut davantage
cesser de vouloir jouir de cette vision en laquelle elle reconnaоt son bonheur
dernier, pas plus qu'elle peut vouloir ne pas кtre heureuse. Elle ne peut
encore cesser de voir par la disparition de son objet, car cet objet qui est
Dieu, demeure immuable, et il ne s'йloigne de nous que dans la mesure oщ nous
nous йloignons de lui. Il est donc impossible que cette vision bйatifiante
s'interrompe quelque jour. Qui jouit d'un bien n'accepte pas de s'en priver, а
moins que dans la jouissance de ce bien, il ne perзoive un mal, ne serait-ce
que parce qu'il l'estime un obstacle а la jouissance d'un bien meilleur:
l'appйtit ne tend qu'а ce qui est bon, de mкme il ne s'йcarte que de ce qui est
mauvais. Or dans la jouissance de cette vision, il ne peut y avoir aucun mal
puisqu'elle est le meilleur bien qui puisse atteindre une crйature spirituelle.
Il est mкme impossible а celui qui en jouit de trouver en elle quelque mal ou
de penser а quelque chose de meilleur, car la vision de la souveraine Vйritй
exclut tout jugement erronй. Il est donc impossible а une substance spirituelle
qui voit Dieu, de vouloir parfois se dйtourner de cette vision. Le dйgoыt d'une
chose, d'abord agrйable, naоt de quelque altйration apportйe par elle dans le sujet
de cette jouissance: elle en a dйtruit ou diminuй la virtualitй. De lа vient
que les facultйs sensibles йprouvent une lassitude pour ce qui leur causait
d'abord du plaisir; leurs opйrations les fatiguent, car les objets sensibles
altиrent leurs organes corporels, voire mкme s'ils sont trop forts, les
dйtruisent. C'est pourquoi encore sur le plan de la pensйe nous йprouvons du
dйgoыt aprиs une longue ou intense rйflexion, car nos puissances nйcessaires а
l'activitй prйsente de l'intelligence, qui usent d'organes corporels,
ressentent de la fatigue. Mais la substance divine, loin d'altйrer
l'intelligence, lui donne sa perfection souveraine. D'autre part l'exercice
d'aucun organe corporel n'est requis dans cette vision. Il est donc impossible
а qui s'est d'abord dйlectй en cette vision, d'y йprouver quelque dйgoыt. Rien de ce qui
excite l'admiration, ne cause de satiйtй, car tant que l'admiration subsiste,
elle est accompagnйe de dйsir. Or la vision de la substance divine provoque
l'admiration de tout intellect crйй, car nul intellect crйй ne comprend cette
substance. Sa vision ne peut donc engendrer l'ennui en aucune substance
spirituelle; celle-ci n'y renoncera donc pas de sa propre volontй. La sйparation de
deux кtres, primitivement unis, provient de quelque changement en l'un d'entre
eux: une relation nouvelle ne s'йtablit pas entre deux termes sans la
modification de l'un d'entre eux, de mкme elle ne cesse sans une pareille
modification. Or l'intelligence crййe voit Dieu grвce а une certaine union avec
lui; si donc cette vision cesse du fait de la
rupture de cette union, la cause en est nйcessairement dans un changement soit dans
la substance divine soit dans l'intelligence qui la voit; ce qui est de part et
d'autre impossible. La substance divine est immobile, nous l'avons dit, et la
substance intellectuelle par la vision de la substance divine est au-dessus de
tout changement. Nul ne peut donc кtre privй du bonheur par lequel il voit la
substance de Dieu. Plus un кtre s'approche du Dieu absolument immuable,
moins il est sujet au changement, et plus il est stable; c'est pourquoi il est
йcrit au Livre Il de Generatione: certains corps du fait de leur йloignement
de Dieu ne peuvent durer toujours. Toutefois aucune crйature ne peut
s'approcher de Dieu plus prиs que celle qui voit son essence. Aussi
l'intelligence crййe qui voit la substance de Dieu atteint-elle un sommet dans
l'immutabilitй. Il ne lui est donc pas possible de dйchoir de cette vision. De lа il est dit
au Psaume: « Bienheureux, Seigneur, ceux qui habitent votre demeure:
ils vous loueront dans les siиcles des siиcles ». Et ailleurs: « Il
ne sera jamais йbranlй celui qui habite dans Jйrusalem ». Et Isaпe:
« Tes yeux voient Jйrusalem, sйjour opulent, tente qui ne sera pas
transportйe, dont les pieux ne seront jamais arrachйs et aucun cordage enlevй:
lа vraiment notre Dieu rйside magnifique ». Et l'Apocalypse:
« Celui qui vaincra, j'en ferai une colonne dans le temple de mon Dieu et
il n'en sortira plus ». Ainsi l'erreur des Platoniciens est
rйfutйe d'aprиs laquelle les вmes sйparйes, parvenues а la souveraine fйlicitй,
dйsirent de nouveau revenir а leur corps, et cette vie heureuse terminйe, sont
replongйes dans les misиres de la vie d'ici-bas. - Il en est de mкme de
l'erreur d'Origиne d'aprиs qui les вmes et les anges, aprиs la fйlicitй,
peuvent retomber dans la misиre. 63: COMMENT DANS CETTE FЙLICITЙ DERNIИRE TOUT DЙSIR DE L'HOMME EST
RASSASIЙ
De ces
considйrations il ressort avec йvidence que dans cette fйlicitй, consйcutive а
la vision divine, tout dйsir humain est rassasiй, selon ce mot du Psaume:
« Il comble votre dйsir de ses biens », et tout effort humain
trouve lа son couronnement. Un examen dйtaillй le prouvera: Du fait de son
intelligence l'homme a un certain dйsir de connaоtre la vйritй, dйsir auquel
obйissent les hommes dans la recherche propre а la vie contemplative. Ce dйsir
sera manifestement apaisй dans cette vision, quand par la Vision de la Vйritй
Premiиre, apparaоtra а l'intelligence tout ce qu'elle souhaite naturellement
connaоtre, comme nous l'avons expliquй antйrieurement. Il est chez l'homme un autre dйsir qui
naоt de son aptitude, du fait de sa raison, а organiser le monde infйrieur,
dйsir qui l'inspire dans son action et dans sa vie civique. Ce dйsir tend
principalement а rйgler toute la vie de l'homme conformйment а sa raison, en
quoi consiste la vie vertueuse. La fin de l'action pour tout homme vertueux est
en effet le bien de la vertu; ainsi l'homme fort tend а produire une action
forte. Ce dйsir sera alors comblй; telle sera la vigueur de la raison,
illuminйe par la lumiиre divine, qu'elle ne pourra dйvier de la voie droite. La vie civique
comporte encore certains biens nйcessaires а l'homme pour l'accomplissement de
sa tвche de citoyen. C'est un rang honorable: dont une recherche immodйrйe
rend les hommes orgueilleux et ambitieux. Or cette vision exalte les hommes au
sommet de l'honneur en les unissant en quelque sorte а Dieu, comme nous l'avons
montrй. C'est pourquoi de mкme que Dieu est appelй « Roi des
siиcles », les Bienheureux qui lui sont unis portent le nom de « Rois »:
« Ils rйgneront avec le Christ ». La vie civique comporte un autre bien
йgalement dйsirable, l'йclat de la renommйe, dont le dйsir dйsordonnй fait dire
des hommes qu'ils sont avides de vaine gloire. Or cette vision vaut aux
Bienheureux une renommйe, non pas а la mesure de la pensйe des hommes,
susceptibles d'кtre trompйe et de tromper а leur tour, mais а celle de la
connaissance parfaitement vraie et de Dieu et de tous les Bienheureux. C'est
pourquoi la Sainte Йcriture donne souvent а cette fйlicitй le nom de « gloire »,
comme dans le Psaume: « Les Saints exulteront dans la gloire ». La vie civique
offre encore un autre bien dйsirable, а savoir les richesses dont l'appйtit et
l'amour dйsordonnйs rendent les hommes йgoпstes et injustes. Or dans cette
bйatitude tous les biens sont en suffisance, puisque les Bienheureux jouissent
de Celui qui renferme en Lui la perfection de tous. Aussi est-il dit dans la
Sagesse: « Tous les biens me sont venus йgalement avec elle ».
Et dans le Psaume:« La gloire et la richesse sont dans sa maison ». Il est chez
l'homme un troisiиme dйsir, commun а lui et aux animaux, la jouissance des
plaisirs que les hommes cherchent surtout а satisfaire dans une vie pleine de
charmes; s'ils manquent de mesure, ils sont alors intempйrants et incontinents.
Or la fйlicitй offre un plaisir de tout point parfait, excйdant d'autant plus
celui qui naоt du sens ( dont les brutes jouissent йgalement), que
l'intelligence est plus noble que le sens, - que ce bien dans lequel nous nous
dйlecterons, dйpasse tout bien sensible, nous sera plus intime et sans
fluctuation dans la dйlectation - que cette dйlectation encore sera plus pure
d'йlйments attristants et d'inquiйtudes troublantes; d'elle il est йcrit dans
le Psaume: « Ils s'enivrent de l'abondance de ta maison, et tu les
abreuves au torrent de tes dйlices ». Il est enfin un dйsir naturel
commun а tous les кtres, celui de leur conservation dans l'existence autant que
cela leur est possible; excessif, ce dйsir rend les hommes timides et
pusillanimes dans l'effort. Il sera encore totalement assouvi quand les
Bienheureux possйderont l'йternitй, а l'abri de tout danger, selon ce mot
d'Isaпe et de l'Apocalypse: « Ils n'auront plus faim, ni soif; ils ne
sentiront plus les ardeurs du soleil, ni aucune chaleur ». Il apparaоt dиs
lors que dans la vision de Dieu, les substances spirituelles goыteront le vrai
bonheur dans lequel seront rassasiйs tous leurs dйsirs et se trouvera la
plйnitude de tous les biens, requise, selon Aristote, pour la fйlicitй. C'est
pourquoi Boиce dit que « La Bйatitude est un йtat parfait parce
que tous les biens y sont rйunis ». Dans cette vie, rien ne ressemble plus а
ce bonheur ultime que la vie de ceux qui contemplent la vйritй selon qu'il est
loisible ici-bas. C'est pourquoi les Philosophes auxquels cette fйlicitй йtait
inconnue, placиrent le bonheur dernier de l'homme dans la contemplation
possible en cette vie. C'est pourquoi encore parmi toutes les vies, l'Йcriture
recommande surtout la vie contemplative, sur ce mot du Seigneur: « Marie
a choisi la meilleure part, la contemplation de la Vйritй, qui ne lui
sera pas enlevйe ». Cette contemplation commence en cette vie, mais
pour se parfaire en la vie future, tandis que l'action et la vie civique
ne dйpassent pas les frontiиres de la vie prйsente. LE GOUVERNEMENT DES CRЙATURES VERS LEUR FIN, LA PROVIDENCE64: COMMENT PAR SA PROVIDENCE DIEU GOUVERNE LE MONDE
Des
exposйs prйcйdents il ressort suffisamment que Dieu est la fin de toutes
choses. On en peut ultйrieurement dйduire que par sa providence il gouverne et
rйgit tout. En effet, quand des кtres relиvent d'une fin, ils tombent sous la
juridiction de celui qui prйside principalement а l'ordre de cette fin: ainsi
dans une armйe, tous ses groupes et leurs mouvements sont axйs comme sur leur
fin derniиre, sur le bien de son chef, а savoir la victoire, et pour autant il
revient а ce chef de commander а toute l'armйe. Il en va de mкme d'un art dont
objet est une fin quelconque, il prйside et impose ses lois а tous les moyens
propres а cette fin: ainsi le civique commande au militaire, le militaire а
l'йquestre, et navigation а l'arsenal. Puis donc que tous les кtres sont
orientйs vers la bontй divine comme vers leur fin, il faut que Dieu en qui se trouve
principalement cette bontй, comme substantiellement possйdйe, saisie et aimйe
par lui, tienne le gouvernail du monde entier. Faire une chose en vue d'une fin, c'est
l'utiliser а cette intention. Or nous avons dйmontrй que tout ce qui de quelque
maniиre a l'кtre, est l'effet de Dieu, et que Dieu a tout produit pour cette
fin qu'il est lui-mкme. Il use donc de tout dans le sens de cette fin. Et ceci
c'est gouverner. Par la providence Dieu gouverne donc toutes choses. Nous avons
dйmontrй que Dieu est le premier moteur, mы en aucune faзon. Or le premier
moteur ne meut pas moins que les moteurs seconds, sa motion est mкme la plus
forte puisque sans lui ceux-ci n'en exerceraient aucune. Toutefois tout mobile
est tel en vue d'une fin, on l'a dit. Dieu meut donc toutes choses а ses fins;
et cela par son intelligence; nous avons en effet dйmontrй comment il n'agit
pas par nйcessitй de nature, mais par son intelligence et sa volontй. Mais
rйgir et gouverner par la providence n'est rien autre que mouvoir des кtres а
leur fin par l'intelligence. Dieu donc par la providence gouverne et rйgit tout
ce qui tombe sous quelque motion en vue d'une fin, motion corporelle ou motion
spirituelle, telle cette motion du dйsir dont on dit qu'un кtre est mы par
l'objet de son dйsir. On a dйmontrй que les corps naturels sont mus et mis
en _uvre en vue d'une fin, encore que cette fin leur soit inconnue; la preuve
en est que toujours, ou du moins le plus souvent, ils йvoluent dans le sens le
meilleur, et leur comportement ne serait pas diffйrent s'il йtait le fruit d'un
art quelconque. Or il est impossible que des кtres aveugles sur leur fin,
agissent dans son sens, et l'atteignent rйguliиrement sans la motion d'un кtre
qui la connaоt, telle la flиche que l'archer lance sur la cible. Tout l'agir de
la nature doit donc relever d'un ordre dы а quelque connaissance; en quoi
immйdiatement ou mйdiatement on le ramиne а Dieu, car tout art subalterne et
toute connaissance puisent leurs principes plus haut; ainsi en est-il des
sciences spйculatives et pratiques. Dieu gouverne donc le monde par sa
providence. Des кtres, distincts par nature, ne se rencontrent dans un ordre que
grвce а l'action coordinatrice d'un tiers. Or le monde est composй d'кtres aux
natures diverses et contraires qui pourtant se rejoignent dans un ordre, les
uns bйnйficiant de l'activitй des autres, ceux-ci trouvant en ceux-lа des
auxiliaires ou des chefs. A la tкte de ce monde il y a donc un ordonnateur et
un chef. La nйcessitй de nature ne suffit pas а expliquer le mouvement des
astres, car les mouvements des uns sont plus nombreux que les mouvements des
autres et sont totalement diffйrents. L'ordre de ces mouvements relиve donc
d'une providence, et avec lui par consйquent tous les mouvements et toutes les
activitйs dont ceux-ci sont les principes. Plus on approche d'une cause, plus on
bйnйficie de son influence. Dиs lors le fait que des кtres s'enrichissent
d'autant plus de certaines qualitйs qu'ils sont plus voisins d'un autre, est un
signe que celui-ci est pour eux la cause de ces qualitйs, diversement
possйdйes. Par exemple, que des кtres soient d'autant plus chauds qu'ils
approchent davantage du feu, est un signe que le feu est cause de la chaleur.
Or plus les кtres sont prиs de Dieu, plus parfait se rйvиle leur ordre. En
effet sur le plan des кtres infйrieurs qui, de par la dissemblance de leur
nature, sont le plus йloignйs de Dieu, le cours mкme de la nature a parfois ses
dйfaillances, c'est le cas pour les monstres et les autres effets du hasard;
ceci ne se rencontre plus chez les corps cйlestes, soumis pourtant jusqu'а un
certain point au changement, ni chez les substances spirituelles sйparйes... Il
est donc йvident que Dieu est la cause de tout l'ordre des choses; par sa
providence il gouverne l'univers entier. On l'a prouvй, Dieu donne l'кtre а tout ce
qui est, non par nйcessitй de nature mais par son intelligence et sa volontй.
Or а cette intelligence et а cette volontй on n'assignera aucune autre fin
derniиre que sa bontй, cette bontй qu'il communique aux кtres. Et ceux-ci
participent а la bontй divine par mode de similitude, car eux-mкmes sont bons.
Mais ce que la crйation possиde de meilleur est ce bien de l'ordre universel,
la plus haute perfection, dit le Philosophe, avec qui l'Йcriture Sainte est en
accord quand elle dit: « Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et tout
йtait trиs bien », alors que de chaque кtre elle dit simplement qu'il
йtait bon. Ce bien qu'est l'ordre de la crйation, est donc le principal
objectif du vouloir et de la causalitй de Dieu. Or disposer des кtres
selon un ordre n'est rien autre que les gouverner. Dieu gouverne donc tout par
son intelligence et sa volontй. Quiconque travaille en vue d'une fin,
porte un soin particulier а ce qui touche de plus prиs а la fin derniиre, car
cela mкme est le but des fins subalternes. Or la fin derniиre de la volontй
divine c'est sa propre bontй; mais dans la crйation, ce qui est le plus proche
de cette bontй c'est le bien de l'univers entier: c'est а lui, comme а une fin,
qu'est ordonnй le bien particulier de telle ou telle rйalitй, le moins parfait
se portant sur le plus parfait et ainsi chaque partie trouvant sa raison d'кtre
dans le tout. Dans la crйation, Dieu a particuliиrement en vue l'ordre de
l'univers; il en est le maоtre. Tout кtre crйй atteint sa perfection
derniиre par son activitй propre, car la fin derniиre et la perfection d'un
кtre est nйcessairement soit son opйration soit le terme ou l'effet de
celle-ci, sa forme йtant sa perfection premiиre, comme on le voit au II de
Anima. Mais l'ordre des crйatures, fondй sur la distinction et les degrйs de
leurs natures, procиde de la divine Sagesse, comme on l'a montrй, et pour
autant l'ordre de leurs activitйs grвce auxquelles elles se rapprochent
particuliиrement de la fin derniиre. Or gouverner les кtres, c'est йtablir un
ordre entre leurs activitйs et leur fin. Dieu gouverne donc et rйgit les кtres
par la providence de sa sagesse. De lа vient que l'Йcriture Sainte
reconnaоt Dieu comme Seigneur et comme roi, d'aprиs ce mot du Psaume: « Dieu
est lui-mкme le Seigneur », et encore: « Dieu est le
roi de toute la terre »: il appartient au roi de rйgir par sa loi et
de gouverner ses sujets. Aussi la Sainte Йcriture assigne-t-elle le cours du
monde au gouvernement divin: « Il commande au soleil et le soleil
ne se lиve pas; il met un sceau sur les йtoiles »; et dans le
Psaume: « il a posй une loi qu'on ne transgressera pas ». Ainsi est exclue
cette erreur des Anciens Naturalistes pour qui tout procиde de la nйcessitй de
la matiиre: d'oщ cette consйquence que tout est dы au hasard et non а quelque
ordre providentiel. 65: COMMENT DIEU CONSERVE LES CHOSES DANS L'КTRE
Du
fait que par sa providence il gouverne les choses, Dieu les conserve dans
l'кtre. Un gouvernement s'йtend а tout ce qui permet а des sujets d'atteindre
leur fin; de ceux-ci on dit en effet qu'ils sont rйgis et gouvernйs pour autant
qu'ils sont orientйs vers leur fin. Or ce n'est pas seulement par leur agir,
mais encore par leur кtre que les choses sont orientйes vers la fin que Dieu a
en vue pour elles, а savoir sa bontй, car elles portent en elles, en tant
qu'elles sont, la ressemblance а la divine bontй, ce qui est la fin de toutes
choses, comme on l'a dйmontrй. La conservation des choses dans leur кtre
appartient donc а la divine providence. L'кtre d'une chose et sa conservation dans
cet кtre relиve d'une cause identique, car conserver son кtre n'est rien autre
que demeurer dans l'кtre. Or on a prouvй qu'en toutes choses Dieu est la cause
de l'кtre par son intelligence et sa volontй. Par cette intelligence et cette
volontй, il conserve donc toutes les choses dans leur кtre. Nul agent
particulier univoque ne peut кtre la cause absolue de l'espиce; ainsi tel
individu ne peut кtre la cause de l'espиce humaine, autrement il serait la
cause de tous les hommes et partant de lui-mкme, ce qui est impossible.
Cependant а parler proprement, tel individu est la cause de tel autre. Or un
individu est tel du fait que la nature humaine est dans telle matiиre qui est
principe d'individuation. Tel individu n'est donc cause de l'homme que parce
qu'il est cause de la rйalisation de la forme humaine en telle matiиre: c'est
кtre le principe gйnйrateur de tel homme. Il est donc йvident qu'un individu,
ou un autre agent univoque dans la nature ne peuvent кtre cause que de la gйnйration
de tel ou tel individu. L'espиce humaine aura donc nйcessairement une cause
efficiente propre: la preuve en est dans sa composition intime et dans l'ordre
de ses parties entre elles qui sauf accident, se prйsentent toujours de la mкme
maniиre chez tous. Et il en va de mкme pour toutes les autres espиces de la
nature. Or Dieu est cette cause, soit mйdiate soit immйdiate: on a montrй plus
haut qu'il est la premiиre cause de tous les кtres. A l'йgard des espиces Dieu
doit donc se comporter comme un gйnйrateur naturel dans la gйnйration dont il
est proprement la cause. Or toute gйnйration cesse avec l'activitй gйnйratrice;
ainsi toutes les espиces s'йvanouiraient si l'activitй divine se retirait; Dieu
donc lui-mкme par son opйration conserve toutes les choses dans l'кtre. Bien que le
mouvement se rencontre en toute rйalitй existante, il est pourtant extrinsиque
а l'кtre de cette rйalitй. Mais un corps n'est cause que par son mouvement, car
comme le prouve Aristote, aucun corps n'agit que par le mouvement. Par
consйquent nul corps n'est cause de l'existence d'une chose en tant qu'кtre,
mais il est cause de son acheminement vers l'кtre qui est son devenir. Or
l'кtre de toutes choses est de l'кtre participй puisque, sauf Dieu, nulle chose
n'est son кtre, comme on l'a prouvй. Il suit donc nйcessairement que Dieu qui
est son кtre, est la cause premiиre et propre de tout кtre; Par consйquent il
en est de l'action divine а l'endroit de l'кtre des choses comme de la motion
d'un corps а l'endroit du devenir et du mouvement des choses qui se rйalisent
ou sont mues. Mais il est impossible que ce devenir et ce mouvement demeurent
sans la motion du moteur; Il est donc pareillement impossible que l'кtre d'une
chose demeure sans l'action divine. A toute _uvre de l'art est supposйe
l'_uvre de la nature, et pareillement а celle-ci l'_uvre du Dieu crйateur, car
la matiиre de l'_uvre d'art vient de la nature, et celle-ci de Dieu par voie de
crйation. Mais ce que l'on fabrique se maintient dans l'кtre grвce а la
rйsistance de sa matiиre, ainsi la maison grвce а la duretй de ses pierres.
Toute la nature est donc conservйe dans l'кtre par la vertu divine. Que soit
suspendue l'action d'un agent, et son empreinte sur son effet disparaоtra а
moins qu'elle ne soit devenue la nature mкme de cet effet; ainsi les кtres
engendrйs gardent toujours aprиs leur gйnйration leurs formes et leurs
propriйtйs parce qu'elles leur sont devenues naturelles. De mкme les
« habitus » sont difficilement perdus, car ils font partie de la
nature, tandis que les dispositions et les passions, corporelles ou animales,
se maintiennent quelque peu aprиs l'intervention de l'agent, mais pas
longtemps, car elles ne sont lа que comme un acheminement vers ce qui est la
nature. Mais ce qui relиve de la nature d'une cause supйrieure, ne persiste
d'aucune maniиre aprиs l'action de cette cause: ainsi, en mкme temps que le
foyer lumineux la lumiиre s'йclipse d'un corps diaphane. Or l'кtre n'appartient
ni а la nature ni а l'essence d'une chose crййe, il est de Dieu seul, on l'a
montrй. Aucune chose ne peut donc persister dans l'кtre si l'action divine ne
l'y maintient. Deux positions s'affrontent au sujet de l'origine des
choses: celle de la foi d'aprиs laquelle les choses ont йtй produites dans la
nouveautй de leur кtre par Dieu, et celle de certains philosophes pour qui
elles йmaneraient de Dieu de toute йternitй; Quelle que soit la position
adoptйe, on doit tenir que Dieu conserve les choses dans l'кtre. Admettons que
les choses aient йtй produites aprиs n'avoir pas йtй, leur кtre dйpendrait
alors du vouloir divin, tout comme leur non кtre; Dieu a permis qu'elles ne
soient pas selon son vouloir, et il les a produites dans l'кtre quand il l'a
voulu. Elles sont donc maintenues dans l'кtre aussi longtemps qu'il les y veut.
C'est donc par sa volontй que les choses sont conservйes dans l'кtre. - Si maintenant
nous admettons que Dieu ait produit les choses de toute йternitй, on ne peut
assigner un temps ou un instant а leur йmanation de Dieu. Par consйquent ou ces
choses n'ont jamais йtй produites par Dieu, ou tant qu'elles sont, leur кtre
йmane toujours de Dieu. Dieu les conserve donc dans l'кtre par son opйration. C'est pourquoi il
est dit aux Hйbreux: « Il soutient toutes choses par la Parole de sa
Puissance ». Et Augustin dit encore: « La Puissance du
Crйateur, la force de Celui qui est puissant et tient tout en sa main est pour
toute crйature la cause de sa subsistance. Que cette vertu se retire des
crйatures qu'elle gouverne, aussitфt s'йvanouit leur espиce et en mкme temps toute
nature. Il n'en va pas comme d'un йdifice dont l'architecte s'йloigne. Que
celui-ci interrompe son travail et s'en йcarte, l'_uvre demeure, tandis que le
monde disparaоtrait en un clin d'_il si Dieu lui retirait sa main ». Voici qu'est
йcartйe cette thйorie de quelques partisans du Kalвm chez les Maures qui, pour
affirmer le besoin de Dieu qu'a le monde pour se maintenir dans l'кtre,
prйtendirent que toute forme est accidentelle, de plus que nul accident ne dure
deux instants, qu'ainsi la formation des кtres est en perpйtuel devenir, comme
si les кtres n'avaient besoin de cause efficiente que dans leur devenir. - De lа, dit-on,
pour certains d'entre eux, cette opinion que les corps indivisibles, йlйments
composants de toutes les substances, qui seuls, toujours d'aprиs eux, auraient
une consistance, pourraient demeurer quelque temps si Dieu se retirait du
gouvernement du monde. Quelques-uns mкme soutiennent que le monde ne cesserait
point d'кtre si par son intervention Dieu n'y mettait fin. - Toutes ces thйories
sont йvidemment absurdes. 66: COMMENT RIEN NE DONNE L'КTRE SI CE N'EST PAR LA VERTU DIVINE
Ces
considйrations nous montrent qu'aucun agent infйrieur ne donne l'кtre, si ce
n'est sous l'action de Dieu. Nul ne donne l'кtre que dans la mesure oщ il est un
кtre en acte. Or par sa providence Dieu - on l'a montrй - conserve les choses
dans l'кtre. C'est donc par la vertu divine qu'une chose donne l'кtre. Quand divers
agents sont groupйs sous la motion d'un autre, l'effet qui leur est commun, est
propre а chacun dans la mesure de sa communion avec les autres du mouvement et
а la vertu de cet agent: plusieurs кtres ne sauraient produire un effet unique
s'ils ne sont unis. Ainsi dans une armйe tous travaillent а la victoire par
l'activitй qu'ils dйploient sous la conduite de leur chef dont la victoire est
l'effet propre. Or on a prouvй que Dieu est l'agent premier. Puis donc que
l'кtre est un effet commun а tous les agents, le propre d'un agent йtant de
produire un кtre en acte, cet effet ressortit а tous dans la mesure oщ ils se
hiйrarchisent sous l'agent premier et agissent par sa vertu. Dans une sйrie de
causes subordonnйes, ce qui est au terme des rйalisations et au principe des
intentions, est l'effet propre de la premiиre cause: par exemple la forme de la
maison qui est l'effet propre de l'entrepreneur, vient aprиs la prйparation du
ciment et de la pierre et du bois, tвche des ouvriers subalternes, soumis а
l'entrepreneur. Or dans toute action, l'кtre en acte est le premier objectif,
poursuivi comme terme de la gйnйration; avec sa rйalisation, l'action de
l'agent et le mouvement du patient s'arrкtent. L'кtre est donc l'effet propre
de l'agent premier, c'est-а-dire de Dieu, et tout ce qui donne l'кtre a ce
pouvoir pour autant qu'il agit par la vertu de Dieu. Ce dont est capable un agent second sous
l'influence de l'agent premier est l'ultime terme de ses possibilitйs dans le
bien et la perfection, car tout perfectionnement pour un agent second lui vient
de l'agent premier. Or l'кtre est le plus parfait de tous les effets: toute
nature ou toute forme n'est parfaite que dans la mesure oщ elle est en acte; et
а l'endroit de l'кtre elle est comme une puissance en face de son acte. L'кtre
est donc l'effet des agents seconds sous la motion de l'agent premier. L'ordre des
effets est conforme а celui des causes. Or l'кtre est le premier de tous les
effets; tous les autres ne sont que des dйterminations de l'кtre. L'кtre est
donc l'effet propre de l'agent premier, les autres agents ne le produisent que
sous sa motion. Ceux-ci donnent а l'action de celui-lа comme des caractиres
particuliers et des dйterminations, et leurs effets propres sont les
perfections ultйrieures qui dйterminent l'кtre. Ce qui est tel par essence est la cause
propre de ce qui est tel par participation: le feu par exemple est cause de
tout ce qui est brыlant. Or Dieu seul est l'кtre par essence, les autres кtres
ne le sont que par participation: en Dieu seul en effet l'кtre est son essence.
L'кtre de tout existant est donc l'effet propre de Dieu au point que tout ce
qui concourt а la production d'un кtre, travaille sous la motion de Dieu. De lа ce mot de
la Sagesse: « Dieu a crйй pour donner l'кtre а toutes
choses ». Et en divers endroits de l'Йcriture il est dit que Dieu fait
toutes choses. - De mкme au livre « de Causis », il est йcrit que
l'intelligence ne donne l'кtre que pour autant qu'elle est divine, c'est-а-dire
qu'elle agit par la vertu de Dieu. 67: COMMENT DIEU EST LA CAUSE DE L'AGIR EN TOUT AGENT
Il
ressort de ceci que Dieu est en tout agent la cause de son agir. Tout agent en
effet est de quelque maniиre cause de l'кtre, soit sur le plan substantiel soit
sur le plan accidentel. Or nul n'est cause d'кtre que sous la motion de Dieu,
on l'a montrй. Tout agent agit par consйquent par la vertu de Dieu. Toute opйration,
due а quelque vertu, ressortit, comme а sa cause, а l'кtre qui est la source de
cette vertu; ainsi le mouvement naturel des corps lourds et des corps lйgers
est dы а leur forme, c'est pourquoi on reconnaоt dans le gйnйrateur de cette forme,
la cause de leur mouvement. Or la vertu de tout agent vient de Dieu comme du
premier principe de toute perfection. Puis donc que toute opйration est due а
quelque vertu, Dieu en est la cause. Il est clair que toute action qui cesse
avec l'influence d'un agent, est en dйpendance de ce dernier; par exemple avec
le soleil qui illumine l'air, disparaissent йgalement les couleurs, il est donc
hors de doute que le soleil est la cause de l'apparition de ces couleurs. Et il
en est de mкme d'un mouvement violent qui cesse avec la force d'impulsion qui
l'a dйclenchй. Or de mкme que Dieu n'a pas donnй l'кtre aux choses seulement а
leur dйbut, mais qu'il cause l'кtre en elles tant qu'elles sont en les
conservant dans l'кtre - on l'a montrй - de mкme il ne leur a pas donnй leur
vertu seulement au premier temps de leur crйation, mais il la cause toujours en
elles. Aussi tout influx divin se retirant, toute activitй tomberait. Toute
opйration ressortit donc а Dieu comme а sa cause. Qui utilise une vertu en vue d'une action,
est reconnu cause de cette action: en effet, de l'artisan qui utilise la force
d'un кtre naturel en vue d'une action, on dit qu'il est la cause de cette
action, d'un cuisinier par exemple on dit qu'il est cause de la cuisson qui se
fait par le feu. Mais toute application de vertu а une action quelconque est
principalement et premiиrement de Dieu. En effet la dйtermination d'une vertu
opйrative а son action propre se fait par un mouvement soit du corps soit de
l'вme. Or Dieu est le principe premier de l'un et de l'autre, puisqu'il est le
premier moteur absolument immobile, comme on l'a montrй. Pareillement tout
mouvement de volontй dans l'application de virtualitйs а une action quelconque,
ressortit а Dieu comme а l'objet premier du dйsir et а la premiиre volontй.
Toute opйration remonte donc а Dieu comme а son premier et principal auteur. Dans une sйrie de
causes efficientes subordonnйes, les causes subalternes agissent par la vertu
de la premiиre; ainsi, au plan de la nature, les corps infйrieurs agissent par
la vertu des corps cйlestes, et au plan de la volontй, les ouvriers subalternes
agissent sur le commandement du premier architecte. Or Dieu tient le premier
rang dans l'ordre des causes efficientes, on l'a dit. Aussi toutes les causes
infйrieures agissent-elles par sa vertu. Mais dans une action la cause la plus
rйelle est moins celui qui agit, que celui par la vertu duquel celui-ci agit,
ainsi la causalitй de l'agent principal est plus forte que celle de
l'instrument. Dieu est donc principalement cause de toute action plutфt que les
causes secondes agentes. Dans son opйration tout agent tend а la fin derniиre,
car sa fin est nйcessairement ou son opйration elle-mкme ou l'effet rйalisй par
celle-ci. Mais ordonner les choses а leur fin appartient en propre а Dieu, on
l'a montrй. On doit donc dire que tout agent agit par la vertu de Dieu. Dieu
est donc la cause de l'agir de toutes choses. De lа ce mot d'Isaпe: « Toute
notre _uvre c'est vous qui l'avez faite en nous », et celui de Jean: « Sans
moi vous ne pouvez rien faire », et celui aux Philippiens: « C'est
Dieu qui opиre en nous le vouloir et le faire selon son bon plaisir».
Et pour cette raison les Йcritures attribuent souvent а l'agir divin les effets
de la nature, car c'est Dieu qui donne а tout agent d'agir par sa nature ou par
sa volontй, selon ce mot de Job: « Ne m'as-tu pas coulй comme le lait,
et coagulй comme le fromage? Tu m'as revкtu de peau et de chair, tu m'as
tissй d'os et de nerfs », et cet autre du Psaume: « Le
Seigneur tonna dans les cieux, le Trиs-Haut fit retentir sa voix: grкle et
charbons ardents ». 68: COMMENT DIEU EST PARTOUT
Il est
dиs lors йvident que Dieu doit кtre en tout lieu et en toutes choses. Le moteur et son
mobile doivent кtre ensemble, selon la dйmonstration du
Philosophe. Or Dieu, a-t-on dit, meut tous les кtres dans leur agir. Il est
donc en tous. Ce qui est dans un lieu ou dans une chose est en contact de quelque
maniиre avec eux: ainsi un corps est dans le lieu par le contact de sa quantitй
dimensive, un кtre incorporel par le contact de sa vertu puisqu'il n'a point de
quantitй dimensive. Par consйquent par sa vertu l'кtre incorporel est dans le
lieu comme le corps par sa quantitй dimensive. Et si un corps avait une йtendue
infinie, il devrait кtre en tout lieu, pareillement un кtre incorporel de vertu
infinie doit кtre partout. Or on a dйmontrй que la vertu de Dieu est infinie.
Dieu est donc en tout lieu. Le rapport de la cause universelle а son effet
universel est analogue а celui d'une cause particuliиre а son effet
particulier. Or la cause particuliиre doit кtre prйsente а son effet propre
particulier: ainsi le feu chauffe par son essence, et l'вme confиre la vie au
corps par son essence. Puisque Dieu est la cause de tout l'кtre, on l'a prouvй,
partout oщ se trouve de l'кtre, partout il doit кtre prйsent. Quand un agent
est prйsent а un seul de ses effets, son action ne peut dйriver jusqu'aux
autres que par l'intermйdiaire de celui-ci, car agent et patient doivent кtre
unis; ainsi la vertu motrice ne meut les autres membres que par l'intermйdiaire
du c_ur. Si donc Dieu йtait prйsent а un seul de ses effets comme а un premier
mobile, immйdiatement mы par lui, il s'ensuivrait que son action n'atteindrait
les autres кtres que par cet intermйdiaire. Cette hypothиse ne saurait convenir. Si en
effet l'influence d'un agent ne peut atteindre les autres кtres que par
l'intermйdiaire d'un premier кtre, il faut nйcessairement que celui-ci soit
proportionnй а toute la virtualitй de cet agent sous peine de le limiter dans
l'usage de sa virtualitй: ainsi voyons-nous comment toutes les possibilitйs
d'impulsion propres а la vertu motrice peuvent se rйaliser par le c_ur. Mais
aucune vertu crййe ne peut йgaler l'amplitude de la puissance divine, car cette
puissance l'emporte а l'infini sur toute crйature, d'aprиs nos conclusions
antйrieures. On ne peut donc soutenir que l'action divine s'йtende aux кtres
uniquement par l'intermйdiaire du premier d'entre eux. Elle n'est donc pas
prйsente а un seul de ses effets mais а tous. - On jugera pareillement de cette
hypothиse selon laquelle la causalitй divine s'affirmerait en quelques-uns de
ses effets mais non en tous: car quel que soit le nombre des effets divins, ils
ne peuvent suffire а йpuiser la puissance de rйalisation, propre а la vertu divine. Une cause
efficiente doit кtre unie а son effet propre et immйdiat. Or en toute chose il
y a un effet de Dieu, proche et immйdiat. On a dйmontrй que Dieu seul peut
crйer. Et en toutes choses il est un йlйment produit par voie de crйation: dans
le corps la matiиre premiиre, dans les кtres incorporels leurs essences
simples, comme il ressort des analyses du Second Livre. Dieu doit donc кtre en
chaque chose, d'autant que celles qu'il a produites du non кtre а l'кtre, il
les conserve dans l'кtre d'une maniиre continue et durable. De lа ce mot de
Jйrйmie: « Je remplis le ciel et la terre », et du
Psaume: « Si je monte aux cieux, tu y es; si je me couche dans le
schйol, te voilа ». Ainsi est repoussйe l'erreur de ceux pour qui Dieu
serait dans une partie dйterminйe du monde, par exemple dans le premier ciel et
du cфtй Ce l'orient d'oщ part le mouvement cйleste. - Toutefois cette opinion
serait admissible а condition de la bien comprendre: Dieu ne serait pas enfermй
en une partie dйterminйe du monde, mais le dйpart de tous les mouvements
corporels, conformйment а l'ordre de la nature, se ferait sous sa motion en un
lieu dйterminй. C'est pourquoi mкme dans la Sainte Йcriture il est dit qu'il
est spйcialement au ciel, selon ce mot d'Isaпe: « Le ciel est mon trфne »,
et du Psaume: « Les cieux sont les cieux de Yaweh, etc », Mais
du fait qu'en dehors de l'ordre naturel, Dieu opиre mкme dans le monde
infйrieur des choses impossibles а la vertu du corps cйleste, il apparaоt avec
йvidence qu'il est prйsent immйdiatement non seulement au corps cйleste, mais
encore aux кtres infйrieurs. Toutefois on se gardera de croire que Dieu est
partout comme s'il йtait divisй а travers l'espace local, une partie de
lui-mкme йtant ici, l'autre lа; il est tout entier partout, car absolument
simple, Dieu n'a point de parties. En outre, cette simplicitй n'est pas celle
du point, terme du continu, qui pour autant occupe un lieu dйterminй dans le
continu, et ne peut кtre que dans un lieu indivisible. Mais Dieu est
indivisible comme un кtre totalement en dehors du continu. Dиs lors il n'est
aucunement dйterminй par la nйcessitй de son essence а quelque lieu que ce
soit, petit ou grand comme s'il devait кtre dans un lieu, lui qui est de toute
йternitй, avant tout lieu. Mais par l'immensitй de sa vertu il atteint tout ce
qui est dans un lieu puisqu'il est la cause universelle de l'кtre, comme on l'a
dit. Ainsi donc il est tout entier en tout lieu, car il atteint toutes choses
par sa vertu qui est simple. On ne pensera pas davantage qu'il est dans les choses
comme s'il leur eыt йtй mйlangй: on a dйmontrй qu'il n'est pour aucun кtre sa
forme ni sa matiиre. Mais il est en tout а la maniиre d'une cause efficiente. 69: DE CETTE THЙORIE QUI DЙNIE TOUTE ACTIVITЙ PROPRE AUX КTRES DE
LA NATURE
Cette
conclusion fut pour certains une occasion d'erreur. Ils pensиrent qu'aucune
crйature n'a d'activitй propre dans la production des effets au plan de la
nature: ainsi le feu ne chaufferait pas, mais Dieu causerait la chaleur а la
prйsence du feu, et ils appliquent cela а tous les effets naturels. Ils se sont
efforcйs d'appuyer cette erreur sur des preuves, dйmontrant qu'aucune forme,
substantielle ou accidentelle, n'est produite dans l'кtre si ce n'est par voie
de crйation. Les formes et les accidents ne peuvent en effet naоtre de la
matiиre puisque la matiиre n'entre pas dans leur composition intime. Dиs lors,
s'ils sont, ils sont faits du nйant, c'est-а-dire crййs. Et comme la crйation
est un acte propre а Dieu, il s'ensuit que Dieu seul produit dans la nature les
formes tant substantielles qu'accidentelles. Cette position concorde partiellement avec
l'opinion de certains philosophes. En effet, du fait que tout ce qui n'est pas
par soi dйrive de ce qui est par soi, il semblerait que les formes des кtres,
qui ne subsistent pas par elles-mкmes et sont dans une matiиre, dйpendent de
formes qui subsistent par elles-mкmes sans matiиre, comme si ces formes
immergйes dans la matiиre йtaient des participations de celles qui subsistent
sans matiиre. C'est pourquoi Platon a conзu les espиces des кtres sensibles а
la maniиre de formes sйparйes, causes de l'кtre chez les кtres sensibles qui
les participent. Pour Avicenne, toutes les formes substantielles
йmanent de l'intellect agent; quant aux formes accidentelles elles seraient
comme des dispositions de la matiиre, apparaissant en elle sous l'action des
causes infйrieures: en quoi il s'йcarte de la premiиre stupiditй. On trouve quelque
indice en faveur de cette position en ce que les corps n'ont en fait de vertu
active que des formes accidentelles, telles leurs qualitйs actives et passives
qui ne sauraient suffire а produire des formes substantielles. De plus on
rencontre dans ce monde infйrieur des кtres qui ne sont pas engendrйs par leurs
semblables, tels ces animaux qui naissent de la pourriture. Il semble dиs lors
que leurs formes ressortissent а des principes plus hauts; et il en va
pareillement pour les autres formes dont certaines sont d'un degrй supйrieur. D'autres tirent
leur argumentation de la dйbilitй des corps naturels. A toute forme de corps
est adjointe une quantitй, et la quantitй est un obstacle а l'action et au
mouvement; la preuve en est dans l'alourdissement d'un corps et le
ralentissement de son mouvement par toute addition de quantitй. De lа leur
conclusion: nul corps n'est actif, il est seulement passif. Ils essayent une
autre dйmonstration empruntйe а la sujйtion du patient а l'endroit de son
agent. Tout agent, exceptй le premier а qui il appartient de crйer, suppose un
sujet qui lui est infйrieur. Or il n'est pas de substance infйrieure а la
substance corporelle. Il semble dиs lors qu'aucun corps ne soit actif. Ils notent en
outre la trиs grande distance qui sйpare la substance corporelle de l'agent
premier, et ils ne croient pas que la vertu active de celui-ci s'йtende jusqu'а
celle-lа; mais, qu'au contraire, de mкme que Dieu est uniquement agent, la
substance corporelle, la derniиre de toutes, est seulement passive. Pour toutes ces
raisons, dans son livre Fontis Vitae, Avicebron conclut а l'inactivitй
de tout corps; la vertu de la substance spirituelle, а travers les corps,
opйrerait ces actions qui paraissent йmaner d'eux. Et mкme, dit-on, certains thйologiens
musulmans mutakallimыn soutiendraient encore ici que les accidents eux-mкmes
n'йmanent pas de l'action des corps, car l'accident ne passe pas d'un sujet а
l'autre; aussi estiment-ils impossible que la chaleur passe d'un corps chaud а
celui qu'il rйchauffe; а leur sens tous ces accidents sont la crйation de Dieu. Toutes ces
positions ne sont pas sans difficultйs. Dans l'hypothиse de l'inactivitй de toute
cause infйrieure, et particuliиrement de la cause corporelle, Dieu seul agit en
toutes les causes. Or Dieu ne change pas du fait de son opйration en des кtres
divers; la diversitй des effets ne suivra donc pas а la diversitй des кtres au
travers desquels Dieu agit. Ce qui est manifestement faux а nos sens:
l'application d'un corps chaud ne provoque pas un refroidissement, mais bien un
йchauffement, et la semence humaine ne peut que provoquer la gйnйration d'un
homme. On ne peut donc attribuer а la vertu divine, а l'endroit des effets
infйrieurs, une causalitй telle que l'on refuse toute efficience aux agents du
mкme ordre. Le sage ne fait rien d'inutile, sous peine de contradiction avec la
sagesse. Or dans l'hypothиse de l'inefficacitй absolue des crйatures, Dieu
produirait tout immйdiatement et se servirait inutilement des crйatures dans la
production de ses effet? Une telle thйorie rйpugne а la sagesse divine. Qui donne а un
кtre un йlйment principal, lui donne ce qui en dйrive; ainsi la cause qui donne
son poids au corps йlйmentaire, lui donne son mouvement vers la terre. Or
produire quelque chose en acte, suit а ce fait que l'on est soi-mкme en acte,
comme il apparaоt dans le cas de Dieu: il est l'acte pur et encore la premiиre
cause de l'кtre en toutes choses, on l'a dйmontrй. Si donc il a communiquй aux
autres sa ressemblance dans l'кtre, en leur donnant d'кtre, il leur a
communiquй sa ressemblance dans l'agir de telle sorte que les crйatures
possиdent une activitй propre. La perfection d'un effet est le signe de la
perfection de sa cause: plus puissante est une vertu, plus parfait est son
effet. Or Dieu est le plus parfait des agents. Aussi aux кtres qu'il crйe,
donne-t-il leur perfection; et soustraire а ceux-ci quelque degrй de
perfection, c'est le refuser а la vertu divine. Or dans l'hypothиse de
l'inefficacitй de toute crйature la perfection du monde crйй serait de beaucoup
diminuйe, car c'est pour un кtre la plйnitude de sa perfection que de pouvoir
communiquer а un autre de sa propre perfection. Cette thйorie dйroge donc а la
grandeur de la vertu divine. Le propre d'un кtre bon est de faire le bien, de mкme
le propre de l'кtre souverainement bon est de faire quelque chose de parfait.
Or Dieu, on l'a montrй, est cet кtre souverainement bon; il lui appartient donc
de tout faire excellemment. Or le don accordй а un кtre d'un bien qu'il partage
avec beaucoup d'autres, est meilleur que celui d'un bien qu'il garde en propre:
car un bien, commun а beaucoup, est toujours plus divin que le bien d'un
seul. Mais un bien particulier ne peut devenir commun, que s'il passe de l'un
dans les autres; ceci suppose que ce premier кtre puisse se dйverser dans les
autres de par son action propre; mais s'il ne possиde pas ce pouvoir, il
demeure enfermй dans son propre bien. Ainsi donc Dieu a communiquй sa bontй aux
crйatures de telle sorte que ce que l'une a reзu, elle le puisse transmettre
aux autres. Refuser leur action propre aux кtres serait donc dйroger а la
divine bontй. Nier l'ordre de la crйation c'est lui nier ce qu'elle a de meilleur:
chaque crйature prise en elle-mкme est bonne certes, mais toutes considйrйes
dans leur ensemble sont meilleures en raison de l'ordre de l'univers; le tout
est en effet toujours meilleur que les parties et il en est la fin. Or nier aux
кtres leurs activitйs, c'est nier l'ordre qu'ils ont entre eux, car l'unique
source d'unitй qui forge un autre ordre des кtres de diverses natures vient de
l'activitй des uns et de la passivitй des autres. On ne peut donc affirmer que
les кtres n'ont aucune activitй propre. Dans l'hypothиse oщ les effets ne seraient
pas produits par l'activitй des choses crййes, mais serait le fruit de la seule
activitй de Dieu, il йtait impossible qu'ils rйvиlent la vertu de quelque cause
crййe, car un effet n'est le signe de la virtualitй d'une cause qu'en raison de
l'action qui procиde de cette cause et dont il est le terme. Or un effet rйvиle
la nature d'une cause dans la mesure oщ il manifeste la vertu qui en dйcoule. Aussi
dans l'hypothиse oщ les кtres crййs seraient dйpourvus de toute activitй dans
la production des effets, il s'ensuivrait que toute connaissance par son effet
d'une nature crййe serait dйsormais impossible. Et dиs lors s'йvanouirait pour
nous toute connaissance de l'ordre des sciences naturelles dont les
dйmonstrations se prennent а partir des effets. L'induction nous apprend qu'en tout le
semblable produit son semblable. Or dans le monde infйrieur le terme de la
gйnйration n'est pas seulement la forme mais le composй de matiиre et de forme,
car toute gйnйration part d'un prйsupposй, la matiиre, et tend а un terme, la
forme. Le gйnйrateur ne saurait donc кtre simplement une forme, mais un composй
de matiиre et de forme. Par consйquent la cause des formes qui sont dans la
matiиre n'est pas les espиces sйparйes, comme le voulaient les Platoniciens, ni
l'intellect agent d'Avicenne, mais mieux le composй de matiиre et de forme. Si l'agir suit а
l'кtre en acte, il ne sied pas qu'un acte plus parfait soit privй d'activitй.
Or une forme substantielle est un acte plus parfait qu'une forme accidentelle.
Si donc les formes accidentelles que l'on rencontre dans le monde des corps,
sont dotйes d'activitйs propres, combien plus les formes substantielles en
possйderont-elles. Toutefois le propre de leur activitй а elles ne sera pas de
disposer la matiиre; les formes accidentelles y suffisent par l'altйration. La
forme substantielle du gйnйrateur est donc un principe d'action grвce auquel il
communique la forme substantielle а l'engendrй. Il est facile de rйsoudre les objections
allйguйes. Le devenir d'un кtre est en fonction de son кtre; aussi de mкme que l'on
ne dit pas d'une forme qu'elle est un кtre en ce sens qu'elle-mкme possйderait
l'existence, mais que par elle le composй est, ainsi а proprement parler la
forme ne devient pas, elle commence а кtre du fait que le composй passe de la
puissance а cet acte qu'est la forme. Il n'est pas davantage nйcessaire que tout
кtre dotй d'une forme quasi participйe, la reзoive immйdiatement de celui qui
est essentiellement cette forme, pourvu qu'il la reзoive d'un autre
pareillement riche de cette forme йgalement participйe, et agissant par la
vertu de la forme sйparйe si tant est qu'elle soit. Ainsi l'agent produit-il un
effet qui lui ressemble. De mкme encore du fait que l'activitй des corps
infйrieurs se dйploie par leurs qualitйs actives et passives qui sont des
accidents, il ne s'ensuit pas nйcessairement que ses effets soient uniquement
d'ordre accidentel; car de mкme que ces formes accidentelles sont l'effet de la
forme substantielle qui avec la matiиre est cause de tous les accidents
propres, ainsi elles agissent par la vertu mкme de cette forme substantielle.
Mais celui qui agit par la vertu d'un autre, produit un effet dont la
ressemblance n'est pas tant avec lui-mкme qu'avec celui par la vertu de qui il
agit. Ainsi
rйalise-t-on par l'instrument dans une _uvre d'art la forme conзue par
l'artiste. Ainsi dans la mesure oщ elles servent d'instruments а des formes
substantielles, les formes accidentelles peuvent par leur action produire des
formes substantielles. Quant aux animaux qui naissent de la pourriture, leur
forme substantielle est due а cet agent corporel, le corps cйleste, qui est la
premiиre cause d'altйration, aussi dans ce monde infйrieur tous les mouvements
dans la production des formes empruntent nйcessairement а sa vertu. C'est
pourquoi dans la production de certaines formes infйrieures cette vertu cйleste
suffit sans que soit requis aucun agent univoque. Mais la production de formes
plus parfaites, telles les вmes des animaux parfaits, appelle avec cet agent
cйleste un agent univoque, la gйnйration de ce genre d'animaux ne se fait pas
en effet sans semence. De lа ce mot d'Aristote: « l'homme et le soleil
engendrent l'homme ». Mais il n'est pas vrai que la quantitй soit un
obstacle а l'activitй de la forme si ce n'est accidentellement: toute quantitй
continue est en effet dans une matiиre, et toute forme immergйe dans la matiиre
est d'une actualitй diminuйe et pour autant d'une activitй moindre dans son
agir. De lа un corps plus dйgagй de la matiиre et davantage forme, tel le feu,
est plus actif. Mais а rester dans la ligne de cette activitй dont une forme
immergйe dans la matiиre est susceptible, on reconnaоtra que la quantitй
accroоt cette activitй plus qu'elle ne la diminue. A йgalitй d'intensitй de
chaleur, plus un corps chaud est йtendu plus il chauffe, et а йgalitй de
pesanteur, plus gros est un corps lourd, plus accйlйrй est son mouvement
naturel, et plus difficile un mouvement contraire. Le fait pour un corps lourd
de rйsister а un mouvement contraire а sa nature en raison de sa masse prouve
que la quantitй n'est pas un obstacle а l'activitй, mais bien au contraire
qu'elle l'accroоt. En outre, de ce que dans la crйation la substance
corporelle est la derniиre des substances, il ne suit pas que tout corps manque
d'activitй, car jusque dans les corps l'un est supйrieur а l'autre, par la
richesse de sa forme et l'intensitй de son activitй: tel le feu comparй aux
corps infйrieurs. De plus, mкme le dernier parmi les corps n'est pas privй de
tout agir. En effet on sait qu'un corps ne peut agir par tout lui-mкme
puisqu'il est composй d'une matiиre qui est un кtre en puissance, et d'une
forme qui est acte: tout кtre agit pour autant qu'il est en acte. C'est
pourquoi tout corps agit selon sa forme, en face de celle-ci l'autre corps, le
patient, joue par sa matiиre le rфle de sujet dans la mesure oщ cette matiиre
est en puissance а l'endroit de la forme de l'agent. Mais si, en retour, la
matiиre du corps de l'agent est en puissance par rapport а la forme du corps du
patient, ces deux corps sont rйciproquement agents et patients, comme il arrive
dans le cas de deux corps йlйmentaires. Il en va autrement si l'un est
simplement agent et l'autre patient, comme dans le rapport du corps cйleste et
du corps йlйmentaire. Il apparaоt donc que dans sa causalitй un corps agit sur
son sujet, non par tout lui-mкme, mais par sa forme. Il n'est pas davantage vrai que les corps
soient а ce point йloignйs de Dieu. Dieu йtant acte pur, les кtres s'йcartent
plus ou moins de lui dans la mesure mкme oщ ils sont plus ou moins en acte ou
en puissance. Celui qui donc est le plus distant de lui est celui qui est
uniquement puissance, а savoir la matiиre premiиre, dont le propre est
seulement d'кtre passive et nullement active. Mais les corps de par leur
composition de matiиre et de forme sont а la divine ressemblance en raison de
leur forme dont Aristote dit qu'elle est quelque chose de divin. Ainsi
par leur forme ils sont actifs, bien que passifs en raison de leur matiиre. Il est en outre
ridicule de soutenir qu'un corps n'agit pas, sous prйtexte qu'un accident ne
passe pas d'un sujet а l'autre. On ne dit pas en effet d'un corps qu'il chauffe
parce que la chaleur numйriquement la mкme passe du corps chauffant en celui
qui est chauffй, mais parce que grвce aux calories du premier, une autre
chaleur numйriquement distincte qui йtait d'abord en puissance dans le second,
y devient en acte: un agent naturel ne travaille pas un sujet autre que lui en
lui donnant sa propre forme, mais en le conduisant de la puissance а l'acte. Par consйquent en
attribuant а Dieu tous les effets des crйatures en qui il agit nous ne leur
nions pas leurs activitйs propres. 70: COMMENT UN MКME EFFET ЙMANE DE DIEU ET DE LA NATURE QUI AGIT
Il est
difficile pour quelques-uns de saisir comment des effets naturels sont
attribuйs а Dieu et а une cause de la nature. Une seule action ne semble pas en effet
pouvoir procйder de deux causes; si donc telle action, productrice d'effet dans
la nature, йmane d'un corps naturel, elle ne procиde pas de Dieu. Lа oщ un seul
suffit il est inutile de recourir а plusieurs: ne voyons-nous pas comment la
nature ne se sert pas de deux instruments, si un seul lui suffit? Puis donc que
la vertu divine suffit а produire les effets de la nature, il est inutile d'en
appeler pour ce faire aux virtualitйs de la nature; ou, si celles-ci suffisent
а produire leur effet propre, pas n'est besoin de recourir а la vertu divine
dans la production de ce mкme effet. Si Dieu produit tout l'effet naturel,
l'agent de la nature n'a plus aucun rфle dans cette production. Il ne semble
donc pas possible de soutenir que les mкmes effets soient produits par Dieu et
par la nature. Pour qui rйflйchit sur les conclusions antйrieures
cette difficultй ne tient pas. En tout agent on considйrera deux choses, l'кtre qui
agit et la vertu grвce а laquelle il agit: ainsi le feu chauffe par la chaleur.
Or la vertu d'un agent infйrieur dйpend d'un agent supйrieur pour autant que
celui-ci lui donne cette vertu par laquelle il agit, ou la lui conserve, ou
encore l'applique а telle action, tel un artisan qui use de quelque instrument
en vue de produire son effet, sans toutefois confйrer cet instrument la forme
grвce а laquelle il agit, ni la lui conserver, mais en lui donnant simplement
son mouvement. Ainsi donc l'action d'un agent infйrieur n'йmane pas seulement
de lui grвce а sa vertu propre, mais encore grвce а celle de tous les agents
supйrieurs, car cet agent agit par la vertu de tous. Et tout comme celui de l'agent dernier qui
exerce immйdiatement son action dans la production d'un effet, l'influx de
l'agent premier est-il immйdiat: car la vertu du dernier agent ne tient pas
d'elle-mкme son efficacitй dans cette causalitй; elle la reзoit de l'agent qui
lui est immйdiatement supйrieur, et celui-ci tient la sienne d'un autre
supйrieur; il se fait ainsi que la vertu de l'agent premier est par elle-mкme
productrice de l'effet, comme si elle en йtait la cause immйdiate: c'est le cas
des principes de dйmonstration dont le premier est immйdiat. Donc de mкme que
normalement une action procиde d'un agent et de sa vertu, de mкme rien se
n'oppose а ce qu'un mкme effet ressortisse а un agent subalterne et а Dieu, de
part et d'autre immйdiatement, mais de maniиre diffйrente. Il est encore
йvident que si la crйature produit son effet propre, l'intervention de Dieu
dans cette production n'est pas utile, puisque la crйature ne peut agir que
sous la motion divine. Malgrй cette extension de la puissance divine а tous
les effets, il n'est pas davantage vain que ceux-ci soient produits par
certaines autres causes. Cela n'est pas dы а l'insuffisance de la vertu de
Dieu, mais а son immense bontй qui a voulu communiquer aux choses une telle
ressemblance avec lui que non seulement elles sont, mais sont encore causes des
autres: de ces deux maniиres toutes les crйatures communient а la ressemblance
de Dieu, comme on l'a montrй. - Ainsi resplendit encore la beautй de l'ordre
dans la crйation. En outre il est clair qu'un mкme effet n'est pas
attribuй а sa cause naturelle et а Dieu, comme si une partie йtait de Dieu et
l'autre de la cause; il est tout entier de l'un et de l'autre, mais suivant des
modalitйs diverses, tout comme un mкme effet ressortit tout entier а
l'instrument et tout entier а la cause principale. 71: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU N'ЙCARTE PAS TOUT MAL DES CHOSES
Il
apparaоt de tout cela comment la Providence de Dieu qui gouverne les choses
n'en йcarte pas la corruption, les dйficiences et le mal. Le gouvernement
divin en effet par lequel Dieu agit dans les кtres, n'exclut pas l'agir des
causes secondes, on l'a prouvй. Il peut arriver qu'un effet soit dйfectueux
parce que la cause seconde est elle-mкme imparfaite sans que pour cela il y ait
quelque dйfaut dans l'agent premier; ainsi dans l'_uvre d'un artiste en pleine
possession de son art, des imperfections peuvent кtre dues aux dйfectuositйs de
l'instrument. Tel encore le cas d'un homme, vigoureux dans ses mouvements, qui
boоte, non par manque de force, mais en raison de la dйviation de sa jambe.
Chez les кtres, mus et gouvernйs par Dieu, on rencontre donc des dйfauts et du
mal en raison des dйfections des causes secondes, bien qu'en Dieu n'y ait
aucune faiblesse. La bontй de la crйation ne serait point parfaite sans
une hiйrarchie des biens d'aprиs laquelle certains кtres sont meilleurs que les
autres; sans cela tous les degrйs de bien ne seraient pas rйalisйs et aucune
crйature ne ressemblerait а Dieu par sa prййminence sur les autres. En outre la
beautй derniиre des кtres s'йvanouirait avec cet ordre fait de distinction et
de disparitй; bien plus la suppression de l'inйgalitй des кtres entraоnerait
celle de leur multiplicitй: l'un est en effet meilleur que l'autre par les
diffйrences mкmes qui distinguent ces кtres les uns des autres, le vivant de
l'inanimй et le raisonnable du non raisonnable. Et ainsi dans l'hypothиse de
cette йgalitй totale, il n'y aurait plus qu'un seul bien crйй, ce qui
dйrogerait manifestement а la perfection du monde crйй. Or кtre bon sans
possibilitй de dйchйance, est un degrй supйrieur du bien; кtre au contraire
susceptible dйfaillance en est un degrй infйrieur. La perfection de l'univers
suppose ces deux degrйs. Et il appartient а la Providence du chef de conserver
la perfection ses кtres qui lui sont soumis et non de la diminuer. La
Providence de Dieu n'a donc pas а prйserver les кtres de leur dйchйance
possible mais le mal sera la consйquence de cette possibilitй, car ce qui est
susceptible de dйchoir, dйfaille en fait parfois, et le mal est une dйchйance
du bien, comme on l'a dit. La divine Providence n'a donc pas а йcarter tout mal
des кtres. La perfection pour tout gouvernement est de pourvoir а ses sujets dans
le respect de leur nature: telle est la notion mкme de justice dans le
gouvernement. De mкme donc que pour un chef de citй, s'opposer - si ce n'est
momentanйment en raison de quelque nйcessitй - а ce que ses sujets
accomplissent leur tвche, serait contraire au sens d'un gouvernement humain, de
mкme ne pas laisser aux crйatures la facultй d'agir selon le mode de leur
propre nature serait opposй au sens du gouvernement divin. Mais de ce fait mкme
il s'ensuit la corruption et le mal dans le monde, car c'est en raison des
contrariйtйs et des oppositions qui se rencontrent en elles qu'une rйalitй en
corrompt une autre. La divine Providence ne doit donc pas йcarter tout mal des
choses qu'elle gouverne. Un agent ne peut faire quelque chose de mal si ce
n'est en vue d'un bien qu'il se propose, on l'a vu prйcйdemment. Or la
Providence de Dieu, qui est la source de tout bien, ne peut rejeter
universellement de la crйation tout objectif de bien; autrement beaucoup de
biens disparaоtraient ainsi de l'univers: par exemple supprimer le mouvement
par lequel le feu tend а engendrer son semblable, et qui provoque ce mal qu'est
la corruption des choses soumises а la combustion, serait dйtruire ce bien
qu'est la gйnйration du feu et la conservation de son espиce. La Providence
divine ne doit donc pas rejeter tout mal de la crйation. Beaucoup de biens
seraient absents de la crйation sans la prйsence de certains maux: par exemple
sans la malice de leurs persйcuteurs, il n'y aurait pas la patience des justes;
et il n'y aurait pas de justes punitions s'il ne se commettait point de dйlits;
pareillement sur le plan de la nature, sans la corruption de l'un, il n'y
aurait pas la gйnйration de l'autre. Par consйquent dans l'hypothиse d'une
intervention providentielle pour supprimer totalement le mal de l'univers, l'ensemble
des biens serait diminuй. Ce qui ne doit pas кtre, car le bien dans la bontй
est plus fort que le mal dans la malice. La Providence divine ne doit donc pas
йcarter tout mal des choses. Le bien de l'ensemble l'emporte sur celui de la
partie. Un gouvernement sage sait donc tolйrer quelque dйfectuositй dans le
bien de la partie en vue de l'accroissement du bien dans le tout: ainsi de
l'entrepreneur qui dissimule les fondements de la maison dans le sol en vue
d'assurer а l'ensemble sa soliditй. Or la perfection de l'univers perdrait
grandement par la suppression du mal dans toutes ses parties, car la beautй de
cette perfection naоt de l'ensemble harmonieux des maux et des biens, mais les
maux proviennent des dйficiences d'кtres qui sont bons, et, grвce а la
providence du chef, de ces maux surgissent certains biens: ainsi dans un chant
les temps de silence donnent de la suavitй. Il ne fallait donc pas que la
Providence de Dieu йcartвt le mal des кtres. Tous les кtres, et surtout les кtres
infйrieurs, sont au service du bien humain comme de leur fin. Or dans cette
hypothиse de la suppression de tout mal dans les choses, le bien de l'homme
serait beaucoup amoindri: au plan de la connaissance, du dйsir et de l'amour la
comparaison avec le mal donne une connaissance meilleure; le support de
quelques maux rendent nos dйsirs du bien plus ardents: ainsi les malades
apprйcient mieux ce bien qu'est la santй et la dйsirent plus ardemment que les
bien portants. La divine Providence ne doit donc pas йcarter tout mal de la
crйation. De lа ce mot d'Isaпe: « Je fais la paix et je crйe le
malheur »; et celui d'Amos: « Arrive-t-il un
malheur dans une ville sans que Yaweh en soit l'auteur? ». Toutes ces
raisons йcartent l'erreur de certains hommes qui а la vue du mal dans le monde,
niaient l'existence de Dieu: ainsi Boиce prйsente un certain philosophe qui
demande: « Si Dieu existe d'oщ vient le mal? »
Il faut retourner l'argumentation: « Puisqu'il y a du mal, Dieu
existe ». Supprimez l'ordre du bien, le mal n'existera plus puisqu'il
est la privation du bien. Or sans Dieu cet ordre ne cesserait pas. De mкme ces
considйrations suppriment une occasion d'erreur pour ceux qui devant des maux
nombreux dans le domaine des кtres, soumis а la corruption, nient l'extension
de la providence jusque-lа; а leur avis seraient seuls soumis а la providence
les кtres incorruptibles chez qui on ne rencontre ni dйfaillances ni maux. Ces vues
йloignent encore cette autre occasion d'erreur, propre aux Manichйens qui
reconnaissent deux causes premiиres, le bien et le mal, comme si le mal ne
pouvait trouver place sans la providence de Dieu qui est bon. Enfin est encore
rйsolu ce doute de quelques-uns: « les actions mauvaises
ressortissent-elles а Dieu? » On a dйmontrй en effet comment tout agent
agit par la vertu de Dieu, et de ce fait, comment Dieu est la cause de tout,
effets et actions; on a prouvй pareillement comment le mal et les dйfauts qui
se rencontrent chez les кtres soumis а la providence de Dieu, proviennent de la
condition des causes secondes, susceptibles de faiblesses: il est йvident que
les actions mauvaises en ce qu'elles portent de dйfectuositй, ne sont pas de
Dieu, mais des causes immйdiates lui sont dйfaillantes, tandis qu'elles sont de
Dieu par leur agir et leur entitй; par exemple la claudication relиve de la
force motrice en tant qu'elle est un mouvement, mais par son dйfaut elle
s'explique par la dйviation de la jambe. 72: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU NE SUPPRIME PAS LA CONTINGENCE
DES КTRES
Pas
plus qu'elle ne dйtruit tout le mal dans les кtres, la providence de Dieu n'en
йcarte la contingence ni ne leur impose une loi de nйcessitй. On a exposй
comment l'action de Dieu dans les кtres ne supprime pas les causes secondes,
mais s'accomplit par elles pour autant qu'elles agissent sous l'influx divin.
Or la nйcessitй ou la contingence d'un effet se prend de ses causes immйdiates
et non des causes йloignйes; ainsi а considйrer sa cause prochaine la
fructification chez une plante est un effet contingent, sa force de germination
йtant susceptible d'кtre arrкtйe et de faillir, bien que sa cause йloignйe, le
soleil, soit une cause nйcessaire. Puis donc que nombre de causes secondes sont
susceptibles de dйfaillances, tous les effets, soumis а la Providence, ne
seront pas nйcessaires, mais la plupart seront contingents. On a dit
antйrieurement que la divine providence se doit de rйaliser tous les degrйs
possibles des кtres. Or l'кtre se divise en contingent et en nйcessaire, et
c'est lа une division essentielle de l'кtre. Par consйquent si la providence de
Dieu supprimait le contingent, tous les degrйs d'кtres ne seraient plus
reprйsentйs. Plus les кtres se rapprochent de Dieu, plus ils participent а sa
ressemblance; et plus ils s'en йloignent, plus cette ressemblance s'amenuise en
eux. Or les кtres les plus proches de Dieu sont absolument immobiles, ce sont
les substances sйparйes qui sont le plus а la ressemblance de Dieu, l'кtre
absolument immobile. Les кtres qui sont а leur tour les plus proches d'elles et
sont mus immйdiatement par elles qui ne changent jamais, retiennent quelque
chose de leur immobilitй, en ce sens qu'ils sont mus toujours de la mкme
maniиre, tels sont les corps cйlestes. De lа ceux qui viennent aprиs ces кtres
et sont mus par eux s'йloignent davantage de l'immobilitй divine, en ce sens
qu'ils ne sont pas mus toujours de la mкme maniиre. Ici apparaоt la beautй de
l'ordre. Mais le nйcessaire, comme tel, se comporte toujours de la mкme
maniиre. Il serait donc opposй а la providence divine, а qui il revient
d'йtablir l'ordre dans la crйation et de l'y conserver, que tout soit soumis la
nйcessitй. Ce qui est nйcessairement est йternel. Or rien de ce qui est corruptible
ne demeure. Donc dans l'hypothиse oщ la divine providence exigerait que tous
les кtres soient nйcessaires, rien ne serait plus soumis а la corruption, ni
par consйquent а la gйnйration. De ce fait on supprimerait de la crйation tout
le monde des кtres soumis а la gйnйration et а la corruption, ce qui serait une
atteinte а la perfection de l'univers. Dans tout mouvement il y a gйnйration et
corruption: car dans ce qui se meut quelque chose commence et quelque chose
cesse d'кtre. En supprimant toute gйnйration et corruption par le rejet de la
contingence des кtres, comme on l'a vu, on exclurait du monde le mouvement
lui-mкme et tous les кtres mobiles. Si une substance subit un affaiblissement
de sa virtualitй, ou si elle rencontre quelque opposition de la part d'un agent
contraire, il faut en chercher la raison dans ce fait qu'il s'est produit en
elle un certain changement. Si donc la providence divine ne supprime pas le
mouvement dans les кtres, elle n'empкchera pas l'affaiblissement de leurs
virtualitйs, ni n'йcartera ces entraves qui naissent d'une rйsistance opposйe.
Or en raison de cet affaiblissement et de ces entraves, le comportement d'un
кtre se modifie au point que parfois il dйfaille dans la ligne mкme de sa
nature, et qu'ainsi ses effets naturels ne se produisent plus nйcessairement.
Il n'appartient donc pas а la providence divine d'imposer quelque nйcessitй aux
кtres qu'elle gouverne. Rien ne saurait кtre inutile dans ce monde soumis а
la providence de Dieu. Or c'est un fait qu'il y a des causes contingentes
puisqu'on peut les empкcher de produire leurs effets; il serait par consйquent
contraire а la providence que tout soit soumis а la nйcessitй. La divine
providence n'impose donc pas une loi de nйcessitй а tous les кtres en йcartant
totalement d'eux la contingence. 73: COMMENT LA DIVINE PROVIDENCE NE SUPPRIME PAS LE LIBRE ARBITRE
Il
ressort encore de ces considйrations qu'il n'y a pas d'opposition entre la
Providence et la libertй du vouloir. Le but de tout gouvernement prйvoyant est
d'assurer, d'accroоtre ou de conserver la perfection des кtres dont il a la
charge. Cette perfection retiendra donc davantage son attention providentielle
que l'imperfection ou les dйfectuositйs de ces кtres. Or chez les кtres
inanimйs la contingence de la causalitй naоt de leur imperfection et de leur
dйficience. Par leur nature ils sont dйterminйs а un unique effet; ils
le produisent toujours а moins que ne surgisse un empкchement dont la cause est
а chercher soit dans la faiblesse de leur virtualitй, soit dans une
intervention йtrangиre, soit dans une absence de prйparation de la matiиre;
pour cette raison les causes actives naturelles sont unilatйrales; elles sont
ordinairement constantes dans la production de leur effet; elles йchouent
rarement. Au contraire la contingence de la causalitй de la volontй a son
origine dans la perfection de celle-ci; la virtualitй de la volontй n'est en
effet aucunement limitйe а un seul effet, mais elle a en son pouvoir, de
produire tel ou tel effet, aussi est-elle indйterminйe а l'endroit de l'un ou
de l'autre. La providence divine se doit donc de sauvegarder davantage cette
libertй du vouloir que la contingence des causes naturelles. Il appartient а
la providence divine d'user des choses selon leur modalitй. Or le mode d'agir
de toute chose suit la forme qui est principe d'action. Et la forme qui prйside
а l'activitй de l'agent volontaire n'est pas dйterminйe; la volontй agit en
effet par la forme que saisit l'intelligence, car la volontй est mue, comme par
son objet par le bien que perзoit l'intelligence. Mais ce n'est pas par la
conception d'un seul effet que l'intelligence est dйterminйe, il est de son
essence d'en saisir une multitude. Et pour cette raison la volontй est
susceptible de produire des effets multiformes. Il n'est donc pas de la nature
de la providence d'йcarter cette libertй du vouloir. Tout кtre soumis а un gouvernement atteint
sa fin propre grвce а la providence de celui-ci; de lа, Grйgoire de Nysse
affirme que tous les кtres sont conduits sagement par la volontй de Dieu
grвce а laquelle ils sont. Or la fin derniиre de toute crйature est
de ressembler а Dieu. Ce serait donc contraire а la providence d'enlever
а un кtre ce qui lui vaut de ressembler а Dieu. Or l'agent volontaire touche а
la divine ressemblance par son agir libre; on a en effet dйmontrй au Premier
Livre comment en Dieu il y a un libre arbitre. La divine providence ne peut
donc supprimer la libertй du vouloir. Toute providence multiplie les biens dans
son domaine, aussi se refuse-t-elle а tout ce qui serait susceptible de
dйtruire la multiplicitй des biens. Tel serait le cas si le vouloir n'йtait
plus libre; de ce fait, on supprimerait la louange, accordйe а la vertu
humaine, puisque celle-ci suppose la libertй de l'homme dans son agir, on
supprimerait aussi cette justice qui prйside а la rйcompense ou а la punition
puisque l'homme ne ferait plus librement le bien et le mal. Ce serait encore la
circonspection dans le conseil, inutile dans l'hypothиse d'une action
nйcessaire. Supprimer la libertй du vouloir serait donc contraire а la nature
de la providence. C'est pourquoi l'Ecclйsiastique dit: « Au
commencement Dieu a crйй l'homme et il l'a laissй dans la main de son
conseil »; et encore: « Devant l'homme est la vie et la mort, le bien et le mal: ce qu'il aura choisi lui
sera donnй ». Et cette doctrine йcarte l'erreur des Stoпciens
d'aprиs qui tout serait soumis а la
nйcessitй en raison d'un ordre inйluctable de causes que les Grecs nomment
« Ymarmenon ». 74: COMMENT LA PROVIDENCE DIVINE NE SUPPRIME PAS LA FORTUNE ET LE
HASARD
Ces
rйflexions prouvent йgalement que la providence de Dieu ne supprime pas dans le
monde la fortune ni le hasard. On parle de fortune et de hasard а propos de choses
qui n'arrivent pas frйquemment. Si rien ne se produisait ainsi, tout serait
l'effet de quelque nйcessitй, car ce qui ordinairement est contingent se
distingue du nйcessaire uniquement parce qu'il est susceptible parfois de ne
pas se produire. Or il serait contraire а la providence de Dieu que tout soit
le fruit de la nйcessitй et que par consйquent rien dans le monde ne soit
fortuit et dы au hasard. La nature de la providence s'oppose а ce que les
кtres qui lui sont soumis, n'agissent pas en vue de leur fin puisqu'il lui
appartient de tout conduire а sa fin. La perfection de l'univers rйclame
pareillement qu'il y ait des кtres sujets а la corruption et susceptibles de
faiblir dans leur activitй, on l'a dйmontrй. Or le hasard naоt de l'arrкt d'une
cause dans son mouvement vers sa fin. L'absence dans le monde de choses dues au
hasard serait donc contraire а la providence divine et а la perfection de
l'univers. La multitude et la diversitй des causes proviennent de l'ordre de la
providence de Dieu et de ses dispositions. Mais cette diversitй йtant supposйe,
nйcessairement il y aura parfois une rencontre des causes. Il en rйsultera un
obstacle ou un secours dans la production de leur effet respectif. C'est grвce
а cette rencontre de deux ou plusieurs causes que se produit un effet du
hasard, en ce sens qu'une fin non dйsirйe est rйalisйe sous l'influence d'une
autre cause; ainsi, s'il arrive а un homme qui se rend au marchй pour y faire
ses achats, de rencontrer son dйbiteur, c'est que le dйbiteur est aussi allй au
marchй. Il n'est donc pas incompatible avec la providence de Dieu qu'il y ait
des choses fortuites et dues au hasard. Ce qui n'est pas ne peut кtre cause; aussi
pour un mкme кtre doit-il y avoir commune mesure entre sa causalitй et son
existence, et par consйquent la diversitй dans l'ordre des кtres amиne une
diversitй dans l'ordre des causes. Or la perfection du monde suppose non
seulement des кtres tels par soi, mais d'autres qui le sont par accident: en
effet les кtres dont la substance n'est pas leur derniиre perfection, possиdent
celle-ci grвce а leurs accidents, et par des accidents d'autant plus nombreux
qu'ils s'йcartent davantage de la simplicitй de Dieu. Or du fait qu'un sujet
possиde de nombreux accidents, il y a un кtre accidentel: en effet un sujet et
son accident comme aussi deux accidents d'un seul sujet ne forment qu'une unitй
accidentelle et un кtre accidentel: par exemple un homme blanc et un musicien
blanc. La perfection du monde suppose donc йgalement des causes par accident.
Or du rйsultat de telles causes on dit que c'est un effet dы au hasard ou а la
fortune. Il n'est donc pas contraire а la providence divine а qui ressortit la
perfection du monde, qu'il y ait des choses dues au hasard et а la fortune. L'ordre de la
providence appelle un ordre et une gradation dans les causes. Or plus une cause
est excellente, plus forte est sa virtualitй et plus large sa causalitй. Mais
le dessein d'une cause naturelle n'excиde pas les limites de sa vertu: ce
serait vain. Aussi le mouvement d'une cause particuliиre ne va pas а tout ce
qui pourrait arriver. Mais le hasard et la fortune naissent d'йvйnements qui se
produisent en dehors du dessein de la causalitй en jeu. L'ordre de la providence
de Dieu appelle donc le hasard et la fortune dans le monde. De lа ce mot de
l'Ecclйsiaste: « J'ai vu que la course n'est pas aux agiles, etc...
Car le temps et les accidents les atteignent tous », а savoir les
кtres de ce monde. 75: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU S'ЙTEND AUX SINGULIERS
CONTINGENTS
Notre
exposй laisse apparaоtre comment la providence de Dieu s'йtend jusqu'aux
individus soumis а la gйnйration et а la corruption. Ceux-ci йchapperaient а la providence
uniquement en raison de leur contingence et du rфle important que jouent parmi
eux le hasard et la fortune; lа seulement en effet se rencontre leur diffйrence
d'avec les кtres incorruptibles et les formes universelles, principes des кtres
corruptibles sur lesquels, on le reconnaоt, s'exerce la providence. Or
celle-ci, nous l'avons vu n'est pas incompatible avec la contingence, ni avec
la fortune et le hasard, ni avec le litre arbitre. Rien ne s'oppose donc а ce
qu'elle s'йtende jusqu'а ces кtres, tout comme aux кtres incorruptibles et aux
formes universelles. Si Dieu n'йtend pas sa providence jusqu'а ces кtres
particuliers, c'est qu'il ne les connaоt pas, ou qu'il est impuissant ou qu'il
ne veut pas s'en occuper. Or on ne peut prйtendre qu'il ne les connaоt pas,
nous avons dйmontrй qu'ils relиvent de l'objet de sa connaissance; on ne
saurait davantage avancer qu'il ne peut s'en occuper puisque sa puissance est
infinie, ni que ces кtres singuliers sont inaptes а кtre gouvernйs puisque nous
les voyons dirigйs par la raison, comme chez l'homme, ou par l'instinct
naturel, comme chez les abeilles et les nombreux animaux que guide leur
instinct naturel. On ne peut encore dire que Dieu refuse de les gouverner
puisque sa volontй se porte universellement sur tout bien; or le bien propre
aux sujets d'un gouvernement rйside surtout dans l'ordre qu'il leur offre. On
ne peut donc prйtendre que Dieu n'a cure de ces singuliers. Toutes les causes
secondes, du fait mкme de leur causalitй, sont а la ressemblance de Dieu. Or
toutes les causes ont de commun de s'intйresser а leur effet: les animaux par
exemple nourrissent naturellement leurs petits. Dieu s'occupe donc de ce dont
il est cause, et il est cause de ces singuliers. Il s'y intйresse donc. Nous avons
dйmontrй que Dieu n'agit pas dans la crйation par nйcessitй de nature, mais par
sa volontй et son intelligence. Or les кtres produits par une intelligence et
une volontй sont soumis aux soins d'une providence dont le propre, semble-t-il,
est de rйpartir ces кtres avec intelligence. Les кtres que Dieu produit, tombent
donc sous sa providence. Mais nous avons prouvй que Dieu agit dans toutes les
causes secondes et que tous les effets de celles-ci remontent а lui comme а
leur cause; par consйquent tout ce qui se passe dans ce monde des singuliers
est son _uvre. Donc ces кtres singuliers et leurs mouvements et leurs
opйrations sont soumis а la providence de Dieu. Elle est sotte la providence de celui qui
ne prend pas soin des choses indispensables а l'existence des кtres dont il a
la charge. Or il est йvident que la disparition de tous les singuliers
entraоnerait celle des universels auxquels ils participent. Si donc Dieu ne
regarde que les universels sans aucune attention pour les singuliers, sa
providence est inepte et imparfaite. On dira que Dieu s'occupe des singuliers
quant а leur conservation dans l'кtre, et rien de plus. Ceci est impossible.
Tout le reste en effet qui appartient au domaine de ces singuliers, est en vue
de leur conservation ou de leur corruption. Si donc Dieu porte quelque intйrкt
а la conservation de ces кtres singuliers, cet intйrкt s'йtend а tout ce qui
leur ressortit. On objectera encore que pour assurer l'existence de
ces singuliers, il suffit de s'intйresser aux universels. Chaque espиce est en
effet pourvue de ce que rйclame l'existence de chacun de ses individus: les
animaux par exemple sont dotйs d'organes pour prendre leur nourriture et la
digйrer, de cornes pour se protйger. Et ces facultйs ne manquent qu'а un petit
nombre, car la nature produit toujours ou du moins ordinairement ses effets;
par consйquent si quelque individu est dйficient, tous ne le sont pas. Mais cette raison
mкme prouve que tout ce qui touche а un individu, relиve de la providence, tout
comme sa conservation dans l'кtre, car tout ce qui concerne les individus d'une
espиce doit de quelque maniиre se rattacher aux principes de cette espиce.
Ainsi donc les singuliers sont soumis а la providence pour la conservation de
leur кtre et tout autant pour le reste. Dans le rapport des кtres а leur fin on
saisit cet ordre: les accidents sont pour leur substance, dont ils sont le
perfectionnement; sur le plan des substances, la matiиre est pour la forme
grвce а laquelle elle participe а la bontй divine, raison de la production de
tout ce qui est, on l'a montrй. Aussi voyons-nous que les singuliers sont pour
la nature universelle. Le signe en est que lа oщ suffit un seul individu а la
conservation de la nature universelle, les individus de l'espиce ne sont pas
multipliйs, tel le cas du soleil et de la lune. Et puisque la tвche de la providence
est de conduire les кtres а leur fin, elle commande а la fin et aux moyens, et
ainsi non seulement les universels, mais encore les singuliers lui sont soumis. La diffйrence
entre la connaissance spйculative et la connaissance pratique provient de ce
que la connaissance spйculative et ce qui y affиre, se termine а l'universel,
tandis que la connaissance pratique se termine au singulier. La fin de la
connaissance spйculative rйside en effet dans la vйritй qui premiиrement et par
soi se tient dans les кtres immatйriels et dans l'universel, alors que la
connaissance pratique est une opйration dont le singulier est l'objet. Ainsi le
mйdecin ne soigne pas l'homme en gйnйral, mais cet homme, et toute la science
mйdicale est ordonnйe а cette fin. Or il est clair que la providence est de
l'ordre de la science pratique puisqu'il lui appartient de conduire les кtres а
leur fin. Trиs imparfaite serait donc la providence de Dieu si elle s'en tenait
aux universels sans descendre jusqu'aux singuliers. La perfection de la connaissance
spйculative rйside beaucoup plus dans l'universel que dans le particulier, car
l'universel est davantage objet de science que le particulier, et pour cette
raison la connaissance des principes les plus universels est commune а tous.
Mais il possиde une science spйculative plus parfaite celui dont la
connaissance des choses est spйcifique et non seulement gйnйrale, car connaоtre
une chose en gйnйral n'est que la connaоtre en puissance. Ainsi l'йlиve passe
de la connaissance gйnйrique des principes а la connaissance propre des
conclusions grвce а son maоtre qui possиde l'une et l'autre, de mкme qu'un кtre
passe de la puissance а l'acte sous la motion d'un autre qui est en acte. A bien plus forte raison si l'on se place au plan de
la science pratique, est plus parfait celui qui dispose les кtres en vue de
leur acte, non seulement en gйnйral, mais dans le dйtail. La providence de Dieu
qui est trиs parfaite, s'йtend donc jusqu'aux singuliers. Puisque Dieu est
la cause de l'кtre comme tel, on l'a montrй, il doit en кtre la providence, car
il pourvoit aux choses au titre de cause. Par consйquent tout ce qui est tombe
de quelque maniиre sous sa providence. Or les singuliers sont des кtres et ils
le sont mieux que les universels qui eux ne subsistent pas par eux-mкmes, mais
seulement dans les singuliers. Dieu est donc encore la providence des
singuliers. Les crйatures ressortissent а la providence de Dieu dans la mesure oщ
Dieu les conduit а leur fin derniиre qui est sa propre bontй. Elles participent
donc а la bontй divine grвce а la providence de Dieu. Or les singuliers
contingents participent йgalement а la divine bontй; la providence de Dieu
s'йtend donc jusqu'а eux. De lа ce mot de Matthieu: « Deux moineaux ne
se vendent-ils pas un as? Et pas un d'entre eux ne tombe sur la terre sans la
permission de mon Pиre ». Et celui de la Sagesse: « Elle
atteint avec force d'un bout du monde а l'autre », c'est-а-dire des
crйatures les plus hautes aux plus infimes. De mкme Йzйchiel rйfute l'opinion
de ceux qui disent « Dieu a dйlaissй la terre, le Seigneur ne la
regarde pas ». Et Job: « Il se promиne sur le cercle du ciel
et il ne regarde pas nos affaires ». Ces raisons rйfutent l'opinion de certains
pour qui la providence de Dieu ne s'йtend pas jusqu'aux singuliers; opinion que
l'on prкte pareillement а Aristote malgrй que l'on ne puise la dйduire de son
texte. 76: COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU S'OCCUPE IMMЙDIATEMENT DE TOUS
LES SINGULIERS
D'aucuns
ont acceptй cette extension de la providence de Dieu jusqu'aux singuliers, mais
en prйtendant qu'elle s'exerce par des causes intermйdiaires. Au dire de
Grйgoire de Nysse, Platon a distinguй une triple providence: la premiиre, celle
du Dieu souverain qui a pour objet premier et principal les essences,
c'est-а-dire tous les кtres spirituels et intelligibles, et qui par consйquent
s'йtend au monde entier par les genres et les espиces et ces causes
universelles que sont les corps cйlestes. - La deuxiиme qui pourvoit а chacun
des animaux et des plantes et des autres кtres, soumis а la gйnйration et а la
corruption, sous cet aspect mкme de la gйnйration, de la corruption et des
autres changements. Platon attribue cette providence aux dieux qui
parcourent le ciel. Aristote attribue la causalitй de ceux-ci au cercle
oblique. - La troisiиme providence a comme champ ce qui se rapporte а la
vie humaine. Il l'attribue а quelques dйmons rйsidant sur terre qui, d'aprиs
lui, sont les gardiens des actions humaines. - Nйanmoins
pour Platon la seconde et la troisiиme de ces providences dйpendent de la
premiиre, le Dieu souverain ayant lui-mкme йtabli ces pourvoyeurs du second
et troisiиme degrй. Cette position est en accord avec la foi catholique
sur ce point qu'elle rapporte а Dieu comme au premier auteur la providence de
toutes choses. Mais elle est en opposition avec elle, en ce qu'elle n'admet pas
que tous les particuliers soient soumis immйdiatement а sa providence, ce que
nous dйmontrerons а partir des prйcйdentes conclusions.
Dieu possиde en effet une
connaissance immйdiate des singuliers, non seulement en leurs causes mais en
eux-mкmes, comme on l'a montrй au premier Livre de cet ouvrage. Or il ne sied
pas, semble-t-il, que connaissant les singuliers, Dieu ne veuille pas l'ordre а
йtablir entre eux, cet ordre qui est leur bien premier, car sa volontй est le
principe de toute bontй. Par consйquent de mкme qu'il connaоt immйdiatement les
singuliers, Dieu doit sans intermйdiaires statuer de leur ordre. L'ordre
qu'йtablit une providence dans les choses soumises а son gouvernement, йmane de
cet ordre idйal pensй par celui qui prйvoit, de mкme que la forme artistique,
imprimйe dans la matiиre, dйcoule de celle que l'artiste a forgйe dans son
esprit. Or lа oщ les autoritйs sont multipliйes et hiйrarchisйes, la premiиre
doit communiquer а la seconde l'ordre qu'elle a pensй, tout comme un art
supйrieur donne ses principes а un art subalterne. Dans l'hypothиse d'autoritйs
de deuxiиme et troisiиme degrйs, groupйes des sous l'autoritй premiиre d'un
Dieu souverain, celui-ci doit imposer а celles-lа l'ordre а йtablir dans les
кtres. Mais il est impossible qu'un tel ordre soit plus parfait, considйrй en
ces autoritйs, qu'il ne l'est en Dieu, au contraire toutes les perfections se
dйgradent en descendant de Dieu aux autres кtres, comme on l'a vu avec йvidence
antйrieurement. Or ces autoritйs subalternes ne peuvent penser un ordre des
choses qui serait simplement gйnйrique, qui ne s'йtendrait pas jusqu'aux
singuliers, car leur providence ne pourrait le leur imposer. A plus forte
raison l'ordre des singuliers ressortit donc aux dispositions de la divine
providence. Sur le plan de la providence humaine, une autoritй supйrieure йtablit
elle-mкme l'ordre qu'elle entend imprimer aux choses importantes et d'envergure
sans avoir cure des choses moindres dont elle abandonne l'ordonnance а ses
subalternes. Et ceci en raison de ses limites, de son ignorance des conditions
particuliиres de ces choses secondaires, de son incapacitй а penser l'ordre de
toutes choses а cause du travail et du temps que cela exigerait. Or de telles
limites n'existent pas en Dieu: il connaоt en effet tous les singuliers, sa
pensйe est sans effort et hors du temps puisqu'il saisit tout dans la
connaissance qu'il a de lui-mкme, comme on l'a montrй. Par consйquent lui-mкme
йtablit cet ordre qu'il impose а tous et а chacun, et sa providence s'йtend а
tous les singuliers immйdiatement. Dans les choses humaines les autoritйs
infйrieures йtablissent de leur propre initiative l'ordre d'aprиs lequel elles
dirigent le secteur que leur a confiй leur chef. Mais elles ne tiennent pas de
ce chef leur savoir-faire ni l'usage qu'elles en font; s'il en йtait autrement,
l'ordre conзu ressortirait а ce chef, et ces autoritйs n'en seraient plus les
auteurs, mais de simples exйcutrices. Or les considйrations antйrieures ont
prouvй а l'йvidence que la sagesse et l'intelligence chez tous les кtres dotйs
d'intelligence, est causйe par le Dieu trиs Haut et que sans la vertu divine
aucune intelligence ne peut saisir quoi que ce soit et que tout agent n'agit
que par cette vertu. Dieu dispose donc tout immйdiatement par sa providence, et
toutes les providences au-dessous de lui ne sont que les exйcutrices de la
sienne. Toute providence supйrieure dicte ses lois а une providence infйrieure:
ainsi l'homme politique impose ses lois et ses rиgles au chef d'armйe, et
celui-ci а son tour aux centurions et aux tribuns. Dans l'hypothиse donc oщ
au-dessous de la Premiиre providence du Dieu trиs haut se rangeraient d'autres
providences, Dieu imposerait а celles-ci les lois de son gouvernement. Ces
rиgles et ces lois seraient universelles ou particuliиres. Ces lois
seraient-elles universelles? Comme elles ne seraient pas toujours applicables
aux cas particuliers, surtout lorsqu'il s'agit de rйalitйs instables qui
changent constamment, il faudrait que ces providences secondes ou troisiиmes,
outre les rиgles reзues, en prйvoient d'autres pour les choses qui leur
seraient soumises. Leur jugement s'exercerait ainsi sur ces rиgles, sur leur
opportunitй ou leur inopportunitй. Or ceci est impossible: un tel jugement
appartient au supйrieur, car l'interprйtation et la dispense de la loi
appartiennent а son auteur. Un tel jugement portant sur les lois universelles
ainsi donnйes revient donc а la Providence suprкme, ce qui serait impossible si
elle ne s'immisзait immйdiatement dans l'ordre des кtres singuliers. Elle est
donc nйcessairement la providence immйdiate de ces кtres. - Mais si ces
providences de deuxiиme ou troisiиme plan reзoivent des lois et ordonnances
particuliиres de la Providence premiиre, il est clair que l'ordre de ces
singuliers relиve immйdiatement de la Providence de Dieu. Il revient а
l'autoritй supйrieure de juger de l'administration des autoritйs subalternes,
de sa valeur ou de sa non-valeur; ainsi dans l'hypothиse oщ sous la providence
de Dieu se rangeraient des providences de deuxiиme ou troisiиme plan, Dieu
devrait juger de leur gouvernement. Ceci exige que Dieu pense l'ordonnance de
ces singuliers. Il a donc soin par lui-mкme de ceux-ci.
Si Dieu ne s'intйresse pas
par lui-mкme а ces кtres infйrieurs que sont les singuliers, ce ne peut кtre
que parce qu'il les mйprise ou parce qu'ils porteront atteinte а sa dignitй,
comme certains le prйtendent. Or ceci n'est pas raisonnable. Il est en effet
plus honorable de prйvoir par la pensйe l'ordre de certains кtres que de le
rйaliser en eux. Si donc Dieu agit en tous les кtres, comme on l'a prouvй, sans
que sa dignitй y perde, mais bien comme le requiert sa puissance universelle et
souveraine, il ne saurait aucunement dйdaigner, et sa dignitй n'en serait pas
entachйe, que sa providence s'exerзвt immйdiatement sur ces singuliers. Tout sage qui use
de sa vertu avec prйvoyance, en rиgle l'usage dans son action en en fixant le
but et la mesure; autrement cette vertu dans l'action йchapperait а la sagesse.
Or les considйrations antйrieures ont prouvй que la vertu divine touche
jusqu'aux derniers des кtres. Il appartient donc а la sagesse de Dieu de
dйterminer la nature, le nombre et la qualitй des effets qui йmanent de cette
vertu, mкme chez les derniers des кtres. Dieu est donc lui-mкme la providence
qui immйdiatement fixe leur ordre а tous les кtres. De lа ce mot aux Romains: « Les
choses qui sont de Dieu, sont dans l'ordre »; et celui de Judith: « C'est
vous qui avez opйrй les merveilles des temps anciens, et qui avez formй le
dessein de celles qui ont suivi, et elles se sont accomplies comme vous l'avez
voulu ». 77: COMMENT LES RЙALISATIONS DE LA PROVIDENCE DE DIEU
S'ACCOMPLISSENT PAR L'INTERMЙDIAIRE DES CAUSES SECONDES
On
remarquera que la providence est constituйe de deux йlйments, la pensйe de
l'ordre et son exйcution, le premier relevant de la connaissance, - aussi,
dit-on, que les кtres douйs de la connaissance la plus parfaite fixent aux
autres un ordre, car le propre du sage est d'йtablir un ordre! - le
second appartenant au pouvoir rйalisateur. Mais il en va contrairement de l'un
et de l'autre. La pensйe de l'ordre est d'autant plus parfaite qu'elle embrasse
jusqu'aux moindres choses, mais l'exйcution des effets de moindre importance revient
aux forces infйrieures qui leur sont proportionnйes. Or en Dieu sous ces deux
aspects on trouve toute perfection: il possиde la plus parfaite des sagesses
pour penser un ordre et la vertu la meilleure pour l'exйcuter. Il lui
appartient donc de penser dans sa sagesse un ordre du monde entier qui aille
jusqu'aux moindres des кtres et de produire les moindres des effets par
l'intermйdiaire des causes infйrieures а travers lesquelles il agit, comme une
vertu universelle et plus йlevйe agit par une vertu infйrieure et particuliиre.
Il convient donc qu'il y ait des agents subalternes, exйcuteurs de la
providence de Dieu. On a montrй plus haut comment l'agir divin ne
supprime pas celui des causes secondes. Or les effets de celles-ci sont soumis
а la providence divine puisque, on l'a dit, Dieu йtablit par lui-mкme l'ordre
des singuliers. Les causes secondes sont donc les exйcutrices de la Providence
de Dieu. Plus forte est la vertu d'un agent, plus loin s'йtend son activitй;
ainsi plus ardent est un feu, plus йtendue est son irradiation. Or tel n'est
pas le cas d'un agent dont l'action est immйdiate, car tout agent est proche de
la matiиre sur laquelle il agit. Puisque si large est la vertu de la divine
providence, elle doit porter son agir jusqu'aux moindres des кtres par des
voies intermйdiaires. Le nombre de ses ministres et la diversitй de ses
agents sont un signe de la dignitй d'un chef, car l'excellence et l'йtendue de
son pouvoir sont d'autant manifestes que sont plus multipliйs ces agents en des
hiйrarchies diverses. Or aucune dignitй de commandement n'est comparable а
celle de Dieu. Il convient, donc sa providence exйcute ses ordres par des
agents diversement hiйrarchises. L'harmonie d'un ordre est un signe de
l'excellence de la providence qui y prйside, puisque l'ordre en est l'effet
propre. Or un ordre est harmonieux qui ne laisse rien au hasard. La perfection
de la providence divine exige donc qu'elle fasse rentrer dans l'ordre
convenable ce par quoi certains кtres l'emportent sur d'autres et ceci se rйalise
dans la mesure oщ l'abondance des plus riches est au bйnйfice des plus pauvres.
Puis donc que la perfection de l'univers requiert la participation plus intense
de certains кtres а la bontй divine, on l'a montrй, l'excellence de providence
de Dieu exige que par ceux-ci soit rйalisй l'ordre du gouverne divin. L'ordre des
causes est plus noble que celui des effets, comme toute cause est supйrieure а
son effet; aussi est-il un signe particulier de l'excellence de la providence.
Or l'absence de causes intermйdiaires exйcutrices de la Providence de Dieu
supprimerait l'ordre des causes dans le monde, pour y laisser seulement celui
des effets. La perfection de la providence de Dieu exige donc des causes
intermйdiaires qui en sont les agents exйcuteurs. De lа ce mot du Psaume: « Bйnissez
Dieu, vous tous ses hйrauts et ses ministres qui accomplissez sa volontй »
et encore: « Feu et grкle, neige et vapeurs, vents de tempкte, qui
exйcutez sa parole ». 78 : COMMENT DIEU GOUVERNE LES AUTRES CRЙATURES PAR LES
CRЙATURES INTELLIGENTES
Il
appartient а la divine providence d'assurer l'ordre du monde. L'ordre
convenable est une descente par degrй des кtres supйrieurs aux кtres
infйrieurs. Il faut donc que la providence de Dieu s'йtende selon cette mкme
harmonie jusqu'aux кtres les plus infimes. Or cette hiйrarchie de proportion
est telle que les crйatures infйrieures se rangent sous les crйatures
supйrieures et se soumettent а leur gouvernement, tout comme celles-ci se
soumettent а Dieu et а sa direction. Mais parmi toutes les crйatures les plus
йlevйes comptent particuliиrement les crйatures spirituelles, comme il ressort
des conclusions antйrieures. Le plan de la providence divine exige donc que les
autres crйatures soient gouvernйes par les crйatures raisonnables. Toute crйature
exйcute l'ordre de la providence divine dans la mesure oщ elle participe а la
vertu de la providence premiиre, tout de mкme qu'un instrument meut pour autant
qu'il communie а la vertu de l'agent principal. Aussi les crйatures qui
participent davantage а la vertu de la providence de Dieu, rйalisent l'ordre
providentiel en celles qui y participent moins. Or une telle participation est
plus grande chez les crйatures spirituelles que chez les autres: les йlйments
constitutifs de la providence sont en effet le plan de l'ordre, qui relиve du
pouvoir cognitif, et son exйcution, qui appartient au pouvoir rйalisateur; les
crйatures spirituelles participent а ces deux pouvoirs tandis que les autres ne
participent qu'au deuxiиme. C'est donc par l'intermйdiaire des crйatures
raisonnables et suivant le plan йtabli par la providence divine que toutes les
autres crйatures sont gouvernйes. Toute communication de vertu faite par
Dieu а un кtre quelconque est en vue des effets propres а cette vertu; ainsi
tout est bien organisй quand chaque кtre tend а tous les biens qu'il est
susceptible de produire. Or le propre de la vertu intellectuelle est de penser
un ordre et de gouverner; si ces deux actes sont le fait d'un mкme sujet, nous
constatons que l'action suit au commandement de la vertu intellectuelle: par
exemple chez l'homme le mouvement des membres obйit au commandement de la
volontй; s'ils sont le fait de sujets diffйrents, nous faisons une constatation
identique: les hommes douйs pour l'action doivent кtre dirigйs par ceux qui
sont douйs pour la pensйe. L'ordre de la providence de Dieu exige donc que les
autres crйatures soient gouvernйes par les crйatures raisonnables. Les vertus
particuliиres tombent sous la motion des vertus plus universelles, comme le
montre l'art aussi bien que la nature. Or il est йvident que la vertu
intellectuelle est plus large que toute autre orientйe vers l'action: elle
embrasse en effet les formes universelles, tandis que le pouvoir de rйalisation
procиde de la forme propre d'un agent. Il revient donc aux vertus
intellectuelles de mouvoir et de rйgir les autres crйatures. Dans des
puissances hiйrarchisйes, celle-ci gouverne l'autre qui saisit mieux la raison
du mouvement: nous constatons par exemple, dans le domaine des arts, que celui
qui a raison de fin et en qui l'_uvre tout entiиre trouve son sens, dirige et
commande cet autre art qui ne fait que rйaliser l'_uvre; c'est ainsi que l'art
de la navigation commande а celui de la construction des navires, et celui qui
donne la forme а celui qui prйpare la matiиre. Quant aux instruments qui ne
saisissent pas la raison du mouvement, ils sont simplement mus. Puisque seules
les crйatures intelligentes peuvent connaоtre les raisons de l'ordre crйй, il
leur revient donc de diriger les autres crйatures et de leur commander. Ce qui est par
soi est cause de ce qui est par un autre. Or seules les crйatures intelligentes
agissent par elles-mкmes, maоtresses qu'elles sont de leur agir grвce а leur
libre arbitre; quant aux autres crйatures qui agissent par nйcessitй de nature,
elles sont mues par un autre. Les crйatures spirituelles meuvent donc les
autres par leur activitй propre et les gouvernent. 79: COMMENT LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES INFЙRIEURES SONT
GOUVERNЙES PAR LES SUBSTANCES SUPЙRIEURES
Parmi les
substances intellectuelles les unes sont plus excellentes que les autres, ainsi
qu'on l'a vu; il s'ensuit que les substances supйrieures gouvernent les
substances infйrieures. Les vertus plus universelles meuvent les autres plus
particuliиres, on l'a dit. Or les natures intelligentes supйrieures ont des
formes plus universelles, comme on l'a montrй; elles sont donc soumises au
gouvernement des autres de nature infйrieure. Toute puissance intellectuelle plus proche
de son principe dirige celle qui en est plus йloignйe. On en a l'йvidence tant
dans les sciences spйculatives que dans les sciences pratiques. Une science
spйculative qui reзoit d'une autre ses principes de dйmonstration, lui est
subalternйe, dit-on, et une science pratique dont l'objet touche а la fin, qui
est principe dans l'action, est architectonique а l'endroit d'une autre dont
l'objet en est plus distant. Puis donc que parmi les substances intelligentes,
les unes, on l'a montrй, sont proches du premier principe, а savoir Dieu, elles
commandent aux autres. Les substances spirituelles supйrieures reзoivent
plus parfaitement l'influx de la divine sagesse, car chacun est rйceptif selon
son mode d'кtre. Or la divine sagesse gouverne toutes choses. Ainsi convient-il
que ceux qui y participent davantage, gouvernent ceux qui y participent moins.
Les substances spirituelles infйrieures sont donc gouvernйes par
l'intermйdiaire des substances supйrieures. Aussi donnons-nous aux esprits supйrieurs
le nom d'anges, car ils dirigent les esprits infйrieurs en leur
communiquant les messages: ange signifie messager; on leur donne encore
le nom de « ministres », car par leurs activitйs ils rйalisent
jusque dans le domaine des corps, l'ordre de la providence divine: le ministre,
au dire du philosophe, est comme un instrument animй. C'est le mot du
Psaume: « Des vents il fait ses messagers, des flammes de feu ses
serviteurs ». 80: DE LA HIЙRARCHIE ANGЙLIQUE
Les
кtres corporels sont gouvernйs par les кtres spirituels, et entre eux il y a une hiйrarchie, on l'a montrй: par consйquent les
corps supйrieurs doivent кtre rйgis par les substances spirituelles les plus
parfaites, les corps infйrieurs par les autres. Or plus excellente est une
substance, plus universelle est sa virtualitй; et la virtualitй de toute
substance spirituelle dйpasse celle de tout corps. Les substances plus
parfaites parmi les substances spirituelles ne sauraient se dйployer tout
entiиres а travers des virtualitйs corporelles, aussi ne sont-elles pas unies а
un corps. Les substances infйrieures ont au contraire une virtualitй limitйe et
susceptible de se dйvelopper а travers une instrumentation corporelle, aussi
sont-elles unies а un corps. Plus larges dans leurs virtualitйs, les substances
spirituelles sont йgalement plus aptes а s'ouvrir а la divine ordonnance des
choses dont elles saisissent par le don de Dieu toute la raison jusque dans le
dйtail. Cette rйvйlation de Dieu s'adresse mкme aux substances spirituelles
d'un degrй infйrieur, selon ce mot de Job: « Ses lйgions ne
sont-elles pas innombrables et sur laquelle ne se lиve pas sa lumiиre? » Cependant
les intelligences infйrieures ne la reзoivent que dans une connaissance
gйnйrique et non dans cette prйcision de connaissance qui leur permettrait de
saisir jusqu'aux dйtails l'ordre providentiel qu'elles ont mandat d'exйcuter:
plus bas est leur rang, moins le don de l'illumination divine leur vaut une
connaissance prйcise du plan de Dieu, au point que l'intelligence humaine, la
derniиre de toutes au plan de la connaissance naturelle, ne possиde que la
connaissance de quelques principes trиs universels. Ainsi donc les substances spirituelles
supйrieures reзoivent immйdiatement de Dieu une connaissance parfaite de cet
ordre que les autres acquerront par leur intermйdiaire; de mкme, disions-nous,
la science encore gйnйrique de l'йlиve atteint toute sa perfection grвce а
celle plus prйcise du maоtre. De lа ce mot de Denys au sujet des substances
spirituelles supйrieures qu'il nomme « hiйrarchies premiиres »
c'est-а-dire « de la principautй sacrйe »: « Elles ne sont
pas sanctifiйes par d'autres substances, mais attirйes par la divinitй
mкme jusqu'а elle, йlevйes, autant que faire se peut, а la contemplation de la
beautй immatйrielle et invisible, et а la connaissance de la pensйe qui prйside
aux _uvres divines: et par elles, continue-t-il, les hiйrarchies
infйrieures des cйlestes essences sont enseignйes ». Ainsi les
intelligences supйrieures puisent-elles la perfection de leur connaissance а la
source la plus haute. En outre dans tout agencement providentiel l'ordre
mкme des effets dйrive de la forme de leur cause, car tout effet ressemble en
quelque maniиre а la cause dont il procиde. Mais si un agent communique а ses
effets une certaine ressemblance avec sa propre forme, c'est en vue d'une fin.
Ainsi le principe premier de l'agencement providentiel est la fin, le second,
la forme de l'agent, le troisiиme l'ordonnance mкme des effets. Au plan de
l'intelligence, le degrй suprкme de perfection est donc de saisir la raison de
l'ordre dans la fin, le degrй suivant est de le saisir dans la forme et enfin,
en dernier lieu, de savoir l'ordre en lui-mкme et non dans quelque principe
supйrieur. De lа l'art qui s'intйresse а la fin est architectonique а l'endroit
de celui dont la forme est l'objet, tels par exemple le commandement d'un
navire et sa construction, et ce dernier l'est а son tour vis-а-vis de celui
qui s'attache uniquement а l'ordre des mouvements qui concourent а la
production de la forme, telle par exemple la construction du navire par rapport
au travail des ouvriers. Ainsi trouve-t-on une hiйrarchie parmi ces
intelligences qui perзoivent immйdiatement en Dieu une connaissance parfaite de
cet ordre propre а sa providence: les intelligences du premier degrй, qui est
le suprкme, saisissent l'ordre de la providence dans la fin derniиre elle-mкme
qui est la bontй de Dieu, les unes toutefois plus clairement que les autres. On
les appelle « sйraphins », c'est-а-dire « ardents »
ou « source de feu », car l'embrasement symbolise
l'intensitй de l'amour ou du dйsir dont la fin est l'objet. De lа cette
remarque de Denys: « leur nom dйsigne leur mouvance dans le monde du
divin, leur ferveur, leur envol et leur maniиre de ramener а Dieu tout le monde
infйrieur ». Les intelligences du deuxiиme degrй saisissent
parfaitement dans la forme divine elle-mкme la raison de l'ordre
providentiel. Leur nom est « chйrubins » c'est - а - dire « plйnitude
de science », car une science reзoit sa perfection de la forme de son
objet. De lа ce mot de Denys d'aprиs lequel ce nom dйsigne leur
contemplation de la Beautй de Dieu dans sa puissance premiиre de crйation. Les intelligences
du troisiиme degrй connaissent en elle-mкme l'ordonnance des jugements de Dieu.
On les appelle des « trфnes », car le trфne symbolise la
puissance judiciaire d'aprиs ce mot: « Tu es assis sur un trфne et tu
prononces la justice ». Aussi Denys enseigne-t-il que ce vocable
signifie qu'elles portent Dieu, et sont ouvertes а toutes les initiatives de
Dieu, comme йtant de sa maison. Gardons-nous d'entendre ces choses, comme
si autre йtait la divine bontй, autre la divine essence et autre cette science
qui renferme l'ordre des choses, mais comprenons que diverse est la
considйration de ceci ou de cela. Mais parmi les esprits infйrieurs qui
reзoivent des esprits supйrieurs la connaissance parfaite de l'ordre qu'ils
doivent rйaliser, se trouve une autre hiйrarchie. En effet les plus йlevйs parmi eux
possиdent une puissance de connaоtre plus large, aussi saisissent-ils l'ordre
de la providence а travers des principes et des causes plus universels, tandis
que les autres le saisissent а travers des causes plus limitйes; c'est ainsi
que cet homme, capable de percevoir l'ordre de la nature dans la contemplation
des corps cйlestes, ferait preuve d'une intelligence plus haute que cet autre
dont la perfection de la connaissance dйpendrait de son regard sur les corps
infйrieurs. Ceux donc, susceptibles de connaоtre parfaitement l'ordre
providentiel dans ces causes universelles, intermйdiaires entre Dieu, la cause
la plus universelle, et les causes particuliиres, tiennent le milieu entre ceux
dont on a parlй, qui puisent en Dieu mкme cette connaissance, et ceux qui la
mendient aux causes particuliиres. Denys les place dans une hiйrarchie mйdiane
dirigйe par la hiйrarchie supйrieure et dirigeant а son tour la hiйrarchie
infйrieure. Et encore parmi ces substances spirituelles on trouve un ordre. En effet
l'ordre de la providence universelle se rйpartit d'abord entre de nombreux
exйcuteurs. Ce qui se fait par la hiйrarchie des Dominations, car il
appartient aux chefs de commander ce que les autres doivent rйaliser. De lа,
d'aprиs Denys, le nom de Domination dйsigne une seigneurie, au-dessus
de toute servitude et exempte de tout assujettissement. Deuxiиmement
l'agent et l'exйcuteur de cet ordre providentiel le subdivise et le diversifie
en vue des effets variйs а produire. C'est le rфle des Puissances dont
le nom, d'aprиs Denys, symbolise une virilitй pleine de force pour
l'accomplissement des _uvres divines, n'abandonnant pas а leur faiblesse native
l'йlan divin. En quoi il apparaоt que le principe de tout l'agir relиve de
cet ordre. On voit dиs lors comment appartiennent а cet ordre les mouvements
des corps cйlestes dont dйcoulent, comme de leurs causes gйnйriques, les effets
particuliers de la nature; d'oщ ce nom de « Puissances des Cieux »,
d'aprиs Luc: « Les Puissances des Cieux seront mues ». A ces
esprits revient encore, semble-t-il, la rйalisation des _uvres divines qui
йchappent aux lois de la nature, ce qui compte de plus noble dans le service de
Dieu; aussi Grйgoire dit-il: que l'on appelle ces esprits puissances parce
que le plus ordinairement ils font les miracles. Et si parmi les
_uvres divines il s'en trouve quelqu'une qui soit universelle et excellente, il
est normal qu'elle soit rйservйe а cet ordre. Enfin troisiиmement cet ordre universel de
la providence, une fois instaurй dans ses effets, a besoin d'кtre maintenu dans
son intйgritй, malgrй des йlйments susceptibles de le troubler. Telle est la
tвche propre а la hiйrarchie des Pouvoirs. Denys remarque que ce nom de Pouvoirs
indique un agencement harmonieux et sans confusion des dons divins. C'est
pourquoi, au sens de Grйgoire, il appartient а cet ordre d'йcarter les
forces adverses. Les derniиres parmi ces substances spirituelles
supйrieures sont celles qui reзoivent de Dieu la connaissance de l'ordre de sa
divine providence sous l'aspect des causes particuliиres. Ce sont celles qui
sont immйdiatement prйposйes aux affaires humaines. Denys dit а leur propos que
le troisiиme ordre prйside aux agencements humains en vertu d'une
connaissance dйrivйe. Par affaires humaines il faut entendre toutes les
natures infйrieures et les causes particuliиres que l'homme ordonne et qui
servent а son usage, comme on l'a vu. Parmi ces substances il est encore un
ordre. On trouve en effet dans les choses humaines un bien commun, celui de la
citй ou de la nation qui relиve de la hiйrarchie des Principautйs. Ce
qui fait dire а Denys que le nom de Principautйs dйsigne un pouvoir
de gouvernement d'aprиs un ordre sacrй. C'est pourquoi Daniel mentionne
Michel, prince des Juifs et prince des Perses et des Grecs. Ainsi la
disposition des royaumes, les substitutions de dominations d'un peuple а
l'autre, relиvent du ministиre de cet ordre, de mкme l'enseignement des chefs
des peuples en ce qui concerne leur gouvernement. Il est un autre bien humain qui
n'intйresse pas la communautй mais l'individu, utile nйanmoins, non а un seul,
mais а plusieurs: telles sont les vйritйs а croire et les rиgles а observer par
tous et chacun, vйritйs de la foi, culte de Dieu et autres choses analogues.
Ceci est du domaine des Archanges dont Grйgoire dit qu'ils sont les
messagers des grandes choses, tel Gabriel que nous appelons Archange, lui
qui fut auprиs de la Vierge le messager de l'Incarnation du Verbe а laquelle
tous doivent croire. Mais il est encore un autre bien humain, propre
celui-ci а chaque individu. Il ressortit aux Anges qui, d'aprиs
Grйgoire, sont les messagers des choses ordinaires. Nous les appelons
aussi anges gardiens d'aprиs le Psaume: « Il ordonnera pour toi
а ses anges de te garder dans toutes tes voies ». Denys remarque que
les Archanges sont entre les Principautйs et les anges, tenant des uns et des
autres: ils tiennent des Principautйs, car ils sont а la tкte des
anges infйrieurs, remarque justifiйe, car les affaires privйes doivent кtre
rйglйes en harmonie avec les autres affaires humaines plus gйnйrales; ils
tiennent des anges, car ils sont des messagers auprиs de ceux-ci et par leur
intermйdiaire auprиs de nous; il revient aux anges de manifester aux hommes
ce qui les concerne, а chacun selon ses aptitudes. C'est pourquoi cette
derniиre hiйrarchie retient comme s'il lui йtait propre ce nom commun, car son
rфle est de nous apporter les messages. Ainsi les Archanges ont un nom composй:
Archanges, c'est-а-dire anges-chefs. Grйgoire classe autrement les esprits
cйlestes. Il place les Principautйs parmi les esprits intermйdiaires, aussitфt
aprиs les Dominations, et les Puissances parmi les derniers avant les Archanges.
A y regarder de prиs ces deux classifications diffиrent peu. En effet Grйgoire
appelle Principautйs les esprits, prйposйs, non aux nations, mais aux bons
esprits eux-mкmes; ils sont comme les premiers dans l'exйcution des
services divins; а son sens exercer un principat est obtenir une prioritй
parmi les autres. D'aprиs la classification que nous avions acceptйe, cela
revenait а la hiйrarchie des Puissances. - Quant aux Puissances, pour Grйgoire,
elles sont prйposйes а des _uvres particuliиres, par exemple quelque miracle
dans un cas particulier, hors de la loi normale. Pour cette raison on les place
assez justement au dernier rang de la hiйrarchie. Ces deux classements peuvent s'autoriser
de l'Apфtre. Celui-ci йcrit aux Йphйsiens: « Il l'a fait asseoir (le
Christ) а sa droite dans les Cieux au-dessus de toute Principautй et
de tout Pouvoir et de toute Puissance et de toute Domination ». D'oщ
il apparaоt que suivant un mouvement ascendant il a placй les Pouvoirs
au-dessus des Principautйs, au-dessus de ceux-ci les Puissances, et plus haut
les Dominations. C'est la classification suivie par Denys. - Mais aux
Colossiens, а propos du Christ, Paul dit: «Soit les Trфnes, soit les Dominations, soit les Principautйs soit les
Pouvoirs tout est crйй par lui et en lui ». Il apparaоt ainsi que dans un mouvement
descendant, а partir des Trфnes, il a placй sous eux les Dominations, et
au-dessous de celles-ci les Principautйs, et plus bas les Pouvoirs. C'est la
classification adoptйe par Grйgoire. Isaпe fait mention des Sйraphins, Йzйchiel des
Chйrubins, l'Йpоtre canonique de Jude des Archanges: « L'Archange
Michel lui-mкme, alors qu'il contestait avec le diable, etc... », et
les Psaumes des anges, on l'a dit. Mais chez toutes ces vertus hiйrarchisйes
il y a ceci de commun que les vertus infйrieures agissent sous l'impulsion des
vertus supйrieures. Aussi tout ce que nous disons ressortir aux Sйraphins, les
esprits infйrieurs le rйalisent par la vertu de ceux-ci. Et il en va de mкme
pour tous les autres ordres. 81: DE L'ORDRE DES HOMMES ENTRE EUX ET AVEC LES AUTRES КTRES
Parmi
les autres substances spirituelles, les вmes humaines tiennent le dernier rang,
on l'a dit: Parce que leur premiиre saisie de l'ordre providentiel ne leur vaut
qu'une connaissance gйnйrique, elles n'atteignent une connaissance parfaite
jusqu'aux dйterminations particuliиres de cet ordre qu'au contact des rйalitйs
dans lequel celui-ci est instaurй. D'oщ la nйcessitй pour elles d'organes
corporels grвce auxquels elles puisent cette connaissance dans le monde des
corps. Nйanmoins, en raison de la dйbilitй de leur lumiиre intellectuelle, ces
вmes ne pourraient obtenir la science parfaite des choses humaines sans le
secours des esprits supйrieurs; telle est l'exigence de l'ordre divin que les
esprits infйrieurs reзoivent leur perfection des esprits supйrieurs. Nйanmoins parce
que l'homme possиde une certaine participation а la lumiиre intellectuelle, il
est conforme а l'ordre divin que les animaux lui soient soumis, eux qui en sont
totalement dйpourvus. C'est pourquoi la Genиse dit: « Faisons
l'homme а notre image et ressemblance, а savoir par son intelligence, et
qu'il commande aux poissons de la mer et aux oiseaux du ciel et aux animaux de
la terre ». Quant aux animaux, bien que dйpourvus d'intelligence,
ils prйvalent dans le plan providentiel, en raison d'une certaine
connaissance dont ils sont dotйs, sur les plantes et les autres кtres privйs,
eux, de toute connaissance. De lа ce mot de la Genиse: « Voici que je
vous donne toute herbe portant semence а la surface de la terre et tout arbre
qui porte un fruit d'arbre ayant semence, ce sera pour votre nourriture et pour
celle de tous les animaux de la terre ». Chez les кtres privйs totalement de
connaissance, l'un est soumis а l'autre dans la mesure oщ celui-ci possиde une
virtualitй plus grande dans l'ordre de l'action. Ces кtres ne participent en
rien а l'organisation de la providence, mais seulement а son exйcution. L'homme possиde
donc intelligence, sens et force corporelle; mais tout cela est hiйrarchisй en
lui, conformйment au plan providentiel, а la ressemblance de l'ordre propre а
l'univers: la force corporelle est soumise aux virtualitйs - sensitive et
intellectuelle, - comme а leur service; la vertu sensitive est elle-mкme
soumise а la vertu intellectuelle et tenue sous son emprise. Pour la mкme
raison on trouve un ordre entre les hommes. Les mieux dotйs du point de vue
intellectuel dominent naturellement les autres; ceux qui sont plus dйmunis sur
ce plan, mais plus robustes corporellement, semblent prйparйs par la nature а
servir, comme le dit Aristote dans sa Politique avec qui s'accorde cette
sentence de Salomon: « L'insensй est esclave de l'homme sage ». Il
est dit pareillement dans l'Exode: « Choisis parmi tout le peuple des
hommes sages et craignant Dieu pour juger le peuple en tout temps ». Dans les actions
humaines le dйsordre naоt de ce que l'intelligence est а la remorque du sens,
ou que le sens, en raison de quelque dйformation corporelle, est emportй par le
mouvement du corps, comme dans le cas du boiteux; de mкme dans le gouvernement
des hommes, le dйsordre provient de ce que le chef n'est pas choisi pour sa
valeur intellectuelle, mais qu'il usurpe le pouvoir grвce а sa force matйrielle
ou qu'il est admis а rйgner pour quelque bas motif, dйsordre que Salomon
lui-mкme dйnonce quand il dit: « Il est un mal que j'ai vu sous le soleil,
comme une erreur qui provient du souverain: la folie occupe les
postes йlevйs. » Un tel dйsordre n'est pas incompatible avec la
providence de Dieu; il est la consйquence, permise par Dieu, de la faiblesse
des causes infйrieures, comme on l'a remarquй а propos des autres maux.
D'ailleurs l'ordre de la nature n'en est pas totalement troublй: le
gouvernement des sots est faible а moins qu'il ne s'appuie sur le conseil des
sages. Aussi est-il dit aux Proverbes: « Les projets s'affermissent par
le conseil, et la guerre doit кtre conduite avec prudence »; et de
mкme: « Un homme sage est plein de force, et celui qui a de la science
marque une grande puissance car avec la prudence on conduit la guerre, et le
salut est dans le grand nombre des conseillers ». Et parce que le
conseiller conduit celui qui le consulte et d'une certaine maniиre s'impose а
lui, il est dit aux Proverbes: « un serviteur prudent l'emporte
sur un fils insensй ». Il est donc йvident que la Providence
йtablit toutes choses dans l'ordre, et que le mot de l'Apфtre est vrai: « ce
qui est de Dieu est instituй dans l'ordre.» 82: COMMENT DIEU GOUVERNE LES CORPS INFЙRIEURS PAR L'INTERMЙDIAIRE
DES CORPS CЙLESTES
Parmi
les substances corporelles, comme parmi les substances spirituelles, il en est
d'un rang supйrieur et d'autres d'un rang infйrieur. Or les substances
spirituelles sont gouvernйes, on l'a vu, par les substances supйrieures de
telle sorte que l'ordre providentiel descend jusqu'aux derniиres dans un rythme
tout fait de proportion. Ainsi pour la mкme raison les corps infйrieurs
sont-ils rйgis par les corps supйrieurs. Plus est йlevй le lieu d'un corps, plus
celui-ci a raison de forme, et pour cela mкme il est justement comme un lieu а
l'endroit d'un corps infйrieur; il appartient en effet а la forme, comme au
lieu, de contenir: ainsi l'eau a davantage raison de forme que la terre, l'air
que l'eau, le feu que l'air. Or les corps cйlestes dйpassent tous les autres
par le lieu; а l'endroit de ceux-ci ils ont donc davantage raison de forme, et
pour autant ils sont plus actifs. Ils agissent donc sur les corps infйrieurs
qui de la sorte leur sont soumis. Un кtre parfait dans sa nature, exempt de
contrariйtй interne, est d'une virtualitй plus large que celui dont la
structure inclut quelque contrariйtй. Cette contrariйtй a sa source dans les
diffйrences dйterminant et contraignant le genre; c'est pourquoi elle
s'йvanouit dans la saisie intellectuelle qui est universelle, les points de vue
contraires y йtant rйduits а l'unitй. Or les corps cйlestes sont parfaits dans
leur nature, sans aucune contrariйtй interne: ils ne sont ni lйgers ni lourds,
ni chauds ni froids, tandis que les corps infйrieurs sont par leur nature
soumis а cette loi des contraires. Leurs mouvements mкmes en sont un signe:
rien n'est contraire en effet au mouvement circulaire des corps cйlestes, aussi
ils йchappent а toute intervention violente; mais il n'en va pas de mкme chez
les corps infйrieurs oщ les mouvements de chute sont contraires aux mouvements
vers le haut. Les corps cйlestes sont donc d'une virtualitй plus large que les
corps infйrieurs; et comme les forces des кtres limitйes sont, on l'a vu, sous
la motion des virtualitйs universelles, les corps infйrieurs sont mus et rйgis
par les corps cйlestes. On a dйmontrй comment les substances spirituelles
gouvernent tous les autres кtres. Or les corps cйlestes, du fait de leur
incorruptibilitй, ressemblent davantage а ces substances que les autres corps,
et ils en sont plus voisins, mus directement qu'ils sont par elles, on l'a
prouvй. Les corps infйrieurs sont donc gouvernйs par leur intermйdiaire. Le principe
premier du mouvement doit кtre immobile. Plus donc un кtre est immobile, plus
il est susceptible de mouvoir les autres. Or plus que tout autre corps, les
corps cйlestes tiennent de l'immobilitй du premier principe; ils ne sont en
effet soumis qu'а un seul genre de mouvement, le mouvement local, tandis que
les autres corps sont le sujet de toutes les espиces de mouvements. Les corps
cйlestes meuvent donc et rйgissent les corps infйrieurs. Le premier
d'un genre est la cause de ceux qui le suivent. Or parmi tous les mouvements, le premier est celui du
ciel. Ceci ressort de plusieurs raisons: PREMIИREMENT: parce que le mouvement local
a la prioritй sur tous les mouvements: du point de vue du temps, seul il peut
кtre perpйtuel, comme le prouve le livre des Physiques: du point de vue
de la nature, sans lui aucun des autres ne pourrait кtre: il n'est pas de
croissance pour un кtre sans une altйration antйrieure grвce а laquelle ce qui
йtait d'abord dissemblable est changй et est devenu ressemblant; et cette
altйration suppose un changement local, car pour la faire l'agent altйrant doit
кtre а un moment donnй plus prиs du sujet altйrй qu'il ne l'йtait auparavant;
du point de vue encore de sa premiиre place dans la perfection: le mouvement
local ne modifie pas une chose dans ses йlйments intrinsиques, mais uniquement
dans son extйrieur, aussi ne convient-il qu'а un кtre йtabli dans sa
perfection. DEUXIИMEMENT: parce que parmi les mouvements locaux le mouvement
circulaire est le premier: du point de vue du temps, seul il peut кtre
perpйtuel, comme l'йtablissent les Physiques: du point de vue de la
nature, il est plus simple et plus un, en lui on ne distingue pas de dйpart, de
milieu et de terme, il est tout entier comme au milieu; et encore du point de
vue de la perfection, car il revient а son principe. TROISIИMEMENT: parce que seul le mouvement
du ciel est rйgulier et uniforme; en effet les mouvements naturels des corps
lourds et des corps lйgers croissent en vitesse sur leur fin, en approchant du
terme de leur course, tandis que ceux qui sont dus а un choc violent,
ralentissent. Il est donc nйcessaire que le mouvement du ciel soit la cause de tous
les autres mouvements. Ce qui est immobile relativement а un mouvement
particulier est avec ce mouvement dans le rapport de l'immobile pur et simple
avec le mouvement а son йtat pur. Or l'immobile pur et simple est cause de tout
mouvement, on l'a montrй. Ce qui est immobile du point de vue de l'altйration
est donc cause de toute altйration. Mais seuls parmi les autres les corps
cйlestes sont inaltйrables, comme en tйmoigne leur ordre toujours invariable.
Le corps cйleste est donc cause de toute altйration partout oщ elle se trouve.
En outre chez les кtres infйrieurs l'altйration est principe de tout mouvement;
elle donne en effet la croissance et la gйnйration; mais le gйnйrateur est, sur
le plan du mouvement local, le moteur-nй des corps lourds et des corps lйgers.
Le ciel est donc nйcessairement la cause de tout mouvement chez les corps
infйrieurs. On voit donc comment Dieu gouverne les corps infйrieurs par
l'intermйdiaire des corps cйlestes. 83: ЙPILOGUE AUX CONCLUSIONS ANTЙRIEURES
De
toutes ces considйrations nous retiendrons comment, dans l'йlaboration de
l'ordre imposй aux кtres, Dieu a tout disposй par lui-mкme. Aussi а Propos du
mot de Job: « Quel autre a-t-il placй sur ce monde que lui-mкme a
fabriquй? » Grйgoire remarque: « Il rйgit le monde par
lui-mкme celui qui l'a crйй lui-mкme ». Et Boиce: « Dieu a par
lui seul disposй toutes choses ». Mais dans l'exйcution de son plan, il
gouverne les кtres infйrieurs par les кtres supйrieurs: les кtres corporels par
les кtres spirituels: d'oщ ce mot de Grйgoire: « Dans ce monde visible
rien n'est agencй que par une nature invisible »; les esprits
infйrieurs par les esprits supйrieurs, d'oщ le dire de Denys: « Les
essences spirituelles, reзoivent d'abord en elles-mкmes, les divines
illuminations et elles nous transmettent ces rйvйlations qui nous
dйpassent »; enfin les corps infйrieurs par les corps supйrieurs, d'oщ
ce mot de Denys: « Le soleil donne aux corps sensibles d'engendrer, et
il meut а la vie, il la nourrit, l'accroоt et la perfectionne, la purifie et la
renouvelle ». De l'ensemble Augustin dit: « De mкme que les
corps les plus grossiers et plus infimes sont rйgis dans un certain
ordre par les corps plus subtils et plus forts, ainsi tous les
corps le sont par l'esprit douй de raison, et l'esprit qui est pйcheur par
celui qui est juste ». 84: COMMENT LES CORPS CЙLESTES N'EXERCENT AUCUNE CAUSALITЙ SUR NOS
INTELLIGENCES
On
voit dиs lors immйdiatement comment il est impossible aux corps cйlestes
d'exercer quelque causalitй sur notre intelligence. D'aprиs l'ordre йtabli par
la divine providence - nous l'avons montrй - il appartient aux кtres supйrieurs
de rйgir et de mouvoir les кtres infйrieurs. Or par sa nature l'intelligence
dйpasse tous les corps. Il est donc impossible aux corps cйlestes d'agir
directement sur elles; ils ne peuvent dиs lors exercer une causalitй directe
sur le plan intellectuel. Nul corps n'agit si ce n'est par le mouvement. Mais
ce qui est immobile n'est pas consйcutif а un mouvement: un agent ne peut
produire un effet que dans la mesure oщ il meut un patient dans son devenir.
Par consйquent tout ce qui йchappe au mouvement ne peut relever de la causalitй
des corps cйlestes. Or de soi tout ce qui est du domaine de l'intelligence est
йtranger au mouvement, comme le dit le Philosophe; bien plus, c'est en se
soustrayant au mouvement que l'вme acquiert la prudence et la
science. Il est donc impossible aux corps cйlestes d'agir directement dans
le champ de l'intelligence. Puisque la causalitй d'un corps s'exerce dans la
mesure oщ celui-ci par son mouvement en meut un autre, il suit que tout ce qui
tombe sous l'influence d'un corps est mы. Or seul un corps est susceptible
d'кtre mы, on l'a prouvй. Par consйquent tout ce qui tombe sous l'influence
d'un corps est corps ou vertu corporelle. Et nous avons dйmontrй que
l'intelligence n'est ni l'un ni l'autre. Il est donc impossible aux corps
cйlestes d'exercer quelque influence directe sur elle. Tout ce qui est mы par un autre passe de
la puissance а l'acte sous l'action de celui-ci, et seul un кtre en acte peut
commander а ce passage. Tout agent ou moteur est ainsi de quelque maniиre en
acte relativement au terme vis-а-vis duquel le patient ou le mobile est en
puissance. Or les corps cйlestes ne sont pas des intelligibles en acte
puisqu'ils sont des singuliers sensibles. Puis donc que notre intelligence est
en puissance uniquement а l'endroit des intelligibles en acte, il est
impossible qu'elle tombe directement sous l'influx des corps cйlestes. L'opйration d'un кtre
est conforme а sa nature: chez les кtres soumis а la gйnйration la nature et
l'opйration propre sont йgalement le terme de leur gйnйration, ainsi le
mouvement propre des corps lourds et lйgers leur est octroyй au terme mкme de
leur gйnйration а moins de quelque obstacle, а telle enseigne que de leur
gйnйrateur on dit qu'il est leur moteur. Par consйquent un кtre qui en raison
de sa nature йchapperait а l'action des corps cйlestes, ne leur serait pas
davantage soumis dans son agir. Tel est le cas de l'intelligence, totalement
йtrangиre а tout principe corporel parce qu'elle n'en est aucunement l'effet.
Son agir n'est donc pas directement sous l'influence des corps cйlestes. Les effets des
mouvements cйlestes sont tributaires du temps, ce nombre du premier
mouvement cйleste: ce qui donc йchappe totalement au temps est indйpendant
des mouvements cйlestes. Or l'intelligence dans son agir est extratemporelle
aussi bien qu'extraspatiale; son objet est l'universel, йtranger а l'espace et
au temps. L'agir intellectuel est donc indйpendant de tout mouvement cйleste. L'opйration de
tout кtre est cantonnйe dans les limites de son espиce. Or l'acte
d'intelligence transcende l'espиce et la forme de tout agent corporel, puisque
toute forme corporelle est matйrielle et individuйe, tandis que l'acte
d'intelligence tient son espиce de son objet, l'universel et l'immatйriel.
Ainsi aucun corps par sa forme corporelle n'est susceptible d'intelligence, et
a fortiori ne peut кtre chez un autre кtre cause d'intellection. Ce qui rattache
un кtre aux кtres qui lui sont supйrieurs, l'йcarte de ceux qui lui sont
infйrieurs. Or du fait de son intellection notre вme est en affinitй avec les
substances spirituelles qui dйpassent par leur nature les corps cйlestes; notre
вme ne peut en effet produire son acte d'intellection qu'en recevant de ces
substances sa lumiиre intellectuelle. Il est donc impossible que son opйration
soit immйdiatement tributaire des mouvements cйlestes. Nous trouvons une garantie de ces
affirmations dans l'examen des dires des philosophes а ce sujet. Les anciens
naturalistes, tels Dйmocrite, Empйdocle et d'autres, soutenaient que
l'intelligence ne diffиre pas du sens. De lа cette consйquence qu'il en est de
l'intelligence comme du sens, cette vertu corporelle soumise aux fluctuations
des corps. Et, pour eux, de mкme que l'altйration des corps infйrieurs est la
consйquence de celle des corps supйrieurs, l'opйration intellectuelle est
consйcutive au mouvement des corps cйlestes, selon ce mot d'Homиre: « L'intelligence
des dieux et des hommes de la terre est ce que la fait quotidiennement
le pиre des hommes et des dieux », а savoir le soleil, ou mieux
Jupiter, а leur sens le dieu souverain rйsumant pour eux le ciel tout entier,
d'aprиs Augustin dans son livre de la Citй de Dieu. De lа l'opinion
des Stoпciens pour qui la connaissance intellectuelle est l'effet de
l'impression d'images corporelles dans nos esprits, tout comme un miroir ou une
feuille de papier reзoit l'impression de lettres sans action de sa part ainsi
que l'explique Boиce au Livre V de Consolatione. D'aprиs ces
philosophes, il s'en suivrait que les notions intellectuelles sont
particuliиrement imprimйes en nous sous l'action des corps cйlestes. Aussi ce
furent les stoпciens qui affirmaient surtout que la vie humaine est soumise а
une nйcessitй fatale. L'erreur de cette thиse, comme le note Boиce, apparaоt du
fait que l'intelligence compose et divise, compare les кtres supйrieurs avec
les кtres infйrieurs, connaоt les universels et les formes simples qui ne sont
pas dans les corps. Dиs lors il est йvident que l'intellect n'est pas
simplement le rйcepteur d'images corporelles mais qu'il possиde une vertu,
supйrieure а celle des corps, car le sens extйrieur qui reзoit uniquement les
images des corps ne s'йtend pas en effet aux objets susdits. Tous les
philosophes ultйrieurs, distinguant l'intelligence du sens, cherchиrent la
cause de notre science, non plus dans les corps, mais dans les кtres
immatйriels: Platon dans les idйes, Aristote dans l'intellect agent. Il en ressort -
et cela est йvident d'aprиs Aristote - que cette attribution aux corps cйlestes
d'une causalitй dans notre intellection est la consйquence d'une thйorie qui ne
distingue pas l'intelligence du sens, thйorie manifestement fausse. Fausse est
donc pareillement celle d'aprиs laquelle les corps cйlestes seraient
directement la cause de notre intellection. Ainsi la Sainte Йcriture attribue-t-elle а
Dieu et non а un corps notre intelligence: « Oщ est Dieu mon Crйateur,
qui donne а la nuit des chants de joie, qui nous a faits plus intelligents que
les animaux de la terre, plus sages que les oiseaux du ciel? » et dans
le psaume: « Celui qui enseigne а l'homme le savoir ». Nйanmoins on
notera que s'ils ne peuvent exercer une action directe sur notre intellection,
les corps cйlestes y obtiennent une certaine part indirecte. Notre intelligence
n'est certes pas une vertu corporelle, mais elle ne peut agir sans le jeu de
ces vertus corporelles que sont l'imagination, la mйmoire et la cogitative,
comme il ressort des йtudes antйrieures. Dиs lors que ce jeu rencontre un
obstacle dans une indisposition physiologique, l'opйration de l'intelligence
est suspendue, comme on le voit dans le cas des frйnйtiques et des lйthargiques
et d'autres analogues. Et pareillement les dispositions heureuses du corps
humain favorisent une bonne intelligence par la vigueur qu'en reзoivent les
facultйs susdites; de lа ce mot au IIe De Anima: « Ceux qui possиdent
une sensibilitй dйlicate ont un esprit ouvert ». Or les dispositions
du corps humain ressortissent aux mouvements cйlestes. Augustin dit en effet: « Il
ne serait pas tout а fait absurde d'admettre que certaines йmanations des
astres ont une influence sur certaines variations d'ordre physique ». Et
Damascиne note que les diverses planиtes « sont causes de nos diverses
complexions, comportements et dispositions ». C'est pourquoi les corps
cйlestes agissent indirectement en faveur d'une bonne intellection. Ainsi de
mкme qu'un mйdecin peut juger de la valeur d'une intelligence а partir d'une
complexion corporelle comme de sa disposition prochaine, un astrologue peut
former ce jugement а partir des mouvements cйlestes, cause йloignйe de cette
disposition. Par lа se trouve vйrifiй ce dire de Ptolйmйe: « Lorsqu'а
la naissance de quelqu'un, Mercure se trouve en l'une des demeures de Saturne,
et qu'il est lui-mкme dans toute sa force, il imprime profondйment dans les
choses la bontй de l'intelligence ». 85: COMMENT LES CORPS CЙLESTES NE SONT CAUSES NI DE NOS VOULOIRS
NI DE NOS CHOIX
Il
ressort ultйrieurement de ces considйrations que les corps cйlestes ne sont
causes ni de nos vouloirs ni de nos choix. La volontй est dans la partie spirituelle
de notre вme, comme le Philosophe le montre а l'йvidence. Si donc les corps
cйlestes ne peuvent exercer d'influence directe sur notre intelligence - on l'a
prouvй - ils ne le peuvent davantage sur notre volontй.
Toute йlection et tout
vouloir actuel relиvent comme de leur cause immйdiate de notre apprйhension
intellectuelle, l'objet de notre volontй йtant le bien, saisi par
l'intelligence, comme le dйmontre le IIIe De Anima; aussi toute malice
dans le choix suppose une dйfaillance du jugement intellectuel а propos du
particulier, objet de cette йlection - le Philosophe le prouve. Or les corps
cйlestes ne sont pas cause de notre intellection; ils ne le sont donc pas non
plus de notre йlection. Tout ce qui arrive en ce monde sous l'influence des
corps cйlestes, se produit naturellement, puisque tous les кtres de ce monde
leur sont naturellement subordonnйs. Si donc nos йlections tombaient sous cette
influence des corps cйlestes, elles se produiraient naturellement au point que
l'homme choisirait naturellement d'agir, comme la brute agit sous l'impulsion
de son instinct naturel et comme les corps inanimйs sont mus naturellement. Dиs
lors on ne reconnaоtra plus dans l'homme deux principes d'action, l'йlection et
la nature, mais un seul, а savoir la nature, contrairement а la dйmonstration
йvidente d'Aristote. Il n'est donc pas vrai que nos йlections ressortissent а
l'influence des corps cйlestes. Une _uvre de nature atteint sa fin par des
moyens dйterminйs, aussi se produit-elle toujours de la mкme maniиre: la nature
est dйterminйe dans un sens unique. Mais les choix humains tendent а leur fin
par des voies diverses tant sur le plan moral que sur celui des techniques. Ils
ne sont donc pas un effet de la nature. Ce qui se produit naturellement а
l'ordinaire se fait correctement, car la nature ne dйfaille que rarement. Par
consйquent si les йlections humaines avaient un fruit de la nature, elles
seraient ordinairement droites, ce qui est йvidemment faux. L'homme ne fait
donc pas ses choix sous l'impulsion de la nature, ce qui aurait lieu
nйcessairement s'il йtait tributaire de l'influence des corps cйlestes. Les кtres de mкme
espиce ne se diffйrencient pas entre eux par les opйrations naturelles,
consйcutives а leur nature spйcifique: ainsi toutes les hirondelles font-elles
leur nid de la mкme faзon, et tous les hommes perзoivent pareillement les
premiers principes, connus naturellement. Or l'йlection est une opйration
propre а l'espиce humaine. Si donc elle йtait une opйration de nature, tous les
hommes se ressembleraient dans leurs йlections, ce qui est йvidemment faux et
dans l'ordre moral et dans celui des techniques. Les vertus et les vices sont les principes
propres de nos йlections; en effet le vertueux et le vicieux se distinguent par
leurs choix opposйs. Mais les vertus et les vices dans notre comportement
social ne naissent pas de notre nature mais de l'accoutumance, comme le prouve
le Philosophe, du fait que nous acquйrons telles habitudes en nous accoutumant,
surtout dиs notre enfance, а tel genre d'activitйs. Par consйquent nos choix ne
sont pas un effet de la nature; ils ne sont donc pas l'effet de l'influence des
corps cйlestes qui est а l'origine des кtres produits naturellement. On l'a montrй,
les corps cйlestes n'exercent une influence directe que sur les corps. Dans
l'hypothиse oщ ils seraient causes de nos choix, ce serait pour autant qu'ils
exerceraient leur causalitй sur nos propres corps ou sur ce qui les entoure. Or
ni l'un ni l'autre de ces modes d'action ne serait suffisant pour qu'ils
puissent кtre cause de nos choix. En effet, la prйsentation de l'extйrieur de
quelque objet matйriel n'est pas pour nous une raison suffisante de choix:
n'est-il pas йvident que, а l'encontre de l'intempйrant, le tempйrant n'est pas
inclinй а choisir l'objet agrйable qui se prйsente а lui, un mets par exemple
ou une femme? De mкme toute impression en notre corps, due а l'influx du corps
cйleste, ne suffit pas а dйclencher notre йlection; l'effet n'en est que
quelques passions plus ou moins vives; or nulle passion quelle qu'en soit la
vйhйmence n'est une cause suffisante d'йlection, car si son mouvement entraоne
l'incontinent а choisir dans son sens, le continent reste immuable. On ne peut
donc soutenir que les corps cйlestes soient causes de nos йlections. Aucun кtre ne
reзoit en vain un pouvoir. Or l'homme a le pouvoir de juger et de dйlibйrer sur
toute la matiиre de son agir, qu'il s'agisse d'user des biens extйrieurs,
d'obйir а ses mouvements passionnels ou de les rйprimer. Tout cela serait vain,
si notre йlection йchappait а notre pouvoir, йtant causйe par les corps
cйlestes. Ceux-ci ne sont donc pas la cause de notre йlection. Par nature
l'homme est un animal politique, ou social. La preuve en est dans ce
fait qu'un homme seul ne se suffit pas pour vivre; aussi la nature ne
l'a-t-elle suffisamment pourvu qu'en trиs peu de choses, lui donnant la raison
grвce а laquelle il peut se procurer tout ce qui est nйcessaire а sa vie,
nourriture, vкtement et autres choses semblables, sans toutefois pouvoir les
produire seul. Aussi vivre en sociйtй est innй en la nature. Nйanmoins l'ordre
de la providence ne saurait enlever а un кtre ce qui lui est naturel: au
contraire il pourvoit а chacun selon la nature, on l'a dit. L'ordre de la
providence ne placera donc pas l'homme dans un tel йtat que la vie sociale lui
soit impossible. Or il en serait ainsi si nos йlections relevaient de
l'influence des corps cйlestes, comme les instincts naturels des autres
animaux. Vains seraient encore lois et prйceptes de vie si l'homme n'йtait pas le
maоtre de ses йlections. Vaines seraient pareillement peines et rйcompenses
pour les bons et les mйchants si nous n'avions pas en nous de choisir ceci ou
cela. Mais supprimez ces choses, toute vie sociale disparaоt aussitфt. L'homme
n'est donc pas par l'ordre de la providence en un tel йtat que ses йlections
dйpendent des mouvements des corps cйlestes. Les йlections des hommes sont bonnes et
mauvaises. Si elles dйpendaient des mouvements des corps cйlestes, il
s'ensuivrait donc que les astres seraient de soi causes de nos mauvaises
йlections. Or le mal ne saurait avoir la nature comme cause; il est consйcutif
а la dйfaillance d'une cause, on l'a montrй, et il n'a pas de cause directe. Il
n'est donc pas possible que nos йlections ressortissent directement et par soi
aux corps cйlestes comme а leur cause. On objectera а cette raison que toute
йlection mauvaise naоt du dйsir d'un bien - on l'a dйmontrй; ainsi l'adultиre
naоt du dйsir du plaisir sexuel. Or il est un astre qui prйside а toute
inclination vers ce genre de bien, sans quoi les gйnйrations animales ne
s'accompliraient pas; et l'on ne peut sacrifier ce bien commun en raison du mal
particulier de celui qui, sous la poussйe de cet instinct, choisit le mal. Cette rйponse est
insuffisante dans l'hypothиse oщ les corps cйlestes seraient directement la
cause de nos йlections par leur influence immйdiate sur notre intelligence et
notre volontй. En effet chacun reзoit а sa mesure l'influx d'une cause
universelle. L'effet de l'astre qui incline а la dйlectation de l'accouplement
gйnйrateur sera donc reзu en chacun selon son mode propre; ainsi voyons-nous
que les animaux pratiquent cet accouplement а une йpoque et suivant des m_urs
qui rйpondent а leur nature propre, comme le note Aristote dans son livre de
Historiis Animalium. De mкme l'intelligence et la volontй recevront, selon
leur mesure propre, les influences de cet astre. Mais quand un dйsir est
conforme а l'intelligence et а la raison, l'йlection est sans pйchй, sa malice
provenant toujours de sa non conformitй avec la raison droite. Si en
consйquence les corps cйlestes йtaient la cause de nos йlections, jamais aucune
d'entre elles ne serait mauvaise. Aucune activitй ne dйpasse les limites de
l'espиce et de la nature d'un agent, car tout agent agit en vertu de sa forme.
Mais le vouloir, tout comme l'intellection, est supйrieur а toute espиce
corporelle; notre volontй se porte sur l'universel, de mкme que notre
intelligence; pour prendre l'exemple du Philosophe dans sa Rhйthorique, nous
haпssons tout genre de voleurs. Les corps cйlestes ne sont donc pas la
cause de notre vouloir. Tout ce qui tend а une fin lui est adaptй. Or les
choix de l'homme tendent au bonheur, comme а leur fin derniиre; et ce bonheur
ne consiste pas dans des biens corporels, mais dans la rencontre de l'вme avec
le bien divin par l'intelligence; on a montrй que telle est la pensйe de la foi
et celle des philosophes. Les corps cйlestes ne peuvent donc кtre la cause de
nos йlections. De lа ce mot de Jйrйmie: « Ne soyez pas
effrayйs par les signes du ciel, comme tes nations s'en effrayent, car les
coutumes des nations ne sont que vanitй ». Ainsi se trouve rejetйe l'opinion
stoпcienne d'aprиs laquelle tous nos actes, nos йlections y comprises, sont
commandйs par les corps cйlestes; thйorie que l'on prкte йgalement aux
Pharisiens chez les Juifs. Ce fut йgalement celle des Priscilliens d'aprиs le livre
de Haeresibus. Ce fut encore l'opinion des anciens Naturalistes qui
niaient toute diffйrence entre l'intelligence et le sens. D'oщ ce mot
d'Empodocle: « chez les hommes, comme chez les autres animaux, la
croissance de la volontй est en dйpendance du prйsent », c'est-а-dire
du moment prйsent, en raison du mouvement cйleste, cause du temps, selon
l'interprйtation d'Aristote dans son livre de Anima. Nйanmoins si les
corps cйlestes ne causent pas directement nos choix, par une influence directe
sur nos volontйs, ils n'en sont pas moins indirectement l'occasion, par leur
action sur les corps. Et cela de deux maniиres. D'une part cette action des
corps cйlestes sur les corps ambiants nous est une occasion de choix: ainsi
quand, sous l'influence des corps cйlestes, l'air se refroidit intensйment,
nous choisissons de nous chauffer auprиs du feu ou de faire d'autres choses qui
conviennent а ce temps. - D'autre part cette influence s'exerce sur nos
propres corps; telle altйration produit en nous des mouvements passionnels; ou
sous cette action nous sommes enclins а telles passions, tels les bilieux а la
colиre; ou encore а cette influence suit telle disposition corporelle qui nous
devient une occasion de choix, ainsi lorsque nous sommes malades, nous
choisissons de prendre une mйdecine. - Enfin les corps cйlestes sont cause
d'acte chez l'homme quand, а la suite d'une indisposition corporelle, il
devient fou, privй de l'usage de sa raison. Ici il n'y a pas choix au sens
propre, mais mouvement instinctif de nature, comme chez les animaux. Il est йvident et
prouvй par l'expйrience que de telles occasions, intйrieures ou extйrieures, ne
sont aucunement causes nйcessaires d'йlections, car l'homme a le pouvoir, grвce
а la raison, de leur rйsister ou de leur obйir. Mais nombreux sont ceux qui
suivent leurs impulsions naturelles, peu nombreux au contraire, c'est le petit
nombre des sages, ceux qui йchappent а ces occasions de mal et а leurs
impulsions naturelles. C'est pourquoi Ptolйmйe dit au Centologium que l'вme
du sage collabore а l'action des astres, et que l'astrologue ne peut
porter de jugement d'aprиs les astres que dans l'hypothиse d'une connaissance
parfaite de la force de l'вme et de la complexion naturelle; et qu'il ne
peut se prononcer dans des cas particuliers mais s'en tient seulement а des
gйnйralitйs; car si l'influence des astres produit ses effets chez la
plupart des hommes qui ne rйsistent pas aux inclinations de leur corps, elle ne
le peut toujours en tel ou tel, qui peut-кtre, grвce а sa raison, rйsiste а son
inclination naturelle. 86: COMMENT DANS CE MONDE INFЙRIEUR LES EFFETS CORPORELS NE
SUIVENT PAS NЙCESSAIREMENT A L'INFLUENCE DES CORPS CЙLESTES
Non
seulement les corps cйlestes n'apportent aucune nйcessitй dans les choix de
l'homme, mais ils ne produisent pas davantage nйcessairement les effets
corporels dans ce monde infйrieur. La causalitй des causes universelles se
plie dans ses effets а la modalitй propre des кtres sur lesquels elle s'exerce.
Or les кtres de ce monde infйrieur sont fluents et instables, soit en raison de
leur matiиre qui est en puissance а des formes multiples, soit en raison de la
contrariйtй de leurs formes et de leurs virtualitйs. La causalitй des corps
cйlestes ne s'exerce donc pas sur eux d'une maniиre nйcessitante. Un effet ne suit
pas nйcessairement а une cause йloignйe а moins que sa cause immйdiate ne soit
nйcessaire: ainsi dans un syllogisme, d'une majeure en matiиre nйcessaire et
d'une mineure en matiиre contingente ne suit nullement une conclusion en
matiиre nйcessaire. Or les corps cйlestes sont une cause йloignйe; les
causes prochaines des effets de ce monde sont les vertus actives et passives
des кtres infйrieurs qui ne sont pas des causes nйcessaires mais contingentes,
susceptibles parfois de dйfaillance. Dans ce monde infйrieur les effets ne
procиdent donc pas nйcessairement de la causalitй des corps cйlestes. Le mouvement des
corps cйlestes est toujours invariable. Si donc dans ce monde les effets de ces
corps se produisaient nйcessairement, les кtres y seraient invariables,
contrairement а ce qui se constate dans la majoritй des cas. Ils ne sont donc
pas produits nйcessairement. De multiples contingents ne peuvent former une unitй
nйcessaire, car si chaque кtre contingent est susceptible de dйfaillance dans
sa causalitй, il en va de mкme pour l'ensemble. Or on constate que tous les
кtres de ce monde infйrieur qui tombent sous la causalitй des corps cйlestes,
sont contingents. L'union des кtres contingents qui dans les sphиres
infйrieures reзoivent l'influence des corps cйlestes n'est donc pas nйcessaire;
il est йvident en effet que l'on peut entraver la parution de chacun de ces
кtres. Les
corps cйlestes sont des agents naturels qui prйsupposent une matiиre а leur
action. Leur action ne supprime donc pas les exigences de la matiиre. Or cette
matiиre sur laquelle ils agissent n'est rien d'autre que les corps infйrieurs,
corruptibles de leur nature, par consйquent susceptibles de dйfaillance dans
leur activitй comme dans leur кtre; ainsi le propre de leur nature est de ne point
produire nйcessairement son effet. Les effets des corps cйlestes, mкme dans ce
monde infйrieur, ne se produisent donc pas nйcessairement. On dira peut-кtre
que si les corps cйlestes produisent nйcessairement leurs effets cela ne
supprime pas la possibilitй dans les кtres infйrieurs; car tout effet est en
puissance avant qu'il ne soit et pour autant, possible; mais quand il est en
acte, il est passй de la possibilitй а la nйcessitй, et tout cela grвce aux
mouvements cйlestes. Ainsi on ne nie pas qu'un effet soit pour un temps
possible, bien qu'en un autre temps il soit produit nйcessairement. Telle est
la position d'Albumasar pour dйfendre le possible au premier livre de
son Introductorium. Cette dйfense du possible ne tient pas. En
effet, il est un certain possible qui est consйcutif а une nйcessitй.
En effet а ce qui doit nйcessairement кtre, il est possible d'кtre: nul en
effet ne pourrait кtre, s'il ne lui йtait possible d'кtre; et pour qui il n'est
pas possible d'кtre, il est impossible d'кtre; et pour qui il est impossible
d'кtre, il est nйcessaire qu'il ne soit pas. Dиs lors ce qui nйcessairement
doit кtre, nйcessairement ne doit pas кtre. Ce qui est impossible. Il est donc
impossible qu'une chose dыt кtre sans qu'il lui fыt possible d'кtre. Ainsi de
sa nйcessitй d'кtre dйcoule pour une chose sa possibilitй d'кtre. Mais nous n'avons
pas а dйfendre cette notion du possible, opposйe а ce que l'on entend quand on
dit que des effets sont produits nйcessairement, mais cette notion, opposйe
а celle du nйcessaire, dans le sens oщ l'on dйfinit le possible, ce qui
peut кtre et ne pas кtre. On ne dit pas d'un кtre qu'il est possible ou
contingent uniquement pour ce fait qu'il est tantфt en puissance et tantфt en
acte, comme le suppose la rйponse susdite. D'ailleurs mкme de ce point de vue,
dans les mouvements cйlestes il y a place pour le possible et le contingent; en
effet la conjonction ou l'opposition du soleil ou de la lune ne sont pas
toujours en acte, mais tantфt en acte et tantфt en puissance; ils sont pourtant
nйcessaires puisqu'ils sont objets de dйmonstration. Mais le possible ou le
contingent que l'on oppose au nйcessaire a, dans sa dйfinition, de ne pas
devoir кtre nйcessairement quand il n'est pas. La raison en est qu'il ne
procиde pas nйcessairement de sa cause. Ainsi disons-nous de Socrate qu'il lui
est contingent de s'asseoir, mais nйcessaire de mourir; ceci et non cela
dйcoule nйcessairement de sa cause. Si donc nйcessairement un jour doivent
apparaоtre les effets des mouvements cйlestes, ce possible ou ce contingent,
opposй au nйcessaire, est supprimй. Mais il faut apporter la raison par
laquelle Avicenne entend prouver comment les corps cйlestes engendrent
nйcessairement leurs effets. Tout obstacle opposй а la production des effets
propres aux corps cйlestes provient d'une cause, volontaire ou naturelle. Or
toute cause volontaire ou naturelle peut кtre rйduite а quelque principe
cйleste. Dиs lors l'obstacle qui entrave la production des effets des corps
cйlestes, vient de quelque principe cйleste. Il est donc impossible, а
considйrer l'ensemble de l'ordre cйleste, que son effet soit parfois annihilй.
Aussi Avicenne conclut-il que les corps cйlestes rйalisent nйcessairement leurs
effets dans ce monde infйrieur, que ces effets soient libres ou qu'ils soient
naturels. Cette raison, d'aprиs Aristote, fut celle de quelques Anciens, niant la
fortune et le hasard du fait que chaque effet relиve d'une cause dйterminйe;
posйe la cause, l'effet suit nйcessairement, et ainsi tout йtant le fruit de
quelque nйcessitй, il n'y a plus ni fortune ni hasard. Et lui-mкme rйsout cette difficultй par la
nйgation des deux propositions qui en sont le fondement. La premiиre veut que, toute
cause йtant posйe, son effet suive nйcessairement. Or ceci n'est pas
essentiel а toutes causes; car bien qu'une cause soit par elle-mкme la cause
propre et suffisante d'un effet, elle peut кtre entravйe dans son activitй par
l'intervention d'une autre. - La seconde proposition, niйe par Aristote, veut
que du simple fait qu'ils sont, tous les кtres, exceptйs ceux qui sont par
eux-mкmes, ne relиvent pas d'une cause par soi; les autres, qui sont par
accident, n'ont pas de cause; par exemple qu'un homme soit musicien, il en
a la cause en lui-mкme; qu'il soit а la fois blanc et musicien, il n'y a pas lа
de cause. Si en effet des йlйments sont rйunis en raison de quelque cause, ils
puisent dans cette cause l'ordre qu'ils ont entre eux, mais que leur rйunion
soit accidentelle, ils n'ont aucun ordre entre eux. Ils ne sont pas dans la
dйpendance d'une cause qui est un agent par soi; cette union est purement
accidentelle: il est accidentel au maоtre de musique que son йlиve soit un
homme blanc; ceci est йtranger а son intention dont l'objectif est d'enseigner
un homme capable d'une telle discipline. Ainsi donc а la vue d'un effet nous dirons
qu'il a eu une cause dont il ne dйcoule pas nйcessairement, car l'intervention
accidentelle d'une autre cause aurait pu entraver sa parution. Et bien que
cette cause occurrente doive se rapporter а une causalitй supйrieure, cette
rencontre mкme qui fait obstacle, n'est pas rйductible а quelque causalitй.
Ainsi on ne peut dire que l'opposition а tel ou tel effet dйcoule de quelque
principe cйleste. Dиs lors on ne peut soutenir que les effets des corps
cйlestes sont produits nйcessairement dans ce monde infйrieur. De lа ce mot de
Damascиne: « Les corps cйlestes ne sont pas cause de la gйnйration des
кtres qui apparaissent, ni de la corruption de ceux qui disparaissent », car
les effets ne procиdent pas nйcessairement d'eux. Aristote dit йgalement: «beaucoup de
prйsages, mкme cйlestes, qui apparaissent dans le monde des corps, ne se
rйalisent pas. Tel йvйnement annoncй n'arrive pas, car un autre plus fort a
surgi, comme beaucoup de solutions sages, qui paraissaient souhaitables,
s'йvanouissent devant d'autres meilleures ». Ptolйmйe dit aussi: « Derechef,
nous ne devons pas non plus penser que les phйnomиnes qui se passent dans les
sphиres supйrieures, suivent un cours inйvitable, et la maniиre de ceux qui arrivent de par une
disposition divine et qui ne peuvent aucunement кtre йvitйs, ou de ceux qui
doivent vraiment et nйcessairement se produire ». Dans le Centilogium,
il dit encore: « Les pronostics que je livre sont intermйdiaires
entre le nйcessaire et le possible ». 87: COMMENT NOS CHOIX NE RESSORTISSENT PAS AU MOUVEMENT DU CORPS
CЙLESTE PAR LA VERTU DE L'ВME QUI LES MEUT, AINSI QUE D'AUCUNS LE SOUTIENNENT
La
thйorie d'Avicenne doit pourtant retenir notre attention. D'aprиs celui-ci, les
mouvements des corps cйlestes sont la cause mкme de nos йlections, non pas
accidentellement, comme on l'a dit, mais essentiellement. Pour lui les corps
cйlestes ont une вme. Ainsi le mouvement cйleste prend son origine dans une
вme, tout en йtant mouvement d'un corps. Il aura donc, en tant que mouvement
corporel, le pouvoir de transformer les corps, et, pour autant qu'il a sa
source dans une вme, le pouvoir d'agir sur nos вmes. Ainsi le mouvement cйleste
est cause de nos vouloirs et de nos йlections: thйorie а laquelle semble se
rattacher celle d'Albumasar. Mais cette position est contraire а la raison. Tout
effet, procйdant d'une cause efficiente par l'intermйdiaire de quelque
instrument, doit кtre proportionnй а cet instrument, comme а cette cause; on ne
se sert pas de tout instrument pour tout effet. Dиs lors un instrument ne peut
produire un effet auquel son action ne pourrait aucunement s'йtendre; l'action
d'un corps ne va d'aucune maniиre jusqu'а transformer l'intelligence et la
volontй, on l'a dйmontrй, si ce n'est peut-кtre accidentellement, en ce sens
que, sous l'influence de celles-ci, un corps est susceptible d'кtre modifiй. Il
est donc impossible que l'вme du corps cйleste, si elle existe, exerce quelque
influence sur l'intelligence et la volontй par l'intermйdiaire du mouvement de
ce corps. Un agent particulier se comporte dans son agir comme une cause
universelle, il est а sa ressemblance. Or si l'вme humaine exerce quelque
influence sur une autre вme humaine par une action corporelle, telle la
manifestation de sa pensйe par l'expression de la voix, l'action corporelle, en
dйpendance de cette вme, n'atteint l'autre que par l'intermйdiaire du corps: la
parole profйrйe modifie l'organe de l'ouпe, et ainsi, grвce а la perception
sensorielle, le sens du mot va jusqu'а l'intelligence. Par consйquent dans
l'hypothиse oщ l'вme cйleste exercerait une causalitй sur notre вme par son
mouvement corporel, son action ne l'atteindrait que grвce а quelque altйration
de notre corps, laquelle, on l'a dit, n'est pas la cause de nos йlections, mais
seulement l'occasion. Le mouvement cйleste n'est donc pas la cause de nos
йlections, il n'en est qu'une occasion. Moteur et mobile doivent кtre unis: ainsi
l'impulsion du premier moteur doit-elle descendre jusqu'au dernier mobile
d'aprиs un certain ordre: le moteur meut le mobile le plus йcartй de lui par un
autre qui lui est proche. Or le corps cйleste - que l'on suppose toujours mы
par une вme conjointe - est plus proche de notre corps que de notre вme:
celle-ci n'est en relation avec lui que par l'intermйdiaire de notre corps - la
preuve en est que les intelligences sйparйes n'ont aucun rapport avec le corps
cйleste, si ce n'est peut-кtre celui de moteur а mobile. L'influence du corps
cйleste dont son вme est la source, n'atteint donc notre вme que par l'intermйdiaire
de notre corps. Or ce mouvement de notre corps n'est qu'une cause accidentelle
de celui de notre вme, et ses altйrations ne sont que l'occasion de nos
йlections, on l'a montrй. Le mouvement cйleste ne peut donc, mкme s'il
ressortissait а une вme, кtre cause de notre йlection. D'aprиs la thйorie d'Avicenne et de
quelques autres philosophes, l'intellect agent serait une substance sйparйe qui
agirait sur nos вmes en faisant passer а l'acte ce qui n'йtait qu'intelligible
en puissance; ceci se rйalise, comme on l'a expliquй au Second Livre, par une
abstraction de toutes les conditions matйrielles. Ce qui donc agit directement
sur l'вme n'intervient pas par quelque mouvement corporel, mais plutфt par
sйparation de tout ce qui est corporel. Par consйquent, mкme dans l'hypothиse
d'une animation du ciel, son вme ne pourrait кtre cause de nos йlections et de
nos intellections par le mouvement cйleste. Ces mкmes raisons prouvent а qui, rejetant
l'animation du ciel, recourrait а la motion d'une substance sйparйe, que le
mouvement du ciel n'est pas la cause de nos йlections par la vertu de quelque
substance sйparйe. 88: COMMENT DIEU SEUL, ET NON LES SUBSTANCES SЙPARЙES CRЙЙES, PEUT
КTRE LA CAUSE DIRECTE DE NOS CHOIX ET DE NOS VOULOIRS
On ne
peut admettre que les вmes des cieux, s'il en est, ni aucune autre substance
spirituelle, sйparйe et crййe, puissent nous imposer directement un vouloir, ou
кtre cause de notre йlection. L'action de tous les кtres appartient а l'ordre de la
Providence divine et n'йchappe aucunement а ses lois. Or c'est une loi de la
Providence que tout кtre reзoive immйdiatement sa motion de sa cause prochaine.
Sans le respect de cet ordre, une cause crййe supйrieure ne peut donc rien
mouvoir ni agir. Or le moteur proche de la volontй est le bien saisi par
l'intelligence, qui est son objet, mue qu'elle est par lui comme l'_il par la
couleur. Aucune substance crййe ne peut donc mouvoir la volontй si ce n'est par
ce bien que perзoit l'intelligence. Et cela arrive lorsque l'intelligence
prйsente а la volontй l'exйcution elle-mкme comme un bien. Et c'est ce qui
s'appelle persuader. Aucune substance crййe ne peut donc agir sur la volontй ni
кtre cause d'йlection, si ce n'est par mode de persuasion. Un кtre est
susceptible de recevoir la motion ou de subir l'influence de cet agent, qui par
sa forme le pourrait conduire а l'acte: tout agent agit en effet par sa forme.
Or la volontй passe а l'acte sous l'action de l'objet recherchй dans lequel se
repose le mouvement de son dйsir. Or seul le bien divin apaise le dйsir de la
volontй, au titre de fin derniиre, comme on l'a prouvй. Dieu seul peut donc
incliner notre volontй а la maniиre d'un agent. Le rфle que joue dans l'кtre inanimй cette
inclination naturelle а la fin, que l'on appelle appйtit naturel, c'est la
volontй, ou appйtit intellectuel, qui le joue dans la substance spirituelle. Or
il appartient au seul auteur de la nature de donner des inclinations naturelles;
ainsi appartient-il а la seule cause de la nature spirituelle de l'incliner
vers quelque objet. Et cette cause, c'est Dieu seul, on l'a dit. Dieu seul peut
donc incliner notre volontй vers quelque objet. On rйserve le nom de violence а une action
dont le principe est totalement йtranger au mobile, celui-ci ne s'y
prкtant aucunement. Si donc la volontй est mue par quelque principe
extйrieur, ce mouvement est une violence: je dis principe extйrieur dans
l'ordre de l'efficience et non de la finalitй. Or violence et
volontaire sont incompatibles. Il est donc impossible que la volontй soit mue
par quelque principe extйrieur qui serait comme un agent; tout mouvement de
volontй doit donc procйder de l'intйrieur. Or nulle substance crййe ne touche а
l'intime de l'вme spirituelle si ce n'est Dieu seul, qui est l'unique cause de
son кtre et de sa conservation dans l'кtre. Dieu seul peut donc causer le
mouvement volontaire. La violence est opposйe au mouvement naturel et au
mouvement volontaire, car l'un et l'autre ressortissent nйcessairement а un
principe intrinsиque. Or un agent extйrieur ne meut naturellement un mobile
qu'en produisant en lui le principe interne de son mouvement; ainsi le
gйnйrateur, qui donne au corps lourd qu'il engendre sa forme de pesanteur, le
meut naturellement а sa chute. Mais aucun autre agent extrinsиque ne peut sans
le violenter, mouvoir un corps de la nature, si ce n'est accidentellement, en
йcartant un obstacle s'opposant а son mouvement: dans ce cas il utilise
davantage ce mouvement ou cette action naturelle qu'il ne les cause. Seul cet
agent peut donc, sans la violenter, produire le mouvement de la volontй, qui en
cause ce principe intйrieur qu'est la puissance mкme de la volontй. Cet agent
est Dieu qui seul crйe l'вme, comme on l'a prouvй au Livre second. Dieu seul
peut donc, sans violence, mouvoir la volontй, а la maniиre d'une cause
efficiente. De lа ce que disent les Proverbes: « Le c_ur du roi
est dans la main du Seigneur qu'il incline partout oщ il veut », et
les Philip.: « Dieu opиre en tous le vouloir et le faire, selon son bon
plaisir ». 89: COMMENT DIEU CAUSE LE MOUVEMENT MКME DE LA VOLONTЙ ET NON
SEULEMENT CETTE PUISSANCE QU'EST LA VOLONTЙ
Certains ne comprennent cependant pas
comment Dieu peut causer en nous le mouvement de notre vouloir sans porter
prйjudice а notre libertй; ils essayent d'interprйter les autoritйs
scripturaires, et le font mal. Ainsi ils expliquent que Dieu cause en nous
le vouloir et le faire, en ce sens qu'il produit en nous la facultй
de vouloir, mais non qu'il nous fait vouloir ceci ou cela; telle est la
position d'Origиne dans sa dйfense du libre arbitre contre les autoritйs
prйcitйes. Telle est, semble-t-il, la source de cette opinion d'aprиs laquelle le
domaine du libre arbitre, а savoir les choix, ne ressortissent pas а la
providence, au domaine de laquelle n'appartiendraient que les rйsultats
extйrieurs а nous. En effet celui qui choisit de poursuivre un but ou de
rйaliser quelque chose, par exemple bвtir, s'enrichir, ne pourra pas toujours
arriver а ses fins; ainsi donc l'issue de nos actions n'est pas soumise а notre
libre arbitre, mais а la providence de Dieu. La Sainte Йcriture est en opposition
йvidente avec ces auteurs. Isaпe dit en effet: « Seigneur vous
accomplissez toutes nos _uvres en nous-mкmes ». Ainsi nous ne tenons
pas de Dieu seulement notre facultй de vouloir, mais encore son opйration. Cette parole de
Salomon: « Il l'inclinera comme il l'entend » prouve que la
causalitй divine ne s'йtend pas uniquement а la facultй qu'est la volontй, mais
encore а son acte. Non seulement Dieu donne leur vertu aux choses, mais
encore aucune d'elles ne peut exercer son pouvoir propre que par la vertu de
Dieu, on l'a dйmontrй. L'homme ne peut donc utiliser que par la vertu de Dieu
cette puissance de volontй qui lui a йtй donnйe. Or ce dont un agent est
tributaire dans son agir est cause non seulement de sa facultй d'agir mais
encore de son acte. C'est le cas de l'ouvrier qui se sert d'un outil; bien que
l'ouvrier ne donne pas а l'outil sa forme propre, mais seulement son
application а l'acte. Dieu est donc cause non seulement de notre volontй mais
encore de notre vouloir. L'ordre est plus parfait au plan spirituel qu'au plan
corporel. Or ici, tout mouvement ressortit au premier moteur; sur le plan
spirituel tout mouvement de volontй sera donc causй par cette premiиre volontй
qu'est la volontй de Dieu. On a dйmontrй antйrieurement que Dieu est la cause de
toute action et qu'il agit en tout agent. Il est donc la cause des mouvements
de notre volontй. Voici l'argumentation d'Aristote au VIIIe livre de l'Йthique
а Eudиme: Le fait qu'un кtre comprenne et tienne conseil et choisisse et
veuille, suppose une cause, car tout ce qui arrive а l'кtre doit avoir une
cause. Si cette cause йtait un conseil ou un vouloir prйcйdent, puisque l'on ne
peut remonter а l'infini, il faudrait enfin arriver а un premier principe. Or
ce premier principe doit dйpasser la raison en excellence, et nul autre que
Dieu n'est plus parfait que l'intelligence et la raison. Dieu est donc le
premier principe de nos conseils et de nos vouloirs. 90: COMMENT LES ЙLECTIONS ET LES VOLONTЙS DES HOMMES SONT SOUMISES
A LA PROVIDENCE DE DIEU
De lа
il apparaоt que mкme les volontйs et les йlections des hommes ressortissent а
la providence de Dieu. Tout ce que Dieu fait, il l'accomplit dans l'ordre de
sa providence. Puis donc qu'il est cause de notre йlection et de notre volontй,
nos йlections et nos vouloirs sont soumis а sa providence. Tout le monde
corporel est rйgi par les кtres spirituels, on l'a montrй. Or les кtres
spirituels agissent sur les corps par leur volontй. Si donc les йlections et les
vouloirs des substances spirituelles ne relevaient pas de la providence de
Dieu, il s'ensuivrait que les corps eux-mкmes lui йchapperaient. Et ainsi plus
rien ne lui serait soumis. Plus les кtres de l'univers sont parfaits, plus ils
participent а cet ordre qui est le bien de l'univers. Aussi Aristote combat-il
ces philosophes qui admettent le hasard et la fortune dans le monde des corps
cйlestes mais non dans celui des кtres infйrieurs. Or les substances
spirituelles sont d'un degrй supйrieur а celui des substances corporelles. Si
donc celles-ci tombent sous l'ordre de la providence quant а leurs substances
et quant а leur agir, a fortiori les substances spirituelles y sont-elles
soumises. Plus les кtres sont proches de leur fin, plus ils entrent dans l'ordre
qui y conduit; en effet, c'est par leur intermйdiaire que les autres кtres sont
ordonnйs а leur fin. Or l'agir des substances spirituelles est davantage axй
sur Dieu, comme sur sa fin, que celui des autres кtres, nous l'avons prouvй.
L'agir des substances spirituelles est donc soumis d'une maniиre plus
particuliиre que toute autre а l'ordre de la providence par lequel Dieu ramиne
tout а lui. Le gouvernement de la Providence procиde de cet amour divin par lequel
Dieu aime les кtres qu'il a crййs: l'amour en effet consiste principalement en
ce que l'ami veut du bien а celui qu'il aime. Plus donc Dieu aime les
кtres, plus il les enveloppe de sa providence. L'Йcriture l'enseigne dans ce
Psaume: « Dieu garde tous ceux qui l'aiment » et le Philosophe
pareillement quand il dit que Dieu porte un soin particulier, comme а ses amis,
aux кtres qui aiment les choses de l'intelligence. La consйquence en est qu'il
aime surtout les substances spirituelles, et par consйquent leurs йlections et
vouloirs tombent sous sa providence. Les biens intimes de l'homme qui sont en
dйpendance de son vouloir et de son agir, sont davantage ses biens propres que
ceux qui lui sont extйrieurs, telle l'acquisition des richesses ou autres
choses analogues; aussi reconnaоt-on sa bontй en raison des premiers et non de
ceux-ci. Par consйquent dans l'hypothиse oщ seuls les biens extйrieurs
tomberaient sous la providence de Dieu, а l'exclusion des йlections et des
vouloirs des hommes, le monde humain serait plus vйritablement йtranger а cette
providence qu'il n'y serait soumis. Ce que suggиre ce mot des blasphйmateurs:
« Il est occupй dans les rйgions du ciel, il ne s'intйresse pas а
nos affaires », et: « Le Seigneur a abandonnй la terre, il ne
la regarde pas »; et: « Qui a parlй, et la chose s'est
faite, sans que le Seigneur l'ait commandй? » Nйanmoins la Sainte Йcriture paraоt
parfois favorable а cette position. Il est dit en effet: « Dieu
a formй l'homme au commencement, et il l'a laissй dans la main de son
conseil ». Et un peu plus bas: « Il a mis devant toi le feu et
l'eau, du cфtй que tu voudras tu peux йtendre la main. Devant les hommes sont
la vie et la mort, ce qu'il aura choisi lui sera donnй ». Et:
« Vois, j'ai mis aujourd'hui devant toi la vie et le bien, et leur
contraire, la mort et le mal ». Ces paroles tendent а dйmontrer que
l'homme est douй de libre arbitre, mais non que ses йlections йchappent а la
Providence de Dieu. De mкme Grйgoire de Nysse dit: « La
providence s'exerce sur les choses qui sont hors de nous et non sur celles qui sont
en nous », et Damascиne qui le suit dit pareillement: « Dieu
prйvoit les choses qui sont en nous, mais ne les prйdйtermine pas ». Ceci
doit кtre entendu dans ce sens que ce qui est en nous n'est pas soumis aux
dйterminations de la Providence de Dieu, comme si elles en recevaient
quelque nйcessitй. 91: EN QUELLE MANIИRE TOUT CE QUI CONCERNE L'HOMME EST EN
DЙPENDANCE DES CAUSES SUPЙRIEURES
De cet exposй nous pouvons conclure que les
choses humaines dйpendent de causes supйrieures et ne sont pas fortuites. En effet Dieu
dispose immйdiatement nos йlections et nos mouvements de volontй, mais il rиgle
notre connaissance humaine intellectuelle par l'intermйdiaire des anges, et
quant aux choses corporelles а l'usage de l'homme, qu'elles lui soient
intйrieures ou extйrieures, Dieu les gouverne par l'intermйdiaire des anges et
des corps cйlestes. Il est а cela une unique raison gйnйrale. Le
multiple, le mobile, le dйfectible doit кtre ramenй comme а son principe а
l'uniforme, а l'immobile et а l'indйfectible. Or tout ce qui est en nous est
multiple, variable et susceptible de dйchoir. La multiplicitй de nos йlections est
йvidente, car nos choix sont divers selon la diversitй des objets а choisir et
des individus qui choisissent. Elles sont variables encore, tant а cause de la
lйgиretй de nos вmes, non affermies dans la possession de leur fin derniиre,
qu'en raison des changements de notre milieu. Qu'elles soient susceptibles de
dйfaillance, les pйchйs des hommes en tйmoignent. - La volontй divine est au
contraire uniforme; en voulant une seule chose, elle les veut toutes; elle est
de mкme immuable et indйfectible, on l'a montrй au Premier Livre. Tous nos
mouvements de volontй et d'йlections s'appuient donc sur la volontй de Dieu, et
sur aucune autre cause, car Dieu seul est la cause de nos vouloirs et de nos
йlections. Notre intelligence connaоt de mкme dans la multiplicitй; nous
recueillons la vйritй intelligible de sensibles multiples. Elle est encore
soumise au changement, car par le raisonnement elle va d'un point а un autre,
du connu а l'inconnu. Elle est aussi susceptible de dйfaillance en raison de
l'immixtion de l'imagination et du sens, comme le montrent les erreurs des
hommes. Au contraire les anges connaissent dans la simplicitй d'une seule
forme, car ils puisent leur connaissance de la vйritй dans cette unique source
qu'est Dieu. Leur connaissance est encore immuable: ils saisissent la pure
vйritй des choses dans une simple intuition et non en passant des effets aux
causes ou а l'inverse. Elle est aussi indйfectible, car ils voient en
elles-mкmes les natures et les essences des choses devant lesquelles
l'intelligence ne peut se tromper, tout comme le sens en face de ses sensibles
propres, tandis que nous conjecturons des quidditйs а partir de leurs accidents
et de leurs effets. Notre connaissance intellectuelle doit donc кtre rйglйe par
celle des anges. En outre s'il s'agit du corps humain et de tous les
biens extйrieurs dont usent les hommes, il est йvident que l'on y trouve encore
cette multiplicitй qui est la source des compositions et des oppositions; de
plus leurs mouvements se diversifient, car ils ne sont pas susceptibles de
continuitй; ils sont encore dйfectibles, soumis qu'ils sont а l'altйration et а
la corruption. - Les corps cйlestes au contraire sont uniformes parce que
simples et dйpourvus de toute contrariйtй interne. Leurs mouvements sont
pareillement uniformes, continus et sans aucune modification; en eux ni
corruption, ni altйration. Aussi est-il nйcessaire que nos corps et tout ce
dont nous usons, tombent sous la loi des corps cйlestes. 92: EN QUEL SENS DIT-ON DE QUELQU'UN QU'IL A POUR LUI LA BONNE
FORTUNE, ET COMMENT LES CAUSES SUPЙRIEURES SONT UN SECOURS POUR L'HOMME
De lа on peut voir en quel sens on dit d'un
homme qu'il a pour lui une bonne fortune. On dit d'un homme qu'il a de la chance quand
un bien lui йchoit en dehors de toute prйvision: tel celui qui,
creusant dans un champ, y dйcouvre un trйsor qu'il ne cherchait pas. Il arrive
cependant que quelqu'un soit amenй а agir а l'insu de son intention propre mais
non cependant а l'insu d'un supйrieur dont il dйpend: tel le cas de ce maоtre
qui commande а son serviteur de se rendre en un lieu oщ il a envoyй un autre
serviteur а l'insu du premier; la rencontre de son collиgue est certes pour le serviteur
ainsi envoyй une surprise bien qu'elle n'йchappe pas а l'intention de son
maоtre; pour ce serviteur elle est fortuite et due au hasard, mais il n'en va
pas de mкme pour le maоtre qui l'a prйvue. Puis donc que l'homme tombe par son
corps sous la loi des corps cйlestes, par son intelligence sous celle des anges
et par sa volontй sous celle de Dieu, un йvйnement pourra se prйsenter qui ne
rйpondra pas а l'intention de l'homme, mais bien а celle des corps cйlestes ou
de la providence des anges, voire mкme de celle de Dieu. Dieu seul certes agit
directement sur l'йlection de l'homme; nйanmoins l'ange peut y exercer une
certaine influence par maniиre de persuasion, et le corps cйleste а la maniиre
d'une cause dispositive du fait que les impressions corporelles qu'il produit
en nos corps, nous inclinent а certains choix. On dit donc de quelqu'un qu'il a pour lui
la bonne fortune quand sous l'influence de causes supйrieures, de la
maniиre dйcrite, il est enclin а des choix qui lui sont favorables, bien que personnellement
il n'en soupзonne pas l'utilitй, et quand son intelligence reзoit des
substances spirituelles une lumiиre qui l'oriente en ce sens, et quand sous
l'action divine son vouloir se porte sur une йlection utile alors qu'il
l'ignore; mais il est au contraire infortunй quand ces influences
supйrieures inclinent ses йlections а des choses qui lui sont dйfavorables, tel
celui dont il est dit: « Inscrivez cet homme comme stйrile,
comme un homme qui ne rйussit pas dans ses jours ». Ici pourtant on
notera une diffйrence. L'action des corps cйlestes sur nos corps y produit des
dispositions naturelles. Aussi en raison de la disposition, produite en notre
corps par le corps cйleste, on dit de quelqu'un non seulement qu'il a de la
chance ou de la malchance, mais encore qu'il est dotй d'une bonne ou
mauvaise nature; dans ce sens, le Philosophe dit que l'homme chanceux a une
bonne nature. On n'attribuera pas en effet а la diversitй de
l'intelligence ce fait qu'а leur insu, l'un choisisse ce qui lui est favorable,
l'autre ce qui lui est mauvais, puisque chez les hommes la nature de
l'intelligence et de la volontй est une: une diversitй de forme entraоne en
effet une diversitй spйcifique, tandis qu'а une diversitй dans la matiиre suit
seulement une diffйrence numйrique. Dиs lors on ne dit pas d'un homme dont
l'intelligence est illuminйe en vue de l'agir ou la volontй excitйe par Dieu,
qu'il est bien nй, mais plutфt qu'il est protйgй ou conduit. On notera encore
cette autre diffйrence. L'action de l'ange et du corps cйleste n'exerce au
regard de l'йlection qu'une causalitй dispositive, celle de Dieu une
causalitй perfective. Une disposition qui tient son origine d'une qualitй
corporelle ou d'une influence sur l'intelligence, ne crйe pas une nйcessitй en
vue de l'йlection; aussi l'homme ne choisit-il pas toujours dans le sens de son
ange gardien ou de l'influence du corps cйleste, tandis que toujours il choisit
conformйment а l'action de Dieu sur son vouloir. Aussi bien la protection des
anges est-elle parfois paralysйe, selon ce mot: « Nous avons voulu
guйrir Babylone, mais elle n'a pas guйri », et a fortiori l'influence
des corps cйlestes. Quant а la providence divine, elle demeure toujours
inflexible. Et voici une autre diffйrence. La disposition а une йlection particuliиre,
crййe par le corps cйleste, ne s'explique que par l'action de celui-ci sur nos
corps qui incite l'homme а tel choix, tout comme s'il йtait sous le coup d'une
passion; toute disposition а quelque йlection dont le corps cйleste est la
cause, se prйsente sous la forme d'une passion, а la maniиre d'un homme inclinй
а un choix par la haine ou l'amour ou la colиre ou autre mouvement analogue. -
Quant а l'ange, il influe sur notre choix, sans mouvement passionnel, sous la
forme d'une perception intellectuelle, et ceci de deux maniиres. Parfois
l'intelligence de l'homme est йclairйe uniquement sur la valeur d'une action, а
l'exclusion de la raison d'кtre de ce bien, puisйe dans la finalitй. C'est
pourquoi un homme estime parfois qu'il est bon de faire telle chose, mais а qui
lui en demande le pourquoi il rйpond qu'il l'ignore. Aussi d'atteindre
cette fin utile qu'il n'avait point prйvue, est pour lui du hasard. Mais
d'autres fois l'illumination angйlique l'instruit et du bien de cette action et
de sa raison d'кtre, prise de la fin. Quand il atteint alors cette fin prйvue
par lui, ce n'est pas pour lui du hasard. - Il convient encore de se rappeler
que si elle est meilleure que celle d'une nature corporelle, la virtualitй
d'une nature spirituelle est aussi plus universelle. Aussi l'influence du corps
cйleste ne s'йtend pas а tout le domaine de notre йlection humaine. Et de plus la
vertu de l'вme humaine et pareillement de l'ange est limitйe en comparaison de
la vertu divine qui s'йtend universellement а tous les кtres. L'homme pourra
donc bйnйficier de quelque bien qu'il n'avait point recherchй, et cela en
dehors de toute influence des corps cйlestes, comme de toute illumination
angйlique, mais non en dehors de la providence de Dieu qui gouverne, comme elle
en est la cause active, l'кtre en tant qu'кtre; c'est pourquoi tout lui est
soumis. Ainsi donc un bien ou un mal peut atteindre l'homme, qui sera fortuit а
considйrer l'homme lui-mкme, et l'action des corps cйlestes, et celle des
anges, mais qui ne l'est pas par rapport а Dieu. Car pour Dieu ni dans les
choses humaines, ni en tout autre domaine, il n'y a de hasard ni d'imprйvu. Le fortuit
йchappe donc а l'intention tandis que les biens de l'ordre moral n'y йchappent
pas, leur propre йtant de relever d'un choix; aussi а leur propos on ne dit pas
de quelqu'un qu'il a une bonne ou une mauvaise fortune, bien que l'on puisse
dire qu'il est bien ou mal nй, selon que d'aprиs les dispositions
naturelles de son corps il est enclin а un choix vertueux ou vicieux. - Mais s'il
s'agit des biens extйrieurs dont l'homme bйnйficie sans qu'il les ait
recherchйs, on peut dire de lui et qu'il est bien nй, et qu'il a une bonne
fortune, et qu'il est sous la conduite de Dieu et sous la protection
des anges. L'homme reзoit encore des causes supйrieures un autre
secours en ce qui concerne l'issue de ses actions. Qu'il choisisse ou s'efforce
de rйaliser ce qu'il a choisi, il peut rencontrer de part et d'autre dans les
causes supйrieures un secours ou un obstacle. Du point de vue du choix, ainsi
qu'on l'a dit, l'homme peut кtre disposй а choisir telle chose par les corps
cйlestes; йclairй par la protection des anges; voire mкme inclinй par l'action
divine. - Sur le plan de ses rйalisations, l'homme reзoit des causes
supйrieures la force et l'efficacitй pour exйcuter ses choix, et cela non
seulement de Dieu et des anges, mais encore des corps cйlestes pour autant que
cette efficacitй relиve de son corps. Il est manifeste en effet que les corps
inanimйs eux-mкmes bйnйficient de force et d'efficacitй de la part des corps
cйlestes, mкme en plus de ces qualitйs actives et passives, propres а leurs
йlйments, qui sans aucun doute ressortissent йgalement aux corps cйlestes: tel
l'aimant qui attire le fer, telles certaines pierres et herbes qui possиdent
des vertus mystйrieuses, grвce а l'action des corps cйlestes. Dиs lors rien ne
s'oppose а ce qu'un homme, а l'encontre d'un autre, possиde quelque puissance
en vue de certains actes corporels, tel un mйdecin pour guйrir, un paysan pour
cultiver, et un soldat pour combattre. Mais Dieu accorde aux hommes une
efficacitй beaucoup plus parfaite pour la rйalisation de leurs _uvres. Quand il
s'agit du premier secours sur le plan de l'йlection, on dit que Dieu dirige l'homme;
s'il s'agit du deuxiиme, on dit qu'il le fortifie. Le Psaume fait une
allusion а ces deux secours а la fois quand il dit: « Le Seigneur est
ma lumiиre et mon salut, qui craindrai-je? », voilа pour le premier
secours, « Le Seigneur est le protecteur de ma vie, devant qui
tremblerai-je? », pour le second. Nйanmoins il est une double diffйrence
entre ces deux secours. La premiиre est que l'homme bйnйficie du premier
secours tant pour ce qui ressortit а son pouvoir que pour le reste; le second
ne s'йtend qu'au champ de sa virtualitй. En effet, qu'en creusant une tombe, un
homme trouve un trйsor, cela ne relиve d'aucun pouvoir humain; ici cet homme
peut кtre aidй en ce sens qu'il sera poussй а chercher lа oщ est le trйsor,
mais sans qu'aucun pouvoir ne lui soit accordй en vue de la dйcouverte de ce
trйsor. Quant au mйdecin qui guйrit et au soldat, victorieux dans la bataille,
ils sont susceptibles d'кtre aidйs et dans le choix des moyens utiles а leur
fin et dans l'efficacitй de leur action, grвce а une vertu reзue d'une cause
supйrieure. Ainsi donc le premier secours est plus universel. La deuxiиme
diffйrence naоt de ce que le deuxiиme secours est accordй en vue d'une efficace
exйcution de ce qui a йtй voulu. Puisque le fortuit йchappe а l'intention, on
ne pourra pas dire d'un homme qui bйnйficie de cette assistance, qu'il a une
bonne fortune, comme on pouvait le dire de celui qui est favorisй du premier
secours. L'homme a une bonne ou mauvaise fortune, soit qu'il agisse seul, par
exemple s'il creuse la terre et dйcouvre un trйsor, soit qu'il agisse avec le
concours d'une autre cause, par exemple s'il va au marchй en vue de quelque
achat et y rencontre un dйbiteur qu'il n'attendait pas. Dans le premier cas il
est secouru dans le bien qui lui arrive, en ce sens qu'il a йtй dirigй dans le
choix d'une chose а laquelle est accidentellement joint un avantage, aucunement
recherchй, tandis que dans le second cas les deux agents sont dirigйs dans le
choix de l'action ou du mouvement qui est la cause de leur rencontre. Cependant а ces
considйrations on en ajoutera une autre. On a dit que la bonne ou la mauvaise
fortune pouvait advenir а un homme de la part de Dieu ou des corps cйlestes:
l'homme est inclinй par Dieu dans son choix auquel, sans qu'il l'ait prйvu, est
adjoint un avantage ou un inconvйnient, et sous l'influence du corps cйleste il
est disposй а un choix de ce genre. Cet avantage ou cet inconvйnient, а
considйrer le choix de l'homme, est fortuit, mais il ne l'est pas par rapport а
Dieu, alors qu'il l'est aussi par rapport an corps cйleste. En voici la preuve. Un йvйnement ne
cesse d'кtre fortuit que s'il est ramenй а sa cause directe. Or la vertu du
corps cйleste est cause efficiente, а la maniиre non de l'intelligence ou de la
volontй libre, mais de la nature, et le propre de la nature est de tendre а
l'unitй. Si donc un effet йchappe а cette unitй, on n'en cherchera pas la cause
essentielle dans le pouvoir de la nature. Or quand deux choses se rencontrent
accidentellement, leur unitй n'est pas vйritable, mais seulement accidentelle;
aucune vertu naturelle ne peut donc кtre cause directe de cette conjonction.
Prenons cet homme qui sous l'influence du corps cйleste, influence qui s'exerce
а la maniиre d'une passion, on l'a expliquй, est poussй а creuser une tombe.
Cette tombe et le lieu du trйsor n'ont entre eux qu'une unitй accidentelle
puisqu'ils n'ont entre eux aucun rapport. Aussi la vertu du corps cйleste ne
peut par elle-mкme pousser а cet ensemble, а savoir l'action de l'homme qui
creuse la tombe et le lieu oщ se trouve le trйsor. Une cause intelligente au
contraire peut кtre la cause d'une inclination а cet ensemble puisque le propre
de l'intelligence est de rйduire le multiple а l'unitй. Il est encore йvident
que mкme un homme, connaissant le lieu d'un trйsor, puisse envoyer quelqu'un
creuser une tombe en ce lieu afin que par surprise il y trouve ce trйsor. Ainsi
ces йvйnements fortuits perdent cette caractйristique de fortuit en face de la
causalitй divine, mais ils ne la perdent jamais en face de la causalitй du
corps cйleste. Cette mкme raison nous dйmontre que l'influence des
corps cйlestes ne vaut pas а l'homme une bonne fortune universelle, mais
seulement dans tel ou tel cas particulier. Je dis « universelle »
en ce sens qu'en raison de sa nature, grвce а cette influence cйleste, l'homme
choisisse toujours ou le plus ordinairement ce qui comporte pour lui, bien
qu'accidentellement, quelque avantage ou dйsavantage. La nature en effet ne
tend qu'а l'unitй, et ce qui par hasard arrive а l'homme de bien ou de mal, ne
peut кtre ramenй а l'unitй; c'est indйterminй et infini, comme le philosophe
l'enseigne et notre sens l'expйrimente. Il est donc impossible qu'en raison de
sa nature l'homme choisisse toujours ce qui accidentellement lui vaut quelque
avantage. Mais sous une influence cйleste il sera enclin а tel choix auquel
accidentellement est adjoint un avantage, et sous une autre influence il fera
tel autre choix: et sous une troisiиme, un troisiиme choix; tous ces choix ne
seront pourtant pas dus а une unique impulsion, tandis que, par l'unique disposition
de Dieu, l'homme peut кtre dirigй dans tous ses choix. 93: DU DESTIN: EXISTE-T-IL? ET QU'EST-IL?
Ces considйrations nous montrent ce qu'il
faut penser du destin. A la vue des multiples йvйnements qui chez les hommes
se produisent accidentellement, а considйrer les causes particuliиres, d'aucuns
estimиrent que ces йvйnements ne ressortissaient pas davantage а l'ordre des
causes supйrieures, et pour eux le destin n'йtait absolument rien. D'autres
tentиrent de ramener ces йvйnements а des causes plus hautes en la dйpendance
desquelles ils se produisaient suivant un certain ordre. Ils admirent un destin:
comme si ce qui semble dы au hasard йtait « prйdit » par
quelqu'un, ou « annoncй », et prйparй а l'avance pour qu'il
soit. Quelques-uns
de ceux-ci ont voulu ramener aux corps cйlestes, comme а leurs propres causes,
tous nos йvйnements contingents et fortuits, mкme nos йlections humaines,
donnant le nom de destin а cette force organisatrice des astres а
laquelle, croient-ils, tout est soumis. Position impossible et nullement
compatible avec notre foi, comme le dйmontrent les explications antйrieures. D'autres au
contraire ont voulu ramener а la disposition de la providence divine tout ce
qui dans notre monde paraоt provenir du hasard. Dиs lors ils avancиrent que
tout est en dйpendance du destin, nom qu'ils donnent а cet ordre des
choses йmanant de la providence divine. Ainsi Boиce dit: « Le destin
est cette disposition imposйe а notre monde mouvant, par laquelle la providence
rйunit tout dans son ordre ». Dans cette description du destin, disposition
est mis pour ordre - imposйe а notre monde est dit en vue de distinguer le destin d'avec la providence,
celle-ci йtant l'ordre tel qu'il est dans la pensйe de Dieu, avant qu'il ne
soit imposй aux choses, le destin йtant l'ordre dans sa rйalisation - mouvant,
pour marquer comment cet ordre n'exclut pas la contingence et la mouvance
des choses, comme quelques-uns le prйtendirent. Dans ces perspectives nier le destin
serait nier la providence divine. Toutefois nous ne devons mкme pas conserver
des dйnominations communes avec les infidиles de crainte que de la confusion
des noms ne naisse une occasion d'erreur; aussi les fidиles n'useront pas de ce
nom de destin pour ne point paraоtre s'associer а ceux dont la pensйe sur
le destin est mauvaise puisqu'ils soumettent tout а la nйcessitй des astres.
C'est pourquoi Augustin dit: « Si quelqu'un appelle destin
la volontй ou la puissance de Dieu qu'il garde sa pensйe, mais corrige
son langage ». Et Grйgoire dans le mкme sens: « Loin de la
pensйe des fidиles de soutenir qu'il existe un destin ». 94: DE LA CERTITUDE DE LA PROVIDENCE DIVINE
Une
difficultй surgit а ce propos. Si tout ce qui est dans ce monde, mкme le
contingent, est soumis а la providence de Dieu, il semble ou que cette
providence n'est point certaine ou que tout arrive nйcessairement. 1. Le Philosophe
dйmontre en effet que si nous admettons d'une part que tout effet possиde une
cause essentielle, et d'autre part qu'а une cause de ce genre, son effet suit
nйcessairement, il s'ensuit que tous les futurs arrivent nйcessairement. Car si
tout effet a une cause per se, tout effet futur ressortira а une cause
ou prйsente ou future. Cherchons par exemple si tel homme doit кtre tuй par
les brigands; cet effet est prйcйdй de sa cause, la rencontre des brigands; ce
dernier effet est йgalement prйcйdй de sa cause, la sortie de sa maison; cet
effet est encore prйcйdй de sa cause, sa volontй de chercher de l'eau, qui a
йtй prйcйdйe elle-mкme d'une autre cause, la soif, causйe elle-mкme par une
alimentation salйe: ce qui est du prйsent ou du passй. Si donc en posant la
cause, l'effet suit nйcessairement, il est nйcessaire que cet homme mangeant
salй, ait soif; qu'ayant soif, il veuille chercher de l'eau; que voulant
chercher de l'eau, il sorte de la maison; que sortant de la maison, il
rencontre les brigands; que s'il les rencontre, il soit tuй. Donc, passant du
premier fait au dernier, il est nйcessaire que cet homme mangeant du salй soit
tuй par les brigands. La conclusion du Philosophe est donc qu'il n'est point
vrai qu'une cause йtant posйe, son effet suive nйcessairement, car il est des
causes susceptibles de dйfaillance. Il n'est pas davantage vrai que tout effet
ait une cause essentielle, car ce qui est accidentel, par exemple que cet
homme, voulant chercher de l'eau, rencontre des brigands, est sans cause. Il ressort de
cette dйmonstration que tous les effets en dйpendance d'une cause per se, prйsente
ou passйe, arrivent nйcessairement dиs qu'est posйe cette cause а laquelle suit
nйcessairement son effet. Donc il faudra dire ou bien que tous les effets ne
sont pas soumis а la providence divine, et ainsi la providence ne s'йtendrait
plus а tout, comme on l'avait montrй plus haut - ou bien qu'йtant posй un acte
de la providence, son effet ne suit pas nйcessairement et ainsi la providence
incertaine - ou bien qu'il est nйcessaire que tout arrive nйcessairement. La
providence en effet n'est pas seulement pour le prйsent ou le passй, elle est
de l'йternitй: rien n'est en Dieu qui ne soit йternel. 2. Si la providence de Dieu est certaine,
cette proposition conditionnelle sera certainement vraie: « Si Dieu
prйvoit cela, cela sera ». Dans cette conditionnelle, l'antйcйdent est
nйcessaire puisqu'il est йternel. Le consйquent est donc nйcessaire, car dans
une conditionnelle, tout consйquent est nйcessaire si l'antйcйdent est
nйcessaire, le consйquent йtant comme une conclusion de l'antйcйdent; or tout
ce qui est consйcutif au nйcessaire, est lui-mкme nйcessaire. Si donc la
providence est certaine, il s'ensuit que tout est produit nйcessairement. 3. Supposons que
Dieu ait prйvu qu'un tel doive rйgner. Ou il est possible qu'il ne rиgne pas,
ou cela est impossible. S'il n'est pas possible qu'il ne rиgne pas, il est donc
impossible qu'il ne rиgne pas; il est par consйquent nйcessaire qu'il rиgne. Si
au contraire il est possible qu'il ne rиgne pas, dans l'hypothиse de cette
possibilitй, il ne s'ensuit pas quelque chose d'impossible, et il suit que la
providence de Dieu est dйfaillante; il n'est donc pas impossible que la
Providence de Dieu dйfaille. Il est donc nйcessaire dans le cas oщ tout serait
prйvu par Dieu, ou que sa providence ne soit pas certaine, ou que tout arrive
nйcessairement. 4. Voici une argumentation de Tullius. Si tout est
prйvu par Dieu, l'ordre des causes est certain. Et si cela est vrai, tout est
conduit par le destin. Mais si tout est conduit par le destin, rien n'est en
notre pouvoir, nul est l'arbitre de notre volontй. Il suit donc, si la
providence divine est certaine, qu'il n'y a plus de libre arbitre et que
pareillement toutes les causes contingentes sont supprimйes. 5. La providence
de Dieu n'exclut pas les causes intermйdiaires, on l'a prouvй. Or les causes il
en est de contingentes et susceptibles de dйfaillir. Un effet de la providence
de Dieu peut donc dйfaillir, et celle-ci n'est pas certaine. Pour donner leur
solution а ces difficultйs, nous devrons reprendre certaines choses, exposйes
antйrieurement, en vue de mettre en lumiиre comment rien n'йchappe а la
providence de Dieu, que l'ordre de cette providence est absolument immuable,
mais que cependant tout ce qui en relиve, n'arrive pas nйcessairement. On notera d'abord
que l'ordre de la providence de Dieu embrasse toutes choses puisque Dieu est la
cause de tout ce qui existe, donnant а toutes choses leur кtre. Puisqu'il leur
donne l'кtre, il doit йgalement les conserver dans l'кtre et les conduire а la
perfection de leur fin derniиre. Cependant en toute providence on trouve
deux choses, la prйvision de l'ordre et la rйalisation de l'ordre prйvu dans
les choses auxquelles s'йtend cette providence, ceci relevant de l'agir, cela
de la connaissance. Entre les deux, il est une diffйrence: dans sa prйvision
d'un ordre, la providence est d'autant plus parfaite que cet ordre englobe
jusqu'aux moindres dйtails. Quand en effet dans notre organisation des choses,
nous ne pouvons prйvoir l'ordonnance de tous les cas particuliers, cela
provient de la faiblesse de notre connaissance qui ne peut embrasser tous les
cas particuliers; un homme est d'autant plus habile que ses prйvisions vont а
plus de cas particuliers; celui qui se tient dans des gйnйralitйs, est de peu
de prudence. On constate cela dans toutes les branches d'activitйs. Mais au plan des
rйalisations de cet ordre prйvu, la providence du chef est d'autant plus
excellente et parfaite qu'elle est plus haute et rйalise sa pensйe par des
intermйdiaires nombreux, car ordonnance de ces intermйdiaires est elle-mкme une
part importante dans cet ordre prйmйditй. Or la providence de Dieu possиde le degrй
suprкme de perfection car, on l'a montrй, Dieu est purement et simplement
parfait, sans limites а sa perfection. Dans les prйvisions de sa sagesse, il
agence tout, jusqu'aux moindres dйtails, mais dans toute leur action les кtres
sont des instruments, mus par lui, ils concourent sous ses ordres а rйaliser
dans les choses l'ordre de la providence, mыri, pour ainsi dire, de toute
йternitй. Cependant si tous les кtres, susceptibles d'agir, sont dans leur action
au service de cet ordre, aucun d'entre eux ne pourra faire йchec par une action
contraire а l'exйcution du plan providentiel. Il est pareillement impossible
que la dйfaillance d'un agent ou d'un patient soit un obstacle а la providence,
puisque toute vertu active ou passive est causйe dans les choses d'aprиs
l'ordre divin. Impossible encore que l'exйcution du plan providentiel divin
soit enrayй par quelque changement dans la Providence elle-mкme puisque Dieu
est absolument immuable. Il reste donc que l'action pourvoyeuse de Dieu ne peut
absolument pas йchouer. Ou notera ensuite que tout agent cherche le bien et
tout le bien dont il est capable, on l'a dit. Mais le bien et le meilleur ne se
prennent pas de la mкme maniиre dans le tout et dans les parties. Dans le tout,
le bien est cette intйgritй qui ressort de l'ordre et de la disposition des
parties entre elles. Aussi du point de vue du tout, la diversitй des parties
sans laquelle l'ordre et la perfection de l'ensemble ne seraient point, est
meilleure que cette йgalitй qui permettrait а chacune des parties d'atteindre
au rang de la plus parfaite; mais toute partie d'un degrй moindre, considйrйe
en elle-mкme, serait plus parfaite si elle йtait d'un degrй supйrieur. Prenons
l'exemple du corps humain: le pied serait une partie plus digue si la beautй et
la vertu de l'_il lui йtaient dйparties, mais le corps dans son ensemble serait
moins parfait si la fonction du pied lui manquait. Autre est donc l'intention d'un agent
particulier, autre celle de l'agent universel: le premier a en vue le bien de
la partie pour elle-mкme, et la rйalise aussi parfaite que possible, l'agent
universel regarde le bien de l'ensemble. Aussi telle dйfectuositй n'est point
de l'intention de l'agent particulier, mais tombe sous celle de l'agent
universel. Tel le cas de la gйnйration du sexe fйminin qui n'est pas dans le
sens de l'agent particulier, c'est-а-dire de la vertu propre а cette semence,
dont le but est de produire un fruit aussi parfait que possible; mais il est de
l'intention de la nature universelle, c'est-а-dire de la vertu propre а l'agent
universel, que soit engendrй le sexe fйminin en vue de la gйnйration des кtres
infйrieurs sans quoi la gйnйration de nombre d'animaux serait impossible. De
mкme les corruptions, les dйchйances et toutes les dйficiences tombent sous
l'intention de la nature universelle et non d'une nature particuliиre: tout
кtre rйpugne en effet а quelque dйfectuositй que ce soit, et de tout son
pouvoir il se tend vers sa perfection. On voit donc comment un agent
particulier veut toute la perfection dont est capable la nature de son effet;
quant а la nature universelle, elle fixe а cet effet tel degrй de perfection,
ici perfection du sexe masculin, lа perfection du sexe fйminin. Et parmi les
parties qui constituent l'ensemble de l'univers la premiиre distinction qui
s'impose est celle du contingent et du nйcessaire. Les кtres supйrieurs sont en
effet nйcessaires, incorruptibles et immuables; les кtres s'йcartent d'autant
plus de cette condition qu'ils sont d'un degrй infйrieur, de sorte que les
derniers se corrompent dans leur кtre, sont mobiles dans leurs comportements,
ont une causalitй contingente et non nйcessitante. Tout agent qui est partie de
l'univers, tend donc de tout son pouvoir а demeurer dans son кtre et son
conditionnement naturel, а soutenir son efficience, mais Dieu qui gouverne
l'univers, dйcide que parmi les effets, les uns seront sous la loi de la
nйcessitй, les autres sous celle de la contingence, et dans ces vues il leur
assigne des causes diverses, celles-ci contingentes, celles-lа nйcessaires. Il
appartient ainsi а l'ordre de la providence non seulement que tel effet soit,
mais encore qu'il soit un effet contingent ou un effet nйcessaire. Dиs lors
parmi les кtres qui tombent sous la providence, les uns sont nйcessaires, les
autres contingents, mais tous ne sont pas nйcessaires. ad 1. On voit donc que si la providence de
Dieu est la cause directe de tel effet futur - elle l'est dans le prйsent ou le
passй, ou mieux de toute йternitй - il ne s'ensuit pas, comme le prйtendait la
premiиre objection, que cet effet futur sera nйcessairement, car la providence
de Dieu est par elle-mкme la cause de la production contingente de cet effet;
et а cela rien ne peut faire йchec. ad 2. La vйritй de cette proposition
conditionnelle: « si Dieu prйvoit que cela arrivera, cela
sera », apparaоt йgalement, conformйment а la seconde objection. Mais
cet effet sera tel que Dieu l'a prйvu. Or il l'a prйvu devoir кtre contingent;
il suit donc qu'infailliblement cet effet sera, а savoir d'une faзon contingente,
mais non nйcessaire. ad 3. Il est encore йvident que cet effet futur,
prйvu par Dieu comme contingent, considйrй en lui-mкme pourrait ne pas кtre:
prйvu comme contingent, il est susceptible de ne pas кtre. Mais il n'est pas
possible que l'ordre providentiel subisse un йchec dans la production de cet
effet contingent. Ainsi est rйsolue la troisiиme objection. On admettra donc
qu'un tel puisse ne pas rйgner а le considйrer seul, mais non dans son rapport
avec la prйvision divine. ad 4. Quant а l'objection de Tullius, aprиs nos
explications elle est sans consistance. Non seulement les effets, mais encore
leurs causes et leur maniиre d'кtre ressortissent а la providence de Dieu, on
l'a montrй; il ne suit donc pas que si tout est soumis а Dieu, rien ne soit en
notre pouvoir. Dieu a prйvu que nous ferions librement ces choses. ad 5. Et la
dйfectibilitй des causes secondes par l'intermйdiaire desquelles Dieu produit
ses effets, ne peut nuire а la certitude de la providence, comme le prйtendait
la cinquiиme objection, puisque Dieu agit dans toutes les causes selon
l'arbitre de son vouloir, on l'a montrй. Il appartient dиs lors а sa providence
de laisser parfois les causes dйfectibles а leur faiblesse et parfois de les en
prйserver. Nous avons rйsolu ailleurs, а propos de la science de Dieu, les
difficultйs qui naissent de la certitude de cette science, au sujet de la
nйcessitй des choses prйvues par Dieu. 95 ET 96: COMMENT L'IMMUTABILITЙ DE LA PROVIDENCE DIVINE NE
SUPPRIME PAS L'UTILITЙ DE LA PRIИRE
Il
nous faut encore йtudier comment l'immutabilitй de la providence divine ne
supprime pas plus l'utilitй de la priиre qu'elle n'impose la nйcessitй aux
кtres auxquels elle pourvoit. Nous n'adressons pas en effet а Dieu des priиres
pour modifier la disposition йternelle de sa providence, ce qui est impossible,
mais pour obtenir de lui l'objet de nos dйsirs. Il est bon que Dieu donne son assentiment
aux dйsirs filiaux de sa crйature raisonnable, non pas que nos dйsirs mettent
en branle ce Dieu immuable, mais par l'effet de sa bontй il accomplit ce qui
est sagement dйsirй. Tous les кtres, on l'a prouvй, dйsirent naturellement le
bien, et il appartient а la surйminente bontй de Dieu d'accorder а chacun dans
un ordre donnй l'кtre et le bien-кtre; il s'ensuit qu'en raison de cette bontй,
Dieu comble les dйsirs filiaux qui lui sont exprimйs par la priиre. Le propre d'un
moteur est de conduire son mobile а sa fin; dиs lors c'est sous l'impulsion de
la mкme nature qu'un кtre est mы а sa fin, l'atteint et s'y repose. Or tout dйsir
est un mouvement vers un bien, mouvement qui ne peut кtre dans les choses que
sous l'action de Dieu qui est bon par essence et est la source de toute bontй;
un moteur pousse en effet son mobile а sa ressemblance. Il appartient donc а
Dieu, en raison de sa bontй, de conduire а leur effet propre les dйsirs
lйgitimes que la priиre exprime. Plus un кtre est proche de son moteur,
plus il bйnйficie efficacement de son influence; ainsi plus un кtre est prиs du
feu, plus il devient chaud. Or les substances spirituelles sont plus prиs de
Dieu que les substances naturelles inanimйes; plus efficace est donc
l'influence de la motion divine sur les premiиres que sur les secondes. Or les
corps de la nature participent а la motion de Dieu dans la mesure oщ ils en
reзoivent leur appйtit naturel du bien et l'assouvissement de tel appйtit, qui
ne peut se rйaliser que dans la conquкte de leur fin propre. A plus forte
raison par consйquent les substances spirituelles atteindront la rйalisation
des dйsirs que leur priиre prйsente а Dieu. Le propre de l'amitiй est pour l'ami de
rйpondre au dйsir de son ami dans la mesure oщ il veut son bien et sa
perfection; aussi dit-on des amis qu'ils n'ont qu'un vouloir. Or on a
montrй comment Dieu aime sa crйature et d'un amour d'autant plus grand pour
chacune qu'elle participe davantage а sa bontй, objet premier et principal de
son amour. Dieu veut donc satisfaire les dйsirs de la crйature raisonnable qui
parmi les crйatures participe le plus parfaitement а sa divine bontй. Or sa
volontй est la source du perfectionnement des choses: Dieu, on l'a prouvй, est
cause des choses par sa volontй. Il appartient donc а la bontй de Dieu de
rйaliser ces dйsirs que lui soumet dans la priиre la crйature raisonnable. La divine bontй
communique son bien а la crйature en l'йtablissant en une certaine ressemblance
avec elle. Or on loue particuliиrement les hommes de ne pas refuser leur
assentiment aux requкtes justes qui leur sont adressйes; on dit alors d'eux
qu'ils sont libйraux, clйments, misйricordieux et hommes de c_ur. Il appartient
donc trиs particuliиrement а la bontй de Dieu d'exaucer les priиres filiales. C'est pour quoi
il est dit dans le Psaume: « Il accomplit le dйsir de ceux qui le
craignent, et il entend leur cri et il les sauve ». Et dans Matthieu
le Seigneur dit: « Qui demande reзoit et qui cherche trouve, et а
qui frappe on ouvre ». (Chap. 96). Et si parfois Dieu n'entend pas les priиres de ceux
qui le prient, il n'y a en cela rien de surprenant. Nous avons montrй que Dieu exauce les
dйsirs de la crйature raisonnable pour cette raison qu'elle dйsire le bien. Or
il arrive parfois que l'objet d'une requкte n'est pas un bien vйritable, mais
seulement apparent; il est purement et simplement un mal. Une telle priиre ne
saurait кtre exaucйe de Dieu. Aussi est-il dit: « Vous demandez et vous
ne recevez pas parce que vous demandez ma! ». On a pareillement
dйmontrй que du fait qu'il excite notre dйsir, il est normal que Dieu
l'accomplisse. Or un mobile n'atteint le terme de son mouvement que si le
moteur le soutient dans son mouvement. Si donc le mouvement du dйsir ne se
maintient pas par la constance de la priиre, il n'est pas surprenant qu'il
n'obtienne pas l'effet attendu. C'est pourquoi le Seigneur dit: « Il
faut toujours prier et ne pas s'arrкter », et l'Apфtre: « priez
sans arrкt ». On a encore expliquй comment Dieu se doit de remplir
le dйsir de la crйature raisonnable dans la mesure oщ celle-ci est proche de
lui. Or ce rapprochement est dы а la contemplation, а un amour plein de
dйvotion et а une intention humble et forte. Par consйquent une priиre qui ne
monte pas ainsi vers Dieu, ne mйrite pas d'кtre entendue de lui. De lа ce mot: « Il
regarde la priиre des humbles », et: « Il demande dans la foi,
sans hйsitation ». On a enfin dit que Dieu exauce les v_ux de ses fils
en raison de son amitiй pour eux. Celui donc qui dйchoit de l'amitiй divine
n'est plus digne d'кtre exaucй dans sa priиre. De lа ce mot des Proverbes:
« Qui ferme ses oreilles pour ne pas entendre la loi, sa priиre est une
abomination », et d'Isaпe: « Multipliez vos priиres et je ne
les exaucerai pas, car vos mains sont pleines de sang ». Cette mкme raison
fait que parfois un ami de Dieu n'est pas exaucй quand il prie pour ceux qui ne
sont pas dans l'amitiй de Dieu, selon ce mot de Jйrйmie: « Ne prie pas
pour ce peuple, n'йlиve pour lui ni louange, ni priиre, je ne t'exaucerai
pas ». Mais il arrive aussi que l'amitiй est la raison du
refus, opposй а la priиre d'un ami, car on sait que l'objet de cette priиre lui
serait pernicieux ou que le contraire lui sera meilleur: tel le mйdecin qui
refuse au malade ce qu'il demande parce qu'а son avis cela ne vaut rien pour la
santй de son corps. Et comme nous avons montrй que l'amour de Dieu pour sa
crйature raisonnable est la raison de l'accomplissement des dйsirs exprimйs par
celle-ci dans sa priиre, on ne s'йtonnera pas si parfois Dieu n'entend pas la
priиre de ceux qu'il aime plus particuliиrement, dйsirant rйaliser ce qu'il y a
de meilleur pour celui qui prie. Telle est la raison pour laquelle il n'enleva
pas а Paul cet aiguillon de la chair, malgrй sa triple priиre, prйvoyant que
cela йtait utile а la sauvegarde de son humilitй, comme il est dit dans la Deuxiиme
aux Corinthiens. C'est pourquoi le Seigneur dit а quelques-uns:
« Vous ne savez pas ce que vous demandez ». Et il est dit: « Nous
ne savons pas demander dans notre priиre ce qui convient ». De
lа ce mot d'Augustin dans sa lettre а Paulin et а Therasia: « Le
Seigneur est bon qui ne nous accorde pas ce que nous voulons afin de nous
donner ce que nous prйfйrons ». Il ressort de tout cela que les priиres et
les pieux dйsirs sont la cause de certaines rйalisations divines. Or nous avons
exposй comment la providence de Dieu n'exclut pas les autres causalitйs, bien
plus, elle les coordonne de telle sorte que l'ordre, йtabli par elle, soit
rйalisй dans le monde; ainsi donc les causes secondes ne s'opposent pas а la
providence, mieux elles en produisent les effets. Par consйquent les priиres
sont efficaces auprиs de Dieu, sans pour autant renverser l'ordre de sa
providence, car l'accomplissement de telle priиre tombe sous l'ordre mкme de la
divine providence. Soutenir qu'il ne faut pas prier en vue d'obtenir quelque
chose de Dieu sous prйtexte que l'ordre providentiel est immuable, йquivaudrait
а dire qu'il ne faut pas marcher pour atteindre tel lieu ni manger pour se
nourrir, ce qui est absurde. Voici donc que deux erreurs concernant la priиre sont
йcartйes. Quelques-uns ont en effet prйtendu que la priиre est sans fruit:
C'est la position de ceux qui nient totalement la providence de Dieu, tels les
Йpicuriens, de ceux qui soustraient les choses humaines а son ordre, ainsi
certains Pйripatйticiens, et de ceux qui estiment que tout ce qui ressortit а
la providence arrive nйcessairement, tels les Stoпciens. D'aprиs toutes ces
thйories il suit que la priиre n'est d'aucune efficacitй, et qu'en consйquence
tout culte а l'endroit de la divinitй est vain, erreur а laquelle Malachie fait
allusion: « Vous avez dit: inutile de servir Dieu; qu'avons-nous
gagnй а observer ses prйceptes et а marcher avec tristesse devant Yaweh des
armйes? » D'autres au contraire ont prйtendu que les priиres
йtaient susceptibles de modifier les dispositions divines; ainsi les Йgyptiens
disaient que le destin change grвce aux priиres, а certaines reprйsentations, а
des encensements et а des incantations. A premiиre vue certains passages de
l'Йcriture seraient favorables а ce sens. Il est en effet racontй qu'Isaпe sur
le commandement du Seigneur dit au roi Йzйchias: « Ainsi dit Yaweh: Donne
tes ordres а ta maison, car tu vas mourir, et tu ne vivras plus »,
et aprиs la priиre d'Йzйchias la parole de Yaweh fut adressйe а Isaпe en ces
termes: « Va, et dis а Йzйchias: J'ai entendu ta priиre. Voici que
j'ajouterai а tes jours quinze annйes ». Et Jйrйmie dit au nom
du Seigneur: « Tantфt je parle, touchant une nation et touchant un
royaume, d'arracher, d'abattre et de dйtruire. Mais cette nation contre
laquelle j'ai parlй revient-elle de sa mйchancetй, alors je me repens du mal
que j'avais rйsolu de lui faire ». Et Joлl: « Revenez а Dieu
votre Dieu, car il est misйricordieux et compatissant. Qui sait s'il ne se
repentira pas et ne reviendra pas? » Une intelligence superficielle de ces
passages conduit а une position dйnuйe de sens. Il s'ensuit d'abord que la
volontй de Dieu est changeante, que Dieu gagne quelque chose avec le temps, et
qu'enfin ce qui relиve du temps chez les crйatures est cause de quelque chose
en Dieu: toutes choses manifestement impossibles, comme il ressort des exposйs
antйrieurs. Ceci est encore opposй aux autoritйs de l'Йcriture qui contiennent
une vйritй infaillible et clairement exprimйe. Il est dit en effet: « Dieu
n'est pas un homme pour mentir, ni un fils d'homme pour se repentir. Est-ce lui
qui dit et ne fait pas, qui parle et n'exйcute pas? » et: « Celui
qui est la splendeur d'Israлl ne ment point et ne se repent pas, car il n'est
pas un homme pour se repentir », et: « Je suis le Seigneur et
je ne change pas ». Si l'on rйflйchit un instant avec attention а ce
problиme, on remarquera que l'erreur qui s'y glisse, naоt d'une confusion entre
ces deux ordres, l'ordre universel et l'ordre particulier. Puisque tous les
effets sont reliйs entre eux du fait qu'ils se rencontrent sous une unique
causalitй, l'ordre est d'autant plus large que la cause est plus universelle.
Dиs lors cet ordre dont l'origine est dans la cause universelle qu'est Dieu,
embrasse nйcessairement toutes choses. Rien n'empкche donc qu'un ordre
particulier soit modifiй en raison d'une priиre ou de quelque autre causalitй,
car en dehors de cet ordre il est une cause qui le peut changer. C'est pourquoi on
ne s'йtonne pas quand les Йgyptiens, pour qui tout l'ordre humain dйpend des
corps cйlestes, soutiennent que le destin, sous la dйpendance des astres, peut
кtre modifiй par des priиres et des rites, car hors du cycle des corps cйlestes
et au-dessus d'eux, il y a Dieu qui peut empкcher l'effet produit en ce monde
par l'action des corps cйlestes. Mais en dehors de l'ordre qui embrasse
tout, on ne peut rien imaginer qui soit susceptible de renverser l'ordre
dйpendant de la cause universelle. C'est pourquoi les Stoпciens, considйrant
que la cause universelle prйside а l'ordre de tous les кtres, ont soutenu qu'un
tel ordre instituй par Dieu, ne pouvait кtre modifiй sous quelque prйtexte que
ce soit. Pourtant ils s'йcartaient des perspectives de l'ordre universel en
affirmant l'inutilitй de la priиre, tout comme s'ils avaient estimй que les
vouloirs des hommes et leurs dйsirs, sources de leurs priиres, n'entraient pas
dans cet ordre. Quand ils dirent qu'en raison de l'ordre universel, l'effet
demeure le mкme dans le monde, qu'il y ait des priиres ou qu'il n'y en ait pas,
ils excluent manifestement de cet ordre les v_ux de ceux qui prient. Mais si
ces priиres sont comprises sous cet ordre, d'elles, tout comme des autres
causes, des effets naоtront du fait mкme de la divine ordonnance. Exclure
l'effet de la priиre йquivaudrait donc а exclure celui de toutes les autres
causes. Pas plus que l'effet des autres causes, l'efficacitй de la priиre ne
compromet l'immutabilitй de l'ordre de Dieu. La puissance de la priиre n'est
donc pas dans les modifications qu'elle apporte а l'ordre de la providence
divine, mais dans la place qu'elle obtient dans cet ordre mкme. Rien d'ailleurs
ne s'oppose а ce que l'efficacitй des priиres apporte quelque changement dans
l'ordre particulier d'une causalitй infйrieure, sous l'action de Dieu qui
dйpasse toutes causes, et pour autant n'est aucunement enfermй dans la
nйcessitй d'un ordre quelconque, lui qui tient sous sa main la nйcessitй de
l'ordre de toute cause infйrieure, comme en йtant l'auteur. Quand l'ordre des
causes infйrieures instituй par Dieu est en quelque point modifiй par la
priиre, on dit de Dieu qu'а la priиre de ses fils il se convertit ou se
repent, en raison du changement, non dans ses йternelles dispositions, mais
dans leurs effets. Ainsi Grйgoire dit-il que Dieu ne change pas son conseil,
mкme s'il modifie sa sentence; non cette sentence dont l'йternelle
ordonnance est l'expression, mais celle que rйalise l'ordre des causes
infйrieures, cet ordre d'aprиs lequel un Йzйchias devait mourir ou un peuple
кtre puni pour ses pйchйs. Par analogie on donne le nom de repentir а ce
changement de la pensйe divine, car Dieu agit а la maniиre du pйnitent dont le
propre est de modifier son comportement. De la mкme maniиre on dit
mйtaphoriquement qu'il se met en colиre quand en punissant il produit
l'effet propre de celui qui se met en colиre. 97: DE QUELLE MANIИRE LES DISPOSITIONS DE LA PROVIDENCE OBЙISSENT
A UN PLAN
Ces
exposйs suffisent а nous laisser entrevoir comment le gouvernement de la
providence de Dieu obйit а un certain plan. Nous avons en effet dйmontrй comment Dieu
dans sa providence axe tous les кtres sur la divine bontй, comme sur leur fin
en vue, non d'accroоtre en quelque maniиre cette bontй, mais d'imprimer aux
кtres, autant que possible, une ressemblance avec elle. Cependant toute
substance crййe est loin de la perfection du bien divin; aussi, pour donner aux
choses une ressemblance plus parfaite avec la bontй de Dieu, fallut-il les
produire dans la diversitй de telle sorte que ce qu'un seul ne pouvait
reprйsenter parfaitement, le soit d'une maniиre meilleure par plusieurs; ainsi
l'homme, impuissant а exprimer sa pensйe ni un seul mot, multiplie ses paroles
afin de traduire, grвce а cette multiplicitй, la pensйe de son esprit. Et nous
pouvons contempler l'йminente perfection de Dieu dans ce fait que la bontй
suprкme qui, en Dieu, est une et simple, n'existe chez les crйatures que dans la
diversitй et la multiplicitй. Or la diversitй dans les кtres naоt de la
diversitй de leurs formes qui leur donnent leur espиce. Ainsi donc leur
finalitй est la raison de la diversitй des formes chez les кtres. Et dans la
diversitй des formes nous trouvons l'idйe de l'ordre йtabli dans les choses.
L'кtre d'une chose lui vient de sa forme, et dans la mesure de son кtre, elle
tend а ressembler а Dieu qui est lui-mкme son кtre dans sa simplicitй. Il
s'ensuit que la forme n'est rien autre que la similitude de Dieu participйe.
Aristote a donc bien dit а son propos: elle est quelque chose de divin et de
dйsirable. Cependant la similitude se rйfйrant а un кtre simple ne peut se
diversifier que par degrйs d'йloignement ou de rapprochement dans la
ressemblance de cet кtre. Or plus un кtre ressemble а Dieu, plus il est parfait;
aussi la diffйrence entre les formes vient uniquement de leur perfection plus
ou moins grande. C'est pourquoi Aristote йtablit une analogie entre les
dйfinitions qui expriment les natures des кtres ou leurs formes, et les nombres
dans lesquels toute variation d'espиce se fait par addition ou soustraction
d'unitй: ce qui donne а comprendre comment la diversitй des formes suppose
leurs divers degrйs de perfection. Chose йvidente а qui scrute la nature des
choses. Un regard attentif surprend cette diversitй des кtres dans toute une
gradation: au-dessus des corps inanimйs sont les plantes; au-dessus de
celles-ci, les animaux dйpourvus de raison; au-dessus de ces derniers, les
substances intelligentes; et en chacun de ces degrйs, cette diversitй qui fait
les uns plus parfaits que les autres au point que le premier des кtres de la
hiйrarchie infйrieure est voisin de la hiйrarchie supйrieure et vice versa, par
exemple ces animaux immobiles qui ressemblent aux plantes. De lа ce mot de
Denys: « La divine sagesse a uni les frontiиres des кtres supйrieurs et
celles des кtres infйrieurs ». Il apparaоt dиs lors que la
diversitй des кtres appelle, non leur йgalitй entre eux, mais un ordre et une
hiйrarchie. En outre а cette diversitй des formes qui est la source de la
distinction des espиces dans les кtres, suit la diffйrence de l'agir. Tout кtre
en effet agit dans la mesure oщ il est en acte; n'est-il qu'en puissance, il
est pour autant privй de l'agir. Or l'кtre est en acte par sa forme. L'agir
d'un кtre est donc consйcutif а sa forme. Toute diversitй dans les formes
annonce donc une diversitй dans l'agir. Et comme tout кtre atteint la fin propre
par son opйration propre, nйcessairement il y a diversitй dans les fins propres
des кtres, bien que tous se rencontrent en une seule fin derniиre. Cette diversitй
dans les formes provoque encore une diversitй de rapport de la matiиre avec les
rйalitйs subsistantes. Cette diversitй des formes naissant de leurs diffйrents degrйs
de perfection, on en trouvera certaines qui sont assez parfaites pour
subsister, complиtes en elles-mкmes, sans avoir besoin du soutien de la
matiиre. Les autres au contraire ne se suffisent pas pour subsister
parfaitement; elles ont besoin de ce fondement qu'est la matiиre au point que
l'кtre subsistant n'est ni la forme seule, ni la matiиre seule, qui par
elle-mкme n'est pas un кtre en acte, mais le composй des deux. Nйanmoins la
matiиre et la forme ne pourraient кtre unies en vue de constituer un seul кtre,
si elles n'йtaient proportionnйes l'une а l'autre. Cette proportion suppose
nйcessairement qu'aux diverses formes rйpondent diverses matiиres. C'est
pourquoi telles formes appellent une matiиre simple, telles autres une matiиre
composйe; et d'aprиs la diversitй des formes, on aura une composition diverse
des parties, en harmonie avec l'espиce de la forme et son opйration. La diversitй des
rapports de la forme avec la matiиre entraоne une diversitй chez les agents et
les patients. Un кtre agit en effet en raison de sa forme, il est passif et
mobile; par sa matiиre; il rйsulte donc nйcessairement que les кtres dont les
formes sont plus parfaites et plus immatйrielles, agissent sur ceux qui sont
plus matйriels et dont les formes sont plus imparfaites. Enfin cette
diversitй des formes et des matiиres et des agents sera la cause d'une
diversitй dans les propriйtйs et les accidents. La substance en effet, йtant la
cause de l'accident, comme le parfait de l'imparfait, а des principes
substantiels diffйrents suivent nйcessairement des accidents propres divers. De
plus, la diffйrence chez les agents entraоne une diffйrence dans leur action
sur les patients et par lа une diffйrence dans les accidents dont ils sont la
cause. On
voit dйsormais comment ce n'est pas sans raison que la providence de Dieu
distribue dans le monde crйй les divers accidents et les actions et les
passions et les divers arrangements. C'est pourquoi l'Йcriture Sainte attribue
la production des choses et leur gouvernement а la sagesse et а la prudence de
Dieu. Il est dit: « C'est par la sagesse que Yaweh a fondй la
terre, par la prudence qu'il a affermi les cieux. Par sa sagesse les
abоmes se sont ouverts et les nuages distillent la rosйe ». Et
il est dit de la sagesse de Dieu qu'elle « atteint avec force d'un bout
du monde а l'autre et dispose tout avec douceur ». Et encore: « Vous
avez tout rйglй avec mesure, avec nombre et avec poids »; la mesure
marque l'intensitй ou la modalitй ou le degrй de perfection de chaque кtre;
le nombre, la multiplicitй et la diversitй des espиces, consйcutive а
leurs degrйs divers de perfection; le poids, les diverses inclinations
des кtres а leurs fins et а leurs opйrations propres, et les agents et les
patients et les accidents consйcutifs а la distinction des espиces. Dans cet ordre oщ
l'on surprend la pensйe de la providence divine, nous plaзons en premier lieu
la bontй de Dieu, comme la fin derniиre qui est le principe premier de l'agir;
puis la multiplicitй des кtres qui nйcessairement requiert la diversitй des
degrйs dans les formes et les matiиres, dans les agents et les patients, dans
les opйrations et les accidents. De mкme que la premiиre intention de la
providence de Dieu est purement et simplement sa bontй, ainsi sa premiиre
intention, au plan des crйatures, est leur nombre, а la production et а la
conservation duquel tout paraоt ordonnй. De ce point de vue Boиce semble avoir
bien йcrit: « Tout ce qui a йtй instituй а l'origine de
la nature des choses, le fut en vue de leur nombre ». Par ailleurs on notera
que la raison pratique et la raison spйculative se ressemblent et diffиrent en
partie. Elles se ressemblent en ceci: de mкme que la raison spйculative а
partir d'un principe, grвce а un moyen terme, aboutit а la conclusion
recherchйe, ainsi la raison pratique а partir d'un premier donnй, en passant
par des intermйdiaires, arrive а l'opйration ou l'effet dйsirй. Toutefois dans
l'ordre spйculatif la forme ou l'essence est le principe; dans l'ordre pratique
c'est la fin qui parfois est la forme, parfois autre chose; dans l'ordre
spйculatif encore le principe est toujours nйcessaire, dans l'ordre pratique il
l'est ou ne l'est pas: il est en effet nйcessaire pour l'homme de vouloir son
bonheur comme fin, mais non de vouloir construire une maison. Pareillement dans
l'ordre spйculatif les conclusions dйcoulent nйcessairement des antйcйdents, ce
qui n'est pas toujours vrai dans l'ordre pratique, sauf dans cet unique cas oщ
il n'y a qu'une voie pour atteindre la fin; ainsi pour construire une maison,
il faut chercher du bois, mais que ce soit du bois de sapin, cela dйpend
uniquement de la volontй du constructeur et non de l'idйe de la maison а bвtir. Ainsi donc que
Dieu aime sa bontй propre, ceci est nйcessaire, mais il ne s'ensuit pas
nйcessairement que cette bontй soit reprйsentйe dans les crйatures puisqu'elle
est parfaite sans cela. Dиs lors la production de la crйature dans l'кtre, bien
qu'elle tienne son origine de la bontй de Dieu, ne dйpend que de son seul
vouloir. - Mais si nous supposons que Dieu veuille communiquer sa bontй aux
crйatures par voie de ressemblance, nous trouvons ici а la diversitй des
crйatures sa raison d'кtre, mais il ne s'ensuit pas nйcessairement qu'elles
obtiennent telle ou telle mesure de perfection ou que le nombre des кtres soit tel
ou tel. A supposer encore que la volontй divine ait dйcrйtй d'йtablir tel
nombre d'кtres et de donner а chaque chose telle perfection, on a la raison de
telle forme et de telle matiиre. Et il en va de mкme pour le reste. Il est donc
йvident que la providence organise le monde d'aprиs un plan, mais ce plan est
formй а partir de l'hypothиse du vouloir divin. De la sorte deux erreurs sont йcartйes.
L'erreur de ceux qui croient que tout est effet de la volontй pure de Dieu,
mais sans idйe organisatrice; telle est la position des thйologiens du Cаlam
chez les Sarrasins, d'aprиs Rabbi Moyses: pour eux il est indiffйrent que
le feu rйchauffe ou refroidisse, si ce n'est que Dieu le veut ainsi. - L'erreur
encore de ceux pour qui la providence de Dieu йtablit nйcessairement l'ordre
des causes. Nos exposйs dйmontrent а l'йvidence la faussetй de ces positions. Certaines
expressions scripturaires semblent tout attribuer а la volontй pure de Dieu;
elles n'entendent pas pourtant exclure toute idйe directrice dans les dispositions
de la providence, mais seulement affirmer que la volontй de Dieu est le
principe premier de toutes choses, comme nous l'avons dit. Ainsi ce mot du
Psaume: « Tout ce que le Seigneur a voulu, il l'a
fait ». Et de Job: « Qui peut lui dire: pourquoi
avez-vous fait cela? »; et des Romains: « Qui rйsiste а sa
volontй?» Et Augustin dit: « Seule la volontй de Dieu est la cause
premiиre de la santй et de la maladie, des rйcompenses et des peines,
des grвces et des rйtributions ». Quand donc nous cherchons la raison d'un
effet naturel, nous pouvons en rendre compte par une cause prochaine, pourvu
que nous ramenions tout а la volontй divine comme а la cause premiиre.
Par exemple а qui demande pourquoi en prйsence du feu le bois s'йchauffe, on rйpond: parce qu'il est naturel au feu de
chauffer; et ceci parce que la chaleur est son accident propre, accident
consйcutif а sa forme propre; et ainsi de suite en remontant jusqu'а la volontй
de Dieu. C'est pourquoi а qui demande pourquoi le bois est chaud, on rйpond: parce
que Dieu l'a voulu; la rйponse est sage si l'on entend ramener la question
а la cause premiиre; elle ne l'est plus si l'on veut exclure toutes les autres
causes. 98: DANS QUELLE MESURE DIEU A ET N'A PAS LE POUVOIR D'AGIR EN
DEHORS DE L'ORDRE DE SA PROVIDENCE
Ainsi
deux ordres sont а considйrer: l'un en dйpendance de la cause premiиre de
toutes choses et de ce fait embrassant l'univers; un autre, particulier, en
dйpendance d'une cause crййe particuliиre, et s'йtendant а tout ce qui
ressortit а elle. Les ordres de ce genre sont aussi nombreux que diverses sont
les causes rencontrйes dans le crйй. Ils sont toutefois subordonnйs entre eux
tout comme les causes. Et ainsi tous les ordres particuliers sont
nйcessairement subordonnйs а cet ordre universel et dйrivent de l'ordre imposй
aux кtres en raison de leur dйpendance de la cause premiиre. La politique nous
en offre un exemple. Tous les membres d'une famille sont unis entre eux dans
cet ordre qui naоt de leur sujйtion au mкme pиre; а son tour, tant le pиre de
famille que ses concitoyens sont partie d'un ordre qui les unit entre eux et
avec le chef de la citй; celui-ci а son tour, avec tous ses compatriotes, est
partie de l'ordre que prйside le roi. Mais cet ordre universel sous lequel la
providence de Dieu organise tout, peut кtre considйrй de deux maniиres: du
point de vue des кtres qu'il renferme et du point de vue de son ordonnance
propre en dйpendance de son principe. On a dйmontrй au Second Livre que les
кtres soumis а l'ordre divin, йmanent de Dieu, non comme d'un agent, poussй par
quelque nйcessitй de nature ou autre, mais de sa volontй pure, surtout si l'on
considиre la premiиre disposition des choses. Il reste donc que Dieu peut faire
d'autres choses que celles qui tombent sous l'ordre de sa providence: sa
puissance n'йtant pas limitйe а celle-ci. Si au contraire nous considйrons le plan
de cet ordre dans la dйpendance de son principe, alors Dieu ne peut rien faire
en dehors. Cet ordre, on l'a montrй, йmane de la science et de la volontй de
Dieu qui assigne а toutes choses comme fin sa divine bontй. Or il est
impossible а Dieu de faire quelque chose qu'il ne veut pas, puisque les
crйatures n'йmanent pas de lui naturellement mais librement, on l'a dit. Il lui
est йgalement impossible de faire quelque chose qui йchapperait а sa science,
puisqu'on ne peut vouloir que ce que l'on connaоt. De plus, il lui est
impossible de poser dans le crйй quelque chose qui ne serait pas axй sur sa
divine bontй comme sur sa fin, puisque sa bontй est l'objet propre de son vouloir.
Pareillement, en raison de son immutabilitй absolue, il lui est encore
impossible de vouloir une chose qu'il eut rejetйe antйrieurement, ou
d'apprendre quelque chose de nouveau, ou de l'orienter vers sa bontй. Dieu ne
peut donc rien faire qui ne tombe sous l'ordre de sa providence, comme il ne
peut rien faire qui ne relиve de son agir. Certes а considйrer sa puissance
absolue, il peut faire d'autres choses que celles soumises а sa providence et а
son agir, mais du fait de son immutabilitй il ne peut rien faire qui de toute
йternitй ne soit sous sa providence. Pour n'avoir pas retenu cette distinction,
plusieurs sont tombйs en diverses erreurs. Les uns ont voulu йtendre aux кtres,
soumis а l'ordre divin, l'immutabilitй de cet ordre, prйtendant que tous ces
кtres sont nйcessairement comme ils sont, au point que quelques-uns ont soutenu
que Dieu ne pouvait en faire d'autres. Contre eux est ce mot: « Ne
puis-je pas prier mon Pиre, et il m'enverra plus de douze lйgions d'anges? » D'autres au
contraire rejetиrent sur la providence de Dieu la mobilitй des choses qui lui
sont soumises, jugeant charnellement que Dieu, tel un homme charnel, est d'une
volontй changeante. Contre eux est encore ce mot: « Dieu n'est pas
comme l'homme, un menteur, ni comme un fils d'homme, un кtre changeant ». D'autres enfin
ont soustrait les кtres contingents а la providence de Dieu. Contre eux il est
dit: « Qui prйtend que quelque chose est fait sans le commandement du
Seigneur? » 99: COMMENT DIEU PEUT AGIR EN DEHORS DE L'ORDRE DU MONDE EN
PRODUISANT DES EFFETS INDЙPENDAMMENT DES CAUSES IMMЙDIATES
Il
reste а dйmontrer comment Dieu peut agir en dehors de l'ordre du monde. Dieu a
instituй dans le monde un ordre tel que les кtres infйrieurs sont mus par les
кtres supйrieurs, comme on l'a dit. Or Dieu peut agir en dehors de cet ordre,
produire lui-mкme un effet au plan des кtres infйrieurs, indйpendamment de
toute intervention d'кtre supйrieur. Il y a en effet une diffйrence entre
l'agent nйcessitй par sa nature et l'agent libre. L'effet du premier ne se
produit que selon l'ordre propre а sa vertu active. Dиs lors un agent d'une
vertu extraordinaire ne peut produire immйdiatement un effet modeste; il
produit un effet proportionnй а sa vertu. Mais cet effet sera parfois d'une
vertu moindre que sa cause, et ainsi, aprиs des intermйdiaires nombreux, un
effet minime sera le fruit d'une cause supйrieure. Chez l'agent volontaire il
n'en est pas de mкme. Celui-ci peut produire sans intermйdiaire tout effet qui
ne dйpasse pas sa vertu: l'artisan le meilleur peut par exemple faire le
travail d'un artisan maladroit. Or Dieu agit librement et non par nйcessitй,
comme on l'a montrй. Il peut donc produire immйdiatement, sans recours а leurs
causes propres, d'humbles effets qui sont le fruit de causes infйrieures. La virtualitй
divine, comparйe а toutes les vertus actives, est comme une vertu universelle,
comparйe aux vertus particuliиres; cela ressort des exposйs antйrieurs. Or une
vertu active universelle est susceptible d'кtre dйterminйe de deux maniиres
dans la production d'un effet particulier. Premiиrement, par l'intermйdiaire
d'une cause particuliиre: par exemple la vertu active du corps cйleste est
dйterminйe en vue de la gйnйration humaine par la vertu particuliиre, contenue
dans la semence, comme dans un syllogisme la force de la proposition
universelle est dйterminйe en vue de la conclusion particuliиre par l'emploi de
la proposition particuliиre. Deuxiиmement, par l'intelligence qui se fixe une
forme particuliиre et la rйalise dans un effet. Or l'intelligence divine
connaоt non seulement son essence qui est comme la vertu active universelle, et
l'essence des causes universelles et premiиres, mais encore celle de tous les
кtres particuliers, on l'a dit. Elle peut donc produire immйdiatement tout effet
que produit un agent particulier quelconque. Comme les accidents sont consйcutifs aux
principes substantiels d'un кtre, l'auteur immйdiat de la substance d'un кtre
doit pouvoir, en mкme temps que cette substance, produire immйdiatement tout ce
qui en dйcoule: le gйnйrateur qui donne la forme, donne toutes les propriйtйs
et tous les mouvements qui en naissent. Or on a dйmontrй que Dieu, dans la
premiиre disposition des choses, a produit immйdiatement ces choses dans l'кtre
par voie de crйation. Il peut donc mouvoir immйdiatement chacune d'elles en vue
d'un effet sans recourir а des causes intermйdiaires. L'ordre des choses йmane de Dieu dans le
monde d'aprиs les prйvisions de son intelligence; ainsi voyons-nous chez les
hommes le chef de la citй imposer aux citoyens l'ordre qu'il a prйmйditй. Or
l'intelligence de Dieu n'est pas nйcessairement dйterminйe а tel ordre au point
de ne pouvoir en composer un autre, puisque mкme а nous il est possible, grвce
а notre intelligence, de concevoir un autre ordre, par exemple que Dieu forme
l'homme de la terre, sans semence. Dieu peut donc, sans les causes infйrieures,
produire un effet qui leur est propre. Si l'ordre, imposй aux кtres par la
providence de Dieu, est а sa maniиre l'image de sa bontй, cette image est nйanmoins
imparfaite, car la bontй de la crйature ne peut йgaler celle de Dieu. Or quand
l'exemplaire d'une chose est imparfait, on la peut reprйsenter d'une autre
maniиre, autrement que par cet exemplaire. Or, on l'a montrй, la fin mкme de
Dieu dans la production des кtres est de reprйsenter sa bontй. La volontй
divine n'est donc pas tellement limitйe а cet ordre des causes et des effets
qu'elle ne puisse en ce monde infйrieur produire quelque effet immйdiatement et
sans le secours des causes ordinaires. La sujйtion de l'univers crйй а Dieu est
plus forte que celle du corps humain а l'вme: l'вme est en effet proportionnйe
au corps comme sa forme, et Dieu transcende toute proportion avec le crйй. Or
une image et une йmotion forte de l'вme suffisent а produire parfois dans le
corps la santй ou la maladie, sans aucune action des principes corporels qui en
sont normalement la cause. A plus forte raison la volontй divine peut-elle
produire un effet dans le monde sans ce secours des causes qui, naturellement,
sont orientйes vers cet effet. L'ordre de la nature veut que les vertus actives des
йlйments soient subordonnйes а celles des corps cйlestes. Or il arrive que la
vertu cйleste produise indйpendamment des йlйments l'effet propre de ces vertus
йlйmentaires, ainsi le soleil chauffe sans l'action du feu. A plus forte raison
la vertu divine pourra-t-elle produire sans leur action l'effet propre des
causes crййes. On objectera qu'ayant instituй l'ordre des choses,
Dieu ne peut passer outre, sous peine de changer lui-mкme, en produisant des
effets dans le monde sans l'intervention de leurs causes propres. La rйponse se
trouve dans la nature mкme des choses. En effet, l'ordre йtabli par Dieu dans
le monde, se rйalise selon le cours normal des choses, mais non pas dans tous les
cas et toujours: parmi les causes naturelles, beaucoup produisent leurs effets
suivant un mode fixй dans la majoritй des cas, mais non toujours: parfois en
effet, bien que rarement, il en arrive autrement, soit par une dйfaillance de
l'agent, soit par manque de disposition de la matiиre, soit par l'intervention
d'un agent plus puissant; ainsi en est-il quand la nature fait naоtre un homme
avec un sixiиme doigt. Il n'y a pas lа pour autant dйfaillance ou changement
dans l'ordre providentiel, car le fait mкme de cette dйfaillance exceptionnelle
de l'ordre naturel, йtabli pour un cours normal, tombe sous la providence de
Dieu. Si
donc une vertu crййe suffit pour que l'ordre naturel passe du normal а
l'exceptionnel, sans modification dans la providence de Dieu, a fortiori Dieu
pourra par sa vertu, sans prйjudice pour sa providence, produire des effets en
dehors de l'ordre imposй par lui aux кtres. Et ceci il le fait de temps en
temps pour manifester sa puissance. Il n'est pas en effet de manifestation plus
forte de la sujйtion de toute la nature а la volontй de Dieu qu'une action
exceptionnelle en dehors de son ordre; ainsi l'ordre des кtres apparaоt comme
procйdant de Dieu, non par la nйcessitй de sa nature, mais selon son libre
vouloir. Ce n'est pas un argument sans importance que cette action de Dieu dans
l'ordre de la nature en vue de se manifester а l'esprit des hommes. On a dйjа
montrй comment toutes les crйatures corporelles trouvent d'une certaine maniиre
leur fin dans la nature spirituelle, et la fin de celle-ci est la connaissance
de Dieu, on l'a dit antйrieurement. On ne s'йtonnera donc pas que pour aider la
nature spirituelle а connaоtre Dieu, il y ait des changements dans la nature
corporelle. 100: COMMENT L'ACTION DE DIEU EN DEHORS DE LA NATURE N'EST PAS
CONTRE LA NATURE
Nйanmoins
il faut nous rendre compte que cette intervention de Dieu en dehors de l'ordre
imposй au monde, n'est pas contre la nature. Dieu est acte pur; tous les autres кtres
sont composйs de puissance. Dieu est donc, par rapport а ces кtres, comme un
moteur а l'йgard de son mobile ou un principe actif а l'йgard de ce qui est en
puissance. Or, quand un agent s'impose а un кtre qui est naturellement en
puissance а son endroit, il ne va pas purement et simplement contre la nature,
bien que son intervention puisse contredire telle forme particuliиre qu'elle
fait disparaоtre: ainsi la gйnйration du feu et la corruption de l'air sont une
gйnйration et une corruption naturelles; quelle que soit l'action de Dieu dans
le crйй, elle n'est donc pas contre la nature, mкme si elle semble contraire а
l'ordre d'une nature particuliиre. Dieu est l'agent premier et, au-dessous de
lui, tous les autres agents sont comme ses instruments, on l'a montrй. Or le
propre de l'instrument est de favoriser, sous sa motion, l'action de l'agent
principal; aussi, la matiиre et la forme d'un instrument doivent-elles rйpondre
aux exigences de l'action, voulue par l'agent principal. Aussi il n'est pas
contraire, mais trиs conforme а la nature de l'instrument d'кtre mы par l'agent
principal. Il n'est donc pas davantage contraire а la nature des кtres crййs de
tomber de quelque maniиre que ce soit sous la motion de Dieu; puisque leur
raison d'кtre est prйcisйment d'кtre а son service. De plus on remarque que, mкme dans le monde
des agents corporels, les mouvements imprimйs aux corps infйrieurs par les
corps supйrieurs ne sont pas violents ni contre nature, mкme s'ils ne sont pas
dans le sens du mouvement naturel qu'impose leur forme а ces corps: nous ne
disons pas en effet que le flux et reflux de la mer est un mouvement violent,
parce qu'il est dы а l'influence astrale, bien que le mouvement naturel de
l'eau n'ait qu'un sens, se maintenir en йquilibre. Donc а plus forte raison on
ne dira pas que tout ce que Dieu fait en chaque crйature, est violent et contre
nature. Dieu est la mesure premiиre de l'essence et de la nature de tout кtre au
titre d'кtre premier qui en tous est cause d'кtre. Or on juge de toute chose
d'aprиs sa mesure; on appellera donc naturel pour une chose ce qui la rend
conforme а sa mesure. Par consйquent ce qu'elle reзoit de Dieu lui est naturel,
et si Dieu exerce sur elle son action, mais sous une autre forme, cela n'est
pas contre nature. Toutes les crйatures sont а l'endroit de Dieu, comme
son travail pour l'ouvrier, on l'a dйmontrй. Toute la nature est donc, en
quelque sorte, l'ouvrage formй par l'art divin. Or il n'est pas contraire а la
notion d'ouvrage que l'artiste, aprиs avoir donnй la premiиre forme а son
ouvrage, le modifie. Il n'est donc pas contraire а la nature que Dieu
intervienne chez les кtres autrement qu'en suivant le cours habituel de leur
nature. De lа ce mot d'Augustin: « Dieu, le crйateur et l'auteur de
toutes les natures, ne fait rien contre la nature, car elle est conforme а la
nature de chaque кtre l'action qu'a sur lui Celui dont dйpend tout mode, tout
nombre et tout ordre ». 101: DES MIRACLES
On a
coutume d'appeler miracles ces _uvres accomplies par Dieu en dehors du
cours normal des choses: en effet nous admirons quelque chose, quand
voyant un effet nous en ignorons la cause. Et comme une unique et mкme cause
est susceptible d'кtre connue des uns et ignorйe des autres, il arrive que
devant un effet les uns sont dans l'admiration mais non les autres: ainsi
l'astronome, а la vue d'une йclipse, ne s'йtonne pas; il en connaоt la cause;
au contraire celui qui ignore la science astronomique, est dans l'admiration,
car il ne connaоt pas la cause de l'йclipse. C'est pourquoi telle chose est
йtonnante pour l'un et non pour l'autre. Cela est donc purement et simplement
йtonnant dont la cause est absolument cachйe; et le nom de miracle dйsigne
ce qui est йtonnant de soi et pleinement, non pas seulement pour
celui-ci ou cet autre. Or Dieu est la cause absolument cachйe а tout homme; on
a prouvй plus haut que son essence est inaccessible en cette vie а aucune
intelligence humaine. Ces _uvres sont donc proprement miraculeuses qui sont
accomplies par Dieu en dehors de l'ordre communйment observй dans le monde. Toutefois ces
miracles sont de degrйs et d'ordre divers. Au premier degrй de ces miracles, on
comptera ces _uvres divines que la nature ne peut jamais taire: la simultanйitй
de deux corps, le recul ou l'arrкt du soleil, la sйparation des eaux dans la
mer offrant un chemin а ceux qui passent. Et parmi ceux-ci, il y a encore un
ordre. Plus grandes sont les _uvres de Dieu et plus elles йchappent au pouvoir
de la nature, plus elles sont miraculeuses: ainsi le recul du soleil est un
miracle plus grand que la sйparation des eaux dans la mer. Au deuxiиme degrй
on comptera des _uvres de Dieu, possibles а la nature mais non dans cet ordre.
Qu'un animal vive, voie et marche, c'est une _uvre de la nature, mais qu'il
vive aprиs кtre mort, qu'il voie aprиs avoir йtй aveugle, que le paralytique
marche aprиs avoir perdu sa force, la nature ne le peut faire tandis que Dieu
le peut miraculeusement; Et lа encore on distinguera des degrйs dans le
miracle, dans la mesure oщ l'_uvre dйpassera davantage le pouvoir de la nature. Le troisiиme
degrй des miracles comprend des _uvres, normales dans la nature, mais que Dieu
accomplit sans l'action des principes naturels, ainsi la guйrison d'une fiиvre,
а la portйe de la nature, opйrйe parla vertu divine, et encore une pluie qui
tombe sans l'action des principes naturels. 102: COMMENT DIEU SEUL FAIT DES MIRACLES
Ces
considйrations nous permettent de conclure que Dieu seul peut faire des
miracles. Ce qui est enfermй totalement dans un ordre ne peut agir en dehors de
cet ordre. Or toute crйature est soumise а l'ordre que Dieu impose au monde.
Aucune crйature ne peut donc agir en dehors de cet ordre, c'est-а-dire faire
des miracles. Ce n'est pas un miracle pour une vertu finie de rйaliser l'effet propre
auquel elle est dйterminйe, quelque йtonnement qu'en ait celui qui ne la
perзoit point: c'est ainsi un sujet d'йtonnement pour les ignorants que
l'aimant attire le fer ou qu'un petit poisson arrкte un navire. Or tout pouvoir
crйй est limitй а un ou plusieurs effets dйterminйs. Ce n'est donc pas un
miracle. Donc tout effet d'un pouvoir de ce genre ne peut кtre appelй miracle,
au sens propre, quelque йtonnant qu'il soit pour celui qui ignore ce pouvoir.
Au contraire, toute _uvre de la puissance divine est un vrai miracle, car cette
puissance est de soi incomprйhensible parce qu'elle est infinie. Toute crйature
requiert pour son action un sujet sur lequel elle agit; il n'appartient en
effet qu'а Dieu de faire quelque chose de rien, comme on l'a montrй. Or tout
agent qui prйsuppose un sujet а son action, ne peut rйaliser que ce а quoi ce
sujet est en puissance, car l'action de l'agent sur le sujet consiste а le
rйduire de la puissance а l'acte. Toute crйature donc, de mкme qu'elle ne peut
crйer, ne rйalise dans une chose que ce que contient sa puissance. Or beaucoup
de miracles sont divinement accomplis lorsque le pouvoir divin rйalise dans les
choses ce qui n'йtait pas en leur puissance: tels la rйsurrection d'un mort, le
recul du soleil, la simultanйitй de deux corps. De tels miracles sont
impossibles а tout pouvoir crйй. Ce sujet de l'acte se rйfиre et а l'agent
qui le rйduit de la puissance а l'acte, et а l'acte mкme auquel il est conduit.
De mкme donc qu'un sujet est en puissance а un acte dйterminй et non а
n'importe lequel, de mкme il ne peut passer de la puissance а cet acte que sous
l'action d'un agent dйterminй, car pour aboutir а des actes divers il faut des
causes diverses: ainsi l'air йtant en puissance feu et eau, autre sera l'agent
qui le conduira а l'acte de feu, autre celui qui le conduira а l'acte d'eau. Il
est йgalement manifeste que la matiиre corporelle n'atteint pas un acte parfait
sous la seule influence de la vertu universelle; elle a son agent propre qui
dйtermine а un effet particulier cette action de la vertu universelle. Toutefois, pour
un acte moins parfait, la matiиre corporelle est rйductible par la seule vertu
universelle sans l'intermйdiaire d'agents particuliers: ainsi la seule vertu
universelle est insuffisante а la gйnйration des animaux parfaits: une semence
dйterminйe y est requise; mais elle suffit, sans semence, dans la gйnйration
des animaux infйrieurs. Quand il s'agit donc de ces effets du monde infйrieur,
susceptibles d'кtre produits par les causes supйrieures universelles sans
intervention de causes particuliиres infйrieures, rien de miraculeux qu'ils soient
ainsi produits: il n'y a pas de miracle dans la naissance d'animaux, sans
semence, de la seule pourriture. Mais dans le cas oщ les causes supйrieures ne
suffiraient pas а la production de ces effets, les causes infйrieures
particuliиres devraient concourir а leur achиvement. Toutefois, qu'un effet
soit ainsi produit par le concours de la cause supйrieure et des principes
propres de cet effet, il n'y a pas lа miracle. Donc d'aucune maniиre la
puissance des crйatures supйrieures ne suffit а accomplir un miracle. Une mкme idйe
commande au fait de tirer quelque chose d'un sujet, de rйaliser en lui l'appel
de sa puissance et, dans cette rйalisation, de respecter un ordre qui exige des
moyens dйterminйs. En effet un sujet n'est en puissance prochaine а son terme
dernier que si dйjа il est en acte des termes intermйdiaires; par exemple la
nourriture n'est pas immйdiatement en puissance de devenir notre chair; elle
doit d'abord кtre changйe en notre sang. Or toute crйature prйsuppose
nйcessairement un sujet а ses rйalisations, et elle ne peut rien rйaliser qui
ne soit en puissance dans ce sujet, on l'a montrй. Elle ne peut donc aboutir а
ses fins sans faire passer ce sujet а l'acte par des intermйdiaires dйterminйs.
Donc le miracle, qui consiste dans la production d'un effet en dehors de
l'ordre qui lui serait naturel, n'est pas au pouvoir de la crйature. Il existe un
ordre naturel entre les divers mouvements: en effet le premier des mouvements
est le mouvement local; il est ainsi la cause des autres, car le premier d'un
genre est la cause de tous ceux qui ressortissent а ce genre. Or tout effet, en
ce monde infйrieur, est nйcessairement le fruit d'une gйnйration ou d'une
altйration. Un effet suppose donc l'intervention d'une cause mue localement
s'il est dы а l'action d'un agent incorporel qui, lui, n'est pas susceptible de
mouvement local. Mais ces effets, produits par des substances spirituelles
grвce а un corps а titre d'instrument, ne sont pas miraculeux; les corps
n'agissent que naturellement. Les substances crййes spirituelles ne peuvent
donc par leur propre pouvoir faire des miracles, et encore moins les substances
corporelles dont toute l'action est naturelle. Il n'appartient donc qu'а Dieu de faire
des miracles. Lui est en effet au-dessus de cet ordre qui embrasse l'univers
puisque sa providence est le principe de cet ordre. De plus sa puissance,
absolument infinie, n'est limitйe а aucun effet particulier ni а un mode ou
ordre quelconque dans la production de ses effets. De lа ce mot du Psaume а propos de Dieu: « Seul
il fait des choses admirables ». 103: COMMENT LES SUBSTANCES SPIRITUELLES ACCOMPLISSENT CERTAINES
OEUVRES MERVEILLEUSES QUI NE SONT POURTANT PAS DE VRAIS MIRACLES
Avicenne
a soutenu que, dans la production d'un effet quelconque, la matiиre est soumise
aux substances sйparйes beaucoup plus qu'aux agents qui opиrent en elle par
voie de contrariйtй. De lа cette conclusion qu'en ce monde infйrieur
l'intelligence de ces substances produit certains effets sans l'intermйdiaire
d'agents corporels, par exemple, les pluies, la guйrison des malades. Il en trouve un
signe dans notre вme qui, si elle est d'une forte imagination, par une seule
apprйhension modifie un corps: par exemple, quand un homme marche sur une
poutre suspendue, il tombe facilement parce que, sous l'empire de la crainte,
il s'imagine qu'il va tomber, tandis qu'il ne tomberait pas si la poutre йtait
а terre, car il n'aurait ainsi aucune chute а redouter. Il est encore йvident
qu'а une seule apprйhension de l'вme la tempйrature du corps s'йlиve, tel le
cas de dйsirs ardents ou de colиre, ou bien elle s'abaisse, comme dans la
crainte. Parfois aussi une forte apprйhension dйclenche une maladie, la fiиvre
ou mкme la lиpre. Et Avicenne de prйtendre que si l'вme est pure, exempte de
passions corporelles, forte dans sa pensйe, non seulement son propre corps mais
encore les corps extйrieurs lui obйiront, au point que par sa pensйe elle
guйrira un malade ou produira quelque fait analogue. Il trouve lа l'explication
du mauvais sort: l'вme d'un individu, sous l'emprise violente de la malice,
exerce une influence malйfique sur quelqu'un, particuliиrement sur un enfant,
qui en raison de la faiblesse de son corps est plus facilement sensible aux
diverses influences. Ainsi ce philosophe soutient que par leurs pensйes les
вmes sйparйes qui, pour lui, sont les вmes et les moteurs du monde, produisent
a fortiori des effets indйpendamment de tout agent corporel. Cette conclusion
est en parfaite harmonie avec ses autres thйories. Il enseigne en effet que
toutes les formes substantielles йmanent de la substance sйparйe et parviennent
jusqu'а ce monde infйrieur tandis que les agents corporels ne font que disposer
la matiиre а recevoir l'influence de cette substance sйparйe. C'est lа une
position erronйe d'aprиs Aristote qui prouve comment les formes de la matiиre
ne lui viennent point des formes sйparйes mais de celles qui sont dans la
matiиre mкme; ainsi trouve-t-on une ressemblance entre l'agent et son effet.
Quant а son exemple de l'influence de l'вme sur le corps, il n'est pas d'une
grande efficacitй pour ses fins. Aucune modification corporelle ne suivrait une
apprйhension si а celle-ci n'йtait adjointe une йmotion de joie ou de
tristesse, de dйsir ou d'autre passion. Ces passions comportent en effet un
certain mouvement du c_ur auquel est consйcutive une modification dans tout le
corps, que ce soit un mouvement local ou quelque autre altйration. Il reste
donc encore que la pensйe de la substance spirituelle n'atteint le corps que
par l'intermйdiaire d'un mouvement local. Dans le cas du sort, la pensйe d'un
individu n'altиre pas le corps de l'autre immйdiatement, mais par
l'intermйdiaire du mouvement du c_ur, elle modifie le corps conjoint а son вme;
cette altйration va jusqu'а l'_il lequel pourra atteindre un кtre extйrieur,
surtout s'il est facilement influenзable: c'est, au temps de ses rиgles, le cas
de la femme dont l'_il impressionne le miroir. Une substance spirituelle crййe ne peut
donc, sans l'intermйdiaire du mouvement local d'un corps, imposer par sa propre
vertu une forme а une matiиre corporelle, comme si celle-ci йtait а sa
discrйtion pour passer а l'acte de sa forme. Tel est en effet le pouvoir d'une
substance spirituelle qu'elle commande au corps en dйclenchant son mouvement
local. Or, pour mouvoir localement un corps, elle fait appel а des forces
naturelles actives en vue de produire ses effets, ainsi le serrurier se sert du
feu pour amollir le fer. Mais cela n'est pas un miracle au sens propre. Il
reste donc que les substances spirituelles crййes n'accomplissent pas de
miracles par leur propre pouvoir. Je dis « par leur propre
pouvoir », car rien ne s'oppose а ce que, par la puissance divine, ces
substances opиrent des miracles. Ce qui ressort du fait qu'un ordre angйlique
est spйcialement dйputй aux miracles, d'aprиs Grйgoire. Celui-ci dit encore que
les saints font des miracles non seulement par leur intercession, mais
encore par leur puissance. Cependant il faut savoir que dans l'usage qu'ils font
des кtres de la nature en vue de produire certains effets dйterminйs, les anges
ou les dйmons s'en servent comme d'instruments, telle mйdecin qui prend des
herbes comme instrument de guйrison. Or l'effet, йmanant d'un instrument,
rйpond non seulement а la vertu propre de l'instrument, mais il la dйpasse, car
l'instrument agit par la vertu de l'agent principal. La scie ou la hache ne
ferait pas un lit, sans l'influence sur leur activitй de l'art qui se fixe ce
but; la chaleur naturelle n'engendrerait pas davantage la chair des кtres sans
l'intervention de l'вme vйgйtale qui s'en sert comme d'un instrument. Il est
donc normal que les кtres naturels produisent des effets qui leur soient
supйrieurs, puisque les substances spirituelles les utilisent comme des
instruments. De tels effets ne mйritent certes pas le nom de miracles puisque leurs
causes sont naturelles, nйanmoins ils nous demeurent merveilleux, et ce pour
deux raisons. D'abord, pour nous il n'est pas normal que ces causes naturelles
soient sous l'influence de ces substances spirituelles dans la production de
ces effets: ainsi l'ouvrage d'un artisan ingйnieux paraоt merveilleux quand il
est produit d'une maniиre inconnue des autres; deuxiиmement, dans la production
de ces effets, les causes naturelles jouissent d'un pouvoir particulier du fait
qu'elles sont les instruments des substances spirituelles. Et cela approche un
peu plus de la notion de miracle. 104: COMMENT LES MAGICIENS N'ACCOMPLISSENT PAS LEURS OEUVRES SOUS
LA SEULE INFLUENCE DES CORPS CЙLESTES
Quelques-uns
ont prйtendu que ces merveilles que produisent les arts magiques, ne relиvent
pas des substances spirituelles, mais de l'influence des corps cйlestes. Le
signe en est que ceux qui s'adonnent а ces arts s'intйressent а la place des
astres. Ils se servent d'herbes et autres choses matйrielles, comme pour
disposer la matiиre infйrieure а l'influence de la vertu cйleste. Or ceci est
directement opposй а ce que l'on voit. Il est impossible en effet, on l'a
montrй, que l'intelligence ait sa cause dans des principes corporels, et par lа
que des effets, propres а la nature spirituelle trouvent leur origine dans la
vertu des corps cйlestes. Or parmi les pratiques magiques il en est qui
semblent кtre le propre d'une nature intellectuelle: on donne des rйponses au
sujet de choses enlevйes clandestinement et autres choses analogues qui
supposent nйcessairement une intelligence. Il n'est donc pas vrai que tous ces
effets soient produits uniquement par la vertu des corps cйlestes. La parole mкme
est un acte propre de la nature raisonnable. Or dans ces pratiques on voit des
кtres apparaоtre en conversation avec des hommes et discourant sur des sujets
divers. Il n'est donc pas possible que cela soit l'effet de l'unique vertu des
corps cйlestes. On dira que ces apparitions ne sont pas rйelles mais
seulement imaginaires. Tout d'abord cela n'est pas vrai. Les formes imaginaires
n'apparaissent pas comme rйelles sans une aliйnation des sens extйrieurs, car
on ne peut prendre une reprйsentation comme une rйalitй sans que ne soit liйe
la facultй de discrimination du sens. Or ces paroles et ces apparitions
s'adressent а des hommes en pleine possession de leurs sens extйrieurs. Il
n'est donc pas possible que ces visions et auditions soient seulement
imaginaires. En outre une connaissance intellectuelle, au-dessus des possibilitйs
naturelles ou acquises de l'intelligence, ne peut naоtre de n'importe quelle
forme imaginaire; ceci est encore йvident dans le cas des songes; ils peuvent
кtre annonciateurs du futur, mais quiconque a un songe n'en saisit pas la
signification. Or ces visions et auditions que l'on rencontre dans les
pratiques magiques, la plupart du temps valent aux hommes une connaissance
intellectuelle de choses qui dйpassent le pouvoir de l'intelligence, par
exemple la rйvйlation de trйsors cachйs, la manifestation de l'avenir et aussi
des rйponses vraies concernant des documents scientifiques. Ces кtres qui
apparaissent et parlent ne sont donc pas seulement des кtres imaginaires; а
tout le moins cette connaissance, acquise par de telles imaginations, relиve de
quelque intelligence supйrieure, et n'est pas due а la seule vertu des corps
cйlestes. Ce qui est dы а la vertu des corps cйlestes est un effet naturel; ces
formes sont naturelles qui sont produites dans ce monde par cette vertu. Ce qui
n'est pas naturel а un кtre ne relиve donc pas de cette vertu. On relиve parmi
ces pratiques des faits de cette sorte: verrou d'une porte tirй а l'approche de
quelqu'un, personnes rendues invisibles, et beaucoup d'autres choses de ce
genre. Ceci ne peut кtre le seul fait de la vertu des corps cйlestes. Si sous
l'influence des corps cйlestes un кtre reзoit ce qui est la consйquence d'un
principe posй, il reзoit pareillement ce principe. Or de soi le fait de se
mouvoir suit celui de possйder la vie, c'est en effet le propre du vivant de se
mouvoir soi-mкme. Il est donc hors du pouvoir des corps cйlestes qu'un corps
inanimй se meuve lui-mкme. On raconte pourtant que cela est au pouvoir de la
magie: des statues se meuvent ou parlent. Il n'est donc pas possible que cela
soit par l'influence des corps cйlestes. On objectera que sous cette influence des
corps cйlestes, cette statue reзoit un certain principe vital: chose
impossible. En effet, en tout vivant le principe de vie est sa forme
substantielle: pour le vivant vivre c'est кtre. Et il est impossible
qu'un кtre hйrite d'une nouvelle forme substantielle qu'il n'ait perdu la
premiиre qu'il possйdait: la gйnйration de l'une est la corruption de
l'autre. Or la fabrication d'une statue ne suppose pas la perte d'une forme
substantielle, mais une simple modification de la forme extйrieure qui est un
accident, par exemple la forme du cuivre demeure, comme celle d'autres
matiиres. Il n'est donc pas possible que ces statues reзoivent un principe de
vie. Tout
кtre que meut un principe vital, est dotй de sens: le moteur est en effet
sens ou intelligence. Cependant l'intelligence, en ce monde soumis а la
gйnйration et а la corruption, ne se rencontre pas sans le sens. Et il n'y a
pas de sens, s'il n'y a le toucher, ni le toucher sans un organe convenablement
harmonisй. Une telle complexion ne se rencontre pas dans la pierre, la cire ou
le mйtal, matiиre des statues. Il est donc impossible que ces statues soient
mues par un principe vital. La gйnйration des vivants parfaits est due non
seulement а la vertu des corps cйlestes mais encore а la semence: l'homme
est engendrй par l'homme et par le soleil. Or les animaux engendrйs par la
seule vertu cйleste, sans semence, naissent de la pourriture et comptent parmi
les animaux infйrieurs. Dans l'hypothиse oщ ces statues recevraient de la seule
vertu cйleste un principe vital grвce auquel elles pourraient se mouvoir
elles-mкmes, elles seraient parmi les derniers des animaux. Ce qui serait faux
si leurs actions йtaient dues а un principe interne: car dans leurs actes on en
note d'excellents, telles leurs rйponses sur des choses cachйes. Il n'est donc
pas possible que leur agir ou leur mouvement soit consйcutif а un principe
vital. On
trouve des effets naturels dus а la vertu des corps cйlestes sans aucune
intervention de l'art humain. Si en effet les hommes sont parfois pour quelque
chose dans la gйnйration des grenouilles ou autres bкtes semblables, nйanmoins
cette gйnйration se produit encore sans une telle intervention. Dans
l'hypothиse donc oщ ces statues, dues а l'art magique, recevraient des corps
cйlestes un principe vital, on devrait en trouver qui ne sortent pas des
ateliers. Or ceci ne se trouve pas. Il est donc йvident que ces statues sont
dйpourvues de principe vital et ne sont pas mues par la vertu des corps
cйlestes. Ces considйrations rйfutent l'erreur d'Hermиs que rapporte Augustin: « De
mкme que Dieu est l'auteur des dieux cйlestes, l'homme est le sculpteur
des dieux qui sont dans les temples, vivant dans l'orbite des hommes: ce sont
lа des statues animйes pleines de sens et d'esprit, faisant de nombreuses et
grandes choses, prйvoyant l'avenir, interprйtant les songes et beaucoup
d'autres choses, donnant des maladies aux hommes et les guйrissant, leur
accordant selon leurs mйrites joie et tristesse ». L'autoritй divine
renverse cette position: il est dit dans le Psaume: « Les
statues des paпens sont argent et or, _uvres de la main des hommes. Elles ont
une bouche et ne parlent pas: il n'y a pas de souffle dans leur bouche ». On ne peut
pourtant pas nier qu'il puisse y avoir en ces arts magiques quelque puissance
qui relиve de l'influence des corps cйlestes, mais cette puissance est limitйe
aux seuls effets dont la vertu des corps cйlestes est susceptible dans ce monde
infйrieur. 105: LES CAUSES DE L'EFFICACITЙ DES PRATIQUES MAGIQUES
Il
reste а rechercher la source de l'efficacitй de ces pratiques magiques, chose
facile si l'on considиre la technique de ces pratiques.
Dans ces pratiques on use de
formules а signification prйcise en vue d'obtenir des effets dйterminйs. Or
toute formule, dans la mesure oщ elle est porteuse de sens, tient sa vertu
d'une intelligence, ou de l'intelligence de celui qui la profиre, ou de
l'intelligence de celui а qui elle s'adresse: de l'intelligence de celui qui la
profиre, ce serait le cas d'une intelligence assez puissante pour кtre cause
des choses par sa seule pensйe; il reviendrait а la parole de manifester cette
pensйe en produisant des effets; de l'intelligence de celui а qui elle
s'adresse, quand l'auditeur, ayant perзu dans son intelligence le sens de la
formule, est engagй а rйaliser l'effet en question. On ne soutiendra pas que
les formules employйes par les magiciens, trouvent leur efficacitй dans
l'intelligence de celui qui les profиre. En effet toute virtualitй est
consйcutive а une essence, et la diversitй des virtualitйs est un signe de
celle des principes essentiels. Or le comportement normal de l'intelligence
humaine est tel que sa connaissance est davantage l'effet des choses que leur
cause. Donc dans cette hypothиse oщ des hommes pourraient de leur propre
pouvoir changer les choses en exprimant leur pensйe dans une formule, ils
seraient d'une autre espиce; leur nom d'homme serait йquivoque. L'йtude ne
confиre pas le pouvoir de faire quelque chose, mais uniquement la connaissance
de ce qui est а faire. Or des individus apprennent par l'йtude l'art de la
magie; ils ne possиdent donc pas de pouvoir en vue de l'exercice de cet art,
ils n'en ont que la connaissance. On objectera que ces hommes, mieux
partagйs que les autres, sous l'influence des astres, reзoivent au berceau le
pouvoir en question; ceci explique que, si йtendue que puisse кtre la science
de ceux qui n'ont reзu aucun pouvoir а leur naissance, elle ne puisse leur
donner d'accomplir de telles choses. On rйpondra d'abord que les corps cйlestes
n'exercent aucune influence sur l'intelligence, comme on l'a montrй.
L'intelligence d'un homme ne saurait donc tenir de la vertu des astres ce
pouvoir qui donnerait une efficacitй а l'expression de la pensйe dans une formule. On insistera:
l'imagination a son rфle dans l'articulation de cette formule expressive, et
les corps cйlestes exercent une influence sur elle, puisque son opйration est
dйpendante d'un organe corporel. Mais cela ne vaut pas pour tous les effets dus
а cet art. On a dйmontrй que tous ces effets ne ressortissent pas а la vertu
des astres. Nul ne peut donc recevoir de cette vertu l'efficacitй nйcessaire а
leur production. Il reste donc que ces effets sont rйalisйs par une
intelligence а qui s'adresse la formule. Le signe en est que ces formules dont
usent les magiciens sont des invocations, des supplications, des adjurations
ou mкme des ordres, comme s'ils s'adressaient а un autre. Parmi les
observances de cet art on use de certains caractиres ou de figures dйterminйes.
Or la figure n'est principe ni d'action ni de passion sans quoi les corps
mathйmatiques seraient des corps actifs et passifs. De telles figures ne
peuvent donc crйer dans la matiиre des dispositions favorables а la rйception
d'un effet naturel. Les magiciens ne s'en servent donc pas comme de
prйparations, mais simplement comme de signes: il n'y a pas d'autre
alternative. Mais nous n'usons d'un signe qu'а l'йgard d'une autre
intelligence. Ainsi les pratiques magiques obtiennent leur efficacitй d'une
autre intelligence а qui s'adresse la formule du mage. On dira que certaines figures sont en
affinitй avec certains corps cйlestes; ainsi par elles les corps infйrieurs
sont prйparйs а recevoir l'influence de ceux-ci. Thиse qui ne paraоt pas raisonnable.
Un patient n'est susceptible de subir l'influence d'un agent que pour autant
qu'il y est en puissance, et seuls ces йlйments dйterminent а telle influence
particuliиre, par lesquels il est de quelque maniиre en puissance. Or les
figures ne disposent nullement la matiиre а кtre en puissance а l'endroit de
quelque forme, car la figure d'elle-mкme fait abstraction de toute matiиre et
de toute forme sensible, puisqu'elle est un кtre mathйmatique. Les figures et
les caractиres ne peuvent donc dйterminer un corps а recevoir l'influence des
corps cйlestes. Certaines figures sont en affinitй avec tels corps
cйlestes dont elles sont l'effet, car les figures des corps infйrieurs ont leur
cause dans les corps cйlestes. Mais les arts magiques n'usent pas des caractиres
et des figures en tant qu'effets des corps cйlestes, car ils sont eux-mкmes les
effets de celui qui pratique la magie. Cette affinitй entre ces figures et les
corps cйlestes est donc nulle pour notre propos. Les figures ne comptent pas dans la disposition
de la matiиre naturelle а sa forme, on l'a montrй. Par consйquent les corps
ornйs de ces figures sont, au mкme titre que les autres corps de mкme espиce,
susceptibles de recevoir l'influence des corps cйlestes. Mais que parmi
plusieurs corps, йgalement disposйs, un agent opиre sur celui-ci, en qui il
dйcouvre une affinitй particuliиre, plutфt que sur celui-lа, c'est un fait qui
ne relиve pas d'un agent nйcessitй par sa nature, mais d'un agent libre. Il est
dиs ors йvident que l'art magique, dans son usage des figures en vue de
produire des effets dйterminйs, ne tient pas son efficacitй d'un agent naturel,
mais d'une substance spirituelle qui agit par son intelligence. Le nom de caractиre
donnй а de telles figures le dйmontre pareillement. Caractиre signifie
signe. Par quoi on entend marquer que l'on emploie ces figures comme des signes
а l'adresse d'une autre intelligence. Cependant les figures des objets fabriquйs
sont comme des formes spйcifiques. On pourrait dиs lors soutenir qu'а cette
figure ainsi modelйe qui donne а l'image sa spйcificitй, sous l'influence du
corps cйleste, un pouvoir est accordй, non en tant qu'elle est figure, mais en
tant qu'elle donne son espиce а l'objet fabriquй qui capte la vertu des astres.
Mais de ces lettres qui composent les inscriptions des images, comme des autres
caractиres, on ne peut rien dire, sinon qu'elles sont des signes. Par
consйquent elles n'ont de sens qu'а l'adresse d'une intelligence. Les
sacrifices, les prostrations et autres rites analogues prouvent la mкme chose;
ils sont des signes de rйvйrence а l'endroit de quelque nature spirituelle. 106: COMMENT LA SUBSTANCE SPIRITUELLE QUI DONNE LEUR EFFICACITЙ
AUX PRATIQUES MAGIQUES, EST MAUVAISE DU POINT DE VUE MORAL
Il
faut maintenant rechercher quelle est cette nature spirituelle а la puissance
de laquelle sont dues ces _uvres. Il apparaоt en premier lieu qu'elle n'est
ni bonne ni honorable. Accorder son patronage а des choses qui contrecarrent la
vertu, n'est pas d'un esprit dont les dispositions sont bonnes. Or tel est le
fait de ces pratiques: leur but est souvent l'adultиre, le vol, l'homicide et
autres _uvres mauvaises; aussi appelle-t-on malйfiques ceux qui s'y livrent.
Les dispositions de cette nature spirituelle а qui recourent les pratiques de
la magie, ne sont donc pas conformes а la vertu. Ce n'est pas d'un esprit pleinement
vertueux que d'кtre le familier et le protecteur de brigands et non d'hommes
d'йlite. Or le plus souvent ceux qui recourent а ces pratiques sont des hommes
mйchants. Cette nature spirituelle par le secours de laquelle ces pratiques
obtiennent une efficacitй, n'a donc pas des dispositions conformes а la vertu. Le propre d'un
esprit vertueux est de conduire les hommes aux vrais biens humains qui sont
conformes а la raison, et par consйquent c'est d'un esprit mal disposй que de
les en dйtourner en les entraоnant vers des biens de peu de valeur. Or ces
pratiques ne font pas progresser les hommes dans la possession des biens qui
sont conformes а la raison, telles la science et les vertus, elles leur valent
simplement des biens fort minces, ainsi la dйcouverte d'un vol et du voleur et
autres choses semblables. Ces substances spirituelles au concours desquelles
font appel ces pratiques n'ont donc pas des dispositions а la vertu. Dans ce genre de
pratiques se glissent l'illusion et la sottise; ainsi elles exigent des hommes
purs de toute souillure alors que souvent elles sont utilisйes en vue de
commerces illicites. Or dans la conduite d'un esprit sage on ne surprend rien
qui soit dйraisonnable ni йtranger а ses tendances. Ces pratiques ne sont donc
pas patronnйes par un esprit aux dispositions vertueuses. Mauvaises sont
les dispositions de cet esprit au concours de qui on fait appel par le crime.
C'est ce qui se fait dans ces pratiques: on lit en effet que pour les accomplir
on a tuй des enfants innocents. Des esprits а qui on a recours pour commettre
de telles choses ne peuvent кtre bons. La vйritй est le bien propre de
l'intelligence. Puis donc que le propre d'un кtre bon est de conduire au bien,
il appartient а tout bon esprit de conduire les autres а la vйritй. Or dans les
pratiques magiques bien des choses sont faites pour se jouer des hommes et pour
les tromper. Cet esprit sur qui s'appuient ces pratiques, ne possиde donc pas
une bonne nature. Un esprit qui est bon est attirй par la vйritй en
laquelle il se dйlecte, et non par le mensonge. Or les magiciens dans leurs
invocations recourent aux mensonges pour appeler ceux sur le concours de qui
ils comptent. Ainsi ils les menacent de choses impossibles, par exemple de
briser le ciel ou de dйcrocher les astres, comme le raconte Porphyre, si celui
qui est invoquй refuse son concours. Ces substances spirituelles grвce au
concours de qui les mages se livrent а leurs pratiques, ne sont pas dans de
bonnes dispositions d'esprit. Il ne paraоt pas trиs sain d'esprit celui qui tout en
lui йtant supйrieur, se soumet а celui qui le commande comme s'il lui йtait
infйrieur, ou s'il est infйrieur, souffre qu'on le supplie comme s'il йtait
supйrieur. Or les magiciens invoquent en les suppliant comme des supйrieurs,
ceux dont ils escomptent le pouvoir; et, quand ils sont lа, ils leur commandent
comme а des infйrieurs. Ces esprits ne paraissent donc pas en d'heureuses
dispositions. Ainsi on йcarte l'erreur des paпens attribuant aux dieux ce genre
d'opйrations. 107: COMMENT LA SUBSTANCE SPIRITUELLE AU CONCOURS DE LAQUELLE LES
PRATIQUES DE LA MAGIE FONT APPEL, N'EST PAS MAUVAISE PAR NATURE
Il est
toutefois impossible que la malice de ces substances spirituelles sur le
concours desquelles s'appuie la magie, leur soit naturelle. Un кtre tend au
but vers lequel l'incline sa nature, non pas accidentellement mais par le poids
de son кtre; ainsi le corps lourd vers la terre. Or si ces substances
spirituelles йtaient mauvaises par nature, elles tendraient naturellement au
mal, non accidentellement, par consйquent, mais par le poids de leur кtre. Ce
qui est impossible. On a en effet dйmontrй antйrieurement que tout кtre tend de
sa nature au bien, et rien ne s'incline vers le mal si ce n'est
accidentellement. Ces substances spirituelles ne sont donc pas mauvaises par
nature. Toute rйalitй de ce monde est cause ou effet, sans quoi elle serait sans
lien avec les autres rйalitйs. Ces substances sont donc ou des causes seulement
ou encore des effets. Sont-elles des causes? Le mal ne peut кtre cause, si ce
n'est par accident, on l'a montrй, et tout ce qui est par accident doit кtre
ramenй а ce qui est par soi; on devra donc chercher en ces substances quelque
chose qui soit antйrieur а leur malice et par quoi elles soient causes; or ce
qui est premier en tout кtre est sa nature et son essence; ces substances ne
sont donc pas mauvaises par nature. Sont-elles des effets? La conclusion est
identique, tout agent dans son agir cherche le bien. Le mal ne peut donc кtre
l'effet de quelque cause, si ce n'est pas accident. Or ce qui est causй
uniquement par accident, n'est pas dans l'ordre de la nature, car toute nature
a son mode propre d'йvoluer dans l'кtre. Il est donc impossible que ces substances
soient mauvaises par nature. Toute chose a un кtre propre, conforme а sa nature.
Or l'кtre comme tel est bon; le signe en est que tous le recherchent. Si donc
ces substances йtaient mauvaises par nature, elles n'auraient point l'кtre. On l'a dйmontrй,
rien n'existe qui ne tienne son кtre de l'Кtre premier, et ce premier кtre est
le bien parfait. Et comme tout agent, en tant que tel, produit un кtre
semblable а lui, tout ce qui йmane de l'кtre premier est bon. Donc ces
substances, considйrйes dans leur кtre et leur nature, ne peuvent кtre
mauvaises. Il est impossible qu'un кtre soit absolument privй de toute
participation au bien; comme il est en effet identique d'кtre dйsirable et
d'кtre bon, si un кtre йtait dйnuй de toute bontй, il n'aurait rien en lui de
dйsirable; or en chacun son кtre est objet d'appйtition. Par consйquent si l'on
dit d'un кtre qu'il est mauvais par nature, il ne s'agit pas d'un mal absolu,
mais d'un mal particulier а cet кtre ou l'affectant sur tel ou tel point: par
exemple le poison n'est pas un mal absolu, mais un mal pour celui а qui il nuit;
ainsi ce qui est poison pour l'un est aliment pour l'autre. La raison en est
qu'un bien particulier, propre а l'un, est contraire au bien particulier,
propre а l'autre; ainsi la chaleur qui est le bien du feu, est contraire au
froid qui est le bien de l'eau et le fait disparaоtre. Par consйquent il est
impossible de dire d'un кtre qui par nature tend au bien absolu et non а un
bien particulier, que sous cet aspect il est mauvais par nature. Or telle est
toute intelligence. Son bien est dans son opйration dont l'objet est
l'universel et l'кtre pur et simple. Il est donc impossible qu'une intelligence
soit mauvaise par nature, que ce soit absolument ou seulement en partie. L'ordre naturel
est qu'en tout кtre, dotй d'intelligence, celle-ci meuve l'appйtit car l'objet
propre de la volontй est le bien saisi par l'intelligence. Or le bien de la
volontй est dans ce qui est conforme а l'intelligence, ainsi, chez nous, est
bon ce qui est conforme а la raison, mauvais ce qui lui йchappe. Une substance
spirituelle veut donc naturellement le bien. Il est ainsi impossible que ces
substances spirituelles auxquelles les mages font appel, soient mauvaises par
nature. La volontй tend naturellement au bien que saisit l'intelligence, comme а
son objet propre et а sa fin, aussi est-il impossible qu'une substance
spirituelle ait par nature une volontй mauvaise, а moins que son intelligence
ne se trompe dans le jeu naturel de son jugement sur le bien. Or aucune intelligence
ne peut errer de la sorte: dans les actes de l'intelligence, les jugements faux
sont comme les monstres dans le monde de la nature; ceux-ci n'appartiennent pas
а l'ordre de la nature, ils lui sont йtrangers; en effet la perception du vrai
est le bien de l'intelligence et sa fin naturelle. Il est donc impossible
qu'une intelligence puisse par le jeu de la nature errer dans son jugement sur
le vrai. Il est par consйquent impossible qu'une substance spirituelle ait une
volontй naturellement mauvaise. Aucune facultй de connaissance ne se
trompe dans la saisie de son objet, si ce n'est а cause de quelque dйfaut ou
dйsagrйgation intйrieure, puisque par nature elle est axйe sur la connaissance
de cet objet; ainsi l'_il ne se trompe pas dans la perception de la couleur
s'il n'est atteint de quelque altйration. Mais toute dйfectuositй et toute
corruption йchappe а l'ordre de la nature, car la nature tend а l'кtre et а la
perfection du sujet. Il est donc impossible qu'une facultй de connaissance
dйvie par nature de la rectitude de son jugement sur son objet. Or l'objet
propre de l'intelligence est le vrai. Il est donc impossible qu'une
intelligence erre par le ieu de sa nature dans la connaissance du vrai, et pas
davantage une volontй ne peut dйfaillir par le jeu de sa nature dans sa course
vers le bien. L'autoritй de l'Йcriture nous le confirme dans ce mot а Timothйe: « Toute
crйature de Dieu est bonne » ; et de la Genиse: « Dieu vit
toutes les choses qu'il avait faites, et elles йtaient trиs bonnes ». Ainsi on dissipe
l'erreur des Manichйens pour qui ces substances spirituelles que nous appelons
habituellement dйmons ou diables, sont mauvaises par nature. Pareillement on
rйfute cette opinion que Porphyre rapporte: « Quelques-uns pensent
qu'il existe un genre d'esprits dont le propre est d'exaucer les magiciens,
faux par nature, de toute forme, imitant les dieux et les dйmons et les вmes
des dйfunts. Ces esprits font tout ce qui semble кtre bon ou mauvais.
D'ailleurs, а l'йgard de ce qui est vraiment bien, ils ne sont d'aucun secours,
mieux ils l'ignorent. Quant au mal, ils se le concilient, ils accusent et
йcartent souvent ceux qui dans la ferveur recherchent la vertu. Ils sont pleins
de tйmйritй et d'orgueil; les viandes brыlйes les rйjouissent et les flatteries
les sйduisent ». A travers ces paroles on dйcouvre suffisamment la
malice des dйmons auxquels la magie fait appel; elles sont а reprendre
seulement quand elles avancent que cette malice leur est naturelle. 108: ARGUMENTATION PAR LAQUELLE ON TEND A PROUVER QUE LES DЙMONS
NE PEUVENT PЙCHER
La
malice des dйmons ne leur est pas naturelle; on a pourtant dйmontrй qu'ils sont
mauvais; il reste donc nйcessairement qu'ils sont mauvais par leur volontй. Il
faut en consйquence chercher comment cela est possible. Il semble en effet que
cela soit absolument impossible. 1. On a montrй au second Livre qu'aucune
substance spirituelle n'est par nature unie а un corps, si ce n'est l'вme
humaine et, d'aprиs certains, l'вme des corps cйlestes: de celle-ci on ne peut
raisonnablement penser qu'elle soit mauvaise puisque le mouvement de ces corps
est d'un ordre parfait et qu'il est en quelque sorte le principe de tout
l'ordre de la nature. Or toute facultй cognoscitive autre que l'intelligence,
se sert d'organes corporels animйs. Il n'est donc pas possible que dans ces
substances spirituelles il y ait une vertu de connaissance autre que
l'intelligence. Par consйquent tout ce qu'elles connaissent, elles le
saisissent par l'intelligence. Or dans l'apprйhension intellectuelle, il n'y a
pas d'erreur. Toute erreur provient en effet d'une dйfaillance de
l'intelligence; l'erreur ne peut donc se glisser dans la connaissance de ces
substances. Mais sans une erreur prйalable la volontй ne peut aucunement
pйcher, elle tend toujours au bien connu, par consйquent sans une erreur dans
l'apprйhension du bien, il ne peut y avoir de pйchй dans la volontй. Il semble
donc que pour ces substances le pйchй de la volontй soit impossible. 2. Chez nous, dans le domaine des choses dont nous
possйdons une science vraie, sur le plan de l'universel, le pйchй de la volontй
provient du fait que notre jugement rationnel sur un point particulier est gкnй
par quelque passion qui lie notre raison. Or il ne peut y avoir chez les dйmons
de passions semblables, car elles appartiennent а la partie sensible de l'вme
dont toutes les opйrations supposent un organe corporel. Si donc ces substances
possиdent une juste science sur le plan de l'universel, il est impossible que
leur volontй tende au mal en raison d'une dйfaillance dans leur connaissance du
particulier. 3. Aucune facultй de connaissance ne se trompe en face de son objet
propre, mais seulement en face d'un objet qui lui est йtranger: dans son
jugement sur les couleurs, la vue ne commet pas d'erreur; mais que, sur la
vision qu'il en a, l'homme juge de la saveur et de l'espиce d'une chose, lа
peut se glisser l'erreur. Or l'objet propre de l'intelligence est l'essence des
choses. Par consйquent dans cette saisie de la quidditй pure des choses par la
connaissance intellectuelle, aucune erreur ne peut se glisser; l'erreur de
l'intelligence vient de ce que, comme en notre cas, l'intelligence atteint les
formes des choses, mкlйes aux images. Mais ce mode de connaissance n'est pas
celui des substances spirituelles qui ne sont pas unies а un corps, car sans
corps il n'y a pas de phantasmes. Il est donc impossible que l'erreur se glisse
dans la connaissance des substances sйparйes et par consйquent le pйchй dans
leur volontй. 4. Chez nous l'erreur arrive dans l'opйration de l'intelligence qui
compose et divise, du fait qu'il n'y a pas purement et simplement apprйhension
de l'essence, mais composition de cette essence perзue avec autre chose. Au
contraire dans cette opйration intellectuelle qu'est la perception de l'essence
de la chose, il n'y a pas possibilitй d'erreur si ce n'est accidentellement,
dans la mesure oщ l'on y retrouve quelque chose de l'intelligence qui compose
et divise. Ceci provient de ce que notre intelligence n'aboutit pas
immйdiatement а la connaissance de la quidditй des choses mais l'atteint dans
un mouvement de recherche: ainsi nous saisissons d'abord l'animal puis divisant
ce genre en ses diffйrences opposйes, nous laissons l'une et adjoignons l'autre
au genre jusqu'а ce que nous parvenions а la dйfinition de l'espиce. L'erreur
est susceptible de s'infiltrer dans cette progression, si l'on prend comme
diffйrence du genre ce qui n'en est pas. Mais cette dйmarche de l'intelligence
en vue de connaоtre ce qu'est une chose, est le fait d'une intelligence qui par
son raisonnement va d'une vйritй а l'autre, et non celui des substances
sйparйes, comme on l'a dйmontrй. Il ne semble donc pas que la connaissance de
ces substances soit susceptible d'erreur, ni par consйquent leur volontй de
pйchй. 5.
L'appйtit de tout кtre ne tend qu'а son bien propre, aussi semble-t-il
impossible qu'un кtre pour qui il n'est qu'un seul et unique bien, se trompe
dans son mouvement d'appйtition. C'est pourquoi, bien que le pйchй puisse se
rencontrer dans les rйalitйs de la nature, en raison d'un dйfaut survenant dans
la rйalisation de la tendance, jamais il ne se trouve dans l'appйtit naturel
lui-mкme: la pierre tend toujours vers le bas, qu'elle y parvienne ou qu'elle
en soit empкchйe. Mais chez nous, le pйchй atteint nos appйtitions, car du fait
de la composition de notre nature spirituelle et corporelle, des biens divers
se prйsentent а nous. Diffйrent est notre bien du point de vue de
l'intelligence, du point de vue des sens et du point de vue du corps. Entre ces
divers biens humains il est une hiйrarchie: le bien secondaire est ordonnй au
bien principal. Dиs lors nous pйchons dans notre volontй, quand, sans respecter
cet ordre, nous nous attachons au bien relatif au dйtriment du bien absolu.
Mais cette composition et cette diversitй de biens ne se rencontrent pas chez
les substances sйparйes, bien plus tout leur bien se prend de l'intelligence.
Il semble donc que dans leur volontй il ne soit pas de place pour le pйchй. 6. Le pйchй de
volontй provient chez nous de ce que nous dйpassons ou n'atteignons pas ce
milieu dans lequel se tient la vertu. Aussi lа oщ il ne peut y avoir ni excиs
ni dйfaut, mais seulement milieu, la volontй est impeccable: nul ne saurait
pйcher dans la recherche de la justice puisque la justice est un milieu. Or les
substances spirituelles sйparйes ne peuvent rechercher que les biens
spirituels. Il serait en effet ridicule de soutenir que des кtres de nature
incorporelle soient а l'affыt des biens corporels ou que d'autres, dйmunis de
sens, recherchent des biens sensibles. Mais dans ce domaine des biens
spirituels, il n'y a pas d'excиs; par eux-mкmes ils tiennent un milieu entre
l'excиs et le manque; ainsi le vrai tient le milieu entre deux erreurs dont
l'une affirme en trop et l'autre en moins; et aussi les biens sensibles et
corporels tiennent-ils le milieu dans la mesure de leur conformitй а la raison.
Il n'apparaоt donc pas que les substances spirituelles puissent pйcher dans
leur volontй. 7. Une substance spirituelle semble moins susceptible de dйfectuositйs
qu'une substance corporelle. Or les substances corporelles, tels les corps
cйlestes, exemptes de toute contrariйtй intйrieure, sont sans dйfauts. A
fortiori, on ne trouvera pas de pйchй dans les substances sйparйes qui
йchappent а la contrariйtй, а la matiиre et au mouvement, ces sources de
dйfaillance. 109: COMMENT LE PЙCHЙ EST POSSIBLE CHEZ LES DЙMONS, ET QUELLE EN
EST LA NATURE
Cependant
l'autoritй de l'Йcriture montre а l'йvidence que chez les dйmons il y a un
pйchй de volontй. Il est dit dans la premiиre Йpоtre de Jean que: « le
diable a pйchй au commencement »; et dans son Йvangile il est dit du
diable qu'« il est menteur et pиre du mensonge et qu'il est
homicide dиs le commencement. » Et dans la Sagesse il est dit que: « par
la jalousie du diable la mort est entrйe sur la terre ». En adoptant la
thиse des Platoniciens, on rйpond facilement aux objections prйcйdentes. A leur
sens les dйmons sont des animaux au corps subtil et, en raison de ce
corps qui leur est uni, ils ont en eux une partie sensitive. On leur attribue
dиs lors les mкmes passions que cause en nous le pйchй, а savoir la colиre, la
haine et autres passions analogues; d'oщ ce mot d'Apulйe, « ils sont
passifs en leur esprit ». Et mкme en dehors de cette raison de leur
union а un corps, on pourrait encore, toujours selon les positions de Platon,
leur attribuer un genre de connaissance autre que celui de l'intelligence.
D'aprиs Platon en effet l'вme sensitive est elle-mкme incorruptible; dиs lors
elle est douйe d'une opйration а laquelle le corps ne communie pas. Ainsi rien
n'empкche de trouver l'opйration propre а l'вme sensitive et par consйquent les
passions dans une substance spirituelle, bien que non unie а un corps. Et de la
sorte cette substance porte en elle la mкme racine de pйchй que nous. Toutefois ces
deux thйories sont impossibles. On a dйjа dйmontrй qu'а part l'вme humaine
il n'est pas d'autres substances spirituelles unies а un corps. - Quant aux
opйrations de l'вme sensitive elles ne peuvent avoir lieu sans un corps, comme
il apparaоt de ce fait qu'une altйration de l'organe sensoriel entraоne la
corruption du sens correspondant; ainsi, que l'_il soit touchй et la vue
disparaоt. C'est pourquoi une altйration de l'organe du toucher, sans lequel
l'animal ne peut vivre, a pour effet la mort de l'animal. En vue d'йclairer
les problиmes soulevйs au chapitre prйcйdent, on se rappellera comment l'ordre
des causes finales est parallиle а celui des causes efficientes: la fin
subalterne est en dйpendance de la fin principale, comme l'agent second l'est
de l'agent premier. Dans les causes efficientes, les dйfectuositйs naissent de
ce que l'agent second йchappe а l'ordre de l'agent premier; par exemple, en
raison de son incurvation, la jambe ne rйpond pas, dans l'exйcution de son
mouvement, а l'impulsion donnйe par la force appйtitive, et la claudication
s'ensuit. Ainsi dans les causes finales, que la fin subalterne ne soit plus
dans l'axe de la cause premiиre, et le pйchй sera dans la volontй dont l'objet
est le bien et la fin. Cependant toute volontй veut par nature le bien
propre au sujet volontaire, а savoir la perfection de l'кtre mкme, et ne peut
vouloir le contraire. On ne trouvera donc aucun pйchй chez celui dont le bien
propre est la fin derniиre qui ne rentre sous l'ordre d'aucune autre fin, mais
embrasse sous le sien tous les autres. Cet кtre est Dieu; son кtre est le
souverain bien qui est la fin derniиre. En Dieu il ne peut donc кtre de pйchй
de volontй. Mais chez les autres кtres, douйs d'une volontй, dont le bien propre est
nйcessairement contenu sous l'ordre d'un autre bien, а considйrer leur nature,
on pourra rencontrer le pйchй de volontй. Certes en chacun son inclination de
volontй le porte а vouloir et а aimer sa propre perfection au point que tout
vouloir contraire sera exclu; toutefois il ne lui est pas naturel d'ordonner sa
perfection а une autre fin jusqu'а ne plus s'y soustraire, car la fin
supйrieure n'est pas celle de sa nature, mais celle d'une nature supйrieure.
Cet engagement de sa propre perfection dans l'ordre de cette fin supйrieure est
donc laissй а son libre arbitre. Il est en effet une diffйrence entre ceux qui
sont dotйs de volontй et ceux qui ne le sont pas. Les premiers s'engagent
eux-mкmes avec leurs biens vers leur fin; on dit alors qu'ils ont un libre
arbitre; les autres, dйpourvus de volontй, ne s'engagent pas vers leur fin; ils
y sont engagйs par un agent supйrieur, quasi agis par un autre et non par
eux-mкmes. Dans la volontй de la substance sйparйe le pйchй fut donc possible du
fait qu'elle n'a pas axй son bien propre et sa perfection sur la fin derniиre,
et s'est attachйe а son bien propre comme а sa fin. Et comme les rиgles de
l'agir sont prises de la fin, elle a en consйquence voulu tout rйgler d'aprиs
elle-mкme en qui elle a mis sa fin, sans plus rйgler sa volontй sur un кtre
supйrieur. Or une telle attitude n'appartient qu'а Dieu. C'est en ce sens qu'il
faut entendre ce mot: elle a dйsirй кtre йgale а Dieu. Cela n'a pu
signifier que son bien ait pu йgaler le bien divin, ce qui ne pouvait naоtre en
son intelligence, et, en le dйsirant, elle eыt dйsirй ne plus кtre puisque la
distinction des espиces provient de la diversitй des degrйs chez les кtres,
comme on l'a montrй dйjа. Vouloir кtre la rиgle des autres et ne pas rйgler sa
volontй sur celle d'un autre qui est supйrieur, c'est vouloir tenir la premiиre
place et refuser en quelque sorte de se soumettre: tel est le pйchй d'orgueil.
Aussi dit-on justement que le premier pйchй du dйmon fut l'orgueil. - Mais
une erreur sur le principe est une source d'erreurs variйes et multiples; ce
premier dйsordre de volontй chez le dйmon est l'origine de pйchйs multiples
dans la volontй: haine а l'endroit de Dieu qui rйsiste а son orgueil et punit
trиs justement sa faute, envie а l'endroit de l'homme, et combien d'autres
pareils. On doit encore considйrer que, si le bien propre d'un individu est
engagй dans l'ordre de plusieurs autres biens supйrieurs, cet individu est
libre de renoncer а l'ordre de tel bien supйrieur, sans abandonner l'ordre d'un
autre, supйrieur ou infйrieur: par exemple, un soldat est sujet de son roi et
de son chef d'armйe; dans sa volontй il peut rechercher le bien de son chef, et
non celui de son roi, ou le contraire. Mais que le chef rйcuse l'ordre du roi,
la volontй du soldat sera bonne qui se refusera а celle du chef en faveur de
celle de son roi; elle sera au contraire mauvaise, si elle suit celle du chef
contre celle du roi, car l'ordre d'un principe infйrieur est en dйpendance de
l'ordre du principe supйrieur. Or les substances sйparйes ne sont pas seulement
ordonnйes а Dieu, mais les unes aux autres, de la premiиre jusqu'а la derniиre,
on l'a montrй au Deuxiиme Livre. Et comme tout кtre, douй de volontй,
au-dessous de Dieu, est susceptible de pйcher, а considйrer sa nature, il fut
possible que l'une de ces substances parmi les plus йlevйes, voire mкme la
premiиre de toutes, pйchвt par sa volontй. Et cela paraоt d'autant plus
probable qu'elle ne se serait pas reposйe en son bien, comme en sa fin, si ce
bien n'avait йtй d'une grande perfection. Il put se faire que parmi les
substances infйrieures quelques-unes, de par leur propre volontй, se soient
fixйes sur celle-ci, abandonnant l'ordre divin; elles pйchиrent pareillement;
mais les autres, fidиles dans leur volontй а l'ordre de Dieu, se sont justement
soustraites а l'ordre de cette substance pйcheresse, bien qu'elle leur fыt
supйrieure dans sa nature. Comment la volontй des unes et des autres demeure
fixйe dans le bien ou le mal, on le montrera au quatriиme Livre. Ceci en effet
relиve des peines et des rйcompenses des bons et des mauvais. Toutefois il est
une diffйrence entre l'homme et la substance sйparйe: chez l'homme se
rencontrent des forces appйtitives diverses, hiйrarchisйes entre elles, ce que
l'on ne trouve pas chez les substances sйparйes, mais celles-ci sont cependant
subordonnйes entre elles. Or le pйchй de la volontй naоt de toute dйfaillance
de l'appйtit infйrieur. De mкme donc que chez les substances sйparйes le pйchй
provenait d'une dйfaillance dans leur subordination а l'ordre divin ou d'une dйfaillance
de l'une d'entre elles dans sa rйfйrence а une substance supйrieure, fidиle а
l'ordre divin, de mкme chez l'homme le pйchй revкt deux formes. D'une part, la
volontй humaine n'oriente pas son bien propre vers Dieu: pйchй commun а l'homme
et а la substance sйparйe; d'autre part, le bien d'un appйtit infйrieur n'est
pas rйglй par l'appйtit supйrieur, par exemple lorsque nous recherchons les
plaisirs de la chair, objet de l'appйtit concupiscible, а l'encontre du bien de
la raison. Ce genre de pйchй ne se rencontre pas chez les substances sйparйes. 110: RЙPONSE AUX OBJECTIONS PRЙCЙDENTES
Ainsi
donc la rйponse aux difficultйs prйcйdentes est facile. ad 1, 2, 3, 4. Nous ne
sommes pas obligйs de dire que l'erreur de la substance sйparйe en son
intelligence fut de juger bon ce qui ne l'йtait pas, mais de n'avoir pas fixй
le bien supйrieur auquel elle devait rйfйrer son bien propre. La raison put en
кtre un repliement intensif de sa volontй sur son propre bien: il appartient en
effet au libre arbitre de s'attacher а ceci ou а cela. ad 5. Il est encore йvident qu'elle ne
rechercha qu'un seul bien, le sien propre, mais son pйchй consista dans
l'abandon du bien supйrieur sur lequel elle devait se porter. De mкme que pour
nous le pйchй est de dйsirer des biens infйrieurs, а savoir du corps, en dehors
de la raison, de mкme pour le dйmon son pйchй fut de ne pas rapporter son bien
propre au bien divin. ad 6. Il est de mкme йvident que la substance sйparйe
ne respecta pas le milieu propre а la vertu: elle ne se soumit pas au bien
supйrieur et en s'accordant ainsi plus qu'elle ne devait, elle donna а Dieu
moins qu'il ne lui йtait dы, Lui а qui sont soumis tous les кtres comme а leur
premier Ordonnateur. Il est clair que dans ce pйchй le juste milieu vertueux
n'est pas dйpassй а cause d'une passion dйbordante, mais d'une inйgalitй sur le
plan de la justice qui rиgle nos opйrations. Chez les substances sйparйes il y
a des opйrations, mais non des passions. ad 7. L'absence de dйfectuositй chez les
corps supйrieurs n'entraоne pas l'impossibilitй de pйcher chez les substances
sйparйes. En effet les corps et tous les кtres, dйmunis de raison, sont
« agis »; ils ne se meuvent pas eux-mкmes, car ils ne sont pas les
maоtres de leurs actes. Dиs lors ils ne peuvent йchapper а la rиgle premiиre de
la cause efficiente et motrice si ce n'est en ce qu'ils ne bйnйficient pas
pleinement de la rectitude de cette rиgle, ce qui arrive par l'indisposition de
la matiиre. C'est pourquoi les corps supйrieurs dont la matiиre n'est sujette а
aucune indisposition, ne peuvent jamais dйfaillir de la rectitude propre а la
rиgle premiиre. Quant aux substances raisonnables ou spirituelles, non
seulement elles sont mues, mais elles se meuvent elles-mкmes а leurs actes
propres, et cela d'autant mieux que leur nature est plus parfaite: lа oщ la
nature est plus parfaite, plus parfait est йgalement l'agir. Dиs lors la
perfection de leur nature n'est pas incompatible avec le pйchй au sens que nous
avons dit, а savoir qu'elles se fixent sur elles-mкmes sans plus considйrer
l'ordre de l'agent supйrieur. 111: COMMENT LES CRЙATURES RAISONNABLES SONT SOUMISES A LA DIVINE
PROVIDENCE SELON UN RЙGIME PARTICULIER
Des
exposйs antйrieurs il ressort que la divine Providence s'йtend а toutes choses.
Il importe nйanmoins de remarquer comment, en comparaison des autres кtres, les
crйatures intellectuelles et raisonnables jouissent d'un rйgime providentiel
particulier. Celles-ci en effet dйpassent les autres crйatures par la perfection de
leur nature et la dignitй de leur fin: par la perfection de leur nature, car
seule la crйature raisonnable est maоtresse de son acte; elle se meut librement;
les autres sont plutфt mues qu'elles ne se meuvent а leurs opйrations propres.
Par la dignitй de leur fin: seule encore la crйature raisonnable, par son
opйration, la connaissance et l'amour de Dieu, atteint la fin derniиre de
l'univers; les autres crйatures n'atteignent celle-ci que par une certaine
participation а sa ressemblance. Or toute forme d'activitй varie avec la fin
que l'on se propose et les йlйments propres de l'opйration: un art s'exerce
diversement selon le but assignй et la matiиre travaillйe, ainsi le mйdecin
applique des traitements diffйrents, selon qu'il s'agit de guйrir une maladie
ou d'affermir une santй; il est divers encore selon la diffйrence des
tempйraments. Et de mкme dans le gouvernement de la citй, l'ordre doit-il se
plier aux diverses conditions des sujets en cause et des fins poursuivies: on
lйgifиre autrement en vue de prйparer des soldats а la guerre et des artisans а
la bonne marche de leur mйtier. Pareillement les crйatures raisonnables
sont-elles soumises а la divine Providence selon un rйgime particulier qui
n'est point celui des autres crйatures. 112: COMMENT LES CRЙATURES RAISONNABLES SONT GOUVERNЙES POUR ELLES-MКMES
ET LES AUTRES EN RAISON D'ELLES
La
condition mкme de cette nature spirituelle qui la constitue maоtresse de son
activitй, requiert de la Providence une vigilance s'adressant а elle pour
elle-mкme, et le fait pour les autres natures de n'avoir aucune maоtrise sur
leur agir prouve qu'elles ne sont pas dignes d'attention pour elles-mкmes mais
qu'elles sont subordonnйes а d'autres. L'кtre uniquement mы par un autre a valeur
d'instrument; celui qui au contraire se meut soi-mкme, a valeur d'agent principal.
Or l'instrument n'offre pas d'intйrкt pour lui-mкme, il ne vaut qu'entre les
mains de l'agent principal; aussi tous les soins dont on entoure les
instruments, se rйfиrent-ils, comme а leur fin, а l'agent principal. Par contre
toute l'attention que retient sur lui-mкme ce dernier, soit de sa part, soit de
celle des autres, est а son profit. Les crйatures spirituelles sont donc
йtablies par Dieu, comme devant кtre gouvernйes pour elles-mкmes, les autres
crйatures en raison d'elles. Quiconque est maоtre de son acte est libre dans son
agir, celui-lа est libre en effet qui est cause de soi, mais celui qui
est dйterminй а l'action par un autre est soumis а son joug. Toute autre
crйature que la crйature spirituelle est donc par sa nature en servitude, seule
celle-ci est libre. Or tout gouvernement pourvoit aux sujets libres pour
eux-mкmes, aux esclaves en raison de leurs services. Ainsi la Providence divine
rйgit-elle les crйatures raisonnables pour elles-mкmes, les autres en fonction
de celles-ci. Quand plusieurs кtres sont coordonnйs en vue d'une fin, ceux qui ne
peuvent par eux-mкmes atteindre cette fin, sont subordonnйs а ceux qui
l'atteignent, йtant par eux-mкmes ordonnйs а cette fin. Ainsi la fin de l'armйe
est la victoire, et ce sont les soldats qui la remportent par leur propre
combat. Aussi sont-ils recrutйs pour eux-mкmes dans l'armйe, tandis que tous
les autres, assignйs а quelque emploi: garde des chevaux, fabrique de
l'armement, ne sont voulus dans l'armйe qu'en raison des soldats. Or de la
doctrine antйrieure il ressort que Dieu est la fin de l'univers, seule une
nature intellectuelle peut l'atteindre en lui-mкme par la connaissance et
l'amour. En consйquence seule la nature spirituelle est voulue pour elle-mкme
dans l'univers, les autres le sont pour elle. Dans la constitution d'un tout, les
parties principales sont recherchйes pour elles-mкmes, les autres sont exigйes
pour conserver ou amйliorer les premiиres. Or, parmi les йlйments de l'univers,
les plus nobles sont les crйatures spirituelles qui se rapprochent le plus de
la ressemblance divine. Elles sont ainsi gouvernйes pour elles-mкmes et les
autres а cause d'elles. Il est encore manifeste que toutes les parties d'un
tout sont conзues en vue de sa perfection: le tout n'est point pour les parties,
mais bien les parties pour le tout. Or les natures spirituelles ont plus
d'affinitй que les autres avec le tout: en effet chacune d'elles est en quelque
sorte toute chose dans la mesure oщ son intelligence embrasse tout l'кtre,
tandis que toute autre substance n'a de l'кtre qu'une participation limitйe. Il
est donc normal que Dieu pourvoie aux autres кtres au bйnйfice des substances
spirituelles. Les dispositions passives d'un кtre sont conformes au cours naturel des
choses. Or le cours de la nature veut que la substance spirituelle use de tous
les autres кtres pour son propre compte, soit pour la perfection de son
intelligence qui contemple en elles la vйritй, soit pour l'exercice de sa
puissance et l'exйcution de ce qu'elle a conзu, tel l'artiste qui rйalise dans
la matiиre corporelle son idйal artistique, soit mкme pour le soutien du corps
uni а l'вme intellectuelle, comme c'est le cas chez les hommes. Il est donc
manifeste que la Providence a ordonnй tous les кtres aux substances
spirituelles. Quiconque veut un objet en raison de ses qualitйs propres le veut
toujours; ce qui en effet a sa raison d'кtre en soi, est toujours. Mais si l'on
recherche un objet en vue d'autre chose, il n'est pas nйcessaire qu'on le
recherche toujours; on le recherche seulement dans la mesure oщ il est en
liaison avec ce qui dйtermine la recherche. Or l'кtre des choses dйcoule de la
volontй de Dieu, comme il ressort des exposйs antйrieurs. Par consйquent les
кtres qui demeurent sont voulus de Dieu pour eux-mкmes; ceux qui passent sont
voulus, non pour eux-mкmes, mais pour autre chose. Les substances spirituelles,
parce qu'elles sont incorruptibles, appartiennent spйcialement а la premiиre
catйgorie; de plus elles sont immuables si ce n'est dans leurs choix. Les
substances spirituelles sont donc gouvernйes pour elles-mкmes, les autres le
sont au bйnйfice de celles-ci. Le fait que toutes les parties de l'univers soient
ordonnйes а la perfection de l'ensemble, ne contredit pas ces dйmonstrations:
toutes les parties concourent а la perfection de l'ensemble en ce que l'une est
au service de l'autre. Ainsi dans le corps humain, le poumon appartient а la
perfection du corps parce qu'il est utile au c_ur; de lа il n'est pas
contradictoire d'affirmer que le poumon est au service du c_ur et de l'animal
tout entier. Pareillement sans plus d'opposition on dit que les autres natures
sont au service des crйatures spirituelles et de la perfection de l'ensemble:
si en effet les choses que requiert la perfection des substances spirituelles
manquaient, l'univers serait incomplet. De mкme encore ces conclusions ne sont pas
infirmйes par le fait que les individus sont au service de leurs espиces
respectives. Car le fait qu'ils sont ordonnйs а leurs espиces propres, ils le
sont aussi а la nature intellectuelle. Un кtre corruptible quelconque, ordonnй
а l'homme, ne l'est pas en effet а un individu humain seulement, mais а toute
l'espиce humaine. Or un кtre corruptible ne pourrait кtre ainsi au service de
toute l'espиce humaine, si ce n'йtait toute son espиce qui agissait en lui.
L'ordre selon lequel les espиces corruptibles sont ordonnйes а l'homme requiert
donc que les individus le soient а leur espиce. Nйanmoins en affirmant que les substances
sont rйgies en raison d'elles-mкmes par la divine Providence, nous ne
prйtendons pas qu'elles ne soient pas ultйrieurement rapportйes а Dieu et а la
perfection de l'univers. Elles sont rйgies pour elles-mкmes et les autres en
raison d'elles, en ce sens que les biens qui leur sont dйpartis par la divine
Providence, ne leur sont pas accordйs pour le service de quelque autre, tandis
que ce qui est accordй aux autres кtres dans le plan divin, est au profit de
ces natures spirituelles. Aussi est-il dit: « Ne regarde point le soleil,
la lune et tous les autres astres du ciel, et induit en erreur,
ne les adore pas, ni honore ces astres que le Seigneur a crййs au service de
tous les peuples qui sont sous le ciel. » Et encore: « Tu as
mis toutes choses sous ses pieds, brebis et b_ufs tous ensemble, et les animaux
des champs ». Et: « Vous, maоtre de votre force, vous jugez
avec sйrйnitй, et vous nous gouvernez avec sollicitude ». Ces affirmations
excluent l'erreur de ceux qui prйtendent que l'homme pиche en tuant les
animaux. Par la divine Providence, selon l'ordre naturel des choses, les
animaux sont а l'usage de l'homme; aussi sans aucun prйjudice celui-ci peut-il
s'en servir, soit en les tuant, soit de toute autre maniиre. C'est pourquoi le
Seigneur dit а Noй: « Tout ce qui se meut et qui a vie, vous servira de
nourriture; je vous donne tout cela, comme je vous avais donnй l'herbe
verte. » Si dans la Sainte Йcriture il est dйfendu de se
montrer cruel envers les animaux, comme tuer les oiseaux avec leurs petits,
c'est soit en vue de dйtourner l'вme de l'homme de toute cruautй envers les
autres hommes: cruel pour les animaux, l'homme risquerait de l'кtre pour les
hommes; soit parce que tuer un animal peut causer un prйjudice а celui qui le
tue ou а quelque autre; soit qu'il y ait en cela un certain symbolisme: ainsi
que l'explique l'Apфtre, а propos de ce passage du Deutйronome oщ il est
dйfendu de museler le b_uf quand il foule le grain. 113: COMMENT LA CRЙATURE RAISONNABLE EST MUE PAR DIEU DANS SON
ACTIVITЙ, EU ЙGARD NON SEULEMENT A L'ESPИCE, MAIS ENCORE A L'INDIVIDU
De cet
exposй il apparaоt que seule la crйature raisonnable est dirigйe par Dieu dans
son activitй, eu йgard non seulement а l'espиce, mais encore а l'individu. Toute chose
semble кtre pour son opйration: l'opйration est en effet la plus haute
perfection d'un кtre. Chaque кtre est donc mы par Dieu dans son agir suivant
son rang dans l'ordre providentiel divin. Or la crйature raisonnable relиve de
la divine Providence comme gouvernйe et digne d'attention pour elle-mкme et non
pas seulement en vue de l'espиce, comme il en est des autres crйatures
corruptibles: en effet l'individu, rйgi uniquement en vue de l'espиce, ne l'est
pas pour lui-mкme, tandis que la crйature raisonnable, nous l'avons dit, est
gouvernйe а son profit propre. Ainsi donc seules les crйatures raisonnables
sont mues par Dieu dans leurs activitйs, non seulement selon les conditions de
leur espиce mais encore selon leurs conditions individuelles. Les кtres qui
sont mus dans leur activitй uniquement selon les lois de leur espиce ne portent
pas en eux le pouvoir d'agir ou de ne pas agir: les propriйtйs de l'espиce sont
en effet communes et naturelles а tous les individus qu'elle embrasse, et ce
qui est de la nature n'est pas en notre dйpendance. Si donc l'homme йtait mы
dans ses activitйs uniquement suivant les lois de l'espиce, il ne lui
appartiendrait pas d'agir ou de ne pas agir, il devrait suivre l'inclination
naturelle commune а l'espиce, comme les autres crйatures non raisonnables. Il
est donc manifeste que la crйature raisonnable soit mue dans ses activitйs
conformйment, non seulement а la loi de son espиce, mais encore а sa loi
individuelle. Nous avons montrй comment la divine Providence s'йtend а chaque кtre en
particulier, mкme aux plus petits. Il importe en consйquence que la divine
Providence impose aux кtres dont les activitйs dйbordent l'inclination de leur
espиce, une rиgle d'agir autre que celle propre а cette espиce. Or chez la
crйature raisonnable les activitйs sont multiples que n'explique pas
l'inclination de l'espиce. Le signe en est que ces activitйs ne se ressemblent
pas en tous et qu'elles varient avec les divers individus. La crйature
raisonnable doit donc кtre dirigйe var Dieu dans son agir, non seulement
d'aprиs la loi de l'espиce, mais encore d'aprиs la loi propre а l'individu. Dieu pourvoit les
natures selon la capacitй de chacune: il a en effet formй chaque nature de
telle sorte que, selon ses prйvisions, elle puisse sous sa direction atteindre
sa fin. Or seule la crйature raisonnable est susceptible d'кtre dirigйe dans
son agir conformйment а ses exigences non seulement spйcifiques, mais encore
individuelles: grвce а son intelligence et а sa raison elle est capable de
saisir les divers aspects sous lesquels une chose est bonne ou mauvaise, compte
tenu des conditions des individus, du temps et du lieu. Ainsi seule la crйature
raisonnable est dirigйe par Dieu dans son activitй, non seulement selon les
exigences de l'espиce, mais encore selon celles propres а l'individu. La crйature
raisonnable relиve de la divine Providence parce qu'elle est gouvernйe par elle
et aussi parce que d'une certaine maniиre elle peut connaоtre le plan de la
Providence. En consйquence elle peut elle-mкme кtre une providence pour les
autres et les gouverner: ceci ne saurait кtre le fait des autres crйatures qui
participent а la Providence uniquement parce qu'elles lui sont soumises. Or du
fait que quelqu'un a la facultй de gouverner, il peut diriger et conduire ses
activitйs personnelles. La crйature raisonnable participe donc а la divine
Providence parce qu'elle est gouvernйe et encore parce qu'elle est susceptible
d'exercer un gouvernement: elle se gouverne dans son agir propre et encore elle
gouverne les autres. Nйanmoins toute providence subalterne est soumise а la
divine Providence comme а la Providence suprкme. Aussi chez la crйature
raisonnable, le gouvernement de son agir, en ce que cet agir a de personnel,
relиve-t-il de la divine Providence. Les activitйs personnelles de la crйature
raisonnable sont proprement celles qui йmanent de l'вme raisonnable. Or celle-ci
est immortelle, non seulement dans son кtre spйcifique, comme les autres
crйatures, mais dans son кtre individuel. Les actes de la crйature raisonnable
sont donc dirigйs par la divine Providence non seulement sous leur aspect
spйcifique, mais encore sous leur aspect personnel. De lа, bien que toutes choses soient
soumises а la Providence divine, cette intention spйciale qu'en fait la sainte
Йcriture а l'йgard de l'homme, « Qu'est-ce que l'homme que tu te
souviennes de lui, ou le fils de l'homme pour que tu le visites? » et:
« Dieu s'occupe-t-il des b_ufs? » Affirmations qui s'expliquent
de ce que Dieu pourvoit aux activitйs des hommes, non seulement en tant
qu'elles ressortissent а l'espиce, mais encore en tant qu'elles sont des
activitйs personnelles. 114: COMMENT DIEU DONNE DES LOIS AUX HOMMES
La
consйquence de ceci est que Dieu dut nйcessairement donner une loi aux hommes. De mкme que Dieu
dirige les activitйs des crйatures non raisonnables selon qu'elles
ressortissent а l'espиce, il doit pourvoir а celles des hommes sous leur aspect
individuel. Or Dieu dirige les activitйs des crйatures non raisonnables,
relevant de l'espиce, par une inclination naturelle qui est conforme а la
nature spйcifique. Il devra donner aux hommes en plus de cela un moyen de se
diriger dans leurs actes personnels: c'est ce moyen que nous appelons la loi. La crйature
raisonnable est soumise а la divine Providence de telle sorte qu'elle participe
d'une certaine maniиre а sa ressemblance, puisqu'elle peut se gouverner et
gouverner les autres. Or nous appelons loi ce par quoi s'exerce un tel
gouvernement. Il convenait donc que Dieu donnвt une loi aux hommes. La loi n'est rien
autre qu'un plan et une rиgle d'action; en consйquence une loi peut кtre
proposйe uniquement а ceux qui connaissent le plan de leur agir: c'est le cas
particulier de la crйature raisonnable pour qui seule donc une loi pouvait кtre
portйe. Une loi ne doit кtre donnйe qu'а ceux qui ont le pouvoir d'agir ou de ne
pas agir. Or seule la crйature raisonnable a ce pouvoir; seule elle peut donc
recevoir une loi. La loi est un plan d'action, et tout plan est conзu
d'aprиs la fin а rйaliser; aussi quiconque est susceptible de recevoir une loi,
la recevra de celui qui le conduit а sa fin: ainsi l'entrepreneur reзoit-il son
mot d'ordre de l'architecte, le soldat du chef d'armйe. Or la crйature
raisonnable trouve sa fin derniиre en Dieu et par Dieu. Il йtait donc normal
que Dieu donnвt une loi aux hommes. Aussi il est dit: « Je mettrai ma
loi au-dessus d'eux », et encore: « J'йcrirai pour Lui des
lois nombreuses ». 115: COMMENT LE BUT PRINCIPAL DE LA LOI DIVINE EST DE CONDUIRE
L'HOMME A DIEU
De ces
considйrations on peut dйduire quel est le but principal de la loi divine. Il est йvident
que par ses lois tout lйgislateur entend premiиrement conduire les hommes а la
fin qu'il se propose, le chef d'armйe а la victoire, le gouverneur de la citй а
la paix. Or la fin voulue par Dieu est Dieu lui-mкme. Le but principal de la
loi divine est donc de conduire les hommes а Dieu. En outre la loi est un plan de
gouvernement de la divine Providence proposйe а la crйature raisonnable. Mais
le gouvernement providentiel de Dieu conduit chaque кtre а sa fin propre. Le
but premier de la loi donnйe par Dieu aux hommes est donc de les conduire а leur
fin. Or cette fin est l'union а Dieu en quoi consiste la fйlicitй des hommes.
L'objectif principal de la loi divine est donc que l'homme s'attache а Dieu. L'intention de
tout lйgislateur est de rendre bons ceux pour qui il lйgifиre, aussi la matiиre
des prйceptes de la loi est-elle les actes de vertus. Parmi ces actes la loi
divine visera donc spйcialement les meilleurs. Et parmi tous les actes humains
ceux-ci sont les meilleurs par lesquels l'homme adhиre а Dieu, puisqu'ils sont
les plus proches de la fin. C'est par consйquent а la pratique de ces actes que
la loi divine oriente en premier lieu les hommes. La loi doit contenir avant tout ce dont
elle tire son efficacitй. Or la loi divine possиde une efficacitй du fait de la
soumission de l'homme а Dieu: nul en effet ne saurait кtre contraint par la loi
de quelque prince s'il n'est soumis а celui-ci. Le contenu principal de la loi
divine doit donc кtre l'union de l'вme а Dieu. C'est pourquoi il est dit: « Et
maintenant, Israлl, que demande de toi Yaweh, ton Dieu, si ce n'est que tu
craignes Yaweh, ton Dieu, que tu marches dans toutes ses voies, que tu l'aimes
et que tu serves Yaweh, ton Dieu, de tout ton c_ur et de toute ton вme ». 116: COMMENT L'AMOUR DE DIEU EST LA FIN DE LA LOI DIVINE
Puisque
l'union de l'homme а Dieu est l'intention premiиre de la loi divine et que
l'homme s'unit а Dieu avant tout par l'amour, il suit nйcessairement que la loi
divine vise principalement а l'amour. Il est manifeste que l'amour unit l'homme
а Dieu au plus haut degrй. Cette union de l'homme а Dieu est le fait de ses
deux facultйs, l'intelligence et la volontй; par ses autres facultйs en effet
l'homme ne peut rencontrer Dieu, mais seulement les кtres infйrieurs. Nйanmoins
l'union, rйalisйe par l'intelligence, ne reзoit sa plйnitude que de l'adhйsion
effectuйe dans la volontй: il appartient а la volontй de se reposer en quelque
sorte en l'objet possйdй par l'intelligence. Toutefois la volontй s'attache а
un objet soit par amour soit par crainte, mais diffйremment. S'attache-t-elle а
cet objet par crainte? Elle y adhиre а cause d'autre chose: elle veut йviter le
mal auquel l'exposerait la sйparation de cet objet. S'y attache-t-elle par
amour? Elle a en celui-ci la raison de son attachement. Or ce qui est recherchй
pour soi prime sur ce qui est recherchй pour autre chose. L'union а Dieu par
amour est donc la plus excellente des unions. En consйquence c'est ce que la
loi divine a premiиrement en vue. Le but de toute loi, et surtout de la loi
divine, est de rendre les hommes bons. Or l'homme est bon du fait de son bon
vouloir par lequel il met en valeur tout ce qui est bon en lui. Et ce vouloir
est bon qui se porte sur le bien et surtout sur le plus grand bien, la fin. Dans
la mкme mesure oщ le vouloir tend а ce bien, l'homme est bon. Mais le vouloir
humain est plus intense dans un mouvement d'amour que dans un mouvement de
crainte: dans ce dernier cas le vouloir est mйlangй d'involontaire; c'est le
cas de celui qui par crainte veut jeter ses marchandises а la mer. En
consйquence l'amour du Souverain Bien, Dieu, plus que tout rend les hommes
bons, et il est la fin principale de la loi divine. La bontй de l'homme est le fruit de la
vertu: le propre de la vertu est en effet de perfectionner le sujet
qui la possиde. Aussi, la loi a-t-elle en vue de rendre les hommes
vertueux, et les actes de vertu sont-ils la matiиre de ses prйceptes. Mais il
appartient а la vertu de faire que le vertueux agisse avec assurance et
joie. C'est ce que l'amour rйalise au plus haut point: en effet sous
l'emprise de l'amour nous agissons avec assurance et joie. L'amour du bien est
donc l'objet premier de la loi divine. Les lйgislateurs, par le commandement de
la loi qu'ils йdictent, impriment un mouvement а ceux pour qui ils lйgifиrent.
Or tous ceux qui sont mus par un premier moteur, reзoivent d'autant mieux cette
motion qu'ils participent plus intimement au mouvement de ce premier moteur et
а sa ressemblance. Or Dieu qui donne la loi divine, fait tout pour son amour.
Qui donc se porte vers Lui de cette maniиre, c'est-а-dire en l'aimant, est donc
mы excellemment vers Lui. Et puisque tout agent veut la perfection de la
matiиre sur laquelle il agit, le but de toute la lйgislation est donc que
l'homme aime Dieu. De lа il est йcrit: « La fin du commandement,
c'est la charitй; et il est dit que « le premier et plus grand
commandement de la loi est: tu aimeras le Seigneur ton Dieu ». De lа encore, la
loi nouvelle, en raison de sa plus haute perfection, est-elle appelйe loi
d'amour, tandis que la loi ancienne, moins parfaite, est dite loi de
crainte. 117: COMMENT LA LOI DIVINE NOUS CONDUIT A L'AMOUR DU PROCHAIN
De cet
exposй il ressort que la loi divine se propose l'amour du prochain. La
communautй d'une mкme fin unit effectivement ceux qui communient а cette fin.
Or les hommes se rencontrent en la fin derniиre et unique de la bйatitude а
laquelle ils sont conduits par Dieu. Ils doivent donc кtre unis entre eux par
une mutuelle dilection. Quiconque aime quelqu'un doit en consйquence aimer
ceux qu'il aime et ceux qui lui sont unis. Or les hommes sont aimйs de Dieu qui
leur a prйparй comme fin derniиre de jouir de Lui. Qui devient donc l'ami de
Dieu, doit devenir l'ami du prochain. Puisque l'homme est par nature un
animal social, il a besoin pour atteindre sa fin du secours des autres: ce
qui est le fruit par excellence de la dilection mutuelle entre les hommes. La
loi de Dieu qui conduit les hommes а leur fin derniиre leur prescrit donc
l'amour rйciproque. L'homme a besoin de tranquillitй et de paix pour
vaquer aux choses de Dieu. Or les obstacles а cette paix sont йcartйs surtout
par cette dilection mutuelle. Puisque la loi divine dispose des hommes pour
qu'ils s'adonnent aux choses de Dieu, la charitй mutuelle en est une suite
nйcessaire. La loi divine est offerte а l'homme comme un secours а la loi naturelle.
Or l'amour mutuel est naturel parmi les hommes: le signe en est que par
instinct naturel l'homme subvient а la nйcessitй d'un autre, mкme inconnu de
lui, par exemple en le remettant dans le bon chemin, en le relevant quand il
est tombй, et autres choses semblables, comme si les hommes йtaient entre
eux par nature des familiers et des amis. Ainsi la loi divine prescrit-elle
aux hommes la charitй mutuelle. De lа il est dit: « Mon prйcepte
est que vous vous aimiez les uns les autres ». Et « Nous avons
reзu ce commandement de Dieu que quiconque aime Dieu, aime aussi son
frиre ». Et il est encore dit que « le second commandement est:
tu aimeras ton prochain ». 118: COMMENT LA LOI DIVINE OBLIGE LES HOMMES A LA VRAIE FOI
La
conclusion de ceci est que la loi divine oblige les hommes а la vraie foi. De
mкme que l'amour sensible a son principe dans la vision corporelle, de mкme la
dilection spirituelle tient son origine de la vision intellectuelle d'un objet
aimable d'ordre spirituel. Cependant la connaissance spirituelle de cet кtre
aimable qu'est Dieu, ne peut prйsentement кtre obtenue que par la foi: Dieu est
au-dessus de notre raison naturelle, surtout comme objet de la jouissance qui
constitue notre bйatitude. Aussi est-il nйcessaire que la loi divine nous
conduise а la vraie foi. La loi divine gouverne l'homme de telle sorte qu'il
soit totalement soumis а Dieu. Or de mкme que par l'amour l'homme est soumis а
Dieu en sa volontй, ainsi par la foi lui est-il soumis en son intelligence, -
non certes par une foi en quelque erreur: rien d'erronй ne peut кtre en effet
proposй а l'homme par Dieu qui est la vйritй; aussi celui qui croit а quelque
chose de faux, ne croit pas en Dieu. La loi divine conduit donc les hommes а la
vraie foi. Quiconque se trompe au sujet d'un йlйment constitutif d'un кtre, ne
connaоt point cet кtre: qui se saisirait d'un animal irrationnel jugeant que
c'est un homme, ne connaоtrait pas l'homme. Il en va autrement si l'erreur
porte sur un aspect accidentel de cet кtre. Nйanmoins dans le cas des composйs,
si l'erreur au sujet de l'un de leur principe constitutif n'en permet pas une
vraie connaissance, elle en laisse une certaine connaissance: par exemple celui
qui prйtend que l'homme est un animal non raisonnable, le connaоt pourtant sous
son aspect gйnйrique. Cependant dans le cas d'une rйalitй simple il n'en
saurait кtre ainsi: toute erreur exclut totalement la connaissance de cet кtre.
Or Dieu est l'кtre simple par excellence. Aussi quiconque se trompe а son sujet
ne le connaоt aucunement: tel celui qui croit que Dieu est corporel, ne le
connaоt pas, mais il imagine quelque chose d'autre que Dieu. Cependant un кtre
est aimй et dйsirй comme il est connu. Qui donc fait erreur sur Dieu ne peut ni
l'aimer, ni le dйsirer comme fin. Puisque la loi divine tend а ce que les
hommes aiment et dйsirent Dieu, elle les oblige donc а possйder de lui une
vraie foi. Une opinion fausse est dans l'ordre intellectuel ce que dans l'ordre
moral est le vice opposй а la vertu: le vrai est en effet le bien de
l'intelligence. Or il appartient а la loi divine de proscrire les vices, de
mкme lui revient-il d'йcarter les faux jugements sur Dieu et sur ce qui est de
Dieu. De
lа il est dit: « Sans la foi il est impossible de plaire а Dieu ».
Et avant que tout autre prйcepte de la loi soit donnй, est proposйe la foi
vraie au sujet de Dieu, quand il est dit: « Entends, Israлl: Notre
Seigneur Dieu est un Seigneur unique.» Cette conclusion exclut l'erreur de ceux
qui prйtendent qu'il importe peu au salut de l'homme qu'il serve Dieu avec
telle ou telle croyance. 119: COMMENT NOTRE ВME EST ORIENTЙE VERS DIEU PAR CERTAINES CHOSES
SENSIBLES
Parce
qu'il est connaturel а l'homme de recevoir sa connaissance par les sens et
qu'il lui est trиs difficile de dйpasser le sensible, Dieu a pourvu а ce que,
mкme dans le domaine du sensible, il trouve un rappel des choses divines: ainsi
l'intention de l'homme est-elle ramenйe plus facilement vers elles, mкme si son
esprit n'est pas assez puissant pour les contempler directement. A cette fin ont
йtй instituйs des sacrifices sensibles que l'homme offre а Dieu, non parce
qu'il en a besoin, mais pour signifier а l'homme qu'il doit rapporter а Dieu,
comme а sa fin et а son Crйateur, Roi et Seigneur de l'univers, et sa personne
et ses biens. De mкme l'homme reзoit-il certaines sanctifications sous des formes
sensibles: il est lavй, oint, nourri ou dйsaltйrй tandis que sont prononcйes
des paroles sensibles: de la sorte est reprйsentй а l'homme sensiblement
comment les dons spirituels lui viennent de l'extйrieur et de Dieu dont le nom
est exprimй dans les formules. Les hommes ont encore recours а des pratiques
sensibles, telles que des prostrations, des gйnuflexions, des exclamations
vocales et des chants, non pour йveiller Dieu, mais pour se stimuler eux-mкmes
aux choses de Dieu. Tout cela est fait non en raison de l'indigence de Dieu: il
connaоt tout, sa volontй est immuable; ce sont les affections du c_ur et non
les mouvements du corps en eux-mкmes qui lui agrйent; mais nous accomplissons
cela pour nous afin que par ces _uvres sensibles notre intention soit dirigйe
vers Dieu et notre amour enflammй. En mкme temps nous confessons que Dieu est
l'auteur de notre вme et de notre corps, lui а qui nous offrons ces hommages
spirituels et corporels. Aussi n'est-il pas йtonnant que les hйrйtiques, niant
que Dieu soit l'auteur de notre corps, condamnent ces hommages corporels а son
endroit. En cela ils ne se souviennent pas de leur condition d'hommes
puisqu'ils ne jugent pas ces manifestations sensibles nйcessaires а la
connaissance intйrieure et а l'amour. L'expйrience pourtant prouve que les
activitйs corporelles stimulent l'вme dans la connaissance et l'amour. Il est
donc йvident qu'il est sagesse de se servir йgalement des choses sensibles pour
йlever notre вme vers Dieu. Le culte de Dieu consiste dans ces hommages
sensibles. Nous sommes dits cultiver une chose quand par nos _uvres nous
lui consacrons tous nos soins. En ce qui concerne Dieu nous apportons un
effort, non а son profit (comme dans le cas oщ nous dйpensons notre activitй
pour « cultiver » une chose, mais parce que par de tels actes nous
nous approchons de Dieu. Et puisque nous tendons а Dieu directement par nos
actes intйrieurs, c'est par ceux-ci que proprement nous honorons Dieu.
Toutefois les actes extйrieurs eux-mкmes appartiennent au culte de Dieu en tant
que par eux notre вme est йlevйe vers lui. D'oщ le nom de religion donnй au
culte de Dieu: par ce genre d'actes l'homme se lie d'une certaine
maniиre pour ne pas errer loin de Dieu; de mкme instinctivement il se sent obligй
de rendre а sa maniиre ses hommages а Dieu, principe de son кtre et de tout
son bien. De lа encore ce nom de piйtй que prend la religion. Par la piйtй
en effet nous rendons а nos parents l'honneur qui leur est dы. Il est donc
normal que l'homme rende а Dieu, Pиre de toutes les crйatures, l'hommage de sa
piйtй. Aussi ceux qui s'opposent au culte de Dieu, sont-ils appelйs impies. Toutefois parce
que Dieu n'est pas seulement la cause et le principe de notre кtre, et que tout
notre кtre est en son pouvoir, nous lui devons tout ce qui est en nous. De ce
fait qu'il est vraiment notre Seigneur, l'hommage que nous lui rendons prend
nom de service. Il n'est pas notre Seigneur, comme un homme est
seigneur d'un autre homme, accidentellement: il l'est par nature. C'est
pourquoi autre le service dы а Dieu, autre celui dы а l'homme а qui nous sommes
soumis accidentellement et dont le pouvoir sur les choses est limitй et vient
de Dieu. Aussi le service dы а Dieu porte chez les Grecs ce nom particulier: latrie. 120: COMMENT LE CULTE DE LATRIE NE DOIT КTRE RENDU QU'A DIEU
Plusieurs
ont estimй que le culte de latrie est dы, non seulement au premier principe des
choses, mais encore а toutes les crйatures supйrieures aux hommes. Aussi, tout
en reconnaissant que Dieu est l'unique principe premier et universel du monde,
quelques-uns ont pensй devoir le culte de latrie, aprиs le Dieu souverain,
d'abord aux substances intelligentes cйlestes qu'ils appellent dieux, que
ces substances soient totalement sйparйes des corps ou qu'elles animent les
sphиres ou les astres; en second lieu а certaines substances intelligentes
qu'ils croyaient unies а des corps aйriens et auxquelles ils donnaient le nom
de dйmons. Nйanmoins supposant celles-ci plus excellentes que les
hommes, comme un corps aйrien l'emporte sur un corps terrestre, ils
prйtendaient que les hommes leur devaient un culte divin, et ils disaient que
par comparaison avec les hommes, ils йtaient des dieux, йtant
intermйdiaires entre les hommes et les dieux. En outre, comme d'aprиs eux, les
вmes des bons, du fait de leur sйparation du corps, passent а un йtat supйrieur
а celui de la vie prйsente, ils concluaient que les вmes des morts, appelйes hйros ou mвnes, ont droit а un culte divin. D'autres pour qui
Dieu est l'вme du monde, estimиrent que l'on doit rendre le culte rйservй а la
divinitй а l'univers entier et а chacune de ses parties, non certes en raison
de la matiиre, mais а cause de l'вme qu'ils prйtendaient кtre Dieu, de mкme que
l'on honore un sage, non en raison de son corps, mais de son вme. D'autres enfin
affirmaient qu'il faut honorer d'un culte divin mкme les кtres, infйrieurs а
l'homme par leur nature, en tant qu'ils participent de quelque maniиre а la
vertu de la nature supйrieure. De lа, croyant que certaines images, faites de
main d'homme, possйdaient quelque vertu surnaturelle soit sous l'influence des
astres, soit par la prйsence de quelque esprit, ils avanзaient que les honneurs
divins йtaient dus а ces images. Et ces images aussi, ils les appelaient dieux:
d'oщ leur nom d'idolвtres: ils offraient en effet le culte de latrie
а des idoles, c'est-а-dire а des images. Pour qui n'admet qu'un premier principe
sйparй du monde, il est dйraisonnable de rendre а quelque autre le culte dы а
la divinitй: En effet nous n'offrons pas un culte а Dieu parce qu'il en a besoin,
mais en vue d'affermir en nous par le sensible la vraie notion de Dieu. Or
cette idйe de l'unicitй de Dieu, qui est au-dessus de tout, ne peut кtre
confirmйe par le sensible que si nous l'honorons d'une maniиre exclusive: c'est
le culte divin. Offrir le culte divin а plusieurs c'est donc affaiblir
la vraie notion d'un principe unique. Comme on l'a dit, ce culte extйrieur est
nйcessaire а l'homme pour exciter en son вme un sentiment de rйvйrence
spirituelle а l'endroit de Dieu. Or la coutume compte pour beaucoup dans le
comportement de l'homme qui se porte plus facilement sur ce qu'il est accoutumй
de faire. C'est justement la coutume chez les hommes que les honneurs, dus а
celui qui occupe le premier rang dans la citй, roi ou empereur, ne soient
rendus а aucun autre. L'esprit de l'homme doit donc кtre formй а cette idйe
d'un unique et premier principe de toutes choses par ces hommages, offerts а
lui seul а l'exclusion de tout autre: c'est ce que nous appelons culte de
latrie. Si du fait de sa supйrioritй, et non parce qu'il est le tout premier,
quelqu'un avait droit au culte de latrie, il s'ensuivrait qu'un homme devrait
ce culte а un autre homme et un ange а un autre ange, puisque les hommes, comme
les anges, sont supйrieurs les uns aux autres. De plus, parmi les hommes, tel
est supйrieur d'un point de vue qui est infйrieur d'un autre: par consйquent
les hommes se devraient rendre rйciproquement pareil honneur. Ce n'est pas
raisonnable. Chez les hommes l'usage veut qu'un bienfait spйcial entraоne une
reconnaissance particuliиre. Or l'homme reзoit de Dieu un bienfait singulier,
celui de sa crйation: nous avons prouvй au deuxiиme Livre que Dieu seul est
crйateur. L'homme doit donc а Dieu un hommage trиs particulier en
reconnaissance de ce bienfait singulier: tel est le culte de latrie. Latrie signifie « service ».
Le service est dы au maоtre. Et celui-lа est vraiment et proprement maоtre qui
commande d'agir et ne reзoit de personne sa rиgle d'action: qui en effet
exйcute les dispositions, arrкtйes par quelque supйrieur, est plutфt un
serviteur qu'un maоtre. Dieu, le souverain principe de toutes choses, dispose
par sa Providence tous les кtres en vue de leurs opйrations propres. C'est
pourquoi la Sainte Йcriture nous dit que les anges et les corps supйrieurs servent
Dieu dont ils exйcutent les ordres et nous qui bйnйficions de leur agir.
Ainsi le culte de latrie, dы au Souverain Seigneur, n'appartient-il qu'au
Premier Principe des choses. Le sacrifice tient une place prйpondйrante
dans les pratiques du culte de latrie. Devant les hommes en effet on peut, bien
que dans une intention autre que pour Dieu, faire des gйnuflexions, des
prostrations, rendre d'autres tйmoignages d'honneur de ce genre, mais nul
n'estime devoir offrir un sacrifice а quelqu'un s'il ne le considиre pas, ou
feint de le considйrer, comme Dieu. Le sacrifice extйrieur est le symbole du
vrai sacrifice intйrieur de l'вme qui s'offre elle-mкme а Dieu. Et notre вme
s'offre а Dieu, comme а son principe crйateur, l'auteur de son agir et
la fin de son bonheur: toutes choses qui ne conviennent qu'au premier Principe
des кtres. Nous l'avons dйmontrй, le Dieu suprкme est l'unique cause crйatrice
de l'вme humaine; seul il a le pouvoir d'incliner la volontй de l'homme а ce
qui lui plaоt; le possйder lui seul est le bonheur dernier de l'homme. A Dieu
seul, а l'exclusion de toute autre substance spirituelle, l'homme doit donc
offrir le sacrifice et le culte de latrie. Bien que l'opinion d'aprиs laquelle le
Dieu souverain ne serait pas autre chose que l'вme du monde s'йcarte de la
vйritй, comme on l'a dйmontrй, et qu'au contraire soit vraie celle qui le
prйsente comme un кtre distinct, principe d'existence des substances intelligentes
sйparйes ou non des corps, cette position permettrait plus raisonnablement de
rendre un culte de latrie а divers кtres. Offrir un culte de latrie а ces кtres
serait le rendre а Dieu l'unique Dieu, souverain vis-а-vis de qui, selon cette
thйorie, les diverses parties du monde sont comme les divers membres du corps а
l'endroit de l'вme humaine. Nйanmoins la raison s'y oppose йgalement. Ils affirment en
effet que le culte de latrie ne peut кtre rendu au monde en raison du corps,
mais de l'вme qu'ils prйtendent кtre Dieu. Cependant si le corps du monde est
divisible en des parties diverses, l'вme reste indivisible. Le culte, dы а la
Divinitй, ne peut donc кtre rendu а plusieurs кtres, mais а un seul. Dans l'hypothиse
oщ le monde possйderait une вme, l'animal tout entier ainsi que chacune de ses
parties, il ne s'agirait point d'une вme vйgйtative ou sensitive, car les
opйrations propres а l'вme de ces parties vйgйtatives ou sensitives ne
conviennent pas а toutes les parties de l'univers. Et mкme si le monde avait
une вme sensitive ou une вme vйgйtative, on ne lui devrait, pas plus qu'aux
кtres irraisonnables et aux plantes, un culte de latrie en raison de cette вme.
Il reste donc que cette вme du monde qu'ils appellent Dieu, а qui reviendrait
un culte de latrie, serait une вme intellectuelle. Mais une вme de ce genre ne
constitue pas la perfection de telles parties dйterminйes du corps: elle
appartient en quelque maniиre au corps entier. Et cela apparaоt mieux dans
notre вme qui pourtant est la moins noble; notre intelligence ne possиde en
effet aucun organe corporel comme le prouve le IIIe de Anima. On ne doit donc
pas, d'aprиs leurs principes, offrir le culte de la divinitй aux diverses
parties du monde, mais seulement au monde entier а cause de son вme. Et si, d'aprиs
leur position, une seule вme anime le monde dans sa totalitй et dans ses
parties, il n'y a qu'un seul Dieu, puisque le monde n'est Dieu qu'en raison de
son вme. Et ainsi on ne doit le culte propre а la divinitй qu'а un seul. Que si
il y a une вme pour le tout et une вme spйciale pour chacune des parties,
celles-ci sont subordonnйes а celle-lа - car on retrouve la mкme proportion
entre les perfections et les sujets perfectionnйs. - Or, dans l'hypothиse de
plusieurs substances, coordonnйes entre elles, celle-lа seule а le droit au
culte de latrie qui tient le premier rang, comme nous l'avons prouvй contre la
premiиre opinion. On ne doit donc pas rendre le culte de latrie aux parties du
monde, mais seulement au monde tout entier. Il est йvident que certaines parties du
monde ne possиdent pas d'вme propre, on ne peut donc les honorer. Et cependant
ces hommes honoraient tous les йlйments du monde, la terre, l'eau, le feu et
les autres corps inanimйs. Il est encore йvident qu'un кtre supйrieur ne doit pas
а son infйrieur un culte de latrie. Or par sa nature l'homme est supйrieur au
moins а tous les corps dans la mesure oщ sa forme est plus parfaite. Il ne leur
doit donc pas un culte de latrie, mкme si, en raison de leurs вmes, ils avaient
droit а quelque culte. Les mкmes difficultйs apparaissent si quelqu'un
prйtend que chaque partie du monde a son вme et nie au tout une вme commune. La
partie la plus excellente aurait une вme plus noble а laquelle seule, selon les
principes йnoncйs, serait dы le culte de latrie. De ces opinions, la plus dйraisonnable est
celle qui veut rendre aux images un culte de latrie. Si en effet ces images reзoivent une
certaine vertu ou perfection des corps cйlestes, on ne leur doit pas pour
autant un culte de latrie puisque celui-ci n'est pas dы aux corps cйlestes
eux-mкmes, si ce n'est peut-кtre en raison de leur вme, comme on l'a prйtendu.
Or c'est par leur activitй corporelle que les corps influeraient sur ces
images. Il est йvident que ces images ne reзoivent pas des corps cйlestes une
perfection йgale а l'вme raisonnable; ainsi leur dignitй est-elle infйrieure а
celle de tout homme. Nul homme ne leur doit donc un culte. La cause est plus
parfaite que son effet; or les hommes sont les artisans de ces images; nul ne
leur doit donc un culte. On rйpondra que ces images possиdent quelque vertu ou
dignitй du fait de leur union avec certaines substances spirituelles. Cette
raison est encore insuffisante. En effet le culte de latrie n'est dы а
aucune substance spirituelle, si ce n'est la plus parfaite. L'вme raisonnable
est unie au corps d'une maniиre plus parfaite que ces substances spirituelles
ne le sont а ces images; l'homme demeure ainsi d'une dignitй plus йminente que
celles-ci. L'usage de ces images est destinй parfois а des effets nocifs; ainsi
est-il manifeste que si de tels effets sont dus а des substances spirituelles,
celles-ci sont mauvaises. Il en est encore une preuve plus йclatante en ce que
leurs rйponses sont trompeuses et qu'elles exigent de leurs adorateurs certains
actes contraires а la vertu, ce qui les range au-dessous des hommes vertueux.
On ne leur doit donc pas un culte de latrie. Il ressort donc avec йvidence de ces
considйrations que le culte de latrie n'est dы qu'au Dieu unique et souverain.
D'oщ il est dit dans l'Exode: « Quiconque offre des sacrifices aux
dieux et non а Yaweh seul, sera tuй »; et dans le Deutйronome: « Tu
adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu serviras lui seul ». Et des
paпens il est йcrit dans l'йpоtre aux Romains: « Se targuant d'кtre
sages, ils sont devenus fous, et ils ont changй la gloire du Dieu incorruptible
pour des images reprйsentant l'homme corruptible et les oiseaux et les
quadrupиdes et les reptiles »; et plus bas: « (ils sont) comme
des gens qui ont changй la vйritй de Dieu en mensonge et qui ont rйvйrй et servi
la crйature au lieu du Crйateur qui est bйni
а jamais ». Puisqu'il est illicite d'offrir un culte de latrie а un autre qu'au premier principe des choses, et que
d'autre part seule une crйature raisonnable dont les dispositions sont
mauvaises, est susceptible d'inciter au mal, il apparaоt que les hommes ont йtй
poussйs а ces pratiques mauvaises par une intervention des dйmons qui,
ambitionnant les honneurs divins, se sont prйsentйs au culte des hommes а la
place de Dieu. C'est pourquoi il est йcrit dans le psaume: « Tous les
dieux des paпens sont des dйmons ». Et encore: « Ce que
sacrifient les paпens, c'est aux dйmons qu'ils sacrifient et non а Dieu ». L'intention
premiиre de la Loi divine йtant la soumission de l'homme а Dieu, et son hommage
de particuliиre rйvйrence, non seulement de c_ur, mais encore de bouche et de
comportement extйrieur, il est en premier lieu interdit dans l'Exode oщ la loi
divine est promulguйe, de rendre un culte а plusieurs dieux: « Tu n'as
pas d'autres dieux devant ma face; tu ne feras pas d'images taillйes, ni aucune
figure ». Deuxiиmement il est interdit а l'homme de prononcer le nom
de Dieu sans respect, а savoir pour confirmer un mensonge; il est dit: « Tu
ne prendras pas le nom de Dieu en vain ». Troisiиmement,
il est prescrit de se reposer pendant quelque temps du travail extйrieur afin
que l'вme s'adonne а la contemplation des choses de Dieu, c'est pourquoi il est
dit: « Souviens-toi de sanctifier le jour du Sabbat ». 121: COMMENT LA LOI DIVINE DЙTERMINE SELON LA RAISON LE
COMPORTEMENT DE L'HOMME VIS-А-VIS DES BIENS CORPORELS ET SENSIBLES
De
mкme qu'un usage sage et dans le respect de Dieu des biens corporels et
sensibles, peut йlever а Dieu le c_ur de l'homme, ainsi un usage illicite de
ces biens, ou le dйtourne totalement de Dieu si ces biens deviennent la fin de
son vouloir, ou le retarde dans son йlan vers Dieu s'il s'attache а eux plus
qu'il n'est nйcessaire. Or le propre de la loi divine est surtout de rattacher
l'homme а Dieu; il lui appartient donc de dйterminer son comportement а
l'endroit des biens corporels et sensibles soit dans ses affections, soit dans
leur usage. L'esprit de l'homme a rang au-dessous de Dieu, le corps au-dessous de
l'вme et les activitйs infйrieures au-dessous de la raison. Or il appartient а
la divine Providence dont la loi divine est un plan, proposй а l'homme par
Dieu, de marquer а chaque кtre sa juste place. La loi divine doit donc ainsi
disposer de l'homme, que ses activitйs infйrieures soient soumises а la raison,
et son corps а son вme, et les choses extйrieures au service de l'homme. Toute loi
sagement conзue favorise la vertu. Or l'essence de la vertu est de rйgler
d'aprиs la raison tant les affections intйrieures que l'usage des biens
corporels. Il revient donc а la loi divine d'en statuer. Il appartient а
tout lйgislateur de dйterminer ce sans quoi l'observance d'une loi est
compromise. Comme la loi est proposйe а la raison, l'homme ne lui pourrait
obйir si tout ce qui est de son domaine n'йtait soumis а la raison. Il revient
donc а la loi de prescrire que tout le domaine de l'homme soit soumis а la
raison. Ainsi parle-t-on aux Romains d'un « hommage selon la
raison »; et lit-on: « Telle est la volontй de Dieu, votre
sanctification ». Par lа est йcartйe l'erreur de ceux qui ne
reconnaissent comme pйchйs que les actes par lesquels le prochain est offensй
ou scandalisй. 122: POUR QUELLE RAISON LA SIMPLE FORNICATION, D'APRИS LA LOI
DIVINE, EST UN PЙCHЙ ET COMMENT LE MARIAGE EST NATUREL
De ces
considйrations il ressort comment est vain le raisonnement de ceux pour qui la
simple fornication n'est pas un pйchй. Ils disent en effet: Prenez une femme non
mariйe, indйpendante de son pиre ou de tout autre: celui qui a des rapports
avec elle, alors qu'elle y consent, ne lui cause aucun tort: elle l'accepte et
elle a pouvoir sur son corps; il ne fait tort а personne puisque cette femme
est indйpendante. Il ne semble donc pas qu'en cela il y ait pйchй. Toutefois
rйpondre que cet acte est une offense а Dieu ne paraоt pas suffisant. Nous
n'offensons Dieu en effet que dans la mesure oщ nous agissons contre notre
bien, nous l'avons dit, et l'acte en cause ne semble pas contraire а notre bien:
ainsi il ne saurait кtre une injure а Dieu. Il serait encore insuffisant de rйpondre
qu'en raison du scandale cet acte est une offense au prochain. Quelqu'un peut
se scandaliser d'un acte qui de soi n'est pas peccamineux, auquel cas l'acte
n'est pйchй qu'accidentellement. Ici la question est de savoir si la simple
fornication est un pйchй en elle-mкme et non en raison des circonstances. Nous chercherons
la solution dans les principes йnoncйs antйrieurement. Nous avons dit que Dieu
pourvoit а chacun en vue de son bien. Le bien pour tout кtre est qu'il atteigne
sa fin; le mal est qu'il en soit dйtournй. Et il en est des parties comme du
tout. Chaque partie de l'homme et chacun de ses actes doit atteindre sa fin.
Or, si elle est superflue pour la conservation de l'individu, la semence est
nйcessaire а la propagation de l'espиce; les autres superfluitйs, telles les
dйjections, l'urine, la sueur et autres choses semblables, ne servent а rien:
le bien de l'homme est uniquement de les rejeter. Il n'est pas de mкme de la
semence dont le but est la gйnйration, celle-ci йtant la raison d'кtre du coпt.
Toutefois engendrer un homme serait vain si ne lui йtait assurйe sa subsistance
sans laquelle il ne pourrait survivre. L'йjaculation de la semence doit donc
кtre ainsi rйglйe que s'ensuivent et une gйnйration parfaite et l'йducation de
l'engendrй. Il apparaоt ainsi que toute йjaculation de semence telle que la
gйnйration ne suivrait pas, est contre le bien de l'homme. La procurer
dйlibйrйment est donc nйcessairement un pйchй. - Je parle d'une man_uvre qui de
soi ne pourrait produire la gйnйration, comme une йjaculation en dehors des
relations naturelles entre homme et femme: de tels pйchйs sont dits contre
nature. Que si pour des raisons extrinsиques la gйnйration ne suivait pas,
cela ne serait point contre nature ni ne serait un pйchй: tel le cas d'une
femme stйrile. Toutefois mкme si la gйnйration suivait а
l'йjaculation de la semence, sans qu'une йducation convenable puisse кtre
donnйe, cela serait pareillement contre le bien de l'homme. On notera en
effet comment chez les animaux oщ la femelle suffit seule а assurer la
subsistance de sa progйniture, le mвle et la femelle ne cohabitent plus aprиs
le coпt, par exemple chez le chien. Par contre il est des animaux chez qui la
femelle ne suffit pas au dressage de sa progйniture; le mвle et la femelle
demeurent alors ensemble tant que le requiиrent la formation et l'apprentissage
de celle-ci: ainsi chez certains oiseaux dont les petits ne peuvent dиs leur
naissance chercher leur nourriture. L'oiseau en effet ne nourrit pas ses petits
avec du lait qu'il a а sa portйe comme tout prйparй par la nature, tel le
quadrupиde; il doit chercher au dehors la nourriture des oisillons, et en plus
les couver pour les rйchauffer; la femelle seule ne saurait y suffire; aussi
sous l'impulsion de la divine Providence le mвle reste-t-il naturellement avec
la femelle pour йlever ces petits. - Dans l'espиce humaine, il est йvident
aussi que la femme ne pourrait pas seule assurer l'йducation de ses enfants,
telles sont les nйcessitйs de la vie humaine devant lesquelles un seul est impuissant.
Il est donc conforme а la nature qu'aprиs ses relations avec une femme, l'homme
ne la quitte pas pour s'en aller indiffйremment avec quelque autre, comme c'est
le cas des fornicateurs. Le fait de la richesse, permettant а l'une ou l'autre
femme de nourrir seule ses enfants, n'infirme pas cette raison: la rectitude
naturelle des actes humains ne se juge pas d'aprиs des conditions extrinsиques
propres а un individu, mais d'aprиs ce qui appartient а toute l'espиce. On remarquera en
outre que dans l'espиce humaine les enfants n'ont pas seulement besoin de la
nourriture pour leur corps, comme les autres animaux, mais encore de
l'йducation pour leur вme. Les autres animaux sont en effet dotйs d'une
prudence naturelle grвce а laquelle ils peuvent se pourvoir, mais l'homme vit
avec sa raison, et pour former sa prudence il a besoin d'une expйrience de
longue durйe; dиs lors est-il requis que les parents, dйjа expйrimentйs,
instruisent leurs fils. De plus les enfants ne sont pas susceptibles au berceau
d'une pareille formation, mais seulement aprиs un long temps, а l'вge surtout
de discrйtion. Encore cette formation suppose-t-elle beaucoup de
temps. Et mкme, а cause de la poussйe des passions qui corrompt le jugement
prudentiel, les enfants ont alors besoin non seulement d'enseignement, mais
encore de rйprimande. A cela la femme seule est impuissante; l'intervention de
l'homme s'impose en qui la raison est plus parfaite pour instruire et la force
plus grande pour chвtier. Ainsi dans l'espиce humaine il ne suffit pas, comme
chez les oiseaux, d'un temps rйduit pour assurer la croissance de l'enfant, il
y est requis une longue pйriode de vie. Dиs lors que la cohabitation du mвle et
de la femelle est nйcessaire chez tous les animaux, tant que la formation de la
progйniture appelle l'intervention paternelle, il est naturel que l'homme
s'йtablisse en sociйtй avec une femme dйterminйe, non pour une courte mais pour
une longue durйe. Nous donnons а cette sociйtй le nom de mariage. Le
mariage est donc naturel а l'homme, et l'union par la fornication, rйalisйe en
dehors du mariage, est contre le bien de l'homme: а cause de cela elle est
nйcessairement un pйchй. De plus, du fait que se servir de quelque organe du
corps pour un but autre que celui auquel la nature le destine, par exemple
marcher sur les mains ou faire avec les pieds ce qui normalement se fait avec
les mains, est un pйchй vйniel ou mкme n'est pas un pйchй, on ne peut pour
autant estimer lйgиre cette faute qu'est l'йjaculation de la semence en dehors
de la fin lйgitime de la gйnйration et de l'йducation. Si ces mйsusages ne
s'opposent pas beaucoup au bien de l'homme, cette perte dйsordonnйe de la
semence rйpugne au bien de la nature qu'est la conservation de l'espиce. Aussi
aprиs le pйchй d'homicide qui dйtruit la nature humaine en acte de vie, ce
genre de pйchй semble-t-il tenir le second rang: il empкche la nature humaine
d'apparaоtre а la vie. Ces conclusions sont confirmйes par l'autoritй
divine. Qu'illicite soit une perte de semence а laquelle ne suivrait pas la
gйnйration, cela est йvident. Il est dit au Lйvitique: « Tu ne
coucheras pas avec un homme comme on le fait avec une femme. Tu ne
coucheras pas avec une bкte ». Et dans I Cor. « Ni les
impudiques, ni ceux qui se livrent а la sodomie, ne possйderont le Royaume de
Dieu ». Que la fornication et que toute relation avec une
femme autre que la sienne soient dйfendues, c'est encore йvident. Il est dit au
Deutйronome: « Il n'y aura point de prostituйes parmi les filles
d'Israлl, ni de libertins parmi les fils d'Israлl »; et dans Tobie: « Garde-toi
de toute fornication, et qu'en dehors de ton йpouse ta conscience ne te
reproche jamais une action criminelle »; et dans I Cor.: « Fuyez
la fornication ». Ainsi est йcartйe l'erreur de ceux qui prйtendent que
l'йjaculation de la semence n'est pas une faute plus grande que la perte des
autres humeurs et que la fornication n'est pas un pйchй. 123: COMMENT LE MARIAGE DOIT КTRE INDISSOLUBLE
A
considйrer les choses objectivement, le mкme argument nous amиne а conclure que
l'association de l'homme et de la femme, а savoir le mariage, non seulement
doit кtre de longue durйe, mais doit se prolonger toute leur vie. La finalitй de la
propriйtй est la conservation de la vie; or la vie qui ne peut кtre conservйe
dans un pиre qui demeurerait, est perpйtuйe dans son fils, comme en une
succession, grвce а la ressemblance spйcifique; aussi est-il conforme а la
nature que le fils hйrite de ce qui appartient а son pиre. Il est donc naturel
que la sollicitude du pиre vis-а-vis de son fils dure toute sa vie. Par
consйquent si, mкme chez les oiseaux, l'office paternel а l'endroit du fils
commande la cohabitation du mвle avec la femelle, l'ordre de la nature, propre
а l'espиce humaine, exige que le pиre et la mиre demeurent ensemble toute la
vie. Il
semble mкme rйpugner а l'йquitй que cette sociйtй soit brisйe. La femme en
effet a besoin d'un mari, non seulement pour engendrer comme les autres
animaux, mais encore pour gouverner sa famille: le mari est plus assis dans sa
pensйe et plus йprouvй dans sa force. Mais la femme est associйe а l'homme pour
les besoins de la gйnйration. Ainsi sa fйconditй et sa beautй disparaissant,
elle ne serait plus recherchйe par quelque autre. Si donc un homme, prenant une
femme en sa jeunesse, alors qu'elle possиde beautй et fйconditй, la pouvait
renvoyer dans un вge plus avancй il causerait а cette femme un dommage,
contraire а l'йquitй naturelle. Il est йvident qu'une femme ne peut
renvoyer son mari: la femme est naturellement soumise а celui-ci comme а son
chef, et il n'est pas au pouvoir d'un sujet de se soustraire а la juridiction
de son chef. Il est donc contraire а l'ordre naturel que la femme abandonne son
mari. Et si celui-ci pouvait quitter celle-lа, l'association ne serait plus а
part йgale entre l'homme et la femme; celle-ci serait tenue en une certaine
servitude. Il est naturel aux
hommes de rechercher la certitude au sujet de leur paternitй; ainsi l'exige ce
fait que l'enfant a besoin d'une direction prolongйe de la part de son pиre.
Donc tout ce qui fait obstacle а cette certitude est contraire а l'instinct
naturel de l'espиce humaine. Or si un homme pouvait rйpudier sa femme ou
celle-ci son mari, s'ils pouvaient avoir des relations avec d'autres,
impossible serait cette certitude; la femme ayant eu commerce avec l'un, se
lierait ensuite avec un autre. Cette sйparation d'une femme avec son mari est
donc contraire а l'instinct de l'espиce humaine. Dans celle-ci il ne suffit
donc point d'une longue cohabitation entre mari et femme; elle doit кtre
unique. Plus fervente est une amitiй, plus elle est solide et durable. Or entre
mari et femme existe, semble-t-il, la plus grande des amitiйs: ils sont unis en
effet non seulement en vue de l'union charnelle qui, mкme chez les animaux,
crйe une certaine douceur d'intimitй, mais en vue de toute une vie d'intimitй
familiale. Le signe en est que pour son йpouse l'homme doit quitter mкme son
pиre et sa mиre comme il est dit dans la Genиse. Il est donc normal
que le mariage soit absolument indissoluble. On considйrera en outre que parmi les
actes de nature, seule la gйnйration a pour fin le bien commun: manger, se
libйrer des humeurs superflues sont en effet d'ordre individuel, tandis que la
gйnйration ressortit а la conservation de l'espиce. Puisque la loi trouve sa
raison d'кtre dans le bien commun, ce qui relиve de la gйnйration apparaоt
comme une matiиre privilйgiйe des lois divines et humaines. Or les lois
positives humaines ont leur principe dans l'instinct de la nature, comme dans
la dйmonstration scientifique toute nouvelle lumiиre prend son origine dans les
principes connus naturellement. Quant aux lois divines, non seulement elles
йclairent l'instinct de la nature, mais encore elles supplйent а ses
dйficiences, comme tout ce qui est divinement rйvйlй dйpasse les capacitйs de
la raison naturelle. Donc puisque l'instinct naturel appelle une cohabitation
unique de l'homme avec la femme et la cohabitation d'un seul avec une seule, la
loi humaine le devait prescrire. La loi divine y ajoute une raison surnaturelle
puisйe dans le symbolisme de l'union indissoluble du Christ avec l'Йglise qui
est l'union d'un seul avec une seule. Ainsi les dйsordres en cet acte de la
gйnйration rйpugnent а l'instinct naturel et transgressent les lois divines et
humaines, c'est pourquoi en cette matiиre le pйchй est plus grave que dans la
nourriture et autre chose semblable. Il est encore nйcessaire que tout soit
subordonnй а ce qu'il y a de meilleur dans l'homme; aussi dans leurs
dispositions, concernant l'union de l'homme et de la femme, les lois n'ont pas
seulement en vue la gйnйration des enfants, comme ce serait le cas pour les
animaux, mais toute la vie vertueuse que rйgit la droite raison, qu'il s'agisse
de l'homme envisagй en soi ou comme partie de la famille domestique ou de la
sociйtй civile. A cette vie vertueuse appartient la cohabitation unique de
l'homme et de la femme. L'amour entre deux кtres est en effet d'autant plus
fidиle qu'ils se savent indissolublement unis; plus fervente est encore leur
sollicitude rйciproque sur le plan familial du fait qu'ils prйvoient devoir
toujours demeurer dans la possession de richesses communes. Pareillement sont
йcartйes les causes de discordes qui, si l'homme pouvait renvoyer sa femme, ne
manqueraient pas de surgir entre lui et les proches de celle-ci; ainsi l'amour
dans la parentй est-il renforcй. Enfin sont supprimйes les occasions d'adultиre
qui naоtraient du fait que l'homme pourrait rйpudier sa femme et vice versa;
cela ouvrirait en effet une voie facile pour йbranler les autres unions
matrimoniales. C'est pourquoi il est dit dans Matthieu et dans I
Cor.: « Je vous le dit que la femme ne quitte pas son
mari ». Ainsi est condamnйe la coutume de rйpudier les
femmes. Ce fut pourtant permis aux Juifs dans l'Ancienne Loi а cause
de leur duretй, prкts qu'ils йtaient а tuer leur femme. Un moindre mal fut
tolйrй pour en йviter un plus grand. 124: COMMENT LE MARIAGE DOIT КTRE D'UN SEUL AVEC UNE SEULE
Il est
а remarquer йgalement qu'il est naturel aux animaux qui usent du coпt de ne pas
supporter de partager leur comparse avec un autre, aussi le coпt est-il chez
eux la cause de batailles. De cela une raison vaut pour tous: chaque animal
veut jouir а son grй du plaisir du coпt comme de celui de la nourriture; et
cette libertй serait limitйe, si plusieurs mвles entreprenaient une seule
femelle et vice versa, de mкme qu'un animal est empкchй de jouir en libertй de
sa nourriture si un autre lui ravit ce qu'il voulait manger. Ainsi pour la
nourriture et pour le coпt les animaux se battent-ils pareillement. Chez les hommes
il est une raison particuliиre: on l'a dit, l'homme veut naturellement кtre sыr
de sa paternitй, et il ne pourrait obtenir cette certitude si plusieurs hommes
йtaient admis auprиs d'une seule femme. C'est donc dans l'instinct de la nature
que cette loi d'un seul avec une seule prend son origine. Toutefois on
notera une diffйrence entre ces raisons. L'une et l'autre expliquent qu'une
femme ne puisse avoir plusieurs maris; mais qu'un mari ne puisse avoir
plusieurs femmes, la seconde ne le prouve pas: de ce qu'un mari ait des
relations avec plusieurs femmes, il n'en est pas moins sыr de sa paternitй. La
premiиre raison au contraire garde sa valeur. De mкme en effet que le mari perd
la libertй d'user а son grй de sa femme si celle-ci connaоt un autre homme, la
femme perd pareillement la sienne si le mari connaоt plusieurs femmes. Et parce
que la certitude de la paternitй est le bien principal, recherchй dans le
mariage, aucune loi ou coutume humaine n'a tolйrй la polyandrie. Les anciens
Romains estimaient йgalement la polyandrie anormale, eux dont Valerius Maximus
nous rapporte qu'ils rйcusaient la dissolution du lien conjugal mкme pour cause
de stйrilitй. Chez tous les animaux oщ le pиre s'occupe de ses petits, il n'y a qu'un
mвle pour une femelle: ainsi chez les oiseaux oщ l'un et l'autre nourrissent
leurs oisillons. Un seul mвle ne suffirait pas en effet s'il devait prкter son
concours а l'йlevage de la progйniture de plusieurs femelles. Mais chez les
animaux oщ le mвle n'a aucunement cure de ses petits, il va indiffйremment avec
plusieurs femelles et la femelle avec plusieurs mвles; tels les chiens, les
poules et autres animaux semblables. Dans l'espиce humaine au contraire le mвle
porte mieux que chez les autres animaux la charge de sa postйritй; aussi est-il
manifestement naturel chez l'homme qu'il n'y ait qu'un mari pour une seule
femme et vice versa. L'amitiй s'йtablit en une certaine йgalitй. Or s'il
n'йtait pas permis а la femme d'avoir plusieurs maris parce que cela
infirmerait la certitude de la paternitй, tandis qu'il serait licite а l'homme
d'avoir plusieurs femmes, l'amour de la femme ou de son mari ne serait plus un
amour libre, mais quasi servile. Et l'expйrience le prouve: quand les hommes
possиdent plusieurs femmes, celles-ci sont quasi des servantes. Un amour fervent
ne s'йtend pas а de nombreuses personnes, comme le prouve le Philosophe. Si
donc la femme n'avait qu'un mari tandis que celui-ci possйderait plusieurs
femmes, l'amour ne serait plus йgal de part et d'autre. Ce ne serait plus un
amour libre, mais un amour d'une certaine maniиre contraint. On l'a dit, le
mariage doit chez les hommes кtre ainsi ordonnй qu'il favorise la vie
vertueuse. Or la vertu ne supporte pas qu'un seul homme possиde plusieurs
femmes; il s'ensuivrait des discordes dans la sociйtй domestique, comme le
prouve l'expйrience. Il n'est donc pas sage qu'un seul homme ait plusieurs
femmes. C'est pourquoi il est dit dans la Genиse: « Ils seront deux en
une seule chair ». Par lа sont condamnйes la coutume de la polyandrie et
l'opinion de Platon affirmant que les femmes devaient кtre possйdйes en commun,
opinion que dans la Nouvelle Loi admettait Nicolas, l'un des sept diacres. 125: COMMENT LE MARIAGE NE DOIT PAS КTRE ENTRE PARENTS
Pour
ces sages motifs encore les lois йcartent du mariage certaines personnes en
raison de leur origine commune. Le mariage est en effet l'union de
personnes йloignйes; celles donc qui se doivent considйrer comme une а cause de
leur commune origine, sont а juste titre йcartйes d'un mariage entre elles.
Ainsi, grвce а cette interdiction, elles prennent conscience de leur unitй et
s'aiment avec plus de ferveur. Les relations entre homme et femme comportent une
certaine confusion naturelle; il convient donc qu'elles soient interdites aux
personnes а qui la parentй impose un respect rйciproque. Cette raison semble
suggйrйe dans l'Ancienne Loi par ce qui est dit dans le Lйvitique: « Tu
ne dйcouvriras pas la nuditй de ta s_ur », et
pareillement des autres parents. A la corruption des bonnes m_urs concourt
la propension trop forte des hommes aux plaisirs de la chair; ce plaisir
obnubile l'esprit au point de paralyser la raison dans la rectitude de son
agir. Si les relations sexuelles йtaient permises aux hommes avec les personnes
dont ils partagent nйcessairement l'habitat, par exemple avec leurs s_urs et
autres proches, ils abuseraient de ce genre de plaisir: l'occasion n'en
pourrait кtre йcartйe. Il йtait donc opportun pour les bonnes m_urs que de
telles relations soient interdites par les lois. Le plaisir propre aux relations sexuelles
est pleinement de nature а fausser le jugement prudentiel; le
multiplier est donc contraire aux bonnes m_urs. D'autre part ce plaisir est
accru du fait de l'amour des personnes qui s'unissent; aussi les relations
entre proches seraient incompatibles avec les bonnes m_urs: en eux l'amour,
naissant de leur communautй d'origine et de vie, s'ajouterait а l'amour dont la
concupiscence est la source, et cet accroissement d'amour rendrait l'вme plus
dйpendante de ces plaisirs. Il est particuliиrement nйcessaire а la sociйtй
humaine que l'amitiй s'йtende entre beaucoup d'hommes. Or cette union par le
mariage entre des personnes йtrangиres les unes aux autres, contribue а cette
amitiй entre les hommes. Il йtait donc indiquй que les lois prescrivent que le
mariage serait contractй entre personnes йtrangиres les unes aux autres et non
entre proches. Il ne convient pas qu'un homme contracte un lien
social avec des personnes а qui naturellement il est soumis; or il est naturel
а l'homme d'кtre soumis а ses parents. Il ne peut donc contracter mariage avec
eux, puisque le mariage est un certain lien social entre des personnes. C'est pourquoi il
est dit au Lйvitique: « Aucun homme ne s'approchera d'une femme qui est
sa proche parente ». Ainsi est exclue la coutume des unions charnelles
entre proches. Que l'on sache pourtant que les lois envisagent les
cas ordinaires, de mкme que les inclinations naturelles vont а ce qui est
communйment. Aussi n'est-il pas contraire а ces raisons que dans un cas particulier
il en soit autrement. Au bien d'un seul en effet on ne doit pas sacrifier celui
de la communautй: le bien commun est toujours plus divin que celui de
l'individu. Pour que le dommage qui dans un cas pourrait surgir, ne soit
pas sans remиde, les lйgislateurs et leurs pairs possиdent le pouvoir de
dispenser du statut commun en faveur de quelque nйcessitй particuliиre. S'il
s'agit d'une loi humaine, les hommes jouissant d'un pouvoir йgal, peuvent en
dispenser; s'il s'agit d'une loi divine, la dispense revient а l'autoritй
divine: ainsi dans la loi ancienne la dispense йtait-elle accordйe d'avoir
plusieurs femmes et concubines, comme de rйpudier sa femme. 126: COMMENT TOUTE RELATION CHARNELLE N'EST PAS PЙCHЙ
Si le
commerce charnel, contraire aux intйrкts de la gйnйration et de l'йducation des
enfants, est opposй а la raison, l'union qui respecte ces intйrкts, lui est
conforme. Et la loi divine n'interdit que ce qui n'est pas conforme а la
raison, comme il a йtй montrй avec йvidence. Il ne serait pas juste en
consйquence de prйtendre que toute union charnelle est pйchй. Les membres du
corps sont des instruments de l'вme; la fin de chacun d'eux, comme de tout
instrument, est donc l'usage qu'on en fait. Or certains de ces organes sont
pour l'usage du commerce charnel; celui-ci est donc leur fin. Mais les
finalitйs de la nature ne peuvent кtre mauvaises en soi, puisque ce qui est de
la nature est ordonnй а sa fin par la providence divine, on l'a prouvй. Il ne
se peut donc que le commerce charnel soit un mal par lui-mкme. Les inclinations
naturelles dans les choses viennent de Dieu qui meut tout; il ne se peut donc
pas que l'inclination naturelle qui rйside en quelque espиce, soit orientйe а
quelque chose qui est un mal de soi. Or chez tous les animaux parfaits se trouve
cette inclination naturelle au commerce charnel; celui-ci ne peut donc кtre de
soi un mal. Ce qui est nйcessaire au bien et а la perfection ne peut кtre mauvais de
soi. Or chez les animaux la perpйtuitй de l'espиce n'est assurйe que par la
gйnйration qui suit au commerce charnel. Celui-ci n'est donc pas un mal de soi. C'est pourquoi il
est dit: « La femme ne pиche pas qui se marie ». Ainsi est йcartйe
l'erreur de ceux qui prйtendent que tout commerce charnel est illicite et, de
lа, condamnent totalement le mariage et les noces. Cette position est fondйe
pour quelques-uns sur cette croyance que les corps ont comme origine, non un
principe bon, mais un principe mauvais. 127: COMMENT DE SOI CE N'EST PAS UN PЙCHЙ D'USER D'UN ALIMENT
QUELCONQUE
De
mкme que les relations charnelles, dans les limites fixйes par la raison, sont
sans pйchй, ainsi l'usage de la nourriture. Et cela est conforme а la raison,
qui est ordonnй selon sa finalitй propre. Or la fin normale de l'alimentation
est la conservation du corps par la nourriture. Tout aliment qui l'assure peut
donc кtre pris sans pйchй. Ainsi de soi l'usage d'un aliment quelconque est
sans pйchй. L'usage comme tel d'aucune chose n'est un pйchй si celle-ci n'est
essentiellement mauvaise, et aucun aliment n'est de sa nature mauvais puisque,
on l'a montrй, tout кtre est bon par nature. Toutefois un aliment peut кtre
mauvais pour quelqu'un parce qu'il contrarie sa santй corporelle. Par
consйquent se nourrir d'un aliment quelconque n'est pas de soi un pйchй parce
qu'il s'agit de telle chose, mais ce pourrait l'кtre, si, contrairement а la
raison, on usait d'un aliment opposй а la santй. User des choses conformйment а leur
destination, n'est pas un mal de soi. Or les plantes sont pour les animaux;
quelques-uns d'entre eux pour les autres; et tous sont pour l'homme, comme il
ressort des dйmonstrations antйrieures. Donc se servir des plantes ou de la
chair des animaux pour sa nourriture ou toute autre utilitй ne saurait кtre de
soi un pйchй. Le mal du pйchй dйrive de l'вme sur le corps et non l'inverse, puisque
nous appelons pйchй un dйsordre de la volontй. Or la nourriture est
immйdiatement du domaine du corps et non de l'вme; la prendre ne peut donc кtre
un pйchй si ce n'est parce que cela est incompatible avec la rectitude du
vouloir. - Cela se peut d'abord parce que n'est pas respectйe la fin propre de
la nourriture: quelqu'un par exemple pour le seul plaisir use d'aliments,
contraires а sa santй corporelle en raison soit de leur qualitй soit de leur
quantitй; ensuite, parce qu'il n'est pas tenu compte de la condition de celui
qui prend cette nourriture ou de ceux en sociйtй de qui il vit: celui qui, par
exemple, use d'une nourriture plus soignйe que ne le permettent ses moyens ou
peu conforme а sa condition sociale; enfin, parce que cette nourriture est
dйfendue par une loi quelconque pour une cause particuliиre: ainsi dans la loi
ancienne certains aliments йtaient prohibйs pour des raisons de symbolisme, de
mкme en Йgypte il йtait interdit, pour protйger l'agriculture, de manger de la
chair de bovidйs; de mкme encore certaines rиgles dйfendent l'usage de quelques
aliments pour rйfrйner la concupiscence. C'est pourquoi le Seigneur dit: « Ce
n'est pas ce qui entre dans la bouche de l'homme qui le souille ». Et
dans I Cor. il est dit: « Tout ce qui se vend au marchй, mangez-le,
sans vous enquйrir de rien par scrupule de conscience ». Et dans I Tim:
« Toute crйature de Dieu est bonne, et rien ne mйrite d'кtre condamnй
de ce qui est pris en action de grвces ». Ainsi est йcartйe l'erreur de quelques-uns
qui prйtendent que l'usage de certains aliments est illicite. A leur sujet
l'Apфtre dit au mкme endroit: « Dans les derniers temps certains
abandonneront la foi... proscrivant le mariage, ordonnant l'abstinence
d'aliments crййs pat Dieu pour qu'on en use dans l'action de grвces ». Cet usage de la
nourriture et des relations charnelles n'est donc pas de soi illicite; il l'est
uniquement dans la mesure oщ est transgressй l'ordre de la raison. Toutefois
les richesses extйrieures sont nйcessaires pour se procurer cette nourriture,
assurer l'йducation des enfants, la subsistance familiale et satisfaire а tous
les autres besoins corporels. Par consйquent la possession des richesses est
йgalement de soi lйgitime si l'ordre de la raison est respectй, а savoir que
l'homme possиde justement ces biens, qu'il ne mette pas en eux la fin de son
vouloir, qu'il en use avec sagesse pour son utilitй et celle des autres. Aussi
l'Apфtre ne condamne pas les riches, mais il leur donne une rиgle pour l'usage
de leurs richesses, quand il dit: « Aux riches du siиcle prйsent
prescris de n'кtre pas orgueilleux et de ne pas mettre leur espoir en des
richesses instables... de faire le bien, de devenir riches en bonnes _uvres, de
donner libйralement, de partager ». Et l'Ecclйsiastique:
« Heureux le riche qui sera trouvй sans tache, et qui n'est pas allй aprиs
l'or et n'a pas mis son espoir dans l'argent et les trйsors ». Par lа est encore
rejetйe l'erreur de ceux qui, au dire de S. Augustin ont, avec une arrogance sans
pareille, pris le nom d'apostoliques du fait qu'ils excluaient de leur
communion ceux qui se mariaient et possйdaient des choses en propre (comme
L'Йglise catholique) et les moines et la plupart des clercs. Ces hommes sont
hйrйtiques car, se sйparant de l'Йglise, ils prйtendent que ceux qui usent de
ces choses dont ils se privent, n'ont aucune espйrance. 128: COMMENT LA LOI DIVINE RИGLE LES RAPPORTS DE L'HOMME AVEC SON
PROCHAIN
De nos
considйrations il ressort que par la loi divine l'homme est invitй а respecter
l'ordre de raison dans l'usage de tout ce qu'il rencontre. Or parmi tous ces
biens qui se prйsentent а l'usage de l'homme, les autres hommes tiennent la
premiиre place. L'homme est en effet par nature un animal social. Ses
besoins sont multiples, et il ne peut par lui seul y subvenir. La loi divine
doit donc pourvoir, selon l'ordre de la raison, aux relations de l'homme avec
son prochain. La fin de la loi divine est que l'homme s'attache а Dieu. Or l'homme a
dans son prochain un auxiliaire soit au plan de la connaissance soit а celui de
l'amour. Les hommes en effet s'entraident dans leur recherche de la vйritй, se
stimulent rйciproquement dans la conquкte du bien et la fuite du mal. C'est
pourquoi il est dit dans les Proverbes: « Le fer aiguise le fer, et l'homme enflamme le c_ur de
son ami ». Et dans
l'Ecclйsiaste: « Mieux vaut vivre а deux que solitaire; les deux ont
l'avantage de la compagnie; si l'un tombe, l'autre peut le relever. Malheur а
celui qui est seul, qui tombe sans avoir un second pour le relever. De mкme si
deux couchent ensemble ils se rйchauffent, mais un homme seul comment aurait-il
chaud? Et si quelqu'un maоtrise celui qui est seul, les deux pourront lui
rйsister ». Il importait donc que la loi divine йtablit les hommes en
sociйtй. La loi divine est un plan particulier de la divine Providence touchant
le gouvernement des hommes. Or il appartient а la divine Providence de
maintenir dans un ordre sage chacun des кtres qui lui sont soumis, de telle
sorte que chacun soit а son rang et a sa place. La loi divine dispose donc les
hommes entre eux de telle sorte que chacun soit а sa place, ce qui pour les
hommes revient а la paix entre eux; « la paix, au dire d'Augustin, n'est
rien autre que l'harmonie dans l'ordre ». Des кtres, groupйs sous un chef unique,
doivent кtre ordonnйs entre eux de faзon а vivre en bonne intelligence, sinon
ils se contrarient les uns les autres dans la recherche de leur fin commune,
ainsi en est-il pour une armйe organisйe avec ordre en vue de la victoire qui
est le but de son chef. Or tout homme est dirigй vers Dieu par la loi divine.
Celle-ci devait donc pourvoir а ce que les hommes ne se fassent pas obstacle
les uns aux autres, qu'entre eux soit cette bonne intelligence qu'est la
paix. Aussi dans le Psaume est-il dit: « Il fait rйgner la paix а tes
frontiиres ». Et le Seigneur dit: « Je vous ai dit ces choses
pour que vous ayez la paix en moi ». Cependant cette concorde est assurйe entre
les hommes dans la mesure oщ chacun reзoit son dы, ce qui ressortit а la justice.
Aussi est-il dit dans Isaпe: « La paix est l'_uvre de la
justice ». La loi divine devait donc porter des prйceptes de justice
de telle sorte que chacun rende а son prochain son dы et s'abstienne de lui
causer quelque dommage. Or parmi les hommes chacun est dйbiteur en tout
premier lieu а l'endroit de ses parents. C'est pourquoi entre tous les
prйceptes de la loi qui rиglent nos rapports avec notre prochain, le premier
est: « Tu honoreras tes pиre et mиre »; il englobe le
commandement de rendre а chacun son dы, qu'il s'agisse des parents ou des
autres, selon ce mot aux Romains: « Rendez а chacun son
dы ». Puis ce sont les prйceptes qui interdisent de causer quelque
dommage au prochain, de l'offenser par des actes contre sa personne: « Tu
ne tueras pas », ou contre son conjoint: « Tu ne commettras
pas l'adultиre », ou contre ses biens: « Tu ne voleras
pas ». Il nous est encore dйfendu de l'offenser par l'injustice de la
parole: « Tu ne porteras pas de faux tйmoignage contre ton
prochain ». Et parce que Dieu est encore le Juge des c_urs, il nous
est interdit d'offenser le prochain en notre c_ur « en dйsirant sa
femme ou quelque autre de ses biens ». L'homme se sent invitй de deux
maniиres а l'observance de cette justice, prescrite par la loi divine, soit par
une inclination intйrieure, soit par une intervention extйrieure. Cette
inclination intйrieure naоt du vouloir de l'homme de respecter les ordonnances
de la loi divine, sous l'inspiration de l'amour de Dieu et du prochain: celui
qui aime en effet quelqu'un lui donne son dы spontanйment et avec plaisir,
ajoute mкme а ce dы libйralement. Aussi tout l'accomplissement de la loi
dйpend-il de l'amour, au dire de l'Apфtre: « La plйnitude de la loi
c'est l'amour »; et le Seigneur dit que « dans ces deux
commandements - а savoir l'amour de Dieu et du prochain - tient toute la
loi ». Tous pourtant ne sont pas ainsi disposйs qu'ils
obйissent spontanйment а la loi; il les faut obliger au respect de la justice
par une intervention extйrieure: ils obйissent а la loi, par la crainte des
peines, non plus de plein c_ur, mais servilement. C'est pourquoi il est dit
dans Isaпe: « Lorsque vos jugements s'exercent sur la terre - en
punissant les mйchants - tous les habitants de la terre apprennent la
justice ». Les premiers « sont а eux-mкmes leur
loi », possйdant la charitй qui, au lieu de la loi, les incite
et les pousse а agir de plein c_ur. La loi extйrieure n'est pas nйcessaire pour
eux mais pour ceux qui ne tendent pas d'eux-mкmes au bien. Aussi est-il dit: « La
loi n'est pas pour les justes, mais pour les mauvais ». Ce que l'on
n'interprйtera pas - comme d'aucuns l'ont fait - que les justes n'ont pas
а observer la loi, mais qu'ils portent en eux, mкme sans la loi, cette
inclination au respect de la justice. 129: COMMENT LA RECTITUDE DE CERTAINS ACTES HUMAINS LEUR VIENT DE
LEUR CONFORMITЙ A LA NATURE, ET NON DE LEUR SEULE CONFORMITЙ AUX PRESCRIPTIONS
DE LA LOI
De ces
considйrations il apparaоt que les actes prescrits par la loi divine, possиdent
une rectitude, non seulement parce qu'ils sont commandйs, mais encore parce
qu'ils sont conformes а la nature. Par les prйceptes de la loi divine le c_ur
de l'homme est soumis а Dieu, et toutes les autres puissances qui sont en
l'homme, а la raison. Or l'ordre naturel lui-mкme requiert que les infйrieurs
soient soumis aux supйrieurs. Ce qui est contenu dans la loi est donc de soi
naturellement droit. Les hommes ont reзu de la divine Providence un
pouvoir naturel de juger, la raison, comme principe de leurs propres
opйrations. Or les principes naturels s'exercent dans le domaine de la nature.
Il est donc des opйrations, ressortissant naturellement а l'homme, qui tiennent
leur rectitude d'elles-mкmes et non uniquement de la loi. Tout кtre d'une
nature dйterminйe produit des opйrations dйterminйes, conformes а celle-ci;
l'opйration propre d'un кtre suit en effet а sa nature. Or les hommes ont une
nature dйterminйe; ils possиdent ainsi des opйrations qui de soi leur sont
propres. Ce pour qui une chose est naturelle, doit naturellement possйder ce sans
quoi cette chose ne saurait кtre: la nature en effet ne dйfaille pas dans le
nйcessaire. Or l'homme est naturellement un animal social: le signe
en est qu'un seul homme ne se suffit pas pour les nйcessitйs de la vie humaine.
Par consйquent tout ce sans quoi la sociйtй humaine ne pourrait se maintenir
convient naturellement а l'homme. Tel est donner а chacun son dы et s'abstenir
de l'injustice. Certains parmi les actes humains possиdent donc une rectitude
qui leur vient de la nature. On a dйmontrй plus haut que la nature donne а l'homme
d'user des choses infйrieures pour subvenir а ses nйcessitйs de vie. Or il est
une mesure dйterminйe dans le respect de laquelle l'usage de ces choses est bon;
qu'on le nйglige, cet usage devient nocif а l'homme, tel le cas de
l'intempйrance dans la nourriture. Il est donc des actes qui par nature sont
bons et d'autres par nature mauvais. L'ordre naturel veut qu'en l'homme le
corps soit pour l'вme et les activitйs infйrieures pour la raison, comme dans
les autres кtres la matiиre est pour la forme et les instruments pour l'agent
principal. Dire que l'un est pour l'autre, c'est reconnaоtre que le premier est
au service du second et ne doit pas lui кtre une entrave. Par consйquent la
rectitude de nature exige que l'homme gouverne son corps et les activitйs
infйrieures de son вme, de telle sorte qu'il n'y trouve pas un obstacle aux
activitйs de sa raison et а son bien, mais plutфt un secours; s'il en йtait
autrement, ce serait peccamineux par nature. Donc l'ivrognerie et l'abus de la
bonne chиre, l'usage dйrйglй des plaisirs sexuels qui empкchent l'activitй de
la raison, le fait d'кtre soumis aux passions qui empкchent le bon jugement de
la raison: tous ces actes sont naturellement mauvais. Ce qui conduit un кtre а sa fin naturelle,
lui est naturellement bon; lui est naturellement mauvais tout ce qui s'y
oppose. Or on a montrй que Dieu est la fin naturelle de l'homme. Donc tout ce
qui porte l'homme а la connaissance et а l'amour de Dieu est naturellement bon
- tout ce qui, au contraire, l'en dйtourne est naturellement mauvais. Il apparaоt donc
que le bien et le mal dans les actes humains ne se jugent pas uniquement de
leur conformitй а la loi, mais encore de leur conformitй а la nature. D'oщ il est dit
dans le Psaume: « Les dйcrets de Dieu sont vrais, ils se justifient
eux-mкmes ». Ainsi est йcartйe cette erreur d'aprиs laquelle la
justice et la rectitude se mesurent uniquement d'aprиs la loi. 130: DES CONSEILS CONTENUS DANS LA LOI DIVINE
Fixer
son вme en Dieu et sur les rйalitйs divines, telle est la perfection de l'homme;
toutefois celui-ci ne peut appliquer avec vigueur son attention sur des objets
divers. Aussi pour que son esprit se porte vers Dieu avec plus de libertй, la
Loi divine lui offre des conseils grвce auxquels il est dйgagй des soucis de la
vie prйsente autant qu'ils est possible а qui vit sur la terre. Ce dйtachement
ne s'impose pas nйcessairement а l'homme pour atteindre la saintetй; nul en
effet ne compromet sa vertu et sa sanctification s'il use selon la raison des
biens corporels et terrestres. C'est pourquoi on appelle conseils et non
prйceptes ces directives de la loi divine: l'homme y est invitй а
renoncer а certains biens pour des biens supйrieurs. Le cours normal de la vie de l'homme est
partagй par trois sortes de prйoccupations: premiиrement celle de sa propre
personne: que faire? Oщ vivre? Deuxiиmement, celle de ses proches, surtout de
sa femme et de ses enfants; troisiиmement, celle des biens extйrieurs,
nйcessaires а sa subsistance. Pour libйrer l'homme du souci des biens
extйrieurs, la loi divine lui propose le conseil de la pauvretй: c'est-а-dire
le rejet des biens terrestres qui risquent d'accaparer son esprit. C'est le
sens de ces paroles du Seigneur: « Si tu veux кtre parfait, va, vends
ce que tu possиdes et donne-le aux pauvres; puis viens et suis-moi ». Pour
le libйrer de la prйoccupation d'une femme et d'enfants, le conseil de la virginitй
ou de la continence lui est donnй. C'est ce que signifie ce texte:
« Pour ce qui est maintenant des vierges, je n'ai pas de prйceptes du
Seigneur, mais je donne un avis ». Et voici la raison de ce conseil. « L'homme
non mariй s'inquiиte des choses du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur,
mais celui qui est mariй s'inquiиte des choses du monde, des moyens de plaire а
sa femme, et le voilа divisй ». Pour le libйrer enfin du souci de sa
propre vie, le conseil de l'obйissance lui est donnй, par laquelle il
remet а un supйrieur la disposition de son activitй. Aussi il est йcrit: « Obйissez
а vos supйrieurs et soyez-leur soumis; leur vigilance est continuelle car ils
rendront compte de vos вmes ». Puisque s'occuper des choses de Dieu est
le sommet de la perfection humaine et que ces trois conseils prйparent
merveilleusement а cette disponibilitй de l'вme, ils s'intиgrent vraiment dans
l'йtat de perfection. Certes ils ne sont pas la perfection, mais ils disposent
а cette perfection qui consiste а vivre pour Dieu. C'est ce que dйclare
nettement le Seigneur lorsqu'il invite а la pauvretй en ces termes « Si
tu veux кtre parfait, va, vends ce que tu possиdes, donne-le aux pauvres et
suis-moi », semblant indiquer que la perfection consiste а le suivre. Des conseils on
peut encore dire qu'ils sont les effets et les signes de la perfection. L'вme,
violemment йprise et dйsireuse de quelque objet, le fait passer avant tout le
reste. Du fait que l'amour et le dйsir l'inclinent avec ferveur vers les choses
de Dieu - telle est bien la perfection - elle rejette tout ce qui pourrait
retarder cet йlan vers Dieu, non seulement l'attachement а des biens
extйrieurs, а une femme et а des enfants, mais encore l'amour de soi. Tel est
l'enseignement de l'Йcriture. Il est dit: « Un homme donnerait-il pour
l'amour toutes les richesses de sa maison, il l'estimerait encore peu de
chose ». Et: « Le rиgne des cieux est encore semblable а un
marchand qui cherchait de belles perles; ayant trouvй une perle prйcieuse, il
s'en fut vendre tout ce qu'il avait et il l'acheta ». Et: « J'ai
regardй les choses qui un temps me parurent un avantage, comme de la balayure
pour gagner le Christ ». Comme ces trois conseils sont des
dispositions а la perfection, en mкme temps que ses effets et ses signes, on
dit avec raison de ceux qui les vouent а Dieu qu'ils sont dans l'йtat de
perfection. Cette perfection а laquelle ils prйparent, consiste
dans la consйcration des activitйs de l'вme а Dieu. Aussi ceux qui les
professent, portent le nom de religieux; ils offrent а Dieu а la maniиre
d'un sacrifice et leur vie et leurs biens; par la pauvretй, leurs biens
extйrieurs, par la continence, leur corps, et, par l'obйissance, leur volontй.
En effet la religion a pour objet le culte de Dieu, on l'a dit. 131: DE L'ERREUR DE CEUX QUI COMBATTENT LA PAUVRETЙ VOLONTAIRE
Il en
est qui, contrairement а la doctrine йvangйlique, rйprouvиrent la pratique de
la pauvretй. Le premier fut Vigilance. D'autres le suivirent, « de ceux
qui se disent docteurs de la loi et qui ne comprennent ni ce qu'ils disent ni
ce qu'ils affirment ». Ils adoptиrent ces positions pour les raisons
suivantes et d'autres analogues. 1. Sous l'impulsion de sa nature, tout
animal pourvoit а ses besoins vitaux: ainsi les animaux qui ne peuvent en toute
saison de l'annйe trouver ce qui leur est nйcessaire, sont douйs d'un instinct
naturel qui les porte а le ramasser а la saison favorable et а le conserver,
telles les abeilles et les fourmis. De mкme les hommes ont besoin pour leur
subsistance de beaucoup de choses qui ne sont pas toujours а leur portйe. Il
leur est donc naturel d'amasser et de mettre en rйserve le bien qui leur est
nйcessaire. Il est donc contraire а la loi naturelle de se dйpartir sous
prйtexte de pauvretй de ce que l'on a amassй. 2. Tous les кtres veulent subsister, ainsi
est-il naturel de s'attacher а ce qui permet de subsister. Or c'est par les
biens extйrieurs que l'homme assure sa vie. Aussi, de mкme que la loi naturelle
lui commande de respecter sa vie, chacun doit-il conserver ses biens. S'il est
contraire а la loi naturelle d'attenter а sa propre vie, se priver du
nйcessaire а la vie par la pauvretй volontaire l'est pareillement. 3. Par nature
l'homme est un animal social, mais il n'est pas de vie sociale pour
l'homme sans assistance mutuelle; il est donc naturel aux hommes de s'entraider
dans leurs nйcessitйs. Toutefois cette tвche devient impossible а qui rejette
les biens extйrieurs, moyen le plus ordinaire de rendre service. Renoncer а
toute possession par la pauvretй volontaire apparaоt donc contraire а
l'instinct de nature comme au bien de la misйricorde et de la charitй. 4. Si c'est un
mal de possйder les biens de ce monde, il est bon de dйlivrer le prochain du
mal et mauvais de le pousser au mal; c'est un mal par consйquent de donner
quelque secours а un indigent et un bien de dйpossйder un propriйtaire:
conclusions inacceptables! Il est donc bon de possйder les biens de ce monde et
mauvais d'y renoncer totalement par la pauvretй volontaire. 5. Les occasions
de pйchй sont а йviter. Or la pauvretй en est une: elle entraоne les hommes au
vol, а la flatterie, au parjure et а d'autres fautes semblables. Il ne faut
donc pas s'engager dans la pauvretй volontaire, mais plutфt la prйvenir. 6. Puisque la
vertu rйside dans un juste milieu, elle pйrit par tout excиs dans un sens ou
dans un autre. Or il est une vertu qui sait donner et retenir avec justice, la
libйralitй. C'est donc un vice par dйfaut que la ladrerie qui fait que l'on
garde ce qui est а retenir et ce qui est а donner, de mкme est-ce un vice de
donner outre mesure, le vice de ceux qui choisissent la pauvretй, vice
semblable а celui de la prodigalitй. Ces raisonnements semblent confirmйs par
l'autoritй de la Sainte Йcriture. Il est dit en effet aux Proverbes:
« Ne me donne ni pauvretй ni richesse; accorde-moi le pain qui m'est
nйcessaire, de peur que, rassasiй, je ne te renie et ne dise: Qui est Yaweh, et
que devenu pauvre, je ne dйrobe et n'outrage le nom de Dieu ». 132: DES DIVERSES FORMES DE LA VIE DE PAUVRETЙ VOLONTAIRE
Le
problиme de la pauvretй volontaire se rйvиle plus aigu si l'on considиre plus
en dйtail les formes de vie que doivent nйcessairement adopter ceux qui
embrassent la pauvretй volontaire. I. Une premiиre maniиre de vivre consiste
а vendre chacun ses propriйtйs et а vivre en commun de leur prix. Elle semble
avoir йtй adoptйe а Jйrusalem du temps des Apфtres. Il est dit en effet dans
les Actes: « Tous ceux qui possйdaient des terres ou
des maisons, les vendaient et en apportaient le prix aux pieds des
Apфtres: on le distribuait ensuite а chacun selon ses besoins ». Mais ce genre de
vie ne semble pas pourvoir efficacement aux besoins de l'homme. 1. Il aura
difficilement des adeptes chez les grands propriйtaires. En outre si aprиs
avoir vendu les biens de quelques riches, on en distribue le prix entre
beaucoup, cela ne suffira pas longtemps. 2. Cet argent risque de disparaоtre facilement
soit par la faute des administrateurs, soit par le vol ou la rapine. Ainsi ceux
qui ont adoptй une telle pauvretй se trouveront privйs du nйcessaire. 3. Nombreux sont
les йvйnements qui obligent les hommes а changer de lieu. Il sera par
consйquent difficile, avec cet argent retirй des propriйtйs, de subvenir aux
besoins des individus, dispersйs en diverses contrйes. II. Il est un autre genre de vie -
pratiquй dans la plupart des monastиres: les biens sont possйdйs en commun, et
chacun reзoit selon ses besoins. Ce genre de vie lui-mкme ne semble pas sans
inconvйnients. 1. Les possessions terrestres apportent des soucis;
il faut en assurer les revenus et les dйfendre contre les fraudes et les
rapines. Plus ces possessions sont importantes en raison du nombre d'hommes
qu'elles doivent nourrir, plus elles rйclament de soins et plus nombreux sont
ceux qu'elles accaparent. De cette maniиre la fin de la pauvretй volontaire se
voit compromise, du moins pour un grand nombre, chargйs de l'administration de
ces biens. 2. L'indivision des biens est souvent une cause de discorde. Ceux qui
n'ont point de propriйtйs communes, tels les Espagnols et les Perses, ne se
chicanent pas; il en va autrement des autres et les disputes s'йlиvent mкme
entre des frиres. Or la discorde paralyse au plus haut point l'application de
l'вme aux choses de Dieu. Ce genre de vie semble donc opposй а la fin de la
pauvretй volontaire. III. Il est encore une troisiиme forme de la vie de
pauvretй: ceux qui la choisissent vivent du travail de leurs mains. Elle fut
pratiquйe par l'Apфtre Paul qui, par l'exemple et
l'enseignement, la recommanda aux fidиles. Il йcrivait: « Nous n'avons
mangй gratuitement le pain de personne; dans les labeurs et les fatigues, nuit
et jour, nous travaillions de nos mains afin de n'кtre а charge а personne. Non
que le droit nous manquвt, mais nous voulions donner en nous un modиle а
imiter. Quand nous йtions auprиs de vous, nous vous le disions: Qui ne veut pas
travailler ne doit pas manger ». Mais ce genre de vie ne semble pas
raisonnable. 1. Le travail manuel est nйcessaire а notre subsistance dans la mesure
oщ il nous fait acquйrir quelque chose. A quoi bon alors renoncer au nйcessaire
et travailler pour acquйrir de nouveaux biens? En consйquence, si dans l'йtat
de pauvretй volontaire, on doit travailler manuellement afin de pourvoir а sa
subsistance, il йtait inutile de renoncer aux biens, utiles а l'entretien de la
vie. 2.
Si on conseille la pauvretй volontaire, c'est pour dйgager des prйoccupations
de ce monde et permettre ainsi de suivre le Christ plus librement. Or gagner
son pain par son propre travail semble plus absorbant qu'utiliser pour sa
subsistance des biens possйdйs, surtout si ces biens sont modestes ou mкme sont
des valeurs йchangeables grвce auxquelles on peut facilement faire face aux
nйcessitйs de la vie. Vivre de son travail manuel ne paraоt donc pas compatible
avec le propos de la pauvretй volontaire. 3. A ceci s'ajoute encore que le Seigneur,
йcartant de ses disciples les soucis des choses terrestres, semble, par la
parabole des oiseaux et des lis des champs, leur interdire le travail manuel.
Il dit, en effet: « Regardez les oiseaux du ciel, ils ne sиment pas, ni
ne moissonnent, ils n'amassent pas dans des greniers ». Et encore: « Observez
les lis des champs comme ils grandissent: ils ne peinent, ni ne filent ». 4. Ce genre de
vie semble en outre insuffisant а pourvoir du nйcessaire: Ils sont nombreux
ceux qui dйsireux de la perfection, n'ont ni la possibilitй ni l'habiletй
requises pour se livrer а une vie de travail manuel: ni leur milieu, ni leur
йducation ne les y ont prйparйs. Pour embrasser la vie parfaite, la condition
de paysan et d'artisan serait prйfйrable а celle de gens, adonnйs jusque-lа а
l'йtude, йlevйs dans les richesses et un bien-кtre qu'ils ont abandonnйs pour
le Christ. Puis n'arrive-t-il point que ces pauvres volontaires deviennent
infirmes ou soient arrкtйs de toute autre maniиre dans leur travail? Ils se
trouveraient alors dйmunis de moyens d'existence. 5. De mкme il faut du temps pour acquйrir
par le travail les biens nйcessaires а la vie: la preuve en est que beaucoup,
consacrant tout leur temps au travail, peuvent а peine se procurer de quoi
subsister. Si ceux qui s'engagent dans la pauvretй volontaire devaient ainsi
vivre de leurs mains, ils sacrifieraient au travail la majeure partie de leurs
journйes et pour autant ils seraient dйtournйs d'autres labeurs plus
nйcessaires qui requiиrent йgalement beaucoup de temps, telles l'йtude de la
sagesse et la science et autres activitйs de l'esprit: de la sorte, loin de
favoriser la vie parfaite, la pauvretй volontaire lui serait un obstacle. 6. Et que l'on ne
parle pas de la nйcessitй du travail manuel pour repousser l'oisivetй. Cela ne
prouve rien ici: Il vaudrait mieux en effet combattre l'oisivetй par l'exercice
des vertus morales dont les richesses sont les instruments en permettant de
faire les aumфnes et d'autres bonnes _uvres, plutфt que par le travail manuel. Pourquoi engager
des hommes а la pauvretй dans le seul but de les dйtourner de l'oisivetй en les
occupant au travail manuel? La fin de la pauvretй n'est-elle pas de leur
permettre de se livrer а des occupations supйrieures а celles de la vie
ordinaire des hommes? 7. Prйtendre encore que le travail manuel est
nйcessaire pour mater la chair c'est sortir du sujet. Nous cherchons si les pauvres volontaires
doivent gagner leur pain par le travail manuel. D'ailleurs n'y a-t-il pas d'autres moyens
nombreux d'apaiser les concupiscences charnelles, jeыnes, veilles et autres
exercices semblables. A cette fin les riches eux-mкmes qui n'ont pas besoin de
travailler pour assurer leur entretien, pourraient se livrer au travail manuel. IV. Il y a une
autre forme de la vie de pauvretй. Les partisans de la pauvretй volontaire
vivent des biens que leur offrent ceux qui, tout en gardant leurs richesses,
veulent tendre ainsi а la perfection de la pauvretй volontaire. Il semble que
le Seigneur avec ses disciples ait embrassй ce genre de vie; ne lit-on pas que
les femmes suivaient le Christ et l'assistaient de leurs biens? Mais cette forme
de vie ne va pas, semble-t-il, sans inconvйnients. 1. Il ne parait pas raisonnable en effet
que quelqu'un se dйfasse de ses biens et vive du bien d'autrui. 2. Il est
choquant que quelqu'un reзoive d'un autre sans rien lui rendre; l'йgalitй
propre а la justice exigeant de donner et de recevoir. - On a certes raison de
soutenir que ceux qui servent les autres dans une charge quelconque, doivent
vivre des biens de ceux-ci: les ministres de l'autel et les prйdicateurs qui
distribuent au peuple la doctrine et les bienfaits divins sont entretenus
lйgitimement par lui: L'ouvrier a droit а sa nourriture, dйclare
le Seigneur. C'est pourquoi l'Apфtre a йcrit: « Ainsi le Seigneur a
disposй, pour ceux qui annoncent l'Йvangile, de vivre de l'Йvangile, comme ceux
qui servent а l'autel ont leur part du revenu de l'autel ». Mais ceux
qui en aucune maniиre ne sont au service du peuple, ne semblent pas pouvoir
recevoir de lui leur subsistance. 3. Ce genre de vie est dommageable aux
autres. Il en est qui en raison de leur pauvretй et de leur infirmitй ne
peuvent se suffire et doivent compter sur l'assistance d'autrui. Ces secours
diminueront si les pauvres volontaires demandent а кtre pareillement entretenus;
les hommes ne sauraient suffire а secourir un grand nombre de pauvres. Ils y
sont du reste peu enclins. De lа cette recommandation de l'Apфtre а qui
compterait une veuve dans sa parentй de l'aider de telle sorte que
l'Йglise puisse suffire aux besoins de celles qui sont vйritablement veuves. Il
ne serait donc pas sage que, choisissant la pauvretй volontaire, des hommes
adoptent ce genre de vie. 4. La perfection de la vertu appelle par-dessus tout
l'indйpendance de l'вme: sans elle, les hommes se font facilement complices
des pйchйs des autres soit par consentement exprиs, soit par complaisance
flatteuse ou tout au moins par indulgence. Or ce genre de vie semble trиs
prйjudiciable а cette indйpendance: qui reзoit un bienfait se garde de blesser
celui dont il est l'obligй. Ce genre de vie est donc un obstacle а la
perfection de la vertu qui est la fin mкme de la pauvretй et pour autant il ne
convient pas aux pauvres volontaires. 5. Ce
qui dйpend de la volontй d'autrui n'est pas en notre pouvoir. Or les dons
dйpendent de la volontй de celui qui les fait. Ce genre de vie n'assure donc
pas suffisamment aux pauvres volontaires la facultй de pourvoir а leurs
besoins. 6. Les pauvres, obligйs de compter sur autrui pour leur subsistance,
doivent exposer aux autres leurs besoins et leur demander d'y pourvoir. Une
telle condition rend la mendicitй mйprisable et йgalement pesante: les hommes
ne s'estiment-ils pas supйrieurs а ceux qu'ils entretiennent, et la plupart ne
donnent-ils pas а contre-coeur? Il faudrait, au contraire, que ceux qui
s'engagent dans la vie parfaite soient honorйs et aimйs de telle sorte qu'on
les imite plus facilement et qu'on veuille embrasser leur vie vertueuse;
autrement la vertu elle-mкme devient un objet de mйpris. La pratique de la
mendicitй est donc pernicieuse а ceux qui, pour un motif de perfection,
embrassent la pauvretй volontaire. 7. Les parfaits doivent йviter non
seulement le mal, mais encore les apparences du mal: « Fuyez, nous dit l'Apфtre, jusqu'а l'apparence du
mal ». Et le Philosophe dйclare que l'homme vertueux doit йviter non
seulement ce qui est dйshonorant mais encore ce qui en a l'aspect. Or la
mendicitй porte les apparences du mal, car beaucoup mendient par amour du gain.
Cette forme de vie ne convient donc pas aux parfaits. 8. Le conseil de la pauvretй volontaire a
pour but d'arracher l'homme aux soucis des biens terrestres pour lui permettre
de s'appliquer plus librement а Dieu. Or la vie de mendicitй est la plus
chargйe d'inquiйtudes: se procurer des biens en les demandant а autrui donne
beaucoup plus de soucis que de vivre de son bien propre. Ce genre de vie ne
convient donc pas а ceux qui s'engagent dans la pauvretй volontaire. 9. Quelqu'un
fait-il pourtant l'йloge de la mendicitй sous prйtexte qu'elle favorise
l'humilitй? Il dйraisonne tout а fait. En effet on recommande l'humilitй parce
qu'elle mйprise les grandeurs terrestres, qui consistent dans les richesses,
les honneurs, la renommйe et les biens de cette sorte, non parce qu'elle
mйprise la noblesse de la vertu qui exige que nous soyons magnanimes. Une
humilitй qui rabaisserait la grandeur de la vertu devrait кtre blвmйe. C'est le
cas de la mendicitй а la fois parce qu'il est plus vertueux de donner que de
recevoir et parce qu'elle a un aspect dйshonorant, ainsi qu'il a йtй dit.
Elle ne doit donc pas кtre recommandйe au bйnйfice de l'humilitй. V. Certains, а la
recherche d'une vie parfaite, prйtendirent encore que tout souci devait
disparaоtre; il ne fallait donc pas mendier ni travailler, ni accumuler des
rйserves, mais attendre de Dieu seul sa subsistance. Il est dit en effet: « Ne
vous inquiйtez pas pour votre vie de ce que vous mangerez ou de ce que vous
boirez, ni pour votre corps de quoi vous Je vкtirez »; et encore:
« n'ayez point de soucis du lendemain ». Cette position n'est nullement raisonnable. 1. Il est fou de
vouloir la fin et de nйgliger les moyens qui l'assurent. Or c'est pour manger
que les hommes se prйoccupent de trouver la nourriture. Ceux-lа donc qui ne
peuvent vivre sans manger doivent se soucier de chercher leur pain. 2. C'est parce
qu'ils sont un obstacle а la contemplation des choses йternelles que l'on se
dйbarrasse des soucis matйriels. Or, en cette chair mortelle, l'homme ne peut
vivre sans interrompre souvent sa contemplation, pour dormir, pour manger et
pour d'autres occupations de cette sorte. Il ne faut donc pas davantage йcarter
comme un obstacle а la contemplation, ces prйoccupations qui ont pour objet les
nйcessitйs de la vie. 3. Il s'ensuivrait cette йtrange absurditй: pour la
mкme raison il ne faudrait marcher, ni ouvrir la bouche pour manger, ni fuir
une pierre qui tombe ou un glaive menaзant, mais attendre l'intervention de
Dieu: ce qui serait tenter Dieu. On ne doit donc pas йcarter totalement le
souci du pain quotidien. 133: COMMENT LA PAUVRETЙ EST BONNE
Pour
juger de la vйritй de ces assertions, nous chercherons, en considйrant ce
que sont les richesses, ce qu'il faut penser de la pauvretй. Les richesses
extйrieures sont nйcessaires а la perfection de la vertu puisque par elles nous
pourvoyons а notre entretien et nous secourons les autres. Or la valeur des
moyens se mesure d'aprиs celle de la fin. Les richesses sont donc un bien pour
l'homme, non pas principal cependant, mais en quelque sorte secondaire: la fin
est en effet le bien premier, le reste ne vaut qu'en raison d'elle. C'est
pourquoi quelques-uns ont conclu que les vertus sont pour les hommes les biens
les plus йlevйs tandis que les richesses viennent en dernier. Cependant il
importe de juger des moyens selon les exigences de la fin, ainsi les
richesses apparaоtront-elles bonnes dans la mesure oщ elles favorisent
l'exercice de la vertu; si au contraire cette mesure est dйpassйe, que les
richesses soient un obstacle а la vertu, on ne les comptera plus parmi les
biens, mais parmi les maux. La possession des richesses se prйsente donc comme
un bien pour qui en use vertueusement, comme un mal au contraire pour qui, а
cause d'elles, s'йcarte de la vertu, soit par excиs de prйoccupation ou
d'attachement а leur sujet, ou а cause de l'orgueil qu'elles provoquent. Toutefois il y a
des vertus de la vie active et des vertus de la vie contemplative, et les unes
et les autres n'ont pas le mкme besoin des richesses. Dans la vie
contemplative, les richesses ne sont nйcessaires qu'au soutien de la nature::
dans la vie active elles permettent encore de pourvoir aux besoins du prochain.
Aussi la vie contemplative, dont les exigences sont moindres, apparaоt-elle
mкme sur ce point plus parfaite: c'est а elle qu'il appartient, semble-t-il, de
consacrer entiиrement l'homme aux choses de Dieu, perfection que suggиre
l'enseignement du Christ. Pour ceux donc qui sont vouйs а cette perfection un
minimum de richesse suffit, dans la mesure nйcessaire а la subsistance. De lа
cet enseignement de l'Apфtre: « Si nous avons la nourriture et le vкtement,
nous sommes contents ». La pauvretй est donc louable en tant
qu'elle protиge l'homme contre les vices occasionnйs par les richesses. Elle
dйlivre encore des prйoccupations qui naissent de la fortune, et, а ce titre,
elle est bonne pour ceux qui sont disposйs а se consacrer а des tвches plus
hautes, mais elle est pernicieuse pour ceux qui, dйgagйs de ces soucis,
s'abaissent а des _uvres infйrieures. De lа ce mot de Grйgoire: « Souvent
ceux qui vivraient normalement en de saines prйoccupations, sont abattus par le
glaive de l'oisivetй ».- Mais dans la mesure oщ la pauvretй prive des
biens dont les richesses sont la source: assistance du prochain, entretien
personnel, elle est un mal. Exceptons le cas oщ un bien plus grand
l'emporterait sur les secours temporels а donner au prochain: du fait qu'il est
libйrй des richesses, un homme peut en effet s'adonner plus facilement aux
choses divines et spirituelles. Toutefois l'entretien de sa propre vie est un
bien а ce point nйcessaire que nul autre ne peut lui кtre prйfйrй: personne ne
peut, sous prйtexte d'acquйrir quelque bien, renoncer а sa subsistance. Voilа donc quelle
est la pauvretй vertueuse: celle qui libиre l'homme des prйoccupations
terrestres et lui permet de se consacrer aux rйalitйs divines et spirituelles.
Elle doit lui laisser toutefois la facultй de subvenir d'une maniиre licite а
sa subsistance, ce qui d'ailleurs requiert peu de choses. Et moins une forme de
vie pauvre comporte de soucis, plus cette pauvretй est digne d'йloges;
l'excellence de celle-ci n'est pas affaire quantitative, car la pauvretй n'est
pas une valeur absolue: elle vaut dans la mesure oщ elle libиre l'homme et lui
permet de se donner aux rйalitйs spirituelles. La mesure de sa bontй est
marquйe par le degrй de libйration qu'elle assure а l'homme devant les
obstacles signalйs antйrieurement. C'est d'ailleurs la rиgle commune а tout ce
qui est extйrieur а l'homme: il n'y a pas de biens absolus, mais leur
excellence se juge d'aprиs le profit qu'ils assurent а la vie vertueuse. 134: RЙPONSE AUX OBJECTIONS APPORTЙES CONTRE LA PAUVRETЙ
Aprиs
l'exposй de ces principes il n'est pas difficile de rйsoudre les objections
apportйes contre la pauvretй. S'il est naturel а l'homme d'amasser ce qui est
nйcessaire а sa subsistance - comme le rappelait la premiиre objection -
il n'est pas requis que chacun soit assignй а cette tвche. Chez les abeilles
toutes ne sont pas employйes au mкme office, mais les unes ramassent le miel,
les autres construisent avec la cire les alvйoles et les reines ne prennent
part а aucune de ces besognes. Il en doit кtre ainsi chez les hommes. Les
nйcessitйs humaines sont multiples, et nul ne peut se suffire; les tвches
doivent donc кtre rйparties: par exemple, ceux-ci seront agriculteurs, ceux-lа
bergers, d'autres architectes et ainsi de suite. Mais les besoins de la vie ne
sont pas seulement corporels, ils sont surtout spirituels, il importe donc que,
pour le perfectionnement des autres, certains se consacrent а des tвches
spirituelles et pour autant soient libйrйs des soucis temporels. Cette
rйpartition des divers offices entre les divers individus se fait par la divine
Providence en ce sens que certains sont inclinйs davantage vers tel emploi
plutфt que vers tel autre. Il est donc manifeste aussi que ceux qui abandonnent les
biens temporels, ne se privent pas du nйcessaire а la vie, - c'йtait la seconde
objection. Il leur reste en effet l'espoir fondй de subvenir а leur
subsistance soit par leur propre travail, soit par des dons faits sous forme de
propriйtйs communes ou de vivres. En effet comme le Philosophe le dit: « Ce
que nous pouvons par nos amis, nous le pouvons en quelque sorte par
nous-mкmes »; ainsi ce qui est possйdй par nos amis, nous le possйdons
aussi en quelque faзon. Il doit exister une amitiй telle entre les hommes
qu'ils s'assistent mutuellement dans les _uvres spirituelles ou temporelles.
Mais autant le spirituel l'emporte sur le temporel et s'impose davantage pour
atteindre le bonheur, autant il est prйfйrable de subvenir а son prochain dans
ses besoins spirituels que dans ses besoins temporels. Il n'agit donc pas
contre la sociйtй - c'йtait la troisiиme objection - celui qui par la
pauvretй volontaire se prive de la possibilitй de secourir son prochain dans le
temporel en vue d'un enrichissement spirituel et par lа d'une plus grande
utilitй au profit des autres. Ici encore il apparaоt que les richesses ne sont pas
pour l'homme un bien par elles-mкmes, mais seulement en tant qu'elles sont
ordonnйes au bien de la raison. La pauvretй peut donc кtre meilleure si elle
est voulue en vue d'un bien plus parfait. Telle est la rйponse а la quatriиme
objection. Et parce que ni les richesses, ni la pauvretй, ni
quoi que ce soit de l'extйrieur ne sont des biens absolus, toute leur valeur se
jugeant d'aprиs le bien humain auquel ils sont ordonnйs, tous peuvent кtre
cause de vice dиs que l'on n'en use plus conformйment а la rиgle de la raison.
Ils ne sont pas pour autant mauvais en eux-mкmes: c'est l'usage seul auquel on
les soumet qui est mauvais. Ainsi la pauvretй ne doit pas кtre condamnйe, comme
le voulait la cinquiиme objection, du fait qu'elle peut donner occasion
а certains vices. On remarquera en outre que le juste milieu en ce qui
concerne l'usage biens extйrieurs, ne se juge pas d'aprиs la quantitй de
ceux-ci, mais d'aprиs rиgle de la raison. Ainsi il arrive que ce qui est
excessif, а ne considйrer que la somme des biens extйrieurs, garde nйanmoins le
juste milieu de la raison. Nul en effet ne tend vers des objectifs aussi йlevйs
que le magnanime, ni ne dйpasse le magnifique dans l'ampleur de ses
somptuositйs. Ils ne s'йcartent cependant du juste milieu vertueux: non du
point de vue de la quantitй des dйpenses, ni du point de vue de la rиgle de la
raison dont ils ne s'йcartent ni en plus ni en moins. Cette rиgle juge non
seulement de la quantitй de biens dont on doit user, ni encore de la condition
de la personne, de son intention, de l'opportunitй de et de temps et de toutes
les conditions requises pour un acte de vertu. Par consйquent, on ne va pas
contre la vertu par la pauvretй volontaire bien qu'on renonce а tout. On n'est
pas davantage coupable de prodigalitй puisque l'on respecte l'ordre des fins et
des circonstances. Il est en effet plus grand de s'exposer la mort, en des
circonstances lйgitimes, ce qui est un acte de la vertu de force, que de tout
abandonner en respectant l'ordre des fins. Telle est la rйponse а la sixiиme
objection. Quand au mot de Salomon sur lequel on s'appuie, il
n'est pas opposй а la doctrine. Il s'agit d'une pauvretй involontaire qui souvent
est une occasion de vol. 135: RЙPONSE AUX OBJECTIONS CONTRE LES DIVERSES FORMES DE PAUVRETЙ
VOLONTAIRE
Il
faut maintenant considйrer les diffйrents genres de vie que doivent choisir les
pauvres volontaires. I.1. Le premier йtat de vie consiste а vivre en
commun sur le prix de vente des propriйtйs. Il a sa valeur, mais il ne peut
durer longtemps. C'est pourquoi si les Apфtres l'instituиrent pour les fidиles
de Jйrusalem, ce fut sous l'inspiration du Saint-Esprit: ils prйvoyaient qu'ils
ne demeureraient pas longtemps ensemble, soit а cause des persйcutions des
Juifs, soit par suite de la destruction imminente de la citй et du peuple;
l'organisation des fidиles ne s'imposait donc que pour une courte durйe. Aussi
quand les Apфtres passиrent chez d'autres peuples pour y fonder solidement et
pour toujours l'Йglise, nous ne lisons pas qu'ils aient instituй cette forme de
vie. 2.
L'on a tort du reste d'allйguer contre elle les fraudes possibles de la
part des intendants. Ceci est en effet commun а toutes les formes de la vie
sociale. Dans notre cas, le mal sera d'autant moins grand que l'on imagine plus
difficilement que des hommes, vouйs а la perfection, se permettent de frauder.
D'ailleurs on peut apporter un remиde а cet abus en instituant avec prudence
des intendants fidиles. Aussi du temps des Apфtres on choisit des hommes qui,
comme Etienne et d'autres, йtaient jugйs aptes а cet office. II. Il est une
seconde forme lйgitime de pauvretй volontaire, celle oщ l'on vit de possessions
communes. 1. Ses partisans ne s'йcartent en rien de la perfection qu'ils
recherchent dйlibйrйment par la pauvretй. En effet un seul ou quelques-uns
suffisent au soin de la sage administration de ces biens; les autres, ainsi
libйrйs des soucis temporels, peuvent s'adonner aux _uvres spirituelles, ce qui
est le fruit de la pauvretй volontaire. Quant а ceux qui portent ce
souci pour le bien des autres, ils ne subissent aucun dйtriment par rapport а
la vie de perfection: ce qu'ils paraissent perdre par manque de tranquillitй,
ils le rйcupиrent dans le service de la charitй qui appartient aussi а la
perfection de vie. 2. En outre dans cet йtat de vie la concorde
n'est pas compromise du fait de la mise en commun des possessions. On a choisi
la pauvretй volontaire par mйpris des biens temporels; dиs lors pas de
dйsaccord possible au sujet de ces biens possйdйs en commun, d'autant qu'on n'a
le droit d'attendre, dans la rйpartition, que le nйcessaire, et que, d'autre
part, les intendants sont consciencieux. De ce que des abus se glissent dans ce
genre de vie, il ne s'ensuit pas qu'il soit а rejeter: les mйchants ne font-ils
pas un mauvais usage du bien lui-mкme, de mкme que les maux sont utilisйs pour
le bien par les hommes vertueux. III. Ce troisiиme mode de vie qui consiste
а vivre du travail des mains convient йgalement а ceux qui embrassent la
pauvretй volontaire. 1. Il n'est pas vain, comme le prйtendait la premiиre
objection, d'abandonner les biens temporels pour les acquйrir de nouveau
par le travail manuel. Les richesses rйclament les soins de leur possesseur
pour l'administration ou du moins pour l'entretien, et elles accaparent son
c_ur; or ceci ne se produit pas lorsque l'on assure par le travail manuel son
pain quotidien. 2. Il est encore йvident que pour se procurer
le strict nйcessaire par le travail manuscrit, il suffit de peu de temps et de
soins limitйs. Au contraire pour amasser des richesses ou mкme pour constituer
une rйserve par le travail manuel, а la maniиre des travailleurs sйculiers, il
faut employer beaucoup de temps et apporter de grands soins. Telle est la
rйponse а la seconde objection. 3. Puis on notera comment le Seigneur dans
l'Йvangile n'a pas dйfendu le travail, mais l'anxiйtй de l'вme en face des
nйcessitйs de la vie. Il n'a pas dit en effet: « ne travaillez
pas », mais: « ne soyez pas inquiets ». Il le prouve a
minori. La divine Providence pourvoit а la vie des oiseaux et des lis qui
sont de condition infйrieure et qui ne peuvent travailler comme les hommes pour
se procurer la nourriture nйcessaire. A plus forte raison doit-elle subvenir
aux besoins des hommes: ils sont dans une condition supйrieure, et ils ont reзu
la facultй d'acquйrir leur subsistance par un travail personnel. Ainsi il ne
convient vraiment pas de se tourmenter а propos des nйcessitйs de cette vie. Il
est donc йvident que les paroles du Seigneur, allйguйes dans l'objection, ne
s'opposent pas а ce genre de vie. 4. On ne peut pas davantage condamner ce
genre de vie sous prйtexte qu'il ne pourrait suffire aux nйcessitйs humaines.
Il est rare que l'on ne puisse par le seul travail manuel pourvoir suffisamment
а sa nourriture: il s'agit alors d'une infirmitй ou de quelque cause semblable.
Or on ne peut rejeter une institution pour un malheur accidentel qui en effet
se rencontre et sur le plan de la nature et sur celui du volontaire. Il n'est
aucune organisation humaine qui n'ait parfois ses lacunes: les richesses
elles-mкmes peuvent disparaоtre par le vol et la rapine, comme le travailleur
manuel peut кtre arrкtй par la maladie. D'ailleurs n'y a-t-il pas quelque
remиde а ce mal? Qui ne se suffit pas par son travail, peut compter sur le
secours des membres de sa communautй qui, eux, peuvent travailler plus que ne
l'exigent leurs besoins, ou encore de ceux qui possиdent des richesses, car les
lois de la charitй et de l'amitiй naturelle imposent а l'homme de secourir
l'indigence d'autrui. C'est pourquoi l'Apфtre, aprиs avoir йcrit: « Celui
qui ne veut pas travailler ne doit pas manger », ajoute en
faveur de ceux qui ne peuvent par le travail assurer leur subsistance, cette
recommandation: « Ne vous fatiguez pas de faire le bien ». 5. En outre
l'entretien de la vie rйclame peu de choses et ceux qui s'en contentent n'ont
pas а consacrer pour cela beaucoup de temps au travail manuel. Dиs lors ils ne
sont guиre distraits des activitйs spirituelles en vue desquelles ils ont
choisi la pauvretй volontaire. Bien plus, pendant le travail manuel ils peuvent
penser а Dieu, le louer et faire tous autres actes analogues, comme le doivent
ceux qui mиnent une vie solitaire. Puis, pour qu'ils ne soient pas totalement
arrachйs aux _uvres spirituelles, ils peuvent compter sur le secours des autres
fidиles. 6, 7. Certes la pauvretй volontaire n'est pas choisie pour йcarter
l'oisivetй ou pour mater la chair par le travail manuel: ceux qui possиdent des
richesses le peuvent faire aussi bien. Il est pourtant hors de conteste que le
travail manuel produit ces rйsultats, mкme s'il n'est pas question de subvenir
par lui aux nйcessitйs de la vie. Cependant on peut йcarter l'oisivetй par des
occupations plus utiles et mater la chair par des moyens plus efficaces. Aussi
ces raisons n'urgent pas pour imposer le travail manuel а ceux qui par ailleurs
possиdent ou peuvent se procurer de quoi vivre vertueusement. En effet seules
les exigences de la vie obligent au travail manuel: de lа ce mot de l'Apфtre: « Celui
qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger ». IV. Le quatriиme
mode - vivre des dons faits par les autres - est йgalement lйgitime. 1. Il n'y a rien
de choquant en ce fait d'avoir renoncй а ses biens pour le service des autres
et de compter sur ceux-ci pour son entretien. Sans cela il n'y aurait pas de
sociйtй humaine durable: chacun s'occupant de ses propres affaires, nul ne
serait au service de la communautй. Il est donc utile а la sociйtй humaine que
ceux qui renoncent а prendre soin de leurs biens pour servir la communautй,
soient entretenus par ceux qu'ils obligent: les soldats ne reзoivent-ils pas
leur solde des autres et les chefs du gouvernement de la caisse commune. Or
ceux qui vouent la pauvretй volontaire pour suivre le Christ, renoncent а tous
leurs biens pour servir la sociйtй; ils rayonnent au milieu du peuple par leur
sagesse, leur science et leurs exemples, et ils le protиgent par leur priиre et
leur intercession. 2. Il n'est donc pas dйshonorant pour eux de
vivre d'aumфnes puisqu'ils les rendent avec surabondance; recevant pour leur
entretien des biens temporels, ils progressent au profit des autres dans les
biens spirituels. Aussi l'Apфtre dйclare: « Que de votre superflu, а
savoir dans le temporel, vous subveniez а leur indigence en cet ordre, pour
que leur abondance, а savoir dans le spirituel, subvienne а vos
propres besoins ». En effet quiconque secourt son prochain prend sa
part de ses _uvres en bien comme en mal. 3. Stimulйs par l'exemple de ces pauvres
volontaires а la pratique de la vertu, les autres y trouvent une occasion de
progrиs; ils se dйtachent des richesses en voyant des hommes qui, pour acquйrir
la perfection, y renoncent totalement. Plus quelqu'un s'arrache а l'amour des
richesses et s'adonne а la pratique de la vertu, plus par ses richesses il
assiste facilement les autres dans leurs nйcessitйs. Aussi ceux qui embrassent
la pauvretй et vivent d'aumфne, sont utiles aux autres pauvres - ne sont-ils
pas, par leur exemple et par leur parole, les promoteurs des _uvres de
misйricorde? - beaucoup plus qu'ils ne peuvent leur porter tort en recevant des
aumфnes pour leur subsistance. 4. Il est encore йvident que des hommes parfaitement
vertueux, comme doivent l'кtre ceux qui, par mйpris des richesses, pratiquent
la pauvretй volontaire, ne compromettent pas leur indйpendance par les quelques
ressources qu'ils reзoivent d'autrui pour leur subsistance: un homme ne perd
son indйpendance que lorsqu'il n'est plus le maоtre de ses affections. Aucun
risque par consйquent de perdre sa libertй d'вme si l'on reзoit des biens que
l'on mйprise. 5. En outre si l'entretien de ceux qui vivent d'aumфnes, dйpend du bon
vouloir des bienfaiteurs, les pauvres du Christ ne se voient pas pour autant
privйs de ressources suffisantes. En effet ils n'ont pas а compter uniquement
sur la bienveillance d'un seul, mais d'une multitude: et il serait
invraisemblable que dans la multitude des fidиles il ne s'en trouvвt pas un
grand nombre pour subvenir de plein grй aux besoins de ceux qu'ils vйnиrent
pour leur perfection de vie. 6. Et mкme devraient-ils dйvoiler leurs nйcessitйs et
demander des secours soit pour eux soit pour les autres, qu'il n'y aurait en
cela rien de messйant. Nous lisons que les Apфtres en agirent ainsi: leur
subsistance йtait assurйe par ceux а qui ils prкchaient, ce qui йtait un droit
plus qu'une mendicitй puisque le Seigneur avait ordonnй а ceux qui
annonзaient l'Йvangile de vivre de l'Йvangile; bien plus ils quкtaient pour
les pauvres de Jйrusalem qui avaient abandonnй leurs biens pour vivre de la
pauvretй sans toutefois prкcher aux gentils; cependant la puretй de vie de
ceux-ci leur mйritait cette assistance. L'Apфtre invite donc les fidиles а leur
venir en aide, non pas au nom de quelque obligation, mais en sollicitant leur
bon vouloir: est-ce autre chose que mendier? - Et cette mendicitй ne rend pas
les hommes mйprisables si elle est modйrйe, se rйglant sur la nйcessitй et non
sur le superflu, si elle est encore opportune et tient compte de la condition
des personnes sollicitйes, du lieu et du temps: toutes considйrations qui
s'imposent а des hommes vouйs а la perfection. 7. Il est donc йvident qu'une pareille
mendicitй n'offre rien de dйshonorant: ce qui serait si elle йtait importune ou
indiscrиte, en quкte de jouissance ou de superflu. 8. Il est clair pourtant qu'elle
s'accompagne d'une certaine humiliation. Кtre passif est moins noble que d'agir:
ainsi il y a moins de grandeur а recevoir qu'а donner, а кtre commandй et а obйir
qu'а gouverner et а porter des lois; notons toutefois qu'une circonstance
nouvelle peut modifier l'ordre de ces valeurs. Cependant il appartient а l'humilitй
d'accepter spontanйment l'humiliation, non pas dans l'absolu mais quand cela
est nйcessaire; et en tant que vertu, l'humilitй ne fait rien sans discrйtion.
Aussi n'est-ce pas humilitй mais sottise que de choisir n'importe quel genre
d'abjection; mais il y a humilitй si l'on accepte, malgrй son abjection, une
chose nйcessaire а la vertu: c'est le cas lorsque la charitй impose de se
livrer pour le prochain а quelque vile occupation et que, par humilitй, on ne
s'y refuse pas. Si donc la perfection de la vie de pauvretй requiert la
mendicitй, il appartient а l'humilitй d'en accepter l'humiliation. Parfois aussi, la
vertu peut nous faire choisir l'humiliation alors que nous n'y sommes pas
obligйs par nos charges, afin de stimuler par notre exemple ceux qui y sont
tenus et de leur faciliter l'йpreuve. L'on voit en effet parfois un gйnйral
man_uvrer comme un simple soldat pour entraоner les autres. Enfin il arrive
que l'humiliation nous soit une mйdecine: par exemple une вme portйe а un
orgueil excessif, tire profit d'humiliations, choisies spontanйment ou imposйes
par d'autres, pourvu qu'elle reste dans la mesure raisonnable; elle rйprime
ainsi ses mouvements d'orgueil; elle se met alors en quelque sorte au mкme
niveau que ces petites gens qui s'adonnent а des tвches vulgaires. V. D'autre part
c'est se tromper d'une maniиre absurde que de croire interdite par le Seigneur
toute sollicitude pour la nourriture. Tout acte en effet requiert de
l'attention. Si donc l'homme ne doit appliquer son attention а rien de ce qui
est temporel, il doit rester inactif dans cet ordre, ce qui est impossible et
dйraisonnable. Dieu a rйglй l'activitй de tout кtre selon le propre de sa
nature. Or l'homme est formй de chair et d'esprit. En consйquence, selon le
plan divin, il doit dйployer ses activitйs corporelles en mкme temps qu'il
s'applique aux choses spirituelles; et plus il est parfait, plus il s'adonne а
celles-ci. Nйanmoins cette perfection humaine n'exclut pas toute activitй
corporelle. Ce genre d'activitй est ordonnй а la conservation de la vie; le
nйgliger serait nйgliger sa vie; or chacun est tenu de l'assurer. Ne pas agir
et attendre de Dieu quelque secours, alors que l'on peut s'aider par ses
propres moyens, c'est кtre insensй et tenter Dieu. N'appartient-il pas а la
divine Bontй d'exercer sa providence, non en produisant tous les effets
immйdiats, mais en promouvant les кtres а leurs activitйs propres, on l'a
montrй. On ne doit donc pas attendre de secours de Dieu sans apporter sa propre
collaboration: ceci rйpugne au plan de Dieu et а sa Bontй. Toutefois si nous
avons en nous le pouvoir d'agir, il ne dйpend pas de nous que nos actions
atteignent leur but; des obstacles peuvent surgir, et le succиs de chacune
d'elles relиve de la Providence divine. Par suite Dieu nous prescrit de ne pas
nous inquiйter de ce qui dйpend de Lui, c'est-а-dire du succиs de nos
initiatives, mais il ne nous a pas dйfendu de nous prйoccuper de ce qui est en
notre pouvoir, de nos initiatives elles-mкmes. Celui-lа n'agit donc pas
contrairement au prйcepte du Seigneur qui s'inquiиte de ce qu'il doit faire,
mais bien celui qui, anxieux du rйsultat de son activitй, sous prйtexte de
prйvenir ces surprises, omet des _uvres obligatoires au lieu de se confier а la
Providence divine qui pourvoit aux besoins des oiseaux et des fleurs; une telle
anxiйtй est l'erreur des paпens qui nient la Providence divine. Aussi le
Seigneur conclut-il: « Ne vous inquiйtez pas du lendemain ».
Par lа, il ne nous a pas dйfendu de garder en rйserve pour l'avenir ce qui doit
кtre nйcessaire en son temps, mais d'кtre tourmentйs au sujet des йvйnements
futurs au point de dйsespйrer du secours divin; ou encore de porter aujourd'hui
les soucis du lendemain, car chaque jour a son lot de prйoccupations. Aussi il
ajoute: « а chaque jour suffit sa peine ». Et ainsi il
apparaоt qu'il y a diverses maniиres lйgitimes de vivre selon la pauvretй
volontaire. La plus parfaite est celle qui libиre davantage l'homme des soucis
provoquйs par les biens temporels et par les tвches qu'ils imposent. 136 ET 137: DE L'ERREUR DE CEUX QUI COMBATTENT LA CONTINENCE
PERPЙTUELLE
Des
hommes au sens pervers parlent contre le bien de la continence, comme on
l'a fait contre la perfection de la pauvretй. Par les raisons suivantes ou
d'autres analogues, ils essaient de dйmonйtiser la continence. 1. L'union de
l'homme et de la femme est ordonnйe au bien de l'espиce. Or le bien de
l'espиce est plus divin que celui de l'individu. C'est donc un plus
grave pйchй de s'abstenir des actes propres а la conservation de l'espиce que
de ceux nйcessaires а la conservation de l'individu, tels le manger et le boire
et autres semblables. 2. L'homme est dotй, par le vouloir divin, d'un
organisme apte а la gйnйration, d'une forte impulsion а cette fonction et
d'autres activitйs de mкme ordre. En consйquence celui qui s'abstient
totalement d'engendrer, semble agir contre la volontй de Dieu. 3. S'il est bon
qu'un seul individu pratique la continence, il sera meilleur que beaucoup la
pratiquent, et la perfection sera que tous soient continents. Mais la
consйquence en sera la fin du genre humain. Il n'est donc pas bon que mкme un
seul individu soit totalement abstinent. 4. La chastetй, comme les autres vertus,
se tient en un juste milieu. Donc de mкme que c'est agir contrairement а la
vertu que de s'abandonner а ses passions et d'кtre intempйrant, de mкme
s'abstenir totalement des plaisirs charnels et кtre insensible. 5. Il est
impossible que l'homme ne ressente pas l'appel des sens, puisque celui-ci est
naturel. Or lui rйsister totalement, entretenir contre lui un perpйtuel combat
engendre pour l'вme un trouble beaucoup plus grand que d'user modйrйment des
plaisirs charnels. Puis donc que le trouble de l'вme est un trиs grand obstacle
а la perfection de la vertu, la pratique de la continence perpйtuelle semble
opposйe а cette perfection. 6. Telles sont les objections que l'on pourrait faire
contre la continence perpйtuelle. On peut y ajouter le prйcepte du Seigneur,
donnй а nos premiers parents: « Croissez, multipliez-vous et remplissez
la terre », prйcepte qui n'est pas surannй mais qui fut plutфt
confirmй par le Seigneur dans l'Йvangile а propos de l'union conjugale: « Que
l'homme ne sйpare ce que Dieu a uni ». Or qui pratique la continence
perpйtuelle, va expressйment contre ce prйcepte. Il ne semble donc pas licite
de garder la continence perpйtuelle. Toutefois il n'est pas difficile de rйsoudre
ces objections, grвce а nos considйrations antйrieures.
1. On considйrera qu'il en va
autrement des nйcessitйs propres а chaque individu et de celles propres а la
collectivitй. S'agit-il des premiиres, il importe а chacun d'y pourvoir. A
celles-ci ressortissent la nourriture, la boisson et tout ce qui concourt а la
conservation de l'individu. Aussi chacun doit-il prendre sa nourriture et sa
boisson. Quant aux nйcessitйs du groupe, il n'est pas exigй que chaque membre
de ce groupe en soit chargй, c'est mкme impossible. Elles sont en effet
nombreuses: nourriture, boisson, vкtement, habitat et autres choses de ce genre
pour lesquelles un seul ne saurait suffire. Aussi est-il nйcessaire de rйpartir
diversement ces divers offices, de mкme que dans le corps les fonctions
diverses reviennent а divers membres. Or la gйnйration n'est pas une nйcessitй
pour chaque individu, mais pour toute l'espиce, aussi il n'importe pas que tout
homme exerce cette activitй gйnйratrice; certains peuvent s'en abstenir pour se
consacrer а d'autres tвches, telles la dйfense du pays ou la contemplation. 2. De lа on voit
la rйponse а la deuxiиme objection. La divine Providence pourvoit les
hommes de ce qui est nйcessaire а toute l'espиce, il n'est pas besoin pour
autant que tout individu use de chacun de ces biens: а l'homme est donnй le
gйnie de la construction, la force pour le combat, mais il ne s'ensuit pas
cependant que chacun doive кtre bвtisseur ou soldat. Pareillement l'homme a
reзu de Dieu le pouvoir d'engendrer et tout ce qui ressortit а cette activitй,
mais il ne s'ensuit pas que chaque individu doive nйcessairement engendrer. 3. Claire est
encore la rйponse а la troisiиme objection. En ce qui concerne les
besoins du groupe, s'il est meilleur pour un individu de s'abstenir d'activitйs
nйcessaires au groupe afin de se consacrer а de meilleures occupations, il
n'est pas bon que tous s'en abstiennent. L'ordre de l'univers le prouve: si les
substances spirituelles sont supйrieures aux substances corporelles, pour
l'univers ce serait plutфt une imperfection de ne compter que les premiиres. Et
si, dans le corps de l'animal, l'_il est plus excellent que le pied, ce corps
ne serait pas achevй s'il ne possйdait et l'_il et le pied. De mкme pour le
genre humain, il ne serait point parfait si parmi ses membres les uns
n'exerзaient leur activitй en vue de la gйnйration, les autres, s'en abstenant,
ne vaquaient а la contemplation. 4. Quant а la quatriиme objection
au sujet du juste milieu de la vertu, nous y avons rйpondu dйjа а propos de la
pauvretй. Le milieu de la vertu ne se prend pas en effet du cфtй de la matiиre
que la raison doit organiser, mais d'aprиs la rиgle de la raison qui considиre
la fin а obtenir et peser les circonstances favorables. De lа s'abstenir de
tous les plaisirs vйnйriens sans raison est ce que l'on nomme le vice
d'insensibilitй; y renoncer selon la raison est une vertu qui dйpasse le commun
des hommes. Elle йtablit en effet les hommes en une certaine ressemblance avec
Dieu, aussi dit-on que la virginitй est apparentйe aux anges. 5. A la cinquiиme
objection nous rйpondrons que les soucis et les occupations qui accaparent
les gens mariйs sont continuels, qu'il s'agisse de leur femme, de leurs
enfants, de leur subsistance а assurer. Au contraire le trouble qui accompagne
la lutte contre la concupiscence est de peu de durйe. En outre il s'amoindrit
du fait que celle-ci est davantage maоtrisйe; plus en effet quelqu'un recherche
le plaisir, plus croоt en lui l'appйtit de ce plaisir. Puis la concupiscence se
calme par l'abstinence et tous ces exercices corporels auxquels se soumettent
ceux qui pratiquent la continence. De plus, l'usage des plaisirs de la chair
abaisse l'esprit et le dйtourne de la contemplation des choses spirituelles
beaucoup plus que le trouble qui naоt de la rйsistance а l'appel de ces
plaisirs, car la jouissance de ceux-ci, et particuliиrement des plaisirs
sexuels, ramиne l'esprit а la chair puisque le propre de la dйlectation est de
faire reposer l'appйtit dans la rйalitй dйlectable. C'est pourquoi il est souverainement
dommageable pour ceux qui se consacrent а la contemplation des choses de Dieu
et de toute vйritй, d'expйrimenter les plaisirs sexuels et il leur est
grandement meilleur de s'en abstenir. Pourtant en avanзant qu'en gйnйral il est
meilleur pour un homme de garder la continence plutфt que d'user du mariage, on
n'entend pas exclure que pour tel en particulier le mariage soit meilleur.
C'est pourquoi le Seigneur lui-mкme dit а propos de la continence: « Tous
ne saisissent pas ce mot, mais qui le peut comprendre, le comprenne ». 6. Enfin
toutes ces considйrations rendent йvidente la rйponse а la derniиre objection
au sujet du prйcepte donnй а nos premiers parents. Ce prйcepte porte sur
l'inclination naturelle, cachйe en tout homme, а conserver l'espиce par la
gйnйration mais, nous l'avons dit, il n'est pas nйcessaire que tous y
obйissent, quelques-uns y suffisent. Et de mкme que tous ne sont pas appelйs а
renoncer au mariage, ce renoncement n'est pas opportun en tout temps: а savoir
lorsque la multiplication du genre humain devient nйcessaire: soit а cause du
petit nombre des individus, comme lorsqu'а ses dйbuts le genre humain
commenзait а se multiplier; soit а cause du petit nombre du peuple fidиle dont
la croissance йtait assurйe par la gйnйration charnelle, comme cela eut lieu
dans l'Ancien Testament. Aussi le conseil de la continence perpйtuelle fut-il
rйservй aux temps du Nouveau Testament oщ le peuple fidиle se multiplie par une
gйnйration spirituelle. (Chap. CXXXVII). - Cependant certains hommes, sans rejeter la
continence perpйtuelle, ont accordй au mariage une mкme valeur. C'est l'hйrйsie
de Jovinien. La faussetй de cette erreur apparaоt suffisamment de nos
explications antйrieures: la continence rend l'homme plus apte а йlever son вme
jusqu'aux choses spirituelles et divines; ainsi l'homme se dйpasse d'une
certaine maniиre pour s'йtablir en quelque ressemblance avec les anges. Le fait que des
hommes de trиs haute vertu, tels Abraham, Isaac et Jacob, ont usй du mariage,
n'offre point de difficultйs: plus une вme est forte, moins elle risque de
dйchoir de sa dignitй. Et de ce qu'ils furent engagйs dans le mariage ces
hommes n'en ont pas moins aimй la contemplation de la vйritй et des choses de
Dieu, mais en raison des exigences de leur temps, ils usaient du mariage en vue
de la multiplication du peuple fidиle. Toutefois, la perfection d'un individu ne
suffit pas а prouver la perfection d'un йtat: quelqu'un au c_ur plus fort peut
d'un bien moindre tirer un meilleur profit qu'un autre d'un bien plus excellent.
Si Abraham et Moпse ont йtй plus parfaits que beaucoup qui gardent la
continence, on ne peut en conclure que l'йtat du mariage soit meilleur que
celui de la continence, ou lui soit йgal. 138: CONTRE CEUX QUI COMBATTENT LES VOEUX
Il
semble dйraisonnable а certains de s'obliger par v_u а l'obйissance ou а
quelque observance. En effet plus on fait le bien librement, plus
semble-t-il on agit vertueusement. Or plus grande est la nйcessitй qui impose
une observance, moins l'action est libre. C'est donc porter atteinte а
l'excellence de la vertu que d'agir sous la nйcessitй de l'obйissance ou du
v_u. Ces
hommes semblent ignorer ce qu'est la nйcessitй. Il est en effet une double
nйcessitй: l'une qui naоt de la violence et qui diminue la valeur des actes vertueux,
car elle est opposйe au volontaire, cela est violent qui est contraire а la
volontй; l'autre qui procиde d'une inclination intйrieure, et celle-ci ne
diminue pas la valeur de l'acte vertueux, mais l'augmente, car elle donne а la
volontй de tendre avec plus de ferveur vers l'acte de vertu. Il est en effet
йvident que plus parfait est l'habitus vertueux, plus il fait tendre la
volontй au bien de la vertu et l'empкche de s'en йcarter; s'il atteint au terme
de la perfection, il imprime alors une certaine nйcessitй а bien agir - c'est
le cas des Bienheureux qui ne peuvent pйcher, on l'expliquera ultйrieurement;
toutefois la libertй de la volontй et l'excellence des actes n'en sont pas
compromises pour autant. Mais il est une autre nйcessitй qui provient de la
fin, par exemple cette nйcessitй pour un individu d'avoir un bateau pour
traverser la mer. Celle-ci ne diminue ni la libertй de la volontй ni la valeur
des actes; bien plus, faire une action, nйcessitйe par une fin, c'est par le
fait mкme opйrer vertueusement et d'autant plus vertueusement que meilleure est
la fin. Or la nйcessitй d'observer ce que l'on a vouй ou d'obйir а qui l'on
s'est soumis n'est pas une nйcessitй qui naоt de la violence ni de quelque
inclination intйrieure, mais de l'ordre de finalitй: il est nйcessaire, pour
qui a йmis un v_u, de faire ceci ou cela pour accomplir son v_u ou garder
l'obйissance. Comme ces fins sont bonnes, puisque par elles l'homme se soumet а
Dieu, cette nйcessitй ne diminue en rien la perfection de la vertu. Et mкme on notera
que l'accomplissement d'un v_u ou de prйceptes, йmanant de celui а qui on s'est
soumis pour Dieu, est digne d'un plus grand mйrite et d'une meilleure
rйcompense. Un acte peut en effet relever de deux vices, l'acte de l'un d'eux
йtant ordonnй а la fin de l'autre: tel le cas de celui qui vole en vue de
forniquer; а le considйrer dans son essence cet acte appartient а l'avarice,
mais par son intention il ressortit а la luxure. Il en va de mкme sur le plan
de la vertu: l'acte d'une vertu peut кtre ordonnй а la fin d'une autre vertu:
tel celui qui donne ses biens pour se lier avec un autre dans l'amitiй de la
charitй; par son essence, cet acte appartient а la libйralitй, par sa fin, а la
charitй. Et cet acte tient sa plus haute valeur de la vertu la plus parfaite,
ici de la charitй plutфt que de la libйralitй, au point que s'il est dйficient
du cфtй de la libйralitй, il demeure, du fait de son orientation vers la
charitй, plus excellent et plus digne de rйcompense qu'un geste plus large,
mais sans ordre а la charitй. Prenons donc le cas d'un homme accomplissant quelque
acte de vertu soit un jeыne ou l'abstention d'actes sexuels; s'il agit sans
v_u, il fait un acte de chastetй ou d'abstinence; si au contraire il a fait un
v_u, ces actes sont ordonnйs ultйrieurement а cette autre vertu а laquelle il
appartient d'offrir un v_u а Dieu, а savoir la religion, plus noble que la
chastetй ou l'abstinence, puisqu'elle nous йtablit dans la rectitude а
l'endroit de Dieu. Cet acte d'abstinence ou de continence pour qui a йmis un
v_u est donc de plus grand mйrite, du fait qu'il met sa joie dans cette vertu
plus excellente qu'est la religion, mкme s'il n'a pas alors grand goыt а
l'abstinence ou а la continence. La fin lйgitime donne а la vertu ce
qu'elle a de meilleur puisque la raison de bien dйcoule principalement de la
fin. Par consйquent si la fin est plus parfaite, mкme dans l'hypothиse d'une
moindre ferveur dans l'acte, celui-ci est plus vertueux: telle cas d'un homme
qui par amour de la vertu s'engagerait а faire un long chemin, tandis qu'un
autre en choisirait un plus court; plus mйritant serait celui qui par amour de
la vertu a choisi le plus long, bien qu'il soit plus lent dans sa course. Si
quelqu'un accomplit quelque chose pour Dieu, il offre а Dieu son acte; s'il le
fait par v_u il offre non plus seulement son acte, mais son pouvoir d'agir,
ainsi apparaоt-il que son intention est d'offrir а Dieu quelque chose de plus
grand. En raison de ce plus grand bien, son acte est meilleur, mкme si dans la
rйalisation un autre paraissait plus fervent. Le vouloir antйrieur а un acte, demeure
virtuellement durant tout le dйveloppement de celui-ci, et lui donne son
mйrite, mкme si au cours de l'action, on ne revient pas sur ce vouloir qui l'a
dйclenchйe: il n'est nullement nйcessaire en effet que pendant un pиlerinage,
entrepris par amour de Dieu, on pense actuellement а Dieu а chaque borne du
chemin. Or il est йvident que quiconque a fait le v_u de faire quelque chose,
l'a voulu plus intensйment qu'un autre qui a simplement dйcidй de le faire: non
seulement il l'a voulu, mais il a voulu s'affermir pour ne point dйfaillir dans
son _uvre. Cette intention de la volontй donne donc а l'exйcution du v_u le
mйrite d'une certaine ferveur, mкme si la volontй ne se porte pas actuellement
sur l'_uvre ou s'y porte moins intensйment. Ainsi, toutes choses йgales par ailleurs,
ce qui est accompli par v_u est meilleur que ce qui l'est sans v_u. 139: QUE NI LES BONNES OEUVRES, NI LES PЙCHЙS NE SONT TOUS A
METTRE SUR LE MКME PLAN
Dans
ce qui prйcиde il est clair que toutes les bonnes _uvres et tous les pйchйs ne
sont pas а mettre sur le mкme plan. Le conseil en effet ne porte que sur un
bien meilleur. Et dans la loi divine les conseils sont donnйs а propos de la
pauvretй, de la continence et autres choses analogues, on l'a montrй. Celles-ci
sont donc meilleures que l'usage du mariage, et la possession des biens
temporels, qui pourtant, peuvent кtre l'objet d'un agir vertueux si l'on
respecte l'ordre de la raison. Tous les actes de vertus ne sont donc pas
d'йgale valeur. Les actes sont spйcifiйs par leurs objets. Plus donc
un objet est parfait, plus vertueux est l'acte, а considйrer son essence. Or la
fin l'emporte sur les moyens qui y conduisent, et, parmi ceux-ci, le meilleur
est celui qui approche de plus prиs cette fin. Ainsi, des actes humains, le
plus parfait est celui dont l'objet immйdiat est la fin derniиre, c'est-а-dire
Dieu; au-dessous de celui-ci, un acte sera d'autant meilleur, а considйrer son
essence, que son objet se rapprochera plus de Dieu. De plus, les actes humains
sont bons dans la mesure oщ ils sont soumis а la rиgle de la raison. Or tous ne
sont pas йgalement sous l'emprise de la raison: les uns ressortissent а la
raison mкme, et communient ainsi а son bien plus que ceux qui relиvent des
activitйs infйrieures auxquelles elle commande. Parmi les actes humains, les
uns sont donc meilleurs que les autres. La perfection dans l'accomplissement des
prйceptes de la loi vient de la charitй. Or il arrive qu'un individu est а sa
tвche avec plus de charitй qu'un autre. Parmi les actes vertueux il en est donc
de meilleurs que d'autres. La vertu donne aux actes humains leur bontй. Or il
peut se faire que la vertu soit plus intense en celui-ci qu'en celui-lа. Il
faut donc admettre qu'un acte humain peut кtre meilleur qu'un autre. Puisque la vertu
est la cause de la bontй des actes humains, celui-lа est le meilleur qui
ressortit а la plus noble vertu. Or les vertus sont d'excellence diverse, ainsi
la magnificence l'emporte sur la libйralitй et la magnanimitй sur la
discrйtion. Un acte humain est donc meilleur qu'un autre. Aussi est-il dit:
« Celui qui marie sa fille fait bien, mais celui qui ne la marie pas fait
mieux ». Ces raisons prouvent encore que tous les pйchйs ne
sont pas identiques: tel pйchй йloigne davantage de la fin que tel autre, ou
trouble plus l'ordre de la raison, ou porte au prochain un dommage plus grand. Ainsi est-il dit:
« Tu t'es corrompue plus qu'elles dans toutes tes voies ». Voici donc qu'est
йcartйe l'erreur de ceux qui prйtendent que tous les mйrites et tous les pйchйs
sont йgaux. Il y avait une apparence de raison а soutenir que tous les actes de
vertu sont йgaux puisque tout acte est vertueux par la bontй de sa fin, si donc
tous les actes bons ressortissent а la mкme fin bonne, tous sont йgalement
bons. Mais
qu'il n'y ait qu'une seule fin derniиre du bien, cependant les actes qui
reзoivent leur bontй de cette fin y participent а des degrйs divers. Dans ces
biens qui conduisent а la fin derniиre il y a en effet une hiйrarchie, les uns
sont meilleurs que les autres et plus proches de la fin derniиre. De lа dans la
volontй et dans ses actes cette gradation de valeur selon la diversitй des
biens qui dйterminent le vouloir et ses actes, bien que la fin derniиre soit
identique. Pareillement cette opinion qui reconnaоt а tous les pйchйs la mкme
malice, s'appuie sur ce fait que dans les actes humains le pйchй s'explique
uniquement par la transgression de la rиgle de la raison; or tout йcart de la
raison en peu ou en prou est une transgression. Tout pйchй paraоt ainsi йgal
qu'il soit en matiиre lйgиre ou en matiиre importante. Et cette raison semble corroborйe par les
jugements des hommes. Si l'on trace une limite qu'il ne faut pas dйpasser, peu
importe au juge que l'excиs soit de peu ou de beaucoup; du moment qu'il a
quittй le tracй du terrain, qu'importe que l'athlиte s'en soit йcartй de
beaucoup? Ainsi dиs que la rиgle de la raison est transgressйe, qu'importe que
ce soit de peu ou de beaucoup? Cependant pour qui rйflйchit attentivement, lа oщ la
perfection et le bien rйsident dans une mesure, plus on s'йcarte de la mesure
lйgitime, plus grave est le mal. Par exemple, la santй consiste en un juste
йquilibre des humeurs, la beautй en une sage proportion des membres, et la
vйritй dans un rapport entre la pensйe ou la parole et la rйalitй. Or il est
йvident que plus profonde est la rupture dans l'йquilibre des humeurs, plus
grave est la maladie; plus les membres sont disproportionnйs, plus la laideur
apparaоt, et plus on s'йcarte de la vйritй, plus forte est l'erreur: l'erreur
de celui qui pense que trois йgale cinq n'est en effet pas aussi grande que
celle de qui pense que trois йgale cent... Or le bien de la vertu se trouve
dans une mesure; il rйside dans un milieu, entre des vices contraires,
constituй d'aprиs une juste dйlimitation des circonstances. Plus on s'йcarte de
cette harmonie, plus grave est la malice. Et il n'en va pas de mкme de transgresser
la vertu et de dйpasser une limite marquйe par un juge. La vertu est en effet
un bien de soi, y manquer est en soi un mal. C'est pourquoi plus on s'йcarte de
la vertu, plus grave est le mal. Mais dйpasser une limite fixйe par un juge,
n'est pas essentiellement un mal; le mal provient d'une raison accidentelle, la
dйfense. Or dans ce domaine de l'accidentel, ce principe ne vaut pas: si
l'absolu suit а l'absolu, le plus suit au plus; ceci est le propre des
natures: qu'un homme blanc soit musicien, а l'accroissement de sa blancheur ne
suivra pas un accroissement de sa science musicale, mais si cette blancheur
йtait un йlйment dissolvant de la vue, а son accroissement suivrait un
accroissement dans la perte de la vue. Parmi les diffйrences de pйchйs on
distinguera le mortel et le vйniel. Est mortel ce qui prive l'вme de la vie
spirituelle. La nature de cette vie nous apparaоt de deux points de vue par un
rapprochement avec la vie naturelle. Le corps en effet vit naturellement du
fait de son union а l'вme qui est son principe de vie. Vivifiй par l'вme, le
corps se meut de lui-mкme, tandis que mort il demeure inerte ou n'est mы que
sous une motion йtrangиre. Ainsi de la volontй de l'homme: elle est vivante
quand par une intention droite elle est unie а la fin derniиre qui est son
objet et d'une certaine maniиre sa forme, et quand attachйe а Dieu et au
prochain, elle se meut au bien par un principe intйrieur. Mais sans cette
intention de la fin derniиre et sans la charitй, l'вme est comme morte: elle ne
se meut pas d'elle-mкme pour faire le bien, ou elle se dйsiste totalement du
bien ou, si elle le fait, elle obйit а une motion extrinsиque, а savoir la
crainte des peines. Ainsi tous les pйchйs opposйs а l'ordre de la fin derniиre
et а la charitй sont mortels. Mais si ces rйalitйs sont respectйes et que la
dйfaillance est limitйe а un ordre particulier de la raison, le pйchй ne sera
pas mortel mais seulement vйniel. 140: COMMENT LES ACTES DE L'HOMME SONT PUNIS OU RЙCOMPENSЙS PAR
DIEU
De ces
considйrations il apparaоt que les actes de l'homme sont punis ou rйcompensйs
par Dieu. Il appartient en effet а celui qui porte la loi de punir ou de
rйcompenser: les lйgislateurs incitent en effet а l'observance de la loi par
les rйcompenses et les peines. Or nous avons montrй qu'il revient а la divine
Providence d'imposer sa loi aux hommes. Il appartient donc а Dieu de
rйcompenser ou de punir. Partout oщ est instituй un ordre adaptй а une fin,
cet ordre conduit nйcessairement а cette fin, mais au contraire s'йcarter de
cet ordre, c'est exclure la possibilitй d'atteindre la fin: ce qui prend en
effet sa raison d'кtre dans la fin, tient sa nйcessitй de cette fin au point
que si celle-ci doit кtre poursuivie, ces moyens sont nйcessaires, et, si rien
ne leur fait obstacle, la fin sera atteinte. Or Dieu a imposй aux actes des
hommes un certain ordre en vue de la fin qu'est le bien. Il importe donc, si
cet ordre est sage, que quiconque s'y engage, atteigne la fin du bien, et c'est
la rйcompense, mais que celui qui s'en йcarte par le pйchй, soit exclu de cette
fin, et c'est la peine. Les actes humains sont soumis а l'ordre de la divine
Providence, comme les choses de la nature, ainsi qu'il ressort des
dйveloppements antйrieurs. Et de part et d'autre l'ordre normal peut кtre
respectй ou transgressй, avec cette diffйrence que l'observance ou la
transgression de cet ordre est au pouvoir de la volontй humaine tandis qu'il
n'appartient pas aux choses de la nature de dйchoir de cet ordre ou de s'y
conformer. Or les effets vont nйcessairement de pair avec leurs causes. Par
consйquent dans les кtres de nature, la soumission а l'ordre des opйrations et
des principes naturels entraоne, par nйcessitй de nature, la conservation et le
bien de ces кtres, tandis que le mйpris de cet ordre est cause de corruption et
de mal. De mкme en va-t-il dans les choses humaines: si l'homme observe volontairement
la loi qui lui a йtй imposйe par Dieu, il conquiert son bien, non pas qu'il y
ait lа une nйcessitй, mais telle est la dispensation de la providence: et ceci
n'est rien autre que sa rйcompense; au contraire s'il transgresse la loi, il
fait son mal, et c'est sa punition. Il appartient а la perfection de la bontй
de Dieu de ne rien laisser dans le dйsordre; aussi voyons-nous dans les choses
de la nature que tout mal se ramиne а l'ordre d'un bien particulier, par
exemple la corruption de l'air n'est autre chose que la gйnйration du feu, et
la mort de la brebis la pвture du loup. Puisque les actes humains sont soumis а
la divine Providence comme les choses naturelles, il importe que le mal qui s'y
rencontre soit ramenй а l'ordre de quelque bien. Or ceci est rйalisй trиs
sagement du fait que les pйchйs sont punis. Ainsi ce qui a excйdй la juste
mesure rentre dans l'ordre de la justice qui assure l'йgalitй des rapports. Or
l'homme dйpasse sa mesure lйgitime en prйfйrant sa volontй а celle de Dieu, lui
donnant satisfaction contre l'ordre rйglй par Dieu. Or cette inйgalitй
disparaоt du fait que contre sa volontй, il est obligй de subir quelque chose
conforme а l'ordre de Dieu. Les pйchйs des hommes doivent donc кtre punis par
Dieu, et pour la mкme raison, les bonnes actions recevoir leur rйcompense. Non seulement la
divine Providence йtablit l'ordre des choses, mais encore elle meut tout а la
rйalisation de cet ordre йtabli par elle. Or la volontй est mue par son objet
qui est le bien ou le mal. Il appartient donc а la divine Providence de
prйsenter aux hommes des biens en rйcompense, pour que leur volontй se meuve
dans la rectitude, et des maux comme peine pour qu'elle йvite le dйsordre. La divine
Providence a ainsi disposй des choses que l'une serve а l'autre. Or trиs
sagement l'homme tire son profit tant du bien que du mal d'un autre homme: а la
vue de la rйcompense d'une vie vertueuse, il est excitй au bien, йcartй au
contraire du mal а la vue de la peine infligйe aux mauvais. Il appartient donc
а la divine Providence de punir les mauvais et de rйcompenser les bons. C'est pourquoi il
est dit: « Moi je suis ton Dieu, je punis l'iniquitй des pиres sur les
enfants, et je fais misйricorde pour ceux qui m'aiment et qui gardent mes
commandements ». Et: « Tu rends а chacun selon ses
_uvres ». Et: « Il rendra а chacun selon ses _uvres: la vie
йternelle а ceux qui, par la persйvйrance dans le bien, cherchent la gloire et
l'honneur, mais la colиre et l'indignation de ceux qui sont indociles а
la vйritй et dociles а l'iniquitй ».
Ainsi est йcartйe l'erreur de
ceux qui affirment que Dieu ne punit pas. Marcion et Valentin prйtendaient que
autre йtait le Dieu bon, et autre le Dieu juste qui punit. 141: DE LA DIVERSITЙ DES PEINES ET DE LEUR GRADATION
De ce
que nous avons dit il apparaоt que la rйcompense est comme la fin proposйe а la
volontй, pour l'inciter а bien agir, la peine au contraire, est comme une chose
mauvaise а fuir qui lui est prйsentйe pour l'йcarter du mal: de mкme qu'il est
de la nature de la rйcompense d'кtre un bien en harmonie avec la bontй, ainsi
est-il de la nature de la peine d'кtre un mal et pour la volontй une
contrariйtй. Or le mal est une privation de bien. C'est pourquoi, d'aprиs la
diversitй des biens et leur hiйrarchie, il y a une diversitй et une hiйrarchie
des peines. Or le bonheur qui est la fin derniиre de l'homme est au sommet des
biens, et plus une chose est proche de cette fin, plus йlevй est son rang parmi
les biens humains. Mais le bien le plus voisin de cette fin est la vertu et
toute autre chose qui favorise chez l'homme le bon agir grвce auquel il atteint
la bйatitude; puis c'est le bon comportement de la raison et des activitйs qui
lui sont soumises; aprиs cela, c'est la santй du corps, nйcessaire pour la
facilitй de l'agir; enfin, ce sont les biens extйrieurs dont nous usons, comme
de modestes auxiliaires pour la pratique de la vertu. La plus grande peine de l'homme est en
consйquence d'кtre privй de la bйatitude, puis d'кtre privй de la vertu et de
la perfection des virtualitйs naturelles de l'вme qui concourent au bon agir,
aprиs c'est le dйsordre dans les puissances naturelles, puis la maladie
corporelle et enfin le retrait des biens extйrieurs. Toutefois il est de la nature de la peine
non seulement de priver d'un bien, mais encore de contrarier la volontй.
Cependant chaque homme n'apprйcie pas toujours dans sa volontй les biens selon
la vйritй: il se fait qu'une chose puisse priver d'un grand bien sans
contrarier la volontй et pour autant ait moins raison de peine. Ainsi
s'explique que des hommes estiment et jugent meilleurs des biens sensibles et
corporels que les biens intelligibles et spirituels, redoutant davantage les
peines corporelles que les peines spirituelles; leur jugement sur la hiйrarchie
des peines est alors contraire а celle que nous avons exposйe plus haut. Pour
eux les maladies corporelles et les dommages dans les biens extйrieurs sont la
plus grande peine; le dйsordre de l'вme, sa dйfaillance dans la vertu et la
perte de la jouissance de Dieu, en quoi consiste le bonheur dernier de l'homme,
comptent peu, voire mкme comptent pour rien. C'est pourquoi ils estiment que Dieu ne
punit pas les pйchйs des hommes: ils voient souvent les pйcheurs jouir de la
santй corporelle, possйder la fortune extйrieure dont les hommes vertueux sont
parfois privйs. Ceux qui considиrent ces faits avec rectitude ne s'en
йtonnent pas. Puisque les rйalitйs extйrieures sont ordonnйes aux rйalitйs
intйrieures, le corps а l'вme, les biens extйrieurs et corporels ne sont des
biens pour l'homme que dans la mesure oщ ils favorisent le bien de la raison;
s'ils lui font obstacle, ils tournent а son dйtriment. Or Dieu, l'ordonnateur
du monde, connaоt la mesure de la vertu humaine: parfois il donne а l'homme
vertueux les biens extйrieurs et corporels comme auxiliaires de la vertu: en
quoi il lui accorde un bienfait. D'autres fois il les lui retire, les
considйrant comme un obstacle а sa vertu et а sa possession de Dieu: de ce fait
ces biens tourneraient au dйtriment de l'homme, comme nous l'avons dit; aussi,
pour la mкme raison, leur perte lui est un bien. Puis donc que toute peine est un mal, et
que pour l'homme ce n'est pas un mal d'кtre privй des biens extйrieurs et
corporels au bйnйfice de sa vertu, cette privation qui doit favoriser sa vertu
n'est pas une peine pour l'homme vertueux. Et au contraire pour les pйcheurs
c'est une peine que leur soient concйdйs des biens qui les exposent au mal.
Aussi est-il dit: « les crйatures de Dieu sont devenues une
abomination, un scandale pour les вmes des hommes, un piиge pour les pieds des
insensйs ». Mais puisqu'il est de la nature de la peine non seulement
d'кtre un mal, mais encore d'кtre contraire а la volontй, cette perte des biens
extйrieurs et corporels, mкme quand elle est au profit de la vertu, et non pour
le mal, est appelйe par catachrиse une peine du fait qu'elle contrarie la
volontй. En raison du dйsordre qui est en lui, il se fait donc que l'homme
n'estime pas les choses selon ce qu'elles sont; il prйfиre les rйalitйs
corporelles aux spirituelles. Ce dйsordre est une faute ou la consйquence d'une
faute antйrieure. Il s'ensuit donc qu'il n'est pas de peine pour l'homme, mкme
du point de vue de la contrariйtй а sa volontй, sans qu'une faute n'ait
prйcйdй. Cela apparaоt encore de ce fait que ce qui par nature est bon, ne
saurait tourner au dйtriment de l'homme par un usage abusif а moins qu'il n'y
ait quelque dйsordre en lui. S'il faut retirer а l'homme, pour favoriser sa vertu,
des biens que dйsire sa volontй en raison de leur valeur propre, cela provient
d'un dйsordre chez l'homme, dйsordre qui est une faute ou la consйquence d'une
faute. Il est en effet йvident qu'un pйchй antйrieur cause un certain dйsordre
dans les affections de l'homme au point de rendre celui-ci plus facilement
enclin au pйchй. Ce n'est donc pas non plus sans qu'il y ait faute de sa part
que l'homme a besoin d'кtre aidй dans la pratique de la vertu par ce que l'on
peut considйrer comme une punition, puisque cela est directement opposй а la
volontй, bien que parfois, si la raison considиre la fin, elle puisse vouloir
cette йpreuve. Mais nous parlerons ultйrieurement de ce dйsordre dans la nature
humaine, fruit du pйchй originel. Pour l'heure il nous est seulement йvident
que Dieu punit les hommes а cause de leurs pйchйs, et qu'il ne les punit pas
sans qu'ils aient commis quelque faute. 142: COMMENT TOUTES LES PEINES ET TOUTES LES RЙCOMPENSES NE SONT
PAS ЙGALES
La
divine justice, en vue d'assurer entre les choses leur proportion, exige que
des peines soient infligйes aux fautes, des rйcompenses accordйes aux bonnes
_uvres; aussi importe-t-il qu'а la hiйrarchie des actes vertueux et peccamineux
corresponde une hiйrarchie des rйcompenses et des peines. La juste proportion
serait en effet compromise, si l'on n'imposait pas une plus grande peine а qui
a davantage pйchй et si l'on n'accordait pas une meilleure rйcompense а qui a
mieux agi. La mкme raison qui justifie un traitement diffйrent pour le bien et
pour le mal, exige une rйtribution diffйrente pour le bien et le meilleur, le
mal et le pire. Le respect des proportions dans la justice
distributive veut que des rйtributions inйgales soient accordйes а des valeurs
inйgales. Si donc toutes les rйcompenses et toutes les peines йtaient йgales,
la rйtribution par les peines et les rйcompenses ne serait pas juste. Les rйcompenses
et les peines sont йtablies par le lйgislateur pour porter les hommes du mal au
bien, comme il a йtй dйmontrй. Or, il ne suffit pas que les hommes soient
entraоnйs au bien et dйtournйs du mal, il faut encore que les bons soient
excitйs au mieux, et les mauvais arrachйs au pire: ce qui ne serait point si
les rйcompenses et les peines йtaient йgales; il importe donc qu'elles soient
diverses. De mкme que les dispositions naturelles prйparent а la rйception de la
forme, ainsi les _uvres bonnes ou mauvaises prйparent а la rйception de la
rйcompense ou de la peine. Or d'aprиs l'ordre йtabli dans les choses par la
divine Providence, une forme plus parfaite est consйcutive а une disposition
meilleure. Ainsi а la diversitй des _uvres bonnes ou mauvaises correspond la
diversitй des rйcompenses et des peines. La diffйrence entre les _uvres bonnes et
les _uvres mauvaises peut se prйsenter de deux maniиres: d'abord, dans le
nombre, un homme produit plus d'_uvres bonnes ou mauvaises qu'un autre; puis,
dans la qualitй, un homme accomplit des _uvres meilleures ou pires qu'un autre.
A la diffйrence qui vient du nombre doit correspondre une diffйrence dans les
rйcompenses et les peines, autrement le jugement divin ne donnerait pas а
toutes les _uvres leur rйtribution, si des _uvres mauvaises restaient impunies,
des _uvres bonnes non rйcompensйes. Pareillement а l'inйgalitй qui naоt de la
qualitй des _uvres correspond une inйgalitй dans les rйcompenses et les peines. De lа il est dit:
« Le nombre de coups sera proportionnй а la faute ». Et:
« C'est en donnant mesure pour mesure que lorsqu'elle sera rejetйe, je la
jugerai ». Ainsi est йcartйe l'erreur de ceux qui soutiennent
qu'au temps а venir les rйcompenses et les peines seront йgales. 143: DE LA PEINE, DUE AU PЙCHЙ MORTEL ET AU PЙCHЙ VЙNIEL, DANS SON
RAPPORT AVEC LA FIN DERNIИRE
Il
apparaоt des considйrations prйcйdentes, que l'on peut pйcher de deux maniиres:
ou l'вme rompt totalement dans son intention avec l'ordre de Dieu qui est la
fin de tous les biens, et c'est le pйchй mortel, ou, tout en respectant sa
subordination а l'ordre de la fin derniиre, une entrave surgit qui ralentit
l'вme dans son mouvement vers celle-ci, c'est ce que l'on appelle le pйchй
vйniel. Puisqu'а la diffйrence dans les pйchйs correspond une diffйrence dans
les peines, celui qui pиche mortellement doit кtre puni de telle sorte qu'il
soit rejetй loin de la fin de homme, mais celui qui pиche vйniellement, sans en
кtre йcartй, doit кtre retardй dans cette possession de la fin et subir une
йpreuve. Ainsi est sauvegardйe l'йgalitй rйclamйe par la justice: en effet, de
mкme que l'homme s'est volontairement dйtournй de sa fin en commettant le
pйchй, de mкme, la peine contrariant sa volontй, l'empкche de jouir de cette
fin. Il
en est de la volontй chez les hommes comme de l'inclination naturelle dans les
choses de la nature. Si dans un кtre de la nature disparaоt son inclination а
la fin, il ne peut d'aucune maniиre atteindre celle-ci; par exemple un corps
lourd qui par altйration perdrait de son poids et deviendrait plus lйger, ne
trouverait plus son milieu propre. Si, au contraire, il n'a йtй que ralenti
dans son mouvement, et a gardй son inclination а sa fin, l'obstacle disparu, il
parviendra а celle-ci. Or l'intention de la volontй chez celui qui pиche
mortellement, est totalement dйtournйe de sa fin derniиre, mais chez celui qui
pиche vйniellement, elle reste fixйe sur cette fin, malgrй une certaine
paralysie, due а un attachement excessif aux moyens qui y conduisent. Aussi,
celui qui pиche mortellement mйrite la peine d'une exclusion totale de la
possession de sa fin, et celui qui pиche vйniellement, une certaine йpreuve
avant d'y parvenir. Recevoir ce que l'on n'attend pas est un effet de la
fortune et du hasard. Tel serait le cas de celui qui atteindrait sa fin aprиs
en avoir dйtournй son intention. Or cela ne peut кtre, car la fin derniиre
est un bien de l'intelligence et la fortune est incompatible avec
l'intelligence puisque le fortuit est ce qui arrive en dehors des prйvisions de
l'intelligence. Il ne convient pas que l'intelligence touche а sa fin par une
voie qu'elle ne se serait pas tracйe. Celui qui pиche mortellement, dont
l'intention est dйtournйe de la fin derniиre, ne peut donc atteindre celle-ci. Une matiиre ne
peut recevoir d'un agent une forme а laquelle elle ne serait parfaitement
disposйe. Or la fin et le bien sont la perfection de la volontй, comme la forme
celle de la matiиre. La volontй ne saurait donc atteindre sa fin derniиre si
elle n'y est vraiment prйparйe, et cette prйparation а la fin rйside pour la
volontй dans son intention et son dйsir de cette fin. Celui dont l'intention
est dйtournйe de la fin, ne l'atteindra donc pas. La relation entre moyens et fin est telle
que si la fin existe ou doit кtre, les moyens seront йgalement, et si les
moyens ne sont pas, la fin ne sera pas non plus; si la fin pouvait кtre sans
ces moyens, il serait vain de la chercher par eux. Or il est йvident pour tout
le monde que l'homme atteint sa fin derniиre qui est son bonheur, par ses
_uvres vertueuses dont la premiиre est l'intention qu'il porte sur sa fin
lйgitime. Si donc un homme agit contrairement а la vertu, se dйtournant de sa
fin derniиre, il est normal qu'il en soit privй. C'est pourquoi il est dit: « Retirez-vous
de moi vous tous qui opйrez l'iniquitй ». 144: COMMENT LE PЙCHЙ MORTEL PRIVE DE LA FIN DERNIИRE POUR
L'ЙTERNITЙ
Et
cette peine qui prive de la fin derniиre, ne saurait avoir un terme. On est
privй d'une chose quand normalement on la devrait possйder: ainsi on ne dit pas
d'un petit chien qui vient de naоtre, qu'il est privй de la vue. Or, nous
l'avons prouvй, l'homme n'a pas, а sa naissance, l'aptitude а possйder en cette
vie sa fin derniиre; la privation de cette fin est donc rйservйe aprиs cette
vie. Mais, aprиs cette vie, l'homme n'a plus la facultй d'atteindre sa fin
derniиre. Pour atteindre celle-ci, l'вme a besoin en effet de son corps, car
par son corps elle se perfectionne en science et en vertu; une fois sйparйe de
son corps, l'вme ne revient plus а cet йtat oщ par lui elle acquiert son
perfectionnement, а l'encontre de ce que prйtendaient les tenants de la
doctrine de la transmigration contre qui nous avons argumentй antйrieurement.
Celui-lа donc qui est puni de cette peine qu'est la privation de la fin derniиre,
l'est pour l'йternitй. La privation de ce que la nature des choses exigerait
est irrйparable, а moins d'un retour а la matiиre originelle qui permettrait
une nouvelle gйnйration, tel le cas d'un animal qui aurait perdu la vue ou tout
autre sens. Toutefois, il est impossible que ce qui a йtй engendrй, le soit de
nouveau, а moins qu'il ne se corrompe d'abord, et alors de la matiиre pourra
naоtre un nouveau rejeton, identique au premier, non numйriquement mais
spйcifiquement. Or un кtre spirituel, comme l'вme ou l'ange, ne peut faire
retour en une matiиre primitive en vue d'une gйnйration nouvelle, identique
spйcifiquement. Si donc il est privй de ce qu'exigerait sa nature, cette
privation sera perpйtuelle. Or l'ordre а cette fin derniиre qu'est Dieu, appartient
а la nature de l'вme et de l'ange; si donc l'un ou l'autre dйchoit de cet ordre
du fait de quelque peine, cette peine sera йternelle. L'йquitй naturelle demande que tout
individu soit privй du bien contre lequel il se rebelle puisque, de ce fait, il
s'en rend indigne. C'est pourquoi, dans la justice civile, celui qui pиche
contre le bien public, est privй du bien de la citй soit par la mort, soit par
l'exil perpйtuel, et l'on ne s'occupe pas de la durйe de son pйchй, mais de la
nature de ce contre quoi il a pйchй. Or il en va de mкme de toute la vie
prйsente, comparйe а la citй terrestre, et de toute l'йternitй, comparйe а la
sociйtй des Bienheureux qui, nous l'avons vu, jouissent йternellement de la fin
derniиre. Celui donc qui pиche contre la fin derniиre et contre la charitй qui
constitue la sociйtй des Bienheureux et de ceux qui tendent а la Bйatitude,
doit donc кtre puni йternellement, bien que son pйchй n'ait йtй que de courte
durйe. Au jugement de Dieu vouloir est comptй comme faire, car de mкme que les hommes voient nos
gestes extйrieurs, ainsi Dieu scrute nos c_urs. Or celui qui, pour un bien
temporel, s'est йcartй de sa fin derniиre dont la possession est йternelle, a
prйfйrй la jouissance de ce bien temporel а l'йternelle possession de cette fin
derniиre, ce qui prouve combien plus il eыt prйfйrй jouir йternellement de ce
bien temporel. Aussi, selon le jugement de Dieu, cet homme doit кtre puni comme
s'il avait pйchй йternellement; et comme sans aucun doute а un pйchй йternel
est due une peine йternelle, celle-ci est due а celui qui se dйtourne de sa fin
derniиre. La mкme raison de justice veut qu'au pйchй soit due une peine, aux
bonnes _uvres une rйcompense. Or, la rйcompense de la vertu, c'est la
bйatitude, et celle-ci est йternelle. Par consйquent, la peine qui exclut
de la bйatitude doit кtre йternelle. C'est pourquoi il est dit: « Ceux-ci
iront au supplice йternel, mais les justes а la vie йternelle ». Ceci йcarte
l'erreur de ceux qui soutiennent que les peines des mйchants auront quelque
jour leur fin. Cette opinion semble avoir son origine dans celle des
philosophes qui prйtendaient que toutes les peines sont purificatrices et pour
autant doivent avoir une fin. Cela semblait pouvoir s'expliquer par l'usage des
hommes: les peines portйes par les lois humaines, ont pour but l'amendement des
vices, elles sont mйdicinales; par la raison encore: si celui qui inflige une
peine, ne la porte pas pour quelque motif extrinsиque, mais uniquement pour
elle-mкme, on en conclut qu'il y trouve son plaisir, ce qui est incompatible
avec la bontй de Dieu. En consйquence, les peines sont portйes en vue d'une
fin, autre qu'elles-mкmes, et il n'en est pas de meilleure que l'amendement des
vices. Il semble donc lйgitime de soutenir que toutes les peines sont purificatrices
et ainsi ont un terme, car ce qui doit кtre purifiй est accidentel а l'essence
de la crйature et peut disparaоtre sans aucune consomption de sa substance. On doit accorder
que Dieu n'inflige pas les peines pour elles-mкmes, comme s'il s'en dйlectait;
son but est autre: l'ordre а йtablir dans les crйatures, en quoi rйside le bien
de l'univers. Cet ordre exige que tout soit divinement disposй avec proportion;
aussi est-il dit au Livre de la Sagesse que Dieu a tout fait avec poids,
nombre et mesure. Comme les rйcompenses sont proportionnйes aux _uvres
vertueuses, ainsi les peines le sont aux pйchйs, et а certains pйchйs
correspondent des peines йternelles, on l'a montrй. Dieu inflige donc des
peines йternelles pour certains pйchйs afin que soit sauvegardй dans le monde
un ordre juste, tйmoin de sa sagesse. D'ailleurs, si l'on voulait que toutes les
peines fussent pour l'amendement des vices, sans autre fin, il ne s'ensuivrait
pas que toutes les peines seraient purificatrices et auraient un terme. En
effet, mкme d'aprиs les lois humaines, des hommes sont punis de mort, non en
vue de leur redressement personnel, mais pour celui des autres. C'est pourquoi
il est dit dans les Proverbes: « Frappe le moqueur et l'homme simple
deviendra sage ». D'autres, d'aprиs ces mкmes lois, sont condamnйs а
l'exil perpйtuel, afin qu'eux disparus, la citй soit plus pure. Ainsi est-il
dit aux Proverbes: « Chasse le moqueur, et la querelle prendra fin, la
dispute et l'outrage cesseront ». Rien n'empкche donc, mкme si le but
des peines est uniquement l'amendement des m_urs, que le jugement de Dieu
sйpare dйfinitivement certains hommes de la sociйtй des bons et les punisse
йternellement, de telle sorte que sous la crainte du chвtiment йternel, les
hommes renoncent au pйchй, et que, par cette exclusion des mauvais, la sociйtй
des bons soit plus pure, comme il est dit dans l'Apocalypse: Dans la Jйrusalem
cйleste qui symbolise la sociйtй des bons, il n'entrera rien de souillй,
aucun artisan d'abomination et de mensonge. 145: COMMENT LES PЙCHЙS SONT ENCORE PUNIS PAR L'EXPЙRIENCE DE
QUELQUE AFFLICTION
Ceux
qui pиchent contre Dieu doivent en punition, non seulement кtre exclus
perpйtuellement de la bйatitude, mais encore subir quelque affliction. La peine, nous
l'avons montrй, doit кtre proportionnйe а la faute. Or dans le pйchй l'вme ne
se dйtourne pas uniquement de sa fin derniиre, elle s'attache encore d'une
faзon indue aux crйatures, comme а des fins. La punition pour le pйcheur ne
peut donc consister uniquement dans l'exclusion de la fin, mais encore dans
quelque blessure qui lui vienne de ces choses elles-mкmes. La peine est
infligйe pour le pйchй afin que la crainte de cette peine en dйtourne les
hommes, on l'a dit. Or nul ne redoute de perdre ce qu'il n'a aucun dйsir de
possйder. En consйquence, ceux dont la volontй est dйtournйe de la fin
derniиre, ne craignent pas d'en кtre exclus, aussi cette exclusion serait
insuffisante а les arracher au pйchй. Il faut donc pour le pйcheur une autre
peine qu'il redoute dans son pйchй. Celui qui abuse de ce qui conduit а la
fin, non seulement se prive de cette fin, mais encourt encore quelque autre
dommage: tel le cas d'un aliment, pris sans mesure: il ne fortifie pas, et de
plus il engendre une maladie. Or celui qui place sa fin dans le crйй, n'en use
pas comme il doit, а savoir dans le respect de l'ordre qui conduit а la fin
derniиre. Aussi doit-il кtre puni par la privation de la bйatitude et encore
par quelque йpreuve qui vienne du crйй. De mкme que le bien est dы а celui qui
agit dans la rectitude, de mкme le mal l'est а celui qui se conduit d'une
maniиre vicieuse. Or ceux qui agissent correctement trouvent dans la fin qu'ils
ont poursuivie, la perfection et la joie. Ceux donc qui ont pйchй doivent
connaоtre cette peine de recevoir de cette fin qu'ils se sont proposйe,
affliction et dommage. C'est pourquoi la Sainte Йcriture menace le pйcheur
non seulement de l'exclusion de la gloire, mais encore d'йpreuves qui lui
viennent des autres choses. Il est dit en effet: « Retirez-vous de moi,
maudits, allez au feu йternel qui a йtй prйparй au diable et а ses anges ». Et dans le Psaume:
« Qu'il fasse pleuvoir sur les mйchants des lacets, du feu et du soufre;
et qu'un ouragan brыlant soit la part de leur coupe ». Ainsi est йcartйe
l'opinion d'Algazel qui prйtendait que les pйcheurs ne seront affligйs que
d'une seule peine: la perte de la fin derniиre. 146: COMMENT LES JUGES PEUVENT PORTER DES PEINES
Il en
est qui font peu de cas des peines infligйes par Dieu: immergйs dans le
sensible, ils n'ont cure que de ce qu'ils voient; aussi la divine Providence
a-t-elle disposй que sur terre des hommes imposeraient aux autres le respect de
la justice par des peines sensibles et prйsentes. Il est manifeste que ces
hommes ne pиchent pas en punissant les mйchants. Nul ne pиche en effet qui
pratique la justice, et il est juste que les mйchants soient punis puisque par
la peine, la faute rentre dans l'ordre. Les juges ne pиchent donc pas en
punissant les mйchants. Les hommes qui sur terre sont constituйs en dignitй
au-dessus des autres, sont les exйcuteurs de la divine Providence: Dieu en
effet, d'aprиs l'ordre de sa Providence, dirige les кtres infйrieurs par les
кtres supйrieurs. Or personne ne pиche en obйissant а l'ordre de la Providence
divine, et cet ordre comporte que les bons soient rйcompensйs et les mйchants
punis. Les hommes qui ont autoritй sur les autres, ne pиchent donc pas en
rйcompensant les bons et en punissant les mйchants. Le bien n'a pas besoin du mal, c'est le
contraire qui est vrai. Ce qui est nйcessaire au maintien du bien, ne peut donc
кtre mauvais de soi. Or, pour assurer la paix parmi les hommes, il faut que des
peines soient infligйes aux mauvais. Ce n'est donc pas un mal de soi que de
punir ceux-ci. Le bien commun l'emporte sur le bien particulier,
aussi convient-il de sacrifier celui-ci а celui-lа. Puis que la paix entre les
hommes est compromise par quelques hommes dangereux, il faut les retirer de la
sociйtй des hommes. La santй qui consiste en un certain йquilibre des
humeurs, est le but de l'activitй du mйdecin, de mкme la paix, qui rйside dans
la concorde entre les hommes, appuyйe sur l'ordre, est-elle le but
poursuivi par le chef de la citй. Or le mйdecin ampute sagement et utilement un
membre gangrenй si, а cause de ce membre, tout le corps court le risque de
gangrиne. Le chef de la citй met donc а mort justement et sans pйchй les hommes
dangereux afin que la paix de la citй ne soit pas troublйe. C'est pourquoi
l'Apфtre dit: « Ne savez-vous pas qu'un peu de levain fait lever toute
la masse? » Et peu aprиs:« Retranchez le mйchant du milieu de
vous ». Et il est dit au sujet du pouvoir terrestre: « Ce
n'est pas en vain qu'il porte l'йpйe, йtant ministre de Dieu pour tirer
vengeance de celui qui fait le mal ». Et: « Soyez donc soumis
а toute institution humaine а cause du Seigneur, soit au roi, comme souverain,
soit aux gouverneurs comme dйlйguйs par lui pour faire justice des malfaiteurs
et approuver les gens de bien ». Ainsi, on йcarte l'erreur de ceux qui
prйtendent que les punitions corporelles sont illicites. Ils trouvent un
fondement а leur erreur dans ce mot: « Tu ne tueras pas ». Ils
recourent encore а cette rйponse du Seigneur aux serviteurs qui voulaient
sйparer l'ivraie du bon grain: « Laissez-les croоtre l'un et l'autre
jusqu'а la moisson ». Or l'ivraie symbolise les fils du mal et la
moisson la fin du monde, comme il est dit en cet endroit. Les mйchants ne
doivent donc pas кtre arrachйs par la mort du milieu des bons. Ils disent encore
que tant qu'il est en ce monde, l'homme est susceptible d'amendement; il ne
faut donc pas l'arracher а ce monde par la mort, mais l'y garder pour qu'il
fasse pйnitence. Ces raisons sont sans consistance. La loi qui dit: « Tu
ne tueras pas », ajoute un peu plus bas: « Ne souffre pas que
le malfaiteur vive », ce qui laisse comprendre que l'on dйfend la mort
injuste des hommes. Ce qui apparaоt encore des paroles du Seigneur. Aprиs avoir
dit: « Vous avez entendu qu'il fut dit aux Anciens: Vous ne tuerez
pas », il ajoute: « Mais moi je vous dis: que quiconque se
mettra en colиre contre son frиre, etc. ». Ce qui nous invite а
comprendre que cette mort est injuste dont la cause serait la colиre et non le
zиle de la justice. Et quand le Seigneur dit: « Laissez croоtre
l'un et l'autre jusqu'а la moisson », il faut l'entendre d'aprиs ce
qui suit: « De crainte que, recueillant l'ivraie, vous n'arrachiez en
mкme temps le froment s ». La mort des mйchants serait alors
interdite, si les bons йtaient de ce fait en pйril: ce qui arrive souvent si
des pйchйs manifestes ne distinguent les mйchants d'avec les bons, ou s'il est
а craindre que les mauvais n'entraоnent aprиs eux beaucoup de bons. Le fait enfin que
tant qu'ils vivent, les mйchants peuvent s'amender, n'empкche pas qu'ils
puissent кtre mis justement а mort, car le risque que fait courir leur vie est
plus grand et plus certain que le bien attendu de cet amendement. D'ailleurs, а
l'article de la mort elle-mкme ils ont la facultй de se convertir а Dieu par la
pйnitence. Et s'ils sont а ce point obstinйs que jusque dans la mort leur c_ur
ne renonce pas au mal, on peut croire avec grande probabilitй qu'ils ne
reviendront jamais а rйsipiscence. 147: COMMENT L'HOMME A BESOIN DU SECOURS DIVIN POUR ATTEINDRE SA
BЙATITUDE
Il
ressort de ce que nous avons expliquй prйcйdemment que la divine Providence
dispose autrement des crйatures raisonnables que des autres кtres, а cause de
leur diffйrence de nature; il nous reste а montrer qu'en raison de la dignitй
de leur fin, cette divine Providence use а leur endroit d'un mode supйrieur de
gouvernement. Il est йvident que conformйment а leur nature, les crйatures
raisonnables parviennent а une participation plus haute de leur fin. Elles sont
de nature intellectuelle; aussi par leur opйration propre peuvent-elles
atteindre la vйritй intelligible, ce dont sont incapables les autres кtres,
dйpourvus d'intelligence. Et dйjа de ce qu'elles touchent а la vйritй
intelligible par leur opйration propre, il apparaоt que l'ordre providentiel
divin est autre pour elles que pour les autres кtres: l'homme est dotй de
l'intelligence et de la raison, grвce auxquelles il peut discerner le vrai et
le rechercher; il possиde en outre des puissances sensibles intйrieures et
extйrieures qui, dans cette recherche du vrai, lui sont un secours; il a encore
l'usage de la parole qui permet а celui qui conзoit la vйritй dans son esprit,
de la manifester aux autres, de telle sorte que les hommes s'entraident dans la
connaissance de la vйritй comme dans les autres nйcessitйs de la vie, l'homme
йtant un animal social par nature. Cependant plus haut encore, la fin
derniиre de l'homme rйside dans la connaissance d'une vйritй qui dйpasse son
pouvoir naturel: il verra la vйritй premiиre en elle-mкme, ainsi que nous
l'avons montrй, et cela n'est pas donnй aux crйatures infйrieures de tendre а
une fin qui dйpasse leur pouvoir naturel. Donc йgalement du point de vue de
cette fin, un mode de gouvernement diffйrent de celui qu'exigent les crйatures
infйrieures, est requis pour les hommes. Les moyens doivent кtre en effet
proportionnйs а la fin; si donc l'homme est orientй vers une fin qui dйpasse
son pouvoir naturel, il doit nйcessairement recevoir de Dieu un secours
surnaturel qui lui permette de tendre а cette fin. Un кtre de nature infйrieure ne peut
accйder au plan propre d'un кtre supйrieur que par la vertu de ce dernier: par
exemple, la lune qui, de soi, n'est pas lumineuse, le devient par la vertu et
l'action du soleil; l'eau encore qui, de soi, n'est pas chaude devient chaude
par la vertu et l'action du feu. Or, la contemplation de la Premiиre Vйritй en
elle-mкme transcende а ce point le pouvoir naturel de la nature humaine,
qu'elle est le propre de Dieu seul, nous l'avons montrй. L'homme a donc besoin
du secours divin pour parvenir а la fin susdite. Tout кtre atteint sa fin par son
opйration, et celle-ci tient sa vertu d'un principe d'action: par exemple,
c'est sous l'action du germe qu'un кtre est engendrй en une espиce dйterminйe
dont la virtualitй prйexiste en ce germe. L'homme ne peut donc parvenir par son
opйration propre а cette fin derniиre qui dйpasse le pouvoir de ses facultйs
naturelles а moins que la divine puissance ne donne а son opйration une
efficacitй en vue de cette fin. Aucun instrument ne peut atteindre а la
perfection derniиre par la vertu de sa propre forme, mais uniquement par celle
de l'agent principal, bien que par son activitй propre, il dispose la matiиre а
cette ultime perfection. La scie en effet, а ne considйrer que sa forme propre,
ne peut que couper le bois, mais donner la forme de l'escabeau revient а l'art
qui utilise l'instrument; pareillement la dissolution et la consomption dans le
corps de l'animal sont dues а la chaleur du feu, mais la gйnйration de la chair
et la mesure de la croissance, comme toutes les activitйs analogues, sont le
fait de l'вme vйgйtative, qui use de la chaleur du feu comme d'un instrument.
Or toutes les intelligences et toutes les volontйs se rangent au-dessous de
Dieu, le premier dans l'ordre de l'intelligence et de la volontй, comme des
instruments sous l'agent principal. Leurs opйrations ne peuvent donc avoir
d'efficace en vue de l'ultime perfection qui est la possession dйfinitive de la
bйatitude, que par la vertu divine. Ainsi la crйature raisonnable a-t-elle
besoin du secours divin pour atteindre sa fin. Nombreux sont les obstacles qui se
dressent а l'encontre du mouvement de l'homme vers sa fin: obstacle qui naоt de
la faiblesse de son esprit, facilement enclin а l'erreur, qui le dйtourne du
droit chemin vers sa fin; obstacle qui vient des passions de sa partie sensitive
et de ses affections qui l'entraоnent vers les choses sensibles et infйrieures;
celles-ci le dйtournent d'autant plus de sa fin derniиre qu'il s'y attache
davantage: elles sont en effet au-dessous de l'homme tandis que sa fin est
au-dessus de lui; obstacle enfin que crйent bien souvent les infirmitйs
corporelles et qui empкche l'accomplissement des _uvres vertueuses par
lesquelles l'homme s'achemine а sa bйatitude. Celui-ci a donc besoin du secours
divin pour ne pas dйfaillir devant ces obstacles dans la recherche de sa fin. C'est pourquoi il
est dit: « Personne ne peut venir а moi si le Pиre qui m'a envoyй, ne
l'attire »; et: « De mкme que le sarment ne peut donner de
fruit de lui-mкme, s'il ne demeure sur la vigne, ainsi vous, si vous ne
demeurez en moi ». Ainsi est йcartйe l'erreur des Pйlagiens qui
enseignaient que par son libre arbitre seul l'homme peut mйriter la gloire de
Dieu. 148: COMMENT LE SECOURS DE LA GRВCE DIVINE NE VIOLENTE PAS L'HOMME
DANS LA PRATIQUE DE LA VERTU
On
pourrait croire que le secours divin exerce une certaine pression sur l'homme
dans son agir vertueux; n'est-il pas dit: « Personne ne peut venir а
moi, si mon Pиre qui m'a envoyй, ne l'attire »; et encore: « Ceux
qui sont mus par l'Esprit de Dieu, sont les fils de Dieu »; et:
« La charitй du Christ nous presse »? Кtre attirй, кtre mы, кtre
pressй, comporte une certaine violence. Mais ceci n'est pas vrai, nous allons le
montrer. La divine Providence en effet pourvoit а tous les кtres selon la
condition de leur nature. Or le propre de l'homme et de toute nature
rationnelle est d'agir volontairement et d'кtre maоtre de ses actes et la
violence est contraire а cela. Dieu n'exerce donc aucune pression sur l'homme
par le secours qu'il lui accorde en vue de son agir vertueux. Le secours divin,
accordй а l'homme en vue de son action vertueuse, doit кtre compris en ce sens
qu'il produit en nous nos _uvres, comme la cause premiиre produit les
opйrations de la cause seconde, et l'agent principal l'action de l'instrument:
ainsi est-il dit: « Seigneur, vous produisez en nous toutes nos
_uvres ». Toutefois, la cause premiиre produit l'opйration de la cause
seconde en respectant sa nature. Ainsi Dieu cause en nous nos opйrations dans
le respect de notre condition а qui il appartient d'agir librement et sans
violence. Par consйquent, le secours divin ne contraint personne а agir
convenablement. L'homme tend а sa fin par sa volontй: le bien et la
fin sont en effet l'objet de la volontй. Or le secours divin nous est accordй
surtout en vue de l'obtention de notre fin; il ne supprime donc pas en nous
l'acte de volontй, mais plutфt le produit en nous. Aussi l'apфtre dit-il: « Dieu
opиre en nous par pure bienveillance le vouloir et le faire ». La
violence au contraire supprime en nous l'acte de volontй: nous agissons en
effet sous le coup de la violence quand nous voulons le contraire de ce que
nous faisons. Dieu ne nous violente donc pas par son secours pour nous faire
bien agir. L'homme s'achemine а sa fin derniиre par les actes vertueux: la fйlicitй
est en effet la rйcompense de la vertu. Or des actes, produits sous le coup de
la violence, ne sont pas vertueux, puisque l'йlйment principal de la vertu est
l'йlection qui n'est pas sans le volontaire, auquel la violence est opposйe.
L'homme n'est donc pas violentй par Dieu dans son agir vertueux. Les moyens
doivent кtre proportionnйs а la fin. Or la fin derniиre qu'est la fйlicitй, ne
convient qu'а ceux qui agissent volontairement et qui sont maоtres de leurs
actes; c'est pourquoi nous ne disons pas des кtres inanimйs et des animaux, si
ce n'est mйtaphoriquement, qu'ils sont heureux, pas plus que nous disons qu'ils
ont de la chance ou n'en ont pas. Le secours que l'homme reзoit de Dieu en vue
de sa fйlicitй, ne le violente donc pas. C'est pourquoi il est dit: « Vois,
aujourd'hui j'ai mis devant toi la vie et le bien, la mort et le mal, te
prescrivant d'aimer Yahweh, ton Dieu, de marcher dans ses voies. Mais si ton
c_ur se dйtourne, que tu n'йcoutes pas, je te dйclare aujourd'hui que tu
pйriras ». Et: « Devant l'homme est la vie et la mort, le bien
et le mal. Ce qu'il aura choisi lui sera donnй ». 149: COMMENT L'HOMME NE PEUT MЙRITER LE SECOURS DIVIN
De ces
considйrations il apparaоt toutefois que l'homme ne peut mйriter le secours
divin. Toute chose en effet est comme une matiиre vis-а-vis de ce qui la
dйpasse. Or la matiиre ne se meut pas elle-mкme а sa perfection, elle y est par
un autre. L'homme ne se meut donc pas lui-mкme dans l'acquisition du secours
divin qui le dйpasse, bien plutфt il est mы par Dieu. D'autre part la motion du
moteur prйcиde le mouvement du mobile et dans sa nature et dans sa cause. Le
secours de Dieu ne nous est donc pas accordй parce que nous le mйritons par nos
bonnes _uvres, mais bien au contraire nous progressons par nos bonnes _uvres parce
que le secours de Dieu nous prйvient. L'agent instrumental prйpare а la
perfection que se propose l'agent principal uniquement sous l'action de la
vertu de celui-ci: par exemple la chaleur du feu ne prйpare pas plus la matiиre
а la forme de la chair qu'а une autre forme, si ce n'est dans la mesure oщ elle
agit sous l'impulsion de l'вme. Or notre вme agit sous l'action divine comme
l'instrument sous l'agent principal. Elle ne peut donc se prйparer elle-mкme а
recevoir l'effet du secours divin que sous la motion de la vertu divine. Elle
est donc plus prйvenue dans son action vertueuse par le secours de Dieu qu'elle
ne prйvient ce secours par son mйrite ou sa prйparation. Aucun agent
particulier ne peut prйvenir l'action de l'agent premier et universel, car
toute l'activitй d'un agent particulier tient son origine de l'agent premier
comme, dans ce monde infйrieur, tout mouvement est prйvenu par le mouvement
cйleste. Or l'вme est а Dieu comme l'agent particulier а l'agent universel. Il
est donc impossible de trouver en elle un mouvement vertueux qui n'ait йtй
prйvenu par l'action divine. D'oщ ce mot du Seigneur: « Sans moi vous
ne pouvez rien faire ». La rйcompense est proportionnйe au mйrite,
puisque la rйtribution de la rйcompense respecte l'йgalitй qui est le propre de
la justice. Or l'effet du secours divin qui dйpasse le pouvoir de la nature,
n'est pas proportionnй aux actes qui йmanent des puissances naturelles de
l'homme. L'homme ne peut donc par ses actes mйriter le secours de Dieu. La connaissance
prйcиde le mouvement de la volontй. Or l'homme tient de Dieu la connaissance
surnaturelle de sa fin puisque par la raison naturelle il ne saurait
l'atteindre, du fait qu'elle excиde son pouvoir naturel. Le secours divin doit
donc prйcйder le mouvement de notre volontй dans l'acquisition de la fin
derniиre. Aussi est-il dit: « Il nous sauva, non en raison des _uvres de
justice que nous avons accomplies, mais par misйricorde ». Et: Le
vouloir « ne vient pas de celui qui veut », ni son mouvement « de
celui qui court », mais tout vient « de Dieu qui fait
misйricorde » car pour vouloir et agir vertueusement l'homme doit кtre
prйvenu par le secours de Dieu, de mкme que normalement tout effet est
attribuй, non а l'agent immйdiat, mais а l'agent premier: on attribue la
victoire au chef qui l'a remportйe par l'effort de ses soldats. Certes par ce
dire, on ne nie pas le libre arbitre, ainsi que quelques-uns l'ont mal compris,
comme si l'homme n'йtait pas le maоtre de ses activitйs intйrieures et
extйrieures, mais on affirme sa sujйtion vis-а-vis de Dieu. Il est encore dit: « Tournez-nous
vers vous, Seigneur, et nous serons changйs », ce qui illustre
comment notre conversion а Dieu est prйvenue par le secours de Dieu qui nous
change. Cependant on lit cette parole au nom de Dieu: « Convertissez-vous
а moi, et je me tournerai vers vous »; ce n'est pas que l'opйration de
Dieu ne prйcиde notre conversion, comme on l'a expliquй, mais cette conversion
par laquelle nous avons йtй retournйs vers lui, Dieu continue а l'aider par son
opйration, la fortifiant afin qu'elle produise son fruit et la stabilisant afin
qu'elle atteigne sa fin normale. Ainsi nous йcartons l'erreur des Pйlagiens
qui prйtendent que ce secours nous est accordй а cause de nos mйrites, et que
le commencement de notre justification vient de nous, tandis que son
couronnement est de Dieu. 150: COMMENT NOUS DONNONS AU SECOURS DIVIN LE NOM DE GRВCE, ET DE
LA NATURE DE LA GRВCE SANCTIFIANTE
On dit
d'un don qu'il est gratuit quand il est accordй а quelqu'un sans mйrite prйcйdent
de sa part. Puisque le secours de Dieu, offert а l'homme, prйvient tout mйrite
humain, comme on l'a montrй, il s'ensuit qu'il est accordй а l'homme
gratuitement, et, de ce chef, il porte justement le nom de grвce. De lа
ce mot de l'Apфtre: « Si c'est par grвce, ce n'est donc pas en vertu de
vos _uvres, autrement la grвce ne serait plus grвce ». Il est encore une
autre raison qui vaut а ce secours de Dieu le nom de grвce. On dit de
quelqu'un qu'il est agrйable а un autre parce qu'il est aimй de lui; aussi
celui qui est aimй de quelqu'un est dit avoir sa grвce. Or il est de la
nature de la dilection que l'aimant veuille le bien de celui qu'il aime et
travaille а ce bien. Dieu veut certes et opиre le bien de toute crйature,
puisque l'кtre de la crйature et toute sa perfection lui viennent du vouloir et
de l'action de Dieu, comme nous l'avons expliquй; aussi est-il dit: « Vous
aimez tout ce qui est et ne haпssez rien de ce que vous avez fait ». Cependant l'amour
de Dieu revкt un caractиre particulier envers ceux qui reзoivent un secours
grвce auquel ils atteignent un bien au-dessus de leur nature, а savoir la
jouissance parfaite, non plus d'un bien crйй, mais de Dieu lui-mкme. Un tel
secours porte justement le nom de grвce, non seulement parce qu'il est
donnй gratuitement, mais encore parce que, par lui, de par une prйrogative
spйciale, l'homme est rendu agrйable а Dieu. De lа ce mot de l'Apфtre: « il
nous a prйdestinйs а кtre ses enfants adoptifs, suivant le bon plaisir de sa
volontй pour faire йclater la gloire de la grвce que nous a dйpartie par son
Fils bien-aimй ». Toutefois dans l'homme qui en est le bйnйficiaire,
cette grвce doit кtre une rйalitй, а savoir une certaine forme et une
perfection. Celui qui tend а une fin doit кtre continuellement orientй vers
elle: en effet, un moteur agit sans interruption sur son mobile jusqu'а ce que,
par son mouvement, il l'ait conduit а son but. Puisque par le secours de la grвce divine,
l'homme est dirigй а sa fin derniиre, comme nous l'avons montrй, il importe
qu'il jouisse sans arrкt de ce secours jusqu'а ce qu'il atteigne ce terme; ce
qui ne serait pas, si ce secours ne lui йtait accordй qu'а la maniиre d'une
motion ou d'une passion, et non comme une forme permanente et quasi stabilisйe
en lui. Cette motion et cette passion ne seraient en effet en l'homme qu'а
l'heure oщ il se tournerait vers sa fin, ce qu'il ne fait pas а chaque instant,
comme ceci est йvident surtout dans le sommeil. La grвce qui rend l'homme
agrйable а Dieu, est donc une forme et une perfection demeurant en lui, mкme
quand il n'agit pas. L'amour de Dieu produit le bien qui est en nous,
comme le bien qui est dans l'aimй, provoque et cause l'amour chez l'homme. Mais
celui-ci est incitй а un amour particulier en raison d'un bien spйcial qui
prйexiste en l'aimй. Aussi dans l'hypothиse d'un amour particulier de Dieu pour
l'homme, il faut admettre en celui-ci un bien particulier, confйrй par Dieu.
Puisque, d'aprиs les conclusions antйrieures, la grвce qui rend agrйable а
Dieu, marque une dilection spйciale de Dieu pour l'homme, elle dйsigne donc une
bontй spйciale et une perfection, inhйrentes en celui-ci. Tout кtre tend а
une fin conforme а la nature de sa forme: а des espиces diffйrentes rйpondent
en effet des fins diffйrentes. Or la fin а laquelle tend l'homme par le secours
de la grвce divine est au-dessus de la nature humaine. Il faut donc que lui
soient surajoutйes une forme et une perfection surnaturelle grвce а laquelle il
sera convenablement ordonnй а la fin susdite. L'homme doit parvenir а sa fin derniиre
par ses opйrations propres. Or tout кtre agit d'aprиs les conditions mкmes de
sa forme. Il faut donc, pour que l'homme atteigne sa fin derniиre par ses
opйrations propres, que lui soit surajoutйe une forme qui sera pour ses
opйrations un principe efficace dans l'acquisition de sa fin. La divine
Providence pourvoit а tous les кtres selon la condition de leur nature. Or il
appartient en propre а l'homme de possйder en lui en vue de la perfection de
son agir, en plus de ses puissances naturelles, des perfectionnements et des habitus,
grвce auxquels il fait le bien et agit vertueusement quasi
connaturellement, avec facilitй et plaisir. Le secours de la grвce que l'homme
reзoit de Dieu pour parvenir а sa fin derniиre dйsigne donc une forme et une
perfection permanentes en lui. De lа vient que dans l'Йcriture, la grвce de Dieu est
prйsentйe comme une lumiиre; l'Apфtre dit en effet: « Vous йtiez jadis
tйnиbres, maintenant vous кtes lumiиre dans le Seigneur », c'est
justement que l'on donne le nom de la lumiиre, qui est le principe de la
vision, а cette perfection grвce а laquelle l'homme tend а sa fin derniиre, qui
est la vision de Dieu. Ainsi nous йcartons l'erreur de ceux qui prйtendent
que la grвce de Dieu ne pose en l'homme aucune rйalitй; de mкme que pour un
sujet avoir la grвce de son roi ne pose pas quelque chose en lui, mais
seulement dans le roi qui l'aime. Ceux-ci ont йtй dйroutйs parce qu'ils n'ont
pas portй leur attention sur la diffйrence entre les deux amours, divin et
humain: l'amour divin produit le bien en celui qui est aimй, ce qui n'est pas
toujours le cas de l'amour humain. 151: COMMENT LA GRВCE SANCTIFIANTE CAUSE EN NOUS L'AMOUR DE DIEU
De ce
qui vient d'кtre expliquй il apparaоt que le secours divin qui rend l'homme
agrйable а Dieu, lui vaut d'aimer Dieu. La grвce sanctifiante est en l'homme
l'effet propre de la divine dilection. Or le propre de cette divine dilection
semble кtre de donner а l'homme d'aimer Dieu. En effet, l'intention premiиre de
l'aimant est d'obtenir la rйciprocitй de l'amour de la part de celui qu'il
aime, car l'effort de l'aimant est d'attirer а soi celui qu'il aime, et, s'il
йchoue, sa dilection s'йvanouit. Par consйquent l'amour de Dieu chez l'homme
est un effet de la grвce sanctifiante. La communautй de fin crйe chez les кtres
une certaine union entre eux du fait de la mкme orientation vers cette fin:
ainsi, dans la citй, les hommes s'entendent par une certaine sympathie pour
assurer le bien public; pareillement, dans la bataille, les soldats sont unis
et agissent de concert en vue de la victoire qui est leur fin commune. Or la
fin derniиre а laquelle l'homme tend par le secours de la grвce divine, est la
vision de la divine Essence, qui est le propre de Dieu lui-mкme; l'homme est
ainsi admis par Dieu dans la communion en ce bien final. L'homme ne peut donc
toucher а cette fin sans кtre uni а Dieu par la conformitй de son vouloir, ce
qui est l'effet propre de l'amour: le propre des amis est en effet d'avoir les
mкmes vouloirs et les mкmes rйpugnances, de se rйjouir et de s'attrister des
mкmes choses. Par la grвce sanctifiante l'homme est donc йtabli dans l'amour de
Dieu, puisque, par elle, il tend а cette fin dans la communion de laquelle Dieu
l'admet. Puisque la fin qui est le bien est l'objet propre de l'appйtit et de
l'amour, la grвce sanctifiante qui oriente l'homme vers sa fin derniиre, doit
perfectionner principalement son c_ur. Or la perfection premiиre du c_ur est
l'amour. Le signe en est que tout mouvement du c_ur s'origine de l'amour: nul
n'a de dйsirs, d'espoirs ou de joies qu'en raison d'un bien qu'il aime; de mкme
il n'a de rйticences, de craintes, de tristesses ou de colиres que devant ce
qui fait obstacle а ce qu'il aime. L'amour de Dieu est donc le principal effet
de la grвce sanctifiante en nous. La forme grвce а laquelle un кtre tend а
sa fin, crйe en cet кtre une ressemblance avec celle-ci; par exemple un corps,
par la pesanteur, se trouve en une certaine ressemblance et conformitй avec le
lieu vers lequel il tend naturellement. Or nous avons montrй comment la grвce
sanctifiante est dans l'homme une forme par laquelle il tend а sa fin derniиre
qui est Dieu; par elle, l'homme acquiert donc une ressemblance avec Dieu, et la
ressemblance est cause de l'amour: Chacun en effet aime celui qui lui
ressemble. Par la grвce l'homme est donc constituй ami de Dieu. La continuitй et
la promptitude dans l'opйration sont des йlйments de sa perfection. Or ce sont
lа les effets principaux de l'amour: par l'amour ce qui paraissait difficile
devient lйger. Puisque la grвce sanctifiante doit perfectionner l'agir de
l'homme, elle doit donc produire en nous l'amour de Dieu. De lа ce mot de
l'Apфtre: « La charitй de Dieu est rйpandue dans nos c_urs par l'Esprit
Saint qui nous a йtй donnй ». De mкme le Seigneur a promis de se montrer
а ceux qui l'aiment: « Celui qui m'aime est aimй de mon Pиre; et
moi-mкme je l'aimerai et me manifesterai а lui ». Il apparaоt donc
ainsi comment la grвce qui nous conduit а ce terme qu'est la divine vision,
cause en nous l'amour de Dieu. 152: COMMENT LA GRВCE SANCTIFIANTE CAUSE EN NOUS LA FOI
Du
fait qu'elle produit en nous la charitй, la grвce divine y cause nйcessairement
encore la foi. Le mouvement par lequel, sous l'influx de la grвce,
nous nous dirigeons vers notre fin derniиre, est volontaire et non un effet de
violence. Mais un mouvement ne peut кtre volontaire sans la connaissance de son
terme. Aussi pour que nous nous dirigions volontairement vers notre fin, la
grвce doit-elle nous en apporter la connaissance, et cette connaissance ne peut
кtre ici-bas la vision а dйcouvert, nous l'avons montrй; il reste donc qu'elle
se fasse par la foi. En l'кtre douй de connaissance, le mode de connaissance
suit au mode propre de la nature: c'est pourquoi le mode de connaissance propre
а l'ange, а l'homme et а l'animal est diffйrent en raison de la diversitй mкme
de leur nature. Cependant, pour atteindre sa fin, l'homme reзoit une perfection
supplйmentaire, au-dessus de sa nature, а savoir la grвce, comme on l'a
expliquй. Au-dessus de la connaissance naturelle, il doit donc possйder une
connaissance qui dйpasse sa raison naturelle: c'est la connaissance de la foi
qui a pour objet les rйalitйs, invisibles а la raison naturelle. Quand un mobile
est conduit, sous l'action de quelque moteur, а un terme qui ressortоt en
propre а celui-ci, le mobile reзoit d'abord imparfaitement les impulsions de ce
moteur; elles lui sont comme йtrangиres, sans consonances avec lui, jusqu'а ce
que, au terme du mouvement, elles soient devenues siennes: ainsi le bois est-il
d'abord chauffй par le feu; cette chaleur lui est extrinsиque, йtrangиre а sa
nature; а la fin, quand le bois est en feu, la chaleur est quelque chose de
lui, de sa nature. Pareillement un йlиve а l'йcole d'un maоtre: au dйbut il
reзoit les pensйes de ce maоtre sans les comprendre par lui-mкme; il fait
crйdit comme si elles le dйpassaient, mais а la fin de ses classes, il les peut
saisir par lui-mкme. Or la grвce de Dieu nous conduit а notre fin derniиre qui
est la vision а dйcouvert de la Premiиre Vйritй en elle-mкme. Il faut donc
qu'avant d'atteindre cette fin, l'intelligence de l'homme, avec le secours de
la grвce divine, soit soumise а Dieu par la foi. Au dйbut de cet ouvrage nous avons montrй
les raisons d'utilitй qui rendaient nйcessaire la proposition de la divine
vйritй aux hommes. Ces mкmes raisons permettent de conclure que la foi doit
nйcessairement кtre un effet de la grвce divine. C'est pourquoi l'Apфtre dit:
« C'est par sa grвce que vous avez йtй sauvйs au moyen de la foi, non
certes par vos mйrites, mais par un don de Dieu ». Nous йcartons
ainsi l'erreur des Pйlagiens pour qui le commencement de la foi en nous n'est
pas de Dieu, mais de nous. 153: COMMENT LA GRВCE DIVINE CAUSE EN NOUS L'ESPЙRANCE
Ces
mкmes prйmisses nous prouvent comment la grвce doit produire en nous
l'espйrance de la bйatitude future. L'amour qu'il porte aux autres, naоt en
l'homme de l'amour qu'il se porte а lui-mкme, car tout ami est un autre
soi-mкme. Or s'aimer c'est se vouloir du bien, comme aimer un autre est lui
vouloir du bien. De ce qu'il est pris par son propre bien, l'homme est ainsi
conduit а s'intйresser au bien de l'autre. Et de ce qu'il espиre de cet autre
son bien, il est en voie d'aimer pour lui-mкme celui dont il espиre ce bien:
mais aimer quelqu'un comme soi-mкme c'est lui vouloir du bien, et cela mкme si
on n'en reзoit rien. Puisque la grвce sanctifiante donne а l'homme d'aimer Dieu
pour lui-mкme, il s'ensuit qu'elle lui vaut encore d'espйrer en Dieu. L'amitiй qui
donne d'aimer un autre pour lui-mкme et non pour quelque avantage personnel, ne
va pas sans des utilitйs nombreuses, puisque l'ami subvient а son ami comme а
lui-mкme. Aussi quand on aime quelqu'un et que l'on se sait aimй de lui, on met
son espйrance en lui. Or la grвce йtablit а ce point l'homme dans l'amour de
Dieu, par l'affection de la charitй, que par la foi celui-ci se sait prйvenu
dans l'amour par Dieu, selon ce mot: « Cet amour consiste on ce que ce
n'est pas nous qui avons aimй Dieu, mais lui qui nous a aimйs le
premier ». L'espйrance en Dieu naоt donc chez l'homme du don de la
grвce. De
lа cette autre conclusion: l'espйrance prйpare l'homme au vйritable amour de
Dieu, et а l'inverse la charitй le confirme dans l'espйrance. Quiconque aime
quelqu'un a le dйsir de lui кtre uni autant que possible, c'est pourquoi il est
trиs agrйable aux amis de vivre ensemble. Si donc la grвce йtablit l'homme dans
l'amour de Dieu, il faut qu'en lui soit suscitй le dйsir de toute l'union
possible avec Dieu. Or, la foi, qui est un effet de la grвce, rйvиle la
possibilitй de cette union de l'homme avec Dieu dans la parfaite jouissance
qu'est la bйatitude. Le dйsir de cette jouissance naоt donc chez l'homme de son
amour pour Dieu. Toutefois le dйsir d'une chose est pйnible au c_ur qui dйsire,
s'il n'a pas l'espoir de la possйder. Il faut donc que la grвce qui produit en
l'homme l'amour de Dieu et la foi, cause encore l'espйrance de possйder la
bйatitude future. L'espйrance d'atteindre une fin est un rйconfort
quand s'йlиve une difficultй dans la recherche de cette fin dйsirйe; ainsi
l'espoir de la santй permet-elle d'accepter facilement l'amertume d'une
mйdication. Or dans le chemin qui nous conduit а la bйatitude, terme de tous
nos dйsirs, surgissent, nombreuses, les difficultйs а surmonter: en effet la
difficultй est l'objet de la vertu qui mиne а la bйatitude. Pour que l'homme
tende а la bйatitude avec йlan et entrain, l'espйrance de possйder cette
bйatitude lui est donc nйcessaire. Nul ne recherche une fin qu'il estime
impossible а atteindre. Pour s'acheminer vers une fin, il est donc nйcessaire
de la considйrer comme а sa portйe; tel est l'йtat d'вme propre а l'espйrance.
Puisque la grвce dirige l'homme vers sa fin derniиre qu'est la bйatitude, il
est nйcessaire qu'elle imprime en son c_ur l'espйrance de possйder cette
bйatitude. De lа ce mot: « Il nous a rйgйnйrйs pour une vivante espйrance,
pour un hйritage incorruptible, rйservй dans les cieux ». Et cet autre:
« Nous sommes sauvйs en espйrance ». 154: DES DONS DE GRВCES « GRATIS DATAE »; ET A LEUR
PROPOS: DE LA DIVINATION DES DЙMONS
L'homme
ne peut connaоtre ce qu'il ne voit pas par lui-mкme, sans le recevoir d'un
autre; l'objet de la foi йtant ce que l'on ne voit pas, la connaissance de cet
objet de foi se rйfиre donc а quelqu'un qui en a la vision, а savoir Dieu qui
se comprend parfaitement et voit naturellement son essence: Dieu est en effet
pour nous objet de foi. Ce que nous tenons par la foi doit ainsi descendre de
Dieu jusqu'а nous. Et comme tout ce qui est de Dieu se rйalise dans l'ordre,
nous l'avons montrй, la rйvйlation des vйritйs de la foi se fait d'aprиs un
certain ordre: les uns reзoivent immйdiatement ces vйritйs de Dieu, les autres
par l'intermйdiaire de ceux-ci, et ainsi par degrйs jusqu'aux derniers. Or partout oщ
s'avиre quelque ordre, plus un кtre approche du premier principe, plus intense
est sa virtualitй. Ce qui apparaоt dans l'ordre suivant de la rйvйlation divine: Les vйritйs
invisibles dont la vision est bйatifiante sont d'abord rйvйlйes par Dieu aux
anges bienheureux dans la vision а dйcouvert. Ensuite par le ministиre des anges, elles
sont manifestйes а certains hommes, non par cette vision а dйcouvert, mais avec
une certitude qui provient de la rйvйlation de Dieu. Cette rйvйlation en effet se fait grвce а
une lumiиre intйrieure et intelligible qui surйlиve l'вme jusqu'а la perception
des vйritйs qu'elle serait incapable d'atteindre par la lumiиre naturelle de
l'intelligence. De mкme que par la lumiиre naturelle l'intelligence acquiert la
certitude des objets saisis dans cette lumiиre, tels les premiers principes, de
mкme a-t-elle la certitude de ce qu'elle atteint grвce а la lumiиre
surnaturelle. Pareille certitude est nйcessaire pour proposer aux autres ce qui
est perзu dans la rйvйlation divine: nous ne communiquons pas en effet avec
sйcuritй aux autres ce dont nous n'avons pas la certitude. Cette lumiиre, qui
illumine intйrieurement l'esprit, est accompagnйe parfois de faits intйrieurs
ou extйrieurs qui favorisent la connaissance: c'est une parole extйrieure,
entendue sensiblement, due а la puissance de Dieu, ou perзue intйrieurement par
l'imagination sous l'action de Dieu; ou ce sont encore des signes corporels,
produits extйrieurement par Dieu, ou intйrieurement reprйsentйs а
l'imagination, qui deviennent pour l'homme, sous l'influx d'une lumiиre intйrieure,
agissant en son вme, une source de connaissance des choses de Dieu. Certes ces
secours seraient insuffisants pour connaоtre les vйritйs de Dieu sans cette
lumiиre intйrieure, tandis que celle-ci suffit sans eux. 1. Cette
rйvйlation de ce qui est invisible en Dieu, relиve de la Sagesse dont le
propre est la connaissance du divin. C'est pourquoi il est dit: « La
sagesse de Dieu se rйpand par les nations dans les вmes saintes: Dieu en effet,
n'aime que celui qui habite avec la Sagesse ». Et:« Le Seigneur
le remplira de l'esprit de sagesse et d'intelligence ». 2. Toutefois
puisque les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles а
l'intelligence par le moyen de ses _uvres, la grвce divine ne rйvиle pas
seulement а l'homme les choses de Dieu, mais encore certaines choses de la
crйation: ce qui ressortit а la science. C'est pourquoi il est dit: « C'est
lui qui m'a donnй la vйritable science des кtres, pour me faire connaоtre la
structure de l'univers et les propriйtйs des йlйments ». Et le
Seigneur dit а Salomon: « Le science et la sagesse te sont
donnйes ». 3. Cependant l'homme ne peut parfaitement communiquer
sa science aux autres que par la parole. Puisque, d'aprиs le plan divin, ceux
qui bйnйficient de la rйvйlation de Dieu, doivent instruire les autres, il est
donc nйcessaire que leur soit accordйe la grвce de la parole pour autant
que l'exige ce qui est utile а ceux que l'on instruit. De lа ce mot: « Le
Seigneur m'a donnй une langue savante pour que je sache fortifier par ma parole
celui qui est abattu ». Et le Seigneur dit aux disciples: « Je
vous donnerai bouche et science auxquelles tous vos adversaires ne
pourront ni rйsister ni contredire ». Pour la mкme raison, quand la
prйdication de la vйritй en diverses nations fut confiйe а un petit nombre
d'hommes, ceux-ci furent divinement instruits de telle sorte qu'ils parlaient
en langues variйes, comme le rapportent les Actes: « Ils furent
remplis de l'Esprit-Saint, et ils commencиrent
а parler en langues diverses, comme le Saint-Esprit le leur accordait ». 4. Mais un
enseignement requiert confirmation pour se faire accepter, а moins qu'il ne
soit йvident de soi; or les vйritйs de foi sont cachйes а la raison humaine. Il
fut donc nйcessaire que la parole des prйdicateurs de la foi fыt confirmйe de quelque
maniиre. Elle ne pouvait l'кtre par le recours а des principes de raison, comme
dans une dйmonstration, puisque les vйritйs de la foi dйpassent la raison; elle
dut en consйquence l'кtre par des signes grвce auxquels elles apparaissait
manifestement venir de Dieu; telles йtaient les _uvres accomplies par ces
prйdicateurs: guйrison des infirmes et autres prodiges propres а
Dieu seul. C'est pourquoi le Seigneur, envoyant ses disciples prкcher, leur dit:
« Guйrissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lйpreux,
chassez les dйmons ». Et il est dit: « Et eux s'en allиrent et
prкchиrent partout, le Seigneur travaillant avec eux et confirmant leur parole par les miracles qui
l'accompagnaient ». 5. Il y eut une autre maniиre encore de confirmer cet
enseignement, de telle sorte qu'annonзant la vйritй au sujet d'йvйnements
cachйs, susceptibles d'une manifestation ultйrieure, les prйdicateurs
obtiennent crйdit en parlant de choses vraies, йchappant а l'expйrience
humaine. Ainsi fut-il nйcessaire que leur fut accordй le don de prophйtie
qui, grвce а la rйvйlation divine, leur permit de connaоtre et de
manifester aux autres l'avenir et ce qui communйment est cachй aux hommes; de
la sorte, grвce а leur vйracitй en ce domaine, ils mйritent confiance en celui
de la foi. C'est pourquoi l'Apфtre dit: « Si tous prophйtisent, et
qu'il survienne un infidиle ou un homme non initiй, il est convaincu par tous,
il est jugй par tous, les secrets de son c_ur sont dйvoilйs, de telle sorte
que, tombant sur sa face, il adorera Dieu, et publiera que Dieu est
vraiment au milieu de vous ». Le don de prophйtie serait pourtant un
tйmoignage insuffisant de foi s'il ne portait pas sur des choses exclusivement
connues de Dieu, de mкme que les miracles ne sont tels que s'ils sont des
_uvres propres а Dieu seul. Parmi toute chose comptent principalement en ce
monde les secrets des c_urs, connus de Dieu seul, et les futurs contingents qui
pareillement ne ressortissent qu'а la science de Dieu, car il les voit en
eux-mкmes puisqu'ils lui sont prйsents en raison de son йternitй. Toutefois,
certains futurs contingents sont susceptibles d'кtre connus des hommes, non
certes comme contingents, mais comme prйexistant en leurs causes; la
connaissance de celles-ci en elles-mкmes ou en certains de leurs effets
apparents que l'on appelle des signes, permet aux hommes une prescience de
quelques effets futurs: ainsi le mйdecin qui prйvoit la mort ou le retour а la
santй grвce а l'йtat naturel que lui rйvиle le pouls, l'urine et d'autres
signes analogues. Cette connaissance des futurs comporte une part de certitude
et une part d'incertitude. Certaines causes en effet prйexistent dont les
effets futurs sont nйcessaires: par exemple la rencontre d'йlйments opposйs
dans l'animal engendre nйcessairement la mort. Mais d'autres causes prйexistent
dont les effets ne suivent pas nйcessairement, mais seulement frйquemment: par
exemple du sperme dans l'utйrus naоt normalement un homme parfait, et pourtant
il arrive que soient engendrйs des monstres, quelque obstacle ayant entravй le
jeu naturel de la vie. La prescience des premiers effets est certaine, celle
des seconds ne jouit plus de cette infaillible certitude. Au contraire,
cette connaissance de l'avenir, due а une rйvйlation divine par la grвce
prophйtique, est absolument certaine, comme est certaine la divine prescience.
Dieu en effet ne connaоt pas le futur uniquement en ses causes, mais
infailliblement, en lui-mкme. C'est pourquoi la connaissance prophйtique donnйe
de la sorte а l'homme est absolument certaine. Et cette certitude n'est pas
incompatible avec la contingence de l'avenir pas plus que ne l'est la science
de Dieu. Parfois cependant le futur est rйvйlй aux Prophиtes, non tel qu'il est
lui-mкme mais tel qu'il est dans ses causes. Dиs lors rien n'empкche, si
quelque obstacle surgit qui dйtourne les causes de leur effet normal, que la
prйdiction prophйtique soit modifiйe: ainsi Isaпe prophйtisa а Йzйchias malade:
« Donne tes ordres а ta maison, car tu vas mourir et tu ne
vivras plus ». Et pourtant celui-ci fut guйri. De mкme, le Prophиte
Jonas annonзa la ruine de Ninive aprиs quarante jours, et Ninive ne fut pas
bouleversйe. Isaпe prйdit la mort future d'Йzйchias а considйrer l'йvolution
normale de son йtat physique et les autres causalitйs infйrieures y attenant;
de mкme Jonas prйdit la ruine de Ninive, йtant donnй ses mйrites; il en fut
autrement de part et d'autre en raison d'une intervention de Dieu qui libйra la
ville et guйrit le malade. Ainsi donc la prйdiction prophйtique de l'avenir est
un argument suffisant en faveur de la foi, car si les hommes peuvent connaоtre
quelque chose de cet avenir, ils n'ont pas au sujet des futurs contingents une
prescience certaine comme celle du prophиte. Et quand celui-ci reзoit une
rйvйlation, conforme а l'йvolution des causes dans la production de leur effet,
en mкme temps ou aprиs, il lui est fait une rйvйlation de l'йvйnement tel qu'il
devra кtre: а Isaпe fut rйvйlйe la guйrison d'Йzйchias, et а Jonas la
dйlivrance des Ninivites. Mais les esprits mauvais s'attachent а corrompre la
vйritй de la foi: ils abusent des prodiges pour induire en erreur, infirmer les
fondements de la vraie foi, accomplissant, non de vrais miracles, mais des
_uvres qui apparaissent miraculeuses aux hommes, on l'a montrй; de mкme ils
abusent de prйdictions prophйtiques, non en prophйtisant vraiment, mais en
annonзant des йvйnements selon un enchaоnement de causes cachйes aux hommes de
telle sorte qu'ils semblent connaоtre les йvйnements futurs en eux-mкmes. Ces effets
contingents sont certes dыs а des causes naturelles, mais ces esprits а
l'intelligence subtile, connaissent mieux que les hommes quand et comment les
effets des causes naturelles peuvent кtre entravйs, aussi dans leurs
prйdictions apparaissent-ils plus йtonnants et plus vrais que les hommes,
quelle que soit la science de ceux-ci. Or, parmi les causes naturelles les plus
importantes et les moins а la portйe de notre connaissance, on doit compter les
activitйs des corps cйlestes dont ces esprits connaissent les propriйtйs de nature.
Tous les corps infйrieurs йtant soumis aux corps supйrieurs, ces esprits, mieux
que tout astrologue, peuvent prйdire les vents et les tempкtes а venir, les
changements d'atmosphиre et les autres modifications des corps infйrieurs, dues
а l'action des corps supйrieurs. En outre, si les corps cйlestes ne peuvent
s'imposer directement а la partie spirituelle de l'вme, il demeure que beaucoup
d'hommes obйissent а la poussйe de leurs passions et а leurs inclinations
physiologiques sur lesquelles ces corps exercent une action efficace: il
n'appartient qu'aux sages dont le nombre est restreint de rйsister aux passions
par la raison. C'est pourquoi ces esprits peuvent encore annoncer beaucoup de
choses, propres а l'activitй humaine, bien que parfois ils se trompent en leurs
prйdictions а cause du libre arbitre. Ce qu'ils prйvoient, ils l'annoncent, mais
sans illumination de l'вme, comme dans le cas de la rйvйlation divine: leur
intention n'est pas en effet de perfectionner l'esprit humain dans la
connaissance de la vйritй, mais plutфt de l'en dйtourner. Ils font leurs
prйdictions parfois par des impressions imaginatives, soit pendant le sommeil
en donnant dans les songes des signes de quelque йvйnement futur, soit pendant
la veille comme dans le cas des frйnйtiques et des йpileptiques qui prйdisent
certains faits de l'avenir; parfois par des signes extйrieurs, par exemple par
le mouvement et le cri des oiseaux, par des signes dans les excrйments
d'animaux et par des figures dessinйes par des points et par d'autres choses
analogues qui relиvent du sort; parfois encore ils annoncent le futur dans des
apparitions sensibles et des discours rйels. Cependant si ces derniиres manifestations
sont йvidemment le fait des esprits mauvais, certains ont cru pouvoir ramener
les autres а des causes naturelles. Ils prйtendent qu'en raison de l'action des
corps cйlestes dans la causalitй de ce monde, des signes de cette action
peuvent apparaоtre en certaines choses: les кtres en effet rйagissent
diversement а cette action. Aussi avancent-ils que le changement d'un кtre sous
l'influence du corps cйleste peut кtre l'indice du changement d'un autre кtre;
c'est pourquoi, а leur sens, les mouvements йtrangers а la raison dйlibйrйe,
tels les visions pendant le sommeil ou la ligation de l'esprit, les mouvements
et les cris des oiseaux, les dessins ponctuйs, sans qu'aucune dйlibйration ne
prйside au nombre de points, sont les effets du corps cйleste, et pour autant
peuvent кtre les signes d'effets futurs, causйs par le mouvement du ciel. Mais cette
opinion est sans fondement solide. Il est meilleur de croire que les
prйdictions, dues а ces signes, sont le fait de quelque substance spirituelle
qui peut disposer de ces mouvements, йtrangers а toute dйlibйration,
conformйment а ce qu'elle observe de l'avenir. Et si parfois ces signes sont
disposйs selon la volontй de Dieu par le ministиre des bons anges, car Dieu
lui-mкme rйvиle beaucoup de choses par le songe, ainsi au Pharaon et а
Nabuchodonosor, et comme le dit Salomon: « On jette les sorts dans le
pan de la robe, mais aussi parfois le Seigneur les rиgle, »
Cependant la plupart du temps ces signes sont le fait des esprits mauvais comme
l'enseignent les saints docteurs et comme les paпens eux-mкmes
l'estimaient ; ainsi Maximus Valerius dit que l'observation des augures et
des songes comme autres choses analogues, appartient а une religion qui rend un
culte aux idoles; aussi dans la Loi ancienne, tout ceci йtait interdit au mкme
titre que l'idolвtrie. Le Deutйronome dit: « Tu n'apprendras pas а
imiter les abominations de ces nations, а savoir qui honoraient les
idoles ; qu'on ne trouve chez toi personne qui fasse passer par le feu son
fils ou sa fille, qui s'adonne а la divination, aux augures, aux superstitions
et aux enchantements, qui ait recours aux charmes, qui consulte les йvocateurs
et les sorciers et qui interroge les morts ». La prophйtie est
un argument en faveur de la prйdication de la foi d'une autre maniиre: ainsi
dans la prйdication de ces faits, objet de foi, qui se sont rйalisйs dans le
temps; tels la nativitй du Christ, sa passion et sa rйsurrection, et autres
faits semblables; pour que l'on ne prйtende pas qu'ils sont une invention des
prйdicateurs ou un fruit du hasard, on montre comment ils ont йtй prйdits
depuis longtemps par les prophиtes. Ainsi saint Paul dit: « Paul,
serviteur du Christ-Jйsus, apфtre par son appel, mis а part pour annoncer
l'Йvangile de Dieu, Йvangile que Dieu avait promis auparavant par ses prophиtes
dans les Saintes Йcritures, touchant son Fils, nй de la postйritй de David
selon la chair ». 6. Aprиs ce degrй de grвce, propre а ceux qui
reзoivent immйdiatement la rйvйlation de Dieu, un autre est nйcessaire. Les
hommes en effet reзoivent la rйvйlation de Dieu pour leurs contemporains et
encore pour l'instruction des hommes de l'avenir; aussi, s'il fut nйcessaire de
communiquer par la parole leurs rйvйlations aux premiers, il l'est de les
йcrire pour l'enseignement des autres. C'est pourquoi certains hommes durent
кtre prйposйs а l'interprйtation de ces йcrits, ce qui, comme la
rйvйlation, est une grвce de Dieu. D'oщ ce mot de la Genиse: N'est-ce pas а
Dieu qu'appartiennent les interprйtations ? 7. Enfin il est un dernier degrй, celui
des fidиles qui croient а la rйvйlation et а son interprйtation. Comment cela
est un don de Dieu, nous l'avons dйjа montrй. 8. Nous avons dit comment les esprits
mauvais imitent les _uvres qui sont un sceau pour la foi, tant dans l'ordre des
faits miraculeux qu'en celui de la rйvйlation de l'avenir. Pour йviter que les
hommes ainsi trompйs ne croient au mensonge, il est nйcessaire que par le
secours de la grвce de Dieu, ils soient instruits du discernement des
esprits, selon ce mot de Jean: « Ne croyez pas а tout esprit, mais
voyez par l'йpreuve si les esprits sont de Dieu ». L'Apфtre йnumиre
ces effets de la grвce dont le but est l'enseignement et la confirmation de la
foi: « A l'un est donnй par l'Esprit une parole de Sagesse, а l'autre
une parole de science, selon le mкme Esprit, а un autre la foi, par le mкme
Esprit; а un autre le don des guйrisons, par ce seul et mкme Esprit; а un autre
la puissance d'opйrer des miracles; а un autre la prophйtie; а un autre le
discernement des esprits; а un autre la diversitй des langues; а un autre le
don de les interprйter ». Ainsi est йcartйe l'erreur de certains
Manichйens qui refusent de reconnaоtre que les miracles corporels sont de Dieu
et pour qui les Prophиtes ne parlaient pas au nom de Dieu, l'erreur encore de
Priscille et de Montan au dire de qui les prophиtes ne comprenaient pas plus
que les йpileptiques, leurs paroles prophйtiques; ce qui n'est pas compatible
avec la rйvйlation divine dont l'effet principal est l'illumination de l'вme. Toutefois il est
une certaine diffйrence entre ces effets de la grвce. Si tous peuvent кtre dits
grвces parce qu'ils sont accordйs gratuitement, sans mйrite qui
les prйcиde, seul pourtant cet effet de l'amour mйrite particuliиrement le nom
de grвce qui rend agrйable а Dieu; il est dit en effet aux Proverbes: « J'aime
ceux qui m'aiment ». Aussi la foi, l'espйrance et tout ce qui prйpare
а la foi, peuvent se rencontrer chez les pйcheurs qui ne sont pas agrйables а
Dieu; la charitй seule est le don propre des justes, car qui demeure dans la
charitй demeure en Dieu et Dieu en lui. Une autre diffйrence est encore а noter
parmi ces effets de la grвce. Les uns sont nйcessaires а toute la vie de
l'homme, sans eux le salut est impossible; ainsi croire, espйrer, aimer, obйir
aux commandements de Dieu; et pour produire ces effets il faut en l'homme
certaines dispositions habituelles grвce auxquelles il peut agir en temps
opportun. Les autres effets ne sont pas nйcessaires pour toute la vie, mais en
certains temps et lieux, ainsi faire des miracles, annoncer l'avenir et autres
choses analogues. Pour cela nulle disposition habituelle n'est accordйe, mais
des motions divines qui cessent avec l'acte et sont renouvelйes autant de fois
qu'il est utile de poser cet acte: par exemple l'esprit d'un prophиte reзoit
une nouvelle lumiиre а chaque rйvйlation; et chaque miracle appelle une nouvelle
intervention de la puissance de Dieu. 155 : COMMENT L'HOMME A BESOIN DU SECOURS DE LA GRВCE POUR
PERSЙVЙRER DANS LE BIEN
L'homme
a encore besoin du secours de la grвce pour persйvйrer dans le bien. Ce qui est
instable de soi, a besoin pour se fixer sur un point du secours d'un кtre
affermi en lui-mкme. Or l'homme est sujet а des variations du mal au bien et du
bien au mal. Pour qu'il demeure ferme dans le bien, ce qui est « persйvйrer »,
il a donc besoin du secours de Dieu. L'homme a besoin du secours de la grвce
divine pour ce qui dйpasse les forces de son libre arbitre. Or celles-ci ne
s'йtendent pas jusqu'а cet effet qu'est la persйvйrance finale dans le bien.
Ceci est йvident: Le pouvoir du libre arbitre s'exerce sur ce qui appartient au
choix, et l'objet de celui-ci est l'agir particulier, dans le lieu et dans le
temps; ainsi le pouvoir du libre arbitre porte-t-il sur l'action prйsente. Or
la persйvйrance ne regarde pas le prйsent de l'action, mais sa continuitй dans
le temps. Cet effet qu'est la persйvйrance dans le bien, est donc au-dessus du
pouvoir du libre arbitre, aussi l'homme a besoin pour persйvйrer du secours de
la grвce divine. Si l'homme est le maоtre de son agir par sa volontй
et son libre arbitre, il ne l'est pas de ses activitйs naturelles. Aussi, libre
de vouloir ou de ne pas vouloir une chose, il n'appartient cependant pas а sa
volontй de se fixer sur son objet au point de le vouloir ou le choisir
immuablement. Or ceci est essentiel а la persйvйrance que la volontй se fixe
immuablement dans le bien. Il n'est donc pas au pouvoir du libre arbitre de
persйvйrer, pour cela l'homme a besoin du secours de la grвce divine. Lа oщ plusieurs
agents se succиdent, l'un agissant aprиs l'autre, la continuitй de leur action
ne peut кtre l'effet de l'un d'entre eux, puisqu'aucun d'eux n'agit sans arrкt,
ni l'effet de tous puisqu'ils n'agissent pas tous ensemble; elle doit donc
ressortir а quelque agent supйrieur dont l'action est permanente. Le philosophe
prouve ainsi que la continuitй dans la gйnйration des animaux est assurйe par
un agent supйrieur et йternel. Prenons le cas de l'homme persйvйrant dans le
bien. Nombreux sont les actes de son libre arbitre dont le bien est l'objet;
ces actes se succиdent les uns aux autres jusqu'au terme. Aucun de ces
mouvements ne peut кtre la cause de cette continuitй dans le bien qu'est la
persйvйrance puisqu'aucun ne perdure; tous ensemble ne le sont pas davantage;
puisqu'ils n'ont pas tous lieu а la fois, ils ne peuvent ensemble exercer une
causalitй. Il reste en consйquence que cette continuitй est causйe par quelque
agent supйrieur. Ainsi l'homme a besoin du secours de la grвce d'en haut pour
persйvйrer dans le bien. Quand plusieurs rйalitйs sont ordonnйes а une unique
fin, jusqu'а ce que celle-ci soit atteinte, tout cet ensemble est sous
l'emprise d'un agent premier de qui relиve l'orientation vers cette fin. Or en
celui qui persйvиre dans le bien, multiples sont les mouvements et les actions
qui tendent а une fin unique; tout cet ensemble de mouvements et d'actions
dйpend donc d'un premier agent qui les dirige а cette fin. Nous avons montrй
d'autre part que cette direction а la fin derniиre est l'effet de la grвce
divine. Tout l'ensemble des bonnes _uvres et leur continuitй chez celui qui
persйvиre dans le bien, sont donc dus au secours de la grвce de Dieu. C'est pourquoi il
est dit: « Celui qui a commencй en vous une _uvre excellente en
poursuivra l'achиvement jusqu'au jour du Christ ». Et: « Le
Dieu de toute grвce qui nous a appelйs а sa gloire йternelle, aprиs quelques
souffrances achиvera lui-mкme son _uvre, l'affermira et la consolidera ». Et l'on trouve
dans la Sainte Йcriture beaucoup de priиres qui sollicitent de Dieu la
persйvйrance: ainsi dans le Psaume: « Affermis mes pas dans tes
sentiers que mes pieds ne s'en dйtournent pas ». Et: « Que
Dieu, notre Pиre, console vos c_urs et les affermisse en toute bonne _uvre et
bonne parole ». C'est ce que nous demandons encore dans l'oraison
dominicale, surtout par ces mots: « Que votre Rиgne arrive »; le
Rиgne de Dieu ne se fera en nous que si nous avons йtй persйvйrants dans le
bien. Or il serait dйrisoire de demander а Dieu un bienfait dont il ne serait
pas lui-mкme l'auteur. La persйvйrance de l'homme vient donc de Dieu. Ainsi nous
йcartons l'erreur des Pйlagiens qui prйtendent que le libre arbitre de l'homme
se suffit а la persйvйrance dans le bien et qu'il n'a pas besoin pour cela de
la grвce de Dieu. Remarquons encore que mкme celui qui possиde la
grвce, demande а Dieu de persйvйrer dans le bien; pas plus que le libre
arbitre, un habitus infus en nous ne suffit pas, sans le secours extйrieur de
Dieu, а produire la persйvйrance dans le bien. Les habitus divinement
infus en nous, dans notre йtat prйsent de vie, n'enlиvent pas totalement а
notre libre arbitre sa versatilitй pour le mal, bien que grвce а eux notre
libre arbitre soit en quelque faзon affermi dans le bien. Aussi quand nous
affirmons que l'homme a besoin pour sa persйvйrance finale du secours de la
grвce, nous n'entendons pas qu'en plus de cette premiиre grвce habituelle
donnйe en vue de notre agir vertueux, une autre soit ajoutйe en vue de la
persйvйrance, mais nous disons que, en plus de tous les habitus gratuits,
l'homme a encore besoin du secours de la Providence divine dont la motion est
extrinsиque. 156: COMMENT CELUI QUI PAR LE PЙCHЙ PERD LA GRВCE, PEUT КTRE DE
NOUVEAU RESTAURЙ AVEC LE SECOURS DE LA GRВCE
De ces
considйrations, il ressort que, mкme s'il ne persйvиre pas et tombe dans le
pйchй, l'homme, avec le secours de la grвce, peut кtre restaurй dans le bien. Il appartient а
la mкme puissance de maintenir quelqu'un dans la voie du salut et de l'y
remettre en cas de chute, de mкme que c'est la mкme activitй naturelle qui
assure la santй corporelle et la rйpare en cas de dйfaillance. Or nous avons
dit que l'homme persйvиre dans le bien avec le secours de la grвce. Si donc est
il tombй par le pйchй, il pourra se reprendre grвce а ce mкme secours. Un agent qui ne
suppose pas de dispositions dans un sujet, peut imprimer son effet а ce sujet
quelles qu'en soient les dispositions. C'est pourquoi Dieu dont l'action ne
prйsuppose dans le sujet aucune disposition, peut sans йgard а celle-ci donner
une forme naturelle а ce sujet; ainsi rend-il la lumiиre а l'aveugle,
vivifie-t-il le mort et autres choses semblables. Mais pas plus qu'il ne
requiert de dispositions naturelles dans un sujet corporel, il ne prйsuppose de
mйrite dans la volontй pour confйrer la grвce qui est donnйe sans mйrites
prйalables, nous l'avons vu. Dieu peut donc donner la grвce sanctifiante, qui
efface les pйchйs, mкme si cette grвce a йtй perdue antйrieurement par le
pйchй. Il
n'y a que ce qu'il doit а la gйnйration que l'homme ne peut recouvrer s'il l'a
perdu, ainsi ses puissances naturelles et ses membres, car il ne peut кtre
engendrй de nouveau. Or il ne reзoit pas le secours de la grвce par la
gйnйration, puisqu'il le reзoit alors qu'il est dйjа. Il peut donc, aprиs
l'avoir perdu par le pйchй, le retrouver de nouveau pour effacer son pйchй. La grвce est une
disposition habituelle de l'вme. Or les habitus acquis par des actes, une fois
perdus, peuvent кtre de nouveau recouvrйs par ces mкmes actes. A fortiori,
pourra-t-on retrouver, par l'intervention de Dieu, la grвce qui unit а Dieu et
libиre du pйchй, si elle a йtй perdue. Dans les _uvres de Dieu, comme dans celles
de la nature, rien n'est vain; la nature tient d'ailleurs cela de Dieu. Or
c'est en vain qu'un mobile recevrait une motion s'il ne pouvait parvenir а sa
fin. Il est donc nйcessaire qu'un mobile, susceptible de recevoir quelque
motion en vue d'une fin, puisse atteindre celle-ci. Or un homme, aprиs son
pйchй, tant qu'il demeure en cette vie, possиde en lui une aptitude а кtre mы
au bien; les signes en sont son dйsir du bien et sa douleur du mal qui sont
encore en l'homme aprиs son pйchй. Il est donc possible а l'homme, aprиs avoir
pйchй, de revenir encore au bien qui est l'_uvre de la grвce en lui. Il n'est pas dans
la nature de puissance passive qui ne soit susceptible d'кtre actualisйe par
quelque puissance active naturelle, a fortiori n'est-il pas dans l'вme humaine
de puissance qui ne soit rйductible а l'acte sous l'action de la puissance de
Dieu. Or, mкme aprиs le pйchй, l'вme possиde une puissance au bien, car le
pйchй n'enlиve pas les puissances naturelles par lesquelles l'вme est ordonnйe
vers son bien. La puissance de Dieu peut donc la restaurer dans le bien, et
ainsi l'homme peut avec le secours de la grвce obtenir la rйmission de ses
pйchйs. C'est pourquoi il est dit: « Si vos pйchйs sont comme
l'йcarlate, ils deviendront blancs comme la neige ». Et: « L'amour
couvre toutes les fautes ». Ce n'est pas en vain que nous le demandons
а Dieu quotidiennement quand nous disons: « Pardonnez-nous nos offenses ». Ainsi nous
йcartons l'erreur des Novatiens qui prйtendaient que l'homme ne peut recevoir
le pardon des pйchйs commis aprиs le baptкme. 157: COMMENT L'HOMME NE PEUT КTRE LIBЙRЙ DU PЙCHЙ QUE PAR LA GRВCE
De ces mкmes considйrations on peut montrer
comment l'homme ne peut ressusciter du pйchй que par la grвce. Par le pйchй mortel
en effet l'homme s'est dйtournй de sa fin derniиre; or ce n'est que par la
grвce qu'il est orientй vers sa fin. C'est donc uniquement par la grвce qu'il
peut ressusciter du pйchй. Une disgrвce n'est effacйe que par l'amour. Or par le
pйchй mortel l'homme encourt la disgrвce de Dieu; il est dit en effet: « Dieu
hait les pйcheurs »; en ce sens qu'il les veut priver de cette fin
derniиre qu'il prйpare а ceux qu'il aime. L'homme ne peut donc se relever du
pйchй mortel que par la grвce qui l'йtablit en une certaine amitiй avec Dieu. On pourrait ici
rappeler toutes les raisons exposйes а propos de la nйcessitй de la grвce. D'oщ ce mot
d'Isaпe: « C'est moi qui efface tes fautes pour l'amour de moi »;
et du Psaume: « Tu as фtй l'iniquitй de ton peuple, tu as couvert tous
ses pйchйs ». Ainsi est йcartйe l'erreur des Pйlagiens pour qui
l'homme peut se relever de son pйchй par son libre arbitre. 158: DE QUELLE MANIИRE L'HOMME EST DЙLIVRЙ DE SON PЙCHЙ
Puisque
l'homme ne peut revenir d'une position opposйe а sa position primitive qu'en
abandonnant celle-lа, pour revenir а l'йtat de justice, avec le secours de la
grвce, il doit nйcessairement abandonner le pйchй qui l'avait йcartй de cette
rectitude. En outre comme il tend а sa fin derniиre et s'en dйtourne principalement
par sa volontй, il est nйcessaire pour se relever du pйchй par la grвce non
seulement qu'il s'abstienne de tout acte extйrieur peccamineux, mais encore
qu'il renonce au pйchй dans sa volontй. Ce renoncement au pйchй se fait pour
l'homme par le regret du passй et par le propos d'йviter le pйchй dans
l'avenir. Il faut donc que l'homme, se relevant du pйchй, se repente des pйchйs
passйs et se propose de les йviter а l'avenir. Si en effet il n'йtait pas
rйsolu de se dйsister du pйchй, celui-ci ne serait pas de soi opposй а sa
volontй, et s'il voulait йviter le pйchй, sans le regret des pйchйs passйs, ces
pйchйs commis ne seraient pas davantage opposйs а sa volontй. - En outre le
mouvement qui nous йloigne d'un point est contraire а celui qui nous a rapprochйs
de ce point, ainsi le mouvement vers la blancheur est contraire а celui vers la
noirceur. C'est pourquoi la volontй s'йloigne du pйchй par le contraire de ce
qui l'a entraоnйe au pйchй. Or cette inclination au pйchй lui est venue de
l'attachement de son appйtit et de son plaisir aux choses infйrieures. Elle
s'йcarte donc du pйchй par quelques pйnitences afflictives en raison de ce
pйchй: par le plaisir la volontй s'est laissйe entraоner а consentir au pйchй,
par la pйnitence elle s'affermit dans sa haine du pйchй. Nous voyons
comment les animaux eux-mкmes sont arrachйs а de trиs intenses plaisirs par la
douleur sous les coups. Or celui qui se relиve du pйchй, doit non seulement
regretter le pйchй passй, mais encore йviter le pйchй а venir; il est donc normal
qu'il souffre pour le pйchй afin de s'affermir davantage dans son propos
d'йviter le pйchй. Nous aimons davantage et gardons avec plus de soin ce
que nous acquйrons dans le travail et la peine: ainsi ceux qui gagnent de
l'argent par leur propre labeur, le dйpensent moins facilement que ceux qui le
possиdent sans travail, ou le tiennent de leurs parents ou de quelque autre
maniиre. Or il est d'une nйcessitй majeure que l'homme, se relevant du pйchй,
garde soigneusement l'йtat de grвce et l'amour de Dieu, perdus dans le pйchй
par sa nйgligence. Il est donc bon qu'il pвtisse dans l'effort et la peine pour
les pйchйs commis. L'ordre de la justice veut qu'au pйchй soit appliquйe
une peine. Le respect de l'ordre dans le monde manifeste la sagesse de la
Providence de Dieu. Il appartient donc а la manifestation de la bontй et de la
gloire de Dieu qu'au pйchй soit appliquйe une peine. Mais le pйcheur par son
pйchй, transgressant les lois de Dieu, agit contre l'ordre divinement instaurй.
Il est donc normal qu'il compense en lui-mкme par quelque peine le dйsordre de
son pйchй passй; ainsi s'arrache-t-il totalement au dйsordre. Il apparaоt donc
de cela qu'aprиs avoir, par la grвce, obtenu la rйmission de son pйchй et
recouvrй l'йtat de grвce, l'homme demeure obligй par la justice de Dieu а subir
une peine pour le pйchй commis. S'impose-t-il cette peine de son plein grй, on
dit alors qu'il satisfait: en se punissant de son pйchй, il rejoint par
l'effort et la peine l'ordre divinement йtabli qu'il avait transgressй en suivant
sa volontй propre. S'il ne s'impose pas cette peine, elle lui est alors
infligйe par Dieu, car ce qui est soumis а la divine Providence ne saurait
rester dans le dйsordre. Mais on ne dit plus que cette peine est satisfactoire
puisqu'elle n'est pas choisie par le patient: elle est purificatrice car,
sous une action йtrangиre, l'homme est comme purifiй tandis que tout ce qui en
lui йtait dйsordonnй, est ramenй а l'ordre lйgitime. D'oщ ce mot de l'Apфtre: « Si
nous nous examinions nous-mкmes, nous ne serions pas jugйs. Mais le Seigneur
nous juge et nous chвtie afin que nous ne soyons pas condamnйs avec ce
monde ». Il est а remarquer pourtant que l'вme se dйtournant
du pйchй peut йprouver un tel dйgoыt de ce pйchй et s'attacher а ce point а
Dieu qu'il ne lui reste plus d'obligation de peine а porter. En effet comme on
le conclura de notre exposй, la peine, infligйe aprиs la rйmission du pйchй,
est nйcessaire pour affermir l'вme dans le bien; l'homme est amendй par les
peines, les peines sont en effet en quelque sorte des remиdes. La peine est
nйcessaire encore pour sauvegarder l'ordre de la justice: celui qui a pйchй,
subit la peine. Or l'amour de Dieu suffit а fixer l'homme dans le bien, surtout
s'il est fervent: le dйplaisir d'une faute passйe, s'il est intense, excite une
grande douleur. Aussi cette intensitй de l'amour de Dieu et de la haine du
pйchй passй fait disparaоtre la nйcessitй de peines satisfactoires ou
purificatrices; et si cette intensitй ne suffit pas а йluder toute la peine,
plus forte elle sera plus diminuйe sera celle-ci. Et ce que nous faisons par nos amis, nous
paraissons le faire nous-mкmes, car l'amitiй, et surtout la dilection de la charitй, de deux c_urs n'en
fait qu'un. C'est pourquoi on peut satisfaire devant Dieu par un autre comme
par soi-mкme surtout en cas de nйcessitй. En effet la peine que notre ami
souffre pour nous, nous la faisons nфtre; ainsi nous n'йchappons pas а la
pйnalitй, grвce а notre compassion pour notre ami souffrant, et ceci d'autant
plus que nous sommes davantage la raison d'кtre de sa souffrance. Bien
plus, l'amour de charitй qui porte notre ami а souffrir pour nous, rend sa
peine plus acceptable devant Dieu que si nous la subissions nous-mкme: ici ce
serait nйcessitй, lа c'est spontanйitй de la charitй. Nous voyons ainsi comment
l'un peut satisfaire pour l'autre pourvu que l'un et l'autre soient dans la
charitй. Aussi l'Apфtre dit: « Portez les fardeaux les uns les autres
et vous accomplirez ainsi la parole du Christ ». 159: COMMENT IL EST RAISONNABLE D'IMPUTER A L'HOMME DE NE PAS SE
TOURNER VERS DIEU, BIEN QU'IL NE LE PUISSE FAIRE SANS LA GRВCE
Notre
conclusion est donc que l'homme ne peut se diriger а sa fin derniиre sans le
secours de la grвce divine, qu'il ne peut davantage sans ce secours obtenir ce
qui est nйcessaire pour marcher а cette fin, comme la foi, l'espйrance, la
charitй et la persйvйrance. On pourrait dиs lors objecter que si tout cela fait
dйfaut il n'en est pas responsable, d'autant qu'il ne peut mйriter le secours
de la grвce divine, ni se tourner vers Dieu, si Dieu ne le change lui-mкme: nul
n'est responsable de ce qui ressortit а un autre. A le concйder, il s'ensuivrait plusieurs
choses dйraisonnables. D'abord celui qui n'aurait ni la foi, ni l'espйrance, ni
l'amour de Dieu, ni la persйvйrance dans le bien, ne devrait pas кtre puni,
alors qu'il est dit expressйment: « Celui qui ne veut pas croire au
Christ ne verra pas la vie, mais la colиre de Dieu demeure sur lui. » En
outre comme nul ne peut sans ces vertus atteindre sa fin bienheureuse, il s'ensuivrait
encore que des hommes ne seraient pas bienheureux et que d'autre part ils ne
seraient pas punis par Dieu. Or le contraire est manifeste d'aprиs cette parole
qui au jugement divin sera adressйe а tous: « Venez, possйdez le
royaume qui vous a йtй prйparй », ou bien « Retirez-vous au
feu йternel ». Pour rйsoudre ce problиme, on considйrera que si nul
ne peut par le mouvement de son libre arbitre se mйriter ou acquйrir la grвce
divine, il peut pourtant apporter un obstacle а sa rйception: il est dit en
effet de certains hommes: « Ils dirent а Dieu: retire-toi de nous; nous
ne dйsirons pas connaоtre tes voies ». Ils ont йtй rebelles а la
lumiиre. Et comme il est au pouvoir de notre libre arbitre de mettre ou non
un obstacle а la rйception de la grвce divine, celui qui apporte cet obstacle
est lйgitimement estimй responsable. Dieu est en effet, en ce qui le concerne,
prкt а donner sa grвce а tous les hommes, comme il est dit: « Il veut
que tous les hommes soient sauvйs et parviennent а la connaissance de la
vйritй »; mais ceux-lа seuls sont privйs de la grвce qui en eux-mкmes
y mettent un obstacle: ainsi, alors que le soleil illumine le monde, rend-on
responsable celui qui ferme les yeux s'il s'ensuit quelque mal, bien qu'il ne
puisse voir sans la lumiиre du soleil. 160: COMMENT L'HOMME EN ЙTAT DE PЙCHЙ NE PEUT ЙVITER LE PЙCHЙ SANS
LA GRВCE
Qu'il
soit en la puissance du libre arbitre de ne pas prйsenter d'empкchements а la
grвce, comme nous l'avons dit, doit s'entendre de ceux en qui cette facultй
naturelle est restйe intиgre. Que si, par un dйsordre antйrieur, celle-ci est
tombйe dans le mal, il n'est plus du tout en son pouvoir de ne pas faire
obstacle а la grвce. Elle peut en effet un instant par sa propre force
s'abstenir de quelque acte peccamineux, mais, laissйe longtemps а elle-mкme,
elle tombera dans le pйchй lequel est un obstacle а la grвce. Du fait qu'il a
dйviй du droit chemin, le c_ur de l'homme s'est йcartй manifestement de l'ordre
de la fin lйgitime. Aussi ce qui au titre de fin derniиre devrait кtre au
premier rang de son amour, il l'aime moins que ce vers quoi il s'est tournй
d'une maniиre dйsordonnйe comme vers sa fin derniиre. Aussi а chaque fois
choisit-il ce qui est conforme а cette fin dйsordonnйe et en opposition avec sa
fin lйgitime, а moins qu'il ne soit rйintйgrй dans l'ordre normal qui met la
fin lйgitime au-dessus de tout, ce qui est en effet de la grвce. Or le choix de
ce qui est en opposition avec la fin derniиre, est un obstacle а la grвce qui
conduit а la fin. Ainsi est-il йvident qu'aprиs avoir pйchй, l'homme ne peut
s'abstenir de tout pйchй avant d'кtre rйintйgrй dans l'ordre du bien par la
grвce. L'вme
inclinйe vers un point n'est dйjа plus а йgale distance des deux termes opposйs;
elle est plus prиs de celui vers lequel elle penche, et elle choisit ce vers
quoi elle est le plus engagйe, а moins que, sur un examen attentif de la
raison, elle ne s'en йcarte par quelque intйrкt; aussi dans les cas de surprise
peut-on facilement saisir quelque indice des dispositions intйrieures. Or il
est impossible а l'homme de tenir son вme en une telle vigilance qu'elle
rйflйchisse sur tout ce qu'elle doit vouloir ou faire; d'oщ il s'ensuit que
sous le coup de son inclination le c_ur choisit ce vers quoi il penche. Ainsi,
s'il penche vers le pйchй, il ne restera pas longtemps sans pйcher, faisant
alors obstacle а la grвce, а moins qu'il ne soit rйtabli dans l'ordre de la
justice. La poussйe des passions corporelles travaille aussi en ce sens, de mкme
l'appel des objets des sens et les nombreuses occasions de mal qui provoquent
facilement l'homme au pйchй, а moins qu'il n'en soit йcartй par un attachement
solide а sa fin derniиre, ce qui est un effet de la grвce. De la sorte on
voit la sottise de l'opinion pйlagienne selon laquelle l'homme en йtat de pйchй
peut йviter le pйchй sans la grвce. Le contraire est rendu йvident par cette
demande du Psaume: « Quand ma force m'aura abandonnй, ne
me dйlaisse pas ». Et le Seigneur nous apprend а prier: « Ne
nous laissez pas tomber dans la tentation, mais dйlivrez-nous du mal ». Bien que celui
qui est en йtat de pйchй, n'ait pas le pouvoir de ne pas mettre obstacle а la
grвce, а moins qu'il ne soit prйvenu par le secours de la grвce, il n'en est
pas moins responsable, car cette faiblesse est la suite de son pйchй antйrieur;
ainsi l'ivrogne n'est pas excusй de l'homicide, commis dans l'йtat d'йbriйtй oщ
il s'est mis par sa faute. En outre, s'il n'est pas en son pouvoir d'йviter tout
pйchй, il peut toutefois а cet instant йviter tel ou tel pйchй, comme on l'a dit;
aussi quelque faute qu'il commette, il la commet volontairement. C'est donc
lйgitime de la lui imputer. 161: COMMENT DIEU DЙLIVRE CERTAINS HOMMES DU PЙCHЙ, ET COMMENT IL
Y LAISSE D'AUTRES
Celui
qui pиche apporte un obstacle а la grвce, et selon l'ordre normal des choses, il ne devait point la recevoir. Cependant
Dieu peut agir en dehors de cet ordre; ainsi donne-t-il la lumiиre а l'aveugle
et ressuscite-t-il les morts. Parfois dans sa surabondante bontй il prйvient de
son secours ceux-lа mкmes qui mettent un obstacle а la grвce, les dйtourne du
mal et les convertit au bien. Mais il ne donne pas la lumiиre а tous les
aveugles, ni ne guйrit tous les infirmes de telle sorte qu'en ceux qu'il
guйrit, les _uvres de sa puissance apparaissent, et chez les autres l'ordre
naturel est sauvegardй. De mкme il ne prйvient pas de son secours tous ceux qui
se ferment а la grвce, les йcartant du mal et les tournant au bien, mais il en
prйvient certains en qui il veut manifester sa misйricorde, de telle sorte que
chez les autres est rйvйlй l'ordre de sa justice. C'est pourquoi l'Apфtre dit: « Dieu
voulant montrer sa colиre et faire connaоtre sa puissance, a supportй avec une
grande patience des vases de colиre, formйs pour la perdition, et il
a voulu faire connaоtre aussi les richesses de sa gloire а l'йgard des vases de
misйricorde qu'il a d'avance prйparйs pour la gloire ». Des hommes,
retenus dans les mкmes pйchйs, Dieu dans sa prйvenance convertit les uns,
maintenant pour les autres, ou le permettant, le cours normal des choses;
pourquoi la conversion de ceux-ci et non de ceux-lа, il n'en faut pas chercher
la raison. Cela dйpend uniquement du libre vouloir de Dieu, comme dйpend de sa
simple volontй, alors que tout est tirй du nйant, que tels кtres soient
supйrieurs aux autres; comme encore dйpend de la simple volontй de l'artisan
que d'une mкme matiиre, avec les mкmes dispositions, des vases soient fabriquйs
en vue d'usages honorables, d'autres soient rйservйs а des usages infйrieurs.
C'est pour quoi l'Apфtre dit: « Le potier n'est-il pas maоtre de son
argile, pour faire de la mкme masse un vase d'honneur et un vase d'ignominie? » Ainsi nous
йcartons l'erreur d'Origиne pour qui certains hommes se tournent vers Dieu et
non les autres en raison d'_uvres que leurs вmes auraient accomplies avant
d'кtre unies aux corps. Nous avons dйjа rejetй cette position. 162: COMMENT DIEU N'EST CAUSE DE PЙCHЙ POUR PERSONNE
Bien
que Dieu ne convertisse pas certains pйcheurs mais les abandonne, selon leurs
mйrites, а leur pйchй, il ne les induit pas pour autant au pйchй. Les hommes
pиchent du fait qu'ils se dйtournent de Dieu, leur fin derniиre. Or tout agent
agit en vue de sa fin propre et conforme а sa nature, il est donc
impossible que sous l'action de Dieu des hommes se dйtournent de leur fin
derniиre qui est Dieu lui-mкme. Dieu ne peut donc кtre pour qui que ce soit
cause de pйchй. Toute la sagesse et la bontй de l'homme ont leur
source en la sagesse et la bontй de Dieu dont elles sont la ressemblance. Or il
rйpugne а la sagesse et а la bontй de l'homme d'кtre pour quelqu'un cause de
pйchй, a fortiori cela rйpugne а la sagesse et а la bontй de Dieu. Tout pйchй a pour
cause la dйfaillance de l'agent immйdiat et non l'action du premier agent:
ainsi cette infirmitй qu'est la claudication, vient d'une disposition de la
jambe et non de la vertu motrice, а laquelle au contraire ressortit tout ce que
comporte de perfection le mouvement d'une dйmarche boiteuse. Or l'auteur
immйdiat du pйchй de l'homme est sa volontй; а celle-ci ressortit donc la
dйfaillance du pйchй de l'homme et non а Dieu, qui est cause, lui, de ce qu'il
y a de perfection dans l'acte mкme du pйchй. De lа ce mot de l'Ecclйsiastique: « Ne
dis pas: C'est lui qui m'a йgarй, car il n'a pas besoin du
pйcheur ». Et plus bas: « Il n'a commandй а personne
d'кtre impie, а personne il n'a donnй la permission de pйcher ». Et
Jacques dit: « Que nul lors qu'il est tentй, ne dise: C'est Dieu qui me
tente; car Dieu ne saurait кtre tentй de mal, et lui-mкme ne tente
personne. » Cependant on trouve dans l'Йcriture des passages oщ
il semblerait que Dieu est cause de pйchй pour quelques-uns. Il est dit en
effet: « J'ai appesanti le c_ur de Pharaon et de ses
serviteurs ».- « Appesantis le c_ur de ce peuple et rends dures ses
oreilles, et bouche-lui les yeux en sorte qu'il ne voie point de ses yeux et
qu'il ne se convertisse point et ne soit guйri. » - « Vous nous avez
fait errer loin de nos voies, vous avez endurci notre c_ur contre votre
crainte ». Et: « Dieu les a livrйs а leur sens pervers
pour faire ce qui ne convient pas ». Le sens de toutes ces
affirmations est que Dieu accorde а certains son secours pour qu'ils йvitent le
pйchй, et qu'il ne l'accorde pas а d'autres. Ce secours est non seulement l'infusion de
la grвce, mais encore ces sauvegardes extйrieures grвce auxquelles la divine
Providence йcarte de l'homme les occasions de pйchй et la provocation au pйchй.
Dieu aide encore l'homme contre le pйchй par la lumiиre naturelle de la raison
et tous les autres biens naturels qu'il lui confиre. Quand il les retire а
certains hommes, selon le mйrite de leur action et les exigences de sa justice,
on dit qu'il les endurcit ou les aveugle ou autres expressions
que nous avons signalйes. 163: DE LA PRЙDESTINATION, DE LA RЙPROBATION ET DE L'ЙLECTION
DIVINE
Nous
avons montrй que sous l'action divine, des hommes, aidйs par la grвce, sont
dirigйs vers leur fin derniиre, tandis que d'autres, privйs de ce secours, se
dйtournent de cette fin; or tout ceci qui est de Dieu, a йtй prйvu et ordonnй
par sa sagesse de toute йternitй. Cette distinction entre les hommes a donc йtй
voulue par Dieu en son йternitй. De ceux dont il a fixй par avance qu'ils
seraient dirigйs а leur fin derniиre, on dit qu'il les a prйdestinйs. D'oщ
ce mot de l'Apфtre: « Nous ayant prйdestinйs а кtre ses fils adoptifs,
selon sa libre volontй ». - De ceux а l'endroit de qui il a disposй de
ne pas donner sa grвce, on dit qu'il les a rйprouvйs ou qu'il les a haпs,
selon ce mot de Malachie: « J'ai aimй Jacob, l'ai haп Esaь ».
En raison de cette distinction, la rйprobation des uns et la prйdestination des
autres, on parle d'йlection divine, dont il est dit: « Il nous a
choisis en lui avant la crйation du monde ». Ainsi la prйdestination et l'йlection et
la rйprobation sont un aspect de la divine providence selon que celle-ci dirige
les hommes а leur fin derniиre. Aussi notre argumentation en vue de dйmontrer
que la divine Providence ne supprime pas la contingence des кtres, prouve
encore que la prйdestination et l'йlection n'imposent pas une nйcessitй. Comment la
prйdestination et l'йlection n'ont point leur cause dans les mйrites des
hommes, cela se prouve non seulement de ce que la grвce de Dieu, effet de la
prйdestination, n'est point prйcйdйe par le mйrite, mais encore de ce qu'elle
prйvient tous les mйrites des hommes, et, en plus, de ce que la volontй de Dieu
et sa providence sont la cause premiиre de tout ce qui est; or rien ne peut
кtre cause de la volontй de Dieu et de sa providence, bien que, parmi les
effets de la providence, et pareillement de la prйdestination, un effet puisse
кtre cause de l'autre. QUI EN
EFFET, comme le dit l'Apфtre, LUI A DONNЙ LE PREMIER POUR QU'IL AIT A RECEVOIR
EN RETOUR? DE LUI, PAR LUI ET POUR LUI SONT TOUTES CHOSES. A LUI LA GLOIRE DANS
TOUS DES SIИCLES! AMEN! LIVRE QUATRIИME: TRINITE,
SACREMENTS, FINS DERNIERES
PRЙAMBULE
1: PROOEMIUM
« VOICI: CE QU'ON EN A DIT, CE N'EST QU'UNE
PARTIE DES VOIES DE DIEU; ET SI NOUS PARVENONS A PEINE A ENTENDRE UNE PETITE
GOUTTE DE SES PAROLES, QUI POURRAIT AVOIR L'INTUITION DU TONNERRE FOUDROYANT DE
SA GRANDEUR? » L'intelligence
humaine, qui, tout naturellement, puise sa connaissance dans le sensible, ne
saurait par ses seules forces atteindre а l'intuition de la substance divine en
elle-mкme: de par son йlйvation, en effet, cette substance est sans proportion
aucune avec les кtres sensibles, ni mкme avec aucun des autres кtres. Cependant,
le bien parfait de l'homme consiste а connaоtre Dieu, d'une faзon ou d'une
autre. On serait donc en droit de considйrer une crйature d'une telle valeur
comme rigoureusement absurde, c'est-а-dire comme incapable d'atteindre sa fin,
si une voie ne lui avait йtй ouverte par quoi elle peut s'йlever jusqu'а
connaоtre Dieu: en effet, puisque les perfections des choses existantes
s'йtagent au-dessous de Dieu, qui en constitue comme le sommet, l'intelligence,
en partant des perfections infimes et en s'йlevant par degrйs, peut parvenir а
la connaissance de Dieu. Ainsi en va-t-il des mouvements corporels eux-mкmes:
que l'on monte ou que l'on descende, le chemin est le mкme, et seuls varient le
point de dйpart et le terme. Que les perfections s'йtagent ainsi а partir de Dieu
selon une voie descendante, nous en voyons deux raisons: L'une tient а
l'origine des choses: la sagesse divine, en effet, voulant йtablir la perfection
dans les кtres, les a produits selon un ordre, de telle sorte que l'ensemble
des crйatures forme un tout complet, des кtres les plus йlevйs aux plus
humbles. Quant а l'autre raison, elle se tire de la nature mкme des choses: toute
cause en effet est d'une valeur supйrieure а celle de son effet; les premiers
causйs seront donc infйrieurs а la cause premiиre, а savoir Dieu, tout en йtant
supйrieurs а leurs propres effets, et ainsi de suite jusqu'aux кtres infimes. Mais si en
Dieu, sommet suprкme des кtres, l'unitй la plus absolue se trouve rйalisйe; et
si, d'autre part, c'est suivant la mesure mкme de son unitй qu'un кtre est
capable d'agir et digne de valeur, la conclusion s'impose: c'est que, plus on
s'йloigne du premier principe et plus aussi, dans les кtres, rйgneront la
diversitй et la variйtй. De toute nйcessitй, en dйfinitive, le mouvement des
choses а partir de Dieu doit commencer en son principe par l'unitй, pour
aboutir а la multiplicitй dans les кtres les plus humbles en quoi il s'achиve.
Ainsi, rйpondant а la diversitй des кtres, apparaоt la diversitй des voies qui,
issues d'un principe unique, s'achиvent dans le divers.
Telles sont donc les voies
par lesquelles notre intelligence peut s'йlever а la connaissance de Dieu. Mais
cette intelligence est si faible que nous ne pouvons reconnaоtre parfaitement
ces voies elles-mкmes. Car les organes des sens, qui sont а l'origine de notre
connaissance, n'atteignent que les accidents les plus externes, qui sont
sensibles au premier chef: la couleur, l'odeur, etc... L'intelligence ne peut
donc qu'avec peine, par l'intermйdiaire de cette йcorce superficielle, pйnйtrer
jusqu'а l'intime connaissance d'une nature infйrieure, s'agit-il mкme de ces
кtres dont les accidents sont parfaitement а la portйe des organes sensoriels.
Combien plus difficilement pourrait-elle йtendre ses prises jusqu'а la nature
intime des кtres dont peu d'accidents seulement peuvent кtre saisis par les
sens! Et combien plus encore, s'il s'agit de choses dont les accidents nous
йchappent et que nous ne connaissons que par le pвle intermйdiaire de tels ou
tels de leurs effets! Mais supposons que la nature mкme des choses nous puisse
кtre connue: qu'en sera-t-il de l'ordre qui existe en elles, de ces relations
mutuelles et de cette tendance а la fin qui ont йtй rйglйes par la divine
Providence? Nous n'en pourrons avoir qu'une connaissance superficielle,
incapables que nous sommes de saisir les raisons de la Providence de Dieu. Mais alors, si
ces voies elles-mкmes ne nous sont connues qu'en partie, comment
pourrions-nous, en les suivant, parvenir а la pleine connaissance de celui qui
en est le principe? Il les dйpasse en effet sans aucune proportion, et
eussions-nous des chemins une science parfaite que nous serions loin encore de
connaоtre leur principe. C'est donc а une connaissance de Dieu bien chйtive
que l'homme pouvait parvenir en suivant les voies dont nous venons de parler,
en utilisant, si l'on peut dire, le regard de son intelligence. Aussi, pour lui
permettre d'atteindre а une connaissance plus ferme, Dieu a-t-il poussй la
bontй jusqu'а rйvйler quelque chose de lui-mкme, au-delа des limites de
l'intelligence humaine. Mais jusque dans cette rйvйlation, pour rйpondre а la
nature de l'homme, un certain ordre est observй, de sorte que l'on en vient peu
а peu de la connaissance la plus pauvre jusqu'а la plus riche: telle est la loi
de tout mouvement. Tout d'abord ces vйritйs sont rйvйlйes а l'homme sans qu'il
les puisse comprendre: il doit alors se contenter de les croire comme par
ouп-dire; en effet, aussi longtemps qu'elle demeure en cet йtat qui l'enchaоne
au domaine sensible, l'вme humaine ne saurait en aucune faзon s'йlever jusqu'а
l'intuition de rйalitйs qui dйbordent toutes les possibilitйs sensorielles.
Mais, une fois dйlivrйe de ces liens, elle pourra parvenir а cette intuition
des vйritйs rйvйlйes. A l'йgard de Dieu, l'homme dispose donc d'un triple
mode de connaissance: Le premier consiste а remonter jusqu'а Dieu par
l'intermйdiaire des crйatures et а la seule lumiиre naturelle de la raison. Dans le deuxiиme,
c'est la vйritй divine, dans sa transcendance par rapport а l'intelligence, qui
descend jusqu'а nous par mode de rйvйlation, non pas qu'elle soit dйjа
dйmontrйe jusqu'а l'йvidence, mais seulement offerte а notre foi. Dans le troisiиme
mode enfin, c'est l'esprit humain qui sera йlevй jusqu'а la pleine intuition
des vйritйs rйvйlйes. C'est а cette triple connaissance que Job veut faire
allusion dans les paroles que nous avons placйes en tкte de notre chapitre. Il
dit en effet: Voici ce qu'on a dit, ce n'est qu'une partie des voies
de Dieu - et ceci se rapporte а la dйmarche de l'intelligence, qui,
empruntant la voie des crйatures, s'йlиve jusqu'а la connaissance de Dieu. Mais
ces voies elles-mкmes nous ne les connaissons qu'imparfaitement; aussi Job
a-t-il raison de prйciser: une partie. C'est en partie, en effet, que nous
connaissons, comme dit l'Apфtre. Il ajoute ensuite: Et si nous avons
peine а entendre une petite goutte de ses paroles, rappelant ainsi le
deuxiиme mode de connaissance suivant lequel les vйritйs divines sont dйvoilйes
par la parole et offertes а notre foi. Car la foi dйpend de la prйdication,
et la prйdication de la parole de Dieu. Jean dit dans le mкme sens:
Sanctifie-les dans la Vйritй; ta Parole est la Vйritй. Le terme entendre,
employй par Job, montre heureusement que la vйritй rйvйlйe n'est pas
offerte а notre vue, mais а notre foi. De plus, cette connaissance imparfaite
est comme un effluve de la connaissance totale: connaissance qui embrasse la
vйritй divine en elle-mкme et qui ne nous est dйvoilйe que par l'intermйdiaire
des anges qui voient la face du Pиre; le mot de goutte est donc
bien choisi: que l'on pense au texte de Joлl: En ce jour-lа les montagnes
dйgoutteront de douceur. Mais ce qui nous est rйvйlй, ce n'est pas l'ensemble
des mystиres que les anges et les esprits bienheureux connaissent dans la
vision de la Vйritй premiиre; ce n'en est qu'une petite partie: c'est bien ce
que signifie la petite goutte. C'est ce que dit l'Ecclйsiastique: Qui est
capable de le louer tel qu'il est? Beaucoup de merveilles cachйes sont plus
grandes encore, car nous ne voyons qu'un petit nombre de ses _uvres. Et le
Seigneur dйclarait aux Apфtres: J'ai beaucoup de choses а vous dire, mais
vous ne les pouvez porter maintenant. Encore faut-il avouer que ces
quelques mystиres qui nous sont rйvйlйs nous sont prйsentйs sous le couvert de
comparaisons et d'obscuritйs telles que les gens d'йtude seuls parviennent а en
saisir quelque chose, et que les autres doivent les vйnйrer comme dans
l'obscuritй; quant aux incroyants, ils ne les sauraient mettre en piиces. Maintenant,
dit saint Paul, nous voyons dans un miroir, d'une maniиre obscure. Cette
difficultй est soulignйe, dans notre texte, par l'expression а peine, qui
est ajoutйe en un sens trиs clair. Enfin les derniers mots: Qui pourrait
avoir l'intuition du tonnerre foudroyant de sa grandeur? font allusion au
troisiиme mode de connaissance, qui nous fera possйder la Vйritй premiиre comme
objet de vision et non plus de foi: Nous le verrons tel qu'il est. C'est
pourquoi on parle ici d'intuition. Ce ne sera plus seulement une petite
partie des mystиres divins qui sera perзue, mais nous verrons la majestй divine
en elle-mкme, la perfection de tous les biens: Je te montrerai tout bien, disait
le Seigneur а Moпse. Il s'agit donc bien de grandeur, comme le dit Job. Et cette vйritй
mкme ne sera plus offerte а l'homme comme voilйe mais dans toute sa puretй: le
Seigneur l'affirmait а ses disciples: L'heure vient, oщ je ne vous parlerai
plus en paraboles, mais je vous parlerai ouvertement du Pиre. La puretй de
cette manifestation est clairement indiquйe par le tonnerre. Ces paroles que
nous avons citйes en commenзant conviennent tout а fait а notre propos. Jusqu'а
prйsent en effet, nous n'avons traitй des rйalitйs divines que dans la mesure
oщ la raison naturelle peut les connaоtre, en empruntant la voie des crйatures.
Nous l'avons fait bien imparfaitement sans doute, а la mesure de notre gйnie
propre, et nous pourrions dire avec Job: Voici, ce qu'on en a dit, ce n'est
qu'une partie de ses voies. Il nous reste maintenant а parler de ce que
Dieu a rйvйlй а notre croyance, de ces vйritйs qui dйpassent l'intelligence
humaine. Il n'est pas jusqu'а la mйthode а suivre en ce domaine qui ne nous
soit suggйrйe par les paroles que nous avons inscrites en exergue: en scrutant
les paroles de l'Йcriture, nous avons peine а entendre leur sublime vйritй,
dont une petite goutte seulement glisse jusqu'а nous; de plus, nul, en
sa condition prйsente, ne peut avoir l'intuition du tonnerre foudroyant de
sa grandeur: dиs lors, quelle autre mйthode que de recevoir, comme
principes de notre science, les vйritйs que nous livre la Sainte Йcriture, et,
en les dйfendant contre les attaques des incroyants, d'essayer, а la lumiиre de
notre esprit, de pйnйtrer ces vйritйs qui nous sont offertes tout enrobйes
d'ombre? On se gardera bien, toutefois, de prйtendre а une connaissance
exhaustive, car, en ce domaine, nous n'avons d'autre preuve que l'autoritй de
l'Йcriture: la raison naturelle ne saurait rien prouver. Il n'en reste pas
moins que nous devons manifester l'accord des vйritйs rйvйlйes avec la raison,
pour les dйfendre contre les attaques des infidиles. Qu'il nous soit permis de
rappeler que cette mйthode a йtй йtudiйe dйjа au dйbut de cet ouvrage (livre
premier, chap. IX). Notons enfin ceci: tandis que la raison, pour
parvenir а Dieu, emprunte une dialectique ascendante, la connaissance de foi,
que nous possйdons par rйvйlation divine, suit au contraire, de Dieu а nous,
une voie descendante. Mais, que l'on monte ou que l'on descende, la voie est la
mкme: en йtudiant les vйritйs suprarationnelles, nous suivrons donc la voie que
nous avons utilisйe dйjа pour traiter des vйritйs que la raison dйcouvre en
Dieu. Tout
d'abord, parmi les vйritйs suprarationnelles proposйes а notre foi, nous
йtudierons celles qui ont Dieu lui-mкme pour objet, tel l'adorable mystиre de
la Trinitй. Deuxiиmement, nous traiterons des _uvres divines qui transcendent notre
raison, comme celle de l'Incarnation et tout ce qui en dйcoule. Enfin, en
troisiиme lieu, nous йtudierons ce qui a йtй rйvйlй de la fin derniиre de
l'homme: rйsurrection, glorification du corps, perpйtuelle bйatitude de l'вme
et tout ce qui s'y rattache. LE
MYSTИRE DE LA TRINITЙ LA GЙNЙRATION DU FILS2: IL Y A EN DIEU GЙNЙRATION, PATERNITЙ ET FILIATION
Prenant
comme point de dйpart de notre rйflexion le mystиre de la gйnйration divine,
commenзons par йtablir ce que les textes de la Sainte Йcriture nous obligent а
croire а son sujet. Nous exposerons ensuite les arguments que les Infidиles
croient dйcouvrir contre la vйritй de la foi; ces objections rйsolues, nous
poursuivrons le but de cette йtude. En affirmant que Jйsus-Christ est Fils de
Dieu, la Sainte Йcriture nous enseigne sur Dieu des noms relatifs а la paternitй
et а la filiation, noms que l'on trouve trиs souvent citйs dans les
textes du Nouveau Testament. Ainsi par exemple en saint Matthieu: Personne
ne connaоt le Fils si ce n'est le Pиre; personne ne connaоt le Pиre si ce n'est
le Fils. Marc commence ainsi son Йvangile: Dйbut de l'Йvangile de
Jйsus-Christ, Fils de Dieu. Jean l'йvangйliste en tйmoigne frйquemment:
le Pиre, dit-il, aime le Fils et Il lui a tout donnй en main. De mкme
que le Pиre ressuscite les morts et leur donne la vie, de mкme le Fils donne la
vie а qui il veut. Quant а l'apфtre Paul, c'est trиs souvent aussi qu'il
emploie ces mots: il se dit lui-mкme mis а part pour l'Йvangile de
Dieu, cet Йvangile que Dieu avait promis par ses Prophиtes dans les Saintes
Йcritures au sujet de son Fils; et encore: aprиs avoir а plusieurs
reprises et de diverses maniиres parlй autrefois а nos pиres par les prophиtes,
Dieu dans ces derniers temps, nous a parlй par le Fils. Ce mкme
enseignement nous est donnй, mais plus rarement, dans les textes de l'Ancien
Testament. Voici par exemple, au Livre des Proverbes: Quel est son nom? Quel
est le nom de son Fils? Le sais-tu? et dans le Psaume: le Seigneur m'a
dit: Tu es mon Fils; et encore: il m'a invoquй: tu es mon Pиre. Sans doute,
certains voudraient que l'on prenne ces deux derniиres citations dans un autre
sens et qu'on attribue а David la parole: Le Seigneur m'a dit: tu es mon
Fils, et а Salomon la parole: Il m'a invoquй: tu es mon Pиre. Mais
le contexte de l'une et l'autre citation montre bien qu'il n'en est pas ainsi.
De David, en effet, ne peut se vйrifier ce qui suit: Aujourd'hui, je t'ai
engendrй; pas davantage: Je te donnerai les nations pour hйritage et
pour domaine les extrйmitйs de la terre, alors que son royaume, comme en
tйmoigne l'histoire, au Livre des Rois, ne s'est pas йtendu jusqu'aux
confins de la terre. Pas davantage ne peut-on appliquer а Salomon la parole: Il
m'a invoquй: tu es mon Pиre, alors que le texte porte ensuite: J'йtablirai
son trфne pour les siиcles des siиcles, son trфne aura les jours des cieux. D'oщ
l'on doit comprendre que certaines donnйes des citations qui prйcиdent peuvent
s'appliquer а David ou а Salomon, d'autres non. Selon l'usage de l'Йcriture, ce
qui est dit lа de David et de Salomon, est dit figurativement d'un autre en qui
tout doit s'accomplir. Les noms de pиre et de fils tirent leur origine d'une
certaine gйnйration; aussi bien l'Йcriture ne passe-t-elle pas sous silence
cette expression mкme de gйnйration divine. On lit en effet au Psaume
que nous avons dйjа citй: Aujourd'hui, je t'ai engendrй. Au Livre des
Proverbes il est dit: Il n'y avait pas d'abоme, que dйjа j'йtais conзue;
avant toutes les collines, j'йtais enfantйe, ou, selon une autre version:
Avant toutes les collines, le Seigneur m'a engendrйe. Il est dit encore en
Isaпe: Moi qui fais naоtre, n'enfanterai-je pas? dit le Seigneur. Moi qui
donne aux autres d'engendrer, resterai-je stйrile? dit le Seigneur Dieu. Peut-кtre
dira-t-on que ceci a trait а la fйconditй des enfants d'Israлl, de retour en
leur pays aprиs la captivitй, car on lit auparavant: Sion a engendrй et mis
au monde ses fils? Cette objection ne tient pas. Quelle qu'en soit
l'application, ce mкme argument qui tombe de la bouche de Dieu garde une force
йgale: celui-lа qui accorde la fйconditй а autrui n'est point stйrile. Il ne
conviendrait pas en outre que celui qui donne aux autres d'engendrer
rйellement, n'engendrвt que de maniиre figurйe, alors que tout se trouve
nйcessairement en un йtat plus noble dans la cause que dans les effets. Aussi saint Jean
dit-il: Nous avons vu sa gloire comme celle qu'un Unique-engendrй tient de
son Pиre, et encore: l'Unique-engendrй, le Fils qui est dans le sein du
Pиre, lui-mкme l'a racontй. Concluons par ce texte de saint Paul, dans
l'Йpоtre aux Hйbreux: Quand il introduit de nouveau le Premier-engendrй dans
le monde, il dit: que tous les anges de Dieu l'adorent. 3: LE FILS DE DIEU EST DIEU
Il
faut pourtant remarquer l'usage que fait la Sainte Йcriture des noms dont nous
venons de parler, pour dйsigner la crйation des choses. Voici par exemple, au Livre
de Job: Quel est le pиre de la pluie? Qui engendre les gouttes de rosйe? De
quel sein est sorti la glace? Le givre du ciel, qui l'a engendrй? De peur donc que
ces noms relatifs а la paternitй, а la filiation, а la gйnйration
ne donnent seulement а penser а la puissance crйatrice, la Sainte Йcriture
ajoute avec force que celui qu'elle nommait fils et engendrй, elle
ne tairait pas qu'il est aussi Dieu, laissant ainsi а entendre que la
gйnйration dont il s'agit est bien plus que la simple crйation. Aussi Jean
йcrit-il: Au commencement йtait le Verbe et le Verbe йtait en Dieu et le
Verbe йtait Dieu. Qu'il faille voir le Fils sous le nom de Verbe, la suite
le montre bien: le Verbe s'est fait chair et il a habitй parmi nous et nous
avons vu sa gloire comme celle qu'un unique-engendrй tient de son Pиre; et
Paul d'йcrire dans l'Йpоtre а Tite: la bontй de Dieu, notre Sauveur, et son
amour pour les hommes se sont manifestйs. L'Ancien Testament d'ailleurs n'a pas tu
pareille vйritй: le Christ y est appelй Dieu. Ainsi au Psaume: Ton trфne, ф
Dieu, est йtabli pour les siиcles des siиcles; le sceptre de ta royautй est un
sceptre de droiture: tu as aimй la justice et haп l'iniquitй. Ainsi encore
en Isaпe: un petit enfant nous est nй; un fils nous a йtй donnй; l'empire a
йtй posй sur ses йpaules, et on lui donne pour nom: Admirable, Conseiller, Dieu
fort, Pиre du siиcle futur, Prince de la paix. L'Йcriture nous enseigne donc ainsi que le
Fils de Dieu, engendrй par Dieu, est bien Dieu. Et que Jйsus-Christ soit le
Fils de Dieu, Pierre l'a proclamй quand il a dit: Tu es le Christ, le Fils
du Dieu vivant. Il est tout ensemble Unique-engendrй et Dieu. 4: EXPOSЙ ET RЙFUTATION DES IDЙES DE PHOTIN TOUCHANT LE FILS DE
DIEU
La
vйritй de cet enseignement de foi, des hommes а l'esprit faux se sont arrogй le
droit d'en juger d'aprиs leur sens propre; des textes que nous venons de citer,
ils ont tirй des idйes aussi vaines que variйes. Certains d'entre eux ont estimй que
c'йtait un usage courant de l'Йcriture d'appeler fils de Dieu ceux que justifie
la grвce divine. Ainsi, d'aprиs saint Jean: A ceux qui croient en son nom il
a donnй pouvoir de devenir fils de Dieu, et, d'aprиs l'Йpоtre aux Romains: l'Esprit
lui-mкme rend tйmoignage que nous sommes fils de Dieu. Jean dit encore,
dans sa Premiиre Йpоtre: Voyez quel amour le Pиre nous a tйmoignй, que nous
soyons appelйs fils de Dieu et que nous le soyons en fait. - Ceux-lа
d'ailleurs, l'Йcriture ne manque pas de dire qu'ils ont йtй engendrйs par
Dieu. Ainsi l'Йpоtre de Jacques: De sa propre volontй il nous a
engendrйs par la parole de la vйritй; ainsi encore la Premiиre Йpоtre de
Jean: quiconque est nй de Dieu, ne commet point de pйchй, parce que la
semence de Dieu demeure en lui. - Plus remarquable encore, le nom mкme de dieu
leur est attribuй. Le Seigneur n'a-t-il pas dit а Moпse:
je t'ai йtabli le dieu de Pharaon? Le Psaume ne porte-t-il pas: j'ai dit:
vous кtes tous des dieux, des fils du Trиs-Haut et n'est-ce pas, en saint
Jean, la parole du Seigneur: la Loi a appelй dieux ceux а qui la
parole de Dieu a йtй adressйe? Ainsi, dans la pensйe oщ ils йtaient que
Jйsus-Christ n'йtait qu'un homme, ayant pris son origine en la Vierge Marie,
gratifiй, avant tous les autres, des honneurs de la divinitй en raison des
mйrites de sa vie bienheureuse, ils ont jugй qu'il йtait fils de Dieu, comme
les autres hommes, de par l'esprit d'adoption, qu'il avait йtй engendrй de Dieu
par grвce, et que les Йcritures l'appelaient Dieu par une certaine assimilation
а Dieu, Dieu non point par nature, mais en raison d'une certaine communion а la
divine bontй, ainsi qu'il est йcrit des saints:... Afin de vous rendre
participants de la nature divine, en vous soustrayant а la corruption de la
convoitise qui rиgne dans le monde. Cette position, ils s'efforзaient de la
confirmer par l'autoritй de la Sainte Йcriture. 1. Au dernier chapitre de Matthieu, le Seigneur ne dit-il pas: Toute
puissance m'a йtй donnйe au ciel et sur terre? S'il йtait Dieu avant
tous les temps, aurait-il reзu cette puissance dans le temps? 2. Il est dit du
Fils qu'il Lui est nй, а Lui, c'est-а-dire а Dieu, de la postйritй de
David, selon la chair, et qu'il a йtй prйdestinй Fils de Dieu miraculeusement. Mais
ce qui est prйdestinй, ce qui naоt, peut-il кtre йternel? 3. S'adressant
aux Philippiens, l'Apфtre leur dit: Il s'est fait obйissant jusqu'а la mort,
et а la mort de la Croix. C'est pourquoi Dieu l'a exaltй et lui a donnй un nom
qui est au-dessus de tout nom. N'est-ce pas prouver que c'est en vertu du
mйrite de son obйissance et de sa passion qu'il est devenu Dieu dans le temps
et qu'il n'est point nй Dieu avant tous les temps? A l'appui de cette opinion on invoque
encore tout ce que l'Йcriture paraоt attribuer de faiblesse au Christ: qu'il
ait йtй portй dans un sein maternel, qu'il ait progressй en вge, souffert la
faim, la fatigue, qu'il ait subi la mort, qu'il ait grandi en sagesse, qu'il
ait avouй ignorer le jour du jugement, qu'il ait йtй bouleversй par l'angoisse
de la mort, et toutes choses semblables qui ne peuvent convenir а un Dieu qui
soit Dieu par nature. D'oщ l'on conclut que c'est par mйrite et par grвce que
le Christ a reзu l'honneur divin, et non pas parce qu'il aurait йtй de nature
divine. D'abord tenue par des hйrйtiques des tout premiers siиcles, Cйrinthe et
Ebion, cette position a йtй reprise par Paul de Samosate; Photin lui a donnй
encore plus d'assiette, а telle enseigne qu'on appelle Photiniens ceux qui la
professent. A qui examine attentivement les textes de la Sainte Йcriture, il
apparaоt pourtant clairement que cette opinion, au sens oщ l'ont conзue ces
auteurs, ne s'y trouve pas. Lorsque Salomon dit: Les abоmes n'existaient pas
encore et dйjа j'йtais conзue, il montre assez que cette gйnйration a eu
lieu avant tous les кtres corporels. Il s'ensuit que le Fils, engendrй par
Dieu, n'a pas reзu de Marie le commencement de son existence. Sans doute, on
s'est efforcй d'inflйchir ces tйmoignages et d'autres semblables en une
interprйtation incorrecte; on a dit qu'il fallait les entendre dans le sens de
la prйdestination, c'est-а-dire qu'avant la crйation du monde il avait йtй
dйterminй que le Fils de Dieu naоtrait de la Vierge Marie, sans qu'il fыt Fils
de Dieu avant la crйation du monde. Prouvons donc clairement que le Fils de
Dieu a existй avant Marie, non seulement en tant que prйdestinй, mais bien
rйellement. Aux paroles de Salomon que nous avons dйjа citйes, font suite celles-ci:
Lorsqu'il posa les fondements de la terre, j'йtais а l'_uvre avec lui. Si
le Fils de Dieu n'avait existй que dans la seule prйdestination de Dieu, il
n'aurait pu faire quoi que ce soit. Jean l'Йvangйliste confirme la chose. Aprиs
avoir йcrit: Au commencement йtait le Verbe, - entendons le Fils, comme
nous l'avons dйjа montrй -, il ajoute, de peur que quelqu'un ne le prenne dans
le sens de la simple prйdestination: Tout a йtй fait par lui, et sans lui
rien n'a йtй fait, ce qui ne peut кtre vrai que si le Fils a rйellement
existй avant la crйation du monde. - Le Fils de Dieu n'a-t-il pas dit
d'ailleurs: Personne ne monte au ciel sinon celui qui descend du ciel, le
Fils de l'homme qui est au ciel; et encore: Je suis descendu du ciel non
pour faire ma volontй, mais la volontй de celui qui m'a envoyй? Il est donc
clair qu'il existait avant de descendre du ciel. D'aprиs la position que nous avons dite,
ce Fils de Dieu c'est un homme qui s'est йlevй, par le mйrite de sa vie, au
rang de Dieu. L'Apфtre, au contraire, montre qu'il s'est fait homme alors qu'il
йtait Dieu: Bien qu'il fыt dans la condition de Dieu, il n'a pas retenu avidement
son йgalitй avec Dieu; mais il s'est anйanti en prenant la condition d'esclave,
en se rendant semblable aux hommes, et reconnu comme homme par sa maniиre
d'кtre. La position qui prйcиde contredit donc l'affirmation de l'Apфtre. Entre tous ceux
qui reзurent la grвce de Dieu, Moпse l'eut en abondance, lui dont il est dit
dans l'Exode que le Seigneur lui parlait face а face, comme un homme a
coutume de parler а son ami. Si donc Jйsus-Christ n'йtait appelй Fils de Dieu
qu'en raison de la grвce d'adoption, au mкme titre que les autres saints, Moпse
et le Christ seraient appelйs fils pour la mкme raison, encore que le Christ
fыt pourvu d'une grвce plus abondante; parmi le reste des saints, en effet, il
en est qui possиdent la grвce plus abondamment que d'autres et tous cependant
sont appelйs fils, pour la mкme raison. Or Moпse n'est pas appelй fils pour la
mкme raison que le Christ. L'Apфtre, en effet, йtablit la mкme distinction
entre le Christ et Moпse qu'entre un fils et un serviteur. Tandis que Moпse,
йcrit-il, a йtй fidиle dans toute la maison de Dieu en qualitй de
serviteur, pour rendre tйmoignage de ce qu'il avait а dire, le Christ, lui, l'a
йtй comme fils, en sa propre maison. Il est donc manifeste que le Christ
n'est pas appelй fils en raison de la grвce d'adoption, comme le sont les
autres saints. Le mкme argument peut se tirer d'une quantitй de
textes de l'Йcriture qui appliquent au Christ, d'une maniиre privilйgiйe, le
nom de Fils de Dieu. Tantфt, sans plus, il est appelй Fils: ainsi la
voix du Pиre au Baptкme, qui proclame avec force: Celui-ci est mon Fils
bien-aimй en qui j'ai mis mes complaisances. - Tantфt il est appelй Unique-engendrй:
Nous l'avons vu comme l'Unique-engendrй du Pиre; et encore: l'Unique-engendrй
qui est au sein du Pиre nous l'a fait connaоtre. S'il йtait appelй fils
communйment, comme le sont les autres, on ne pourrait le dire
l'Unique-engendrй. D'autres fois, il est appelй le Premier-nй, pour
souligner qu'il est а la source de la filiation dont bйnйficient les autres: Ceux
que Dieu a connus d'avance, est-il йcrit dans l'Йpоtre aux Romains, il
les a aussi prйdestinйs а кtre conformes а l'image de son Fils afin que
son Fils soit le Premier-nй d'un grand nombre de frиres; et encore: Dieu
a envoyй son Fils pour nous confйrer l'adoption des fils. C'est donc pour
une raison qui lui est propre que le Christ est Fils, Lui dont la filiation est
modиle et source pour tous ceux que l'Йcriture dote du nom de fils. La Sainte
Йcriture attribue en propre а Dieu des _uvres qui ne peuvent convenir а
d'autres, ainsi la sanctification des вmes, la rйmission des pйchйs. C'est
moi, le Seigneur, qui vous sanctifie, est-il dit au Lйvitique; et,
en Isaпe: c'est moi qui efface vos fautes pour l'amour de moi. Or
l'Йcriture attribue l'une et l'autre de ces _uvres au Christ. Ainsi l'Йpоtre
aux Hйbreux: Celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiйs, tous sont d'un
seul. Et encore: Jйsus, pour sanctifier le peuple par son sang, a
souffert hors de la porte. Le Seigneur d'ailleurs a solennellement affirmй
qu'il avait le pouvoir de remettre les pйchйs, et il l'a confirmй
par un miracle. L'ange l'avait annoncй: Il sauvera son peuple de ses pйchйs.
Le Christ qui sanctifie et qui remet les pйchйs, n'est donc pas appelй Dieu
de la mкme maniиre que ceux qui sont sanctifiйs et dont les pйchйs sont remis,
mais bien comme ayant puissance et nature divines. Ces tйmoignages de l'Йcriture sur la base
desquels les hйrйtiques s'efforзaient de prouver que le Christ n'йtait pas Dieu
par nature, ne peuvent donc servir ce dessein. Nous confessons en effet dans le
Christ, Fils de Dieu, aprиs l'Incarnation, deux natures, la nature humaine et
la nature divine. De lа vient qu'est attribuй au Christ, en raison de sa nature
divine, ce qui est propre а Dieu, et, en raison de sa nature humaine, tout ce
qui semble relever de la faiblesse, comme nous le dйvelopperons plus loin. Pour le moment,
dans le cadre de cette йtude sur la gйnйration divine, qu'il suffise d'avoir
montrй le bien-fondй scripturaire de l'attribution au Christ des noms de Fils
de Dieu et de Dieu, non pas simplement comme а un homme ordinaire, mais bien а
raison mкme de la divinitй de sa nature. 5: EXPOSЙ ET RЙFUTATION DES IDЙES DE SABELLIUS TOUCHANT LE FILS DE
DIEU
Tous
ceux qui jugent droitement des choses de Dieu ont l'idйe trиs ferme qu'il ne
peut y avoir qu'un seul Dieu. Dans cette perspective, puisant dans l'Йcriture
l'idйe que le Christ est Dieu et Fils de Dieu, rйellement et par nature,
certains en sont venus а croire que le Christ, Fils de Dieu, et Dieu le Pиre
n'йtaient qu'un seul Dieu: non point pourtant que Dieu puisse кtre appelй Fils
de par sa nature ou de toute йternitй, mais il aurait reзu ce titre de fils au
moment de sa naissance de la Vierge Marie, dans le mystиre de l'Incarnation.
Ainsi, tout ce que le Christ a endurй dans sa chair, ils l'ont attribuй au Pиre:
conception et naissance virginales, passion, mort et rйsurrection, et tout ce
que les Йcritures nous apprennent du Christ selon la chair. Voici comment
l'on s'efforзait d'asseoir cette position sur l'autoritй de l'Йcriture: - Il est dit dans
l'Exode: Йcoute, Israлl, le Seigneur ton Dieu est un Dieu unique; et au Deutйronome:
Voyez, je suis le seul (Dieu); il n'en est pas d'autre а cфtй de moi. - Il
est dit aussi en saint Jean: Le Pиre qui demeure en moi fait lui-mкme ces
_uvres; et: Celui qui me voit voit aussi le Pиre. Je suis dans le Pиre
et le Pиre est en moi. De tous ces textes on tirait l'idйe que c'йtait Dieu
le Pиre qui avait reзu le nom de Fils, pour s'кtre incarnй dans le sein de la
Vierge. Telle йtait la position des Sabelliens, surnommйs aussi Patripassiens,
du fait qu'affirmant que le Pиre lui-mкme йtait le Christ, ils professaient que
le Pиre avait souffert. Cette thиse diffиre de la prйcйdente en ce sens
qu'elle reconnaоt la divinitй du Christ, puisqu'elle professe que le Christ est
par nature rйellement Dieu, ce que niait la premiиre. Mais l'une et l'autre se
rencontrent en ce qui touche а la gйnйration et а la filiation: la premiиre
prйtendait qu'on ne pouvait parler avant Marie de cette filiation et de cette
gйnйration en vertu desquelles le Christ йtait appelй le Fils, et de mкme la
seconde; ni l'une ni l'autre ne rapportant la gйnйration et la filiation а la
nature divine, mais seulement а la nature humaine. Mais la position de Sabellius a ceci de
propre que l'expression Fils de Dieu ne dйsigne pas une personne
subsistante mais une propriйtй qui vient enrichir une personne prйexistante;
c'est en tant qu'il prend chair en la Vierge que le Pиre reзoit le nom de Fils;
le Fils ainsi n'est pas une personne subsistante qui serait distincte de la
personne du Pиre. L'autoritй de l'Йcriture montre а l'йvidence la
faussetй d'une telle position. L'Йcriture en effet n'appelle pas seulement le
Christ Fils de la Vierge, mais aussi Fils de Dieu. Or il est impossible que
l'on soit fils de soi-mкme: le fils йtant engendrй par le pиre et le gйnйrateur
donnant l'кtre а celui qu'il engendre, il s'ensuivrait en ce cas que celui qui
donnerait l'кtre et celui qui le recevrait seraient un mкme sujet, ce qui est
absolument impossible. Dieu le Pиre n'est donc pas le Fils: autre est le Fils,
autre le Pиre. Le Seigneur ne dit-il pas d'ailleurs: Je suis
descendu du ciel pour faire non pas ma volontй mais la volontй de celui qui m'a
envoyй; et encore: Glorifie-moi, Pиre, auprиs de toi? Ces textes et
d'autres semblables montrent que le Fils est distinct du Pиre. Certes, dans
cette mкme ligne, on pourra dire que le Christ n'est appelй Fils de Dieu que
sous le rapport de la nature humaine, de cette nature humaine que le Pиre, en
personne, a crййe, sanctifiйe, et assumйe. Ainsi pourra-t-on dire que le mкme
sujet, sous le rapport de la divinitй, est son propre pиre, sous le rapport de
l'humanitй. Rien alors n'empкchera le mкme sujet, sous le rapport de
l'humanitй, d'кtre distinct de lui-mкme sous le rapport de la divinitй. S'il en йtait
ainsi, le Christ serait appelй Fils de Dieu au mкme titre que les autres
hommes, au titre de la crйation ou а celui de la sanctification. Or on a montrй
que le Christ est appelй Fils de Dieu pour une tout autre raison que le reste
des saints. On ne peut donc concevoir, au sens qui vient d'кtre exposй, que le
Pиre lui-mкme soit le Christ et son propre fils. D'ailleurs, lа oщ il n'y a qu'un sujet
subsistant, une prйdication au pluriel est inadmissible. Or le Christ parle de
lui-mкme et du Pиre au pluriel: Moi et mon Pиre, nous sommes un. Le Pиre
en personne n'est donc pas le Fils. Si le Fils, de plus, ne se distingue du
Pиre que par le mystиre de l'Incarnation, il n'y a auparavant aucune
distinction. Or on trouve dans l'Йcriture que le Fils est distinct du Pиre bien
avant l'Incarnation. Au commencement йtait le Verbe, et le Verbe йtait avec
Dieu, et le Verbe йtait Dieu. Le Verbe qui йtait avec Dieu se
distinguait donc de Dieu d'une certaine maniиre: il est d'usage courant de dire
qu'une personne est avec une autre personne. - Au Livre des Proverbes
celui qui est engendrй par Dieu dit encore: j'йtais avec lui disposant
tout dans l'ordre. Et voilа de nouveau indiquйes une certaine communautй et
une certaine distinction. - Voici encore ce qui est dit en Osйe: J'aurai
compassion de la Maison de Juda, je les sauverai en Dieu leur Seigneur: Dieu
le Pиre parlant lа des peuples qui doivent кtre sauvйs en Dieu le Fils,
personne distincte de lui et digne du nom de Dieu. - Lorsqu'il est dit dans la
Genиse: Faisons l'homme а notre image et а notre ressemblance, la
pluralitй et la distinction de ceux qui crйent l'homme sont ainsi expressйment
marquйes. Or c'est par Dieu seul, nous enseigne l'Йcriture, que l'homme a йtй
crйй. La pluralitй et la distinction des personnes entre Dieu le Pиre et Dieu
le Fils йtaient donc un fait, bien avant l'Incarnation. Ce n'est donc pas en
raison du Mystиre de l'Incarnation que le Pиre reзoit le nom de Fils. D'ailleurs la
vйritable qualitй de fils appartient au suppфt mкme de celui qui reзoit le nom
de fils; ce nom, ce n'est ni la main ni le pied de l'homme qui le reзoivent а
proprement parler, mais bien l'homme dont ce pied et cette main ne sont que des
parties. Or les noms qui expriment la qualitй de pиre et celle de fils
supposent une distinction en ceux dont on les dit, distinction mкme qui est
exigйe entre celui qui engendre et celui qui est engendrй. Si donc quelqu'un
est а juste titre appelй fils, il doit кtre nйcessairement distinct du pиre,
par le suppфt. Or le Christ est vraiment le Fils de Dieu, ainsi qu'il est йcrit:
Afin que nous soyons en son vrai Fils Jйsus-Christ. Il faut donc que le
Christ soit, par le suppфt, distinct du Pиre. Une fois rйalisй le mystиre de
l'Incarnation, le Pиre ne proclamera-t-il pas: Celui-ci est mon Fils
bien-aimй? Cette dйsignation se rapporte au suppфt. Le Christ est donc
distinct du Pиre selon le suppфt. Les arguments sur lesquels Sabellius
s'efforзait d'asseoir sa thиse ne prouvent donc aucunement son propos, nous le
montrerons mieux encore plus loin. Ce n'est pas parce que Dieu est unique ou
parce que le Pиre est dans le Fils et le Fils dans le Pиre, que le Fils et le
Pиre doivent avoir un unique suppфt: il peut y avoir une certaine unitй entre
deux кtres distincts par le suppфt. 6: EXPOSЙ DES IDЙES D'ARIUS TOUCHANT LE FILS DE DIEU
Que le
Fils de Dieu ait tirй son origine de Marie, comme l'affirmait Photin, cela
n'est pas conforme а la Sainte Йcriture; et pas davantage les dires de
Sabellius selon qui Dieu, Dieu et Pиre de toute йternitй, aurait commencй
d'exister comme Fils en assumant un corps charnel. Tout en admettant ce que l'Йcriture nous
dit de la gйnйration divine, а savoir que le Fils de Dieu a existй avant le
mystиre de l'Incarnation et mкme avant la crйation du monde, d'autres ont
estimй pourtant, sous prйtexte que ce Fils est distinct de Dieu le Pиre, qu'il
n'йtait pas de la mкme nature que lui. Ils ne pouvaient en effet comprendre, -
et ils ne voulaient pas croire -, que ces deux-lа, distincts personnellement,
n'avaient qu'une mкme essence et qu'une mкme nature. Parce que la foi nous
enseigne de la seule nature de Dieu le Pиre qu'elle est йternelle, ils crurent
que la nature du Fils n'avait pas existй de toute йternitй, bien que le Fils existвt
avant toutes les autres crйatures. Et parce que tout ce qui n'est pas йternel a
йtй fait de rien et crйй par Dieu, ils enseignaient que le Fils de Dieu avait
йtй fait de rien et n'йtait qu'une crйature. Mais l'autoritй de l'Йcriture les
obligeant а donner au Fils le nom de Dieu, comme il a йtй dit plus haut, ils
affirmaient qu'il йtait un avec Dieu le Pиre, non pas par nature, mais en vertu
d'une certaine association et d'une participation plus parfaite que celle des
autres crйatures а la ressemblance divine. Voilа pourquoi, йtant donnй que
l'Йcriture appelle dieux et fils de Dieu ces crйatures trиs puissantes
auxquelles nous donnons le nom d'anges, selon le mot du Livre de Job: Oщ
йtais-tu quand les astres du matin me chantaient et que tous les fils de Dieu
poussaient des cris d'allйgresse? et celui du Psaume: Dieu se tient
debout dans l'assemblйe des dieux, il fallait que celui-lа soit appelй fils
de Dieu et Dieu par dessus tous les autres, comme plus digne que toutes les
autres crйatures pour autant que, par lui, Dieu avait crйй tout le reste. On s'efforзait
d'йtablir cette thиse sur les preuves que voici. 1. Le Fils dit, en effet, en s'adressant
au Pиre: La vie йternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi le seul vrai
Dieu. Seul donc, le Pиre est vraiment Dieu; et comme le Fils n'est pas le
Pиre, il ne peut кtre vraiment Dieu. 2. Dans la Ire Йpоtre а
Timothйe, l'Apфtre йcrit:Tu garderas les commandements sans tache et
sans reproche, jusqu'а la manifestation de Notre-Seigneur Jйsus-Christ,
que fera paraоtre en son temps le bienheureux et seul Souverain, le Roi des
Rois et le Seigneur des Seigneurs, qui seul possиde l'immortalitй et qui habite
une lumiиre inaccessible. Ces mots marquent bien une diffйrence entre Dieu
le Pиre qui manifeste et le Christ qui est manifestй. Seul donc, Dieu le Pиre
qui manifeste est le puissant Roi des Rois et le Seigneur des Seigneurs; seul
il possиde l'immortalitй, seul il habite une lumiиre inaccessible. Seul, donc,
le Pиre est vraiment Dieu. Non point le Fils. 3. Le Seigneur dit encore: Le Pиre est
plus grand que moi, et l'Apфtre dit du Fils qu'il a йtй soumis au Pиre: Lorsque
tout lui aura йtй soumis, alors le Fils lui-mкme fera hommage а celui,
- le Pиre -, qui lui aura soumis toutes choses. Si le Pиre et le Fils
avaient mкme nature, ils auraient aussi mкme grandeur et mкme majestй: le Fils
ne serait pas plus petit que le Pиre et ne lui serait pas soumis. Concluons
donc avec l'Йcriture que le Fils n'est pas, comme on le croyait, de mкme nature
que le Pиre. 4. La nature du Pиre n'est affectйe d'aucun besoin. Le Fils par contre
se trouve aux prises avec le besoin: l'Йcriture ne nous montre-t-elle pas que
le Fils reзoit du Pиre, ce qui est le fait d'un indigent? Il est dit en effet: Toutes
choses m'ont йtй donnйes par mon Pиre, et encore: Le Pиre aime le Fils
et lui a tout remis entre les mains. Le Fils, semble-t-il, n'est donc pas
de la mкme nature que le Pиre. 5, C'est aussi le propre de l'indigent que d'кtre
enseignй et secouru. Or le Fils est enseignй et aidй par le Pиre. Le Fils, est-il
йcrit, ne peut rien faire de lui-mкme, mais seulement ce qu'il voit faire au
Pиre, et: Le Pиre aime le Fils et lui montre tout ce qu'il fait. Le
Fils dit lui-mкme а ses disciples: Tout ce que j'ai entendu de mon Pиre, je
vous l'ai fait connaоtre. Le Fils n'aurait donc pas la mкme nature que le
Pиre. 6.
Recevoir un ordre, obйir, prier, кtre envoyй, tout cela n'est-il pas le fait
d'un infйrieur? Or, tout cela, on le voit affirmer du Fils: Selon le
commandement que mon Pиre m'a donnй, j'agis. Il s'est fait obйissant а l'йgard
du Pиre, jusqu'а la mort. Je prierai mon Pиre et il vous donnera un autre
Paraclet. Lorsque fut arrivйe la plйnitude des temps, Dieu a envoyй son Fils. Le
Fils est donc infйrieur au Pиre, et lui est soumis. 7. Le Fils, ainsi qu'il le dit lui-mкme,
est glorifiй par le Pиre: Pиre, glorifie ton nom. Cet autre texte le
montre aussi: Une voix vint du ciel, je l'ai glorifiй et je le glorifierai
encore. L'Apфtre dit aussi que Dieu a ressuscitй Jйsus-Christ d'entre
les morts, et Pierre qu'il a йtй йlevй а la droite de Dieu. Tous ces
textes indiquent que le Fils est infйrieur au Pиre. 8. La nature du Pиre est nйcessairement
sans dйfaut. Or il semble que la puissance du Fils ne l'est pas: Кtre assis
а ma droite ou а ma gauche, ce n'est pas а moi de l'accorder, sinon а ceux pour
qui mon Pиre l'a prйparй. De mкme aussi sa science: Pour ce qui est de
ce jour et de cette heure, nul ne les connaоt, ni les anges dans le ciel, ni le
Fils, mais le Pиre seul. Ne voit-on pas encore que sa sensibilitй n'йtait
pas pleinement pacifiйe, quand l'Йcriture affirme qu'il a connu la tristesse,
la colиre et d'autres passions du mкme genre? Il semble donc que le Fils n'a
pas la mкme nature que le Pиre. 9, On trouve d'ailleurs formellement
affirmй dans l'Йcriture que le Fils est une crйature. Ainsi l'Ecclйsiastique:
Le Crйateur de toutes choses m'a donnй ses ordres, celui qui m'a crййe a reposй
dans ma tente; et encore: Dиs le commencement, avant tous les siиcles,
il m'a crййe. Le Fils est donc une crйature. 10. Que le Fils soit comptй au nombre des
crйatures, c'est ce qu'йnonce l'Ecclйsiastique, en parlant de la
personne de la Sagesse: Je suis sortie de la bouche du Trиs-Haut, engendrйe
la premiиre avant toute crйature. Et l'Apфtre dit du Fils qu'il est le
premier-nй de toute la crйation. Il semble donc que le Fils doive prendre
rang parmi les crйatures, tout en tenant parmi elles la premiиre place. 11. En
priant le Pиre pour ses disciples, le Fils parle ainsi: Je leur ai donnй la
gloire que vous m'avez donnйe, afin qu'ils soient un comme nous sommes un. Ainsi
donc le Pиre et le Fils sont un de la maniиre dont le Fils voulait que ses
disciples le soient. Il n'entendait pas, bien sыr, que ses disciples soient un
par essence. Le Pиre et le Fils ne sont donc pas un par essence. D'oщ il
rйsulte que le Fils est une crйature et qu'il est soumis au Pиre. Telle est la
thиse d'Arius et d'Eunome. Elle prend source, semble-t-il, dans les thйories
des Platoniciens. Ceux-ci admettaient un Dieu suprкme, pиre et crйateur de
toutes choses; de ce dieu serait йmanй tout d'abord un esprit, supйrieur а tout
le reste, rйceptacle des formes de tous les кtres, et gratifiй du nom
d'intelligence paternelle. Aprиs l'esprit, viendrait l'вme du monde, et enfin
les autres crйatures. C'est en l'appliquant а cet esprit qu'on interprйtait ce
que l'Йcriture dit du Fils de Dieu, d'autant qu'elle appelle le Fils de Dieu,
Sagesse et Verbe de Dieu. A cette opinion fait йcho la thиse d'Avicenne qui
pose au-dessus de l'вme du premier ciel une intelligence premiиre qui meut ce
ciel, et enfin tout au sommet, au-dessus de cette intelligence, Dieu. Les Ariens se
sont donc figurй que le Fils de Dieu n'йtait qu'une crйature, supйrieure а
toute autre crйature et par l'intermйdiaire de laquelle Dieu aurait tout crйй.
Et cela d'autant plus facilement que certains philosophes avaient prйtendu que
les choses йtaient sorties du premier principe selon un ordre tel que tout
aurait йtй crйй par l'entremise d'une premiиre crйature. 7: RЙFUTATION DE LA THИSE D'ARIUS
Si
l'on йtudie attentivement les affirmations de la Sainte Йcriture, on verra que
cette thиse leur est manifestement opposйe. Lorsque l'Йcriture donne au Christ et aux
anges le nom de fils de Dieu, c'est en effet en des sens diffйrents; d'oщ la
parole de l'Apфtre: Auquel des anges a-t-il jamais dit: Tu es mon fils,
aujourd'hui je t'ai engendrй? parole dont Paul affirme qu'elle йtait
adressйe au Christ. A en croire la thиse susdite, c'est dans le mкme sens que
les anges et le Christ seraient appelйs fils: aux anges et au Christ ce nom
reviendrait en vertu d'une certaine excellence de nature, en laquelle Dieu les
a crййs. L'instance suivant laquelle le Christ ne fait que possйder une nature
plus йminente que les autres anges ne tient pas, car si parmi les anges il y a
des ordres divers, c'est pourtant dans un mкme sens qu'ils ont droit au nom de
fils. On ne peut donc pas appeler le Christ fils de Dieu selon l'acception
propre а la thиse d'Arius. Du fait mкme de la crйation, le nom de fils de Dieu
s'applique d'ailleurs а quantitй d'кtres: tous les anges et tous les saints. Si
donc le Christ йtait appelй fils dans la mкme acception, il ne serait plus l'unique-engendrй,
bien qu'en raison de l'йminence de sa nature, on puisse encore l'appeler premier-nй
de tous les autres. Or l'Йcriture affirme qu'il est bien l'unique-engendrй:
nous l'avons vu comme l'Unique-engendrй du Pиre. Ce n'est donc pas du
fait de la crйation que le Christ est appelй Fils de Dieu. Le nom de fils ne
trouve application, d'ailleurs, d'une maniиre exacte et vraie, que dans le
domaine de la gйnйration des vivants oщ le sujet de la gйnйration sort de la
substance de son gйnйrateur: autrement ce nom n'est pas а prendre dans son sens
strict, mais plutфt suivant un mode analogique, comme lorsque nous appelons fils,
ou bien des disciples ou bien ceux dont nous avons la charge. Si donc le Christ
n'йtait appelй fils que du fait de la crйation, ce n'est pas en toute vйritй
que ce nom lui serait appliquй, йtant donnй que ce qui est crйй ne dйcoule pas
de la substance de Dieu. Or l'Йcriture l'appelle vrai Fils: afin que nous
soyons dans son vrai Fils, Jйsus-Christ. Le Christ n'est donc pas appelй
Fils comme crйй par Dieu dans une perfection de nature aussi grande qu'on
voudra, mais bien comme engendrй de la substance de Dieu. Que le Christ
soit appelй Fils du fait de la crйation, et il ne sera pas vrai Dieu: rien de
crйй en effet ne peut кtre appelй Dieu si ce n'est en raison d'une certaine
analogie. Or Jйsus-Christ est vrai Dieu; aprиs avoir dit: afin que nous
soyons dans son vrai Fils, Jean ajoute: c'est lui qui est le Dieu
vйritable et la vie йternelle. Ce n'est donc pas du fait de la crйation que
le Christ est appelй Fils de Dieu. L'Apфtre йcrit d'ailleurs dans l'Йpоtre
aux Romains:... De qui est issu selon la chair le Christ qui est au-dessus de
toutes choses, Dieu bйni йternellement. Amen; et dans l'Йpоtre а Tite:
dans l'attente de la bienheureuse espйrance et de l'avиnement glorieux de notre
grand Dieu et Sauveur, Jйsus-Christ. Il est dit encore en Jйrйmie: Je
susciterai а David un germe juste, et on ajoute: et voici le nom dont on
l'appellera, le Seigneur notre juste. Le texte hйbreu porte le nom
tйtragramme dont il est certain qu'il ne s'applique qu'а Dieu seul. Tout ceci
prouve que le Fils de Dieu est vrai Dieu. Si le Christ est le vйritable Fils, il
s'ensuit nйcessairement qu'il est Dieu vйritable. Ce qui est engendrй, mкme
s'il naоt de la substance de celui qui l'engendre, ne peut кtre appelй vraiment
fils que s'il est de mкme espиce que celui dont il procиde. Si donc le Christ
est vrai Fils de Dieu, il faut qu'il soit vrai Dieu. Il n'est donc pas une
crйature. Aucune crйature ne reзoit en totalitй la plйnitude de la bontй de Dieu;
les perfections procиdent en effet de Dieu dans les crйatures par une sorte de
dйrivation descendante. Or le Christ possиde en lui, totalement, la plйnitude
de la bontй de Dieu, selon le mot de l'Apфtre: en lui habite la plйnitude de
la divinitй. Le Christ n'est donc pas une crйature.
L'intelligence des anges peut
atteindre а une connaissance plus parfaite que celle des hommes, mais il s'en
faut de beaucoup qu'elle atteigne а l'intelligence de Dieu. Or l'intelligence
du Christ n'est pas, au plan de la connaissance, infйrieure а l'intelligence
divine. L'Apфtre le dit: dans le Christ se trouvent cachйs tous les trйsors
de la sagesse et de la science. Le Christ, Fils de Dieu, n'est donc pas une
crйature. Nous l'avons montrй au Livre Premier: est l'essence mкme de Dieu tout ce
que Dieu possиde en lui. Or tout ce que le Pиre possиde, appartient au Fils.
Celui-ci l'affirme: tout ce que le Pиre possиde est а moi; et,
s'adressant au Pиre, de dire encore: tout ce qui est а moi est а toi, tout
ce qui est а toi est а moi. Le Pиre et le Fils ont donc mкme essence et
mкme nature. Le Fils n'est donc pas une crйature. Dans l'Йpоtre aux Philippiens, l'Apфtre
йcrit que le Fils, avant de s'anйantir en prenant la condition d'esclave, йtait
dans la condition de Dieu. Par condition de Dieu, il ne faut pas
entendre autre chose que la nature divine, tout comme par condition
d'esclave il ne faut pas entendre autre chose que la nature humaine. Le
Fils est donc йtabli dans la nature divine; il n'est donc pas une crйature. Rien de crйй ne
peut s'йgaler а Dieu. Or le Fils est йgal au Pиre. Les Juifs cherchaient а
le tuer, est-il йcrit, non seulement parce qu'il violait le sabbat, mais
parce qu'il appelait Dieu son Pиre, se faisant l'йgal de Dieu. Tel est bien
le sens du rйcit de l'Йvangйliste dont le tйmoignage est vйridique: le
Christ se disait Fils de Dieu, йgal а Dieu, et, pour cette raison, les Juifs le
persйcutaient. Aucun disciple du Christ ne saurait mettre en doute la vйritй de
ce tйmoignage que le Christ porte sur lui-mкme, quand l'Apфtre, de son cфtй,
dit que le Christ n'a pas cru devoir retenir jalousement son йgalitй avec le
Pиre. Le Fils est donc l'йgal du Pиre; il n'est donc pas une crйature. On lit, au
Psaume, que nul ne peut se comparer а Dieu, mкme parmi les anges auxquels est
donnй le titre de fils de Dieu: Qui est semblable а Dieu, parmi les fils de
Dieu? et ailleurs: Qui donc te sera semblable? entendons: d'une
parfaite ressemblance, nous l'avons vu au Livre Premier. Or le christ montre,
dans sa maniиre mкme de vivre, la parfaite ressemblance qu'il a avec le Pиre: Comme
mon Pиre a la vie en lui-mкme, ainsi il a donnй au Fils d'avoir la vie en
lui-mкme. On ne peut donc compter le Christ parmi les crйatures pourvues du
titre de fils de Dieu. Aucune substance crййe ne peut кtre l'image adйquate
de la substance divine; quelque perfection qui apparaisse en quelque crйature
que ce soit, est infйrieure а ce qu'est Dieu, si bien qu'aucune crйature ne
peut nous apprendre ce qu'est Dieu. Le Fils, lui, est l'image adйquate
du Pиre: l'Apфtre dit en effet qu'il est l'image du Dieu invisible. Et
pour qu'on ne pense pas qu'il s'agit d'une image dйficiente, incapable de
reprйsenter la substance mкme de Dieu et de faire connaоtre de Dieu ce qu'il
est, - ainsi qu'il en va de l'homme dont il est dit qu'il est une image de
Dieu -, l'Apфtre montre qu'il s'agit bien d'une image parfaite et qui
reprйsente la substance de Dieu, quand il dit qu'il est le rayonnement de sa
gloire et l'empreinte de sa substance. Le Fils n'est donc pas une
crйature. Rien de ce qui est compris dans un genre n'est cause universelle des
кtres qui sont contenus dans ce genre; un homme ne peut кtre cause universelle
des hommes, car rien n'est cause de soi-mкme. Le soleil, par contre, qui est en
dehors du genre humain, est cause universelle de la gйnйration humaine, et Dieu
plus encore. Or le Fils est cause universelle des crйatures: Toutes choses
ont йtй faites par lui, est-il йcrit en saint Jean, et au Livre des
Proverbes, la Sagesse engendrйe affirme: J'йtais а l'_uvre auprиs de
lui. L'Apфtre dit encore qu'en lui tout a йtй crйй, au ciel et sur la
terre. Il n'appartient donc pas au genre des crйatures. Nous avons montrй
clairement au Deuxiиme Livre, que les anges, substances incorporelles, ne
peuvent venir а l'existence que par crйation. Nous avons montrй aussi qu'aucune
substance ne peut crйer, sinon Dieu seul. Mais Jйsus-Christ, le Fils de Dieu,
est cause des anges, il les produit dans l'кtre: Trфnes, Dominations,
Principautйs, Puissances, dit l'Apфtre, tout a йtй crйй par lui et en
lui. Le Fils n'est donc pas une crйature. C'est de la nature mкme d'un кtre que
dйcoule l'action qui lui est propre; nul ne peut avoir part а l'action propre
d'un кtre sans avoir part а la nature mкme de cet кtre: l'кtre qui n'appartient
pas а l'espиce humaine ne peut avoir d'activitй humaine. Or les actions propres
а Dieu conviennent au Fils: crйer, contenir et conserver toutes choses dans
l'кtre, purifier des pйchйs, autant d'activitйs qui sont le propre de Dieu. Or
il est dit du Fils que toutes choses subsistent en lui; qu'il soutient tout
par sa puissante parole et qu'il purifie du pйchй. Le Fils de Dieu est donc
de nature divine et non point une crйature. Mais tout ceci, Arius pourrait dire que le
Fils ne le fait pas а titre d'agent principal, mais comme instrument de l'agent
principal, n'agissant pas en vertu d'un pouvoir qui lui est propre, mais
seulement en vertu du pouvoir de l'agent principal. Cette explication, le
Seigneur lui-mкme l'exclut quand il dit: Tout ce que fait le Pиre, le Fils
le fait pareillement. De mкme donc que le Pиre agit par lui-mкme et de son
propre pouvoir, de mкme le Fils. De ce dernier texte on pourra conclure
encore que le Pиre et le Fils ont mкme vertu et mкme pouvoir. Il affirme en
effet non seulement que le Fils _uvre а йgalitй avec le Pиre, mais qu'il
accomplit а йgalitй les mкmes choses. Or deux ouvriers ne peuvent accomplir en
йquipe le mкme ouvrage qu'en y travaillant soit de maniиre inйgale, l'un а
titre d'agent principal, l'autre а titre d'instrument, soit а йgalitй, associйs
dans une mкme puissance. Cette puissance peut кtre la somme d'efforts
diffйrents, venant de plusieurs agents, ainsi d'un grand nombre d'hommes qui
halent un navire: tous tirent d'un semblable effort, et parce que la force de
chacun est limitйe et qu'elle ne suffit pas а ce travail, de ces divers efforts
rйsulte une force commune qui parvient а haler le navire. Il n'en peut aller de
mкme pour le Pиre et pour le Fils: la puissance de Dieu le Pиre, en effet,
n'est pas imparfaite, mais infinie. Il faut donc que la puissance du Pиre et du
Fils soit numйriquement la mкme. Et comme la puissance est un effet de la
nature, la nature et l'essence du Pиre et du Fils doivent кtre numйriquement
identiques. Nous pouvons tirer la mкme conclusion des paragraphes qui prйcиdent.
S'il est vrai en effet que le Fils est de nature divine, comme on l'a montrй
amplement, et que la nature divine ne peut кtre sujette а la multiplicitй, il
en rйsulte nйcessairement qu'il y a chez le Pиre et chez le Fils mкme nature et
mкme essence, une d'une identitй numйrique. C'est en Dieu seul que rйside notre ultime
bйatitude; c'est en lui seul que l'homme doit placer son espйrance; c'est а lui
seul que doit кtre rendu le culte de latrie. Or notre bйatitude rйside dans le
Fils de Dieu. La vie йternelle, йcrit saint Jean, c'est qu'ils te
connaissent, toi, - c'est-а-dire le Pиre -, et celui que tu as envoyй,
Jйsus-Christ. Et Jean dit encore du Fils qu'il est Dieu vйritable et Vie
йternelle. Or il est certain que l'expression de vie йternelle dйsigne
dans les saintes Йcritures la bйatitude finale. Dans un texte que cite
l'Apфtre, Isaпe dit encore du Fils: Il paraоtra, le rejeton de Jessй, qui se
lиvera pour commander aux Nations, en qui les Nations mettront leur espйrance. Il
est dit aussi dans le Psaume: Tous les rois se prosterneront devant lui,
toutes les nations le serviront; et en saint Jean: Que tous honorent le
Fils comme ils honorent le Pиre; et de nouveau dans le Psaume: Vous
tous, ses anges, adorez-le: verset que l'Apфtre cite а propos du Fils. Il
est donc manifeste que le Fils de Dieu est vrai Dieu. Valent ici d'ailleurs les preuves que nous
avons produites plus haut pour montrer, contre Photin, que le Christ est Dieu
vйritable et non point un dieu crйй. Enseignйe par tous ces textes et d'autres
semblables, l'Йglise catholique professe que le Christ est vraiment et par
nature Fils de Dieu, йternel, йgal au Pиre, vrai Dieu, de mкme essence et de
mкme nature que le Pиre, engendrй, en aucune maniиre crйй. L'Йglise
catholique est donc la seule а professer fidиlement qu'il y a gйnйration en
Dieu, quand elle voit dans cette gйnйration du Fils le don de la nature divine
que le Pиre fait au Fils. Les hйrйtiques, par contre, attribuent cette
gйnйration а une nature йtrangиre: Photin et Sabellius а la nature humaine,
Arius, non pas а la nature humaine, mais а une certaine nature crййe plus digne
que les autres crйatures. Arius, en outre, diverge d'avec Sabellius et d'avec
Photin en ce qu'il affirme que cette gйnйration a eu lieu avant la crйation du
monde, alors que ceux-ci nient qu'elle ait eu lieu avant la naissance virginale.
Sabellius se distingue de Photin en ce qu'il confesse que le Christ est Dieu,
vraiment par nature, alors que Photin et Arius le nient, Photin affirmant que
le Christ n'est qu'un homme, Arius faisant du Christ une sorte de composй
supйrieur, de nature humano-divine. Ceux-ci reconnaissent que la personne du
Fils est autre que celle du Pиre; Sabellius le nie. La Foi catholique, elle, cheminant par une
voie d'йquilibre, professe avec Arius et Photin, contre Sabellius, qu'autre est
la personne du Pиre, autre celle du Fils, que le Fils est engendrй, le Pиre
absolument inengendrй; avec Sabellius, contre Photin et Arius, elle professe
que le Christ est Dieu, vraiment et par nature, de mкme nature que le Pиre,
bien que personne diffйrente. Ne peut-on tirer de tout cela un signe en faveur de
la Vйritй catholique? Selon le mot du Philosophe, le faux lui-mкme porte
tйmoignage: les affirmations erronйes s'opposent en effet non seulement aux
affirmations vraies, mais entre elles aussi. 8: EXPLICATION DES TEXTES INVOQUЙS PAR ARIUS
La
vйritй ne peut contredire la vйritй: les textes que les Ariens tirent de
l'Йcriture vйridique pour prouver leurs propres erreurs ne peuvent, c'est
йvident, s'accommoder de l'intelligence qu'ils en ont. On a montrй dйjа,
d'aprиs les Saintes Йcritures, que le Pиre et le Fils avaient numйriquement
mкme essence et mкme nature divines, selon quoi l'un et l'autre pouvaient кtre
appelйs le vrai Dieu, le Pиre et le Fils n'йtant pas deux dieux, mais
nйcessairement un seul Dieu. A supposer qu'ils fussent deux dieux, l'essence
divine devrait se trouver rйpartie entre l'un et l'autre, ainsi qu'entre deux
hommes la nature humaine se trouve numйriquement diversifiйe, et cela d'autant
plus que la nature divine, nous l'avons dйjа montrй, n'est pas diffйrente de
Dieu lui-mкme. La nature divine йtant unique dans le Pиre et dans le Fils, il
faut donc conclure que le Pиre et le Fils sont un seul Dieu. Bien que nous
confessions que le Pиre est Dieu et que le Fils est Dieu, nous ne nous йcartons
pas pour autant de la position doctrinale qui affirme un Dieu unique, position
que nous avons prouvйe au Premier Livre par voie de raison et par voie
d'autoritй. Aussi, bien qu'il n'y ait qu'un seul vrai Dieu, nous professons que
ce titre de vrai Dieu s'applique йgalement au Pиre et au Fils. 1. Lors donc que
le Seigneur dit en s'adressant а son Pиre: Qu'ils te connaissent, toi le
seul vrai Dieu, l'interprйtation de cette parole n'est pas que le Pиre seul
est le vrai Dieu, comme si le Fils n'йtait pas vraiment Dieu, - le tйmoignage
de l'Йcriture prouve clairement le contraire -, mais il faut comprendre que
cette unique et vйritable dйitй convient au Pиre de telle maniиre que le Fils
n'en est pas exclu. Il est d'ailleurs remarquable que le Seigneur ne dit pas: Qu'ils
connaissent le seul vrai Dieu, comme si le Pиre seul йtait Dieu, mais bien qu'ils
te connaissent, et il ajoute: Le seul vrai Dieu, pour montrer que le
Pиre dont il se proclamait le Fils йtait le Dieu en qui se trouve la vйritable
et unique divinitй. Et parce qu'un vrai fils doit кtre de mкme nature que son
pиre, la consйquence en est que cette unique et vйritable divinitй convient au
Fils, bien loin que le Fils en soit exclu. Aussi saint Jean, а la fin de sa Premiиre
Йpоtre, commentant pour ainsi dire ces paroles du Seigneur, attribue-t-il
au vrai Fils ce que celui-ci dit ici du Pиre: Que nous connaissions le vrai
Dieu et que nous soyons en son vrai Fils. Celui-lа est le Dieu vйritable et la
vie йternelle. Quand bien mкme le Fils aurait affirmй que seul le Pиre
йtait le vrai Dieu, il n'en faudrait pas conclure pour autant que le Fils est
exclu de la vйritable divinitй: le Pиre et le Fils йtant un seul Dieu, tout ce
qui est attribuй au Pиre en raison de la divinitй est par le fait mкme attribuй
au Fils, et rйciproquement. Ce n'est pas parce que le Seigneur dit que Personne
ne connaоt le Fils si ce n'est le Pиre et que personne ne connaоt le
Pиre si ce n'est le Fils, qu'il faille comprendre que le Pиre et le Fils ne
puissent se connaоtre eux-mкmes. 2. Il est donc clair que la vйritable
divinitй du Fils n'est pas exclue par ces paroles de l'Apфtre:... Que fera
paraоtre en son temps le bienheureux et unique souverain, le Roi des Rois et le
Seigneur des Seigneurs. Ce n'est pas le Pиre qui est nommй lа, mais ce qui
est commun au Pиre et au Fils. Que le Fils, lui aussi, soit Roi des rois et
Seigneur des seigneurs, l'Apocalypse le montre en effet clairement: Il
йtait revкtu d'un vкtement teint de sang, et son nom йtait Verbe de Dieu, et
encore: Sur son vкtement et sur sa cuisse il porte йcrit: Roi des rois et
Seigneur des Seigneurs. Pas davantage le Fils n'est-il exclu de la rйalitй
qu'exprime cette parole: Lui seul possиde l'immortalitй, alors qu'il
confиre l'immortalitй а ceux qui croient en lui, selon la parole rapportйe par
saint Jean: Celui qui croit en moi ne mourra point pour toujours. Quant
а la proposition suivante: Celui que personne d'entre les hommes n'a vu ni
ne peut voir, elle s'applique certainement au Fils, puisque le Seigneur dit
que Personne ne connaоt le Fils si ce n'est le Pиre. Qu'on n'objecte pas
que le Fils s'est rendu visible, car c'est selon la chair que cela s'est fait.
Selon sa divinitй, le Fils, tout comme le Pиre, est invisible. D'oщ la parole
de l'Apфtre: Sans contredit, c'est un grand mystиre de la piйtй, celui qui a
йtй manifestй dans la chair. Le fait d'affirmer comme nйcessaire la
diffйrence entre celui qui manifeste et celui qui est manifestй n'oblige pas а
croire que cela soit dit du Pиre seul. Le Fils en effet se manifeste lui-mкme;
il le dit en Jean: Celui qui m'aime, mon Pиre l'aimera, et moi aussi, je
l'aimerai et je me manifesterai а lui. Aussi lui disons-nous: Montre-nous
ton visage et nous serons sauvйs. 3. Quant а cette parole du Seigneur: Mon
Pиre est plus grand que moi, l'Apфtre nous enseigne la maniиre de
l'entendre. Plus grand se rйfиre а moins grand, et cette derniиre
expression dite du Fils est а comprendre dans le sens d'abaissй. Or
l'Apфtre montre que le Fils s'est abaissй quand il a assumй la condition
d'esclave, tout en demeurant йgal а Dieu le Pиre selon la condition divine: Alors
qu'il йtait dans la condition de Dieu, il n'a as retenu avidement son йgalitй
avec Dieu, mais il s'est anйanti lui-mкme, prenant a condition d'esclave. Il
n'est pas йtonnant alors qu'on dise du Pиre qu'il est plus grand que lui, quand
l'Apфtre dйcrit le Fils abaissй mкme au-dessous des anges: Lui qui a йtй
abaissй pour un peu de temps au-dessous des anges, Jйsus, nous le voyons
couronnй de gloire et d'honneur а cause de la mort qu'il a soufferte. C'est sous ce
mкme rapport, le rapport de son humanitй, qu'il est dit du Fils qu'il a йtй
soumis au Pиre. Le contexte le montre bien. L'Apфtre venait de dire que la
mort avait fait son entrйe par un homme, et par un homme aussi, la
rйsurrection des morts;il avait ajoutй que chacun ressusciterait en son
rang, le Christ d'abord, puis ceux qui lui appartiennent. Puis ce sera la fin,
quand il remettra le royaume а Dieu et au Pиre. Ayant montrй en quoi
consiste ce royaume, а savoir que tout doit кtre soumis au Fils, l'Apфtre
conclut: Et lorsque tout lui aura йtй soumis, alors le Fils lui-mкme se
soumettra а celui qui lui a tout soumis. Le contexte littйraire montre donc
que tout ceci est а entendre du Christ en tant qu'homme puisque c'est en tant
qu'homme qu'il est mort et qu'il est ressuscitй. En tant que Dieu, le Christ
qui fait tout ce que fait le Pиre, s'est tout soumis а lui-mкme, ce qui fait
dire а l'Apфtre: Nous attendons le Sauveur, le Seigneur Jйsus-Christ, qui
transformera notre corps de misиre en le rendant semblable а son corps de
gloire, en vertu de la puissance qui lui permet de se soumettre toutes choses. 4. Si l'Йcriture
affirme que le Pиre donne au Fils et que le Fils, corrйlativement, reзoit,
on n'en peut conclure que le Fils connaisse le besoin; c'est son caractиre
mкme de Fils qui le veut ainsi. Si le Fils n'йtait pas engendrй par le Pиre, on
ne pourrait dire qu'il est Fils; or tout кtre engendrй reзoit de qui l'engendre
la nature de son gйnйrateur. Dans l'affirmation mкme que le Pиre donne au Fils,
il ne faut rien entendre d'autre que la gйnйration du Fils, gйnйration selon
laquelle le Pиre a donnй sa propre nature au Fils. On peut le comprendre encore
d'aprиs la nature du don: Ce que le Pиre m'a donnй est plus grand que tout. Ce
qui est plus grand que tout, c'est la nature divine, en laquelle le Fils est
l'йgal du Pиre. Les paroles mкmes du Seigneur le montrent bien. Aprиs avoir dit
que Nul ne pouvait lui ravir ses brebis de la main, il met en avant la
parole, citйe plus haut, selon laquelle Ce que le Pиre lui a donnй est plus
grand que tout, et de la main du Pиre, ajoute-t-il, nul ne peut ravir
quoi que ce soit; et pas davantage, en consйquence, de la main du Fils. Il
n'y aurait pas cet enchaоnement si le Fils n'йtait l'йgal du Pиre, de par le
don mкme que le Pиre lui a fait. Aussi, pour s'en expliquer plus clairement, le
Christ d'ajouter: Moi et le Pиre, nous sommes un. L'Apфtre dit de mкme: Il
lui a donnй le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jйsus, tout
genou flйchisse dans les cieux, sur la terre et dans les enfers. Or le nom
qui est au-dessus de tout nom, adorй de toute crйature, n'est autre que le nom
de Dieu. Par ce don, il faut donc entendre la gйnйration par laquelle le Pиre a
donnй au Fils la vйritable divinitй. Dire que Tout lui a йtй donnй par le
Pиre prouve la mкme chose: tout ne lui aurait pas йtй donnй, si toute la
plйnitude de la divinitй, qui rйside dans le Pиre, ne rйsidait aussi dans le
Fils. Ainsi,
contrairement aux thиses de Sabellius, le Christ, en affirmant que le Pиre lui
a tout donnй, se proclame du mкme coup vrai Fils. Par la grandeur du don qui
lui est fait, il se reconnaоt l'йgal du Pиre; et voilа Arius confondu. Un tel
don, c'est clair, n'accuse donc aucun besoin chez le Fils: Fils, il n'a pas
existй avant que ce don ne lui fыt fait, puisque ce don, c'est sa gйnйration
mкme, et la plйnitude du don ne souffre pas que le bйnйficiaire ait jamais
йprouvй de besoin. Tout ceci n'est aucunement contredit par ce que nous
lisons dans l'Йcriture du caractиre temporel du don fait par le Pиre а son
Fils. Le Seigneur, par exemple, dira а ses disciples aprиs sa rйsurrection: Toute
puissance m'a йtй donnйe au ciel et sur la terre. L'Apфtre dit aux
Philippiens que Dieu a souverainement йlevй le Christ et lui a donnй
un nom qui est au-dessus de tout nom, parce qu'il s'est fait obйissant jusqu'а
la mort, comme s'il n'avait pas eu ce nom de toute йternitй. C'est qu'en
effet l'Йcriture a coutume de parler d'кtre ou de devenir quand il s'agit pour
certaines rйalitйs de se manifester. Ce pouvoir universel et ce nom divin que
le Fils a reзus de toute йternitй, les Apфtres les manifestent au monde par
leur prйdication, aprиs la rйsurrection. N'est-ce pas le sens exact de ces
paroles du Seigneur? Pиre, dit-il, glorifie-moi auprиs de toi de la gloire
que j'avais auprиs de toi avant que le monde fыt, demandant ainsi que la
gloire qu'il a reзue du Pиre de toute йternitй, comme Dieu, se manifeste en
lui, maintenant qu'il s'est fait homme. 5. Nous comprenons ainsi comment le Fils
est enseignй, alors qu'il n'ignore rien. On a montrй au Livre Premier qu'en
Dieu кtre et connaоtre, c'est tout un. La communication de la nature divine est
donc aussi une communication de l'intelligence divine. Or une communication
d'intelligence peut recevoir les noms de dйmonstration, de discours,
d'enseignement. Du fait que le Fils, par sa naissance, a reзu du Pиre la
nature divine, on dit qu'il a йcoutй le Pиre ou que le Pиre lui a
montrй, ou l'on emploie quelque autre expression semblable, telle qu'on en
lit dans l'Йcriture; ce qui ne signifie aucunement que le Fils fыt auparavant
dans une ignorance quelconque et qu'ensuite le Pиre l'aurait enseignй. L'Apфtre
dйclare en effet le Christ puissance de Dieu et sagesse de Dieu; il est
impossible que la sagesse soit grevйe d'ignorance et la puissance de faiblesse. Aussi bien le
texte d'aprиs lequel le Fils ne peut rien faire de lui-mкme n'accuse dans cette
action aucune faiblesse. Mais puisque, en Dieu, l'agir ne diffиre pas de l'кtre
ni l'action de l'essence, c'est dire que le Fils ne peut agir de lui-mкme, mais
qu'il agit de par le Pиre, tout comme il ne peut exister de lui-mкme, mais
seulement de par le Pиre; s'il existait en effet de lui-mкme, il ne serait plus
Fils. De mкme donc que le Fils ne peut pas ne pas кtre Fils, de mкme ne peut-il
agir de lui-mкme. Mais parce que le Fils reзoit la mкme nature que le Pиre, et
par consйquent la mкme puissance, quand bien mкme il n'existe pas de lui-mкme
et n'agit pas de lui-mкme, il existe cependant par lui-mкme et il
agit par lui-mкme; de mкme qu'il existe par la propre nature qu'il a reзue
du Pиre, de mкme agit-il par cette mкme nature. Aussi aprиs avoir dit que le
Fils ne peut rien faire de lui-mкme, le Seigneur ajoute, pour montrer qu'il
peut agir par lui-mкme, sans qu'il agisse de lui-mкme: Tout ce qu'il a fait,
- il s'agit du Pиre - le Fils le fait pareillement. 6. Ce qui prйcиde
nous montre encore а quel titre le Pиre commande au Fils, а quel titre le
Fils obйit au Pиre, ou prie le Pиre, ou est envoyй par lui. Tout
ceci se rapporte au Fils pour autant qu'il est soumis au Pиre, ce qui n'a lieu
qu'en raison de l'humanitй qu'il a assumйe. Le Pиre commande donc au Fils en
tant que celui-ci lui est soumis en raison de sa nature humaine. Les paroles du
Seigneur le montrent bien. Lorsqu'il dit: J'agis ainsi afin que le monde
connaisse que j'aime mon Pиre et selon le commandement qu'il m'a donnй, la
suite du texte montre la portйe de cet ordre: Levez-vous, allons-nous-en. Il
parle ainsi au moment d'entrer en sa Passion; il est donc йvident que l'ordre
qu'il reзoit de souffrir ne lui est adressй qu'en raison de sa nature humaine.
De mкme quand il dit: Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans
mon amour. Ces commandements s'adressaient au Fils en tant qu'il йtait aimй
de son Pиre а titre d'homme, tout comme c'йtait des hommes que le Fils aimait
dans la personne de ses disciples. Que ces commandements du Pиre а son Fils
soient а prendre sous le rapport de la nature humaine assumйe par le Fils,
l'Apфtre le montre quand il dit que le Fils a obйi au Pиre en tout ce qui
intйresse la nature humaine, S'йtant fait obйissant envers son Pиre jusqu'а
la mort. Que ce soit aussi sous le rapport de son humanitй qu'il convenait
au Fils de prier, l'Apфtre le montre bien quand il dit: Dans les jours de sa
chair, ayant avec de grands cris et avec larmes offert des priиres et des
supplications а celui qui pouvait le sauver de la mort, il a йtй exaucй pour sa
piйtй. C'est sous un certain rapport aussi, comme le montre l'Apфtre, que
le Fils est dit envoyй par le Pиre: Dieu a envoyй son Fils, formй d'une
femme. Il est dit envoyй, par cela mкme qu'il a йtй formй d'une femme:
d'кtre envoyй lui revient donc pour autant qu'il a assumй la chair. Aucun de ces
textes, c'est l'йvidence mкme, ne peut donc prouver que le Fils est soumis au
Pиre, si ce n'est en raison de la nature humaine. Une remarque est cependant
nйcessaire: il est dit du Fils qu'il est envoyй par le Pиre, de maniиre
invisible, en tant que Dieu, et cela sans prйjudice de l'йgalitй qu'il a avec
le Pиre; nous le montrerons plus loin quand nous traiterons de la mission de
l'Esprit-Saint. 7. Des expressions telles que: Le Fils est
glorifiй, ou ressuscitй, ou exaltй par le Pиre, ne prouvent
pas davantage que le Fils est infйrieur au Pиre, si ce n'est sous le rapport de
la nature humaine. Le Fils en effet n'a pas besoin de cette glorification, au
sens oщ il entrerait pour la premiиre fois dans la gloire, alors qu'il proclame
l'avoir eue en partage dиs avant la crйation du monde; mais il fallait que la
glorification de la chair et l'accomplissement des miracles manifestassent а la
foi des peuples cette clartй, que cachait l'infirmitй de la chair, abaissement
et secret qu'exprime Isaпe quand il dit: Son visage йtait vraiment voilй,
nous n'en avons fait aucun cas. C'est йgalement en tant qu'il a souffert et
qu'il est mort, c'est-а-dire selon la chair, que le Christ est ressuscitй. Puis
donc que le Christ a souffert en la chair, est-il dit dans la 1иre Йpоtre
de Pierre, armez-vous vous aussi de la mкme pensйe. Il fallait encore
que le Christ fыt exaltй sous le rapport mкme oщ il avait йtй humiliй. Aussi
l'Apфtre dit-il: Il s'est abaissй et s'est fait obйissant jusqu'а la mort;
c'est pourquoi Dieu l'a exaltй. Ainsi donc, du fait que le Pиre glorifie,
ressuscite, exalte le Fils, il n'est pas prouvй pour autant que le Fils soit
infйrieur au Pиre, si ce n'est selon la nature humaine. Selon la nature divine
qui fait le Fils йgal au Pиre, c'est entre le Pиre et le Fils mкme puissance et
mкme opйration. Le Fils s'йlиve lui-mкme par sa propre force selon ce mot du
Psaume: Lиve toi, Seigneur, dans ta force. Lui-mкme se ressuscite,
d'aprиs son propre dire: J'ai le pouvoir de dйposer mon вme et le pouvoir de
la reprendre. Non seulement il se glorifie lui-mкme, mais encore il
glorifie le Pиre: Pиre, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie, non
point que le Pиre se dйrobe sous le voile d'un corps qu'il aurait assumй, mais
il se cache sous le voile de sa nature invisible. C'est de cette maniиre-lа que
le Fils est cachй, selon sa nature divine, car c'est au Fils, aussi bien qu'au
Pиre, que s'applique cette parole d'Isaпe: En vйritй, vous кtes un Dieu
cachй, saint d'Israлl, ф Sauveur. Le Fils glorifie le Pиre, non point en
lui donnant la gloire, mais en le manifestant au monde: J'ai manifestй ton
nom aux hommes, dit-il lui-mкme. 8. Ne croyons pas davantage qu'il y ait
dans le Fils de Dieu quelque dйfaut de puissance, alors qu'il dit lui-mкme: Toute
puissance m'a йtй donnйe au ciel et sur la terre. Aussi qu'il dise: D'кtre
assis а ma droite ou а ma gauche, ce n'est pas а moi de l'accorder, si ce n'est
а ceux а qui cela a йtй prйparй par mon Pиre, ne prouve pas que le Fils
n'ait pas le pouvoir de rйpartir les trфnes du ciel. Ne faut-il pas entendre en
effet cette йlйvation aux trфnes cйlestes de la participation а la vie
йternelle dont la collation lui appartient? Ceci le prouve: Mes brebis
entendent ma voix et moi je les connais et elles me suivent, et je leur donne
la vie йternelle. Il est dit encore que le Pиre a remis tout jugement au
Fils; or c'est en vertu du jugement que les йlus, en йgard а leurs mйrites,
prennent place dans la gloire. Aussi lit-on en saint Matthieu que Le
Fils de l'homme placera les brebis а sa droite et les boucs а sa gauche. Le
Fils a donc le pouvoir d'йtablir quelqu'un а sa droite ou а sa gauche, que l'un
et l'autre se rapportent а des degrйs divers de gloire, ou que l'un se rapporte
а la gloire et l'autre au chвtiment; c'est au contexte а fixer l'interprйtation
de cette parole. Or le contexte, le voici: la mиre des fils de Zйbйdйe s'йtait
approchйe de Jйsus en lui demandant que l'un de ses fils siйgeвt а sa droite et
l'autre а sa gauche; il semble bien qu'elle ait йtй poussйe а faire cette
demande par une certaine confiance en la parentй charnelle qu'elle avait avec
le Christ. Dans sa rйponse le Seigneur ne dit pas qu'il n'est pas en son
pouvoir d'accorder ce qu'elle demande, mais qu'il ne lui appartient pas de
l'accorder pour les motifs qui la poussent. Il ne dit pas: D'кtre assis а ma
droite ou а ma gauche, ce n'est pas а moi de l'accorder а quelqu'un. Bien
plutфt montre-t-il que c'est а lui de le donner а ceux pour qui le Pиre l'a
prйparй. C'est en tant que Fils de la Vierge, non en tant que Fils de Dieu,
qu'il ne lui appartient pas de le faire. Aussi bien n'йtait-ce pas а lui de le
donner а ceux qui lui йtaient attachйs en tant qu'il йtait le fils de la
Vierge, c'est-а-dire selon une parentй charnelle, mais c'йtait а lui de
l'accorder en tant que Fils de Dieu, а ceux pour qui le Pиre l'avait prйparй par
йternelle prйdestination. Que cette prйparation elle-mкme relиve du pouvoir du
Fils, le Seigneur lui-mкme l'affirme quand il dit: Dans la Maison de mon
Pиre, il y a beaucoup de demeures. S'il en йtait autrement, je vous l'aurais
dit, car je vais vous y prйparer une place. Il montre ainsi que cette
prйparation relиve de sa puissance. On ne peut davantage concevoir que le Fils
ignore l'heure de son avиnement, alors qu'En lui, selon la parole
de l'Apфtre, sont cachйs tous les trйsors de la sagesse et de la science, alors
aussi qu'il connaоt parfaitement bien plus haute rйalitй, le Pиre lui-mкme. Le
sens en est que le Fils, constituй homme parmi les hommes, se comporte а la
maniиre de qui en ignore, en ne rйvйlant pas cette heure а ses disciples.
N'est-il pas d'usage courant, dans la Sainte Йcriture, de dire de Dieu qu'il
connaоt une chose chaque fois qu'il la fait connaоtre? Ainsi dans la Genиse:
Je sais maintenant, c'est-а-dire, maintenant j'ai fait connaоtre, que tu
crains Dieu. A l'opposй, on dira du Fils qu'il ignore ce qu'il ne fait pas
connaоtre. - Quant а la tristesse, la crainte et autres passions de ce
genre, c'est en tant qu'homme, йvidemment, que le Christ les a йprouvйes. On
n'en peut dйduire aucun amoindrissement dans la divinitй du Fils. 9. Dire que la
sagesse a йtй crййe peut s'entendre d'abord non de la Sagesse qui est le
Fils de Dieu, mais de la sagesse que Dieu a mise dans les crйatures. Cette
sagesse, dit l'Ecclйsiastique, Il l'a crййe et l'a rйpandue sur toutes ses
_uvres. Cette expression peut aussi se rapporter а la nature crййe que le Fils a
assumйe; ainsi on comprendra le: J'ai йtй crййe dиs le commencement, avant
tous les siиcles, dans le sens de: Il a йtй prйvu que je serais unie а
la crйature; ou encore, on verra dans l'affirmation que la sagesse a йtй
crййe et engendrйe, l'insinuation du mode de la gйnйration divine. Dans la
gйnйration en effet, l'кtre engendrй reзoit la nature de celui qui l'engendre,
ce qui est une perfection. Mais dans les gйnйrations de chez nous, le
gйnйrateur lui-mкme subit un changement: c'est le cфtй imparfait de la chose.
Par contre, dans la crйation, le crйateur ne subit aucun changement mais l'кtre
crйй ne reзoit pas la nature du crйateur. On dit donc du Fils qu'il est а la
fois crйй et engendrй pour que le terme de crйation йvoque
l'immutabilitй du Pиre et le terme de gйnйration l'unitй de nature entre le
Pиre et le Fils. Tel est, au tйmoignage de saint Hilaire, le sens que le Synode
(d'Ancyre) a dйterminй pour ce texte de l'Йcriture. 10. Que le Fils soit appelй le
premier-nй des crйatures, cela ne veut pas dire que le Fils prenne rang
parmi les crйatures, mais qu'il existe par le Pиre et qu'il reзoit du Pиre par
qui existent les crйatures et de qui elles reзoivent. Le Fils, lui, reзoit du
Pиre la mкme nature, non point les crйatures. Voilа pourquoi le Fils est appelй
non seulement le premier-nй, mais aussi l'unique-engendrй, en
raison du mode privilйgiй sous lequel il reзoit. 11. Quand le Seigneur dit а son Pиre, а
propos des disciples, Qu'ils soient un comme nous sommes un, cela prouve
que le Pиre et le Fils sont un de la mкme maniиre dont il faut que les
disciples soient un, c'est-а-dire par amour; mais ce mode d'union n'exclut pas
pour autant l'unitй d'essence, il la dйmontre plutфt. Quand il est dit en effet
que Le Pиre aime le Fils et qu'il a tout remis dans sa main, c'est
l'existence dans le Fils de la plйnitude de la divinitй qui nous est montrйe
lа, nous l'avons dйjа dit. Il est donc clair que les tйmoignages des Йcritures
allйguйs par les Ariens ne sont aucunement contraires а la vйritй que professe
la Foi catholique. 9: EXPLICATION DES TEXTES INVOQUЙS PAR PHOTIN ET SABELLIUS
Cet
examen nous amиne а voir que les textes d'Йcriture invoquйs par Photin et
Sabellius en faveur de leurs positions ne peuvent pas davantage appuyer leurs
erreurs. 1. Lorsque le Christ, aprиs sa rйsurrection, dit que Toute puissance
lui a йtй donnйe au ciel et sur la terre, il ne le dit pas comme s'il
venait de recevoir une puissance qui serait nouvelle pour lui, mais bien parce
que cette puissance, qu'il a reзue de toute йternitй а titre de Fils de Dieu,
vient d'apparaоtre, dans ce mкme Fils fait homme, par la victoire qu'il a
remportйe sur la mort en ressuscitant. 2. Et quand l'Apфtre dit en parlant du
Fils qu'Il est nй de la postйritй de David, le sens de cette parole est
clairement soulignй par ce qu'il ajoute: Selon la chair. L'Apфtre ne dit
pas que le Fils de Dieu est nй, sans plus, mais qu'il est nй de la postйritй de
David selon la chair, en assumant une nature humaine: Le Verbe s'est fait
chair, dit saint Jean. D'oщ il ressort aussi que ce qui suit: Il a йtй
prйdestinй Fils de Dieu avec puissance, se rapporte au Fils sous le rapport
de la nature humaine. Que la nature humaine ait йtй unie au Fils de Dieu, de
telle sorte qu'un homme pыt кtre appelй Fils de Dieu, cela ne s'est pas fait en
vertu des mйrites de cet homme, mais par la grвce de Dieu qui l'a prйdestinй. 3. De mкme encore
quand l'Apфtre dit que Dieu a exaltй le Christ en raison des mйrites de sa
passion, cela doit se rapporter а la nature humaine, soumise а
l'humiliation de la passion. Aussi ce qui suit: Il lui a donnй un nom qui
est au-dessus de tout nom, doit-il ainsi s'entendre: il devait кtre
manifestй а la foi des peuples que le nom qui convient au Fils de par sa naissance
йternelle, convenait aussi au Fils incarnй. 4. Il est йgalement йvident que la parole
de Pierre selon laquelle Dieu a fait Jйsus Christ et Seigneur, doit se
rapporter au Fils considйrй dans sa nature humaine, en laquelle il commenзa
d'avoir dans le temps ce qu'il possйdait de toute йternitй en sa nature divine. Les textes que
Sabellius avance pour йtablir l'unitй de la divinitй: Йcoute, Israлl, le
Seigneur ton Dieu est un Dieu unique, et encore: Voyez que je suis seul
et qu'il n'y a pas d'autre Dieu que moi, ne contredisent pas la doctrine de
la foi catholique qui confesse que le Pиre et le Fils ne sont pas deux dieux,
mais un seul Dieu. De mкme, les textes suivants: Le Pиre qui demeure
en moi, c'est lui qui accomplit ces _uvres, et, Je suis dans le Pиre et
le Pиre est en moi, ne prouvent pas l'unitй de personne, comme le voulait
Sabellius, mais l'unitй d'essence, que niait Arius. Si le Pиre et le Fils
n'йtaient qu'une seule personne, on ne pourrait dire convenablement que le Pиre
est dans le Fils et le Fils dans le Pиre. A parler exactement, on ne dit pas
que le mкme suppфt est en lui-mкme, si ce n'est en raison de ses parties; les
parties sont en effet dans le tout, et d'aprиs l'usage que l'on a d'attribuer
au tout ce qui se rapporte aux parties, on dit parfois qu'un tout est en
lui-mкme. Mais cette maniиre de parler ne convient plus quand il s'agit de Dieu
puisque, ainsi que nous l'avons montrй, il n'y a pas de parties en Dieu. Reste
donc, puisqu'il est dit que le Pиre est dans le Fils et le Fils dans le Pиre,
que le Pиre et le Fils ne sont pas un seul et mкme suppфt. Ces textes
prouvent, par contre, que le Pиre et le Fils ont une mкme essence. Ceci posй,
on voit clairement comment le Pиre est dans le Fils et le Fils dans le Pиre.
Йtant donnй que le Pиre est sa propre essence, - car en Dieu il n'y a pas de
diffйrence entre l'essence et celui qui a l'essence -, le Pиre est lа oщ
est l'essence du Pиre, et pour la mкme raison, le Fils lа oщ est l'essence du
Fils. D'oщ il rйsulte avec йvidence, puisque l'essence du Pиre est dans le Fils
et celle du Fils dans le Pиre, - l'un et l'autre, selon que l'enseigne la foi
catholique, ayant une seule et mкme essence - que le Pиre est dans le Fils et
le Fils dans le Pиre. Le mкme texte rйfute ainsi et l'erreur de Sabellius et
celle d'Arius. 10: DIFFICULTЙS CONTRE LA GЙNЙRATION ET LA PROCESSION EN DIEU
Tout
bien considйrй, nous voyons clairement ce que les Saintes Йcritures nous
proposent de croire touchant la gйnйration divine, savoir que le Pиre et le
Fils, bien que distincts en leur personne, sont cependant un seul Dieu et
possиdent une mкme essence ou nature. Mais comme il est trиs йtranger а la
nature des crйatures que deux кtres soient distincts par leur suppфt tout en
possйdant une mкme essence, la raison humaine dont les dйmarches se font а
partir des propriйtйs des crйatures, rencontre de nombreuses difficultйs а
pйnйtrer ce mystиre de la gйnйration divine. 1. La gйnйration qui nous est connue
consiste dans un certain changement auquel rйpond une certaine corruption; il
nous paraоt difficile alors d'admettre qu'il y ait gйnйration en Dieu, lui qui
est immuable, incorruptible, йternel. 2. Si la gйnйration est un changement,
tout sujet de gйnйration doit кtre sujet de changement. Or ce qui change passe
de la puissance а l'acte, le mouvement йtant en effet l'acte de ce qui existe
en puissance, en tant que tel. Si donc le Fils de Dieu est engendrй, il semble
qu'il n'est ni йternel, puisqu'il passe de la puissance а l'acte, ni vrai Dieu,
puisqu'il n'est pas acte pur, mais qu'il a en lui une part de potentialitй. 3. L'кtre
engendrй reзoit sa nature de celui qui l'engendre. Si donc le Fils est engendrй
par Dieu le Pиre, il faut qu'il ait reзu de son Pиre la nature qu'il possиde.
Or il n'est pas possible qu'il ait reзu du Pиre une nature qui soit, par
rapport а celle du Pиre, numйriquement distincte et spйcifiquement semblable,
comme c'est le cas dans les gйnйrations univoques, lorsqu'un homme, par
exemple, engendre un homme, ou le feu du feu. L'existence de plusieurs dieux
numйriquement distincts est impossible, a-t-on prouvй plus haut. Il semble
йgalement impossible au Fils de recevoir une nature qui soit numйriquement la
mкme que celle du Pиre. S'il en reзoit une partie, c'est donc que la nature
divine est divisible; s'il la reзoit tout entiиre, il paraоt en rйsulter que la
nature divine, а supposer qu'elle soit totalement transfusйe dans le Fils,
cesse d'кtre dans le Pиre; ainsi, le Pиre, en engendrant, subit la corruption. On ne peut
davantage affirmer que la nature divine dйcoule du Pиre dans Fils а la maniиre
d'un trop-plein, comme l'eau d'une source qui s'йcoule dans un ruisseau sans
que la source en soit tarie; pas plus qu'elle ne peut subir de division, la
nature divine ne peut subir d'augmentation. Une ultime solution semble
s'imposer: le Fils a reзu du Pиre une nature qui n'est ni numйriquement ni
spйcifiquement celle que le Pиre possиde, mais une nature d'un tout autre
genre, ainsi qu'il arrive dans les gйnйrations йquivoques oщ, par exemple, des
animaux, nйs de matiиres en dйcomposition, sont engendrйs par la vertu du
soleil, sans relever de son espиce. La consйquence en est que le Fils de Dieu
n'est pas vraiment Fils, puisqu'il n'a pas l'espиce du Pиre; et il n'est pas
vraiment Dieu, puisqu'il ne reзoit pas la nature divine. 4. Si le Fils
reзoit sa nature de Dieu le Pиre, il faut qu'en lui autre soit celui qui
reзoit, autre la nature reзue: aucun кtre ne peut se recevoir lui-mкme. Le Fils
n'est donc pas sa propre essence ou sa propre nature; il n'est donc pas vraiment
Dieu. 5.
D'autre part, si le Fils ne se distingue en rien de l'essence divine, alors que
cette essence, on l'a prouvй au Livre Premier, est subsistante, et que le Pиre
par ailleurs est aussi cette essence mкme, il en rйsulte, semble-t-il, que le
Pиre et le Fils sont confondus dans une mкme rйalitй subsistante. Or, dans
l'ordre des natures intellectuelles, la rйalitй subsistante s'appelle une
personne (Boлce, De duabus Naturis, contra Eut. et Nest.). Si le
Fils est l'essence divine elle-mкme, il s'ensuit que le Pиre et le Fils se
confondent en une seule personne. Mais si le Fils n'est pas l'essence divine
elle-mкme, il n'est pas vraiment Dieu: on l'a prouvй au sujet de Dieu, au Livre
Premier. Il semble donc ou que le Fils n'est pas vraiment Dieu, comme le
prйtendait Arius, ou qu'il n'est pas personnellement distinct du Pиre, ainsi
que l'affirmait Sabellius. 6. Ce qui est principe d'individuation dans un sujet
quelconque ne peut кtre inhйrent а un second, distinct du premier par le suppфt:
ce qui est inhйrent а plusieurs ne peut кtre principe d'individuation. Or
l'essence de Dieu dont nous parlons est ce par quoi Dieu est individuй:
l'essence de Dieu, en effet, n'est pas une forme engagйe dans la matiиre, telle
que la matiиre puisse l'individuer. Il n'y a donc pas en Dieu le Pиre d'autre
principe d'individuation que sa propre essence. Son essence ne peut donc se
trouver en aucun autre suppфt. Et alors, ou bien elle ne se trouve pas dans le
Fils, et ainsi le Fils n'est pas vraiment Dieu, au dire d'Arius, ou bien le
Fils n'est pas diffйrent du Pиre par son suppфt: l'un et l'autre sont une mкme
personne, comme l'affirmait Sabellius. 7. Si le Pиre et le Fils sont deux suppфts
et qu'ils soient cependant un dans leur essence, il faut qu'il y ait en eux un
principe de distinction autre que leur essence, puisqu'il est supposй que
l'essence leur est commune. Or ce qui est commun ne peut кtre principe de
distinction. Le principe qui distingue le Pиre et le Fils doit кtre diffйrent
de l'essence divine. La personne du Fils, et de mкme aussi la personne du Pиre,
doivent donc кtre composйes d'un double йlйment: une essence commune et un
principe de distinction. Pиre et Fils sont composйs; ni l'un ni l'autre n'est
donc vraiment Dieu. On dira peut-кtre qu'ils se distinguent par la seule
relation, en tant que l'un est Pиre et l'autre Fils, et qu'en ce domaine de la
relation ce qui est objet d'attribution ne signifie pas quelque chose
d'inhйrent au sujet en question, mais plutфt rйfйrence а quelque chose, et
qu'ainsi il n'en rйsulte pas de composition. Mais cette rйponse ne permet pas,
semble-t-il, d'йchapper aux incohйrences que nous avons signalйes. a). Il ne peut y avoir en effet de relation
sans un certain absolu; en tout кtre relatif l'intelligence doit saisir, avant
mкme la rйfйrence а l'autre, la rйfйrence au sujet lui-mкme: un esclave est
quelque chose d'absolu, antйrieurement а la rйfйrence а un maоtre. La relation
par laquelle le Pиre et le Fils se distinguent entre eux doit donc avoir un
certain absolu en lequel elle ait son fondement. Ou bien cet absolu est unique,
ou bien il y en a deux. S'il n'y en a qu'un, cet absolu unique ne peut fonder
une double relation, а moins qu'il ne s'agisse d'une relation d'identitй,
incapable de donner naissance а la distinction: ainsi quand on dit que le mкme
est identique au mкme. Si donc la relation est telle qu'elle exige la
distinction, il faut lui supposer la distinction des absolus. Il semble donc
impossible que les seules relations distinguent la personne du Pиre et celle du
Fils. b). On est encore
obligй de dire que la relation qui distingue le Pиre du Fils ou bien est une
rйalitй quelconque ou bien n'a d'existence que dans l'intelligence. Si cette
relation est une certaine rйalitй, il ne semble pas que cette rйalitй soit
l'essence divine, puisque l'essence divine est commune au Pиre et au Fils; il y
aura alors, dans le Fils, quelque chose qui ne sera pas son essence. Ainsi
donc, il n'est pas vraiment Dieu, puisqu'on a montrй au Livre Premier qu'il n'y
a rien en Dieu qui ne soit son essence. Si, par contre, cette relation n'a
d'existence que dans l'intelligence, elle ne peut distinguer la personne du
Fils de celle du Pиre, car lа oщ il y a distinction personnelle, il doit y
avoir distinction rйelle. c). D'ailleurs tout кtre relatif dйpend de l'кtre qui lui est corrйlatif.
Mais un кtre qui dйpend d'un autre n'est pas vraiment Dieu. Si donc les
personnes du Pиre et du Fils se distinguent par leurs relations, ni l'un ni
l'autre ne sera vraiment Dieu. 8. Si le Pиre est Dieu et si le Fils est Dieu, il
faut que ce nom de Dieu soit attribuй substantiellement au Pиre et au
Fils, la divinitй ne pouvant кtre un accident. Or l'attribut substantiel est en
rйalitй l'кtre mкme de ce dont on l'affirme; quand on dit en effet: l'homme
est un animal, ce qui est vraiment homme, c'est un animal; et de mкme quand
on dit: Socrate est un homme, ce qui est vraiment Socrate, c'est un
homme. D'oщ il semble rйsulter qu'il est impossible de dйcouvrir une pluralitй
du cфtй des sujets quand il y a unitй du cфtй de l'attribut substantiel.
Socrate et Platon ne sont pas un seul homme, bien qu'ils communient dans
l'humanitй; un homme et un вne ne sont pas un seul animal, bien qu'ils
communient dans l'animalitй. Si donc le Pиre et le Fils sont deux personnes, il
semble impossible qu'ils soient un seul Dieu. 9. Des attributs opposйs indiquent qu'il y
a pluralitй dans le sujet dont on les affirme. Or on attribue а Dieu le Pиre et
а Dieu le Fils des choses opposйes: le Pиre est Dieu inengendrй et engendrant;
le Fils, lui, est Dieu engendrй. Il semble donc impossible que le Pиre et le
Fils soient un seul Dieu. Voilа donc les arguments, - et il y en a d'autres de
mкme genre -, par lesquels ceux qui veulent mesurer les mystиres de Dieu
d'aprиs leur propre raison s'efforcent de combattre la gйnйration divine. Mais
la vйritй est assez forte en elle-mкme, au-dessus de toute attaque, pour que
nous puissions dйsormais prouver qu'aucun argument de raison ne peut l'emporter
sur la vйritй de la foi. 11: COMMENT IL FAUT ENTENDRE LA GЙNЙRATION EN DIEU. CE QUE LES
ЙCRITURES DISENT DU FILS DE DIEU
Il
nous faut partir de ce principe, que, dans le rйel, la diversitй des modes
d'йmanation suit la diversitй des natures; plus une nature est noble, plus ce
qui йmane d'elle lui est intйrieur. Dans l'ordre du rйel, ce sont les corps
inanimйs qui tiennent la derniиre place; il ne peut y avoir d'йmanation en eux
que par action de l'un d'entre eux sur un autre. Ainsi le feu naоt du feu quand
un corps йtranger est altйrй par le feu et rйduit а la qualitй et а l'espиce du
feu. Aussitфt
aprиs, viennent, parmi les corps animйs, les plantes; en elles, dйjа,
l'йmanation procиde а partir du dedans: la sиve intйrieure se transforme en
graine, et la graine, confiйe а la terre, grandit en plante. Nous avons lа le
premier degrй de vie, le propre des vivants йtant de se porter eux-mкmes а
l'action; quant aux кtres qui ne peuvent agir que sur d'autres кtres
extйrieurs, la vie leur fait totalement dйfaut. La preuve de la vie chez les
plantes, c'est qu'un йlйment qui leur est intйrieur est en mouvement pour
donner naissance а une certaine forme. Et pourtant cette vie des plantes est bien
imparfaite; sans doute, l'йmanation se fait en elles а partir du dedans, mais
ce qui sort peu а peu des profondeurs de la plante lui est au terme totalement
extйrieur: la sиve qui sourd de l'arbre s'йpanouit d'abord en fleur, puis dans
un fruit, distinct de l'arbre, mais qui lui reste encore attachй; une fois mыr,
ce fruit se dйtache complиtement et, tombant а terre, produit de par sa puissance
sйminale une nouvelle plante. Il apparaоt d'ailleurs, а qui examine
attentivement la chose, que cette йmanation a son origine premiиre а
l'extйrieur: c'est en effet de la terre d'oщ elle tire sa nourriture que la
plante, grвce а ses racines, puise sa sиve. Un degrй plus haut que la vie des plantes,
se situe la vie de l'вme sensitive; l'йmanation qui lui est propre, bien
qu'ayant son origine а l'extйrieur, a son terme а l'intйrieur, et plus avant
portera son mouvement, plus intйrieur sera ce terme: le sensible extйrieur
imprime en effet sa forme dans les sens extйrieurs, de lа il passe dans
l'imagination, puis enfin dans le trйsor de la mйmoire. Cependant, а chaque
progrиs d'une йmanation de ce genre, principe et terme relиvent de puissances
diffйrentes, aucune puissance sensible ne pouvant se rйflйchir sur elle-mкme.
Ce degrй de vie l'emporte donc sur la vie vйgйtative dans la mesure oщ son
opйration se situe davantage dans les profondeurs de l'кtre. Mais ce n'est pas
lа pourtant une vie totalement parfaite, puisque cette йmanation est toujours
passage d'une puissance а une autre. Le degrй suprкme et parfait de la vie,
c'est donc celui de l'intelligence. L'intelligence en effet peut se rйflйchir
sur elle-mкme et se connaоtre elle-mкme. Cependant, mкme dans cette vie
intellectuelle, il y a des degrйs divers. L'intelligence humaine par exemple,
tout en ayant la possibilitй de se connaоtre elle-mкme, tire pourtant du dehors
le point de dйpart de sa connaissance, puisqu'elle ne peut connaоtre sans
image, comme nous l'avons montrй plus haut. La vie intellectuelle est donc plus
parfaite chez les anges, puisque leur intelligence, pour prendre conscience
d'elle-mкme, n'a pas а partir de quelque chose d'extйrieur, mais se connaоt
elle-mкme par soi. Pourtant, la vie des anges n'atteint pas encore l'ultime
perfection: bien que l'idйe conзue soit en eux totalement intйrieure, cette
idйe n'est pas leur substance, puisque, nous l'avons dйmontrй, connaоtre et
кtre ne sont pas en eux identiques. Le plus haut degrй de perfection de la vie
appartient donc а Dieu en qui l'acte d'intellection n'est pas diffйrent de
l'acte d'кtre; l'objet d'intellection est ainsi nйcessairement, en Dieu,
l'essence divine elle-mкme. J'appelle ici objet d'intellection ce que
l'intelligence conзoit en elle-mкme de la chose qu'elle connaоt. Ce
« concept » n'est en nous ni la rйalitй perзue, ni la substance de
l'intelligence, mais une certaine similitude que l'intelligence conзoit de la
chose connue, similitude qui se trouve signifiйe par des paroles extйrieures;
d'oщ le nom donnй а ce concept lui-mкme de verbe intйrieur, que traduit
une parole (ou verbe) extйrieure. Que ce concept ne soit pas en nous la rйalitй
mкme que saisit l'intelligence, c'est йvident, car c'est une chose que de
connaоtre telle rйalitй, c'en est une autre que d'en connaоtre le concept; ce
que fait l'intelligence en rйflйchissant sur sa propre opйration. Autres donc
sont les sciences des choses, autres celles des concepts. Que ce concept ne
soit pas en nous l'intelligence elle-mкme, cela ressort clairement du fait que
l'кtre du concept consiste dans l'acte mкme de connaоtre, ce qui n'est pas le
cas pour notre intelligence dont l'acte d'кtre est diffйrent de l'acte de
connaоtre. Mais puisque, en Dieu, кtre et connaоtre c'est tout un, le concept, en
lui, est son intelligence mкme. Et parce que l'intelligence en lui est
identique а la chose connue, en se connaissant lui-mкme il connaоt toutes les
autres choses, comme on l'a montrй au Livre Premier; concluons que dans la
connaissance que Dieu a de lui-mкme, il y a identitй entre l'intelligence, la
rйalitй connue et le verbe. Ceci considйrйe nous pouvons nous faire quelque idйe
de la maniиre d'entendre la gйnйration divine. Il est йvident qu'on ne peut
concevoir la gйnйration divine а la maniиre de celle que l'on rencontre chez
les кtres inanimйs, le gйnйrateur imprimant lа sa marque spйcifique sur une
matiиre extйrieure. Selon les exigences de la foi, le Fils engendrй par Dieu
doit possйder vraiment la divinitй, кtre vraiment Dieu. Mais la divinitй n'est
pas une forme qui inhиre а la matiиre, pas plus que Dieu n'a d'existence а
partir de la matiиre. On ne peut davantage concevoir la gйnйration divine а
la maniиre de celle que l'on rencontre dans les plantes, et mкme chez les
animaux qui ont de commun avec les plantes les puissances de nutrition et de
gйnйration. Il y a gйnйration d'un semblable dans l'espиce quand il y a
sйparation d'un йlйment qui йtait d'abord intйrieur а la plante ou а l'animal
et qui, au terme, se trouve complиtement extйrieur au sujet gйnйrateur. De
Dieu, qui est indivisible, rien ne saurait кtre sйparй. Le Fils engendrй par le
Pиre n'est pas extйrieur au Pиre qui l'engendre, mais en lui, comme on l'a
montrй plus haut. On ne peut davantage concevoir la gйnйration divine
selon le mode йmanatif que l'on rencontre dans l'вme sensitive. Dieu n'a rien а
faire d'un apport extйrieur pour pouvoir agir sur un autre кtre: ou alors il ne
serait plus le premier agent. L'accomplissement des opйrations de l'вme
sensitive ne va d'ailleurs pas sans instruments corporels: il est clair que
Dieu n'a pas de corps. Reste donc qu'on doit concevoir la gйnйration divine
sous le mode d'une йmanation intellectuelle. Voici comment le manifester: D'aprиs ce qu'on
a dit au Livre Premier, il est йvident que Dieu se connaоt lui-mкme. Or tout
objet connu doit se trouver, en tant que connu, dans le sujet qui connaоt:
l'acte mкme de connaоtre signifie l'apprйhension de la rйalitй qui est connue
par l'intelligence. Ainsi, notre intellect, qui se connaоt, est-il intйrieur а
lui-mкme, non seulement comme identique а lui-mкme de par son essence, mais
encore comme saisi par lui-mкme dans l'acte d'intellection. Il faut donc que
Dieu soit en lui-mкme au titre du connu dans le connaissant. Or le connu dans
le connaissant, c'est l'objet d'intellection et le Verbe. Le Verbe, comme Dieu
connu, est donc intйrieur а Dieu qui se connaоt lui-mкme, tout comme la pierre
connue, c'est le verbe de la pierre dans l'intelligence. C'est ce qu'exprime le
texte de saint Jean: Le Verbe йtait avec Dieu. Mais parce que l'intelligence divine ne
passe pas de la puissance а l'acte mais demeure toujours en acte, il en rйsulte
que Dieu, nйcessairement, a dы se connaоtre depuis toujours. Du fait qu'il se
connaоt, il doit avoir un Verbe qui lui soit intйrieur. Il est donc nйcessaire
que le Verbe ait toujours йtй prйsent en Dieu. Le Verbe de Dieu est donc
co-йternel а Dieu; il ne lui survient pas dans le temps comme le fait, pour
notre intelligence, le verbe intйrieur conзu par notre intellect. C'est ce
qu'exprime le texte de saint Jean: Au commencement йtait le Verbe. Non seulement
l'intelligence divine est toujours en acte, mais elle est l'acte pur lui-mкme.
L'intelligence divine, dans sa substance, doit donc кtre son acte de connaоtre,
acte qui est l'acte mкme de l'intelligence; or, l'кtre du verbe intйrieurement
conзu, du concept, consiste dans le fait mкme d'кtre connu. Le Verbe de Dieu,
l'intelligence de Dieu, Dieu lui-mкme par consйquent, qui est sa propre
intelligence, ont donc un mкme кtre. Or l'кtre de Dieu, c'est son essence ou sa
nature, Dieu lui-mкme. Le Verbe de Dieu est donc l'кtre mкme de Dieu et son
essence, vrai Dieu lui-mкme. Il en va tout autrement du verbe de l'intelligence
humaine. Quand en effet notre intelligence se connaоt elle-mкme, autre est
l'кtre de l'intelligence, autre son acte de connaоtre: la substance de
l'intelligence йtait en puissance d'intellection avant que d'кtre en acte
d'intellection. Il en rйsulte que l'кtre du concept est diffйrent de celui de
l'intelligence elle-mкme, puisque l'кtre du concept consiste dans le fait mкme
d'кtre connu. Dans l'homme qui se connaоt, le verbe intйrieurement conзu ne
sera donc pas vraiment un homme, un homme qui possиde l'кtre naturel de l'homme;
il sera seulement l'homme-en-tant-que-connu, c'est-а-dire une certaine
ressemblance de l'homme rйel, saisie par l'intelligence. Par lа mкme qu'il
est Dieu connu, le Verbe de Dieu, lui, est vraiment Dieu, possйdant par nature
l'кtre divin, car en Dieu il n'y a pas de diffйrence entre l'кtre naturel et
l'кtre du connaоtre. C'est ce qu'exprime saint Jean: Le Verbe йtait Dieu;
affirmation absolue, cette parole montre que le Verbe de Dieu doit кtre
considйrй comme vraiment Dieu. Le verbe de l'homme, lui, ne peut кtre appelй
homme purement et simplement, mais seulement sous un certain rapport, en ce
sens que le verbe de l'homme est l'homme-en-tant-que-connu. Aussi cette
proposition: le verbe est homme, serait fausse; mais celle-ci: le
verbe est l'homme-en-tant-que-connu, peut кtre vraie. Quand l'Йcriture
affirme que le Verbe йtait Dieu, elle montre que le Verbe de Dieu n'est
pas simplement un concept comme l'est notre verbe, mais une rйalitй qui existe
et qui subsiste dans une nature. Le vrai Dieu est en effet une rйalitй
subsistante, lui qui possиde au suprкme degrй d'кtre par soi. Ce n'est pas que
la nature divine subsiste dans le Verbe comme s'il y avait unitй spйcifique et
diversitй numйrique. Le Verbe possиde la nature de Dieu, au mкme titre que le
connaоtre de Dieu est identique а son кtre mкme. Or le connaоtre, c'est l'кtre
mкme de Dieu. Le Verbe possиde donc l'essence divine elle-mкme, non seulement
dans une identitй spйcifique, mais dans une identitй numйrique. Une nature
d'ailleurs, qui est une selon l'espиce, n'est divisйe en plusieurs sujets qu'en
fonction de la matiиre. Or la nature divine est absolument immatйrielle.
Impossible donc que la nature divine soit spйcifiquement une et numйriquement
diverse. Le Verbe de Dieu a donc en commun avec Dieu une nature numйriquement
identique. Aussi bien, le Verbe de Dieu, et Dieu dont il est le Verbe, ne
sont-ils pas deux dieux, mais un seul Dieu. Que, chez nous, deux sujets
possйdant la nature humaine soient deux hommes, c'est la consйquence de la
division numйrique de la nature humaine en eux. Mais ce qui est divisй dans les
crйatures est parfaitement un en Dieu: ainsi, dans les crйatures, l'essence
diffиre de l'acte d'кtre, et, chez certaines d'entre elles, le sujet qui existe
en son essence est diffйrent de son essence ou nature: cet homme que voici
n'est pas son humanitй, ni son acte d'кtre, mais Dieu est son essence et son
acte d'кtre. Il est parfaitement vrai que tout cela est un en Dieu; et cependant il y
a en Dieu tout ce qui relиve des notions de sujet subsistant, d'essence, d'acte
d'кtre: sujet subsistant, Dieu ne peut inhйrer en un autre sujet; sous le
rapport de l'essence, il lui convient d'кtre tel, et d'кtre en acte sous le
rapport de son exister. Йtant donnй qu'en Dieu il y a identitй entre le sujet
qui connaоt, l'acte de connaоtre et le concept qui est son Verbe, il est
nйcessaire qu'il y ait en lui, en toute vйritй, ce qui relиve de la notion de
sujet connaissant, de la notion d'acte de connaоtre et de la notion de concept
ou de verbe. Or il entre dans la notion mкme de verbe intйrieur ou de concept,
de procйder du sujet qui connaоt, conformйment а son acte de connaоtre,
puisqu'il est en quelque sorte le terme de l'opйration intellectuelle.
L'intellect, dans l'acte mкme de son intellection, conзoit et forme cet objet
ou essence connue qu'est le verbe intйrieur. Il faut donc que de Dieu, et
conformйment а son acte mкme de connaоtre, procиde le Verbe divin. Ainsi le
Verbe de Dieu est par rapport а Dieu connaissant, dont il est le Verbe, comme а
celui dont il provient: ce qui est la dйfinition mкme du verbe. Il est vrai que
dans l'intelligence divine, l'acte d'intellection et l'objet de cet acte,
c'est-а-dire le Verbe, sont essentiellement un, et qu'ils sont, par suite, l'un
et l'autre, nйcessairement Dieu. Reste pourtant la seule distinction de
relation, pour autant que le verbe se rapporte au concevant comme а ce dont il
provient. Or c'est un fait que l'Йvangйliste, parce qu'il avait dit: le
Verbe йtait Dieu, afin qu'on ne suppose pas toute distinction absolument
abolie entre le Verbe et Dieu profйrant ou concevant le Verbe, ajoute: Celui-lа
йtait au commencement avec Dieu, comme s'il disait: ce Verbe, que j'ai dit
кtre Dieu, en quelque maniиre est distinct de Dieu disant, en sorte qu'on
puisse dire: Il est avec Dieu. Le verbe intйrieurement conзu est,
rйpйtons-le, une certaine idйe ou ressemblance de la chose connue. Or, cette
ressemblance, lа oщ elle existe comme ressemblance d'une autre chose, ou bien a
raison d'exemplaire, si elle joue le rфle de principe, ou bien a raison d'image,
si le rфle de principe est jouй par ce dont elle est la ressemblance. L'un
et l'autre cas se rencontrent dans notre intelligence. C'est ainsi que la
ressemblance des produits de l'art, - celle qui subsiste dans l'esprit de
l'artisan -, est principe de l'opйration par laquelle ce produit est fabriquй:
il faut donc la comparer au produit, comme le modиle (ou exemplaire) а sa
reproduction. Par contre, la ressemblance de la chose naturellement conзue dans
notre intelligence, nous la rйfйrons comme а son principe а la chose dont nous
portons en nous la ressemblance. Notre acte d'intellection en effet tire son
principe des sens, lesquels sont affectйs par les choses naturelles. Quant а
Dieu, qui connaоt et soi-mкme et les autres existants, son acte d'intellection
est principe des choses connues de lui, puisque ces choses, causйes par
intelligence et volontй, viennent de lui, et qu'elles se rйfиrent а
l'intelligible qu'il est lui-mкme comme а leur principe; car Dieu est cet
Intelligible identique а l'Intellect en acte d'Intelligence, dont l'йmanation,
pour ainsi dire, est le Verbe conзu. Par rapport aux autres choses connues de
Dieu, le Verbe de Dieu doit donc кtre regardй comme l'Exemplaire; par
rapport а Dieu lui-mкme dont il est le Verbe, il doit кtre regardй comme son Image.
C'est ce qu'exprime l'Йpоtre aux Colossiens en parlant du Verbe: Il
est l'image du Dieu invisible. En ce qui concerne la ressemblance, il
existe une diffйrence entre l'intellect et le sens. Le sens apprйhende la chose
en ses accidents extйrieurs, couleur, saveur, quantitй, etc.; l'intellect
pйnиtre, lui, а l'intйrieur de la chose. Mais comme toute connaissance mesure
sa perfection а la ressemblance qui s'instaure entre connaissant et connu, le
sens sera donc affectй par une ressemblance de la chose sensible apprйhendйe
dans ses accidents; l'intellect le sera par une ressemblance de la chose
intellectuellement connue, apprйhendйe dans son essence. Le verbe conзu dans
l'intellect est donc, а l'йgard de la substance de la chose ainsi connue, image
ou exemplaire. Le Verbe de Dieu, nous l'avons montrй, est l'image de Dieu: il
l'est donc nйcessairement quant а son essence. C'est un fait que l'Apфtre
l'appelle, dans l'Йpоtre aux Hйbreux: Figure de la substance de Dieu. Mais l'image
d'une chose est double. Certaines images ne possиdent pas de nature commune
avec ce dont elles sont l'image; ou ne sont images qu'en regard des accidents
extйrieurs (par exemple, une statue d'airain, image de l'homme, n'est pourtant
pas un homme); ou encore ne sont images que par rapport а la substance: ainsi
l'idйe d'homme, dans l'intellect, n'est pas un homme, puisque, selon le mot du
Philosophe, ce qui est dans l'вme, ce n'est pas la pierre, mais la
reprйsentation de la pierre. Par contre, l'image d'une chose, qui communie
dans la mкme nature avec la chose dont elle est l'image, c'est comme un fils de
roi, vivant portrait de son pиre, et de mкme nature que lui. Or nous avons
montrй que le Verbe de Dieu est l'Image de Dieu qui le profиre, quant а son
essence mкme; que de plus il communie avec lui dans la mкme nature. Reste donc
que le Verbe de Dieu est non seulement Image, mais encore Fils. Кtre l'image
d'une chose, mais sans aller jusqu'а partager une mкme nature avec elle, voilа
ce qu'on trouve en celui qu'on ne peut appeler fils (nous parlons des vivants,
bien entendu); mais ce qui procиde d'un vivant et lui ressemble par l'espиce,
on l'appelle son Fils. Et c'est lа ce que dit le Psaume: Le Seigneur m'a
dit, Tu es mon Fils. Autre point а considйrer: comme en toute nature la
procession du fils а partir du pиre est naturelle (et c'est par une telle
procession que le Verbe de Dieu est dit Fils de Dieu), il faut qu'il procиde du
Pиre naturellement. Ceci concorde bien avec les prйcйdentes affirmations, comme
on peut le rendre perceptible а la lumiиre de ce qui se passe dans notre
intellect. Notre intellect jouit en effet naturellement de certaines
connaissances: ainsi des premiers principes, dont les concepts intelligibles,
nommйs verbes intйrieurs, existent en lui naturellement et procиdent de lui. Il
y a aussi certains objets de connaissance que notre intellect n'atteint pas
naturellement, mais auxquels il parvient par voie de raisonnement: leurs
concepts n'existent pas naturellement dans notre intellect, on les acquiert par
l'йtude. Il est manifeste que Dieu se connaоt naturellement soi-mкme, comme il
est naturellement: son acte d'intelligence est son acte d'кtre, nous l'avons
dit. Le Verbe de Dieu, se connaissant soi-mкme, en procиde donc naturellement.
Et comme le Verbe de Dieu est de mкme nature que Dieu qui le profиre, et sa
propre ressemblance, il en rйsulte que ce processus naturel ressemble, en ce
qui concerne l'identitй de nature, а celui d'oщ naоt la procession. Or la
vйritable dйfinition de la gйnйration chez les vivants, c'est que l'engendrй
procиde du gйnйrateur comme sa ressemblance et communie dans la mкme nature que
lui. Le Verbe de Dieu est donc vraiment engendrй par Dieu qui le profиre:
sa procession, on peut l'appeler gйnйration ou naissance. C'est
ce que dit le Psaume: Moi, je t'ai engendrй aujourd'hui, c'est-а-dire
dans l'йternitй qui toujours est prйsente, oщ ne se compte ni passй ni futur.
Il est donc йvidemment faux de dire, avec les Ariens, que le Pиre a engendrй le
Fils par volontй, car кtre par volontй, c'est ne pas кtre par nature. Considйrons
encore ceci. Ce qui est engendrй, aussi longtemps qu'il demeure en son
gйnйrateur, est appelй « conзu ». Or le Verbe de Dieu est engendrй
par Dieu de telle faзon qu'il ne se dйtache pas de lui, mais demeure en lui.
C'est йvident d'aprиs ce qui prйcиde. Ainsi, on peut appeler а bon droit le
Verbe de Dieu conзu (concept). Et c'est lа ce que dit la Sagesse de Dieu
dans les Proverbes: Il n'y avait point encore d'abоmes, que dйjа j'йtais
conзue. Mais il y a une diffйrence entre la conception du Verbe de Dieu et
la conception matйrielle que chez nous l'on trouve rйalisйe dans les кtres
animйs. L'enfant, tant qu'il est conзu et enfermй dans le sein, n'a pas encore
la perfection ultime qui lui permettrait de subsister par soi, distinct, selon
le lieu, de son gйnйrateur. Il faut par consйquent que dans la gйnйration
animale, autre soit la conception, et autre la naissance. C'est
par la naissance en effet que l'enfant sort du sein maternel et s'en voit
sйparй quant au lieu mкme. Mais le Verbe de Dieu, alors mкme qu'il existe en
Dieu qui le profиre, est parfait, subsistant en soi, distinct de Dieu qui le
profиre. Bien entendu, il ne s'agit pas ici d'une distinction locale; il y a
seulement, comme on l'a dit, distinction de relation. Ainsi, dans la gйnйration
du Verbe de Dieu, conception et naissance sont identiques. De fait, quand il
est dit par la bouche de la Sagesse: Dйjа j'йtais conзue, c'est pour
ajouter aussitфt: avant les collines, j'йtais enfantйe. - Naissance et
conception, dans le monde corporel, dиs lors qu'elles s'accompagnent de
mouvement, ne vont pas sans quelque succession. Le terme de la conception,
c'est l'кtre de ce qui est conзu existant en ce qui conзoit; le terme de la
naissance, c'est l'кtre de ce qui est nй, existant sйparйment de ce qui le fait
naоtre. Par suite, et nйcessairement, ce qui est conзu, dans le monde corporel,
n'existe pas encore; et ce qui naоt, au cours mкme de la naissance, n'est pas
encore distinct de ce qui le fait naоtre. Mais dans le cas du Verbe intelligible,
conception et naissance se font sans mouvement, sans succession. Dиs lors que
le Verbe est conзu, il est; dиs lors qu'il naоt, il est distinct de ce qui le
fait naоtre. Ainsi en va-t-il dans le phйnomиne de l'illumination, exempt de
toute succession, oщ le sujet est tout aussitфt illuminй que placй sous
le feu de la lumiиre. Si les choses se passent ainsi quand il s'agit de notre
verbe intelligible, а plus forte raison quand il s'agit du Verbe de Dieu. Dans
ce dernier cas, non seulement la conception intelligible est en mкme temps
naissance, mais encore l'une et l'autre se font dans l'йternitй, oщ il ne peut
y avoir ni avant ni aprиs. Et de fait, si la Sainte Йcriture dйclare, en
faisant parler la Sagesse: Avant les collines, j'йtais enfantйe, elle
ajoute, de peur que l'on ne suppose, du fait de cette naissance, l'inexistence
antйrieure de la Sagesse: Quand il disposait les cieux, j'йtais lа. Autrement
dit, si, dans la gйnйration charnelle animale, il y a d'abord conception, puis
naissance, et enfin prйsence de l'enfant а son procrйateur, а titre de
co-associй distinct de lui, tous ces йvйnements il faut les tenir dans la
gйnйration divine pour simultanйs: le Verbe est simultanйment conзu, nй,
prйsent. Il y a naissance quand il y a procession hors du sein: c'est pourquoi la
gйnйration du Verbe est appelйe sortie hors du sein aussi bien que naissance,
et les deux expressions sont lа pour marquer la distinction du Verbe et de
son principe: Je l'ai fait sortir de mon sein, dit le Psaume. Cependant la distinction
du Verbe de Celui qui le profиre n'est pas telle qu'elle empкche le Verbe
d'кtre en Lui, nous l'avons montrй plus haut; aussi, de mкme que pour marquer
la distinction du Verbe, on le dit nй, ou sorti du sein, de mкme pour montrer
qu'une telle distinction n'exclut pas l'existence du Verbe en celui qui le dit,
saint Jean dйclare: Il est dans le sein du Pиre.
Il faut observer qu'il n'y a
pas de gйnйration charnelle animale sans vertu active et passive. La vertu
active dйfinit le pиre, la vertu passive, la mиre. En fait, parmi les actions
requises pour la gйnйration certaines relиvent du pиre, et certaines de la mиre:
donner la nature et l'espиce, voilа la part du pиre; concevoir et enfanter,
voilа la part de la mиre, considйrйe comme patiente et rйceptive. Nous parlons
de la procession du Verbe, dans la mesure oщ Dieu se comprend soi-mкme. Or
l'intellection divine est le fruit, non de quelque vertu passive, mais pour
ainsi dire d'une vertu active, puisque l'intellect divin n'est pas en
puissance, mais tout en acte. La gйnйration du Verbe dйfinit l'action d'un
pиre, nullement celle d'une mиre. Ainsi, les fonctions qui dans la gйnйration
charnelle sont rйparties entre le pиre et la mиre, la Sainte Йcriture les
attribue toutes au Pиre dans la gйnйration du Verbe: donner la vie au Fils,
concevoir, enfanter, tout cela on l'affirme du Pиre. 12: COMMENT LE FILS EST APPELЙ SAGESSE DE DIEU
Aprиs
avoir appliquй а la gйnйration du Verbe ce qui йtait dit de la Sagesse divine,
reste а montrer qu'on peut reconnaоtre le Verbe de Dieu dans la Sagesse de
Dieu, а propos de laquelle dйjа on a avancй maintes citations. Si nous voulons
partir des rйalitйs humaines pour parvenir а la connaissance de Dieu, il nous
faut remarquer que le nom de sagesse s'applique chez l'homme а un certain
habitus grвce auquel notre esprit atteint les connaissances les plus hautes,
dont celle de Dieu. D'aprиs cet habitus de sagesse, il se forme dans notre
intelligence une certaine idйe de Dieu, idйe qui est un verbe intйrieur et а
laquelle nous avons coutume de donner le nom de sagesse, selon cette maniиre de
parler qui donne aux actes et aux effets des habitus le nom des habitus dont
ils procиdent; ainsi arrive-t-il de donner le nom de justice а ce qui est
accompli avec justice, de force а ce qui est accompli avec force, et, d'une
maniиre gйnйrale, d'appeler vertu ce qui est accompli d'une maniиre vertueuse.
Ainsi appellera-t-on sagesse ce qui est pensй avec sagesse. Du fait mкme que
Dieu se connaоt, il faut affirmer l'existence en lui de la sagesse; mais parce
que Dieu se connaоt sans l'intermйdiaire d'aucune espиce, si ce n'est par son
essence; bien plus, parce que son acte d'intellection est sa propre essence, la
sagesse de Dieu ne peut pas кtre un habitus, elle est l'essence mкme de Dieu.
Or il est manifeste, d'aprиs ce que nous avons dit, que le Fils de Dieu est
Verbe et idйe de Dieu se connaissant lui-mкme. Il en rйsulte que le Verbe de
Dieu, en tant que conзu avec sagesse par l'intelligence divine, peut кtre
appelй en propriйtй de termes Sagesse conзue ou engendrйe; d'oщ le mot
de l'Apфtre, appelant le Christ Sagesse de Dieu.
Mais le verbe mкme de sagesse
conзu par l'esprit est une certaine manifestation de la sagesse en acte
d'intellection; ainsi, en nous, nos actes manifestent-ils tous nos habitus.
Aussi, parce que la divine sagesse reзoit le nom de lumiиre pour autant qu'elle
consiste dans un acte pur de connaissance, et parce que, d'autre part, la
manifestation de la lumiиre c'est la splendeur qui en procиde, il convient que
le Verbe de la divine sagesse soit appelй la splendeur de la lumiиre, selon
la parole de l'Apфtre disant du Fils qu'il est la splendeur de la gloire. Voilа
pourquoi le Fils s'attribue le rфle de manifester le Pиre, quand il dit: Pиre,
j'ai manifestй ton nom aux hommes. Remarquons cependant que si le Fils, Verbe
de Dieu, peut кtre appelй en propriйtй de termes Sagesse conзue, le nom
de sagesse pris а l'йtat absolu est nйcessairement commun au Pиre et au
Fils; la sagesse que fait resplendir le Verbe, c'est en effet l'essence du
Pиre, essence commune au Pиre et au Fils. 13: IL N'Y A QU'UN FILS EN DIEU
Dieu,
qui connaоt tout le reste en se connaissant lui-mкme, - nous l'avons montrй
au Livre Premier -, se connaоt lui-mкme dans un unique et simple regard,
puisque son acte d'intellection est son propre acte d'кtre. Le Verbe de Dieu
est donc nйcessairement unique. Mais, puisque la gйnйration du Fils en Dieu ne
fait qu'un avec la conception du Verbe, il n'y a par consйquent en Dieu qu'une
seule gйnйration et qu'un seul Fils unique а кtre engendrй par le Pиre. Aussi
saint Jean йcrit-il: Nous l'avons vu comme le Fils unique du Pиre, et
encore: Le Fils unique qui est dans le sein du Pиre, c'est lui-mкme qui nous
l'a racontй. De ce qui prйcиde il semble rйsulter pourtant que le
Verbe de Dieu a un autre verbe, le Fils de Dieu un autre fils. Nous avons
montrй en effet que le Verbe de Dieu est vrai Dieu. Il faut donc que tout ce
qui est attribuй а Dieu soit attribuй au Verbe de Dieu. Or Dieu,
nйcessairement, se connaоt lui-mкme. Le Verbe de Dieu se connaоt donc lui-mкme.
Mais si, du fait que Dieu se connaоt lui-mкme, on affirme en Dieu un Verbe qui
est engendrй par lui, il semble qu'on doive attribuer au Verbe, du fait qu'il
se connaоt lui-mкme, un autre verbe. Ainsi il y aura un verbe du Verbe et un
fils du Fils, et ce verbe, s'il est Dieu, а son tour se connaоtra lui-mкme et
aura un autre verbe; la gйnйration divine procйdera ainsi а l'infini. Nous avons dйjа
de quoi rйpondre а cette difficultй. En montrant que le Verbe de Dieu йtait
Dieu, on a montrй cependant qu'il n'йtait pas un Dieu diffйrent du Dieu dont il
йtait le Verbe, mais qu'il n'йtait avec lui qu'un seul et mкme Dieu, n'ayant
pour s'en distinguer que le fait de prendre origine en lui, comme
Verbe-procйdant. De mкme que le Verbe n'est pas un autre Dieu, de mкme n'est-il
pas davantage une autre intelligence, ni par consйquent un autre acte
d'intellection. Il n'y a donc pas d'autre verbe. Il ne s'ensuit pas pour
autant, si l'on tient compte que le Verbe se connaоt lui-mкme, qu'il soit а
lui-mкme son propre verbe. La seule diffйrence en effet que le Verbe ait avec
celui qui le dit, est qu'il prend origine en lui. Tout le reste doit кtre
йgalement attribuй а Dieu qui dit, le Pиre, et au Verbe, le Fils, puisque le
Verbe lui aussi est Dieu. Seulement il faut attribuer spйcialement au Pиre que
c'est de lui que procиde le Verbe, et au Verbe qu'il procиde de Dieu qui le
dit. La
consйquence йvidente, c'est que le Fils n'est pas impuissant, mкme s'il ne peut
engendrer un Fils, alors que le Pиre, lui, engendre un Fils. La mкme puissance,
comme la mкme divinitй, appartient au Pиre et au Fils. Or comme la gйnйration
en Dieu consiste dans la conception intelligible du Verbe, en tant que Dieu se
connaоt lui-mкme, la puissance de gйnйration doit aller en Dieu de pair avec la
puissance de se connaоtre soi-mкme. Comme en Dieu l'acte de connaissance de soi
est unique et sans mйlange, la puissance de connaissance de soi, qui n'est pas
diffйrente de son acte, doit donc кtre йgalement unique. La conception du Verbe,
tant du cфtй de celui qui dit que du cфtй de celui qui est engendrй, est le
fait de la mкme puissance. C'est en vertu de la mкme puissance que le Pиre
engendre et que le Fils est engendrй. Le Pиre ne possиde donc aucune puissance
que le Fils ne possиde, mais le Pиre, eu йgard а la gйnйration, a la puissance
d'engendrer, le Fils celle d'кtre engendrй, puissance, faut-il conclure, qui ne
comporte de diffйrence que par la seule relation. Mais l'Apфtre affirmant que le Fils de
Dieu a un verbe, ne semble-t-il pas que le Fils ait un fils et le Verbe un
verbe? Comment interprйter ces paroles: En ces jours-lа, il nous a parlй
dans son Fils, puis: Lui, comme il est la splendeur de sa gloire et la
figure de sa substance, soutenant toutes choses par le verbe de sa puissance, etc...?
L'intelligence de ce texte nous est fournie par des donnйes prйcйdentes. Le
concept de la sagesse, le verbe, a-t-il йtй dit plus haut, peut revendiquer
pour soi le nom de sagesse. En poursuivant cette йtude, on verra que l'effet
extйrieur qui dйcoule du concept de la sagesse peut lui aussi кtre appelй
sagesse, puisqu'il est admis que l'effet peut prendre le nom de la cause: on
appelle sagesse d'un homme non seulement ce qu'il pense avec sagesse, mais
aussi ce qu'il fait avec sagesse. De lа vient que le dйploiement de la sagesse
divine dans l'_uvre de la crйation est appelй sagesse de Dieu: Il l'a crййe,
- la sagesse - par l'Esprit-Saint; et encore: Il l'a rйpandue sur
toutes ses _uvres. Ainsi ce qui sort du Verbe prend-il le nom de verbe:
chez nous, en effet, l'expression vocale du verbe intйrieur prend le nom de
verbe, comme si elle йtait le verbe du verbe, manifestant le verbe intйrieur.
Ainsi le concept de l'intelligence divine, qu'est le Fils, n'est pas seul а
porter le nom de Verbe; le dйploiement du concept divin dans les _uvres
extйrieures porte aussi le nom de verbe du Verbe. Ainsi faut-il entendre que le
Fils porte tout par le verbe de sa puissance; ainsi faut-il entendre la
parole du Psaume: Feu, grкle, neige, glace, vents de tempкte, qui
accomplissent son verbe, comme les effets du concept divin, qui se
dйploient dans le monde grвce aux puissances des crйatures. Puisque Dieu,
a-t-on dit, en se connaissant lui-mкme, connaоt tout le reste, le Verbe conзu
en Dieu, dиs lа que Dieu se connaоt, doit кtre le Verbe de toutes choses, mais
non pas de la mкme maniиre Verbe de Dieu et Verbe du reste. Verbe de Dieu, il
procиde en effet de Dieu; Verbe des choses, il ne procиde pas d'elles, mais
bien plutфt est-ce sa science qui produit les choses dans l'кtre, comme on l'a
montrй. Il faut donc que le Verbe de Dieu, Verbe de toutes les choses qui ont
йtй crййes, soit idйe parfaite. Comment peut-il кtre idйe de chaque chose, cela
ressort de ce qu'on a exposй au Livre Premier, oщ l'on a montrй que Dieu a la
connaissance particuliиre de toutes choses. Quiconque applique son intelligence а
quelque _uvre que ce soit, travaille selon l'idйe de l'_uvre qu'il porte en lui:
une maison, rйalitй matйrielle, se construit selon l'idйe que l'architecte a
dans son esprit. Or Dieu produit les choses dans l'кtre, non point poussй par
une nйcessitй de nature, mais comme agissant selon son intelligence et sa
volontй. Dieu a tout fait par son Verbe, qui est l'idйe des choses qu'il a
faites. Toutes choses ont йtй faites par lui. Moпse, quand il dйcrit
l'origine du monde, abonde dans le mкme sens en s'exprimant ainsi, а propos de
chacune des _uvres de Dieu: Dieu dit: que la lumiиre soit, et la lumiиre se
fit. Dieu dit: qu'il y ait un firmament, etc... Le Psalmiste rйsume tout
ceci en disant: Il dit, et les choses furent crййes. Dire, c'est
produire un verbe. Ainsi donc doit-on entendre le: Dieu dit et les choses
furent crййes; Dieu a produit le Verbe par qui il a produit les choses dans
l'кtre, comme par leur idйe parfaite. Conservation et production des choses ont
mкme cause. De mкme que le Verbe de Dieu a crйй toutes choses, ainsi les
conserve-t-il dans l'кtre. D'oщ le mot du Psalmiste: Les cieux ont йtй
йtablis par le Verbe du Seigneur, et celui de l'Apфtre, а propos du Fils: Il
porte tout par le verbe de sa puissance, dont nous avons vu plus haut
comment l'entendre. Le Verbe de Dieu, notons-le, diffиre cependant de
l'idйe qui est dans l'esprit de l'artisan. Le Verbe de Dieu est Dieu subsistant;
l'idйe de l'_uvre dans l'esprit de l'artisan n'est pas, elle, un кtre
subsistant, mais simplement une forme intelligible. Une forme non subsistante
ne peut avoir d'action propre, car l'action est le fait d'un кtre parfait et
subsistant; ce qui lui appartient, c'est qu'on agisse par elle, car la forme
est le principe d'action grвce auquel l'agent peut agir. L'idйe de maison dans
l'esprit du maзon ne construit pas la maison; mais c'est grвce а cette idйe que
le maзon bвtit la maison. Le Verbe de Dieu, lui, idйe des choses faites par Dieu,
ne se contente pas d'кtre principe d'action, il agit, car il est subsistant.
Aussi la Sagesse de Dieu dit-elle, au Livre des Proverbes: J'йtais auprиs de
lui, disposant toutes choses, et le Seigneur lui-mкme, en saint Jean: Mon
Pиre agit et moi aussi j'agis. Remarquons de plus que la chose а la
fabrication de laquelle prйside l'intelligence, prйexiste dans l'idйe avant
qu'on l'amиne а exister en acte. Or le Verbe de Dieu, nous l'avons montrй, est
l'idйe de tout ce qui a йtй crйй par Dieu. Tout ce qui a йtй crйй par Dieu doit
donc avoir prйexistй dans le Verbe de Dieu avant d'exister dans sa nature
propre. Or ce qui est dans un кtre est dans cet кtre selon le mode d'кtre qui
est propre а cet кtre, non pas selon le sien propre: la maison est, dans
l'esprit du maзon, а l'йtat intelligible et immatйriel. On doit donc comprendre
que les choses aient prйexistй dans le Verbe de Dieu selon le mode qui lui est
propre. Or le mode d'кtre du Verbe, c'est d'кtre unique, simple, immatйriel, et
non seulement vivant, mais la vie mкme, puisqu'il est son acte d'кtre. Les
choses crййes par Dieu doivent donc avoir prйexistй dans le Verbe de toute
йternitй, de maniиre immatйrielle, sans aucune composition et de telle sorte
qu'elle ne fussent rien d'autre dans le Verbe que le Verbe lui-mкme, qui est la
vie. Voilа qui explique la parole de saint Jean: Ce qui a йtй fait, йtait
vie en lui, c'est-а-dire dans le Verbe. De mкme que celui qui fait _uvre
d'intelligence produit les choses dans l'кtre selon l'idйe qu'il porte en lui,
ainsi celui qui enseigne produit-il la science chez son disciple, selon l'idйe
qu'il porte en lui, la science du disciple йtant tirйe, comme а titre d'image,
de celle du maоtre. Or l'intelligence divine n'est pas seulement cause de tout
ce qui subsiste dans la nature; toute connaissance intellectuelle prend source
en elle. Le Verbe de Dieu, idйe de l'intelligence divine, doit donc кtre source
de toute connaissance intellectuelle. Voilа pourquoi il est dit: La vie
йtait la lumiиre des hommes, le Verbe de Dieu, vie en qui toutes choses
sont vie, manifestant, comme une lumiиre, la vйritй а l'esprit des hommes. - Ce
n'est pas la faute du Verbe que tous les hommes ne parviennent pas а la
connaissance de la vйritй, mais que certains demeurent dans les tйnиbres. C'est
la faute des hommes qui ne se tournent pas vers le Verbe et qui ne peuvent
pleinement le recevoir: aussi les tйnиbres continuent-elles d'envelopper les
hommes, plus ou moins intenses selon que les hommes se tournent plus ou moins
vers le Verbe et lui font accueil. Aussi bien saint Jean, voulant exclure toute
dйficience de la puissance de manifestation du Verbe, aprиs avoir dit que la vie
йtait la lumiиre des hommes, ajoute que cette lumiиre brille dans les
tйnиbres et que les tйnиbres ne l'ont point accueillie. L'existence des
tйnиbres ne vient pas de ce que le Verbe ne resplendit pas; mais de ce que
certains n'accueillent pas la lumiиre du Verbe, ainsi des tйnиbres que n'arrive
pas а percer la lumiиre du soleil matйriel pour qui a les yeux fermйs ou malades. Voilа, enseignйs
que nous avons йtй par les Saintes Йcritures, ce que nous pouvons concevoir de
la gйnйration divine et de la puissance du Fils unique de Dieu. 14: SOLUTION DES DIFFICULTЙS SOULEVЙES CONTRE LA GЙNЙRATION EN
DIEU
La
vйritй ne tolиre aucune erreur et dissipe tout doute. Il va nous кtre facile de
rйsoudre les objections qui semblaient faire difficultй touchant la gйnйration
en Dieu. 1. Les chapitres prйcйdents nous ont amenйs а affirmer nettement en Dieu
l'existence d'une gйnйration intelligible, non point telle que celle des кtres
matйriels, chez qui la gйnйration est un certain changement, accompagnй, en
contrepartie, d'une certaine corruption. La conception du verbe dans notre
intelligence ne s'accompagne en effet d'aucun changement ni d'aucune
corruption, et c'est а cette conception, nous l'avons vu, que ressemble la
gйnйration du Fils de Dieu. 2. Le verbe qui est conзu dans notre esprit ne passe
de la puissance а l'acte qu'autant que notre intellect passe de la puissance а
l'acte; notre intellect donne naissance а un verbe pour autant seulement qu'il
existe en acte: au moment mкme oщ il existe en acte, il lui naоt un verbe. Mais
l'intelligence divine, elle, n'est jamais en puissance, seulement en acte. La
gйnйration du Verbe n'a donc pas lieu suivant le passage de la puissance а
l'acte, mais comme l'acte qui naоt de l'acte, la splendeur de la lumiиre,
l'idйe de l'intelligence en acte. D'oщ il ressort que la gйnйration n'empкche
pas le Fils de Dieu d'кtre vraiment Dieu et йternel. Bien plutфt, est-il
nйcessaire que celui qui est Verbe de Dieu soit coйternel а Dieu,
l'intelligence en acte n'йtant jamais sans verbe. 3. Puisque la gйnйration du Fils de Dieu
n'est pas matйrielle mais intellectuelle, c'est sottise de se demander si le
Pиre a donnй tout ou partie de sa nature. Il est йvident que si Dieu se
connaоt, le Verbe doit en embrasser toute la plйnitude. Et pourtant la
substance donnйe au Fils ne cesse pas d'кtre dans le Pиre, pas plus que chez
nous la nature propre d'une chose qui entre dans le champ de l'intelligence ne
cesse d'кtre dans cette chose, йtant donnй que le Verbe de notre intelligence
tient de la chose elle-mкme qu'elle apprйhende la facultй d'embrasser cette
nature d'une maniиre intelligible. 4, Du fait d'ailleurs que la gйnйration
divine n'est pas matйrielle, il est йvident que dans le Fils de Dieu, sujet
rйcepteur et nature reзue n'ont pas besoin d'кtre diffйrents, ce qu'exigent les
gйnйrations matйrielles oщ la matiиre de l'engendrй reзoit la forme du
gйnйrateur. Dans la gйnйration intelligible, il n'en va pas ainsi. Le verbe ne
naоt pas de l'intelligence de maniиre qu'il faille prйsupposer en lui une
partie rйceptrice et une autre qui naisse de l'intellect; c'est dans sa
totalitй que le verbe naоt de l'intelligence, de mкme qu'en nous un verbe naоt
d'autres verbes, comme la conclusion des principes. Or lа oщ un кtre naоt en
son entier d'un autre кtre point n'est besoin de supposer une partie rйceptrice
et une partie reзue; c'est un кtre complet qui sort de celui dont il naоt. 5. Il est
йgalement clair que l'impossibilitй de distinguer en Dieu plusieurs subsistants
n'exclut pas une authentique gйnйration. L'essence divine, toute subsistante
qu'elle soit, ne peut кtre sйparйe de la relation qu'il faut bien poser en Dieu
du fait que le Verbe conзu dans l'intellect divin prend origine en Dieu qui le
profиre. Le Verbe est l'essence divine; et Dieu qui le profиre, et de qui naоt
le Verbe, est aussi l'essence divine, essence en rien diffйrente, mais
numйriquement identique. Or Dieu ne pouvant кtre sujet d'accident, ces
relations ne sont pas en Dieu accidentelles, mais subsistantes. Si donc l'on
considиre les relations, il y a pluralitй de subsistants. Il y a unicitй dans
la ligne de l'essence. Aussi bien dit-on qu'il y a un seul Dieu, car il n'y a
qu'une essence subsistante, et plusieurs personnes, en raison de la distinction
des relations subsistantes. La distinction des personnes en effet, mкme chez
l'homme, ne se prend pas selon l'essence de l'espиce, mais selon ce qui
s'ajoute а la nature de l'espиce. En toutes les personnes humaines se retrouve
une unique nature spйcifique, et pourtant il y a multiplicitй de personnes, les
hommes se distinguant entre eux par ce qui s'ajoute а la nature. En Dieu, on ne
doit donc pas affirmer l'unicitй de personne en raison de l'unitй de l'essence
subsistante, mais bien, en raison des relations, la pluralitй des personnes. 6. Par oщ l'on
voit que le principe d'individuation, ou ce qui en tient lieu, ne s'identifie
pas avec l'« кtre-dans-un-autre »: l'essence
divine en effet n'est pas dans un autre Dieu, pas plus que la paternitй n'est
dans le Fils. 7. Si les deux personnes, celle du Pиre et celle du Fils, ne se
distinguent pas par l'essence mais par la relation, la relation cependant n'est
pas rйellement diffйrente de l'essence, puisque, en Dieu la relation ne peut
кtre un accident. Si l'on considиre attentivement les conclusions йtudiйes au
Livre 1er, on ne pourra pas davantage regarder comme impossible qu'il y ait en
Dieu les perfections de tous les кtres, non pas selon une certaine composition,
mais selon l'unitй et la simplicitй de son essence. C'est par une forme qu'un
homme est vivant, par une autre forme qu'il est sage, par une autre encore
qu'il est juste: toutes choses que Dieu possиde de par son essence. De mкme
donc que dans un homme sagesse et justice sont des accidents, et qu'en Dieu
elles sont identiques а son essence, de mкme une relation, mettons la relation
de paternitй ou celle de filiation, bien qu'accident chez l'homme, est en Dieu
l'essence divine. Affirmer que la sagesse divine est l'essence de Dieu,
ce n'est pas dire pour autant qu'elle soit infйrieure а la nфtre, laquelle
ajoute а l'essence. C'est dire au contraire que la sagesse divine dйpasse la
nфtre au point que ce а quoi notre essence ne peut atteindre, comme la science
et la justice, Dieu la possиde parfaitement par son essence. Tout ce qui se
prйsente de distinct chez nous entre l'essence et la sagesse, il faut
l'attribuer en bloc а Dieu considйrй dans son essence. La mкme raison vaut pour
le reste. Puisque les relations de paternitй et de filiation sont l'essence
divine, tout ce qui est propre а la paternitй doit se rencontrer en Dieu, bien
que la paternitй soit l'essence mкme de Dieu. C'est le propre de la paternitй
de se distinguer de la filiation: affirmer le rapport de pиre а fils, c'est
affirmer le rapport а un autre, et c'est toute la raison de pиre que d'кtre
pиre d'un fils. Quand bien mкme Dieu le Pиre est l'essence divine, et de mкme
Dieu le Fils, du fait que Dieu est Pиre, il se distingue du Fils, bien que le
Pиre et le Fils soient un, l'un et l'autre йtant l'essence divine. a) On voit clairement ainsi que la relation
en Dieu n'est pas sans un fondement absolu. Cette rйfйrence а un absolu est
cependant diffйrente en Dieu et dans les crйatures. Dans les crйatures, la
relation se rйfиre а l'absolu, а titre d'accident se rйfйrant а son sujet; en
Dieu, la rйfйrence se fait par mode d'identitй, comme il en va pour ce qu'on
affirme de lui. Or un mкme sujet ne peut soutenir en soi des relations
opposйes, un mкme homme, par exemple, кtre ensemble pиre et fils. Mais
l'essence divine, en raison de sa perfection absolue, est identique а la
sagesse, а la justice, etc., toutes choses qui chez nous relиvent de genres
divers. Ainsi rien n'empкche qu'une unique essence soit identique а la
paternitй et а la filiation, rien n'empкche que le Pиre et le Fils soient un
seul Dieu, bien que le Pиre ne soit pas le Fils: c'est la mкme essence, en
effet, qui possиde naturellement l'кtre et son propre Verbe intelligible. b) Il est clair aussi, aprиs tout ce que
l'on a dit, qu'en Dieu les relations sont d'ordre rйel, et pas seulement
notionnel. Toute relation qui dйcoule de l'opйration d'une chose, ou de sa
puissance, ou de sa quantitй, existe rйellement: autrement, elle existerait
dans la seule intelligence, comme il en va pour la science et son objet. La
relation de la science а son objet est en effet la consйquence de l'action du
sujet connaissant, non de celle de l'objet connu, celui-ci se comportant de la
mкme maniиre, quant а lui, aussi bien lorsqu'il est saisi par l'intelligence
que lorsqu'il ne l'est pas. C'est ainsi que la relation est rйelle du cфtй du
sujet connaissant, de raison du cфtй de l'objet, l'objet йtant mis en relation
avec la science du fait que la science se rapporte а lui. Mкme chose pour les
notions de droite et de gauche. Les animaux ont en effet des possibilitйs qui
donnent naissance а des relations de droite et de gauche; une telle relation
existe vraiment et rйellement chez l'animal: de quelque cфtй qu'il se tourne,
cette relation se comporte toujours de la mкme maniиre; jamais son cфtй droit
ne prendra le nom de cфtй gauche. Par contre, les кtres inanimйs, dйmunis de
telles possibilitйs, n'ont pas en eux rйellement de semblable relation; on leur
attribue seulement la relation de droite et de gauche, du fait que des кtres
animйs se comportent d'une certaine maniиre а leur йgard: ainsi dit-on d'une
mкme colonne qu'elle est tantфt а droite, tantфt а gauche, suivant qu'un кtre
animй se situe diffйremment par rapport а elle. La relation du Verbe а Dieu qui
le profиre, et dont il est le Verbe, est affirmйe en Dieu du fait qu'il se
connaоt soi-mкme, opйration qui lui est intйrieure, bien plus qui est Dieu
lui-mкme. Reste donc que les relations dont on a parlй sont en Dieu vraiment et
rйellement, et non pas seulement le fait de notre intelligence. c) Affirmer en Dieu l'existence de la
relation ne signifie pas qu'il y ait en lui quoi que ce soit qui possиde un
кtre dйpendant. Chez nous, les relations ont un кtre dйpendant, diffйrent de
celui de la substance; elles possиdent, comme les autres accidents, un кtre qui
leur est propre, propre а leur nature mкme. Les accidents йtant des formes
surajoutйes а la substance et produites par les principes de celle-ci, il
convient que leur кtre se surajoute а celui de la substance, en dйpendance de
lui. Le degrй d'кtre, plus ou moins grand, de chacun de ces accidents, se
mesure а la plus ou moins grande proximitй et perfection de la forme
accidentelle par rapport а la substance. Voilа pourquoi la relation, qui vient
s'ajouter rйellement а la substance, possиde le dernier degrй de l'кtre, et le
plus imparfait: le dernier, parce qu'il suppose non seulement l'кtre de la
substance, mais encore l'кtre des autres accidents qui sont а l'origine de la
relation (l'un quantitatif, par exemple, йtant а l'origine de l'йgalitй, l'un
qualitatif а l'origine de la similitude); le plus imparfait, parce que la
nature mкme de la relation йtant d'кtre-а-un-autre, son кtre propre qui se
surajoute а la substance, dйpend non seulement de l'кtre de la substance, mais
encore de l'кtre d'un agent extйrieur. Ce n'est pas le cas en Dieu, bien sыr.
Tout ce qui est en Dieu, est substance de Dieu. De mкme donc qu'en Dieu, l'кtre
de la sagesse n'est pas un кtre dйpendant de la substance, car l'кtre de la
sagesse est l'кtre de la substance, de mкme l'кtre de la relation ne dйpend ni
de la substance ni d'un agent extйrieur, l'кtre de la relation йtant l'кtre
mкme de la substance. Affirmer la relation en Dieu, ce n'est pas pour autant
affirmer en lui un кtre dйpendant, mais seulement une certaine rйfйrence en
laquelle consiste la nature mкme de la relation. Ainsi quand on affirme la
sagesse en Dieu, il ne s'ensuit pas qu'il y ait en lui un certain кtre
accidentel, mais seulement une certaine perfection en quoi consiste la nature
mкme de sagesse. Autre point nettement acquis: l'imperfection
manifeste des relations crййes n'entraоne pas que les personnes divines,
diffйrenciйes par les relations, soient imparfaites, mais seulement que la
distinction des personnes divines est des plus tйnues. 8. Il est clair aussi que le Pиre et le
Fils, distincts entre eux, ne sont pas plusieurs dieux, bien que le nom de Dieu
soit dit substantiellement du Pиre et du Fils. Distincts de par la distinction
des relations subsistantes, ils sont un seul Dieu de par l'unitй de l'essence
subsistante. Chez les hommes, il est impossible que plusieurs soient un seul,
car l'essence « humanitй » n'est pas numйriquement une en eux, pas
plus que l'essence « humanitй » n'est subsistante, au point que
l'homme soit l'« humanitй. » 9. Le fait, en Dieu, de l'unitй de
l'essence et de la distinction des relations montre bien qu'il n'est pas
impossible de trouver en lui certaines oppositions, nous voulons dire de ces
oppositions qui sont la consйquence de la distinction des relations, ainsi
d'кtre engendrant et engendrй, opposition relative, ainsi d'кtre engendrй
et inengendrй, opposition d'affirmation et de nйgation. Partout oщ
l'on trouve, en effet, une certaine distinction, doit se trouver une opposition
de nйgation et d'affirmation. Les choses qui ne souffrent ni affirmation ni
nйgation, sont parfaitement indistinctes: quand donc une chose serait en tout
ce qu'est une autre, ces deux choses n'en feraient strictement qu'une, n'йtant
distinctes en rien. Mais en voilа assez sur la gйnйration en Dieu. LA PROCESSION DU SAINT-ESPRIT15: QU'IL Y A UN SAINT-ESPRIT EN DIEU
La
Sainte Йcriture ne nous oblige pas seulement а croire qu'il y a en Dieu un Pиre
et un Fils; а ces ceux-lа elle ajoute un Saint-Esprit. Le Seigneur dit en
effet, en saint Matthieu: Allez, enseignez toutes les nations, les
baptisant au nom du Pиre et du Fils et du Saint-Esprit, et saint Jean йcrit:
ils sont trois dans le ciel а rendre tйmoignage: le Pиre, le Verbe et
l'Esprit-Saint. L'Йcriture fait йgalement mention d'une certaine procession
de cet Esprit-Saint: Lorsque le Paraclet sera venu, que je vous enverrai
d'auprиs du Pиre, l'Esprit de vйritй qui procиde du Pиre, il vous rendra
tйmoignage а mon sujet. 16: L'ESPRIT-SAINT, A-T-ON DIT, N'EST QU'UNE CRЙATURE. RAISONS
MISES EN AVANT
Invoquant
а leur appui des textes d'Йcriture, certains ont tenu que l'Esprit-Saint йtait
une crйature, d'un ordre seulement plus йlevй que les autres. 1. Voici, par
exemple, le tйmoignage d'Amour, selon du moins la version des Septante: Le
voici, formant les montagnes, crйant l'esprit, annonзant aux hommes sa parole; et
celui de Zacharie: Le Seigneur parle, dйployant le ciel, assoyant la terre,
crйant l'esprit de l'homme en lui. L'Esprit-Saint, semble-t-il, serait
ainsi une crйature. 2. Dans son enseignement, le Seigneur affirme de
l'Esprit-Saint qu'il ne parlera pas de lui-mкme mais qu'il dira tout ce
qu'il aura entendu. On en dйduira que l'Esprit ne dit rien de sa propre
autoritй, mais qu'il est au service de qui lui commande. Or, redire ce qu'on a
entendu, n'est-ce pas le propre d'un serviteur? L'Esprit-Saint ne serait donc
qu'une crйature soumise а Dieu. 3. Il revient а un infйrieur d'кtre envoyй
en mission, l'envoi au contraire impliquant autoritй. Or l'Esprit-Saint est
chargй de mission, envoyй, par le Pиre et par le Fils. L'Esprit-Saint
Paraclet que le Pиre enverra en mon nom vous enseignera toutes choses. Lorsque
le Paraclet que je vous enverrai d'auprиs du Pиre sera venu... L'Esprit-Saint
serait donc infйrieur au Pиre et au Fils. 4. La Sainte Йcriture associe le Fils au
Pиre en tout ce qui paraоt relever de la divinitй, mais ne fait pas mention de
l'Esprit-Saint. Tel ce texte de saint Matthieu: Personne ne connaоt le Fils
si ce n'est le Pиre; personne ne connaоt le Pиre si ce n'est le Fils. Aucune
mention n'est faite de l'Esprit-Saint. Tel cet autre texte de saint Jean: La
vie йternelle c'est qu'ils te connaissent toi, le seul vrai Dieu, et celui que
tu as envoyй Jйsus-Christ, qui ne fait pas davantage mention de
l'Esprit-Saint. De mкme quand l'Apфtre dit: la grвce soit avec vous et la
paix qui vient de Dieu notre Pиre et du Seigneur Jйsus-Christ, ou encore:
Nous n'avons qu'un seul Dieu, le Pиre de qui tout vient et en qui nous sommes,
qu'un seul Seigneur, Jйsus-Christ par qui tout vient et par qui nous sommes, rien
en tout cela ne nous parle de l'Esprit-Saint dont il semble bien qu'il ne soit
pas Dieu. 5. Tout ce qui est sujet au mouvement est crйй. Dieu, on l'a dйjа
montrй, est immobile. Or l'Йcriture attribue du mouvement а l'Esprit-Saint.
D'aprиs la Genиse, l'Esprit de Dieu planait sur les eaux; et on lit, en Joлl:
Je rйpandrai de mon esprit sur toute chair. L'Esprit-Saint serait donc une
crйature. 6. Tout ce qui est capable de croissance et de division est mobile et
crйй. Or, ces attributs, l'Йcriture semble bien les assigner а l'Esprit-Saint.
Le Seigneur dit en effet а Moпse: Rassemble-moi soixante-dix des anciens
d'Israлl; j'enlиverai de ton esprit que je leur donnerai. Au quatriиme Livre
des Rois, on lit qu'Йlisйe demanda а Йlie: Je t'en prie: que ton esprit
redouble en moi. Et Йlie de lui rйpondre: si tu t'aperзois de mon
dйpart, quand je te serai enlevй, alors il sera fait comme tu le demandes. Capable
de changement, l'Esprit-Saint ne serait donc pas Dieu. 7. La tristesse ne saurait affecter Dieu;
la tristesse est une passion et Dieu est impassible. Mais la tristesse affecte
l'Esprit-Saint. Aussi bien, l'Apфtre dit-il: Ne contristez pas le Saint-Esprit
de Dieu; et Isaпe: ils l'ont provoquй а la colиre, ils ont attristй son
Saint-Esprit. Il semble donc que l'Esprit-Saint ne soit pas Dieu. 8. D'ailleurs il
ne convient pas а Dieu de prier, mais plutфt d'кtre priй. Or la priиre est
attribuйe au Saint-Esprit: L'Esprit lui-mкme prie pour nous en gйmissements
ineffables. La mкme conclusion s'impose. 9. Nul ne peut donner dйcemment que ce sur
quoi il a domaine. Mais Dieu le Pиre et le Fils йgalement font don du
Saint-Esprit. Le Seigneur dit en effet en saint Luc: Votre Pиre donnera du
ciel l'esprit de bontй а ceux qui le demanderont; et saint Pierre
d'affirmer: Dieu donnera l'Esprit-Saint а ceux qui lui obйiront. Tout
cela semble indiquer que l'Esprit-Saint n'est pas Dieu.
10. Au reste, si
l'Esprit-Saint est vrai Dieu, il faut qu'il ait la nature divine, et ainsi,
puisque l'Esprit procиde du Pиre, il est nйcessaire qu'il reзoive de lui
la nature divine. Mais recevoir la nature de celui par qui l'on est produit,
c'est кtre engendrй par lui, le propre de l'engendrй йtant d'кtre produit а la
ressemblance spйcifique de son principe. L'Esprit-Saint sera donc engendrй, et
Fils par consйquent; ce qui est contraire а la foi orthodoxe. 11. D'ailleurs si
l'Esprit-Saint reзoit du Pиre la nature divine sans кtre pour autant engendrй,
la nature divine devra кtre communiquйe de deux maniиres, et sous le mode de
gйnйration, selon lequel procиde le Fils et sous le mode dont procиde
l'Esprit-Saint. Or, а regarder l'ensemble des natures, il ne parait pas normal
qu'une seule et mкme nature puisse se communiquer sous deux modes diffйrents.
Puisque l'Esprit-Saint ne reзoit pas sa nature par mode de gйnйration, il ne la
recevra donc d'aucune maniиre. Et ainsi ne sera-t-il pas vйritablement Dieu. Telle fut la
position tenue par Arius, pour qui le Fils et l'Esprit n'йtaient que des
crйatures, l'Esprit йtant infйrieur au Fils dont il n'йtait que le ministre, le
Fils, lui, йtant infйrieur an Pиre. - Sur la question du Saint-Esprit, Arius
fut suivi par Macйdonius. Celui-ci, d'aprиs saint Augustin, tenait sainement
que le Pиre et le Fils possйdaient une seule et mкme nature, mais il ne voulait
pas le croire de l'Esprit-Saint, affirmant qu'il йtait une crйature. D'oщ
le nom de semi-ariens donnй parfois aux disciples de Macйdonius, qui s'accordaient
en partie avec les ariens, et en partie s'en sйparaient. 17: L'ESPRIT-SAINT EST VRAIMENT DIEU
Les
textes de l'Йcriture tйmoignent а l'йvidence de la divinitй de l'Esprit-Saint. On ne consacre de
temple qu'а Dieu seul: Dieu dans son temple saint, chante le Psaume. Or
l'Esprit-Saint se voit dйdier des temples: Ne savez-vous pas que vos corps
sont les temples de l'Esprit-Saint? dit l'Apфtre. L'Esprit-Saint est donc
Dieu. Affirmation d'autant plus remarquable que quelques versets auparavant,
l'Apфtre note que nos membres, dont il dit qu'ils sont les temples de
l'Esprit-Saint, sont les membres du Christ: Ne savez-vous pas que vos corps
sont les membres du Christ? Il ne conviendrait pas, le Christ йtant Dieu,
que les membres du Christ fussent temple de l'Esprit-Saint, si l'Esprit-Saint
n'йtait pas Dieu. Les saints ne vouent le culte de latrie qu'au vrai
Dieu: Tu craindras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui seul,
est-il ordonnй au Deutйronome. Or les saints vouent le culte de latrie а
l'Esprit-Saint, selon ce mot de l'Apфtre aux Philippiens: Nous sommes la
vraie circoncision, nous qui adorons l'Esprit Dieu, texte ainsi prйsentй
par les codex grecs et les plus vieilles versions latines, bien que certaines
recensions portent: Nous qui par l'Esprit du Seigneur rendons un culte.
Le texte grec montre bien qu'il faille l'entendre d'un culte de latrie, dы а
Dieu seul. L'Esprit-Saint est donc vйritablement Dieu, auquel est dы le culte
de latrie. Sanctifier les hommes est proprement l'_uvre de Dieu. C'est moi le
Seigneur qui vous sanctifie, lit-on au Lйvitique. Or c'est le Saint
Esprit qui sanctifie: Vous avez йtй lavйs, vous avez йtй sanctifiйs, vous
avez йtй justifiйs au nom de Notre-Seigneur Jйsus-Christ et dans l'Esprit de
notre Dieu, йcrit l'Apфtre aux Corinthiens: et aux Thessaloniciens:
Dieu nous a choisis, prйmices pour le salut, dans la sanctification de
l'Esprit et dans la foi а la vйritй. Il faut donc que l'Esprit-Saint soit
Dieu. Le
rфle que joue l'вme dans la vie naturelle du corps, Dieu le joue dans la vie de
justice de cette mкme вme. De mкme, dit le Seigneur en saint Jean, que le Pиre
qui vit m'a envoyй et que je vis par mon Pиre, de mкme celui qui me mange vivra
par moi. Or une telle vie est l'_uvre de l'Esprit-Saint. On lit en effet presque
aussitфt: c'est l'Esprit qui donne la vie; et l'Apфtre d'йcrire aux Romains:
Si par l'Esprit vous mortifiez les _uvres de la chair, vous vivrez.
L'Esprit-Saint est donc de nature divine. Le Seigneur, comme preuve de sa divinitй,
en face des Juifs qui ne pouvaient supporter qu'il se fit l'йgal de Dieu,
affirme qu'il a le pouvoir de rйsurrection. De mкme que le Pиre ressuscite les
morts et donne la vie, de mкme le Fils donne la vie а qui il veut. Or ce
pouvoir de rйsurrection, le Saint-Esprit le possиde. L'Apфtre dit en effet aux Romains:
Si son Esprit qui a ressuscitй Jйsus-Christ d'entre les morts habite en
vous, celui qui a ressuscitй Jйsus-Christ d'entre les morts donnera aussi la
vie а vos corps mortels, en raison de son Esprit qui habite en vous. L'Esprit-Saint
est donc de nature divine. La crйation, on l'a dйjа montrй, n'est l'_uvre que de
Dieu. Or la crйation relиve de l'Esprit-Saint. Envoie ton Esprit, chante
le Psaume, et les кtres seront crййs. Il est dit encore au Livre de Job:
l'Esprit de Dieu m'a crйй: et l'Ecclйsiastique affirme: Lui-mкme
l'a crййe, - la Sagesse -, par le Saint-Esprit. L'Esprit-Saint est
donc de nature divine. Autre donnйe: L'Esprit pйnиtre tout, dit
l'Apфtre aux Corinthiens, mкme les abоmes de Dieu. Qui donc
sait ce qui est dans l'homme, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui? Ainsi
personne ne connaоt ce qui est de Dieu, si ce n'est l'Esprit de Dieu.
Aucune crйature ne peut embrasser tous les abоmes de Dieu, comme le montre а
l'йvidence cette parole du Seigneur: Personne ne connaоt Je Fils si ce n'est
le Pиre, ni le Pиre si ce n'est le Fils. Et Dieu de dire, par la bouche d'Isaпe:
C'est mon secret а moi. L'Esprit-Saint n'est donc pas une crйature. Selon la
comparaison de l'Apфtre, l'Esprit-Saint se comporte а l'йgard de Dieu comme
l'esprit de l'homme а l'йgard de l'homme. Or l'esprit de l'homme est intйrieur
а l'homme, non point d'une nature йtrangиre, mais partie de lui-mкme.
L'Esprit-Saint n'est donc pas d'une autre nature que Dieu. Si l'on compare
les paroles, dйjа citйes, de l'Apфtre а celles du prophиte Isaпe, on
verra clairement que l'Esprit-Saint est Dieu. Nul _il n'a vu, Dieu, en
dehors de toi, ce que tu as prйparй а ceux qui espиrent en toi. Ayant
citй ces paroles, l'Apфtre ajoutait: L'Esprit scrute les profondeurs de Dieu.
L'Esprit-Saint connaоt donc ces profondeurs que Dieu a prйparйes а ceux
qui espиrent en lui. Si donc, comme l'affirme Isaпe, nul n'a vu ces choses
hormis Dieu, il est clair que l'Esprit saint est Dieu. Il est dit encore en Isaпe: J'entendis
la voix de Dieu qui disait: Qui enverrai-je et qui ira pour nous? Et je dis: me
voici, envoyez-moi. Et il dit: Va, tu diras а ce peuple: Йcoutez, auditeurs, et
ne comprenez pas. Or ces paroles, Paul les attribue а l'Esprit-Saint,
lorsque s'adressant aux Juifs il leur dit: L'Esprit-Saint s'est justement
exprimй par le prophиte Isaпe quand il a dit: Va vers ce peuple et dis-leur:
Vous entendrez de vos oreilles et vous ne comprendrez pas. Il est йvident
que l'Esprit-Saint est Dieu. Au tйmoignage de l'Йcriture, c'est Dieu qui a parlй
par les prophиtes: S'il se trouve parmi vous quelque prophиte du Seigneur,
je lui apparaоtrai en vision ou je lui parlerai en songe, lit-on au livre
des Nombres: et le Psalmiste proclame: J'йcouterai ce que dit
en moi le Seigneur Dieu. Or l'Esprit-Saint, la chose est claire, a parlй
par les prophиtes, ainsi en tйmoigne le Livre des Actes: Il faut que
s'accomplisse la parole de l'Йcriture que l'Esprit-Saint a prйdite par la
bouche de David; ainsi encore le Seigneur lui-mкme, en saint Matthieu,
et saint Marc: Comment les scribes disent-ils que le Christ est fils de
David? David lui-mкme disait dans L'Esprit-Saint: le Seigneur a dit а mon
Seigneur: Assieds-toi а ma droite; et saint Pierre, enfin: Ce
n'est pas par une volontй d'homme qu'une prophйtie a jamais йtй portйe, mais
c'est inspirйe par L'Esprit-Saint que les saints hommes de Dieu ont parlй. Tous
ces tйmoignages convergent vers une mкme conclusion: l'Esprit-Saint est Dieu. L'Йcriture montre
encore que la rйvйlation des mystиres est l'_uvre propre de Dieu, ainsi, au Livre
de Daniel: Il y a un Dieu au ciel qui rйvиle les mystиres. Or l'Йcriture
montre aussi que cette rйvйlation des mystиres est l'_uvre du Saint-Esprit.
L'Apфtre dit aux Corinthiens: Dieu nous a rйvйlй par son Esprit; et
encore: L'Esprit raconte les mystиres. L'Esprit-Saint est donc Dieu. Enseigner d'un
enseignement intime, c'est _uvre de Dieu, qui enseigne а l'homme la
science, donne la sagesse aux sages, et le savoir а ceux qui entendent
son enseignement. Or tout cela, c'est proprement l'_uvre du Saint Esprit
dont le Seigneur dit: L'Esprit-Saint Paraclet, que le Pиre enverra en mon
nom, vous enseignera toutes choses. L'Esprit Saint est donc de nature
divine. A qui possиde l'identitй d'opйration, appartient nйcessairement l'identitй
de nature. Or le Fils et l'Esprit-Saint ont mкme opйration. Que le Christ parle
au c_ur des saints, l'Apфtre le montre bien quand il dit aux Corinthiens:
Vous cherchez une preuve de celui qui parle en moi, le Christ? Mais c'est
aussi, sans doute possible, l'_uvre de l'Esprit-Saint: Ce n'est pas vous qui
parlerez, c'est l'Esprit de votre Pиre qui parlera en vous, lit-on en saint
Matthieu. II y a donc identitй de nature entre le Fils et
l'Esprit-Saint, et par consйquent entre eux et le Pиre, puisque le Pиre et le
Fils ont mкme nature. C'est encore le privilиge de Dieu que de se faire une
demeure dans l'вme des saints. S'adressant aux Corinthiens, l'Apфtre
leur dit: Vous кtes le temple du Dieu vivant, selon la parole du Seigneur:
j'habiterai chez eux. Ce que l'Apфtre attribue aussi а l'Esprit-Saint: Ne
savez-vous pas que vous кtes le temple de Dieu et que l'Esprit-Saint habite en
vous? L'Esprit-Saint est donc Dieu. Dieu seul a le don d'кtre partout. C'est
moi, dit-il en Jйrйmie, qui emplit le ciel et la terre. Or ce don,
l'Esprit le partage, lui aussi. L'Esprit du Seigneur, proclame le Livre
de la Sagesse, a rempli l'orbe des terres. Oщ irai-je loin de ton Esprit, oщ
fuirai-je loin de ta face? Si je monte au ciel, tu y es. Le Seigneur dit
encore а ses disciples: Vous recevrez la puissance de l'Esprit qui
surviendra en vous, et vous serez mes tйmoins а Jйrusalem, dans toute la Judйe
et en Samarie, et jusqu'aux extrйmitйs de la terre. On doit en conclure que
l'Esprit-Saint est partout, lui qui demeure au c_ur d'hommes en tous lieux
rйpandus. L'Esprit-Saint est donc Dieu. L'Йcriture d'ailleurs donne expressйment а
l'Esprit-Saint le nom de Dieu.Ananie, interroge saint Pierre, pourquoi
Satan a-t-il induit ton c_ur а mentir а l'Esprit-Saint? Et il ajoute: ce
n'est pas aux hommes, mais а Dieu que tu as menti. L'Esprit-Saint est donc
Dieu. Celui qui parle en langues, йcrit saint Paul aux Corinthiens, ne parle pas aux
hommes mais а Dieu: personne ne le comprend, car c'est l'Esprit qui lui dicte
des mystиres. Ce qu'il faut interprйter ainsi: l'Esprit-Saint parlait en
ceux qui s'exprimaient en langues. L'Apфtre ajoutera: Il est йcrit dans la
loi: je parlerai а ce peuple dans des langues йtrangиres et par des lиvres
йtrangиres, et ainsi il ne m'йcoutera pas, dit le Seigneur. L'Esprit-Saint,
qui exprime des mystиres dans des langues et par des lиvres йtrangиres, est
donc Dieu. L'Apфtre reprend encore: si tous prophйtisent et qu'il entre un
infidиle ou un non-initiй, il est convaincu par tous, il est jugй par tous; les
secrets de son c_ur sont rйvйlйs de telle sorte que se prosternant la face
contre terre, il adorera Dieu, proclamant que Dieu est vraiment au milieu de
vous. Mise en rapport avec la citation prйcйdente, - l'Esprit exprime des
mystиres -, la manifestation des secrets du c_ur apparaоt clairement comme
l'_uvre de l'Esprit-Saint. Ce qui est la marque propre de la divinitй: Le
c_ur de l'homme est corrompu et impйnйtrable, qui le connaоtra? Moi, le
Seigneur, qui scrute les c_urs et йprouve les reins, lit-on en Jйrйmie. Ainsi,
selon l'Йcriture, au jugement mкme de l'infidиle, celui-lа qui rйvиle les
secrets des c_urs est Dieu. L'Esprit-Saint est donc Dieu. S'adressant aux Corinthiens,
l'Apфtre leur dit: Les esprits des prophиtes sont soumis aux prophиtes;
Dieu n'est pas un Dieu de discorde mais de paix. Or les grвces
prophйtiques, ce que l'Йcriture appelle les esprits des prophиtes, viennent de
l'Esprit-Saint. L'Esprit-Saint, qui dispense ainsi ces grвces non pour la
discorde mais pour la paix, est donc Dieu, puisqu'il est dit: Dieu n'est pas
un Dieu de discorde mais un Dieu de paix. L'adoption divine ne peut кtre que l'_uvre
de Dieu. Aucune crйature spirituelle n'est appelйe fils de Dieu en vertu de sa
nature, mais en vertu d'une grвce d'adoption. Aussi l'Apфtre attribue-t-il
cette _uvre au Fils de Dieu, qui est vrai Dieu: Dieu a envoyй son Fils afin
que nous recevions l'adoption des fils. Or l'Esprit-Saint est cause de
l'adoption. L'Apфtre йcrira aux Romains: Vous avez reзu l'Esprit d'adoption
filiale, en qui nous crions: Abba, Pиre. L'Esprit-Saint n'est donc pas une
crйature; mais bien Dieu. D'ailleurs, si l'Esprit-Saint n'йtait pas Dieu, c'est
crйature qu'il lui faudrait кtre. Or il est йvident que l'Esprit-Saint n'est
pas une crйature corporelle. Pas davantage n'est-il une crйature spirituelle.
Aucune crйature spirituelle en effet ne peut se rйpandre а l'intime d'une autre
crйature, la crйature n'йtant pas participable, mais plutфt participante. Or
l'Esprit-Saint est rйpandu а l'intime de l'вme des saints, participй pour ainsi
dire par eux. Le Christ, lit-on dans l'Йcriture, en fut rempli, et de mкme les
Apфtres. L'Esprit-Saint n'est donc pas une crйature, mais bien Dieu. Si quelqu'un
prйtend que les _uvres proprement divines dont il vient d'кtre question, ne
sont pas attribuйes а l'Esprit-Saint au titre de la causalitй premiиre, apanage
de Dieu, mais au titre du ministиre instrumental, part de la crйature, la
faussetй de cette opinion est manifestйe а l'йvidence par ces paroles de
l'Apфtre: il y a diversitй d'opйrations, mais c'est le mкme Dieu qui opиre
tout en tous; et ensuite, aprиs l'йnumйration des divers dons de Dieu: C'est
un mкme et seul Esprit qui opиre toutes ces choses, les rйpartissant а chacun
comme il lui plaоt. C'est dire clairement que l'Esprit-Saint est Dieu,
puisqu'on lui attribue des _uvres qu'on avait plus haut attribuйes а Dieu, et
puisqu'on affirme qu'il les accomplit selon son bon plaisir. Il est donc
йvident que l'Esprit-Saint est Dieu. 18: L'ESPRIT-SAINT EST UNE PERSONNE SUBSISTANTE
On a
prйtendu que l'Esprit-Saint n'йtait pas une personne subsistante. Au dire de
certains disciples de Macйdonius, ce serait la divinitй mкme du Pиre et du
Fils. D'autres y verraient une certaine perfection de l'вme, sagesse ou
charitй, ou quelque chose de semblable, que Dieu nous confйrerait et а quoi
nous aurions part comme а des accidents crййs. A l'encontre de tout cela, il
nous faut montrer que l'Esprit-Saint n'est rien de tel.
Ce ne sont pas en effet les
formes accidentelles qui agissent а proprement parler, mais plutфt celui qui
les possиde, au grй de sa volontй; le sage use de sa sagesse, comme il
l'entend. Or l'Esprit-Saint, on l'a montrй, agit au grй de sa volontй. On ne
peut donc considйrer l'Esprit-Saint comme une quelconque perfection
accidentelle de l'вme. L'Esprit, c'est l'enseignement de l'Йcriture, est
cause de toutes les perfections de l'вme humaine. L'Apфtre dit aux Romains:
La charitй de Dieu a йtй rйpandue dans nos c_urs par l'Esprit-Saint qui nous a
йtй donnй; et aux Corinthiens: A l'un est donnйe par l'Esprit une parole
de sagesse, а l'autre, une parole de science, selon le mкme Esprit. On
ne peut donc considйrer l'Esprit-Saint comme une quelconque perfection
accidentelle de l'вme humaine, alors qu'il est la cause de toutes ces
perfections. Que le nom d'Esprit-Saint, d'autre part, dйsigne l'essence du Pиre et du
Fils, sans que ce mкme Esprit puisse s'en distinguer personnellement, voilа qui
s'oppose а tout ce que l'Йcriture nous en rйvиle. L'Esprit-Saint, lit-on en
saint Jean, procиde du Pиre, reзoit du Fils, ce qu'on ne saurait
entendre de l'essence divine qui ne procиde point du Pиre ni ne reзoit du Fils.
Il faut donc affirmer que l'Esprit-Saint est une personne subsistante. La Sainte
Йcriture d'ailleurs parle clairement de l'Esprit-Saint comme d'une personne
subsistante. Alors qu'ils servaient le Seigneur, lit-on dans les Actes,
et qu'ils jeыnaient, l'Esprit-Saint leur dit: Mettez-moi а part Saul et
Barnabй pour le travail auquel je les ai appelйs. Et ceux-ci, chargйs de
mission par l'Esprit-Saint, s'en allиrent. Toujours dans les Actes, les
Apфtres disent: Il a paru bon а l'Esprit saint et а nous de ne point vous
imposer d'autre fardeau. On n'affirmerait pas tout cela de l'Esprit-Saint,
s'il n'йtait pas une personne subsistante. Le Pиre et le Fils йtant des personnes
subsistantes, de nature divine, l'Esprit saint ne serait pas dйnombrй avec eux
s'il n'йtait pas une personne subsistant dans la nature divine. C'est pourtant
ce que fait le Seigneur, quand il dit а ses disciples, en saint Matthieu:
Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Pиre et du Fils et
du Saint-Esprit. L'Apфtre fait de mкme, en йcrivant aux Corinthiens: La
grвce de Notre-Seigneur Jйsus-Christ, l'amour de Dieu et la communication de
l'Esprit-Saint soient avec vous tous, toujours. Saint Jean йcrira
dans sa 1re Йpоtre ils sont trois а rendre tйmoignage dans le Ciel, le Pиre,
le Verbe et l'Esprit Saint, et ces trois-lа sont un. Il est ainsi montrй
clairement que non seulement l'Esprit-Saint est une personne subsistante comme
le Pиre et le Fils, mais encore qu'il a avec eux unitй d'essence. On pourrait
chicaner lа-contre et dire: autre chose est l'Esprit de Dieu, autre
chose l'Esprit-Saint. Dans les citations prйcйdentes, en effet, il est
parlй tantфt d'Esprit de Dieu et tantфt d'Esprit-Saint. Qu'il y
ait identitй entre l'Esprit de Dieu et l'Esprit-Saint, l'Apфtre le
montre clairement. Ayant dit: Dieu nous a rйvйlй par l'Esprit-Saint, il
ajoute en confirmation: l'Esprit en effet sonde tout, mкme les abоmes de
Dieu, pour conclure enfin: ainsi ce qui est en Dieu, personne ne le
connaоt, si ce n'est l'Esprit de Dieu. Preuve йvidente de l'identitй de
l'Esprit-Saint et de l'Esprit de Dieu. La mкme conclusion est imposйe par ces
paroles du Seigneur, en saint Matthieu: ce n'est pas vous qui parlerez, mais
c'est l'Esprit de votre Pиre qui parlera en vous: Marc donnant en lieu
parallиle: ce n'est pas vous qui parlerez, mais l'Esprit-Saint. Esprit-Saint
et Esprit de Dieu, c'est manifestement tout un. Ainsi donc, tous les textes prйcйdemment
citйs aboutissent а la mкme conclusion: l'Esprit-Saint n'est pas une crйature,
mais bien vrai Dieu; on ne saurait donc кtre obligй d'affirmer, c'est йvident,
qu'il faille comprendre que l'Esprit saint emplit l'вme des saints et les
habite, de la mкme maniиre que le diable dont il est dit qu'il emplit et habite
certains, ainsi de Judas en qui Satan entra, aprиs qu'il eut pris la bouchйe
de pain, on encore d'Ananie que Pierre, d'aprиs certaines versions,
interroge ainsi: Ananie, pourquoi Satan a-t-il empli ton c_ur? Simple
crйature, le diable ne peut emplir quelqu'un par participation de lui-mкme; il
ne peut davantage habiter substantiellement l'вme d'autrui; mais on dit de lui
qu'il en remplit certains par les effets de sa malice, telle cette imprйcation
de l'Apфtre: Homme de toutes sortes de ruses et de mensonges! L'Esprit-Saint,
qui est Dieu, peut, lui, habiter l'вme par sa propre substance et rendre bon
par participation de lui-mкme. Dieu, il est en effet sa propre bontй, ce qui ne
peut se vйrifier d'aucune crйature. Pour autant rien ne s'oppose а ce qu'il
remplisse l'вme des saints des effets de sa puissance. 19: COMMENT COMPRENDRE CE QUI EST DIT DE L'ESPRIT-SAINT
Instruits
par le tйmoignage des Saintes Йcritures, nous tenons fermement que
l'Esprit-Saint est vrai Dieu, subsistant, personnellement distinct du Pиre et
du Fils. Encore faut-il examiner de quelle maniиre entendre cette vйritй, sous
ses diffйrents aspects, pour pouvoir la dйfendre contre les attaques des
infidиles. Pour atteindre а la lumiиre en ce domaine, il faut poser d'abord qu'en
toute nature intellectuelle se trouve nйcessairement la volontй. L'intellect en
effet passe а l'acte, а l'acte d'intellection, grвce а la forme intelligible,
de mкme qu'une chose naturelle passe а l'acte dans son кtre naturel grвce а sa
forme propre. Or une chose naturelle, par la forme qui la parfait dans son
espиce, a pente vers les opйrations qui lui sont propres et vers la fin que ces
opйrations lui permettent d'atteindre. Tel est un кtre, et telle la maniиre
dont il agit et tend vers ce qui lui convient. De la forme intelligible
doit donc dйcouler dans l'intelligence en acte une inclination aux opйrations
et а la fin qui lui sont propres. Cette inclination, dans la nature
intellectuelle, c'est la volontй, principe des opйrations qui sont en nous et
par lesquelles l'кtre douй d'intelligence _uvre en vue de sa fin, la fin et le
bien йtant l'objet mкme de la volontй. En tout кtre douй d'intelligence, il
doit donc y avoir volontй. Une multiplicitй d'actes, de dйsir, de jouissance, de
haine, etc. paraissent relever de la volontй; c'est l'amour pourtant qui se
rйvиle en кtre l'unique principe et la commune racine. Essayons de comprendre.
La volontй, a-t-on dit, se comporte dans les кtres douйs d'intelligence comme
l'inclination naturelle, ce qu'on nomme encore l'appйtit naturel, dans les
кtres naturels. L'inclination naturelle naоt de ce qu'en vertu de sa forme,
racine de l'inclination, l'кtre naturel est en affinitй et en conformitй avec
ce vers quoi il tend, comme le corps lourd avec le lien infйrieur. C'est ainsi
que toute inclination de la volontй naоt de l'apprйhension d'une chose, perзue
de par sa forme intelligible comme conforme et dйsirable. Or кtre йmu de dйsir
pour une chose, c'est l'aimer. Toute inclination de la volontй, et mкme tout
appйtit sensible, tire donc son origine de l'amour. Quand nous aimons une
chose, nous la dйsirons si elle est absente, nous nous rйjouissons de sa
prйsence, nous nous attristons de ce qu'il y ait un obstacle entre elle et
nous, nous haпssons tout ce qui nous en sйpare et c'est pour nous un sujet de
colиre. Ainsi donc ce qui est aimй ne se trouve pas seulement dans
l'intelligence de celui qui aime mais aussi dans sa volontй, de maniиre
diffйrente cependant dans l'une et dans l'autre. Dans l'intelligence, l'objet
aimй se trouve selon sa ressemblance spйcifique; il se trouve par contre dans
la volontй de l'aimant а la maniиre dont le terme d'un mouvement se trouve dans
le principe moteur qui lui est proportionnй de par la convenance et conformitй
qu'il y a entre le principe et le terme. Prenons l'exemple du feu: dans le feu,
il y a d'une certaine maniиre mouvement de bas en haut, en raison de la
lйgиretй qui donne au feu proportion et convenance avec un lien supйrieur,
alors que le feu qui naоt se trouve dans le feu qui l'engendre selon la
ressemblance de sa forme. Puisqu'il y a volontй en toute nature intellectuelle,
et puisque Dieu est douй d'intelligence, il faut donc qu'il y ait en lui
volontй; non pas que la volontй de Dieu soit quelque chose qui vienne s'ajouter
а son essence, pas plus que ne le fait l'intelligence. La volontй de Dieu,
c'est la substance mкme de Dieu. Et comme l'intelligence de Dieu est aussi la
substance mкme de Dieu, il s'ensuit qu'en lui intelligence et volontй sont une
seule chose. Ce que nous avons dit au Livre Premier peut йclairer comment ce
qui est multiple dans les autres кtres est un en Dieu. On a montrй йgalement que l'activitй de
Dieu est son essence mкme, et que l'essence de Dieu c'est sa volontй. Il ne peut
donc y avoir en Dieu volontй virtuelle ou habituelle, mais seulement volontй
actuelle. Or on a montrй que tout acte de la volontй avait sa racine dans
l'amour. Il y a donc nйcessairement amour en Dieu. On a montrй encore que l'objet propre de
la volontй de Dieu est sa bontй. Dieu doit donc s'aimer lui-mкme et sa bontй,
d'abord et par-dessus tout. Mais puisque l'aimй est nйcessairement prйsent
d'une certaine maniиre dans la volontй de l'aimant et que Dieu s'aime lui-mкme,
il est nйcessaire que Dieu soit prйsent dans sa volontй comme l'aimй dans
l'aimant. L'aimй est dans l'aimant pour autant qu'il est aimй; mais aimer,
c'est un certain vouloir. Or le vouloir de Dieu est son кtre, tout aussi bien
que sa volontй. La prйsence de Dieu dans sa volontй, par mode d'amour, n'est
donc pas accidentelle comme pour nous, mais essentielle. Il faut donc que Dieu,
considйrй comme existant dans sa propre volontй, soit vraiment et
substantiellement Dieu. La prйsence d'un кtre dans la volontй, comme aimй
dans l'aimant, a un certain rapport avec l'opйration qui le fait naоtre dans
l'intelligence et avec la rйalitй elle-mкme dont on nomme verbe le concept
intellectuel; on ne saurait кtre aimй si, d'une certaine maniиre, on n'йtait
connu, et ce n'est pas seulement la connaissance de l'aimй qui est objet
d'amour, mais bien l'aimй lui-mкme en tant qu'il est bon. Il est donc
nйcessaire que l'amour par lequel Dieu est dans la volontй divine comme l'aimй
dans l'aimant, procиde et du Verbe de Dieu et de Dieu Pиre du Verbe. Йtant prouvй,
d'autre part, que la prйsence de l'aimй dans l'aimant ne se rйalise pas selon
la ressemblance spйcifique, - comme le fait dans l'intelligence en acte la
chose intellectuellement perзue -, йtant prouvй par ailleurs que ce qui procиde
d'un autre а titre d'engendrй procиde de son gйnйrateur selon la ressemblance
spйcifique, il faut conclure que le processus grвce auquel une chose devient
prйsente dans la volontй а titre d'aimй dans l'aimant, ne s'accomplit pas par
mode de gйnйration; la dйfinition de ce mode se trouvant par contre rйalisйe
dans le processus grвce auquel une chose est rendue prйsente dans
l'intelligence. Pour autant donc qu'il procиde par mode d'amour, Dieu ne
procиde pas comme engendrй. On ne peut donc, ainsi, lui donner le nom de fils. Mais parce que
l'aimй existe dans la volontй comme facteur d'inclination, poussant
intйrieurement, d'une certaine maniиre, l'aimant vers la chose aimйe, et que
l'impulsion, de l'intйrieur, est chez un vivant le fait de l'esprit, il paraоt
convenable de donner а Dieu procйdant par mode d'amour, le nom d'Esprit, comme
s'il йtait produit par une certaine spiration. Voilа pourquoi l'Apфtre attribue а
l'Esprit et а l'Amour une certaine force d'impulsion. Ceux qui sont
conduits par l'Esprit de Dieu, йcrit-il aux Romains, ceux-lа sont fils
de Dieu; et aux Corinthiens: La charitй du Christ nous presse. Comme tout
mouvement de l'intelligence reзoit son nom de son terme et que l'amour dont on
vient de parler est ce par quoi Dieu s'aime lui-mкme, il convient de donner а
Dieu procйdant par mode d'amour, le nom d'Esprit-Saint, le mot saint servant
habituellement а dйsigner tout ce qui est consacrй а Dieu. 20: DES EFFETS QUE L'ЙCRITURE ATTRIBUE A L'ESPRIT-SAINT PAR
RAPPORT A LA CRЙATION TOUTE ENTIИRE
Dans
la ligne de ce qui vient d'кtre dit, il nous faut йtudier les effets que la
Sainte Йcriture attribue а l'Esprit-Saint. On a montrй dйjа que la bontй de Dieu est
la raison pour laquelle il veut qu'il y ait d'autres choses, et comment ces
choses sont produites dans l'кtre par sa volontй. L'amour dont il aime sa
propre bontй est donc la cause de la crйation des choses. Aussi certains
philosophes de l'antiquitй, Aristote par exemple au 1er Livre des Mйtaphysiques,
ont-ils affirmй que l'amour des dieux йtait la cause de tout. Denys,
dans les Noms divins, assure que l'amour de Dieu ne s'est point
permis d'кtre infйcond. Or on a йtabli plus haut que l'Esprit Saint
procиde par mode d'amour, de l'amour dont Dieu lui-mкme s'aime. L'Esprit Saint
est donc le principe de la crйation des choses. C'est ce qu'exprime le Psaume: Envoie
ton Esprit et elles seront crййes. L'Esprit-Saint procиde par mode d'amour,
et l'amour est dotй d'une certaine force d'impulsion et de mouvement. Il faut
donc attribuer en propre а l'Esprit Saint le mouvement que Dieu communique aux
choses. Le premier mouvement ou changement а concevoir comme produit par Dieu
dans les choses est celui selon lequel il a produit des espиces diverses а
partir d'une matiиre crййe informe. Oeuvre que l'Йcriture attribue а l'Esprit
Saint: L'Esprit du Seigneur planait sur les eaux, nous dit la Genиse,
et saint Augustin veut que l'on voie dans les eaux la matiиre
premiиre sur laquelle l'Esprit du Seigneur est dit planer, non pas comme sujet,
mais comme principe du mouvement. Le gouvernement des choses par Dieu doit
s'entendre comme une certaine motion selon laquelle Dieu dirige et met en
mouvement tous les кtres vers leurs fins propres. Si donc l'impulsion et le
mouvement sont, en raison de l'amour, le fait de l'Esprit-Saint, il convient de
lui attribuer le gouvernement et le dйveloppement des кtres. Aussi bien, lit-on
au Livre de Job: L'Esprit du Seigneur m'a fait; et chante-on avec le Psaume:
Ton bon Esprit me conduira dans la voie droite. Gouverner des sujets, c'est l'acte propre
du Seigneur. Il convient donc d'attribuer la seigneurie а l'Esprit-Saint. L'Esprit
est Seigneur, dit l'Apфtre; et le Symbole de foi: Je crois en
l'Esprit-Saint Seigneur. C'est le mouvement surtout qui manifeste la vie: nous
appelons vivants les кtres qui se meuvent eux-mкmes, et d'une faзon
gйnйrale tout ce qui par soi-mкme peut se dйterminer а l'action. Si donc, en
raison de l'amour, la mise en mouvement et le mouvement appartiennent а
l'Esprit-Saint, il convient de lui attribuer la vie. C'est l'Esprit qui
donne la vie, dit saint Jean, et Йzйchiel: Je vous donnerai
l'Esprit et vous vivrez. Dans le Symbole de foi nous professons croire en
l'Esprit qui donne la vie. Ce qui d'ailleurs est en parfait accord avec
le nom mкme d'Esprit: c'est l'esprit vital rйpandu dиs le commencement
dans tous les membres qui assure aux animaux leur vie corporelle. 21: DES EFFETS QUE L'ЙCRITURE ATTRIBUE A L'ESPRIT-SAINT DANS
L'ORDRE DES DONS ACCORDЙS PAR DIEU A LA CRЙATURE RAISONNABLE
Une
autre ligne de rйflexion se propose, qui concerne les effets propres а la
nature raisonnable. Du moment que nous sommes assimilйs, d'une certaine
maniиre, а la perfection divine, nous disons que cette perfection nous est
donnйe par Dieu: ainsi de la sagesse qui nous est donnйe par Dieu pour autant
que nous sommes assimilйs а la sagesse divine. Йtant donnй que le Saint-Esprit
procиde par amour, de l'amour dont Dieu s'aime lui-mкme, du fait qu'en aimant
Dieu nous sommes rendus conformes а cet amour, nous disons que l'Esprit-Saint
nous est donnй par Dieu. L'amour de Dieu, dit l'Apфtre, a йtй rйpandu
dans nos c_urs par l'Esprit-Saint qui nous a йtй donnй. Reconnaissons
cependant que tout ce qui en nous est de Dieu, lui est rapportй comme а sa
cause efficiente et comme а sa cause exemplaire: а sa cause efficiente, en tant
que c'est par la puissance active de Dieu que quelque chose s'accomplit en nous;
а sa cause exemplaire, en tant que ce qui en nous est de Dieu, imite Dieu d'une
certaine maniиre. Mais le Pиre, le Fils et le Saint-Esprit ont mкme puissance
comme mкme essence, il faut donc que tout ce que Dieu accomplit en nous, ait
pour cause efficiente а la fois le Pиre, le Fils et le Saint-Esprit. Or le
verbe de sagesse qui nous est infusй par Dieu et grвce auquel nous connaissons
Dieu, est spйcialement reprйsentatif du Fils. De mкme l'amour dont nous aimons
Dieu est-il spйcialement reprйsentatif du Saint-Esprit. C'est pourquoi nous
disons que la charitй qui est en nous, bien que le Pиre, le Fils et le
Saint-Esprit en soient la cause, est en nous spйcialement par le Saint-Esprit. Les _uvres de
Dieu ne commencent pas seulement а exister de par l'action divine; cette action
les tient encore dans l'кtre. Or rien ne peut agir lа oщ il n'est pas; agent et
_uvre doivent se trouver ensemble en acte, comme le moteur et l'objet mis en
mouvement. Partout oщ il y a _uvre de Dieu, Dieu doit s'y trouver а titre
d'auteur. Aussi bien l'amour dont nous aimons Dieu, se trouvant en nous du fait
de l'Esprit-Saint, l'Esprit-Saint lui-mкme doit se trouver en nous, aussi
longtemps que nous demeurons dans la charitй. Ne savez-vous pas, dit
saint Paul aux Corinthiens, que vous кtes le temple de Dieu et que
l'Esprit-Saint habite en vous? Йtant donnй d'autre part que
l'Esprit-Saint nous rend amis de Dieu, et que l'кtre aimй, en tant qu'aimй, habite
celui qui l'aime, il est nйcessaire que le Pиre et le Fils, grвce а
l'Esprit-Saint, habitent aussi en nous. Nous viendrons en lui, - en
celui qui aime Dieu -, dit le Seigneur en saint Jean, et nous ferons en lui
notre demeure; et saint Jean dans sa 1re Йpоtre: En cela nous
connaissons qu'il demeure en nous par l'Esprit qu'il nous a donnй. Dieu aime d'un
amour infini ceux qu'il s'est constituй ses amis par l'Esprit-Saint. Il n'y a
qu'un tel amour qui puisse confйrer un tel bien, selon la parole du Seigneur au
Livre des Proverbes: J'aime ceux qui m'aiment; saint Jean dira: Non
pas que ce soit nous qui avons aimй Dieu en premier, mais bien Dieu le premier
qui nous a aimйs. Or tout кtre qui est objet d'amour habite celui qui
l'aime. En vertu de l'Esprit-Saint ce n'est donc pas seulement Dieu qui habite
en nous, mais nous-mкmes qui devons habiter en Dieu. Celui qui demeure dans
la charitй, dit saint Jean, demeure en Dieu et Dieu en lui, et
encore: Nous savons que nous demeurons en lui et lui en nous, parce qu'ils
nous a donnй de son Saint-Esprit. C'est le privilиge de l'amitiй que l'ami
rйvиle ses secrets а son ami. L'amitiй crйe en effet la communautй des
sentiments, et fait pour ainsi dire de leur c_urs un seul; aussi ce que l'on
confie а un ami ne semble pas quitter son propre c_ur. Voilа pourquoi le
Seigneur pourra dire а ses disciples: Je ne vous appellerai plus dйsormais
mes serviteurs mais mes amis, car tout ce que j'ai entendu de mon Pиre, je vous
l'ai fait connaоtre. L'Esprit-Saint nous constituant amis de Dieu, il
convient donc de lui attribuer la rйvйlation aux hommes des mystиres de Dieu.
Tel est le sens de la parole de l'Apфtre: Il est йcrit que l'_il n'a pas vu
ni l'oreille entendu, ni qu'il soit montй au c_ur de l'homme, ce que Dieu a
prйparй pour ceux qui l'aiment; mais Dieu nous l'a rйvйlй par son Saint-Esprit. La parole de
l'homme naоt de ce qu'il connaоt; on attribuera donc avec raison au
Saint-Esprit les paroles de l'homme sur les divins mystиres, ainsi dans la 1re
Йpоtre aux Corinthiens: C'est par l'Esprit qu'il parle des mystиres; et
encore, en saint Matthieu: Ce n'est pas vous qui parlerez, mais l'Esprit du
Pиre qui parlera en vous. Et saint Pierre de dire des prophиtes: C'est
poussйs par l'Esprit Saint que les saints hommes de Dieu ont parlй. C'est
bien ce que nous fait dire le Symbole de foi: Qui a parlй par les Prophиtes. L'amitiй n'a pas
pour seul privilиge de nous faire rйvйler nos secrets а nos amis, en raison de
la communautй de sentiments; cette mкme communautй exige que l'on donne а son
ami ce que l'on possиde. Au dire du Philosophe, un ami est pour un homme un
autre soi-mкme. On doit donc subvenir aux besoins de son ami comme aux
siens propres, en lui donnant ce que l'on a. D'oщ cette dйfinition de l'amitiй:
Vouloir et faire du bien а son ami, dйfinition conforme а cette
parole de saint Jean: Celui qui possиde les biens de ce monde et qui voyant
son frиre dans la nйcessitй lui fermera ses entrailles, comment l'amour de Dieu
habite-t-il en lui? C'est en Dieu que tout cela a sa plus haute
rйalisation, lui dont l'agir rйpond parfaitement au vouloir. Aussi bien
convient-il de dire que tous les dons de Dieu nous viennent par l'Esprit-Saint.
A l'un l'Esprit donne une parole de sagesse, а l'autre une parole de
science, selon le mкme Esprit, dit l'Apфtre, qui conclut, aprиs avoir
йnumйrй les diffйrents dons: C'est un seul et mкme Esprit qui produit tous
ces dons, les rйpartissant а chacun selon qu'il lui plaоt. Autre exemple
йclairant: pour qu'un corps puisse se joindre au feu, il lui faut devenir
conforme au feu en acquйrant cette lйgиretй qui donne au feu son mouvement
propre. De mкme en va-t-il pour la bйatitude de la fruition divine, propre а
Dieu de par sa nature. Pour que l'homme y parvienne, il lui faut d'abord se
rendre conforme а Dieu grвce а certaines qualitйs spirituelles; il faut ensuite
que ces perfections prйsident а son action; alors il pourra atteindre la
bйatitude. Or les dons spirituels, avons-nous dit, nous viennent par
l'Esprit-Saint. C'est donc grвce а lui toujours que la route de la bйatitude
nous est ouverte. Triple йtape qu'йvoque ainsi l'Apфtre: Dieu nous a oints,
Dieu nous a marquйs d'un sceau; il a mis dans nos c_urs le gage de
l'Esprit. Et encore: Vous avez йtй marquйs du sceau de l'Esprit de la
promesse, cet Esprit qui est le gage de notre hйritage. La marque du
sceau se rapporte, semble-t-il, а la ressemblance de configuration, l'onction а
l'aptitude de l'homme а l'йgard des _uvres de perfection, le gage а l'espйrance
qui nous oriente vers l'hйritage cйleste, accomplissement de la bйatitude. La bienveillance
que l'on porte а quelqu'un pousse parfois а l'adopter pour fils, а telle
enseigne que l'hйritage du pиre adoptif passera au fils d'adoption. C'est avec
raison que l'on peut, selon le mot de saint Paul aux Romains, attribuer а
l'Esprit-Saint l'adoption des fils de Dieu: Vous avez reзu l'Esprit
d'adoption des fils, en qui nous crions: Abba, Pиre. Dиs qu'une amitiй
s'est nouйe entre deux hommes, toute injure, qui serait de nature а lui porter
ombrage, se voit йcartйe. L'amour couvre toutes les fautes, dit le Proverbe.
Aussi bien, puisque c'est l'Esprit-Saint qui fonde notre amitiй avec Dieu,
est-il normal que ce soit par lui que Dieu nous remette nos pйchйs: Recevez
l'Esprit-Saint, dira le Seigneur а ses disciples, ceux а qui vous
remettrez les pйchйs, ils leur seront remis. En saint Matthieu, le
pardon des pйchйs est dйniй а ceux qui blasphиment contre le Saint-Esprit,
comme n'ayant pas en eux ce par quoi l'homme peut obtenir le pardon de ses
fautes. De lа vient aussi que nous disons du Saint-Esprit qu'il nous renouvelle,
qu'il nous purifie, qu'il nous lave. Envoie ton Esprit et les choses seront
crййes et tu renouvellera la face de la terre, chante le Psaume. Aux
Йphйsiens Paul dira: Renouvelez-vous intйrieurement dans l'Esprit. Et
en Isaпe, on peut lire: Quand le Seigneur aura lavй les souillures
des fils de Sion, et du milieu de la ville le sang de ses filles, dans l'Esprit
de jugement et dans l'Esprit de feu. 22: DU RФLE QUE L'ЙCRITURE FAIT JOUER A L'ESPRIT-SAINT DANS LE
RETOUR DE LA CRЙATURE VERS DIEU
Nous
venons de voir le rфle que l'Йcriture fait jouer au Saint-Esprit dans l'action
crйatrice de Dieu а notre йgard. Voyons maintenant comment l'Esprit-Saint nous
entraоne dans notre retour vers Dieu. Le privilиge par excellence de l'amitiй,
semble-t-il, c'est que l'on puisse vivre dans l'intimitй de son ami. Selon la
parole de l'Apфtre: Notre Dieu est dans les cieux, l'intimitй de l'homme
avec Dieu se rйalise dans la contemplation de Dieu. Йtant donnй que c'est
l'Esprit-Saint qui nous rend amis de Dieu, il est normal que ce soit lui qui
nous constitue contemplateurs de Dieu. Ce qui faisait dire а l'Apфtre: Quant
а nous tous, regardant et visage dйcouvert la gloire de Dieu, nous sommes
transformйs de clartй en clartй, comme par l'Esprit du Seigneur. C'est un autre
trait de l'amitiй que de se rйjouir de la prйsence de son ami, de trouver sa
joie dans ses paroles et dans ses gestes, de chercher en lui rйconfort en face
de tous les sujets d'inquiйtude; aussi dans les moments de tristesse,
cherche-t-on refuge surtout prиs des amis dans l'espoir d'кtre consolй. Or
c'est l'Esprit-Saint qui nous introduit dans l'amitiй de Dieu, qui le fait
habiter en nous et nous en lui. Il est donc normal que ce soit par
l'Esprit-Saint que nous vienne la joie de Dieu et le rйconfort contre toutes
les oppositions et tous les assauts du monde. Tel est bien le sens du Psaume:
Rends-moi la joie de ton salut et soutiens-moi par l'Esprit directeur; tel
encore le sens de cette parole de saint Paul: Le Royaume de Dieu, c'est la
justice, la paix et la joie dans l'Esprit-Saint; et de cette parole du
Livre des Actes: l'Йglise avait la paix; elle se dйveloppait et marchait
dans la crainte de Dieu, remplie de la consolation de l'Esprit-Saint. C'est
aussi la raison pour laquelle le Seigneur l'appelle l'Esprit-Saint Paraclet,
c'est-а-dire Consolateur: Le Consolateur, l'Esprit-Saint... Un autre trait
caractйristique de l'amitiй, c'est d'accorder sa volontй а la volontй de l'ami.
La volontй de Dieu, elle, nous est manifestйe par ses prйceptes. Il relиve donc
de l'amour dont nous aimons Dieu que nous accomplissions ses commandements:
Si vous m'aimez, gardez mes commandements, nous dit le Seigneur en saint Jean.
Puisque c'est l'Esprit-Saint qui nous constitue amis de Dieu, c'est lui
encore qui nous pousse en quelque sorte а accomplir les commandements de Dieu: Ceux
que meut l'Esprit de Dieu, ceux-lа sont Fils de Dieu, йcrit saint Paul aux Romains. Remarquons
cependant que les fils de Dieu, l'Esprit-Saint ne les meut pas comme des
esclaves, mais comme des hommes libres. L'homme libre est celui qui est
maоtre de lui-mкme, dit le Philosophe au 1er Livre des Mйtaphysiques. Nous
faisons librement ce que nous accomplissons par dйcision personnelle, autrement
dit par volontй. Toute action accomplie contre la volontй, en effet, n'est pas
une action libre, mais une action servile; qu'il s'agisse de violence absolue,
quand par exemple le principe de l'action est totalement extйrieur, ne
confйrant aucune force а qui en est la victime, - (que l'on songe а quelqu'un
qui est poussй violemment) -; ou qu'il s'agisse d'une violence mкlйe de
volontaire, lorsque quelqu'un par exemple veut faire ou subir une moindre
contrainte pour en йviter une plus grande. L'Esprit-Saint, lui, faisant de nous
des amis de Dieu, nous incline а agir de telle sorte que tette action soit
volontaire. Fils de Dieu que nous sommes, l'Esprit-Saint nous donne donc d'agir
librement, par amour, et non pas servilement, par crainte. Saint Paul le
dйclare aux Romains: Ce n'est pas un esprit de servitude que vous avez reзu,
pour кtre а nouveau dans la crainte, mais l'Esprit d'adoption des fils. La volontй est
orientйe vers ce qui est rйellement le bien. Qu'en raison d'une passion, qu'en
raison d'une habitude ou d'une disposition mauvaise, l'homme se dйtourne de ce
qui est le bien rйel, il agira servilement, pour autant qu'il y est poussй par
quelque agent extйrieur, compte tenu de l'orientation naturelle de la volontй.
Si par contre on regarde l'acte de la volontй, de la volontй orientйe vers un
bien apparent, c'est librement que l'homme agit en suivant une passion ou une
habitude mauvaise; il agirait servilement, au contraire, si, dans la mкme
disposition de la volontй, il s'abstenait de faire ce qu'il veut, dans la
crainte d'une loi qui l'interdit. L'Esprit-Saint, lui, oriente par amour notre
volontй vers le vrai bien auquel elle est naturellement orientйe; aussi bien
nous dйlivre-t-il tant de la servitude qui nous fait agir, esclaves de la
passion et des suites du pйchй, contre l'orientation de la volontй, que de la
servitude qui nous fait agir, soumis а la loi, contre le mouvement de notre
volontй non point comme des amis mais comme des esclaves. Lа oщ est l'Esprit
du Seigneur, proclame а juste titre l'Apфtre, lа est la libertй; et
encore: Si vous кtes sous la conduite de l'Esprit, vous n'кtes plus sous la
loi. Voilа pourquoi on dit encore de l'Esprit-Saint qu'il mortifie les _uvres
de la chair; par son amour l'Esprit-Saint nous oriente vers le vrai bien dont
nous dйtournent les passions de la chair, selon la parole de l'Apфtre: Si,
par l'Esprit, vous mortifiez les _uvres de la chair, vous vivrez. 23: RЙPONSE AUX OBJECTIONS CITЙES PLUS HAUT CONTRE LA DIVINITЙ DE
L'ESPRIT-SAINT
Reste
а rйpondre aux objections citйes plus haut et d'oщ l'on semblait conclure que
l'Esprit-Saint йtait une crйature et non pas Dieu. 1. Premier motif de rйflexion: le mot esprit
est empruntй, semble-t-il, au phйnomиne de la respiration des animaux qui
inspirent et expirent l'air avec un certain mouvement. De lа le mot esprit en
est venu а dйsigner n'importe quel йbranlement ou mouvement de corps aйrien.
C'est ainsi que le Psaume nomme esprit le vent: Feu, grкle, neige,
glace, esprits des tempкtes, qui accomplissez sa parole. Ainsi encore la
vapeur subtile, rйpandue а travers les membres pour leur permettre de se
mouvoir, reзoit-elle le nom d'esprit. Par ailleurs, йtant donnй que
l'air est invisible, le mot esprit s'est vu appliquer ensuite а toutes
les puissances invisibles, sources d'action. Voilа pourquoi reзoivent le nom d'esprit,
l'вme sensitive, l'вme raisonnable, les anges, Dieu; et а titre spйcial,
Dieu, en tant qu'il procиde par mode d'amour, parce que l'amour йvoque une
puissance d'action. - Ainsi, quand Amos dit de Dieu qu'il crйe l'esprit,
on doit l'entendre du vent, comme le porte trиs clairement la version dont nous
nous servons, ce qui est d'ailleurs en parfait accord avec le contexte
immйdiat, disant de Dieu qu'il forme les montagnes. - Quant а la
citation de Zacharie: Dieu crйe et faзonne l'esprit de l'homme en lui, il
faut l'entendre de l'вme humaine. On ne peut donc conclure de tout cela que
l'Esprit-Saint est une crйature. 2. On ne peut davantage le conclure de
cette parole du Seigneur concernant l'Esprit-Saint: Il ne parlera pas de
lui-mкme, mais il dira tout ce qu'il aura entendu. L'Esprit-Saint,
nous l'avons vu, est Dieu, procйdant de Dieu. Il doit donc tenir son essence
d'un autre, ainsi qu'on l'a dit du Fils. Comme, en Dieu, science, puissance et
action sont son essence mкme, le Fils et l'Esprit-Saint tiennent d'un autre
toute science, toute puissance et toute action, le Fils du Pиre seulement,
l'Esprit Saint du Pиre et du Fils. Et comme une des opйrations de
l'Esprit-Saint est de parler aux c_urs des saints, on dira qu'il ne parle
pas de lui-mкme, car il n'agit pas de lui-mкme. Pour lui, entendre, c'est
recevoir la science, tout comme l'essence, du Pиre et du Fils; aussi bien,
puisque l'Йcriture a l'habitude de se servir des rйalitйs humaines pour nous
rйvйler les mystиres de Dieu, est-ce par l'audition que nous recevons la
science. Que le Seigneur dise, au futur: il entendra, alors que
l'Esprit-Saint le fait de toute йternitй, ne doit pas nous troubler; des mots
aptes а dйsigner n'importe quel temps peuvent bien s'appliquer а l'йternel, puisque
l'йternel embrasse le temps tout entier. 3. Pour les mкmes raisons, la mission qui
fait dire de l'Esprit-Saint qu'il est envoyй par le Pиre et par le Fils ne peut
nous amener а conclure qu'il est crйature. Du Fils de Dieu, on l'a vu, il est
dit qu'il a йtй envoyй, parce qu'il est apparu aux hommes dans une chair
visible et qu'ainsi il s'est trouvй d'une maniиre nouvelle, qu'il n'avait pas
auparavant, c'est-а-dire d'une maniиre visible, prйsent au monde auquel il
йtait prйsent depuis toujours, comme Dieu, d'une maniиre invisible. Ce que le
Fils accomplissait lа, il le faisait de par la volontй de son Pиre; d'oщ
l'expression: envoyй par le Pиre. C'est aussi d'une maniиre visible que le
Saint-Esprit est apparu, soit sous l'apparence d'une colombe sur le
Christ, au baptкme, soit en langue de feu sur les Apфtres. Bien qu'il ne
soit pas devenu colombe ou feu, comme le Christ s'йtait fait homme, c'est
cependant sous certains signes et sous certaines apparences visibles qu'il est
apparu, se rendant ainsi prйsent au monde d'une maniиre nouvelle, d'une maniиre
visible. Et cela de par le Pиre et de par le Fils, d'oщ l'expression: envoyй
par le Pиre et par le Fils. Ce qui ne prouve pas qu'il leur est infйrieur; mais
bien qu'il procиde d'eux. Il est pourtant un autre mode sous lequel on dit du
Fils et de l'Esprit qu'ils sont envoyйs de maniиre invisible. Nous avons vu
comment le Fils procиde du Pиre par mode de connaissance, de cette connaissance
dont Dieu se connaоt lui-mкme, et comment l'Esprit-Saint procиde du Pиre et du
Fils par mode d'amour, de cet amour dont Dieu s'aime lui-mкme. Du fait que
l'Esprit-Saint fait d'un homme un ami de Dieu, il est son hфte; il est ainsi en
lui sous un mode nouveau, habitant cet homme selon un effet nouveau et propre.
Et puisque c'est de par le Pиre et de par le Fils que l'Esprit-Saint accomplit
dans l'homme cet effet nouveau, on dit qu'il est envoyй par le Pиre et par le
Fils de maniиre invisible. On dira de mкme du Fils qu'il est envoyй dans l'вme
d'un homme, lorsque cet homme est ainsi йtabli dans la connaissance de Dieu,
que de cette connaissance l'amour procиde en lui. Il est donc clair que ce mode
de mission n'entraоne pas davantage d'infйrioritй dans le Fils et dans
l'Esprit, mais implique simplement procession d'un autre. 4. L'Esprit-Saint
n'est pas davantage exclu de la divinitй parce que de temps en temps Pиre et
Fils sont йnumйrйs ensemble, sans qu'il soit fait mention de l'Esprit-Saint.
L'Йcriture sous-entend par lа que tout ce qui relиve de la divinitй et qui est
dit de l'une des trois personnes doit кtre compris des trois ensemble, du fait
qu'elles sont un seul Dieu. On ne peut penser Dieu le Pиre sans le Verbe et
sans l'Amour, et rйciproquement: aussi bien dans un seul des trois, doit-on
saisir tous les trois. Ainsi fait-on parfois mention du Fils seul, en ce qui
est commun aux trois: Personne ne connaоt le Pиre, si ce n'est le Fils, bien
que le Pиre et l'Esprit-Saint connaissent le Pиre. De mкme l'Apфtre dira de
l'Esprit-Saint: ce qui est de Dieu, personne ne le connaоt si ce n'est
l'esprit de Dieu, bien que ni le Pиre ni le Fils, c'est incontestable, ne
soient exclus de cette connaissance des divins mystиres. 5. On ne peut non
plus conclure que l'Esprit-Saint est une crйature, de certaines paroles de
l'Йcriture qui le concernent et font allusion au mouvement. De telles
expressions sont а prendre dans un sens mйtaphorique. C'est а Dieu mкme parfois
que l'Йcriture attribue le mouvement; ainsi dans la Genиse: Lorsqu'ils
entendirent la voix du Seigneur qui marchait dans le jardin, et encore: je
descendrai, et je verrai s'ils ont accompli en fait (ce que dйnonce) la clameur
(qui est venue jusqu'а moi). Quand l'Йcriture nous dit que l'Esprit du
Seigneur planait sur les eaux, il faut l'entendre comme de la volontй qui
se porte sur son objet, de l'amour qui se porte sur l'кtre aimй. Certains
pourtant voudraient l'entendre, non point de l'Esprit-Saint, mais de l'air dont
le lieu naturel est au-dessus de l'eau et dont les multiples transformations
seraient signifiйes par le « il planait sur les eaux ».
La promesse: Je rйpandrai de mon Esprit sur toute chair, est а entendre
de la maniиre dont on dit que l'Esprit-Saint est envoyй aux hommes par le Pиre
et par le Fils. Le terme d'effusion (ou son йquivalent) signifie
l'abondance des effets de l'Esprit-Saint qui ne se cantonnera pas а un seul
mais se rйpandra sur un grand nombre d'oщ d'ailleurs il rejaillira en quelque
maniиre sur d'autres, comme cela se produit dans les effusions matйrielles. 6. L'expression
suivante: Je prendrai de l'Esprit qui est sur toi et je le mettrai sur eux, ne
doit pas s'interprйter de l'essence mкme ou de la personne de l'Esprit Saint,
qui est indivisible, mais de ses effets selon lesquels il habite en nous,
effets capables dans l'homme d'augmentation ou de diminution. Non point
d'ailleurs que ce que l'on enlиve а l'un doive кtre accordй а l'autre dans une
identitй numйrique, comme cela se produit chez les кtres corporels; non, cela
signifie qu'un effet semblable peut grandir chez l'un, alors qu'il dйcroоt chez
l'autre. Il n'est pas requis davantage que le mкme effet, pour enrichir l'un,
doive кtre enlevй а l'autre: un mкme don spirituel peut кtre simultanйment
possйdй par un grand nombre sans aucun dйtriment pour qui que ce soit. La
citation qui prйcиde ne doit donc pas кtre interprйtйe comme une soustraction
aux dons spirituels de Moпse, dans le but d'en enrichir autrui; elle doit кtre
interprйtйe simplement en rйfйrence а un acte ou а une fonction: ce que
l'Esprit-Saint avait accompli jusque lа par le seul ministиre de Moise, il
l'accomplirait dйsormais par plusieurs. Йlisйe ne demandait pas davantage que
l'essence ou la personne de l'Esprit Saint s'accrut du double, mais que les
deux effets de l'Esprit-Saint qui йtaient en Йlie, la prophйtie et le don des
miracles, se trouvent aussi en lui. Rien ne s'opposait d'ailleurs а ce que l'un
ait part а un effet de l'Esprit-Saint plus abondamment que l'autre, selon le
double ou toute autre proportion, а la mesure limitйe de l'un et de l'autre.
Mais il n'est pas plausible qu'Йlisйe l'ait demandй pour кtre supйrieur а son
maоtre dans un don spirituel. 7. Il est d'usage courant dans l'Йcriture d'attribuer
а Dieu, en raison d'une certaine analogie, les passions de l'вme humaine: Le
Seigneur s'est pris de colиre contre son peuple, dit le Psaume. C'est en
vertu de la ressemblance des effets qu'on dit de Dieu qu'il s'est mis en colиre:
il punit, comme le font les gens en colиre. Aussi le Psalmiste d'ajouter: Et
il les a livrйs aux mains des nations. C'est aussi en raison d'une similitude
d'effet qu'on dit de l'Esprit-Saint qu'il s'attriste: il abandonne les
pйcheurs, comme les hommes abandonnent ceux qui leur ont fait de la peine. 8. Il est encore
d'usage courant, dans l'Йcriture, d'attribuer а Dieu ce qu'il accomplit dans
l'homme. Ainsi lit-on dans la Genиse: J'ai appris maintenant que tu crains
Dieu, pour: j'ai maintenant fait connaоtre, etc.. On dira encore de
l'Esprit qu'il prie, parce qu'il fait prier les hommes; il met en effet
dans nos c_urs l'amour de Dieu, cet amour qui йveille en nous le dйsir de jouir
de lui; йpris de ce dйsir, nous le prions. 9. Comme l'Esprit-Saint procиde par mode
d'amour, de cet amour dont Dieu s'aime lui-mкme, et que c'est du mкme amour que
Dieu s'aime lui-mкme et aime tout le reste en raison de sa bontй, il est
йvident que l'amour dont Dieu nous aime relиve de l'Esprit-Saint. Et de mкme
l'amour dont nous aimons Dieu, puisque c'est lui qui nous rend amis de Dieu.
Sous l'un et l'autre rapport il appartient а l'Esprit-Saint d'кtre donnй. En
raison d'abord de l'amour dont Dieu nous aime, selon l'usage de parler qui veut
que l'on donne son amour а quelqu'un quand on commence а l'aimer. Bien sыr,
sous le rapport de la volontй divine dont il nous aime, Dieu ne commence pas а
aimer quelqu'un dans le temps, mais c'est dans le temps, lorsque Dieu attire
tel homme а lui, que l'effet de cet amour prend dans cet homme. Il appartient
aussi а l'Esprit-Saint d'кtre donnй en raison de l'amour dont nous aimons Dieu,
puisque c'est l'Esprit qui le met en nous; conformйment а cet amour, il habite
en nous et nous le possйdons de telle sorte que grвce а lui nous puissions
jouir de Dieu. Et comme d'кtre en nous et nous de le possйder, en raison de
l'amour qu'il met en nous, l'Esprit-Saint le rйalise de par la volontй du Pиre
et du Fils, il est normal de dire qu'il nous est donnй par le Pиre et par le
Fils. Cela ne veut pas dire qu'il est infйrieur au Pиre et au Fils mais qu'il
prend origine en eux. On dit d'ailleurs qu'il se donne lui-mкme а nous, en tant
qu'avec le Pиre et le Fils, il est cause de l'amour selon lequel il habite en
nous. 10.
Si le Saint-Esprit est vraiment Dieu et s'il tient du Pиre et du Fils la
vйritable nature divine, il ne peut pourtant pas кtre fils. Le nom de fils
dйsigne qui est engendrй; si donc un кtre quelconque reзoit d'un autre sa
nature, non pas par gйnйration, mais de toute autre maniиre, la notion de
filiation ne se vйrifierait pas en lui. Supposons un homme qui, dotй d'un
pouvoir miraculeux, fabriquerait un homme а partir d'une quelconque partie de lui-mкme,
ou encore d'une maniиre tout extйrieure, а l'exemple d'une _uvre d'art; l'homme
ainsi produit ne serait pas appelй le fils de celui qui l'aurait ainsi produit,
car il ne procйderait pas de lui par naissance. La procession de l'Esprit-Saint
ne rйalise pas la dйfinition de la naissance, on l'a vu. L'Esprit-Saint, bien
que tenant du Pиre et du Fils la nature divine, ne peut cependant pas кtre
appelй leur fils. 11. Il n'est pas contraire а la raison que dans la
nature divine seulement, la nature se communique de diverses maniиres, puisque
en Dieu et en Dieu seul, l'opйration est l'кtre mкme. Aussi bien, puisque, en
lui, comme en toute nature intellectuelle, il y a acte d'intelligence et acte
de volontй, ce qui procиde en lui par mode d'intelligence comme Verbe, ou par
mode d'amour et de volontй comme amour, doit avoir l'кtre divin et кtre Dieu.
Ainsi donc Fils aussi bien qu'Esprit sont vйritablement Dieu. Voilа dit ce
qu'il fallait sur la divinitй de l'Esprit-Saint. A partir de ce qu'on a dit de
la naissance du Fils, il va falloir maintenant examiner les difficultйs qui
concernent sa procession. 24: L'ESPRIT-SAINT PROCИDE DU FILS
Se
fourvoyant dans les questions qui touchent а la procession de l'Esprit-Saint,
certains ont prйtendu que l'Esprit-Saint ne procйdait pas du Fils. Il faut donc
montrer que l'Esprit-Saint procиde du Fils. L'Йcriture affirme clairement en effet que
l'Esprit-Saint est l'Esprit du Fils: Si quelqu'un n'a pas l'Esprit du
Christ, dit Paul aux Romains, il ne lui appartient pas. Et pour que
l'on ne puisse pas dire qu'autre est l'Esprit qui procиde du Pиre, autre
l'Esprit du Fils, les mкmes paroles de l'Apфtre montrent que l'Esprit du Pиre
et l'Esprit du Fils, c'est un mкme Esprit. La parole que nous venons de citer
йtait en effet prйcйdйe de ceci: Si l'Esprit de Dieu habite en vous. On
ne peut dire de l'Esprit-Saint qu'il est l'Esprit du Christ du seul fait que le
Christ l'a reзu comme homme. Jйsus, rempli de l'Esprit-Saint, nous dit
saint Luc, revint du Jourdain. Paul en effet йcrit aux Galates: Parce
que vous кtes fils de Dieu, Dieu a envoyй dans vos c_urs l'Esprit de son Fils,
qui crie Abba, Pиre. C'est donc comme Esprit du Fils de Dieu que
l'Esprit-Saint fait de nous des fils de Dieu. Or nous devenons fils de Dieu par
adoption, par assimilation а celui qui est Fils de Dieu par nature, selon cette
parole de l'Apфtre: Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prйdestinйs
а devenir conformes а l'image de son Fils, afin que son Fils soit le
premier-nй d'un grand nombre de frиres. L'Esprit-Saint est donc l'Esprit du
Christ, en tant que celui-ci est Fils de Dieu par nature. Mais l'Esprit-Saint
ne peut кtre dit Esprit du Fils de Dieu sous un autre rapport que celui de son
origine, puisque c'est la seule distinction qui intervienne en Dieu. Il est
donc nйcessaire de dire que l'Esprit-Saint est l'Esprit du Fils, parce qu'il en
procиde. L'Esprit-Saint est envoyй par le Fils: Lorsque sera venu le Paraclet
que je vous enverrai d'auprиs du Pиre, dit le Seigneur en saint Jean. Mais
qui envoie a autoritй, d'une certaine maniиre, sur son envoyй. On doit donc
dire que le Fils a une certaine autoritй sur le Saint-Esprit, non point qu'il
s'agisse d'une autoritй souveraine ou supйrieure; il ne peut s'agir que d'un
rapport d'origine. L'Esprit-Saint procиde donc du Fils.
On avancera que le Fils
lui-mкme est envoyй par l'Esprit-Saint, selon le mot du Seigneur en salut Luc,
dйclarant accomplie en lui la parole d'Isaпe: L'Esprit du Seigneur est
sur moi, il m'a envoyй йvangйliser les pauvres. Mais il faut bien penser
que c'est selon la nature qu'il a assumйe que le Fils est envoyй par
l'Esprit-Saint. Or l'Esprit-Saint, lui, n'a pas assumй de nature crййe, de
telle sorte qu'on puisse le dire, selon cette nature, envoyй par le Fils, ou
soumis sous ce rapport а l'autoritй du Fils. Reste donc que sous le rapport de
la personne йternelle, le Fils a autoritй sur l'Esprit-Saint. En saint Jean,
le Fils dit de l'Esprit-Saint: Il me glorifiera parce qu'il recevra ce
qui est de moi. Or on ne peut pas dire qu'il reзoit ce qui est du Fils sans
pourtant qu'il ne reзoive du Fils, comme si l'on disait qu'il reзoit du Pиre
l'essence divine qui appartient au Fils. Aussi le Seigneur ajoute-t-il: Tout
ce que possиde mon Pиre est а moi. C'est pourquoi je vous ai dit qu'il recevra
ce qui est de moi. Si, en effet, tout ce qui appartient au Pиre appartient
aussi au Fils, il faut que l'autoritй du Pиre, en tant que le Pиre est principe
de l'Esprit-Saint, appartienne aussi au Fils. De mкme donc que l'Esprit-Saint
reзoit du Pиre ce qui est au Pиre, ainsi il reзoit du Fils ce qui est au Fils. On peut en
appeler dans ce sens aux textes des Pиres de l'Йglise, y compris des Pиres
grecs. Voici d'abord saint Athanase: L'Esprit-Saint est du Pиre et du Fils,
ni fait, ni crйй, ni engendrй, mais procйdant. Voici saint Cyrille dans la
lettre que reзut de lui le Concile de Chalcйdoine: L'Esprit de Vйritй
s'appelle et est rйellement l'Esprit de Vйritй, et il dйcoule d'elle, la
Vйritй, comme aussi de Dieu le Pиre. Voici enfin Didyme dans son Traitй du Saint-Esprit:
Le Fils n'est rien en dehors de ce qui lui est donnй par le Pиre et pas
davantage la personne de l'Esprit-Saint en dehors de ce qui lui est donnй par
le Fils. Or il est stupide d'accorder, comme font certains, que
l'Esprit-Saint est bien du Fils, dйcoule de lui, mais n'en procиde pas. Parmi
tous les mots en effet qui se rapportent а l'origine, c'est le terme de procession
qui a l'extension la plus grande: tout ce qui, d'une maniиre ou d'une
autre, est а partir d'un кtre, on le dit procйder de lui. Comme, d'autre part,
il est prйfйrable de dйsigner les mystиres divins par des termes communs plutфt
que par des termes particuliers, le mot de procession est celui qui
convient le mieux pour dйsigner l'origine des personnes divines. Si donc l'on
accorde que l'Esprit-Saint est du Fils, dйcoule de lui, on devra
accorder qu'il procиde de lui. On lit dans la dйfinition du Ve Concile: Nous
suivons en tout les saints Pиres et Docteurs de l'Йglise, Athanase, Hilaire,
Basile, Grйgoire le Thйologien et Grйgoire de Nysse, Ambroise, Augustin,
Thйophile, Jean de Constantinople, Cyrille, Lйon, Proclus, et nous recevons
tout ce qu'ils ont dit sur la foi orthodoxe et sur la condamnation des
hйrйtiques. Or il ressort clairement de multiples textes de saint Augustin,
surtout dans ses traitйs De Trinitate et Super Joannem, que
l'Esprit-Saint est du Fils. Il faut donc accorder que l'Esprit-Saint procиde du
Fils, tout comme il procиde du Pиre. Des preuves de raison viennent йclairer
cette conclusion. Dans les choses, une fois йcartйe la distinction de la
matiиre, qui ne saurait trouver place chez les personnes divines, on ne trouve
de distinction qu'en vertu d'une certaine opposition. Les choses qui n'ont
entre elles aucune opposition peuvent se rencontrer dans un mкme sujet: elles
n'ont pas en elles de quoi les distinguer. Ce qui est blanc et ce qui est
triangulaire, bien que divers, peut se trouver rйunis dans un mкme sujet, parce
que ne s'opposant pas. Or les Sources de la Foi catholique nous obligent а
affirmer que l'Esprit-Saint se distingue du Fils; autrement il n'y aurait pas
trinitй mais dualitй de personnes. Il faut donc qu'il y ait а l'origine de
cette distinction une certaine opposition. Non point opposition d'affirmation
et de nйgation, par laquelle les existants se distinguent des non-existants.
Pas davantage opposition de privation et d'avoir, qui fait que les existants
parfaits se distinguent des existants imparfaits. Il ne peut s'agir non plus
d'opposition de contrariйtй selon laquelle se distinguent les existants de forme
diffйrente, la contrariйtй, pour les philosophes, йtant diffйrence formelle.
Une telle diffйrence ne trouve pas place dans les personnes divines dont la
forme est unique, comme est unique leur essence, ainsi que l'Apфtre le dit du
Fils: quand il йtait dans la forme de Dieu, c'est-а-dire dans la forme
du Pиre. Reste donc qu'une personne divine ne peut se distinguer d'une autre que
par opposition de relation: ainsi le Fils se distingue-t-il du Pиre selon
l'opposition relative de Pиre et de Fils. Par ailleurs, il ne peut y avoir
d'opposition relative dans les personnes divines, que d'origine. L'opposition
de relation se fonde en effet soit sur la quantitй ainsi du double et de la
moitiй, soit sur l'action et la passion, ainsi du maоtre et de l'esclave, du moteur
et du mы, du pиre et du fils. Des oppositions de relation, qui ont la quantitй
pour fondement, les unes se fondent sur une diffйrence de quantitй, ainsi du
double et de la moitiй, du plus grand et du plus petit; d'autres sur l'unitй
elle-mкme, ainsi du mкme qui signifie unique en substance, de l'йgal qui
signifie unique en quantitй, du semblable qui signifie unique en qualitй. Mais
les personnes divines ne peuvent se distinguer par des relations fondйes sur la
diversitй de quantitй: ce serait supprimer l'йgalitй des trois personnes. Pas
davantage le peuvent-elles par des relations fondйes sur l'unitй, car de telles
relations n'ont pas pour effet la distinction, mais semblent plutфt du domaine
de la conformitй, mкme si certaines d'entre elles supposent la distinction.
Quant aux relations fondйes sur l'action et la passion, l'un des deux membres a
toujours le rфle de sujet, inйgal en puissance, sauf dans les relations
d'origine qui n'impliquent aucune infйrioritй, puisque lа un кtre en produit un
autre qui lui est semblable, йgal а lui en nature et en puissance. Reste donc
que les personnes divines ne peuvent se distinguer entre elles que par
opposition relative d'origine. Si donc l'Esprit-Saint se distingue du Fils, il
faut qu'il procиde de lui; on ne peut dire en effet que le Fils procиde de
l'Esprit-Saint, puisqu'il est dit plutфt que l'Esprit-Saint appartient au Fils
et qu'il est donnй par lui. Le Fils et l'Esprit-Saint tirent du Pиre leur
origine. Il faut donc que le Pиre ait avec le Fils et avec l'Esprit-Saint le
rapport que le principe possиde avec ce qui tire de lui son origine. Or le
rapport qu'il a avec le Fils est un rapport de paternitй, non pas celui qu'il a
avec l'Esprit-Saint, car alors l'Esprit-Saint serait Fils, la paternitй n'ayant
de sens que par rapport au fils. Il doit donc y avoir dans le Pиre une autre
relation qui le mette en rapport avec l'Esprit-Saint: cette relation, on
l'appelle spiration. De mкme que dans le Fils il y a une relation, la filiation,
qui le met en rapport avec le Pиre, de mкme doit-il y avoir dans
l'Esprit-Saint une relation diffйrente qui le met en rapport avec le Pиre, et
qu'on appelle procession. Ainsi, sous le rapport de l'origine du Fils а
partir du Pиre, il y a une double relation, l'une dans le principe de l'origine,
la paternitй, l'autre dans le terme de l'origine, la filiation; de
mкme, sous le rapport du Saint-Esprit, trouve-t-on une double relation, la spiration
et la procession. Paternitй et spiration ne constituent pas deux
personnes, - elles sont le fait de l'unique personne du Pиre -, car elles se
s'opposent pas entre elles. La filiation et la procession ne constitueraient
pas davantage deux personnes, mais seraient le fait d'une seule, si elles ne
s'opposaient pas entre elles. Or il n'y a place pour d'autre opposition que
celle qui intйresse l'origine. Il faut donc que l'opposition d'origine entre
le Fils et l'Esprit-Saint soit telle qu'il y en ait un а procйder de l'autre. A supposer que
plusieurs кtres, distincts entre eux, se rencontrent en quelque chose de
commun, leur distinction doit se faire selon certaines diffйrences
essentielles, non point accidentelles, qui appartiennent en propre а cet
йlйment commun. Ainsi l'homme et le cheval se rencontrent dans le genre animal
et se distinguent l'un de l'autre, non par la couleur blanche ou noire, qui
sont accidentelles au genre animal, mais par le caractиre raisonnable et par le
caractиre irraisonnable qui sont des propriйtйs essentielles du genre animal.
L'animal, en effet, йtant l'кtre qui possиde une вme, doit se diversifier selon
le fait d'avoir une вme de telle on telle qualitй, en l'occurrence raisonnable
on irraisonnable. Or il est clair que le Fils et le Saint-Esprit ont en commun
de tirer leur origine d'un autre, l'un et l'autre procйdant du Pиre, alors que
sous ce rapport le Pиre se distingue d'eux par le fait d'кtre sans naissance
possible. Si donc l'Esprit-Saint se distingue du Fils, il faut que ce soit par
ces diffйrences qui divisent de faзon essentielle ce qui est existant-а-partir-d'un-autre.
Ces diffйrences ne peuvent кtre que des diffйrences du mкme genre,
concernant l'origine et faisant que l'un des deux est а partir de l'autre.
Reste donc, pour que l'Esprit-Saint se distingue du Fils, qu'il doit procйder
du Fils. Mais l'Esprit-Saint, dira-t-on peut-кtre, se distingue du Fils, non
point parce qu'il procиde du Fils, mais parce que l'un et l'autre procиdent
diffйremment du Pиre: ce qui en fait revient nйcessairement au mкme. Si
l'Esprit-Saint en effet est diffйrent du Fils, il faut que l'origine de la
procession de l'un et de l'autre soit diffйrente. Une double origine ne se peut
distinguer qu'en raison de son terme, ou de son principe, ou de son sujet.
L'origine d'un cheval diffиre de celle d'un b_uf, en raison du terme: ces deux
origines ayant pour termes des natures spйcifiquement diffйrentes. Il y aura
diffйrence du cфtй du principe, si nous supposons par exemple que dans la mкme
espиce animale certains кtre naissent exclusivement en vertu de la puissance
active du soleil, alors que d'autres naоtront en vertu et de la puissance
active du soleil et de celle de leur germe. Quant au sujet, la gйnйration de ce
cheval diffиre de celle de celui-ci pour autant que la nature spйcifique est
participйe par une matiиre diffйrente. Mais cette derniиre distinction, prise
du cфtй du sujet, ne peut se vйrifier dans les personnes divines puisqu'elles
sont absolument immatйrielles. De mкme, du cфtй du terme, si l'on peut dire, il
ne peut y avoir distinction des processions; car c'est la mкme et unique nature
que le Fils reзoit en naissant, et l'Esprit-Saint en procйdant. Reste donc que
la distinction d'origine de l'un et de l'autre ne peut se prendre que du cфtй
du principe. Or il est clair que le principe de l'origine du Fils est le Pиre
seul. Si donc le Pиre seul est le principe de la procession de l'Esprit-Saint,
la procession de l'Esprit Saint ne sera pas diffйrente de la gйnйration du Fils:
et l'Esprit-Saint pas diffйrent du Fils. Il est donc nйcessaire de dire, pour
qu'il y ait processions diffйrentes et sujets diffйrents de procession, que
l'Esprit-Saint ne procиde pas seulement du Pиre, mais du Pиre et du Fils. On dira peut-кtre
encore que les processions diffиrent sous le rapport du principe, en tant que
le Pиre produit le Fils par mode intellectuel comme Verbe, et l'Esprit-Saint
par mode volontaire comme Amour. Il faudra dire alors que les deux processions
et les deux procйdants se distinguent а la maniиre dont en Dieu le Pиre se
distinguent intelligence et volontй. Or, en Dieu le Pиre, intelligence et volontй
ne se distinguent pas d'une distinction rйelle, mais seulement d'une
distinction de raison. Il faudra donc conclure que les deux processions et les
deux procйdants ne se distinguent que d'une distinction de raison. Mais deux
choses distinctes seulement en raison peuvent кtre rйciproquement sujets ou
attributs l'une de l'autre: on dira, ce qui est vrai, que la volontй de Dieu
est son intelligence et rйciproquement. Il faudrait conclure alors que
l'Esprit-Saint est le Fils et rйciproquement, ce qui n'est rien moins que
l'impiйtй professйe par les Sabelliens. Il ne suffit donc pas d'affirmer, pour
que l'Esprit-Saint et le Fils soient distincts, que le Fils procиde par mode
intellectuel et l'Esprit-Saint par mode volontaire, si l'on n'ajoute que
l'Esprit-Saint procиde du Fils. Du fait mкme que l'Esprit-Saint procиde
par mode volontaire et le Fils par mode intellectuel, il rйsulte que
l'Esprit-Saint procиde du Fils. L'amour en effet procиde du verbe; nous-mкmes,
nous ne pouvons rien aimer qui ne soit conзu par une parole (ou verbe) du c_ur. Si l'on considиre
diffйrentes espиces de choses, on dйcouvre entre elles un certain ordre; les
vivants sont supйrieurs aux non-vivants, les animaux supйrieurs aux plantes,
l'homme supйrieur aux autres animaux, et en chacun de ces ordres on dйcouvre
des degrйs divers qui varient avec les espиces; ce qui avait amenй Platon а
professer que les espиces des choses йtaient des nombres, variant
spйcifiquement par addition ou soustraction d'unitй. Aussi bien, dans les
substances immatйrielles, ne peut-il y avoir distinction qu'en raison de
l'ordre. Or entre les personnes divines, totalement immatйrielles, il ne peut y
avoir d'ordre que celui de l'origine. Deux personnes ne peuvent procйder d'une
seule autre que si l'une des deux procиde de l'autre. Il faut donc que
l'Esprit-Saint procиde du Fils. Le Pиre et le Fils, eu йgard а l'unitй
d'essence, ne diffйrent entre eux que parce que celui-lа est Pиre, celui-ci
Fils. En dehors de cela tout est commun au Pиre et au Fils. Or le fait d'кtre
principe du Saint-Esprit n'intйresse pas la notion de paternitй et de filiation;
autre est la relation, en effet, en vertu de laquelle le Pиre est Pиre, autre
la relation en vertu de laquelle le Pиre est principe du Saint-Esprit. Il est
donc commun au Pиre et au Fils d'кtre principe du Saint-Esprit. Tout ce qui n'est
pas contraire а la dйfinition d'une chose quelconque peut, sauf accident, se
rapporter а cette chose. Il n'est pas contraire а la notion de Fils d'кtre
principe de l'Esprit-Saint, ni en tant que Dieu, car le Pиre est principe de
l'Esprit-Saint, ni en tant que Fils, car autre est la procession de
l'Esprit-Saint, autre celle du Fils. Or il n'est pas contradictoire que ce qui
dйpend d'un principe selon une procession soit а son tour principe d'une autre
procession. Il n'est donc pas impossible que le Fils soit principe de
l'Esprit-Saint. Or ce qui n'est pas impossible, peut exister, et comme en
Dieu, au dire du Philosophe, кtre et pouvoir ne sont pas diffйrents, le
Fils est donc principe de l'Esprit-Saint. 25: COMMENT L'ON VEUT DЙMONTRER QUE L'ESPRIT-SAINT NE PROCИDE PAS
DU FILS. RЙFUTATION DE CES OBJECTIONS
Certains esprits, obstinйment butйs contre
la vйritй, font appel а des arguments, а peine dignes d'кtre rйfutйs, qui
tendraient а prouver le contraire. On prйtend par exemple que le Seigneur,
parlant de la procession de l'Esprit-Saint, dit, sans faire mention du Fils,
qu'il procиde du Pиre: Lorsque sera venu le Paraclet, que je vous enverrai
d'auprиs du Pиre, l'Esprit de Vйritй, qui procиde du Pиre. Йtant donnй
qu'on ne doit rien penser de Dieu qui ne soit rйvйlй par l'Йcriture, il serait
interdit ainsi d'affirmer que l'Esprit-Saint procиde du Fils. Futilitй que tout
cela. En effet, en raison de l'unitй d'essence, tout ce que l'Йcriture dit d'une
personne, on doit l'entendre aussi d'une autre, - quand bien mкme s'y
ajouterait un terme exclusif -, а moins que cela ne s'oppose а la propriйtй de
la personne elle-mкme. Quand bien mкme il est dit, en saint Matthieu, que
personne ne connaоt le Fils si ce n'est le Pиre, ni le Fils lui-mкme ni
le Saint-Esprit ne sont exclus de cette connaissance du Fils. Mкme si
l'Йvangile affirmait que l'Esprit-Saint ne procиde que du Pиre, il ne serait
pas exclu par lа qu'il procйdвt du Fils, puisque cela ne s'oppose pas а ce qui
est la propriйtй du Fils. - Rien d'йtonnant d'ailleurs а ce que le Seigneur, en
affirmant que l'Esprit-Saint procиde du Pиre, ne fasse pas mention de lui-mкme,
car il a l'habitude de tout rapporter au Pиre, de qui il tient tout, ainsi
qu'il le dit en saint Jean: Ma doctrine n'est pas de moi, mais de celui qui
m'a envoyй, le Pиre. On pourrait citer beaucoup d'autres paroles semblables
du Seigneur, destinйes а mettre en valeur dans le Pиre sa puissance de
principe. - Cependant, dans le texte qu'on vient de citer, le Seigneur n'a pas
totalement passй sous silence le fait pour lui d'кtre principe du Saint-Esprit;
aprиs s'кtre dit la Vйritй, n'a-t-il pas affirmй que l'Esprit-Saint
йtait l'Esprit de Vйritй? On avance encore que certains Conciles ont
interdit, sous peine d'anathиme, d'ajouter quoi que ce soit au Symbole rйdigй
par les Conciles; dans ce Symbole pourtant on ne trouve aucune mention de la
procession du Saint-Esprit а partir du Fils. D'oщ l'anathиme portй contre les
Latins qui ont ajoutй cette affirmation au Symbole. Tout cela est sans portйe. Dans la
dйfinition du Concile de Chalcйdoine, il est dit que les Pиres rйunis а
Constantinople ont confirmй la doctrine du Concile de Nicйe: Non contents de
n'apporter aucune donnйe minimisante, ils ont au contraire, contre ceux qui
essaient de nier que l'Esprit-Saint fыt Seigneur, proclamй l'intelligence qu'ils en avaient en se basant sur les
tйmoignages de l'Йcriture. De
mкme doit-on dire que la procession de l'Esprit-Saint а partir du Fils est
implicitement contenue dans l'affirmation du Concile de Constantinople, selon
laquelle il procиde du Pиre; tout ce que l'on conзoit du Pиre, en effet,
on doit le concevoir aussi du Fils. L'autoritй du Pontife Romain, dont on sait
que les Conciles anciens tiennent leur confirmation, a lйgitimй d'ailleurs
cette addition. On avance encore que l'Esprit-Saint, parce que
simple, ne peut pas procйder de deux personnes et que s'il procиde parfaitement
du Pиre, il ne peut procйder du Fils, etc. A cela un thйologien novice pourrait
aisйment rйpondre. Le Pиre et le Fils sont en effet principe unique de
l'Esprit-Saint, en raison de l'unitй de la puissance divine, et c'est d'une
unique opйration qu'ils produisent l'Esprit-Saint, tout comme les trois
personnes sont principe unique de la crйature et la produisent d'une unique
action. LA TRINITЙ26: IL N'Y A QUE TROIS PERSONNES EN DIEU: LE PИRE, LE FILS ET LE
SAINT-ESPRIT
De tout cela il faut retenir qu'il n'y a que
trois personnes а subsister dans la nature divine, le Pиre, le Fils et le
Saint-Esprit, et que ces trois personnes, distinctes entre elles par les seules
relations, sont un seul Dieu. Le Pиre se distingue du Fils par la relation de
paternitй et par son innascibilitй; le Fils se distingue du Pиre par la
relation de filiation. Pиre et Fils se distinguent de l'Esprit-Saint par ce
qu'on nomme la spiration; l'Esprit-Saint se distinguant du Pиre et du Fils par
la procession d'amour, selon laquelle il procиde de l'un et de l'autre. Aucune place,
dans la nature divine, pour une quatriиme personne. Les personnes divines, en
effet, unies dans l'essence, ne peuvent se distinguer qu'en vertu des relations
d'origine. Ces relations d'origine, on doit les concevoir non pas comme
procession qui tendrait vers des rйalitйs extйrieures, car alors le sujet de la
procession n'aurait pas avec son principe communautй d'essence, mais comme
procession dont le terme est en Dieu. C'est seulement, on l'a vu, dans
l'opйration de l'intelligence et de la volontй qu'un sujet de procession peut
demeurer а l'intйrieur de son principe. Les personnes divines ne peuvent donc
se multiplier en dehors de ce qu'exigent les processions de l'intelligence et
de la volontй en Dieu. Or Dieu ne peut avoir qu'une procession d'intelligence;
son acte d'intellection est unique, simple et parfait, puisque, en se
concevant, il conзoit tout le reste. Il ne peut donc y avoir en Dieu qu'une
seule procession du Verbe. De mкme faut-il que la procession d'amour soit
unique aussi, puisque le vouloir divin est unique et simple, Dieu, en s'aimant,
aimant tout le reste. Il ne peut donc y avoir en Dieu que deux personnes qui
procиdent, l'une par mode d'intellection, et c'est le Fils, l'autre par mode
d'amour, et c'est l'Esprit-Saint. Il y a enfin une personne qui ne procиde pas,
c'est le Pиre. Ainsi donc, il ne peut y avoir que trois personnes dans la
Trinitй. Si les personnes doivent se distinguer selon la procession, il n'y a
d'autre part que trois situations possibles pour une personne par rapport aux
processions: ou bien elle ne procиde pas, ce qui est le propre du Pиre; ou bien
elle procиde de qui ne procиde pas, c'est le propre du Fils; ou bien elle
procиde de qui procиde, c'est le propre du Saint-Esprit. Il est donc impossible
de supposer plus de trois personnes. Sans doute, dans les autres vivants, les
relations d'origine peuvent se multiplier: il y aura ainsi, dans la nature
humaine, plusieurs pиres et plusieurs fils. Dans la nature divine, c'est une
impossibilitй radicale. La filiation, se faisant dans une mкme nature, selon la
mкme espиce, ne peut se multiplier qu'en fonction de la matiиre ou du sujet,
comme il en va des autres formes. Mais en Dieu, il n'y a ni matiиre ni sujet;
les relations elles-mкmes sont subsistantes. Il est donc impossible qu'il y ait
en Dieu plusieurs filiations. Et ainsi des autres relations. Il n'y a donc que
trois personnes en Dieu. On objectera que dans le Fils, Dieu parfait, il se
trouve une puissance d'intellection qui est parfaite et qui peut donc produire
un verbe. De mкme y a-t-il dans l'Esprit-Saint une bontй infinie, principe de
communication, capable de communiquer la nature divine а une autre personne
divine. Mais il faut bien remarquer que le Fils est Dieu а titre d'engendrй,
non pas de gйnйrateur, et que sa puissance d'intellection est en lui comme en
qui procиde par maniиre de verbe, non pas comme en qui produit un verbe. De
mкme l'Esprit-Saint est Dieu comme sujet de procession; en lui, la bontй
infinie se trouve comme dans une personne qui reзoit, non pas comme en qui
communique а autrui une bontй infinie. Les personnes, en effet, ne se
distinguent entre elles que par les relations. Toute la plйnitude de la
divinitй se trouve donc dans le Fils, identique а celle du Pиre, mais avec la
relation de naissance, alors qu'elle se trouve dans le Pиre avec la relation de
gйnйration active. Si donc la relation propre du Pиre йtait attribuйe au Fils,
toute distinction serait supprimйe. Il en va de mкme pour l'Esprit-Saint. Nous pouvons
d'ailleurs contempler dans l'esprit de l'homme la ressemblance de cette divine
Trinitй. L'esprit lui-mкme, dans l'acte de connaissance qu'il a de soi, conзoit
en lui-mкme son propre verbe. Ce verbe n'est rien d'autre que l'esprit conзu
comme objet d'intellection, l'esprit saisi par l'intellect, existant
dans l'esprit. De plus, s'aimant lui-mкme, l'esprit se produit dans la volontй,
comme aimй. Mais il ne procиde pas plus avant а l'intйrieur de soi. Le cercle
est fermй quand, par amour, l'esprit revient а la substance mкme d'oщ la
procession avait commencй, avec l'idйe conзue dans l'intelligence; il y a
cependant procession vers des effets extйrieurs, quand, par amour de soi,
l'esprit sort de lui-mкme pour une activitй quelconque. Ainsi nous trouvons
trois choses dans l'esprit: l'esprit lui-mкme, principe de la procession,
existant en sa nature propre; l'esprit conзu comme objet d'intellection, dans
l'intellect; l'esprit comme objet d'amour, dans la volontй. Ces trois choses ne
sont pourtant pas une unique nature. Se connaоtre soi-mкme n'est pas pour
l'esprit son кtre mкme, pas plus que se vouloir soi-mкme n'est en lui identique
а son кtre ou а son acte d'intellection. Aussi bien l'esprit en tant qu'objet
d'intellection, l'esprit en tant qu'objet d'amour, ne sont pas autant de
personnes, n'йtant pas subsistants. L'esprit lui-mкme, existant en sa nature
propre, n'est pas une personne, car il n'est pas un tout qui subsiste, mais une
partie d'un subsistant, l'homme. C'est donc sous le rapport de la
procession, qui, selon le mot de Boлce, multiplie la Trinitй, que
l'on peut dйcouvrir dans notre esprit une ressemblance avec la divine Trinitй.
Il est clair en effet, aprиs ce que l'on a dit, que la nature divine se rйvиle
а nous comme Dieu inengendrй, principe de toute procession, le Pиre; comme Dieu
engendrй par mode de verbe conзu dans l'intellect, le Fils; comme Dieu qui
procиde par mode d'amour, le Saint-Esprit. Impossible de dйcouvrir, au sein de
la nature divine, d'autre procession, si ce n'est une procession qui aboutisse
а des effets extйrieurs. La ressemblance de notre esprit avec la sainte Trinitй
cesse en cela que le Pиre, le Fils et le Saint-Esprit relиvent d'une
nature unique et que chacun d'eux est une personne parfaite, йtant donnй que
l'acte d'intellection et l'acte de vouloir, c'est l'кtre mкme de Dieu. C'est
pourquoi il en va de la ressemblance de Dieu dans l'homme, comme de celle
d'Hercule dans une statue de pierre: il y a reprйsentation formelle, non point
identitй de nature. On dira donc qu'il y a dans l'esprit de l'homme une image
de Dieu, selon le mot de la Genиse: Faisons l'homme а notre image et а
notre ressemblance. Les autres кtres prйsentent aussi une certaine
similitude avec la divine Trinitй, pour autant que chaque chose est une dans sa
substance, formйe par une certaine idйe, possйdant un certain ordre. On l'a
dit, la conception de l'intelligence dans un кtre intellectuel est comparable а
l'information de l'idйe (ou espиce) dans un кtre naturel, l'amour, lui, йtant
comparable а l'inclination ou а l'ordre dans un кtre naturel. Les espиces des
кtres naturels reprйsentent donc de loin le Fils; leur ordre reprйsentant le
Saint-Esprit. Et c'est ainsi qu'en raison de cette reprйsentation lointaine et
obscure que l'on trouve dans les кtres privйs de raison, on dit qu'il y a en
eux un vestige de la Trinitй, non point une image, selon cette
parole du Livre de Job: Prйtends-tu saisir les vestiges de Dieu? Mais c'est assez
parlй, pour le moment, de la divine Trinitй. L'INCARNATIONLes
deux natures 27: L'INCARNATION DU VERBE D'APRИS LA SAINTE ЙCRITURE
En
traitant plus haut de la gйnйration divine, nous avons vu comment le Fils de
Dieu, Notre-Seigneur Jйsus-Christ, se voyait attribuer certaines choses selon
la nature divine et certaines autres selon cette nature humaine dans laquelle
lui, le Fils йternel de Dieu, il a voulu s'incarner, en l'assumant dans le
temps. Plus
que toutes les _uvres de Dieu, ce mystиre dйpasse l'entendement. Rien de plus
extraordinaire pour notre pensйe que le Fils de Dieu, vrai Dieu, se soit fait
vrai homme. Aussi bien tous les autres gestes admirables de Dieu se
trouvent-ils ordonnйs а asseoir la foi en celui-lа, le plus йtonnant de tous,
selon le mot du Philosophe: En chaque genre il faut considйrer le maximum
comme la cause du reste. Cette admirable incarnation de Dieu, nous la
professons sur la proposition mкme de l'autoritй de Dieu. Il est dit en effet
en saint Jean: Le Verbe s'est fait chair et il a habitй parmi nous. L'Apфtre
Paul йcrit du Fils de Dieu, aux Philippiens: Lui qui йtait de condition
divine, il ne crut pas devoir garder jalousement son йgalitй avec Dieu; il
s'anйantit lui-mкme au contraire, prenant la condition d'esclave, se faisant
semblable aux hommes, ayant visiblement tous les dehors de l'homme. Les paroles du
Seigneur Jйsus-Christ le montrent clairement. Tantфt il s'attribue ce qui est
humble et humain: Le Pиre est plus grand que moi, ou: Mon вme est triste jusqu'а la mort, et qui se rapporte а la nature humaine qu'il a
assumйe; tantфt il s'attribue ce qui est йlevй et divin: Moi et le Pиre,
nous sommes un, ou, Tout ce qu'a le Pиre est mien, et qui, sans
conteste, se rapporte а la nature divine. Les actes du Seigneur, dйcrits dans
l'Йcriture, le montrent йgalement. Qu'il ait eu peur, qu'il se soit attristй,
qu'il ait eu faim, qu'il soit mort, c'est le fait de la nature humaine. Que par
sa propre puissance il ait guйri les malades, ressuscitй les morts, qu'il ait
commandй avec succиs aux йlйments de ce monde, qu'il ait chassй les dйmons,
pardonnй les pйchйs, qu'il ait ressuscitй d'entre les morts quand il l'a voulu,
qu'il soit enfin montй au ciel, tout cela rйvиle en lui une force divine. 28: ERREUR DE PHOTIN CONCERNANT L'INCARNATION
Altйrant
le sens des Йcritures, certains se sont fait une idйe erronйe de la divinitй et
de l'humanitй de Notre-Seigneur Jйsus-Christ. Ebion et Cйrinthe par exemple, et aprиs
eux Paul de Samosate et Photin, n'ont reconnu dans le Christ que la seule
nature humaine. Ils se sont imaginй, on l'a vu plus haut, que le Christ ne
possйdait pas la divinitй par nature, mais en vertu seulement d'une
participation trиs haute а la gloire de Dieu, que lui avaient mйritйe ses
_uvres. Sans prйjudice de ce que nous avons dit plus haut, une telle opinion est
la nйgation mкme du mystиre de l'Incarnation. A l'en croire, ce n'est pas Dieu qui, pour
devenir homme, aurait assumй un corps, mais bien plutфt un homme charnel qui se
serait fait Dieu. L'affirmation de saint Jean: Le Verbe s'est fait chair, ainsi
ne serait pas vraie; il faudrait dire au contraire: La chair s'est faite
Verbe. Ce n'est plus d'anйantissement et d'abaissement qu'il faudrait parler
pour le Fils de Dieu, mais plutфt de glorification et d'exaltation pour
l'homme. L'Apфtre aurait menti en йcrivant aux Philippiens: Lui qui йtait de
condition divine, s'est anйanti lui-mкme prenant la condition d'esclave; seule
se vйrifierait l'exaltation de l'homme dans la gloire divine, dont il est dit
plus bas: C'est pourquoi Dieu l'a exaltй. L'affirmation du Seigneur: Je suis
descendu du ciel, ne serait plus vraie, mais seulement celle-ci: Je
monte vers mon Pиre, alors que l'Йcriture les allie: Personne n'est
montй au ciel, dit le Seigneur en saint Jean, si ce n'est celui qui est
descendu du ciel, le Fils de l'homme, qui est au ciel; et saint Paul aux Йphйsiens:
Celui-lа qui йtait descendu, c'est celui-lа mкme qui est montй par delа tous
les cieux. Ainsi il n'appartiendrait pas au Fils d'avoir йtй
envoyй par le Pиre, ni d'кtre sorti du Pиre pour venir dans le monde, mais
seulement d'aller vers le Pиre. Le Seigneur, pourtant, affirme conjointement
l'un et l'autre: Je vais vers celui qui m'a envoyй, et encore: Je
suis sorti du Pиre, et je suis venu dans le monde, et de nouveau je quitte le
monde et m'en vais vers le Pиre. Double affirmation qui prouve а la fois et
l'humanitй et la divinitй. 29: ERREUR DES MANICHЙENS CONCERNANT L'INCARNATION
D'autres,
qui niaient la vйritй de l'Incarnation, ont fait appel а je ne sais quel
simulacre d'incarnation. Les Manichйens, c'est d'eux qu'il s'agit, ont prйtendu
que le Fils de Dieu n'avait pas assumй un corps authentique, mais un simple
fantфme. Il ne pouvait donc кtre homme vйritable mais pure apparence d'homme.
En consйquence, tous ses gestes d'homme, sa naissance, le fait de manger, de
boire, de marcher, sa mort et son ensevelissement, tout cela n'a pas йtй
rйalitй, mais simulacre. C'est tout le mystиre de l'Incarnation qui est ainsi
ramenй par eux au rang de fiction. Mais c'est tout d'abord vider de son sens
l'autoritй de l'Йcriture. L'apparence de la chair n'est pas la chair, ni
l'apparence de la marche, la marche, etc. L'Йcriture mentirait donc en disant: Le
Verbe s'est fait chair, s'il s'agit seulement d'une chair fantфme. Elle
mentirait encore lorsqu'elle nous dit que le Christ a marchй, mangй, qu'il est
mort et a йtй enseveli, si tout cela ne s'est fait que par maniиre d'apparition
fantomatique. Pour peu que l'on retranche а l'autoritй de l'Йcriture, il ne
peut plus rien y avoir de ferme dans notre foi, fondйe sur les Йcritures comme
l'indique ce mot de l'Йvangile de saint Jean: Tout cela a йtй йcrit pour que
vous croyiez. On dira peut-кtre que la Vйritй de l'Йcriture n'est
pas en cause quand cette mкme Йcriture rapporte comme rйellement arrivй ce qui
ne fut qu'apparence; les ressemblances des choses ne reзoivent-elles pas dans
un sens йquivoque et figurй le nom de ces choses elles-mкmes, ainsi du portrait
d'un homme qui reзoit dans un sens йquivoque le nom d'homme? Et la Sainte
Йcriture elle-mкme n'emploie-t-elle pas couramment cette maniиre de parler,
ainsi saint Paul aux Corinthiens: Ce rocher, c'йtait le Christ? Et c'est
souvent que l'on voit appliquer а Dieu par l'Йcriture, en raison d'une simple
similitude, des noms d'кtres corporels, ainsi des noms d'agneau, de lion,
etc... Bien
sыr, les ressemblances des choses peuvent prendre parfois, de maniиre
йquivoque, le nom des choses elles-mкmes. L'Йcriture ne peut cependant nous
proposer le rйcit d'un fait sous une йquivoque telle que les autres lieux
scripturaires ne puissent en manifester la vйritй; il n'y aurait plus alors,
pour l'homme, enseignement, mais source d'erreur, ce que rйprouve cette parole
de l'Apфtre aux Romains: Tout ce qui a йtй йcrit l'a йtй pour notre
instruction, et а Timothйe: Toute l'Йcriture est inspirйe de Dieu, utile
pour enseigner et former. C'est tout le rйcit йvangйlique d'ailleurs qui
serait mythologique, s'il nous parlait d'apparences comme de rйalitйs mкmes,
alors que saint Pierre dйclare: Ce n'est pas sur la foi de fables
imaginaires que nous vous avons fait connaоtre la puissance de Notre-Seigneur
Jйsus-Christ. Si l'Йcriture en quelque endroit raconte certaines
choses qui furent du domaine de l'apparence et non de la rйalitй, le contexte
nous permet de le comprendre comme tel. Ainsi, dans la Genиse, quand on
nous dit qu'Abraham levant les yeux, trois hommes lui apparurent, il est
facile de comprendre que c'йtait des hommes selon l'apparence. C'est Dieu
qu'Abraham adore en lui, c'est Dieu qu'il confesse: Parlerai-je а mon
Seigneur, moi qui suis poussiиre et cendre? Et encore: Ce n'est
pas ta maniиre, toi qui juges toute la terre. Quand Isaпe et Йzйchiel dйcrivent des
visions imaginatives, ils ne nous induisent pas en erreur; le genre qu'ils
empruntent n'est pas celui du rйcit historique, mais celui de la description
prophйtique. Toujours, d'ailleurs, ils introduisent une clausule pour indiquer
qu'il s'agit d'une apparition: Je vis le Seigneur assis, note Isaпe, et
Йzйchiel: La main du Seigneur fut sur moi et je vis, et encore: Une
forme de main me saisit et m'enleva, et je fus amenй а Jйrusalem, dans une
vision de Dieu. Les comparaisons qu'emprunte l'Йcriture pour parler
des choses de Dieu ne peuvent non plus engendrer l'erreur. Elles ne le peuvent
parce qu'elles sont prises si bas que le procйdй est йvident: il y a
comparaison et non traduction du rйel. D'autre part, la vйritй qui peut кtre
voilйe par certaines comparaisons dans tel ou tel passage se voit manifestйe
clairement, au sens propre, par d'autres textes de l'Йcriture. En fait, il ne
se passe rien de tel pour notre propos: il n'est aucun texte de l'Йcriture qui
s'oppose а la vйritй de tout ce qui nous est dit de l'humanitй du Christ. On objectera
peut-кtre ce que saint Paul йcrit aux Romains: Dieu a envoyй son Fils, avec
une chair semblable а celle du pйchй; ou encore ce qu'il йcrit aux
Philippiens: S'йtant fait semblable aux hommes, ayant visiblement tous les
dehors de l'homme. Mais le sens qu'on en veut tirer est exclu par ce
qu'ajoute l'Apфtre. Il ne parle pas seulement de la ressemblance de la
chair, mais bien de la chair de pйchй: le Christ йtait en possession
d'une vйritable chair, non point d'une chair du pйchй, car le pйchй
n'avait pas de place en lui; il possйdait une chair semblable а la chair
de pйchй, car sa chair йtait capable de souffrir, telle que la chair
de l'homme l'йtait devenue depuis le pйchй. Du texte invoquй: s'йtant fait
semblable aux hommes, l'incidente: prenant la forme (condition) d'esclave,
exclut toute idйe de fiction. Le mot forme est йvidemment
dans le sens de nature, non dans celui de ressemblance, ainsi qu'il allait
lorsque l'Apфtre disait: lui qui йtait dans la forme (condition) de
Dieu, oщ le mot forme est pris dans le sens de nature, les
manichйens n'ayant d'ailleurs aucune prйtention а faire du Christ une simple
ressemblance de Dieu. Toute idйe de fiction est encore exclue par ce qui suit: s'йtant
fait obйissant jusqu'а la mort. Le mot de ressemblance n'est donc
pas а prendre dans le sens d'une ressemblance extйrieure, mais dans celui de la
ressemblance naturelle de l'espиce; ainsi dit-on des hommes qu'ils se
ressemblent par l'espиce. La Sainte Йcriture s'oppose bien plus encore, expressйment,
а tout soupзon de fantasmagorie. Saint Matthieu dit que les disciples, en
voyant Jйsus marcher sur les eaux, se troublиrent et dirent: c'est un fantфme.
Et ils criaient de peur. Mais le Seigneur chasse aussitфt le soupзon des
disciples. Saint Matthieu ajoute: Jйsus, aussitфt, leur parla et il dit:
Ayez confiance, c'est moi; ne craignez pas. Ce serait d'ailleurs contraire
а la raison, que le Christ, qui avait choisi ses disciples pour qu'ils
rendissent tйmoignage а la vйritй, а partir de tout ce qu'ils avaient
vu et entendu, leur eыt cachй le fait de n'avoir plus qu'un corps-fantфme;
au sens contraire, l'apparition d'un fantфme ne les eыt pas emplis de frayeur. C'est avec plus
d'йnergie encore que le Seigneur, aprиs sa rйsurrection, chasse de l'esprit de
ses disciples un pareil soupзon. Les disciples, saisis de terreur et
d'effroi, nous dit Luc, pensиrent voir un esprit, en voyant Jйsus. Mais
lui de leur dire: pourquoi vous troublez-vous, et pourquoi des doutes
s'йlиvent-ils dans vos c_urs. Voyez mes mains et mes pieds; c'est bien moi.
Touchez et voyez: un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai. C'est
bien en vain qu'il se serait prкtй а leur examen, s'il n'avait eu qu'un
corps-fantфme. Les Apфtres se donnent eux-mкmes comme les dignes tйmoins
du Christ. Saint Pierre, au Livre des Actes, atteste: Jйsus,
Dieu l'a ressuscitй le troisiиme jour, il lui a donnй de se faire voir,
non а tout le peuple, mais aux tйmoins choisis d'avance
par Dieu, а nous qui avons mangй et bu avec lui, aprиs sa rйsurrection d'entre
les morts. L'Apфtre saint Jean, au dйbut de sa Ire Йpоtre, йcrit: Ce
que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplй, et ce que nos mains
ont touchй du Verbe de vie, nous en portons tйmoignage. On ne peut
concevoir de tйmoignage authentique de la vйritй que celui qui s'appuie sur la
rйalitй des choses, et non sur des gestes fictifs. Si donc le Christ n'a eu
qu'un corps-fantфme; s'il n'a pas mangй et bu, s'il n'a pas йtй vu et touchй,
de maniиre authentique, mais simplement fantomatique, le tйmoignage que les
Apфtres portent sur le Christ n'est pas digne de foi. Et, selon le mot de saint
Paul, leur prйdication est sans objet, sans objet notre foi. De plus, si le
Christ n'a pas eu un corps authentique, il n'est pas mort rйellement. Il n'est
donc pas rйellement ressuscitй. Et les Apфtres qui annoncent au monde la
rйsurrection du Christ, sont ainsi de faux tйmoins. C'est bien ce que dit
l'Apфtre: Nous voilа convaincus de faux tйmoignage а l'йgard de Dieu,
puisque nous avons tйmoignй contre Dieu qu'il a ressuscitй le Christ,
alors qu'il ne l'a pas ressuscitй. Selon le mot de l'Ecclйsiastique: de
l'homme de mensonge, que peut-il sortir de vrai? Le mensonge est une route
qui ne peut conduire а la vйritй. Or le Christ est venu en ce monde pour
manifester la vйritй; il le dйclare lui-mкme: C'est pour cela que je suis
nй, pour cela que je suis venu, pour rendre tйmoignage а la vйritй. Il
n'y eut donc dans le Christ aucune place pour le mensonge. Ce qui n'aurait pas
йtй si ce qu'on dit de lui n'йtait arrivй qu'en apparence, puisque, au dire du
Philosophe, est faux ce qui n'est pas tel qu'il apparaоt. Ainsi donc,
tout ce qu'on dit du Christ a existй selon la rйalitй. Saint Paul йcrit dans l'Йpоtre aux
Romains que nous avons йtй justifiйs dans le sang du Christ, et
saint Jean dans l'Apocalypse: Tu nous as rachetйs, Seigneur, dans ton
sang. Si le Christ n'avait pas eu rйellement de sang, il ne l'aurait pas
rйellement rйpandu pour nous. Ainsi nous ne serions ni rйellement justifiйs, ni
rйellement rachetйs. Il ne servirait de rien d'кtre dans le Christ. Si l'on doit
regarder comme une apparition fantomatique la venue du Christ en ce monde,
cette venue n'a rien amenй de nouveau. Ne voit-on pas en effet Dieu apparaоtre
dans l'Ancien Testament а Moпse et aux prophиtes sous de multiples figures,
ainsi qu'en tйmoignent les йcrits nйo-testamentaires eux-mкmes? C'est tout
l'enseignement du Nouveau Testament qui serait vidй de sens. Ce n'est donc pas
un corps-fantфme, mais un corps authentique, que le Fils de Dieu a assumй. 30: ERREUR DE VALENTIN CONCERNANT L'INCARNATION
Valentin
pense а peu prиs de mкme du mystиre de l'Incarnation. Pour lui, le Christ ne
fut pas en possession d'un corps terrestre, mais d'un corps qu'il apporta du
ciel; il ne reзut rien de la Vierge Mиre, mais passa par elle comme par un
canal. L'erreur
de Valentin semble avoir pris occasion de certaines paroles de la Sainte
Йcriture. Le Seigneur dit en effet, en saint Jean: Nul n'est montй au ciel,
si ce n'est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est
dans le ciel... Celui qui vient du ciel est au-dessus de tous. Et encore: Je
suis descendu du ciel pour faire, non ma volontй mais la volontй de celui qui
m'a envoyй. Et saint Paul йcrit aux Corinthiens: Le premier homme, issu
de la terre, est terrestre; le second homme, lui, issu du ciel, est cйleste. Tous
ces textes, on veut les interprйter comme s'il fallait croire que le Christ est
descendu du ciel, y compris dans son corps. Cette position de Valentin procиde de la
mкme erreur radicale que celle des Manichйens: tout ce qui est terrestre,
croyaient-ils, est la crйation du diable. Dans une telle perspective, puisque, selon
le mot de saint Jean, c'est pour dйtruire les _uvres du diable que le Fils
de Dieu est apparu, il ne convenait pas qu'il prоt un corps а la
crйation du diable, quand saint Paul йcrit aux Corinthiens: Quelle union
peut-il y avoir entre la lumiиre et les tйnиbres? Quel accord entre le Christ
et Bйlial? Surgies de la mкme racine, donnant les mкmes fruits,
ces deux positions aboutissent а la mкme contradiction. Chaque espиce en effet
a, bien dйterminйs, les principes essentiels, matiиre et forme, qui
constituent, dans les кtres composйs de matiиre et de forme, la dйfinition mкme
d'espиce. La matiиre propre de l'homme, c'est la chair humaine, les os, etc.;
et de mкme, la matiиre de la chair et des os et du reste, c'est le feu, l'air,
l'eau, la terre, etc. Si donc le corps du Christ n'йtait pas un corps
terrestre, il n'y avait pas en lui de chair et d'os authentiques, mais simple
apparence de tout cela. Et ainsi, il n'йtait pas vraiment homme, mais simple
apparence d'homme, alors pourtant qu'il dit lui-mкme: Un esprit n'a pas de
chair et d'os, comme vous voyez que j'en ai. Tout corps cйleste est, par nature,
incorruptible et inaltйrable, et il ne peut sortir de son lieu. Il ne
convenait pas que le Fils de Dieu fit subir quelque atteinte а la dignitй de la
nature qu'il assumait, mais bien plutфt qu'il la rehaussвt. Ce n'est donc pas
un corps cйleste, incorruptible, qu'il apporta dans les rйgions infйrieures,
mais bien un corps terrestre et passible qu'il assuma pour en faire un corps
incorruptible et cйleste. Du Fils de Dieu, l'Apфtre dit qu'il est issu,
selon la chair, de la race de David. ,Le corps de David йtait bien un corps
terrestre. Et donc aussi le corps du Christ. L'Apфtre dit encore aux Galates que
Dieu a envoyй son Fils formй d'une femme, et saint Matthieu, que Jacob
a engendrй Joseph, l'йpoux de Marie, de qui est nй Jйsus, qu'on appelle le
Christ. On ne dirait pas du Christ qu'il a йtй formй ou qu'il est nй d'une
femme, s'il n'avait fait que passer par elle, comme par un canal, sans rien
prendre d'elle. C'est bien d'elle qu'il a pris son corps. Marie d'ailleurs
ne pourrait кtre appelйe la Mиre de Jйsus, comme en tйmoigne l'Evangйliste, si
Jйsus n'avait rien reзu d'elle. Dans l'Epоtre aux Hйbreux saint
Paul йcrit: Le sanctificateur, le Christ, et les sanctifiйs, les
fidиles du Christ, ont mкme origine. C'est pour cela qu'il ne rougit
pas de les appeler ses frиres, quand il dit: j'annoncerai ton nom а mes frиres.
Et il ajoute un peu plus loin: Puis donc que les enfants ont eu en
partage la chair et le sang, lui aussi y a pris part йgalement. Mais si le
Christ n'a eu qu'un corps cйleste, il est йvident que nous n'avons pas mкme
origine, nous qui possйdons un corps terrestre, et que, par consйquent, nous ne
pouvons pas кtre appelйs ses frиres. Et lui n'a pas eu davantage part а la
chair et au sang; chair et sang, c'est clair, sont composйs d'йlйments
infйrieurs, et ne sont pas de nature cйleste. Il est donc йvident que l'opinion
en question est en opposition avec la pensйe de l'Apфtre. Il est aussi
йvident que les interprйtations sur lesquelles elle se fonde, sont sans aucun
poids. Car ce n'est pas selon le corps ou selon l'вme, mais en tant que Dieu,
que le Christ est descendu du ciel. Les paroles mкmes du Seigneur demandent
qu'on le comprenne ainsi. Quand il dit: Nul n'est montй au ciel, si ce n'est
celui qui est descendu du ciel, il ajoute: le Fils de l'homme, qui est dans
le ciel, montrant ainsi qu'il est descendu du ciel sans pour autant cesser
d'y кtre. Dieu seul peut кtre en terre, au point d'emplir aussi le ciel,
selon le mot qu'on lit en Jйrйmie: J'emplis le ciel et la terre. Le Fils
de Dieu, en tant que Dieu, n'a donc pas pu descendre du ciel
suivant un mouvement local: ce qui se meut en effet d'un mouvement local ne
peut accйder а un lieu qu'en en quittant un autre. On dit du Fils de Dieu qu'il
est descendu du ciel en cela mкme qu'il s'est associй une substance terrienne,
l'Apфtre disant qu'il s'est anйanti, en prenant la forme d'esclave, sans
pour autant abandonner sa nature de Dieu. Tout ce qui prйcиde montre ainsi
clairement la faussetй radicale de cette position. Nous avons montrй au Livre
deuxiиme que ces rйalitйs corporelles ont bien Dieu pour auteur, et non point
le diable. 31: ERREUR D'APOLLINAIRE CONCERNANT LE CORPS DU CHRIST
L'erreur
d'Apollinaire touchant le mystиre de l'Incarnation est plus dйraisonnable
encore. D'accord avec les positions qu'on vient de voir pour affirmer que le
Christ n'a pas pris son corps de la Vierge, il prйtend, impiйtй plus grande,
que quelque chose du Verbe s'est changй en la chair du Christ. L'occasion de
son erreur, il la trouve dans cette parole de saint Jean: Le Verbe s'est fait
chair, croyant pouvoir l'interprйter comme si le Verbe lui-mкme se fыt
changй en chair, parallиlement au sens de cette autre parole de saint Jean: Dиs
que le maоtre du festin eut goыtй l'eau devenue vin, parole dont le sens
est que l'eau s'йtait changйe en vin. En partant de ce qu'on a montrй, il est
facile de saisir l'invraisemblance d'une telle erreur. Dieu, nous l'avons vu,
est parfaitement immuable. Or il est йvident que tout ce qui est changй en
autre chose, est le sujet d'une mutation. Puis donc que le Verbe de Dieu est
vrai Dieu, il lui est impossible d'avoir йtй changй en chair. Parce qu'il est
Dieu, le Verbe de Dieu est simple. Nous avons vu dйjа qu'en Dieu il n'y a pas
de composition. Si donc quelque chose du Verbe de Dieu a йtй changй en chair,
il faut que ce soit le Verbe tout entier qui ait subi ce changement. Or ce qui
est changй en quelque chose d'autre, cesse d'кtre ce qu'il йtait auparavant:
l'eau changйe en vin n'est plus de l'eau mais du vin. Ainsi donc, d'aprиs
l'opinion d'Apollinaire, il n'y aurait plus de Verbe de Dieu aprиs
l'Incarnation. Ce qui est manifestement impossible: d'une part, en effet, le
Verbe de Dieu est йternel, ainsi que l'affirme saint Jean: Au commencement
йtait le Verbe; le Christ, d'autre part, aprиs l'Incarnation, est appelй
Verbe de Dieu, selon cette parole de l'Apocalypse: Il йtait vкtu d'un
vкtement teint de sang, et son nom йtait Verbe de Dieu. D'ailleurs il est
impossible de changer l'une dans l'autre des choses qui ne communient pas dans
la matiиre et dans un mкme genre: on ne fait pas de la blancheur avec une
ligne, ce sont choses de genre diffйrent; un corps йlйmentaire ne peut se
changer en corps cйleste ou en quelque substance incorporelle, et
rйciproquement, car ils ne communient pas dans la matiиre. Or le Verbe de Dieu,
parce qu'il est Dieu, ne communie avec rien d'autre ni dans la matiиre ni dans
un genre quelconque: Dieu ne rentre en effet dans aucun genre, et n'a pas
davantage de matiиre. Il est donc impossible que le Verbe de Dieu se soit
changй en chair ou en quoi que ce soit. La dйfinition mкme de chair, d'os, de
sang, et de toute autre partie de ce genre, veut que ces choses aient une
matiиre dйterminйe. Si donc, а en croire Apollinaire, le Verbe de Dieu s'est
changй en chair, il doit en rйsulter que le Christ n'a pas eu une vйritable
chair ni rien de semblable. Ainsi, il n'aura pas йtй homme vйritable, mais
simple apparence d'homme, avec toutes les autres consйquences que nous avons
opposйes а Valentin, au chapitre prйcйdent. La parole de saint Jean: Le Verbe
s'est fait chair, ne signifie donc pas que le Verbe s'est changй en chair,
mais qu'il a assumй une chair pour vivre avec les hommes et se manifester а eux
de maniиre visible. Aussi saint Jean ajoute-t-il: et il a habitй chez
nous, et nous avons vu sa gloire. Baruch avait dit, йgalement, de Dieu qu'il
est apparu sur la terre et qu'il a vйcu avec les hommes. L'вme
du Christ 32: ERREUR D'ARIUS ET D'APOLLINAIRE SUR L'AME DU CHRIST
Ce n'est pas seulement au sujet du corps du
Christ, c'est aussi au sujet de son вme que l'intelligence de certains s'est
йgarйe. Arius a supposй que le Christ n'avait pas eu d'вme, qu'il n'avait fait
qu'assumer une chair а l'йgard de laquelle la divinitй aurait tenu lieu
d'вme. C'est par une sorte de nйcessitй qu'il a йtй amenй а cette position.
Voulant affirmer que le Fils de Dieu n'est qu'une crйature, qu'il est infйrieur
au Pиre, il a choisi pour le prouver les textes d'Йcriture qui soulignent dans
le Christ l'infirmitй humaine. Et pour йviter d'кtre rйfutй par qui lui dirait
que les textes ainsi invoquйs ne se rapportent pas au Christ dans la ligne de
la nature divine, mais dans celle de la nature humaine, il supprime
astucieusement l'вme du Christ; ainsi, ce qui ne pouvait directement se
rapporter au corps humain, l'йtonnement, la crainte, la priиre, par exemple,
devait nйcessairement impliquer une infйrioritй dans le fils mкme de Dieu. En
confirmation de sa position, il amenait la parole, dйjа citйe, de saint Jean: Le
Verbe s'est fait chair, voulant en tirer que le Verbe n'avait fait
qu'assumer la chair, non point une вme. Apollinaire l'a suivi dans cette
position. C'est manifestement insoutenable. Nous avons vu dйjа que Dieu ne pouvait
кtre forme d'un corps. Puisque le Verbe de Dieu est Dieu, il est impossible
qu'il soit forme d'un corps, au point de jouer le rфle de l'вme а l'йgard de ce
corps. Cette
raison vaut contre Apollinaire, qui reconnaissait la divinitй du Verbe de Dieu.
Bien qu'Arius niвt cette divinitй, cette raison joue aussi contre lui. Car ce
n'est pas seulement Dieu qui ne peut кtre formй d'un corps, c'est aussi tous
les esprits supracйlestes, au tout premier rang desquels Arius plaзait le fils
de Dieu. A moins que l'on n'adopte la position d'Origиne pour qui les вmes
humaines seraient de mкme espиce et de mкme nature que les esprits
supracйlestes, opinion dont nous avons montrй dйjа la faussetй. Supprimй ce qui
est inclus dans la dйfinition de l'homme, nous ne pouvons plus avoir un homme
authentique. Or il est clair que l'вme rentre en premier lieu dans la dйfinition
de l'homme, puisqu'elle est sa forme. Si donc le Christ n'a pas eu d'вme, ce
n'est pas un homme authentique, cela contre l'affirmation de l'Apфtre disant а Timothйe:
Il n'y a qu'un mйdiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jйsus, homme
lui-mкme. De l'вme dйpend non seulement la dйfinition de l'homme, mais encore
celle de toutes ses parties; enlevйe l'вme, l'homme mort, c'est d'une maniиre
йquivoque qu'on parle d'_il, de chair, d'os humains, comme on parle d'_il
reproduit en peinture ou en sculpture. Si donc le Christ n'a pas eu d'вme,
ni sa chair ni rien de ce qui par ailleurs compose l'homme, ne furent
authentiques, alors que le Seigneur lui-mкme tйmoigne du contraire, quand il
dit: Un esprit n'a pas de chair ni d'os, comme vous voyez que j'en ai. Ce qui naоt d'un
vivant ne peut кtre dit son fils que s'il procиde de lui selon la mкme espиce:
on ne dit pas d'un ver qu'il est fils de l'animal dont il naоt. Si le Christ
n'a pas eu d'вme, il n'йtait pas de la mкme espиce que les autres hommes, car
lа oщ il y a forme diffйrente, il ne peut y avoir mкme espиce. On ne pourra
donc pas dire que le Christ est le fils de la Vierge Marie, ni qu'elle est sa
mиre, ce qu'affirme pourtant l'Йvangile. L'Йvangile, d'ailleurs, nous dit
expressйment que le Christ avait une вme. Mon вme est triste jusqu'а la
mort, est-il йcrit en saint Matthieu, et en saint Jean:
Maintenant mon вme est troublйe. Arius et Apollinaire rйtorqueront
peut-кtre que le mot вme est pris ici dans le sens mкme de fils de Dieu,
puisque, pour eux, c'est le Fils de Dieu qui joue le rфle d'вme а l'йgard de la
chair. Qu'on prenne cette parole du Seigneur, en saint Jean: J'ai le pouvoir
de dйposer mon вme, et le pouvoir de la reprendre, on doit comprendre qu'il
y eut autre chose que l'вme dans le Christ, autre chose qui avait le pouvoir de
dйposer son вme et de la reprendre. Or il n'йtait pas au pouvoir du corps de
s'unir au Fils de Dieu ou de s'en sйparer; c'est au-dessus des forces de la
nature. Il faut donc comprendre que dans le Christ autre йtait l'вme, autre la
divinitй du Fils de Dieu, а laquelle on peut justement attribuer un tel
pouvoir. Tristesse, colиre et passions du mкme genre relиvent de l'вme sensitive,
comme le montre le Philosophe au VIIe Livre des Physiques. Or les
Йvangiles montrent que tout cela a existй chez le Christ. Il faut donc que le
Christ ait eu une вme sensitive; dont il est trop clair qu'elle est diffйrente
de la nature divine du Fils de Dieu. Mais on dira peut-кtre que ce que les
Йvangiles nous rapportent d'humain а propos du Christ est dit d'une maniиre
mйtaphorique, ainsi qu'il en va de Dieu dans de multiples passages des Saintes
Йcritures. Il faut alors prendre ce qui ne peut кtre dit et compris que de
maniиre propre. De mкme que l'on comprend au propre et non au figurй ce que les
Йvangйlistes nous disent des autres faits et gestes corporels du Christ, ainsi
doit-on entendre d'une maniиre qui ne soit pas mйtaphorique qu'il a mangй et
qu'il a eu faim. Avoir faim n'appartient qu'а un кtre douй d'une вme sensitive,
puisque la faim est l'appйtit de la nourriture. Il faut donc que le Christ ait
eu une вme sensitive. 33: ERREUR D'APOLLINAIRE AFFIRMANT QUE LE CHRIST N'EUT PAS D'AME
RAISONNABLE. ERREUR D'ORIGИNE AFFIRMANT QUE L'AME DU CHRIST AURAIT ЙTЙ CRЙЙE
AVANT LE MONDE
Convaincu par ces tйmoignages de
l'Йvangile, Apollinaire reconnut l'existence dans le Christ d'une вme
sensitive, mais d'une вme sans esprit ni intelligence, telle qu'en elle le
Verbe de Dieu aurait tenu lieu d'esprit et d'intelligence. Mкme ainsi on ne
saurait йviter les inconvйnients soulignйs plus haut. L'homme en effet a rang
dans l'espиce humaine du fait qu'il possиde un esprit et une raison humaine. Si
donc le Christ n'en a pas йtй pourvu, il n'a pas йtй vraiment un homme, de la
mкme espиce que nous. L'вme qui est dйpourvue de raison appartient а une autre
espиce que l'вme qui en est douйe. C'est un axiome du Philosophe, au VIIIe
Livre des Mйtaphysiques, que dans les dйfinitions et dans les espиces,
n'importe quelle diffйrence essentielle, qu'on ajoute ou qu'on retranche,
change l'espиce, ainsi qu'il en va de l'unitй pour les nombres. Or le raisonnable
est une diffйrence spйcifique. Si donc le Christ n'a eu qu'une вme
sensitive, dйpourvue de raison, cette вme n'йtait pas de la mкme espиce que la
nфtre, dotйe, elle, de raison. D'ailleurs, mкme entre les вmes dйpourvues de raison,
il existe des diversitйs d'espиces: on le voit bien chez les animaux, si
diffйrents entre eux par l'espиce, et dont chacun tient son espиce de l'вme qui
lui est propre. L'вme sensitive dйpourvue de raison est donc pour ainsi dire un
genre qui comprend plusieurs espиces. Or il n'est rien dans un genre qui
n'existe dans l'une de ses espиces. Si donc l'вme du Christ a йtй du
genre de l'вme sensitive dйpourvue de raison, elle doit avoir йtй contenue dans
l'une des espиces de ce genre: dans l'espиce вme de lion ou вme de quelque
autre bкte sauvage. Ce qui est parfaitement absurde. Le corps est а l'вme ce qu'est la matiиre
а la forme, l'instrument а l'agent principal. Or il doit y avoir proportion
entre la matiиre et la forme, entre l'instrument et l'agent principal. A la
diversitй des вmes doit donc correspondre la diversitй des corps. Cela saute
aux yeux: nous voyons les animaux des diverses espиces prйsenter une
organisation diffйrente des membres, qui correspond а la diversitй des вmes. Si
donc le Christ n'a pas eu une вme comme la nфtre, il n'a pas eu davantage de
membres tels que les membres de l'homme. Parce qu'il tient le Verbe de Dieu pour
vrai Dieu, Apollinaire lui refuse tout possibilitй d'йtonnement: nous nous
йtonnons en effet de ce dont nous ignorons la cause. Et ce n'est pas non plus
l'вme sensitive qui est capable d'йtonnement; il ne lui appartient pas de
s'enquйrir de la connaissances des causes. Or il y a eu йtonnement chez le Christ,
comme en tйmoigne l'Йvangile; saint Matthieu nous dit, par exemple, qu'en
entendant les paroles du centurion, Jйsus s'йtonna. Il faut donc
admettre chez le Christ, en plus de la divinitй et de l'вme sensitive, ce qui
lui a permis d'йprouver de l'йtonnement, c'est-а-dire l'esprit humain. Tout ce que non
avons dit montre clairement que le Christ a possйdй un corps humain et une вme
humaine authentiques. Quand donc saint Jean dit que le Verbe s'est fait
chair, il ne faut pas comprendre cette parole comme si le Verbe s'йtait
changй en chair, ou comme si le Verbe n'avait assumй que la chair seule, ou
qu'une chair douйe d'вme sensitive, а l'exclusion de l'esprit. Non, quand on
nous dit que le Verbe s'est fait chair, c'est comme si on disait que le
Verbe s'est fait homme, la partie йtant prise pour le tout, selon l'usage
courant de l'Йcriture, qui pose parfois l'вme pour l'homme, comme dans l'Exode:
Toutes les вmes qui йtaient issues de Jacob йtaient au nombre de soixante-dix; ou
bien encore la chair pour l'homme tout entier, ainsi en Isaпe: Toute
chair verra йgalement que la bouche du Seigneur a parlй. Ainsi donc le mot chair
est pris ici pour l'homme tout entier, afin de traduire la faiblesse de la
nature humaine, assumйe par le Verbe de Dieu. Mais si le Christ, comme on l'a montrй, a
eu une chair humaine et une вme humaine, il est clair que son вme n'a pas йtй
avant que son corps ne fut conзu. On a vu dйjа comment les вmes humaines ne
prйexistaient pas а leurs propres corps. S'avиre ainsi erronйe la position d'Origиne
selon laquelle l'вme du Christ aurait йtй crййe avec toutes les autres
crйatures spirituelles et assumйe par le Verbe de Dieu, dиs le commencement,
avant que n'existent les crйatures corporelles: c'est seulement vers la fin des
temps, pour le salut des hommes, qu'elle aurait revкtu la chair. L'union
des deux natures 34: ERREUR DE THЙODORE DE MOPSUESTE ET DE NESTORIUS TOUCHANT
L'UNION DU VERBE ET DE L'HOMME
On
voit donc qu'il n'a manquй au Christ, ni la nature divine, comme l'affirmaient
Ebion, Cйrinthe et Photin; ni un corps humain authentique, comme le voulaient
les Manichйens et Valentin, ni mкme une вme humaine, comme le prйtendaient
Arius et Apollinaire. Ces trois substances: divinitй, вme humaine, corps
humain authentique se rencontrant dans le Christ, reste а chercher, d'aprиs les
donnйes de l'Йcriture, ce qu'il faut penser de leur union. Thйodore de
Mopsueste et Nestorius, son disciple, avancиrent, au sujet de cette union,
l'opinion que voici. Une вme humaine et un vйritable corps humain, dirent-ils,
se sont unis dans le Christ pour former un homme de mкme espиce et de mкme
nature que le reste des hommes; dans cet homme, Dieu a habitй comme en son
temple, autrement dit par grвce, ainsi qu'il en va chez les autres saints.
C'est pourquoi, en saint Jean, le Christ lui-mкme dit aux Juifs: Dйtruisez
ce temple, et en trois jours je le reconstruirai. L'Йvangйliste
ajoutant par maniиre d'explication: Il le disait du temple de son corps. Et
saint Paul йcrira aux Colossiens: Il a plu а Dieu de faire habiter en lui
toute la plйnitude. Il en est rйsultй une union des volontйs entre cet
homme et Dieu, cet homme adhйrant а Dieu de toute sa bonne volontй, et Dieu
l'accueillant dans sa bienveillance, selon qu'il est йcrit en saint Jean:
Celui qui m'a envoyй est avec moi, et il ne m'a pas laissй seul, parce que je
fais toujours ce qui lui plaоt. On doit donc comprendre qu'il en va
de l'union de cet homme avec Dieu comme de celle dont parle l'Apфtre quand il
dit: Celui qui adhиre а Dieu n'est avec lui qu'un esprit. De mкme que cette
derniиre union permet d'appliquer aux hommes des noms qui ne conviennent en
propre qu'а Dieu, de telle maniиre qu'on les dise dieux, fils de Dieu,
Seigneurs, saints et christs, ainsi qu'il ressort de divers passages de
l'Йcriture, de mкme des noms propres а Dieu s'appliquent а cet homme, de telle
maniиre que, en raison de l'habitation de Dieu en lui et de l'union de leur
volontй, on le dise Dieu, Fils de Dieu, Seigneur, Salut et Christ. Cependant, parce
que cet homme a joui d'une plйnitude de grвce plus grande que celle du reste
des saints, plus que les autres il a йtй temple de Dieu, plus йtroitement que
les autres il a йtй uni а Dieu par la volontй, ayant part aux noms divins par
un privilиge singulier. Cette excellence de grвce lui a valu d'кtre constituй
participant de la dignitй et de l'honneur dus а Dieu, au point d'кtre adorй
tout ensemble avec Dieu. A suivre cette opinion, on doit donc distinguer la
personne du Verbe de Dieu de celle de cet homme adorй tout ensemble avec le
Verbe de Dieu. Si l'on parle d'une seule personne pour l'un et pour l'autre, on
le fera en raison de l'union des volontйs dont il a йtй question; on dira que
cet homme et le Verbe de Dieu sont une seule personne, comme on dit d'un homme
et d'une femme qu'ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Une telle union
pourtant ne permet pas d'attribuer а l'un tout ce qu'il est possible de dire de
l'autre; tout ce qui est vrai de l'homme ne l'est pas de la femme, et
rйciproquement. Ainsi, dans cette union du Verbe et de cet homme, croit-on
pouvoir faire remarquer que ce qui est propre а cet homme, ce qui relиve de la
nature humaine, ne peut кtre attribuй а juste titre au Verbe de Dieu, ou а Dieu:
que cet homme ait pu naоtre d'une vierge, qu'il ait pu souffrir, mourir, qu'il
ait pu кtre enseveli, tout cela, affirment Thйodore de Mopsueste et Nestorius,
ne peut кtre dit de Dieu ou du Verbe de Dieu. Certains noms cependant qui s'appliquent
en tout premier lieu а Dieu peuvent se voir attribuйs d'une certaine maniиre
aux hommes, ainsi des noms de Christ, Seigneur, Saint, ou mкme du nom de
fils de Dieu; rien n'empкche, nous dit-on, de qualifier de tels
noms les rйalitйs humaines dont il vient d'кtre question. C'est а bon droit, en
effet, а en croire ces auteurs, que nous disons que le Christ, Seigneur de
gloire, Saint des saints ou Fils de Dieu, est nй d'une Mиre, a souffert, est
mort et a йtй enseveli. C'est pourquoi, nous dit-on encore, le Bienheureuse
Vierge doit кtre appelйe la Mиre du Christ, non la Mиre de Dieu ou du Verbe de
Dieu. A
bien y regarder, ce n'est rien de moins que nier la vйritй de l'Incarnation.
D'aprиs une telle position, le Verbe de Dieu n'a йtй uni а cet homme qu'en
raison d'une habitation par grвce, d'oщ dйcoulait l'union des volontйs. Mais
que le Verbe de Dieu habite dans un homme, ce n'est pas, pour le Verbe de Dieu,
s'incarner. Depuis la crйation du monde, le Verbe de Dieu, et Dieu lui-mкme,
ont habitй dans tous les saints, comme en tйmoigne l'Apфtre: Vous кtes le
temple du Dieu vivant: ainsi que Dieu l'a dit: j'habiterai en eux.
On ne peut parler d'incarnation а propos d'une telle habitation, sans quoi Dieu
se serait incarnй bien souvent depuis le commencement du monde. - Pour rйaliser
la dйfinition d'incarnation en effet, il ne suffit pas au Verbe de Dieu, ou а
Dieu, d'habiter dans un homme avec une plus grande plйnitude de grвce, car le plus
et le moins ne modifient pas l'espиce de l'union.- Йtant donnй que
toute la religion chrйtienne est fondйe sur la foi en l'Incarnation, il est
bien йvident que c'est le fondement mкme de cette religion que bouleverse la
position de Thйodore de Mopsueste et de Nestorius. La maniиre mкme de parler des Saintes
Йcritures montre la faussetй d'une telle position. L'Йcriture en effet a
coutume d'exprimer l'habitation de Dieu dans ses saints de la maniиre suivante:
Le Seigneur parla а Moпse, le Seigneur dit а Moпse; la parole
du Seigneur fut adressйe а Jйrйmie (ou а quelque autre prophиte); la
parole de Dieu fut mise dans la main d'Aggйe le prophиte. Nulle part
on ne lit que la parole de Dieu se soit faite ou Moпse ou Jйrйmie, ou
quelqu'un d'autre. Or c'est de cette maniиre privilйgiйe que l'Йvangйliste
traduit l'union du Verbe de Dieu avec la chair du Christ, quand il dit: Le
Verbe s'est fait chair. Les tйmoignages de l'Йcriture montrent donc
clairement que ce n'est pas seulement par mode d'habitation que le Verbe de
Dieu s'est trouvй dans l'homme-Christ. Tout ce qui est devenu quelque chose, est
ce qu'il est devenu. Ce qui est devenu homme, est homme; ce qui est devenu
blanc, est blanc. Le Verbe de Dieu, lui, s'est fait homme. Le Verbe de Dieu est
donc homme. Or il est impossible que de deux кtres diffйrents par la personne,
l'hypostase ou le suppфt, l'un puisse кtre attribuй а l'autre. Quand on dit: L'homme
est un animal, c'est cela mкme qui est animal qui est homme; et quand on
dit: L'homme est blanc, c'est l'homme lui-mкme dont on signifie qu'il
est blanc, bien que la blancheur soit en dehors de la dйfinition de l'homme.
Ainsi ne peut-on dire d'aucune maniиre que Socrate est Platon ou quelque autre
singulier d'espиce identique ou d'espиce diffйrente. Si donc, au tйmoignage de
l'Йvangйliste, le Verbe s'est fait chair, c'est-а-dire homme, il
est impossible qu'il y ait, pour le Verbe de Dieu et pour cet homme, deux
personnes, ou deux hypostases, ou deux suppфts. Les pronoms dйmonstratifs se rapportent а
le personne, ou а l'hypostase ou au suppфt personne ne dirait: Je cours, alors
qu'un autre courrait, а moins de parler au figurй, а supposer qu'un autre
courыt а sa place. Or cet homme qu'on appelle Jйsus dit de lui: avant qu'Abraham
fыt, je suis; et encore: moi et le Pиre, nous sommes un, et beaucoup
d'autres choses qui manifestement relиvent de la divinitй du Verbe. Il est donc
clair que c'est la personne mкme du Fils de Dieu qui est la personne,
et l'hypostase, de l'homme qui parle ainsi. On a vu plus haut que ce n'est pas le
corps du Christ qui est descendu du ciel, comme le prйtendait Valentin, son
вme, comme le voulait Origиne. Reste donc que c'est le Verbe de Dieu dont on
puisse dire qu'il est descendu, non pas d'un mouvement local, mais de par son
union avec une nature infйrieure, comme on l'a dйjа dit. Mais cet homme, qui
parle en son nom propre, dit qu'il est descendu du ciel: Je suis le pain
vivant, qui est descendu du ciel. Il est donc nйcessaire que la personne du
Verbe de Dieu soit la personne et l'hypostase de cet homme. L'ascension au
ciel revient йvidemment au Christ en tant qu'homme, cet homme qui s'йleva
sous les yeux des Apфtres. Descendre du ciel, c'est le fait du Verbe de
Dieu. Or l'Apфtre dit dans l'Йpоtre aux Йphйsiens: Celui qui йtait descendu,
c'est celui-lа mкme qui est montй. Il est donc nйcessaire que la personne
mкme, et l'hypostase, du Verbe soit la personne et l'hypostase de cet homme. Ce qui prend
origine dans le monde, ce qui n'existe pas avant d'кtre dans le monde, ne peut
venir en ce monde. Mais l'homme-Christ prend selon la chair origine en ce
monde, car il a eu un corps authentique d'homme de cette terre. Sous le rapport
de l'вme, non plus, il n'a pas existй avant d'кtre en ce monde: il a possйdй
une vйritable вme humaine, qui, par nature, n'existe pas avant d'кtre unie au
corps. Reste donc que cet homme n'a pu, par son humanitй, venir en ce monde.
Or il affirme lui-mкme qu'il est venu en ce monde: Je suis sorti
du Pиre, et je suis venu dans le monde. Il est donc clair que ce qui est le
fait du Verbe de Dieu peut кtre attribuй а cet homme. Que la venue en ce
monde appartienne au Verbe de Dieu, Jean l'Йvangйliste l'a montrй clairement
quand il dit: Il йtait dans le monde, et le monde par lui a йtй fait, et le
monde ne l'a pas reconnu; il vint chez lui. La personne et l'hypostase du
Verbe de Dieu doit donc кtre la personne et l'hypostase de cet homme qui parle
ainsi. On
lit dans l'Йpоtre aux Hйbreux: En entrant dans le monde, il dit: tu n'as
voulu ni sacrifice ni offrande, mais tu m'as formй un corps. Celui qui
entre dans monde, c'est le Verbe de Dieu. C'est donc pour le Verbe mкme de Dieu
qu'un corps est formй, un corps qui lui est propre. Il serait impossible de
parler ainsi si le Verbe de Dieu et cet homme n'avaient pas mкme hypostase. Tout changement,
ou toute souffrance, qui affecte le corps de quelqu'un peut кtre attribuй а
celui-lа mкme dont c'est le corps. Si le corps de Pierre est blessй, flagellй, si
ce corps meurt, on pourra dire que c'est Pierre qui est blessй, flagellй, et
qui meurt. Mais le corps de cet homme, ce fut le corps du Verbe de Dieu. Toute
la souffrance qui a affligй le corps de cet homme peut donc кtre attribuйe au
Verbe de Dieu. C'est ici toute vйritй qu'on peut dire du Verbe de Dieu qu'il a
souffert, qu'il a йtй crucifiй, qu'il est mort et qu'il a йtй enseveli. Ce que
niaient Thйodore de Mopsueste et Nestorius. On lit encore dans l'Йpоtre aux Hйbreux:
Il convenait que celui pour qui et par qui sont toutes choses
et qui devait conduire un grand nombre de fils а la gloire,
auteur de leur salut, fut rendu parfait par la souffrance. Autrement
dit, celui-lа a souffert et est mort, pour qui toute chose existe, par qui
toute chose existe, celui qui conduit les hommes а la gloire et qui est
l'auteur de leur salut. Mais voilа quatre prйrogatives de Dieu, qui ne peuvent
кtre accordйes а aucun autre. N'est-il pas dit dans les Proverbes: Le
Seigneur a tout fait pour lui-mкme et dans saint Jean, а propos du
Verbe de Dieu: Tout a йtй fait par lui?Le Psaume ne chante-t-il pas: Le
Seigneur donnera la grвce et la gloire?et encore: Le salut des justes
vient du Seigneur. C'est donc en toute vйritй qu'on dira que Dieu, Verbe
de Dieu, a souffert et est mort. Bien sыr, homme, ayant part а quelque
seigneurie, peut-кtre appelй seigneur; mais aucun homme, aucune crйature, ne
peut кtre appelй le Seigneur de gloire, car la gloire de la bйatitude а
venir, Dieu seul la possиde par nature; les autres ne le possиdent que par don
gratuit. Aussi le Psaume chante-t-il: Le Seigneur des puissances, c'est lui
le Roi de gloire. Or l'Apфtre dit que le Seigneur de gloire a йtй crucifiй.
On peut donc vraiment dire que Dieu a йtй crucifiй. Le Verbe de Dieu est appelй Fils de Dieu
par nature, comme on l'a vu plus haut; l'homme, lui, en raison de l'habitation
de Dieu en lui, est appelй fils de Dieu par grвce d'adoption. Ainsi donc, а
suivre la position que nous йtudions, il faudrait admettre dans le Seigneur
Jйsus-Christ un double mode de filiation: le Verbe qui habite en l'homme йtant
en effet Fils de Dieu par nature, l'homme habitй йtant fils de Dieu par grвce
d'adoption. On ne pourrait plus dire que cet homme est le propre Fils de
Dieu et son unique-engendrй; on ne le pourrait plus dire que du seul
Verbe de Dieu, engendrй par le Pиre de maniиre unique, par naissance proprement
dite. Or l'Йcriture impute la passion et la mort au propre Fils unique de Dieu.
Saint Paul dit aux Romains: Il n'a pas йpargnй son propre Fils, mais l'a
livrй pour nous tous. Et saint Jean: Dieu a tellement aimй le monde
qu'il lui a donnй son Fils unique, afin que quiconque croit en lui, ne pйrisse
pas, mais ait la vie йternelle. Et pour bien montrer qu'il s'agit d'abandon
а la mort, Jean avait dit auparavant du fils de l'homme, crucifiй: De mкme
que Moпse a йlevй le serpent dans le dйsert, ainsi faut-il que le Fils de
l'homme soit йlevй, afin que quiconque croit en lui... L'Apфtre montre, lui
aussi, comment la mort du Christ prouve l'amour de Dieu pour le monde: Dieu
prouve ainsi son amour pour nous; c'est alors que nous йtions pйcheurs que le
Christ est mort pour nous. C'est donc а bon droit qu'on peut dire du
Verbe de Dieu, qu'il a souffert et qu'il est mort. Quelqu'un est dit le fils de telle mиre,
parce que c'est en elle que son corps s'est formй, bien que l'вme n'ait point
son principe dans la mиre, mais а l'extйrieur. Or le corps de l'homme-Christ
s'est formй dans la Vierge Mиre, et l'on a montrй comment le corps de cet homme
est le corps du Fils de Dieu par nature, du Verbe de Dieu. Il est donc juste de
dire que la Bienheureuse Vierge est la Mиre du Verbe de Dieu, et mкme
la Mиre de Dieu, bien que la divinitй du Verbe ne vienne pas de sa mиre;
il n'est pas nйcessaire en effet que le fils tire de sa mиre
le tout de sa substance, mais seulement son corps. L'Apфtre dit aux Galates:
Dieu a envoyй son fils, formй d'une femme. C'est indiquer dans
quel sens il faut comprendre la mission du Fils de Dieu, dont on nous dit qu'il
est envoyй en tant qu'il est formй d'une femme. Or ceci ne serait pas
vrai si le Fils de Dieu n'avait pas existй avant d'кtre formй d'une
femme. Il est bien clair que ce qui est envoyй doit exister avant de se trouver
en ce en quoi il est envoyй. Mais cet homme, fils adoptif au dire de Nestorius,
n'a pas existй avant de naоtre de la femme. Quand donc l'Йcriture dit que Dieu
a envoyй son Fils, on ne peut l'entendre du fils adoptif, mais on doit
l'entendre du Fils par nature de Dieu Verbe de Dieu. Et du fait que quelqu'un,
formй d'une femme, est appelй le fils de cette femme, Dieu, Verbe de Dieu
,est fils d'une femme. Les paroles de l'Apфtre, dira-t-on peut-кtre, ne
signifient pas que le Fils de Dieu a йtй envoyй pour кtre formй d'une femme,
mais bien que le Fils de Dieu, formй d'une femme, sous la loi, a йtй envoyй
pour racheter ceux qui йtaient sous la loi. Ainsi, il ne faudrait pas
entendre les mots « son fils » du Fils par nature, mais de cet
homme qui est fils par adoption. Mais les paroles mкmes de l'Apфtre interdisent
de le comprendre ainsi. Seul celui qui est au-dessus de la loi, qui est
l'auteur de la loi, peut dйlier de la loi. Or la loi a йtй donnйe par Dieu.
Dieu seul peut donc libйrer de l'esclavage de la loi. C'est bien ce que
l'Apфtre dit du Fils de Dieu, dans le passage en question. Le Fils de Dieu dont
il s'agit est donc le Fils par nature. Il est donc vrai de dire que le Fils
de Dieu par nature, Dieu Verbe de Dieu, a йtй formй d'une femme. La mкme йvidence
ressort de ce verset du Psaume qui attribut а Dieu lui-mкme la rйdemption du genre
humain: Tu m'as rachetй, Seigneur, Dieu de vйritй. L'adoption des
fils de Dieu se fait par l'Esprit-Saint, selon ce mot de saint Paul dans l'Йpоtre
aux Romains: Vous avez reзu l'Esprit d'adoption des fils. Or l'Esprit-Saint
n'est pas un don des hommes, mais un don de Dieu. L'adoption filiale n'a donc
pas l'homme pour cause, mais Dieu. Or le Fils de Dieu, envoyй par Dieu et formй
d'une femme, est cause de cette adoption comme en tйmoigne l'Apфtre quand il
ajoute (dans le passage de l'Йpоtre aux Galates, citй plus haut): Afin que
nous recevions l'adoption des fils. Cette parole de l'Apфtre, il faut donc
la comprendre du Fils de Dieu par nature. Dieu, le Verbe de Dieu, a donc йtй
formй d'une femme, de la Vierge Mиre. Le Verbe s'est fait chair, dit saint Jean. Mais il ne peut
tenir sa chair que d'une femme. Le Verbe a donc йtй formй d'une femme, de la
Vierge Mиre. La Vierge est donc la Mиre du Verbe de Dieu. L'Apфtre dit
encore dans l'Йpоtre aux Romains que c'est des patriarches que, selon
la chair, est issu le Christ, qui est au dessus de tout, Dieu а jamais bйni. Le
Christ n'est issu des patriarches que par la mйdiation de la Vierge. Ainsi
donc, Dieu, qui est au-dessus de tout, est issu, selon la chair, de la Vierge.
La Vierge est donc, selon la chair, la Mиre de Dieu. Dans l'Йpоtre aux Philippiens, l'Apфtre
dit encore du Christ Jйsus qu'alors qu'il йtait de condition divine, il
s'est anйanti, prenant la condition d'esclave, se faisant semblable aux hommes.
Si, а suivre Nestorius, nous divisons le Christ en deux, c'est-а-dire en cet homme qui est fils par adoption et en le Fils de Dieu par nature, le
Verbe de Dieu, cette parole de l'Apфtre ne peut s'entendre de cet homme. Cet
homme,en effet, а supposer qu'il soit simplement homme, n'a pu кtre d'abord
dans la condition de Dieu et prendre ensuite la ressemblance de l'homme; bien
plutфt, au contraire, est-ce l'homme dйjа existant qui est devenu participant
de la divinitй, en quoi il n'a pas йtй anйanti, mais exaltй. Il faut donc
entendre la Parole de l'Apфtre du Verbe de Dieu qui, d'abord, de toute йternitй
dans la condition de Dieu, c'est-а-dire de nature divine, s'est ensuite anйanti
en se faisant semblable aux hommes. La seule habitation du Verbe de Dieu dans
l'homme Jйsus-Christ ne peut rendre compte de cet anйantissement. Depuis le
commencement du monde, en effet, le Verbe de Dieu a habitй dans les saints par
grвce; on n'a pas dit pour autant qu'il s'йtait anйanti. Car Dieu communique sa
bontй aux crйatures sans rien soustraire de lui-mкme; il en est plutфt exaltй,
en ce sens que la bontй des crйatures manifeste sa grandeur, et d'autant plus
que les crйatures sont plus parfaites. Si donc le Verbe de Dieu a habitй plus
parfaitement dans l'homme-Christ que dans les autres saints, c'est ici moins
que partout ailleurs que peut se rйaliser l'anйantissement du Verbe. La seule
habitation du Verbe de Dieu dans cet homme, pour reprendre l'expression de
Nestorius, ne peut expliquer l'union du Verbe avec la nature humaine; seule le
peut le fait que le Verbe de Dieu se soit fait vraiment homme. Ainsi seulement
peut-il y avoir anйantissement, а tel titre qu'on dise du Verbe
de Dieu qu'il s'est anйanti, c'est-а-dire fait tout petit; non en
perdant sa propre grandeur mais en assumant la petitesse de l'homme, comme si,
l'вme prйexistant au corps, on disait d'elle qu'elle devient la substance
corporelle qu'est l'homme, non en changeant sa propre nature, mais en assumant
une nature corporelle. Le Saint-Esprit c'est йvident, a habitй dans l'homme
Christ. Saint Luc nous dit que Jйsus, rempli du Saint-Esprit, s'йloigna du
Jourdain. Si l'incarnation du Verbe doit кtre comprise en ce sens que le
Verbe de Dieu a habitй en plйnitude dans cet homme; il faudra dire aussi que
l'Esprit-Saint s'est incarnй. Ce qui est parfaitement en dehors de
l'enseignement de la foi. Le Verbe de Dieu habite dans les saints Anges, que la
participation du Verbe remplit d'intelligence. Or l'Apфtre dit dans l'Йpоtre
aux Hйbreux: Il n'a jamais pris les anges, mais il a pris la descendance
d'Abraham. Il est donc clair que la seule habitation ne peut nous faire
comprendre l'assomption de la nature humaine par le Verbe. A suivre la
position de Nestorius, selon laquelle le Christ serait divisй en deux
hypostases diffйrentes, le Verbe de Dieu, d'une part, et cet homme, de l'autre,
il est impossible d'appeler Christ le Verbe de Dieu. C'est ce qui ressort aussi
bien de la maniиre de parler de l'Йcriture qui, avant l'incarnation, n'appelle
jamais Christ Dieu ou le Verbe de Dieu, que de la signification mкme du nom. Christ
veut dire oint, entendez oint de l'huile d'allйgresse, c'est-а-dire
de l'Esprit-Saint, ainsi que l'explique saint Pierre au Livre des
Actes. Or on ne peut dire que le Christ ait йtй oint de l'Esprit-Saint;
autrement le Saint-Esprit serait supйrieur au Fils, comme le sanctificateur
l'est au sanctifiй. Il faudra donc que ce nom de Christ ne puisse
s'entendre que de l'homme seul. Quand l'Apфtre dit aux Philippiens:
Ayez en vous les sentiments qui furent ceux du Christ Jйsus, cette
parole s'applique а l'homme. Or l'Apфtre ajoute: Lui qui йtait de condition
divine, il n'a pas cru devoir garder jalousement son йgalitй avec Dieu. Il
est donc vrai de dire que cet homme est de condition, c'est-а-dire de nature,
divine, йgal а Dieu. Les hommes pourront кtre appelйs dieux, fils de Dieu, dans
la mesure oщ Dieu habite en eux; on ne dira jamais qu'ils sont les йgaux de
Dieu. Il est donc йvident que ce n'est pas en raison de la seule habitation
que l'homme-Christ est appelй Dieu. Des saints peuvent se voir appliquer le
nom de Dieu en raison de la grвce qui les habite; mais jamais on n'attribue а
quelque saint que ce soit, en raison de la grвce qui l'habite, des _uvres qui
n'appartiennent qu'а Dieu, comme de crйer le ciel et la terre, ou toute autre
chose de ce genre. Or la crйation de toutes choses est attribuйe au
Christ-homme. Saint Paul йcrit dans l'Йpоtre aux Hйbreux: Considйrez
l'Apфtre et le Grand-Prкtre de la foi que nous professons, Jйsus-Christ,
qui est fidиle а celui qui l'a crйй, comme Moпse l'a йtй, sur toute sa
maison. Ce qu'on doit entendre de l'homme, et non du Verbe de Dieu, aussi
bien parce que, а suivre la position de Nestorius, comme on l'a vu, le Verbe de
Dieu ne peut кtre appelй Christ, que parce que le Verbe de Dieu n'est pas crйй
mais engendrй. L'Apфtre ajoute d'ailleurs: la gloire dont il se trouve
justement honorй l'emporte sur celle de Moпse, autant que la dignitй de celui
qui bвtit la maison l'emporte sur celle de le maison. C'est donc le
Christ-homme qui a bвti la maison de Dieu. L'Apфtre apporte la confirmation
suivante: car toute maison est construite par quelqu'un et celui qui a crйй
l'univers, c'est Dieu. Ainsi donc l'Apфtre, en affirmant que Dieu a crйй
l'univers, prouve que c'est le Christ-homme qui a construit la maison de Dieu.
Mais cette preuve n'aurait aucune portй si le Christ n'йtait Dieu, crйateur de
toutes choses. Ainsi donc, c'est а cet homme qu'est attribuйe la crйation de
l'univers, _uvre propre de Dieu. Le Christ-homme est donc lui-mкme Dieu par
l'hypostase, et non pas seulement en raison de l'habitation. Cet homme qu'est
le Christ, parlant de lui-mкme, s'attribue quantitй d'_uvres divines et
surnaturelles: Je le ressusciterai au dernier jour; je leur donne la vie
йternelle. Ce serait le comble de l'orgueil si l'homme qui parle ainsi n'йtait
pas Dieu lui-mкme selon l'hypostase, mais n'йtait qu'habitй par Dieu. Or ce ne
peut кtre le cas du Christ qui dйclare, d'aprиs saint Matthieu: Apprenez de
moi que je suis doux et humble de c_ur. La personne de cet homme est donc
la mкme que celle de Dieu. De mкme qu'on lit dans l'Йcriture que cet homme a йtй
exaltй, exaltй par la droite de Dieu, nous dit le Livre des Actes, de
mкme lit-on que Dieu s'est anйanti: il s'est anйanti... dit Paul aux Philippiens.
De mкme donc que les grandeurs peuvent кtre attribuйes а cet homme
en raison de l'union, par exemple qu'il est Dieu, qu'il ressuscite les
morts, etc., de mкme les abaissements peuvent кtre attribuйs а Dieu, comme
d'кtre nй de la Vierge, d'avoir souffert, d'кtre mort, d'avoir йtй enseveli. Les termes
relatifs, aussi bien noms que pronoms, se rapportent а un mкme sujet. Or,
l'Apфtre, parlant du Fils de Dieu, dit aux Colossiens qu'en lui tout a йtй,
crйй au ciel et sur la terre, le monde visible et l'invisible, et il ajoute:
C'est lui la tкte du corps qu'est l'Eglise, car il est le principe et le
premier-nй d'entre les morts. Or il est clair que l'expression: en lui
tout a йtй crйй, se rapporte au Verbe, que cette autre: premier-nй
d'entre les morts, se rapporte а l'homme qu'est le Christ. Ainsi donc, le
Verbe de Dieu et cet homme qu'est le Christ sont un mкme suppфt et par
consйquent une mкme personne; tout ce qui est dit de cet homme doit кtre dit du
Verbe de Dieu, et rйciproquement. L'Apфtre йcrit dans la Ire Йpоtre aux
Corinthiens: Il n'y a qu'un seul Seigneur Jйsus-Christ, par qui toutes
choses... Or il est manifeste que « Jйsus », le nom de cet homme
par qui toutes choses existent, se rapporte au Verbe de Dieu. Ainsi donc le
Verbe de Dieu et cet homme sont un seul Seigneur, non point deux seigneurs ou
deux fils, comme le prйtendait Nestorius. Il en rйsulte que le Verbe de Dieu et
cet homme sont une seule personne. Tout bien considйrй, cette opinion de
Nestorius concernant le mystиre de l'Incarnation, diffиre bien peu de celle de
Photin. Pour l'un comme pour l'autre, cet homme qu'est le Christ ne pouvait
кtre appelй Dieu qu'en raison de la seule habitation de la grвce. Pour Photin,
sans doute, cet homme avait mйritй le nom de Dieu et la gloire, par sa passion
et ses bonnes _uvres; pour Nestorius, par contre, c'йtait dиs l'origine de sa
conception qu'il йtait en possession de ce nom et de cette gloire, en raison de
la plйnitude que revкtait l'habitation de Dieu en lui. Quant а la gйnйration йternelle du Verbe,
les divergences йtaient grandes. Nestorius la professait; Photin, lui, la niait
absolument. 35: CONTRE L'ERREUR D'EUTYCHИS
Le
mystиre de l'Incarnation, nous venons de le montrer de diverses maniиres, doit
se comprendre comme le fait, pour le Verbe de Dieu et cet homme, de n'кtre
qu'une seule et mкme personne. Reste une difficultй dans la maniиre d'envisager
cette vйritй. La nature divine, en effet, exige d'avoir sa personnalitй. Il
semble qu'il en aille de mкme pour la nature humaine; tout ce qui subsiste dans
une nature intellectuelle ou raisonnable rйalise en effet la dйfinition de la
personne. Il paraоt donc impossible qu'il y ait une seule personne et deux
natures, la divine et l'humaine. Devant cette difficultй, diverses
solutions ont йtй proposйes. Eutychиs, voulant contre Nestorius sauver dans le
Christ l'unicitй de la personne, prйtendit qu'il n'y avait aussi dans le Christ
qu'une seule nature, en ce sens que les deux natures, la divine et l'humaine,
qui existaient distinctes avant l'union, se fondirent dans l'union en une seule
nature. Ainsi, disait-il, la personne du Christ est la rйsultante de
deux natures, mais ne subsiste pas dans deux natures. C'est ce qui
le fit condamner au Concile de Chalcйdoine. La faussetй d'une telle position йclate de
bien des maniиres. On a vu plus haut qu'il y avait dans le Christ Jйsus un
corps, une вme raisonnable et la divinitй. Il est йvident que mкme aprиs
l'union le corps du Christ ne s'identifiait pas avec la divinitй: le corps du
Christ, mкme aprиs l'union, on pouvait le toucher, on pouvait, de ses yeux, le voir,
dessinй par les lignes des membres, toutes propriйtйs йtrangиres а la divinitй
du Verbe. De mкme l'вme du Christ ne pouvait, mкme aprиs l'union, s'identifier
avec sa divinitй, puisque, mкme aprиs l'union, affectйe par les passions de
tristesse, de douleur et de colиre, qui ne sauraient atteindre d'aucune maniиre
la divinitй du Verbe. Or une вme humaine et un corps constituent une nature
humaine. Ainsi donc, mкme aprиs l'union, la nature humaine, dans le Christ,
reste distincte de la divinitй du Verbe, de sa nature divine. Mкme aprиs
l'union, il y a donc, dans le Christ, deux natures. La nature, c'est ce qui permet de dire de
telle chose qu'elle est une chose naturelle. On peut dire d'une chose qu'elle
est naturelle, а partir du moment oщ elle est en possession de sa forme, а
l'instar d'une chose fabriquйe artificiellement: on ne parle pas de maison
avant que celle-ci n'ait reзu sa forme de qui la bвtit, et de mкme ne
parle-t-on pas de cheval avant que celui-ci ne soit en possession de la forme
de sa nature propre. La forme d'une chose naturelle est donc la nature de cette
chose. Or on doit affirmer qu'il y a dans le Christ, mкme aprиs l'union, deux
formes. Dans l'Epоtre aux Philippiens, l'Apфtre dit du Christ Jйsus qu'alors
qu'il йtait dans la forme de Dieu, il a pris la forme d'esclave. Impossible
de dire que la forme de Dieu est la mкme que la forme d'esclave: on ne prend
pas ce qu'on possиde dйjа; et donc, а supposer que la forme de Dieu soit
identique а la forme d'esclave, le Christ qui possйdait dйjа la forme de Dieu,
n'aurait pas eu а prendre la forme d'esclave. Il est йgalement impossible
d'affirmer que la forme d'esclave ait йtй anйantie dans l'union; le Christ,
alors, n'aurait pas pris la forme d'esclave. On ne peut dire davantage que la
forme d'esclave se soit mйlangйe а la forme de Dieu: ce qui se mйlange ne
demeure pas dans son intйgritй, chaque йlйment йtant en partie dйtruit; on ne
pourrait plus dire alors que le Christ a pris la forme d'esclave, mais
simplement quelque chose de cette forme. On doit donc dire, avec l'Apфtre, que
mкme aprиs l'union, il y a eu deux formes dans le Christ, et donc deux natures. Le mot de nature
signifie en premier lieu la gйnйration mкme des кtres qui naissent. Partant
de lа, on s'en est servi pour signifier le principe d'une telle gйnйration,
puis pour signifier tout principe de mouvement qui est intйrieur а un кtre
mobile. Et comme un tel principe n'est autre que la matiиre ou la forme, le mot
de nature en est venu а dйsigner la forme ou la matiиre d'un кtre naturel qui
possиde en lui le principe de son mouvement. Йtant donnй d'autre part que la
forme et la matiиre constituent l'essence d'un кtre naturel, le mot de nature a
fini par dйsigner l'essence de tout ce qui existe dans la nature, tant et si
bien qu'on appelle nature d'une chose l'essence signifiйe par la dйfinition.
C'est en ce sens qu'il est ici question de nature, quand nous disons qu'il
y a dans le Christ la nature humaine et la nature divine. Si donc, comme
l'a supposй Eutychиs, il y eut avant l'union deux natures, l'humaine et la
divine, qui se seraient fondues en une seule dans l'union, il faut que cela se
soit fait selon l'une des maniиres grвce auxquelles il est possible de passer
du multiple а l'un. Ce passage peut se faire tout d'abord par simple ordonnance,
ainsi d'une citй faite d'une multitude de maisons, d'une armйe faite d'une
multitude de soldats. Il peut se faire encore par ordonnance et par
composition, ainsi d'une maison faite de divers йlйments rйunis et de
l'assemblage des murs. Mais ces deux maniиres-lа ne peuvent aboutir а
constituer une nature unique а partir de plusieurs. Les choses en effet qui
n'ont pour forme que l'ordonnance ou la composition, ne sont pas des choses
naturelles, dont l'unitй puisse кtre appelйe une unitй de nature. Le mйlange se
prйsente comme une troisiиme maniиre de passer du multiple а l'un; c'est le
cas, par exemple, du corps mixte, obtenu а partir des quatre йlйments. Mais
cette maniиre ne rйpond aucunement а notre propos. Premiиrement, il ne peut y
avoir mйlange que d'йlйments qui ont en commun la matiиre et qui peuvent agir
et rйagir les uns sur les autres, ce qui, dans le cas, s'avиre impossible,
puisque Dieu est immatйriel et parfaitement impassible. Deuxiиmement, il ne
peut y avoir mйlange d'йlйments dont l'un dйpasse l'autre: que l'on verse une
goutte de vin dans mille amphores d'eau, il n'y aura pas mйlange, mais
corruption du vin; pour la mкme raison on ne peut dire du bois que l'on jette
dans un brasier qu'il se mйlange au feu, mais bien qu'en vertu de la puissance
supйrieure du feu, il est consumй par le feu. Or la nature divine dйpasse а
l'infini la nature humaine, la puissance de Dieu, on l'a vu, йtant infinie. Il
ne peut donc y avoir d'aucune faзon mйlange des deux natures. Troisiиmement, а
supposer qu'il y eыt mйlange, aucune des deux natures ne demeurerait entiиre:
les йlйments d'un mйlange ne demeurent pas entiers dans le corps mixte, s'il y
a vraiment mйlange. Une fois faite la synthиse des deux natures, de la divine
et de l'humaine, il ne resterait plus aucune des deux natures, on serait devant
un troisiиme terme: ainsi le Christ ne serait ni Dieu ni homme. On ne peut donc
interprйter en ce sens la position d'Eutychиs, а savoir qu'avant l'union il y
avait deux natures, et qu'aprиs l'union il n'y avait plus, dans le Seigneur
Jйsus-Christ, qu'une seule nature, constituйe pour ainsi dire par les deux
natures. Reste alors l'interprйtation que voici: aprиs l'union, une seule des
deux natures a subsistй. Mais alors, ou bien, il n'y eut dans le Christ que la
seule nature divine, et ce qu'on voyait d'humain en lui n'йtait qu'apparence
fantastique, et c'est la thиse manichйenne; ou bien la nature divine fut
changйe en nature humaine, et c'est la thиse d'Apollinaire, thиses que nous
avons l'une et l'autre discutйes plus haut. Il est donc impossible, et il n'y a
pas d'autre conclusion, qu'avant l'union le Christ ait eu deux natures, et
qu'il n'en eыt qu'une seule aprиs l'union. Deux natures subsistantes ne peuvent
jamais constituer une seule nature. Chaque nature est un tout, alors que ce qui
sert а constituer quelque chose tombe sous la dйfinition de partie. Ainsi,
l'вme et le corps constituant un tout, on ne peut dire ni du corps ni de l'вme
qu'ils sont une nature, prise dans le sens oщ nous parlons maintenant de
nature, car ni le corps ni l'вme, parties d'une mкme et unique nature, n'ont
une espиce complиte. La nature humaine, elle, йtant une certaine nature
complиte, et de mкme la nature divine, il est impossible que l'une et l'autre
se rencontrent pour donner une nature unique, а moins que l'une ou l'autre ne
soit corrompue. Ce qui est impossible, puisque, ainsi qu'on l'a dit
prйcйdemment, le Christ est manifestement et vrai Dieu et vrai homme.
Impossible donc que le Christ n'ait eu qu'une seule nature. Quand deux
йlйments subsistants constituent une nature, ou bien c'est а titre de parties
corporelles, comme les membres dont est constituй un animal, ce qu'on ne peut
dire ici, puisque la nature divine n'est rien de corporel; ou bien c'est а
titre de matiиre et de forme, comme l'вme et le corps dont est constituй
l'animal, ce qui ne s'applique pas davantage ici, puisque Dieu, on l'a montrй
au Livre Premier, n'est pas matiиre et qu'il ne peut кtre la forme de quoi que
ce soit. Si donc le Christ est vrai Dieu et vrai homme, il est impossible qu'il
n'y ait en lui qu'une seule nature. Toute soustraction ou toute addition d'un
principe essentiel change l'espиce d'une chose et donc sa nature, qui n'est
rien d'autre que l'essence signifiйe par la dйfinition. Aussi voyons-nous
la diffйrence spйcifique que l'on ajoute а la dйfinition ou qu'on en soustrait,
йtablir des diffйrences entre espиces: l'animal raisonnable et l'animal
dйpourvu de raison sont d'espиce diffйrente; de mкme que dans les nombres
l'unitй que l'on ajoute ou que l'on soustrait donne un nombre spйcifiquement
diffйrent. Or la forme est un principe essentiel. Toute addition de forme donne
donc une autre espиce et une autre nature, puisque nous parlons maintenant de
nature. Si donc la divinitй du Verbe doit s'ajouter comme une forme а la nature
humaine, elle constituera une autre nature. Le Christ, ainsi, ne sera plus de
nature humaine, mais d'une autre nature, comme le corps animй est d'une autre
nature qu'un corps pur et simple. Les кtres qui ne communient pas dans une
mкme nature, ne peuvent se ressembler selon l'espиce; ainsi en va-t-il par
exemple de l'homme et du cheval. Or si la nature du Christ est un composй de
nature divine et de nature humaine, il est йvident que cette nature ne se
retrouvera pas chez les autres hommes. Le Christ ne nous sera donc pas
semblable selon l'espиce, ce qui contredit la parole de l'Apфtre dans l'Epоtre
aux Hйbreux: Il a dы se faire en tout semblable а ses frиres. Forme et matiиre
composent toujours une espиce, qu'il est possible d'attribuer а plusieurs
sujets en acte ou en puissance, pour autant qu'ils rйalisent la dйfinition de
l'espиce. Si donc la nature divine vient s'ajouter en guise de forme а la
nature humaine, il devra rйsulter de leur composition une certaine espиce commune,
susceptible d'кtre participйe par un grand nombre de sujets. Ce qui est
manifestement erronй, car il n'y a qu'un seul Christ Jйsus, Dieu et homme. La
nature divine et la nature humaine n'ont donc pas constituй dans le Christ une
nature unique. L'affirmation d'Eutychиs, - qu'avant l'union il y
aurait eu deux natures dans le Christ - est d'ailleurs йtrangиre а
l'enseignement de la foi. La nature humaine йtant constituйe par l'вme et par
le corps, il s'ensuivrait que l'вme ou le corps, ou l'un et l'autre, aurait
existй avant l'incarnation du Christ. Ce que nous avons dit plus haut en marque
la faussetй. Il est donc contraire а la foi d'affirmer qu'avant l'union il y
aurait eu deux natures dans le Christ, et une seule aprиs. 36: ERREUR DE MACAIRE D'ANTIOCHE, SELON QUI IL N'Y AURAIT DANS LE
CHRIST QU'UNE SEULE VOLONTЙ
La
position de Macaire d'Antioche pour qui le Christ n'a qu'une seule opйration et
une seule volontй, revient au mкme ou а peu prиs. Chaque nature, en effet, a son opйration
propre; la forme, qui donne а chaque nature d'avoir une espиce propre, est
principe d'opйration. Il faut donc qu'aux formes diverses des diverses natures
correspondent des actions diffйrentes. Si donc le Christ n'a qu'une seule
action, il est nйcessaire qu'il n'ait qu'une seule nature: c'est l'hйrйsie
d'Eutychиs. Il est donc faux de dire que le Christ n'a qu'une seule opйration. La nature divine,
qui donne au Christ d'кtre consubstantiel au Pиre, est chez lui parfaite, et de
mкme est parfaite la nature humaine qui lui donne d'кtre de la mкme espиce que
nous. Mais il rentre dans la perfection de la nature divine qu'elle ait la
volontй, et de mкme aussi la perfection de la nature humaine exige-t-elle la
volontй qui dote l'homme de libre arbitre. Il faut donc que le Christ ait deux
volontйs. La volontй, comme l'intelligence, est une partie potentielle de l'вme
humaine. Si donc il n'y a dans le Christ d'autre volontй que la volontй du
Verbe, on doit affirmer pour la mкme raison qu'il n'y a eu en lui d'autre
intelligence que l'intelligence du Verbe. Et c'est revenir а la position
d'Apollinaire. Si le Christ n'a eu qu'une seule volontй cette
volontй doit кtre nйcessairement la volontй divine: impossible en effet pour le
Verbe de perdre la volontй divine qu'il avait de toute йternitй. Or la volontй
divine ne peut pas mйriter; le mйrite en effet n'est possible qu'а celui qui
tend vers la perfection. La passion du Christ, ainsi, n'aurait йtй cause
d'aucun mйrite, ni pour lui ni pour nous. Ce qui est contraire а l'enseignement
de l'Apфtre qui dit, dans l'Epоtre aux Philippiens: Il s'est fait obйissant
envers son Pиre jusqu'а la mort, c'est pourquoi Dieu l'a exaltй. Si le Christ n'a
pas eu de volontй humaine, il en rйsulte qu'il n'a pas joui du libre arbitre
dans la ligne de la nature qu'il avait assumйe; c'est la volontй en effet qui
donne а l'homme de jouir du libre arbitre. Le Christ, en tant qu'homme,
n'agissait donc pas, alors, d'une maniиre humaine, mais а la maniиre du reste
des animaux, privйs de libre arbitre. Il n'y a donc rien eu dans son activitй
de vertueux et de louable, digne de notre imitation. Et c'est en vain qu'il
dit, en saint Matthieu: Apprenez de moi que je suis doux et humble de c_ur, et
en saint Jean: Je vous ai donnй l'exemple, afin que ce que j'ai fait, vous
le fassiez, vous aussi. Un homme pur et simple, bien qu'unique quant au
suppфt, possиde une multiplicitй d'appйtits et d'opйrations, proportionnйe а la
diversitй de ses principes naturels. Relativement а la partie raisonnable, il
est douй de volontй; relativement а la partie sensitive, il possиde irascible
et concupiscible; son appйtit naturel dйcoule de ses forces naturelles. De mкme
il voit, grвce а ses yeux: grвce а ses oreilles, il entend. Grвce а ses pieds
il marche, et grвce а sa langue il peut parler. Grвce а son intelligence il
comprend. Voilа bien des opйrations diffйrentes. Il en est ainsi parce que la
multiplicitй des opйrations ne vient pas seulement de ce qu'il y a diversitй de
sujets а l'_uvre, mais aussi de ce qu'il y a, dans un seul et mкme sujet, diversitй
des principes d'oщ les opйrations tirent leur spйcification. L'Йcriture montre
clairement que le Christ a eu deux volontйs. En saint Jean, il dit
lui-mкme: Je suis descendu du ciel non pas pour faire ma volontй, mais pour
faire la volontй de celui qui m'a envoyй; et en saint Luc: Que ce ne
soit pas ma volontй, mais la tienne, qui se fasse. Ces paroles montrent
bien que le Christ a eu une certaine volontй propre, diffйrente de la volontй
du Pиre. Mais il est йvident qu'il y avait en lui une volontй qui lui йtait
commune avec le Pиre: de mкme que le Pиre et le Fils ont mкme et unique nature,
de mкme ont-ils mкme et unique volontй. Il y a donc bien deux volontйs chez le
Christ. Du cфtй des opйrations c'est а la mкme conclusion qu'on aboutit. Qu'il y
ait eu chez le Christ une mкme et unique opйration commune avec le Pиre, il
l'affirme lui-mкme: Tout ce que fait le Pиre, le Fils le fait йgalement. Mais
il y a eu chez lui d'autres opйrations, qui ne peuvent convenir au Pиre, comme
dormir, avoir faim, manger, etc., toutes choses que le Christ, selon le rйcit
des Йvangйlistes, a accomplies ou souffertes dans son humanitй. Le Christ n'a
donc pas eu qu'une seule opйration. Cette opinion semble кtre nйe de
l'incapacitй de ces auteurs а distinguer entre unitй pure et simple et unitй
d'ordre. Ils ont bien vu en effet que la volontй humaine, chez le Christ, avait
йtй tellement subordonnйe а la volontй divine que le Christ n'avait, de volontй
humaine, rien voulu que ce que lui demandait de vouloir la volontй divine. De mкme
encore, le Christ, dans sa nature humaine, n'a-t-il rien accompli, par agir ou
par pвtir, que n'avait disposй la volontй divine, selon la parole rapportйe par
saint Jean: Je fais toujours ce qui lui plaоt. Toute opйration humaine
du Christ recevait d'ailleurs une certaine efficacitй divine de l'union avec la
divinitй, de mкme que l'action d'un agent second reзoit une certaine efficacitй
de l'agent principal; ainsi s'explique que toute action ou toute passion du
Christ ait eu valeur de salut. C'est aussi la raison pour laquelle Denys
appelle thйandrique, c'est-а-dire divino-humaine l'opйration du
Christ, parce que, aussi bien, _uvre de Dieu et de l'homme. Voyant donc la
volontй et l'activitй humaines du Christ ainsi subordonnйes infailliblement а
la volontй et а l'activitй divines, nos auteurs en ont conclu que le Christ ne
possйdait qu'une seule volontй et une seule activitй, malgrй la diffйrence
qu'il y a, nous l'avons dit, entre l'unitй d'ordre et l'unitй pure et simple. 37: L'AME ET LE CORPS, D'APRИS CERTAINS, N'AURAIENT POINT
CONSTITUЙ CHEZ LE CHRIST UN VЙRITABLE COMPOSЙ. RЙFUTATION DE CETTE ERREUR
Tout
ce que nous venons de voir montre clairement qu'il y a dans le Christ, comme
l'atteste la foi, une seule personne et deux natures, а l'encontre des affirmations
de Nestorius et d'Eutychиs. Mais ce mystиre йtant hors des prises de la raison
naturelle, il s'est trouvй, depuis, d'autres auteurs pour affirmer la position
que voici. L'union de l'вme et du corps, on le sait, constitue l'homme; l'union de
cette вme et de ce corps constitue cet homme, dont on signifie ainsi
l'hypostase et la personne. Or, craignant d'кtre obligйs d'affirmer dans le
Christ une hypostase ou personne, diffйrente de l'hypostase, ou personne, du
Verbe, voulant donc йviter l'hйrйsie de Nestorius, certains ont prйtendu qu'il
n'y avait pas eu, chez le Christ, union substantielle de l'вme et du corps. Il
leur paraissait impossible, par ailleurs, qu'un кtre se trouvвt en possession
d'un йlйment substantiel qui ne relevвt point de la nature qu'il avait
auparavant, et cela sans changement de sa part. Or le Verbe est absolument
immuable. De crainte d'affirmer que l'вme et le corps assumйs par le Christ
n'appartinssent а la nature qu'il possйdait de toute йternitй, ces auteurs ont
prйtendu que le Christ n'avait pris une вme humaine et un corps que de maniиre
accidentelle, а la maniиre dont on prend un vкtement; ils croyaient ainsi
йviter l'erreur d'Eutychиs. Mais une telle opinion est en complиte opposition
avec l'enseignement de la foi. C'est en effet l'union de l'вme et du corps qui
constitue l'homme; la forme, en venant s'unir а la matiиre, constituant
l'espиce. Si donc, chez le Christ, l'вme et le corps ne sont pas unis, le
Christ n'a pas йtй un homme, ce qui contredit l'affirmation de l'Apфtre sur le Mйdiateur
entre Dieu et les hommes, le Christ Jйsus, homme lui-mкme. On dit de chacun
d'entre nous qu'il est un homme, parce qu'il est constituй d'une вme
raisonnable et d'un corps. Si l'on dit du Christ qu'il est un homme, non pas
pour cette raison, mais seulement parce qu'il s'est trouvй en possession d'une
вme et d'un corps sans union (substantielle), c'est parler d'une maniиre
йquivoque, et le Christ ne sera pas en fait de la mкme espиce que nous. Ce qui
est contraire а l'affirmation de l'Apфtre: Il a dы en tout se faire
semblable а ses frиres. Ce n'est pas n'importe quel corps qui fait partie de
la nature humaine, mais seulement le corps humain. Or un tel corps n'est humain
que parce qu'il est vivifiй par l'union d'une вme raisonnable; ce n'est que
d'une maniиre йquivoque que l'on peut parler, une fois l'вme sйparйe, d'_il, de
main, de pied, de chair et d'os. Si donc le Verbe a assumй un corps sans union
avec l'вme, on ne pourra pas dire qu'il a assumй la nature humaine. L'вme humaine,
par nature, appelle l'union avec le corps. L'вme qui ne rйalise jamais cette
union avec le corps pour former un tout, n'est pas une вme humaine, car ce
qui est en dehors de la nature, dit le Philosophe, ne peut pas кtre
toujours. Si donc l'вme du Christ ne s'est pas unie а son corps pour former
un tout, il reste que cette вme n'est pas une вme humaine. Et le Christ, ainsi,
n'a pas eu la nature humaine. Si l'union du Verbe avec son corps et son вme a йtй
une union accidentelle, а la maniиre d'un vкtement, la nature humaine n'a pas
йtй la nature du Verbe. Le Verbe, aprиs l'union, n'a donc pas subsistй en deux
natures: on ne dit pas qu'un homme, du fait qu'il est revкtu d'un habit,
subsiste en deux natures. C'est pourtant ce qu'Eutychиs, condamnй au Concile de
Chalcйdoine, avait affirmй. Rien de ce que subit le vкtement n'est attribuй а
celui qui le porte; on ne dit pas que l'homme naоt quand un vкtement lui est
mis, ni qu'il est blessй quand ce vкtement est dйchirй. Si donc le Verbe a
assumй une вme et un corps а la maniиre dont un homme prend un vкtement, on ne
pourra pas dire que Dieu est nй et a souffert en raison du corps qu'il a
assumй. Si le Verbe a assumй la nature humaine а la maniиre d'un vкtement,
seulement pour pouvoir se manifester aux yeux des hommes, c'est inutilement
qu'il aurait assumй une вme, invisible par sa nature. Ainsi, le Fils n'aurait pas assumй un
corps humain d'une maniиre diffйrente de celle dont le Saint-Esprit, pour se
manifester, revкtit l'apparence d'une colombe. Ce qui est faux, bien sыr, car
on ne dit pas de l'Esprit-Saint qu'il s'est fait colombe, et infйrieur au Pиre,
comme on dit du Fils qu'il s'est fait homme, et infйrieur au Pиre, suivant la
nature qu'il avait assumйe. A bien y regarder, cette position entraоne les
inconsйquences de plusieurs hйrйsies. Affirmer que le Fils de Dieu a pris une
вme et un corps d'une maniиre accidentelle, comme un homme prend un vкtement,
c'est revenir а l'opinion de Nestorius, soutenant que l'union du Verbe de Dieu
dans l'homme s'йtait faite par maniиre d'habitation: on ne peut concevoir en
effet que Dieu ait йtй revкtu d'un corps par contact corporel, on ne peut
l'entendre que de la grвce qui habitait ce corps. Affirmer comme accidentelle l'union du
Verbe avec l'вme et le corps humains oblige а dire, avec Eutychиs, que le
Verbe, aprиs l'union, n'a pas subsistй en deux natures: rien en effet ne
subsiste en ce qui lui est uni par accident. Dire que l'вme et le corps ne se
sont pas unis pour former un tout, c'est revenir en partie aux thиses d'Arius
et d'Apollinaire, pour qui le corps du Christ n'йtait pas animй par une вme
raisonnable; c'est en partie revenir aux thиses manichйennes selon lesquelles
le Christ n'йtait pas vйritablement homme, mais apparence fantomatique. Si en
effet l'вme n'йtait pas unie au corps pour constituer un tout, que le Christ
parыt semblable aux autres hommes constituйs tels par l'union de l'вme et du
corps, cela n'йtait qu'apparence fantomatique. C'est la parole de l'Apфtre dans l'Йpоtre
aux Philippiens: Habitu inventus ut homo, qui a йtй le point de dйpart de
cette position, ses auteurs ne comprenant pas qu'elle avait un sens
mйtaphorique. Or les choses dont on parle mйtaphoriquement ne sont pas
nйcessairement semblables en tout. La nature humaine assumйe par le Verbe
ressemble donc d'une certaine maniиre а un vкtement, en ce sens que la chair
rendait visible le Verbe, comme un vкtement manifeste un homme; mais non en ce
sens que l'union du Verbe avec la nature humaine n'avait, dans le Christ, qu'un
mode accidentel. 38: L'UNIQUE PERSONNE DU CHRIST AURAIT, DISENT CERTAINS, DEUX
SUPPOTS OU DEUX HYPOSTASES. RЙFUTATION DE CETTE ERREUR
Voulant
йviter, en raison de ses inconvйnients, la position que nous venons de voir,
d'autres auteurs ont affirmй que l'вme et le corps du Seigneur Jйsus-Christ
avaient constituй une substance, c'est-а-dire un homme de mкme espиce que les
autres hommes, un homme uni au Verbe de Dieu, non point dans la nature, mais
dans la personne. Mais cet homme йtant une substance individuelle, ce
qui est кtre hypostase et suppфt, ils prйtendirent que dans le Christ cet homme
et le Verbe de Dieu avaient une hypostase et un suppфt distincts, mais une mкme
et unique personne. C'est en raison de cette unitй, disaient-ils, qu'on peut
faire du Verbe de Dieu un prйdicat de cet homme, et de cet homme un prйdicat du
Verbe de Dieu. Ainsi l'expression: le Verbe de Dieu est homme, signifie-t-elle:
la Personne du Verbe de Dieu est la personne de cet homme, et rйciproquement. Pour
cette raison, disent-ils, tout ce qu'on attribue au Verbe de Dieu, on peut
l'attribuer а cet homme, et rйciproquement, а condition toutefois d'opйrer une
certaine disjonction, de telle maniиre que le sens de l'expression; Dieu a
souffert, soit: cet homme, qui est Dieu en raison de l'unitй de la
personne, a souffert, et que le sens de l'expression: cet homme a crйй
les йtoiles, soit, celui-lа qui est homme...
Mais on retombe ainsi,
nйcessairement, dans l'erreur de Nestorius. Si l'on fait attention а la
diffйrence qu'il y a entre personne et hypostase, on s'aperзoit que la personne
n'est pas йtrangиre а l'hypostase, mais partie de celle-ci. La personne en
effet n'est rien d'autre qu'une hypostase de telle nature, c'est-а-dire de la
nature raisonnable, selon la dйfinition donnйe par Boлce: la personne est la
substance individuelle de la nature raisonnable; si bien que toute
hypostase n'йtant pas une personne, toute hypostase de la nature humaine est
cependant une personne. Si donc la seule union de l'вme et du corps a constituй
chez le Christ une substance individuelle, qui est hypostase, autrement dit cet
homme, cette mкme union a dы constituer une personne. Il y aura donc ainsi dans
le Christ deux personnes, l'une, la personne de cet homme, constituйe de neuf,
l'autre, la personne йternelle du Verbe de Dieu. C'est l'impiйtй nestorienne. A supposer que
l'hypostase de cet homme ne puisse кtre dite une personne, l'hypostase du Verbe
de Dieu est cependant identique а sa personne. Si donc l'hypostase du Verbe de
Dieu n'est pas l'hypostase de cet homme, la personne du Verbe de Dieu ne sera
pas davantage la personne de cet homme. Ainsi il sera faux de dire, comme le
font ces auteurs, que la personne de cet homme est la personne du Verbe de
Dieu. A
supposer encore que la personne soit autre chose que l'hypostase du Verbe de
Dieu, on ne pourrait trouver d'autre diffйrence qu'une certaine propriйtй que
la personne ajoute а l'hypostase; rien en effet de ce qui appartient au genre
de la substance ne peut ajouter а l'hypostase, qui est ce qu'il y a de plus
achevй dans ce genre de substance qu'on appelle substance premiиre. Si
donc l'union s'est faite selon la personne mais non selon l'hypostase, il en
rйsulte que cette union ne s'est faite que selon une certaine propriйtй
accidentelle. Ce qui est encore revenir а l'erreur de Nestorius. Dans sa lettre а
Nestorius, approuvйe par le Concile d'Йphиse, saint Cyrille йcrit: Si
quelqu'un ne confesse pas que le Verbe qui procиde du Pиre soit unis а la
chair selon la subsistance, et que le Christ avec son corps soit un seul et
mкme sujet, Dieu et homme tout ensemble, qu'il soit anathиme. Presque
partout, dans les Actes du Concile, un tel anathиme vise l'erreur de Nestorius
qui posait deux hypostases dans le Christ. Au IIIe Livre de la Foi orthodoxe, saint
Jean Damascиne, йcrit: Nous disons que l'union s'est faite а partir de deux
natures parfaites, non pas selon la personne, comme le prйtend Nestorius, cet
ennemi de Dieu, mais selon l'hypostase. Ce qui revient а dire
expressйment que la position de Nestorius consiste а confesser une seule
personne et deux hypostases. Hypostase et suppфt, c'est nйcessairement la mкme
chose. C'est en effet а la substance premiиre, qu'est l'hypostase, que tout est
rapportй а titre de prйdicat, l'universel du genre de la substance, et
l'accidentel, comme le montre le Philosophe dans les Prйdicaments. Si
donc le Christ n'a pas eu deux hypostases, il n'a pas eu davantage deux
suppфts. Si le Verbe et cet homme ont un suppфt diffйrent, il est impossible que
cet homme йtant pris comme sujet, le Verbe de Dieu le soit du mкme coup et
rйciproquement. Les suppфts йtant distincts, il est nйcessaire au contraire de
distinguer ce qui est dit de chacun d'eux: les attributs divins dont nous avons
parlй ne peuvent en effet convenir а l'homme pris comme sujet, si ce n'est а
cause du Verbe, et inversement. Il faudra donc dйpartager ce que les Йcritures
disent du Christ, des rйalitйs divines et des rйalitйs humaines; ce qui va
contre l'affirmation de saint Cyrille, approuvйe par le Concile: Quiconque
rйpartit entre deux personnes ou deux subsistances les paroles des Йvangiles et
des Йcrits Apostoliques, prononcйes par les Saints au sujet du Christ, ou par
le Christ lui-mкme а son propre sujet; quiconque applique certaines de ces
paroles а l'homme, expressйment contredistinguй du Verbe issu de Dieu, et
certaines autres, comme capables d'кtre dites de Dieu, au seul Verbe issu de
Dieu le Pиre, qu'il soit anathиme. D'aprиs cette position, tout ce qui
appartient par nature au Verbe de Dieu ne pourrait кtre dit de cet homme qu'en
vertu d'une certaine association dans l'unique personne; dйtour exprimй par la
disjonction qu'ils font intervenir quand ils disent ainsi: Cet homme a crйй
les йtoiles, c'est-а-dire, le Fils de Dieu, qui est cet homme, etc.
Quand on dit: cet homme est Dieu, il faut entendre: c'est par le
Verbe que cet homme est Dieu. De telles expressions sont condamnйes par
saint Cyrille: Quiconque, dit-il, a l'audace de prйtendre que l'homme
assumй doive кtre co-adorй avec le Verbe de Dieu, co-glorifiй avec lui,
co-appellй Dieu, comme s'il s'agissait d'un autre par rapport а un autre (c'est
le sens auquel oblige tout emploi du prйfixe « co »); quiconque
n'honore pas plutфt l'Emmanuel d'une unique adoration, quiconque ne lui rend
pas gloire uniment, en tant que le Verbe s'est fait chair, qu'il soit anathиme. Si cet homme est,
par le suppфt, diffйrent du Verbe de Dieu, il ne peut relever de la personne du
Verbe qu'en vertu de l'assomption par laquelle le Verbe l'a assumй. Mais ceci
est incompatible avec la droite intelligence de la foi. Il est dit en effet au
Concile d'Йphиse, d'aprиs les paroles de Fйlix, pape et martyr: Nous croyons
en notre Dieu Jйsus, nй de la Vierge Marie, car il est Fils йternel de Dieu et
Verbe, non point homme assumй par Dieu de maniиre а кtre diffйrent de lui. Le
Fils de Dieu n'a pas davantage assumй un homme, de maniиre а кtre diffйrent de
cet homme; mais Dieu, demeurant parfait, est devenu en mкme temps homme
parfait, nй corporellement de la Vierge. Lа oщ il y a plusieurs suppфts, il y a
purement et simplement plusieurs existants, qui ne peuvent кtre un que sous un
certain rapport. Si donc il y a dans le Christ deux suppфts, il y aura en
consйquence deux existants, et non pas simplement deux sous un certain rapport.
C'est dйsagrйger Jйsus: tout existant est en effet en tant qu'il est un;
ce qui n'est pas purement et simplement un, n'est pas purement et simplement un
existant. 39: L'INCARNATION DU CHRIST TELLE QUE LA TIENT LA FOI CATHOLIQUE
Aprиs
tout ce que nous avons dit, il est clair que l'enseignement de la foi catholique
oblige а affirmer dans le Christ la nature divine parfaite, et la nature
humaine parfaite, constituйe d'une вme raisonnable et d'un corps humain. Ces
deux natures sont unies dans le Christ, non point par simple maniиre
d'habitation, ni sous un mode accidentel, analogue а celui d'un homme qui met
un vкtement, ni davantage par un rapport, ou une propriйtй, simplement
personnel; mais bien selon une unique hypostase et un unique suppфt. Telle est
la seule maniиre de sauvegarder ce que l'Йcriture nous dit de l'Incarnation. La
Sainte Йcriture en effet attribuant indistinctement а cet homme ce qui est de
Dieu et а Dieu ce qui est de cet homme, nous l'avons assez vu, celui dont on
affirme les unes et les autres de ces choses doit кtre un seul et mкme sujet. Mais ce qui est
opposй ne peut кtre affirmй authentiquement du mкme sujet, sous le mкme
rapport. Or les attributs divins et les attributs humains du Christ sont
opposйs entre eux, comme d'avoir souffert et d'кtre impassible, d'кtre mort
et d'кtre immortel, etc. Il faut donc que ces attributs du Christ, divins
et humains, lui soient appliquйs sous des rapports diffйrents. Si donc l'on
regarde le sujet dont on les dit, il n'y a pas lieu de faire de
distinction, on se trouve devant l'unitй. Mais si l'on regarde le rapport selon
lequel on les dit, il faut alors distinguer. Les propriйtйs naturelles sont
en effet attribuйes а chaque chose selon la nature propre de cette chose: ainsi
dit-on de cette pierre qu'elle tend vers le bas, selon sa nature qui est d'кtre
pesante. Йtant donnй que c'est sous des rapports diffйrents que les attributs
divins et les attributs humains sont affirmйs du Christ, il est nйcessaire de
reconnaоtre dans le Christ deux natures sans confusion ni mйlange possible.
Quant а ce dont on affirme telles propriйtйs naturelles rйpondant а la nature
propre а cette chose et relevant du genre de la substance, c'est de l'hypostase
et du suppфt qu'il s'agit. Йtant donnй la non-distinction et l'unicitй de ce
dont on affirme, chez le Christ, les attributs divins et les attributs humains,
on doit reconnaоtre chez le Christ une unique hypostase et un unique suppфt
pour la nature humaine et pour la nature divine. Aussi c'est en toute vйritй et
propriйtй qu'on affirmera de cet homme les attributs divins, en tant que cet
homme se comporte comme suppфt non seulement de la nature humaine, mais aussi
de la nature divine; inversement, les attributs humains sont affirmйs du Verbe
de Dieu, en tant qu'il est suppфt de la nature humaine.
On voit par lа comment
l'incarnation du Fils n'entraоne nйcessairement ni l'incarnation du Pиre ni
celle de l'Esprit-Saint, puisque l'Incarnation ne s'est pas faite par union de
nature, de cette nature en laquelle communient les trois Personnes divines,
mais selon l'hypostase et le suppфt, par oщ elles se distinguent toutes les
trois. Ainsi, de mкme que dans la Trinitй, il y a plusieurs personnes qui
subsistent dans une unique nature, de mкme, dans le mystиre de l'incarnation, y
a-t-il une unique personne qui subsiste dans plusieurs natures. 40: OBJECTIONS CONTRE LA FOI EN L'INCARNATION
Cet
enseignement de la foi catholique se heurte cependant а bien des difficultйs,
qui sont autant d'armes aux mains des adversaires de la foi en l'Incarnation. 1. On a montrй au
Livre Premier que Dieu n'est ni corps, ni puissance enfermйe dans un corps.
Mais s'il a pris chair, il en rйsulte qu'aprиs l'incarnation, ou bien il a йtй
changй en corps, ou bien il est devenu puissance enfermйe dans un corps. Il est
donc impossible, semble-t-il, que Dieu se soit incarnй.
2. Tout ce qui acquiert une
nouvelle nature est sujet а un changement substantiel: un кtre est engendrй en
cela mкme qu'il acquiert une certaine nature. Si donc l'hypostase du Fils de
Dieu se trouve subsister а neuf dans la nature humaine, il semble qu'elle ait
subi un changement substantiel. 3. Aucune hypostase de quelque nature que
ce soit ne peut dйborder cette nature; bien plutфt, est-ce la nature qui
dйborde l'hypostase en englobant de nombreuses hypostases. Si donc l'hypostase
du Fils de Dieu est devenue hypostase de la nature humaine, il en rйsulte
qu'aprиs l'incarnation, le Fils de Dieu ne se trouve plus partout, йtant donnй
que la nature humaine n'est pas dotйe d'ubiquitй. 4. Une seule et mкme chose ne possиde
qu'un seul « ce-que-cela-est », expression qui dйsigne la substance
de la chose, substance qui est unique en chaque chose. Or le
« ce-que-cela-est » de n'importe quelle chose, c'est sa nature: la
nature d'une chose, dit en effet le Philosophe, est ce qu'exprime la
dйfinition. Il semble donc impossible qu'une seule hypostase subsiste en
deux natures. 5. Dans le monde des кtres immatйriels, il ne peut y avoir de diffйrence
entre la quidditй d'une chose et cette chose elle-mкme. Ceci se rйalise au
premier chef en Dieu qui est non seulement sa quidditй, mais encore est son
propre acte d'кtre. Mais la nature ne peut кtre identique а une hypostase
divine. Il semble donc impossible qu'une hypostase divine subsiste dans la
nature humaine. 6. La nature est plus simple et plus formelle que
l'hypostase qui subsiste en elle. C'est en effet par l'adjonction d'un certain
йlйment matйriel qu'une nature commune est individuйe а la mesure de telle
hypostase. Si donc une hypostase divine subsiste dans la nature humaine, il en
rйsulte, semble-t-il, que la nature humaine est plus simple et plus formelle
que cette hypostase divine. Ce qui est parfaitement impossible. 7. C'est
seulement dans les кtres composйs de matiиre et de forme, qu'on trouve une
diffйrence entre l'individu singulier et sa quidditй. La raison en est que le
singulier est individuй par une matiиre dйsignйe qui n'est pas comprise dans la
quidditй et dans la nature de l'espиce; dans la dйsignation de Socrate est
incluse telle matiиre, qui ne rentre pas dans la dйfinition de la nature
humaine. Toute hypostase subsistant dans la nature humaine est donc constituйe
par une matiиre dйsignйe. On ne saurait l'affirmer d'une hypostase divine. Il
est donc impossible, semble-t-il, que l'hypostase du Verbe de Dieu subsiste
dans la nature humaine. 8. L'вme et le corps n'ont pas йtй chez le Christ
d'une moindre puissance que chez les autres hommes. Or chez les autres hommes,
leur union constituent le suppфt, l'hypostase et la personne. L'union de l'вme
et du corps constitue donc chez le Christ un suppфt, une hypostase, une
personne; non point le suppфt, l'hypostase et la personne du Verbe de Dieu,
laquelle est йternelle. Il y a donc dans le Christ, semble-t-il, un autre
suppфt, une autre hypostase, une autre personne, que le suppфt, l'hypostase, la
personne du Verbe de Dieu. 9. De mкme que l'вme et le corps constituent la
nature humaine en gйnйral, de mкme telle вme et tel corps constituent tel
homme, qui est une hypostase d'homme. Or le Christ eut telle вme et tel
corps. Leur union a donc, semble-t-il, constituй une hypostase. On aboutit а la
mкme conclusion que prйcйdemment. 10. Cet homme qui est le Christ, considйrй
comme constituй seulement d'une вme et d'un corps, est une certaine substance,
non point une substance universelle, mais une substance particuliиre. C'est
donc une hypostase. 11. S'il y a chez le Christ mкme suppфt pour la
nature humaine et pour la nature divine, l'hypostase divine devra rentrer dans
l'idйe qu'on aura de cet homme qui est le Christ. Mais ceci ne rentre point
dans l'idйe qu'on a des autres hommes. C'est donc d'une maniиre йquivoque que
le mot homme sera dit du Christ et des autres. Et ainsi le Christ ne
sera pas de la mкme espиce que nous. 12. Le Christ, nous l'avons dit, prйsente
ces trois composantes: une вme, un corps, la divinitй. Or l'вme, qui est plus
noble que le corps, n'est pas le suppфt du corps; elle en est plutфt la forme.
Ce n'est donc pas davantage ce qui est divin qui est le suppфt de la nature
humaine, alors que ce qui est divin se tient plutфt, par rapport а cette
nature, du cфtй de la forme. 13. Tout ce qui s'ajoute а quelque chose dont l'кtre
est achevй, s'y ajoute d'une maniиre accidentelle. Or il est йvident que le
Verbe de Dieu йtant йternel, la chair qu'il a assumйe s'ajoute а lui, une fois
son кtre achevй. C'est donc d'une maniиre accidentelle qu'elle le fait. 41: DE QUELLE MANIИRE ENTENDRE L'INCARNATION DU FILS DE DIEU
Pour
voir quelle solution apporter а ces difficultйs, revenons un peu en arriиre. Йtant donnй
qu'Eutychиs affirme que l'union de Dieu et de l'homme s'est faite dans la
nature, que Nestorius par contre prйtend qu'elle ne s'est faite ni dans la
nature ni dans la personne, la foi catholique, elle, tenant que l'union s'est
faite dans la personne, il semble nйcessaire de savoir au prйalable ce que
c'est qu'кtre uni dans la nature, ce que c'est qu'кtre uni dans la
personne. Le mot de nature a des emplois multiples; il sert а dйsigner
tantфt la gйnйration des vivants, tantфt le principe de la gйnйration et du
mouvement, tantфt la matiиre et la forme. On l'emploie mкme parfois pour
dйsigner le « ce-que-c'est » d'une chose, l'ensemble des йlйments qui
appartiennent а l'intйgritй d'une espиce: ainsi disons-nous que la nature
humaine est commune а tous les hommes, et ainsi du reste. Sont donc unis dans
la nature les йlйments qui constituent l'intйgritй d'une espиce: ainsi l'вme et
le corps s'unissent pour constituer une espиce du genre animal; ainsi, d'une
maniиre gйnйrale, s'unissent toutes les parties d'une espиce. Or il est
impossible qu'une espиce dйjа constituйe dans son intйgritй se voie unir, dans
l'unitй de nature, un йlйment йtranger, а moins que l'espиce ne soit dйtruite.
Les espиces en effet sont comme les nombres dont l'espиce change avec
l'addition ou la soustraction de n'importe quelle unitй; que quelque chose
vienne s'ajouter а une espиce dйjа complиte, et l'on a dйsormais,
nйcessairement, une autre espиce: que le sensible, par exemple, vienne
s'ajouter а une substance simplement animйe, et l'on aura une autre espиce, car
la plante et l'animal sont deux espиces diffйrentes. - Il arrive cependant de
trouver dans un individu de telle espиce un йlйment qui ne fasse pas partie de
l'intйgritй de l'espиce, comme pour Socrate ou Platon d'кtre blanc ou d'кtre
vкtu, comme un sixiиme doigt, etc. Rien n'empкche donc que certains йlйments
s'unissent dans l'individu, qui ne peuvent s'unir dans la seule intйgritй de
l'espиce, ainsi dans Socrate la nature humaine et la blancheur ou la musique,
etc., dont on dit qu'elles sont un par le sujet. - Et comme l'individu
dans le genre de la substance reзoit le nom d'hypostase, et dans les
substances raisonnables le nom de personne, on dit а bon droit que tous
ces йlйments sont unis selon l'hypostase, ou encore selon la
personne. Ainsi donc, de toute йvidence, rien n'empкche que certaines
choses ne pouvant s'unir selon la nature, le fassent selon l'hypostase ou la
personne. Entendant parler d'union accomplie dans le Christ entre Dieu et l'homme,
les hйrйtiques empruntиrent, pour l'expliquer, des voies opposйes, en oubliant
celle de la vйritй. Certains pensиrent en effet que cette union s'йtait faite а
la maniиre dont s'accomplit l'union en une seule nature: ainsi Arius et
Apollinaire affirmиrent-ils que le Verbe jouait а l'йgard du corps du Christ le
rфle de l'вme ou celui de l'esprit; ainsi encore Eutychиs, qui distinguait
avant l'incarnation les deux natures de Dieu et de l'homme, mais qui n'en
affirmait plus qu'une seule aprиs l'incarnation. Mais la rйalitй est en opposition complиte
avec ces affirmations. Il est clair en effet que la nature du Verbe est de
toute йternitй dans une intйgritй absolument parfaite, sans possibilitй aucune
de corruption ou de changement. Il est donc impossible qu'un йlйment йtranger а
la nature divine, comme la nature humaine ou une partie quelconque de cette
nature, s'adjoigne а elle dans l'unitй de nature. D'autres hйrйtiques, voyant l'impasse
d'une telle position, prirent une voie contraire. Ce qui s'ajoute au sujet
d'une certaine nature, sans pour autant faire partie de l'intйgritй de cette
nature, ou bien fait figure d'accident, comme la blancheur et la musique, ou
bien se comporte а l'йgard de ce sujet d'une maniиre accidentelle, ainsi
l'anneau, le vкtement, etc. Voyant donc que la nature humaine s'adjoignait au
Verbe de Dieu sans appartenir а l'intйgritй de sa nature, ils regardиrent comme
nйcessaire que cette union de la nature humaine avec le Verbe soit une union
accidentelle. Il йtait йvident que la nature humaine ne pouvait inhйrer au
Verbe а titre d'accident, puisque Dieu n'est pas susceptible d'accident, et
puisque, d'autre part, la nature humaine, йtant du genre de la substance, ne
peut кtre accident d'aucun sujet. Restait donc, semblait-il, que la nature
humaine s'adjoignоt au Verbe, non pas comme accident mais comme se comportant а
son йgard d'une maniиre accidentelle. Telle йtait la position de Nestorius pour
qui la nature humaine du Christ se comportait а l'йgard du Verbe а la maniиre
d'un temple, de telle sorte que l'on dыt entendre l'union du Verbe avec la
nature humaine sous le seul mode de l'habitation. Et comme un temple tient son
individuation de celui qui l'habite et que l'individuation qui convient а la
nature humaine, c'est la personnalitй, restait que la personnalitй de la nature
humaine dыt кtre diffйrente de celle du Verbe. Le Verbe et cet homme йtaient
ainsi deux personnes. Voulant йviter cette incohйrence, certains
avancиrent, touchant la nature humaine, une disposition telle que la
personnalitй ne pыt lui convenir а proprement parler: ainsi, disaient-ils,
l'вme et le corps, en quoi consiste l'intйgritй de la nature humaine, auraient
йtй assumйs par le Verbe de telle maniиre que l'union de l'вme et du corps
n'auraient pas constituй une substance; on pensait йchapper ainsi а la
nйcessitй d'affirmer que cette substance, ainsi constituйe, eыt а vйrifier la
dйfinition de la personne. On prйtendait au contraire que l'union du Verbe avec
l'вme et le corps йtait comparable а l'union d'йlйments qui se comportent entre
eux de maniиre accidentelle, mettons comme un homme vкtu par rapport а son
vкtement, en quoi c'йtait, d'une certaine maniиre, dйmarquer Nestorius. Tout ceci ayant
йtй rйfutй par ce que nous avons dit plus haut, il est nйcessaire d'affirmer
que l'union du Verbe et de l'homme s'est faite de telle maniиre que deux
natures ne se sont pas fondues en une seule, que l'union du Verbe avec la
nature humaine ne s'est pas faite davantage comme celle d'une substance,
l'homme par exemple, avec des choses extйrieures, qui se comportent а son йgard
de maniиre accidentelle, comme la maison ou le vкtement. Il faut affirmer que
le Verbe subsiste dans la nature humaine comme dans la nature qui lui est
devenue propre par l'incarnation, au point que ce corps soit vraiment le corps
du Verbe de Dieu, et de mкme l'вme, et que le Verbe de Dieu soit vraiment
homme. Certes,
l'homme ne peut expliquer parfaitement une telle union; а notre maniиre et
selon nos possibilitйs, nous nous efforcerons cependant de dire quelque chose pour
йdifier la foi, pour dйfendre la foi catholique, touchant ce mystиre,
contre ceux qui l'attaquent. Dans tout le domaine du crйй, rien ne ressemble tant
а cette union que l'union de l'вme et du corps. La ressemblance serait mкme
plus grande, comme saint Augustin lui-mкme le note dans son traitй Contre
Fйlicien, s'il n'y avait qu'un seul intellect dans tous les hommes, ainsi
que l'ont prйtendu certains pour qui l'on devrait dire que l'intellect
prйexistant s'unit de telle maniиre а un f_tus d'homme nouvellement formй, que
de l'un et de l'autre est produite une personne, de mкme que nous affirmons du
Verbe prйexistant qu'il s'est uni а la nature humaine pour former avec elle une
unique personne. Aussi bien est-ce en raison de la ressemblance qu'il y a entre
ces deux unions qu'on lit dans le Symbole d'Athanase: De mкme que l'вme
raisonnable et le corps, c'est un seul homme, de mкme Dieu et l'homme, c'est un
seul Christ. Mais l'вme raisonnable йtant unie au corps а la fois
comme а une matiиre et comme а un instrument, il ne peut y avoir ressemblance
avec le premier mode d'union: autrement cette union de Dieu et de l'homme
donnerait une nature unique, puisque matiиre et forme sont les йlйments
constituants d'une nature spйcifique. Reste donc que l'on devra retenir la
ressemblance selon laquelle l'вme est unie au corps comme а un instrument. Les
affirmations des anciens Docteurs sont bien dans cette ligne, eux qui
regardaient la nature humaine du Christ comme l'organe de la divinitй, de
mкme que l'on regarde le corps comme l'organe de l'вme.
C'est qu'en effet le corps,
avec ses membres, est outil de l'вme d'une autre maniиre que peuvent l'кtre des
instruments extйrieurs. Cette hache n'est pas un instrument propre, comme l'est
cette main: beaucoup d'ouvriers peuvent se servir de cette hache, tandis que
cette main sert а l'opйration propre de cette вme. Aussi bien la main est-elle
un organe uni et propre, la hache, elle, un instrument extйrieur et commun.
Ainsi en va-t-il, peut-on dire, de l'union de Dieu et de l'homme. Tous les
hommes sont devant Dieu comme des instruments dont il se sert: C'est lui, nous
dit l'Apфtre, qui, dans sa bienveillance, produit en nous le vouloir et le
faire. Mais les autres hommes sont devant Dieu comme des instruments
extrinsиques et sйparйs: Dieu ne les meut pas а des opйrations qui lui sont
strictement propres, mais а celles qui sont communes а toute la nature
raisonnable, comme de connaоtre la vйritй, d'aimer ce qui est bon, de faire ce
qui est juste. Par contre, la nature humaine a йtй assumйe dans le Christ au
point d'accomplir, а titre d'instrument, les opйrations propres а Dieu seul,
comme d'effacer les pйchйs, d'illuminer les esprits par la grвce, d'introduire
dans le plein йpanouissement de la vie йternelle. La nature humaine du Christ
est donc par rapport а Dieu comme un instrument propre et conjoint, telle la main
par rapport а l'вme. Qu'une chose soit par nature l'instrument propre d'un
кtre qui pourtant n'en est pas la forme, n'est pas en dйsaccord avec l'ordre
normal des кtres naturels. La langue, en tant qu'instrument du langage, est
l'organe propre de l'intellect qui pourtant, le Philosophe en fait la preuve,
n'est l'acte d'aucune partie du corps. De mкme trouve-t-on encore tel
instrument qui n'appartient pas а la nature de l'espиce et qui pourtant, par
rapport а la matiиre, appartient а tel individu, un sixiиme doigt par exemple.
Rien n'empкche donc d'envisager ainsi l'union de la nature humaine avec le
Verbe, а telle enseigne que la nature humaine soit au Verbe comme un instrument
non sйparй mais conjoint, sans que cependant la nature humaine n'appartienne а
la nature du Verbe, ni que le Verbe en soit la forme; elle appartient cependant
а sa personne. Les exemples que l'on a invoquйs ne sont pas tels
qu'on doive y chercher une ressemblance parfaite: l'union du Verbe de Dieu avec
la nature humaine est а entendre d'une maniиre beaucoup plus sublime et plus
profonde que celle de l'вme avec n'importe lequel de ses instruments propres,
principalement quand on l'affirme conjoint avec la nature humaine tout entiиre
par la mйdiation de l'intellect. Et bien que le Verbe de Dieu pйnиtre toutes
choses de sa puissance, puisqu'il conserve et porte tout, il peut s'unir aux
crйatures intellectuelles, capables de par une certaine affinitй de
ressemblance de jouir vraiment du Verbe et d'y avoir part, d'une maniиre et
plus йminente et plus ineffable. 42: IL CONVENAIT PARFAITEMENT AU VERBE DE DIEU D'ASSUMER LA NATURE
HUMAINE
On
voit ainsi qu'il revenait de prйfйrence а la personne du Verbe d'assumer la
nature humaine. Si, en effet, l'assomption de la nature humaine a pour fin le
salut de l'homme, si d'autre part le salut consiste pour l'homme а кtre comblй
selon son intelligence par la contemplation de la Vйritй Premiиre, il convenait
au plus haut point que la nature humaine soit assumйe par le Verbe qui procиde
du Pиre par mode d'йmanation intellectuelle. Il y a, semble-t-il, une trиs haute
affinitй entre le Verbe et la nature humaine. C'est en tant qu'il est
raisonnable que l'homme forme une espиce propre. Or il y a affinitй entre le
Verbe et la raison; le logos des Grecs ne signifie-t-il pas verbe (parole)
et raison? Il йtait donc de la plus haute convenance que le Verbe
s'unisse а la nature raisonnable: en raison mкme de l'affinitй qu'on a
soulignйe, la sainte Йcriture attribue en effet le nom d'image et au
Verbe et а l'homme. L'Apфtre, dans l'Йpоtre aux Colossiens, dit du Verbe
qu'il est l'image invisible de Dieu, et dans la Ire Epоtre aux
Corinthiens il dit йgalement de l'homme qu'il est l'image de Dieu. D'ailleurs ce
n'est pas seulement avec la nature raisonnable, c'est d'une maniиre gйnйrale
avec toutes les crйatures que le Verbe a une certaine affinitй, puisqu'il
enferme en lui les idйes de tout ce qui est crйй par Dieu, comme l'artisan
embrasse dans la conception de son intelligence les idйes des objets qu'il
fabrique. Ainsi toutes les crйatures ne sont-elles qu'une certaine expression
rйelle, qu'une certaine reprйsentation de tout ce qui est embrassй dans la
conception du Verbe de Dieu; c'est pourquoi saint Jean nous dit que toutes
choses ont йtй faites par le Verbe. Il convient donc que le Verbe se soit uni а
une crйature, en l'espиce а la nature humaine. 43: LA NATURE HUMAINE ASSUMЙE PAR LE VERBE N'A PAS PRЙEXISTЙ A
CETTE UNION; MAIS ELLE A ЙTЙ ASSUMЙE AU MOMENT MEME DE LA CONCEPTION
Le
Verbe ayant assumй une nature humaine dans l'unitй de la personne, on l'a vu,
cette nature humaine ne pouvait prйexister а son union avec le Verbe. A supposer en
effet qu'elle prйexistвt, puisque la nature ne peut prйexister si ce n'est dans
l'individu, il aurait fallu qu'existe un individu de cette nature humaine
prйexistant а l'union. Or l'individu de la nature humaine, c'est l'hypostase et
la personne. Il faudrait donc dire que la nature humaine que devait assumer le
Verbe, prйexistait dans une certaine hypostase ou personne. Si donc, une fois
que cette nature eыt йtй assumйe, subsistait la premiиre hypostase ou personne,
ce sont deux hypostases ou personnes, l'une du Verbe, l'autre de l'homme, qui
subsisteraient aprиs l'union. Et ainsi l'union ne se serait pas faite dans
l'hypostase ou la personne. Ce qui est contraire а l'enseignement de la foi.
Par contre, si cette hypostase ou cette personne en laquelle avait prйexistй la
nature que devait assumer le Verbe n'йtait point demeurй, cela n'aurait pu se
faire sans quelque corruption: aucun singulier en effet ne cesse d'кtre ce
qu'il est si ce n'est par corruption. Ainsi donc il aurait fallu que cet homme
qui prйexistait а l'union se corrompоt, et en consйquence la nature humaine qui
existait en lui. Il est donc impossible que le Verbe ait assumй dans l'unitй de
la personne quelque homme qui prйexistвt. Ce serait aussi porter atteinte а la
perfection de l'incarnation du Verbe de Dieu s'il lui manquait l'un des
йlйments qu'implique la nature de l'homme. Or il est naturel а l'homme de
naоtre d'une naissance humaine. Ce que n'aurait pas le Verbe de Dieu s'il avait
assumй un homme dйjа existant: c'est en effet dans sa propre naissance que cet
homme aurait commencй d'exister comme homme pur et simple. Aussi bien ne
pourrait-on attribuer de naissance au Verbe, pas plus qu'appeler Mиre du Verbe
la Bienheureuse Vierge. Or la Foi Catholique professe que le Fils de Dieu a йtй
en tout, hormis le pйchй, semblable а nous, selon la nature, affirmant
avec l'Apфtre qu'il a йtй engendrй d'une femme et qu'il est nй, et que
la Vierge est mиre de Dieu. Il йtait donc impossible qu'il assumвt un homme
dйjа existant. Par oщ l'on voit aussi que c'est dиs le dйbut mкme de
la conception qu'il s'est uni la nature humaine. De mкme en effet que l'union
du Verbe de Dieu avec la nature humaine requiert qu'il soit nй de naissance
humaine afin d'кtre un homme authentique et naturel, qui nous soit conforme en
tous ses йlйments de nature, de mкme cette union requiert que le Verbe de Dieu
ait йtй conзu d'une conception humaine: l'ordre de la nature veut qu'un homme
ne naisse que s'il a йtй d'abord conзu. Or si la nature humaine qui devait кtre
assumйe avait d'abord йtй conзue en un quelconque йtat avant d'кtre unie au
Verbe, on ne pourrait attribuer cette conception au Verbe de Dieu et le dire
conзu d'une conception humaine. Il faut donc que le Verbe de Dieu se soit uni а
la nature humaine dиs le dйbut mкme de la conception. Dans la gйnйration humaine, la vertu
active tend а l'achиvement de la nature humaine dans un individu dйterminй. Si
le Verbe de Dieu n'avait pas assumй la nature humaine dиs le dйbut de la
conception, la vertu active, antйrieurement а l'union, aurait, dans la
gйnйration, ordonnй son action vers un individu de la nature humaine,
c'est-а-dire vers une hypostase ou personne humaine; aprиs l'union, par contre,
il aurait fallu que la gйnйration tout entiиre s'ordonnвt vers une autre
hypostase ou personne, vers le Verbe de Dieu, qui naissait dans la nature
humaine. Ainsi donc il n'y aurait pas eu de gйnйration numйriquement une,
puisque cette gйnйration aurait abouti а deux personnes. Elle n'aurait pas йtй
non plus uniforme en sa totalitй, ce qui est contraire, semble-t-il, а l'ordre
de la nature. Il ne convenait donc pas que le Verbe de Dieu assumвt la nature
humaine aprиs la conception; il convenait au contraire qu'il le fоt dans le
moment mкme de la conception. Le dйroulement de la gйnйration humaine paraоt exiger
que le sujet naissant soit le mкme que le sujet conзu, et pas un autre, puisque
la conception est ordonnйe а la naissance. Si donc le Fils de Dieu est nй de
naissance humaine, il faut aussi que le sujet de la conception humaine soit le
Fils de Dieu, et non pas un simple homme. 44: PERFECTION DE LA NATURE HUMAINE ASSUMЙE PAR LE VERBE DANS LA
CONCEPTION MEME; SELON L'AME ET SELON LE CORPS
Nous
allons voir clairement, alors, que dиs le dйbut de la conception une вme
raisonnable fut unie au corps. C'est en effet par l'intermйdiaire de l'вme
raisonnable que le Verbe de Dieu a assumй le corps; si le corps de l'homme se prкte
plus que les autres corps а кtre assumй par Dieu, c'est uniquement en raison de
l'вme raisonnable. Le Verbe de Dieu n'a donc pas assumй un corps sans assumer
une вme raisonnable. Йtant donnй qu'il a assumй le corps dиs le dйbut mкme de
la conception, c'est aussi dиs le dйbut de la conception que l'вme raisonnable
a йtй unie au corps. Posй ce qui, dans la gйnйration, vient en dernier, il
est nйcessaire de poser ce qui, selon le dйroulement de la gйnйration, vient
avant. Ce qui est dernier dans la gйnйration, c'est ce qui est pleinement
achevй. Or ce qui est pleinement achevй, c'est l'individu mкme qui est
engendrй, individu qui dans la gйnйration humaine est une hypostase ou
personne, а la constitution de laquelle concourent l'вme et le corps. Йtant donc
posйe la personnalitй de l'homme engendrй, le corps et l'вme raisonnable
doivent nйcessairement exister. Or la personnalitй de l'homme-Christ n'est pas
diffйrente de celle du Dieu-Verbe. Mais le Verbe de Dieu s'йtant, dans la
conception mкme, uni un corps humain, il y avait lа la personnalitй de cet
homme. Il fallait donc qu'il y eыt lа aussi une вme raisonnable. Source et origine
de toutes les perfections et de toutes les formes, le Verbe n'aurait pu s'unir
а quelque chose d'informe, qui n'aurait pas йtй encore en possession de sa
perfection de nature. Or, avant l'animation, tout кtre corporel est informe, ne
possйdant pas encore la perfection de sa nature. Il fallait donc que dиs le
dйbut de la gйnйration, cette вme ait йtй unie au corps. Si donc le Verbe
de Dieu n'a rien pu assumer d'informe, on voit clairement par lа que le corps,
par lui assumй, a йtй formй dиs le dйbut de la conception. - De mкme, l'вme
exige une matiиre qui lui soit propre, ainsi que le fait toute autre forme
naturelle. Or la matiиre propre de l'вme, c'est un corps organisй, l'вme, selon
la dйfinition du Philosophe, йtant l'entйlйchie d'un corps organique
physique en puissance de vie. Si donc l'вme a йtй unie au corps dиs le
dйbut de la conception, il est nйcessaire que le corps ait йtй organisй et
formй dиs le dйbut de la conception. - D'ailleurs cette organisation du
corps prйcиde, dans le dйveloppement de la gйnйration, l'infusion de l'вme
raisonnable. Posй ce qui vient en dernier, il est donc nйcessaire qu'ait йtй
posй ce qui vient auparavant. Il n'y a d'autre part aucun empкchement а ce que la
croissance quantitative jusqu'а la mesure fixйe suive l'animation du corps. On
doit donc penser, en ce qui concerne la conception de l'homme assumй par le
Verbe, qu'au dйbut mкme de la conception le corps fut organisй et formй, mais
sans avoir encore la quantitй fixйe. 45: IL CONVENAIT QUE LE VERBE NAQUIT D'UNE VIERGE
On
voit ainsi qu'il йtait de la plus haute convenance que cet homme naquit d'une
mиre vierge, sans l'intervention d'une semence naturelle. La semence de
l'homme est en effet requise, dans la gйnйration humaine, en raison de la
puissance active qu'elle renferme. Mais dans la gйnйration du corps du Christ
la puissance active ne peut кtre une puissance naturelle, nous l'avons dit plus
haut; la puissance naturelle en effet n'achиve pas d'un seul coup la formation
du corps, il lui faut pour cela du temps. Or c'est au dйbut mкme de sa
conception, nous l'avons montrй, que le corps du Christ a йtй formй et
organisй. Reste donc que la gйnйration humaine du Christ s'est faite sans
l'intervention de semence naturelle. La semence du mвle dans la gйnйration de
n'importe quel animal, attire а soi la matiиre fournie par la mиre, la
puissance que renferme la semence du mвle tendant pour ainsi dire а
l'achиvement de soi-mкme comme а la fin de toute la gйnйration. Aussi, la
gйnйration achevйe, la semence elle-mкme transformйe et achevйe, c'est le petit
qui naоt. Mais dans la gйnйration humaine du Christ, l'aboutissement de cette
gйnйration n'a pas йtй la constitution d'une personne ou hypostase humaine,
mais l'union а la personne divine. Cette gйnйration ne pouvait donc connaоtre
le principe actif d'une semence d'homme, mais uniquement la puissance divine.
De mкme que dans la gйnйration ordinaire des hommes la semence d'homme attire,
pour qu'elle subsiste en elle, la matiиre fournie par la mиre, de mкme dans la
gйnйration du Christ, est-ce le Verbe de Dieu qui attire cette mкme matiиre
pour qu'elle s'unisse а lui. Il convenait aussi, bien sыr, que la gйnйration
humaine du Verbe de Dieu vit briller quelque propriйtй de la gйnйration
spirituelle du verbe. Or le verbe, pour autant qu'il procиde de celui qui le
dit, qu'il soit conзu а l'intйrieur ou qu'il soit profйrй а l'extйrieur,
n'entraоne aucune corruption pour son auteur; bien au contraire voit-on qu'il
lui procure une plйnitude de perfection. Il йtait donc convenable que le Verbe
de Dieu, dans sa gйnйration humaine, fыt conзu et naquоt sans que l'intйgritй
de sa mиre en soit atteinte. Il convenait encore que le Verbe de Dieu, qui
constitue toutes choses dans l'кtre et les conserve dans leur intйgritй, naquit
de telle maniиre qu'il conservвt en tout l'intйgritй de sa mиre. Il йtait donc
convenable que ce fыt une vierge qui l'engendrвt. Bien que le Christ ait йtй engendrй d'une
autre maniиre que le reste des hommes, ce mode de gйnйration ne porte aucune
atteinte а l'authenticitй de son humanitй. La puissance de Dieu est infinie;
c'est elle qui donne а toutes les causes de pouvoir sortir leurs effets, si bien
que tout effet produit par n'importe quelle cause, Dieu peut le produire, de
mкme espиce et de mкme nature, sans l'intermйdiaire de cette cause. Tout comme
la puissance naturelle, qui est contenue dans la semence de l'homme, produit un
homme authentique, d'espиce et de nature humaine, la puissance de Dieu, qui a
donnй а la semence un tel pouvoir, peut, sans l'intervention de ce pouvoir,
produire l'effet qui lui est propre, constituer un homme authentique, d'espиce
et de nature humaine. Si l'on objecte que dans la gйnйration normale,
l'homme ainsi engendrй possиde un corps constituй normalement par la semence
d'un mвle et par la matiиre, quelle qu'elle soit, fournie par une femme, et
qu'ainsi le corps du Christ, n'ayant pas йtй engendrй а partir d'une semence
mвle, n'a pu avoir la mкme nature que la nфtre, Aristote va nous permettre de
rйpondre avec clartй. Au 1er Livre de la Gйnйration des Animaux, il
affirme en effet que la semence du mвle n'entre pas matйriellement dans la
constitution du f_tus; elle joue seulement le rфle de principe actif, la
matiиre du corps йtant intйgralement fournie par la mиre. Ainsi, par sa
matiиre, le corps du Christ ne diffиre pas des nфtres, nos corps йtant eux
aussi constituйs par ce qui est tirй de la mиre. D'ailleurs, si la position d'Aristote
choque quelqu'un, l'objection а laquelle elle rйpond ne tient pas pour autant.
Ressemblance ou diffйrence dans la matiиre ne sont pas а prendre selon l'йtat
de la matiиre telle qu'elle est au dйbut mкme de la gйnйration, mais selon l'йtat
oщ se trouve cette matiиre, une fois prйparйe, au terme de la gйnйration. Il
n'y a aucune diffйrence matйrielle, dans l'air, selon qu'il est engendrй de la
terre, ou selon qu'il est engendrй de l'eau; terre et eau, au dйbut de la
gйnйration, peuvent bien кtre diffйrentes, l'action du principe gйnйrateur les
rйduit au rфle d'une unique disposition. Ainsi donc la puissance de Dieu
peut-elle rйduire, en fin de gйnйration, la matiиre tirйe exclusivement de la
femme а la mкme disposition qu'aurait cette matiиre si elle avait йtй empruntйe
а la fois au principe mвle et au principe femelle. Le prйtexte d'une diversitй
de matiиre n'entraоnera donc aucune dissemblance entre le corps du Christ,
formй par la puissance de Dieu а partir d'une matiиre empruntйe exclusivement а
la mиre, et nos corps, formйs par la puissance de la nature, quand bien mкme,
de par leur matiиre, ils sont tirйs de l'un et l'autre parents. Il est clair en
effet que la diffйrence est plus grande entre la matiиre qui est empruntйe а la
fois а l'homme et а la femme et ce limon de la terre dont Dieu a formй
le premier homme, un homme certes authentique et en tout semblable а nous,
qu'entre cette mкme matiиre et celle qui est tirйe exclusivement d'une femme et
dont le corps du Christ a йtй formй. La naissance virginale du Christ ne porte
donc aucune atteinte а l'authenticitй de son humanitй ni а sa ressemblance avec
nous. Si la puissance de la nature exige une matiиre dйterminйe pour produire,
а partir d'elle, un effet dйterminй, la puissance de Dieu, qui peut tout
produire а partir de rien, n'est pas limitйe dans son agir а une matiиre
dйterminйe. Que Marie ait conзu et enfantй en demeurant vierge, n'enlиve rien а sa
dignitй de Mиre du Christ et n'empкche aucunement qu'on ne puisse la dire
vraiment et naturellement mиre du Fils de Dieu. De par la puissance de Dieu,
elle a donnй la matiиre normalement nйcessaire, seule chose requise du cфtй de
la mиre, pour que soit engendrй le corps du Christ. Quant а ce qui, chez les
autres mиres, entraоne la corruption de la virginitй, la fin n'en est pas ce
qui relиve de la mиre, mais bien ce qui relиve du pиre, c'est-а-dire de
permettre а la semence mвle d'atteindre le lieu de la gйnйration. 46: LE CHRIST EST NЙ DE L'ESPRIT-SAINT
Toutes
les _uvres divines qui ont les crйatures pour objet sont, on le sait, communes
а la Trinitй tout entiиre. Il convient cependant d'attribuer la formation du
corps du Christ, accomplie par la puissance divine, а l'Esprit-Saint, bien que
cette formation soit l'_uvre commune de toute la Trinitй. Cette convenance
est а prendre d'abord du cфtй de l'Incarnation du Verbe. De mкme en effet que
le verbe que nous concevons dans notre esprit est invisible, mais qu'il devient
perceptible au sens quand il est profйrй extйrieurement par la voix, de mкme le
Verbe de Dieu existe au sein du Pиre, selon la gйnйration йternelle, d'une
maniиre invisible, mais s'est rendu perceptible а nos sens par son incarnation.
Il s'ensuit que l'incarnation du Verbe de Dieu est analogue а l'expression
vocale de notre verbe. Or cette expression se rйalise grвce а notre esprit
(expir) qui permet а la voix de notre verbe de se former. Il est donc
convenable d'attribuer а l'Esprit de Dieu la formation de son corps. Cette convenance
est а prendre aussi du cфtй de la gйnйration humaine. La vertu active, qui est
enfermйe dans la semence humaine et qui attire а elle la matiиre donnйe par la
mиre, agit grвce а l'esprit (souffle, air chaud) dont la prйsence en elle donne
а la semence son effervescence et sa limpiditй. Le Verbe de Dieu prenant chair
d'une Vierge, il y a convenance а dire que cela s'est fait par l'action de son
Esprit. L'attribution а l'Esprit-Saint de la formation du corps du Christ
suggиre enfin avec bonheur le motif qui a poussй le Verbe а s'incarner. Ce ne
pouvait кtre rien d'autre que l'immense amour de Dieu pour l'homme, pour cet
homme dont Dieu a voulu s'unir la nature dans l'unitй de la personne. Or en
Dieu, nous l'avons dit, c'est l'Esprit-Saint qui procиde comme amour. Il йtait
donc convenable que l'_uvre de l'incarnation fыt attribuйe а l'Esprit-Saint. La Sainte
Йcriture a coutume d'ailleurs d'attribuer toutes les grвces а l'Esprit-Saint;
ce qui est donnй gracieusement en effet l'est en vertu de l'amour du donateur.
Or nulle grвce plus grande n'a йtй faite а l'homme que d'кtre uni а Dieu dans
la personne. Il convenait donc d'y voir lа l'_uvre de l'Esprit-Saint. 47: LE CHRIST N'EST PAS FILS DE L'ESPRIT-SAINT SELON LA CHAIR
Affirmer
que le Christ a йtй conзu de l'Esprit-Saint et de la Vierge, ce n'est pas dire
pour autant que l'Esprit-Saint est pиre du Christ, selon la gйnйration humaine,
comme on dit de la Vierge qu'elle est sa mиre. L'Esprit-Saint en effet n'a pas tirй la
nature humaine du Christ de sa propre substance; seule sa puissance a _uvrй а
la produire. On ne peut donc dire de l'Esprit-Saint qu'il est le pиre du Christ
dans la ligne de la gйnйration humaine. Ce serait d'autre part une source d'erreur
que de dire du Christ qu'il est fils de l'Esprit-Saint. Il est clair en effet
que le Verbe de Dieu possиde une personne distincte en tant que Fils de Dieu le
Pиre. Si donc, dans la ligne de la gйnйration humaine, on le disait fils du
Saint-Esprit, on donnerait а entendre que le Christ est deux fois fils, puisque
le Verbe de Dieu, comme tel, ne peut кtre fils de l'Esprit-Saint. Et puisque la
qualitй de fils relиve de la personne et non de la nature, il en rйsulterait
l'existence dans le Christ de deux personnes. Ce qui est incompatible avec la
foi catholique. On ne saurait davantage transfйrer а une autre personne
l'autoritй et le nom du Pиre, ce qui serait le cas si l'on donnait au
Saint-Esprit le nom de pиre du Christ. 48: ON NE PEUT DIRE DU CHRIST QU'IL EST UNE CRЙATURE
Bien
que la nature humaine assumйe par le Verbe soit une crйature, nous allons voir
qu'il est impossible d'affirmer purement et simplement du Christ qu'il est une
crйature. Etre crйй, c'est devenir quelque chose. Se terminant а l'кtre pur
et simple, le devenir est le propre de ce qui possиde un кtre subsistant, tel,
dans le genre de la substance, l'individu parfaitement achevй qui, dans la
nature intellectuelle, reзoit le nom de personne, ou encore d'hypostase. Quant
aux formes, aux accidents, et mкme aux diverses parties, qui n'ont pas en soi
un кtre subsistant, mais subsistent au contraire dans un autre, on ne peut leur
attribuer le devenir que d'un certain point de vue; aussi bien, quand un homme
devient blanc, ne dit-on pas qu'il devient purement et simplement, mais
seulement d'un certain point de vue. Le Christ, on l'a vu, n'a pas d'autre hypostase
ou personne que la personne ou hypostase, incrййe, du Verbe de Dieu. On ne
pourra donc pas dire purement et simplement que le Christ est une crйature, sinon
en ajoutant: en tant qu'il est homme, ou: selon la nature humaine. Bien que le sujet
qu'est l'individu dans le genre de la substance ne puisse se voit attribuer
purement et simplement, mais seulement sous un certain rapport, le devenir qui
affecte ses accidents ou telle de ses parties, on peut cependant attribuer
absolument а ce sujet tout ce qui a rapport naturel avec ses accidents ou ses
parties, dans la ligne de leur propre dйfinition. Ainsi dira-t-on purement et
simplement que l'homme est douй-de-la-vue, parce que cela a trait а
l'_il; qu'il est frisй en raison de ses cheveux; qu'il est perceptible-aux-regards,
parce que colorй. Ainsi donc, tout ce qui a trait, proprement, а la nature
humaine peut кtre attribuй au Christ, purement et simplement; ainsi peut-on
dire qu'il est homme, qu'il est perceptible-aux-regards, qu'il a
marchй, etc. Quant а ce qui regarde proprement la personne, on ne pourra
l'attribuer au Christ, sous le rapport de la nature humaine, qu'en prenant la
prйcaution d'ajouter, explicite ou supposйe, une certaine incise. 49: RЙPONSE AUX DIFFICULTЙS SOULEVЙES PLUS HAUT CONTRE L'INCARNATION
Dиs
lors, il est facile de rйpondre aux difficultйs soulevйes contre la foi en
l'Incarnation. 1. Nous avons vu que l'incarnation du Verbe n'йtait
pas а entendre comme une conversion du Verbe en la chair, ou comme une union au
corps, а titre de forme. Que le Verbe se soit incarnй n'entraоne donc
aucunement que Dieu soit rйellement corps ou puissance enfermйe dans un corps,
comme le voulait la premiиre objection. 2. Que le Verbe ait assumй une nature
humaine n'entraоne pas davantage qu'il ait subi un changement substantiel. S'il
y a eu changement, ce n'est aucunement dans le Verbe lui-mкme, mais dans la
nature humaine qui a permis au Verbe, - ce qu'il ne pouvait en lui-mкme -
d'кtre engendrй et de naоtre dans le temps. 3. La troisiиme difficultй ne prйsente,
elle non plus, rien d'inйluctable. L'hypostase en effet ne dйpasse pas les
limites de la nature d'oщ elle tire sa subsistance. Or le Verbe de Dieu ne tire
pas sa subsistance de la nature humaine, attirant au contraire cette nature
humaine а sa propre subsistance, а sa propre personnalitй. Il ne subsiste donc
pas grвce а elle, mais en elle. Rien n'empкche donc le Verbe de Dieu d'кtre
partout, bien que la nature humaine assumйe par le Verbe, ne soit pas partout. 4. Et l'on a
ainsi la rйponse а la quatriиme difficultй. Chaque rйalitй subsistante
ne peut avoir qu'une seule nature qui lui donne l'кtre, purement et simplement.
Ainsi, c'est la seule nature divine qui donne au Verbe de Dieu d'кtre; ce n'est
point la nature humaine, qui lui donne seulement d'кtre ceci, c'est-а-dire
d'кtre un homme. 5. La cinquiиme difficultй se rйsout de la
mкme maniиre. Il est impossible en effet que la nature qui donne au Verbe de
subsister soit distincte de la personne mкme du Verbe. Or c'est la nature
divine qui donne а la personne du Verbe sa subsistance; et non point la nature
humaine que la personne du Verbe attire а soi pour qu'elle y trouve а
subsister, comme on l'a dit. Il n'est donc aucunement nйcessaire que la nature
humaine soit identique а la personne du Verbe. 6. Par lа mкme est exclue la sixiиme difficultй.
L'hypostase en effet est moins simple, rйellement ou notionnellement, que la
nature qui la constitue dans l'кtre: rйellement, quand l'hypostase n'est pas sa
propre nature; notionnellement, et notionnellement seulement, dans les кtres oщ
l'hypostase est identique а la nature. Or l'hypostase du Verbe n'est pas
constituйe, purement et simplement, par la nature humaine, au point d'кtre
constituйe par elle dans l'кtre; la nature humaine donne seulement au Verbe
d'кtre homme. Il n'y a donc aucune nйcessitй а ce que la nature humaine soit
plus simple que le Verbe en tant que Verbe; elle sera seulement plus simple que
le Verbe en tant qu'il est cet homme. 7. Et l'on voit ainsi clairement la
solution de la septiиme difficultй. Point n'est besoin que l'hypostase
du Verbe de Dieu soit constituйe par une matiиre dйterminйe, sauf pour autant
qu'elle est cet homme. C'est ainsi, et ainsi seulement, qu'elle est constituйe
par la nature humaine. 8. Que l'вme et le corps du Christ soient assumйs
dans la personnalitй du Verbe, sans constituer une personne diffйrente de celle
du Verbe, cela ne tйmoigne pas d'une moindre puissance, comme le prйtendait la huitiиme
objection, mais au contraire d'une plus grande dignitй. C'est avoir un mieux-кtre
que d'кtre uni а plus digne que soi, au lieu d'exister par soi, а l'exemple de
l'вme sensitive qui possиde chez l'homme un кtre plus noble que chez le reste
des animaux, oщ elle est la forme premiиre, ce qu'elle n'est pas chez l'homme. 9. On a ainsi la
rйponse а la neuviиme difficultй. Le Christ eut vraiment cette вme et ce
corps, une вme et un corps qui n'en constituaient pas pour autant une personne
distincte de la personne du Verbe de Dieu, puisqu'ils йtaient assumйs dans la
personnalitй du Verbe. C'est ainsi que le corps, lorsqu'il est inanimй, a son
espиce propre, et qu'il reзoit son espиce de l'вme, quand il est animй. 10. Par lа aussi
est rйsolue la dixiиme objection. Cet homme qui est le Christ est
йvidemment une certaine substance, qui n'est pas universelle mais particuliиre.
Cet homme est aussi une certaine hypostase, mais une hypostase qui n'est pas
distincte de celle du Verbe, puisque la nature humaine a йtй assumйe par
l'hypostase du Verbe de telle maniиre que le Verbe subsiste aussi bien dans la
nature humaine que dans la nature divine. Or ce qui subsiste dans la nature
humaine, c'est cet homme. Quand on parle de cet homme, c'est donc le
Verbe lui-mкme qui est sous-entendu. On reportera peut-кtre cette objection а
l'endroit de la nature humaine en disant qu'elle aussi est une certaine
substance qui n'est pas universelle mais particuliиre, et que par consйquent
elle est une hypostase. Mais c'est une erreur йvidente. Mкme chez Socrate ou
chez Platon, la nature humaine, en effet, n'est pas une hypostase, l'hypostase
йtant ce qui subsiste en elle. Dire d'une nature qu'elle est une substance et une
substance particuliиre n'a pas le mкme sens que d'affirmer d'une hypostase
qu'elle est une substance particuliиre. Le mot substance, en effet, a, d'aprиs
le Philosophe, une double signification: celle de suppфt dans le genre de la
substance, - on lui donne le nom d'hypostase -; celle du ce-que-c'est, ou
de la nature de la chose. Mais on ne peut dire davantage des parties
d'une substance qu'elles sont des substances particuliиres, comme si elles
subsistaient par soi, alors qu'elles subsistent dans le tout. On ne peut donc
leur donner le nom d'hypostases puisqu'aucune d'elles n'est une substance
complиte. Autrement il en rйsulterait qu'un homme compterait autant
d'hypostases que de parties. 11. Quant а la onziиme difficultй, elle tombe
du fait qu'il y a йquivoque quand le mкme nom dйsigne des formes diverses, non
point quand il y a diversitй de sujets. Ainsi le nom d'homme n'est pas
pris de maniиre йquivoque parce qu'on l'applique tantфt а Socrate, tantфt а
Platon. Dit du Christ comme du reste des hommes, ce nom d'homme dйsigne
toujours la mкme forme, la nature humaine. Il est donc employй lа d'une maniиre
univoque. Il n'y a diversitй que du cфtй des sujets: appliquй au Christ, ce nom
d'homme suppose une hypostase incrййe; appliquй aux autres hommes il suppose
une hypostase crййe. 12. Dire que l'hypostase du Verbe fait
fonction du sujet pour la nature humaine, ce n'est pas dire pour autant, comme
le voulait la douziиme objection, qu'elle est soumise а cette nature
comme а plus formel. Ce serait le cas, nйcessairement, si la nature humaine
constituait purement et simplement dans l'кtre l'hypostase du Verbe, ce qui est
йvidemment faux. On dit en effet que l'hypostase du Verbe fait fonction de
sujet а l'endroit de la nature humaine, en tant qu'elle attire cette nature а
sa propre subsistance, comme un йlйment plus noble en attire un autre qu'il
s'unit. 13. Cela ne veut pas dire cependant, sous prйtexte, comme le voulait la derniиre
objection, que le Verbe prйexiste de toute йternitй, que la nature humaine
ne contracte avec le Verbe qu'un rapport accidentel. Le Verbe, en effet, a assumй la nature
humaine au point d'кtre authentiquement homme. Or кtre homme, c'est кtre dans
le genre de la substance, Puis donc que son union avec la nature humaine donne
а l'hypostase du Verbe d'кtre homme, cela ne peut se faire d'une maniиre
accidentelle, puisque les accidents ne confиrent pas l'кtre substantiel. 50: COMMENT LE PЙCHЙ ORIGINEL SE TRANSMET DU PREMIER HOMME A SA
DESCENDANCE
Nous venons donc de voir comment rien de ce
qu'enseigne la Foi catholique sur l'Incarnation du Fils de Dieu n'йtait
impossible. Il nous faut montrer maintenant quelle convenance il y avait а ce
que le Fils de Dieu assumвt la nature humaine. Le fondement mкme de cette convenance,
l'Apфtre semble le voir dans le pйchй originel, quand il йcrit aux Romains:
De mкme que par la dйsobйissance d'un seul homme, tous ont йtй constituйs
pйcheurs, de mкme par l'obйissance d'un seul, tous seront constituйs justes. Mais
l'hйrйsie pйlagienne niant l'existence du pйchй originel, nous allons montrer
que tous les hommes naissent avec lui. Voici d'abord le texte de la Genиse: Le
Seigneur Dieu prit l'homme et le mit dans le jardin, et il lui donna cet ordre:
mange de tous les arbres du jardin; mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la
connaissance du bien et du mal. Le jour oщ tu en mangeras, tu mourras de mort. Mais
Adam n'йtant pas mort le jour mкme oщ il mangea de ce fruit, il faut
interprйter cette parole: Tu mourras de mort, dans le sens suivant: Tu
seras vouй а la nйcessitй de mourir. Condamnation vaine, si l'homme avait
йtй vouй а cette nйcessitй dиs la crйation de sa nature. On doit donc dire que
la mort, - et la nйcessitй de mourir - c'est une peine infligйe а l'homme pour
son pйchй. Or une peine n'est infligйe justement qu'en raison d'une faute. Il
faut donc qu'une certaine faute se trouve rйalisйe en quiconque est le sujet de
cette peine. Or tout homme est le sujet de cette peine, et ceci dиs sa
naissance; dиs lа qu'il naоt, il naоt vouй а la nйcessitй de mourir; ainsi en
voit-on mourir certains aussitфt leur naissance, du sein maternel portйs au
tombeau. C'est donc qu'il y a en eux du pйchй. Il ne peut s'agir de pйchй
actuel, puisque ces enfants n'ont pas l'usage de leur libre-arbitre, nйcessaire
pour qu'on impute а l'homme son pйchй. Il faut donc dire que le pйchй qui est
en eux leur a йtй transmis par mode d'origine. C'est bien ce qui ressort, expressйment,
des paroles de l'Apфtre aux Romains: De mкme que par un seul homme le pйchй
est entrй dans ce monde, et par le pйchй la mort, ainsi la mort est passйe dans
tous les hommes parce que tous ont pйchй. Or on ne peut pas dire que du fait d'un
seul homme, le pйchй est entrй dans le monde simplement par voie d'imitation.
Le pйchй alors n'aurait atteint que ceux qui, en pйchant, auraient imitй le
premier homme; la mort, qui est entrйe dans le monde par le pйchй,
n'atteindrait que ceux qui pиchent а l'imitation du premier homme. Cette
interprйtation, l'Apфtre l'exclut, quand il ajoute: La mort a rйgnй d'Adam а
Moпse sur ceux-lа mкme qui n'avaient pas pйchй par une transgression semblable
а celle d'Adam. Quand l'Apфtre parle de l'entrйe du pйchй dans le monde,
par le fait d'un seul homme, il n'entend donc pas que cette entrйe se rйalise
par voie d'imitation, mais bien par voie d'origine. Si l'Apфtre avait parlй d'une entrйe du
pйchй dans le monde, rйalisйe par voie d'imitation, il l'aurait attribuйe au
diable plutфt qu'а l'homme, dans la perspective de ces paroles de la Sagesse:
C'est par l'envie du diable que la mort est entrйe dans l'orbe des terres: ils
l'imitent, ceux qui lui appartiennent. David, d'ailleurs, dit dans le Psaume: Voici,
dans l'iniquitй je fus engendrй, dans le pйchй ma mиre m'a conзu. Parole
qu'on ne peut entendre d'un pйchй actuel: on raconte que David a йtй conзu et
est nй d'un mariage lйgitime. Cette parole, on doit donc l'entendre du pйchй
originel. Il est dit йgalement, au Livre de Job: Qui peut rendre pur ce qui a
йtй conзu d'une semence impure? N'est-ce pas toi seul? On ne peut dйduire
avec certitude que l'impuretй de la semence humaine transmet а l'homme ainsi
conзu une certaine impuretй, ce qu'il faut entendre d'une impuretй de pйchй, la
seule qui puisse conduire l'homme а кtre jugй. Job, en effet, venait de dire: Tu
daignes ouvrir les yeux sur un кtre de cette sorte, et le traduire en jugement
devant toi? Il y a donc un pйchй que l'homme contracte dиs son origine, et
qu'on appelle le pйchй originel. Le Baptкme et les autres sacrements de
l'Eglise sont des remиdes contre le pйchй. Or c'est la coutume universelle de
l'Eglise de confйrer le baptкme aux enfants nouveau-nйs. Ce serait inutile s'il
n'y avait pas en eux de pйchй. Il ne peut s'agir de pйchй actuel, puisque ces
enfants n'ont pas l'usage du libre-arbitre, sans lequel l'homme ne peut se voir
imputer comme faute quelque acte que ce soit. Il faut donc affirmer en eux
l'existence d'un pйchй transmis par origine, Dieu et l'Eglise ne faisant rien
de vain et d'inutile. Mais le Baptкme, dira-t-on peut-кtre, est donnй aux
enfants, non point pour les purifier du pйchй, mais pour leur permettre de
parvenir au royaume de Dieu, ce qu'on ne peut faire autrement, puisque le
Seigneur dit en saint Jean: A moins de renaоtre de l'eau et de
l'Esprit-Saint, on ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Cette objection
n'a pas de sens. Personne n'est exclu du Royaume de Dieu, si ce n'est en raison
de quelque faute. La fin de toute crйature raisonnable est en effet de parvenir
а la bйatitude, laquelle n'est rйalisйe que dans le royaume de Dieu. Ce royaume
n'est rien d'autre, lui, que la sociйtй organisйe de ceux qui jouissent de
la vision de Dieu, de cette vision en quoi consiste la vйritable bйatitude.
Or rien ne manque sa fin, si ce n'est en raison de quelque pйchй. Si donc les
enfants qui n'ont pas encore йtй baptisйs ne peuvent parvenir au royaume de
Dieu, on doit affirmer qu'il y a en eux un certain pйchй. Ainsi, fidиles а
l'enseignement de la foi catholique, il nous faut tenir que les hommes naissent
avec le pйchй originel. 51: OBJECTIONS CONTRE LE PЙCHЙ ORIGINEL
Cette
vйritй ne manque pas de rencontrer quelques difficultйs. 1. Le pйchй d'un
homme n'est pas imputй comme faute а d'autres hommes: Йzйchiel affirme que le
fils ne porte pas l'iniquitй du pиre. La raison en est que nous ne sommes
louйs ou blвmйs que de ce qui dйpend de nous, de ce que nous commettons
volontairement. Le pйchй du premier homme ne peut donc pas кtre imputй au genre
humain tout entier. 2. Si l'on dit qu'un seul pйchant, c'est tous qui
ont pйchй en lui, comme l'Apфtre paraоt le dire, et qu'ainsi ce n'est pas
le pйchй d'un autre mais son propre pйchй qui est imputй а chaque homme, il ne
semble pas que cette position puisse tenir. Ceux qui sont nйs d'Adam n'йtaient
pas encore en acte en Adam, quand celui-ci pйcha; ils n'йtaient en lui
que virtuellement, comme en leur origine premiиre. Or seul un кtre qui existe
en acte peut pйcher, puisque pйcher c'est agir. Nous n'avons donc pas tous
pйchй en Adam. 3. Nous avons pйchй en Adam, dira-t-on, en ce sens
que le pйchй dйcoule de lui en nous, par voie d'origine, en mкme temps que la
nature. Cela semble bien impossible. L'accident, en effet, qui ne passe point
de sujet en sujet, ne peut кtre transmis qu'avec son sujet. Or le sujet du
pйchй, c'est l'вme raisonnable, qui ne nous est pas transmise а partir du
premier homme, mais que Dieu crйe individuellement en chaque homme. Le pйchй ne
peut donc pas nous кtre transmis depuis Adam par voie d'origine. 4. Si le pйchй se
transmet du premier homme en tous les autres pour la raison que tous tirent
leur origine de lui, il semble bien que le Christ, qui tire son origine du
premier homme, soit lui aussi soumis au pйchй originel. Ce qui est contraire а
la foi. 5. Ce qui affecte une chose conformйment а son origine naturelle, est
naturel а cette chose. Or ce qui est naturel а une chose, ne peut faire en elle
figure de pйchй; ce n'est point pйchй pour une taupe que d'кtre aveugle. Le
pйchй n'a donc pas pu dйcouler du premier homme en tous les autres par voie
d'origine. 6. Que le pйchй se soit transmis du premier homme en sa descendance par
voie d'origine, non pas en ce qu'il y a de naturel en cette origine, mais en ce
qu'il y a de viciй, il semble que ce soit insoutenable. Toute dйficience dans
l'_uvre de la nature est la consйquence de la dйficience d'un principe naturel:
telle altйration de la semence est а l'origine de petits d'animaux, qui sont
monstrueux. Mais il n'y a pas lieu de supposer dans la semence humaine une altйration
de quelque principe naturel. Il ne semble donc pas qu'un pйchй ait pu se
transmettre du premier homme en sa descendance, а partir d'un vice d'origine. 7. Les pйchйs
qui, dans les _uvres de la nature, sont la consйquence de l'altйration d'un
principe naturel, ne se produisent ni toujours ni souvent; ils se produisent
seulement dans un petit nombre de cas. Si donc, du premier homme а sa
descendance, le pйchй se transmettait en raison d'un vice d'origine, il ne se
transmettrait pas а tous, mais а un petit nombre. 8. Si un vice d'origine entraоne dans la
descendance quelque dйficience, celle-ci doit кtre du mкme genre que le dйfaut
qui se trouve а la source, puisqu'il y a conformitй entre les effets et leurs
causes. Or l'origine qu'est la gйnйration humaine, acte de cette puissance de
gйnйration qui ne participe d'aucune maniиre а la raison, ne peut enfermer un
dйfaut qui relиve du genre de la faute; seuls, en effet, les actes qui sont
soumis а la raison d'une maniиre ou d'une autre, peuvent кtre des actes vertueux
ou des actes vicieux: on n'impute pas comme faute а un homme de naоtre, en
raison d'un vice d'origine, lйpreux ou aveugle. Une dйficience coupable ne peut
donc, d'aucune maniиre, dйcouler, en raison d'un vice d'origine, du premier
homme en ses descendants. 9. Le pйchй ne dйtruit pas un bien de nature: au dire
de Denys, les dйmons mкme demeurent en possession des biens qui leur sont
naturels. Or la gйnйration est un acte de la nature. Le pйchй du premier homme
n'a donc pas pu vicier l'origine de la gйnйration humaine, au point que ce
pйchй du premier homme se transmоt а toute sa descendance. 10. L'homme
engendre un homme semblable а lui, spйcifiquement. En ce qui ne rentre pas dans
la dйfinition de l'espиce, il n'est aucunement nйcessaire que le fils soit
semblable а ses parents. Or le pйchй ne peut entrer dans la dйfinition de
l'espиce: le pйchй en effet n'est pas dans la ligne des choses de la nature; il
est bien plutфt une altйration de l'ordre naturel. Il n'est donc aucunement
nйcessaire que du premier homme, pйcheur, les autres hommes naissent pйcheurs. 11. Les enfants
ressemblent davantage а leurs proches parents qu'а leurs parents йloignйs. Or
il arrive parfois que de proches parents soient sans pйchй et ne commettent
aucun pйchй dans l'acte mкme de la gйnйration. Tous ne naissent donc pas
pйcheurs en raison du pйchй du premier homme. 12. Supposons d'ailleurs que le pйchй se
soit transmis du premier homme dans les autres. Puisque le bien, comme on l'a
montrй, a une puissance d'action supйrieure а celle du mal, Adam, а plus forte
raison, a-t-il transmis aux autres hommes sa satisfaction et sa justice. 13. Si le pйchй
du premier homme s'est propagй, par mode d'origine, en sa descendance, la mкme
raison fera que les pйchйs des autres parents se transmettront а leurs propres
descendants. Ainsi les gйnйrations postйrieures seront sans cesse plus
accablйes par le pйchй que les gйnйrations prйcйdentes. Conclusion d'autant
plus nйcessaire, si le pйchй passe des parents dans l'enfant, sans que la
satisfaction puisse le faire. 52: RЙPONSE AUX OBJECTIONS PRЙCЙDENTES
Avant
de rйpondre а ces objections, il est bon de faire remarquer d'abord certains
signes, qui sont les manifestations probables du pйchй originel dans le genre
humain. Dieu, nous l'avons vu, veille avec tant de soin sur l'activitй des
hommes qu'il rйcompense les bonnes _uvres et punit les _uvres mauvaises, si
bien que la peine elle-mкme peut кtre un tйmoignage de la faute. Or le genre
humain, d'une faзon gйnйrale, subit un certain nombre de peines, tant
corporelles que spirituelles. La plus lourde des peines corporelles, а laquelle
toutes les autres, faim, soif, etc., sont ordonnйes, c'est la mort. La plus
lourde des peines spirituelles, c'est l'infirmitй de la raison, qui rend
difficile а l'homme l'accиs а la connaissance du vrai, facile au contraire la
chute dans l'erreur, qui empкche l'homme de dominer parfaitement ses appйtits
bestiaux, mais laisse au contraire souvent ceux-ci l'entйnйbrer. Peut-кtre
dira-t-on que de telles dйficiences, aussi bien corporelles que spirituelles,
n'ont pas un caractиre pйnal, que ce sont des dйficiences de nature,
consйquences inйluctables de la matiиre. Il est inйvitable que le corps humain,
composй d'йlйments contraires, soit corruptible; il est inйvitable, aussi, que
l'appйtit sensible se porte vers ce qui est dйlectable au sens, tout en йtant
parfois contraire а la raison. Йtant donnй d'autre part que l'intellect
possible est ouvert en puissance а tous les intelligibles, qu'il n'en possиde
en acte aucun, obligй qu'il est de les acquйrir par les sens, il est inйvitable
qu'il atteigne avec difficultй la science de la vйritй, inйvitable qu'en raison
de la prйsence des images, il dйvie facilement hors du vrai. A considйrer
droitement les choses, on pourra estimer cependant comme assez probable,
- supposй la providence divine qui ajuste а chaque perfection les objets
qui lui conviennent - que Dieu a uni une nature supйrieure а une nature
infйrieure pour que la premiиre dominвt sur la seconde. S'il arrivait que quelque
dйficience naturelle gкnвt cette souverainetй, on doit supposer qu'une grвce
spйciale, surnaturelle, viendrait lever cet empкchement. Ainsi doit-on juger
que l'вme raisonnable, d'une nature plus haute que le corps, lui est unie de
telle maniиre qu'aucun йlйment corporel ne puisse s'opposer а l'вme, qui fait
vivre le corps. De mкme doit-on estimer que la raison, unie dans l'homme а
l'appйtit sensible et aux autres puissances sensitives, ne peut кtre gкnйe par
ces puissances; mais qu'au contraire elle les domine. Dociles а l'enseignement de la foi, nous
affirmons donc que l'homme a йtй dиs l'origine йtabli par Dieu dans des
conditions telles que ses puissances infйrieures devaient le servir sans
entraves, qu'aucun obstacle corporel ne devait gкner la sujйtion de son corps,
Dieu et sa grвce supplйant pour ce faire а l'indigence de la nature, aussi
longtemps du moins que la raison de l'homme demeurerait soumise а Dieu. Cette
raison de l'homme une fois dйtournйe de Dieu, on verrait les puissances
infйrieures se rйvolter contre la raison, et le corps atteint de passions
contraires а la vie, laquelle vient de l'вme. De telles dйficiences, naturelles а
l'homme, semble-t-il, а considйrer dans l'absolu la nature humaine en ce
qu'elle a d'infйrieur, tйmoignent cependant avec assez de probabilitй de leur
caractиre pйnal, si l'on considиre la providence de Dieu et la dignitй de la
partie supйrieure de la nature humaine. On peut ainsi conclure а l'existence
d'un pйchй qui, dиs l'origine, souille le genre humain.
Ceci dit, il nous faut
rйpondre aux objections proposйes. 1. Il n'y a pas d'incohйrence а dire qu'un
seul ayant pйchй, son pйchй est transmis а tous les hommes par voie d'origine,
bien que chacun ne soit louй ou blвmй que de ce qu'il a fait lui-mкme, -
c'йtait le sens de la premiиre objection. Autre chose en effet ce qui
est le fait d'un individu, autre chose ce qui est le fait de toute une espиce,
car, selon le mot de Porphyre, en participant а l'espиce, la multitude des
hommes est pour ainsi dire un seul homme. Le pйchй d'un individu, d'une
personne humaine, n'est donc imputй comme faute а personne d'autre qu'а son
auteur, les hommes йtant personnellement distincts les uns des autres. Mais
qu'un pйchй affecte la nature mкme de l'espиce, il n'y a pas d'inconvйnient а
ce qu'il se propage d'un homme а un autre, tout comme la nature de l'espиce est
transmise par un homme а d'autres hommes. Or le pйchй est un certain mal de la
nature raisonnable. Le mal йtant la privation d'un bien, c'est d'aprиs le bien
dont on est privй qu'il faut juger que tel pйchй atteint la nature commune, tel
pйchй une personne particuliиre. Les pйchйs actuels, ceux que les hommes
commettent communйment, dйtruisent un certain bien de la personne du pйcheur,
la grвce et l'ordre normal des parties de l'вme; de lа vient que ce sont des
pйchйs personnels, et qu'une personne les commettant, ils se sont pas imputйs а
une autre. Or le premier pйchй du premier homme n'a pas seulement privй
celui-ci d'un bien qui lui йtait propre et personnel, de la grвce et de l'ordre
normal de l'вme, il l'a privй aussi d'un bien qui appartenait а la nature
commune. Comme nous l'avons dit dйjа, la nature humaine, dиs ses origines,
avait йtй йtablie dans des conditions telles que les puissances infйrieures
йtaient soumises parfaitement а la raison, la raison а Dieu, et le corps а
l'вme, Dieu supplйant en cela par sa grвce а l'indigence de la nature. Or un
tel privilиge, auquel certains donnent le nom de justice originelle, avait
йtй concйdй au premier homme pour que celui-ci le transmоt а ses descendants en
mкme temps que la nature humaine. Mais la raison s'йtant soustraite avec le
pйchй du premier homme а la suzerainetй de Dieu, il s'ensuivit que les
puissances infйrieures ne furent plus soumises parfaitement а la raison, ni le
corps а l'вme. Et cela ne se produisit pas seulement dans le premier pйcheur;
la mкme dйficience eut son retentissement en ses descendants, en qui devait
кtre transmise la justice originelle. Ainsi le pйchй du premier homme, de cet
homme dont tous les autres hommes sont issus, comme la foi l'enseigne, fut un
pйchй а la fois personnel, privant le premier homme lui-mкme du bien qui lui
йtait propre, et un pйchй de nature, le privant lui, et par voie de consйquence
ses descendants, du privilиge confйrй а la nature humaine tout entiиre. Une
telle dйficience, dйrivant du premier homme en tous les autres, rйalise, mкme
en ces autres, la notion de faute, en tant que tous les hommes, de par leur
participation а la nature commune, sont considйrйs comme un seul homme. La volontй
du premier homme donne ainsi а ce pйchй d'кtre volontaire, tout comme la
volontй de ce premier moteur qu'est la raison donne а l'action de la main
d'avoir valeur de faute, de telle sorte qu'en ce pйchй de nature les hommes,
distincts entre eux, doivent кtre considйrйs comme les parties d'une nature
commune, analogues aux diverses parties d'un homme unique, dans le cas du pйchй
personnel. 2. En ce sens, il est vrai de dire qu'un seul ayant pйchй, tous ont
pйchй en lui, selon l'expression de l'Apфtre, - ce qui йtait l'argument de
la deuxiиme objection. Non pas que les autres hommes fussent en lui en
acte; ils y йtaient virtuellement, comme en leur principe originel. On ne peut
dire non plus qu'ils ont pйchй en lui, en tant que posant un acte dйterminй;
ils ont pйchй en lui en tant que faisant partie de sa nature, corrompue par le
pйchй. 3.
Que le pйchй se transmette du premier homme а sa descendance, cela n'entraоne
pas pour autant que l'вme raisonnable, - c'est elle qui est sujet du pйchй -
soit transmise en mкme temps que la semence: difficultй que formulait la troisiиme
objection. Ce pйchй de nature, que l'on qualifie d'originel, se propage de
la mкme maniиre que la nature de l'espиce: celle-ci, bien que parachevйe par
l'вme raisonnable, n'est pas cependant transmise avec la semence; ce qui est
transmis, c'est seulement le corps, un corps apte de soi а recevoir une вme de
cette qualitй. 4. Bien que le Christ appartоnt, selon la chair, а la
descendance du premier homme, il n'a pas pour autant contractй la souillure du
pйchй originel, - comme le concluait la quatriиme objection. Le Christ,
en effet, n'a reзu du premier homme que la matiиre du corps humain: ce n'йtait
pas une puissance dйrivйe du premier homme, mais la puissance du Saint-Esprit
qui devait former son corps. Dans cette transmission au Christ de la nature
humaine, Adam n'a donc pas jouй le rфle d'agent; il n'a jouй que le rфle de
principe matйriel. 5. Remarquons encore que les dйficiences dont nous
avons parlй sont transmises par voie d'origine naturelle, du fait que la nature
est privйe du secours de la grвce, secours que le premier homme avait reзu pour
le transmettre а ses descendants en mкme temps que la nature. Cette privation
йtant la suite d'un pйchй volontaire, les dйficiences qui en rйsultent prennent
valeur de faute. De telles dйficiences sont donc ainsi et coupables par
rйfйrence а leur source premiиre, et naturelles par rйfйrence а la nature
privйe de secours. Voilа pourquoi l'Apфtre йcrit dans l'Epоtre aux Йphйsiens:
Nous йtions par nature enfants de colиre. Ainsi est rйsolue la cinquiиme
objection. 6. Il est clair, maintenant, que le vice d'origine,
d'oщ sort le pйchй originel, vient de l'absence d'un principe, de l'absence du
don gratuit confйrй а la nature humaine, dиs sa crйation. En fait, ce don йtait
d'une certaine maniиre naturel, non point qu'il eыt pour cause les principes de
la nature, mais parce qu'il avait йtй confйrй au premier homme pour кtre
transmis en mкme temps que la nature. La sixiиme objection, elle,
voulait rйserver le qualificatif de naturel а ce qui a pour cause les principes
de la nature. 7. La septiиme objection procйdait de la mкme maniиre, arguant du
dйfaut d'un principe naturel qui fasse partie de la nature de l'espиce: ce qui
rйsulte du dйfaut d'un tel principe naturel ne se produit en effet que dans la
minoritй des cas. Mais nous avons dit comment la dйficience qu'est le pйchй
originel provient du dйfaut d'un principe surajoutй aux principes de l'espиce. 8. Il faut savoir
aussi que l'acte de la puissance de gйnйration ne peut кtre affectй par un vice
du genre du pйchй actuel; celui-ci dйpend de la volontй d'une personne
singuliиre, alors que l'acte de la puissance de gйnйration n'obйit ni а la
raison ni а la volontй, - ce que mettait en avant la huitiиme objection.
Mais rien n'empкche que le vice de la faute originelle, - celle-lа, relиve de
la nature - affecte l'acte de la puissance de gйnйration, les actes de cette
puissance recevant le nom d'actes naturels. 9. Quant а la neuviиme objection,
il est facile d'y rйpondre, grвce а ce qui prйcиde. Le pйchй en effet ne
dйtruit pas le bien de nature qui est partie intйgrante de la nature; ce que le
pйchй du premier homme a pu dйtruire, c'est un bien de nature surajoutй par
grвce. 10.
Ce qui prйcиde nous fournit йgalement une rйponse facile et claire а la dixiиme
objection. Privation et dйficience йtant corrйlatives, il y a ressemblance
dans le pйchй originel entre les fils et leurs pиres dans la mesure mкme oщ le
don, confйrй dиs les origines а la nature, aurait dы кtre transmis par les
parents а leur postйritй. Sans qu'il fit partie, par dйfinition, de l'espиce,
ce don avait йtй confйrй par grвce divine au premier homme pour que celui-ci le
transmit а l'espиce tout entiиre. 11. Remarquons encore ceci: les sacrements
de la grвce peuvent bien purifier l'homme du pйchй originel, de telle maniиre
que ce pйchй ne lui soit plus imputй comme faute, - en ceci consiste la
libйration personnelle du pйchй originel -, la nature n'en est pas pour autant
totalement guйrie, si bien que le pйchй originel continue d'кtre transmis а la
postйritй, suivant l'acte de la nature. Ainsi le pйchй originel peut ne plus
exister dans l'homme qui engendre, en tant que cet homme est une personne; il
peut mкme se faire, comme l'avanзait la onziиme objection, qu'il n'y ait
dans l'acte de la gйnйration aucun pйchй actuel; mais en tant que l'homme qui
engendre est principe naturel de la gйnйration, la souillure du pйchй originel,
de ce pйchй qui affecte la nature, est prйsente en lui et dans l'acte de
gйnйration qu'il accomplit. 12. Il faut savoir aussi que le pйchй actuel du
premier homme est passй dans la nature; la nature, en effet, grвce au privilиge
qui lui avait йtй confйrй, йtait alors encore parfaite. Mais une fois la nature
privйe de ce privilиge par le pйchй du premier homme, l'activitй de celui-ci
n'eut plus qu'un caractиre strictement personnel. Dиs lors il lui йtait
impossible de satisfaire pour la nature tout entiиre, et de rйtablir par son
activitй, le bien de la nature. Il ne pouvait que satisfaire partiellement pour
ce qui touchait а sa personne. Nous avons ainsi la solution de la douziиme objection. 13. Cela vaut
йgalement pour la treiziиme objection. Les pйchйs des parents plus
immйdiats trouvent en effet une nature privйe du privilиge qui lui avait йtй
confйrй а l'origine. Il n'en rйsulte donc pas une dйficience qui se
transmettrait aux descendants, mais seulement une dйficience qui affecte la
personne du pйcheur. Ainsi donc, pour la confusion de l'hйrйsie pйlagienne
qui niait le pйchй originel, l'existence dans l'homme du pйchй originel ne
prйsente aucune incohйrence, rien qui soit contraire а la raison. 53: OBJECTIONS CONTRE LES CONVENANCES DE L'INCARNATION
La foi
en l'Incarnation est taxйe de folie par les infidиles; selon le mot de l'Apфtre
aux Corinthiens: Il a plu а Dieu de sauver les croyants par la folie
de la prйdication. Ce qu'il est fou de prкcher, ce n'est pas seulement ce
qui est impossible, c'est aussi ce qui est messйant. Dans leur acharnement а
combattre l'Incarnation, les infidиles s'efforcent de montrer que ce
qu'enseigne la foi catholique est non seulement impossible, mais encore
inconvenant et contraire а la bontй de Dieu. 1. Il convient en effet а la bontй de Dieu
que toute chose tienne son rang. Or l'ordre des choses veut que Dieu soit
exaltй par dessus tout, que l'homme par contre se tienne au rang des crйatures
les plus basses. Il ne sied donc pas а la majestй de Dieu de s'unir а la nature
de l'homme. 2. A supposer qu'il soit convenable pour Dieu de se faire homme, il
faudrait qu'il en rйsultвt quelque chose d'utile. Or quelque utilitй qu'on
mette en avant, Dieu, dans sa toute-puissance, pouvait la produire par sa seule
volontй. Comme tout doit se faire aux moindres frais, il n'y avait aucune
nйcessitй, aucune utilitй, а ce que Dieu s'unit la nature humaine. 3. Dieu est la
cause universelle de tout: son objectif principal est l'utilitй de l'univers
tout entier. Or l'assomption de la nature humaine n'est utile qu'а l'homme. Si
donc Dieu devait assumer une nature йtrangиre, il ne convenait pas qu'il
assumвt seulement la nature humaine. 4. L'union entre deux кtres est d'autant
plus convenable que l'un ressemble davantage а l'autre. Beaucoup plus que la
nature humaine, la nature angйlique est semblable а Dieu, et proche de lui. Il
ne convenait donc pas que Dieu assumвt la nature humaine, en laissant de cфtй
la nature angйlique. 5. Ce qui importe avant tout chez l'homme, c'est
l'intelligence de la vйritй. Or il semble que l'homme connaоt lа un obstacle,
si l'on suppose que Dieu a assumй la nature humaine. C'est lui fournir en effet
une occasion d'erreur, et l'amener а donner son accord а ceux qui ont affirmй
que Dieu n'йtait pas йlevй au-dessus des corps. Il ne convenait donc pas que
Dieu, pour l'utilitй de la nature humaine, assumвt cette nature. 6. L'expйrience
montre comment bien des erreurs sont nйes а propos de l'Incarnation de Dieu. Le
salut du genre humain n'exigeait donc pas, semble-t-il, que Dieu s'incarnвt. 7. Entre toutes
les _uvres de Dieu, la plus grande, semble-t-il, c'est qu'il ait lui-mкme
assumй un corps. Mais de l'_uvre la plus grande on doit attendre la plus grande
utilitй. Si donc l'incarnation de Dieu a pour fin le salut des hommes, il
semble convenable que Dieu ait sauvй le genre humain tout entier, le salut de
tous les hommes paraissant а peine justifier, en utilitй, une _uvre de si
grande importance. 8. Si Dieu a assumй la nature humaine en vue du salut
des hommes, il aurait йtй convenable que des signes suffisants manifestent sa
divinitй aux hommes. Or ce n'a pas йtй le cas, semble-t-il. D'autres hommes,
avec le seul secours de la puissance divine, et sans que Dieu se soit uni а
leur nature, ont accompli des miracles semblables а ceux du Christ, voire mкme
plus grands. L'incarnation de Dieu n'a donc pas pourvu suffisamment au salut
des hommes. 9. Si l'incarnation de Dieu s'est avйrйe nйcessaire au salut des hommes,
йtant donnй qu'il existe des hommes depuis le commencement du monde, il semble
que Dieu aurait dы assumer la nature humaine dиs le commencement du monde, et
non pour ainsi dire а la fin des temps. Aurait-il oubliй le salut de tous les
hommes qui ont vйcu auparavant? 10. La mкme raison aurait exigй qu'il
demeurвt jusqu'а la fin du monde parmi les hommes, pour les enseigner et les
diriger par sa prйsence. 11. Il est de la plus haute utilitй pour les hommes
que l'espйrance de la bйatitude а venir ait en eux un fondement. Quelle
espйrance ne serait pas nйe d'un Dieu incarnй, si ce Dieu avait assumй une
chair immortelle, impassible et glorieuse, et qu'il l'eыt manifestйe а tous les
hommes! Il ne semble donc pas convenable qu'il ait assumй une chair mortelle et
fragile. 12. Pour montrer que tout ce qui existe dans le monde vient de Dieu, il
aurait йtй convenable que Dieu incarnй usвt abondamment des choses de ce monde,
en vivant dans les richesses et dans les plus grands honneurs. C'est le
contraire qui nous est racontй de lui, et comment il mena une vie de pauvretй
et d'abaissement, comment il subit une mort infamante. Ce que la foi nous
enseigne du Dieu incarnй paraоt donc inconvenant. 13. En subissant les humiliations, le
Christ a dissimulй au plus haut point sa divinitй, alors que les hommes avaient
le plus grand besoin d'en connaоtre, s'il йtait Dieu incarnй. Ce que la foi
enseigne ne semble donc pas s'accorder avec le salut des hommes. 14. Dire que le
Fils de Dieu a subi la mort par obйissance а son Pиre, ne paraоt pas
raisonnable. Obйir, c'est se conformer а la volontй de celui qui commande. Or
la volontй de Dieu le Pиre ne peut aller contre la raison, si donc Dieu fait
homme n'a pu subir convenablement la mort, - la mort n'est-elle pas contraire а
la divinitй, qui est la vie? -, on ne saurait donner comme raison valable de
cette mort l'obйissance au Pиre. 15. Dieu ne veut pas la mort des hommes,
mкme des pйcheurs; bien plutфt veut-il qu'ils vivent, selon la parole rapportйe
par Йzйchiel: Je ne veux pas la mort du pйcheur, mais bien qu'il se
convertisse et qu'il vive. A plus forte raison, Dieu le Pиre ne pouvait-il
vouloir que l'homme le plus parfait qui puisse кtre soit soumis а la mort. 16. Il paraоt
sacrilиge et cruel qu'un innocent soit conduit sur ordre, а la mort, surtout
quand c'est а la place d'impies, bien dignes, eux, de mourir. Or le
Christ-Jйsus, homme, йtait innocent. Il aurait donc йtй sacrilиge qu'il subisse
la mort sur l'ordre de Dieu le Pиre. 17. On dira peut-кtre qu'il y avait lа une
preuve nйcessaire d'humilitй, comme l'Apфtre semble l'affirmer dans l'Epоtre
aux Йphйsiens: Le Christ s'est humiliй, en se faisant obйissant jusqu'а la mort.
Mais cette raison ne saurait valoir. Celui-lа seul en effet peut faire
preuve d'humilitй qui a un supйrieur envers qui se soumettre, ce qu'on ne peut
dire de Dieu. Le Verbe de Dieu n'a donc pu, dйcemment, s'humilier jusqu'а la
mort. 18.
Des paroles divines, auxquelles la foi doit adhйrer de toute maniиre, des
exemples humains pouvaient suffire а inculquer aux hommes l'humilitй. Il ne
semble donc pas nйcessaire que le Verbe de Dieu ait eu а s'incarner, ou а subir
la mort, pour donner un exemple d'humilitй. 19. Mais on rappellera peut-кtre que la
mort du Christ et les avanies qu'il eut а subir, йtaient nйcessaires pour nous
purifier de nos pйchйs; l'Apфtre ne dit-il pas en effet qu'il a йtй
livrй pour nos pйchйs et encore qu'il est mort pour enlever les pйchйs
de la multitude? Cette raison, non plus, ne saurait convenir. D'abord,
c'est la seule grвce de Dieu qui purifie les hommes de leur pйchй. 20. Et puis, si
quelque satisfaction йtait exigйe, il serait convenable que ce soit les
pйcheurs qui s'en acquittassent; selon le juste jugement de Dieu, chacun
doit porter son propre fardeau. 21. D'ailleurs, s'il йtait convenable que
plus grand que l'homme satisfоt pour l'homme, il aurait suffi qu'un ange, aprиs
avoir pris chair, ait acquittй cette satisfaction, puisque l'ange est plus
grand que l'homme. 22. Le pйchй n'expie pas le pйchй; il l'aggrave au
contraire. Si donc le Christ a dы mourir pour satisfaire, il fallait que cette
mort n'occasionnвt de pйchй pour qui que ce soit; il fallait donc que le Christ
mourыt de mort naturelle, et non pas de mort violente. 23. S'il fallait que le Christ mourыt pour
expier les pйchйs des hommes, c'est de multiples fois qu'il aurait dы subir la
mort, puisque les hommes multiplient les pйchйs. 24. On dira peut-кtre que la naissance et
la mort du Christ йtaient nйcessitйes par le pйchй originel qui, aprиs le pйchй
du premier homme, avait souillй le genre humain tout entier. Cela mкme paraоt
impossible. Si le reste des hommes n'arrive pas а satisfaire pour le pйchй
originel, la mort mкme du Christ ne semble pas pouvoir satisfaire pour les
pйchйs du genre humain: c'est en effet dans sa nature humaine, non dans sa
nature divine, que le Christ a subi la mort. 25. Si la satisfaction du Christ pour le
pйchй du genre humain s'est avйrйe suffisante, il paraоt injuste que les hommes
aient encore а souffrir des peines dont l'Йcriture fait mention comme des
consйquences du pйchй. 26. Si cette satisfaction avait suffi, il n'y aurait
plus а chercher encore de remиdes pour кtre absous de ses pйchйs. Or ceux qui
ont souci de leur salut sont toujours en quкte de tels remиdes. Il semble donc
que le Christ n'ait pas dйtruit suffisamment les pйchйs des hommes. Tels sont les
arguments, auxquels on pourrait en ajouter de semblables, qui tendent а montrer
que l'enseignement de la foi catholique au sujet de l'Incarnation ne s'accorde
ni avec la majestй de Dieu ni avec sa sagesse. 54: IL ЙTAIT CONVENABLE QUE DIEU S'INCARNAT
Qui
contemple avec attention et piйtй le Mystиre de l'Incarnation y voit un tel
abоme de sagesse que la connaissance de l'homme en est dйbordйe; l'Apфtre
l'affirme: La folie de Dieu est plus sage que les hommes. Voilа pourquoi
au contemplateur pieux les raisons de ce mystиre apparaоtront sans cesse de
plus en plus admirables. Tout d'abord, l'incarnation de Dieu a apportй а
l'homme qui s'efforce vers la bйatitude un secours extrкmement efficace. La
bйatitude parfaite de l'homme, nous l'avons dit, consiste dans la vision
immйdiate de Dieu. Il pourrait sembler impossible, devant l'infinie distance
des natures, que l'homme atteigne а cet йtat oщ l'intelligence humaine doit
кtre unie а l'essence divine elle-mкme de faзon immйdiate, comme l'intellect
est uni а l'intelligible; pris par le dйsespoir, l'homme alors se relвcherait
dans sa recherche de la bйatitude. Mais que Dieu ait voulu s'unir, d'une union
personnelle, la nature humaine, prouve а l'йvidence aux hommes la possibilitй
d'кtre unis а Dieu, par leur intelligence, en le voyant sans intermйdiaire. Il
convenait donc, au plus haut degrй, que Dieu assumвt la nature humaine, pour
relever l'espйrance de l'homme en la bйatitude. Aussi, aprиs l'Incarnation du
Christ, les hommes se sont-ils mis а aspirer plus ardemment vers la bйatitude
du ciel, selon la parole mкme du Christ: Je suis venu pour qu'ils aient la
vie et qu'ils l'aient en abondance. Par lа mкme, l'homme voit disparaоtre les
obstacles qui l'empкchent d'atteindre а la bйatitude. Йtant donnй que la
bйatitude parfaite consiste pour l'homme dans l'unique jouissance de Dieu, il
est inйvitable que quiconque adhиre, comme а sa fin, а ce qui est infйrieur а
Dieu, ne puisse avoir part а l'authentique bйatitude. L'ignorance de la dignitй
de leur propre nature pouvait amener les hommes а adhйrer comme а leur fin aux
rйalitйs infйrieures а Dieu. Voilа pourquoi certains, ne voyant en eux que
cette nature corporelle et sensitive qu'ils partagent avec le reste des
animaux, recherchent une sorte de bйatitude bestiale dans le monde des corps et
dans les plaisirs de la chair. D'autres, devant l'excellence, d'ailleurs
relative, de certaines crйatures par rapport aux hommes, se consacrиrent а leur
culte, adorant le monde et ses йlйments, йblouis qu'ils йtaient par l'йtendue
de sa grandeur et par la durйe du temps; ou se faisant les adorateurs de
substances spirituelles, anges ou dйmons, parce que, les voyant tellement
dйpasser l'homme par leur immortalitй et par l'acuitй de leur intelligence, ils
pensaient trouver en ces кtres supйrieurs la bйatitude de l'homme. Sans doute, sous
quelques aspects, l'homme est infйrieur а certaines crйatures; sous
quelques-uns mкme il ressemble aux crйatures les plus basses. Pourtant, dans
l'ordre de la fin, il n'y a rien au-dessus de l'homme que Dieu seul, en qui
seul l'homme peut connaоtre la parfaite bйatitude. Cette dignitй de l'homme
appelй а connaоtre la bйatitude dans la vision immйdiate de Dieu, Dieu l'a
manifestйe de la maniиre la mieux adaptйe, en assumant lui-mкme, sans
intermйdiaire, la nature humaine. Aussi voyons-nous quelles consйquences a
entraоnйes l'incarnation de Dieu, et comment une grande partie de l'humanitй,
abandonnant le culte des anges, des dйmons, ou de toute autre crйature,
mйprisant les plaisirs de la chair et toutes les rйalitйs corporelles, s'est
vouйe au culte de Dieu seul, en qui seul elle attend l'йpanouissement de la
bйatitude, obйissant en cela а l'exhortation de l'Apфtre: Recherchez les
choses d'en haut oщ le Christ siиge а la droite de Dieu; attachez-vous aux
choses d'en haut, non а celles de la terre. Puisque la parfaite bйatitude de l'homme
consiste en une connaissance telle qu'elle dйpasse les capacitйs de tout
intellect crйй, il йtait nйcessaire que l'homme en eыt un avant-goыt, grвce
auquel il pыt se diriger vers la plйnitude de cette bienheureuse connaissance.
C'est le rфle de la foi. Or la connaissance qui permet а l'homme de se diriger
vers sa fin derniиre, doit кtre une connaissance absolument certaine, йtant
donnй qu'elle est le principe de tous les actes ordonnйs а cette fin, de mкme
que sont absolument certains les principes qui nous sont naturellement connus.
Or il ne peut y avoir de connaissance absolument certaine d'une chose que si
cette chose est connue par soi, ou que cette chose puisse кtre rйduite а
d'autres connues par soi, comme c'est le cas pour nous de la conclusion
absolument certaine d'une dйmonstration. Or ce que la foi nous propose а croire
de Dieu ne peut кtre pour l'homme connu par soi; cela dйpasse en effet les
capacitйs de son intellect. Il fallait donc que celui а qui tout cela est connu
par soi le manifestвt а l'homme. Et bien que ce que nous tenons par la foi soit
d'une certaine maniиre connu par soi de ceux qui voient l'essence divine, il
est cependant nйcessaire, pour qu'il y ait connaissance absolument certaine,
que rйduction soit faite au premier principe de cette connaissance,
c'est-а-dire а Dieu, de qui tout cela est connu par soi, naturellement, et qui
le rйvиle а tous, de mкme qu'une science ne devient certaine que moyennant
rйduction aux premiers principes indйmontrables. Il fallait donc, pour que
l'homme puisse acquйrir une parfaite certitude au sujet de la vйritй de la foi,
que Dieu lui-mкme, fait homme, l'instruisоt, et que cet enseignement fыt reзu
de l'homme sous un mode humain. Tel est bien le sens du tйmoignage de saint Jean:
Personne n'a jamais vu Dieu; le Fils unique, qui est au sein du Pиre, lui-mкme
nous l'a fait connaоtre. Et le Seigneur d'affirmer: Je suis nй et je
suis venu dans le monde pour rendre tйmoignage а la vйritй. Aussi
pouvons-nous constater qu'aprиs l'incarnation du Christ, les hommes ont йtй
instruits dans la connaissance de Dieu d'une maniиre plus йvidente et plus
certaine, ainsi que l'avait annoncй Isaпe: La terre a йtй remplie de la
science du Seigneur. L'homme trouve sa bйatitude parfaite dans la
jouissance de Dieu. Encore fallait-il que sa volontй s'ouvrоt au dйsir de cette
jouissance de Dieu, dйsir analogue au dйsir naturel du bonheur, dont nous
constatons l'existence en l'homme. Or c'est l'amour pour une chose qui йveille
le dйsir d'en jouir. Il fallait donc que l'homme, en marche vers la bйatitude
parfaite, fыt amenй а aimer Dieu. Mais rien ne nous provoque а aimer quelqu'un
comme d'йprouver l'amour qu'il nous porte. Les hommes ne pouvaient donc
attendre de preuve plus efficace de l'amour de Dieu pour eux que de voir Dieu
s'unir а l'homme, personnellement, puisque le propre de l'amour est d'unir,
autant qu'il est possible, l'amant а l'aimй. C'йtait donc une exigence, pour
l'homme en marche vers la bйatitude, que Dieu s'incarnвt. L'amitiй consiste
dans une certaine identitй: plus des кtres diffиrent, moins il semble qu'ils
puissent s'unir d'amitiй. Pour favoriser une amitiй plus intime entre l'homme
et Dieu, il йtait donc а propos que Dieu se fоt homme, puisque l'homme est pour
l'homme un ami naturel. Ainsi, en connaissant Dieu sous une forme visible,
nous serions entraоnйs а l'amour des rйalitйs invisibles. La bйatitude,
c'est йgalement йvident, est la rйcompense de la vertu. Il est donc nйcessaire
que ceux qui tendent а la bйatitude se forment а la vertu, а laquelle nous
excitent paroles et exemples. Or les exemples et les paroles d'une personne
nous entraоnent d'autant plus efficacement que l'on a de sa propre vertu une
opinion solidement fondйe. Mais de la vertu d'aucun homme, qui soit simplement
homme, il n'est possible de se faire une opinion infaillible; on voit bien que
les hommes les plus saints ont eux-mкmes des dйfaillances. Pour que l'homme
soit affermi dans la vertu, il lui йtait donc nйcessaire de recevoir d'un Dieu
fait homme l'enseignement et les exemples de la vertu. Voilа pourquoi le
Seigneur lui-mкme affirme en saint Jean: Je vous ai donnй l'exemple, afin
que, comme j'ai fait, vous fassiez aussi vous-mкmes. De mкme que les
vertus prйparent l'homme а la bйatitude, de mкme les pйchйs l'en йcartent. Or
le pйchй, opposй а la vertu, fait obstacle а la bйatitude, non seulement en
provoquant un certain dйsordre de l'вme qui dйtourne celle-ci de l'ordre de la
fin а laquelle elle est destinйe, mais aussi en offensant Dieu dont on attend
la rйcompense de la bйatitude, car Dieu veille aux actes des hommes, et le
pйchй est en opposition avec sa charitй. De plus, prenant conscience de cette
offense, l'homme, par son pйchй, perd la confiance, requise pour obtenir la
bйatitude, d'accйder а Dieu. Il йtait donc nйcessaire au genre humain, qui
dйborde de pйchйs, qu'un remиde lui soit appliquй contre ses pйchйs. Or, ce
remиde, Dieu seul pouvait le donner, puisqu'il est seul а pouvoir а la fois
pousser au bien la volontй de l'homme, de maniиre а la ramener а l'ordre du
devoir, et а remettre l'offense commise а son йgard, une offense en effet ne
pouvant кtre remise que par celui qui en a йtй l'objet. Or pour que l'homme
soit dйlivrй de la conscience de la faute passйe, il faut qu'il ait la preuve
que Dieu lui a remis cette faute. Mais il ne peut en avoir la preuve certaine
que si Dieu l'en assure. Il йtait donc convenable et avantageux au peuple
humain, dans sa poursuite de la bйatitude, que Dieu se fоt homme afin d'obtenir
ainsi de Dieu la rйmission des pйchйs, et de l'homme-Dieu la certitude de cette
rйmission. C'est ce que dit le Seigneur lui-mкme, en saint Matthieu: Afin
que vous sachiez que le Fils de l'homme a le pouvoir de remettre les pйchйs...;
et l'Apфtre d'affirmer dans l'Йpоtre aux Hйbreux que le sang du
Christ purifiera nos consciences des _uvres de mort, pour nous permettre de
servir le Dieu vivant. La tradition de l'Йglise nous enseigne enfin que le
genre humain tout entier est souillй par le pйchй. Comme on l'a vu plus haut,
l'ordre de la justice divine implique qu'il n'y ait pas de la part de Dieu
rйmission des pйchйs, sans qu'il y ait satisfaction. Mais aucun homme,
simplement homme, ne pouvait satisfaire pour le pйchй du genre humain tout
entier: n'importe quel homme, simplement homme, est quelque chose de moins que
l'universalitй du genre humain. Pour dйlivrer le genre humain du pйchй que tous
partagent, il fallait que quelqu'un pыt satisfaire, qui fыt а la fois un homme,
en йtat de satisfaire, et plus qu'un homme, pour que son mйrite arrive а
satisfaire pour le pйchй du genre humain tout entier. Or, plus grand que
l'homme, dans l'ordre de la bйatitude, il n'y a que Dieu seul: bien que
supйrieurs par la condition de leur nature, les anges ne le sont pas dans
l'ordre de la fin, bйatifiйs qu'ils sont par le mкme Dieu. Pour que l'homme pыt
obtenir la bйatitude, il fallait donc que Dieu se fоt homme et enlevвt le pйchй
du genre humain. C'est ce que Jean-Baptiste proclame du Christ: Voici
l'agneau de Dieu, voici celui qui enlиve les pйchй du monde. Et l'Apфtre
йcrit aux Romains: Comme le pйchй, а partir d'un seul, passe en tous pour la
condamnation, ainsi la grвce, а partir d'un seul, passe en tous pour la
justification. Telles sont les raisons, entre autres, qui nous
permettent de comprendre qu'il n'йtait pas messйant pour la bontй divine, et
qu'il йtait au contraire trиs avantageux pour le salut de l'homme, que Dieu se
fоt homme. 55: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES PLUS HAUT CONTRE LES
CONVENANCES DE L'INCARNATION
Quant aux objections soulevйes plus haut,
il n'est pas difficile de les rйfuter. 1. Il n'est pas contraire, en effet, а
l'ordre des choses, comme le prйtendait la premiиre objection, que Dieu
se fasse homme. Sans doute, la nature divine dйpasse-t-elle а l'infini la
nature humaine; l'homme, cependant, a Dieu lui-mкme pour fin, apte qu'il est а
lui кtre uni par l'intelligence. De cette union, l'union personnelle de Dieu
avec l'homme fut un exemple et un modиle, sous la rйserve cependant que les
propriйtйs de l'une et de l'autre nature fussent sauvegardйes, en sorte que la
nature divine ne perdоt rien de son excellence, et que la nature humaine ne fыt
pas entraоnйe par quelque йlйvation hors des limites de son espиce. Il faut remarquer
d'ailleurs qu'en raison de la perfection et de l'immutabilitй de la bontй
divine, Dieu ne perd rien de sa dignitй а ce qu'une crйature l'approche, si
haut que ce soit, quand bien mкme la crйature en est grandie. 2. Bien que la
volontй de Dieu suffise а tout faire, la sagesse divine exige que Dieu pourvoie
а chaque chose selon sa convenance; il convient que Dieu donne а chaque chose
sa propre cause. Ainsi, Dieu aurait pu, par sa seule volontй, comme le voulait
la deuxiиme objection, rйaliser dans le genre humain tous les avantages
que nous affirmons dйcouler de l'incarnation de Dieu; mais il convenait а la
nature humaine que ces avantages lui fussent communiquйs par un Dieu fait
homme, ainsi que les arguments apportйs plus haut peuvent jusqu'а un certain
point le manifester. 3. La rйponse а la troisiиme objection est
йvidente. L'homme йtant constituй par une nature spirituelle et corporelle,
occupant pour ainsi dire les confins de l'une et de l'autre nature, il semble
que ce qui est accompli pour le salut de l'homme intйresse la crйation tout
entiиre. On voit en effet les crйatures corporelles infйrieures servir а
l'usage de l'homme, et lui кtre d'une certaine maniиre soumises. Quant а la
crйature spirituelle supйrieure, - il s'agit de la crйature angйlique -, elle a
en commun avec l'homme l'obtention de la fin derniиre, comme on l'a vu plus
haut. Il paraоt donc convenable que la cause universelle de tout assumвt dans
l'unitй de la personne cette crйature en qui elle est en communion plus йtroite
avec toutes les crйatures. Il faut remarquer de plus que seule la crйature
raisonnable est capable d'agir par elle-mкme; les crйatures sans raison
agissent moins par elles-mкmes que poussйes par un instinct de nature. Ces
crйatures entrent dans l'ordre des causes instrumentales, bien plus qu'elles ne
se comportent а la maniиre de l'agent principal. Or il fallait que Dieu assumвt
une nature telle qu'elle puisse agir par elle-mкme, comme agent principal. Ce
qui agit en effet comme instrument, agit en tant que mы а l'action; l'agent
principal, lui, agit par lui-mкme. Si quelque crйature sans raison avait dы
servir а l'accomplissement d'une _uvre divine, il aurait suffi, selon la
condition de cette crйature, qu'elle fыt mue par Dieu; il йtait inutile qu'elle
fыt assumйe dans la personne, pour agir elle-mкme, puisque sa condition
naturelle ne le permet pas, mais que seule le permet la condition de la nature
raisonnable. Il n'aurait donc pas йtй convenable que Dieu assumвt une nature
sans raison; il l'йtait par contre qu'il assumвt une nature raisonnable, que ce
soit la nature angйlique ou que ce soit la nature humaine. 4. Bien que la
nature angйlique se trouve кtre, par ses propriйtйs naturelles, beaucoup plus
йlevйe que la nature humaine, - c'йtait le sens de la quatriиme objection
-, il йtait cependant plus а propos que ce soit la nature humaine qui fыt
assumйe. Chez l'homme, en effet, le pйchй peut кtre expiй, car le choix de
l'homme ne se fixe pas d'une maniиre immuable sur ce qui en est l'objet; il
peut кtre dйtournй du bien vers le mal, comme ramenй du mal vers le bien. La
mкme chose d'ailleurs se produit pour la raison de l'homme, qui, recueillant la
vйritй dans les rйalitйs sensibles et par l'intermйdiaire de certains signes,
peut aller dans deux directions opposйes. L'ange, par contre, qui possиde une
apprйhension immuable, puisqu'il connaоt de maniиre immuable par simple
intellection, possиde de mкme une йlection immuable; ce qui fait qu'il ne se
porte absolument pas vers le mal, ou que, s'il s'y porte, c'est d'une maniиre
immuable, telle que son pйchй ne peut кtre expiй. Comme il semble bien, d'aprиs
l'enseignement des saintes Йcritures, que l'expiation des pйchйs soit la cause
principale de l'incarnation, il йtait plus а propos pour Dieu d'assumer la
nature humaine, que d'assumer la nature angйlique. Deuxiиmement, l'assomption de la crйature
par Dieu s'accomplit dans la personne, non dans la nature, on l'a vu plus haut.
Il convenait donc que Dieu assumвt la nature de l'homme, de prйfйrence а celle
de l'ange, puisque dans l'homme, composй d'une matiиre et d'une forme, la
personne est distincte de la nature, ce qui n'est pas le cas pour l'ange,
immatйriel. Troisiиmement, l'ange, par propriйtй de nature, est plus proche de Dieu,
pour en connaоtre, que l'homme dont la connaissance part des sens. Il suffisait
donc que l'ange fыt instruit par Dieu de la vйritй divine de maniиre purement
intellectuelle, alors que la condition de l'homme demandait que Dieu enseignвt
а l'homme, d'une maniиre sensible, Dieu lui-mкme fait homme. C'est ce qu'a
rйalisй l'incarnation. Il semblait aussi que la distance qu'il y a de
l'homme а Dieu fыt un obstacle plus grand а la jouissance de Dieu. Aussi, pour
intensifier son espйrance de la bйatitude, l'homme avait-il plus besoin que
l'ange d'кtre assumй par Dieu. Terme enfin de la crйation, supposant pour ainsi dire
avant lui, dans l'ordre naturel de la gйnйration, toutes les crйatures, il est
convenable que l'homme soit uni au premier principe des choses, de telle
maniиre qu'un certain cycle enfermвt la perfection des choses. 5. L'assomption
par Dieu d'une nature humaine n'est pas une occasion d'erreur, comme le voulait
la cinquiиme objection. L'assomption de la nature humaine, on l'a йtabli
plus haut, s'est faite dans l'unitй de la personne, non point dans cette unitй
de nature qui nous obligerait а кtre d'accord avec ceux qui ont affirmй que
Dieu n'est pas au-dessus de tout, mais qu'il est l'вme du monde, ou quelque
chose de ce genre. 6. Des erreurs ont pu naоtre а propos de
l'incarnation de Dieu, ce que soulignait la sixiиme objection. Il est
йvident cependant qu'а la suite de l'incarnation un bien plus grand nombre
d'erreurs ont disparu. La crйation des choses aussi, йmanйe de la bontй de
Dieu, a entraоnй un certain nombre de maux; tel le voulait la condition de
crйatures qui peuvent faillir. De mкme n'est-il pas йtonnant que devant cette
manifestation de la vйritй divine, quelques erreurs soient nйes de la
dйfaillance des intelligences humaines. Mais ces erreurs ont excitй l'esprit
des fidиles а une recherche plus ardente et а une intelligence plus exacte des
vйritйs divines, de mкme que Dieu ordonne а quelque bien les maux qui peuvent
atteindre les crйatures. 7. Certes, comparйe а la bontй de Dieu, tout bien
crйй paraоt infime; cependant, comme il ne peut rien y avoir de plus grand dans
le monde crйй que le salut de la crйature raisonnable, salut qui consiste dans
la jouissance de la bontй divine elle-mкme, et que ce salut de l'homme a йtй
acquis par l'incarnation de Dieu, cette incarnation n'a pas йtй d'une mince
utilitй pour le monde, ainsi que le voulait la septiиme objection. Il n'йtait pas
nйcessaire pour autant qu'en suite de l'incarnation de Dieu tous les hommes
fussent sauvйs: seuls le seraient ceux qui adhиrent а cette incarnation par la
foi et par les sacrements de la foi. Bien sыr, l'incarnation a une puissance
suffisante pour sauver tous les hommes; mais que tous ne soient pas sauvйs pour
autant, cela vient de leurs mauvaises dispositions: ils refusent de recevoir en
eux le fruit de l'incarnation, en refusant d'adhйrer au Dieu incarnй par la foi
et par la charitй. On ne pouvait en effet priver les hommes du
libre-arbitre qui leur permet d'adhйrer ou de ne pas adhйrer au Dieu incarnй;
le bien de l'homme, autrement, aurait йtй un bien forcй, devenu par lа mкme
sans mйrite et sans honneur. 8. Des signes suffisants ont par ailleurs manifestй
aux hommes cette incarnation de Dieu. Rien ne peut manifester avec plus de
convenance la divinitй que ce qui appartient en propre а Dieu. Or il appartient
en propre а Dieu de pouvoir modifier les lois de la nature et d'accomplir des
_uvres au-dessus de la nature, dont lui-mкme est l'auteur. Les _uvres
accomplies au-dessus des lois de la nature, comme de rendre la vue aux
aveugles, de guйrir les lйpreux, de ressusciter les morts, prouvent avec une
souveraine convenance qu'une chose est divine. Or ce sont ces _uvres mкmes que
le Christ a accomplies. A ceux qui interrogent: Es-tu celui qui doit venir,
ou devons-nous en attendre un autre? lui-mкme atteste sa divinitй en
allйguant ses _uvres: Les aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds
entendent, etc. Il n'йtait pas nйcessaire de crйer un autre monde: ni la
sagesse divine, ni la nature des choses ne le comportaient. Si l'on avance,
avec la huitiиme objection, que d'autres ont fait de tels miracles, il
est nйcessaire de remarquer que le Christ les a accomplis d'une maniиre
diffйrente, et plus divine. Les autres les ont accomplis en priant, le Christ,
lui, en commandant, comme de sa propre autoritй. Et non seulement il les a
lui-mкme accomplis, mais il a donnй le pouvoir d'en faire autant, et de plus
grands, а d'autres qui accomplissaient ces miracles а la seule invocation du
nom du Christ. Et ce n'est pas simplement des miracles d'ordre corporel que le
Christ a faits; il a fait aussi des miracles d'ordre spirituel, qui sont
beaucoup plus importants: ainsi c'est par le Christ et а l'invocation de son
nom que devait кtre donnй l'Esprit-Saint qui enflammerait les c_urs du feu de
la divine charitй, qui enseignerait d'un coup aux intelligences la science des
divins mystиres, qui rendrait la langue des simples habile а proposer aux
hommes la vйritй divine. De telles _uvres, irrйalisables pour tout homme, sont
les signes frappants de la divinitй du Christ. Aussi bien l'Apфtre йcrit-il,
dans l'Йpоtre aux Hйbreux, que le salut des hommes, annoncй d'abord
par le Seigneur, nous a йtй fermement attestй par ceux qui l'ont entendu, Dieu
confirmant leur tйmoignage par des signes, des miracles et toutes sortes de
dons de l'Esprit-Saint. 9. Bien que l'incarnation de Dieu fыt nйcessaire au
salut du genre humain tout entier, il n'йtait pas requis, comme le voulait la neuviиme
objection, que Dieu s'incarnвt dиs le commencement du monde. La premiиre
raison en est que Dieu incarnй devait apporter aux hommes, comme on l'a йtabli
plus haut, un remиde contre le pйchй. Mais on ne peut dйcemment donner а un
homme de remиde contre le pйchй que si cet homme, d'abord, reconnaоt sa
dйficience, et qu'ainsi, ne prйsumant plus de lui-mкme, il jette par humilitй
son espйrance en Dieu qui seul peut guйrir le pйchй. Or l'homme pouvait
prйsumer de lui-mкme aussi bien au plan de la connaissance qu'au plan de la
vertu. Il fallait donc qu'il fыt laissй un certain temps а lui-mкme pour faire
l'expйrience qu'il ne pouvait s'assurer а lui-mкme le salut, ni par la
connaissance naturelle, puisque, avant la loi йcrite, l'homme avait transgressй
la loi de nature, ni par sa propre vertu, puisque la loi lui ayant donnй la
connaissance du pйchй, il continuait de pйcher, par faiblesse. Ainsi fallait-il
qu'enfin, l'homme ne prйsumant plus ni de sa science ni de sa vertu, l'incarnation
du Christ lui donnвt contre le pйchй un secours efficace: la grвce du Christ
qui l'enseignerait dans ses doutes, de peur qu'il ne dйfaille en sa
connaissance, et qui le fortifierait contre les assauts des tentations, de peur
qu'il ne tombe par faiblesse. C'est ainsi que le genre humain a connu trois
йtats; le premier avant la loi, le deuxiиme sous le rиgne de la loi, le
troisiиme sous le rиgne de la grвce. Une autre raison, c'est que Dieu incarnй
devait donner aux hommes des commandements et des enseignements parfaits. Or la
condition de la nature humaine demande qu'on ne soit pas conduit а la
perfection du premier coup, mais qu'on y parvienne, en y йtant guidй par le
chemin de rйalitйs imparfaites. C'est ce que nous constatons dans l'йducation
des enfants, instruits d'abord des vйritйs de moindre importance, incapables
qu'ils sont, au commencement, de saisir des vйritйs parfaites. De mкme encore,
une foule а qui l'on proposerait des choses jamais entendues et difficiles, ne
les pourrait aussitфt saisir, а moins d'avoir йtй prйparйe par des choses de
moindre qualitй. Ainsi convenait-il que, dиs le commencement, le genre humain
ait йtй instruit de ce qui touche а son salut par des enseignements faciles et
de moindre qualitй, donnйs par les patriarches, la loi et les prophиtes; pour
finir, а la plйnitude des temps, la doctrine parfaite du Christ devait кtre
proposйe sur terre, comme le dit l'Apфtre, dans l'Йpоtre aux Galates:
Lorsque fut venue la plйnitude du temps, Dieu envoya son Fils sur terre, et
encore: La loi a йtй notre pйdagogue dans le Christ, mais dйsormais nous ne
sommes plus sous la garde d'un pйdagogue. Il faut rйflйchir en mкme temps а ceci: de
mкme que l'arrivйe d'un roi puissant exige que des ambassadeurs aillent devant
prйparer les sujets а recevoir le roi avec grande rйvйrence, de mкme fallait-il
que bien des choses prйcйdassent l'arrivйe de Dieu sur terre, pour prйparer les
hommes а recevoir le Dieu incarnй. C'est bien ce qui s'est passй: les promesses
et les enseignements qui prйcйdиrent, prйparиrent les esprits des hommes а
croire plus facilement en celui qui avait йtй annoncй, et, en raison des
promesses dйjа faites, а le recevoir avec plus d'ardeur. 10. Bien que la
venue du Dieu incarnй dans le monde fыt souverainement nйcessaire au salut de
l'homme, il n'йtait pas nйcessaire cependant que Dieu demeurвt avec les hommes
jusqu'а la fin du monde, comme le voulait la dixiиme objection. З'aurait
йtй porter atteinte, en effet, au respect que les hommes devaient tйmoigner au
Dieu incarnй: le voyant revкtu de chair, semblable aux autres hommes, ils ne
l'auraient en rien estimй plus que les autres hommes. Au contraire, une fois
qu'il leur eut retirй sa prйsence, aprиs les choses merveilleuses qu'il avait
accomplies sur terre, les hommes se mirent а le rйvйrer davantage. Aussi bien,
tant qu'il vйcut avec ses disciples, ne leur donna-t-il pas la plйnitude du
Saint-Esprit, leur вme йtant pour ainsi dire mieux prйparйe par son absence а
recevoir les dons spirituels. Voilа pourquoi il leur disait lui-mкme: Si je
ne m'en vais pas, le Paraclet ne viendra pas en vous; mais si je m'en vais, je
vous l'enverrai. 11. Il n'йtait pas davantage nйcessaire que Dieu
revкtоt une chair impassible et immortelle, comme le voulait la onziиme objection.
Bien plutфt fallait-il qu'il revкtit une chair passible et mortelle. Premiиrement il
йtait nйcessaire que les hommes connussent les bienfaits de l'Incarnation, pour
кtre par lа excitйs а aimer Dieu. Or il fallait, pour manifester l'authenticitй
de l'incarnation, que Dieu prоt une chair semblable а celle des autres hommes,
passible et mortelle. S'il avait pris une chair impassible et immortelle, les
hommes, ignorants d'une telle chair, auraient cru que c'йtait un fantфme, et
non un corps authentique. Deuxiиmement, il йtait nйcessaire que Dieu prоt
chair, afin de satisfaire pour le pйchй du genre humain. Or, nous l'avons
montrй au Livre troisiиme, un homme ne peut satisfaire pour un autre qu'а la
condition d'assumer volontairement la peine qui oblige l'autre pour son pйchй,
et qui ne l'oblige pas lui-mкme. Or la peine qu'entraоne le pйchй du genre
humain, c'est la mort et toutes les souffrances de la vie prйsente, d'oщ
l'affirmation de l'Apфtre, dans l'Epоtre aux Romains: Par un seul homme le
pйchй est entrй dans le monde, et par le pйchй la mort. Il fallait donc que
Dieu assumвt, hormis le pйchй, une chair capable de souffrir et de mourir, de
maniиre а pouvoir, par ses souffrances et par sa mort, satisfaire pour nous et
dйtruire le pйchй. C'est ce que dit encore l'Apфtre: Dieu a envoyй son Fils
dans une chair semblable а celle du pйchй, une chair semblable а celle des
pйcheurs, passible et mortelle; et l'Apфtre ajoute: afin qu'а partir du
pйchй, il condamnвt le pйchй dans la chair, c'est-а-dire, afin que par la
peine qu'il souffrirait dans sa chair, il nous dйlivrвt du pйchй. Troisiиmement,
pour avoir eu une chair passible et mortelle, le Christ nous a donnй des
exemples de vertu plus convaincants, en surmontant avec force les souffrances
de la chair, et en les utilisant vertueusement. Quatriиmement, notre espйrance de
l'immortalitй est d'autant plus stimulйe que lui-mкme est passй d'un йtat oщ sa
chair йtait passible et mortelle а un йtat oщ sa chair est impassible et
immortelle, ce que nous pouvons espйrer pour nous-mкmes qui portons une chair
passible et mortelle. Si le Christ, au contraire, avait assumй dиs le dйbut une
chair immortelle et impassible, ceux qui font en eux-mкmes l'expйrience de la
mortalitй et de la corruptibilitй, n'auraient jamais eu l'occasion d'espйrer
l'immortalitй. D'ailleurs l'office de mйdiateur exigeait que le
Christ eыt de commun avec nous une chair capable de souffrir et de mourir, de
commun avec Dieu la puissance et la gloire, afin que, nous dйlivrant de ce
qu'il avait de commun avec nous, la souffrance et la mort, il nous conduisоt а
ce qu'il avait de commun avec Dieu. Il йtait en effet mйdiateur pour nous unir
а Dieu. 12. Il ne convenait pas davantage que Dieu incarnй menвt en ce monde une
vie somptueuse, pleine d'honneurs et de dignitйs, comme le voulait la douziиme
objection. Tout d'abord, en effet, il йtait venu pour dйtacher de la terre
l'esprit des hommes, tout entier vouй aux choses de la terre, et pour les
йlever vers les rйalitйs divines. Il fallait donc, pour que son exemple
entraоnвt les hommes au mйpris des richesses et de tout ce qui йveille le dйsir
des mondains, qu'il menвt en ce monde une vie de pauvretй et de privations. Deuxiиmement, si
Dieu incarnй avait йtй riche en abondance, s'il avait йtй constituй dans une
trиs haute dignitй, ce qu'il a accompli de maniиre divine aurait йtй attribuй
au pouvoir sйculier plutфt qu'а la puissance de la divinitй. La preuve la plus
йvidente de sa divinitй a donc йtй que sans aucun appui d'un pouvoir sйculier,
il a changй en mieux le monde tout entier. 13.-14. Dиs lors, la solution de la treiziиme
objection est claire. Il n'est pas contraire а la vйritй que le Fils de
Dieu, incarnй, ait subi la mort en obйissant au commandement de son Pиre, comme
l'enseigne l'Apфtre. Les commandements que Dieu adresse aux hommes concernent
des _uvres de vertus: on obйit d'autant plus а Dieu qu'on accomplit plus
parfaitement un acte de vertu. De toutes les vertus, la premiиre est la
charitй, а laquelle toutes les autres se rapportent. Et accomplissant а la
perfection un acte de charitй, le Christ a donc йtй souverainement obйissant а
l'йgard de Dieu. Or il n'y a pas d'acte de charitй plus parfait que celui qui
consiste pour un homme а subir la mort mкme, pour l'amour de quelqu'un, selon
la parole du Seigneur: Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie
pour ses amis. Il apparaоt donc que le Christ, en subissant la mort pour le
salut des hommes et а la gloire de Dieu le Pиre, a йtй souverainement obйissant
а l'йgard de Dieu, en accomplissant un acte parfait de charitй. Cela n'est pas
incompatible avec sa divinitй, comme le prйtendait la quatorziиme objection.
L'union s'est en effet accomplie de telle sorte que chaque nature, la divine et
l'humaine, a gardй son caractиre propre. Aussi bien, alors que le Christ subissait
la mort et tout ce qui est propre а la nature humaine, la divinitй demeurait
impassible, bien que, en raison de l'unitй de personne, nous disions que Dieu a
souffert et est mort. De cela nous-mкmes offrons un certain exemple, puisque,
quand notre corps est frappй par la mort, notre вme demeure immortelle. 15. Bien que Dieu
ne veuille pas la mort des hommes, - c'йtait la quinziиme objection -,
il faut bien savoir qu'il veut la vertu qui permet а l'homme de supporter la
mort avec force, et de s'offrir, par charitй, aux dangers qui peuvent
l'entraоner. Ainsi Dieu a-t-il voulu la mort du Christ, pour autant que le
Christ l'a acceptйe par charitй et supportйe avec force. 16. De lа il
ressort clairement qu'il n'a pas йtй impie et cruel de la part de Dieu le Pиre
de vouloir la mort du Christ, comme le prйtendait la seiziиme objection.
Dieu en effet n'a pas contraint le Christ contre son grй; il y eut au contraire
complaisance а son йgard de la volontй qui, par charitй, fit accepter au Christ
la mort. Et cette charitй, c'est lui, Dieu, qui la produisit dans son вme. 17. Il n'y a de
mкme aucun inconvйnient а dire que le Christ a voulu subir la mort de la Croix,
en preuve d'humilitй. Bien sыr, l'humilitй ne convient pas а Dieu, comme le
rappelait la dix-septiиme objection. La vertu d'humilitй consiste en
effet pour chacun а se tenir dans ses limites, en ne se haussant pas vers ce
qui est au-dessus de soi, et а se soumettre а son supйrieur. Il est йvident que
l'humilitй ne peut convenir а Dieu qui n'a pas de supйrieur, mais qui est
lui-mкme supйrieur а tout. Mais s'il arrive que quelqu'un se soumette par
humilitй а un йgal ou а un infйrieur, c'est parce qu'il juge supйrieur, sous un
certain rapport, celui qui, absolument parlant, est йgal ou infйrieur а lui.
Bien qu'elle ne convienne pas au Christ sous le rapport de la nature divine, la
vertu d'humilitй lui convient cependant sous le rapport de la nature humaine;
et la divinitй du Christ rend son humilitй plus digne d'йloge; la dignitй d'une
personne ajoute en effet а l'йloge que mйrite son humilitй, par exemple quand,
en raison d'une certaine nйcessitй, un grand personnage juge utile de supporter
les plus basses mesquineries. Or il ne peut y avoir de plus grande dignitй pour
l'homme que d'кtre Dieu. L'humilitй de l'homme-Dieu se trouve donc кtre digne
des plus hauts йloges, pendant qu'il supportait les abaissements qu'il lui
fallut souffrir pour le salut des hommes. Par orgueil en effet, les hommes
йtaient passionnйs de gloire mondaine. Afin de convertir leur esprit de l'amour
de cette gloire mondaine а l'amour de la gloire de Dieu, il voulut souffrir la
mort, non pas une mort quelconque, mais la mort la plus infamante. Il s'en
trouve en effet qui, sans craindre la mort, ont horreur d'une mort infamante.
Cette mort mкme, le Seigneur, par l'exemple de sa propre mort, encourage les
hommes а la mйpriser. 18. Sans doute, comme le voulait la dix-huitiиme objection,
des paroles divines pouvaient former les hommes а l'humilitй, mais les faits
provoquent davantage а agir que les paroles, et avec d'autant plus d'efficacitй
que la rйputation de vertu de celui qui agit ainsi est mieux assurйe. Ainsi,
bien que l'on trouve chez d'autres hommes de nombreux exemples d'humilitй, il
йtait donc extrкmement а propos d'y кtre provoquй par l'exemple de
l'homme-Dieu, dont on sait qu'il ne peut se tromper, et dont l'humilitй est
d'autant plus admirable que plus sublime est sa majestй. 19. Il est
йgalement manifeste, aprиs ce que nous avons dit, que le Christ devait subir la
mort, non seulement pour donner l'exemple du mйpris de la mort, par amour de la
vйritй, mais aussi pour purifier les autres hommes de leurs pйchйs. C'est ce
qu'il a fait en voulant subir, lui qui йtait sans pйchй, la mort due au pйchй,
afin de prendre sur lui, en satisfaisant pour eux, la peine а laquelle les
autres hommes йtaient obligйs. Sans doute, comme l'affirmait la dix-neuviиme
objection, la seule grвce de Dieu pouvait suffire а remettre les pйchйs; la
rйmission des pйchйs exige cependant quelque chose de la part de celui а qui le
pйchй est remis: qu'il prйsente satisfaction а celui qu'il a offensй. Et comme
les autres hommes ne pouvaient le faire pour eux-mкmes, le Christ l'a fait pour
tous en subissant par charitй une mort volontaire. 20. Et bien que la punition des pйchйs,
comme le rappelait la vingtiиme objection, demande que celui qui a pйchй
soit puni, la satisfaction, elle, permet qu'un homme supporte la peine d'un
autre. En effet dans le cas de la peine infligйe pour le pйchй, c'est
l'injustice de celui qui est puni qui est pesйe; dans le cas de la
satisfaction, par contre, oщ quelqu'un prend sur soi volontairement une peine,
ce qui est йvaluй, c'est la charitй et la bonne volontй de celui qui satisfait,
charitй et bonne volontй qui se manifestent au maximum quand quelqu'un prend
sur soi la peine d'un autre. C'est pourquoi Dieu accepte qu'on satisfasse pour
un autre, comme on l'a montrй au Livre troisiиme. 21. Mais satisfaire pour le genre humain
tout entier, nous l'avons montrй plus haut, aucun homme, simplement homme, ne
le pouvait: l'ange lui-mкme, comme le proposait la vingt et uniиme objection,
n'y pouvait suffire. C'est qu'en effet l'Ange, bien que plus puissant que
l'homme par certaines de ses propriйtйs naturelles, lui est cependant йgal en
ce qui concerne la participation а la bйatitude, а laquelle devait le ramener
sa satisfaction. - Et d'ailleurs la dignitй de l'homme ne serait pas pleinement
restaurйe, au cas oщ l'homme se verrait soumis а un ange qui satisfasse pour
lui. 22.
On doit savoir d'autre part que si la mort du Christ a eu le pouvoir de
satisfaire, ce fut en raison de la charitй du Christ, qui lui fоt subir
volontairement la mort, et non en raison de l'iniquitй des bourreaux, qui
pйchиrent en le mettant а mort. Le pйchй, en effet, ne dйtruit pas le pйchй,
comme le rappelait la vingt deuxiиme objection. 23. Le caractиre satisfactoire de la mort
du Christ ne requйrait aucunement que le Christ mourыt autant de fois que les
hommes pкchent. La mort du Christ a suffi, en effet, а expier les pйchйs de tous,
aussi bien en raison de l'йminente charitй qui lui fit subir la mort, qu'en
raison de la dignitй de la personne qui satisfaisait, qui йtait Dieu et homme.
Il est йvident d'ailleurs que mкme dans les choses humaines, plus une personne
est йlevйe en dignitй et plus la peine qu'elle subit a de poids, que ce soit
pour manifester l'humilitй et la charitй de celui qui la souffre, ou pour
manifester la faute de celui qui en est la cause. 24. La mort du Christ a satisfait en
suffisance pour le pйchй de tout le genre humain. Bien sыr, comme le rappelait
la vingt quatriиme objection, c'est seulement dans sa nature humaine que
le Christ est mort; cependant la dignitй de la personne de celui qui la
subissait, la personne du Fils de Dieu, rend sa mort d'un grand prix. Comme on
l'a dit au Livre troisiиme, de mкme que c'est un plus grand crime de faire
injure а une personne constituйe dans une plus grande dignitй, de mкme c'est
acte de plus grande vertu, et procйdant d'une plus grande charitй, qu'une
personne plus noble se soumette, pour les autres, volontairement а la
souffrance. 25. Certes, par sa mort, le Christ a satisfait en suffisance pour le
pйchй originel; mais il n'est pas messйant, comme le prйtendait la vingt-cinquiиme
objection, que les pйnalitйs qui dйcoulent du pйchй originel affectent
encore tous ceux qui ont part а la rйdemption du Christ. Il йtait а propos, et
utile, en effet, que la peine demeurвt, mкme la faute dйtruite. Premiиrement,
il y aurait ainsi conformitй des fidиles avec le Christ, comme de membres а
leur tкte. Comme le Christ a d'abord supportй de nombreuses souffrances, et
qu'il est ainsi entrй dans la gloire de l'immortalitй, de mкme convenait-il que
ses fidиles soient d'abord soumis aux souffrances pour parvenir ainsi а
l'immortalitй, portant pour ainsi dire eux-mкmes les marques de la passion du
Christ, afin d'avoir part а la ressemblance de sa gloire, selon le mot de
l'Apфtre, dans l'Йpоtre aux Romains: Hйritiers de Dieu, cohйritiers du
Christ, si du moins nous souffrons avec lui pour кtre aussi glorifiйs avec lui.
Deuxiиmement, si les hommes qui viennent а Jйsus obtenaient aussitфt
l'immortalitй et l'impassibilitй, un grand nombre d'hommes viendraient au
Christ beaucoup plus pour un bйnйfice d'ordre corporel que pour des biens
d'ordre spirituel. Or ceci est contraire а l'intention du Christ, qui vient
dans le monde pour faire passer les hommes de l'amour des rйalitйs corporelles
au domaine des rйalitйs spirituelles. Troisiиmement, si ceux qui accиdent au
Christ devenaient aussitфt impassibles et immortels, ce serait d'une certaine
maniиre obliger les hommes а recevoir la foi du Christ. Le mйrite de la foi en
serait diminuй. 26. Encore que le Christ ait, par sa mort, satisfait
suffisamment pour les pйchйs du genre humain, comme l'affirmait la vingt-sixiиme
objection, chacun cependant doit se mettre en quкte des remиdes de son
propre salut. La mort du Christ est en effet comme la cause universelle du
salut, de mкme que le pйchй du premier homme avait йtй en quelque sorte la
cause universelle de la damnation. Or pour que chacun reзoive l'effet d'une
cause universelle, il faut que cette cause lui soit appliquйe en particulier.
L'effet du pйchй du premier pиre parvient а chacun а travers sa
naissance charnelle; l'effet de la mort du Christ atteint chacun par la
rйgйnйration spirituelle, grвce а laquelle l'homme est d'une certaine maniиre
uni et incorporй au Christ. Aussi faut-il que chacun cherche а кtre rйgйnйrй
par le Christ et а recevoir les autres moyens par oщ opиre la vertu de la mort
du Christ. 27. On voit par lа comment le salut ne dйcoule pas, du Christ dans les
hommes, par une filiation de nature, mais par l'amour d'une volontй bien
disposйe qui fait adhйrer l'homme au Christ. Ainsi, ce que chacun reзoit du
Christ, c'est un bien personnel. Ce bien, l'homme ne le transmet donc pas а ses
descendants, comme il le fait pour le pйchй du premier pиre, produit en mкme
temps que la filiation de nature. De lа vient aussi qu'il n'y a pas
d'incohйrence, comme le prйtendait la vingt-septiиme objection, а ce
que, les parents йtant purifiйs par le Christ du pйchй originel, leurs enfants
naissent avec ce pйchй, et qu'ils aient besoin des sacrements du salut. Tout ce qui
prйcиde manifeste assez clairement que ce que la foi catholique enseigne
touchant le mystиre de l'Incarnation ne se heurte а aucune impossibilitй ni а
aucune inconvenance. LES SACREMENTS DE L'ЙGLISEEn
gйnйral 56: NЙCESSITЙ DES SACREMENTS
La
mort du Christ est pour ainsi dire la cause universelle du salut des hommes.
Encore faut-il que la cause universelle soit appliquйe а chacun de ses effets.
Il a donc йtй nйcessaire de donner aux hommes des remиdes qui les mettraient en
quelque sorte en contact avec le bienfait de la mort du Christ. Ces remиdes, ce
sont les sacrements de l'Eglise. Mais il fallait que ces remиdes leur
soient donnйs, dotйs de certains signes visibles. Il le fallait d'abord parce que Dieu en
agit avec l'homme comme avec toutes choses, selon sa condition; or l'homme est
dans une condition telle qu'il est naturellement conduit а saisir les rйalitйs
spirituelles et intelligibles par la voie des rйalitйs sensibles. Il convenait
donc que ces remиdes spirituels soient accordйs а l'homme sous le couvert de
signes sensibles. Il le fallait aussi parce que tout instrument doit
кtre proportionnй а sa cause premiиre. La cause premiиre et universelle du
salut des hommes, c'est le Verbe incarnй. Il йtait donc hautement convenable
que les remиdes grвce auxquels la puissance de la cause universelle atteint les
hommes, aient une ressemblance avec cette cause, а savoir que la puissance
divine opиre en eux d'une maniиre invisible, sous le couvert de signes
sensibles. Il le fallait encore pour cette raison que l'homme йtait tombй dans le
pйchй par un attachement dйsordonnй aux rйalitйs visibles. Pour que l'on ne
crыt pas que ces rйalitйs fussent mauvaises par nature et que l'on pйchвt par
le seul fait de s'attacher а elle, il convenait que les remиdes du salut soient
accordйs aux hommes par le moyen de ces mкmes rйalitйs visibles. Il
apparaоtrait ainsi qu'elles sont bonnes en elles-mкmes, crййes qu'elles sont
par Dieu, qu'elles sont nuisibles aux hommes dans la mesure oщ ceux-ci s'y
attachent d'une maniиre dйsordonnйe, qu'elles sont au contraire porteuses de
salut dans la mesure oщ l'on en use dans l'ordre. Ainsi est rejetйe l'erreur de certains
hйrйtiques qui voudraient exclure des sacrements de l'Йglise tout йlйment
visible. Rien d'йtonnant а cela d'ailleurs, puisque ces mкmes hйrйtiques
croient que tout ce qui est visible est mauvais de soi, sorti du principe
mauvais. Il n'y a d'ailleurs aucune inconvenance а ce que le salut spirituel soit
donnй au moyen de rйalitйs visibles et corporelles, puisque ces rйalitйs sont
comme les instruments d'un Dieu qui s'est incarnй et qui est mort, et que
l'instrument n'agit pas par sa puissance naturelle, mais par la puissance de
l'agent principal qui l'applique а l'action. Ainsi donc ces rйalitйs visibles
_uvrent au salut spirituel, non point en vertu de leur propre nature, mais de
par l'institution du Christ lui-mкme, d'oщ elles tirent leur puissance
d'instrument. 57: DE LA DIFFЙRENCE QU'IL Y A ENTRE LES SACREMENTS DE LA LOI
ANCIENNE ET CEUX DE LA LOI NOUVELLE
Remarquons
maintenant comment ces sacrements visibles qui tirent leur efficacitй de la
passion du Christ et la reprйsentent d'une certaine maniиre, doivent
s'harmoniser avec le salut accompli par le Christ. Avant l'incarnation et la
mort du Christ, ce salut йtait certes promis, mais il n'йtait pas accompli;
c'est le Verbe incarnй et souffrant qui en a йtй l'artisan. Les sacrements qui
ont prйcйdй l'incarnation du Christ devaient donc кtre tels qu'ils seraient des
signes et, d'une certaine maniиre, des promesses du salut; quant aux sacrements
qui ont suivi la passion du Christ, ils doivent кtre tels qu'ils donnent aux
hommes ce salut et qu'ils ne sauraient en кtre seulement des signes indicatifs. Ainsi йlude-t-on
l'opinion des Juifs pour qui les sacrements de la Loi doivent кtre maintenus а
jamais, du fait de leur institution par Dieu: Dieu ne saurait changer, qui ne
peut se repentir. Mais il arrive que sans changement ou repentir, on en dispose
autrement selon le besoin de temps diffйrents; un pиre de famille commande
autrement а son fils quand il est enfant ou quand il est adulte. Dieu, de mкme,
en a agi comme il convenait, en donnant avant l'incarnation d'autres sacrements
et d'autres prйceptes, pour signifier ce qui devait venir, et en donnant aprиs
l'incarnation d'autres sacrements qui donneraient les biens prйsents et
commйmoreraient les faits passйs. Plus dйraisonnable encore l'erreur des
Nazarйens et des Йbionites qui prйtendaient garder ensemble les sacrements de
la Loi et l'Йvangile, une telle erreur impliquant pour ainsi dire des
contraires. En observant les sacrements de l'Йvangile, ces hйrйtiques professaient
l'accomplissement de l'incarnation et des autres mystиres du Christ; en
observant les sacrements de la Loi, ils professaient que leur rйalisation йtait
encore а venir. 58: NOMBRE DES SACREMENTS DE LA LOI NOUVELLE
Puisque
les remиdes du salut spirituel sont administrйs aux hommes sous le couvert de
signes sensibles, il convenait qu'une diffйrenciation s'йtablisse entre ces
remиdes qui pourvoiraient а la vie spirituelle, а l'image de ce qui se passe
pour la vie du corps. La vie du corps nous montre un double plan: celui de
la propagation et de l'organisation de la vie corporelle chez autrui, celui de
la propagation et de l'organisation de la vie corporelle en soi-mкme. Trois choses sont
nйcessaires, de soi, а la vie naturelle du corps, une quatriиme l'est par
accident. Un кtre doit d'abord recevoir la vie: c'est le fait de la gйnйration
ou naissance; il doit ensuite parvenir а la quantitй et а la force auxquelles
il a droit, c'est le fait de la croissance; il doit enfin conserver la vie qui
lui a йtй donnйe а la gйnйration et parfaire sa croissance, c'est le fait de la
nourriture qui lui est nйcessaire. Voilа ce qui de soi est nйcessaire а la vie
naturelle; sans ces trois facteurs la vie du corps ne saurait s'йpanouir. Aussi
assigne-t-on а la vie vйgйtative, principe du vivre, une triple puissance
naturelle: la puissance de gйnйration, la puissance de croissance, la puissance
de nutrition. Mais parce qu'il arrive que la vie du corps soit entravйe par
quelque obstacle et que l'кtre vivant devienne malade, un quatriиme facteur
sera accidentellement nйcessaire: la guйrison de l'кtre vivant en йtat de
maladie. Ainsi de la vie spirituelle: il y a d'abord la gйnйration spirituelle
rйalisйe par le baptкme; il y a ensuite la croissance spirituelle qui
conduit а la force parfaite et qui est le fait du sacrement de confirmation;
il y a enfin la nourriture spirituelle, donnйe dans le sacrement d'eucharistie.
Reste en quatriиme lieu la guйrison spirituelle que rйalise, au seul
bйnйfice de l'вme, le sacrement de pйnitence, ou, quand c'est opportun,
par dйrivation de l'вme sur le corps, le sacrement d'extrкme-onction. Voilа
pour ceux qui naissent а la vie spirituelle et s'y conservent. Quant а ceux qui
propagent et organisent la vie corporelle, on peut les considйrer а un double
point de vue: le point de vue de l'origine naturelle, qui intйresse les parents;
le point de vue du gouvernement politique, grвce auquel la vie de l'homme est
maintenue dans la paix et qui intйresse rois et princes. Ainsi encore de
la vie spirituelle. Certains propagent et maintiennent la vie spirituelle par
un ministиre uniquement spirituel: c'est l'affaire du sacrement de l'ordre, d'autres
le font par un ministиre а la fois corporel et spirituel, ce que rйalise le
sacrement de mariage qui unit l'homme et la femme pour qu'ils engendrent
une descendance et l'йlиvent en vue du culte de Dieu. En
particulier 59: LE BAPTКME
Il est
ainsi possible de montrer pour chacun des sacrements en particulier ses effets
propres et la matiиre qui lui convient. Tout d'abord, en ce qui concerne la
gйnйration spirituelle accomplie par le baptкme, il faut remarquer que la
gйnйration d'un кtre vivant est un certain passage du non-vivant а la vie. Or
l'homme а son origine a йtй privй de la vie spirituelle par le pйchй originel,
et tous les pйchйs qui s'ajoutent l'йloignent encore de la vie. Il fallait donc
que le baptкme, qui est la gйnйration spirituelle, ait une telle puissance
qu'il enlиve et le pйchй originel et tous les pйchйs actuels. Et comme le signe
sensible, dans le sacrement, doit кtre apte а manifester l'effet spirituel du
sacrement, et que, dans le domaine des rйalitйs corporelles, le nettoyage des
souillures se fait plus facilement et plus communйment avec de l'eau, c'est en
toute convenance que le baptкme est administrй dans une eau qu'a sanctifiйe le
Verbe de Dieu. Mais la gйnйration d'un кtre est aussi la corruption
d'un autre; l'кtre qui est engendrй perd sa forme premiиre et les propriйtйs
qui en dйcoulent. Il est donc nйcessaire que le baptкme, qui est la gйnйration
spirituelle, enlиve non seulement les pйchйs qui sont contraires а la vie
spirituelle mais aussi toutes les sйquelles de pйchй. C'est pourquoi le baptкme
lave non seulement de la faute, mais encore dйlie de toute dette pйnale. Aussi,
а ceux qui sont baptisйs, n'impose-t-on pas de satisfaction pour les pйchйs. L'кtre qui
acquiert une forme nouvelle par la gйnйration, acquiert tout ensemble
l'activitй qui dйcoule de cette forme et le lieu qui lui convient: aussitфt
qu'il a pris naissance, le feu, par exemple, s'йlиve vers les hauteurs comme
vers son lieu propre. Aussi bien, puisque le baptкme est la gйnйration
spirituelle, les nouveaux baptisйs sont-ils capables aussitфt d'activitйs
spirituelles: rйception des autres sacrements, ou toutes autres choses semblables.
Aussitфt ils ont droit au lieu propre de la vie spirituelle, la bйatitude
йternelle, oщ les nouveaux baptisйs, s'ils viennent а mourir, sont
immйdiatement accueillis. Le baptкme, dit Bиde, ouvre la porte du
ciel. Il faut penser enfin qu'un кtre n'est engendrй qu'une seule fois; aussi
bien, puisque le baptкme est la gйnйration spirituelle, ne peut-on le recevoir
qu'une seule fois. Il est d'ailleurs manifeste que la corruption
introduite par Adam dans le monde, ne souille l'homme qu'une seule fois. Le
baptкme qui est йtabli en premier lieu contre cette corruption, ne doit donc
pas кtre rйitйrй. C'est d'ailleurs chose courante qu'un objet, une fois
consacrй, et aussi longtemps qu'il subsiste, ne doit pas кtre consacrй de
nouveau, de crainte que la consйcration ne semble vaine. Le baptкme, йtant pour
l'homme qui le reзoit une sorte de consйcration, ne doit donc pas кtre
renouvelй. Par lа se trouve rejetйe l'erreur des Donatistes et des
Rebaptisants. 60: LA CONFIRMATION
La
perfection de la vigueur spirituelle consiste proprement en ceci que l'homme
ose confesser devant n'importe qui sa foi au Christ et n'en soit dйtournй ni
par la honte ni par la crainte; la force en effet rejette la crainte
dйsordonnйe. Le sacrement qui confиre la force spirituelle au rйgйnйrй
l'institue d'une certaine maniиre champion de la foi du Christ. Et comme ceux
qui combattent sous les ordres d'un chef en portent les insignes, ceux qui
reзoivent le sacrement de confirmation sont marquйs du signe du Christ, de ce
signe de la croix qui fut l'arme de sa victoire. - Ce signe, ils le reзoivent
sur le front, pour marquer qu'ils n'ont pas а rougir de confesser publiquement
la foi du Christ. Cette consignation se fait avec un mйlange d'huile et
de baume auquel on donne le nom de chrкme, et ce n'est pas sans raison. L'huile
en effet dйsigne la puissance de l'Esprit-Saint; d'oщ le nom d'Oint donnй
au Christ, de telle sorte qu'а partir du nom de Christ on appelle Chrйtiens ceux
qui, pour ainsi dire, combattent sous ses ordres. Quant au baume, il dйsigne,
en raison de son parfum, la bonne rйputation que doivent avoir ceux dont la vie
parmi les habitants de ce monde a pour but de confesser publiquement la foi du
Christ, lancйs qu'ils sont en quelque sorte du plus secret du sein de l'Eglise
sur le champ de bataille. C'est а juste titre aussi que ce sacrement est
administrй par les seuls йvкques, qui sont comme les chefs de l'armйe
chrйtienne. Dans les armйes de ce monde, c'est au chef en effet qu'il
appartient de choisir et d'immatriculer de nouveaux effectifs. Ainsi ceux qui
reзoivent ce sacrement devront кtre considйrйs comme immatriculйs а l'armйe
spirituelle. - Aussi leur impose-t-on encore les mains, en signe de la force
qui leur vient du Christ. 61: L'EUCHARISTIE
Une
alimentation matйrielle est nйcessaire а la vie du corps, non seulement pour en
assurer la croissance, mais encore pour en soutenir la nature, de peur que des
dйperditions incessantes ne l'anйantissent ou n'en йnervent la force. De mкme,
il йtait nйcessaire а la vie spirituelle d'avoir un aliment spirituel qui
entretiendrait dans les vertus et ferait grandir les rйgйnйrйs. Et comme il йtait
convenable que des effets spirituels soient donnйs sous des images visibles,
cet aliment spirituel nous est donnй sous la forme de ces rйalitйs dont l'homme
use le plus communйment pour son alimentation corporelle. Ces rйalitйs sont
bien le pain et le vin. Aussi ce sacrement nous est-il donnй sous les espиces
du pain et du vin. Mais il faut remarquer que dans les кtres corporels
l'union du gйnйrateur et de l'engendrй est diffйrente de celle de la nourriture
et de qui la prend. Le gйnйrateur n'a pas а кtre uni substantiellement а
l'engendrй; il suffit qu'il le soit par un rapport de ressemblance et de
puissance. L'aliment, lui, doit кtre uni а qui l'absorbe, selon la substance. Aussi bien, pour
que les effets spirituels rйpondent aux signes corporels, le mystиre du Verbe
incarnй nous est-il communiquй dans le baptкme, rйgйnйration spirituelle,
autrement que dans le sacrement d'Eucharistie, aliment spirituel. Dans le
baptкme en effet le Verbe incarnй n'est contenu que dans un rapport de
puissance. Dans le sacrement d'Eucharistie, nous professons qu'il y est contenu
substantiellement. L'accomplissement de notre salut s'йtant fait par la
passion et par la mort du Christ, quand son sang fut sйparй de son corps, c'est
sйparйment que nous est donnй le sacrement de son corps sous l'espиce du pain
et le sacrement de son sang sous l'espиce du vin, de telle maniиre que ce
sacrement soit le mйmorial et la reprйsentation de la Passion du Seigneur.
Ainsi s'accomplit ce que le Seigneur a dit: Ma chair est vraiment une
nourriture et mon sang vraiment un breuvage. 62: ERREUR DES INFIDИLES SUR LE SACREMENT D'EUCHARISTIE
De
mкme que certains disciples, en entendant le Seigneur prononcer ces paroles
furent troublйs et dirent Ces paroles sont dures. Qui peut les entendre?, des
hйrйtiques se sont levйs contre l'enseignement de l'Йglise, niant qu'il soit
vrai. Ils
disent en effet que le corps et le sang du Christ ne sont pas prйsents dans ce
sacrement d'une prйsence rйelle; ils le seraient seulement d'une prйsence
symbolique. Lorsque le Christ dit en montrant le pain: Ceci est mon corps, il
faudrait l'entendre comme s'il avait dit: Ceci est le symbole de la figure
de mon corps, а la maniиre dont l'Apфtre dira: La pierre, c'йtait le
Christ, c'est-а-dire: La figure du Christ. A cette interprйtation
ils rapportent tout ce que l'on trouve d'analogue dans l'Йcriture. Ils croient
pouvoir fonder cette opinion sur les paroles du Seigneur qui pour apaiser le
scandale qui s'йtait levй chez les disciples а propos de la manducation de son
corps et de l'absorption de son sang, affirme: Les paroles que je vous ai
dites sont esprit et vie, comme si ces paroles йtaient а entendre, non
point а la lettre, mais dans un sens spirituel. Ils sont encore amenйs а faire sйcession
en raison des nombreuses difficultйs qui semblent dйcouler de l'enseignement de
l'Йglise, et qui font paraоtre dure cette parole du Christ et de l'Йglise. 1. On voit
difficilement d'abord comment le vйritable corps du Christ peut commencer
d'exister sur l'autel. Il y a en effet deux maniиres pour une chose de
commencer d'кtre lа oщ elle n'йtait pas auparavant: par mouvement local, ou par
changement d'une autre chose en elle-mкme, comme le feu qui commence d'кtre
quelque part ou bien parce qu'il est allumй lа de nouveau ou bien parce qu'il y
est apportй derechef. Or il est manifeste que le vйritable corps du Christ n'a
pas toujours йtй sur cet autel, puisque l'Йglise professe que le Christ est
corporellement montй au ciel. Or il semble impossible d'affirmer que quelque chose
ici vient а se changer au corps du Christ. Aucune chose, en effet, ne paraоt
кtre changйe en une autre prйexistante, alors que ce en quoi cette chose est
changйe commence d'exister grвce а ce changement. Et il est йvident que le
corps du Christ, celui-lа qui a йtй conзu dans le sein de la Vierge, existait
dйjа. Il semble donc impossible qu'il puisse commencer d'exister а nouveau sur
l'autel, par la conversion d'autre chose en lui-mкme. De mкme ne peut-il le faire par changement
local. Tout кtre qui se meut localement commence d'кtre dans un lieu en cessant
d'кtre dans celui oщ il se trouvait auparavant. Il faudrait donc dire que
lorsque le Christ commence d'кtre sur cet autel oщ se cйlиbre le sacrement, il
cesse d'кtre au ciel qu'il avait regagnй lors de son Ascension. Aucun mouvement
local ne s'achиve d'ailleurs en deux lieux а la fois. Or il est manifeste que
ce sacrement se cйlиbre en mкme temps sur des autels diffйrents. Il paraоt donc
impossible que le corps du Christ commence d'кtre lа par mouvement local. 2. La deuxiиme
difficultй vient du lieu. Les diffйrentes parties d'un кtre, - cet кtre
demeurant entier - ne peuvent кtre contenues а part dans des lieux diffйrents.
Or il est clair que dans ce sacrement le pain et le vin sont а part, dans des
lieux sйparйs. Si donc la chair du Christ se trouve sous l'espиce du pain, et
son sang sous l'espиce du vin, il semble en rйsulter que le Christ ne demeure
pas entier mais que, aussi longtemps que dure la cйlйbration du sacrement, le
sang du Christ est sйparй de son corps. Il semble d'ailleurs impossible qu'un
corps plus grand soit contenu dans le lieu d'un corps plus petit. Or il est
йvident que le vйritable corps du Christ est d'une quantitй plus importante que
le pain qui est offert sur l'autel. Il paraоt donc impossible que le vйritable
corps du Christ soit tout entier lа oщ l'on voit qu'il y a du pain. S'il ne s'y
trouve pas tout entier, mais qu'il s'en trouve seulement une partie, on revient
а la difficultй prйcйdente selon laquelle le corps du Christ est divisй, tant
que dure la cйlйbration de ce sacrement. Il est d'ailleurs impossible qu'un mкme
corps se trouve en plusieurs endroits. Or il est йvident que ce sacrement se
cйlиbre en de nombreux endroits. Il semble donc impossible qu'il contienne
rйellement le corps du Christ, а moins que l'on ne dise qu'une certaine partie
de ce corps est ici, une autre lа. D'oщ il suit que le corps du Christ est
divisй en parties par la cйlйbration de ce sacrement alors que la quantitй
corporelle du Christ ne peut, semble-t-il, кtre divisйe en autant de particules
qu'il y a de lieux oщ se cйlиbre ce sacrement. 3. Une troisiиme difficultй vient
de ce que les sens nous font connaоtre dans ce sacrement. Nous percevons avec
йvidence, par les sens, aprиs la consйcration, tous les accidents du pain et du
vin: couleur, saveur, forme, quantitй et poids, accidents au sujet desquels
nous ne pouvons pas кtre trompйs, car le sens ne peut faillir devant les
sensibles propres. Or ces accidents ne peuvent inhйrer au corps du
Christ comme а leur sujet; pas davantage а l'air ambiant. La plupart d'entre
eux, йtant des accidents naturels, rйclament un sujet d'une nature dйterminйe,
non point telle que la nature du corps humain ou de l'air. Ils ne peuvent
davantage subsister par soi, le propre de l'accident йtant d'inhйrer. En outre,
puisqu'ils sont des formes, les accidents ne peuvent кtre individuйs que par le
sujet. Le sujet une fois йcartй, ils seraient des formes universelles. Reste
donc pour ces accidents а inhйrer dans leurs sujets dйterminйs: les substances
du pain et du vin. Il y a donc lа la substance du pain et la substance du vin,
non point celle du corps du Christ, puisqu'il semble impossible pour deux corps
d'exister ensemble. 4. Une quatriиme difficultй est soulevйe par
les passions et les actions qui apparaissent dans le pain et dans le vin, aprиs
la consйcration tout comme avant. S'il йtait pris en grande quantitй, en effet,
le vin rйchaufferait et enivrerait; le pain restaurerait et nourrirait. De
plus, s'ils sont gardйs longtemps et sans prйcautions, ils paraissent se
corrompre; ils peuvent кtre mangйs par les rats; ils peuvent brыler, кtre
rйduits en cendres ou en vapeur: toutes choses qui ne peuvent convenir au corps
du Christ, dont la foi nous apprend qu'il est impassible. Le corps du Christ,
semble-t-il, ne peut donc кtre substantiellement contenu dam ce sacrement. 5. Une cinquiиme
difficultй paraоt venir spйcialement de la fraction du pain; cette fraction
est visible au sens et ne peut se faire sans sujet. Or il semble absurde de
dire que le sujet de cette fraction soit le corps du Christ. Il n'y a donc pas
lа, semble-t-il, le corps du Christ, mais simplement la substance du pain et du
vin. Voilа
donc les raisons, - il y en a d'autres du mкme genre -, qui font paraоtre
difficile l'enseignement du Christ et de l'Йglise sur ce sacrement. 63: RЙPONSE AUX DIFFICULTЙS QUI PRЙCЙDENT ET D'ABORD A CELLES QUI
CONCERNENT LA CONVERSION DU PAIN AU CORPS DU CHRIST
Bien
que la puissance de Dieu agisse en ce sacrement d'une maniиre trop haute et
trop secrиte pour que l'homme y puisse atteindre, il faut s'efforcer pourtant
de montrer qu'il n'y a lа aucune impossibilitй, de crainte que l'enseignement
de l'Йglise au sujet de ce sacrement ne paraisse absurde aux infidиles. Le premier objet
de rйflexion est de savoir de quelle maniиre le vrai corps du Christ commence
d'exister dans ce sacrement. Il est impossible que cela se fasse par un mouvement
local du corps du Christ; il en rйsulterait d'abord qu'а chaque cйlйbration du
sacrement, ce corps cesserait d'кtre au ciel. D'autre part, ce sacrement ne
pourrait s'accomplir qu'en un seul lieu а la fois, puisqu'un mouvement local ne
peut aboutir qu'а un seul terme. Le mouvement local enfin ne peut кtre
instantanй, mais demande du temps. Or la consйcration est accomplie au dernier
instant oщ les paroles sont profйrйes. Finalement, il faut dire que le vrai corps
du Christ commence d'кtre dans ce sacrement du fait que la substance du pain
est changйe en la substance du corps du Christ, et la substance du vin en la
substance de son sang. Ainsi apparaоt fausse la position de ceux qui disent
que la substance du pain existe dans ce sacrement en mкme temps que la
substance du corps du Christ, comme celle de ceux qui prйtendent que la
substance du pain est rйduite au nйant ou bien dissoute en la matiиre premiиre.
Dans l'un et l'autre cas, le corps du Christ ne pourrait commencer d'кtre dans
le sacrement que par mouvement local, ce qui est impossible, nous l'avons
montrй. De plus, si la substance du pain coexiste dans ce sacrement avec le vrai
corps du Christ, le Christ aurait mieux fait de dire: Celui-ci est mon
corps, que ceci est mon corps, « celui-ci » dйsignant la
substance visible qui est celle du pain, supposй qu'elle demeure dans le
sacrement avec le corps du Christ. Il apparaоt йgalement impossible que la
substance du pain fasse complиtement retour au nйant. Une part importante de la
nature corporelle, d'abord crййe, serait dйjа retournйe au nйant, de par la
rйpйtition de ce mystиre. Et il ne convient pas que dans ce sacrement de salut
la puissance divine rйduise quelque chose au nйant. La substance du pain ne peut pas davantage
кtre rйduite а la matiиre premiиre, car la matiиre premiиre ne peut exister
sans forme, а moins que par matiиre premiиre on entende les premiers
йlйments corporels. Mais si la substance du pain йtait rйduite а ceux-ci, les
sens le percevraient nйcessairement, puisque les йlйments corporels sont perceptibles
aux sens. Il y aurait lа, aussi, changement local et altйration corporelle des
contraires, ce qui ne peut se faire instantanйment. Il faut savoir d'ailleurs que la
conversion du pain au corps de Christ, dont on a parlй plus haut, diffиre dans
son mode de toutes les conversions naturelles. En effet, dans n'importe quelle
conversion naturelle, il demeure un sujet en qui se succиdent les diverses
formes, - que ces formes soient accidentelles, ainsi du blanc qui se transforme
en noir, ou qu'elles soient substantielles, ainsi de l'air qui se change en
feu, d'oщ le nom de conversions formelles. Mais dans la conversion dont
il s'agit ici, le sujet laisse la place а un autre sujet, et les accidents
demeurent, d'oщ le nom de conversion substantielle qu'elle reзoit.
Comment et pourquoi ces accidents demeurent, c'est ce qu'il faudra йtudier
attentivement plus loin. Pour le moment, examinons de quelle maniиre le sujet
se change en un autre sujet, ce que la nature d'ailleurs est incapable de
faire. Toute opйration de la nature prйsuppose en effet une matiиre, grвce а
laquelle la substance est individuйe; la nature ne peut donc pas faire que
cette substance-ci devienne cette substance-lа, ni que ce doigt-ci devienne ce
doigt-lа. Mais la matiиre est soumise а la puissance divine, puisque c'est
cette puissance qui l'amиne а l'кtre. La puissance de Dieu peut donc faire que
cette substance individuйe se transforme en cette autre substance prйexistante.
De mкme que la puissance d'un agent naturel, dont l'opйration s'йtend seulement
au changement de la forme, - supposйe l'existence d'un sujet - transforme ce
tout en cet autre tout, ainsi cet air est changй en ce feu qui prend, de mкme
la puissance de Dieu, qui ne prйsuppose pas la matiиre mais la produit, peut
changer cette matiиre-ci en cette matiиre-lа et par consйquent cet individu en
cet autre individu, la matiиre йtant principe d'individuation comme la forme
est principe spйcifique. Ainsi il apparaоt clairement que dans cette
conversion du pain au corps du Christ, il ne demeure point, aprиs le
changement, de sujet commun; la transmutation s'йtant faite sur le premier
sujet, lequel est principe d'individuation. Il est cependant nйcessaire que
quelque chose demeure, pour qu'il soit vrai de dire: Ceci est mon corps, paroles
qui signifient et opиrent la conversion. Et comme la substance du pain ne
demeure pas, ni aucune matiиre antйrieure, comme on l'a montrй, il est
nйcessaire d'affirmer la permanence de ce qui est en dehors de la substance du
pain, tel l'accident du pain. Les accidents du pain demeurent donc, mкme aprиs
la conversion dont il s'agit. Mais parmi les accidents, remarquons-le,
il existe un certain ordre. De tous les accidents, c'est la quantitй dimensive
qui inhиre de plus prиs а la substance. Viennent ensuite les qualitйs qui sont
reзues dans la substance par l'intermйdiaire de la quantitй, ainsi la couleur
par l'intermйdiaire de la surface; de lа vient que les qualitйs suivent, par
accident, les divisions de la quantitй. Viennent encore aprиs les qualitйs qui
sont principes d'actions et de passions, qui sont principes aussi de certaines
relations, comme sont le pиre et le fils, le maоtre et l'esclave, etc.
Certaines relations pourtant suivent immйdiatement les quantitйs, comme le plus
grand et le plus petit, le double et la moitiй, etc. Il faut donc affirmer
qu'aprиs la conversion dont nous parlons, les accidents du pain demeurent de
telle maniиre que la seule quantitй dimensive subsiste sans sujet et qu'en elle
se fondent comme en leur sujet les qualitйs et par consйquent les actions,
passions et relations. Il arrive donc en cette conversion le contraire de ce
qui arrive d'habitude dans les changements naturels, au cours desquels la
substance demeure comme sujet de changement, alors que les accidents changent.
Ici, au contraire, c'est l'accident qui demeure, et la substance qui change. Une telle
conversion ne peut donc а proprement parler кtre appelйe un mouvement, au
sens oщ l'йtudie la Philosophie de la nature, mouvement tel qu'il requiert un
sujet; il s'agit lа plutфt d'une succession substantielle, а l'image de
la crйation oщ il y a succession d'кtre et de non-кtre.
Voici donc une premiиre
raison pour laquelle un accident du pain doit demeurer: c'est que l'on trouve
dans cette conversion quelque chose qui demeure. Mais c'est encore nйcessaire pour une
autre raison. Si la substance du pain, en effet, йtait changй au corps du
Christ et que les accidents du pain disparussent, une telle conversion ne
ferait pas que le corps du Christ soit substantiellement prйsent lа oщ
auparavant il y avait du pain, car il ne resterait aucune relation entre le
corps du Christ et le lieu du pain. Mais la quantitй dimensive, grвce а
laquelle le pain avait droit а ce lieu, demeurant aprиs la conversion, la
substance du pain changйe au corps du Christ devient le corps du Christ sous la
quantitй dimensive du pain; et par consйquent obtient d'une certaine maniиre le
lieu du pain, par l'intermйdiaire toutefois des dimensions du pain. On peut donner
encore d'autres raisons. Et d'abord sous le rapport de la foi, de la foi qui
porte sur les rйalitйs invisibles. - Le mйrite de la foi, touchant ce
sacrement, est d'autant plus grand qu'il s'agit lа de quelque chose de moins
visible, le corps du Christ йtant cachй sous les accidents du pain. - En ce qui
concerne ensuite un usage plus pratique et plus dйcent de ce sacrement. Ce
serait en effet un sujet d'horreur pour ceux qui le prendraient, un sujet de
rйpulsion pour ceux qui le verraient, si le corps du Christ, йtait mangй par
les fidиles sous sa forme propre. Voilа pourquoi le corps du Christ nous est
proposй а manger, son sang а boire, sous les espиces de ce pain et de ce vin
dont les hommes usent communйment pour leur nourriture et leur breuvage. 64: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES PAR LA QUESTION DU LIEU
Aprиs
ces rйflexions sur le mode de la conversion, la voie nous est ouverte jusqu'а
un certain point pour rйsoudre d'autres objections. On a dit que le lieu oщ
s'accomplit ce sacrement est attribuй au corps du Christ en raison des
dimensions du pain, qui demeurent aprиs la conversion de la substance du pain
au corps du Christ. Il en rйsulte que tout ce qui est du Christ doit
nйcessairement se trouver dans le lieu dont il est question, selon que l'exige
la nature de la conversion dont il s'agit. Il est bon de remarquer que, dans ce
sacrement, certains йlйments sont prйsents en vertu mкme de la conversion,
d'autres le sont en vertu d'une concomitance naturelle. Se trouve dans ce
sacrement, en vertu de la conversion, ce а quoi se termine directement la
conversion: ainsi, sous les espиces du pain, le corps du Christ auquel est
changйe la substance du pain, comme il ressort des paroles de la consйcration,
quand il est dit: Ceci est mon corps. De mкme, sous l'espиce du vin, se
trouve le sang du Christ, quand il est dit: Ceci est le calice de mon sang. Mais
par concomitance naturelle se trouvent lа tous les autres йlйments auxquels ne
se termine pas la conversion, mais qui pourtant sont rйellement unis а ce а
quoi elle aboutit. Il est manifeste en effet que la conversion du pain ne se
termine pas а la divinitй du Christ, ni mкme а son вme; pourtant sous l'espиce
du pain, il y a l'вme du Christ et sa divinitй, en raison de l'union de l'une
et de l'autre au corps du Christ. Mais si ce sacrement avait йtй cйlйbrй
durant les trois jours que dura la mort du Christ, l'вme du Christ ne se serait
pas trouvйe sous l'espиce du pain, parce qu'elle n'йtait pas unie dans la
rйalitй а son corps; et pas davantage le sang ne se serait trouvй sous l'espиce
du pain et le corps sous l'espиce du vin, en raison de la sйparation de l'un
d'avec l'autre dans la mort. Mais maintenant, parce que le corps du Christ, en
sa nature, n'est pas privй de sang, le corps et le sang sont contenus sous
l'une et l'autre espиces; sous l'espиce du pain se trouve le corps en vertu de
la conversion, le sang s'y trouvant, lui, en vertu de la concomitance
naturelle. C'est le contraire qui se produit sous l'espиce du vin. Par lа mкme, la
solution de la difficultй que l'on opposait а propos du manque de proportion
entre le corps du Christ et le lieu du pain, apparaоt йvidente. La substance du
pain en effet est directement changйe en la substance du corps du Christ; les
dimensions du corps du Christ, elles, se trouvent dans ce sacrement en vertu de
la concomitance naturelle, non point en vertu de la conversion, puisque les
dimensions du pain demeurent. Ainsi donc le corps du Christ n'est pas confrontй
avec ce lieu par l'intermйdiaire de ses propres dimensions, comme si le lieu
devait s'identifier а elles, mais bien par l'intermйdiaire des dimensions du
pain, qui demeurent et auxquelles le lieu s'identifie. Ainsi donc apparaоt йvidente la solution
de la difficultй que l'on soulevait а propos de la pluralitй des lieux. Le
corps du Christ, par ses dimensions propres, n'existe en effet que dans un seul
lieu, mais par l'intermйdiaire des dimensions du pain qui est changй en lui, il
existe en autant de lieux qu'aura йtй pratiquйe cette conversion; non point
divisй en parties, mais entier en chaque lieu, car c'est au corps entier du
Christ que tout pain consacrй est converti. 65: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES PAR LA QUESTION DES ACCIDENTS
Rйsolue
la difficultй soulevйe par la question du lieu, examinons celle que semble
soulever la permanence des accidents. On ne peut nier en effet cette permanence
des accidents du pain et du vin, les sens nous le montrant d'une maniиre
infaillible. Mais ni le corps ni le sang du Christ n'en sont affectйs, car ils ne
sauraient l'кtre sans altйration, et d'ailleurs ils ne sont pas capables de
tels accidents. Ceux-ci ne sauraient davantage affecter la substance de l'air.
Reste donc qu'ils sont sans sujet. Mais ils le sont de la maniиre qui a йtй
dite plus haut; а savoir que la quantitй dimensive est seule а subsister sans
sujet, elle-mкme servant de sujet aux autres accidents.
Car il n'est pas impossible
qu'un accident, par la puissance de Dieu, puisse subsister sans sujet. Il faut
juger en effet qu'il en va de la conservation des choses dans l'кtre comme de
leur production. La puissance de Dieu est capable de produire les effets des
causes secondes en se passant de ces causes: elle a pu former l'homme en
l'absence de toute semence, guйrir la fiиvre sans aucune intervention de la
nature. Cela, parce que Dieu est infiniment puissant et parce que c'est lui qui
dispense а toutes les causes secondes le pouvoir d'agir. De lа vient encore
qu'il peut conserver dans l'кtre les effets des causes secondes, sans le
secours de ces causes. Et c'est ainsi que, dans le sacrement d'Eucharistie, Dieu
maintient l'accident dans l'кtre, une fois disparue la substance qui le
portait. C'est d'ailleurs а propos des quantitйs dimensives qu'on peut avant
tout l'affirmer, quantitйs dont les Platoniciens disaient qu'elles subsistaient
par elles-mкmes, pour la raison que l'intelligence peut les isoler. Or il est
manifeste que Dieu peut davantage en son agir que l'intelligence en son
apprйhension. Parmi les autres accidents, la quantitй dimensive a ceci de propre
qu'elle s'individue par elle-mкme, pour cette raison que la position, qui est l'ordre
des parties а l'intйrieur du tout, rentre dans sa dйfinition, la quantitй
йtant ce qui a position. Partout donc oщ l'intelligence constate la
diversitй des parties d'une mкme espиce, il lui est nйcessaire de constater
l'individuation; les кtres d'une mкme espиce en effet ne se multiplient que
selon l'individu. De lа vient qu'on ne peut apprйhender de nombreuses
blancheurs que pour autant qu'elles se trouvent en des sujets divers; par
contre, on peut saisir une multitude de lignes, quand bien mкme on les
regarderait en elles-mкmes; la diversitй du situs qui de soi est inhйrent а la
ligne, suffit en effet а les multiplier. Parce qu'il est de la nature mкme de
la seule quantitй dimensive d'avoir de quoi permettre la multiplication des
individus au sein d'une mкme espиce, la racine premiиre de la multiplication
consiste, semble-t-il, dans la dimension. Dans le genre de la substance en
effet la multiplication se fait suivant la division de la matiиre, ce qui est
inintelligible si l'on ne considиre pas la matiиre sous certaines dimensions,
car йcartйe la quantitй, aucune substance n'est capable de division, ainsi que
l'a montrй le Philosophe au Premier Livre des Physiques. Or il est
manifeste que dans les autres genres d'accidents la multiplication des
individus d'une mкme espиce est le fait du sujet. Ainsi, puisque nous affirmons
que dans ce sacrement les dimensions subsistent par soi et que les autres
accidents ont en elles leur fondement comme en leur sujet, rien n'oblige а dire
que ces accidents ne sont pas individuйs; la racine de l'individuation demeure
en effet dans les dimensions elles-mкmes. 66: RЙPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVЙES DU COTЙ DE L'ACTION ET DE LA
PASSION
Ceci
dit, passons а la quatriиme objection. Ce qu'elle implique est en partie facile
а rйsoudre, en partie d'une assez grande difficultй. Que dans ce sacrement, en effet, on voie
se manifester les mкmes actions que l'on voyait dйjа se manifester dans la
substance du pain et du vin, par exemple qu'elles affectent le sens d'une
maniиre identique, qu'elles rйagissent d'une maniиre identique sur l'air
ambiant, ou tout autre milieu, par leur odeur et leur couleur, cela semble
normal aprиs ce que nous avons dit. Dans ce sacrement, a-t-il йtй dit, les
accidents du pain et du vin demeurent, accidents au nombre desquels se trouvent
les qualitйs sensibles qui sont principes de ces actions. De mкme, en ce
qui concerne certaines passions, celles par exemple qui accompagnent
l'altйration de ces accidents, la difficultй soulevйe n'est pas bien grande, si
l'on suppose ce qui prйcиde. Йtant donnй que les autres accidents ont leur
racine dans les dimensions, comme en leur sujet, on peut considйrer que
l'altйration des autres accidents se produit autour de ce sujet de la mкme
maniиre que si la substance йtait lа: que le vin par exemple soit chauffй ou se
refroidisse, qu'il change de goыt, etc. Mais une trиs grande difficultй surgit а
propos de la gйnйration et de la corruption qui paraissent se produire dans ce
sacrement. Si quelqu'un en effet usait en grande quantitй de cet aliment
sacramentel, il pourrait en кtre rassasiй, comme il pourrait кtre enivrй par le
vin, selon la parole de l'Apфtre aux Corinthiens: Tel a faim, tel autre est
ivre, ce qui ne pourrait arriver que si ce sacrement donnait de produire de
la chair et du sang, la nourriture йtant transformйe en la substance de celui
qui la prend. - Sans doute, certains affirment-ils que cet aliment sacramentel
ne saurait nourrir l'homme, mais seulement le rйconforter et le rйchauffer, comme
fait l'odeur du vin. Mais un tel rйconfort n'est que passager, il ne suffit pas
а soutenir l'homme, supposй que celui-ci reste longtemps sans prendre de
nourriture. Or l'expйrience montrerait facilement que l'homme peut se soutenir
longtemps en se nourrissant de ce sacrement. D'ailleurs il semble йtrange que l'on
refuse а cet aliment sacramentel le pouvoir de nourrir l'homme en rйcusant que
ce sacrement puisse кtre transformй en chair et en sang, alors que, - les sens
le perзoivent - la dйcomposition ou la combustion le changent en une autre
substance, cendre ou poussiиre. Cela semble pourtant difficile: on ne voit
pas bien comment, en effet, des accidents peuvent donner une substance; et il
n'est pas davantage permis de croire que la substance du corps du Christ,
impassible, soit transformйe en une autre substance. Si quelqu'un prйtend affirmer que les
accidents se transforment miraculeusement en substance, tout comme, par
miracle, le pain est changй au corps du Christ, on rйpondra d'abord qu'il ne
semble pas digne d'un miracle que ce sacrement tombe en pourriture ou soit
dйtruit par le feu; on rйpondra ensuite que dйcomposition et combustion
paraissent bien кtre le fait, dans ce sacrement, de l'ordre habituel de la
nature, ce qui n'est pas le cas dans le domaine des йvйnements miraculeux. Pour rйsoudre
cette question, on a mis en avant une thиse cйlиbre, tenue par beaucoup. On
affirme en effet que lorsqu'il arrive а ce sacrement d'кtre transformй en chair
ou en sang par la nutrition, en cendre par la combustion ou par la
putrйfaction, ce ne sont pas les accidents qui sont convertis en substance, pas
plus que la substance du corps du Christ; mais c'est la substance du pain,
celle qui avait existй auparavant, qui revient, et c'est d'elle que naоt ce en
quoi semble se transformer le sacrement. C'est une thиse parfaitement insoutenable.
On a montrй plus haut que la substance du pain est changйe en la substance du
corps du Christ. Or ce qui a йtй changй en autre chose ne peut faire retour, а
moins d'une reconversion parfaite. Si donc la substance du pain fait retour, il
s'ensuit que la substance du corps du Christ est convertie en pain. C'est
absurde. D'ailleurs si la substance du pain revient, cela doit se faire, soit
qu'il y ait permanence des espиces du pain, soit que ces espиces aient dйjа йtй
dйtruites. Mais tant que durent les espиces du pain, la substance du pain ne
peut rйapparaоtre; tant que durent en effet ces espиces, c'est la substance du
corps du Christ qu'elles recouvrent: il y aurait lа en mкme temps la substance
du pain et la substance du corps du Christ. De mкme, la substance du pain ne
peut-elle davantage revenir, une fois corrompues les espиces du pain, parce que
d'une part la substance du pain n'existe pas sans ses propres espиces, et parce
que d'autre part, une fois dйtruites les espиces du pain, une autre substance
est dйjа engendrйe, а la gйnйration de laquelle йtait prйsupposй le retour de
la substance du pain. Il semble donc prйfйrable de dire que, dans la
consйcration elle-mкme, de mкme que la substance du pain est par miracle
changйe au corps du Christ, de mкme il est donnй, par miracle, aux accidents de
subsister, ce qui est le propre de la substance, et qu'ainsi ils peuvent faire
et subir tout ce que la substance pourrait faire et subir, si substance il y
avait. C'est donc sans nouveau miracle qu'ils peuvent enivrer et nourrir, subir
la combustion ou la dйcomposition, de la mкme maniиre et dans le mкme ordre que
s'il y avait lа substance du pain et substance du vin. 67: RЙPONSE AUX OBJECTIONS QUE SOULИVE LA FRACTION
Reste
ce qui concerne la cinquiиme difficultй. Il est clair, aprиs ce que nous avons
dit, que nous pouvons poser, comme sujet de la fraction, les dimensions qui
subsistent par soi. Ces dimensions fractionnйes, la substance du corps du
Christ n'en est pas pour autant fractionnйe, le corps du Christ demeurant tout
entier sous chaque parcelle. Malgrй la difficultй apparente, tout ceci peut
recevoir explication, dans la ligne de ce qui a йtй dit dйjа. On a dit en effet
que le corps du Christ est prйsent dans ce sacrement par sa substance en vertu
mкme du sacrement. Or les dimensions du corps du Christ sont lа en vertu de la
concomitance naturelle qu'elles ont avec la substance, mais contrairement au
principe selon lequel un corps se trouve naturellement dans son lieu: un corps
naturel йtant en effet dans son lieu par l'intermйdiaire des dimensions qui le
proportionnent au lieu. Mais autre la maniиre pour un кtre substantiel de se
trouver en relation avec ce en quoi il est, autre la maniиre pour un кtre
quantitatif. L'кtre quantitatif en effet se trouve tout entier dans un tout, de
telle sorte que le tout de cet кtre ne se trouve pas dans une partie du tout
qui le contient, mais une partie dans une partie, comme le tout dans le tout. Un
corps naturel se trouve tout entier en tout son lieu, de telle sorte qu'il
n'est pas tout entier dans n'importe quelle partie de ce lieu, mais les parties
du corps se trouvent proportionnйes aux parties du lieu, йtant donnй que c'est
par l'intermйdiaire des dimensions qu'il se trouve dans le lieu. Mais qu'un
кtre substantiel se trouve tout entier dans un tout, il se trouve йgalement
tout entier dans n'importe quelle partie de ce tout, ainsi la nature spйcifique
de l'eau est tout entiиre en n'importe quelle particule d'eau, l'вme humaine
tout entiиre en n'importe quelle partie du corps. Йtant donnй que le corps du Christ est
prйsent dans le sacrement par sa substance, en laquelle a йtй convertie la
substance du pain dont les dimensions demeurent, de mкme que la substance
spйcifique de pain se trouvait tout entiиre sous n'importe quelle partie des
dimensions, de mкme le corps du Christ se trouve tout entier sous n'importe
quelle partie de ces mкmes dimensions. La fraction ou division n'atteint donc
pas le corps du Christ, comme si ce corps en йtait le sujet; non, le sujet de
cette fraction, c'est les dimensions du pain et du vin, qui demeurent, tout
comme ces mкmes dimensions, avons-nous dit, forment le sujet des autres
accidents qui demeurent lа. 68: EXPLICATION DU TEXTE INVOQUЙ
Ces
difficultйs йcartйes, il apparaоt clairement que l'enseignement traditionnel de
l'Йglise sur le sacrement de l'Autel ne contient rien qui ne soit impossible а
Dieu, tout-puissant. Quand le Seigneur s'adresse а ses disciples, qui paraissaient
scandalisйs de cet enseignement, en leur disant: Les paroles que je vous ai
dites sont esprit et vie, cette affirmation ne s'oppose pas davantage а la
Tradition de l'Йglise. Le Seigneur, en effet, ne laissait pas entendre par lа
qu'il ne donnerait pas sa chair vйritable а manger а ses fidиles; il signifiait
qu'il ne la donnait pas а manger d'une maniиre charnelle, c'est-а-dire qu'elle
ne serait pas mangйe, comme le sont les autres aliments matйriels, aprиs avoir
йtй dйpecйe dans sa nature propre, mais qu'elle serait mangйe d'une maniиre
spirituelle, en dehors des normes propres а ces aliments. 69: DE QUEL PAIN ET DE QUEL VIN DOIT КTRE CONFECTIONNЙ CE
SACREMENT
Nous avons dit plus haut que ce sacrement
йtait confectionnй avec du pain et avec du vin; il est donc nйcessaire
d'observer, en ce qui concerne la nature du pain et du vin, les conditions qui
rendent possible la confection de ce sacrement. Ne mйrite le nom de vin que la
liqueur tirйe du raisin; ne mйrite, а proprement parler, le nom de pain, que
celui que l'on fait а partir des grains de blй. Tout ce qu'on appelle pain, par
ailleurs, n'est entrй en usage que pour supplйer au dйfaut de pain de froment;
de mкme pour les autres boissons dont on use faute de vin. On ne saurait donc
confectionner ce sacrement avec d'autre pain ou d'autre vin, et pas davantage
avec un pain et un vin tellement mйlangйs d'autre matiиre que leur nature en
serait corrompue. Mais s'il se mкle а ce pain ou а ce vin quelque chose
qui n'a rien а voir avec la dйfinition de pain ou de vin, il est clair que,
ceci nйgligй, on peut confectionner vraiment le sacrement. Que le pain soit
fermentй ou qu'il soit azyme n'affecte pas sa nature; celle-ci йtant sauve dans
l'un et l'autre cas, on peut confectionner ce sacrement avec l'un ou l'autre
pain. Aussi bien, les diffйrentes Йglises observent-elles en cela des usages
diffйrents; usages qui d'ailleurs s'accordent avec le symbolisme du sacrement.
C'est ainsi que saint Grйgoire dit dans son Registre: L'Йglise romaine offre
des pains azymes, car le Seigneur a pris chair sans qu'il y eыt aucun mйlange.
Mais les autres Йglises offrent du pain fermentй; le Verbe du Pиre a en effet
revкtu la chair, et il est vrai Dieu et vrai homme, tel le ferment qu'on
mйlange avec la farine. L'usage du pain azyme convient cependant mieux а la
puretй du corps mystique de l'Йglise, qui se trouve symbolisйe dans ce
sacrement. Notre Pвque, le Christ, a йtй immolйe. Cйlйbrons donc la fкte,
avec les azymes de la sincйritй et de la puretй. Ainsi est exclue l'erreur de certains
Grecs qui prйtendent que ce sacrement ne peut кtre cйlйbrй avec du pain azyme,
opinion que les textes de l'Йvangile rйfutent d'une maniиre йvidente. Matthieu,
Marc et Luc nous disent que le premier jour des azymes le Seigneur
mangea la Pвque avec ses disciples et institua alors ce sacrement. Comme la loi
ne permettait pas que le premier jour des azymes il se trouvвt du pain fermentй
dans les maisons des Juifs, ainsi qu'il ressort de l'Exode, et que le
Seigneur, au long de sa vie ici-bas, a observй la loi, il est clair que c'est
du pain azyme qu'il a changй en son corps et qu'il a donnй а manger а ses
disciples. Il est donc stupide de condamner l'usage de l'Йglise latine, usage
que le Seigneur a observй lors mкme de l'institution de ce sacrement. D'aucuns
affirment cependant que le Seigneur devanзa le jour des azymes en prйvision de
l'imminence de sa passion, et qu'il aurait usй alors de pain fermentй. On
s'efforce de le prouver par ces deux arguments. Saint Jean nous dit que c'est
avant la fкte de Pвque que le Seigneur cйlйbra avec ses disciples la Cиne
au cours de laquelle il consacra son propre corps, comme l'Apфtre le rapporte
dans la 1re Epоtre aux Corinthiens. Il semble donc que le Christ aurait
cйlйbrй la Cиne avant le jour des azymes et qu'ainsi il aurait employй, pour
consacrer son corps, du pain fermentй. - On veut donner en confirmation ce
tйmoignage de saint Jean: le sixiиme jour, le jour que Jйsus fut
crucifiй, les Juifs n'entrиrent pas dans le prйtoire de Pilate, pour ne pas
se souiller, afin de pouvoir manger la Pвque. Or Pвque йgale azyme. On en
conclut donc que la Cиne fut cйlйbrйe avant les azymes.
A ceci il faut rйpondre que
la fкte des azymes, comme le Seigneur l'ordonne dans l'Exode, йtait cйlйbrйe
durant sept jours, parmi lesquels le premier, qui йtait le quinziиme du mois,
йtait de beaucoup le plus saint et le plus solennel. Mais chez les Juifs,
les solennitйs commenзaient la veille au soir; on commenзait donc а manger les
azymes le soir du quatorziиme jour et l'on continuait les sept jours suivants.
Aussi lit-on au mкme chapitre de l'Exode: Le premier mois, le soir du
quatorziиme jour, vous mangerez les azymes, jusqu'au soir du vingt et uniиme
jour du mкme mois. Durant ces sept jours, il ne se trouvera pas de pain
fermentй dans vos maisons. C'йtait au soir de ce quatorziиme jour qu'йtait
immolй l'agneau pascal. C'est donc le quatorziиme jour du mois que les
Йvangйlistes Matthieu, Marc et Luc appellent le premier jour des azymes, parce
qu'au soir de ce jour on mangeait les azymes et qu'on immolait alors la
Pвque, c'est-а-dire l'agneau pascal. Pour Jean, cela se fit avant la
fкte de Pвque, c'est-а-dire avant le quinziиme jour du mois, le plus
solennel de tous, le jour oщ les Juifs devaient manger la Pвque, c'est-а-dire
les pains azymes de Pвque, non point l'agneau pascal. Ainsi nul
dйsaccord entre les Йvangйlistes; il est йvident que le Christ, а la Cиne, a
consacrй son propre corps, en se servant de pain azyme. C'est donc
manifestement а bon droit que l'Йglise latine se sert de pain azyme dans ce
sacrement. 70: DU SACREMENT DE PЙNITENCE ET D'ABORD QUE LES HOMMES, APRИS
AVOIR REЗU LA GRACE SACRAMENTELLE, PEUVENT ENCORE PЙCHER
La
grвce confйrйe aux hommes par les sacrements qu'on vient d'йtudier, ne les rend
pas pour autant impeccables. Les dons de la grвce sont reзus dans l'вme а titre de
dispositions habituelles; et l'homme n'agit pas toujours suivant la norme de
ces dons. Rien n'empкche en effet celui qui possиde un habitus d'agir selon cet
habitus ou contre lui: le maоtre de grammaire peut s'exprimer comme il faut,
suivant les rиgles de son art; il peut aussi le faire de faзon malsйante, а
l'encontre de ces mкmes rиgles. Ainsi en va-t-il des habitus que sont les
vertus morales; celui qui possиde la vertu de justice peut aussi agir contre la
justice. Cela vient de ce que l'usage, en nous, des habitus, relиve de la
volontй; or la volontй se tient entre deux opposйs, en puissance de l'un et de
l'autre. Il est donc manifeste que celui qui reзoit les dons de la grвce peut
pйcher en agissant contre la grвce. Il ne peut y avoir d'impeccabilitй dans
l'homme sans immutabilitй de la volontй. Or cette immutabilitй, l'homme n'en
peut jouir que pour autant qu'il a atteint sa fin suprкme. C'est la plйnitude
parfaite, telle que la volontй n'a pas а se dйtourner de l'objet oщ elle est
fixйe, qui lui confиre cette immutabilitй. Mais ce rassasiement de la volontй
est le fait seulement de l'homme qui est parvenu а sa fin suprкme; tant qu'il
reste quelque chose а dйsirer, la volontй n'est pas comblйe. Ainsi l'homme ne
peut jouir de l'impeccabilitй tant qu'il n'est pas parvenu а la fin suprкme. Or
ce n'est point ce que donne а l'homme la grвce confйrйe par les sacrements,
ceux-ci venant justement au secours de l'homme pour autant qu'il est en marche
vers sa fin. La grвce qui est reзue dans les sacrements ne rend donc personne
impeccable. Tout pйchй d'ailleurs vient d'une certaine ignorance. Le Philosophe dit
que tout mйchant est un ignorant, et les Proverbes affirment que ceux
qui font le mal sont dans l'erreur. Seul donc est sыr de ne pas pйcher, au
plan de la volontй, celui qui est assurй, au plan de l'intelligence, de ne pas
tomber dans l'ignorance et dans l'erreur. Or il est йvident que la grвce
confйrйe par les sacrements n'immunise point l'homme contre toute ignorance et
toute erreur. Seule peut le faire, au plan de l'intelligence, la contemplation
de cette vйritй qui est la certitude de toutes les vйritйs, contemplation, nous
l'avons montrй au Livre III°, qui est la fin suprкme de l'homme. La grвce sacramentelle
ne rend donc point l'homme impeccable. Au changement qui se fait dans l'homme,
dans le mal comme dans le bien, contribue beaucoup celui qui vient des passions
de l'вme. Dans la mesure en effet oщ par sa raison il rйprime ou oriente les
passions de son вme, l'homme acquiert la vertu ou s'y maintient; dans la mesure
au contraire oщ il laisse aller sa raison а la remorque de ses passions,
l'homme sombre dans le vice. Aussi longtemps donc que l'homme est sujet au
changement au plan des passions de l'вme, aussi longtemps il l'est au plan du
vice et de la vertu. Or le changement au plan des passions de l'вme n'est pas
supprimй par la grвce confйrйe par les sacrements; l'homme y reste sujet aussi
longtemps que l'вme est unie а un corps passible. La grвce des sacrements,
c'est clair, ne rend donc pas l'homme impeccable. Il semble superflu de prйvenir contre le
pйchй ceux qui ne peuvent le commettre. Or l'enseignement de l'Йvangile et des
Apфtres met justement en garde les fidиles auxquels les sacrements ont dйjа
confйrй la grвce du Saint-Esprit. Veillez а ce que personne ne manque а la
grвce de Dieu, dit l'Йpоtre aux Hйbreux, а ce qu'aucune racine amиre,
poussant des rejetons, ne vienne faire obstacle. N'attristez pas le
Saint-Esprit de Dieu, par lequel vous avez йtй marquйs. Que celui qui croit
кtre debout prenne garde de tomber. Et l'Apфtre de dire de lui-mкme: Je
traite durement mon corps et je le rйduis en servitude, de peur qu'aprиs avoir
prкchй aux autres, je ne sois moi-mкme rйprouvй. La grвce qui est reзue
dans les sacrements ne rend donc pas les hommes impeccables. Du mкme coup est
rejetйe l'erreur de certains hйrйtiques qui prйtendent que l'homme, une fois
reзue la grвce du Saint-Esprit, ne peut plus pйcher, et que, s'il pиche, c'est
qu'il n'a jamais eu cette grвce. Ils citent а l'appui de leur erreur la
parole de l'Apфtre aux Corinthiens: La charitй ne passe jamais, et celle
de saint Jean dans sa 1re Йpоtre: Quiconque demeure en lui ne pиche point;
quiconque pиche ne l'a pas vu et ne l'a pas connu, et ce qui paraоt encore
plus clair: Quiconque est nй de Dieu ne commet point le pйchй, parce que la
semence de Dieu demeure en lui; et il ne peut pйcher parce qu'il est nй de
Dieu. Mais rien de tout ceci n'aboutit а prouver leur propos. Il n'est pas dit
de la charitй qu'elle ne passe jamais, en ce sens que celui qui la
possиde ne puisse la perdre un jour ou l'autre, puisqu'il est dit dans l'Apocalypse:
J'ai contre toi que tu as abandonnй ta charitй premiиre. Il est dit de la
charitй qu'elle ne passe jamais en ce sens que, tous les autres dons du
Saint-Esprit ayant de soi quelque imperfection, tel l'esprit de prophйtie ou
quelque autre don de ce genre, et prenant fin quand sera venu ce qui est
parfait, la charitй demeurera en cet йtat de perfection. Quant aux citations
tirйes de l'Йpоtre de Jean, le sens en est que les dons du Saint-Esprit grвce
auxquels l'homme est adoptй ou renaоt comme fils de Dieu, ont de soi une vertu
telle qu'ils peuvent garder l'homme de tout pйchй, et que le pйchй est
impossible а qui rиgle sa vie sur eux. L'homme pourtant peut agir а leur
encontre et pйcher en s'en йcartant. Ainsi est-il dit: Celui qui est nй de
Dieu ne peut pas pйcher, au sens mкme oщ l'on dirait: Le chaud ne peut
rendre froid; et pourtant ce qui est chaud peut devenir froid, et ainsi
pourra refroidir. C'est encore comme si l'on disait: Le juste ne peut pas
commettre d'injustice; oui, pour autant qu'il est juste. 71: LA GRACE PEUT CONVERTIR L'HOMME QUI PКCHE APRИS AVOIR REЗU LA
GRACE DES SACREMENTS
De
tout cela il va ressortir que l'homme qui tombe dans le pйchй aprиs avoir reзu
la grвce des sacrements, peut de nouveau кtre restaurй en grвce. Tout au long de
la vie d'ici-bas, la volontй est capable de changer, pour le mal comme pour le
bien. De mкme donc que l'on peut pйcher aprиs avoir reзu la grвce, de mкme, on
va le voir, peut-on revenir а la vertu. Le bien, c'est йvident, est plus puissant
que le mal; le mal, en effet, n'agit qu'en vertu du bien. Si donc
le pйchй peut dйtourner la volontй de l'homme de l'йtat de grвce, а plus forte
raison la grвce peut-elle le dйtourner du pйchй. Tant qu'on est en route, la parfaite
stabilitй de la volontй n'est le fait de personne. Or, tant que l'homme vit
ici-bas, il est en route, tendu vers sa fin derniиre. Sa volontй n'est donc pas
tellement stabilisйe dans le mal que la grвce de Dieu ne puisse la ramener au
bien. Il
est certain que la grвce des sacrements libиre des pйchйs que l'on a commis
avant de la recevoir. L'Apфtre l'affirme: Ni les impudiques, ni les
idolвtres, ni les adultиres,... ne possйderont le royaume de Dieu. Voilа
pourtant ce que vous йtiez jadis, mais vous avez йtй lavйs, mais vous avez йtй
sanctifiйs, mais vous avez йtй justifiйs au nom de Notre-Seigneur Jйsus-Christ,
et par l'Esprit de notre Dieu. Il est йgalement certain que la grвce
confйrйe par les sacrements n'affaiblit pas le bien de la nature, elle le
renforce au contraire. Or il appartient а ce bien de la nature de nous rendre
capables de revenir du pйchй а l'йtat de justice; c'est un bien en effet que la
puissance au bien. Si donc il arrive que l'homme pиche aprиs avoir reзu la
grвce, il sera capable encore de revenir а l'йtat de justice. S'il est
impossible а ceux qui pиchent aprиs le baptкme de recouvrer la grвce, c'est
l'espoir du salut qui leur est enlevй. Mais le dйsespoir, c'est la voie ouverte
а pйcher sans retenue; dans l'Йpоtre aux Йphйsiens, il est dit de
certains qu'ayant perdu tout espoir, ils se sont livrйs а l'impudicitй, а
toute espиce d'impuretй et d'avarice. Bien dangereuse position, celle qui
entraоne les hommes en une telle sentine de vices. On a montrй dйjа que la grвce reзue dans
les sacrements ne rend pas l'homme impeccable. Si donc l'homme qui pиche aprиs
avoir reзu cette grвce ne pouvait recouvrer l'йtat de justice, il serait
dangereux de recevoir les sacrements, ce qu'il est йvidemment messйant
d'affirmer. Non, le retour а la justice de ceux qui pиchent aprиs avoir reзu
les sacrements est une chose indйniable. L'autoritй de la sainte Йcriture le
confirme d'ailleurs. Saint Jean dit dans sa 1re Йpоtre: Mes petits enfants,
je vous йcris ces choses afin que vous ne pйchiez pas. Mais si quelqu'un a
pйchй, nous avons un avocat auprиs du Pиre, Jйsus-Christ le juste. Il est
lui-mкme une victime de propitiation pour nos pйchйs; ces propos
s'adressaient manifestement а des fidиles dйjа baptisйs. Paul, lui, йcrit au
sujet du fornicateur de Corinthe: C'est assez pour cet homme du chвtiment
qui lui a йtй infligй par le plus grand nombre, en sorte que vous devez bien
plutфt lui faire grвce et le consoler; et plus loin: Je me rйjouis а
cette heure, non pas de ce que vous avez йtй attristйs, mais de ce que votre
tristesse vous a portйs а la pйnitence. On lit encore en Jйrйmie: Tu
t'es prostituйe а de nombreux amants; reviens pourtant vers moi, dit le
Seigneur. Et dans les Lamentations: Fais-nous revenir а toi, Seigneur,
et nous reviendrons; renouvelle nos jours comme au commencement. De tout
cela il ressort que si les fidиles sont tombйs dans le pйchй, aprиs avoir reзu
la grвce, le retour au salut leur est de nouveau ouvert. Ainsi est rejetйe
l'erreur des disciples de Novatien, qui refusaient le pardon а ceux qui
pйchaient aprиs le baptкme. Ces hйrйtiques posaient а la base de leur erreur
cette parole de l'Йpоtre aux Hйbreux: Il est impossible pour ceux qui ont
йtй une fois йclairйs et qui ont goыtй le don cйleste, qui ont eu part au
Saint-Esprit, qui ont goыtй la douceur de la parole de Dieu et les merveilles
du monde а venir, et qui pourtant sont tombйs, d'кtre renouvelйs par un retour
а la pйnitence. Mais ce qui suit montre bien le sens de cette
affirmation de l'Apфtre: Eux qui pour leur part crucifient de nouveau le
Fils de Dieu et le livrent а l'ignominie. Ceux qui sont tombйs aprиs avoir
reзu la grвce ne peuvent кtre renouvelйs par un retour а la pйnitence, pour
cette raison que le Fils de Dieu ne peut кtre de nouveau crucifiй. Ce qui est
donc refusй ici, c'est cette restauration et ce retour а la pйnitence par
lesquels l'homme est crucifiй avec le Christ; ce qui est le fait du baptкme,
selon cette parole de l'Йpоtre aux Romains: Nous tous qui avons йtй baptisйs
dans le Christ Jйsus, c'est en sa mort que nous avons йtй baptisйs. De mкme
donc que le Christ ne peut кtre crucifiй une seconde fois, de mкme celui qui
pиche aprиs son baptкme ne peut кtre baptisй une seconde fois. Mais il peut de
nouveau recouvrer la grвce, par le moyen de la pйnitence. Aussi bien l'Apфtre
n'a pas dit qu'il йtait impossible а ceux qui йtaient tombйs une fois d'кtre
rappelйs ou ramenйs а la pйnitence, mais qu'il leur йtait impossible d'кtre
renouvelйs, ce qu'il a coutume d'attribuer au baptкme: Il nous a sauvйs par
le bain de la rйgйnйration et par le renouvellement de l'Esprit-Saint, йcrit-il
dans l'Йpоtre а Tite. 72: NЙCESSITЙ DE LA PЙNITENCE. SES PARTIES
Ce que
nous venons de dire montre donc clairement que si quelqu'un pиche aprиs son
baptкme, il ne peut trouver dans le baptкme de remиde а son pйchй. Mais la
richesse de la misйricorde de Dieu et l'efficace de la grвce du Christ ne
souffrent pas que le pйcheur soit abandonnй sans remиde; un autre remиde
sacramentel, qui purifiвt du pйchй, a donc йtй instituй. C'est le sacrement de
pйnitence, sorte de traitement spirituel. De mкme que ceux qui sont nйs а la
vie naturelle, s'ils viennent а tomber dans une maladie qui contrarie l'йpanouissement
de la vie, peuvent кtre guйris sans qu'il soit besoin pour eux de renaоtre а
nouveau, - ils sont guйris par un traitement qui modifie leur йtat de santй -,
de mкme, le baptкme, qui est la naissance spirituelle, n'йtant pas renouvelй au
bйnйfice des pйchйs qui l'ont suivi, ces pйchйs sont guйris par la pйnitence
comme par une sorte de traitement spirituel. Il peut arriver parfois, remarquons-le,
que la guйrison corporelle se fasse totalement de l'intйrieur, quand, par
exemple, un malade guйrit par les seules ressources de sa nature. Mais la
guйrison peut se produire aussi а la fois de l'intйrieur et de l'extйrieur,
quand par exemple la marche de la nature est aidйe par le secours externe d'un
remиde. Que l'on guйrisse exclusivement de l'extйrieur, cela ne peut se faire:
le malade garde en lui des principes vitaux, qui sont en lui, pour une part,
cause de sa guйrison. Quant а la guйrison spirituelle, il lui est impossible de
se produire totalement de l'intйrieur; l'homme, avons-nous dit au Livre IIIe, ne
peut кtre dйlivrй de son pйchй que par le secours de la grвce. Mais il est
йgalement impossible que la guйrison spirituelle se fasse totalement de
l'extйrieur: l'вme ne serait pas rйtablie en santй si la volontй de l'homme ne
produisait pas des mouvements droitement orientйs. Dans le sacrement de
pйnitence, la santй spirituelle doit donc venir а la fois de l'intйrieur et de
l'extйrieur. Voici comment les choses se passent. Pour guйrir complиtement d'une
maladie physique, il faut кtre dйlivrй de toutes les sйquelles qu'entraоne
cette maladie. Le traitement spirituel de la pйnitence ne serait pas intйgral
si l'homme n'йtait dйlivrй de tous les prйjudices dans lesquels le pйchй l'a
entraоnй. Le premier prйjudice que le pйchй fait subir, c'est le dйsordre de l'вme,
dйsordre qui consiste а dйtourner l'esprit du bien immuable, Dieu, et а
orienter vers le pйchй. Le deuxiиme prйjudice que l'homme encourt, c'est la
dette de la peine, toute faute, nous l'avons montrй ailleurs, entraоnant de la
part du maоtre infiniment juste qu'est Dieu, l'imposition d'une peine. Le
troisiиme prйjudice, c'est un certain affaiblissement du bien de la nature,
l'homme, en pйchant, se rendant plus enclin а pйcher encore, plus lent а faire
le bien. La premiиre chose qu'on demandera donc а la pйnitence sera de
refaire l'ordre dans l'вme, de telle sorte que celle-ci se retourne vers Dieu,
se dйtourne du pйchй, pleurant celui qu'elle a commis et se promettant de ne
plus le commettre: telle est la nature de la contrition. Cette remise en
ordre de l'вme ne peut se faire sans la grвce. Notre вme ne peut en effet se
retourner comme il convient vers Dieu sans la charitй, et, comme nous l'avons
vu au Livre IIIe, il ne peut y avoir de charitй sans la grвce. Ainsi donc la
contrition supprime l'offense faite а Dieu et dйlivre de la dette de la peine
йternelle, laquelle ne saurait coexister avec la grвce et la charitй; il n'y a
en effet de peine йternelle que par sйparation d'avec Dieu а qui l'homme est
uni par la grвce et par la charitй. Cette remise en ordre de l'вme, qui s'opиre
dans la contrition, procиde de l'intйrieur, du libre-arbitre, avec la grвce de
Dieu. Mais
nous avons vu plus haut que le mйrite du Christ, souffrant pour le genre
humain, s'applique а la rйmission de tous les pйchйs. Pour que l'homme soit
guйri de son pйchй, il faut donc qu'il adhиre spirituellement non seulement а
Dieu, mais encore au mйdiateur entre Dieu et les hommes, Jйsus-Christ, en qui
est donnйe la rйmission de tous les pйchйs. Ce salut spirituel en effet qui
consiste dans la conversion de nos вmes а Dieu, nous ne pouvons l'obtenir que
du mйdecin de nos вmes, Jйsus-Christ, qui sauve son peuple de ses pйchйs, et
dont le mйrite suffit а effacer totalement tous les pйchйs; c'est lui qui
enlиve les pйchйs du monde, lit-on en saint Jean. Tous pourtant
n'ont pas part pleinement au fruit de cette rйmission; chacun y a part dans la
mesure seulement oщ il s'unit au Christ souffrant pour nos pйchйs. L'union qui
s'instaure au baptкme entre le Christ et nous, n'est pas notre _uvre, une _uvre
qui viendrait de l'intйrieur de nous-mкmes, car aucun кtre ne s'engendre
soi-mкme а la vie; c'est l'_uvre du Christ qui nous engendre а une vivante
espйrance. La rйmission des pйchйs se fait donc, au baptкme, par la
puissance de ce mкme Christ qui nous unit а lui de faзon parfaite et intйgrale,
de telle maniиre que non seulement l'impuretй du pйchй est enlevйe, mais que
toute dette pйnale est parfaitement remise, а moins que par accident il en
aille autrement, comme c'est le cas pour ceux qui s'approchant avec fiction du
sacrement, n'en perзoivent pas les effets. Mais dans la guйrison spirituelle dont il
s'agit en ce moment, c'est par notre _uvre, une _uvre informйe par la grвce
divine, que nous sommes unis au Christ. Aussi bien n'est-ce pas toujours parfaitement,
ni tous йgalement, que nous obtenons l'effet de la rйmission. Le retournement
de notre вme vers Dieu, vers le mйrite du Christ, vers la dйtestation du pйchй,
peut кtre si intense que l'on obtienne la parfaite remise de son pйchй; non
seulement en ce qui concerne la purification de la faute, mais aussi en ce qui
concerne la rйmission totale de la peine. Mais ce n'est pas toujours le cas.
Parfois, alors que la faute a йtй enlevйe par la contrition, et que la dette de
la peine йternelle а йtй remise, il reste qu'on soit obligй а une certaine
peine temporelle afin que soit sauve la justice de Dieu, qui veut que le
dйsordre de la faute soit compensй par une peine. Mais le fait d'avoir а subir une peine
pour la faute requiert qu'il y ait jugement; il faut que le pйnitent qui se
confie au Christ pour кtre guйri attende du Christ le jugement qui fixera la
peine, jugement que le Christ rend par le truchement de ses ministres, а
l'image de ce qui se passe pour les autres sacrements. Or nul ne peut juger des
fautes qu'il ignore. Il a donc йtй nйcessaire d'instituer la confession, la
deuxiиme partie de ce sacrement pour ainsi dire, afin que le pйnitent
fasse connaоtre sa faute au ministre du Christ. Il faut donc que le ministre auquel l'on
se confesse possиde le pouvoir judiciaire aux lieu et place du Christ qui
est constituй juge des vivants et des morts. Deux йlйments sont requis pour
constituer ce pouvoir de juger: l'autoritй nйcessaire pour connaоtre la faute,
le pouvoir d'absoudre ou de condamner. Ce sont ces deux йlйments que l'on
appelle les deux clefs de l'Йglise, c'est-а-dire la science du
discernement et le pouvoir de lier et de dйlier, clefs remises а saint Pierre
par le Seigneur, ainsi qu'il est dit en saint Matthieu: Je te donnerai les
clefs du royaume des cieux. Cette parole d'ailleurs n'est pas а entendre en
ce sens que Pierre aurait йtй seul а recevoir ces clefs, mais en ce sens qu'il
les a reзues avec mission de les transmettre а d'autres; autrement il n'aurait
pas йtй pourvu suffisamment au salut des fidиles. Ces clefs tirent leur efficacitй de la
Passion par laquelle le Christ nous a ouvert la porte du royaume des cieux.
Aussi, tout comme sans le baptкme qui met en _uvre la passion du Christ, il ne
peut y avoir de salut pour les hommes, - que le baptкme soit rйellement reзu ou
qu'il soit dйsirй en intention, quand la nйcessitй, non le mйpris, empкche
de recevoir le sacrement -, ainsi ne peut-il y avoir de salut aprиs le
baptкme que pour ceux qui se soumettent aux clefs de l'Йglise, soit qu'ils se
confessent et subissent le jugement des ministres de l'Йglise, soit au moins
qu'ils aient le propos de le faire en temps opportun. Comme le dit Pierre dans
les Actes: il n'y a pas d'autre nom donnй aux hommes, en lequel nous
puissions faire notre salut, que le nom de Notre-Seigneur Jйsus-Christ. Nulle et non
avenue est donc l'erreur de ceux qui ont prйtendu que l'homme pouvait obtenir
le pardon de ses pйchйs sans se confesser et sans avoir l'intention de le
faire, ou encore que les prйlats de l'Йglise pouvaient dispenser tel ou tel de
l'obligation de se confesser. Cela les prйlats de l'Йglise ne le peuvent faire,
ne pouvant frustrer les clefs de l'Йglise, en lesquelles tient tout leur
pouvoir. Ils ne peuvent davantage faire que quelqu'un obtienne la rйmission de
ses pйchйs en dehors d'un sacrement qui tient son efficacitй de la passion du
Christ. Seul le Christ le peut, lui qui est instituteur et auteur des
sacrements. De mкme donc que les prйlats de l'Йglise ne peuvent faire que
quelqu'un soit sauvй sans le baptкme, de mкme ne peuvent-ils faire que
quelqu'un obtienne la rйmission de ses fautes sans confession et sans
absolution. Remarquons cependant que le baptкme est douй d'une certaine efficacitй
pour la rйmission des pйchйs avant mкme qu'il soit reзu en fait, du moment
qu'on a l'intention de le recevoir, - йtant bien entendu que lors de sa
rйception, le fruit confйrй a une plйnitude plus grande, tant pour le don de la
grвce que pour la rйmission de la faute. Mais il arrive aussi parfois que la
rйception du baptкme confиre la grвce et remette la faute а qui cette faute
n'avait pas йtй dйjа remise. Il en va de mкme pour les clefs de l'Йglise; elles
sortent leur effet en celui-lа mкme qui ne s'est pas encore soumis а elles,
pourvu qu'il ait l'intention de le faire. En s'y soumettant en fait, par la
confession et par la rйception de l'absolution, celui-lа obtient une grвce plus
grande et une rйmission plus complиte. Mais rien n'empкche que ce soit parfois
au cours mкme de l'absolution que, par la vertu des clefs, la grвce qui efface
la faute soit accordйe а celui qui s'est confessй. Puisque, dans la confession et dans
l'absolution, un effet plus grand de grвce et de rйmission est accordй а
celui-lа mкme qui, en raison de son bon propos, a dйjа obtenu l'une et l'autre,
il est manifeste qu'en vertu des clefs le ministre de l'Йglise remet en
absolvant quelque chose de la peine temporelle dont le pйnitent йtait restй
dйbiteur aprиs son acte de contrition. Quant au reste, le ministre de l'Йglise
y oblige le pйnitent par ce qu'il lui fixe; l'accomplissement de cette
obligation s'appelle la satisfaction, qui est la troisiиme partie
de la pйnitence. Grвce а elle, en acquittant la peine а laquelle il est tenu,
l'homme se libиre totalement de la dette de la peine. Plus profondйment, sa
faiblesse naturelle а l'йgard du bien est guйrie, alors qu'il s'abstient de mal
faire et qu'il prend de bonnes habitudes, en soumettant son esprit а Dieu dans
la priиre, en domptant sa chair par le jeыne pour la soumettre а l'esprit, en
mettant par l'aumфne ses biens extйrieurs au service d'un prochain dont sa
faute l'avait sйparй. Il est donc clair que le ministre de l'Йglise exerce
un certain jugement dans l'usage des clefs. Mais le jugement n'est confiй а qui
que ce soit qu'au bйnйfice de ceux qui lui sont soumis. Aussi bien n'est-ce pas
n'importe quel prкtre qui a pouvoir d'absoudre n'importe qui de ses pйchйs,
comme certains l'affirment mensongиrement, mais seul le prкtre qui a reзu
pouvoir sur tel sujet. 73: LE SACREMENT D'EXTRКME-ONCTION
Le
corps est l'instrument de l'вme. Or un instrument est а l'usage d'un agent
principal. Il est donc nйcessaire que l'instrument soit disposй de telle sorte
qu'il puisse servir а l'agent principal. Le corps doit donc кtre en disposition
de servir l'вme. Mais, la justice divine en disposant ainsi, de l'infirmitй de
l'вme qu'est le pйchй dйcoule parfois l'infirmitй du corps. Cette infirmitй du
corps est parfois utile а la santй de l'вme; dans la mesure oщ l'homme supporte
avec humilitй et patience son mal physique, il lui en est tenu compte comme
d'une peine satisfactoire. Mais ce mal peut aussi, parfois, faire obstacle а la
santй de l'вme, dans la mesure oщ cette infirmitй du corps empкche le jeu des
vertus. Il convenait donc qu'on pыt employer contre le pйchй, dans la mesure oщ
c'est du pйchй que provient la maladie du corps, un certain remиde spirituel,
remиde auquel il peut arriver de guйrir la maladie du corps, lorsque celle-ci,
bien entendu, fait obstacle au salut de l'вme. C'est а quoi est destinй le sacrement
d'Extrкme-Onction, dont il est dit dans l'Йpоtre de saint Jacques: Quelqu'un
parmi vous est-il malade? Qu'il appelle les prкtres de l'Йglise et qu'ils
prient sur lui, l'oignant d'huile au nom du Seigneur, et la priиre de la foi
guйrira le malade. Mais que le malade auquel ce sacrement est confйrй ne
soit pas totalement guйri de sa maladie physique, cela ne prйjuge en rien de la
vertu de ce sacrement. La guйrison du corps, mкme pour ceux qui reзoivent
dignement ce sacrement, n'est pas toujours utile au salut de l'вme. Et pourtant
ce n'est pas en vain qu'ils le reзoivent, bien que la santй physique ne suive
pas. Le but de ce sacrement йtant de guйrir l'infirmitй du corps dans la mesure
oщ celle-ci est une consйquence du pйchй, il est йvident que ce sacrement a
pour but de guйrir les autres sйquelles du pйchй que sont la promptitude au mal
et la difficultй de faire le bien, ceci avec d'autant plus d'effet que ces
infirmitйs de l'вme sont en relation plus йtroite que les maladies du corps
avec le pйchй. Bien sыr, c'est а la pйnitence qu'il revient de soigner ces
infirmitйs spirituelles, pour autant que le pйnitent, par ses _uvres de vertu
dont il use de maniиre satisfactoire, s'йloigne du mal et incline vers le bien.
Mais parce que l'homme, soit nйgligence, soit multiplicitй de ses occupations,
soit mкme briиvetй de la vie, ou pour toute autre cause de ce genre, n'arrive
pas а se guйrir complиtement des dйfauts dont on a parlй plus haut, il a йtй
pourvu de maniиre avantageuse а ce que cette guйrison s'accomplisse par le
moyen d'un sacrement et qu'ainsi l'on soit libйrй du chвtiment de la peine
temporelle, au point qu'il ne reste rien qui puisse empкcher l'вme, lors de sa
sortie du corps, d'atteindre la gloire. Aussi saint Jacques ajoute-t-il: Et
le Seigneur le soulagera. Il arrive aussi que l'homme n'ait plus connaissance
ou mйmoire de tous les pйchйs qu'il a commis et qu'il ne puisse plus les
soumettre tous а la pйnitence pour en кtre purifiй. Il y a encore ces pйchйs
quotidiens qu'on ne peut йviter en cette vie. De tous ces pйchйs, ce sacrement
va purifier l'homme, lors de sa sortie d'ici-bas, si bien qu'il ne se trouve
rien en lui qui puisse faire obstacle а l'entrйe dans la gloire. Saint Jacques
ajoute donc: S'il est dans le pйchй, son pйchй lui sera remis. Il est donc
manifeste que ce sacrement est le dernier et d'une certaine maniиre la
consommation de toute la cure spirituelle qui prйpare l'homme а entrer dans la
gloire. D'oщ son nom d'Extrкme-Onction. Nous voyons clairement ainsi que ce
sacrement ne doit pas кtre confйrй а n'importe quel malade, mais seulement а
ceux que leur maladie semble rendre proches de leur fin. En cas de guйrison
cependant, le sacrement pourra leur кtre rйitйrй, s'ils retombent en pareil
йtat. C'est qu'en effet l'onction de ce sacrement n'a pas une valeur
consйcratoire, а la diffйrence de l'onction de la confirmation, de l'ablution
baptismale, d'autres onctions qu'on ne peut rйpйter, car la consйcration vaut
aussi longtemps que dure le chose consacrйe, en raison de la vertu divine qui
donne valeur de consйcration. L'onction de ce sacrement, elle, a pour but la
guйrison; un remиde doit кtre renouvelй autant de fois que la maladie se
rйpиte. Quant а ceux qui seraient dans un йtat voisin de la mort, sans que ce
soit le fait d'aucune infirmitй, c'est le cas par exemple des condamnйs а mort,
et qui auraient besoin des effets spirituels de ce sacrement, on ne doit pas
pour autant le leur donner. Ce sacrement qui est confйrй sous le symbole d'un
remиde corporel applicable seulement а un malade affligй dans sa chair, est
rйservй aux seuls malades; on doit sauvegarder la valeur symbolique des
sacrements. De mкme donc que le Baptкme requiert une ablution destinйe au
corps, de mкme l'Extrкme-Onction requiert un remиde que l'on applique а une
infirmitй physique. Voilа pourquoi la matiиre propre de ce sacrement est
l'huile qui possиde le pouvoir de guйrir le corps en apaisant les douleurs, de
mкme que la matiиre du sacrement qui opиre la purification spirituelle est
l'eau, qui lave physiquement. Voilа qui explique aussi pourquoi, а l'image du
remиde physique que l'on applique а la racine du mal, cette onction est faite
sur les diverses parties du corps qui ont pu donner naissance а l'infirmitй du
pйchй, sur ces instruments des sens que sont par exemple les pieds et les
mains, artisans des _uvres du pйchй, et selon le rite de quelques-uns, les
reins, siиge de la luxure. Puisque ce sacrement remet les pйchйs, et que le
pйchй n'est remis que par la grвce, il est йvident que ce sacrement confиre la
grвce. Les
prкtres, membres, au dire de Denys, de l'ordre illuminateur, peuvent seuls
administrer ce sacrement qui donne а l'вme une grвce d'illumination. Point
n'est besoin de recourir а l'йvкque, puisque ce sacrement ne confиre pas une
excellence d'йtat, comme ceux dont l'йvкque est le ministre. Cependant, parce
que ce sacrement est douй d'un effet de guйrison parfaite et qu'il requiert une
grвce abondante, il convient que plusieurs prкtres assistent а son
administration et que la priиre de toute la communautй aide а l'effet de ce
sacrement. C'est ce qu'explique la parole de saint Jacques: Qu'il fasse
venir les prкtres de l'Йglise, et la priиre des fidиles guйrira le malade. S'il
n'y a qu'un seul prкtre, il est bien entendu qu'il administre le sacrement en
pouvoir de toute l'Йglise dont il est le ministre et au nom de laquelle il
agit. Comme
il arrive pour les autres sacrements, celui-ci peut кtre empкchй de sortir son
effet, en raison de la fiction de celui qui le reзoit. 74: LE SACREMENT DE L'ORDRE
Ce que
nous avons dit dйjа montre clairement qu'en tous les sacrements dont il a йtй
question, la grвce spirituelle est donnйe sous le signe de rйalitйs visibles.
Or il doit y avoir toujours proportion entre une action et celui qui
l'accomplit. La dispensation de ces sacrements doit donc se faire par
l'intermйdiaire d'hommes visibles, dйtenteurs d'un pouvoir spirituel. Ce n'est
pas aux anges qu'il appartient de confйrer les sacrements, mais а des hommes
revкtus d'un corps visible. Comme le dit l'Apфtre dans l'Epоtre aux Hйbreux:
Tout pontife, pris d'entre les hommes, est йtabli pour les hommes en ce qui
regarde les choses de Dieu. On peut en trouver la raison ailleurs
encore. L'institution, l'efficacitй des sacrements ont leur principe dans le
Christ dont l'Apфtre dit aux Йphйsiens qu'il a aimй son Йglise et
s'est livrй pour elle, afin de la sanctifier, la purifiant par le bain de l'eau
dans le verbe de vie. On sait aussi comment le Christ, а la Cиne, a
instituй le sacrement de son corps et de son sang et en a ordonnй le
renouvellement. Baptкme et Eucharistie, ce sont lа les principaux sacrements.
Mais le Christ devant retirer а son Йglise sa prйsence corporelle, il йtait
nйcessaire qu'il se donnвt d'autres ministres qui dispenseraient les sacrements
aux fidиles. Que les hommes nous considиrent donc comme les ministres du
Christ et les dispensateurs des mystиres de Dieu, йcrit l'Apфtre aux Corinthiens.
Voilа pourquoi le Christ confia а ses disciples la consйcration de son
corps et de son sang: Faites ceci, dit-il, en mйmoire de moi. Voilа
pourquoi il leur confia encore le pouvoir de remettre les pйchйs: Qu'а ceux
dont vous remettrez les pйchйs, ces pйchйs leur soient remis. Il leur
enjoignit encore d'enseigner et de baptiser: Allez, enseignez toutes les
nations, les baptisant. Or le ministre est а comparer au maоtre comme
l'instrument а l'agent principal. De mкme en effet que l'agent met en mouvement
l'instrument pour effectuer quelque travail, de mкme le commandement du maоtre
met en mouvement le ministre pour qu'il exйcute quelque chose. Mais un
instrument doit кtre proportionnй а celui qui l'emploie. Il faut donc que les
ministres du Christ lui soient conformes. Or le Christ, comme Seigneur, a opйrй
notre salut par son autoritй et par sa puissance propres, en tant qu'il йtait а
la fois Dieu et homme; en tant qu'homme en souffrant pour notre rйdemption, en
tant que Dieu en donnant а sa passion de nous sauver. Il faut donc que les
ministres du Christ soient des hommes et qu'ils aient part en mкme temps d'une
certaine maniиre а sa divinitй selon une certaine puissance spirituelle,
l'instrument participant en effet en quelque chose а la puissance de l'agent
principal. C'est de ce pouvoir que parle l'Apфtre quand il dit que le
Seigneur lui a donnй pouvoir pour l'йdification, non pour la destruction. Qu'on ne dise pas
que ce pouvoir, donnй par le Christ а ses disciples, ne peut кtre transmis а
d'autres. Il leur a йtй donnй pour l'йdification de l'Йglise, selon la
parole de l'Apфtre. Ce pouvoir doit donc se perpйtuer aussi longtemps que
l'Йglise est en construction, nйcessitй qui s'йtend aprиs la mort des disciples
jusqu'а la fin des temps. Ainsi donc le pouvoir confiй par le Christ а ses
disciples leur a йtй donnй de telle sorte qu'ils puissent le transmettre а
d'autres. D'ailleurs, les disciples auxquels le Seigneur s'adressait
reprйsentaient tout le reste des fidиles, comme il ressort de ces textes de
Marc et de Matthieu: Ce que je vous dis, c'est а tous que je le dis. Voici,
je suis avec vous jusqu'а la consommation des siиcles. Йtant donnй que
ce pouvoir passe du Christ dans les ministres de l'Йglise, et que, d'autre
part, les effets spirituels qui dйrivent du Christ jusqu'а nous se rйalisent
sous le couvert de certains signes sensibles, il faut donc que ce pouvoir
spirituel soit lui aussi transmis aux hommes sous le revкtement de certains
signes sensibles. Tels sont certains mots et certains gestes prйcis, comme
l'imposition des mains, la porrection du livre ou du calice ou d'autres du mкme
genre, qui se rapportent а l'exercice du pouvoir spirituel. Chaque fois qu'une
rйalitй spirituelle est donnйe sous le revкtement d'un signe corporel, il y a
sacrement. Il est donc йvident qu'il y a, dans la collation du pouvoir
spirituel, rйalisation d'un sacrement: c'est le sacrement de l'Ordre. Il appartient en
effet а la libйralitй divine, en confйrant а quelqu'un le pouvoir de faire
quelque chose, de lui donner en mкme temps ce sans quoi il ne saurait dйcemment
exercer ce pouvoir. L'administration des sacrements qui est le but du pouvoir
spirituel, n'est rйalisйe dйcemment que si la grвce de Dieu vient en aide au
ministre. Aussi bien ce sacrement donne-t-il la grвce, comme les autres. Comme, d'autre
part, le pouvoir d'ordre a pour fin la dispensation des sacrements et qu'entre
tous, le plus noble, et de tous l'achиvement, c'est le sacrement d'Eucharistie,
il faut considйrer le pouvoir d'ordre en le rйfйrant principalement а ce
sacrement, puisque c'est de sa fin que chaque chose reзoit son nom. Or il appartient
а une mкme vertu de confйrer une certaine perfection et de disposer le sujet а
la recevoir; ainsi en est-il du feu, qui a pouvoir de faire passer sa forme а
un autre кtre et de prйparer la matiиre а recevoir cette forme. Comme
l'extension du pouvoir d'ordre englobe la confection du sacrement du corps et
du sang du Christ, et sa distribution aux fidиles, l'extension de ce pouvoir
doit englober йgalement la prйparation des fidиles en vue d'une digue rйception
de ce sacrement. Or les fidиles en sont rendus dignes, en йtant libres de tout
pйchй; on ne peut autrement s'unir spirituellement au Christ а qui la rйception
de ce sacrement nous unit sacramentellement. Il faut donc que le pouvoir
d'ordre s'йtende а la rйmission des pйchйs, dispensйe par les sacrements qui y
sont ordonnйs, tels que le Baptкme et la Pйnitence. Voilа pourquoi, comme on
l'a dit, le Seigneur qui a confiй а ses disciples la consйcration de son corps,
leur a encore donnй le pouvoir de remettre les pйchйs. C'est ce pouvoir qu'il
faut entendre sous le nom des clefs dont parle le Seigneur en
s'adressant а Pierre: Je te donnerai les clefs du royaume des cieux. Le
ciel se ferme ou s'ouvre devant quelqu'un dans la mesure oщ il est esclave du
pйchй ou pur de tout pйchй; d'oщ les expressions lier et dйlier, - du
pйchй s'entend - pour traduire l'usage de ces clefs, dont on a dйjа parlй. 75: DISTINCTION DES ORDRES
Notons
d'autre part qu'il est naturel а un pouvoir ordonnй а un effet principal
d'avoir а son service des pouvoirs subalternes. La chose est йvidente dans le
domaine des Arts. Le mйtier qui confиre sa forme а tel objet fabriquй, a а son
service d'autres mйtiers qui travaillent la matiиre. Le mйtier qui confиre
cette forme est lui-mкme au service du mйtier dont relиve la fin de l'_uvre.
Allons plus loin: ce mйtier qui est ordonnй а une fin plus йloignйe est
lui-mкme au service de celui dont relиve la fin suprкme. Ainsi le mйtier de
bыcheron est-il au service du mйtier de charpentier en navires; celui-ci au
service du mйtier de pilote; ce dernier а son tour est au service des йchanges
йconomiques ou des besoins militaires, etc., selon les diverses fins que peut
avoir le trafic maritime. Le pouvoir de l'ordre, lui, a pour fin principale de
consacrer le corps du Christ, de le distribuer aux fidиles, de purifier ceux-ci
du pйchй. Il doit donc y avoir un ordre principal dont le pouvoir s'йtende en
tout premier lieu а cette fin: c'est l'ordre sacerdotal. D'autres ordres
seront en quelque sorte а son service pour disposer la matiиre: ce sont les ordres
des ministres. Le pouvoir sacerdotal, lui, nous l'avons dit, s'йtend
а une double fin: consacrer le corps du Christ, rendre les fidиles, grвce а
l'absolution de leurs pйchйs, capables de recevoir l'Eucharistie. Les ordres
infйrieurs devront donc кtre а son service pour l'une et l'autre fin, ou pour
l'une des deux seulement. Et il est clair que dans la mesure oщ l'un de ces
ordres mineurs est plus йlevй, il est, а proportion, au service de l'ordre
sacerdotal en plus de choses et en de plus dignes. Les derniers de ces ordres sont au service
de l'ordre sacerdotal pour la simple prйparation du peuple: les portiers en
йcartant les infidиles de l'assemblйe des fidиles, les lecteurs en
instruisant les catйchumиnes des rudiments de la foi, - aussi leur donne-t-on а
lire les textes de l'Ancien Testament -, les exorcistes en purifiant
ceux qui sont dйjа instruits mais que le dйmon empкche d'une maniиre ou d'une
autre de recevoir les sacrements. Quant aux ordres supйrieurs, ils sont au
service de l'ordre sacerdotal en ce qui touche а la prйparation du peuple comme
en ce qui concerne l'accomplissement du sacrement. Les acolytes ont la
charge des vases non consacrйs qui servent а prйparer la matiиre du sacrement,
d'oщ la tradition des burettes au cours de leur ordination. Les sous-diacres
ont la charge des vases sacrйs et de la prйparation de la matiиre avant
qu'elle ne soit consacrйe. Les diacres, enfin, ont а exercer un certain
ministиre sur la matiиre dйjа consacrйe, en l'espиce le sang du Christ qu'ils
ont а distribuer aux fidиles. Aussi ces trois ordres, celui des prкtres, celui
des diacres et celui des sous-diacres, sont-ils appelйs des ordres sacrйs parce
qu'ils se voient confier un ministиre sur des rйalitйs sacrйes. - Ils sont
йgalement au service des ordres supйrieurs en ce qui regarde la prйparation du
peuple. On confie aux diacres le soin de proposer au peuple l'enseignement de
l'Йvangile, aux sous-diacres le soin de proposer au peuple l'enseignement des
Apфtres; quant aux acolytes, ils ont charge dans l'un et l'autre cas de
pourvoir а tout ce qui intйresse la solennitй de l'enseignement donnй, comme de
porter le luminaire, et de s'acquitter d'autres services du mкme genre. 76: DU POUVOIR EPISCOPAL ET DE L'EXISTENCE, A CE DEGRЙ, D'UN
ЙVКQUE SUPRКME
Puisque
la collation de tous les ordres dont nous venons de parler est assurйe par un
sacrement et que, d'autre part, l'administration des sacrements de l'Йglise est
confiйe а des ministres, l'existence d'un pouvoir supйrieur, qui soit le fait
d'un ministиre plus йlevй et qui pourvoie а l'administration du sacrement de
l'Ordre, est nйcessaire dans l'Йglise. C'est le pouvoir йpiscopal. Bien qu'il
n'excиde pas le pouvoir du prкtre en ce qui a trait а la consйcration du corps
du Christ, il le dйpasse cependant en ce qui intйresse les fidиles. Le pouvoir
sacerdotal en effet dйrive lui-mкme du pouvoir йpiscopal; c'est aux йvкques,
par l'autoritй desquels d'ailleurs les prкtres peuvent eux-mкmes accomplir ce
qui leur est confiй, qu'est rйservй ce dont l'accomplissement, dans la conduite
du peuple fidиle, comporte une spйciale difficultй. Ainsi les prкtres, dans
leur propre activitй, usent d'objets consacrйs par les йvкques; pour la
consйcration de l'Eucharistie, par exemple, d'un calice, d'un autel, de linges
consacrйs par l'йvкque. Le haut gouvernement du peuple fidиle est donc
manifestement le fait de la dignitй йpiscopale. Mais il est йvident, aussi, que malgrй la
division des hommes en multiples diocиses et en multiples citйs il n'y a qu'une
Йglise, comme il n'y a qu'un peuple chrйtien. De mкme donc que le peuple particulier
d'une йglise requiert un йvкque qui soit la tкte de tout le peuple, de mкme le
peuple chrйtien tout entier requiert qu'il n'y ait qu'un seul chef pour toute
l'Йglise. L'unitй de l'Йglise exige d'autre part que tous les fidиles soient
unanimes dans la foi. Or il arrive qu'en matiиre de foi des questions soient
dйbattues. La diversitй des avis diviserait l'Йglise, si la dйcision d'un seul
ne la maintenait dans l'unitй. La sauvegarde de l'unitй de l'Йglise exige donc
qu'il y en ait un seul а prйsider l'Йglise tout entiиre. Or il est йvident que
le Christ, dans les besoins essentiels, n'a pas laissй а l'abandon cette Йglise
qu'il a aimйe et pour laquelle il a rйpandu son sang, alors que le Seigneur dit
а propos de la Synagogue: Que pouvais-je faire de plus а ma vigne que je
n'aie fait? Il est donc impossible de douter que le Christ n'ait voulu pour
toute l'Йglise un chef unique. On ne peut davantage mettre en doute que le
gouvernement de l'Йglise soit organisй pour le mieux, йtabli qu'il est par
celui par qui rиgnent les rois, par qui les lйgislateurs ordonnent des
choses justes. Or le meilleur gouvernement d'un peuple veut que celui-ci
ait un chef unique; c'est une йvidence si l'on considиre le but du
gouvernement, qui est la paix. La paix en effet, et l'unitй des sujets, voilа
le but de celui qui gouverne. Or un chef unique est beaucoup plus apte qu'un
grand nombre а assurer l'unitй. Le gouvernement de l'Йglise doit donc кtre
rйglй de telle maniиre qu'il n'y ait а sa tкte qu'un seul chef. D'ailleurs l'Йglise
militante est le dйcalque de l'Йglise triomphante: Jean, dans l'Apocalypse,
a vu Jйrusalem descendre du ciel. A Moпse il fut dit de faire tout selon
le modиle qui lui serait montrй sur la montagne. Or l'Йglise triomphante
n'a qu'un seul chef, celui qui commande aussi а tout l'univers, Dieu: Ils
seront son peuple, et lui avec eux il sera leur Dieu, dit l'Apocalypse. L'Йglise
militante, elle aussi, a donc un chef unique qui dirige tout. C'est pourquoi on
lit en Osйe: Les fils de Juda et les fils d'Israлl seront rйunis ensemble et
ils se donneront un chef unique. Et le Seigneur lui-mкme affirme, en saint Jean:
Il n'y aura qu'un seul troupeau et qu'un seul pasteur. On dira peut-кtre
que ce chef unique et cet unique pasteur, c'est le Christ, unique йpoux de
l'unique Йglise; mais cette rйponse est insuffisante. Il est йvident en effet
que tous les sacrements de l'Йglise, c'est le Christ qui les accomplit: c'est
lui qui baptise, c'est lui qui remet les pйchйs, c'est lui le vйritable prкtre
qui s'est offert sur l'autel de la croix et dont le pouvoir donne а son propre
corps d'кtre consacrй chaque jour sur nos autels. Pourtant, parce qu'il ne
devait pas кtre corporellement prйsent а tous ses fidиles, le Christ s'est
choisi des ministres qui auraient pour charge de distribuer aux fidиles ces
sacrements dont on vient de parler. Pour la mкme raison: le retrait de son
Йglise de sa prйsence visible, il fallait qu'il confiвt а quelqu'un le soin de
gouverner а sa place l'Йglise universelle. Voilа pourquoi, avant son Ascension,
il dit а Pierre: Pais mes brebis; et avant sa passion: Quand tu
seras converti, affermis tes frиres. Et c'est а lui seul qu'il fit cette
promesse: je te donnerai les clefs du royaume des cieux, lui signifiant
qu'il aurait а transmettre а d'autres ce pouvoir des clefs, pour la sauvegarde
de l'unitй de l'Йglise. On ne peut affirmer en effet que cette dignitй,
donnйe qu'elle fыt а Pierre, n'a pas йtй transmise а d'autres. Le Christ a
instituй son Йglise de telle maniиre qu'elle durвt jusqu'а la fin des temps,
suivant cette parole d'Isaпe: Il siйgera sur le trфne de David et sur son
royaume, pour l'йtablir et l'affermir dans le droit et dans la justice, dиs
maintenant et а toujours. Ceux qu'il constituait alors comme ses ministres
devaient йvidemment transmettre leurs pouvoirs а leurs successeurs, pour le
bien de l'Йglise, jusqu'а la fin des temps. C'est ce qui ressort spйcialement
de cette affirmation du Seigneur, rapportйe en saint Matthieu: Voici, je
suis avec vous jusqu'а la consommation des temps. Ainsi est condamnйe la prйtentieuse erreur
de ceux qui cherchent par tous les moyens а se soustraire а l'obйissance et а
la soumission а l'йgard de Pierre, ne reconnaissant pas le Pontife romain, son
successeur, comme le pasteur de l'Йglise universelle. 77: DE MAUVAIS MINISTRES PEUVENT DONNER LES SACREMENTS
Tout
ce qui prйcиde montre clairement que les ministres de l'Йglise reзoivent de
Dieu, avec l'Ordre, un certain pouvoir de distribuer les sacrements aux
fidиles. Or, ce qu'une chose acquiert par consйcration, elle le garde pour
toujours; aussi bien ne renouvelle-t-on jamais une consйcration. Les ministres de
l'Йglise gardent donc pour toujours le pouvoir d'Ordre. Le pйchй ne le supprime
pas. Pourvu qu'ils aient l'Ordre, des pйcheurs, des dйpravйs, peuvent confйrer
les sacrements de l'Йglise. On ne peut avoir prise sur ce qui nous dйpasse, а
moins d'en avoir reзu le pouvoir d'ailleurs. De ceci nous avons des exemples
йvidents aussi bien dans le domaine de la nature que dans celui de la vie de la
citй: l'eau ne peut chauffer si elle n'en a reзu pouvoir du feu; le bailli ne
peut exercer de contrainte sur les habitants de la citй s'il n'en a reзu
pouvoir du roi. Ce qui se passe dans les sacrements excиde le pouvoir de
l'homme. Personne, si bon qu'il soit, ne peut confйrer les sacrements, s'il n'a
reзu pouvoir de le faire. Mais c'est а la bontй de l'homme que s'opposent
mйchancetй et pйchй. Le pйchй n'empкche donc aucunement de confйrer les
sacrements celui qui a reзu pouvoir de le faire. C'est par rapport а la vertu ou au vice
que l'homme est appelй bon ou mйchant. Vertu et vice sont des habitus. Or
l'habitus se distingue ainsi de la puissance: alors que la puissance
nous rend capables de faire quelque chose, l'habitus ne nous rend ni
capables ni incapables de faire quoi que ce soit, mais nous rend habiles ou
inhabiles а faire bien ou mal ce que nous avons le pouvoir de faire. L'habitus
ne nous donne ni ne nous enlиve aucun pouvoir; il nous donne simplement de
faire quelque chose, bien ou mal. La bontй ou la malice de quelqu'un n'a donc
rien а voir avec sa capacitй ou son incapacitй de dispenser les sacrements;
elles le rendent apte ou inapte а le bien faire. Ce qui agit de par le pouvoir d'autrui
n'imprime pas sa ressemblance dans le patient, mais s'assimile lui-mкme а
l'agent principal; ce ne sont pas les instruments dont se sert la maзon qui
confиrent leur ressemblance а la maison, mais bien le plan de celui qui la
construit. Les ministres de l'Йglise n'agissent pas, en domaine sacramentel, de
par leur pouvoir propre, mais de par le pouvoir du Christ dont il est dit, en
saint Jean: C'est lui qui baptise. On dira donc qu'ils agissent, ces
ministres, а titre d'instruments: le ministre est en effet comme un instrument
animй. La malice des ministres n'empкche donc pas les fidиles de recevoir
du Christ leur salut par l'intermйdiaire des sacrements. Personne
d'ailleurs ne peut juger de la bontй ou de la mйchancetй d'autrui; c'est
l'affaire de Dieu seul, qui sonde les secrets des c_urs. Si donc la malice du
ministre pouvait empкcher le sacrement de sortir son effet, on ne pourrait
avoir d'assurance ferme au sujet de son salut et l'on ne pourrait avoir la
conscience libre du pйchй. Il semble d'ailleurs dйplacй de mettre l'espйrance
de son salut dans la bontй de quelqu'un qui n'est qu'un homme; il est dit en
effet en Jйrйmie: Malheur а l'homme qui se fie а l'homme. Si l'on ne
pouvait espйrer son salut que des sacrements donnйs par un bon ministre, il
semblerait que l'on mette en l'homme, d'une certaine maniиre, l'espйrance de son
salut. Pour que nous placions cette espйrance dans le Christ, qui est Dieu et
homme, on doit donc affirmer que les sacrements sont salvifiques de par la
vertu du Christ, qu'ils soient donnйs par de bons ou par de mauvais ministres. C'est bien ce qui
ressort aussi de l'enseignement du Christ, prescrivant d'obйir aux mauvais
prйlats sans qu'on ait а imiter leurs _uvres: Sur la chaire de Moпse se sont
assis les Scribes et les Pharisiens. Ce qu'ils vous ont dit, retenez-le
et faites-le; quant а leurs _uvres, gardez-vous de les accomplir. Le devoir
d'obйissance est encore beaucoup plus strict а l'йgard de ceux qui ont reзu
leur ministиre du Christ, qu'а l'йgard de ceux qui se rйclament de la chaire de
Moпse. On doit donc obйir aux mauvais ministres eux-mкmes, ce qu'on ne pourrait
faire si le pouvoir d'ordre, qui est la raison de l'obйissance qu'on leur doit,
ne demeurait pas en eux. Les mйchants eux-mкmes ont donc le pouvoir
d'administrer les sacrements. Ainsi se trouve condamnйe l'erreur de certains qui
prйtendent que tous les hommes vertueux peuvent administrer les sacrements et
qu'aucun ne le peut parmi les mйchants. 78: LE SACREMENT DE MARIAGE
Restaurйs
en grвce par les sacrements, les hommes ne le sont pas pour autant, aussitфt,
en immortalitй; nous en avons vu la raison plus haut. Or, seule, la gйnйration
peut permettre aux кtres corruptibles de se perpйtuer. Le peuple fidиle devant
se perpйtuer jusqu'а la fin des temps, il йtait donc nйcessaire que cela se fit
par la gйnйration qui donne а l'espиce humaine elle-mкme de se perpйtuer. Mais il faut
noter qu'un кtre ordonnй а des fins diverses demande d'кtre dirigй vers elles
de diverses maniиres; la fin est en effet proportionnйe а celui qui y tend. Or
la gйnйration humaine a de multiples fins: la continuitй de l'espиce, d'abord,
la continuitй aussi d'un certain bien politique, je veux dire la continuitй
d'un peuple dans une mкme citй; la continuitй encore de l'Йglise, qui est le
rassemblement des fidиles. Une telle gйnйration doit donc obйir а des lois
diffйrentes. Ordonnйe au bien de nature, а la continuitй de l'espиce, la
gйnйration est orientйe vers cette fin par la nature qui l'y incline: on dit en
ce sens qu'elle est un office de nature. Ordonnйe au bien de la citй, elle est
soumise aux dispositions de la loi civile. Ordonnйe au bien de l'Йglise, elle
devra se soumettre au gouvernement ecclйsiastique. Or on donne le nom de
sacrements а ce qui est dispensй au peuple par les ministres de l'Йglise. Pour
autant qu'il est l'union d'un homme et d'une femme dont le propos est
d'engendrer et d'йlever des enfants pour le culte de Dieu, le mariage est un
sacrement de l'Йglise; aussi bien les ministres donnent-ils une bйnйdiction
spйciale а ceux qui contractent mariage. A l'exemple des autres sacrements oщ les
gestes extйrieurs sont le symbole d'une rйalitй spirituelle, l'union de l'homme
et de la femme, dans ce sacrement, reprйsente symboliquement l'union du Christ
et de l'Йglise, selon cette parole de l'Apфtre aux Йphйsiens: C'est lа un
grand mystиre: je l'entends du Christ et de l'Йglise. Les sacrements
rйalisent ce qu'ils signifient: on doit croire que ce sacrement confиre aux
йpoux la grвce qui leur donne d'avoir part а l'union du Christ et de l'Йglise;
ce qui leur est d'une extrкme nйcessitй pour que les rйalitйs charnelles et
terrestres auxquelles ils ont а faire face ne les dйtachent pas du Christ et de
l'Йglise. L'union de l'homme et de la femme йtant le symbole de l'union du Christ
et de l'Йglise, il doit y avoir correspondance entre la figure et la rйalitй
signifiйe. L'union du Christ et de l'Йglise exige que l'unitй soit
maintenue entre eux pour toujours. Il n'y a en effet qu'une Йglise, selon le
mot du Cantique: Une seule est ma colombe, mon immaculйe. Jamais le
Christ ne se sйparera de son Йglise; il l'affirme lui-mкme: Voici, je suis
avec vous jusqu'а la fin des temps. Dans la 1re Йpоtre aux
Thessaloniciens, on lit aussi: Nous serons pour toujours avec le
Seigneur. Le mariage, comme sacrement de l'Йglise, doit donc garder une
indissoluble unitй. Tel est le propre de la fidйlitй par laquelle un homme et
une femme s'engagent а l'йgard l'un de l'autre. Ainsi, comme sacrement de l'Йglise, le
mariage comporte trois biens: les enfants а mettre au monde et а йlever
pour le culte de Dieu; la fidйlitй qui engage un homme а l'endroit d'une
seule femme; le sacrement, en tant que l'union matrimoniale comporte
l'indissolubilitй, comme symbole de l'union du Christ et de l'Йglise. Toutes les
rйflexions qu'il resterait а faire au sujet du mariage, ont йtй faites dйjа au
Livre IIIe. LA FIN DERNIИRE DE L'HOMME
LE FAIT DE LA RESURRECTION
79: LA
RЙSURRECTION DES CORPS SERA L'OEUVRE DU CHRIST
Nous
avons montrй plus haut comment le Christ nous a libйrйs de tout ce que le pйchй
du premier homme nous avait fait encourir. Parce que le premier homme a pйchй,
ce n'est pas seulement le pйchй qui est venu jusqu'а nous, c'est aussi la mort,
qui est le chвtiment du pйchй, selon cette parole de l'Apфtre aux Romains:
Par un seul homme le pйchй est entrй dans le monde et par le pйchй la mort. Le
Christ doit donc nous dйlivrer des deux, de la faute et de la mort. Et l'Apфtre
d'ajouter en effet: si, par la faute d'un seul, la mort a rйgnй par
ce seul homme, а plus forte raison ceux qui reзoivent l'abondance de la grвce
et du don de la justice, rйgneront-ils dans la vie par le seul Jйsus-Christ. Pour nous donner
en lui-mкme l'exemple de l'un et de l'autre, il a voulu et mourir et
ressusciter. Il a voulu mourir pour nous purifier du pйchй: Comme il est
arrкtй que les hommes meurent une seule lois, йcrit l'Apфtre dans l'Йpоtre
aux Hйbreux, ainsi le Christ s'est-il offert une seule fois pour фter les
pйchйs de la multitude. Il a voulu aussi ressusciter pour nous libйrer de
la mort: Le Christ, йcrit saint Paul aux Corinthiens, est ressuscitй
des morts, prйmices de ceux qui se sont endormis. Puisque par un homme est
venue la mort, c'est par un homme aussi que vient la rйsurrection des morts. C'est dans les
sacrements que nous percevons l'effet de la mort du Christ, en ce qui concerne
la rйmission de la faute; nous avons vu plus haut comment les sacrements ont
efficacitй en vertu de la passion du Christ. Mais c'est а la fin des temps que nous
percevrons l'effet de la rйsurrection du Christ, en ce qui concerne la
libйration de la mort, quand tous nous ressusciterons par la puissance du
Christ. Si l'on prкche que le Christ est ressuscitй des morts, comment
quelques-uns parmi vous disent-ils qu'il n'y a pas de rйsurrection des morts?
S'il n'y a pas de rйsurrection des morts, le Christ non plus n'est pas ressuscitй,
notre prйdication est donc vaine, et vaine est votre foi. C'est donc une
nйcessitй de foi de croire en la rйsurrection des corps. D'aucuns, au nom
d'une exйgиse complиtement erronйe, ne croient pas qu'il y ait а attendre une
rйsurrection des corps; ce qu'ils lisent dans l'Йcriture au sujet de la
rйsurrection, ils s'йvertuent а l'appliquer а une rйsurrection spirituelle, en
ce sens que certains sont ressuscitйs par la grвce de la mort du pйchй. L'Apфtre en
personne a rйfutй cette erreur, quand il dit а Timothйe: Fuis les discours
profanes et vains; car leurs auteurs iront toujours plus avant dans l'impiйtй,
et leur parole fera des ravages comme la gangrиne. De ce nombre sont Hymйnйe et
Philиte, qui se sont йloignйs de la vйritй, en disant que la rйsurrection a
dйjа eu lieu, ce qui ne peut s'entendre que d'une rйsurrection spirituelle.
Affirmer une rйsurrection spirituelle en niant la rйsurrection des corps, c'est
donc aller contre la vйritй de la foi. D'aprиs tout ce que l'Apфtre dit aux
Corinthiens, il est йvident que les textes qui prйcиdent parlent de la
rйsurrection des corps. L'Apфtre ajoute en effet, peu aprиs: Semй animal, le
corps ressuscite spirituel, parlant manifestement de la rйsurrection des
corps. Il ajoute encore: Il faut que ce corps corruptible revкte
l'incorruptibilitй, et que ce corps mortel revкte l'immortalitй. C'est le
corps qui est corruptible et mortel. C'est donc le corps qui doit ressusciter. Le Seigneur
promet d'ailleurs une double rйsurrection. En vйritй, en vйritй je vous le
dis, l'heure vient et elle est dйjа venue, oщ les morts entendront la voix du
Fils de Dieu, et ceux qui l'auront entendue, vivront, dit-il en saint Jean,
en parlant, semble-t-il, de la rйsurrection spirituelle qui s'inaugurait а
ce moment, alors que quelques-uns lui donnaient, par la foi, leur adhйsion.
Mais le Christ parle bientфt aprиs de la rйsurrection des corps: L'heure
vient oщ tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront la voix du Fils de
Dieu. Ce ne sont pas des вmes, йvidemment, qui sont dans les tombeaux, mais
bien des corps. Il s'agit donc ici de la prйdiction de la rйsurrection des
corps. Cette rйsurrection, Job l'avait d'ailleurs expressйment annoncйe: Je
sais que mon rйdempteur est vivant et qu'au dernier jour je serai recouvert de
ma peau, et dans ma chair je verrai Dieu. Supposй tout ce que nous venons de dire,
mettons en valeur, en faveur de la rйsurrection des corps а venir, une preuve
йvidente. Au Livre IIe nous avons vu que les вmes des hommes йtaient
immortelles. Elles continuent donc de subsister, une fois sйparйes des corps.
Or aprиs ce que nous avons dit au mкme livre, il est йvident que l'union de
l'вme avec le corps est une union naturelle, puisque l'вme est par essence
forme du corps. Il est donc contre nature, pour l'вme, d'exister sans le corps.
Mais ce qui est contre nature ne peut pas toujours durer. L'вme ne sera donc
pas privйe de son corps d'une maniиre perpйtuelle. Et puisqu'elle continue de
subsister йternellement, il faut donc qu'elle soit de nouveau unie а son corps;
c'est la rйsurrection. L'immortalitй des вmes exige donc la rйsurrection des
corps. Le
dйsir naturel de l'homme, nous l'avons vu au Livre IIIe, est de tendre au
bonheur. Le bonheur, c'est la suprкme perfection de qui est heureux. Qu'il
manque quoi que ce soit а cette perfection, et l'on n'a pas encore le bonheur
parfait, car le dйsir n'est pas encore parfaitement en repos, puisque tout кtre
imparfait dйsire par nature atteindre sa perfection. Or l'вme sйparйe du corps
est d'une certaine maniиre dans un йtat d'imperfection, comme toute partie qui
existe sйparйe de son tout, l'вme йtant en effet une partie de la nature de
l'homme. Celui-ci ne peut donc atteindre la plйnitude de la fйlicitй tant que
l'вme n'est pas de nouveau rйunie au corps, йtant donnй surtout que l'homme ne
peut atteindre en cette vie au parfait bonheur. D'autre part, la Divine Providence, nous
l'avons vu au Livre IIIe, se doit de chвtier les pйcheurs et de rйcompenser les
bons. Or, en cette vie, c'est comme composйs d'вme et de corps que les hommes
commettent le pйchй ou font le bien C'est donc dans leur corps comme dans leur
вme que les hommes doivent recevoir la rйcompense et le chвtiment. Mais il est
manifeste qu'en cette vie on ne peut recevoir la rйcompense du parfait bonheur.
Une quantitй de pйchйs, pas davantage, ne sont punis en cette vie. Bien plus,
comme il est dit au Livre de Job: ici-bas, les impies vivent,
accroissent leurs forces et leurs richesses. Il faut donc affirmer une
nouvelle union de l'вme au corps, telle que l'homme puisse кtre rйcompensй et
chвtiй, dans son corps et dans son вme. 80:
OBJECTIONS CONTRE LA RЙSURRECTION
Voici
certaines objections qui semblent attaquer la foi en la rйsurrection. 1. Dans le monde
des кtres naturels, il ne s'en rencontre aucun qui, une fois corrompu, retrouve
dans son кtre son identitй numйrique, pas plus qu'il ne semble possible de
revenir de la privation а l'habitus. Aussi bien, puisque les кtres qui se
corrompent ne peuvent retrouver leur identitй numйrique, la nature
travaille-t-elle par la gйnйration а conserver dans l'identitй spйcifique ce
qui se corrompt. Les hommes йtant livrйs а la corruption de la mort, et le
corps lui-mкme rйduit aux premiers йlйments, il semble donc impossible que
l'homme revienne а la vie dans son identitй numйrique. 2. Impossible а un кtre en qui l'un des
principes essentiels ne garde pas l'identitй numйrique, d'кtre lui-mкme
numйriquement identique а lui-mкme; un des principes essentiels ayant changй,
c'est l'essence de la chose, qui donnait а cette chose son кtre et son unitй,
qui est changйe. Ce qui fait retour complet au nйant ne peut recommencer
d'exister dans une identitй numйrique: il y aura crйation plutфt que
restauration. Or il semble bien que plusieurs des йlйments essentiels de
l'homme font, avec sa mort, retour au nйant. C'est d'abord la corporйitй
elle-mкme et la forme du composй, puisque de toute йvidence le corps se
dйcompose. Viennent ensuite la partie sensitive et la partie nutritive de
l'вme, qui ne peuvent exister sans organes corporels. Semble enfin retourner au
nйant, une fois l'вme sйparйe du corps, l'humanitй elle-mкme, dont on dit
qu'elle est la forme du tout. La rйsurrection de l'homme dans son identitй
numйrique semble donc impossible. 3. Lа oщ il n'y a pas continuitй, il n'y a
pas, semble-t-il, identitй numйrique. Ce n'est pas seulement le cas йvident des
quantitйs et des mouvements; c'est aussi celui des qualitйs et des formes:
qu'un malade recouvre la santй, la santй retrouvйe ne sera pas la mкme
numйriquement que celle d'auparavant. Or il est clair que la mort dйtruit
l'кtre de l'homme, la corruption йtant passage de l'кtre au non-кtre. Il est
donc impossible que l'homme retrouve un кtre numйriquement identique. Ce ne
sera donc plus le mкme homme, numйriquement, car ce qui est identique selon le
nombre l'est йgalement selon l'кtre. 4. Si le mкme corps humain revient а la
vie, il faut pour la mкme raison que lui soit restituй tout ce qui lui
appartenait. Et voilа qu'il en dйcoule de bien grands inconvйnients: je ne
parle pas seulement des cheveux, des ongles et des poils, objets d'une taille
quotidienne, mais des autres parties du corps que l'action de la chaleur
naturelle rйsorbe secrиtement. Si l'homme qui ressuscite rйcupиre tout cela,
c'est une masse indйcente qui se relиvera. Il ne semble donc pas que l'homme,
une fois mort, doive ressusciter. 5. Il arrive en outre а certains hommes de
se nourrir de chair humaine, voire de n'utiliser que cette nourriture; aprиs
quoi ils engendrent des enfants. La mкme chair se trouve donc chez un grand
nombre d'hommes. Or il est impossible que cette chair ressuscite chez un grand
nombre. On ne voit pas, par ailleurs, qu'il y ait rйsurrection universelle et
parfaite si chacun ne rйcupиre pas ce qu'il possйdait. Il semble donc
impossible que les hommes ressuscitent un jour. 6. Ce qui est le lot de tous les кtres
d'une mкme espиce semble кtre naturel а cette espиce. Or la rйsurrection de
l'homme n'est pas naturelle: aucun agent naturel n'est assez puissant pour y
rйussir. Les hommes ne bйnйficieront donc pas tous d'une rйsurrection gйnйrale. 7. Si c'est le
Christ qui nous libиre de la faute et de cette consйquence du pйchй qu'est la
mort, seuls, semble-t-il, seront dйlivrйs de la mort, en ressuscitant, ceux qui
auront eu part aux mystиres du Christ et auront йtй ainsi libйrйs de la faute.
Or ce n'est pas le cas de tous les hommes. Tous les hommes, semble-t-il, ne
ressusciteront donc pas. 81:
RЙPONSE AUX OBJECTIONS PRЙCЙDENTES
Avant
de rйpondre а ces difficultйs, il est bon de remarquer que Dieu, en crйant la
nature humaine, a accordй au corps humain plus que ne l'exigeaient les
principes de sa nature, je veux dire une certaine incorruptibilitй, qui
l'adaptait parfaitement а sa forme, de telle sorte qu'а l'image de l'вme,
immortelle, le corps aurait pu, grвce а la mйdiation de l'вme, vivre lui aussi
d'une maniиre immortelle. Bien sыr, une telle incorruptibilitй pouvait ne pas
кtre naturelle du cфtй du principe actif; elle l'йtait pourtant pas son
ordonnance а la fin, а savoir que la matiиre soit proportionnйe а sa forme
naturelle, qui est sa fin. Mais l'вme s'йtant dйtournйe de Dieu, contre l'ordre
mкme de sa nature, le corps s'est vu retirer cette disposition que Dieu lui
avait confйrйe pour qu'il fыt avec l'вme en rapport harmonieux, et mort
s'ensuivit. Du point de vue de la crйation de la nature humaine, la mort est
donc pour ainsi dire un accident qui frappe l'homme du fait du pйchй. Cet accident, le
Christ le supprime, lui qui par le mйrite de sa passion a dйtruit la mort,
en mourant. Il en rйsulte que la puissance divine qui avait dotй le corps
d'incorruptibilitй, le soustrait de nouveau а la mort et le restaure pour la
vie. 1.
On rйpondra donc comme suit а la premiиre difficultй: la puissance de la
nature est а l'йgard de la puissance divine dans un rapport de dйficience
semblable а celui du pouvoir d'un instrument comparй au pouvoir d'un agent
principal. La nature en effet ne peut accomplir une telle _uvre, parce que,
pour agir, elle a toujours besoin de quelque forme. Or ce qui a forme, existe.
Une fois corrompu, un кtre a perdu la forme qui pouvait кtre principe d'action.
Voilа pourquoi l'action de la nature ne peut restaurer, dans une identitй
numйrique, ce qui s'est corrompu. Mais la puissance divine, qui produit les
choses dans l'кtre, en agit avec la nature de telle sorte qu'elle peut
produire, sans elle, un effet de nature. La puissance divine dont la permanence
domine la corruption des choses, peut donc ramener а leur intйgritй des кtres
corrompus. 2. La deuxiиme objection ne peut empкcher que l'homme ne puisse
ressusciter numйriquement identique. Aucun des principes essentiels de l'homme
ne tombe en effet dans le nйant, avec la mort. L'вme raisonnable, qui est la
forme de l'homme, subsiste aprиs la mort. La matiиre qui avait йtй soumise а
cette forme, demeure aussi, sous les mкmes dimensions qui faisaient d'elle une
matiиre individuйe. C'est par la rйunion de cette mкme вme avec cette mкme
matiиre, numйriquement parlant, que l'homme sera restaurй. Quant а la
corporйitй on peut la concevoir de deux maniиres. Concevons-la d'abord comme la
forme substantielle du corps, situйe dans le genre de la substance. La
corporйitй de n'importe quel corps n'est rien d'autre que sa forme
substantielle, qui la situe dans le genre et dans l'espиce, et lui donne
d'avoir trois dimensions. Dans un seul et mкme кtre, il n'y a pas diverses
formes substantielles dont une le situerait dans le genre suprкme, la substance
par exemple, dont une autre le situerait dans le genre prochain, dans le genre
de corps ou d'animal, par exemple, dont une autre encore le situerait dans
l'espиce, mettons d'homme ou de cheval. Si la premiиre forme en effet donnait
d'кtre substance, les formes suivantes s'ajouraient а ce qui est dйjа
ce-quelque-chose en acte et subsistant dans la nature; elles ne constitueraient
pas ce-quelque-chose, mais existeraient dans le sujet qui est ce-quelque-chose
а titre de formes accidentelles. La corporйitй, en tant qu'elle est forme
substantielle dans l'homme, ne doit donc кtre rien d'autre que l'вme
raisonnable, qui requiert pour sa matiиre d'avoir trois dimensions, puisqu'elle
est l'acte d'un certain corps. On peut concevoir la corporйitй d'une autre maniиre,
comme une forme accidentelle qui fait dire du corps qu'il se situe dans le
genre de la quantitй. La corporйitй n'est alors rien d'autre que les trois
dimensions qui constituent la dйfinition mкme de corps. Quand bien mкme la
corporйitй, prise en ce sens, tombe dans le nйant, une fois corrompu le corps
humain, cela ne peut empкcher le corps de ressusciter dans une identitй numйrique.
C'est qu'en effet la corporйitй prise en son premier sens ne tombe pas dans le
nйant, mais demeure inchangйe. La forme du mixte peut se concevoir pareillement de
deux faзons. En premier lieu, la forme du mixte peut se concevoir comme la
forme substantielle du corps mixte. Ainsi, dans l'homme, la forme substantielle
n'йtant rien d'autre que l'вme raisonnable, on ne pourra pas dire que la forme
du mixte, en tant que forme substantielle, tombe dans le nйant а la mort de
l'homme. En second lieu, on appelle forme du mixte une certaine qualitй composйe,
faite du mйlange de qualitйs simples, qui se comporte а l'йgard de la forme
substantielle du corps mixte comme une qualitй simple se comporte а l'йgard de
la forme substantielle d'un corps simple. Quand bien mкme la forme du mixte
ainsi comprise tombe dans le nйant, cela ne prйjuge pas de l'unitй du corps qui
ressuscite. On doit en dire autant de la partie nutritive et de la partie sensitive.
Si on entend en effet par partie nutritive et par partie sensitive des
puissances qui sont des propriйtйs naturelles de l'вme, ou plutфt du composй,
elles se corrompent avec le corps. Mais ce n'est pas pour autant un obstacle а
l'unitй du corps qui ressuscite. Si par ces parties on entend au contraire la
substance mкme de l'вme sensitive et de l'вme nutritive, l'une et l'autre ne
font qu'un avec l'вme raisonnable. Il n'y a pas trois вmes dans l'homme, mais
une seule. Quant а l'humanitй, ne la concevons pas comme une forme qui naоtrait de
l'union de la forme avec la matiиre, et comme distincte rйellement de l'une et
de l'autre. La matiиre devenant, grвce а la forme, ce-quelque-chose en acte,
comme l'explique Aristote au IIe Livre du De Anima, cette troisiиme
forme ne serait pas une forme substantielle mais une forme accidentelle. D'aucuns
affirment d'ailleurs que la forme de la partie est identique а la forme du tout:
ce qu'on appelle la forme de la partie donnant а la matiиre d'exister en acte,
ce qu'on appelle la forme du tout parachevant la dйfinition de l'espиce. En ce
sens l'humanitй n'est rien d'autre, rйellement, que l'вme raisonnable. Il en
ressort qu'elle ne tombe pas dans le nйant, а la corruption du corps. - Mais
parce que l'humanitй est l'essence de l'homme, parce que l'essence d'une chose
est signifiйe par sa dйfinition, et que la dйfinition d'une rйalitй naturelle
ne signifie pas seulement la forme mais bien la forme et la matiиre, l'humanitй,
tout comme le mot homme, doit nйcessairement signifier un composй de
matiиre et de forme. De faзon diffйrente pourtant. L'humanitй en effet
signifie les principes essentiels de l'espиce, aussi bien formels que
matйriels, abstraction faite des principes individuants: on parle de l'humanitй
qui fait qu'un certain кtre est un homme. Or on n'est pas homme du fait qu'on
possиde des principes individuants, mais du fait seulement qu'on possиde les
principes essentiels de l'espиce. L'humanitй dйsigne donc les seuls
principes essentiels de l'espиce; aussi la dйsigne-t-on par maniиre de partie.
Quant а l'homme, ce mot dйsigne sans doute les principes essentiels de
l'espиce, mais sans exclure de sa signification les principes individuants. On
appelle homme celui qui a l'humanitй, sans exclure qu'il puisse avoir autre
chose. Aussi l'homme est-il pris dans sa signification par mode de tout,
le mot homme dйsignant en effet les principes essentiels en acte, et les
principes individuants en puissance. Socrate dйsigne les uns et les
autres en acte, de mкme que le genre possиde la diffйrence en puissance et que
l'espиce, elle, la possиde en acte. Il ressort de tout cela que l'homme et
l'humanitй recouvrent leur identitй numйrique а la rйsurrection, en raison de
la permanence de l'вme raisonnable et de l'unitй de la matiиre. 3. La troisiиme
objection: l'кtre n'est pas un, car il n'est pas continu, prend appui sur
une base erronйe. Il est йvident que l'кtre de la matiиre et de la forme est
unique; c'est la forme en effet qui donne а la matiиre d'avoir l'кtre en acte.
En cela cependant, l'вme raisonnable diffиre des autres formes. Celles-ci n'ont
l'кtre qu'en concrйtion avec la matiиre, car elles ne dйpassent la matiиre ni
dans l'кtre ni dans l'agir. L'вme raisonnable par contre dйpasse manifestement
la matiиre dans son agir: elle a certaine opйration, l'intellection, qui ne
requiert la participation d'aucun organe corporel. Son кtre n'est donc pas un
кtre en concrйtion avec la matiиre. Cet кtre, qui йtait l'кtre du composй,
demeure donc en elle une fois le corps dissous. A la rйsurrection, le corps
restaurй retrouve le mкme кtre qui йtait demeurй dans l'вme. 4. La quatriиme
objection ne supprime pas l'unitй de celui qui ressuscite. Ce qui n'empкche
pas l'unitй numйrique de l'homme durant sa vie ne peut empкcher, c'est йvident,
l'unitй du ressuscitй. Du cфtй de la matiиre, les parties qui constituent le
corps de l'homme, durant sa vie, ne sont pas toujours les mкmes; elles le sont
seulement du cфtй de l'espиce. Du cфtй de la matiиre, les parties vont et
viennent; cela n'empкche pas l'homme d'кtre numйriquement un, du dйbut de sa
vie jusqu'а la fin. On peut en prendre un exemple dans le feu: tant qu'il brыle
on dit que c'est un unique feu, ceci en raison de la permanence de son espиce,
et malgrй le bois qu'il consume et qu'on apporte а diverses reprises. Ainsi en
va-t-il du corps humain. La forme et l'espиce de chacune de ses parties
continuent de subsister tout au long de sa vie, alors que la matiиre de ces
mкmes parties est consumйe par l'action de la chaleur naturelle et se rйgйnиre
sans cesse grвce а la nourriture. L'homme ne varie donc pas numйriquement
suivant la succession de ses вges, bien que ce qui est matйriellement dans
l'homme а l'un de ses stades ne se retrouve pas а un autre. Il n'est donc pas
requis pour l'identitй numйrique de l'homme, а sa rйsurrection, qu'il retrouve
tout ce qui lui a appartenu matйriellement durant tout le temps de sa vie. Il
suffit qu'il retrouve ce qui est nйcessaire pour complйter la quantitй qui lui
est due. Il semble qu'il doive surtout recouvrer l'йtat le plus parfait qu'il
connut dans la forme et l'espиce d'humanitй. S'il manque quelque chose а la
quantitй qui est due, soit qu'on ait йtй prйvenu par la mort avant que la
nature n'ait amenй а la quantitй parfaite, soit qu'on ait йtй mutilй, la
puissance de Dieu y supplйera par ailleurs. Mais cela n'empкchera pas l'unitй
du corps qui ressuscite. L'_uvre de la nature qui ajoute а ce que possиde
l'enfant pour le conduire а sa quantitй parfaite, ne le rend pas autre
numйriquement. Enfant et adulte, l'homme est numйriquement le mкme. 5. Il en rйsulte
que mкme le fait pour quelqu'un de se nourrir de chair humaine, - c'йtait la cinquiиme
objection -, ne peut faire obstacle а la foi en la rйsurrection. Il n'est
pas nйcessaire en effet que tout ce que l'homme a possйdй matйriellement
ressuscite en lui; encore une fois, s'il lui manque quelque chose, la puissance
de Dieu peut y supplйer. La chair mangйe ressuscitera en celui en qui elle fut
d'abord animйe par l'вme raisonnable. Quant au second, s'il ne s'est pas nourri
seulement de chair humaine, mais aussi d'autres aliments, pourra seulement
ressusciter en lui, pris de la matiиre de l'autre nourriture, ce qui sera
nйcessaire pour restaurer la quantitй convenable de son corps. S'il s'est
nourri exclusivement de chair humaine, ressuscitera en lui ce qu'il a reзu de
ses parents, la toute-puissance du Crйateur supplйant а ce qui manquera. A
supposer que les parents se soient nourris exclusivement de chair humaine au
point que leur semen, superflu de la nourriture, ait йtй le produit de chairs
йtrangиres, ce semen ressuscitera en celui qui en est nй; il y sera supplйй par
ailleurs en celui dont la chair a йtй mangйe. Voici en effet ce qui sera
sauvegardй а la rйsurrection: si plusieurs hommes ont possйdй matйriellement en
commun quelque chose, cette chose ressuscitera en celui en qui elle contribuait
davantage а le rendre parfait. Si donc le semen originel d'oщ est nй un homme
en a enrichi un autre par mode de nourriture, ce semen ressuscitera en celui
qui en est nй. Si telle chose a йtй possйdйe par un homme comme relevant de sa
perfection individuelle, et par un autre comme intйressant la perfection de
l'espиce, cette chose ressuscitera en celui dont elle relevait par mode de
perfection individuelle. Le semen ressuscitera donc dans l'engendrй, non dans
le gйnйrateur; la cфte d'Adam ressuscitera en Иve, non en Adam, en qui elle
avait existй comme en un principe de nature. Que si cet йlйment commun a йtй
dans l'un et l'autre individus sous le mкme mode de perfection, il ressuscitera
en celui en qui il a existй en premier. 6. Aprиs ce qu'on vient de dire, la
solution de la sixiиme objection est йvidente. En ce qui concerne la
fin, la rйsurrection est naturelle, pour autant qu'il est naturel а l'вme
d'кtre unie au corps. Mais le principe actif de cette rйsurrection n'est pas un
principe naturel; la rйsurrection a pour cause la seule puissance de Dieu. Il ne faut pas
dire non plus que tous ne ressusciteront pas, bien que tous n'adhиrent pas au
Christ par la foi et que tous ne soient pas instruits de ses mystиres. Le Fils
de Dieu a assumй la nature humaine pour la restaurer. Ce qui est dйfaut de
nature sera donc rйparй en tous: tous reviendront de la mort а la vie. Mais le
dйfaut personnel ne sera rйparй que dans ceux qui auront adhйrй au Christ, soit
par un acte personnel, en croyant en lui, soit du moins par le sacrement de la
foi. ETAT DES CORPS
RESSUSCITES
82: LES
HOMMES RESSUSCITERONT IMMORTELS
A la
rйsurrection, nous allons le voir clairement, les hommes ressusciteront tels
qu'ils n'auront plus de nouveau а mourir. La nйcessitй de mourir est une dйficience
qui affecte la nature humaine comme consйquence du pйchй. Or le Christ, par le
mйrite de sa passion, a rйparй les dйficiences que cette nature avait
contractйes en fonction du pйchй. C'est ce que dit l'Apфtre dans l'Йpоtre
aux Romains: Il n'en va pas du don comme de la faute; si par la faute d'un
seul, beaucoup sont morts, bien plus la grвce de Dieu, dans la grвce d'un seul
homme, Jйsus-Christ, a-t-elle abondй en beaucoup. Autrement dit, le mйrite
du Christ peut abolir plus efficacement la mort que le pйchй d'Adam ne pouvait
y entraоner. Ceux donc qui par le mйrite du Christ ressusciteront libйrйs de la
mort, n'en seront jamais plus victimes. En outre, ce qui doit durer pour toujours
n'est pas sujet а destruction. Si donc les hommes en ressuscitant avaient
encore а mourir, de telle sorte que la mort durerait toujours, celle-ci ne
serait aucunement dйtruite par la mort du Christ. Or elle a йtй dйtruite, dans
sa cause au moins pour le moment, selon la parole du Seigneur rapportйe par
Osйe: O mort, je serai ta mort. Dйtruite, elle le sera finalement en
fait, selon cette autre parole de la Ire Йpоtre aux Corinthiens: En dernier
lieu, la mort sera dйtruite. Il faut donc tenir, avec la foi de l'Йglise,
que les ressuscitйs ne mourront plus. L'effet d'ailleurs prend la ressemblance
de sa cause. Or la rйsurrection du Christ est cause de la rйsurrection а venir.
Si donc le Christ est ressuscitй de telle maniиre qu'il ne doit plus mourir, - le
Christ ressuscitй des morts ne meurt plus -, les hommes ressusciteront tels
qu'ils ne mourront plus. Si les ressuscitйs doivent encore mourir, ou bien ils
ressusciteront encore de cette nouvelle mort, ou ils n'en ressusciteront pas.
S'ils n'en ressuscitent pas, les вmes demeureront perpйtuellement sйparйes,
inconvйnient que nous avons dйnoncй en commenзant par affirmer qu'il y a
rйsurrection. S'ils ne ressuscitent pas aprиs la seconde mort, il n'y a aucune
raison pour qu'ils ressuscitent aprиs la premiиre. S'ils ressuscitent de nouveau aprиs la
seconde mort, ils ressusciteront ou pour mourir encore, ou pour ne plus mourir.
S'ils ne doivent plus mourir, la mкme raison vaut lors de la premiиre
rйsurrection. Si, par contre, ils doivent encore mourir, il y aura а l'infini,
dans le mкme sujet, alternance de mort et de vie. Ce qui ne convient pas,
semble-t-il. L'intention de Dieu doit se porter en effet sur quelque chose de
dйterminй. Or cette suite alternйe de mort et de vie est une certaine
transmutation, qui ne peut pas кtre une fin; c'est en effet contre la nature du
mouvement d'кtre fin, puisque tout mouvement tend vers autre chose. L'intention de la
nature infйrieure, dans son action, tend а la perpйtuitй. Toutes les actions
d'une nature infйrieure sont ordonnйes а la gйnйration, celle-ci ayant pour fin
de sauvegarder la perpйtuitй de l'espиce. La nature ne considиre donc pas tel
individu comme sa fin suprкme; ce qu'elle considиre en lui, c'est la
conservation de l'espиce. Cela, la nature le fait en tant qu'elle agit par le
pouvoir de Dieu, racine premiиre de la perpйtuitй. La fin de la gйnйration,
telle que l'expose le Philosophe, est de faire participer les кtres engendrйs а
la perpйtuitй de l'кtre divin. A plus forte raison l'action de Dieu tend-elle а
quelque chose de perpйtuel. La rйsurrection n'a pas pour fin la perpйtuitй de
l'espиce; celle-ci peut кtre assurйe par la gйnйration. Il faut donc qu'elle
ait pour fin la perpйtuitй de l'individu, perpйtuitй qui n'est pas а concevoir
du cфtй de l'вme, puisque l'вme l'avait dйjа avant la rйsurrection, perpйtuitй
qui est donc а concevoir du cфtй du composй. L'homme ressuscitй vivra donc
perpйtuellement. Les rapports du corps et de l'вme semblent diffйrer
selon qu'il s'agit de la premiиre gйnйration de l'homme ou selon qu'il s'agit
de sa rйsurrection. Dans le cas de la premiиre gйnйration, la crйation de l'вme
suit la gйnйration du corps; c'est une fois prйparйe la matiиre corporelle par
la vertu du semen, que Dieu infuse l'вme en la crйant. Mais dans le cas de la
rйsurrection, c'est le corps qui est adaptй а l'вme prйexistante. La premiиre
vie que l'homme acquiert par voie de gйnйration suit la condition du corps
corruptible, en subissant la privation de la mort. Mais la vie que l'homme
acquiert en ressuscitant sera perpйtuelle, suivant la condition mкme de l'вme
incorruptible. Si mort et vie doivent se succйder а l'infini dans le
mкme sujet, cette alternance de vie et de mort aura l'allure d'un mouvement
cyclique. Or tout mouvement cyclique chez les кtres sujets а la gйnйration et а
la corruption prend son origine dans le mouvement cyclique primordial des corps
incorruptibles, mouvement qui se situe dans le mouvement local, d'oщ tous les
autres mouvements dйrivent par ressemblance. L'alternance de mort et de vie
aura donc son origine dans un corps cйleste; ce qui est impossible puisque le
rappel d'un cadavre а la vie dйpasse le pouvoir d'une action naturelle. On ne
doit donc pas supposer une telle alternance de vie et de mort, ni par
consйquent que les corps ressuscitйs devront encore mourir. Tout ce qui se
succиde dans un mкme sujet, a, au point de vue du temps, une mesure dйterminйe
pour sa durйe. Tout ceci est en effet soumis au mouvement du ciel qui commande
le temps. Mais l'вme sйparйe n'est pas soumise au mouvement du ciel, car elle
est supйrieure а toute nature corporelle. L'alternance de sa sйparation du
corps et de son union avec lui n'est donc pas soumise au mouvement du ciel. Il
n'y a donc pas dans l'alternance de la mort et de la vie ce mouvement cyclique
qui s'avиre nйcessaire si les ressuscitйs meurent а nouveau. On ressuscitera
donc pour ne plus mourir. Voilа pourquoi il est dit en Isaпe: Dieu dйtruira
la mort pour toujours, et dans l'Apocalypse: Il n'y aura plus de mort. Ainsi se trouve
rйfutйe l'erreur de certains Paпens de l'antiquitй qui croyaient, comme saint
Augustin l'avance au XIIe Livre de la Citй de Dieu, aux mкmes retours des
temps et des кtres temporels. De mкme, disaient-ils, que Platon le
Philosophe avait en ce temps-ci enseignй ses disciples, dans la Citй d'Athиnes,
dans cette Йcole qu'on appelle l'Acadйmie, ainsi de longs siиcles auparavant,
eux-mкmes sйparйs par de nombreux et larges intervalles, le mкme Platon, la
mкme citй, la mкme Йcole, les mкmes disciples s'йtaient retrouvйs et se
retrouveraient enfin au terme de siиcles innombrables. A cela, comme le
note saint Augustin au mкme endroit, certains voudraient rapporter ce qui est
dit au 1er chapitre de l'Ecclйsiaste: Qu'est-ce qui a йtй? Ce qui sera.
Qu'est-ce qui a йtй fait? Ce qui se fera. Il n'y a rien de nouveau sous le
soleil. Personne ne peut dire: « Vois, c'est nouveau ». Cette chose a
dйjа existй dans les siиcles qui nous ont prйcйdйs. Passage qu'on ne doit
pas entendre en ce sens que les mкmes choses se retrouveraient, numйriquement
les mкmes, а travers les diffйrentes gйnйrations, mais qu'elles se retrouvent
seulement spйcifiquement semblables. C'est l'enseignement mкme d'Aristote, а la
fin du Livre de la Gйnйration, quand il s'йlиve contre le systиme dont
on vient de parler. 83: LES
RESSUSCITЙS N'AURONT PLUS BESOIN DE SE NOURRIR; ILS N'AURONT PLUS A EXERCER DE
RELATIONS CHARNELLES
Ce
qu'on vient de dire montre comment les ressuscitйs n'auront plus besoin de se
nourrir et n'auront plus а exercer de relations charnelles. La vie
corruptible йvacuйe, ce qui est au service de cette vie devra кtre nйcessairement
йvacuй. Or il est йvident que l'usage de la nourriture est au service de la vie
corruptible; si nous prenons de la nourriture, en effet, c'est pour йviter la
corruption que pourrait entraоner l'йpuisement de l'йlйment humide naturel. De
plus, dans la vie prйsente, l'usage de nourriture est nйcessaire pour assurer
la croissance; ce qui n'aura plus de raison d'кtre, aprиs la rйsurrection,
puisque tous les hommes ressusciteront avec la quantitй qui leur est due. De mкme, l'union
charnelle de l'homme et de la femme est au service de la vie corruptible,
ordonnйe qu'elle est а la gйnйration, celle-ci sauvegardant du moins au plan de
l'espиce ce qui ne peut se conserver pour toujours au plan des individus. Or la
vie des ressuscitйs, nous l'avons vu, sera incorruptible. Les ressuscitйs
n'auront donc plus besoin de se nourrir; ils n'auront plus а exercer de
relations charnelles. La vie des ressuscitйs ne sera pas moins ordonnйe que
la vie prйsente; elle le sera mкme davantage, puisqu'а l'une l'homme parvient
par la seule action de Dieu, et qu'il acquiert l'autre avec la collaboration de
la nature. Or, en cette vie, le besoin de se nourrir est ordonnй а une certaine
fin: on ne prend de nourriture que pour que la digestion l'assimile au corps.
Si donc, dans la vie ressuscitйe, il doit y avoir besoin de se nourrir, ce ne
pourra кtre qu'en vue de l'assimilation au corps. Mais comme rien de ce qui est
du corps ne se dйsagrйgera alors, le corps йtant incorruptible, on doit
affirmer que tout ce qui sera assimilй en fait de nourriture contribuera а
l'accroissement du corps. Or l'homme ressuscitera, nous l'avons vu, avec la
quantitй qui lui est due. Il en arrivera donc а une quantitй dйmesurйe; est
dйmesurйe en effet la quantitй qui dйpasse ce qui est dы. L'homme ressuscitй
vivra perpйtuellement. Ou bien il aura pour toujours besoin de se nourrir, ou
bien il n'en aura pas besoin pour toujours, mais seulement pour un temps
dйterminй. Si donc il continue а toujours user de nourriture, et que cette
nourriture assimilйe par un corps d'oщ rien n'est plus dйtruit doit
nйcessairement aboutir а un accroissement des dimensions de ce corps, on devra
affirmer que le corps de l'homme ressuscitй croоtra а l'infini. C'est
impossible: cette croissance est en effet un mouvement naturel, et l'intention
d'une puissance naturelle en mouvement ne se porte jamais а l'infini, mais
toujours а une fin prйcise. C'est ce que dit Aristote au IIe livre De l'Ame,
quand il affirme que pour tous les кtres consistants la nature est le
terme et de leur grandeur et de leur croissance. Mais si l'homme ressuscitй n'a pas
toujours besoin de nourriture, et qu'il vive toujours, il faudra lui concйder
un temps au cours duquel il n'usera pas de nourriture. Voilа pourquoi c'est dиs
le principe que ceci devra se produire. L'homme ressuscitй n'aura donc pas
besoin de se nourrir. N'usant pas de nourriture, l'homme ressuscitй, par
consйquent, n'aura pas davantage de relations charnelles, lesquelles requiиrent
une йmission de liquide sйminal. Il ne peut y avoir en effet, de la part d'un
corps ressuscitй, йmission de semen. C'est impossible du cфtй de sa substance.
D'abord ce serait contraire а la nature du semen, qui ferait figure d'йlйment
corrompu, s'йcartant de la nature et ne pouvant кtre ainsi le principe d'une action
naturelle, comme l'explique le Philosophe dans le Livre de la Gйnйration des
Animaux. C'est aussi parce que rien ne peut кtre distrait de la substance
du corps en йtat d'incorruptibilitй. Le semen ne pourra pas davantage кtre йmis
comme superflu de la nourriture, si les corps ressuscitйs n'ont pas besoin de
se nourrir. Il n'y aura donc pas de relations charnelles chez les ressuscitйs. Les relations
charnelles ont pour fin la gйnйration. Si donc il y a relations charnelles
aprиs la rйsurrection, il s'ensuivra, а moins que ce ne soit en vain, qu'il y
aura comme maintenant gйnйration d'homme. Il y aura donc aprиs la rйsurrection
beaucoup d'hommes qui n'auront point existй auparavant. C'est donc en vain que
la rйsurrection des morts, dont le but est que tous ceux qui ont mкme nature
reзoivent ensemble la vie, aura йtй ajournйe si longtemps. Si des hommes
continuent d'кtre engendrйs aprиs la rйsurrection, ou bien ils connaоtront а
leur tour la corruption, ou bien ils seront incorruptibles et immortels. S'ils
sont incorruptibles et immortels, il en rйsultera un grand nombre
d'inconvйnients. Il faudra d'abord supposer que ces hommes naissent sans le
pйchй originel, puisque la nйcessitй de mourir est un chвtiment qui est la
suite du pйchй originel. Mais c'est aller contre l'affirmation de l'Apфtre dans
l'Йpоtre aux Romains: Par un seul homme le pйchй et la mort sont entrйs dans
tous les hommes. Autre consйquence: les hommes n'auront pas tous besoin de
la rйdemption qui vient du Christ, si certains naissent sans pйchй originel,
libres de la nйcessitй de mourir; le Christ ainsi ne sera plus le chef de tous
les hommes, ce qui contredit йgalement cette parole de l'Apфtre, dans la Ire Йpоtre
aux Corinthiens: De mкme qu'en Adam tous meurent, de mкme dans le Christ tous
seront vivifiйs. Autre inconvйnient encore: dans ces hommes, une
gйnйration semblable а la nфtre n'aboutira pas а un terme semblable. Les hommes
en effet qui naissent maintenant par voie de gйnйration sйminale naissent а une
vie corruptible; ceux-lа alors naоtront а une vie immortelle. Mais si les
hommes qui naоtront alors sont corruptibles et meurent, а supposer qu'ils ne
ressuscitent pas, leurs вmes resteront en consйquence perpйtuellement sйparйes
de leurs corps, ce qui ne sied pas, puisque ces вmes sont de mкme espиce que
les вmes des hommes ressuscitйs. S'ils ressuscitent il faudra que les autres
attendent leur rйsurrection, de maniиre que le bйnйfice de la rйsurrection qui
intйresse la restauration de la nature soit accordй en une seule et mкme fois а
tous ceux qui ont part а une seule et mкme nature. Mais on ne voit pas, d'autre
part, pourquoi certains auraient а attendre une rйsurrection globale, si tous
n'ont pas а l'attendre. Si les ressuscitйs ont des relations charnelles et
engendrent, ou ce sera pour toujours, ou ce ne sera pas pour toujours. Si c'est
pour toujours il en rйsultera une multiplication des hommes а l'infini. Or la
nature gйnйratrice ne pourra pas avoir d'autre fin, aprиs la rйsurrection, que
la multiplication des hommes. Il ne s'agira plus en effet de conserver
l'espиce, puisque la vie des hommes sera incorruptible. L'intention de la
nature gйnйratrice sera donc indйfinie, ce qui est impossible. Si ce n'est pas
pour toujours, mais pour un temps dйterminй, que les hommes doivent engendrer,
ce temps йcoulй, ils n'engendreront donc plus. C'est la raison pour laquelle
dиs le principe on doit accorder qu'ils n'auront plus de relations charnelles
et qu'ils n'engendreront plus. Si l'on prйtend que les ressuscitйs auront encore а
se nourrir et а entretenir des relations charnelles, non point en vue de la
conservation ou de la croissance du corps, ni pour assurer la conservation de
l'espиce ou la multiplication des hommes, mais pour le seul plaisir qui rйside
en ces actes, et pour qu'il ne manque aucun plaisir а la rйcompense derniиre,
l'inconvenance d'une telle affirmation йclate de bien des maniиres. En premier lieu,
la vie des ressuscitйs, nous l'avons vu, sera plus harmonieusement ordonnйe que
la vie d'ici-bas. Or en cette vie, il est contraire а l'ordre, il est vicieux
que l'homme use de nourriture et entretienne des rapports charnels pour le seul
plaisir, et non point pressй par la nйcessitй de soutenir son corps ou
d'engendrer une descendance. La raison le veut ainsi; les plaisirs qui rйsident
dans les actions dont nous venons de parler ne sont pas en effet la fin de ces
actes, bien au contraire. La fin de ces plaisirs naturels, c'est que les кtres
animйs ne s'abstiennent pas, par fatigue, d'actes qui sont nйcessaires а la
nature, ce qui se produirait s'ils n'y йtaient attirйs par le plaisir. C'est
donc renverser indыment l'ordre que d'accomplir ces actes pour le seul plaisir.
Ce qui ne peut d'aucune maniиre кtre le fait des ressuscitйs, dont la vie, par
hypothиse, sera la mieux ordonnйe qui soit. La vie des ressuscitйs est ordonnйe а la
sauvegarde d'une parfaite bйatitude. Or la bйatitude et la fйlicitй de l'homme
ne consistent pas dans les plaisirs du corps, plaisirs de la nourriture ou
plaisirs de la chair. Il faut donc refuser l'existence de tels plaisirs dans la
vie des ressuscitйs. Les actes des vertus sont ordonnйs а la bйatitude
comme а leur fin. Si donc dans l'йtat de la bйatitude а venir, ces plaisirs de
la nourriture et de la chair constituaient pour ainsi dire des йlйments de la
bйatitude, il en rйsulte que ceux qui agissent vertueusement auraient en vue,
d'une certaine maniиre, ces plaisirs dont on vient de parler. C'est nier l'idйe
mкme de tempйrance. Il est en effet contraire а l'idйe de tempйrance que
quelqu'un s'abstienne de certains plaisirs pour pouvoir en jouir davantage par
la suite. Toute chastetй deviendrait ainsi impudique, et toute abstinence
gourmande. Si donc ces plaisirs existent (dans la vie ressuscitйe), ils
n'existeront pas comme йlйments de bйatitude, de telle maniиre que ceux qui
agissent vertueusement les aient en vue. Mais ceci ne peut кtre. Tout ce qui
existe en effet existe ou pour autre chose ou pour soi. Les plaisirs en
question n'existeront pas alors pour autre chose, puisqu'ils ne seront pas au
service d'actes ordonnйs а des fins naturelles. Reste donc qu'ils existeront
pour eux-mкmes. Or tout ce qui existe ainsi pour soi, ou bien est la bйatitude,
ou bien un йlйment de la bйatitude. De tels plaisirs, s'ils existent dans la
vie des ressuscitйs, doivent donc faire partie de la bйatitude; ce qui est
impossible, comme on vient de le montrer. Il n'y aura donc aucun plaisir de
cette sorte dans la vie future. Il paraоt d'ailleurs absurde de chercher
des plaisirs charnels, qui nous sont communs avec les bкtes, lа oщ l'on attend
les joies les plus hautes, que nous partageons avec les anges, les joies de la
vision de Dieu, commune entre les anges et nous. A moins que l'on ne veuille
dire, - parfaite absurditй - que la bйatitude des anges est incomplиte parce
qu'il leur manque les plaisirs des brutes. Aussi bien le Seigneur dit-il, en
saint Matthieu, qu'а la rйsurrection, les hommes n'auront point de
femmes; ni les femmes de maris; mais qu'ils seront comme les anges de Dieu. Ainsi se trouve
rйfutйe l'erreur des Juifs et des Sarrazins qui veulent que les hommes, а la
rйsurrection, aient encore, comme maintenant, а se nourrir et а entretenir des
rapports charnels. Certains chrйtiens hйrйtiques ont mкme emboоtй le pas en
annonзant un rиgne terrestre du Christ d'une durйe de mille ans pendant
lesquels, disaient-ils, les ressuscitйs d'alors s'adonneraient sans mesure а
des banquets charnels oщ il y aurait tant de vivres et de boissons que non
seulement aucune pudeur ne serait plus gardйe, mais que les m_urs des paпens
eux-mкmes seraient dйpassйes. A croire de telles choses il n'y a que des кtres
charnels que les chrйtiens spirituels appellent « chiliastes », d'un
mot grec que nous pouvons traduire par « millйnaristes », ainsi
qu'Augustin l'йcrit au XXe Livre de la Citй de Dieu. Il existe bien
quelques arguments qui paraissent appuyer cette opinion. Le premier de ces
arguments, c'est qu'Adam, qui йtait en possession d'une vie immortelle, avant
son pйchй, eut, en cet йtat, besoin de se nourrir et d'entretenir des rapports
charnels; c'est avant le pйchй qu'il lui a йtй dit: Croissez et
multipliez-vous, et encore: Mangez de tout arbre qui est dans le jardin. Un autre
argument, c'est que le Christ lui-mкme a mangй et bu aprиs sa rйsurrection. Lorsqu'il
eut mangй, devant ses disciples, nous dit Saint Luc, prenant ce qui
restait, il le leur donna. Saint Pierre йgalement, dans les Actes: Ce
Jйsus, Dieu l'a ressuscitй le troisiиme jour et lui a donnй de se faire voir,
non а tout le peuple, mais aux tйmoins choisis d'avance par Dieu, а nous qui
avons mangй et bu avec lui, aprиs sa rйsurrection d'entre les morts. Il existe encore
certains textes qui semblent promettre а l'homme, pour cet йtat futur, l'usage
des aliments. Le Seigneur des armйes, lit-on en Isaпe, prйparera pour
tous les peuples sur la montagne un festin de viandes grasses et de vin pris
sur la lie. Qu'il faille entendre ce passage de l'йtat des ressuscitйs, la
suite le montre clairement: Il dйtruira la mort pour toujours et le Seigneur
essuiera toutes les larmes de tous les visages. - On lit encore en Isaпe:
Voici que mes serviteurs mangeront et vous, vous aurez faim; voici que mes
serviteurs boiront et vous, vous aurez soif. Que ceci se rapporte а l'йtat
de la vie future, ce qui suit le montre clairement: Voici que je vais crйer
des cieux nouveaux et une terre nouvelle. - Le Seigneur dira aussi, au
chapitre XXVIe de saint Matthieu: Je ne boirai plus dйsormais de ce fruit de
la vigne, jusqu'au jour oщ je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de
mon Pиre; et encore, en saint Luc: Et moi, je vous prйpare un royaume,
comme mon Pиre me l'a prйparй, afin que vous mangiez et buviez а ma table dans
mon royaume. -L'Apocalypse nous dit encore que de chaque cфtй du fleuve,
dans la citй des Bienheureux, il y aura des arbres de vie qui donneront douze
fois leurs fruits, et aussi: Je vis les вmes de ceux qui avaient йtй
dйcapitйs а cause du tйmoignage de Jйsus; ils eurent la vie et rйgnиrent avec
le Christ pendant mille ans. Les autres morts n'eurent point la vie, jusqu'а ce
que les mille ans fussent йcoulйs. Tout ceci semble bien confirmer
l'opinion des hйrйtiques dont nous avons parlй. La rйponse est facile. La premiиre
objection, а propos d'Adam, n'a aucune portйe. Adam en effet a joui d'une
certaine perfection personnelle, mais la nature humaine n'йtait pas arrivйe а
une totale perfection, le genre humain ne s'йtant pas encore multipliй. Adam
fut donc йtabli dans le degrй de perfection qui convenait au chef du genre
humain. Aussi bien fallait-il, pour la multiplication du genre humain, qu'il
engendrвt, et pour cela qu'il se nourrоt. La perfection des ressuscitйs, elle,
ne sera acquise qu'une fois la nature humaine parvenue а sa totale perfection,
le nombre des йlus йtant dйsormais complet. Aussi il n'y aura place ni pour la
gйnйration, ni pour l'usage d'aliments. C'est pourquoi l'immortalitй et
l'incorruptibilitй des ressuscitйs seront telles qu'ils ne pourront plus mourir
et que rien ne pourra plus se dйsagrйger de leur corps. Adam, lui, йtait
immortel de telle maniиre qu'il pouvait ne pas mourir s'il ne pйchait pas,
qu'il pouvait au contraire mourir s'il pйchait. Son immortalitй йtait capable
de se conserver, non point en ce sens que rien ne se dйsagrйgerait de son
corps, mais en ce sens qu'il pouvait compenser la dйcomposition de l'humeur
naturelle par l'absorption de nourriture, et qu'ainsi son corps ne pыt se
corrompre peu а peu. Quant au Christ, il faut dire qu'aprиs sa
rйsurrection il mangea non point par nйcessitй, mais pour prouver la vйritй de
cette rйsurrection. La nourriture ne fut pas alors convertie en sa chair, mais
rйduite en la matiиre prйjacente. La rйsurrection commune ne connaоtra pas
cette raison de manger. Les textes d'Йcriture qui paraissent promettre
l'usage des aliments aprиs la rйsurrection doivent кtre interprйtйs dans un
sens spirituel. La Sainte Йcriture nous propose en effet les rйalitйs
intelligibles sous des comparaisons sensibles pour que notre esprit, selon
le mot de saint Grйgoire le Grand, apprenne а aimer ce qu'il ne connaоt pas
а partir de ce qu'il connaоt. De cette maniиre, la joie que donne la
contemplation de la sagesse, et l'assimilation de la vйritй par notre
intelligence sont d'ordinaire dйcrites par la sainte Йcriture sous le
symbolisme de la nourriture. Au Livre des Proverbes, il est dit de la
Sagesse: Elle a mкlй son vin et dressй la table. Elle a dit а ceux qui sont
dйpourvus de sens: venez, mangez de mon pain et buvez du vin que j'ai mкlй pour
vous. Il est dit aussi dans l'Ecclйsiastique: Elle le nourrira du pain
de la vie et de l'intelligence, elle l'abreuvera de l'eau de la sagesse
salutaire. De cette mкme sagesse, les Proverbes nous disent encore:
Elle est un arbre de vie pour ceux qui l'auront saisie; qui s'y sera attachй,
est heureux. Les textes allйguйs n'obligent donc pas а dire que
les ressuscitйs auront а se nourrir. Les paroles du Seigneur, citйes au
chapitre XXVIe de saint Matthieu peuvent aussi s'entendre autrement, en
rйfйrence aux repas pris par le Christ avec ses disciples aprиs la rйsurrection:
le Christ boit le vin nouveau, c'est-а-dire d'une nouvelle maniиre, non
point par nйcessitй, mais comme preuve de sa rйsurrection. Et il dit: dans
le royaume de mon Pиre, parce qu'а la rйsurrection du Christ, le royaume de
l'immortalitй a commencй de se manifester. Quant aux paroles de l'Apocalypse sur
les mille ans et sur la premiиre rйsurrection des martyrs, il
faut comprendre cette rйsurrection de la rйsurrection des вmes, ressuscitйes du
pйchй. C'est le sens de la parole de saint Paul aux Йphйsiens: Lиve-toi
d'entre les morts et le Christ t'illuminera. Les mille ans signifient le
temps de l'Йglise, au cours duquel les Martyrs, ainsi que les autres saints,
rиgnent avec le Christ, tant dans l'Йglise d'ici-bas, appelйe le royaume de
Dieu, que dans la patrie cйleste en ce qui concerne les вmes. Le nombre de
mille a le sens de perfection, parce que c'est un nombre cubique, et que le
nombre dix, qui en est la racine, est йgalement, d'ordinaire, symbole de
perfection. C'est donc une йvidence que les ressuscitйs ne s'adonneront ni а la
nourriture et а la boisson, ni aux activitйs charnelles. On en peut
conclure а la cessation de toutes les occupations de la vie active, ordonnйes,
semble-t-il, aux besoins de l'alimentation, aux rapports charnels, et а tout ce
que rйclame la vie corruptible. Seule demeurera chez les ressuscitйs
l'occupation de la vie contemplative. Aussi est-il dit de Marie en
contemplation qu'elle a choisi la meilleure part qui ne lui sera pas
enlevйe. C'est encore la raison qui fait dire, au Livre de Job: Celui
qui descend aux enfers, ne remontera plus; il ne retournera plus dans sa maison
et le lieu qu'il habitait ne le reconnaоtra plus. Par ces paroles, Job
refusait cette rйsurrection proposйe par certains selon qui, aprиs la
rйsurrection, l'homme retournerait а des occupations semblables а celles qu'il
a maintenant, comme la construction de maisons et l'exercice d'autres mйtiers
de ce genre. 84:
IDENTITЙ DE NATURE DES CORPS RESSUSCITЙS
Ce que
l'on vient de dire en a induit plusieurs а se tromper sur les qualitйs des
ressuscitйs. Le corps, composй d'йlйments contraires, semble vouй
nйcessairement а la corruption; on en a conclu que les ressuscitйs n'auraient
pas de corps composйs d'йlйments contraires. D'aucuns ont affirmй que nos corps ne
ressusciteraient pas dans leur nature corporelle, mais seraient transformйs en
esprit, frappйs qu'ils йtaient par cette parole de l'Apфtre: Le corps, semй
animal, ressuscitera spirituel. - D'autres se sont appuyйs sur cette mкme
parole pour assurer qu'aprиs la rйsurrection nos corps seraient vaporeux, semblables
а l'air et aux vents; l'air йtant appelй aussi esprit, ils traduisaient spirituels
par aйriens. - D'autres encore, prenant prйtexte de ce que dit l'Apфtre au
sujet de la rйsurrection dans la 1re Epоtre aux Corinthiens: il y a des
corps cйlestes et il y a des corps terrestres, ont prйtendu qu'а la
rйsurrection les вmes reprendraient non point des corps terrestres mais des
corps cйlestes. Toutes ces opinions paraissent confirmйes par cette
parole de l'Apфtre, au mкme endroit: La chair et le sang n'entreront pas en
possession du royaume de Dieu. Il semble donc que les corps des
ressuscitйs n'auront ni chair ni sang, et par consйquent aucune humeur. Mais la faussetй
de ces opinions est йvidente. Notre rйsurrection en effet sera semblable а la
rйsurrection du Christ, comme l'йcrit Paul aux Philippiens: Il restaurera
notre corps misйrable а la ressemblance de son corps glorieux. Mais le
Christ aprиs sa rйsurrection a eu un corps qu'on pouvait toucher, fait de
chairs et d'os. Au tйmoignage de saint Luc, il dit а ses disciples,
aprиs sa rйsurrection: Touchez et voyez, un esprit n'a ni chair ni os comme
vous voyez que j'ai. Les autres hommes, quand ils ressusciteront, auront
donc des corps que l'on pourra toucher, faits de chairs et d'os. L'вme est unie au
corps comme la forme а la matiиre. Or toute forme possиde une matiиre
dйterminйe; il doit y avoir proportion en effet entre l'acte et la puissance.
Mais l'вme йtant spйcifiquement identique, il semble qu'elle doive avoir une
matiиre spйcifiquement identique. Le corps sera donc aprиs la rйsurrection
spйcifiquement le mкme qu'avant. Il devra donc кtre fait de chairs, d'os et
d'autres йlйments semblables. La dйfinition des кtres naturels, qui exprime
l'essence de l'espиce, inclut la matiиre; il en rйsulte que la matiиre йtant
affectйe d'un changement spйcifique, l'espиce de l'кtre naturel change
nйcessairement. Or l'homme est un кtre naturel. Si donc aprиs la rйsurrection
il n'a pas de corps composй de chairs, d'os, et d'autres йlйments semblables,
comme il l'est maintenant, l'кtre qui ressuscitera ne sera pas de mкme espиce,
et le terme d'homme n'aura plus qu'un sens йquivoque. Il y a bien plus de distance entre l'вme
d'un homme et un corps d'une autre espиce, qu'entre l'вme d'un homme et le
corps d'un autre homme. Or l'вme d'un homme, on l'a montrй au Livre IIe, ne
peut кtre rйunie au corps d'un autre homme. A plus forte raison ne
pourra-t-elle l'кtre, а la rйsurrection, а un corps d'une autre espиce. Il est
nйcessaire, pour que l'homme ressuscite dans une identitй numйrique, que ses
parties essentielles soient numйriquement les mкmes. Si donc le corps du
ressuscitй n'йtait pas fait de cette chair et de ces os dont il est
actuellement composй, ce ne serait pas numйriquement le mкme homme qui
ressusciterait. Job, d'ailleurs, rйfute de faзon йclatante toutes ces
fausses opinions, lorsqu'il dit: De nouveau je serai entourй de ma peau, et
de ma chair je verrai Dieu; je le verrai, moi, non pas un autre, Chacune de ces
opinions prйsente des incohйrences qui lui sont propres. Il est
parfaitement impossible, en effet, de supposer que le corps se transforme en
esprit. Il n'y a de passage rйciproque qu'entre des кtres qui sont unis dans la
matiиre. Or il ne peut y avoir participation commune а la matiиre entre кtres
spirituels et кtres corporels, les substances spirituelles йtant totalement
immatйrielles. Il est donc impossible que le corps humain se transforme en
substance spirituelle. S'il le faisait, il se transformerait ou bien en
cette substance spirituelle qu'est l'вme, ou bien en une autre. S'il se
transformait en l'вme, il n'y aurait plus en l'homme, aprиs comme avant la
rйsurrection, que l'вme. La rйsurrection n'apporterait donc aucun changement а
la condition de l'homme. Si le corps se transformait en une autre substance
spirituelle, il en rйsulterait que deux substances spirituelles produiraient un
кtre, un par nature; ce qui est impossible puisque chaque substance spirituelle
est subsistante par soi. Il est pareillement impossible que le corps humain
ressuscitй soit comparable а l'air et aux vents. Le corps de l'homme, comme celui de tout
animal, doit en effet avoir une figure dйterminйe, en tout comme en parties. Or
le corps qui possиde une figure dйterminйe doit, en soi, pouvoir кtre
circonscrit, la figure йtant ce qui est compris par un trait ou par des traits
limitatifs. Or l'air n'a pas en soi de quoi кtre circonscrit; il ne peut l'кtre
que par un terme йtranger. Le corps de l'homme ressuscitй ne peut donc
ressembler а l'air ou aux vents. Ce corps doit кtre aussi douй de toucher,
car il n'y a pas d'animal sans toucher. Or le ressuscitй doit кtre un animal,
puisqu'il est homme. Mais un corps aйrien ne peut кtre douй de toucher, pas
plus qu'aucun autre corps simple, йtant donnй que le corps qui est sujet du
toucher doit faire le lien entre des qualitйs tactiles, de telle maniиre qu'il
soit en quelque sorte en puissance а leur endroit, comme le Philosophe le
prouve au IIe Livre De l'Ame. Il est donc impossible que le corps de
l'homme ressuscitй soit un corps aйrien, comparable aux vents. Il ressort de lа
qu'il ne peut кtre un corps cйleste. Le corps de l'homme, comme celui de tout
animal, doit кtre rйceptif aux qualitйs tactiles, nous venons de le dire. Or ce
ne peut кtre le fait d'un corps cйleste; qui n'est ni froid ni chaud, ni humide
ni sec, ni rien de semblable, que ce soit en acte ou que ce soit en puissance,
comme il est prouvй au 1er Livre Du Ciel. Le corps de l'homme ressuscitй
ne sera donc pas un corps cйleste. D'ailleurs les corps cйlestes sont
incorruptibles; ils ne peuvent perdre leur disposition naturelle. Or la figure
qui leur convient par nature est la forme sphйrique, comme il est prouvй au IIe
Livre Du Ciel et du Monde. Il leur est donc impossible de recevoir la
figure qui convient par nature au corps humain. Il est par consйquent
impossible que les corps des ressuscitйs soient de la nature des corps
cйlestes. 85:
CONDITION DIFFЙRENTE DES CORPS RESSUSCITЙS
Sans
doute les corps ressuscitйs seront-ils de mкme espиce que nos corps de
maintenant; leur condition sera pourtant diffйrente. La premiиre diffйrence qui affectera les
corps des ressuscitйs, des bons comme des mauvais, ce sera leur
incorruptibilitй. A cela il y a une triple raison. La premiиre vient
de la fin mкme de la rйsurrection. Les bons comme les mauvais ressusciteront
pour recevoir dans leur propre corps la rйcompense ou le chвtiment de ce qu'ils
auront fait durant leur vie terrestre. La rйcompense des bons, la bйatitude,
sera йternelle; йternelle йgalement la peine due au pйchй mortel. Ceci ressort
de ce que nous avons prйcisй au Livre IIIe. Il faut donc que les corps des uns
et des autres soient incorruptibles. Une deuxiиme raison peut se tirer de la
cause formelle de la rйsurrection. On l'a dit dйjа, c'est pour ne point
demeurer йternellement sйparйe que l'вme reprendra un corps а la rйsurrection.
Aussi bien, puisque c'est en vue de la perfection de l'вme que celle-ci
recouvre un corps, convient-il que ce corps connaisse la condition qui est
propre а l'вme. Or l'вme est incorruptible. On doit en conclure qu'il lui sera
rendu un corps incorruptible. La troisiиme raison est а prendre du cфtй de la cause
efficiente. Dieu qui restaurera pour la vie les corps dйjа corrompus, pourra а
plus forte raison donner а ces corps de conserver pour toujours la vie qui leur
sera rendue. C'est ainsi, а titre de figure, qu'il a conservй intacts, quand il
l'a voulu, des corps pourtant corruptibles, tels ceux des Trois Enfants dans la
fournaise. On doit donc concevoir ainsi l'incorruptibilitй de l'йtat futur: ce
corps, maintenant corruptible, sera rendu incorruptible par la puissance de
Dieu. L'вme aura sur lui une parfaite domination, en tant qu'elle aura pouvoir
de lui communiquer la vie, ce а quoi rien ne pourra s'opposer. Tel est le sens
du mot de l'Apфtre, dans la Ire Йpоtre aux Corinthiens: Il faut que ce corps
corruptible revкte l'incorruptibilitй, que ce corps mortel revкte
l'immortalitй. L'homme ressuscitй ne sera donc pas immortel pour la
raison qu'il aura repris un autre corps incorruptible, comme le prйtendaient
les opinions citйes plus haut, mais parce que ce corps, qui est maintenant
corruptible, deviendra incorruptible. On doit donc comprendre la parole de
l'Apфtre: La chair et le sang n'auront point part ait royaume de Dieu, en
ce sens que dans la condition des ressuscitйs, la corruption de la chair et du
sang sera supprimйe, la substance de la chair et du sang йtant maintenue
cependant. Aussi l'Apфtre ajoute-t-il: la corruption n'hйritera pas
l'incorruptibilitй. 86:
QUALITЙ DES CORPS GLORIEUX
En
raison du mйrite du Christ, la rйsurrection supprimera d'une faзon gйnйrale,
chez tous, bons et mauvais, le dйfaut de nature; il restera pourtant une
diffйrence entre les bons et les mauvais, en ce qui les intйresse
personnellement. Il relиve de l'ordre de la nature que l'вme humaine soit la
forme du corps, lui donnant la vie, le conservant dans l'кtre; mais c'est en
vertu des actes personnels que l'вme mйrite d'кtre йlevйe а la gloire de la
vision de Dieu, ou d'кtre exclue par sa faute de cet ordre de gloire. Il en ira donc,
en gйnйral, du corps de tous selon qu'il convient а l'вme: forme incorruptible,
celle-ci donnera au corps d'кtre incorruptible, nonobstant la composition des
contraires, la matiиre du corps de l'homme йtant en cela, de par la puissance
de Dieu, totalement soumise а l'вme humaine. Mais de la lumiиre et de la force
de l'вme йlevйe а la vision de Dieu, le corps qui lui sera uni recevra quelque
chose de plus. Il sera totalement soumis а l'вme, de par la puissance divine,
non seulement quant а l'кtre, mais aussi quant aux actions et passions,
mouvements et qualitйs corporelles. De mкme donc que l'вme qui jouit de la
vision de Dieu sera inondйe d'une certaine lumiиre spirituelle, de mкme par
rejaillissement de l'вme sur le corps, celui-ci, а sa maniиre, sera revкtu de
la lumiиre de gloire. D'oщ la parole de l'Apфtre, dans la 1re Йpоtre
aux Corinthiens: Semй dans l'ignominie, le corps ressuscitera dans la gloire. Notre
corps, maintenant opaque, sera alors lumineux. Comme dit saint Matthieu: Les
justes resplendiront comme le soleil, dans le royaume de leur Pиre. Unie а sa fin
suprкme, l'вme qui jouira de la vision de Dieu, verra tous ses dйsirs comblйs.
Et parce que c'est le dйsir de l'вme qui meut le corps, il en rйsultera que le
corps obйira totalement а l'empire de l'esprit. Les corps des bienheureux
seront donc douйs d'agilitй. C'est bien ce que dit l'Apфtre au mкme
endroit: Il est semй dans la faiblesse, il ressuscitera dans la force. Nous
faisons l'expйrience de la faiblesse de notre corps en le trouvant impuissant а
obйir au dйsir de l'вme dans les mouvements et dans les actions que celle-ci
lui commande. Cette faiblesse sera alors totalement supprimйe, par la force qui
de l'вme unie а Dieu rejaillira sur le corps. Voilа pourquoi la Sagesse dit
des justes qu'ils courront comme des йtincelles а travers le chaume; non
pas que le mouvement ait en eux pour fin de rйpondre а quelque nйcessitй, -
ceux qui possиdent Dieu n'ont besoin de rien - il sera simplement une preuve de
force. De
mкme que l'вme qui jouit de Dieu verra son dйsir comblй en ce qui concerne
l'obtention de tout bien, de mкme verra-t-elle son dйsir comblй en ce qui
regarde l'йloignement de tout mal: il n'y a pas de place pour le mal dans la
compagnie du souverain bien. Le corps amenй par l'вme а son point de
perfection, et proportionnellement а l'вme, sera immunisй contre tout mal,
aussi bien en acte qu'en puissance, en acte d'abord, puisqu'il n'y aura dans
les corps ressuscitйs ni corruption ni difformitй, ni dйfaut quelconque; en
puissance aussi, car ils ne pourront souffrir rien qui leur soit dommageable.
Aussi bien seront-ils impassibles, sans pourtant que cette impassibilitй
leur enlиve rien de la passion qui fait partie de la nature sensible: ils
useront en effet de leurs sens pour leur plaisir, en tout ce qui est compatible
avec l'йtat d'incorruption. C'est pour exprimer cette impassibilitй des corps
ressuscitйs que l'Apфtre dit: Semй dans la corruption, il ressuscitera dans
l'incorruption. L'вme qui jouira de Dieu lui sera unie d'une maniиre
absolument parfaite, ayant part au maximum, selon sa capacitй, а la bontй de
Dieu. Le corps, pareillement, sera soumis parfaitement а l'вme, participant
autant que possible а ses propriйtйs, par l'acuitй des sens, par la rйgulation
de l'appйtit corporel, par la perfection totale de sa nature; un кtre de
nature est en effet d'autant plus parfait qu'en lui la matiиre est plus
parfaitement soumise а la forme. Voilа la raison de la parole de l'Apфtre: Semй
animal, il ressuscitera corps spirituel. Le corps du ressuscitй sera
spirituel, non qu'il sera esprit comme certains l'entendent abusivement, -
qu'on entende esprit au sens de substance spirituelle ou qu'on l'entende au
sens d'air ou de vent -; mais parce qu'il sera totalement soumis а l'esprit.
Ainsi maintenant est-il appelй corps animal, non qu'il soit вme, mais parce
qu'il est soumis aux passions de l'вme et qu'il a besoin d'кtre nourri. Tout ce que nous
venons de dire appelle la conclusion suivante: de mкme que l'вme humaine sera
йlevйe а la gloire des esprits cйlestes jusqu'а voir l'essence de Dieu, de mкme
le corps de l'homme sera magnifiй jusqu'а possйder les propriйtйs des corps
cйlestes: lumineux, impassible qu'il sera, douй d'une agilitй qui ne connaоtra
ni difficultй ni effort, amenй par sa forme а la perfection la plus achevйe.
Voilа pourquoi l'Apфtre dit des corps ressuscitйs qu'ils seront cйlestes, non
par leur nature, mais par leur gloire. Aussi, aprиs avoir dit qu'il y a des
corps cйlestes et qu'il y a des corps terrestres, ajoute-t-il: autre est
la gloire des corps cйlestes, autre la gloire des corps terrestres. De mкme
que la gloire а laquelle est йlevйe l'вme de l'homme dйpasse l'excellence
naturelle des esprits cйlestes, de mкme la gloire des corps ressuscitйs
dйpasse-t-elle la perfection naturelle des corps cйlestes, par une plus grande
clartй, par une impassibilitй mieux assurйe, par une plus grande libertй de
mouvement, et une plus haute dignitй de nature. 87: DU
LIEU DES CORPS GLORIFIЙS
Il
doit y avoir proportion entre le lieu et la chose qui l'occupe. En consйquence,
ayant part aux propriйtйs des corps cйlestes, les corps ressuscitйs doivent
avoir eux aussi leur lieu dans les cieux, ou mieux au-dessus de tous les
cieux, pour se trouver ensemble avec le Christ qui les conduira а cette
gloire par sa puissance, et dont l'Apфtre dit qu'il est montй au-dessus de
tous les cieux, afin de remplir toutes choses. Il semble bien futile d'opposer а cette
promesse divine un raisonnement tirй de la position naturelle des йlйments,
comme s'il йtait impossible au corps humain, bien que terrestre et occupant
selon sa nature un lieu des plus bas, d'кtre йlevй au-dessus d'йlйments moins
lourds. Il est en effet manifeste que le corps tient de l'вme qui lui donne son
achиvement, de ne pas suivre la pente des йlйments. Aussi longtemps que nous
vivons, l'вme, par sa puissance, maintient le corps, en l'empкchant d'кtre
dissous par les йlйments contraires. Grвce а la puissance de l'вme motrice, le
corps peut s'йlever, et d'autant plus haut que cette force est plus grande. Or
il est clair que l'вme sera douйe d'une force plйniиre, quand elle sera unie а
Dieu par la vision. Il ne doit donc pas paraоtre trop difficile que le corps,
grвce а la puissance de l'вme, soit alors prйservй de toute corruption, et
йlevй au-dessus de tous les autres corps. Le fait que la sphиre des corps cйlestes
ne saurait кtre brisйe pour laisser s'йlever au-dessus d'elle les corps
glorieux, n'oppose pas davantage d'impossibilitй а cette promesse divine. La
puissance de Dieu permet en effet qu'il y ait simultanйitй des corps glorieux
avec d'autres corps. Une preuve nous en a йtй donnйe а l'avance quand le Christ
s'est prйsentй corporellement а ses disciples, en entrant toutes portes
closes. 88: DU
SEXE ET DE L'AGE DES RESSUSCITЙS
C'est
une erreur de croire, comme on l'a fait, qu'il n'y aura pas de sexe fйminin
parmi les corps des ressuscitйs. La rйsurrection en effet doit rйparer les
dйfauts de nature; elle n'enlиvera rien au corps des ressuscitйs de ce qui
constitue la perfection de leur nature. Or, aussi bien chez l'homme que chez la
femme, les organes de la gйnйration relиvent au mкme titre que les autres
membres de l'intйgritй du corps humain. Chez l'homme comme chez la femme, ces
organes ressusciteront donc. Qu'on n'ait pas а en user, n'est pas une objection
valable. Si une telle raison valait en faveur de l'absence de tous les organes
nйcessaires а la nutrition, puisque l'on n'usera plus d'aliments aprиs la
rйsurrection, c'est une grande partie des membres qui manqueraient ainsi au
corps des ressuscitйs. Bien que sans usage, tous ces organes ressusciteront
donc, pour restituer au corps l'intйgritй de sa nature. Et ainsi, ce ne sera
pas en vain. La faiblesse du sexe fйminin ne s'oppose pas davantage а la perfection
des ressuscitйs. Cette faiblesse en effet ne vient pas d'un dйfaut de nature,
mais d'un dessein de la nature. La distinction naturelle qu'elle йtablit entre
les кtres humains manifestera а la fois la perfection de la nature et la
sagesse divine, laquelle dispose tout avec ordre. Quant а la parole de l'Apфtre, dans l'Йpоtre
aux Йphйsiens: Jusqu'а ce que nous parvenions tous а ne plus faire qu'un dans
la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu, et а constituer cet homme
parfait, dans la force de l'вge, qui rйalise la plйnitude du Christ, elle
n'oblige pas davantage а conclure dans ce sens. Elle ne veut pas dire que tous
les ressuscitйs qui s'en iront а la rencontre du Christ dans les airs possйderont
le sexe viril; elle veut indiquer la perfection et la puissance de l'Йglise.
C'est l'Йglise tout entiиre qui sera comme un homme parfait, allant а la
rencontre du Christ, ainsi qu'il ressort du contexte. Mais il convient que tous ressuscitent
dans la jeunesse de l'вge du Christ, pour la perfection que cet вge seul
apporte а la nature, Dans l'enfance, la croissance n'a pas fini d'apporter а la
nature sa pleine maturitй; avec la vieillesse, la dйcrйpitude l'en a dйjа
frustrй. 89: DE
LA QUALITЙ DES CORPS RESSUSCITЙS, CHEZ LES DAMNЙS
Nous
pouvons rйflйchir maintenant sur la condition des corps ressuscitйs, chez ceux
qui seront damnйs. Il convient qu'il y ait proportion entre leur corps
et leur вme. Par nature, l'вme des mйchants est bonne, crййe qu'elle est par
Dieu; mais leur volontй sera dйsordonnйe, dйfaillante par rapport а sa fin
propre. Les corps des damnйs, en ce qui regarde la nature, retrouveront donc
leur intйgritй; ils ressusciteront а l'вge parfait, sans aucune atrophie des
membres, sans ces dйfauts ou ces infirmitйs qu'a pu provoquer une erreur de la
nature. Les morts, dit l'Apфtre dans la 1re Йpоtre aux Corinthiens,
ressusciteront incorruptibles, ce qui doit s'entendre de tous, bons et
mauvais, comme le veut le contexte. Mais parce que l'вme sera, par volontй,
dйtournйe de Dieu et privйe de sa fin propre, ces corps ne seront pas spirituels,
comme s'ils йtaient parfaitement soumis а l'esprit; bien plus, l'вme sera dans
un йtat charnel. Ces corps ne seront pas douйs d'agilitй, comme
s'ils obйissaient sans difficultй а l'вme; bien plutфt seront-ils lourds et
pesants, insupportables en quelque sorte а l'вme, а l'exemple mкme de
l'вme que la dйsobйissance a dйtournйe de Dieu. Ils demeureront sujets а la souffrance,
comme maintenant, et plus encore que maintenant, de telle maniиre cependant
qu'ils йprouveront du cфtй des rйalitйs sensibles douleur mais non corruption,
de mкme que l'вme sera torturйe par la totale frustration du dйsir naturel
qu'elle a de la bйatitude. Ces corps seront opaques et tйnйbreux, а
l'image de l'вme privйe de la lumiиre de la connaissance de Dieu. C'est le sens
de la parole de l'Apфtre: Tous ressusciteront, mais tous ne seront pas
changйs; seuls les bons seront transformйs pour la gloire; les corps des
mйchants ressusciteront privйs de gloire. Peut-кtre regardera-t-on comme impossible
que les corps des mйchants soient sujets а la souffrance sans l'кtre а la
corruption, puisque toute passion trop forte altиre la substance. Nous
voyons en effet qu'un corps, s'il demeure longtemps dans le feu, finit par se
consumer, qu'une douleur trop intense va jusqu'а sйparer l'вme du corps. Tout ceci se
vйrifie dans l'hypothиse oщ la matiиre passe de forme en forme. Aprиs la
rйsurrection, le corps humain, pas plus chez les rйprouvйs que chez les йlus,
ne pourra passer de forme en forme; chez les uns comme chez les autres, le
corps sera totalement parachevй par l'вme dans son кtre naturel, au point qu'il
ne sera plus possible que telle forme soit йcartйe de tel corps ni que telle
autre ne soit introduite, la puissance de Dieu soumettant parfaitement le corps
а l'вme. Il en rйsulte que la puissance oщ se trouve la matiиre premiиre а
l'йgard de n'importe quelle forme se trouvera liйe en quelque sorte dans le
corps humain par la puissance de l'вme, de telle maniиre qu'elle ne pourra plus
кtre actualisйe par une autre forme. Mais le corps des damnйs n'йtant pas
totalement soumis а l'вme, au moins sous certains aspects, il sera heurtй dans
sa sensibilitй par des sensibles contraires. Un feu corporel l'accablera, en ce
sens que la qualitй de ce feu s'opposera par son intensitй mкme а l'йquilibre organique
et а l'harmonie qui est connaturelle au sens, sans toutefois qu'il puisse les
dйtruire. Une telle йpreuve cependant ne pourra pas sйparer l'вme du corps,
celui-ci restant toujours, nйcessairement, sous l'emprise de la mкme forme. Et de mкme que les
corps des Bienheureux seront йlevйs au-dessus des corps cйlestes en ce
renouveau que sera la gloire, de mкme les corps des damnйs seront vouйs, en
proportion inverse, а des lieux infйrieurs, de tйnиbres et de souffrances. Que
sur eux fonde la mort et qu'ils descendent, vivants, aux enfers, dit le
Psaume LIV. Et l'Apocalypse: Le diable, leur sйducteur, fut jetй dans
l'йtang de feu et de soufre, oщ la bкte et le faux prophиte seront tourmentйs
jour et nuit, pour les siиcles des siиcles. 90:
COMMENT DES SUBSTANCES IMMATЙRIELLES PEUVENT КTRE TOURMENTЙES PAR UN FEU
MATЙRIEL
Mais
un doute peut se lever: comment le dйmon, qui n'a pas de corps, et les вmes des
damnйs avant la rйsurrection, peuvent-ils souffrir d'un feu matйriel, de ce
mкme feu dont souffriront dans l'enfer les corps des damnйs, comme l'affirme le
Seigneur: Allez, maudits, au feu йternel, prйparй pour le diable et ses
anges? Il faut d'abord йviter de penser que des substances incorporelles
puissent souffrir d'un feu matйriel au point que ce feu corrompe leur nature,
ou l'altиre, ou lui fasse subir une quelconque transformation, de la maniиre oщ
maintenant nos corps corruptibles peuvent кtre affectйs par le feu. Les
substances incorporelles n'ont point de matiиre corporelle qui puisse les
rendre sujettes а un changement de la part de rйalitйs corporelles; elles ne
sont pas davantage rйceptives а des formes sensibles, si ce n'est d'une maniиre
intellectuelle qui n'est pas douloureuse, mais bien plutфt йpanouissante et
agrйable. On ne peut davantage affirmer que ces substances souffrent d'un feu
matйriel en raison de quelque opposition des contraires, comme ce sera le cas
des corps aprиs la rйsurrection; car des substances incorporelles n'ont pas
d'organes sensoriels et n'usent pas de puissances sensitives. Ces substances
incorporelles souffrent donc du feu matйriel par le biais d'une certaine
ligature. Les esprits, en effet, peuvent кtre enchaоnйs aux corps soit
par mode de forme, comme l'вme l'est au corps humain, pour lui donner la vie,
soit, en dehors de ce rфle de forme, а la maniиre dont les nйcromanciens, par
la puissance des dйmons, enchaоnent les esprits а des figurines ou а d'autres
objets de ce genre. Pour ces esprits, c'est une source de douleur que de se
savoir enchaоnйs par chвtiment а ces objets grossiers. Il est normal d'ailleurs
que les esprit damnйs souffrent le chвtiment de peines corporelles. Tout pйchй
d'une crйature raisonnable vient en effet d'un manque de soumission а Dieu. Or
la peine doit кtre proportionnйe а la faute: la volontй doit subir en sens
contraire, pйnalement, ce dont l'amour a йtй pour elle une causй de pйchй.
C'est donc un juste chвtiment, pour une nature raisonnable pйcheresse, d'кtre
soumise, liйe en quelque sorte, а des кtres infйrieurs, corporels en
l'occurrence. Au pйchй commis contre Dieu est due, non seulement la peine du dam, mais
aussi la peine du sens, nous l'avons vu au Livre IIIe. La peine du sens rйpond
en effet а cet aspect de la faute qui consiste а se tourner, de faзon
dйsordonnйe, vers un bien transitoire; la peine du dam, elle, rйpondant а cet
autre aspect de la faute qui consiste а se dйtourner du bien immuable. Or la
crйature raisonnable, et spйcialement l'вme humaine, pиche en se tournant de
maniиre dйsordonnйe vers les rйalitйs corporelles. Il est donc juste qu'un
chвtiment lui soit infligй par l'entremise de ces кtres corporels. Si cette peine
afflictive, que nous appelons la peine du sens, est due au pйchй, il
faut bien qu'elle ait pour origine ce qui peut entraоner une souffrance. Or
rien ne cause de souffrance que ce qui s'oppose а la volontй. Mais il n'est pas
opposй а la volontй naturelle de la nature raisonnable d'кtre liйe а une
substance spirituelle; bien au contraire, il y a lа pour elle une source de
joie, et qui intйresse sa perfection: c'est en effet une union du semblable
avec son semblable, de l'intelligible avec l'intellect, puisque toute substance
spirituelle est de soi intelligible. Mais il est contraire а la volontй
naturelle d'une substance spirituelle d'кtre soumise а un corps а l'йgard
duquel, selon l'ordre de sa nature, elle devrait кtre libre. Il est donc juste
qu'une substance spirituelle soit punie par l'intermйdiaire d'кtres corporels. Il ressort de lа
que tout en interprйtant dans un sens spirituel les rйalitйs corporelles dont
parle l'Йcriture а propos de la rйcompense des Bienheureux, comme de la
promesse de mets et de boissons, il faut interprйter dans un sens matйriel et
propre certaines rйalitйs corporelles dont l'Йcriture menace les pйcheurs а
titre de chвtiment. Il ne convient pas qu'une nature supйrieure soit
rйcompensйe par l'usage d'une rйalitй infйrieure, alors qu'elle doit l'кtre par
l'union а une nature supйrieure; mais une nature supйrieure est justement punie
en йtant condamnйe а vivre en compagnie de natures infйrieures. Rien n'empкche
pourtant de comprendre dans un sens spirituel et figuratif ce que l'Йcriture
affirme matйriellement quant aux peines des damnйs. Ainsi le ver dont parle Isaпe:
leur ver ne mourra pas, peut кtre compris comme le remords de la conscience
qui torture mкme les impies. Il est impossible en effet qu'un ver corporel
ronge une substance spirituelle et pas davantage les corps des damnйs, qui sont
incorruptibles. Les larmes et les grincements de dents, dans les
substances spirituelles, ne peuvent avoir qu'un sens mйtaphorique, bien que
rien ne les empкche d'avoir un sens littйral dans les corps des damnйs, aprиs
la rйsurrection; а condition toutefois qu'on ne voie pas dans ces gйmissements
une effusion de larmes, - pareille effusion ne pouvant se produire dans ces
corps -, mais seulement cette souffrance du coeur, ce trouble des yeux et de la
tкte qui d'habitude accompagnent les pleurs.
ETAT
DES ESPRITS RESSUSCITES
91:
AUSSITOT SЙPARЙES DU CORPS, LES AMES REЗOIVENT LEUR RЙCOMPENSE OU LEUR CHATIMENT
Nous
pouvons conclure de tout ceci que les вmes humaines reзoivent aussitфt aprиs la
mort, selon leurs mйrites, leur chвtiment ou leur rйcompense. Les вmes
sйparйes, nous l'avons montrй, sont en effet capables d'encourir des
chвtiments, non seulement spirituels, mais aussi corporels. Qu'elles puissent
entrer dans la gloire, c'est йvident, aprиs ce que nous avons dit au Livre
IIIe. Dиs que l'вme est sйparйe du corps, elle devient capable de voir Dieu,
vision а laquelle elle ne pouvait parvenir tant qu'elle йtait unie а un corps
corruptible. C'est en effet dans la vision de Dieu que consiste l'ultime
bйatitude de l'homme, rйcompense de la vertu. Or on ne voit pas pourquoi
chвtiment et rйcompense seraient diffйrйs, du moment que l'вme est capable de
l'un et de l'autre. Sitфt donc que l'вme est sйparйe du corps, elle reзoit sa
rйcompense ou son chвtiment pour tout ce qu'elle a fait pendant qu'elle
йtait dans son corps. Cette vie-ci est le temps du mйrite ou du dйmйrite,
d'oщ la comparaison avec le service militaire et les jours du
mercenaire, telle qu'elle est йtablie au Livre de Job: La vie de l'homme
sur terre est un temps de service, ses jours sont comme ceux d'un mercenaire. Mais
aprиs le temps de service, aprиs le travail du mercenaire, vient la rйcompense
ou le chвtiment, dыs а ceux qui ont bien ou mal _uvrй. Aussi est-il dit au Lйvitique:
Le salaire du mercenaire ne restera pas avec toi jusqu'au lendemain matin. Et
encore, en Job: Bien vite, je ferai retomber votre provocation sur vos
tкtes. Il est normal que l'ordre du chвtiment et de la rйcompense rйponde а
l'ordre de la faute et du mйrite. Or mйrite et faute n'intйressent le corps que
par l'intermйdiaire de l'вme: rien ne rentre dans l'ordre du mйrite ou du
dйmйrite qui ne soit volontaire. Il convient donc que la rйcompense comme le
chвtiment atteignent le corps par le biais de l'вme, non point l'вme par le
biais du corps. Il n'y a donc aucune raison d'attendre la rйsurrection des
corps pour qu'ait lieu la rйcompense ou la punition des вmes; bien plutфt
convient-il que les вmes en qui tout d'abord se trouvent rйalisйs faute et
mйrite, soient tout d'abord aussi punies ou rйcompensйes. Rйcompense et
chвtiment sont dыs aux crйatures raisonnables en vertu de la mкme providence de
Dieu qui accorde aux rйalitйs naturelles leurs perfections propres. Or il en va
ainsi des rйalitйs naturelles que chacune d'elles reзoit а l'instant la
perfection dont elle est capable, а moins qu'il n'y ait un obstacle soit de la
part du sujet rйcepteur, soit de la part de l'agent. Puisque les вmes
deviennent capables de la gloire et du chвtiment aussitфt que sйparйes du
corps, elles les recevront immйdiatement, sans que la rйcompense des bons et le
chвtiment des mйchants soient diffйrйs jusqu'au temps oщ les вmes retrouveront
leur corps. Il faut cependant bien voir que de la part des bons il peut y avoir un
certain obstacle а ce que l'вme dйliйe du corps reзoive immйdiatement cette
rйcompense derniиre qu'est la vision de Dieu. A cette vision, qui dйpasse
absolument les facultйs naturelles, la crйature raisonnable ne peut кtre йlevйe
qu'une fois totalement purifiйe. Il est dit de la Sagesse que rien de
souillй ne peut pйnйtrer en elle; et en Isaпe, qu'aucun impur ne passera
par lа. Or c'est le pйchй qui souille l'вme en l'enchaоnant indыment aux
rйalitйs infйrieures. De cette souillure elle est purifiйe en cette vie par la
pйnitence et par les autres sacrements. Mais il arrive que cette purification
n'est pas pleinement rйalisйe ici-bas et que l'вme est encore redevable de
peine, soit qu'il y ait eu nйgligence ou affaires trop absorbantes, soit mкme
que l'on ait йtй prйvenu par la mort. L'вme n'en mйrite pas pour autant d'кtre
totalement exclue de la rйcompense, car tout cela peut se faire sans qu'il y
ait pйchй mortel, le seul qui puisse dйtruire la charitй а laquelle est due la
rйcompense de la vie йternelle. Il faut donc que de telles вmes soient
purifiйes aprиs cette vie, avant d'obtenir la rйcompense derniиre. Or cette
purification est afflictive, tout comme en cette vie oщ elle aurait pu кtre
pleinement accomplie au moyen de peines satisfactoires. Sans quoi, dans
l'hypothиse oщ la peine qui n'est pas accomplie ici-bas ne serait pas ressentie
dans le monde а venir, le sort de ceux qui nйgligent de le faire serait
meilleur que le sort de ceux qui en ont le souci. Le don de la rйcompense aux
вmes des bons а qui il reste encore ici-bas quelque chose а purifier sera donc
retardй jusqu'а ce que ces вmes aient subi les peines purificatrices. Voilа
pourquoi nous affirmons qu'il y a un purgatoire. C'est ce que confirme la parole de
l'Apфtre dans la Ire Йpоtre aux Corinthiens: Si son _uvre est consumйe, il
en subira la perte; quant а lui, il sera sauvй, mais comme а travers le feu. C'est
ce que confirme aussi la tradition de l'Йglise universelle qui prie pour les
dйfunts, d'une priиre qui serait inutile s'il n'y avait pas de purgatoire.
L'Йglise en effet ne prie pas pour ceux qui sont arrivйs au terme, bons ou
mauvais, mais pour ceux qui ne sont pas encore arrivйs.
Qu'aussitфt aprиs la mort les
вmes reзoivent leur chвtiment ou leur rйcompense, s'il n'y a pas d'obstacle,
les textes de l'Йcriture l'affirment. Il est dit des mйchants, au Livre de
Job: Ils passent leurs jours dans le bonheur et en un instant ils descendent
aux enfers; et en saint Luc: Le riche mourut et fut enseveli dans
l'enfer, l'enfer йtant le lieu oщ les вmes sont punies. Il en va йvidemment
de mкme pour les bons. Le Seigneur, suspendu а la croix, dit au larron: Dиs
aujourd'hui tu seras avec moi dans le Paradis, йtant entendu que le Paradis
est la rйcompense qui est promise aux bons, selon le mot de l'Apocalypse: Au
vainqueur je ferai manger de l'arbre de vie placй dans le paradis de mon Dieu. Certains
prйtendent, sans doute, qu'il ne faut pas voir dans le paradis l'ultime
rйcompense des cieux dont il est parlй en saint Matthieu: Soyez dans la joie
et l'allйgresse, car votre rйcompense sera grande dans les cieux. Il ne
s'agirait que d'une rйcompense terrestre, le paradis semblant кtre en effet ce
lieu terrestre dont il est dit dans la Genиse: Dieu planta un paradis de
dйlices et il y mit l'homme qu'il avait modelй. Mais si l'on йtudie
correctement les paroles de la sainte Йcriture, on verra que la rйtribution
finale promise aux saints dans les cieux est accordйe aussitфt aprиs cette vie.
Dans la Ire Йpоtre aux Corinthiens, au chapitre IVe, l'Apфtre a commencй
par parler de la gloire finale en disant que la lйgиre tribulation d'un
moment nous prйpare, bien au delа de toute mesure, une masse йternelle de
gloire. Aussi bien ne regardons-nous pas aux choses visibles, mais aux
invisibles; les choses visibles en effet n'ont qu'un temps, les invisibles sont
йternelles, parole qui s'applique clairement а la gloire finale, celle des
cieux. Puis, pour en montrer le temps et le mode, l'Apфtre ajoute: Nous
savons en effet que si cette tente - notre demeure terrestre -vient а кtre
dйtruite, nous avons une maison qui est l'_uvre de Dieu, une demeure йternelle
qui n'est pas faite de main d'homme, et qui est dans les cieux. Par lа Paul
donne clairement а entendre qu'une fois accomplie la sйparation d'avec le
corps, l'вme entre dans l'йternelle demeure du ciel, qui n'est rien d'autre que
la jouissance de Dieu, а l'image de celle des anges dans les cieux. L'Apфtre,
objectera-t-on peut-кtre, n'a pas dit qu'aussitфt aprиs la dissolution du corps
nous prendrions en fait possession de cette demeure йternelle des cieux; il ne
s'agit que d'espйrance, l'entrйe en possession rйelle йtant rйservйe а
l'avenir. Une telle objection est йvidemment а l'opposй de l'intention de
l'Apфtre; c'est dиs cette vie en effet que nous est promise, selon la
prйdestination divine, cette demeure du ciel; et dйjа nous l'avons en
espйrance, selon cette parole de l'Йpоtre aux Romains: C'est en espйrance
que nous avons йtй sauvйs. C'est donc inutilement qu'il aurait ajoutй:
Si cette tente -notre demeure terrestre -vient а кtre dйtruite. Il lui
aurait suffi de dire: Nous savons que nous avons une maison qui est l'_uvre
de Dieu, etc... Ce qui suit le montre d'ailleurs plus clairement encore: Sachant
que demeurer dans ce corps, c'est vivre en exil loin du Seigneur, - car nous
cheminons dans la foi et non dans la claire vision -nous sommes donc
pleins d'assurance et prйfйrons quitter ce corps pour aller demeurer auprиs du
Seigneur. C'est en vain que nous voudrions quitter ce corps, c'est-а-dire en
кtre sйparйs, si ce n'йtait pour nous trouver aussitфt dans la prйsence du
Seigneur. Or nous ne sommes en sa prйsence que dans la claire vision. Tant que
nous marchons dans la foi et non pas а vue, nous vivons en exil loin du
Seigneur. C'est donc aussitфt aprиs sa sйparation d'avec le corps que l'вme
sainte voit Dieu face а face, ce qui est la bйatitude suprкme. C'est ce que
prouvent aussi ces paroles de l'Apфtre aux Philippiens: J'ai le dйsir de
m'en aller et d'кtre avec le Christ. Or le Christ est au ciel. L'Apфtre
espйrait donc parvenir au ciel aussitфt que dйliй de son corps. Est ainsi rйfutйe
l'erreur de certains Grecs qui nient le Purgatoire et prйtendent qu'avant la
rйsurrection des corps les вmes ni ne montent au ciel ni ne descendent en
enfer. 92:
APRИS LA MORT, LES AMES DES SAINTS VERRONT LEUR VOLONTЙ IMMUABLEMENT FIXЙE DANS
LE BIEN
Nous
pouvons dйduire de tout cela que les вmes, aussitфt aprиs leur sйparation
d'avec le corps, sont immuablement fixйes dans leur volontй de telle maniиre
que la volontй de l'homme ne puisse plus dйsormais passer ni du bien au mal, ni
du mal au bien. Tant que l'вme en effet peut passer du bien au mal ou
du mal au bien, elle est dans un йtat de combat et de guerre: il lui faut
rйsister activement au mal pour n'кtre pas vaincue par lui, ou faire effort
pour s'en libйrer. Aussitфt que l'вme s'est sйparйe du corps, elle n'est plus
en йtat de guerre ou de combat, mais en situation de recevoir la rйcompense ou
le chвtiment selon qu'elle a luttй selon les rиgles ou non. Or nous
avons vu dйjа qu'elle recevait aussitфt rйcompense ou chвtiment. La volontй de
l'вme ne peut donc plus passer dйsormais du bien au mal ou du mal au bien. Comme nous
l'avons montrй au Livre IIIe, la bйatitude, qui consiste dans la vision de
Dieu, est йternelle; nous avons vu йgalement comment au pйchй mortel йtait due
une peine йternelle. Mais l'вme ne peut кtre bienheureuse, si sa volontй n'a
pas йtй droite; et c'est en se dйtournant de sa fin qu'une volontй cesse d'кtre
droite. Or il est impossible de se dйtourner de la fin et d'en jouir а la fois.
Il faut donc que la volontй de l'вme bienheureuse garde une йternelle
rectitude, telle qu'elle ne puisse passer du bien au mal. La crйature
raisonnable dйsire naturellement le bonheur: elle ne peut pas ne pas vouloir
кtre heureuse. Elle peut cependant se dйtourner volontairement de ce qui fait
sa vйritable bйatitude. Cette perversitй de la volontй s'explique ainsi:
l'objet de la bйatitude n'est pas saisi sous sa raison de bйatitude; ce qui est
saisi, c'est quelque chose d'autre vers quoi la volontй dйsormais s'inflйchit
comme vers sa fin. L'homme, par exemple, qui met sa fin dans les plaisirs
charnels les estime comme ce qu'il y a de meilleur, ce qui est la dйfinition
mкme de la bйatitude. Mais ceux qui dйjа sont bienheureux saisissent l'objet
vйritable de la bйatitude sous sa raison de bйatitude et de fin derniиre:
autrement leur dйsir n'en serait pas comblй, et ils ne seraient pas
bienheureux. Les bienheureux ne peuvent donc dйtourner leur volontй de ce qui
fait la vйritable bйatitude. Il leur est impossible d'avoir une volontй
perverse. Quiconque se contente de ce qu'il a ne cherche pas ailleurs. Mais
quiconque est bienheureux, se contente de ce qui fait son vйritable bonheur;
autrement son dйsir ne serait pas comblй. Quiconque est bienheureux n'a donc
rien а chercher qui n'appartienne а ce qui fait son vйritable bonheur. Mais nul
n'a de volontй mauvaise que dans la mesure oщ il dйsire ce qui est contraire а
l'objet de la vйritable bйatitude. La volontй d'aucun Bienheureux ne peut donc
se pervertir. Il n'y a pas de pйchй de la volontй sans une certaine ignorance du cфtй
de l'intelligence: nous ne voulons rien d'autre que le bien, vrai ou apparent. Ils
se trompent ceux qui font le mal, disent les Proverbes, et le
Philosophe d'affirmer, au IIIe Livre de l'Йthique, que tout mйchant
est un ignorant. Mais l'вme qui est vraiment bienheureuse est absolument
incapable d'ignorance, puisqu'elle voit en Dieu tout ce qui regarde sa
perfection. D'aucune maniиre, par consйquent elle ne peut avoir mauvaise
volontй, alors surtout que sa vision de Dieu est toujours en acte, comme nous
l'avons montrй au Livre IIIe. Notre intelligence peut se tromper sur certaines
conclusions tant qu'il n'y a pas eu rйsolution aux premiers principes; cette
rйduction faite, il y a alors science des conclusions, une science qui ne peut
кtre fausse. Or il en va de la fin dans le domaine des appйtits, comme du
principe de dйmonstration en domaine spйculatif, йcrit Aristote au IIe
Livre de l'Йthique. Tant que nous n'avons pas atteint la fin derniиre,
notre volontй peut se pervertir; cela n'est pas possible une fois qu'on est
entrй dans la jouissance de la fin derniиre, ce qui est le dйsirable pour soi,
tout comme les premiers principes des dйmonstrations sont connus par soi. En tant que tel,
le bien est aimable. Ce qui est saisi comme le meilleur est souverainement
aimable. La substance raisonnable qui voit Dieu, le saisit comme le meilleur.
Elle l'aime donc souverainement. Or n'est de la nature de l'amour de rendre
conformes entre elles les volontйs de ceux qui s'aiment. Les volontйs des
Bienheureux sont donc souverainement conformes а Dieu, de cette conformitй qui
fait la rectitude de la volontй, puisque la volontй de Dieu est la premiиre
rиgle de toutes les volontйs. Les volontйs de ceux qui voient Dieu ne peuvent
donc devenir mauvaises. Aussi longtemps qu'il est possible а un кtre de
tendre vers quelque chose d'autre, sa fin derniиre n'est pas atteinte. Si donc
l'вme bienheureuse pouvait encore passer du bien au mal, elle n'aurait pas
encore atteint sa fin derniиre, ce qui va contre la nature mкme de la
bйatitude. Il est donc йvident que les вmes qui entrent dans la bйatitude
aussitфt aprиs la mort, voient leur volontй immuablement fixйe. 93:
APRИS LA MORT, LES AMES DES MЙCHANTS VERRONT LEUR VOLONTЙ IMMUABLEMENT FIXЙE
DANS LE MAL
Ainsi
en va-t-il encore des вmes qui, aussitфt aprиs la mort, tombent dans le malheur
des chвtiments: elles deviennent immuablement fixйes en leur volontй. Une peine
йternelle - nous l'avons montrй au Livre IIIe - est due au pйchй mortel, Mais
la peine des вmes qui sont damnйes ne serait pas йternelle, si ces вmes
pouvaient convertir leur volontй; il serait alors injuste que pour leur bonne
volontй elles soient punies йternellement. La volontй de l'вme damnйe ne peut
donc se convertir au bien. Le dйsordre de la volontй est lui-mкme une peine,
trиs spйcialement une peine afflictive: йtant donnй que pour quiconque possиde
une volontй dйrйglйe tout ce qui se fait de juste est un objet de dйgoыt,
l'accomplissement en toutes choses de la volontй de Dieu а laquelle en pйchant
ils ont rйsistй, sera pour les damnйs un sujet de dйgoыt. Et jamais ce dйsordre
de leur volontй ne pourra disparaоtre. Seule la grвce de Dieu peut faire passer
la volontй du pйchй au bien, nous l'avons expliquй au Livre IIIe. De mкme que
les вmes des bons sont admises а participer en plйnitude а la bontй de Dieu, de
mкme les вmes des damnйs sont totalement exclues de la grвce. Leur volontй ne
peut donc se convertir. De mкme enfin que les bons, en leur existence
charnelle, mettent en Dieu la fin de toutes leurs _uvres et de tous leurs
dйsirs, de mкme les mйchants la mettent en quelque objet d'injustice, qui les
dйtourne de Dieu. Mais les вmes sйparйes des bons adhйreront immuablement а la
fin qu'ils se sont donnйe en cette vie, qui est Dieu. Les вmes des mйchants
adhйreront donc aussi а la fin qu'ils se sont choisie. De mкme donc que la
volontй des bons ne pourra devenir mauvaise, pas davantage la volontй des
mйchants ne pourra devenir bonne. 94:
IMMUTABILITЙ DE LA VOLONTЙ DANS LES AMES QUI SONT RETENUES EN PURGATOIRE
Il est
cependant des вmes qui n'entrent pas dans la bйatitude aussitфt aprиs leur
sйparation d'avec le corps, et qui ne sont pas pour autant damnйes; telles sont
les вmes qui emportent avec elles quelque chose а expier. Il faut montrer que
ces вmes-lа, une fois sйparйes de leur corps, ne peuvent pas davantage subir de
changement dans leur volontй. Les вmes des bienheureux et les вmes des damnйs ont
en effet leur volontй pleinement fixйe de par la fin а laquelle elles ont
adhйrй. Mais les вmes qui emportent avec elles quelque chose а purifier n'ont
pas d'autre fin que celle des вmes bienheureuses: elles quittent ce monde dans
la charitй qui nous donne d'adhйrer а Dieu comme а notre fin. Elles auront
donc, elles aussi, leur volontй immuablement fixйe. 95:
IMMUTABILITЙ DE LA VOLONTЙ, EN GЙNЙRAL, DANS TOUTES LES AMES SЙPARЙES DU CORPS
C'est
de la fin que rйsulte, pour toutes les вmes sйparйes, l'immutabilitй de leur
volontй; on peut le prouver ainsi. La fin, avons-nous dit, se comporte en matiиre d'appйtit
comme les premiers principes en matiиre spйculative. Or ces principes sont
naturellement connus; l'erreur qui porterait sur eux viendrait d'une corruption
de la nature. L'homme ne pourrait passer d'une juste а une fausse perception de
ces principes, ou vice versa, sans un changement de nature; celui qui erre sur
les principes ne peut en effet кtre ramenй par des principes plus certains,
alors qu'on peut ramener l'homme dont l'erreur porte sur des conclusions. De
mкme personne ne saurait кtre dйtournй de l'exacte perception des principes par
quelque apparence plus dйterminante. Ainsi en va-t-il pour la fin: tout кtre dйsire
la fin derniиre. D'une maniиre gйnйrale, il en rйsulte que la nature
raisonnable dйsire la bйatitude. Mais que ceci ou cela soit dйsirй sous la
raison de bйatitude et de fin derniиre, voilа qui vient d'une disposition
spйciale de la nature. Le Philosophe ne dit-il pas: Tel on est, telle nous
apparaоt la fin? Si donc la disposition qui fait dйsirer а quelqu'un telle
chose comme sa fin derniиre ne peut changer, sa volontй ne pourra pas varier en
ce qui concerne le dйsir de cette fin. Mais de telles dispositions peuvent кtre
modifiйes tant que l'вme reste unie au corps. Notre dйsir de telle chose а
titre de fin derniиre vient parfois d'une disposition passionnelle trиs
passagиre; d'oщ la facilitй avec laquelle le dйsir de la fin peut changer,
comme c'est le cas pour les continents. Parfois aussi, la disposition qui nous
incline а dйsirer telle fin, bonne ou mauvaise, vient d'un certain habitus;
cette disposition-lа ne se modifie pas facilement. Il en rйsulte qu'un tel
dйsir de la fin se maintient plus fortement, comme c'est le cas pour les
tempйrants. Mais en cette vie, mкme cette disposition de l'habitus peut
disparaоtre. Voilа donc qui est йvident: tant que demeure la disposition qui nous
fait dйsirer telle chose а titre de fin derniиre, le dйsir de cette fin ne peut
subir de changement, car la fin derniиre est dйsirйe avec le maximum
d'intensitй: on ne peut кtre dйtournй du dйsir de la fin derniиre par un objet
de plus grand dйsir. Or, tant qu'elle est unie au corps, l'вme est dans un йtat
changeant; elle ne l'est plus une fois sйparйe du corps. La disposition de
l'вme est en effet accidentellement modifiйe selon telle ou telle modification
corporelle; le corps, au service de l'вme en ses opйrations propres, lui est
donnй par la nature pour que l'вme, en son existence corporelle, atteigne sa
perfection, mue pour ainsi dire vers elle. Quand donc l'вme sera sйparйe du
corps, elle ne sera plus dans un йtat de tension vers la fin, mais dans un йtat
de repos en la fin obtenue. La volontй sera donc immobile en ce qui concerne le
dйsir de la fin derniиre. Or c'est la fin derniиre qui commande toute la bontй
ou toute la malice de la volontй: a bonne volontй quiconque veut n'importe quel
bien ordonnй а une fin bonne; a mauvaise volontй quiconque veut n'importe quel mal
ordonnй а une fin mauvaise. La volontй de l'вme sйparйe ne peut donc se porter
du bien au mal, bien qu'elle puisse se porter d'un objet а un autre, l'ordre а
la mкme fin derniиre йtant cependant sauf. Tout ceci montre qu'une telle immutabilitй
de la volontй ne rйpugne pas au libre arbitre, dont l'acte est de choisir:
l'йlection en effet porte sur les moyens d'atteindre la fin, non sur la fin
derniиre. De mкme qu'il n'est pas actuellement contraire au libre arbitre qu'en
gйnйral, et d'une volontй immuable, nous dйsirions le bonheur et fuyions le
malheur, de mкme ne sera-t-il pas contraire au libre arbitre que la volontй se
porte de maniиre immuable sur un objet dйterminй comme sur la fin derniиre. De
mкme qu'il y a en nous, maintenant, et de maniиre immuable, une nature commune
qui nous fait dйsirer le bonheur, en gйnйral, de mкme alors il y aura en nous,
stable, cette disposition spйciale qui nous fera dйsirer ceci ou cela а titre
de fin derniиre. Quant aux substances sйparйes, - nous voulons parler
des anges - elles sont plus proches que les вmes de leur perfection derniиre,
de par la nature en laquelle elle sont crййes. Point n'est besoin pour elles
d'acquйrir la science а partir des sens, ni de parvenir, а coup de
raisonnement, des principes aux conclusions, comme c'est le cas pour les вmes.
Elles ont le pouvoir de parvenir aussitфt а la contemplation de la vйritй au
moyen d'espиces infuses. Aussi bien sont-elles immuablement fixйes dans leur
fin, que cette fin soit ce qu'elle doit кtre ou non, sitфt qu'elles s'y sont
attachйes. Mais il ne faut pas croire que les вmes, une fois qu'elles auront
recouvrй leur corps а la rйsurrection, perdront cette immutabilitй de la
volontй: bien au contraire, elles y persйvйreront. Lors de la rйsurrection en
effet, nous l'avons dit plus haut, ce sont les corps qui йpouseront les
exigences de l'вme, non point les вmes qui auront а subir un changement de la
part des corps. LE
JUGEMENT DERNIER
96: LE
JUGEMENT FINAL
Il est
йvident, d'aprиs ce qui prйcиde, que l'activitй de l'homme en cette vie est
l'objet d'une double rйtribution. La premiиre, qui concerne l'вme, est perзue
aussitфt que celle-ci est sйparйe du corps. L'autre consistera dans la
recouvrance des corps, les uns reprenant un corps impassible et glorieux, les
autres un corps vouй а la souffrance et а la honte. La premiиre rйtribution se
fait en particulier pour chacun, puisque chacun meurt isolйment. La seconde se
fera d'un coup, pour tous, dans une rйsurrection gйnйrale. Or toute
rйtribution, dont l'objet diffиre selon la diversitй des mйrites, requiert un
jugement. Il est donc nйcessaire qu'il y ait un double jugement: l'un qui
dйterminera la rйcompense ou le chвtiment attribuй а l'вme de chaque homme en
particulier; l'autre, gйnйral, qui fera rendre а tous, d'un coup et pour l'вme
et pour le corps, ce qu'ils auront mйritй. Et parce que le Christ, par son humanitй
en laquelle il a souffert et est ressuscitй, nous a mйritй la rйsurrection et
la vie йternelle, c'est а lui que revient ce jugement au cours duquel les ressuscitйs
recevront leur rйcompense ou leur chвtiment. Voilа pourquoi il est dit du
Christ, en saint Jean: Il l'a constituй souverain juge, parce qu'il est Fils
de l'homme. Il doit y avoir proportion entre le jugement et ceux
qui en sont les sujets. Puisque le jugement final porte sur la rйcompense ou le
chвtiment des corps visibles, il convient que ce jugement se fasse d'une
maniиre visible. Aussi bien le Christ prйsidera-t-il ce jugement en son
humanitй que tous, bons et mйchants, pourront voir. Quant а sa divinitй dont la
vision fait les bienheureux, seuls les bons pourront la voir. Par contre, le
jugement des вmes, parce qu'il a pour sujets des кtres invisibles, se fait de
maniиre invisible. Bien que le Christ, en ce jugement final, ait
l'autoritй souveraine de juger, jugeront pourtant avec lui, а titre
d'assesseurs, ceux qu'avant tous les autres se sont attachйs а lui, les
Apфtres, auxquels il a йtй dit, selon saint Matthieu: Vous qui m'avez suivi,
vous siйgerez vous aussi sur douze trфnes, pour juger les douze tribus d'Israлl;
promesse qui s'йtend d'ailleurs а tous ceux qui suivent les traces des
Apфtres. 97: ЙTAT
DU MONDE APRИS LE JUGEMENT
Passй
le jugement dernier, la nature humaine, en son entier, sera fixйe dans sa fin.
Et comme tous les кtres corporels, nous l'avons vu au Livre IIIe, sont d'une
certaine maniиre ordonnйs а l'homme, c'est la condition de toute la crйation
corporelle qui sera, а juste titre, transformйe et adaptйe а l'йtat de l'homme
d'alors. Parce que les hommes seront alors dans un йtat d'incorruptibilitй, la
crйation corporelle tout entiиre verra supprimer l'йtat de gйnйration et de
corruption. C'est ce que dit l'Apфtre dans l'Йpоtre aux Romains: La crйation
elle-mкme sera libйrйe de la servitude de la corruption, pour entrer dans la libertй
de la gloire des enfants de Dieu. Gйnйration et corruption, dans les кtres
corporels infйrieurs, ont pour origine le mouvement du ciel. Pour que la
gйnйration et la corruption viennent а cesser en ces кtres infйrieurs, le
mouvement du ciel devra cesser lui aussi. C'est la raison pour laquelle il est
dit dans l'Apocalypse: Il n'y aura plus de temps. Qu'on ne regarde
pas comme impossible cet arrкt du mouvement du ciel. Un tel mouvement n'est pas
naturel, а la diffйrence de celui des corps lourds et des corps lйgers, comme
s'il avait pour origine un certain principe intйrieur d'activitй; on le dit
naturel dans la mesure oщ il possиde en sa nature l'aptitude а un tel
mouvement. Or on a montrй au Livre IIIe que le principe de ce mouvement йtait
une intelligence. Le ciel est donc en mouvement d'une maniиre analogue а celle
des кtres que meut une volontй. Or la volontй meut en raison d'une fin. Mais la
fin du mouvement du ciel ne peut кtre ce mouvement lui-mкme: tout mouvement, en
tension constante vers quelque chose d'autre, ne peut avoir raison de fin
derniиre. On ne peut dire davantage que la fin du mouvement du ciel soit de
rйduire le corps cйleste, selon le lieu, de la puissance а l'acte: une
telle puissance ne peut jamais кtre rйduite totalement а l'acte. Tant qu'un
corps cйleste, en effet, est en acte dans un seul lieu, il est en
puissance а l'йgard d'un autre lieu, ainsi qu'il en va de la puissance de la
matiиre premiиre а l'йgard des formes. De mкme que la fin de la nature, dans la
gйnйration, n'est pas la rйduction de la puissance а l'acte, mais ce qui en est
la consйquence, la perpйtuitй des choses par oщ ces choses accиdent а la
ressemblance de Dieu, de mкme la fin du mouvement du ciel n'est pas la
rйduction de la puissance а l'acte, mais ce qui suit cette rйduction,
l'assimilation а Dieu, en tant que cause. Or tout кtre qui est susceptible de
gйnйration et de corruption, et qui a pour cause le mouvement du ciel, est
d'une certaine maniиre ordonnй а l'homme, comme а sa fin. Le mouvement du ciel
est donc principalement ordonnй а la gйnйration de l'homme: c'est en cela
surtout, en cette causalitй, qu'il atteint а la ressemblance de Dieu, puisque
la forme de l'homme, son вme, raisonnable, est immйdiatement crййe par Dieu. Or
la fin ne peut кtre la multiplication des вmes а l'infini, l'infini йtant
contraire а la notion de fin. Il n'y a donc aucun inconvйnient, une fois
complet le nombre dйterminй des hommes, а poser un terme au mouvement du ciel. Fini le mouvement
du ciel, finies la gйnйration et la corruption а partir des йlйments, la
substance de ceux-ci demeurera pourtant, de par l'immuable bontй de Dieu qui
a crйй toutes choses pour la vie. Aussi les choses qui sont aptes а durer
perpйtuellement, demeureront-elles pour toujours dans l'кtre. Or ont une nature
faite pour durer perpйtuellement: les corps cйlestes, selon le tout et selon la
partie; les йlйments, selon le tout, non selon la partie, car ils sont en
partie corruptibles; les hommes, selon la partie, non selon le tout, puisque
l'вme raisonnable est incorruptible, et que le composй est corruptible. Tous
ces кtres, qui de quelque maniиre sont aptes а la perpйtuitй,demeureront donc,
selon leur substance, dans le dernier йtat du monde, Dieu supplйant par sa
puissance а leur propre faiblesse. Quant aux autres animaux, aux plantes, aux
corps mixtes, totalement corruptibles selon le tout comme selon la partie, ils
n'auront place d'aucune maniиre dans cet йtat d'incorruption. C'est en ce sens
qu'il faut comprendre la parole de l'Apфtre dans la Ire Epоtre aux
Corinthiens: Elle passe, la figure de ce monde. L'actuel aspect du monde
disparaоtra: la substance demeurera. C'est ainsi encore qu'il faut entendre la
parole du Livre de Job: L'homme, lorsqu'il se sera endormi, ne se relиvera
pas avant que le ciel ne soit usй, c'est-а-dire avant que ne cesse cette
ordonnance du ciel qui le met en mouvement et lui donne de communiquer ce
mouvement aux autres кtres. Йtant donnй d'autre part que le feu est le plus actif
de tous les йlйments et qu'il dйtruit tout ce qui est corruptible, il est
йminemment convenable que la destruction de tout ce qui ne doit pas avoir place
dans le futur йtat du monde soit rйservйe au feu. Aussi bien la foi
enseigne-t-elle que le monde sera finalement purifiй par le feu, non seulement
des corps corruptibles, mais aussi de cette corruption encourue par notre terre
du fait que les pйcheurs l'ont habitйe. C'est ce que dit la IIe Epоtre de
Pierre: Les cieux et la terre d'а prйsent, la mкme parole les a mis de cфtй et
en rйserve pour le feu en vue du jour du jugement. Par cieux il faut
entendre, non point le firmament lui-mкme qui est la demeure des astres, fixes
ou errants, mais ces cieux aйriens qui sont proches de la terre. Et parce que la
condition de la crйation corporelle sera mise finalement en accord avec l'йtat
de l'homme, et que les hommes ne seront pas seulement libйrйs de la corruption
mais encore revкtus de la gloire, la crйation corporelle devra elle aussi avoir
part, а sa maniиre, а cette gloire lumineuse. Telle est la raison de cette parole de l'Apocalypse: JE VIS UN CIEL NOUVEAU ET UNE TERRE NOUVELLE; et de celle d'Isaпe: JE VAIS CREER DES CIEUX NOUVEAUX ET UNE TERRE NOUVELLE ET ON
NE SE SOUVIENDRA PLUS DU PASSЙ QUI NE MONTERA PLUS AU COEUR. QU'ON SOIT DANS LA
JUBILATION ET QU'ON SE RЙJOUISSE POUR L'ЙTERNITЙ. AMEN.
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