"Origine des especes" - читать интересную книгу автора (Darwin Charles)--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- License ABU -=-=-=-=-=- Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ [email protected] La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU) est une oeuvre de compilation, elle peut кtre copiйe, diffusйe et modifiйe dans les conditions suivantes : 1. Toute copie а des fins privйes, а des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisйe. 2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dйrivee. b) soit permettre aux bйnйficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dйrivйe d'en extraire facilement et gratuitement une version numйrisйe de chaque texte inclu, muni de la prйsente licence. 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Traduit sur l'йdition anglaise dйfinitive par ED. BARBIER. Codage: - Pas d'accent aux majuscules, - Deux caractиres pour les ligatures (coeur, boeuf...), - Orthographe d'йpoque respectйe : Norwиge, kangouroo... Le diagramme dont il est question dans le chapitre IV peut кtre consultй dans une йdition de poche rйcente de cet ouvrage (GF-Flammarion -1992, n° 685). </NOTESPROD> ----------------------- FIN DE L'EN-TETE -------------------------------- ------------------------- DEBUT DU FICHIER espece1 --------------------------------L'origine des espиces NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRES DE L'OPINION RELATIVE A L'ORIGINE DES ESPECES AVANT LA PUBLICATION DE LA PREMIERE EDITION ANGLAISE DU PRESENT OUVRAGE. Je me propose de passer briиvement en revue les progrиs de l'opinion relativement а l'origine des espиces. Jusque tout rйcemment, la plupart des naturalistes croyaient que les espиces sont des productions immuables crййes sйparйment. De nombreux savants ont habilement soutenu cette hypothиse. Quelques autres, au contraire, ont admis que les espиces йprouvent des modifications et que les formes actuelles descendent de formes prйexistantes par voie de gйnйration rйguliиre. Si on laisse de cфtй les allusions qu'on trouve а cet йgard dans les auteurs de l'antiquitй, [ Aristote, dans ses Physicoe Auscultationes (lib. II, cap. VIII, § 2), aprиs avoir remarquй que la pluie ne tombe pas plus pour faire croоtre le blй qu'elle ne tombe pour l'avarier lorsque le fermier le bat en plein air, applique le mкme argument aux organismes et ajoute (M. Clair Grece m'a le premier signalй ce passage) : « Pourquoi les diffйrentes parties (du corps) n'auraient-elles pas dans la nature ces rapports purement accidentels ? Les dents, par exemple, croissent nйcessairement tranchantes sur le devant de la bouche, pour diviser les aliments les molaires plates servent а mastiquer ; pourtant elles n'ont pas йtй faites dans ce but, et cette forme est le rйsultat d'un accident. Il en est de mкme pour les autres parties qui paraissent adaptйes а un but. Partout donc, toutes choses rйunies (c'est-а-dire l'ensemble des parties d'un tout) se sont constituйes comme si elles avaient йtй faites en vue de quelque chose ; celles faзonnйes d'une maniиre appropriйe par une spontanйitй interne se sont conservйes, tandis que, dans le cas contraire, elles ont pйri et pйrissent encore. » On trouve lа une йbauche des principes de la sйlection naturelle ; mais les observations sur la conformation des dents indiquent combien peu Aristote comprenait ces principes. ] Buffon est le premier qui, dans les temps modernes, a traitй ce sujet au point de vue essentiellement scientifique. Toutefois, comme ses opinions ont beaucoup variй а diverses йpoques, et qu'il n'aborde ni les causes ni les moyens de la transformation de l'espиce, il est inutile d'entrer ici dans de plus amples dйtails sur ses travaux. Lamarck est le premier qui йveilla par ses conclusions une attention sйrieuse sur ce sujet. Ce savant, justement cйlиbre, publia pour la premiиre fois ses opinions en 1801 ; il les dйveloppa considйrablement, en 1809, dans sa Philosophie zoologique, et subsйquemment, en 1815, dans l'introduction а son Histoire naturelle des animaux sans vertиbres. Il soutint dans ces ouvrages la doctrine que toutes les espиces, l'homme compris, descendent d'autres espиces. Le premier, il rendit а la science l'йminent service de dйclarer que tout changement dans le monde organique, aussi bien que dans le monde inorganique, est le rйsultat d'une loi, et non d'une intervention miraculeuse. L'impossibilitй d'йtablir une distinction entre les espиces et les variйtйs, la gradation si parfaite des formes dans certains groupes, et l'analogie des productions domestiques, paraissent avoir conduit Lamarck а ses conclusions sur les changements graduels des espиces. Quant aux causes de la modification, il les chercha en partie dans l'action directe des conditions physiques d'existence, dans le croisement des formes dйjа existantes, et surtout dans l'usage et le dйfaut d'usage, c'est-а-dire dans les effets de l'habitude. C'est а cette derniиre cause qu'il semble rattacher toutes les admirables adaptations de la nature, telles que le long cou de la girafe, qui lui permet de brouter les feuilles des arbres. Il admet йgalement une loi de dйveloppement progressif ; or, comme toutes les formes de la vie tendent ainsi au perfectionnement, il explique l'existence actuelle d'organismes trиs simples par la gйnйration spontanйe. [ C'est а l'excellente histoire d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (Hist. nat. gйnйrale, 1859, t. II, p. 405) que j'ai empruntй la date de la premiиre publication de Lamarck ; cet ouvrage contient aussi un rйsumй des conclusions de Buffon sur le mкme sujet. Il est curieux de voir combien le docteur Erasme Darwin, mon grand-pиre, dans sa Zoonomia (vol. I, p. 500-510), publiйe en 1794, a devancй Lamarck dans ses idйes et ses erreurs. D'aprиs Isidore Geoffroy, Goethe partageait complиtement les mкmes idйes, comme le prouve l'introduction d'un ouvrage йcrit en 1794 et 1795, mais publiй beaucoup plus tard. Il a insistй sur ce point (Goethe als Naturforscher, par le docteur Karl Meding, p. 34), que les naturalistes auront а rechercher, par exemple, comment le bйtail a acquis ses cornes, et non а quoi elles servent. C'est lа un cas assez singulier de l'apparition а peu prиs simultanйe d'opinions semblables, car il se trouve que Goethe en Allemagne, le docteur Darwin en Angleterre, et Geoffroy Saint-Hilaire en France arrivent, dans les annйes 1794-95, а la mкme conclusion sur l'origine des espиces. ] Geoffroy Saint-Hilaire, ainsi qu'on peut le voir dans l'histoire de sa vie, йcrite par son fils, avait dйjа, en 1795, soupзonnй que ce que nous appelons les espиces ne sont que des dйviations variйes d'un mкme type. Ce fut seulement en 1828 qu'il se dйclara convaincu que les mкmes formes ne se sont pas perpйtuйes depuis l'origine de toutes choses ; il semble avoir regardй les conditions d'existence ou le monde ambiant comme la cause principale de chaque transformation. Un peu timide dans ses conclusions, il ne croyait pas que les espиces existantes fussent en voie de modification ; et, comme l'ajoute son fils, « c'est donc un problиme а rйserver entiиrement а l'avenir, а supposer mкme que l'avenir doive avoir prise sur lui. » Le docteur W.-C. Wells, en 1813, adressa а la Sociйtй royale un mйmoire sur une « femme blanche, dont la peau, dans certaines parties, ressemblait а celle d'un nиgre », mйmoire qui ne fut publiй qu'en 1818 avec ses fameux Two Essays upon Dew and Single Vision. Il admet distinctement dans ce mйmoire le principe de la sйlection naturelle, et c'est la premiиre fois qu'il a йtй publiquement soutenu ; mais il ne l'applique qu'aux races humaines, et а certains caractиres seulement. Aprиs avoir remarquй que les nиgres et les mulвtres йchappent а certaines maladies tropicales, il constate premiиrement que tous les animaux tendent а varier dans une certaine mesure, et secondement que les agriculteurs amйliorent leurs animaux domestiques par la sйlection. Puis il ajoute que ce qui, dans ce dernier cas, est effectuй par « l'art paraоt l'кtre йgalement, mais plus lentement, par la nature, pour la production des variйtйs humaines adaptйes aux rйgions qu'elles habitent : ainsi, parmi les variйtйs accidentelles qui ont pu surgir chez les quelques habitants dissйminйs dans les parties centrales de l'Afrique, quelques-unes йtaient sans doute plus aptes que les autres а supporter les maladies du pays. Cette race a dы, par consйquent, se multiplier, pendant que les autres dйpйrissaient, non seulement parce qu'elles ne pouvaient rйsister aux maladies, mais aussi parce qu'il leur йtait impossible de lutter contre leurs vigoureux voisins. D'aprиs mes remarques prйcйdentes, il n'y a pas а douter que cette race йnergique ne fыt une race brune. Or, la mкme tendance а la formation de variйtйs persistant toujours, il a dы surgir, dans le cours des temps, des races de plus en plus noires ; et la race la plus noire йtant la plus propre а s'adapter au climat, elle a dы devenir la race prйpondйrante, sinon la seule, dans le pays particulier oщ elle a pris naissance. » L'auteur йtend ensuite ces mкmes considйrations aux habitants blancs des climats plus froids. Je dois remercier M. Rowley, des Etats-Unis, d'avoir, par l'entremise de M. Brace, appelй mon attention sur ce passage du mйmoire du docteur Wells. L'honorable et rйvйrend W. Hebert, plus tard doyen de Manchester, йcrivait en 1822, dans le quatriиme volume des Horticultural Transactions, et dans son ouvrage sur les Amarylliadacйes (1837, p. 19, 339), que « les expйriences d'horticulture ont йtabli, sans rйfutation possible, que les espиces botaniques ne sont qu'une classe supйrieure de variйtйs plus permanentes. » Il йtend la mкme opinion aux animaux, et croit que des espиces uniques de chaque genre ont йtй crййes dans un йtat primitif trиs plastique, et que ces types ont produit ultйrieurement, principalement par entre-croisement et aussi par variation, toutes nos espиces existantes. En 1826, le professeur Grant, dans le dernier paragraphe de son mйmoire bien connu sur les spongilles (Edinburg Philos. Journal, 1826, t. XIV, p. 283), dйclare nettement qu'il croit que les espиces descendent d'autres espиces, et qu'elles se perfectionnent dans le cours des modifications qu'elles subissent. Il a appuyй sur cette mкme opinion dans sa cinquante-cinquiиme confйrence, publiйe en 1834 dans the Lancet. En 1831, M. Patrick Matthew a publiй un traitй intitulй Navai Timber and Arboriculture, dans lequel il йmet exactement la mкme opinion que celle que M. Wallace et moi avons exposйe dans le Linnean Journal, et que je dйveloppe dans le prйsent ouvrage. Malheureusement, M. Matthew avait йnoncй ses opinions trиs briиvement et par passages dissйminйs dans un appendice а un ouvrage traitant un sujet tout diffйrent ; elles passиrent donc inaperзues jusqu'а ce que M. Matthew lui-mкme ait attirй l'attention sur elles dans le Gardener's Chronicle (7 avril 1860). Les diffйrences entre nos maniиres de voir n'ont pas grande importance. Il semble croire que le monde a йtй presque dйpeuplй а des pйriodes successives, puis repeuplй de nouveau ; il admet, а titre d'alternative, que de nouvelles formes peuvent se produire « sans l'aide d'aucun moule ou germe antйrieur ». Je crois ne pas bien comprendre quelques passages, mais il me semble qu'il accorde beaucoup d'influence а l'action directe des conditions d'existence. Il a toutefois йtabli clairement toute la puissance du principe de la sйlection naturelle. Dans sa Description physique des оles Canaries (1836, p.147), le cйlиbre gйologue et naturaliste von Buch exprime nettement l'opinion que les variйtйs se modifient peu а peu et deviennent des espиces permanentes, qui ne sont plus capables de s'entrecroiser. Dans la Nouvelle Flore de l'Amйrique du Nord (1836, p. 6), Rafinesque s'exprimait comme suit : « Toutes les espиces ont pu autrefois кtre des variйtйs, et beaucoup de variйtйs deviennent graduellement des espиces en acquйrant des caractиres permanents et particuliers ;» et, un peu plus loin, il ajoute (p. 18) : « les types primitifs ou ancкtres du genre exceptйs. » En 1843-44, dans le Boston Journal of Nat. Hist. U. S. (t.1V, p. 468), le professeur Haldeman a exposй avec talent les arguments pour et contre l'hypothиse du dйveloppement et de la modification de l'espиce ; il paraоt pencher du cфtй de la variabilitй. Les Vestiges of Creation ont paru en 1844. Dans la dixiиme йdition, fort amйliorйe (1853), l'auteur anonyme dit (p. 155) : « La proposition а laquelle on peut s'arrкter aprиs de nombreuses considйrations est que les diverses sйries d'кtres animйs, depuis les plus simples et les plus anciens jusqu'aux plus йlevйs et aux plus rйcents, sont, sous la providence de Dieu, le rйsultat de deux causes : premiиrement, d'une impulsion communiquйe aux formes de la vie ; impulsion qui les pousse en un temps donnй, par voie de gйnйration rйguliиre, а travers tous les degrйs d'organisation, jusqu'aux Dicotylйdonйes et aux vertйbrйs supйrieurs ; ces degrйs sont, d'ailleurs, peu nombreux et gйnйralement marquйs par des intervalles dans leur caractиre organique, ce qui nous rend si difficile dans la pratique l'apprйciation des affinitйs ; secondement, d'une autre impulsion en rapport avec les forces vitales, tendant, dans la sйrie des gйnйrations, а approprier, en les modifiant, les conformations organiques aux circonstances extйrieures, comme la nourriture, la localitй et les influences mйtйoriques ; ce sont lа les adaptations du thйologien naturel.» L'auteur paraоt croire que l'organisation progresse par soubresauts, mais que les effets produits par les conditions d'existence sont graduels. Il soutient avec assez de force, en se basant sur des raisons gйnйrales, que les espиces ne sont pas des productions immuables. Mais je ne vois pas comment les deux « impulsions » supposйes peuvent expliquer scientifiquement les nombreuses et admirables coadaptations que l'on remarque dans la nature ; comment, par exemple, nous pouvons ainsi nous rendre compte de la marche qu'a dы suivre le pic pour s'adapter а ses habitudes particuliиres. Le style brillant et йnergique de ce livre, quoique prйsentant dans les premiиres йditions peu de connaissances exactes et une grande absence de prudence scientifique, lui assura aussitфt un grand succиs ; et, а mon avis, il a rendu service en appelant l'attention sur le sujet, en combattant les prйjugйs et en prйparant les esprits а l'adoption d'idйes analogues. En 1846, le vйtйran de la zoologie, M. J. d'Omalius d'Halloy, a publiй (Bull. de l'Acad. roy. de Bruxelles, vol. XIII, p.581) un mйmoire excellent, bien que court, dans lequel il йmet l'opinion qu'il est plus probable que les espиces nouvelles ont йtй produites par descendance avec modifications plutфt que crййes sйparйment ; l'auteur avait dйjа exprimй cette opinion en 1831. Dans son ouvrage Nature of Limbs, p. 86, le professeur Owen йcrivait en 1849: « L'idйe archйtype s'est manifestйe dans la chair sur notre planиte, avec des modifications diverses, longtemps avant l'existence des espиces animales qui en sont actuellement l'expression. Mais jusqu'а prйsent nous ignorons entiиrement а quelles lois naturelles ou а quelles causes secondaires la succession rйguliиre et la progression de ces phйnomиnes organiques ont pu кtre soumises. » Dans son discours а l'Association britannique, en 1858, il parle (p. 51) de « l'axiome de la puissance crйatrice continue, ou de la destinйe prйordonnйe des choses vivantes. » Plus loin (p. 90), а propos de la distribution gйographique, il ajoute : « Ces phйnomиnes йbranlent la croyance oщ nous йtions que l'aptйryx de la Nouvelle-Zйlande et le coq de bruyиre rouge de l'Angleterre aient йtй des crйations distinctes faites dans une оle et pour elle. Il est utile, d'ailleurs de se rappeler toujours aussi que le zoologiste attribue le mot de crйation a un procйdй sur lequel il ne connaоt rien. » Il dйveloppe cette idйe en ajoutant que toutes les fois qu'un « zoologiste cite des exemples tels que le prйcйdent, comme preuve d'une crйation distincte dans une оle et pour elle, il veut dire seulement qu'il ne sait pas comment le coq de bruyиre rouge se trouve exclusivement dans ce lieu, et que cette maniиre d'exprimer son ignorance implique en mкme temps la croyance а une grande cause crйatrice primitive, а laquelle l'oiseau aussi bien que les оles doivent leur origine. » Si nous rapprochons les unes des autres les phrases prononcйes dans ce discours, il semble que, en 1858, le cйlиbre naturaliste n'йtait pas convaincu que l'aptйryx et le coq de bruyиre rouge aient apparu pour la premiиre fois dans leurs contrйes respectives, sans qu'il puisse expliquer comment, pas plus qu'il ne saurait expliquer pourquoi. Ce discours a йtй prononcй aprиs la lecture du mйmoire de M. Wallace et du mien sur l'origine des espиces devant la Sociйtй Linnйenne. Lors de la publication de la premiиre йdition du prйsent ouvrage, je fus, comme beaucoup d'autres avec moi, si complиtement trompй par des expressions telles que « l'action continue de la puissance crйatrice », que je rangeai le professeur Owen, avec d'autres palйontologistes, parmi les partisans convaincus de l'immutabilitй de l'espиce ; mais il paraоt que c'йtait de ma part une grave erreur (Anatomy of Vertebrates, vol. III, p. 796). Dans les prйcйdentes йditions de mon ouvrage je conclus, et je maintiens encore ma conclusion, d'aprиs un passage commenзant (ibid., vol. I, p. 35) par les mots : « Sans doute la forme type, etc. », que le professeur Owen admettait la sйlection naturelle comme pouvant avoir contribuй en quelque chose а la formation de nouvelles espиces ; mais il paraоt, d'aprиs un autre passage (ibid., vol. III, p. 798), que ceci est inexact et non dйmontrй. Je donnai aussi quelques extraits d'une correspondance entre le professeur Owen et le rйdacteur en chef de la London Review, qui paraissaient prouver а ce dernier, comme а moi-mкme, que le professeur Owen prйtendait avoir йmis avant moi la thйorie de la sйlection naturelle. J'exprimai une grande surprise et une grande satisfaction en apprenant cette nouvelle ; mais, autant qu'il est possible de comprendre certains passages rйcemment publiйs (Anat. of Vertebrates, III, p. 798), je suis encore en tout ou en partie retombй dans l'erreur. Mais je me rassure en voyant d'autres que moi trouver aussi difficiles а comprendre et а concilier entre eux les travaux de controverse du professeur Owen. Quant а la simple йnonciation du principe de la sйlection naturelle, il est tout а fait indiffйrent que le professeur Owen m'ait devancй ou non, car tous deux, comme le prouve cette esquisse historique, nous avons depuis longtemps eu le docteur Wells et M. Matthew pour prйdйcesseurs. M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, dans des confйrences faites en 1850 (rйsumйes dans Revue et Mag. de zoologie, janvier 1851), expose briиvement les raisons qui lui font croire que « les caractиres spйcifiques sont fixйs pour chaque espиce, tant qu'elle se perpйtue au milieu des mкmes circonstances ; ils se modifient si les conditions ambiantes viennent а changer ». « En rйsumй, l'observation des animaux sauvages dйmontre dйjа la variabilitй limitйe des espиces. Les expйriences sur les animaux sauvages devenus domestiques, et sur les animaux domestiques redevenus sauvages, la dйmontrent plus clairement encore. Ces mкmes expйriences prouvent, de plus, que les diffйrences produites peuvent кtre de valeur gйnйrique. » Dans son Histoire naturelle gйnйrale (vol. II, 1859, p. 430), il dйveloppe des conclusions analogues. Une circulaire rйcente affirme que, dиs 1851 (Dublin Mйdical Press, p. 322), le docteur Freke a йmis l'opinion que tous les кtres organisйs descendent d'une seule forme primitive. Les bases et le traitement du sujet diffиrent totalement des miens, et, comme le docteur Freke a publiй en 1861 son essai sur l'Origine des espиces par voie d'affinitй organique, il serait superflu de ma part de donner un aperзu quelconque de son systиme. M. Herbert Spencer, dans un mйmoire (publiй d'abord dans le Leader, mars 1852, et reproduit dans ses Essays en 1858), a йtabli, avec un talent et une habiletй remarquables, la comparaison entre la thйorie de la crйation et celle du dйveloppement des кtres organiques. Il tire ses preuves de l'analogie des productions domestiques, des changements que subissent les embryons de beaucoup d'espиces, de la difficultй de distinguer entre les espиces et les variйtйs, et du principe de gradation gйnйrale ; il conclut que les espиces ont йprouvй des modifications qu'il attribue au changement des conditions. L'auteur (1855) a aussi йtudiй la psychologie en partant du principe de l'acquisition graduelle de chaque aptitude et de chaque facultй mentale. En 1852, M. Naudin, botaniste distinguй, dans un travail remarquable sur l'origine des espиces (Revue horticole, p. 102, republiй en partie dans les Nouvelles Archives du Musйum, vol. I, p. 171), dйclare que les espиces se forment de la mкme maniиre que les variйtйs cultivйes, ce qu'il attribue а la sйlection exercйe par l'homme. Mais il n'explique pas comment agit la sйlection а l'йtat de nature. Il admet, comme le doyen Herbert, que les espиces, а l'йpoque de leur apparition, йtaient plus plastiques qu'elles ne le sont aujourd'hui. Il appuie sur ce qu'il appelle le principe de finalitй, « puissance mystйrieuse, indйterminйe, fatalitй pour les uns, pour les autres volontй providentielle, dont l'action incessante sur les кtres vivants dйtermine, а toutes les йpoques de l'existence du monde, la forme, le volume et la durйe de chacun d'eux, en raison de sa destinйe dans l'ordre de choses dont il fait partie. C'est cette puissance qui harmonise chaque membre а l'ensemble en l'appropriant а la fonction qu'il doit remplir dans l'organisme gйnйral de la nature, fonction qui est pour lui sa raison d'кtre » [ Il paraоt rйsulter de citations faites dans Untersuchungen ьber die Entwickelungs-Gesetze, de Bronn, que Unger, botaniste et palйontologiste distinguй, a publiй en 1852 l'opinion que les espиces subissent un dйveloppement et des modifications. D'Alton a exprimй la mкme opinion en 1821, dans l'ouvrage sur les fossiles auquel il a collaborй avec Pander. Oken, dans son ouvrage mystique Natur - Philosophie, a soutenu des opinions analogues. Il paraоt rйsulter de renseignements contenus dans l'ouvrage Sur l'Espиce, de Godron, que Bory Saint Vincent, Burdach, Poiret et Fries ont tous admis la continuitй de la production d'espиces nouvelles. -- Je dois ajouter que sur trente-quatre auteurs citйs dans cette notice historique, qui admettent la modification des espиces, et qui rejettent les actes de crйation sйparйs, il y en a vingt-sept qui ont йcrit sur des branches spйciales d'histoire naturelle et de gйologie. ] Un gйologue cйlиbre, le comte Keyserling, a, en 1853 (Bull. de la Soc. gйolog., 2° sйrie, vol. X, p. 357), suggйrй que, de mкme que de nouvelles maladies causйes peut-кtre par quelque miasme ont apparu et se sont rйpandues dans le monde, de mкme des germes d'espиces existantes ont pu кtre, а certaines pйriodes, chimiquement affectйs par des molйcules ambiantes de nature particuliиre, et ont donnй naissance а de nouvelles formes. Cette mкme annйe 1853, le docteur Schaaffhausen a publiй une excellente brochure (Verhandl. des naturhist. Vereins der Preuss. Rheinlands, etc.) dans laquelle il explique le dйveloppement progressif des formes organiques sur la terre. Il croit que beaucoup d'espиces ont persistй trиs longtemps, quelques-unes seulement s'йtant modifiйes, et il explique les diffйrences actuelles par la destruction des formes intermйdiaires. « Ainsi les plantes et les animaux vivants ne sont pas sйparйs des espиces йteintes par de nouvelles crйations, mais doivent кtre regardйs comme leurs descendants par voie de gйnйration rйguliиre. » M. Lecoq, botaniste franзais trиs connu, dans ses Etudes sur la gйographie botanique, vol. I, p. 250, йcrit en 1854 : « On voit que nos recherches sur la fixitй ou la variation de l'espиce nous conduisent directement aux idйes йmises par deux hommes justement cйlиbres, Geoffroy Saint-Hilaire et Goethe. » Quelques autres passages йpars dans l'ouvrage de M. Lecoq laissent quelques doutes sur les limites qu'il assigne а ses opinions sur les modifications des espиces. Dans ses Essays on the Unity of Worlds, 1855, le rйvйrend Baden Powell a traitй magistralement la philosophie de la crйation. On ne peut dйmontrer d'une maniиre plus frappante comment l'apparition d'une espиce nouvelle « est un phйnomиne rйgulier et non casuel », ou, selon l'expression de sir John Herschell, « un procйdй naturel par opposition а un procйdй miraculeux ». Le troisiиme volume du Journal ot the Linnean Society, publiй le 1er juillet 1858, contient quelques mйmoires de M. Wallace et de moi, dans lesquels, comme je le constate dans l'introduction du prйsent volume, M. Wallace йnonce avec beaucoup de clartй et de puissance la thйorie de la sйlection naturelle. Von Baer, si respectй de tous les zoologistes, exprima, en 1859 (voir prof. Rud. Wagner, Zoologische-anthropologische Untersuchungen, p. 51, 1861), sa conviction, fondйe surtout sur les lois de la distribution gйographique, que des formes actuellement distinctes au plus haut degrй sont les descendants d'un parent-type unique. En juin 1859, le professeur Huxley, dans une confйrence devant l'Institution royale sur « les types persistants de la vie animale », a fait les remarques suivantes : « Il est difficile de comprendre la signification des faits de cette nature, si nous supposons que chaque espиce d'animaux, ou de plantes, ou chaque grand type d'organisation, a йtй formй et placй sur la terre, а de longs intervalles, par un acte distinct de la puissance crйatrice ; et il faut bien se rappeler qu'une supposition pareille est aussi peu appuyйe sur la tradition ou la rйvйlation, qu'elle est fortement opposйe а l'analogie gйnйrale de la nature. Si, d'autre part, nous regardons les types persistants au point de vue de l'hypothиse que les espиces, а chaque йpoque, sont le rйsultat de la modification graduelle d'espиces prйexistantes, hypothиse qui, bien que non prouvйe, et tristement compromise par quelques-uns de ses adhйrents, est encore la seule а laquelle la physiologie prкte un appui favorable, l'existence de ces types persistants semblerait dйmontrer que l'йtendue des modifications que les кtres vivants ont dы subir pendant les temps gйologiques n'a йtй que faible relativement а la sйrie totale des changements par lesquels ils ont passй. » En dйcembre 1859, le docteur Hooker a publiй son Introduction to the Australian Flora ; dans la premiиre partie de ce magnifique ouvrage, il admet la vйritй de la descendance et des modifications des espиces, et il appuie cette doctrine par un grand nombre d'observations originales. La premiиre йdition anglaise du prйsent ouvrage a йtй publiйe le 24 novembre 1859, et la seconde le 7 janvier 1860. DE L'ORIGINE DES ESPECES ----------------------------------------- INTRODUCTION Les rapports gйologiques qui existent entre la faune actuelle et la faune йteinte de l'Amйrique mйridionale, ainsi que certains faits relatifs а la distribution des кtres organisйs qui peuplent ce continent, m'ont profondйment frappй lors mon voyage а bord du navire le Beagle [ La relation du voyage de M. Darwin a йtй rйcemment publiйe en franзais sous le titre de : Voyage d'un naturaliste autour du monde, 1 vol, in-8°, Paris, Reinwald ], en qualitй de naturaliste. Ces faits, comme on le verra dans les chapitres subsйquents de ce volume, semblent jeter quelque lumiиre sur l'origine des espиces -- ce mystиre des mystиres -- pour employer l'expression de l'un de nos plus grands philosophes. A mon retour en Angleterre, en l837, je pensai qu'en accumulant patiemment tous les faits relatifs а ce sujet, qu'en les examinant sous toutes les faces, je pourrais peut-кtre arriver а йlucider cette question. Aprиs cinq annйes d'un travail opiniвtre, je rйdigeai quelques notes ; puis, en l844, je rйsumai ces notes sous forme d'un mйmoire, oщ j'indiquais les rйsultats qui me semblaient offrir quelque degrй de probabilitй ; depuis cette йpoque, j'ai constamment poursuivi le mкme but. On m'excusera, je l'espиre, d'entrer dans ces dйtails personnels ; si je le fais, c'est pour prouver que je n'ai pris aucune dйcision а la lйgиre. Mon oeuvre est actuellement (l859) presque complиte. Il me faudra, cependant, bien des annйes encore pour l'achever, et, comme ma santй est loin d'кtre bonne, mes amis m'ont conseillй de publier le rйsumй qui fait l'objet de ce volume. Une autre raison m'a complиtement dйcidй : M. Wallace, qui йtudie actuellement l'histoire naturelle dans l'archipel Malais, en est arrivй а des conclusions presque identiques aux miennes sur l'origine des espиces. En l858, ce savant naturaliste m'envoya un mйmoire а ce sujet, avec priиre de le communiquer а Sir Charles Lyell, qui le remit а la Sociйtй Linnйenne ; le mйmoire de M. Wallace a paru dans le troisiиme volume du journal de cette sociйtй. Sir Charles Lyell et le docteur Hooker, qui tous deux йtaient au courant de mes travaux -- le docteur Hooker avait lu l'extrait de mon manuscrit йcrit en l844 -- me conseillиrent de publier, en mкme temps que le mйmoire de M. Wallace, quelques extraits de mes notes manuscrites. Le mйmoire qui fait l'objet du prйsent volume est nйcessairement imparfait. Il me sera impossible de renvoyer а toutes les autoritйs auxquelles j'emprunte certains faits, mais j'espиre que le lecteur voudra bien se fier а mon exactitude. Quelques erreurs ont pu, sans doute, se glisser dans mon travail, bien que j'aie toujours eu grand soin de m'appuyer seulement sur des travaux de premier ordre. En outre, je devrai me borner а indiquer les conclusions gйnйrales auxquelles j'en suis arrivй, tout en citant quelques exemples, qui, je pense, suffiront dans la plupart des cas. Personne, plus que moi, ne comprend la nйcessitй de publier plus tard, en dйtail, tous les faits sur lesquels reposent mes conclusions ; ce sera l'objet d'un autre ouvrage. Cela est d'autant plus nйcessaire que, sur presque tous les points abordйs dans ce volume, on peut invoquer des faits qui, au premier abord, semblent tendre а des conclusions absolument contraires а celles que j'indique. Or, on ne peut arriver а un rйsultat satisfaisant qu'en examinant les deux cфtйs de la question et en discutant les faits et les arguments ; c'est lа chose impossible dans cet ouvrage. Je regrette beaucoup que le dйfaut d'espace m'empкche de reconnaоtre l'assistance gйnйreuse que m'ont prкtйe beaucoup de naturalistes, dont quelques-uns me sont personnellement inconnus. Je ne puis, cependant, laisser passer cette occasion sans exprimer ma profonde gratitude а M. le docteur Hooker, qui, pendant ces quinze derniиres annйes, a mis а mon entiиre disposition ses trйsors de science et son excellent jugement. On comprend facilement qu'un naturaliste qui aborde l'йtude de l'origine des espиces et qui observe les affinitйs mutuelles des кtres organisйs, leurs rapports embryologiques, leur distribution gйographique, leur succession gйologique et d'autres faits analogues, en arrive а la conclusion que les espиces n'ont pas йtй crййes indйpendamment les unes des autres, mais que, comme les variйtйs, elles descendent d'autres espиces. Toutefois, en admettant mкme que cette conclusion soit bien йtablie, elle serait peu satisfaisante jusqu'а ce qu'on ait pu prouver comment les innombrables espиces, habitant la terre, se sont modifiйes de faзon а acquйrir cette perfection de forme et de coadaptation qui excite а si juste titre notre admiration. Les naturalistes assignent, comme seules causes possibles aux variations, les conditions extйrieures, telles que le climat, l'alimentation, etc. Cela peut кtre vrai dans un sens trиs limitй, comme nous le verrons plus tard ; mais il serait absurde d'attribuer aux seules conditions extйrieures la conformation du pic, par exemple, dont les pattes, la queue, le bec et la langue sont si admirablement adaptйs pour aller saisir les insectes sous l'йcorce des arbres. Il serait йgalement absurde d'expliquer la conformation du gui et ses rapports avec plusieurs кtres organisйs distincts, par les seuls effets des conditions extйrieures, de l'habitude, ou de la volontй de la plante elle-mкme, quand on pense que ce parasite tire sa nourriture de certains arbres, qu'il produit des graines que doivent transporter certains oiseaux, et qu'il porte des fleurs unisexuйes, ce qui nйcessite l'intervention de certains insectes pour porter le pollen d'une fleur а une autre. Il est donc de la plus haute importance d'йlucider quels sont les moyens de modification et de coadaptalion. Tout d'abord, il m'a semblй probable que l'йtude attentive des animaux domestiques et des plantes cultivйes devait offrir le meilleur champ de recherches pour expliquer cet obscur problиme. Je n'ai pas йtй dйsappointй ; j'ai bientфt reconnu, en effet, que nos connaissances, quelque imparfaites qu'elles soient, sur les variations а l'йtat domestique, nous fournissent toujours l'explication la plus simple et la moins sujette а erreur. Qu'il me soit donc permis d'ajouter que, dans ma conviction, ces йtudes ont la plus grande importance et qu'elles sont ordinairement beaucoup trop nйgligйes par les naturalistes. Ces considйrations m'engagent а consacrer le premier chapitre de cet ouvrage а l'йtude des variations а l'йtat domestique. Nous y verrons que beaucoup de modifications hйrйditaires sont tout au moins possibles ; et, ce qui est йgalement important, ou mкme plus important encore, nous verrons quelle influence exerce l'homme en accumulant, par la sйlection, de lйgиres variations successives. J'йtudierai ensuite la variabilitй des espиces а l'йtat de nature, mais je me verrai naturellement forcй de traiter ce sujet beaucoup trop briиvement ; on ne pourrait, en effet, le traiter complиtement qu'а condition de citer une longue sйrie de faits. En tout cas, nous serons а mкme de discuter quelles sont les circonstances les plus favorables а la variation. Dans le chapitre suivant, nous considйrerons la lutte pour l'existence parmi les кtres organisйs dans le monde entier, lutte qui doit inйvitablement dйcouler de la progression gйomйtrique de leur augmentation en nombre. C'est la doctrine de Malthus appliquйe а tout le rиgne animal et а tout le rиgne vйgйtal. Comme il naоt beaucoup plus d'individus de chaque espиce qu'il n'en peut survivre ; comme, en consйquence, la lutte pour l'existence se renouvelle а chaque instant, il s'ensuit que tout кtre qui varie quelque peu que ce soit de faзon qui lui est profitable a une plus grande chance de survivre ; cet кtre est ainsi l'objet d'une sйlection naturelle. En vertu du principe si puissant de l'hйrйditй, toute variйtй objet de la sйlection tendra а propager sa nouvelle forme modifiйe. Je traiterai assez longuement, dans le quatriиme chapitre, ce point fondamental de la sйlection naturelle. Nous verrons alors que la sйlection naturelle cause presque inйvitablement une extinction considйrable des formes moins bien organisйes et amиne ce que j'ai appelй la divergence des caractиres. Dans le chapitre suivant, j'indiquerai les lois complexes et peu connues de la variation. Dans les cinq chapitres subsйquents, je discuterai les difficultйs les plus sйrieuses qui semblent s'opposer а l'adoption de cette thйorie ; c'est-а-dire, premiиrement, les difficultйs de transition, ou, en d'autres termes, comment un кtre simple, ou un simple organisme, peut se modifier, se perfectionner, pour devenir un кtre hautement dйveloppй, ou un organisme admirablement construit ; secondement, l'instinct, ou la puissance intellectuelle des animaux ; troisiиmement, l'hybriditй, ou la stйrilitй des espиces et la fйconditй des variйtйs quand on les croise ; et, quatriиmement, l'imperfection des documents gйologiques. Dans le chapitre suivant, j'examinerai la succession gйologique des кtres а travers le temps ; dans le douziиme et dans le treiziиme chapitre, leur distribution gйographique а travers l'espace ; dans le quatorziиme, leur classification ou leurs affinitйs mutuelles, soit а leur йtat de complet dйveloppement, soit а leur йtat embryonnaire. Je consacrerai le dernier chapitre а une brиve rйcapitulation de l'ouvrage entier et а quelques remarques finales. On ne peut s'йtonner qu'il y ait encore tant de points obscurs relativement а l'origine des espиces et des variйtйs, si l'on tient compte de notre profonde ignorance pour tout ce qui concerne les rapports rйciproques des кtres innombrables qui vivent autour de nous. Qui peut dire pourquoi telle espиce est trиs nombreuse et trиs rйpandue, alors que telle autre espиce voisine est trиs rare et a un habitat fort restreint ? Ces rapports ont, cependant, la plus haute importance, car c'est d'eux que dйpendent la prospйritй actuelle et, je le crois fermement, les futurs progrиs et la modification de tous les habitants de ce monde. Nous connaissons encore bien moins les rapports rйciproques des innombrables habitants du monde pendant les longues pйriodes gйologiques йcoulйes. Or, bien que beaucoup de points soient encore trиs obscurs, bien qu'ils doivent rester, sans doute, inexpliquйs longtemps encore, je me vois cependant, aprиs les йtudes les plus approfondies, aprиs une apprйciation froide et impartiale, forcй de soutenir que l'opinion dйfendue jusque tout rйcemment par la plupart des naturalistes, opinion que je partageais moi-mкme autrefois, c'est-а-dire que chaque espиce a йtй l'objet d'une crйation indйpendante, est absolument erronйe. Je suis pleinement convaincu que les espиces ne sont pas immuables ; je suis convaincu que les espиces qui appartiennent а ce que nous appelons le mкme genre descendent directement de quelque autre espиce ordinairement йteinte, de mкme que les variйtйs reconnues d'une espиce quelle qu'elle soit descendent directement de cette espиce ; je suis convaincu, enfin, que la sйlection naturelle a jouй le rфle principal dans la modification des espиces, bien que d'autres agents y aient aussi participй. CHAPITRE I DE LA VARIATION DES ESPECES A L'ETAT DOMESTIQUE Causes de la variabilitй. - Effets des habitudes. - Effets de l'usage ou du non-usage des parties. - Variation par corrйlation. - Hйrйditй. - Caractиres des variйtйs domestiques. - Difficultй de distinguer entre les variйtйs et les espиces. - Nos variйtйs domestiques descendent d'une ou de plusieurs espиces. - Pigeons domestiques. Leurs diffйrences et leur origine. - La sйlection appliquйe depuis longtemps, ses effets. - Sйlection mйthodique et inconsciente. - Origine inconnue de nos animaux domestiques. - Circonstances favorables а l'exercice de la sйlection par l'homme. CAUSES DE LA VARIABILITE. Quand on compare les individus appartenant а une mкme variйtй ou а une mкme sous-variйtй de nos plantes cultivйes depuis le plus longtemps et de nos animaux domestiques les plus anciens, on remarque tout d'abord qu'ils diffиrent ordinairement plus les uns des autres que les individus appartenant а une espиce ou а une variйtй quelconque а l'йtat de nature. Or, si l'on pense а l'immense diversitй de nos plantes cultivйes et de nos animaux domestiques, qui ont variй а toutes les йpoques, exposйs qu'ils йtaient aux climats et aux traitements les plus divers, on est amenй а conclure que cette grande variabilitй provient de ce que nos productions domestiques ont йtй йlevйes dans des conditions de vie moins uniformes, ou mкme quelque peu diffйrentes de celles auxquelles l'espиce mиre a йtй soumise а l'йtat de nature. Il y a peut-кtre aussi quelque chose de fondй dans l'opinion soutenue par Andrew Knight, c'est-а-dire que la variabilitй peut provenir en partie de l'excиs de nourriture. Il semble йvident que les кtres organisйs doivent кtre exposйs, pendant plusieurs gйnйrations, а de nouvelles conditions d'existence, pour qu'il se produise chez eux une quantitй apprйciable de variation ; mais il est tout aussi йvident que, dиs qu'un organisme a commencй а varier, il continue ordinairement а le faire pendant de nombreuses gйnйrations. On ne pourrait citer aucun exemple d'un organisme variable qui ait cessй de varier а l'йtat domestique. Nos plantes les plus anciennement cultivйes, telles que le froment, produisent encore de nouvelles variйtйs ; nos animaux rйduits depuis le plus longtemps а l'йtat domestique sont encore susceptibles de modifications ou d'amйliorations trиs rapides. Autant que je puis en juger, aprиs avoir longuement йtudiй ce sujet, les conditions de la vie paraissent agir de deux faзons distinctes : directement sur l'organisation entiиre ou sur certaines parties seulement, et indirectement en affectant le systиme reproducteur. Quant а l'action directe, nous devons nous rappeler que, dans tous les cas, comme l'a fait derniиrement remarquer le professeur Weismann, et comme je l'ai incidemment dйmontrй dans mon ouvrage sur la Variation а l'йtat domestique [ De la Variation des Animaux et des Plantes а l'йtat domestique, Paris, Reinwald], nous devons nous rappeler, dis-je, que cette action comporte deux facteurs : la nature de l'organisme et la nature des conditions. Le premier de ces facteurs semble кtre de beaucoup le plus important ; car, autant toutefois que nous en pouvons juger, des variations presque semblables se produisent quelquefois dans des conditions diffйrentes, et, d'autre part, des variations diffйrentes se produisent dans des conditions qui paraissent presque uniformes. Les effets sur la descendance sont dйfinis ou indйfinis. On peut les considйrer comme dйfinis quand tous, ou presque tous les descendants d'individus soumis а certaines conditions d'existence pendant plusieurs gйnйrations, se modifient de la mкme maniиre. Il est extrкmement difficile de spйcifier L'йtendue des changements qui ont йtй dйfinitivement produits de cette faзon. Toutefois, on ne peut guиre avoir de doute relativement а de nombreuses modifications trиs lйgиres, telles que : modifications de la taille provenant de la quantitй de nourriture ; modifications de la couleur provenant de la nature de l'alimentation ; modifications dans l'йpaisseur de la peau et de la fourrure provenant de la nature du climat, etc. Chacune des variations infinies que nous remarquons dans le plumage de nos oiseaux de basse-cour doit кtre le rйsultat d'une cause efficace ; or, si la mкme cause agissait uniformйment, pendant une longue sйrie de gйnйrations, sur un grand nombre d'individus, ils se modifieraient probablement tous de la mкme maniиre. Des faits tels que les excroissances extraordinaires et compliquйes, consйquence invariable du dйpфt d'une goutte microscopique de poison fournie par un gall-insecte, nous prouvent quelles modifications singuliиres peuvent, chez les plantes, rйsulter d'un changement chimique dans la nature de la sиve. Le changement des conditions produit beaucoup plus souvent une variabilitй indйfinie qu'une variabilitй dйfinie, et la premiиre a probablement jouй une rфle beaucoup plus important que la seconde dans la formation de nos races domestiques. Cette variabilitй indйfinie se traduit par les innombrables petites particularitйs qui distinguent les individus d'une mкme espиce, particularitйs que l'on ne peut attribuer, en vertu de l'hйrйditй, ni au pиre, ni а la mиre, ni а un ancкtre plus йloignй. Des diffйrences considйrables apparaissent mкme parfois chez les jeunes d'une mкme portйe, ou chez les plantes nйes de graines provenant d'une mкme capsule. A de longs intervalles, on voit surgir des dйviations de conformation assez fortement prononcйes pour mйriter la qualification de monstruositйs ; ces dйviations affectent quelques individus, au milieu de millions d'autres йlevйs dans le mкme pays et nourris presque de la mкme maniиre ; toutefois, on ne peut йtablir une ligne absolue de dйmarcation entre les monstruositйs et les simples variations. On peut considйrer comme les effets indйfinis des conditions d'existence, sur chaque organisme individuel, tous ces changements de conformation, qu'ils soient peu prononcйs ou qu'ils le soient beaucoup, qui se manifestent chez un grand nombre d'individus vivant ensemble. On pourrait comparer ces effets indйfinis aux effets d'un refroidissement, lequel affecte diffйrentes personnes de faзon indйfinie, selon leur йtat de santй ou leur constitution, se traduisant chez les unes par un rhume de poitrine, chez les autres par un rhume de cerveau, chez celle-ci par un rhumatisme, chez celle-lа par une inflammation de divers organes. Passons а ce que j'ai appelй l'action indirecte du changement des conditions d'existence, c'est-а-dire les changements provenant de modifications affectant le systиme reproducteur. Deux causes principales nous autorisent а admettre l'existence de ces variations : l'extrкme sensibilitй du systиme reproducteur pour tout changement dans les conditions extйrieures ; la grande analogie, constatйe par Kцlreuter et par d'autres naturalistes, entre la variabilitй rйsultant du croisement d'espиces distinctes et celle que l'on peut observer chez les plantes et chez les animaux йlevйs dans des conditions nouvelles ou artificielles. Un grand nombre de faits tйmoignent de l'excessive sensibilitй du systиme reproducteur pour tout changement, mкme insignifiant, dans les conditions ambiantes. Rien n'est plus facile que d'apprivoiser un animal, mais rien n'est plus difficile que de l'amener а reproduire en captivitй, alors mкme que l'union des deux sexes s'opиre facilement. Combien d'animaux qui ne se reproduisent pas, bien qu'on les laisse presque en libertй dans leur pays natal ! On attribue ordinairement ce fait, mais bien а tort, а une corruption des instincts. Beaucoup de plantes cultivйes poussent avec la plus grande vigueur, et cependant elles ne produisent que fort rarement des graines ou n'en produisent mкme pas du tout. On a dйcouvert, dans quelques cas, qu'un changement insignifiant, un peu plus ou un peu moins d'eau par exemple, а une йpoque particuliиre de la croissance, amиne ou non chez la plante la production des graines. Je ne puis entrer ici dans les dйtails des faits que j'ai recueillis et publiйs ailleurs sur ce curieux sujet ; toutefois, pour dйmontrer combien sont singuliиres les lois qui rйgissent la reproduction des animaux en captivitй, je puis constater que les animaux carnivores, mкme ceux provenant des pays tropicaux, reproduisent assez facilement dans nos pays, sauf toutefois les animaux appartenant а la famille des plantigrades, alors que les oiseaux carnivores ne pondent presque jamais d'oeufs fйconds. Bien des plantes exotiques ne produisent qu'un pollen sans valeur comme celui des hybrides les plus stйriles. Nous voyons donc, d'une part, des animaux et des plantes rйduits а l'йtat domestique se reproduire facilement en captivitй, bien qu'ils soient souvent faibles et maladifs ; nous voyons, d'autre part, des individus, enlevйs tout jeunes а leurs forкts, supportant trиs bien la captivitй, admirablement apprivoisйs, dans la force de l'вge, sains (je pourrais citer bien des exemples) dont le systиme reproducteur a йtй cependant si sйrieusement affectй par des causes inconnues, qu'il cesse de fonctionner. En prйsence de ces deux ordres de faits, faut-il s'йtonner que le systиme reproducteur agisse si irrйguliиrement quand il fonctionne en captivitй, et que les descendants soient un peu diffйrents de leurs parents ? Je puis ajouter que, de mкme que certains animaux reproduisent facilement dans les conditions les moins naturelles (par exemple, les lapins et les furets enfermйs dans des cages), ce qui prouve que le systиme reproducteur de ces animaux n'est pas affectй par la captivitй ; de mкme aussi, certains animaux et certaines plantes supportent la domesticitй ou la culture sans varier beaucoup, а peine plus peut-кtre qu'а l'йtat de nature. Quelques naturalistes soutiennent que toutes les variations sont liйes а l'acte de la reproduction sexuelle ; c'est lа certainement une erreur. J'ai citй, en effet, dans un autre ouvrage, une longue liste de plantes que les jardiniers appellent des plantes folles, c'est-а-dire des plantes chez lesquelles on voit surgir tout а coup un bourgeon prйsentant quelque caractиre nouveaux et parfois tout diffйrent des autres bourgeons de la mкme plante. Ces variations de bourgeons, si on peut employer cette expression, peuvent se propager а leur tour par greffes ou par marcottes, etc., ou quelquefois mкme par semis. Ces variations se produisent rarement а l'йtat sauvage, mais elles sont assez frйquentes chez les plantes soumises а la culture. Nous pouvons conclure, d'ailleurs, que la nature de l'organisme joue le rфle principal dans la production de la forme particuliиre de chaque variation, et que la nature des conditions lui est subordonnйe ; en effet, nous voyons souvent sur un mкme arbre soumis а des conditions uniformes, un seul bourgeon, au milieu de milliers d'autres produits annuellement, prйsenter soudain des caractиres nouveaux ; nous voyons, d'autre part, des bourgeons appartenant а des arbres distincts, placйs dans des conditions diffйrentes, produire quelquefois а peu prиs la mкme variйtй -- des bourgeons de pкchers, par exemple, produire des brugnons et des bourgeons de rosier commun produire des roses moussues. La nature des conditions n'a donc peut-кtre pas plus d'importance dans ce cas que n'en a la nature de l'йtincelle, communiquant le feu а une masse de combustible, pour dйterminer la nature de la flamme EFFETS DES HABITUDES ET DE L'USAGE OU DU NON-USAGE DES PARTIES ; VARIATION PAR CORRELATION ; HEREDITE. Le changement des habitudes produit des effets hйrйditaires ; on pourrait citer, par exemple, l'йpoque de la floraison des plantes transportйes d'un climat dans un autre. Chez les animaux, l'usage ou le non-usage des parties a une influence plus considйrable encore. Ainsi, proportionnellement au reste du squelette, les os de l'aile pиsent moins et les os de la cuisse pиsent plus chez le canard domestique que chez le canard sauvage. Or, on peut incontestablement attribuer ce changement а ce que le canard domestique vole moins et marche plus que le canard sauvage. Nous pouvons encore citer, comme un des effets de l'usage des parties, le dйveloppement considйrable, transmissible par hйrйditй, des mamelles chez les vaches et chez les chиvres dans les pays oщ l'on a l'habitude de traire ces animaux, comparativement а l'йtat de ces organes dans d'autres pays. Tous les animaux domestiques ont, dans quelques pays, les oreilles pendantes ; on a attribuй cette particularitй au fait que ces animaux, ayant moins de causes d'alarmes, cessent de se servir des muscles de l'oreille, et cette opinion semble trиs fondйe. La variabilitй est soumise а bien des lois ; on en connaоt imparfaitement quelques-unes, que je discuterai briиvement ci-aprиs. Je dйsire m'occuper seulement ici de la variation par corrйlation. Des changements importants qui se produisent chez l'embryon, ou chez la larve, entraоnent presque toujours des changements analogues chez l'animal adulte. Chez les monstruositйs, les effets de corrйlation entre des parties complиtement distinctes sont trиs curieux ; Isidore Geoffroy Saint-Hilaire cite des exemples nombreux dans son grand ouvrage sur cette question. Les йleveurs admettent que, lorsque les membres sont longs, la tкte l'est presque toujours aussi. Quelques cas de corrйlation sont extrкmement singuliers : ainsi, les chats entiиrement blancs et qui ont les yeux bleus sont ordinairement sourds ; toutefois, M. Tait a constatй rйcemment que le fait est limitй aux mвles. Certaines couleurs et certaines particularitйs constitutionnelles vont ordinairement ensemble ; je pourrais citer bien des exemples remarquables de ce fait chez les animaux et chez les plantes. D'aprиs un grand nombre de faits recueillis par Heusinger, il paraоt que certaines plantes incommodent les moutons et les cochons blancs, tandis que les individus а robe foncйe s'en nourrissent impunйment. Le professeur Wyman m'a rйcemment communiquй ; une excellente preuve de ce fait. Il demandait а quelques fermiers de la Virginie pourquoi ils n'avaient que des cochons noirs ; ils lui rйpondirent que les cochons mangent la racine du lachnanthes, qui colore leurs os en rose et qui fait tomber leurs sabots ; cet effet se produit sur toutes les variйtйs, sauf sur la variйtй noire. L'un d'eux ajouta :«Nous choisissons, pour les йlever, tous les individus noirs d'une portйe, car ceux-lа seuls ont quelque chance de vivre. » Les chiens dйpourvus de poils ont la dentition imparfaite ; on dit que les animaux а poil long et rude sont prйdisposйs а avoir des cornes longues ou nombreuses ; les pigeons а pattes emplumйes ont des membranes entre les orteils antйrieurs ; les pigeons а bec court ont les pieds petits ; les pigeons а bec long ont les pieds grands. Il en rйsulte donc que l'homme, en continuant toujours а choisir, et, par consйquent, а dйvelopper une particularitй quelconque, modifie, sans en avoir l'intention, d'autres parties de l'organisme, en vertu des lois mystйrieuses de la corrйlation. Les lois diverses, absolument ignorйes ou imparfaitement comprises, qui rйgissent la variation, ont des effets extrкmement complexes. Il est intйressant d'йtudier les diffйrents traitйs relatifs а quelques-unes de nos plantes cultivйes depuis fort longtemps, telles que la jacinthe, la pomme de terre ou mкme le dahlia, etc. ; on est rйellement йtonnй de voir par quels innombrables points de conformation et de constitution les variйtйs et les sous-variйtйs diffиrent lйgиrement les unes des autres. Leur organisation tout entiиre semble кtre devenue plastique et s'йcarter lйgиrement de celle du type originel. Toute variation non hйrйditaire est sans intйrкt pour nous. Mais le nombre et la diversitй des dйviations de conformation transmissibles par hйrйditй, qu'elles soient insignifiantes ou qu'elles aient une importance physiologique considйrable, sont presque infinis. L'ouvrage le meilleur et le plus complet que nous ayons а ce sujet est celui du docteur Prosper Lucas. Aucun йleveur ne met en doute la grande йnergie des tendances hйrйditaires ; tous ont pour axiome fondamental que le semblable produit le semblable, et il ne s'est trouvй que quelques thйoriciens pour suspecter la valeur absolue de ce principe. Quand une dйviation de structure se reproduit souvent, quand nous la remarquons chez le pиre et chez l'enfant, il est trиs difficile de dire si cette dйviation provient ou non de quelque cause qui a agi sur l'un comme sur l'autre. Mais, d'autre part, lorsque parmi des individus, йvidemment exposйs aux mкmes conditions, quelque dйviation trиs rare, due а quelque concours extraordinaire de circonstances, apparaоt chez un seul individu, au milieu de millions d'autres qui n'en sont point affectйs, et que nous voyons rйapparaоtre cette dйviation chez le descendant, la seule thйorie des probabilitйs nous force presque а attribuer cette rйapparition а l'hйrйditй. Qui n'a entendu parler des cas d'albinisme, de peau йpineuse, de peau velue, etc., hйrйditaires chez plusieurs membres d'une mкme famille ? Or, si des dйviations rares et extraordinaires peuvent rйellement se transmettre par hйrйditй, а plus forte raison on peut soutenir que des dйviations moins extraordinaires et plus communes peuvent йgalement se transmettre. La meilleure maniиre de rйsumer la question serait peut-кtre de considйrer que, en rиgle gйnйrale, tout caractиre, quel qu'il soit, se transmet-par hйrйditй et que la non-transmission est l'exception. Les lois qui rйgissent l'hйrйditй sont pour la plupart inconnues. Pourquoi, par exemple, une mкme particularitй, apparaissant chez divers individus de la mкme espиce ou d'espиces diffйrentes, se transmet-elle quelquefois et quelquefois ne se transmet-elle pas par hйrйditй ? Pourquoi certains caractиres du grand-pиre, ou de la grand'mиre, ou d'ancкtres plus йloignйs, rйapparaissent-ils chez l'entant ? Pourquoi une particularitй se transmet-elle souvent d'un sexe, soit aux deux sexes, soit а un sexe seul, mais plus ordinairement а un seul, quoique non pas exclusivement au sexe semblable ? Les particularitйs qui apparaissent chez les mвles de nos espиces domestiques se transmettent souvent, soit exclusivement, soit а un degrй beaucoup plus considйrable au mвle seul ; or, c'est lа un fait qui a une assez grande importance pour nous. Une rиgle beaucoup plus importante et qui souffre, je crois, peu d'exceptions, c'est que, а quelque pйriode de la vie qu'une particularitй fasse d'abord son apparition, elle tend а rйapparaоtre chez les descendants а un вge correspondant, quelquefois mкme un peu plus tфt. Dans bien des cas, il ne peut en кtre autrement ; en effet, les particularitйs hйrйditaires que prйsentent les cornes du gros bйtail ne peuvent se manifester chez leurs descendants qu'а l'вge adulte ou а peu prиs ; les particularitйs que prйsentent les vers а soie n'apparaissent aussi qu'а l'вge correspondant oщ le ver existe sous la forme de chenille ou de cocon. Mais les maladies hйrйditaires et quelques autres faits me portent а croire que cette rиgle est susceptible d'une plus grande extension ; en effet, bien qu'il n'y ait pas de raison apparente pour qu'une particularitй rйapparaisse а un вge dйterminй, elle tend cependant а se reprйsenter chez le descendant au mкme вge que chez l'ancкtre. Cette rиgle me parait avoir une haute importance pour expliquer les lois de l'embryologie. Ces remarques ne s'appliquent naturellement qu'а la premiиre apparition de la particularitй, et non pas а la cause primaire qui peut avoir agi sur des ovules ou sur l'йlйment mвle ; ainsi, chez le descendant d'une vache dйsarmйe et d'un taureau а longues cornes, le dйveloppement des cornes, bien que ne se manifestant que trиs tard, est йvidemment dы а l'influence de l'йlйment mвle. Puisque j'ai fait allusion au retour vers les caractиres primitifs, je puis m'occuper ici d'une observation faite souvent par les naturalistes, c'est-а-dire que nos variйtйs domestiques, en retournant а la vie sauvage, reprennent graduellement, mais invariablement, les caractиres du type originel. On a conclu de ce fait qu'on ne peut tirer de l'йtude des races domestiques aucune dйduction applicable а la connaissance des espиces sauvages. J'ai en vain cherchй а dйcouvrir sur quels faits dйcisifs ou a pu appuyer cette assertion si frйquemment et si hardiment renouvelйe ; il serait trиs difficile en effet, d'en prouver l'exactitude, car nous pouvons affirmer, sans crainte de nous tromper, que la plupart de nos variйtйs domestiques les plus fortement prononcйes ne pourraient pas vivre а l'йtat sauvage. Dans bien des cas, nous ne savons mкme pas quelle est leur souche primitive ; il nous est donc presque impossible de dire si le retour а cette souche est plus ou moins parfait. En outre, il serait indispensable, pour empкcher les effets du croisement, qu'une seule variйtй fыt rendue а la libertй. Cependant, comme il est certain que nos variйtйs peuvent accidentellement faire retour au type de leurs ancкtres par quelques-uns de leurs caractиres, il me semble assez probable que, si nous pouvions parvenir а acclimater, ou mкme а cultiver pendant plusieurs gйnйrations, les diffйrentes races du chou, par exemple, dans un sol trиs-pauvre (dans ce cas toutefois il faudrait attribuer quelque influence а l'action dйfinie de la pauvretй du sol), elles feraient retour, plus ou moins complиtement, au type sauvage primitif. Que l'expйrience rйussisse ou non, cela a peu d'importance au point de vue de notre argumentation, car les conditions d'existence auraient йtй complиtement modifiйes par l'expйrience elle-mкme. Si on pouvait dйmontrer que nos variйtйs domestiques prйsentent une forte tendance au retour, c'est-а-dire si l'on pouvait йtablir qu'elles tendent а perdre leurs caractиres acquis, lors mкme qu'elles restent soumises aux mкmes conditions et qu'elles sont maintenues en nombre considйrable, de telle sorte que les croisements puissent arrкter, en les confondant, les petites dйviations de conformation, je reconnais, dans ce cas, que nous ne pourrions pas conclure des variйtйs domestiques aux espиces. Mais cette maniиre de voir ne trouve pas une preuve en sa faveur. Affirmer que nous ne pourrions pas perpйtuer nos chevaux de trait et nos chevaux de course, notre bйtail а longues et а courtes cornes, nos volailles de races diverses, nos lйgumes, pendant un nombre infini de gйnйrations, serait contraire а ce que nous enseigne l'expйrience de tous les jours. CARACTERES DES VARIETES DOMESTIQUES ; DIFFICULTE DE DISTINGUER ENTRE LES VARIETES ET LES ESPECES ; ORIGINE DES VARIETES DOMESTIQUES ATTRIBUEE A UNE OU A PLUSIEURS ESPECE. Quand nous examinons les variйtйs hйrйditaires ou les races de nos animaux domestiques et de nos plantes cultivйes et que nous les comparons а des espиces trиs voisines, nous remarquons ordinairement, comme nous l'avons dйjа dit, chez chaque race domestique, des caractиres moins uniformes que chez les espиces vraies. Les races domestiques prйsentent souvent un caractиre quelque peu monstrueux ; j'entends par lа que, bien que diffйrant les unes des autres et des espиces voisines du mкme genre par quelques lйgers caractиres, elles diffиrent souvent а un haut degrй sur un point spйcial, soit qu'on les compare les unes aux autres, soit surtout qu'on les compare а l'espиce sauvage dont elles se rapprochent le plus. A cela prиs (et sauf la fйconditй parfaite des variйtйs croisйes entre elles, sujet que nous discuterons plus tard), les races domestiques de la mкme espиce diffиrent l'une de l'autre de la mкme maniиre que font les espиces voisines du mкme genre а l'йtat sauvage ; mais les diffйrences, dans la plupart des cas, sont moins considйrables. Il faut admettre que ce point est prouvй, car des juges compйtents estiment que les races domestiques de beaucoup d'animaux et de beaucoup de plantes descendent d'espиces originelles distinctes, tandis que d'autres juges, non moins compйtents, ne les regardent que comme de simples variйtйs. Or, si une distinction bien tranchйe existait entre les races domestiques et les espиces, cette sorte de doute ne se prйsenterait pas si frйquemment. On a rйpйtй souvent que les races domestiques ne diffиrent pas les unes des autres par des caractиres ayant une valeur gйnйrique. On peut dйmontrer que cette assertion n'est pas exacte ; toutefois, les naturalistes ont des opinions trиs diffйrentes quant а ce qui constitue un caractиre gйnйtique, et, par consйquent, toutes les apprйciations actuelles sur ce point sont purement empiriques. Quand j'aurai expliquй l'origine du genre dans la nature, on verra que nous ne devons nullement nous attendre а trouver chez nos races domestiques des diffйrences d'ordre gйnйrique. Nous en sommes rйduits aux hypothиses dиs que nous essayons d'estimer la valeur des diffйrences de conformation qui sйparent nos races domestiques les plus voisines ; nous ne savons pas, en effet, si elles descendent d'une ou de plusieurs espиces mиres. Ce serait pourtant un point fort intйressant а йlucider. Si, par exemple, on pouvait prouver que le Lйvrier, le Limier, le Terrier, l'Epagneul et le Bouledogue, animaux dont la race, nous le savons, se propage si purement, descendent tous d'une mкme espиce, nous serions йvidemment autorisйs а douter de l'immutabilitй d'un grand nombre d'espиces sauvages йtroitement alliйes, celle des renards, par exemple, qui habitent les diverses parties du globe. Je ne crois pas, comme nous le verrons tout а l'heure, que la somme des diffйrences que nous constatons entre nos diverses races de chiens se soit produite entiиrement а l'йtat de domesticitй ; j'estime, au contraire, qu'une partie de ces diffйrences proviennent de ce qu'elles descendent d'espиces distinctes. A l'йgard des races fortement accusйes de quelques autres espиces domestiques, il y a de fortes prйsomptions, ou mкme des preuves absolues, qu'elles descendent toutes d'une souche sauvage unique. On a souvent prйtendu que, pour les rйduire en domesticitй, l'homme a choisi les animaux et les plantes qui prйsentaient une tendance inhйrente exceptionnelle а la variation, et qui avaient la facultй de supporter les climats les plus diffйrents. Je ne conteste pas que ces aptitudes aient beaucoup ajoutй а la valeur de la plupart de nos produits domestiques ; mais comment un sauvage pouvait-il savoir, alors qu'il apprivoisait un animal, si cet animal йtait susceptible de varier dans les gйnйrations futures et de supporter les changements de climat ? Est-ce que la faible variabilitй de l'вne et de l'oie, le peu de disposition du renne pour la chaleur ou du chameau pour le froid, ont empкchй leur domestication ? Je puis persuadй que, si l'on prenait а l'йtat sauvage des animaux et des plantes, en nombre йgal а celui de nos produits domestiques et appartenant а un aussi grand nombre de classes et de pays, et qu'on les fоt se reproduire а l'йtat domestique, pendant un nombre pareil de gйnйrations, ils varieraient autant en moyenne qu'ont variй les espиces mиres de nos races domestiques actuelles. Il est impossible de dйcider, pour la plupart de nos plantes les plus anciennement cultivйes et de nos animaux rйduits depuis de longs siиcles en domesticitй, s'ils descendent d'une ou de plusieurs espиces sauvages. L'argument principal de ceux qui croient а l'origine multiple de nos animaux domestiques repose sur le fait que nous trouvons, dиs les temps les plus anciens, sur les monuments de l'Egypte et dans les habitations lacustres de la Suisse, une grande diversitй de races. Plusieurs d'entre elles ont une ressemblance frappante, ou sont mкme identiques avec celles qui existent aujourd'hui. Mais ceci ne fait que reculer l'origine de la civilisation, et prouve que les animaux ont йtй rйduits en domesticitй а une pйriode beaucoup plus ancienne qu'on ne le croyait jusqu'а prйsent. Les habitants des citйs lacustres de la Suisse cultivaient plusieurs espиces de froment et d'orge, le pois, le pavot pour en extraire de l'huile, et le chanvre ; ils possйdaient plusieurs animaux domestiques et йtaient en relations commerciales avec d'autres nations. Tout cela prouve clairement, comme Heer le fait remarquer, qu'ils avaient fait des progrиs considйrables ; mais cela implique aussi une longue pйriode antйcйdente de civilisation moins avancйe, pendant laquelle les animaux domestiques, йlevйs dans diffйrentes rйgions, ont pu, en variant, donner naissance а des races distinctes. Depuis la dйcouverte d'instruments en silex dans les couches superficielles de beaucoup de parties du monde, tous les gйologues croient que l'homme barbare existait а une pйriode extraordinairement reculйes et nous savons aujourd'hui qu'il est а peine une tribu, si barbare qu'elle soit, qui n'ait au moins domestiquй le chien. L'origine de la plupart de nos animaux domestiques restera probablement а jamais douteuse. Mais je dois ajouter ici que, aprиs avoir laborieusement recueilli tous les faits connus relatifs aux chiens domestiques du monde entier, j'ai йtй amenй а conclure que plusieurs espиces sauvages de canides ont dы кtre apprivoisйes, et que leur sang plus ou moins mйlangй coule dans les veines de nos races domestiques naturelles. Je n'ai pu arriver а aucune conclusion prйcise relativement aux moutons et aux chиvres. D'aprиs les faits que m'a communiquйs M. Blyth sur les habitudes, la voix, la constitution et la formation du bйtail а bosse indien, il est presque certain qu'il descend d'une souche primitive diffйrente de celle qui a produit notre bйtail europйen. Quelques juges compйtents croient que ce dernier descend de deux ou trois souches sauvages, sans prйtendre affirmer que ces souches doivent кtre oui ou non considйrйes comme espиces. Cette conclusion, aussi bien que la distinction spйcifique qui existe entre le bйtail а bosse et le bйtail ordinaire, a йtй presque dйfinitivement йtablie par les admirables recherches du professeur Rьtimeyer. Quant aux chevaux, j'hйsite а croire, pour des raisons que je ne pourrais dйtailler ici, contrairement d'ailleurs а l'opinion de plusieurs savants, que toutes les races descendent d'une seule espиce. J'ai йlevй presque toutes les races anglaises de nos oiseaux de basse-cour, je les ai croisйes, j'ai йtudiй leur squelette, et j'en suis arrivй а la conclusion qu'elles descendent toutes de l'espиce sauvage indienne, le Gallus bankiva ; c'est aussi l'opinion de M. Blyth et d'autres naturalistes qui ont йtudiй cet oiseau dans l'Inde. Quant aux canards et aux lapins, dont quelques races diffиrent considйrablement les unes des autres, il est йvident qu'ils descendent tous du Canard commun sauvage et du Lapin sauvage. Quelques auteurs ont poussй а l'extrкme la doctrine que nos races domestiques descendent de plusieurs souches sauvages. Ils croient que toute race qui se reproduit purement, si lйgers que soient ses caractиres distinctifs, a eu son prototype sauvage. A ce compte, il aurait dы exister au moins une vingtaine d'espиces de bйtail sauvage, autant d'espиces de moutons, et plusieurs espиces de chиvres en Europe, dont plusieurs dans la Grande-Bretagne seule. Un auteur soutient qu'il a dы autrefois exister dans la Grande-Bretagne onze espиces de moutons sauvages qui lui йtaient propres ! Lorsque nous nous rappelons que la Grande-Bretagne ne possиde pas aujourd'hui un mammifиre qui lui soit particulier, que la France n'en a que fort peu qui soient distincts de ceux de l'Allemagne, et qu'il en est de mкme de la Hongrie et de l'Espagne, etc., mais que chacun de ces pays possиde plusieurs espиces particuliиres de bйtail, de moutons, etc., il faut bien admettre qu'un grand nombre de races domestiques ont pris naissance en Europe, car d'oщ pourraient-elles venir ? Il en est de mкme dans l'Inde. Il est certain que les variations hйrйditaires ont jouй un grand rфle dans la formation des races si nombreuses des chiens domestiques, pour lesquelles j'admets cependant plusieurs souches distinctes. Qui pourrait croire, en effet, que des animaux ressemblant au Lйvrier italien, au Limier, au Bouledogue, au Bichon ou а l'Epagneul de Blenheim, types si diffйrents de ceux des canides sauvages, aient jamais existй а l'йtat de nature ? On a souvent affirmй, sans aucune preuve а l'appui, que toutes nos races de chiens proviennent du croisement d'un petit nombre d'espиces primitives. Mais on n'obtient, par le croisement, que des formes intermйdiaires entre les parents ; or, si nous voulons expliquer ainsi l'existence de nos diffйrentes races domestiques, il faut admettre l'existence antйrieure des formes les plus extrкmes, telles que le Lйvrier italien, le Limier, le Bouledogue, etc., а l'йtat sauvage. Du reste, on a beaucoup exagйrй la possibilitй de former des races distinctes par le croisement. Il est prouvй que l'on peut modifier une race par des croisements accidentels, en admettant toutefois qu'on choisisse soigneusement les individus qui prйsentent le type dйsirй ; mais il serait trиs difficile d'obtenir une race intermйdiaire entre deux races complиtement distinctes. Sir J. Sebright a entrepris de nombreuses expйriences dans ce but, mais il n'a pu obtenir aucun rйsultat. Les produits du premier croisement entre deux races pures sont assez uniformes, quelquefois mкme parfaitement identiques, comme je l'ai constatй chez les pigeons. Rien ne semble donc plus simple ; mais, quand on en vient а croiser ces mйtis les uns avec les autres pendant plusieurs gйnйrations, on n'obtient plus deux produits semblables et les difficultйs de l'opйration deviennent manifestes. RACES DU PIGEON DOMESTIQUE, LEURS DIFFERENCES ET LEUR ORIGINE. Persuadй qu'il vaut toujours mieux йtudier un groupe spйcial, je me suis dйcidй, aprиs mыre rйflexion, pour les pigeons domestiques. J'ai йlevй toutes les races que j'ai pu me procurer par achat ou autrement ; on a bien voulu, en outre, m'envoyer des peaux provenant de presque toutes les parties du monde ; je suis principalement redevable de ces envois а l'honorable W. Elliot, qui m'a fait parvenir des spйcimens de l'Inde, et а l'honorable C. Murray, qui m'a expйdiй des spйcimens de la Perse. On a publiй, dans toutes les langues, des traitйs sur les pigeons ; quelques-uns de ces ouvrages sont fort importants, en ce sens qu'ils remontent а une haute antiquitй. Je me suis associй а plusieurs йleveurs importants et je fais partie de deux Pigeons-clubs de Londres. La diversitй des races de pigeons est vraiment йtonnante. Si l'on compare le Messager anglais avec le Culbutant courte-face, on est frappй de l'йnorme diffйrence de leur bec, entraоnant des diffйrences correspondantes dans le crвne. Le Messager, et plus particuliиrement le mвle, prйsente un remarquable dйveloppement de la membrane caronculeuse de la tкte, accompagnй d'un grand allongement des paupiиres, de larges orifices nasaux et d'une grande ouverture du bec. Le bec du Culbutant courte-face ressemble а celui d'un passereau ; le Culbutant ordinaire hйrite de la singuliиre habitude de s'йlever а une grande hauteur en troupe serrйe, puis de faire en l'air une culbute complиte. Le Runt (pigeon romain) est un gros oiseau, au bec long et massif et aux grand pieds ; quelques sous-races ont le cou trиs long, d'autres de trиs longues ailes et une longue queue, d'autres enfin ont la queue extrкmement courte. Le Barbe est alliй au Messager ; mais son bec, au lieu d'кtre long, est large et trиs court. Le Grosse-gorge a le corps, les ailes et les pattes allongйs ; son йnorme jabot, qu'il enfle avec orgueil, lui donne un aspect bizarre et comique. Le Turbit, ou pigeon а cravate, a le bec court et conique et une rangйe de plumes retroussйes sur la poitrine ; il a l'habitude de dilater lйgиrement la partie supйrieure de son oesophage. Le Jacobin a les plumes tellement retroussйes sur l'arriиre du cou, qu'elles forment une espиce de capuchon ; proportionnellement а sa taille, il a les plumes des ailes et du cou fort allongйes. Le Trompette, ou pigeon Tambour, et le Rieur, font entendre, ainsi que l'indique leur nom, un roucoulement trиs diffйrent de celui des autres races. Le pigeon Paon porte trente ou mкme quarante plumes а la queue, au lieu de douze ou de quatorze, nombre normal chez tous les membres de la famille des pigeons ; il porte ces plumes si йtalйes et si redressйes, que, chez les oiseaux de race pure, la tкte et la queue se touchent ; mais la glande olйifиre est complиtement atrophiйe. Nous pourrions encore indiquer quelques autres races moins distinctes. Le dйveloppement des os de la face diffиre йnormйment, tant par la longueur que par la largeur et la courbure, dans le squelette des diffйrentes races. La forme ainsi que les dimensions de la mвchoire infйrieure varient d'une maniиre trиs remarquable. Le nombre des vertиbres caudales et des vertиbres sacrйes varie aussi, de mкme que le nombre des cфtes et des apophyses, ainsi que leur largeur relative. La forme et la grandeur des ouvertures du sternum, le degrй de divergence et les dimensions des branches de la fourchette, sont йgalement trиs variables. La largeur proportionnelle de l'ouverture du bec ; la longueur relative des paupiиres ; les dimensions de l'orifice des narines et celles de la langue, qui n'est pas toujours en corrйlation absolument exacte avec la longueur du bec ; le dйveloppement du jabot et de la partie supйrieure de l'oesophage ; le dйveloppement ou l'atrophie de la glande olйifиre ; le nombre des plumes primaires de l'aile et de la queue ; la longueur relative des ailes et de la queue, soit entre elles, soit par rapport au corps ; la longueur relative des pattes et des pieds ; le nombre des йcailles des doigts ; le dйveloppement de la membrane interdigitale, sont autant de parties essentiellement variables. L'йpoque а laquelle les jeunes acquiиrent leur plumage parfait, ainsi que la nature du duvet dont les pigeonneaux sont revкtus а leur йclosion, varient aussi ; il en est de mкme de la forme et de la grosseur des oeufs. Le vol et, chez certaines races, la voix et les instincts, prйsentent des diversitйs remarquables. Enfin, chez certaines variйtйs, les mвles et les femelles en sont arrivйs а diffйrer quelque peu les uns des autres. On pourrait aisйment rassembler une vingtaine de pigeons tels que, si on les montrait а un ornithologiste, et qu'on les lui donnвt pour des oiseaux sauvages, il les classerait certainement comme autant d'espиces bien distinctes. Je ne crois mкme pas qu'aucun ornithologiste consentоt а placer dans un mкme genre le Messager anglais, le Culbutant courte-face, le Runt, le Barbe, le Grosse-gorge et le Paon ; il le ferait d'autant moins qu'on pourrait lui montrer, pour chacune de ces races, plusieurs sous-variйtйs de descendance pure, c'est-а-dire d'espиces, comme il les appellerait certainement. Quelque considйrable que soit la diffйrence qu'on observe entre les diverses races de pigeons, je me range pleinement а l'opinion commune des naturalistes qui les font toutes descendre du Biset (Columba livia), en comprenant sous ce terme plusieurs races gйographiques, ou sous-espиces, qui ne diffиrent les unes des autres que par des points insignifiants. J'exposerai succinctement plusieurs des raisons qui m'ont conduit а adopter cette opinion, car elles sont, dans une certaine mesure, applicables а d'autres cas. Si nos diverses races de pigeons ne sont pas des variйtйs, si, en un mot, elles ne descendent pas du Biset, elles doivent descendre de sept ou huit types originels au moins, car il serait impossible de produire nos races domestiques actuelles par les croisements rйciproques d'un nombre moindre. Comment, par exemple, produire un Grosse-gorge en croisant deux races, а moins que l'une des races ascendantes ne possиde son йnorme jabot caractйristique ? Les types originels supposйs doivent tous avoir йtй habitants des rochers comme le Biset, c'est-а-dire des espиces qui ne perchaient ou ne nichaient pas volontiers sur les arbres. Mais, outre le Columba livia et ses sons-espиces gйographiques, on ne connaоt que deux ou trois autres espиces de pigeons de roche et elles ne prйsentent aucun des caractиres propres aux races domestiques. Les espиces primitives doivent donc, ou bien exister encore dans les pays oщ elles ont йtй originellement rйduites en domesticitй, auquel cas elles auraient йchappй а l'attention des ornithologistes, ce qui, considйrant leur taille, leurs habitudes et leur remarquable caractиre, semble trиs improbable ; ou bien кtre йteintes а l'йtat sauvage. Mais il est difficile d'exterminer des oiseaux nichant au bord des prйcipices et douйs d'un vol puissant. Le Biset commun, d'ailleurs, qui a les mкmes habitudes que les races domestiques, n'a йtй exterminй ni sur les petites оles qui entourent la Grande-Bretagne, ni sur les cфtes de la Mйditerranйe. Ce serait donc faire une supposition bien hardie que d'admettre l'extinction d'un aussi grand nombre d'espиces ayant des habitudes semblables а celles du Biset. En outre, les races domestiques dont nous avons parlй plus haut ont йtй transportйes dans toutes les parties du monde ; quelques-unes, par consйquent, ont dы кtre ramenйes dans leur pays d'origine ; aucune d'elles, cependant, n'est retournйe а l'йtat sauvage, bien que le pigeon de colombier, qui n'est autre que le Biset sous une forme trиs peu modifiйe, soit redevenu sauvage en plusieurs endroits. Enfin, l'expйrience nous prouve combien il est difficile d'amener un animal sauvage а se reproduire rйguliиrement en captivitй ; cependant, si l'on admet l'hypothиse de l'origine multiple de nos pigeons, il faut admettre aussi que sept ou huit espиces au moins ont йtй autrefois assez complиtement apprivoisйes par l'homme а demi sauvage pour devenir parfaitement fйcondes en captivitй. Il est un autre argument qui me semble avoir un grand poids et qui peut s'appliquer а plusieurs autres cas : c'est que les races dont nous avons parlй plus haut, bien que ressemblant de maniиre gйnйrale au Biset sauvage par leur constitution, leurs habitudes, leur voix, leur couleur, et par la plus grande partie de leur conformation, prйsentent cependant avec lui de grandes anomalies sur d'autres points. On chercherait en vain, dans toute la grande famille des colombides, un bec semblable а celui du Messager anglais, du Culbutant courte-face ou du Barbe ; des plumes retroussйes analogues а celles du Jacobin ; un jabot pareil а celui du Grosse-gorge ; des plumes caudales comparables а celles du pigeon Paon. Il faudrait donc admettre, non seulement que des hommes а demi sauvages ont rйussi а apprivoiser complиtement plusieurs espиces, mais que, par hasard ou avec intention ; ils ont choisi les espиces les plus extraordinaires et les plus anormales ; il faudrait admettre, en outre, que toutes ces espиces se sont йteintes depuis ou sont restйes inconnues. Un tel concours de circonstances extraordinaires est improbable au plus haut degrй. Quelques faits relatifs а la couleur des pigeons mйritent d'кtre signalйs. Le Biset est bleu-ardoise avec les reins blancs ; chez la sous-espиce indienne, le Columba intermedia de Strickland, les reins sont bleuвtres ; la queue porte une barre foncйe terminale et les plumes des cфtйs sont extйrieurement bordйes de blanc а leur base ; les ailes ont deux barres noires. Chez quelques races а demi domestiques, ainsi que chez quelques autres absolument sauvages, les ailes, outre les deux barres noires, sont tachetйes de noir. Ces divers signes ne se trouvent rйunis chez aucune autre espиce de la famille. Or, tous les signes que nous venons d'indiquer sont parfois rйunis et parfaitement dйveloppйs, jusqu'au bord blanc des plumes extйrieures de la queue, chez les oiseaux de race pure appartenant а toutes nos races domestiques. En outre, lorsque l'on croise des pigeons, appartenant а deux ou plusieurs races distinctes, n'offrant ni la coloration bleue, ni aucune des marques dont nous venons de parler, les produits de ces croisements se montrent trиs disposйs а acquйrir soudainement ces caractиres. Je me bornerai а citer un exemple que j'ai moi-mкme observй au milieu de tant d'autres. J'ai croisй quelques pigeons Paons blancs de race trиs pure avec quelques Barbes noirs -- les variйtйs bleues du Barbe sont si rares, que je n'en connais pas un seul cas en Angleterre -- : les oiseaux que j'obtins йtaient noirs, bruns et tachetйs. Je croisai de mкme un Barbe avec un pigeon Spot, qui est un oiseau blanc avec la queue rouge et une tache rouge sur le haut de la tкte, et qui se reproduit fidиlement ; j'obtins des mйtis brunвtres et tachetйs. Je croisai alors un des mйtis Barbe-Paon avec un mйtis Barbe-Spot et j'obtins un oiseau d'un aussi beau bleu qu'aucun pigeon de race sauvage, ayant les reins blancs, portant la double barre noire des ailes et les plumes externes de la queue barrйes de noir et bordйes de blanc ! Si toutes les races de pigeons domestiques descendent du Biset, ces faits s'expliquent facilement par le principe bien connu du retour au caractиre des ancкtres ; mais si on conteste cette descendance, il faut forcйment faire une des deux suppositions suivantes, suppositions improbables au plus haut degrй : ou bien tous les divers types originels йtaient colorйs et marquйs comme le Biset, bien qu'aucune autre espиce existante ne prйsente ces mкmes caractиres, de telle sorte que, dans chaque race sйparйe, il existe une tendance au retour vers ces couleurs et vers ces marques ; ou bien chaque race, mкme la plus pure, a йtй croisйe avec le Biset dans l'intervalle d'une douzaine ou tout au plus d'une vingtaine de gйnйrations -- je dis une vingtaine de gйnйrations, parce qu'on ne connaоt aucun exemple de produits d'un croisement ayant fait retour а un ancкtre de sang йtranger йloignй d'eux par un nombre de gйnйrations plus considйrable. -- Chez une race qui n'a йtй croisйe qu'une fois, la tendance а faire retour а un des caractиres dus а ce croisement s'amoindrit naturellement, chaque gйnйration successive contenant une quantitй toujours moindre de sang йtranger. Mais, quand il n'y a pas eu de croisement et qu'il existe chez une race une tendance а faire retour а un caractиre perdu pendant plusieurs gйnйrations, cette tendance, d'aprиs tout ce que nous savons, peut se transmettre sans affaiblissement pendant un nombre indйfini de gйnйrations. Les auteurs qui ont йcrit sur l'hйrйditй ont souvent confondu ces deux cas trиs distincts du retour. Enfin, ainsi que j'ai pu le constater par les observations que j'ai faites tout exprиs sur les races les plus distinctes, les hybrides ou mйtis provenant de toutes les races domestiques du pigeon sont parfaitement fйconds. Or, il est difficile, sinon impossible, de citer un cas bien йtabli tendant а prouver que les descendants hybrides provenant de deux espиces d'animaux nettement distinctes sont complиtement fйconds. Quelques auteurs croient qu'une domesticitй longtemps prolongйe diminue cette forte tendance а la stйrilitй. L'histoire du chien et celle de quelques autres animaux domestiques rend cette opinion trиs probable, si on l'applique а des espиces йtroitement alliйes ; mais il me semblerait tйmйraire а l'extrкme d'йtendre cette hypothиse jusqu'а supposer que des espиces primitivement aussi distinctes que le sont aujourd'hui les Messagers, les Culbutants, les Grosses-gorges et les Paons aient pu produire des descendants parfaitement fйconds inter se. Ces diffйrentes raisons, qu'il est peut-кtre bon de rйcapituler, c'est-а-dire : l'improbabilitй que l'homme ait autrefois rйduit en domesticitй sept ou huit espиces de pigeons et surtout qu'il ait pu les faire se reproduire librement en cet йtat ; le fait que ces espиces supposйes sont partout inconnues а l'йtat sauvage et que nulle part les espиces domestiques ne sont redevenues sauvages ; le fait que ces espиces prйsentent certains caractиres trиs anormaux, si on les compare а toutes les autres espиces de colombides, bien qu'elles ressemblent au Biset sous presque tous les rapports ; le fait que la couleur bleue et les diffйrentes marques noires reparaissent chez toutes les races, et quand on les conserve pures, et quand on les croise ; enfin, le fait que les mйtis sont parfaitement fйconds -- toutes ces raisons nous portent а conclure que toutes nos races domestiques descendent du Biset ou Columbia livia et de ses sous-espиces gйographiques. J'ajouterai а l'appui de cette opinion : premiиrement, que le Columbia livia ou Biset s'est montrй, en Europe et dans l'Inde, susceptible d'une domestication facile, et qu'il y a une grande analogie entre ses habitudes et un grand nombre de points de sa conformation avec les habitudes et la conformation de toutes les races domestiques ; deuxiиmement, que, bien qu'un Messager anglais, ou un Culbutant courte-face, diffиre considйrablement du Biset par certains caractиres, on peut cependant, en comparant les diverses sous-variйtйs de ces deux races, et principalement celles provenant de pays йloignйs, йtablir entre elles et le Biset une sйrie presque complиte reliant les deux extrкmes (on peut йtablir les mкmes sйries dans quelques autres cas, mais non pas avec toutes les races) ; troisiиmement, que les principaux caractиres de chaque race sont, chez chacune d'elles, essentiellement variables, tels que, par exemple, les caroncules et la longueur du bec chez le Messager anglais, le bec si court du Culbutant, et le nombre des plumes caudales chez le pigeon Paon (l'explication йvidente de ce fait ressortira quand nous traiterons de la sйlection) ; quatriиmement, que les pigeons ont йtй l'objet des soins les plus vigilants de la part d'un grand nombre d'amateurs, et qu'ils sont rйduits а l'йtat domestique depuis des milliers d'annйes dans les diffйrentes parties du monde. Le document le plus ancien que l'on trouve dans l'histoire relativement aux pigeons remonte а la cinquiиme dynastie йgyptienne, environ trois mille ans avant notre иre ; ce document m'a йtй indiquй par le professeur Lepsius ; d'autre part, M. Birch m'apprend que le pigeon est mentionnй dans un menu de repas de la dynastie prйcйdente. Pline nous dit que les Romains payaient les pigeons un prix considйrable : « On en est venu, dit le naturaliste latin, а tenir compte de leur gйnйalogie et de leur race. » Dans l'Inde, vers l'an 1600, Akber-Khan faisait grand cas des pigeons ; la cour n'en emportait jamais avec elle moins de vingt mille. « Les monarques de l'Iran et du Touran lui envoyaient des oiseaux trиs rares ; » puis le chroniqueur royal ajoute : « Sa Majestй, en croisant les races, ce qui n'avait jamais йtй fait jusque-lа, les amйliora йtonnamment. » Vers cette mкme йpoque, les Hollandais se montrиrent aussi amateurs des pigeons qu'avaient pu l'кtre les anciens Romains. Quand nous traiterons de la sйlection, on comprendra l'immense importance de ces considйrations pour expliquer la somme йnorme des variations que les pigeons ont subies. Nous verrons alors, aussi, comment il se fait que les diffйrentes races offrent si souvent des caractиres en quelque sorte monstrueux. Il faut enfin signaler une circonstance extrкmement favorable pour la production de races distinctes, c'est que les pigeons mвles et femelles s'apparient d'ordinaire pour la vie, et qu'on peut ainsi йlever plusieurs races diffйrentes dans une mкme voliиre. Je viens de discuter assez longuement, mais cependant de faзon encore bien insuffisante, l'origine probable de nos pigeons domestiques ; si je l'ai fait, c'est que, quand je commenзai а йlever des pigeons et а en observer les diffйrentes espиces, j'йtais tout aussi peu disposй а admettre, sachant avec quelle fidйlitй les diverses races se reproduisent, qu'elles descendent toutes d'une mкme espиce mиre et qu'elles se sont formйes depuis qu'elles sont rйduites en domesticitй, que le serait tout naturaliste а accepter la mкme conclusion а l'йgard des nombreuses espиces de passereaux ou de tout autre groupe naturel d'oiseaux sauvages. Une circonstance m'a surtout frappй, c'est que la plupart des йleveurs d'animaux domestiques, ou les cultivateurs avec lesquels je me suis entretenu ; ou dont j'ai lu les ouvrages, sont tous fermement convaincus que les diffйrentes races, dont chacun d'eux s'est spйcialement occupй, descendent d'autant d'espиces primitivement distinctes. Demandez, ainsi que je l'ai fait, а un cйlиbre йleveur de boeufs de Hereford, s'il ne pourrait pas se faire que son bйtail descendоt d'une race а longues cornes, ou que les deux races descendissent d'une souche parente commune, et il se moquera de vous. Je n'ai jamais rencontrй un йleveur de pigeons, de volailles, de canards ou de lapins qui ne fыt intimement convaincu que chaque race principale descend d'une espиce distincte. Van Mons, dans son traitй sur les poires et sur les pommes, se refuse catйgoriquement а croire que diffйrentes sortes, un pippin Ribston et une pomme Codlin, par exemple, puissent descendre des graines d'un mкme arbre. On pourrait citer une infinitй d'autres exemples. L'explication de ce fait me paraоt simple : fortement impressionnйs, en raison de leurs longues йtudes, par les diffйrences qui existent entre les diverses races, et quoique sachant bien que chacune d'elles varie lйgиrement, puisqu'ils ne gagnent des prix dans les concours qu'en choisissant avec soin ces lйgиres diffйrences, les йleveurs ignorent cependant les principes gйnйraux, et se refusent а йvaluer les lйgиres diffйrences qui se sont accumulйes pendant un grand nombre de gйnйrations successives. Les naturalistes, qui en savent bien moins que les йleveurs sur les lois de l'hйrйditй, qui n'en savent pas plus sur les chaоnons intermйdiaires qui relient les unes aux autres de longues lignйes gйnйalogiques, et qui, cependant, admettent que la plupart de nos races domestiques descendent d'un mкme type, ne pourraient-ils pas devenir un peu plus prudents et cesser de tourner en dйrision l'opinion qu'une espиce, а l'йtat de nature, puisse кtre la postйritй directe d'autres espиces ? PRINCIPES DE SELECTION ANCIENNEMENT APPLIQUES ET LEURS EFFETS. Considйrons maintenant ; en quelques lignes, la formation graduelle de nos races domestiques, soit qu'elles dйrivent d'une seule espиce, soit qu'elles procиdent de plusieurs espиces voisines. On peut attribuer quelques effets а l'action directe et dйfinie des conditions extйrieures d'existence, quelques autres aux habitudes, mais il faudrait кtre bien hardi pour expliquer, par de telles causes, les diffйrences qui existent entre le cheval de trait et le cheval de course, entre le Limier et le Lйvrier, entre le pigeon Messager et le pigeon Culbutant. Un des caractиres les plus remarquables de nos races domestiques, c'est que nous voyons chez elles des adaptations qui ne contribuent en rien au bien-кtre de l'animal ou de la plante, mais simplement а l'avantage ou au caprice de l'homme. Certaines variations utiles а l'homme se sont probablement produites soudainement, d'autres par degrйs ; quelques naturalistes, par exemple, croient que le Chardon а foulon armй de crochets, que ne peut remplacer aucune machine, est tout simplement une variйtй du Dipsacus sauvage ; or, cette transformation peut s'кtre manifestйe dans un seul semis. Il en a йtй probablement ainsi pour le chien Tournebroche ; on sait, tout au moins, que le mouton Ancon a surgi d'une maniиre subite. Mais il faut, si l'on compare le cheval de trait et le cheval de course, le dromadaire et le chameau, les diverses races de moutons adaptйes soit aux plaines cultivйes, soit aux pвturages des montagnes, et dont la laine, suivant la race, est appropriйe tantфt а un usage, tantфt а un autre ; si l'on compare les diffйrentes races de chiens, dont chacune est utile а l'homme а des points de vue divers ; si l'on compare le coq de combat, si enclin а la bataille, avec d'autres races si pacifiques, avec les pondeuses perpйtuelles qui ne demandent jamais а couver, et avec le coq Bantam, si petit et si йlйgant ; si l'on considиre, enfin, cette lйgion de plantes agricoles et culinaires, les arbres qui encombrent nos vergers, les fleurs qui ornent nos jardins, les unes si utiles а l'homme en diffйrentes saisons et pour tant d'usages divers, ou seulement si agrйables а ses yeux, il faut chercher, je crois, quelque chose de plus qu'un simple effet de variabilitй. Nous ne pouvons supposer, en effet, que toutes ces races ont йtй soudainement produites avec toute la perfection et toute l'utilitй qu'elles ont aujourd'hui ; nous savons mкme, dans bien des cas, qu'il n'en a pas йtй ainsi. Le pouvoir de sйlection, d'accumulation, que possиde l'homme, est la clef de ce problиme ; la nature fournit les variations successives, l'homme les accumule dans certaines directions qui lui sont utiles. Dans ce sens, on peut dire que l'homme crйe а son profit des races utiles. La grande valeur de ce principe de sйlection n'est pas hypothйtique. Il est certain que plusieurs de nos йleveurs les plus йminents ont, pendant le cours d'une seule vie d'homme, considйrablement modifiй leurs bestiaux et leurs moutons. Pour bien comprendre les rйsultats qu'ils ont obtenus, il est indispensable de lire quelques-uns des nombreux ouvrages qu'ils ont consacrйs а ce sujet et de voir les animaux eux-mкmes. Les йleveurs considиrent ordinairement l'organisme d'un animal comme un йlйment plastique, qu'ils peuvent modifier presque а leur grй. Si je n'йtais bornй par l'espace, je pourrais citer, а ce sujet, de nombreux exemples empruntйs а des autoritйs hautement compйtentes. Youatt, qui, plus que tout autre peut-кtre, connaissait les travaux des agriculteurs et qui йtait lui-mкme un excellent juge en fait d'animaux, admet que le principe de la sйlection « permet а l'agriculteur, non seulement de modifier le caractиre de son troupeau, mais de le transformer entiиrement. C'est la baguette magique au moyen de laquelle il peut appeler а la vie les formes et les modиles qui lui plaisent. » Lord Somerville dit, а propos de ce que les йleveurs ont fait pour le mouton : « Il semblerait qu'ils aient tracй l'esquisse d'une forme parfaite en soi, puis qu'ils lui ont donnй l'existence. » En Saxe, on comprend si bien l'importance du principe de la sйlection, relativement au mouton mйrinos, qu'on en a fait une profession ; on place le mouton sur une table et un connaisseur l'йtudie comme il ferait d'un tableau ; on rйpиte cet examen trois fois par an, et chaque fois on marque et l'on classe les moutons de faзon а choisir les plus parfaits pour la reproduction. Le prix йnorme attribuй aux animaux dont la gйnйalogie est irrйprochable prouve les rйsultats que les йleveurs anglais ont dйjа atteints ; leurs produits sont expйdiйs dans presque toutes les parties du monde. Il ne faudrait pas croire que ces amйliorations fussent ordinairement dues au croisement de diffйrentes races ; les meilleurs йleveurs condamnent absolument cette pratique, qu'ils n'emploient quelquefois que pour des sous-races йtroitement alliйes. Quand un croisement de ce genre a йtй fait, une sйlection rigoureuse devient encore beaucoup plus indispensable que dans les cas ordinaires. Si la sйlection consistait simplement а isoler quelques variйtйs distinctes et а les faire se reproduire, ce principe serait si йvident, qu'а peine aurait-on а s'en occuper ; mais la grande importance de la sйlection consiste dans les effets considйrables produits par l'accumulation dans une mкme direction, pendant des gйnйrations successives, de diffйrences absolument inapprйciables pour des yeux inexpйrimentйs, diffйrences que, quant а moi, j'ai vainement essayй d'apprйcier. Pas un homme sur mille n'a la justesse de coup d'oeil et la sыretй de jugement nйcessaires pour faire un habile йleveur. Un homme douй de ces qualitйs, qui consacre de longues annйes а l'йtude de ce sujet, puis qui y voue son existence entiиre, en y apportant toute son йnergie et une persйvйrance indomptable, rйussira sans doute et pourra rйaliser d'immenses progrиs ; mais le dйfaut d'une seule de ces qualitйs dйterminera forcйment l'insuccиs. Peu de personnes s'imaginent combien il faut de capacitйs naturelles, combien il faut d'annйes de pratique pour faire un bon йleveur de pigeons. Les horticulteurs suivent les mкmes principes ; mais ici les variations sont souvent plus soudaines. Personne ne suppose que nos plus belles plantes sont le rйsultat d'une seule variation de la souche originelle. Nous savons qu'il en a йtй tout autrement dans bien des cas sur lesquels nous possйdons des renseignements exacts. Ainsi, on peut citer comme exemple l'augmentation toujours croissante de la grosseur de la groseille а maquereau commune. Si l'on compare les fleurs actuelles avec des dessins faits il y a seulement vingt ou trente ans, on est frappй des amйliorations de la plupart des produits du fleuriste. Quand une race de plantes est suffisamment fixйe, les horticulteurs ne se donnent plus la peine de choisir les meilleurs plants, ils se contentent de visiter les plates-bandes pour arracher les plants qui dйvient du type ordinaire. On pratique aussi cette sorte de sйlection avec les animaux, car personne n'est assez nйgligent pour permettre aux sujets dйfectueux d'un troupeau de se reproduire. Il est encore un autre moyen d'observer les effets accumulйs de la sйlection chez les plantes ; on n'a, en effet, qu'а comparer, dans un parterre, la diversitй des fleurs chez les diffйrentes variйtйs d'une mкme espиce ; dans un potager, la diversitй des feuilles, des gousses, des tubercules, ou en gйnйral de la partie recherchйe des plantes potagиres, relativement aux fleurs des mкmes variйtйs ; et, enfin, dans un verger, la diversitй des fruits d'une mкme espиce, comparativement aux feuilles et aux fleurs de ces mкmes arbres. Remarquez combien diffиrent les feuilles du Chou et que de ressemblance dans la fleur ; combien, au contraire, sont diffйrentes les fleurs de la Pensйe et combien les feuilles sont uniformes ; combien les fruits des diffйrentes espиces de Groseilliers diffиrent par la grosseur, la couleur, la forme et le degrй de villositй, et combien les fleurs prйsentent peu de diffйrence. Ce n'est pas que les variйtйs qui diffиrent beaucoup sur un point ne diffиrent pas du tout sur tous les autres, car je puis affirmer, aprиs de longues et soigneuses observations, que cela n'arrive jamais ou presque jamais. La loi de la corrйlation de croissance, dont il ne faut jamais oublier l'importance, entraоne presque toujours quelques diffйrences ; mais, en rиgle gйnйrale, on ne peut douter que la sйlection continue de lйgиres variations portant soit sur les feuilles, soit sur les fleurs, soit sur le fruits, ne produise des races diffйrentes les unes des autres, plus particuliиrement en l'un de ces organes. On pourrait objecter que le principe de la sйlection n'a йtй rйduit en pratique que depuis trois quarts de siиcle. Sans doute, on s'en est rйcemment beaucoup plus occupй, et on a publiй de nombreux ouvrages а ce sujet ; aussi les rйsultats ont-ils йtй, comme on devait s'y attendre, rapides et importants ; mais il n'est pas vrai de dire que ce principe soit une dйcouverte moderne. Je pourrais citer plusieurs ouvrages d'une haute antiquitй prouvant qu'on reconnaissait, dиs alors, l'importance de ce principe. Nous avons la preuve que, mкme pendant les pйriodes barbares qu'a traversйes l'Angleterre, on importait souvent des animaux de choix, et des lois en dйfendaient l'exportation ; on ordonnait la destruction des chevaux qui n'atteignaient pas une certaine taille ; ce que l'on peut comparer au travail que font les horticulteurs lorsqu'ils йliminent, parmi les produits de leurs semis, toutes les plantes qui tendent а dйvier du type rйgulier. Une ancienne encyclopйdie chinoise formule nettement les principes de la sйlection ; certains auteurs classiques romains indiquent quelques rиgles prйcises ; il rйsulte de certains passages de la Genиse que, dиs cette antique pйriode, on prкtait dйjа quelque attention а la couleur des animaux domestiques. Encore aujourd'hui, les sauvages croisent quelquefois leurs chiens avec des espиces canines sauvages pour en amйliorer la race ; Pline atteste qu'on faisait de mкme autrefois. Les sauvages de l'Afrique mйridionale appareillent leurs attelages de bйtail d'aprиs la couleur ; les Esquimaux en agissent de mкme pour leurs attelages de chiens. Livingstone constate que les nиgres de l'intйrieur de l'Afrique, qui n'ont eu aucun rapport avec les Europйens, йvaluent а un haut prix les bonnes races domestiques. Sans doute, quelques-uns de ces faits ne tйmoignent pas d'une sйlection directe ; mais ils prouvent que, dиs l'antiquitй, l'йlevage des animaux domestiques йtait l'objet de soins tout particuliers, et que les sauvages en font autant aujourd'hui. Il serait йtrange, d'ailleurs, que, l'hйrйditй des bonnes qualitйs et des dйfauts йtant si йvidente, l'йlevage n'eыt pas de bonne heure attirй l'attention de l'homme. SELECTION INCONSCIENTE. Les bons йleveurs modernes, qui poursuivent un but dйterminй, cherchent, par une sйlection mйthodique, а crйer de nouvelles lignйes ou des sous-races supйrieures а toutes celles qui existent dans le pays. Mais il est une autre sorte de sйlection beaucoup plus importante au point de vue qui nous occupe, sйlection qu'on pourrait appeler inconsciente ; elle a pour mobile le dйsir que chacun йprouve de possйder et de faire reproduire les meilleurs individus de chaque espиce. Ainsi, quiconque veut avoir des chiens d'arrкt essaye naturellement de se procurer les meilleurs chiens qu'il peut ; puis, il fait reproduire les meilleurs seulement, sans avoir le dйsir de modifier la race d'une maniиre permanente et sans mкme y songer. Toutefois, cette habitude, continuйe pendant des siиcles, finit par modifier et par amйliorer une race quelle qu'elle soit ; c'est d'ailleurs en suivant ce procйdй, mais d'une faзon plus mйthodique, que Bakewell, Collins, etc., sont parvenus а modifier considйrablement, pendant le cours de leur vie, les formes et les qualitйs de leur bйtail. Des changements de cette nature, c'est-а-dire lents et insensibles, ne peuvent кtre apprйciйs qu'autant que d'anciennes mesures exactes ou des dessins faits avec soin peuvent servir de point de comparaison. Dans quelques cas, cependant, on retrouve dans des rйgions moins civilisйes, oщ la race s'est moins amйliorйe, des individus de la mкme race peu modifiйs, d'autres mкme qui n'ont subi aucune modification. Il y a lieu de croire que l'йpagneul King-Charles a йtй assez fortement modifiй de faзon inconsciente, depuis l'йpoque oщ rйgnait le roi dont il porte le nom. Quelques autoritйs trиs compйtentes sont convaincues que le chien couchant descend directement de l'йpagneul, et que les modifications se sont produites trиs lentement. On sait que le chien d'arrкt anglais s'est considйrablement modifiй pendant le dernier siиcle ; on attribue, comme cause principale а ces changements, des croisements avec le chien courant. Mais ce qui importe ici, c'est que le changement s'est effectuй inconsciemment, graduellement, et cependant avec tant d'efficacitй que, bien que notre vieux chien d'arrкt espagnol vienne certainement d'Espagne, M. Borrow m'a dit n'avoir pas vu dans ce dernier pays un seul chien indigиne semblable а notre chien d'arrкt actuel. Le mкme procйdй de sйlection, joint а des soins particuliers, a transformй le cheval de course anglais et l'a amenй а dйpasser en vitesse et en taille les chevaux arabes dont il descend, si bien que ces derniers, d'aprиs les rиglements des courses de Goodwood, portent un poids moindre. Lord Spencer et d'autres ont dйmontrй que le bйtail anglais a augmentй en poids et en prйcocitй, comparativement а l'ancien bйtail. Si, а l'aide des donnйes que nous fournissent les vieux traitйs, on compare l'йtat ancien et l'йtat actuel des pigeons Messagers et des pigeons Culbutants dans la Grande-Bretagne, dans l'Inde et en Perse, on peut encore retracer les phases par lesquelles les diffйrentes races de pigeons ont successivement passй, et comment elles en sont venues а diffйrer si prodigieusement du Biset. Youatt cite un excellent exemple des effets obtenus au moyen de la sйlection continue que l'on peut considйrer comme inconsciente, par cette raison que les йleveurs ne pouvaient ni prйvoir ni mкme dйsirer le rйsultat qui en a йtй la consйquence, c'est-а-dire la crйation de deux branches distinctes d'une mкme race. M. Buckley et M. Burgess possиdent deux troupeaux de moutons de Leicester, qui « descendent en droite ligne, depuis plus de cinquante ans, dit M. Youatt, d'une mкme souche que possйdait M. Bakewell. Quiconque s'entend un peu а l'йlevage ne peut supposer que le propriйtaire de l'un ou l'autre troupeau ait jamais mйlangй le pur sang de la race Bakewell, et, cependant, la diffйrence qui existe actuellement entre ces deux troupeaux est si grande, qu'ils semblent composйs de deux variйtйs tout а fait distinctes. » S'il existe des peuples assez sauvages pour ne jamais songer а s'occuper de l'hйrйditй des caractиres chez les descendants de leurs animaux domestiques, il se peut toutefois qu'un animal qui leur est particuliиrement utile soit plus prйcieusement conservй pendant une famine, ou pendant les autres accidents auxquels les sauvages sont exposйs, et que, par consйquent, cet animal de choix laisse plus de descendants que ses congйnиres infйrieurs. Dans ce cas, il en rйsulte une sorte de sйlection inconsciente. Les sauvages de la Terre de Feu eux-mкmes attachent une si grande valeur а leurs animaux domestiques, qu'ils prйfиrent, en temps de disette, tuer et dйvorer les vieilles femmes de la tribu, parce qu'ils les considиrent comme beaucoup moins utiles que leurs chiens. Les mкmes procйdйs d'amйlioration amиnent des rйsultats analogues chez les plantes, en vertu de la conservation accidentelle des plus beaux individus, qu'ils soient ou non assez distincts pour que l'on puisse les classer, lorsqu'ils apparaissent, comme des variйtйs distinctes, et qu'ils soient ou non le rйsultat d'un croisement entre deux ou plusieurs espиces ou races. L'augmentation de la taille et de la beautй des variйtйs actuelles de la Pensйe, de la Rose, du Dйlargonium, du Dahlia et d'autres plantes, comparйes avec leur souche primitive ou mкme avec les anciennes variйtйs, indique clairement ces amйliorations. Nul ne pourrait s'attendre а obtenir une Pensйe ou un Dahlia de premier choix en semant la graine d'une plante sauvage. Nul ne pourrait espйrer produire une poire fondante de premier ordre en semant le pйpin d'une poire sauvage ; peut-кtre pourrait-on obtenir ce rйsultat si l'on employait une pauvre semence croissant а l'йtat sauvage, mais provenant d'un arbre autrefois cultivй. Bien que la poire ait йtй cultivйe pendant les temps classiques, elle n'йtait, s'il faut en croire Pline, qu'un fruit de qualitй trиs infйrieure. On peut voir, dans bien des ouvrages relatifs а l'horticulture, la surprise que ressentent les auteurs des rйsultats йtonnants obtenus par les jardiniers, qui n'avaient а leur disposition que de bien pauvres matйriaux ; toutefois, le procйdй est bien simple, et il a presque йtй appliquй de faзon inconsciente pour en arriver au rйsultat final. Ce procйdй consiste а cultiver toujours les meilleures variйtйs connues, а en semer les graines et, quand une variйtй un peu meilleure vient а se produire, а la cultiver prйfйrablement а toute autre. Les jardiniers de l'йpoque grйco-latine, qui cultivaient les meilleures poires qu'ils pouvaient alors se procurer, s'imaginaient bien peu quels fruits dйlicieux nous mangerions un jour ; quoi qu'il en soit, nous devons, sans aucun doute, ces excellents fruits а ce qu'ils ont naturellement choisi et conservй les meilleures variйtйs connues. Ces modifications considйrables effectuйes lentement et accumulйes de faзon inconsciente expliquent, je le crois, ce fait bien connu que, dans un grand nombre de cas, il nous est impossible de distinguer et, par consйquent, de reconnaоtre les souches sauvages des plantes et des fleurs qui, depuis une йpoque reculйe, ont йtй cultivйes dans nos jardins. S'il a fallu des centaines, ou mкme des milliers d'annйes pour modifier la plupart de nos plantes et pour les amйliorer de faзon а ce qu'elles devinssent aussi utiles qu'elles le sont aujourd'hui pour l'homme, il est facile de comprendre comment il se fait que ni l'Australie, ni le cap de Bonne-Espйrance, ni aucun autre pays habitй par l'homme sauvage, ne nous ait fourni aucune plante digne d'кtre cultivйe. Ces pays si riches en espиces doivent possйder, sans aucun doute, les types de plusieurs plantes utiles ; mais ces plantes indigиnes n'ont pas йtй amйliorйes par une sйlection continue, et elles n'ont pas йtй amenйes, par consйquent, а un йtat de perfection comparable а celui qu'ont atteint les plantes cultivйes dans les pays les plus anciennement civilisйs. Quant aux animaux domestiques des peuples, sauvages, il ne faut pas oublier qu'ils ont presque toujours, au moins pendant quelques saisons, а chercher eux-mкmes leur nourriture. Or, dans deux pays trиs diffйrents sous le rapport des conditions de la vie, des individus appartenant а une mкme espиce, mais ayant une constitution ou une conformation lйgиrement diffйrentes, peuvent souvent beaucoup mieux rйussir dans l'un que dans l'autre ; il en rйsulte que, par un procйdй de sйlection naturelle que nous exposerons bientфt plus en dйtail, il peut se former deux sous-races. C'est peut-кtre lа, ainsi que l'ont fait remarquer plusieurs auteurs, qu'il faut chercher l'explication du fait que, chez les sauvages, les animaux domestiques ont beaucoup plus le caractиre d'espиces que les animaux domestiques des pays civilisйs. Si l'on tient suffisamment compte du rфle important qu'a jouй le pouvoir sйlectif de l'homme, on s'explique aisйment que nos races domestiques, et par leur conformation, et par leurs habitudes, se soient si complиtement adaptйes а nos besoins et а nos caprices. Nous y trouvons, en outre, l'explication du caractиre si frйquemment anormal de nos races domestiques et du fait que leurs diffйrences extйrieures sont si grandes, alors que les diffйrences portant sur l'organisme sont relativement si lйgиres. L'homme ne peut guиre choisir que des dйviations de conformation qui affectent l'extйrieur ; quant aux dйviations internes, il ne pourrait les choisir qu'avec la plus grande difficultй, on peut mкme ajouter qu'il s'en inquiиte fort peu. En outre, il ne peut exercer son pouvoir sйlectif que sur des variations que la nature lui a tout d'abord fournies. Personne, par exemple, n'aurait jamais essayй de produire un pigeon Paon, avant d'avoir vu un pigeon dont la queue offrait un dйveloppement quelque peu inusitй ; personne n'aurait cherchй а produire un pigeon Grosse-gorge, avant d'avoir remarquй une dilatation exceptionnelle du jabot chez un de ces oiseaux ; or, plus une dйviation accidentelle prйsente un caractиre anormal ou bizarre, plus elle a de chances d'attirer l'attention de l'homme. Mais nous venons d'employer l'expression : essayer de produire un pigeon Paon ; c'est lа, je n'en doute pas, dans la plupart des cas, une expression absolument inexacte. L'homme qui, le premier, a choisi, pour le faire reproduire, un pigeon dont la queue йtait un peu plus dйveloppйe que celle de ses congйnиres, ne s'est jamais imaginй ce que deviendraient les descendants de ce pigeon par suite d'une sйlection longuement continuйe, soit inconsciente, soit mйthodique. Peut-кtre le pigeon, souche de tous les pigeons Paons, n'avait-il que quatorze plumes caudales un peu йtalйes, comme le pigeon Paon actuel de Java, ou comme quelques individus d'autres races distinctes, chez lesquels on a comptй jusqu'а dix-sept plumes caudales. Peut-кtre le premier pigeon Grosse-gorge ne gonflait-il pas plus son jabot que ne le fait actuellement le Turbit quand il dilate la partie supйrieure de son oesophage, habitude а laquelle les йleveurs ne prкtent aucune espиce d'attention, parce qu'elle n'est pas un des caractиres de cette race. Il ne faudrait pas croire, cependant, que, pour attirer l'attention de l'йleveur, la dйviation de structure doive кtre trиs prononcйe. L'йleveur, au contraire, remarque les diffйrences les plus minimes, car il est dans la nature de chaque homme de priser toute nouveautй en sa possession, si insignifiante qu'elle soit. On ne saurait non plus juger de l'importance qu'on attribuait autrefois а quelques lйgиres diffйrences chez les individus de la mкme espиce, par l'importance qu'on leur attribue, aujourd'hui que les diverses races sont bien йtablies. On sait que de lйgиres variations se prйsentent encore accidentellement chez les pigeons, mais on les rejette comme autant de dйfauts ou de dйviations du type de perfection admis pour chaque race. L'oie commune n'a pas fourni de variйtйs bien accusйes ; aussi a-t-on derniиrement exposй comme des espиces distinctes, dans nos expositions de volailles, la race de Toulouse et la race commune, qui ne diffиrent que par la couleur, c'est-а-dire le plus fugace de tous les caractиres. Ces diffйrentes raisons expliquent pourquoi nous ne savons rien ou presque rien sur l'origine ou sur l'histoire de nos races domestiques. Mais, en fait, peut-on soutenir qu'une race, ou un dialecte, ait une origine distincte ? Un homme conserve et fait reproduire un individu qui prйsente quelque lйgиre dйviation de conformation ; ou bien il apporte plus de soins qu'on ne le fait d'ordinaire pour apparier ensemble ses plus beaux sujets ; ce faisant, il les amйliore, et ces animaux perfectionnйs se rйpandent lentement dans le voisinage. Ils n'ont pas encore un nom particulier ; peu apprйciйs, leur histoire est nйgligйe. Mais, si l'on continue а suivre ce procйdй lent et graduel, et que, par consйquent, ces animaux s'amйliorent de plus en plus, ils se rйpandent davantage, et on finit par les reconnaоtre pour une race distincte ayant quelque valeur ; ils reзoivent alors un nom, probablement un nom de province. Dans les pays а demi civilisйs, oщ les communications sont difficiles, une nouvelle race ne se rйpand que bien lentement. Les principaux caractиres de la nouvelle race йtant reconnus et apprйciйs а leur juste valeur, le principe de la sйlection inconsciente, comme je l'ai appelйe, aura toujours pour effet d'augmenter les traits caractйristiques de la race, quels qu'ils puissent кtre d'ailleurs, -- sans doute а une йpoque plus particuliиrement qu'а une autre, selon que la race nouvelle est ou non а la mode,-- plus particuliиrement aussi dans un pays que dans un autre, selon que les habitants sont plus ou moins civilisйs. Mais, en tout cas, il est trиs peu probable que l'on conserve l'historique de changements si lents et si insensibles. CIRCONSTANCES FAVORABLES A LA SELECTION OPEREE PAR L'HOMME. Il convient maintenant d'indiquer en quelques mots les circonstances qui facilitent ou qui contrarient l'exercice de la sйlection par l'homme. Une grande facultй de variabilitй est йvidemment favorable, car elle fournit tous les matйriaux sur lesquels repose la sйlection ; toutefois, de simples diffйrences individuelles sont plus que suffisantes pour permettre, а condition que l'on y apporte beaucoup de soins, l'accumulation d'une grande somme de modifications dans presque toutes les directions. Toutefois, comme des variations manifestement utiles ou agrйables а l'homme ne se produisent qu'accidentellement, on a d'autant plus de chance qu'elles se produisent, qu'on йlиve un plus grand nombre d'individus. Le nombre est, par consйquent, un des grands йlйments de succиs. C'est en partant de ce principe que Marshall a fait remarquer autrefois, en parlant des moutons de certaines parties du Yorkshire : « Ces animaux appartenant а des gens pauvres et йtant, par consйquent, divisйs en petit troupeaux, il y a peu de chance qu'ils s'amйliorent jamais. » D'autre part, les horticulteurs, qui йlиvent des quantitйs considйrables de la mкme plante, rйussissent ordinairement mieux que les amateurs а produire de nouvelles variйtйs. Pour qu'un grand nombre d'individus d'une espиce quelconque existe dans un mкme pays, il faut que l'espиce y trouve des conditions d'existence favorables а sa reproduction. Quand les individus sont en petit nombre, on permet а tous de se reproduire, quelles que soient d'ailleurs leurs qualitйs, ce qui empкche l'action sйlective de se manifester. Mais le point le plus important de tous est, sans contredit, que l'animal ou la plante soit assez utile а l'homme, ou ait assez de valeur а ses yeux, pour qu'il apporte l'attention la plus scrupuleuse aux moindres dйviations qui peuvent se produire dans les qualitйs ou dans la conformation de cet animal ou de cette plante. Rien n'est possible sans ces prйcautions. J'ai entendu faire sйrieusement la remarque qu'il est trиs heureux que le fraisier ait commencй prйcisйment а varier au moment oщ les jardiniers ont portй leur attention sur cette plante. Or, il n'est pas douteux que le fraisier a dы varier depuis qu'on le cultive, seulement on a nйgligй ces lйgиres variations. Mais, dиs que les jardiniers se mirent а choisir les plantes portant un fruit un peu plus gros, un peu plus parfumй, un peu plus prйcoce, а en semer les graines, а trier ensuite les plants pour faire reproduire les meilleurs, et ainsi de suite, ils sont arrivйs а produire, en s'aidant ensuite de quelques croisements avec d'autres espиces, ces nombreuses et admirables variйtйs de fraises qui ont paru pendant ces trente ou quarante derniиres annйes. Il importe, pour la formation de nouvelles races d'animaux, d'empкcher autant que possible les croisements, tout au moins dans un pays qui renferme dйjа d'autres races. Sous ce rapport, les clфtures jouent un grand rфle. Les sauvages nomades, ou les habitants de plaines ouvertes, possиdent rarement plus d'une race de la mкme espиce. Le pigeon s'apparie pour la vie ; c'est lа une grande commoditй pour l'йleveur, qui peut ainsi amйliorer et faire reproduire fidиlement plusieurs races, quoiqu'elles habitent une mкme voliиre ; cette circonstance doit, d'ailleurs, avoir singuliиrement favorisй la formation de nouvelles races. Il est un point qu'il est bon d'ajouter : les pigeons se multiplient beaucoup et vite, et on peut sacrifier tous les sujets dйfectueux, car ils servent а l'alimentation. Les chats, au contraire, en raison de leurs habitudes nocturnes et vagabondes, ne peuvent pas кtre aisйment appariйs, et, bien qu'ils aient une si grande valeur aux yeux des femmes et des enfants, nous voyons rarement une race distincte se perpйtuer parmi eux ; celles que l'on rencontre, en effet, sont presque toujours importйes de quelque autre pays. Certains animaux domestiques varient moins que d'autres, cela ne fait pas de doute ; on peut cependant, je crois, attribuer а ce que la sйlection ne leur a pas йtй appliquйe la raretй ou l'absence de races distinctes chez le chat, chez l'вne, chez le paon, chez l'oie, etc.: chez les chats, parce qu'il est fort difficile de les apparier ; chez les вnes, parce que ces animaux ne se trouvent ordinairement que chez les pauvres gens, qui s'occupent peu de surveiller leur reproduction, et la preuve, c'est que, tout rйcemment, on est parvenu а modifier et а amйliorer singuliиrement cet animal par une sйlection attentive dans certaines parties de l'Espagne et des Etats-Unis ; chez le paon, parce que cet animal est difficile а йlever et qu'on ne le conserve pas en grande quantitй ; chez l'oie, parce que ce volatile n'a de valeur que pour sa chair et pour ses plumes, et surtout, peut-кtre, parce que personne n'a jamais dйsirй en multiplier les races. Il est juste d'ajouter que l'Oie domestique semble avoir un organisme singuliиrement inflexible, bien qu'elle ait quelque peu variй, comme je l'ai dйmontrй ailleurs. Quelques auteurs ont affirmй que la limite de la variation chez nos animaux domestiques est bientфt atteinte et qu'elle ne saurait кtre dйpassйe. Il serait quelque peu tйmйraire d'affirmer que la limite a йtй atteinte dans un cas quel qu'il soit, car presque tous nos animaux et presque toutes nos plantes se sont beaucoup amйliorйs de bien des faзons, dans une pйriode rйcente ; or, ces amйliorations impliquent des variations. Il serait йgalement tйmйraire d'affirmer que les caractиres, poussйs aujourd'hui jusqu'а leur extrкme limite, ne pourront pas, aprиs кtre restйs fixes pendant des siиcles, varier de nouveau dans de nouvelles conditions d'existence. Sans doute, comme l'a fait remarquer M. Wallace avec beaucoup de raison, on finira par atteindre une limite. Il y a, par exemple, une limite а la vitesse d'un animal terrestre, car cette limite est dйterminйe par la rйsistance а vaincre, par le poids du corps et par la puissance de contraction des fibres musculaires. Mais ce qui nous importe, c'est que les variйtйs domestiques des mкmes espиces diffиrent les unes des autres, dans presque tous les caractиres dont l'homme s'est occupй et dont il a fait l'objet d'une sйlection, beaucoup plus que ne le font les espиces distinctes des mкmes genres. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire l'a dйmontrй relativement а la taille ; il en est de mкme pour la couleur, et probablement pour la longueur du poil. Quant а la vitesse, qui dйpend de tant de caractиres physiques, Eclipse йtait beaucoup plus rapide, et un cheval de camion est incomparablement plus fort qu'aucun individu naturel appartenant au mкme genre. De mкme pour les plantes, les graines des diffйrentes qualitйs de fиves ou de maпs diffиrent probablement plus, sous le rapport de la grosseur, que ne le font les graines des espиces distinctes dans un genre quelconque appartenant aux deux mкmes familles. Cette remarque s'applique aux fruits des diffйrentes variйtйs de pruniers, plus encore aux melons et а un grand nombre d'autres cas analogues. Rйsumons en quelques mots ce qui est relatif а l'origine de nos races d'animaux domestiques et de nos plantes cultivйes. Les changements dans les conditions d'existence ont la plus haute importance comme cause de variabilitй, et parce que ces conditions agissent directement sur l'organisme, et parce qu'elles agissent indirectement en affectant le systиme reproducteur. Il n'est pas probable que la variabilitй soit, en toutes circonstances, une rйsultante inhйrente et nйcessaire de ces changements. La force plus ou moins grande de l'hйrйditй et celle de la tendance au retour dйterminent ou non la persistance des variations. Beaucoup de lois inconnues, dont la corrйlation de croissance est probablement la plus importante, rйgissent la variabilitй. On peut attribuer une certaine influence а l'action dйfinie des conditions d'existence, mais nous ne savons pas dans quelles proportions cette influence s'exerce. On peut attribuer quelque influence, peut-кtre mкme une influence considйrable, а l'augmentation d'usage ou du non-usage des parties. Le rйsultat final, si l'on considиre toutes ces influences ; devient infiniment complexe. Dans quelques cas le croisement d'espиces primitives distinctes semble avoir jouй un rфle fort important au point de vue de l'origine de nos races. Dиs que plusieurs races ont йtй formйes dans une rйgion quelle qu'elle soit, leur croisement accidentel, avec l'aide de la sйlection, a sans doute puissamment contribuй а la formation de nouvelles variйtйs. On a, toutefois, considйrablement exagйrй l'importance des croisements, et relativement aux animaux, et relativement aux plantes qui se multiplient par graines. L'importance du croisement est immense, au contraire, pour les plantes qui se multiplient temporairement par boutures, par greffes etc., parce que le cultivateur peut, dans ce cas, nйgliger l'extrкme variabilitй des hybrides et des mйtis et la stйrilitй des hybrides ; mais les plantes qui ne se multiplient pas par graines ont pour nous peu d'importance, leur durйe n'йtant que temporaire. L'action accumulatrice de la sйlection, qu'elle soit appliquйe mйthodiquement et vite, ou qu'elle soit appliquйe inconsciemment, lentement, mais de faзon plus efficace, semble avoir йtй la grande puissance qui a prйsidй а toutes ces causes de changement. CHAPITRE II. DE LA VARIATION A L'ETAT DE NATURE. Variabilitй. - Diffйrences individuelles. - Espиces douteuses. - Les espиces ayant un habitat fort йtendu, les espиces trиs rйpandues et les espиces communes sont celles qui varient le plus. - Dans chaque pays, les espиces appartenant aux genres qui contiennent beaucoup d'espиces varient plus frйquemment que celles appartenant aux genres qui contiennent peu d'espиces. - Beaucoup d'espиces appartenant aux genres qui contiennent un grand nombre d'espиces ressemblent а des variйtйs, en ce sens qu'elles sont alliйes de trиs prиs, mais inйgalement, les unes aux autres, et en ce qu'elles ont un habitat restreint. VARIABILITE. Avant d'appliquer aux кtres organisйs vivant а l'йtat de nature les principes que nous avons posйs dans le chapitre prйcйdent, il importe d'examiner briиvement si ces derniers sont sujets а des variations. Pour traiter ce sujet avec l'attention qu'il mйrite, il faudrait dresser un long et aride catalogue de faits ; je rйserve ces faits pour un prochain ouvrage. Je ne discuterai pas non plus ici les diffйrentes dйfinitions que l'on a donnйes du terme espиce. Aucune de ces dйfinitions n'a complиtement satisfait tous les naturalistes, et cependant chacun d'eux sait vaguement ce qu'il veut dire quand il parle d'une espиce. Ordinairement le terme espиce implique l'йlйment inconnu d'un acte crйateur distinct. Il est presque aussi difficile de dйfinir le terme variйtй ; toutefois, ce terme implique presque toujours une communautй de descendance, bien qu'on puisse rarement en fournir les preuves. Nous avons aussi ce que l'on dйsigne sous le nom de monstruositйs ; mais elles se confondent avec les variйtйs. En se servant du terme monstruositй, on veut dire, je pense, une dйviation considйrable de conformation, ordinairement nuisible ou tout au moins peu utile а l'espиce. Quelques auteurs emploient le terme variation dans le sens technique, c'est-а-dire comme impliquant une modification qui dйcoule directement des conditions physiques de la vie ; or, dans ce sens, les variations ne sont pas susceptibles d'кtre transmises par hйrйditй. Qui pourrait soutenir, cependant, que la diminution de taille des coquillages dans les eaux saumвtres de la Baltique, ou celle des plantes sur le sommet des Alpes, ou que l'йpaississement de la fourrure d'un animal arctique ne sont pas hйrйditaires pendant quelques gйnйrations tout au moins ? Dans ce cas, je le suppose, on appellerait ces formes des variйtйs. On peut douter que des dйviations de structure aussi soudaines et aussi considйrables que celles que nous observons quelquefois chez nos productions domestiques, principalement chez les plantes, se propagent de faзon permanente а l'йtat de nature. Presque toutes les parties de chaque кtre organisй sont si admirablement disposйes, relativement aux conditions complexes de l'existence de cet кtre, qu'il semble aussi improbable qu'aucune de ces parties ait atteint du premier coup la perfection, qu'il semblerait improbable qu'une machine fort compliquйe ait йtй inventйe d'emblйe а l'йtat parfait par l'homme. Chez les animaux rйduits en domesticitй, il se produit quelquefois des monstruositйs qui ressemblent а des conformations normales chez des animaux tout diffйrents. Ainsi, les porcs naissent quelquefois avec une sorte de trompe ; or, si une espиce sauvage du mкme genre possйdait naturellement une trompe, on pourrait soutenir que cet appendice a paru sous forme de monstruositй. Mais, jusqu'а prйsent, malgrй les recherches les plus scrupuleuses, je n'ai pu trouver aucun cas de monstruositй ressemblant а des structures normales chez des formes presque voisines, et ce sont celles-lа seulement qui auraient de l'importance dans le cas qui nous occupe. En admettant que des monstruositйs semblables apparaissent parfois chez l'animal а l'йtat de nature, et qu'elles soient susceptibles de transmission par hйrйditй -- ce qui n'est pas toujours le cas -- leur conservation dйpendrait de circonstances extraordinairement favorables, car elles se produisent rarement et isolйment. En outre, pendant la premiиre gйnйration et les gйnйrations suivantes, les individus affectйs de ces monstruositйs devraient se croiser avec les individus ordinaires, et, en consйquence, leur caractиre anormal disparaоtrait presque inйvitablement. Mais j'aurai а revenir, dans un chapitre subsйquent, sur la conservation et sur la perpйtuation des variations isolйes ou accidentelles. DIFFERENCES INDIVIDUELLES. On peut donner le nom de diffйrences individuelles aux diffйrences nombreuses et lйgиres qui se prйsentent chez les descendants des mкmes parents, ou auxquelles on peut assigner cette cause, parce qu'on les observe chez des individus de la mкme espиce, habitant une mкme localitй restreinte. Nul ne peut supposer que tous les individus de la mкme espиce soient coulйs dans un mкme moule. Ces diffйrences individuelles ont pour nous la plus haute importance, car, comme chacun a pu le remarquer, elles se transmettent souvent par hйrйditй ; en outre, elles fournissent aussi des matйriaux sur lesquels peut agir la sйlection naturelle et qu'elle peut accumuler de la mкme faзon que l'homme accumule, dans une direction donnйe, les diffйrences individuelles de ses produits domestiques. Ces diffйrences individuelles affectent ordinairement des parties que les naturalistes considиrent comme peu importantes ; je pourrais toutefois prouver, par de nombreux exemples, que des parties trиs importantes, soit au point de vue physiologique, soit au point de vue de la classification, varient quelquefois chez des individus appartenant а une mкme espиce. Je suis convaincu que le naturaliste le plus expйrimentй serait surpris du nombre des cas de variabilitй qui portent sur des organes importants ; on peut facilement se rendre compte de ce fait en recueillant, comme je l'ai fait pendant de nombreuses annйes, tous les cas constatйs par des autoritйs compйtentes. Il est bon de se rappeler que les naturalistes а systиme rйpugnent а admettre que les caractиres importants puissent varier ; il y a d'ailleurs, peu de naturalistes qui veuillent se donner la peine d'examiner attentivement les organes internes importants, et de les comparer avec de nombreux spйcimens appartenant а la mкme espиce. Personne n'aurait pu supposer que le branchement des principaux nerfs, auprиs du grand ganglion central d'un insecte, soit variable chez une mкme espиce ; on aurait tout au plus pu penser que des changements de cette nature ne peuvent s'effectuer que trиs lentement ; cependant sir John Lubbock a dйmontrй que dans les nerfs du Coccus il existe un degrй de variabilitй qui peut presque se comparer au branchement irrйgulier d'un tronc d'arbre. Je puis ajouter que ce mкme naturaliste a dйmontrй que les muscles des larves de certains insectes sont loin d'кtre uniformes. Les auteurs tournent souvent dans un cercle vicieux quand ils soutiennent que les organes importants ne varient jamais ; ces mкmes auteurs, en effet, et il faut dire que quelques-uns l'ont franchement avouй, ne considиrent comme importants que les organes qui ne varient pas. Il va sans dire que, si l'on raisonne ainsi, on ne pourra jamais citer d'exemple de la variation d'un organe important ; mais, si l'on se place а tout autre point de vue, on pourra certainement citer de nombreux exemples de ces variations. Il est un point extrкmement embarrassant, relativement aux diffйrences individuelles. Je fais allusion aux genres que l'on a appelйs « protйens » ou « polymorphes », genres chez lesquels les espиces varient de faзon dйrйglйe. A peine y a-t-il deux naturalistes qui soient d'accord pour classer ces formes comme espиces ou comme variйtйs. On peut citer comme exemples les genres Rubus, Rosa et Hieracium chez les plantes ; plusieurs genres d'insectes et de coquillages brachiopodes. Dans la plupart des genres polymorphes, quelques espиces ont des caractиres fixes et dйfinis. Les genres polymorphes dans un pays semblent, а peu d'exceptions prиs, l'кtre aussi dans un autre, et, s'il faut en juger par les Brachiopodes, ils l'ont йtй а d'autres йpoques. Ces faits sont trиs embarrassants, car ils semblent prouver que cette espиce de variabilitй est indйpendante des conditions d'existence. Je suis disposй а croire que, chez quelques-uns de ces genres polymorphes tout au moins, ce sont lа des variations qui ne sont ni utiles ni nuisibles а l'espиce ; et qu'en consйquence la sйlection naturelle ne s'en est pas emparйe pour les rendre dйfinitives, comme nous l'expliquerons plus tard. On sait que, indйpendamment des variations, certains individus appartenant а une mкme espиce prйsentent souvent de grandes diffйrences de conformation ; ainsi, par exemple, les deux sexes de diffйrents animaux ; les deux ou trois castes de femelles stйriles et de travailleurs chez les insectes, beaucoup d'animaux infйrieurs а l'йtat de larve ou non encore parvenus а l'вge adulte. On a aussi constatй des cas de dimorphisme et de trimorphisme chez les animaux et chez les plantes. Ainsi, M. Wallace, qui derniиrement a appelй l'attention sur ce sujet, a dйmontrй que, dans l'archipel Malais, les femelles de certaines espиces de papillons revкtent rйguliиrement deux ou mкme trois formes absolument distinctes, qui ne sont reliйes les unes aux autres par aucune variйtй intermйdiaire. Fritz Mьller a dйcrit des cas analogues, mais plus extraordinaires encore, chez les mвles de certains crustacйs du Brйsil. Ainsi, un Tanais mвle se trouve rйguliиrement sous deux formes distinctes ; l'une de ces formes possиde des pinces fortes et ayant un aspect diffйrent, l'autre a des antennes plus abondamment garnie de cils odorants. Bien que, dans la plupart de ces cas, les deux ou trois formes observйes chez les animaux et chez les plantes ne soient pas reliйes actuellement par des chaоnons intermйdiaires, il est probable qu'а une certaine йpoque ces intermйdiaires ont existй. M. Wallace, par exemple, a dйcrit un certain papillon qui prйsente, dans une mкme оle, un grand nombre de variйtйs reliйes par des chaоnons intermйdiaires, et dont les formes extrкmes ressemblent йtroitement aux deux formes d'une espиce dimorphe voisine, habitant une autre partie de l'archipel Malais. Il en est de mкme chez les fourmis ; les diffйrentes castes de travailleurs sont ordinairement tout а fait distinctes ; mais, dans quelques cas, comme nous le verrons plus tard, ces castes sont reliйes les unes aux autres par des variйtйs imperceptiblement graduйes. J'ai observй les mкmes phйnomиnes chez certaines plantes dimorphes. Sans doute, il paraоt tout d'abord extrкmement remarquable qu'un mкme papillon femelle puisse produire en mкme temps trois formes femelles distinctes et une seule forme mвle ; ou bien qu'une plante hermaphrodite puisse produire, dans une mкme capsule, trois formes hermaphrodites distinctes, portant trois sortes diffйrentes de femelles et trois ou mкme six sortes diffйrentes de mвles. Toutefois, ces cas ne sont que des exagйration du fait ordinaire, а savoir : que la femelle produit des descendants des deux sexes, qui, parfois, diffиrent les uns des autres d'une faзon extraordinaire. ESPECES DOUTEUSES. Les formes les plus importantes pour nous, sous bien des rapports, sont celles qui, tout en prйsentant, а un degrй trиs prononcй, le caractиre d'espиces, sont assez semblables а d'autres formes ou sont assez parfaitement reliйes avec elles par des intermйdiaires, pour que les naturalistes rйpugnent а les considйrer comme des espиces distinctes. Nous avons toute raison de croire qu'un grand nombre de ces formes voisines et douteuses ont conservй leurs caractиres de faзon permanente pendant longtemps, pendant aussi longtemps mкme, autant que nous pouvons en juger, que les bonnes et vraies espиces. Dans la pratique, quand un naturaliste peut rattacher deux formes l'une а l'autre par des intermйdiaires, il considиre l'une comme une variйtй de l'autre ; il dйsigne la plus commune, mais parfois aussi la premiиre dйcrite, comme l'espиce, et la seconde comme la variйtй. Il se prйsente quelquefois, cependant, des cas trиs difficiles, que je n'йnumйrerai pas ici, oщ il s'agit de dйcider si une forme doit кtre classйe comme une variйtй d'une autre forme, mкme quand elles sont intimement reliйes par des formes intermйdiaires ; bien qu'on suppose d'ordinaire que ces formes intermйdiaires ont une nature hybride, cela ne suffit pas toujours pour trancher la difficultй. Dans bien des cas, on regarde une forme comme une variйtй d'une autre forme, non pas parce qu'on a retrouvй les formes intermйdiaires, mais parce que l'analogie qui existe entre elles fait supposer а l'observateur que ces intermйdiaires existent aujourd'hui, ou qu'ils ont anciennement existй. Or, en agir ainsi, c'est ouvrir la porte au doute et aux conjectures. Pour dйterminer, par consйquent, si l'on doit classer une forme comme une espиce ou comme une variйtй, il semble que le seul guide а suivre soit l'opinion des naturalistes ayant un excellent jugement et une grande expйrience ; mais, souvent, il devient nйcessaire de dйcider а la majoritй des voix, car il n'est guиre de variйtйs bien connues et bien tranchйes que des juges trиs compйtents n'aient considйrйes comme telles, alors que d'autres juges tout aussi compйtents les considиrent comme des espиces. Il est certain tout au moins que les variйtйs ayant cette nature douteuse sont trиs communes. Si l'on compare la flore de la Grande-Bretagne а celle de la France ou а celle des Etats-Unis, flores dйcrites par diffйrents botanistes, on voit quel nombre surprenant de formes ont йtй classйes par un botaniste comme espиces, et par un autre comme variйtйs. M. H.-C. Watson, auquel je suis trиs reconnaissant du concours qu'il m'a prкtй, m'a signalй cent quatre-vingt-deux plantes anglaises, que l'on considиre ordinairement comme des variйtйs, mais que certains botanistes ont toutes mises au rang des espиces ; en faisant cette liste, il a omis plusieurs variйtйs insignifiantes, lesquelles nйanmoins ont йtй rangйes comme espиces par certains botanistes, et il a entiиrement omis plusieurs genres polymorphes. M. Babington compte, dans les genres qui comprennent le plus de formes polymorphes, deux cent cinquante et une espиces, alors que M. Bentham n'en compte que cent douze, ce qui fait une diffйrence de cent trente-neuf formes douteuses ! Chez les animaux qui s'accouplent pour chaque portйe et qui jouissent а un haut degrй de la facultй de la locomotion, on trouve rarement, dans un mкme pays, des formes douteuses, mises au rang d'espиces par un zoologiste, et de variйtйs par un autre ; mais ces formes sont communes dans les rйgions sйparйes. Combien n'y a-t-il pas d'oiseaux et d'insectes de l'Amйrique septentrionale et de l'Europe, ne diffйrant que trиs peu les uns des autres, qui ont йtй comptйs, par un йminent naturaliste comme des espиces incontestables, et par un autre, comme des variйtйs, ou bien, comme on les appelle souvent, comme des races gйographiques ! M. Wallace dйmontre, dans plusieurs mйmoires remarquables, qu'on peut diviser en quatre groupes les diffйrents animaux, principalement les lйpidoptиres, habitant les оles du grand archipel Malais : les formes variables, les formes locales, les races gйographiques ou sous-espиces, et les vraies espиces reprйsentatives. Les premiиres, ou formes variables, varient beaucoup dans les limites d'une mкme оle. Les formes locales sont assez constantes et sont distinctes dans chaque оle sйparйe ; mais, si l'on compare les unes aux autres les formes locales des diffйrentes оles, on voit que les diffйrences qui les sйparent sont si lйgиres et offrent tant de gradations, qu'il est impossible de les dйfinir et de les dйcrire, bien qu'en mкme temps les formes extrкmes soient suffisamment distinctes. Les races gйographiques ou sous-espиces constituent des formes locales complиtement fixes et isolйes ; mais, comme elles ne diffиrent pas les unes des autres par des caractиres importants et fortement accusйs, « il faut s'en rapporter uniquement а l'opinion individuelle pour dйterminer lesquelles il convient de considйrer comme espиces, et lesquelles comme variйtйs ». Enfin, les espиces reprйsentatives occupent, dans l'йconomie naturelle de chaque оle, la mкme place que les formes locales et les sous-espиces ; mais elles se distinguent les unes des autres par une somme de diffйrences plus grande que celles qui existent entre les formes locales et les sous-espиces ; les naturalistes les regardent presque toutes comme de vraies espиces. Toutefois, il n'est pas possible d'indiquer un criterium certain qui permette de reconnaоtre les formes variables, les formes locales, les sous-espиces et les espиces reprйsentatives. Il y a bien des annйes, alors que je comparais et que je voyais d'autres naturalises comparer les uns avec les autres et avec ceux du continent amйricain les oiseaux provenant des оles si voisines de l'archipel des Galapagos, j'ai йtй profondйment frappй de la distinction vague et arbitraire qui existe entre les espиces et les variйtйs. M. Wollaston, dans son admirable ouvrage, considиre comme des variйtйs beaucoup d'insectes habitant les оlots du petit groupe de Madиre ; or, beaucoup d'entomologistes classeraient la plupart d'entre eux comme des espиces distinctes. Il y a, mкme en Irlande, quelques animaux que l'on regarde ordinairement aujourd'hui comme des variйtйs, mais que certains zoologistes ont mis au rang des espиces. Plusieurs savants ornithologistes estiment que notre coq de bruyиre rouge n'est qu'une variйtй trиs prononcйe d'une espиce norwйgienne ; mais la plupart le considиrent comme une espиce incontestablement particuliиre а la Grande-Bretagne. Un йloignement considйrable entre les habitats de deux formes douteuses conduit beaucoup de naturalistes а classer ces derniиres comme des espиces distinctes. Mais n'y a-t-il pas lieu de se demander : quelle est dans ce cas la distance suffisante ? Si la distance entre l'Amйrique et l'Europe est assez considйrable, suffit-il, d'autre part, de la distance entre l'Europe et les Aзores, Madиre et les Canaries, ou de celle qui existe entre les diffйrents оlots de ces petits archipels ? M. B.-D. Walsh, entomologiste distinguй des Etats-Unis, a dйcrit ce qu'il appelle les variйtйs et les espиces phytophages. La plupart des insectes qui se nourrissent de vйgйtaux vivent exclusivement sur une espиce ou sur un groupe de plantes ; quelques-uns se nourrissent indistinctement de plusieurs sortes de plantes ; mais ce n'est pas pour eux une cause de variations. Dans plusieurs cas, cependant, M. Walsh a observй que les insectes vivant sur diffйrentes plantes prйsentent, soit а l'йtat de larve, soit а l'йtat parfait, soit dans les deux cas, des diffйrences lйgиres, bien que constantes, au point de vue de la couleur, de la taille ou de la nature des sйcrйtions. Quelquefois les mвles seuls, d'autres fois les mвles et les femelles prйsentent ces diffйrences а un faible degrй. Quand les diffйrences sont un peu plus accusйes et que les deux sexes sont affectйs а tous les вges, tous les entomologistes considиrent ces formes comme des espиces vraies. Mais aucun observateur ne peut dйcider pour un autre, en admettant mкme qu'il puisse le faire pour lui-mкme, auxquelles de ces formes phytophages il convient de donner le nom d'espиces ou de variйtй. M. Walsh met au nombre des variйtйs les formes qui s'entrecroisent facilement ; il appelle espиces celles qui paraissent avoir perdu cette facultй d'entrecroisement. Comme les diffйrences proviennent de ce que les insectes se sont nourris, pendant longtemps, de plantes distinctes, on ne peut s'attendre а trouver actuellement les intermйdiaires reliant les diffйrentes formes. Le naturaliste perd ainsi son meilleur guide, lorsqu'il s'agit de dйterminer s'il doit mettre les formes douteuses au rang des variйtйs ou des espиces. Il en est nйcessairement de mкme pour les organismes voisins qui habitent des оles ou des continents sйparйs. Quand, au contraire, un animal ou une plante s'йtend sur un mкme continent, ou habite plusieurs оles d'un mкme archipel, en prйsentant diverses formes dans les diffйrents points qu'il occupe, on peut toujours espйrer trouver les formes intermйdiaires qui, reliant entre elles les formes extrкmes, font descendre celles-ci au rang de simples variйtйs. Quelques naturalistes soutiennent que les animaux ne prйsentent jamais de variйtйs ; aussi attribuent-ils une valeur spйcifique а la plus petite diffйrence, et, quand ils rencontrent une mкme forme identique dans deux pays йloignйs ou dans deux formations gйologiques, ils affirment que deux espиces distinctes sont cachйes sous une mкme enveloppe. Le terme espиce devient, dans ce cas, une simple abstraction inutile, impliquant et affirmant un acte sйparй du pouvoir crйateur. Il est certain que beaucoup de formes, considйrйes comme des variйtйs par des juges trиs compйtents, ont des caractиres qui les font si bien ressembler а des espиces, que d'autres juges, non moins compйtents, les ont considйrйes comme telles. Mais discuter s'il faut les appeler espиces ou variйtйs, avant d'avoir trouvй une dйfinition de ces termes et que cette dйfinition soit gйnйralement acceptйe, c'est s'agiter dans le vide. Beaucoup de variйtйs bien accusйes ou espиces douteuses mйriteraient d'appeler notre attention ; on a tirй, en effet, de nombreux et puissants arguments de la distribution gйographique, des variations analogues, de l'hybriditй, etc., pour essayer de dйterminer le rang qu'il convient de leur assigner ; mais je ne peux, faute d'espace, discuter ici ces arguments. Des recherches attentives permettront sans doute aux naturalistes de s'entendre pour la classification de ces formes douteuses. Il faut ajouter, cependant, que nous les trouvons en plus grand nombre dans les pays les plus connus. En outre, si un animal ou une plante а l'йtat sauvage est trиs utile а l'homme, ou que, pour quelque cause que ce soit, elle attire vivement son attention, on constate immйdiatement qu'il en existe plusieurs variйtйs que beaucoup d'auteurs considиrent comme des espиces. Le chкne commun, par exemple, est un des arbres qui ont йtй le plus йtudiйs, et cependant un naturaliste allemand йrige en espиces plus d'une douzaine de formes, que les autres botanistes considиrent presque universellement comme des variйtйs. En Angleterre, on peut invoquer l'opinion des plus йminents botanistes et des hommes pratiques les plus expйrimentйs ; les uns affirment que les chкnes sessiles et les chкnes pйdonculйs sont des espиces bien distinctes, les autres que ce sont de simples variйtйs. Puisque j'en suis sur ce sujet, je dйsire citer un remarquable mйmoire publiй derniиrement par M. A. de Candolle sur les chкnes du monde entier. Personne n'a eu а sa disposition des matйriaux plus complets relatifs aux caractиres distinctifs des espиces, personne n'aurait pu йtudier ces matйriaux avec plus de soin et de sagacitй. Il commence par indiquer en dйtail les nombreux points de conformation susceptibles de variations chez les diffйrentes espиces, et il estime numйriquement la frйquence relative de ces variations. Il indique plus d'une douzaine de caractиres qui varient, mкme sur une seule branche, quelquefois en raison de l'вge ou du dйveloppement de l'individu, quelquefois sans qu'on puisse assigner aucune cause а ces variations. Bien entendu, de semblables caractиres n'ont aucune valeur spйcifique ; mais, comme l'a fait remarquer Asa Gray dans son commentaire sur ce mйmoire, ces caractиres font gйnйralement partie des dйfinitions spйcifiques. De Candolle ajoute qu'il donne le rang d'espиces aux formes possйdant des caractиres qui ne varient jamais sur un mкme arbre et qui ne sont jamais reliйes par des formes intermйdiaires. Aprиs cette discussion, rйsultat de tant de travaux, il appuie sur cette remarque : « Ceux qui prйtendent que la plus grande partie de nos espиces sont nettement dйlimitйes, et que les espиces douteuses se trouvent en petite minoritй, se trompent certainement. Cela semble vrai aussi longtemps qu'un genre est imparfaitement connu, et que l'on dйcrit ses espиces d'aprиs quelques spйcimens provisoires, si je peux m'exprimer ainsi. A mesure qu'on connaоt mieux un genre, on dйcouvre des formes intermйdiaires et les doutes augmentent quant aux limites spйcifiques. » Il ajoute aussi que ce sont les espиces les mieux connues qui prйsentent le plus grand nombre de variйtйs et de sous-variйtйs spontanйes. Ainsi, le Quercus robur a vingt-huit variйtйs, dont toutes, exceptй six, se groupent autour de trois sous-espиces, c'est а-dire Quercus pedunculata, sessiliflora et pubescens. Les formes qui relient ces trois sous-espиces sont comparativement rares ; or, Asa Gray remarque avec justesse que si ces formes intermйdiaires, rares aujourd'hui, venaient а s'йteindre complиtement, les trois sous-espиces se trouveraient entre elles exactement dans le mкme rapport que le sont les quatre ou cinq espиces provisoirement admises, qui se groupent de trиs prиs autour du Quercus robur. Enfin, de Candolle admet que, sur les trois cents espиces qu'il йnumиre dans son mйmoire comme appartenant а la famille des chкnes, les deux tiers au moins sont des espиces provisoires, c'est-а-dire qu'elles ne sont pas strictement conformes а la dйfinition donnйe plus haut de ce qui constitue une espиce vraie. Il faut ajouter que de Candolle ne croit plus que les espиces sont des crйations immuables ; il en arrive а la conclusion que la thйorie de dйrivation est la plus naturelle « et celle qui concorde le mieux avec les faits connus en palйontologie, en botanique, en zoologie gйographique, en anatomie et en classification ». Quand un jeune naturaliste aborde l'йtude d'un groupe d'organismes qui lui sont parfaitement inconnus, il est d'abord trиs embarrassй pour dйterminer quelles sont les diffйrences qu'il doit considйrer comme impliquant une espиce ou simplement une variйtй ; il ne sait pas, en effet, quelles sont la nature et l'йtendue des variations dont le groupe dont il s'occupe est susceptible, fait qui prouve au moins combien les variations sont gйnйrales. Mais, s'il restreint ses йtudes а une seule classe habitant un seul pays, il saura bientфt quel rang il convient d'assigner а la plupart des formes douteuses. Tout d'abord, il est disposй а reconnaоtre beaucoup d'espиces, car il est frappй, aussi bien que l'йleveur de pigeons et de volailles dont nous avons dйjа parlй, de l'йtendue des diffйrences qui existent chez les formes qu'il йtudie continuellement ; en outre, il sait а peine que des variations analogues, qui se prйsentent dans d'autres groupes et dans d'autres pays, seraient de nature а corriger ses premiиres impressions. A mesure que ses observations prennent un dйveloppement plus considйrable, les difficultйs s'accroissent, car il se trouve en prйsence d'un plus grand nombre de formes trиs voisines. En supposant que ses observations prennent un caractиre gйnйral, il finira par pouvoir se dйcider ; mais il n'atteindra ce point qu'en admettant des variations nombreuses, et il ne manquera pas de naturalistes pour contester ses conclusions. Enfin, les difficultйs surgiront en foule, et il sera forcй de s'appuyer presque entiиrement sur l'analogie, lorsqu'il en arrivera а йtudier les formes voisines provenant de pays aujourd'hui sйparйs, car il ne pourra retrouver les chaоnons intermйdiaires qui relient ces formes douteuses. Jusqu'а prйsent on n'a pu tracer une ligne de dйmarcation entre les espиces et les sous-espиces, c'est-а-dire entre les formes qui, dans l'opinion de quelques naturalistes, pourraient кtre presque mises au rang des espиces sans le mйriter tout а fait. On n'a pas rйussi davantage а tracer une ligne de dйmarcation entre les sous-espиces et les variйtйs fortement accusйes, ou entre les variйtйs а peine sensibles et les diffйrences individuelles. Ces diffйrences se fondent l'une dans l'autre par des degrйs insensibles, constituant une vйritable sйrie ; or, la notion de sйrie implique l'idйe d'une transformation rйelle. Aussi, bien que les diffйrences individuelles offrent peu d'intйrкt aux naturalistes classificateurs, je considиre qu'elles ont la plus haute importance en ce qu'elles constituent les premiers degrйs vers ces variйtйs si lйgиres qu'on croit devoir а peine les signaler dans les ouvrages sur l'histoire naturelle. Je crois que les variйtйs un peu plus prononcйes, un peu plus persistantes, conduisent а d'autres variйtйs plus prononcйes et plus persistantes encore ; ces derniиres amиnent la sous-espиce, puis enfin l'espиce. Le passage d'un degrй de diffйrence а un autre peut, dans bien des cas, rйsulter simplement de la nature de l'organisme et des diffйrentes conditions physiques auxquelles il a йtй longtemps exposй. Mais le passage d'un degrй de diffйrence а un autre, quand il s'agit de caractиres d'adaptation plus importants, peut s'attribuer sыrement а l'action accumulatrice de la sйlection naturelle, que j'expliquerai plus tard, et aux effets de l'augmentation de l'usage ou du non-usage des parties. On peut donc dire qu'une variйtй fortement accusйe est le commencement d'une espиce. Cette assertion est-elle fondйe ou non ? C'est ce dont on pourra juger quand on aura pesй avec soin les arguments et les diffйrents faits qui font l'objet de ce volume. Il ne faudrait pas supposer, d'ailleurs, que toutes les variйtйs ou espиces en voie de formation atteignent le rang d'espиces. Elles peuvent s'йteindre, ou elles peuvent se perpйtuer comme variйtйs pendant de trиs longues pйriodes ; M. Wollaston a dйmontrй qu'il en йtait ainsi pour les variйtйs de certains coquillages terrestres fossiles а Madиre, et M. Gaston de Saporta pour certaines plantes. Si une variйtй prend un dйveloppement tel que le nombre de ses individus dйpasse celui de l'espиce souche, il est certain qu'on regardera la variйtй comme l'espиce et l'espиce comme la variйtй. Ou bien il peut se faire encore que la variйtй supplante et extermine l'espиce souche ; ou bien encore elles peuvent coexister toutes deux et кtre toutes deux considйrйes comme des espиces indйpendantes. Nous reviendrons, d'ailleurs ; un peu plus loin sur ce sujet. On comprendra, d'aprиs ces remarques, que, selon moi, on a, dans un but de commoditй, appliquй arbitrairement le terme espиces а certains individus qui se ressemblent de trиs prиs, et que ce terme ne diffиre pas essentiellement du terme variйtй, donnй а des formes moins distinctes et plus variables. Il faut ajouter, d'ailleurs, que le terme variйtй ; comparativement а de simples diffйrences individuelles, est aussi appliquй arbitrairement dans un but de commoditй. LES ESPECES COMMUNES ET TRES REPANDUES SONT CELLES QUI VARIENT LE PLUS. Je pensais, guidй par des considйrations thйoriques, qu'on pourrait obtenir quelques rйsultats intйressants relativement а la nature et au rapport des espиces qui varient le plus, en dressant un tableau de toutes les variйtйs de plusieurs flores bien йtudiйes. Je croyais, tout d'abord, que c'йtait lа un travail fort simple ; mais M. H.-C, Watson, auquel je dois d'importants conseils et une aide prйcieuse sur cette question, m'a bientфt dйmontrй que je rencontrerais beaucoup de difficultйs ; le docteur Hooker m'a exprimй la mкme opinion en termes plus йnergiques encore. Je rйserve, pour un futur ouvrage, la discussion de ces difficultйs et les tableaux comportant les nombres proportionnels des espиces variables. Le docteur Hooker m'autorise а ajouter qu'aprиs avoir lu avec soin mon manuscrit et examinй ces diffйrents tableaux, il partage mon opinion quant au principe que je vais йtablir tout а l'heure. Quoi qu'il en soit, cette question, traitйe briиvement comme il faut qu'elle le soit ici, est assez embarrassante en ce qu'on ne peut йviter des allusions а la lutte pour l'existence, а la divergence des caractиres, et а quelques autres questions que nous aurons а discuter plus tard. Alphonse de Candolle et quelques autres naturalistes ont dйmontrй que les plantes ayant un habitat trиs йtendu ont ordinairement des variйtйs. Ceci est parfaitement comprйhensible, car ces plantes sont exposйes а diverses conditions physiques, et elles se trouvent en concurrence (ce qui, comme nous le verrons plus tard, est йgalement important ou mкme plus important encore) avec diffйrentes sйries d'кtres organisйs. Toutefois, nos tableaux dйmontrent en outre que, dans tout pays limitй, les espиces les plus communes, c'est-а-dire celles qui comportent le plus grand nombre d'individus et les plus rйpandues dans leur propre pays (considйration diffйrente de celle d'un habitat considйrable et, dans une certaine mesure, de celle d'une espиce commune), offrent le plus souvent des variйtйs assez prononcйes pour qu'on en tienne compte dans les ouvrages sur la botanique. On peut donc dire que les espиces qui ont un habitat considйrable, qui sont le plus rйpandues dans leur pays natal, et qui comportent le plus grand nombre d'individus, sont les espиces florissantes ou espиces dominantes, comme on pourrait les appeler, et sont celles qui produisent le plus souvent des variйtйs bien prononcйes, que je considиre comme des espиces naissantes. On aurait pu, peut-кtre, prйvoir ces rйsultats ; en effet, les variйtйs, afin de devenir permanentes, ont nйcessairement а lutter contre les autres habitants du mкme pays ; or, les espиces qui dominent dйjа sont le plus propres а produire des rejetons qui, bien que modifiйs dans une certaine mesure, hйritent encore des avantages qui ont permis а leurs parents de vaincre leurs concurrents. Il va sans dire que ces remarques sur la prйdominance ne s'appliquent qu'aux formes qui entrent en concurrence avec d'autres formes, et, plus spйcialement, aux membres d'un mкme genre ou d'une mкme classe ayant des habitudes presque semblables. Quant au nombre des individus, la comparaison, bien entendu, s'applique seulement aux membres du mкme groupe. On peut dire qu'une plante domine si elle est plus rйpandue, ou si le nombre des individus qu'elle comporte est plus considйrable que celui des autres plantes du mкme pays vivant dans des conditions presque analogues. Une telle plante n'en est pas moins dominante parce que quelques conferves aquatiques ou quelques champignons parasites comportent un plus grand nombre d'individus et sont plus gйnйralement rйpandus ; mais, si une espиce de conferves ou de champignons parasites surpasse les espиces voisines au point de vue que nous venons d'indiquer, ce sera alors une espиce dominante dans sa propre classe. LES ESPECES DES GENRES LES PLUS RICHES DANS CHAQUE PAYS VARIENT PLUS FREQUEMMENT QUE LES ESPECES DES GENRES MOINS RICHES Si l'on divise en deux masses йgales les plantes habitant un pays, telles qu'elles sont dйcrites dans sa flore, et que l'on place d'un cфtй toutes celles appartenant aux genres les plus riches, c'est-а-dire aux genres qui comprennent le plus d'espиces, et de l'autre les genres les plus pauvres, on verra que les genres les plus riches comprennent un plus grand nombre d'espиces trиs communes, trиs rйpandues, ou, comme nous les appelons, d'espиces dominantes. Ceci йtait encore а prйvoir ; en effet, le simple fait que beaucoup d'espиces du mкme genre habitent un pays dйmontre qu'il y a, dans les conditions organiques ou inorganiques de ce pays, quelque chose qui est particuliиrement favorable а ce genre ; en consйquence, il йtait а prйvoir qu'on trouverait dans les genres les plus riches, c'est-а-dire dans ceux qui comprennent beaucoup d'espиces, un nombre relativement plus considйrable d'espиces dominantes. Toutefois, il y a tant de causes en jeu tendant а contre-balancer ce rйsultat, que je suis trиs surpris que mes tableaux indiquent mкme une petite majoritй en faveur des grands genres. Je ne mentionnerai ici que deux de ces causes. Les plantes d'eau douce et celles d'eau salйe sont ordinairement trиs rйpandues et ont une extension gйographique considйrable, mais cela semble rйsulter de la nature des stations qu'elles occupent et n'avoir que peu ou pas de rapport avec l'importance des genres auxquels ces espиces appartiennent. De plus, les plantes placйes trиs bas dans l'йchelle de l'organisation sont ordinairement beaucoup plus rйpandues que les plantes mieux organisйes ; ici encore, il n'y a aucun rapport immйdiat avec l'importance des genres. Nous reviendrons, dans notre chapitre sur la distribution gйographique, sur la cause de la grande dissйmination des plantes d'organisation infйrieure. En partant de ce principe, que les espиces ne sont que des variйtйs bien tranchйes et bien dйfinies, j'ai йtй amenй а supposer que les espиces des genres les plus riches dans chaque pays doivent plus souvent offrir des variйtйs que les espиces des genres moins riches ; car, chaque fois que des espиces trиs voisines se sont formйes (j'entends des espиces d'un mкme genre), plusieurs variйtйs ou espиces naissantes doivent, en rиgle gйnйrale, кtre actuellement en voie de formation. Partout oщ croissent de grands arbres, on peut s'attendre а trouver de jeunes plants. Partout oщ beaucoup d'espиces d'un genre se sont formйes en vertu de variations, c'est que les circonstances extйrieures ont favorisй la variabilitй ; or, tout porte а supposer que ces mкmes circonstances sont encore favorables а la variabilitй. D'autre part, si l'on considиre chaque espиce comme le rйsultat d'autant d'actes indйpendants de crйation, il n'y a aucune raison pour que les groupes comprenant beaucoup d'espиces prйsentent plus de variйtйs que les groupes en comprenant trиs peu. Pour vйrifier la vйritй de cette induction, j'ai classй les plantes de douze pays et les insectes colйoptиres de deux rйgions en deux groupes а peu prиs йgaux, en mettant d'un cфtй les espиces appartenant aux genres les plus riches, et de l'autre celles appartenant aux genres les moins riches ; or, il s'est invariablement trouvй que les espиces appartenant aux genres les plus riches offrent plus de variйtйs que celles appartenant aux autres genres. En outre, les premiиres prйsentent un plus grand nombre moyen de variйtйs que les derniиres. Ces rйsultats restent les mкmes quand on suit un autre mode de classement et quand on exclut des tableaux les plus petits genres, c'est-а-dire les genres qui ne comportent que d'une а quatre espиces. Ces faits ont une haute signification si l'on se place а ce point de vue que les espиces ne sont que des variйtйs permanentes et bien tranchйes ; car, partout oщ se sont formйes plusieurs espиces du mкme genre, ou, si nous pouvons employer cette expression, partout oщ les causes de cette formation ont йtй trиs actives, nous devons nous attendre а ce que ces causes soient encore en action, d'autant que nous avons toute raison de croire que la formation des espиces doit кtre trиs lente. Cela est certainement le cas si l'on considиre les variйtйs comme des espиces naissantes, car mes tableaux dйmontrent clairement que, en rиgle gйnйrale, partout oщ plusieurs espиces d'un genre ont йtй formйes, les espиces de ce genre prйsentent un nombre de variйtйs, c'est-а-dire d'espиces naissantes, beaucoup au-dessus de la moyenne. Ce n'est pas que tous les genres trиs riches varient beaucoup actuellement et accroissent ainsi le nombre de leurs espиces, ou que les genres moins riches ne varient pas et n'augmentent pas, ce qui serait fatal а ma thйorie ; la gйologie nous prouve, en effet, que, dans le cours des temps, les genres pauvres ont souvent beaucoup augmentй et que les genres riches, aprиs avoir atteint un maximum, ont dйclinй et ont fini par disparaоtre. Tout ce que nous voulons dйmontrer, c'est que, partout oщ beaucoup d'espиces d'un genre se sont formйes, beaucoup en moyenne se forment encore, et c'est lа certainement ce qu'il est facile de prouver. BEAUCOUP D'ESPECES COMPRISES DANS LES GENRES LES PLUS RICHES RESSEMBLENT A DES VARIETES EN CE QU'ELLES SONT TRES ETROITEMENT, MAIS INEGALEMENT VOISINES LES UNES DES AUTRES, ET EN CE QU'ELLES ONT UN HABITAT TRES LIMITE. D'autres rapports entre les espиces des genres riches et les variйtйs qui en dйpendent, mйritent notre attention. Nous avons vu qu'il n'y a pas de criterium infaillible qui nous permette de distinguer entre les espиces et les variйtйs bien tranchйes. Quand on ne dйcouvre pas de chaоnons intermйdiaires entre des formes douteuses, les naturalistes sont forcйs de se dйcider en tenant compte de la diffйrence qui existe entre ces formes douteuses, pour juger, par analogie, si cette diffйrence suffit pour les йlever au rang d'espиces. En consйquence, la diffйrence est un criterium trиs important qui nous permet de classer deux formes comme espиces ou comme variйtйs. Or, Fries a remarquй pour les plantes, et Westwood pour les insectes, que, dans les genres riches, les diffйrences entre les espиces sont souvent trиs insignifiantes. J'ai cherchй а apprйcier numйriquement ce fait par la mйthode des moyennes ; mes rйsultats sont imparfaits, mais ils n'en confirment pas moins cette hypothиse. J'ai consultй aussi quelques bons observateurs, et aprиs de mыres rйflexions ils ont partagй mon opinion. Sous ce rapport donc, les espиces des genres riches ressemblent aux variйtйs plus que les espиces des genres pauvres. En d'autres termes, on peut dire que, chez les genres riches oщ se produisent actuellement un nombre de variйtйs, ou espиces naissantes, plus grand que la moyenne, beaucoup d'espиces dйjа produites ressemblent encore aux variйtйs, car elles diffиrent moins les unes des autres qu'il n'est ordinaire. En outre, les espиces des genres riches offrent entre elles les mкmes rapports que ceux que l'on constate entre les variйtйs d'une mкme espиce. Aucun naturaliste n'oserait soutenir que toutes les espиces d'un genre sont йgalement distinctes les unes des autres ; on peut ordinairement les diviser en sous-genres, en sections, ou en groupes infйrieurs. Comme Fries l'a si bien fait remarquer, certains petits groupes d'espиces se rйunissent ordinairement comme des satellites autour d'autres espиces. Or, que sont les variйtйs, sinon des groupes d'organismes inйgalement apparentйs les uns aux autres et rйunis autour de certaines formes, c'est-а-dire autour des espиces types ? Il y a, sans doute, une diffйrence importante entre les variйtйs et les espиces, c'est-а-dire que la somme des diffйrences existant entre les variйtйs comparйes les unes avec les autres, ou avec l'espиce type, est beaucoup moindre que la somme des diffйrences existant entre les espиces du mкme genre. Mais, quand nous en viendrons а discuter le principe de la divergence des caractиres, nous trouverons l'explication de ce fait, et nous verrons aussi comment il se fait que les petites diffйrences entre les variйtйs tendent а s'accroоtre et а atteindre graduellement le niveau des diffйrences plus grandes qui caractйrisent les espиces. Encore un point digne d'attention. Les variйtйs ont gйnйralement une distribution fort restreinte ; c'est presque une banalitй que cette assertion, car si une variйtй avait une distribution plus grande que celle de l'espиce qu'on lui attribue comme souche, leur dйnomination aurait йtй rйciproquement inverse. Mais il y a raison de croire que les espиces trиs voisines d'autres espиces, et qui sous ce rapport ressemblent а des variйtйs, offrent souvent aussi une distribution limitйe. Ainsi, par exemple, M. H.-C. Watson a bien voulu m'indiquer, dans l'excellent Catalogue des plantes de Londres (4° йdition), soixante-trois plantes qu'on y trouve mentionnйes comme espиces, mais qu'il considиre comme douteuses а cause de leur analogie йtroite avec d'autres espиces. Ces soixante-trois espиces s'йtendent en moyenne sur 6.9 des provinces ou districts botaniques entre lesquels M. Watson a divisй la Grande-Bretagne. Dans ce mкme catalogue, on trouve cinquante-trois variйtйs reconnues s'йtendant sur 7.7 de ces provinces, tandis que les espиces auxquelles se rattachent ces variйtйs s'йtendent sur 14.3 provinces. Il rйsulte de ces chiffres que les variйtйs, reconnues comme telles, ont а peu prиs la mкme distribution restreinte que ces formes trиs voisines que M. Watson m'a indiquйes comme espиces douteuses, mais qui sont universellement considйrйes par les botanistes anglais comme de bonnes et vйritables espиces. RESUME. En rйsumй, on ne peut distinguer les variйtйs des espиces que: 1° par la dйcouverte de chaоnons intermйdiaires ; 2° par une certaine somme peu dйfinie de diffйrences qui existent entre les unes et les autres. En effet, si deux formes diffиrent trиs peu, on les classe ordinairement comme variйtйs, bien qu'on ne puisse pas directement les relier entre elles ; mais on ne saurait dйfinir la somme des diffйrences nйcessaires pour donner а deux formes le rang d'espиces. Chez les genres prйsentant, dans un pays quelconque, un nombre d'espиces supйrieur а la moyenne, les espиces prйsentent aussi une moyenne de variйtйs plus considйrable. Chez les grands genres, les espиces sont souvent, quoique а un degrй inйgal, trиs voisines les unes des autres, et forment des petits groupes autour d'autres espиces. Les espиces trиs voisines ont ordinairement une distribution restreinte. Sous ces divers rapports, les espиces des grands genres prйsentent de fortes analogies avec les variйtйs. Or, il est facile de se rendre compte de ces analogies, si l'on part de ce principe que chaque espиce a existй d'abord comme variйtй, la variйtй йtant l'origine de l'espиce ; ces analogies, au contraire, restent inexplicables si l'on admet que chaque espиce a йtй crййe sйparйment. Nous avons vu aussi que ce sont les espиces les plus florissantes, c'est-а-dire les espиces dominantes, des plus grands genres de chaque classe qui produisent en moyenne le plus grand nombre de variйtйs ; or, ces variйtйs, comme nous le verrons plus tard, tendent а se convertir en espиces nouvelles et distinctes. Ainsi, les genres les plus riches ont une tendance а devenir plus riches encore ; et, dans toute la nature, les formes vivantes, aujourd'hui dominantes, manifestent une tendance а le devenir de plus en plus, parce qu'elles produisent beaucoup de descendants modifiйs et dominants. Mais, par une marche graduelle que nous expliquerons plus tard, les plus grands genres tendent aussi а se fractionner en des genres moindres. C'est ainsi que, dans tout l'univers, les formes vivantes se trouvent divisйes en groupes subordonnйs а d'autres groupes. CHAPITRE III. LA LUTTE POUR L'EXISTENCE. Son influence sur la sйlection naturelle. - Ce terme pris dans un sens figurй. - Progression gйomйtrique de l'augmentation des individus. - Augmentation rapide des animaux et des plantes acclimatйs. - Nature des obstacles qui empкchent cette augmentation. - Concurrence universelle. - Effets du climat. - Le grand nombre des individus devient une protection. - Rapports complexes entre tous les animaux et entre toutes les plantes. - La lutte pour l'existence est trиs acharnйe entre les individus et les variйtйs de la mкme espиce, souvent aussi entre les espиces du mкme genre. - Les rapports d'organisme а organisme sont les plus importants de tous les rapports. Avant d'aborder la discussion du sujet de ce chapitre, il est bon d'indiquer en quelques mots quelle est l'influence de lutte pour l'existence sur la sйlection naturelle. Nous avons vu, dans le prйcйdent chapitre, qu'il existe une certaine variabilitй individuelle chez les кtres organisйs а l'йtat sauvage ; je ne crois pas, d'ailleurs, que ce point ait jamais йtй contestй. Peu nous importe que l'on donne le nom d'espиces, de sous-espиces ou de variйtйs а une multitude de formes douteuses ; peu nous importe, par exemple, quel rang on assigne aux deux ou trois cents formes douteuses des plantes britanniques, pourvu que l'on admette l'existence de variйtйs bien tranchйes. Mais le seul fait de l'existence de variabilitй individuelles et de quelques variйtйs bien tranchйes, quoique nйcessaires comme point de dйpart pour la formation des espиces, nous aide fort peu а comprendre comment se forment ces espиces а l'йtat de nature, comment se sont perfectionnйes toutes ces admirables adaptations d'une partie de l'organisme dans ses rapports avec une autre partie, ou avec les conditions de la vie, ou bien encore, les rapports d'un кtre organisй avec un autre. Les rapports du pic et du gui nous offrent un exemple frappant de ces admirables coadaptations. Peut-кtre les exemples suivants sont-ils un peu moins frappants, mais la coadaptation n'en existe pas moins entre le plus humble parasite et l'animal ou l'oiseau aux poils ou aux plumes desquels il s'attache ; dans la structure du scarabйe qui plonge dans l'eau ; dans la graine garnie de plumes que transporte la brise la plus lйgиre ; en un mot, nous pouvons remarquer d'admirables adaptations partout et dans toutes les parties du monde organisй. On peut encore se demander comment il se fait que les variйtйs que j'ai appelйes espиces naissantes ont fini par se convertir en espиces vraies et distinctes, lesquelles, dans la plupart des cas, diffиrent йvidemment beaucoup plus les unes des autres que les variйtйs d'une mкme espиce ; comment se forment ces groupes d'espиces, qui constituent ce qu'on appelle des genres distincts, et qui diffиrent plus les uns des autres que les espиces du mкme genre ? Tous ces effets, comme nous l'expliquerons de faзon plus dйtaillйe dans le chapitre suivant, dйcoulent d'une mкme cause : la lutte pour l'existence. Grвce а cette lutte, les variations, quelque faibles qu'elles soient et de quelque cause qu'elles proviennent, tendent а prйserver les individus d'une espиce et se transmettent ordinairement а leur descendance, pourvu qu'elles soient utiles а ces individus dans leurs rapports infiniment complexes avec les autres кtres organisйs et avec les conditions physiques de la vie. Les descendants auront, eux aussi, en vertu de ce fait, une plus grande chance de persister ; car, sur les individus d'une espиce quelconque nйs pйriodiquement, un bien petit nombre peut survivre. J'ai donnй а ce principe, en vertu duquel une variation si insignifiante qu'elle soit se conserve et se perpйtue, si elle est utile, le nom de sйlection naturelle, pour indiquer les rapports de cette sйlection avec celle que l'homme peut accomplir. Mais l'expression qu'emploie souvent M. Herbert Spencer : « la persistance du plus apte », est plus exacte et quelquefois tout aussi commode. Nous avons vu que, grвce а la sйlection, l'homme peut certainement obtenir de grands rйsultats et adapter les кtres organisйs а ses besoins, en accumulant les variations lйgиres, mais utiles, qui lui sont fournies par la nature. Mais la sйlection naturelle, comme nous le verrons plus tard, est une puissance toujours prкte а l'action ; puissance aussi supйrieure aux faibles efforts de l'homme que les ouvrages de la nature sont supйrieurs а ceux de l'art. Discutons actuellement, un peu plus en dйtail, la lutte pour l'existence. Je traiterai ce sujet avec les dйveloppements qu'il comporte dans un futur ouvrage. De Candolle l'aоnй et Lyell ont dйmontrй, avec leur largeur de vues habituelle, que tous les кtres organisйs ont а soutenir une terrible concurrence. Personne n'a traitй ce sujet, relativement aux plantes, avec plus d'йlйvation et de talent que M. W. Herbert, doyen de Manchester ; sa profonde connaissance de la botanique le mettait d'ailleurs а mкme de le faire avec autoritй. Rien de plus facile que d'admettre la vйritй de ce principe : la lutte universelle pour l'existence ; rien de plus difficile -- je parle par expйrience -- que d'avoir toujours ce principe prйsent а l'esprit ; or, а moins qu'il n'en soit ainsi, ou bien on verra mal toute l'йconomie de la nature, ou on se mйprendra sur le sens qu'il convient d'attribuer а tous les faits relatifs а la distribution, а la raretй, а l'abondance, а l'extinction et aux variations des кtres organisйs. Nous contemplons la nature brillante de beautй et de bonheur, et nous remarquons souvent une surabondance d'alimentation ; mais nous ne voyons pas, ou nous oublions, que les oiseaux, qui chantent perchйs nonchalamment sur une branche, se nourrissent principalement d'insectes ou de graines, et que, ce faisant, ils dйtruisent continuellement des кtres vivants ; nous oublions que des oiseaux carnassiers ou des bкtes de proie sont aux aguets pour dйtruire des quantitйs considйrables de ces charmants chanteurs, et pour dйvorer leurs oeufs ou leurs petits ; nous ne nous rappelons pas toujours que, s'il y a en certains moments surabondance d'alimentation, il n'en est pas de mкme pendant toutes les saisons de chaque annйe. L'EXPRESSION : LUTTE POUR L'EXISTENCE, EMPLOYEE DANS LE SENS FIGURE. Je dois faire remarquer que j'emploie le terme de lutte pour l'existence dans le sens gйnйral et mйtaphorique, ce qui implique les relations mutuelles de dйpendance des кtres organisйs, et, ce qui est plus important, non seulement la vie de l'individu, mais son aptitude ou sa rйussite а laisser des descendants. On peut certainement affirmer que deux animaux carnivores, en temps de famine, luttent l'un contre l'autre а qui se procurera les aliments nйcessaires а son existence. Mais on arrivera а dire qu'une plante, au bord du dйsert, lutte pour l'existence contre la sйcheresse, alors qu'il serait plus exact de dire que son existence dйpend de l'humiditй. On pourra dire plus exactement qu'une plante, qui produit annuellement un million de graines, sur lesquelles une seule, en moyenne, parvient а se dйvelopper et а mыrir а son tour, lutte avec les plantes de la mкme espиce, ou d'espиces diffйrentes, qui recouvrent dйjа le sol. Le gui dйpend du pommier et de quelques autres arbres ; or, c'est seulement au figurй que l'on pourra dire qu'il lutte contre ces arbres, car si des parasites en trop grand nombre s'йtablissent sur le mкme arbre, ce dernier languit et meurt ; mais on peut dire que plusieurs guis, poussant ensemble sur la mкme branche et produisant des graines, luttent l'un avec l'autre. Comme ce sont les oiseaux qui dissйminent les graines du gui, son existence dйpend d'eux, et l'on pourra dire au figurй que le gui lutte avec d'autres plantes portant des fruits, car il importe а chaque plante d'amener les oiseaux а manger les fruits qu'elle produit, pour en dissйminer la graine. J'emploie donc, pour plus de commoditй, le terme gйnйral lutte pour l'existence, dans ces diffйrents sens qui se confondent les uns avec les autres. PROGRESSION GEOMETRIQUE DE L'AUGMENTATION DES INDIVIDUS. La lutte pour l'existence rйsulte inйvitablement de la rapiditй avec laquelle tous les кtres organisйs tendent а se multiplier. Tout individu qui, pendant le terme naturel de sa vie, produit plusieurs oeufs ou plusieurs graines, doit кtre dйtruit а quelque pйriode de son existence, ou pendant une saison quelconque, car, autrement le principe de l'augmentation gйomйtrique йtant donnй, le nombre de ses descendants deviendrait si considйrable, qu'aucun pays ne pourrait les nourrir. Aussi, comme il naоt plus d'individus qu'il n'en peut vivre, il doit y avoir, dans chaque cas, lutte pour l'existence, soit avec un autre individu de la mкme espиce, soit avec des individus d'espиces diffйrentes, soit avec les conditions physiques de la vie. C'est la doctrine de Malthus appliquйe avec une intensitй beaucoup plus considйrable а tout le rиgne animal et а tout le rиgne vйgйtal, car il n'y a lа ni production artificielle d'alimentation, ni restriction apportйe au mariage par la prudence. Bien que quelques espиces se multiplient aujourd'hui plus ou moins rapidement, il ne peut en кtre de mкme pour toutes, car le monde ne pourrait plus les contenir. Il n'y a aucune exception а la rиgle que tout кtre organisй se multiplie naturellement avec tant de rapiditй que, s'il n'est dйtruit, la terre serait bientфt couverte par la descendance d'un seul couple. L'homme mкme, qui se reproduit si lentement, voit son nombre doublй tous les vingt-cinq ans, et, а ce taux, en moins de mille ans, il n'y aurait littйralement plus de place sur le globe pour se tenir debout. Linnй a calculй que, si une plante annuelle produit seulement deux graines -- et il n'y a pas de plante qui soit si peu productive -- et que l'annйe suivante les deux jeunes plants produisent а leur tour chacun deux graines, et ainsi de suite, on arrivera en vingt ans а un million de plants. De tous les animaux connus, l'йlйphant, pense-t-on, est celui qui se reproduit le plus lentement. J'ai fait quelques calculs pour estimer quel serait probablement le taux minimum de son augmentation en nombre. On peut, sans crainte de se tromper, admettre qu'il commence а se reproduire а l'вge de trente ans, et qu'il continue jusqu'а quatre-vingt-dix ; dans l'intervalle, il produit six petits, et vit lui-mкme jusqu'а l'вge de cent ans. Or, en admettant ces chiffres, dans sept cent quarante ou sept cent cinquante ans, il y aurait dix-neuf millions d'йlйphants vivants, tous descendants du premier couple. Mais, nous avons mieux, sur ce sujet, que des calculs thйoriques, nous avons des preuves directes, c'est-а-dire les nombreux cas observйs de la rapiditй йtonnante avec laquelle se multiplient certains animaux а l'йtat sauvage, quand les circonstances leur sont favorables pendant deux ou trois saisons. Nos animaux domestiques, redevenus sauvages dans plusieurs parties du monde, nous offrent une preuve plus frappante encore de ce fait. Si l'on n'avait des donnйes authentiques sur l'augmentation des bestiaux et des chevaux -- qui cependant se reproduisent si lentement -- dans l'Amйrique mйridionale et plus rйcemment en Australie, on ne voudrait certes pas croire aux chiffres que l'on indique. Il en est de mкme des plantes ; on pourrait citer bien des exemples de plantes importйes devenues communes dans une оle en moins de dix ans. Plusieurs plantes, telles que le cardon et le grand chardon, qui sont aujourd'hui les plus communes dans les grandes plaines de la Plata, et qui recouvrent des espaces de plusieurs lieues carrйes, а l'exclusion de toute autre plante, ont йtй importйes d'Europe. Le docteur Falconer m'apprend qu'il y a aux Indes des plantes communes aujourd'hui, du cap Comorin jusqu'а l'Himalaya, qui ont йtй importйes d'Amйrique, nйcessairement depuis la dйcouverte de cette derniиre partie du monde. Dans ces cas, et dans tant d'autres que l'on pourrait citer, personne ne suppose que la fйconditй des animaux et des plantes se soit tout а coup accrue de faзon sensible. Les conditions de la vie sont trиs favorables, et, en consйquence, les parents vivent plus longtemps, et tous, ou presque tous les jeunes se dйveloppent ; telle est йvidemment l'explication de ces faits. La progression gйomйtrique de leur augmentation, progression dont les rйsultats ne manquent jamais de surprendre, explique simplement cette augmentation si rapide, si extraordinaire, et leur distribution considйrable dans leur nouvelle patrie. A l'йtat sauvage, presque toutes les plantes arrivйes а l'йtat de maturitй produisent annuellement des graines, et, chez les animaux, il y en a fort peu qui ne s'accouplent pas. Nous pouvons donc affirmer, sans crainte de nous tromper, que toutes les plantes et tous les animaux tendent а se multiplier selon une progression gйomйtrique ; or, cette tendance doit кtre enrayйe par la destruction des individus а certaines pйriodes de leur vie, car, autrement ils envahiraient tous les pays et ne pourraient plus subsister. Notre familiaritй avec les grands animaux domestiques tend, je crois, а nous donner des idйes fausses ; nous ne voyons pour eux aucun cas de destruction gйnйrale, mais nous ne nous rappelons pas assez qu'on en abat, chaque annйe, des milliers pour notre alimentation, et qu'а l'йtat sauvage une cause autre doit certainement produire les mкmes effets. La seule diffйrence qu'il y ait entre les organismes qui produisent annuellement un trиs grand nombre d'oeufs ou de graines et ceux qui en produisent fort peu, est qu'il faudrait plus d'annйes а ces derniers pour peupler une rйgion placйe dans des conditions favorables, si immense que soit d'ailleurs cette rйgion. Le condor pond deux oeufs et l'autruche une vingtaine, et cependant, dans un mкme pays, le condor peut кtre l'oiseau le plus nombreux des deux. Le pйtrel Fulmar ne pond qu'un oeuf, et cependant on considиre cette espиce d'oiseau comme la plus nombreuse qu'il y ait au monde. Telle mouche dйpose des centaines d'oeufs ; telle autre, comme l'hippobosque, n'en dйpose qu'un seul ; mais cette diffйrence ne dйtermine pas combien d'individus des deux espиces peuvent se trouver dans une mкme rйgion. Une grande fйconditй a quelque importance pour les espиces dont l'existence dйpend d'une quantitй d'alimentation essentiellement variable, car elle leur permet de s'accroоtre rapidement en nombre а un moment donnй. Mais l'importance rйelle du grand nombre des oeufs ou des graines est de compenser une destruction considйrable а une certaine pйriode de la vie ; or, cette pйriode de destruction, dans la grande majoritй des cas, se prйsente de bonne heure. Si l'animal a le pouvoir de protйger d'une faзon quelconque ses oeufs ou ses jeunes, une reproduction peu considйrable suffit pour maintenir а son maximum le nombre des individus de l'espиce ; si, au contraire, les oeufs et les jeunes sont exposйs а une facile destruction, la reproduction doit кtre considйrable pour que l'espиce ne s'йteigne pas. Il suffirait, pour maintenir au mкme nombre les individus d'une espиce d'arbre, vivant en moyenne un millier d'annйes, qu'une seule graine fыt produite une fois tous les mille ans, mais а la condition expresse que cette graine ne soit jamais dйtruite et qu'elle soit placйe dans un endroit oщ il est certain qu'elle se dйveloppera. Ainsi donc, et dans tous les cas, la quantitй des graines ou des oeufs produits n'a qu'une influence indirecte sur le nombre moyen des individus d'une espиce animale ou vйgйtale. Il faut donc, lorsque l'on contemple la nature, se bien pйnйtrer des observations que nous venons de faire ; il ne faut jamais oublier que chaque кtre organisй s'efforce toujours de multiplier ; que chacun d'eux soutient une lutte pendant une certaine pйriode de son existence ; que les jeunes et les vieux sont inйvitablement exposйs а une destruction incessante, soit durant chaque gйnйration, soit а de certains intervalles. Qu'un de ces freins vienne а se relвcher, que la destruction s'arrкte si peu que ce soit, et le nombre des individus d'une espиce s'йlиve rapidement а un chiffe prodigieux, DE LA NATURE DES OBSTACLES A LA MULTIPLICATION. Les causes qui font obstacle а la tendance naturelle а la multiplication de chaque espиce sont trиs obscures. Considйrons une espиce trиs vigoureuse ; plus grand est le nombre des individus dont elle se compose, plus ce nombre tend а augmenter. Nous ne pourrions pas mкme, dans un cas donnй, dйterminer exactement quels sont les freins qui agissent. Cela n'a rien qui puisse surprendre, quand on rйflйchit que notre ignorance sur ce point est absolue, relativement mкme а l'espиce humaine, quoique l'homme soit bien mieux connu que tout autre animal. Plusieurs auteurs ont discutй ce sujet avec beaucoup de talent ; j'espиre moi-mкme l'йtudier longuement dans un futur ouvrage, particuliиrement. а l'йgard des animaux retournйs а l'йtat sauvage dans l'Amйrique mйridionale. Je me bornerai ici а quelques remarques, pour rappeler certains points principaux а l'esprit du lecteur. Les oeufs ou les animaux trиs jeunes semblent ordinairement souffrir le plus, mais il n'en est pas toujours ainsi ; chez les plantes, il se fait une йnorme destruction de graines ; mais, d'aprиs mes observations, il semble que ce sont les semis qui souffrent le plus, parce qu'ils germent dans un terrain dйjа encombrй par d'autres plantes. Diffйrents ennemis dйtruisent aussi une grande quantitй de plants ; j'ai observй, par exemple, quelques jeunes plants de nos herbes indigиnes, semйs dans une plate-bande ayant 3 pieds de longueur sur 2 de largeur, bien labourйe et bien dйbarrassйe de plantes йtrangиres, et oщ, par consйquent, ils ne pouvaient pas souffrir du voisinage de ces plantes : sur trois cent cinquante-sept plants, deux cent quatre-vingt-quinze ont йtй dйtruits, principalement par les limaces et par les insectes. Si on laisse pousser du gazon qu'on a fauchй pendant trиs longtemps, ou, ce qui revient au mкme, que des quadrupиdes ont l'habitude de brouter, les plantes les plus vigoureuses tuent graduellement celles qui le sont le moins, quoique ces derniиres aient atteint leur pleine maturitй ; ainsi, dans une petite pelouse de gazon, ayant 3 pieds sur 7, sur vingt espиces qui y poussaient, neuf ont pйri, parce qu'on a laissй croоtre librement les autres espиces. La quantitй de nourriture dйtermine, cela va sans dire, la limite extrкme de la multiplication de chaque espиce ; mais, le plus ordinairement, ce qui dйtermine le nombre moyen des individus d'une espиce, ce n'est pas la difficultй d'obtenir des aliments, mais la facilitй avec laquelle ces individus deviennent la proie d'autres animaux. Ainsi, il semble hors de doute que la quantitй de perdrix, de grouses et de liиvres qui peut exister dans un grand parc ; dйpend principalement du soin avec lequel on dйtruit leurs ennemis. Si l'on ne tuait pas une seule tкte de gibier en Angleterre pendant vingt ans, mais qu'en mкme temps on ne dйtruisоt aucun de leurs ennemis, il y aurait alors probablement moins de gibier qu'il n'y en a aujourd'hui, bien qu'on en tue des centaines de mille chaque annйe. Il est vrai que, dans quelques cas particuliers, l'йlйphant, par exemple, les bкtes de proie n'attaquent pas l'animal ; dans l'Inde, le tigre lui-mкme se hasarde trиs rarement а attaquer un jeune йlйphant dйfendu par sa mиre. Le climat joue un rфle important quant а la dйtermination du nombre moyen d'une espиce, et le retour pйriodique des froids ou des sйcheresses extrкmes semble кtre le plus efficace de tous les freins. J'ai calculй, en me basant sur le peu de nids construits au printemps, que l'hiver de 1854-1855 a dйtruit les quatre cinquiиmes des oiseaux de ma propriйtй ; c'est lа une destruction terrible, quand on se rappelle que 10 pour 100 constituent, pour l'homme, une mortalitй extraordinaire en cas d'йpidйmie. Au premier abord, il semble que l'action du climat soit absolument indйpendante de la lutte pour l'existence ; mais il faut se rappeler que les variations climatйriques agissent directement sur la quantitй de nourriture, et amиnent ainsi la lutte la plus vive entre les individus, soit de la mкme espиce, soit d'espиces distinctes, qui se nourrissent du mкme genre d'aliment. Quand le climat agit directement, le froid extrкme, par exemple, ce sont les individus les moins vigoureux, ou ceux qui ont а leur disposition le moins de nourriture pendant l'hiver, qui souffrent le plus. Quand nous allons du sud au nord, ou que nous passons d'une rйgion humide а une rйgion dessйchйe, nous remarquons toujours que certaines espиces deviennent de plus en plus rares, et finissent par disparaоtre ; le changement de climat frappant nos sens, nous sommes tout disposйs а attribuer cette disparition а son action directe. Or, cela n'est point exact ; nous oublions que chaque espиce, dans les endroits mкmes oщ elle est le plus abondante, йprouve constamment de grandes pertes а certains moments de son existence, pertes que lui infligent des ennemis ou des concurrents pour le mкme habitat et pour la mкme nourriture ; or, si ces ennemis ou ces concurrents sont favorisйs si peu que ce soit par une lйgиre variation du climat, leur nombre s'accroоt considйrablement, et, comme chaque district contient dйjа autant d'habitants qu'il peut en nourrir, les autres espиces doivent diminuer. Quand nous nous dirigeons vers le sud et que nous voyons une espиce diminuer en nombre, nous pouvons кtre certains que cette diminution tient autant а ce qu'une autre espиce a йtй favorisйe qu'а ce que la premiиre a йprouvй un prйjudice. Il en est de mкme, mais а un degrй moindre, quand nous remontons vers le nord, car le nombre des espиces de toutes sortes, et, par consйquent, des concurrents, diminue dans les pays septentrionaux. Aussi rencontrons-nous beaucoup plus souvent, en nous dirigeant vers le nord, ou en faisant l'ascension d'une montagne, que nous ne le faisons en suivant une direction opposйe, des formes rabougries, dues directement а l'action nuisible, du climat. Quand nous atteignons les rйgions arctiques, ou les sommets couverts de neiges йternelles, ou les dйserts absolus, la lutte pour l'existence n'existe plus qu'avec les йlйments. Le nombre prodigieux des plantes qui, dans nos jardins, supportent parfaitement notre climat, mais qui ne s'acclimatent jamais, parce qu'elles ne peuvent soutenir la concurrence avec nos plantes indigиnes, ou rйsister а nos animaux indigиnes, prouve clairement que le climat agit principalement de faзon indirecte, en favorisant d'autres espиces. Quand une espиce, grвce а des circonstances favorables, se multiplie dйmesurйment dans une petite rйgion, des йpidйmies se dйclarent souvent chez elle. Au moins, cela semble se prйsenter chez notre gibier ; nous pouvons observer lа un frein indйpendant de la lutte pour l'existence. Mais quelques-unes de ces prйtendues йpidйmies semblent provenir de la prйsence de vers parasites qui, pour une cause quelconque, peut-кtre а cause d'une diffusion plus facile au milieu d'animaux trop nombreux, ont pris un dйveloppement plus considйrable ; nous assistons en consйquence а une sorte de lutte entre le parasite et sa proie. D'autre part, dans bien des cas, il faut qu'une mкme espиce comporte un grand nombre d'individus relativement au nombre de ses ennemis, pour pouvoir se perpйtuer. Ainsi, nous cultivons facilement beaucoup de froment, de colza, etc., dans nos champs, parce que les graines sont en excиs considйrable comparativement au nombre des oiseaux qui viennent les manger. Or, les oiseaux, bien qu'ayant une surabondance de nourriture pendant ce moment de la saison, ne peuvent augmenter proportionnellement а cette abondance de graines, parce que l'hiver a mis un frein а leur dйveloppement ; mais on sait combien il est difficile de rйcolter quelques pieds de froment ou d'autres plantes analogues dans un jardin ; quant а moi, cela m'a toujours йtй impossible. Cette condition de la nйcessitй d'un nombre considйrable d'individus pour la conservation d'une espиce explique, je crois, certains faits singuliers que nous offre la nature, celui, par exemple, de plantes fort rares qui sont parfois trиs abondantes dans les quelques endroits oщ elles existent ; et celui de plantes vйritablement sociables, c'est-а-dire qui se groupent en grand nombre aux extrкmes limites de leur habitat. Nous pouvons croire, en effet, dans de semblables cas, qu'une plante ne peut exister qu'а l'endroit seul oщ les conditions de la vie sont assez favorables pour que beaucoup puissent exister simultanйment et sauver ainsi l'espиce d'une complиte destruction. Je dois ajouter que les bons effets des croisements et les dйplorables effets des unions consanguines jouent aussi leur rфle dans la plupart de ces cas. Mais je n'ai pas ici а m'йtendre davantage sur ce sujet. RAPPORTS COMPLEXES QU'ONT ENTRE EUX LES ANIMAUX ET LES PLANTES DANS LA LUTTE POUR L'EXISTENCE. Plusieurs cas bien constatйs prouvent combien sont complexes et inattendus les rapports rйciproques des кtres organisйs qui ont а lutter ensemble dans un mкme pays. Je me contenterai de citer ici un seul exemple, lequel, bien que fort simple, m'a beaucoup intйressй. Un de mes parents possиde, dans le Staffordshire, une propriйtй oщ j'ai eu occasion de faire de nombreuses recherches ; tout а cфtй d'une grande lande trиs stйrile, qui n'a jamais йtй cultivйe, se trouve un terrain de plusieurs centaines d'acres, ayant exactement la mкme nature, mais qui a йtй enclos il y a vingt-cinq ans et plantй de pins d'Ecosse. Ces plantations ont amenй, dans la vйgйtation de la partie enclose de la lande, des changements si remarquables, que l'on croirait passer d'une rйgion а une autre ; non seulement le nombre proportionnel des bruyиres ordinaires a complиtement changй, mais douze espиces de plantes (sans compter des herbes et des carex) qui n'existent pas dans la lande, prospиrent dans la partie plantйe. L'effet produit sur les insectes a йtй encore plus grand, car on trouve а chaque pas, dans les plantations, six espиces d'oiseaux insectivores qu'on ne voit jamais dans la lande, laquelle n'est frйquentйe que par deux ou trois espиces distinctes d'oiseaux insectivores. Ceci nous prouve quel immense changement produit l'introduction d'une seule espиce d'arbres, car on n'a fait aucune culture sur cette terre ; on s'est contentй de l'enclore, de faзon а ce que le bйtail ne puisse entrer. Il est vrai qu'une clфture est aussi un йlйment fort important dont j'ai pu observer les effets auprиs de Farnham, dans le comtй de Surrey. Lа se trouvent d'immenses landes, plantйes за et lа, sur le sommet des collines, de quelques groupes de vieux pins d'Ecosse ; pendant ces dix derniиres annйes, on a enclos quelques-unes de ces landes, et aujourd'hui il pousse de toutes parts une quantitй de jeunes pins, venus naturellement, et si rapprochйs les uns des autres, que tous ne peuvent pas vivre. Quand j'ai appris que ces jeunes arbres n'avaient йtй ni semйs ni plantйs, j'ai йtй tellement surpris, que je me rendis а plusieurs endroits d'oщ je pouvais embrasser du regard des centaines d'hectares de landes qui n'avaient pas йtй enclos ; or, il m'a йtй impossible de rien dйcouvrir, sauf les vieux arbres. En examinant avec plus de soin l'йtat de la lande, j'ai dйcouvert une multitude de petits plants qui avaient йtй rongйs par les bestiaux. Dans l'espace d'un seul mиtre carrй, а une distance de quelques centaines de mиtres de l'un des vieux arbres, j'ai comptй trente-deux jeunes plants : l'un d'eux avait vingt-six anneaux ; il avait donc essayй, pendant bien des annйes, d'йlever sa tкte au-dessus des tiges de la bruyиre et n'y avait pas rйussi. Rien d'йtonnant donc а ce que le sol se couvrоt de jeunes pins vigoureux dиs que les clфtures ont йtй йtablies. Et, cependant, ces landes sont si stйriles et si йtendues, que personne n'aurait pu s'imaginer que les bestiaux aient pu y trouver des aliments. Nous voyons ici que l'existence du pin d'Ecosse dйpend absolument de la prйsence ou de l'absence des bestiaux ; dans quelques parties du monde, l'existence du bйtail dйpend de certains insectes. Le Paraguay offre peut-кtre l'exemple le plus frappant de ce fait : dans ce pays, ni les bestiaux, ni les chevaux, ni les chiens ne sont retournйs а l'йtat sauvage, bien que le contraire se soit produit sur une grande йchelle dans les rйgions situйes au nord et au sud. Azara et Rengger ont dйmontrй qu'il faut attribuer ce fait а l'existence au Paraguay d'une certaine mouche qui dйpose ses oeufs dans les naseaux de ces animaux immйdiatement aprиs leur naissance. La multiplication de ces mouches, quelque nombreuses qu'elles soient d'ailleurs, doit кtre ordinairement entravйe par quelque frein, probablement par le dйveloppement d'autres insectes parasites. Or donc, si certains oiseaux insectivores diminuaient au Paraguay, les insectes parasites augmenteraient probablement en nombre, ce qui amиnerait la disparition des mouches, et alors bestiaux et chevaux retourneraient а l'йtat sauvage, ce qui aurait pour rйsultat certain de modifier considйrablement la vйgйtation, comme j'ai pu l'observer moi-mкme dans plusieurs parties de l'Amйrique mйridionale. La vйgйtation а son tour aurait une grande influence sur les insectes, et l'augmentation de ceux-ci provoquerait, comme nous venons de le voir par l'exemple du Staffordshire, le dйveloppement d'oiseaux insectivores, et ainsi de suite, en cercles toujours de plus en plus complexes. Ce n'est pas que, dans la nature, les rapports soient toujours aussi simples que cela. La lutte dans la lutte doit toujours se reproduire avec des succиs diffйrents ; cependant, dans le cours des siиcles, les forces se balancent si exactement, que la face de la nature reste uniforme pendant d'immenses pйriodes, bien qu'assurйment la cause la plus insignifiante suffise pour assurer la victoire а tel ou tel кtre organisй. Nйanmoins, notre ignorance est si profonde et notre vanitй si grande, que nous nous йtonnons quand nous apprenons l'extinction d'un кtre organisй ; comme nous ne comprenons pas la cause de cette extinction, nous ne savons qu'invoquer des cataclysmes, qui viennent dйsoler le monde, et inventer des lois sur la durйe des formes vivantes ! Encore un autre exemple pour bien faire comprendre quels rapports complexes relient entre eux des plantes et des animaux fort йloignйs les uns des autres dans l'йchelle de la nature. J'aurai plus tard l'occasion de dйmontrer que les insectes, dans mon jardin, ne visitent jamais la Lobelia fulgens, plante exotique, et qu'en consйquence, en raison de sa conformation particuliиre, cette plante ne produit jamais de graines. Il faut absolument, pour les fйconder, que les insectes visitent presque toutes nos orchidйes, car ce sont eux qui transportent le pollen d'une fleur а une autre. Aprиs de nombreuses expйriences, j'ai reconnu que le bourdon est presque indispensable pour la fйcondation de la pensйe (Viola tricolor), parce que les autres insectes du genre abeille ne visitent pas cette fleur. J'ai reconnu йgalement que les visites des abeilles sont nйcessaires pour la fйcondation de quelques espиces de trиfle : vingt pieds de trиfle de Hollande (Trifolium repens), par exemple, ont produit deux mille deux cent quatre-vingt-dix graines, alors que vingt autres pieds, dont les abeilles ne pouvaient pas approcher, n'en ont pas produit une seule. Le bourdon seul visite le trиfle rouge, parce que les autres abeilles ne peuvent pas en atteindre le nectar. On affirme que les phalиnes peuvent fйconder cette plante ; mais j'en doute fort, parce que le poids de leur corps n'est pas suffisant pour dйprimer les pйtales alaires. Nous pouvons donc considйrer comme trиs probable que, si le genre bourdon venait а disparaоtre, ou devenait trиs rare en Angleterre, la pensйe et le trиfle rouge deviendraient aussi trиs rares ou disparaоtraient complиtement. Le nombre des bourdons, dans un district quelconque, dйpend, dans une grande mesure, du nombre des mulots qui dйtruisent leurs nids et leurs rayons de miel ; or, le colonel Newman, qui a longtemps йtudiй les habitudes du bourdon, croit que « plus des deux tiers de ces insectes sont ainsi dйtruits chaque annйe en Angleterre ». D'autre part, chacun sait que le nombre des mulots dйpend essentiellement de celui des chats, et le colonel Newman ajoute : « J'ai remarquй que les nids de bourdon sont plus abondants prиs des villages et des petites villes, ce que j'attribue au plus grand nombre de chats qui dйtruisent les mulots. » Il est donc parfaitement possible que la prйsence d'un animal fйlin dans une localitй puisse dйterminer, dans cette mкme localitй, l'abondance de certaines plantes en raison de l'intervention des souris et des abeilles ! Diffйrents freins, dont l'action se fait sentir а diverses йpoques de la vie et pendant certaines saisons de l'annйe, affectent donc l'existence de chaque espиce. Les uns sont trиs efficaces, les autres le sont moins, mais l'effet de tous est de dйterminer la quantitй moyenne des individus d'une espиce ou l'existence mкme de chacune d'elles. On pourrait dйmontrer que, dans quelques cas, des freins absolument diffйrents agissent sur la mкme espиce dans certains districts. Quand on considиre les plantes et les arbustes qui constituent un fourrй, on est tentй d'attribuer leur nombre proportionnel а ce qu'on appelle le hasard. Mais c'est lа une erreur profonde. Chacun sait que, quand on abat une forкt amйricaine, une vйgйtation toute diffйrente surgit ; on a observй que d'anciennes ruines indiennes, dans le sud des Etats-Unis, ruines qui devaient кtre jadis isolйes des arbres, prйsentent aujourd'hui la mкme diversitй, la mкme proportion d'essences que les forкts vierges environnantes. Or, quel combat doit s'кtre livrй pendant de longs siиcles entre les diffйrentes espиces d'arbres dont chacune rйpandait annuellement ses graines par milliers ! Quelle guerre incessante d'insecte а insecte, quelle lutte entre les insectes, les limaces et d'autres animaux analogues, avec les oiseaux et les bкtes de proie, tous s'efforзant de multiplier, se mangeant les uns les autres, ou se nourrissant de la substance des arbres, de leurs graines et de leurs jeunes pousses ; ou des autres plantes qui ont d'abord couvert le sol et qui empкchaient, par consйquent, la croissance des arbres ! Que l'on jette en l'air une poignйe de plumes, elles retomberont toutes sur le sol en vertu de certaines lois dйfinies ; mais combien le problиme de leur chute est simple quand on le compare а celui des actions et des rйactions des plantes et des animaux innombrables qui, pendant le cours des siиcles, ont dйterminй les quantitйs proportionnelles des espиces d'arbres qui croissent aujourd'hui sur les ruines indiennes ! La dйpendance d'un кtre organisй vis-а-vis d'un autre, telle que celle du parasite dans ses rapports avec sa proie, se manifeste d'ordinaire entre des кtres trиs йloignйs les uns des autres dans l'йchelle de la nature. Tel, quelquefois, est aussi le cas pour certains animaux que l'on peut considйrer comme luttant l'un avec l'autre pour l'existence ; et cela dans le sens le plus strict du mot, les sauterelles, par exemple, et les quadrupиdes herbivores. Mais la lutte est presque toujours beaucoup plus acharnйe entre les individus appartenant а la mкme espиce ; en effet, ils frйquentent les mкmes districts, recherchent la mкme nourriture, et sont exposйs aux mкmes dangers. La lutte est presque aussi acharnйe quand il s'agit de variйtйs de la mкme espиce, et la plupart du temps elle est courte ; si, par exemple, on sиme ensemble plusieurs variйtйs de froment, et que l'on sиme, l'annйe suivante, la graine mйlangйe provenant de la premiиre rйcolte, les variйtйs qui conviennent le mieux au sol et au climat, et qui naturellement se trouvent кtre les plus fйcondes, l'emportent sur les autres, produisent plus de graines, et, en consйquence, au bout de quelques annйes, supplantent toutes les autres variйtйs. Cela est si vrai, que, pour conserver un mйlange de variйtйs aussi voisines que le sont celles des pois de senteur, il faut chaque annйe recueillir sйparйment les graines de chaque variйtй et avoir soin de les mйlanger dans la proportion voulue, autrement les variйtйs les plus faibles diminuent peu а peu et finissent par disparaоtre. Il en est de mкme pour les variйtйs de moutons ; on affirme que certaines variйtйs de montagne affament а tel point les autres, qu'on ne peut les laisser ensemble dans les mкmes pвturages. Le mкme rйsultat s'est produit quand on a voulu conserver ensemble diffйrentes variйtйs de sangsues mйdicinales. Il est mкme douteux que toutes les variйtйs de nos plantes cultivйes et de nos animaux domestiques aient si exactement la mкme force, les mкmes habitudes et la mкme constitution que les proportions premiиres d'une masse mйlangйe (je ne parle pas, bien entendu, des croisements) puissent se maintenir pendant une demi-douzaine de gйnйrations, si, comme dans les races а l'йtat sauvage, on laisse la lutte s'engager entre elles, et si l'on n'a pas soin de conserver annuellement une proportion exacte entre les graines ou les petits. LA LUTTE POUR L'EXISTENCE EST PLUS ACHARNEE QUAND ELLE A LIEU ENTRE DES INDIVIDUS ET DES VARIETES APPARTENANT A LA MEME ESPECE. Les espиces appartenant au mкme genre ont presque toujours, bien qu'il y ait beaucoup d'exceptions а cette rиgle, des habitudes et une constitution presque semblables ; la lutte entre ces espиces est donc beaucoup plus acharnйe, si elles se trouvent placйes en concurrence les unes avec les autres, que si cette lutte s'engage entre des espиces appartenant а des genres distincts. L'extension rйcente qu'a prise, dans certaines parties des Etats-Unis, une espиce d'hirondelle qui a causй l'extinction d'une autre espиce, nous offre un exemple de ce fait. Le dйveloppement de la draine a amenй, dans certaines parties de l'Ecosse, la raretй croissante de la grive commune. Combien de fois n'avons-nous pas entendu dire qu'une espиce de rats a chassй une autre espиce devant elle, sous les climats les plus divers ! En Russie, la petite blatte d'Asie a chassй devant elle sa grande congйnиre. En Australie, l'abeille que nous avons importйe extermine rapidement la petite abeille indigиne, dйpourvue d'aiguillon. Une espиce de moutarde en supplante une autre, et ainsi de suite. Nous pouvons concevoir а peu prиs comment il se fait que la concurrence soit plus vive entre les formes alliйes, qui remplissent presque la mкme place dans l'йconomie de la nature ; mais il est trиs probable que, dans aucun cas, nous ne pourrions indiquer les raisons exactes de la victoire remportйe par une espиce sur une autre dans la grande bataille de la vie. Les remarques que je viens de faire conduisent а un corollaire de la plus haute importance, c'est-а-dire que la conformation de chaque кtre organisй est en rapport, dans les points les plus essentiels et quelquefois cependant les plus cachйs, avec celle de tous les кtres organisйs avec lesquels il se trouve en concurrence pour son alimentation et pour sa rйsidence, et avec celle de tous ceux qui lui servent de proie ou contre lesquels il a а se dйfendre. La conformation des dents et des griffes du tigre, celle des pattes et des crochets du parasite qui s'attache aux poils du tigre, offrent une confirmation йvidente de cette loi. Mais les admirables graines emplumйes de la chicorйe sauvage et les pattes aplaties et frangйes des colйoptиres aquatiques ne semblent tout d'abord en rapport qu'avec l'air et avec l'eau. Cependant, l'avantage prйsentй par les graines emplumйes se trouve, sans aucun doute, en rapport direct avec le sol dйjа garni d'autres plantes, de faзon а ce que les graines puissent se distribuer dans un grand espace et tomber sur un terrain qui n'est pas encore occupй. Chez le colйoptиre aquatique, la structure des jambes, si admirablement adaptйe pour qu'il puisse plonger, lui permet de lutter avec d'autres insectes aquatiques pour chercher sa proie, ou pour йchapper aux attaques d'autres animaux. La substance nutritive dйposйe dans les graines de bien des plantes semble, а premiиre vue, ne prйsenter aucune espиce de rapports avec d'autres plantes. Mais la croissance vigoureuse des jeunes plants provenant de ces graines, les pois et les haricots par exemple, quand on les sиme au milieu d'autres graminйes, paraоt indiquer que le principal avantage de cette substance est de favoriser la croissance des semis, dans la lutte qu'ils ont а soutenir contre les autres plantes qui poussent autour d'eux. Pourquoi chaque forme vйgйtale ne se multiplie-t-elle pas dans toute l'йtendue de sa rйgion naturelle jusqu'а doubler ou quadrupler le nombre de ses reprйsentants ? Nous savons parfaitement qu'elle peut supporter un peu plus de chaleur ou de froid, un peu plus d'humiditй ou de sйcheresse, car nous savons qu'elle habite des rйgions plus chaudes ou plus froides, plus humides ou plus sиches. Cet exemple nous dйmontre que, si nous dйsirons donner а une plante le moyen d'accroоtre le nombre de ses reprйsentants, il faut la mettre en йtat de vaincre ses concurrents et de dйjouer les attaques des animaux qui s'en nourrissent. Sur les limites de son habitat gйographique, un changement de constitution en rapport avec le climat lui serait d'un avantage certain ; mais nous avons toute raison de croire que quelques plantes ou quelques animaux seulement s'йtendent assez loin pour кtre exclusivement dйtruits par la rigueur du climat. C'est seulement aux confins extrкmes de la vie, dans les rйgions arctiques ou sur les limites d'un dйsert absolu, que cesse la concurrence. Que la terre soit trиs froide ou trиs sиche, il n'y en aura pas moins concurrence entre quelques espиces ou entre les individus de la mкme espиce, pour occuper les endroits les plus chauds ou les plus humides. Il en rйsulte que les conditions d'existence d'une plante ou d'un animal placй dans un pays nouveau, au milieu de nouveaux compйtiteurs, doivent se modifier de faзon essentielle, bien que le climat soit parfaitement identique а celui de son ancien habitat. Si on souhaite que le nombre de ses reprйsentants s'accroisse dans sa nouvelle patrie, il faut modifier l'animal ou la plante tout autrement qu'on ne l'aurait fait dans son ancienne patrie, car il faut lui procurer certains avantages sur un ensemble de concurrents ou d'ennemis tout diffйrents. Rien de plus facile que d'essayer ainsi, en imagination, de procurer а une espиce certains avantages sur une autre ; mais, dans la pratique, il est plus que probable que nous ne saurions pas ce qu'il y a а faire. Cela seul devrait suffire а nous convaincre de notre ignorance sur les rapports mutuels qui existent entre tous les кtres organisйs ; c'est lа une vйritй qui nous est aussi nйcessaire qu'elle nous est difficile а comprendre. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de nous rappeler а tout instant que tous les кtres organisйs s'efforcent perpйtuellement de se multiplier selon une progression gйomйtrique ; que chacun d'eux а certaines pйriodes de sa vie, pendant certaines saisons de l'annйe, dans le cours de chaque gйnйration ou а de certains intervalles, doit lutter pour l'existence et кtre exposй а une grande destruction. La pensйe de cette lutte universelle provoque de tristes rйflexions, mais nous pouvons nous consoler avec la certitude que la guerre n'est pas incessante dans la nature, que la peur y est inconnue, que la mort est gйnйralement prompte, et que ce sont les кtres vigoureux, sains et heureux qui survivent et se multiplient. CHAPITRE IV. LA SELECTION NATURELLE OU LA PERSISTANCE DU PLUS APTE. La sйlection naturelle ; comparaison de son pouvoir avec le pouvoir sйlectif de l'homme ; son influence sur les caractиres a peu d'importance ; son influence а tous les вges et sur les deux sexes. - Sйlection sexuelle. - De la gйnйralitй des croisements entre les individus de la mкme espиce. - Circonstances favorables ou dйfavorables а la sйlection naturelle, telles que croisements, isolement, nombre des individus. - Action lente. - Extinction causйe par la sйlection naturelle. - Divergence des caractиres dans ses rapports avec la diversitй des habitants d'une rйgion limitйe et avec l'acclimatation. - Action de la sйlection naturelle sur les descendants d'un type commun rйsultant de la divergence des caractиres. - La sйlection naturelle explique le groupement de tous les кtres organisйs ; les progrиs de l'organisme ; la persistance des formes infйrieures ; la convergence des caractиres ; la multiplication indйfinie des espиces. - Rйsumй. Quelle influence a, sur la variabilitй, cette lutte pour l'existence que nous venons de dйcrire si briиvement ? Le principe de la sйlection, que nous avons vu si puissant entre les mains de l'homme, s'applique-t-il а l'йtat de nature ? Nous prouverons qu'il s'applique de faзon trиs efficace. Rappelons-nous le nombre infini de variations lйgиres, de simples diffйrences individuelles, qui se prйsentent chez nos productions domestiques et, а un degrй moindre, chez les espиces а l'йtat sauvage ; rappelons-nous aussi la force des tendances hйrйditaires. A l'йtat domestique, on peut dire que l'organisme entier devient en quelque sorte plastique. Mais, comme Hooker et Asa Gray l'ont fait si bien remarquer, la variabilitй que nous remarquons chez toutes nos productions domestiques n'est pas l'oeuvre directe de l'homme. L'homme ne peut ni produire ni empкcher les variations ; il ne peut que conserver et accumuler celles qui se prйsentent. Il expose, sans en avoir l'intention, les кtres organisйs а de nouvelles conditions d'existence, et des variations en rйsultent ; or, des changements analogues peuvent, doivent mкme se prйsenter а l'йtat de nature. Qu'on se rappelle aussi combien sont complexes, combien sont йtroits les rapports de tous les кtres organisйs les uns avec les autres et avec les conditions physiques de la vie, et, en consйquence, quel avantage chacun d'eux peut retirer de diversitйs de conformation infiniment variйes, йtant donnйes des conditions de vie diffйrentes. Faut-il donc s'йtonner, quand on voit que des variations utiles а l'homme se sont certainement produites, que d'autres variations, utiles а l'animal dans la grande et terrible bataille de la vie, se produisent dans le cours de nombreuses gйnйrations ? Si ce fait est admis, pouvons-nous douter (il faut toujours se rappeler qu'il naоt beaucoup plus d'individus qu'il n'en peut vivre) que les individus possйdant un avantage quelconque, quelque lйger qu'il soit d'ailleurs, aient la meilleure chance de vivre et de se reproduire ? Nous pouvons кtre certains, d'autre part, que toute variation, si peu nuisible qu'elle soit а l'individu ; entraоne forcйment la disparition de celui-ci. J'ai donnй le nom de sйlection naturelle ou de persistance du plus apte а cette conservation des diffйrences et des variations individuelles favorables et а cette йlimination des variations nuisibles. Les variations insignifiantes, c'est-а-dire qui ne sont ni utiles ni nuisibles а l'individu, ne sont certainement pas affectйes par la sйlection naturelle et demeurent а l'йtat d'йlйments variables, tels que peut-кtre ceux que nous remarquons chez certaines espиces polymorphes, ou finissent par se fixer, grвce а la nature de l'organisme et а celle des conditions d'existence. Plusieurs йcrivains ont mal compris, ou mal critiquй, ce terme de sйlection naturelle. Les uns se sont mкme imaginй que la sйlection naturelle amиne la variabilitй, alors qu'elle implique seulement la conservation des variations accidentellement produites, quand elles sont avantageuses а l'individu dans les conditions d'existence oщ il se trouve placй. Personne ne proteste contre les agriculteurs, quand ils parlent des puissants effets de la sйlection effectuйe par l'homme ; or, dans ce cas, il est indispensable que la nature produise d'abord les diffйrences individuelles que l'homme choisit dans un but quelconque. D'autres ont prйtendu que le terme sйlection implique un choix conscient de la part des animaux qui se modifient, et on a mкme arguй que, les plantes n'ayant aucune volontй, la sйlection naturelle ne leur est pas applicable. Dans le sens littйral du mot, il n'est pas douteux que le terme sйlection naturelle ne soit un terme erronй ; mais, qui donc a jamais critiquй les chimistes, parce qu'ils se servent du terme affinitй йlective en parlant des diffйrents йlйments ? Cependant, on ne peut pas dire, а strictement parler, que l'acide choisisse la base avec laquelle il se combine de prйfйrence. On a dit que je parle de la sйlection naturelle comme d'une puissance active ou divine ; mais qui donc critique un auteur lorsqu'il parle de l'attraction ou de la gravitation, comme rйgissant les mouvements des planиtes ? Chacun sait ce que signifient, ce qu'impliquent ces expressions mйtaphoriques nйcessaires а la clartй de la discussion. Il est aussi trиs difficile d'йviter de personnifier le nom nature ; mais, par nature, j'entends seulement l'action combinйe et les rйsultats complexes d'un grand nombre de lois naturelles ; et, par lois, la sйrie de faits que nous avons reconnus. Au bout de quelque temps on se familiarisera avec ces termes et on oubliera ces critiques inutiles. Nous comprendrons mieux l'application de la loi de la sйlection naturelle en prenant pour exemple un pays soumis а quelques lйgers changements physiques, un changement climatйrique, par exemple. Le nombre proportionnel de ses habitants change presque immйdiatement aussi, et il est probable que quelques espиces s'йteignent. Nous pouvons conclure de ce que nous avons vu relativement aux rapports complexes et intimes qui relient les uns aux autres les habitants de chaque pays, que tout changement dans la proportion numйrique des individus d'une espиce affecte sйrieusement toutes les autres espиces, sans parler de l'influence exercйe par les modifications du climat. Si ce pays est ouvert, de nouvelles formes y pйnиtrent certainement, et cette immigration tend encore а troubler les rapports mutuels de ses anciens habitants. Qu'on se rappelle, а ce sujet, quelle a toujours йtй l'influence de l'introduction d'un seul arbre ou d'un seul mammifиre dans un pays. Mais s'il s'agit d'une оle, ou d'un pays entourй en partie de barriиres infranchissables, dans lequel, par consйquent, de nouvelles formes mieux adaptйes aux modifications du climat ne peuvent pas facilement pйnйtrer, il se trouve alors, dans l'йconomie de la nature, quelque place qui serait mieux remplie si quelques-uns des habitants originels se modifiaient de faзon ou d'autre, puisque, si le pays йtait ouvert, ces places seraient prises par les immigrants. Dans ce cas de lйgиres modifications, favorables а quelque degrй que ce soit aux individus d'une espиce, en les adaptant mieux а de nouvelles conditions ambiantes, tendraient а se perpйtuer, et la sйlection naturelle aurait ainsi des matйriaux disponibles pour commencer son њuvre de perfectionnement. Nous avons de bonnes raisons de croire, comme nous l'avons dйmontrй dans le premier chapitre, que les changements des conditions d'existence tendent а augmenter la facultй а la variabilitй. Dans les cas que nous venons de citer, les conditions d'existence ayant changй, le terrain est donc favorable а la sйlection naturelle, car il offre plus de chances pour la production de variations avantageuses, sans lesquelles la sйlection naturelle ne peut rien. Il ne faut jamais oublier que, dans le terme variation, je comprends les simples diffйrences individuelles. L'homme peut amener de grands changements chez ses animaux domestiques et chez ses plantes cultivйes, en accumulant les diffйrences individuelles dans une direction donnйe ; la sйlection naturelle peut obtenir les mкmes rйsultats, mais beaucoup plus facilement, parce que son action peut s'йtendre sur un laps de temps beaucoup plus considйrable. Je ne crois pas, d'ailleurs, qu'il faille de grands changements physiques tels que des changements climatйriques, ou qu'un pays soit particuliиrement isolй et а l'abri de l'immigration, pour que des places libres se produisent et que la sйlection naturelle les fasse occuper en amйliorant quelques-uns des organismes variables. En effet, comme tous les habitants de chaque pays luttent а armes а peu prиs йgales, il peut suffire d'une modification trиs lйgиre dans la conformation ou dans les habitudes d'une espиce pour lui donner l'avantage sur toutes les autres. D'autres modifications de la mкme nature pourront encore accroоtre cet avantage, aussi longtemps que l'espиce se trouvera dans les mкmes conditions d'existence et jouira des mкmes moyens pour se nourrir et pour se dйfendre. On ne pourrait citer aucun pays dont les habitants indigиnes soient actuellement si parfaitement adaptйs les uns aux autres, si absolument en rapport avec les conditions physiques qui les entourent, pour ne laisser place а aucun perfectionnement ; car, dans tous les pays, les espиces natives ont йtй si complиtement vaincues par des espиces acclimatйes, qu'elles ont laissй quelques-unes de ces йtrangиres prendre dйfinitivement possession du sol. Or, les espиces йtrangиres ayant ainsi, dans chaque pays, vaincu quelques espиces indigиnes, on peut en conclure que ces derniиres auraient pu se modifier avec avantage, de faзon а mieux rйsister aux envahisseurs. Puisque l'homme peut obtenir et a certainement obtenu de grands rйsultats par ses moyens mйthodiques et inconscients de sйlection, oщ s'arrкte l'action de la sйlection naturelle ? L'homme ne peut agir que sur les caractиres extйrieurs et visibles. La nature, si l'on veut bien me permettre de personnifier sous ce nom la conservation naturelle ou la persistance du plus apte, ne s'occupe aucunement des apparences, а moins que l'apparence n'ait quelque utilitй pour les кtres vivants. La nature peut agir sur tous les organes intйrieurs, sur la moindre diffйrence d'organisation, sur le mйcanisme vital tout entier. L'homme n'a qu'un but: choisir en vue de son propre avantage ; la nature, au contraire, choisit pour l'avantage de l'кtre lui-mкme. Elle donne plein exercice aux caractиres qu'elle choisit, ce qu'implique le fait seul de leur sйlection. L'homme rйunit dans un mкme pays les espиces provenant de bien des climats diffйrents ; il exerce rarement d'une faзon spйciale et convenable les caractиres qu'il a choisis ; il donne la mкme nourriture aux pigeons а bec long et aux pigeons а bec court ; il n'exerce pas de faзon diffйrente le quadrupиde а longues pattes et а courtes pattes ; il expose aux mкmes influences climatйriques les moutons а longue laine et ceux а laine courte. Il ne permet pas aux mвles les plus vigoureux de lutter pour la possession des femelles. Il ne dйtruit pas rigoureusement tous les individus infйrieurs ; il protиge, au contraire, chacun d'eux, autant qu'il est en son pouvoir, pendant toutes les saisons. Souvent il commence la sйlection en choisissant quelques formes а demi monstrueuses, ou, tout au moins, en s'attachant а quelque modification assez apparente pour attirer son attention ou pour lui кtre immйdiatement utile. A l'йtat de nature, au contraire la plus petite diffйrence de conformation ou de constitution peut suffire а faire pencher la balance dans la lutte pour l'existence et se perpйtuer ainsi. Les dйsirs et les efforts de l'homme sont si changeants ! sa vie est si courte ! Aussi, combien doivent кtre imparfaits les rйsultats qu'il obtient, quand on les compare а ceux que peut accumuler la nature pendant de longues pйriodes gйologiques ! Pouvons-nous donc nous йtonner que les caractиres des productions de la nature soient beaucoup plus franchement accusйs que ceux des races domestiques de l'homme ? Quoi d'йtonnant а ce que ces productions naturelles soient infiniment mieux adaptйes aux conditions les plus complexes de l'existence, et qu'elles portent en tout le cachet d'une oeuvre bien plus complиte ? On peut dire, par mйtaphore, que la sйlection naturelle recherche, а chaque instant et dans le monde entier, les variations les plus lйgиres ; elle repousse celles qui sont nuisibles, elle conserve et accumule celles qui sont utiles ; elle travaille en silence, insensiblement, partout et toujours, dиs que l'occasion s'en prйsente, pour amйliorer tous les кtres organisйs relativement а leurs conditions d'existence organiques et inorganiques. Ces lentes et progressives transformations nous йchappent jusqu'а ce que, dans le cours des вges, la main du temps les ait marquйes de son empreinte, et alors nous nous rendons si peu compte des longues pйriodes gйologiques йcoulйes, que nous nous contentons de dire que les formes vivantes sont aujourd'hui diffйrentes de ce qu'elles йtaient autrefois. Pour que des modifications importantes se produisent dans une espиce, il faut qu'une variйtй une fois formйe prйsente de nouveau, aprиs de longs siиcles peut-кtre, des diffйrences individuelles participant а la nature utile de celles qui se sont prйsentйes d'abord ; il faut, en outre, que ces diffйrences se conservent et se renouvellent encore. Des diffйrences individuelles de la mкme nature se reproduisent constamment ; il est donc а peu prиs certain que les choses se passent ainsi. Mais, en somme, nous ne pouvons affirmer ce fait qu'en nous assurant si cette hypothиse concorde avec les phйnomиnes gйnйraux de la nature et les explique. D'autre part, la croyance gйnйrale que la somme des variations possibles est une quantitй strictement limitйe, est aussi une simple assertion hypothйtique. Bien que la sйlection naturelle ne puisse agir qu'en vue de l'avantage de chaque кtre vivant, il n'en est pas moins vrai que des caractиres et des conformations, que nous sommes disposйs а considйrer comme ayant une importance trиs secondaire, peuvent кtre l'objet de son action. Quand nous voyons les insectes qui se nourrissent de feuilles revкtir presque toujours une teinte verte, ceux qui se nourrissent d'йcorce une teinte grisвtre, le ptarmigan des Alpes devenir blanc en hiver et le coq de bruyиre porter des plumes couleur de bruyиre, ne devons-nous pas croire que les couleurs que revкtent certains oiseaux et certains insectes leur sont utiles pour les garantir du danger ? Le coq de bruyиre se multiplierait innombrablement s'il n'йtait pas dйtruit а quelqu'une des phases de son existence, et on sait que les oiseaux de proie lui font une chasse active ; les faucons, douйs d'une vue perзante, aperзoivent leur proie de si loin, que, dans certaines parties du continent, on n'йlиve pas de pigeons blancs parce qu'ils sont exposйs а trop de dangers. La sйlection naturelle pourrait donc remplir son rфle en donnant а chaque espиce de coq de bruyиre une couleur appropriйe au pays qu'il habite, en conservant et en perpйtuant cette couleur dиs qu'elle est acquise. Il ne faudrait pas penser non plus que la destruction accidentelle d'un animal ayant une couleur particuliиre ne puisse produire que peu d'effets sur une race. Nous devons nous rappeler, en effet, combien il est essentiel dans un troupeau de moutons blancs de dйtruire les agneaux qui ont la moindre tache noire. Nous avons vu que la couleur des cochons qui, en Virginie, se nourrissent de certaines racines, est pour eux une cause de vie ou de mort. Chez les plantes, les botanistes considиrent le duvet du fruit et la couleur de la chair comme des caractиres trиs insignifiants ; cependant, un excellent horticulteur, Downing, nous apprend qu'aux Etats-Unis les fruits а peau lisse souffrent beaucoup plus que ceux recouverts de duvet des attaques d'un insecte, le curculio ; que les prunes pourprйes sont beaucoup plus sujettes а certaines maladies que les prunes jaunes ; et qu'une autre maladie attaque plus facilement les pкches а chair jaune que les pкches а chair d'une autre couleur. Si ces lйgиres diffйrences, malgrй le secours de l'art, dйcident du sort des variйtйs cultivйes, ces mкmes diffйrences doivent йvidemment, а l'йtat de nature, suffire а dйcider qui l'emportera d'un arbre produisant des fruits а la peau lisse ou а la peau velue, а la chair pourpre ou а la chair jaune ; car, dans cet йtat, les arbres ont а lutter avec d'autres arbres et avec une foule d'ennemis. Quand nous йtudions les nombreux petits points de diffйrence qui existent entre les espиces et qui, dans notre ignorance, nous paraissent insignifiants, nous ne devons pas oublier que le climat, l'alimentation, etc., ont, sans aucun doute, produit quelques effets directs. Il ne faut pas oublier non plus qu'en vertu des lois de la corrйlation, quand une partie varie et que la sйlection naturelle accumule les variations, il se produit souvent d'autres modifications de la nature la plus inattendue. Nous avons vu que certaines variations qui, а l'йtat domestique, apparaissent а une pйriode dйterminйe de la vie, tendent а rйapparaоtre chez les descendants а la mкme pйriode. On pourrait citer comme exemples la forme, la taille et la saveur des grains de beaucoup de variйtйs de nos lйgumes et de nos plantes agricoles ; les variations du ver а soie а l'йtat de chenille et de cocon ; le oeufs de nos volailles et la couleur du duvet de leurs petits ; les cornes de nos moutons et de nos bestiaux а l'вge adulte. Or, а l'йtat de nature, la sйlection naturelle peut agir sur certains кtres organisйs et les modifier а quelque вge que ce soit par l'accumulation de variations profitables а cet вge et par leur transmission hйrйditaire а l'вge correspondant. S'il est avantageux а une plante que ses graines soient plus facilement dissйminйes par le vent, il est aussi aisй а la sйlection naturelle de produire ce perfectionnement, qu'il est facile au planteur, par la sйlection mйthodique, d'augmenter et d'amйliorer le duvet contenu dans les gousses de ses cotonniers. La sйlection naturelle peut modifier la larve d'un insecte de faзon а l'adapter а des circonstances complиtement diffйrentes de celles oщ devra vivre l'insecte adulte. Ces modifications pourront mкme affecter, en vertu de la corrйlation, la conformation de l'adulte. Mais, inversement, des modifications dans la conformation de l'adulte peuvent affecter la conformation de la larve. Dans tous les cas, la sйlection naturelle ne produit pas de modifications nuisibles а l'insecte, car alors l'espиce s'йteindrait. La sйlection naturelle peut modifier la conformation du jeune relativement aux parents et celle des parents relativement aux jeunes. Chez les animaux vivant en sociйtй, elle transforme la conformation de chaque individu de telle sorte qu'il puisse se rendre utile а la communautй, а condition toutefois que la communautй profite du changement. Mais ce que la sйlection naturelle ne saurait faire, c'est de modifier la structure d'une espиce sans lui procurer aucun avantage propre et seulement au bйnйfice d'une, autre espиce. Or, quoique les ouvrages sur l'histoire naturelle rapportent parfois de semblables faits, je n'en ai pas trouvй un seul qui puisse soutenir l'examen. La sйlection naturelle peut modifier profondйment une conformation qui ne serait trиs utile qu'une fois pendant la vie d'un animal, si elle est importante pour lui. Telles sont, par exemple, les grandes mвchoires que possиdent certains insectes et qu'ils emploient exclusivement pour ouvrir leurs cocons, ou l'extrйmitй cornйe du bec des jeunes oiseaux qui les aide а briser l'oeuf pour en sortir. On affirme que, chez les meilleures espиces de pigeons culbutants а bec court, il pйrit dans l'oeuf plus de petits qu'il n'en peut sortir ; aussi les amateurs surveillent-ils le moment de l'йclosion pour secourir les petits s'il en est besoin. Or, si la nature voulait produire un pigeon а bec trиs court pour l'avantage de cet oiseau, la modification serait trиs lente et la sйlection la plus rigoureuse se ferait dans l'oeuf, et ceux-lа seuls survivraient qui auraient le bec assez fort, car tous ceux а bec faible pйriraient inйvitablement ; ou bien encore, la sйlection naturelle agirait pour produire des coquilles plus minces, se cassant plus facilement, car l'йpaisseur de la coquille est sujette а la variabilitй comme toutes les autres structures. Il est peut-кtre bon de faire remarquer ici qu'il doit y avoir, pour tous les кtres, de grandes destructions accidentelles qui n'ont que peu ou pas d'influence sur l'action de la sйlection naturelle. Par exemple, beaucoup d'oeufs ou de graines sont dйtruits chaque annйe ; or, la sйlection naturelle ne peut les modifier qu'autant qu'ils varient de faзon а йchapper aux attaques de leurs ennemis. Cependant, beaucoup de ces oeufs ou de ces gaines auraient pu, s'ils n'avaient pas йtй dйtruits, produire des individus mieux adaptйs aux conditions ambiantes qu'aucun de ceux qui ont survйcu. En outre, un grand nombre d'animaux ou de plantes adultes, qu'ils soient ou non les mieux adaptйs aux conditions ambiantes, doivent annuellement pйrir, en raison de causes accidentelles, qui ne seraient en aucune faзon mitigйes par des changements de conformation ou de constitution avantageux а l'espиce sous tous les autres rapports. Mais, quelque considйrable que soit cette destruction des adultes, peu importe, pourvu que le nombre des individus qui survivent dans une rйgion quelconque reste assez considйrable -- peu importe encore que la destruction des њufs ou des graines soit si grande, que la centiиme ou mкme la milliиme partie se dйveloppe seule, -- il n'en est pas moins vrai que les individus les plus aptes, parmi ceux qui survivent, en supposant qu'il se produise chez eux des variations dans une direction avantageuse, tendent а se multiplier en plus grand nombre que les individus moins aptes. La sйlection naturelle ne pourrait, sans doute, exercer son action dans certaines directions avantageuses, si le nombre des individus se trouvait considйrablement diminuй par les causes que nous venons d'indiquer, et ce cas a dы se produire souvent ; mais ce n'est pas lа une objection valable contre son efficacitй а d'autres йpoques et dans d'autres circonstances. Nous sommes loin, en effet, de pouvoir supposer que beaucoup d'espиces soient soumises а des modifications et а des amйliorations а la mкme йpoque et dans le mкme pays. SELECTION SEXUELLE. A l'йtat domestique, certaines particularitйs apparaissent souvent chez l'un des sexes et deviennent hйrйditaires chez ce sexe ; il en est de mкme а l'йtat de nature. Il est donc possible que la sйlection naturelle modifie les deux sexes relativement aux habitudes diffйrentes de l'existence, comme cela arrive quelquefois, ou qu'un seul sexe se modifie relativement а l'autre sexe, ce qui arrive trиs souvent. Ceci me conduit а dire quelques mots de ce que j'ai appelй la sйlection sexuelle. Cette forme de sйlection ne dйpend pas de la lutte pour l'existence avec d'autres кtres organisйs, ou avec les conditions ambiantes, mais de la lutte entre les individus d'un sexe, ordinairement les mвles, pour s'assurer la possession de l'autre sexe. Cette lutte ne se termine pas par la mort du vaincu, mais par le dйfaut ou par la petite quantitй de descendants. La sйlection sexuelle est donc moins rigoureuse que la sйlection naturelle. Ordinairement, les mвles les plus vigoureux, c'est-а-dire ceux qui sont le plus aptes а occuper leur place dans la nature, laissent un plus grand nombre de descendants. Mais, dans bien des cas, la victoire ne dйpend pas tant de la vigueur gйnйrale de l'individu que de la possession d'armes spйciales qui ne se trouvent que chez le mвle. Un cerf dйpourvu de bois, ou un coq dйpourvu d'йperons, aurait bien peu de chances de laisser de nombreux descendants. La sйlection sexuelle, en permettant toujours aux vainqueurs de se reproduire, peut donner sans doute а ceux-ci un courage indomptable, des йperons plus longs, une aile plus forte pour briser la patte du concurrent, а peu prиs de la mкme maniиre que le brutal йleveur de coqs de combat peut amйliorer la race par le choix rigoureux de ses plus beaux adultes. Je ne saurais dire jusqu'oщ descend cette loi de la guerre dans l'йchelle de la nature. On dit que les alligators mвles se battent, mugissent, tournent en cercle, comme le font les Indiens dans leurs danses guerriиres, pour s'emparer des femelles ; on a vu des saumons mвles se battre pendant des journйes entiиres ; les cerfs volants mвles portent quelquefois la trace des blessures que leur ont faites les larges mandibules d'autres mвles ; M. Fabre, cet observateur inimitable, a vu frйquemment certains insectes hymйnoptиres mвles se battre pour la possession d'une femelle qui semble rester spectatrice indiffйrente du combat et qui, ensuite, part avec le vainqueur. La guerre est peut-кtre plus terrible encore entre les mвles des animaux polygames, car ces derniers semblent pourvus d'armes spйciales. Les animaux carnivores mвles semblent dйjа bien armйs, et cependant la sйlection naturelle peut encore leur donner de nouveaux moyens de dйfense, tels que la criniиre au lion et la mвchoire а crochet au saumon mвle, car le bouclier peut кtre aussi important que la lance au point de vue de la victoire. Chez les oiseaux, cette lutte revкt souvent un caractиre plus pacifique. Tous ceux qui ont йtudiй ce sujet ont constatй une ardente rivalitй chez les mвles de beaucoup d'espиces pour attirer les femelles par leurs chants. Les merles de roche de la Guyane, les oiseaux de paradis, et beaucoup d'autres encore, s'assemblent en troupes ; les mвles se prйsentent successivement ; ils йtalent avec le plus grand soin, avec le plus d'effet possible, leur magnifique plumage ; ils prennent les poses les plus extraordinaires devant les femelles, simples spectatrices, qui finissent par choisir le compagnon le plus agrйable. Ceux qui ont йtudiй avec soin les oiseaux en captivitй savent que, eux aussi, sont trиs susceptibles de prйfйrences et d'antipathies individuelles : ainsi, sir R. Heron a remarquй que toutes les femelles de sa voliиre aimaient particuliиrement un certain paon panachй. Il n'est impossible d'entrer ici dans tous les dйtails qui seraient nйcessaires ; mais, si l'homme rйussit а donner en peu de temps l'йlйgance du port et la beautй du plumage а nos coqs Bantam, d'aprиs le type idйal que nous concevons pour cette espиce, je ne vois pas pourquoi les oiseaux femelles ne pourraient pas obtenir un rйsultat semblable en choisissant, pendant des milliers de gйnйrations, les mвles qui leur paraissent les plus beaux, ou ceux dont la voix est la plus mйlodieuse. On peut expliquer, en partie, par l'action de la sйlection sexuelle quelques lois bien connues relatives au plumage des oiseaux mвles et femelles comparй au plumage des petits, par des variations se prйsentant а diffйrents вges et transmises soit aux mвles seuls, soit aux deux sexes, а l'вge correspondant ; mais l'espace nous manque pour dйvelopper ce sujet. Je crois donc que, toutes les fois que les mвles et les femelles d'un animal quel qu'il soit ont les mкmes habitudes gйnйrales d'existence, mais qu'ils diffиrent au point de vue de la conformation, de la couleur ou de l'ornementation, ces diffйrences sont principalement dues а la sйlection sexuelle ; c'est-а-dire que certains mвles ont eu, pendant une suite non interrompue de gйnйrations, quelques lйgers avantages sur d'autres mвles, provenant soit de leurs armes, soit de leurs moyens de dйfense, soit de leur beautй ou de leurs attraits, avantages qu'ils ont transmis exclusivement а leur postйritй mвle. Je ne voudrais pas cependant attribuer а cette cause toutes les diffйrences sexuelles ; nous voyons, en effet, chez nos animaux domestiques, se produire chez les mвles des particularitйs qui ne semblent pas avoir йtй augmentйes par la sйlection de l'homme. La touffe de poils sur le jabot du dindon sauvage ne saurait lui кtre d'aucun avantage, il est douteux mкme qu'elle puisse lui servir d'ornement aux yeux de la femelle ; si mкme cette touffe de poils avait apparu а l'йtat domestique, on l'aurait considйrйe comme une monstruositй. EXEMPLES DE L'ACTION DE LA SELECTION NATURELLE OU DE LA PERSISTANCE DU PLUS APTE. Afin de bien faire comprendre de quelle maniиre agit, selon moi, la sйlection naturelle, je demande la permission de donner un ou deux exemples imaginaires. Supposons un loup qui se nourrisse de diffйrents animaux, s'emparant des uns par la ruse, des autres par la force, d'autres, enfin, par l'agilitй. Supposons encore que sa proie la plus rapide, le daim par exemple, ait augmentй en nombre а la suite de quelques changements survenus dans le pays, ou que les autres animaux dont il se nourrit ordinairement aient diminuй pendant la saison de l'annйe oщ le loup est le plus pressй par la faim. Dans ces circonstances, les loups les plus agiles et les plus rapides ont plus de chance de survivre que les autres ; ils persistent donc, pourvu toutefois qu'ils conservent assez de force pour terrasser leur proie et s'en rendre maоtres, а cette йpoque de l'annйe ou а toute autre, lorsqu'ils sont forcйs de s'emparer d'autres animaux pour se nourrir. Je ne vois pas plus de raison de douter de ce rйsultat que de la possibilitй pour l'homme d'augmenter la vitesse de ses lйvriers par une sйlection soigneuse et mйthodique, ou par cette espиce de sйlection inconsciente qui provient de ce que chaque personne s'efforce de possйder les meilleurs chiens, sans avoir la moindre pensйe de modifier la race. Je puis ajouter que, selon M. Pierce, deux variйtйs de loups habitent les montagnes de Catskill, aux Etats-Unis: l'une de ces variйtйs, qui affecte un peu la forme du lйvrier, se nourrit principalement de daims ; l'autre, plus йpaisse, aux jambes plus courtes, attaque plus frйquemment les troupeaux. Il faut observer que, dans l'exemple citй ci-dessus, je parle des loups les plus rapides pris individuellement, et non pas d'une variation fortement accusйe qui s'est perpйtuйe. Dans les йditions prйcйdentes de cet ouvrage, on pouvait croire que je prйsentais cette derniиre alternative comme s'йtant souvent produite. Je comprenais l'immense importance des diffйrences individuelles, et cela m'avait conduit а discuter en dйtail les rйsultats de la sйlection inconsciente par l'homme, sйlection qui dйpend de la conservation de tous les individus plus ou moins supйrieurs et de la destruction des individus infйrieurs. Je comprenais aussi que, а l'йtat de nature, la conservation dune dйviation accidentelle de structure, telle qu'une monstruositй, doit кtre un йvйnement trиs rare, et que, si cette dйviation se conserve d'abord, elle doit tendre bientфt а disparaоtre, а la suite de croisements avec des individus ordinaires. Toutefois, aprиs avoir lu un excellent article de la North British Review (1867), j'ai mieux compris encore combien il est rare que des variations isolйes, qu'elles soient lйgиres ou fortement accusйes, puissent se perpйtuer. L'auteur de cet article prend pour exemple un couple d'animaux produisant pendant leur vie deux cents petits, sur lesquels, en raison de diffйrentes causes de destruction, deux seulement, en moyenne, survivent pour propager leur espиce. On peut dire, tout d'abord, que c'est lа une йvaluation trиs minime pour la plupart des animaux йlevйs dans l'йchelle, mais qu'il n'y a rien d'exagйrй pour les organismes infйrieurs. L'йcrivain dйmontre ensuite que, s'il naоt un seul individu qui varie de faзon а lui donner deux chances de plus de vie qu'а tous les autres individus, il aurait encore cependant bien peu de chance de persister. En supposant qu'il se reproduise et que la moitiй de ses petits hйritant de la variation favorable, les jeunes, s'il faut en croire l'auteur, n'auraient qu'une lйgиre chance de plus pour survivre et pour se reproduire, et cette chance diminuerait а chaque gйnйration successive. On ne peut, je crois, mettre en doute la justesse de ces remarques. Supposons, en effet, qu'un oiseau quelconque puisse se procurer sa nourriture plus facilement, s'il a le bec recourbй ; supposons encore qu'un oiseau de cette espиce naisse avec le bec fortement recourbй, et que, par consйquent, il vive facilement ; il n'en est pas moins vrai qu'il y aurait peu de chances que ce seul individu perpйtuвt son espиce а l'exclusion de la forme ordinaire. Mais, s'il en faut juger d'aprиs ce qui se passe chez les animaux а l'йtat de domesticitй, on ne peut pas douter non plus que, si l'on choisit, pendant plusieurs gйnйrations, un grand nombre d'individus ayant le bec plus ou moins recourbй, et si l'on dйtruit un plus grand nombre encore d'individus ayant le bec le plus droit possible, les premiers ne se multiplient facilement. Toutefois, il ne faut pas oublier que certaines variations fortement accusйes, que personne ne songerait а classer comme de simples diffйrences individuelles, se reprйsentent souvent parce que des conditions analogues agissent sur des organismes analogues ; nos productions domestiques nous offrent de nombreux exemples de ce fait. Dans ce cas, si l'individu qui a variй ne transmet pas de point en point а ses petits ses caractиres nouvellement acquis, il ne leur transmet pas moins, aussi longtemps que les conditions restent les mкmes, une forte tendance а varier de la mкme maniиre. On ne peut guиre douter non plus que la tendance а varier dans une mкme direction n'ait йtй quelquefois si puissante, que tous les individus de la mкme espиce se sont modifiйs de la mкme faзon, sans l'aide d'aucune espиce de sйlection, on pourrait, dans tous les cas, citer bien des exemples d'un tiers, d'un cinquiиme ou mкme d'un dixiиme des individus qui ont йtй affectйs de cette faзon. Ainsi, Graba estime que, aux оles Feroл, un cinquiиme environ des Guillemots se compose d'une variйtй si bien accusйe, qu'on l'a classйe autrefois comme une espиce distincte, sous le nom d'Uria lacrymans. Quand il en est ainsi, si la variation est avantageuse а l'animal, la forme modifiйe doit supplanter bientфt la forme originelle, en vertu de la survivance du plus apte. J'aurai а revenir sur les effets des croisements au point de vue de l'йlimination des variations de toute sorte ; toutefois, je peux faire remarquer ici que la plupart des animaux et des plantes aiment а conserver le mкme habitat et ne s'en йloignent pas sans raison ; on pourrait citer comme exemple les oiseaux voyageurs eux-mкmes, qui, presque toujours, reviennent habiter la mкme localitй. En consйquence, toute variйtй de formation nouvelle serait ordinairement locale dans le principe, ce qui semble, d'ailleurs, кtre la rиgle gйnйrale pour les variйtйs а l'йtat de nature ; de telle faзon que les individus modifiйs de maniиre analogue doivent bientфt former un petit groupe et tendre а se reproduire facilement. Si la nouvelle variйtй rйussit dans la lutte pour l'existence, elle se propage lentement autour d'un point central ; elle lutte constamment avec les individus qui n'ont subi aucun changement, en augmentant toujours le cercle de son action, et finit par les vaincre. Il n'est peut-кtre pas inutile de citer un autre exemple un peu plus compliquй de l'action de la sйlection naturelle. Certaines plantes sйcrиtent une liqueur sucrйe, apparemment dans le but d'йliminer de leur sиve quelques substances nuisibles. Cette sйcrйtion s'effectue, parfois, а l'aide de glandes placйes а la base des stipules chez quelques lйgumineuses, et sur le revers des feuilles du laurier commun. Les insectes recherchent avec aviditй cette liqueur, bien qu'elle se trouve toujours en petite quantitй ; mais leur visite ne constitue aucun avantage pour la plante. Or, supposons qu'un certain nombre de plantes d'une espиce quelconque sйcrиtent cette liqueur ou ce nectar а l'intйrieur de leurs fleurs. Les insectes en quкte de ce nectar se couvrent de pollen et le transportent alors d'une fleur а une autre. Les fleurs de deux individus distincts de la mкme espиce se trouvent croisйes par ce fait ; or, le croisement, comme il serait facile de le dйmontrer, engendre des plants vigoureux, qui ont la plus grande chance de vivre et de se perpйtuer. Les plantes qui produiraient les fleurs aux glandes les plus larges, et qui, par consйquent, sйcrйteraient le plus de liqueur, seraient plus souvent visitйes par les insectes et se croiseraient plus souvent aussi ; en consйquence, elles finiraient, dans le cours du temps, par l'emporter sur toutes les autres et par former une variйtй locale. Les fleurs dont les йtamines et les pistils seraient placйs, par rapport а la grosseur et aux habitudes des insectes qui les visitent, de maniиre а favoriser, de quelque faзon que ce soit, le transport du pollen, seraient pareillement avantagйes. Nous aurions pu choisir pour exemple des insectes qui visitent les fleurs en quкte du pollen au lieu de la sйcrйtion sucrйe ; le pollen ayant pour seul objet la fйcondation, il semble, au premier abord, que sa destruction soit une vйritable perte pour la plante. Cependant, si les insectes qui se nourrissent de pollen transportaient de fleur en fleur un peu de cette substance, accidentellement d'abord, habituellement ensuite, et que des croisements fussent le rйsultat de ces transports, ce serait encore un gain pour la plante que les neuf dixiиmes de son pollen fussent dйtruits. Il en rйsulterait que les individus qui possйderaient les anthиres les plus grosses et la plus grande quantitй de pollen, auraient plus de chances de perpйtuer leur espиce. Lorsqu'une plante, par suite de dйveloppements successifs, est de plus en plus recherchйe par les insectes, ceux-ci, agissant inconsciemment, portent rйguliиrement le pollen de fleur en fleur ; plusieurs exemples frappants me permettraient de prouver que ce fait se prйsente tous les jours. Je n'en citerai qu'un seul, parce qu'il me servira en mкme temps а dйmontrer comment peut s'effectuer par degrйs la sйparation des sexes chez les plantes. Certains Houx ne portent que des fleurs mвles, pourvues d'un pistil rudimentaire et de quatre йtamines produisant une petite quantitй de pollen ; d'autres ne portent que des fleurs femelles, qui ont un pistil bien dйveloppй et quatre йtamines avec des anthиres non dйveloppйes, dans lesquelles on ne saurait dйcouvrir un seul grain de pollen. Ayant observй un arbre femelle а la distance de 60 mиtres d'un arbre mвle, je plaзai sous le microscope les stigmates de vingt fleurs recueillies sur diverses branches ; sur tous, sans exception, je constatai la prйsence de quelques grains de pollen, et sur quelques-uns une profusion. Le pollen n'avait pas pu кtre transportй par le vent, qui depuis plusieurs jours soufflait dans une direction contraire. Le temps йtait froid, tempкtueux, et par consйquent peu favorable aux visites des abeilles ; cependant toutes les fleurs que j'ai examinйes avaient йtй fйcondйes par des abeilles qui avaient volй d'arbre en arbre, en quкte de nectar. Reprenons notre dйmonstration : dиs que la plante est devenue assez attrayante pour les insectes pour que le pollen soit rйguliиrement transportй de fleur en fleur, une autre sйrie de faits commence а se produire. Aucun naturaliste ne met en doute les avantages de ce qu'on a appelй la division physiologique du travail. On peut en conclure qu'il serait avantageux pour les plantes de produire seulement des йtamines sur une fleur ou sur un arbuste tout entier, et seulement des pistils sur une autre fleur ou sur un autre arbuste. Chez les plantes cultivйes et placйes, par consйquent, dans de nouvelles conditions d'existence, tantфt les organes mвles et tantфt les organes femelles deviennent plus ou moins impuissants. Or, si nous supposons que ceci puisse se produire, а quelque degrй que ce soit, а l'йtat de nature, le pollen йtant dйjа rйguliиrement transportй de fleur en fleur et la complиte sйparation des sexes йtant avantageuse au point de vue de la division du travail, les individus chez lesquels cette tendance augmente de plus en plus sont de plus en plus favorisйs et choisis, jusqu'а ce qu'enfin la complиte sйparation des sexes s'effectue. Il nous faudrait trop de place pour dйmontrer comment, par le dimorphisme ou par d'autres moyens, certainement aujourd'hui en action, s'effectue actuellement la sйparation des sexes chez les plantes de diverses espиces. Mais je puis ajouter que, selon Asa Gray, quelques espиces de Houx, dans l'Amйrique septentrionale, se trouvent exactement dans une position intermйdiaire, ou, pour employer son expression, sont plus ou moins dioпquement polygames. Examinons maintenant les insectes qui se nourrissent de nectar. Nous pouvons supposer que la plante, dont nous avons vu les sйcrйtions augmenter lentement par suite d'une sйlection continue, est une plante commune, et que certains insectes comptent en grande partie sur son nectar pour leur alimentation. Je pourrais prouver, par de nombreux exemples, combien les abeilles sont йconomes de leur temps ; je rappellerai seulement les incisions qu'elles ont coutume de faire а la base de certaines fleurs pour en atteindre le nectar, alors qu'avec un peu plus de peine elles pourraient y entrer par le sommet de la corolle. Si l'on se rappelle ces faits, on peut facilement croire que, dans certaines circonstances, des diffйrences individuelles dans la courbure ou dans la longueur de la trompe, etc., bien que trop insignifiantes pour que nous puissions les apprйcier, peuvent кtre profitables aux abeilles ou а tout autre insecte, de telle faзon que certains individus seraient а mкme de se procurer plus facilement leur nourriture que certains autres ; les sociйtйs auxquelles ils appartiendraient se dйvelopperaient par consйquent plus vire, et produiraient plus d'essaims hйritant des mкmes particularitйs. Les tubes des corolles du trиfle rouge commun et du trиfle incarnat (Trifolium pratense et T. incarnatum) ne paraissent pas au premier abord, diffйrer de longueur ; cependant, l'abeille domestique atteint aisйment le nectar du trиfle incarnat, mais non pas celui du trиfle commun rouge, qui n'est visitй que par les bourdons ; de telle sorte que des champs entiers de trиfle rouge offrent en vain а l'abeille une abondante rйcolte de prйcieux nectar. Il est certain que l'abeille aime beaucoup ce nectar ; j'ai souvent vu moi-mкme, mais seulement en automne, beaucoup d'abeilles sucer les fleurs par des trous que les bourdons avaient pratiquйs а la base du tube. La diffйrence de la longueur des corolles dans les deux espиces de trиfle doit кtre insignifiante ; cependant, elle suffit pour dйcider les abeilles а visiter une fleur plutфt que l'autre. On a affirmй, en outre, que les abeilles visitent les fleurs du trиfle rouge de la seconde rйcolte qui sont un peu plus petites. Je ne sais pas si cette assertion est fondйe ; je ne sais pas non plus si une autre assertion, rйcemment publiйe, est plus fondйe, c'est-а-dire que l'abeille de Ligurie, que l'on considиre ordinairement comme une simple variйtй de l'abeille domestique commune, et qui se croise souvent avec elle, peut atteindre et sucer le nectar du trиfle rouge. Quoi qu'il en soit, il serait trиs avantageux pour l'abeille domestique, dans un pays oщ abonde cette espиce de trиfle, d'avoir une trompe un peu plus longue ou diffйremment construite. D'autre part, comme la fйconditй de cette espиce de trиfle dйpend absolument de la visite des bourdons, il serait trиs avantageux pour la plante, si les bourdons devenaient rares dans un pays, d'avoir une corolle plus courte ou plus profondйment divisйe, pour que l'abeille puisse en sucer les fleurs. On peut comprendre ainsi comment il se fait qu'une fleur et un insecte puissent lentement, soit simultanйment, soit l'un aprиs l'autre, se modifier et s'adapter mutuellement de la maniиre la plus parfaite, par la conservation continue de tous les individus prйsentant de lйgиres dйviations de structure avantageuses pour l'un et pour l'autre. Je sais bien que cette doctrine de la sйlection naturelle, basйe sur des exemples analogues а ceux que je viens de citer, peut soulever les objections qu'on avait d'abord opposйes aux magnifiques hypothиses de sir Charles Lyell, lorsqu'il a voulu expliquer les transformations gйologiques par l'action des causes actuelles. Toutefois, il est rare qu'on cherche aujourd'hui а traiter d'insignifiantes les causes que nous voyons encore en action sous nos yeux, quand on les emploie а expliquer l'excavation des plus profondes vallйes ou la formation de longues lignes de dunes intйrieures. La sйlection naturelle n'agit que par la conservation et l'accumulation de petites modifications hйrйditaires, dont chacune est profitable а l'individu conservй : or, de mкme que la gйologie moderne, quand il s'agit d'expliquer l'excavation d'une profonde vallйe, renonce а invoquer l'hypothиse d'une seule grande vague diluvienne, de mкme aussi la sйlection naturelle tend а faire disparaоtre la croyance а la crйation continue de nouveaux кtres organisйs, ou а de grandes et soudaines modifications de leur structure. DU CROISEMENT DES INDIVIDUS. Je dois me permettre ici une courte digression. Quand il s'agit d'animaux et de plantes ayant des sexes sйparйs, il est йvident que la participation de deux individus est toujours nйcessaire pour chaque fйcondation (а l'exception, toutefois, des cas si curieux et si peu connus de parthйnogйnиse) ; mais l'existence de cette loi est loin d'кtre aussi йvidente chez les hermaphrodites. Il y a nйanmoins quelque raison de croire que, chez tous les hermaphrodites, deux individus coopиrent, soit accidentellement, soit habituellement, а la reproduction de leur espиce. Cette idйe fut suggйrйe, il y a dйjа longtemps, mais de faзon assez douteuse, par Sprengel, par Knight et par Kцlreuter. Nous verrons tout а l'heure l'importance de cette suggestion ; mais je serai obligй de traiter ici ce sujet avec une extrкme briиvetй, bien que j'aie а ma disposition les matйriaux nйcessaires pour une discussion approfondie. Tous les vertйbrйs, tous les insectes et quelques autres groupes considйrables d'animaux s'accouplent pour chaque fйcondation. Les recherches modernes ont beaucoup diminuй le nombre des hermaphrodites supposйs, et, parmi les vrais hermaphrodites, il en est beaucoup qui s'accouplent, c'est-а-dire que deux individus s'unissent rйguliиrement pour la reproduction de l'espиce ; or, c'est lа le seul point qui nous intйresse. Toutefois, il y a beaucoup d'hermaphrodites qui, certainement, ne s'accouplent habituellement pas, et la grande majoritй des plantes se trouve dans ce cas. Quelle raison peut-il donc y avoir pour supposer que, mкme alors, deux individus concourent а l'acte reproducteur ? Comme il m'est impossible d'entrer ici dans les dйtails, je dois me contenter de quelques considйrations gйnйrales. En premier lieu, j'ai recueilli un nombre considйrable de faits. J'ai fait moi-mкme un grand nombre d'expйriences prouvant, d'accord avec l'opinion presque universelle des йleveurs, que, chez les animaux et chez les plantes, un croisement entre des variйtйs diffйrentes ou entre des individus de la mкme variйtй, mais d'une autre lignйe, rend la postйritй qui en naоt plus vigoureuse et plus fйconde ; et que, d'autre part, les reproductions entre proches parents diminuent cette vigueur et cette fйconditй. Ces faits si nombreux suffissent а prouver qu'il est une loi gйnйrale de la nature tendant а ce qu'aucun кtre organisй ne se fйconde lui-mкme pendant un nombre illimitй de gйnйrations, et qu'un croisement avec un autre individu est indispensable de temps а autre, bien que peut-кtre а de longs intervalles. Cette hypothиse nous permet, je crois, d'expliquer plusieurs grandes sйries de faits tels que le suivant, inexplicable de toute autre faзon. Tous les horticulteurs qui se sont occupйs de croisements, savent combien l'exposition а l'humiditй rend difficile la fйcondation d'une fleur ; et, cependant, quelle multitude de fleurs ont leurs anthиres et leurs stigmates pleinement exposйs aux intempйries de l'air ! Etant admis qu'un croisement accidentel est indispensable, bien que les anthиres et le pistil de la plante soient si rapprochйs que la fйcondation de l'un par l'autre soit presque inйvitable, cette libre exposition, quelque dйsavantageuse qu'elle soit, peut avoir pour but de permettre librement l'entrйe du pollen provenant d'un autre individu. D'autre part, beaucoup de fleurs, comme celles de la grande famille des Papilionacйes ou Lйgumineuses, ont les organes sexuels complиtement renfermйs ; mais ces fleurs offrent presque invariablement de belles et curieuses adaptations en rapport avec les visites des insectes. Les visites des abeilles sont si nйcessaires а beaucoup de fleurs de la famille des Papilionacйes, que la fйconditй de ces derniиres diminue beaucoup si l'on empкche ces visites. Or, il est а peine possible que les insectes volent de fleur en fleur sans porter le pollen de l'une а l'autre, au grand avantage de la plante. Les insectes agissent, dans ce cas, comme le pinceau dont nous nous servons, et qu'il suffit, pour assurer la fйcondation, de promener sur les anthиres d'une fleur et sur les stigmates d'une autre fleur. Mais il ne faudrait pas supposer que les abeilles produisent ainsi une multitude d'hybrides entre des espиces distinctes ; car, si l'on place sur le mкme stigmate du pollen propre а la plante et celui d'une autre espиce, le premier annule complиtement, ainsi que l'a dйmontrй Gaertner, l'influence du pollen йtranger. Quand les йtamines d'une fleur s'йlancent soudain vers le pistil, ou se meuvent lentement vers lui l'une aprиs l'autre, il semble que ce soit uniquement pour mieux assurer la fйcondation d'une fleur par elle-mкme ; sans doute, cette adaptation est utile dans ce but. Mais l'intervention des insectes est souvent nйcessaire pour dйterminer les йtamines а se mouvoir, comme Kцlreuter l'a dйmontrй pour l'йpine-vinette. Dans ce genre, oщ tout semble disposй pour assurer la fйcondation de la fleur par elle-mкme, on sait que, si l'on plante l'une prиs de l'autre des formes ou des variйtйs trиs voisines, il est presque impossible d'йlever des plants de race pure, tant elles se croisent naturellement. Dans de nombreux autres cas, comme je pourrais le dйmontrer par les recherches de Sprengel et d'autres naturalistes aussi bien que par mes propres observations, bien loin que rien contribue а favoriser la fйcondation d'une plante par elle-mкme, on remarque des adaptations spйciales qui empкchent absolument le stigmate de recevoir le pollen de ses propres йtamines. Chez le Lobelia fulgens, par exemple, il y a tout un systиme, aussi admirable que complet, au moyen duquel les anthиres de chaque fleur laissent йchapper leurs nombreux granules de pollen avant que le stigmate de la mкme fleur soit prкt а les recevoir. Or, comme, dans mon jardin tout au moins, les insectes ne visitent jamais cette fleur, il en rйsulte qu'elle ne produit jamais de graines, bien que j'aie pu en obtenir une grande quantitй en plaзant moi-mкme le pollen d'une fleur sur le stigmate d'une autre fleur. Une autre espиce de Lobйlia visitйe par les abeilles produit, dans mon jardin, des graines abondantes. Dans beaucoup d'autres cas, bien que nul obstacle mйcanique spйcial n'empкche le stigmate de recevoir le pollen de la mкme fleur, cependant, comme Sprengel et plus rйcemment Hildebrand et d'autres l'ont dйmontrй, et comme je puis le confirmer moi-mкme, les anthиres йclatent avant que le stigmate soit prкt а кtre fйcondй, ou bien, au contraire, c'est le stigmate qui arrive а maturitй avant le pollen, de telle sorte que ces prйtendues plantes dichogames ont en rйalitй des sexes sйparйs et doivent se croiser habituellement. Il en est de mкme, des plantes rйciproquement dimorphes et trimorphes auxquelles nous avons dйjа fait allusion. Combien ces faits sont extraordinaires ! combien il est йtrange que le pollen et le stigmate de la mкme fleur, bien que placйs l'un prиs de l'autre dans le but d'assurer la fйcondation de la fleur par elle-mкme, soient, dans tant de cas, rйciproquement inutiles l'un а l'autre ! Comme il est facile d'expliquer ces faits, qui deviennent alors si simples, dans l'hypothиse qu'un croisement accidentel avec un individu distinct est avantageux ou indispensable ! Si on laisse produire des graines а plusieurs variйtйs de choux, de radis, d'oignons et de quelques autres plantes placйes les unes auprиs des autres, j'ai observй que la grande majoritй des jeunes plants provenant de ces grains sont des mйtis. Ainsi, j'ai йlevй deux cent trente-trois jeunes plants de choux provenant de diffйrentes variйtйs poussant les unes auprиs des autres, et, sur ces deux cent trente-trois plants, soixante-dix-huit seulement йtaient de race pure, et encore quelques-uns de ces derniers йtaient-ils lйgиrement altйrйs. Cependant, le pistil de chaque fleur, chez le chou, est non seulement entourй par six йtamines, mais encore par celles des nombreuses autres fleurs qui se trouvent sur le mкme plant ; en outre, le pollen de chaque fleur arrive facilement au stigmate, sans qu'il soit besoin de l'intervention des insectes ; j'ai observй, en effet, que des plantes protйgйes avec soin contre les visites des insectes produisent un nombre complet de siliques. Comment se fait-il donc qu'un si grand nombre des jeunes plants soient des mйtis ? Cela doit provenir de ce que le pollen d'une variйtй distincte est douй d'un pouvoir fйcondant plus actif que le pollen de la fleur elle-mкme, et que cela fait partie de la loi gйnйrale en vertu de laquelle le croisement d'individus distincts de la mкme espиce est avantageux а la plante. Quand, au contraire, des espиces distinctes se croisent, l'effet est inverse, parce que le propre pollen d'une plante l'emporte presque toujours en pouvoir fйcondant sur un pollen йtranger ; nous reviendrons, d'ailleurs, sur ce sujet dans un chapitre subsйquent. On pourrait faire cette objection que, sur un grand arbre, couvert d'innombrables fleurs, il est presque impossible que le pollen soit transportй d'arbre en arbre, et qu'а peine pourrait-il l'кtre de fleur en fleur sur le mкme arbre ; or, on ne peut considйrer que dans un sens trиs limitй les fleurs du mкme arbre comme des individus distincts. Je crois que cette objection a une certaine valeur, mais la nature y a suffisamment pourvu en donnant aux arbres une forte tendance а produire des fleurs а sexes sйparйs. Or, quand les sexes sont sйparйs, bien que le mкme arbre puisse produire des fleurs mвles et des fleurs femelles, il faut que le pollen soit rйguliиrement transportй d'une fleur а une autre, et ce transport offre une chance de plus pour que le pollen passe accidentellement d'un arbre а un autre. J'ai constatй que, dans nos contrйes, les arbres appartenant а tous les ordres ont les sexes plus souvent sйparйs que toutes les autres plantes. A ma demande, le docteur Hooker a bien voulu dresser la liste des arbres de la Nouvelle-Zйlande, et le docteur Asa Gray celle des arbres des Etats-Unis ; les rйsultats ont йtй tels que je les avais prйvus. D'autre part, le docteur Hooker m'a informй que cette rиgle ne s'applique pas а l'Australie ; mais, si la plupart des arbres australiens sont dichogames, le mкme effet se produit que s'ils portaient des fleurs а sexes sйparйs. Je n'ai fait ces quelques remarques sur les arbres que pour appeler l'attention sur ce sujet. Examinons briиvement ce qui se passe chez les animaux. Plusieurs espиces terrestres sont hermaphrodites, telles, par exemple, que les mollusques terrestres et les vers de terre ; tous nйanmoins s'accouplent. Jusqu'а prйsent, je n'ai pas encore rencontrй un seul animal terrestre qui puisse se fйconder lui-mкme. Ce fait remarquable, qui contraste si vivement avec ce qui se passe chez les plantes terrestres, s'explique facilement par l'hypothиse de la nйcessitй d'un croisement accidentel ; car, en raison de la nature de l'йlйment fйcondant, il n'y a pas, chez l'animal terrestre, de moyens analogues а l'action des insectes et du vent sur les plantes, qui puissent amener un croisement accidentel sans la coopйration de deux individus. Chez les animaux aquatiques, il y a, au contraire, beaucoup d'hermaphrodites qui se fйcondent eux-mкmes, mais ici les courants offrent un moyen facile de croisements accidentels. Aprиs de nombreuses recherches, faites conjointement avec une des plus hautes et des plus compйtentes autoritйs, le professeur Huxley, il m'a йtй impossible de dйcouvrir, chez les animaux aquatiques, pas plus d'ailleurs que chez les plantes, un seul hermaphrodite chez lequel les organes reproducteurs fussent si parfaitement internes, que tout accиs fыt absolument fermй а l'influence accidentelle d'un autre individu, de maniиre а rendre tout croisement impossible. Les Cirripиdes m'ont longtemps semblй faire exception а cette rиgle ; mais, grвce а un heureux hasard, j'ai pu prouver que deux individus, tous deux hermaphrodites et capables de se fйconder eux-mкmes, se croisent cependant quelquefois. La plupart des naturalistes ont dы кtre frappйs, comme d'une йtrange anomalie, du fait que, chez les animaux et chez les plantes, parmi les espиces d'une mкme famille et aussi d'un mкme genre, les unes sont hermaphrodites et les autres unisexuelles, bien qu'elles soient trиs semblables par tous les autres points de leur organisation. Cependant, s'il se trouve que tous les hermaphrodites se croisent de temps en temps, la diffйrence qui existe entre eux et les espиces unisexuelles est fort insignifiante, au moins sous le rapport des fonctions. Ces diffйrentes considйrations et un grand nombre de faits spйciaux que j'ai recueillis, mais que le dйfaut d'espace m'empкche de citer ici, semblent prouver que le croisement accidentel entre des individus distincts, chez les animaux et chez les plantes, constitue une loi sinon universelle, au moins trиs gйnйrale dans la nature. CIRCONSTANCES FAVORABLES A LA PRODUCTION DE NOUVELLES FORMES PAR LA SELECTION NATURELLE. C'est lа un sujet extrкmement compliquй. Une grande variabilitй, et, sous ce terme, on comprend toujours les diffйrences individuelles, est йvidemment favorable а l'action de la sйlection naturelle. La multiplicitй des individus, en offrant plus de chances de variations avantageuses dans un temps donnй, compense une variabilitй moindre chez chaque individu pris personnellement, et c'est lа, je crois, un йlйment important de succиs. Bien que la nature accorde de longues pйriodes au travail de la sйlection naturelle, il ne faudrait pas croire, cependant, que ce dйlai soit indйfini. En effet, tous les кtres organisйs luttent pour s'emparer des places vacantes dans l'йconomie de la nature ; par consйquent, si une espиce, quelle qu'elle soit, ne se modifie pas et ne se perfectionne pas aussi vite que ses concurrents, elle doit кtre exterminйe. En outre, la sйlection naturelle ne peut agir que si quelques-uns des descendants hйritent de variations avantageuses. La tendance au retour vers le type des aпeux peut souvent entraver ou empкcher l'action de la sйlection naturelle ; mais, d'un autre cфtй, comme cette tendance n'a pas empкchй l'homme de crйer, par la sйlection, de nombreuses races domestiques, pourquoi prйvaudrait-elle contre l'oeuvre de la sйlection naturelle ? Quand il s'agit d'une sйlection mйthodique, l'йleveur choisit, certains sujets pour atteindre un but dйterminй ; s'il permet а tous les individus de se croiser librement, il est certain qu'il йchouera. Mais, quand beaucoup d'йleveurs, sans avoir l'intention de modifier une race, ont un type commun de perfection, et que tous essayent de se procurer et de faire reproduire les individus les plus parfaits, cette sйlection inconsciente amиne lentement mais sыrement, de grands progrиs, en admettant mкme qu'on ne sйpare pas les individus plus particuliиrement beaux. Il en est de mкme а l'йtat de nature ; car, dans une rйgion restreinte, dont l'йconomie gйnйrale prйsente quelques lacunes, tous les individus variant dans une certaine direction dйterminйe, bien qu'а des degrйs diffйrents, tendent а persister. Si, au contraire, la rйgion est considйrable, les divers districts prйsentent certainement des conditions diffйrentes d'existence ; or, si une mкme espиce est soumise а des modifications dans ces divers districts, les variйtйs nouvellement formйes se croisent sur les confins de chacun d'eux. Nous verrons, toutefois, dans le sixiиme chapitre de cet ouvrage, que les variйtйs intermйdiaires, habitant des districts intermйdiaires, sont ordinairement йliminйes, dans un laps de temps plus ou moins considйrable, par une des variйtйs voisines. Le croisement affecte principalement les animaux qui s'accouplent pour chaque fйcondation, qui vagabondent beaucoup, et qui ne se multiplient pas dans une proportion rapide. Aussi, chez les animaux de cette nature, les oiseaux par exemple, les variйtйs doivent ordinairement кtre confinйes dans des rйgions sйparйes les unes des autres ; or, c'est lа ce qui arrive presque toujours. Chez les organismes hermaphrodites qui ne se croisent qu'accidentellement, de mкme que chez les animaux qui s'accouplent pour chaque fйcondation, mais qui vagabondent peu, et qui se multiplient rapidement, une nouvelle variйtй perfectionnйe peut se former vite en un endroit quelconque, petit s'y maintenir et se rйpandre ensuite de telle sorte que les individus de la nouvelle variйtй se croisent principalement ensemble. C'est en vertu de ce principe que les horticulteurs prйfиrent toujours conserver des graines recueillies sur des massifs considйrables de plantes, car ils йvitent ainsi les chances de croisement. Il ne faudrait pas croire non plus que les croisements faciles pussent entraver l'action de la sйlection naturelle chez les animaux qui se reproduisent lentement et s'accouplent pour chaque fйcondation. Je pourrais citer des faits nombreux prouvant que, dans un mкme pays, deux variйtйs d'une mкme espиce d'animaux peuvent longtemps rester distinctes, soit qu'elles frйquentent ordinairement des rйgions diffйrentes, soit que la saison de l'accouplement ne soit pas la mкme pour chacune d'elles, soit enfin que les individus de chaque variйtй prйfиrent s'accoupler les uns avec les autres. Le croisement joue un rфle considйrable dans la nature ; grвce а lui les types restent purs et uniformes dans la mкme espиce ou dans la mкme variйtй. Son action est йvidemment plus efficace chez les animaux qui s'accouplent pour chaque fйcondation ; mais nous venons de voir que tous les animaux et toutes les plantes se croisent de temps en temps. Lorsque les croisements n'ont lieu qu'а de longs intervalles, les individus qui en proviennent, comparйs а ceux rйsultant de la fйcondation de la plante ou de l'animal par lui-mкme, sont beaucoup plus vigoureux, beaucoup plus fйconds, et ont, par suite, plus de chances de survivre et de propager leur espиce. Si rares donc que soient certains croisements, leur influence doit, aprиs une longue pйriode, exercer un effet puissant sur les progrиs de l'espиce. Quant aux кtres organisйs placйs trиs bas sur l'йchelle, qui ne se propagent pas sexuellement, qui ne s'accouplent pas, et chez lesquels les croisements sont impossibles, l'uniformitй des caractиres ne peut se conserver chez eux, s'ils restent placйs dans les mкmes conditions d'existence, qu'en vertu du principe de l'hйrйditй et grвce а la sйlection naturelle, dont l'action amиne la destruction des individus qui s'йcartent du type ordinaire. Si les conditions d'existence viennent а changer, si la forme subit des modifications, la sйlection naturelle, en conservant des variations avantageuses analogues, peut seule donner aux rejetons modifiйs l'uniformitй des caractиres. L'isolement joue aussi un rфle important dans la modification des espиces par la sйlection naturelle. Dans une rйgion fermйe, isolйe et peu йtendue, les conditions organiques et inorganiques de l'existence sont presque toujours uniformes, de telle sorte que la sйlection naturelle tend а modifier de la mкme maniиre tous les individus variables de la mкme espиce. En outre, le croisement avec les habitants des districts voisins se trouve empкchй. Moritz Wagner a derniиrement publiй, а ce sujet, un mйmoire trиs intйressant ; il a dйmontrй que l'isolement, en empкchant les croisements entre les variйtйs nouvellement formйes, a probablement un effet plus considйrable que je ne le supposais moi-mкme. Mais, pour des raisons que j'ai dйjа indiquйes, je ne puis, en aucune faзon, adopter l'opinion de ce naturaliste, quand il soutient que la migration et l'isolement sont les йlйments nйcessaires а la formation de nouvelles espиces. L'isolement joue aussi un rфle trиs important aprиs un changement physique des conditions d'existence, tel, par exemple, que modifications de climat, soulиvement du sol, etc., car il empкche l'immigration d'organismes mieux adaptйs а ces nouvelles conditions d'existence ; il se trouve ainsi, dans l'йconomie naturelle de la rйgion, de nouvelles places vacantes, qui seront remplies au moyen des modifications des anciens habitants. Enfin, l'isolement assure а une variйtй nouvelle tout le temps qui lui est nйcessaire pour se perfectionner lentement, et c'est lа parfois un point important. Cependant, si la rйgion isolйe est trиs petite, soit parce qu'elle est entourйe de barriиres, soit parce que les conditions physiques y sont toutes particuliиres, le nombre total de ses habitants sera aussi trиs peu considйrable, ce qui retarde l'action de la sйlection naturelle, au point de vue de la sйlection de nouvelles espиces, car les chances de l'apparition de variation avantageuses se trouvent diminuйes. La seule durйe du temps ne peut rien par elle-mкme, ni pour ni contre la sйlection naturelle. J'йnonce cette rиgle parce qu'on a soutenu а tort que j'accordais а l'йlйment du temps un rфle prйpondйrant dans la transformation des espиces, comme si toutes les formes de la vie devaient nйcessairement subir des modifications en vertu de quelques lois innйes. La durйe du temps est seulement importante -- et sous ce rapport on ne saurait exagйrer cette importance -- en ce qu'elle prйsente plus de chance pour l'apparition de variations avantageuses et en ce qu'elle leur permet, aprиs qu'elles ont fait l'objet de la sйlection, de s'accumuler et de se fixer. La durйe du temps contribue aussi а augmenter l'action directe des conditions physiques de la vie dans leur rapport avec la constitution de chaque organisme. Si nous interrogeons la nature pour lui demander la preuve des rиgles que nous venons de formuler, et que nous considйrions une petite rйgion isolйe, quelle qu'elle soit, une оle ocйanique, par exemple, bien que le nombre des espиces qui l'habitent soit peu considйrable, -- comme nous le verrons dans notre chapitre sur la distribution gйographique, -- cependant la plus grande partie de ces espиces sont endйmiques, c'est-а-dire qu'elles ont йtй produites en cet endroit, et nulle part ailleurs dans le monde. Il semblerait donc, а premiиre vue, qu'une оle ocйanique soit trиs favorable а la production de nouvelles espиces. Mais nous sommes trиs exposйs а nous tromper, car, pour dйterminer si une petite rйgion isolйe a йtй plus favorable qu'une grande rйgion ouverte comme un continent, ou rйciproquement, а la production de nouvelles formes organiques, il faudrait pouvoir йtablir une comparaison entre des temps йgaux, ce qu'il nous est impossible de faire. L'isolement contribue puissamment, sans contredit, а la production de nouvelles espиces ; toutefois, je suis disposй а croire qu'une vaste contrйe ouverte est plus favorable encore, quand il s'agit de la production des espиces capables de se perpйtuer pendant de longues pйriodes et d'acquйrir une grande extension. Une grande contrйe ouverte offre non seulement plus de chances pour que des variations avantageuses fassent leur apparition en raison du grand nombre des individus de la mкme espиce qui l'habitent, mais aussi en raison de ce que les conditions d'existence sont beaucoup plus complexes а cause de la multiplicitй des espиces dйjа existantes. Or, si quelqu'une de ces nombreuses espиces se modifie et se perfectionne, d'autres doivent se perfectionner aussi dans la mкme proportion, sinon elles disparaоtraient fatalement. En outre, chaque forme nouvelle, dиs qu'elle s'est beaucoup perfectionnйe, peut se rйpandre dans une rйgion ouverte et continue, et se trouve ainsi en concurrence avec beaucoup d'autres formes. Les grandes rйgions, bien qu'aujourd'hui continues, ont dы souvent, grвce а d'anciennes oscillations de niveau, exister antйrieurement а un йtat fractionnй, de telle sorte que les bons effets de l'isolement ont pu se produire aussi dans une certaine mesure. En rйsumй, je conclus que, bien que les petites rйgions isolйes soient, sous quelques rapports, trиs favorables а la production de nouvelles espиces, les grandes rйgions doivent cependant favoriser des modifications plus rapides, et qu'en outre, ce qui est plus important, les nouvelles formes produites dans de grandes rйgions, ayant dйjа remportй la victoire sur de nombreux concurrents, sont celles qui prennent l'extension la plus rapide et qui engendrent un plus grand nombre de variйtйs et d'espиces nouvelles Ce sont donc celles qui jouent le rфle le plus important dans l'histoire constamment changeante du monde organisй. Ce principe nous aide, peut-кtre, а comprendre quelques faits sur lesquels nous aurons а revenir dans notre chapitre sur la distribution gйographique ; par exemple, le fait que les productions du petit continent australien disparaissent actuellement devant celles du grand continent europйo-asiatique. C'est pourquoi aussi les productions continentales se sont acclimatйes partout et en si grand nombre dans les оles. Dans une petite оle, la lutte pour l'existence a dы кtre moins ardente, et, par consйquent, les modifications et les extinctions moins importantes. Ceci nous explique pourquoi la flore de Madиre, ainsi que le fait remarquer Oswald Heer, ressemble, dans une certaine mesure, а la flore йteinte de l'йpoque tertiaire en Europe. La totalitй de la superficie de tous les bassins d'eau douce ne forme qu'une petite йtendue en comparaison de celle des terres et des mers. En consйquence, la concurrence, chez les productions d'eau douce, a dы кtre moins vive que partout ailleurs ; les nouvelles formes ont dы se produire plus lentement, les anciennes formes s'йteindre plus lentement aussi. Or, c'est dans l'eau douce que nous trouvons sept genres de poissons ganoпdes, restes d'un ordre autrefois prйpondйrant ; c'est йgalement dans l'eau douce que nous trouvons quelques-unes des formes les plus anormales que l'on connaisse dans le monde, l'Ornithorhynque et le Lйpidosirиne, par exemple, qui, comme certains animaux fossiles, constituent jusqu'а un certain point une transition entre des ordres aujourd'hui profondйment sйparйs dans l'йchelle de la nature. On pourrait appeler ces formes anormales de vйritables fossiles vivants ; si elles se sont conservйes jusqu'а notre йpoque, c'est qu'elles ont habitй une rйgion isolйe, et qu'elles ont йtй exposйes а une concurrence moins variйe et, par consйquent, moins vive. S'il me fallait rйsumer en quelques mots les conditions avantageuses ou non а la production de nouvelles espиces par la sйlection naturelle, autant toutefois qu'un problиme aussi complexe le permet, je serais disposй а conclure que, pour les productions terrestres, un grand continent, qui a subi de nombreuses oscillations de niveau, a dы кtre le plus favorable а la production de nombreux кtres organisйs nouveaux, capables de se perpйtuer pendant longtemps et de prendre une grande extension. Tant que la rйgion a existй ; sous forme de continent, les habitants ont dы кtre nombreux en espиces et en individus, et, par consйquent, soumis а une ardente concurrence. Quand, а la suite d'affaissements, ce continent s'est subdivisй en nombreuses grandes оles sйparйes, chacune de ces оles a dы encore contenir beaucoup d'individus de la mкme espиce, de telle sorte que les croisements ont dы cesser entre les variйtйs bientфt devenues propres а chaque оle. Aprиs des changements physiques de quelque nature que ce soit, toute immigration a dы cesser, de faзon que les anciens habitants modifiйs ont dы occuper toutes les places nouvelles dans l'йconomie naturelle de chaque оle ; enfin, le laps de temps йcoulй a permis aux variйtйs, habitant chaque оle, de se modifier complиtement et de se perfectionner. Quand, а la suite de soulиvements, les оles se sont de nouveau transformйes en un continent, une lutte fort vive a dы recommencer ; les variйtйs les plus favorisйes ou les plus perfectionnйes ont pu alors s'йtendre ; les formes moins perfectionnйes ont йtй exterminйes, et le continent renouvelй a changй d'aspect au point de vue du nombre relatif de ses diffйrents habitants. Lа, enfin, s'ouvre un nouveau champ pour la sйlection naturelle, qui tend а perfectionner encore plus les habitants et а produire de nouvelles espиces. J'admets complиtement que la sйlection naturelle agit d'ordinaire avec une extrкme lenteur. Elle ne peut mкme agir que lorsqu'il y a, dans l'йconomie naturelle d'une rйgion, des places vacantes, qui seraient mieux remplies si quelques-uns des habitants subissaient certaines modifications. Ces lacunes ne se produisent le plus souvent qu'а la suite de changements physiques, qui presque toujours s'accomplissent trиs lentement, et а condition que quelques obstacles s'opposent а l'immigration de formes mieux adaptйes. Toutefois, а mesure que quelques-uns des anciens habitants se modifient, les rapports mutuels de presque tous les autres doivent changer. Cela seul suffit а crйer des lacunes que peuvent remplir des formes mieux adaptйes ; mais c'est lа une opйration qui s'accomplit trиs lentement. Bien que tous les individus de la mкme espиce diffиrent quelque peu les uns des autres, il faut souvent beaucoup de temps avant qu'il se produise des variations avantageuses dans les diffйrentes parties de l'organisation ; en outre, le libre croisement retarde souvent beaucoup les rйsultats qu'on pourrait obtenir. On ne manquera pas de m'objecter que ces diverses causes sont plus que suffisantes pour neutraliser l'influence de la sйlection naturelle. Je ne le crois pas. J'admets, toutefois, que la sйlection naturelle n'agit que trиs lentement et seulement а de longs intervalles, et seulement aussi sur quelques habitants d'une mкme rйgion. Je crois, en outre, que ces rйsultats lents et intermittents concordent bien avec ce que nous apprend la gйologie sur le dйveloppement progressif des habitants du monde. Quelque lente pourtant que soit la marche de la sйlection naturelle, si l'homme, avec ses moyens limitйs, peut rйaliser tant de progrиs en appliquant la sйlection artificielle, je ne puis concevoir aucune limite а la somme des changements, de mкme qu'а la beautй et а la complexitй des adaptations de tous les кtres organisйs dans leurs rapports les uns avec les autres et avec les conditions physiques d'existence que peut, dans le cours successif des вges, rйaliser le pouvoir sйlectif de la nature. LA SELECTION NATURELLE AMENE CERTAINES EXTINCTIONS. Nous traiterons plus complиtement ce sujet dans le chapitre relatif а la gйologie. Il faut toutefois en dire ici quelques mots, parce qu'il se relie de trиs prиs а la sйlection naturelle. La sйlection naturelle agit uniquement au moyen de la conservation des variations utiles а certains йgards, variations qui persistent en raison de cette utilitй mкme. Grвce а la progression gйomйtrique de la multiplication de tous les кtres organisйs, chaque rйgion contient dйjа autant d'habitants qu'elle en peut nourrir ; il en rйsulte que, а mesure que les formes favorisйes augmentent en nombre, les formes moins favorisйes diminuent et deviennent trиs rares. La gйologie nous enseigne que la raretй est le prйcurseur de l'extinction. Il est facile de comprendre qu'une forme quelconque, n'ayant plus que quelques reprйsentants, a de grandes chances pour disparaоtre complиtement, soit en raison de changements considйrables dans la nature des saisons, soit а cause de l'augmentation temporaire du nombre de ses ennemis. Nous pouvons, d'ailleurs, aller plus loin encore ; en effet, nous pouvons affirmer que les formes les plus anciennes doivent disparaоtre а mesure que des formes nouvelles se produisent, а moins que nous n'admettions que le nombre des formes spйcifiques augmente indйfiniment. Or, la gйologie nous dйmontre clairement que le nombre des formes spйcifiques n'a pas indйfiniment augmentй, et nous essayerons de dйmontrer tout а l'heure comment il se fait que le nombre des espиces n'est pas devenu infini sur le globe. Nous avons vu que les espиces qui comprennent le plus grand nombre d'individus ont le plus de chance de produire, dans un temps donnй, des variations favorables. Les faits citйs dans le second chapitre nous en fournissent la preuve, car ils dйmontrent que ce sont les espиces communes, йtendues ou dominantes, comme nous les avons appelйes, qui prйsentent le plus grand nombre de variйtйs. Il en rйsulte que les espиces rares se modifient ou se perfectionnent moins vite dans un temps donnй ; en consйquence, elles sont vaincues, dans la lutte pour l'existence, par les descendants modifiйs ou perfectionnйs des espиces plus communes. Je crois que ces diffйrentes considйrations nous conduisent а une conclusion inйvitable : а mesure que de nouvelles espиces se forment dans le cours des temps, grвce а l'action de la sйlection naturelle, d'autres espиces deviennent de plus en plus rares et finissent par s'йteindre. Celles qui souffrent le plus, sont naturellement celles qui se trouvent plus immйdiatement en concurrence avec les espиces qui se modifient et qui se perfectionnent. Or, nous avons vu, dans le chapitre traitant de la lutte pour l'existence, que ce sont les formes les plus voisines -- les variйtйs de la mкme espиce et les espиces du mкme genre ou de genres voisins -- qui, en raison de leur structure, de leur constitution et de leurs habitudes analogues, luttent ordinairement le plus vigoureusement les unes avec les autres ; en consйquence, chaque variйtй ou chaque espиce nouvelle, pendant qu'elle se forme, doit lutter ordinairement avec plus d'йnergie avec ses parents les plus proches et tendre а les dйtruire. Nous pouvons remarquer, d'ailleurs, une mкme marche d'extermination chez nos productions domestiques, en raison de la sйlection opйrйe par l'homme. On pourrait citer bien des exemples curieux pour prouver avec quelle rapiditй de nouvelles races de bestiaux, de moutons et d'autres animaux, ou de nouvelles variйtйs de fleurs, prennent la place de races plus anciennes et moins perfectionnйes. L'histoire nous apprend que, dans le Yorkshire, les anciens bestiaux noirs ont йtй remplacйs par les bestiaux а longues cornes, et que ces derniers ont disparu devant les bestiaux а courtes cornes (je cite les expressions mкmes d'un йcrivain agricole), comme s'ils avaient йtй emportйs par la peste. DIVERGENCE DES CARACTERES. Le principe que je dйsigne par ce terme a une haute importance, et permet, je crois, d'expliquer plusieurs faits importants. En premier lieu, les variйtйs, alors mкme qu'elles sont fortement prononcйes, et bien qu'elles aient, sous quelques rapports, les caractиres d'espиces -- ce qui est prouvй par les difficultйs que l'on йprouve, dans bien des cas, pour les classer -- diffиrent cependant beaucoup moins les unes des autres que ne le font les espиces vraies et distinctes. Nйanmoins, je crois que les variйtйs sont des espиces en voie de formation, ou sont, comme je les ai appelйes, des espиces naissantes. Comment donc se fait-il qu'une lйgиre diffйrence entre les variйtйs s'amplifie au point de devenir la grande diffйrence que nous remarquons entre les espиces ? La plupart des innombrables espиces qui existent dans la nature, et qui prйsentent des diffйrences bien tranchйes, nous prouvent que le fait est ordinaire ; or, les variйtйs, souche supposйes d'espиces futures bien dйfinies, prйsentent des diffйrences lйgиres et а peine indiquйes. Le hasard, pourrions-nous dire, pourrait faire qu'une variйtй diffйrвt, sous quelques rapports, de ses ascendants ; les descendants de cette variйtй pourraient, а leur tour, diffйrer de leurs ascendants sous les mкmes rapports, mais de faзon plus marquйe ; cela, toutefois, ne suffirait pas а expliquer les grandes diffйrences qui existent habituellement entre les espиces du mкme genre. Comme je le fais toujours, j'ai cherchй chez nos productions domestiques l'explication de ce fait. Or, nous remarquons chez elles quelque chose d'analogue. On admettra, sans doute, que la production de races aussi diffйrentes que le sont les bestiaux а courtes cornes et les bestiaux de Hereford, le cheval de course et le cheval de trait, les diffйrentes races de pigeons, etc., n'aurait jamais pu s'effectuer par la seule accumulation, due au hasard, de variations analogues pendant de nombreuses gйnйrations successives. En pratique, un amateur remarque, par exemple, un pigeon ayant un bec un peu plus court qu'il n'est usuel ; un autre amateur remarque un pigeon ayant un bec long ; en vertu de cet axiome que les amateurs n'admettent pas un type moyen, mais prйfиrent les extrкmes, ils commencent tous deux (et c'est ce qui est arrivй pour les sous-races du pigeon Culbutant) а choisir et а faire reproduire des oiseaux ayant un bec de plus en plus long ou un bec de plus en plus court. Nous pouvons supposer encore que, а une antique pйriode de l'histoire, les habitants d'une nation ou d'un district aient eu besoin de chevaux rapides, tandis que ceux d'un autre district avaient besoin de chevaux plus lourds et plus forts. Les premiиres diffйrences ont dы certainement кtre trиs lйgиres, mais, dans la suite des temps, en consйquence de la sйlection continue de chevaux rapides dans un cas et de chevaux vigoureux dans l'autre, les diffйrences ont dы s'accentuer, et on en est arrivй а la formation de deux sous-races. Enfin, aprиs des siиcles, ces deux sous-races se sont converties en deux races distinctes et fixes. A mesure que les diffйrences s'accentuaient, les animaux infйrieurs ayant des caractиres intermйdiaires, c'est-а-dire ceux qui n'йtaient ni trиs rapides ni trиs forts, n'ont jamais dы кtre employйs а la reproduction, et ont dы tendre ainsi а disparaоtre. Nous voyons donc ici, dans les productions de l'homme, l'action de ce qu'on peut appeler « le principe de la divergence » ; en vertu de ce principe, des diffйrences, а peine apprйciables d'abord, augmentent continuellement, et les races tendent а s'йcarter chaque jour davantage les unes des autres et de la souche commune. Mais comment, dira-t-on, un principe analogue peut-il s'appliquer dans la nature ? Je crois qu'il peut s'appliquer et qu'il s'applique de la faзon la plus efficace (mais je dois avouer qu'il m'a fallu longtemps pour comprendre comment), en raison de cette simple circonstance que, plus les descendants d'une espиce quelconque deviennent diffйrents sous le rapport de la structure, de la constitution et des habitudes, plus ils sont а mкme de s'emparer de places nombreuses et trиs diffйrentes dans l'йconomie de la nature, et par consйquent d'augmenter en nombre. Nous pouvons clairement discerner ce fait chez les animaux ayant des habitudes simples. Prenons, par exemple, un quadrupиde carnivore et admettons que le nombre de ces animaux a atteint, il y a longtemps, le maximum de ce que peut nourrir un pays quel qu'il soit. Si la tendance naturelle de ce quadrupиde а se multiplier continue а agir, et que les conditions actuelles du pays qu'il habite ne subissent aucune modification, il ne peut rйussir а s'accroоtre en nombre qu'а condition que ses descendants variables s'emparent de places а prйsent occupйes par d'autres animaux : les uns, par exemple, en devenant capables de se nourrir de nouvelles espиces de proies mortes ou vivantes ; les autres, en habitant de nouvelles stations, en grimpant aux arbres, en devenant aquatiques ; d'autres enfin, peut-кtre, en devenant moins carnivores. Plus les descendants de notre animal carnivore se modifient sous le rapport des habitudes et de la structure, plus ils peuvent occuper de places dans la nature. Ce qui s'applique а un animal s'applique а tous les autres et dans tous les temps, а une condition toutefois, c'est qu'il soit susceptible de variations, car autrement la sйlection naturelle ne peut rien. Il en est de mкme pour les plantes. On a prouvй par l'expйrience que, si on sиme dans un carrй de terrain une seule espиce de graminйes, et dans un carrй semblable plusieurs genres distincts de graminйes, il lиve dans ce second carrй plus de plants, et on rйcolte un poids plus considйrable d'herbages secs que dans le premier. Cette mкme loi s'applique aussi quand on sиme, dans des espaces semblables, soit une seule variйtй de froment, soit plusieurs variйtйs mйlangйes. En consйquence, si une espиce quelconque de graminйes varie et que l'on choisisse continuellement les variйtйs qui diffиrent l'une de l'autre de la mкme maniиre, bien qu'а un degrй peu considйrable, comme le font d'ailleurs les espиces distinctes et les genres de graminйes, un plus grand nombre de plantes individuelles de cette espиce, y compris ses descendants modifiйs, parviendraient а vivre sur un mкme terrain. Or, nous savons que chaque espиce et chaque variйtй de graminйes rйpandent annuellement sur le sol des graines innombrables, et que chacune d'elles, pourrait-on dire, fait tous ses efforts pour augmenter en nombre. En consйquence, dans le cours de plusieurs milliers de gйnйrations, les variйtйs les plus distinctes d'une espиce quelconque de graminйes auraient la meilleure chance de rйussir, d'augmenter en nombre et de supplanter ainsi les variйtйs moins distinctes ; or, les variйtйs, quand elles sont devenues trиs distinctes les unes des autres, prennent le rang d'espиces. Bien des circonstances naturelles nous dйmontrent la vйritй du principe, qu'une grande diversitй de structure peut maintenir la plus grande somme de vie. Nous remarquons toujours une grande diversitй chez les habitants d'une rйgion trиs petite, surtout si cette rйgion est librement ouverte а l'immigration, oщ, par consйquent, la lutte entre individus doit кtre trиs vive. J'ai observй, par exemple, qu'un gazon, ayant une superficie de 3 pieds sur 4, placй, depuis bien des annйes, absolument dans les mкmes conditions, contenait 20 espиces de plantes appartenant а 18 genres et а 8 ordres, ce qui prouve combien ces plantes diffйraient les unes des autres. Il en est de mкme pour les plantes et pour les insectes qui habitent des petits оlots uniformes, ou bien des petits йtangs d'eau douce. Les fermiers ont trouvй qu'ils obtiennent de meilleures rйcoltes en йtablissant une rotation de plantes appartenant aux ordres les plus diffйrents ; or, la nature suit ce qu'on pourrait appeler une « rotation simultanйe». La plupart des animaux et des plantes qui vivent tout auprиs d'un petit terrain, quel qu'il soit, pourraient vivre sur ce terrain, en supposant toutefois que sa nature n'offrоt aucune particularitй extraordinaire ; on pourrait mкme dire qu'ils font tous leurs efforts pour s'y porter, mais on voit que, quand la lutte devient trиs vive, les avantages rйsultant de la diversitй de structure ainsi que des diffйrences d'habitude et de constitution qui en sont la consйquence, font que les habitants qui se coudoient ainsi de plus prиs appartiennent en rиgle gйnйrale а ce que nous appelons des genres et des ordres diffйrents. L'acclimatation des plantes dans les pays йtrangers, amenйe par l'intermйdiaire de l'homme, fournit une nouvelle preuve du mкme principe. On devrait s'attendre а ce que toutes les plantes qui rйussissent а s'acclimater dans un pays quelconque fussent ordinairement trиs voisines des plantes indigиnes ; ne pense-t-on pas ordinairement, en effet, que ces derniиres ont йtй spйcialement crййes pour le pays qu'elles habitent et adaptйes а ses conditions ? On pourrait s'attendre aussi, peut-кtre, а ce que les plantes acclimatйes appartinssent а quelques groupes plus spйcialement adaptйs а certaines stations de leur nouvelle patrie. Or, le cas est tout diffиrent, et Alphonse de Candolle a fait remarquer avec raison, dans son grand et admirable ouvrage, que les flores, par suite de l'acclimatation, s'augmentent beaucoup plus en nouveaux genres qu'en nouvelles espиces, proportionnellement au nombre des genres et des espиces indigиnes. Pour en donner un seul exemple, dans la derniиre йdition du Manuel de la flore de la partie septentrionale des Etats-Unis par le docteur Asa Gray, l'auteur indique 260 plantes acclimatйes, qui appartiennent а 162 genres. Ceci suffit а prouver que ces plantes acclimatйes ont une nature trиs diverse. Elles diffиrent, en outre, dans une grande mesure, des plantes indigиnes ; car sur ces 162 genres acclimatйs, il n'y en a pas moins de 100 qui ne sont pas indigиnes aux Etats-Unis ; une addition proportionnelle considйrable a donc ainsi йtй faite aux genres qui habitent aujourd'hui ce pays. Si nous considйrons la nature des plantes ou des animaux qui, dans un pays quelconque, ont luttй avec avantage avec les habitants indigиnes et se sont ainsi acclimatйs, nous pouvons nous faire quelque idйe de la faзon dont les habitants indigиnes devraient se modifier pour l'emporter sur leurs compatriotes. Nous pouvons, tout au moins, en conclure que la diversitй de structure, arrivйe au point de constituer de nouvelles diffйrences gйnйriques, leur serait d'un grand profit. Les avantages de la diversitй de structure chez les habitants d'une mкme rйgion sont analogues, en un mot, а ceux que prйsente la division physiologique du travail dans les organes d'un mкme individu, sujet si admirablement йlucidй par Milne-Edwards. Aucun physiologiste ne met en doute qu'un estomac fait pour digйrer des matiиres vйgйtales seules, ou des matiиres animales seules, tire de ces substances la plus grande somme de nourriture. De mкme, dans l'йconomie gйnйrale d'un pays quelconque, plus les animaux et les plantes offrent de diversitйs tranchйes les appropriant а diffйrents modes d'existence, plus le nombre des individus capables d'habiter ce pays est considйrable. Un groupe d'animaux dont l'organisme prйsente peu de diffйrences peut difficilement lutter avec un groupe dont les diffйrences sont plus accusйes. On pourrait douter, par exemple, que les marsupiaux australiens, divisйs en groupes diffйrant trиs peu les uns des autres, et qui reprйsentent faiblement, comme M. Waterhouse et quelques autres l'ont fait remarquer, nos carnivores, nos ruminants et nos rongeurs, puissent lutter avec succиs contre ces ordres si bien dйveloppйs. Chez les mammifиres australiens nous pouvons donc observer la diversification des espиces а un йtat incomplet de dйveloppement. EFFETS PROBABLES DE L'ACTION DE LA SELECTION NATURELLE, PAR SUITE DE LA DIVERGENCE DES CARACTERES ET DE L'EXTINCTION, SUR LES DESCENDANTS D'UN ANCETRE COMMUN. Aprиs la discussion qui prйcиde, quelque rйsumйe qu'elle soit, nous pouvons conclure que les descendants modifiйs d'une espиce quelconque rйussissent d'autant mieux que leur structure est plus diversifiйe et qu'ils peuvent ainsi s'emparer de places occupйes par d'autres кtres. Examinons maintenant comment ces avantages rйsultant de la divergence des caractиres tendent а agir, quand ils se combinent avec la sйlection naturelle et l'extinction. Le diagramme ci-contre peut nous aider а comprendre ce sujet assez compliquй. Supposons que les lettres A а L reprйsentent les espиces d'un genre riche dans le pays qu'il habite ; supposons, en outre, que ces espиces se ressemblent, а des degrйs inйgaux, comme cela arrive ordinairement dans la nature ; c'est ce qu'indiquent, dans le diagramme, les distances inйgales qui sйparent les lettres. J'ai dit un genre riche, parce que, comme nous l'avons vu dans le second chapitre, plus d'espиces varient en moyenne dans un genre riche que dans un genre pauvre, et que les espиces variables des genres riches prйsentent un plus grand nombre de variйtйs. Nous avons vu aussi que les espиces les plus communes et les plus rйpandues varient plus que les espиces rares dont l'habitat est restreint. Supposons que A reprйsente une espиce variable commune trиs rйpandue, appartenant а un genre riche dans son propre pays. Les lignes ponctuйes divergentes, de longueur inйgale, partant de A, peuvent reprйsenter ses descendants variables. On suppose que les variations sont trиs lйgиres et de la nature la plus diverse ; qu'elles ne paraissent pas toutes simultanйment, mais souvent aprиs de longs intervalles de temps, et qu'elles ne persistent pas non plus pendant des pйriodes йgales. Les variations avantageuses seules persistent, ou, en d'autres termes, font l'objet de la sйlection naturelle. C'est lа que se manifeste l'importance du principe des avantages rйsultant de la divergence des caractиres ; car ce principe dйtermine ordinairement les variations les plus divergentes et les plus diffйrentes (reprйsentйes par les lignes ponctuйes extйrieures), que la sйlection naturelle fixe et accumule. Quand une ligne ponctuйe atteint une des lignes horizontales et que le point de contact est indiquй par une lettre minuscule, accompagnйe d'un chiffre, on suppose qu'il s'est accumulй une quantitй suffisante de variations pour former une variйtй bien tranchйe, c'est-а-dire telle qu'on croirait devoir l'indiquer dans un ouvrage sur la zoologie systйmatique. Les intervalles entre les lignes horizontales du diagramme peuvent reprйsenter chacun mille gйnйrations ou plus. Supposons qu'aprиs mille gйnйrations l'espиce A ait produit deux variйtйs bien tranchйes, c'est-а-dire a1 et m1. Ces deux variйtйs se trouvent gйnйralement encore placйes dans des conditions analogues а celles qui ont dйterminй des variations chez leurs ancкtres, d'autant que la variabilitй est en elle-mкme hйrйditaire ; en consйquence, elles tendent aussi а varier, et ordinairement de la mкme maniиre que leurs ancкtres. En outre, ces deux variйtйs, n'йtant que des formes lйgиrement modifiйes, tendent а hйriter des avantages qui ont rendu leur prototype A plus nombreux que la plupart des autres habitants du mкme pays ; elles participent aussi aux avantages plus gйnйraux qui ont rendu le genre auquel appartiennent leurs ancкtres un genre riche dans son propre pays. Or, toutes ces circonstances sont favorables а la production de nouvelles variйtйs. Si donc ces deux variйtйs sont variables, leurs variations les plus divergentes persisteront ordinairement pendant les mille gйnйrations suivantes. Aprиs cet intervalle, on peut supposer que la variйtй a1 a produit la variйtй a2, laquelle, grвce au principe de la divergence, diffиre plus de A que ne le faisait la variйtй a1. On peut supposer aussi que la variйtй m1 a produit, au bout du mкme laps de temps, deux variйtйs : m2 et s2, diffйrant, l'une de l'autre, et diffйrant plus encore de leur souche commune A. Nous pourrions continuer а suivre ces variйtйs pas а pas pendant une pйriode quelconque. Quelques variйtйs, aprиs chaque sйrie de mille gйnйrations, auront produit une seule variйtй, mais toujours plus modifiйe ; d'autres auront produit deux ou trois variйtйs ; d'autres, enfin, n'en auront pas produit. Ainsi, les variйtйs, ou les descendants modifiйs de la souche commune A, augmentent ordinairement en nombre en revкtant des caractиres de plus en plus divergents. Le diagramme reprйsente cette sйrie jusqu'а la dix-milliиme gйnйration, et, sous une forme condensйe et simplifiйe, jusqu'а la quatorze-milliиme. Je ne prйtends pas dire, bien entendu, que cette sйrie soit aussi rйguliиre qu'elle l'est dans le diagramme, bien qu'elle ait йtй reprйsentйe de faзon assez irrйguliиre ; je ne prйtends pas dire non plus que ces progrиs soient incessants ; il est beaucoup plus probable, au contraire, que chaque forme persiste sans changement pendant de longues pйriodes, puis qu'elle est de nouveau soumise а des modifications. Je ne prйtends pas dire non plus que les variйtйs les plus divergentes persistent toujours ; une forme moyenne peut persister pendant longtemps et peut, ou non, produire plus d'un descendant modifiй. La sйlection naturelle, en effet, agit toujours en raison des places vacantes, ou de celles qui ne sont pas parfaitement occupйes par d'autres кtres, et cela implique des rapports infiniment complexes. Mais, en rиgle gйnйrale, plus les descendants d'une espиce quelconque se modifient sous le rapport de la conformation, plus ils ont de chances de s'emparer de places et plus leur descendance modifiйe tend а augmenter. Dans notre diagramme, la ligne de descendance est interrompue а des intervalles rйguliers par des lettres minuscules chiffrйes ; indiquant les formes successives qui sont devenues suffisamment distinctes pour qu'on les reconnaisse comme variйtйs ; il va sans dire que ces points sont imaginaires et qu'on aurait pu les placer n'importe oщ, en laissant des intervalles assez longs pour permettre l'accumulation d'une somme considйrable de variations divergentes. Comme tous les descendants modifiйs d'une espиce commune et trиs rйpandue, appartenant а un genre riche tendent а participer aux avantages qui ont donnй а leur ancкtre la prйpondйrance dans la lutte pour l'existence, ils se multiplient ordinairement en nombre, en mкme temps que leurs caractиres deviennent plus divergents: ce fait est reprйsentй dans le diagramme par les diffйrentes branches divergentes partant de A. Les descendants modifiйs des branches les plus rйcentes et les plus perfectionnйes tendent а prendre la place des branches plus anciennes et moins perfectionnйes, et par consйquent а les йliminer ; les branches infйrieures du diagramme, qui ne parviennent pas jusqu'aux lignes horizontales supйrieures, indiquent ce fait. Dans quelques cas, sans doute, les modifications portent sur une seule ligne de descendance, et le nombre des descendants modifiйs ne s'accroоt pas, bien que la somme des modifications divergentes ait pu augmenter. Ce cas serait reprйsentй dans le diagramme si toutes les lignes partant de A йtaient enlevйes, а l'exception de celles allant de a1 а a10. Le cheval de course anglais et le limier anglais ont йvidemment divergй lentement de leur souche primitive de la faзon que nous venons d'indiquer, sans qu'aucun d'eux ait produit des branches ou des races nouvelles. Supposons que, aprиs dix mille gйnйrations, l'espиce A ait produit trois formes: a10, f10 et m10, qui, ayant divergй en caractиres pendant les gйnйrations successives, en sont arrivйes а diffйrer largement, mais peut-кtre inйgalement les unes des autres et de leur souche commune. Si nous supposons que la somme des changements entre chaque ligne horizontale du diagramme soit excessivement minime, ces trois formes ne seront encore que des variйtйs bien tranchйes ; mais nous n'avons qu'а supposer un plus grand nombre de gйnйrations, ou une modification un peu plus considйrable а chaque degrй, pour convertir ces trois formes en espиces douteuses ; ou mкme en espиces bien dйfinies. Le diagramme indique donc les degrйs au moyen desquels les petites diffйrences, sйparant les variйtйs, s'accumulent au point de former les grandes diffйrences sйparant les espиces. En continuant la mкme marche un plus grand nombre de gйnйrations, ce qu'indique le diagramme sous une forme condensйe et simplifiйe, nous obtenons huit espиces ; a14 а m14, descendant toutes de A. C'est ainsi, je crois, que les espиces se multiplient et que les genres se forment. Il est probable que, dans un genre riche, plus d'une espиce doit varier. J'ai supposй, dans le diagramme, qu'une seconde espиce, l'a produit, par une marche analogue, aprиs dix mille gйnйrations, soit deux variйtйs bien tranchйes, w10 et z10, soit deux espиces, selon la somme de changements que reprйsentent les lignes horizontales. Aprиs quatorze mille gйnйrations, on suppose que six nouvelles espиces, n14 а z14, ont йtй produites. Dans un genre quelconque ; les espиces qui diffиrent dйjа beaucoup les unes des autres tendent ordinairement а produire le plus grand nombre de descendants modifiйs, car ce sont elles qui ont le plus de chances de s'emparer de places nouvelles et trиs diffйrentes dans l'йconomie de la nature, nature. Aussi ai-je choisi dans le diagramme l'espиce extrкme A et une autre espиce presque extrкme I, comme celles qui ont beaucoup variй, et qui ont produit de nouvelles variйtйs et de nouvelles espиces. Les autres neuf espиces de notre genre primitif, indiquйes par des lettres majuscules, peuvent continuer, pendant des pйriodes plus ou moins longues, а transmettre а leurs descendants leurs caractиres non modifiйs ; ceci est indiquй dans le diagramme par les lignes ponctuйes qui se prolongent plus ou moins loin. Mais, pendant la marche des modifications, reprйsentйes dans le diagramme, un autre de nos principes, celui de l'extinction, a dы jouer un rфle important. Comme, dans chaque pays bien pourvu d'habitants, la sйlection naturelle agit nйcessairement en donnant а une forme, qui fait l'objet de son action, quelques avantages sur d'autres formes dans la lutte pour l'existence, il se produit une tendance constante chez les descendants perfectionnйs d'une espиce quelconque а supplanter et а exterminer, а chaque gйnйration, leurs prйdйcesseurs et leur souche primitive. Il faut se rappeler, en effet, que la lutte la plus vive se produit ordinairement entre les formes qui sont les plus voisines les unes des autres, sous le rapport des habitudes, de la constitution et de la structure. En consйquence, toutes les formes intermйdiaires entre la forme la plus ancienne et la forme la plus nouvelle, c'est-а-dire entre les formes plus ou moins perfectionnйes de la mкme espиce, aussi bien que l'espиce souche elle-mкme, tendent ordinairement а s'йteindre. Il en est probablement de mкme pour beaucoup de lignes collatйrales tout entiиres, vaincues par des formes plus rйcentes et plus perfectionnйes. Si, cependant, le descendant modifiй d'une espиce pйnиtre dans quelque rйgion distincte, ou s'adapte rapidement а quelque rйgion tout а fait nouvelle, il ne se trouve pas en concurrence avec le type primitif et tous deux peuvent continuer а exister. Si donc on suppose que notre diagramme reprйsente une somme considйrable de modifications, l'espиce A et toutes les premiиres variйtйs qu'elle a produites, auront йtй йliminйes et remplacйes par huit nouvelles espиces, a14 а m14 ; et l'espиce I par six nouvelles espиces, n14 а z14. Mais nous pouvons aller plus loin encore. Nous avons supposй que les espиces primitives du genre dont nous nous occupons se ressemblent les unes aux autres а des degrйs inйgaux ; c'est lа ce qui se prйsente souvent dans la nature. L'espиce A est donc plus voisine des espиces B, C, D que des autres espиces, et l'espиce I est plus voisine des espиces G, H, K, L que des premiиres. Nous avons supposй aussi que ces deux espиces, A et I, sont trиs communes et trиs rйpandues, de telle sorte qu'elles devaient, dans le principe, possйder quelques avantages sur la plupart des autres espиces appartenant au mкme genre. Les espиces reprйsentatives, au nombre de quatorze а la quatorziиme gйnйration, ont probablement hйritй de quelques-uns de ces avantages ; elles se sont, en outre, modifiйes, perfectionnйes de diverses maniиres, а chaque gйnйration successive, de faзon а se mieux adapter aux nombreuses places vacantes dans l'йconomie naturelle du pays qu'elles habitent. Il est donc trиs probable qu'elles ont exterminй, pour les remplacer, non seulement les reprйsentants non modifiйs des souches mиres A et I, mais aussi quelques-unes des espиces primitives les plus voisines de ces souches. En consйquence, il doit rester а la quatorziиme gйnйration trиs peu de descendants des espиces primitives. Nous pouvons supposer qu'une espиce seulement, l'espиce F, sur les deux espиces E et F, les moins voisines des deux espиces primitives A, I, a pu avoir des descendants jusqu'а cette derniиre gйnйration. Ainsi que l'indique notre diagramme, les onze espиces primitives sont dйsormais reprйsentйes par quinze espиces. En raison de la tendance divergente de la sйlection naturelle, la somme de diffйrence des caractиres entre les espиces a14 et z14 doit кtre beaucoup plus considйrable que la diffйrence qui existait entre les individus les plus distincts des onze espиces primitives. Les nouvelles espиces, en outre, sont alliйes les unes aux autres d'une maniиre toute diffйrente. Sur les huit descendants de A, ceux indiquйs par les lettres a14, g14 et p14 sont trиs voisins, parce que ce sont des branches rйcentes de a10 ; b14 et f14, ayant divergй а une pйriode beaucoup plus ancienne de a5, sont, dans une certaine mesure, distincts de ces trois premiиres espиces ; et enfin o14, c14 et m14 sont trиs-voisins les uns des autres ; mais, comme elles ont divergй de A au commencement mкme de cette sйrie de modifications, ces espиces doivent кtre assez diffйrentes des cinq autres, pour constituer sans doute un sous-genre ou un genre distinct. Les six descendants de I forment deux sous-genres ou deux genres distincts. Mais, comme, l'espиce primitive I diffйrait beaucoup de A, car elle se trouvait presque а l'autre extrйmitй du genre primitif, les six espиces descendant de I, grвce а l'hйrйditй seule, doivent diffйrer considйrablement des huit espиces descendant de A ; en outre, nous avons supposй que les deux groupes ont continuй а diverger dans des directions diffйrentes. Les espиces intermйdiaires, et c'est lа une considйration fort importante, qui reliaient les espиces originelles A et I, se sont toutes йteintes, а l'exception de F, qui seul a laissй des descendants. En consйquence, les six nouvelles espиces descendant, de I, et les huit espиces descendant de A devront кtre classйes comme des genres trиs distincts, ou mкme comme des sous-familles distinctes. C'est ainsi, je crois, que deux ou plusieurs genres descendent, par suite de modifications, de deux ou de plusieurs espиces d'un mкme genre. Ces deux ou plusieurs espиces souches descendent aussi, а leur tour, de quelque espиce d'un genre antйrieur. Cela est indiquй, dans notre diagramme, par les lignes ponctuйes placйes au-dessous des lettres majuscules, lignes convergeant en groupe vers un seul point. Ce point reprйsente une espиce, l'ancкtre supposй de nos sous-genres et de nos genres. Il est utile de s'arrкter un instant pour considйrer le caractиre de la nouvelle espиce F14, laquelle, avons-nous supposй, n'a plus beaucoup divergй, mais a conservй la forme de F, soit avec quelques lйgиres modifications, soit sans aucun changement. Les affinitйs de cette espиce vis-а-vis des quatorze autres espиces nouvelles doivent кtre nйcessairement trиs curieuses. Descendue d'une forme situйe а peu prиs а йgale distance entre les espиces souches A et I, que nous supposons йteintes et inconnues, elle doit prйsenter, dans une certaine mesure, un caractиre intermйdiaire entre celui des deux groupes descendus de cette mкme espиce. Mais, comme le caractиre de ces deux groupes s'est continuellement йcartй du type souche, la nouvelle espиce F14 ne constitue pas un intermйdiaire immйdiat entre eux ; elle constitue plutфt un intermйdiaire entre les types des deux groupes. Or, chaque naturaliste peut se rappeler, sans doute, des cas analogues. Nous avons supposй, jusqu'а prйsent, que chaque ligne horizontale du diagramme reprйsente mille gйnйrations ; mais chacune d'elles pourrait reprйsenter un million de gйnйrations, ou mкme davantage ; chacune pourrait mкme reprйsenter une des couches successives de la croыte terrestre, dans laquelle on trouve des fossiles. Nous aurons а revenir sur ce point, dans notre chapitre sur la gйologie, et nous verrons alors, je crois, que le diagramme jette quelque lumiиre sur les affinitйs des кtres йteints. Ces кtres, bien qu'appartenant ordinairement aux mкmes ordres, aux mкmes familles ou aux mкmes genres que ceux qui existent aujourd'hui, prйsentent souvent cependant, dans une certaine mesure, des caractиres intermйdiaires entre les groupes actuels ; nous pouvons le comprendre d'autant mieux que les espиces existantes vivaient а diffйrentes йpoques reculйes, alors que les lignes de descendance avaient moins divergй. Je ne vois aucune raison qui oblige а limiter а la formation des genres seuls la sйrie de modifications que nous venons d'indiquer. Si nous supposons que, dans le diagramme, la somme des changements reprйsentйe par chaque groupe successif de lignes ponctuйes divergentes est trиs grande, les formes a14 а p14, b14 et f14, o14 а m14 formeront trois genres bien distincts. Nous aurons aussi deux genres trиs distincts descendant de I et diffйrant trиs considйrablement des descendants de A. Ces deux groupes de genres formeront ainsi deux familles ou deux ordres distincts, selon le somme des modifications divergentes que l'on suppose reprйsentйe par le diagramme. Or, les deux nouvelles familles, ou les deux ordres nouveaux, descendent de deux espиces appartenant а un mкme genre primitif, et on peut supposer que ces espиces descendent de formes encore plus anciennes et plus inconnues. Nous avons vu que, dans chaque pays, ce sont les espиces appartenant aux genres les plus riches qui prйsentent le plus souvent des variйtйs ou des espиces naissantes. On aurait pu s'y attendre ; en effet, la sйlection naturelle agissant seulement sur les individus ou les formes qui, grвce а certaines qualitйs, l'emportent sur d'autres dans la lutte pour l'existence, elle exerce principalement son action sur ceux qui possиdent dйjа certains avantages ; or, l'йtendue d'un groupe quelconque prouve que les espиces qui le composent ont hйritй de quelques qualitйs possйdйes par un ancкtre commun. Aussi, la lutte pour la production de descendants nouveaux et modifiйs s'йtablit principalement entre les groupes les plus riches qui essayent tous de se multiplier. Un groupe riche l'emporte lentement sur un autre groupe considйrable, le rйduit en nombre et diminue ainsi ses chances de variation et de perfectionnement. Dans un mкme groupe considйrable, les sous-groupes les plus rйcents et les plus perfectionnйs, augmentant sans cesse, s'emparant а а chaque instant de nouvelles places dans l'йconomie de la nature, tendent constamment aussi а supplanter et а dйtruire les sous-groupes les plus anciens et les moins perfectionnйs Enfin, les groupes et les sous-groupes peu nombreux et vaincus finissent par disparaоtre. Si nous portons les yeux sur l'avenir, nous pouvons prйdire que les groupes d'кtres organisйs qui sont aujourd'hui riches et dominants, qui ne sont pas encore entamйs, c'est-а-dire qui n'ont pas souffert encore la moindre extinction, doivent continuer а augmenter en nombre pendant de longues pйriodes. Mais quels groupes finiront par prйvaloir ? C'est lа ce que personne ne peut prйvoir, car nous savons que beaucoup de groupes, autrefois trиs dйveloppйs, sont aujourd'hui йteints. Si l'on s'occupe d'un avenir encore plus йloignй, on peut prйdire que, grвce а l'augmentation continue et rйguliиre des plus grands groupes, une foule de petits groupes doivent disparaоtre complиtement sans laisser de descendants modifiйs, et qu'en consйquence, bien peu d'espиces vivant а une йpoque quelconque doivent avoir des descendants aprиs un laps de temps considйrable. J'aurai а revenir sur ce point dans le chapitre sur la classification ; mais je puis ajouter que, selon notre thйorie, fort peu d'espиces trиs anciennes doivent avoir des reprйsentants а l'йpoque actuelle ; or, comme tous les descendants de la mкme espиce forment une classe, il est facile de comprendre comment il se fait qu'il y ait si peu de classes dans chaque division principale du royaume animal et du royaume vйgйtal. Bien que peu des espиces les plus anciennes aient laissй des descendants modifiйs, cependant, а d'anciennes pйriodes gйologiques, la terre a pu кtre presque aussi peuplйe qu'elle l'est aujourd'hui d'espиces appartenant а beaucoup de genres, de familles, d'ordres et de classes. DU PROGRES POSSIBLE DE L'ORGANISATION. La sйlection naturelle agit exclusivement au moyen de la conservation et de l'accumulation des variations qui sont utiles а chaque individu dans les conditions organiques et inorganiques oщ il peut se trouver placй а toutes les pйriodes de la vie. Chaque кtre, et c'est lа le but final du progrиs, tend а se perfectionner de plus en plus relativement а ces conditions. Ce perfectionnement conduit inйvitablement au progrиs graduel de l'organisation du plus grand nombre des кtres vivants dans le monde entier. Mais nous abordons ici un sujet fort compliquй, car les naturalistes n'ont pas encore dйfini, d'une faзon satisfaisante pour tous, ce que l'on doit entendre par « un progrиs de l'organisation ». Pour les vertйbrйs, il s'agit clairement d'un progrиs intellectuel et d'une conformation se rapprochant de celle de l'homme. On pourrait penser que la somme des changements qui se produisent dans les diffйrentes parties et dans les diffйrents organes, au moyen de dйveloppements successifs depuis l'embryon jusqu'а la maturitй, suffit comme terme de comparaison ; mais il y a des cas, certains crustacйs parasites par exemple, chez lesquels plusieurs parties de la conformation deviennent moins parfaites, de telle sorte que l'animal adulte n'est certainement pas supйrieur а la larve. Le criterium de von Baer semble le plus gйnйralement applicable et le meilleur, c'est-а-dire l'йtendue de la diffйrenciation des parties du mкme кtre et la spйcialisation de ces parties pour diffйrentes fonctions, ce а quoi j'ajouterai : а l'йtal adulte ; ou, comme le dirait Milne-Edwards, le perfectionnement de la division du travail physiologique. Mais nous comprendrons bien vite quelle obscuritй rиgne sur ce sujet, si nous йtudions, par exemple, les poissons. En effet, certains naturalistes regardent comme les plus йlevйs dans l'йchelle ceux qui, comme le requin, se rapprochent le plus des amphibies, tandis que d'autres naturalistes considиrent comme les plus йlevйs les poissons osseux ou tйlйostйens, parce qu'ils sont plus rйellement pisciformes et diffиrent le plus des autres classes des vertйbrйs. L'obscuritй du sujet nous frappe plus encore si nous йtudions les plantes, pour lesquelles, bien entendu, le criterium de l'intelligence n'existe pas ; en effet, quelques botanistes rangent parmi les plantes les plus йlevйes celles qui prйsentent sur chaque fleur, а l'йtat complet de dйveloppement, tous les organes, tels que : sйpales, pйtales, йtamines et pistils, tandis que d'autres botanistes, avec plus de raison probablement, accordent le premier rang aux plantes dont les divers organes sont trиs modifiйs et en nombre rйduit. Si nous adoptons, comme criterium d'une haute organisation, la somme de diffйrenciations et de spйcialisations des divers organes chez chaque individu adulte, ce qui comprend le perfectionnement intellectuel du cerveau, la sйlection naturelle conduit clairement а ce but. Tous les physiologistes, en effet, admettent que la spйcialisation des organes est un avantage pour l'individu, en ce sens que, dans cet йtat, les organes accomplissent mieux leurs fonctions ; en consйquence, l'accumulation des variations tendant а la spйcialisation, cette accumulation entre dans le ressort de la sйlection naturelle. D'un autre cфtй, si l'on se rappelle que tous les кtres organisйs tendent а se multiplier rapidement et а s'emparer de toutes les places inoccupйes, ou moins bien occupйes dans l'йconomie de la nature, il est facile de comprendre qu'il est trиs possible que la sйlection naturelle prйpare graduellement un individu pour une situation dans laquelle plusieurs organes lui seraient superflus ou inutiles ; dans ce cas, il y aurait une rйtrogradation rйelle dans l'йchelle de l'organisation. Nous discuterons avec plus de profit, dans le chapitre sur la succession gйologique, la question de savoir si, en rиgle gйnйrale, l'organisation a fait des progrиs certains depuis les pйriodes gйologiques les plus reculйes jusqu'а nos jours. Mais pourra-t-on dire, si tous les кtres organisйs tendent ainsi а s'йlever dans l'йchelle, comment se fait-il qu'une foule de formes infйrieures existent encore dans le monde ? Comment se fait-il qu'il y ait, dans chaque grande classe, des formes beaucoup plus dйveloppйes que certaines autres ? Pourquoi les formes les plus perfectionnйes n'ont-elles pas partout supplantй et exterminй les formes infйrieures ? Lamarck, qui croyait а une tendance innйe et fatale de tous les кtres organisйs vers la perfection, semble avoir si bien pressenti cette difficultй qu'il a йtй conduit а supposer que des formes simples et nouvelles sont constamment produites par la gйnйration spontanйe. La science n'a pas encore prouvй le bien fondй de cette doctrine, quoi qu'elle puisse, d'ailleurs, nous rйvйler dans l'avenir. D'aprиs notre thйorie, l'existence persistante des organismes infйrieurs n'offre aucune difficultй ; en effet, la sйlection naturelle, ou la persistance du plus apte, ne comporte pas nйcessairement un dйveloppement progressif, elle s'empare seulement des variations qui se prйsentent et qui sont utiles а chaque individu dans les rapports complexes de son existence. Et, pourrait-on dire, quel avantage y aurait-il, autant que nous pouvons en juger, pour un animalcule infusoire, pour un ver intestinal, ou mкme pour un ver de terre, а acquйrir une organisation supйrieure ? Si cet avantage n'existe pas, la sйlection naturelle n'amйliore que fort peu ces formes, et elle les laisse, pendant des pйriodes infinies, dans leurs conditions infйrieures actuelles. Or, la gйologie nous enseigne que quelques formes trиs infйrieures, comme les infusoires et les rhizopodes, ont conservй leur йtat actuel depuis une pйriode immense. Mais il serait bien tйmйraire de supposer que la plupart des nombreuses formes infйrieures existant aujourd'hui n'ont fait aucun progrиs depuis l'apparition de la vie sur la terre ; en effet, tous les naturalistes qui ont dissйquй quelques-uns de ces кtres, qu'on est d'accord pour placer au plus bas de l'йchelle, doivent avoir йtй frappйs de leur organisation si йtonnante et si belle. Les mкmes remarques peuvent s'appliquer aussi, si nous examinons les mкmes degrйs d'organisation, dans chacun des grands groupes ; par exemple, la coexistence des mammifиres et des poissons chez les vertйbrйs, celle de l'homme et de l'ornithorhynque chez les mammifиres, celle du requin et du branchiostome (Amphioxus) chez les poissons. Ce dernier poisson, par l'extrкme simplicitй de sa conformation, se rapproche beaucoup des invertйbrйs. Mais les mammifиres et les poissons n'entrent guиre en lutte les uns avec les autres ; les progrиs de la classe entiиre des mammifиres, ou de certains individus de cette classe, en admettant mкme que ces progrиs les conduisent а la perfection, ne les amиneraient pas а prendre la place des poissons. Les physiologistes croient que, pour acquйrir toute l'activitй dont il est susceptible, le cerveau doit кtre baignй de sang chaud, ce qui exige une respiration aйrienne. Les mammifиres а sang chaud se trouvent donc placйs dans une position fort dйsavantageuse quand ils habitent l'eau ; en effet, ils sont obligйs de remonter continuellement а la surface pour respirer. Chez les poissons, les membres de la famille du requin ne tendent pas а supplanter le branchiostome, car ce dernier, d'aprиs Fritz Muller, a pour seul compagnon et pour seul concurrent., sur les cфtes sablonneuses et stйriles du Brйsil mйridional, un annйlide anormal. Les trois ordres infйrieurs de mammifиres, c'est-а-dire les marsupiaux, les йdentйs et les rongeurs, habitent, dans l'Amйrique mйridionale, la mкme rйgion que de nombreuses espиces de singes, et, probablement, ils s'inquiиtent fort peu les uns des autres. Bien que l'organisation ait pu, en somme, progresser, et qu'elle progresse encore dans le monde entier, il y aura cependant toujours bien des degrйs de perfection ; en effet, le perfectionnement de certaines classes entiиres, ou de certains individus de chaque classe, ne conduit pas nйcessairement а l'extinction des groupes avec lesquels ils ne se trouvent pas en concurrence active. Dans quelques cas, comme nous le verrons bientфt, les organismes infйrieurs paraissent avoir persistй jusqu'а l'йpoque actuelle, parce qu'ils habitent des rйgions restreintes et fermйes, oщ ils ont йtй soumis а une concurrence moins active, et oщ leur petit nombre a retardй la production de variations favorables. Enfin, je crois que beaucoup d'organismes infйrieurs existent encore dans le monde en raison de causes diverses. Dans quelques cas, des variations, ou des diffйrences individuelles d'une nature avantageuse, ne se sont jamais prйsentйes, et, par consйquent, la sйlection naturelle n'a pu ni agir ni les accumuler. Dans aucun cas probablement il ne s'est pas йcoulй assez de temps pour permettre tout le dйveloppement possible. Dans quelques cas il doit y avoir eu ce que nous devons dйsigner sous le nom de rйtrogradation d'organisation. Mais la cause principale rйside dans ce fait que, йtant donnйes de trиs simples conditions d'existence, une haute organisation serait inutile, peut-кtre mкme dйsavantageuse, en ce qu'йtant d'une nature plus dйlicate, elle se dйrangerait plus facilement, et serait aussi plus facilement dйtruite. On s'est demandй comment lors de la premiиre apparition de la vie, alors que tous les кtres organisйs, pouvons-nous croire, prйsentaient la conformation la plus simple, les premiers degrйs du progrиs ou de la diffйrenciation des parties ont pu se produire. M. Herbert Spencer rйpondrait probablement que, dиs qu'un organisme unicellulaire simple est devenu, par la croissance ou par la division, un composй de plusieurs cellules, ou qu'il s'est fixй а quelques surfaces d'appui, la loi qu'il a йtablie est entrйe en action, et il exprime ainsi cette loi : « Les unitйs homologues de toute force se diffйrencient а mesure que leurs rapports avec les forces incidentes sont diffйrents. » Mais, comme nous ne connaissons aucun fait qui puisse nous servir de point de comparaison, toute spйculation sur ce sujet serait presque inutile. C'est toutefois une erreur de supposer qu'il n'y a pas eu lutte pour l'existence, et, par consйquent, pas de sйlection naturelle, jusqu'а ce que beaucoup de formes se soient produites ; il peut se produire des variations avantageuses dans une seule espиce, habitant une station isolйe, et toute la masse des individus peut aussi, en consйquence, se modifier, et deux formes distinctes se produire. Mais, comme je l'ai fait remarquer а la fin de l'introduction, personne ne doit s'йtonner de ce qu'il reste encore tant de points inexpliquйs sur l'origine des espиces, si l'on rйflйchit а la profonde ignorance dans laquelle nous sommes sur les rapports mutuels des habitants du monde а notre йpoque, et bien plus encore pendant les pйriodes йcoulйes CONVERGENCE DES CARACTERES. M. H.-C. Watson pense que j'ai attribuй trop d'importance а la divergence des caractиres (dont il paraоt, d'ailleurs, admettre l'importance) et que ce qu'on peut appeler leur convergence a dы йgalement jouer un rфle. Si deux espиces, appartenant а deux genres distincts, quoique voisins, ont toutes deux produit un grand nombre de formes nouvelles et divergentes, il est concevable que ces formes puissent assez se rapprocher les unes des autres pour qu'on doive placer toutes les classes dans le mкme genre ; en consйquence, les descendants de deux genres distincts convergeraient en un seul. Mais, dans la plupart des cas, il serait bien tйmйraire d'attribuer а la convergence une analogie йtroite et gйnйrale de conformation chez les descendants modifiйs de formes trиs distinctes. Les forces molйculaires dйterminent seules la forme d'un cristal ; il n'est donc pas surprenant que des substances diffйrentes puissent parfois revкtir la mкme forme. Mais nous devons nous souvenir que, chez les кtres organisйs, la forme de chacun d'eux dйpend d'une infinitй de rapports complexes, а savoir : les variations qui se sont manifestйes, dues а des causes trop inexplicables pour qu'on puisse les analyser, -- la nature des variations qui ont persistй ou qui ont fait l'objet de la sйlection naturelle, lesquelles dйpendent des conditions physiques ambiantes, et, dans une plus grande mesure encore, des organismes environnants avec lesquels chaque individu est entrй en concurrence, -- et, enfin, l'hйrйditй (йlйment fluctuant en soi) d'innombrables ancкtres dont les formes ont йtй dйterminйes par des rapports йgalement complexes. Il serait incroyable que les descendants de deux organismes qui, dans l'origine, diffйraient d'une faзon prononcйe, aient jamais convergй ensuite d'assez prиs pour que leur organisation totale s'approche de l'identitй. Si cela йtait, nous retrouverions la mкme forme, indйpendamment de toute connexion gйnйsique, dans des formations gйologiques trиs sйparйes ; or, l'йtude des faits observйs s'oppose а une semblable consйquence. M. Watson objecte aussi que l'action continue de la sйlection naturelle, accompagnйe de la divergence des caractиres, tendrait а la production d'un nombre infini de formes spйcifiques. Il semble probable, en ce qui concerne tout au moins les conditions physiques, qu'un nombre suffisant d'espиces s'adapterait bientфt а toutes les diffйrences de chaleur, d'humiditй, etc., quelque considйrables que soient ces diffйrences ; mais j'admets complиtement que les rapports rйciproques des кtres organisйs sont plus importants. Or, а mesure que le nombre des espиces s'accroоt dans un pays quelconque, les conditions organiques de la vie doivent devenir de plus en plus complexes. En consйquence, il ne semble y avoir, а premiиre vue, aucune limite а la quantitй des diffйrences avantageuses de structure et, par consйquent aussi, au nombre des espиces qui pourraient кtre produites. Nous ne savons mкme pas si les rйgions les plus riches possиdent leur maximum de formes spйcifiques : au cap de Bonne-Espйrance et en Australie, oщ vivent dйjа un nombre si йtonnant d'espиces, beaucoup de plantes europйennes se sont acclimatйes. Mais la gйologie nous dйmontre que, depuis une йpoque fort ancienne de la pйriode tertiaire, le nombre des espиces de coquillages et, depuis le milieu de cette mкme pйriode, le nombre des espиces de mammifиres n'ont pas beaucoup augmentй, en admettant mкme qu'ils aient augmentй un peu. Quel est donc le frein qui s'oppose а une augmentation indйfinie du nombre des espиces ? La quantitй des individus (je n'entends pas dire le nombre des formes spйcifiques) pouvant vivre dans une rйgion doit avoir une limite, car cette quantitй dйpend en grande mesure des conditions extйrieures ; par consйquent, si beaucoup d'espиces habitent une mкme rйgion, chacune de ces espиces, presque toutes certainement, ne doivent кtre reprйsentйes que par un petit nombre d'individus ; en outre, ces espиces sont sujettes а disparaоtre en raison de changements accidentels survenus dans la nature des saisons, ou dans le nombre de leurs ennemis. Dans de semblables cas, l'extermination est rapide, alors qu'au contraire la production de nouvelles espиces est toujours fort lente. Supposons, comme cas extrкme, qu'il y ait en Angleterre autant d'espиces que d'individus : le premier hiver rigoureux, ou un йtй trиs sec, causerait l'extermination de milliers d'espиces. Les espиces rares, et chaque espиce deviendrait rare si le nombre des espиces d'un pays s'accroissait indйfiniment, prйsentent, nous avons expliquй en vertu de quel principe, peu de variations avantageuses dans un temps donnй ; en consйquence, la production de nouvelles formes spйcifiques serait considйrablement retardйe. Quand une espиce devient rare, les croisements consanguins contribuent а hвter son extinction ; quelques auteurs ont pensй qu'il fallait, en grande partie, attribuer а ce fait la disparition de l'aurochs en Lithuanie, du cerf en Corse et de l'ours en Norwиge, etc. Enfin, et je suis disposй а croire que c'est lа l'йlйment le plus important, une espиce dominante, ayant dйjа vaincu plusieurs concurrents dans son propre habitat, tend а s'йtendre et а en supplanter beaucoup d'autres. Alphonse de Candolle a dйmontrй que les espиces qui se rйpandent beaucoup tendeur ordinairement а se rйpandre de plus en plus ; en consйquence, ces espиces tendent а supplanter et а exterminer plusieurs espиces dans plusieurs rйgions et а arrкter ainsi l'augmentation dйsordonnйe des formes spйcifiques sur le globe. Le docteur Hooker a dйmontrй rйcemment qu'а l'extrйmitй sud-est de l'Australie, qui paraоt avoir йtй envahie par de nombreux individus venant de diffйrentes parties du globe, les diffйrentes espиces australiennes indigиnes ont considйrablement diminuй en nombre. Je ne prйtends pas dйterminer quel poids il convient d'attacher а ces diverses considйrations ; mais ces diffйrentes causes rйunies doivent limiter dans chaque pays la tendance а un accroissement indйfini du nombre des formes spйcifiques. RESUME DU CHAPITRE. Si, au milieu des conditions changeantes de l'existence, les кtres organisйs prйsentent des diffйrences individuelles dans presque toutes les parties de leur structure, et ce point n'est pas contestable ; s'il se produit, entre les espиces, en raison de la progression gйomйtrique de l'augmentation des individus, une lutte sйrieuse pour l'existence а un certain вge, а une certaine saison, ou pendant une pйriode quelconque de leur vie, et ce point n'est certainement pas contestable ; alors, en tenant compte de l'infinie complexitй des rapports mutuels de tous les кtres organisйs et de leurs rapports avec les conditions de leur existence, ce qui cause une diversitй infinie et avantageuse des structures, des constitutions et des habitudes, il serait trиs extraordinaire qu'il ne se soit jamais produit des variations utiles а la prospйritй de chaque individu, de la mкme faзon qu'il s'est produit tant de variations utiles а l'homme. Mais, si des variations utiles а un кtre organisй quelconque se prйsentent quelquefois, assurйment les individus qui en sont l'objet ont la meilleure chance de l'emporter dans la lutte pour l'existence ; puis, en vertu du principe si puissant de l'hйrйditй, ces individus tendent а laisser des descendants ayant le mкme caractиre qu'eux. J'ai donnй le nom de sйlection naturelle а ce principe de conservation ou de persistance du plus apte. Ce principe conduit au perfectionnement de chaque crйature, relativement aux conditions organiques et inorganiques de son existence ; et, en consйquence, dans la plupart des cas, а ce que l'on peut regarder comme un progrиs de l'organisation. Nйanmoins, les formes simples et infйrieures persistent longtemps lorsqu'elles sont bien adaptйes aux conditions peu complexes de leur existence. En vertu du principe de l'hйrйditй des caractиres aux вges correspondants, la sйlection naturelle peut agir sur l'oeuf, sur la graine ou sur le jeune individu, et les modifier aussi facilement qu'elle peut modifier l'adulte. Chez un grand nombre d'animaux, la sйlection sexuelle vient en aide а la sйlection ordinaire, en assurant aux mвles les plus vigoureux et les mieux adaptйs le plus grand nombre de descendants. La sйlection sexuelle dйveloppe aussi chez les mвles des caractиres qui leur sont utiles dans leurs rivalitйs ou dans leurs luttes avec d'autres mвles, caractиres qui peuvent se transmettre а un sexe seul ou aux deux sexes, suivant la forme d'hйrйditй prйdominante chez l'espиce. La sйlection naturelle a-t-elle rйellement jouй ce rфle ? a-t-elle rйellement adaptй les formes diverses de la vie а leurs conditions et а leurs stations diffйrentes ? C'est en pesant les faits exposйs dans les chapitres suivants que nous pourrons en juger. Mais nous avons dйjа vu comment la sйlection naturelle dйtermine l'extinction ; or, l'histoire et la gйologie nous dйmontrent clairement quel rфle l'extinction a jouй dans l'histoire zoologique du monde. La sйlection naturelle conduit aussi а la divergence des caractиres ; car, plus les кtres organisйs diffиrent les uns les autres sous le rapport de la structure, des habitudes et de la constitution, plus la mкme rйgion peut en nourrir un grand nombre ; nous en avons eu la preuve en йtudiant les habitants d'une petite rйgion et les productions acclimatйes. Par consйquent, pendant la modification des descendants d'une espиce quelconque, pendant la lutte incessante de toutes les espиces pour s'accroоtre en nombre, plus ces descendants deviennent diffйrents, plus ils ont de chances de rйussir dans la lutte pour l'existence. Aussi, les petites diffйrences qui distinguent les variйtйs d'une mкme espиce tendent rйguliиrement а s'accroоtre jusqu'а ce qu'elles deviennent йgales aux grandes diffйrences qui existent entre les espиces d'un mкme genre, ou mкme entre des genres distincts. Nous avons vu que ce sont les espиces communes trиs rйpandues et ayant un habitat considйrable, et qui, en outre, appartiennent aux genres les plus riches de chaque classe, qui varient le plus, et que ces espиces tendent а transmettre а leurs descendants modifiйs cette supйrioritй qui leur assure aujourd'hui la domination dans leur propre pays. La sйlection naturelle, comme nous venons de le faire remarquer, conduit а la divergence des caractиres et а l'extinction complиte des formes intermйdiaires et moins perfectionnйes. En partant de ces principes, en peut expliquer la nature des affinitйs et les distinctions ordinairement bien dйfinies qui existent entre les innombrables кtres organisйs de chaque classe а la surface du globe. Un fait vйritablement йtonnant et que nous mйconnaissons trop, parce que nous sommes peut-кtre trop familiarisйs avec lui, c'est que tous les animaux et toutes les plantes, tant dans le temps que dans l'espace, se trouvent rйunis par groupes subordonnйs а d'autres groupes d'une mкme maniиre que nous remarquons partout, c'est-а-dire que les variйtйs d'une mкme espиce les plus voisines les unes des autres, et que les espиces d'un mкme genre moins йtroitement et plus inйgalement alliйes, forment des sections et des sous-genres ; que les espиces de genres distincts encore beaucoup moins proches et, enfin, que les genres plus ou moins semblables forment des sous-familles, des familles, des ordres, des sous-classes et des classes. Les divers groupes subordonnйs d'une classe quelconque ne peuvent pas кtre rangйs sur une seule ligne, mais semblent se grouper autour de certains points, ceux-lа autour d'autres, et ainsi de suite en cercles presque infinis. Si les espиces avaient йtй crййes indйpendamment les unes des autres, on n'aurait pu expliquer cette sorte de classification ; elle s'explique facilement, au contraire, par l'hйrйditй et par l'action complexe de la sйlection naturelle, produisant l'extinction et la divergence des caractиres, ainsi que le dйmontre notre diagramme. On a quelquefois reprйsentй sous la figure d'un grand arbre les affinitйs de tous les кtres de la mкme classe, et je crois que cette image est trиs juste sous bien des rapports. Les rameaux et les bourgeons reprйsentent les espиces existantes ; les branches produites pendant les annйes prйcйdentes reprйsentent la longue succession des espиces йteintes. A chaque pйriode de croissance, tous les rameaux essayent de pousser des branches de toutes parts, de dйpasser et de tuer les rameaux et les branches environnantes, de la mкme faзon que les espиces et les groupes d'espиces ont, dans tous les temps, vaincu d'autres espиces dans la grande lutte pour l'existence. Les bifurcations du tronc, divisйes en grosses branches, et celles-ci en branches moins grosses et plus nombreuses, n'йtaient autrefois, alors que l'arbre йtait jeune, que des petits rameaux bourgeonnants ; or, cette relation entre les anciens bourgeons et les nouveaux au moyen des branches ramifiйes reprйsente bien la classification de toutes les espиces йteintes et vivantes en groupes subordonnйs а d'autres groupes. Sur les nombreux rameaux qui prospйraient alors que l'arbre n'йtait qu'un arbrisseau, deux ou trois seulement, transformйs aujourd'hui en grosses branches, ont survйcu et portent les ramifications subsйquentes ; de mкme ; sur les nombreuses espиces qui vivaient pendant les pйriodes gйologiques йcoulйes depuis si longtemps, bien peu ont laissй des descendants vivants et modifiйs. Dиs la premiиre croissance de l'arbre, plus d'une branche a dы pйrir et tomber ; or, ces branches tombйes de grosseur diffйrente peuvent reprйsenter les ordres, les familles et les genres tout entiers, qui n'ont plus de reprйsentants vivants, et que nous ne connaissons qu'а l'йtat fossile. De mкme que nous voyons за et lа sur l'arbre une branche mince, йgarйe, qui a surgi de quelque bifurcation infйrieure, et qui, par suite d'heureuses circonstances, est encore vivante, et atteint le sommet de l'arbre, de mкme nous rencontrons accidentellement quelque animal, comme l'ornithorhynque ou le lйpidosirиne, qui, par ses affinitйs, rattache, sous quelques rapports, deux grands embranchements de l'organisation, et qui doit probablement а une situation isolйe d'avoir йchappй а une concurrence fatale. De mкme que les bourgeons produisent de nouveaux bourgeons, et que ceux-ci, s'ils sont vigoureux, forment des branches qui йliminent de tous cфtйs les branches plus faibles, de mкme je crois que la gйnйration en a agi de la mкme faзon pour le grand arbre de la vie, dont les branches mortes et brisйes sont enfouies dans les couches de l'йcorce terrestre, pendant que ses magnifiques ramifications, toujours vivantes, et sans cesse renouvelйes, en couvrant la surface. CHAPITRE V. DES LOIS DE LA VARIATION. Effets du changement des conditions. - Usage et non-usage des parties combinйes avec la sйlection naturelle ; organes du vol et de la vue. - Acclimatation. - Variations corrйlatives. - Compensation et йconomie de croissance. - Fausses corrйlations. - Les organismes infйrieurs multiples et rudimentaires sont variables. - Les parties dйveloppйes de faзon extraordinaire sont trиs variables ; les caractиres spйcifiques sont plus variables que les caractиres gйnйriques ; les caractиres sexuels secondaires sont trиs variables. - Les espиces du mкme genre varient d'une maniиre analogue. - Retour а des caractиres depuis longtemps perdus. - Rйsumй. J'ai, jusqu'а prйsent, parlй des variations -- si communes et si diverses chez les кtres organisйs rйduits а l'йtat de domesticitй, et, а un degrй moindre, chez ceux qui se trouvent а l'йtat sauvage -- comme si elles йtaient dues au hasard. C'est lа, sans contredit, une expression bien incorrecte ; peut-кtre, cependant, a-t-elle un avantage en ce qu'elle sert а dйmontrer notre ignorance absolue sur les causes de chaque variation particuliиre. Quelques savants croient qu'une des fonctions du systиme reproducteur consiste autant а produire des diffйrences individuelles, ou des petites dйviations de structure, qu'а rendre les descendants semblables а leurs parents. Mais le fait que les variations et les monstruositйs se prйsentent beaucoup plus souvent а l'йtat domestique qu'а l'йtat de nature, le fait que les espиces ayant un habitat trиs йtendu sont plus variables que celles ayant un habitat restreint, nous autorisent а conclure que la variabilitй doit avoir ordinairement quelque rapport avec les conditions d'existence auxquelles chaque espиce a йtй soumise pendant plusieurs gйnйrations successives. J'ai essayй de dйmontrer, dans le premier chapitre, que les changements des conditions agissent de deux faзons : directement, sur l'organisation entiиre, ou sur certaines parties seulement de l'organisme ; indirectement, au moyen du systиme reproducteur. En tout cas, il y a deux facteurs : la nature de l'organisme, qui est de beaucoup le plus important des deux, et la nature des conditions ambiantes. L'action directe du changement des conditions conduit а des rйsultats dйfinis ou indйfinis. Dans ce dernier cas, l'organisme semble devenir plastique, et nous nous trouvons en prйsence d'une grande variabilitй flottante. Dans le premier cas, la nature de l'organisme est telle qu'elle cиde facilement, quand on la soumet а de certaines conditions et tous, ou presque tous les individus, se modifient de la mкme maniиre. Il est trиs difficile de dйterminer jusqu'а quel point le changement des conditions, tel, par exemple, que le changement de climat, d'alimentation, etc., agit d'une faзon dйfinie. Il y a raison de croire que, dans le cours du temps, les effets de ces changements sont plus considйrables qu'on ne peut l'йtablir par la preuve directe. Toutefois, nous pouvons conclure, sans craindre de nous tromper, qu'on ne peut attribuer uniquement а une cause agissante semblable les adaptations de structure, si nombreuses et si complexes, que nous observons dans la nature entre les diffйrents кtres organisйs. Dans les cas suivants, les conditions ambiantes semblent avoir produit un lйger effet dйfini : E. Forbes affirme que les coquillages, а l'extrйmitй mйridionale de leur habitat, revкtent, quand ils vivent dans des eaux peu profondes, des couleurs beaucoup plus brillantes que les coquillages de la mкme espиce, qui vivent plus au nord et а une plus grande profondeur ; mais cette loi ne s'applique certainement pas toujours. M. Gould a observй que les oiseaux de la mкme espиce sont plus brillamment colorйs, quand ils vivent dans un pays oщ le ciel est toujours pur, que lorsqu'ils habitent prиs des cфtes ou sur des оles ; Wollaston assure que la rйsidence prиs des bords de la mer affecte la couleur des insectes. Moquin-Tandon donne une liste de plantes dont les feuilles deviennent charnues, lorsqu'elles croissent prиs des bords de la mer, bien que cela ne se produise pas dans toute autre situation. Ces organismes, lйgиrement variables, sont intйressants, en ce sens qu'ils prйsentent des caractиres analogues а ceux que possиdent les espиces exposйes а des conditions semblables. Quand une variation constitue un avantage si petit qu'il soit pour un кtre quelconque, on ne saurait dire quelle part il convient d'attribuer а l'action accumulatrice de la sйlection naturelle, et quelle part il convient d'attribuer а l'action dйfinie des conditions d'existence. Ainsi, tous les fourreurs savent fort bien que les animaux de la mкme espиce ont une fourrure d'autant plus йpaisse et d'autant plus belle, qu'ils habitent un pays plus septentrional ; mais qui peut dire si cette diffйrence provient de ce que les individus les plus chaudement vкtus ont йtй favorisйs et ont persistй pendant de nombreuses gйnйrations, ou si elle est une consйquence de la rigueur du climat ? Il paraоt, en effet, que le climat exerce une certaine action directe sur la fourrure de nos quadrupиdes domestiques. On pourrait citer, chez une mкme espиce, des exemples de variations analogues, bien que cette espиce soit exposйe а des conditions ambiantes aussi diffйrentes que possible ; d'autre part, on pourrait citer des variations diffйrentes produites dans des conditions ambiantes qui paraissent identiques. Enfin, tous les naturalistes pourraient citer des cas innombrables d'espиces restant absolument les mкmes, c'est-а-dire qui ne varient en aucune faзon, bien qu'elles vivent sous les climats les plus divers. Ces considйrations me font pencher а attribuer moins de poids а l'action directe des conditions ambiantes qu'а une tendance а la variabilitй, due а des causes que nous ignorons absolument. On peut dire que dans un certain sens non seulement les conditions d'existence dйterminent, directement ou indirectement, les variations, mais qu'elles influencent aussi la sйlection naturelle ; les conditions dйterminent, en effet, la persistance de telle ou telle variйtй. Mais quand l'homme se charge de la sйlection, il est facile de comprendre que les deux йlйments du changement sont distincts ; la variabilitй se produit d'une faзon quelconque, mais c'est la volontй de l'homme qui accumule les variations dans certaines directions ; or, cette intervention rйpond а la persistance du plus apte а l'йtat de nature. EFFETS PRODUITS PAR LA SELECTION NATURELLE SUR L'ACCROISSEMENT DE L'USAGE ET DU NON-USAGE DES PARTIES. Les faits citйs dans le premier chapitre ne permettent, je crois, aucun doute sur ce point : que l'usage, chez nos animaux domestiques renforce et dйveloppe certaines parties, tandis que le non-usage les diminue ; et, en outre, que ces modifications sont hйrйditaires. A l'йtat de nature, nous n'avons aucun terme de comparaison qui nous permette de juger des effets d'un usage ou d'un non-usage constant, car nous ne connaissons pas les formes type ; mais, beaucoup d'animaux possиdent des organes dont on ne peut expliquer la prйsence que par les effets du non-usage. Y a-t-il, comme le professeur Owen l'a fait remarquer, une anomalie plus grande dans la nature qu'un oiseau qui ne peut pas voler ; cependant, il y en a plusieurs dans cet йtat. Le canard а ailes courtes de l'Amйrique mйridionale doit se contenter de battre avec ses ailes la surface de l'eau, et elles sont, chez lui, а peu prиs dans la mкme condition que celles du canard domestique d'Aylesbury ; en outre, s'il faut en croire M. Cunningham, ces canards peuvent voler quand ils sont tout jeunes, tandis qu'ils en sont incapables а l'вge adulte. Les grands oiseaux qui se nourrissent sur le sol, ne s'envolent guиre que pour йchapper au danger ; il est donc probable que le dйfaut d'ailes, chez plusieurs oiseaux qui habitent actuellement ou qui, derniиrement encore, habitaient des оles ocйaniques, oщ ne se trouve aucune bкte de proie, provient du non-usage des ailes. L'autruche, il est vrai, habite les continents et est exposйe а bien des dangers auxquels elle ne peut pas se soustraire par le vol, mais elle peut, aussi bien qu'un grand nombre de quadrupиdes, se dйfendre contre ses ennemis а coups de pied. Nous sommes autorisйs а croire que l'ancкtre du genre autruche avait des habitudes ressemblant а celles de l'outarde, et que, а mesure que la grosseur et le poids du corps de cet oiseau augmentиrent pendant de longues gйnйrations successives, l'autruche se servit toujours davantage de ses jambes et moins de ses ailes, jusqu'а ce qu'enfin il lui devоnt impossible de voler. Kirby a fait remarquer, et j'ai observй le mкme fait, que les tarses ou partie postйrieure des pattes de beaucoup de scarabйes mвles qui se nourrissent d'excrйments, sont souvent brisйs ; il a examinй dix-sept spйcimens dans sa propre collection et aucun d'eux n'avait plus la moindre trace des tarses. Chez l'Onites apelles les tarses disparaissent si souvent, qu'on a dйcrit cet insecte comme n'en ayant pas. Chez quelques autres genres, les tarses existent mais а l'йtat rudimentaire. Chez l'Ateuchus, ou scarabйe sacrй des Egyptiens, ils font absolument dйfaut. On ne saurait encore affirmer positivement que les mutilations accidentelles soient hйrйditaires ; toutefois, les cas remarquables observйs par M. Brown-Sйquard, relatifs а la transmission par hйrйditй des effets de certaines opйrations chez le cochon d'Inde, doivent nous empкcher de nier absolument cette tendance. En consйquence, il est peut-кtre plus sage de considйrer l'absence totale des tarses antйrieurs chez l'Ateuchus, et leur йtat rudimentaire chez quelques autres genres, non pas comme des cas de mutilations hйrйditaires, mais comme les effets d'un non-usage longtemps continuй ; en effet, comme beaucoup de scarabйes qui se nourrissent d'excrйments ont perdu leurs tarses, cette disparition doit arriver а un вge peu avancй de leur existence, et, par consйquent, les tarses ne doivent pas avoir beaucoup d'importance pour ces insectes, ou ils ne doivent pas s'en servir beaucoup. Dans quelques cas, on pourrait facilement attribuer au dйfaut d'usage certaines modifications de structure qui sont surtout dues а la sйlection naturelle. M. Wollaston a dйcouvert le fait remarquable que, sur cinq cent cinquante espиces de scarabйes (on en connaоt un plus grand nombre aujourd'hui) qui habitent l'оle de Madиre, deux cents sont si pauvrement pourvues d'ailes, qu'elles ne peuvent voler ; il a dйcouvert, en outre, que, sur vingt-neuf genres indigиnes, toutes les espиces appartenant а vingt-trois de ces genres se trouvent dans cet йtat ! Plusieurs faits, а savoir que les scarabйes, dans beaucoup de parties du monde, sont portйs frйquemment en mer par le vent et qu'ils y pйrissent ; que les scarabйes de Madиre, ainsi que l'a observй M. Wollaston, restent cachйs jusqu'а ce que le vent tombe et que le soleil brille ; que la proportion des scarabйes sans ailes est beaucoup plus considйrable dans les dйserts exposйs aux variations atmosphйriques, qu'а Madиre mкme ; que -- et c'est lа le fait le plus extraordinaire sur lequel M. Wollaston a insistй avec beaucoup de raison -- certains groupes considйrables de scarabйes, qui ont absolument besoin d'ailes, autre part si nombreux, font ici presque entiиrement dйfaut ; ces diffйrentes considйrations, dis-je, me portent а croire que le dйfaut d'ailes chez tant de scarabйes а Madиre est principalement dы а l'action de la sйlection naturelle, combinйe probablement avec le non-usage de ces organes. Pendant plusieurs gйnйrations successives, tous les scarabйes qui se livraient le moins au vol, soit parce que leurs ailes йtaient un peu moins dйveloppйes, soit en raison de leurs habitudes indolentes, doivent avoir eu la meilleure chance de persister, parce qu'ils n'йtaient pas exposйs а кtre emportйs а la mer ; d'autre part, les individus qui s'йlevaient facilement dans l'air, йtaient plus exposйs а кtre emportйs au large et, par consйquent, а кtre dйtruits. Les insectes de Madиre qui ne se nourrissent pas sur le sol, mais qui, comme certains colйoptиres et certains lйpidoptиres, se nourrissent sur les fleurs, et qui doivent, par consйquent, se servir de leurs ailes pour trouver leurs aliments, ont, comme l'a observй M. Wollaston, les ailes trиs dйveloppйes, au lieu d'кtre diminuйes. Ce fait est parfaitement compatible avec l'action de la sйlection naturelle. En effet, а l'arrivйe d'un nouvel insecte dans l'оle, la tendance au dйveloppement ou а la rйduction de ses ailes, dйpend de ce fait qu'un plus grand nombre d'individus йchappent а la mort, en luttant contre le vent ou en discontinuant de voler. C'est, en somme, ce qui se passe pour des matelots qui ont fait naufrage auprиs d'une cфte ; il est important pour les bons nageurs de pouvoir nager aussi longtemps que possible, mais il vaut mieux pour les mauvais nageurs ne pas savoir nager du tout, et s'attacher au bвtiment naufragй. Les taupes et quelques autres rongeurs fouisseurs ont les yeux rudimentaires, quelquefois mкme complиtement recouverts d'une pellicule et de poils. Cet йtat des yeux est probablement dы а une diminution graduelle, provenant du non-usage, augmentй sans doute par la sйlection naturelle. Dans l'Amйrique mйridionale, un rongeur appelй Tucu-Tuco ou Ctenomys a des habitudes encore plus souterraines que la taupe ; on m'a assurй que ces animaux sont frйquemment aveugles. J'en ai conservй un vivant et celui-lа certainement йtait aveugle ; je l'ai dissйquй aprиs sa mort et j'ai trouvй alors que son aveuglement provenait d'une inflammation de la membrane clignotante. L'inflammation des yeux est nйcessairement nuisible а un animal ; or, comme les yeux ne sont pas nйcessaires aux animaux qui ont des habitudes souterraines, une diminution de cet organe, suivie de l'adhйrence des paupiиres et de leur protection par des poils, pourrait dans ce cas devenir avantageuse ; s'il en est ainsi, la sйlection naturelle vient achever l'oeuvre commencйe par le non-usage de l'organe. On sait que plusieurs animaux appartenant aux classes les plus diverses, qui habitent les grottes souterraines de la Carniole et celles du Kentucky, sont aveugles. Chez quelques crabes, le pйdoncule portant l'oeil est conservй, bien que l'appareil de la vision ait disparu, c'est-а-dire que le support du tйlescope existe, mais que le tйlescope lui-mкme et ses verres font dйfaut. Comme il est difficile de supposer que l'oeil, bien qu'inutile, puisse кtre nuisible а des animaux vivant dans l'obscuritй, on peut attribuer l'absence de cet organe au non-usage. Chez l'un de ces animaux aveugles, le rat de caverne (Neotoma), dont deux spйcimens ont йtй capturйs par le professeur Silliman а environ un demi-mille de l'ouverture de la grotte, et par consйquent pas dans les parties les plus profondes, les yeux йtaient grands et brillants. Le professeur Silliman m'apprend que ces animaux ont fini par acquйrir une vague aptitude а percevoir les objets, aprиs avoir йtй soumis pendant un mois а une lumiиre graduйe. Il est difficile d'imaginer des conditions ambiantes plus semblables que celles de vastes cavernes, creusйes dans de profondes couches calcaires, dans des pays ayant а peu prиs le mкme climat. Aussi, dans l'hypothиse que les animaux aveugles ont йtй crййs sйparйment pour les cavernes d'Europe et d'Amйrique, on doit s'attendre а trouver une grande analogie dans leur organisation et leurs affinitйs. Or, la comparaison des deux faunes nous prouve qu'il n'en est pas ainsi. Schiцdte fait remarquer, relativement aux insectes seuls : « Nous ne pouvons donc considйrer l'ensemble du phйnomиne que comme un fait purement local, et l'analogie qui existe entre quelques faunes qui habitent la caverne du Mammouth (Kentucky) et celles qui habitent les cavernes de la Carniole, que comme l'expression de l'analogie qui s'observe gйnйralement entre la faune de l'Europe et celle de l'Amйrique du Nord. » Dans l'hypothиse oщ je me place, nous devons supposer que les animaux amйricains, douйs dans la plupart des cas de la facultй ordinaire de la vue, ont quittй le monde extйrieur, pour s'enfoncer lentement et par gйnйrations successives dans les profondeurs des cavernes du Kentucky, ou, comme l'ont fait d'autres animaux, dans les cavernes de l'Europe. Nous possйdons quelques preuves de la gradation de cette habitude ; Schiцdte ajoute en effet ; « Nous pouvons donc regarder les faunes souterraines comme de petites ramifications qui, dйtachйes des faunes gйographiques limitйes du voisinage, ont pйnйtrй sous terre et qui, а mesure qu'elles se plongeaient davantage dans l'obscuritй, se sont accommodйes а leurs nouvelles conditions d'existence. Des animaux peu diffйrents des formes ordinaires mйnagent la transition ; puis, viennent ceux conformйs pour vivre dans un demi-jour ; enfin, ceux destinйs а l'obscuritй complиte et dont la structure est toute particuliиre, » Je dois ajouter que ces remarques de Schiцdte s'appliquent, non а une mкme espиce, mais а plusieurs espиces distinctes. Quand, aprиs d'innombrables gйnйrations, l'animal atteint les plus grandes profondeurs, le non-usage de l'organe a plus ou moins complиtement atrophiй l'oeil, et la sйlection naturelle lui a, souvent aussi, donnй une sorte de compensation pour sa cйcitй en dйterminant un allongement des antennes. Malgrй ces modifications, nous devons encore trouver certaines affinitйs entre les habitants des cavernes de l'Amйrique et les autres habitants de ce continent, aussi bien qu'entre les habitants des cavernes de l'Europe et ceux du continent europйen. Or, le professeur Dana m'apprend qu'il en est ainsi pour quelques-uns des animaux qui habitent les grottes souterraines de l'Amйrique ; quelques-uns des insectes qui habitent les cavernes de l'Europe sont trиs voisins de ceux qui habitent la rйgion adjacente. Dans l'hypothиse ordinaire d'une crйation indйpendante, il serait difficile d'expliquer de faзon rationnelle les affinitйs qui existent entre les animaux aveugles des grottes et les autres habitants du continent. Nous devons, d'ailleurs, nous attendre а trouver, chez les habitants des grottes souterraines de l'ancien et du nouveau monde, l'analogie bien connue que nous remarquons dans la plupart de leurs autres productions. Comme on trouve en abondance, sur des rochers ombragйs, loin des grottes, une espиce aveugle de Bathyscia, la perte de la vue chez l'espиce de ce genre qui habite les grottes souterraines, n'a probablement aucun rapport avec l'obscuritй de son habitat ; il semble tout naturel, en effet, qu'un insecte dйjа privй de la vue s'adapte facilement а vivre dans les grottes obscures. Un autre genre aveugle (Anophthalmus) offre, comme l'a fait remarquer M. Murray, cette particularitй remarquable, qu'on ne le trouve que dans les cavernes ; en outre, ceux qui habitent les diffйrentes cavernes de l'Europe et de l'Amйrique appartiennent а des espиces distinctes ; mais il est possible que les ancкtres de ces diffйrentes espиces, alors qu'ils йtaient douйs de la vue, aient pu habiter les deux continents, puis s'йteindre, а l'exception de ceux qui habitent les endroits retirйs qu'ils occupent actuellement. Loin d'кtre surpris que quelques-uns des habitants des cavernes, comme l'Amblyopsis, poisson aveugle signalй par Agassiz, et le Protйe, йgalement aveugle, prйsentent de grandes anomalies dans leurs rapports avec les reptiles europйens, je suis plutфt йtonnй que nous ne retrouvions pas dans les cavernes un plus grand nombre de reprйsentants d'animaux йteints, en raison du peu de concurrence а laquelle les habitants de ces sombres demeures ont йtй exposйs. ACCLIMATATION. Les habitudes sont hйrйditaires chez les plantes ; ainsi, par exemple, l'йpoque de la floraison, les heures consacrйes au sommeil, la quantitй de pluie nйcessaire pour assurer la germination des graines, etc., et ceci me conduit а dire quelques mots sur l'acclimatation. Comme rien n'est plus ordinaire que de trouver des espиces d'un mкme genre dans des pays chauds et dans des pays froids, il faut que l'acclimatation ait, dans la longue sйrie des gйnйrations, jouй un rфle considйrable, s'il est vrai que toutes les espиces du mкme genre descendent d'une mкme souche. Chaque espиce, cela est йvident, est adaptйe au climat du pays quelle habite ; les espиces habitant une rйgion arctique, ou mкme une rйgion tempйrйe, ne peuvent supporter le climat des tropiques, et vice versa. En outre, beaucoup de plantes grasses ne peuvent supporter les climats humides. Mais on a souvent exagйrй le degrй d'adaptation des espиces aux climats sous lesquels elles vivent. C'est ce que nous pouvons conclure du fait que, la plupart du temps, il nous est impossible de prйdire si une plante importйe pourra supporter notre climat, et de cet autre fait, qu'un grand nombre de plantes et d'animaux, provenant des pays les plus divers, vivent chez nous en excellente santй. Nous avons raison de croire que les espиces а l'йtat de nature sont restreintes а un habitat peu йtendu, bien plus par suite de la lutte qu'elles ont а soutenir avec d'autres кtres organisйs, que par suite de leur adaptation а un climat particulier. Que cette adaptation, dans la plupart des cas, soit ou non trиs rigoureuse, nous n'en avons pas moins la preuve que quelques plantes peuvent, dans une certaine mesure, s'habituer naturellement а des tempйratures diffйrentes, c'est-а-dire s'acclimater. Le docteur Hooker a recueilli des graines de pins et de rhododendrons sur des individus de la mкme espиce, croissant а des hauteurs diffйrentes sur l'Himalaya ; or, ces graines, semйes et cultivйes en Angleterre, possиdent des aptitudes constitutionnelles diffйrentes relativement а la rйsistance au froid. M. Thwaites m'apprend qu'il a observй des faits semblables а Ceylan ; M. H.-C. Watson a fait des observations analogues sur des espиces europйennes de plantes rapportйes des Aзores en Angleterre ; je pourrais citer beaucoup d'autres exemples. A l'йgard des animaux, on peut citer plusieurs faits authentiques prouvant que, depuis les temps historiques, certaines espиces ont йmigrй en grand nombre de latitudes chaudes vers de plus froides, et rйciproquement. Toutefois, nous ne pouvons affirmer d'une faзon positive que ces animaux йtaient strictement adaptйs au climat de leur pays natal, bien que, dans la plupart des cas, nous admettions que cela soit ; nous ne savons pas non plus s'ils se sont subsйquemment si bien acclimatйs dans leur nouvelle patrie, qu'ils s'y sont mieux adaptйs qu'ils ne l'йtaient dans le principe. On pourrait sans doute acclimater facilement, dans des pays tout diffйrents, beaucoup d'animaux vivant aujourd'hui а l'йtat sauvage ; ce qui semble le prouver, c'est que nos animaux domestiques ont йtй originairement choisis par les sauvages, parce qu'ils leur йtaient utiles et parce qu'ils se reproduisaient facilement en domesticitй, et non pas parce qu'on s'est aperзu plus tard qu'on pouvait les transporter dans les pays les plus diffйrents. Cette facultй extraordinaire de nos animaux domestiques а supporter les climats les plus divers, et, ce qui est une preuve encore plus convaincante, а rester parfaitement fйconds partout oщ on les transporte, est sans doute un argument en faveur de la proposition que nous venons d'йmettre. Il ne faudrait cependant pas pousser cet argument trop loin ; en effet, nos animaux domestiques descendent probablement de plusieurs souches sauvages ; le sang, par exemple, d'un loup des rйgions tropicales et d'un loup des rйgions arctiques peut se trouver mйlangй chez nos races de chiens domestiques. On ne peut considйrer le rat et la souris comme des animaux domestiques ; ils n'en ont pas moins йtй transportйs par l'homme dans beaucoup de parties du monde, et ils ont aujourd'hui un habitat beaucoup plus considйrable que celui des autres rongeurs ; ils supportent, en effet, le climat froid des оles Fйroл, dans l'hйmisphиre borйal, et des оles Falkland, dans l'hйmisphиre austral, et le climat brыlant de bien des оles de la zone torride. On peut donc considйrer l'adaptation а un climat spйcial comme une qualitй qui peut aisйment se greffer sur cette large flexibilitй de constitution qui paraоt inhйrente а la plupart des animaux. Dans cette hypothиse, la capacitй qu'offre l'homme lui-mкme, ainsi que ses animaux domestiques, de pouvoir supporter les climats les plus diffйrents ; le fait que l'йlйphant et le rhinocйros ont autrefois vйcu sous un climat glacial, tandis que les espиces existant actuellement habitent toutes les rйgions de la zone torride, ne sauraient кtre considйrйs comme des anomalies, mais bien comme des exemples d'une flexibilitй ordinaire de constitution qui se manifeste dans certaines circonstances particuliиres. Quelle est la part qu'il faut attribuer aux habitudes seules ? quelle est celle qu'il faut attribuer а la sйlection naturelle de variйtйs ayant des constitutions innйes diffйrentes ? quelle est celle enfin qu'il faut attribuer а ces deux causes combinйes dans l'acclimatation d'une espиce sous un climat spйcial ? C'est lа une question trиs obscure. L'habitude ou la coutume a sans doute quelque influence, s'il faut en croire l'analogie ; les ouvrages sur l'agriculture et mкme les anciennes encyclopйdies chinoises donnent а chaque instant le conseil de transporter les animaux d'une rйgion dans une autre. En outre, comme il n'est pas probable que l'homme soit parvenu а choisir tant de races et de sous-races, dont la constitution convient si parfaitement aux pays qu'elles habitent, je crois qu'il faut attribuer а l'habitude les rйsultats obtenus. D'un autre cфtй, la sйlection naturelle doit tendre inйvitablement а conserver les individus douйs d'une constitution bien adaptйe aux pays qu'ils habitent. On constate, dans les traitйs sur plusieurs espиces de plantes cultivйes, que certaines variйtйs supportent mieux tel climat que tel autre. On en trouve la preuve dans les ouvrages sur la pomologie publiйs aux Etats-Unis ; on y recommande, en effet, d'employer certaines variйtйs dans les Etats du Nord, et certaines autres dans les Etats du Sud. Or, comme la plupart de ces variйtйs ont une origine rйcente, on ne peut attribuer а l'habitude leurs diffйrences constitutionnelles. On a mкme citй, pour prouver que, dans certains cas, l'acclimatation est impossible, l'artichaut de Jйrusalem, qui ne se propage jamais en Angleterre par semis et dont, par consйquent, on n'a pas pu obtenir de nouvelles variйtйs ; on fait remarquer que cette plante est restйe aussi dйlicate qu'elle l'йtait. On a souvent citй aussi, et avec beaucoup plus de raison, le haricot comme exemple ; mais on ne peut pas dire, dans ce cas, que l'expйrience ait rйellement йtй faite, il faudrait pour cela que, pendant une vingtaine de gйnйrations, quelqu'un prоt la peine de semer des haricots d'assez bonne heure pour qu'une grande partie fыt dйtruite par le froid ; puis, qu'on recueillоt la graine des quelques survivants, en ayant soin d'empкcher les croisements accidentels ; puis, enfin, qu'on recommenзвt chaque annйe cet essai en s'entourant des mкmes prйcautions. Il ne faudrait pas supposer, d'ailleurs, qu'il n'apparaisse jamais de diffйrences dans la constitution des haricots, car plusieurs variйtйs sont beaucoup plus rustiques que d'autres ; c'est lа un fait dont j'ai pu observer moi-mкme des exemples frappants. En rйsumй, nous pouvons conclure que l'habitude ou bien que l'usage et le non-usage des parties ont, dans quelques cas, jouй un rфle considйrable dans les modifications de la constitution et de l'organisme ; nous pouvons conclure aussi que ces causes se sont souvent combinйes avec la sйlection naturelle de variations innйes, et que les rйsultats sont souvent aussi dominйs par cette derniиre cause. VARIATIONS CORRELATIVES. J'entends par cette expression que les diffйrentes parties de l'organisation sont, dans le cours de leur croissance et de leur dйveloppement, si intimement reliйes les unes aux autres, que d'autres parties se modifient quand de lйgиres variations se produisent dans une partie quelconque et s'y accumulent en vertu de l'action de la sйlection naturelle. C'est lа un sujet fort important, que l'on connaоt trиs imparfaitement et dans la discussion duquel on peut facilement confondre des ordres de faits tout diffйrents. Nous verrons bientфt, en effet, que l'hйrйditй simple prend quelquefois une fausse apparence de corrйlation. On pourrait citer, comme un des exemples les plus йvidents de vraie corrйlation, les variations de structure qui, se produisant chez le jeune ou chez la larve, tendent а affecter la structure de l'animal adulte. Les diffйrentes parties homologues du corps, qui, au commencement de la pйriode embryonnaire, ont une structure identique, et qui sont, par consйquent, exposйes а des conditions semblables, sont йminemment sujettes а varier de la mкme maniиre. C'est ainsi, par exemple, que le cфtй droit et le cфtй gauche du corps varient de la mкme faзon ; que les membres antйrieurs, que mкme la mвchoire et les membres varient simultanйment ; on sait que quelques anatomistes admettent l'homologie de la mвchoire infйrieure avec les membres. Ces tendances, je n'en doute pas, peuvent кtre plus ou moins complиtement dominйes par la sйlection naturelle. Ainsi, il a existй autrefois une race de cerfs qui ne portaient d'andouillers que d'un seul cфtй ; or, si cette particularitй avait йtй trиs avantageuse а cette race, il est probable que la sйlection naturelle l'aurait rendue permanente. Les parties homologues, comme l'ont fait remarquer certains auteurs, tendent а se souder, ainsi qu'on le voit souvent dans les monstruositйs vйgйtales ; rien n'est plus commun, en effet, chez les plantes normalement confrontйes, que l'union des parties homologues, la soudure, par exemple des pйtales de la corolle en un seul tube. Les parties dures semblent affecter la forme des parties molles adjacentes ; quelques auteurs pensent que la diversitй des formes qu'affecte le bassin chez les oiseaux, dйtermine la diversitй remarquable que l'on observe dans la forme de leurs reins. D'autres croient aussi que, chez l'espиce humaine, la forme du bassin de la mиre exerce par la pression une influence sur la forme de la tкte de l'enfant. Chez les serpents, selon Schlegel, la forme du corps et le mode de dйglutition dйterminent la position et la forme de plusieurs des viscиres les plus importants. La nature de ces rapports reste frйquemment obscure. M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire insiste fortement sur ce point, que certaines dйformations coexistent frйquemment, tandis que d'autres ne s'observent que rarement sans que nous puissions en indiquer la raison. Quoi de plus singulier que le rapport qui existe, chez les chats, entre la couleur blanche, les yeux bleus et la surditй ; ou, chez les mкmes animaux, entre le sexe femelle et la coloration tricolore ; chez les pigeons, entre l'emplumage des pattes et les pellicules qui relient les doigts externes ; entre l'abondance du duvet, chez les pigeonneaux qui sortent de l'oeuf, et la coloration de leur plumage futur ; ou, enfin, le rapport qui existe chez le chien turc nu, entre les poils et les dents, bien que, dans ce cas, l'homologie joue sans doute un rфle ? Je crois mкme que ci dernier cas de corrйlation ne peut pas кtre accidentel ; si nous considйrons, en effet, les deux ordres de mammifиres dont l'enveloppe dermique prйsente le plus d'anomalie, les cйtacйs (baleines) et les йdentйs (tatous, fourmiliers, etc.), nous voyons qu'ils prйsentent aussi la dentition la plus anormale ; mais, comme l'a fait remarquer M. Mivart, il y a tant d'exceptions а cette rиgle, qu'elle a en somme peu de valeur. Je ne connais pas d'exemple plus propre а dйmontrer l'importance des lois de la corrйlation et de la variation, indйpendamment de l'utilitй et, par consйquent, de toute sйlection naturelle, que la diffйrence qui existe entre les fleurs internes et externes de quelques composйes et de quelques ombellifиres. Chacun a remarquй la diffйrence qui existe entre les fleurettes pйriphйriques et les fleurettes centrales de la marguerite, par exemple ; or, l'atrophie partielle ou complиte des organes reproducteurs accompagne souvent cette diffйrence. En outre, les graines de quelques-unes de ces plantes diffиrent aussi sous le rapport de la forme et de la ciselure. On a quelquefois attribuй ces diffйrences а la pression des involucres sur les fleurettes, ou а leurs pressions rйciproques, et la forme des graines contenues dans les fleurettes pйriphйriques de quelques composйes semble confirmer cette opinion ; mais, chez les ombellifиres, comme me l'apprend le docteur Hooker, ce ne sont certes pas les espиces ayant les capitulйes les plus denses dont les fleurs pйriphйriques et centrales offrent le plus frйquemment des diffйrences. On pourrait penser que le dйveloppement des pйtales pйriphйriques, en enlevant la nourriture aux organes reproducteurs, dйtermine leur atrophie ; mais ce ne peut кtre, en tout cas, la cause unique ; car, chez quelques composйes, les graines des fleurettes internes et externes diffиrent sans qu'il y ait aucune diffйrence dans les corolles. Il se peut que ces diffйrences soient en rapport avec un flux de nourriture diffйrent pour les deux catйgories de fleurettes ; nous savons, tout au moins, que, chez les fleurs irrйguliиres, celles qui sont le plus rapprochйes de l'axe se montrent les plus sujettes а la pйlorie, c'est-а-dire а devenir symйtriques de faзon anormale. J'ajouterai comme exemple de ce fait et comme cas de corrйlation remarquable que, chez beaucoup de pйlargoniums, les deux pйtales supйrieurs de la fleur centrale de la touffe perdent souvent leurs taches de couleur plus foncйe ; cette disposition est accompagnйe de l'atrophie complиte du nectaire adhйrent, et la fleur centrale devient ainsi pйlorique ou rйguliиre. Lorsqu'un des deux pйtales supйrieurs est seul dйcolorй, le nectaire n'est pas tout а fait atrophiй, il est seulement trиs raccourci. Quant au dйveloppement de la corolle, il est trиs probable, comme le dit Sprengel, que les fleurettes pйriphйriques servent а attirer les insectes, dont le concours est trиs utile ou mкme nйcessaire а la fйcondation de la plante ; s'il en est ainsi, la sйlection naturelle a pu entrer en jeu. Mais il paraоt impossible, en ce qui concerne les graines, que leurs diffйrences de formes, qui ne sont pas toujours en corrйlation avec certaines diffйrences de la corolle, puissent leur кtre avantageuses ; cependant, chez les Ombellifиres, ces diffйrences semblent si importantes -- les graines йtant quelquefois orthospermes dans les fleurs extйrieures et coelospermes dans les fleurs centrales -- que de Candolle l'aоnй a basй sur ces caractиres les principales divisions de l'ordre. Ainsi, des modifications de structure, ayant une haute importance aux yeux des classificateurs, peuvent кtre dues entiиrement aux lois de la variation et de la corrйlation, sans avoir, autant du moins que nous pouvons en juger, aucune utilitй pour l'espиce. Nous pouvons quelquefois attribuer а tort а la variation corrйlative des conformations communes а des groupes entiers d'espиces, qui ne sont, en fait, que le rйsultat de l'hйrйditй. Un ancкtre йloignй, en effet, a pu acquйrir, en vertu de la sйlection naturelle, quelques modifications de conformation, puis, aprиs des milliers de gйnйrations, quelques autres modifications indйpendantes. Ces deux modifications, transmises ensuite а tout un groupe de descendants ayant des habitudes diverses, pourraient donc кtre naturellement regardйes comme йtant en corrйlation nйcessaire. Quelques autres corrйlations semblent йvidemment dues au seul mode d'action de la sйlection naturelle. Alphonse de Candolle a remarquй, en effet, qu'on n'observe jamais de graines ailйes dans les fruits qui ne s'ouvrent pas. J'explique ce fait par l'impossibilitй oщ se trouve la sйlection naturelle de donner graduellement des ailes aux graines, si les capsules ne sont pas les premiиres а s'ouvrir ; en effet, c'est dans ce cas seulement que les graines, conformйes de faзon а кtre plus facilement emportйes par le vent, l'emporteraient sur celles moins bien adaptйes pour une grande dispersion. COMPENSATION ET ECONOMIE DE CROISSANCE. Geoffroy Saint-Hilaire l'aоnй et Goethe ont formulй, а peu prиs а la mкme йpoque, la loi de la compensation de croissance ; pour me servir des expressions de Goethe : « afin de pouvoir dйpenser d'un cфtй, la nature est obligйe d'йconomiser de l'autre.» Cette rиgle s'applique, je crois, clans une certaine mesure, а nos animaux domestiques ; si la nutrition se porte en excиs vers une partie ou vers un organe, il est rare qu'elle se porte, en mкme temps, en excиs tout au moins, vers un autre organe ; ainsi, il est difficile de faire produire beaucoup de lait а une vache et de l'engraisser en mкme temps. Les mкmes variйtйs de choux ne produisent pas en abondance un feuillage nutritif et des graines olйagineuses. Quand les graines que contiennent nos fruits tendent а s'atrophier, le fruit lui-mкme gagne beaucoup en grosseur et en qualitй. Chez nos volailles, la prйsence d'une touffe de plumes sur la tкte correspond а un amoindrissement de la crкte, et le dйveloppement de la barbe а une diminution des caroncules. Il est difficile de soutenir que cette loi s'applique universellement chez les espиces а l'йtat de nature ; elle est admise cependant par beaucoup de bons observateurs, surtout par les botanistes. Toutefois, je ne donnerai ici aucun exemple, car je ne vois guиre comment on pourrait distinguer, d'un cфtй, entre les effets d'une partie qui se dйvelopperait largement sous l'influence de la sйlection naturelle et d'une autre partie adjacente qui diminuerait, en vertu de la mкme cause, ou par suite du non-usage ; et, d'un autre cфtй, entre les effets produits par le dйfaut de nutrition d'une partie, grвce а l'excиs de croissance d'une autre partie adjacente. Je suis aussi disposй а croire que quelques-uns des cas de compensation qui ont йtй citйs, ainsi que quelques autres faits, peuvent se confondre dans un principe plus gйnйral, а savoir : que la sйlection naturelle s'efforce constamment d'йconomiser toutes les parties de l'organisme. Si une conformation utile devient moins utile dans de nouvelles conditions d'existence, la diminution de cette conformation s'ensuivra certainement, car il est avantageux pour l'individu de ne pas gaspiller de la nourriture au profit d'une conformation inutile. C'est ainsi seulement que je puis expliquer un fait qui m'a beaucoup frappй chez les cirripиdes, et dont on pourrait citer bien des exemples analogues : quand un cirripиde parasite vit а l'intйrieur d'un autre cirripиde, et est par ce fait abritй et protйgй, il perd plus ou moins complиtement sa carapace. C'est le cas chez l'Ibla mвle, et d'une maniиre encore plus remarquable chez le Proteolepas. Chez tous les autres cirripиdes, la carapace est formйe par un dйveloppement prodigieux des trois segments antйrieurs de la tкte, pourvus de muscles et de nerfs volumineux ; tandis que, chez le Proteolepas parasite et abritй, toute la partie antйrieure de la tкte est rйduite а un simple rudiment, placй а la base d'antennes prйhensiles ; or, l'йconomie d'une conformation complexe et dйveloppйe, devenue superflue, constitue un grand avantage pour chaque individu de l'espиce ; car, dans la lutte pour l'existence, а laquelle tout animal est exposй, chaque Proteolepas a une meilleure chance de vivre, puisqu'il gaspille moins d'aliments. C'est ainsi, je crois, que la sйlection naturelle tend, а la longue, а diminuer toutes les parties de l'organisation, dиs qu'elles deviennent superflues en raison d'un changement d'habitudes ; mais elle ne tend en aucune faзon а dйvelopper proportionnellement les autres parties. Inversement, la sйlection naturelle peut parfaitement rйussir а dйvelopper considйrablement un organe, sans entraоner, comme compensation indispensable, la rйduction de quelques parties adjacentes. LES CONFORMATIONS MULTIPLES, RUDIMENTAIRES ET D'ORGANISATION INFERIEURE SONT VARIABLES. Il semble de rиgle chez les variйtйs et chez les espиces, comme l'a fait remarquer Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, que, toutes les fois qu'une partie ou qu'un organe se trouve souvent rйpйtй dans la conformation d'un individu (par exemple les vertиbres chez les serpents et les йtamines chez les fleurs polyandriques), le nombre en est variable, tandis qu'il est constant lorsque le nombre de ces mкmes parties est plus restreint. Le mкme auteur, ainsi que quelques botanistes, ont, en outre, reconnu que les parties multiples sont extrкmement sujettes а varier. En tant que, pour me servir de l'expression du professeur Owen, cette rйpйtition vйgйtative est un signe d'organisation infйrieure, la remarque qui prйcиde concorde avec l'opinion gйnйrale des naturalistes, а savoir : que les кtres placйs aux degrйs infйrieurs de l'йchelle de l'organisation sont plus variables que ceux qui en occupent le sommet. Je pense que, par infйrioritй dans l'йchelle, on doit entendre ici que les diffйrentes parties de l'organisation n'ont qu'un faible degrй de spйcialisation pour des fonctions particuliиres ; or, aussi longtemps que la mкme partie a des fonctions diverses а accomplir, on s'explique peut-кtre pourquoi elle doit rester variable, c'est-а-dire pourquoi la sйlection naturelle n'a pas conservй ou rejetй toutes les lйgиres dйviations de conformation avec autant de rigueur que lorsqu'une partie ne sert plus qu'а un usage spйcial. On pourrait comparer ces organes а un couteau destinй а toutes sortes d'usages, et qui peut, en consйquence, avoir une forme quelconque, tandis qu'un outil destinй а un usage dйterminй doit prendre une forme particuliиre. La sйlection naturelle, il ne faut jamais l'oublier, ne peut agir qu'en se servant de l'individu, et pour son avantage. On admet gйnйralement que les parties rudimentaires sont sujettes а une grande variabilitй. Nous aurons а revenir sur ce point ; je me contenterai d'ajouter ici que leur variabilitй semble rйsulter de leur inutilitй et de ce que la sйlection naturelle ne peut, en consйquence, empкcher des dйviations de conformation de se produire. UNE PARTIE EXTRAORDINAIREMENT DEVELOPPEE CHEZ UNE ESPECE QUELCONQUE COMPARATIVEMENT A L'ETAT DE LA MEME PARTIE CHEZ LES ESPECES VOISINES, TEND A VARIER BEAUCOUP. M. Waterhouse a fait а ce sujet, il y a quelques annйes, une remarque qui m'a beaucoup frappй. Le professeur Owen semble en кtre arrivй aussi а des conclusions presque analogues. Je ne saurais essayer de convaincre qui que ce soit de la vйritй de la proposition ci-dessus formulйe sans l'appuyer de l'exposй d'une longue sйrie de faits que j'ai recueillis sur ce point, mais qui ne peuvent trouver place dans cet ouvrage. Je dois me borner а constater que, dans ma conviction, c'est lа une rиgle trиs gйnйrale. Je sais qu'il y a lа plusieurs causes d'erreur, mais j'espиre en avoir tenu suffisamment compte. Il est bien entendu que cette rиgle ne s'applique en aucune faзon aux parties, si extraordinairement dйveloppйes qu'elles soient, qui ne prйsentent pas un dйveloppement inusitй chez une espиce ou chez quelques espиces, comparativement а la mкme partie chez beaucoup d'espиces trиs voisines. Ainsi, bien que, dans la classe des mammifиres, l'aile de la chauve-souris soit une conformation trиs anormale, la rиgle ne saurait s'appliquer ici, parce que le groupe entier des chauves-souris possиde des ailes ; elle s'appliquerait seulement si une espиce quelconque possйdait des ailes ayant un dйveloppement remarquable, comparativement aux ailes des autres espиces du mкme genre. Mais cette rиgle s'applique de faзon presque absolue aux caractиres sexuels secondaires, lorsqu'ils se manifestent d'une maniиre inusitйe. Le terme caractиre sexuel secondaire, employй par Hunter, s'applique aux caractиres qui, particuliers а un sexe, ne se rattachent pas directement а l'acte de la reproduction, La rиgle s'applique aux mвles et aux femelles, mais plus rarement а celles-ci, parce qu'il est rare qu'elles possиdent des caractиres sexuels secondaires remarquables. Les caractиres de ce genre, qu'ils soient ou non dйveloppйs d'une maniиre extraordinaire, sont trиs variables, et c'est en raison de ce fait que la rиgle prйcitйe s'applique si complиtement а eux ; je crois qu'il ne peut guиre y avoir de doute sur ce point. Mais les cirripиdes hermaphrodites nous fournissent la preuve que notre rиgle ne s'applique pas seulement aux caractиres sexuels secondaires ; en йtudiant cet ordre, je me suis particuliиrement attachй а la remarque de M. Waterhouse, et je suis convaincu que la rиgle s'applique presque toujours. Dans un futur ouvrage, je donnerai la liste des cas les plus remarquables que j'ai recueillis ; je me bornerai а citer ici un seul exemple qui justifie la rиgle dans son application la plus йtendue. Les valves operculaires des cirripиdes sessiles (balanes) sont, dans toute l'йtendue du terme, des conformations trиs importantes et qui diffиrent extrкmement peu, mкme chez les genres distincts. Cependant, chez les diffйrentes espиces de l'un de ces genres, le genre Pyrgoma, ces valves prйsentent une diversification remarquable, les valves homologues ayant quelquefois une forme entiиrement dissemblable. L'йtendue des variations chez les individus d'une mкme espиce est telle, que l'on peut affirmer, sans exagйration, que les variйtйs de la mкme espиce diffиrent plus les unes des autres par les caractиres tirйs de ces organes importants que ne le font d'autres espиces appartenant а des genres distincts. J'ai particuliиrement examinй les oiseaux sous ce rapport, parce que, chez ces animaux, les individus d'une mкme espиce, habitant un mкme pays, varient extrкmement peu ; or, la rиgle semble certainement applicable а cette classe. Je n'ai pas pu dйterminer qu'elle s'applique aux plantes, mais je dois ajouter que cela m'aurait fait concevoir des doutes sйrieux sur sa rйalitй, si l'йnorme variabilitй des vйgйtaux ne rendait excessivement difficile la comparaison de leur degrй relatif de variabilitй. Lorsqu'une partie, ou un organe, se dйveloppe chez une espиce d'une faзon remarquable ou а un degrй extraordinaire, on est fondй а croire que cette partie ou cet organe a une haute importance pour l'espиce ; toutefois, la partie est dans ce cas trиs sujette а varier. Pourquoi en est-il ainsi ? Je ne peux trouver aucune explication dans l'hypothиse que chaque espиce a fait l'objet d'un acte crйateur spйcial et que tous ses organes, dans le principe, йtaient ce qu'ils sont aujourd'hui. Mais, si nous nous plaзons dans l'hypothиse que les groupes d'espиces descendent d'autres espиces а la suite de modifications opйrйes par la sйlection naturelle, on peut, je crois, rйsoudre en partie cette question. Que l'on me permette d'abord quelques remarques prйliminaires. Si, chez nos animaux domestiques, on nйglige l'animal entier, ou un point quelconque de leur conformation, et qu'on n'applique aucune sйlection, la partie nйgligйe (la crкte, par exemple, chez la poule Dorking) ou la race entiиre, cesse d'avoir un caractиre uniforme ; on pourra dire alors que la race dйgйnиre. Or, le cas est presque identique pour les organes rudimentaires, pour ceux qui n'ont йtй que peu spйcialisйs en vue d'un but particulier et peut-кtre pour les groupes polymorphes ; dans ces cas, en effet, la sйlection naturelle n'a pas exercй ou n'a pas pu exercer soit action, et l'organisme est restй ainsi dans un йtat flottant. Mais, ce qui nous importe le plus ici, c'est que les parties qui, chez nos animaux domestiques, subissent actuellement les changements les plus rapides en raison d'une sйlection continue, sont aussi celles qui sont trиs sujettes а varier. Que l'on considиre les individus d'une mкme race de pigeons et l'on verra quelles prodigieuses diffйrences existent chez les becs des culbutants, chez les becs et les caroncules des messagers, dans le port et la queue des paons, etc., points sur lesquels les йleveurs anglais portent aujourd'hui une attention particuliиre. Il y a mкme des sous-races, comme celle des culbutants courte-face, chez lesquelles il est trиs difficile d'obtenir des oiseaux presque parfaits, car beaucoup s'йcartent de faзon considйrable du type admis. On peut rйellement dire qu'il y a une lutte constante, d'un cфtй entre la tendance au retour а un йtat moins parfait, aussi bien qu'une tendance innйe а de nouvelles variations, et d'autre part, avec l'influence d'une sйlection continue pour que la race reste pure. A la longue, la sйlection l'emporte, et nous ne mettons jamais en ligne de compte la pensйe que nous pourrions йchouer assez misйrablement pour obtenir un oiseau aussi commun que le culbutant commun, d'un bon couple de culbutants courte-face purs. Mais, aussi longtemps que la sйlection agit йnergiquement, il faut s'attendre а de nombreuses variations dans les parties qui sont sujettes а son action. Examinons maintenant ce qui se passe а l'йtat de nature. Quand une partie s'est dйveloppйe d'une faзon extraordinaire chez une espиce quelconque, comparativement а ce qu'est la mкme partie chez les autres espиces du mкme genre, nous pouvons conclure que cette partie a subi d'йnormes modifications depuis l'йpoque oщ les diffйrentes espиces se sont dйtachйes de l'ancкtre commun de ce genre. Il est rare que cette йpoque soit excessivement reculйe, car il est fort rare que les espиces persistent pendant plus d'une pйriode gйologique. De grandes modifications impliquent une variabilitй extraordinaire et longtemps continuйe, dont les effets ont йtй accumulйs constamment par la sйlection naturelle pour l'avantage de l'espиce. Mais, comme la variabilitй de la partie ou de l'organe dйveloppй d'une faзon extraordinaire a йtй trиs grande et trиs continue pendant un laps de temps qui n'est pas excessivement long, nous pouvons nous attendre, en rиgle gйnйrale, а trouver encore aujourd'hui plus de variabilitй dans cette partie que dans les autres parties de l'organisation, qui sont restйes presque constantes depuis une йpoque bien plus reculйe. Or, je suis convaincu que c'est lа la vйritй. Je ne vois aucune raison de douter que la lutte entre la sйlection naturelle d'une part, avec la tendance au retour et la variabilitй d'autre part, ne cesse dans le cours des temps, et que les organes dйveloppйs de la faзon la plus anormale ne deviennent constants. Aussi, d'aprиs notre thйorie, quand un organe, quelque anormal qu'il soit, se transmet а peu prиs dans le mкme йtat а beaucoup de descendants modifiйs, l'aile de la chauve-souris, par exemple, cet organe a dы exister pendant une trиs longue pйriode а peu prиs dans le mкme йtat, et il a fini par n'кtre pas plus variable que toute autre conformation. C'est seulement dans les cas oщ la modification est comparativement rйcente et extrкmement considйrable, que nous devons nous attendre а trouver encore, а un haut degrй de dйveloppement, la variabilitй gйnйrative, comme on pourrait l'appeler. Dans ce cas, en effet, il est rare que la variabilitй ait dйjа йtй fixйe par la sйlection continue des individus variant au degrй et dans le sens voulu, et par l'exclusion continue des individus qui tendent а faire retour vers un йtat plus ancien et moins modifiй. LES CARACTERES SPECIFIQUES SONT PLUS VARIABLES QUE LES CARACTERES GENERIQUES. On peut appliquer au sujet qui va nous occuper le principe que nous venons de discuter. Il est notoire que les caractиres spйcifiques sont plus variables que les caractиres gйnйriques. Je cite un seul exemple pour faire bien comprendre ma pensйe : si un grand genre de plantes renferme plusieurs espиces, les unes portant des fleurs bleues, les autres des fleurs rouges, la coloration n'est qu'un caractиre spйcifique, et personne ne sera surpris de ce qu'une espиce bleue devienne rouge et rйciproquement ; si, au contraire, toutes les espиces portent des fleurs bleues, la coloration devient un caractиre gйnйrique, et la variabilitй de cette coloration constitue un fait beaucoup plus extraordinaire. J'ai choisi cet exemple parce que l'explication qu'en donneraient la plupart des naturalistes ne pourrait pas s'appliquer ici ; ils soutiendraient, en effet, que les caractиres spйcifiques sont plus variables que les caractиres gйnйriques, parce que les premiers impliquent des parties ayant une importance physiologique moindre que ceux que l'on considиre ordinairement quand il s'agit de classer un genre. Je crois que cette explication est vraie en partie, mais seulement de faзon indirecte ; j'aurai, d'ailleurs, а revenir sur ce point en traitant de la classification. Il serait presque superflu de citer des exemples pour prouver que les caractиres spйcifiques ordinaires sont plus variables que les caractиres gйnйriques ; mais, quand il s'agit de caractиres importants, j'ai souvent remarquй, dans les ouvrages sur l'histoire naturelle, que, lorsqu'un auteur s'йtonne que quelque organe important, ordinairement trиs constant, dans un groupe considйrable d'espиces diffиre beaucoup chez des espиces trиs voisines, il est souvent variable chez les individus de la mкme espиce. Ce fait prouve qu'un caractиre qui a ordinairement une valeur gйnйrique devient souvent variable lorsqu'il perd de sa valeur et descend au rang de caractиre spйcifique, bien que son importance physiologique puisse rester la mкme. Quelque chose d'analogue s'applique aux monstruositйs ; Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, tout au moins, ne met pas en doute que, plus un organe diffиre normalement chez les diffйrentes espиces du mкme groupe, plus il est sujet а des anomalies chez les individus. Dans l'hypothиse ordinaire d'une crйation indйpendante pour chaque espиce, comment pourrait-il se faire que la partie de l'organisme qui diffиre de la mкme partie chez d'autres espиces du mкme genre, crййes indйpendamment elles aussi, soit plus variable que les parties qui se ressemblent beaucoup chez les diffйrentes espиces de ce genre ? Quant а moi, je ne crois pas qu'il soit possible d'expliquer ce fait. Au contraire, dans l'hypothиse que les espиces ne sont que des variйtйs fortement prononcйes et persistantes, on peut s'attendre la plupart du temps а ce que les parties de leur organisation qui ont variй depuis une йpoque comparativement rйcente et qui par suite sont devenues diffйrentes, continuent encore а varier. Pour poser la question en d'autres termes : on appelle caractиres gйnйriques les points par lesquels toutes les espиces d'un genre se ressemblent et ceux par lesquels elles diffиrent des genres voisins ; on peut attribuer ces caractиres а un ancкtre commun qui les a transmis par hйrйditй а ses descendants, car il a dы arriver bien rarement que la sйlection naturelle ait modifiй, exactement de la mкme faзon, plusieurs espиces distinctes adaptйes а des habitudes plus ou moins diffйrentes ; or, comme ces prйtendus caractиres gйnйriques ont йtй transmis par hйrйditй avant l'йpoque oщ les diffйrentes espиces se sont dйtachйes de leur ancкtre commun et que postйrieurement ces caractиres n'ont pas variй, ou que, s'ils diffиrent, ils ne le font qu'а un degrй extrкmement minime, il n'est pas probable qu'ils varient actuellement. D'autre part, on appelle caractиres spйcifiques les points par lesquels les espиces diffиrent des autres espaces du mкme genre ; or, comme ces caractиres spйcifiques ont variй et se sont diffйrenciйs depuis l'йpoque oщ les espиces se sont йcartйes de l'ancкtre commun, il est probable qu'ils sont encore variables dans une certaine mesure ; tout au moins, ils sont plus variables que les parties de l'organisation qui sont restйes constantes depuis une trиs longue pйriode. LES CARACTERES SEXUELS SECONDAIRES SONT VARIABLES. Je pense que tous les naturalistes admettront, sans qu'il soit nйcessaire d'entrer dans aucun dйtail, que les caractиres sexuels secondaires sont trиs variables. On admettra aussi que les espиces d'un mкme groupe diffиrent plus les unes des autres sous le rapport des caractиres sexuels secondaires que dans les autres parties de leur organisation : que l'on compare, par exemple, les diffйrences qui existent entre les gallinacйs mвles, chez lesquels les caractиres sexuels secondaires sont trиs dйveloppйs, avec les diffйrences qui existent entre les femelles. La cause premiиre de la variabilitй de ces caractиres n'est pas йvidente ; mais nous comprenons parfaitement pourquoi ils ne sont pas aussi persistants et aussi uniformes que les autres caractиres ; ils sont, en effet, accumulйs par la sйlection sexuelle, dont l'action est moins rigoureuse que celle de la sйlection naturelle ; la premiиre, en effet, n'entraоne pas la mort, elle se contente de donner moins de descendants aux mвles moins favorisйs. Quelle que puisse кtre la cause de la variabilitй des caractиres sexuels secondaires, la sйlection sexuelle a un champ d'action trиs йtendu, ces caractиres йtant trиs variables ; elle a pu ainsi dйterminer, chez les espиces d'un mкme groupe, des diffйrences plus grandes sous ce rapport que sous tous les autres. Il est un fait assez remarquable, c'est que les diffйrences secondaires entre les deux sexes de la mкme espиce portent prйcisйment sur les points mкmes de l'organisation par lesquels les espиces d'un mкme genre diffиrent les unes des autres. Je vais citer а l'appui de cette assertion les deux premiers exemples qui se trouvent sur ma liste ; or, comme les diffйrences, dans ces cas, sont de nature trиs extraordinaire, il est difficile de croire que les rapports qu'ils prйsentent soient accidentels. Un mкme nombre d'articulations des tarses est un caractиre commun а des groupes trиs considйrables de colйoptиres ; or, comme l'a fait remarquer Westwood, le nombre de ces articulations varie beaucoup chez les engidйs, et ce nombre diffиre aussi chez les deux sexes de la mкme espиce. De mкme, chez les hymйnoptиres fouisseurs, le mode de nervation des ailes est un caractиre de haute importance, parce qu'il est commun а des groupes considйrables ; mais la nervation, dans certains genres, varie chez les diverses espиces et aussi chez les deux sexes d'une mкme espиce. Sir J. Lubbock a rйcemment fait remarquer que plusieurs petits crustacйs offrent d'excellents exemples de cette loi. « Ainsi, chez le Pontellus, ce sont les antennes antйrieures et la cinquiиme paire de pattes qui constituent les principaux caractиres sexuels ; ce sont aussi ces organes qui fournissent les principales diffйrences spйcifiques. » Ce rapport a pour moi une signification trиs claire ; je considиre que toutes les espиces d'un mкme genre descendent aussi certainement d'un ancкtre commun, que les deux sexes d'une mкme espиce descendent du mкme ancкtre. En consйquence, si une partie quelconque de l'organisme de l'ancкtre commun, ou de ses premiers descendants, est devenue variable, il est trиs probable que la sйlection naturelle et la sйlection sexuelle se sont emparйes des variations de cette partie pour adapter les diffйrentes espиces а occuper diverses places dans l'йconomie de la nature, pour approprier l'un а l'autre les deux sexes de la mкme espиce, et enfin pour prйparer les mвles а lutter avec d'autres mвles pour la possession des femelles. J'en arrive donc а conclure а la connexitй intime de tous les principes suivants, а savoir : la variabilitй ; plus grande des caractиres spйcifiques, c'est-а-dire ceux qui distinguent les espиces les unes des autres, comparativement а celle des caractиres gйnйriques, c'est-а-dire les caractиres possйdйs en commun par toutes les espиces d'un genre ; -- l'excessive variabilitй que prйsente souvent un point quelconque lorsqu'il est dйveloppй chez une espиce d'une faзon extraordinaire, comparativement а ce qu'il est chez les espиces congйnиres ; et le peu de variabilitй d'un point, quelque dйveloppй qu'il puisse кtre, s'il est commun а un groupe tout entier d'espиces ; -- la grande variabilitй des caractиres sexuels secondaires et les diffйrences considйrables qu'ils prйsentent chez des espиces trиs voisines ; -- les caractиres sexuels secondaires se manifestant gйnйralement sur ces points mкmes de l'organisme oщ portent les diffйrences spйcifiques ordinaires. Tous ces principes dйrivent principalement de ce que les espиces d'un mкme groupe descendent d'un ancкtre commun qui leur a transmis par hйrйditй beaucoup de caractиres communs ; -- de ce que les parties qui ont rйcemment variй de faзon considйrable ont plus de tendance а continuer de le faire que les parties fixes qui n'ont pas variй depuis longtemps ; -- de ce que la sйlection naturelle a, selon le laps de temps йcoulй ; maоtrisй plus ou moins complиtement la tendance au retour et а de nouvelles variations ; -- de ce que la sйlection sexuelle est moins rigoureuse que la sйlection naturelle ; -- enfin, de ce que la sйlection naturelle et la sйlection sexuelle ont accumulй les variations dans les mкmes parties et les ont adaptйes ainsi а diverses fins, soit sexuelles, soit ordinaires. LES ESPECES DISTINCTES PRESENTENT DES VARIATIONS ANALOGUES, DE TELLE SORTE QU'UNE VARIETE D'UNE ESPECE REVET SOUVENT UN CARACTERE PROPRE A UNE ESPECE VOISINE, OU FAIT RETOUR A QUELQUES-UNS DES CARACTERES D'UN ANCETRE ELOIGNE. On comprendra facilement ces propositions en examinant nos races domestiques. Les races les plus distinctes de pigeons, dans des pays trиs йloignйs les uns des autres, prйsentent des sous-variйtйs caractйrisйes par des plumes renversйes sur la tкte et par des pattes emplumйes ; caractиres que ne possйdait pas le biset primitif ; c'est lа un exemple de variations analogues chez deux ou plusieurs races distinctes. La prйsence frйquente, chez le grosse-gorge, de quatorze et mкme de seize plumes caudales peut кtre considйrйe comme une variation reprйsentant la conformation normale d'une autre race, le pigeon paon. Tout le monde admettra, je pense, que ces variations analogues proviennent de ce qu'un ancкtre commun a transmis par hйrйditй aux diffйrentes races de pigeons une mкme constitution et une tendance а la variation, lorsqu'elles sont exposйes а des influences inconnues semblables. Le rиgne vйgйtal nous fournit un cas de variations analogues dans les tiges renflйes, ou, comme on les dйsigne habituellement, dans les racines du navet de Suиde et du rutabaga, deux plantes que quelques botanistes regardent comme des variйtйs descendant d'un ancкtre commun et produites par la culture ; s'il n'en йtait pas ainsi, il y aurait lа un cas de variation analogue entre deux prйtendues espиces distinctes, auxquelles on pourrait en ajouter une troisiиme, le navet ordinaire. Dans l'hypothиse de la crйation indйpendante des espиces, nous aurions а attribuer cette similitude de dйveloppement des tiges chez les trois plantes, non pas а sa vraie cause, c'est-а-dire а la communautй de descendance et а la tendance а varier dans une mкme direction qui en est la consйquence, mais а trois actes de crйation distincts, portant sur des formes extrкmement voisines. Naudin a observй plusieurs cas semblables de variations analogues dans la grande famille des cucurbitacйes, et divers savants chez les cйrйales. M. Walsh a discutй derniиrement avec beaucoup de talent divers cas semblables qui se prйsentent chez les insectes а l'йtat de nature, et il les a groupйs sous sa loi d'йgale variabilitй. Toutefois, nous rencontrons un autre cas chez les pigeons, c'est-а-dire l'apparition accidentelle, chez toutes les races, d'une coloration bleu-ardoise, des deux bandes noires sur les ailes, des reins blancs, avec une barre а l'extrйmitй de la queue, dont les plumes extйrieures sont, prиs de leur base, extйrieurement bordйes de blanc. Comme ces diffйrentes marques constituent un caractиre de l'ancкtre commun, le biset, on ne saurait, je crois, contester que ce soit lа un cas de retour et non pas une variation nouvelle et analogue qui apparaоt chez plusieurs races. Nous pouvons, je pense, admettre cette conclusion en toute sйcuritй ; car, comme nous l'avons vu, ces marques colorйes sont trиs sujettes а apparaоtre chez les petits rйsultant du croisement de deux races distinctes ayant une coloration diffйrente ; or, dans ce cas, il n'y a rien dans les conditions extйrieures de l'existence, sauf l'influence du croisement sur les lois de l'hйrйditй, qui puisse causer la rйapparition de la couleur bleu-ardoise accompagnйe des diverses autres marques. Sans doute, il est trиs surprenant que des caractиres rйapparaissent aprиs avoir disparu pendant un grand nombre de gйnйrations, des centaines peut-кtre. Mais, chez une race croisйe une seule fois avec une autre race, la descendance prйsente accidentellement, pendant plusieurs gйnйrations -- quelques auteurs disent pendant une douzaine ou mкme pendant une vingtaine -- une tendance а faire retour aux caractиres de la race йtrangиre. Aprиs douze gйnйrations, la proportion du sang, pour employer une expression vulgaire, de l'un des ancкtres n'est que de 1 sur 2048 ; et pourtant, comme nous le voyons, on croit gйnйralement que cette proportion infiniment petite de sang йtranger suffit а dйterminer une tendance au retour. Chez une race qui n'a pas йtй croisйe, mais chez laquelle les deux ancкtres souche ont perdu quelques caractиres que possйdait leur ancкtre commun, la tendance а faire retour vers ce caractиre perdu pourrait, d'aprиs tout ce que nous pouvons savoir, se transmettre de faзon plus ou moins йnergique pendant un nombre illimitй de gйnйrations. Quand un caractиre perdu reparaоt chez une race aprиs un grand nombre de gйnйrations, l'hypothиse la plus probable est, non pas que l'individu affectй se met soudain а ressembler а un ancкtre dont il est sйparй par plusieurs centaines de gйnйrations, mais que le caractиre en question se trouvait а l'йtat latent chez les individus de chaque gйnйration successive et qu'enfin ce caractиre s'est dйveloppй sous l'influence de conditions favorables, dont nous ignorons la nature. Chez les pigeons barbes, par exemple, qui produisent trиs rarement des oiseaux bleus, il est probable qu'il y a chez les individus de chaque gйnйration une tendance latente а la reproduction du plumage bleu. La transmission de cette tendance, pendant un grand nombre de gйnйrations, n'est pas plus difficile а comprendre que la transmission analogue d'organes rudimentaires complиtement inutiles. La simple tendance а produire un rudiment est mкme quelquefois hйrйditaire. Comme nous supposons que toutes les espиces d'un mкme genre descendent d'un ancкtre commun, nous pourrions nous attendre а ce qu'elles varient accidentellement de faзon analogue ; de telle sorte que les variйtйs de deux ou plusieurs espиces se ressembleraient, ou qu'une variйtй ressemblerait par certains caractиres а une autre espиce distincte -- celle-ci n'йtant, d'aprиs notre thйorie, qu'une variйtй permanente bien accusйe. Les caractиres exclusivement dus а une variation analogue auraient probablement peu d'importance, car la conservation de tous les caractиres importants est dйterminйe par la sйlection naturelle, qui les approprie aux habitudes diffйrentes de l'espиce. On pourrait s'attendre, en outre, а ce que les espиces du mкme genre prйsentassent accidentellement des caractиres depuis longtemps perdus. Toutefois, comme nous ne connaissons pas l'ancкtre commun d'un groupe naturel quelconque, nous ne pourrons distinguer entre les caractиres dus а un retour et ceux qui proviennent de variations analogues. Si, par exemple, nous ignorions que le Biset, souche de nos pigeons domestiques, n'avait ni plumes aux pattes, ni plumes renversйes sur la tкte, il nous serait impossible de dire s'il faut attribuer ces caractиres а un fait de retour ou seulement а des variations analogues ; mais nous aurions pu conclure que la coloration bleue est un cas de retour, а cause du nombre des marques qui sont en rapport avec cette nuance, marques qui, selon toute probabilitй, ne reparaоtraient pas toutes ensemble au cas d'une simple variation ; nous aurions йtй, d'ailleurs, d'autant plus fondйs а en arriver а cette conclusion, que la coloration bleue et les diffйrentes marques reparaissent trиs souvent quand on croise des races ayant une coloration diffйrente. En consйquence, bien que, chez les races qui vivent а l'йtat de nature, nous ne puissions que rarement dйterminer quels sont les cas de retour а un caractиre antйrieur, et quels sont ceux qui constituent une variation nouvelle, mais analogue, nous devrions toutefois, d'aprиs notre thйorie, trouver quelquefois chez les descendants d'une espиce en voie de modification des caractиres qui existent dйjа chez d'autres membres du mкme groupe. Or, c'est certainement ce qui arrive. La difficultй que l'on йprouve а distinguer les espиces variables provient, en grande partie, de ce que les variйtйs imitent, pour ainsi dire, d'autres espиces du mкme genre. On pourrait aussi dresser un catalogue considйrable de formes intermйdiaires entre deux autres formes qu'on ne peut encore regarder que comme des espиces douteuses ; or, ceci prouve que les espиces, en variant, ont revкtu quelques caractиres appartenant а d'autres espиces, а moins toutefois que l'on n'admette une crйation indйpendante pour chacune de ces formes trиs voisines. Toutefois, nous trouvons la meilleure preuve de variations analogues dans les parties ou les organes qui ont un caractиre constant, mais qui, cependant, varient accidentellement de faзon а ressembler, dans une certaine mesure, а la mкme partie ou au mкme organe chez une espиce voisine. J'ai dressй une longue liste de ces cas, mais malheureusement je me trouve dans l'impossibilitй de pouvoir la donner ici. Je dois donc me contenter d'affirmer que ces cas se prйsentent certainement et qu'ils sont trиs remarquables. Je citerai toutefois un exemple curieux et compliquй, non pas en ce qu'il affecte un caractиre important, mais parce qu'il se prйsente chez plusieurs espиces du mкme genre, dont les unes sont rйduites а l'йtat domestique et dont les autres vivent а l'йtat sauvage. C'est presque certainement lа un cas de retour. L'вne porte quelquefois sur les jambes des raies transversales trиs distinctes, semblables а celles qui se trouvent sur les jambes du zиbre ; on a affirmй que ces raies sont beaucoup plus apparentes chez l'вnon, et les renseignements que je me suis procurйs а cet йgard confirment le fait. La raie de l'йpaule est quelquefois double et varie beaucoup sous le rapport de la couleur et du dessin. On a dйcrit un вne blanc, mais non pas albinos, qui n'avait aucune raie, ni sur l'йpaule ni sur le dos ; -- ces deux raies d'ailleurs sont quelquefois trиs faiblement indiquйes ou font absolument dйfaut chez les вnes de couleur foncйe. On a vu, dit-on, le koulan de Pallas avec une double raie sur l'йpaule. M. Blyth a observй une hйmione ayant sur l'йpaule une raie distincte, bien que cet animal n'en porte ordinairement pas. Le colonel Poole m'a informй, en outre, que les jeunes de cette espиce ont ordinairement les jambes rayйes et une bande faiblement indiquйe sur l'йpaule. Le quagga, dont le corps est, comme celui du zиbre, si complиtement rayй, n'a cependant pas de raies aux jambes ; toutefois, le docteur Gray a dessinй un de ces animaux dont les jarrets portaient des zйbrures trиs distinctes. En ce qui concerne le cheval recueilli en Angleterre des exemples de la raie dorsale, chez des chevaux appartenant aux races les plus distinctes et ayant des robes de toutes les couleurs. Les barres transversales sur les jambes ne sont pas rares chez les chevaux isabelle et chez ceux poil de souris ; je les ai observйes en outre chez un alezan ; on aperзoit quelquefois une lйgиre raie sur l'йpaule des chevaux isabelle et j'en ai remarquй une faible trace chez un cheval bai. Mon fils a йtudiй avec soin et a dessinй un cheval de trait belge, de couleur isabelle, ayant les jambes rayйes et une double raie sur chaque йpaule ; j'ai moi-mкme eu l'occasion de voir un poney isabelle du Devonshire, et on m'a dйcrit avec soin un petit poney ayant la mкme robe, originaire du pays de Galles, qui, tous deux, portaient trois raies parallиles sur chaque йpaule. Dans la rйgion nord-ouest de l'Inde, la race des chevaux Kattywar est si gйnйralement rayйe, que, selon le colonel Poole, qui a йtudiй cette race pour le gouvernement indien, on ne considиre pas comme de race pure un cheval dйpourvu de raies. La raie dorsale existe toujours, les jambes sont ordinairement rayйes, et la raie de l'йpaule, trиs commune, est quelquefois double et mкme triple. Les raies, souvent trиs apparentes chez le poulain, disparaissent quelquefois complиtement chez les vieux chevaux. Le colonel Poole a eu l'occasion de voir des chevaux Kattywar gris et bais rayйs au moment de la mise bas. Des renseignements qui m'ont йtй fournis par M. W.-W. Edwards, m'autorisent а croire que, chez le cheval de course anglais, la raie dorsale est beaucoup plus commune chez le poulain que chez l'animal adulte. J'ai moi-mкme йlevй rйcemment un poulain provenant d'une jument baie (elle-mкme produit d'un cheval turcoman et d'une jument flamande) par un cheval de course anglais, ayant une robe baie ; ce poulain, а l'вge d'une semaine, prйsentait sur son train postйrieur et sur son front de nombreuses zйbrures foncйes trиs йtroites et de lйgиres raies sur les jambes ; toutes ces raies disparurent bientфt complиtement. Sans entrer ici dans de plus amples dйtails, je puis constater que j'ai entre les mains beaucoup de documents йtablissant de faзon positive l'existence de raies sur les jambes et sur les йpaules de chevaux appartenant aux races les plus diverses et provenant de tous les pays, depuis l'Angleterre jusqu'а la Chine, et depuis la Norwиge, au nord, jusqu'а l'archipel Malais, au sud. Dans toutes les parties du monde, les raies se prйsentent le plus souvent chez les chevaux isabelle et poil de souris ; je comprends, sous le terme isabelle, une grande variйtй de nuances s'йtendant entre le brun noirвtre, d'une part, et la teinte cafй au lait, de l'autre. Je sais que le colonel Hamilton Smith, qui a йcrit sur ce sujet, croit que les diffйrentes races de chevaux descendent de plusieurs espиces primitives, dont l'une ayant la robe isabelle йtait rayйe, et il attribue а d'anciens croisements avec cette souche tous les cas que nous venons de dйcrire. Mais on peut rejeter cette maniиre de voir, car il est fort improbable que le gros cheval de trait belge, que les poneys du pays de Galles, le double poney de la Norwиge, la race grкle de Kattywar, etc., habitant les parties du globe les plus йloignйes, aient tous йtй croisйs avec une mкme souche primitive supposйe. Examinons maintenant les effets des croisements entre les diffйrentes espиces du genre cheval. Rollin affirme que le mulet ordinaire, produit de l'вne et du cheval, est particuliиrement sujet а avoir les jambes rayйes ; selon M. Gosse, neuf mulets sur dix se trouvent dans ce cas, dans certaines parties des Etats-Unis. J'ai vu une fois un mulet dont les jambes йtaient rayйes au point qu'on aurait pu le prendre pour un hybride du zиbre ; M. W.-C. Martin, dans son excellent Traitй sur le cheval, a reprйsentй un mulet semblable. J'ai vu quatre dessins coloriйs reprйsentant des hybrides entre l'вne et le zиbre ; or, les jambes sont beaucoup plus rayйes que le reste du corps ; l'un d'eux, en outre, porte une double raie sur l'йpaule. Chez le fameux hybride obtenu par lord Morton, du croisement d'une jument alezane avec un quagga, l'hybride, et mкme les poulains purs que la mкme jument donna subsйquemment avec un cheval arabe noir, avaient sur les jambes des raies encore plus prononcйes qu'elles ne le sont chez le quagga pur. Enfin, et c'est lа un des cas les plus remarquables, le docteur Gray a reprйsentй un hybride (il m'apprend que depuis il a eu l'occasion d'en voir un second exemple) provenant du croisement d'un вne et d'une hйmione ; bien que l'вne n'ait qu'accidentellement des raies sur les jambes et qu'elles fassent dйfaut, ainsi que la raie sur l'йpaule, chez l'hйmione, cet hybride avait, outre des raies sur les quatre jambes, trois courtes raies sur l'йpaule, semblables а celles du poney isabelle du Devonshire et du poney isabelle du pays de Galles que nous avons dйcrits ; il avait, en outre, quelques marques zйbrйes sur les cфtйs de la face. J'йtais si convaincu, relativement, а ce dernier fait, que pas une de ces raies ne peut provenir de ce qu'on appelle ordinairement le hasard, que le fait seul de l'apparition de ces zйbrures de la face, chez l'hybride de l'вne et de l'hйmione, m'engagea а demander au colonel Poole si de pareils caractиres n'existaient pas chez la race de Kattywar, si йminemment sujette а prйsenter des raies, question а laquelle, comme nous l'avons vu, il m'a rйpondu affirmativement. Or, quelle conclusion devons-nous tirer de ces divers faits ? Nous voyons plusieurs espиces distinctes du genre cheval qui, par de simples variations, prйsentent des raies sur les jambes, comme le zиbre, ou sur les йpaules, comme l'вne. Cette tendance augmente chez le cheval dиs que paraоt la robe isabelle, nuance qui se rapproche de la coloration gйnйrale des autres espиces du genre. Aucun changement de forme, aucun autre caractиre nouveau n'accompagne l'apparition des raies. Cette mкme tendance а devenir rayй se manifeste plus fortement chez les hybrides provenant de l'union des espиces les plus distinctes. Or, revenons а l'exemple des diffйrentes races de pigeons : elles descendent toutes d'un pigeon (en y comprenant deux ou trois sous-espиces ou races gйographiques) ayant une couleur bleuвtre et portant, en outre, certaines raies et certaines marques ; quand une race quelconque de pigeons revкt, par une simple variation, la nuance bleuвtre, ces raies et ces autres marques reparaissent invariablement, mais sans qu'il se produise aucun autre changement de forme ou de caractиre. Quand on croise les races les plus anciennes et les plus constantes, affectant diffйrentes couleurs, on remarque une forte tendance а la rйapparition, chez l'hybride, de la teinte bleuвtre, des raies et des marques. J'ai dit que l'hypothиse la plus probable pour expliquer la rйapparition de caractиres trиs anciens est qu'il y a chez les jeunes de chaque gйnйration successive une tendance а revкtir un caractиre depuis longtemps perdu, et que cette tendance l'emporte quelquefois en raison de causes inconnues. Or, nous venons de voir que, chez plusieurs espиces du genre cheval, les raies sont plus prononcйes ou reparaissent plus ordinairement chez le jeune que chez l'adulte. Que l'on appelle espиces ces races de pigeons, dont plusieurs sont constantes depuis des siиcles, et l'on obtient un cas exactement parallиle а celui des espиces du genre cheval ! Quant а moi, remontant par la pensйe а quelques millions de gйnйrations en arriиre, j'entrevois un animal rayй comme le zиbre, mais peut-кtre d'une construction trиs diffйrente sous d'autres rapports, ancкtre commun de notre cheval domestique (que ce dernier descende ou non de plusieurs souches sauvages), de l'вne, de l'hйmione, du quagga et du zиbre. Quiconque admet que chaque espиce du genre cheval a fait l'objet d'une crйation indйpendante est disposй а admettre, je prйsume, que chaque espиce a йtй crййe avec une tendance а la variation, tant а l'йtat sauvage qu'а l'йtat domestique, de faзon а pouvoir revкtir accidentellement les raies caractйristiques des autres espиces du genre ; il doit admettre aussi que chaque espиce a йtй crййe avec une autre tendance trиs prononcйe, а savoir que, croisйe avec des espиces habitant les points du globe les plus йloignйs, elle produit des hybrides ressemblant par leurs raies, non а leurs parents, mais а d'autres espиces du genre. Admettre semblable hypothиse c'est vouloir substituer а une cause rйelle une cause imaginaire, ou tout au moins inconnue ; c'est vouloir, en un mot, faire de l'oeuvre divine une dйrision et une dйception. Quant а moi, j'aimerais tout autant admettre, avec les cosmogonistes ignorants d'il y a quelques siиcles, que les coquilles fossiles n'ont jamais vйcu, mais qu'elles ont йtй crййes en pierre pour imiter celles qui vivent sur le rivage de la mer. RESUME. Notre ignorance en ce qui concerne les lois de la variation est bien profonde. Nous ne pouvons pas, une fois sur cent, prйtendre indiquer les causes d'une variation quelconque. Cependant, toutes les fois que nous pouvons rйunir les termes d'une comparaison, nous remarquons que les mкmes lois semblent avoir agi pour produire les petites diffйrences qui existent entre les variйtйs d'une mкme espиce, et les grandes diffйrences qui existent entre les espиces d'un mкme genre. Le changement des conditions ne produit gйnйralement qu'une variabilitй flottante, mais quelquefois aussi des effets directs et dйfinis ; or, ces effets peuvent а la longue devenir trиs prononcйs, bien que nous ne puissions rien affirmer, n'ayant pas de preuves suffisantes а cet йgard. L'habitude, en produisant des particularitйs constitutionnelles, l'usage en fortifiant les organes, et le dйfaut d'usage en les affaiblissant ou en les diminuant, semblent, dans beaucoup de cas, avoir exercй une action considйrable. Les parties homologues tendent а varier d'une mкme maniиre et а se souder. Les modifications des parties dures et externes affectent quelquefois les parties molles et internes. Une partie fortement dйveloppйe tend peut-кtre а attirer а elle la nutrition des parties adjacentes, et toute partie de la conformation est йconomisйe, qui peut l'кtre sans inconvйnient. Les modifications de la conformation, pendant le premier вge, peuvent affecter des parties qui se dйveloppent plus tard ; il se produit, sans aucun doute, beaucoup de cas de variations corrйlatives dont nous ne pouvons comprendre la nature. Les parties multiples sont variables, au point de vue du nombre et de la conformation, ce qui provient peut-кtre de ce que ces parties n'ayant pas йtй rigoureusement spйcialisйes pour remplir des fonctions particuliиres, leurs modifications йchappent а l'action rigoureuse de la sйlection naturelle. C'est probablement aussi а cette mкme circonstance qu'il faut attribuer la variabilitй plus grande des кtres placйs au rang infйrieur de l'йchelle organique que des formes plus йlevйes, dont l'organisation entiиre est plus spйcialisйe. La sйlection naturelle n'a pas d'action sur les organes rudimentaires, ces organes йtant inutiles, et, par consйquent, variables. Les caractиres spйcifiques, c'est-а-dire ceux qui ont commencй а diffйrer depuis que les diverses espиces du mкme genre se sont dйtachйes d'un ancкtre commun sont plus variables que les caractиres gйnйriques, c'est-а-dire ceux qui, transmis par hйrйditй depuis longtemps, n'ont pas variй pendant le mкme laps de temps. Nous avons signalй, а ce sujet, des parties ou des organes spйciaux qui sont encore variables parce qu'ils ont variй rйcemment et se sont ainsi diffйrenciйs ; mais nous avons vu aussi, dans le second chapitre, que le mкme principe s'applique а l'individu tout entier ; en effet, dans les localitйs oщ on rencontre beaucoup d'espиces d'un genre quelconque -- c'est-а-dire lа oщ il y a eu prйcйdemment beaucoup de variations et de diffйrenciations et lа oщ une crйation active de nouvelles formes spйcifiques a eu lieu -- on trouve aujourd'hui en moyenne, dans ces mкmes localitйs et chez ces mкmes espиces, le plus grand nombre de variйtйs. Les caractиres sexuels secondaires sont extrкmement variables ; ces caractиres, en outre, diffиrent beaucoup dans les espиces d'un mкme groupe. La variabilitй des mкmes points de l'organisation a gйnйralement eu pour rйsultat de dйterminer des diffйrences sexuelles secondaires chez les deux sexes d'une mкme espиce et des diffйrences spйcifiques chez les diffйrentes espиces d'un mкme genre. Toute partie ou tout organe qui, comparй а ce qu'il est chez une espиce voisine, prйsente un dйveloppement anormal dans ses dimensions ou dans sa forme, doit avoir subi une somme considйrable de modifications depuis la formation du genre, ce qui nous explique pourquoi il est souvent beaucoup plus variable que les autres points de l'organisation. La variation est, en effet, un procйdй lent et prolongй, et la sйlection naturelle, dans des cas semblables, n'a pas encore eu le temps de maоtriser la tendance а la variabilitй ultйrieure, ou au retour vers un йtat moins modifiй. Mais lorsqu'une espиce, possйdant un organe extraordinairement dйveloppй, est devenue la souche d'un grand nombre de descendants modifiйs -- ce qui, dans notre hypothиse, suppose une trиs longue pйriode -- la sйlection naturelle a pu donner а l'organe, quelque extraordinairement dйveloppй qu'il puisse кtre, un caractиre fixe. Les espиces qui ont reзu par hйrйditй de leurs parents communs une constitution presque analogue et qui ont йtй soumises а des influences semblables, tendent naturellement а prйsenter des variations analogues ou а faire accidentellement retour а quelques-uns des caractиres de leurs premiers ancкtres. Or, bien que le retour et les variations analogues puissent ne pas amener la production de nouvelles modifications importantes, ces modifications n'en contribuent pas moins а la diversitй, а la magnificence et а l'harmonie de la nature. Quelle que puisse кtre la cause dйterminante des diffйrences lйgиres qui se produisent entre le descendant et l'ascendant, cause qui doit exister dans chaque cas, nous avons raison de croire que l'accumulation constante des diffйrences avantageuses a dйterminй toutes les modifications les plus importantes d'organisation relativement aux habitudes de chaque espиce. CHAPITRE VI. DIFFICULTES SOULEVEES CONTRE L'HYPOTHESE DE LA DESCENDANCE AVEC MODIFICATIONS. Difficultйs que prйsente la thйorie de la descendance avec modifications. - Manque ou raretй des variйtйs de transition. - Transitions dans les habitudes de la vie. - Habitudes diffйrentes chez une mкme espиce. - Espиces ayant des habitudes entiиrement diffйrentes de celles de ses espиces voisines. - Organes de perfection extrкme. - Mode de transition. - Cas difficiles. - Natura non facit saltum. - Organes peu importants. - Les organes ne sont pas absolument parfaits dans tous les cas. - La loi de l'unitй de type et des conditions d'existence est comprise dans la thйorie de la sйlection naturelle. Une foule d'objections se sont sans doute prйsentйes а l'esprit du lecteur avant qu'il en soit arrivй а cette partie de mon ouvrage. Les unes sont si graves, qu'aujourd'hui encore je ne peux y rйflйchir sans me sentir quelque peu йbranlй ; mais, autant que j'en peux juger, la plupart ne sont qu'apparentes, et quant aux difficultйs rйelles, elles ne sont pas, je crois, fatales а l'hypothиse que je soutiens. On peut grouper ces difficultйs et ces objections ainsi qu'il suit : 1° Si les espиces dйrivent d'autres espиces par des degrйs insensibles, pourquoi ne rencontrons-nous pas d'innombrables formes de transition ? Pourquoi tout n'est-il pas dans la nature а l'йtat de confusion ? Pourquoi les espиces sont-elles si bien dйfinies ? 2° Est-il possible qu'un animal ayant, par exemple, la conformation et les habitudes de la chauve-souris ait pu se former а la suite de modifications subies par quelque autre animal ayant des habitudes et une conformation toutes diffйrentes ? Pouvons-nous croire que la sйlection naturelle puisse produire, d'une part, des organes insignifiants tels que la queue de la girafe, qui sert de chasse-mouches et, d'autre part, un organe aussi important que l'oeil ? 3° Les instincts peuvent-ils s'acquйrir et se modifier par l'action de la sйlection naturelle ? Comment expliquer l'instinct qui pousse l'abeille а construire des cellules et qui lui a fait devancer ainsi les dйcouvertes des plus grands mathйmaticiens ? 4° Comment expliquer que les espиces croisйes les unes avec les autres restent stйriles ou produisent des descendants stйriles, alors que les variйtйs croisйes les unes avec les autres restent fйcondes ? Nous discuterons ici les deux premiers points ; nous consacrerons le chapitre suivant а quelques objections diverses ; l'instinct et l'hybriditй feront l'objet de chapitres spйciaux. DU MANQUE OU DE LA RARETE DES VARIETES DE TRANSITION. La sйlection naturelle n'agit que par la conservation des modifications avantageuses ; chaque forme nouvelle, survenant dans une localitй suffisamment peuplйe, tend, par consйquent, а prendre la place de la forme primitive moins perfectionnйe, ou d'autres formes moins favorisйes avec lesquelles elle entre en concurrence, et elle finit par les exterminer. Ainsi, l'extinction et la sйlection naturelle vont constamment de concert. En consйquence, si nous admettons que chaque espиce descend de quelque forme inconnue, celle-ci, ainsi que toutes les variйtйs de transition, ont йtй exterminйes par le fait seul de la formation et du perfectionnement d'une nouvelle forme. Mais pourquoi ne trouvons-nous pas frйquemment dans la croыte terrestre les restes de ces innombrables formes de transition qui, d'aprиs cette hypothиse, ont dы exister ? La discussion de cette question trouvera mieux sa place dans le chapitre relatif а l'imperfection des documents gйologiques ; je me bornerai а dire ici que les documents fournis par la gйologie sont infiniment moins complets qu'on ne le croit ordinairement. La croыte terrestre constitue, sans doute, un vaste musйe ; mais les collections naturelles provenant de ce musйe sont trиs imparfaites et n'ont йtй rйunies d'ailleurs qu'а de longs intervalles. Quoi qu'il en soit, on objectera sans doute que nous devons certainement rencontrer aujourd'hui beaucoup de formes de transition quand plusieurs espиces trиs voisines habitent une mкme rйgion. Prenons un exemple trиs simple : en traversant un continent du nord au sud, on rencontre ordinairement, а des intervalles successifs, des espиces trиs voisines, ou espиces reprйsentatives, qui occupent йvidemment а peu prиs la mкme place dans l'йconomie naturelle du pays. Ces espиces reprйsentatives se trouvent souvent en contact et se confondent mкme l'une avec l'autre ; puis, а mesure que l'une devient de plus en plus rare, l'autre augmente peu а peu et finit par se substituer а la premiиre. Mais, si nous comparons ces espиces lа oщ elles se confondent, elles sont gйnйralement aussi absolument distinctes les unes des autres, par tous les dйtails de leur conformation, que peuvent l'кtre les individus pris dans le centre mкme de la rйgion qui constitue leur habitat ordinaire. Ces espиces voisines, dans mon hypothиse, descendent d'une souche commune ; pendant le cours de ses modifications, chacune d'elles a dы s'adapter aux conditions d'existence de la rйgion qu'elle habite, a dы supplanter et exterminer la forme parente originelle, ainsi que toutes les variйtйs qui ont formй les transitions entre son йtat actuel et ses diffйrents йtats antйrieurs. On ne doit donc pas s'attendre а trouver actuellement, dans chaque localitй, de nombreuses variйtйs de transition, bien qu'elles doivent y avoir existй et qu'elles puissent y кtre enfouies а l'йtat fossile. Mais pourquoi ne trouve-t-on pas actuellement, dans les rйgions intermйdiaires, prйsentant des conditions d'existence intermйdiaires, des variйtйs reliant intimement les unes aux autres les formes extrкmes ? Il y a lа une difficultй qui m'a longtemps embarrassй ; mais on peut, je crois, l'expliquer dans une grande mesure. En premier lieu il faut bien se garder de conclure qu'une rйgion a йtй continue pendant de longes pйriodes, parce qu'elle l'est aujourd'hui. La gйologie semble nous dйmontrer que, mкme pendant les derniиres parties de la pйriode tertiaire, la plupart des continents йtaient morcelйs en оles dans lesquelles des espиces distinctes ont pu se former sйparйment, sans que des variйtйs intermйdiaires aient pu exister dans des zones intermйdiaires. Par suite de modifications dans la forme des terres et de changements climatйriques, les aires marines actuellement continues doivent avoir souvent existй, jusqu'а une йpoque rйcente, dans un йtat beaucoup moins uniforme et beaucoup moins continu qu'а prйsent. Mais je n'insiste pas sur ce moyen d'йluder la difficultй : je crois, en effet, que beaucoup d'espиces parfaitement dйfinies se sont formйes dans des rйgions strictement continues ; mais je crois, d'autre part, que l'йtat autrefois morcelй de surfaces qui n'en font plus qu'une aujourd'hui a jouй un rфle important dans la formation de nouvelles espиces, surtout chez les animaux errants qui se croisent facilement. Si nous observons la distribution actuelle des espиces sur un vaste territoire, nous remarquons qu'elles sont, en gйnйral, trиs nombreuses dans une grande rйgion, puis qu'elles deviennent tout а coup de plus en plus rares sur les limites de cette rйgion et qu'elles finissent par disparaоtre. Le territoire neutre, entre deux espиces reprйsentatives, est donc gйnйralement trиs йtroit, comparativement а celui qui est propre а chacune d'elles Nous observons le mкme fait en faisant l'ascension d'une montagne ; Alphonse de Candolle a fait remarquer avec quelle rapiditй disparaоt quelquefois une espиce alpine commune. Les sondages effectuйs а la drague dans les profondeurs de la mer ont fourni des rйsultats analogues а E. Forbes. Ces faits doivent causer quelque surprise а ceux qui considиrent le climat et les conditions physiques de l'existence comme les йlйments essentiels de la distribution des кtres organisйs ; car le climat, l'altitude ou la profondeur varient de faзon graduelle et insensible. Mais, si nous songeons que chaque espиce, mкme dans son centre spйcial, augmenterait immensйment en nombre sans la concurrence que lui opposent les autres espиces ; si nous songeons que presque toutes servent de proie aux autres ou en font la leur ; si nous songeons, enfin, que chaque кtre organisй a, directement ou indirectement, les rapports les plus intimes et les plus importants avec les autres кtres organisйs, il est facile de comprendre que l'extension gйographique d'une espиce, habitant un pays quelconque, est loin de dйpendre exclusivement des changements insensibles des conditions physiques, mais que cette extension dйpend essentiellement de la prйsence d'autres espиces avec lesquelles elle se trouve en concurrence et qui, par consйquent, lui servent de proie, ou а qui elle sert de proie. Or, comme ces espиces sont elles-mкmes dйfinies et qu'elles ne se confondent pas par des gradations insensibles, l'extension d'une espиce quelconque dйpendant, dans tous les cas, de l'extension des autres, elle tend а кtre elle-mкme nettement circonscrite. En outre, sur les limites de son habitat, lа oщ elle existe en moins grand nombre, une espиce est extrкmement sujette а disparaоtre par suite des fluctuations dans le nombre de ses ennemis ou des кtres qui lui servent de proie, ou bien encore de changements dans la nature du climat ; la distribution gйographique de l'espиce tend donc а se dйfinir encore plus nettement. Les espиces voisines, ou espиces reprйsentatives, quand elles habitent une rйgion continue, sont ordinairement distribuйes de telle faзon que chacune d'elles occupe un territoire considйrable et qu'il y a entre elles un territoire neutre, comparativement йtroit, dans lequel elles deviennent tout а coup de plus en plus rares ; les variйtйs ne diffйrant pas essentiellement des espиces, la mкme rиgle s'applique probablement aux variйtйs. Or, dans le cas d'une espиce variable habitant une rйgion trиs йtendue, nous aurons а adapter deux variйtйs а deux grandes rйgions et une troisiиme variйtй а une zone intermйdiaire йtroite qui les sйpare. La variйtй intermйdiaire, habitant une rйgion restreinte, est, par consйquent, beaucoup moins nombreuse ; or, autant que je puis en juger, c'est ce qui se passe chez les variйtйs а l'йtat de nature. J'ai pu observer des exemples frappants de cette rиgle chez les variйtйs intermйdiaires qui existent entre les variйtйs bien tranchйes du genre Balanus. Il rйsulte aussi des renseignements que m'ont transmis M. Watson, le docteur Asa Gray et M. Wollaston, que les variйtйs reliant deux autres formes quelconques sont, en gйnйral, numйriquement moins nombreuses que les formes qu'elles relient. Or, si nous pouvons nous fier а ces faits et а ces inductions, et en conclure que les variйtйs qui en relient d'autres existent ordinairement en moins grand nombre que les formes extrкmes, nous sommes а mкme de comprendre pourquoi les variйtйs intermйdiaires ne peuvent pas persister pendant de longues pйriodes, et pourquoi, en rиgle gйnйrale, elles sont exterminйes et disparaissent plus tфt que les formes qu'elles reliaient primitivement les unes aux autres. Nous avons dйjа vu, en effet, que toutes les formes numйriquement faibles courent plus de chances d'кtre exterminйes que celles qui comprennent de nombreux individus ; or, dans ce cas particulier, la forme intermйdiaire est essentiellement exposйe aux empiиtements des formes trиs voisine qui l'entourent de tous cфtйs. Il est, d'ailleurs, une considйration bien plus importante : c'est que, pendant que s'accomplissent les modifications qui, pensons-nous, doivent perfectionner deux variйtйs et les convertir en deux espиces distinctes, les deux variйtйs, qui sont numйriquement parlant les plus fortes et qui ont un habitat plus йtendu, ont de grands avantages sur la variйtй intermйdiaire qui existe en petit nombre dans une йtroite zone intermйdiaire. En effet, les formes qui comprennent de nombreux individus ont plus de chance que n'en ont les formes moins nombreuses de prйsenter, dans un temps donnй, plus de variations а l'action de la sйlection naturelle. En consйquence, les formes les plus communes tendent, dans la lutte pour l'existence, а vaincre et а supplanter les formes moins communes, car ces derniиres se modifient et se perfectionnent plus lentement. C'est en vertu du mкme principe, selon moi, que les espиces communes dans chaque pays, comme nous l'avons vu dans le second chapitre, prйsentent, en moyenne, un plus grand nombre de variйtйs bien tranchйes que les espиces plus rares. Pour bien faire comprendre ma pensйe, supposons trois variйtйs de moutons, l'une adaptйe а une vaste rйgion montagneuse la seconde habitant un terrain comparativement restreint et accidentй, la troisiиme occupant les plaines йtendues qui se trouvent а la base des montagnes. Supposons, en outre, que les habitants de ces trois rйgions apportent autant de soins et d'intelligence а amйliorer les races par la sйlection ; les chances de rйussite sont, dans ce cas, toutes en faveur des grands propriйtaires de la montagne ou de la plaine, et ils doivent rйussir а amйliorer leurs animaux beaucoup plus promptement que les petits propriйtaires de la rйgion intermйdiaire plus restreinte. En consйquence, les races amйliorйes de la montagne et de la plaine ne tarderont pas а supplanter la race intermйdiaire moins parfaite, et les deux races, qui йtaient а l'origine numйriquement les plus fortes, se trouveront en contact immйdiat, la variйtй ayant disparu devant elles. Pour me rйsumer, je crois que les espиces arrivent а кtre assez bien dйfinies et а ne prйsenter, а aucun moment, un chaos inextricable de formes intermйdiaires : 1° Parce que les nouvelles variйtйs se forment trиs lentement. La variation, en effet, suit une marche trиs lente et la sйlection naturelle ne peut rien jusqu'а ce qu'il se prйsente des diffйrences ou des variations individuelles favorables, et jusqu'а ce qu'il se trouve, dans l'йconomie naturelle de la rйgion, une place que puissent mieux remplir quelques-uns de ses habitants modifiйs. Or, ces places nouvelles ne se produisent qu'en vertu de changements climatйriques trиs lents, ou а la suite de l'immigration accidentelle de nouveaux habitants, ou peut-кtre et dans une mesure plus large, parce que, quelques-uns des anciens habitants s'йtant lentement modifiйs, les anciennes et les nouvelles formes ainsi produites agissent et rйagissent les unes sur les autres. Il en rйsulte que, dans toutes les rйgions et а toutes les йpoques, nous ne devons rencontrer que peu d'espиces prйsentant de lйgиres modifications, permanentes jusqu'а un certain point ; or, cela est certainement le cas. 2° Parce que des surfaces aujourd'hui continues ont dы, а une йpoque comparativement rйcente, exister comme parties isolйes sur lesquelles beaucoup de formes, plus particuliиrement parmi les classes errantes et celles qui s'accouplent pour chaque portйe, ont pu devenir assez distinctes pour кtre regardйes comme des espиces reprйsentatives. Dans ce cas, les variйtйs intermйdiaires qui reliaient les espиces reprйsentatives а la souche commune ont dы autrefois exister dans chacune de ces stations isolйes ; mais ces chaоnons ont йtй exterminйs par la sйlection naturelle, de telle sorte qu'ils ne se trouvent plus а l'йtat vivant. 3° Lorsque deux ou plusieurs variйtйs se sont formйes dans diffйrentes parties d'une surface strictement continue, il est probable que des variйtйs intermйdiaires se sont formйes en mкme temps dans les zones intermйdiaires ; mais la durйe de ces espиces a dы кtre d'ordinaire fort courte. Ces variйtйs intermйdiaires, en effet, pour les raisons que nous avons dйjа donnйes (raisons tirйes principalement de ce que nous savons sur la distribution actuelle d'espиces trиs voisines, ou espиces reprйsentatives, ainsi que de celle des variйtйs reconnues), existent dans les zones intermйdiaires en plus petit nombre que les variйtйs qu'elles relient les unes aux autres. Cette cause seule suffirait а exposer les variйtйs intermйdiaires а une extermination accidentelle ; mais il est, en outre, presque certain qu'elles doivent disparaоtre devant les formes qu'elles relient а mesure que l'action de la sйlection naturelle se fait sentir davantage ; les formes extrкmes, en effet, comprenant un plus grand nombre d'individus, prйsentent en moyenne plus de variations et sont, par consйquent, plus sensibles а l'action de la sйlection naturelle, et plus disposйes а une amйlioration ultйrieure. Enfin, envisageant cette fois non pas un temps donnй, mais le temps pris dans son ensemble, il a dы certainement exister, si ma thйorie est fondйe, d'innombrables variйtйs intermйdiaires reliant intimement les unes aux autres les espиces d'un mкme groupe ; mais la marche seule de la sйlection naturelle, comme nous l'avons fait si souvent remarquer, tend constamment а йliminer les formes parentes et les chaоnons intermйdiaires. On ne pourrait trouver la preuve de leur existence passйe que dans les restes fossiles qui, comme nous essayerons de le dйmontrer dans un chapitre subsйquent, ne se conservent que d'une maniиre extrкmement imparfaite et intermittente. DE L'ORIGINE ET DES TRANSITIONS DES ETRES ORGANISES AYANT UNE CONFORMATION ET DES HABITUDES PARTICULIERES. Les adversaires des idйes que j'avance ont souvent demandй comment il se fait, par exemple, qu'un animal carnivore terrestre ait pu se transformer en un animal ayant des habitudes aquatiques ; car comment cet animal aurait-il pu subsister pendant l'йtat de transition ? Il serait facile de dйmontrer qu'il existe aujourd'hui des animaux carnivores qui prйsentent tous les degrйs intermйdiaires entre des moeurs rigoureusement terrestres et des moeurs rigoureusement aquatiques ; or, chacun d'eux йtant soumis а la lutte pour l'existence, il faut nйcessairement qu'il soit bien adaptй а la place qu'il occupe dans la nature. Ainsi, le Mustela vison de l'Amйrique du Nord a les pieds palmйs et ressemble а la loutre par sa fourrure, par ses pattes courtes et par la forme de sa queue. Pendant l'йtй, cet animal se nourrit de poissons et plonge pour s'en emparer ; mais, pendant le long hiver des rйgions septentrionales, il quitte les eaux congelйes et, comme les autres putois, se nourrit de souris et d'animaux terrestres. Il aurait йtй beaucoup plus difficile de rйpondre si l'on avait choisi un autre cas et si l'on avait demandй, par exemple, comment il se fait qu'un quadrupиde insectivore a pu se transformer en une chauve-souris volante. Je crois cependant que de semblables objections n'ont pas un grand poids. Dans cette occasion, comme dans beaucoup d'autres, je sens toute l'importance qu'il y aurait а exposer tous les exemples frappants que j'ai recueillis sur les habitudes et les conformations de transition chez ces espиces voisines, ainsi que sur la diversification d'habitudes, constantes ou accidentelles, qu'on remarque chez une mкme espиce. Il ne faudrait rien moins qu'une longue liste de faits semblables pour amoindrir la difficultй que prйsente la solution de cas analogues а celui de la chauve-souris. Prenons la famille des йcureuils : nous remarquons chez elle une gradation insensible, depuis des animaux dont la queue n'est que lйgиrement aplatie, et d'autres, ainsi que le fait remarquer sir J. Richardson, dont la partie postйrieure du corps n'est que faiblement dilatйe avec la peau des flancs un peu dйveloppйe, jusqu'а ce qu'on appelle les Ecureuils volants. Ces derniers ont les membres et mкme la racine de la queue unis par une large membrane qui leur sert de parachute et qui leur permet de franchir, en fendant l'air, d'immenses distances d'un arbre а un autre. Nous ne pouvons douter que chacune de ces conformations ne soit utile а chaque espиce d'йcureuil dans son habitat, soit en lui permettant d'йchapper aux oiseaux ou aux animaux carnassiers et de se procurer plus rapidement sa nourriture, soit surtout en amoindrissant le danger des chutes. Mais il n'en rйsulte pas que la conformation de chaque йcureuil soit absolument la meilleure qu'on puisse concevoir dans toutes les conditions naturelles. Supposons, par exemple, que le climat et la vйgйtation viennent а changer, qu'il y ait immigration d'autres rongeurs ou d'autres bкtes fйroces, ou que d'anciennes espиces de ces derniиres se modifient, l'analogie nous conduit а croire que les йcureuils, ou quelques-uns tout au moins, diminueraient en nombre ou disparaоtraient, а moins qu'ils ne se modifiassent et ne se perfectionnassent pour parer а cette nouvelle difficultй de leur existence. Je ne vois donc aucune difficultй, surtout dans des conditions d'existence en voie de changement, а la conservation continue d'individus ayant la membrane des flancs toujours plus dйveloppйe, chaque modification йtant utile, chacune se multipliant jusqu'а ce que, grвce а l'action accumulatrice de la sйlection naturelle, un parfait йcureuil volant ait йtй produit. Considйrons actuellement le Galйopithиque ou lйmur volant, que l'on classait autrefois parmi les chauves-souris, mais que l'on range aujourd'hui parmi les insectivores. Cet animal porte une membrane latйrale trиs large, qui part de l'angle de la mвchoire pour s'йtendre jusqu'а la queue, en recouvrant ses membres et ses doigts allongйs ; cette membrane est pourvue d'un muscle extenseur. Bien qu'aucun individu adaptй а glisser dans l'air ne relie actuellement le galйopithиque aux autres insectivores, on peut cependant supposer que ces chaоnons existaient autrefois et que chacun d'eux s'est dйveloppй de la mкme faзon que les йcureuils volants moins parfaits, chaque gradation de conformation prйsentant une certaine utilitй а son possesseur. Je ne vois pas non plus de difficultй insurmontable а croire, en outre, que les doigts et l'avant-bras du galйopithиque, reliйs par la membrane, aient pu кtre considйrablement allongйs par la sйlection naturelle, modifications qui, au point de vue des organes du vol, auraient converti cet animal en une chauve-souris. Nous voyons peut-кtre, chez certaines Chauves-Souris dont la membrane de l'aile s'йtend du sommet de l'йpaule а la queue, en recouvrant les pattes postйrieures, les traces d'un appareil primitivement adaptй а glisser dans l'air, plutфt qu'au vol proprement dit. Si une douzaine de genres avaient disparu, qui aurait osй soupзonner qu'il a existй des oiseaux dont les ailes ne leur servent que de palettes pour battre l'eau, comme le canard а ailes courtes (Micropteru d'Eyton) ; de nageoires dans l'eau et de pattes antйrieures sur terre, comme chez le pingouin ; de voiles chez l'autruche, et а aucun usage fonctionnel chez l'Apteryx ? Cependant, la conformation de chacun de ces oiseaux est excellente pour chacun d'eux dans les conditions d'existence oщ il se trouve placй, car chacun doit lutter pour vivre, mais elle n'est pas nйcessairement la meilleure qui se puisse concevoir dans toutes les conditions possibles. Il ne faudrait pas conclure des remarques qui prйcиdent qu'aucun des degrйs de conformation d'ailes qui y sont signalйs, et qui tous peut-кtre rйsultent du dйfaut d'usage, doive indiquer la marche naturelle suivant laquelle les oiseaux ont fini par acquйrir leur perfection de vol ; mais ces remarques servent au moins а dйmontrer la diversitй possible des moyens de transition. Si l'on considиre que certains membres des classes aquatiques, comme les crustacйs et les mollusques, sont adaptйs а la vie terrestre ; qu'il existe des oiseaux et des mammifиres volants, des insectes volants de tous les types imaginables ; qu'il y a eu autrefois des reptiles volants, on peut concevoir que les poissons volants, qui peuvent actuellement s'йlancer dans l'air et parcourir des distances considйrables en s'йlevant et en se soutenant au moyen de leurs nageoires frйmissantes, auraient pu se modifier de maniиre а devenir des animaux parfaitement ailйs. S'il en avait йtй ainsi, qui aurait pu s'imaginer que, dans un йtat de transition antйrieure, ces animaux habitaient l'ocйan et qu'ils se servaient de leurs organes de vol naissants, autant que nous pouvons le savoir, dans le seul but d'йchapper а la voracitй des autres poissons ? Quand nous voyons une conformation absolument parfaite appropriйe а une habitude particuliиre, telle que l'adaptation des ailes de l'oiseau pour le vol, nous devons nous rappeler que les animaux prйsentant les premiиres conformations graduelles et transitoires ont dы rarement survivre jusqu'а notre йpoque, car ils ont dы disparaоtre devant leurs successeurs que la sйlection naturelle a rendus graduellement plus parfaits. Nous pouvons conclure en outre que les йtats transitoires entre des conformations appropriйes а des habitudes d'existence trиs diffйrentes ont dы rarement, а une antique pйriode, se dйvelopper en grand nombre et sous beaucoup de formes subordonnйes. Ainsi, pour en revenir а notre exemple imaginaire du poisson volant, il ne semble pas probable que les poissons capables de s'йlever jusqu'au vйritable vol auraient revкtu bien des formes diffйrentes, aptes а chasser, de diverses maniиres, des proies de diverses natures sur la terre et sur l'eau, avant que leurs organes du vol aient atteint un degrй de perfection assez йlevй pour leur assurer, dans la lutte pour l'existence, un avantage dйcisif sur d'autres animaux. La chance de dйcouvrir, а l'йtat fossile, des espиces prйsentant les diffйrentes transitions de conformation, est donc moindre, parce qu'elles ont existй en moins grand nombre que des espиces ayant une conformation complиtement dйveloppйe. Je citerai actuellement deux ou trois exemples de diversifications et de changements d'habitudes chez les individus d'une mкme espиce. Dans l'un et l'autre cas, la sйlection naturelle pourrait facilement adapter la conformation de l'animal а ses habitudes modifiйes, ou exclusivement а l'une d'elles seulement. Toutefois, il est difficile de dйterminer, cela d'ailleurs nous importe peu, si les habitudes changent ordinairement les premiиres, la conformation se modifiant ensuite, ou si de lйgиres modifications de conformations entraоnent un changement d'habitudes ; il est probable que ces deux modifications se prйsentent souvent simultanйment. Comme exemple de changements d'habitudes, il suffit de signaler les nombreux insectes britanniques qui se nourrissent aujourd'hui de plantes exotiques, ou exclusivement de substances artificielles. On pourrait citer des cas innombrables de modifications d'habitudes ; j'ai souvent, dans l'Amйrique mйridionale, surveillй un gobe-mouches (Saurophagus sulphuratus) planer sur un point, puis s'йlancer vers un autre, tout comme le ferait un йmouchet ; puis, а d'autres moments, se tenir immobile au bord de l'eau pour s'y prйcipiter а la poursuite du poisson, comme le ferait un martin-pкcheur. On peut voir dans nos pays la grosse mйsange (Parus major) grimper aux branches tout comme un grimpereau ; quelquefois, comme la pie-griиche, elle tue les petits oiseaux en leur portant des coups sur la tкte, et je l'ai souvent observйe, je l'ai plus souvent encore entendue marteler des graines d'if sur une branche et les briser comme le ferait la citelle. Hearne a vu, dans l'Amйrique du Nord, l'ours noir nager pendant des heures, la gueule toute grande ouverte, et attraper ainsi des insectes dans l'eau, а peu prиs comme le ferait une baleine. Comme nous voyons quelquefois des individus avoir des habitudes diffйrentes de celles propres а leur espиce et aux autres espиces du mкme genre, il semblerait que ces individus dussent accidentellement devenir le point de dйpart de nouvelles espиces, ayant des habitudes anormales, et dont la conformation s'йcarterait plus ou moins de celle de la souche type. La nature offre des cas semblables. Peut-on citer un cas plus frappant d'adaptation que celui de la conformation du pic pour grimper aux troncs d'arbres, et pour saisir les insectes dans les fentes de l'йcorce ? Il y a cependant dans l'Amйrique septentrionale des pics qui se nourrissent presque exclusivement de fruits, et d'autres qui, grвce а leurs ailes allongйes, peuvent chasser les insectes au vol. Dans les plaines de la Plata, oщ il ne pousse pas un seul arbre, on trouve une espиce de pic (Colaptes campestris) ayant deux doigts en avant et deux en arriиre, la langue longue et effilйe, les plumes caudales pointues, assez rigides pour soutenir l'oiseau dans la position verticale, mais pas tout а fait aussi rigides qu'elles le sont chez les vrais pics, et un fort bec droit, qui n'est pas toutefois aussi droit et aussi fort que celui des vrais pics, mais qui est cependant assez solide pour percer le bois. Ce Colaptes est donc bien un pic par toutes les parties essentielles de sa conformation. Les caractиres mкme insignifiants, tels que la coloration, le son rauque de la voix, le vol ondulй, dйmontrent clairement sa proche parentй avec notre pic commun ; cependant, je puis affirmer, d'aprиs mes propres observations, que confirment d'ailleurs celles d'Azara, observateur si soigneux et si exact, que, dans certains districts considйrables, ce Colaptes ne grimpe pas aux arbres et qu'il fait son nid dans des trous qu'il creuse dans la terre ! Toutefois, comme l'a constatй M. Hudson, ce mкme pic, dans certains autres districts, frйquente les arbres et creuse des trous dans le tronc pour y faire son nid. Comme autre exemple des habitudes variйes de ce genre, je puis ajouter que de Saussure a dйcrit un Colaptes du Mexique qui creuse des trous dans du bois dur pour y dйposer une provision de glands. Le pйtrel est un des oiseaux de mer les plus aйriens que l'on connaisse ; cependant, dans les baies tranquilles de la Terre de Feu, on pourrait certainement prendre le Puffinuria Berardi pour un grиbe ou un pingouin, а voir ses habitudes gйnйrales, sa facilitй extraordinaire pour plonger, sa maniиre de nager et de voler, quand on peut le dйcider а le faire ; cependant cet oiseau est essentiellement un pйtrel, mais plusieurs parties de son organisation ont йtй profondйment modifiйes pour l'adapter а ses nouvelles habitudes, tandis que la conformation du pic de la Plata ne s'est que fort peu modifiйe. Les observations les plus minutieuses, faites sur le cadavre d'un cincle (merle d'eau), ne laisseraient jamais soupзonner ses habitudes aquatiques ; cependant, cet oiseau, qui appartient а la famille des merles, ne trouve sa subsistance qu'en plongeant, il se sert de ses ailes sous l'eau et saisit avec ses pattes les pierres du fond. Tous les membres du grand ordre des hymйnoptиres sont terrestres, а l'exception du genre proctotrupes, dont sir John Lubbock a dйcouvert les habitudes aquatiques. Cet insecte entre souvent dans l'eau en s'aidant non de ses pattes, mais de ses ailes et peut y rester quatre heures sans revenir а la surface ; il ne semble, cependant, prйsenter aucune modification de conformation en rapport avec ses habitudes anormales. Ceux qui croient que chaque кtre a йtй crйй tel qu'il est aujourd'hui doivent ressentir parfois un certain йtonnement quand ils rencontrent un animal ayant des habitudes et une conformation qui ne concordent pas. Les pieds palmйs de l'oie et du canard sont clairement conformйs pour la nage. Il y a cependant dans les rйgions йlevйes des oies aux pieds palmйs, qui n'approchent jamais de l'eau ; Audubon, seul, a vu la frйgate, dont les quatre doigts sont palmйs, se poser sur la surface de l'Ocйan. D'autre part, les grиbes et les foulques, oiseaux йminemment aquatiques, n'ont en fait de palmures qu'une lйgиre membrane bordant les doigts. Ne semble-t-il pas йvident que les longs doigts dйpourvus de membranes des grallatores sont faits pour marcher dans les marais et sur les vйgйtaux flottants ? La poule d'eau et le rвle des genкts appartiennent а cet ordre ; cependant le premier de ces oiseaux est presque aussi aquatique que la foulque, et le second presque aussi terrestre que la caille ou la perdrix. Dans ces cas, et l'on pourrait en citer beaucoup d'autres, les habitudes ont changй sans que la conformation se soit modifiйe de faзon correspondante. On pourrait dire que le pied palmй de l'oie des hautes rйgions est devenu presque rudimentaire quant а ses fonctions, mais non pas quant а sa conformation. Chez la frйgate, une forte йchancrure de la membrane interdigitale indique un commencement de changement dans la conformation. Celui qui croit а des actes nombreux et sйparйs de crйation peut dire que, dans les cas de cette nature, il a plu au Crйateur de remplacer un individu appartenant а un type par un autre appartenant а un autre type, ce qui me paraоt кtre l'йnoncй du mкme fait sous une forme recherchйe. Celui qui, au contraire, croit а la lutte pour l'existence et au principe de la sйlection naturelle reconnaоt que chaque кtre organisй essaye constamment de se multiplier en nombre ; il sait, en outre, que si un кtre varie si peu que ce soit dans ses habitudes et dans sa conformation, et obtient ainsi un avantage sur quelque autre habitant de la mкme localitй, il s'empare de la place de ce dernier, quelque diffйrente qu'elle puisse кtre de celle qu'il occupe lui-mкme. Aussi n'йprouve-t-il aucune surprise en voyant des oies et des frйgates aux pieds palmйs, bien que ces oiseaux habitent la terre et qu'ils ne se posent que rarement sur l'eau ; des rвles de genкts а doigts allongйs vivant dans les prйs au lieu de vivre dans les marais ; des pics habitant des lieux dйpourvus de tout arbre ; et, enfin, des merles ou des hymйnoptиres plongeurs et des pйtrels ayant les moeurs des pingouins. ORGANES TRES PARFAITS ET TRES COMPLEXES. Il semble absurde au possible, je le reconnais, de supposer que la sйlection naturelle ait pu former l'oeil avec toutes les inimitables dispositions qui permettent d'ajuster le foyer а diverses distances, d'admettre une quantitй variable de lumiиre et de corriger les aberrations sphйriques et chromatiques. Lorsqu'on affirma pour la premiиre fois que le soleil est immobile et que la terre tourne autour de lui, le sens commun de l'humanitй dйclara la doctrine fausse ; mais on sait que le vieux dicton : Vox populi, vox Dei, n'est pas admis en matiиre de science. La raison nous dit que si, comme cela est certainement le cas, on peut dйmontrer qu'il existe de nombreuses gradations entre un oeil simple et imparfait et un oeil complexe et parfait, chacune de ces gradations йtant avantageuse а l'кtre qui la possиde ; que si, en outre, l'oeil varie quelquefois et que ces variations sont transmissibles par hйrйditй, ce qui est йgalement le cas ; que si, enfin, ces variations sont utiles а un animal dans les conditions changeantes de son existence, la difficultй d'admettre qu'un oeil complexe et parfait a pu кtre produit par la sйlection naturelle, bien qu'insurmontable pour notre imagination, n'attaque en rien notre thйorie. Nous n'avons pas plus а nous occuper de savoir comment un nerf a pu devenir sensible а l'action de la lumiиre que nous n'avons а nous occuper de rechercher l'origine de la vie elle-mкme ; toutefois, comme il existe certains organismes infйrieurs sensibles а la lumiиre, bien que l'on ne puisse dйcouvrir chez eux aucune trace de nerf, il ne paraоt pas impossible que certains йlйments du sarcode, dont ils sont en grande partie formйs, puissent s'agrйger et se dйvelopper en nerfs douйs de cette sensibilitй spйciale. C'est exclusivement dans la ligne directe de ses ascendants que nous devons rechercher les gradations qui ont amenй les perfectionnements d'un organe chez une espиce quelconque. Mais cela n'est presque jamais possible, et nous sommes forcйs de nous adresser aux autres espиces et aux autres genres du mкme groupe, c'est-а-dire aux descendants collatйraux de la mкme souche, afin de voir quelles sont les gradations possibles dans les cas oщ, par hasard, quelques-unes de ces gradations se seraient transmises avec peu de modifications. En outre, l'йtat d'un mкme organe chez des classes diffйrentes peut incidemment jeter quelque lumiиre sur les degrйs qui l'ont amenй а la perfection. L'organe le plus simple auquel on puisse donner le nom d'oeil, consiste en un nerf optique, entourй de cellules de pigment, et recouvert d'une membrane transparente, mais sans lentille ni aucun autre corps rйfringent. Nous pouvons, d'ailleurs, d'aprиs M. Jourdain, descendre plus bas encore et nous trouvons alors des amas de cellules pigmentaires paraissant tenir lieu d'organe de la vue, mais ces cellules sont dйpourvues de tout nerf et reposent simplement sur des tissus sarcodiques. Des organes aussi simples, incapables d'aucune vision distincte, ne peuvent servir qu'а distinguer entre la lumiиre et l'obscuritй. Chez quelques astйries, certaines petites dйpressions dans la couche de pigment qui entoure le nerf sont, d'aprиs l'auteur que nous venons de citer, remplies de matiиres gйlatineuses transparentes, surmontйes d'une surface convexe ressemblant а la cornйe des animaux supйrieurs. M. Jourdain suppose que cette surface, sans pouvoir dйterminer la formation d'une image, sert а concentrer les rayons lumineux et а en rendre la perception plus facile. Cette simple concentration de la lumiиre constitue le premier pas, mais de beaucoup le plus important, vers la constitution d'un oeil vйritable, susceptible de former des images ; il suffit alors, en effet, d'ajuster l'extrйmitй nue du nerf optique qui, chez quelques animaux infйrieurs, est profondйment enfouie dans le corps et qui, chez quelques autres, se trouve plus prиs de la surface, а une distance dйterminйe de l'appareil de concentration, pour que l'image se forme sur cette extrйmitй. Dans la grande classe des articulйs, nous trouvons, comme point de dйpart, un nerf optique simplement recouvert d'un pigment ; ce dernier forme quelquefois une sorte de pupille, mais il n'y a ni lentille ni trace d'appareil optique. On sait actuellement que les nombreuses facettes qui, par leur rйunion, constituent la cornйe des grands yeux composйs des insectes, sont de vйritables lentilles, et que les cфnes intйrieurs renferment des filaments nerveux trиs singuliиrement modifiйs. Ces organes, d'ailleurs, sont tellement diversifiйs chez les articulйs, que Mьller avait йtabli trois classes principales d'yeux composйs, comprenant sept subdivisions et une quatriиme classe d'yeux simples agrйgйs. Si l'on rйflйchit а tous ces faits, trop peu dйtaillйs ici, relatifs а l'immense variйtй de conformation qu'on remarque dans les yeux des animaux infйrieurs ; si l'on se rappelle combien les formes actuellement vivantes sont peu nombreuses en comparaison de celles qui sont йteintes, il n'est plus aussi difficile d'admettre que la sйlection naturelle ait pu transformer un appareil simple, consistant en un nerf optique recouvert d'un pigment et surmontй d'une membrane transparente, en un instrument optique aussi parfait que celui possйdй par quelque membre que ce soit de la classe des articulйs. Quiconque admet ce point ne peut hйsiter а faire un pas de plus, et s'il trouve, aprиs avoir lu ce volume, que la thйorie de la descendance, avec les modifications qu'apporte la sйlection naturelle, explique un grand nombre de faits autrement inexplicables, il doit admettre que la sйlection naturelle a pu produire une conformation aussi parfaite que l'oeil d'un aigle, bien que, dans ce cas, nous ne connaissions pas les divers йtats de transition. On a objectй que, pour que l'oeil puisse se modifier tout en restant un instrument parfait, il faut qu'il soit le siиge а plusieurs changements simultanйs, fait que l'on considиre comme irrйalisable par la sйlection naturelle. Mais, comme j'ai essayй de le dйmontrer dans mon ouvrage sur les variations des animaux domestiques, il n'est pas nйcessaire de supposer que les modifications sont simultanйes, а condition qu'elles soient trиs lйgиres et trиs graduelles. Diffйrentes sortes de modifications peuvent aussi tendre а un mкme but gйnйral ; ainsi, comme l'a fait remarquer M. Wallace, « si une lentille a un foyer trop court ou trop long, cette diffйrence peut se corriger, soit par une modification de la courbe, soit par une modification de la densitй ; si la courbe est irrйguliиre et que les rayons ne convergent pas vers un mкme point, toute amйlioration dans la rйgularitй de la courbe constitue un progrиs. Ainsi, ni la contraction de l'iris, ni les mouvements musculaires de l'oeil ne sont essentiels а la vision : ce sont uniquement des progrиs qui ont pu s'ajouter et se perfectionner а toutes les йpoques de la construction de l'appareil. » Dans la plus haute division du rиgne animal, celle des vertйbrйs, nous pouvons partir d'un oeil si simple, qu'il ne consiste, chez le branchiostome, qu'en un petit sac transparent, pourvu d'un nerf et plein de pigment, mais dйpourvu de tout autre appareil. Chez les poissons et chez les reptiles, comme Owen l'a fait remarquer, « la sйrie des gradations des structures dioptriques est considйrable. » Un fait significatif, c'est que, mкme chez l'homme, selon Virchow, qui a une si grande autoritй, la magnifique lentille cristalline se forme dans l'embryon par une accumulation de cellules йpithйliales logйes dans un repli de la peau qui affecte la forme d'un sac ; le corps vitrй est formй par un tissu embryonnaire sous-cutanй. Toutefois, pour en arriver а une juste conception relativement а la formation de l'oeil avec tous ses merveilleux caractиres, qui ne sont pas cependant encore absolument parfaits, il faut que la raison l'emporte sur l'imagination ; or, j'ai trop bien senti moi-mкme combien cela est difficile, pour кtre йtonnй que d'autres hйsitent а йtendre aussi loin le principe de la sйlection naturelle. La comparaison entre l'oeil et le tйlescope se prйsente naturellement а l'esprit. Nous savons que ce dernier instrument a йtй perfectionnй par les efforts continus et prolongйs des plus hautes intelligences humaines, et nous en concluons naturellement que l'oeil a dы se former par un procйdй analogue. Mais cette conclusion n'est-elle pas prйsomptueuse ? Avons-nous le droit de supposer que le Crйateur met en jeu des forces intelligentes analogues а celles de l'homme ? Si nous voulons comparer l'oeil а un instrument optique, nous devons imaginer une couche йpaisse d'un tissu transparent, imbibй de liquide, en contact avec un nerf sensible а la lumiиre ; nous devons supposer ensuite que les diffйrentes parties de cette couche changent constamment et lentement de densitй, de faзon а se sйparer en zones, ayant une йpaisseur et une densitй diffйrentes, inйgalement distantes entre elles et changeant graduellement de forme а la surface. Nous devons supposer, en outre, qu'une force reprйsentйe par la sйlection naturelle, ou la persistance du plus apte, est constamment а l'affыt de toutes les lйgиres modifications affectant les couches transparentes, pour conserver toutes celles qui, dans diverses circonstances, dans tous les sens et а tous les degrйs, tendent а permettre la formation d'une image plus distincte. Nous devons supposer que chaque nouvel йtat de l'instrument se multiplie par millions, pour se conserver jusqu'а ce qu'il s'en produise un meilleur qui remplace et annule les prйcйdents. Dans les corps vivants, la variation cause les modifications lйgиres, la reproduction les multiplie presque а l'infini, et la sйlection naturelle s'empare de chaque amйlioration avec une sыretй infaillible. Admettons, enfin, que cette marche se continue pendant des millions d'annйes et s'applique pendant chacune а des millions d'individus ; ne pouvons-nous pas admettre alors qu'il ait pu se former ainsi un instrument optique vivant, aussi supйrieur а un appareil de verre que les oeuvres du Crйateur sont supйrieures а celles de l'homme ? MODES DE TRANSITIONS. Si l'on arrivait а dйmontrer qu'il existe un organe complexe qui n'ait pas pu se former par une sйrie de nombreuses modifications graduelles et lйgиres, ma thйorie ne pourrait certes plus se dйfendre. Mais je ne peux trouver aucun cas semblable. Sans doute, il existe beaucoup d'organes dont nous ne connaissons pas les transitions successives, surtout si nous examinons les espиces trиs isolйes qui, selon ma thйorie, ont йtй exposйes а une grande extinction. Ou bien, encore, si nous prenons un organe commun а tous les membres d'une mкme classe, car, dans ce dernier cas, cet organe a dы surgir а une йpoque reculйe depuis laquelle les nombreux membres de cette classe se sont dйveloppйs ; or, pour dйcouvrir les premiиres transitions qu'a subies cet organe, il nous faudrait examiner des formes trиs anciennes et depuis longtemps йteintes. Nous ne devons conclure а l'impossibilitй de la production d'un organe par une sйrie graduelle de transitions d'une nature quelconque qu'avec une extrкme circonspection. On pourrait citer, chez les animaux infйrieurs, de nombreux exemples d'un mкme organe remplissant а la fois des fonctions absolument distinctes. Ainsi, chez la larve de la libellule et chez la loche (Cobites) le canal digestif respire, digиre et excrиte. L'hydre peut кtre tournйe du dedans au dehors, et alors sa surface extйrieure digиre et l'estomac respire. Dans des cas semblables, la sйlection naturelle pourrait, s'il devait en rйsulter quelque avantage, spйcialiser pour une seule fonction tout ou partie d'un organe qui jusque-lа aurait rempli deux fonctions, et modifier aussi considйrablement sa nature par des degrйs insensibles. On connaоt beaucoup de plantes qui produisent rйguliиrement, en mкme temps, des fleurs diffйremment construites ; or, si ces plantes ne produisaient plus que des fleurs d'une seule sorte, un changement considйrable s'effectuerait dans le caractиre de l'espиce avec une grande rapiditй comparative. Il est probable cependant que les deux sortes de fleurs produites par la mкme plante se sont, dans le principe, diffйrenciйes l'une de l'autre par des transitions insensibles que l'on peut encore observer dans quelques cas. Deux organes distincts, ou le mкme organe sous deux formes diffйrentes, peuvent accomplir simultanйment la mкme fonction chez un mкme individu, ce qui constitue un mode fort important de transition. Prenons un exemple : il y a des poissons qui respirent par leurs branchies l'air dissous dans l'eau, et qui peuvent, en mкme temps, absorber l'air libre par leur vessie natatoire, ce dernier organe йtant partagй en divisions fortement vasculaires et muni d'un canal pneumatique pour l'introduction de l'air. Prenons un autre exemple dans le rиgne vйgйtal : les plantes grimpent de trois maniиres diffйrentes, en se tordant en spirales, en se cramponnant а un support par leurs vrilles, ou bien par l'йmission de radicelles aйriennes. Ces trois modes s'observent ordinairement dans des groupes distincts, mais il y a quelques espиces chez lesquelles on rencontre deux de ces modes, ou mкme les trois combinйs chez le mкme individu. Dans des cas semblables l'un des deux organes pourrait facilement se modifier et se perfectionner de faзon а accomplir la fonction а lui tout seul ; puis, l'autre organe, aprиs avoir aidй le premier dans le cours de son perfectionnement, pourrait, а son tour, se modifier pour remplir une fonction distincte, ou s'atrophier complиtement. L'exemple de la vessie natatoire chez les poissons est excellent, en ce sens qu'il nous dйmontre clairement le fait important qu'un organe primitivement construit dans un but distinct, c'est-а-dire pour faire flotter l'animal, peut se convertir en un organe ayant une fonction trиs diffйrente, c'est-а-dire la respiration. La vessie natatoire fonctionne aussi, chez certains poissons, comme un accessoire de l'organe de l'ouпe. Tous les physiologistes admettent que, par sa position et par sa conformation, la vessie natatoire est homologue ou idйalement semblable aux poumons des vertйbrйs supйrieurs ; on est donc parfaitement fondй а admettre que la vessie natatoire a йtй rйellement convertie en poumon, c'est-а-dire en un organe exclusivement destinй а la respiration. On peut conclure de ce qui prйcиde que tous les vertйbrйs pourvus de poumons descendent par gйnйration ordinaire de quelque ancien prototype inconnu, qui possйdait un appareil flotteur ou, autrement dit, une vessie natatoire. Nous pouvons ainsi, et c'est une conclusion que je tire de l'intйressante description qu'Owen a faite а ces parties, comprendre le fait йtrange que tout ce que nous buvons et que tout ce que nous mangeons doit passer devant l'orifice de la trachйe, au risque de tomber dans les poumons, malgrй l'appareil remarquable qui permet la fermeture de la glotte. Chez les vertйbrйs supйrieurs, les branchies ont complиtement disparu ; cependant, chez l'embryon, les fentes latйrales du cou et la sorte de boutonniиre faite par les artиres en indiquent encore la position primitive. Mais on peut concevoir que la sйlection naturelle ait pu adapter les branchies, actuellement tout а fait disparues, а quelques fonctions toutes diffйrentes ; Landois, par exemple, a dйmontrй que les ailes des insectes ont eu pour origine la trachйe ; il est donc trиs probable que, chez cette grande classe, des organes qui servaient autrefois а la respiration se trouvent transformйs en organes servant au vol. Il est si important d'avoir bien prйsente а l'esprit la probabilitй de la transformation d'une fonction en une autre, quand on considиre les transitions des organes, que je citerai un autre exemple. On remarque chez les cirripиdes pйdonculйs deux replis membraneux, que j'ai appelйs freins ovigиres et qui, а l'aide d'une sйcrйtion visqueuse, servent а retenir les oeufs dans le sac jusqu'а ce qu'ils soient йclos. Les cirripиdes n'ont pas de branchies, toute la surface du corps, du sac et des freins servent а la respiration. Les cirripиdes sessiles ou balanides, d'autre part, ne possиdent pas les freins ovigиres, les oeufs restant libres au fond du sac dans la coquille bien close ; mais, dans une position correspondant а celle qu'occupent les freins, ils ont des membranes trиs йtendues, trиs repliйes, communiquant librement avec les lacunes circulatoires du sac et du corps, et que tous les naturalistes ont considйrйes comme des branchies. Or, je crois qu'on ne peut contester que les freins ovigиres chez une famille sont strictement homologues avec les branchies d'une autre famille, car on remarque toutes les gradations entre les deux appareils. Il n'y a donc pas lieu de douter que les deux petits replis membraneux qui primitivement servaient de freins ovigиres, tout en aidant quelque peu а la respiration, ont йtй graduellement transformйs en branchies par la sйlection naturelle, par une simple augmentation de grosseur et par l'atrophie des glandes glutinifиres. Si tous les cirripиdes pйdonculйs qui ont йprouvй une extinction bien plus considйrable que les cirripиdes sessiles avaient complиtement disparu, qui aurait pu jamais s'imaginer que les branchies de cette derniиre famille йtaient primitivement des organes destinйs а empкcher que les oeufs ne fussent entraоnйs hors du sac ? Le professeur Cope et quelques autres naturalistes des Etats-Unis viennent d'insister rйcemment sur un autre mode possible de transition, consistant en une accйlйration ou en un retard apportй а l'йpoque de la reproduction. On sait actuellement que quelques animaux sont aptes а se reproduire а un вge trиs prйcoce, avant mкme d'avoir acquis leurs caractиres complets ; or, si cette facultй venait а prendre chez une espиce un dйveloppement considйrable, il est probable que l'йtat adulte de ces animaux se perdrait tфt ou tard ; dans ce cas, le caractиre de l'espиce tendrait а se modifier et а se dйgrader considйrablement, surtout si la larve diffйrait beaucoup de la forme adulte. On sait encore qu'il y a un assez grand nombre d'animaux qui, aprиs avoir atteint l'вge adulte, continuent а changer de caractиre pendant presque toute leur vie. Chez les mammifиres, par exemple, l'вge modifie souvent beaucoup la forme du crвne, fait dont le docteur Murie a observй des exemples frappants chez les phoques. Chacun sait que la complication des ramifications des cornes du cerf augmente beaucoup avec l'вge, et que les plumes de quelques oiseaux se dйveloppent beaucoup quand ils vieillissent. Le professeur Cope affirme que les dents de certains lйzards subissent de grandes modifications de forme quand ils avancent en вge ; Fritz Mьller a observй que les crustacйs, aprиs avoir atteint l'вge adulte, peuvent revкtir des caractиres nouveaux, affectant non seulement des parties insignifiantes, mais mкme des parties fort importantes. Dans tous ces cas -- et ils sont nombreux -- si l'вge de la reproduction йtait retardй, le caractиre de l'espиce se modifierait tout au moins dans son йtat adulte ; il est mкme probable que les phases antйrieures et prйcoces du dйveloppement seraient, dans quelques cas, prйcipitйes et finalement perdues. Je ne puis йmettre l'opinion que quelques espиces aient йtй souvent, ou aient mкme йtй jamais modifiйes par ce mode de transition comparativement soudain ; mais, si le cas s'est prйsentй, il est probable que les diffйrences entre les jeunes et les adultes et entre les adultes et les vieux ont йtй primitivement acquises par dйgrйs insensibles. DIFFICULTES SPECIALES DE LA THEORIE DE LA SELECTION NATURELLE. Bien que nous ne devions admettre qu'avec une extrкme circonspection l'impossibilitй de la formation d'un organe par une sйrie de transitions insensibles, il se prйsente cependant quelques cas sйrieusement difficiles. Un des plus sйrieux est celui des insectes neutres, dont la conformation est souvent toute diffйrente de celle des mвles ou des femelles fйcondes ; je traiterai ce sujet dans le prochain chapitre. Les organes йlectriques des poissons offrent encore de grandes difficultйs, car il est impossible de concevoir par quelles phases successives ces appareils merveilleux ont pu se dйvelopper. Il n'y a pas lieu, d'ailleurs, d'en кtre surpris, car nous ne savons mкme pas а quoi Ils servent. Chez le gymnote et chez la torpille ils constituent sans doute un puissant agent de dйfense et peut-кtre un moyen de saisir leur proie ; d'autre part, chez la raie, qui possиde dans la queue un organe analogue, il se manifeste peu d'йlectricitй, mкme quand l'animal est trиs irritй, ainsi que l'a observй Matteucci ; il s'en manifeste mкme si peu, qu'on peut а peine supposer а cet organe les fonctions que nous venons d'indiquer. En outre, comme l'a dйmontrй le docteur R.-Mac-Donnell, la raie, outre l'organe prйcitй, en possиde un autre prиs de la tкte ; on ne sait si ce dernier organe est йlectrique, mais il paraоt кtre absolument analogue а la batterie йlectrique de la torpille. On admet gйnйralement qu'il existe une йtroite analogie entre ces organes et le muscle ordinaire, tant dans la structure intime et la distribution des nerfs que dans l'action qu'exercent sur eux divers rйactifs. Il faut surtout observer qu'une dйcharge йlectrique accompagne les contractions musculaires, et, comme l'affirme le docteur Radcliffe, « dans son йtat de repos l'appareil йlectrique de la torpille paraоt кtre le siиge d'un chargement tout pareil а celui qui s'effectue dans les muscles et dans les nerfs а l'йtat d'inaction, et le choc produit par la dйcharge subite de l'appareil de la torpille ne serait en aucune faзon une force de nature particuliиre, mais simplement une autre forme de la dйcharge qui accompagne l'action des muscles et du nerf moteur. » Nous ne pouvons actuellement pousser plus loin l'explication ; mais, comme nous ne savons rien relativement aux habitudes et а la conformation des ancкtres des poissons йlectriques existants, il serait extrкmement tйmйraire d'affirmer l'impossibilitй que ces organes aient pu se dйvelopper graduellement en vertu de transitions avantageuses. Une difficultй bien plus sйrieuse encore semble nous arrкter quand il s'agit de ces organes ; ils se trouvent, en effet, chez une douzaine d'espиces de poissons, dont plusieurs sont fort йloignйs par leurs affinitйs. Quand un mкme organe se rencontre chez plusieurs individus d'une mкme classe, surtout chez les individus ayant des habitudes de vie trиs diffйrentes, nous pouvons ordinairement attribuer cet organe а un ancкtre commun qui l'a transmis par hйrйditй а ses descendants ; nous pouvons, en outre, attribuer son absence, chez quelques individus de la mкme classe, а une disparition provenant du non-usage ou de l'action de la sйlection naturelle. De telle sorte donc que, si les organes йlectriques provenaient par hйrйditй de quelque ancкtre reculй, nous aurions pu nous attendre а ce que tous les poissons йlectriques fussent tout particuliиrement alliйs les uns aux autres ; mais tel n'est certainement pas le cas. La gйologie, en outre, ne nous permet pas de penser que la plupart des poissons ont possйdй autrefois des organes йlectriques que leurs descendants modifiйs ont aujourd'hui perdus. Toutefois, si nous йtudions ce sujet de plus prиs, nous nous apercevons que les organes йlectriques occupent diffйrentes parties du corps des quelques poissons qui les possиdent ; que la conformation de ces organes diffиre sous le rapport de l'arrangement des plaques et, selon Pacini, sous le rapport des moyens mis en oeuvre pour exciter l'йlectricitй, et, enfin, que ces organes sont pourvus de nerfs venant de diffйrentes parties du corps, et c'est peut-кtre lа la diffйrence la plus importante de toutes. On ne peut donc considйrer ces organes йlectriques comme homologues, tout au plus peut-on les regarder comme analogues sous le rapport de la fonction, il n'y a donc aucune raison de supposer qu'ils proviennent par hйrйditй d'un ancкtre commun ; si l'on admettait, en effet, cette communautй d'origine, ces organes devraient se ressembler exactement sous tous les rapports. Ainsi s'йvanouit la difficultй inhйrente а ce fait qu'un organe, apparemment le mкme, se trouve chez plusieurs espиces йloignйes les unes des autres, mais il n'en reste pas moins а expliquer cette autre difficultй, moindre certainement, mais considйrable encore : par quelle sйrie de transitions ces organes se sont-ils dйveloppйs dans chaque groupe sйparй de poissons ? Les organes lumineux qui se rencontrent chez quelques insectes appartenant а des familles trиs diffйrentes et qui sont situйs dans diverses parties du corps, offrent, dans notre йtat d'ignorance actuelle, une difficultй absolument йgale а celle des organes йlectriques. On pourrait citer d'autres cas analogues : chez les plantes, par exemple, la disposition curieuse au moyen de laquelle une masse de pollen portйe sur un pйdoncule avec une glande adhйsive, est йvidemment la mкme chez les orchidйes et chez les asclйpias, -- genres aussi йloignйs que possible parmi les plantes а fleurs ; -- mais, ici encore, les parties ne sont pas homologues. Dans tous les cas oщ des кtres, trиs йloignйs les uns des autres dans l'йchelle de l'organisation, sont pourvus d'organes particuliers et analogues, on remarque que, bien que l'aspect gйnйral et la fonction de ces organes puissent кtre les mкmes, on peut cependant toujours discerner entre eux quelques diffйrences fondamentales. Par exemple, les yeux des cйphalopodes et ceux des vertйbrйs paraissent absolument semblables ; or, dans des groupes si йloignйs les uns des autres, aucune partie de cette ressemblance ne peut кtre attribuйe а la transmission par hйrйditй d'un caractиre possйdй par un ancкtre commun. M. Mivart a prйsentй ce cas comme йtant une difficultй toute spйciale, mais il m'est impossible de dйcouvrir la portйe de son argumentation. Un organe destinй а la vision doit se composer de tissus transparents et il doit renfermer une lentille quelconque pour permettre la formation d'une image au fond d'une chambre noire. Outre cette ressemblance superficielle, il n'y a aucune analogie rйelle entre les yeux des seiches et ceux des vertйbrйs ; on peut s'en convaincre, d'ailleurs, en consultant l'admirable mйmoire de Hensen sur les yeux des cйphalopodes. Il m'est impossible d'entrer ici dans les dйtails ; je peux toutefois indiquer quelques points de diffйrence. Le cristallin, chez les seiches les mieux organisйes, se compose de deux parties placйes l'une derriиre l'autre et forme comme deux lentilles qui, toutes deux, ont une conformation et une disposition toutes diffйrentes de ce qu'elles sont chez les vertйbrйs. La rйtine est complиtement dissemblable ; elle prйsente, en effet, une inversion rйelle des йlйments constitutifs et les membranes formant les enveloppes de l'oeil contiennent un gros ganglion nerveux. Les rapports des muscles sont aussi diffйrents qu'il est possible et il en est de mкme pour d'autres points. Il en rйsulte donc une grande difficultй pour apprйcier jusqu'а quel point il convient d'employer les mкmes termes dans la description des yeux des cйphalopodes et de ceux des vertйbrйs. On peut, cela va sans dire, nier que, dans chacun des cas, l'oeil ait pu se dйvelopper par la sйlection naturelle de lйgиres variations successives ; mais, si on l'admet pour l'un, ce systиme est йvidemment possible pour l'autre, et on peut, ce mode de formation acceptй, dйduire par anticipation les diffйrences fondamentales existant dans la structure des organes visuels des deux groupes. De mкme que deux hommes ont parfois, indйpendamment l'un de l'autre fait la mкme invention, de mкme aussi il semble que, dans les cas prйcitйs, la sйlection naturelle, agissant pour le bien de chaque кtre et profitant de toutes les variations favorables, a produit des organes analogues, tout au moins en ce qui concerne la fonction, chez des кtres organisйs distincts qui ne doivent rien de l'analogie de conformation que l'on remarque chez eux а l'hйritage d'un ancкtre commun. Fritz Mьller a suivi avec beaucoup de soin une argumentation presque analogue pour mettre а l'йpreuve les conclusions indiquйes dans ce volume. Plusieurs familles de crustacйs comprennent quelques espиces pourvues d'un appareil respiratoire qui leur permet de vivre hors de l'eau. Dans deux de ces familles trиs voisines, qui ont йtй plus particuliиrement йtudiйes par Mьller, les espиces se ressemblent par tous les caractиres importants, а savoir : les organes des sens, le systиme circulatoire, la position des touffes de poil qui tapissent leurs estomacs complexes, enfin toute la structure des branchies qui leur permettent de respirer dans l'eau, jusqu'aux crochets microscopiques qui servent а les nettoyer. On aurait donc pu s'attendre а ce que, chez les quelques espиces des deux familles qui vivent sur terre, les appareils йgalement importants de la respiration aйrienne fussent semblables ; car pourquoi cet appareil, destinй chez ces espиces а un mкme but spйcial, se trouve-t-il кtre diffйrent, tandis que les autres organes importants sont trиs semblables ou mкme identiques ? Fritz Mьller soutient que cette similitude sur tant de points de conformation doit, d'aprиs la thйorie que je dйfends, s'expliquer par une transmission hйrйditaire remontant а un ancкtre commun. Mais, comme la grande majoritй des espиces qui appartiennent aux deux familles prйcitйes, de mкme d'ailleurs que tous les autres crustacйs, ont des habitudes aquatiques, il est extrкmement improbable que leur ancкtre commun ait йtй pourvu d'un appareil adaptй а la respiration aйrienne. Mьller fut ainsi conduit а examiner avec soin cet appareil respiratoire chez les espиces qui en sont pourvues ; il trouva que cet appareil diffиre, chez chacune d'elles, sous plusieurs rapports importants, comme, par exemple, la position des orifices, le mode de leur ouverture et de leur fermeture, et quelques dйtails accessoires. Or, on s'explique ces diffйrences, on aurait mкme pu s'attendre а les rencontrer, dans l'hypothиse que certaines espиces appartenant а des familles distinctes se sont peu а peu adaptйes а vivre de plus en plus hors de l'eau et а respirer а l'air libre. Ces espиces, en effet, appartenant а des familles distinctes, devaient diffйrer dans une certaine mesure ; or, leur variabilitй ne devait pas кtre exactement la mкme, en vertu du principe que la nature de chaque variation dйpend de deux facteurs, c'est-а-dire la nature de l'organisme et celle des conditions ambiantes. La sйlection naturelle, en consйquence, aura dы agir sur des matйriaux ou des variations de nature diffйrente, afin d'arriver а un mкme rйsultat fonctionnel, et les conformations ainsi acquises doivent nйcessairement diffйrer. Dans l'hypothиse de crйations indйpendantes, ce cas tout entier reste inintelligible. La sйrie des raisonnements qui prйcиdent paraоt avoir eu une grande influence pour dйterminer Fritz Mьller а adopter les idйes que j'ai dйveloppйes dans le prйsent ouvrage. Un autre zoologiste distinguй, feu le professeur Claparиde, est arrivй au mкme rйsultat en raisonnant de la mкme maniиre. Il dйmontre que certains acarides parasites, appartenant а des sous-familles et а des familles distinctes, sont pourvus d'organes qui leur servent а se cramponner aux poils. Ces organes ont dы se dйvelopper d'une maniиre indйpendante et ne peuvent avoir йtй transmis par un ancкtre commun ; dans les divers groupes, ces organes sont formйs par une modification des pattes antйrieures, des pattes postйrieures, des mandibules ou lиvres, et des appendices de la face infйrieure de la partie postйrieure du corps. Dans les diffйrents exemples que nous venons de discuter, nous avons vu que, chez des кtres plus ou moins йloignйs les uns des autres, un mкme but est atteint et une mкme fonction accomplie par des organes assez semblable en apparence, mais qui ne le sont pas en rйalitй. D'autre part, il est de rиgle gйnйrale dans la nature qu'un mкme but soit atteint par les moyens les plus divers, mкme chez des кtres ayant entre eux d'йtroites affinitйs. Quelle diffйrence de construction n'y a-t-il pas, en effet, entre l'aile emplumйe d'un oiseau et l'aile membraneuse de la chauve-souris ; et, plus encore, entre les quatre ailes d'un papillon, les deux ailes de la mouche et les deux ailes et les deux йlytres d'un colйoptиre ? Les coquilles bivalves sont construites pour s'ouvrir et se fermer, mais quelle variйtй de modиles ne remarque-t-on pas dans la conformation de la charniиre, depuis la longue sйrie de dents qui s'emboоtent rйguliиrement les unes dans les autres chez la nucule, jusqu'au simple ligament de la moule ? La dissйmination des graines des vйgйtaux est favorisйe par leur petitesse, par la conversion de leurs capsules en une enveloppe lйgиre sous forme de ballon, par leur situation au centre d'une pulpe charnue composйe des parties les plus diverses, rendue nutritive, revкtue de couleurs voyantes de faзon а attirer l'attention des oiseaux qui les dйvorent, par la prйsence de crochets, de grappins de toutes sortes, de barbes dentelйes, au moyen desquels elles adhиrent aux poils des animaux ; par l'existence d'ailerons et d'aigrettes aussi variйs par la forme qu'йlйgants par la structure, qui en font les jouets du moindre courant d'air. La rйalisation du mкme but par les moyens les plus divers est si importante, que je citerai encore un exemple. Quelques auteurs soutiennent que si les кtres organisйs ont йtй faзonnйs de tant de maniиres diffйrentes, c'est par pur amour de la variйtй, comme les jouets dans un magasin ; mais une telle idйe de la nature est inadmissible. Chez les plantes qui ont les sexes sйparйs ainsi que chez celles qui, bien qu'hermaphrodites, ne peuvent pas spontanйment faire tomber le pollen sur les stigmates, un concours accessoire est nйcessaire pour que la fйcondation soit possible. Chez les unes, le pollen en grains trиs lйgers et non adhйrents est emportй par le vent et amenй ainsi sur le stigmate par pur hasard ; c'est le mode le plus simple que l'on puisse concevoir. Il en est un autre bien diffйrent, quoique presque aussi simple : il consiste en ce qu'une fleur symйtrique sйcrиte quelques gouttes de nectar recherchй par les insectes, qui, en s'introduisant dans la corolle pour le recueillir, transportent le pollen des anthиres aux stigmates. Partant de cet йtat si simple, nous trouvons un nombre infini de combinaisons ayant toutes un mкme but, rйalisй d'une faзon analogue, mais entraоnant des modifications dans toutes les parties de la fleur. Tantфt le nectar est emmagasinй dans des rйceptacles affectant les formes les plus diverses ; les йtamines et les pistils sont alors modifiйs de diffйrentes faзons, quelquefois ils sont disposйs en trappes, quelquefois aussi ils sont susceptibles de mouvements dйterminйs par l'irritabilitй et l'йlasticitй. Partant de lа, nous pourrions passer en revue des quantitйs innombrables de conformations pour en arriver enfin а un cas extraordinaire d'adaptation que le docteur Crьger a rйcemment dйcrit chez le coryanthes. Une partie de la lиvre infйrieure (labellum) de cette orchidйe est excavйe de faзon а former une grande auge dans laquelle tombent continuellement des gouttes d'eau presque pure sйcrйtйe par deux cornes placйes au-dessus ; lorsque l'auge est а moitiй pleine, l'eau s'йcoule par un canal latйral. La base du labellum qui se trouve au-dessus de l'auge est elle-mкme excavйe et forme une sorte de chambre pourvue de deux entrйes latйrales ; dans cette chambre, on remarque des crкtes charnues trиs curieuses. L'homme le plus ingйnieux ne pourrait s'imaginer а quoi servent tous ces appareils s'il n'a йtй tйmoins de ce qui se passe. Le docteur Crьger a remarquй que beaucoup de bourdons visitent les fleurs gigantesques de cette orchidйe non pour en sucer le nectar, mais pour ronger les saillies charnues que renferme la chambre placйe au-dessus de l'auge ; en ce faisant, les bourdons se poussent frйquemment les uns les autres dans l'eau, se mouillent les ailes et, ne pouvant s'envoler, sont obligйs de passer par le canal latйral qui sert а l'йcoulement du trop-plein. Le docteur Crьger a vu une procession continuelle de bourdons sortant ainsi de leur bain involontaire. Le passage est йtroit et recouvert par la colonne de telle sorte que l'insecte, en s'y frayant un chemin, se frotte d'abord le dos contre le stigmate visqueux et ensuite contre les glandes йgalement visqueuses des masses de pollen. Celles-ci adhиrent au dos du premier bourdon qui a traversй le passage et il les emporte. Le docteur Crьger m'a envoyй dans de l'esprit-de-vin une fleur contenant un bourdon tuй avant qu'il se soit complиtement dйgagй du passage et sur le dos duquel on voit une masse de pollen. Lorsque le bourdon ainsi chargй de pollen s'envole sur une autre fleur ou revient une seconde fois sur la mкme et que, poussй par ses camarades, il retombe dans l'auge, il ressort par le passage, la masse de pollen qu'il porte sur son dos se trouve nйcessairement en contact avec le stigmate visqueux, y adhиre et la fleur est ainsi fйcondйe. Nous comprenons alors l'utilitй de toutes les parties de la fleur, des cornes sйcrйtant de l'eau, de l'auge demi-pleine qui empкche les bourdons de s'envoler, les force а se glisser dans le canal pour sortir et par cela mкme а se frotter contre le pollen visqueux et contre le stigmate йgalement visqueux. La fleur d'une autre orchidйe trиs voisine, le Catasetum, a une construction йgalement ingйnieuse, qui rйpond au mкme but, bien qu'elle soit toute diffйrente. Les bourdons visitent cette fleur comme celle du coryanthes pour en ronger le labellum ; ils touchent alors inйvitablement une longue piиce effilйe, sensible, que j'ai appelйe l'antenne. Celle-ci, dиs qu'on la touche, fait vibrer une certaine membrane qui se rompt immйdiatement ; cette rupture fait mouvoir un ressort qui projette le pollen avec la rapiditй d'une flиche dans la direction de l'insecte au dos duquel il adhиre par son extrйmitй visqueuse. Le pollen de la fleur mвle (car, dans cette orchidйe, les sexes sont sйparйs) est ainsi transportй а la fleur femelle, oщ il se trouve en contact avec le stigmate, assez visqueux pour briser certains fils йlastique ; le stigmate retient le pollen et est ainsi fйcondй. On peut se demander comment, dans les cas prйcйdents et dans une foule d'autres, on arrive а expliquer tous ces degrйs de complication et ces moyens si divers pour obtenir un mкme rйsultat. On peut rйpondre, sans aucun doute, que, comme nous l'avons dйjа fait remarquer, lorsque deux formes qui diffиrent l'une de l'autre dans une certaine mesure se mettent а varier, leur variabilitй n'est pas identique et, par consйquent, les rйsultats obtenus par la sйlection naturelle, bien que tendant а un mкme but gйnйral, ne doivent pas non plus кtre identiques. Il faut se rappeler aussi que tous les organismes trиs dйveloppйs ont subi de nombreuses modifications ; or, comme chaque conformation modifiйe tend а se transmettre par hйrйditй, il est rare qu'une modification disparaisse complиtement sans avoir subi de nouveaux changements. Il en rйsulte que la conformation des diffйrentes parties d'une espиce, а quelque usage que ces parties servent d'ailleurs, reprйsente la somme de nombreux changements hйrйditaires que l'espиce a successivement йprouvйs, pour s'adapter а de nouvelles habitudes et а de nouvelles conditions d'existence. Enfin, bien que, dans beaucoup de cas, il soit trиs difficile de faire mкme la moindre conjecture sur les transitions successives qui ont amenй les organes а leur йtat actuel, je suis cependant йtonnй, en songeant combien est minime la proportion entre les formes vivantes et connues et celles qui sont йteintes et inconnues, qu'il soit si rare de rencontrer un organe dont on ne puisse indiquer quelques йtats de transition. Il est certainement vrai qu'on voit rarement apparaоtre chez un individu de nouveaux organes qui semblent avoir йtй crййs dans un but spйcial ; c'est mкme ce que dйmontre ce vieil axiome de l'histoire naturelle dont on a quelque peu exagйrй la portйe : Natura non facit saltum. La plupart des naturalistes expйrimentйs admettent la vйritй de cet adage ; ou, pour employer les expressions de Milne-Edwards, la nature est prodigue de variйtйs, mais avare d'innovations. Pourquoi, dans l'hypothиse des crйations, y aurait-il tant de variйtйs et si peu de nouveautйs rйelles ? Pourquoi toutes les parties ; tous les organes de tant d'кtres indйpendants, crййs, suppose-t-on, sйparйment pour occuper une place sйparйe dans la nature, seraient-ils si ordinairement reliйs les uns aux autres par une sйrie de gradations ? Pourquoi la nature n'aurait-elle pas passй soudainement d'une conformation а une autre ? La thйorie de la sйlection naturelle nous fait comprendre clairement pourquoi il n'en est point ainsi ; la sйlection naturelle, en effet, n'agit qu'en profitant de lйgиres variations successives, elle ne peut donc jamais faire de sauts brusques et considйrables, elle ne peut avancer que par degrйs insignifiants, lents et sыrs. ACTION DE LA SELECTION NATURELLE SUR LES ORGANES PEU IMPORTANTS EN APPARENCE. La sйlection naturelle n'agissant que par la vie et par la mort par la persistance du plus apte et par l'йlimination des individus moins perfectionnйs, j'ai йprouvй quelquefois de grandes difficultйs а m'expliquer l'origine ou la formation de parties peu importantes ; les difficultйs sont aussi grandes, dans ce cas, que lorsqu'il s'agit des organes les plus parfaits et les plus complexes, mais elles sont d'une nature diffйrente. En premier lieu, notre ignorance est trop grande relativement а l'ensemble de l'йconomie organique d'un кtre quelconque, pour que nous puissions dire quelles sont les modifications importantes et quelles sont les modifications insignifiantes. Dans un chapitre prйcйdent, j'ai indiquй quelques caractиres insignifiants, tels que le duvet des fruits ou la couleur de la chair, la couleur de la peau et des poils des quadrupиdes, sur lesquels, en raison de leur rapport avec des diffйrences constitutionnelles, ou en raison de ce qu'ils dйterminent les attaques de certains insectes, la sйlection naturelle a certainement pu exercer une action. La queue de la girafe ressemble а un chasse-mouches artificiel ; il paraоt donc d'abord incroyable que cet organe ait pu кtre adaptй а son usage actuel par une sйrie de lйgиres modifications qui l'auraient mieux appropriй а un but aussi insignifiant que celui de chasser les mouches. Nous devons rйflйchir, cependant, avant de rien affirmer de trop positif mкme dans ce cas, car nous savons que l'existence et la distribution du bйtail et d'autres animaux dans l'Amйrique mйridionale dйpendent absolument de leur aptitude а rйsister aux attaques des insectes ; de sorte que les individus qui ont les moyens de se dйfendre contre ces petits ennemis peuvent occuper de nouveaux pвturages et s'assurer ainsi de grands avantages. Ce n'est pas que, а de rares exceptions prиs, les gros mammifиres puissent кtre rйellement dйtruits par les mouches, mais ils sont tellement harassйs et affaiblis par leurs attaques incessantes, qu'ils sont plus exposйs aux maladies et moins en йtat de se procurer leur nourriture en temps de disette, ou d'йchapper aux bкtes fйroces. Des organes aujourd'hui insignifiants ont probablement eu, dans quelques cas, une haute importance pour un ancкtre reculй. Aprиs s'кtre lentement perfectionnйs а quelque pйriode antйrieure, ces organes se sont transmis aux espиces existantes а peu prиs dans le mкme йtat, bien qu'ils leur servent fort peu aujourd'hui ; mais il va sans dire que la sйlection naturelle aurait arrкtй toute dйviation dйsavantageuse de leur conformation. On pourrait peut-кtre expliquer la prйsence habituelle de la queue et les nombreux usages auxquels sert cet organe chez tant d'animaux terrestres dont les poumons ou vessies natatoires modifiйs trahissent l'origine aquatique, par le rфle important que joue la queue, comme organe de locomotion, chez tous les animaux aquatiques. Une queue bien dйveloppйe s'йtant formйe chez un animal aquatique, peut ensuite s'кtre modifiйe pour divers usages, comme chasse-mouches, comme organe de prйhension, comme moyen de se retourner, chez le chien par exemple, bien que, sous ce dernier rapport, l'importance de la queue doive кtre trиs minime, puisque le liиvre, qui n'a presque pas de queue, se retourne encore plus vivement que le chien. En second lieu, nous pouvons facilement nous tromper en attribuant de l'importance а certains caractиres et en croyant qu'ils sont dus а l'action de la sйlection naturelle. Nous ne devons pas perdre de vue les effets que peuvent produire l'action dйfinie des changements dans les conditions d'existence, -- les prйtendues variations spontanйes qui semblent dйpendre, а un faible degrй, de la nature des conditions ambiantes, -- la tendance au retour vers des caractиres depuis longtemps perdus, -- les lois complexes de la croissance, telles que la corrйlation, la compensation, la pression qu'une partie peut exercer sur une autre, etc., -- et, enfin, la sйlection sexuelle, qui dйtermine souvent la formation de caractиres utiles а un des sexes, et ensuite leur transmission plus ou moins complиte а l'autre sexe pour lequel ils n'ont aucune utilitй. Cependant, les conformations ainsi produites indirectement, bien que d'abord sans avantages pour l'espиce, peuvent, dans la suite, кtre devenues utiles а sa descendance modifiйe qui se trouve dans des conditions vitales nouvelles ou qui a acquis d'autres habitudes. S'il n'y avait que des pics verts et que nous ne sachions pas qu'il y a beaucoup d'espиces de pics de couleur noire et pie, nous aurions probablement pensй que la couleur verte du pic est une admirable adaptation, destinйe а dissimuler а ses ennemis cet oiseau si йminemment forestier. Nous aurions, par consйquent, attachй beaucoup d'importance а ce caractиre, et nous l'aurions attribuй а la sйlection naturelle ; or, cette couleur est probablement due а la sйlection sexuelle. Un palmier grimpant de l'archipel malais s'йlиve le long des arbres les plus йlevйs а l'aide de crochets admirablement construits et disposйs а l'extrйmitй de ses branches. Cet appareil rend sans doute les plus grands services а cette plante ; mais, comme nous pouvons remarquer des crochets presque semblables sur beaucoup d'arbres qui ne sont pas grimpeurs, et que ces crochets, s'il faut en juger par la distribution des espиces йpineuses de l'Afrique et de l'Amйrique mйridionale, doivent servir de dйfense aux arbres contre les animaux, de mкme les crochets du palmier peuvent avoir йtй dans l'origine dйveloppйs dans ce but dйfensif, pour se perfectionner ensuite et кtre utilisйs par la plante quand elle a subi de nouvelles modifications et qu'elle est devenue un grimpeur. On considиre ordinairement la peau nue qui recouvre la tкte du vautour comme une adaptation directe qui lui permet de fouiller incessamment dans les chairs en putrйfaction ; le fait est possible, mais cette dйnudation pourrait кtre due aussi а l'action directe de la matiиre putride. Il faut, d'ailleurs, ne s'avancer sur ce terrain qu'avec une extrкme prudence, car on sait que le dindon mвle a la tкte dйnudйe, et que sa nourriture est toute diffйrente. On a soutenu que les sutures du crвne, chez les jeunes mammifиres, sont d'admirables adaptations qui viennent en aide а la parturition ; il n'est pas douteux qu'elles ne facilitent cet acte, si mкme elles ne sont pas indispensables. Mais, comme les sutures existent aussi sur le crвne des jeunes oiseaux et des jeunes reptiles qui n'ont qu'а sortir d'un oeuf brisй, nous pouvons en conclure que cette conformation est une consйquence des lois de la croissance, et qu'elle a йtй ensuite utilisйe dans la parturition des animaux supйrieurs. Notre ignorance est profonde relativement aux causes des variations lйgиres ou des diffйrences individuelles ; rien ne saurait mieux nous le faire comprendre que les diffйrences qui existent entre les races de nos animaux domestiques dans diffйrents pays, et, plus particuliиrement, dans les pays peu civilisйs oщ il n'y a eu que peu de sйlection mйthodique. Les animaux domestiques des sauvages, dans diffйrents pays, ont souvent а pourvoir а leur propre subsistance, et sont, dans une certaine mesure, exposйs а l'action de la sйlection naturelle ; or, les individus ayant des constitutions lйgиrement diffйrentes pourraient prospйrer davantage sous des climats divers. Chez le bйtail, la susceptibilitй aux attaques des mouches est en rapport avec la couleur ; il en est de mкme pour l'action vйnйneuse de certaines plantes, de telle sorte que la coloration elle-mкme se trouve ainsi soumise а l'action de la sйlection naturelle. Quelques observateurs sont convaincus que l'humiditй du climat affecte la croissance des poils et qu'il existe un rapport entre les poils et les cornes. Les races des montagnes diffиrent toujours des races des plaines ; une rйgion montagneuse doit probablement exercer une certaine influence sur les membres postйrieurs en ce qu'ils ont un travail plus rude а accomplir, et peut-кtre mкme aussi sur la forme du bassin ; consйquemment, en vertu de la loi des variations homologues, les membres antйrieurs et la tкte doivent probablement кtre affectйs aussi. La forme du bassin pourrait aussi affecter, par la pression, la forme de quelques parties du jeune animal dans le sein de sa mиre. L'influence des hautes rйgions sur la respiration tend, comme nous avons bonne raison de le croire, а augmenter la capacitй de la poitrine et а dйterminer, par corrйlation, d'autres changements. Le dйfaut d'exercice joint а une abondante nourriture a probablement, sur l'organisme entier, des effets encore plus importants ; c'est lа, sans doute, comme H. von Nathusius vient de le dйmontrer rйcemment dans son excellent traitй, la cause principale des grandes modifications qu'ont subies les races porcines. Mais, nous sommes bien trop ignorants pour pouvoir discuter l'importance relative des causes connues ou inconnues de la variation ; j'ai donc fait les remarques qui prйcиdent uniquement pour dйmontrer que, s'il nous est impossible de nous rendre compte des diffйrences caractйristiques de nos races domestiques, bien qu'on admette gйnйralement que ces races descendent directement d'une mкme souche ou d'un trиs petit nombre de souches, nous ne devrions pas trop insister sur notre ignorance quant aux causes prйcises des lйgиres diffйrences analogues qui existent entre les vraies espиces. JUSQU'A QUEL POINT EST VRAIE LA DOCTRINE UTILITAIRE ; COMMENT S'ACQUIERT LA BEAUTE. Les remarques prйcйdentes m'amиnent а dire quelques mots sur la protestation qu'ont faite rйcemment quelques naturalistes contre la doctrine utilitaire, d'aprиs laquelle chaque dйtail de conformation a йtй produit pour le bien de son possesseur. Ils soutiennent que beaucoup de conformations ont йtй crййes par pur amour de la beautй, pour charmer les yeux de l'homme ou ceux du Crйateur (ce dernier point, toutefois, est en dehors de toute discussion scientifique) ou par pur amour de la variйtй, point que nous avons dйjа discutй. Si ces doctrines йtaient fondйes, elles seraient absolument fatales а ma thйorie. J'admets complиtement que beaucoup de conformations n'ont plus aujourd'hui d'utilitй absolue pour leur possesseur, et que, peut-кtre, elles n'ont jamais йtй utiles а leurs ancкtres ; mais cela ne prouve pas que ces conformations aient eu uniquement pour cause la beautй ou la variйtй. Sans aucun doute, l'action dйfinie du changement des conditions et les diverses causes de modifications que nous avons indiquйes ont toutes produit un effet probablement trиs grand, indйpendamment des avantages ainsi acquis. Mais, et c'est lа une considйration encore plus importante, la plus grande partie de l'organisme de chaque crйature vivante lui est transmise par hйrйditй ; en consйquence, bien que certainement chaque individu soit parfaitement appropriй а la place qu'il occupe dans la nature, beaucoup de conformations n'ont plus aujourd'hui de rapport bien direct et bien intime avec ses nouvelles conditions d'existence. Ainsi, il est difficile de croire que les pieds palmйs de l'oie habitant les rйgions йlevйes, ou que ceux de la frйgate, aient une utilitй bien spйciale pour ces oiseaux ; nous ne pouvons croire que les os similaires qui se trouvent dans le bras du singe, dans la jambe antйrieure du cheval, dans l'aile de la chauve-souris et dans la palette du phoque aient une utilitй spйciale pour ces animaux. Nous pouvons donc, en toute sыretй, attribuer ces conformations а l'hйrйditй. Mais, sans aucun doute, des pieds palmйs ont йtй aussi utiles а l'ancкtre de l'oie terrestre et de la frйgate qu'ils le sont aujourd'hui а la plupart des oiseaux aquatiques. Nous pouvons croire aussi que l'ancкtre du phoque n'avait pas une palette, mais un pied а cinq doigts, propre а saisir ou а marcher ; nous pouvons peut-кtre croire, en outre, que les divers os qui entrent dans la constitution des membres du singe, du cheval et de la chauve-souris se sont primitivement dйveloppйs en vertu du principe d'utilitй, et qu'ils proviennent probablement de la rйduction d'os plus nombreux qui se trouvaient dans la nageoire de quelque ancкtre reculй ressemblant а un poisson, ancкtre de toute la classe. Il est а peine possible de dйterminer quelle part il faut faire aux diffйrentes causes de changement, telles que l'action dйfinie des conditions ambiantes, les prйtendues variations spontanйes et les lois complexes de la croissance ; mais, aprиs avoir fait ces importantes rйserves, nous pouvons conclure que tout dйtail de conformation chez chaque кtre vivant est encore aujourd'hui, ou a йtй autrefois, directement ou indirectement utile а son possesseur. Quant а l'opinion que les кtres organisйs ont reзu la beautй pour le plaisir de l'homme -- opinion subversive de toute ma thйorie -- je ferai tout d'abord remarquer que le sens du beau dйpend йvidemment de la nature de l'esprit, indйpendamment de toute qualitй rйelle chez l'objet admirй, et que l'idйe du beau n'est pas innйe ou inaltйrable. La preuve de cette assertion, c'est que les hommes de diffйrentes races admirent, chez les femmes, un type de beautй absolument diffйrent. Si les beaux objets n'avaient йtй crййs que pour le plaisir de l'homme, il faudrait dйmontrer qu'il y avait moins de beautй sur la terre avant que l'homme ait paru sur la scиne. Les admirables volutes et les cфnes de l'йpoque йocиne, les ammonites si йlйgamment sculptйes de la pйriode secondaire, ont-ils donc йtй crййs pour que l'homme puisse, des milliers de siиcles plus tard, les admirer dans ses musйes ? Il y a peu d'objets plus admirables que les dйlicates enveloppes siliceuses des diatomйes : ont-elles donc йtй crййes pour que l'homme puisse les examiner et les admirer en se servant des plus forts grossissements du microscope ? Dans ce dernier cas, comme dans beaucoup d'autres, la beautй dйpend tout entiиre de la symйtrie de croissance. On met les fleurs au nombre des plus belles productions de la nature ; mais elles sont devenues brillantes, et, par consйquent, belles, pour faire contraste avec les feuilles vertes, de faзon а ce que les insectes puissent les apercevoir facilement. J'en suis arrivй а cette conclusion, parce que j'ai trouvй, comme rиgle invariable, que les fleurs fйcondйes par le vent, n'ont jamais une corolle revкtue de brillantes couleurs. Diverses plantes produisent ordinairement deux sortes de fleurs : les unes ouvertes et aux couleurs brillantes de faзon а attirer les insectes, les autres fermйes, incolores, privйes de nectar, et que ne visitent jamais les insectes. Nous en pouvons conclure que si les insectes ne s'йtaient jamais dйveloppйs а la surface de la terre, nos plantes ne se seraient pas couvertes de fleurs admirables et qu'elles n'auraient produit que les tristes fleurs que nous voyons sur les pins, sur les chкnes, sur les noisetiers, sur les frкnes, sur les graminйes, les йpinards, les orties, qui toutes sont fйcondйes par l'action du vent. Le mкme raisonnement peut s'appliquer aux fruits ; tout le monde admet qu'une fraise ou qu'une cerise bien mыre est aussi agrйable а l'oeil qu'au palais ; que les fruits vivement colorйs du fusain et les baies йcarlates du houx sont d'admirables objets. Mais cette beautй n'a d'autre but que d'attirer les oiseaux et les insectes pour qu'en dйvorant ces fruits ils en dissйminent les graines ; j'ai, en effet, observй, et il n'y a pas d'exception а cette rиgle, que les graines sont toujours dissйminйes ainsi quand elles sont enveloppйes d'un fruit quelconque (c'est-а-dire qu'elles se trouvent enfouies dans une masse charnue), а condition que ce fruit ait une teinte brillante ou qu'il soit trиs apparent parce qu'il est blanc ou noir. D'autre part, j'admets volontiers qu'un grand nombre d'animaux mвles, tels que tous nos oiseaux les plus magnifiques, quelques reptiles, quelques mammifиres, et une foule de papillons admirablement colorйs, ont acquis la beautй pour la beautй elle-mкme ; mais ce rйsultat a йtй obtenu par la sйlection sexuelle, c'est-а-dire parce que les femelles ont continuellement choisi les plus beaux mвles ; cet embellissement n'a donc pas eu pour but le plaisir de l'homme. On pourrait faire les mкmes remarques relativement au chant des oiseaux. Nous pouvons conclure de tout ce qui prйcиde qu'une grande partie du rиgne animal possиde а peu prиs le mкme goыt pour les belles couleurs et pour la musique. Quand la femelle est aussi brillamment colorйe que le mвle, ce qui n'est pas rare chez les oiseaux et chez les papillons, cela parfait rйsulter de ce que les couleurs acquises par la sйlection sexuelle ont йtй transmises aux deux sexes au lieu de l'кtre aux mвles seuls. Comment le sentiment de la beautй, dans sa forme la plus simple, c'est-а-dire la sensation de plaisir particulier qu'inspirent certaines couleurs, certaines formes et certains sons, s'est-il primitivement dйveloppй chez l'homme et chez les animaux infйrieurs ? C'est lа un point fort obscur. On se heurte d'ailleurs aux mкmes difficultйs si l'on veut expliquer comment il se fait que certaines saveurs et certains parfums procurent une jouissance, tandis que d'autres inspirent une aversion gйnйrale. Dans tous ces cas, l'habitude paraоt avoir jouй un certain rфle ; mais ces sensations doivent avoir quelques causes fondamentales dans la constitution du systиme nerveux de chaque espиce. La sйlection naturelle ne peut, en aucune faзon, produire des modifications chez une espиce dans le but exclusif d'assurer un avantage а une autre espиce, bien que, dans la nature, une espиce cherche incessamment а tirer avantage ou а profiter de la conformation des autres. Mais la sйlection naturelle peut souvent produire -- et nous avons de nombreuses preuves qu'elle le fait -- des conformations directement prйjudiciables а d'autres animaux, telles que les crochets de la vipиre et l'ovipositeur de l'ichneumon, qui lui permet de dйposer ses oeufs dans le corps d'autres insectes vivants. Si l'on parvenait а prouver qu'une partie quelconque de la conformation d'une espиce donnйe a йtй formйe dans le but exclusif de procurer certains avantages а une autre espиce, ce serait la ruine de ma thйorie ; ces parties, en effet, n'auraient pas pu кtre produites par la sйlection naturelle. Or, bien que dans les ouvrages sur l'histoire naturelle on cite de nombreux exemples а cet effet, je n'ai pu en trouver un seul qui me semble avoir quelque valeur. On admet que le serpent а sonnettes est armй de crochets venimeux pour sa propre dйfense et pour dйtruire sa proie ; mais quelques йcrivains supposent en mкme temps que ce serpent est pourvu d'un appareil sonore qui, en avertissant sa proie, lui cause un prйjudice. Je croirais tout aussi volontiers que le chat recourbe l'extrйmitй de sa queue, quand il se prйpare а s'йlancer, dans le seul but d'avertir la souris qu'il convoite. L'explication de beaucoup la plus probable est que le serpent а sonnettes agite son appareil sonore, que le cobra gonfle son jabot, que la vipиre s'enfle, au moment oщ elle йmet son sifflement si dur et si violent, dans le but d'effrayer les oiseaux et les bкtes qui attaquent mкme les espиces les plus venimeuses. Les serpents, en un mot, agissent en vertu de la mкme cause qui fait que la poule hйrisse ses plumes et йtend ses ailes quand un chien s'approche de ses poussins. Mais la place me manque pour entrer dans plus de dйtails sur les nombreux moyens qu'emploient les animaux pour essayer d'intimider leurs ennemis. La sйlection naturelle ne peut dйterminer chez un individu une conformation qui lui serait plus nuisible qu'utile, car elle ne peut agir que par et pour son bien. Comme Paley l'a fait remarquer, aucun organe ne se forme dans le but de causer une douleur ou de porter un prйjudice а son possesseur. Si l'on йtablit йquitablement la balance du bien et du mal causйs par chaque partie, on s'apercevra qu'en somme chacune d'elles est avantageuse. Si, dans le cours des temps, dans des conditions d'existence nouvelles, une partie quelconque devient nuisible, elle se modifie ; s'il n'en est pas ainsi, l'кtre s'йteint, comme tant de millions d'autres кtres se sont йteints avant lui. La sйlection naturelle tend seulement а rendre chaque кtre organisй aussi parfait, ou un peu plus parfait, que les autres habitants du mкme pays avec lesquels il se trouve en concurrence. C'est lа, sans contredit, le comble de la perfection qui peut se produire а l'йtat de nature. Les productions indigиnes de la Nouvelle-Zйlande, par exemple, sont parfaites si on les compare les unes aux autres, mais elles cиdent aujourd'hui le terrain et disparaissent rapidement devant les lйgions envahissantes de plantes et d'animaux importйs d'Europe. La sйlection naturelle ne produit pas la perfection absolue ; autant que nous en pouvons juger, d'ailleurs, ce n'est pas а l'йtat de nature que nous rencontrons jamais ces hauts degrйs. Selon Mьller, la correction pour l'aberration de la lumiиre n'est pas parfaite, mкme dans le plus parfait de tous les organes, l'oeil humain. Helmholtz, dont personne ne peut contester le jugement, aprиs avoir dйcrit dans les termes les plus enthousiastes la merveilleuse puissance de l'oeil humain, ajoute ces paroles remarquables : « Ce que nous avons dйcouvert d'inexact et d'imparfait dans la machine optique et dans la production de l'image sur la rйtine n'est rien comparativement aux bizarreries que nous avons rencontrйes dans le domaine de la sensation. Il semblerait que la nature ait pris plaisir а accumuler les contradictions pour enlever tout fondement а la thйorie d'une harmonie prйexistante entre les mondes intйrieurs et extйrieurs. » Si notre raison nous pousse а admirer avec enthousiasme une foule de dispositions inimitables de la nature, cette mкme raison nous dit, bien que nous puissions facilement nous tromper dans les deux cas, que certaines autres dispositions sont moins parfaites. Pouvons-nous, par exemple, considйrer comme parfait l'aiguillon de l'abeille, qu'elle ne peut, sous peine de perdre ses viscиres, retirer de la blessure qu'elle a faite а certains ennemis, parce que cet aiguillon est barbelй, disposition qui cause inйvitablement la mort de l'insecte ? Si nous considйrons l'aiguillon de l'abeille comme ayant existй chez quelque ancкtre reculй а l'йtat d'instrument perforant et dentelй, comme on en rencontre chez tant de membres du mкme ordre d'insectes ; que, depuis, cet instrument se soit modifiй sans se perfectionner pour remplir son but actuel, et que le venin, qu'il sйcrиte, primitivement adaptй а quelque autre usage, tel que la production de galles, ait aussi augmentй de puissance, nous pouvons peut-кtre comprendre comment il se fait que l'emploi de l'aiguillon cause si souvent la mort de l'insecte. En effet, si l'aptitude а piquer est utile а la communautй, elle rйunit tous les йlйments nйcessaires pour donner prise а la sйlection naturelle, bien qu'elle puisse causer la mort de quelques-uns de ses membres. Nous admirons l'йtonnante puissance d'odorat qui permet aux mвles d'un grand nombre d'insectes de trouver leur femelle, mais pouvons-nous admirer chez les abeilles la production de tant de milliers de mвles qui, а l'exception d'un seul, sont complиtement inutiles а la communautй et qui finissent par кtre massacrйs par leurs soeurs industrieuses et stйriles ? Quelque rйpugnance que nous ayons а le faire, nous devrions admirer la sauvage haine instinctive qui pousse la reine abeille а dйtruire, dиs leur naissance, les jeunes reines, ses filles, ou а pйrir elle-mкme dans le combat ; il n'est pas douteux, en effet, qu'elle n'agisse pour le bien de la communautй et que, devant l'inexorable principe de la sйlection naturelle, peu importe l'amour ou la haine maternelle, bien que ce dernier sentiment soit heureusement excessivement rare. Nous admirons les combinaisons si diverses, si ingйnieuses, qui assurent la fйcondation des orchidйes et de beaucoup d'autres plantes par l'entremise des insectes ; mais pouvons-nous considйrer comme йgalement parfaite la production, chez nos pins, d'йpaisses nuйes de pollen, de faзon а ce que quelques grains seulement puissent tomber par hasard sur les ovules ? RESUME : LA THEORIE DE LA SELECTION NATURELLE COMPREND LA LOI DE L'UNITE DE TYPE ET DES CONDITIONS D'EXISTENCE. Nous avons consacrй ce chapitre а la discussion de quelques-unes des difficultйs que prйsente notre thйorie et des objections qu'on peut soulever contre elle. Beaucoup d'entre elles sont sйrieuses, mais je crois qu'en les discutant nous avons projetй quelque lumiиre sur certains faits que la thйorie des crйations indйpendantes laisse dans l'obscuritй la plus profonde. Nous avons vu que, pendant une pйriode donnйe, les espиces ne sont pas infiniment variables, et qu'elles ne sont pas reliйes les unes aux autres par une foule de gradations intermйdiaires ; en partie, parce que la marche de la sйlection naturelle est toujours lente et que, pendant un temps donnй, elle n'agit que sur quelques formes ; en partie, parce que la sйlection naturelle implique nйcessairement l'йlimination constante et l'extinction des formes intermйdiaires antйrieures. Les espиces trиs voisines, habitant aujourd'hui une surface continue, ont dы souvent se former alors que cette surface n'йtait pas continue et que les conditions extйrieures de l'existence ne se confondaient pas insensiblement dans toutes ses parties. Quand deux variйtйs surgissent dans deux districts d'une surface continue, il se forme souvent une variйtй intermйdiaire adaptйe а une zone intermйdiaire ; mais, en vertu de causes que nous avons indiquйes, la variйtй intermйdiaire est ordinairement moins nombreuse que les deux formes qu'elle relie ; en consйquence, ces deux derniиres, dans le cours de nouvelles modifications favorisйes par le nombre considйrable d'individus qu'elles contiennent, ont de grands avantages sur la variйtй intermйdiaire moins nombreuse et rйussissent ordinairement а l'йliminer et а l'exterminer. Nous avons vu, dans ce chapitre, qu'il faut apporter la plus grande prudence avant de conclure а l'impossibilitй d'un changement graduel des habitudes d'existence les plus diffйrentes ; avant de conclure, par exemple, que la sйlection naturelle n'a pas pu transformer en chauve-souris un animal qui, primitivement, n'йtait apte qu'а planer en glissant dans l'air. Nous avons vu qu'une espиce peut changer ses habitudes si elle est placйe dans de nouvelles conditions d'existence, ou qu'elle peut avoir des habitudes diverses, quelquefois trиs diffйrentes de celles de ses plus proches congйnиres. Si nous avons soin de nous rappeler que chaque кtre organisй s'efforce de vivre partout oщ il peut, nous pouvons comprendre, en vertu du principe que nous venons d'exprimer, comment il se fait qu'il y ait des oies terrestres а pieds palmйs, des pics ne vivant pas sur les arbres, des merles qui plongent dans l'eau et des pйtrels ayant les habitudes des pingouins. La pensйe que la sйlection naturelle a pu former un organe aussi parfait que l'oeil, paraоt de nature а faire reculer le plus hardi ; il n'y a, cependant, aucune impossibilitй logique а ce que la sйlection naturelle, йtant donnйes des conditions de vie diffйrentes, ait amenй а un degrй de perfection considйrable un organe, quel qu'il soit, qui a passй par une longue sйrie de complications toutes avantageuses а leur possesseur. Dans les cas oщ nous ne connaissons pas d'йtats intermйdiaires ou de transition, il ne faut pas conclure trop promptement qu'ils n'ont jamais existй, car les mйtamorphoses de beaucoup d'organes prouvent quels changements йtonnants de fonction sont tout au moins possibles. Par exemple, il est probable qu'une vessie natatoire s'est transformйe en poumons. Un mкme organe, qui a simultanйment rempli des fonctions trиs diverses, puis qui s'est spйcialisй en tout ou en partie pour une seule fonction, ou deux organes distincts ayant en mкme temps rempli une mкme fonction, l'un s'йtant amйliorй tandis que l'autre lui venait en aide, sont des circonstances qui ont dы souvent faciliter la transition. Nous avons vu que des organes qui servent au mкme but et qui paraissent identiques, ont pu se former sйparйment, et de faзon indйpendante, chez deux formes trиs йloignйes l'une de l'autre dans l'йchelle organique. Toutefois, si l'on examine ces organes avec soin, on peut presque toujours dйcouvrir chez eux des diffйrences essentielles de conformation, ce qui est la consйquence du principe de la sйlection naturelle. D'autre part, la rиgle gйnйrale dans la nature est d'arriver aux mкmes fins par une diversitй infinie de conformations et ceci dйcoule naturellement aussi du mкme grand principe. Dans bien des cas, nous sommes trop ignorants pour pouvoir affirmer qu'une partie ou qu'un organe a assez peu d'importance pour la prospйritй d'une espиce, pour que la sйlection naturelle n'ait pas pu, par de lentes accumulations, apporter des modifications dans sa structure. Dans beaucoup d'autres cas, les modifications sont probablement le rйsultat direct des lois de la variation ou de la croissance, indйpendamment de tous avantages acquis. Mais nous pouvons affirmer que ces conformations elles-mкmes ont йtй plus tard mises а profit et modifiйes de nouveau pour le bien de l'espиce, placйe dans de nouvelles conditions d'existence. Nous pouvons croire aussi qu'une partie ayant eu autrefois une haute importance s'est souvent conservйe ; la queue, par exemple, d'un animal aquatique existe encore chez ses descendants terrestres, bien que cette partie ait actuellement une importance si minime, que, dans son йtat actuel, elle ne pourrait pas кtre produite par la sйlection naturelle. La sйlection naturelle ne peut rien produire chez une espиce, dans un but exclusivement avantageux ou nuisible а une autre espиce, bien qu'elle puisse amener la production de parties, d'organes ou d'excrйtions trиs utiles et mкme indispensables, ou trиs nuisibles а d'autres espиces ; mais, dans tous les cas, ces productions sont en mкme temps avantageuses pour l'individu qui les possиde. Dans un pays bien peuplй, la sйlection naturelle agissant principalement par la concurrence des habitants ne peut dйterminer leur degrй de perfection que relativement aux types du pays. Aussi, les habitants d'une rйgion plus petite disparaissent gйnйralement devant ceux d'une rйgion plus grande. Dans cette derniиre, en effet, il y a plus d'individus ayant des formes diverses, la concurrence est plus active et, par consйquent, le type de perfection est plus йlevй. La sйlection naturelle ne produit pas nйcessairement la perfection absolue, йtat que, autant que nous en pouvons juger, on ne peut s'attendre а trouver nulle part. La thйorie de la sйlection naturelle nous permet de comprendre clairement la valeur complиte du vieil axiome : Natura non facit saltum. Cet axiome, en tant qu'appliquй seulement aux habitants actuels du globe, n'est pas rigoureusement exact, mais il devient strictement vrai lorsque l'on considиre l'ensemble de tous les кtres organisйs connus ou inconnus de tous les temps. On admet gйnйralement que la formation de tous les кtres organisйs repose sur deux grandes lois : l'unitй de type et les conditions d'existence. On entend par unitй de type cette concordance fondamentale qui caractйrise la conformation de tous les кtres organisйs d'une mкme classe et qui est tout а fait indйpendante de leurs habitudes et de leur mode de vie. Dans ma thйorie, l'unitй de type s'explique par l'unitй de descendance. Les conditions d'existence, point sur lequel l'illustre Cuvier a si souvent insistй, font partie du principe de la sйlection naturelle. Celle-ci, en effet, agit, soit en adaptant actuellement les parties variables de chaque кtre а ses conditions vitales organiques ou inorganiques, soit en les ayant adaptйes а ces conditions pendant les longues pйriodes йcoulйes. Ces adaptations ont йtй, dans certains cas, provoquйes par l'augmentation de l'usage ou du non-usage des parties, ou affectйes par l'action directe des milieux, et, dans tous les cas, ont йtй subordonnйes aux diverses lois de la croissance et de la variation. Par consйquent, la loi des conditions d'existence est de fait la loi supйrieure, puisqu'elle comprend, par l'hйrйditй des variations et des adaptations antйrieures, celle de l'unitй de type. CHAPITRE VII. OBJECTIONS DIVERSES FAITES A LA THEORIE DE LA SELECTION NATURELLE. Longйvitй. - Les modifications ne sont pas nйcessairement simultanйes. - Modifications ne rendant en apparence aucun service direct. - Dйveloppement progressif. - Constance plus grande des caractиres ayant la moindre importance fonctionnelle. - Prйtendue incompйtence de la sйlection naturelle pour expliquer les phases premiиres de conformations utiles. - Causes qui s'opposent а l'acquisition de structures utiles au moyen de la sйlection naturelle. - Degrйs de conformation avec changement de fonctions. - Organes trиs diffйrents chez les membres d'une mкme classe, provenant par dйveloppement d'une seule et mкme source. - Raisons pour refuser de croire а des modifications considйrables et subites. Je consacrerai ce chapitre а l'examen des diverses objections qu'on a opposйes а mes opinions, ce qui pourra йclaircir quelques discussions antйrieures ; mais il serait inutile de les examiner toutes, car, dans le nombre, beaucoup йmanent d'auteurs qui ne se sont pas mкme donnй la peine de comprendre le sujet. Ainsi, un naturaliste allemand distinguй affirme que la partie la plus faible de ma thйorie rйside dans le fait que je considиre tous les кtres organisйs comme imparfaits. Or, ce que j'ai dit rйellement, c'est qu'ils ne sont pas tous aussi parfaits qu'ils pourraient l'кtre, relativement а leurs conditions d'existence ; ce qui le prouve, c'est que de nombreuses formes indigиnes ont, dans plusieurs parties du monde, cйdй la place а des intrus йtrangers. Or, les кtres organisйs, en admettant mкme qu'а une йpoque donnйe ils aient йtй parfaitement adaptйs а leurs conditions d'existence, ne peuvent, lorsque celles-ci changent, conserver les mкmes rapports d'adaptation qu'а condition de changer eux-mкmes ; aussi, personne ne peut contester que les conditions physiques de tous les pays, ainsi que le nombre et les formes des habitants, ont subi des modifications considйrables. Un critique a rйcemment soutenu, en faisant parade d'une grande exactitude mathйmatique, que la longйvitй est un grand avantage pour toutes les espиces, de sorte que celui qui croit а la sйlection naturelle « doit disposer son arbre gйnйalogique » de faзon а ce que tous les descendants aient une longйvitй plus grande que leurs ancкtres ! Notre critique ne saurait-il concevoir qu'une plante bisannuelle, ou une forme animale infйrieure, pыt pйnйtrer dans un climat froid et y pйrir chaque hiver ; et cependant, en raison d'avantages acquis par la sйlection naturelle, survivre d'annйe en annйe par ses graines ou par ses oeuf ? M. E. Ray Lankester a rйcemment discutй ce sujet, et il conclut, autant du moins que la complexitй excessive de la question lui permet d'en juger, que la longйvitй est ordinairement en rapport avec le degrй qu'occupe chaque espиce dans l'йchelle de l'organisation, et aussi avec la somme de dйpense qu'occasionnent tant la reproduction que l'activitй gйnйrale. Or, ces conditions doivent probablement avoir йtй largement dйterminйes par la sйlection naturelle. On a conclu de ce que ni les plantes ni les animaux connus en Egypte n'ont йprouvй de changements depuis trois ou quatre mille ans, qu'il en est probablement de mкme pour tous ceux de toutes les parties du globe. Mais, ainsi que l'a remarquй M. G. H. Lewes, ce mode d'argumentation prouve trop, car les anciennes races domestiques figurйes sur les monuments йgyptiens, ou qui nous sont parvenues embaumйes, ressemblent beaucoup aux races vivantes actuelles, et sont mкme identiques avec elles ; cependant tous les naturalistes admettent que ces races ont йtй produites par les modifications de leurs types primitifs. Les nombreux animaux qui ne se sont pas modifiйs depuis le commencement de la pйriode glaciaire, prйsenteraient un argument incomparablement plus fort, en ce qu'ils ont йtй exposйs а de grands changements de climat et ont йmigrй а de grandes distances ; tandis que, autant que nous pouvons le savoir, les conditions d'existence sont aujourd'hui exactement les mкmes en Egypte qu'elles l'йtaient il y a quelques milliers d'annйes. Le fait que peu ou point de modifications se sont produites depuis la pйriode glaciaire aurait quelque valeur contre ceux qui croient а une loi innйe et nйcessaire de dйveloppement ; mais il est impuissant contre la doctrine de la sйlection naturelle, ou de la persistance du plus apte, car celle-ci implique la conservation de toutes les variations et de toutes les diffйrences individuelles avantageuses qui peuvent surgir, ce qui ne peut arriver que dans des circonstances favorables. Bronn, le cйlиbre palйontologiste, en terminant la traduction allemande du prйsent ouvrage, se demande comment, йtant donnй le principe de la sйlection naturelle, une variйtй peut vivre cфte а cфte avec l'espиce parente ? Si les deux formes ont pris des habitudes diffйrentes ou se sont adaptйes а de nouvelles conditions d'existence, elles peuvent vivre ensemble ; car si nous excluons, d'une part, les espиces polymorphes chez lesquelles la variabilitй paraоt кtre d'une nature toute spйciale, et, d'autre part, les variations simplement temporaires, telles que la taille, l'albinisme, etc., les variйtйs permanentes habitent gйnйralement, а ce que j'ai pu voir, des stations distinctes, telles que des rйgions йlevйes ou basses, sиches ou humides. En outre, dans le cas d'animaux essentiellement errants et se croisant librement, les variйtйs paraissent кtre gйnйralement confinйes dans des rйgions distinctes. Bronn insiste aussi sur le fait que les espиces distinctes ne diffиrent jamais par des caractиres isolйs, mais sous beaucoup de rapports ; il se demande comment il se fait que de nombreux points de l'organisme aient йtй toujours modifiйs simultanйment par la variation et par la sйlection naturelle. Mais rien n'oblige а supposer que toutes les parties d'un individu se soient modifiйes simultanйment. Les modifications les plus frappantes, adaptйes d'une maniиre parfaite а un usage donnй, peuvent, comme nous l'avons prйcйdemment remarquй, кtre le rйsultat de variations successives, lйgиres, apparaissant dans une partie, puis dans une autre ; mais, comme elles se transmettent toutes ensemble, elles nous paraissent s'кtre simultanйment dйveloppйes. Du reste, la meilleure rйponse а faire а cette objection est fournie par les races domestiques qui ont йtй principalement modifiйes dans un but spйcial, au moyen de la sйlection opйrйe par l'homme. Voyez le cheval de trait et le cheval de course, ou le lйvrier et le dogue. Toute leur charpente et mкme leurs caractиres intellectuels ont йtй modifiйs ; mais, si nous pouvions retracer chaque degrй successif de leur transformation -- ce que nous pouvons faire pour ceux qui ne remontent pas trop haut dans le passй -- nous constaterions des amйliorations et des modifications lйgиres, affectant tantфt une partie, tantфt une autre, mais pas de changements considйrables et simultanйs. Mкme lorsque l'homme n'a appliquй la sйlection qu'а un seul caractиre -- ce dont nos plantes cultivйes offrent les meilleurs exemples -- on trouve invariablement que si un point spйcial, que ce soit la fleur, le fruit ou le feuillage, a subi de grands changements, presque toutes les autres parties ont йtй aussi le siиge de modifications. On peut attribuer ces modifications en partie au principe de la corrйlation de croissance, et en partie а ce qu'on a appelй la variation spontanйe. Une objection plus sйrieuse faite par M. Bronn, et rйcemment par M. Broca, est que beaucoup de caractиres paraissent ne rendre aucun service а leurs possesseurs, et ne peuvent pas, par consйquent, avoir donnй prise а la sйlection naturelle. Bronn cite l'allongement des oreilles et de la queue chez les diffйrentes espиces de liиvres et de souris, les replis compliquйs de l'йmail dentaire existant chez beaucoup d'animaux, et une multitude de cas analogues. Au point de vue des vйgйtaux, ce sujet a йtй discutй par Nдgeli dans un admirable mйmoire. Il admet une action importante de la sйlection naturelle, mais il insiste sur le fait que, les familles de plantes diffиrent surtout par leurs caractиres morphologiques, qui paraissent n'avoir aucune importance pour la prospйritй de l'espиce. Il admet, par consйquent, une tendance innйe а un dйveloppement progressif et plus complet. Il indique l'arrangement des cellules dans les tissus, et des feuilles sur l'axe, comme des cas oщ la sйlection naturelle n'a pu exercer aucune action. On peut y ajouter les divisions numйriques des parties de la fleur, la position des ovules, la forme de la graine, lorsqu'elle ne favorise pas sa dissйmination, etc. Cette objection est sйrieuse. Nйanmoins, il faut tout d'abord se montrer fort prudent quand il s'agit de dйterminer quelles sont actuellement, ou quelles peuvent avoir йtй dans le passй les conformations avantageuses а chaque espиce. En second lieu, il faut toujours songer que lorsqu'une partie se modifie, d'autres se modifient aussi, en raison de causes qu'on entrevoit а peine, telles que l'augmentation ou la diminution de l'afflux de nourriture dans une partie, la pression rйciproque, l'influence du dйveloppement d'un organe prйcoce sur un autre qui ne se forme que plus tard, etc. Il y a encore d'autres causes que nous ne comprenons pas, qui provoquent des cas nombreux et mystйrieux de corrйlation. Pour abrйger ; on peut grouper ensemble ces influences sous l'expression : lois de la croissance. En troisiиme lieu, nous avons а tenir compte de l'action directe et dйfinie de changements dans les conditions d'existence, et aussi de ce qu'on appelle les variations spontanйes, sur lesquelles la nature des milieux ne paraоt avoir qu'une influence insignifiante. Les variations des bourgeons, telles que l'apparition d'une rose moussue sur un rosier commun, ou d'une pкche lisse sur un pкcher ordinaire, offrent de bons exemples de variations spontanйes ; mais, mкme dans ces cas, si nous rйflйchissons а la puissance de la goutte infinitйsimale du poison qui produit le dйveloppement de galles complexes, nous ne saurions кtre bien certains que les variations indiquйes ne sont pas l'effet de quelque changement local dans la nature de la sиve, rйsultant de quelque modification des milieux. Toute diffйrence individuelle lйgиre aussi bien que les variations plus prononcйes, qui surgissent accidentellement, doit avoir une cause ; or, il est presque certain que si cette cause inconnue agissait d'une maniиre persistante, tous les individus de l'espиce seraient semblablement modifiйs. Dans les йditions antйrieures de cet ouvrage, je n'ai pas, cela semble maintenant probable, attribuй assez de valeur а la frйquence et а l'importance des modifications dues а la variabilitй spontanйe. Mais il est impossible d'attribuer а cette cause les innombrables conformations parfaitement adaptйes aux habitudes vitales de chaque espиce. Je ne puis pas plus croire а cela que je ne puis expliquer par lа la forme parfaite du cheval de course ou du lйvrier, adaptation qui йtonnait tellement les anciens naturalistes, alors que le principe de la sйlection par l'homme n'йtait pas encore bien compris. Il peut кtre utile de citer quelques exemples а l'appui de quelques-unes des remarques qui prйcиdent. En ce qui concerne l'inutilitй supposйe de diverses parties et de diffйrents organes, il est а peine nйcessaire de rappeler qu'il existe, mкme chez les animaux les plus йlevйs et les mieux connus, des conformations assez dйveloppйes pour que personne ne mette en doute leur importance ; cependant leur usage n'a pas йtй reconnu ou ne l'a йtй que tout rйcemment. Bronn cite la longueur des oreilles et de la queue, chez plusieurs espиces de souris, comme des exemples, insignifiants il est vrai, de diffйrences de conformations sans usage spйcial ; or, je signalerai que le docteur Schцbl constate, dans les oreilles externes de la souris commune, un dйveloppement extraordinaire des nerfs, de telle sorte que les oreilles servent probablement d'organes tactiles ; la longueur des oreilles n'est donc pas sans importance. Nous verrons tout а l'heure que, chez quelques espиces, la queue constitue un organe prйhensile trиs utile ; sa longueur doit donc contribuer а exercer une influence sur son usage. A propos des plantes, je me borne, par suite du mйmoire de Nдgeli, aux remarques suivantes : on admet, je pense, que les fleurs des orchidйes prйsentent une foule de conformations curieuses, qu'on aurait regardйes, il y a quelques annйes, comme de simples diffйrences morphologiques sans fonction spйciale. Or, on sait maintenant qu'elles ont une importance immense pour la fйcondation de l'espиce а l'aide des insectes, et qu'elles ont probablement йtй acquises par l'action de la sйlection naturelle. Qui, jusque tout rйcemment, se serait figurй que, chez les plantes dimorphes et trimorphes, les longueurs diffйrentes des йtamines et des pistils, ainsi que leur arrangement, pouvaient avoir aucune utilitй ? Nous savons maintenant qu'elles en ont une considйrable. Chez certains groupes entiers de plantes, les ovules sont dressйs, chez d'autres ils sont retombants ; or, dans un mкme ovaire de certaines plantes, un ovule occupe la premiиre position, et un second la deuxiиme. Ces positions paraissent d'abord purement morphologiques, ou sans signification physiologique ; mais le docteur Hooker m'apprend que, dans un mкme ovaire, il y a fйcondation des ovules supйrieurs seuls, dans quelques cas, et des ovules infйrieurs dans d'autres ; il suppose que le fait dйpend probablement de la direction dans laquelle les tubes polliniques pйnиtrent dans l'ovaire. La position des ovules, s'il en est ainsi, mкme lorsque l'un est redressй et l'autre retombant dans un mкme ovaire, rйsulterait de la sйlection de toute dйviation lйgиre dans leur position, favorable а leur fйcondation et а la production de graines. Il y a des plantes appartenant а des ordres distincts, qui produisent habituellement des fleurs de deux sortes, -- les unes ouvertes, conformation ordinaire, les autres fermйes et imparfaites. Ces deux espиces de fleurs diffиrent d'une maniиre йtonnante ; elles peuvent cependant passer graduellement de l'une а l'autre sur la mкme plante. Les fleurs ouvertes ordinaires pouvant s'entre-croiser sont assurйes des bйnйfices certains rйsultant de cette circonstance. Les fleurs fermйes et incomplиtes ont toutefois une trиs haute importance, qui se traduit par la production d'une grande quantitй de graines, et une dйpense de pollen excessivement minime. Comme nous venons de le dire, la conformation des deux espиces de fleurs diffиre beaucoup. Chez les fleurs imparfaites, les pйtales ne consistent presque toujours qu'en simples rudiments, et les grains de pollen sont rйduits en diamиtre. Chez l'Ononis columnae cinq des йtamines alternantes sont rudimentaires, йtat qu'on observe aussi sur trois йtamines de quelques espиces de Viola, tandis que les deux autres, malgrй leur petitesse, conservent leurs fonctions propres. Sur trente fleurs closes d'une violette indienne (dont le nom m'est restй inconnu, les plantes n'ayant jamais chez moi produit de fleurs complиtes), les sйpales, chez six, au lieu de se trouver au nombre normal de cinq, sont rйduits а trois. Dans une section des Malpighiaceae, les fleurs closes, d'aprиs A. de Jussieu, sont encore plus modifiйes, car les cinq йtamines placйes en face des sйpales sont toutes atrophiйes, une sixiиme йtamine, situйe devant un pйtale, йtant seule dйveloppйe. Cette йtamine n'existe pas dans les fleurs ordinaires des espиces chez lesquelles le style est atrophiй et les ovaires rйduits de deux а trois. Maintenant, bien que la sйlection naturelle puisse avoir empкchй l'йpanouissement de quelques fleurs, et rйduit la quantitй de pollen devenu ainsi superflu quand il est enfermй dans l'enveloppe florale, il est probable qu'elle n'a contribuй que fort peu aux modifications spйciales prйcitйes, mais que ces modifications rйsultent des lois de la croissance, y compris l'inactivitй fonctionnelle de certaines parties pendant les progrиs de la diminution du pollen et de l'occlusion des fleurs. Il est si important de bien apprйcier les effets des lois de la croissance, que je crois nйcessaire de citer quelques exemples d'un autre genre ; ainsi, les diffйrences que provoquent, dans la mкme partie ou dans le mкme organe, des diffйrences de situation relative sur la mкme plante. Chez le chвtaignier d'Espagne et chez certains pins, d'aprиs Schacht, les angles de divergence des feuilles diffиrent suivant que les branches qui les portent sont horizontales ou verticales. Chez la rue commune et quelques autres plantes, une fleur, ordinairement la fleur centrale ou la fleur terminale, s'ouvre la premiиre, et prйsente cinq sйpales et pйtales, et cinq divisions dans l'ovaire ; tandis que toutes les autres fleurs de la plante sont tйtramиres. Chez l'Adoxa anglais, la fleur la plus йlevйe a ordinairement deux lobes au calice, et les autres groupes sont tйtramиres ; tandis que les fleurs qui l'entourent ont trois lobes au calice, et les autres organes sont pentamиres. Chez beaucoup de composйes et d'ombellifиres (et d'autres plantes), les corolles des fleurs placйes а la circonfйrence sont bien plus dйveloppйes que celles des fleurs placйes au centre ; ce qui paraоt souvent liй а l'atrophie des organes reproducteurs. Il est un fait plus curieux, dйjа signalй, c'est qu'on peut remarquer des diffйrences dans la forme, dans la couleur et dans les autres caractиres des graines de la pйriphйrie et de celles du centre. Chez les Carthamus et autres composйes, les graines centrales portent seules une aigrette ; chez les Hyoseris, la mкme fleur produit trois graines de formes diffйrentes. Chez certaines ombellifиres, selon Tausch, les graines extйrieures sont orthospermes, et la graine centrale coelosperme ; caractиre que de Candolle considйrait, chez d'autres espиces, comme ayant une importance systйmatique des plus grandes. Le professeur Braun mentionne un genre de fumariacйes chez lequel les fleurs portent, sur la partie infйrieure de l'йpi, de petites noisettes ovales, а cфtes, contenant une graine ; et sur la portion supйrieure, des siliques lancйolйes, bivalves, renfermant deux graines. La sйlection naturelle, autant toutefois que nous pouvons en juger, n'a pu jouer aucun rфle, ou n'a jouй qu'un rфle insignifiant, dans ces divers cas, а l'exception du dйveloppement complet des fleurons de la pйriphйrie, qui sont utiles pour rendre la plante apparente et pour attirer les insectes. Toutes ces modifications rйsultent de la situation relative et de l'action rйciproque des organes ; or, on ne peut mettre en doute que, si toutes les fleurs et toutes les feuilles de la mкme plante avaient йtй soumises aux mкmes conditions externes et internes, comme le sont les fleurs et les feuilles dans certaines positions, toutes auraient йtй modifiйes de la mкme maniиre. Nous observons, dans beaucoup d'autres cas, des modifications de structure, considйrйes par les botanistes comme ayant la plus haute importance, qui n'affectent que quelques fleurs de la plante, ou qui se manifestent sur des plantes distinctes, croissant ensemble dans les mкmes conditions. Ces variations, n'ayant aucune apparence d'utilitй pour la plante, ne peuvent pas avoir subi l'influence de la sйlection naturelle. La cause nous en est entiиrement inconnue ; nous ne pouvons mкme pas les attribuer, comme celles de la derniиre classe, а une action peu йloignйe, telle que la position relative. En voici quelques exemples. Il est si frйquent d'observer sur une mкme plante des fleurs tйtramиres, pentamиres, etc., que je n'ai pas besoin de m'appesantir sur ce point ; mais, comme les variations numйriques sont comparativement rares lorsque les organes sont eux-mкmes en petit nombre, je puis ajouter que, d'aprиs de Candolle, les fleurs du Papaver bracteatum portent deux sйpales et quatre pйtales (type commun chez le pavot), ou trois sйpales et six pйtales. La maniиre dont ces derniers sont pliйs dans le bouton est un caractиre morphologique trиs constant dans la plupart des groupes ; mais le professeur Asa Gray constate que, chez quelques espиces de Mimulus, l'estivation est presque aussi frйquemment celle des rhinanthidйes que celles des antirrhinidйes, а la derniиre desquelles le genre prйcitй appartient. Auguste Saint-Hilaire indique les cas suivants : le genre Zanthoxylon appartient а une division des rutacйes а un seul ovaire ; on trouve cependant, chez quelques espиces, plusieurs fleurs sur la mкme plante, et mкme sur une seule panicule, ayant soit un, soit deux ovaires. Chez l'Helianthemum, la capsule a йtй dйcrite comme uniloculaire ou triloculaire ; chez l'Helianthemum mutabile, « une lame plus ou moins large s'йtend entre le pйricarpe et le placenta. » Chez les fleurs de la Saponaria officinalis, le docteur Masters a observй des cas de placentations libres tant marginales que centrales. Saint-Hilaire a rencontrй а la limite extrкme mйridionale de la rйgion qu'occupe la Gomphia oleaeformis, deux formes dont il ne mit pas d'abord en doute la spйcificitй distincte ; mais, les trouvant ultйrieurement sur un mкme arbuste, il dut ajouter : « Voilа donc, dans un mкme individu, des loges et un style qui se rattachent tantфt а un axe vertical et tantфt а un gynobase. » Nous voyons, d'aprиs ce qui prйcиde, qu'on peut attribuer, indйpendamment de la sйlection naturelle, aux lois de la croissance et а l'action rйciproque des parties, un grand nombre de modifications morphologiques chez les plantes. Mais peut-on dire que, dans les cas oщ ces variations sont si fortement prononcйes, on ait devant soi des plantes tendant а un йtat de dйveloppement plus йlevй, selon la doctrine de Nдgeli, qui croit а une tendance innйe vers la perfection ou vers un perfectionnement progressif ? Au contraire, le simple fait que les parties en question diffиrent et varient beaucoup chez une plante quelconque, ne doit-il pas nous porter а conclure que ces modifications ont fort peu d'importance pour elle, bien qu'elles puissent en avoir une trиs considйrable pour nous en ce qui concerne nos classifications ? On ne saurait dire que l'acquisition d'une partie inutile fait monter un organisme dans l'йchelle naturelle ; car, dans le cas des fleurs closes et imparfaites que nous avons dйcrites plus haut, si l'on invoque un principe nouveau, ce serait un principe de nature rйtrograde plutфt que progressive ; or, il doit en кtre de mкme chez beaucoup d'animaux parasites et dйgйnйrйs. Nous ignorons la cause dйterminante des modifications prйcitйes ; mais si cette cause inconnue devait agir uniformйment pendant un laps de temps trиs long, nous pouvons penser que les rйsultats seraient а peu prиs uniformes ; dans ce cas, tous les individus de l'espиce seraient modifiйs de la mкme maniиre. Les caractиres prйcitйs n'ayant aucune importance pour la prospйritй de l'espиce, la sйlection naturelle n'a dы ni accumuler ni augmenter les variations lйgиres accidentelles. Une conformation qui s'est dйveloppйe par une sйlection de longue durйe, devient ordinairement variable, lorsque cesse l'utilitй qu'elle avait pour l'espиce, comme nous le voyons par les organes rudimentaires, la sйlection naturelle cessant alors d'agir sur ces organes. Mais, lorsque des modifications sans importance pour la prospйritй de l'espиce ont йtй produites par la nature de l'organisme et des conditions, elles peuvent se transmettre, et paraissent souvent avoir йtй transmises а peu prиs dans le mкme йtat а une nombreuse descendance, d'ailleurs autrement modifiйe. Il ne peut avoir йtй trиs important pour la plupart des mammifиres, des oiseaux ou des reptiles, d'кtre couverts de poils, de plumes ou d'йcailles, et cependant les poils ont йtй transmis а la presque totalitй des mammifиres, les plumes а tous les oiseaux, et les йcailles а tous les vrais reptiles. Une conformation, quelle qu'elle puisse кtre, commune а de nombreuses formes voisines, a йtй considйrйe par nous comme ayant une importance systйmatique immense, et est, en consйquence, souvent estimйe comme ayant une importance vitale essentielle pour l'espиce. Je suis donc disposй а croire que les diffйrences morphologiques que nous regardons comme importantes -- telles que l'arrangement des feuilles, les divisions de la fleur ou de l'ovaire, la position des ovules, etc. -- ont souvent apparu dans l'origine comme des variations flottantes, devenues tфt ou tard constantes, en raison de la nature de l'organisme et des conditions ambiantes, ainsi que par le croisement d'individus distincts, mais non pas en vertu de la sйlection naturelle. L'action de la sйlection ne peut, en effet, avoir ni rйglй ni accumulй les lйgиres variations des caractиres morphologiques qui n'affectent en rien la prospйritй de l'espиce. Nous arrivons ainsi а ce singulier rйsultat, que les caractиres ayant la plus grande importance pour le systйmatiste, n'en ont qu'une trиs lйgиre, au point de vue vital, pour l'espиce ; mais cette proposition est loin d'кtre aussi paradoxale qu'elle peut le paraоtre а premiиre vue, ainsi que nous le verrons plus loin en traitant du principe gйnйtique de la classification. Bien que nous n'ayons aucune preuve certaine de l'existence d'une tendance innйe des кtres organisйs vers un dйveloppement progressif, ce progrиs rйsulte nйcessairement de l'action continue de la sйlection naturelle, comme j'ai cherchй а le dйmontrer dans le quatriиme chapitre. La meilleure dйfinition qu'on ait jamais donnйe de l'йlйvation а un degrй plus йlevй des types de l'organisation, repose sur le degrй de spйcialisation ou de diffйrenciation que les organes ont atteint ; or, cette division du travail paraоt кtre le but vers lequel tend la sйlection naturelle, car les parties ou organes sont alors mis а mкme d'accomplir leurs diverses fonctions d'une maniиre toujours plus efficace. M. Saint-George Mivart, zoologiste distinguй, a rйcemment rйuni toutes les objections soulevйes par moi et par d'autres contre la thйorie de la sйlection naturelle, telle qu'elle a йtй avancйe par M. Wallace et par moi, en les prйsentant avec beaucoup d'art et de puissance. Ainsi groupйes, elles ont un aspect formidable ; or, comme il n'entrait pas dans le plan de M. Mivart de constater les faits et les considйrations diverses contraires а ses conclusions, il faut que le lecteur fasse de grands efforts de raisonnement et de mйmoire, s'il veut peser avec soin les arguments pour et contre. Dans la discussion des cas spйciaux, M. Mivart nйglige les effets de l'augmentation ou de la diminution de l'usage des parties, dont j'ai toujours soutenu la haute importance, et que j'ai traitйs plus longuement, je crois, qu'aucun auteur, dans l'ouvrage De la Variation а l'йtat domestique. Il affirme souvent aussi que je n'attribue rien а la variation, en dehors de la sйlection naturelle, tandis que, dans l'ouvrage prйcitй, j'ai recueilli un nombre de cas bien dйmontrйs et bien йtablis de variations, nombre bien plus considйrable que celui qu'on pourrait trouver dans aucun ouvrage que je connaisse. Mon jugement peut ne pas mйriter confiance, mais, aprиs avoir lu l'ouvrage de M. Mivart avec l'attention la plus grande, aprиs avoir comparй le contenu de chacune de ses parties avec ce que j'ai avancй sur les mкmes points, je suis restй plus convaincu que jamais que j'en suis arrivй а des conclusions gйnйralement vraies, avec cette rйserve toutefois, que, dans un sujet si compliquй, ces conclusions peuvent encore кtre entachйes de beaucoup d'erreurs partielles. Toutes les objections de M. Mivart ont йtй ou seront examinйes dans le prйsent volume. Le point nouveau qui paraоt avoir frappй beaucoup de lecteurs est « que la sйlection naturelle est insuffisante pour expliquer les phases premiиres ou naissantes des conformations utiles ». Ce sujet est en connexion intime avec celui de la gradation des caractиres, souvent accompagnйe d'un changement de fonctions -- la conversion d'une vessie natatoire en poumons, par exemple -- faits que nous avons discutйs dans le chapitre prйcйdent sous deux points de vue diffйrents. Je veux toutefois examiner avec quelques dйtails plusieurs des cas avancйs par M. Mivart, en choisissant les plus frappants, le manque de place m'empкchant de les considйrer tous. La haute stature de la girafe, l'allongement de son cou, de ses membres antйrieurs, de sa tкte et de sa langue, en font un animal admirablement adaptй pour brouter sur les branches йlevйes des arbres. Elle peut ainsi trouver des aliments placйs hors de la portйe des autres ongulйs habitant le mкme pays ; ce qui doit, pendant les disettes, lui procurer de grands avantages. L'exemple du bйtail niata de l'Amйrique mйridionale nous prouve, en effet, quelle petite diffйrence de conformation suffit pour dйterminer, dans les moments de besoin, une diffйrence trиs importante au point de vue de la conservation de la vie d'un animal. Ce bйtail broute l'herbe comme les autres, mais la projection de sa mвchoire infйrieure l'empкche, pendant les sйcheresses frйquentes, de brouter les branchilles d'arbres, de roseaux, etc., auxquelles les races ordinaires de bйtail et de chevaux sont pendant ces pйriodes, obligйes de recourir. Les niatas pйrissent alors si leurs propriйtaires ne les nourrissent pas. Avant d'en venir aux objections de M. Mivart, je crois devoir expliquer, une fois encore, comment la sйlection naturelle agit dans tous les cas ordinaires. L'homme a modifiй quelques animaux, sans s'attacher nйcessairement а des points spйciaux de conformation ; il a produit le cheval de course ou le lйvrier en se contentant de conserver et de faire reproduire les animaux les plus rapides, ou le coq de combat, en consacrant а la reproduction les seuls mвles victorieux dans les luttes. De mкme, pour la girafe naissant а l'йtat sauvage, les individus les plus йlevйs et les plus capables de brouter un pouce ou deux plus haut que les autres, ont souvent pu кtre conservйs en temps de famine ; car ils ont dы parcourir tout le pays а la recherche d'aliments. On constate, dans beaucoup de traitйs d'histoire naturelle donnant les relevйs de mesures exactes, que les individus d'une mкme espиce diffиrent souvent lйgиrement par les longueurs relatives de leurs diverses parties. Ces diffйrences proportionnellement fort lйgиres, dues aux lois de la croissance et de la variation, n'ont pas la moindre importance ou la moindre utilitй chez la plupart des espиces. Mais si l'on tient compte des habitudes probables de la girafe naissante, cette derniиre observation ne peut s'appliquer, car les individus ayant une ou plusieurs parties plus allongйes qu'а l'ordinaire, ont dы en gйnйral survivre seuls. Leur croisement a produit des descendants qui ont hйritй, soit des mкmes particularitйs corporelles, soit d'une tendance а varier dans la mкme direction ; tandis que les individus moins favorisйs sous les mкmes rapports doivent avoir йtй plus exposйs а pйrir. Nous voyons donc qu'il n'est pas nйcessaire de sйparer des couples isolйs, comme le fait l'homme, quand il veut amйliorer systйmatiquement une race ; la sйlection naturelle prйserve et isole ainsi tous les individus supйrieurs, leur permet de se croiser librement et dйtruit tous ceux d'ordre infйrieur. Par cette marche longuement continuйe, qui correspond exactement а ce que j'ai appelй la sйlection inconsciente que pratique l'homme, combinйe sans doute dans une trиs grande mesure avec les effets hйrйditaires de l'augmentation de l'usage des parties, il me paraоt presque certain qu'un quadrupиde ongulй ordinaire pourrait se convertir en girafe. M. Mivart oppose deux objections а cette conclusion. L'une est que l'augmentation du volume du corps rйclame йvidemment un supplйment de nourriture ; il considиre donc « comme trиs problйmatique que les inconvйnients rйsultant de l'insuffisance de nourriture dans les temps de disette, ne l'emportent pas de beaucoup sur les avantages ». Mais comme la girafe existe actuellement en grand nombre dans l'Afrique mйridionale, oщ abondent aussi quelques espиces d'antilopes plus grandes que le boeuf, pourquoi douterions-nous que, en ce qui concerne la taille, il n'ait pas existй autrefois des gradations intermйdiaires, exposйes comme aujourd'hui а des disettes rigoureuses ? Il est certain que la possibilitй d'atteindre а un supplйment de nourriture que les autres quadrupиdes ongulйs du pays laissaient intact, a dы constituer quelque avantage pour la girafe en voie de formation et а mesure qu'elle se dйveloppait. Nous ne devons pas non plus oublier que le dйveloppement de la taille constitue une protection contre presque toutes les bкtes de proie, а l'exception du lion ; mкme vis-а-vis de ce dernier, le cou allongй de la girafe -- et le plus long est le meilleur -- joue le rфle de vigie, selon la remarque de M. Chauncey Wright. Sir S. Baker attribue а cette cause le fait qu'il n'y a pas d'animal plus difficile а chasser que la girafe. Elle se sert aussi de son long cou comme d'une arme offensive ou dйfensive en utilisant ses contractions rapides pour projeter avec violence sa tкte armйe de tronзons de cornes. Or, la conservation d'une espиce ne peut que rarement кtre dйterminйe par un avantage isolй, mais par l'ensemble de divers avantages, grands et petits. M. Mivart se demande alors, et c'est lа sa seconde objection, comment il se fait, puisque la sйlection naturelle est efficace, et que l'aptitude а brouter а une grande hauteur constitue un si grand avantage, comment il se fait, dis-je, que, en dehors de la girafe, et а un moindre degrй, du chameau, du guanaco et du macrauchenia, aucun autre mammifиre а sabots n'ait acquis un cou allongй et une taille йlevйe ? ou encore comment il se fait qu'aucun membre du groupe n'ait acquis une longue trompe ? L'explication est facile en ce qui concerne l'Afrique mйridionale, qui fut autrefois peuplйe de nombreux troupeaux de girafes ; et je ne saurais mieux faire que de citer un exemple en guise de rйponse. Dans toutes les prairies de l'Angleterre contenant des arbres, nous voyons que toutes les branches infйrieures sont йmondйes а une hauteur horizontale correspondant exactement au niveau que peuvent atteindre les chevaux ou le bйtail broutant la tкte levйe ; or, quel avantage auraient les moutons qu'on y йlиve, si leur cou s'allongeait quelque peu ? Dans toute rйgion, une espиce broute certainement plus haut que les autres, et il est presque йgalement certain qu'elle seule peut aussi acquйrir dans ce but un cou allongй, en vertu de la sйlection naturelle et par les effets de l'augmentation d'usage. Dans l'Afrique mйridionale, la concurrence au point de vue de la consommation des hautes branches des acacias et de divers autres arbres ne peut exister qu'entre les girafes, et non pas entre celles-ci et d'autres animaux ongulйs. On ne saurait dire positivement pourquoi, dans d'autres parties du globe, divers animaux appartenant au mкme ordre n'ont acquis ni cou allongй ni trompe ; mais attendre une rйponse satisfaisante а une question de ce genre serait aussi dйraisonnable que de demander le motif pour lequel un йvйnement de l'histoire de l'humanitй a fait dйfaut dans un pays, tandis qu'il s'est produit dans un autre. Nous ignorons les conditions dйterminantes du nombre et de la distribution d'une espиce, et nous ne pouvons mкme pas conjecturer quels sont les changements de conformation propres а favoriser son dйveloppement dans un pays nouveau. Nous pouvons cependant entrevoir d'une maniиre gйnйrale que des causes diverses peuvent avoir empкchй le dйveloppement d'un cou allongй ou d'une trompe. Pour pouvoir atteindre le feuillage situй trиs haut (sans avoir besoin de grimper, ce que la conformation des ongulйs leur rend impossible), il faut que le volume du corps prenne un dйveloppement considйrable ; or, il est des pays qui ne prйsentent que fort peu de grands mammifиres, l'Amйrique du Sud par exemple, malgrй l'exubйrante richesse du pays, tandis qu'ils sont abondants а un degrй sans йgal dans l'Afrique mйridionale. Nous ne savons nullement pourquoi il en est ainsi ni pourquoi les derniиres pйriodes tertiaires ont йtй, beaucoup mieux que l'йpoque actuelle, appropriйes а l'existence des grands mammifиres. Quelles que puissent кtre ces causes, nous pouvons reconnaоtre que certaines rйgions et que certaines pйriodes ont йtй plus favorables que d'autres au dйveloppement d'un mammifиre aussi volumineux que la girafe. Pour qu'un animal puisse acquйrir une conformation spйciale bien dйveloppйe, il est presque indispensable que certaines autres parties de son organisme se modifient et s'adaptent а cette conformation. Bien que toutes les parties du corps varient lйgиrement, il n'en rйsulte pas toujours que les parties nйcessaires le fassent dans la direction exacte et au degrй voulu. Nous savons que les parties varient trиs diffйremment en maniиre et en degrй chez nos diffйrents animaux domestiques, et que quelques espиces sont plus variables que d'autres. Il ne rйsulte mкme pas de l'apparition de variations appropriйes, que la sйlection naturelle puisse agir sur elles et dйterminer une conformation en apparence avantageuse pour l'espиce. Par exemple, si le nombre des individus prйsents dans un pays dйpend principalement de la destruction opйrйe par les bкtes de proie -- par les parasites externes ou internes, etc., -- cas qui semblent se prйsenter souvent, la sйlection naturelle ne peut modifier que trиs lentement une conformation spйcialement destinйe а se procurer des aliments ; car, dans ce cas, son intervention est presque insensible. Enfin, la sйlection naturelle a une marche fort lente, et elle rйclame pour produire des effets quelque peu prononcйs, une longue durйe des mкmes conditions favorables. C'est seulement en invoquant des raisons aussi gйnйrales et aussi vagues que nous pouvons expliquer pourquoi, dans plusieurs parties du globe, les mammifиres ongulйs n'ont pas acquis des cous allongйs ou d'autres moyens de brouter les branches d'arbres placйes а une certaine hauteur. Beaucoup d'auteurs ont soulevй des objections analogues а celles qui prйcиdent. Dans chaque cas, en dehors des causes gйnйrales que nous venons d'indiquer, il y en a diverses autres qui ont probablement gкnй et entravй l'action de la sйlection naturelle, а l'йgard de conformations qu'on considиre comme avantageuses а certaines espиces. Un de ces йcrivains demande pourquoi l'autruche n'a pas acquis la facultй de voler. Mais un instant de rйflexion dйmontre quelle йnorme quantitй de nourriture serait nйcessaire pour donner а cet oiseau du dйsert la force de mouvoir son йnorme corps au travers de l'air. Les оles ocйaniques sont habitйes par des chauves-souris et des phoques, mais non pas par des mammifиres terrestres ; quelques chauves-souris, reprйsentant des espиces particuliиres, doivent avoir longtemps sйjournй dans leur habitat actuel. Sir C. Lyell demande donc (tout en rйpondant par certaines raisons) pourquoi les phoques et les chauves-souris n'ont pas, dans de telles оles, donnй naissance а des formes adaptйes а la vie terrestre ? Mais les phoques se changeraient nйcessairement tout d'abord en animaux carnassiers terrestres d'une grosseur considйrable, et les chauves-souris en insectivores terrestres. Il n'y aurait pas de proie pour les premiers ; les chauves-souris ne pourraient trouver comme nourriture que des insectes terrestres ; or, ces derniers sont dйjа pourchassйs par les reptiles et par les oiseaux qui ont, les premiers, colonisй les оles ocйaniques et qui y abondent. Les modifications de structure, dont chaque degrй est avantageux а une espиce variable, ne sont favorisйes que dans certaines conditions particuliиres. Un animal strictement terrestre, en chassant quelquefois dans les eaux basses, puis dans les ruisseaux et les lacs, peut arriver а se convertir en un animal assez aquatique pour braver l'Ocйan. Mais ce n'est pas dans les оles ocйaniques que les phoques trouveraient des conditions favorables а un retour graduel а des formes terrestres. Les chauves-souris, comme nous l'avons dйjа dйmontrй, ont probablement acquis leurs ailes en glissant primitivement dans l'air pour se transporter d'un arbre а un autre, comme les prйtendus йcureuils volants, soit pour йchapper а leurs ennemis, soit pour йviter les chutes ; mais l'aptitude au vйritable vol une fois dйveloppйe, elle ne se rйduirait jamais, au moins en ce qui concerne les buts prйcitйs, de faзon а redevenir l'aptitude moins efficace de planer dans l'air. Les ailes des chauves-souris pourraient, il est vrai, comme celles de beaucoup d'oiseaux, diminuer de grandeur ou mкme disparaоtre complиtement par suite du dйfaut d'usage ; mais il serait nйcessaire, dans ce cas, que ces animaux eussent d'abord acquis la facultй de courir avec rapiditй sur le sol а l'aide de leurs membres postйrieurs seuls, de maniиre а pouvoir lutter avec les oiseaux et les autres animaux terrestres ; or, c'est lа une modification pour laquelle la chauve-souris paraоt bien mal appropriйe. Nous йnonзons ces conjectures uniquement pour dйmontrer qu'une transition de structure dont chaque degrй constitue un avantage est une chose trиs complexe et qu'il n'y a, par consйquent, rien d'extraordinaire а ce que, dans un cas particulier, aucune transition ne se soit produite. Enfin, plus d'un auteur s'est demandй pourquoi, chez certains animaux plus que chez certains autres, le pouvoir mental a acquis un plus haut degrй de dйveloppement, alors que ce dйveloppement serait avantageux pour tous. Pourquoi les singes n'ont-ils pas acquis les aptitudes intellectuelles de l'homme? On pourrait indiquer des causes diverses ; mais il est inutile de les exposer, car ce sont de simples conjectures ; d'ailleurs, nous ne pouvons pas apprйcier leur probabilitй relative. On ne saurait attendre de rйponse dйfinie а la seconde question, car personne ne peut rйsoudre ce problиme bien plus simple : pourquoi, йtant donnйes deux races de sauvages, l'une a-t-elle atteint а un degrй beaucoup plus йlevй que l'autre dans l'йchelle de la civilisation ; fait qui paraоt impliquer une augmentation des forces cйrйbrales. Revenons aux autres objections de M. Mivart. Les insectes, pour йchapper aux attaques de leurs ennemis, ressemblent souvent а des objets divers, tels que feuilles vertes ou sиches, branchilles mortes, fragments de lichen, fleurs, йpines, excrйments d'oiseaux, et mкme а d'autres insectes vivants ; j'aurai а revenir sur ce dernier point. La ressemblance est souvent йtonnante ; elle ne se borne pas а la couleur, mais elle s'йtend а la forme et mкme au maintien. Les chenilles qui se tiennent immobiles sur les branches, oщ elles se nourrissent, ont tout l'aspect de rameaux morts, et fournissent ainsi un excellent exemple d'une ressemblance de ce genre. Les cas de ressemblance avec certains objets, tels que les excrйments d'oiseaux, sont rares et exceptionnels. Sur ce point, M. Mivart remarque : « Comme, selon la thйorie de M. Darwin, il y a une tendance constante а une variation indйfinie, et comme les variations naissantes qui en rйsultent doivent se produire dans toutes les directions, elles doivent tendre а se neutraliser rйciproquement et а former des modifications si instables, qu'il est difficile, sinon impossible, de voir comment ces oscillations indйfinies de commencements infinitйsimaux peuvent arriver а produire des ressemblances apprйciables avec des feuilles, des bambous, ou d'autres objets ; ressemblances dont la sйlection naturelle doit s'emparer pour les perpйtuer. » Il est probable que, dans tous les cas prйcitйs, les insectes, dans leur йtat primitif, avaient quelque ressemblance grossiиre et accidentelle avec certains objets communs dans les stations qu'ils habitaient. Il n'y a lа, d'ailleurs, rien d'improbable, si l'on considиre le nombre infini d'objets environnants et la diversitй de forme et de couleur des multitudes d'insectes. La nйcessitй d'une ressemblance grossiиre pour point de dйpart nous permet de comprendre pourquoi les animaux plus grands et plus йlevйs (il y a une exception, la seule que je connaisse, un poisson) ne ressemblent pas, comme moyen dйfensif, а des objets spйciaux, mais seulement а la surface de la rйgion qu'ils habitent, et cela surtout par la couleur. Admettons qu'un insecte ait primitivement ressemblй, dans une certaine mesure, а un ramuscule mort ou а une feuille sиche, et qu'il ait variй lйgиrement dans diverses directions ; toute variation augmentant la ressemblance, et favorisant, par consйquent, la conservation de l'insecte, a dы se conserver, pendant que les autres variations nйgligйes ont fini par se perdre entiиrement ; ou bien mкme, elles ont dы кtre йliminйes si elles diminuaient sa ressemblance avec l'objet imitй. L'objection de M. Mivart aurait, en effet, quelque portйe si nous cherchions а expliquer ces ressemblances par une simple variabilitй flottante, sans le concours de la sйlection naturelle, ce qui n'est pas le cas. Je ne comprends pas non plus la portйe de l'objection que M. Mivart soulиve relativement aux « derniers degrйs de perfection de l'imitation ou de la mimique », comme dans l'exemple que cite M. Wallace, relatif а un insecte (Ceroxylus laceratus) qui ressemble а une baguette recouverte d'une mousse, au point qu'un Dyak indigиne soutenait que les excroissances foliacйes йtaient en rйalitй de la mousse. Les insectes, sont la proie d'oiseaux et d'autres ennemis douйs d'une vue probablement plus perзante que la nфtre ; toute ressemblance pouvant contribuer а dissimuler l'insecte tend donc а assurer d'autant plus sa conservation que cette ressemblance est plus parfaite. Si l'on considиre la nature des diffйrences existant entre les espиces du groupe comprenant le Ceroxylus, il n'y a aucune improbabilitй а ce que cet insecte ait variй par les irrйgularitйs de sa surface, qui ont pris une coloration plus ou moins verte ; car, dans chaque groupe, les caractиres qui diffиrent chez les diverses espиces sont plus sujets а varier, tandis que ceux d'ordre gйnйrique ou communs а toutes les espиces sont plus constants. La baleine du Groлnland est un des animaux les plus йtonnants qu'il y ait, et les fanons qui revкtent sa mвchoire, un de ses plus singuliers caractиres. Les fanons consistent, de chaque cфtй de la mвchoire supйrieure, en une rangйe d'environ trois cents plaques ou lames rapprochйes, placйes transversalement а l'axe le plus long de la bouche. Il y a, а l'intйrieur de la rangйe principale, quelques rangйes subsidiaires. Les extrйmitйs et les bords internes de toutes les plaques s'йraillent en йpines rigides, qui recouvrent le palais gigantesque, et servent а tamiser ou а filtrer l'eau et а recueillir ainsi les petites crйatures qui servent de nourriture а ces gros animaux. La lame mйdiane la plus longue de la baleine groлnlandaise a dix, douze ou quinze pieds de longueur ; mais il y a chez les diffйrentes espиces de cйtacйs des gradations de longueur ; la lame mйdiane a chez l'une, d'aprиs Scoresby, quatre pieds, trois chez deux autres, dix-huit pouces chez une quatriиme et environ neuf pouces de longueur chez le Balaenoptera rostrata. Les qualitйs du fanon diffиrent aussi chez les diffйrentes espиces. M. Mivart fait а ce propos la remarque suivante : « Dиs que le fanon a atteint un dйveloppement qui le rend utile, la sйlection naturelle seule suffirait, sans doute, а assurer sa conservation et son augmentation dans des limites convenables. Mais comment expliquer le commencement d'un dйveloppement si utile ? » On peut, comme rйponse, se demander : pourquoi les ancкtres primitifs des baleines а fanon n'auraient-ils pas eu une bouche construite dans le genre du bec lamellaire du canard ? Les canards, comme les baleines, se nourrissent en filtrant l'eau et la boue, ce qui a fait donner quelquefois а la famille le nom de Criblatores. J'espиre que l'on ne se servira pas de ces remarques pour me faire dire que les ancкtres des baleines йtaient rйellement pourvus de bouches lamellaires ressemblant au bec du canard. Je veux seulement faire comprendre que la supposition n'a rien d'impossible, et que les vastes fanons de la baleine groлnlandaise pourraient provenir du dйveloppement de lamelles semblables, grвce а une sйrie de degrйs insensibles tous utiles а leurs descendants. Le bec du souchet (Spatula clypeata) offre une conformation bien plus belle et bien plus complexe que la bouche de la baleine. Dans un spйcimen que j'ai examinй la mвchoire supйrieure porte de chaque cфtй une rangйe ou un peigne de lamelles minces, йlastiques, au nombre de cent quatre-vingt-huit, taillйes obliquement en biseau, de faзon а se terminer en pointe, et placйes transversalement sur l'axe allongй de la bouche. Elles s'йlиvent sur le palais et sont rattachйes aux cфtйs de la mвchoire par une membrane flexible. Les plus longues sont celles du milieu ; elles ont environ un tiers de pouce de longueur et dйpassent le rebord d'environ 0,14 de pouce. On observe а leur base une courte rangйe auxiliaire de lamelles transversales obliques. Sous ces divers rapports, elles ressemblent aux fanons de la bouche de la baleine ; mais elles en diffиrent beaucoup vers l'extrйmitй du bec, en ce qu'elles se dirigent vers la gorge au lieu de descendre verticalement. La tкte entiиre du souchet est incomparablement moins volumineuse que celle d'un Balaenoptera rostrata de taille moyenne, espиce oщ les fanons n'ont que neuf pouces de long, car elle reprйsente environ le dix-huitiиme de la tкte de ce dernier ; de sorte que, si nous donnions а la tкte du souchet la longueur de celle du Balaenoptera, les lamelles auraient 6 pouces de longueur -- c'est-а-dire les deux tiers de la longueur des fanons de cette espиce de baleines. La mandibule infйrieure du canard-souchet est pourvue de lamelles qui йgalent en longueur celles de la mandibule supйrieure, mais elles sont plus fines, et diffиrent ainsi d'une maniиre trиs marquйe de la mвchoire infйrieure de la baleine, qui est dйpourvue de fanons. D'autre part, les extrйmitйs de ces lamelles infйrieures sont divisйes en pointes finement hйrissйes, et ressemblent ainsi curieusement aux fanons. Chez le genre Prion, membre de la famille distincte des pйtrels, la mandibule supйrieure est seule pourvue de lamelles bien dйveloppйes et dйpassant les bords, de sorte que le bec de l'oiseau ressemble sous ce rapport а la bouche de la baleine. De la structure hautement dйveloppйe du souchet, on peut, sans que l'intervalle soit bien considйrable (comme je l'ai appris par les dйtails et les spйcimens que j'ai reзus de M. Salvin) sous le rapport de l'aptitude а la filtration, passer par le bec du Merganetta armata, et sous quelques rapports par celui du Aix sponsa, au bec du canard commun. Chez cette derniиre espиce, les lamelles sont plus grossiиres que chez le souchet, et sont fermement attachйes aux cфtйs de la mвchoire ; il n'y en a que cinquante environ de chaque cфtй, et elles ne font pas saillie au-dessous des bords. Elles se terminent en carrй, sont revкtues d'un tissu rйsistant et translucide, et paraissent destinйes au broiement des aliments. Les bords de la mandibule infйrieure sont croisйs par de nombreuses arкtes fines, mais peu saillantes. Bien que, comme tamis, ce bec soit trиs infйrieur а celui du souchet, il sert, comme tout le monde le sait, constamment а cet usage. M. Salvin m'apprend qu'il y a d'autres espиces chez lesquelles les lamelles sont considйrablement moins dйveloppйes que chez le canard commun ; mais je ne sais pas si ces espиces se servent de leur bec pour filtrer l'eau. Passons а un autre groupe de la mкme famille. Le bec de l'oie йgyptienne (Chenalopex) ressemble beaucoup а celui du canard commun ; mais les lamelles sont moins nombreuses, moins distinctes et font moins saillie en dedans ; cependant, comme me l'apprend M. E. Bartlett, cette oie « se sert de son bec comme le canard, et rejette l'eau au dehors par les coins ». Sa nourriture principale est toutefois l'herbe qu'elle broute comme l'oie commune, chez laquelle les lamelles presque confluentes de la mвchoire supйrieure sont beaucoup plus grossiиres que chez le canard commun ; il y en a vingt-sept de chaque cфtй et elles se terminent au-dessus en protubйrances dentiformes. Le palais est aussi couvert de boutons durs et arrondis. Les bords de la mвchoire infйrieure sont garnis de dents plus proйminentes, plus grossiиres et plus aiguлs que chez le canard. L'oie commune ne filtre pas l'eau ; elle se sert exclusivement de son bec pour arracher et pour couper l'herbe, usage auquel il est si bien adaptй que l'oiseau peut tondre l'herbe de plus prиs qu'aucun autre animal. Il y a d'autres espиces d'oies, а ce que m'apprend M. Bartlett, chez lesquelles les lamelles sont moins dйveloppйes que chez l'oie commune. Nous voyons ainsi qu'un membre de la famille des canards avec un bec construit comme celui de l'oie commune, adaptй uniquement pour brouter, ou ne prйsentant que des lamelles peu dйveloppйes, pourrait, par de lйgers changements, se transformer en une espиce ayant un bec semblable а celui de l'oie d'Egypte -- celle-ci а son tour en une autre ayant un bec semblable а celui du canard commun -- et enfin en une forme analogue au souchet, pourvue d'un bec presque exclusivement adaptй а la filtration de l'eau, et ne pouvant кtre employй а saisir ou а dйchirer des aliments solides qu'avec son extrйmitй en forme de crochet. Je peux ajouter que le bec de l'oie pourrait, par de lйgers changements, se transformer aussi en un autre pourvu de dents recourbйes, saillantes, comme celles du merganser (de la mкme famille), servant au but fort diffйrent de saisir et d'assurer la prise du poisson vivant. Revenons aux baleines, L'Hyperodon bidens est dйpourvu de vйritables dents pouvant servir efficacement, mais son palais, d'aprиs Lacйpиde, est durci par la prйsence de petites pointes de corne inйgales et dures. Il n'y a donc rien d'improbable а ce que quelque forme cйtacйe primitive ait eu le palais pourvu de pointes cornйes semblables, plus rйguliиrement situйes, et qui, comme les protubйrances du bec de l'oie, lui servaient а saisir ou а dйchirer sa proie. Cela йtant, on peut а peine nier que la variation et la sйlection naturelle aient pu convertir ces pointes en lamelles aussi dйveloppйes qu'elles le sont chez l'oie йgyptienne, servant tant а saisir les objets qu'а filtrer l'eau, puis en lamelles comme celles du canard domestique, et progressant toujours jusqu'а ce que leur conformation ait atteint celle du souchet, oщ elles servent alors exclusivement d'appareil filtrant. Des gradations, que l'on peut observer chez les cйtacйs encore vivants, nous conduisent de cet йtat oщ les lamelles ont acquis les deux tiers de la grandeur des fanons chez le Balaena rostrata, aux йnormes fanons de la baleine groлnlandaise. Il n'y a pas non plus la moindre raison de douter que chaque pas fait dans cette direction a йtй aussi favorable а certains cйtacйs anciens, les fonctions changeant lentement pendant le progrиs du dйveloppement, que le sont les gradations existant dans les becs des divers membres actuels de la famille des canards. Nous devons nous rappeler que chaque espиce de canards est exposйe а une lutte sйrieuse pour l'existence, et que la formation de toutes les parties de son organisation doit кtre parfaitement adaptйe а ses conditions vitales. Les pleuronectes, ou poissons plats, sont remarquables par le dйfaut de symйtrie de leur corps. Ils reposent sur un cфtй -- sur le gauche dans la plupart des espиces ; chez quelques autres, sur le cфtй droit ; on rencontre mкme quelquefois des exemples d'individus adultes renversйs. La surface infйrieure, ou surface de repos, ressemble au premier abord а la surface infйrieure d'un poisson ordinaire ; elle est blanche ; sous plusieurs rapports elle est moins dйveloppйe que la surface supйrieure et les nageoires latйrales sont souvent plus petites. Les yeux constituent toutefois, chez ce poissons, la particularitй la plus remarquable ; car ils occupent tous deux le cфtй supйrieur de la tкte. Dans le premier вge ils sont en face l'un de l'autre ; le corps est alors symйtrique et les deux cфtйs sont йgalement colorйs. Bientфt, l'oeil propre au cфtй infйrieur se transporte lentement autour de la tкte pour aller s'йtablir sur le cфtй supйrieur, mais il ne passe pas а travers le crвne, comme on le croyait autrefois. Il est йvident que si cet oeil infйrieur ne subissait pas ce transport, il serait inutile pour le poisson alors qu'il occupe sa position habituelle, c'est-а-dire qu'il est couchй sur le cфtй ; il serait, en outre, exposй а кtre blessй par le fond sablonneux. L'abondance extrкme de plusieurs espиces de soles, de plies, etc., prouve que la structure plate et non symйtrique des pleuronectes est admirablement adaptйe а leurs conditions vitales. Les principaux avantages qu'ils en tirent paraissent кtre une protection contre leurs ennemis, et une grande facilitй pour se nourrir sur le fond. Toutefois, comme le fait remarquer Schiцdte, les diffйrents membres de la famille actuelle prйsentent « une longue sйrie de formes passant graduellement de l'Hippoglossus pinguis, qui ne change pas sensiblement de forme depuis qu'il quitte l'oeuf, jusqu'aux soles, qui dйvient entiиrement d'un cфtй ». M. Mivart s'est emparй de cet exemple et fait remarquer qu'une transformation spontanйe et soudaine dans la position des yeux est а peine concevable, point sur lequel je suis complиtement de son avis. Il ajoute alors: «Si le transport de l'oeil vers le cфtй opposй de la tкte est graduel quel avantage peut prйsenter а l'individu une modification aussi insignifiante ? Il semble mкme que cette transformation naissante a dы plutфt кtre nuisible. » Mais il aurait pu trouver une rйponse а cette objection dans les excellentes observations publiйes en 1867 par M. Malm. Les pleuronectes trиs jeunes et encore symйtriques, ayant les yeux situйs sur les cфtйs opposйs de la tкte, ne peuvent longtemps conserver la position verticale, vu la hauteur excessive de leur corps, la petitesse de leurs nageoires latйrales et la privation de vessie natatoire. Ils se fatiguent donc bientфt et tombent au fond, sur le cфtй. Dans cette situation de repos, d'aprиs l'observation de Malm, ils tordent, pour ainsi dire, leur oeil infйrieur vers le haut, pour voir dans cette direction, et cela avec une vigueur qui entraоne une forte pression de l'oeil contre la partie supйrieure de l'orbite. Il devient alors trиs apparent que la partie du front comprise entre les yeux se contracte temporairement. Malm a eu l'occasion de voir un jeune poisson relever et abattre l'oeil infйrieur sur une distance angulaire de 70 degrйs environ. Il faut se rappeler que, pendant le jeune вge, le crвne est cartilagineux et flexible, et que, par consйquent, il cиde facilement а l'action musculaire. On sait aussi que, chez les animaux supйrieurs, mкme aprиs la premiиre jeunesse, le crвne cиde et se dйforme lorsque la peau ou les muscles sont contractйs de faзon permanente par suite d'une maladie ou d'un accident. Chez les lapins а longues oreilles, si l'une d'elles retombe et s'incline en avant, son poids entraоne dans le mкme sens tous les os du crвne appartenant au mкme cфtй de la tкte, fait dont j'ai donnй une illustration. (De la Variation des animaux, etc., I, 127, traduction franзaise.) Malm a constatй que les jeunes perches, les jeunes saumons, et plusieurs autres poissons symйtriques venant de naоtre, ont l'habitude de se reposer quelquefois sur le cфtй au fond de l'eau ; ils s'efforcent de diriger l'oeil infйrieur vers le haut, et leur crвne finit par se dйformer un peu. Cependant, ces poissons se trouvant bientфt а mкme de conserver la position verticale, il n'en rйsulte chez eux aucun effet permanent. Plus les pleuronectes vieillissent, au contraire, plus ils se reposent sur le cфtй, а cause de l'aplatissement croissant de leur corps, d'oщ la production d'un effet permanent sur la forme de la tкte et la position des yeux. A en juger par analogie, la tendance а la torsion augmente sans aucun doute par hйrйditй. Schiцdte croit, contrairement а quelques naturalistes, que les pleuronectes ne sont pas mкme symйtriques dans l'embryon, ce qui permettrait de comprendre pourquoi certaines espиces, dans leur jeunesse, se reposent sur le cфtй gauche, d'autres sur le droit. Malm ajoute, en confirmation de l'opinion prйcйdente, que le Trachyterus arcticus adulte, qui n'appartient pas а la famille des pleuronectes, repose sur le cфtй gauche au fond de l'eau et nage diagonalement ; or, chez ce poisson, on prйtend que les deux cфtйs de la tкte sont quelque peu dissemblables. Notre grande autoritй sur les poissons, le docteur Gьnther, conclut son analyse du travail de Malm par la remarque que « l'auteur donne une explication fort simple de la condition anormale des pleuronectes.» Nous voyons ainsi que les premiиres phases du transport de l'oeil d'un cфtй а l'autre de la tкte, que M. Mivart considиre comme nuisibles, peuvent кtre attribuйes а l'habitude, sans doute avantageuse pour l'individu et pour l'espиce, de regarder en haut avec les deux yeux, tout en restant couchй au fond sur le cфtй. Nous pouvons aussi attribuer aux effets hйrйditaires de l'usage le fait que, chez plusieurs genres de poissons plats, la bouche est inclinйe vers la surface infйrieure, avec les os maxillaires plus forts et plus efficaces du cфtй de la tкte dйpourvu d'oeil que de l'autre cфtй, dans le but, comme le suppose le docteur Traquair, de saisir plus facilement les aliments sur le sol. D'autre part, le dйfaut d'usage peut expliquer l'йtat moins dйveloppй de toute la moitiй infйrieure du corps, comprenant les nageoires latйrales ; Yarrell pense mкme que la rйduction de ces nageoires est avantageuse pour le poisson ; « parce qu'elles ont pour agir moins d'espace que les nageoires supйrieures ». On peut йgalement attribuer au dйfaut d'usage la diffйrence dans le nombre de dents existant aux deux mвchoires du carrelet, dans la proportion de quatre а sept sur les moitiйs supйrieures, et de vingt-cinq а trente sur les moitiйs infйrieures. L'йtat incolore du ventre de la plupart des poissons et des autres animaux peut nous faire raisonnablement supposer que, chez les poissons plats, le mкme dйfaut de coloration de la surface infйrieure, qu'elle soit а droite ou а gauche, est dы а l'absence de la lumiиre. Mais on ne saurait attribuer а l'action de la lumiиre les taches singuliиres qui se trouvent sur le cфtй supйrieur de la sole, taches qui ressemblent au fond sablonneux de la mer, ou la facultй qu'ont quelques espиces, comme l'a dйmontrй rйcemment Pouchet, de modifier leur couleur pour se mettre en rapport avec la surface ambiante, ou la prйsence de tubercules osseux sur la surface supйrieure du turbot. La sйlection naturelle a probablement jouй ici un rфle pour adapter а leurs conditions vitales la forme gйnйrale du corps et beaucoup d'autres particularitйs de ces poissons. Comme je l'ai dйjа fait remarquer avec tant d'insistance, il faut se rappeler que la sйlection naturelle dйveloppe les effets hйrйditaires d'une augmentation d'usage des parties, et peut-кtre de leur non-usage. Toutes les variations spontanйes dans la bonne direction sont, en effet, conservйes par elle et tendent а persister, tout comme les individus qui hйritent au plus haut degrй des effets de l'augmentation avantageuse de l'usage d'une partie. Il paraоt toutefois impossible de dйcider, dans chaque cas particulier, ce qu'il faut attribuer aux effets de l'usage d'un cфtй et а la sйlection naturelle de l'autre. Je peux citer un autre exemple d'une conformation qui paraоt devoir son origine exclusivement а l'usage et а l'habitude. L'extrйmitй de la queue, chez quelques singes amйricains, s'est transformйe en un organe prйhensile d'une perfection йtonnante et sert de cinquiиme main. Un auteur qui est d'accord sur tous les points avec M. Mivart remarque, au sujet de cette conformation, qu'il « est impossible de croire que, quel que soit le nombre de siиcles йcoulйs, la premiиre tendance а saisir ait pu prйserver les individus qui la possйdaient, ou favoriser leur chance d'avoir et d'йlever des descendants. » Il n'y a rien qui nйcessite une croyance pareille. L'habitude, et ceci implique presque toujours un avantage grand ou petit, suffirait probablement pour expliquer l'effet obtenu. Brehm a vu les petits d'un singe africain (Cercopithecus) se cramponner au ventre de leur mиre par les mains, et, en mкme temps, accrocher leurs petites queues autour de la sienne. Le professeur Henslow a gardй en captivitй quelques rats des moissons (Mus messorius), dont la queue, qui par sa conformation ne peut pas кtre placйe parmi les queues prйhensiles, leur servait cependant souvent а monter dans les branches d'un buisson placй dans leur cage, en s'enroulant autour des branches. Le docteur Gьnther m'a transmis une observation semblable sur une souris qu'il a vue se suspendre ainsi par la queue. Si le rat des moissons avait йtй plus strictement conformй pour habiter les arbres, il aurait peut-кtre eu la queue munie d'une structure prйhensile, comme c'est le cas chez quelques membres du mкme ordre. Il est difficile de dire, en prйsence de ses habitudes pendant sa jeunesse, pourquoi le cercopithиque n'a pas acquis une queue prйhensile. Il est possible toutefois que la queue trиs allongйe de ce singe lui rende plus de services comme organe d'йquilibre dans les bonds prodigieux qu'il fait, que comme organe de prйhension. Les glandes mammaires sont communes а la classe entiиre des mammifиres, et indispensables а leur existence ; elles ont donc dы se dйvelopper depuis une йpoque excessivement reculйe ; mais nous ne savons rien de positif sur leur mode de dйveloppement. M. Mivart demande : « Peut-on concevoir que le petit d'un animal quelconque ait pu jamais кtre sauvй de la mort en suзant accidentellement une goutte d'un liquide а peine nutritif sйcrйtй par une glande cutanйe accidentellement hypertrophiйe chez sa mиre ? Et en fыt-il mкme ainsi, quelle chance y aurait-il eu en faveur de la perpйtuation d'une telle variation ? » Mais la question n'est pas loyalement posйe. La plupart des transformistes admettent que les mammifиres descendent d'une forme marsupiale ; s'il en est ainsi, les glandes mammaires ont dы se dйvelopper d'abord dans le sac marsupial. Le poisson Hippocampus couve ses oeufs, et nourrit ses petits pendant quelque temps dans un sac de ce genre ; un naturaliste amйricain, M. Lockwood, conclut de ce qu'il a vu du dйveloppement des petits, qu'ils sont nourris par une sйcrйtion des glandes cutanйes du sac. Or, n'est-il pas au moins possible que les petits aient pu кtre nourris semblablement chez les ancкtres primitifs des mammifиres avant mкme qu'ils mйritassent ce dernier nom ? Dans ce cas, les individus produisant un liquide nutritif, se rapprochant de la nature du lait, ont dы, dans la suite des temps, йlever un plus grand nombre de descendants bien nourris, que n'ont pu le faire ceux ne produisant qu'un liquide plus pauvre ; les glandes cutanйes qui sont les homologues des glandes mammaires, ont dы ainsi se perfectionner et devenir plus actives. Le fait que, sur un certain endroit du sac, les glandes se sont plus dйveloppйes que sur les autres, s'accorde avec le principe si йtendu de la spйcialisation ; ces glandes auront alors constituй un sein, d'abord dйpourvu de mamelon, comme nous en observons chez l'ornithorhynque au plus bas degrй de l'йchelle des mammifиres. Je ne prйtends aucunement dйcider la part qu'ont pu prendre а la spйcialisation plus complиte des glandes, soit la compensation de croissance, soit les effets de l'usage, soit la sйlection naturelle. Le dйveloppement des glandes mammaires n'aurait pu rendre aucun service, et n'aurait pu, par consйquent, кtre effectuй par la sйlection naturelle, si les petits n'avaient en mкme temps pu tirer leur nourriture de leurs sйcrйtions. Il n'est pas plus difficile de comprendre que les jeunes mammifиres aient instinctivement appris а sucer une mamelle, que de s'expliquer comment les poussins, pour sortir de l'oeuf, ont appris а briser la coquille en la frappant avec leur bec adaptй spйcialement а ce but, ou comment, quelques heures aprиs l'йclosion, ils savent becqueter et ramasser les grains destinйs а leur nourriture. L'explication la plus probable, dans ces cas, est que l'habitude, acquise par la pratique а un вge plus avancй, s'est ensuite transmise par hйrйditй, а l'вge le plus prйcoce. On dit que le jeune kangouroo ne sait pas sucer et ne fait que se cramponner au mamelon de la mиre, qui a le pouvoir d'injecter du lait dans la bouche de son petit impuissant et а moitiй formй. M. Mivart remarque а ce sujet: « Sans une disposition spйciale, le petit serait infailliblement suffoquй par l'introduction du lait dans la trachйe. Mais il y a une disposition spйciale. Le larynx est assez allongй pour remonter jusqu'а l'orifice postйrieur du passage nasal, et pour pouvoir ainsi donner libre accиs а l'air destinй aux poumons ; le lait passe intensivement de chaque cфtй du larynx prolongй, et se rend sans difficultй dans l'oesophage qui est derriиre. » M. Mivart se demande alors comment la sйlection naturelle a pu enlever au kangouroo adulte (et aux autres mammifиres, dans l'hypothиse qu'ils descendent d'une forme marsupiale) cette conformation au moins complиtement innocente, et inoffensive. On peut rйpondre que la voix, dont l'importance est certainement trиs grande chez beaucoup d'animaux, n'aurait pu acquйrir toute sa puissance si le larynx pйnйtrait dans le passage nasal ; le professeur Flower m'a fait observer, en outre, qu'une conformation de ce genre aurait apportй de grands obstacles а l'usage d'une nourriture solide par l'animal. Examinons maintenant en quelques mots les divisions infйrieures du rиgne animal. Les йchinodermes (astйries, oursins, etc.) sont pourvus d'organes remarquables nommйs pйdicellaires, qui consistent, lorsqu'ils sont bien dйveloppйs, en un forceps tridactyle, c'est-а-dire en une pince composйe de trois bras dentelйs, bien adaptйs entre eux et placйs sur une tige flexible mue par des muscles. Ce forceps peut saisir les objets avec fermetй ; Alexandre Agassiz a observй un oursin transportant rapidement des parcelles d'excrйments de forceps en forceps le long de certaines lignes de son corps pour ne pas salir sa coquille. Mais il n'y a pas de doute que, tout en servant а enlever les ordures, ils ne remplissent d'autres fonctions, dont l'une parait avoir la dйfense pour objet. Comme dans plusieurs occasions prйcйdentes, M. Mivart demande au sujet de ces organes : «Quelle a pu кtre l'utilitй des premiers rudiments de ces conformations, et comment les bourgeons naissants ont-ils pu prйserver la vie d'un seul Echinus ? » il ajoute : « Mкme un dйveloppement subit de la facultй de saisir n'aurait pu кtre utile sans la tige mobile, ni cette derniиre efficace sans l'adaptation des mвchoires propres а happer ; or, ces conditions de structure coordonnйes, d'ordre aussi complexe, ne peuvent simultanйment provenir de variations lйgиres et indйterminйes ; ce serait vouloir soutenir un paradoxe que de le nier.» Il est certain, cependant, si paradoxal que cela paraisse а M. Mivart, qu'il existe chez plusieurs astйries des forceps tridactyles sans tige, fixйs solidement а la base, susceptibles d'exercer l'action de happer, et qui sont, au moins en partie, des organes dйfensifs. Je sais, grвce а l'obligeance que M. Agassiz a mise а me transmettre une foule de dйtails sur ce sujet, qu'il y a d'autres astйries chez lesquelles l'un des trois bras du forceps est rйduit а constituer un support pour les deux autres, et encore d'autres genres oщ le troisiиme bras fait absolument dйfaut, M. Perrier dйcrit l'Echinoneus comme portant deux sortes de pйdicellaires, l'un ressemblant а ceux de l'Echinus, et l'autre а ceux du Spatangus ; ces cas sont intйressants, car ils fournissent des exemples de certaines transitions subites rйsultant de l'avortement de l'un des deux йtats d'un organe. M. Agassiz conclut de ses propres recherches et de celles de Mьller, au sujet de la marche que ces organes curieux ont dы suivre dans leur йvolution, qu'il faut, sans aucun doute, considйrer comme des йpines modifiйes les pйdicellaires des astйries et des oursins. On peut le dйduire, tant du mode de leur dйveloppement chez l'individu, que de la longue et parfaite sйrie des degrйs que l'on observe chez diffйrents genres et chez diffйrentes espиces, depuis de simples granulations jusqu'а des pйdicellaires tridactyles parfaits, en passant par des piquants ordinaires. La gradation s'йtend jusqu'au mode suivant lequel les йpines et les pйdicellaires sont articulйs sur la coquille par les baguettes calcaires qui les portent. On trouve, chez quelques genres d'astйries, « les combinaisons les plus propres а dйmontrer que les pйdicellaires ne sont que des modifications de piquants ramifiйs.» Ainsi, nous trouvons des йpines fixes sur la base desquelles sont articulйes trois branches йquidistantes, mobiles et dentelйes, et portant, sur la partie supйrieure, trois autres ramifications йgalement mobiles. Or, lorsque ces derniиres surmontent le sommet de l'йpine, elles forment de fait un pйdicellaire tridactyle grossier, qu'on peut observer sur une mкme йpine en mкme temps que les trois branches infйrieures. On ne peut, dans ce cas, mйconnaоtre l'identitй qui existe entre les bras des pйdicellaires et les branches mobiles d'une йpine. On admet gйnйralement que les piquants ordinaires servent d'arme dйfensive ; il n'y a donc aucune raison de douter qu'il n'en soit aussi de mкme des rameaux mobiles et dentelйs, dont l'action est plus efficace lorsqu'ils se rйunissent pour fonctionner en appareil prйhensile. Chaque gradation comprise entre le piquant ordinaire fixe et le pйdicellaire fixe serait donc avantageuse а l'animal. Ces organes, au lieu d'кtre fixes ou placйs sur un support immobile, sont, chez certains genres d'astйries, placйs au sommet d'un tronc flexible et musculaire, bien que court ; outre qu'ils servent d'arme dйfensive, ils ont probablement, dans ce cas, quelque fonction additionnelle. On peut reconnaоtre chez les oursins tous les йtats par lesquels a passй l'йpine fixe pour finir par s'articuler avec la coquille et acquйrir ainsi la mobilitй. Je voudrais pouvoir disposer de plus d'espace afin de donner un rйsumй plus complet des observations intйressantes d'Agassiz sur le dйveloppement des pйdicellaires. On peut, ajoute-t-il, trouver tous les degrйs possibles entre les pйdicellaires des astйries et les crochets des ophiures, autre groupe d'йchinodermes, ainsi qu'entre les pйdicellaires des oursins et les ancres des holothuries, qui appartiennent aussi а la mкme grande classe. Certains animaux composйs qu'on a nommйs zoophytes, et parmi eux les polyzoaires en particulier, sont pourvus d'organes curieux, appelйs aviculaires, dont la conformation diffиre beaucoup chez les diverses espиces. Ces organes, dans leur йtat le plus parfait, ressemblent singuliиrement а une tкte ou а un bec de vautour en miniature ; ils sont placйs sur un support et douйs d'une certaine mobilitй, ce qui est йgalement le cas pour la mandibule infйrieure. J'ai observй chez une espиce que tous les aviculaires de la mкme branche font souvent simultanйment le mкme mouvement en arriиre et en avant, la mвchoire infйrieure largement ouverte, et dйcrivent un angle d'environ 90 degrйs en cinq secondes. Ce mouvement provoque un tremblement dans tout le polyzoaire. Quand on touche les mвchoires avec une aiguille, elles la saisissent avec une vigueur telle, que l'on peut secouer la branche entiиre. M. Mivart cite ce cas, parce qu'il lui semble trиs difficile que la sйlection naturelle ait produit, dans des divisions fort distinctes du rиgne animal, le dйveloppement d'organes tels que les aviculaires des polyzoaires et les pйdicellaires des йchinodermes, organes qu'il regarde comme « essentiellement analogues ». Or, en ce qui concerne la conformation, je ne vois aucune similitude entre les pйdicellaires tridactyles et les aviculaires. Ces derniers ressemblent beaucoup plus aux pinces des crustacйs, ressemblance que M. Mivart aurait, avec autant de justesse, pu citer comme une difficultй spйciale, ou bien encore il aurait pu considйrer de la mкme faзon leur ressemblance avec la tкte et le bec d'un oiseau. M. Busk, le docteur Smitt et le docteur Nitsche -- naturalistes qui ont йtudiй ce groupe fort attentivement -- considиrent les aviculaires comme les homologues des zooпdes et de leurs cellules composant le zoophyte ; la lиvre ou couvercle mobile de la cellule correspondant а la mandibule infйrieure йgalement mobile de l'aviculaire. Toutefois, M. Busk ne connaоt aucune gradation actuellement existante entre un zooпde et un aviculaire. Il est donc impossible de conjecturer par quelles gradations utiles une des formes a pu se transformer en une autre, mais il n'en rйsulte en aucune maniиre que ces degrйs n'aient pas existй. Comme il y a une certaine ressemblance entre les pinces des crustacйs et les aviculaires des polyzoaires, qui servent йgalement de pinces, il peut кtre utile de dйmontrer qu'il existe actuellement une longue sйrie de gradations utiles chez les premiers. Dans la premiиre et la plus simple phase, le segment terminal du membre se meut de faзon а s'appliquer soit contre le sommet carrй et large de l'avant-dernier segment, soit contre un cфtй tout entier ; ce membre peut ainsi servir а saisir un objet, tout en servant toujours d'organe locomoteur. Nous trouvons ensuite qu'un coin de l'avant-dernier segment se termine par une lйgиre proйminence pourvue quelquefois de dents irrйguliиres, contre lesquelles le dernier segment vient s'appliquer. La grosseur de cette projection venant а augmenter et sa forme, ainsi que celle du segment terminal, se modifiant et s'amйliorant lйgиrement, les pinces deviennent de plus en plus parfaites jusqu'а former un instrument aussi efficace que les pattes-mвchoires des homards. On peut parfaitement observer toutes ces gradations. Les polyzoaires possиdent, outre l'aviculaire, des organes curieux nommйs vibracula. Ils consistent gйnйralement en de longues soies capables de mouvement et facilement excitables. Chez une espиce que j'ai examinйe, les cils vibratiles йtaient lйgиrement courbйs et dentelйs le long du bord extйrieur ; tous ceux du mкme polyzoaire se mouvaient souvent simultanйment, de telle sorte qu'agissant comme de longues rames, ils font passer rapidement une branche sur le porte-objet de mon microscope. Si l'on place une branche sur ce bord extйrieur des polyzoaires, les cils vibratiles se mкlent et ils font de violents efforts pour se dйgager. On croit qu'ils servent de moyen de dйfense а l'animal, et, d'aprиs les observations de M. Busk, « ils balayent lentement et doucement la surface du polypier, pour йloigner ce qui pourrait nuire aux habitants dйlicats des cellules lorsqu'ils sortent leurs tentacules. » Les aviculaires servent probablement aussi de moyen dйfensif ; en outre, ils saisissent et tuent des petits animaux que l'on croit кtre ensuite entraоnйs par les courants а portйe des tentacules des zooпdes. Quelques espиces sont pourvues d'aviculaires et de cils vibratiles ; il en est qui n'ont que les premiers ; d'autres, mais en petit nombre, ne possиdent que les cils vibratiles seuls. Il est difficile d'imaginer deux objets plus diffйrents en apparence qu'un cil vibratile ou faisceau de soies et qu'un aviculaire, ressemblant а une tкte d'oiseau ; ils sont cependant presque certainement homologues et proviennent d'une source commune, un zooпde avec sa cellule. Nous pouvons donc comprendre comment il se fait que, dans certains cas, ces organes passent graduellement de l'un а l'autre, comme me l'a affirmй M. Busk. Ainsi, chez les aviculaires de plusieurs espиces de Lepralia, la mandibule mobile est si allongйe et si semblable а une touffe de poils, que l'on ne peut dйterminer la nature aviculaire de l'organe que par la prйsence du bec fixe placй au-dessus d'elle. Il se peut que les cils vibratiles se soient directement dйveloppйs de la lиvre des cellules, sans avoir passй par la phase aviculaire ; mais il est plus probable qu'ils ont suivi cette derniиre voie, car il semble difficile que, pendant les йtats prйcoces de la transformation, les autres parties de la cellule avec le zooпde inclus aient disparu subitement. Dans beaucoup de cas les cils vibratiles ont а leur base un support cannelй qui paraоt reprйsenter le bec fixe, bien qu'il fasse entiиrement dйfaut chez quelques espиces. Cette thйorie du dйveloppement du cil vibratile est intйressante, si elle est fondйe ; car, en supposant que toutes les espиces munies d'aviculaires aient disparu, l'imagination la plus vive n'en serait jamais venue jusqu'а l'idйe que les cils vibratiles ont primitivement existй comme partie d'un organe ressemblant а une tкte d'oiseau ou а un capuchon irrйgulier. Il est intйressant de voir deux organes si diffйrents se dйvelopper en partant d'une origine commune ; or, comme la mobilitй de la lиvre de la cellule sert de moyen dйfensif aux zooпdes, il n'y a aucune difficultй а croire que toutes les gradations au moyen desquelles la lиvre a йtй transformйe en mandibule infйrieure d'un aviculaire et ensuite en une soie allongйe, ont йtй йgalement des dispositions protectrices dans des circonstances et dans des directions diffйrentes. M. Mivart, dans sa discussion, ne traite que deux cas tirйs du rиgne vйgйtal et relatifs, l'un а la structure des fleurs des orchidйes, et l'autre aux mouvements des plantes grimpantes. Relativement aux premiиres, il dit : « On regarde comme peu satisfaisante l'explication que l'on donne de leur origine -- elle est insuffisante pour faire comprendre les commencements infinitйsimaux de conformations qui n'ont d'utilitй que lorsqu'elles ont atteint un dйveloppement considйrable. » Ayant traitй а fond ce sujet dans un autre ouvrage, je ne donnerai ici que quelques dйtails sur une des plus frappantes particularitйs des fleurs des orchidйes, c'est-а-dire sur leurs amas de pollen. Un amas pollinique bien dйveloppй consiste en une quantitй de grains de pollen fixйs а une tige йlastique ou caudicule, et rйunis par une petite quantitй d'une substance excessivement visqueuse. Ces amas de pollen sont transportйs par les insectes sur le stigmate d'une autre fleur. Il y a des espиces d'orchidйes chez lesquelles les masses de pollen n'ont pas de caudicule, les grains йtant seulement reliйs ensemble par des filaments d'une grande finesse ; mais il est inutile d'en parler ici, cette disposition n'йtant pas particuliиre aux orchidйes ; je peux pourtant mentionner que chez le Cypripedium, qui se trouve а la base de la sйrie de cette famille, nous pouvons entrevoir le point de dйpart du dйveloppement des filaments. Chez d'autres orchidйes, ces filaments se rйunissent sur un point de l'extrйmitй des amas de pollen, ce qui constitue la premiиre trace d'une caudicule. Les grains de pollen avortйs qu'on dйcouvre quelquefois enfouis dans les parties centrales et fermes de la caudicule nous fournissent une excellente preuve que c'est lа l'origine de cette conformation, mкme quand elle est trиs dйveloppйe et trиs allongйe. Quant а la seconde particularitй principale, la petite masse de matiиre visqueuse portйe par l'extrйmitй de la caudicule, on peut signaler une longue sйrie de gradations, qui ont toutes йtй manifestement utiles а la plante. Chez presque toutes les fleurs d'autres ordres, le stigmate sйcrиte une substance visqueuse. Chez certaines orchidйes une matiиre similaire est sйcrйtйe, mais en quantitй beaucoup plus considйrable, par un seul des trois stigmates, qui reste stйrile peut-кtre а cause de la sйcrйtion copieuse dont il est le siиge. Chaque insecte visitant une fleur de ce genre enlиve par frottement une partie de la substance visqueuse, et emporte en mкme temps quelques grains de pollen. De cette simple condition, qui ne diffиre que peu de celles qui s'observent dans une foule de fleurs communes, il est des degrйs de gradation infinis -- depuis les espиces oщ la masse pollinique occupe l'extrйmitй d'une caudicule courte et libre, jusqu'а celles oщ la caudicule s'attache fortement а la matiиre visqueuse, le stigmate stйrile se modifiant lui-mкme beaucoup. Nous avons, dans ce dernier cas, un appareil pollinifиre dans ses conditions les plus dйveloppйes et les plus parfaites. Quiconque examine avec soin les fleurs des orchidйes, ne peut nier l'existence de la sйrie des gradations prйcitйes -- depuis une masse de grains de pollen rйunis entre eux par des filaments, avec un stigmate ne diffйrant que fort peu de celui d'une fleur ordinaire, jusqu'а un appareil pollinifиre trиs compliquй et admirablement adaptй au transport par les insectes ; on ne peut nier non plus que toutes les gradations sont, chez les diverses espиces, trиs bien adaptйes а la conformation gйnйrale de chaque fleur, dans le but de provoquer sa fйcondation par les insectes. Dans ce cas et dans presque tous les autres, l'investigation peut кtre poussйe plus loin, et on peut se demander comment le stigmate d'une fleur ordinaire a pu devenir visqueux ; mais, comme nous ne connaissons pas l'histoire complиte d'un seul groupe d'organismes, il est inutile de poser de pareilles questions, auxquelles nous ne pouvons espйrer rйpondre. Venons-en aux plantes grimpantes. On peut les classer en une longue sйrie, depuis celles qui s'enroulent simplement autour d'un support, jusqu'а celles que j'ai appelйes а feuilles grimpantes et а celles pourvues de vrilles. Dans ces deux derniиres classes, les tiges ont gйnйralement, mais pas toujours, perdu la facultй de s'enrouler, bien qu'elles conservent celle de la rotation, que possиdent йgalement les vrilles. Des gradations insensibles relient les plantes а feuilles grimpantes avec celles pourvues de vrilles, et certaines plantes peuvent кtre indiffйremment placйes dans l'une ou l'autre classe. Mais, si l'on passe des simples plantes qui s'enroulent а celles pourvues de vrilles, une qualitй importante apparaоt, c'est la sensibilitй au toucher, qui provoque, au contact d'un objet, dans les tiges des feuilles ou des fleurs, ou dans leurs modifications en vrilles, des mouvements dans le but de l'entourer et de le saisir. Aprиs avoir lu mon mйmoire sur ces plantes, on admettra, je crois, que les nombreuses gradations de fonction et de structure existant entre les plantes qui ne font que s'enrouler et celles а vrilles sont, dans chaque cas, trиs avantageuses pour l'espиce. Par exemple, il doit кtre tout а l'avantage d'une plante grimpante de devenir une plante а feuilles grimpantes, et il est probable que chacune d'elles, portant des feuilles а tiges longues, se serait dйveloppйe en une plante а feuilles grimpantes, si les tiges des feuilles avaient prйsentй, mкme а un faible degrй, la sensibilitй requise pour rйpondre а l'action du toucher. L'enroulement constituant le mode le plus simple de s'йlever sur un support et formant la base de notre sйrie, on peut naturellement se demander comment les plantes ont pu acquйrir cette aptitude naissante, que plus tard la sйlection naturelle a perfectionnйe et augmentйe. L'aptitude а s'enrouler dйpend d'abord de la flexibilitй excessive des jeunes tiges (caractиre commun а beaucoup de plantes qui ne sont pas grimpantes) ; elle dйpend ensuite de ce que ces tiges se tordent constamment pour se diriger dans toutes les directions, successivement l'une aprиs l'autre, dans le mкme ordre. Ce mouvement a pour rйsultat l'inclinaison des tiges de tous cфtйs et dйtermine chez elles une rotation suivie. Dиs que la portion infйrieure de la tige rencontre un obstacle qui l'arrкte, la partie supйrieure continue а se tordre et а tourner, et s'enroule nйcessairement ainsi en montant autour du support. Le mouvement rotatoire cesse aprиs la croissance prйcoce de chaque rejeton. Cette aptitude а la rotation et la facultй de grimper qui en est la consйquence, se rencontrant isolйment chez des espиces et chez des genres distincts, qui appartiennent а des familles de plantes fort йloignйes les unes des autres, ont dы кtre acquises d'une maniиre indйpendante, et non par hйrйditй d'un ancкtre commun. Cela me conduisit а penser qu'une lйgиre tendance а ce genre de mouvement ne doit pas кtre rare chez les plantes non grimpantes, et que cette tendance doit fournir а la sйlection naturelle la base sur laquelle elle peut opйrer pour la perfectionner. Je ne connaissais, lorsque je fis cette rйflexion, qu'un seul cas fort imparfait, celui des jeunes pйdoncules floraux du Maurandia, qui tournent lйgиrement et irrйguliиrement, comme les tiges des plantes grimpantes, mais sans faire aucun usage de cette aptitude. Fritz Mьller dйcouvrit peu aprиs que les jeunes tiges d'un Alisma et d'un Linum -- plantes non grimpantes et fort йloignйes l'une de l'autre dans le systиme naturel -- sont affectйes d'un mouvement de rotation bien apparent, mais irrйgulier ; il ajoute qu'il a des raisons pour croire que cette mкme aptitude existe chez d'autres plantes. Ces lйgers mouvements paraissent ne rendre aucun service а ces plantes, en tous cas ils ne leur permettent en aucune faзon de grimper, point dont nous nous occupons. Nйanmoins, nous comprenons que si les tiges de ces plantes avaient йtй flexibles, et que, dans les conditions oщ elles se trouvent placйes, il leur eыt йtй utile de monter а une certaine hauteur, le mouvement de rotation lent et irrйgulier qui leur est habituel aurait pu, grвce а la sйlection naturelle, s'augmenter et s'utiliser jusqu'а ce qu'elles aient йtй transformйes en espиces grimpantes bien dйveloppйes. On peut appliquer а la sensibilitй des tiges des feuilles, des fleurs et des vrilles les mкmes remarques qu'aux cas de mouvement rotatoire des plantes grimpantes. Ce genre de sensibilitй se rencontrant chez un nombre considйrable d'espиces qui appartiennent а des groupes trиs diffйrents, il doit se trouver а un йtat naissant chez beaucoup de plantes qui ne sont pas devenues grimpantes. Or, cela est exact ; chez la Maurandia dont j'ai dйjа parlй, j'ai observй que les jeunes pйdoncules floraux s'inclinent lйgиrement vers le cфtй oщ on les a touchйs. Morren a constatй chez plusieurs espиces d'Oxalis des mouvements dans les feuilles et dans les tiges, surtout aprиs qu'elles ont йtй exposйes aux rayons brыlants du soleil, lorsqu'on les touche faiblement et а plusieurs reprises, ou qu'on secoue la plante. J'ai renouvelй, avec le mкme rйsultat, les mкmes observations sur d'autres espиces d'Oxalis ; chez quelques-unes le mouvement est perceptible, mais plus apparent dans les jeunes feuilles ; chez d'autres espиces le mouvement est extrкmement lйger. Il est un fait plus important, s'il faut en croire Hofmeister, haute autoritй en ces matiиres : les jeunes pousses et les feuilles de toutes les plantes entrent en mouvement aprиs avoir йtй secouйes. Nous savons que, chez les plantes grimpantes, les pйtioles, les pйdoncules et les vrilles sont sensibles seulement pendant la premiиre pйriode de leur croissance. Il est а peine possible d'admettre que les mouvements lйgers dont nous venons de parler, provoquйs par l'attouchement ou la secousse des organes jeunes et croissants des plantes, puissent avoir une importance fonctionnelle pour eux. Mais, obйissant а divers stimulants, les plantes possиdent des pouvoirs moteurs qui ont pour elles une importance manifeste ; par exemple, leur tendance а rechercher la lumiиre et plus rarement а l'йviter, leur propension а pousser dans la direction contraire а l'attraction terrestre plutфt qu'а la suivre. Les mouvements qui rйsultent de l'excitation des nerfs et des muscles d'un animal par un courant galvanique ou par l'absorption de la strychnine peuvent кtre considйrйs comme un rйsultat accidentel, car ni les nerfs ni les muscles n'ont йtй rendus spйcialement sensibles а ces stimulants. Il paraоt йgalement que les plantes, ayant une aptitude а des mouvements causйs par certains stimulants, peuvent accidentellement кtre excitйes par un attouchement ou par une secousse. Il n'est donc pas trиs difficile d'admettre que, chez les plantes а feuilles grimpantes ou chez celles munies de vrilles, cette tendance a йtй favorisйe et augmentйe par la sйlection naturelle. Il est toutefois probable, pour des raisons que j'ai consignйes dans mon mйmoire, que cela n'a dы arriver qu'aux plantes ayant dйjа acquis l'aptitude а la rotation, et qui avaient ainsi la facultй de s'enrouler. J'ai dйjа cherchй а expliquer comment les plantes ont acquis cette facultй, а savoir : par une augmentation d'une tendance а des mouvements de rotation lйgers et irrйguliers n'ayant d'abord aucun usage ; ces mouvements, comme ceux provoquйs par un attouchement ou une secousse, йtant le rйsultat accidentel de l'aptitude au mouvement, acquise en vue d'autres motifs avantageux. Je ne chercherai pas а dйcider si, pendant le dйveloppement graduel des plantes grimpantes, la sйlection naturelle a reзu quelque aide des effets hйrйditaires de l'usage ; mais nous savons que certains mouvements pйriodiques, tels que celui que l'on dйsigne sous le nom de sommeil des plantes, sont rйglйs par l'habitude. Voilа les principaux cas, choisis avec soin par un habile naturaliste, pour prouver que la thйorie de la sйlection naturelle est impuissante а expliquer les йtats naissants des conformations utiles ; j'espиre avoir dйmontrй, par la discussion, que, sur ce point, il ne peut y avoir de doutes et que l'objection n'est pas fondйe. J'ai trouvй ainsi une excellente occasion de m'йtendre un peu sur les gradations de structure souvent associйes а un changement de fonctions -- sujet important, qui n'a pas йtй assez longuement traitй dans les йditions prйcйdentes de cet ouvrage. Je vais actuellement rйcapituler en quelques mots les observations que je viens de faire. En ce qui concerne la girafe, la conservation continue des individus de quelque ruminant йteint, devant а la longueur de son cou, de ses jambes, etc., la facultй de brouter au-dessus de la hauteur moyenne, et la destruction continue de ceux qui ne pouvaient pas atteindre а la mкme hauteur, auraient suffi а produire ce quadrupиde remarquable ; mais l'usage prolongй de toutes les parties, ainsi que l'hйrйditй, ont dы aussi contribuer d'une maniиre importante а leur coordination. Il n'y a aucune improbabilitй а croire que, chez les nombreux insectes qui imitent divers objets, une ressemblance accidentelle avec un objet quelconque a йtй, dans chaque cas, le point de dйpart de l'action de la sйlection naturelle dont les effets ont dы se perfectionner plus tard par la conservation accidentelle des variations lйgиres qui tendaient а augmenter la ressemblance. Cela peut durer aussi longtemps que l'insecte continue а varier et que sa ressemblance plus parfaite lui permet de mieux йchapper а ses ennemis douйs d'une vue perзante. Sur le palais de quelques espиces de baleines, on remarque une tendance а la formation de petites pointes irrйguliиres cornйes, et, en consйquence de l'aptitude de la sйlection naturelle а conserver toutes les variations favorables, ces pointes se sont converties d'abord en noeuds lamellaires ou en dentelures, comme celles du bec de l'oie, -- puis en lames courtes, comme celles du canard domestique, -- puis en lamelles aussi parfaites que celles du souchet, et enfin en gigantesques fanons, comme dans la bouche de l'espиce du Groлnland. Les fanons servent, dans la famille des canards, d'abord de dents, puis en partie а la mastication et en partie а la filtration, et, enfin, presque exclusivement а ce dernier usage. L'habitude ou l'usage n'a, autant que nous pouvons en juger, que peu ou point contribuй au dйveloppement de conformations semblables aux lamelles ou aux fanons dont nous nous occupons. Au contraire, le transfert de l'oeil infйrieur du poisson plat au cфtй supйrieur de la tкte, et la formation d'une queue prйhensile, chez certains singes, peuvent кtre attribuйs presque entiиrement а l'usage continu et а l'hйrйditй. Quant aux mamelles des animaux supйrieurs, on peut conjecturer que, primitivement, les glandes cutanйes couvrant la surface totale d'un sac marsupial sйcrйtaient un liquide nutritif, et que ces glandes, amйliorйes au point de vue de leur fonction par la sйlection naturelle et concentrйes sur un espace limitй, ont fini par former la mamelle. Il n'est pas plus difficile de comprendre comment les piquants ramifiйs de quelque ancien йchinoderme, servant d'armes dйfensives, ont йtй transformйs par la sйlection naturelle en pйdicellaires tridactyles, que de s'expliquer le dйveloppement des pinces des crustacйs par des modifications utiles, quoique lйgиres, apportйes dans les derniers segments d'un membre servant d'abord uniquement а la locomotion. Les aviculaires et les cils vibratiles des polyzoaires sont des organes ayant une mкme origine, quoique fort diffйrents par leur aspect ; il est facile de comprendre les services qu'ont rendus les phases successives qui ont produit les cils vibratiles. Dans les amas polliniques des orchidйes, on peut retrouver les phases de la transformation en caudicule des filaments qui primitivement servaient а rattacher ensemble les grains de pollen ; on peut йgalement suivre la sйrie des transformations par lesquelles la substance visqueuse semblable а celle que sйcrиtent les stigmates des fleurs ordinaires, et servant а peu prиs, quoique pas tout а fait, au mкme usage, s'est attachйe aux extrйmitйs libres des caudicules ; toutes ces gradations ont йtй йvidemment avantageuses aux plantes en question. Quant aux plantes grimpantes, il est inutile de rйpйter ce que je viens de dire а l'instant. Si la sйlection naturelle a tant de puissance, a-t-on souvent demandй, pourquoi n'a-t-elle pas donnй а certaines espиces telle ou telle conformation qui leur eыt йtй avantageuse ? Mais il serait dйraisonnable de demander une rйponse prйcise а des questions de ce genre, si nous rйflйchissons а notre ignorance sur le passй de chaque espиce et sur les conditions qui, aujourd'hui, dйterminent son abondance et sa distribution. Sauf quelques cas oщ l'on peut invoquer ces causes spйciales, on ne peut donner ordinairement que des raisons gйnйrales. Ainsi, comme il faut nйcessairement beaucoup de modifications coordonnйes pour adapter une espиce а de nouvelles habitudes d'existence, il a pu arriver souvent que les parties nйcessaires n'ont pas variй dans la bonne direction ou jusqu'au degrй voulu. L'accroissement numйrique a dы, pour beaucoup d'espиces, кtre limitй par des agents de destruction qui йtaient йtrangers а tout rapport avec certaines conformations ; or, nous nous imaginons que la sйlection naturelle aurait dы produire ces conformations parce qu'elles nous paraissent avantageuses pour l'espиce. Mais, dans ce cas, la sйlection naturelle n'a pu provoquer les conformations dont il s'agit, parce qu'elles ne jouent aucun rфle dans la lutte pour l'existence. Dans bien des cas, la prйsence simultanйe de conditions complexes, de longue durйe, de nature particuliиre, agissant ensemble, est nйcessaire au dйveloppement de certaines conformations, et il se peut que les conditions requises se soient rarement prйsentйes simultanйment. L'opinion qu'une structure donnйe, que nous croyons, souvent а tort, кtre avantageuse pour une espиce, doit кtre en toute circonstance le produit de la sйlection naturelle, est contraire а ce que nous pouvons comprendre de son mode d'action. M. Mivart ne nie pas que la sйlection naturelle n'ait pu effectuer quelque chose ; mais il la regarde comme absolument insuffisante pour expliquer les phйnomиnes que j'explique par son action. Nous avons dйjа discutй ses principaux arguments, nous examinerons les autres plus loin. Ils me paraissent peu dйmonstratifs et de peu de poids, comparйs а ceux que l'on peut invoquer en faveur de la puissance de la sйlection naturelle appuyйe par les autres agents que j'ai souvent indiquйs. Je dois ajouter ici que quelques faits et quelques arguments dont j'ai fait usage dans ce qui prйcиde, ont йtй citйs dans le mкme but, dans un excellent article rйcemment publiй par la Medico-Chirurgical Review. Actuellement, presque tous les naturalistes admettent l'йvolution sous quelque forme. M. Mivart croit que les espиces changent en vertu « d'une force ou d'une tendance interne », sur la nature de laquelle on ne sait rien. Tous les transformistes admettent que les espиces ont une aptitude а se modifier, mais il me semble qu'il n'y a aucun motif d'invoquer d'autre force interne que la tendance а la variabilitй ordinaire, qui a permis а l'homme de produire, а l'aide de la sйlection, un grand nombre de races domestiques bien adaptйes а leur destination, et qui peut avoir йgalement produit, grвce а la sйlection naturelle, par une sйrie de gradations, les races ou les espиces naturelles. Comme nous l'avons dйjа expliquй, le rйsultat final constitue gйnйralement un progrиs dans l'organisation ; cependant il se prйsente un petit nombre de cas oщ c'est au contraire une rйtrogradation. M. Mivart est, en outre, disposй а croire, et quelques naturalistes partagent son opinion, que les espиces nouvelles se manifestent « subitement et par des modifications paraissant toutes а la fois ». Il suppose, par exemple, que les diffйrences entre l'hipparion tridactyle et le cheval se sont produites brusquement. Il pense qu'il est difficile de croire que l'aile d'un oiseau a pu se dйvelopper autrement que par une modification comparativement brusque, de nature marquйe et importante ; opinion qu'il applique, sans doute, а la formation des ailes des chauves-souris et des ptйrodactyles. Cette conclusion, qui implique d'йnormes lacunes et une discontinuitй de la sйrie, me paraоt improbable au suprкme degrй. Les partisans d'une йvolution lente et graduelle admettent, bien entendu, que les changements spйcifiques ont pu кtre aussi subits et aussi considйrables qu'une simple variation isolйe que nous observons а l'йtat de nature, ou mкme а l'йtat domestique. Pourtant, les espиces domestiques ou cultivйes йtant bien plus variables que les espиces sauvages, il est peu probable que ces derniиres aient йtй affectйes aussi souvent par des modifications aussi prononcйes et aussi subites que celles qui surgissent accidentellement а l'йtat domestique. On peut attribuer au retour plusieurs de ces derniиres variations ; et les caractиres qui reparaissent ainsi avaient probablement йtй, dans bien des cas, acquis graduellement dans le principe. On peut donner а un plus grand nombre le nom de monstruositй, comme, par exemple, les hommes а six doigts, les hommes porcs-йpics, les moutons Ancon, le bйtail Niata, etc. ; mais ces caractиres diffиrent considйrablement de ce qu'ils sont dans les espиces naturelles et jettent peu de lumiиre sur notre sujet. En excluant de pareils cas de brusques variations, le petit nombre de ceux qui restent pourraient, trouvйs а l'йtat naturel, reprйsenter au plus des espиces douteuses, trиs rapprochйes du type de leurs ancкtres. Voici les raisons qui me font douter que les espиces naturelles aient йprouvй des changements aussi brusques que ceux qu'on observe accidentellement chez les races domestiques, et qui m'empкchent complиtement de croire au procйdй bizarre auquel M. Mivart les attribue. L'expйrience nous apprend que des variations subites et fortement prononcйes s'observent isolйment et а intervalles de temps assez йloignйs chez nos produits domestiques. Comme nous l'avons dйjа expliquй, des variations de ce genre se manifestant а l'йtat de nature seraient sujettes а disparaоtre par des causes accidentelles de destruction, et surtout par les croisements subsйquents. Nous savons aussi, par l'expйrience, qu'а l'йtat domestique il en est de mкme, lorsque l'homme ne s'attache pas а conserver et а isoler avec les plus grands soins les individus chez lesquels ont apparu ces variations subites. Il faudrait donc croire nйcessairement, d'aprиs la thйorie de M. Mivart, et contrairement а toute analogie, que, pour amener l'apparition subite d'une nouvelle espиce, il ait simultanйment paru dans un mкme district beaucoup d'individus йtonnamment modifiйs. Comme dans le cas oщ l'homme se livre inconsciemment а la sйlection, la thйorie de l'йvolution graduelle supprime cette difficultй ; l'йvolution implique, en effet, la conservation d'un grand nombre d'individus, variant plus ou moins dans une direction favorable, et la destruction d'un grand nombre de ceux qui varient d'une maniиre contraire. Il n'y a aucun doute que beaucoup d'espиces se sont dйveloppйes d'une maniиre excessivement graduelle. Les espиces et mкme les genres de nombreuses grandes familles naturelles sont si rapprochйs qu'il est souvent difficile de les distinguer les uns des autres. Sur chaque continent, en allant du nord au sud, des terres basses aux rйgions йlevйes, etc., nous trouvons une foule d'espиces analogues ou trиs voisines ; nous remarquons le mкme fait sur certains continents sйparйs, mais qui, nous avons toute raison de le croire, ont йtй autrefois rйunis. Malheureusement, les remarques qui prйcиdent et celles qui vont suivre m'obligent а faire allusion а des sujets que nous aurons а discuter plus loin. Que l'on considиre les nombreuses оles entourant un continent et l'on verra combien de leurs habitants ne peuvent кtre йlevйs qu'au rang d'espиces douteuses. Il en est de mкme si nous йtudions le passй et si nous comparons les espиces qui viennent de disparaоtre avec celles qui vivent actuellement dans les mкmes contrйes, ou si nous faisons la mкme comparaison entre les espиces fossiles enfouies dans les йtages successifs d'une mкme couche gйologique. Il est йvident, d'ailleurs, qu'une foule d'espиces йteintes se rattachent de la maniиre la plus йtroite а d'autres espиces qui existent actuellement, ou qui existaient rйcemment encore ; or, on ne peut guиre soutenir que ces espиces se soient dйveloppйes d'une faзon brusque et soudaine. Il ne faut pas non plus oublier que, lorsqu'au lieu d'examiner les parties spйciales d'espиces distinctes, nous йtudions celles des espиces voisines, nous trouvons des gradations nombreuses, d'une finesse йtonnante, reliant des structures totalement diffйrentes. Un grand nombre de faits ne sont comprйhensibles qu'а condition que l'on admette le principe que les espиces se sont produites trиs graduellement ; le fait, par exemple, que les espиces comprises dans les grands genres sont plus rapprochйes, et prйsentent un nombre de variйtйs beaucoup plus considйrable que les espиces des genres plus petits. Les premiиres sont aussi rйunies en petits groupes, comme le sont les variйtйs autour des espиces avec lesquelles elles offrent d'autres analogies, ainsi que nous l'avons vu dans le deuxiиme chapitre. Le mкme principe nous fait comprendre pourquoi les caractиres spйcifiques sont plus variables que les caractиres gйnйriques, et pourquoi les organes dйveloppйs а un degrй extraordinaire varient davantage que les autres parties chez une mкme espиce. On pourrait ajouter bien des faits analogues, tous tendant dans la mкme direction. Bien qu'un grand nombre d'espиces se soient presque certainement formйes par des gradations aussi insignifiantes que celles qui sйparent les moindres variйtйs, on pourrait cependant soutenir que d'autres se sont dйveloppйes brusquement ; mais alors il faudrait apporter des preuves йvidentes а l'appui de cette assertion. Les analogies vagues et sous quelques rapports fausses, comme M. Chauncey Wright l'a dйmontrй, qui ont йtй avancйes а l'appui de cette thйorie, telles que la cristallisation brusque de substances inorganiques, ou le passage d'une forme polyиdre а une autre par des changements de facettes, ne mйritent aucune considйration. Il est cependant une classe de faits qui, а premiиre vue, tendraient а йtablir la possibilitй d'un dйveloppement subit : c'est l'apparition soudaine d'кtres nouveaux et distincts dans nos formations gйologiques. Mais la valeur de ces preuves dйpend entiиrement de la perfection des documents gйologiques relatifs а des pйriodes trиs reculйes de l'histoire du globe. Or, si ces annales sont aussi fragmentaires que beaucoup de gйologues l'affirment, il n'y a rien d'йtonnant а ce que de nouvelles formes nous apparaissent comme si elles venaient de se dйvelopper subitement. Aucun argument n'est produit en faveur des brusques modifications par l'absence de chaоnons qui puissent combler les lacunes de nos formations gйologiques, а moins que nous n'admettons les transformations prodigieuses que suppose M. Mivart, telles que le dйveloppement subit des ailes des oiseaux et des chauves-souris ou la brusque conversion de l'hipparion en cheval. Mais l'embryologie nous conduit а protester nettement contre ces modifications subites. Il est notoire que les ailes des oiseaux et des chauves-souris, les jambes des chevaux ou des autres quadrupиdes ne peuvent se distinguer а une pйriode embryonnaire prйcoce, et qu'elles se diffйrencient ensuite par une marche graduelle insensible. Comme nous le verrons plus tard, les ressemblances embryologiques de tout genre s'expliquent par le fait que les ancкtres de nos espиces existantes ont variй aprиs leur premiиre jeunesse et ont transmis leurs caractиres nouvellement acquis а leurs descendants а un вge correspondant. L'embryon, n'йtant pas affectй par ces variations, nous reprйsente l'йtat passй de l'espиce. C'est ce qui explique pourquoi, pendant les premiиres phases de leur dйveloppement, les espиces existantes ressemblent si frйquemment а des formes anciennes et йteintes appartenant а la mкme classe. Qu'on accepte cette opinion sur la signification des ressemblances embryologiques, ou toute autre maniиre de voir, il n'est pas croyable qu'un animal ayant subi des transformations aussi importantes et aussi brusques que celles dont nous venons de parler, n'offre pas la moindre trace d'une modification subite pendant son йtat embryonnaire : or, chaque dйtail de sa conformation se dйveloppe par des phases insensibles. Quiconque croit qu'une forme ancienne a йtй subitement transformйe par une force ou une tendance interne en une autre forme pourvue d'ailes par exemple, est presque forcй d'admettre, contrairement а toute analogie, que beaucoup d'individus ont dы varier simultanйment. Or, on ne peut nier que des modifications aussi subites et aussi considйrables ne diffиrent complиtement de celles que la plupart des espиces paraissent avoir subies. On serait, en outre, forcй de croire а la production subite de nombreuses conformations admirablement adaptйes aux autres parties du corps de l'individu et aux conditions ambiantes, sans pouvoir prйsenter l'ombre d'une explication relativement а ces coadaptations si compliquйes et si merveilleuses. On serait, enfin, obligй d'admettre que ces grandes et brusques transformations n'ont laissй sur l'embryon aucune trace de leur action. Or, admettre tout cela, c'est, selon moi, quitter le domaine de la science pour entrer dans celui des miracles. CHAPITRE VIII. INSTINCT. Les instincts peuvent se comparer aux habitudes, mais ils ont une origine diffйrente. - Gradation des instincts. - Fourmis et pucerons. - Variabilitй des instincts. - Instincts domestiques ; leur origine. - Instincts naturels du coucou, de l'autruche et des abeilles parasites. - Instinct esclavagiste des fourmis. - L'abeille ; son instinct constructeur. - Les changements d'instinct et de conformation ne sont pas nйcessairement simultanйs. - Difficultйs de la thйorie de la sйlection naturelle appliquйe aux instincts. - Insectes neutres ou stйriles. - Rйsumй. Beaucoup d'instincts sont si йtonnants que leur dйveloppement paraоtra sans doute au lecteur une difficultй suffisante pour renverser toute ma thйorie. Je commence par constater que je n'ai pas plus l'intention de rechercher l'origine des facultйs mentales que celles de la vie. Nous n'avons, en effet, а nous occuper que des diversitйs de l'instinct et des autres facultйs mentales chez les animaux de la mкme classe. Je n'essayerai pas de dйfinir l'instinct. Il serait aisй de dйmontrer qu'on comprend ordinairement sous ce terme plusieurs actes intellectuels distincts ; mais chacun sait ce que l'on entend lorsque l'on dit que c'est l'instinct qui pousse le coucou а йmigrer et а dйposer ses oeufs dans les nids d'autres oiseaux. On regarde ordinairement comme instinctif un acte accompli par un animal, surtout lorsqu'il est jeune et sans expйrience, ou un acte accompli par beaucoup d'individus, de la mкme maniиre, sans qu'ils sachent en prйvoir le but, alors que nous ne pourrions accomplir ce mкme acte qu'а l'aide de la rйflexion et de la pratique. Mais je pourrais dйmontrer qu'aucun de ces caractиres de l'instinct n'est universel, et que, selon l'expression de Pierre Huber, on peut constater frйquemment, mкme chez les кtres peu йlevйs dans l'йchelle de la nature, l'intervention d'une certaine dose de jugement ou de raison. Frйdйric Cuvier, et plusieurs des anciens mйtaphysiciens, ont comparй l'instinct а l'habitude, comparaison qui, а mon avis, donne une notion exacte de l'йtat mental qui prйside а l'exйcution d'un acte instinctif, mais qui n'indique rien quant а son origine. Combien d'actes habituels n'exйcutons-nous pas d'une faзon inconsciente, souvent mкme contrairement а notre volontй ? La volontй ou la raison peut cependant modifier ces actes. Les habitudes s'associent facilement avec d'autres, ainsi qu'avec certaines heures et avec certains йtats du corps ; une fois acquises, elles restent souvent constantes toute la vie. On pourrait encore signaler d'autres ressemblances entre les habitudes et l'instinct. De mкme que l'on rйcite sans y penser une chanson connue, de mкme une action instinctive en suit une autre comme par une sorte de rythme ; si l'on interrompt quelqu'un qui chante ou qui rйcite quelque chose par coeur, il lui faut ordinairement revenir en arriиre pour reprendre le fil habituel de la pensйe. Pierre Huber a observй le mкme fait chez une chenille qui construit un hamac trиs compliquй ; lorsqu'une chenille a conduit son hamac jusqu'au sixiиme йtage, et qu'on la place dans un hamac construit seulement jusqu'au troisiиme йtage, elle achиve simplement les quatriиme, cinquiиme et sixiиme йtages de la construction. Mais si on enlиve la chenille а un hamac achevй jusqu'au troisiиme йtage, par exemple, et qu'on la place dans un autre achevй jusqu'au sixiиme, de maniиre а ce que la plus grande partie de son travail soit dйjа faite, au lieu d'en tirer parti, elle semble embarrassйe, et, pour l'achever, paraоt obligйe de repartir du troisiиme йtage oщ elle en йtait restйe, et elle s'efforce ainsi de complйter un ouvrage dйjа fait. Si nous supposons qu'un acte habituel devienne hйrйditaire, -- ce qui est souvent le cas -- la ressemblance de ce qui йtait primitivement une habitude avec ce qui est actuellement un instinct est telle qu'on ne saurait les distinguer l'un de l'autre. Si Mozart, au lieu de jouer du clavecin а l'вge de trois ans avec fort peu de pratique, avait jouй un air sans avoir pratiquй du tout, on aurait pu dire qu'il jouait rйellement par instinct. Mais ce serait une grave erreur de croire que la plupart des instincts ont йtй acquis par habitude dans une gйnйration, et transmis ensuite par hйrйditй aux gйnйrations suivantes. On peut clairement dйmontrer que les instincts les plus йtonnants que nous connaissions, ceux de l'abeille et ceux de beaucoup de fourmis, par exemple, ne peuvent pas avoir йtй acquis par l'habitude. Chacun admettra que les instincts sont, en ce qui concerne le bien-кtre de chaque espиce dans ses conditions actuelles d'existence, aussi importants que la conformation physique. Or, il est tout au moins possible que, dans des milieux diffйrents, de lйgиres modifications de l'instinct puissent кtre avantageuses а une espиce. Il en rйsulte que, si l'on peut dйmontrer que les instincts varient si peu que ce soit, il n'y a aucune difficultй а admettre que la sйlection naturelle puisse conserver et accumuler constamment les variations de l'instinct, aussi longtemps qu'elles sont profitables aux individus. Telle est, selon moi, l'origine des instincts les plus merveilleux et les plus compliquйs. Il a dы, en кtre des instincts comme des modifications physiques du corps, qui, dйterminйes et augmentйes par l'habitude et l'usage, peuvent s'amoindrir et disparaоtre par le dйfaut d'usage. Quant aux effets de l'habitude, je leur attribue, dans la plupart des cas, une importance moindre qu'а ceux de la sйlection naturelle de ce que nous pourrions appeler les variations spontanйes de l'instinct, -- c'est-а-dire des variations produites par ces mкmes causes inconnues qui dйterminent de lйgиres dйviations dans la conformation physique. La sйlection naturelle ne peut produire aucun instinct complexe autrement que par l'accumulation lente et graduelle de nombreuses variations lйgиres et cependant avantageuses. Nous devrions donc, comme pour la conformation physique, trouver dans la nature, non les degrйs transitoires eux-mкmes qui ont abouti а l'instinct complexe actuel -- degrйs qui ne pourraient se rencontrer que chez les ancкtres directs de chaque espиce -- mais quelques vestiges de ces йtats transitoires dans les lignes collatйrales de descendance ; tout au moins devrions-nous pouvoir dйmontrer la possibilitй de transitions de cette sorte ; or, c'est en effet ce que nous pouvons faire. C'est seulement, il ne faut pas l'oublier, en Europe et dans l'Amйrique du Nord que les instincts des animaux ont йtй quelque peu observйs ; nous n'avons, en outre, aucun renseignement sur les instincts des espиces йteintes ; j'ai donc йtй trиs йtonnй de voir que nous puissions si frйquemment encore dйcouvrir des transitions entre les instincts les plus simples et les plus compliquйs. Les instincts peuvent se trouver modifiйs par le fait qu'une mкme espиce a des instincts divers а diverses pйriodes de son existence, pendant diffйrentes saisons, ou selon les conditions oщ elle se trouve placйe, etc. ; en pareil cas, la sйlection naturelle peut conserver l'un ou l'autre de ces instincts. On rencontre, en effet, dans la nature, des exemples de diversitй d'instincts chez une mкme espиce. En outre, de mкme que pour la conformation physique, et d'aprиs ma thйorie, l'instinct propre а chaque espиce est utile а cette espиce, et n'a jamais, autant que nous en pouvons juger, йtй donnй а une espиce pour l'avantage exclusif d'autres espиces. Parmi les exemples que je connais d'un animal exйcutant un acte dans le seul but apparent que cet acte profite а un autre animal, un des plus singuliers est celui des pucerons, qui cиdent volontairement aux fourmis la liqueur sucrйe qu'ils excrиtent. C'est Huber qui a observй le premier cette particularitй, et les faits suivants prouvent que cet abandon est bien volontaire. Aprиs avoir enlevй toutes les fourmis qui entouraient une douzaine de pucerons placйs sur un plant de Rumex, j'empкchai pendant plusieurs heures l'accиs de nouvelles fourmis. Au bout de ce temps, convaincu que les pucerons devaient avoir besoin d'excrйter, je les examinai а la loupe, puis je cherchai avec un cheveu а les caresser et а les irriter comme le font les fourmis avec leurs antennes, sans qu'aucun d'eux excrйtвt quoi que ce soit. Je laissai alors arriver une fourmi, qui, а la prйcipitation de ses mouvements, semblait consciente d'avoir fait une prйcieuse trouvaille ; elle se mit aussitфt а palper successivement avec ses antennes l'abdomen des diffйrents pucerons ; chacun de ceux-ci, а ce contact, soulevait immйdiatement son abdomen et excrйtait une goutte limpide de liqueur sucrйe que la fourmi absorbait avec aviditй. Les pucerons les plus jeunes se comportaient de la mкme maniиre ; l'acte йtait donc instinctif, et non le rйsultat de l'expйrience. Les pucerons, d'aprиs les observations de Huber, ne manifestent certainement aucune antipathie pour les fourmis, et, si celles-ci font dйfaut, ils finissent par йmettre leur sйcrйtion sans leur concours. Mais, ce liquide йtant trиs visqueux, il est probable qu'il est avantageux pour les pucerons d'en кtre dйbarrassйs, et que, par consйquent, ils n'excrиtent pas pour le seul avantage des fourmis. Bien que nous n'ayons aucune preuve qu'un animal exйcute un acte quel qu'il soit pour le bien particulier d'un autre animal, chacun cependant s'efforce de profiter des instincts d'autrui, de mкme que chacun essaye de profiter de la plus faible conformation physique des autres espиces. De mкme encore, on ne peut pas considйrer certains instincts comme absolument parfaits ; mais, de plus grands dйtails sur ce point et sur d'autres points analogues n'йtant pas indispensables, nous ne nous en occuperons pas ici. Un certain degrй de variation dans les instincts а l'йtat de nature, et leur transmission par hйrйditй, sont indispensables а l'action de la sйlection naturelle ; je devrais donc donner autant d'exemples que possible, mais l'espace me manque. Je dois me contenter d'affirmer que les instincts varient certainement ; ainsi, l'instinct migrateur varie quant а sa direction et а son intensitй et peut mкme se perdre totalement. Les nids d'oiseaux varient suivant l'emplacement oщ ils sont construits et suivant la nature et la tempйrature du pays habitй, mais le plus souvent pour des causes qui nous sont complиtement inconnues. Audubon a signalй quelques cas trиs remarquables de diffйrences entre les nids d'une mкme espиce habitant le nord et le sud des Etats-Unis. Si l'instinct est variable, pourquoi l'abeille n'a-t-elle pas la facultй d'employer quelque autre matйriel de construction lorsque la cire fait dйfaut ? Mais quelle autre substance pourrait-elle employer ? Je me suis assurй qu'elles peuvent faзonner et utiliser la cire durcie avec du vermillon ou ramollie avec de l'axonge. Andrew Knight a observй que ses abeilles, au lieu de recueillir pйniblement du propolis, utilisaient un ciment de cire et de tйrйbenthine dont il avait recouvert des arbres dйpouillйs de leur йcorce. On a rйcemment prouvй que les abeilles, au lieu de chercher le pollen dans les fleurs, se servent volontiers d'une substance fort diffйrente, le gruau. La crainte d'un ennemi particulier est certainement une facultй instinctive, comme on peut le voir chez les jeunes oiseaux encore dans le nid, bien que l'expйrience et la vue de la mкme crainte chez d'autres animaux tendent а augmenter cet instinct. J'ai dйmontrй ailleurs que les divers animaux habitant les оles dйsertes n'acquiиrent que peu а peu la crainte de l'homme ; nous pouvons observer ce fait en Angleterre mкme, oщ tous les gros oiseaux sont beaucoup plus sauvages que les petits, parce que les premiers ont toujours йtй les plus persйcutйs. C'est lа, certainement, la vйritable explication de ce fait ; car, dans les оles inhabitйes, les grands oiseaux ne sont pas plus craintifs que les petits ; et la pie, qui est si dйfiante en Angleterre, ne l'est pas en Norwиge, non plus que la corneille mantelйe en Egypte. On pourrait citer de nombreux faits prouvant que les facultйs mentales des animaux de la mкme espиce varient beaucoup а l'йtat de nature. On a йgalement des exemples d'habitudes йtranges qui se prйsentent occasionnellement chez les animaux sauvages, et qui, si elles йtaient avantageuses а l'espиce, pourraient, grвce а la sйlection naturelle, donner naissance а de nouveaux instincts. Je sens combien ces affirmations gйnйrales, non appuyйes par les dйtails des faits eux-mкmes, doivent faire peu d'impression sur l'esprit du lecteur ; je dois malheureusement me contenter de rйpйter que je n'avance rien dont je ne possиde les preuves absolues. LES CHANGEMENTS D'HABITUDES OU D'INSTINCT SE TRANSMETTENT PAR HEREDITE CHEZ LES ANIMAUX DOMESTIQUES. L'examen rapide de quelques cas observйs chez les animaux domestiques nous permettra d'йtablir la possibilitй ou mкme la probabilitй de la transmission par hйrйditй des variations de l'instinct а l'йtat de nature. Nous pourrons apprйcier, en mкme temps, le rфle que l'habitude et la sйlection des variations dites spontanйes ont jouй dans les modifications qu'ont йprouvйes les aptitudes mentales de nos animaux domestiques. On sait combien ils varient sous ce rapport. Certains chats, par exemple, attaquent naturellement les rats, d'autres se jettent sur les souris, et ces caractиres sont hйrйditaires. Un chat, selon M. Saint-John, rapportait toujours а la maison du gibier а plumes, un autre des liиvres et des lapins ; un troisiиme chassait dans les terrains marйcageux et attrapait presque chaque nuit quelque bйcassine. On pourrait citer un grand nombre de cas curieux et authentiques indiquant diverses nuances de caractиre et de goыt, ainsi que des habitudes bizarres, en rapport avec certaines dispositions de temps ou de lieu, et devenues hйrйditaires. Mais examinons les diffйrentes races de chiens. On sait que les jeunes chiens couchants tombent souvent en arrкt et appuient les autres chiens, la premiиre fois qu'on les mиne а la chasse ; j'en ai moi-mкme observй un exemple trиs frappant. La facultй de rapporter le gibier est aussi hйrйditaire а un certain degrй, ainsi que la tendance chez le chien de berger а courir autour du troupeau et non а la rencontre des moutons. Je ne vois point en quoi ces actes, que les jeunes chiens sans expйrience exйcutent tous de la mкme maniиre, йvidemment avec beaucoup de plaisir et sans en comprendre le but -- car le jeune chien d'arrкt ne peut pas plus savoir qu'il arrкte pour aider son maоtre, que le papillon blanc ne sait pourquoi il pond ses oeufs sur une feuille de chou -- je ne vois point, dis je, en quoi ces actes diffиrent essentiellement des vrais instincts. Si nous voyions un jeune loup, non dressй, s'arrкter et, demeurer immobile comme une statue, dиs qu'il йvente sa proie, puis s'avancer lentement avec une dйmarche toute particuliиre ; si nous voyions une autre espиce de loup se mettre а courir autour d'un troupeau de daims, de maniиre а le conduire vers un point dйterminй, nous considйrerions, sans aucun doute, ces actes comme instinctifs. Les instincts domestiques, comme on peut les appeler sont certainement moins stables que les instincts naturels ; ils ont subi, en effet, l'influence d'une sйlection bien moins rigoureuse, ils ont йtй transmis pendant une pйriode de bien plus courte durйe, et dans des conditions ambiantes bien moins fixes. Les croisements entre diverses races de chiens prouvent а quel degrй les instincts, les habitudes ou le caractиre acquis en domesticitй sont hйrйditaires et quel singulier mйlange en rйsulte. Ainsi on sait que le croisement avec un bouledogue a influencй, pendant plusieurs gйnйrations, le courage et la tйnacitй du lйvrier ; le croisement avec un lйvrier communique а toute une famille de chiens de berger la tendance а chasser le liиvre. Les instincts domestiques soumis ainsi а l'йpreuve du croisement ressemblent aux instincts naturels, qui se confondent aussi d'une maniиre bizarre, et persistent pendant longtemps dans la ligne de descendance ; Le Roy, par exemple, parle d'un chien qui avait un loup pour bisaпeul ; on ne remarquait plus chez lui qu'une seule trace de sa sauvage parentй : il ne venait jamais en ligne droite vers son maоtre lorsque celui-ci l'appelait. On a souvent dit que les instincts domestiques n'йtaient que des dispositions devenues hйrйditaires а la suite d'habitudes imposйes et longtemps soutenues ; mais cela n'est pas exact. Personne n'aurait jamais songй, et probablement personne n'y serait jamais parvenu, а apprendre а un pigeon а faire la culbute, acte que j'ai vu exйcuter par de jeunes oiseaux qui n'avaient jamais aperзu un pigeon culbutant. Nous pouvons croire qu'un individu a йtй douй d'une tendance а prendre cette йtrange habitude et que, par la sйlection continue des meilleurs culbutants dans chaque gйnйration successive, cette tendance s'est dйveloppйe pour en arriver au point oщ elle en est aujourd'hui. Les culbutants des environs de Glasgow, а ce que m'apprend M. Brent, en sont arrivйs а ne pouvoir s'йlever de 18 pouces au-dessus du sol sans faire la culbute. On peut mettre en doute qu'on eыt jamais songй а dresser les chiens а tomber en arrкt, si un de ces animaux n'avait pas montrй naturellement une tendance а le faire ; on sait que cette tendance se prйsente quelquefois naturellement, et j'ai eu moi-mкme occasion de l'observer chez un terrier de race pure. L'acte de tomber en arrкt n'est probablement qu'une exagйration de la courte pause que fait l'animal qui se ramasse pour s'йlancer sur sa proie. La premiиre tendance а l'arrкt une fois manifestйe, la sйlection mйthodique, jointe aux effets hйrйditaires d'un dressage sйvиre dans chaque gйnйration successive, a dы rapidement complйter l'oeuvre ; la sйlection inconsciente concourt d'ailleurs toujours au rйsultat, car, sans se prйoccuper autrement de l'amйlioration de la race, chacun cherche naturellement а se procurer les chiens qui chassent le mieux et qui, par consйquent, tombent le mieux en arrкt. L'habitude peut, d'autre part, avoir suffi dans quelques cas ; il est peu d'animaux plus difficiles а apprivoiser que les jeunes lapins sauvages ; aucun animal, au contraire, ne s'apprivoise plus facilement que le jeune lapin domestique ; or, comme je ne puis supposer que la facilitй а apprivoiser les jeunes lapins domestiques ait jamais fait l'objet d'une sйlection spйciale, il faut bien attribuer la plus grande partie de cette transformation hйrйditaire d'un йtat sauvage excessif а l'extrкme opposй, а l'habitude et а une captivitй prolongйe. Les instincts naturels se perdent а l'йtat domestique. Certaines races de poules, par exemple, ont perdu l'habitude de couver leurs oeufs et refusent mкme de le faire. Nous sommes si familiarisйs avec nos animaux domestiques que nous ne voyons pas а quel point leurs facultйs mentales se sont modifiйes, et cela d'une maniиre permanente. On ne peut douter que l'affection pour l'homme ne soit devenue instinctive chez le chien. Les loups, les chacals, les renards, et les diverses espиces fйlines, mкme apprivoisйes, sont toujours enclins а attaquer les poules, les moutons et les porcs ; cette tendance est incurable chez les chiens qui ont йtй importйs trиs jeunes de pays comme l'Australie et la Terre de Feu, oщ les sauvages ne possиdent aucune de ces espиces d'animaux domestiques. D'autre part, il est bien rare que nous soyons obligйs d'apprendre а nos chiens, mкme tout jeunes, а ne pas attaquer les moutons, les porcs ou les volailles. Il n'est pas douteux que cela peut quelquefois leur arriver, mais on les corrige, et s'ils continuent, on les dйtruit ; de telle sorte que l'habitude ainsi qu'une certaine sйlection ont concouru а civiliser nos chiens par hйrйditй. D'autre part, l'habitude a entiиrement fait perdre aux petits poulets cette terreur du chien et du chat qui йtait sans aucun doute primitivement instinctive chez eux ; le capitaine Hutton m'apprend, en effet, que les jeunes poulets de la souche parente, le Gallus bankiva, lors mкme qu'ils sont couvйs dans l'Inde par une poule domestique, sont d'abord d'une sauvagerie extrкme. Il en est de mкme des jeunes faisans йlevйs en Angleterre par une poule domestique. Ce n'est pas que les poulets aient perdu toute crainte, mais seulement la crainte des chiens et des chats ; car, si la poule donne le signal du danger, ils la quittent aussitфt (les jeunes dindonneaux surtout), et vont chercher un refuge dans les fourrйs du voisinage ; circonstance dont le but йvident est de permettre а la mиre de s'envoler, comme cela se voit chez beaucoup d'oiseaux terrestres sauvages. Cet instinct, conservй par les poulets, est d'ailleurs inutile а l'йtat domestique, la poule ayant, par dйfaut d'usage, perdu presque toute aptitude au vol. Nous pouvons conclure de lа que les animaux rйduits en domesticitй ont perdu certains instincts naturels et en ont acquis certains autres, tant par l'habitude que par la sйlection et l'accumulation qu'a faite l'homme pendant des gйnйrations successives, de diverses dispositions spйciales et mentales qui ont apparu d'abord sous l'influence de causes que, dans notre ignorance, nous appelons accidentelles. Dans quelques cas, des habitudes forcйes ont seules suffi pour provoquer des modifications mentales devenues hйrйditaires ; dans d'autres, ces habitudes ne sont entrйes pour rien dans le rйsultat, dы alors aux effets de la sйlection, tant mйthodique qu'inconsciente ; mais il est probable que, dans la plupart des cas, les deux causes ont dы agir simultanйment. INSTINCTS SPECIAUX. C'est en йtudiant quelques cas particuliers que nous arriverons а comprendre comment, а l'йtat de nature, la sйlection a pu modifier les instincts. Je n'en signalerai ici que trois: l'instinct qui pousse le coucou а pondre ses oeufs dans les nids d'autres oiseaux, l'instinct qui pousse certaines fourmis а se procurer des esclaves, et la facultй qu'a l'abeille de construire ses cellules. Tous les naturalistes s'accordent avec raison pour regarder ces deux derniers instincts comme les plus merveilleux que l'on connaisse. Instinct du coucou -- Quelques naturalistes supposent que la cause immйdiate de l'instinct du coucou est que la femelle ne pond ses oeufs qu'а des intervalles de deux ou trois jours ; de sorte que, si elle devait construire son nid et couver elle-mкme, ses premiers oeufs resteraient quelque temps abandonnйs, ou bien il y aurait dans le nid des oeufs et des oiseaux de diffйrents вges. Dans ce cas, la durйe de la ponte et de l'йclosion serait trop longue, l'oiseau йmigrant de bonne heure, et le mвle seul aurait probablement а pourvoir aux besoins des premiers oiseaux йclos. Mais le coucou amйricain se trouve dans ces conditions, car cet oiseau fait lui-mкme son nid, et on y rencontre en mкme temps des petits oiseaux et des oeufs qui ne sont pas йclos. On a tour а tour affirmй et niй le fait que le coucou amйricain dйpose occasionnellement ses oeufs dans les nids d'autres oiseaux ; mais je tiens du docteur Merrell, de l'Iowa, qu'il a une fois trouvй dans l'Illinois, dans le nid d'un geai bleu (Garrulus cristatus), un jeune coucou et un jeune geai ; tous deux avaient dйjа assez de plumes pour qu'on pыt les reconnaоtre facilement et sans crainte de se tromper. Je pourrais citer aussi plusieurs cas d'oiseaux d'espиces trиs diverses qui dйposent quelquefois leurs oeufs dans les nids d'autres oiseaux. Or, supposons que l'ancкtre du coucou d'Europe ait eu les habitudes de l'espиce amйricaine, et qu'il ait parfois pondu un oeuf dans un nid йtranger. Si cette habitude a pu, soit en lui permettant d'йmigrer plus tфt, soit pour toute autre cause, кtre avantageuse а l'oiseau adulte, ou que l'instinct trompй d'une autre espиce ait assurй au jeune coucou de meilleurs soins et une plus grande vigueur que s'il eыt йtй йlevй par sa propre mиre, obligйe de s'occuper а la fois de ses oeufs et de petits ayant tous un вge diffйrent, il en sera rйsultй un avantage tant pour l'oiseau adulte que pour le jeune. L'analogie nous conduit а croire que les petits ainsi йlevйs ont pu hйriter de l'habitude accidentelle et anormale de leur mиre, pondre а leur tour leurs oeufs dans d'autres nids, et rйussir ainsi а mieux йlever leur progйniture. Je crois que cette habitude longtemps continuйe a fini par amener l'instinct bizarre du coucou. Adolphe Mьller a rйcemment constatй que le coucou dйpose parfois ses oeufs sur le sol nu, les couve, et nourrit ses petits ; ce fait йtrange et rare paraоt йvidemment кtre un cas de retour а l'instinct primitif de nidification, depuis longtemps perdu. On a objectй que je n'avais pas observй chez le coucou d'autres instincts corrйlatifs et d'autres adaptations de structure que l'on regarde comme йtant en coordination nйcessaire. N'ayant jusqu'а prйsent aucun fait pour nous guider, toute spйculation sur un instinct connu seulement chez une seule espиce eыt йtй inutile. Les instincts du coucou europйen et du coucou amйricain non parasite йtaient, jusque tout rйcemment, les seuls connus ; mais actuellement nous avons, grвce aux observations de M. Ramsay, quelques dйtails sur trois espиces australiennes, qui pondent aussi dans les nids d'autres oiseaux. Trois points principaux sont а considйrer dans l'instinct du coucou : -- premiиrement, que, а de rares exceptions prиs, le coucou ne dйpose qu'un seul oeuf dans un nid, de maniиre а ce que le jeune, gros et vorace, qui doit en sortir, reзoive une nourriture abondante ; -- secondement, que les oeufs sont remarquablement petits, а peu prиs comme ceux de l'alouette, oiseau moins gros d'un quart que le coucou. Le coucou amйricain non parasite pond des oeufs ayant une grosseur normale, nous pouvons donc conclure que ces petites dimensions de l'oeuf sont un vйritable cas d'adaptation ; -- troisiиmement, peu aprиs sa naissance, le jeune coucou a l'instinct, la force et une conformation du dos qui lui permettent d'expulser hors du nid ses frиres nourriciers, qui pйrissent de faim et de froid. On a йtй jusqu'а soutenir que c'йtait lа une sage et bienfaisante disposition, qui, tout en assurant une nourriture abondante au jeune coucou, provoquait la mort de ses frиres nourriciers avant qu'ils eussent acquis trop de sensibilitй ! Passons aux espиces australiennes. Ces oiseaux ne dйposent gйnйralement qu'un oeuf dans un mкme nid, il n'est pas rare cependant d'en trouver deux et mкme trois dans un nid. Les oeufs du coucou bronzй varient beaucoup en grosseur ; ils ont de huit а dix lignes de longueur. Or, s'il y avait eu avantage pour cette espиce а pondre des oeufs encore plus petits, soit pour tromper les parents nourriciers, soit plus probablement pour qu'ils йclosent plus vite (car on assure qu'il y a un rapport entre la grosseur de l'oeuf et la durйe de l'incubation), on peut aisйment admettre qu'il aurait pu se former une race ou espиce dont les oeufs auraient йtй de plus en plus petits, car ces oeufs auraient eu plus de chances de tourner а bien. M. Ramsay a remarquй que deux coucous australiens, lorsqu'ils pondent dans un nid ouvert, choisissent de prйfйrence ceux qui contiennent dйjа des oeufs de la mкme couleur que les leurs. Il y a aussi, chez l'espиce europйenne, une tendance vers un instinct semblable, mais elle s'en йcarte souvent, car on rencontre des oeufs ternes et grisвtres au milieu des oeufs bleu verdвtre brillants de la fauvette. Si notre coucou avait invariablement fait preuve de l'instinct en question, on l'aurait certainement ajoutй а tous ceux qu'il a dы, prйtend-on, nйcessairement acquйrir ensemble. La couleur des oeufs du coucou bronzй australien, selon M. Ramsay, varie extraordinairement ; de sorte qu'а cet йgard, comme pour la grosseur, la sйlection naturelle aurait certainement pu choisir et fixer toute variation avantageuse. Le jeune coucou europйen chasse ordinairement du nid, trois jours aprиs sa naissance, les petits de ses parents nourriciers. Comme il est encore bien faible а cet вge, M. Gould йtait autrefois disposй а croire que les parents se chargeaient eux-mкmes de chasser leurs petits. Mais il a dы changer d'opinion а ce sujet, car on a observй un jeune coucou, encore aveugle, et ayant а peine la force de soulever la tкte, en train d'expulser du nid ses frиres nourriciers. L'observateur replaзa un de ces petits dans le nid et le coucou le rejeta dehors. Comment cet йtrange et odieux instinct a-t-il pu se produire ? S'il est trиs important pour le jeune coucou, et c'est probablement le cas, de recevoir aprиs sa naissance le plus de nourriture possible, je ne vois pas grande difficultй а admettre que, pendant de nombreuses gйnйrations successives, il ait graduellement acquis le dйsir aveugle, la force et la conformation la plus propre pour expulser ses compagnons ; en effet, les jeunes coucous douйs de cette habitude et de cette conformation sont plus certains de rйussir. Il se peut que le premier pas vers l'acquisition de cet instinct n'ait йtй qu'une disposition turbulente du jeune coucou а un вge un peu plus avancй ; puis, cette habitude s'est dйveloppйe et s'est transmise par hйrйditй а un вge beaucoup plus tendre. Cela ne me paraоt pas plus difficile а admettre que l'instinct qui porte les jeunes oiseaux encore dans l'oeuf а briser la coquille qui les enveloppe, ou que la production, chez les jeunes serpents, ainsi que l'a remarquй Owen, d'une dent acйrйe temporaire, placйe а la mвchoire supйrieure, qui leur permet de se frayer un passage au travers de l'enveloppe coriace de l'oeuf. Si chaque partie du corps est susceptible de variations individuelles а tout вge, et que ces variations tendent а devenir hйrйditaires а l'вge correspondant, faits qu'on ne peut contester, les instincts et la conformation peuvent se modifier lentement, aussi bien chez les petits que chez les adultes. Ce sont lа deux propositions qui sont а la base de la thйorie de la sйlection naturelle et qui doivent subsister ou tomber avec elle. Quelques espиces du genre Molothrus, genre trиs distinct d'oiseaux amйricains, voisins de nos йtourneaux, ont des habitudes parasites semblables а celles du coucou ; ces espиces prйsentent des gradations intйressantes dans la perfection de leurs instincts. M. Hudson, excellent observateur, a constatй que les Molothrus badius des deux sexes vivent quelquefois en bandes dans la promiscuitй la plus, absolue, ou qu'ils s'accouplent quelquefois. Tantфt ils se construisent un nid particulier, tantфt ils s'emparent de celui d'un autre oiseau, en jetant dehors la couvйe qu'il contient, et y pondent leurs oeufs, ou construisent bizarrement а son sommet un nid а leur usage. Ils couvent ordinairement leurs oeufs et йlиvent leurs jeunes ; mais M. Hudson dit qu'а l'occasion ils sont probablement parasites, car il a observй des jeunes de cette espиce accompagnant des oiseaux adultes d'une autre espиce et criant pour que ceux-ci leur donnent des aliments. Les habitudes parasites d'une autre espиce de Molothrus, le Molothrus bonariensis sont beaucoup plus dйveloppйes, sans кtre cependant parfaites. Celui-ci, autant qu'on peut les avoir, pond invariablement dans des nids йtrangers. Fait curieux, plusieurs se rйunissent quelquefois pour commencer la construction d'un nid irrйgulier et mal conditionnй, placй dans des situations singuliиrement mal choisies, sur les feuilles d'un grand chardon par exemple. Toutefois, autant que M. Hudson a pu s'en assurer, ils n'achиvent jamais leur nid. Ils pondent souvent un si grand nombre d'oeufs -- de quinze а vingt -- dans le mкme nid йtranger, qu'il n'en peut йclore qu'un petit nombre. Ils ont de plus l'habitude extraordinaire de crever а coups de bec les oeufs qu'ils trouvent dans les nids йtrangers sans йpargner mкme ceux de leur propre espиce. Les femelles dйposent aussi sur le sol beaucoup d'oeufs, qui se trouvent perdus. Une troisiиme espиce, le Molothrus pecoris de l'Amйrique du Nord, a acquis des instincts aussi parfaits que ceux du coucou, en ce qu'il ne pond pas plus d'un oeuf dans un nid йtranger, ce qui assure l'йlevage certain du jeune oiseau. M. Hudson, qui est un grand adversaire de l'йvolution, a йtй, cependant, si frappй de l'imperfection des instincts du Molothrus bonariensis, qu'il se demande, en citant mes paroles : « Faut-il considйrer ces habitudes, non comme des instincts crййs de toutes piиces, dont a йtй douй l'animal, mais comme de faibles consйquences d'une loi gйnйrale, а savoir : la transition ? » Diffйrents oiseaux, comme nous l'avons dйjа fait remarquer, dйposent accidentellement leurs oeufs dans les nids d'autres oiseaux. Cette habitude n'est pas trиs rare chez les gallinacйs et explique l'instinct singulier qui s'observe chez l'autruche. Plusieurs autruches femelles se rйunissent pour pondre d'abord dans un nid, puis dans un autre, quelques oeufs qui sont ensuite couvйs par les mвles. Cet instinct provient peut-кtre de ce que les femelles pondent un grand nombre d'oeufs, mais, comme le coucou, а deux ou trois jours d'intervalle. Chez l'autruche amйricaine toutefois, comme chez le Molothrus bonariensis, l'instinct, n'est pas encore arrivй а un haut degrй de perfection, car l'autruche disperse ses oeufs за et lа en grand nombre dans la plaine, au point que, pendant une journйe de chasse, j'ai ramassй jusqu'а vingt de ces oeufs perdus et gaspillйs. Il y a des abeilles parasites qui pondent rйguliиrement leurs oeufs dans les nids d'autres abeilles. Ce cas est encore plus remarquable que celui du coucou ; car, chez ces abeilles, la conformation aussi bien que l'instinct s'est modifiйe pour se mettre en rapport avec les habitudes parasites ; elles ne possиdent pas, en effet, l'appareil collecteur de pollen qui leur serait indispensable si elles avaient а rйcolter et а amasser des aliments pour leurs petits. Quelques espиces de sphйgides (insectes qui ressemblent aux guкpes) vivent de mкme en parasites sur d'autres espиces. M. Fabre a rйcemment publiй des observations qui nous autorisent а croire que, bien que le Tachytes nigra creuse ordinairement son propre terrier et l'emplisse d'insectes paralysйs destinйs а nourrir ses larves, il devient parasite toutes les fois qu'il rencontre un terrier dйjа creusй et approvisionnй par une autre guкpe et s'en empare. Dans ce cas, comme dans celui du Molothrus et du coucou, je ne vois aucune difficultй а ce que la sйlection naturelle puisse rendre permanente une habitude accidentelle, si elle est avantageuse pour l'espиce et s'il n'en rйsulte pas l'extinction de l'insecte dont on prend traоtreusement le nid et les provisions. Instinct esclavagiste des fourmis. -- Ce remarquable instinct fut d'abord dйcouvert chez la Formica (polyergues) rufescens par Pierre Huber, observateur plus habile peut-кtre encore que son illustre pиre. Ces fourmis dйpendent si absolument de leurs esclaves, que, sans leur aide, l'espиce s'йteindrait certainement dans l'espace d'une seule annйe. Les mвles et les femelles fйcondes ne travaillent pas ; les ouvriиres ou femelles stйriles, trиs йnergiques et trиs courageuses quand il s'agit de capturer des esclaves, ne font aucun autre ouvrage. Elles sont incapables de construire leurs nids ou de nourrir leurs larves. Lorsque le vieux nid se trouve insuffisant et que les fourmis doivent le quitter, ce sont les esclaves qui dйcident l'йmigration ; elles transportent mкme leurs maоtres entre leurs mandibules. Ces derniers sont complиtement impuissants ; Huber en enferma une trentaine sans esclaves, mais abondamment pourvus de leurs aliments de prйdilection, outre des larves et des nymphes pour les stimuler au travail ; ils restиrent inactifs, et, ne pouvant mкme pas se nourrir eux-mкmes, la plupart pйrirent de faim. Huber introduisit alors au milieu d'eux une seule esclave (Formica fusca), qui se mit aussitфt а l'ouvrage, sauva les survivants en leur donnant des aliments, construisit quelques cellules, prit soin des larves, et mit tout en ordre. Peut-on concevoir quelque chose de plus extraordinaire que ces faits bien constatйs ? Si nous ne connaissions aucune autre espиce de fourmi douйe d'instincts esclavagistes, il serait inutile de spйculer sur l'origine et le perfectionnement d'un instinct aussi merveilleux. Pierre Huber fut encore le premier а observer qu'une autre espиce, la Formica sanguinea, se procure aussi des esclaves. Cette espиce, qui se rencontre dans les parties mйridionales de l'Angleterre, a fait l'objet des йtudes de M. F. Smith, du British Museum, auquel je dois de nombreux renseignements sur ce sujet et sur quelques autres. Plein de confiance dans les affirmations de Huber et de M. Smith, je n'abordai toutefois l'йtude de cette question qu'avec des dispositions sceptiques bien excusables, puisqu'il s'agissait de vйrifier la rйalitй d'un instinct aussi extraordinaire. J'entrerai donc dans quelques dйtails sur les observations que j'ai pu faire а cet йgard. J'ai ouvert quatorze fourmiliиres de Formica sanguinea dans lesquelles j'ai toujours trouvй quelques esclaves appartenant а l'espиce Formica fusca. Les mвles et les femelles fйcondes de cette derniиre espиce ne se trouvent que dans leurs propres fourmiliиres, mais jamais dans celles de la Formica sanguinea. Les esclaves sont noires et moitiй plus petites que leurs maоtres, qui sont rouges ; le contraste est donc frappant. Lorsqu'on dйrange lйgиrement le nid, les esclaves sortent ordinairement et tйmoignent, ainsi que leurs maоtres, d'une vive agitation pour dйfendre la citй ; si la perturbation est trиs grande et que les larves et les nymphes soient exposйes, les esclaves se mettent йnergiquement а l'oeuvre et aident leurs maоtres а les emporter et а les mettre en sыretй ; il est donc йvident que les fourmis esclaves se sentent tout а fait chez elles. Pendant trois annйes successives, en juin et en juillet, j'ai observй, pendant des heures entiиres, plusieurs fourmiliиres dans les comtйs de Surrey et de Sussex, et je n'ai jamais vu une seule fourmi esclave y entrer ou en sortir. Comme, а cette йpoque, les esclaves sont trиs peu nombreuses, je pensai qu'il pouvait en кtre autrement lorsqu'elles sont plus abondantes ; mais M. Smith, qui a observй ces fourmiliиres а diffйrentes heures pendant les mois de mai, juin et aoыt, dans les comtйs de Surrey et de Hampshire, m'affirme que, mкme en aoыt, alors que le nombre des esclaves est trиs considйrable, il n'en a jamais vu une seule entrer ou sortir du nid. Il les considиre donc comme des esclaves rigoureusement domestiques. D'autre part, on voit les maоtres apporter constamment а la fourmiliиre des matйriaux de construction, et des provisions de toute espиce. En 1860, au mois de juillet, je dйcouvris cependant une communautй possйdant un nombre inusitй d'esclaves, et j'en remarquai quelques-unes qui quittaient le nid en compagnie de leurs maоtres pour se diriger avec eux vers un grand pin йcossais, йloignй de 25 mиtres environ, dont ils firent tous l'ascension, probablement en quкte de pucerons ou de coccus. D'aprиs Huber, qui a eu de nombreuses occasions de les observer en Suisse, les esclaves travaillent habituellement avec les maоtres а la construction de la fourmiliиre, mais ce sont elles qui, le matin, ouvrent les portes et qui les ferment le soir ; il affirme que leur principale fonction est de chercher des pucerons. Cette diffйrence dans les habitudes ordinaires des maоtres et des esclaves dans les deux pays, provient probablement de ce qu'en Suisse les esclaves sont capturйes en plus grand nombre qu'en Angleterre. J'eus un jour la bonne fortune d'assister а une migration de la Formica sanguinea d'un nid dans un autre ; c'йtait un spectacle des plus intйressants que de voir les fourmis maоtresses porter avec le plus grand soin leurs esclaves entre leurs mandibules, au lieu de se faire porter par elles comme dans le cas de la Formica rufescens. Un autre jour, la prйsence dans le mкme endroit d'une vingtaine de fourmis esclavagistes qui n'йtaient йvidemment pas en quкte d'aliments attira mon attention. Elles s'approchиrent d'une colonie indйpendante de l'espиce qui fournit les esclaves, Formica fusca, et furent vigoureusement repoussйes par ces derniиres, qui se cramponnaient quelquefois jusqu'а trois aux pattes des assaillants. Les Formica sanguinea tuaient sans pitiй leurs petits adversaires et emportaient leurs cadavres dans leur nid, qui se trouvait а une trentaine de mиtres de distance ; mais elles ne purent pas s'emparer de nymphes pour en faire des esclaves. Je dйterrai alors, dans une autre fourmiliиre, quelques nymphes de la Formica fusca, que je plaзai sur le sol prиs du lieu du combat ; elles furent aussitфt saisies et enlevйes par les assaillants, qui se figurиrent probablement avoir remportй la victoire dans le dernier engagement. Je plaзai en mкme temps, sur le mкme point, quelques nymphes d'une autre espиce, la Formica flava, avec quelques parcelles de leur nid, auxquelles йtaient restйes attachйes quelques-unes de ces petites fourmis jaunes qui sont quelquefois, bien que rarement, d'aprиs M. Smith, rйduites en esclavage. Quoique fort petite, cette espиce est trиs courageuse, et je l'ai vue attaquer d'autres fourmis avec une grande bravoure. Ayant une fois, а ma grande surprise, trouvй une colonie indйpendante de Formica flava, а l'abri d'une pierre placйe sous une fourmiliиre de Formica sanguinea, espиce esclavagiste, je dйrangeai accidentellement les deux nids ; les deux espиces se trouvиrent en prйsence et je vis les petites fourmis se prйcipiter avec un courage йtonnant sur leurs grosses voisines. Or, j'йtais curieux de savoir si les Formica sanguinea distingueraient les nymphes de la Formica fusca, qui est l'espиce dont elles font habituellement leurs esclaves, de celles de la petite et fйroce Formica flava, qu'elles ne prennent que rarement ; je pus constater qu'elles les reconnurent immйdiatement. Nous avons vu, en effet, qu'elles s'йtaient prйcipitйes sur les nymphes de la Formica fusca pour les enlever aussitфt, tandis qu'elles parurent terrifiйes en rencontrant les nymphes et mкme la terre provenant du nid de la Formica flava, et s'empressиrent de se sauver. Cependant, au bout d'un quart d'heure, quand les petites fourmis jaunes eurent toutes disparu, les autres reprirent courage et revinrent chercher les nymphes. Un soir que j'examinais une autre colonie de Formica sanguinea, je vis un grand nombre d'individus de cette espиce qui regagnaient leur nid, portant des cadavres de Formica fusca (preuve que ce n'йtait pas une migration) et une quantitй de nymphes. J'observai une longue file de fourmis chargйes de butin, aboutissant а 40 mиtres en arriиre а une grosse touffe de bruyиres d'oщ je vis sortir une derniиre Formica sanguinea, portant une nymphe. Je ne pus pas retrouver, sous l'йpaisse bruyиre, le nid dйvastй ; il devait cependant кtre tout prиs, car je vis deux ou trois Formica fusca extrкmement agitйes, une surtout qui, penchйe immobile sur un brin de bruyиre, tenant entre ses mandibules une nymphe de son espиce, semblait l'image du dйsespoir gйmissant sur son domicile ravagй. Tels sont les faits, qui, du reste, n'exigeaient aucune confirmation de ma part, sur ce remarquable instinct qu'ont les fourmis de rйduire leurs congйnиres en esclavage. Le contraste entre les habitudes instinctives de la Formica sanguinea et celles de la Formica rufescens du continent est а remarquer. Cette derniиre ne bвtit pas son nid, ne dйcide mкme pas ses migrations, ne cherche ses aliments ni pour elle, ni pour ses petits, et ne peut pas mкme se nourrir ; elle est absolument sous la dйpendance de ses nombreux esclaves. La Formica sanguinea, d'autre part, a beaucoup moins d'esclaves, et, au commencement de l'йtй, elle en a fort peu ; ce sont les maоtres qui dйcident du moment et du lieu oщ un nouveau nid devra кtre construit, et, lorsqu'ils йmigrent, ce sont eux qui portent les esclaves. Tant en Suisse qu'en Angleterre, les esclaves paraissent exclusivement chargйes de l'entretien des larves ; les maоtres seuls entreprennent les expйditions pour se procurer des esclaves. En Suisse, esclaves et maоtres travaillent ensemble, tant pour se procurer les matйriaux du nid que pour l'йdifier ; les uns et les autres, mais surtout les esclaves, vont а la recherche des pucerons pour les traire, si l'on peut employer cette expression, et tous recueillent ainsi les aliments nйcessaires а la communautй. En Angleterre, les maоtres seuls quittent le nid pour se procurer les matйriaux de construction et les aliments indispensables а eux, а leurs esclaves et а leurs larves ; les services que leur rendent leurs esclaves sont donc moins importants dans ce pays qu'ils ne le sont en Suisse. Je ne prйtends point faire de conjectures sur l'origine de cet instinct de la Formica sanguinea. Mais, ainsi que je l'ai observй, les fourmis non esclavagistes emportent quelquefois dans leur nid des nymphes d'autres espиces dissйminйes dans le voisinage, et il est possible que ces nymphes, emmagasinйes dans le principe pour servir d'aliments, aient pu se dйvelopper ; il est possible aussi que ces fourmis йtrangиres йlevйes sans intention, obйissant а leurs instincts, aient rempli les fonctions dont elles йtaient capables. Si leur prйsence s'est trouvйe кtre utile а l'espиce qui les avait capturйes -- s'il est devenu plus avantageux pour celle-ci de se procurer des ouvriиres au dehors plutфt que de les procrйer -- la sйlection naturelle a pu dйvelopper l'habitude de recueillir des nymphes primitivement destinйes а servir de nourriture, et l'avoir rendue permanente dans le but bien diffйrent d'en faire des esclaves. Un tel instinct une fois acquis, fыt-ce mкme а un degrй bien moins prononcй qu'il ne l'est chez la Formica sanguinea en Angleterre -- а laquelle, comme nous l'avons vu, les esclaves rendent beaucoup moins de services qu'ils n'en rendent а la mкme espиce en Suisse -- la sйlection naturelle a pu accroоtre et modifier cet instinct, а condition, toutefois, que chaque modification ait йtй avantageuse а l'espиce, et produire enfin une fourmi aussi complиtement placйe sous la dйpendance de ses esclaves que l'est la Formica rufescens. Instinct de la construction des cellules chez l'abeille. -- Je n'ai pas l'intention d'entrer ici dans des dйtails trиs circonstanciйs, je me contenterai de rйsumer les conclusions auxquelles j'ai йtй conduit sur ce sujet. Qui peut examiner cette dйlicate construction du rayon de cire, si parfaitement adaptй а son but, sans йprouver un sentiment d'admiration enthousiaste ? Les mathйmaticiens nous apprennent que les abeilles ont pratiquement rйsolu un problиme des plus abstraits, celui de donner а leurs cellules, en se servant d'une quantitй minima de leur prйcieux йlйment de construction, la cire, prйcisйment la forme capable de contenir le plus grand volume de miel. Un habile ouvrier, pourvu d'outils spйciaux, aurait beaucoup de peine а construire des cellules en cire identiques а celles qu'exйcutent une foule d'abeilles travaillant dans une ruche obscure. Qu'on leur accorde tous les instincts qu'on voudra, il semble incomprйhensible que les abeilles puissent tracer les angles et les plans nйcessaires et se rendre compte de l'exactitude de leur travail. La difficultй n'est cependant pas aussi йnorme qu'elle peut le paraоtre au premier abord, et l'on peut, je crois, dйmontrer que ce magnifique ouvrage est le simple rйsultat d'un petit nombre d'instincts trиs simples. C'est а M. Waterhouse que je dois d'avoir йtudiй ce sujet ; il a dйmontrй que la forme de la cellule est intimement liйe а la prйsence des cellules contiguлs ; on peut, je crois, considйrer les idйes qui suivent comme une simple modification de sa thйorie. Examinons le grand principe des transitions graduelles, et voyons si la nature ne nous rйvиle pas le procйdй qu'elle emploie. A l'extrйmitй d'une sйrie peu йtendue, nous trouvons les bourdons, qui se servent de leurs vieux cocons pour y dйposer leur miel, en y ajoutant parfois des tubes courts en cire, substance avec laquelle ils faзonnent йgalement quelquefois des cellules sйparйes, trиs irrйguliиrement arrondies. A l'autre extrйmitй de la sйrie, nous avons les cellules de l'abeille, construites sur deux rangs ; chacune de ces cellules, comme on sait, a la forme d'un prisme hexagonal avec les bases de ses six cфtйs taillйs en biseau de maniиre а s'ajuster sur une pyramide renversйe formйe par trois rhombes. Ces rhombes prйsentent certains angles dйterminйs et trois des faces, qui forment la base pyramidale de chaque cellule situйe sur un des cфtйs du rayon de miel, font йgalement partie des bases de trois cellules contiguлs appartenant au cфtй opposй du rayon. Entre les cellules si parfaites de l'abeille, et la cellule йminemment simple du bourdon, on trouve, comme degrй intermйdiaire, les cellules de la Melipona domestica du Mexique, qui ont йtй soigneusement figurйes et dйcrites par Pierre Huber. La mйlipone forme elle-mкme un degrй intermйdiaire entre l'abeille et le bourdon, mais elle est plus rapprochйe de ce dernier. Elle construit un rayon de cire presque rйgulier, composй de cellules cylindriques, dans lesquelles se fait l'incubation des petits, et elle y joint quelques grandes cellules de cire, destinйes а recevoir du miel. Ces derniиres sont presque sphйriques, de grandeur а peu prиs йgale et agrйgйes en une masse irrйguliиre. Mais le point essentiel а noter est que ces cellules sont toujours placйes а une distance telle les unes des autres, qu'elles se seraient entrecoupйes mutuellement, si les sphиres qu'elles constituent йtaient complиtes, ce qui n'a jamais lieu, l'insecte construisant des cloisons de cire parfaitement droites et planes sur les lignes oщ les sphиres achevйes tendraient а s'entrecouper. Chaque cellule est donc extйrieurement composйe d'une portion sphйrique et, intйrieurement, de deux, trois ou plus de surfaces planes, suivant que la cellule est elle-mкme contiguл а deux, trois ou plusieurs cellules. Lorsqu'une cellule repose sur trois autres, ce qui, vu l'йgalitй de leurs dimensions, arrive souvent et mкme nйcessairement, les trois surfaces planes sont rйunies en une pyramide qui, ainsi que l'a remarquй Huber, semble кtre une grossiиre imitation des bases pyramidales а trois faces de la cellule de l'abeille. Comme dans celle-ci, les trois surfaces planes de la cellule font donc nйcessairement partie de la construction de trois cellules adjacentes. Il est йvident que, par ce mode de construction, la mйlipone йconomise de la cire, et, ce qui est plus important, du travail ; car les parois planes qui sйparent deux cellules adjacentes ne sont pas doubles, mais ont la mкme йpaisseur que les portions sphйriques externes, tout en faisant partie de deux cellules а la fois. En rйflйchissant sur ces faits, je remarquai que si la mйlipone avait йtabli ses sphиres а une distance йgale les unes des autres, que si elle les avait construites d'йgale grandeur et ensuite disposйes symйtriquement sur deux couches, il en serait rйsultй une construction probablement aussi parfaite que le rayon de l'abeille. J'йcrivis donc а Cambridge, au professeur Miller, pour lui soumettre le document suivant, fait d'aprиs ses renseignements, et qu'il a trouvй rigoureusement exact : Si l'on dйcrit un nombre de sphиres йgales, ayant leur centre placй dans deux plans parallиles, et que le centre de chacune de ces sphиres soit а une distance йgale au rayon X racine carrйe de 2 ou rayon X 1,41421 (ou а une distance un peu moindre) et а semblable distance des centres des sphиres adjacentes placйes dans le plan opposй et parallиle ; si, alors, on fait passer des plans d'intersection entre les diverses sphиres des deux plans, il en rйsultera une double couche de prismes hexagonaux rйunis par des bases pyramidales а trois rhombes, et les rhombes et les cфtйs des prismes hexagonaux auront identiquement les mкmes angles que les observations les plus minutieuses ont donnйs pour les cellules des abeilles. Le professeur Wyman, qui a entrepris de nombreuses et minutieuses observations а ce sujet, m'informe qu'on a beaucoup exagйrй l'exactitude du travail de l'abeille ; au point, ajoute-t-il, que, quelle que puisse кtre la forme type de la cellule, il est bien rare qu'elle soit jamais rйalisйe. Nous pouvons donc conclure en toute sйcuritй que, si les instincts que la mйlipone possиde dйjа, qui ne sont pas trиs extraordinaires, йtaient susceptibles de lйgиres modifications, cet insecte pourrait construire des cellules aussi parfaites que celles de l'abeille. Il suffit de supposer que la mйlipone puisse faire des cellules tout а fait sphйriques et de grandeur йgale ; or, cela ne serait pas trиs йtonnant, car elle y arrive presque dйjа ; nous savons, d'ailleurs, qu'un grand nombre d'insectes parviennent а forer dans le bois des trous parfaitement cylindriques, ce qu'ils font probablement en tournant autour d'un point fixe. Il faudrait, il est vrai, supposer encore qu'elle disposвt ses cellules dans des plans parallиles, comme elle le fait dйjа pour ses cellules cylindriques, et, en outre, c'est lа le plus difficile, qu'elle pыt estimer exactement la distance а laquelle elle doit se tenir de ses compagnes lorsqu'elles travaillent plusieurs ensemble а construire leurs sphиres ; mais, sur ce point encore, la mйlipone est dйjа а mкme d'apprйcier la distance dans une certaine mesure, puisqu'elle dйcrit toujours ses sphиres de maniиre а ce qu'elles coupent jusqu'а un certain point les sphиres voisines, et qu'elle rйunit ensuite les points d'intersection par des cloisons parfaitement planes. Grвce а de semblables modifications d'instincts, qui n'ont en eux-mкmes rien de plus йtonnant que celui qui guide l'oiseau dans la construction de son nid, la sйlection naturelle a, selon moi, produit chez l'abeille d'inimitables facultйs architecturales. Cette thйorie, d'ailleurs, peut кtre soumise au contrфle de l'expйrience. Suivant en cela l'exemple de M. Tegetmeier, j'ai sйparй deux rayons en plaзant entre eux une longue et йpaisse bande rectangulaire de cire, dans laquelle les abeilles commencиrent aussitфt а creuser de petites excavations circulaires, qu'elles approfondirent et йlargirent de plus en plus jusqu'а ce qu'elles eussent pris la forme de petits bassins ayant le diamиtre ordinaire des cellules et prйsentant а l'oeil un parfait segment sphйrique. J'observai avec un vif intйrкt que, partout oщ plusieurs abeilles avaient commencй а creuser ces excavations prиs les unes des autres, elles s'йtaient placйes а la distance voulue pour que, les bassins ayant acquis le diamиtre utile, c'est-а-dire celui d'une cellule ordinaire, et en profondeur le sixiиme du diamиtre de la sphиre dont ils formaient un segment, leurs bords se rencontrassent. Dиs que le travail en йtait arrivй а ce point, les abeilles cessaient de creuser, et commenзaient а йlever, sur les lignes d'intersection sйparant les excavations, des cloisons de cire parfaitement planes, de sorte que chaque prisme hexagonal s'йlevait sur le bord ondulй d'un bassin aplani, au lieu d'кtre construit sur les arкtes droites des faces d'une pyramide triиdre comme dans les cellules ordinaires. J'introduisis alors dans la ruche, au lieu d'une bande de cire rectangulaire et йpaisse, une lame йtroite et mince de la mкme substance colorйe avec du vermillon. Les abeilles commencиrent comme auparavant а excaver immйdiatement des petits bassins rapprochйs les uns des autres ; mais, la lame de cire йtant fort mince, si les cavitйs avaient йtй creusйes а la mкme profondeur que dans l'expйrience prйcйdente, elles se seraient confondues en une seule et la plaque de cire aurait йtй perforйe de part en part. Les abeilles, pour йviter cet accident, arrкtиrent а temps leur travail d'excavation ; de sorte que, dиs que les cavitйs furent un peu indiquйes, le fond consistait en une surface plane formйe d'une couche mince de cire colorйe et ces bases planes йtaient, autant que l'on pourrait en juger, exactement placйes dans le plan fictif d'intersection imaginaire passant entre les cavitйs situйes du cфtй opposй de la plaque de cire. En quelques endroits, des fragments plus ou moins considйrables de rhombes avaient йtй laissйs entre les cavitйs opposйes ; mais le travail, vu l'йtat artificiel des conditions, n'avait pas йtй bien exйcutй. Les abeilles avaient dы travailler toutes а peu prиs avec la mкme vitesse, pour avoir rongй circulairement les cavitйs des deux cфtйs de la lame de cire colorйe, et pour avoir ainsi rйussi а conserver des cloisons planes entre les excavations en arrкtant leur travail aux plans d'intersection. La cire mince йtant trиs flexible, je ne vois aucune difficultй а ce que les abeilles, travaillant des deux cфtйs d'une lame, s'aperзoivent aisйment du moment oщ elles ont amenй la paroi au degrй d'йpaisseur voulu, et arrкtent а temps leur travail. Dans les rayons ordinaires, il m'a semblй que les abeilles ne rйussissent pas toujours а travailler avec la mкme vitesse des deux cфtйs ; car j'ai observй, а la base d'une cellule nouvellement commencйe, des rhombes а moitiй achevйs qui йtaient lйgиrement concaves d'un cфtй et convexes de l'autre, ce qui provenait, je suppose, de ce que les abeilles avaient travaillй plus vite dans le premier cas que dans le second. Dans une circonstance entre autres, je replaзai les rayons dans la ruche, pour laisser les abeilles travailler pendant quelque temps, puis, ayant examinй de nouveau la cellule, je trouvai que la cloison irrйguliиre avait йtй achevйe et йtait devenue parfaitement plane ; il йtait absolument impossible, tant elle йtait mince, que les abeilles aient pu l'aplanir en rongeant le cфtй convexe, et je suppose que, dans des cas semblables, les abeilles placйes а l'opposй poussent et font cйder la cire ramollie par la chaleur jusqu'а ce qu'elle se trouve а sa vraie place, et, en ce faisant, l'aplanissent tout а fait. J'ai fait quelques essais qui me prouvent que l'on obtient facilement ce rйsultat. L'expйrience prйcйdente faite avec de la cire colorйe prouve que, si les abeilles construisaient elles-mкmes une mince muraille de cire, elles pourraient donner а leurs cellules la forme convenable en se tenant а la distance voulue les unes des autres, en creusant avec la mкme vitesse, et en cherchant а faire des cavitйs sphйriques йgales, sans jamais permettre aux sphиres de communiquer les unes avec les autres. Or, ainsi qu'on peut s'en assurer, en examinant le bord d'un rayon en voie de construction, les abeilles йtablissent rйellement autour du rayon un mur grossier qu'elles rongent des deux cфtйs opposйs en travaillant toujours circulairement а mesure qu'elles creusent chaque cellule. Elles ne font jamais а la fois la base pyramidale а trois faces de la cellule, mais seulement celui ou ceux de ces rhombes qui occupent l'extrкme bord du rayon croissant, et elles ne complиtent les bords supйrieurs des rhombes que lorsque les parois hexagonales sont commencйes. Quelques-unes de ces assertions diffиrent des observations faites par le cйlиbre Huber, mais je suis certain de leur exactitude, et, si la place me le permettait, je pourrais dйmontrer qu'elles n'ont rien de contradictoire avec ma thйorie. L'assertion de Huber, que la premiиre cellule est creusйe dans une petite muraille de cire а faces parallиles, n'est pas trиs exacte ; autant toutefois que j'ai pu le voir, le point de dйpart est toujours un petit capuchon de cire ; mais je n'entrerai pas ici dans tous ces dйtails. Nous voyons quel rфle important joue l'excavation dans la construction des cellules, mais ce serait une erreur de supposer que les abeilles ne peuvent pas йlever une muraille de cire dans la situation voulue, c'est-а-dire sur le plan d'intersection entre deux sphиres contiguлs. Je possиde plusieurs йchantillons qui prouvent clairement que ce travail leur est familier. Mкme dans la muraille ou le rebord grossier de cire qui entoure le rayon en voie de construction, on remarque quelquefois des courbures correspondant par leur position aux faces rhomboпdales qui constituent les bases des cellules futures. Mais, dans tous les cas, la muraille grossiиre de cire doit, pour кtre achevйe, кtre considйrablement rongйe des deux cфtйs. Le mode de construction employй par les abeilles est curieux ; elles font toujours leur premiиre muraille de cire dix а vingt fois plus йpaisse que ne le sera la paroi excessivement mince de la cellule dйfinitive. Les abeilles travaillent comme le feraient des maзons qui, aprиs avoir amoncelй sur un point une certaine masse de ciment, la tailleraient ensuite йgalement des deux cфtйs, pour ne laisser au milieu qu'une paroi mince sur laquelle ils empileraient а mesure, soit le ciment enlevй sur les cфtйs, soit du ciment nouveau. Nous aurions ainsi un mur mince s'йlevant peu а peu, mais toujours surmontй par un fort couronnement qui, recouvrant partout les cellules а quelque degrй d'avancement qu'elles soient parvenues, permet aux abeilles de s'y cramponner et d'y ramper sans endommager les parois si dйlicates des cellules hexagonales. Ces parois varient beaucoup d'йpaisseur, ainsi que le professeur Miller l'a vйrifiй а ma demande. Cette йpaisseur, d'aprиs une moyenne de douze observations faites prиs du bord du rayon, est de 1/353 de pouce anglais [ 1/353 de pouce anglais = 0mm,07] ; tandis que les faces rhomboпdales de la base des cellules sont plus йpaisses dans le rapport approximatif de 3 а 2 ; leur йpaisseur s'йtant trouvйe, d'aprиs la moyenne de vingt et une observations, йgale а 1/229 de pouce anglais [1/229 de pouce anglais = 0mm,11]. Par suite du mode singulier de construction que nous venons de dйcrire, la soliditй du rayon va constamment en augmentant, tout en rйalisant la plus grande йconomie possible de cire. La circonstance qu'une foule d'abeilles travaillent ensemble paraоt d'abord ajouter а la difficultй de comprendre le mode de construction des cellules ; chaque abeille, aprиs avoir travaillй un moment а une cellule, passe а une autre, de sorte que, comme Huber l'a constatй, une vingtaine d'individus participent, dиs le dйbut, а la construction de la premiиre cellule. J'ai pu rendre le fait йvident en couvrant les bords des parois hexagonales d'une cellule, ou le bord extrкme de la circonfйrence d'un rayon en voie de construction, d'une mince couche de cire colorйe avec du vermillon. J'ai invariablement reconnu ensuite que la couleur avait йtй aussi dйlicatement rйpandue par les abeilles qu'elle aurait pu l'кtre au moyen d'un pinceau ; en effet, des parcelles de cire colorйe enlevйes du point oщ elles avaient йtй placйes, avaient йtй portйes tout autour sur les bords croissants des cellules voisines. La construction d'un rayon semble donc кtre la rйsultante du travail de plusieurs abeilles se tenant toutes instinctivement а une mкme distance relative les unes des autres, toutes dйcrivant des sphиres йgales, et йtablissant les points d'intersection entre ces sphиres, soit en les йlevant directement, soit en les mйnageant lorsqu'elles creusent. Dans certains cas difficiles, tels que la rencontre sous un certain angle de deux portions de rayon, rien n'est plus curieux que d'observer combien de fois les abeilles dйmolissent et reconstruisent une mкme cellule de diffйrentes maniиres, revenant quelquefois а une forme qu'elles avaient d'abord rejetйe. Lorsque les abeilles peuvent travailler dans un emplacement qui leur permet de prendre la position la plus commode -- par exemple une lame de bois placйe sous le milieu d'un rayon s'accroissant par le bas, de maniиre а ce que le rayon doive кtre йtabli sur une face de la lame -- les abeilles peuvent alors poser les bases de la muraille d'un nouvel hexagone а sa vйritable place, faisant saillie au-delа des cellules dйjа construites et achevйes. Il suffit que les abeilles puissent se placer а la distance voulue entre elles et entre les parois des derniиres cellules faites. Elles йlиvent alors une paroi de cire intermйdiaire sur l'intersection de deux sphиres contiguлs imaginaires ; mais, d'aprиs ce que j'ai pu voir, elles ne finissent pas les angles d'une cellule en les rongeant, avant que celle-ci et les cellules qui l'avoisinent soient dйjа trиs avancйes. Cette aptitude qu'ont les abeilles d'йlever dans certains cas, une muraille grossiиre entre deux cellules commencйes, est importante en ce qu'elle se rattache а un fait qui paraоt d'abord renverser la thйorie prйcйdente, а savoir, que les cellules du bord externe des rayons de la guкpe sont quelquefois rigoureusement hexagonales, mais le manque d'espace m'empкche de dйvelopper ici ce sujet. Il ne me semble pas qu'il y ait grande difficultй а ce qu'un insecte isolй, comme l'est la femelle de la guкpe, puisse faзonner des cellules hexagonales en travaillant alternativement а l'intйrieur et а l'extйrieur de deux ou trois cellules commencйes en mкme temps, en se tenant toujours а la distance relative convenable des parties des cellules dйjа commencйes, et en dйcrivant des sphиres ou des cylindres imaginaires entre lesquels elle йlиve des parois intermйdiaires. La sйlection naturelle n'agissant que par l'accumulation de lйgиres modifications de conformation ou d'instinct, toutes avantageuses а l'individu par rapport а ses conditions d'existence, on peut se demander avec quelque raison comment de nombreuses modifications successives et graduelles de l'instinct constructeur, tendant toutes vers le plan de construction parfait que nous connaissons aujourd'hui, ont pu кtre profitables а l'abeille ? La rйponse me paraоt facile : les cellules construites comme celles de la guкpe et de l'abeille gagnent en soliditй, tout en йconomisant la place, le travail et les matйriaux nйcessaires а leur construction. En ce qui concerne la formation de la cire, on sait que les abeilles ont souvent de la peine а se procurer suffisamment de nectar, M. Tegetmeier m'apprend qu'il est expйrimentalement prouvй que, pour produire 1 livre de cire, une ruche doit consommer de 12 а 15 litres de sucre ; il faut donc, pour produire la quantitй de cire nйcessaire а la construction de leurs rayons, que les abeilles rйcoltent et consomment une йnorme masse du nectar liquide des fleurs. De plus, un grand nombre d'abeilles demeurent oisives plusieurs jours, pendant que la sйcrйtion se fait. Pour nourrir pendant l'hiver une nombreuse communautй, une grande provision de miel est indispensable, et la prospйritй de la ruche dйpend essentiellement de la quantitй d'abeilles qu'elle peut entretenir. Une йconomie de cire est donc un йlйment de rйussite important pour toute communautй d'abeilles, puisqu'elle se traduit par une йconomie de miel et du temps qu'il faut pour le rйcolter. Le succиs de l'espиce dйpend encore, cela va sans dire, indйpendamment de ce qui est relatif а la quantitй de miel en provision, de ses ennemis, de ses parasites et de causes diverses. Supposons, cependant, que la quantitй de miel dйtermine, comme cela arrive probablement souvent, l'existence en grand nombre dans un pays d'une espиce de bourdon ; supposons encore que, la colonie passant l'hiver, une provision de miel soit indispensable а sa conservation, il n'est pas douteux qu'il serait trиs avantageux pour le bourdon qu'une lйgиre modification de son instinct le poussвt а rapprocher ses petites cellules de maniиre а ce qu'elles s'entrecoupent, car alors une seule paroi commune pouvant servir а deux cellules adjacentes, il rйaliserait une йconomie de travail et de cire. L'avantage augmenterait toujours si les bourdons, rapprochant et rйgularisant davantage leurs cellules, les agrйgeaient en une seule masse, comme la mйlipone ; car, alors, une partie plus considйrable de la paroi bornant chaque cellule, servant aux cellules voisines, il y aurait encore une йconomie plus considйrable de travail et de cire. Pour les mкmes raisons, il serait utile а la mйlipone qu'elle resserrвt davantage ses cellules, et qu'elle leur donnвt plus de rйgularitй qu'elles n'en ont actuellement ; car, alors, les surfaces sphйriques disparaissant et йtant remplacйes par des surfaces planes, le rayon de la mйlipone serait aussi parfait que celui de l'abeille. La sйlection naturelle ne pourrait pas conduire au-delа de ce degrй de perfection architectural, car, autant que nous pouvons en juger, le rayon de l'abeille est dйjа absolument parfait sous le rapport de l'йconomie de la cire et du travail. Ainsi, а mon avis, le plus йtonnant de tous les instincts connus, celui de l'abeille, peut s'expliquer par l'action de la sйlection naturelle. La sйlection naturelle a mis а profit les modifications lйgиres, successives et nombreuses qu'ont subies des instincts d'un ordre plus simple ; elle a ensuite amenй graduellement l'abeille а dйcrire plus parfaitement et plus rйguliиrement des sphиres placйes sur deux rangs а йgales distances, et а creuser et а йlever des parois planes sur les lignes d'intersection. Il va sans dire que les abeilles ne savent pas plus qu'elles dйcrivent leurs sphиres а une distance dйterminйe les unes des autres, qu'elles ne savent ce que c'est que les divers cфtйs d'un prisme hexagonal ou les rhombes de sa base. La cause dйterminante de l'action de la sйlection naturelle a йtй la construction de cellules solides, ayant la forme et la capacitй voulues pour contenir les larves, rйalisйe avec le minimum de dйpense de cire et de travail. L'essaim particulier qui a construit les cellules les plus parfaites avec le moindre travail et la moindre dйpense de miel transformй en cire a le mieux rйussi, et a transmis ses instincts йconomiques nouvellement acquis а des essaims successifs qui, а leur tour aussi, ont eu plus de chances en leur faveur dans la lutte pour l'existence. OBJECTIONS CONTRE L'APPLICATION DE LA THEORIE DE LA SELECTION NATURELLE AUX INSTINCTS : INSECTES NEUTRES ET STERILES. On a fait, contre les hypothиses prйcйdentes sur l'origine des instincts, l'objection que « les variations de conformation et d'instinct doivent avoir йtй simultanйes et rigoureusement adaptйes les unes aux autres, car toute modification dans l'une, sans un changement correspondant immйdiat dans l'autre, aurait йtй fatale. » La valeur de cette objection repose entiиrement sur la supposition que les changements, soit de la conformation, soit de l'instinct, se produisent subitement. Prenons pour exemple le cas de la grande mйsange (Parus major), auquel nous avons fait allusion dans un chapitre prйcйdent ; cet oiseau, perchй sur une branche, tient souvent entre ses pattes les graines de l'if qu'il frappe avec son bec jusqu'а ce qu'il ait mis l'amande а nu. Or, ne peut-on concevoir que la sйlection naturelle ait conservй toutes les lйgиres variations individuelles survenues dans la forme du bec, variations tendant а le mieux adapter а ouvrir les graines, pour produire enfin un bec aussi bien conformй dans ce but que celui de le sittelle, et qu'en mкme temps, par habitude, par nйcessitй, ou par un changement spontanй de goыt, l'oiseau se nourrisse de plus en plus de graines ? On suppose, dans ce cas, que la sйlection naturelle a modifiй lentement la forme du bec, postйrieurement а quelques lents changements dans les habitudes et les goыts, afin de mettre la conformation en harmonie avec ces derniers. Mais que, par exemple, les pattes de la mйsange viennent а varier et а grossir par suite d'une corrйlation avec le bec ou en vertu de toute autre cause inconnue, il n'est pas improbable que cette circonstance serait de nature а rendre l'oiseau de plus en plus grimpeur, et que, cet instinct se dйveloppant toujours davantage, il finisse par acquйrir les aptitudes et les instincts remarquables de la sittelle. On suppose, dans ce cas, une modification graduelle de conformation qui conduit а un changement dans les instincts. Pour prendre un autre exemple : il est peu d'instincts plus remarquables que celui en vertu duquel la salangane de l'archipel de la Sonde construit entiиrement son nid avec de la salive durcie. Quelques oiseaux construisent leur nid avec de la boue qu'on croit кtre dйlayйe avec de la salive, et un martinet de l'Amйrique du Nord construit son nid, ainsi que j'ai pu m'en assurer, avec de petites baguettes agglutinйes avec de la salive et mкme avec des plaques de salive durcie. Est-il donc trиs improbable que la sйlection naturelle de certains individus sйcrйtant une plus grande quantitй de salive ait pu amener la production d'une espиce dont l'instinct la pousse а nйgliger d'autres matйriaux et а construire son nid exclusivement avec de la salive durcie ? Il en est de mкme dans beaucoup d'autres cas. Nous devons toutefois reconnaоtre que, le plus souvent, il nous est impossible de savoir si l'instinct ou la conformation a variй le premier. On pourrait, sans aucun doute, opposer а la thйorie de la sйlection naturelle un grand nombre d'instincts qu'il est trиs difficile d'expliquer ; il en est, en effet, dont nous ne pouvons comprendre l'origine ; pour d'autres, nous ne connaissons aucun des degrйs de transition par lesquels ils ont passй ; d'autres sont si insignifiants, que c'est а peine si la sйlection naturelle a pu exercer quelque action sur eux ; d'autres, enfin, sont presque identiques chez des animaux trop йloignйs les uns des autres dans l'йchelle des кtres pour qu'on puisse supposer que cette similitude soit l'hйritage d'un ancкtre commun, et il faut par consйquent, les regarder comme acquis indйpendamment en vertu de l'action de la sйlection naturelle. Je ne puis йtudier ici tous ces cas divers, je m'en tiendrai а une difficultй toute spйciale qui, au premier abord, me parut assez insurmontable pour renverser ma thйorie. Je veux parler des neutres ou femelles stйriles des communautйs d'insectes. Ces neutres, en effet, ont souvent des instincts et une conformation tout diffйrents de ceux des mвles et des femelles fйcondes, et, cependant, vu leur stйrilitй, elles ne peuvent propager leur race. Ce sujet mйriterait d'кtre йtudiй а fond ; toutefois, je n'examinerai ici qu'un cas spйcial : celui des fourmis ouvriиres ou fourmis stйriles. Comment expliquer la stйrilitй de ces ouvriиres ? c'est dйjа lа une difficultй ; cependant cette difficultй n'est pas plus grande que celle que comportent d'autres modifications un peu considйrables de conformation ; on peut, en effet, dйmontrer que, а l'йtat de nature, certains insectes et certains autres animaux articulйs peuvent parfois devenir stйriles. Or, si ces insectes vivaient en sociйtй, et qu'il soit avantageux pour la communautй qu'annuellement un certain nombre de ses membres naissent aptes au travail, mais incapables de procrйer, il est facile de comprendre que ce rйsultat a pu кtre amenй par la sйlection naturelle. Laissons, toutefois, de cфtй ce premier point. La grande difficultй gоt surtout dans les diffйrences considйrables qui existent entre la conformation des fourmis ouvriиres et celle des individus sexuйs ; le thorax des ouvriиres a une conformation diffйrente ; elles sont dйpourvues d'ailes et quelquefois elles n'ont pas d'yeux ; leur instinct est tout diffйrent. S'il ne s'agissait que de l'instinct, l'abeille nous aurait offert l'exemple de la plus grande diffйrence qui existe sous ce rapport entre les ouvriиres et les femelles parfaites. Si la fourmi ouvriиre ou les autres insectes neutres йtaient des animaux ordinaires, j'aurais admis sans hйsitation que tous leurs caractиres se sont accumulйs lentement grвce а la sйlection naturelle ; c'est-а-dire que des individus nйs avec quelques modifications avantageuses, les ont transmises а leurs descendants, qui, variant encore, ont йtй choisis а leur tour, et ainsi de suite. Mais la fourmi ouvriиre est un insecte qui diffиre beaucoup de ses parents et qui cependant est complиtement stйrile ; de sorte que la fourmi ouvriиre n'a jamais pu transmettre les modifications de conformation ou d'instinct qu'elle a graduellement acquises. Or, comment est-il possible de concilier ce fait avec la thйorie de la sйlection naturelle ? Rappelons-nous d'abord que de nombreux exemples empruntйs aux animaux tant а l'йtat domestique qu'а l'йtat de nature, nous prouvent qu'il y a toutes sortes de diffйrences de conformations hйrйditaires en corrйlation avec certains вges et avec l'un ou l'autre sexe. Il y a des diffйrences qui sont en corrйlation non seulement avec un seul sexe, mais encore avec la courte pйriode pendant laquelle le systиme reproducteur est en activitй ; le plumage nuptial de beaucoup d'oiseaux, et le crochet de la mвchoire du saumon mвle. Il y a mкme de lйgиres diffйrences, dans les cornes de diverses races de bйtail, qui accompagnent un йtat imparfait artificiel du sexe mвle ; certains boeufs, en effet, ont les cornes plus longues que celles de boeufs appartenant а d'autres races, relativement а la longueur de ces mкmes appendices, tant chez les taureaux que chez les vaches appartenant aux mкmes races. Je ne vois donc pas grande difficultй а supposer qu'un caractиre finit par se trouver en corrйlation avec l'йtat de stйrilitй qui caractйrise certains membres des communautйs d'insectes ; la vraie difficultй est d'expliquer comment la sйlection naturelle a pu accumuler de semblables modifications corrйlatives de structure. Insurmontable, au premier abord, cette difficultй s'amoindrit et disparaоt mкme, si l'on se rappelle que la sйlection s'applique а la famille aussi bien qu'а l'individu, et peut ainsi atteindre le but dйsirй. Ainsi, les йleveurs de bйtail dйsirent que, chez leurs animaux, le gras et le maigre soient bien mйlangйs : l'animal qui prйsentait ces caractиres bien dйveloppйs est abattu ; mais, l'йleveur continue а se procurer des individus de la mкme souche, et rйussit. On peut si bien se fier а la sйlection, qu'on pourrait probablement former, а la longue, une race de bйtail donnant toujours des boeufs а cornes extraordinairement longues, en observant soigneusement quels individus, taureaux et vaches, produisent, par leur accouplement, les boeufs aux cornes les plus longues, bien qu'aucun boeuf ne puisse jamais propager son espиce. Voici, d'ailleurs, un excellent exemple : selon M. Verlot, quelques variйtйs de la giroflйe annuelle double, ayant йtй longtemps soumises а une sйlection convenable, donnent toujours, par semis, une forte proportion de plantes portant des fleurs doubles et entiиrement stйriles, mais aussi quelques fleurs simples et fйcondes. Ces derniиres fleurs seules assurent la propagation de la variйtй, et peuvent se comparer aux fourmis fйcondes mвles et femelles, tandis que les fleurs doubles et stйriles peuvent se comparer aux fourmis neutres de la mкme communautй. De mкme que chez les variйtйs de la giroflйe, la sйlection, chez les insectes vivant en sociйtй, exerce son action non sur l'individu, mais sur la famille, pour atteindre un rйsultat avantageux. Nous pouvons donc conclure que de lйgиres modifications de structure ou d'instinct, en corrйlation avec la stйrilitй de certains membres de la colonie, se sont trouvйes кtre avantageuses а celles-ci ; en consйquence, les mвles et les femelles fйcondes ont prospйrй et transmis а leur progйniture fйconde lа mкme tendance а produire des membres stйriles prйsentant les mкmes modifications. C'est grвce а la rйpйtition de ce mкme procйdй que s'est peu а peu accumulйe la prodigieuse diffйrence qui existe entre les femelles stйriles et les femelles fйcondes de la mкme espиce, diffйrence que nous remarquons chez tant d'insectes vivant en sociйtй. Il nous reste а aborder le point le plus difficile, c'est-а-dire le fait que les neutres, chez diverses espиces de fourmis, diffиrent non seulement des mвles et des femelles fйcondes, mais encore diffиrent les uns des autres, quelquefois а un degrй presque incroyable, et au point de former deux ou trois castes. Ces castes ne se confondent pas les unes avec les autres, mais sont parfaitement bien dйfinies, car elles sont aussi distinctes les unes des autres que peuvent l'кtre deux espиces d'un mкme genre, ou plutфt deux genres d'une mкme famille. Ainsi, chez les Eciton, il y a des neutres ouvriers et soldats, dont les mвchoires et les instincts diffиrent extraordinairement ; chez les Cryptocerus, les ouvriиres d'une caste portent sur la tкte un curieux bouclier, dont l'usage est tout а fait inconnu ; chez les Myrmecocystus du Mexique, les ouvriиres d'une caste ne quittent jamais le nid ; elles sont nourries par les ouvriиres d'une autre caste, et ont un abdomen йnormйment dйveloppй, qui sйcrиte une sorte de miel, supplйant а celui que fournissent les pucerons que nos fourmis europйennes conservent en captivitй, et qu'on pourrait regarder comme constituant pour elles un vrai bйtail domestique. On m'accusera d'avoir une confiance prйsomptueuse dans le principe de la sйlection naturelle, car je n'admets pas que des faits aussi йtonnants et aussi bien constatйs doivent renverser d'emblйe ma thйorie. Dans le cas plus simple, c'est-а-dire lа oщ il n'y a qu'une seule caste d'insectes neutres que, selon moi, la sйlection naturelle a rendus diffйrents des femelles et des mвles fйconds, nous pouvons conclure, d'aprиs l'analogie avec les variations ordinaires, que les modifications lйgиres, successives et avantageuses n'ont pas surgi chez tous les neutres d'un mкme nid, mais chez quelques-uns seulement ; et que, grвce а la persistance des colonies pourvues de femelles produisant le plus grand nombre de neutres ainsi avantageusement modifiйs, les neutres ont fini par prйsenter tous le mкme caractиre. Nous devrions, si cette maniиre de voir est fondйe, trouver parfois, dans un mкme nid, des insectes neutres prйsentant des gradations de structure ; or, c'est bien ce qui arrive, assez frйquemment mкme, si l'on considиre que, jusqu'а prйsent, on n'a guиre йtudiй avec soin les insectes neutres en dehors de l'Europe. M. F. Smith a dйmontrй que, chez plusieurs fourmis d'Angleterre, les neutres diffиrent les uns des autres d'une faзon surprenante par la taille et quelquefois par la couleur ; il a dйmontrй en outre, que l'on peut rencontrer, dans un mкme nid, tous les individus intermйdiaires qui relient les formes les plus extrкmes, ce que j'ai pu moi-mкme vйrifier. Il se trouve quelquefois que les grandes ouvriиres sont plus nombreuses dans un nid que les petites ou rйciproquement ; tantфt les grandes et les petites sont abondantes, tandis que celles de taille moyenne sont rares. La Formica flava a des ouvriиres grandes et petites, outre quelques-unes de taille moyenne ; chez cette espиce, d'aprиs les observations de M. F. Smith, les grandes ouvriиres ont des yeux simples ou ocellйs, bien visibles quoique petits, tandis que ces mкmes organes sont rudimentaires chez les petites ouvriиres. Une dissection attentive de plusieurs ouvriиres m'a prouvй que les yeux sont, chez les petites, beaucoup plus rudimentaires que ne le comporte l'infйrioritй de leur taille, et je crois, sans que je veuille l'affirmer d'une maniиre positive, que les ouvriиres de taille moyenne ont aussi des yeux prйsentant des caractиres intermйdiaires. Nous avons donc, dans ce cas, deux groupes d'ouvriиres stйriles dans un mкme nid, diffйrant non seulement par la taille, mais encore par les organes de la vision, et reliйes par quelques individus prйsentant des caractиres intermйdiaires. J'ajouterai, si l'on veut bien me permettre cette digression, que, si les ouvriиres les plus petites avaient йtй les plus utiles а la communautй, la sйlection aurait portй sur les mвles et les femelles produisant le plus grand nombre de ces petites ouvriиres, jusqu'а ce qu'elles le devinssent toutes ; il en serait alors rйsultй une espиce de fourmis dont les neutres seraient а peu prиs semblables а celles des Myrmica. Les ouvriиres des myrmica, en effet, ne possиdent mкme pas les rudiments des yeux, bien que les mвles et les femelles de ce genre aient des yeux simples et bien dйveloppйs. Je puis citer un autre cas. J'йtais si certain de trouver des gradations portant sur beaucoup de points importants de la conformation des diverses castes de neutres d'une mкme espиce, que j'acceptai volontiers l'offre que me fit M. F. Smith de me remettre un grand nombre d'individus pris dans un mкme nid de l'Anomma, fourmi de l'Afrique occidentale. Le lecteur jugera peut-кtre mieux des diffйrences existant chez ces ouvriиres d'aprиs des termes de comparaison exactement proportionnels, que d'aprиs des mesures rйelles : cette diffйrence est la mкme que celle qui existerait dans un groupe de maзons dont les uns n'auraient que 5 pieds 4 pouces, tandis que les autres auraient 6 pieds ; mais il faudrait supposer, en outre, que ces derniers auraient la tкte quatre fois au lieu de trois fois plus grosse que celle des petits hommes et des mвchoires prиs de cinq fois aussi grandes. De plus, les mвchoires des fourmis ouvriиres de diverses grosseurs diffиrent sous le rapport de la forme et par le nombre des dents. Mais le point important pour nous, c'est que, bien qu'on puisse grouper ces ouvriиres en castes ayant des grosseurs diverses, cependant ces groupes se confondent les uns dans les autres, tant sous le rapport de la taille que sous celui de la conformation de leurs mвchoires. Des dessins faits а la chambre claire par sir J. Lubbock, d'aprиs les mвchoires que j'ai dissйquйes sur des ouvriиres de diffйrente grosseur, dйmontrent incontestablement ce fait. Dans son intйressant ouvrage, le Naturaliste sur les Amazones, M. Bates a dйcrit des cas analogues. En prйsence de ces faits, je crois que la sйlection naturelle, en agissant sur les fourmis fйcondes ou parentes, a pu amener la formation d'une espиce produisant rйguliиrement des neutres, tous grands, avec des mвchoires ayant une certaine forme, ou tous petits, avec des mвchoires ayant une tout autre conformation, ou enfin, ce qui est le comble de la difficultй, а la fois des ouvriиres d'une grandeur et d'une structure donnйes et simultanйment d'autres ouvriиres diffйrentes sous ces deux rapports ; une sйrie graduйe a dы d'abord se former, comme dans le cas de l'Anomma, puis les formes extrкmes se sont dйveloppйes en nombre toujours plus considйrable, grвce а la persistance des parents qui les procrйaient, jusqu'а ce qu'enfin la production des formes intermйdiaires ait cessй. M. Wallace a proposй une explication analogue pour le cas йgalement complexe de certains papillons de l'archipel Malais dont les femelles prйsentent rйguliиrement deux et mкme trois formes distinctes. M. Fritz Mьller a recours а la mкme argumentation relativement а certains crustacйs du Brйsil, chez lesquels on peut reconnaоtre deux formes trиs diffйrentes chez les mвles. Mais il n'est pas nйcessaire d'entrer ici dans une discussion approfondie de ce sujet. Je crois avoir, dans ce qui prйcиde expliquй comment s'est produit ce fait йtonnant, que, dans une mкme colonie, il existe deux castes nettement distinctes d'ouvriиres stйriles, trиs diffйrentes les unes des autres ainsi que de leurs parents. Nous pouvons facilement comprendre que leur formation a dы кtre aussi avantageuse aux fourmis vivant en sociйtй que le principe de la division du travail peut кtre utile а l'homme civilisй. Les fourmis, toutefois, mettent en oeuvre des instincts, des organes ou des outils hйrйditaires, tandis que l'homme se sert pour travailler de connaissances acquises et d'instruments fabriquйs. Mais je dois avouer que, malgrй toute la foi que j'ai en la sйlection naturelle, je ne me serais jamais attendu qu'elle pыt amener des rйsultats aussi importants, si je n'avais йtй convaincu par l'exemple des insectes neutres. Je suis donc entrй, sur ce sujet, dans des dйtails un peu plus circonstanciйs, bien qu'encore insuffisants, d'abord pour faire comprendre la puissance de la sйlection naturelle, et, ensuite, parce qu'il s'agissait d'une des difficultйs les plus sйrieuses que ma thйorie ait rencontrйes. Le cas est aussi des plus intйressants, en ce qu'il prouve que, chez les animaux comme chez les plantes, une somme quelconque de modifications peut кtre rйalisйe par l'accumulation de variations spontanйes, lйgиres et nombreuses, pourvu qu'elles soient avantageuses, mкme en dehors de toute intervention de l'usage ou de l'habitude. En effet, les habitudes particuliиres propres aux femelles stйriles ou neutres, quelque durйe qu'elles aient eue, ne pourraient, en aucune faзon, affecter les mвles ou les femelles qui seuls laissent des descendants. Je suis йtonnй que personne n'ait encore songй а arguer du cas des insectes neutres contre la thйorie bien connue des habitudes hйrйditaires йnoncйe par Lamarck. RESUME J'ai cherchй, dans ce chapitre, а dйmontrer briиvement que les habitudes mentales de nos animaux domestiques sont variables, et que leurs variations sont hйrйditaires. J'ai aussi, et plus briиvement encore, cherchй а dйmontrer que les instincts peuvent lйgиrement varier а l'йtat de nature. Comme on ne peut contester que les instincts de chaque animal ont pour lui une haute importance, il n'y a aucune difficultй а ce que, sous l'influence de changements dans les conditions d'existence, la sйlection naturelle puisse accumuler а un degrй quelconque de lйgиres modification de l'instinct, pourvu qu'elles prйsentent quelque utilitй. L'usage et le dйfaut d'usage ont probablement jouй un rфle dans certains cas. Je ne prйtends point que les faits signalйs dans ce chapitre viennent appuyer beaucoup ma thйorie, mais j'estime aussi qu'aucune des difficultйs qu'ils soulиvent n'est de nature а la renverser. D'autre part, le fait que les instincts ne sont pas toujours parfaits et sont quelquefois sujets а erreur ; -- qu'aucun instinct n'a йtй produit pour l'avantage d'autres animaux, bien que certains animaux tirent souvent un parti avantageux de l'instinct des autres ; -- que l'axiome ; Natura non facit saltum, aussi bien applicable aux instincts qu'а la conformation physique, s'explique tout simplement d'aprиs la thйorie dйveloppйe ci-dessus, et autrement reste inintelligible, -- sont autant de points qui tendent а corroborer la thйorie de la sйlection naturelle. Quelques autres faits relatifs aux instincts viennent encore а son appui ; le cas frйquent, par exemple, d'espиces voisines mais distinctes, habitant des parties йloignйes du globe, et vivant dans des conditions d'existence fort diffйrentes, qui, cependant, ont conservй а peu prиs les mкmes instincts. Ainsi, il nous devient facile de comprendre comment, en vertu du principe d'hйrйditй, la grive de la partie tropicale de l'Amйrique mйridionale tapisse son nid de boue, comme le fait la grive en Angleterre ; comment il se fait que les calaos de l'Afrique et de l'Inde ont le mкme instinct bizarre d'emprisonner les femelles dans un trou d'arbre, en ne laissant qu'une petite ouverture а travers laquelle les mвles donnent la pвture а la mиre et а ses petits ; comment encore le roitelet mвle (Troglodytes) de l'Amйrique du Nord construit des « nids de coqs » dans lesquels il perche, comme le mвle de notre roitelet -- habitude qui ne se remarque chez aucun autre oiseau connu. Enfin, en admettant mкme que la dйduction ne soit pas rigoureusement logique, il est infiniment plus satisfaisant de considйrer certains instincts, tels que celui qui pousse le jeune coucou а expulser du nid ses frиres de lait, -- les fourmis а se procurer des esclaves, -- les larves d'ichneumon а dйvorer l'intйrieur du corps des chenilles vivantes, -- non comme le rйsultat d'actes crйateurs spйciaux, mais comme de petites consйquences d'une loi gйnйrale, ayant pour but le progrиs de tous les кtres organisйs, c'est-а-dire leur multiplication, leur variation, la persistance du plus fort et l'йlimination du plus faible. CHAPITRE I X, HYBRIDITE. Distinction entre la stйrilitй des premiers croisements et celle des hybrides. - La stйrilitй est variable en degrй, pas universelle, affectйe par la consanguinitй rapprochйe, supprimйe par la domestication. - Lois rйgissant la stйrilitй des hybrides. - La stйrilitй n'est pas un caractиre spйcial, mais dйpend d'autres diffйrences et n'est pas accumulйe par la sйlection naturelle. - Causes de la stйrilitй des hybrides et des premiers croisements. - Parallйlisme entre les effets des changements dans les conditions d'existence et ceux du croisement. - Dimorphisme et trimorphisme. - La fйconditй des variйtйs croisйes et de leurs descendants mйtis n'est pas universelle. - Hybrides et mйtis comparйs indйpendamment de leur fйconditй. - Rйsumй. Les naturalistes admettent gйnйralement que les croisements entre espиces distinctes ont йtй frappйs spйcialement de stйrilitй pour empкcher qu'elles ne se confondent. Cette opinion, au premier abord, paraоt trиs probable, car les espиces d'un mкme pays n'auraient guиre pu se conserver distinctes, si elles eussent йtй susceptibles de s'entre-croiser librement. Ce sujet a pour nous une grande importance, surtout en ce sens que la stйrilitй des espиces, lors d'un premier croisement, et celle de leur descendance hybride, ne peuvent pas provenir, comme je le dйmontrerai, de la conservation de degrйs successifs et avantageux de stйrilitй. La stйrilitй rйsulte de diffйrences dans le systиme reproducteur des espиces parentes. On a d'ordinaire, en traitant ce sujet, confondu deux ordres de faits qui prйsentent des diffйrences fondamentales et qui sont, d'une part, la stйrilitй de l'espиce а la suite d'un premier croisement, et, d'autre part, celle des hybrides qui proviennent de ces croisements. Le systиme reproducteur des espиces pures est, bien entendu, en parfait йtat, et cependant, lorsqu'on les entre-croise, elles ne produisent que peu ou point de descendants. D'autre part, les organes reproducteurs des hybrides sont fonctionnellement impuissants, comme le prouve clairement l'йtat de l'йlйment mвle, tant chez les plantes que chez les animaux, bien que les organes eux-mкmes, autant que le microscope permet de le constater, paraissent parfaitement conformйs. Dans le premier cas, les deux йlйments sexuels qui concourent а former l'embryon sont complets ; dans le second, ils sont ou complиtement rudimentaires ou plus ou moins atrophiйs. Cette distinction est importante, lorsqu'on en vient а considйrer la cause de la stйrilitй, qui est commune aux deux cas ; on l'a nйgligйe probablement parce que, dans l'un et l'autre cas, on regardait la stйrilitй comme le rйsultat d'une loi absolue dont les causes йchappaient а notre intelligence. La fйconditй des croisements entre variйtйs, c'est-а-dire entre des formes qu'on sait ou qu'on suppose descendues de parents communs, ainsi que la fйconditй entre leurs mйtis, est, pour ma thйorie, tout aussi importante que la stйrilitй des espиces ; car il semble rйsulter de ces deux ordres de phйnomиnes une distinction bien nette et bien tranchйe entre les variйtйs et les espиces. DEGRES DE STERILITE. Examinons d'abord la stйrilitй des croisements entre espиces, et celle de leur descendance hybride. Deux observateurs consciencieux, Kцlreuter et Gдrtner, ont presque vouй leur vie а l'йtude de ce sujet, et il est impossible de lire les mйmoires qu'ils ont consacrйs а cette question sans acquйrir la conviction profonde que les croisements entre espиces sont, jusqu'а un certain point, frappйs de stйrilitй. Kцlreuter considиre cette loi comme universelle, mais cet auteur tranche le noeud de la question, car, par dix fois, il n'a pas hйsitй а considйrer comme des variйtйs deux formes parfaitement fйcondes entre elles et que la plupart des auteurs regardent comme des espиces distinctes. Gдrtner admet aussi l'universalitй de la loi, mais il conteste la fйconditй complиte dans les dix cas citйs par Kцlreuter. Mais, dans ces cas comme dans beaucoup d'autres, il est obligй de compter soigneusement les graines, pour dйmontrer qu'il y a bien diminution de fйconditй. Il compare toujours le nombre maximum des graines produites par le premier croisement entre deux espиces, ainsi que le maximum produit par leur postйritй hybride, avec le nombre moyen que donnent, а l'йtat de nature, les espиces parentes pures. Il introduit ainsi, ce me semble, une grave cause d'erreur ; car une plante, pour кtre artificiellement fйcondйe, doit кtre soumise а la castration ; et, ce qui est souvent plus important, doit кtre enfermйe pour empкcher que les insectes ne lui apportent du pollen d'autres plantes. Presque toutes les plantes dont Gдrtner s'est servi pour ses expйriences йtaient en pots et placйes dans une chambre de sa maison. Or, il est certain qu'un pareil traitement est souvent nuisible а la fйconditй des plantes, car Gдrtner indique une vingtaine de plantes qu'il fйconda artificiellement avec leur propre pollen aprиs les avoir chвtrйes (il faut exclure les cas comme ceux des lйgumineuses, pour lesquelles la manipulation nйcessaire est trиs difficile), et la moitiй de ces plantes subirent une diminution de fйconditй. En outre, comme Gдrtner a croisй bien des fois certaines formes, telles que le mouron rouge et le mouron bleu (Anagallis arvensis et Anagallis caerulea), que les meilleurs botanistes regardent comme des variйtйs, et qu'il les a trouvйes absolument stйriles, on peut douter qu'il y ait rйellement autant d'espиces stйriles, lorsqu'on les croise, qu'il paraоt le supposer. Il est certain, d'une part, que la stйrilitй des diverses espиces croisйes diffиre tellement en degrй, et offre tant de gradations insensibles ; que, d'autre part, la fйconditй des espиces pures est si aisйment affectйe par diffйrentes circonstances, qu'il est, en pratique, fort difficile de dire oщ finit la fйconditй parfaite et oщ commence la stйrilitй. On ne saurait, je crois, trouver une meilleure preuve de ce fait que les conclusions diamйtralement opposйes, а l'йgard des mкmes espиces, auxquelles en sont arrivйs les deux observateurs les plus expйrimentйs qui aient existй, Kцlreuter et Gдrtner. Il est aussi fort instructif de comparer -- sans entrer dans des dйtails qui ne sauraient trouver ici la place nйcessaire -- les preuves prйsentйes par nos meilleurs botanistes sur la question de savoir si certaines formes douteuses sont des espиces ou des variйtйs, avec les preuves de fйconditй apportйes par divers horticulteurs qui ont cultivй des hybrides, ou par un mкme horticulteur, aprиs des expйriences faites а des йpoques diffйrentes. On peut dйmontrer ainsi que ni la stйrilitй ni la fйconditй ne fournissent aucune distinction certaine entre les espиces et les variйtйs. Les preuves tirйes de cette source offrent d'insensibles gradations, et donnent lieu aux mкmes doutes que celles qu'on tire des autres diffйrences de constitution et de conformation. Quant а la stйrilitй des hybrides dans les gйnйrations successives, bien qu'il ait pu en йlever quelques-uns en йvitant avec grand soin tout croisement avec l'une ou l'autre des deux espиces pures, pendant six ou sept et mкme, dans un cas, pendant dix gйnйrations, Gдrtner constate expressйment que leur fйconditй n'augmente jamais, mais qu'au contraire elle diminue ordinairement tout а coup. On peut remarquer, а propos de cette diminution, que, lorsqu'une dйviation de structure ou de constitution est commune aux deux parents, elle est souvent transmise avec accroissement а leur descendant ; or, chez les plantes hybrides, les deux йlйments sexuels sont dйjа affectйs а un certain degrй. Mais je crois que, dans la plupart de ces cas, la fйconditй diminue en vertu d'une cause indйpendante, c'est-а-dire les croisements entre des individus trиs proches parents. J'ai fait tant d'expйriences, j'ai rйuni un ensemble de faits si considйrable, prouvant que, d'une part, le croisement occasionnel avec un individu ou une variйtй distincte augmente la vigueur et la fйconditй des descendants, et, d'autre part, que les croisements consanguins produisent l'effet inverse, que je ne saurais douter de l'exactitude de cette conclusion. Les expйrimentateurs n'йlиvent ordinairement que peu d'hybrides, et, comme les deux espиces mиres, ainsi que d'autres hybrides alliйs, croissent la plupart du temps dans le mкme jardin, il faut empкcher avec soin l'accиs des insectes pendant la floraison. Il en rйsulte que, dans chaque gйnйration, la fleur d'un hybride est gйnйralement fйcondйe par son propre pollen, circonstance qui doit nuire а sa fйconditй dйjа amoindrie par le fait de son origine hybride. Une assertion, souvent rйpйtйe par Gдrtner, fortifie ma conviction а cet йgard ; il affirme que, si on fйconde artificiellement les hybrides, mкme les moins fйconds, avec du pollen hybride de la mкme variйtй, leur fйconditй augmente trиs visiblement et va toujours en augmentant, malgrй les effets dйfavorables que peuvent exercer les manipulations nйcessaires. En procйdant aux fйcondations artificielles, on prend souvent, par hasard (je le sais par expйrience), du pollen des anthиres d'une autre fleur que du pollen de la fleur mкme qu'on veut fйconder, de sorte qu'il en rйsulte un croisement entre deux fleurs, bien qu'elles appartiennent souvent а la mкme plante. En outre, lorsqu'il s'agit d'expйriences compliquйes, un observateur aussi soigneux que Gдrtner a dы soumettre ses hybrides а la castration, de sorte qu'а chaque gйnйration un croisement a dы sыrement avoir lieu avec du pollen d'une autre fleur appartenant soit а la mкme plante, soit а une autre plante, mais toujours de mкme nature hybride. L'йtrange accroissement de fйconditй dans les gйnйrations successives d'hybrides fйcondйs artificiellement, contrastant avec ce qui se passe chez ceux qui sont spontanйment fйcondйs, pourrait ainsi s'expliquer, je crois, par le fait que les croisements consanguins sont йvitйs. Passons maintenant aux rйsultats obtenus par un troisiиme expйrimentateur non moins habile, le rйvйrend W. Herbert. Il affirme que quelques hybrides sont parfaitement fйconds, aussi fйconds que les espиces-souches pures, et il soutient ses conclusions avec autant de vivacitй que Kцlreuter et Gдrtner, qui considиrent, au contraire, que la loi gйnйrale de la nature est que tout croisement entre espиces distinctes est frappй d'un certain degrй de stйrilitй. Il a expйrimentй sur les mкmes espиces que Gдrtner. On peut, je crois, attribuer la diffйrence dans les rйsultats obtenus а la grande habiletй d'Herbert en horticulture, et au fait qu'il avait des serres chaudes а sa disposition. Je citerai un seul exemple pris parmi ses nombreuses et importantes observations : « Tous les ovules d'une mкme gousse de Crinum capense fйcondйs par le Crinum revolutum ont produit chacun une plante, fait que je n'ai jamais vu dans le cas d'une fйcondation naturelle. » Il y a donc lа une fйconditй parfaite ou mкme plus parfaite qu'а l'ordinaire dans un premier croisement opйrй entre deux espиces distinctes. Ce cas du Crinum m'amиne а signaler ce fait singulier, qu'on peut facilement fйconder des plantes individuelles de certaines espиces de Lobelia, de Verbascum et de Passiflora avec du pollen provenant d'une espиce distincte, mais pas avec du pollen provenant de la mкme plante, bien que ce dernier soit parfaitement sain et capable de fйconder d'autres plantes et d'autres espиces. Tous les individus des genres Hippeastrum et Corydalis, ainsi que l'a dйmontrй le professeur Hildebrand, tous ceux de divers orchidйes, ainsi que l'ont dйmontrй MM. Scott et Fritz Mьller, prйsentent cette mкme particularitй. Il en rйsulte que certains individus anormaux de quelques espиces, et tous les individus d'autres espиces, se croisent beaucoup plus facilement qu'ils ne peuvent кtre fйcondйs par du pollen provenant du mкme individu. Ainsi, une bulbe d'Hippestrum aulicum produisit quatre fleurs ; Herbert en fйconda trois avec leur propre pollen, et la quatriиme fut postйrieurement fйcondйe avec du pollen provenant d'un hybride mixte descendu de trois espиces distinctes ; voici le rйsultat de cette expйrience : « les ovaires des trois premiиres fleurs cessиrent bientфt de se dйvelopper et pйrirent, au bout de quelques jours, tandis que la gousse fйcondйe par le pollen de l'hybride poussa vigoureusement, arriva rapidement а maturitй, et produisit des graines excellentes qui germиrent facilement. » Des expйriences semblables faites pendant bien des annйes par M. Herbert lui ont toujours donnй les mкmes rйsultats. Ces faits servent а dйmontrer de quelles causes mystйrieuses et insignifiantes dйpend quelquefois la plus ou moins grande fйconditй d'une espиce. Les expйriences pratiques des horticulteurs, bien que manquant de prйcision scientifique, mйritent cependant quelque attention. Il est notoire que presque toutes les espиces de Pelargonium, de Fuchsia de Calceolaria, de Petunia, de Rhododendron, etc., ont йtй croisйes de mille maniиres ; cependant beaucoup de ces hybrides produisent rйguliиrement des graines. Herbert affirme, par exemple, qu'un hybride de Calceolaria integrifolia et de Calceolaria plantaginea, deux espиces aussi dissemblables qu'il est possible par leurs habitudes gйnйrales, « s'est reproduit aussi rйguliиrement que si c'eыt йtй une espиce naturelle des montagnes du Chili ». J'ai fait quelques recherches pour dйterminer le degrй de fйconditй de quelques rhododendrons hybrides, provenant des croisements les plus compliquйs, et j'ai acquis la conviction que beaucoup d'entre eux sont complиtement fйconds. M. C. Noble, par exemple, m'apprend qu'il йlиve pour la greffe un grand nombre d'individus d'un hybride entre le Rhododendron Ponticum et le Rhododendron Catawbiense, et que cet hybride donne des graines en aussi grande abondance qu'on peut se l'imaginer. Si la fйconditй des hybrides convenablement traitйs avait toujours йtй en diminuant de gйnйration en gйnйration, comme le croit Gдrtner, le fait serait connu des horticulteurs. Ceux-ci cultivent des quantitйs considйrables des mкmes hybrides, et c'est seulement ainsi que les plantes se trouvent placйes dans des conditions convenables ; l'intervention des insectes permet, en effet, des croisements faciles entre les diffйrents individus et empкche l'influence nuisible d'une consanguinitй trop rapprochйe. On peut aisйment se convaincre de l'efficacitй du concours des insectes en examinant les fleurs des rhododendrons hybrides les plus stйriles ; ils ne produisent pas de pollen et cependant les stigmates sont couverts de pollen provenant d'autres fleurs. On a ait beaucoup moins d'expйriences prйcises sur les animaux que sur les plantes. Si l'on peut se fier а nos classifications systйmatiques, c'est-а-dire si les genres zoologiques sont aussi distincts les uns des autres que le sont les genres botaniques, nous pouvons conclure des faits constatйs que, chez les animaux, des individus plus йloignйs les uns des autres dans l'йchelle naturelle peuvent se croiser plus facilement que cela n'a lieu chez les vйgйtaux ; mais les hybrides qui proviennent de ces croisements sont, je crois, plus stйriles. Il faut, cependant, prendre en considйration le fait que peu d'animaux reproduisent volontiers en captivitй, et que, par consйquent, il n'y a eu que peu d'expйriences faites dans de bonnes conditions : le serin, par exemple, a йtй croisй avec neuf espиces distinctes de moineaux ; mais, comme aucune de ces espиces ne se reproduit en captivitй, nous n'avons pas lieu de nous attendre а ce que le premier croisement entre elles et le serin ou entre leurs hybrides soit parfaitement fйcond. Quant а la fйconditй des gйnйrations successives des animaux hybrides les plus fйconds, je ne connais pas de cas oщ l'on ait йlevй а la fois deux familles d'hybrides provenant de parents diffйrents, de maniиre а йviter les effets nuisibles des croisements consanguins. On a, au contraire, habituellement croisй ensemble les frиres et les soeurs а chaque gйnйration successive, malgrй les avis constants de tous les йleveurs. Il n'y a donc rien d'йtonnant а ce que, dans ces conditions, la stйrilitй inhйrente aux hybrides ait йtй toujours en augmentant. Bien que je ne connaisse aucun cas bien authentique d'animaux hybrides parfaitement fйconds, j'ai des raisons pour croire que les hybrides du Cervulus vaginalis et du Cervulus Reevesii, ainsi que ceux du Phasianus colchocus et du Phasianus torquatus, sont parfaitement fйconds. M. de Quatrefages constate qu'on a pu observer а Paris la fйconditй inter se, pendant huit gйnйrations, des hybrides provenant de deux phalиnes (Bombyx cynthia et Bombyx arrindia). On a rйcemment affirmй que deux espиces aussi distinctes que le liиvre et le lapin, lorsqu'on rйussit а les apparier, donnent des produits qui sont trиs fйconds lorsqu'on les croise avec une des espиces parentes. Les hybrides entre l'oie commune et l'oie chinoise (Anagallis cygnoides), deux espиces assez diffйrentes pour qu'on les range ordinairement dans des genres distincts, se sont souvent reproduits dans ce pays avec l'une ou l'autre des souches pures, et dans un seul cas inter se. Ce rйsultat a йtй obtenu par M. Eyton, qui йleva deux hybrides provenant des mкmes parents, mais de pontes diffйrentes ; ces deux oiseaux ne lui donnиrent pas moins de huit hybrides en une seule couvйe, hybrides qui se trouvaient кtre les petits-enfants des oies pures. Ces oies de races croisйes doivent кtre trиs fйcondes dans l'Inde, car deux juges irrйcusables en pareille matiиre, M. Blyth et le capitaine Hutton, m'apprennent qu'on йlиve dans diverses parties de ce pays des troupeaux entiers de ces oies hybrides ; or, comme on les йlиve pour en tirer profit, lа oщ aucune des espиces parentes pures ne se rencontre, il faut bien que leur fйconditй soit parfaite. Nos diverses races d'animaux domestiques croisйes sont tout а fait fйcondes, et, cependant, dans bien des cas, elles descendent de deux ou de plusieurs espиces sauvages. Nous devons conclure de ce fait, soit que les espиces parentes primitives ont produit tout d'abord des hybrides parfaitement fйconds, soit que ces derniers le sont devenus sous l'influence de la domestication. Cette derniиre alternative, йnoncйe pour la premiиre fois par Pallas, paraоt la plus probable, et ne peut guиre mкme кtre mise en doute. Il est, par exemple, presque certain que nos chiens descendent de plusieurs souches sauvages ; cependant tous sont parfaitement fйconds les uns avec les autres, quelques chiens domestiques indigиnes de l'Amйrique du Sud exceptйs peut-кtre ; mais l'analogie me porte а penser que les diffйrentes espиces primitives ne se sont pas, tout d'abord, croisйes librement et n'ont pas produit des hybrides parfaitement fйconds. Toutefois, j'ai rйcemment acquis la preuve dйcisive de la complиte fйconditй inter se des hybrides provenant du croisement du bйtail а bosse de l'Inde avec notre bйtail ordinaire. Cependant les importantes diffйrences ostйologiques constatйes par Rьtimeyer entre les deux formes, ainsi que les diffйrences dans les moeurs, la voix, la constitution, etc., constatйes par M. Blyth, sont de nature а les faire considйrer comme des espиces absolument distinctes. On peut appliquer les mкmes remarques aux deux races principales du cochon. Nous devons donc renoncer а croire а la stйrilitй absolue des espиces croisйes, ou il faut considйrer cette stйrilitй chez les animaux, non pas comme un caractиre indйlйbile, mais comme un caractиre que la domestication peut effacer. En rйsumй, si l'on considиre l'ensemble des faits bien constatйs relatifs а l'entre-croisement des plantes et des animaux, on peut conclure qu'une certaine stйrilitй relative se manifeste trиs gйnйralement, soit chez les premiers croisements, soit chez les hybrides, mais que, dans l'йtat actuel de nos connaissances, cette stйrilitй ne peut pas кtre considйrйe comme absolue et universelle. LOIS QUI REGISSENT LA STERILITE DES PREMIERS CROISEMENTS ET DES HYBRIDES. Etudions maintenant avec un peu plus de dйtails les lois qui rйgissent la stйrilitй des premiers croisements et des hybrides. Notre but principal est de dйterminer si ces lois prouvent que les espиces ont йtй spйcialement douйes de cette propriйtй, en vue d'empкcher un croisement et un mйlange devant entraоner une confusion gйnйrale. Les conclusions qui suivent sont principalement tirйes de l'admirable ouvrage de Gдrtner sur l'hybridation des plantes. J'ai surtout cherchй а m'assurer jusqu'а quel point les rиgles qu'il pose sont applicables aux animaux, et, considйrant le peu de connaissances que nous avons sur les animaux hybrides, j'ai йtй surpris de trouver que ces mкmes rиgles s'appliquent gйnйralement aux deux rиgnes. Nous avons dйjа remarquй que le degrй de fйconditй, soit des premiers croisements, soit des hybrides, prйsente des gradations insensibles depuis la stйrilitй absolue jusqu'а la fйconditй parfaite. Je pourrais citer bien des preuves curieuses de cette gradation, mais je ne peux donner ici qu'un rapide aperзu des faits. Lorsque le pollen d'une plante est placй sur le stigmate d'une plante appartenant а une famille distincte, son action est aussi nulle que pourrait l'кtre celle de la premiиre poussiиre venue. A partir de cette stйrilitй absolue, le pollen des diffйrentes espиces d'un mкme genre, appliquй sur le stigmate de l'une des espиces de ce genre, produit un nombre de graines qui varie de faзon а former une sйrie graduelle depuis la stйrilitй absolue jusqu'а une fйconditй plus ou moins parfaite et mкme, comme nous l'avons vu, dans certains cas anormaux, jusqu'а une fйconditй supйrieure а celle dйterminйe par l'action du pollen de la plante elle-mкme. De mкme, il y a des hybrides qui n'ont jamais produit et ne produiront peut-кtre jamais une seule graine fйconde, mкme avec du pollen pris sur l'une des espиces pures ; mais on a pu, chez quelques-uns, dйcouvrir une premiиre trace de fйconditй, en ce sens que sous l'action du pollen d'une des espиces parentes la fleur hybride se flйtrit un peu plus tфt qu'elle n'eыt fait autrement ; or, chacun sait que c'est lа un symptфme d'un commencement de fйcondation. De cet extrкme degrй de stйrilitй nous passons graduellement par des hybrides fйconds, produisant toujours un plus grand nombre de graines jusqu'а ceux qui atteignent а la fйconditй parfaite. Les hybrides provenant de deux espиces difficiles а croiser, et dont les premiers croisements sont gйnйralement trиs stйriles, sont rarement fйconds ; mais il n'y a pas de parallйlisme rigoureux а йtablir entre la difficultй d'un premier croisement et le degrй de stйrilitй des hybrides qui en rйsultent -- deux ordres de faits qu'on a ordinairement confondus. Il y a beaucoup de cas oщ deux espиces pures, dans le genre Verbascum, par exemple, s'unissent avec la plus grande facilitй et produisent de nombreux hybrides, mais ces hybrides sont eux-mкmes absolument stйriles. D'autre part, il y a des espиces qu'on ne peut croiser que rarement ou avec une difficultй extrкme, et dont les hybrides une fois produits sont trиs fйconds. Ces deux cas opposйs se prйsentent dans les limites mкmes d'un seul genre, dans le genre Dianthus, par exemple. Les conditions dйfavorables affectent plus facilement la fйconditй, tant des premiers croisements que des hybrides, que celle des espиces pures. Mais le degrй de fйconditй des premiers croisements est йgalement variable en vertu d'une disposition innйe, car cette fйconditй n'est pas toujours йgale chez tous les individus des mкmes espиces, croisйs dans les mкmes conditions ; elle paraоt dйpendre en partie de la constitution des individus qui ont йtй choisis pour l'expйrience. Il en est de mкme pour les hybrides, car la fйconditй varie quelquefois beaucoup chez les divers individus provenant des graines contenues dans une mкme capsule, et exposйes aux mкmes conditions. On entend, par le terme d'affinitй systйmatique, les ressemblances que les espиces ont les unes avec les autres sous le rapport de la structure et de la constitution. Or, cette affinitй rйgit dans une grande mesure la fйconditй des premiers croisements et celle des hybrides qui en proviennent. C'est ce que prouve clairement le fait qu'on n'a jamais pu obtenir des hybrides entre espиces classйes dans des familles distinctes, tandis que, d'autre part, les espиces trиs voisines peuvent en gйnйral se croiser facilement. Toutefois, le rapport entre l'affinitй systйmatique et la facilitй de croisement n'est en aucune faзon rigoureuse. On pourrait citer de nombreux exemples d'espиces trиs voisines qui refusent de se croiser, ou qui ne le font qu'avec une extrкme difficultй, et des cas d'espиces trиs distinctes qui, au contraire, s'unissent avec une grande facilitй. On peut, dans une mкme famille, rencontrer un genre, comme le Dianthus par exemple, chez lequel un grand nombre d'espиces s'entre-croisent facilement, et un autre genre, tel que le Silene, chez lequel, malgrй les efforts les plus persйvйrants, on n'a pu rйussir а obtenir le moindre hybride entre des espиces extrкmement voisines. Nous rencontrons ces mкmes diffйrences dans les limites d'un mкme genre ; on a , par exemple, croisй les nombreuses espиces du genre Nicotiana beaucoup plus que les espиces d'aucun autre genre ; cependant Gдrtner a constatй que la Nicotiana acuminata, qui, comme espиce, n'a rien d'extraordinairement particulier, n'a pu fйconder huit autres espиces de Nicotiana, ni кtre fйcondйe par elles. Je pourrais citer beaucoup de faits analogues. Personne n'a pu encore indiquer quelle est la nature ou le degrй des diffйrences apprйciables qui suffisent pour empкcher le croisement de deux espиces. On peut dйmontrer que des plantes trиs diffйrentes par leur aspect gйnйral et par leurs habitudes, et prйsentant des dissemblances trиs marquйes dans toutes les parties de la fleur, mкme dans le pollen, dans le fruit et dans les cotylйdons, peuvent кtre croisйes ensemble. On peut souvent croiser facilement ensemble des plantes annuelles et vivaces, des arbres а feuilles caduques et а feuilles persistantes, des plantes adaptйes а des climats fort diffйrents et habitant des stations tout а fait diverses. Par l'expression de croisement rйciproque entre deux espиces j'entends des cas tels, par exemple, que le croisement d'un йtalon avec une вnesse, puis celui d'un вne avec une jument ; on peut alors dire que les deux espиces ont йtй rйciproquement croisйes. Il y a souvent des diffйrences immenses quant а la facilitй avec laquelle on peut rйaliser les croisements rйciproques. Les cas de ce genre ont une grande importance, car ils prouvent que l'aptitude qu'ont deux espиces а se croiser est souvent indйpendante de leurs affinitйs systйmatiques, c'est-а-dire de toute diffйrence dans leur organisation, le systиme reproducteur exceptй. Kцlreuter, il y a longtemps dйjа, a observй la diversitй des rйsultats que prйsentent les croisements rйciproques entre les deux mкmes espиces. Pour en citer un exemple, la Mirabilis jalapa est facilement fйcondйe par le pollen de la Mirabilis longiflora, et les hybrides qui proviennent de ce croisement sont assez fйconds ; mais Kцlreuter a essayй plus de deux cents fois, dans l'espace de huit ans, de fйconder rйciproquement la Mirabilis longiflora par du pollen de la Mirabilis jalapa, sans pouvoir y parvenir. On connaоt d'autres cas non moins frappants. Thuret a observй le mкme fait sur certains fucus marins. Gдrtner a, en outre, reconnu que cette diffйrence dans la facilitй avec laquelle les croisements rйciproques peuvent s'effectuer est, а un degrй moins prononcй, trиs gйnйrale. Il l'a mкme observйe entre des formes trиs voisines, telles que la Matthiola annua et la Matthiola glabra, que beaucoup de botanistes considиrent comme des variйtйs. C'est encore un fait remarquable que les hybrides provenant de croisements rйciproques, bien que constituйs par les deux mкmes espиces -- puisque chacune d'elles a йtй successivement employйe comme pиre et ensuite comme mиre -- bien que diffйrant rarement par leurs caractиres extйrieurs, diffиrent gйnйralement un peu et quelquefois beaucoup sous le rapport de la fйconditй. On pourrait tirer des observations de Gдrtner plusieurs autres rиgles singuliиres ; ainsi, par exemple, quelques espиces ont une facilitй remarquable а se croiser avec d'autres ; certaines espиces d'un mкme genre sont remarquables par l'йnergie avec laquelle elles impriment leur ressemblance а leur descendance hybride ; mais ces deux aptitudes ne vont pas nйcessairement ensemble. Certains hybrides, au lieu de prйsenter des caractиres intermйdiaires entre leurs parents, comme il arrive d'ordinaire, ressemblent toujours beaucoup plus а l'un d'eux ; bien que ces hybrides ressemblent extйrieurement de faзon presque absolue а une des espиces parentes pures, ils sont en gйnйral, et а de rares exceptions prиs, extrкmement stйriles. De mкme, parmi les hybrides qui ont une conformation habituellement intermйdiaire entre leurs parents, on rencontre parfois quelques individus exceptionnels qui ressemblent presque complиtement а l'un de leurs ascendants purs ; ces hybrides sont presque toujours absolument stйriles, mкme lorsque d'autres sujets provenant de graines tirйes de la mкme capsule sont trиs fйconds. Ces faits prouvent combien la fйconditй d'un hybride dйpend peu de sa ressemblance extйrieure avec l'une ou l'autre de ses formes parentes pures. D'aprиs les rиgles prйcйdentes, qui rйgissent la fйconditй des premiers croisements et des hybrides, nous voyons que, lorsque l'on croise des formes qu'on peut regarder comme des espиces bien distinctes, leur fйconditй prйsente tous les degrйs depuis zйro jusqu'а une fйconditй parfaite, laquelle peut mкme, dans certaines conditions, кtre poussйe а l'extrкme ; que cette fйconditй, outre qu'elle est facilement affectйe par l'йtat favorable ou dйfavorable des conditions extйrieures, est variable en vertu de prйdispositions innйes ; que cette fйconditй n'est pas toujours йgale en degrй, dans le premier croisement et dans les hybrides qui proviennent de ce croisement ; que la fйconditй des hybrides n'est pas non plus en rapport avec le degrй de ressemblance extйrieure qu'ils peuvent avoir avec l'une ou l'autre de leurs formes parentes ; et, enfin, que la facilitй avec laquelle un premier croisement entre deux espиces peut кtre effectuй ne dйpend pas toujours de leurs affinitйs systйmatiques, ou du degrй de ressemblance qu'il peut y avoir entre elles. La rйalitй de cette assertion est dйmontrйe par la diffйrence des rйsultats que donnent les croisements rйciproques entre les deux mкmes espиces, car, selon que l'une des deux est employйe comme pиre ou comme mиre, il y a ordinairement quelque diffйrence, et parfois une diffйrence considйrable, dans la facilitй qu'on trouve а effectuer le croisement. En outre, les hybrides provenant de croisements rйciproques diffиrent souvent en fйconditй. Ces lois singuliиres et complexes indiquent-elles que les croisements entre espиces ont йtй frappйs de stйrilitй uniquement pour que les formes organiques ne puissent pas se confondre dans la nature ? Je ne le crois pas. Pourquoi, en effet, la stйrilitй serait elle si variable, quant au degrй, suivant les espиces qui se croisent, puisque nous devons supposer qu'il est йgalement important pour toutes d'йviter le mйlange et la confusion ? Pourquoi le degrй de stйrilitй serait-il variable en vertu de prйdispositions innйes chez divers individus de la mкme espиce ? Pourquoi des espиces qui se croisent avec la plus grande facilitй produisent-elles des hybrides trиs stйriles, tandis que d'autres, dont les croisements sont trиs difficiles а rйaliser, produisent des hybrides assez fйconds ? Pourquoi cette diffйrence si frйquente et si considйrable dans les rйsultats des croisements rйciproques opйrйs entre les deux mкmes espиces ? Pourquoi, pourrait-on encore demander, la production des hybrides est-elle possible ? Accorder а l'espиce la propriйtй spйciale de produire des hybrides, pour arrкter ensuite leur propagation ultйrieure par divers degrйs de stйrilitй, qui ne sont pas rigoureusement en rapport avec la facilitй qu'ont leurs parents а se croiser, semble un йtrange arrangement. D'autre part, les faits et les rиgles qui prйcиdent me paraissent nettement indiquer que la stйrilitй, tant des premiers croisements que des hybrides, est simplement une consйquence dйpendant de diffйrences inconnues qui affectent le systиme reproducteur. Ces diffйrences sont d'une nature si particuliиre et si bien dйterminйe, que, dans les croisements rйciproques entre deux espиces, l'йlйment mвle de l'une est souvent apte а exercer facilement son action ordinaire sur l'йlйment femelle de l'autre, sans que l'inverse puisse avoir lieu. Un exemple fera mieux comprendre ce que j'entends en disant que la stйrilitй est une consйquence d'autres diffйrences, et n'est pas une propriйtй dont les espиces ont йtй spйcialement douйes. L'aptitude que possиdent certaines plantes а pouvoir кtre greffйes sur d'autres est sans aucune importance pour leur prospйritй а l'йtat de nature ; personne, je prйsume, ne supposera donc qu'elle leur ait йtй donnйe comme une propriйtй spйciale, mais chacun admettra qu'elle est une consйquence de certaines diffйrences dans les lois de la croissance des deux plantes. Nous pouvons quelquefois comprendre que tel arbre ne peut se greffer sur un autre, en raison de diffйrences dans la rapiditй de la croissance, dans la duretй du bois, dans l'йpoque du flux de la sиve, ou dans la nature de celle-ci, etc. ; mais il est une foule de cas oщ nous ne saurions assigner une cause quelconque. Une grande diversitй dans la taille de deux plantes, le fait que l'une est ligneuse, l'autre herbacйe, que l'une est а feuilles caduques et l'autre а feuilles persistantes, l'adaptation mкme а diffйrents climats, n'empкchent pas toujours de les greffer l'une sur l'autre. Il en est de mкme pour la greffe que pour l'hybridation ; l'aptitude est limitйe par les affinitйs systйmatiques, car on n'a jamais pu greffer l'un sur l'autre des arbres appartenant а des familles absolument distinctes, tandis que, d'autre part, on peut ordinairement, quoique pas invariablement, greffer facilement les unes sur les autres des espиces voisines et les variйtйs d'une mкme espиce. Mais, de mкme encore que dans l'hybridation, l'aptitude а la greffe n'est point absolument en rapport avec l'affinitй systйmatique, car on a pu greffer les uns sur les autres des arbres appartenant а des genres diffйrents d'une mкme famille, tandis que l'opйration n'a pu, dans certains cas, rйussir entre espиces du mкme genre. Ainsi, le poirier se greffe beaucoup plus aisйment sur le cognassier, qui est considйrй comme un genre distinct, que sur le pommier, qui appartient au mкme genre. Diverses variйtйs du poirier se greffent mкme plus ou moins facilement sur le cognassier ; il en est de mкme pour diffйrentes variйtйs d'abricotier et de pкcher sur certaines variйtйs de prunier. De mкme que Gдrtner a dйcouvert des diffйrences innйes chez diffйrents individus de deux mкmes espиces sous le rapport du croisement, de mкme Sageret croit que les diffйrents individus de deux mкmes espиces ne se prкtent pas йgalement bien а la greffe. De mкme que, dans les croisements rйciproques, la facilitй qu'on a а obtenir l'union est loin d'кtre йgale chez les deux sexes, de mкme l'union par la greffe est souvent fort inйgale ; ainsi, par exemple, on ne peut pas greffer le groseillier а maquereau sur le groseillier а grappes, tandis que ce dernier prend, quoique avec difficultй, sur le groseillier а maquereau. Nous avons vu que la stйrilitй chez les hybrides, dont les organes reproducteurs sont dans un йtat imparfait, constitue un cas trиs diffйrent de la difficultй qu'on rencontre а unir deux espиces pures qui ont ces mкmes organes en parfait йtat ; cependant, ces deux cas distincts prйsentent un certain parallйlisme. On observe quelque chose d'analogue а l'йgard de la greffe ; ainsi Thouin a constatй que trois espиces de Robinia qui, sur leur propre tige, donnaient des graines en abondance, et qui se laissaient greffer sans difficultй sur une autre espиce, devenaient complиtement stйriles aprиs la greffe. D'autre part, certaines espиces de Sorbus, greffйes sur une autre espиce, produisent deux fois autant de fruits que sur leur propre tige. Ce fait rappelle ces cas singuliers des Hippeastrum, des Passiflora etc., qui produisent plus de graines quand on les fйconde avec le pollen d'une espиce distincte que sous l'action de leur propre pollen. Nous voyons par lа que, bien qu'il y ait une diffйrence йvidente et fondamentale entre la simple adhйrence de deux souches greffйes l'une sur l'autre et l'union des йlйments mвle et femelle dans l'acte de la reproduction, il existe un certain parallйlisme entre les rйsultats de la greffe et ceux du croisement entre des espиces distinctes. Or, de mкme que nous devons considйrer les lois complexes et curieuses qui rйgissent la facilitй avec laquelle les arbres peuvent кtre greffйs les uns sur les autres, comme une consйquence de diffйrences inconnues de leur organisation vйgйtative, de mкme je crois que les lois, encore plus complexes, qui dйterminent la facilitй avec laquelle les premiers croisements peuvent s'opйrer, sont йgalement une consйquence de diffйrences inconnues de leurs organes reproducteurs. Dans les deux cas, ces diffйrences sont jusqu'а un certain point en rapport avec les affinitйs systйmatiques, terme qui comprend toutes les similitudes et toutes les dissemblances qui existent entre tous les кtres organisйs. Les faits eux-mкmes n'impliquent nullement que la difficultй plus ou moins grande qu'on trouve а greffer l'une sur l'autre ou а croiser ensemble des espиces diffйrentes soit une propriйtй ou un don spйcial ; bien que, dans les cas de croisements, cette difficultй soit aussi importante pour la durйe et la stabilitй des formes spйcifiques qu'elle est insignifiante pour leur prospйritй dans les cas de greffe. ORIGINE ET CAUSES DE LA STERILITE DES PREMIERS CROISEMENTS ET DES HYBRIDES. J'ai pensй, а une йpoque, et d'autres ont pensй comme moi, que la stйrilitй des premiers croisements et celle des hybrides pouvait provenir de la sйlection naturelle, lente et continue, d'individus un peu moins fйconds que les autres ; ce dйfaut de fйconditй, comme toutes les autres variations, se serait produit chez certains individus d'une variйtй croisйs avec d'autres appartenant а des variйtйs diffйrentes. En effet, il est йvidemment avantageux pour deux variйtйs ou espиces naissantes qu'elles ne puissent se mйlanger avec d'autres, de mкme qu'il est, indispensable que l'homme maintienne sйparйes l'une de l'autre deux variйtйs qu'il cherche а produire en mкme temps. En premier lieu, on peut remarquer que des espиces habitant des rйgions distinctes restent stйriles quand on les croise. Or, il n'a pu йvidemment y avoir aucun avantage а ce que des espиces sйparйes deviennent ainsi mutuellement stйriles, et, en consйquence, la sйlection naturelle n'a jouй aucun rфle pour amener ce rйsultat ; on pourrait, il est vrai, soutenir peut-кtre que, si une espиce devient stйrile avec une espиce habitant la mкme rйgion, la stйrilitй avec d'autres est une consйquence nйcessaire. En second lieu, il est pour le moins aussi contraire а la thйorie de la sйlection naturelle qu'а celle des crйations spйciales de supposer que, dans les croisements rйciproques, l'йlйment mвle d'une forme ait йtй rendu complиtement impuissant sur une seconde, et que l'йlйment mвle de cette seconde forme ait en mкme temps conservй l'aptitude а fйconder la premiиre. Cet йtat particulier du systиme reproducteur ne pourrait, en effet, кtre en aucune faзon avantageux а l'une ou l'autre des deux espиces. Au point de vue du rфle que la sйlection a pu jouer pour produire la stйrilitй mutuelle entre les espиces, la plus grande difficultй qu'on ait а surmonter est l'existence de nombreuses gradations entre une fйconditй а peine diminuйe et la stйrilitй. On peut admettre qu'il serait avantageux pour une espиce naissante de devenir un peu moins fйconde si elle se croise avec sa forme parente ou avec une autre variйtй, parce qu'elle produirait ainsi moins de descendants bвtards et dйgйnйrйs pouvant mйlanger leur sang avec la nouvelle espиce en voie de formation. Mais si l'on rйflйchit aux degrйs successifs nйcessaires pour que la sйlection naturelle ait dйveloppй ce commencement de stйrilitй et l'ait amenй au point oщ il en est arrivй chez la plupart des espиces ; pour qu'elle ait, en outre, rendu cette stйrilitй universelle chez les formes qui ont йtй diffйrenciйes de maniиre а кtre classйes dans des genres et dans des familles distincts, la question se complique considйrablement. Aprиs mыre rйflexion, il me semble que la sйlection naturelle n'a pas pu produire ce rйsultat. Prenons deux espиces quelconques qui, croisйes l'une avec l'autre, ne produisent que des descendants peu nombreux et stйriles ; quelle cause pourrait, dans ce cas, favoriser la persistance des individus qui, douйs d'une stйrilitй mutuelle un peu plus prononcйe, s'approcheraient ainsi d'un degrй vers la stйrilitй absolue ? Cependant, si on fait intervenir la sйlection naturelle, une tendance de ce genre a dы incessamment se prйsenter chez beaucoup d'espиces, car la plupart sont rйciproquement complиtement stйriles. Nous avons, dans le cas des insectes neutres, des raisons pour croire que la sйlection naturelle a lentement accumulй des modifications de conformation et de fйconditй, par suite des avantages indirects qui ont pu en rйsulter pour la communautй dont ils font partie sur les autres communautйs de la mкme espиce. Mais, chez un animal qui ne vit pas en sociйtй, une stйrilitй mкme lйgиre accompagnant son croisement avec une autre variйtй n'entraоnerait aucun avantage, ni direct pour lui, ni indirect pour les autres individus de la mкme variйtй, de nature а favoriser leur conservation. Il serait d'ailleurs superflu de discuter cette question en dйtail. Nous trouvons, en effet, chez les plantes, des preuves convaincantes que la stйrilitй des espиces croisйes dйpend de quelque principe indйpendant de la sйlection naturelle. Gдrtner et Kцlreuter ont prouvй que, chez les genres comprenant beaucoup d'espиces, on peut йtablir une sйrie allant des espиces qui, croisйes, produisent toujours moins de graines, jusqu'а celles qui n'en produisent pas une seule, mais qui, cependant, sont sensibles а l'action du pollen de certaines autres espиces, car le germe grossit. Dans ce cas, il est йvidemment impossible que les individus les plus stйriles, c'est-а-dire ceux qui ont dйjа cessй de produire des graines, fassent l'objet d'une sйlection. La sйlection naturelle n'a donc pu amener cette stйrilitй absolue qui se traduit par un effet produit sur le germe seul. Les lois qui rйgissent les diffйrents degrйs de stйrilitй sont si uniformes dans le royaume animal et dans le royaume vйgйtal, que, quelle que puisse кtre la cause de la stйrilitй, nous pouvons conclure que cette cause est la mкme ou presque la mкme dans tous les cas. Examinons maintenant d'un peu plus prиs la nature probable des diffйrences qui dйterminent la stйrilitй dans les premiers croisements et dans ceux des hybrides. Dans les cas de premiers croisements, la plus ou moins grande difficultй qu'on rencontre а opйrer une union entre les individus et а en obtenir des produits paraоt dйpendre de plusieurs causes distinctes. Il doit y avoir parfois impossibilitй а ce que l'йlйment mвle atteigne l'ovule, comme, par exemple, chez une plante qui aurait un pistil trop long pour que les tubes polliniques puissent atteindre l'ovaire. On a aussi observй que, lorsqu'on place le pollen d'une espиce sur le stigmate d'une espиce diffйrente, les tubes polliniques, bien que projetйs, ne pйnиtrent pas а travers la surface du stigmate. L'йlйment mвle peut encore atteindre l'йlйment femelle sans provoquer le dйveloppement de l'embryon, cas qui semble s'кtre prйsentй dans quelques-unes des expйriences faites par Thuret sur les fucus. On ne saurait pas plus expliquer ces faits qu'on ne saurait dire pourquoi certains arbres ne peuvent кtre greffйs sur d'autres. Enfin, un embryon peut se former et pйrir au commencement de son dйveloppement. Cette derniиre alternative n'a pas йtй l'objet de l'attention qu'elle mйrite, car, d'aprиs des observations qui m'ont йtй communiquйes par M. Hewitt, qui a une grande expйrience des croisements des faisans et des poules, il paraоt que la mort prйcoce de l'embryon est une des causes les plus frйquentes de la stйrilitй des premiers croisements. M. Salter a rйcemment examinй cinq cents oeufs produits par divers croisements entre trois espиces de Gallus et leurs hybrides, dont la plupart avaient йtй fйcondйs. Dans la grande majoritй de ces oeufs fйcondйs, les embryons s'йtaient partiellement dйveloppйs, puis avaient pйri, ou bien ils йtaient presque arrivйs а la maturitй, mais les jeunes poulets n'avaient pas pu briser la coquille de l'oeuf. Quant aux poussins йclos, les cinq sixiиmes pйrirent dиs les premiers jours ou les premiиres semaines, sans cause apparente autre que l'incapacitй de vivre ; de telle sorte que, sur les cinq cents oeufs, douze poussins seulement survйcurent. Il paraоt probable que la mort prйcoce de l'embryon se produit aussi chez les plantes, car on sait que les hybrides provenant d'espиces trиs distinctes sont quelquefois faibles et rabougris, et pйrissent de bonne heure, fait dont Max Wichura a rйcemment signalй quelques cas frappants chez les saules hybrides. Il est bon de rappeler ici que, dans les cas de parthйnogenиse, les embryons des oeufs de vers а soie qui n'ont pas йtй fйcondйs pйrissent aprиs avoir, comme les embryons rйsultant d'un croisement entre deux espиces distinctes, parcouru les premiиres phases de leur йvolution. Tant que j'ignorais ces faits, je n'йtais pas disposй а croire а la frйquence de la mort prйcoce des embryons hybrides ; car ceux-ci, une fois nйs, font gйnйralement preuve de vigueur et de longйvitй ; le mulet, par exemple. Mais les circonstances oщ se trouvent les hybrides, avant et aprиs leur naissance, sont bien diffйrentes ; ils sont gйnйralement placйs dans des conditions favorables d'existence, lorsqu'ils naissent et vivent dans le pays natal de leurs deux ascendants. Mais l'hybride ne participe qu'а une moitiй de la nature et de la constitution de sa mиre ; aussi, tant qu'il est nourri dans le sein de celle-ci, ou qu'il reste dans l'oeuf et dans la graine, il se trouve dans des conditions qui, jusqu'а un certain point, peuvent ne pas lui кtre entiиrement favorables, et qui peuvent dйterminer sa mort dans les premiers temps de son dйveloppement, d'autant plus que les кtres trиs jeunes sont йminemment sensibles aux moindres conditions dйfavorables. Mais, aprиs tout, il est plus probable qu'il faut chercher la cause de ces morts frйquentes dans quelque imperfection de l'acte primitif de la fйcondation, qui affecte le dйveloppement normal et parfait de l'embryon, plutфt que dans les conditions auxquelles il peut se trouver exposй plus tard. A l'йgard de la stйrilitй des hybrides chez lesquels les йlйments sexuels ne sont qu'imparfaitement dйveloppйs, le cas est quelque peu diffйrent. J'ai plus d'une fois fait allusion а un ensemble de faits que j'ai recueillis, prouvant que, lorsque l'on place les animaux et les plantes en dehors de leurs conditions naturelles, leur systиme reproducteur en est trиs frйquemment et trиs gravement affectй. C'est lа ce qui constitue le grand obstacle а la domestication des animaux. Il y a de nombreuses analogies entre la stйrilitй ainsi provoquйe et celle des hybrides. Dans les deux cas, la stйrilitй ne dйpend pas de la santй gйnйrale, qui est, au contraire, excellente, et qui se traduit souvent par un excиs de taille et une exubйrance remarquable. Dans les deux cas, la stйrilitй varie quant au degrй ; dans les deux cas, c'est l'йlйment mвle qui est le plus promptement affectй, quoique quelquefois l'йlйment femelle le soit plus profondйment que le mвle. Dans les deux cas, la tendance est jusqu'а un certain point en rapport avec les affinitйs systйmatiques, car des groupes entiers d'animaux et de plantes deviennent impuissants а reproduire quand ils sont placйs dans les mкmes conditions artificielles, de mкme que des groupes entiers d'espиces tendent а produire des hybrides stйriles. D'autre part, il peut arriver qu'une seule espиce de tout un groupe rйsiste а de grands changements de conditions sans que sa fйconditй en soit diminuйe, de mкme que certaines espиces d'un groupe produisent des hybrides d'une fйconditй extraordinaire. On ne peut jamais prйdire avant l'expйrience si tel animal se reproduira en captivitй, ou si telle plante exotique donnera des graines une fois soumise а la culture ; de mкme qu'on ne peut savoir, avant l'expйrience, si deux espиces d'un genre produiront des hybrides plus ou moins stйriles. Enfin, les кtres organisйs soumis, pendant plusieurs gйnйrations, а des conditions nouvelles d'existence, sont extrкmement sujets а varier ; fait qui paraоt tenir en partie а ce que leur systиme reproducteur a йtй affectй, bien qu'а un moindre degrй que lorsque la stйrilitй en rйsulte. Il en est de mкme pour les hybrides dont les descendants, pendant le cours des gйnйrations successives, sont, comme tous les observateurs l'ont remarquй, trиs sujets а varier. Nous voyons donc que le systиme reproducteur, indйpendamment de l'йtat gйnйral de la santй, est affectй d'une maniиre trиs analogue lorsque les кtres organisйs sont placйs dans des conditions nouvelles et artificielles, et lorsque les hybrides sont produits par un croisement artificiel entre deux espиces. Dans le premier cas, les conditions d'existence ont йtй troublйes, bien que le changement soit souvent trop lйger pour que nous puissions l'apprйcier ; dans le second, celui des hybrides, les conditions extйrieures sont restйes les mкmes, mais l'organisation est troublйe par le mйlange en une seule de deux conformations et de deux structures diffйrentes, y compris, bien entendu, le systиme reproducteur. Il est, en effet, а peine possible que deux organismes puissent se confondre en un seul sans qu'il en rйsulte quelque perturbation dans le dйveloppement, dans l'action pйriodique, ou dans les relations mutuelles des divers organes les uns par rapport aux autres ou par rapport aux conditions de la vie. Quand les hybrides peuvent se reproduire inter se, ils transmettent de gйnйration en gйnйration а leurs descendants la mкme organisation mixte, et nous ne devons pas dиs lors nous йtonner que leur stйrilitй, bien que variable а quelque degrй, ne diminue pas ; elle est mкme sujette а augmenter, fait qui, ainsi que nous l'avons dйjа expliquй, est gйnйralement le rйsultat d'une reproduction consanguine trop rapprochйe. L'opinion que la stйrilitй des hybrides est causйe par la fusion en une seule de deux constitutions diffйrentes a йtй rйcemment vigoureusement soutenue par Max Wichura. Il faut cependant reconnaоtre que ni cette thйorie, ni aucune autre, n'explique quelques faits relatifs а la stйrilitй des hybrides, tels, par exemple, que la fйconditй inйgale des hybrides issus de croisements rйciproques, ou la plus grande stйrilitй des hybrides qui, occasionnellement et exceptionnellement, ressemblent beaucoup а l'un ou а l'autre de leurs parents. Je ne prйtends pas dire, d'ailleurs, que les remarques prйcйdentes aillent jusqu'au fond de la question ; nous ne pouvons, en effet, expliquer pourquoi un organisme placй dans des conditions artificielles devient stйrile. Tout ce que j'ai essayй de dйmontrer, c'est que, dans les deux cas, analogues sous certains rapports, la stйrilitй est un rйsultat commun d'une perturbation des conditions d'existence dans l'un, et, dans l'autre, d'un trouble apportй dans l'organisation et la constitution par la fusion de deux organismes en un seul. Un parallйlisme analogue paraоt exister dans un ordre de faits voisins, bien que trиs diffйrents. Il est une ancienne croyance trиs rйpandue, et qui repose sur un ensemble considйrable de preuves, c'est que de lйgers changements dans les conditions d'existence sont avantageux pour tous les кtres vivants. Nous en voyons l'application dans l'habitude qu'ont les fermiers et les jardiniers de faire passer frйquemment leurs graines, leurs tubercules, etc., d'un sol ou d'un climat а un autre, et rйciproquement. Le moindre changement dans les conditions d'existence exerce toujours un excellent effet sur les animaux en convalescence. De mкme, aussi bien chez les animaux que chez les plantes, il est йvident qu'un croisement entre deux individus d'une mкme espиce, diffйrant un peu l'un de l'autre, donne une grande vigueur et une grande fйconditй а la postйritй qui en provient ; l'accouplement entre individus trиs proches parents, continuй pendant plusieurs gйnйrations, surtout lorsqu'on les maintient dans les mкmes conditions d'existence, entraоne presque toujours l'affaiblissement et la stйrilitй des descendants. Il semble donc que, d'une part, de lйgers changements dans les conditions d'existence sont avantageux а tous les кtres organisйs, et que, d'autre part, de lйgers croisements, c'est-а-dire des croisements entre mвles et femelles d'une mкme espиce, qui ont йtй placйs dans des conditions d'existence un peu diffйrentes ou qui ont lйgиrement variй, ajoutent а la vigueur et а la fйconditй des produits. Mais, comme nous l'avons vu, les кtres organisйs а l'йtat de nature, habituйs depuis longtemps а certaines conditions uniformes, tendent а devenir plus ou moins stйriles quand ils sont soumis а un changement considйrable de ces conditions, quand ils sont rйduits en captivitй, par exemple ; nous savons, en outre, que des croisements entre mвles et femelles trиs йloignйs, c'est-а-dire spйcifiquement diffйrents, produisent gйnйralement des hybrides plus ou moins stйriles. Je suis convaincu que ce double parallйlisme n'est ni accidentel ni illusoire. Quiconque pourra expliquer pourquoi, lorsqu'ils sont soumis а une captivitй partielle dans leur pays natal, l'йlйphant et une foule d'autres animaux sont incapables de se reproduire, pourra expliquer aussi la cause premiиre de la stйrilitй si ordinaire des hybrides. Il pourra expliquer, en mкme temps, comment il se fait que quelques-unes de nos races domestiques, souvent soumises а des conditions nouvelles et diffйrentes, restent tout а fait fйcondes, bien que descendant d'espиces distinctes qui, croisйes dans le principe, auraient йtй probablement tout а fait stйriles. Ces deux sйries de faits parallиles semblent rattachйes l'une а l'autre par quelque lien inconnu, essentiellement en rapport avec le principe mкme de la vie. Ce principe, selon M. Herbert Spencer, est que la vie consiste en une action et une rйaction incessantes de forces diverses, ou qu'elle en dйpend ; ces forces, comme il arrive toujours dans la nature, tendent partout а se faire йquilibre, mais dиs que, par une cause quelconque, cette tendance а l'йquilibre est lйgиrement troublйe, les forces vitales gagnent en йnergie. DIMORPHISME ET TRIMORPHISME RECIPROQUES. Nous allons discuter briиvement ce sujet, qui jette quelque lumiиre sur les phйnomиnes de l'hybriditй. Plusieurs plantes appartenant а des ordres distincts prйsentent deux formes а peu prиs йgales en nombre, et ne diffйrant sous aucun rapport, les organes de reproduction exceptйs. Une des formes a un long pistil et les йtamines courtes ; l'autre, un pistil court avec de longues йtamines ; les grains de pollen sont de grosseur diffйrente chez les deux. Chez les plantes trimorphes, il y a trois formes, qui diffиrent йgalement par la longueur des pistils et des йtamines, par la grosseur et la couleur des grains de pollen, et sous quelques autres rapports. Dans chacune des trois formes on trouve deux systиmes d'йtamines, il y a donc en tout six systиmes d'йtamines et trois sortes de pistils. Ces organes ont, entre eux, des longueurs proportionnelles telles que la moitiй des йtamines, dans deux de ces formes, se trouvent au niveau du stigmate de la troisiиme. J'ai dйmontrй, et mes conclusions ont йtй confirmйes par d'autres observateurs, que, pour que ces plantes soient parfaitement fйcondes, il faut fйconder le stigmate d'une forme avec du pollen pris sur les йtamines de hauteur correspondante dans l'autre forme. De telle sorte que, chez les espиces dimorphes, il y a deux unions que nous appellerons unions lйgitimes, qui sont trиs fйcondes, et deux unions que nous qualifierons d'illйgitimes, qui sont plus ou moins stйriles. Chez les espиces trimorphes, six unions sont lйgitimes ou complиtement fйcondes, et douze sont illйgitimes ou plus ou moins stйriles. La stйrilitй que l'on peut observer chez diverses plantes dimorphes et trimorphes, lorsqu'elles sont illйgitimement fйcondйes -- c'est-а-dire par du pollen provenant d'йtamines dont la hauteur ne correspond pas avec celle du pistil -- est variable quant au degrй, et peut aller jusqu'а la stйrilitй absolue, exactement comme dans les croisements entre des espиces distinctes. De mкme aussi, dans ces mкmes cas, le degrй de stйrilitй des plantes soumises а une union illйgitime dйpend essentiellement d'un йtat plus ou moins favorable des conditions extйrieures. On sait que si, aprиs avoir placй sur le stigmate d'une fleur du pollen d'une espиce distincte, on y place ensuite, mкme aprиs un long dйlai, du pollen de l'espиce elle-mкme, ce dernier a une action si prйpondйrante, qu'il annule les effets du pollen йtranger. Il en est de mкme du pollen des diverses formes de la mкme espиce, car, lorsque les deux pollens, lйgitime et illйgitime, sont dйposйs sur le mкme stigmate, le premier l'emporte sur le second. J'ai vйrifiй ce fait en fйcondant plusieurs fleurs, d'abord avec du pollen illйgitime, puis, vingt-quatre heures aprиs, avec du pollen lйgitime pris sur une variйtй d'une couleur particuliиre, et toutes les plantes produites prйsentиrent la mкme coloration ; ce qui prouve que, bien qu'appliquй vingt-quatre heures aprиs l'autre, le pollen lйgitime a entiиrement dйtruit l'action du pollen illйgitime antйrieurement employй, ou empкche mкme cette action. En outre, lorsqu'on opиre des croisements rйciproques entre deux espиces, on obtient quelquefois des rйsultats trиs diffйrents ; il en est de mкme pour les plantes trimorphes. Par exemple, la forme а style moyen du Lythrum salicaria, fйcondйe illйgitimement, avec la plus grande facilitй, par du pollen pris sur les longues йtamines de la forme а styles courts, produisit beaucoup de graines ; mais cette derniиre forme, fйcondйe par du pollen pris sur les longues йtamines de la forme а style moyen, ne produisit pas une seule graine. Sous ces divers rapports et sous d'autres encore, les formes d'une mкme espиce, illйgitimement unies, se comportent exactement de la mкme maniиre que le font deux espиces distinctes croisйes. Ceci me conduisit а observer, pendant quatre ans, un grand nombre de plantes provenant de plusieurs unions illйgitimes. Le rйsultat principal de ces observations est que ces plantes illйgitimes, comme on peut les appeler, ne sont pas parfaitement fйcondes. On peut faire produire aux espиces dimorphes des plantes illйgitimes а style long et а style court, et aux plantes trimorphes les trois formes illйgitimes ; on peut ensuite unir ces derniиres entre elles lйgitimement. Cela fait, il n'y a aucune raison apparente pour qu'elles ne produisent pas autant de graines que leurs parents lйgitimement fйcondйs. Mais il n'en est rien. Elles sont toutes plus ou moins stйriles ; quelques-unes le sont mкme assez absolument et assez incurablement pour n'avoir produit, pendant le cours de quatre saisons, ni une capsule ni une graine. On peut rigoureusement comparer la stйrilitй de ces plantes illйgitimes, unies ensuite d'une maniиre lйgitime, а celle des hybrides croisйs inter se. Lorsque, d'autre part, on recroise un hybride avec l'une ou l'autre des espиces parentes pures, la stйrilitй diminue ; il en est de mкme lorsqu'on fйconde une plante illйgitime avec une lйgitime. De mкme encore que la stйrilitй des hybrides ne correspond pas а la difficultй d'opйrer un premier croisement entre les deux espиces parentes, de mкme la stйrilitй de certaines plantes illйgitimes peut кtre trиs prononcйe, tandis que celle de l'union dont elles dйrivent n'a rien d'excessif. Le degrй de stйrilitй des hybrides nйs de la graine d'une mкme capsule est variable d'une maniиre innйe ; le mкme fait est fortement marquй chez les plantes illйgitimes. Enfin, un grand nombre d'hybrides produisent des fleurs en abondance et avec persistance, tandis que d'autres, plus stйriles, n'en donnent que peu, et restent faibles et rabougris ; chez les descendants illйgitimes des plantes dimorphes et trimorphes on remarque des faits tout а fait analogues. Il y a donc, en somme, une grande identitй entre les caractиres et la maniиre d'кtre des plantes illйgitimes et des hybrides. Il ne serait pas exagйrй d'admettre que les premiиres sont des hybrides produits dans les limites de la mкme espиce par l'union impropre de certaines formes, tandis que les hybrides ordinaires sont le rйsultat d'une union impropre entre de prйtendues espиces distinctes. Nous avons aussi dйjа vu qu'il y a, sous tous les rapports, la plus grande analogie entre les premiиres unions illйgitimes et les premiers croisements entre espиces distinctes. C'est ce qu'un exemple fera mieux comprendre. Supposons qu'un botaniste trouve deux variйtйs bien marquйes (on peut en trouver) de la forme а long style du Lythrum salicaria trimorphe, et qu'il essaye de dйterminer leur distinction spйcifique en les croisant. Il trouverait qu'elles ne donnent qu'un cinquiиme de la quantitй normale de graines, et que, sous tous les rapports, elles se comportent comme deux espиces distinctes. Mais, pour mieux s'en assurer, il sиmerait ces graines supposйes hybrides, et n'obtiendrait que quelques pauvres plantes rabougries, entiиrement stйriles, et se comportant, sous tous les rapports, comme des hybrides ordinaires. Il serait alors en droit d'affirmer, d'aprиs les idйes reзues, qu'il a rйellement fourni la preuve que ces deux variйtйs sont des espиces aussi tranchйes que possible ; cependant il se serait absolument trompй. Les faits que nous venons d'indiquer chez les plantes dimorphes et trimorphes sont importants en ce qu'ils prouvent, d'abord, que le fait physiologique de la fйconditй amoindrie, tant dans les premiers croisements que chez les hybrides, n'est point une preuve certaine de distinction spйcifique ; secondement, parce que nous pouvons conclure qu'il doit exister quelque lien inconnu qui rattache la stйrilitй des unions illйgitimes а celle de leur descendance illйgitime, et que nous pouvons йtendre la mкme conclusion aux premiers croisements et aux hybrides ; troisiиmement, et ceci me paraоt particuliиrement important, parce que nous voyons qu'il peut exister deux ou trois formes de la mкme espиce, ne diffйrant sous aucun rapport de structure ou de constitution relativement aux conditions extйrieures, et qui, cependant, peuvent rester stйriles lorsqu'elles s'unissent de certaines maniиres. Nous devons nous rappeler, en effet, que l'union des йlйments sexuels d'individus ayant la mкme forme, par exemple l'union de deux individus а long style, reste stйrile, alors que l'union des йlйments sexuels propres а deux formes distinctes est parfaitement fйconde. Cela paraоt, а premiиre vue, exactement le contraire de ce qui a lieu dans les unions ordinaires entre les individus de la mкme espиce et dans les croisements entre des espиces distinctes. Toutefois, il est douteux qu'il en soit rйellement ainsi ; mais je ne m'йtendrai pas davantage sur cet obscur sujet. En rйsumй, l'йtude des plantes dimorphes et trimorphes semble nous autoriser а conclure que la stйrilitй des espиces distinctes croisйes, ainsi que celle de leurs produits hybrides, dйpend exclusivement de la nature de leurs йlйments sexuels, et non d'une diffйrence quelconque de leur structure et leur constitution gйnйrale. Nous sommes йgalement conduits а la mкme conclusion par l'йtude des croisements rйciproques, dans lesquels le mвle d'une espиce ne peut pas s'unir ou ne s'unit que trиs difficilement а la femelle d'une seconde espиce, tandis que l'union inverse peut s'opйrer avec la plus grande facilitй. Gдrtner, cet excellent observateur, est йgalement arrivй а cette mкme conclusion, que la stйrilitй des espиces croisйes est due а des diffйrences restreintes а leur systиme reproducteur. LA FECONDITE DES VARIETES CROISEES ET DE LEURS DESCENDANTS METIS N'EST PAS UNIVERSELLE. On pourrait allйguer, comme argument йcrasant, qu'il doit exister quelque distinction essentielle entre les espиces et les variйtйs, puisque ces derniиres, quelque diffйrentes qu'elles puissent кtre par leur apparence extйrieure, se croisent avec facilitй et produisent des descendants absolument fйconds. J'admets complиtement que telle est la rиgle gйnйrale ; il y a toutefois quelques exceptions que je vais signaler. Mais la question est hйrissйe de difficultйs, car, en ce qui concerne les variйtйs naturelles, si on dйcouvre entre deux formes, jusqu'alors considйrйes comme des variйtйs, la moindre stйrilitй а la suite de leur croisement, elles sont aussitфt classйes comme espиces par la plupart des naturalistes. Ainsi, presque tous les botanistes regardent le mouron bleu et le mouron rouge comme deux variйtйs ; mais Gдrtner, lorsqu'il les a croisйs, les ayant trouvйs complиtement stйriles, les a en consйquence considйrйs comme deux espиces distinctes. Si nous tournons ainsi dans un cercle vicieux, il est certain que nous devons admettre la fйconditй de toutes les variйtйs produites а l'йtat de nature. Si nous passons aux variйtйs qui se sont produites, ou qu'on suppose s'кtre produites а l'йtat domestique, nous trouvons encore matiиre а quelque doute. Car, lorsqu'on constate, par exemple, que certains chiens domestiques indigиnes de l'Amйrique du Sud ne se croisent pas facilement avec les chiens europйens, l'explication qui se prйsente а chacun, et probablement la vraie, est que ces chiens descendent d'espиces primitivement distinctes. Nйanmoins, la fйconditй parfaite de tant de variйtйs domestiques, si profondйment diffйrentes les unes des autres en apparence, telles, par exemple, que les variйtйs du pigeon ou celles du chou, est un fait rйellement remarquable, surtout si nous songeons а la quantitй d'espиces qui, tout en se ressemblant de trиs prиs, sont complиtement stйriles lorsqu'on les entrecroise. Plusieurs considйrations, toutefois, suffisent а expliquer la fйconditй des variйtйs domestiques. On peut observer tout d'abord que l'йtendue des diffйrences externes entre deux espиces n'est pas un indice sыr de leur degrй de stйrilitй mutuelle, de telle sorte que des diffйrences analogues ne seraient pas davantage un indice sыr dans le cas des variйtйs. Il est certain que, pour les espиces, c'est dans des diffйrences de constitution sexuelle qu'il faut exclusivement en chercher la cause. Or, les conditions changeantes auxquelles les animaux domestiques et les plantes cultivйes ont йtй soumis ont eu si peu de tendance а agir sur le systиme reproducteur pour le modifier dans le sens de la stйrilitй mutuelle, que nous avons tout lieu d'admettre comme vraie la doctrine toute contraire de Pallas, c'est-а-dire que ces conditions ont gйnйralement pour effet d'йliminer la tendance а la stйrilitй ; de sorte que les descendants domestiques d'espиces qui, croisйes а l'йtat de nature, se fussent montrйes stйriles dans une certaine mesure, finissent par devenir tout а fait fйcondes les unes avec les autres. Quant aux plantes, la culture, bien loin de dйterminer, chez les espиces distinctes, une tendance а la stйrilitй, a, au contraire, comme le prouvent plusieurs cas bien constatйs, que j'ai dйjа citйs, exercй une influence toute contraire, au point que certaines plantes, qui ne peuvent plus se fйconder elles-mкmes, ont conservй l'aptitude de fйconder d'autres espиces ou d'кtre fйcondйes par elles. Si on admet la doctrine de Pallas sur l'йlimination de la stйrilitй par une domestication prolongйe, et il n'est guиre possible de la repousser, il devient extrкmement improbable que les mкmes circonstances longtemps continuйes puissent dйterminer cette mкme tendance ; bien que, dans certains cas, et chez des espиces douйes d'une constitution particuliиre, la stйrilitй puisse avoir йtй le rйsultat de ces mкmes causes. Ceci, je le crois, nous explique pourquoi il ne s'est pas produit, chez les animaux domestiques, des variйtйs mutuellement stйriles, et pourquoi, chez les plantes cultivйes, on n'en a observй que certains cas, que nous signalerons un peu plus loin. La vйritable difficultй а rйsoudre dans la question qui nous occupe n'est pas, selon moi, d'expliquer comment il se fait que les variйtйs domestiques croisйes ne sont pas devenues rйciproquement stйriles, mais, plutфt, comment il se fait que cette stйrilitй soit gйnйrale chez les variйtйs naturelles, aussitфt qu'elles ont йtй suffisamment modifiйes de faзon permanente pour prendre rang d'espиces. Notre profonde ignorance, а l'йgard de l'action normale ou anormale du systиme reproducteur, nous empкche de comprendre la cause prйcise de ce phйnomиne. Toutefois, nous pouvons supposer que, par suite de la lutte pour l'existence qu'elles ont а soutenir contre de nombreux concurrents, les espиces sauvages ont dы кtre soumises pendant de longues pйriodes а des conditions plus uniformes que ne l'ont йtй les variйtйs domestiques ; circonstance qui a pu modifier considйrablement le rйsultat dйfinitif. Nous savons, en effet, que les animaux et les plantes sauvages, enlevйs а leurs conditions naturelles et rйduits en captivitй, deviennent ordinairement stйriles ; or, les organes reproducteurs, qui ont toujours vйcu dans des conditions naturelles, doivent probablement aussi кtre extrкmement sensibles а l'influence d'un croisement artificiel. On pouvait s'attendre, d'autre part, а ce que les produits domestiques qui, ainsi que le prouve le fait mкme de leur domestication, n'ont pas dы кtre, dans le principe, trиs sensibles а des changements des conditions d'existence, et qui rйsistent actuellement encore, sans prйjudice pour leur fйconditй, а des modifications rйpйtйes de ces mкmes conditions, dussent produire des variйtйs moins susceptibles d'avoir le systиme reproducteur affectй par un acte de croisement avec d'autres variйtйs de provenance analogue. J'ai parlй jusqu'ici comme si les variйtйs d'une mкme espиce йtaient invariablement fйcondes lorsqu'on les croise. On ne peut cependant pas contester l'existence d'une lйgиre stйrilitй dans certains cas que je vais briиvement passer en revue. Les preuves sont tout aussi concluantes que celles qui nous font admettre la stйrilitй chez une foule d'espиces ; elles nous sont d'ailleurs fournies par nos adversaires, pour lesquels, dans tous les autres cas, la fйconditй et la stйrilitй sont les plus sыrs indices des diffйrences de valeur spйcifique. Gдrtner a йlevй l'une aprиs l'autre, dans son jardin, pendant plusieurs annйes, une variйtй naine d'un maпs а gains jaunes, et une variйtй de grande taille а grains rouges ; or, bien que ces plantes aient des sexes sйparйs, elle ne se croisиrent jamais naturellement. Il fйconda alors treize fleurs d'une de ces variйtйs avec du pollen de l'autre, et n'obtint qu'un seul йpi portant des graines au nombre de cinq seulement. Les sexes йtant distincts, aucune manipulation de nature prйjudiciable а la plante n'a pu intervenir. Personne, je le crois, n'a cependant prйtendu que ces variйtйs de maпs fussent des espиces distinctes ; il est essentiel d'ajouter que les plantes hybrides provenant des cinq graines obtenues furent elles-mкmes si complиtement fйcondes, que Gдrtner lui-mкme n'osa pas considйrer les deux variйtйs comme des espиces distinctes. Girou de Buzareingues a croisй trois variйtйs de courges qui, comme le maпs, ont des sexes sйparйs ; il assure que leur fйcondation rйciproque est d'autant plus difficile que leurs diffйrences sont plus prononcйes. Je ne sais pas quelle valeur on peut attribuer а ces expйriences ; mais Sageret, qui fait reposer sa classification principalement sur la fйconditй ou sur la stйrilitй des croisements, considиre les formes sur lesquelles a portй cette expйrience comme des variйtйs, conclusion а laquelle Naudin est йgalement arrivй. Le fait suivant est encore bien plus remarquable ; il semble tout d'abord incroyable, mais il rйsulte d'un nombre immense d'essais continuйs pendant plusieurs annйes sur neuf espиces de verbascum, par Gдrtner, l'excellent observateur, dont le tйmoignage a d'autant plus de poids qu'il йmane d'un adversaire. Gдrtner donc a constatй que, lorsqu'on croise les variйtйs blanches et jaunes, on obtient moins de graines que lorsqu'on fйconde ces variйtйs avec le pollen des variйtйs de mкme couleur. Il affirme en outre que, lorsqu'on croise les variйtйs jaunes et blanches d'une espиce avec les variйtйs jaunes et blanches d'une espиce distincte, les croisements opйrйs entre fleurs de couleur semblable produisent plus de graines que ceux faits entre fleurs de couleur diffйrente. M. Scott a aussi entrepris des expйriences, sur les espиces et les variйtйs de verbascum, et, bien qu'il n'ait pas pu confirmer les rйsultats de Gдrtner sur les croisements entre espиces distinctes, il a trouvй que les variйtйs dissemblablement colorйes d'une mкme espиce croisйes ensemble donnent moins de graines, dans la proportion de 86 pour 100, que les variйtйs de mкme couleur fйcondйes l'une par l'autre. Ces variйtйs ne diffиrent cependant que sous le rapport de la couleur de la fleur, et quelquefois une variйtй s'obtient de la graine d'une autre. Kцlreuter, dont tous les observateurs subsйquents ont confirmй l'exactitude, a йtabli le fait remarquable qu'une des variйtйs du tabac ordinaire est bien plus fйconde que les autres, en cas de croisement avec une autre espиce trиs distincte. Il fit porter ses expйriences sur cinq formes, considйrйes ordinairement comme des variйtйs, qu'il soumit а l'йpreuve du croisement rйciproque ; les hybrides provenant de ces croisements furent parfaitement fйconds. Toutefois, sur cinq variйtйs, une seule, employйe soit comme йlйment mвle, soit comme йlйment femelle, et croisйe avec la Nicotiana glutinosa, produisit toujours des hybrides moins stйriles que ceux provenant du croisement des quatre autres variйtйs avec la mкme Nicotiana glutinosa. Le systиme reproducteur de cette variйtй particuliиre a donc dы кtre modifiй de quelque maniиre et en quelque degrй. Ces faits prouvent que les variйtйs croisйes ne sont pas toujours parfaitement fйcondes. La grande difficultй de faire la preuve de la stйrilitй des variйtйs а l'йtat de nature -- car toute variйtй supposйe, reconnue comme stйrile а quelque degrй que ce soit, serait aussitфt considйrйe comme constituant une espиce distincte ; -- le fait que l'homme ne s'occupe que des caractиres extйrieurs chez ses variйtйs domestiques, lesquelles n'ont pas йtй d'ailleurs exposйes pendant longtemps а des conditions uniformes, -- sont autant de considйrations qui nous autorisent а conclure que la fйconditй ne constitue pas une distinction fondamentale entre les espиces et les variйtйs. La stйrilitй gйnйrale qui accompagne le croisement des espиces peut кtre considйrйe non comme une acquisition ou comme une propriйtй spйciale, mais comme une consйquence de changements, de nature inconnue, qui ont affectй les йlйments sexuels. COMPARAISON ENTRE LES HYBRIDES ET LES METIS, INDEPENDAMMENT DE LEUR FECONDITE. Examinons rapidement ce point. La distinction la plus importante est que, dans la premiиre gйnйration, les mйtis sont plus variables que les hybrides ; toutefois, Gдrtner admet que les hybrides d'espиces soumises depuis longtemps а la culture sont souvent variables dans la premiиre gйnйration, fait dont j'ai pu moi-mкme observer de frappants exemples. Gдrtner admet, en outre, que les hybrides entre espиces trиs voisines sont plus variables que ceux provenant de croisements entre espиces trиs distinctes ; ce qui prouve que les diffйrences dans le degrй de variabilitй tendent а diminuer graduellement. Lorsqu'on propage, pendant plusieurs gйnйrations, les mйtis ou les hybrides les plus fйconds, on constate dans leur postйritй une variabilitй excessive ; on pourrait, cependant, citer quelques exemples d'hybrides et de mйtis qui ont conservй pendant longtemps un caractиre uniforme. Toutefois, pendant les gйnйrations successives, les mйtis paraissent кtre plus variables que les hybrides. Cette variabilitй plus grande chez les mйtis que chez les hybrides n'a rien d'йtonnant. Les parents des mйtis sont, en effet, des variйtйs, et, pour la plupart, des variйtйs domestiques (on n'a entrepris que fort peu d'expйriences sur les variйtйs naturelles), ce qui implique une variabilitй rйcente, qui doit se continuer et s'ajouter а celle que provoque dйjа le fait mкme du croisement. La lйgиre variabilitй qu'offrent les hybrides а la premiиre gйnйration, comparйe а ce qu'elle est dans les suivantes, constitue un fait curieux et digne d'attention. Rien, en effet, ne confirme mieux l'opinion que j'ai йmise sur une des causes de la variabilitй ordinaire, c'est-а-dire que, vu l'excessive sensibilitй du systиme reproducteur pour tout changement apportй aux conditions d'existence, il cesse, dans ces circonstances, de remplir ses fonctions d'une maniиre normale et de produire une descendance identique de tous points а la forme parente. Or, les hybrides, pendant la premiиre gйnйration, proviennent d'espиces (а l'exception de celles, qui ont йtй depuis longtemps cultivйes) dont le systиme reproducteur n'a йtй en aucune maniиre affectй, et qui ne sont pas variables ; le systиme reproducteur des hybrides est, au contraire, supйrieurement affectй, et leurs descendants sont par consйquent trиs variables. Pour en revenir а la comparaison des mйtis avec les hybrides, Gдrtner affirme que les mйtis sont, plus que les hybrides, sujets а faire retour а l'une ou а l'autre des formes parentes ; mais, si le fait est vrai, il n'y a certainement lа qu'une diffйrence de degrй. Gдrtner affirme expressйment, en outre, que les hybrides provenant de plantes depuis longtemps cultivйes sont plus sujets au retour que les hybrides provenant d'espиces naturelles, ce qui explique probablement la diffйrence singuliиre des rйsultats obtenus par divers observateurs. Ainsi, Max Wichura doute que les hybrides fassent jamais retour а leurs formes parentes, ses expйriences ayant йtй faites sur des saules sauvages ; tandis que Naudin, qui a surtout expйrimentй sur des plantes cultivйes, insiste fortement sur la tendance presque universelle qu'ont les hybrides а faire retour. Gдrtner constate, en outre, que, lorsqu'on croise avec une troisiиme espиce, deux espиces d'ailleurs trиs voisines, les hybrides diffиrent considйrablement les uns des autres ; tandis que, si l'on croise deux variйtйs trиs distinctes d'une espиce avec une autre espиce, les hybrides diffиrent peu. Toutefois, cette conclusion est, autant que je puis le savoir, basйe sur une seule observation, et paraоt кtre directement contraire aux rйsultats de plusieurs expйriences faites par Kцlreuter. Telles sont les seules diffйrences, d'ailleurs peu importantes, que Gдrtner ait pu signaler entre les plantes hybrides et les plantes mйtisses. D'autre part, d'aprиs Gдrtner, les mкmes lois s'appliquent au degrй et а la nature de la ressemblance qu'ont avec leurs parents respectifs, tant les mйtis que les hybrides, et plus particuliиrement les hybrides provenant d'espиces trиs voisines. Dans les croisements de deux espиces, l'une d'elles est quelquefois douйe d'une puissance prйdominante pour imprimer sa ressemblance au produit hybride, et il en est de mкme, je pense, pour les variйtйs des plantes. Chez les animaux, il est non moins certain qu'une variйtй a souvent la mкme prйpondйrance sur une autre variйtй. Les plantes hybrides provenant de croisements rйciproques se ressemblent gйnйralement beaucoup, et il en est de mкme des plantes mйtisses rйsultant d'un croisement de ce genre. Les hybrides, comme les mйtis, peuvent кtre ramenйs au type de l'un ou de l'autre parent, а la suite de croisements rйpйtйs avec eux pendant plusieurs gйnйrations successives. Ces diverses remarques s'appliquent probablement aussi aux animaux ; mais la question se complique beaucoup dans ce cas, soit en raison de l'existence de caractиres sexuels secondaires, soit surtout parce que l'un des sexes a une prйdisposition beaucoup plus forte que l'autre а transmettre sa ressemblance, que le croisement s'opиre entre espиces ou qu'il ait lieu entre variйtйs. Je crois, par exemple, que certains auteurs soutiennent avec raison que l'вne exerce une action prйpondйrante sur le cheval, de sorte que le mulet et le bardot tiennent plus du premier que du second. Cette prйpondйrance est plus prononcйe chez l'вne que chez l'вnesse, de sorte que le mulet, produit d'un вne et d'une jument, tient plus de l'вne que le bardot, qui est le produit d'une вnesse et d'un йtalon. Quelques auteurs ont beaucoup insistй sur le prйtendu fait que les mйtis seuls n'ont pas des caractиres intermйdiaires а ceux de leurs parents, mais ressemblent beaucoup а l'un d'eux ; on peut dйmontrer qu'il en est quelquefois de mкme chez les hybrides, mais moins frйquemment que chez les mйtis, je l'avoue. D'aprиs les renseignements que j'ai recueillis sur les animaux croisйs ressemblant de trиs prиs а un de leurs parents, j'ai toujours vu que les ressemblances portent surtout sur des caractиres de nature un peu monstrueuse, et qui ont subitement apparu -- tels que l'albinisme, le mйlanisme, le manque de queue ou de cornes, la prйsence de doigts ou d'orteils supplйmentaires -- et nullement sur ceux qui ont йtй lentement acquis par voie de sйlection. La tendance au retour soudain vers le caractиre parfait de l'un ou de l'autre parent doit aussi se prйsenter plus frйquemment chez les mйtis qui descendent de variйtйs souvent produites subitement et ayant un caractиre semi-monstrueux, que chez les hybrides, qui proviennent d'espиces produites naturellement et lentement. En somme, je suis d'accord avec le docteur Prosper Lucas, qui, aprиs avoir examinй un vaste ensemble de faits relatifs aux animaux, conclut que les lois de la ressemblance d'un enfant avec ses parents sont les mкmes, que les parents diffиrent peu ou beaucoup l'un de l'autre, c'est-а-dire que l'union ait lieu entre deux individus appartenant а la mкme variйtй, а des variйtйs diffйrentes ou а des espиces distinctes. La question de la fйconditй ou de la stйrilitй mise de cфtй, il semble y avoir, sous tous les autres rapports, une identitй gйnйrale entre les descendants de deux espиces croisйes et ceux de deux variйtйs. Cette identitй serait trиs surprenante dans l'hypothиse d'une crйation spйciale des espиces, et de la formation des variйtйs par des lois secondaires ; mais elle est en harmonie complиte avec l'opinion qu'il n'y a aucune distinction essentielle а йtablir entre les espиces et les variйtйs, RESUME. Les premiers croisements entre des formes assez distinctes pour constituer des espиces, et les hybrides qui en proviennent, sont trиs gйnйralement, quoique pas toujours stйriles. La stйrilitй se manifeste а tous les degrйs ; elle est parfois assez faible pour que les expйrimentateurs les plus soigneux aient йtй conduits aux conclusions les plus opposйes quand ils ont voulu classifier les formes organiques par les indices qu'elle leur a fournis. La stйrilitй varie chez les individus d'une mкme espиce en vertu de prйdispositions innйes, et elle est extrкmement sensible а l'influence des conditions favorables ou dйfavorables. Le degrй de stйrilitй ne correspond pas rigoureusement aux affinitйs systйmatiques, mais il paraоt obйir а l'action de plusieurs lois curieuses et complexes. Les croisements rйciproques entre les deux mкmes espиces sont gйnйralement affectйs d'une stйrilitй diffйrente et parfois trиs inйgale. Elle n'est pas toujours йgale en degrй, dans le premier croisement, et chez les hybrides qui en proviennent. De mкme que, dans la greffe des arbres, l'aptitude dont jouit une espиce ou une variйtй а se greffer sur une autre dйpend de diffйrences gйnйralement inconnues existant dans le systиme vйgйtatif ; de mкme, dans les croisements, la plus ou moins grande facilitй avec laquelle une espиce peut se croiser avec une autre dйpend aussi de diffйrences inconnues dans le systиme reproducteur. Il n'y a pas plus de raison pour admettre que les espиces ont йtй spйcialement frappйes d'une stйrilitй variable en degrй, afin d'empкcher leur croisement et leur confusion dans la nature, qu'il n'y en a а croire que les arbres ont йtй douйs d'une propriйtй spйciale, plus ou moins prononcйe, de rйsistance а la greffe, pour empкcher qu'ils ne se greffent naturellement les uns sur les autres dans nos forкts. Ce n'est pas la sйlection naturelle qui a amenй la stйrilitй des premiers croisements et celle de leurs produits hybrides. La stйrilitй, dans les cas de premiers croisements, semble dйpendre de plusieurs circonstances ; dans quelques cas, elle dйpend surtout de la mort prйcoce de l'embryon. Dans le cas des hybrides, elle semble dйpendre de la perturbation apportйe а la gйnйration, par le fait qu'elle est composйe de deux formes distinctes ; leur stйrilitй offre beaucoup d'analogie avec celle qui affecte si souvent les espиces pures, lorsqu'elles sont exposйes а des conditions d'existence nouvelles et peu naturelles. Quiconque expliquera ces derniers cas, pourra aussi expliquer la stйrilitй des hybrides ; cette supposition s'appuie encore sur un parallйlisme d'un autre genre, c'est-а-dire que, d'abord, de lйgers changements dans les conditions d'existence paraissent ajouter а la vigueur et а la fйconditй de tous les кtres organisйs, et, secondement, que le croisement des formes qui ont йtй exposйes а des conditions d'existence lйgиrement diffйrentes ou qui ont variй, favorise la vigueur et la fйconditй de leur descendance. Les faits signalйs sur la stйrilitй des unions illйgitimes des plantes dimorphes et trimorphes, ainsi que sur celle de leurs descendants illйgitimes, nous permettent peut-кtre de considйrer comme probable que, dans tous les cas, quelque lien inconnu existe entre le degrй de fйconditй des premiers croisements et ceux de leurs produits. La considйration des faits relatifs au dimorphisme, jointe aux rйsultats des croisements rйciproques, conduit йvidemment а la conclusion que la cause primaire de la stйrilitй des croisements entre espиces doit rйsider dans les diffйrences des йlйments sexuels. Mais nous ne savons pas pourquoi, dans le cas des espиces distinctes, les йlйments sexuels ont йtй si gйnйralement plus ou moins modifiйs dans une direction tendant а provoquer la stйrilitй mutuelle qui les caractйrise, mais ce fait semble provenir de ce que les espиces ont йtй soumises pendant de longues pйriodes а des conditions d'existence presque uniformes. Il n'est pas surprenant que, dans la plupart des cas, la difficultй qu'on trouve а croiser entre elles deux espиces quelconque, corresponde а la stйrilitй des produits hybrides qui en rйsultent, ces deux ordres de faits fussent-ils mкme dus а des causes distinctes ; ces deux faits dйpendent, en effet, de la valeur des diffйrences existant entre les espиces croisйes. Il n'y a non plus rien d'йtonnant а ce que la facilitй d'opйrer un premier croisement, la fйconditй des hybrides qui en proviennent, et l'aptitude des plantes а кtre greffйes l'une sur l'autre -- bien que cette derniиre propriйtй dйpende йvidemment de circonstances toutes diffйrentes -- soient toutes, jusqu'а un certain point, en rapport avec les affinitйs systйmatiques des formes soumises а l'expйrience ; car l'affinitй systйmatique comprend des ressemblances de toute nature. Les premiers croisements entre formes connues comme variйtйs, ou assez analogues pour кtre considйrйes comme telles, et leurs descendants mйtis, sont trиs gйnйralement, quoique pas invariablement fйconds, ainsi qu'on l'a si souvent prйtendu. Cette fйconditй parfaite et presque universelle ne doit pas nous йtonner, si nous songeons au cercle vicieux dans lequel nous tournons en ce qui concerne les variйtйs а l'йtat de nature, et si nous nous rappelons que la grande majoritй des variйtйs a йtй produite а l'йtat domestique par la sйlection de simples diffйrences extйrieures, et qu'elles n'ont jamais йtй longtemps exposйes а des conditions d'existence uniformes. Il faut se rappeler que, la domestication prolongйe tendant а йliminer la stйrilitй, il est peu vraisemblable qu'elle doive aussi la provoquer. La question de fйconditй mise а part, il y a, sous tous les autres rapports, une ressemblance gйnйrale trиs prononcйe entre les hybrides et les mйtis, quant а leur variabilitй, leur propriйtй de s'absorber mutuellement par des croisements rйpйtйs, et leur aptitude а hйriter des caractиres des deux formes parentes. En rйsumй donc, bien que nous soyons aussi ignorants sur la cause prйcise de la stйrilitй des premiers croisements et de leurs descendants hybrides que nous le sommes sur les causes de la stйrilitй que provoque chez les animaux et les plantes un changement complet des conditions d'existence, cependant les faits que nous venons de discuter dans ce chapitre ne me paraissent point s'opposer а la thйorie que les espиces ont primitivement existй sous forme de variйtйs. CHAPITRE X INSUFFISANCE DES DOCUMENTS GEOLOGIQUES De l'absence actuelle des variйtйs intermйdiaires. - De la nature des variйtйs intermйdiaires йteintes ; de leur nombre. - Du laps de temps йcoulй, calculй d'aprиs l'йtendue des dйnudations et des dйpфts. - Du laps de temps estimй en annйes. - Pauvretй de nos collections palйontologiques. - Intermittence des formations gйologiques. - De la dйnudation des surfaces granitiques. - Absence des variйtйs intermйdiaires dans une formation quelconque. - Apparition soudaine de groupes d'espиces. - De leur apparition soudaine dans les couches fossilifиres les plus anciennes. - Anciennetй de la terre habitable. J'ai йnumйrй dans le sixiиme chapitre les principales objections qu'on pouvait raisonnablement йlever contre les opinions йmises dans ce volume. J'en ai maintenant discutй la plupart. Il en est une qui constitue une difficultй йvidente, c'est la distinction bien tranchйe des formes spйcifiques, et l'absence d'innombrables chaоnons de transition les reliant les unes aux autres. J'ai indiquй pour quelles raisons ces formes de transition ne sont pas communes actuellement, dans les conditions qui semblent cependant les plus favorables а leur dйveloppement, telles qu'une surface йtendue et continue, prйsentant des conditions physiques graduelles et diffйrentes. Je me suis efforcй de dйmontrer que l'existence de chaque espиce dйpend beaucoup plus de la prйsence d'autres formes organisйes dйjа dйfinies que du climat, et que, par consйquent, les conditions d'existence vйritablement efficaces ne sont pas susceptibles de gradations insensibles comme le sont celles de la chaleur ou de l'humiditй. J'ai cherchй aussi а dйmontrer que les variйtйs intermйdiaires, йtant moins nombreuses que les formes qu'elles relient, sont gйnйralement vaincues et exterminйes pendant le cours des modifications et des amйliorations ultйrieures. Toutefois, la cause principale de l'absence gйnйrale d'innombrables formes de transition dans la nature dйpend surtout de la marche mкme de la sйlection naturelle, en vertu de laquelle les variйtйs nouvelles prennent constamment la place des formes parentes dont elles dйrivent et qu'elles exterminent. Mais, plus cette extermination s'est produite sur une grande йchelle, plus le nombre des variйtйs intermйdiaires qui ont autrefois existй a dы кtre considйrable. Pourquoi donc chaque formation gйologique, dans chacune des couches qui la composent, ne regorge-t-elle pas de formes intermйdiaires ? La gйologie ne rйvиle assurйment pas une sйrie organique bien graduйe, et c'est en cela, peut-кtre, que consiste l'objection la plus sйrieuse qu'on puisse faire а ma thйorie. Je crois que l'explication se trouve dans l'extrкme insuffisance des documents gйologiques. Il faut d'abord se faire une idйe exacte de la nature des formes intermйdiaires qui, d'aprиs ma thйorie, doivent avoir existй antйrieurement. Lorsqu'on examine deux espиces quelconques, il est difficile de ne pas se laisser entraоner а se figurer des formes exactement intermйdiaires entre elles. C'est lа une supposition erronйe ; il nous faut toujours chercher des formes intermйdiaires entre chaque espиce et un ancкtre commun, mais inconnu, qui aura gйnйralement diffйrй sous quelques rapports de ses descendants modifiйs. Ainsi, pour donner un exemple de cette loi, le pigeon paon et le pigeon grosse-gorge descendent tous les deux du biset ; si nous possйdions toutes les variйtйs intermйdiaires qui ont successivement existй, nous aurions deux sйries continues et graduйes entre chacune de ces deux variйtйs et le biset ; mais nous n'en trouverions pas une seule qui fыt exactement intermйdiaire entre le pigeon paon et le pigeon grosse-gorge ; aucune, par exemple, qui rйunоt а la fois une queue plus ou moins йtalйe et un jabot plus ou moins gonflй, traits caractйristiques de ces deux races. De plus, ces deux variйtйs se sont si profondйment modifiйes depuis leur point de dйpart, que, sans les preuves historiques que nous possйdons sur leur origine, il serait impossible de dйterminer par une simple comparaison de leur conformation avec celle du biset (C. livia), si elles descendent de cette espиce, ou de quelque autre espиce voisine, telle que le C. aenas. Il en est de mкme pour les espиces а l'йtat de nature ; si nous considйrons des formes trиs distinctes, comme le cheval et le tapir, nous n'avons aucune raison de supposer qu'il y ait jamais eu entre ces deux кtres des formes exactement intermйdiaires, mais nous avons tout lieu de croire qu'il a dы en exister entre chacun d'eux et un ancкtre commun inconnu. Cet ancкtre commun doit avoir eu, dans l'ensemble de son organisation, une grande analogie gйnйrale avec le cheval et le tapir ; mais il peut aussi, par diffйrents points de sa conformation, avoir diffйrй considйrablement de ces deux types, peut-кtre mкme plus qu'ils ne diffиrent actuellement l'un de l'autre. Par consйquent, dans tous les cas de ce genre, il nous serait impossible de reconnaоtre la forme parente de deux ou plusieurs espиces, mкme par la comparaison la plus attentive de l'organisation de l'ancкtre avec celle de ses descendants modifiйs, si nous n'avions pas en mкme temps а notre disposition la sйrie а peu prиs complиte des anneaux intermйdiaires de la chaоne. Il est cependant possible, d'aprиs ma thйorie, que, de deux formes vivantes, l'une soit descendue de l'autre ; que le cheval, par exemple, soit issu du tapir ; or, dans ce cas, il a dы exister des chaоnons directement intermйdiaires entre eux. Mais un cas pareil impliquerait la persistance sans modification, pendant une trиs longue durйe, d'une forme dont les descendants auraient subi des changements considйrables ; or, un fait de cette nature ne peut кtre que fort rare, en raison du principe de la concurrence entre tous les organismes ou entre le descendant et ses parents ; car, dans tous les cas, les formes nouvelles perfectionnйes tendent а supplanter les formes antйrieures demeurйes fixes. Toutes les espиces vivantes, d'aprиs la thйorie de la sйlection naturelle, se rattachent а la souche mиre de chaque genre, par des diffйrences qui ne sont pas plus considйrables que celles que nous constatons actuellement entre les variйtйs naturelles et domestiques d'une mкme espиce ; chacune de ces souches mиres elles-mкmes, maintenant gйnйralement йteintes, se rattachait de la mкme maniиre а d'autres espиces plus anciennes ; et, ainsi de suite, en remontant et en convergeant toujours vers le commun ancкtre de chaque grande classe. Le nombre des formes intermйdiaires constituant les chaоnons de transition entre toutes les espиces vivantes et les espиces perdues a donc dы кtre infiniment grand ; or, si ma thйorie est vraie, elles ont certainement vйcu sur la terre. DU LAPS DE TEMPS ECOULE, DEDUIT DE L'APPRECIATION DE LA RAPIDITE DES DEPOTS ET DE L'ETENDUE DES DENUDATIONS. Outre que nous ne trouvons pas les restes fossiles de ces innombrables chaоnons intermйdiaires, on peut objecter que, chacun des changements ayant dы se produire trиs lentement, le temps doit avoir manquй pour accomplir d'aussi grandes modifications organiques. Il me serait difficile de rappeler au lecteur qui n'est pas familier avec la gйologie les faits au moyen desquels on arrive а se faire une vague et faible idйe de l'immensitй de la durйe des вges йcoulйs. Quiconque peut lire le grand ouvrage de sir Charles Lyell sur les principe de la Gйologie, auquel les historiens futurs attribueront а juste titre une rйvolution dans les sciences naturelles, sans reconnaоtre la prodigieuse durйe des pйriodes йcoulйes, peut fermer ici ce volume. Ce n'est pas qu'il suffise d'йtudier les Principes de la Gйologie, de lire les traitйs spйciaux des divers auteurs sur telle ou telle formation, et de tenir compte des essais qu'ils font pour donner une idйe insuffisante des durйes de chaque formation ou mкme de chaque couche ; c'est en йtudiant les forces qui sont entrйes en jeu que nous pouvons le mieux nous faire une idйe des temps йcoulйs, c'est en nous rendant compte de l'йtendue de la surface terrestre qui a йtй dйnudйe et de l'йpaisseur des sйdiments dйposйs que nous arrivons а nous faire une vague idйe de la durйe des pйriodes passйes. Ainsi que Lyell l'a trиs justement fait remarquer, l'йtendue et l'йpaisseur de nos couches de sйdiments sont le rйsultat et donnent la mesure de la dйnudation que la croыte terrestre a йprouvйe ailleurs. Il faut donc examiner par soi-mкme ces йnormes entassements de couches superposйes, йtudier les petits ruisseaux charriant de la boue, contempler les vagues rongeant les antiques falaises, pour se faire quelque notion de la durйe des pйriodes йcoulйes, dont les monuments nous environnent de toutes parts. Il faut surtout errer le long des cфtes formйes de roches modйrйment dures, et constater les progrиs de leur dйsagrйgation. Dans la plupart des cas, le flux n'atteint les rochers que deux fois par jour et pour peu de temps ; les vagues ne les rongent que lorsqu'elles sont chargйes de sables et de cailloux, car l'eau pure n'use pas le roc. La falaise, ainsi minйe par la base, s'йcroule en grandes masses qui, gisant sur la plage, sont rongйes et usйes atome par atome, jusqu'а ce qu'elles soient assez rйduites pour кtre roulйes par les vagues, qui alors les broient plus promptement et les transforment en cailloux, en sable ou en vase. Mais combien ne trouvons-nous pas, au pied des falaises, qui reculent pas а pas, de blocs arrondis, couverts d'une йpaisse couche de vйgйtations marines, dont la prйsence est une preuve de leur stabilitй et du peu d'usure а laquelle ils sont soumis ! Enfin, si nous suivons pendant l'espace de quelques milles une falaise rocheuse sur laquelle la mer exerce son action destructive, nous ne la trouvons attaquйe que за et lа, par places peu йtendues, autour des promontoires saillants. La nature de la surface et la vйgйtation dont elle est couverte prouvent que, partout ailleurs, bien des annйes se sont йcoulйes depuis que l'eau en est venue baigner la base. Les observations rйcentes de Ramsay, de Jukes, de Geikie, de Croll et d'autres, nous apprennent que la dйsagrйgation produite par les agents atmosphйriques joue sur les cфtes un rфle beaucoup plus important que l'action des vagues. Toute la surface de la terre est soumise а l'action chimique de l'air et de l'acide carbonique dissous dans l'eau de pluie, et а la gelйe dans les pays froids ; la matiиre dйsagrйgйe est entraоnйe par les fortes pluies, mкme sur les pentes douces, et, plus qu'on ne le croit gйnйralement, par le vent dans les pays arides ; elle est alors charriйe par les riviиres et par les fleuves qui, lorsque leur cours est rapide, creusent profondйment leur lit et triturent les fragments. Les ruisseaux boueux qui, par un jour de pluie, coulent le long de toutes les pentes, mкme sur des terrains faiblement ondulйs, nous montrent les effets de la dйsagrйgation atmosphйrique. MM. Ramsay et Whitaker ont dйmontrй, et cette observation est trиs remarquable, que les grandes lignes d'escarpement du district wealdien et celles qui s'йtendent au travers de l'Angleterre, qu'autrefois on considйrait comme d'anciennes cфtes marines, n'ont pu кtre ainsi produites, car chacune d'elles est constituйe d'une mкme formation unique, tandis que nos falaises actuelles sont partout composйes de l'intersection de formations variйes. Cela йtant ainsi, il nous faut admettre que les escarpements doivent en grande partie leur origine а ce que la roche qui les compose a mieux rйsistй а l'action destructive des agents atmosphйriques que les surfaces voisines, dont le niveau s'est graduellement abaissй, tandis que les lignes rocheuses sont restйes en relief. Rien ne peut mieux nous faire concevoir ce qu'est l'immense durйe du temps, selon les idйes que nous nous faisons du temps, que la vue des rйsultats si considйrables produits par des agents atmosphйriques qui nous paraissent avoir si peu de puissance et agir si lentement. Aprиs s'кtre ainsi convaincu de la lenteur avec laquelle les agents atmosphйriques et l'action des vagues sur les cфtes rongent la surface terrestre, il faut ensuite, pour apprйcier la durйe des temps passйs, considйrer, d'une part, le volume immense des rochers qui ont йtй enlevйs sur des йtendues considйrables, et, de l'autre, examiner l'йpaisseur de nos formations sйdimentaires. Je me rappelle avoir йtй vivement frappй en voyant les оles volcaniques, dont les cфtes ravagйes par les vagues prйsentent aujourd'hui des falaises perpendiculaires hautes de 1 000 а 2 000 pieds, car la pente douce des courants de lave, due а leur йtat autrefois liquide, indiquait tout de suite jusqu'oщ les couches rocheuses avaient dы s'avancer en pleine mer. Les grandes failles, c'est-а-dire ces immenses crevasses le long desquelles les couches se sont souvent soulevйes d'un cфtй ou abaissйes de l'autre, а une hauteur ou а une profondeur de plusieurs milliers de pieds, nous enseignent la mкme leзon ; car, depuis l'йpoque oщ ces crevasses se sont produites, qu'elles l'aient йtй brusquement ou, comme la plupart des gйologues le croient aujourd'hui, trиs lentement а la suite de nombreux petits mouvements, la surface du pays s'est depuis si bien nivelйe, qu'aucune trace de ces prodigieuses dislocations n'est extйrieurement visible. La faille de Craven, par exemple, s'йtend sur une ligne de 30 milles de longueur, le long de laquelle le dйplacement vertical des couches varie de 600 а 3 000 pieds. Le professeur Ramsay a constatй un affaissement de 2 300 pieds dans l'оle d'Anglesea, et il m'apprend qu'il est convaincu que, dans le Merionethshire, il en existe un autre de 12 000 pieds ; cependant, dans tous ces cas, rien а la surface ne trahit ces prodigieux mouvements, les amas de rochers de chaque cфtй de la faille ayant йtй complиtement balayйs. D'autre part, dans toutes les parties du globe, les amas de couches sйdimentaires ont une йpaisseur prodigieuse. J'ai vu, dans les Cordillиres, une masse de conglomйrat dont j'ai estimй l'йpaisseur а environ 10 000 pieds ; et, bien que les conglomйrats aient dы probablement s'accumuler plus vite que des couches de sйdiments plus fins, ils ne sont cependant composйs que de cailloux roulйs et arrondis qui, portant chacun l'empreinte du temps, prouvent avec quelle lenteur des masses aussi considйrables ont dы s'entasser. Le professeur Ramsay m'a donnй les йpaisseurs maxima des formations successives dans diffйrentes parties de la Grande-Bretagne, d'aprиs des mesures prises sur les lieux dans la plupart des cas. En voici le rйsultat : pieds anglais. Couches palйozoпques (non compris les roches ignйes). . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 154 Couches secondaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 190 Couches tertiaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 340 -- formant un total de 72 584 pieds, c'est-а-dire environ 13 milles anglais et trois quarts. Certaines formations, qui sont reprйsentйes en Angleterre par des couches minces, atteignent sur le continent une йpaisseur de plusieurs milliers de pieds. En outre, s'il faut en croire la plupart des gйologues, il doit s'кtre йcoulй, entre les formations successives, des pйriodes extrкmement longues pendant lesquelles aucun dйpфt ne s'est formй. La masse entiиre des couches superposйes des roches sйdimentaires de l'Angleterre ne donne donc qu'une idйe incomplиte du temps qui s'est йcoulй pendant leur accumulation. L'йtude de faits de cette nature semble produire sur l'esprit une impression analogue а celle qui rйsulte de nos vaines tentatives pour concevoir l'idйe d'йternitй. Cette impression n'est pourtant pas absolument juste. M. Croll fait remarquer, dans un intйressant mйmoire, que nous ne nous trompons pas par « une conception trop йlevйe de la longueur des pйriodes gйologiques », mais en les estimant en annйes. Lorsque les gйologues envisagent des phйnomиnes considйrables et compliquйs, et qu'ils considиrent ensuite les chiffres qui reprйsentent des millions d'annйes, les deux impressions produites sur l'esprit sont trиs diffйrentes, et les chiffres sont immйdiatement taxйs d'insuffisance. M. Croll dйmontre, relativement а la dйnudation produite par les agents atmosphйriques, en calculant le rapport de la quantitй connue de matйriaux sйdimentaires que charrient annuellement certaines riviиres, relativement а l'йtendue des surfaces drainйes, qu'il faudrait six millions d'annйes pour dйsagrйger et pour enlever au niveau moyen de l'aire totale qu'on considиre une йpaisseur de 1 000 pieds de roches. Un tel rйsultat peut paraоtre йtonnant, et le serait encore si, d'aprиs quelques considйrations qui peuvent faire supposer qu'il est exagйrй, on le rйduisait а la moitiй ou au quart. Bien peu de personnes, d'ailleurs, se rendent un compte exact de ce que signifie rйellement un million. M. Croll cherche а le faire comprendre par l'exemple suivant : on йtend, sur le mur d'une grande salle, une bande йtroite de papier, longue de 83 pieds et 4 pouces (25m,70) ; on fait alors а une extrйmitй de cette bande une division d'un dixiиme de pouce (2mm,5) ; cette division reprйsente un siиcle, et la bande entiиre reprйsente un million d'annйes. Or, pour le sujet qui nous occupe, que sera un siиcle figurй par une mesure aussi insignifiante relativement aux vastes dimensions de la salle ? Plusieurs йleveurs distinguйs ont, pendant leur vie, modifiй assez fortement quelques animaux supйrieurs pour avoir crйй de vйritables sous-races nouvelles ; or, ces espиces supйrieures se produisent beaucoup plus lentement que les espиces infйrieures. Bien peu d'hommes se sont occupйs avec soin d'une race pendant plus de cinquante ans, de sorte qu'un siиcle reprйsente le travail de deux йleveurs successifs. Il ne faudrait pas toutefois supposer que les espиces а l'йtat de nature puissent se modifier aussi promptement que peuvent le faire les animaux domestiques sous l'action de la sйlection mйthodique. La comparaison serait plus juste entre les espиces naturelles et les rйsultats que donne la sйlection inconsciente, c'est-а-dire la conservation, sans intention prйconзue de modifier la race, des animaux les plus utiles ou les plus beaux. Or, sous l'influence de la seule sйlection inconsciente, plusieurs races se sont sensiblement modifiйes dans le cours de deux ou trois siиcles. Les modifications sont, toutefois, probablement beaucoup plus lentes encore chez les espиces dont un petit nombre seulement se modifie en mкme temps dans un mкme pays. Cette lenteur provient de ce que tous les habitants d'une rйgion йtant dйjа parfaitement adaptйs les uns aux autres, de nouvelles places dans l'йconomie de la nature ne se prйsentent qu'а de longs intervalles, lorsque les conditions physiques ont йprouvй quelques modifications d'une nature quelconque, ou qu'il s'est produit une immigration de nouvelles formes. En outre, les diffйrences individuelles ou les variations dans la direction voulue, de nature а mieux adapter quelques-uns des habitants aux conditions nouvelles, peuvent ne pas surgir immйdiatement. Nous n'avons malheureusement aucun moyen de dйterminer en annйes la pйriode nйcessaire pour modifier une espиce. Nous aurons d'ailleurs а revenir sur ce sujet. PAUVRETE DE NOS COLLECTIONS PALEONTOLOGIQUES. Quel triste spectacle que celui de nos musйes gйologiques les plus riches ! Chacun s'accorde а reconnaоtre combien sont incomplиtes nos collections. Il ne faut jamais oublier la remarque du cйlиbre palйontologiste E. Forbes, c'est-а-dire qu'un grand nombre de nos espиces fossiles ne sont connues et dйnommйes que d'aprиs des йchantillons isolйs, souvent brisйs, ou d'aprиs quelques rares spйcimens recueillis sur un seul point. Une trиs petite partie seulement de la surface du globe a йtй gйologiquement explorйe, et nulle part avec assez de soin, comme le prouvent les importantes dйcouvertes qui se font chaque annйe en Europe. Aucun organisme complиtement mou ne peut se conserver. Les coquilles et les ossements, gisant au fond des eaux, lа oщ il ne se dйpose pas de sйdiments, se dйtruisent et disparaissent bientфt. Nous partons malheureusement toujours de ce principe erronй qu'un immense dйpфt de sйdiment est en voie de formation sur presque toute l'йtendue du lit de la mer, avec une rapiditй suffisante pour ensevelir et conserver des dйbris fossiles. La belle teinte bleue et la limpiditй de l'Ocйan dans sa plus grande йtendue tйmoignent de la puretй de ses eaux. Les nombreux exemples connus de formations gйologiques rйguliиrement recouvertes, aprиs un immense intervalle de temps, par d'autres formations plus rйcentes, sans que la couche sous-jacente ait subi dans l'intervalle la moindre dйnudation ou la moindre dislocation, ne peut s'expliquer que si l'on admet que le fond de la mer demeure souvent intact pendant des siиcles. Les eaux pluviales chargйes d'acide carbonique doivent souvent dissoudre les fossiles enfouis dans les sables ou les graviers, en s'infiltrant dans ces couches lors de leur йmersion. Les nombreuses espиces d'animaux qui vivent sur les cфtes, entre les limites des hautes et des basses marйes, paraissent кtre rarement conservйes. Ainsi, les diverses espиces de Chthamalinйes (sous-famille de cirripиdes sessiles) tapissent les rochers par myriades dans le monde entier ; toutes sont rigoureusement littorales ; or -- а l'exception d'une seule espиce de la Mйditerranйe qui vit dans les eaux profondes, et qu'on a trouvйe а l'йtat fossile en Sicile -- on n'en a pas rencontrй une seule espиce fossile dans aucune formation tertiaire ; il est avйrй, cependant, que le genre _Chthamalus existait а l'йpoque de la craie. Enfin, beaucoup de grands dйpфts qui ont nйcessitй pour s'accumuler des pйriodes extrкmement longues, sont entiиrement dйpourvus de tous dйbris organiques, sans que nous puissions expliquer pourquoi. Un des exemples les plus frappants est la formation du flysch, qui consiste en grиs et en schistes, dont l'йpaisseur atteint jusqu'а 6 000 pieds, qui s'йtend entre Vienne et la Suisse sur une longueur d'au moins 300 milles, et dans laquelle, malgrй toutes les recherches, on n'a pu dйcouvrir, en fait de fossiles, que quelques dйbris vйgйtaux. Il est presque superflu d'ajouter, а l'йgard des espиces terrestres qui vйcurent pendant la pйriode secondaire et la pйriode palйozoпque, que nos collections prйsentent de nombreuses lacunes. On ne connaissait, par exemple, jusque tout rйcemment encore, aucune coquille terrestre ayant appartenu а l'une ou l'autre de ces deux longues pйriodes, а l'exception d'une seule espиce trouvйe dans les couches carbonifиres de l'Amйrique du Nord par sir C. Lyell et le docteur Dawson ; mais, depuis, on a trouvй des coquilles terrestres dans le lias. Quant aux restes fossiles de mammifиres, un simple coup d'oeil sur la table historique du manuel de Lyell suffit pour prouver, mieux que des pages de dйtails, combien leur conservation est rare et accidentelle. Cette raretй n'a rien de surprenant, d'ailleurs, si l'on songe а l'йnorme proportion d'ossements de mammifиres tertiaires qui ont йtй trouvйs dans des cavernes ou des dйpфts lacustres, nature de gisements dont on ne connaоt aucun exemple dans nos formations secondaires ou palйozoпques. Mais les nombreuses lacunes de nos archives gйologiques proviennent en grande partie d'une cause bien plus importante que les prйcйdentes, c'est-а-dire que les diverses formations ont йtй sйparйes les unes des autres par d'йnormes intervalles de temps. Cette opinion a йtй chaudement soutenue par beaucoup de gйologues et de palйontologistes qui, comme E. Forbes, nient formellement la transformation des espиces. Lorsque nous voyons la sйrie des formations, telle que la donnent les tableaux des ouvrages sur la gйologie, ou que nous йtudions ces formations dans la nature, nous йchappons difficilement а l'idйe qu'elles ont йtй strictement consйcutives. Cependant le grand ouvrage de sir R. Murchison sur la Russie nous apprend quelles immenses lacunes il y a dans ce pays entre les formations immйdiatement superposйes ; il en est de mкme dans l'Amйrique du Nord et dans beaucoup d'autres parties du monde. Aucun gйologue, si habile qu'il soit, dont l'attention se serait portйe exclusivement sur l'йtude de ces vastes territoires, n'aurait jamais soupзonnй que, pendant ces mкmes pйriodes complиtement inertes pour son propre pays, d'йnormes dйpфts de sйdiment, renfermant une foule de formes organiques nouvelles et toutes spйciales, s'accumulaient autre part. Et si, dans chaque contrйe considйrйe sйparйment, il est presque impossible d'estimer le temps йcoulй entre les formations consйcutives, nous pouvons en conclure qu'on ne saurait le dйterminer nulle part. Les frйquents et importants changements qu'on peut constater dans la composition minйralogique des formations consйcutives, impliquent gйnйralement aussi de grands changements dans la gйographie des rйgions environnantes, d'oщ ont dы provenir les matйriaux des sйdiments, ce qui confirme encore l'opinion que de longues pйriodes se sont йcoulйes entre chaque formation. Nous pouvons, je crois, nous rendre compte de cette intermittence presque constante des formations gйologiques de chaque rйgion, c'est-а-dire du fait qu'elles ne se sont pas succйdй sans interruption. Rarement un fait m'a frappй autant que l'absence, sur une longueur de plusieurs centaines de milles des cфtes de l'Amйrique du Sud, qui ont йtй rйcemment soulevйes de plusieurs centaines de pieds, de tout dйpфt rйcent assez considйrable pour reprйsenter mкme une courte pйriode gйologique. Sur toute la cфte occidentale, qu'habite une faune marine particuliиre, les couches tertiaires sont si peu dйveloppйes, que plusieurs faunes marines successives et toutes spйciales ne laisseront probablement aucune trace de leur existence aux вges gйologiques futurs. Un peu de rйflexion fera comprendre pourquoi, sur la cфte occidentale de l'Amйrique du Sud en voie de soulиvement, on ne peut trouver nulle part de formation йtendue contenant des dйbris tertiaires ou rйcents, bien qu'il ait dы y avoir abondance de matйriaux de sйdiments, par suite de l'йnorme dйgradation des rochers des cфtes et de la vase apportйe par les cours d'eau qui se jettent dans la mer. Il est probable, en effet, que les dйpфts sous-marins du littoral sont constamment dйsagrйgйs et emportйs, а mesure que le soulиvement lent et graduel du sol les expose а l'action des vagues. Nous pouvons donc conclure que les dйpфts de sйdiment doivent кtre accumulй en masses trиs йpaisses, trиs йtendues et trиs solides, pour pouvoir rйsister, soit а l'action incessante des vagues, lors des premiers soulиvements du sol, et pendant les oscillations successives du niveau, soit а la dйsagrйgation atmosphйrique. Des masses de sйdiment aussi йpaisses et aussi йtendues peuvent se former de deux maniиres : soit dans les grandes profondeurs de la mer, auquel cas le fond est habitй par des formes moins nombreuses et moins variйes que les mers peu profondes ; en consйquence, lorsque la masse vient а se soulever, elle ne peut offrir qu'une collection trиs incomplиte des formes organiques qui ont existй dans le voisinage pendant la pйriode de son accumulation. Ou bien, une couche de sйdiment de quelque йpaisseur et de quelque йtendue que ce soit peut se dйposer sur un bas-fond en voie de s'affaisser lentement ; dans ce cas, tant que l'affaissement du sol et l'apport des sйdiments s'йquilibrent а peu prиs, la mer reste peu profonde et offre un milieu favorable а l'existence d'un grand nombre de formes variйes ; de sorte qu'un dйpфt riche en fossiles, et assez йpais pour rйsister, aprиs un soulиvement ultйrieur, а une grande dйnudation, peut ainsi se former facilement. Je suis convaincu que presque toutes nos anciennes formations riches en fossiles dans la plus grande partie de leur йpaisseur se sont ainsi formйes pendant un affaissement. J'ai, depuis 1845, йpoque oщ je publiai mes vues а ce sujet, suivi avec soin les progrиs de la gйologie, et j'ai йtй йtonnй de voir comment les auteurs, traitant de telle ou telle grande formation, sont arrivйs, les uns aprиs les autres, а conclure qu'elle avait dы s'accumuler pendant un affaissement du sol. Je puis ajouter que la seule formation tertiaire ancienne qui, sur la cфte occidentale de l'Amйrique du Sud, ait йtй assez puissante pour rйsister aux dйgradations qu'elle a dйjа subies, mais qui ne durera guиre jusqu'а une nouvelle йpoque gйologique bien distante, s'est accumulйe pendant une pйriode d'affaissement, et a pu ainsi atteindre une йpaisseur considйrable. Tous les faits gйologiques nous dйmontrent clairement que chaque partie de la surface terrestre a dы йprouver de nombreuses et lentes oscillations de niveau, qui ont йvidemment affectй des espaces considйrables. Des formations riches en fossiles, assez йpaisses et assez йtendues pour rйsister aux йrosions subsйquentes, ont pu par consйquent se former sur de vastes rйgions pendant les pйriodes d'affaissement, lа oщ l'apport des sйdiments йtait assez considйrable pour maintenir le fond а une faible profondeur et pour enfouir et conserver les dйbris organiques avant qu'ils aient eu le temps de se dйsagrйger. D'autre part, tant que le fond de la mer reste stationnaire, des dйpфts йpais ne peuvent pas s'accumuler dans les parties peu profondes les plus favorables а la vie. Ces dйpфts sont encore moins possibles pendant les pйriodes intermйdiaires de soulиvement, ou, pour mieux dire, les couches dйjа accumulйes sont gйnйralement dйtruites а mesure que leur soulиvement les amenant au niveau de l'eau, les met aux prises avec l'action destructive des vagues cфtiиres. Ces remarques s'appliquent principalement aux formations littorales ou sous-littorales. Dans le cas d'une mer йtendue et peu profonde, comme dans une grande partie de l'archipel Malais, oщ la profondeur varie entre 30, 40 et 60 brasses, une vaste formation pourrait s'accumuler pendant une pйriode de soulиvement, et, cependant, ne pas souffrir une trop grande dйgradation а l'йpoque de sa lente йmersion. Toutefois, son йpaisseur ne pourrait pas кtre bien grande, car, en raison du mouvement ascensionnel, elle serait moindre que la profondeur de l'eau ou elle s'est formйe. Le dйpфt ne serait pas non plus trиs solide, ni recouvert de formations subsйquentes, ce qui augmenterait ses chances d'кtre dйsagrйgй par les agents atmosphйriques et par l'action de la mer pendant les oscillations ultйrieures du niveau. M. Hopkins a toutefois fait remarquer que si une partie de la surface venait, aprиs un soulиvement, а s'affaisser de nouveau avant d'avoir йtй dйnudйe, le dйpфt formй pendant le mouvement ascensionnel pourrait кtre ensuite recouvert par de nouvelles accumulations, et кtre ainsi, quoique mince, conservй pendant de longues pйriodes. M. Hopkins croit aussi que les dйpфts sйdimentaires de grande йtendue horizontale n'ont йtй que rarement dйtruits en entier. Mais tous les gйologues, а l'exception du petit nombre de ceux qui croient que nos schistes mйtamorphiques actuels et nos roches plutoniques ont formй le noyau primitif du globe, admettront que ces derniиres roches ont йtй soumises а une dйnudation considйrable. Il n'est guиre possible, en effet, que des roches pareilles se soient solidifiйes et cristallisйes а l'air libre ; mais si l'action mйtamorphique s'est effectuйe dans les grandes profondeurs de l'Ocйan, le revкtement protecteur primitif des roches peut n'avoir pas йtй trиs йpais. Si donc l'on admet que les gneiss, les micaschistes, les granits, les diorites, etc., ont йtй autrefois nйcessairement recouverts, comment expliquer que d'immenses surfaces de ces roches soient actuellement dйnudйes sur tant de points du globe, autrement que par la dйsagrйgation subsйquente complиte de toutes les couches qui les recouvraient ? On ne peut douter qu'il existe de semblables йtendues trиs considйrables ; selon Humboldt, la rйgion granitique de Parime est au moins dix-neuf fois aussi grande que la Suisse. Au sud de l'Amazone, Bouй en dйcrit une autre composйe de roches de cette nature ayant une surface йquivalente а celle qu'occupent l'Espagne, la France, l'Italie ; une partie de l'Allemagne et les Iles-Britanniques rйunies. Cette rйgion n'a pas encore йtй explorйe avec tout le soin dйsirable, mais tous les voyageurs affirment l'immense йtendue de la surface granitique ; ainsi, von Eschwege donne une coupe dйtaillйe de ces roches qui s'йtendent en droite ligne dans l'intйrieur jusqu'а 260 milles gйographiques de Rio de Janeiro ; j'ai fait moi-mкme 150 milles dans une autre direction, sans voir autre chose que des roches granitiques. J'ai examinй de nombreux spйcimens recueillis sur toute la cфte depuis Rio de Janeiro jusqu'а l'embouchure de la Plata, soit une distance de 1100 milles gйographiques, et tous ces spйcimens appartenaient а cette mкme classe de roches. Dans l'intйrieur, sur toute la rive septentrionale de la Plata, je n'ai pu voir, outre des dйpфts tertiaires modernes, qu'un petit amas d'une roche lйgиrement mйtamorphique, qui seule a pu constituer un fragment de la couverture primitive de la sйrie granitique. Dans la rйgion mieux connue des Etats-Unis et du Canada, d'aprиs la belle carte du professeur H.-D. Rogers, j'ai estimй les surfaces en dйcoupant la carte elle-mкme et en en pesant le papier, et j'ai trouvй que les roches granitiques et mйtamorphiques (а l'exclusion des semi-mйtamorphiques) excиdent, dans le rapport de 19 а 12,5, l'ensemble des formations palйozoпques plus nouvelles. Dans bien des rйgions, les roches mйtamorphiques et granitiques auraient une bien plus grande йtendue si les couches sйdimentaires qui reposent sur elles йtaient enlevйes, couches qui n'ont pas pu faire partie du manteau primitif sous lequel elles ont cristallisй. Il est donc probable que, dans quelques parties du monde, des formations entiиres ont йtй dйsagrйgйes d'une maniиre complиte, sans qu'il soit restй aucune trace de l'йtat antйrieur. Il est encore une remarque digne d'attention. Pendant les pйriodes de soulиvement, l'йtendue des surfaces terrestres, ainsi que celle des parties peu profondes de mer qui les entourent, augmente et forme ainsi de nouvelles stations -- toutes circonstances favorables, ainsi que nous l'avons expliquй, а la formation des variйtйs et des espиces nouvelles ; mais il y a gйnйralement aussi, pendant ces pйriodes, une lacune dans les archives gйologiques. D'autre part, pendant les pйriodes d'affaissement, la surface habitйe diminue, ainsi que le nombre des habitants (exceptй sur les cфtes d'un continent au moment oщ il se fractionne en archipel), et, par consйquent, bien qu'il y ait de nombreuses extinctions, il se forme peu de variйtйs ou d'espиces nouvelles ; or, c'est prйcisйment pendant ces pйriodes d'affaissement que se sont accumulйs les dйpфts les plus riches en fossiles. DE L'ABSENCE DE NOMBREUSES VARIETES INTERMEDIAIRES DANS UNE FORMATION QUELCONQUE. Les considйrations qui prйcиdent prouvent а n'en pouvoir douter l'extrкme imperfection des documents que, dans son ensemble, la gйologie peut nous fournir ; mais, si nous concentrons notre examen sur une formation quelconque, il devient beaucoup plus difficile de comprendre pourquoi nous n'y trouvons pas une sйrie йtroitement graduйe des variйtйs qui ont dы relier les espиces voisines qui vivaient au commencement et а la fin de cette formation. On connaоt quelques exemples de variйtйs d'une mкme espиce, existant dans les parties supйrieures et dans les parties infйrieures d'une mкme formation : ainsi Trautschold cite quelques exemples d'Ammonites ; Hilgendorf dйcrit un cas trиs curieux, c'est-а-dire dix formes graduйes du Planorbis multiformis trouvйes dans les couches successives d'une formation calcaire d'eau douce en Suisse. Bien que chaque formation ait incontestablement nйcessitй pour son dйpфt un nombre d'annйes considйrable, on peut donner plusieurs raisons pour expliquer comment il se fait que chacune d'elles ne prйsente pas ordinairement une sйrie graduйe de chaоnons reliant les espиces qui ont vйcu au commencement et а la fin ; mais je ne saurais dйterminer la valeur relative des considйrations qui suivent. Toute formation gйologique implique certainement un nombre considйrable d'annйes ; il est cependant probable que chacune de ces pйriodes est courte, si on la compare а la pйriode nйcessaire pour transformer une espиce en une autre. Deux palйontologistes dont les opinions ont un grand poids, Bronn et Woodward, ont conclu, il est vrai, que la durйe moyenne de chaque formation est deux ou trois fois aussi longue que la durйe moyenne des formes spйcifiques. Mais il me semble que des difficultйs insurmontables s'opposent а ce que nous puissions arriver sur ce point а aucune conclusion exacte. Lorsque nous voyons une espиce apparaоtre pour la premiиre fois au milieu d'une formation, il serait tйmйraire а l'extrкme d'en conclure qu'elle n'a pas prйcйdemment existй ailleurs ; de mкme qu'en voyant une espиce disparaоtre avant le dйpфt des derniиres couches, il serait йgalement tйmйraire d'affirmer son extinction. Nous oublions que, comparйe au reste du globe, la superficie de l'Europe est fort peu de chose, et qu'on n'a d'ailleurs pas йtabli avec une certitude complиte la corrйlation, dans toute l'Europe, des divers йtages d'une mкme formation. Relativement aux animaux marins de toutes espиces, nous pouvons prйsumer en toute sыretй qu'il y a eu de grandes migrations dues а des changements climatйriques ou autres ; et, lorsque nous voyons une espиce apparaоtre pour la premiиre fois dans une formation, il y a toute probabilitй pour que ce soit une immigration nouvelle dans la localitй. On sait, par exemple, que plusieurs espиces ont apparu dans les couches palйozoпques de l'Amйrique du Nord un peu plus tфt que dans celle de l'Europe, un certain temps ayant йtй probablement nйcessaire а leur migration des mers d'Amйrique а celles d'Europe. En examinant les dйpфts les plus rйcents dans diffйrentes parties du globe, on a remarquй partout que quelques espиces encore existantes sont trиs communes dans un dйpфt, mais ont disparu de la mer immйdiatement voisine ; ou inversement, que des espиces abondantes dans les mers du voisinage sont rares dans un dйpфt ou y font absolument dйfaut. Il est bon de rйflйchir aux nombreuses migrations bien prouvйes des habitants de l'Europe pendant l'йpoque glaciaire, qui ne constitue qu'une partie d'une pйriode gйologique entiиre. Il est bon aussi de rйflйchir aux oscillations du sol, aux changements extraordinaires de climat, et а l'immense laps de temps compris dans cette mкme pйriode glaciaire. On peut cependant douter qu'il y ait un seul point du globe oщ, pendant toute cette pйriode, il se soit accumulй sur une mкme surface, et d'une maniиre continue, des dйpфts sйdimentaires renfermant des dйbris fossiles. Il n'est pas probable, par exemple, que, pendant toute la pйriode glaciaire, il se soit dйposй des sйdiments а l'embouchure du Mississipi, dans les limites des profondeurs qui conviennent le mieux aux animaux marins ; car nous savons que, pendant cette mкme pйriode de temps, de grands changements gйographiques ont eu lieu dans d'autres parties de l'Amйrique. Lorsque les couches de sйdiment dйposйes dans des eaux peu profondes а l'embouchure du Mississipi, pendant une partie de la pйriode glaciaire, se seront soulevйes, les restes organiques qu'elles contiennent apparaоtront et disparaоtront probablement а diffйrents niveaux, en raison des migrations des espиces et des changements gйographiques. Dans un avenir йloignй, un gйologue examinant ces couches pourra кtre tentй de conclure que la durйe moyenne de la persistance des espиces fossiles enfouies a йtй infйrieure а celle de la pйriode glaciaire, tandis qu'elle aura rйellement йtй beaucoup plus grande, puisqu'elle s'йtend dиs avant l'йpoque glaciaire jusqu'а nos jours. Pour qu'on puisse trouver une sйrie de formes parfaitement graduйes entre deux espиces enfouies dans la partie supйrieure ou dans la partie infйrieure d'une mкme formation, il faudrait que celle-ci eыt continuй de s'accumuler pendant une pйriode assez longue pour que les modifications toujours lentes des espиces aient eu le temps de s'opйrer. Le dйpфt devrait donc кtre extrкmement йpais ; il aurait fallu, en outre, que l'espиce en voie de se modifier ait habitй tout le temps dans la mкme rйgion. Mais nous avons vu qu'une formation considйrable, йgalement riche en fossiles dans toute son йpaisseur, ne peut s'accumuler que pendant une pйriode d'affaissement ; et, pour que la profondeur reste sensiblement la mкme, condition nйcessaire pour qu'une espиce marine quelconque puisse continuer а habiter le mкme endroit, il faut que l'apport des sйdiments compense а peu prиs l'affaissement. Or, le mкme mouvement d'affaissement tendant aussi а submerger les terrains qui fournissent les matйriaux du sйdiment lui-mкme, il en rйsulte que la quantitй de ce dernier tend а diminuer tant que le mouvement d'affaissement continue. Un йquilibre approximatif entre la rapiditй de production des sйdiments et la vitesse de l'affaissement est donc probablement un fait rare ; beaucoup de palйontologistes ont, en effet, remarquй que les dйpфts trиs йpais sont ordinairement dйpourvus de fossiles, sauf vers leur limite supйrieure ou infйrieure. Il semble mкme que chaque formation distincte, de mкme que toute la sйrie des formations d'un pays, s'est en gйnйral accumulйe de faзon intermittente. Lorsque nous voyons, comme cela arrive si souvent, une formation constituйe par des couches de composition minйralogique diffйrente, nous avons tout lieu de penser que la marche du dйpфt a йtй plus ou moins interrompue. Mais l'examen le plus minutieux d'un dйpфt ne peut nous fournir aucun йlйment de nature а nous permettre d'estimer le temps qu'il a fallu pour le former. On pourrait citer bien des cas de couches n'ayant que quelques pieds d'йpaisseur, reprйsentant des formations qui, ailleurs, ont atteint des йpaisseurs de plusieurs milliers de pieds, et dont l'accumulation n'a pu se faire que dans une pйriode d'une durйe йnorme ; or, quiconque ignore ce fait ne pourrait mкme soupзonner l'immense sйrie de siиcles reprйsentйe par la couche la plus mince. On pourrait citer des cas nombreux de couches infйrieures d'une formation qui ont йtй soulevйes, dйnudйes, submergйes, puis recouvertes par les couches supйrieures de la mкme formation -- faits qui dйmontrent qu'il a pu y avoir des intervalles considйrables et faciles а mйconnaоtre dans l'accumulation totale. Dans d'autres cas, de grands arbres fossiles, encore debout sur le sol oщ ils ont vйcu, nous prouvent nettement que de longs intervalles de temps se sont йcoulйs et que des changements de niveau ont eu lieu pendant la formation des dйpфts ; ce que nul n'aurait jamais pu soupзonner si les arbres n'avaient pas йtй conservйs. Ainsi sir C. Lyell et le docteur Dawson ont trouvй dans la Nouvelle-Ecosse des dйpфts carbonifиres ayant 1 400 pieds d'йpaisseur, formйs de couches superposйes contenant des racines, et cela а soixante-huit niveaux diffйrents. Aussi, quand la mкme espиce se rencontre а la base, au milieu et au sommet d'une formation, il y a toute probabilitй qu'elle n'a pas vйcu au mкme endroit pendant toute la pйriode du dйpфt, mais qu'elle a paru et disparu, bien des fois peut-кtre, pendant la mкme pйriode gйologique. En consйquence, si de semblables espиces avaient subi, pendant le cours d'une pйriode gйologique, des modifications considйrables, un point donnй de la formation ne renfermerait pas tous les degrйs intermйdiaires d'organisation qui, d'aprиs ma thйorie, ont dы exister, mais prйsenterait des changements de formes soudains, bien que peut-кtre peu considйrables. Il est indispensable de se rappeler que les naturalistes n'ont aucune formule mathйmatique qui leur permette de distinguer les espиces des variйtйs ; ils accordent une petite variabilitй а chaque espиce ; mais aussitфt qu'ils rencontrent quelques diffйrences un peu plus marquйes entre deux formes, ils les regardent toutes deux comme des espиces, а moins qu'ils ne puissent les relier par une sйrie de gradations intermйdiaires trиs voisines ; or, nous devons rarement, en vertu des raisons que nous venons de donner, espйrer trouver, dans une section gйologique quelconque, un rapprochement semblable. Supposons deux espиces B et C, et qu'on trouve, dans une couche sous-jacente et plus ancienne, une troisiиme espиce A ; en admettant mкme que celle-ci soit rigoureusement intermйdiaire entre B et C, elle serait simplement considйrйe comme une espиce distincte, а moins qu'on ne trouve des variйtйs intermйdiaires la reliant avec l'une ou l'autre des deux formes ou avec toutes les deux. Il ne faut pas oublier que, ainsi que nous l'avons dйjа expliquй, A pourrait кtre l'ancкtre de B et de C, sans кtre rigoureusement intermйdiaire entre les deux dans tous ses caractиres. Nous pourrions donc trouver dans les couches infйrieures et supйrieures d'une mкme formation l'espиce parente et ses diffйrents descendants modifiйs, sans pouvoir reconnaоtre leur parentй, en l'absence des nombreuses formes de transition, et, par consйquent, nous les considйrerions comme des espиces distinctes. On sait sur quelles diffйrences excessivement lйgиres beaucoup de palйontologistes ont fondй leurs espиces, et ils le font d'autant plus volontiers que les spйcimens proviennent des diffйrentes couches d'une mкme formation. Quelques conchyliologistes expйrimentйs ramиnent actuellement au rang de variйtйs un grand nombre d'espиces йtablies par d'Orbigny et tant d'autres, ce qui nous fournit la preuve des changements que, d'aprиs ma thйorie, nous devons constater. Dans les dйpфts tertiaires rйcents, on rencontre aussi beaucoup de coquilles que la majoritй des naturalistes regardent comme identiques avec des espиces vivantes ; mais d'autres excellents naturalistes, comme Agassiz et Pictet, soutiennent que toutes ces espиces tertiaires sont spйcifiquement distinctes, tout en admettant que les diffйrences qui existent entre elles sont trиs lйgиres. Lа encore, а moins de supposer que ces йminents naturalistes se sont laissйs entraоner par leur imagination, et que les espиces tertiaires ne prйsentent rйellement aucune diffйrence avec leurs reprйsentants vivants, ou а moins d'admettre que la grande majoritй des naturalistes ont tort en refusant de reconnaоtre que les espиces tertiaires sont rйellement distinctes des espиces actuelles, nous avons la preuve de l'existence frйquente de lйgиres modifications telles que les demande ma thйorie. Si nous йtudions des pйriodes plus considйrables et que nous examinions les йtages consйcutifs et distincts d'une mкme grande formation, nous trouvons que les fossiles enfouis, bien qu'universellement considйrйs comme spйcifiquement diffйrents, sont cependant beaucoup plus voisins les uns des autres que ne le sont les espиces enfouies dans des formations chronologiquement plus йloignйes les unes des autres ; or, c'est encore lа une preuve йvidente de changements opйrйs dans la direction requise par ma thйorie. Mais j'aurai а revenir sur ce point dans le chapitre suivant. Pour les plantes et les animaux qui se propagent rapidement et se dйplacent peu, il y a raison de supposer, comme nous l'avons dйjа vu, que les variйtйs sont d'abord gйnйralement locales, et que ces variйtйs locales ne se rйpandent beaucoup et ne supplantent leurs formes parentes que lorsqu'elles se sont considйrablement modifiйes et perfectionnйes. La chance de rencontrer dans une formation d'un pays quelconque toutes les formes primitives de transition entre deux espиces est donc excessivement faible, puisque l'on suppose que les changements successifs ont йtй locaux et limitйs а un point donnй. La plupart des animaux marins ont un habitat trиs йtendu ; nous avons vu, en outre, que ce sont les plantes ayant l'habitat le plus йtendu qui prйsentent le plus souvent des variйtйs. Il est donc probable que ce sont les mollusques et les autres animaux marins dissйminйs sur des espaces considйrables, dйpassant de beaucoup les limites des formations gйologiques connues en Europe, qui ont dы aussi donner le plus souvent naissance а des variйtйs locales d'abord, puis enfin а des espиces nouvelles ; circonstance qui ne peut encore que diminuer la chance que nous avons de retrouver tous les йtats de transition entre deux formes dans une formation gйologique quelconque. Le docteur Falconer a encore signalй une considйration plus importante, qui conduit а la mкme conclusion, c'est-а-dire que la pйriode pendant laquelle chaque espиce a subi des modifications, bien que fort longue si on l'apprйcie en annйes, a dы кtre probablement fort courte en comparaison du temps pendant lequel cette mкme espиce n'a subi aucun changement. Nous ne devons point oublier que, de nos jours bien que nous ayons sous les yeux des spйcimens parfaits, nous ne pouvons que rarement relier deux formes l'une а l'autre par des variйtйs intermйdiaires de maniиre а йtablir leur identitй spйcifique, jusqu'а ce que nous ayons rйuni un grand nombre de spйcimens provenant de contrйes diffйrentes ; or, il est rare que nous puissions en agir ainsi а l'йgard des fossiles. Rien ne peut nous faire mieux comprendre l'improbabilitй qu'il y a а ce que nous puissions relier les unes aux autres les espиces par des formes fossiles intermйdiaires, nombreuses et graduйes, que de nous demander, par exemple, comment un gйologue pourra, а quelque йpoque future, parvenir а dйmontrer que nos diffйrentes races de bestiaux, de moutons, de chevaux ou de chiens, descendent d'une seule souche originelle ou de plusieurs ; ou encore, si certaines coquilles marines habitant les cфtes de l'Amйrique du Nord, que quelques conchyliologistes considиrent comme spйcifiquement distinctes de leurs congйnиres d'Europe et que d'autres regardent seulement comme des variйtйs, sont rйellement des variйtйs ou des espиces. Le gйologue de l'avenir ne pourrait rйsoudre cette difficultй qu'en dйcouvrant а l'йtat fossile de nombreuses formes intermйdiaires, chose improbable au plus haut degrй. Les auteurs qui croient а l'immutabilitй des espиces ont rйpйtй а satiйtй que la gйologie ne fournit aucune forme de transition. Cette assertion, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, est tout а fait erronйe. Comme l'a fait remarquer sir J. Lubbock, « chaque espиce constitue un lien entre d'autres formes alliйes ». Si nous prenons un genre ayant une vingtaine d'espиces vivantes et йteintes, et que nous en dйtruisions les quatre cinquiиmes, il est йvident que les formes qui resteront seront plus йloignйes et plus distinctes les unes des autres. Si les formes ainsi dйtruites sont les formes extrкmes du genre, celui-ci sera lui-mкme plus distinct des autres genres alliйs. Ce que les recherches gйologiques n'ont pas encore rйvйlй, c'est l'existence passйe de gradations infiniment nombreuses, aussi rapprochйes que le sont les variйtйs actuelles, et reliant entre elles presque toutes les espиces йteintes ou encore vivantes. Or, c'est ce а quoi nous ne pouvons nous attendre, et c'est cependant la grande objection qu'on a, а maintes reprises, opposйe а ma thйorie. Pour rйsumer les remarques qui prйcиdent sur les causes de l'imperfection des documents gйologiques, supposons l'exemple suivant : l'archipel malais est а peu prиs йgal en йtendue а l'Europe, du cap Nord а la Mйditerranйe et de l'Angleterre а la Russie ; il reprйsente par consйquent une superficie йgale а celle dont les formations gйologiques ont йtй jusqu'ici examinйes avec soin, celles des Etats-Unis exceptйes. J'admets complиtement, avec M. Godwin-Austen, que l'archipel malais, dans ses conditions actuelles, avec ses grandes оles sйparйes par des mers larges et peu profondes, reprйsente probablement l'ancien йtat de l'Europe, а l'йpoque oщ s'accumulaient la plupart de nos formations. L'archipel malais est une des rйgions du globe les plus riches en кtres organisйs ; cependant, si on rassemblait toutes les espиces qui y ont vйcu, elles ne reprйsenteraient que bien imparfaitement l'histoire naturelle du monde. Nous avons, en outre, tout lieu de croire que les productions terrestres de l'archipel ne seraient conservйes que d'une maniиre trиs imparfaite, dans les formations que nous supposons y кtre en voie d'accumulation. Un petit nombre seulement des animaux habitant le littoral, ou ayant vйcu sur les rochers sous-marins dйnudйs, doivent кtre enfouis ; encore ceux qui ne seraient ensevelis que dans le sable et le gravier ne se conserveraient pas trиs longtemps. D'ailleurs, partout oщ il ne se fait pas de dйpфts au fond de la mer et oщ ils ne s'accumulent pas assez promptement pour recouvrir а temps et protйger contre la destruction les corps organiques, les restes de ceux-ci ne peuvent кtre conservйs. Les formations riches en fossiles divers et assez йpaisses pour persister jusqu'а une pйriode future aussi йloignйe dans l'avenir que le sont les terrains secondaires dans le passй, ne doivent, en rиgle gйnйrale, se former dans l'archipel que pendant les mouvements d'affaissement du sol. Ces pйriodes d'affaissement sont nйcessairement sйparйes les unes des autres par des intervalles considйrables, pendant lesquels la rйgion reste stationnaire ou se soulиve. Pendant les pйriodes de soulиvement, les formations fossilifиres des cфtes les plus escarpйes doivent кtre dйtruites presque aussitфt qu'accumulйes par l'action incessante des vagues cфtiиres, comme cela a lieu actuellement sur les rivages de l'Amйrique mйridionale. Mкme dans les mers йtendues et peu profondes de l'archipel, les dйpфts de sйdiment ne pourraient guиre, pendant les pйriodes de soulиvement, atteindre une bien grande йpaisseur, ni кtre recouverts et protйgйs par des dйpфts subsйquents qui assureraient leur conservation jusque dans un avenir йloignй. Les йpoques d'affaissement doivent probablement кtre accompagnйes de nombreuses extinctions d'espиces, et celles de soulиvement de beaucoup de variations ; mais, dans ce dernier cas, les documents gйologiques sont beaucoup plus incomplets. On peut douter que la durйe d'une grande pйriode d'affaissement affectant tout ou partie de l'archipel, ainsi que l'accumulation contemporaine des sйdiments, doive excйder la durйe moyenne des mкmes formes spйcifiques ; deux conditions indispensables pour la conservation de tous les йtats de transition qui ont existй entre deux ou plusieurs espиces. Si tous ces intermйdiaires n'йtaient pas conservйs, les variйtйs de transition paraоtraient autant d'espиces nouvelles bien que trиs voisines. Il est probable aussi que chaque grande pйriode d'affaissement serait interrompue par des oscillations de niveau, et que de lйgers changements de climat se produiraient pendant de si longues pйriodes ; dans ces divers cas, les habitants de l'archipel йmigreraient. Un grand nombre des espиces marines de l'archipel s'йtendent actuellement а des milliers de lieues de distance au-delа de ses limites ; or, l'analogie nous conduit certainement а penser que ce sont principalement ces espиces trиs rйpandues qui produisent le plus souvent des variйtйs nouvelles. Ces variйtйs sont d'abord locales, ou confinйes dans une seule rйgion ; mais si elles sont douйes de quelque avantage dйcisif sur d'autres formes, si elles continuent а se modifier et а se perfectionner, elles se multiplient peu а peu et finissent par supplanter la souche mиre. Or, quand ces variйtйs reviennent dans leur ancienne patrie, comme elles diffиrent d'une maniиre uniforme, quoique peut-кtre trиs lйgиre, de leur йtat primitif, et comme elles se trouvent enfouies dans des couches un peu diffйrentes de la mкme formation, beaucoup de palйontologistes, d'aprиs les principes en vigueur, les classent comme des espиces nouvelles et distinctes. Si les remarques que nous venons de faire ont quelque justesse, nous ne devons pas nous attendre а trouver dans nos formations gйologiques un nombre infini de ces formes de transition qui, d'aprиs ma thйorie, ont reliй les unes aux autres toutes les espиces passйes et prйsentes d'un mкme groupe, pour en faire une seule longue sйrie continue et ramifiйe. Nous ne pouvons espйrer trouver autre chose que quelques chaоnons йpars, plus ou moins voisins les uns des autres ; et c'est lа certainement ce qui arrive. Mais si ces chaоnons, quelque rapprochйs qu'ils puissent кtre, proviennent d'йtages diffйrents d'une mкme formation, beaucoup de palйontologistes les considиrent comme des espиces distinctes. Cependant, je n'aurais jamais, sans doute, soupзonnй l'insuffisance et la pauvretй des renseignements que peuvent nous fournir les couches gйologiques les mieux conservйes, sans l'importance de l'objection que soulevait contre ma thйorie l'absence de chaоnons intermйdiaires entre les espиces qui ont vйcu au commencement et а la fin de chaque formation. APPARITION SOUDAINE DE GROUPES ENTIERS D'ESPECES ALLIEES. Plusieurs palйontologistes, Agassiz, Pictet et Sedgwick par exemple, ont arguй de l'apparition soudaine de groupes entiers d'espиces dans certaines formations comme d'un fait inconciliable avec la thйorie de la transformation. Si des espиces nombreuses, appartenant aux mкmes genres ou aux mкmes familles, avaient rйellement apparu tout а coup, ce fait anйantirait la thйorie de l'йvolution par la sйlection naturelle. En effet, le dйveloppement par la sйlection naturelle d'un ensemble de formes, toutes descendant d'un ancкtre unique, a dы кtre fort long, et les espиces primitives ont dы vivre bien des siиcles avant leur descendance modifiйe. Mais, disposйs que nous sommes а exagйrer continuellement la perfection des archives gйologiques, nous concluons trиs faussement, de ce que certains genres ou certaines familles n'ont pas йtй rencontrйs au-dessous d'une couche, qu'ils n'ont pas existй avant le dйpфt de cette couche. On peut se fier complиtement aux preuves palйontologiques positives ; mais, comme l'expйrience nous l'a si souvent dйmontrй, les preuves nйgatives n'ont aucune valeur. Nous oublions toujours combien le monde est immense, comparй а la surface suffisamment йtudiйe de nos formations gйologiques ; nous ne songeons pas que des groupes d'espиces ont pu exister ailleurs pendant longtemps, et s'кtre lentement multipliйs avant d'envahir les anciens archipels de l'Europe et des Etats-Unis. Nous ne tenons pas assez compte des йnormes intervalles qui ont dы s'йcouler entre nos formations successives, intervalles qui, dans bien des cas, ont peut-кtre йtй plus longs que les pйriodes nйcessaires а l'accumulation de chacune de ces formations. Ces intervalles ont permis la multiplication d'espиces dйrivйes d'une ou plusieurs formes parentes, constituant les groupes qui, dans la formation suivante, apparaissent comme s'ils йtaient soudainement crййs. Je dois rappeler ici une remarque que nous avons dйjа faite ; c'est qu'il doit falloir une longue succession de siиcles pour adapter un organisme а des conditions entiиrement nouvelles, telles, par exemple, que celle du vol. En consйquence, les formes de transition ont souvent dы rester longtemps circonscrites dans les limites d'une mкme localitй ; mais, dиs que cette adaptation a йtй effectuйe, et que quelques espиces ont ainsi acquis un avantage marquй sur d'autres organismes, il ne faut plus qu'un temps relativement court pour produire un grand nombre de formes divergentes, aptes а se rйpandre rapidement dans le monde entier. Dans une excellente analyse du prйsent ouvrage, le professeur Pictet, traitant des premiиres formes de transition et prenant les oiseaux pour exemple, ne voit pas comment les modifications successives des membres antйrieurs d'un prototype supposй ont pu offrir aucun avantage. Considйrons, toutefois, les pingouins des mers du Sud ; les membres antйrieurs de ces oiseaux ne se trouvent-ils pas dans cet йtat exactement intermйdiaire oщ ils ne sont ni bras ni aile ? Ces oiseaux tiennent cependant victorieusement leur place dans la lutte pour l'existence, puisqu'ils existent en grand nombre et sous diverses formes. Je ne pense pas que ce soient lа les vrais йtats de transition par lesquels la formation des ailes dйfinitives des oiseaux a dы passer ; mais y aurait-il quelque difficultй spйciale а admettre qu'il pourrait devenir avantageux au descendants modifiйs du pingouin d'acquйrir, d'abord, la facultй de circuler en battant l'eau de leurs ailes, comme le canard а ailes courtes, pour finir par s'йlever et s'йlancer dans les airs ? Donnons maintenant quelques exemples а l'appui des remarques qui prйcиdent, et aussi pour prouver combien nous sommes sujets а erreur quand nous supposons que des groupes entiers d'espиces se sont produits soudainement. M. Pictet a dы considйrablement modifier ses conclusions relativement а l'apparition et а la disparition subite de plusieurs groupes d'animaux dans le court intervalle qui sйpare les deux йditions de son grand ouvrage sur la palйontologie, parues, l'une en 1844-1846, la seconde en 1853-57, et une troisiиme rйclamerait encore d'autres changements. Je puis rappeler le fait bien connu que, dans tous les traitйs de gйologie publiйs il n'y a pas bien longtemps, on enseigne que les mammifиres ont brusquement apparu au commencement de l'йpoque tertiaire. Or, actuellement, l'un des dйpфts les plus riches en fossiles de mammifиres que l'on connaisse appartient au milieu de l'йpoque secondaire, et l'on a dйcouvert de vйritables mammifиres dans les couches de nouveau grиs rouge, qui remontent presque au commencement de cette grande йpoque. Cuvier a soutenu souvent que les couches tertiaires ne contiennent aucun singe, mais on a depuis trouvй des espиces йteintes de ces animaux dans l'Inde, dans l'Amйrique du Sud et en Europe, jusque dans les couches de l'йpoque miocиne. Sans la conservation accidentelle et fort rare d'empreintes de pas dans le nouveau grиs rouge des Etats-Unis, qui eыt osй soupзonner que plus de trente espиces d'animaux ressemblant а des oiseaux, dont quelques-uns de taille gigantesque, ont existй pendant cette pйriode ? On n'a pu dйcouvrir dans ces couches le plus petit fragment d'ossement. Jusque tout rйcemment, les palйontologistes soutenaient que la classe entiиre des oiseaux avait apparu brusquement pendant l'йpoque йocиne ; mais le professeur Owen a dйmontrй depuis qu'il existait un oiseau incontestable lors du dйpфt du grиs vert supйrieur. Plus rйcemment encore on a dйcouvert dans les couches oolithiques de Solenhofen cet oiseau bizarre, l'archйopteryx, dont la queue de lйzard allongйe porte а chaque articulation une paire de plumes, et dont les ailes sont armйes de deux griffes libres. Il y a peu de dйcouvertes rйcentes qui prouvent aussi йloquemment que celle-ci combien nos connaissances sur les anciens habitants du globe sont encore limitйes. Je citerai encore un autre exemple qui m'a particuliиrement frappй lorsque j'eus l'occasion de l'observer. J'ai affirmй, dans un mйmoire sur les cirripиdes sessiles fossiles, que, vu le nombre immense d'espиces tertiaires vivantes et йteintes ; que, vu l'abondance extraordinaire d'individus de plusieurs espиces dans le monde entier, depuis les rйgions arctiques jusqu'а l'йquateur, habitant а diverses profondeurs, depuis les limites des hautes eaux jusqu'а 50 brasses ; que, vu la perfection avec laquelle les individus sont conservйs dans les couches tertiaires les plus anciennes ; que, vu la facilitй avec laquelle le moindre fragment de valve peut кtre reconnu, on pouvait conclure que, si des cirripиdes sessiles avaient existй pendant la pйriode secondaire, ces espиces eussent certainement йtй conservйes et dйcouvertes. Or, comme pas une seule espиce n'avait йtй dйcouverte dans les gisements de cette йpoque ; j'en arrivai а la conclusion que cet immense groupe avait dы se dйvelopper subitement а l'origine de la sйrie tertiaire ; cas embarrassant pour moi, car il fournissait un exemple de plus de l'apparition soudaine d'un groupe important d'espиces. Mon ouvrage venait de paraоtre, lorsque je reзus d'un habile palйontologiste, M. Bosquet, le dessin d'un cirripиde sessile incontestable admirablement conservй, dйcouvert par lui-mкme dans la craie, en Belgique. Le cas йtait d'autant plus remarquable, que ce cirripиde йtait un vйritable Chthamalus, genre trиs commun, trиs nombreux, et rйpandu partout, mais dont on n'avait pas encore rencontrй un spйcimen, mкme dans aucun dйpфt tertiaire. Plus rйcemment encore, M. Woodward a dйcouvert dans la craie supйrieure un Pyrgoma, membre d'une sous-famille distincte des cirripиdes sessiles. Nous avons donc aujourd'hui la preuve certaine que ce groupe d'animaux a existй pendant la pйriode secondaire. Le cas sur lequel les palйontologistes insistent le plus frйquemment, comme exemple de l'apparition subite d'un groupe entier d'espиces, est celui des poissons tйlйostйens dans les couches infйrieures, selon Agassiz, de l'йpoque de la craie. Ce groupe renferme la grande majoritй des espиces actuelles. Mais on admet gйnйralement aujourd'hui que certaines formes jurassiques et triassiques appartiennent au groupe des tйlйostйens, et une haute autoritй a mкme classй dans ce groupe certaines formes palйozoпques. Si tout le groupe tйlйostйen avait rйellement apparu dans l'hйmisphиre septentrional au commencement de la formation de la craie, le fait serait certainement trиs remarquable ; mais il ne constituerait pas une objection insurmontable contre mon hypothиse, а moins que l'on ne puisse dйmontrer en mкme temps que les espиces de ce groupe ont apparu subitement et simultanйment dans le monde entier а cette mкme йpoque. Il est superflu de rappeler que l'on ne connaоt encore presqu'aucun poisson fossile provenant du sud de l'йquateur, et l'on verra, en parcourant la Palйontologie de Pictet, que les diverses formations europйennes n'ont encore fourni que trиs peu d'espиces. Quelques familles de poissons ont actuellement une distribution fort limitйe ; il est possible qu'il en ait йtй autrefois de mкme pour les poissons tйlйostйens, et qu'ils se soient ensuite largement rйpandus, aprиs s'кtre considйrablement dйveloppйs dans quelque mer. Nous n'avons non plus aucun droit de supposer que les mers du globe ont toujours йtй aussi librement ouvertes du sud au nord qu'elles le sont aujourd'hui. De nos jours encore, si l'archipel malais se transformait en continent, les parties tropicales de l'ocйan indien formeraient un grand bassin fermй, dans lequel des groupes importants d'animaux marins pourraient se multiplier, et rester confinйs jusqu'а ce que quelques espиces adaptйes а un climat plus froid, et rendues ainsi capables de doubler les caps mйridionaux de l'Afrique et de l'Australie, pussent ensuite s'йtendre et gagner des mers йloignйes. Ces considйrations diverses, notre ignorance sur la gйologie des pays qui se trouvent en dehors des limites de l'Europe et des Etats-Unis, la rйvolution que les dйcouvertes des douze derniиres annйes ont opйrйe dans nos connaissances palйontologiques, me portent а penser qu'il est aussi hasardeux de dogmatiser sur la succession des formes organisйes dans le globe entier, qu'il le serait а un naturaliste qui aurait dйbarquй cinq minutes sur un point stйrile des cфtes de l'Australie de discuter sur le nombre et la distribution des productions de ce continent. DE L'APPARITION SOUDAINE DE GROUPES D'ESPECES ALLIEES DANS LES COUCHES FOSSILIFERES LES PLUS ANCIENNES. Il est une autre difficultй analogue, mais beaucoup plus sйrieuse. Je veux parler de l'apparition soudaine d'espиces appartenant aux divisions principales du rиgne animal dans les roches fossilifиres les plus anciennes que l'on connaisse. Tous les arguments qui m'ont convaincu que toutes les espиces d'un mкme groupe descendent d'un ancкtre commun, s'appliquent йgalement aux espиces les plus anciennes que nous connaissions. Il n'est pas douteux, par exemple, que tous les trilobites cumbriens et siluriens descendent de quelque crustacй qui doit avoir vйcu longtemps avant l'йpoque cumbrienne, et qui diffйrait probablement beaucoup de tout animal connu. Quelques-uns des animaux les plus anciens, tels que le Nautile, la Lingule, etc., ne diffиrent pas beaucoup des espиces vivantes ; et, d'aprиs ma thйorie, on ne saurait supposer que ces anciennes espиces aient йtй les ancкtres de toutes les espиces des mкmes groupes qui ont apparu dans la suite, car elles ne prйsentent а aucun degrй des caractиres intermйdiaires. Par consйquent, si ma thйorie est vraie, il est certain qu'il a dы s'йcouler, avant le dйpфt des couches cumbriennes infйrieures, des pйriodes aussi longues, et probablement mкme beaucoup plus longues, que toute la durйe des pйriodes comprises entre l'йpoque cumbrienne et l'йpoque actuelle, pйriodes inconnues pendant lesquelles des кtres vivants ont fourmillй sur la terre. Nous rencontrons ici une objection formidable ; on peut douter, en effet, que la pйriode pendant laquelle l'йtat de la terre a permis la vie а sa surface ait durй assez longtemps. Sir W. Thompson admet que la consolidation de la croыte terrestre ne peut pas remonter а moins de 20 millions ou а plus de 400 millions d'annйes, et doit кtre plus probablement comprise entre 98 et 200 millions. L'йcart considйrable entre ces limites prouve combien les donnйes sont vagues, et il est probable que d'autres йlйments doivent кtre introduits dans le problиme. M. Croll estime а 60 millions d'annйes le temps йcoulй depuis le dйpфt des terrains cumbriens ; mais, а en juger par le peu d'importance des changements organiques qui ont eu lieu depuis le commencement de l'йpoque glaciaire, cette durйe paraоt courte relativement aux modifications nombreuses et considйrables que les formes vivantes ont subies depuis la formation cumbrienne. Quant aux 140 millions d'annйes antйrieures, c'est а peine si l'on peut les considйrer comme suffisantes pour le dйveloppement des formes variйes qui existaient dйjа pendant l'йpoque cumbrienne. Il est toutefois probable, ainsi que le fait expressйment remarquer sir W. Thompson, que pendant ces pйriodes primitives le globe devait кtre exposй а des changements plus rapides et plus violents dans ses conditions physiques qu'il ne l'est actuellement ; d'oщ aussi des modifications plus rapides chez les кtres organisйs qui habitaient la surface de la terre а ces йpoques reculйes. Pourquoi ne trouvons-nous pas des dйpфts riches en fossiles appartenant а ces pйriodes primitives antйrieures а l'йpoque cumbrienne ? C'est lа une question а laquelle je ne peux faire aucune rйponse satisfaisante. Plusieurs gйologues йminents, sir R. Murchison а leur tкte, йtaient, tout rйcemment encore, convaincus que nous voyons les premiиres traces de la vie dans les restes organiques que nous fournissent les couches siluriennes les plus anciennes. D'autres juges, trиs compйtents, tels que Lyell et E. Forbes, ont contestй cette conclusion. N'oublions point que nous ne connaissons un peu exactement qu'une bien petite portion du globe. Il n'y a pas longtemps que M. Barrande a ajoutй au systиme silurien un nouvel йtage infйrieur, peuplй de nombreuses espиces nouvelles et spйciales ; plus rйcemment encore, M. Hicks a trouvй, dans le sud du pays de Galles, des couches appartenant а la formation cumbrienne infйrieure, riches en trilobites, et contenant en outre divers mollusques et divers annйlides. La prйsence de nodules phosphatiques et de matiиres bitumineuses, mкme dans quelques-unes des roches azoпques, semble indiquer l'existence de la vie dиs ces pйriodes. L'existence de l'Eozoon dans la formation laurentienne, au Canada, est gйnйralement admise. Il y a au Canada, au-dessous du systиme silurien, trois grandes sйries de couches ; c'est dans la plus ancienne qu'on a trouvй l'Eozoon. Sir W. Logan affirme « que l'йpaisseur des trois sйries rйunies dйpasse probablement de beaucoup celle de toutes les roches des йpoques suivantes, depuis la base de la sйrie palйozoпque jusqu'а nos jours. Ceci nous fait reculer si loin dans le passй, qu'on peut considйrer l'apparition de la faune dite primordiale (de Barrande) comme un fait relativement moderne. » L'Eozoon appartient а la classe des animaux les plus simples au point de vue de l'organisation ; mais, malgrй cette simplicitй, il est admirablement organisй. Il a existй en quantitйs innombrables, et, comme l'a fait remarquer le docteur Dawson, il devait certainement se nourrir d'autres кtres organisйs trиs petits, qui ont dы йgalement pulluler en nombres incalculables. Ainsi se sont vйrifiйes les remarques que je faisais en 1859, au sujet de l'existence d'кtres vivant longtemps avant la pйriode cumbrienne, et les termes dont je me servais alors sont а peu prиs les mкmes que ceux dont s'est servi plus tard sir W. Logan. Nйanmoins, la difficultй d'expliquer par de bonnes raisons l'absence de vastes assises de couches fossilifиres au-dessous des formations du systиme cumbrien supйrieur reste toujours trиs grande. Il est peu probable que les couches les plus anciennes aient йtй complиtement dйtruites par dйnudation, et que les fossiles aient йtй entiиrement oblitйrйs par suite d'une action mйtamorphique ; car, s'il en eыt йtй ainsi, nous n'aurions ainsi trouvй que de faibles restes des formations qui les ont immйdiatement suivies, et ces restes prйsenteraient toujours des traces d'altйration mйtamorphique. Or, les descriptions que nous possйdons des dйpфts siluriens qui couvrent d'immenses territoires en Russie et dans l'Amйrique du Nord ne permettent pas de conclure que, plus une formation est ancienne, plus invariablement elle a dы souffrir d'une dйnudation considйrable ou d'un mйtamorphisme excessif. Le problиme reste donc, quant а prйsent, inexpliquй, insoluble, et l'on peut continuer а s'en servir comme d'un argument sйrieux contre les opinions йmises ici. Je ferai toutefois l'hypothиse suivante, pour prouver qu'on pourra peut-кtre plus tard lui trouver une solution. En raison de la nature des restes organiques qui, dans les diverses formations de l'Europe et des Etats-Unis, ne paraissent pas avoir vйcu а de bien grandes profondeurs, et de l'йnorme quantitй de sйdiments dont l'ensemble constitue ces puissantes formations d'une йpaisseur de plusieurs kilomиtres, nous pouvons penser que, du commencement а la fin, de grandes оles ou de grandes йtendues de terrain, propres а fournir les йlйments de ces dйpфt, ont dы exister dans le voisinage des continents actuels de l'Europe et de l'Amйrique du Nord. Agassiz et d'autres savants ont rйcemment soutenu cette mкme opinion. Mais nous ne savons pas quel йtait l'йtat des choses dans les intervalles qui ont sйparй les diverses formations successives ; nous ne savons pas si, pendant ces intervalles, l'Europe et les Etats-Unis existaient а l'йtat de terres йmergйes ou d'aires sous-marines prиs des terres, mais sur lesquelles ne se formait aucun dйpфt, ou enfin comme le lit d'une mer ouverte et insondable. Nous voyons que les ocйans actuels, dont la surface est le triple de celle des terres, sont parsemйs d'un grand nombre d'оles ; mais on ne connaоt pas une seule оle vйritablement ocйanique (la Nouvelle-Zйlande exceptйe, si toutefois on peut la considйrer comme telle) qui prйsente mкme une trace de formations palйozoпques ou secondaires. Nous pouvons donc peut-кtre en conclure que, lа oщ s'йtendent actuellement nos ocйans, il n'existait, pendant l'йpoque palйozoпque et pendant l'йpoque secondaire, ni continents ni оles continentales ; car, s'il en avait existй, il se serait, selon toute probabilitй, formй, aux dйpens des matйriaux qui leur auraient йtй enlevйs, des dйpфts sйdimentaires palйozoпques et secondaires, lesquels auraient ensuite йtй partiellement soulevйs dans les oscillations de niveau qui ont dы nйcessairement se produire pendant ces immenses pйriodes. Si donc nous pouvons conclure quelque chose de ces faits c'est que, lа oщ s'йtendent actuellement nos ocйans, des ocйans ont dы exister depuis l'йpoque la plus reculйe dont nous puissions avoir connaissance, et, d'autre part, que, lа oщ se trouvent aujourd'hui les continents, il a existй de grandes йtendues de terre depuis l'йpoque cumbrienne, soumises trиs probablement а de fortes oscillations de niveau. La carte colorйe que j'ai annexйe а mon ouvrage sur les rйcifs de corail m'a amenй а conclure que, en gйnйral, les grands ocйans sont encore aujourd'hui des aires d'affaissement ; que les grands archipels sont toujours le thйвtre des plus grandes oscillations de niveau, et que les continents reprйsentent des aires de soulиvement. Mais nous n'avons aucune raison de supposer que les choses aient toujours йtй ainsi depuis le commencement du monde. Nos continents semblent avoir йtй formйs, dans le cours de nombreuses oscillations de niveau, par une prйpondйrance de la force de soulиvement ; mais ne se peut-il pas que les aires du mouvement prйpondйrant aient changй dans le cours des вges ? A une pйriode fort antйrieure а l'йpoque cumbrienne, il peut y avoir eu des continents lа oщ les ocйans s'йtendent aujourd'hui, et des ocйans sans bornes peuvent avoir recouvert la place de nos continents actuels. Nous ne serions pas non plus autorisйs а supposer que, si le fond actuel de l'ocйan Pacifique, par exemple, venant а кtre converti en continent, nous y trouverions, dans un йtat reconnaissable, des formations sйdimentaires plus anciennes que les couches cumbriennes, en supposant qu'elles y soient autrefois dйposйes ; car il se pourrait que des couches, qui par suite de leur affaissement se seraient rapprochйes de plusieurs milles du centre de la terre, et qui auraient йtй fortement comprimйes sous le poids йnorme de la grande masse d'eau qui les recouvrait, eussent йprouvй des modifications mйtamorphiques bien plus considйrables que celles qui sont restйes plus prиs de la surface. Les immenses йtendues de roches mйtamorphiques dйnudйes qui se trouvent dans quelques parties du monde, dans l'Amйrique du Sud par exemple, et qui doivent avoir йtй soumises а l'action de la chaleur sous une forte pression, m'ont toujours paru exiger quelque explication spйciale ; et peut-кtre voyons-nous, dans ces immenses rйgions, de nombreuses formations, antйrieures de beaucoup а l'йpoque cumbrienne, aujourd'hui complиtement dйnudйes et transformйes par le mйtamorphisme. RESUME. Les diverses difficultйs que nous venons de discuter, а savoir : l'absence dans nos formations gйologiques de chaоnons prйsentant tous les degrйs de transition entre les espиces actuelles et celles qui les ont prйcйdйes, bien que nous y rencontrions souvent des formes intermйdiaires ; l'apparition subite de groupes entiers d'espиces dans nos formations europйennes ; l'absence presque complиte, du moins jusqu'а prйsent, de dйpфts fossilifиres au-dessous du systиme cumbrien, ont toutes incontestablement une grande importance. Nous en voyons la preuve dans le fait que les palйontologistes les plus йminents, tels que Cuvier, Agassiz, Barrande, Pictet, Falconer, E. Forbes, etc., et tous nos plus grands gйologues, Lyell, Murchison, Sedgwick, etc., ont unanimement, et souvent avec ardeur, soutenu le principe de l'immutabilitй des espиces. Toutefois, sir C. Lyell appuie actuellement de sa haute autoritй l'opinion contraire, et la plupart des palйontologistes et des gйologues sont fort йbranlйs dans leurs convictions antйrieures. Ceux qui admettent la perfection et la suffisance des documents que nous fournit la gйologie repousseront sans doute immйdiatement ma thйorie. Quant а moi, je considиre les archives gйologiques, selon la mйtaphore de Lyell, comme une histoire du globe incomplиtement conservйe, йcrite dans un dialecte toujours changeant, et dont nous ne possйdons que le dernier volume traitant de deux ou trois pays seulement. Quelques fragments de chapitres de ce volume et quelques lignes йparses de chaque page sont seuls parvenus jusqu'а nous. Chaque mot de ce langage changeant lentement, plus ou moins diffйrent dans les chapitres successifs, peut reprйsenter les formes qui ont vйcu, qui sont ensevelies dans les formations successives, et qui nous paraissent а tort avoir йtй brusquement introduites. Cette hypothиse attйnue beaucoup, si elle ne les fait pas complиtement disparaоtre, les difficultйs que nous avons discutйes dans le prйsent chapitre. CHAPITRE XI. DE LA SUCCESSION GEOLOGIQUE DES ETRES ORGANISES. Apparition lente et successive des espиces nouvelles. - Leur diffйrente vitesse de transformation. - Les espиces йteintes ne reparaissent plus. - Les groupes d'espиces, au point de vue de leur apparition et de leur disparition, obйissent aux mкmes rиgles gйnйrales que les espиces isolйes. - Extinction. - Changements simultanйs des formes organiques dans le monde entier. - Affinitйs des espиces йteintes soit entre elles, soit avec les espиces vivantes. - Etat de dйveloppement des formes anciennes. - Succession des mкmes types dans les mкmes zones. - Rйsumй de ce chapitre et du chapitre prйcйdent. Examinons maintenant si les lois et les faits relatifs а la succession gйologique des кtres organisйs s'accordent mieux avec la thйorie ordinaire de l'immutabilitй des espиces qu'avec celle de leur modification lente et graduelle, par voie de descendance et de sйlection naturelle. Les espиces nouvelles ont apparu trиs lentement, l'une aprиs l'autre, tant sur la terre que dans les eaux. Lyell a dйmontrй que, sous ce rapport, les diverses couches tertiaires fournissent un tйmoignage incontestable ; chaque annйe tend а combler quelques-unes des lacunes qui existent entre ces couches, et а rendre plus graduelle la proportion entre les formes йteintes et les formes nouvelles. Dans quelques-unes des couches les plus rйcentes, bien que remontant а une haute antiquitй si l'on compte par annйes, on ne constate l'extinction que d'une ou deux espиces, et l'apparition d'autant d'espиces nouvelles, soit locales, soit, autant que nous pouvons en juger, sur toute la surface de la terre. Les formations secondaires sont plus bouleversйes ; mais, ainsi que le fait remarquer Bronn, l'apparition et la disparition des nombreuses espиces йteintes enfouies dans chaque formation n'ont jamais йtй simultanйes. Les espиces appartenant а diffйrents genres et а diffйrentes classes n'ont pas changй au mкme degrй ni avec la mкme rapiditй. Dans les couches tertiaires les plus anciennes on peut trouver quelques espиces actuellement vivantes, au milieu d'une foule de formes йteintes. Falconer a signalй un exemple frappant d'un fait semblable, c'est un crocodile existant encore qui se trouve parmi des mammifиres et des reptiles йteints dans les dйpфts sous-himalayens. La lingule silurienne diffиre trиs peu des espиces vivantes de ce genre, tandis que la plupart des autres mollusques siluriens et tous les crustacйs ont beaucoup changй. Les habitants de la terre paraissent se modifier plus rapidement que ceux de la mer ; on a observй derniиrement en Suisse un remarquable exemple de ce fait. Il y a lieu de croire que les organismes йlevйs dans l'йchelle se modifient plus rapidement que les organismes infйrieurs ; cette rиgle souffre cependant quelques exceptions. La somme des changements organiques, selon la remarque de Pictet, n'est pas la mкme dans chaque formation successive. Cependant, si nous comparons deux formations qui ne sont pas trиs-voisines, nous trouvons que toutes les espиces ont subi quelques modifications. Lorsqu'une espиce a disparu de la surface du globe, nous n'avons aucune raison de croire que la forme identique reparaisse jamais. Le cas qui semblerait le plus faire exception а cette rиgle est celui des « colonies » de M. Barrande, qui font invasion pendant quelque temps au milieu d'une formation plus ancienne, puis cиdent de nouveau la place а la faune prйexistante ; mais Lyell me semble avoir donnй une explication satisfaisante de ce fait, en supposant des migrations temporaires provenant de provinces gйographiques distinctes. Ces divers faits s'accordent bien avec ma thйorie, qui ne suppose aucune loi fixe de dйveloppement, obligeant tous les habitants d'une zone а se modifier brusquement, simultanйment, ou а un йgal degrй. D'aprиs ma thйorie, au contraire, la marche des modifications doit кtre lente, et n'affecter gйnйralement que peu d'espиces а la fois ; en effet, la variabilitй de chaque espиce est indйpendante de celle de toutes les autres. L'accumulation par la sйlection naturelle, а un degrй plus ou moins prononcй, des variations ou des diffйrences individuelles qui peuvent surgir, produisant ainsi plus ou moins de modifications permanentes, dйpend d'йventualitйs nombreuses et complexes -- telles que la nature avantageuse des variations, la libertй des croisements, les changements lents dans les conditions physiques de la contrйe, l'immigration de nouvelles formes et la nature des autres habitants avec lesquels l'espиce qui varie se trouve en concurrence. Il n'y a donc rien d'йtonnant а ce qu'une espиce puisse conserver sa forme plus longtemps que d'autres, ou que, si elle se modifie, elle le fasse а un moindre degrй. Nous trouvons des rapports analogues entre les habitants actuels de pays diffйrents ; ainsi, les coquillages terrestres et les insectes colйoptиres de Madиre en sont venus а diffйrer considйrablement des formes du continent europйen qui leur ressemblent le plus, tandis que les coquillages marins et les oiseaux n'ont pas changй. La rapiditй plus grande des modifications chez les animaux terrestres et d'une organisation plus йlevйe, comparativement а ce qui se passe chez les formes marines et infйrieures, s'explique peut-кtre par les relations plus complexes qui existent entre les кtres supйrieurs et les conditions organiques et inorganiques de leur existence, ainsi que nous l'avons dйjа indiquй dans un chapitre prйcйdent. Lorsqu'un grand nombre d'habitants d'une rйgion quelconque se sont modifiйs et perfectionnйs, il rйsulte du principe de la concurrence et des rapports essentiels qu'ont mutuellement entre eux les organismes dans la lutte pour l'existence, que toute forme qui ne se modifie pas et ne se perfectionne pas dans une certaine mesure doit кtre exposйe а la destruction. C'est pourquoi toutes les espиces d'une mкme rйgion finissent toujours, si l'on considиre un laps de temps suffisamment long, par se modifier, car autrement elles disparaоtraient. La moyenne des modifications chez les membres d'une mкme classe peut кtre presque la mкme, pendant des pйriodes йgales et de grande longueur ; mais, comme l'accumulation de couches durables, riches en fossiles, dйpend du dйpфt de grandes masses de sйdiments sur des aires en voie d'affaissement, ces couches ont dы nйcessairement se former а des intervalles trиs considйrables et irrйguliиrement intermittents. En consйquence, la somme des changements organiques dont tйmoignent les fossiles contenus dans des formations consйcutives n'est pas йgale. Dans cette hypothиse, chaque formation ne reprйsente pas un acte nouveau et complet de crйation, mais seulement une scиne prise au hasard dans un drame qui change lentement et toujours. Il est facile de comprendre pourquoi une espиce une fois йteinte ne saurait reparaоtre, en admettant mкme le retour de conditions d'existence organiques et inorganiques identiques. En effet, bien que la descendance d'une espиce puisse s'adapter de maniиre а occuper dans l'йconomie de la nature la place d'une autre (ce qui est sans doute arrivй trиs souvent), et parvenir ainsi а la supplanter, les deux formes -- l'ancienne et la nouvelle -- ne pourraient jamais кtre identiques, parce que toutes deux auraient presque certainement hйritй de leurs ancкtres distincts des caractиres diffйrents, et que des organismes dйjа diffйrents tendent а varier d'une maniиre diffйrente. Par exemple, il est possible que, si nos pigeons paons йtaient tous dйtruits, les йleveurs parvinssent а refaire une nouvelle race presque semblable а la race actuelle. Mais si nous supposons la destruction de la souche parente, le biset -- et nous avons toute raison de croire qu'а l'йtat de nature les formes parentes sont gйnйralement remplacйes et exterminйes par leurs descendants perfectionnйs -- il serait peu probable qu'un pigeon paon identique а la race existante, pыt descendre d'une autre espиce de pigeon ou mкme d'aucune autre race bien fixe du pigeon domestique. En effet, les variations successives seraient certainement diffйrentes dans un certain degrй, et la variйtй nouvellement formйe emprunterait probablement а la souche parente quelques divergences caractйristiques. Les groupes d'espиces, c'est-а-dire les genres et les familles, suivent dans leur apparition et leur disparition les mкmes rиgles gйnйrales que les espиces isolйes, c'est-а-dire qu'ils se modifient plus ou moins fortement, et plus ou moins promptement. Un groupe une fois йteint ne reparaоt jamais ; c'est-а-dire que son existence, tant qu'elle se perpйtue, est rigoureusement continue. Je sais que cette rиgle souffre quelques exceptions apparentes, mais elles sont si rares que E. Forbes, Pictet et Woodward (quoique tout а fait opposйs aux idйes que je soutiens) l'admettent pour vraie. Or, cette rиgle s'accorde rigoureusement avec ma thйorie, car toutes les espиces d'un mкme groupe, quelle qu'ait pu en кtre la durйe, sont les descendants modifiйs les uns des autres, et d'un ancкtre commun. Les espиces du genre lingule, par exemple, qui ont successivement apparu а toutes les йpoques, doivent avoir йtй reliйes les unes aux autres par une sйrie non interrompue de gйnйrations, depuis les couches les plus anciennes du systиme silurien jusqu'а nos jours. Nous avons vu dans le chapitre prйcйdent que des groupes entiers d'espиces semblent parfois apparaоtre tous а la fois et soudainement. J'ai cherchй а donner une explication de ce fait qui serait, s'il йtait bien constatй, fatal а ma thйorie. Mais de pareils cas sont exceptionnels ; la rиgle gйnйrale, au contraire, est une augmentation progressive en nombre, jusqu'а ce que le groupe atteigne son maximum, tфt ou tard suivi d'un dйcroissement graduel. Si on reprйsente le nombre des espиces contenues dans un genre, ou le nombre des genres contenus dans une famille, par un trait vertical d'йpaisseur variable, traversant les couches gйologiques successives contenant ces espиces, le trait paraоt quelquefois commencer а son extrйmitй infйrieure, non par une pointe aiguл, mais brusquement. Il s'йpaissit graduellement en montant ; il conserve souvent une largeur йgale pendant un trajet plus ou moins long, puis il finit par s'amincir dans les couches supйrieures, indiquant le dйcroissement et l'extinction finale de l'espиce. Cette multiplication graduelle du nombre des espиces d'un groupe est strictement d'accord avec ma thйorie, car les espиces d'un mкme genre et les genres d'une mкme famille ne peuvent augmenter que lentement et progressivement la modification et la production de nombreuses formes voisines ne pouvant кtre que longues et graduelles. En effet, une espиce produit d'abord deux ou trois variйtйs, qui se convertissent lentement en autant d'espиces, lesquelles а leur tour, et par une marche йgalement graduelle, donnent naissance а d'autres variйtйs et а d'autres espиces, et, ainsi de suite, comme les branches qui, partant du tronc unique d'un grand arbre, finissent, en se ramifiant toujours, par former un groupe considйrable dans son ensemble. EXTINCTION. Nous n'avons, jusqu'а prйsent, parlй qu'incidemment de la disparition des espиces et des groupes d'espиces. D'aprиs la thйorie de la sйlection naturelle, l'extinction des formes anciennes et la production des formes nouvelles perfectionnйes sont deux faits intimement connexes. La vieille notion de la destruction complиte de tous les habitants du globe, а la suite de cataclysmes pйriodiques, est aujourd'hui gйnйralement abandonnйe, mкme par des gйologues tels que E. de Beaumont, Murchison, Barrande, etc., que leurs opinions gйnйrales devraient naturellement conduire а des conclusions de cette nature. Il rйsulte, au contraire, de l'йtude des formations tertiaires que les espиces et les groupes d'espиces disparaissent lentement les uns aprиs les autres, d'abord sur un point, puis sur un autre, et enfin de la terre entiиre. Dans quelques cas trиs rares, tels que la rupture d'un isthme et l'irruption, qui en est la consйquence, d'une foule de nouveaux habitants provenant d'une mer voisine, ou l'immersion totale d'une оle, la marche de l'extinction a pu кtre rapide. Les espиces et les groupes d'espиces persistent pendant des pйriodes d'une longueur trиs inйgale ; nous avons vu, en effet, que quelques groupes qui ont apparu dиs l'origine de la vie existent encore aujourd'hui, tandis que d'autres ont disparu avant la fin de la pйriode palйozoпque. Le temps pendant lequel une espиce isolйe ou un genre peut persister ne paraоt dйpendre d'aucune loi fixe. Il y a tout lieu de croire que l'extinction de tout un groupe d'espиces doit кtre beaucoup plus lente que sa production. Si l'on figure comme prйcйdemment l'apparition et la disparition d'un groupe par un trait vertical d'йpaisseur variable, ce dernier s'effile beaucoup plus graduellement en pointe а son extrйmitй supйrieure, qui indique la marche de l'extinction, qu'а son extrйmitй infйrieure, qui reprйsente l'apparition premiиre, et la multiplication progressive de l'espиce. Il est cependant des cas oщ l'extinction de groupes entiers a йtй remarquablement rapide ; c'est ce qui a eu lieu pour les ammonites а la fin de la pйriode secondaire. On a trиs gratuitement enveloppй de mystиres l'extinction des espиces. Quelques auteurs ont йtй jusqu'а supposer que, de mкme que la vie de l'individu a une limite dйfinie, celle de l'espиce a aussi une durйe dйterminйe. Personne n'a pu кtre, plus que moi, frappй d'йtonnement par le phйnomиne de l'extinction des espиces. Quelle ne fut pas ma surprise, par exemple, lorsque je trouvai а la Plata la dent d'un cheval enfouie avec les restes de mastodontes, de mйgathйriums, de toxodontes et autres mammifиres gйants йteints, qui tous avaient coexistй а une pйriode gйologique rйcente avec des coquillages encore vivants. En effet, le cheval, depuis son introduction dans l'Amйrique du Sud par les Espagnols, est redevenu sauvage dans tout le pays et s'est multipliй avec une rapiditй sans pareille ; je devais donc me demander quelle pouvait кtre la cause de l'extinction du cheval primitif, dans des conditions d'existence si favorables en apparence. Mon йtonnement йtait mal fondй ; le professeur Owen ne tarda pas а reconnaоtre que la dent, bien que trиs semblable а celle du cheval actuel, appartenait а une espиce йteinte. Si ce cheval avait encore existй, mais qu'il eыt йtй rare, personne n'en aurait йtй йtonnй ; car dans tous les pays la raretй est l'attribut d'une foule d'espиces de toutes classes ; si l'on demande les causes de cette raretй, nous rйpondons qu'elles sont la consйquence de quelques circonstances dйfavorables dans les conditions d'existence, mais nous ne pouvons presque jamais indiquer quelles sont ces circonstances. En supposant que le cheval fossile ait encore existй comme espиce rare, il eыt semblй tout naturel de penser, d'aprиs l'analogie avec tous les autres mammifиres, y compris l'йlйphant, dont la reproduction est si lente, ainsi que d'aprиs la naturalisation du cheval domestique dans l'Amйrique du Sud, que, dans des conditions favorables, il eыt, en peu d'annйes, repeuplй le continent. Mais nous n'aurions pu dire quelles conditions dйfavorables avaient fait obstacle а sa multiplication ; si une ou plusieurs causes avaient agi ensemble ou sйparйment ; а quelle pйriode de la vie et а quel degrй chacune d'elles avait agi. Si les circonstances avaient continuй, si lentement que ce fыt, а devenir de moins en moins favorables, nous n'aurions certainement pas observй le fait, mais le cheval fossile serait devenu de plus en plus rare, et se serait finalement йteint, cйdant sa place dans la nature а quelque concurrent plus heureux. Il est difficile d'avoir toujours prйsent а l'esprit le fait que la multiplication de chaque forme vivante est sans cesse limitйe par des causes nuisibles inconnues qui cependant sont trиs suffisantes pour causer d'abord la raretй et ensuite l'extinction. On comprend si peu ce sujet, que j'ai souvent entendu des gens exprimer la surprise que leur causait l'extinction d'animaux gйants, tels que le mastodonte et le dinosaure, comme si la force corporelle seule suffisait pour assurer la victoire dans la lutte pour l'existence. La grande taille d'une espиce, au contraire, peut entraоner dans certains cas, ainsi qu'Owen en a fait la remarque, une plus prompte extinction, par suite de la plus grande quantitй de nourriture nйcessaire. La multiplication continue de l'йlйphant actuel a dы кtre limitйe par une cause quelconque avant que l'homme habitвt l'Inde ou l'Afrique. Le docteur Falconer, juge trиs compйtent, attribue cet arrкt de l'augmentation en nombre de l'йlйphant indien aux insectes qui le harassent et l'affaiblissent ; Bruce en est arrivй а la mкme conclusion relativement а l'йlйphant africain en Abyssinie. Il est certain que la prйsence des insectes et des vampires dйcide, dans diverses parties de l'Amйrique du Sud, de l'existence des plus grands mammifиres naturalisйs. Dans les formations tertiaires rйcentes, nous voyons des cas nombreux oщ la raretй prйcиde l'extinction, et nous savons que le mкme fait se prйsente chez les animaux que l'homme, par son influence, a localement ou totalement exterminйs. Je peux rйpйter ici ce que j'йcrivais en 1845 : admettre que les espиces deviennent gйnйralement rares avant leur extinction, et ne pas s'йtonner de leur raretй, pour s'йmerveiller ensuite de ce qu'elles disparaissent, c'est comme si l'on admettait que la maladie est, chez l'individu, l'avant-coureur de la mort, que l'on voie la maladie sans surprise, puis que l'on s'йtonne et que l'on attribue la mort du malade а quelque acte de violence. La thйorie de la sйlection naturelle est basйe sur l'opinion que chaque variйtй nouvelle, et, en dйfinitive, chaque espиce nouvelle, se forme et se maintient а l'aide de certains avantages acquis sur celles avec lesquelles elle se trouve en concurrence ; et, enfin, sur l'extinction des formes moins favorisйes, qui en est la consйquence inйvitable. Il en est de mкme pour nos productions domestiques, car, lorsqu'une variйtй nouvelle et un peu supйrieure a йtй obtenue, elle remplace d'abord les variйtйs infйrieures du voisinage ; plus perfectionnйe, elle se rйpand de plus en plus, comme notre bйtail а courtes cornes, et prend la place d'autres races dans d'autres pays. L'apparition de formes nouvelles et la disparition des anciennes sont donc, tant pour les productions naturelles que pour les productions artificielles, deux faits connexes. Le nombre des nouvelles formes spйcifiques, produites dans un temps donnй, a dы parfois, chez les groupes florissants, кtre probablement plus considйrable que celui des formes anciennes qui ont йtй exterminйes ; mais nous savons que, au moins pendant les йpoques gйologiques rйcentes, les espиces n'ont pas augmentй indйfiniment ; de sorte que nous pouvons admettre, en ce qui concerne les йpoques les plus rйcentes, que la production de nouvelles formes a dйterminй l'extinction d'un nombre а peu prиs йgal de formes anciennes. La concurrence est gйnйralement plus rigoureuse, comme nous l'avons dйjа dйmontrй par des exemples, entre les formes qui se ressemblent sous tous les rapports. En consйquence, les descendants modifiйs et perfectionnйs d'une espиce causent gйnйralement l'extermination de la souche mиre ; et si plusieurs formes nouvelles, provenant d'une mкme espиce, rйussissent а se dйvelopper, ce sont les formes les plus voisines de cette espиce, c'est-а-dire les espиces du mкme genre, qui se trouvent кtre les plus exposйes а la destruction. C'est ainsi, je crois, qu'un certain nombre d'espиces nouvelles, descendues d'une espиce unique et constituant ainsi un genre nouveau, parviennent а supplanter un genre ancien, appartenant а la mкme famille. Mais il a dы souvent arriver aussi qu'une espиce nouvelle appartenant а un groupe a pris la place d'une espиce appartenant а un groupe diffйrent, et provoquй ainsi son extinction. Si plusieurs formes alliйes sont sorties de cette mкme forme, d'autres espиces conquйrantes antйrieures auront dы cйder la place, et ce seront alors gйnйralement les formes voisines qui auront le plus а souffrir, en raison de quelque infйrioritй hйrйditaire commune а tout leur groupe. Mais que les espиces obligйes de cйder ainsi leur place а d'autres plus perfectionnйes appartiennent а une mкme classe ou а des classes distinctes, il pourra arriver que quelques-unes d'entre elles puissent кtre longtemps conservйes, par suite de leur adaptation а des conditions diffйrentes d'existence, ou parce que, occupant une station isolйe, elles auront йchappй а une rigoureuse concurrence. Ainsi, par exemple, quelques espиces de Trigonia, grand genre de mollusques des formations secondaires, ont surtout vйcu et habitent encore les mers australiennes ; et quelques membres du groupe considйrable et presque йteint des poissons ganoпdes se trouvent encore dans nos eaux douces. On comprend donc pourquoi l'extinction complиte d'un groupe est gйnйralement, comme nous l'avons vu, beaucoup plus lente que sa production. Quant а la soudaine extinction de familles ou d'ordres entiers, tels que le groupe des trilobites а la fin de l'йpoque palйozoпque, ou celui des ammonites а la fin de la pйriode secondaire, nous rappellerons ce que nous avons dйjа dit sur les grands intervalles de temps qui ont dы s'йcouler entre nos formations consйcutives, intervalles pendant lesquels il a pu s'effectuer une extinction lente, mais considйrable. En outre, lorsque, par suite d'immigrations subites ou d'un dйveloppement plus rapide qu'а l'ordinaire, plusieurs espиces d'un nouveau groupe s'emparent d'une rйgion quelconque, beaucoup d'espиces anciennes doivent кtre exterminйes avec une rapiditй correspondante ; or, les formes ainsi supplantйes sont probablement proches alliйes, puisqu'elles possиdent quelque commun dйfaut. Il me semble donc que le mode d'extinction des espиces isolйes ou des groupes d'espиces s'accorde parfaitement avec la thйorie de la sйlection naturelle. Nous ne devons pas nous йtonner de l'extinction, mais plutфt de notre prйsomption а vouloir nous imaginer que nous comprenons les circonstances complexes dont dйpend l'existence de chaque espиce. Si nous oublions un instant que chaque espиce tend а se multiplier а l'infini, mais qu'elle est constamment tenue en йchec par des causes que nous ne comprenons que rarement, toute l'йconomie de la nature est incomprйhensible. Lorsque nous pourrons dire prйcisйment pourquoi telle espиce est plus abondante que telle autre en individus, ou pourquoi telle espиce et non pas telle autre peut кtre naturalisйe dans un pays donnй, alors seulement nous aurons le droit de nous йtonner de ce que nous ne pouvons pas expliquer l'extinction de certaines espиces ou de certains groupes. DES CHANGEMENTS PRESQUE INSTANTANES DES FORMES VIVANTES DANS LE MONDE. L'une des dйcouvertes les plus intйressantes de la palйontologie, c'est que les formes de la vie changent dans le monde entier d'une maniиre presque simultanйe. Ainsi, l'on peut reconnaоtre notre formation europйenne de la craie dans plusieurs parties du globe, sous les climats les plus divers, lа mкme oщ l'on ne saurait trouver le moindre fragment de minйral ressemblant а la craie, par exemple dans l'Amйrique du Nord, dans l'Amйrique du Sud йquatoriale, а la Terre de Feu, au cap de Bonne-Espйrance et dans la pйninsule indienne. En effet, sur tous ces points йloignйs, les restes organiques de certaines couches prйsentent une ressemblance incontestable avec ceux de la craie ; non qu'on y rencontre les mкmes espиces, car, dans quelques cas, il n'y en a pas une qui soit identiquement la mкme, mais elles appartiennent aux mкmes familles, aux mкmes genres, aux mкmes subdivisions de genres, et elles sont parfois semblablement caractйrisйes par les mкmes caractиres superficiels, tels que la ciselure extйrieure. En outre, d'autres formes qu'on ne rencontre pas en Europe dans la craie, mais qui existent dans les formations supйrieures ou infйrieures, se suivent dans le mкme ordre sur ces diffйrents points du globe si йloignйs les uns des autres. Plusieurs auteurs ont constatй un parallйlisme semblable des formes de la vie dans les formations palйozoпques successives de la Russie, de l'Europe occidentale et de l'Amйrique du Nord ; il en est de mкme, d'aprиs Lyell, dans les divers dйpфts tertiaires de l'Europe et de l'Amйrique du Nord. En mettant mкme de cфtй les quelques espиces fossiles qui sont communes а l'ancien et au nouveau monde, le parallйlisme gйnйral des diverses formes de la vie dans les couches palйozoпques et dans les couches tertiaires n'en resterait pas moins manifeste et rendrait facile la corrйlation des diverses formations. Ces observations, toutefois, ne s'appliquent qu'aux habitants marins du globe ; car les donnйes suffisantes nous manquent pour apprйcier si les productions des terres et des eaux douces ont, sur des points йloignйs, changй d'une maniиre parallиle analogue. Nous avons lieu d'en douter. Si l'on avait apportй de la Plata le Megatherium, le Mylodon, le Macrauchenia et le Toxodon sans renseignements sur leur position gйologique, personne n'eыt soupзonnй que ces formes ont coexistй avec des mollusques marins encore vivants ; toutefois, leur coexistence avec le mastodonte et le cheval aurait permis de penser qu'ils avaient vйcu pendant une des derniиres pйriodes tertiaires. Lorsque nous disons que les faunes marines ont simultanйment changй dans le monde entier, il ne faut pas supposer que l'expression s'applique а la mкme annйe ou au mкme siиcle, ou mкme qu'elle ait un sens gйologique bien rigoureux ; car, si tous les animaux marins vivant actuellement en Europe, ainsi que ceux qui y ont vйcu pendant la pйriode plйistocиne, dйjа si йnormйment reculйe, si on compte son antiquitй par le nombre des annйes, puisqu'elle comprend toute l'йpoque glaciaire, йtaient comparйs а ceux qui existent actuellement dans l'Amйrique du Sud ou en Australie, le naturaliste le plus habile pourrait а peine dйcider lesquels, des habitants actuels ou de ceux de l'йpoque plйistocиne en Europe, ressemblent le plus а ceux de l'hйmisphиre austral. Ainsi encore, plusieurs observateurs trиs compйtents admettent que les productions actuelles des Etats-Unis se rapprochent plus de celles qui ont vйcu en Europe pendant certaines pйriodes tertiaires rйcentes que des formes europйennes actuelles, et, cela йtant, il est йvident que des couches fossilifиres se dйposant maintenant sur les cфtes de l'Amйrique du Nord risqueraient dans l'avenir d'кtre classйes avec des dйpфts europйens quelque peu plus anciens. Nйanmoins, dans un avenir trиs йloignй, il n'est pas douteux que toutes les formations marines plus modernes, а savoir le pliocиne supйrieur, le plйistocиne et les dйpфts tout а fait modernes de l'Europe, de l'Amйrique du Nord, de l'Amйrique du Sud et de l'Australie, pourront кtre avec raison considйrйes comme simultanйes, dans le sens gйologique du terme, parce qu'elles renfermeront des dйbris fossiles plus ou moins alliйs, et parce qu'elles ne contiendront aucune des formes propres aux dйpфts infйrieurs plus anciens. Ce fait d'un changement simultanй des formes de la vie dans les diverses parties du monde, en laissant а cette loi le sens large et gйnйral que nous venons de lui donner, a beaucoup frappй deux observateurs йminents, MM. de Verneuil et d'Archiac. Aprиs avoir rappelй le parallйlisme qui se remarque entre les formes organiques de l'йpoque palйozoпque dans diverses parties de l'Europe, ils ajoutent : « Si, frappйs de cette йtrange succession, nous tournons les yeux vers l'Amйrique du Nord et que nous y dйcouvrions une sйrie de phйnomиnes analogues, il nous paraоtra alors certain que toutes les modifications des espиces, leur extinction, l'introduction d'espиces nouvelles, ne peuvent plus кtre le fait de simples changements dans les courants de l'Ocйan, ou d'autres causes plus ou moins locales et temporaires, mais doivent dйpendre de lois gйnйrales qui rйgissent l'ensemble du rиgne animal. » M. Barrande invoque d'autres considйrations de grande valeur qui tendent а la mкme conclusion. On ne saurait, en effet, attribuer а des changements de courants, de climat, ou d'autres conditions physiques, ces immenses mutations des formes organisйes dans le monde entier, sous les climats les plus divers. Nous devons, ainsi que Barrande l'a fait observer, chercher quelque loi spйciale. C'est ce qui ressortira encore plus clairement lorsque nous traiterons de la distribution actuelle des кtres organisйs, et que nous verrons combien sont insignifiants les rapports entre les conditions physiques des diverses contrйes et la nature de ses habitants. Ce grand fait de la succession parallиle des formes de la vie dans le monde s'explique aisйment par la thйorie de la sйlection naturelle. Les espиces nouvelles se forment parce qu'elles possиdent quelques avantages sur les plus anciennes ; or, les formes dйjа dominantes, ou qui ont quelque supйrioritй sur les autres formes d'un mкme pays, sont celles qui produisent le plus grand nombre de variйtйs nouvelles ou espиces naissantes. La preuve йvidente de cette loi, c'est que les plantes dominantes, c'est-а-dire celles qui sont les plus communes et les plus rйpandues, sont aussi celles qui produisent la plus grande quantitй de variйtйs nouvelles. Il est naturel, en outre, que les espиces prйpondйrantes, variables, susceptibles de se rйpandre au loin et ayant dйjа envahi plus ou moins les territoires d'autres espиces, soient aussi les mieux adaptйes pour s'йtendre encore davantage, et pour produire, dans de nouvelles rйgions, des variйtйs et des espиces nouvelles. Leur diffusion peut souvent кtre trиs lente, car elle dйpend de changements climatйriques et gйographiques, d'accidents imprйvus et de l'acclimatation graduelle des espиces nouvelles aux divers climats qu'elles peuvent avoir а traverser ; mais, avec le temps, ce sont les formes dominantes qui, en gйnйral, rйussissent le mieux а se rйpandre et, en dйfinitive, а prйvaloir. Il est probable que les animaux terrestres habitant des continents distincts se rйpandent plus lentement que les formes marines peuplant des mers continues. Nous pouvons donc nous attendre а trouver, comme on l'observe en effet, un parallйlisme moins rigoureux dans la succession des formes terrestres que dans les formes marines. Il me semble, en consйquence, que la succession parallиle et simultanйe, en donnant а ce dernier terme son sens le plus large, des mкmes formes organisйes dans le monde concorde bien avec le principe selon lequel de nouvelles espиces seraient produites par la grande extension et par la variation des espиces dominantes. Les espиces nouvelles йtant elles-mкmes dominantes, puisqu'elles ont encore une certaine supйrioritй sur leurs formes parentes qui l'йtaient dйjа, ainsi que sur les autres espиces, continuent а se rйpandre, а varier et а produire de nouvelles variйtйs. Les espиces anciennes, vaincues par les nouvelles formes victorieuses, auxquelles elles cиdent la place, sont gйnйralement alliйes en groupes, consйquence de l'hйritage commun de quelque cause d'infйrioritй ; а mesure donc que les groupes nouveaux et perfectionnйs se rйpandent sur la terre, les anciens disparaissent, et partout il y a correspondance dans la succession des formes, tant dans leur premiиre apparition que dans leur disparition finale. Je crois encore utile de faire une remarque а ce sujet. J'ai indiquй les raisons qui me portent а croire que la plupart de nos grandes formations riches en fossiles ont йtй dйposйes pendant des pйriodes d'affaissement, et que des interruptions d'une durйe immense, en ce qui concerne le dйpфt des fossiles, ont dы se produire pendant les йpoques oщ le fond de la mer йtait stationnaire ou en voie de soulиvement, et aussi lorsque les sйdiments ne se dйposaient pas en assez grande quantitй, ni assez rapidement pour enfouir et conserver les restes des кtres organisйs. Je suppose que, pendant ces longs intervalles, dont nous ne pouvons retrouver aucune trace, les habitants de chaque rйgion ont subi une somme considйrable de modifications et d'extinctions, et qu'il y a eu de frйquentes migrations d'une rйgion dans une autre. Comme nous avons toutes raisons de croire que d'immenses surfaces sont affectйes par les mкmes mouvements, il est probable que des formations exactement contemporaines ont dы souvent s'accumuler sur de grandes йtendues dans une mкme partie du globe ; mais nous ne sommes nullement autorisйs а conclure qu'il en a invariablement йtй ainsi, et que de grandes surfaces ont toujours йtй affectйes par les mкmes mouvements. Lorsque deux formations se sont dйposйes dans deux rйgions pendant а peu prиs la mкme pйriode, mais cependant pas exactement la mкme, nous devons, pour les raisons que nous avons indiquйes prйcйdemment, remarquer une mкme succession gйnйrale dans les formes qui y ont vйcu, sans que, cependant, les espиces correspondent exactement ; car il y a eu, dans l'une des rйgions, un peu plus de temps que dans l'autre, pour permettre les modifications, les extinctions et les immigrations. Je crois que des cas de ce genre se prйsentent en Europe. Dans ses admirables mйmoires sur les dйpфts йocиnes de l'Angleterre et de la France, M. Prestwich est parvenu а йtablir un йtroit parallйlisme gйnйral entre les йtages successifs des deux pays ; mais, lorsqu'il compare certains terrains de l'Angleterre avec les dйpфts correspondants en France, bien qu'il trouve entre eux une curieuse concordance dans le nombre des espиces appartenant aux mкmes genres, cependant les espиces elles-mкmes diffиrent d'une maniиre qu'il est difficile d'expliquer, vu la proximitй des deux gisements ; -- а moins, toutefois, qu'on ne suppose qu'un isthme a sйparй deux mers peuplйes par deux faunes contemporaines, mais distinctes. Lyell a fait des observations semblables sur quelques-unes des formations tertiaires les plus rйcentes. Barrande signale, de son cфtй, un remarquable parallйlisme gйnйral dans les dйpфts siluriens successifs de la Bohкme et de la Scandinavie ; nйanmoins, il trouve des diffйrences surprenantes chez les espиces. Si, dans ces rйgions, les diverses formations n'ont pas йtй dйposйes exactement pendant les mкmes pйriodes -- un dйpфt, dans une rйgion, correspondant souvent а une pйriode d'inactivitй dans une autre -- et si, dans les deux rйgions, les espиces ont йtй en se modifiant lentement pendant l'accumulation des diverses formations et les longs intervalles qui les ont sйparйes, les dйpфts, dans les deux endroits, pourront кtre rangйs dans le mкme ordre quant а la succession gйnйrale des formes organisйes, et cet ordre paraоtrait а tort strictement parallиle ; nйanmoins, les espиces ne seraient pas toutes les mкmes dans les йtages en apparence correspondants des deux stations. DES AFFINITES DES ESPECES ETEINTES LES UNES AVEC LES AUTRES ET AVEC LES FORMES VIVANTES. Examinons maintenant les affinitйs mutuelles des espиces йteintes et vivantes. Elles se groupent toutes dans un petit nombre de grandes classes, fait qu'explique d'emblйe la thйorie de la descendance. En rиgle gйnйrale, plus une forme est ancienne, plus elle diffиre des formes vivantes. Mais, ainsi que l'a depuis longtemps fait remarquer Buckland, on peut classer toutes les espиces йteintes, soit dans les groupes existants, soit dans les intervalles qui les sйparent. Il est certainement vrai que les espиces йteintes contribuent а combler les vides qui existent entre les genres, les familles et les ordres actuels ; mais, comme on a contestй et mкme niй ce point, il peut кtre utile de faire quelques remarques а ce sujet et de citer quelques exemples ; si nous portons seulement notre attention sur les espиces vivantes ou sur les espиces йteintes appartenant а la mкme classe, la sйrie est infiniment moins parfaite que si nous les combinons toutes deux en un systиme gйnйral. On trouve continuellement dans les йcrits du professeur Owen l'expression « formes gйnйralisйes » appliquйe а des animaux йteints ; Agassiz parle а chaque instant de types « prophйtiques ou synthйtiques ; » or, ces termes s'appliquent а des formes ou chaоnons intermйdiaires. Un autre palйontologiste distinguй, M. Gaudry, a dйmontrй de la maniиre la plus frappante qu'un grand nombre des mammifиres fossiles qu'il a dйcouverts dans l'Attique servent а combler les intervalles entre les genres existants. Cuvier regardait les ruminants et les pachydermes comme les deux ordres de mammifиres les plus distincts ; mais on a retrouvй tant de chaоnons fossiles intermйdiaires que le professeur Owen a dы remanier toute la classification et placer certains pachydermes dans un mкme sous-ordre avec des ruminants ; il fait, par exemple, disparaоtre par des gradations insensibles l'immense lacune qui existait entre le cochon et le chameau. Les ongulйs ou quadrupиdes а sabots sont maintenant divisйs en deux groupes, le groupe des quadrupиdes а doigts en nombre pair et celui des quadrupиdes а doigts en nombre impair ; mais le Macrauchenia de l'Amйrique mйridionale relie dans une certaine mesure ces deux groupes importants. Personne ne saurait contester que l'hipparion forme un chaоnon intermйdiaire entre le cheval existant et certains autres ongulйs. Le Typotherium de l'Amйrique mйridionale, que l'on ne saurait classer dans aucun ordre existant, forme, comme l'indique le nom que lui a donnй le professeur Gervais, un chaоnon intermйdiaire remarquable dans la sйrie des mammifиres. Les Sirenia constituent un groupe trиs distinct de mammifиres et l'un des caractиres les plus remarquables du dugong et du lamentin actuels est l'absence complиte de membres postйrieurs, sans mкme que l'on trouve chez eux des rudiments de ces membres ; mais l'Halithйrium, йteint, avait, selon le professeur Flower, l'os de la cuisse ossifiй « articulй dans un acetabulum bien dйfini du pelvis » et il se rapproche par lа des quadrupиdes ongulйs ordinaires, auxquels les Sirenia sont alliйs, sous quelques autres rapports. Les cйtacйs ou baleines diffиrent considйrablement de tous les autres mammifиres, mais le zeuglodon et le squalodon de l'йpoque tertiaire, dont quelques naturalistes ont fait un ordre distinct, sont, d'aprиs le professeur Huxley, de vйritables cйtacйs et « constituent un chaоnon intermйdiaire avec les carnivores aquatiques. » Le professeur Huxley a aussi dйmontrй que mкme l'йnorme intervalle qui sйpare les oiseaux des reptiles se trouve en partie comblй, de la maniиre la plus inattendue, par l'autruche et l'Archeopteryx йteint, d'une part, et de l'autre, par le Compsognatus, un des dinosauriens, groupe qui comprend les reptiles terrestres les plus gigantesques. A l'йgard des invertйbrйs, Barrande, dont l'autoritй est irrйcusable en pareille matiиre, affirme que les dйcouvertes de chaque jour prouvent que, bien que les animaux palйozoпques puissent certainement se classer dans les groupes existants, ces groupes n'йtaient cependant pas, а cette йpoque reculйe, aussi distinctement sйparйs qu'ils le sont actuellement. Quelques auteurs ont niй qu'aucune espиce йteinte ou aucun groupe d'espиces puisse кtre considйrй comme intermйdiaire entre deux espиces quelconques vivantes ou entre des groupes d'espиces actuelles. L'objection n'aurait de valeur qu'autant qu'on entendrait par lа que la forme йteinte est, par tous ses caractиres, directement intermйdiaire entre deux formes ou entre deux groupes vivants. Mais dans une classification naturelle, il y a certainement beaucoup d'espиces fossiles qui se placent entre des genres vivants, et mкme entre des genres appartenant а des familles distinctes. Le cas le plus frйquent, surtout quand il s'agit de groupes trиs diffйrents, comme les poissons et les reptiles, semble кtre que si, par exemple, dans l'йtat actuel, ces groupes se distinguent par une douzaine de caractиres, le nombre des caractиres distinctifs est moindre chez les anciens membres des deux groupes, de sorte que les deux groupes йtaient autrefois un peu plus voisins l'un de l'autre qu'ils ne le sont aujourd'hui. On croit assez communйment que, plus une forme est ancienne, plus elle tend а relier, par quelques-uns de ses caractиres, des groupes actuellement fort йloignйs les uns des autres. Cette remarque ne s'applique, sans doute, qu'aux groupes qui, dans le cours des вges gйologiques, ont subi des modifications considйrables ; il serait difficile, d'ailleurs, de dйmontrer la vйritй de la proposition, car de temps а autre on dйcouvre des animaux mкme vivants qui, comme le lepidosiren, se rattachent, par leurs affinitйs, а des groupes fort distincts. Toutefois, si nous comparons les plus anciens reptiles et les plus anciens batraciens les plus anciens poissons, les plus anciens cйphalopodes et les mammifиres de l'йpoque йocиne, avec les membres plus rйcents des mкmes classes, il nous faut reconnaоtre qu'il y a du vrai dans cette remarque. Voyons jusqu'а quel point les divers faits et les dйductions qui prйcиdent concordent avec la thйorie de la descendance avec modification. Je prierai le lecteur, vu la complication du sujet, de recourir au tableau dont nous nous sommes dйjа servis au quatriиme chapitre. Supposons que les lettres en italiques et, numйrotйes reprйsentent des genres, et les lignes ponctuйes, qui s'en йcartent en divergeant, les espиces de chaque genre. La figure est trop simple et ne donne que trop peu de genres et d'espиces ; mais ceci nous importe peu. Les lignes horizontales peuvent figurer des formations gйologiques successives, et on peut considйrer comme йteintes toutes les formes placйes au-dessous de la ligne supйrieure. Les trois genres existants, a14, g14, p14, formeront une petite famille ; b14 et f14, une famille trиs voisine ou sous-famille, et o14, c14, m14, une troisiиme famille. Ces trois familles rйunies aux nombreux genres йteints faisant partie des diverses lignes de descendance provenant par divergence de l'espиce parente A, formeront un ordre ; car toutes auront hйritй quelque chose en commun de leur ancкtre primitif. En vertu du principe de la tendance continue а la divergence des caractиres, que notre diagramme a dйjа servi а expliquer, plus une forme est rйcente, plus elle doit ordinairement diffйrer de l'ancкtre primordial. Nous pouvons par lа comprendre aisйment pourquoi ce sont les fossiles les plus anciens qui diffиrent le plus des formes actuelles. La divergence des caractиres n'est toutefois pas une йventualitй nйcessaire ; car cette divergence dйpend seulement de ce qu'elle a permis aux descendants d'une espиce de s'emparer de plus de places diffйrentes dans l'йconomie de la nature. Il est donc trиs possible, ainsi que nous l'avons vu pour quelques formes siluriennes, qu'une espиce puisse persister en ne prйsentant que de lйgиres modifications correspondant а de faibles changements dans ses conditions d'existence, tout en conservant, pendant une longue pйriode, ses traits caractйristiques gйnйraux. C'est ce que reprйsente, dans la figure, la lettre F14. Toutes les nombreuses formes йteintes et vivantes descendues de A constituent, comme nous l'avons dйjа fait remarquer, un ordre qui, par la suite des effets continus de l'extinction et de la divergence des caractиres, s'est divisй en plusieurs familles et sous-familles ; on suppose que quelques-unes ont pйri а diffйrentes pйriodes, tandis que d'autres ont persistй jusqu'а nos jours. Nous voyons, en examinant le diagramme, que si nous dйcouvrions, sur diffйrents points de la partie infйrieure de la sйrie, un grand nombre de formes йteintes qu'on suppose avoir йtй enfouies dans les formations successives, les trois familles qui existent sur la ligne supйrieure deviendraient moins distinctes l'une de l'autre. Si, par exemple, on retrouvait les genres « a1, a5, a10, f8, m3, m6, m9, ces trois familles seraient assez йtroitement reliйes pour qu'elles dussent probablement кtre rйunies en une seule grande famille, а peu prиs comme on a dы le faire а l'йgard des ruminants et de certains pachydermes. Cependant, on pourrait peut-кtre contester que les genres йteints qui relient ainsi les genres vivants de trois familles soient intermйdiaires, car ils ne le sont pas directement, mais seulement par un long circuit et en passant par un grand nombre de formes trиs diffйrentes. Si l'on dйcouvrait beaucoup de formes йteintes au-dessus de l'une des lignes horizontales moyennes qui reprйsentent les diffйrentes formations gйologiques -- au-dessus du numйro VI, par exemple, -- mais qu'on n'en trouvвt aucune au-dessous de cette ligne, il n'y aurait que deux familles (seulement les deux familles de gauche a14 et b14, etc.) а rйunir en une seule ; il resterait deux familles qui seraient moins distinctes l'une de l'autre qu'elles ne l'йtaient avant la dйcouverte des fossiles. Ainsi encore, si nous supposons que les trois familles formйes de huit genres (a14 а m14) sur la ligne supйrieure diffиrent l'une de l'autre par une demi-douzaine de caractиres importants, les familles qui existaient а l'йpoque indiquйe par la ligne VI devaient certainement diffйrer l'une de l'autre par un moins grand nombre de caractиres, car а ce degrй gйnйalogique reculй elles avaient dы moins s'йcarter de leur commun ancкtre. C'est ainsi que des genres anciens et йteints prйsentent quelquefois, dans une certaine mesure, des caractиres intermйdiaires entre leurs descendants modifiйs, ou entre leurs parents collatйraux. Les choses doivent toujours кtre beaucoup plus compliquйes dans la nature qu'elles ne le sont dans le diagramme ; les groupes, en effet, ont dы кtre plus nombreux ; ils ont dы avoir des durйes d'une longueur fort inйgale, et йprouver des modifications trиs variables en degrй. Comme nous ne possйdons que le dernier volume des Archives gйologiques, et que de plus ce volume est fort incomplet, nous ne pouvons espйrer, sauf dans quelques cas trиs rares, pouvoir combler les grandes lacunes du systиme naturel, et relier ainsi des familles ou des ordres distincts. Tout ce qu'il nous est permis d'espйrer, c'est que les groupes qui, dans les pйriodes gйologiques connues, ont йprouvй beaucoup de modifications, se rapprochent un peu plus les uns des autres dans les formations plus anciennes, de maniиre que les membres de ces groupes appartenant aux йpoques plus reculйes diffиrent moins par quelques-uns de leurs caractиres que ne le font les membres actuels des mкmes groupes. C'est, du reste, ce que s'accordent а reconnaоtre nos meilleurs palйontologistes. La thйorie de la descendance avec modifications explique donc d'une maniиre satisfaisante les principaux faits qui se rattachent aux affinitйs mutuelles qu'on remarque tant entre les formes йteintes qu'entre celles-ci et les formes vivantes. Ces affinitйs me paraissent inexplicables si l'on se place а tout autre point de vue. D'aprиs la mкme thйorie, il est йvident que la faune de chacune des grandes pйriodes de l'histoire de la terre doit кtre intermйdiaire, par ses caractиres gйnйraux, entre celle qui l'a prйcйdйe et celle qui l'a suivie. Ainsi, les espиces qui ont vйcu pendant la sixiиme grande pйriode indiquйe sur le diagramme, sont les descendantes modifiйes de celles qui vivaient pendant la cinquiиme, et les ancкtres des formes encore plus modifiйes de la septiиme ; elles ne peuvent donc guиre manquer d'кtre а peu prиs intermйdiaires par leur caractиre entre les formes de la formation infйrieure et celles de la formation supйrieure. Nous devons toutefois faire la part de l'extinction totale de quelques-unes des formes antйrieures, de l'immigration dans une rйgion quelconque de formes nouvelles venues d'autres rйgions, et d'une somme considйrable de modifications qui ont dы s'opйrer pendant les longs intervalles nйgatifs qui se sont йcoulйs entre le dйpфt des diverses formations successives. Ces rйserves faites, la faune de chaque pйriode gйologique est certainement intermйdiaire par ses caractиres entre la faune qui l'a prйcйdйe et celle qui l'a suivie. Je n'en citerai qu'un exemple : les fossiles du systиme dйvonien, lors de leur dйcouverte, furent d'emblйe reconnus par les palйontologistes comme intermйdiaires par leurs caractиres entre ceux des terrains carbonifиres qui les suivent et ceux du systиme silurien qui les prйcиdent. Mais chaque faune n'est pas nйcessairement et exactement intermйdiaire, а cause de l'inйgalitй de la durйe des intervalles qui se sont йcoulйs entre le dйpфt des formations consйcutives. Le fait que certains genres prйsentent une exception а la rиgle ne saurait invalider l'assertion que toute faune d'une йpoque quelconque est, dans son ensemble, intermйdiaire entre celle qui la prйcиde et celle qui la suit. Par exemple, le docteur Falconer a classй en deux sйries les mastodontes et les йlйphants : l'une, d'aprиs leurs affinitйs mutuelles ; l'autre, d'aprиs l'йpoque de leur existence ; or, ces deux sйries ne concordent pas. Les espиces qui prйsentent des caractиres extrкmes ne sont ni les plus anciennes ni les plus rйcentes, et celles qui sont intermйdiaires par leurs caractиres ne le sont pas par l'йpoque oщ elles ont vйcu. Mais, dans ce cas comme dans d'autres cas analogues, en supposant pour un instant que nous possйdions les preuves du moment exact de l'apparition et de la disparition de l'espиce, ce qui n'est certainement pas, nous n'avons aucune raison pour supposer que les formes successivement produites se perpйtuent nйcessairement pendant des temps йgaux. Une forme trиs ancienne peut parfois persister beaucoup plus longtemps qu'une forme produite postйrieurement autre part, surtout quand il s'agit de formes terrestres habitant des districts sйparйs. Comparons, par exemple, les petites choses aux grandes : si l'on disposait en sйrie, d'aprиs leurs affinitйs, toutes les races vivantes et йteintes du pigeon domestique, cet arrangement ne concorderait nullement avec l'ordre de leur production, et encore moins avec celui de leur extinction. En effet, la souche parente, le biset, existe encore, et une foule de variйtйs comprises entre le biset et le messager se sont йteintes ; les messagers, qui ont des caractиres extrкmes sous le rapport de la longueur du bec, ont une origine plus ancienne que les culbutants а bec, court, qui se trouvent sous ce rapport а l'autre extrйmitй de la sйrie. Tous les palйontologistes ont constatй que les fossiles de deux formations consйcutives sont beaucoup plus йtroitement alliйs que les fossiles de formations trиs йloignйes ; ce fait confirme l'assertion prйcйdemment formulйe du caractиre intermйdiaire, jusqu'а un certain point, des restes organiques qui sont conservйs dans une formation intermйdiaire. Pictet en donne un exemple bien connu, c'est-а-dire la ressemblance gйnйrale qu'on constate chez les fossiles contenus dans les divers йtages de la formation de la craie, bien que, dans chacun de ces йtages, les espиces soient distinctes. Ce fait seul, par sa gйnйralitй, semble avoir йbranlй chez le professeur Pictet la ferme croyance а l'immutabilitй des espиces. Quiconque est un peu familiarisй avec la distribution des espиces vivant actuellement а la surface du globe ne songera pas а expliquer l'йtroite ressemblance qu'offrent les espиces distinctes de deux formations consйcutives par la persistance, dans les mкmes rйgions, des mкmes conditions physiques pendant de longues pйriodes. Il faut se rappeler que les formes organisйes, les formes marines au moins, ont changй presque simultanйment dans le monde entier et, par consйquent, sous les climats les plus divers et dans les conditions les plus diffйrentes. Combien peu, en effet, les formes spйcifiques des habitants de la mer ont-elles йtй affectйes par les vicissitudes considйrables du climat pendant la pйriode plйistocиne, qui comprend toute la pйriode glaciaire ! D'aprиs la thйorie de la descendance, rien n'est plus aisй que de comprendre les affinitйs йtroites qui se remarquent entre les fossiles de formations rigoureusement consйcutives, bien qu'ils soient considйrйs comme spйcifiquement distincts. L'accumulation de chaque formation ayant йtй frйquemment interrompue, et de longs intervalles nйgatifs s'йtant йcoulйs entre les dйpфts successifs, nous ne saurions nous attendre, ainsi que j'ai essayй de le dйmontrer dans le chapitre prйcйdent, а trouver dans une ou deux formations quelconques toutes les variйtйs intermйdiaires entre les espиces qui ont apparu au commencement et а la fin de ces pйriodes ; mais nous devons trouver, aprиs des intervalles relativement assez courts, si on les estime au point de vue gйologique, quoique fort longs, si on les mesure en annйes, des formes йtroitement alliйes, ou, comme on les a appelйes, des espиces reprйsentatives. Or, c'est ce que nous constatons journellement. Nous trouvons, en un mot, les preuves d'une mutation lente et insensible des formes spйcifiques, telle que nous sommes en droit de l'attendre. DU DEGRE DE DEVELOPPEMENT DES FORMES ANCIENNES COMPARE A CELUI DES FORMES VIVANTES. Nous avons vu, dans le quatriиme chapitre, que, chez tous les кtres organisйs ayant atteint l'вge adulte, le degrй de diffйrenciation et de spйcialisation des divers organes nous permet de dйterminer leur degrй de perfection et leur supйrioritй relative. Nous avons vu aussi que, la spйcialisation des organes constituant un avantage pour chaque кtre, la sйlection naturelle doit tendre а spйcialiser l'organisation de chaque individu, et а la rendre, sous ce rapport, plus parfaite et plus йlevйe ; mais cela n'empкche pas qu'elle peut laisser а de nombreux кtres une conformation simple et infйrieure, appropriйe а des conditions d'existence moins complexes, et, dans certains cas mкme, elle peut dйterminer chez eux une simplification et une dйgradation de l'organisation, de faзon а les mieux adapter а des conditions particuliиres. Dans un sens plus gйnйral, les espиces nouvelles deviennent supйrieures а celles qui les ont prйcйdйes ; car elles ont, dans la lutte pour l'existence, а l'emporter sur toutes les formes antйrieures avec lesquelles elles se trouvent en concurrente active. Nous pouvons donc conclure que, si l'on pouvait mettre en concurrence, dans des conditions de climat а peu prиs identiques, les habitants de l'йpoque йocиne avec ceux du monde actuel, ceux-ci l'emporteraient sur les premiers et les extermineraient ; de mкme aussi, les habitants de l'йpoque йocиne l'emporteraient sur les formes de la pйriode secondaire, et celles-ci sur les formes palйozoпques. De telle sorte que cette йpreuve fondamentale de la victoire dans la lutte pour l'existence, aussi bien que le fait de la spйcialisation des organes, tendent а prouver que les formes modernes doivent, d'aprиs la thйorie de la sйlection naturelle, кtre plus йlevйes que les formes anciennes. En est-il ainsi ? L'immense majoritй des palйontologistes rйpondrait par l'affirmative, et leur rйponse, bien que la preuve en soit difficile, doit кtre admise comme vraie. Le fait que certains brachiopodes n'ont йtй que lйgиrement modifiйs depuis une йpoque gйologique fort reculйe, et que certains coquillages terrestres et d'eau douce sont restйs а peu prиs ce qu'ils йtaient depuis l'йpoque oщ, autant que nous pouvons le savoir, ils ont paru pour la premiиre fois, ne constitue point une objection sйrieuse contre cette conclusion. Il ne faut pas voir non plus une difficultй insurmontable dans le fait constatй par le docteur Carpenter, que l'organisation des foraminifиres n'a pas progressй depuis l'йpoque laurentienne ; car quelques organismes doivent rester adaptйs а des conditions de vie trиs simples ; or, quoi de mieux appropriй sous ce rapport que ces protozoaires а l'organisation si infйrieure ? Si ma thйorie impliquait comme condition nйcessaire le progrиs de l'organisation, des objections de cette nature lui seraient fatales. Elles le seraient йgalement si l'on pouvait prouver, par exemple, que les foraminifиres ont pris naissance pendant l'йpoque laurentienne, ou les brachiopodes pendant la formation cumbrienne ; car alors il ne se serait pas йcoulй un temps suffisant pour que le dйveloppement de ces organismes en soit arrivй au point qu'ils ont atteint. Une fois arrivйs а un йtat donnй, la thйorie de la sйlection naturelle n'exige pas qu'ils continuent а progresser davantage, bien que, dans chaque pйriode successive, ils doivent se modifier lйgиrement, de maniиre а conserver leur place dans la nature, malgrй de lйgers changements dans les conditions ambiantes. Toutes ces objections reposent sur l'ignorance oщ nous sommes de l'вge rйel de notre globe, et des pйriodes auxquelles les diffйrentes formes de la vie ont apparu pour la premiиre fois, points fort discutables. La question de savoir si l'ensemble de l'organisation a progressй constitue de toute faзon un problиme fort compliquй. Les archives gйologiques, toujours fort incomplиtes, ne remontent pas assez haut pour qu'on puisse йtablir avec une nettetй incontestable que, pendant le temps dont l'histoire nous est connue, l'organisation a fait de grands progrиs. Aujourd'hui mкme, si l'on compare les uns aux autres les membres d'une mкme classe, les naturalistes ne sont pas d'accord pour dйcider quelles sont les formes les plus йlevйes. Ainsi, les uns regardent les sйlaciens ou requins comme les plus йlevйs dans la sйrie des poissons, parce qu'ils se rapprochent des reptiles par certains points importants de leur conformation ; d'autres donnent le premier rang aux tйlйostйens. Les ganoпdes sont placйs entre les sйlaciens et les tйlйostйens ; ces derniers sont actuellement trиs prйpondйrants quant au nombre, mais autrefois les sйlaciens et les ganoпdes existaient seuls ; par consйquent, suivant le type de supйrioritй qu'on aura choisi, on pourra dire que l'organisation des poissons a progressй ou rйtrogradй. Il semble complиtement impossible de juger de la supйrioritй relative des types appartenant а des classes distinctes ; car qui pourra, par exemple, dйcider si une seiche est plus йlevйe qu'une abeille, cet insecte auquel von Baer attribuait, « une organisation supйrieure а celle d'un poisson, bien que construit sur un tout autre modиle ? » Dans la lutte complexe pour l'existence, il est parfaitement possible que des crustacйs, mкme peu йlevйs dans leur classe, puissent vaincre les cйphalopodes, qui constituent le type supйrieur des mollusques ; ces crustacйs, bien qu'ayant un dйveloppement infйrieur, occupent un rang trиs йlevй dans l'йchelle des invertйbrйs, si l'on en juge d'aprиs l'йpreuve la plus dйcisive de toutes, la loi du combat. Outre ces difficultйs inhйrentes qui se prйsentent, lorsqu'il s'agit de dйterminer quelles sont les formes les plus йlevйes par leur organisation, il ne faut pas seulement comparer les membres supйrieurs d'une classe а deux йpoques quelconques -- bien que ce soit lа, sans doute, le fait le plus important а considйrer dans la balance -- mais il faut encore comparer entre eux tous les membres de la mкme classe, supйrieurs et infйrieurs, pendant l'une et l'autre pйriode. A une йpoque reculйe, les mollusques les plus йlevйs et les plus infйrieurs, les cйphalopodes et les brachiopodes, fourmillaient en nombre ; actuellement, ces deux ordres ont beaucoup diminuй, tandis que d'autres, dont l'organisation est intermйdiaire, ont considйrablement augmentй. Quelques naturalistes soutiennent en consйquence que les mollusques prйsentaient autrefois une organisation supйrieure а celle qu'ils ont aujourd'hui. Mais on peut fournir а l'appui de l'opinion contraire l'argument bien plus fort basй sur le fait de l'йnorme rйduction des mollusques infйrieurs, et le fait que les cйphalopodes existants, quoique peu nombreux, prйsentent une organisation beaucoup plus йlevйe que ne l'йtait celle de leurs anciens reprйsentants. Il faut aussi comparer les nombres proportionnels des classes supйrieures et infйrieures existant dans le monde entier а deux pйriodes quelconques ; si, par exemple, il existe aujourd'hui cinquante mille formes de vertйbrйs, et que nous sachions qu'а une йpoque antйrieure il n'en existait que dix mille, il faut tenir compte de cette augmentation en nombre de la classe supйrieure qui implique un dйplacement considйrable de formes infйrieures, et qui constitue un progrиs dйcisif dans l'organisation universelle. Nous voyons par lа combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, de comparer, avec une parfaite exactitude, а travers des conditions aussi complexes, le degrй de supйrioritй relative des organismes imparfaitement connus qui ont composй les faunes des diverses pйriodes successives. Cette difficultй ressort clairement de l'examen de certaines faunes et de certaines fleurs actuelles. La rapiditй extraordinaire avec laquelle les productions europйennes se sont rйcemment, rйpandues dans la Nouvelle-Zйlande et se sont emparйes de positions qui devaient кtre prйcйdemment occupйes par les formes indigиnes, nous permet de croire que, si tous les animaux et toutes les plantes de la Grande-Bretagne йtaient importйs et mis en libertй dans la Nouvelle-Zйlande, un grand nombre de formes britanniques s'y naturaliseraient promptement avec le temps, et extermineraient un grand nombre des formes indigиnes. D'autre part, le fait qu'а peine un seul habitant de l'hйmisphиre austral s'est naturalisй а l'йtat sauvage dans une partie quelconque de l'Europe, nous permet de douter que, si toutes les productions de la Nouvelle-Zйlande йtaient introduites en Angleterre, il y en aurait beaucoup qui pussent s'emparer de positions actuellement occupйes par nos plantes et par nos animaux indigиnes. A ce point de vue, les productions de la Grande-Bretagne peuvent donc кtre considйrйes comme supйrieures а celles de la Nouvelle-Zйlande. Cependant, le naturaliste le plus habile n'aurait pu prйvoir ce rйsultat par le simple examen des espиces des deux pays. Agassiz et plusieurs autres juges compйtents insistent sur ce fait que les animaux anciens ressemblent, dans une certaine mesure, aux embryons des animaux actuels de la mкme classe ; ils insistent aussi sur le parallйlisme assez exact qui existe entre la succession gйologique des formes йteintes et le dйveloppement embryogйnique des formes actuelles. Cette maniиre de voir concorde admirablement avec ma thйorie. Je chercherai, dans un prochain chapitre, а dйmontrer que l'adulte diffиre de l'embryon par suite de variations survenues pendant le cours de la vie des individus, et hйritйes par leur postйritй а un вge correspondant. Ce procйdй, qui laisse l'embryon presque sans changements, accumule continuellement, pendant le cours des gйnйrations successives, des diffйrences de plus en plus grandes chez l'adulte. L'embryon reste ainsi comme une sorte de portrait, conservй par la nature, de l'йtat ancien et moins modifiй de l'animal. Cette thйorie peut кtre vraie et cependant n'кtre jamais susceptible d'une preuve complиte. Lorsqu'on voit, par exemple, que les mammifиres, les reptiles et les poissons les plus anciennement connus appartiennent rigoureusement а leurs classes respectives, bien que quelques-unes de ces formes antiques soient, jusqu'а un certain point, moins distinctes entre elles que ne le sont aujourd'hui les membres typiques des mкmes groupes, il serait inutile de rechercher des animaux rйunissant les caractиres embryogйniques communs а tous les vertйbrйs tant qu'on n'aura pas dйcouvert des dйpфts riches en fossiles, au-dessous des couches infйrieures du systиme cumbrien -- dйcouverte qui semble trиs peu probable. DE LA SUCCESSION DES MEMES TYPES DANS LES MEMES ZONES PENDANT LES DERNIERES PERIODES TERTIAIRES. M. Clift a dйmontrй, il y a bien des annйes, que les mammifиres fossiles provenant des cavernes de l'Australie sont йtroitement alliйs aux marsupiaux qui vivent actuellement sur ce continent. Une parentй analogue, manifeste mкme pour un oeil inexpйrimentй, se remarque йgalement dans l'Amйrique du Sud, dans les fragments d'armures gigantesques semblables а celle du tatou, trouvйes dans diverses localitйs de la Plata. Le professeur Owen a dйmontrй de la maniиre la plus frappante que la plupart des mammifиres fossiles, enfouis en grand nombre dans ces contrйes, se rattachent aux types actuels de l'Amйrique mйridionale. Cette parentй est rendue encore plus йvidente par l'йtonnante collection d'ossements fossiles recueillis dans les cavernes du Brйsil par MM. Lund et Clausen. Ces faits m'avaient vivement frappй que, dиs 1839 et 1845, j'insistais vivement sur cette « loi de la succession des types » -- et sur « ces remarquables rapports de parentй qui existent entre les formes йteintes et les formes vivantes d'un mкme continent.» Le professeur Owen a depuis йtendu la mкme gйnйralisation aux mammifиres de l'ancien monde, et les restaurations des gigantesques oiseaux йteints de la Nouvelle-Zйlande, faites par ce savant naturaliste, confirment йgalement la mкme loi. Il en est de mкme des oiseaux trouvйs dans les cavernes du Brйsil. M. Woodward a dйmontrй que cette mкme loi s'applique aux coquilles marines, mais elle est moins apparente, а cause de la vaste distribution de la plupart des mollusques. On pourrait encore ajouter d'autres exemples, tels que les rapports qui existent entre les coquilles terrestres йteintes et vivantes de l'оle de Madиre et entre les coquilles йteintes et vivantes des eaux saumвtres de la mer Aralo-Caspienne. Or, que signifie cette loi remarquable de la succession des mкmes types dans les mкmes rйgions ? Aprиs avoir comparй le climat actuel de l'Australie avec celui de certaines parties de l'Amйrique mйridionale situйes sous la mкme latitude, il serait tйmйraire d'expliquer, d'une part, la dissemblance des habitants de ces deux continents par la diffйrence des conditions physiques ; et d'autre part, d'expliquer par les ressemblances de ces conditions l'uniformitй des types qui ont existй dans chacun de ces pays pendant les derniиres pйriodes tertiaires. On ne saurait non plus prйtendre que c'est en vertu d'une loi immuable que l'Australie a produit principalement ou exclusivement des marsupiaux, ou que l'Amйrique du Sud a seule produit des йdentйs et quelques autres types qui lui sont propres. Nous savons, en effet, que l'Europe йtait anciennement peuplйe de nombreux marsupiaux, et j'ai dйmontrй, dans les travaux auxquels j'ai fait prйcйdemment allusion, que la loi de la distribution des mammifиres terrestres йtait autrefois diffйrente en Amйrique de ce qu'elle est aujourd'hui. L'Amйrique du Nord prйsentait anciennement beaucoup des caractиres actuels de la moitiй mйridionale de ce continent ; et celle-ci se rapprochait, beaucoup plus que maintenant, de la moitiй septentrionale. Les dйcouvertes de Falconer et de Cautley nous ont aussi appris que les mammifиres de l'Inde septentrionale ont йtй autrefois en relation plus йtroite avec ceux de l'Afrique qu'ils ne le sont actuellement. La distribution des animaux marins fournit des faits analogues. La thйorie de la descendance avec modification explique immйdiatement cette grande loi de la succession longtemps continuйe, mais non immuable, des mкmes types dans les mкmes rйgions ; car les habitants de chaque partie du monde tendent йvidemment а y laisser, pendant la pйriode suivante, des descendants йtroitement alliйs, bien que modifiйs dans une certaine mesure. Si les habitants d'un continent ont autrefois considйrablement diffйrй de ceux d'un autre continent, de mкme leurs descendants modifiйs diffиrent encore а peu prиs de la mкme maniиre et au mкme degrй. Mais, aprиs de trиs longs intervalles et des changements gйographiques importants, а la suite desquels il y a eu de nombreuses migrations rйciproques, les formes plus faibles cиdent la place aux formes dominantes, de sorte qu'il ne peut y avoir rien d'immuable dans les lois de la distribution passйe ou actuelle des кtres organisйs. On demandera peut-кtre, en maniиre de raillerie, si je considиre le paresseux, le tatou et le fourmilier comme les descendants dйgйnйrйs du mйgathйrium et des autres monstres gigantesques voisins, qui ont autrefois habitй l'Amйrique mйridionale. Ceci n'est pas un seul instant admissible. Ces йnormes animaux sont йteints, et n'ont laissй aucune descendance. Mais on trouve, dans les cavernes du Brйsil, un grand nombre d'espиces fossiles qui, par leur taille et par tous leurs autres caractиres, se rapprochent des espиces vivant actuellement dans l'Amйrique du Sud, et dont quelques-unes peuvent avoir йtй les ancкtres rйels des espиces vivantes. Il ne faut pas oublier que, d'aprиs ma thйorie, toutes les espиces d'un mкme genre descendent d'une espиce unique, de sorte que, si l'on trouve dans une formation gйologique six genres ayant chacun huit espиces, et dans la formation gйologique suivante six autres genres alliйs ou reprйsentatifs ayant chacun le mкme nombre d'espиces, nous pouvons conclure qu'en gйnйral une seule espиce de chacun des anciens genres a laissй des descendants modifiйs, constituant les diverses espиces des genres nouveaux ; les sept autres espиces de chacun des anciens genres ont dы s'йteindre sans laisser de postйritй. Ou bien, et c'est lа probablement le cas le plus frйquent, deux ou trois espиces appartenant а deux ou trois des six genres anciens ont seules servi de souche aux nouveaux genres, les autres espиces et les autres genres entiers ayant totalement disparu. Chez les ordres en voie d'extinction, dont les genres et les espиces dйcroissent peu а peu en nombre, comme celui des йdentйs dans l'Amйrique du Sud, un plus petit nombre encore de genres et d'espиces doivent laisser des descendants modifiйs, RESUME DE CE CHAPITRE ET DU CHAPITRE PRECEDENT. J'ai essayй de dйmontrer que nos archives gйologiques sont extrкmement incomplиtes ; qu'une trиs petite partie du globe seulement a йtй gйologiquement explorйe avec soin ; que certaines classes d'кtres organisйs ont seules йtй conservйes en abondance а l'йtat fossile ; que le nombre des espиces et des individus qui en font partie conservйs dans nos musйes n'est absolument rien en comparaison du nombre des gйnйrations qui ont dы exister pendant la durйe d'une seule formation ; que l'accumulation de dйpфts riches en espиces fossiles diverses, et assez йpais pour rйsister aux dйgradations ultйrieures, n'йtant guиre possible que pendant des pйriodes d'affaissement du sol, d'йnormes espaces de temps ont dы s'йcouler dans l'intervalle de plusieurs pйriodes successives ; qu'il y a probablement eu plus d'extinctions pendant les pйriodes d'affaissement et plus de variations pendant celles de soulиvement, en faisant remarquer que ces derniиres pйriodes йtant moins favorables а la conservation des fossiles, le nombre des formes conservйes a dы кtre moins considйrable ; que chaque formation n'a pas йtй dйposйe d'une maniиre continue ; que la durйe de chacune d'elles a йtй probablement plus courte que la durйe moyenne des formes spйcifiques ; que les migrations ont jouй un rфle important dans la premiиre apparition de formes nouvelles dans chaque zone et dans chaque formation ; que les espиces rйpandues sont celles qui ont dы varier le plus frйquemment, et, par consйquent, celles qui ont dы donner naissance au plus grand nombre d'espиces nouvelles ; que les variйtйs ont йtй d'abord locales ; et enfin que, bien que chaque espиce ait dы parcourir de nombreuses phases de transition, il est probable que les pйriodes pendant lesquelles elle a subi des modifications, bien que longues, si on les estime en annйes, ont dы кtre courtes, comparйes а celles pendant lesquelles chacune d'elle est restйe sans modifications. Ces causes rйunies expliquent dans une grande mesure pourquoi, bien que nous retrouvions de nombreux chaоnons, nous ne rencontrons pas des variйtйs innombrables, reliant entre elles d'une maniиre parfaitement graduйe toutes les formes йteintes et vivantes. Il ne faut jamais oublier non plus que toutes les variйtйs intermйdiaires entre deux ou plusieurs formes seraient infailliblement regardйes comme des espиces nouvelles et distinctes, а moins qu'on ne puisse reconstituer la chaоne complиte qui les rattache les unes aux autres ; car on ne saurait soutenir que nous possйdions aucun moyen certain qui nous permette de distinguer les espиces des variйtйs. Quiconque n'admet pas l'imperfection des documents gйologiques doit avec raison repousser ma thйorie tout entiиre ; car c'est en vain qu'on demandera oщ sont les innombrables formes de transition qui ont dы autrefois relier les espиces voisines ou reprйsentatives qu'on rencontre dans les йtages successifs d'une mкme formation. On peut refuser de croire aux йnormes intervalles de temps qui ont dы s'йcouler entre nos formations consйcutives, et mйconnaоtre l'importance du rфle qu'ont dы jouer les migrations quand on йtudie les formations d'une seule grande rйgion, l'Europe par exemple. On peut soutenir que l'apparition subite de groupes entiers d'espиces est un fait йvident, bien que la plupart du temps il n'ait que l'apparence de la vйritй. On peut se demander oщ sont les restes de ces organismes si infiniment nombreux, qui ont dы exister longtemps avant que les couches infйrieures du systиme cumbrien aient йtй dйposйes. Nous savons maintenant qu'il existait, а cette йpoque, au moins un animal ; mais je ne puis rйpondre а cette derniиre question qu'en supposant que nos ocйans ont dы exister depuis un temps immense lа oщ ils s'йtendent actuellement, et qu'ils ont dы occuper ces points depuis le commencement de l'йpoque cumbrienne ; mais que, bien avant cette pйriode, le globe avait un aspect tout diffйrent, et que les continents d'alors, constituйs par des formations beaucoup plus anciennes que celles que nous connaissons, n'existent plus qu'а l'йtat mйtamorphique, ou sont ensevelis au fond des mers. Ces difficultйs rйservйes, tous les autres faits principaux de la palйontologie me paraissent concorder admirablement avec la thйorie de la descendance avec modifications par la sйlection naturelle. Il nous devient facile de comprendre comment les espиces nouvelles apparaissent lentement et successivement ; pourquoi les espиces des diverses classes ne se modifient pas simultanйment avec la mкme rapiditй ou au mкme degrй, bien que toutes, а la longue, йprouvent dans une certaine mesure des modifications. L'extinction des formes anciennes est la consйquence presque inйvitable de la production de formes nouvelles. Nous pouvons comprendre pourquoi une espиce qui a disparu ne reparaоt jamais. Les groupes d'espиces augmentent lentement en nombre, et persistent pendant des pйriodes inйgales en durйe, car la marche des modifications est nйcessairement lente et dйpend d'une foule d'йventualitйs complexes. Les espиces dominantes appartenant а des groupes йtendus et prйpondйrants tendent а laisser de nombreux descendants, qui constituent а leur tour de nouveaux sous-groupes, puis des groupes. A mesure que ceux-ci se forment, les espиces des groupes moins vigoureux, en raison de l'infйrioritй qu'ils doivent par hйrйditй а un ancкtre commun, tendent а disparaоtre sans laisser de descendants modifiйs а la surface de la terre. Toutefois, l'extinction complиte d'un groupe entier d'espиces peut souvent кtre une opйration trиs longue, par suite de la persistance de quelques descendants qui ont pu continuer а se maintenir dans certaines positions isolйes et protйgйes. Lorsqu'un groupe a complиtement disparu, il ne reparaоt jamais, le lien de ses gйnйrations ayant йtй rompu. Nous pouvons comprendre comment il se fait que les formes dominantes, qui se rйpandent beaucoup et qui fournissent le plus grand nombre de variйtйs, doivent tendre а peupler le monde de descendants qui se rapprochent d'elles, tout en йtant modifiйs. Ceux-ci rйussissent gйnйralement а dйplacer les groupes qui, dans la lutte pour l'existence, leur sont infйrieurs. Il en rйsulte qu'aprиs de longs intervalles les habitants du globe semblent avoir changй partout simultanйment. Nous pouvons comprendre comment il se fait que toutes les formes de la vie, anciennes et rйcentes, ne constituent dans leur ensemble qu'un petit nombre de grandes classes. Nous pouvons comprendre pourquoi, en vertu de la tendance continue а la divergence des caractиres, plus une forme est ancienne, plus elle diffиre d'ordinaire de celles qui vivent actuellement ; pourquoi d'anciennes formes йteintes comblent souvent des lacunes existant entre des formes actuelles et rйunissent quelquefois en un seul deux groupes prйcйdemment considйrйs comme distincts, mais le plus ordinairement ne tendent qu'а diminuer la distance qui les sйpare. Plus une forme est ancienne, plus souvent il arrive qu'elle a, jusqu'а un certain point, des caractиres intermйdiaires entre des groupes aujourd'hui distincts ; car, plus une forme est ancienne, plus elle doit se rapprocher de l'ancкtre commun de groupes qui ont depuis divergй considйrablement, et par consйquent lui ressembler. Les formes йteintes prйsentent rarement des caractиres directement intermйdiaires entre les formes vivantes ; elles ne sont intermйdiaires qu'au moyen d'un circuit long et tortueux, passant par une foule d'autres formes diffйrentes et disparues. Nous pouvons facilement comprendre pourquoi les restes organiques de formations immйdiatement consйcutives sont trиs йtroitement alliйs, car ils sont en relation gйnйalogique plus йtroite ; et, aussi, pourquoi les fossiles enfouis dans une formation intermйdiaire prйsentent des caractиres intermйdiaires. Les habitants de chaque pйriode successive de l'histoire du globe ont vaincu leurs prйdйcesseurs dans la lutte pour l'existence, et occupent de ce fait une place plus йlevйe qu'eux dans l'йchelle de la nature, leur conformation s'йtant gйnйralement plus spйcialisйe ; c'est ce qui peut expliquer l'opinion admise par la plupart des palйontologistes que, dans son ensemble, l'organisation a progressй. Les animaux anciens et йteints ressemblent, jusqu'а un certain point, aux embryons des animaux vivants appartenant а la mкme classe ; fait йtonnant qui s'explique tout simplement par ma thйorie. La succession des mкmes types d'organisation dans les mкmes rйgions, pendant les derniиres pйriodes gйologiques, cesse d'кtre un mystиre, et s'explique tout simplement par les lois de l'hйrйditй. Si donc les archives gйologiques sont aussi imparfaites que beaucoup de savants le croient, et l'on peut au moins affirmer que la preuve du contraire ne saurait кtre fournie, les principales objections soulevйes contre la thйorie de la sйlection sont bien amoindries ou disparaissent. Il me semble, d'autre part, que toutes les lois essentielles йtablies par la palйontologie proclament clairement que les espиces sont le produit de la gйnйration ordinaire, et que les formes anciennes ont йtй remplacйes par des formes nouvelles et perfectionnйes, elles-mкmes le rйsultat de la variation et de la persistance du plus apte. CHAPITRE XII. DISTRIBUTION GEOGRAPHIQUE, Les diffйrences dans les conditions physiques ne suffisent pas pour expliquer la distribution gйographique actuelle. - Importance des barriиres. - Affinitйs entre les productions d'un mкme continent. - Centres de crйation. - Dispersion provenant de modifications dans le climat, dans le niveau du sol et d'autres moyens accidentels. - Dispersion pendant la pйriode glaciaire. - Pйriodes glaciaires alternantes dans l'hйmisphиre borйal et dans l'hйmisphиre austral. Lorsque l'on considиre la distribution des кtres organisйs а la surface du globe, le premier fait considйrable dont on est frappй, c'est que ni les diffйrences climatйriques ni les autres conditions physiques n'expliquent suffisamment les ressemblances ou les dissemblances des habitants des diverses rйgions. Presque tous les naturalistes qui ont rйcemment йtudiй cette question en sont arrivйs а cette mкme conclusion. Il suffirait d'examiner l'Amйrique pour en dйmontrer la vйritй ; tous les savants s'accordent, en effet, а reconnaоtre que, а l'exception de la partie septentrionale tempйrйe et de la zone qui entoure le pфle, la distinction de la terre en ancien et en nouveau monde constitue une des divisions fondamentales de la distribution gйographique. Cependant, si nous parcourons le vaste continent amйricain, depuis les parties centrales des Etats-Unis jusqu'а son extrйmitй mйridionale, nous rencontrons les conditions les plus diffйrentes : des rйgions humides, des dйserts arides, des montagnes йlevйes, des plaines couvertes d'herbes, des forкts, des marais, des lacs et des grandes riviиres, et presque toutes les tempйratures. Il n'y a pour ainsi dire pas, dans l'ancien monde, un climat ou une condition qui n'ait son йquivalent dans le nouveau monde -- au moins dans les limites de ce qui peut кtre nйcessaire а une mкme espиce. On peut, sans doute, signaler dans l'ancien monde quelques rйgions plus chaudes qu'aucune de celles du nouveau monde, mais ces rйgions ne sont point peuplйes par une faune diffйrente de celle des rйgions avoisinantes ; il est fort rare, en effet, de trouver un groupe d'organismes confinй dans une йtroite station qui ne prйsente que de lйgиres diffйrences dans ses conditions particuliиres. Malgrй ce parallйlisme gйnйral entre les conditions physiques respectives de l'ancien et du nouveau monde, quelle immense diffйrence n'y a-t-il pas dans leurs productions vivantes ! Si nous comparons, dans l'hйmisphиre austral, de grandes йtendues de pays en Australie, dans l'Afrique australe et dans l'ouest de l'Amйrique du Sud, entre les 25° et 35° degrйs de latitude, nous y trouvons des points trиs semblables par toutes leurs conditions ; il ne serait cependant pas possible de trouver trois faunes et trois flores plus dissemblables. Si, d'autre part, nous comparons les productions de l'Amйrique mйridionale, au sud du 35° degrй de latitude, avec celles au nord du 25° degrй, productions qui se trouvent par consйquent sйparйes par un espace de dix degrйs de latitude, et soumises а des conditions bien diffйrentes, elles sont incomparablement plus voisines les unes des autres qu'elles ne le sont des productions australiennes ou africaines vivant sous un climat presque identique. On pourrait signaler des faits analogues chez les habitants de la mer. Un second fait important qui nous frappe, dans ce coup d'oeil gйnйral, c'est que toutes les barriиres ou tous les obstacles qui s'opposent а une libre migration sont йtroitement en rapport avec les diffйrences qui existent entre les productions de diverses rйgions. C'est ce que nous dйmontre la grande diffйrence qu'on remarque dans presque toutes les productions terrestres de l'ancien et du nouveau monde, les parties septentrionales exceptйes, oщ les deux continents se joignent presque, et oщ, sous un climat peu diffйrent, il peut y avoir eu migration des formes habitant les parties tempйrйes du nord, comme cela s'observe actuellement pour les productions strictement arctiques. Le mкme fait est apprйciable dans la diffйrence que prйsentent, sous une mкme latitude, les habitants de l'Australie, de l'Afrique et de l'Amйrique du Sud, pays aussi isolйs les uns des autres que possible. Il en est de mкme sur tous les continents ; car nous trouvons souvent des productions diffйrentes sur les cфtйs opposйs de grandes chaоnes de montagnes йlevйes et continues, de vastes dйserts et souvent mкme de grandes riviиres. Cependant, comme les chaоnes de montagnes, les dйserts, etc., ne sont pas aussi infranchissables et n'ont probablement pas existй depuis aussi longtemps que les ocйans qui sйparent les continents, les diffйrences que de telles barriиres apportent dans l'ensemble du monde organisй sont bien moins tranchйes que celles qui caractйrisent les productions de continents sйparйs. Si nous йtudions les mers, nous trouvons que la mкme loi s'applique aussi. Les habitants des mers de la cфte orientale et de la cфte occidentale de l'Amйrique mйridionale sont trиs distincts, et il n'y a que fort peu de poissons, de mollusques et de crustacйs qui soient communs aux unes et aux autres ; mais le docteur Gьnther a rйcemment dйmontrй que, sur les rives opposйes de l'isthme de Panama, environ 30 pour 100 des poissons sont communs aux deux mers ; c'est lа un fait qui a conduit quelques naturalistes а croire que l'isthme a йtй autrefois ouvert. A l'ouest des cфtes de l'Amйrique s'йtend un ocйan vaste et ouvert, sans une оle qui puisse servir de lieu de refuge ou de repos а des йmigrants ; c'est lа une autre espиce de barriиre, au-delа de laquelle nous trouvons, dans les оles orientales du Pacifique, une autre faune complиtement distincte, de sorte que nous avons ici trois faunes marines, s'йtendant du nord au sud, sur un espace considйrable et sur des lignes parallиles peu йloignйes les unes des autres et sous des climats correspondants ; mais, sйparйes qu'elles sont par des barriиres infranchissables, c'est-а-dire par des terres continues ou par des mers ouvertes et profondes, elles sont presque totalement distinctes. Si nous continuons toujours d'avancer vers l'ouest, au-delа des оles orientales de la rйgion tropicale du Pacifique, nous ne rencontrons point de barriиres infranchissables, mais des оles en grand nombre pouvant servir de lieux de relвche ou des cфtes continues, jusqu'а ce qu'aprиs avoir traversй un hйmisphиre entier, nous arrivions aux cфtes d'Afrique ; or, sur toute cette vaste йtendue, nous ne remarquons point de faune marine bien dйfinie et bien distincte. Bien qu'un si petit nombre d'animaux marins soient communs aux trois faunes de l'Amйrique orientale, de l'Amйrique occidentale et des оles orientales du Pacifique, dont je viens d'indiquer approximativement les limites, beaucoup de poissons s'йtendent cependant depuis l'ocйan Pacifique jusque dans l'ocйan Indien, et beaucoup de coquillages sont communs aux оles orientales de l'ocйan Pacifique et aux cфtes orientales de l'Afrique, deux rйgions situйes sous des mйridiens presque opposйs. Un troisiиme grand fait principal, presque inclus, d'ailleurs, dans les deux prйcйdents, c'est l'affinitй qui existe entre les productions d'un mкme continent ou d'une mкme mer, bien que les espиces elles-mкmes soient quelquefois distinctes en ses divers points et dans des stations diffйrentes. C'est lа une loi trиs gйnйrale, et dont chaque continent offre des exemples remarquables. Nйanmoins, le naturaliste voyageant du nord au sud, par exemple, ne manque jamais d'кtre frappй de la maniиre dont des groupes successifs d'кtres spйcifiquement distincts, bien qu'en йtroite relation les uns avec les autres, se remplacent mutuellement. Il voit des oiseaux analogues : leur chant est presque semblable ; leurs nids sont presque construits de la mкme maniиre ; leurs oeufs sont а peu prиs de mкme couleur, et cependant ce sont des espиces diffйrentes. Les plaines avoisinant le dйtroit de Magellan sont habitйes par une espиce d'autruche amйricaine (Rhea), et les plaines de la Plata, situйes plus au nord, par une espиce diffйrente du mкme genre ; mais on n'y rencontre ni la vйritable autruche ni l'йmu, qui vivent sous les mкmes latitudes en Afrique et en Australie. Dans ces mкmes plaines de la Plata, on rencontre l'agouti et la viscache, animaux ayant а peu prиs les mкmes habitudes que nos liиvres et nos lapins, et qui appartiennent au mкme ordre de rongeurs, mais qui prйsentent йvidemment dans leur structure un type tout amйricain. Sur les cimes йlevйes des Cordillиres, nous trouvons une espиce de viscache alpestre ; dans les eaux nous ne trouvons ni le castor ni le rat musquй, mais le coypou et le capybara, rongeurs ayant le type sud-amйricain. Nous pourrions citer une foule d'autres exemples analogues. Si nous examinons les оles de la cфte amйricaine, quelque diffйrentes qu'elles soient du continent par leur nature gйologique, leurs habitants sont essentiellement amйricains, bien qu'ils puissent tous appartenir а des espиces particuliиres. Nous pouvons remonter jusqu'aux pйriodes йcoulйes et, ainsi que nous l'avons vu dans le chapitre prйcйdent, nous trouverons encore que ce sont des types amйricains qui dominent dans les mers amйricaines et sur le continent amйricain. Ces faits dйnotent l'existence de quelque lien organique intime et profond qui prйvaut dans le temps et dans l'espace, dans les mкmes йtendues de terre et de mer, indйpendamment des conditions physiques. Il faudrait qu'un naturaliste fыt bien indiffйrent pour n'кtre pas tentй de rechercher quel peut кtre ce lien. Ce lien est tout simplement l'hйrйditй, cette cause qui, seule, autant que nous le sachions d'une maniиre positive, tend а produire des organismes tout а fait semblables les uns aux autres, ou, comme on le voit dans le cas des variйtйs, presque semblables. La dissemblance des habitants de diverses rйgions peut кtre attribuйe а des modifications dues а la variation et а la sйlection naturelle et probablement aussi, mais а un moindre degrй, а l'action directe de conditions physiques diffйrentes. Les degrйs de dissemblance dйpendent de ce que les migrations des formes organisйes dominantes ont йtй plus ou moins efficacement empкchйes а des йpoques plus ou moins reculйes ; de la nature et du nombre des premiers immigrants, et de l'action que les habitants ont pu exercer les uns sur les autres, au point de vue de la conservation de diffйrentes modifications ; les rapports qu'ont entre eux les divers organismes dans la lutte pour l'existence, йtant, comme je l'ai dйjа souvent indiquй, les plus importants de tous. C'est ainsi que les barriиres, en mettant obstacle aux migrations, jouent un rфle aussi important que le temps, quand il s'agit des lentes modifications par la sйlection naturelle. Les espиces trиs rйpandues, comprenant de nombreux individus, qui ont dйjа triomphй de beaucoup de concurrents dans leurs vastes habitats, sont aussi celles qui ont le plus de chances de s'emparer de places nouvelles, lorsqu'elles se rйpandent dans de nouvelles rйgions. Soumises dans leur nouvelle patrie а de nouvelles conditions, elles doivent frйquemment subir des modifications et des perfectionnements ultйrieurs ; il en rйsulte qu'elles doivent remporter de nouvelles victoires et produire des groupes de descendants modifiйs. Ce principe de l'hйrйditй avec modifications nous permet de comprendre pourquoi des sections de genres, des genres entiers et mкme des familles entiиres, se trouvent confinйs dans les mкmes rйgions, cas si frйquent et si connu. Ainsi que je l'ai fait remarquer dans le chapitre prйcйdent, on ne saurait prouver qu'il existe une loi de dйveloppement indispensable. La variabilitй de chaque espиce est une propriйtй indйpendante dont la sйlection naturelle ne s'empare qu'autant qu'il en rйsulte un avantage pour l'individu dans sa lutte complexe pour l'existence ; la somme des modifications chez des espиces diffйrentes ne doit donc nullement кtre uniforme. Si un certain nombre d'espиces, aprиs avoir йtй longtemps en concurrence les unes avec les autres dans leur ancien habitat йmigraient dans une rйgion nouvelle qui, plus tard, se trouverait isolйe, elles seraient peu sujettes а des modifications, car ni la migration ni l'isolement ne peuvent rien par eux-mкmes. Ces causes n'agissent qu'en amenant les organismes а avoir de nouveaux rapports les uns avec les autres et, а un moindre degrй, avec les conditions physiques ambiantes. De mкme que nous avons vu, dans le chapitre prйcйdent, que quelques formes ont conservй а peu prиs les mкmes caractиres depuis une йpoque gйologique prodigieusement reculйe, de mкme certaines espиces se sont dissйminйes sur d'immenses espaces, sans se modifier beaucoup, ou mкme sans avoir йprouvй aucun changement. En partant de ces principes, il est йvident que les diffйrentes espиces d'un mкme genre, bien qu'habitant les points du globe les plus йloignйs, doivent avoir la mкme origine, puisqu'elles descendent d'un mкme ancкtre. A l'йgard des espиces qui n'ont йprouvй que peu de modifications pendant des pйriodes gйologiques entiиres, il n'y a pas de grande difficultй а admettre qu'elles ont йmigrй d'une mкme rйgion ; car, pendant les immenses changements gйographiques et climatйriques qui sont survenus depuis les temps anciens, toutes les migrations, quelque considйrables qu'elles soient, ont йtй possibles. Mais, dans beaucoup d'autres cas oщ nous avons des raisons de penser que les espиces d'un genre se sont produites а des йpoques relativement rйcentes cette question prйsente de grandes difficultйs. Il est йvident que les individus appartenant а une mкme espиce, bien qu'habitant habituellement des rйgions йloignйes et sйparйes, doivent provenir d'un seul point, celui oщ ont existй leurs parents ; car, ainsi que nous l'avons dйjа expliquй, il serait inadmissible que des individus absolument identiques eussent pu кtre produits par des parents spйcifiquement distincts. CENTRES UNIQUES DE CREATION. Nous voilа ainsi amenйs а examiner une question qui a soulevй tant de discussions parmi les naturalistes. Il s'agit de savoir si les espиces ont йtй crййes sur un ou plusieurs points de la surface terrestre. Il y a sans doute des cas oщ il est extrкmement difficile de comprendre comment la mкme espиce a pu se transmettre d'un point unique jusqu'aux diverses rйgions йloignйes et isolйes oщ nous la trouvons aujourd'hui. Nйanmoins, il semble si naturel que chaque espиce se soit produite d'abord dans une rйgion unique, que cette hypothиse captive aisйment l'esprit. Quiconque la rejette, repousse la vera causa de la gйnйration ordinaire avec migrations subsйquentes et invoque l'intervention d'un miracle. Il est universellement admis que, dans la plupart des cas, la rйgion habitйe par une espиce est continue ; et que, lorsqu'une plante ou un animal habite deux points si йloignйs ou sйparйs l'un de l'autre par des obstacles de nature telle, que la migration devient trиs difficile, on considиre le fait comme exceptionnel et extraordinaire. L'impossibilitй d'йmigrer а travers une vaste mer est plus йvidente pour les mammifиres terrestres que pour tous les autres кtres organisйs ; aussi ne trouvons-nous pas d'exemple inexplicable de l'existence d'un mкme mammifиre habitant des points йloignйs du globe. Le gйologue n'est point embarrassй de voir que l'Angleterre possиde les mкmes quadrupиdes que le reste de l'Europe, parce qu'il est йvident que les deux rйgions ont йtй autrefois rйunies. Mais, si les mкmes espиces peuvent кtre produites sur deux points sйparйs, pourquoi ne trouvons-nous pas un seul mammifиre commun а l'Europe et а l'Australie ou а l'Amйrique du Sud ? Les conditions d'existence sont si complиtement les mкmes, qu'une foule de plantes et d'animaux europйens se sont naturalisйs en Australie et en Amйrique, et que quelques plantes indigиnes sont absolument identiques sur ces points si йloignйs de l'hйmisphиre borйal et de l'hйmisphиre austral. Je sais qu'on peut rйpondre que les mammifиres n'ont pas pu йmigrer, tandis que certaines plantes, grвce а la diversitй de leurs moyens de dissйmination, ont pu кtre transportйes de proche en proche а travers d'immenses espaces. L'influence considйrable des barriиres de toutes sortes n'est comprйhensible qu'autant que la grande majoritй des espиces a йtй produite d'un cфtй, et n'a pu passer au cфtй opposй. Quelques familles, beaucoup de sous-familles, un grand nombre de genres, sont confinйs dans une seule rйgion, et plusieurs naturalistes ont observй que les genres les plus naturels, c'est-а-dire ceux dont les espиces se rapprochent le plus les unes des autres, sont gйnйralement propres а une seule rйgion assez restreinte, ou, s'ils ont une vaste extension, cette extension est continue. Ne serait-ce pas une йtrange anomalie qu'en descendant un degrй plus bas dans la sйrie, c'est-а-dire jusqu'aux individus de la mкme espиce, une rиgle toute opposйe prйvalыt, et que ceux-ci n'eussent pas, au moins а l'origine, йtй confinйs dans quelque rйgion unique ? Il me semble donc beaucoup plus probable, ainsi du reste qu'а beaucoup d'autres naturalistes, que l'espиce s'est produite dans une seule contrйe, d'oщ elle s'est ensuite rйpandue aussi loin que le lui ont permis ses moyens de migration et de subsistance, tant sous les conditions de vie passйe que sous les conditions de vie actuelle. Il se prйsente, sans doute, bien des cas oщ il est impossible d'expliquer le passage d'une mкme espиce d'un point а un autre, mais les changements gйographiques et climatйriques qui ont certainement eu lieu depuis des йpoques gйologiques rйcentes doivent avoir rompu la continuitй de la distribution primitive de beaucoup d'espиces. Nous en sommes donc rйduits а apprйcier si les exceptions а la continuitй de distribution sont assez nombreuses et assez graves pour nous faire renoncer а l'hypothиse, appuyйe par tant de considйrations gйnйrales, que chaque espиce s'est produite sur un point, et est partie de lа pour s'йtendre ensuite aussi loin qu'il lui a йtй possible. Il serait fastidieux de discuter tous les cas exceptionnels oщ la mкme espиce vit actuellement sur des points isolйs et йloignйs, et encore n'aurais-je pas la prйtention de trouver une explication complиte. Toutefois, aprиs quelques considйrations prйliminaires, je discuterai quelques-uns des exemples les plus frappants, tels que l'existence d'une mкme espиce sur les sommets de montagnes trиs йloignйes les unes des autres et sur des points trиs distants des rйgions arctiques et antarctiques ; secondement (dans le chapitre suivant), l'extension remarquable des formes aquatiques d'eau douce ; et, troisiиmement, l'existence des mкmes espиces terrestres dans les оles et sur les continents les plus voisins, bien que parfois sйparйs par plusieurs centaines de milles de pleine mer. Si l'existence d'une mкme espиce en des points distants et isolйs de la surface du globe peut, dans un grand nombre de cas, s'expliquer par l'hypothиse que chaque espace a йmigrй de son centre de production, alors, considйrant notre ignorance en ce qui concerne, tant les changements climatйriques et gйographiques qui ont eu lieu autrefois, que les moyens accidentels de transport qui ont pu concourir а cette dissйmination, je crois que l'hypothиse d'un berceau unique est incontestablement la plus naturelle. La discussion de ce sujet nous permettra en mкme temps d'йtudier un point йgalement trиs important pour nous, c'est-а-dire si les diverses espиces d'un mкme genre qui, d'aprиs ma thйorie, doivent toutes descendre d'un ancкtre commun, peuvent avoir йmigrй de la contrйe habitйe par celui-ci tout en se modifiant pendant leur йmigration. Si l'on peut dйmontrer que, lorsque la plupart des espиces habitant une rйgion sont diffйrentes de celles d'une autre rйgion, tout en en йtant cependant trиs voisines, il y a eu autrefois des migrations probables d'une de ces rйgions dans l'autre, ces faits confirmeront ma thйorie, car on peut les expliquer facilement par l'hypothиse de la descendance avec modifications. Une оle volcanique, par exemple, formйe par soulиvement а quelques centaines de milles d'un continent, recevra probablement, dans le cours des temps, un petit nombre de colons, dont les descendants, bien que modifiйs, seront cependant en йtroite relation d'hйrйditй avec les habitants du continent. De semblables cas sont communs, et, ainsi que nous le verrons plus tard, sont complиtement inexplicables dans l'hypothиse des crйations indйpendantes. Cette opinion sur les rapports qui existent entre les espиces de deux rйgions se rapproche beaucoup de celle йmise par M. Wallace, qui conclut que « chaque espиce, а sa naissance, coпncide pour le temps et pour le lieu avec une autre espиce prйexistante et proche alliйe ». On sait actuellement que M. Wallace attribue cette coпncidence а la descendance avec modifications. La question de l'unitй ou de la pluralitй des centres de crйation diffиre d'une autre question qui, cependant, s'en rapproche beaucoup : tous les individus d'une mкme espиce descendent-ils d'un seul couple, ou d'un seul hermaphrodite, ou, ainsi que l'admettent quelques auteurs, de plusieurs individus simultanйment crййs ? A l'йgard des кtres organisйs qui ne se croisent jamais, en admettant qu'il y en ait, chaque espиce doit descendre d'une succession de variйtйs modifiйes, qui se sont mutuellement supplantйes, mais sans jamais se mйlanger avec d'autres individus ou d'autres variйtйs de la mкme espиce ; de sorte qu'а chaque phase successive de la modification tous les individus de la mкme variйtй descendent d'un seul parent. Mais, dans la majoritй des cas, pour tous les organismes qui s'apparient habituellement pour chaque fйcondation, ou qui s'entre-croisent parfois, les individus d'une mкme espиce, habitant la mкme rйgion, se maintiennent а peu prиs uniformes par suite de leurs croisements constants ; de sorte qu'un grand nombre d'individus se modifiant simultanйment, l'ensemble des modifications caractйrisant une phase donnйe ne sera pas dы а la descendance d'un parent unique. Pour bien faire comprendre ce que j'entends : nos chevaux de course diffиrent de toutes les autres races, mais ils ne doivent pas leur diffйrence et leur supйrioritй а leur descendance d'un seul couple, mais aux soins incessants apportйs а la sйlection et а l'entraоnement d'un grand nombre d'individus pendant chaque gйnйration. Avant de discuter les trois classes de faits que j'ai choisis comme prйsentant les plus grandes difficultйs qu'on puisse йlever contre la thйorie des « centres uniques de crйation », je dois dire quelques mots sur les moyens de dispersion. MOYENS DE DISPERSION. Sir C. Lyell et d'autres auteurs ont admirablement traitй cette question ; je me bornerai donc а rйsumer ici en quelques mots les faits les plus importants. Les changements climatйriques doivent avoir exercй une puissante influence sur les migrations ; une rйgion, infranchissable aujourd'hui, peut avoir йtй une grande route de migration, lorsque son climat йtait diffйrent de ce qu'il est actuellement. J'aurai bientфt, d'ailleurs, а discuter ce cфtй de la question avec quelques dйtails. Les changements de niveau du sol ont dы aussi jouer un rфle important ; un isthme йtroit sйpare aujourd'hui deux faunes marines ; que cet isthme soit submergй ou qu'il l'ait йtй autrefois et les deux faunes se mйlangeront ou se seront dйjа mйlangйes. Lа oщ il y a aujourd'hui une mer, des terres ont pu anciennement relier des оles ou mкme des continents, et ont permis aux productions terrestres de passer des uns aux autres. Aucun gйologue ne conteste les grands changements de niveau qui se sont produits pendant la pйriode actuelle, changements dont les organismes vivants ont йtй les contemporains. Edouard Forbes a insistй sur le fait que toutes les оles de l'Atlantique ont dы кtre, а une йpoque rйcente reliйes а l'Europe ou а l'Afrique, de mкme que l'Europe а l'Amйrique. D'autres savants ont йgalement jetй des ponts hypothйtiques sur tous les ocйans, et reliй presque toutes les оles а un continent. Si l'on pouvait accorder une foi entiиre aux arguments de Forbes, il faudrait admettre que toutes les оles ont йtй rйcemment rattachйes а un continent. Cette hypothиse tranche le noeud gordien de la dispersion d'une mкme espиce sur les points les plus йloignйs, et йcarte bien des difficultйs ; mais, autant que je puis en juger, je ne crois pas que nous soyons autorisйs а admettre qu'il y ait eu des changements gйographiques aussi йnormes dans les limites de la pйriode des espиces existantes. Il me semble que nous avons de nombreuses preuves de grandes oscillations du niveau des terres et des mers, mais non pas de changements assez considйrables dans la position et l'extension de nos continents pour nous donner le droit d'admettre que, а une йpoque rйcente, ils aient tous йtй reliйs les uns aux autres ainsi qu'aux diverses оles ocйaniques. J'admets volontiers l'existence antйrieure de beaucoup d'оles, actuellement ensevelies sous la mer, qui ont pu servir de stations, de lieux de relвche, aux plantes et aux animaux pendant leurs migrations. Dans les mers oщ se produit le corail, ces оles submergйes sont encore indiquйes aujourd'hui par les anneaux de corail ou attolls qui les surmontent. Lorsqu'on admettra complиtement, comme on le fera un jour, que chaque espиce est sortie d'un berceau unique, et qu'а la longue nous finirons par connaоtre quelque chose de plus prйcis sur les moyens de dispersion des кtres organisйs, nous pourrons spйculer avec plus de certitude sur l'ancienne extension des terres. Mais je ne pense pas qu'on arrive jamais а prouver que, pendant la pйriode rйcente, la plupart de nos continents, aujourd'hui complиtement sйparйs, aient йtй rйunis d'une maniиre continue ou а peu prиs continue les uns avec les autres, ainsi qu'avec les grandes оles ocйaniques. Plusieurs faits relatifs а la distribution gйographique, tels, par exemple, que la grande diffйrence des faunes marines sur les cфtes opposйes de presque tous les continents ; les rapports йtroits qui relient aux habitants actuels les formes tertiaires de plusieurs continents et mкme de plusieurs ocйans ; le degrй d'affinitй qu'on observe entre les mammifиres habitant les оles et ceux du continent le plus rapprochй, affinitй qui est en partie dйterminйe, comme nous le verrons plus loin, par la profondeur de la mer qui les sйpare ; tous ces faits et quelques autres analogues me paraissent s'opposer а ce que l'on admette que des rйvolutions gйographiques aussi considйrables que l'exigeraient les opinions soutenues par Forbes et ses partisans, se sont produites а une йpoque rйcente. Les proportions relatives et la nature des habitants des оles ocйaniques me paraissent йgalement s'opposer а l'hypothиse que celles-ci ont йtй autrefois reliйes avec les continents. La constitution presque universellement volcanique de ces оles n'est pas non plus favorable а l'idйe qu'elles reprйsentent des restes de continents submergйs ; car, si elles avaient primitivement constituй des chaоnes de montagnes continentales, quelques-unes au moins seraient, comme d'autres sommets, formйes de granit, de schistes mйtamorphiques d'anciennes roches fossilifиres ou autres roches analogues, au lieu de n'кtre que des entassements de matiиres volcaniques. Je dois maintenant dire quelques mots sur ce qu'on a appelй les moyens accidentels de dispersion, moyens qu'il vaudrait mieux appeler occasionnels ; je ne parlerai ici que des plantes. On dit, dans les ouvrages de botanique, que telle ou telle plante se prкte mal а une grande dissйmination ; mais on peut dire qu'on ignore presque absolument si telle ou telle plante peut traverser la mer avec plus ou moins de facilitй. On ne savait mкme pas, avant les quelques expйriences que j'ai entreprises sur ce point avec le concours de M. Berkeley, pendant combien de temps les graines peuvent rйsister а l'action nuisible de l'eau de mer. Je trouvai, а ma grande surprise, que, sur quatre-vingt-sept espиces, soixante quatre ont germй aprиs une immersion de vingt-huit jours, et que certaines rйsistиrent mкme а une immersion de cent trente-sept jours. Il est bon de noter que certains ordres se montrиrent beaucoup moins aptes que d'autres а rйsister а cette йpreuve ; neuf lйgumineuses, а l'exception d'une seule, rйsistиrent mal а l'action de l'eau salйe ; sept espиces appartenant aux deux ordres alliйs, les hydrophyllacйes et les polйmoniacйes, furent toutes dйtruites par un mois d'immersion. Pour plus de commoditй, j'expйrimentai principalement sur les petites graines dйpouillйes de leur fruit, ou de leur capsule ; or, comme toutes allиrent au fond au bout de peu de jours, elles n'auraient pas pu traverser de grands bras de mer, qu'elles fussent ou non endommagйes par l'eau salйe. J'expйrimentai ensuite sur quelques fruits et sur quelques capsules, etc., de plus grosse dimension ; quelques-uns flottиrent longtemps. On sait que le bois vert flotte beaucoup moins longtemps que le bois sec. Je pensai que les inondations doivent souvent entraоner а la mer des plantes ou des branches dessйchйes chargйes de capsules ou de fruits. Cette idйe me conduisit а faire sйcher les tiges et les branches de quatre-vingt-quatorze plantes portant des fruits mыrs, et je les plaзai ensuite sur de l'eau de mer. La plupart allиrent promptement au fond, mais quelques-unes, qui, vertes, ne flottaient que peu de temps, rйsistиrent beaucoup plus longtemps une fois sиches ; ainsi, les noisettes vertes s'enfoncиrent de suite, mais, sиches, elles flottиrent pendant quatre-vingt-dix jours, et germиrent aprиs avoir йtй mises en terre ; un plant d'asperge portant des baies mыres flotta vingt-trois jours ; aprиs avoir йtй dessйchй, il flotta quatre-vingt-cinq jours et les graines germиrent ensuite. Les graines mыres de l'Helosciadium, qui allaient au fond au bout de deux jours, flottиrent pendant plus de quatre-vingt-dix jours une fois sиches, et germиrent ensuite. Au total, sur quatre-vingt-quatorze plantes sиches, dix-huit flottиrent pendant plus de vingt-huit jours, et quelques-unes dйpassиrent de beaucoup ce terme. Il en rйsulte que 64/87 des graines que je soumis а l'expйrience germиrent aprиs une immersion de vingt-huit jours, et que 18/94 des plantes а fruits mыrs (toutes n'appartenaient pas aux mкmes espиces que dans l'expйrience prйcйdente) flottиrent, aprиs dessiccation, pendant plus de vingt-huit jours. Nous pouvons donc conclure, autant du moins qu'il est permis de tirer une conclusion d'un si petit nombre de faits, que les graines de 14/100 des plantes d'une contrйe quelconque peuvent кtre entraоnйes pendant vingt-huit jours par les courants marins sans perdre la facultй de germer. D'aprиs l'atlas physique de Johnston, la vitesse moyenne des divers courants de l'Atlantique est de 53 kilomиtres environ par jour, quelques-uns mкme atteignent la vitesse de 96 kilomиtres et demi par jour ; d'aprиs cette moyenne, les 14/100 de graines de plantes d'un pays pourraient donc кtre transportйs а travers un bras de mer large de 1487 kilomиtres jusque dans un autre pays, et germer si, aprиs avoir йchouй sur la rive, le vent les portait dans un lieu favorable а leur dйveloppement. M. Martens a entrepris subsйquemment des expйriences semblables aux miennes, mais dans de meilleures conditions ; il plaзa, en effet, ses graines dans une boоte plongйe dans la mer mкme, de sorte qu'elles se trouvaient alternativement soumises а l'action de l'air et de l'eau, comme des plantes rйellement flottantes. Il expйrimenta sur quatre-vingt-dix-huit graines pour la plupart diffйrentes des miennes ; mais il choisit de gros fruits et des graines de plantes vivant sur les cфtes, circonstances de nature а augmenter la longueur moyenne de leur flottaison et leur rйsistance а l'action nuisible de l'eau salйe. D'autre part, il n'a pas fait prйalablement sйcher les plantes portant leur fruit ; fait qui, comme nous l'avons vu, aurait permis а certaines de flotter encore plus longtemps. Le rйsultat obtenu fut que 18/98 de ces graines flottиrent pendant quarante-deux jours et germиrent ensuite. Je crois cependant que des plantes exposйes aux vagues ne doivent pas flotter aussi longtemps que celles qui, comme dans ces expйriences, sont а l'abri d'une violente agitation. Il serait donc plus sыr d'admettre que les graines d'environ 10 pour 100 des plantes d'une flore peuvent, aprиs dessiccation, flotter а travers un bras de mer large de 1450 kilomиtres environ, et germer ensuite. Le fait que les fruits plus gros sont aptes а flotter plus longtemps que les petits est intйressant, car il n'y a guиre d'autre moyen de dispersion pour les plantes а gros fruits et а grosses graines ; d'ailleurs, ainsi que l'a dйmontrй Alph. de Candolle, ces plantes ont gйnйralement une extension limitйe. Les graines peuvent кtre occasionnellement transportйes d'une autre maniиre. Les courants jettent du bois flottй sur les cфtes de la plupart des оles, mкme de celles qui se trouvent au milieu des mers les plus vastes ; les naturels des оles de corail du Pacifique ne peuvent se procurer les pierres avec lesquelles ils confectionnent leurs outils qu'en prenant celles qu'ils trouvent engagйes dans les racines des arbres flottйs ; ces pierres appartiennent au roi, qui en tire de gros revenus. J'ai observй que, lorsque des pierres de forme irrйguliиre sont enchвssйes dans les racines des arbres, de petites parcelles de terre remplissent souvent les interstices qui peuvent se trouver entre elles et le bois, et sont assez bien protйgйes pour que l'eau ne puisse les enlever pendant la plus longue traversйe. J'ai vu germer trois dicotylйdones contenues dans une parcelle de terre ainsi enfermйe dans les racines d'un chкne ayant environ cinquante ans ; je puis garantir l'exactitude de cette observation. Je pourrais aussi dйmontrer que les cadavres d'oiseaux, flottant sur la mer, ne sont pas toujours immйdiatement dйvorйs ; or, un grand nombre de graines peuvent conserver longtemps leur vitalitй dans le jabot des oiseaux flottants ; ainsi, les pois et les vesces sont tuйs par quelques jours d'immersion dans l'eau salйe, mais, а ma grande surprise, quelques-unes de ces graines, prises dans le jabot d'un pigeon qui avait flottй sur l'eau salйe pendant trente jours, germиrent presque toutes. Les oiseaux vivants ne peuvent manquer non plus d'кtre des agents trиs efficaces pour le transport des graines. Je pourrais citer un grand nombre de faits qui prouvent que des oiseaux de diverses espиces sont frйquemment chassйs par les ouragans а d'immenses distances en mer. Nous pouvons en toute sыretй admettre que, dans ces circonstances, ils doivent atteindre une vitesse de vol d'environ 56 kilomиtres а l'heure ; et quelques auteurs l'estiment а beaucoup plus encore. Je ne crois pas que les graines alimentaires puissent traverser intactes l'intestin d'un oiseau, mais les noyaux des fruits passent sans altйration а travers les organes digestifs du dindon lui-mкme. J'ai recueilli en deux mois, dans mon jardin, douze espиces de graines prises dans les fientes des petits oiseaux ; ces graines paraissaient intactes, et quelques-unes ont germй. Mais voici un fait plus important. Le jabot des oiseaux ne sйcrиte pas de suc gastrique et n'exerce aucune action nuisible sur la germination des graines, ainsi que je m'en suis assurй par de nombreux essais. Or, lorsqu'un oiseau a rencontrй et absorbй une forte quantitй de nourriture, il est reconnu qu'il faut de douze а dix-huit heures pour que tous les grains aient passй dans le gйsier. Un oiseau peut, dans cet intervalle, кtre chassй par la tempкte а une distance de 800 kilomиtres, et comme les oiseaux de proie recherchent les oiseaux fatiguйs, le contenu de leur jabot dйchirй peut кtre ainsi dispersй. Certains faucons et certains hiboux avalent leur proie entiиre, et, aprиs un intervalle de douze а vingt heures, dйgorgent de petites pelotes dans lesquelles, ainsi qu'il rйsulte d'expйriences faites aux Zoological Gardens, il y a des graines aptes а germer. Quelques graines d'avoine, de blй, de millet, de chиnevis, de chanvre, de trиfle et de betterave ont germй aprиs avoir sйjournй de douze а vingt-quatre heures dans l'estomac de divers oiseaux de proie ; deux graines de betterave ont germй aprиs un sйjour de soixante-deux heures dans les mкmes conditions. Les poissons d'eau douce avalent les graines de beaucoup de plantes terrestres et aquatiques ; or, les oiseaux qui dйvorent souvent les poissons deviennent ainsi les agents du transport des graines. J'ai introduit une quantitй de graines dans l'estomac de poissons morts que je faisais ensuite dйvorer par des aigles pкcheurs, des cigognes et des pйlicans ; aprиs un intervalle de plusieurs heures, ces oiseaux dйgorgeaient les graines en pelotes, ou les rejetaient dans leurs excrйments, et plusieurs germиrent parfaitement ; il y a toutefois des graines qui ne rйsistent jamais а ce traitement. Les sauterelles sont quelquefois emportйes а de grandes distances des cфtes ; j'en ai moi-mкme capturй une а 595 kilomиtres de la cфte d'Afrique, et on en a recueilli а des distances plus grandes encore. Le rйv. R. -T. Lowe a informй sir C. Lyell qu'en novembre 1844 des essaims de sauterelles ont envahi l'оle de Madиre. Elles йtaient en quantitйs innombrables, aussi serrйes que les flocons dans les grandes tourmentes de neige, et s'йtendaient en l'air aussi loin qu'on pouvait voir avec un tйlescope. Pendant deux ou trois jours, elles dйcrivirent lentement dans les airs une immense ellipse ayant 5 ou 6 kilomиtres de diamиtre, et le soir s'abattirent sur les arbres les plus йlevйs, qui en furent bientфt couverts. Elles disparurent ensuite aussi subitement qu'elles йtaient venues et n'ont pas depuis reparu dans l'оle. Or, les fermiers de certaines parties du Natal croient, sans preuves bien suffisantes toutefois, que des graines nuisibles sont introduites dans leurs prairies par les excrйments qu'y laissent les immenses vols de sauterelles qui souvent envahissent le pays. M. Weale m'ayant, pour expйrimenter ce fait, envoyй un paquet de boulettes sиches provenant de ces insectes, j'y trouvai, en les examinant а l'aide du microscope, plusieurs graines qui me donnиrent sept graminйes appartenant а deux espиces et а deux genres. Une invasion de sauterelles, comme celle qui a eu lieu а Madиre, pourrait donc facilement introduire plusieurs sortes de plantes dans une оle situйe trиs loin du continent. Bien que le bec et les pattes des oiseaux soient gйnйralement propres, il y adhиre parfois un peu de terre ; j'ai, dans une occasion, enlevй environ 4 grammes, et dans une autre 1g,4 de terre argileuse sur la patte d'une perdrix ; dans cette terre, se trouvait un caillou de la grosseur d'une graine de vesce. Voici un exemple plus frappant : un ami m'a envoyй la patte d'une bйcasse а laquelle йtait attachй un fragment de terre sиche pesant 58 centigrammes seulement, mais qui contenait une graine de Juncus bufonius, qui germa et fleurit. M. Swaysland, de Brighton, qui depuis quarante ans йtudie avec beaucoup de soin nos oiseaux de passage, m'informe qu'ayant souvent tirй des hoche-queues (Motacillae), des motteux et des tariers (Saxicolae), а leur arrivйe, avant qu'ils se soient abattus sur nos cфtes, il a plusieurs fois remarquй qu'ils portent aux pattes de petites parcelles de terre sиche. On pourrait citer beaucoup de faits qui montrent combien le sol est presque partout chargй de graines. Le professeur Newton, par exemple, m'a envoyй une patte de perdrix (Caccabis rufa) devenue, а la suite d'une blessure, incapable de voler, et а laquelle adhйrait une boule de terre durcie qui pesait environ 200 grammes. Cette terre, qui avait йtй gardйe trois ans, fut ensuite brisйe, arrosйe et placйe sous une cloche de verre ; il n'en leva pas moins de quatre-vingt-deux plantes, consistant en douze monocotylйdonйes, comprenant l'avoine commune, et au moins une espиce d'herbe ; et soixante et dix dicotylйdonйes, qui, а en juger par les jeunes feuilles, appartenaient а trois espиces distinctes au moins. De pareils faits nous autorisent а conclure que les nombreux oiseaux qui sont annuellement entraоnйs par les bourrasques а des distances considйrables en mer, ainsi que ceux qui йmigrent chaque annйe, les millions de cailles qui traversent la Mйditerranйe, par exemple, doivent occasionnellement transporter quelques graines enfouies dans la boue qui adhиre а leur bec et а leurs pattes. Mais j'aurai bientфt а revenir sur ce sujet. On sait que les glaces flottantes sont souvent chargйes de pierres et de terre, et qu'on y a mкme trouvй des broussailles, des os et le nid d'un oiseau terrestre ; on ne saurait donc douter qu'elles ne puissent quelquefois, ainsi que le suggиre Lyell, transporter des graines d'un point а un autre des rйgions arctiques et antarctiques. Pendant la pйriode glaciaire, ce moyen de dissйmination a pu s'йtendre dans nos contrйes actuellement tempйrйes. Aux Aзores, le nombre considйrable des plantes europйennes, en comparaison de celles qui croissent sur les autres оles de l'Atlantique plus rapprochйes du continent, et leurs caractиres quelque peu septentrionaux pour la latitude oщ elles vivent, ainsi que l'a fait remarquer M. H.-C. Watson, m'ont portй а croire que ces оles ont dы кtre peuplйes en partie de graines apportйes par les glaces pendant l'йpoque glaciaire. A ma demande, sir C. Lyell a йcrit а M. Hartung pour lui demander s'il avait observй des blocs erratiques dans ces оles, et celui-ci rйpondit qu'il avait en effet trouvй de grands fragments de granit et d'autres roches qui ne se rencontrent pas dans l'archipel. Nous pouvons donc conclure que les glaces flottantes ont autrefois dйposй leurs fardeaux de pierre sur les rives de ces оles ocйaniques, et que, par consйquent, il est trиs possible qu'elles y aient aussi apportй les graines de plantes septentrionales. Si l'on songe que ces divers modes de transport, ainsi que d'autres qui, sans aucun doute, sont encore а dйcouvrir, ont agi constamment depuis des milliers et des milliers d'annйes, il serait vraiment merveilleux qu'un grand nombre de plantes n'eussent pas йtй ainsi transportйes а de grandes distances. On qualifie ces moyens de transport du terme peu correct d'accidentels, en effet, les courants marins, pas plus que la direction des vents dominants, ne sont accidentels. Il faut observer qu'il est peu de modes de transport aptes а porter des graines а des distances trиs considйrables, car les graines ne conservent pas leur vitalitй lorsqu'elles sont soumises pendant un temps trиs prolongй а l'action de l'eau salйe, et elles ne peuvent pas non plus rester bien longtemps dans le jabot ou dans l'intestin des oiseaux. Ces moyens peuvent, toutefois suffire pour les transports occasionnels а travers des bras de mer de quelques centaines de kilomиtres, ou d'оle en оle, ou d'un continent а une оle voisine, mais non pas d'un continent а un autre trиs йloignй. Leur intervention ne doit donc pas amener le mйlange des flores de continents trиs distants, et ces flores ont dы rester distinctes comme elles le sont, en effet, aujourd'hui. Les courants, en raison de leur direction, ne transporteront jamais des graines de l'Amйrique du Nord en Angleterre, bien qu'ils puissent en porter et qu'ils en portent, en effet, des Antilles jusque sur nos cфtes de l'ouest, oщ, si elles n'йtaient pas dйjа endommagйes par leur long sйjour dans l'eau salйe, elles ne pourraient d'ailleurs pas supporter notre climat. Chaque annйe, un ou deux oiseaux de terre sont chassйs par le vent а travers tout l'Atlantique, depuis l'Amйrique du Nord jusqu'а nos cфtes occidentales de l'Irlande et de l'Angleterre ; mais ces rares voyageurs ne pourraient transporter de graines que celles que renfermerait la boue adhйrant а leurs pattes ou а leur bec, circonstance qui ne peut кtre que trиs accidentelle. Mкme dans le cas oщ elle se prйsenterait, la chance que cette graine tombвt sur un sol favorable, et arrivвt а maturitй, serait bien faible. Ce serait cependant une grave erreur de conclure de ce qu'une оle bien peuplйe, comme la Grande-Bretagne, n'a pas, autant qu'on le sache, et ce qu'il est d'ailleurs assez difficile de prouver, reзu pendant le cours des derniers siиcles, par l'un ou l'autre de ces modes occasionnels de transport, des immigrants d'Europe ou d'autres continents, qu'une оle pauvrement peuplйe, bien que plus йloignйe de la terre ferme, ne pыt pas recevoir, par de semblables moyens, des colons venant d'ailleurs. Il est possible que, sur cent espиces d'animaux ou de graines transportйes dans une оle, mкme pauvre en habitants, il ne s'en trouvвt qu'une assez bien adaptйe а sa nouvelle patrie pour s'y naturaliser ; mais ceci ne serait point, а mon avis, un argument valable contre ce qui a pu кtre effectuй par des moyens occasionnels de transport dans le cours si long des йpoques gйologiques, pendant le lent soulиvement d'une оle et avant qu'elle fыt suffisamment peuplйe. Sur un terrain encore stйrile, que n'habite aucun insecte ou aucun oiseau destructeur, une graine, une fois arrivйe, germerait et survivrait probablement, а condition toutefois que le climat ne lui soit pas absolument contraire. DISPERSION PENDANT LA PERIODE GLACIAIRE. L'identitй de beaucoup de plantes et d'animaux qui vivent sur les sommets de chaоnes de montagnes, sйparйes les unes des autres par des centaines de milles de plaines, dans lesquelles les espиces alpines ne pourraient exister, est un des cas les plus frappants d'espиces identiques vivant sur des points trиs йloignйs, sans qu'on puisse admettre la possibilitй de leur migration de l'un а l'autre de ces points. C'est rйellement un fait remarquable que de voir tant de plantes de la mкme espиce vivre sur les sommets neigeux des Alpes et des Pyrйnйes, en mкme temps que dans l'extrкme nord de l'Europe ; mais il est encore bien plus extraordinaire que les plantes des montagnes Blanches, aux Etats-Unis, soient toutes semblables а celles du Labrador et presque semblables, comme nous l'apprend Asa Gray, а celles des montagnes les plus йlevйes de l'Europe. Dйjа, en 1747, l'observation de faits de ce genre avait conduit Gmelin а conclure а la crйation indйpendante d'une mкme espиce en plusieurs points diffйrents ; et peut-кtre aurait-il fallu nous en tenir а cette hypothиse, si les recherches d'Agassiz et d'autres n'avaient appelй une vive attention sur la pйriode glaciaire, qui, comme nous allons le voir, fournit une explication toute simple de cet ordre de faits. Nous avons les preuves les plus variйes, organiques et inorganiques, que, а une pйriode gйologique rйcente, l'Europe centrale et l'Amйrique du Nord subirent un climat arctique. Les ruines d'une maison consumйe par le feu ne racontent pas plus clairement la catastrophe qui l'a dйtruite que les montages de l'Ecosse et du pays de Galles, avec leurs flancs labourйs, leurs surfaces polies et leurs blocs erratiques, ne tйmoignent de la prйsence des glaciers qui derniиrement encore en occupaient les vallйes. Le climat de l'Europe a si considйrablement changй que, dans le nord de l'Italie, les moraines gigantesques laissйes par d'anciens glaciers sont actuellement couvertes de vignes et de maпs. Dans une grande partie des Etats-Unis, des blocs erratiques et des roches striйes rйvиlent clairement l'existence passйe d'une pйriode de froid. Nous allons indiquer en quelques mots l'influence qu'a dы autrefois exercer l'existence d'un climat glacial sur la distribution des habitants de l'Europe, d'aprиs l'admirable analyse qu'en a faite E. Forbes. Pour mieux comprendre les modifications apportйes par ce climat, nous supposerons l'apparition d'une nouvelle pйriode glaciaire commenзant lentement, puis disparaissant, comme cela a eu lieu autrefois. A mesure que le froid augmente, les zones plus mйridionales deviennent plus propres а recevoir les habitants du Nord ; ceux-ci s'y portent et remplacent les formes des rйgions tempйrйes qui s'y trouvaient auparavant. Ces derniиres, а leur tour et pour la mкme raison, descendent de plus en plus vers le sud, а moins qu'elles ne soient arrкtйes par quelque obstacle, auquel cas elles pйrissent. Les montagnes se couvrant de neige et de glace, les formes alpines descendent dans les plaines, et, lorsque le froid aura atteint son maximum, une faune et une flore arctiques occuperont toute l'Europe centrale jusqu'aux Alpes et aux Pyrйnйes, en s'йtendant mкme jusqu'en Espagne. Les parties actuellement tempйrйes des Etats-Unis seraient йgalement peuplйes de plantes et d'animaux arctiques, qui seraient а peu prиs identiques а ceux de l'Europe ; car les habitants actuels de la zone glaciale qui, partout, auront йmigrй vers le sud, sont remarquablement uniformes autour du pфle. Au retour de la chaleur, les formes arctiques se retireront vers le nord, suivies dans leur retraite par les productions des rйgions plus tempйrйes. A mesure que la neige quittera le pied des montagnes, les formes arctiques s'empareront de ce terrain dйblayй, et remonteront toujours de plus en plus sur leurs flancs а mesure que, la chaleur augmentant, la neige fondra а une plus grande hauteur, tandis que les autres continueront а remonter vers le nord. Par consйquent, lorsque la chaleur sera complиtement revenue, les mкmes espиces qui auront vйcu prйcйdemment dans les plaines de l'Europe et de l'Amйrique du Nord se trouveront tant dans les rйgions arctiques de l'ancien et du nouveau monde, que sur les sommets de montagnes trиs йloignйes les unes des autres. Ainsi s'explique l'identitй de bien des plantes habitant des points aussi distants que le sont les montagnes des Etats-Unis et celles de l'Europe. Ainsi s'explique aussi le fait que les plantes alpines de chaque chaоne de montagnes se rattachent plus particuliиrement aux formes arctiques qui vivent plus au nord, exactement ou presque exactement sur les mкmes degrйs de longitude ; car les migrations provoquйes par l'arrivйe du froid, et le mouvement contraire rйsultant du retour de la chaleur, ont dы gйnйralement se produire du nord au sud et du sud au nord. Ainsi, les plantes alpines de l'Ecosse, selon les observations de M. H.-C. Watson, et celles des Pyrйnйes d'aprиs Ramond, se rapprochent surtout des plantes du nord de la Scandinavie ; celles des Etats-Unis, de celles du Labrador, et celles des montagnes de la Sibйrie, de celles des rйgions arctiques de ce pays. Ces dйductions, basйes sur l'existence bien dйmontrйe d'une йpoque glaciaire antйrieure, me paraissent expliquer d'une maniиre si satisfaisante la distribution actuelle des productions alpines et arctiques de l'Europe et de l'Amйrique, que, lorsque nous rencontrons, dans d'autres rйgions, les mкmes espиces sur des sommets йloignйs, nous pouvons presque conclure, sans autre preuve, а l'existence d'un climat plus froid, qui a permis autrefois leur migration au travers des plaines basses intermйdiaires, devenues actuellement trop chaudes pour elles. Pendant leur migration vers le sud et leur retraite vers le nord, causйes par le changement du climat, les formes arctiques n'ont pas dы, quelque long qu'ait йtй le voyage, кtre exposйes а une grande diversitй de tempйrature ; en outre, comme elles ont dы toujours s'avancer en masse, leurs relations mutuelles n'ont pas йtй sensiblement troublйes. Il en rйsulte que ces formes, selon les principes que nous cherchons а йtablir dans cet ouvrage, n'ont pas dы кtre soumises а de grandes modifications. Mais, а l'йgard des productions alpines, isolйes depuis l'йpoque du retour de la chaleur, d'abord au pied des montagnes, puis au sommet, le cas aura dы кtre un peu diffйrent. Il n'est guиre probable, en effet, que prйcisйment les mкmes espиces arctiques soient restйes sur des sommets trиs йloignйs les uns des autres et qu'elles aient pu y survivre depuis. Elles ont dы, sans aucun doute, se mйlanger aux espиces alpines plus anciennes qui, habitant les montagnes avant le commencement de l'йpoque glaciaire, ont dы, pendant la pйriode du plus grand froid, descendre dans la plaine. Enfin, elles doivent aussi avoir йtй exposйes а des influences climatйriques un peu diverses. Ces diverses causes ont dы troubler leurs rapports mutuels, et elles sont en consйquence devenues susceptibles de modifications. C'est ce que nous remarquons en effet, si nous comparons les unes aux autres les formes alpines d'animaux et de plantes de diverses grandes chaоnes de montagnes europйennes ; car, bien que beaucoup d'espиces demeurent identiques, les unes offrent les caractиres de variйtйs, d'autres ceux de formes douteuses ou sous-espиces ; d'autres, enfin, ceux d'espиces distinctes, bien que trиs йtroitement alliйes et se reprйsentant mutuellement dans les diverses stations qu'elles occupent. Dans l'exemple qui prйcиde, j'ai supposй que, au commencement de notre йpoque glaciaire imaginaire, les productions arctiques йtaient aussi uniformes qu'elles le sont de nos jours dans les rйgions qui entourent le pфle. Mais il faut supposer aussi que beaucoup de formes subarctiques et mкme quelques formes des climats tempйrйs йtaient identiques tout autour du globe, car on retrouve des espиces identiques sur les pentes infйrieures des montagnes et dans les plaines, tant en Europe que dans l'Amйrique du Nord. Or, on pourrait se demander comment j'explique cette uniformitй des espиces subarctiques et des espиces tempйrйes а l'origine de la vйritable йpoque glaciaire. Actuellement, les formes appartenant а ces deux catйgories, dans l'ancien et dans le nouveau monde, sont sйparйes par l'ocйan Atlantique et par la partie septentrionale de l'ocйan Pacifique. Pendant la pйriode glaciaire, alors que les habitants de l'ancien et du nouveau monde vivaient plus au sud qu'aujourd'hui, elles devaient кtre encore plus complиtement sйparйes par de plus vastes ocйans. De sorte qu'on peut se demander avec raison comment les mкmes espиces ont pu s'introduire dans deux continents aussi йloignйs. Je crois que ce fait peut s'expliquer par la nature du climat qui a dы prйcйder l'йpoque glaciaire. A cette йpoque, c'est-а-dire pendant la pйriode du nouveau pliocиne, les habitants du monde йtaient, en grande majoritй, spйcifiquement les mкmes qu'aujourd'hui, et nous avons toute raison de croire que le climat йtait plus chaud qu'il n'est а prйsent. Nous pouvons supposer, en consйquence, que les organismes qui vivent, maintenant par 60 degrйs de latitude ont dы, pendant la pйriode pliocиne, vivre plus prиs du cercle polaire, par 66 ou 67 degrйs de latitude, et que les productions arctiques actuelles occupaient les terres йparses plus rapprochйes du pфle. Or, si nous examinons une sphиre, nous voyons que, sous le cercle polaire, les terres sont presque continues depuis l'ouest de l'Europe, par la Sibйrie, jusqu'а l'Amйrique orientale. Cette continuitй des terres circumpolaires, jointe а une grande facilitй de migration, rйsultant d'un climat plus favorable, peut expliquer l'uniformitй supposйe des productions subarctiques et tempйrйes de l'ancien et du nouveau monde а une йpoque antйrieure а la pйriode glaciaire. Je crois pouvoir admettre, en vertu de raisons prйcйdemment indiquйes, que nos continents sont restйs depuis fort longtemps а peu prиs dans la mкme position relative, bien qu'ayant subi de grandes oscillations de niveau ; je suis donc fortement disposй а йtendre l'idйe ci-dessus dйveloppйe, et а conclure que, pendant une pйriode antйrieure et encore plus chaude, telle que l'ancien pliocиne, un grand nombre de plantes et d'animaux semblables ont habitй la rйgion presque continue qui entoure le pфle. Ces plantes et ces animaux ont dы, dans les deux mondes, commencer а йmigrer lentement vers le sud, а mesure que la tempйrature baissait, longtemps avant le commencement de la pйriode glaciaire. Ce sont, je crois, leurs descendants, modifiйs pour la plupart, qui occupent maintenant les portions centrales de l'Europe et des Etats-Unis. Cette hypothиse nous permet de comprendre la parentй, d'ailleurs trиs йloignйe de l'identitй, qui existe entre les productions de l'Europe et celles des Etats-Unis ; parentй trиs remarquable, vu la distance qui existe entre les deux continents, et leur sйparation par un aussi considйrable que l'Atlantique. Nous comprenons йgalement ce fait singulier, remarquй par plusieurs observateurs, que les productions des Etats-Unis et celles de l'Europe йtaient plus voisines les unes des autres pendant les derniers йtages de l'йpoque tertiaire qu'elles ne le sont aujourd'hui. En effet, pendant ces pйriodes plus chaudes, les parties septentrionales de l'ancien et du nouveau monde ont dы кtre presque complиtement rйunies par des terres, qui ont servi de vйritables ponts, permettant les migrations rйciproques de leurs habitants, ponts que le froid a depuis totalement interceptйs. La chaleur dйcroissant lentement pendant la pйriode pliocиne, les espиces communes а l'ancien et au nouveau monde ont dы йmigrer vers le sud ; dиs qu'elles eurent dйpassй les limites du cercle polaire, toute communication entre elles a йtй interceptйe, et cette sйparation, surtout en ce qui concerne les productions correspondant а un climat plus tempйrй, a dы avoir lieu а une йpoque trиs reculйe. En descendant vers le sud, les plantes et les animaux ont dы, dans l'une des grandes rйgions, se mйlanger avec les productions indigиnes de l'Amйrique, et entrer en concurrence avec elles, et, dans l'autre grande rйgion, avec les productions de l'ancien monde. Nous trouvons donc lа toutes les conditions voulues pour des modifications bien plus considйrables que pour les productions alpines, qui sont restйes depuis une йpoque plus rйcente isolйes sur les diverses chaоnes de montagnes et dans les rйgions arctiques de l'Europe et de l'Amйrique du Nord. Il en rйsulte que, lorsque nous comparons les unes aux autres les productions actuelles des rйgions tempйrйes de l'ancien et du nouveau monde, nous trouvons trиs peu d'espиces identiques, bien qu'Asa Gray ait rйcemment dйmontrй qu'il y en a beaucoup plus qu'on ne le supposait autrefois ; mais, en mкme temps, nous trouvons, dans toutes les grandes classes, un nombre considйrable de formes que quelques naturalistes regardent comme des races gйographiques, et d'autres comme des espиces distinctes ; nous trouvons, enfin, une multitude de formes йtroitement alliйes ou reprйsentatives, que tous les naturalistes s'accordent а regarder comme spйcifiquement distinctes. Il en a йtй dans les mers de mкme que sur la terre ; la lente migration vers le sud dune faune marine, entourant а peu prиs uniformйment les cфtes continues situйes sous le cercle polaire а l'йpoque pliocиne, ou mкme а une йpoque quelque peu antйrieure, nous permet de nous rendre compte, d'aprиs la thйorie de la modification, de l'existence d'un grand nombre de formes alliйes, vivant actuellement dans des mers complиtement sйparйes. C'est ainsi que nous pouvons expliquer la prйsence sur la cфte occidentale et sur la cфte orientale de la partie tempйrйe de l'Amйrique du Nord, de formes йtroitement alliйes existant encore ou qui se sont йteintes pendant la pйriode tertiaire ; et le fait encore plus frappant de la prйsence de beaucoup de crustacйs, dйcrits dans l'admirable ouvrage de Dana, de poissons et d'autres animaux marins йtroitement alliйs, dans la Mйditerranйe et dans les mers du Japon, deux rйgions qui sont actuellement sйparйes par un continent tout entier, et par d'immenses ocйans. Ces exemples de parentй йtroite entre des espиces ayant habitй ou habitant encore les mers des cфtes occidentales et orientales de l'Amйrique du Nord, la Mйditerranйe, les mers du Japon et les zones tempйrйes de l'Amйrique et de l'Europe, ne peuvent s'expliquer par la thйorie des crйations indйpendantes. Il est impossible de soutenir que ces espиces ont reзu lors de leur crйation des caractиres identiques, en raison de la ressemblance des conditions physiques des milieux ; car, si nous comparons par exemple certaines parties de l'Amйrique du Sud avec d'autres parties de l'Afrique mйridionale ou de l'Australie, nous voyons des pays dont toutes les conditions physiques sont exactement analogues, mais dont les habitants sont entiиrement diffйrents. PERIODES GLACIAIRES ALTERNANTES AU NORD ET AU MIDI. Pour en revenir а notre sujet principal, je suis convaincu que l'on peut largement gйnйraliser l'hypothиse de Forbes. Nous trouvons, en Europe, les preuves les plus йvidentes de l'existence d'une pйriode glaciaire, depuis les cфtes occidentales de l'Angleterre jusqu'а la chaоne de l'Oural, et jusqu'aux Pyrйnйes au sud. Les mammifиres congelйs et la nature de la vйgйtation des montagnes de la Sibйrie tйmoignent du mкme fait. Le docteur Hooker affirme que l'axe central du Liban fut autrefois recouvert de neiges йternelles, alimentant des glaciers qui descendaient d'une hauteur de 4000 pieds dans les vallйes. Le mкme observateur a rйcemment dйcouvert d'immenses moraines а un niveau plus йlevй sur la chaоne de l'Atlas, dans l'Afrique septentrionale. Sur les flancs de l'Himalaya, sur des points йloignйs entre eux de 1450 kilomиtres, des glaciers ont laissй les marques de leur descente graduelle dans les vallйes ; dans le Sikhim, le docteur Hooker a vu du maпs croоtre sur d'anciennes et gigantesques moraines. Au sud du continent asiatique, de l'autre cфtй de l'йquateur, les savantes recherches du docteur J. Haast et du docteur Hector nous ont appris que d'immenses glaciers descendaient autrefois а un niveau relativement peu йlevй dans la Nouvelle-Zйlande ; le docteur Hooker a trouvй dans cette оle, sur des montagnes fort йloignйes les unes des autres, des plantes analogues qui tйmoignent aussi de l'existence d'une ancienne pйriode glaciaire. Il rйsulte des faits qui m'ont йtй communiquйs par le rйvйrend W.-B. Clarke, que les montagnes de l'angle sud-est de l'Australie portent aussi les traces d'une ancienne action glaciaire. Dans la moitiй septentrionale de l'Amйrique, on a observй, sur le cфtй oriental de ce continent, des blocs de rochers transportйs par les glaces vers le sud jusque par 36 ou 37 degrйs de latitude, et, sur les cфtes du Pacifique, oщ le climat est actuellement si diffйrent, jusque par 46 degrйs de latitude. On a aussi remarquй des blocs erratiques sur les montagnes Rocheuses. Dans les Cordillиres de l'Amйrique du Sud, presque sous l'йquateur, les glaciers descendaient autrefois fort au-dessous de leur niveau actuel. J'ai examinй, dans le Chili central, un immense amas de dйtritus contenant de gros blocs erratiques, traversant la vallйe de Portillo, restes sans aucun doute d'une gigantesque moraine. M. D. Forbes m'apprend qu'il a trouvй sur divers points des Cordillиres, а une hauteur de 12 000 pieds environ, entre le 13e et 30e degrй de latitude sud, des roches profondйment striйes, semblables а celles qu'il a йtudiйes en Norwиge, et йgalement de grandes masses de dйbris renfermant des cailloux striйs. Il n'existe actuellement, sur tout cet espace des Cordillиres ; mкme а des hauteurs bien plus considйrables, aucun glacier vйritable. Plus au sud, des deux cфtйs du continent, depuis le 41e degrй de latitude jusqu'а l'extrйmitй mйridionale, on trouve les preuves les plus йvidentes d'une ancienne action glaciaire dans la prйsence de nombreux et immenses blocs erratiques, qui ont йtй transportйs fort loin des localitйs d'oщ ils proviennent. L'extension de l'action glaciaire tout autour de l'hйmisphиre borйal et de l'hйmisphиre austral ; le peu d'anciennetй, dans le sens gйologique du terme, de la pйriode glaciaire dans l'un et l'autre hйmisphиre ; sa durйe considйrable, estimйe d'aprиs l'importance des effets qu'elle a produits ; enfin le niveau infйrieur auquel les glaciers se sont rйcemment abaissйs tout le long des Cordillиres, sont autant de faits qui m'avaient autrefois portй а penser que probablement la tempйrature du globe entier devait, pendant la pйriode glaciaire, s'кtre abaissйe d'une maniиre simultanйe. Mais M. Croll a rйcemment cherchй, dans une admirable sйrie de mйmoires, а dйmontrer que l'йtat glacial d'un climat est le rйsultat de diverses causes physiques, dйterminйes par une augmentation dans l'excentricitй de l'orbite de la terre. Toutes ces causes tendent au mкme but, mais la plus puissante paraоt кtre l'influence de l'excentricitй de l'orbite sur les courants ocйaniques. Il rйsulte des recherches de M. Croll que des pйriodes de refroidissement reviennent rйguliиrement tous les dix ou quinze mille ans ; mais qu'а des intervalles beaucoup plus considйrables, par suite de certaines йventualitйs, dont la plus importante, comme l'a dйmontrй sir Ch. Lyell, est la position relative de la terre et des eaux, le froid devient extrкmement rigoureux. M. Croll estime que la derniиre grande pйriode glaciaire remonte а 240 000 ans et a durй, avec de lйgиres variations de climat, pendant environ 160 000 ans. Quant aux pйriodes glaciaires plus anciennes, plusieurs gйologues sont convaincus, et ils fournissent а cet йgard des preuves directes, qu'il a dы s'en produire pendant l'йpoque miocиne et l'йpoque йocиne, sans parler des formations plus anciennes. Mais, pour en revenir au sujet immйdiat de notre discussion, le rйsultat le plus important auquel soit arrivй M. Croll est que, lorsque l'hйmisphиre borйal traverse une pйriode de refroidissement, la tempйrature de l'hйmisphиre austral s'йlиve sensiblement ; les hivers deviennent moins rudes, principalement par suite de changements dans la direction des courants de l'Ocйan. L'inverse a lieu pour l'hйmisphиre borйal, lorsque l'hйmisphиre austral passe а son tour par une pйriode glaciaire. Ces conclusions jettent une telle lumiиre sur la distribution gйographique, que je suis disposй а les accepter ; mais je commence par les faits qui rйclament une explication. Le docteur Hooker a dйmontrй que, dans l'Amйrique du Sud, outre un grand nombre d'espиces йtroitement alliйes, environ quarante ou cinquante plantes а fleurs de la Terre de Feu, constituant une partie importante de la maigre flore de cette rйgion, sont communes а l'Amйrique du Nord et а l'Europe, si йloignйes que soient ces rйgions situйes dans deux hйmisphиres opposйs. On rencontre, sur les montagnes йlevйes de l'Amйrique йquatoriale, une foule d'espиces particuliиres appartenant а des genres europйens. Gardner a trouvй sur les monts Organ, au Brйsil, quelques espиces appartenant aux rйgions tempйrйes europйennes, des espиces antarctiques, et quelques genres des Andes, qui n'existent pas dans les plaines chaudes intermйdiaires. L'illustre Humboldt a trouvй aussi, il y a longtemps, sur la Silla de Caraccas, des espиces appartenant а des genres caractйristiques des Cordillиres. En Afrique, plusieurs formes ayant un caractиre europйen, et quelques reprйsentants de la flore du cap de Bonne-Espйrance se retrouvent sur les montagnes de l'Abyssinie. On a rencontrй au cap de Bonne-Espйrance quelques espиces europйennes qui ne paraissent pas avoir йtй introduites par l'homme, et, sur les montagnes, plusieurs formes reprйsentatives europйennes qu'on ne trouve pas dans les parties intertropicales de l'Afrique. Le docteur Hooker a rйcemment dйmontrй aussi que plusieurs plantes habitant les parties supйrieures de l'оle de Fernando-Po, ainsi que les montagnes voisines de Cameroon, dans le golfe de Guinйe, se rapprochent йtroitement de celles qui vivent sur les montagnes de l'Abyssinie et aussi des plantes de l'Europe tempйrйe. Le docteur Hooker m'apprend, en outre, que quelques-unes de ces plantes, appartenant aux rйgions tempйrйes, ont йtй dйcouvertes par le rйvйrend F. Lowe sur les montagnes des оles du Cap-Vert. Cette extension des mкmes formes tempйrйes, presque sous l'йquateur, а travers tout le continent africain jusqu'aux montagnes de l'archipel du Cap-Vert, est sans contredit un des cas les plus йtonnants qu'on connaisse en fait de distribution de plantes. Sur l'Himalaya et sur les chaоnes de montagnes isolйes de la pйninsule indienne, sur les hauteurs de Ceylan et sur les cфnes volcaniques de Java, on rencontre beaucoup de plantes, soit identiques, soit se reprйsentant les unes les autres, et, en mкme temps, reprйsentant des plantes europйennes, mais qu'on ne trouve pas dans les rйgions basses et chaudes intermйdiaires. Une liste des genres recueillis sur les pics les plus йlevйs de Java semble dressйe d'aprиs une collection faite en Europe sur une colline. Un fait encore plus frappant, c'est que des formes spйciales а l'Australie se trouvent reprйsentйes par certaines plantes croissant sur les sommets des montagnes de Bornйo. D'aprиs le docteur Hooker, quelques-unes de ces formes australiennes s'йtendent le long des hauteurs de la pйninsule de Malacca, et sont faiblement dissйminйes d'une part dans l'Inde, et, d'autre part, aussi loin vers le nord que le Japon. Le docteur F. Mьller a dйcouvert plusieurs espиces europйennes sur les montagnes de l'Australie mйridionale ; d'autres espиces, non introduites par l'homme, se rencontrent dans les rйgions basses ; et, d'aprиs le docteur Hooker, on pourrait dresser une longue liste de genres europйens existant en Australie, et qui n'existent cependant pas dans les rйgions torrides intermйdiaires. Dans l'admirable Introduction а la flore de la Nouvelle-Zйlande, le docteur Hooker signale des faits analogues et non moins frappants relatifs aux plantes de cette grande оle. Nous voyons donc que certaines plantes vivant sur les plus hautes montagnes des tropiques dans toutes les parties du globe et dans les plaines des rйgions tempйrйes, dans les deux hйmisphиres du nord et du sud, appartiennent aux mкmes espиces, ou sont des variйtйs des mкmes espиces. Il faut observer, toutefois, que ces plantes ne sont pas rigoureusement des formes arctiques, car, ainsi que le fait remarquer M. H.-C. Watson, « а mesure qu'on descend des latitudes polaires vers l'йquateur, les flores de montagnes, ou flores alpines, perdent de plus en plus leurs caractиres arctiques. » Outre ces formes identiques et trиs йtroitement alliйes, beaucoup d'espиces, habitant ces mкmes stations si complиtement sйparйes, appartiennent а des genres qu'on ne trouve pas actuellement dans les rйgions basses tropicales intermйdiaires. Ces brиves remarques ne s'appliquent qu'aux plantes ; on pourrait, toutefois, citer quelques faits analogues relatifs aux animaux terrestres. Ces mкmes remarques s'appliquent aussi aux animaux marins ; je pourrais citer, par exemple, une assertion d'une haute autoritй, le professeur Dana : « Il est certainement йtonnant de voir, dit-il, que les crustacйs de la Nouvelle-Zйlande aient avec ceux de l'Angleterre , son antipode, une plus йtroite ressemblance qu'avec ceux de toute autre partie du globe. » Sir J. Richardson parle aussi de la rйapparition sur les cфtes de la Nouvelle-Zйlande, de la Tasmanie, etc., de formes de poissons toutes septentrionales. Le docteur Hooker m'apprend que vingt-cinq espиces d'algues, communes а la Nouvelle-Zйlande et а l'Europe, ne se trouvent pas dans les mers tropicales intermйdiaires. Les faits qui prйcиdent, c'est-а-dire la prйsence de formes tempйrйes dans les rйgions йlevйes de toute l'Afrique йquatoriale, de la pйninsule indienne jusqu'а Ceylan et l'archipel malais, et, d'une maniиre moins marquйe, dans les vastes rйgions de l'Amйrique tropicale du Sud, nous autorisent а penser qu'а une antique йpoque, probablement pendant la partie la plus froide de la pйriode glaciaire, les rйgions basses йquatoriales de ces grands continents ont йtй habitйes par un nombre considйrable de formes tempйrйes. A cette йpoque, il est probable qu'au niveau de la mer le climat йtait alors sous l'йquateur ce qu'il est aujourd'hui sous la mкme latitude а 5 ou 6 000 pieds de hauteur, ou peut-кtre mкme encore un peu plus froid. Pendant cette pйriode trиs froide, les rйgions basses sous l'йquateur ont dы кtre couvertes d'une vйgйtation mixte tropicale et tempйrйe, semblable а celle qui, d'aprиs le docteur Hooker, tapisse avec exubйrance les croupes infйrieures de l'Himalaya а une hauteur de 4 а 5 000 pieds, mais peut-кtre avec une prйpondйrance encore plus forte de formes tempйrйes. De mкme encore M. Mann a trouvй que des formes europйennes tempйrйes commencent а apparaоtre а 5 000 pieds de hauteur environ, sur l'оle montagneuse de Fernando-Po, dans le golfe de Guinйe. Sur les montagnes de Panama, le docteur Seemann a trouvй, а 2 000 pieds seulement de hauteur, une vйgйtation semblable а celle de Mexico, et prйsentant un « harmonieux mйlange des formes de la zone torride avec celles des rйgions tempйrйes ». Voyons maintenant si l'hypothиse de M. Croll sur une pйriode plus chaude dans l'hйmisphиre austral, pendant que l'hйmisphиre borйal subissait le froid intense de l'йpoque glaciaire, jette quelque lumiиre sur cette distribution, inexplicable en apparence, des divers organismes dans les parties tempйrйes des deux hйmisphиres, et sur les montagnes des rйgions tropicales. Mesurйe en annйes, la pйriode glaciaire doit avoir йtй trиs longue, plus que suffisante, en un mot, pour expliquer toutes les migrations, si l'on considиre combien il a fallu peu de siиcles pour que certaines plantes et certains animaux naturalisйs se rйpandent sur d'immenses espaces. Nous savons que les formes arctiques ont envahi les rйgions tempйrйes а mesure que l'intensitй du froid augmentait, et, d'aprиs les faits que nous venons de citer, il faut admettre que quelques-unes des formes tempйrйes les plus vigoureuses, les plus dominantes et les plus rйpandues, ont dы alors pйnйtrer jusque dans les plaines йquatoriales. Les habitants de ces plaines йquatoriales ont dы, en mкme temps, йmigrer vers les rйgions intertropicales de l'hйmisphиre sud, plus chaud а cette йpoque. Sur le dйclin de la pйriode glaciaire, les deux hйmisphиres reprenant graduellement leur tempйrature prйcйdente, les formes tempйrйes septentrionales occupant les plaines йquatoriales ont dы кtre repoussйes vers le nord, ou dйtruites et remplacйes par les formes йquatoriales revenant du sud. Il est cependant trиs probable que quelques-unes de ces formes tempйrйes se sont retirйes sur les parties les plus йlevйes de la rйgion ; or, si ces parties йtaient assez йlevйes, elles y ont survйcu et y sont restйes, comme les formes arctiques sur les montagnes de l'Europe. Dans le cas mкme oщ le climat ne leur aurait pas parfaitement convenu, elles ont dы pouvoir survivre, car le changement de tempйrature a dы кtre fort lent, et le fait que les plantes transmettent а leurs descendants des aptitudes constitutionnelles diffйrentes pour rйsister а la chaleur et au froid, prouve qu'elles possиdent incontestablement une certaine aptitude а l'acclimatation. Le cours rйgulier des phйnomиnes amenant une pйriode glaciaire dans l'hйmisphиre austral et une surabondance de chaleur dans l'hйmisphиre borйal, les formes tempйrйes mйridionales ont dы а leur tour envahir les plaines йquatoriales. Les formes septentrionales, autrefois restйes sur les montagnes, ont dы descendre alors et se mйlanger avec les formes mйridionales. Ces derniиres, au retour de la chaleur, ont dы se retirer vers leur ancien habitat, en laissant quelques espиces sur les sommets, et en emmenant avec elles vers le sud quelques-unes des formes tempйrйes du nord qui йtaient descendues de leurs positions йlevйes sur les montagnes. Nous devons donc trouver quelques espиces identiques dans les zones tempйrйes borйales et australes et sur les sommets des montagnes des rйgions tropicales intermйdiaires. Mais les espиces relйguйes ainsi pendant longtemps sur les montagnes, ou dans un autre hйmisphиre, ont dы кtre obligйes d'entrer en concurrence avec de nombreuses formes nouvelles et se sont trouvйes exposйes а des conditions physiques un peu diffйrentes ; ces espиces, pour ces motifs, ont dы subir de grandes modifications, et doivent actuellement exister sous forme de variйtйs ou d'espиces reprйsentatives ; or, c'est lа ce qui se prйsente. Il faut aussi se rappeler l'existence de pйriodes glaciaires antйrieures dans les deux hйmisphиres, fait qui nous explique, selon les mкmes principes, le nombre des espиces distinctes qui habitent des rйgions analogues trиs йloignйes les unes des autres, espиces appartenant а des genres qui ne se rencontrent plus maintenant dans les zones torrides intermйdiaires. Il est un fait remarquable sur lequel le docteur Hooker a beaucoup insistй а l'йgard de l'Amйrique, et Alph. de Candolle а l'йgard de l'Australie, c'est qu'un bien plus grand nombre d'espиces identiques ou lйgиrement modifiйes ont йmigrй du nord au sud que du sud au nord. On rencontre cependant quelques formes mйridionales sur les montagnes de Bornйo et d'Abyssinie. Je pense que cette migration plus considйrable du nord au sud est due а la plus grande йtendue des terres dans l'hйmisphиre borйal et а la plus grande quantitй des formes qui les habitent ; ces formes, par consйquent, ont dы se trouver, grвce а la sйlection naturelle et а une concurrence plus active, dans un йtat de perfection supйrieur, qui leur aura assurй la prйpondйrance sur les formes mйridionales. Aussi, lorsque les deux catйgories de formes se sont mйlangйes dans les rйgions йquatoriales, pendant les alternances des pйriodes glaciaires, les formes septentrionales, plus vigoureuses, se sont trouvйes plus aptes а garder leur place sur les montagnes, et ensuite а s'avancer vers le sud avec les formes mйridionales, tandis que celles-ci n'ont pas pu remonter vers le nord avec les formes septentrionales. C'est ainsi que nous voyons aujourd'hui de nombreuses productions europйennes envahir la Plata, la Nouvelle-Zйlande, et, а un moindre degrй, l'Australie, et vaincre les formes indigиnes ; tandis que fort peu de formes mйridionales se naturalisent dans l'hйmisphиre borйal, bien qu'on ait abondamment importй en Europe, depuis deux ou trois siиcles, de la Plata, et, depuis ces quarante ou cinquante derniиres annйes, d'Australie, des peaux, de la laine et d'autres objets de nature а recйler des graines. Les monts Nillgherries de l'Inde offrent cependant une exception partielle : car, ainsi que me l'apprend le docteur Hooker, les formes australiennes s'y naturalisent rapidement. Il n'est pas douteux qu'avant, la derniиre pйriode glaciaire les montagnes intertropicales ont йtй peuplйes par des formes alpines endйmiques ; mais celles-ci ont presque partout cйdй la place aux formes plus dominantes, engendrйes dans les rйgions plus йtendues et les ateliers plus actifs du nord. Dans beaucoup d'оles, les productions indigиnes sont presque йgalйes ou mкme dйjа dйpassйes par des formes йtrangиres acclimatйes ; circonstance qui est un premier pas fait vers leur extinction complиte. Les montagnes sont des оles sur la terre ferme, et leurs habitants ont cйdй la place а ceux provenant des rйgions plus vastes du nord, tout comme les habitants des vйritables оles ont partout disparu et disparaissent encore devant les formes continentales acclimatйes par l'homme. Les mкmes principes s'appliquent а la distribution des animaux terrestres et des formes marines, tant dans les zones tempйrйes de l'hйmisphиre borйal et de l'hйmisphиre austral que sur les montagnes intertropicales. Lorsque, pendant l'apogйe de la pйriode glaciaire, les courants ocйaniques йtaient fort diffйrents de ce qu'ils sont aujourd'hui, quelques habitants des mers tempйrйes ont pu atteindre l'йquateur. Un petit nombre d'entre eux ont pu peut-кtre s'avancer immйdiatement plus au sud en se maintenant dans les courants plus froids, pendant que d'autres sont restйs stationnaires а des profondeurs oщ la tempйrature йtait moins йlevйe et y ont survйcu jusqu'а ce qu'une pйriode glaciaire, commenзant dans l'hйmisphиre austral, leur ait permis de continuer leur marche ultйrieure vers le sud. Les choses se seraient passйes de la mкme maniиre que pour ces espaces isolйs qui, selon Forbes, existent de nos jours dans les parties les plus profondes de nos mers tempйrйes, parties peuplйes de productions arctiques. Je suis loin de croire que les hypothиses qui prйcиdent lиvent toutes les difficultйs que prйsentent la distribution et les affinitйs des espиces identiques et alliйes qui vivent aujourd'hui а de si grandes distances dans les deux hйmisphиres et quelquefois sur les chaоnes de montagnes intermйdiaires. On ne saurait tracer les routes exactes des migrations, ni dire pourquoi certaines espиces et non d'autres ont йmigrй ; pourquoi certaines espиces se sont modifiйes et ont produit des formes nouvelles, tandis que d'autres sont restйes intactes. Nous ne pouvons espйrer l'explication de faits de cette nature que lorsque nous saurons dire pourquoi l'homme peut acclimater dans un pays йtranger telle espиce et non pas telle autre ; pourquoi telle espиce se rйpand deux ou trois fois plus loin, ou est deux ou trois fois plus abondante que telle autre, bien que toutes deux soient placйes dans leurs conditions naturelles. Il reste encore diverses difficultйs spйciales а rйsoudre : la prйsence, par exemple, d'aprиs le docteur Hooker, des mкmes plantes sur des points aussi prodigieusement йloignйs que le sont la terre de Kerguelen, la Nouvelle-Zйlande et la Terre de Feu ; mais, comme le suggиre Lyell, les glaces flottantes peuvent avoir contribuй а leur dispersion. L'existence, sur ces mкmes points et sur plusieurs autres encore de l'hйmisphиre austral, d'espиces qui, quoique distinctes, font partie de genres exclusivement restreints а cet hйmisphиre, constitue un fait encore plus remarquable. Quelques-unes de ces espиces sont si distinctes, que nous ne pouvons pas supposer que le temps йcoulй depuis le commencement, de la derniиre pйriode glaciaire ait йtй suffisant pour leur migration et pour que les modifications nйcessaires aient pu s'effectuer. Ces faits me semblent indiquer que des espиces distinctes appartenant aux mкmes genres ont йmigrй d'un centre commun en suivant des lignes rayonnantes, et me portent а croire que, dans l'hйmisphиre austral, de mкme que dans l'hйmisphиre borйal, la pйriode glaciaire a йtй prйcйdйe d'une йpoque plus chaude, pendant laquelle les terres antarctiques, actuellement couvertes de glaces, ont nourri une flore isolйe et toute particuliиre. On peut supposer qu'avant d'кtre exterminйes pendant la derniиre pйriode glaciaire quelques formes de cette flore ont йtй transportйes dans de nombreuses directions par des moyens accidentels, et, а l'aide d'оles intermйdiaires, depuis submergйes, sur divers points de l'hйmisphиre austral. C'est ainsi que les cфtes mйridionales de l'Amйrique, de l'Australie et de la Nouvelle-Zйlande se trouveraient prйsenter en commun ces formes particuliиres d'кtres organisйs. Sir C. Lyell a, dans des pages remarquables, discutй, dans un langage presque identique au mien, les effets des grandes alternances du climat sur la distribution gйographique dans l'univers entier. Nous venons de voir que la conclusion а laquelle est arrivй M. Croll, relativement а la succession de pйriodes glaciaires dans un des hйmisphиres, coпncidant avec des pйriodes de chaleur dans l'autre hйmisphиre, jointe а la lente modification des espиces, explique la plupart des faits que prйsentent, dans leur distribution sur tous les points du globe, les formes organisйes identiques, et celles qui sont йtroitement alliйes. Les ondes vivantes ont pendant certaines pйriodes, coulй du nord au sud et rйciproquement, et dans les deux cas, ont atteint l'йquateur ; mais le courant de la vie a toujours йtй beaucoup plus considйrable du nord au sud que dans le sens contraire, et c'est, par consйquent, celui du nord qui a le plus largement inondй l'hйmisphиre austral. De mкme que le flux dйpose en lignes horizontales les dйbris qu'il apporte sur les grиves, s'йlevant plus haut sur les cфtes oщ la marйe est plus forte, de mкme les ondes vivantes ont laissй sur les hauts sommets leurs йpaves vivantes, suivant une ligne s'йlevant lentement depuis les basses plaines arctiques jusqu'а une grande altitude sous l'йquateur. On peut comparer les кtres divers ainsi йchouйs а ces tribus de sauvages qui, refoulйes de toutes parts, survivent dans les parties retirйes des montagnes de tous les pays, et y perpйtuent la trace et le souvenir, plein d'intйrкt pour nous, des anciens habitants des plaines environnantes. CHAPITRE XIII. DISTRIBUTION GEOGRAPHIQUE (SUITE). Distribution des productions d'eau douce. - Sur les productions des оles ocйaniques. - Absence de batraciens et de mammifиres terrestres. - Sur les rapports entre les habitants des оles et ceux du continent le plus voisin. - Sur la colonisation provenant de la source la plus rapprochйe avec modifications ultйrieures. - Rйsumй de ce chapitre et du chapitre prйcйdent. PRODUCTIONS D'EAU DOUCE. Les riviиres et les lacs йtant sйparйs les uns des autres par des barriиres terrestres, on pourrait croire que les productions des eaux douces ne doivent pas se rйpandre facilement dans une mкme rйgion et qu'elles ne peuvent jamais s'йtendre jusque dans les pays йloignйs, la mer constituant une barriиre encore plus infranchissable. Toutefois, c'est exactement le contraire qui a lieu. Les espиces d'eau douce appartenant aux classes les plus diffйrentes ont non seulement une distribution йtendue, mais des espиces alliйes prйvalent d'une maniиre remarquable dans le monde entier. Je me rappelle que, lorsque je recueillis, pour la premiиre fois, les produits des eaux douces du Brйsil, je fus frappй de la ressemblance des insectes, des coquillages, etc., que j'y trouvais, avec ceux de l'Angleterre, tandis que les production terrestres en diffйraient complиtement. Je crois que, dans la plupart des cas, on peut expliquer cette aptitude inattendue qu'ont les productions d'eau douce а s'йtendre beaucoup, par le fait qu'elles se sont adaptйes, а leur plus grand avantage, а de courtes et frйquentes migrations d'йtang а йtang, ou de cours d'eau а cours d'eau, dans les limites de leur propre rйgion ; circonstance dont la consйquence nйcessaire a йtй une grande facilitй а la dispersion lointaine. Nous ne pouvons йtudier ici que quelques exemples. Les plus difficiles s'observent sans contredit chez les poissons. On croyait autrefois que les mкmes espиces d'eau douce n'existent jamais sur deux continents йloignйs l'un de l'autre. Mais le docteur Gьnther a rйcemment dйmontrй que le Galaxias attenuatus habite la Tasmanie, la Nouvelle-Zйlande, les оles Falkland et le continent de l'Amйrique du Sud. Il y a lа un cas extraordinaire qui indique probablement une dispersion йmanant d'un centre antarctique pendant une pйriode chaude antйrieure. Toutefois, le cas devient un peu moins йtonnant lorsque l'on sait que les espиces de ce genre ont la facultй de franchir, par des moyens inconnus, des espaces considйrables en plein ocйan ; ainsi, une espиce est devenue commune а la Nouvelle-Zйlande et aux Iles Auckland, bien que ces deux rйgions soient sйparйes par une distance d'environ 380 kilomиtres. Sur un mкme continent les poissons d'eau douce s'йtendent souvent beaucoup et presque capricieusement ; car deux systиmes de riviиres possиdent parfois quelques espиces en commun, et quelques autres des espиces trиs diffйrentes. Il est probable que les productions d'eau douce sont quelquefois transportйes par ce que l'on pourrait appeler des moyens accidentels. Ainsi, les tourbillons entraоnent assez frйquemment des poissons vivants а des distances considйrables ; on sait, en outre, que les oeufs, mкme retirйs de l'eau, conservent pendant longtemps une remarquable vitalitй. Mais je serais disposй а attribuer principalement la dispersion des poissons d'eau douce а des changements dans le niveau du sol, survenus а une йpoque rйcente, et qui ont pu faire йcouler certaines riviиres les unes dans les autres. On pourrait citer des exemples de ce mйlange des eaux de plusieurs systиmes de riviиres par suite d'inondations, sans qu'il y ait eu changement de niveau. La grande diffйrence entre les poissons qui vivent sur les deux versants opposйs de la plupart des chaоnes de montagnes continues, dont la prйsence a, dиs une йpoque trиs reculйe, empкchй tout mйlange entre les divers systиmes de riviиres, paraоt motiver la mкme conclusion. Quelques poissons d'eau douce appartiennent а des formes trиs anciennes, on conзoit donc qu'il y ait eu un temps bien suffisant pour permettre d'amples changements gйographiques et par consйquent de grandes migrations. En outre, plusieurs considйrations ont conduit le docteur Gьnther а penser que, chez les poissons, les mкmes formes persistent trиs longtemps. On peut avec des soins, habituer lentement les poissons de mer а vivre dans l'eau douce ; et, d'aprиs Valenciennes, il n'y a presque pas un seul groupe dont tous les membres soient exclusivement limitйs а l'eau douce, de sorte qu'une espиce marine d'un groupe d'eau douce, aprиs avoir longtemps voyagй le long des cфtes, pourrait s'adapter, sans beaucoup de difficultй, aux eaux douces d'un pays йloignй. Quelques espиces de coquillages d'eau douce ont une trиs vaste distribution, et certaines espиces alliйes, qui, d'aprиs ma thйorie, descendent d'un ancкtre commun, et doivent provenir d'une source unique, prйvalent dans le monde entier. Leur distribution m'a d'abord trиs embarrassй, car leurs oeufs ne sont point susceptibles d'кtre transportйs par les oiseaux, et sont, comme les adultes, tuйs immйdiatement par l'eau de mer. Je ne pouvais pas mкme comprendre comment quelques espиces acclimatйes avaient pu se rйpandre aussi promptement dans une mкme localitй, lorsque j'observai deux faits qui, entre autres, jettent quelque lumiиre sur le sujet. Lorsqu'un canard, aprиs avoir plongй, йmerge brusquement d'un йtang couvert de lentilles aquatiques, j'ai vu deux fois ces plantes adhйrer sur le dos de l'oiseau, et il m'est souvent arrivй, en transportant quelques lentilles d'un aquarium dans un autre, d'introduire, sans le vouloir, dans ce dernier des coquillages provenant du premier. Il est encore une autre intervention qui est peut-кtre plus efficace ; ayant suspendu une patte de canard dans un aquarium oщ un grand nombre d'oeufs de coquillages d'eau douce йtaient en train d'йclore, je la trouvai couverte d'une multitude de petits coquillages tout fraоchement йclos, et qui y йtaient cramponnйs avec assez de force pour ne pas se dйtacher lorsque je secouais la patte sortie de l'eau ; toutefois, а un вge plus avancй, ils se laissent tomber d'eux-mкmes. Ces coquillages tout rйcemment sortis de l'oeuf, quoique de nature aquatique, survйcurent de douze а vingt heures sur la patte du canard, dans un air humide ; temps pendant lequel un hйron ou un canard peut franchir au vol un espace de 900 а 1100 kilomиtres ; or, s'il йtait entraоnй par le vent vers une оle ocйanique ou vers un point quelconque de la terre ferme, l'animal s'abattrait certainement sur un йtang ou sur un ruisseau. Sir C. Lyell m'apprend qu'on a capturй un Dytiscus emportant un Ancylus (coquille d'eau douce analogue aux patelles) qui adhйrait fortement а son corps ; un colйoptиre aquatique de la mкme famille, un Colymbetes, tomba а bord du Beagle, alors а 72 kilomиtres environ de la terre la plus voisine ; on ne saurait dire jusqu'oщ il eыt pu кtre emportй s'il avait йtй poussй par un vent favorable. On sait depuis longtemps combien est immense la dispersion d'un grand nombre de plantes d'eau douce et mкme de plantes des marais, tant sur les continents que sur les оles ocйaniques les plus йloignйes. C'est, selon la remarque d'Alph. de Candolle, ce que prouvent d'une maniиre frappante certains groupes considйrables de plantes terrestres, qui n'ont que quelques reprйsentants aquatiques ; ces derniers, en effet, semblent immйdiatement acquйrir une trиs grande extension comme par une consйquence nйcessaire de leurs habitudes. Je crois que ce fait s'explique par des moyens plus favorables de dispersion. J'ai dйjа dit que, parfois, quoique rarement, une certaine quantitй de terre adhиre aux pattes et au bec des oiseaux. Les йchassiers qui frйquentent les bords vaseux des йtangs, venant soudain а кtre mis en fuite, sont les plus sujets а avoir les pattes couvertes de boue. Or, les oiseaux de cet ordre sont gйnйralement grands voyageurs et se rencontrent parfois jusque dans les оles les plus йloignйes et les plus stйriles, situйes en plein ocйan. Il est peu probable qu'ils s'abattent а la surface de la mer, de sorte que la boue adhйrente а leurs pattes ne risque pas d'кtre enlevйe, et ils ne sauraient manquer, en prenant terre, de voler vers les points oщ ils trouvent les eaux douces qu'ils frйquentent ordinairement. Je ne crois pas que les botanistes se doutent de la quantitй de graines dont la vase des йtangs est chargйe ; voici un des faits les plus frappants que j'aie observйs dans les diverses expйriences que j'ai entreprises а ce sujet. Je pris, au mois de fйvrier, sur trois points diffйrents sous l'eau, prиs du bord d'un petit йtang, trois cuillerйes de vase qui, dessйchйe, pesait seulement 193 grammes. Je conservai cette vase pendant six mois dans mon laboratoire, arrachant et notant chaque plante а mesure qu'elle poussait ; j'en comptai en tout 537 appartenant а de nombreuses espиces, et cependant la vase humide tenait tout entiиre dans une tasse а cafй. Ces faits prouvent, je crois, qu'il faudrait plutфt s'йtonner si les oiseaux aquatiques ne transportaient jamais les graines des plantes d'eau douce dans des йtangs et dans des ruisseaux situйs а de trиs grandes distances. La mкme intervention peut agir aussi efficacement а l'йgard des oeufs de quelques petits animaux d'eau douce. Il est d'autres actions inconnues qui peuvent avoir aussi contribuй а cette dispersion. J'ai constatй que les poissons d'eau douce absorbent certaines graines, bien qu'ils en rejettent beaucoup d'autres aprиs les avoir avalйes ; les petits poissons eux-mкmes avalent des graines ayant une certaine grosseur, telles que celles du nйnuphar jaune et du potamogйton. Les hйrons et d'autres oiseaux ont, siиcle aprиs siиcle, dйvorй quotidiennement des poissons ; ils prennent ensuite leur vol et vont s'abattre sur d'autres ruisseaux, ou sont entraоnйs а travers les mers par les ouragans ; nous avons vu que les graines conservent la facultй de germer pendant un nombre considйrable d'heures, lorsqu'elles sont rejetйes avec les excrйments ou dйgorgйes en boulettes. Lorsque je vis la grosseur des graines d'une magnifique plante aquatique, le Nelumbium, et que je me rappelai les remarques d'Alph. de Candolle sur cette plante, sa distribution me parut un fait entiиrement inexplicable ; mais Audubon constate qu'il a trouvй dans l'estomac d'un hйron des graines du grand nйnuphar mйridional, probablement, d'aprиs le docteur Hooker, le Nelumbium luteum. Or, je crois qu'on peut admettre par analogie qu'un hйron volant d'йtang en йtang, et faisant en route un copieux repas de poissons, dйgorge ensuite une pelote contenant des graines encore en йtat de germer. Outre ces divers moyens de distribution, il ne faut pas oublier que lorsqu'un йtang ou un ruisseau se forme pour la premiиre fois, sur un оlot en voie de soulиvement par exemple, cette station aquatique est inoccupйe ; en consйquence, un seul oeuf ou une seule graine a toutes chances de se dйvelopper. Bien qu'il doive toujours y avoir lutte pour l'existence entre les individus des diverses espиces, si peu nombreuses qu'elles soient, qui occupent un mкme йtang, cependant comme leur nombre, mкme dans un йtang bien peuplй, est faible comparativement au nombre des espиces habitant une йgale йtendue de terrain, la concurrence est probablement moins rigoureuse entre les espиces aquatiques qu'entre les espиces terrestres. En consйquence un immigrant, venu des eaux d'une contrйe йtrangиre, a plus de chances de s'emparer d'une place nouvelle que s'il s'agissait d'une forme terrestre. Il faut encore se rappeler que bien des productions d'eau douce sont peu йlevйes dans l'йchelle de l'organisation, et nous avons des raisons pour croire que les кtres infйrieurs se modifient moins promptement que les кtres supйrieurs, ce qui assure un temps plus long que la moyenne ordinaire aux migrations des espиces aquatiques. N'oublions pas non plus qu'un grand nombre d'espиces d'eau douce ont probablement йtй autrefois dissйminйes, autant que ces productions peuvent l'кtre, sur d'immenses йtendues, puisqu'elles se sont йteintes ultйrieurement dans les rйgions intermйdiaires. Mais la grande distribution des plantes et des animaux infйrieurs d'eau douce, qu'ils aient conservй des formes identiques ou qu'ils se soient modifiйs clans une certaine mesure, semble dйpendre essentiellement de la dissйmination de leurs graines et de leurs oeufs par des animaux et surtout par les oiseaux aquatiques, qui possиdent une grande puissance de vol, et qui voyagent naturellement d'un systиme de cours d'eau а un autre. LES HABITANTS DES ILES OCEANIQUES. Nous arrivons maintenant а la derniиre des trois classes de faits que j'ai choisis comme prйsentant les plus grandes difficultйs, relativement а la distribution, dans l'hypothиse que non seulement tous les individus de la mкme espиce ont йmigrй d'un point unique, mais encore que toutes les espиces alliйes, bien qu'habitant aujourd'hui les localitйs les plus йloignйes, proviennent d'une unique station -- berceau de leur premier ancкtre. J'ai dйjа indiquй les raison qui me font repousser l'hypothиse de l'extension des continents pendant la pйriode des espaces actuelles, ou, tout au moins, une extension telle que les nombreuses оles des divers ocйans auraient reзu leurs habitants terrestres par suite de leur union avec un continent. Cette hypothиse lиve bien des difficultйs, mais elle n'explique aucun des faits relatifs aux productions insulaires. Je ne m'en tiendrai pas, dans les remarques qui vont suivre, а la seule question de la dispersion, mais j'examinerai certains autres faits, qui ont quelque portйe sur la thйorie des crйations indйpendantes ou sur celle de la descendance avec modifications. Les espиces de toutes sortes qui peuplent les оles ocйaniques sont en petit nombre, si on les compare а celles habitant des espaces continentaux d'йgale йtendue ; Alph. de Candolle admet ce fait pour les plantes, et Wollaston pour les insectes. La Nouvelle-Zйlande, par exemple, avec ses montagnes йlevйes et ses stations variйes, qui couvre plus de 1250 kilomиtres en latitude, jointe aux оles voisines d'Auckland, de Campbell et de Chatham, ne renferme en tout que 960 espиces de plantes а fleurs. Si nous comparons ce chiffre modeste а celui des espиces qui fourmillent sur des superficies йgales dans le sud-ouest de l'Australie ou au cap de Bonne-Espйrance, nous devons reconnaоtre qu'une aussi grande diffйrence en nombre doit provenir de quelque cause tout а fait indйpendante d'une simple diffйrence dans les conditions physiques. Le comtй de Cambridge, pourtant si uniforme, possиde 847 espиces de plantes, et la petite оle d'Anglesea, 764 ; il est vrai que quelques fougиres et, une petite quantitй de plantes introduites par l'homme sont comprises dans ces chiffres, et que, sous plusieurs rapports, la comparaison n'est pas trиs juste. Nous avons la preuve que l'оle de l'Ascension, si stйrile, ne possйdait pas primitivement plus d'une demi-douzaine d'espиces de plantes а fleurs ; cependant, il en est un grand nombre qui s'y sont acclimatйes, comme а la Nouvelle-Zйlande, ainsi que dans toutes les оles ocйaniques connues. A Sainte-Hйlиne, il y a toute raison de croire que les plantes et les animaux acclimatйs ont exterminй, ou а peu prиs, un grand nombre de productions indigиnes. Quiconque admet la doctrine des crйations sйparйes pour chaque espиce devra donc admettre aussi que le nombre suffisant des plantes et des animaux les mieux adaptйs n'a pas йtй crйй pour les оles ocйaniques, puisque l'homme les a involontairement peuplйes plus parfaitement et plus richement que ne l'a fait la nature. Bien que, dans les оles ocйaniques, les espиces soient peu nombreuses, la proportion des espиces endйmiques, c'est-а-dire qui ne se trouvent nulle part ailleurs sur le globe, y est souvent trиs grande. On peut йtablir la vйritй de cette assertion en comparant, par exemple, le rapport entre la superficie des terrains et le nombre des coquillages terrestres spйciaux а l'оle de Madиre, ou le nombre des oiseaux endйmiques de l'archipel des Galapagos avec le nombre de ceux habitant un continent quelconque. Du reste, ce fait pouvait кtre thйoriquement prйvu car, comme nous l'avons dйjа expliquй, des espиces arrivant de loin en loin dans un district isolй et nouveau, et ayant а entrer en lutte avec de nouveaux concurrents, doivent кtre, йminemment sujettes а se modifier et doivent souvent produire des groupes de descendants modifiйs. Mais de ce que, dans une оle, presque toutes les espиces d'une classe sont particuliиres а cette station, il n'en rйsulte pas nйcessairement que celles d'une autre classe ou d'une autre section de la mкme classe doivent l'кtre aussi ; cette diffйrence semble provenir en partie de ce que les espиces non modifiйes ont йmigrй en troupe, de sorte que leurs rapports rйciproques n'ont subi que peu de perturbation, et, en partie, de l'arrivйe frйquente d'immigrants non modifiйs, venant de la mкme patrie, avec lesquels les formes insulaires se sont croisйes. Il ne faut pas oublier que les descendants de semblables croisements doivent presque certainement gagner en vigueur ; de telle sorte qu'un croisement accidentel suffirait pour produire des effets plus considйrables qu'on ne pourrait s'y attendre. Voici quelques exemples а l'appui des remarques qui prйcиdent. Dans les оles Galapagos, on trouve vingt-six espиces d'oiseaux terrestres, dont vingt et une, ou peut-кtre mкme vingt-trois, sont particuliиres а ces оles, tandis que, sur onze espиces marines, deux seulement sont propres а l'archipel ; il est йvident, en effet, que les oiseaux marins peuvent arriver dans ces оles beaucoup plus facilement et beaucoup plus souvent que les oiseaux terrestres. Les Bermudes, au contraire, qui sont situйes а peu prиs а la mкme distance de l'Amйrique du Nord que les оles Galapagos de l'Amйrique du Sud, et qui ont un sol tout particulier, ne possиdent pas un seul oiseau terrestre endйmique ; mais nous savons, par la belle description des Bermudes que nous devons а M. J -M. Jones, qu'un trиs grand nombre d'oiseaux de l'Amйrique du Nord visitent frйquemment cette оle. M. E.-V. Harcourt m'apprend que, presque tous les ans, les vents emportent jusqu'а Madиre beaucoup d'oiseaux d'Europe et d'Afrique. Cette оle est habitйe par quatre-vingt-dix-neuf espиces d'oiseaux, dont une seule lui est propre, bien que trиs йtroitement alliйe а une espиce europйenne ; trois ou quatre autres espиces sont confinйes а Madиre et aux Canaries. Les Bermudes et Madиre ont donc йtй peuplйes, par les continents voisins, d'oiseaux qui, pendant de longs siиcles, avaient dйjа luttй les uns avec les autres dans leurs patries respectives, et qui s'йtaient mutuellement adaptйs les uns aux autres. Une fois йtablie dans sa nouvelle station, chaque espиce a dы кtre maintenue par les autres dans ses propres limites et dans ses anciennes habitudes, sans prйsenter beaucoup de tendance а des modifications, que le croisement avec les formes non modifiйes, venant de temps а autre de la mиre patrie, devait contribuer d'ailleurs а rйprimer. Madиre est, en outre, habitйe par un nombre considйrable de coquillages terrestres qui lui sont propres, tandis que pas une seule espиce de coquillages marins n'est particuliиre а ses cфtes ; or, bien que nous ne connaissions pas le mode de dispersion des coquillages marins, il est cependant facile de comprendre que leurs oeufs ou leurs larves adhйrant peut-кtre а des plantes marines ou а des bois flottants ou bien aux pattes des йchassiers, pourraient кtre transportйs bien plus facilement que des coquillages terrestres, а travers 400 ou 500 kilomиtres de pleine mer. Les divers ordres d'insectes habitant Madиre prйsentent des cas presque analogues. Les оles ocйaniques sont quelquefois dйpourvues de certaines classes entiиres d'animaux dont la place est occupйe par d'autres classes ; ainsi, des reptiles dans les оles Galapagos, et des oiseaux aptиres gigantesques а la Nouvelle-Zйlande, prennent la place des mammifиres. Il est peut-кtre douteux qu'on doive considйrer la Nouvelle-Zйlande comme une оle ocйanique, car elle est trиs grande et n'est sйparйe de l'Australie que par une mer peu profonde ; le rйvйrend W.-B. Clarke, se fondant sur les caractиres gйologiques de cette оle et sur la direction des chaоnes de montagnes, a rйcemment soutenu l'opinion qu'elle devait, ainsi que la Nouvelle-Calйdonie, кtre considйrйe comme une dйpendance de l'Australie. Quant aux plantes, le docteur Hooker a dйmontrй que, dans les оles Galapagos, les nombres proportionnels des divers ordres sont trиs diffйrents de ce qu'ils sont ailleurs. On explique gйnйralement toutes ces diffйrences en nombre, et l'absence de groupes entiers de plantes et d'animaux sur les оles, par des diffйrences supposйes dans les conditions physiques ; mais l'explication me paraоt peu satisfaisante, et je crois que les facilitйs d'immigration ont dы jouer un rфle au moins aussi important que la nature des conditions physiques. On pourrait signaler bien des faits remarquables relatifs aux habitants des оles ocйaniques. Par exemple, dans quelques оles oщ il n'y a pas un seul mammifиre, certaines plantes indigиnes ont de magnifiques graines а crochets ; or, il y a peu de rapports plus йvidents que l'adaptation des graines а crochets avec un transport opйrй au moyen de la laine ou de la fourrure des quadrupиdes. Mais une graine armйe de crochets peut кtre portйe dans une autre оle par d'autres moyens, et la plante, en se modifiant, devient une espиce endйmique conservant ses crochets, qui ne constituent pas un appendice plus inutile que ne le sont les ailes rabougries qui, chez beaucoup de colйoptиres insulaires, se cachent sous leurs йlytres soudйes. On trouve souvent encore dans les оles, des arbres ou des arbrisseaux appartenant а des ordres qui, ailleurs, ne contiennent que des plantes herbacйes ; or, les arbres, ainsi que l'a dйmontrй A. de Candolle, ont gйnйralement, quelles qu'en puissent кtre les causes, une distribution limitйe. Il en rйsulte que les arbres ne pourraient guиre atteindre les оles ocйaniques йloignйes. Une plante herbacйe qui, sur un continent, n'aurait que peu de chances de pouvoir soutenir la concurrence avec les grands arbres bien dйveloppйs qui occupent le terrain, pourrait, transplantйe dans une оle, l'emporter sur les autres plantes herbacйes en devenant toujours plus grande et en les dйpassant. La sйlection naturelle, dans ce cas, tendrait а augmenter la stature de la plante, а quelque ordre qu'elle appartienne, et par consйquent а la convertir en un arbuste d'abord et en un arbre ensuite. ABSENCE DE BATRACIENS ET DE MAMMIFERES TERRESTRES DANS LES ILES OCEANIQUES. Quant а l'absence d'ordres entiers d'animaux dans les оles ocйaniques, Bory Saint-Vincent a fait remarquer, il y a longtemps dйjа, qu'on ne trouve jamais de batraciens (grenouilles, crapauds, salamandres) dans les nombreuses оles dont les grands ocйans sont parsemйs. Les recherches que j'ai faites pour vйrifier cette assertion en ont confirmй l'exactitude, si l'on excepte la Nouvelle-Zйlande, la Nouvelle-Calйdonie, les оles Andaman et peut-кtre les оles Salomon et les оles Seychelles. Mais, j'ai dйjа fait remarquer combien il est douteux qu'on puisse compter la Nouvelle-Zйlande et la Nouvelle-Calйdonie au nombre des оles ocйaniques et les doutes sont encore plus grands quand il s'agit des оles Andaman, des оles Salomon et des Seychelles. Ce n'est pas aux conditions physiques qu'on peut attribuer cette absence gйnйrale de batraciens dans un si grand nombre d'оles ocйaniques, car elles paraissent particuliиrement propres а l'existence de ces animaux, et, la preuve, c'est que des grenouilles introduites а Madиre, aux Aзores et а l'оle Maurice s'y sont multipliйes au point de devenir un flйau. Mais, comme ces animaux ainsi que leur frai sont immйdiatement tuйs par le contact de l'eau de mer, а l'exception toutefois d'une espиce indienne, leur transport par cette voie serait trиs difficile, et, en consйquence, nous pouvons comprendre pourquoi ils n'existent sur aucune оle ocйanique. Il serait, par contre, bien difficile d'expliquer pourquoi, dans la thйorie des crйations indйpendantes, il n'en aurait pas йtй crйй dans ces localitйs. Les mammifиres offrent un autre cas analogue. Aprиs avoir compulsй avec soin les rйcits des plus anciens voyageurs, je n'ai pas trouvй un seul tйmoignage certain de l'existence d'un mammifиre terrestre, а l'exception des animaux domestiques que possйdaient les indigиnes, habitant une оle йloignйe de plus de 500 kilomиtres d'un continent ou d'une grande оle continentale, et bon nombre d'оles plus rapprochйes de la terre ferme en sont йgaiement dйpourvues. Les оles Falkland, qu'habite un renard ressemblant au loup, semblent faire exception а cette rиgle ; mais ce groupe ne peut pas кtre considйrй comme ocйanique, car il repose sur un banc qui se rattache а la terre ferme, distante de 450 kilomиtres seulement ; de plus, comme les glaces flottantes ont autrefois charriй des blocs erratiques sur sa cфte occidentale, il se peut que des renards aient йtй transportйs de la mкme maniиre, comme cela a encore lieu actuellement dans les rйgions arctiques. On ne saurait soutenir, cependant, que les petites оles ne sont pas propres а l'existence au moins des petits mammifиres, car on en rencontre sur diverses parties du globe dans de trиs petites оles, lorsqu'elles se trouvent, dans le voisinage d'un continent. On ne saurait, d'ailleurs, citer une seule оle dans laquelle nos petits mammifиres ne se soient naturalisйs et abondamment multipliйs. On ne saurait allйguer non plus, d'aprиs la thйorie des crйations indйpendantes, que le temps n'a pas йtй suffisant pour la crйation des mammifиres ; car un grand nombre d'оles volcaniques sont d'une antiquitй trиs reculйe, comme le prouvent les immenses dйgradations qu'elles ont subies et les gisements tertiaires qu'on y rencontre ; d'ailleurs, le temps a йtй suffisant pour la production d'espиces endйmiques appartenant а d'autres classes ; or on sait que, sur les continents, les mammifиres apparaissent et disparaissent plus rapidement que les animaux infйrieurs. Si les mammifиres terrestres font dйfaut aux оles ocйaniques presque toutes ont des mammifиres aйriens. La Nouvelle-Zйlande possиde deux chauves-souris qu'on ne rencontre nulle part ailleurs dans le monde ; l'оle Norfolk, l'archipel Fidji, les оles Bonin, les archipels des Carolines et des оles Mariannes, et l'оle Maurice, possиdent tous leurs chauves-souris particuliиres. Pourquoi la force crйatrice n'a-t-elle donc produit que des chauves-souris, а l'exclusion de tous les autres mammifиres, dans les оles йcartйes ? D'aprиs ma thйorie, il est facile de rйpondre а cette question ; aucun mammifиre terrestre, en effet, ne peut кtre transportй а travers un large bras de mer, mais les chauves-souris peuvent franchir la distance au vol. On a vu des chauves-souris errer de jour sur l'ocйan Atlantique а de grandes distances de la terre, et deux espиces de l'Amйrique du Nord visitent rйguliиrement, ou accidentellement les Bermudes, а 1000 kilomиtres de la terre ferme. M. Tomes, qui a йtudiй spйcialement cette famille, m'apprend que plusieurs espиces ont une distribution considйrable, et se rencontrent sur les continents et dans des оles trиs йloignйes. Il suffit donc de supposer que des espиces errantes se sont modifiйes dans leurs nouvelles stations pour se mettre en rapport avec les nouveaux milieux dans lesquels elles se trouvent, et nous pouvons alors comprendre pourquoi il peut y avoir, dans les оles ocйaniques, des chauves-souris endйmiques, en l'absence de tout autre mammifиre terrestre. Il y a encore d'autres rapports intйressants а constater entre la profondeur des bras de mer qui sйparent les оles, soit les unes des autres, soit des continents les plus voisins, et le degrй d'affinitй des mammifиres qui les habitent. M. Windsor Earl a fait sur ce point quelques observations remarquables, observations considйrablement dйveloppйes depuis par les belles recherches de M. Wallace sur le grand archipel malais, lequel est traversй, prиs des Cйlиbes, par un bras de mer profond, qui marque une sйparation complиte entre deux faunes trиs distinctes de mammifиres. De chaque cфtй de ce bras de mer, les оles reposent sur un banc sous-marin ayant une profondeur moyenne, et sont peuplйes de mammifиres identiques ou trиs йtroitement alliйs. Je n'ai pas encore eu le temps d'йtudier ce sujet pour toutes les parties du globe, mais jusqu'а prйsent j'ai trouvй que le rapport est assez gйnйral. Ainsi, les mammifиres sont les mкmes en Angleterre que dans le reste de l'Europe, dont elle n'est sйparйe que par un dйtroit peu profond ; il en est de mкme pour toutes les оles situйes prиs des cфtes de l'Australie. D'autre part, les оles formant les Indes occidentales sont situйes sur un banc submergй а une profondeur d'environ 1 000 brasses ; nous y trouvons les formes amйricaines, mais les espиces et mкme les genres sont tout а fait distincts. Or, comme la somme des modifications que les animaux de tous genres peuvent йprouver dйpend surtout du laps de temps йcoulй, et que les оles sйparйes du continent ou des оles voisines par des eaux peu profondes ont dы probablement former une rйgion continue а une йpoque plus rйcente que celles qui sont sйparйes par des dйtroits d'une grande profondeur, il est facile de comprendre qu'il doive exister un rapport entre la profondeur de la mer sйparant deux faunes de mammifиres, et le degrй de leurs affinitйs ; -- rapport qui, dans la thйorie des crйations indйpendantes, demeure inexplicable. Les faits qui prйcиdent relativement aux habitants des оles ocйaniques, c'est-а-dire : le petit nombre des espиces, joint а la forte proportion des formes endйmiques, -- les modifications qu'ont subies les membres de certains groupes, sans que d'autres groupes appartenant а la mкme classe aient йtй modifiйs, -- l'absence d'ordres entiers tels que les batraciens et les mammifиres terrestres, malgrй la prйsence de chauves-souris aйriennes, -- les proportions singuliиres de certains ordres de plantes, -- le dйveloppement des formes herbacйes en arbres, etc., -- me paraissent s'accorder beaucoup mieux avec l'opinion que les moyens occasionnels de transport ont une efficacitй suffisante pour peupler les оles, а condition qu'ils se continuent pendant de longues pйriodes, plutфt qu'avec la supposition que toutes les оles ocйaniques ont йtй autrefois rattachйes au continent le plus rapprochй. Dans cette derniиre hypothиse, en effet, il est probable que les diverses classes auraient immigrй d'une maniиre plus uniforme, et qu'alors, les relations mutuelles des espиces introduites en grandes quantitйs йtant peu troublйes, elles ne se seraient pas modifiйes ou l'auraient fait d'une maniиre plus йgale. Je ne prйtends pas dire qu'il ne reste pas encore beaucoup de sйrieuses difficultйs pour expliquer comment la plupart des habitants des оles les plus йloignйes ont atteint leur patrie actuelle, comment il se fait qu'ils aient conservй leurs formes spйcifiques ou qu'ils se soient ultйrieurement modifiйs. Il faut tenir compte ici de la probabilitй de l'existence d'оles intermйdiaires, qui ont pu servir de point de relвche, mais qui, depuis, ont disparu. Je me contenterai de citer un des cas les plus difficiles. Presque toutes les оles ocйaniques, mкme les plus petites et les plus йcartйes, sont habitйes par des coquillages terrestres appartenant gйnйralement а des espиces endйmiques, mais quelquefois aussi par des espиces qui se trouvent ailleurs -- fait dont le docteur A. -A. Gould a observй des exemples frappants dans le Pacifique. Or, on sait que les coquillages terrestres sont facilement tuйs par l'eau de mer ; leurs oeufs, tout au moins ceux que j'ai pu soumettre а l'expйrience, tombent au fond et pйrissent. Il faut cependant qu'il y ait eu quelque moyen de transport inconnu, mais efficace. Serait-ce peut-кtre par l'adhйrence des jeunes nouvellement йclos aux pattes des oiseaux ? J'ai pensй que les coquillages terrestres, pendant la saison d'hibernation et alors que l'ouverture de leur coquille est fermйe par un diaphragme membraneux, pourraient peut-кtre se conserver dans les fentes de bois flottant et traverser ainsi des bras de mer assez larges. J'ai constatй que plusieurs espиces peuvent, dans cet йtat, rйsister а l'immersion dans l'eau de mer pendant sept jours. Une Helix pomatia, aprиs avoir subi ce traitement, fut remise, lorsqu'elle hiverna de nouveau, pendant vingt jours dans l'eau de mer, et rйsista parfaitement. Pendant ce laps de temps, elle eыt pu кtre transportйe par un courant marin ayant une vitesse moyenne а une distance de 660 milles gйographiques. Comme cette helix a un diaphragme calcaire trиs йpais, je l'enlevai, et lorsqu'il fut remplacй par un nouveau diaphragme membraneux, je la replaзai dans l'eau de mer pendant quatorze jours, au bout desquels l'animal, parfaitement intact, s'йchappa. Des expйriences semblables ont йtй derniиrement entreprises par le baron Aucapitaine ; il mit, dans une boоte percйe de trous, cent coquillages terrestres, appartenant а dix espиces, et plongea le tout dans la mer pendant quinze jours. Sur les cent coquillages, vingt-sept se rйtablirent. La prйsence du diaphragme paraоt avoir une grande importance, car, sur douze spйcimens de Cyclostoma elegans qui en йtaient pourvus, onze ont survйcu. Il est remarquable, vu la faзon dont l'Helix pomatia avait rйsistй dans mes essais а l'action de l'eau salйe, que pas un des cinquante-quatre spйcimens d'helix appartenant а quatre espиces, qui servirent aux expйriences du baron Aucapitaine, n'ait survйcu. Il est toutefois peu probable que les coquillages terrestres aient йtй souvent transportйs ainsi ; le mode de transport par les pattes des oiseaux est le plus vraisemblable. SUR LES RAPPORTS ENTRE LES HABITANTS DES ILES ET CEUX DU CONTINENT LE PLUS RAPPROCHE. Le fait le plus important pour nous est l'affinitй entre les espиces qui habitent les оles et celles qui habitent le continent le plus voisin, sans que ces espиces soient cependant identiques. On pourrait citer de nombreux exemples de ce fait. L'archipel Galapagos est situй sous l'йquateur, а 800 ou 900 kilomиtres des cфtes de l'Amйrique du Sud. Tous les produits terrestres et aquatiques de cet archipel portent l'incontestable cachet du type continental amйricain. Sur vingt-six oiseaux terrestres, vingt et un, ou peut-кtre mкme vingt-trois, sont considйrйs comme des espиces si distinctes, qu'on les suppose crййes dans le lieu mкme ; pourtant rien n'est plus manifeste que l'affinitй йtroite qu'ils prйsentent avec les oiseaux amйricains par tous leurs caractиres, par leurs moeurs, leurs gestes et les intonations de leur voix. Il en est de mкme pour les autres animaux et pour la majoritй des plantes, comme le prouve le docteur Hooker dans son admirable ouvrage sur la flore de cet archipel. En contemplant les habitants de ces оles volcaniques isolйes dans le Pacifique, distantes du continent de plusieurs centaines de kilomиtres, le naturaliste sent cependant qu'il est encore sur une terre amйricaine. Pourquoi en est-il ainsi ? pourquoi ces espиces, qu'on suppose avoir йtй crййes dans l'archipel Galapagos, et nulle part ailleurs, portent-elles si йvidemment cette empreinte d'affinitй avec les espиces crййes en Amйrique ? Il n'y a rien, dans les conditions d'existence, dans la nature gйologique de ces оles, dans leur altitude ou leur climat, ni dans les proportions suivant lesquelles les diverses classes y sont associйes, qui ressemble aux conditions de la cфte amйricaine ; en fait, il y a mкme une assez grande dissemblance sous tous les rapports. D'autre part, il y a dans la nature volcanique du sol, dans le climat, l'altitude et la superficie de ces оles, une grande analogie entre elles et les оles de l'archipel du Cap-Vert ; mais quelle diffйrence complиte et absolue au point de vue des habitants ! La population de ces derniиres a les mкmes rapports avec les habitants de l'Afrique que les habitants des Galapagos avec les formes amйricaines. La thйorie des crйations indйpendantes ne peut fournir aucune explication de faits de cette nature. Il est йvident, au contraire, d'aprиs la thйorie que nous soutenons, que les оles Galapagos, soit par suite d'une ancienne continuitй avec la terre ferme (bien que je ne partage pas cette opinion), soit par des moyens de transport йventuels, ont dы recevoir leurs habitants d'Amйrique, de mкme que les оles du Cap-Vert ont reзu les leurs de l'Afrique ; les uns et les autres ont dы subir des modifications, mais ils trahissent toujours leur lieu d'origine en vertu du principe d'hйrйditй. On pourrait citer bien des faits analogues ; c'est, en effet, une loi presque universelle que les productions indigиnes d'une оle soient en rapport de parentй йtroite avec celles des continents ou des оles les plus rapprochйes. Les exceptions sont rares et s'expliquent pour la plupart. Ainsi, bien que l'оle de Kerguelen soit plus rapprochйe de l'Afrique que de l'Amйrique, les plantes qui l'habitent sont, d'aprиs la description qu'en a faite le docteur Hooker, en relation trиs йtroite avec les formes amйricaines ; mais cette anomalie disparaоt, car il faut admettre que cette оle a dы кtre principalement peuplйe par les graines charriйes avec de la terre et des pierres par les glaces flottantes poussйes par les courants dominants. Par ses plantes indigиnes, la Nouvelle-Zйlande a, comme on pouvait s'y attendre, des rapports beaucoup plus йtroits avec l'Australie, la terre ferme la plus voisine, qu'avec aucune autre rйgion ; mais elle prйsente aussi avec l'Amйrique du Sud des rapports marquйs, et ce continent, bien que venant immйdiatement aprиs l'Australie sous le rapport de la distance, est si йloignй, que le fait paraоt presque anormal. La difficultй disparaоt, toutefois, dans l'hypothиse que la Nouvelle-Zйlande, l'Amйrique du Sud et d'autres rйgions mйridionales ont йtй peuplйes en partie par des formes venues d'un point intermйdiaire, quoique йloignй, les оles antarctiques, alors que, pendant une pйriode tertiaire chaude, antйrieure а la derniиre pйriode glaciaire, elles йtaient recouvertes de vйgйtation. L'affinitй, faible sans doute, mais dont le docteur Hooker affirme la rйalitй, qui se remarque entre la flore de la partie sud-ouest de l'Australie et celle du cap de Bonne-Espйrance, est un cas encore bien plus remarquable ; cette affinitй, toutefois, est limitйe aux plantes, et sera sans doute expliquйe quelque jour. La loi qui dйtermine la parentй entre les habitants des оles et ceux de la terre ferme la plus voisine se manifeste parfois sur une petite йchelle, mais d'une maniиre trиs intйressante dans les limites d'un mкme archipel. Ainsi, chaque оle de l'archipel Galapagos est habitйe, et le fait est merveilleux, par plusieurs espиces distinctes, mais qui ont des rapports beaucoup plus йtroits les unes avec les autres qu'avec les habitants du continent amйricain ou d'aucune autre partie du monde. C'est bien ce а quoi on devait s'attendre, car des оles aussi rapprochйes doivent nйcessairement avoir reзu des йmigrants soit de la mкme source originaire, soit les unes des autres. Mais comment se fait-il que ces йmigrants ont йtй diffйremment modifiйs, quoiqu'а un faible degrй, dans les оles si rapprochйes les unes des autres, ayant la mкme nature gйologique, la mкme altitude, le mкme climat, etc.? Ceci m'a longtemps embarrassй ; mais la difficultй provient surtout de la tendance erronйe, mais profondйment enracinйe dans notre esprit, qui nous porte а toujours regarder les conditions physiques d'un pays comme le point le plus essentiel ; tandis qu'il est incontestable que la nature des autres habitants, avec lesquels chacun est en lutte, constitue un point tout aussi essentiel, et qui est gйnйralement un йlйment de succиs beaucoup plus important. Or, si nous examinons les espиces qui habitent les оles Galapagos, et qui se trouvent йgalement dans d'autres parties du monde, nous trouvons qu'elles diffиrent beaucoup dans les diverses оles. Cette diffйrence йtait а prйvoir, si l'on admet que les оles ont йtй peuplйes par des moyens accidentels de transport, une graine d'une plante ayant pu кtre apportйe dans une оle, par exemple, et celle d'une plante diffйrente dans une autre, bien que toutes deux aient une mкme origine gйnйrale. Il en rйsulte que, lorsque autrefois un immigrant aura pris pied sur une des оles, ou aura ultйrieurement passй de l'une а l'autre, il aura sans doute йtй exposй dans les diverses оles а des conditions diffйrentes ; car il aura eu а lutter contre des ensembles d'organismes diffйrents ; une plante, par exemple trouvant le terrain qui lui est le plus favorable occupй par des formes un peu diverses suivant les оles, aura eu а rйsister aux attaques d'ennemis diffйrents. Si cette plante s'est alors mise а varier, la sйlection naturelle aura probablement favorisй dans chaque оle des variйtйs йgalement un peu diffйrentes. Toutefois, quelques espиces auront pu se rйpandre et conserver leurs mкmes caractиres dans tout l'archipel, de mкme que nous voyons quelques espиces largement dissйminйes sur un continent rester partout les mкmes. Le fait rйellement surprenant dans l'archipel Galapagos, fait que l'on remarque aussi а un moindre degrй dans d'autres cas analogues, c'est que les nouvelles espиces une fois formйes dans une оle ne se sont pas rйpandues promptement dans les autres. Mais les оles, bien qu'en vue les unes des autres, sont sйparйes par des bras de mer trиs profonds, presque toujours plus larges que la Manche, et rien ne fait, supposer qu'elles aient йtй autrefois rйunies. Les courants marins qui traversent l'archipel sont trиs rapides, et les coups de vent extrкmement rares, de sorte que les оles sont, en fait, beaucoup plus sйparйes les unes des autres qu'elles ne le paraissent sur la carte. Cependant, quelques-unes des espиces spйciales а l'archipel ou qui se trouvent dans d'autres parties du globe, sont communes aux diverses оles, et nous pouvons conclure de leur distribution actuelle qu'elles ont dы passer d'une оle а l'autre. Je crois, toutefois, que nous nous trompons souvent en supposant que les espиces йtroitement alliйes envahissent nйcessairement le territoire les unes des autres, lorsqu'elles peuvent librement communiquer entre elles. Il est certain que, lorsqu'une espиce est douйe de quelque supйrioritй sur une autre, elle ne tarde pas а la supplanter en tout ou en partie ; mais il est probable que toutes deux conservent leur position respective pendant trиs longtemps, si elles sont йgalement bien adaptйes а la situation quelles occupent. Le fait qu'un grand nombre d'espиces naturalisйes par l'intervention de l'homme, se sont rйpandues avec une йtonnante rapiditй sur de vastes surfaces, nous porte а conclure que la plupart des espиces ont dы se rйpandre de mкme ; mais il faut se rappeler que les espиces qui s'acclimatent dans des pays nouveaux ne sont gйnйralement pas йtroitement alliйes aux habitants indigиnes ; ce sont, au contraire, des formes trиs distinctes, appartenant dans la plupart des cas, comme l'a dйmontrй Alph. de Candolle, а des genres diffйrents. Dans l'archipel Galapagos, un grand nombre d'oiseaux, quoique si bien adaptйs pour voler d'оle en оle, sont distincts dans chacune d'elles ; c'est ainsi qu'on trouve trois espиces йtroitement alliйes de merles moqueurs, dont chacune est confinйe dans une оle distincte. Supposons maintenant que le merle moqueur de l'оle Chatham soit emportй par le vent dans l'оle Charles, qui possиde le sien ; pourquoi rйussirait-il а s'y йtablir ? Nous pouvons admettre que l'оle Charles est suffisamment peuplйe par son espиce locale, car chaque annйe il se pond plus d'oeufs et il s'йlиve plus de petits qu'il n'en peut survivre, et nous devons йgalement croire que l'espиce de l'оle Charles est au moins aussi bien adaptйe а son milieu que l'est celle de l'оle Chatham. Je dois а sir C. Lyell et а M. Wollaston communication d'un fait remarquable en rapport avec cette question : Madиre et la petite оle adjacente de Porto Santo possиdent plusieurs espиces distinctes, mais reprйsentatives, de coquillages terrestres, parmi lesquels il en est quelques-uns qui vivent dans les crevasses des rochers ; or, on transporte annuellement de Porto Santo а Madиre de grandes quantitйs de pierres, sans que l'espиce de la premiиre оle se soit jamais introduite dans la seconde, bien que les deux оles aient йtй colonisйes par des coquillages terrestres europйens, douйs sans doute de quelque supйrioritй sur les espиces indigиnes. Je pense donc qu'il n'y a pas lieu d'кtre surpris de ce que les espиces indigиnes qui habitent les diverses оles de l'archipel Galapagos ne se soient pas rйpandues d'une оle а l'autre. L'occupation antйrieure a probablement aussi contribuй dans une grande mesure, sur un mкme continent, а empкcher le mйlange d'espиces habitant des rйgions distinctes, bien qu'offrant des conditions physiques semblables. C'est ainsi que les angles sud-est et sud-ouest de l'Australie, bien que prйsentant des conditions physiques а peu prиs analogues, et bien que formant un tout continu, sont cependant peuplйs par un grand nombre de mammifиres, d'oiseaux et de vйgйtaux distincts ; il en est de mкme, selon M. Bates, pour les papillons et les autres animaux qui habitent la grande vallйe ouverte et continue des Amazones. Le principe qui rиgle le caractиre gйnйral des habitants des оles ocйaniques, c'est-а-dire leurs rapports йtroits avec la rйgion qui a pu le plus facilement leur envoyer des colons, ainsi que leur modification ultйrieure, est susceptible de nombreuses applications dans la nature ; on en voit la preuve sur chaque montagne, dans chaque lac et dans chaque marais. Les espиces alpines, en effet, si l'on en excepte celles qui, lors de la derniиre pйriode glaciaire, se sont largement rйpandues, se rattachent aux espиces habitant les basses terres environnantes Ainsi, dans l'Amйrique du Sud, on trouve des espиces alpines d'oiseaux-mouches, de rongeurs, de plantes, etc., toutes formes appartenant а des types strictement amйricains ; il est йvident, en effet, qu'une montagne, pendant son lent soulиvement, a dы кtre colonisйe par les habitants des plaines adjacentes. Il en est de mкme des habitants des lacs et des marais, avec cette rйserve que de plus grandes facilitйs de dispersion ont contribuй а rйpandre les mкmes formes dans plusieurs parties du monde. Les caractиres de la plupart des animaux aveugles qui peuplent les cavernes de l'Amйrique et de l'Europe, ainsi que d'autres cas analogues offrent les exemples de l'application du mкme principe. Lorsque dans deux rйgions, quelque йloignйes qu'elles soient l'une de l'autre, on rencontre beaucoup d'espиces йtroitement alliйes ou reprйsentatives, on y trouve йgalement quelques espиces identiques ; partout oщ l'on rencontre beaucoup d'espиces йtroitement alliйes, on rencontre aussi beaucoup de formes que certains naturalistes classent comme des espиces distinctes et d'autres comme de simples variйtйs ; ce sont lа deux points qui, а mon avis, ne sauraient кtre contestйs ; or, ces formes douteuses nous indiquent les degrйs successifs de la marche progressive de la modification. On peut dйmontrer d'une maniиre plus gйnйrale le rapport qui existe entre l'йnergie et l'йtendue des migrations de certaines espиces, soit dans les temps actuels, soit а une йpoque antйrieure, et l'existence d'espиces йtroitement alliйes sur des points du globe trиs йloignйs les uns des autres. M. Gould m'a fait remarquer, il y a longtemps, que les genres d'oiseaux rйpandus dans le monde entier comportent beaucoup d'espиces qui ont une distribution trиs considйrable. Je ne mets pas en doute la vйritй gйnйrale de cette assertion, qu'il serait toutefois difficile de prouver. Les chauves-souris et, а un degrй un peu moindre, les fйlides et les canides nous en offrent chez les mammifиres un exemple frappant. La mкme loi gouverne la distribution des papillons et des colйoptиres, ainsi que celle de la plupart des habitants des eaux douces, chez lesquels un grand nombre de genres, appartenant aux classes les plus distinctes, sont rйpandus dans le monde entier et renferment beaucoup d'espиces prйsentant йgalement une distribution trиs йtendue. Ce n'est pas que toutes les espиces des genres rйpandus dans le monde entier, aient toujours une grande distribution ni qu'elles aient mкme une distribution moyenne trиs considйrable, car cette distribution dйpend beaucoup du degrй de leurs modifications. Si, par exemple, deux variйtйs d'une mкme espиce habitent, l'une l'Amйrique, l'autre l'Europe, l'espиce aura une vaste distribution ; mais, si la variation est poussйe au point que l'on considиre les deux variйtйs comme des espиces, la distribution en sera aussitфt rйduite de beaucoup. Nous n'entendons pas dire non plus que les espиces aptes а franchir les barriиres et а se rйpandre au loin, telles que certaines espиces d'oiseaux au vol puissant, ont nйcessairement une distribution trиs йtendue, car il faut toujours se rappeler que l'extension d'une espиce implique non seulement l'aptitude а franchir les obstacles, mais la facultй bien plus inopйrante de pouvoir, sur un sol йtranger, l'emporter dans la lutte pour l'existence sur les formes qui l'habitent. Mais, dans l'hypothиse que toutes les espиces d'un mкme genre, bien qu'actuellement rйparties sur divers points du globe souvent trиs йloignйs les uns des autres, descendent d'un unique ancкtre, nous devions pouvoir constater, et nous constatons gйnйralement en effet, que quelques espиces au moins prйsentent une distribution considйrable. Nous devons nous rappeler que beaucoup de genres dans toutes les classes sont trиs anciens et que les espиces qu'ils comportent ont eu, par consйquent, amplement le temps de se dissйminer et d'йprouver de grandes modifications ultйrieures. Les documents gйologiques semblent prouver aussi que les organismes infйrieurs, а quelque classe qu'ils appartiennent, se modifient moins rapidement que ceux qui sont plus йlevйs sur l'йchelle ; ces organismes ont, par consйquent, plus de chances de se disperser plus largement, tout en conservant les mкmes caractиres spйcifiques. En outre, les graines et les oeufs de presque tous les organismes infйrieurs sont trиs petits, et par consйquent plus propres а кtre transportйs au loin ; ces deux causes expliquent probablement une loi formulйe depuis longtemps et que Alph. de Candolle a rйcemment discutйe en ce qui concerne les plantes, а savoir : que plus un groupe d'organismes est placй bas sur l'йchelle, plus sa distribution est considйrable. Tous les rapports que nous venons d'examiner, c'est-а-dire la plus grande dissйmination des formes infйrieures, comparativement а celle des formes supйrieures ; la distribution considйrable des espиces faisant partie de genres eux-mкmes trиs largement rйpandus ; les relations qui existent entre les productions alpines, lacustres, etc., et celles qui habitent les rйgions basses environnantes ; l'йtroite parentй qui unit les habitants des оles а ceux de la terre ferme la plus rapprochйe ; la parentй plus йtroite encore entre les habitants distincts d'оles faisant partie d'un mкme archipel, sont autant de faits que la thйorie de la crйation indйpendante de chaque espиce ne permet pas d'expliquer ; il devient facile de les comprendre si l'on admet la colonisation par la source la plus voisine ou la plus accessible, jointe а une adaptation ultйrieure des immigrants aux conditions de leur nouvelle patrie. RESUME DE CE CHAPITRE ET DU CHAPITRE PRECEDENT. Les difficultйs qui paraissent s'opposer а l'hypothиse en vertu de laquelle tous les individus d'une mкme espиce, oщ qu'ils se trouvent, descendent de parents communs, sont sans doute plus apparentes que rйelles. En effet, nous ignorons profondйment quels sont les effets prйcis qui peuvent rйsulter de changements dans le climat ou dans le niveau d'un pays, changements qui se sont certainement produits pendant une pйriode rйcente, outre d'autres modifications qui se sont trиs probablement effectuйes ; nous ignorons йgalement quels sont les moyens йventuels de transport qui ont pu entrer en jeu ; nous sommes autorisйs, enfin, а supposer et c'est lа une considйration fort importante, qu'une espиce, aprиs avoir occupй toute une vaste rйgion continue, a pu s'йteindre ensuite dans certaines rйgions intermйdiaires. D'ailleurs, diverses considйrations gйnйrales et surtout l'importance des barriиres de toute espиce et la distribution analogue des sous-genres, des genres et des familles, nous autorisent а accepter la doctrine adoptйe dйjа par beaucoup de naturalistes et qu'ils ont dйsignйe sous le nom de centres uniques de crйation. Quant aux espиces distinctes d'un mкme genre qui, d'aprиs ma thйorie, йmanent d'une mкme souche parente, la difficultй, quoique presque aussi grande que quand il s'agit de la dispersion des individus d'une mкme espиce, n'est pas plus considйrable, si nous faisons la part de ce que nous ignorons et si nous tenons compte de la lenteur avec laquelle certaines formes ont dы se modifier et du laps de temps immense qui a pu s'йcouler pendant leurs migrations. Comme exemple des effets que les changements climatйriques ont pu exercer sur la distribution, j'ai cherchй а dйmontrer l'importance un rфle qu'a jouй la derniиre pйriode glaciaire, qui a affectй jusqu'aux rйgions йquatoriales, et qui, pendant les alternances de froid au nord et au midi, a permis le mйlange des productions des deux hйmisphиres opposйs, et en a fait йchouer quelques-unes, si l'on peut s'exprimer ainsi, sur les sommets des hautes montagnes dans toutes les parties du monde. Une discussion un peu plus dйtaillйe du mode de dispersion des productions d'eau douce m'a servi а signaler la diversitй des modes accidentels de transport. Nous avons vu qu'aucune difficultй insurmontable n'empкche d'admettre que, йtant donnй le cours prolongй des temps, tous les individus d'une mкme espиce et toutes les espиces d'un mкme genre descendent d'une source commune ; tous les principaux faits de la distribution gйographique s'expliquent donc par la thйorie de la migration, combinйe avec la modification ultйrieure et la multiplication des formes nouvelles. Ainsi s'explique l'importance capitale des barriиres, soit de terre, soit de mer, qui non seulement sйparent, mais qui circonscrivent les diverses provinces zoologiques et botaniques. Ainsi s'expliquent encore la concentration des espиces alliйes dans les mкmes rйgions et le lien mystйrieux qui, sous diverses latitudes, dans l'Amйrique mйridionale par exemple, rattache les uns aux autres ainsi qu'aux formes йteintes qui ont autrefois vйcu sur le mкme continent, les habitants des plaines et, des montagnes, ceux des forкts, des marais et des dйserts. Si l'on songe а la haute importance des rapports mutuels d'organisme а organisme, on comprend facilement que des formes trиs diffйrentes habitent souvent deux rйgions offrant а peu prиs les mкmes conditions physiques ; car, le temps depuis lequel les immigrants ont pйnйtrй dans une des rйgions ou dans les deux, la nature des communications qui a facilitй l'entrйe de certaines formes en plus ou moins grand nombre et exclu certaines autres, la concurrence que les formes nouvelles ont eu а soutenir soit les unes avec les autres, soit avec les formes indigиnes, l'aptitude enfin des immigrants а varier plus ou moins promptement, sont autant de causes qui ont dы engendrer dans les deux rйgions, indйpendamment des conditions physiques, des conditions d'existence infiniment diverses. La somme des rйactions organiques et inorganiques a dы кtre presque infinie, et nous devons trouver, et nous trouvons en effet, dans les diverses grandes provinces gйographiques du globe, quelques groupes d'кtres trиs modifiйs, d'autres qui le sont trиs peu, les uns comportent un nombre considйrable d'individus, d'autres un nombre trиs restreint. Ces mкmes principes, ainsi que j'ai cherchй а le dйmontrer nous permettent d'expliquer pourquoi la plupart des habitants des оles ocйaniques, d'ailleurs peu nombreux, sont endйmiques ou particuliers ; pourquoi, en raison de la diffйrence des moyens de migration, un groupe d'кtres ne renferme que des espиces particuliиres, tandis que les espиces d'un autre groupe appartenant а la mкme classe sont communes а plusieurs parties du monde. Il devient facile de comprendre que des groupes entiers d'organismes, tels que les batraciens et les mammifиres terrestres, fassent dйfaut dans les оles ocйaniques, tandis que les plus йcartйes et les plus isolйes possиdent leurs espиces particuliиres de mammifиres aйriens ou chauves-souris ; qu'il doive y avoir un rapport entre l'existence, dans les оles, de mammifиres а un йtat plus ou moins modifiй et la profondeur de la mer qui sйpare ces оles de la terre ferme ; que tous les habitants d'un archipel, bien que spйcifiquement distincts dans chaque petite оle, doivent кtre йtroitement alliйs les uns aux autres, et se rapprocher йgalement, mais d'une maniиre moins йtroite, de ceux qui occupent le continent ou le lieu quelconque d'oщ les immigrants ont pu tirer leur origine. Enfin, nous nous expliquons pourquoi, s'il existe dans deux rйgions, quelque distantes qu'elles soient l'une de l'autre, des espиces йtroitement alliйes ou reprйsentatives, on y rencontre presque toujours aussi quelques espиces identiques. Ainsi que Edward Forbes l'a fait bien souvent remarquer, il existe un parallйlisme frappant entre les lois de la vie dans le temps et dans l'espace. Les lois qui ont rйglй la succession des formes dans les temps passйs sont а peu prиs les mкmes que celles qui actuellement dйterminent les diffйrences dans les diverses zones. Un grand nombre de faits viennent а l'appui de cette hypothиse. La durйe de chaque espиce ou de chaque groupe d'espиces est continue dans le temps ; car les exceptions а cette rиgle sont si rares, qu'elles peuvent кtre attribuйes а ce que nous n'avons pas encore dйcouvert, dans des dйpфts intermйdiaires, certaines formes qui semblent y manquer, mais qui se rencontrent dans les formations supйrieures et infйrieures. De mкme dans l'espace, il est de rиgle gйnйrale que les rйgions habitйes par une espиce ou par un groupe d'espиces soient continues ; les exceptions, assez nombreuses il est vrai, peuvent s'expliquer, comme j'ai essayй de le dйmontrer, par d'anciennes migrations effectuйes dans des circonstances diffйrentes ou par des moyens accidentels de transport, ou par le fait de l'extinction de l'espиce dans les rйgions intermйdiaires. Les espиces et les groupes d'espиces ont leur point de dйveloppement maximum dans le temps et dans l'espace. Des groupes d'espиces, vivant pendant une mкme pйriode ou dans une mкme zone, sont souvent caractйrisйs par des traits insignifiants qui leur sont communs, tels, par exemple, que les dйtails extйrieurs de la forme et de la couleur. Si l'on considиre la longue succession des йpoques passйes, ou les rйgions trиs йloignйes les unes des autres а la surface du globe actuel, on trouve que, chez certaines classes, les espиces diffиrent peu les unes des autres, tandis que celles d'une autre classe, ou mкme celles d'une famille distincte du mкme ordre, diffиrent considйrablement dans le temps comme dans l'espace. Les membres infйrieurs de chaque classe se modifient gйnйralement moins que ceux dont l'organisation est plus йlevйe ; la rиgle prйsente toutefois dans les deux cas des exceptions marquйes. D'aprиs ma thйorie, ces divers rapports dans le temps comme dans l'espace sont trиs intelligibles ; car, soit que nous considйrions les formes alliйes qui se sont modifiйes pendant les вges successifs, soit celles qui se sont modifiйes aprиs avoir йmigrй dans des rйgions йloignйes, les formes n'en sont pas moins, dans les deux cas, rattachйes les unes aux autres par le lien ordinaire de la gйnйration ; dans les deux cas, les lois de la variation ont йtй les mкmes, et les modifications ont йtй accumulйes en vertu d'une mкme loi, la sйlection naturelle. CHAPITRE XIV. AFFINITES MUTUELLES DES ETRES ORGANISES ; MORPHOLOGIE ; EMBRYOLOGIE ; ORGANES RUDIMENTAIRES. CLASSIFICATION ; groupes subordonnйs а d'autres groupes. - Systиme naturel. - Les lois et les difficultйs de la classification expliquйes par la thйorie de la descendance avec modifications. - Classification des variйtйs. - Emploi de la gйnйalogie dans la classification. - Caractиres analogiques ou d'adaptation. - Affinitйs gйnйrales, complexes et divergentes. - L'extinction sйpare et dйfinit les groupes. - MORPHOLOGIE, entre les membres d'une mкme classe et entre les parties d'un mкme individu. - EMBRYOLOGIE ; ses lois expliquйes par des variations qui ne surgissent pas а un вge prйcoce et qui sont hйrйditaires а un вge correspondant. - ORGANES RUDIMENTAIRES ; explication de leur origine. - Rйsumй. CLASSIFICATION. Dиs la pйriode la plus reculйe de l'histoire du globe on constate entre les кtres organisйs une ressemblance continue hйrйditaire, de sorte qu'on peut les classer en groupes subordonnйs а d'autres groupes. Cette classification n'est pas arbitraire, comme l'est, par exemple, le groupement des йtoiles en constellations. L'existence des groupes aurait eu une signification trиs simple si l'un eыt йtй exclusivement adaptй а vivre sur terre, un autre dans l'eau ; celui-ci а se nourrir de chair, celui-lа de substances vйgйtales, et ainsi de suite ; mais il en est tout autrement ; car on sait que, bien souvent, les membres d'un mкme groupe ont des habitudes diffйrentes. Dans le deuxiиme et dans le quatriиme chapitre, sur la Variation et sur la Sйlection naturelle, j'ai essayй de dйmontrer que, dans chaque rйgion, ce sont les espиces les plus rйpandues et les plus communes, c'est-а-dire les espиces dominantes, appartenant aux plus grands genres de chaque classe, qui varient le plus. Les variйtйs ou espиces naissantes produites par ces variations se convertissent ultйrieurement en espиces nouvelles et distinctes ; ces derniиres tendent, en vertu du principe de l'hйrйditй, а produire а leur tour d'autres espиces nouvelles et dominantes. En consйquence, les groupes dйjа considйrables qui comprennent ordinairement de nombreuses espиces dominantes, tendent а augmenter toujours davantage. J'ai essayй, en outre, de dйmontrer que les descendants variables de chaque espиce cherchant toujours а occuper le plus de places diffйrentes qu'il leur est possible dans l'йconomie de la nature, cette concurrence incessante dйtermine une tendance constante а la divergence des caractиres. La grande diversitй des formes qui entrent en concurrence trиs vive, dans une rйgion trиs restreinte, et certains faits d'acclimatation, viennent а l'appui de cette assertion. J'ai cherchй aussi а dйmontrer qu'il existe, chez les formes qui sont en voie d'augmenter en nombre et de diverger en caractиres, une tendance constante а remplacer et а exterminer les formes plus anciennes, moins divergentes et moins parfaites. Je prie le lecteur de jeter un nouveau coup d'oeil sur le tableau reprйsentant l'action combinйe de ces divers principes ; il verra qu'ils ont une consйquence inйvitable, c'est que les descendants modifiйs d'un ancкtre unique finissent par se sйparer en groupes subordonnйs а d'autres groupes. Chaque lettre de la ligne supйrieure de la figure peut reprйsenter un genre comprenant plusieurs espиces, et l'ensemble des genres de cette mкme ligne forme une classe ; tous descendent, en effet, d'un mкme ancкtre et doivent par consйquent possйder quelques caractиres communs. Mais les trois genres groupйs sur la gauche ont, d'aprиs le mкme principe, beaucoup de caractиres communs et forment une sous-famille distincte de celle comprenant les deux genres suivants, а droite, qui ont divergй d'un parent commun depuis la cinquiиme pйriode gйnйalogique. Ces cinq genres ont aussi beaucoup de caractиres communs mais pas assez pour former une sous-famille ; ils forment une famille distincte de celle qui renferme les trois genres placйs plus а droite, lesquels ont divergй а une pйriode encore plus ancienne. Tous les genres, descendus de A, forment un ordre distinct de celui qui comprend les genres descendus de I. Nous avons donc lа un grand nombre d'espиces, descendant d'un ancкtre unique, groupйes en genres ; ceux-ci en sous-familles, en familles et en ordres, le tout constituant une grande classe. C'est ainsi, selon moi, que s'explique ce grand fait de la subordination naturelle de tous les кtres organisйs en groupes subordonnйs а d'autres groupes, fait auquel nous n'accordons pas toujours toute l'attention qu'il mйrite, parce qu'il nous est trop familier. On peut, sans doute, classer de plusieurs maniиres les кtres organisйs, comme beaucoup d'autres objets, soit artificiellement d'aprиs leurs caractиres isolйs, ou plus naturellement, d'aprиs l'ensemble de leurs caractиres. Nous savons, par exemple, qu'on peut classer ainsi les minйraux et les substances йlйmentaires ; dans ce cas, il n'existe, bien entendu, aucun rapport gйnйalogique ; on ne saurait donc allйguer aucune raison а leur division en groupes. Mais, pour les кtres organisйs, le cas est diffйrent, et l'hypothиse que je viens d'exposer explique leur arrangement naturel en groupes subordonnйs а d'autres groupes, fait dont une autre explication n'a pas encore йtй tentйe. Les naturalistes, comme nous l'avons vu, cherchent а disposer les espиces, les genres et les familles de chaque classe, d'aprиs ce qu'ils appellent le systиme naturel. Qu'entend-on par lа ? Quelques auteurs le considиrent simplement comme un systиme imaginaire qui leur permet de grouper ensemble les кtres qui se ressemblent le plus, et de sйparer les uns des autres ceux qui diffиrent le plus ; ou bien encore comme un moyen artificiel d'йnoncer aussi briиvement que possible des propositions gйnйrales, c'est-а-dire de formuler par une phrase les caractиres communs, par exemple, а tous les mammifиres ; par une autre ceux qui sont communs а tous les carnassiers ; par une autre, ceux qui sont communs au genre chien, puis en ajoutant une seule autre phrase, de donner la description complиte de chaque espиce de chien. Ce systиme est incontestablement ingйnieux et utile. Mais beaucoup de naturalistes estiment que le systиme naturel comporte quelque chose de plus ; ils croient qu'il contient la rйvйlation du plan du Crйateur ; mais а moins qu'on ne prйcise si cette expression elle-mкme signifie l'ordre dans le temps ou dans l'espace, ou tous deux, ou enfin ce qu'on entend par plan de crйation, il me semble que cela n'ajoute rien а nos connaissances. Une йnonciation comme celle de Linnй, qui est restйe cйlиbre, et que nous rencontrons souvent sous une forme plus ou moins dissimulйe, c'est-а-dire que les caractиres ne font pas le genre, mais que c'est le genre qui donne les caractиres, semble impliquer qu'il y a dans nos classifications quelque chose de plus qu'une simple ressemblance. Je crois qu'il en est ainsi et que le lien que nous rйvиlent partiellement nos classifications, lien dйguisй comme il l'est par divers degrйs de modifications, n'est autre que la communautй de descendance, la seule cause connue de la similitude des кtres organisйs. Examinons maintenant les rиgles suivies en matiиre de classification, et les difficultйs qu'on trouve а les appliquer selon que l'on suppose que la classification indique quelque plan inconnu de crйation, ou qu'elle n'est simplement qu'un moyen d'йnoncer des propositions gйnйrales et de grouper ensemble les formes les plus semblables. On aurait pu croire, et on a cru autrefois, que les parties de l'organisation qui dйterminent les habitudes vitales et fixent la place gйnйrale de chaque кtre dans l'йconomie de la nature devaient avoir une haute importance au point de vue de la classification. Rien de plus inexact. Nul ne regarde comme importantes les similitudes extйrieures qui existent entre la souris et la musaraigne, le dugong et la baleine, ou la baleine et un poisson. Ces ressemblances, bien qu'en rapport intime avec la vie des individus, ne sont considйrйes que comme de simples caractиres « analogiques » ou « d'adaptation » ; mais nous aurons а revenir sur ce point. On peut mкme poser en rиgle gйnйrale que, moins une partie de l'organisation est en rapport avec des habitudes spйciales, plus elle devient importante au point de vue de la classification. Owen dit, par exemple, en parlant du dugong : « Les organes de la gйnйration йtant ceux qui offrent les rapports les plus йloignйs avec les habitudes et la nourriture de l'animal, je les ai toujours considйrйs comme ceux qui indiquent le plus nettement ses affinitйs rйelles. Nous sommes moins exposйs, dans les modifications de ces organes, а prendre un simple caractиre d'adaptation pour un caractиre essentiel. » Chez les plantes, n'est-il pas remarquable de voir la faible signification des organes de la vйgйtation dont dйpendent leur nutrition et leur vie, tandis que les organes reproducteurs, avec leurs produits, la graine et l'embryon, ont une importance capitale ? Nous avons dйjа eu occasion de voir l'utilitй qu'ont souvent, pour la classification, certains caractиres morphologiques dйpourvus d'ailleurs de toute importance au point de vue de la fonction. Ceci dйpend de leur constance chez beaucoup de groupes alliйs, constance qui rйsulte principalement de ce que la sйlection naturelle, ne s'exerзant que sur des caractиres utiles, n'a ni conservй ni accumulй les lйgиres dйviations de conformation qu'ils ont pu prйsenter. Un mкme organe, tout en ayant, comme nous avons toute raison de le supposer, а peu prиs la mкme valeur physiologique dans des groupes alliйs, peut avoir une valeur toute diffйrente au point de vue de la classification, et ce fait semble prouver que l'importance physiologique seule ne dйtermine pas la valeur qu'un organe peut avoir а cet йgard. On ne saurait йtudier а fond aucun groupe sans кtre frappй de ce fait que la plupart des savants ont d'ailleurs reconnu. Il suffira de citer les paroles d'une haute autoritй, Robert Brown, qui, parlant de certains organes des protйacйes, dit, au sujet de leur importance gйnйrique, « qu'elle est, comme celle de tous les points de leur conformation, non seulement dans cette famille, mais dans toutes les familles naturelles, trиs inйgale et mкme, dans quelques cas, absolument nulle. » Il ajoute, dans un autre ouvrage, que les genres des connaracйes « diffиrent les uns des autres par la prйsence d'un ou de plusieurs ovaires, par la prйsence ou l'absence d'albumen et par leur prйfloraison imbriquйe ou valvulaire. Chacun de ces caractиres pris isolйment a souvent une importance plus que gйnйrique, bien que, pris tous ensemble, ils semblent insuffisants pour sйparer les Cnestis des Connarus. » Pour prendre un autre exemple chez les insectes, Westwood a remarquй que, dans une des principales divisions des hymйnoptиres, les antennes ont une conformation constante, tandis que dans une autre elles varient beaucoup et prйsentent des diffйrences d'une valeur trиs infйrieure pour la classification. On ne saurait cependant pas soutenir que, dans ces deux divisions du mкme ordre, les antennes ont une importance physiologique inйgale. On pourrait citer un grand nombre d'exemples prouvant qu'un mкme organe important peut, dans un mкme groupe d'кtres vivants, varier quant а sa valeur en matiиre de classification. De mкme, nul ne soutient que les organes rudimentaires ou atrophiйs ont une importance vitale ou physiologique considйrable ; cependant ces organes ont souvent une haute valeur au point de vue de la classification. Ainsi, il n'est pas douteux que les dents rudimentaires qui se rencontrent а la mвchoire supйrieure des jeunes ruminants, et certains os rudimentaires de leur jambe, ne soient fort utiles pour dйmontrer l'affinitй йtroite qui existe entre les ruminants et les pachydermes. Robert Brown a fortement insistй sur l'importance qu'a, dans la classification des graminйes, la position des fleurettes rudimentaires. On pourrait citer de nombreux exemples de caractиres tirйs de parties qui n'ont qu'une importance physiologique insignifiante, mais dont chacun reconnaоt l'immense utilitй pour la dйfinition de groupes entiers. Ainsi, la prйsence ou l'absence d'une ouverture entre les fosses nasales et la bouche, le seul caractиre, d'aprиs Owen, qui distingue absolument les poissons des reptiles, -- l'inflexion de l'angle de la mвchoire chez les marsupiaux, -- la maniиre dont les ailes sont pliйes chez les insectes, -- la couleur chez certaines algues, -- la seule pubescence sur certaines parties de la fleur chez les plantes herbacйes, -- la nature du vкtement йpidermique, tel que les poils ou les plumes, chez les vertйbrйs. Si l'ornithorhynque avait йtй couvert de plumes au lieu de poils, ce caractиre externe et insignifiant aurait йtй regardй par les naturalistes comme d'un grand secours pour la dйtermination du degrй d'affinitй que cet йtrange animal prйsente avec les oiseaux. L'importance qu'ont, pour la classification, les caractиres insignifiants, dйpend principalement de leur corrйlation avec beaucoup d'autres caractиres qui ont une importance plus ou moins grande. Il est йvident, en effet que l'ensemble de plusieurs caractиres doit souvent, en histoire naturelle, avoir une grande valeur. Aussi, comme on en a souvent fait la remarque, une espиce peut s'йcarter de ses alliйes par plusieurs caractиres ayant une haute importance physiologique ou remarquables par leur prйvalence universelle, sans que cependant nous ayons le moindre doute sur la place oщ elle doit кtre classйe. C'est encore la raison pour laquelle tous les essais de classification basйs sur un caractиre unique, quelle qu'en puisse кtre l'importance, ont toujours йchouй, aucune partie de l'organisation n'ayant une constance invariable. L'importance d'un ensemble de caractиres, mкme quand chacun d'eux a une faible valeur, explique seule cet aphorisme de Linnй, que les caractиres ne donnent pas le genre, mais que le genre donne les caractиres ; car cet axiome semble fondй sur l'apprйciation d'un grand nombre de points de ressemblance trop lйgers pour кtre dйfinis. Certaines plantes de la famille des malpighiacйes portent des fleurs parfaites et certaines autres des fleurs dйgйnйrйes ; chez ces derniиres, ainsi que l'a fait remarquer A. de Jussieu, « la plus grande partie des caractиres propres а l'espиce, au genre, а la famille et а la classe disparaissent, et se jouent ainsi de notre classification. » Mais lorsque l'Aspicarpa n'eut, aprиs plusieurs annйes de sйjour en France, produit, que des fleurs dйgйnйrйes, s'йcartant si fortement, sur plusieurs points essentiels de leur conformation, du type propre а l'ordre, M. Richard reconnut cependant avec une grande sagacitй, comme le fait observer Jussieu, que ce genre devait quand mкme кtre maintenu parmi les malpighiacйes. Cet exemple me paraоt bien propre а faire comprendre l'esprit de nos classifications. En pratique, les naturalistes s'inquiиtent peu de la valeur physiologique des caractиres qu'ils emploient pour la dйfinition d'un groupe ou la distinction d'une espиce particuliиre. S'ils rencontrent un caractиre presque semblable, commun а un grand nombre de formes et qui n'existe pas chez d'autres, ils lui attribuent une grande valeur ; s'il est commun а un moins grand nombre de formes, ils ne lui attribuent qu'une importance secondaire. Quelques naturalistes ont franchement admis que ce principe est le seul vrai, et nul ne l'a plus clairement avouй que l'excellent botaniste Aug. Saint-Hilaire. Si plusieurs caractиres insignifiants se combinent toujours, on leur attribue une valeur toute particuliиre, bien qu'on ne puisse dйcouvrir entre eux aucun lien apparent de connexion. Les organes importants, tels que ceux qui mettent le sang en mouvement, ceux qui l'amиnent au contact de l'air, ou ceux qui servent а la propagation, йtant presque uniformes dans la plupart des groupes d'animaux, on les considиre comme fort utiles pour la classification ; mais il y a des groupes d'кtres chez lesquels les organes vitaux les plus importants ne fournissent que des caractиres d'une valeur secondaire. Ainsi, selon les remarques rйcentes de Fritz Mьller, dans un mкme groupe de crustacйs, les Cypridina sont pourvus d'un coeur, tandis que chez les deux genres alliйs. Cypris et Cytherea, cet organe fait dйfaut ; une espиce de cypridina a des branchies bien dйveloppйes tandis qu'une autre en est privйe. On conзoit aisйment pourquoi des caractиres dйrivйs de l'embryon doivent avoir une importance йgale а ceux tirйs de l'adulte, car une classification naturelle doit, cela va sans dire, comprendre tous les вges. Mais, au point de vue de la thйorie ordinaire, il n'est nullement йvident pourquoi la conformation de l'embryon doit кtre plus importante dans ce but que celle de l'adulte, qui seul joue un rфle complet dans l'йconomie de la nature. Cependant, deux grands naturalistes, Agassiz et Milne-Edwards, ont fortement insistй sur ce point, que les caractиres embryologiques sont les plus importants de tous, et cette doctrine est trиs gйnйralement admise comme vraie. Nйanmoins, l'importance de ces caractиres a йtй quelquefois exagйrйe parce que l'on n'a pas exclu les caractиres d'adaptation de la larve ; Fritz Mьller, pour le dйmontrer, a classй, d'aprиs ces caractиres seuls, la grande classe des crustacйs, et il est arrivй а un arrangement peu naturel. Mais il n'en est pas moins certain que les caractиres fournis par l'embryon ont une haute valeur, si l'on en exclut les caractиres de la larve tant chez les animaux que chez les plantes. C'est ainsi que les divisions fondamentales des plantes phanйrogames sont basйes sur des diffйrences de l'embryon, c'est-а-dire sur le nombre et la position des cotylйdons, et, sur le mode de dйveloppement de la plumule et de la radicule. Nous allons voir immйdiatement que ces caractиres n'ont une si grande valeur dans la classification que parce que le systиme naturel n'est autre chose qu'un arrangement gйnйalogique. Souvent, nos classifications suivent tout simplement la chaоne des affinitйs. Rien n'est plus facile que d'йnoncer un certain nombre de caractиres communs а tous les oiseaux ; mais une pareille dйfinition a jusqu'а prйsent йtй reconnue impossible pour les crustacйs. On trouve, aux extrйmitйs opposйes de la sйrie, des crustacйs qui ont а peine un caractиre commun, et cependant, les espиces les plus extrкmes йtant йvidemment alliйes а celles qui leur sont voisines, celles-ci а d'autres, et ainsi de suite, on reconnaоt que toutes appartiennent а cette classe des articulйs et non aux autres. On a souvent employй dans la classification, peut-кtre peu logiquement, la distribution gйographique, surtout pour les groupes considйrables renfermant des formes йtroitement alliйes. Temminck insiste sur l'utilitй et mкme sur la nйcessitй de tenir compte de cet йlйment pour certains groupes d'oiseaux, et plusieurs entomologistes et botanistes ont suivi son exemple. Quant а la valeur comparative des divers groupes d'espиces, tels que les ordres, les sous-ordres, les familles, les sous-familles et les genres, elle semble avoir йtй, au moins jusqu'а prйsent, presque complиtement arbitraire. Plusieurs excellents botanistes, tels que M. Bentham et d'autres, ont particuliиrement insistй sur cette valeur arbitraire. On pourrait citer, chez les insectes et les plantes, des exemples de groupes de formes considйrйs d'abord par des naturalistes expйrimentйs comme de simples genres, puis йlevйs au rang de sous-famille ou de famille, non que de nouvelles recherches aient rйvйlй d'importantes diffйrences de conformation qui avaient йchappй au premier abord, mais parce que depuis l'on a dйcouvert de nombreuses espиces alliйes, prйsentant de lйgers degrйs de diffйrences. Toutes les rиgles, toutes les difficultйs, tous les moyens de classification qui prйcиdent, s'expliquent, а moins que je ne me trompe йtrangement, en admettant que le systиme naturel a pour base la descendance avec modifications, et que les caractиres regardйs par les naturalistes comme indiquant des affinitйs rйelles entre deux ou plusieurs espиces sont ceux qu'elles doivent par hйrйditй а un parent commun. Toute classification vraie est donc gйnйalogique ; la communautй de descendance est le lien cachй que les naturalistes ont, sans en avoir conscience, toujours recherchй, sous prйtexte de dйcouvrir, soit quelque plan inconnu de crйation, soit d'йnoncer des propositions gйnйrales, ou de rйunir des choses semblables et de sйparer des choses diffйrentes. Mais je dois m'expliquer plus complиtement. Je crois que l'arrangement des groupes dans chaque classe, d'aprиs leurs relations et leur degrй de subordination mutuelle, doit, pour кtre naturel, кtre rigoureusement gйnйalogique ; mais que la somme des diffйrences dans les diverses branches ou groupes, alliйs d'ailleurs au mкme degrй de consanguinitй avec leur ancкtre commun, peut diffйrer beaucoup, car elle dйpend des divers degrйs de modification qu'ils ont subis ; or, c'est lа ce qu'exprime le classement des formes en genres, en familles, en sections ou en ordres. Le lecteur comprendra mieux ce que j'entends en consultant la figure du quatriиme chapitre. Supposons que les lettres A а L reprйsentent des genres alliйs qui vйcurent pendant l'йpoque silurienne, et qui descendent d'une forme encore plus ancienne. Certaines espиces appartenant а trois de ces genres (A, F et I) ont transmis, jusqu'а nos jours, des descendants modifiйs, reprйsentйs par les quinze genres (a14 а z14) qui occupent la ligne horizontale supйrieure. Tous ces descendants modifiйs d'une seule espиce sont parents entre eux au mкme degrй ; on pourrait mйtaphoriquement les appeler cousins а un mкme millioniиme degrй ; cependant ils diffиrent beaucoup les uns des autres et а des points de vue divers. Les formes descendues de A, maintenant divisйes en deux ou trois familles, constituent un ordre distinct de celui comprenant les formes descendues de I, aussi divisй en deux familles. On ne saurait non plus classer dans le mкme genre que leur forme parente A les espиces actuelles qui en descendent, ni celles dйrivant de I dans le mкme genre que I. Mais on peut supposer que le genre existant F14 n'a йtй que peu modifiй, et on pourra le grouper avec le genre primitif F dont il est issu ; c'est ainsi que quelques organismes encore vivants appartiennent а des genres siluriens. De sorte que la valeur comparative des diffйrences entre ces кtres organisйs, tous parents les uns des autres au mкme degrй de consanguinitй, a pu кtre trиs diffйrente. Leur arrangement gйnйalogique n'en est pas moins restй rigoureusement exact, non seulement aujourd'hui, mais aussi а chaque pйriode gйnйalogique successive. Tous les descendants modifiйs de A auront hйritй quelque chose en commun de leur commun parent, il en aura йtй de mкme de tous les descendants de I, et il en sera de mкme pour chaque branche subordonnйe des descendants dans chaque pйriode successive. Si toutefois, nous supposons que quelque descendant de A ou de I se soit assez modifiй pour ne plus conserver de traces de sa parentй, sa place dans le systиme naturel sera perdue, ainsi que cela semble devoir кtre le cas pour quelques organismes existants. Tous les descendants du genre F, dans toute la sйrie gйnйalogique, ne formeront qu'un seul genre, puisque nous supposons qu'ils se sont peu modifiйs ; mais ce genre, quoique fort isolй, n'en occupera pas moins la position intermйdiaire qui lui est propre. La reprйsentation des groupes indiquйe dans la figure sur une surface plane est beaucoup trop simple. Les branches devraient diverger dans toutes les directions. Si nous nous йtions bornйs а placer en sйrie linйaire les noms des groupes, nous aurions encore moins pu figurer un arrangement naturel, car il est йvidemment impossible de reprйsenter par une sйrie, sur une surface plane, les affinitйs que nous observons dans la nature entre les кtres d'un mкme groupe. Ainsi donc, le systиme naturel ramifiй ressemble а un arbre gйnйalogique ; mais la somme des modifications йprouvйes par les diffйrents groupes doit exprimer leur arrangement en ce qu'on appelle genres, sous-familles, familles, sections, ordres et classes. Pour mieux faire comprendre cet exposй de la classification, prenons un exemple tirй des diverses langues humaines. Si nous possйdions l'arbre gйnйalogique complet de l'humanitй, un arrangement gйnйalogique des races humaines prйsenterait la meilleure classification des diverses langues parlйes actuellement dans le monde entier ; si toutes les langues mortes et tous les dialectes intermйdiaires et graduellement changeants devaient y кtre introduits, un tel groupement serait le seul possible. Cependant, il se pourrait que quelques anciennes langues, s'йtant fort peu altйrйes, n'eussent engendrй qu'un petit nombre de langues nouvelles ; tandis que d'autres, par suite de l'extension, de l'isolement, ou de l'йtat de civilisation des diffйrentes races codescendantes, auraient pu se modifier considйrablement et produire ainsi un grand nombre de nouveaux dialectes et de nouvelles langues. Les divers degrйs de diffйrences entre les langues dйrivant d'une mкme souche devraient donc s'exprimer par des groupes subordonnйs а d'autres groupes ; mais le seul arrangement convenable ou mкme possible serait encore l'ordre gйnйalogique. Ce serait, en mкme temps, l'ordre strictement naturel, car il rapprocherait toutes les langues mortes et vivantes, suivant leurs affinitйs les plus йtroites, en indiquant la filiation et l'origine de chacune d'elles. Pour vйrifier cette hypothиse, jetons un coup d'oeil sur la classification des variйtйs qu'on suppose ou qu'on sait descendues d'une espиce unique. Les variйtйs sont groupйes sous les espиces, les sous-variйtйs sous les variйtйs, et, dans quelques cas mкme, comme pour les pigeons domestiques, on distingue encore plusieurs autres nuances de diffйrences. On suit, en un mot, а peu prиs les mкmes rиgles que pour la classification des espиces. Les auteurs ont insistй sur la nйcessitй de classer les variйtйs d'aprиs un systиme naturel et non pas d'aprиs un systиme artificiel ; on nous avertit, par exemple, de ne pas classer ensemble deux variйtйs d'ananas, bien que leurs fruits, la partie la plus importante de la plante, soient presque identiques ; nul ne place ensemble le navet commun et le navet de Suиde, bien que leurs tiges йpaisses et charnues soient si semblables. On classe les variйtйs d'aprиs les parties qu'on reconnaоt кtre les plus constantes ; ainsi, le grand agronome Marshall dit que, pour la classification du bйtail, on se sert avec avantage des cornes, parce que ces organes varient moins que la forme ou la couleur du corps, etc., tandis que, chez les moutons, les cornes sont moins utiles sous ce rapport, parce qu'elles sont moins constantes. Pour les variйtйs, je suis convaincu que l'on prйfйrerait certainement une classification gйnйalogique, si l'on avait tous les documents nйcessaires pour l'йtablir ; on l'a essayй, d'ailleurs, dans quelques cas. On peut кtre certain, en effet, quelle qu'ait йtй du reste l'importance des modifications subies, que le principe d'hйrйditй doit tendre а grouper ensemble les formes alliйes par le plus grand nombre de points de ressemblance. Bien que quelques sous-variйtйs du pigeon culbutant diffиrent des autres par leur long bec, ce qui est un caractиre important, elles sont toutes reliйes les unes aux autres par l'habitude de culbuter, qui leur est commune ; la race а courte face a, il est vrai, presque totalement perdu cette aptitude, ce qui n'empкche cependant pas qu'on la maintienne dans ce mкme groupe, а cause de certains points de ressemblance et de sa communautй d'origine avec les autres. A l'йgard des espиces а l'йtat de nature, chaque naturaliste a toujours fait intervenir l'йlйment gйnйalogique dans ses classifications, car il comprend les deux sexes dans la derniиre de ses divisions, l'espиce ; on sait, cependant, combien les deux sexes diffиrent parfois l'un de l'autre par les caractиres les plus importants. C'est а peine si l'on peut attribuer un seul caractиre commun aux mвles adultes et aux hermaphrodites de certains cirripиdes, que cependant personne ne songe а sйparer. Aussitфt qu'on eut reconnu que les trois formes d'orchidйes, antйrieurement groupйes dans les trois genres Monocanthus, Myanthus et Catusetum, se rencontrent parfois sur la mкme plante, on les considйra comme des variйtйs ; j'ai pu dйmontrer depuis qu'elles n'йtaient autre chose que les formes mвle, femelle et hermaphrodite de la mкme espиce. Les naturalistes comprennent dans une mкme espиce les diverses phases de la larve d'un mкme individu, quelque diffйrentes qu'elles puissent кtre l'une de l'autre et de la forme adulte ; ils y comprennent йgalement les gйnйrations dites alternantes de Steenstrup, qu'on ne peut que techniquement considйrer comme formant un mкme individu. Ils comprennent encore dans l'espиce les formes monstrueuses et les variйtйs, non parce qu'elles ressemblent partiellement а leur forme parente, mais parce qu'elles en descendent. Puisqu'on a universellement invoquй la gйnйalogie pour classer ensemble les individus de la mкme espиce, malgrй les grandes diffйrences qui existent quelquefois entre les mвles, les femelles et les larves ; puisqu'on s'est fondй sur elle pour grouper des variйtйs qui ont subi des changements parfois trиs considйrables, ne pourrait-il pas se faire qu'on ait utilisй, d'une maniиre inconsciente, ce mкme йlйment gйnйalogique pour le groupement des espиces dans les genres, et de ceux-ci dans les groupes plus йlevйs, sous le nom de systиme naturel ? Je crois que tel est le guide qu'on a inconsciemment suivi et je ne saurais m'expliquer autrement la raison des diverses rиgles auxquelles se sont conformйs nos meilleurs systйmatistes. Ne possйdant point de gйnйalogies йcrites, il nous faut dйduire la communautй d'origine de ressemblances de tous genres. Nous choisissons pour cela les caractиres qui, autant que nous en pouvons juger, nous paraissent probablement avoir йtй le moins modifiйs par l'action des conditions extйrieures auxquelles chaque espиce a йtй exposйe dans une pйriode rйcente. A ce point de vue, les conformations rudimentaires sont aussi bonnes, souvent meilleures, que d'autres parties de l'organisation. L'insignifiance d'un caractиre nous importe peu ; que ce soit une simple inflexion de l'angle de la mвchoire, la maniиre dont l'aile d'un insecte est pliйe, que la peau soit garnie de plumes ou de poils, peu importe ; pourvu que ce caractиre se retrouve chez des espиces nombreuses et diverses et surtout chez celles qui ont des habitudes trиs diffйrentes, il acquiert aussitфt une grande valeur ; nous ne pouvons, en effet, expliquer son existence chez tant de formes, а habitudes si diverses, que par l'influence hйrйditaire d'un ancкtre commun. Nous pouvons а cet йgard nous tromper sur certains points isolйs de conformation ; mais, lorsque plusieurs caractиres, si insignifiants qu'ils soient, se retrouvent dans un vaste groupe d'кtres douйs d'habitudes diffйrentes. On peut кtre а peu prиs certain, d'aprиs la thйorie de la descendance, que ces caractиres proviennent par hйrйditй d'un commun ancкtre ; or, nous savons que ces ensembles de caractиres ont une valeur toute particuliиre en matiиre de classification. Il devient aisй de comprendre pourquoi une espиce ou un groupe d'espиces, bien que s'йcartant des formes alliйes par quelques traits caractйristiques importants, doit cependant кtre classй avec elles ; ce qui peut se faire et se fait souvent, lorsqu'un nombre suffisant de caractиres, si insignifiants qu'ils soient, subsiste pour trahir le lien cachй dы а la communautй d'origine. Lorsque deux formes extrкmes n'offrent pas un seul caractиre en commun, il suffit de l'existence d'une sйrie continue de groupes intermйdiaires, les reliant l'une а l'autre, pour nous autoriser а conclure а leur communautй d'origine et а les rйunir dans une mкme classe. Comme les organes ayant une grande importance physiologique, ceux par exemple qui servent а maintenir la vie dans les conditions d'existence les plus diverses, sont gйnйralement les plus constants, nous leur accordons une valeur spйciale ; mais si, dans un autre groupe ou dans une section de groupe, nous voyons ces mкmes organes diffйrer beaucoup, nous leur attribuons immйdiatement moins d'importance pour la classification. Nous verrons tout а l'heure pourquoi, а ce point de vue, les caractиres embryologiques ont une si haute valeur. La distribution gйographique peut parfois кtre employйe utilement dans le classement des grands genres, parce que toutes les espиces d'un mкme genre, habitant une rйgion isolйe et distincte, descendent, selon toute probabilitй, des mкmes parents. RESSEMBLANCES ANALOGUES. Les remarques prйcйdentes nous permettent de comprendre la distinction trиs essentielle qu'il importe d'йtablir entre les affinitйs rйelles et les ressemblances d'adaptation ou ressemblances analogues. Lamarck a le premier attirй l'attention sur cette distinction, admise ensuite par Macleay et d'autres. La ressemblance gйnйrale du corps et celle des membres antйrieurs en forme de nageoires qu'on remarque entre le Dugong, animal pachyderme, et la baleine ainsi que la ressemblance entre ces deux mammifиres et les poissons, sont des ressemblances analogues. Il en est de mкme de la ressemblance entre la souris et la musaraigne (Sorex), appartenant а des ordres diffйrents, et de celle, encore beaucoup plus grande, selon les observations de M. Mivart, existant entre la souris et un petit marsupial (Antechinus) d'Australie. On peut, а ce qu'il me semble, expliquer ces derniиres ressemblances par une adaptation а des mouvements йgalement actifs au milieu de buissons et d'herbages, permettant plus facilement а l'animal d'йchapper а ses ennemis. On compte d'innombrables cas de ressemblance chez les insectes ; ainsi Linnй, trompй par l'apparence extйrieure, classa un insecte homoptиre parmi les phalиnes. Nous remarquons des faits analogues mкme chez nos variйtйs domestiques, la similitude frappante, par exemple, des formes des races amйliorйes du porc commun et du porc chinois, descendues d'espиces diffйrentes ; tout comme dans les tiges semblablement йpaissies du navet commun et du navet de Suиde. La ressemblance entre le lйvrier et le cheval de course а peine plus imaginaire que certaines analogies que beaucoup de savants ont signalйes entre des animaux trиs diffйrents. En partant de ce principe, que les caractиres n'ont d'importance rйelle pour la classification qu'autant qu'ils rйvиlent les affinitйs gйnйalogiques, on peut aisйment comprendre pourquoi des caractиres analogues ou d'adaptation, bien que d'une haute importance pour la prospйritй de l'individu, peuvent n'avoir presque aucune valeur pour les systйmatistes. Des animaux appartenant а deux lignйes d'ancкtres trиs distinctes peuvent, en effet, s'кtre adaptйs а des conditions semblables, et avoir ainsi acquis une grande ressemblance extйrieure ; mais ces ressemblances, loin de rйvйler leurs relations de parentй, tendent plutфt а les dissimuler. Ainsi s'explique encore ce principe, paradoxal en apparence, que les mкmes caractиres sont analogues lorsqu'on compare un groupe а un autre groupe, mais qu'ils rйvиlent de vйritables affinitйs chez les membres d'un mкme groupe, comparйs les uns aux autres. Ainsi, la forme du corps et les membres en forme de nageoires sont des caractиres purement analogues lorsqu'on compare la baleine aux poissons, parce qu'ils constituent dans les deux classes une adaptation spйciale en vue d'un mode de locomotion aquatique ; mais la forme du corps et les membres en forme de nageoires prouvent de vйritables affinitйs entre les divers membres de la famille des baleines, car ces divers caractиres sont si exactement semblables dans toute la famille, qu'on ne saurait douter qu'ils ne proviennent par hйrйditй d'un ancкtre commun. Il en est de mкme pour les poissons. On pourrait citer, chez des кtres absolument distincts, de nombreux cas de ressemblance extraordinaire entre des organes isolйs, adaptйs aux mкmes fonctions. L'йtroite ressemblance de la mвchoire du chien avec celle du loup tasmanien (Thylacinus), animaux trиs йloignйs l'un de l'autre dans le systиme naturel, en offre un excellent exemple. Cette ressemblance, toutefois, se borne а un aspect gйnйral, tel que la saillie des canines et la forme incisive des molaires. Mais les dents diffиrent rйellement beaucoup : ainsi le chien porte, de chaque cфte de la mвchoire supйrieure, quatre prйmolaires et seulement deux molaires, tandis que le thylacinus a trois prйmolaires et quatre molaires. La conformation et la grandeur relative des molaires diffиrent aussi beaucoup chez les deux animaux. La dentition adulte est prйcйdente d'une dentition de lactation tout а fait diffйrente. On peut donc nier que, dans les deux cas, ce soit la sйlection naturelle de variations successives qui a adaptй les dents а dйchirer la chair ; mais il m'est impossible de comprendre qu'on puisse l'admettre dans un cas et le nier dans l'autre. Je suis heureux de voir que le professeur Flower, dont l'opinion a un si grand poids, en est arrivй а la mкme conclusion. Les cas extraordinaires, citйs dans un chapitre antйrieur, relatifs а des poissons trиs diffйrents pourvus d'appareils йlectriques, а des insectes trиs divers possйdant des organes lumineux, et а des orchidйes et а des asclйpiades а masses de pollen avec disques visqueux, doivent rentrer aussi sous la rubrique des ressemblances analogues. Mais ces cas sont si йtonnants, qu'on les a prйsentйs comme des difficultйs ou des objections contre ma thйorie. Dans tous les cas, on peut observer quelque diffйrence fondamentale dans la croissance ou le dйveloppement des organes, et gйnйralement dans la conformation adulte. Le but obtenu est le mкme, mais les moyens sont essentiellement diffйrents, bien que paraissant superficiellement les mкmes. Le principe auquel nous avons fait allusion prйcйdemment sous le nom de variation analogue a probablement jouй souvent un rфle dans les cas de ce genre. Les membres de la mкme classe, quoique alliйs de trиs loin, ont hйritй de tant de caractиres constitutionnels communs, qu'ils sont aptes а varier d'une faзon semblable sous l'influence de causes de mкme nature, ce qui aiderait йvidemment l'acquisition par la sйlection naturelle d'organes ou de parties se ressemblant йtonnamment, en dehors de ce qu'a pu produire l'hйrйditй directe d'un ancкtre commun. Comme des espиces appartenant а des classes distinctes se sont souvent adaptйes par suite de lйgиres modifications successives а vivre dans des conditions presque semblables -- par exemple, а habiter la terre, l'air ou l'eau -- il n'est peut-кtre pas impossible d'expliquer comment il se fait qu'on ait observe quelquefois un parallйlisme numйrique entre les sous-groupes de classes distinctes. Frappй d'un parallйlisme de ce genre, un naturaliste, en йlevant ou en rabaissant arbitrairement la valeur des groupes de plusieurs classes, valeur jusqu'ici complиtement arbitraire, ainsi que l'expйrience l'a toujours prouvй, pourrait aisйment donner а ce parallйlisme une grande extension ; c'est ainsi que, trиs probablement, on a imaginй les classifications septйnaires, quinaires, quaternaires et ternaires. Il est une autre classe de faits curieux dans lesquels la ressemblance extйrieure ne rйsulte pas d'une adaptation а des conditions d'existence semblables, mais provient d'un besoin de protection. Je fais allusion aux faits observйs pour la premiиre fois par M. Bates, relativement а certains papillons qui copient de la maniиre la plus йtonnante d'autres espиces complиtement distinctes. Cet excellent observateur a dйmontrй que, dans certaines rйgions de l'Amйrique du Sud, oщ, par exemple, pullulent les essaims brillants d'Ithomia, un autre papillon, le Leptalis, se faufile souvent parmi les ithomia, auxquels il ressemble si йtrangement par la forme, la nuance et les taches de ses ailes, que M. Bates, quoique exercй par onze ans de recherches, et toujours sur ses gardes, йtait cependant trompй sans cesse. Lorsqu'on examine le modиle et la copie et qu'on les compare l'un а l'autre, on trouve que leur conformation essentielle diffиre entiиrement, et qu'ils appartiennent non seulement а des genres diffйrents, mais souvent а des familles distinctes. Une pareille ressemblance aurait pu кtre considйrйe comme une bizarre coпncidence, si elle ne s'йtait rencontrйe qu'une ou deux fois. Mais, dans les rйgions oщ les Leptalis copient les Ithomia, on trouve d'autres espиces appartenant aux mкmes genres, s'imitant les unes des autres avec le mкme degrй de ressemblance. On a йnumйrй jusqu'а dix genres contenant des espиces qui copient d'autres papillons. Les espиces copiйes et les espиces copistes habitent toujours les mкmes localitйs, et on ne trouve jamais les copistes sur des points йloignйs de ceux qu'occupent les espиces qu'ils imitent. Les copistes ne comptent habituellement que peu d'individus, les espиces copiйes fourmillent presque toujours par essaims. Dans les rйgions oщ une espиce de Leptalis copie une Ithomia, il y a quelquefois d'autres lйpidoptиres qui copient aussi la mкme ithomia ; de sorte que, dans un mкme lieu, on peut rencontrer des espиces appartenant а trois genres de papillons, et mкme une phalиne qui toutes ressemblent а un papillon appartenant а un quatriиme genre. Il faut noter spйcialement, comme le dйmontrent les sйries graduйes qu'on peut йtablir entre plusieurs formes de leptalis copistes et les formes copiйes, qu'il en est un grand nombre qui ne sont que de simples variйtйs de la mкme espиce, tandis que d'autres appartiennent, sans aucun doute, а des espиces distinctes. Mais pourquoi, peut-on se demander, certaines formes sont-elles toujours copiйes, tandis que d'autres jouent toujours le rфle de copistes ? M. Bates rйpond d'une maniиre satisfaisante а cette question en dйmontrant que la forme copiйe conserve les caractиres habituels du groupe auquel elle appartient, et que ce sont les copistes qui ont changй d'apparence extйrieure et cessй de ressembler а leurs plus proches alliйs. Nous sommes ensuite conduits а rechercher pour quelle raison certains papillons ou certaines phalиnes revкtent si frйquemment l'apparence extйrieure d'une autre forme tout а fait distincte, et pourquoi, а la grande perplexitй des naturalistes, la nature s'est livrйe а de semblables dйguisements. M. Bates, а mon avis, en a fourni la vйritable explication. Les formes copiйes, qui abondent toujours en individus, doivent habituellement йchapper largement а la destruction, car autrement elles n'existeraient pas en quantitйs si considйrables ; or, on a aujourd'hui la preuve qu'elles ne servent jamais de proie aux oiseaux ni aux autres animaux qui se nourrissent d'insectes, а cause, sans doute, de leur goыt dйsagrйable. Les copistes, d'une part, qui habitent la mкme localitй, sont comparativement fort rares, et appartiennent а des groupes qui le sont йgalement ; ces espиces doivent donc кtre exposйes а quelque danger habituel, car autrement, vu le nombre des oeufs que pondent tous les papillons, elles fourmilleraient dans tout le pays au bout de trois ou quatre gйnйrations. Or, si un membre d'un de ces groupes rares et persйcutйs vient а emprunter la parure d'une espиce mieux protйgйe, et cela de faзon assez parfaite pour tromper l'oeil d'un entomologiste exercй, il est probable qu'il pourrait tromper aussi les oiseaux de proie et les insectes carnassiers, et par consйquent йchappй а la destruction. On pourrait presque dire que M. Bates a assistй aux diverses phases par lesquelles ces formes copistes en sont venues а ressembler de si prиs aux formes copiйes ; il a remarquй, en effet, que quelques-unes des formes de leptalis qui copient tant d'autres papillons sont variables au plus haut degrй. Il en a rencontrй dans un district plusieurs variйtйs, dont une seule ressemble jusqu'а un certain point а l'ithomia commune de la localitй. Dans un autre endroit se trouvaient deux ou trois variйtйs, dont l'une, plus commune que les autres, imitait а s'y mйprendre une autre forme d'ithomia. M. Bates, se basant sur des faits de ce genre, conclut que le leptalis varie d'abord ; puis, quand une variйtй arrive а ressembler quelque peu а un papillon abondant dans la mкme localitй, cette variйtй, grвce а sa similitude avec une forme prospиre et peu inquiйtйe, йtant moins exposйe а кtre la proie des oiseaux et des insectes, est par consйquent plus souvent conservйe ; -- « les degrйs de ressemblance moins parfaite йtant successivement йliminйs dans chaque gйnйration, les autres finissent par rester seuls pour propager leur type. » Nous avons lа un exemple excellent de sйlection naturelle. MM. Wallace et Trimen ont aussi dйcrit plusieurs cas d'imitation йgalement frappants, observйs chez les lйpidoptиres, dans l'archipel malais ; et, en Afrique, chez des insectes appartenant а d'autres ordres. M. Wallace a observй aussi un cas de ce genre chez les oiseaux, mais nous n'en connaissons aucun chez les mammifиres. La frйquence plus grande de ces imitations chez les insectes que chez les autres animaux est probablement une consйquence de leur petite taille ; les insectes ne peuvent se dйfendre, sauf toutefois ceux qui sont armйs d'un aiguillon, et je ne crois pas que ces derniers copient jamais d'autres insectes, bien qu'ils soient eux-mкmes copiйs trиs souvent par d'autres. Les insectes ne peuvent йchapper par le vol aux plus grands animaux qui les poursuivent ; ils se trouvent donc rйduits, comme tous les кtres faibles, а recourir а la ruse et а la dissimulation. Il est utile de faire observer que ces imitations n'ont jamais dы commencer entre des formes complиtement dissemblables au point de vue de la couleur. Mais si l'on suppose que deux espиces se ressemblent dйjа quelque peu, les raisons que nous venons d'indiquer expliquent aisйment une ressemblance absolue entre ces deux espиces а condition que cette ressemblance soit avantageuse а l'une d'elles. Si, pour une cause quelconque, la forme copiйe s'est ensuite graduellement modifiйe, la forme copiste a dы entrer dans la mкme voie et se modifier aussi dans des proportions telles, qu'elle a dы revкtir un aspect et une coloration absolument diffйrents de ceux des autres membres de la famille а laquelle elle appartient. Il y a, cependant, de ce chef une certaine difficultй, car il est nйcessaire de supposer, dans quelques cas, que des individus appartenant а plusieurs groupes distincts ressemblaient, avant de s'кtre modifiйs autant qu'ils le sont aujourd'hui, а des individus d'un autre groupe mieux protйgй ; cette ressemblance accidentelle ayant servi de base а l'acquisition ultйrieure d'une ressemblance parfaite. SUR LA NATURE DES AFFINITES RELIANT LES ETRES ORGANISES. Comme les descendants modifiйs d'espиces dominantes appartenant aux plus grands genres tendent а hйriter des avantages auxquels les groupes dont ils font partie doivent leur extension et leur prйpondйrance, ils sont plus aptes а se rйpandre au loin et а occuper des places nouvelles dans l'йconomie de la nature. Les groupes les plus grands et les plus dominants dans chaque classe tendent ainsi а s'agrandir davantage, et, par consйquent, а supplanter beaucoup d'autres groupes plus petits et plus faibles. On s'explique ainsi pourquoi tous les organismes, йteints et vivants, sont compris dans un petit nombre d'ordres et dans un nombre de classes plus restreint encore. Un fait assez frappant prouve le petit nombre des groupes supйrieurs et leur vaste extension sur le globe, c'est que la dйcouverte de l'Australie n'a pas ajoutй un seul insecte appartenant а une classe nouvelle ; c'est ainsi que, dans le rиgne vйgйtal, cette dйcouverte n'a ajoutй, selon le docteur Hooker, que deux ou trois petites familles а celles que nous connaissions dйjа. J'ai cherchй а йtablir, dans le chapitre sur la succession gйologique, en vertu du principe que chaque groupe a gйnйralement divergй beaucoup en caractиres pendant la marche longue et continue de ses modifications, comment il se fait que les formes les plus anciennes prйsentent souvent des caractиres jusqu'а un certain point intermйdiaires entre des groupes existants. Un petit nombre de ces formes anciennes et intermйdiaires a transmis jusqu'а ce jour des descendants peu modifiйs, qui constituent ce qu'on appelle les espиces aberrantes. Plus une forme est aberrante, plus le nombre des formes exterminйes et totalement disparues qui la rattachaient а d'autres formes doit кtre considйrable. Nous avons la preuve que les groupes aberrants ont dы subir de nombreuses extinctions, car ils ne sont ordinairement reprйsentйs que par un trиs petit nombre d'espиces ; ces espиces, en outre, sont le plus souvent trиs distinctes les unes des autres, ce qui implique encore de nombreuses extinctions. Les genres Ornithorynchus et Lepidosiren, par exemple, n'auraient pas йtй moins aberrants s'ils eussent йtй reprйsentйs chacun par une douzaine d'espиces au lieu de l'кtre aujourd'hui par une seule, par deux ou par trois. Nous ne pouvons, je crois, expliquer ce fait qu'en considйrant les groupes aberrants comme des formes vaincues par des concurrents plus heureux, et qu'un petit nombre de membres qui se sont conservйs sur quelques points, grвce а des conditions particuliиrement favorables, reprйsentent seuls aujourd'hui. M. Waterhouse a remarquй que, lorsqu'un animal appartenant а un groupe prйsente quelque affinitй avec un autre groupe tout а fait distinct, cette affinitй est, dans la plupart des cas, gйnйrale et non spйciale. Ainsi, d'aprиs M. Waterhouse, la viscache est, de tous les rongeurs, celui qui se rapproche le plus des marsupiaux ; mais ses rapports avec cet ordre portent sur des points gйnйraux, c'est-а-dire qu'elle ne se rapproche pas plus d'une espиce particuliиre de marsupial que d'une autre. Or, comme on admet que ces affinitйs sont rйelles et non pas simplement le rйsultat d'adaptations, elles doivent, selon ma thйorie, provenir par hйrйditй d'un ancкtre commun. Nous devons donc supposer, soit que tous les rongeurs, y compris la viscache, descendent de quelque espиce trиs ancienne de l'ordre des marsupiaux qui aurait naturellement prйsentй des caractиres plus ou moins intermйdiaires entre les formes existantes de cet ordre ; soit que les rongeurs et les marsupiaux descendent d'un ancкtre commun et que les deux groupes ont depuis subi de profondes modifications dans des directions divergentes. Dans les deux cas, nous devons admettre que la viscache a conservй, par hйrйditй, un plus grand nombre de caractиres de son ancкtre primitif que ne l'ont fait les autres rongeurs ; par consйquent, elle ne doit se rattacher spйcialement а aucun marsupial existant, mais indirectement а tous, ou а presque tous, parce qu'ils ont conservй en partie le caractиre de leur commun ancкtre ou de quelque membre trиs ancien du groupe. D'autre part, ainsi que le fait remarquer M. Waterhouse, de tous les marsupiaux, c'est le Phascolomys qui ressemble le plus, non а une espиce particuliиre de rongeurs, mais en gйnйral а tous les membres de cet ordre. On peut toutefois, dans ce cas, soupзonner que la ressemblance est purement analogue, le phascolomys ayant pu s'adapter а des habitudes semblables а celles des rongeurs. A.-P. de Candolle a fait des observations а peu prиs analogues sur la nature gйnйrale des affinitйs de familles distinctes de plantes. En partant du principe que les espиces descendues d'un commun parent se multiplient en divergeant graduellement en caractиres, tout en conservant par hйritage quelques caractиres communs, on peut expliquer les affinitйs complexes et divergentes qui rattachent les uns aux autres tous les membres d'une mкme famille ou mкme d'un groupe plus йlevй. En effet, l'ancкtre commun de toute une famille, actuellement fractionnйe par l'extinction en groupes et en sous-groupes distincts, a dы transmettre а toutes les espиces quelques-uns de ses caractиres modifiйs de diverses maniиres et а divers degrйs ; ces diverses espиces doivent, par consйquent, кtre alliйes les unes aux autres par des lignes d'affinitйs tortueuses et de longueurs inйgales, remontant dans le passй par un grand nombre d'ancкtres, comme on peut le voir dans la figure а laquelle j'ai dйjа si souvent renvoyй le lecteur. De mкme qu'il est fort difficile de saisir les rapports de parentй entre les nombreux descendants d'une noble et ancienne famille, ce qui est mкme presque impossible sans le secours d'un arbre gйnйalogique, on peut comprendre combien a dы кtre grande, pour le naturaliste, la difficultй de dйcrire, sans l'aide d'une figure, les diverses affinitйs qu'il remarque entre les nombreux membres vivants et йteints d'une mкme grande classe naturelle. L'extinction, ainsi que nous l'avons vu au quatriиme chapitre, a jouй un rфle important en dйterminant et en augmentant toujours les intervalles existant entre les divers groupes de chaque classe. Nous pouvons ainsi nous expliquer pourquoi les diverses classes sont si distinctes les unes des autres, la classe des oiseaux, par exemple, comparйe aux autres vertйbrйs. Il suffit d'admettre qu'un grand nombre de formes anciennes, qui reliaient autrefois les ancкtres reculйs des oiseaux а ceux des autres classes de vertйbrйs, alors moins diffйrenciйes, se sont depuis tout а fait perdues. L'extinction des formes qui reliaient autrefois les poissons aux batraciens a йtй moins complиte ; il y a encore eu moins d'extinction dans d'autres classes, celle des crustacйs par exemple, car les formes les plus йtonnamment diverses y sont encore reliйes par une longue chaоne d'affinitйs qui n'est que partiellement interrompue. L'extinction n'a fait que sйparer les groupes ; elle n'a contribuй en rien а les former ; car, si toutes les formes qui ont vйcu sur la terre venaient а reparaоtre, il serait sans doute impossible de trouver des dйfinitions de nature а distinguer chaque groupe, mais leur classification naturelle ou plutфt leur arrangement naturel serait possible. C'est ce qu'il est facile de comprendre en reprenant notre figure. Les lettres A а L peuvent reprйsenter onze genres de l'йpoque silurienne, dont quelques-uns ont produit des groupes importants de descendants modifiйs ; on peut supposer que chaque forme intermйdiaire, dans chaque branche, est encore vivante et que ces formes intermйdiaires ne sont pas plus йcartйes les unes des autres que le sont les variйtйs actuelles. En pareil cas, il serait absolument impossible de donner des dйfinitions qui permissent de distinguer les membres des divers groupes de leurs parents et de leurs descendants immйdiats. Nйanmoins, l'arrangement naturel que reprйsente la figure n'en serait pas moins exact ; car, en vertu du principe de l'hйrйditй, toutes les formes descendant de A, par exemple, possйderaient quelques caractиres communs. Nous pouvons, dans un arbre, distinguer telle ou telle branche, bien qu'а leur point de bifurcation elles s'unissent et se confondent. Nous ne pourrions pas comme je l'ai dit, dйfinir les divers groupes ; mais nous pourrions choisir des types ou des formes comportant la plupart des caractиres de chaque groupe petit ou grand, et donner ainsi une idйe gйnйrale de la valeur des diffйrences qui les sйparent. C'est ce que nous serions obligйs de faire, si nous parvenions jamais а recueillir toutes les formes d'une classe qui ont vйcu dans le temps et dans l'espace. Il est certain que nous n'arriverons jamais а parfaire une collection aussi complиte ; nйanmoins, pour certaines classes, nous tendons а ce rйsultat ; et Milne-Edwards a rйcemment insistй, dans un excellent mйmoire, sur l'importance qu'il y a а s'attacher aux types, que nous puissions ou non sйparer et dйfinir les groupes auxquels ces types appartiennent. En rйsume, nous avons vu que la sйlection naturelle, qui rйsulte de la lutte pour l'existence et qui implique presque inйvitablement l'extinction des espиces et la divergence des caractиres chez les descendants d'une mкme espиce parente, explique les grands traits gйnйraux des affinitйs de tous les кtres organisйs, c'est-а-dire leur classement en groupes subordonnйs а d'autres groupes. C'est en raison des rapports gйnйalogiques que nous classons les individus des deux sexes et de tous les вges dans une mкme espиce, bien qu'ils puissent n'avoir que peu de caractиres en commun ; la classification des variйtйs reconnues, quelque diffйrentes qu'elles soient de leurs parents, repose sur le mкme principe, et je crois que cet йlйment gйnйalogique est le lien cachй que les naturalistes ont cherchй sous le nom de systиme naturel. Dans l'hypothиse que le systиme naturel, au point oщ il en est arrivй, est gйnйalogique en son arrangement, les termes genres, familles, ordres, etc., n'expriment que des degrйs de diffйrence et nous pouvons comprendre les rиgles auxquelles nous sommes forcйs de nous conformer dans nos classifications. Nous pouvons comprendre pourquoi nous accordons а certaines ressemblances plus de valeur qu'а certaines autres ; pourquoi nous utilisons les organes rudimentaires et inutiles, ou n'ayant que peu d'importance physiologique ; pourquoi, en comparant un groupe avec un autre groupe distinct, nous repoussons sommairement les caractиres analogues ou d'adaptation, tout en les employant dans les limites d'un mкme groupe. Nous voyons clairement comment il se fait que toutes les formes vivantes et йteintes peuvent кtre groupйes dans quelques grandes classes, et comment il se fait que les divers membres de chacune d'elles sont rйunis les uns aux autres par les lignes d'affinitй les plus complexes et les plus divergentes. Nous ne parviendrons probablement jamais а dйmкler l'inextricable rйseau des affinitйs qui unissent entre eux les membres de chaque classe ; mais, si nous nous proposons un but distinct, sans chercher quelque plan de crйation inconnu, nous pouvons espйrer faire des progrиs lents, mais sыrs. Le professeur Haeckel, dans sa Generelle Morphologie et dans d'autres ouvrages rйcents, s'est occupй avec sa science et son talent habituels de ce qu'il appelle la phylogйnie, ou les lignes gйnйalogiques de tous les кtres organisйs. C'est surtout sur les caractиres embryologiques qu'il s'appuie pour rйtablir ses diverses sйries, mais il s'aide aussi des organes rudimentaires et homologues, ainsi que des pйriodes successives auxquelles les diverses formes de la vie ont, suppose-t-on, paru pour la premiиre fois dans nos formations gйologiques. Il a ainsi commencй une oeuvre hardie et il nous a montrй comment la classification doit кtre traitйe а l'avenir. MORPHOLOGIE. Nous avons vu que les membres de la mкme classe, indйpendamment de leurs habitudes d'existence, se ressemblent par le plan gйnйral de leur organisation. Cette ressemblance est souvent exprimйe par le terme d'unitй de type, c'est-а-dire que chez les diffйrentes espиces de la mкme classe les diverses parties et les divers organes sont homologues. L'ensemble de ces questions prend le nom gйnйral de morphologie et constitue une des parties les plus intйressantes de l'histoire naturelle, dont elle peut кtre considйrйe comme l'вme. N'est-il pas trиs remarquable que la main de l'homme faite pour saisir, la griffe de la taupe destinйe а fouir la terre, la jambe du cheval, la nageoire du marsouin et l'aile de la chauve-souris, soient toutes construites sur un mкme modиle et renferment des os semblables, situйs dans les mкmes positions relatives ? N'est-il pas extrкmement curieux, pour donner un exemple d'un ordre moins important, mais trиs frappant, que les pieds postйrieurs du kangouroo, si bien appropriйs aux bonds йnormes que fait cet animal dans les plaines ouvertes ; ceux du koala, grimpeur et mangeur de feuilles, йgalement bien conformйs pour saisir les branches ; ceux des pйramиles qui vivent dans des galeries souterraines et qui se nourrissent d'insectes ou de racines, et ceux de quelques autres marsupiaux australiens, soient tous construits sur le mкme type extraordinaire, c'est-а-dire que les os du second et du troisiиme doigt sont trиs minces et enveloppйs dans une mкme peau, de telle sorte qu'ils ressemblent а un doigt unique pourvu de deux griffes ? Malgrй cette similitude de type, il est йvident que les pieds postйrieurs de ces divers animaux servent aux usages les plus diffйrents que l'on puisse imaginer. Le cas est d'autant plus frappant que les opossums amйricains, qui ont presque les mкmes habitudes d'existence que certains de leurs parents australiens, ont les pieds construits sur le plan ordinaire. Le professeur Flower, а qui j'ai empruntй ces renseignements, conclut ainsi : « On peut appliquer aux faits de ce genre l'expression de conformitй au type, sans approcher beaucoup de l'explication du phйnomиne ; » puis il ajoute : « Mais ces faits n'йveillent-ils pas puissamment l'idйe d'une vйritable parentй et de la descendance d'un ancкtre commun ? » Geoffroy Saint-Hilaire a beaucoup insistй sur la haute importance de la position relative ou de la connexitй des parties homologues, qui peuvent diffйrer presque а l'infini sous le rapport de la forme et de la grosseur, mais qui restent cependant unies les unes aux autres suivant un ordre invariable. Jamais, par exemple, on n'a observй une transposition des os du bras et de l'avant-bras, ou de la cuisse et de la jambe. On peut donc donner les mкmes noms aux os homologuйs chez les animaux les plus diffйrents. La mкme loi se retrouve dans la construction de la bouche des insectes ; quoi de plus diffйrent que la longue trompe roulйe en spirale du papillon sphinx, que celle si singuliиrement repliйe de l'abeille ou de la punaise, et que les grandes mвchoires d'un colйoptиre ? Tous ces organes, cependant, servant а des usages si divers, sont formйs par des modifications infiniment nombreuses d'une lиvre supйrieure, de mandibules et de deux paires de mвchoires. La mкme loi rиgle la construction de la bouche et des membres des crustacйs. Il en est de mкme des fleurs des vйgйtaux. Il n'est pas de tentative plus vaine que de vouloir expliquer cette similitude du type chez les membres d'une classe par l'utilitй ou par la doctrine des causes finales. Owen a expressйment admis l'impossibilitй d'y parvenir dans son intйressant ouvrage sur la Nature des membres. Dans l'hypothиse de la crйation indйpendante de chaque кtre, nous ne pouvons que constater ce fait en ajoutant qu'il a plu au Crйateur de construire tous les animaux et toutes les plantes de chaque grande classe sur un plan uniforme ; mais ce n'est pas lа une explication scientifique. L'explication se prйsente, au contraire, d'elle-mкme, pour ainsi dire, dans la thйorie de la sйlection des modifications lйgиres et successives, chaque modification йtant avantageuse en quelque maniиre а la forme modifiйe et affectant souvent par corrйlation d'autres parties de l'organisation. Dans les changements de cette nature, il ne saurait y avoir qu'une bien faible tendance а modifier le plan primitif, et aucune а en transposer les parties. Les os d'un membre peuvent, dans quelque proportion que ce soit, se raccourcir et s'aplatir, ils peuvent s'envelopper en mкme temps d'une йpaisse membrane, de faзon а servir de nageoire ; ou bien, les os d'un pied palmй peuvent s'allonger plus ou moins considйrablement en mкme temps que la membrane interdigitale, et devenir ainsi une aile ; cependant toutes ces modifications ne tendent а altйrer en rien la charpente des os ou leurs rapports relatifs. Si nous supposons un ancкtre reculй, qu'on pourrait appeler l'archйtype de tous les mammifиres, de tous les oiseaux et de tous les reptiles, dont les membres avaient la forme gйnйrale actuelle, quel qu'ait pu, d'ailleurs, кtre l'usage de ces membres, nous pouvons concevoir de suite la construction homologue, des membres chez tous les reprйsentants de la classe entiиre. De mкme, а l'йgard de la bouche des insectes ; nous n'avons qu'а supposer un ancкtre commun pourvu d'une lиvre supйrieure, de mandibules et de deux paires de mвchoires, toutes ces parties ayant peut-кtre une forme trиs simple ; la sйlection naturelle suffit ensuite pour expliquer la diversitй infinie qui existe dans la conformation et les fonctions de la bouche de ces animaux. Nйanmoins, on peut concevoir que le plan gйnйral d'un organe puisse s'altйrer au point de disparaоtre complиtement par la rйduction, puis par l'atrophie complиte de certaines parties, par la fusion, le doublement ou la multiplication d'autres parties, variations que nous savons кtre dans les limites du possible. Le plan gйnйral semble avoir йtй ainsi en partie altйrй dans les nageoires des gigantesques lйzards marins йteints, et dans la bouche de certains crustacйs suceurs. Il est encore une autre branche йgalement curieuse de notre sujet : c'est la comparaison, non plus des mкmes parties ou des mкmes organes chez les diffйrents membres d'une mкme classe, mais l'examen comparй des diverses parties ou des divers organes chez le mкme individu. La plupart des physiologistes admettent que les os du crвne sont homologues avec les parties йlйmentaires d'un certain nombre de vertиbres, c'est-а-dire qu'ils prйsentent le mкme nombre de ces parties dans la mкme position relative rйciproque. Les membres antйrieurs et postйrieurs de toutes les classes de vertйbrйs supйrieurs sont йvidemment homologues. Il en est de mкme des mвchoires si compliquйes et des pattes des crustacйs. Chacun sait que, chez une fleur, on explique les positions relatives des sйpales, des pйtales, des йtamines et des pistils, ainsi que leur structure intime, en admettant que ces diverses parties sont formйes de feuilles mйtamorphosйes et disposйes en spirale. Les monstruositйs vйgйtales nous fournissent souvent la preuve directe de la transformation possible d'un organe en un autre ; en outre, nous pouvons facilement constater que, pendant les premiиres phases du dйveloppement des fleurs, ainsi que chez les embryons des crustacйs et de beaucoup d'autres animaux, des organes trиs diffйrents, une fois arrivйs а maturitй, se ressemblent d'abord complиtement. Comment expliquer ces faits d'aprиs la thйorie des crйations ? Pourquoi le cerveau est-il renfermй dans une boоte composйe de piиces osseuses si nombreuses et si singuliиrement conformйes qui semblent reprйsenter des vertиbres ? Ainsi que l'a fait remarquer Owen, l'avantage que prйsente cette disposition, en permettant aux os sйparйs de flйchir pendant l'acte de la parturition chez les mammifиres, n'expliquerait en aucune faзon pourquoi la mкme conformation se retrouve dans le crвne des oiseaux et des reptiles. Pourquoi des os similaires ont-ils йtй crййs pour former l'aile et la jambe de la chauve-souris, puisque ces os sont destinйs а des usages si diffйrents, le vol et la marche ? Pourquoi un crustacй, pourvu d'une bouche extrкmement compliquйe, formйe d'un grand nombre de piиces, a-t-il toujours, et comme une consйquence nйcessaire, un moins grand nombre de pattes ? et inversement pourquoi ceux qui ont beaucoup de pattes ont-ils une bouche plus simple ? Pourquoi les sйpales, les pйtales, les йtamines et les pistils de chaque fleur, bien qu'adaptйs а des usages si diffйrents, sont-ils tous construits sur le mкme modиle ? La thйorie de la sйlection naturelle nous permet, jusqu'а un certain point, de rйpondre а ces questions. Nous n'avons pas а considйrer ici comment les corps de quelques animaux se sont primitivement divisйs en sйries de segments, ou en cфtйs droit et gauche, avec des organes correspondants, car ces questions dйpassent presque la limite de toute investigation. Il est cependant probable que quelques conformations en sйries sont le rйsultat d'une multiplication de cellules par division, entraоnant la multiplication des parties qui proviennent de ces cellules. Il nous suffit, pour le but que nous nous proposons, de nous rappeler la remarque faite par Owen, c'est-а-dire qu'une rйpйtition indйfinie de parties ou d'organes constitue le trait caractйristique de toutes les formes infйrieures et peu spйcialisйes. L'ancкtre inconnu des vertйbrйs devait donc avoir beaucoup de vertиbres, celui des articulйs beaucoup de segments, et celui des vйgйtaux а fleurs de nombreuses feuilles disposйes en une ou plusieurs spires ; nous avons aussi vu prйcйdemment que les organes souvent rйpйtйs sont essentiellement aptes а varier, non seulement par le nombre, mais aussi par la forme. Par consйquent, leur prйsence en quantitй considйrable et leur grande variabilitй ont naturellement fourni les matйriaux nйcessaires а leur adaptation aux buts les plus divers, tout en conservant, en gйnйral, par suite de la force hйrйditaire, des traces distinctes de leur ressemblance originelle ou fondamentale. Ils doivent conserver d'autant plus cette ressemblance que les variations fournissant la base de leur modification subsйquente а l'aide de la sйlection naturelle, tendent dиs l'abord а кtre semblables ; les parties, а leur йtat prйcoce, se ressemblant et йtant soumises presque aux mкmes conditions. Ces parties plus ou moins modifiйes seraient sйrialement homologues, а moins que leur origine commune ne fыt entiиrement obscurcie. Bien qu'on puisse aisйment dйmontrer dans la grande classe des mollusques l'homologie des parties chez des espиces distinctes, on ne peut signaler que peu d'homologies sйriales telles que les valves des chitons ; c'est-а-dire que nous pouvons rarement affirmer l'homologie de telle partie du corps avec telle autre partie du mкme individu. Ce fait n'a rien de surprenant ; chez les mollusques, en effet, mкme parmi les reprйsentants les moins йlevйs de la classe, nous sommes loin de trouver cette rйpйtition indйfinie d'une partie donnйe, que nous remarquons dans les autres grands ordres du rиgne animal et du rиgne vйgйtal. La morphologie constitue, d'ailleurs un sujet bien plus compliquй qu'il ne le paraоt d'abord ; c'est ce qu'a rйcemment dйmontrй M. Ray-Lankester dans un mйmoire remarquable. M. Lankester йtablit une importante distinction entre certaines classes de faits que tous les naturalistes ont considйrйs comme йgalement homologues. Il propose d'appeler structures homogиnes les structures qui se ressemblent chez des animaux distincts, par suite de leur descendance d'un ancкtre commun avec des modifications subsйquentes, et les ressemblances qu'on ne peut expliquer ainsi, ressemblances homoplastiques. Par exemple, il croit que le coeur des oiseaux et des mammifиres est homogиne dans son ensemble, c'est-а-dire qu'il provient d'un ancкtre commun ; mais que les quatre cavitйs du coeur sont, chez les deux classes, homoplastiques, c'est-а-dire qu'elles se sont dйveloppйes indйpendamment. M. Lankester allиgue encore l'йtroite ressemblance des parties situйes du cфtй droit et du cфtй gauche du corps, ainsi que des segments successifs du mкme individu ; ce sont lа des parties ordinairement appelйes homologues, et qui, cependant, ne se rattachent nullement а la descendance d'espиces diverses d'un ancкtre commun. Les conformations homoplastiques sont celles que j'avais classйes, d'une maniиre imparfaite, il est vrai, comme des modifications ou des ressemblances analogues. On peut, en partie, attribuer leur formation а des variations qui ont affectй d'une maniиre semblable des organismes distincts ou des parties distinctes des organismes, et, en partie, а des modifications analogues, conservйes dans un but gйnйral ou pour une fonction gйnйrale. On en pourrait citer beaucoup d'exemples. Les naturalistes disent souvent que le crвne est formй de vertиbres mйtamorphosйes, que les mвchoires des crabes sont des pattes mйtamorphosйes, les йtamines et les pistils des fleurs des feuilles mйtamorphosйes ; mais, ainsi que le professeur Huxley l'a fait remarquer, il serait, dans la plupart des cas, plus correct de parler du crвne et des vertиbres, des mвchoires et des pattes, etc., comme provenant, non pas de la mйtamorphose en un autre organe de l'un de ces organes, tel qu'il existe, mais de la mйtamorphose de quelque йlйment commun et plus simple. La plupart des naturalistes, toutefois, n'emploient l'expression que dans un sens mйtaphorique, et n'entendent point par lа que, dans le cours prolongй des gйnйrations, des organes primordiaux quelconques -- vertиbres dans un cas et pattes dans l'autre -- aient jamais йtй rйellement transformйs en crвnes ou en mвchoires. Cependant, il y a tant d'apparences que de semblables modifications se sont opйrйes, qu'il est presque impossible d'йviter l'emploi d'une expression ayant cette signification directe. A mon point de vue, de pareils termes peuvent s'employer dans un sens littйral ; et le fait remarquable que les mвchoires d'un crabe, par exemple, ont retenu de nombreux caractиres ; qu'elles auraient probablement conservйs par hйrйditй si elles eussent rйellement йtй le produit d'une mйtamorphose de pattes vйritables, quoique fort simples, se trouverait en partie expliquй. DEVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE. Nous abordons ici un des sujets les plus importants de toute l'histoire naturelle. Les mйtamorphoses des insectes, que tout le monde connaоt, s'accomplissent d'ordinaire brusquement au moyen d'un petit nombre de phases, mais les transformations sont en rйalitй nombreuses et graduelles. Un certain insecte йphйmиre ( Chlцeon), ainsi que l'a dйmontrй Sir J. Lubbock, passe, pendant son dйveloppement par plus de vingt mues, et subit chaque fois une certaine somme de changements ; dans ce cas, la mйtamorphose s'accomplit d'une maniиre primitive et graduelle. On voit, chez beaucoup d'insectes, et surtout chez quelques crustacйs, quels йtonnants changements de structure peuvent s'effectuer pendant le dйveloppement. Ces changements, toutefois, atteignent leur apogйe dans les cas dits de gйnйration alternante qu'on observe chez quelques animaux infйrieurs. N'est-il pas йtonnant, par exemple, qu'une dйlicate coralline ramifiйe, couverte de polypes et fixйe а un rocher sous-marin produise, d'abord par bourgeonnement et ensuite par division transversale, une foule d'йnormes mйduses flottantes ? Celles-ci, а leur tour produisent des oeufs d'oщ sortent des animalcules douйs de la facultй de nager ; ils s'attachent aux rochers et se dйveloppent ensuite en corallines ramifiйes ; ce cycle se continue ainsi а l'infini. La croyance а l'identitй essentielle de la gйnйration alternante avec la mйtamorphose ordinaire a йtй confirmйe dans une forte mesure par une dйcouverte de Wagner ; il a observй, en effet, que la larve de la cйcidomye produit asexuellement d'autres larves. Celles-ci, а leur tour, en produisent d'autres, qui finissent par se dйvelopper en mвles et en femelles rйels, propageant leur espиce de la faзon habituelle, par des oeufs. Je dois ajouter que, lorsqu'on annonзa la remarquable dйcouverte de Wagner, on me demanda comment ii йtait possible de concevoir que la larve de cette mouche ait pu acquйrir l'aptitude а une reproduction asexuelle. Il йtait impossible de rйpondre tant que le cas restait unique. Mais Grimm a dйmontrй qu'une autre mouche, le chironome, se reproduit d'une maniиre presque identique, et il croit que ce phйnomиne se prйsente frйquemment dans cet ordre. C'est la chrysalide et non la larve du chironome qui a cette aptitude, et Grimm dйmontre, en outre, que ce cas relie jusqu'а un certain point, « celui de la cйcidomye avec la parthйnogйnиse des coccidйs », -- le terme parthйnogйnиse impliquant que les femelles adultes des coccidйs peuvent produire des oeufs fйconds sans le concours du mвle. On sait actuellement que certains animaux, appartenant а plusieurs classes, sont douйs de l'aptitude а la reproduction ordinaire dиs un вge extraordinairement prйcoce ; or, nous n'avons qu'а faire remonter graduellement la reproduction parthйnogйnйtique а un вge toujours plus prйcoce -- le chironome nous offre, d'ailleurs, une phase presque exactement intermйdiaire, celle de la chrysalide -- pour expliquer le cas merveilleux de la cйcidomye. Nous avons dйjа constatй que diverses parties d'un mкme individu, qui sont identiquement semblables pendant la premiиre pйriode embryonnaire, se diffйrencient considйrablement а l'йtat adulte et servent alors а des usages fort diffйrents. Nous avons dйmontrй, en outre, que les embryons des espиces les plus distinctes appartenant а une mкme classe sont gйnйralement trиs semblables, mais en se dйveloppant deviennent fort diffйrents. On ne saurait trouver une meilleure preuve de ce fait que ces paroles de von Baer: « Les embryons des mammifиres, des oiseaux, des lйzards, des serpents, et probablement aussi ceux des tortues, se ressemblent beaucoup pendant les premiиres phases de leur dйveloppement, tant dans leur ensemble que par le mode d'йvolution des parties ; cette ressemblance est mкme si parfaite, que nous ne pouvons les distinguer que par leur grosseur. Je possиde, conservйs dans l'alcool, deux petits embryons dont j'ai omis d'inscrire le nom, et il me serait actuellement impossible de dire а quelle classe ils appartiennent. Ce sont peut-кtre des lйzards, des petits oiseaux, ou de trиs jeunes mammifиres, tant est grande la similitude du mode de formation de la tкte et du tronc chez ces animaux. Il est vrai que les extrйmitйs de ces embryons manquent encore ; mais eussent-elles йtй dans la premiиre phase de leur dйveloppement, qu'elles ne nous auraient rien appris, car les pieds des lйzards et des mammifиres, les ailes et les pieds des oiseaux, et mкme les mains et les pieds de l'homme, partent tous de la mкme forme fondamentale.» Les larves de la plupart des crustacйs, arrivйes а des pйriodes йgales de dйveloppement, se ressemblent beaucoup, quelque diffйrents que ces crustacйs puissent devenir quand ils sont adultes ; il en est de mкme pour beaucoup d'autres animaux. Des traces de la loi de la ressemblance embryonnaire persistent quelquefois jusque dans un вge assez avancй ; ainsi, les oiseaux d'un mкme genre et de genres alliйs se ressemblent souvent par leur premier plumage comme nous le voyons dans les plumes tachetйes des jeunes du groupe des merles. Dans la tribu des chats, la plupart des espиces sont rayйes et tachetйes, raies et taches йtant disposйes en lignes, et on distingue nettement des raies ou des taches sur la fourrure des lionceaux et des jeunes pumas. On observe parfois, quoique rarement, quelque chose de semblable chez les plantes ; ainsi, les premiиres feuilles de l'ajonc (ulex) et celles des acacias phyllodinйs sont pinnйes ou divisйes comme les feuilles ordinaires des lйgumineuses. Les points de conformation par lesquels les embryons d'animaux fort diffйrents d'une mкme classe se ressemblent n'ont souvent aucun rapport avec les conditions d'existence. Nous ne pouvons, par exemple, supposer que la forme particuliиre en lacet qu'affectent, chez les embryons des vertйbrйs, les artиres des fentes branchiales, soit en rapport avec les conditions d'existence, puisque la mкme particularitй se remarque а la fois chez le jeune mammifиre nourri dans le sein maternel, chez l'oeuf de l'oiseau couve dans un nid, ou chez le frai d'une grenouille qui se dйveloppe sous l'eau. Nous n'avons pas plus de motifs pour admettre un pareil rapport, que nous n'en avons pour croire que les os analogues de la main de l'homme, de l'aile de la chauve-souris ou de la nageoire du marsouin, soient en rapport avec des conditions semblables d'existence. Personne ne suppose que la fourrure tigrйe du lionceau ou les plumes tachetйes du jeune merle aient pour eux aucune utilitй. Le cas est toutefois diffйrent lorsque l'animal, devenant actif pendant une partie de sa vie embryonnaire, doit alors pourvoir lui-mкme а sa nourriture. La pйriode d'activitй peut survenir а un вge plus ou moins prйcoce ; mais, а quelque moment qu'elle se produise, l'adaptation de la larve а ses conditions d'existence est aussi parfaite et aussi admirable qu'elle l'est chez l'animal adulte. Les observations de sir J. Lubbock sur la ressemblance йtroite qui existe entre certaines larves d'insectes appartenant а des ordres trиs diffйrents, et inversement sur la dissemblance des larves d'autres insectes d'un mкme ordre, suivant leurs conditions d'existence et leurs habitudes, indiquent quel rфle important ont jouй ces adaptations. Il rйsulte de ce genre d'adaptations, surtout lorsqu'elles impliquent une division de travail pendant les diverses phases du dйveloppement -- quand la mкme larve doit, par exemple, pendant une phase de son dйveloppement, chercher sa nourriture, et, pendant une autre phase, chercher une place pour se fixer -- que la ressemblance des larves d'animaux trиs voisins est frйquemment trиs obscurcie. On pourrait mкme citer des exemples de larves d'espиces alliйes ou de groupes d'espиces qui diffиrent plus les unes des autres que ne le font les adultes. Dans la plupart des cas, cependant, les larves, bien qu'actives, subissent encore plus ou moins la loi commune des ressemblances embryonnaires. Les cirripиdes en offrent un excellent exemple ; l'illustre Cuvier lui-mкme ne s'est pas aperзu qu'une balane est un crustacй, bien qu'un seul coup d'oeil jetй sur la larve suffise pour ne laisser aucun doute а cet йgard. De mкme le deux principaux groupes des cirripиdes, les pйdonculйs et les sessiles, bien que trиs diffйrents par leur aspect extйrieur, ont des larves qu'on peut а peine distinguer les unes des autres pendant les phases successives de leur dйveloppement. Dans le cours de son йvolution, l'organisation de l'embryon s'йlиve gйnйralement ; j'emploie cette expression, bien que je sache qu'il est presque impossible de dйfinir bien nettement ce qu'on entend par une organisation plus ou moins йlevйe. Toutefois, nul ne constatera probablement que le papillon est plus йlevй que la chenille. Il y a nйanmoins des cas oщ l'on doit considйrer l'animal adulte comme moins йlevй que sa larve dans l'йchelle organique ; tels sont, par exemple, certains crustacйs parasites. Revenons encore aux cirripиdes, dont les larves, pendant la premiиre phase du dйveloppement, ont trois paires de pattes, un oeil unique et simple, et une bouche en forme de trompe, avec laquelle elles mangent beaucoup, car elles augmentent rapidement en grosseur. Pendant la seconde phase, qui correspond а l'йtat de chrysalide chez le papillon, elles ont six paires de pattes natatoires admirablement construites, une magnifique paire d'yeux composйs et des antennes trиs compliquйes ; mais leur bouche est trиs imparfaite et hermйtiquement close, de sorte qu'elles ne peuvent manger. Dans cet йtat, leur seule fonction est de chercher, grвce au dйveloppement des organes des sens, et d'atteindre, au moyen de leur appareil de natation, un endroit convenable auquel elles puissent s'attacher pour y subir leur derniиre mйtamorphose. Ceci fait, elles demeurent attachйes а leur rocher pour le reste de leur vie ; leurs pattes se transforment en organes prйhensiles ; une bouche bien conformйe reparaоt, mais elles n'ont plus d'antennes, et leurs deux yeux sont de nouveau remplacйs par un seul petit oeil trиs simple, semblable а un point. Dans cet йtat complet, qui est le dernier, les cirripиdes peuvent кtre йgalement considйrйs comme ayant une organisation plus ou moins йlevйe que celle qu'ils avaient а l'йtat de larve. Mais, dans quelques genres, les larve se transforment, soit en hermaphrodites prйsentant la conformation ordinaire, soit en ce que j'ai appelй des mвles complйmentaires ; chez ces derniers, le dйveloppement est certainement rйtrograde, car ils ne constituent plus qu'un sac, qui ne vit que trиs peu de temps, privй qu'il est de bouche, d'estomac et de tous les organes importants, ceux de la reproduction exceptйs. Nous sommes tellement habituйs а voir une diffйrence de conformation entre l'embryon et l'adulte, que nous sommes disposйs а regarder cette diffйrence comme une consйquence nйcessaire de la croissance. Mais il n'y a aucune raison pour que l'aile d'une chauve-souris, ou les nageoires d'un marsouin, par exemple, ne soient pas esquissйes dans toutes leurs parties, et dans les proportions voulues, dиs que ces parties sont devenues visibles dans l'embryon. Il y a certains groupes entiers d'animaux et aussi certains membres d'autres groupes, chez lesquels l'embryon а toutes les pйriodes de son existence, ne diffиre pas beaucoup de la forme adulte. Ainsi Owen a remarquй que chez la seiche « il n'y a pas de mйtamorphose, le caractиre cйphalopode se manifestant longtemps avant que les divers organes de l'embryon soient complets. » Les coquillages terrestres et les crustacйs d'eau douce naissent avec leurs formes propres, tandis que les membres marins des deux mкmes grandes classes subissent, dans le cours de leur dйveloppement, des modifications considйrables. Les araignйes n'йprouvent que de faibles mйtamorphoses. Les larves de la plupart des insectes passent par un йtat vermiforme, qu'elles soient actives et adaptйes а des habitudes diverses, ou que, placйes au sein de la nourriture qui leur convient, ou nourries par leurs parents, elles restent inactives. Il est cependant quelques cas, comme celui des aphis, dans le dйveloppement desquels, d'aprиs les beaux dessins du professeur Huxley, nous ne trouvons presque pas de traces d'un йtat vermiforme. Parfois, ce sont seulement les premiиres phases du dйveloppement qui font dйfaut. Ainsi Fritz Mьller a fait la remarquable dйcouverte que certains crustacйs, alliйs aux Penoeus, et ressemblant а des crevettes, apparaissent d'abord sous la forme simple de Nauplies, puis, aprиs avoir passй par deux ou trois йtats de la forme Zoй, et enfin par l'йtat de Mysis, acquiиrent leur conformation adulte. Or, dans la grande classe des malacostracйs, а laquelle appartiennent ces crustacйs, ou ne connaоt aucun autre membre qui se dйveloppe d'abord sous la forme de nauplie, bien que beaucoup apparaissent sous celle de zoй ; nйanmoins, Mьller donne des raisons de nature а faire croire que tous ces crustacйs auraient apparu comme nauplies, s'il n'y avait pas eu une suppression de dйveloppement. Comment donc expliquer ces divers faits de l'embryologie ? Comment expliquer la diffйrence si gйnйrale, mais non universelle, entre la conformation de l'embryon et celle de l'adulte ; la similitude, aux dйbuts de l'йvolution, des diverses parties d'un mкme embryon, qui doivent devenir plus tard entiиrement dissemblables et servir а des fonctions trиs diverses ; la ressemblance gйnйrale, mais non invariable, entre les embryons ou les larves des espиces les plus distinctes dans une mкme classe ; la conservation, chez l'embryon encore dans l'oeuf ou dans l'utйrus, de conformations qui lui sont inutiles а cette pйriode aussi bien qu'а une pйriode plus tardive de la vie ; le fait que, d'autre part, des larves qui ont а suffire а leurs propres besoins s'adaptent parfaitement aux conditions ambiantes ; enfin, le fait que certaines larves se trouvent placйes plus haut sur l'йchelle de l'organisation que les animaux adultes qui sont le terme final de leurs transformations ? Je crois que ces divers faits peuvent s'expliquer de la maniиre suivante. On suppose ordinairement, peut-кtre parce que certaines monstruositйs affectent l'embryon de trиs bonne heure, que les variations lйgиres ou les diffйrences individuelles apparaissent nйcessairement а une йpoque йgalement trиs prйcoce. Nous n'avons que peu de preuves sur ce point, mais les quelques-unes que nous possйdons indiquent certainement le contraire ; il est notoire, en effet, que les йleveurs de bйtail, de chevaux et de divers animaux de luxe, ne peuvent dire positivement qu'un certain temps aprиs la naissance quelles seront les qualitйs ou les dйfauts d'un animal. Nous remarquons le mкme fait chez nos propres enfants ; car nous ne pouvons dire d'avance s'ils seront grands ou petits, ni quels seront prйcisйment leurs traits. La question n'est pas de savoir а quelle йpoque de la vie chaque variation a pu кtre causйe, mais а quel moment s'en manifestent les effets. Les causes peuvent avoir agi, et je crois que cela est gйnйralement le cas, sur l'un des parents ou sur tous deux, avant l'acte de la gйnйration. Il faut remarquer que tant que le jeune animal reste dans le sein maternel ou dans l'oeuf, et que tant qu'il est nourri et protйgй par ses parents, il lui importe peu que la plupart de ses caractиres se dйveloppent un peu plus tфt ou un peu plus tard. Peu importe, en effet, а un oiseau auquel, par exemple, un bec trиs recourbй est nйcessaire pour se procurer sa nourriture, de possйder ou non un bec de cette forme, tant qu'il est nourri par ses parents. J'ai dйjа fait observer, dans le premier chapitre, que toute variation, а quelque pйriode de la vie qu'elle puisse apparaоtre chez les parents, tend а se manifester chez les descendants а l'вge correspondant. Il est mкme certaines variations qui ne peuvent apparaоtre qu'а cet вge correspondant ; tels sont certains caractиres de la chenille, du cocon ou de l'йtat de chrysalide chez le ver а soie, ou encore les variations qui affectent les cornes du bйtail. Mais les variations qui, autant que nous pouvons en juger, pourraient indiffйremment se manifester а un вge plus ou moins prйcoce, tendent cependant а reparaоtre йgalement chez le descendant а l'вge oщ elles se sont manifestйes chez le parent. Je suis loin de vouloir prйtendre qu'il en soit toujours ainsi, car je pourrais citer des cas nombreux de variations, ce terme йtant pris dans son acception la plus large, qui se sont manifestйes а un вge plus prйcoce chez l'enfant que chez le parent. J'estime que ces deux principes, c'est-а-dire que les variations lйgиres n'apparaissent gйnйralement pas а un вge trиs prйcoce, et qu'elles sont hйrйditaires а l'вge correspondant, expliquent les principaux faits embryologiques que nous venons d'indiquer. Toutefois, examinons d'abord certains cas analogues chez nos variйtйs domestiques. Quelques savants, qui se sont occupйs particuliиrement du chien, admettent que le lйvrier ou le bouledogue, bien que si diffйrents, sont rйellement des variйtйs йtroitement alliйes, descendues de la mкme souche sauvage. J'йtais donc curieux de voir quelles diffйrences on peut observer chez leurs petits ; des йleveurs me disaient qu'ils diffиrent autant que leurs parents, et, а en juger par le seul coup d'oeil, cela paraissait кtre vrai. Mais en mesurant les chiens adultes et les petits вgйs de six jours je trouvai que ceux-ci sont loin d'avoir acquis toutes leurs diffйrences proportionnelles. On m'avait dit aussi que les poulains du cheval de course et ceux du cheval de trait -- races entiиrement formйes par la sйlection sous l'influence de la domestication -- diffиrent autant les uns des autres que les animaux adultes ; mais j'ai pu constater par des mesures prйcises, prises sur des juments des deux races et sur leurs poulains вgйs de trois jours, que ce n'est en aucune faзon le cas. Comme nous possйdons la preuve certaine que les races de pigeons descendent d'une seule espиce sauvage, j'ai comparй les jeunes pigeons de diverses races douze heures aprиs leur йclosion. J'ai mesurй avec soin les dimensions du bec et de son ouverture, la longueur des narines et des paupiиres, celle des pattes, et la grosseur des pieds, chez des individus de l'espиce sauvage, chez des grosses-gorges, des paons, des runts, des barbes, des dragons, des messagers et des culbutants. Quelques-uns de ces oiseaux, а l'йtat adulte, diffиrent par la longueur et la forme du bec, et par plusieurs autres caractиres, а un point tel que, trouvйs а l'йtat de nature, on les classerait sans aucun doute dans des genres distincts. Mais, bien qu'on puisse distinguer pour la plupart les pigeons nouvellement йclos de ces diverses races, si on les place les uns auprиs des autres, ils prйsentent, sur les points prйcйdemment indiquйs, des diffйrences proportionnelles incomparablement moindres que les oiseaux adultes. Quelques traits caractйristiques, tels que la largeur du bec, sont а peine saisissables chez les jeunes. Je n'ai constatй qu'une seule exception remarquable а cette rиgle, c'est que les jeunes culbutants а courte face diffиrent presque autant que les adultes des jeunes du biset sauvage et de ceux des autres races. Les deux principes dйjа mentionnйs expliquent ces faits. Les amateurs choisissent leurs chiens, leurs chevaux, leurs pigeons reproducteurs, etc., lorsqu'ils ont dйjа presque atteint l'вge adulte ; peu leur importe que les qualitйs qu'ils dйsirent soient acquises plus tфt ou plus tard, pourvu que l'animal adulte les possиde. Les exemples prйcйdents, et surtout celui des pigeons, prouvent que les diffйrences caractйristiques qui ont йtй accumulйes par la sйlection de l'homme et qui donnent aux races leur valeur, n'apparaissent pas gйnйralement а une pйriode prйcoce de la vie, et deviennent hйrйditaires а un вge correspondant et assez avancй. Mais l'exemple du culbutant courte face, qui possиde dйjа ses caractиres propres а l'вge de douze heures, prouve que cette rиgle n'est pas universelle ; chez lui, en effet, les diffйrences caractйristiques ont, ou apparu plus tфt qu'а l'ordinaire, ou bien ces diffйrences, au lieu d'кtre transmises hйrйditairement а l'вge correspondant, se sont transmises а un вge plus prйcoce. Appliquons maintenant ces deux principes aux espиces а l'йtat de nature. Prenons un groupe d'oiseaux descendus de quelque forme ancienne, et que la sйlection naturelle a modifiйs en vue d'habitudes diverses. Les nombreuses et lйgиres variations successives survenues chez les diffйrentes espиces а un вge assez avancй se transmettent par hйrйditй а l'вge correspondant ; les jeunes seront donc peu modifiйs et se ressembleront davantage que ne le font les adultes, comme nous venons de l'observer chez les races de pigeons. On peut йtendre cette maniиre de voir а des conformations trиs distinctes et а des classes entiиres. Les membres antйrieurs, par exemple, qui ont autrefois servi de jambes а un ancкtre reculй, peuvent, а la suite d'un nombre infini de modifications, s'кtre adaptйs а servir de mains chez un descendant, de nageoires chez un autre, d'ailes chez un troisiиme ; mais, en vertu des deux principes prйcйdents, les membres antйrieurs n'auront pas subi beaucoup de modifications chez les embryons de ces diverses formes, bien que, dans chacune d'elles, le membre antйrieur doive diffйrer considйrablement а l'вge adulte. Quelle que soit l'influence que l'usage ou le dйfaut d'usage puisse avoir pour modifier les membres ou les autres organes d'un animal, cette influence affecte surtout l'animal adulte, obligй de se servir de toutes ses facultйs pour pourvoir а ses besoins ; or, les modifications ainsi produites se transmettent aux descendants au mкme вge adulte correspondant. Les jeunes ne sont donc pas modifiйs, ou ne le sont qu'а un faible degrй, par les effets de l'usage ou du non-usage des parties. Chez quelques animaux, les variations successives ont pu se produire а un вge trиs prйcoce, ou se transmettre par hйrйditй un peu plus tфt que l'йpoque а laquelle elles ont primitivement apparu. Dans les deux cas, comme nous l'avons vu pour le Culbutant courte-face, les embryons ou les jeunes ressemblent йtroitement а la forme parente adulte. Telle est la loi du dйveloppement pour certains groupes entiers ou pour certains sous-groupes, tels que les cйphalopodes, les coquillages terrestres, les crustacйs d'eau douce, les araignйes et quelques membres de la grande classe des insectes. Pourquoi, dans ces groupes, les jeunes ne subissent-ils aucune mйtamorphose ? Cela doit rйsulter des raisons suivantes : d'abord, parce que les jeunes doivent de bonne heure suffire а leurs propres besoins, et ensuite, parce qu'ils suivent le mкme genre de vie que leurs parents ; car, dans ce cas, leur existence dйpend de ce qu'ils se modifient de la mкme maniиre que leurs parents. Quant au fait singulier qu'un grand nombre d'animaux terrestres et fluviatiles ne subissent aucune mйtamorphose, tandis que les reprйsentants marins des mкmes groupes passent par des transformations diverses, Fritz Mьller a йmis l'idйe que la marche des modifications lentes, nйcessaires pour adapter un animal а vivre sur terre ou dans l'eau douce au lieu de vivre dans la mer, serait bien simplifiйe s'il ne passait pas par l'йtat de larve ; car il n'est pas probable que des places bien adaptйes а l'йtat de larve et а l'йtat parfait, dans des conditions d'existence aussi nouvelles et aussi modifiйes, dussent se trouver inoccupйes ou mal occupйes par d'autres organismes. Dans ce cas, la sйlection naturelle favoriserait une acquisition graduelle de plus en plus prйcoce de la conformation adulte, et le rйsultat serait la disparition de toutes traces des mйtamorphoses antйrieures. Si, d'autre part, il йtait avantageux pour le jeune animal d'avoir des habitudes un peu diffйrentes de celles de ses parents, et d'кtre, en consйquence, conformй un peu autrement, ou s'il йtait avantageux pour une larve, dйjа diffйrente de sa forme parente, de se modifier encore davantage, la sйlection naturelle pourrait ; en vertu du principe de l'hйrйditй а l'вge correspondant, rendre le jeune animal ou la larve de plus en plus diffйrent de ses parents, et cela а un degrй quelconque. Les larves pourraient encore prйsenter des diffйrences en corrйlation avec les diverses phases de leur dйveloppement, de sorte qu'elles finiraient par diffйrer beaucoup dans leur premier йtat de ce qu'elles sont dans le second, comme cela est le cas chez un grand nombre d'animaux. L'adulte pourrait encore s'adapter а des situations et а des habitudes pour lesquelles les organes des sens ou de la locomotion deviendraient inutiles, auquel cas la mйtamorphose serait rйtrograde. Les remarques prйcйdentes nous expliquent comment, par suite de changements de conformation chez les jeunes, en raison de changements dans les conditions d'existence, outre l'hйrйditй а un вge correspondant, les animaux peuvent arriver а traverser des phases de dйveloppement tout а fait distinctes de la condition primitive de leurs ancкtres adultes. La plupart de nos meilleurs naturalistes admettent aujourd'hui que les insectes ont acquis par adaptation les diffйrentes phases de larve et de chrysalide qu'ils traversent, et que ces divers йtats ne leur ont pas йtй transmis hйrйditairement par un ancкtre reculй. L'exemple curieux du Sitaris, colйoptиre qui traverse certaines phases extraordinaires de dйveloppement, nous aide а comprendre comment cela peut arriver. Selon M. Fabre, la premiиre larve du sitaris est un insecte petit, actif, pourvu de six pattes, de deux longues antennes et de quatre yeux. Ces larves йclosent dans les nids d'abeilles, et quand, au printemps, les abeilles mвles sortent de leur trou, ce qu'elles font avant les femelles, ces petites larves s'attachent а elles, et se glissent ensuite sur les femelles pendant l'accouplement. Aussitфt que les femelles pondent leurs oeufs dans les cellules pourvues de miel prйparйes pour les recevoir, les larves de sitaris se jettent sur les oeufs et les dйvorent. Ces larves subissent ensuite un changement complet ; les yeux disparaissent, les pattes et les antennes deviennent rudimentaires ; alors elles se nourrissent de miel. En cet йtat, elles ressemblent beaucoup aux larves ordinaires des insectes ; puis, elles subissent ultйrieurement une nouvelle transformation et apparaissent а l'йtat de colйoptиre parfait. Or, qu'un insecte subissant des transformations semblables а celles du sitaris devienne la souche d'une nouvelle classe d'insectes, les phases du dйveloppement de cette nouvelle classe seraient trиs probablement diffйrentes de celles de nos insectes actuels, et la premiиre phase ne reprйsenterait certainement pas l'йtat antйrieur d'aucun insecte adulte. Il est, d'autre part, trиs probable que, chez un grand nombre d'animaux, l'йtat embryonnaire ou l'йtat de larve nous reprйsente, d'une maniиre plus ou moins complиte, l'йtat adulte de l'ancкtre du groupe entier. Dans la grande classe des crustacйs, des formes йtonnamment distinctes les unes des autres telles que les parasites suceurs, les cirripиdes, les entomostracйs, et mкme les malacostracйs, apparaissent d'abord comme larves sous la forme de nauplies. Comme ces larves vivent en libertй en pleine mer, qu'elles ne sont pas adaptйes а des conditions d'existence spйciales, et pour d'autres raisons encore indiquйes par Fritz Mьller, il est probable qu'il a existй autrefois, а une йpoque trиs reculйe, quelque animal adulte indйpendant, ressemblant au nauplie, qui a subsйquemment produit, suivant plusieurs lignes gйnйalogiques divergentes, les groupes considйrables de crustacйs que nous venons d'indiquer. Il est probable aussi, d'aprиs ce que nous savons sur les embryons des mammifиres, des oiseaux, des reptiles et des poissons, que ces animaux sont les descendants modifiйs de quelque forme ancienne qui, а l'йtat adulte, йtait pourvue de branchies, d'une vessie natatoire, de quatre membres simples en forme de nageoires et d'une queue, le tout adaptй а la vie aquatique. Comme tous les кtres organisйs йteints et rйcents qui ont vйcu dans le temps et dans l'espace peuvent se grouper dans un petit nombre de grandes classes, et comme tous les кtres, dans chacune de ces classes, ont, d'aprиs ma thйorie, йtй reliйs les uns aux autres par une sйrie de fines gradations, la meilleure classification, la seule possible d'ailleurs, si nos collections йtaient complиtes, serait la classification gйnйalogique ; le lien cachй que les naturalistes ont cherchй sous le nom de systиme naturel, n'est, en un mot, autre chose que la descendance. Ces considйrations nous permettent de comprendre comment il se fait que, pour la plupart des naturalistes, la conformation de l'embryon est encore plus importante que celle de l'adulte au point de vue de la classification. Lorsque deux ou plusieurs groupes d'animaux, quelque diffйrentes que puissent кtre d'ailleurs leur conformation et leurs habitudes а l'йtat d'adulte, traversent des phases embryonnaires trиs semblables, nous pouvons кtre certains qu'ils descendent d'un ancкtre commun et qu'ils sont, par consйquent, unis йtroitement les uns aux autres par un lien de parentй. La communautй de conformation embryonnaire rйvиle donc une communautй d'origine ; mais la dissemblance du dйveloppement embryonnaire ne prouve pas le contraire, car il se peut que, chez un ou deux groupes, quelques phases du dйveloppement aient йtй supprimйes ou aient subi, pour s'adapter а de nouvelles conditions d'existence, des modifications telles qu'elles ne sont plus reconnaissables. La conformation de la larve rйvиle souvent une communautй d'origine pour des groupes mкmes dont les formes adultes ont йtй modifiйes а un degrй extrкme ; ainsi, nous avons vu que les larves des cirripиdes nous rйvиlent immйdiatement qu'ils appartiennent а la grande classe des crustacйs, bien qu'а l'йtat adulte ils soient extйrieurement analogues aux coquillages. Comme la conformation de l'embryon nous indique souvent d'une maniиre plus ou moins nette ce qu'a dы кtre la conformation de l'ancкtre trиs ancien et moins modifiй du groupe, nous pouvons comprendre pourquoi les formes йteintes et remontant а un passй trиs reculй ressemblent si souvent, а l'йtat adulte, aux embryons des espиces actuelles de la mкme classe. Agassiz regarde comme universelle dans la nature cette loi dont la vйritй sera, je l'espиre, dйmontrйe dans l'avenir. Cette loi ne peut toutefois кtre prouvйe que dans le cas oщ l'ancien йtat de l'ancкtre du groupe n'a pas йtй totalement effacй, soit par des variations successives survenues pendant les premiиres phases de la croissance, soit par des variations devenues hйrйditaires chez les descendants а un вge plus prйcoce que celui de leur apparition premiиre. Nous devons nous rappeler aussi que la loi peut кtre vraie, mais cependant n'кtre pas encore de longtemps, si elle l'est jamais, susceptible d'une dйmonstration complиte, faute de documents gйologiques remontant а une йpoque assez reculйe. La loi ne se vйrifiera pas dans les cas oщ une forme ancienne а l'йtat de larve s'est adaptйe а quelque habitude spйciale, et a transmis ce mкme йtat au groupe entier de ses descendants ; ces larves, en effet, ne peuvent ressembler а aucune forme plus ancienne а l'йtat adulte. Les principaux faits de l'embryologie, qui ne le cиdent а aucun en importance, me semblent donc s'expliquer par le principe que des modifications survenues chez les nombreux descendants d'un ancкtre primitif n'ont pas surgi dиs les premiиres phases de la vie de chacun d'eux, et que ces variations sont transmises par hйrйditй а un вge correspondant. L'embryologie acquiert un grand intйrкt, si nous considйrons l'embryon comme un portrait plus ou moins effacй de l'ancкtre commun, а l'йtat de larve ou а l'йtat adulte, de tous les membres d'une mкme grande classe. ORGANES RUDIMENTAIRES, ATROPHIES ET AVORTES. On trouve trиs communйment, trиs gйnйralement mкme dans la nature, des parties ou des organes dans cet йtat singulier, portant l'empreinte d'une complиte inutilitй. Il serait difficile de nommer un animal supйrieur chez lequel il n'existe pas quelque partie а l'йtat rudimentaire. Chez les mammifиres par exemple, les mвles possиdent toujours des mamelles rudimentaires ; chez les serpents, un des lobes des poumons est rudimentaire ; chez les oiseaux, l'aile bвtarde n'est qu'un doigt rudimentaire, et chez quelques espиces, l'aile entiиre est si rudimentaire, qu'elle est inutile pour le vol. Quoi de plus curieux que la prйsence de dents chez les foetus de la baleine, qui, adultes, n'ont pas trace de ces organes ; ou que la prйsence de dents, qui ne percent jamais la gencive, а la mвchoire supйrieure du veau avant sa naissance ? Les organes rudimentaires racontent eux-mкmes, de diverses maniиres, leur origine et leur signification. Il y a des colйoptиres appartenant а des espиces йtroitement alliйes ou, mieux encore, а la mкme espиce, qui ont, les uns des ailes parfaites et complиtement dйveloppйes, les autres de simples rudiments d'ailes trиs petits, frйquemment recouverts par des йlytres soudйes ensemble ; dans ce cas, il n'y a pas а douter que ces rudiments reprйsentent des ailes. Les organes rudimentaires conservent quelquefois leurs propriйtйs fonctionnelles ; c'est ce qui arrive occasionnellement aux mamelles des mammifиres mвles, qu'on a vues parfois se dйvelopper et sйcrйter du lait. De mкme, chez le genre Bos, il y a normalement quatre mamelons bien dйveloppйs et deux rudimentaires ; mais, chez nos vaches domestiques, ces derniers se dйveloppent quelquefois et donnent du lait. Chez les plantes, on rencontre chez des individus de la mкme espиce des pйtales tantфt rudimentaires, tantфt bien dйveloppйs. Kцlreuter a observй, chez certaines plantes а sexes sйparйs, qu'en croisant une espиce dont les fleurs mвles possиdent un rudiment de pistil avec une espиce hermaphrodite ayant, bien entendu, un pistil bien dйveloppй, le rudiment de pistil prend un grand accroissement chez la postйritй hybride ; ce qui prouve que les pistils rudimentaires et les pistils parfaits ont exactement la mкme nature. Un animal peut possйder diverses parties dans un йtat parfait, et cependant on peut, dans un certain sens, les regarder comme rudimentaires, parce qu'elles sont inutiles. Ainsi, le tкtard de la salamandre commune, comme le fait remarquer M. G.-H. Lewes, « a des branchies et passe sa vie dans l'eau ; mais la Salamandra atra, qui vit sur les hauteurs dans les montagnes, fait ses petits tout formйs. Cet animal ne vit jamais dans l'eau. Cependant, si on ouvre une femelle pleine, on y trouve des tкtards pourvus de branchies admirablement ramifiйes et qui, mis dans l'eau, nagent comme les tкtards de la salamandre aquatique. Cette organisation aquatique n'a йvidemment aucun rapport avec la vie future de l'animal ; elle n'est pas davantage adaptйe а ses conditions embryonnaires ; elle se rattache donc uniquement а des adaptations ancestrales et rйpиte une des phases du dйveloppement qu'ont parcouru les formes anciennes dont elle descend. » Un organe servant а deux fonctions peut devenir rudimentaire ou s'atrophier complиtement pour l'une d'elles, parfois mкme pour la plus importante, et demeurer parfaitement capable de remplir l'autre. Ainsi, chez les plantes, le rфle du pistil est de permettre aux tubes polliniques de pйnйtrer jusqu'aux ovules de l'ovaire. Le pistil consiste en un stigmate portй sur un style ; mais, chez quelques composйes, les fleurs mвles, qui ne sauraient кtre fйcondйes naturellement, ont un pistil rudimentaire, en ce qu'il ne porte pas de stigmate ; le style pourtant, comme chez les autres fleurs parfaites, reste bien dйveloppй et garni de poils qui servent а frotter les anthиres pour en faire jaillir le pollen qui les environne. Un organe peut encore devenir rudimentaire relativement а sa fonction propre et s'adapter а un usage diffйrent ; telle est la vessie natatoire de certains poissons, qui semble кtre devenue presque rudimentaire quant а sa fonction propre, consistant а donner de la lйgиretй au poisson, pour se transformer en un organe respiratoire ou en un poumon en voie de formation. On pourrait citer beaucoup d'autres exemples analogues. On ne doit pas considйrer comme rudimentaires les organes qui, si peu dйveloppйs qu'ils soient, ont cependant quelque utilitй, а moins que nous n'ayons des raisons pour croire qu'ils йtaient autrefois plus dйveloppйs. Il se peut aussi que ce soient des organes naissants en voie de dйveloppement. Les organes rudimentaires, au contraire, tels, par exemple, que les dents qui ne percent jamais les gencives, ou que les ailes d'une autruche qui ne servent plus guиre que de voiles, sont presque inutiles. Comme il est certain qu'а un йtat moindre de dйveloppement ces organes seraient encore plus inutiles que dans leur condition actuelle, ils ne peuvent pas avoir йtй produits autrefois par la variation et par la sйlection naturelle, qui n'agit jamais que par la conservation des modifications utiles. Ils se rattachent а un ancien йtat de choses et ont йtй en partie conservйs par la puissance de l'hйrйditй. Toutefois, il est souvent difficile de distinguer les organes rudimentaires des organes naissants, car l'analogie seule nous permet de juger si un organe est susceptible de nouveaux dйveloppements, auquel cas seulement on peut l'appeler naissant. Les organes naissants doivent toujours кtre assez rares, car les individus pourvus d'un organe dans cette condition ont dы кtre gйnйralement remplacйs par des successeurs possйdant cet organe а un йtat plus parfait, et ont dы, par consйquent, s'йteindre il y a longtemps. L'aile du pingouin lui est fort utile, car elle lui sert de nageoire ; elle pourrait donc reprйsenter l'йtat naissant des ailes des oiseaux ; je ne crois cependant pas qu'il en soit ainsi ; c'est plus probablement un organe diminuй et qui s'est modifiй en vue d'une fonction nouvelle. L'aile de l'aptйryx, d'autre part, est, complиtement inutile а cet animal et peut кtre considйrйe comme vraiment rudimentaire. Owen considиre les membres filiformes si simples du lйpidosirиne comme « le commencement d'organes qui atteignent leur dйveloppement fonctionnel complet chez les vertйbrйs supйrieurs ; » mais le docteur Gьnther a soutenu rйcemment l'opinion que ce sont probablement les restes de l'axe persistant d'une nageoire dont les branches latйrales ou les rayons sont atrophiйs. On peut considйrer les glandes mammaires de l'ornithorynque comme йtant а l'йtat naissant, comparativement aux mamelles de la vache. Les freins ovigиres de certains cirripиdes, qui ne sont que lйgиrement dйveloppйs, et qui ont cessй de servir а retenir les oeufs sont des branchies naissantes. Les organes rudimentaires sont trиs sujets а varier au point de vue de leur degrй de dйveloppement et sous d'autres rapports, chez les individus de la mкme espиce ; de plus, le degrй de diminution qu'un mкme organe a pu йprouver diffиre quelquefois beaucoup chez les espиces йtroitement alliйes. L'йtat des ailes des phalиnes femelles appartenant а une mкme famille, offre un excellent exemple de ce fait. Les organes rudimentaires peuvent avorter complиtement ; ce qui implique, chez certaines plantes et chez certains animaux, l'absence complиte de parties que, d'aprиs les lois de l'analogie, nous nous attendrions а rencontrer chez eux et qui se manifestent occasionnellement chez les individus monstrueux. C'est ainsi que, chez la plupart des scrophulariacйes, la cinquiиme йtamine est complиtement atrophiйe ; cependant, une cinquiиme йtamine a dы autrefois exister chez ces plantes, car chez plusieurs espиces de la famille on en retrouve un rudiment, qui, а l'occasion, peut se dйvelopper complиtement, ainsi qu'on le voit chez le muflier commun. Lorsqu'on veut retracer les homologies d'un organe quelconque chez les divers membres d'une mкme classe, rien n'est plus utile, pour comprendre nettement les rapports des parties, que la dйcouverte de rudiments ; c'est ce que prouvent admirablement les dessins qu'a faits Owen des os de la jambe du cheval, du boeuf et du rhinocйros. Un fait trиs important, c'est que, chez l'embryon, on peut souvent observer des organes, tels que les dents а la mвchoire supйrieure de la baleine et des ruminants, qui disparaissent ensuite complиtement. C'est aussi, je crois, une rиgle universelle, qu'un organe rudimentaire soit proportionnellement plus gros, relativement aux parties voisines, chez l'embryon que chez l'adulte ; il en rйsulte qu'а cette pйriode prйcoce l'organe est moins rudimentaire ou mкme ne l'est pas du tout. Aussi, on dit souvent que les organes rudimentaires sont restйs chez l'adulte а leur йtat embryonnaire. Je viens d'exposer les principaux faits relatifs aux organes rudimentaires. En y rйflйchissant, on se sent frappй d'йtonnement ; car les mкmes raisons qui nous conduisent а reconnaоtre que la plupart des parties et des organes sont admirablement adaptйs а certaines fonctions, nous obligent а constater, avec autant de certitude, l'imperfection et l'inutilitй des organes rudimentaires ou atrophiйs. On dit gйnйralement dans les ouvrages sur l'histoire naturelle que les organes rudimentaires ont йtй crййs « en vue de la symйtrie » ou pour « complйter le plan de la nature » ; or, ce n'est lа qu'une simple rйpйtition du fait, et non pas une explication. C'est de plus une inconsйquence, car le boa constrictor possиde les rudiments d'un bassin et de membres postйrieurs ; si ces os ont йtй conservйs ; pour complйter le plan de la nature, pourquoi, ainsi que le demande le professeur Weismann, ne se trouvent-ils pas chez tous les autres serpents, oщ on n'en aperзoit pas la moindre trace? Que penserait-on d'un astronome qui soutiendrait que les satellites dйcrivent autour des planиtes une orbite elliptique en vue de la symйtrie, parce que les planиtes dйcrivent de pareilles courbes autour du soleil ? Un physiologiste йminent explique la prйsence des organes rudimentaires en supposant qu'ils servent а excrйter des substances en excиs, ou nuisibles а l'individu ; mais pouvons-nous admettre que la papille infime qui reprйsente souvent le pistil chez certaines fleurs mвles, et qui n'est constituйe que par du tissu cellulaire, puisse avoir une action pareille ? Pouvons-nous admettre que des dents rudimentaires, qui sont ultйrieurement rйsorbйes, soient utiles а l'embryon du veau en voie de croissance rapide, alors qu'elles emploient inutilement une matiиre aussi prйcieuse que le phosphate de chaux ? On a vu quelquefois, aprиs l'amputation des doigts chez l'homme, des ongles imparfaits se former sur les moignons: or il me serait aussi aisй de croire que ces traces d'ongles ont йtй dйveloppйes pour excrйter de la matiиre cornйe, que d'admettre que les ongles rudimentaires qui terminent la nageoire du lamantin, l'ont йtй dans le mкme but. Dans l'hypothиse de la descendance avec modifications, l'explication de l'origine des organes rudimentaires est comparativement simple. Nous pouvons, en outre, nous expliquer dans une grande mesure les lois qui prйsident а leur dйveloppement imparfait. Nous avons des exemples nombreux d'organes rudimentaires chez nos productions domestiques, tels, par exemple, que le tronзon de queue qui persiste chez les races sans queue, les vestiges de l'oreille chez les races ovines qui sont privйes de cet organe, la rйapparition de petites cornes pendantes chez les races de bйtail sans cornes, et surtout, selon Youatt, chez les jeunes animaux, et l'йtat de la fleur entiиre dans le chou-fleur. Nous trouvons souvent chez les monstres les rudiments de diverses parties. Je doute qu'aucun de ces exemples puisse jeter quelque lumiиre sur l'origine des organes rudimentaires а l'йtat de nature, sinon qu'ils prouvent que ces rudiments peuvent se produire ; car tout semble indiquer que les espиces а l'йtat de nature ne subissent jamais de grands et brusques changements. Mais l'йtude de nos productions domestiques nous apprend que le non-usage des parties entraоne leur diminution, et cela d'une maniиre hйrйditaire. Il me semble probable que le dйfaut d'usage a йtй la cause principale de ces phйnomиnes d'atrophie, que ce dйfaut d'usage, en un mot, a dы dйterminer d'abord trиs lentement et, trиs graduellement la diminution de plus en plus complиte d'un organe, jusqu'а ce qu'il soit devenu rudimentaire. On pourrait citer comme exemples les yeux des animaux vivant dans des cavernes obscures, et les ailes des oiseaux habitant les оles ocйaniques, oiseaux qui, rarement forcйs de s'йlancer dans les airs pour йchapper aux bкtes fйroces, ont fini par perdre la facultй de voler. En outre, un organe, utile dans certaines conditions, peut devenir nuisible dans des conditions diffйrentes, comme les ailes de colйoptиres vivant sur des petites оles battues par les vents ; dans ce cas, la sйlection naturelle doit tendre lentement а rйduire l'organe, jusqu'а ce qu'il cesse d'кtre nuisible en devenant rudimentaire. Toute modification de conformation et de fonction, а condition qu'elle puisse s'effectuer par degrйs insensibles, est du ressort de la sйlection naturelle ; de sorte qu'un organe qui, par suite de changements dans les conditions d'existence, devient nuisible ou inutile, peut, а certains йgards, se modifier de maniиre а servir а quelque autre usage. Un organe peut aussi ne conserver qu'une seule des fonctions qu'il avait йtй prйcйdemment appelй а remplir. Un organe primitivement formй par la sйlection naturelle, devenu inutile, peut alors devenir variable, ses variations n'йtant plus empкchйes par la sйlection naturelle. Tout cela concorde parfaitement avec ce que nous voyons dans la nature. En outre, а quelque pйriode de la vie que le dйfaut d'usage ou la sйlection tende а rйduire un organe, ce qui arrive gйnйralement lorsque l'individu ayant atteint sa maturitй doit faire usage de toutes ses facultйs, le principe d'hйrйditй а l'вge correspondant tend а reproduire, chez les descendants de cet individu, ce mкme organe dans son йtat rйduit, exactement au mкme вge, mais ne l'affecte que rarement chez l'embryon. Ainsi s'explique pourquoi les organes rudimentaires sont relativement plus grands chez l'embryon que chez l'adulte. Si, par exemple, le doigt d'un animal adulte servait de moins en moins, pendant de nombreuses gйnйrations par suite de quelques changements dans ses habitudes, ou si un organe ou une glande exerзait moins de fonctions, on pourrait conclure qu'ils se rйduiraient en grosseur chez les descendants adultes de cet animal, mais qu'ils conserveraient а peu prиs le type originel de leur dйveloppement chez l'embryon. Toutefois, il subsiste encore une difficultй. Aprиs qu'un organe a cessй de servir et qu'il a, en consйquence, diminuй dans de fortes proportions, comment peut-il encore subir une diminution ultйrieure jusqu'а ne laisser que des traces imperceptibles et enfin jusqu'а disparaоtre tout а fait ? Il n'est guиre possible que le dйfaut d'usage puisse continuer а produire de nouveaux effets sur un organe qui a cessй de remplir toutes ses fonctions. Il serait indispensable de pouvoir donner ici quelques explications dans lesquelles je ne peux malheureusement pas entrer. Si on pouvait prouver, par exemple, que toutes les variations des parties tendent а la diminution plutфt qu'а l'augmentation du volume de ces parties, il serait facile de comprendre qu'un organe inutile deviendrait rudimentaire, indйpendamment des effets du dйfaut d'usage, et serait ensuite complиtement supprimй, car toutes les variations tendant а une diminution de volume cesseraient d'кtre combattues par la sйlection naturelle. Le principe de l'йconomie de croissance expliquй dans un chapitre prйcйdent, en vertu duquel les matйriaux destinйs а la formation d'un organe sont йconomisйs autant que possible, si cet organe devient inutile а son possesseur, a peut-кtre contribuй а rendre rudimentaire une partie inutile du corps. Mais les effets de ce principe ont dы nйcessairement n'influencer que les premiиres phases de la marche de la diminution ; car nous ne pouvons admettre qu'une petite papille reprйsentant, par exemple, dans une fleur mвle, le pistil de la fleur femelle, et formйe uniquement de tissu cellulaire, puisse кtre rйduite davantage ou rйsorbйe complиtement pour йconomiser quelque nourriture. Enfin, quelles que soient les phases qu'ils aient parcourues pour кtre amenйs а leur йtat actuel qui les rend inutiles, les organes rudimentaires, conservйs qu'ils ont йtй par l'hйrйditй seule, nous retracent un йtat primitif des choses. Nous pouvons donc comprendre, au point de vue gйnйalogique de la classification, comment il se fait que les systйmatistes, en cherchant а placer les organismes а leur vraie place dans le systиme naturel, ont souvent trouvй que les parties rudimentaires sont d'une utilitй aussi grande et parfois mкme plus grande que d'autres parties ayant une haute importance physiologique. On peut comparer les organes rudimentaires aux lettres qui ; conservйes dans l'orthographe d'un mot, bien qu'inutiles pour sa prononciation, servent а en retracer l'origine et la filiation. Nous pouvons donc conclure que, d'aprиs la doctrine de la descendance avec modifications, l'existence d'organes que leur йtat rudimentaire et imparfait rend inutiles, loin de constituer une difficultй embarrassante, comme cela est assurйment le cas dans l'hypothиse ordinaire de la crйation, devait au contraire кtre prйvue comme une consйquence des principes que nous avons dйveloppйs. RESUME. J'ai essayй de dйmontrer dans ce chapitre que le classement de tous les кtres organisйs qui ont vйcu dans tous les temps en groupes subordonnйs а d'autres groupes ; que la nature des rapports qui unissent dans un petit nombre de grandes classes tous les organismes vivants et йteints, par des lignes d'affinitй complexes, divergentes et tortueuses ; que les difficultйs que rencontrent, et les rиgles que suivent les naturalistes dans leurs classifications ; que la valeur qu'on accorde aux caractиres lorsqu'ils sont constants et gйnйraux, qu'ils aient une importance considйrable ou qu'ils n'en aient mкme pas du tout, comme dans les cas d'organes rudimentaires ; que la grande diffйrence de valeur existant entre les caractиres d'adaptation ou analogues et d'affinitйs vйritables ; j'ai essayй de dйmontrer, dis-je, que toutes ces rиgles, et encore d'autres semblables, sont la consйquence naturelle de l'hypothиse de la parentй commune des formes alliйes et de leurs modifications par la sйlection naturelle, jointe aux circonstances d'extinction et de divergence de caractиres qu'elle dйtermine. En examinant ce principe de classification, il ne faut pas oublier que l'йlйment gйnйalogique a йtй universellement admis et employй pour classer ensemble dans la mкme espиce les deux sexes, les divers вges, les formes dimorphes et les variйtйs reconnues, quelque diffйrente que soit d'ailleurs leur conformation. Si l'on йtend l'application de cet йlйment gйnйalogique, seule cause connue des ressemblances que l'on constate entre les кtres organisйs, on comprendra ce qu'il faut entendre par systиme nature ; c'est tout simplement un essai de classement gйnйalogique oщ les divers degrйs de diffйrences acquises s'expriment par les termes variйtй, espиces, genres, familles, ordre et classes. En partant de ce mкme principe de la descendance avec modifications, la plupart des grands faits de la morphologie deviennent intelligibles, soit que nous considйrions le mкme plan prйsentй par les organes homologues des diffйrentes espиces d'une mкme classe quelles que soient, d'ailleurs, leurs fonctions ; soit que nous les considйrions dans les organes homologues d'un mкme individu, animal ou vйgйtal. D'aprиs ce principe, que les variations lйgиres et successives ne surgissent pas nйcessairement ou mкme gйnйralement а une pйriode trиs prйcoce de l'existence, et qu'elles deviennent hйrйditaires а l'вge correspondant on peut expliquer les faits principaux de l'embryologie, c'est-а-dire la ressemblance йtroite chez l'embryon des parties homologues, qui, dйveloppйes ensuite deviennent trиs diffйrentes tant par la conformation que par la fonction, et la ressemblance chez les espиces alliйes, quoique distinctes, des parties ou des organes homologues, bien qu'а l'йtat adulte ces parties ou ces organes doivent s'adapter а des fonctions aussi dissemblables que possible. Les larves sont des embryons actifs qui ont йtй plus ou moins modifiйs suivant leur mode d'existence et dont les modifications sont devenues hйrйditaires а l'вge correspondant. Si l'on se souvient que, lorsque des organes s'atrophient, soit par dйfaut d'usage, soit par sйlection naturelle, ce ne peut кtre en gйnйral qu'а cette pйriode de l'existence oщ l'individu doit pourvoir а ses propres besoins ; si l'on rйflйchit, d'autre part, а la force du principe d'hйrйditй, on peut prйvoir, en vertu de ces mкmes principes, la formation d'organes rudimentaires. L'importance des caractиres embryologiques, ainsi que celle des organes rudimentaires, est aisйe а concevoir en partant de ce point de vue, qu'une classification, pour кtre naturelle, doit кtre gйnйalogique. En rйsumй, les diverses classes de faits que nous venons d'йtudier dans ce chapitre me semblent йtablir si clairement que les innombrables espиces, les genres et les familles qui peuplent le globe sont tous descendus, chacun dans sa propre classe, de parents communs, et ont tous йtй modifiйs dans la suite des gйnйrations, que j'aurais adoptй cette thйorie sans aucune hйsitation lors mкme qu'elle ne serait pas appuyйe sur d'autres faits et sur d'autres arguments. CHAPITRE XV. RECAPITULATION ET CONCLUSIONS. Rйcapitulation des objections йlevйes contre la thйorie de la sйlection naturelle. - Rйcapitulation des faits gйnйraux et particuliers qui lui sont favorables. - Causes de la croyance gйnйrale а l'immutabilitй des espиces. - Jusqu'а quel point on peut йtendre la thйorie de la sйlection naturelle. - Effets de son adoption sur l'йtude de l'histoire naturelle. - Derniиres remarques. Ce volume tout entier n'йtant qu'une longue argumentation, je crois devoir prйsenter au lecteur une rйcapitulation sommaire des faits principaux et des dйductions qu'on peut en tirer. Je ne songe pas а nier que l'on peut opposer а la thйorie de la descendance, modifiйe par la variation et par la sйlection naturelle, de nombreuses et sйrieuses objections que j'ai cherchй а exposer dans toute leur force. Tout d'abord, rien ne semble plus difficile que de croire au perfectionnement des organes et des instincts les plus complexes, non par des moyens supйrieurs, bien qu'analogues а la raison humaine, mais par l'accumulation d'innombrables et lйgиres variations, toutes avantageuses а leur possesseur individuel. Cependant, cette difficultй, quoique paraissant insurmontable а notre imagination, ne saurait кtre considйrйe comme valable, si l'on admet les propositions suivantes : toutes les parties de l'organisation et tous les instincts offrent au moins des diffйrences individuelles ; la lutte constante pour l'existence dйtermine la conservation des dйviations de structure ou d'instinct qui peuvent кtre avantageuses ; et, enfin, des gradations dans l'йtat de perfection de chaque organe, toutes bonnes en elles-mкmes, peuvent avoir existй. Je ne crois pas que l'on puisse contester la vйritй de ces propositions. Il est, sans doute, trиs difficile de conjecturer mкme par quels degrйs successifs ont passй beaucoup de conformations pour se perfectionner, surtout dans les groupes d'кtres organisйs qui, ayant subi d'йnormes extinctions, sont actuellement rompus et prйsentent de grandes lacunes ; mais nous remarquons dans la nature des gradations si йtranges, que nous devons кtre trиs circonspects avant d'affirmer qu'un organe, oщ qu'un instinct, ou mкme que la conformation entiиre, ne peuvent pas avoir atteint leur йtat actuel en parcourant un grand nombre de phases intermйdiaires. Il est, il faut le reconnaоtre, des cas particuliиrement difficiles qui semblent contraires а la thйorie de la sйlection naturelle ; un des plus curieux est, sans contredit, l'existence, dans une mкme communautй de fourmis, de deux ou trois castes dйfinies d'ouvriиres ou de femelles stйriles. J'ai cherchй а faire comprendre comment on peut arriver а expliquer ce genre de difficultйs. Quant а la stйrilitй presque gйnйrale que prйsentent les espиces lors d'un premier croisement, stйrilitй qui contraste d'une maniиre si frappante avec la fйconditй presque universelle des variйtйs croisйes les unes avec les autres, je dois renvoyer le lecteur а la rйcapitulation, donnйe а la fin du neuviиme chapitre, des faits qui me paraissent prouver d'une faзon concluante que cette stйrilitй n'est pas plus une propriйtй spйciale, que ne l'est l'inaptitude que prйsentent deux arbres distincts а se greffer l'un sur l'autre, mais qu'elle dйpend de diffйrences limitйes au systиme reproducteur des espиces qu'on veut entre-croiser. La grande diffйrence entre les rйsultats que donnent les croisements rйciproques de deux mкmes espиces, c'est-а-dire lorsqu'une des espиces est employйe d'abord comme pиre et ensuite comme mиre nous prouve le bien fondй de cette conclusion. Nous sommes conduits а la mкme conclusion par l'examen des plantes dimorphes et trimorphes, dont les formes unies illйgitimement ne donnent que peu ou point de graines, et dont la postйritй est plus ou moins stйrile ; or, ces plantes appartiennent incontestablement а la mкme espиce, et ne diffиrent les unes des autres que sous le rapport de leurs organes reproducteurs et de leurs fonctions. Bien qu'un grand nombre de savants aient affirmй que la fйconditй des variйtйs croisйes et de leurs descendants mйtis est universelle, cette assertion ne peut plus кtre considйrйe comme absolue aprиs les faits que j'ai citйs sur l'autoritй de Gдrtner et de Kцlreuter. La plupart des variйtйs sur lesquelles on a expйrimentй avaient йtй produites а l'йtat de domesticitй ; or, comme la domesticitй, et je n'entends pas par lа une simple captivitй, tend trиs certainement а йliminer cette stйrilitй qui, а en juger par analogie, aurait affectй l'entre-croisement des espиces parentes, nous ne devons pas nous attendre а ce que la domestication provoque йgalement la stйrilitй de leurs descendants modifiйs, quand on les croise les uns avec les autres. Cette йlimination de stйrilitй paraоt rйsulter de la mкme cause qui permet а nos animaux domestiques de se reproduire librement dans bien des milieux diffйrents ; ce qui semble rйsulter de ce qu'ils ont йtй habituйs graduellement а de frйquents changements des conditions d'existence. Une double sйrie de faits parallиles semble jeter beaucoup de lumiиre sur la stйrilitй des espиces croisйes pour la premiиre fois et sur celle de leur postйritй hybride. D'un cфtй, il y a d'excellentes raisons pour croire que de lйgers changements dans les conditions d'existence donnent а tous les кtres organisйs un surcroоt de vigueur et de fйconditй. Nous savons aussi qu'un croisement entre des individus distincts de la mкme variйtй, et entre des individus appartenant а des variйtйs diffйrentes, augmente le nombre des descendants, et augmente certainement leur taille ainsi que leur force. Cela rйsulte principalement du fait que les formes que l'on croise ont йtй exposйes а des conditions d'existence quelque peu diffйrentes ; car j'ai pu m'assurer par une sйrie de longues expйriences que, si l'on soumet pendant plusieurs gйnйrations tous les individus d'une mкme variйtй aux mкmes conditions, le bien rйsultant du croisement est souvent trиs diminuй ou disparaоt tout а fait. C'est un des cфtйs de la question. D'autre part, nous savons que les espиces depuis longtemps exposйes а des conditions presque uniformes pйrissent, ou, si elles survivent, deviennent stйriles, bien que conservant une parfaite santй, si on les soumet а des conditions nouvelles et trиs diffйrentes, а l'йtat de captivitй par exemple. Ce fait ne s'observe pas ou s'observe seulement а un trиs faible degrй chez nos produits domestiques, qui ont йtй depuis longtemps soumis а des conditions variables. Par consйquent, lorsque nous constatons que les hybrides produits par le croisement de deux espиces distinctes sont peu nombreux а cause de leur mortalitй dиs la conception ou а un вge trиs prйcoce, ou bien а cause de l'йtat plus ou moins stйrile des survivants, il semble trиs probable que ce rйsultat dйpend du fait qu'йtant composйs de deux organismes diffйrents, ils sont soumis а de grands changements dans les conditions d'existence. Quiconque pourra expliquer de faзon absolue pourquoi l'йlйphant ou le renard, par exemple, ne se reproduisent jamais en captivitй, mкme dans leur pays natal, alors que le porc et le chien domestique donnent de nombreux produits dans les conditions d'existence les plus diverses, pourra en mкme temps rйpondre de faзon satisfaisante а la question suivante: Pourquoi deux espиces distinctes croisйes, ainsi que leurs descendants hybrides, sont-elles gйnйralement plus ou moins stйriles, tandis que deux variйtйs domestiques croisйes, ainsi que leurs descendants mйtis, sont parfaitement fйcondes ? En ce qui concerne la distribution gйographique, les difficultйs que rencontre la thйorie de la descendance avec modifications sont assez sйrieuses. Tous les individus d'une mкme espиce et toutes les espиces d'un mкme genre, mкme chez les groupes supйrieurs, descendent de parents communs ; en consйquence, quelque distants et quelque isolйs que soient actuellement les points du globe oщ on les rencontre, il faut que, dans le cours des gйnйrations successives, ces formes parties d'un seul point aient rayonnй vers tous les autres. Il nous est souvent impossible de conjecturer mкme par quels moyens ces migrations ont pu se rйaliser. Cependant, comme nous avons lieu de croire que quelques espиces ont conservй la mкme forme spйcifique pendant des pйriodes trиs longues, йnormйment longues mкme, si on les compte par annйes, nous ne devons pas attacher trop d'importance а la grande diffusion occasionnelle d'une espиce quelconque ; car, pendant le cours de ces longues pйriodes, elle a dы toujours trouver des occasions favorables pour effectuer de vastes migrations par des moyens divers. On peut souvent expliquer une extension discontinue par l'extinction de l'espиce dans les rйgions intermйdiaires. Il faut, d'ailleurs, reconnaоtre que nous savons fort peu de chose sur l'importance rйelle des divers changements climatйriques et gйographiques que le globe a йprouvйs pendant les pйriodes rйcentes, changements qui ont certainement pu faciliter les migrations. J'ai cherchй, comme exemple, а faire comprendre l'action puissante qu'a dы exercer la pйriode glaciaire sur la distribution d'une mкme espиce et des espиces alliйes dans le monde entier. Nous ignorons encore absolument quels ont pu кtre les moyens occasionnels de transport. Quant aux espиces distinctes d'un mкme genre, habitant des rйgions йloignйes et isolйes, la marche de leur modification ayant dы кtre nйcessairement lente tous les modes de migration auront pu кtre possibles pendant une trиs longue pйriode, ce qui attйnue jusqu'а un certain point la difficultй d'expliquer la dispersion immense des espиces d'un mкme genre. La thйorie de la sйlection naturelle impliquant l'existence antйrieure d'une foule innombrable de formes intermйdiaires, reliant les unes aux autres, par des nuances aussi dйlicates que le sont nos variйtйs actuelles, toutes les espиces de chaque groupe, on peut se demander pourquoi nous ne voyons pas autour de nous toutes ces formes intermйdiaires, et pourquoi tous les кtres organisйs ne sont pas confondus en un inextricable chaos. A l'йgard des formes existantes, nous devons nous rappeler que nous n'avons aucune raison, sauf dans des cas fort rares, de nous attendre а rencontrer des formes intermйdiaires les reliant directement les unes aux autres, mais seulement celles qui rattachent chacune d'elles а quelque forme supplantйe et йteinte. Mкme sur une vaste surface, demeurйe continue pendant une longue pйriode, et dont le climat et les autres conditions d'existence changent insensiblement en passant d'un point habitй par une espиce а un autre habitй par une espиce йtroitement alliйe, nous n'avons pas lieu de nous attendre а rencontrer souvent des variйtйs intermйdiaires dans les zones intermйdiaires. Nous avons tout lieu de croire, en effet, que, dans un genre, quelques espиces seulement subissent des modifications, les autres s'йteignant sans laisser de postйritй variable. Quant aux espиces qui se modifient, il y en a peu qui le fassent en mкme temps dans une mкme rйgion, et toutes les modifications sont lentes а s'effectuer. J'ai dйmontrй aussi que les variйtйs intermйdiaires, qui ont probablement occupй d'abord les zones intermйdiaires, ont dы кtre supplantйes par les formes alliйes existant de part et d'autre ; car ces derniиres, йtant les plus nombreuses, tendent pour cette raison mкme а se modifier et а se perfectionner plus rapidement que les espиces intermйdiaires moins abondantes ; en sorte que celles-ci ont dы, а la longue, кtre exterminйes et remplacйes. Si l'hypothиse de l'extermination d'un nombre infini de chaоnons reliant les habitants actuels avec les habitants йteints du globe, et, а chaque pйriode successive, reliant les espиces qui y ont vйcu avec les formes plus anciennes, est fondйe, pourquoi ne trouvons-nous pas, dans toutes les formations gйologiques, une grande abondance de ces formes intermйdiaires ? Pourquoi nos collections de restes fossiles ne fournissent-elles pas la preuve йvidente de la gradation et des mutations des formes vivantes? Bien que les recherches gйologiques aient incontestablement rйvйlй l'existence passйe d'un grand nombre de chaоnons qui ont dйjа rapprochй les unes des autres bien des formes de la vie, elles ne prйsentent cependant pas, entre les espиces actuelles et les espиces passйes, toutes les gradations infinies et insensibles que rйclame ma thйorie, et c'est lа, sans contredit, l'objection la plus sйrieuse qu'on puisse lui opposer. Pourquoi voit-on encore des groupes entiers d'espиces alliйes, qui semblent, apparence souvent trompeuse, il est vrai, surgir subitement dans les йtages gйologiques successifs ? Bien que nous sachions maintenant que les кtres organisйs ont habitй le globe dиs une йpoque dont l'antiquitй est incalculable, longtemps avant le dйpфt des couches les plus anciennes du systиme cumbrien, pourquoi ne trouvons-nous pas sous ce dernier systиme de puissantes masses de sйdiment renfermant les restes des ancкtres des fossiles cumbriens ? Car ma thйorie implique que de semblables couches ont йtй dйposйes quelque part, lors de ces йpoques si reculйes et si complиtement ignorйes de l'histoire du globe. Je ne puis rйpondre а ces questions et rйsoudre ces difficultйs qu'en supposant que les archives gйologiques sont bien plus incomplиtes que les gйologues ne l'admettent gйnйralement. Le nombre des spйcimens que renferment tous nos musйes n'est absolument rien auprиs des innombrables gйnйrations d'espиces qui ont certainement existй. La forme souche de deux ou de plusieurs espиces ne serait pas plus directement intermйdiaire dans tous ses caractиres entre ses descendants modifiйs, que le biset n'est directement intermйdiaire par son jabot et par sa queue entre ses descendants, le pigeon grosse-gorge et le pigeon paon. Il nous serait impossible de reconnaоtre une espиce comme la forme souche d'une autre espиce modifiйe, si attentivement que nous les examinions, а moins que nous ne possйdions la plupart des chaоnons intermйdiaires, qu'en raison de l'imperfection des documents gйologiques nous ne devons pas nous attendre а trouver en grand nombre. Si mкme on dйcouvrait deux, trois ou mкme un plus grand nombre de ces formes intermйdiaires, on les regarderait simplement comme des espиces nouvelles, si lйgиres que pussent кtre leurs diffйrences, surtout si on les rencontrait dans diffйrents йtages gйologiques. On pourrait citer de nombreuses formes douteuses, qui ne sont probablement que des variйtйs ; mais qui nous assure qu'on dйcouvrira dans l'avenir un assez grand nombre de formes fossiles intermйdiaires, pour que les naturalistes soient а mкme de dйcider si ces variйtйs douteuses mйritent oui ou non la qualification de variйtйs? On n'a explorй gйologiquement qu'une bien faible partie du globe. D'ailleurs, les кtres organisйs appartenant а certaines classes peuvent seuls se conserver а l'йtat de fossiles, au moins en quantitйs un peu considйrables. Beaucoup d'espиces une fois formйes ne subissent jamais de modifications subsйquentes, elles s'йteignent sans laisser de descendants ; les pйriodes pendant lesquelles d'autres espиces ont subi des modifications, bien qu'йnormes, estimйes en annйes, ont probablement йtй courtes, comparйes а celles pendant lesquelles elles ont conservй une mкme forme. Ce sont les espиces dominantes et les plus rйpandues qui varient le plus et le plus souvent, et les variйtйs sont souvent locales ; or, ce sont lа deux circonstances qui rendent fort peu probable la dйcouverte de chaоnons intermйdiaires dans une forme quelconque. Les variйtйs locales ne se dissйminent guиre dans d'autres rйgions йloignйes avant de s'кtre considйrablement modifiйes et perfectionnйes ; quand elles ont йmigrй et qu'on les trouve dans une formation gйologique, elles paraissent y avoir йtй subitement crййes, et on les considиre simplement comme des espиces nouvelles. La plupart des formations ont dы s'accumuler d'une maniиre intermittente, et leur durйe a probablement йtй plus courte que la durйe moyenne des formes spйcifiques. Les formations successives sont, dans le plus grand nombre des cas, sйparйes les unes des autres par des lacunes correspondant а de longues pйriodes ; car des formations fossilifиres assez йpaisses pour rйsister aux dйgradations futures n'ont pu, en rиgle gйnйrale, s'accumuler que lа oщ d'abondants sйdiments ont йtй dйposйs sur le fond d'une aire marine en voie d'affaissement. Pendant les pйriodes alternantes de soulиvement et de niveau stationnaire, le tйmoignage gйologique est gйnйralement nul. Pendant ces derniиres pйriodes, il y a probablement plus de variabilitй dans les formes de la vie, et, pendant les pйriodes d'affaissement, plus d'extinctions. Quant а l'absence de riches couches fossilifиres au-dessous de la formation cumbrienne, je ne puis que rйpйter l'hypothиse que j'ai dйjа dйveloppйe dans le neuviиme chapitre, а savoir que, bien que nos continents et nos ocйans aient occupй depuis une йnorme pйriode leurs positions relatives actuelles, nous n'avons aucune raison d'affirmer qu'il en ait toujours йtй ainsi ; en consйquence, il se peut qu'il y ait au-dessous des grands ocйans des gisements beaucoup plus anciens qu'aucun de ceux que nous connaissons jusqu'а prйsent. Quant а l'objection soulevйe par sir William Thompson, une des plus graves de toutes, que, depuis la consolidation de notre planиte, le laps de temps йcoulй a йtй insuffisant pour permettre la somme des changements organiques que l'on admet, je puis rйpondre que, d'abord, nous ne pouvons nullement prйciser, mesurйe en annйe, la rapiditй des modifications de l'espиce, et, secondement, que beaucoup de savants sont disposйs а admettre que nous ne connaissons pas assez la constitution de l'univers et de l'intйrieur du globe pour raisonner avec certitude sur son вge. Personne ne conteste l'imperfection des documents gйologiques ; mais qu'ils soient incomplets au point que ma thйorie l'exige, peu de gens en conviendront volontiers. Si nous considйrons des pйriodes suffisamment longues, la gйologie prouve clairement que toutes les espиces ont changй, et qu'elles ont changй comme le veut ma thйorie, c'est-а-dire а la fois lentement et graduellement. Ce fait ressort avec йvidence de ce que les restes fossiles que contiennent les formations consйcutives sont invariablement beaucoup plus йtroitement reliйs les uns aux autres que ne le sont ceux des formations sйparйes par les plus grands intervalles. Tel est le rйsumй des rйponses que l'on peut faire et des explications que l'on peut donner aux objections et aux diverses difficultйs qu'on peut soulever contre ma thйorie, difficultйs dont j'ai moi-mкme trop longtemps senti tout le poids pour douter de leur importance. Mais il faut noter avec soin que les objections les plus sйrieuses se rattachent а des questions sur lesquelles notre ignorance est telle que nous n'en soupзonnons mкme pas l'йtendue. Nous ne connaissons pas toutes les gradations possibles entre les organes les plus simples et les plus parfaits ; nous ne pouvons prйtendre connaоtre tous les moyens divers de distribution qui ont pu agir pendant les longues pйriodes du passй, ni l'йtendue de l'imperfection des documents gйologiques. Si sйrieuses que soient ces diverses objections, elles ne sont, а mon avis, cependant pas suffisantes pour renverser la thйorie de la descendance avec modifications subsйquentes. Examinons maintenant l'autre cфtй de la question. Nous observons, а l'йtat domestique, que les changements des conditions d'existence causent, ou tout au moins excitent une variabilitй considйrable, mais souvent de faзon si obscure que nous sommes disposйs а regarder les variations comme spontanйes. La variabilitй obйit а des lois complexes, telles que la corrйlation, l'usage et le dйfaut d'usage, et l'action dйfinie des conditions extйrieures. Il est difficile de savoir dans quelle mesure nos productions domestiques ont йtй modifiйes ; mais nous pouvons certainement admettre qu'elles l'ont йtй beaucoup, et que les modifications restent hйrйditaires pendant de longues pйriodes. Aussi longtemps que les conditions extйrieures restent les mкmes, nous avons lieu de croire qu'une modification, hйrйditaire depuis de nombreuses gйnйrations, peut continuer а l'кtre encore pendant un nombre de gйnйrations а peu prиs illimitй. D'autre part, nous avons la preuve que, lorsque la variabilitй a une fois commencй а se manifester, elle continue d'agir pendant longtemps а l'йtat domestique, car nous voyons encore occasionnellement des variйtйs nouvelles apparaоtre chez nos productions domestiques les plus anciennes. L'homme n'a aucune influence immйdiate sur la production de la variabilitй ; il expose seulement, souvent sans dessein, les кtres organisйs а de nouvelles conditions d'existence ; la nature agit alors sur l'organisation et la fait varier. Mais l'homme peut choisir les variations que la nature lui fournit, et les accumuler comme il l'entend ; il adapte ainsi les animaux et les plantes а son usage ou а ses plaisirs. Il peut opйrer cette sйlection mйthodiquement, ou seulement d'une maniиre inconsciente, en conservant les individus qui lui sont le plus utiles ou qui lui plaisent le plus, sans aucune intention prйconзue de modifier la race. Il est certain qu'il peut largement influencer les caractиres d'une race en triant, dans chaque gйnйration successive, des diffйrences individuelles assez lйgиres pour йchapper а des yeux inexpйrimentйs. Ce procйdй inconscient de sйlection a йtй l'agent principal de la formation des races domestiques les plus distinctes et les plus utiles. Les doutes inextricables oщ nous sommes sur la question de savoir si certaines races produites par l'homme sont des variйtйs ou des espиces primitivement distinctes, prouvent qu'elles possиdent dans une large mesure les caractиres des espиces naturelles. Il n'est aucune raison йvidente pour que les principes dont l'action a йtй si efficace а l'йtat domestique, n'aient pas agi а l'йtat de nature. La persistance des races et des individus favorisйs pendant la lutte incessante pour l'existence constitue une forme puissante et perpйtuelle de sйlection. La lutte pour l'existence est une consйquence inйvitable de la multiplication en raison gйomйtrique de tous les кtres organisйs. La rapiditй de cette progression est prouvйe par le calcul et par la multiplication rapide de beaucoup de plantes et d'animaux pendant une sйrie de saisons particuliиrement favorables, et de leur introduction dans un nouveau pays. Il naоt plus d'individus qu'il n'en peut survivre. Un atome dans la balance peut dйcider des individus qui doivent vivre et de ceux qui doivent mourir, ou dйterminer quelles espиces ou quelles variйtйs augmentent ou diminuent en nombre, ou s'йteignent totalement. Comme les individus d'une mкme espиce entrent sous tous les rapports en plus йtroite concurrence les uns avec les autres, c'est entre eux que la lutte pour l'existence est la plus vive ; elle est presque aussi sйrieuse entre les variйtйs de la mкme espиce, et ensuite entre les espиces du mкme genre. La lutte doit, d'autre part, кtre souvent aussi rigoureuse entre des кtres trиs йloignйs dans l'йchelle naturelle. La moindre supйrioritй que certains individus, а un вge ou pendant une saison quelconque, peuvent avoir sur ceux avec lesquels ils se trouvent en concurrence, ou toute adaptation plus parfaite aux conditions ambiantes, font, dans le cours des temps, pencher la balance en leur faveur. Chez les animaux а sexes sйparйs, on observe, dans la plupart des cas, une lutte entre les mвles pour la possession des femelles, а la suite de laquelle les plus vigoureux, et ceux qui ont eu le plus de succиs sous le rapport des conditions d'existence, sont aussi ceux qui, en gйnйral, laissent le plus de descendants. Le succиs doit cependant dйpendre souvent de ce que les mвles possиdent des moyens spйciaux d'attaque ou de dйfense, ou de plus grands charmes ; car tout avantage, mкme lйger, suffit а leur assurer la victoire. L'йtude de la gйologie dйmontre clairement que tous les pays ont subi de grands changements physiques ; nous pouvons donc supposer que les кtres organisйs ont dы, а l'йtat de nature, varier de la mкme maniиre qu'ils l'ont fait а l'йtat domestique. Or, s'il y a eu la moindre variabilitй dans la nature, il serait incroyable que la sйlection naturelle n'eыt pas jouй son rфle. On a souvent soutenu, mais il est impossible de prouver cette assertion, que, а l'йtat de nature, la somme des variations est rigoureusement limitйe. Bien qu'agissant seulement sur les caractиres extйrieurs, et souvent capricieusement, l'homme peut cependant obtenir en peu de temps de grands rйsultats chez ses productions domestiques, en accumulant de simples diffйrences individuelles ; or, chacun admet que les espиces prйsentent des diffйrences de cette nature. Tous les naturalistes reconnaissent qu'outre ces diffйrences, il existe des variйtйs qu'on considиre comme assez distinctes pour кtre l'objet d'une mention spйciale dans les ouvrages systйmatiques. On n'a jamais pu йtablir de distinction bien nette entre les diffйrences individuelles et les variйtйs peu manquйes, ou entre les variйtйs prononcйes, les sous-espиces et les espиces. Sur des continents isolйs, ainsi que sur diverses parties d'un mкme continent sйparйes par des barriиres quelconques, sur les оles йcartйes, que de formes ne trouve-t-on pas qui sont classйes par de savants naturalistes, tantфt comme des variйtйs, tantфt comme des races gйographiques ou des sous-espиces, et enfin, par d'autres, comme des espиces йtroitement alliйes, mais distinctes ! Or donc, si les plantes et les animaux varient, si lentement et si peu que ce soit, pourquoi mettrions-nous en doute que les variations ou les diffйrences individuelles qui sont en quelque faзon profitables, ne puissent кtre conservйes et accumulйes par la sйlection naturelle, ou la persistance du plus apte ? Si l'homme peut, avec de la patience, trier les variations qui lui sont utiles, pourquoi, dans les conditions complexes et changeantes de l'existence, ne surgirait-il pas des variations avantageuses pour les productions vivantes de la nature, susceptibles d'кtre conservйes par sйlection ? Quelle limite pourrait-on fixer а cette cause agissant continuellement pendant des siиcles, et scrutant rigoureusement et sans relвche la constitution, la conformation et les habitudes de chaque кtre vivant, pour favoriser ce qui est bon et rejeter ce qui est mauvais ? Je crois que la puissance de la sйlection est illimitйe quand il s'agit d'adapter lentement et admirablement chaque forme aux relations les plus complexes de l'existence. Sans aller plus loin, la thйorie de la sйlection naturelle me paraоt probable au suprкme degrй. J'ai dйjа rйcapitulй de mon mieux les difficultйs et les objections qui lui ont йtй opposйes ; passons maintenant aux faits spйciaux et aux arguments qui militent en sa faveur. Dans l'hypothиse que les espиces ne sont que des variйtйs bien accusйes et permanentes, et que chacune d'elles a d'abord existй sous forme de variйtй, il est facile de comprendre pourquoi on ne peut tirer aucune ligne de dйmarcation entre l'espиce qu'on attribue ordinairement а des actes spйciaux de crйation, et la variйtй qu'on reconnaоt avoir йtй produite en vertu de lois secondaires. Il est facile de comprendre encore pourquoi, dans une rйgion oщ un grand nombre d'espиces d'un genre existent et sont actuellement prospиres, ces mкmes espиces prйsentent de nombreuses variйtйs ; en effet c'est lа oщ la formation des espиces a йtй abondante, que nous devons, en rиgle gйnйrale, nous attendre а la voir encore en activitй ; or, tel doit кtre le cas si les variйtйs sont des espиces naissantes. De plus, les espиces des grands genres, qui fournissent le plus grand nombre de ces espиces naissantes ou de ces variйtйs, conservent dans une certaine mesure le caractиre de variйtйs, car elles diffиrent moins les unes des autres que ne le font les espиces des genres plus petits. Les espиces йtroitement alliйes des grands genres paraissent aussi avoir une distribution restreinte, et, par leurs affinitйs, elles se rйunissent en petits groupes autour d'autres espиces ; sous ces deux rapports elles ressemblent aux variйtйs. Ces rapports, fort йtranges dans l'hypothиse de la crйation indйpendante de chaque espиce, deviennent comprйhensibles si l'on admet que toutes les espиces ont d'abord existй а l'йtat de variйtйs. Comme chaque espиce tend, par suite de la progression gйomйtrique de sa reproduction, а augmenter en nombre d'une maniиre dйmesurйe et que les descendants modifiйs de chaque espиce tendent а se multiplier d'autant plus qu'ils prйsentent des conformations et des habitudes plus diverses, de faзon а pouvoir se saisir d'un plus grand nombre de places diffйrentes dans l'йconomie de la nature, la sйlection naturelle doit tendre constamment а conserver les descendants les plus divergents d'une espиce quelconque. Il en rйsulte que, dans le cours longtemps continuй des modifications, les lйgиres diffйrences qui caractйrisent les variйtйs de la mкme espиce tendent а s'accroоtre jusqu'а devenir les diffйrences plus importantes qui caractйrisent les espиces d'un mкme genre. Les variйtйs nouvelles et perfectionnйes doivent remplacer et exterminer inйvitablement les variйtйs plus anciennes, intermйdiaires et moins parfaites, et les espиces tendent а devenir ainsi plus distinctes et mieux dйfinies. Les espиces dominantes, qui font partie des groupes principaux de chaque classe, tendent а donner naissance а des formes nouvelles et dominantes, et chaque groupe principal tend toujours ainsi а s'accroоtre davantage et, en mкme temps, а prйsenter des caractиres toujours plus divergents. Mais, comme tous les groupes ne peuvent ainsi rйussir а augmenter en nombre, car la terre ne pourrait les contenir, les plus dominants l'emportent sur ceux qui le sont moins. Cette tendance qu'ont les groupes dйjа considйrables а augmenter toujours et а diverger par leurs caractиres, jointe а la consйquence presque inйvitable d'extinctions frйquentes, explique l'arrangement de toutes les formes vivantes en groupes subordonnйs а d'autres groupes, et tous compris dans un petit nombre de grandes classes, arrangement qui a prйvalu dans tous les temps. Ce grand fait du groupement de tous les кtres organisйs, d'aprиs ce qu'on a appelй le systиme naturel, est absolument inexplicable dans l'hypothиse des crйations. Comme la sйlection naturelle n'agit qu'en accumulant des variations lйgиres, successives et favorables, elle ne peut pas produire des modifications considйrables ou subites ; elle ne peut agir qu'а pas lents et courts. Cette thйorie rend facile а comprendre l'axiome : Natura non facit saltum, dont chaque nouvelle conquкte de la science dйmontre chaque jour de plus en plus la vйritй. Nous voyons encore comment, dans toute la nature, le mкme but gйnйral est atteint par une variйtй presque infinie de moyens ; car toute particularitй, une fois acquise, est pour longtemps hйrйditaire, et des conformations dйjа diversifiйes de bien des maniиres diffйrentes ont а s'adapter а un mкme but gйnйral. Nous voyons en un mot, pourquoi la nature est prodigue de variйtйs, tout en йtant avare d'innovations. Or, pourquoi cette loi existerait-elle si chaque espиce avait йtй indйpendamment crййe? C'est ce que personne ne saurait expliquer. Un grand nombre d'autres faits me paraissent explicables d'aprиs cette thйorie. N'est-il pas йtrange qu'un oiseau ayant la forme du pic se nourrisse d'insectes terrestres ; qu'une oie, habitant les terres йlevйes et ne nageant jamais, ou du moins bien rarement, ait des pieds palmйs ; qu'un oiseau semblable au merle plonge et se nourrisse d'insectes subaquatiques ; qu'un pйtrel ait des habitudes et une conformation convenables pour la vie d'un pingouin, et ainsi de suite dans une foule d'autres cas? Mais dans l'hypothиse que chaque espиce s'efforce constamment de s'accroоtre en nombre, pendant que la sйlection naturelle est toujours prкte а agir pour adapter ses descendants, lentement variables, а toute place qui, dans la nature, est inoccupйe ou imparfaitement remplie, ces faits cessent d'кtre йtranges et йtaient mкme а prйvoir. Nous pouvons comprendre, jusqu'а un certain point, qu'il y ait tant de beautй dans toute la nature ; car on peut, dans une grande mesure, attribuer cette beautй а l'intervention de la sйlection. Cette beautй ne concorde pas toujours avec nos idйes sur le beau ; il suffit, pour s'en convaincre, de considйrer certains serpents venimeux, certains poissons et certaines chauves-souris hideuses, ignobles caricatures de la face humaine. La sйlection sexuelle a donnй de brillantes couleurs, des formes йlйgantes et d'autres ornements aux mвles et parfois aussi aux femelles de beaucoup d'oiseaux, de papillons et de divers animaux. Elle a souvent rendu chez les oiseaux la voix du mвle harmonieuse pour la femelle, et agrйable mкme pour nous. Les fleurs et les fruits, rendus apparents, et tranchant par leurs vives couleurs sur le fond vert du feuillage, attirent, les unes les insectes, qui, en les visitant, contribuent а leur fйcondation, et les autres les oiseaux, qui, en dйvorant les fruits, concourent а en dissйminer les graines. Comment se fait-il que certaines couleurs, certains tons et certaines formes plaisent а l'homme ainsi qu'aux animaux infйrieurs, c'est-а-dire comment se fait-il que les кtres vivants aient acquis le sens de la beautй dans sa forme la plus simple ? C'est ce que nous ne saurions pas plus dire que nous ne saurions expliquer ce qui a primitivement pu donner du charme а certaines odeurs et а certaines saveurs. Comme la sйlection naturelle agit au moyen de la concurrence, elle n'adapte et ne perfectionne les animaux de chaque pays que relativement aux autres habitants ; nous ne devons donc nullement nous йtonner que les espиces d'une rйgion quelconque, qu'on suppose, d'aprиs la thйorie ordinaire, avoir йtй spйcialement crййes et adaptйes pour cette localitй, soient vaincues et remplacйes par des produits venant d'autres pays. Nous ne devons pas non plus nous йtonner de ce que toutes les combinaisons de la nature ne soient pas а notre point de vue absolument parfaites, l'oeil humain, par exemple, et mкme que quelques-unes soient contraires а nos idйes d'appropriation. Nous ne devons pas nous йtonner de ce que l'aiguillon de l'abeille cause souvent la mort de l'individu qui l'emploie ; de ce que les mвles, chez cet insecte, soient produits en aussi grand nombre pour accomplir un seul acte, et soient ensuite massacrйs par leurs soeurs stйriles ; de l'йnorme gaspillage du pollen de nos pins ; de la haine instinctive qu'йprouve la reine abeille pour ses filles fйcondes ; de ce que l'ichneumon s'йtablisse dans le corps vivant d'une chenille et se nourrisse а ses dйpens, et de tant d'autres cas analogues. Ce qu'il y a rйellement de plus йtonnant dans la thйorie de la sйlection naturelle, c'est qu'on n'ait pas observй encore plus de cas du dйfaut de la perfection absolue. Les lois complexes et peu connues qui rйgissent la production des variйtйs sont, autant que nous en pouvons juger, les mкmes que celles qui ont rйgi la production des espиces distinctes. Dans les deux cas, les conditions physiques paraissent avoir dйterminй, dans une mesure dont nous ne pouvons prйciser l'importance, des effets dйfinis et directs. Ainsi, lorsque des variйtйs arrivent dans une nouvelle station, elles revкtent occasionnellement quelques-uns des caractиres propres aux espиces qui l'occupent. L'usage et le dйfaut d'usage paraissent, tant chez les variйtйs que chez les espиces, avoir produit des effets importants. Il est impossible de ne pas кtre conduit а cette conclusion quand on considиre, par exemple, le canard а ailes courtes (microptиre), dont les ailes, incapables de servir au vol, sont а peu prиs dans le mкme йtat que celles du canard domestique ; ou lorsqu'on voit le tucutuco fouisseur (ctйnomys), qui est occasionnellement aveugle, et certaines taupes qui le sont ordinairement et dont les yeux sont recouverts d'une pellicule ; enfin, lorsque l'on songe aux animaux aveugles qui habitent les cavernes obscures de l'Amйrique et de l'Europe. La variation corrйlative, c'est-а-dire la loi en vertu de laquelle la modification d'une partie du corps entraоne celle de diverses autres parties, semble aussi avoir jouй un rфle important chez les variйtйs et chez les espиces ; chez les unes et chez les autres aussi des caractиres depuis longtemps perdus sont sujets а reparaоtre. Comment expliquer par la thйorie des crйations l'apparition occasionnelle de raies sur les йpaules et sur les jambes des diverses espиces du genre cheval et de leurs hybrides? Combien, au contraire, ce fait s'explique simplement, si l'on admet que toutes ces espиces descendent d'un ancкtre zйbrй, de mкme que les diffйrentes races du pigeon domestique descendent du biset, au plumage bleu et barrй ! Si l'on se place dans l'hypothиse ordinaire de la crйation indйpendante de chaque espиce, pourquoi les caractиres spйcifiques, c'est-а-dire ceux par lesquels les espиces du mкme genre diffиrent les unes des autres, seraient-ils plus variables que les caractиres gйnйriques qui sont communs а toutes les espиces? Pourquoi, par exemple, la couleur d'une fleur serait-elle plus sujette а varier chez une espиce d'un genre, dont les autres espиces, qu'on suppose, avoir йtй crййes de faзon indйpendante, ont elles-mкmes des fleurs de diffйrentes couleurs, que si toutes les espиces du genre ont des fleurs de mкme couleur? Ce fait s'explique facilement si l'on admet que les espиces ne sont que des variйtйs bien accusйes, dont les caractиres sont devenus permanents а un haut degrй. En effet, ayant dйjа variй par certains caractиres depuis l'йpoque oщ elles ont divergй de la souche commune, ce qui a produit leur distinction spйcifique, ces mкmes caractиres seront encore plus sujets а varier que les caractиres gйnйriques, qui, depuis une immense pйriode, ont continuй а se transmettre sans modifications. Il est impossible d'expliquer, d'aprиs la thйorie de la crйation, pourquoi un point de l'organisation, dйveloppй d'une maniиre inusitйe chez une espиce quelconque d'un genre et par consйquent de grande importance pour cette espиce, comme nous pouvons naturellement le penser, est йminemment susceptible de variations. D'aprиs ma thйorie, au contraire, ce point est le siиge, depuis l'йpoque oщ les diverses espиces se sont sйparйes de leur souche commune, d'une quantitй inaccoutumйe de variations et de modifications, et il doit, en consйquence, continuer а кtre gйnйralement variable. Mais une partie peut se dйvelopper d'une maniиre exceptionnelle, comme l'aile de la chauve-souris, sans кtre plus variable que toute autre conformation, si elle est commune а un grand nombre de formes subordonnйes, c'est-а-dire si elle s'est transmise hйrйditairement pendant une longue pйriode ; car, en pareil cas, elle est devenue constante par suite de l'action prolongйe de la sйlection naturelle. Quant aux instincts, quelque merveilleux que soient plusieurs d'entre eux, la thйorie de la sйlection naturelle des modifications successives, lйgиres, mais avantageuses, les explique aussi facilement qu'elle explique la conformation corporelle. Nous pouvons ainsi comprendre pourquoi la nature procиde par degrйs pour pourvoir de leurs diffйrents instincts les animaux divers d'une mкme classe. J'ai essayй de dйmontrer quelle lumiиre le principe du perfectionnement graduel jette sur les phйnomиnes si intйressants que nous prйsentent les facultйs architecturales de l'abeille. Bien que ; sans doute, l'habitude joue un rфle dans la modification des instincts, elle n'est pourtant pas indispensable, comme le prouvent les insectes neutres, qui ne laissent pas de descendants pour hйriter des effets d'habitudes longuement continuйes. Dans l'hypothиse que toutes les espиces d'un mкme genre descendent d'un mкme parent dont elles ont hйritй un grand nombre de points communs, nous comprenons que les espиces alliйes, placйes dans des conditions d'existence trиs diffйrentes, aient cependant а peu prиs les mкmes instincts ; nous comprenons, par exemple, pourquoi les merles de l'Amйrique mйridionale tempйrйe et tropicale tapissent leur nid avec de la boue comme le font nos espиces anglaises. Nous ne devons pas non plus nous йtonner, d'aprиs la thйorie de la lente acquisition des instincts par la sйlection naturelle, que quelques-uns soient imparfaits et sujets а erreur, et que d'autres soient une cause de souffrance pour d'autres animaux. Si les espиces ne sont pas des variйtйs bien tranchйes et permanentes, nous pouvons immйdiatement comprendre pourquoi leur postйritй hybride obйit aux mкmes lois complexes que les descendants de croisements entre variйtйs reconnues, relativement а la ressemblance avec leurs parents, а leur absorption mutuelle а la suite de croisements successifs, et sur d'autres points. Cette ressemblance serait bizarre si les espиces йtaient le produit d'une crйation indйpendante et que les variйtйs fussent produites par l'action de causes secondaires. Si l'on admet que les documents gйologiques sont trиs imparfaits, tous les faits qui en dйcoulent viennent а l'appui de la thйorie de la descendance avec modifications. Les espиces nouvelles ont paru sur la scиne lentement et а intervalles successifs ; la somme des changements opйrйs dans des pйriodes йgales est trиs diffйrente dans les diffйrents groupes. L'extinction des espиces et de groupes d'espиces tout entiers, qui a jouй un rфle si considйrable dans l'histoire du monde organique, est la consйquence inйvitable de la sйlection naturelle ; car les formes anciennes doivent кtre supplantйes par des formes nouvelles et perfectionnйes. Lorsque la chaоne rйguliиre des gйnйrations est rompue, ni les espиces ni les groupes d'espиces perdues ne reparaissent jamais. La diffusion graduelle des formes dominantes et les lentes modifications de leurs descendants font qu'aprиs de longs intervalles de temps les formes vivantes paraissent avoir simultanйment changй dans le monde entier. Le fait que les restes fossiles de chaque formation prйsentent, dans une certaine mesure, des caractиres intermйdiaires, comparativement aux fossiles enfouis dans les formations infйrieures et supйrieures, s'explique tout simplement par la situation intermйdiaire qu'ils occupent dans la chaоne gйnйalogique. Ce grand fait, que tous les кtres йteints peuvent кtre groupйs dans les mкmes classes que les кtres vivants, est la consйquence naturelle de ce que les uns et les autres descendent de parents communs. Comme les espиces ont gйnйralement divergй en caractиres dans le long cours de leur descendance et de leurs modifications, nous pouvons comprendre pourquoi les formes les plus anciennes, c'est-а-dire les ancкtres de chaque groupe, occupent si souvent une position intermйdiaire, dans une certaine mesure, entre les groupes actuels. On considиre les formes nouvelles comme йtant, dans leur ensemble, gйnйralement plus йlevйes dans l'йchelle de l'organisation que les formes anciennes ; elles doivent l'кtre d'ailleurs, car ce sont les formes les plus rйcentes et les plus perfectionnйes qui, dans la lutte pour l'existence, ont dы l'emporter sur les formes plus anciennes et moins parfaites ; leurs organes ont dы aussi se spйcialiser davantage pour remplir leurs diverses fonctions. Ce fait est tout а fait compatible avec celui de la persistance d'кtres nombreux, conservant encore une conformation йlйmentaire et peu parfaite, adaptйe а des conditions d'existence йgalement simples ; il est aussi compatible avec le fait que l'organisation de quelques formes a rйtrogradй parce que ces formes se sont successivement adaptйes, а chaque phase de leur descendance, а des conditions modifiйes d'ordre infйrieur. Enfin, la loi remarquable de la longue persistance de formes alliйes sur un mкme continent -- des marsupiaux en Australie, des йdentйs dans l'Amйrique mйridionale, et autres cas analogues -- se comprend facilement, parce que, dans une mкme rйgion, les formes existantes doivent кtre йtroitement alliйes aux formes йteintes par un lien gйnйalogique. En ce qui concerne la distribution gйographique, si l'on admet que, dans le cours immense des temps йcoulйs, il y a eu de grandes migrations dans les diverses parties du globe, dues а de nombreux changements climatйriques et gйographiques, ainsi qu'а des moyens nombreux, occasionnels et pour la plupart inconnus de dispersion, la plupart des faits importants de la distribution gйographique deviennent intelligibles d'aprиs la thйorie de la descendance avec modifications. Nous pouvons comprendre le parallйlisme si frappant qui existe entre la distribution des кtres organisйs dans l'espace, et leur succession gйologique dans le temps. ; car, dans les deux cas, les кtres se rattachent les uns aux autres par le lien de la gйnйration ordinaire, et les moyens de modification ont йtй les mкmes. Nous comprenons toute la signification de ce fait remarquable, qui a frappй tous les voyageurs, c'est-а-dire que, sur un mкme continent, dans les conditions les plus diverses, malgrй la chaleur ou le froid, sur les montagnes ou dans les plaines, dans les dйserts ou dans les marais, la plus grande partie des habitants de chaque grande classe ont entre eux des rapports йvidents de parentй ; ils descendent, en effet, des mкmes premiers colons, leurs communs ancкtres. En vertu de ce mкme principe de migration antйrieure, combinй dans la plupart des cas avec celui de la modification, et grвce а l'influence de la pйriode glaciaire, on peut expliquer pourquoi l'on rencontre, sur les montagnes les plus йloignйes les unes des autres et dans les zones tempйrйes de l'hйmisphиre borйal et de l'hйmisphиre austral, quelques plantes identiques et beaucoup d'autres йtroitement alliйes ; nous comprenons de mкme l'alliance йtroite de quelques habitants des mers tempйrйes des deux hйmisphиres ; qui sont cependant sйparйes par l'ocйan tropical tout entier. Bien que deux rйgions prйsentent des conditions physiques aussi semblables qu'une mкme espиce puisse les dйsirer, nous ne devons pas nous йtonner de ce que leurs habitants soient totalement diffйrents, s'ils ont йtй sйparйs complиtement les uns des autres depuis une trиs longue pйriode ; le rapport d'organisme а organisme est, en effet, le plus important de tous les rapports, et comme les deux rйgions ont dы recevoir des colons venant du dehors, ou provenant de l'une ou de l'autre, а diffйrentes йpoques et en proportions diffйrentes, la marche des modifications dans les deux rйgions a dы inйvitablement кtre diffйrente. Dans l'hypothиse de migrations suivies de modifications subsйquentes, il devient facile de comprendre pourquoi les оles ocйaniques ne sont peuplйes que par un nombre restreint d'espиces, et pourquoi la plupart de ces espиces sont spйciales ou endйmiques ; pourquoi on ne trouve pas dans ces оles des espиces appartenant aux groupes d'animaux qui ne peuvent pas traverser de larges bras de mer, tels que les grenouilles et les mammifиres terrestres ; pourquoi, d'autre part, on rencontre dans des оles trиs йloignйes de tout continent des espиces particuliиres et nouvelles de chauves-souris, animaux qui peuvent traverser l'ocйan. Des faits tels que ceux de l'existence de chauves-souris toutes spйciales dans les оles ocйaniques, а l'exclusion de tous autres animaux terrestres, sont absolument inexplicables d'aprиs la thйorie des crйations indйpendantes. L'existence d'espиces alliйes ou reprйsentatives dans deux rйgions quelconques implique, d'aprиs la thйorie de la descendance avec modifications, que les mкmes formes parentes ont autrefois habitй les deux rйgions ; nous trouvons presque invariablement en effet que, lorsque deux rйgions sйparйes sont habitйes par beaucoup d'espиces йtroitement alliйes, quelques espиces identiques sont encore communes aux deux. Partout oщ l'on rencontre beaucoup d'espиces йtroitement alliйes, mais distinctes, on trouve aussi des formes douteuses et des variйtйs appartenant aux mкmes groupes. En rиgle gйnйrale, les habitants de chaque rйgion ont des liens йtroits de parentй avec ceux occupant la rйgion qui paraоt avoir йtй la source la plus rapprochйe d'oщ les colons ont pu partir. Nous en trouvons la preuve dans les rapports frappants qu'on remarque entre presque tous les animaux et presque toutes les plantes de l'archipel des Galapagos, de Juan-Fernandez et des autres оles amйricaines et les formes peuplant le continent amйricain voisin. Les mкmes relations existent entre les habitants de l'archipel du Cap-Vert et des оles voisines et ceux du continent africain ; or, il faut reconnaоtre que, d'aprиs la thйorie de la crйation, ces rapports demeurent inexplicables. Nous avons vu que la thйorie de la sйlection naturelle avec modification, entraоnant les extinctions et la divergence des caractиres, explique pourquoi tous les кtres organisйs passйs et prйsents peuvent se ranger, dans un petit nombre de grandes classes, en groupes subordonnйs а d'autres groupes, dans lesquels les groupes йteints s'intercalent souvent entre les groupes rйcents. Ces mкmes principes nous montrent aussi pourquoi les affinitйs mutuelles des formes sont, dans chaque classe, si complexes et si indirectes ; pourquoi certains caractиres sont plus utiles que d'autres pour la classification ; pourquoi les caractиres d'adaptation n'ont presque aucune importance dans ce but, bien qu'indispensable а l'individu ; pourquoi les caractиres dйrivйs de parties rudimentaires, sans utilitй pour l'organisme, peuvent souvent avoir une trиs grande valeur au point de vue de la classification ; pourquoi, enfin, les caractиres embryologiques sont ceux qui, sous ce rapport, ont frйquemment, le plus de valeur. Les vйritables affinitйs des кtres organisйs, au contraire de leurs ressemblances d'adaptation, sont le rйsultat hйrйditaire de la communautй de descendance. Le systиme naturel est un arrangement gйnйalogique, oщ les degrйs de diffйrence sont dйsignйs par les termes variйtйs, espиces, genres, familles, etc., dont il nous faut dйcouvrir les lignйes а l'aide des caractиres permanents, quels qu'ils puissent кtre, et si insignifiante que soit leur importance vitale. La disposition semblable des os dans la main humaine, dans l'aile de la chauve-souris, dans la nageoire du marsouin et dans la jambe du cheval ; le mкme nombre de vertиbres dans le cou de la girafe et dans celui de l'йlйphant ; tous ces faits et un nombre infini d'autres semblables s'expliquent facilement par la thйorie de la descendance avec modifications successives, lentes et lйgиres. La similitude de type entre l'aile et la jambe de la chauve-souris, quoique destinйes а des usages si diffйrents ; entre les mвchoires et les pattes du crabe ; entre les pйtales, les йtamines et les pistils d'une fleur, s'explique йgalement dans une grande mesure par la thйorie de la modification graduelle de parties ou d'organes qui, chez l'ancкtre reculй de chacune de ces classes, йtaient primitivement semblables. Nous voyons clairement, d'aprиs le principe que les variations successives ne surviennent pas toujours а un вge prйcoce et ne sont hйrйditaires qu'а l'вge correspondant, pourquoi les embryons de mammifиres, d'oiseaux, de reptiles et de poissons, sont si semblables entre eux et si diffйrents des formes adultes. Nous pouvons cesser de nous йmerveiller de ce que les embryons d'un mammifиre а respiration aйrienne, ou d'un oiseau, aient des fentes branchiales et des artиres en lacet, comme chez le poisson, qui doit, а l'aide de branchies bien dйveloppйes, respirer l'air dissous dans l'eau. Le dйfaut d'usage, aidй quelquefois par la sйlection naturelle, a dы souvent contribuer а rйduire des organes devenus inutiles а la suite de changements dans les conditions d'existence ou dans les habitudes ; d'aprиs cela, il est aisй de comprendre la signification des organes rudimentaires. Mais le dйfaut d'usage et la sйlection n'agissent ordinairement sur l'individu que lorsqu'il est adulte et appelй а prendre une part directe et complиte а la lutte pour l'existence, et n'ont, au contraire, que peu d'action sur un organe dans les premiers temps de la vie ; en consйquence, un organe inutile ne paraоtra que peu rйduit et а peine rudimentaire pendant le premier вge. Le veau a, par exemple, hйritй d'un ancкtre primitif ayant des dents bien dйveloppйes, des dents qui ne percent jamais la gencive de la mвchoire supйrieure. Or, nous pouvons admettre que les dents ont disparu chez l'animal adulte par suite du dйfaut d'usage, la sйlection naturelle ayant admirablement adaptй la langue, le palais et les lиvres а brouter sans leur aide, tandis que, chez le jeune veau, les dents n'ont pas йtй affectйes, et, en vertu du principe de l'hйrйditй а l'вge correspondant, se sont transmises depuis une йpoque йloignйe jusqu'а nos jours. Au point de vue de la crйation indйpendante de chaque кtre organisй et de chaque organe spйcial, comment expliquer l'existence de tous ces organes portant l'empreinte la plus йvidente de la plus complиte inutilitй, tels, par exemple, les dents chez le veau а l'йtat embryonnaire, ou les ailes plissйes que recouvrent, chez un grand nombre de colйoptиres, des йlytres soudйes? On peut dire que la nature s'est efforcйe de nous rйvйler, par les organes rudimentaires, ainsi que par les conformations embryologiques et homologues, son plan de modifications, que nous nous refusons obstinйment а comprendre. Je viens de rйcapituler les faits et les considйrations qui m'ont profondйment convaincu que, pendant une longue suite de gйnйrations, les espиces se sont modifiйes. Ces modifications ont йtй effectuйes principalement par la sйlection naturelle de nombreuses variations lйgиres et avantageuses ; puis les effets hйrйditaires de l'usage et du dйfaut d'usage des parties ont apportй un puissant concours а cette sйlection ; enfin, l'action directe des conditions de milieux et les variations qui dans notre ignorance, nous semblent surgir spontanйment, ont aussi jouй un rфle, moins important, il est vrai, par leur influence sur les conformations d'adaptation dans le passй et dans le prйsent. Il paraоt que je n'ai pas, dans les prйcйdentes йditions de cet ouvrage, attribuй un rфle assez important а la frйquence et а la valeur de ces derniиres formes de variation, en ne leur attribuant pas des modifications permanentes de conformation, indйpendamment de l'action de la sйlection naturelle. Mais, puisque mes conclusions ont йtй rйcemment fortement dйnaturйes et puisque l'on a affirmй que j'attribue les modifications des espиces exclusivement а la sйlection naturelle, on me permettra, sans doute, de faire remarquer que, dans la premiиre йdition de cet ouvrage, ainsi que dans les йditions subsйquentes, j'ai reproduit dans une position trиs йvidente, c'est-а-dire а la fin de l'introduction, la phrase suivante : « Je suis convaincu que la sйlection naturelle a йtй l'agent principal des modifications, mais qu'elle n'a pas йtй exclusivement le seul. » Cela a йtй en vain, tant est grande la puissance d'une constante et fausse dйmonstration ; toutefois, l'histoire de la science prouve heureusement qu'elle ne dure pas longtemps. Il n'est guиre possible de supposer qu'une thйorie fausse pourrait expliquer de faзon aussi satisfaisante que le fait la thйorie de la sйlection naturelle les diverses grandes sйries de faits dont nous nous sommes occupйs. On a rйcemment objectй que c'est lа une fausse mйthode de raisonnement ; mais c'est celle que l'on emploie gйnйralement pour apprйcier les йvйnements ordinaires de la vie, et les plus grands savants n'ont pas dйdaignй non plus de s'en servir. C'est ainsi qu'on en est arrivй а la thйorie ondulatoire de la lumiиre ; et la croyance а la rotation de la terre sur son axe n'a que tout rйcemment trouvй l'appui de preuves directes. Ce n'est pas une objection valable que de dire que, jusqu'а prйsent, la science ne jette aucune lumiиre sur le problиme bien plus йlevй de l'essence ou de l'origine de la vie. Qui peut expliquer ce qu'est l'essence de l'attraction ou de la pesanteur? Nul ne se refuse cependant aujourd'hui а admettre toutes les consйquences qui dйcoulent d'un йlйment inconnu, l'attraction, bien que Leibnitz ait autrefois reprochй а Newton d'avoir introduit dans la science « des propriйtйs occultes et des miracles ». Je ne vois aucune raison pour que les opinions dйveloppйes dans ce volume blessent les sentiments religieux de qui que ce soit. Il suffit, d'ailleurs, jour montrer combien ces sortes d'impressions sont passagиres, de se rappeler que la plus grande dйcouverte que l'homme ait jamais faite ; la loi de l'attraction universelle, a йtй aussi attaquйe par Leibnitz « comme subversive de la religion naturelle, et, dans ses consйquences, de la religion rйvйlйe ». Un ecclйsiastique cйlиbre m'йcrivant un jour ; « qu'il avait fini par comprendre que croire а la crйation de quelques formes capables de se dйvelopper par elles-mкmes en d'autres formes nйcessaires, c'est avoir une conception tout aussi йlevйe de Dieu, que de croire qu'il ait eu besoin de nouveaux actes de crйation pour combler les lacunes causйes par l'action des lois qu'il a йtablies.» On peut se demander pourquoi, jusque tout rйcemment, les naturalistes et les gйologues les plus йminents ont toujours repoussй l'idйe de la mutabilitй des espиces. On ne peut pas affirmer que les кtres organisйs а l'йtat de nature ne sont soumis а aucune variation ; on ne peut pas prouver que la somme des variations rйalisйes dans le cours des temps soit une quantitй limitйe ; on n'a pas pu et l'on ne peut йtablir de distinction bien nette entre les espиces et les variйtйs bien tranchйes. On ne peut pas affirmer que les espиces entre-croisйes soient invariablement stйriles, et les variйtйs invariablement fйcondes ; ni que la stйrilitй soit une qualitй spйciale et un signe de crйation. La croyance а l'immutabilitй des espиces йtait presque inйvitable tant qu'on n'attribuait а l'histoire du globe qu'une durйe fort courte, et maintenant que nous avons acquis quelques notions du laps de temps йcoulй, nous sommes trop prompts а admettre, sans aucunes preuves, que les documents gйologiques sont assez complets pour nous fournir la dйmonstration йvidente de la mutation des espиces si cette mutation a rйellement eu lieu. Mais la cause principale de notre rйpugnance naturelle а admettre qu'une espиce ait donnй naissance а une autre espиce distincte tient а ce que nous sommes toujours peu disposйs а admettre tout grand changement dont nous ne voyons pas les degrйs intermйdiaires. La difficultй est la mкme que celle que tant de gйologues ont йprouvйe lorsque Lyell a dйmontrй le premier que les longues lignes d'escarpements intйrieurs, ainsi que l'excavation des grandes vallйes ; sont le rйsultat d'influences que nous voyons encore agir autour de nous. L'esprit ne peut concevoir toute la signification de ce terme : un million d'annйes, il ne saurait davantage ni additionner ni percevoir les effets complets de beaucoup de variations lйgиres ; accumulйes pendant un nombre presque infini de gйnйrations. Bien que je sois profondйment convaincu de la vйritй des opinions que j'ai briиvement exposйes dans le prйsent volume ; je ne m'attends point а convaincre certains naturalistes ; fort expйrimentйs sans doute ; mais qui ; depuis longtemps ; se sont habituйs а envisager une multitude de faits sous un point de vue directement opposй au mien. Il est si facile de cacher notre ignorance sous des expressions telles que plan de crйation, unitй de type ; etc. ; et de penser que nous expliquons quand nous ne faisons que rйpйter un mкme fait. Celui qui a quelque disposition naturelle а attacher plus d'importance а quelques difficultйs non rйsolues qu'а l'explication d'un certain nombre de faits rejettera certainement ma thйorie. Quelques naturalistes douйs d'une intelligence ouverte et dйjа disposйe а mettre en doute l'immutabilitй des espиces peuvent кtre influencйs par le contenu de ce volume, mais j'en appelle surtout avec confiance а l'avenir, aux jeunes naturalistes, qui pourront йtudier impartialement les deux cфtйs de la question. Quiconque est amenй а admettre la mutabilitй des espиces rendra de vйritables services en exprimant consciencieusement sa conviction, car c'est seulement ainsi que l'on pourra dйbarrasser la question de tous les prйjugйs qui l'йtouffent. Plusieurs naturalistes йminents ont rйcemment exprimй l'opinion qu'il y a, dans chaque genre, une multitude d'espиces ; considйrйes comme telles, qui ne sont cependant pas de vraies espиces ; tandis qu'il en est d'autres qui sont rйelles, c'est-а-dire qui ont йtй crййes d'une maniиre indйpendante. C'est lа, il me semble ; une singuliиre conclusion. Aprиs avoir reconnu une foule de formes, qu'ils considйraient tout rйcemment encore comme des crйations spйciales, qui sont encore considйrйes comme telles par la grande majoritй des naturalistes ; et qui consйquemment ont tous les caractиres extйrieurs de vйritables espиces, ils admettent que ces formes sont le produit d'une sйrie de variations et ils refusent d'йtendre cette maniиre de voir а d'autres formes un peu diffйrentes. Ils ne prйtendent cependant pas pouvoir dйfinir, ou mкme conjecturer, quelles sont les formes qui ont йtй crййes et quelles sont celles qui sont le produit de lois secondaires. Ils admettent la variabilitй comme vera causa dans un cas, et ils la rejettent arbitrairement dans un autre, sans йtablir aucune distinction fixe entre les deux. Le jour viendra oщ l'on pourra signaler ces faits comme un curieux exemple de l'aveuglement rйsultant d'une opinion prйconзue. Ces savants ne semblent pas plus s'йtonner d'un acte miraculeux de crйation que d'une naissance ordinaire. Mais croient-ils rйellement qu'а d'innombrables йpoques de l'histoire de la terre certains atomes йlйmentaires ont reзu l'ordre de se constituer soudain en tissus vivants ? Admettent-ils qu'а chaque acte supposй de crйation il se soit produit un individu ou plusieurs ? Les espиces infiniment nombreuses de plantes et d'animaux ont-elles йtй crййes а l'йtat de graines, d'ovules ou de parfait dйveloppement ? Et, dans le cas des mammifиres, ont-elles, lors de leur crйation, portй les marques mensongиres de la nutrition intra-utйrine ? A ces questions, les partisans de la crйation de quelques formes vivantes ou d'une seule forme ne sauraient, sans doute, que rйpondre. Divers savants ont soutenu qu'il est aussi facile de croire а la crйation de cent millions d'кtres qu'а la crйation d'un seul ; mais en vertu de l'axiome philosophique de la moindre action formulй par Maupertuis, l'esprit est plus volontiers portй а admettre le nombre moindre, et nous ne pouvons certainement pas croire qu'une quantitй innombrable de formes d'une mкme classe aient йtй crййes avec les marques йvidentes, mais trompeuses, de leur descendance d'un mкme ancкtre. Comme souvenir d'un йtat de choses antйrieur, j'ai conservй, dans les paragraphes prйcйdents et ailleurs, plusieurs expressions qui impliquent chez les naturalistes la croyance а la crйation sйparйe de chaque espиce. J'ai йtй fort blвmй de m'кtre exprimй ainsi ; mais c'йtait, sans aucun doute, l'opinion gйnйrale lors de l'apparition de la premiиre йdition de l'ouvrage actuel. J'ai causй autrefois avec beaucoup de naturalistes sur l'йvolution, sans rencontrer jamais le moindre tйmoignage sympathique. Il est probable pourtant que quelques-uns croyaient alors а l'йvolution, mais ils restaient silencieux, ou ils s'exprimaient d'une maniиre tellement ambiguл, qu'il n'йtait pas facile de comprendre leur opinion. Aujourd'hui, tout a changй et presque tous les naturalistes admettent le grand principe de l'йvolution. Il en est cependant qui croient encore que des espиces ont subitement engendrй, par des moyens encore inexpliquйs, des formes nouvelles totalement diffйrentes ; mais, comme j'ai cherchй а le dйmontrer, il y a des preuves puissantes qui s'opposent а toute admission de ces modifications brusques et considйrables. Au point de vue scientifique, et comme conduisant а des recherches ultйrieures, il n'y a que peu de diffйrence entre la croyance que de nouvelles formes ont йtй produites subitement d'une maniиre inexplicable par d'anciennes formes trиs diffйrentes, et la vieille croyance а la crйation des espиces au moyen de la poussiиre terrestre. Jusqu'oщ, pourra-t-on me demander, poussez-vous votre doctrine de la modification des espиces ? C'est lа une question а laquelle il est difficile de rйpondre, parce que plus les formes que nous considйrons sont distinctes, plus les arguments en faveur de la communautй de descendance diminuent et perdent de leur force. Quelques arguments toutefois ont un trиs grand poids et une haute portйe. Tous les membres de classes entiиres sont reliйs les uns aux autres par une chaоne d'affinitйs, et peuvent tous, d'aprиs un mкme principe, кtre classйs en groupes subordonnйs а d'autres groupes. Les restes fossiles tendent parfois а remplir d'immenses lacunes entre les ordres existants. Les organes а l'йtat rudimentaire tйmoignent clairement qu'ils ont existй а un йtat dйveloppй chez un ancкtre primitif ; fait qui, dans quelques cas, implique des modifications considйrables chez ses descendants. Dans des classes entiиres, des conformations trиs variйes sont construites sur un mкme plan, et les embryons trиs jeunes se ressemblent de trиs prиs. Je ne puis donc douter que la thйorie de la descendance avec modifications ne doive comprendre tous les membres d'une mкme grande classe ou d'un mкme rиgne. Je crois que tous les animaux descendent de quatre ou cinq formes primitives tout au plus, et toutes les plantes d'un nombre йgal ou mкme moindre. L'analogie me conduirait а faire un pas de plus ; et je serais disposй а croire que tous les animaux et toutes plantes descendent d'un prototype unique ; mais l'analogie peut кtre un guide trompeur. Toutefois, toutes les formes de la vie ont beaucoup de caractиres communs : la composition chimique, la structure cellulaire, les lois de croissance et la facultй qu'elles ont d'кtre affectйes par certaines influences nuisibles. Cette susceptibilitй se remarque jusque dans les faits les plus insignifiants ; ainsi, un mкme poison affecte souvent de la mкme maniиre les plantes et les animaux ; le poison sйcrйtй par la mouche а galle dйtermine sur l'йglantier ou sur le chкne des excroissances monstrueuses. La reproduction sexuelle semble кtre essentiellement semblable chez tous les кtres organisйs, sauf peut-кtre chez quelques-uns des plus infimes. Chez tous, autant que nous le sachions actuellement, la vйsicule germinative est la mкme ; de sorte que tous les кtres organisйs ont une origine commune. Mкme si l'on considиre les deux divisions principales du monde organique, c'est-а-dire le rиgne animal et le rиgne vйgйtal, on remarque certaines formes infйrieures, assez intermйdiaires par leurs caractиres ; pour que les naturalistes soient en dйsaccord quant au rиgne auquel elles doivent кtre rattachйes ; et, ainsi que l'a fait remarquer le professeur Asa Gray, « les spores et autres corps reproducteurs des algues infйrieures peuvent se vanter d'avoir d'abord une existence animale caractйrisйe, а laquelle succиde une existence incontestablement vйgйtale. » Par consйquent, d'aprиs le principe de la sйlection naturelle avec divergence des caractиres, il ne semble pas impossible que les animaux et les plantes aient pu se dйvelopper en partant de ces formes infйrieures et intermйdiaires ; or, si nous admettons ce point, nous devons admettre aussi que tous les кtres organisйs qui vivent ou qui ont vйcu sur la terre peuvent descendre d'une seule forme primordiale. Mais cette dйduction йtant surtout fondйe sur l'analogie, il est indiffйrent qu'elle soit acceptйe ou non. Il est sans doute possible ; ainsi que le suppose, M. G. H. Lewes, qu'aux premiиres origines de la vie plusieurs formes diffйrentes aient pu surgir ; mais, s'il en est ainsi ; nous pouvons conclure que trиs peu seulement ont laissй des descendants modifiйs ; car, ainsi que je l'ai rйcemment fait remarquer а propos des membres de chaque grande classe, comme les vertйbrйs, les articulйs, etc., nous trouvons dans leurs conformations embryologiques, homologues et rudimentaires la preuve йvidente que les membres de chaque rиgne descendent tous d'un ancкtre unique. Lorsque les opinions que j'ai exposйes dans cet ouvrage ; opinions que M. Wallace a aussi soutenues dans le journal de la Sociйtй Linnйenne ; et que des opinions analogues sur l'origine des espиces seront gйnйralement admises par les naturalistes, nous pouvons prйvoir qu'il s'accomplira dans l'histoire naturelle une rйvolution importante. Les systйmatistes pourront continuer leurs travaux comme aujourd'hui ; mais ils ne seront plus constamment obsйdйs de doutes quant а la valeur spйcifique de telle ou telle forme, circonstance qui, j'en parle par expйrience, ne constituera pas un mince soulagement. Les disputes йternelles sur la spйcificitй d'une cinquantaine de ronces britanniques cesseront. Les systйmatistes n'auront plus qu'а dйcider ; ce qui d'ailleurs ne sera pas toujours facile, si une forme quelconque est assez constante et assez distincte des autres formes pour qu'on puisse la bien dйfinir, et, dans ce cas, si ces diffйrences sont assez importantes pour mйriter un nom d'espиce. Ce dernier point deviendra bien plus important а considйrer qu'il ne l'est maintenant, car des diffйrences, quelque lйgиres qu'elles soient ; entre deux formes quelconques que ne relie aucun degrй intermйdiaire ; sont actuellement considйrйes par les naturalistes comme suffisantes pour justifier leur distinction spйcifique. Nous serons, plus tard, obligйs de reconnaоtre que la seule distinction а йtablir entre les espиces et les variйtйs bien tranchйes consiste seulement en ce que l'on sait ou que l'on suppose que ces derniиres sont actuellement reliйes les unes aux autres par des gradations intermйdiaires, tandis que les espиces ont dы l'кtre autrefois. En consйquence, sans nйgliger de prendre en considйration l'existence prйsente de degrйs intermйdiaires entre deux formes quelconques nous serons conduits а peser avec plus de soin l'йtendue rйelle des diffйrences qui les sйparent, et а leur attribuer une plus grande valeur. Il est fort possible que des formes, aujourd'hui reconnues comme de simples variйtйs, soient plus tard jugйes dignes d'un nom spйcifique ; dans ce cas, le langage scientifique et le langage ordinaire se trouveront d'accord. Bref nous aurons а traiter l'espиce de la mкme maniиre que les naturalistes traitent actuellement les genres, c'est-а-dire comme de simples combinaisons artificielles, inventйes pour une plus grande commoditй. Cette perspective n'est peut-кtre pas consolante, mais nous serons au moins dйbarrassйs des vaines recherches auxquelles donne lieu l'explication absolue, encore non trouvйe et introuvable, du terme espиces. Les autres branches plus gйnйrales de l'histoire naturelle n'en acquerront que plus d'intйrкt. Les termes : affinitй, parentй, communautй, type, paternitй, morphologie, caractиres d'adaptation, organes rudimentaires et atrophiйs, etc., qu'emploient les naturalistes, cesseront d'кtre des mйtaphores et prendront un sens absolu. Lorsque nous ne regarderons plus un кtre organisй de la mкme faзon qu'un sauvage contemple un vaisseau, c'est-а-dire comme quelque chose qui dйpasse complиtement notre intelligence ; lorsque nous verrons dans toute production un organisme dont l'histoire est fort ancienne ; lorsque nous considйrerons chaque conformation et chaque instinct compliquйs comme le rйsumй d'une foule de combinaisons toutes avantageuses а leur possesseur, de la mкme faзon que toute grande invention mйcanique est la rйsultante du travail, de l'expйrience, de la raison, et mкme des erreurs d'un grand nombre d'ouvriers ; lorsque nous envisagerons l'кtre organisй а ce point de vue, combien, et j'en parle par expйrience, l'йtude de l'histoire naturelle ne gagnera-t-elle pas en intйrкt ! Un champ de recherches immense et а peine foulй sera ouvert sur les causes et les lois de la variabilitй, sur la corrйlation, sur les effets de l'usage et du dйfaut d'usage, sur l'action directe des conditions extйrieures, et ainsi de suite. L'йtude des produits domestiques prendra une immense importance. La formation d'une nouvelle variйtй par l'homme sera un sujet d'йtudes plus important et plus intйressant que l'addition d'une espиce de plus а la liste infinie de toutes celles dйjа enregistrйes. Nos classifications en viendront, autant que la chose sera possible, а кtre des gйnйalogies ; elles indiqueront alors ce qu'on peut appeler le vrai plan de la crйation. Les rиgles de la classification se simplifieront ne possйdons ni gйnйalogies ni armoiries, et nous avons а dйcouvrir et а retracer les nombreuses lignes divergentes de descendances dans nos gйnйalogies naturelles, а l'aide des caractиres de toute nature qui ont йtй conservйs et transmis par une longue hйrйditй. Les organes rudimentaires tйmoigneront d'une maniиre infaillible quant а la nature de conformations depuis longtemps perdues. Les espиces ou groupes d'espиces dites aberrantes, qu'on pourrait appeler des fossiles vivants, nous aideront а reconstituer l'image des anciennes formes de la vie. L'embryologie nous rйvйlera souvent la conformation, obscurcie dans une certaine mesure, des prototypes de chacune des grandes classes. Lorsque nous serons certains que tous les individus de la mкme espиce et toutes les espиces йtroitement alliйes d'un mкme genre sont, dans les limites d'une йpoque relativement rйcente, descendus d'un commun ancкtre et ont йmigrй d'un berceau unique, lorsque nous connaоtrons mieux aussi les divers moyens de migration, nous pourrons alors, а l'aide des lumiиres que la gйologie nous fournit actuellement et qu'elle continuera а nous fournir sur les changements survenus autrefois dans les climats et dans le niveau des terres, arriver а retracer admirablement les migrations antйrieures du monde entier. Dйjа, maintenant, nous pouvons obtenir quelques notions sur l'ancienne gйographie, en comparant les diffйrences des habitants de la mer qui occupent les cфtes opposйes d'un continent et la nature des diverses populations de ce continent, relativement а leurs moyens apparents d'immigration. La noble science de la gйologie laisse а dйsirer par suite de l'extrкme pauvretй de ses archives. La croыte terrestre, avec ses restes enfouis, ne doit pas кtre considйrйe comme un musйe bien rempli, mais comme une maigre collection faite au hasard et а de rares intervalles. On reconnaоtra que l'accumulation de chaque grande formation fossilifиre a dы dйpendre d'un concours exceptionnel de conditions favorables, et que les lacunes qui correspondent aux intervalles йcoulйs entre les dйpфts des йtages successifs ont eu une durйe йnorme. Mais nous pourrons йvaluer leur durйe avec quelque certitude en comparant les formes organiques qui ont prйcйdй ces lacunes et celles qui les ont suivies. Il faut кtre trиs prudent quand il s'agit d'йtablir une corrйlation de stricte contemporanйitй d'aprиs la seule succession gйnйrale des formes de la vie, entre deux formations qui ne renferment pas un grand nombre d'espиces identiques. Comme la production et l'extinction des espиces sont la consйquence de causes toujours existantes et agissant lentement, et non pas d'actes miraculeux de crйation ; comme la plus importante des causes des changements organiques est presque indйpendante de toute modification, mкme subite, dans les conditions physiques, car cette cause n'est autre que les rapports mutuels d'organisme а organisme, le perfectionnement de l'un entraоnant le perfectionnement ou l'extermination des autres, il en rйsulte que la somme des modifications organiques apprйciables chez les fossiles de formations consйcutives peut probablement servir de mesure relative, mais non absolue, du laps de temps йcoulй entre le dйpфt de chacune d'elles. Toutefois, comme un certain nombre d'espиces rйunies en masse pourraient se perpйtuer sans changement pendant de longues pйriodes, tandis que, pendant le mкme temps, plusieurs de ces espиces venant а йmigrer vers de nouvelles rйgions ont pu se modifier par suite de leur concurrence avec d'autres formes йtrangиres, nous ne devons pas reposer une confiance trop absolue dans les changements organiques comme mesure du temps йcoulй. J'entrevois dans un avenir йloignй des routes ouvertes а des recherches encore bien plus importantes. La psychologie sera solidement йtablie sur la base si bien dйfinie dйjа par M. Herbert Spencer, c'est-а-dire sur l'acquisition nйcessairement graduelle de toutes les facultйs et de toutes les aptitudes mentales, ce qui jettera une vive lumiиre sur l'origine de l'homme et sur son histoire. Certains auteurs йminents semblent pleinement satisfaits de l'hypothиse que chaque espиce a йtй crййe d'une maniиre indйpendante. A mon avis, il me semble que ce que nous savons des lois imposйes а la matiиre par le Crйateur s'accorde mieux avec l'hypothиse que la production et l'extinction des habitants passйs et prйsents du globe sont le rйsultat de causes secondaires, telles que celles qui dйterminent la naissance et la mort de l'individu. Lorsque je considиre tous les кtres, non plus comme des crйations spйciales, mais comme les descendants en ligne directe de quelques кtres qui ont vйcu longtemps avant que les premiиres couches du systиme cumbrien aient йtй dйposйes, ils me paraissent anoblis. A en juger d'aprиs le passй, nous pouvons en conclure avec certitude que pas une des espиces actuellement vivantes ne transmettra sa ressemblance intacte а une йpoque future bien йloignйe, et qu'un petit nombre d'entre elles auront seules des descendants dans les вges futurs, car le mode de groupement de tous les кtres organisйs nous prouve que, dans chaque genre, le plus grand nombre des espиces, et que toutes les espиces dans beaucoup de genres, n'ont laissй aucun descendant, mais se sont totalement йteintes. Nous pouvons mкme jeter dans l'avenir un coup d'oeil prophйtique et prйdire que ce sont les espиces les plus communes et les plus rйpandues, appartenant aux groupes les plus considйrables de chaque classe, qui prйvaudront ultйrieurement et qui procrйeront des espиces nouvelles et prйpondйrantes. Comme toutes les formes actuelles de la vie descendent en ligne directe de celles qui vivaient longtemps avant l'йpoque cumbrienne, nous pouvons кtre certains que la succession rйguliиre des gйnйrations n'a jamais йtй interrompue, et qu'aucun cataclysme n'a bouleversй le monde entier. Nous pouvons donc compter avec quelque confiance sur un avenir d'une incalculable longueur. Or, comme la sйlection naturelle n'agit que pour le bien de chaque individu, toutes les qualitйs corporelles et intellectuelles doivent tendre а progresser vers la perfection. Il est intйressant de contempler un rivage luxuriant, tapissй de nombreuses plantes appartenant а de nombreuses espиces abritant des oiseaux qui chantent dans les buissons, des insectes variйs qui voltigent за et lа, des vers qui rampent dans la terre humide, si l'on songe que ces formes si admirablement construites, si diffйremment conformйes, et dйpendantes les unes des autres d'une maniиre si complexe, ont toutes йtй produites par des lois qui agissent autour de nous. Ces lois, prises dans leur sens le plus large, sont : la loi de croissance et de reproduction ; la loi d'hйrйditй qu'implique presque la loi de reproduction ; la loi de variabilitй, rйsultant de l'action directe et indirecte des conditions d'existence, de l'usage et du dйfaut d'usage ; la loi de la multiplication des espиces en raison assez йlevйe pour amener la lutte pour l'existence, qui a pour consйquence la sйlection naturelle, laquelle dйtermine la divergence des caractиres, et l'extinction des formes moins perfectionnйes. Le rйsultat direct de cette guerre de la nature, qui se traduit par la famine et par la mort, est donc le fait le plus admirable que nous puissions concevoir, а savoir : la production des animaux supйrieurs. N'y a-t-il pas une vйritable grandeur dans cette maniиre d'envisager la vie, avec ses puissances diverses attribuйes primitivement par le Crйateur а un petit nombre de formes, ou mкme а une seule ? Or, tandis que notre planиte, obйissant а la loi fixe de la gravitation, continue а tourner dans son orbite, une quantitй infinie de belles et admirables formes, sorties d'un commencement si simple, n'ont pas cessй de se dйvelopper et se dйveloppent encore ! GLOSSAIRE DES PRINCIPAUX TERMES SCIENTIFIQUES EMPLOYES DANS LE PRESENT VOLUME. [ Ce Glossaire a йtй rйdigй par M. N. S. Dallas sur la demande de M. Ch. Darwin. L'explication des termes y est donnйe sous une forme aussi simple et aussi claire que possible. ] ABERRANT.- Se dit des formes ou groupes d'animaux ou de plantes qui s'йcartent par des caractиres importants de leurs alliйs les plus rapprochйs, de maniиre а ne pas кtre aisйment compris dans le mкme groupe. ABERRATION (en optique). - Dans la rйfraction de la lumiиre par une lentille convexe, les rayons passant а travers les diffйrentes parties de la lentille convergent vers des foyers а des distances lйgиrement diffйrentes: c'est ce qu'on appelle aberration sphйrique ; d'autre part, les rayons colorйs sont sйparйs par l'action prismatique de la lentille et convergent йgalement vers des foyers а des distances diffйrentes : c'est l'aberration chromatique. AIRE.- L'йtendue de pays sur lequel une plante ou un animal s'йtend naturellement. - Par rapport au temps, ce mot exprime la distribution d'une espиce ou d'un groupe parmi les couches fossilifиres de l'йcorce de la terre. ALBINISME, ALBINOS. - Les albinos sont des animaux chez lesquels les matiиres colorantes, habituellement caractйristiques de l'espиce, n'ont pas йtй produites dans la peau et ses appendices. - ALBINISME, йtat d'albinos. ALGUES. - Une classe de plantes comprenant les plantes marines ordinaires et les plantes filamenteuses d'eau douce. ALTERNANTE (GENERATION). - Voir GENERATION. AMMONITES. - Un groupe de coquilles fossiles, spirales et а chambres, ressemblant au genre Nautilus, mais les sйparations entre les chambres sont ondulйes en spirales combinйes а leur jonction avec la paroi extйrieure de la coquille. ANALOGIE. - La ressemblance de structures qui provient de fonctions semblables, comme, par exemple, les ailes des insectes et des oiseaux. On dit que de telles structures sont analogues les unes aux autres. ANIMALCULE. - Petit animal : terme gйnйralement appliquй а ceux qui ne sont visibles qu'au microscope. ANNELIDES. - Une classe de vers chez lesquels la surface du corps prйsente une division plus ou moins distincte en anneaux ou segments gйnйralement pourvus d'appendices pour la locomotion ainsi que de branchies. Cette classe comprend les vers marins ordinaires, les vers de terre et les sangsues. ANORMAL. - Contraire а la rиgle gйnйrale. ANTENNES. - Organes articulйs placйs а la tкte chez les insectes, les crustacйs et les centipиdes, n'appartenant pourtant pas а la bouche. ANTHERES. - Sommitйs des йtamines des fleurs qui produisent le pollen ou la poussiиre fertilisante. APLACENTAIRES (APLACENTALIA, APLACENTATA). -- Mammifиres aplacentaires. - Voir MAMMIFERES. APOPHYSES. - Eminences naturelles des os qui se projettent gйnйralement pour servir d'attaches aux muscles, aux ligaments, etc. ARCHETYPE. - Forme idйale primitive d'aprиs laquelle tous les кtres d'un groupe semblent кtre organisйs. ARTICULES. - Une grande division du rиgne animal, caractйrisйe gйnйralement en ce qu'elle a la surface du corps divisйe en anneaux appelйs segments, dont un nombre plus ou moins grand est pourvu de pattes composйes, tels que les insectes, les crustacйs et les centipиdes. ASYMETRIQUE. - Ayant les deux cфtйs dissemblables. ATROPHIE. - Arrкt dans le dйveloppement survenu dans le premier вge. AVORTE. - On dit qu'un organe est avortй, quand de bonne heure il a subi un arrкt dans son dйveloppement. BALANES (Bernacles). - Cirripиdes sessiles а test composй de plusieurs piиces, qui vivent en abondance sur les rochers du bord de la mer. BASSIN (Pelvis). - L'arc osseux auquel sont articulйs les membres postйrieurs des animaux vertйbrйs. BATRACIENS. - Une classe d'animaux parents des reptiles, mais subissant une mйtamorphose particuliиre et chez lesquels le jeune animal est gйnйralement aquatique et respire par des branchies. (Exemples : les grenouilles, les crapauds et les salamandres.) BLOCS ERRATIQUES. - Enormes blocs de pierre transportйs, gйnйralement encaissйs dans de la terre argileuse ou du gravier. BRACHIOPODE. - Une classe de mollusques marins ou animaux а corps mou pourvus d'une coquille bivalve attachйe а des matiиres sous-marines par une tige qui passe par une ouverture dans l'une des valvules. Ils sont pourvus de bras а franges par l'action desquelles la nourriture est portйe а la bouche. BRANCHIALES. - Appartenant aux branchies. BRANCHIES. - Organes pour respirer dans l'eau. CAMBRIEN (SYSTEME). - Une sйrie de roches palйozoпques entre le laurentien et le silurien, et qui, tout rйcemment, йtaient encore considйrйes comme les plus anciennes roches fossilifиres. CANIDES. - La famille des chiens, comprenant le chien, le loup, le renard, le chacal, etc. CARAPACE. - La coquille enveloppant gйnйralement la partie antйrieure du corps chez les crustacйs. Ce terme est aussi appliquй aux parties dures et aux coquilles des cirripиdes. CARBONIFERE. - Ce terme est appliquй а la grande formation qui comprend, parmi d'autres roches, celles а charbon. Cette formation appartient au plus ancien systиme, ou systиme palйozoпque. CAUDAL. - De la queue ou appartenant а la queue. CELOSPERME. - Terme appliquй aux fruits des ombellifиres, qui ont la semence creuse а la face interne. CEPHALOPODES. - La classe la plus йlevйe des mollusques ou animaux а corps mou, caractйrisйe par une bouche entourйe d'un nombre plus ou moins grand de bras charnus ou tentacules qui, chez la plupart des espиces vivantes, sont pourvus de suзoirs. ( Exemples : la seiche, le nautile.). CETACE. - Un ordre de mammifиres comprenant les baleines, les dauphins, etc., ayant la forme de poissons, la peau nue et dont seulement les membres antйrieurs sont dйveloppйs. CHAMPIGNONS (Fungi).- Une classe de plantes cryptogames cellulaires CHELONIENS. - Un ordre de reptiles comprenant les tortues de mer, les tortues de terre, etc. CIRRIPEDES.- Un ordre de crustacйs comprenant les bernacles, les anatifes, etc. Les jeunes ressemblent а ceux de beaucoup d'autres crustacйs par la forme, mais arrivйs а l'вge mыr, ils sont toujours attachйs а d'autres substances, soit directement, soit au moyen d'une tige. Ils sont enfermйs dans une coquille calcaire composйe de plusieurs parties, dont deux peuvent s'ouvrir pour donner issue а un faisceau de tentacules entortillйs et articulйs qui reprйsentent les membres. COCCUS. - Genres d'insectes comprenant la cochenille, chez lequel le mвle est une petite mouche ailйe et la femelle gйnйralement une masse inapte а tout mouvement, affectant la forme d'une graine. COCON. - Une enveloppe en gйnйral soyeuse dans laquelle les insectes sont frйquemment renfermйs pendant la seconde pйriode, ou la pйriode de repos de leur existence. Le terme de « pйriode de cocon » est employй comme йquivalent de « pйriode de chrysalide ». COLEOPTERES. - Ordres d'insectes, ayant des organes buccaux masticateurs et la premiиre paire d'ailes (йlytres) plus ou moins cornйe, formant une gaine pour la seconde paire, et divisйe gйnйralement en droite ligne au milieu du dos. COLONNE. - Un organe particulier chez les fleurs de la famille des orchidйes dans lequel les йtamines, le style et le stigmate (ou organes reproducteurs) sont rйunis. COMPOSEES ou PLANTES COMPOSEES. - Des plantes chez lesquelles l'inflorescence consiste en petites fleurs nombreuses (fleurons) rйunies en une tкte йpaisse, dont la base est renfermйe dans une enveloppe commune. (Exemples : la marguerite, la dent-de-lion, etc.) CONFERVES. - Les plantes filamenteuses d'eau douce. CONGLOMERAT. - Une roche faite de fragments de rochers ou de cailloux cimentйs par d'autres matйriaux. COROLLE. - La seconde enveloppe d'une fleur, gйnйralement composйe d'organes colorйs semblables а ces feuilles (pйtales) qui peuvent кtre unies entiиrement, ou seulement а leurs extrйmitйs, ou а la base. CORRELATION. - La coпncidence normale d'un phйnomиne, des caractиres, etc., avec d'autres phйnomиnes ou d'autres caractиres. CORYMBE. - Mode d'inflorescence multiple, par lequel les fleurs qui partent de la partie infйrieure de la tige sont soutenues sur des tiges plus longues, de maniиre а кtre de niveau avec les fleurs supйrieures. COTYLEDONS. - Les premiиres feuilles, ou feuilles а semence des plantes. CRUSTACES. - Une classe d'animaux articulйs ayant la peau du corps gйnйralement plus ou moins durcie par un dйpфt de matiиre calcaire, et qui respirent au moyen de branchies. (Exemples : le crabe, le homard, la crevette.) CURCULION. - L'ancien terme gйnйrique pour les colйoptиres connus sous le nom de charanзons, caractйrisйs par leurs tarses а quatre articles, et par une tкte qui se termine en une espиce de bec, sur les cфtйs duquel sont fixйes les antennes. CUTANE. - De la peau ou appartenant а la peau. CYCLES. - Les cercles ou lignes spirales dans lesquels les parties des plantes sont disposйes sur l'axe de croissance. DEGRADATION. - Dйtйrioration du sol par l'action de la mer ou par des influences atmosphйriques. DENTELURES. - Dents disposйes comme celles d'une scie. DENUDATION. - L'usure par lavage de la surface de la terre par l'eau. DEVONIEN (SYSTEME), ou formation dйvonienne, -- Sйrie de roches palйozoпques comprenant le vieux grиs rouge. DICOTYLEDONEES ou PLANTES DICOTYLEDONES. - Une classe de plantes caractйrisйes par deux feuilles а semences (cotylйdons), et par la formation d'un nouveau bois entre l'йcorce et l'ancien bois (croissance ; exogиne), ainsi que par l'organisation rйtiforme des nervures des feuilles. Les fleurs sont gйnйralement divisйes en multiples de cinq. DIFFERENCIATION. - Sйparation ou distinction des parties ou des organes qui se trouvent plus ou moins unis dans les formes йlйmentaires vivantes. DIMORPHES. - Ayant deux formes distinctes. Le dimorphisme est l'existence de la mкme espиce sous deux formes distinctes. DIOIQUE. - Ayant les organes des sexes sur des individus distincts. DIORITE. - Une forme particuliиre de pierre verte (Greenstone). DORSAL. - Du dos ou appartenant au dos. ECHASSIERS (Grallatores). - oiseaux gйnйralement pourvus de longs becs, privйs de plumes au-dessus du tarse, et sans membranes entre les doigts des pieds. (Exemples : les cigognes, les grues, les bйcasses, etc.) EDENTES. - Ordre particulier de quadrupиdes caractйrisйs par l'absence au moins des incisives mйdianes (de devant) dans les deux mвchoires. (Exemples : les paresseux et les tatous.) ELYTRES. - Les ailes antйrieures durcies des colйoptиres, qui recouvrent et protиgent les ailes membraneuses postйrieures servant seules au vol. EMBRYOLOGIE. - L'йtude du dйveloppement de l'embryon. EMBRYON. - Le jeune animal en dйveloppement dans l'oeuf ou le sein de la mиre. ENDEMIQUE. - Ce qui est particulier а une localitй donnйe. ENTOMOSTRACES. - Une division de la classe des crustacйs, ayant gйnйralement tous les segments du corps distincts, munie de branchies aux pattes ou aux organes de la bouche, et les pattes garnies de poils fins. Ils sont gйnйralement de petite grosseur. EOCENE. - La premiиre couche des trois divisions de l'йpoque tertiaire. Les roches de cet вge contiennent en petite proportion des coquilles identiques а des espиces actuellement existantes. EPHEMERES (INSECTES). - Insectes ne vivant qu'un jour ou trиs peu de temps. ETAMINES. - Les organes mвles des plantes en fleur, formant un cercle dans les pйtales. Ils se composent gйnйralement d'un filament et d'une anthиre : l'anthиre йtant la partie essentielle dans laquelle est formй le pollen ou la poussiиre fйcondante. FAUNE. - La totalitй des animaux habitant naturellement une certaine contrйe ou rйgion, ou qui y ont vйcu pendant une pйriode gйologique quelconque. FELINS ou FELIDES. - Mammifиres de la famille des chats. FERAL (plur. FERAUX). - Animaux ou plantes qui de l'йtat de culture ou de domesticitй ont repassй а l'йtat sauvage. FLEURONS. - Fleurs imparfaitement dйveloppйes sous quelques rapports et rassemblйes en йpis йpais ou tкte йpaisse, comme dans les graminйes, la dent-de-lion, etc. FLEURS POLYANDRIQUES. - Voir POLYANDRIQUES. FLORE.- La totalitй des plantes croissant naturellement dans un pays, ou pendant une pйriode gйologique quelconque. FOETAL. - Du foetus ou appartenant au foetus (embryon) en cours de dйveloppement FORAMINIFERES. - Une classe d'animaux ayant une organisation trиs infйrieure, et gйnйralement trиs petits ; ils ont un corps mou, semblable а de la gйlatine ; des filaments dйlicats, fixйs а la surface, s'allongent et se retirent pour saisir les objets extйrieurs ; ils habitent une coquille calcaire gйnйralement divisйe en chambres et perforйe de petites ouvertures. FORMATION SEDIMENTAIRE. - Voir SEDIMENTAIRES. FOSSILIFERES. - Contenant des fossiles. FOSSOYEURS. - Insectes ayant la facultй de creuser. Les hymйnoptиres fossoyeurs sont un groupe d'insectes semblables aux guкpes, qui creusent dans le sol sablonneux des nids pour leurs petits. FOURCHETTE ou FURCULA. - L'os fourchu formй par l'union des clavicules chez beaucoup d'oiseaux, comme, par exemple, chez la poule commune. FRENUM (pl. FRENA). - Une petite bande ou pli de la peau. GALLINACES. - Ordre d'oiseaux qui comprend entre autres la poule commune le dindon, le faisan, etc. GALLUS. - Le genre d'oiseaux qui comprend la poule commune. GANGLION. - Une grosseur ou un noeud d'oщ partent les nerfs comme d'un centre. GANOIDES. - Poissons couverts d'йcailles osseuses et йmaillйes d'une maniиre toute particuliиre, dont la plupart ne se trouvent plus qu'а l'йtat fossile. GENERATION ALTERNANTE. - On applique ce terme а un mode particulier de reproduction, qu'on rencontre chez un grand nombre d'animaux infйrieurs ; l'oeuf est produit par une forme vivante tout а fait diffйrente de la forme parente, laquelle est reproduite а son tour par un procйdй de bourgeonnement ou par la division des substances du premier produit de l'oeuf. GERMINATIVE (VESICULE). - Voir VESICULE. GLACIAIRE (PERIODE). - Voir PERIODE. GLANDE. - Organe qui sйcrиte ou filtre quelque produit particulier du sang ou de la sиve des animaux ou des plantes. GLOTTE.- L'entrйe de la trachйe-artиre dans l'oesophage ou le gйsier. GNEISS. - Roches qui se rapprochent du granit par leur composition, mais plus ou moins lamellйes, provenant de l'altйration d'un dйpфt sйdimentaire aprиs sa consolidation. GRANIT. - Roche consistant essentiellement en cristaux de feldspath et de mica, rйunis dans une masse de quartz. HABITAT. - La localitй dans laquelle un animal ou une plante vit naturellement. HEMIPTERES. - Un ordre ou sous-ordre d'insectes, caractйrisйs par la possession d'un bec а articulations ou rostre ; ils ont les ailes de devant cornйes а la base et membraneuses а l'extrйmitй oщ se croisent les ailes. Ce groupe comprend les diffйrentes espиces de punaises. HERMAPHRODITE. - Possйdant les organes des deux sexes. HOMOLOGIE. - La relation entre les parties qui rйsulte de leur dйveloppement embryonique correspondant, soit chez des кtres diffйrents, comme dans le cas du bras de l'homme, la jambe de devant du quadrupиde et l'aile d'un oiseau ; ou dans le mкme individu, comme dans le cas des jambes de devant et de derriиre chez les quadrupиdes, et les segments ou anneaux et leurs appendices dont se compose le corps d'un ver ou d'un centipиde. Cette derniиre homologie est appelйe homologie sйriale. Les parties qui sont en telle relation l'une avec l'autre sont dites homologues, et une telle partie ou un tel organe est appelй l'homologue de l'autre. Chez diffйrentes plantes, les parties de la fleur sont homologues, et, en gйnйral, ces parties sont regardйes comme homologues avec les feuilles. HOMOPTERES. - Sous-ordre des hйmiptиres, chez lesquels les ailes de devant sont ou entiиrement membraneuses ou ressemblent entiиrement а du cuir. Les cigales, les pucerons en sont des exemples connus. HYBRIDE. - Le produit de l'union de deux espиces distinctes. HYMENOPTERES. - Ordre d'insectes possйdant des mandibules mordantes et gйnйralement quatre ailes membraneuses dans lesquelles il y a quelques nervures. Les abeilles et les guкpes sont des exemples familiers de ce groupe. HYPERTROPHIE. - Excessivement dйveloppй. ICHNEUMONIDES. - Famille d'insectes hymйnoptиres qui pondent leurs oeufs dans le corps ou les oeufs des autres insectes. IMAGE. - L'йtat reproductif parfait (gйnйralement а ailes) d'un insecte. INDIGENES. - Les premiers кtres animaux ou vйgйtaux aborigиnes d'un pays ou d'une rйgion. INFLORESCENCE. - Le mode d'arrangement des fleurs des plantes. INFUSOIRES. - Classe d'animalcules microscopiques appelйs ainsi parce qu'ils ont йtй observйs а l'origine dans des infusions de matiиres vйgйtales. Ils consistent en une matiиre gйlatineuse renfermйe dans une membrane dйlicate, dont la totalitй ou une partie est pourvue de poils courts et vibrants appelйe cils, au moyen desquels ces animalcules nagent dans l'eau ou transportent les particules menues de leur nourriture а l'orifice de la bouche. INSECTIVORES. - Se nourrissant d'insectes. INVERTEBRES ou ANIMAUX INVERTEBRES. - Les animaux qui ne possиdent pas d'йpine dorsale ou de colonne vertйbrale. LACUNES. - Espaces laissйs parmi les tissus chez quelques-uns des animaux infйrieurs, et servant de voies pour la circulation des fluides du corps. LAMELLE. - Pourvu de lames ou de petites plaques. LARVES. - La premiиre phase de la vie d'un insecte au sortir de l'oeuf, quand il est gйnйralement sous la forme de ver ou de chenille. LARYNX. - La partie supйrieure de la trachйe-artиre qui s'ouvre dans le gosier. LAURENTIEN. - Systиme de roches trиs anciennes et trиs altйrйes, trиs dйveloppй le long du cours du Saint-Laurent, d'oщ il tire son nom. C'est dans ces roches qu'on a trouvй les traces des corps organiques les plus anciens. LEGUMINEUSES. - Ordre de plantes, reprйsentй par les pois communs et les fиves, ayant une fleur irrйguliиre, chez lesquelles un pйtale se relиve comme une aile, et les йtamines et le pistil sont renfermйs dans un fourreau formй par deux autres pйtales. Le fruit est en forme de gousse (lйgume). LEMURIDES. - Un groupe d'animaux а quatre mains, distinct des singes et se rapprochant des quadrupиdes insectivores par certains caractиres et par leurs habitudes. Les Lйmurides ont les narines recourbйes ou tordues, et une griffe au lieu d'ongle sur l'index des mains de derriиre. LEPIDOPTERES. - Ordre d'insectes caractйrisйs par la possession d'une trompe en spirale et de quatre grosses ailes plus ou moins йcailleuses. Cet ordre comprend les papillons. LITTORAL. - Habitant le rivage de la mer. LOESS (Lehm). - Un dйpфt marneux de formation rйcente (post-tertiaire) qui occupe une grande partie de la vallйe du Rhin. MALACOSTRACES. - L'ordre supйrieur des crustacйs, comprenant les crabes ordinaires, les homards, les crevettes, etc. , ainsi que les cloportes et les salicoques. MAMMIFERES. - La premiиre classe des animaux, comprenant les quadrupиdes velus ordinaires, les baleines, et l'homme, caractйrisйe par la production de jeunes vivants, nourris aprиs leur naissance par le lait des mamelles (glandes mammaires) de la mиre. Une diffйrence frappante dans le dйveloppement embryonnaire a conduit а la division de cette classe en deux grande groupes : dans l'un, quand l'embryon a atteint une certaine pйriode, une connexion vasculaire, appelйe placenta, se forme entre l'embryon et la mиre ; dans l'autre groupe cette connexion manque, et les jeunes naissent dans un йtat trиs incomplet. Les premiers, comprenant la plus grande partie de la classe, sont appelйs Mammifиres placentaires ; les derniers, Mammifиres aplacentaires, comprennent les marsupiaux et les monotrиmes (Ornithorhynques). MANDIBULES, chez les insectes. - La premiиre paire, ou paire supйrieure de mвchoires, qui sont gйnйralement des organes solides, cornйs et mordants. Chez les oiseaux ce terme est appliquй aux deux mвchoires avec leurs enveloppes cornйes. Chez les quadrupиdes les mandibules sont reprйsentйes par la mвchoire infйrieure. MARSUPIAUX. - Un ordre de mammifиres chez lesquels les petits naissent dans un йtat trиs incomplet de dйveloppement et sont portйs par la mиre, pendant l'allaitement, dans une poche ventrale (marsupium), tels que chez les kangourous, les sarigues, etc. - Voir MAMMIFERES. MAXILLAIRES, chez les insectes. - La seconde paire ou paire infйrieure de mвchoires, qui sont composйes de plusieurs articulations et pourvues d'appendices particuliers, appelйs palpes ou antennes. MELANISME. - L'opposй de l'albinisme, dйveloppement anormal de matiиre colorante foncйe dans la peau et ses appendices. MOELLE EPINIERE. - La portion centrale du systиme nerveux chez les vertйbrйs, qui descend du cerveau а travers les arcs des vertиbres et distribue presque tous les nerfs aux divers organes du corps. MOLLUSQUES. - Une des grandes divisions du rиgne animal, comprenant les animaux а corps mou, gйnйralement pourvus d'une coquille, et chez lesquels les ganglions ou centres nerveux ne prйsentent pas d'arrangement gйnйral dйfini. Ils sont gйnйralement connus sous la dйnomination de moules et de coquillages ; la seiche, les escargots et les colimaзons communs, les coquilles, les huоtres, les moules et les peignes en sont des exemples. MONOCOTYLEDONEES ou PLANTES MONOCOTYLEDONES. - Plantes chez lesquelles la semence ne produit qu'une seule feuille а semence (ou cotylйdon), caractйrisйes par l'absente des couches consйcutives de bois dans la tige (croissance endogиne). On les reconnaоt par les nervures des feuilles qui sont gйnйralement droites et par la composition des fleurs qui sont gйnйralement des multiples de trois. (Exemples : les graminйes, les lis, les orchidйes, les palmiers, etc.) MORAINES. - Les accumulations des fragments de rochers entraоnйs dans les vallйes par les glaciers. MORPHOLOGIE. - La loi de la forme ou de la structure indйpendante de la fonction. MYSIS (FORME). - Pйriode du dйveloppement de certains crustacйs (langoustes) durant laquelle ils ressemblent beaucoup aux adultes d'un genre (mysis) appartenant а un groupe un peu infйrieur. NAISSANT. - Commenзant а se dйvelopper. NATATOIRES. - Adaptйs pour la natation. NAUPLIUS (FORMES NAUPLIUS). - La premiиre pйriode dans le dйveloppement de beaucoup de crustacйs, appartenant surtout aux groupes infйrieurs. Pendant cette pйriode l'animal a le corps court, avec des indications confuses d'une division en segments, et est pourvu de trois paires de membres а franges. Cette forme du cyclope commun d'eau douce avait йtй dйcrite comme un genre distinct sous le nom de Nauplius. NERVATION. - L'arrangement des veines ou nervures dans les ailes des insectes. NEUTRES. - Femelles de certains insectes imparfaitement dйveloppйes et vivant en sociйtй (tels que les fourmis et les abeilles). Les neutres font tous les travaux de la communautй, d'oщ ils sont aussi appelйs Travailleurs. NICTITANTE (MEMBRANE). - Membrane semi-transparente, qui peut recouvrir l'oeil chez les oiseaux et les reptiles, pour modйrer les effets d'une forte lumiиre ou pour chasser des particules de poussiиre, etc., de la surface de l'oeil. OCELLES (STEMMATES). - Les yeux simples des insectes, gйnйralement situйs sur le sommet de la tкte entre les grands yeux composйs а facettes. OESOPHAGE. - Le gosier. OMBELLIFERES. - Un ordre de plantes chez lesquelles les fleurs, qui contiennent cinq йtamines et un pistil avec deux styles, sont soutenues par des supports qui sortent du sommet de la tige florale et s'йtendent comme les baleines d'un parapluie, de maniиre а amener toutes les fleurs а la mкme hauteur (ombelle), presque au mкme niveau. (Exemples : le persil et la carotte.) ONGULES. - Quadrupиdes а sabot. OOLITHIQUES. - Grande sйrie de roches secondaires appelйes ainsi а cause du tissu de quelques-unes d'entre elles ; elles semblent composйes d'une masse de petits corps calcaires semblables а des oeufs. OPERCULE. - Plaque calcaire qui sert а beaucoup de mollusques pour fermer l'ouverture de leur coquille. Les valvules operculaires des cirripиdes sont celles qui ferment l'ouverture de la coquille. ORBITE. - La cavitй osseuse dans laquelle se place l'oeil. ORGANISME. - Un кtre organisй, soit plante, soit animal. ORTHOSPERME. - Terme appliquй aux fruits des ombellifиres qui ont la semence droite. OVA. - OEufs. OVARIUM ou OVAIRE (chez les plantes). - La partie infйrieure du pistil ou de l'organe femelle de la plante, contenant les ovules ou jeunes semences ; par la croissance et aprиs que les autres organes de la fleur sont tombйs, l'ovaire se transforme gйnйralement en fruit. OVIGERE. - Portant l'oeuf. OVULES (des plantes). - Les semences dans leur premiиre йvolution. PACHYDERMES. - Un groupe de mammifиres, ainsi appelйs а cause de leur peau йpaisse, comprenant l'йlйphant, le rhinocйros, l'hippopotame, etc. PALEOZOIQUE. - Le plus ancien systиme de roches fossilifиres. PALPES. - Appendices а articulations а quelques organes de la bouche chez les insectes et les crustacйs. PAPILIONACEES. - Ordre de plantes (voir LEGUMINEUSES). Les fleurs de ces plantes sont appelйes papilionacйes ou semblables а des papillons, а cause de la ressemblance imaginaire des pйtales supйrieurs dйveloppй avec les ailes d'un papillon. PARASITE. - Animal ou plante vivant sur, dans, ou aux dйpens d'un autre organisme. PARTHENOGENESE. - La production d'organismes vivants par des oeufs ou par des semences non fйcondйs. PEDONCULE. - Supportй sur une tige ou support. Le chкne pйdonculй a ses glands supportйs sur une tige. PELORIE, ou PELORISME. - Apparence de rйgularitй de structure chez les fleurs ou les plantes qui portent normalement des fleurs irrйguliиres. PERIODE GLACIAIRE. - Pйriode de grand froid et d'extension йnorme des glaciers а la surface de la terre. On croit que des pйriodes glaciaires sont survenues successivement pendant l'histoire gйologique de la terre ; mais ce terme est gйnйralement appliquй а la fin de l'йpoque tertiaire, lorsque presque toute l'Europe йtait soumise а un climat arctique. PETALES. - Les feuilles de la corolle ou second cercle d'organes dans une fleur. Elles sont gйnйralement d'un tissu dйlicat et brillamment colorйes. PHYLLODINEUX. - Ayant des branches aplaties, semblables а des feuilles ou tiges а feuilles au lieu de feuilles vйritables. PIGMENT. - La matiиre colorante produite gйnйralement dans les parties superficielles des animaux. Les cellules qui la sйcrиtent sont appelйes cellules pigmentaires. PINNE ou PINNE. - Portant des petites feuilles de chaque cфtй d'une tige centrale. PISTILS. - Les organes femelles d'une fleur qui occupent le centre des autres organes floraux. Le pistil peut gйnйralement кtre divisй en ovaire ou germe, en style et en stigmate. PLANTES COMPOSEES. - voir COMPOSEES. - MONOCOTYLEDONES. - Voir MONOCTYLEDONES. - POLYGAMES. - voir POLYGAMES. PLANTIGRADES. - Quadrupиdes qui marchent sur toute la plante du pied, tels que les ours. PLASTIQUE. - Facilement susceptible de changement. PLEISTOCENE (PERIODE). - La derniиre pйriode de l'йpoque tertiaire. PLUMULE (chez les plantes). - Le petit bouton entre les feuilles а semences des plantes nouvellement germйes. PLUTONIENNES (ROCHES). - Roches supposйes produites par l'action du feu dans les profondeurs de la terre. POISSONS GANOIDES. - Voir GANOIDES. POLLEN. - L'йlйment mвle chez les plantes qui fleurissent ; gйnйralement une poussiиre fine produite par les anthиres qui effectue, par le contact avec le stigmate, la fйcondation des semences. Cette fйcondation est amenйe par le moyen de tubes (tubes а pollen) qui sortent de graines а pollen adhйrant au stigmate et pйnиtrent а travers les tissus jusqu'а l'ovaire. POLYANDRIQUES (FLEURS). - Fleurs ayant beaucoup d'йtamines. POLYGAMES (PLANTES). - Plantes chez lesquelles quelques fleurs ont un seul sexe et d'autres sont hermaphrodites. Les fleurs а un seul sexe (mвles et femelles) peuvent se trouver sur la mкme plante ou sur diffйrentes plantes. POLYMORPHIQUE. - Prйsentant beaucoup de formes. POLYZOAIRES. - La structure commune formйe par les cellules des polypes, tels que les coraux. PREHENSILE. - Capable de saisir. PREPOTENT. - Ayant une supйrioritй de force ou de puissance. PRIMAIRES. - Les plumes formant le bout de l'aile d'un oiseau et insйrйes sur la partie qui reprйsente la main de l'homme. PROPOLIS. - Matiиre rйsineuse recueillie pur les abeilles sur les boutons entrouverts de diffйrents arbres. PROTEEN. - Excessivement variable. PROTOZOAIRES. - La division infйrieure du rиgne animal. Ces animaux sont composйe d'une matiиre gйlatineuse et ont а peine des traces d'organes distincts. Les infusoires, les foraminifиres et les йponges, avec quelques autres espиces, appartiennent а cette division. PUPE. - La seconde pйriode du dйveloppement d'un insecte aprиs laquelle il apparaоt sous une forme reproductive parfaite (ailйe). Chez la plupart des insectes, la pйriode pupale se passe dans un repos parfait. La chrysalide est l'йtat pupal des papillons RADICULE. - Petite racine d'une plante а l'йtat d'embryon. RETINE. - La membrane interne dйlicate de l'oeil, formйe de filaments nerveux provenant du nerf optique et servant а la perception des impressions produites par la lumiиre. RETROGRESSION. - Dйveloppement rйtrograde. Quand un animal, en approchant de la maturitй, devient moins parfait qu'on aurait pu s'y attendre d'aprиs les premiиres phases de son existence et sa parentй connue, on dit qu'il subit alors un dйveloppement ou une mйtamorphose rйtrograde. RHIZOPODES. - Classe d'animaux infйrieurement organisйs (protozoaires) ayant le corps gйlatineux, dont la surface peut proйminer en forme d'appendices semblables а des racines ou а des filaments, qui servent а la locomotion et а la prйhension de la nourriture. L'ordre le plus important est celui des foraminifиres. ROCHES METAMORPHIQUES. - Roches sйdimentaires qui ont subi une altйration gйnйralement par l'action de la chaleur, aprиs leur dйpфt et leur consolidation. ROCHES PLUTONIENNES. - Voir PLUTONIENNES. RONGEURS. - Mammifиres rongeurs, tels que les rats, les lapins et les йcureuils. Ils sont surtout caractйrisйs par la possession d'une seule paire de dents incisives en forme de ciseau dans chaque mвchoire, entre lesquelles et les dents molaires il existe une lacune trиs prononcйe. RUBUS. - Le genre des Ronces. RUDIMENTAIRE. - Trиs imparfaitement dйveloppй. RUMINANTS. - Groupe de quadrupиdes qui ruminent ou remвchent leur nourriture, tels que les boeufs, les moutons et les cerfs. Ils ont le sabot fendu, et sont privйs des dents de devant а la mвchoire supйrieure. SACRAL. - Appartenant а l'os sacrum, os composй habituellement de deux ou plusieurs vertиbres auxquelles, chez les animaux vertйbrйs, sont attachйs les cфtйs du bassin. SARCODE. - La matiиre gйlatineuse dont sont composйs les corps des animaux infйrieurs (protozoaires). SCUTELLES. - Les plaques cornйes dont les pattes de» oiseaux sont gйnйralement plus ou moins couvertes, surtout dans la partie antйrieure. SEDIMENTAIRES (FORMATIONS). - Roches dйposйes comme sйdiment par l'eau. SEGMENTS, - Les anneaux transversaux qui forment le corps d'un animal articulй ou annйlide. SEPALE. - Les feuilles ou segments du calice, ou enveloppe extйrieure d'une fleur ordinaire. Ces feuilles sont gйnйralement vertes, mais quelquefois aussi brillamment colorйes. SESSILES. - Qui n'est pas portй par une tige ou un support. SILURIEN (SYSTEME). - Trиs ancien systиme de roches fossilifиres appartenant а la premiиre partie de la sйrie palйozoпque. SOUS-CUTANE. - Situй sous la peau SPECIALISATION. - L'usage particulier d'un organe pour l'accomplissement d'une fonction dйterminйe. STERNUM. - Os de la poitrine. STIGMATE. - La portion terminale du pistil chez les plantes en fleur. STIPULES. - Petits organes foliacйs, placйs а la base des tiges des feuilles chez beaucoup de plantes. STYLE. - La partie du milieu du pistil parfait qui s'йlиve de l'ovaire comme une colonne et porte le stigmate а son sommet. SUCTORIAL. - Adaptй pour l'action de sucer. SUTURES (dans le crвne). - Les lignes de jonction des os dont le crвne est composй. SYSTEME CUMBRIEN. - voir CUMBRIEN. SYSTEME DEVONIEN. - Voir DEVONIEN. SYSTEME LAURENTIEN. - Voir LAURENTIEN. SYSTEME SILURIEN. - Voir SILURIEN. TARSE. - Les derniers articles des pattes d'animaux articulйs, tels que les insectes. TELEOSTЙENS (POISSONS). - Poissons ayant le squelette gйnйralement complиtement ossifiй et les йcailles cornйes, comme les espиces les plus communes d'aujourd'hui. TENTACULES. - Organes charnus dйlicats de prйhension ou du toucher possйdйs par beaucoup d'animaux infйrieurs. TERTIAIRE. - La derniиre йpoque gйologique, prйcйdant immйdiatement la pйriode actuelle. TRACHEE. - La trachйe-artиre ou passage pour l'entrйe de l'air dans les poumons. TRAVAILLEURS. - Voir NEUTRES. TRIDACTYLE. - A trois doigts, ou composй de trois parties mobiles attachйes а une base commune. TRILOBITES. - Groupe particulier de crustacйs йteints, ressemblant quelque peu а un cloporte par la forme extйrieure, et, comme quelques-uns d'entre eux, capable de se rouler en boule. Leurs restes ne se trouvent que dans les roches palйozoпques, et plus abondamment dans celles de l'вge silurien. TRIMORPHES. - Prйsentent trois formes distinctes. UNICELLULAIRE, - Consistant en une seule cellule. VASCULAIRE. - Contenant des vaisseaux sanguins. VERMIFORME. - Pareil а un ver. VERTEBRES ou ANIMAUX VERTEBRES. - La classe la plus йlevйe du rиgne animal, ainsi appelйe а cause de la prйsence, dans la plupart des cas, d'une йpine dorsale composйe de nombreuses articulations ou vertиbres, qui constitue le centre du squelette et qui, en mкme temps, soutient et protиge les parties centrales du systиme nerveux. VESICULE GERMINATIVE. - Une petite vйsicule de l'oeuf des animaux dont procиde le dйveloppement de l'embryon. ZOE (FORMES). - La premiиre pйriode du dйveloppement de beaucoup de crustacйs de l'ordre supйrieur, ainsi appelйs du nom de Zoйa, appliquй autrefois а ces jeunes animaux, qu'on supposait constituer un genre particulier. ZOOIDES. - Chez beaucoup d'animaux infйrieurs (tels que les coraux, les mйduses, etc.) la reproduction se fait de deux maniиres, c'est-а-dire au moyen d'oeufs et par un procйdй de bourgeons avec ou sans la sйparation du parent de son produit, qui est trиs souvent diffйrent de l'oeuf. L'individualitй de l'espиce est reprйsentйe par la totalitй des formes produites entre deux reproductions sexuelles, et ces formes, qui sont apparemment des animaux individuels, ont йtй appelйes Zooпdes_. ------------------------- FIN DU FICHIER espece1 -------------------------------- --- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- License ABU -=-=-=-=-=- Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ [email protected] La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU) est une oeuvre de compilation, elle peut кtre copiйe, diffusйe et modifiйe dans les conditions suivantes : 1. Toute copie а des fins privйes, а des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisйe. 2. 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Dans tous les autres cas, la prйsente licence sera rйputйe s'appliquer а l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dйrivйe. 3. L'en-tкte qui accompagne chaque fichier doit кtre intйgralement conservйe au sein de la copie. 4. La mention du producteur original doit кtre conservйe, ainsi que celle des contributeurs ultйrieurs. 5. Toute modification ultйrieure, par correction d'erreurs, additions de variantes, mise en forme dans un autre format, ou autre, doit кtre indiquйe. L'indication des diverses contributions devra кtre aussi prйcise que possible, et datйe. 6. Ce copyright s'applique obligatoirement а toute amйlioration par simple correction d'erreurs ou d'oublis mineurs (orthographe, phrase manquante, ...), c'est-а-dire ne correspondant pas а l'adjonction d'une autre variante connue du texte, qui devra donc comporter la prйsente notice. ----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU -------------------------------- --- ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- <IDENT espece> <IDENT_AUTEURS darwinc> <IDENT_COPISTES oudetp> <ARCHIVE http://www.abu.org/> <VERSION 1> <DROITS 0> <TITRE L'origine des espиces> <GENRE prose> <AUTEUR Charles DARWIN> <COPISTES A. et P. OUDET> <NOTESPROD> D'aprиs l'йdition de 1896 (- SCHLEICHER FRERES, EDITEURS -). Traduit sur l'йdition anglaise dйfinitive par ED. BARBIER. Codage: - Pas d'accent aux majuscules, - Deux caractиres pour les ligatures (coeur, boeuf...), - Orthographe d'йpoque respectйe : Norwиge, kangouroo... Le diagramme dont il est question dans le chapitre IV peut кtre consultй dans une йdition de poche rйcente de cet ouvrage (GF-Flammarion -1992, n° 685). </NOTESPROD> ----------------------- FIN DE L'EN-TETE -------------------------------- ------------------------- DEBUT DU FICHIER espece1 --------------------------------L'origine des espиces NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRES DE L'OPINION RELATIVE A L'ORIGINE DES ESPECES AVANT LA PUBLICATION DE LA PREMIERE EDITION ANGLAISE DU PRESENT OUVRAGE. Je me propose de passer briиvement en revue les progrиs de l'opinion relativement а l'origine des espиces. Jusque tout rйcemment, la plupart des naturalistes croyaient que les espиces sont des productions immuables crййes sйparйment. De nombreux savants ont habilement soutenu cette hypothиse. Quelques autres, au contraire, ont admis que les espиces йprouvent des modifications et que les formes actuelles descendent de formes prйexistantes par voie de gйnйration rйguliиre. Si on laisse de cфtй les allusions qu'on trouve а cet йgard dans les auteurs de l'antiquitй, [ Aristote, dans ses Physicoe Auscultationes (lib. II, cap. VIII, § 2), aprиs avoir remarquй que la pluie ne tombe pas plus pour faire croоtre le blй qu'elle ne tombe pour l'avarier lorsque le fermier le bat en plein air, applique le mкme argument aux organismes et ajoute (M. Clair Grece m'a le premier signalй ce passage) : « Pourquoi les diffйrentes parties (du corps) n'auraient-elles pas dans la nature ces rapports purement accidentels ? Les dents, par exemple, croissent nйcessairement tranchantes sur le devant de la bouche, pour diviser les aliments les molaires plates servent а mastiquer ; pourtant elles n'ont pas йtй faites dans ce but, et cette forme est le rйsultat d'un accident. Il en est de mкme pour les autres parties qui paraissent adaptйes а un but. Partout donc, toutes choses rйunies (c'est-а-dire l'ensemble des parties d'un tout) se sont constituйes comme si elles avaient йtй faites en vue de quelque chose ; celles faзonnйes d'une maniиre appropriйe par une spontanйitй interne se sont conservйes, tandis que, dans le cas contraire, elles ont pйri et pйrissent encore. » On trouve lа une йbauche des principes de la sйlection naturelle ; mais les observations sur la conformation des dents indiquent combien peu Aristote comprenait ces principes. ] Buffon est le premier qui, dans les temps modernes, a traitй ce sujet au point de vue essentiellement scientifique. Toutefois, comme ses opinions ont beaucoup variй а diverses йpoques, et qu'il n'aborde ni les causes ni les moyens de la transformation de l'espиce, il est inutile d'entrer ici dans de plus amples dйtails sur ses travaux. Lamarck est le premier qui йveilla par ses conclusions une attention sйrieuse sur ce sujet. Ce savant, justement cйlиbre, publia pour la premiиre fois ses opinions en 1801 ; il les dйveloppa considйrablement, en 1809, dans sa Philosophie zoologique, et subsйquemment, en 1815, dans l'introduction а son Histoire naturelle des animaux sans vertиbres. Il soutint dans ces ouvrages la doctrine que toutes les espиces, l'homme compris, descendent d'autres espиces. Le premier, il rendit а la science l'йminent service de dйclarer que tout changement dans le monde organique, aussi bien que dans le monde inorganique, est le rйsultat d'une loi, et non d'une intervention miraculeuse. L'impossibilitй d'йtablir une distinction entre les espиces et les variйtйs, la gradation si parfaite des formes dans certains groupes, et l'analogie des productions domestiques, paraissent avoir conduit Lamarck а ses conclusions sur les changements graduels des espиces. Quant aux causes de la modification, il les chercha en partie dans l'action directe des conditions physiques d'existence, dans le croisement des formes dйjа existantes, et surtout dans l'usage et le dйfaut d'usage, c'est-а-dire dans les effets de l'habitude. C'est а cette derniиre cause qu'il semble rattacher toutes les admirables adaptations de la nature, telles que le long cou de la girafe, qui lui permet de brouter les feuilles des arbres. Il admet йgalement une loi de dйveloppement progressif ; or, comme toutes les formes de la vie tendent ainsi au perfectionnement, il explique l'existence actuelle d'organismes trиs simples par la gйnйration spontanйe. [ C'est а l'excellente histoire d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (Hist. nat. gйnйrale, 1859, t. II, p. 405) que j'ai empruntй la date de la premiиre publication de Lamarck ; cet ouvrage contient aussi un rйsumй des conclusions de Buffon sur le mкme sujet. Il est curieux de voir combien le docteur Erasme Darwin, mon grand-pиre, dans sa Zoonomia (vol. I, p. 500-510), publiйe en 1794, a devancй Lamarck dans ses idйes et ses erreurs. D'aprиs Isidore Geoffroy, Goethe partageait complиtement les mкmes idйes, comme le prouve l'introduction d'un ouvrage йcrit en 1794 et 1795, mais publiй beaucoup plus tard. Il a insistй sur ce point (Goethe als Naturforscher, par le docteur Karl Meding, p. 34), que les naturalistes auront а rechercher, par exemple, comment le bйtail a acquis ses cornes, et non а quoi elles servent. C'est lа un cas assez singulier de l'apparition а peu prиs simultanйe d'opinions semblables, car il se trouve que Goethe en Allemagne, le docteur Darwin en Angleterre, et Geoffroy Saint-Hilaire en France arrivent, dans les annйes 1794-95, а la mкme conclusion sur l'origine des espиces. ] Geoffroy Saint-Hilaire, ainsi qu'on peut le voir dans l'histoire de sa vie, йcrite par son fils, avait dйjа, en 1795, soupзonnй que ce que nous appelons les espиces ne sont que des dйviations variйes d'un mкme type. Ce fut seulement en 1828 qu'il se dйclara convaincu que les mкmes formes ne se sont pas perpйtuйes depuis l'origine de toutes choses ; il semble avoir regardй les conditions d'existence ou le monde ambiant comme la cause principale de chaque transformation. Un peu timide dans ses conclusions, il ne croyait pas que les espиces existantes fussent en voie de modification ; et, comme l'ajoute son fils, « c'est donc un problиme а rйserver entiиrement а l'avenir, а supposer mкme que l'avenir doive avoir prise sur lui. » Le docteur W.-C. Wells, en 1813, adressa а la Sociйtй royale un mйmoire sur une « femme blanche, dont la peau, dans certaines parties, ressemblait а celle d'un nиgre », mйmoire qui ne fut publiй qu'en 1818 avec ses fameux Two Essays upon Dew and Single Vision. Il admet distinctement dans ce mйmoire le principe de la sйlection naturelle, et c'est la premiиre fois qu'il a йtй publiquement soutenu ; mais il ne l'applique qu'aux races humaines, et а certains caractиres seulement. Aprиs avoir remarquй que les nиgres et les mulвtres йchappent а certaines maladies tropicales, il constate premiиrement que tous les animaux tendent а varier dans une certaine mesure, et secondement que les agriculteurs amйliorent leurs animaux domestiques par la sйlection. Puis il ajoute que ce qui, dans ce dernier cas, est effectuй par « l'art paraоt l'кtre йgalement, mais plus lentement, par la nature, pour la production des variйtйs humaines adaptйes aux rйgions qu'elles habitent : ainsi, parmi les variйtйs accidentelles qui ont pu surgir chez les quelques habitants dissйminйs dans les parties centrales de l'Afrique, quelques-unes йtaient sans doute plus aptes que les autres а supporter les maladies du pays. Cette race a dы, par consйquent, se multiplier, pendant que les autres dйpйrissaient, non seulement parce qu'elles ne pouvaient rйsister aux maladies, mais aussi parce qu'il leur йtait impossible de lutter contre leurs vigoureux voisins. D'aprиs mes remarques prйcйdentes, il n'y a pas а douter que cette race йnergique ne fыt une race brune. Or, la mкme tendance а la formation de variйtйs persistant toujours, il a dы surgir, dans le cours des temps, des races de plus en plus noires ; et la race la plus noire йtant la plus propre а s'adapter au climat, elle a dы devenir la race prйpondйrante, sinon la seule, dans le pays particulier oщ elle a pris naissance. » L'auteur йtend ensuite ces mкmes considйrations aux habitants blancs des climats plus froids. Je dois remercier M. Rowley, des Etats-Unis, d'avoir, par l'entremise de M. Brace, appelй mon attention sur ce passage du mйmoire du docteur Wells. L'honorable et rйvйrend W. Hebert, plus tard doyen de Manchester, йcrivait en 1822, dans le quatriиme volume des Horticultural Transactions, et dans son ouvrage sur les Amarylliadacйes (1837, p. 19, 339), que « les expйriences d'horticulture ont йtabli, sans rйfutation possible, que les espиces botaniques ne sont qu'une classe supйrieure de variйtйs plus permanentes. » Il йtend la mкme opinion aux animaux, et croit que des espиces uniques de chaque genre ont йtй crййes dans un йtat primitif trиs plastique, et que ces types ont produit ultйrieurement, principalement par entre-croisement et aussi par variation, toutes nos espиces existantes. En 1826, le professeur Grant, dans le dernier paragraphe de son mйmoire bien connu sur les spongilles (Edinburg Philos. Journal, 1826, t. XIV, p. 283), dйclare nettement qu'il croit que les espиces descendent d'autres espиces, et qu'elles se perfectionnent dans le cours des modifications qu'elles subissent. Il a appuyй sur cette mкme opinion dans sa cinquante-cinquiиme confйrence, publiйe en 1834 dans the Lancet. En 1831, M. Patrick Matthew a publiй un traitй intitulй Navai Timber and Arboriculture, dans lequel il йmet exactement la mкme opinion que celle que M. Wallace et moi avons exposйe dans le Linnean Journal, et que je dйveloppe dans le prйsent ouvrage. Malheureusement, M. Matthew avait йnoncй ses opinions trиs briиvement et par passages dissйminйs dans un appendice а un ouvrage traitant un sujet tout diffйrent ; elles passиrent donc inaperзues jusqu'а ce que M. Matthew lui-mкme ait attirй l'attention sur elles dans le Gardener's Chronicle (7 avril 1860). Les diffйrences entre nos maniиres de voir n'ont pas grande importance. Il semble croire que le monde a йtй presque dйpeuplй а des pйriodes successives, puis repeuplй de nouveau ; il admet, а titre d'alternative, que de nouvelles formes peuvent se produire « sans l'aide d'aucun moule ou germe antйrieur ». Je crois ne pas bien comprendre quelques passages, mais il me semble qu'il accorde beaucoup d'influence а l'action directe des conditions d'existence. Il a toutefois йtabli clairement toute la puissance du principe de la sйlection naturelle. Dans sa Description physique des оles Canaries (1836, p.147), le cйlиbre gйologue et naturaliste von Buch exprime nettement l'opinion que les variйtйs se modifient peu а peu et deviennent des espиces permanentes, qui ne sont plus capables de s'entrecroiser. Dans la Nouvelle Flore de l'Amйrique du Nord (1836, p. 6), Rafinesque s'exprimait comme suit : « Toutes les espиces ont pu autrefois кtre des variйtйs, et beaucoup de variйtйs deviennent graduellement des espиces en acquйrant des caractиres permanents et particuliers ;» et, un peu plus loin, il ajoute (p. 18) : « les types primitifs ou ancкtres du genre exceptйs. » En 1843-44, dans le Boston Journal of Nat. Hist. U. S. (t.1V, p. 468), le professeur Haldeman a exposй avec talent les arguments pour et contre l'hypothиse du dйveloppement et de la modification de l'espиce ; il paraоt pencher du cфtй de la variabilitй. Les Vestiges of Creation ont paru en 1844. Dans la dixiиme йdition, fort amйliorйe (1853), l'auteur anonyme dit (p. 155) : « La proposition а laquelle on peut s'arrкter aprиs de nombreuses considйrations est que les diverses sйries d'кtres animйs, depuis les plus simples et les plus anciens jusqu'aux plus йlevйs et aux plus rйcents, sont, sous la providence de Dieu, le rйsultat de deux causes : premiиrement, d'une impulsion communiquйe aux formes de la vie ; impulsion qui les pousse en un temps donnй, par voie de gйnйration rйguliиre, а travers tous les degrйs d'organisation, jusqu'aux Dicotylйdonйes et aux vertйbrйs supйrieurs ; ces degrйs sont, d'ailleurs, peu nombreux et gйnйralement marquйs par des intervalles dans leur caractиre organique, ce qui nous rend si difficile dans la pratique l'apprйciation des affinitйs ; secondement, d'une autre impulsion en rapport avec les forces vitales, tendant, dans la sйrie des gйnйrations, а approprier, en les modifiant, les conformations organiques aux circonstances extйrieures, comme la nourriture, la localitй et les influences mйtйoriques ; ce sont lа les adaptations du thйologien naturel.» L'auteur paraоt croire que l'organisation progresse par soubresauts, mais que les effets produits par les conditions d'existence sont graduels. Il soutient avec assez de force, en se basant sur des raisons gйnйrales, que les espиces ne sont pas des productions immuables. Mais je ne vois pas comment les deux « impulsions » supposйes peuvent expliquer scientifiquement les nombreuses et admirables coadaptations que l'on remarque dans la nature ; comment, par exemple, nous pouvons ainsi nous rendre compte de la marche qu'a dы suivre le pic pour s'adapter а ses habitudes particuliиres. Le style brillant et йnergique de ce livre, quoique prйsentant dans les premiиres йditions peu de connaissances exactes et une grande absence de prudence scientifique, lui assura aussitфt un grand succиs ; et, а mon avis, il a rendu service en appelant l'attention sur le sujet, en combattant les prйjugйs et en prйparant les esprits а l'adoption d'idйes analogues. En 1846, le vйtйran de la zoologie, M. J. d'Omalius d'Halloy, a publiй (Bull. de l'Acad. roy. de Bruxelles, vol. XIII, p.581) un mйmoire excellent, bien que court, dans lequel il йmet l'opinion qu'il est plus probable que les espиces nouvelles ont йtй produites par descendance avec modifications plutфt que crййes sйparйment ; l'auteur avait dйjа exprimй cette opinion en 1831. Dans son ouvrage Nature of Limbs, p. 86, le professeur Owen йcrivait en 1849: « L'idйe archйtype s'est manifestйe dans la chair sur notre planиte, avec des modifications diverses, longtemps avant l'existence des espиces animales qui en sont actuellement l'expression. Mais jusqu'а prйsent nous ignorons entiиrement а quelles lois naturelles ou а quelles causes secondaires la succession rйguliиre et la progression de ces phйnomиnes organiques ont pu кtre soumises. » Dans son discours а l'Association britannique, en 1858, il parle (p. 51) de « l'axiome de la puissance crйatrice continue, ou de la destinйe prйordonnйe des choses vivantes. » Plus loin (p. 90), а propos de la distribution gйographique, il ajoute : « Ces phйnomиnes йbranlent la croyance oщ nous йtions que l'aptйryx de la Nouvelle-Zйlande et le coq de bruyиre rouge de l'Angleterre aient йtй des crйations distinctes faites dans une оle et pour elle. Il est utile, d'ailleurs de se rappeler toujours aussi que le zoologiste attribue le mot de crйation a un procйdй sur lequel il ne connaоt rien. » Il dйveloppe cette idйe en ajoutant que toutes les fois qu'un « zoologiste cite des exemples tels que le prйcйdent, comme preuve d'une crйation distincte dans une оle et pour elle, il veut dire seulement qu'il ne sait pas comment le coq de bruyиre rouge se trouve exclusivement dans ce lieu, et que cette maniиre d'exprimer son ignorance implique en mкme temps la croyance а une grande cause crйatrice primitive, а laquelle l'oiseau aussi bien que les оles doivent leur origine. » Si nous rapprochons les unes des autres les phrases prononcйes dans ce discours, il semble que, en 1858, le cйlиbre naturaliste n'йtait pas convaincu que l'aptйryx et le coq de bruyиre rouge aient apparu pour la premiиre fois dans leurs contrйes respectives, sans qu'il puisse expliquer comment, pas plus qu'il ne saurait expliquer pourquoi. Ce discours a йtй prononcй aprиs la lecture du mйmoire de M. Wallace et du mien sur l'origine des espиces devant la Sociйtй Linnйenne. Lors de la publication de la premiиre йdition du prйsent ouvrage, je fus, comme beaucoup d'autres avec moi, si complиtement trompй par des expressions telles que « l'action continue de la puissance crйatrice », que je rangeai le professeur Owen, avec d'autres palйontologistes, parmi les partisans convaincus de l'immutabilitй de l'espиce ; mais il paraоt que c'йtait de ma part une grave erreur (Anatomy of Vertebrates, vol. III, p. 796). Dans les prйcйdentes йditions de mon ouvrage je conclus, et je maintiens encore ma conclusion, d'aprиs un passage commenзant (ibid., vol. I, p. 35) par les mots : « Sans doute la forme type, etc. », que le professeur Owen admettait la sйlection naturelle comme pouvant avoir contribuй en quelque chose а la formation de nouvelles espиces ; mais il paraоt, d'aprиs un autre passage (ibid., vol. III, p. 798), que ceci est inexact et non dйmontrй. Je donnai aussi quelques extraits d'une correspondance entre le professeur Owen et le rйdacteur en chef de la London Review, qui paraissaient prouver а ce dernier, comme а moi-mкme, que le professeur Owen prйtendait avoir йmis avant moi la thйorie de la sйlection naturelle. J'exprimai une grande surprise et une grande satisfaction en apprenant cette nouvelle ; mais, autant qu'il est possible de comprendre certains passages rйcemment publiйs (Anat. of Vertebrates, III, p. 798), je suis encore en tout ou en partie retombй dans l'erreur. Mais je me rassure en voyant d'autres que moi trouver aussi difficiles а comprendre et а concilier entre eux les travaux de controverse du professeur Owen. Quant а la simple йnonciation du principe de la sйlection naturelle, il est tout а fait indiffйrent que le professeur Owen m'ait devancй ou non, car tous deux, comme le prouve cette esquisse historique, nous avons depuis longtemps eu le docteur Wells et M. Matthew pour prйdйcesseurs. M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, dans des confйrences faites en 1850 (rйsumйes dans Revue et Mag. de zoologie, janvier 1851), expose briиvement les raisons qui lui font croire que « les caractиres spйcifiques sont fixйs pour chaque espиce, tant qu'elle se perpйtue au milieu des mкmes circonstances ; ils se modifient si les conditions ambiantes viennent а changer ». « En rйsumй, l'observation des animaux sauvages dйmontre dйjа la variabilitй limitйe des espиces. Les expйriences sur les animaux sauvages devenus domestiques, et sur les animaux domestiques redevenus sauvages, la dйmontrent plus clairement encore. Ces mкmes expйriences prouvent, de plus, que les diffйrences produites peuvent кtre de valeur gйnйrique. » Dans son Histoire naturelle gйnйrale (vol. II, 1859, p. 430), il dйveloppe des conclusions analogues. Une circulaire rйcente affirme que, dиs 1851 (Dublin Mйdical Press, p. 322), le docteur Freke a йmis l'opinion que tous les кtres organisйs descendent d'une seule forme primitive. Les bases et le traitement du sujet diffиrent totalement des miens, et, comme le docteur Freke a publiй en 1861 son essai sur l'Origine des espиces par voie d'affinitй organique, il serait superflu de ma part de donner un aperзu quelconque de son systиme. M. Herbert Spencer, dans un mйmoire (publiй d'abord dans le Leader, mars 1852, et reproduit dans ses Essays en 1858), a йtabli, avec un talent et une habiletй remarquables, la comparaison entre la thйorie de la crйation et celle du dйveloppement des кtres organiques. Il tire ses preuves de l'analogie des productions domestiques, des changements que subissent les embryons de beaucoup d'espиces, de la difficultй de distinguer entre les espиces et les variйtйs, et du principe de gradation gйnйrale ; il conclut que les espиces ont йprouvй des modifications qu'il attribue au changement des conditions. L'auteur (1855) a aussi йtudiй la psychologie en partant du principe de l'acquisition graduelle de chaque aptitude et de chaque facultй mentale. En 1852, M. Naudin, botaniste distinguй, dans un travail remarquable sur l'origine des espиces (Revue horticole, p. 102, republiй en partie dans les Nouvelles Archives du Musйum, vol. I, p. 171), dйclare que les espиces se forment de la mкme maniиre que les variйtйs cultivйes, ce qu'il attribue а la sйlection exercйe par l'homme. Mais il n'explique pas comment agit la sйlection а l'йtat de nature. Il admet, comme le doyen Herbert, que les espиces, а l'йpoque de leur apparition, йtaient plus plastiques qu'elles ne le sont aujourd'hui. Il appuie sur ce qu'il appelle le principe de finalitй, « puissance mystйrieuse, indйterminйe, fatalitй pour les uns, pour les autres volontй providentielle, dont l'action incessante sur les кtres vivants dйtermine, а toutes les йpoques de l'existence du monde, la forme, le volume et la durйe de chacun d'eux, en raison de sa destinйe dans l'ordre de choses dont il fait partie. C'est cette puissance qui harmonise chaque membre а l'ensemble en l'appropriant а la fonction qu'il doit remplir dans l'organisme gйnйral de la nature, fonction qui est pour lui sa raison d'кtre » [ Il paraоt rйsulter de citations faites dans Untersuchungen ьber die Entwickelungs-Gesetze, de Bronn, que Unger, botaniste et palйontologiste distinguй, a publiй en 1852 l'opinion que les espиces subissent un dйveloppement et des modifications. D'Alton a exprimй la mкme opinion en 1821, dans l'ouvrage sur les fossiles auquel il a collaborй avec Pander. Oken, dans son ouvrage mystique Natur - Philosophie, a soutenu des opinions analogues. Il paraоt rйsulter de renseignements contenus dans l'ouvrage Sur l'Espиce, de Godron, que Bory Saint Vincent, Burdach, Poiret et Fries ont tous admis la continuitй de la production d'espиces nouvelles. -- Je dois ajouter que sur trente-quatre auteurs citйs dans cette notice historique, qui admettent la modification des espиces, et qui rejettent les actes de crйation sйparйs, il y en a vingt-sept qui ont йcrit sur des branches spйciales d'histoire naturelle et de gйologie. ] Un gйologue cйlиbre, le comte Keyserling, a, en 1853 (Bull. de la Soc. gйolog., 2° sйrie, vol. X, p. 357), suggйrй que, de mкme que de nouvelles maladies causйes peut-кtre par quelque miasme ont apparu et se sont rйpandues dans le monde, de mкme des germes d'espиces existantes ont pu кtre, а certaines pйriodes, chimiquement affectйs par des molйcules ambiantes de nature particuliиre, et ont donnй naissance а de nouvelles formes. Cette mкme annйe 1853, le docteur Schaaffhausen a publiй une excellente brochure (Verhandl. des naturhist. Vereins der Preuss. Rheinlands, etc.) dans laquelle il explique le dйveloppement progressif des formes organiques sur la terre. Il croit que beaucoup d'espиces ont persistй trиs longtemps, quelques-unes seulement s'йtant modifiйes, et il explique les diffйrences actuelles par la destruction des formes intermйdiaires. « Ainsi les plantes et les animaux vivants ne sont pas sйparйs des espиces йteintes par de nouvelles crйations, mais doivent кtre regardйs comme leurs descendants par voie de gйnйration rйguliиre. » M. Lecoq, botaniste franзais trиs connu, dans ses Etudes sur la gйographie botanique, vol. I, p. 250, йcrit en 1854 : « On voit que nos recherches sur la fixitй ou la variation de l'espиce nous conduisent directement aux idйes йmises par deux hommes justement cйlиbres, Geoffroy Saint-Hilaire et Goethe. » Quelques autres passages йpars dans l'ouvrage de M. Lecoq laissent quelques doutes sur les limites qu'il assigne а ses opinions sur les modifications des espиces. Dans ses Essays on the Unity of Worlds, 1855, le rйvйrend Baden Powell a traitй magistralement la philosophie de la crйation. On ne peut dйmontrer d'une maniиre plus frappante comment l'apparition d'une espиce nouvelle « est un phйnomиne rйgulier et non casuel », ou, selon l'expression de sir John Herschell, « un procйdй naturel par opposition а un procйdй miraculeux ». Le troisiиme volume du Journal ot the Linnean Society, publiй le 1er juillet 1858, contient quelques mйmoires de M. Wallace et de moi, dans lesquels, comme je le constate dans l'introduction du prйsent volume, M. Wallace йnonce avec beaucoup de clartй et de puissance la thйorie de la sйlection naturelle. Von Baer, si respectй de tous les zoologistes, exprima, en 1859 (voir prof. Rud. Wagner, Zoologische-anthropologische Untersuchungen, p. 51, 1861), sa conviction, fondйe surtout sur les lois de la distribution gйographique, que des formes actuellement distinctes au plus haut degrй sont les descendants d'un parent-type unique. En juin 1859, le professeur Huxley, dans une confйrence devant l'Institution royale sur « les types persistants de la vie animale », a fait les remarques suivantes : « Il est difficile de comprendre la signification des faits de cette nature, si nous supposons que chaque espиce d'animaux, ou de plantes, ou chaque grand type d'organisation, a йtй formй et placй sur la terre, а de longs intervalles, par un acte distinct de la puissance crйatrice ; et il faut bien se rappeler qu'une supposition pareille est aussi peu appuyйe sur la tradition ou la rйvйlation, qu'elle est fortement opposйe а l'analogie gйnйrale de la nature. Si, d'autre part, nous regardons les types persistants au point de vue de l'hypothиse que les espиces, а chaque йpoque, sont le rйsultat de la modification graduelle d'espиces prйexistantes, hypothиse qui, bien que non prouvйe, et tristement compromise par quelques-uns de ses adhйrents, est encore la seule а laquelle la physiologie prкte un appui favorable, l'existence de ces types persistants semblerait dйmontrer que l'йtendue des modifications que les кtres vivants ont dы subir pendant les temps gйologiques n'a йtй que faible relativement а la sйrie totale des changements par lesquels ils ont passй. » En dйcembre 1859, le docteur Hooker a publiй son Introduction to the Australian Flora ; dans la premiиre partie de ce magnifique ouvrage, il admet la vйritй de la descendance et des modifications des espиces, et il appuie cette doctrine par un grand nombre d'observations originales. La premiиre йdition anglaise du prйsent ouvrage a йtй publiйe le 24 novembre 1859, et la seconde le 7 janvier 1860. DE L'ORIGINE DES ESPECES ----------------------------------------- INTRODUCTION Les rapports gйologiques qui existent entre la faune actuelle et la faune йteinte de l'Amйrique mйridionale, ainsi que certains faits relatifs а la distribution des кtres organisйs qui peuplent ce continent, m'ont profondйment frappй lors mon voyage а bord du navire le Beagle [ La relation du voyage de M. Darwin a йtй rйcemment publiйe en franзais sous le titre de : Voyage d'un naturaliste autour du monde, 1 vol, in-8°, Paris, Reinwald ], en qualitй de naturaliste. Ces faits, comme on le verra dans les chapitres subsйquents de ce volume, semblent jeter quelque lumiиre sur l'origine des espиces -- ce mystиre des mystиres -- pour employer l'expression de l'un de nos plus grands philosophes. A mon retour en Angleterre, en l837, je pensai qu'en accumulant patiemment tous les faits relatifs а ce sujet, qu'en les examinant sous toutes les faces, je pourrais peut-кtre arriver а йlucider cette question. Aprиs cinq annйes d'un travail opiniвtre, je rйdigeai quelques notes ; puis, en l844, je rйsumai ces notes sous forme d'un mйmoire, oщ j'indiquais les rйsultats qui me semblaient offrir quelque degrй de probabilitй ; depuis cette йpoque, j'ai constamment poursuivi le mкme but. On m'excusera, je l'espиre, d'entrer dans ces dйtails personnels ; si je le fais, c'est pour prouver que je n'ai pris aucune dйcision а la lйgиre. Mon oeuvre est actuellement (l859) presque complиte. Il me faudra, cependant, bien des annйes encore pour l'achever, et, comme ma santй est loin d'кtre bonne, mes amis m'ont conseillй de publier le rйsumй qui fait l'objet de ce volume. Une autre raison m'a complиtement dйcidй : M. Wallace, qui йtudie actuellement l'histoire naturelle dans l'archipel Malais, en est arrivй а des conclusions presque identiques aux miennes sur l'origine des espиces. En l858, ce savant naturaliste m'envoya un mйmoire а ce sujet, avec priиre de le communiquer а Sir Charles Lyell, qui le remit а la Sociйtй Linnйenne ; le mйmoire de M. Wallace a paru dans le troisiиme volume du journal de cette sociйtй. Sir Charles Lyell et le docteur Hooker, qui tous deux йtaient au courant de mes travaux -- le docteur Hooker avait lu l'extrait de mon manuscrit йcrit en l844 -- me conseillиrent de publier, en mкme temps que le mйmoire de M. Wallace, quelques extraits de mes notes manuscrites. Le mйmoire qui fait l'objet du prйsent volume est nйcessairement imparfait. Il me sera impossible de renvoyer а toutes les autoritйs auxquelles j'emprunte certains faits, mais j'espиre que le lecteur voudra bien se fier а mon exactitude. Quelques erreurs ont pu, sans doute, se glisser dans mon travail, bien que j'aie toujours eu grand soin de m'appuyer seulement sur des travaux de premier ordre. En outre, je devrai me borner а indiquer les conclusions gйnйrales auxquelles j'en suis arrivй, tout en citant quelques exemples, qui, je pense, suffiront dans la plupart des cas. Personne, plus que moi, ne comprend la nйcessitй de publier plus tard, en dйtail, tous les faits sur lesquels reposent mes conclusions ; ce sera l'objet d'un autre ouvrage. Cela est d'autant plus nйcessaire que, sur presque tous les points abordйs dans ce volume, on peut invoquer des faits qui, au premier abord, semblent tendre а des conclusions absolument contraires а celles que j'indique. Or, on ne peut arriver а un rйsultat satisfaisant qu'en examinant les deux cфtйs de la question et en discutant les faits et les arguments ; c'est lа chose impossible dans cet ouvrage. Je regrette beaucoup que le dйfaut d'espace m'empкche de reconnaоtre l'assistance gйnйreuse que m'ont prкtйe beaucoup de naturalistes, dont quelques-uns me sont personnellement inconnus. Je ne puis, cependant, laisser passer cette occasion sans exprimer ma profonde gratitude а M. le docteur Hooker, qui, pendant ces quinze derniиres annйes, a mis а mon entiиre disposition ses trйsors de science et son excellent jugement. On comprend facilement qu'un naturaliste qui aborde l'йtude de l'origine des espиces et qui observe les affinitйs mutuelles des кtres organisйs, leurs rapports embryologiques, leur distribution gйographique, leur succession gйologique et d'autres faits analogues, en arrive а la conclusion que les espиces n'ont pas йtй crййes indйpendamment les unes des autres, mais que, comme les variйtйs, elles descendent d'autres espиces. Toutefois, en admettant mкme que cette conclusion soit bien йtablie, elle serait peu satisfaisante jusqu'а ce qu'on ait pu prouver comment les innombrables espиces, habitant la terre, se sont modifiйes de faзon а acquйrir cette perfection de forme et de coadaptation qui excite а si juste titre notre admiration. Les naturalistes assignent, comme seules causes possibles aux variations, les conditions extйrieures, telles que le climat, l'alimentation, etc. Cela peut кtre vrai dans un sens trиs limitй, comme nous le verrons plus tard ; mais il serait absurde d'attribuer aux seules conditions extйrieures la conformation du pic, par exemple, dont les pattes, la queue, le bec et la langue sont si admirablement adaptйs pour aller saisir les insectes sous l'йcorce des arbres. Il serait йgalement absurde d'expliquer la conformation du gui et ses rapports avec plusieurs кtres organisйs distincts, par les seuls effets des conditions extйrieures, de l'habitude, ou de la volontй de la plante elle-mкme, quand on pense que ce parasite tire sa nourriture de certains arbres, qu'il produit des graines que doivent transporter certains oiseaux, et qu'il porte des fleurs unisexuйes, ce qui nйcessite l'intervention de certains insectes pour porter le pollen d'une fleur а une autre. Il est donc de la plus haute importance d'йlucider quels sont les moyens de modification et de coadaptalion. Tout d'abord, il m'a semblй probable que l'йtude attentive des animaux domestiques et des plantes cultivйes devait offrir le meilleur champ de recherches pour expliquer cet obscur problиme. Je n'ai pas йtй dйsappointй ; j'ai bientфt reconnu, en effet, que nos connaissances, quelque imparfaites qu'elles soient, sur les variations а l'йtat domestique, nous fournissent toujours l'explication la plus simple et la moins sujette а erreur. Qu'il me soit donc permis d'ajouter que, dans ma conviction, ces йtudes ont la plus grande importance et qu'elles sont ordinairement beaucoup trop nйgligйes par les naturalistes. Ces considйrations m'engagent а consacrer le premier chapitre de cet ouvrage а l'йtude des variations а l'йtat domestique. Nous y verrons que beaucoup de modifications hйrйditaires sont tout au moins possibles ; et, ce qui est йgalement important, ou mкme plus important encore, nous verrons quelle influence exerce l'homme en accumulant, par la sйlection, de lйgиres variations successives. J'йtudierai ensuite la variabilitй des espиces а l'йtat de nature, mais je me verrai naturellement forcй de traiter ce sujet beaucoup trop briиvement ; on ne pourrait, en effet, le traiter complиtement qu'а condition de citer une longue sйrie de faits. En tout cas, nous serons а mкme de discuter quelles sont les circonstances les plus favorables а la variation. Dans le chapitre suivant, nous considйrerons la lutte pour l'existence parmi les кtres organisйs dans le monde entier, lutte qui doit inйvitablement dйcouler de la progression gйomйtrique de leur augmentation en nombre. C'est la doctrine de Malthus appliquйe а tout le rиgne animal et а tout le rиgne vйgйtal. Comme il naоt beaucoup plus d'individus de chaque espиce qu'il n'en peut survivre ; comme, en consйquence, la lutte pour l'existence se renouvelle а chaque instant, il s'ensuit que tout кtre qui varie quelque peu que ce soit de faзon qui lui est profitable a une plus grande chance de survivre ; cet кtre est ainsi l'objet d'une sйlection naturelle. En vertu du principe si puissant de l'hйrйditй, toute variйtй objet de la sйlection tendra а propager sa nouvelle forme modifiйe. Je traiterai assez longuement, dans le quatriиme chapitre, ce point fondamental de la sйlection naturelle. Nous verrons alors que la sйlection naturelle cause presque inйvitablement une extinction considйrable des formes moins bien organisйes et amиne ce que j'ai appelй la divergence des caractиres. Dans le chapitre suivant, j'indiquerai les lois complexes et peu connues de la variation. Dans les cinq chapitres subsйquents, je discuterai les difficultйs les plus sйrieuses qui semblent s'opposer а l'adoption de cette thйorie ; c'est-а-dire, premiиrement, les difficultйs de transition, ou, en d'autres termes, comment un кtre simple, ou un simple organisme, peut se modifier, se perfectionner, pour devenir un кtre hautement dйveloppй, ou un organisme admirablement construit ; secondement, l'instinct, ou la puissance intellectuelle des animaux ; troisiиmement, l'hybriditй, ou la stйrilitй des espиces et la fйconditй des variйtйs quand on les croise ; et, quatriиmement, l'imperfection des documents gйologiques. Dans le chapitre suivant, j'examinerai la succession gйologique des кtres а travers le temps ; dans le douziиme et dans le treiziиme chapitre, leur distribution gйographique а travers l'espace ; dans le quatorziиme, leur classification ou leurs affinitйs mutuelles, soit а leur йtat de complet dйveloppement, soit а leur йtat embryonnaire. Je consacrerai le dernier chapitre а une brиve rйcapitulation de l'ouvrage entier et а quelques remarques finales. On ne peut s'йtonner qu'il y ait encore tant de points obscurs relativement а l'origine des espиces et des variйtйs, si l'on tient compte de notre profonde ignorance pour tout ce qui concerne les rapports rйciproques des кtres innombrables qui vivent autour de nous. Qui peut dire pourquoi telle espиce est trиs nombreuse et trиs rйpandue, alors que telle autre espиce voisine est trиs rare et a un habitat fort restreint ? Ces rapports ont, cependant, la plus haute importance, car c'est d'eux que dйpendent la prospйritй actuelle et, je le crois fermement, les futurs progrиs et la modification de tous les habitants de ce monde. Nous connaissons encore bien moins les rapports rйciproques des innombrables habitants du monde pendant les longues pйriodes gйologiques йcoulйes. Or, bien que beaucoup de points soient encore trиs obscurs, bien qu'ils doivent rester, sans doute, inexpliquйs longtemps encore, je me vois cependant, aprиs les йtudes les plus approfondies, aprиs une apprйciation froide et impartiale, forcй de soutenir que l'opinion dйfendue jusque tout rйcemment par la plupart des naturalistes, opinion que je partageais moi-mкme autrefois, c'est-а-dire que chaque espиce a йtй l'objet d'une crйation indйpendante, est absolument erronйe. Je suis pleinement convaincu que les espиces ne sont pas immuables ; je suis convaincu que les espиces qui appartiennent а ce que nous appelons le mкme genre descendent directement de quelque autre espиce ordinairement йteinte, de mкme que les variйtйs reconnues d'une espиce quelle qu'elle soit descendent directement de cette espиce ; je suis convaincu, enfin, que la sйlection naturelle a jouй le rфle principal dans la modification des espиces, bien que d'autres agents y aient aussi participй. CHAPITRE I DE LA VARIATION DES ESPECES A L'ETAT DOMESTIQUE Causes de la variabilitй. - Effets des habitudes. - Effets de l'usage ou du non-usage des parties. - Variation par corrйlation. - Hйrйditй. - Caractиres des variйtйs domestiques. - Difficultй de distinguer entre les variйtйs et les espиces. - Nos variйtйs domestiques descendent d'une ou de plusieurs espиces. - Pigeons domestiques. Leurs diffйrences et leur origine. - La sйlection appliquйe depuis longtemps, ses effets. - Sйlection mйthodique et inconsciente. - Origine inconnue de nos animaux domestiques. - Circonstances favorables а l'exercice de la sйlection par l'homme. CAUSES DE LA VARIABILITE. Quand on compare les individus appartenant а une mкme variйtй ou а une mкme sous-variйtй de nos plantes cultivйes depuis le plus longtemps et de nos animaux domestiques les plus anciens, on remarque tout d'abord qu'ils diffиrent ordinairement plus les uns des autres que les individus appartenant а une espиce ou а une variйtй quelconque а l'йtat de nature. Or, si l'on pense а l'immense diversitй de nos plantes cultivйes et de nos animaux domestiques, qui ont variй а toutes les йpoques, exposйs qu'ils йtaient aux climats et aux traitements les plus divers, on est amenй а conclure que cette grande variabilitй provient de ce que nos productions domestiques ont йtй йlevйes dans des conditions de vie moins uniformes, ou mкme quelque peu diffйrentes de celles auxquelles l'espиce mиre a йtй soumise а l'йtat de nature. Il y a peut-кtre aussi quelque chose de fondй dans l'opinion soutenue par Andrew Knight, c'est-а-dire que la variabilitй peut provenir en partie de l'excиs de nourriture. Il semble йvident que les кtres organisйs doivent кtre exposйs, pendant plusieurs gйnйrations, а de nouvelles conditions d'existence, pour qu'il se produise chez eux une quantitй apprйciable de variation ; mais il est tout aussi йvident que, dиs qu'un organisme a commencй а varier, il continue ordinairement а le faire pendant de nombreuses gйnйrations. On ne pourrait citer aucun exemple d'un organisme variable qui ait cessй de varier а l'йtat domestique. Nos plantes les plus anciennement cultivйes, telles que le froment, produisent encore de nouvelles variйtйs ; nos animaux rйduits depuis le plus longtemps а l'йtat domestique sont encore susceptibles de modifications ou d'amйliorations trиs rapides. Autant que je puis en juger, aprиs avoir longuement йtudiй ce sujet, les conditions de la vie paraissent agir de deux faзons distinctes : directement sur l'organisation entiиre ou sur certaines parties seulement, et indirectement en affectant le systиme reproducteur. Quant а l'action directe, nous devons nous rappeler que, dans tous les cas, comme l'a fait derniиrement remarquer le professeur Weismann, et comme je l'ai incidemment dйmontrй dans mon ouvrage sur la Variation а l'йtat domestique [ De la Variation des Animaux et des Plantes а l'йtat domestique, Paris, Reinwald], nous devons nous rappeler, dis-je, que cette action comporte deux facteurs : la nature de l'organisme et la nature des conditions. Le premier de ces facteurs semble кtre de beaucoup le plus important ; car, autant toutefois que nous en pouvons juger, des variations presque semblables se produisent quelquefois dans des conditions diffйrentes, et, d'autre part, des variations diffйrentes se produisent dans des conditions qui paraissent presque uniformes. Les effets sur la descendance sont dйfinis ou indйfinis. On peut les considйrer comme dйfinis quand tous, ou presque tous les descendants d'individus soumis а certaines conditions d'existence pendant plusieurs gйnйrations, se modifient de la mкme maniиre. Il est extrкmement difficile de spйcifier L'йtendue des changements qui ont йtй dйfinitivement produits de cette faзon. Toutefois, on ne peut guиre avoir de doute relativement а de nombreuses modifications trиs lйgиres, telles que : modifications de la taille provenant de la quantitй de nourriture ; modifications de la couleur provenant de la nature de l'alimentation ; modifications dans l'йpaisseur de la peau et de la fourrure provenant de la nature du climat, etc. Chacune des variations infinies que nous remarquons dans le plumage de nos oiseaux de basse-cour doit кtre le rйsultat d'une cause efficace ; or, si la mкme cause agissait uniformйment, pendant une longue sйrie de gйnйrations, sur un grand nombre d'individus, ils se modifieraient probablement tous de la mкme maniиre. Des faits tels que les excroissances extraordinaires et compliquйes, consйquence invariable du dйpфt d'une goutte microscopique de poison fournie par un gall-insecte, nous prouvent quelles modifications singuliиres peuvent, chez les plantes, rйsulter d'un changement chimique dans la nature de la sиve. Le changement des conditions produit beaucoup plus souvent une variabilitй indйfinie qu'une variabilitй dйfinie, et la premiиre a probablement jouй une rфle beaucoup plus important que la seconde dans la formation de nos races domestiques. Cette variabilitй indйfinie se traduit par les innombrables petites particularitйs qui distinguent les individus d'une mкme espиce, particularitйs que l'on ne peut attribuer, en vertu de l'hйrйditй, ni au pиre, ni а la mиre, ni а un ancкtre plus йloignй. Des diffйrences considйrables apparaissent mкme parfois chez les jeunes d'une mкme portйe, ou chez les plantes nйes de graines provenant d'une mкme capsule. A de longs intervalles, on voit surgir des dйviations de conformation assez fortement prononcйes pour mйriter la qualification de monstruositйs ; ces dйviations affectent quelques individus, au milieu de millions d'autres йlevйs dans le mкme pays et nourris presque de la mкme maniиre ; toutefois, on ne peut йtablir une ligne absolue de dйmarcation entre les monstruositйs et les simples variations. On peut considйrer comme les effets indйfinis des conditions d'existence, sur chaque organisme individuel, tous ces changements de conformation, qu'ils soient peu prononcйs ou qu'ils le soient beaucoup, qui se manifestent chez un grand nombre d'individus vivant ensemble. On pourrait comparer ces effets indйfinis aux effets d'un refroidissement, lequel affecte diffйrentes personnes de faзon indйfinie, selon leur йtat de santй ou leur constitution, se traduisant chez les unes par un rhume de poitrine, chez les autres par un rhume de cerveau, chez celle-ci par un rhumatisme, chez celle-lа par une inflammation de divers organes. Passons а ce que j'ai appelй l'action indirecte du changement des conditions d'existence, c'est-а-dire les changements provenant de modifications affectant le systиme reproducteur. Deux causes principales nous autorisent а admettre l'existence de ces variations : l'extrкme sensibilitй du systиme reproducteur pour tout changement dans les conditions extйrieures ; la grande analogie, constatйe par Kцlreuter et par d'autres naturalistes, entre la variabilitй rйsultant du croisement d'espиces distinctes et celle que l'on peut observer chez les plantes et chez les animaux йlevйs dans des conditions nouvelles ou artificielles. Un grand nombre de faits tйmoignent de l'excessive sensibilitй du systиme reproducteur pour tout changement, mкme insignifiant, dans les conditions ambiantes. Rien n'est plus facile que d'apprivoiser un animal, mais rien n'est plus difficile que de l'amener а reproduire en captivitй, alors mкme que l'union des deux sexes s'opиre facilement. Combien d'animaux qui ne se reproduisent pas, bien qu'on les laisse presque en libertй dans leur pays natal ! On attribue ordinairement ce fait, mais bien а tort, а une corruption des instincts. Beaucoup de plantes cultivйes poussent avec la plus grande vigueur, et cependant elles ne produisent que fort rarement des graines ou n'en produisent mкme pas du tout. On a dйcouvert, dans quelques cas, qu'un changement insignifiant, un peu plus ou un peu moins d'eau par exemple, а une йpoque particuliиre de la croissance, amиne ou non chez la plante la production des graines. Je ne puis entrer ici dans les dйtails des faits que j'ai recueillis et publiйs ailleurs sur ce curieux sujet ; toutefois, pour dйmontrer combien sont singuliиres les lois qui rйgissent la reproduction des animaux en captivitй, je puis constater que les animaux carnivores, mкme ceux provenant des pays tropicaux, reproduisent assez facilement dans nos pays, sauf toutefois les animaux appartenant а la famille des plantigrades, alors que les oiseaux carnivores ne pondent presque jamais d'oeufs fйconds. Bien des plantes exotiques ne produisent qu'un pollen sans valeur comme celui des hybrides les plus stйriles. Nous voyons donc, d'une part, des animaux et des plantes rйduits а l'йtat domestique se reproduire facilement en captivitй, bien qu'ils soient souvent faibles et maladifs ; nous voyons, d'autre part, des individus, enlevйs tout jeunes а leurs forкts, supportant trиs bien la captivitй, admirablement apprivoisйs, dans la force de l'вge, sains (je pourrais citer bien des exemples) dont le systиme reproducteur a йtй cependant si sйrieusement affectй par des causes inconnues, qu'il cesse de fonctionner. En prйsence de ces deux ordres de faits, faut-il s'йtonner que le systиme reproducteur agisse si irrйguliиrement quand il fonctionne en captivitй, et que les descendants soient un peu diffйrents de leurs parents ? Je puis ajouter que, de mкme que certains animaux reproduisent facilement dans les conditions les moins naturelles (par exemple, les lapins et les furets enfermйs dans des cages), ce qui prouve que le systиme reproducteur de ces animaux n'est pas affectй par la captivitй ; de mкme aussi, certains animaux et certaines plantes supportent la domesticitй ou la culture sans varier beaucoup, а peine plus peut-кtre qu'а l'йtat de nature. Quelques naturalistes soutiennent que toutes les variations sont liйes а l'acte de la reproduction sexuelle ; c'est lа certainement une erreur. J'ai citй, en effet, dans un autre ouvrage, une longue liste de plantes que les jardiniers appellent des plantes folles, c'est-а-dire des plantes chez lesquelles on voit surgir tout а coup un bourgeon prйsentant quelque caractиre nouveaux et parfois tout diffйrent des autres bourgeons de la mкme plante. Ces variations de bourgeons, si on peut employer cette expression, peuvent se propager а leur tour par greffes ou par marcottes, etc., ou quelquefois mкme par semis. Ces variations se produisent rarement а l'йtat sauvage, mais elles sont assez frйquentes chez les plantes soumises а la culture. Nous pouvons conclure, d'ailleurs, que la nature de l'organisme joue le rфle principal dans la production de la forme particuliиre de chaque variation, et que la nature des conditions lui est subordonnйe ; en effet, nous voyons souvent sur un mкme arbre soumis а des conditions uniformes, un seul bourgeon, au milieu de milliers d'autres produits annuellement, prйsenter soudain des caractиres nouveaux ; nous voyons, d'autre part, des bourgeons appartenant а des arbres distincts, placйs dans des conditions diffйrentes, produire quelquefois а peu prиs la mкme variйtй -- des bourgeons de pкchers, par exemple, produire des brugnons et des bourgeons de rosier commun produire des roses moussues. La nature des conditions n'a donc peut-кtre pas plus d'importance dans ce cas que n'en a la nature de l'йtincelle, communiquant le feu а une masse de combustible, pour dйterminer la nature de la flamme EFFETS DES HABITUDES ET DE L'USAGE OU DU NON-USAGE DES PARTIES ; VARIATION PAR CORRELATION ; HEREDITE. Le changement des habitudes produit des effets hйrйditaires ; on pourrait citer, par exemple, l'йpoque de la floraison des plantes transportйes d'un climat dans un autre. Chez les animaux, l'usage ou le non-usage des parties a une influence plus considйrable encore. Ainsi, proportionnellement au reste du squelette, les os de l'aile pиsent moins et les os de la cuisse pиsent plus chez le canard domestique que chez le canard sauvage. Or, on peut incontestablement attribuer ce changement а ce que le canard domestique vole moins et marche plus que le canard sauvage. Nous pouvons encore citer, comme un des effets de l'usage des parties, le dйveloppement considйrable, transmissible par hйrйditй, des mamelles chez les vaches et chez les chиvres dans les pays oщ l'on a l'habitude de traire ces animaux, comparativement а l'йtat de ces organes dans d'autres pays. Tous les animaux domestiques ont, dans quelques pays, les oreilles pendantes ; on a attribuй cette particularitй au fait que ces animaux, ayant moins de causes d'alarmes, cessent de se servir des muscles de l'oreille, et cette opinion semble trиs fondйe. La variabilitй est soumise а bien des lois ; on en connaоt imparfaitement quelques-unes, que je discuterai briиvement ci-aprиs. Je dйsire m'occuper seulement ici de la variation par corrйlation. Des changements importants qui se produisent chez l'embryon, ou chez la larve, entraоnent presque toujours des changements analogues chez l'animal adulte. Chez les monstruositйs, les effets de corrйlation entre des parties complиtement distinctes sont trиs curieux ; Isidore Geoffroy Saint-Hilaire cite des exemples nombreux dans son grand ouvrage sur cette question. Les йleveurs admettent que, lorsque les membres sont longs, la tкte l'est presque toujours aussi. Quelques cas de corrйlation sont extrкmement singuliers : ainsi, les chats entiиrement blancs et qui ont les yeux bleus sont ordinairement sourds ; toutefois, M. Tait a constatй rйcemment que le fait est limitй aux mвles. Certaines couleurs et certaines particularitйs constitutionnelles vont ordinairement ensemble ; je pourrais citer bien des exemples remarquables de ce fait chez les animaux et chez les plantes. D'aprиs un grand nombre de faits recueillis par Heusinger, il paraоt que certaines plantes incommodent les moutons et les cochons blancs, tandis que les individus а robe foncйe s'en nourrissent impunйment. Le professeur Wyman m'a rйcemment communiquй ; une excellente preuve de ce fait. Il demandait а quelques fermiers de la Virginie pourquoi ils n'avaient que des cochons noirs ; ils lui rйpondirent que les cochons mangent la racine du lachnanthes, qui colore leurs os en rose et qui fait tomber leurs sabots ; cet effet se produit sur toutes les variйtйs, sauf sur la variйtй noire. L'un d'eux ajouta :«Nous choisissons, pour les йlever, tous les individus noirs d'une portйe, car ceux-lа seuls ont quelque chance de vivre. » Les chiens dйpourvus de poils ont la dentition imparfaite ; on dit que les animaux а poil long et rude sont prйdisposйs а avoir des cornes longues ou nombreuses ; les pigeons а pattes emplumйes ont des membranes entre les orteils antйrieurs ; les pigeons а bec court ont les pieds petits ; les pigeons а bec long ont les pieds grands. Il en rйsulte donc que l'homme, en continuant toujours а choisir, et, par consйquent, а dйvelopper une particularitй quelconque, modifie, sans en avoir l'intention, d'autres parties de l'organisme, en vertu des lois mystйrieuses de la corrйlation. Les lois diverses, absolument ignorйes ou imparfaitement comprises, qui rйgissent la variation, ont des effets extrкmement complexes. Il est intйressant d'йtudier les diffйrents traitйs relatifs а quelques-unes de nos plantes cultivйes depuis fort longtemps, telles que la jacinthe, la pomme de terre ou mкme le dahlia, etc. ; on est rйellement йtonnй de voir par quels innombrables points de conformation et de constitution les variйtйs et les sous-variйtйs diffиrent lйgиrement les unes des autres. Leur organisation tout entiиre semble кtre devenue plastique et s'йcarter lйgиrement de celle du type originel. Toute variation non hйrйditaire est sans intйrкt pour nous. Mais le nombre et la diversitй des dйviations de conformation transmissibles par hйrйditй, qu'elles soient insignifiantes ou qu'elles aient une importance physiologique considйrable, sont presque infinis. L'ouvrage le meilleur et le plus complet que nous ayons а ce sujet est celui du docteur Prosper Lucas. Aucun йleveur ne met en doute la grande йnergie des tendances hйrйditaires ; tous ont pour axiome fondamental que le semblable produit le semblable, et il ne s'est trouvй que quelques thйoriciens pour suspecter la valeur absolue de ce principe. Quand une dйviation de structure se reproduit souvent, quand nous la remarquons chez le pиre et chez l'enfant, il est trиs difficile de dire si cette dйviation provient ou non de quelque cause qui a agi sur l'un comme sur l'autre. Mais, d'autre part, lorsque parmi des individus, йvidemment exposйs aux mкmes conditions, quelque dйviation trиs rare, due а quelque concours extraordinaire de circonstances, apparaоt chez un seul individu, au milieu de millions d'autres qui n'en sont point affectйs, et que nous voyons rйapparaоtre cette dйviation chez le descendant, la seule thйorie des probabilitйs nous force presque а attribuer cette rйapparition а l'hйrйditй. Qui n'a entendu parler des cas d'albinisme, de peau йpineuse, de peau velue, etc., hйrйditaires chez plusieurs membres d'une mкme famille ? Or, si des dйviations rares et extraordinaires peuvent rйellement se transmettre par hйrйditй, а plus forte raison on peut soutenir que des dйviations moins extraordinaires et plus communes peuvent йgalement se transmettre. La meilleure maniиre de rйsumer la question serait peut-кtre de considйrer que, en rиgle gйnйrale, tout caractиre, quel qu'il soit, se transmet-par hйrйditй et que la non-transmission est l'exception. Les lois qui rйgissent l'hйrйditй sont pour la plupart inconnues. Pourquoi, par exemple, une mкme particularitй, apparaissant chez divers individus de la mкme espиce ou d'espиces diffйrentes, se transmet-elle quelquefois et quelquefois ne se transmet-elle pas par hйrйditй ? Pourquoi certains caractиres du grand-pиre, ou de la grand'mиre, ou d'ancкtres plus йloignйs, rйapparaissent-ils chez l'entant ? Pourquoi une particularitй se transmet-elle souvent d'un sexe, soit aux deux sexes, soit а un sexe seul, mais plus ordinairement а un seul, quoique non pas exclusivement au sexe semblable ? Les particularitйs qui apparaissent chez les mвles de nos espиces domestiques se transmettent souvent, soit exclusivement, soit а un degrй beaucoup plus considйrable au mвle seul ; or, c'est lа un fait qui a une assez grande importance pour nous. Une rиgle beaucoup plus importante et qui souffre, je crois, peu d'exceptions, c'est que, а quelque pйriode de la vie qu'une particularitй fasse d'abord son apparition, elle tend а rйapparaоtre chez les descendants а un вge correspondant, quelquefois mкme un peu plus tфt. Dans bien des cas, il ne peut en кtre autrement ; en effet, les particularitйs hйrйditaires que prйsentent les cornes du gros bйtail ne peuvent se manifester chez leurs descendants qu'а l'вge adulte ou а peu prиs ; les particularitйs que prйsentent les vers а soie n'apparaissent aussi qu'а l'вge correspondant oщ le ver existe sous la forme de chenille ou de cocon. Mais les maladies hйrйditaires et quelques autres faits me portent а croire que cette rиgle est susceptible d'une plus grande extension ; en effet, bien qu'il n'y ait pas de raison apparente pour qu'une particularitй rйapparaisse а un вge dйterminй, elle tend cependant а se reprйsenter chez le descendant au mкme вge que chez l'ancкtre. Cette rиgle me parait avoir une haute importance pour expliquer les lois de l'embryologie. Ces remarques ne s'appliquent naturellement qu'а la premiиre apparition de la particularitй, et non pas а la cause primaire qui peut avoir agi sur des ovules ou sur l'йlйment mвle ; ainsi, chez le descendant d'une vache dйsarmйe et d'un taureau а longues cornes, le dйveloppement des cornes, bien que ne se manifestant que trиs tard, est йvidemment dы а l'influence de l'йlйment mвle. Puisque j'ai fait allusion au retour vers les caractиres primitifs, je puis m'occuper ici d'une observation faite souvent par les naturalistes, c'est-а-dire que nos variйtйs domestiques, en retournant а la vie sauvage, reprennent graduellement, mais invariablement, les caractиres du type originel. On a conclu de ce fait qu'on ne peut tirer de l'йtude des races domestiques aucune dйduction applicable а la connaissance des espиces sauvages. J'ai en vain cherchй а dйcouvrir sur quels faits dйcisifs ou a pu appuyer cette assertion si frйquemment et si hardiment renouvelйe ; il serait trиs difficile en effet, d'en prouver l'exactitude, car nous pouvons affirmer, sans crainte de nous tromper, que la plupart de nos variйtйs domestiques les plus fortement prononcйes ne pourraient pas vivre а l'йtat sauvage. Dans bien des cas, nous ne savons mкme pas quelle est leur souche primitive ; il nous est donc presque impossible de dire si le retour а cette souche est plus ou moins parfait. En outre, il serait indispensable, pour empкcher les effets du croisement, qu'une seule variйtй fыt rendue а la libertй. Cependant, comme il est certain que nos variйtйs peuvent accidentellement faire retour au type de leurs ancкtres par quelques-uns de leurs caractиres, il me semble assez probable que, si nous pouvions parvenir а acclimater, ou mкme а cultiver pendant plusieurs gйnйrations, les diffйrentes races du chou, par exemple, dans un sol trиs-pauvre (dans ce cas toutefois il faudrait attribuer quelque influence а l'action dйfinie de la pauvretй du sol), elles feraient retour, plus ou moins complиtement, au type sauvage primitif. Que l'expйrience rйussisse ou non, cela a peu d'importance au point de vue de notre argumentation, car les conditions d'existence auraient йtй complиtement modifiйes par l'expйrience elle-mкme. Si on pouvait dйmontrer que nos variйtйs domestiques prйsentent une forte tendance au retour, c'est-а-dire si l'on pouvait йtablir qu'elles tendent а perdre leurs caractиres acquis, lors mкme qu'elles restent soumises aux mкmes conditions et qu'elles sont maintenues en nombre considйrable, de telle sorte que les croisements puissent arrкter, en les confondant, les petites dйviations de conformation, je reconnais, dans ce cas, que nous ne pourrions pas conclure des variйtйs domestiques aux espиces. Mais cette maniиre de voir ne trouve pas une preuve en sa faveur. Affirmer que nous ne pourrions pas perpйtuer nos chevaux de trait et nos chevaux de course, notre bйtail а longues et а courtes cornes, nos volailles de races diverses, nos lйgumes, pendant un nombre infini de gйnйrations, serait contraire а ce que nous enseigne l'expйrience de tous les jours. CARACTERES DES VARIETES DOMESTIQUES ; DIFFICULTE DE DISTINGUER ENTRE LES VARIETES ET LES ESPECES ; ORIGINE DES VARIETES DOMESTIQUES ATTRIBUEE A UNE OU A PLUSIEURS ESPECE. Quand nous examinons les variйtйs hйrйditaires ou les races de nos animaux domestiques et de nos plantes cultivйes et que nous les comparons а des espиces trиs voisines, nous remarquons ordinairement, comme nous l'avons dйjа dit, chez chaque race domestique, des caractиres moins uniformes que chez les espиces vraies. Les races domestiques prйsentent souvent un caractиre quelque peu monstrueux ; j'entends par lа que, bien que diffйrant les unes des autres et des espиces voisines du mкme genre par quelques lйgers caractиres, elles diffиrent souvent а un haut degrй sur un point spйcial, soit qu'on les compare les unes aux autres, soit surtout qu'on les compare а l'espиce sauvage dont elles se rapprochent le plus. A cela prиs (et sauf la fйconditй parfaite des variйtйs croisйes entre elles, sujet que nous discuterons plus tard), les races domestiques de la mкme espиce diffиrent l'une de l'autre de la mкme maniиre que font les espиces voisines du mкme genre а l'йtat sauvage ; mais les diffйrences, dans la plupart des cas, sont moins considйrables. Il faut admettre que ce point est prouvй, car des juges compйtents estiment que les races domestiques de beaucoup d'animaux et de beaucoup de plantes descendent d'espиces originelles distinctes, tandis que d'autres juges, non moins compйtents, ne les regardent que comme de simples variйtйs. Or, si une distinction bien tranchйe existait entre les races domestiques et les espиces, cette sorte de doute ne se prйsenterait pas si frйquemment. On a rйpйtй souvent que les races domestiques ne diffиrent pas les unes des autres par des caractиres ayant une valeur gйnйrique. On peut dйmontrer que cette assertion n'est pas exacte ; toutefois, les naturalistes ont des opinions trиs diffйrentes quant а ce qui constitue un caractиre gйnйtique, et, par consйquent, toutes les apprйciations actuelles sur ce point sont purement empiriques. Quand j'aurai expliquй l'origine du genre dans la nature, on verra que nous ne devons nullement nous attendre а trouver chez nos races domestiques des diffйrences d'ordre gйnйrique. Nous en sommes rйduits aux hypothиses dиs que nous essayons d'estimer la valeur des diffйrences de conformation qui sйparent nos races domestiques les plus voisines ; nous ne savons pas, en effet, si elles descendent d'une ou de plusieurs espиces mиres. Ce serait pourtant un point fort intйressant а йlucider. Si, par exemple, on pouvait prouver que le Lйvrier, le Limier, le Terrier, l'Epagneul et le Bouledogue, animaux dont la race, nous le savons, se propage si purement, descendent tous d'une mкme espиce, nous serions йvidemment autorisйs а douter de l'immutabilitй d'un grand nombre d'espиces sauvages йtroitement alliйes, celle des renards, par exemple, qui habitent les diverses parties du globe. Je ne crois pas, comme nous le verrons tout а l'heure, que la somme des diffйrences que nous constatons entre nos diverses races de chiens se soit produite entiиrement а l'йtat de domesticitй ; j'estime, au contraire, qu'une partie de ces diffйrences proviennent de ce qu'elles descendent d'espиces distinctes. A l'йgard des races fortement accusйes de quelques autres espиces domestiques, il y a de fortes prйsomptions, ou mкme des preuves absolues, qu'elles descendent toutes d'une souche sauvage unique. On a souvent prйtendu que, pour les rйduire en domesticitй, l'homme a choisi les animaux et les plantes qui prйsentaient une tendance inhйrente exceptionnelle а la variation, et qui avaient la facultй de supporter les climats les plus diffйrents. Je ne conteste pas que ces aptitudes aient beaucoup ajoutй а la valeur de la plupart de nos produits domestiques ; mais comment un sauvage pouvait-il savoir, alors qu'il apprivoisait un animal, si cet animal йtait susceptible de varier dans les gйnйrations futures et de supporter les changements de climat ? Est-ce que la faible variabilitй de l'вne et de l'oie, le peu de disposition du renne pour la chaleur ou du chameau pour le froid, ont empкchй leur domestication ? Je puis persuadй que, si l'on prenait а l'йtat sauvage des animaux et des plantes, en nombre йgal а celui de nos produits domestiques et appartenant а un aussi grand nombre de classes et de pays, et qu'on les fоt se reproduire а l'йtat domestique, pendant un nombre pareil de gйnйrations, ils varieraient autant en moyenne qu'ont variй les espиces mиres de nos races domestiques actuelles. Il est impossible de dйcider, pour la plupart de nos plantes les plus anciennement cultivйes et de nos animaux rйduits depuis de longs siиcles en domesticitй, s'ils descendent d'une ou de plusieurs espиces sauvages. L'argument principal de ceux qui croient а l'origine multiple de nos animaux domestiques repose sur le fait que nous trouvons, dиs les temps les plus anciens, sur les monuments de l'Egypte et dans les habitations lacustres de la Suisse, une grande diversitй de races. Plusieurs d'entre elles ont une ressemblance frappante, ou sont mкme identiques avec celles qui existent aujourd'hui. Mais ceci ne fait que reculer l'origine de la civilisation, et prouve que les animaux ont йtй rйduits en domesticitй а une pйriode beaucoup plus ancienne qu'on ne le croyait jusqu'а prйsent. Les habitants des citйs lacustres de la Suisse cultivaient plusieurs espиces de froment et d'orge, le pois, le pavot pour en extraire de l'huile, et le chanvre ; ils possйdaient plusieurs animaux domestiques et йtaient en relations commerciales avec d'autres nations. Tout cela prouve clairement, comme Heer le fait remarquer, qu'ils avaient fait des progrиs considйrables ; mais cela implique aussi une longue pйriode antйcйdente de civilisation moins avancйe, pendant laquelle les animaux domestiques, йlevйs dans diffйrentes rйgions, ont pu, en variant, donner naissance а des races distinctes. Depuis la dйcouverte d'instruments en silex dans les couches superficielles de beaucoup de parties du monde, tous les gйologues croient que l'homme barbare existait а une pйriode extraordinairement reculйes et nous savons aujourd'hui qu'il est а peine une tribu, si barbare qu'elle soit, qui n'ait au moins domestiquй le chien. L'origine de la plupart de nos animaux domestiques restera probablement а jamais douteuse. Mais je dois ajouter ici que, aprиs avoir laborieusement recueilli tous les faits connus relatifs aux chiens domestiques du monde entier, j'ai йtй amenй а conclure que plusieurs espиces sauvages de canides ont dы кtre apprivoisйes, et que leur sang plus ou moins mйlangй coule dans les veines de nos races domestiques naturelles. Je n'ai pu arriver а aucune conclusion prйcise relativement aux moutons et aux chиvres. D'aprиs les faits que m'a communiquйs M. Blyth sur les habitudes, la voix, la constitution et la formation du bйtail а bosse indien, il est presque certain qu'il descend d'une souche primitive diffйrente de celle qui a produit notre bйtail europйen. Quelques juges compйtents croient que ce dernier descend de deux ou trois souches sauvages, sans prйtendre affirmer que ces souches doivent кtre oui ou non considйrйes comme espиces. Cette conclusion, aussi bien que la distinction spйcifique qui existe entre le bйtail а bosse et le bйtail ordinaire, a йtй presque dйfinitivement йtablie par les admirables recherches du professeur Rьtimeyer. Quant aux chevaux, j'hйsite а croire, pour des raisons que je ne pourrais dйtailler ici, contrairement d'ailleurs а l'opinion de plusieurs savants, que toutes les races descendent d'une seule espиce. J'ai йlevй presque toutes les races anglaises de nos oiseaux de basse-cour, je les ai croisйes, j'ai йtudiй leur squelette, et j'en suis arrivй а la conclusion qu'elles descendent toutes de l'espиce sauvage indienne, le Gallus bankiva ; c'est aussi l'opinion de M. Blyth et d'autres naturalistes qui ont йtudiй cet oiseau dans l'Inde. Quant aux canards et aux lapins, dont quelques races diffиrent considйrablement les unes des autres, il est йvident qu'ils descendent tous du Canard commun sauvage et du Lapin sauvage. Quelques auteurs ont poussй а l'extrкme la doctrine que nos races domestiques descendent de plusieurs souches sauvages. Ils croient que toute race qui se reproduit purement, si lйgers que soient ses caractиres distinctifs, a eu son prototype sauvage. A ce compte, il aurait dы exister au moins une vingtaine d'espиces de bйtail sauvage, autant d'espиces de moutons, et plusieurs espиces de chиvres en Europe, dont plusieurs dans la Grande-Bretagne seule. Un auteur soutient qu'il a dы autrefois exister dans la Grande-Bretagne onze espиces de moutons sauvages qui lui йtaient propres ! Lorsque nous nous rappelons que la Grande-Bretagne ne possиde pas aujourd'hui un mammifиre qui lui soit particulier, que la France n'en a que fort peu qui soient distincts de ceux de l'Allemagne, et qu'il en est de mкme de la Hongrie et de l'Espagne, etc., mais que chacun de ces pays possиde plusieurs espиces particuliиres de bйtail, de moutons, etc., il faut bien admettre qu'un grand nombre de races domestiques ont pris naissance en Europe, car d'oщ pourraient-elles venir ? Il en est de mкme dans l'Inde. Il est certain que les variations hйrйditaires ont jouй un grand rфle dans la formation des races si nombreuses des chiens domestiques, pour lesquelles j'admets cependant plusieurs souches distinctes. Qui pourrait croire, en effet, que des animaux ressemblant au Lйvrier italien, au Limier, au Bouledogue, au Bichon ou а l'Epagneul de Blenheim, types si diffйrents de ceux des canides sauvages, aient jamais existй а l'йtat de nature ? On a souvent affirmй, sans aucune preuve а l'appui, que toutes nos races de chiens proviennent du croisement d'un petit nombre d'espиces primitives. Mais on n'obtient, par le croisement, que des formes intermйdiaires entre les parents ; or, si nous voulons expliquer ainsi l'existence de nos diffйrentes races domestiques, il faut admettre l'existence antйrieure des formes les plus extrкmes, telles que le Lйvrier italien, le Limier, le Bouledogue, etc., а l'йtat sauvage. Du reste, on a beaucoup exagйrй la possibilitй de former des races distinctes par le croisement. Il est prouvй que l'on peut modifier une race par des croisements accidentels, en admettant toutefois qu'on choisisse soigneusement les individus qui prйsentent le type dйsirй ; mais il serait trиs difficile d'obtenir une race intermйdiaire entre deux races complиtement distinctes. Sir J. Sebright a entrepris de nombreuses expйriences dans ce but, mais il n'a pu obtenir aucun rйsultat. Les produits du premier croisement entre deux races pures sont assez uniformes, quelquefois mкme parfaitement identiques, comme je l'ai constatй chez les pigeons. Rien ne semble donc plus simple ; mais, quand on en vient а croiser ces mйtis les uns avec les autres pendant plusieurs gйnйrations, on n'obtient plus deux produits semblables et les difficultйs de l'opйration deviennent manifestes. RACES DU PIGEON DOMESTIQUE, LEURS DIFFERENCES ET LEUR ORIGINE. Persuadй qu'il vaut toujours mieux йtudier un groupe spйcial, je me suis dйcidй, aprиs mыre rйflexion, pour les pigeons domestiques. J'ai йlevй toutes les races que j'ai pu me procurer par achat ou autrement ; on a bien voulu, en outre, m'envoyer des peaux provenant de presque toutes les parties du monde ; je suis principalement redevable de ces envois а l'honorable W. Elliot, qui m'a fait parvenir des spйcimens de l'Inde, et а l'honorable C. Murray, qui m'a expйdiй des spйcimens de la Perse. On a publiй, dans toutes les langues, des traitйs sur les pigeons ; quelques-uns de ces ouvrages sont fort importants, en ce sens qu'ils remontent а une haute antiquitй. Je me suis associй а plusieurs йleveurs importants et je fais partie de deux Pigeons-clubs de Londres. La diversitй des races de pigeons est vraiment йtonnante. Si l'on compare le Messager anglais avec le Culbutant courte-face, on est frappй de l'йnorme diffйrence de leur bec, entraоnant des diffйrences correspondantes dans le crвne. Le Messager, et plus particuliиrement le mвle, prйsente un remarquable dйveloppement de la membrane caronculeuse de la tкte, accompagnй d'un grand allongement des paupiиres, de larges orifices nasaux et d'une grande ouverture du bec. Le bec du Culbutant courte-face ressemble а celui d'un passereau ; le Culbutant ordinaire hйrite de la singuliиre habitude de s'йlever а une grande hauteur en troupe serrйe, puis de faire en l'air une culbute complиte. Le Runt (pigeon romain) est un gros oiseau, au bec long et massif et aux grand pieds ; quelques sous-races ont le cou trиs long, d'autres de trиs longues ailes et une longue queue, d'autres enfin ont la queue extrкmement courte. Le Barbe est alliй au Messager ; mais son bec, au lieu d'кtre long, est large et trиs court. Le Grosse-gorge a le corps, les ailes et les pattes allongйs ; son йnorme jabot, qu'il enfle avec orgueil, lui donne un aspect bizarre et comique. Le Turbit, ou pigeon а cravate, a le bec court et conique et une rangйe de plumes retroussйes sur la poitrine ; il a l'habitude de dilater lйgиrement la partie supйrieure de son oesophage. Le Jacobin a les plumes tellement retroussйes sur l'arriиre du cou, qu'elles forment une espиce de capuchon ; proportionnellement а sa taille, il a les plumes des ailes et du cou fort allongйes. Le Trompette, ou pigeon Tambour, et le Rieur, font entendre, ainsi que l'indique leur nom, un roucoulement trиs diffйrent de celui des autres races. Le pigeon Paon porte trente ou mкme quarante plumes а la queue, au lieu de douze ou de quatorze, nombre normal chez tous les membres de la famille des pigeons ; il porte ces plumes si йtalйes et si redressйes, que, chez les oiseaux de race pure, la tкte et la queue se touchent ; mais la glande olйifиre est complиtement atrophiйe. Nous pourrions encore indiquer quelques autres races moins distinctes. Le dйveloppement des os de la face diffиre йnormйment, tant par la longueur que par la largeur et la courbure, dans le squelette des diffйrentes races. La forme ainsi que les dimensions de la mвchoire infйrieure varient d'une maniиre trиs remarquable. Le nombre des vertиbres caudales et des vertиbres sacrйes varie aussi, de mкme que le nombre des cфtes et des apophyses, ainsi que leur largeur relative. La forme et la grandeur des ouvertures du sternum, le degrй de divergence et les dimensions des branches de la fourchette, sont йgalement trиs variables. La largeur proportionnelle de l'ouverture du bec ; la longueur relative des paupiиres ; les dimensions de l'orifice des narines et celles de la langue, qui n'est pas toujours en corrйlation absolument exacte avec la longueur du bec ; le dйveloppement du jabot et de la partie supйrieure de l'oesophage ; le dйveloppement ou l'atrophie de la glande olйifиre ; le nombre des plumes primaires de l'aile et de la queue ; la longueur relative des ailes et de la queue, soit entre elles, soit par rapport au corps ; la longueur relative des pattes et des pieds ; le nombre des йcailles des doigts ; le dйveloppement de la membrane interdigitale, sont autant de parties essentiellement variables. L'йpoque а laquelle les jeunes acquiиrent leur plumage parfait, ainsi que la nature du duvet dont les pigeonneaux sont revкtus а leur йclosion, varient aussi ; il en est de mкme de la forme et de la grosseur des oeufs. Le vol et, chez certaines races, la voix et les instincts, prйsentent des diversitйs remarquables. Enfin, chez certaines variйtйs, les mвles et les femelles en sont arrivйs а diffйrer quelque peu les uns des autres. On pourrait aisйment rassembler une vingtaine de pigeons tels que, si on les montrait а un ornithologiste, et qu'on les lui donnвt pour des oiseaux sauvages, il les classerait certainement comme autant d'espиces bien distinctes. Je ne crois mкme pas qu'aucun ornithologiste consentоt а placer dans un mкme genre le Messager anglais, le Culbutant courte-face, le Runt, le Barbe, le Grosse-gorge et le Paon ; il le ferait d'autant moins qu'on pourrait lui montrer, pour chacune de ces races, plusieurs sous-variйtйs de descendance pure, c'est-а-dire d'espиces, comme il les appellerait certainement. Quelque considйrable que soit la diffйrence qu'on observe entre les diverses races de pigeons, je me range pleinement а l'opinion commune des naturalistes qui les font toutes descendre du Biset (Columba livia), en comprenant sous ce terme plusieurs races gйographiques, ou sous-espиces, qui ne diffиrent les unes des autres que par des points insignifiants. J'exposerai succinctement plusieurs des raisons qui m'ont conduit а adopter cette opinion, car elles sont, dans une certaine mesure, applicables а d'autres cas. Si nos diverses races de pigeons ne sont pas des variйtйs, si, en un mot, elles ne descendent pas du Biset, elles doivent descendre de sept ou huit types originels au moins, car il serait impossible de produire nos races domestiques actuelles par les croisements rйciproques d'un nombre moindre. Comment, par exemple, produire un Grosse-gorge en croisant deux races, а moins que l'une des races ascendantes ne possиde son йnorme jabot caractйristique ? Les types originels supposйs doivent tous avoir йtй habitants des rochers comme le Biset, c'est-а-dire des espиces qui ne perchaient ou ne nichaient pas volontiers sur les arbres. Mais, outre le Columba livia et ses sons-espиces gйographiques, on ne connaоt que deux ou trois autres espиces de pigeons de roche et elles ne prйsentent aucun des caractиres propres aux races domestiques. Les espиces primitives doivent donc, ou bien exister encore dans les pays oщ elles ont йtй originellement rйduites en domesticitй, auquel cas elles auraient йchappй а l'attention des ornithologistes, ce qui, considйrant leur taille, leurs habitudes et leur remarquable caractиre, semble trиs improbable ; ou bien кtre йteintes а l'йtat sauvage. Mais il est difficile d'exterminer des oiseaux nichant au bord des prйcipices et douйs d'un vol puissant. Le Biset commun, d'ailleurs, qui a les mкmes habitudes que les races domestiques, n'a йtй exterminй ni sur les petites оles qui entourent la Grande-Bretagne, ni sur les cфtes de la Mйditerranйe. Ce serait donc faire une supposition bien hardie que d'admettre l'extinction d'un aussi grand nombre d'espиces ayant des habitudes semblables а celles du Biset. En outre, les races domestiques dont nous avons parlй plus haut ont йtй transportйes dans toutes les parties du monde ; quelques-unes, par consйquent, ont dы кtre ramenйes dans leur pays d'origine ; aucune d'elles, cependant, n'est retournйe а l'йtat sauvage, bien que le pigeon de colombier, qui n'est autre que le Biset sous une forme trиs peu modifiйe, soit redevenu sauvage en plusieurs endroits. Enfin, l'expйrience nous prouve combien il est difficile d'amener un animal sauvage а se reproduire rйguliиrement en captivitй ; cependant, si l'on admet l'hypothиse de l'origine multiple de nos pigeons, il faut admettre aussi que sept ou huit espиces au moins ont йtй autrefois assez complиtement apprivoisйes par l'homme а demi sauvage pour devenir parfaitement fйcondes en captivitй. Il est un autre argument qui me semble avoir un grand poids et qui peut s'appliquer а plusieurs autres cas : c'est que les races dont nous avons parlй plus haut, bien que ressemblant de maniиre gйnйrale au Biset sauvage par leur constitution, leurs habitudes, leur voix, leur couleur, et par la plus grande partie de leur conformation, prйsentent cependant avec lui de grandes anomalies sur d'autres points. On chercherait en vain, dans toute la grande famille des colombides, un bec semblable а celui du Messager anglais, du Culbutant courte-face ou du Barbe ; des plumes retroussйes analogues а celles du Jacobin ; un jabot pareil а celui du Grosse-gorge ; des plumes caudales comparables а celles du pigeon Paon. Il faudrait donc admettre, non seulement que des hommes а demi sauvages ont rйussi а apprivoiser complиtement plusieurs espиces, mais que, par hasard ou avec intention ; ils ont choisi les espиces les plus extraordinaires et les plus anormales ; il faudrait admettre, en outre, que toutes ces espиces se sont йteintes depuis ou sont restйes inconnues. Un tel concours de circonstances extraordinaires est improbable au plus haut degrй. Quelques faits relatifs а la couleur des pigeons mйritent d'кtre signalйs. Le Biset est bleu-ardoise avec les reins blancs ; chez la sous-espиce indienne, le Columba intermedia de Strickland, les reins sont bleuвtres ; la queue porte une barre foncйe terminale et les plumes des cфtйs sont extйrieurement bordйes de blanc а leur base ; les ailes ont deux barres noires. Chez quelques races а demi domestiques, ainsi que chez quelques autres absolument sauvages, les ailes, outre les deux barres noires, sont tachetйes de noir. Ces divers signes ne se trouvent rйunis chez aucune autre espиce de la famille. Or, tous les signes que nous venons d'indiquer sont parfois rйunis et parfaitement dйveloppйs, jusqu'au bord blanc des plumes extйrieures de la queue, chez les oiseaux de race pure appartenant а toutes nos races domestiques. En outre, lorsque l'on croise des pigeons, appartenant а deux ou plusieurs races distinctes, n'offrant ni la coloration bleue, ni aucune des marques dont nous venons de parler, les produits de ces croisements se montrent trиs disposйs а acquйrir soudainement ces caractиres. Je me bornerai а citer un exemple que j'ai moi-mкme observй au milieu de tant d'autres. J'ai croisй quelques pigeons Paons blancs de race trиs pure avec quelques Barbes noirs -- les variйtйs bleues du Barbe sont si rares, que je n'en connais pas un seul cas en Angleterre -- : les oiseaux que j'obtins йtaient noirs, bruns et tachetйs. Je croisai de mкme un Barbe avec un pigeon Spot, qui est un oiseau blanc avec la queue rouge et une tache rouge sur le haut de la tкte, et qui se reproduit fidиlement ; j'obtins des mйtis brunвtres et tachetйs. Je croisai alors un des mйtis Barbe-Paon avec un mйtis Barbe-Spot et j'obtins un oiseau d'un aussi beau bleu qu'aucun pigeon de race sauvage, ayant les reins blancs, portant la double barre noire des ailes et les plumes externes de la queue barrйes de noir et bordйes de blanc ! Si toutes les races de pigeons domestiques descendent du Biset, ces faits s'expliquent facilement par le principe bien connu du retour au caractиre des ancкtres ; mais si on conteste cette descendance, il faut forcйment faire une des deux suppositions suivantes, suppositions improbables au plus haut degrй : ou bien tous les divers types originels йtaient colorйs et marquйs comme le Biset, bien qu'aucune autre espиce existante ne prйsente ces mкmes caractиres, de telle sorte que, dans chaque race sйparйe, il existe une tendance au retour vers ces couleurs et vers ces marques ; ou bien chaque race, mкme la plus pure, a йtй croisйe avec le Biset dans l'intervalle d'une douzaine ou tout au plus d'une vingtaine de gйnйrations -- je dis une vingtaine de gйnйrations, parce qu'on ne connaоt aucun exemple de produits d'un croisement ayant fait retour а un ancкtre de sang йtranger йloignй d'eux par un nombre de gйnйrations plus considйrable. -- Chez une race qui n'a йtй croisйe qu'une fois, la tendance а faire retour а un des caractиres dus а ce croisement s'amoindrit naturellement, chaque gйnйration successive contenant une quantitй toujours moindre de sang йtranger. Mais, quand il n'y a pas eu de croisement et qu'il existe chez une race une tendance а faire retour а un caractиre perdu pendant plusieurs gйnйrations, cette tendance, d'aprиs tout ce que nous savons, peut se transmettre sans affaiblissement pendant un nombre indйfini de gйnйrations. Les auteurs qui ont йcrit sur l'hйrйditй ont souvent confondu ces deux cas trиs distincts du retour. Enfin, ainsi que j'ai pu le constater par les observations que j'ai faites tout exprиs sur les races les plus distinctes, les hybrides ou mйtis provenant de toutes les races domestiques du pigeon sont parfaitement fйconds. Or, il est difficile, sinon impossible, de citer un cas bien йtabli tendant а prouver que les descendants hybrides provenant de deux espиces d'animaux nettement distinctes sont complиtement fйconds. Quelques auteurs croient qu'une domesticitй longtemps prolongйe diminue cette forte tendance а la stйrilitй. L'histoire du chien et celle de quelques autres animaux domestiques rend cette opinion trиs probable, si on l'applique а des espиces йtroitement alliйes ; mais il me semblerait tйmйraire а l'extrкme d'йtendre cette hypothиse jusqu'а supposer que des espиces primitivement aussi distinctes que le sont aujourd'hui les Messagers, les Culbutants, les Grosses-gorges et les Paons aient pu produire des descendants parfaitement fйconds inter se. Ces diffйrentes raisons, qu'il est peut-кtre bon de rйcapituler, c'est-а-dire : l'improbabilitй que l'homme ait autrefois rйduit en domesticitй sept ou huit espиces de pigeons et surtout qu'il ait pu les faire se reproduire librement en cet йtat ; le fait que ces espиces supposйes sont partout inconnues а l'йtat sauvage et que nulle part les espиces domestiques ne sont redevenues sauvages ; le fait que ces espиces prйsentent certains caractиres trиs anormaux, si on les compare а toutes les autres espиces de colombides, bien qu'elles ressemblent au Biset sous presque tous les rapports ; le fait que la couleur bleue et les diffйrentes marques noires reparaissent chez toutes les races, et quand on les conserve pures, et quand on les croise ; enfin, le fait que les mйtis sont parfaitement fйconds -- toutes ces raisons nous portent а conclure que toutes nos races domestiques descendent du Biset ou Columbia livia et de ses sous-espиces gйographiques. J'ajouterai а l'appui de cette opinion : premiиrement, que le Columbia livia ou Biset s'est montrй, en Europe et dans l'Inde, susceptible d'une domestication facile, et qu'il y a une grande analogie entre ses habitudes et un grand nombre de points de sa conformation avec les habitudes et la conformation de toutes les races domestiques ; deuxiиmement, que, bien qu'un Messager anglais, ou un Culbutant courte-face, diffиre considйrablement du Biset par certains caractиres, on peut cependant, en comparant les diverses sous-variйtйs de ces deux races, et principalement celles provenant de pays йloignйs, йtablir entre elles et le Biset une sйrie presque complиte reliant les deux extrкmes (on peut йtablir les mкmes sйries dans quelques autres cas, mais non pas avec toutes les races) ; troisiиmement, que les principaux caractиres de chaque race sont, chez chacune d'elles, essentiellement variables, tels que, par exemple, les caroncules et la longueur du bec chez le Messager anglais, le bec si court du Culbutant, et le nombre des plumes caudales chez le pigeon Paon (l'explication йvidente de ce fait ressortira quand nous traiterons de la sйlection) ; quatriиmement, que les pigeons ont йtй l'objet des soins les plus vigilants de la part d'un grand nombre d'amateurs, et qu'ils sont rйduits а l'йtat domestique depuis des milliers d'annйes dans les diffйrentes parties du monde. Le document le plus ancien que l'on trouve dans l'histoire relativement aux pigeons remonte а la cinquiиme dynastie йgyptienne, environ trois mille ans avant notre иre ; ce document m'a йtй indiquй par le professeur Lepsius ; d'autre part, M. Birch m'apprend que le pigeon est mentionnй dans un menu de repas de la dynastie prйcйdente. Pline nous dit que les Romains payaient les pigeons un prix considйrable : « On en est venu, dit le naturaliste latin, а tenir compte de leur gйnйalogie et de leur race. » Dans l'Inde, vers l'an 1600, Akber-Khan faisait grand cas des pigeons ; la cour n'en emportait jamais avec elle moins de vingt mille. « Les monarques de l'Iran et du Touran lui envoyaient des oiseaux trиs rares ; » puis le chroniqueur royal ajoute : « Sa Majestй, en croisant les races, ce qui n'avait jamais йtй fait jusque-lа, les amйliora йtonnamment. » Vers cette mкme йpoque, les Hollandais se montrиrent aussi amateurs des pigeons qu'avaient pu l'кtre les anciens Romains. Quand nous traiterons de la sйlection, on comprendra l'immense importance de ces considйrations pour expliquer la somme йnorme des variations que les pigeons ont subies. Nous verrons alors, aussi, comment il se fait que les diffйrentes races offrent si souvent des caractиres en quelque sorte monstrueux. Il faut enfin signaler une circonstance extrкmement favorable pour la production de races distinctes, c'est que les pigeons mвles et femelles s'apparient d'ordinaire pour la vie, et qu'on peut ainsi йlever plusieurs races diffйrentes dans une mкme voliиre. Je viens de discuter assez longuement, mais cependant de faзon encore bien insuffisante, l'origine probable de nos pigeons domestiques ; si je l'ai fait, c'est que, quand je commenзai а йlever des pigeons et а en observer les diffйrentes espиces, j'йtais tout aussi peu disposй а admettre, sachant avec quelle fidйlitй les diverses races se reproduisent, qu'elles descendent toutes d'une mкme espиce mиre et qu'elles se sont formйes depuis qu'elles sont rйduites en domesticitй, que le serait tout naturaliste а accepter la mкme conclusion а l'йgard des nombreuses espиces de passereaux ou de tout autre groupe naturel d'oiseaux sauvages. Une circonstance m'a surtout frappй, c'est que la plupart des йleveurs d'animaux domestiques, ou les cultivateurs avec lesquels je me suis entretenu ; ou dont j'ai lu les ouvrages, sont tous fermement convaincus que les diffйrentes races, dont chacun d'eux s'est spйcialement occupй, descendent d'autant d'espиces primitivement distinctes. Demandez, ainsi que je l'ai fait, а un cйlиbre йleveur de boeufs de Hereford, s'il ne pourrait pas se faire que son bйtail descendоt d'une race а longues cornes, ou que les deux races descendissent d'une souche parente commune, et il se moquera de vous. Je n'ai jamais rencontrй un йleveur de pigeons, de volailles, de canards ou de lapins qui ne fыt intimement convaincu que chaque race principale descend d'une espиce distincte. Van Mons, dans son traitй sur les poires et sur les pommes, se refuse catйgoriquement а croire que diffйrentes sortes, un pippin Ribston et une pomme Codlin, par exemple, puissent descendre des graines d'un mкme arbre. On pourrait citer une infinitй d'autres exemples. L'explication de ce fait me paraоt simple : fortement impressionnйs, en raison de leurs longues йtudes, par les diffйrences qui existent entre les diverses races, et quoique sachant bien que chacune d'elles varie lйgиrement, puisqu'ils ne gagnent des prix dans les concours qu'en choisissant avec soin ces lйgиres diffйrences, les йleveurs ignorent cependant les principes gйnйraux, et se refusent а йvaluer les lйgиres diffйrences qui se sont accumulйes pendant un grand nombre de gйnйrations successives. Les naturalistes, qui en savent bien moins que les йleveurs sur les lois de l'hйrйditй, qui n'en savent pas plus sur les chaоnons intermйdiaires qui relient les unes aux autres de longues lignйes gйnйalogiques, et qui, cependant, admettent que la plupart de nos races domestiques descendent d'un mкme type, ne pourraient-ils pas devenir un peu plus prudents et cesser de tourner en dйrision l'opinion qu'une espиce, а l'йtat de nature, puisse кtre la postйritй directe d'autres espиces ? PRINCIPES DE SELECTION ANCIENNEMENT APPLIQUES ET LEURS EFFETS. Considйrons maintenant ; en quelques lignes, la formation graduelle de nos races domestiques, soit qu'elles dйrivent d'une seule espиce, soit qu'elles procиdent de plusieurs espиces voisines. On peut attribuer quelques effets а l'action directe et dйfinie des conditions extйrieures d'existence, quelques autres aux habitudes, mais il faudrait кtre bien hardi pour expliquer, par de telles causes, les diffйrences qui existent entre le cheval de trait et le cheval de course, entre le Limier et le Lйvrier, entre le pigeon Messager et le pigeon Culbutant. Un des caractиres les plus remarquables de nos races domestiques, c'est que nous voyons chez elles des adaptations qui ne contribuent en rien au bien-кtre de l'animal ou de la plante, mais simplement а l'avantage ou au caprice de l'homme. Certaines variations utiles а l'homme se sont probablement produites soudainement, d'autres par degrйs ; quelques naturalistes, par exemple, croient que le Chardon а foulon armй de crochets, que ne peut remplacer aucune machine, est tout simplement une variйtй du Dipsacus sauvage ; or, cette transformation peut s'кtre manifestйe dans un seul semis. Il en a йtй probablement ainsi pour le chien Tournebroche ; on sait, tout au moins, que le mouton Ancon a surgi d'une maniиre subite. Mais il faut, si l'on compare le cheval de trait et le cheval de course, le dromadaire et le chameau, les diverses races de moutons adaptйes soit aux plaines cultivйes, soit aux pвturages des montagnes, et dont la laine, suivant la race, est appropriйe tantфt а un usage, tantфt а un autre ; si l'on compare les diffйrentes races de chiens, dont chacune est utile а l'homme а des points de vue divers ; si l'on compare le coq de combat, si enclin а la bataille, avec d'autres races si pacifiques, avec les pondeuses perpйtuelles qui ne demandent jamais а couver, et avec le coq Bantam, si petit et si йlйgant ; si l'on considиre, enfin, cette lйgion de plantes agricoles et culinaires, les arbres qui encombrent nos vergers, les fleurs qui ornent nos jardins, les unes si utiles а l'homme en diffйrentes saisons et pour tant d'usages divers, ou seulement si agrйables а ses yeux, il faut chercher, je crois, quelque chose de plus qu'un simple effet de variabilitй. Nous ne pouvons supposer, en effet, que toutes ces races ont йtй soudainement produites avec toute la perfection et toute l'utilitй qu'elles ont aujourd'hui ; nous savons mкme, dans bien des cas, qu'il n'en a pas йtй ainsi. Le pouvoir de sйlection, d'accumulation, que possиde l'homme, est la clef de ce problиme ; la nature fournit les variations successives, l'homme les accumule dans certaines directions qui lui sont utiles. Dans ce sens, on peut dire que l'homme crйe а son profit des races utiles. La grande valeur de ce principe de sйlection n'est pas hypothйtique. Il est certain que plusieurs de nos йleveurs les plus йminents ont, pendant le cours d'une seule vie d'homme, considйrablement modifiй leurs bestiaux et leurs moutons. Pour bien comprendre les rйsultats qu'ils ont obtenus, il est indispensable de lire quelques-uns des nombreux ouvrages qu'ils ont consacrйs а ce sujet et de voir les animaux eux-mкmes. Les йleveurs considиrent ordinairement l'organisme d'un animal comme un йlйment plastique, qu'ils peuvent modifier presque а leur grй. Si je n'йtais bornй par l'espace, je pourrais citer, а ce sujet, de nombreux exemples empruntйs а des autoritйs hautement compйtentes. Youatt, qui, plus que tout autre peut-кtre, connaissait les travaux des agriculteurs et qui йtait lui-mкme un excellent juge en fait d'animaux, admet que le principe de la sйlection « permet а l'agriculteur, non seulement de modifier le caractиre de son troupeau, mais de le transformer entiиrement. C'est la baguette magique au moyen de laquelle il peut appeler а la vie les formes et les modиles qui lui plaisent. » Lord Somerville dit, а propos de ce que les йleveurs ont fait pour le mouton : « Il semblerait qu'ils aient tracй l'esquisse d'une forme parfaite en soi, puis qu'ils lui ont donnй l'existence. » En Saxe, on comprend si bien l'importance du principe de la sйlection, relativement au mouton mйrinos, qu'on en a fait une profession ; on place le mouton sur une table et un connaisseur l'йtudie comme il ferait d'un tableau ; on rйpиte cet examen trois fois par an, et chaque fois on marque et l'on classe les moutons de faзon а choisir les plus parfaits pour la reproduction. Le prix йnorme attribuй aux animaux dont la gйnйalogie est irrйprochable prouve les rйsultats que les йleveurs anglais ont dйjа atteints ; leurs produits sont expйdiйs dans presque toutes les parties du monde. Il ne faudrait pas croire que ces amйliorations fussent ordinairement dues au croisement de diffйrentes races ; les meilleurs йleveurs condamnent absolument cette pratique, qu'ils n'emploient quelquefois que pour des sous-races йtroitement alliйes. Quand un croisement de ce genre a йtй fait, une sйlection rigoureuse devient encore beaucoup plus indispensable que dans les cas ordinaires. Si la sйlection consistait simplement а isoler quelques variйtйs distinctes et а les faire se reproduire, ce principe serait si йvident, qu'а peine aurait-on а s'en occuper ; mais la grande importance de la sйlection consiste dans les effets considйrables produits par l'accumulation dans une mкme direction, pendant des gйnйrations successives, de diffйrences absolument inapprйciables pour des yeux inexpйrimentйs, diffйrences que, quant а moi, j'ai vainement essayй d'apprйcier. Pas un homme sur mille n'a la justesse de coup d'oeil et la sыretй de jugement nйcessaires pour faire un habile йleveur. Un homme douй de ces qualitйs, qui consacre de longues annйes а l'йtude de ce sujet, puis qui y voue son existence entiиre, en y apportant toute son йnergie et une persйvйrance indomptable, rйussira sans doute et pourra rйaliser d'immenses progrиs ; mais le dйfaut d'une seule de ces qualitйs dйterminera forcйment l'insuccиs. Peu de personnes s'imaginent combien il faut de capacitйs naturelles, combien il faut d'annйes de pratique pour faire un bon йleveur de pigeons. Les horticulteurs suivent les mкmes principes ; mais ici les variations sont souvent plus soudaines. Personne ne suppose que nos plus belles plantes sont le rйsultat d'une seule variation de la souche originelle. Nous savons qu'il en a йtй tout autrement dans bien des cas sur lesquels nous possйdons des renseignements exacts. Ainsi, on peut citer comme exemple l'augmentation toujours croissante de la grosseur de la groseille а maquereau commune. Si l'on compare les fleurs actuelles avec des dessins faits il y a seulement vingt ou trente ans, on est frappй des amйliorations de la plupart des produits du fleuriste. Quand une race de plantes est suffisamment fixйe, les horticulteurs ne se donnent plus la peine de choisir les meilleurs plants, ils se contentent de visiter les plates-bandes pour arracher les plants qui dйvient du type ordinaire. On pratique aussi cette sorte de sйlection avec les animaux, car personne n'est assez nйgligent pour permettre aux sujets dйfectueux d'un troupeau de se reproduire. Il est encore un autre moyen d'observer les effets accumulйs de la sйlection chez les plantes ; on n'a, en effet, qu'а comparer, dans un parterre, la diversitй des fleurs chez les diffйrentes variйtйs d'une mкme espиce ; dans un potager, la diversitй des feuilles, des gousses, des tubercules, ou en gйnйral de la partie recherchйe des plantes potagиres, relativement aux fleurs des mкmes variйtйs ; et, enfin, dans un verger, la diversitй des fruits d'une mкme espиce, comparativement aux feuilles et aux fleurs de ces mкmes arbres. Remarquez combien diffиrent les feuilles du Chou et que de ressemblance dans la fleur ; combien, au contraire, sont diffйrentes les fleurs de la Pensйe et combien les feuilles sont uniformes ; combien les fruits des diffйrentes espиces de Groseilliers diffиrent par la grosseur, la couleur, la forme et le degrй de villositй, et combien les fleurs prйsentent peu de diffйrence. Ce n'est pas que les variйtйs qui diffиrent beaucoup sur un point ne diffиrent pas du tout sur tous les autres, car je puis affirmer, aprиs de longues et soigneuses observations, que cela n'arrive jamais ou presque jamais. La loi de la corrйlation de croissance, dont il ne faut jamais oublier l'importance, entraоne presque toujours quelques diffйrences ; mais, en rиgle gйnйrale, on ne peut douter que la sйlection continue de lйgиres variations portant soit sur les feuilles, soit sur les fleurs, soit sur le fruits, ne produise des races diffйrentes les unes des autres, plus particuliиrement en l'un de ces organes. On pourrait objecter que le principe de la sйlection n'a йtй rйduit en pratique que depuis trois quarts de siиcle. Sans doute, on s'en est rйcemment beaucoup plus occupй, et on a publiй de nombreux ouvrages а ce sujet ; aussi les rйsultats ont-ils йtй, comme on devait s'y attendre, rapides et importants ; mais il n'est pas vrai de dire que ce principe soit une dйcouverte moderne. Je pourrais citer plusieurs ouvrages d'une haute antiquitй prouvant qu'on reconnaissait, dиs alors, l'importance de ce principe. Nous avons la preuve que, mкme pendant les pйriodes barbares qu'a traversйes l'Angleterre, on importait souvent des animaux de choix, et des lois en dйfendaient l'exportation ; on ordonnait la destruction des chevaux qui n'atteignaient pas une certaine taille ; ce que l'on peut comparer au travail que font les horticulteurs lorsqu'ils йliminent, parmi les produits de leurs semis, toutes les plantes qui tendent а dйvier du type rйgulier. Une ancienne encyclopйdie chinoise formule nettement les principes de la sйlection ; certains auteurs classiques romains indiquent quelques rиgles prйcises ; il rйsulte de certains passages de la Genиse que, dиs cette antique pйriode, on prкtait dйjа quelque attention а la couleur des animaux domestiques. Encore aujourd'hui, les sauvages croisent quelquefois leurs chiens avec des espиces canines sauvages pour en amйliorer la race ; Pline atteste qu'on faisait de mкme autrefois. Les sauvages de l'Afrique mйridionale appareillent leurs attelages de bйtail d'aprиs la couleur ; les Esquimaux en agissent de mкme pour leurs attelages de chiens. Livingstone constate que les nиgres de l'intйrieur de l'Afrique, qui n'ont eu aucun rapport avec les Europйens, йvaluent а un haut prix les bonnes races domestiques. Sans doute, quelques-uns de ces faits ne tйmoignent pas d'une sйlection directe ; mais ils prouvent que, dиs l'antiquitй, l'йlevage des animaux domestiques йtait l'objet de soins tout particuliers, et que les sauvages en font autant aujourd'hui. Il serait йtrange, d'ailleurs, que, l'hйrйditй des bonnes qualitйs et des dйfauts йtant si йvidente, l'йlevage n'eыt pas de bonne heure attirй l'attention de l'homme. SELECTION INCONSCIENTE. Les bons йleveurs modernes, qui poursuivent un but dйterminй, cherchent, par une sйlection mйthodique, а crйer de nouvelles lignйes ou des sous-races supйrieures а toutes celles qui existent dans le pays. Mais il est une autre sorte de sйlection beaucoup plus importante au point de vue qui nous occupe, sйlection qu'on pourrait appeler inconsciente ; elle a pour mobile le dйsir que chacun йprouve de possйder et de faire reproduire les meilleurs individus de chaque espиce. Ainsi, quiconque veut avoir des chiens d'arrкt essaye naturellement de se procurer les meilleurs chiens qu'il peut ; puis, il fait reproduire les meilleurs seulement, sans avoir le dйsir de modifier la race d'une maniиre permanente et sans mкme y songer. Toutefois, cette habitude, continuйe pendant des siиcles, finit par modifier et par amйliorer une race quelle qu'elle soit ; c'est d'ailleurs en suivant ce procйdй, mais d'une faзon plus mйthodique, que Bakewell, Collins, etc., sont parvenus а modifier considйrablement, pendant le cours de leur vie, les formes et les qualitйs de leur bйtail. Des changements de cette nature, c'est-а-dire lents et insensibles, ne peuvent кtre apprйciйs qu'autant que d'anciennes mesures exactes ou des dessins faits avec soin peuvent servir de point de comparaison. Dans quelques cas, cependant, on retrouve dans des rйgions moins civilisйes, oщ la race s'est moins amйliorйe, des individus de la mкme race peu modifiйs, d'autres mкme qui n'ont subi aucune modification. Il y a lieu de croire que l'йpagneul King-Charles a йtй assez fortement modifiй de faзon inconsciente, depuis l'йpoque oщ rйgnait le roi dont il porte le nom. Quelques autoritйs trиs compйtentes sont convaincues que le chien couchant descend directement de l'йpagneul, et que les modifications se sont produites trиs lentement. On sait que le chien d'arrкt anglais s'est considйrablement modifiй pendant le dernier siиcle ; on attribue, comme cause principale а ces changements, des croisements avec le chien courant. Mais ce qui importe ici, c'est que le changement s'est effectuй inconsciemment, graduellement, et cependant avec tant d'efficacitй que, bien que notre vieux chien d'arrкt espagnol vienne certainement d'Espagne, M. Borrow m'a dit n'avoir pas vu dans ce dernier pays un seul chien indigиne semblable а notre chien d'arrкt actuel. Le mкme procйdй de sйlection, joint а des soins particuliers, a transformй le cheval de course anglais et l'a amenй а dйpasser en vitesse et en taille les chevaux arabes dont il descend, si bien que ces derniers, d'aprиs les rиglements des courses de Goodwood, portent un poids moindre. Lord Spencer et d'autres ont dйmontrй que le bйtail anglais a augmentй en poids et en prйcocitй, comparativement а l'ancien bйtail. Si, а l'aide des donnйes que nous fournissent les vieux traitйs, on compare l'йtat ancien et l'йtat actuel des pigeons Messagers et des pigeons Culbutants dans la Grande-Bretagne, dans l'Inde et en Perse, on peut encore retracer les phases par lesquelles les diffйrentes races de pigeons ont successivement passй, et comment elles en sont venues а diffйrer si prodigieusement du Biset. Youatt cite un excellent exemple des effets obtenus au moyen de la sйlection continue que l'on peut considйrer comme inconsciente, par cette raison que les йleveurs ne pouvaient ni prйvoir ni mкme dйsirer le rйsultat qui en a йtй la consйquence, c'est-а-dire la crйation de deux branches distinctes d'une mкme race. M. Buckley et M. Burgess possиdent deux troupeaux de moutons de Leicester, qui « descendent en droite ligne, depuis plus de cinquante ans, dit M. Youatt, d'une mкme souche que possйdait M. Bakewell. Quiconque s'entend un peu а l'йlevage ne peut supposer que le propriйtaire de l'un ou l'autre troupeau ait jamais mйlangй le pur sang de la race Bakewell, et, cependant, la diffйrence qui existe actuellement entre ces deux troupeaux est si grande, qu'ils semblent composйs de deux variйtйs tout а fait distinctes. » S'il existe des peuples assez sauvages pour ne jamais songer а s'occuper de l'hйrйditй des caractиres chez les descendants de leurs animaux domestiques, il se peut toutefois qu'un animal qui leur est particuliиrement utile soit plus prйcieusement conservй pendant une famine, ou pendant les autres accidents auxquels les sauvages sont exposйs, et que, par consйquent, cet animal de choix laisse plus de descendants que ses congйnиres infйrieurs. Dans ce cas, il en rйsulte une sorte de sйlection inconsciente. Les sauvages de la Terre de Feu eux-mкmes attachent une si grande valeur а leurs animaux domestiques, qu'ils prйfиrent, en temps de disette, tuer et dйvorer les vieilles femmes de la tribu, parce qu'ils les considиrent comme beaucoup moins utiles que leurs chiens. Les mкmes procйdйs d'amйlioration amиnent des rйsultats analogues chez les plantes, en vertu de la conservation accidentelle des plus beaux individus, qu'ils soient ou non assez distincts pour que l'on puisse les classer, lorsqu'ils apparaissent, comme des variйtйs distinctes, et qu'ils soient ou non le rйsultat d'un croisement entre deux ou plusieurs espиces ou races. L'augmentation de la taille et de la beautй des variйtйs actuelles de la Pensйe, de la Rose, du Dйlargonium, du Dahlia et d'autres plantes, comparйes avec leur souche primitive ou mкme avec les anciennes variйtйs, indique clairement ces amйliorations. Nul ne pourrait s'attendre а obtenir une Pensйe ou un Dahlia de premier choix en semant la graine d'une plante sauvage. Nul ne pourrait espйrer produire une poire fondante de premier ordre en semant le pйpin d'une poire sauvage ; peut-кtre pourrait-on obtenir ce rйsultat si l'on employait une pauvre semence croissant а l'йtat sauvage, mais provenant d'un arbre autrefois cultivй. Bien que la poire ait йtй cultivйe pendant les temps classiques, elle n'йtait, s'il faut en croire Pline, qu'un fruit de qualitй trиs infйrieure. On peut voir, dans bien des ouvrages relatifs а l'horticulture, la surprise que ressentent les auteurs des rйsultats йtonnants obtenus par les jardiniers, qui n'avaient а leur disposition que de bien pauvres matйriaux ; toutefois, le procйdй est bien simple, et il a presque йtй appliquй de faзon inconsciente pour en arriver au rйsultat final. Ce procйdй consiste а cultiver toujours les meilleures variйtйs connues, а en semer les graines et, quand une variйtй un peu meilleure vient а se produire, а la cultiver prйfйrablement а toute autre. Les jardiniers de l'йpoque grйco-latine, qui cultivaient les meilleures poires qu'ils pouvaient alors se procurer, s'imaginaient bien peu quels fruits dйlicieux nous mangerions un jour ; quoi qu'il en soit, nous devons, sans aucun doute, ces excellents fruits а ce qu'ils ont naturellement choisi et conservй les meilleures variйtйs connues. Ces modifications considйrables effectuйes lentement et accumulйes de faзon inconsciente expliquent, je le crois, ce fait bien connu que, dans un grand nombre de cas, il nous est impossible de distinguer et, par consйquent, de reconnaоtre les souches sauvages des plantes et des fleurs qui, depuis une йpoque reculйe, ont йtй cultivйes dans nos jardins. S'il a fallu des centaines, ou mкme des milliers d'annйes pour modifier la plupart de nos plantes et pour les amйliorer de faзon а ce qu'elles devinssent aussi utiles qu'elles le sont aujourd'hui pour l'homme, il est facile de comprendre comment il se fait que ni l'Australie, ni le cap de Bonne-Espйrance, ni aucun autre pays habitй par l'homme sauvage, ne nous ait fourni aucune plante digne d'кtre cultivйe. Ces pays si riches en espиces doivent possйder, sans aucun doute, les types de plusieurs plantes utiles ; mais ces plantes indigиnes n'ont pas йtй amйliorйes par une sйlection continue, et elles n'ont pas йtй amenйes, par consйquent, а un йtat de perfection comparable а celui qu'ont atteint les plantes cultivйes dans les pays les plus anciennement civilisйs. Quant aux animaux domestiques des peuples, sauvages, il ne faut pas oublier qu'ils ont presque toujours, au moins pendant quelques saisons, а chercher eux-mкmes leur nourriture. Or, dans deux pays trиs diffйrents sous le rapport des conditions de la vie, des individus appartenant а une mкme espиce, mais ayant une constitution ou une conformation lйgиrement diffйrentes, peuvent souvent beaucoup mieux rйussir dans l'un que dans l'autre ; il en rйsulte que, par un procйdй de sйlection naturelle que nous exposerons bientфt plus en dйtail, il peut se former deux sous-races. C'est peut-кtre lа, ainsi que l'ont fait remarquer plusieurs auteurs, qu'il faut chercher l'explication du fait que, chez les sauvages, les animaux domestiques ont beaucoup plus le caractиre d'espиces que les animaux domestiques des pays civilisйs. Si l'on tient suffisamment compte du rфle important qu'a jouй le pouvoir sйlectif de l'homme, on s'explique aisйment que nos races domestiques, et par leur conformation, et par leurs habitudes, se soient si complиtement adaptйes а nos besoins et а nos caprices. Nous y trouvons, en outre, l'explication du caractиre si frйquemment anormal de nos races domestiques et du fait que leurs diffйrences extйrieures sont si grandes, alors que les diffйrences portant sur l'organisme sont relativement si lйgиres. L'homme ne peut guиre choisir que des dйviations de conformation qui affectent l'extйrieur ; quant aux dйviations internes, il ne pourrait les choisir qu'avec la plus grande difficultй, on peut mкme ajouter qu'il s'en inquiиte fort peu. En outre, il ne peut exercer son pouvoir sйlectif que sur des variations que la nature lui a tout d'abord fournies. Personne, par exemple, n'aurait jamais essayй de produire un pigeon Paon, avant d'avoir vu un pigeon dont la queue offrait un dйveloppement quelque peu inusitй ; personne n'aurait cherchй а produire un pigeon Grosse-gorge, avant d'avoir remarquй une dilatation exceptionnelle du jabot chez un de ces oiseaux ; or, plus une dйviation accidentelle prйsente un caractиre anormal ou bizarre, plus elle a de chances d'attirer l'attention de l'homme. Mais nous venons d'employer l'expression : essayer de produire un pigeon Paon ; c'est lа, je n'en doute pas, dans la plupart des cas, une expression absolument inexacte. L'homme qui, le premier, a choisi, pour le faire reproduire, un pigeon dont la queue йtait un peu plus dйveloppйe que celle de ses congйnиres, ne s'est jamais imaginй ce que deviendraient les descendants de ce pigeon par suite d'une sйlection longuement continuйe, soit inconsciente, soit mйthodique. Peut-кtre le pigeon, souche de tous les pigeons Paons, n'avait-il que quatorze plumes caudales un peu йtalйes, comme le pigeon Paon actuel de Java, ou comme quelques individus d'autres races distinctes, chez lesquels on a comptй jusqu'а dix-sept plumes caudales. Peut-кtre le premier pigeon Grosse-gorge ne gonflait-il pas plus son jabot que ne le fait actuellement le Turbit quand il dilate la partie supйrieure de son oesophage, habitude а laquelle les йleveurs ne prкtent aucune espиce d'attention, parce qu'elle n'est pas un des caractиres de cette race. Il ne faudrait pas croire, cependant, que, pour attirer l'attention de l'йleveur, la dйviation de structure doive кtre trиs prononcйe. L'йleveur, au contraire, remarque les diffйrences les plus minimes, car il est dans la nature de chaque homme de priser toute nouveautй en sa possession, si insignifiante qu'elle soit. On ne saurait non plus juger de l'importance qu'on attribuait autrefois а quelques lйgиres diffйrences chez les individus de la mкme espиce, par l'importance qu'on leur attribue, aujourd'hui que les diverses races sont bien йtablies. On sait que de lйgиres variations se prйsentent encore accidentellement chez les pigeons, mais on les rejette comme autant de dйfauts ou de dйviations du type de perfection admis pour chaque race. L'oie commune n'a pas fourni de variйtйs bien accusйes ; aussi a-t-on derniиrement exposй comme des espиces distinctes, dans nos expositions de volailles, la race de Toulouse et la race commune, qui ne diffиrent que par la couleur, c'est-а-dire le plus fugace de tous les caractиres. Ces diffйrentes raisons expliquent pourquoi nous ne savons rien ou presque rien sur l'origine ou sur l'histoire de nos races domestiques. Mais, en fait, peut-on soutenir qu'une race, ou un dialecte, ait une origine distincte ? Un homme conserve et fait reproduire un individu qui prйsente quelque lйgиre dйviation de conformation ; ou bien il apporte plus de soins qu'on ne le fait d'ordinaire pour apparier ensemble ses plus beaux sujets ; ce faisant, il les amйliore, et ces animaux perfectionnйs se rйpandent lentement dans le voisinage. Ils n'ont pas encore un nom particulier ; peu apprйciйs, leur histoire est nйgligйe. Mais, si l'on continue а suivre ce procйdй lent et graduel, et que, par consйquent, ces animaux s'amйliorent de plus en plus, ils se rйpandent davantage, et on finit par les reconnaоtre pour une race distincte ayant quelque valeur ; ils reзoivent alors un nom, probablement un nom de province. Dans les pays а demi civilisйs, oщ les communications sont difficiles, une nouvelle race ne se rйpand que bien lentement. Les principaux caractиres de la nouvelle race йtant reconnus et apprйciйs а leur juste valeur, le principe de la sйlection inconsciente, comme je l'ai appelйe, aura toujours pour effet d'augmenter les traits caractйristiques de la race, quels qu'ils puissent кtre d'ailleurs, -- sans doute а une йpoque plus particuliиrement qu'а une autre, selon que la race nouvelle est ou non а la mode,-- plus particuliиrement aussi dans un pays que dans un autre, selon que les habitants sont plus ou moins civilisйs. Mais, en tout cas, il est trиs peu probable que l'on conserve l'historique de changements si lents et si insensibles. CIRCONSTANCES FAVORABLES A LA SELECTION OPEREE PAR L'HOMME. Il convient maintenant d'indiquer en quelques mots les circonstances qui facilitent ou qui contrarient l'exercice de la sйlection par l'homme. Une grande facultй de variabilitй est йvidemment favorable, car elle fournit tous les matйriaux sur lesquels repose la sйlection ; toutefois, de simples diffйrences individuelles sont plus que suffisantes pour permettre, а condition que l'on y apporte beaucoup de soins, l'accumulation d'une grande somme de modifications dans presque toutes les directions. Toutefois, comme des variations manifestement utiles ou agrйables а l'homme ne se produisent qu'accidentellement, on a d'autant plus de chance qu'elles se produisent, qu'on йlиve un plus grand nombre d'individus. Le nombre est, par consйquent, un des grands йlйments de succиs. C'est en partant de ce principe que Marshall a fait remarquer autrefois, en parlant des moutons de certaines parties du Yorkshire : « Ces animaux appartenant а des gens pauvres et йtant, par consйquent, divisйs en petit troupeaux, il y a peu de chance qu'ils s'amйliorent jamais. » D'autre part, les horticulteurs, qui йlиvent des quantitйs considйrables de la mкme plante, rйussissent ordinairement mieux que les amateurs а produire de nouvelles variйtйs. Pour qu'un grand nombre d'individus d'une espиce quelconque existe dans un mкme pays, il faut que l'espиce y trouve des conditions d'existence favorables а sa reproduction. Quand les individus sont en petit nombre, on permet а tous de se reproduire, quelles que soient d'ailleurs leurs qualitйs, ce qui empкche l'action sйlective de se manifester. Mais le point le plus important de tous est, sans contredit, que l'animal ou la plante soit assez utile а l'homme, ou ait assez de valeur а ses yeux, pour qu'il apporte l'attention la plus scrupuleuse aux moindres dйviations qui peuvent se produire dans les qualitйs ou dans la conformation de cet animal ou de cette plante. Rien n'est possible sans ces prйcautions. J'ai entendu faire sйrieusement la remarque qu'il est trиs heureux que le fraisier ait commencй prйcisйment а varier au moment oщ les jardiniers ont portй leur attention sur cette plante. Or, il n'est pas douteux que le fraisier a dы varier depuis qu'on le cultive, seulement on a nйgligй ces lйgиres variations. Mais, dиs que les jardiniers se mirent а choisir les plantes portant un fruit un peu plus gros, un peu plus parfumй, un peu plus prйcoce, а en semer les graines, а trier ensuite les plants pour faire reproduire les meilleurs, et ainsi de suite, ils sont arrivйs а produire, en s'aidant ensuite de quelques croisements avec d'autres espиces, ces nombreuses et admirables variйtйs de fraises qui ont paru pendant ces trente ou quarante derniиres annйes. Il importe, pour la formation de nouvelles races d'animaux, d'empкcher autant que possible les croisements, tout au moins dans un pays qui renferme dйjа d'autres races. Sous ce rapport, les clфtures jouent un grand rфle. Les sauvages nomades, ou les habitants de plaines ouvertes, possиdent rarement plus d'une race de la mкme espиce. Le pigeon s'apparie pour la vie ; c'est lа une grande commoditй pour l'йleveur, qui peut ainsi amйliorer et faire reproduire fidиlement plusieurs races, quoiqu'elles habitent une mкme voliиre ; cette circonstance doit, d'ailleurs, avoir singuliиrement favorisй la formation de nouvelles races. Il est un point qu'il est bon d'ajouter : les pigeons se multiplient beaucoup et vite, et on peut sacrifier tous les sujets dйfectueux, car ils servent а l'alimentation. Les chats, au contraire, en raison de leurs habitudes nocturnes et vagabondes, ne peuvent pas кtre aisйment appariйs, et, bien qu'ils aient une si grande valeur aux yeux des femmes et des enfants, nous voyons rarement une race distincte se perpйtuer parmi eux ; celles que l'on rencontre, en effet, sont presque toujours importйes de quelque autre pays. Certains animaux domestiques varient moins que d'autres, cela ne fait pas de doute ; on peut cependant, je crois, attribuer а ce que la sйlection ne leur a pas йtй appliquйe la raretй ou l'absence de races distinctes chez le chat, chez l'вne, chez le paon, chez l'oie, etc.: chez les chats, parce qu'il est fort difficile de les apparier ; chez les вnes, parce que ces animaux ne se trouvent ordinairement que chez les pauvres gens, qui s'occupent peu de surveiller leur reproduction, et la preuve, c'est que, tout rйcemment, on est parvenu а modifier et а amйliorer singuliиrement cet animal par une sйlection attentive dans certaines parties de l'Espagne et des Etats-Unis ; chez le paon, parce que cet animal est difficile а йlever et qu'on ne le conserve pas en grande quantitй ; chez l'oie, parce que ce volatile n'a de valeur que pour sa chair et pour ses plumes, et surtout, peut-кtre, parce que personne n'a jamais dйsirй en multiplier les races. Il est juste d'ajouter que l'Oie domestique semble avoir un organisme singuliиrement inflexible, bien qu'elle ait quelque peu variй, comme je l'ai dйmontrй ailleurs. Quelques auteurs ont affirmй que la limite de la variation chez nos animaux domestiques est bientфt atteinte et qu'elle ne saurait кtre dйpassйe. Il serait quelque peu tйmйraire d'affirmer que la limite a йtй atteinte dans un cas quel qu'il soit, car presque tous nos animaux et presque toutes nos plantes se sont beaucoup amйliorйs de bien des faзons, dans une pйriode rйcente ; or, ces amйliorations impliquent des variations. Il serait йgalement tйmйraire d'affirmer que les caractиres, poussйs aujourd'hui jusqu'а leur extrкme limite, ne pourront pas, aprиs кtre restйs fixes pendant des siиcles, varier de nouveau dans de nouvelles conditions d'existence. Sans doute, comme l'a fait remarquer M. Wallace avec beaucoup de raison, on finira par atteindre une limite. Il y a, par exemple, une limite а la vitesse d'un animal terrestre, car cette limite est dйterminйe par la rйsistance а vaincre, par le poids du corps et par la puissance de contraction des fibres musculaires. Mais ce qui nous importe, c'est que les variйtйs domestiques des mкmes espиces diffиrent les unes des autres, dans presque tous les caractиres dont l'homme s'est occupй et dont il a fait l'objet d'une sйlection, beaucoup plus que ne le font les espиces distinctes des mкmes genres. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire l'a dйmontrй relativement а la taille ; il en est de mкme pour la couleur, et probablement pour la longueur du poil. Quant а la vitesse, qui dйpend de tant de caractиres physiques, Eclipse йtait beaucoup plus rapide, et un cheval de camion est incomparablement plus fort qu'aucun individu naturel appartenant au mкme genre. De mкme pour les plantes, les graines des diffйrentes qualitйs de fиves ou de maпs diffиrent probablement plus, sous le rapport de la grosseur, que ne le font les graines des espиces distinctes dans un genre quelconque appartenant aux deux mкmes familles. Cette remarque s'applique aux fruits des diffйrentes variйtйs de pruniers, plus encore aux melons et а un grand nombre d'autres cas analogues. Rйsumons en quelques mots ce qui est relatif а l'origine de nos races d'animaux domestiques et de nos plantes cultivйes. Les changements dans les conditions d'existence ont la plus haute importance comme cause de variabilitй, et parce que ces conditions agissent directement sur l'organisme, et parce qu'elles agissent indirectement en affectant le systиme reproducteur. Il n'est pas probable que la variabilitй soit, en toutes circonstances, une rйsultante inhйrente et nйcessaire de ces changements. La force plus ou moins grande de l'hйrйditй et celle de la tendance au retour dйterminent ou non la persistance des variations. Beaucoup de lois inconnues, dont la corrйlation de croissance est probablement la plus importante, rйgissent la variabilitй. On peut attribuer une certaine influence а l'action dйfinie des conditions d'existence, mais nous ne savons pas dans quelles proportions cette influence s'exerce. On peut attribuer quelque influence, peut-кtre mкme une influence considйrable, а l'augmentation d'usage ou du non-usage des parties. Le rйsultat final, si l'on considиre toutes ces influences ; devient infiniment complexe. Dans quelques cas le croisement d'espиces primitives distinctes semble avoir jouй un rфle fort important au point de vue de l'origine de nos races. Dиs que plusieurs races ont йtй formйes dans une rйgion quelle qu'elle soit, leur croisement accidentel, avec l'aide de la sйlection, a sans doute puissamment contribuй а la formation de nouvelles variйtйs. On a, toutefois, considйrablement exagйrй l'importance des croisements, et relativement aux animaux, et relativement aux plantes qui se multiplient par graines. L'importance du croisement est immense, au contraire, pour les plantes qui se multiplient temporairement par boutures, par greffes etc., parce que le cultivateur peut, dans ce cas, nйgliger l'extrкme variabilitй des hybrides et des mйtis et la stйrilitй des hybrides ; mais les plantes qui ne se multiplient pas par graines ont pour nous peu d'importance, leur durйe n'йtant que temporaire. L'action accumulatrice de la sйlection, qu'elle soit appliquйe mйthodiquement et vite, ou qu'elle soit appliquйe inconsciemment, lentement, mais de faзon plus efficace, semble avoir йtй la grande puissance qui a prйsidй а toutes ces causes de changement. CHAPITRE II. DE LA VARIATION A L'ETAT DE NATURE. Variabilitй. - Diffйrences individuelles. - Espиces douteuses. - Les espиces ayant un habitat fort йtendu, les espиces trиs rйpandues et les espиces communes sont celles qui varient le plus. - Dans chaque pays, les espиces appartenant aux genres qui contiennent beaucoup d'espиces varient plus frйquemment que celles appartenant aux genres qui contiennent peu d'espиces. - Beaucoup d'espиces appartenant aux genres qui contiennent un grand nombre d'espиces ressemblent а des variйtйs, en ce sens qu'elles sont alliйes de trиs prиs, mais inйgalement, les unes aux autres, et en ce qu'elles ont un habitat restreint. VARIABILITE. Avant d'appliquer aux кtres organisйs vivant а l'йtat de nature les principes que nous avons posйs dans le chapitre prйcйdent, il importe d'examiner briиvement si ces derniers sont sujets а des variations. Pour traiter ce sujet avec l'attention qu'il mйrite, il faudrait dresser un long et aride catalogue de faits ; je rйserve ces faits pour un prochain ouvrage. Je ne discuterai pas non plus ici les diffйrentes dйfinitions que l'on a donnйes du terme espиce. Aucune de ces dйfinitions n'a complиtement satisfait tous les naturalistes, et cependant chacun d'eux sait vaguement ce qu'il veut dire quand il parle d'une espиce. Ordinairement le terme espиce implique l'йlйment inconnu d'un acte crйateur distinct. Il est presque aussi difficile de dйfinir le terme variйtй ; toutefois, ce terme implique presque toujours une communautй de descendance, bien qu'on puisse rarement en fournir les preuves. Nous avons aussi ce que l'on dйsigne sous le nom de monstruositйs ; mais elles se confondent avec les variйtйs. En se servant du terme monstruositй, on veut dire, je pense, une dйviation considйrable de conformation, ordinairement nuisible ou tout au moins peu utile а l'espиce. Quelques auteurs emploient le terme variation dans le sens technique, c'est-а-dire comme impliquant une modification qui dйcoule directement des conditions physiques de la vie ; or, dans ce sens, les variations ne sont pas susceptibles d'кtre transmises par hйrйditй. Qui pourrait soutenir, cependant, que la diminution de taille des coquillages dans les eaux saumвtres de la Baltique, ou celle des plantes sur le sommet des Alpes, ou que l'йpaississement de la fourrure d'un animal arctique ne sont pas hйrйditaires pendant quelques gйnйrations tout au moins ? Dans ce cas, je le suppose, on appellerait ces formes des variйtйs. On peut douter que des dйviations de structure aussi soudaines et aussi considйrables que celles que nous observons quelquefois chez nos productions domestiques, principalement chez les plantes, se propagent de faзon permanente а l'йtat de nature. Presque toutes les parties de chaque кtre organisй sont si admirablement disposйes, relativement aux conditions complexes de l'existence de cet кtre, qu'il semble aussi improbable qu'aucune de ces parties ait atteint du premier coup la perfection, qu'il semblerait improbable qu'une machine fort compliquйe ait йtй inventйe d'emblйe а l'йtat parfait par l'homme. Chez les animaux rйduits en domesticitй, il se produit quelquefois des monstruositйs qui ressemblent а des conformations normales chez des animaux tout diffйrents. Ainsi, les porcs naissent quelquefois avec une sorte de trompe ; or, si une espиce sauvage du mкme genre possйdait naturellement une trompe, on pourrait soutenir que cet appendice a paru sous forme de monstruositй. Mais, jusqu'а prйsent, malgrй les recherches les plus scrupuleuses, je n'ai pu trouver aucun cas de monstruositй ressemblant а des structures normales chez des formes presque voisines, et ce sont celles-lа seulement qui auraient de l'importance dans le cas qui nous occupe. En admettant que des monstruositйs semblables apparaissent parfois chez l'animal а l'йtat de nature, et qu'elles soient susceptibles de transmission par hйrйditй -- ce qui n'est pas toujours le cas -- leur conservation dйpendrait de circonstances extraordinairement favorables, car elles se produisent rarement et isolйment. En outre, pendant la premiиre gйnйration et les gйnйrations suivantes, les individus affectйs de ces monstruositйs devraient se croiser avec les individus ordinaires, et, en consйquence, leur caractиre anormal disparaоtrait presque inйvitablement. Mais j'aurai а revenir, dans un chapitre subsйquent, sur la conservation et sur la perpйtuation des variations isolйes ou accidentelles. DIFFERENCES INDIVIDUELLES. On peut donner le nom de diffйrences individuelles aux diffйrences nombreuses et lйgиres qui se prйsentent chez les descendants des mкmes parents, ou auxquelles on peut assigner cette cause, parce qu'on les observe chez des individus de la mкme espиce, habitant une mкme localitй restreinte. Nul ne peut supposer que tous les individus de la mкme espиce soient coulйs dans un mкme moule. Ces diffйrences individuelles ont pour nous la plus haute importance, car, comme chacun a pu le remarquer, elles se transmettent souvent par hйrйditй ; en outre, elles fournissent aussi des matйriaux sur lesquels peut agir la sйlection naturelle et qu'elle peut accumuler de la mкme faзon que l'homme accumule, dans une direction donnйe, les diffйrences individuelles de ses produits domestiques. Ces diffйrences individuelles affectent ordinairement des parties que les naturalistes considиrent comme peu importantes ; je pourrais toutefois prouver, par de nombreux exemples, que des parties trиs importantes, soit au point de vue physiologique, soit au point de vue de la classification, varient quelquefois chez des individus appartenant а une mкme espиce. Je suis convaincu que le naturaliste le plus expйrimentй serait surpris du nombre des cas de variabilitй qui portent sur des organes importants ; on peut facilement se rendre compte de ce fait en recueillant, comme je l'ai fait pendant de nombreuses annйes, tous les cas constatйs par des autoritйs compйtentes. Il est bon de se rappeler que les naturalistes а systиme rйpugnent а admettre que les caractиres importants puissent varier ; il y a d'ailleurs, peu de naturalistes qui veuillent se donner la peine d'examiner attentivement les organes internes importants, et de les comparer avec de nombreux spйcimens appartenant а la mкme espиce. Personne n'aurait pu supposer que le branchement des principaux nerfs, auprиs du grand ganglion central d'un insecte, soit variable chez une mкme espиce ; on aurait tout au plus pu penser que des changements de cette nature ne peuvent s'effectuer que trиs lentement ; cependant sir John Lubbock a dйmontrй que dans les nerfs du Coccus il existe un degrй de variabilitй qui peut presque se comparer au branchement irrйgulier d'un tronc d'arbre. Je puis ajouter que ce mкme naturaliste a dйmontrй que les muscles des larves de certains insectes sont loin d'кtre uniformes. Les auteurs tournent souvent dans un cercle vicieux quand ils soutiennent que les organes importants ne varient jamais ; ces mкmes auteurs, en effet, et il faut dire que quelques-uns l'ont franchement avouй, ne considиrent comme importants que les organes qui ne varient pas. Il va sans dire que, si l'on raisonne ainsi, on ne pourra jamais citer d'exemple de la variation d'un organe important ; mais, si l'on se place а tout autre point de vue, on pourra certainement citer de nombreux exemples de ces variations. Il est un point extrкmement embarrassant, relativement aux diffйrences individuelles. Je fais allusion aux genres que l'on a appelйs « protйens » ou « polymorphes », genres chez lesquels les espиces varient de faзon dйrйglйe. A peine y a-t-il deux naturalistes qui soient d'accord pour classer ces formes comme espиces ou comme variйtйs. On peut citer comme exemples les genres Rubus, Rosa et Hieracium chez les plantes ; plusieurs genres d'insectes et de coquillages brachiopodes. Dans la plupart des genres polymorphes, quelques espиces ont des caractиres fixes et dйfinis. Les genres polymorphes dans un pays semblent, а peu d'exceptions prиs, l'кtre aussi dans un autre, et, s'il faut en juger par les Brachiopodes, ils l'ont йtй а d'autres йpoques. Ces faits sont trиs embarrassants, car ils semblent prouver que cette espиce de variabilitй est indйpendante des conditions d'existence. Je suis disposй а croire que, chez quelques-uns de ces genres polymorphes tout au moins, ce sont lа des variations qui ne sont ni utiles ni nuisibles а l'espиce ; et qu'en consйquence la sйlection naturelle ne s'en est pas emparйe pour les rendre dйfinitives, comme nous l'expliquerons plus tard. On sait que, indйpendamment des variations, certains individus appartenant а une mкme espиce prйsentent souvent de grandes diffйrences de conformation ; ainsi, par exemple, les deux sexes de diffйrents animaux ; les deux ou trois castes de femelles stйriles et de travailleurs chez les insectes, beaucoup d'animaux infйrieurs а l'йtat de larve ou non encore parvenus а l'вge adulte. On a aussi constatй des cas de dimorphisme et de trimorphisme chez les animaux et chez les plantes. Ainsi, M. Wallace, qui derniиrement a appelй l'attention sur ce sujet, a dйmontrй que, dans l'archipel Malais, les femelles de certaines espиces de papillons revкtent rйguliиrement deux ou mкme trois formes absolument distinctes, qui ne sont reliйes les unes aux autres par aucune variйtй intermйdiaire. Fritz Mьller a dйcrit des cas analogues, mais plus extraordinaires encore, chez les mвles de certains crustacйs du Brйsil. Ainsi, un Tanais mвle se trouve rйguliиrement sous deux formes distinctes ; l'une de ces formes possиde des pinces fortes et ayant un aspect diffйrent, l'autre a des antennes plus abondamment garnie de cils odorants. Bien que, dans la plupart de ces cas, les deux ou trois formes observйes chez les animaux et chez les plantes ne soient pas reliйes actuellement par des chaоnons intermйdiaires, il est probable qu'а une certaine йpoque ces intermйdiaires ont existй. M. Wallace, par exemple, a dйcrit un certain papillon qui prйsente, dans une mкme оle, un grand nombre de variйtйs reliйes par des chaоnons intermйdiaires, et dont les formes extrкmes ressemblent йtroitement aux deux formes d'une espиce dimorphe voisine, habitant une autre partie de l'archipel Malais. Il en est de mкme chez les fourmis ; les diffйrentes castes de travailleurs sont ordinairement tout а fait distinctes ; mais, dans quelques cas, comme nous le verrons plus tard, ces castes sont reliйes les unes aux autres par des variйtйs imperceptiblement graduйes. J'ai observй les mкmes phйnomиnes chez certaines plantes dimorphes. Sans doute, il paraоt tout d'abord extrкmement remarquable qu'un mкme papillon femelle puisse produire en mкme temps trois formes femelles distinctes et une seule forme mвle ; ou bien qu'une plante hermaphrodite puisse produire, dans une mкme capsule, trois formes hermaphrodites distinctes, portant trois sortes diffйrentes de femelles et trois ou mкme six sortes diffйrentes de mвles. Toutefois, ces cas ne sont que des exagйration du fait ordinaire, а savoir : que la femelle produit des descendants des deux sexes, qui, parfois, diffиrent les uns des autres d'une faзon extraordinaire. ESPECES DOUTEUSES. Les formes les plus importantes pour nous, sous bien des rapports, sont celles qui, tout en prйsentant, а un degrй trиs prononcй, le caractиre d'espиces, sont assez semblables а d'autres formes ou sont assez parfaitement reliйes avec elles par des intermйdiaires, pour que les naturalistes rйpugnent а les considйrer comme des espиces distinctes. Nous avons toute raison de croire qu'un grand nombre de ces formes voisines et douteuses ont conservй leurs caractиres de faзon permanente pendant longtemps, pendant aussi longtemps mкme, autant que nous pouvons en juger, que les bonnes et vraies espиces. Dans la pratique, quand un naturaliste peut rattacher deux formes l'une а l'autre par des intermйdiaires, il considиre l'une comme une variйtй de l'autre ; il dйsigne la plus commune, mais parfois aussi la premiиre dйcrite, comme l'espиce, et la seconde comme la variйtй. Il se prйsente quelquefois, cependant, des cas trиs difficiles, que je n'йnumйrerai pas ici, oщ il s'agit de dйcider si une forme doit кtre classйe comme une variйtй d'une autre forme, mкme quand elles sont intimement reliйes par des formes intermйdiaires ; bien qu'on suppose d'ordinaire que ces formes intermйdiaires ont une nature hybride, cela ne suffit pas toujours pour trancher la difficultй. Dans bien des cas, on regarde une forme comme une variйtй d'une autre forme, non pas parce qu'on a retrouvй les formes intermйdiaires, mais parce que l'analogie qui existe entre elles fait supposer а l'observateur que ces intermйdiaires existent aujourd'hui, ou qu'ils ont anciennement existй. Or, en agir ainsi, c'est ouvrir la porte au doute et aux conjectures. Pour dйterminer, par consйquent, si l'on doit classer une forme comme une espиce ou comme une variйtй, il semble que le seul guide а suivre soit l'opinion des naturalistes ayant un excellent jugement et une grande expйrience ; mais, souvent, il devient nйcessaire de dйcider а la majoritй des voix, car il n'est guиre de variйtйs bien connues et bien tranchйes que des juges trиs compйtents n'aient considйrйes comme telles, alors que d'autres juges tout aussi compйtents les considиrent comme des espиces. Il est certain tout au moins que les variйtйs ayant cette nature douteuse sont trиs communes. Si l'on compare la flore de la Grande-Bretagne а celle de la France ou а celle des Etats-Unis, flores dйcrites par diffйrents botanistes, on voit quel nombre surprenant de formes ont йtй classйes par un botaniste comme espиces, et par un autre comme variйtйs. M. H.-C. Watson, auquel je suis trиs reconnaissant du concours qu'il m'a prкtй, m'a signalй cent quatre-vingt-deux plantes anglaises, que l'on considиre ordinairement comme des variйtйs, mais que certains botanistes ont toutes mises au rang des espиces ; en faisant cette liste, il a omis plusieurs variйtйs insignifiantes, lesquelles nйanmoins ont йtй rangйes comme espиces par certains botanistes, et il a entiиrement omis plusieurs genres polymorphes. M. Babington compte, dans les genres qui comprennent le plus de formes polymorphes, deux cent cinquante et une espиces, alors que M. Bentham n'en compte que cent douze, ce qui fait une diffйrence de cent trente-neuf formes douteuses ! Chez les animaux qui s'accouplent pour chaque portйe et qui jouissent а un haut degrй de la facultй de la locomotion, on trouve rarement, dans un mкme pays, des formes douteuses, mises au rang d'espиces par un zoologiste, et de variйtйs par un autre ; mais ces formes sont communes dans les rйgions sйparйes. Combien n'y a-t-il pas d'oiseaux et d'insectes de l'Amйrique septentrionale et de l'Europe, ne diffйrant que trиs peu les uns des autres, qui ont йtй comptйs, par un йminent naturaliste comme des espиces incontestables, et par un autre, comme des variйtйs, ou bien, comme on les appelle souvent, comme des races gйographiques ! M. Wallace dйmontre, dans plusieurs mйmoires remarquables, qu'on peut diviser en quatre groupes les diffйrents animaux, principalement les lйpidoptиres, habitant les оles du grand archipel Malais : les formes variables, les formes locales, les races gйographiques ou sous-espиces, et les vraies espиces reprйsentatives. Les premiиres, ou formes variables, varient beaucoup dans les limites d'une mкme оle. Les formes locales sont assez constantes et sont distinctes dans chaque оle sйparйe ; mais, si l'on compare les unes aux autres les formes locales des diffйrentes оles, on voit que les diffйrences qui les sйparent sont si lйgиres et offrent tant de gradations, qu'il est impossible de les dйfinir et de les dйcrire, bien qu'en mкme temps les formes extrкmes soient suffisamment distinctes. Les races gйographiques ou sous-espиces constituent des formes locales complиtement fixes et isolйes ; mais, comme elles ne diffиrent pas les unes des autres par des caractиres importants et fortement accusйs, « il faut s'en rapporter uniquement а l'opinion individuelle pour dйterminer lesquelles il convient de considйrer comme espиces, et lesquelles comme variйtйs ». Enfin, les espиces reprйsentatives occupent, dans l'йconomie naturelle de chaque оle, la mкme place que les formes locales et les sous-espиces ; mais elles se distinguent les unes des autres par une somme de diffйrences plus grande que celles qui existent entre les formes locales et les sous-espиces ; les naturalistes les regardent presque toutes comme de vraies espиces. Toutefois, il n'est pas possible d'indiquer un criterium certain qui permette de reconnaоtre les formes variables, les formes locales, les sous-espиces et les espиces reprйsentatives. Il y a bien des annйes, alors que je comparais et que je voyais d'autres naturalises comparer les uns avec les autres et avec ceux du continent amйricain les oiseaux provenant des оles si voisines de l'archipel des Galapagos, j'ai йtй profondйment frappй de la distinction vague et arbitraire qui existe entre les espиces et les variйtйs. M. Wollaston, dans son admirable ouvrage, considиre comme des variйtйs beaucoup d'insectes habitant les оlots du petit groupe de Madиre ; or, beaucoup d'entomologistes classeraient la plupart d'entre eux comme des espиces distinctes. Il y a, mкme en Irlande, quelques animaux que l'on regarde ordinairement aujourd'hui comme des variйtйs, mais que certains zoologistes ont mis au rang des espиces. Plusieurs savants ornithologistes estiment que notre coq de bruyиre rouge n'est qu'une variйtй trиs prononcйe d'une espиce norwйgienne ; mais la plupart le considиrent comme une espиce incontestablement particuliиre а la Grande-Bretagne. Un йloignement considйrable entre les habitats de deux formes douteuses conduit beaucoup de naturalistes а classer ces derniиres comme des espиces distinctes. Mais n'y a-t-il pas lieu de se demander : quelle est dans ce cas la distance suffisante ? Si la distance entre l'Amйrique et l'Europe est assez considйrable, suffit-il, d'autre part, de la distance entre l'Europe et les Aзores, Madиre et les Canaries, ou de celle qui existe entre les diffйrents оlots de ces petits archipels ? M. B.-D. Walsh, entomologiste distinguй des Etats-Unis, a dйcrit ce qu'il appelle les variйtйs et les espиces phytophages. La plupart des insectes qui se nourrissent de vйgйtaux vivent exclusivement sur une espиce ou sur un groupe de plantes ; quelques-uns se nourrissent indistinctement de plusieurs sortes de plantes ; mais ce n'est pas pour eux une cause de variations. Dans plusieurs cas, cependant, M. Walsh a observй que les insectes vivant sur diffйrentes plantes prйsentent, soit а l'йtat de larve, soit а l'йtat parfait, soit dans les deux cas, des diffйrences lйgиres, bien que constantes, au point de vue de la couleur, de la taille ou de la nature des sйcrйtions. Quelquefois les mвles seuls, d'autres fois les mвles et les femelles prйsentent ces diffйrences а un faible degrй. Quand les diffйrences sont un peu plus accusйes et que les deux sexes sont affectйs а tous les вges, tous les entomologistes considиrent ces formes comme des espиces vraies. Mais aucun observateur ne peut dйcider pour un autre, en admettant mкme qu'il puisse le faire pour lui-mкme, auxquelles de ces formes phytophages il convient de donner le nom d'espиces ou de variйtй. M. Walsh met au nombre des variйtйs les formes qui s'entrecroisent facilement ; il appelle espиces celles qui paraissent avoir perdu cette facultй d'entrecroisement. Comme les diffйrences proviennent de ce que les insectes se sont nourris, pendant longtemps, de plantes distinctes, on ne peut s'attendre а trouver actuellement les intermйdiaires reliant les diffйrentes formes. Le naturaliste perd ainsi son meilleur guide, lorsqu'il s'agit de dйterminer s'il doit mettre les formes douteuses au rang des variйtйs ou des espиces. Il en est nйcessairement de mкme pour les organismes voisins qui habitent des оles ou des continents sйparйs. Quand, au contraire, un animal ou une plante s'йtend sur un mкme continent, ou habite plusieurs оles d'un mкme archipel, en prйsentant diverses formes dans les diffйrents points qu'il occupe, on peut toujours espйrer trouver les formes intermйdiaires qui, reliant entre elles les formes extrкmes, font descendre celles-ci au rang de simples variйtйs. Quelques naturalistes soutiennent que les animaux ne prйsentent jamais de variйtйs ; aussi attribuent-ils une valeur spйcifique а la plus petite diffйrence, et, quand ils rencontrent une mкme forme identique dans deux pays йloignйs ou dans deux formations gйologiques, ils affirment que deux espиces distinctes sont cachйes sous une mкme enveloppe. Le terme espиce devient, dans ce cas, une simple abstraction inutile, impliquant et affirmant un acte sйparй du pouvoir crйateur. Il est certain que beaucoup de formes, considйrйes comme des variйtйs par des juges trиs compйtents, ont des caractиres qui les font si bien ressembler а des espиces, que d'autres juges, non moins compйtents, les ont considйrйes comme telles. Mais discuter s'il faut les appeler espиces ou variйtйs, avant d'avoir trouvй une dйfinition de ces termes et que cette dйfinition soit gйnйralement acceptйe, c'est s'agiter dans le vide. Beaucoup de variйtйs bien accusйes ou espиces douteuses mйriteraient d'appeler notre attention ; on a tirй, en effet, de nombreux et puissants arguments de la distribution gйographique, des variations analogues, de l'hybriditй, etc., pour essayer de dйterminer le rang qu'il convient de leur assigner ; mais je ne peux, faute d'espace, discuter ici ces arguments. Des recherches attentives permettront sans doute aux naturalistes de s'entendre pour la classification de ces formes douteuses. Il faut ajouter, cependant, que nous les trouvons en plus grand nombre dans les pays les plus connus. En outre, si un animal ou une plante а l'йtat sauvage est trиs utile а l'homme, ou que, pour quelque cause que ce soit, elle attire vivement son attention, on constate immйdiatement qu'il en existe plusieurs variйtйs que beaucoup d'auteurs considиrent comme des espиces. Le chкne commun, par exemple, est un des arbres qui ont йtй le plus йtudiйs, et cependant un naturaliste allemand йrige en espиces plus d'une douzaine de formes, que les autres botanistes considиrent presque universellement comme des variйtйs. En Angleterre, on peut invoquer l'opinion des plus йminents botanistes et des hommes pratiques les plus expйrimentйs ; les uns affirment que les chкnes sessiles et les chкnes pйdonculйs sont des espиces bien distinctes, les autres que ce sont de simples variйtйs. Puisque j'en suis sur ce sujet, je dйsire citer un remarquable mйmoire publiй derniиrement par M. A. de Candolle sur les chкnes du monde entier. Personne n'a eu а sa disposition des matйriaux plus complets relatifs aux caractиres distinctifs des espиces, personne n'aurait pu йtudier ces matйriaux avec plus de soin et de sagacitй. Il commence par indiquer en dйtail les nombreux points de conformation susceptibles de variations chez les diffйrentes espиces, et il estime numйriquement la frйquence relative de ces variations. Il indique plus d'une douzaine de caractиres qui varient, mкme sur une seule branche, quelquefois en raison de l'вge ou du dйveloppement de l'individu, quelquefois sans qu'on puisse assigner aucune cause а ces variations. Bien entendu, de semblables caractиres n'ont aucune valeur spйcifique ; mais, comme l'a fait remarquer Asa Gray dans son commentaire sur ce mйmoire, ces caractиres font gйnйralement partie des dйfinitions spйcifiques. De Candolle ajoute qu'il donne le rang d'espиces aux formes possйdant des caractиres qui ne varient jamais sur un mкme arbre et qui ne sont jamais reliйes par des formes intermйdiaires. Aprиs cette discussion, rйsultat de tant de travaux, il appuie sur cette remarque : « Ceux qui prйtendent que la plus grande partie de nos espиces sont nettement dйlimitйes, et que les espиces douteuses se trouvent en petite minoritй, se trompent certainement. Cela semble vrai aussi longtemps qu'un genre est imparfaitement connu, et que l'on dйcrit ses espиces d'aprиs quelques spйcimens provisoires, si je peux m'exprimer ainsi. A mesure qu'on connaоt mieux un genre, on dйcouvre des formes intermйdiaires et les doutes augmentent quant aux limites spйcifiques. » Il ajoute aussi que ce sont les espиces les mieux connues qui prйsentent le plus grand nombre de variйtйs et de sous-variйtйs spontanйes. Ainsi, le Quercus robur a vingt-huit variйtйs, dont toutes, exceptй six, se groupent autour de trois sous-espиces, c'est а-dire Quercus pedunculata, sessiliflora et pubescens. Les formes qui relient ces trois sous-espиces sont comparativement rares ; or, Asa Gray remarque avec justesse que si ces formes intermйdiaires, rares aujourd'hui, venaient а s'йteindre complиtement, les trois sous-espиces se trouveraient entre elles exactement dans le mкme rapport que le sont les quatre ou cinq espиces provisoirement admises, qui se groupent de trиs prиs autour du Quercus robur. Enfin, de Candolle admet que, sur les trois cents espиces qu'il йnumиre dans son mйmoire comme appartenant а la famille des chкnes, les deux tiers au moins sont des espиces provisoires, c'est-а-dire qu'elles ne sont pas strictement conformes а la dйfinition donnйe plus haut de ce qui constitue une espиce vraie. Il faut ajouter que de Candolle ne croit plus que les espиces sont des crйations immuables ; il en arrive а la conclusion que la thйorie de dйrivation est la plus naturelle « et celle qui concorde le mieux avec les faits connus en palйontologie, en botanique, en zoologie gйographique, en anatomie et en classification ». Quand un jeune naturaliste aborde l'йtude d'un groupe d'organismes qui lui sont parfaitement inconnus, il est d'abord trиs embarrassй pour dйterminer quelles sont les diffйrences qu'il doit considйrer comme impliquant une espиce ou simplement une variйtй ; il ne sait pas, en effet, quelles sont la nature et l'йtendue des variations dont le groupe dont il s'occupe est susceptible, fait qui prouve au moins combien les variations sont gйnйrales. Mais, s'il restreint ses йtudes а une seule classe habitant un seul pays, il saura bientфt quel rang il convient d'assigner а la plupart des formes douteuses. Tout d'abord, il est disposй а reconnaоtre beaucoup d'espиces, car il est frappй, aussi bien que l'йleveur de pigeons et de volailles dont nous avons dйjа parlй, de l'йtendue des diffйrences qui existent chez les formes qu'il йtudie continuellement ; en outre, il sait а peine que des variations analogues, qui se prйsentent dans d'autres groupes et dans d'autres pays, seraient de nature а corriger ses premiиres impressions. A mesure que ses observations prennent un dйveloppement plus considйrable, les difficultйs s'accroissent, car il se trouve en prйsence d'un plus grand nombre de formes trиs voisines. En supposant que ses observations prennent un caractиre gйnйral, il finira par pouvoir se dйcider ; mais il n'atteindra ce point qu'en admettant des variations nombreuses, et il ne manquera pas de naturalistes pour contester ses conclusions. Enfin, les difficultйs surgiront en foule, et il sera forcй de s'appuyer presque entiиrement sur l'analogie, lorsqu'il en arrivera а йtudier les formes voisines provenant de pays aujourd'hui sйparйs, car il ne pourra retrouver les chaоnons intermйdiaires qui relient ces formes douteuses. Jusqu'а prйsent on n'a pu tracer une ligne de dйmarcation entre les espиces et les sous-espиces, c'est-а-dire entre les formes qui, dans l'opinion de quelques naturalistes, pourraient кtre presque mises au rang des espиces sans le mйriter tout а fait. On n'a pas rйussi davantage а tracer une ligne de dйmarcation entre les sous-espиces et les variйtйs fortement accusйes, ou entre les variйtйs а peine sensibles et les diffйrences individuelles. Ces diffйrences se fondent l'une dans l'autre par des degrйs insensibles, constituant une vйritable sйrie ; or, la notion de sйrie implique l'idйe d'une transformation rйelle. Aussi, bien que les diffйrences individuelles offrent peu d'intйrкt aux naturalistes classificateurs, je considиre qu'elles ont la plus haute importance en ce qu'elles constituent les premiers degrйs vers ces variйtйs si lйgиres qu'on croit devoir а peine les signaler dans les ouvrages sur l'histoire naturelle. Je crois que les variйtйs un peu plus prononcйes, un peu plus persistantes, conduisent а d'autres variйtйs plus prononcйes et plus persistantes encore ; ces derniиres amиnent la sous-espиce, puis enfin l'espиce. Le passage d'un degrй de diffйrence а un autre peut, dans bien des cas, rйsulter simplement de la nature de l'organisme et des diffйrentes conditions physiques auxquelles il a йtй longtemps exposй. Mais le passage d'un degrй de diffйrence а un autre, quand il s'agit de caractиres d'adaptation plus importants, peut s'attribuer sыrement а l'action accumulatrice de la sйlection naturelle, que j'expliquerai plus tard, et aux effets de l'augmentation de l'usage ou du non-usage des parties. On peut donc dire qu'une variйtй fortement accusйe est le commencement d'une espиce. Cette assertion est-elle fondйe ou non ? C'est ce dont on pourra juger quand on aura pesй avec soin les arguments et les diffйrents faits qui font l'objet de ce volume. Il ne faudrait pas supposer, d'ailleurs, que toutes les variйtйs ou espиces en voie de formation atteignent le rang d'espиces. Elles peuvent s'йteindre, ou elles peuvent se perpйtuer comme variйtйs pendant de trиs longues pйriodes ; M. Wollaston a dйmontrй qu'il en йtait ainsi pour les variйtйs de certains coquillages terrestres fossiles а Madиre, et M. Gaston de Saporta pour certaines plantes. Si une variйtй prend un dйveloppement tel que le nombre de ses individus dйpasse celui de l'espиce souche, il est certain qu'on regardera la variйtй comme l'espиce et l'espиce comme la variйtй. Ou bien il peut se faire encore que la variйtй supplante et extermine l'espиce souche ; ou bien encore elles peuvent coexister toutes deux et кtre toutes deux considйrйes comme des espиces indйpendantes. Nous reviendrons, d'ailleurs ; un peu plus loin sur ce sujet. On comprendra, d'aprиs ces remarques, que, selon moi, on a, dans un but de commoditй, appliquй arbitrairement le terme espиces а certains individus qui se ressemblent de trиs prиs, et que ce terme ne diffиre pas essentiellement du terme variйtй, donnй а des formes moins distinctes et plus variables. Il faut ajouter, d'ailleurs, que le terme variйtй ; comparativement а de simples diffйrences individuelles, est aussi appliquй arbitrairement dans un but de commoditй. LES ESPECES COMMUNES ET TRES REPANDUES SONT CELLES QUI VARIENT LE PLUS. Je pensais, guidй par des considйrations thйoriques, qu'on pourrait obtenir quelques rйsultats intйressants relativement а la nature et au rapport des espиces qui varient le plus, en dressant un tableau de toutes les variйtйs de plusieurs flores bien йtudiйes. Je croyais, tout d'abord, que c'йtait lа un travail fort simple ; mais M. H.-C, Watson, auquel je dois d'importants conseils et une aide prйcieuse sur cette question, m'a bientфt dйmontrй que je rencontrerais beaucoup de difficultйs ; le docteur Hooker m'a exprimй la mкme opinion en termes plus йnergiques encore. Je rйserve, pour un futur ouvrage, la discussion de ces difficultйs et les tableaux comportant les nombres proportionnels des espиces variables. Le docteur Hooker m'autorise а ajouter qu'aprиs avoir lu avec soin mon manuscrit et examinй ces diffйrents tableaux, il partage mon opinion quant au principe que je vais йtablir tout а l'heure. Quoi qu'il en soit, cette question, traitйe briиvement comme il faut qu'elle le soit ici, est assez embarrassante en ce qu'on ne peut йviter des allusions а la lutte pour l'existence, а la divergence des caractиres, et а quelques autres questions que nous aurons а discuter plus tard. Alphonse de Candolle et quelques autres naturalistes ont dйmontrй que les plantes ayant un habitat trиs йtendu ont ordinairement des variйtйs. Ceci est parfaitement comprйhensible, car ces plantes sont exposйes а diverses conditions physiques, et elles se trouvent en concurrence (ce qui, comme nous le verrons plus tard, est йgalement important ou mкme plus important encore) avec diffйrentes sйries d'кtres organisйs. Toutefois, nos tableaux dйmontrent en outre que, dans tout pays limitй, les espиces les plus communes, c'est-а-dire celles qui comportent le plus grand nombre d'individus et les plus rйpandues dans leur propre pays (considйration diffйrente de celle d'un habitat considйrable et, dans une certaine mesure, de celle d'une espиce commune), offrent le plus souvent des variйtйs assez prononcйes pour qu'on en tienne compte dans les ouvrages sur la botanique. On peut donc dire que les espиces qui ont un habitat considйrable, qui sont le plus rйpandues dans leur pays natal, et qui comportent le plus grand nombre d'individus, sont les espиces florissantes ou espиces dominantes, comme on pourrait les appeler, et sont celles qui produisent le plus souvent des variйtйs bien prononcйes, que je considиre comme des espиces naissantes. On aurait pu, peut-кtre, prйvoir ces rйsultats ; en effet, les variйtйs, afin de devenir permanentes, ont nйcessairement а lutter contre les autres habitants du mкme pays ; or, les espиces qui dominent dйjа sont le plus propres а produire des rejetons qui, bien que modifiйs dans une certaine mesure, hйritent encore des avantages qui ont permis а leurs parents de vaincre leurs concurrents. Il va sans dire que ces remarques sur la prйdominance ne s'appliquent qu'aux formes qui entrent en concurrence avec d'autres formes, et, plus spйcialement, aux membres d'un mкme genre ou d'une mкme classe ayant des habitudes presque semblables. Quant au nombre des individus, la comparaison, bien entendu, s'applique seulement aux membres du mкme groupe. On peut dire qu'une plante domine si elle est plus rйpandue, ou si le nombre des individus qu'elle comporte est plus considйrable que celui des autres plantes du mкme pays vivant dans des conditions presque analogues. Une telle plante n'en est pas moins dominante parce que quelques conferves aquatiques ou quelques champignons parasites comportent un plus grand nombre d'individus et sont plus gйnйralement rйpandus ; mais, si une espиce de conferves ou de champignons parasites surpasse les espиces voisines au point de vue que nous venons d'indiquer, ce sera alors une espиce dominante dans sa propre classe. LES ESPECES DES GENRES LES PLUS RICHES DANS CHAQUE PAYS VARIENT PLUS FREQUEMMENT QUE LES ESPECES DES GENRES MOINS RICHES Si l'on divise en deux masses йgales les plantes habitant un pays, telles qu'elles sont dйcrites dans sa flore, et que l'on place d'un cфtй toutes celles appartenant aux genres les plus riches, c'est-а-dire aux genres qui comprennent le plus d'espиces, et de l'autre les genres les plus pauvres, on verra que les genres les plus riches comprennent un plus grand nombre d'espиces trиs communes, trиs rйpandues, ou, comme nous les appelons, d'espиces dominantes. Ceci йtait encore а prйvoir ; en effet, le simple fait que beaucoup d'espиces du mкme genre habitent un pays dйmontre qu'il y a, dans les conditions organiques ou inorganiques de ce pays, quelque chose qui est particuliиrement favorable а ce genre ; en consйquence, il йtait а prйvoir qu'on trouverait dans les genres les plus riches, c'est-а-dire dans ceux qui comprennent beaucoup d'espиces, un nombre relativement plus considйrable d'espиces dominantes. Toutefois, il y a tant de causes en jeu tendant а contre-balancer ce rйsultat, que je suis trиs surpris que mes tableaux indiquent mкme une petite majoritй en faveur des grands genres. Je ne mentionnerai ici que deux de ces causes. Les plantes d'eau douce et celles d'eau salйe sont ordinairement trиs rйpandues et ont une extension gйographique considйrable, mais cela semble rйsulter de la nature des stations qu'elles occupent et n'avoir que peu ou pas de rapport avec l'importance des genres auxquels ces espиces appartiennent. De plus, les plantes placйes trиs bas dans l'йchelle de l'organisation sont ordinairement beaucoup plus rйpandues que les plantes mieux organisйes ; ici encore, il n'y a aucun rapport immйdiat avec l'importance des genres. Nous reviendrons, dans notre chapitre sur la distribution gйographique, sur la cause de la grande dissйmination des plantes d'organisation infйrieure. En partant de ce principe, que les espиces ne sont que des variйtйs bien tranchйes et bien dйfinies, j'ai йtй amenй а supposer que les espиces des genres les plus riches dans chaque pays doivent plus souvent offrir des variйtйs que les espиces des genres moins riches ; car, chaque fois que des espиces trиs voisines se sont formйes (j'entends des espиces d'un mкme genre), plusieurs variйtйs ou espиces naissantes doivent, en rиgle gйnйrale, кtre actuellement en voie de formation. Partout oщ croissent de grands arbres, on peut s'attendre а trouver de jeunes plants. Partout oщ beaucoup d'espиces d'un genre se sont formйes en vertu de variations, c'est que les circonstances extйrieures ont favorisй la variabilitй ; or, tout porte а supposer que ces mкmes circonstances sont encore favorables а la variabilitй. D'autre part, si l'on considиre chaque espиce comme le rйsultat d'autant d'actes indйpendants de crйation, il n'y a aucune raison pour que les groupes comprenant beaucoup d'espиces prйsentent plus de variйtйs que les groupes en comprenant trиs peu. Pour vйrifier la vйritй de cette induction, j'ai classй les plantes de douze pays et les insectes colйoptиres de deux rйgions en deux groupes а peu prиs йgaux, en mettant d'un cфtй les espиces appartenant aux genres les plus riches, et de l'autre celles appartenant aux genres les moins riches ; or, il s'est invariablement trouvй que les espиces appartenant aux genres les plus riches offrent plus de variйtйs que celles appartenant aux autres genres. En outre, les premiиres prйsentent un plus grand nombre moyen de variйtйs que les derniиres. Ces rйsultats restent les mкmes quand on suit un autre mode de classement et quand on exclut des tableaux les plus petits genres, c'est-а-dire les genres qui ne comportent que d'une а quatre espиces. Ces faits ont une haute signification si l'on se place а ce point de vue que les espиces ne sont que des variйtйs permanentes et bien tranchйes ; car, partout oщ se sont formйes plusieurs espиces du mкme genre, ou, si nous pouvons employer cette expression, partout oщ les causes de cette formation ont йtй trиs actives, nous devons nous attendre а ce que ces causes soient encore en action, d'autant que nous avons toute raison de croire que la formation des espиces doit кtre trиs lente. Cela est certainement le cas si l'on considиre les variйtйs comme des espиces naissantes, car mes tableaux dйmontrent clairement que, en rиgle gйnйrale, partout oщ plusieurs espиces d'un genre ont йtй formйes, les espиces de ce genre prйsentent un nombre de variйtйs, c'est-а-dire d'espиces naissantes, beaucoup au-dessus de la moyenne. Ce n'est pas que tous les genres trиs riches varient beaucoup actuellement et accroissent ainsi le nombre de leurs espиces, ou que les genres moins riches ne varient pas et n'augmentent pas, ce qui serait fatal а ma thйorie ; la gйologie nous prouve, en effet, que, dans le cours des temps, les genres pauvres ont souvent beaucoup augmentй et que les genres riches, aprиs avoir atteint un maximum, ont dйclinй et ont fini par disparaоtre. Tout ce que nous voulons dйmontrer, c'est que, partout oщ beaucoup d'espиces d'un genre se sont formйes, beaucoup en moyenne se forment encore, et c'est lа certainement ce qu'il est facile de prouver. BEAUCOUP D'ESPECES COMPRISES DANS LES GENRES LES PLUS RICHES RESSEMBLENT A DES VARIETES EN CE QU'ELLES SONT TRES ETROITEMENT, MAIS INEGALEMENT VOISINES LES UNES DES AUTRES, ET EN CE QU'ELLES ONT UN HABITAT TRES LIMITE. D'autres rapports entre les espиces des genres riches et les variйtйs qui en dйpendent, mйritent notre attention. Nous avons vu qu'il n'y a pas de criterium infaillible qui nous permette de distinguer entre les espиces et les variйtйs bien tranchйes. Quand on ne dйcouvre pas de chaоnons intermйdiaires entre des formes douteuses, les naturalistes sont forcйs de se dйcider en tenant compte de la diffйrence qui existe entre ces formes douteuses, pour juger, par analogie, si cette diffйrence suffit pour les йlever au rang d'espиces. En consйquence, la diffйrence est un criterium trиs important qui nous permet de classer deux formes comme espиces ou comme variйtйs. Or, Fries a remarquй pour les plantes, et Westwood pour les insectes, que, dans les genres riches, les diffйrences entre les espиces sont souvent trиs insignifiantes. J'ai cherchй а apprйcier numйriquement ce fait par la mйthode des moyennes ; mes rйsultats sont imparfaits, mais ils n'en confirment pas moins cette hypothиse. J'ai consultй aussi quelques bons observateurs, et aprиs de mыres rйflexions ils ont partagй mon opinion. Sous ce rapport donc, les espиces des genres riches ressemblent aux variйtйs plus que les espиces des genres pauvres. En d'autres termes, on peut dire que, chez les genres riches oщ se produisent actuellement un nombre de variйtйs, ou espиces naissantes, plus grand que la moyenne, beaucoup d'espиces dйjа produites ressemblent encore aux variйtйs, car elles diffиrent moins les unes des autres qu'il n'est ordinaire. En outre, les espиces des genres riches offrent entre elles les mкmes rapports que ceux que l'on constate entre les variйtйs d'une mкme espиce. Aucun naturaliste n'oserait soutenir que toutes les espиces d'un genre sont йgalement distinctes les unes des autres ; on peut ordinairement les diviser en sous-genres, en sections, ou en groupes infйrieurs. Comme Fries l'a si bien fait remarquer, certains petits groupes d'espиces se rйunissent ordinairement comme des satellites autour d'autres espиces. Or, que sont les variйtйs, sinon des groupes d'organismes inйgalement apparentйs les uns aux autres et rйunis autour de certaines formes, c'est-а-dire autour des espиces types ? Il y a, sans doute, une diffйrence importante entre les variйtйs et les espиces, c'est-а-dire que la somme des diffйrences existant entre les variйtйs comparйes les unes avec les autres, ou avec l'espиce type, est beaucoup moindre que la somme des diffйrences existant entre les espиces du mкme genre. Mais, quand nous en viendrons а discuter le principe de la divergence des caractиres, nous trouverons l'explication de ce fait, et nous verrons aussi comment il se fait que les petites diffйrences entre les variйtйs tendent а s'accroоtre et а atteindre graduellement le niveau des diffйrences plus grandes qui caractйrisent les espиces. Encore un point digne d'attention. Les variйtйs ont gйnйralement une distribution fort restreinte ; c'est presque une banalitй que cette assertion, car si une variйtй avait une distribution plus grande que celle de l'espиce qu'on lui attribue comme souche, leur dйnomination aurait йtй rйciproquement inverse. Mais il y a raison de croire que les espиces trиs voisines d'autres espиces, et qui sous ce rapport ressemblent а des variйtйs, offrent souvent aussi une distribution limitйe. Ainsi, par exemple, M. H.-C. Watson a bien voulu m'indiquer, dans l'excellent Catalogue des plantes de Londres (4° йdition), soixante-trois plantes qu'on y trouve mentionnйes comme espиces, mais qu'il considиre comme douteuses а cause de leur analogie йtroite avec d'autres espиces. Ces soixante-trois espиces s'йtendent en moyenne sur 6.9 des provinces ou districts botaniques entre lesquels M. Watson a divisй la Grande-Bretagne. Dans ce mкme catalogue, on trouve cinquante-trois variйtйs reconnues s'йtendant sur 7.7 de ces provinces, tandis que les espиces auxquelles se rattachent ces variйtйs s'йtendent sur 14.3 provinces. Il rйsulte de ces chiffres que les variйtйs, reconnues comme telles, ont а peu prиs la mкme distribution restreinte que ces formes trиs voisines que M. Watson m'a indiquйes comme espиces douteuses, mais qui sont universellement considйrйes par les botanistes anglais comme de bonnes et vйritables espиces. RESUME. En rйsumй, on ne peut distinguer les variйtйs des espиces que: 1° par la dйcouverte de chaоnons intermйdiaires ; 2° par une certaine somme peu dйfinie de diffйrences qui existent entre les unes et les autres. En effet, si deux formes diffиrent trиs peu, on les classe ordinairement comme variйtйs, bien qu'on ne puisse pas directement les relier entre elles ; mais on ne saurait dйfinir la somme des diffйrences nйcessaires pour donner а deux formes le rang d'espиces. Chez les genres prйsentant, dans un pays quelconque, un nombre d'espиces supйrieur а la moyenne, les espиces prйsentent aussi une moyenne de variйtйs plus considйrable. Chez les grands genres, les espиces sont souvent, quoique а un degrй inйgal, trиs voisines les unes des autres, et forment des petits groupes autour d'autres espиces. Les espиces trиs voisines ont ordinairement une distribution restreinte. Sous ces divers rapports, les espиces des grands genres prйsentent de fortes analogies avec les variйtйs. Or, il est facile de se rendre compte de ces analogies, si l'on part de ce principe que chaque espиce a existй d'abord comme variйtй, la variйtй йtant l'origine de l'espиce ; ces analogies, au contraire, restent inexplicables si l'on admet que chaque espиce a йtй crййe sйparйment. Nous avons vu aussi que ce sont les espиces les plus florissantes, c'est-а-dire les espиces dominantes, des plus grands genres de chaque classe qui produisent en moyenne le plus grand nombre de variйtйs ; or, ces variйtйs, comme nous le verrons plus tard, tendent а se convertir en espиces nouvelles et distinctes. Ainsi, les genres les plus riches ont une tendance а devenir plus riches encore ; et, dans toute la nature, les formes vivantes, aujourd'hui dominantes, manifestent une tendance а le devenir de plus en plus, parce qu'elles produisent beaucoup de descendants modifiйs et dominants. Mais, par une marche graduelle que nous expliquerons plus tard, les plus grands genres tendent aussi а se fractionner en des genres moindres. C'est ainsi que, dans tout l'univers, les formes vivantes se trouvent divisйes en groupes subordonnйs а d'autres groupes. CHAPITRE III. LA LUTTE POUR L'EXISTENCE. Son influence sur la sйlection naturelle. - Ce terme pris dans un sens figurй. - Progression gйomйtrique de l'augmentation des individus. - Augmentation rapide des animaux et des plantes acclimatйs. - Nature des obstacles qui empкchent cette augmentation. - Concurrence universelle. - Effets du climat. - Le grand nombre des individus devient une protection. - Rapports complexes entre tous les animaux et entre toutes les plantes. - La lutte pour l'existence est trиs acharnйe entre les individus et les variйtйs de la mкme espиce, souvent aussi entre les espиces du mкme genre. - Les rapports d'organisme а organisme sont les plus importants de tous les rapports. Avant d'aborder la discussion du sujet de ce chapitre, il est bon d'indiquer en quelques mots quelle est l'influence de lutte pour l'existence sur la sйlection naturelle. Nous avons vu, dans le prйcйdent chapitre, qu'il existe une certaine variabilitй individuelle chez les кtres organisйs а l'йtat sauvage ; je ne crois pas, d'ailleurs, que ce point ait jamais йtй contestй. Peu nous importe que l'on donne le nom d'espиces, de sous-espиces ou de variйtйs а une multitude de formes douteuses ; peu nous importe, par exemple, quel rang on assigne aux deux ou trois cents formes douteuses des plantes britanniques, pourvu que l'on admette l'existence de variйtйs bien tranchйes. Mais le seul fait de l'existence de variabilitй individuelles et de quelques variйtйs bien tranchйes, quoique nйcessaires comme point de dйpart pour la formation des espиces, nous aide fort peu а comprendre comment se forment ces espиces а l'йtat de nature, comment se sont perfectionnйes toutes ces admirables adaptations d'une partie de l'organisme dans ses rapports avec une autre partie, ou avec les conditions de la vie, ou bien encore, les rapports d'un кtre organisй avec un autre. Les rapports du pic et du gui nous offrent un exemple frappant de ces admirables coadaptations. Peut-кtre les exemples suivants sont-ils un peu moins frappants, mais la coadaptation n'en existe pas moins entre le plus humble parasite et l'animal ou l'oiseau aux poils ou aux plumes desquels il s'attache ; dans la structure du scarabйe qui plonge dans l'eau ; dans la graine garnie de plumes que transporte la brise la plus lйgиre ; en un mot, nous pouvons remarquer d'admirables adaptations partout et dans toutes les parties du monde organisй. On peut encore se demander comment il se fait que les variйtйs que j'ai appelйes espиces naissantes ont fini par se convertir en espиces vraies et distinctes, lesquelles, dans la plupart des cas, diffиrent йvidemment beaucoup plus les unes des autres que les variйtйs d'une mкme espиce ; comment se forment ces groupes d'espиces, qui constituent ce qu'on appelle des genres distincts, et qui diffиrent plus les uns des autres que les espиces du mкme genre ? Tous ces effets, comme nous l'expliquerons de faзon plus dйtaillйe dans le chapitre suivant, dйcoulent d'une mкme cause : la lutte pour l'existence. Grвce а cette lutte, les variations, quelque faibles qu'elles soient et de quelque cause qu'elles proviennent, tendent а prйserver les individus d'une espиce et se transmettent ordinairement а leur descendance, pourvu qu'elles soient utiles а ces individus dans leurs rapports infiniment complexes avec les autres кtres organisйs et avec les conditions physiques de la vie. Les descendants auront, eux aussi, en vertu de ce fait, une plus grande chance de persister ; car, sur les individus d'une espиce quelconque nйs pйriodiquement, un bien petit nombre peut survivre. J'ai donnй а ce principe, en vertu duquel une variation si insignifiante qu'elle soit se conserve et se perpйtue, si elle est utile, le nom de sйlection naturelle, pour indiquer les rapports de cette sйlection avec celle que l'homme peut accomplir. Mais l'expression qu'emploie souvent M. Herbert Spencer : « la persistance du plus apte », est plus exacte et quelquefois tout aussi commode. Nous avons vu que, grвce а la sйlection, l'homme peut certainement obtenir de grands rйsultats et adapter les кtres organisйs а ses besoins, en accumulant les variations lйgиres, mais utiles, qui lui sont fournies par la nature. Mais la sйlection naturelle, comme nous le verrons plus tard, est une puissance toujours prкte а l'action ; puissance aussi supйrieure aux faibles efforts de l'homme que les ouvrages de la nature sont supйrieurs а ceux de l'art. Discutons actuellement, un peu plus en dйtail, la lutte pour l'existence. Je traiterai ce sujet avec les dйveloppements qu'il comporte dans un futur ouvrage. De Candolle l'aоnй et Lyell ont dйmontrй, avec leur largeur de vues habituelle, que tous les кtres organisйs ont а soutenir une terrible concurrence. Personne n'a traitй ce sujet, relativement aux plantes, avec plus d'йlйvation et de talent que M. W. Herbert, doyen de Manchester ; sa profonde connaissance de la botanique le mettait d'ailleurs а mкme de le faire avec autoritй. Rien de plus facile que d'admettre la vйritй de ce principe : la lutte universelle pour l'existence ; rien de plus difficile -- je parle par expйrience -- que d'avoir toujours ce principe prйsent а l'esprit ; or, а moins qu'il n'en soit ainsi, ou bien on verra mal toute l'йconomie de la nature, ou on se mйprendra sur le sens qu'il convient d'attribuer а tous les faits relatifs а la distribution, а la raretй, а l'abondance, а l'extinction et aux variations des кtres organisйs. Nous contemplons la nature brillante de beautй et de bonheur, et nous remarquons souvent une surabondance d'alimentation ; mais nous ne voyons pas, ou nous oublions, que les oiseaux, qui chantent perchйs nonchalamment sur une branche, se nourrissent principalement d'insectes ou de graines, et que, ce faisant, ils dйtruisent continuellement des кtres vivants ; nous oublions que des oiseaux carnassiers ou des bкtes de proie sont aux aguets pour dйtruire des quantitйs considйrables de ces charmants chanteurs, et pour dйvorer leurs oeufs ou leurs petits ; nous ne nous rappelons pas toujours que, s'il y a en certains moments surabondance d'alimentation, il n'en est pas de mкme pendant toutes les saisons de chaque annйe. L'EXPRESSION : LUTTE POUR L'EXISTENCE, EMPLOYEE DANS LE SENS FIGURE. Je dois faire remarquer que j'emploie le terme de lutte pour l'existence dans le sens gйnйral et mйtaphorique, ce qui implique les relations mutuelles de dйpendance des кtres organisйs, et, ce qui est plus important, non seulement la vie de l'individu, mais son aptitude ou sa rйussite а laisser des descendants. On peut certainement affirmer que deux animaux carnivores, en temps de famine, luttent l'un contre l'autre а qui se procurera les aliments nйcessaires а son existence. Mais on arrivera а dire qu'une plante, au bord du dйsert, lutte pour l'existence contre la sйcheresse, alors qu'il serait plus exact de dire que son existence dйpend de l'humiditй. On pourra dire plus exactement qu'une plante, qui produit annuellement un million de graines, sur lesquelles une seule, en moyenne, parvient а se dйvelopper et а mыrir а son tour, lutte avec les plantes de la mкme espиce, ou d'espиces diffйrentes, qui recouvrent dйjа le sol. Le gui dйpend du pommier et de quelques autres arbres ; or, c'est seulement au figurй que l'on pourra dire qu'il lutte contre ces arbres, car si des parasites en trop grand nombre s'йtablissent sur le mкme arbre, ce dernier languit et meurt ; mais on peut dire que plusieurs guis, poussant ensemble sur la mкme branche et produisant des graines, luttent l'un avec l'autre. Comme ce sont les oiseaux qui dissйminent les graines du gui, son existence dйpend d'eux, et l'on pourra dire au figurй que le gui lutte avec d'autres plantes portant des fruits, car il importe а chaque plante d'amener les oiseaux а manger les fruits qu'elle produit, pour en dissйminer la graine. J'emploie donc, pour plus de commoditй, le terme gйnйral lutte pour l'existence, dans ces diffйrents sens qui se confondent les uns avec les autres. PROGRESSION GEOMETRIQUE DE L'AUGMENTATION DES INDIVIDUS. La lutte pour l'existence rйsulte inйvitablement de la rapiditй avec laquelle tous les кtres organisйs tendent а se multiplier. Tout individu qui, pendant le terme naturel de sa vie, produit plusieurs oeufs ou plusieurs graines, doit кtre dйtruit а quelque pйriode de son existence, ou pendant une saison quelconque, car, autrement le principe de l'augmentation gйomйtrique йtant donnй, le nombre de ses descendants deviendrait si considйrable, qu'aucun pays ne pourrait les nourrir. Aussi, comme il naоt plus d'individus qu'il n'en peut vivre, il doit y avoir, dans chaque cas, lutte pour l'existence, soit avec un autre individu de la mкme espиce, soit avec des individus d'espиces diffйrentes, soit avec les conditions physiques de la vie. C'est la doctrine de Malthus appliquйe avec une intensitй beaucoup plus considйrable а tout le rиgne animal et а tout le rиgne vйgйtal, car il n'y a lа ni production artificielle d'alimentation, ni restriction apportйe au mariage par la prudence. Bien que quelques espиces se multiplient aujourd'hui plus ou moins rapidement, il ne peut en кtre de mкme pour toutes, car le monde ne pourrait plus les contenir. Il n'y a aucune exception а la rиgle que tout кtre organisй se multiplie naturellement avec tant de rapiditй que, s'il n'est dйtruit, la terre serait bientфt couverte par la descendance d'un seul couple. L'homme mкme, qui se reproduit si lentement, voit son nombre doublй tous les vingt-cinq ans, et, а ce taux, en moins de mille ans, il n'y aurait littйralement plus de place sur le globe pour se tenir debout. Linnй a calculй que, si une plante annuelle produit seulement deux graines -- et il n'y a pas de plante qui soit si peu productive -- et que l'annйe suivante les deux jeunes plants produisent а leur tour chacun deux graines, et ainsi de suite, on arrivera en vingt ans а un million de plants. De tous les animaux connus, l'йlйphant, pense-t-on, est celui qui se reproduit le plus lentement. J'ai fait quelques calculs pour estimer quel serait probablement le taux minimum de son augmentation en nombre. On peut, sans crainte de se tromper, admettre qu'il commence а se reproduire а l'вge de trente ans, et qu'il continue jusqu'а quatre-vingt-dix ; dans l'intervalle, il produit six petits, et vit lui-mкme jusqu'а l'вge de cent ans. Or, en admettant ces chiffres, dans sept cent quarante ou sept cent cinquante ans, il y aurait dix-neuf millions d'йlйphants vivants, tous descendants du premier couple. Mais, nous avons mieux, sur ce sujet, que des calculs thйoriques, nous avons des preuves directes, c'est-а-dire les nombreux cas observйs de la rapiditй йtonnante avec laquelle se multiplient certains animaux а l'йtat sauvage, quand les circonstances leur sont favorables pendant deux ou trois saisons. Nos animaux domestiques, redevenus sauvages dans plusieurs parties du monde, nous offrent une preuve plus frappante encore de ce fait. Si l'on n'avait des donnйes authentiques sur l'augmentation des bestiaux et des chevaux -- qui cependant se reproduisent si lentement -- dans l'Amйrique mйridionale et plus rйcemment en Australie, on ne voudrait certes pas croire aux chiffres que l'on indique. Il en est de mкme des plantes ; on pourrait citer bien des exemples de plantes importйes devenues communes dans une оle en moins de dix ans. Plusieurs plantes, telles que le cardon et le grand chardon, qui sont aujourd'hui les plus communes dans les grandes plaines de la Plata, et qui recouvrent des espaces de plusieurs lieues carrйes, а l'exclusion de toute autre plante, ont йtй importйes d'Europe. Le docteur Falconer m'apprend qu'il y a aux Indes des plantes communes aujourd'hui, du cap Comorin jusqu'а l'Himalaya, qui ont йtй importйes d'Amйrique, nйcessairement depuis la dйcouverte de cette derniиre partie du monde. Dans ces cas, et dans tant d'autres que l'on pourrait citer, personne ne suppose que la fйconditй des animaux et des plantes se soit tout а coup accrue de faзon sensible. Les conditions de la vie sont trиs favorables, et, en consйquence, les parents vivent plus longtemps, et tous, ou presque tous les jeunes se dйveloppent ; telle est йvidemment l'explication de ces faits. La progression gйomйtrique de leur augmentation, progression dont les rйsultats ne manquent jamais de surprendre, explique simplement cette augmentation si rapide, si extraordinaire, et leur distribution considйrable dans leur nouvelle patrie. A l'йtat sauvage, presque toutes les plantes arrivйes а l'йtat de maturitй produisent annuellement des graines, et, chez les animaux, il y en a fort peu qui ne s'accouplent pas. Nous pouvons donc affirmer, sans crainte de nous tromper, que toutes les plantes et tous les animaux tendent а se multiplier selon une progression gйomйtrique ; or, cette tendance doit кtre enrayйe par la destruction des individus а certaines pйriodes de leur vie, car, autrement ils envahiraient tous les pays et ne pourraient plus subsister. Notre familiaritй avec les grands animaux domestiques tend, je crois, а nous donner des idйes fausses ; nous ne voyons pour eux aucun cas de destruction gйnйrale, mais nous ne nous rappelons pas assez qu'on en abat, chaque annйe, des milliers pour notre alimentation, et qu'а l'йtat sauvage une cause autre doit certainement produire les mкmes effets. La seule diffйrence qu'il y ait entre les organismes qui produisent annuellement un trиs grand nombre d'oeufs ou de graines et ceux qui en produisent fort peu, est qu'il faudrait plus d'annйes а ces derniers pour peupler une rйgion placйe dans des conditions favorables, si immense que soit d'ailleurs cette rйgion. Le condor pond deux oeufs et l'autruche une vingtaine, et cependant, dans un mкme pays, le condor peut кtre l'oiseau le plus nombreux des deux. Le pйtrel Fulmar ne pond qu'un oeuf, et cependant on considиre cette espиce d'oiseau comme la plus nombreuse qu'il y ait au monde. Telle mouche dйpose des centaines d'oeufs ; telle autre, comme l'hippobosque, n'en dйpose qu'un seul ; mais cette diffйrence ne dйtermine pas combien d'individus des deux espиces peuvent se trouver dans une mкme rйgion. Une grande fйconditй a quelque importance pour les espиces dont l'existence dйpend d'une quantitй d'alimentation essentiellement variable, car elle leur permet de s'accroоtre rapidement en nombre а un moment donnй. Mais l'importance rйelle du grand nombre des oeufs ou des graines est de compenser une destruction considйrable а une certaine pйriode de la vie ; or, cette pйriode de destruction, dans la grande majoritй des cas, se prйsente de bonne heure. Si l'animal a le pouvoir de protйger d'une faзon quelconque ses oeufs ou ses jeunes, une reproduction peu considйrable suffit pour maintenir а son maximum le nombre des individus de l'espиce ; si, au contraire, les oeufs et les jeunes sont exposйs а une facile destruction, la reproduction doit кtre considйrable pour que l'espиce ne s'йteigne pas. Il suffirait, pour maintenir au mкme nombre les individus d'une espиce d'arbre, vivant en moyenne un millier d'annйes, qu'une seule graine fыt produite une fois tous les mille ans, mais а la condition expresse que cette graine ne soit jamais dйtruite et qu'elle soit placйe dans un endroit oщ il est certain qu'elle se dйveloppera. Ainsi donc, et dans tous les cas, la quantitй des graines ou des oeufs produits n'a qu'une influence indirecte sur le nombre moyen des individus d'une espиce animale ou vйgйtale. Il faut donc, lorsque l'on contemple la nature, se bien pйnйtrer des observations que nous venons de faire ; il ne faut jamais oublier que chaque кtre organisй s'efforce toujours de multiplier ; que chacun d'eux soutient une lutte pendant une certaine pйriode de son existence ; que les jeunes et les vieux sont inйvitablement exposйs а une destruction incessante, soit durant chaque gйnйration, soit а de certains intervalles. Qu'un de ces freins vienne а se relвcher, que la destruction s'arrкte si peu que ce soit, et le nombre des individus d'une espиce s'йlиve rapidement а un chiffe prodigieux, DE LA NATURE DES OBSTACLES A LA MULTIPLICATION. Les causes qui font obstacle а la tendance naturelle а la multiplication de chaque espиce sont trиs obscures. Considйrons une espиce trиs vigoureuse ; plus grand est le nombre des individus dont elle se compose, plus ce nombre tend а augmenter. Nous ne pourrions pas mкme, dans un cas donnй, dйterminer exactement quels sont les freins qui agissent. Cela n'a rien qui puisse surprendre, quand on rйflйchit que notre ignorance sur ce point est absolue, relativement mкme а l'espиce humaine, quoique l'homme soit bien mieux connu que tout autre animal. Plusieurs auteurs ont discutй ce sujet avec beaucoup de talent ; j'espиre moi-mкme l'йtudier longuement dans un futur ouvrage, particuliиrement. а l'йgard des animaux retournйs а l'йtat sauvage dans l'Amйrique mйridionale. Je me bornerai ici а quelques remarques, pour rappeler certains points principaux а l'esprit du lecteur. Les oeufs ou les animaux trиs jeunes semblent ordinairement souffrir le plus, mais il n'en est pas toujours ainsi ; chez les plantes, il se fait une йnorme destruction de graines ; mais, d'aprиs mes observations, il semble que ce sont les semis qui souffrent le plus, parce qu'ils germent dans un terrain dйjа encombrй par d'autres plantes. Diffйrents ennemis dйtruisent aussi une grande quantitй de plants ; j'ai observй, par exemple, quelques jeunes plants de nos herbes indigиnes, semйs dans une plate-bande ayant 3 pieds de longueur sur 2 de largeur, bien labourйe et bien dйbarrassйe de plantes йtrangиres, et oщ, par consйquent, ils ne pouvaient pas souffrir du voisinage de ces plantes : sur trois cent cinquante-sept plants, deux cent quatre-vingt-quinze ont йtй dйtruits, principalement par les limaces et par les insectes. Si on laisse pousser du gazon qu'on a fauchй pendant trиs longtemps, ou, ce qui revient au mкme, que des quadrupиdes ont l'habitude de brouter, les plantes les plus vigoureuses tuent graduellement celles qui le sont le moins, quoique ces derniиres aient atteint leur pleine maturitй ; ainsi, dans une petite pelouse de gazon, ayant 3 pieds sur 7, sur vingt espиces qui y poussaient, neuf ont pйri, parce qu'on a laissй croоtre librement les autres espиces. La quantitй de nourriture dйtermine, cela va sans dire, la limite extrкme de la multiplication de chaque espиce ; mais, le plus ordinairement, ce qui dйtermine le nombre moyen des individus d'une espиce, ce n'est pas la difficultй d'obtenir des aliments, mais la facilitй avec laquelle ces individus deviennent la proie d'autres animaux. Ainsi, il semble hors de doute que la quantitй de perdrix, de grouses et de liиvres qui peut exister dans un grand parc ; dйpend principalement du soin avec lequel on dйtruit leurs ennemis. Si l'on ne tuait pas une seule tкte de gibier en Angleterre pendant vingt ans, mais qu'en mкme temps on ne dйtruisоt aucun de leurs ennemis, il y aurait alors probablement moins de gibier qu'il n'y en a aujourd'hui, bien qu'on en tue des centaines de mille chaque annйe. Il est vrai que, dans quelques cas particuliers, l'йlйphant, par exemple, les bкtes de proie n'attaquent pas l'animal ; dans l'Inde, le tigre lui-mкme se hasarde trиs rarement а attaquer un jeune йlйphant dйfendu par sa mиre. Le climat joue un rфle important quant а la dйtermination du nombre moyen d'une espиce, et le retour pйriodique des froids ou des sйcheresses extrкmes semble кtre le plus efficace de tous les freins. J'ai calculй, en me basant sur le peu de nids construits au printemps, que l'hiver de 1854-1855 a dйtruit les quatre cinquiиmes des oiseaux de ma propriйtй ; c'est lа une destruction terrible, quand on se rappelle que 10 pour 100 constituent, pour l'homme, une mortalitй extraordinaire en cas d'йpidйmie. Au premier abord, il semble que l'action du climat soit absolument indйpendante de la lutte pour l'existence ; mais il faut se rappeler que les variations climatйriques agissent directement sur la quantitй de nourriture, et amиnent ainsi la lutte la plus vive entre les individus, soit de la mкme espиce, soit d'espиces distinctes, qui se nourrissent du mкme genre d'aliment. Quand le climat agit directement, le froid extrкme, par exemple, ce sont les individus les moins vigoureux, ou ceux qui ont а leur disposition le moins de nourriture pendant l'hiver, qui souffrent le plus. Quand nous allons du sud au nord, ou que nous passons d'une rйgion humide а une rйgion dessйchйe, nous remarquons toujours que certaines espиces deviennent de plus en plus rares, et finissent par disparaоtre ; le changement de climat frappant nos sens, nous sommes tout disposйs а attribuer cette disparition а son action directe. Or, cela n'est point exact ; nous oublions que chaque espиce, dans les endroits mкmes oщ elle est le plus abondante, йprouve constamment de grandes pertes а certains moments de son existence, pertes que lui infligent des ennemis ou des concurrents pour le mкme habitat et pour la mкme nourriture ; or, si ces ennemis ou ces concurrents sont favorisйs si peu que ce soit par une lйgиre variation du climat, leur nombre s'accroоt considйrablement, et, comme chaque district contient dйjа autant d'habitants qu'il peut en nourrir, les autres espиces doivent diminuer. Quand nous nous dirigeons vers le sud et que nous voyons une espиce diminuer en nombre, nous pouvons кtre certains que cette diminution tient autant а ce qu'une autre espиce a йtй favorisйe qu'а ce que la premiиre a йprouvй un prйjudice. Il en est de mкme, mais а un degrй moindre, quand nous remontons vers le nord, car le nombre des espиces de toutes sortes, et, par consйquent, des concurrents, diminue dans les pays septentrionaux. Aussi rencontrons-nous beaucoup plus souvent, en nous dirigeant vers le nord, ou en faisant l'ascension d'une montagne, que nous ne le faisons en suivant une direction opposйe, des formes rabougries, dues directement а l'action nuisible, du climat. Quand nous atteignons les rйgions arctiques, ou les sommets couverts de neiges йternelles, ou les dйserts absolus, la lutte pour l'existence n'existe plus qu'avec les йlйments. Le nombre prodigieux des plantes qui, dans nos jardins, supportent parfaitement notre climat, mais qui ne s'acclimatent jamais, parce qu'elles ne peuvent soutenir la concurrence avec nos plantes indigиnes, ou rйsister а nos animaux indigиnes, prouve clairement que le climat agit principalement de faзon indirecte, en favorisant d'autres espиces. Quand une espиce, grвce а des circonstances favorables, se multiplie dйmesurйment dans une petite rйgion, des йpidйmies se dйclarent souvent chez elle. Au moins, cela semble se prйsenter chez notre gibier ; nous pouvons observer lа un frein indйpendant de la lutte pour l'existence. Mais quelques-unes de ces prйtendues йpidйmies semblent provenir de la prйsence de vers parasites qui, pour une cause quelconque, peut-кtre а cause d'une diffusion plus facile au milieu d'animaux trop nombreux, ont pris un dйveloppement plus considйrable ; nous assistons en consйquence а une sorte de lutte entre le parasite et sa proie. D'autre part, dans bien des cas, il faut qu'une mкme espиce comporte un grand nombre d'individus relativement au nombre de ses ennemis, pour pouvoir se perpйtuer. Ainsi, nous cultivons facilement beaucoup de froment, de colza, etc., dans nos champs, parce que les graines sont en excиs considйrable comparativement au nombre des oiseaux qui viennent les manger. Or, les oiseaux, bien qu'ayant une surabondance de nourriture pendant ce moment de la saison, ne peuvent augmenter proportionnellement а cette abondance de graines, parce que l'hiver a mis un frein а leur dйveloppement ; mais on sait combien il est difficile de rйcolter quelques pieds de froment ou d'autres plantes analogues dans un jardin ; quant а moi, cela m'a toujours йtй impossible. Cette condition de la nйcessitй d'un nombre considйrable d'individus pour la conservation d'une espиce explique, je crois, certains faits singuliers que nous offre la nature, celui, par exemple, de plantes fort rares qui sont parfois trиs abondantes dans les quelques endroits oщ elles existent ; et celui de plantes vйritablement sociables, c'est-а-dire qui se groupent en grand nombre aux extrкmes limites de leur habitat. Nous pouvons croire, en effet, dans de semblables cas, qu'une plante ne peut exister qu'а l'endroit seul oщ les conditions de la vie sont assez favorables pour que beaucoup puissent exister simultanйment et sauver ainsi l'espиce d'une complиte destruction. Je dois ajouter que les bons effets des croisements et les dйplorables effets des unions consanguines jouent aussi leur rфle dans la plupart de ces cas. Mais je n'ai pas ici а m'йtendre davantage sur ce sujet. RAPPORTS COMPLEXES QU'ONT ENTRE EUX LES ANIMAUX ET LES PLANTES DANS LA LUTTE POUR L'EXISTENCE. Plusieurs cas bien constatйs prouvent combien sont complexes et inattendus les rapports rйciproques des кtres organisйs qui ont а lutter ensemble dans un mкme pays. Je me contenterai de citer ici un seul exemple, lequel, bien que fort simple, m'a beaucoup intйressй. Un de mes parents possиde, dans le Staffordshire, une propriйtй oщ j'ai eu occasion de faire de nombreuses recherches ; tout а cфtй d'une grande lande trиs stйrile, qui n'a jamais йtй cultivйe, se trouve un terrain de plusieurs centaines d'acres, ayant exactement la mкme nature, mais qui a йtй enclos il y a vingt-cinq ans et plantй de pins d'Ecosse. Ces plantations ont amenй, dans la vйgйtation de la partie enclose de la lande, des changements si remarquables, que l'on croirait passer d'une rйgion а une autre ; non seulement le nombre proportionnel des bruyиres ordinaires a complиtement changй, mais douze espиces de plantes (sans compter des herbes et des carex) qui n'existent pas dans la lande, prospиrent dans la partie plantйe. L'effet produit sur les insectes a йtй encore plus grand, car on trouve а chaque pas, dans les plantations, six espиces d'oiseaux insectivores qu'on ne voit jamais dans la lande, laquelle n'est frйquentйe que par deux ou trois espиces distinctes d'oiseaux insectivores. Ceci nous prouve quel immense changement produit l'introduction d'une seule espиce d'arbres, car on n'a fait aucune culture sur cette terre ; on s'est contentй de l'enclore, de faзon а ce que le bйtail ne puisse entrer. Il est vrai qu'une clфture est aussi un йlйment fort important dont j'ai pu observer les effets auprиs de Farnham, dans le comtй de Surrey. Lа se trouvent d'immenses landes, plantйes за et lа, sur le sommet des collines, de quelques groupes de vieux pins d'Ecosse ; pendant ces dix derniиres annйes, on a enclos quelques-unes de ces landes, et aujourd'hui il pousse de toutes parts une quantitй de jeunes pins, venus naturellement, et si rapprochйs les uns des autres, que tous ne peuvent pas vivre. Quand j'ai appris que ces jeunes arbres n'avaient йtй ni semйs ni plantйs, j'ai йtй tellement surpris, que je me rendis а plusieurs endroits d'oщ je pouvais embrasser du regard des centaines d'hectares de landes qui n'avaient pas йtй enclos ; or, il m'a йtй impossible de rien dйcouvrir, sauf les vieux arbres. En examinant avec plus de soin l'йtat de la lande, j'ai dйcouvert une multitude de petits plants qui avaient йtй rongйs par les bestiaux. Dans l'espace d'un seul mиtre carrй, а une distance de quelques centaines de mиtres de l'un des vieux arbres, j'ai comptй trente-deux jeunes plants : l'un d'eux avait vingt-six anneaux ; il avait donc essayй, pendant bien des annйes, d'йlever sa tкte au-dessus des tiges de la bruyиre et n'y avait pas rйussi. Rien d'йtonnant donc а ce que le sol se couvrоt de jeunes pins vigoureux dиs que les clфtures ont йtй йtablies. Et, cependant, ces landes sont si stйriles et si йtendues, que personne n'aurait pu s'imaginer que les bestiaux aient pu y trouver des aliments. Nous voyons ici que l'existence du pin d'Ecosse dйpend absolument de la prйsence ou de l'absence des bestiaux ; dans quelques parties du monde, l'existence du bйtail dйpend de certains insectes. Le Paraguay offre peut-кtre l'exemple le plus frappant de ce fait : dans ce pays, ni les bestiaux, ni les chevaux, ni les chiens ne sont retournйs а l'йtat sauvage, bien que le contraire se soit produit sur une grande йchelle dans les rйgions situйes au nord et au sud. Azara et Rengger ont dйmontrй qu'il faut attribuer ce fait а l'existence au Paraguay d'une certaine mouche qui dйpose ses oeufs dans les naseaux de ces animaux immйdiatement aprиs leur naissance. La multiplication de ces mouches, quelque nombreuses qu'elles soient d'ailleurs, doit кtre ordinairement entravйe par quelque frein, probablement par le dйveloppement d'autres insectes parasites. Or donc, si certains oiseaux insectivores diminuaient au Paraguay, les insectes parasites augmenteraient probablement en nombre, ce qui amиnerait la disparition des mouches, et alors bestiaux et chevaux retourneraient а l'йtat sauvage, ce qui aurait pour rйsultat certain de modifier considйrablement la vйgйtation, comme j'ai pu l'observer moi-mкme dans plusieurs parties de l'Amйrique mйridionale. La vйgйtation а son tour aurait une grande influence sur les insectes, et l'augmentation de ceux-ci provoquerait, comme nous venons de le voir par l'exemple du Staffordshire, le dйveloppement d'oiseaux insectivores, et ainsi de suite, en cercles toujours de plus en plus complexes. Ce n'est pas que, dans la nature, les rapports soient toujours aussi simples que cela. La lutte dans la lutte doit toujours se reproduire avec des succиs diffйrents ; cependant, dans le cours des siиcles, les forces se balancent si exactement, que la face de la nature reste uniforme pendant d'immenses pйriodes, bien qu'assurйment la cause la plus insignifiante suffise pour assurer la victoire а tel ou tel кtre organisй. Nйanmoins, notre ignorance est si profonde et notre vanitй si grande, que nous nous йtonnons quand nous apprenons l'extinction d'un кtre organisй ; comme nous ne comprenons pas la cause de cette extinction, nous ne savons qu'invoquer des cataclysmes, qui viennent dйsoler le monde, et inventer des lois sur la durйe des formes vivantes ! Encore un autre exemple pour bien faire comprendre quels rapports complexes relient entre eux des plantes et des animaux fort йloignйs les uns des autres dans l'йchelle de la nature. J'aurai plus tard l'occasion de dйmontrer que les insectes, dans mon jardin, ne visitent jamais la Lobelia fulgens, plante exotique, et qu'en consйquence, en raison de sa conformation particuliиre, cette plante ne produit jamais de graines. Il faut absolument, pour les fйconder, que les insectes visitent presque toutes nos orchidйes, car ce sont eux qui transportent le pollen d'une fleur а une autre. Aprиs de nombreuses expйriences, j'ai reconnu que le bourdon est presque indispensable pour la fйcondation de la pensйe (Viola tricolor), parce que les autres insectes du genre abeille ne visitent pas cette fleur. J'ai reconnu йgalement que les visites des abeilles sont nйcessaires pour la fйcondation de quelques espиces de trиfle : vingt pieds de trиfle de Hollande (Trifolium repens), par exemple, ont produit deux mille deux cent quatre-vingt-dix graines, alors que vingt autres pieds, dont les abeilles ne pouvaient pas approcher, n'en ont pas produit une seule. Le bourdon seul visite le trиfle rouge, parce que les autres abeilles ne peuvent pas en atteindre le nectar. On affirme que les phalиnes peuvent fйconder cette plante ; mais j'en doute fort, parce que le poids de leur corps n'est pas suffisant pour dйprimer les pйtales alaires. Nous pouvons donc considйrer comme trиs probable que, si le genre bourdon venait а disparaоtre, ou devenait trиs rare en Angleterre, la pensйe et le trиfle rouge deviendraient aussi trиs rares ou disparaоtraient complиtement. Le nombre des bourdons, dans un district quelconque, dйpend, dans une grande mesure, du nombre des mulots qui dйtruisent leurs nids et leurs rayons de miel ; or, le colonel Newman, qui a longtemps йtudiй les habitudes du bourdon, croit que « plus des deux tiers de ces insectes sont ainsi dйtruits chaque annйe en Angleterre ». D'autre part, chacun sait que le nombre des mulots dйpend essentiellement de celui des chats, et le colonel Newman ajoute : « J'ai remarquй que les nids de bourdon sont plus abondants prиs des villages et des petites villes, ce que j'attribue au plus grand nombre de chats qui dйtruisent les mulots. » Il est donc parfaitement possible que la prйsence d'un animal fйlin dans une localitй puisse dйterminer, dans cette mкme localitй, l'abondance de certaines plantes en raison de l'intervention des souris et des abeilles ! Diffйrents freins, dont l'action se fait sentir а diverses йpoques de la vie et pendant certaines saisons de l'annйe, affectent donc l'existence de chaque espиce. Les uns sont trиs efficaces, les autres le sont moins, mais l'effet de tous est de dйterminer la quantitй moyenne des individus d'une espиce ou l'existence mкme de chacune d'elles. On pourrait dйmontrer que, dans quelques cas, des freins absolument diffйrents agissent sur la mкme espиce dans certains districts. Quand on considиre les plantes et les arbustes qui constituent un fourrй, on est tentй d'attribuer leur nombre proportionnel а ce qu'on appelle le hasard. Mais c'est lа une erreur profonde. Chacun sait que, quand on abat une forкt amйricaine, une vйgйtation toute diffйrente surgit ; on a observй que d'anciennes ruines indiennes, dans le sud des Etats-Unis, ruines qui devaient кtre jadis isolйes des arbres, prйsentent aujourd'hui la mкme diversitй, la mкme proportion d'essences que les forкts vierges environnantes. Or, quel combat doit s'кtre livrй pendant de longs siиcles entre les diffйrentes espиces d'arbres dont chacune rйpandait annuellement ses graines par milliers ! Quelle guerre incessante d'insecte а insecte, quelle lutte entre les insectes, les limaces et d'autres animaux analogues, avec les oiseaux et les bкtes de proie, tous s'efforзant de multiplier, se mangeant les uns les autres, ou se nourrissant de la substance des arbres, de leurs graines et de leurs jeunes pousses ; ou des autres plantes qui ont d'abord couvert le sol et qui empкchaient, par consйquent, la croissance des arbres ! Que l'on jette en l'air une poignйe de plumes, elles retomberont toutes sur le sol en vertu de certaines lois dйfinies ; mais combien le problиme de leur chute est simple quand on le compare а celui des actions et des rйactions des plantes et des animaux innombrables qui, pendant le cours des siиcles, ont dйterminй les quantitйs proportionnelles des espиces d'arbres qui croissent aujourd'hui sur les ruines indiennes ! La dйpendance d'un кtre organisй vis-а-vis d'un autre, telle que celle du parasite dans ses rapports avec sa proie, se manifeste d'ordinaire entre des кtres trиs йloignйs les uns des autres dans l'йchelle de la nature. Tel, quelquefois, est aussi le cas pour certains animaux que l'on peut considйrer comme luttant l'un avec l'autre pour l'existence ; et cela dans le sens le plus strict du mot, les sauterelles, par exemple, et les quadrupиdes herbivores. Mais la lutte est presque toujours beaucoup plus acharnйe entre les individus appartenant а la mкme espиce ; en effet, ils frйquentent les mкmes districts, recherchent la mкme nourriture, et sont exposйs aux mкmes dangers. La lutte est presque aussi acharnйe quand il s'agit de variйtйs de la mкme espиce, et la plupart du temps elle est courte ; si, par exemple, on sиme ensemble plusieurs variйtйs de froment, et que l'on sиme, l'annйe suivante, la graine mйlangйe provenant de la premiиre rйcolte, les variйtйs qui conviennent le mieux au sol et au climat, et qui naturellement se trouvent кtre les plus fйcondes, l'emportent sur les autres, produisent plus de graines, et, en consйquence, au bout de quelques annйes, supplantent toutes les autres variйtйs. Cela est si vrai, que, pour conserver un mйlange de variйtйs aussi voisines que le sont celles des pois de senteur, il faut chaque annйe recueillir sйparйment les graines de chaque variйtй et avoir soin de les mйlanger dans la proportion voulue, autrement les variйtйs les plus faibles diminuent peu а peu et finissent par disparaоtre. Il en est de mкme pour les variйtйs de moutons ; on affirme que certaines variйtйs de montagne affament а tel point les autres, qu'on ne peut les laisser ensemble dans les mкmes pвturages. Le mкme rйsultat s'est produit quand on a voulu conserver ensemble diffйrentes variйtйs de sangsues mйdicinales. Il est mкme douteux que toutes les variйtйs de nos plantes cultivйes et de nos animaux domestiques aient si exactement la mкme force, les mкmes habitudes et la mкme constitution que les proportions premiиres d'une masse mйlangйe (je ne parle pas, bien entendu, des croisements) puissent se maintenir pendant une demi-douzaine de gйnйrations, si, comme dans les races а l'йtat sauvage, on laisse la lutte s'engager entre elles, et si l'on n'a pas soin de conserver annuellement une proportion exacte entre les graines ou les petits. LA LUTTE POUR L'EXISTENCE EST PLUS ACHARNEE QUAND ELLE A LIEU ENTRE DES INDIVIDUS ET DES VARIETES APPARTENANT A LA MEME ESPECE. Les espиces appartenant au mкme genre ont presque toujours, bien qu'il y ait beaucoup d'exceptions а cette rиgle, des habitudes et une constitution presque semblables ; la lutte entre ces espиces est donc beaucoup plus acharnйe, si elles se trouvent placйes en concurrence les unes avec les autres, que si cette lutte s'engage entre des espиces appartenant а des genres distincts. L'extension rйcente qu'a prise, dans certaines parties des Etats-Unis, une espиce d'hirondelle qui a causй l'extinction d'une autre espиce, nous offre un exemple de ce fait. Le dйveloppement de la draine a amenй, dans certaines parties de l'Ecosse, la raretй croissante de la grive commune. Combien de fois n'avons-nous pas entendu dire qu'une espиce de rats a chassй une autre espиce devant elle, sous les climats les plus divers ! En Russie, la petite blatte d'Asie a chassй devant elle sa grande congйnиre. En Australie, l'abeille que nous avons importйe extermine rapidement la petite abeille indigиne, dйpourvue d'aiguillon. Une espиce de moutarde en supplante une autre, et ainsi de suite. Nous pouvons concevoir а peu prиs comment il se fait que la concurrence soit plus vive entre les formes alliйes, qui remplissent presque la mкme place dans l'йconomie de la nature ; mais il est trиs probable que, dans aucun cas, nous ne pourrions indiquer les raisons exactes de la victoire remportйe par une espиce sur une autre dans la grande bataille de la vie. Les remarques que je viens de faire conduisent а un corollaire de la plus haute importance, c'est-а-dire que la conformation de chaque кtre organisй est en rapport, dans les points les plus essentiels et quelquefois cependant les plus cachйs, avec celle de tous les кtres organisйs avec lesquels il se trouve en concurrence pour son alimentation et pour sa rйsidence, et avec celle de tous ceux qui lui servent de proie ou contre lesquels il a а se dйfendre. La conformation des dents et des griffes du tigre, celle des pattes et des crochets du parasite qui s'attache aux poils du tigre, offrent une confirmation йvidente de cette loi. Mais les admirables graines emplumйes de la chicorйe sauvage et les pattes aplaties et frangйes des colйoptиres aquatiques ne semblent tout d'abord en rapport qu'avec l'air et avec l'eau. Cependant, l'avantage prйsentй par les graines emplumйes se trouve, sans aucun doute, en rapport direct avec le sol dйjа garni d'autres plantes, de faзon а ce que les graines puissent se distribuer dans un grand espace et tomber sur un terrain qui n'est pas encore occupй. Chez le colйoptиre aquatique, la structure des jambes, si admirablement adaptйe pour qu'il puisse plonger, lui permet de lutter avec d'autres insectes aquatiques pour chercher sa proie, ou pour йchapper aux attaques d'autres animaux. La substance nutritive dйposйe dans les graines de bien des plantes semble, а premiиre vue, ne prйsenter aucune espиce de rapports avec d'autres plantes. Mais la croissance vigoureuse des jeunes plants provenant de ces graines, les pois et les haricots par exemple, quand on les sиme au milieu d'autres graminйes, paraоt indiquer que le principal avantage de cette substance est de favoriser la croissance des semis, dans la lutte qu'ils ont а soutenir contre les autres plantes qui poussent autour d'eux. Pourquoi chaque forme vйgйtale ne se multiplie-t-elle pas dans toute l'йtendue de sa rйgion naturelle jusqu'а doubler ou quadrupler le nombre de ses reprйsentants ? Nous savons parfaitement qu'elle peut supporter un peu plus de chaleur ou de froid, un peu plus d'humiditй ou de sйcheresse, car nous savons qu'elle habite des rйgions plus chaudes ou plus froides, plus humides ou plus sиches. Cet exemple nous dйmontre que, si nous dйsirons donner а une plante le moyen d'accroоtre le nombre de ses reprйsentants, il faut la mettre en йtat de vaincre ses concurrents et de dйjouer les attaques des animaux qui s'en nourrissent. Sur les limites de son habitat gйographique, un changement de constitution en rapport avec le climat lui serait d'un avantage certain ; mais nous avons toute raison de croire que quelques plantes ou quelques animaux seulement s'йtendent assez loin pour кtre exclusivement dйtruits par la rigueur du climat. C'est seulement aux confins extrкmes de la vie, dans les rйgions arctiques ou sur les limites d'un dйsert absolu, que cesse la concurrence. Que la terre soit trиs froide ou trиs sиche, il n'y en aura pas moins concurrence entre quelques espиces ou entre les individus de la mкme espиce, pour occuper les endroits les plus chauds ou les plus humides. Il en rйsulte que les conditions d'existence d'une plante ou d'un animal placй dans un pays nouveau, au milieu de nouveaux compйtiteurs, doivent se modifier de faзon essentielle, bien que le climat soit parfaitement identique а celui de son ancien habitat. Si on souhaite que le nombre de ses reprйsentants s'accroisse dans sa nouvelle patrie, il faut modifier l'animal ou la plante tout autrement qu'on ne l'aurait fait dans son ancienne patrie, car il faut lui procurer certains avantages sur un ensemble de concurrents ou d'ennemis tout diffйrents. Rien de plus facile que d'essayer ainsi, en imagination, de procurer а une espиce certains avantages sur une autre ; mais, dans la pratique, il est plus que probable que nous ne saurions pas ce qu'il y a а faire. Cela seul devrait suffire а nous convaincre de notre ignorance sur les rapports mutuels qui existent entre tous les кtres organisйs ; c'est lа une vйritй qui nous est aussi nйcessaire qu'elle nous est difficile а comprendre. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de nous rappeler а tout instant que tous les кtres organisйs s'efforcent perpйtuellement de se multiplier selon une progression gйomйtrique ; que chacun d'eux а certaines pйriodes de sa vie, pendant certaines saisons de l'annйe, dans le cours de chaque gйnйration ou а de certains intervalles, doit lutter pour l'existence et кtre exposй а une grande destruction. La pensйe de cette lutte universelle provoque de tristes rйflexions, mais nous pouvons nous consoler avec la certitude que la guerre n'est pas incessante dans la nature, que la peur y est inconnue, que la mort est gйnйralement prompte, et que ce sont les кtres vigoureux, sains et heureux qui survivent et se multiplient. CHAPITRE IV. LA SELECTION NATURELLE OU LA PERSISTANCE DU PLUS APTE. La sйlection naturelle ; comparaison de son pouvoir avec le pouvoir sйlectif de l'homme ; son influence sur les caractиres a peu d'importance ; son influence а tous les вges et sur les deux sexes. - Sйlection sexuelle. - De la gйnйralitй des croisements entre les individus de la mкme espиce. - Circonstances favorables ou dйfavorables а la sйlection naturelle, telles que croisements, isolement, nombre des individus. - Action lente. - Extinction causйe par la sйlection naturelle. - Divergence des caractиres dans ses rapports avec la diversitй des habitants d'une rйgion limitйe et avec l'acclimatation. - Action de la sйlection naturelle sur les descendants d'un type commun rйsultant de la divergence des caractиres. - La sйlection naturelle explique le groupement de tous les кtres organisйs ; les progrиs de l'organisme ; la persistance des formes infйrieures ; la convergence des caractиres ; la multiplication indйfinie des espиces. - Rйsumй. Quelle influence a, sur la variabilitй, cette lutte pour l'existence que nous venons de dйcrire si briиvement ? Le principe de la sйlection, que nous avons vu si puissant entre les mains de l'homme, s'applique-t-il а l'йtat de nature ? Nous prouverons qu'il s'applique de faзon trиs efficace. Rappelons-nous le nombre infini de variations lйgиres, de simples diffйrences individuelles, qui se prйsentent chez nos productions domestiques et, а un degrй moindre, chez les espиces а l'йtat sauvage ; rappelons-nous aussi la force des tendances hйrйditaires. A l'йtat domestique, on peut dire que l'organisme entier devient en quelque sorte plastique. Mais, comme Hooker et Asa Gray l'ont fait si bien remarquer, la variabilitй que nous remarquons chez toutes nos productions domestiques n'est pas l'oeuvre directe de l'homme. L'homme ne peut ni produire ni empкcher les variations ; il ne peut que conserver et accumuler celles qui se prйsentent. Il expose, sans en avoir l'intention, les кtres organisйs а de nouvelles conditions d'existence, et des variations en rйsultent ; or, des changements analogues peuvent, doivent mкme se prйsenter а l'йtat de nature. Qu'on se rappelle aussi combien sont complexes, combien sont йtroits les rapports de tous les кtres organisйs les uns avec les autres et avec les conditions physiques de la vie, et, en consйquence, quel avantage chacun d'eux peut retirer de diversitйs de conformation infiniment variйes, йtant donnйes des conditions de vie diffйrentes. Faut-il donc s'йtonner, quand on voit que des variations utiles а l'homme se sont certainement produites, que d'autres variations, utiles а l'animal dans la grande et terrible bataille de la vie, se produisent dans le cours de nombreuses gйnйrations ? Si ce fait est admis, pouvons-nous douter (il faut toujours se rappeler qu'il naоt beaucoup plus d'individus qu'il n'en peut vivre) que les individus possйdant un avantage quelconque, quelque lйger qu'il soit d'ailleurs, aient la meilleure chance de vivre et de se reproduire ? Nous pouvons кtre certains, d'autre part, que toute variation, si peu nuisible qu'elle soit а l'individu ; entraоne forcйment la disparition de celui-ci. J'ai donnй le nom de sйlection naturelle ou de persistance du plus apte а cette conservation des diffйrences et des variations individuelles favorables et а cette йlimination des variations nuisibles. Les variations insignifiantes, c'est-а-dire qui ne sont ni utiles ni nuisibles а l'individu, ne sont certainement pas affectйes par la sйlection naturelle et demeurent а l'йtat d'йlйments variables, tels que peut-кtre ceux que nous remarquons chez certaines espиces polymorphes, ou finissent par se fixer, grвce а la nature de l'organisme et а celle des conditions d'existence. Plusieurs йcrivains ont mal compris, ou mal critiquй, ce terme de sйlection naturelle. Les uns se sont mкme imaginй que la sйlection naturelle amиne la variabilitй, alors qu'elle implique seulement la conservation des variations accidentellement produites, quand elles sont avantageuses а l'individu dans les conditions d'existence oщ il se trouve placй. Personne ne proteste contre les agriculteurs, quand ils parlent des puissants effets de la sйlection effectuйe par l'homme ; or, dans ce cas, il est indispensable que la nature produise d'abord les diffйrences individuelles que l'homme choisit dans un but quelconque. D'autres ont prйtendu que le terme sйlection implique un choix conscient de la part des animaux qui se modifient, et on a mкme arguй que, les plantes n'ayant aucune volontй, la sйlection naturelle ne leur est pas applicable. Dans le sens littйral du mot, il n'est pas douteux que le terme sйlection naturelle ne soit un terme erronй ; mais, qui donc a jamais critiquй les chimistes, parce qu'ils se servent du terme affinitй йlective en parlant des diffйrents йlйments ? Cependant, on ne peut pas dire, а strictement parler, que l'acide choisisse la base avec laquelle il se combine de prйfйrence. On a dit que je parle de la sйlection naturelle comme d'une puissance active ou divine ; mais qui donc critique un auteur lorsqu'il parle de l'attraction ou de la gravitation, comme rйgissant les mouvements des planиtes ? Chacun sait ce que signifient, ce qu'impliquent ces expressions mйtaphoriques nйcessaires а la clartй de la discussion. Il est aussi trиs difficile d'йviter de personnifier le nom nature ; mais, par nature, j'entends seulement l'action combinйe et les rйsultats complexes d'un grand nombre de lois naturelles ; et, par lois, la sйrie de faits que nous avons reconnus. Au bout de quelque temps on se familiarisera avec ces termes et on oubliera ces critiques inutiles. Nous comprendrons mieux l'application de la loi de la sйlection naturelle en prenant pour exemple un pays soumis а quelques lйgers changements physiques, un changement climatйrique, par exemple. Le nombre proportionnel de ses habitants change presque immйdiatement aussi, et il est probable que quelques espиces s'йteignent. Nous pouvons conclure de ce que nous avons vu relativement aux rapports complexes et intimes qui relient les uns aux autres les habitants de chaque pays, que tout changement dans la proportion numйrique des individus d'une espиce affecte sйrieusement toutes les autres espиces, sans parler de l'influence exercйe par les modifications du climat. Si ce pays est ouvert, de nouvelles formes y pйnиtrent certainement, et cette immigration tend encore а troubler les rapports mutuels de ses anciens habitants. Qu'on se rappelle, а ce sujet, quelle a toujours йtй l'influence de l'introduction d'un seul arbre ou d'un seul mammifиre dans un pays. Mais s'il s'agit d'une оle, ou d'un pays entourй en partie de barriиres infranchissables, dans lequel, par consйquent, de nouvelles formes mieux adaptйes aux modifications du climat ne peuvent pas facilement pйnйtrer, il se trouve alors, dans l'йconomie de la nature, quelque place qui serait mieux remplie si quelques-uns des habitants originels se modifiaient de faзon ou d'autre, puisque, si le pays йtait ouvert, ces places seraient prises par les immigrants. Dans ce cas de lйgиres modifications, favorables а quelque degrй que ce soit aux individus d'une espиce, en les adaptant mieux а de nouvelles conditions ambiantes, tendraient а se perpйtuer, et la sйlection naturelle aurait ainsi des matйriaux disponibles pour commencer son њuvre de perfectionnement. Nous avons de bonnes raisons de croire, comme nous l'avons dйmontrй dans le premier chapitre, que les changements des conditions d'existence tendent а augmenter la facultй а la variabilitй. Dans les cas que nous venons de citer, les conditions d'existence ayant changй, le terrain est donc favorable а la sйlection naturelle, car il offre plus de chances pour la production de variations avantageuses, sans lesquelles la sйlection naturelle ne peut rien. Il ne faut jamais oublier que, dans le terme variation, je comprends les simples diffйrences individuelles. L'homme peut amener de grands changements chez ses animaux domestiques et chez ses plantes cultivйes, en accumulant les diffйrences individuelles dans une direction donnйe ; la sйlection naturelle peut obtenir les mкmes rйsultats, mais beaucoup plus facilement, parce que son action peut s'йtendre sur un laps de temps beaucoup plus considйrable. Je ne crois pas, d'ailleurs, qu'il faille de grands changements physiques tels que des changements climatйriques, ou qu'un pays soit particuliиrement isolй et а l'abri de l'immigration, pour que des places libres se produisent et que la sйlection naturelle les fasse occuper en amйliorant quelques-uns des organismes variables. En effet, comme tous les habitants de chaque pays luttent а armes а peu prиs йgales, il peut suffire d'une modification trиs lйgиre dans la conformation ou dans les habitudes d'une espиce pour lui donner l'avantage sur toutes les autres. D'autres modifications de la mкme nature pourront encore accroоtre cet avantage, aussi longtemps que l'espиce se trouvera dans les mкmes conditions d'existence et jouira des mкmes moyens pour se nourrir et pour se dйfendre. On ne pourrait citer aucun pays dont les habitants indigиnes soient actuellement si parfaitement adaptйs les uns aux autres, si absolument en rapport avec les conditions physiques qui les entourent, pour ne laisser place а aucun perfectionnement ; car, dans tous les pays, les espиces natives ont йtй si complиtement vaincues par des espиces acclimatйes, qu'elles ont laissй quelques-unes de ces йtrangиres prendre dйfinitivement possession du sol. Or, les espиces йtrangиres ayant ainsi, dans chaque pays, vaincu quelques espиces indigиnes, on peut en conclure que ces derniиres auraient pu se modifier avec avantage, de faзon а mieux rйsister aux envahisseurs. Puisque l'homme peut obtenir et a certainement obtenu de grands rйsultats par ses moyens mйthodiques et inconscients de sйlection, oщ s'arrкte l'action de la sйlection naturelle ? L'homme ne peut agir que sur les caractиres extйrieurs et visibles. La nature, si l'on veut bien me permettre de personnifier sous ce nom la conservation naturelle ou la persistance du plus apte, ne s'occupe aucunement des apparences, а moins que l'apparence n'ait quelque utilitй pour les кtres vivants. La nature peut agir sur tous les organes intйrieurs, sur la moindre diffйrence d'organisation, sur le mйcanisme vital tout entier. L'homme n'a qu'un but: choisir en vue de son propre avantage ; la nature, au contraire, choisit pour l'avantage de l'кtre lui-mкme. Elle donne plein exercice aux caractиres qu'elle choisit, ce qu'implique le fait seul de leur sйlection. L'homme rйunit dans un mкme pays les espиces provenant de bien des climats diffйrents ; il exerce rarement d'une faзon spйciale et convenable les caractиres qu'il a choisis ; il donne la mкme nourriture aux pigeons а bec long et aux pigeons а bec court ; il n'exerce pas de faзon diffйrente le quadrupиde а longues pattes et а courtes pattes ; il expose aux mкmes influences climatйriques les moutons а longue laine et ceux а laine courte. Il ne permet pas aux mвles les plus vigoureux de lutter pour la possession des femelles. Il ne dйtruit pas rigoureusement tous les individus infйrieurs ; il protиge, au contraire, chacun d'eux, autant qu'il est en son pouvoir, pendant toutes les saisons. Souvent il commence la sйlection en choisissant quelques formes а demi monstrueuses, ou, tout au moins, en s'attachant а quelque modification assez apparente pour attirer son attention ou pour lui кtre immйdiatement utile. A l'йtat de nature, au contraire la plus petite diffйrence de conformation ou de constitution peut suffire а faire pencher la balance dans la lutte pour l'existence et se perpйtuer ainsi. Les dйsirs et les efforts de l'homme sont si changeants ! sa vie est si courte ! Aussi, combien doivent кtre imparfaits les rйsultats qu'il obtient, quand on les compare а ceux que peut accumuler la nature pendant de longues pйriodes gйologiques ! Pouvons-nous donc nous йtonner que les caractиres des productions de la nature soient beaucoup plus franchement accusйs que ceux des races domestiques de l'homme ? Quoi d'йtonnant а ce que ces productions naturelles soient infiniment mieux adaptйes aux conditions les plus complexes de l'existence, et qu'elles portent en tout le cachet d'une oeuvre bien plus complиte ? On peut dire, par mйtaphore, que la sйlection naturelle recherche, а chaque instant et dans le monde entier, les variations les plus lйgиres ; elle repousse celles qui sont nuisibles, elle conserve et accumule celles qui sont utiles ; elle travaille en silence, insensiblement, partout et toujours, dиs que l'occasion s'en prйsente, pour amйliorer tous les кtres organisйs relativement а leurs conditions d'existence organiques et inorganiques. Ces lentes et progressives transformations nous йchappent jusqu'а ce que, dans le cours des вges, la main du temps les ait marquйes de son empreinte, et alors nous nous rendons si peu compte des longues pйriodes gйologiques йcoulйes, que nous nous contentons de dire que les formes vivantes sont aujourd'hui diffйrentes de ce qu'elles йtaient autrefois. Pour que des modifications importantes se produisent dans une espиce, il faut qu'une variйtй une fois formйe prйsente de nouveau, aprиs de longs siиcles peut-кtre, des diffйrences individuelles participant а la nature utile de celles qui se sont prйsentйes d'abord ; il faut, en outre, que ces diffйrences se conservent et se renouvellent encore. Des diffйrences individuelles de la mкme nature se reproduisent constamment ; il est donc а peu prиs certain que les choses se passent ainsi. Mais, en somme, nous ne pouvons affirmer ce fait qu'en nous assurant si cette hypothиse concorde avec les phйnomиnes gйnйraux de la nature et les explique. D'autre part, la croyance gйnйrale que la somme des variations possibles est une quantitй strictement limitйe, est aussi une simple assertion hypothйtique. Bien que la sйlection naturelle ne puisse agir qu'en vue de l'avantage de chaque кtre vivant, il n'en est pas moins vrai que des caractиres et des conformations, que nous sommes disposйs а considйrer comme ayant une importance trиs secondaire, peuvent кtre l'objet de son action. Quand nous voyons les insectes qui se nourrissent de feuilles revкtir presque toujours une teinte verte, ceux qui se nourrissent d'йcorce une teinte grisвtre, le ptarmigan des Alpes devenir blanc en hiver et le coq de bruyиre porter des plumes couleur de bruyиre, ne devons-nous pas croire que les couleurs que revкtent certains oiseaux et certains insectes leur sont utiles pour les garantir du danger ? Le coq de bruyиre se multiplierait innombrablement s'il n'йtait pas dйtruit а quelqu'une des phases de son existence, et on sait que les oiseaux de proie lui font une chasse active ; les faucons, douйs d'une vue perзante, aperзoivent leur proie de si loin, que, dans certaines parties du continent, on n'йlиve pas de pigeons blancs parce qu'ils sont exposйs а trop de dangers. La sйlection naturelle pourrait donc remplir son rфle en donnant а chaque espиce de coq de bruyиre une couleur appropriйe au pays qu'il habite, en conservant et en perpйtuant cette couleur dиs qu'elle est acquise. Il ne faudrait pas penser non plus que la destruction accidentelle d'un animal ayant une couleur particuliиre ne puisse produire que peu d'effets sur une race. Nous devons nous rappeler, en effet, combien il est essentiel dans un troupeau de moutons blancs de dйtruire les agneaux qui ont la moindre tache noire. Nous avons vu que la couleur des cochons qui, en Virginie, se nourrissent de certaines racines, est pour eux une cause de vie ou de mort. Chez les plantes, les botanistes considиrent le duvet du fruit et la couleur de la chair comme des caractиres trиs insignifiants ; cependant, un excellent horticulteur, Downing, nous apprend qu'aux Etats-Unis les fruits а peau lisse souffrent beaucoup plus que ceux recouverts de duvet des attaques d'un insecte, le curculio ; que les prunes pourprйes sont beaucoup plus sujettes а certaines maladies que les prunes jaunes ; et qu'une autre maladie attaque plus facilement les pкches а chair jaune que les pкches а chair d'une autre couleur. Si ces lйgиres diffйrences, malgrй le secours de l'art, dйcident du sort des variйtйs cultivйes, ces mкmes diffйrences doivent йvidemment, а l'йtat de nature, suffire а dйcider qui l'emportera d'un arbre produisant des fruits а la peau lisse ou а la peau velue, а la chair pourpre ou а la chair jaune ; car, dans cet йtat, les arbres ont а lutter avec d'autres arbres et avec une foule d'ennemis. Quand nous йtudions les nombreux petits points de diffйrence qui existent entre les espиces et qui, dans notre ignorance, nous paraissent insignifiants, nous ne devons pas oublier que le climat, l'alimentation, etc., ont, sans aucun doute, produit quelques effets directs. Il ne faut pas oublier non plus qu'en vertu des lois de la corrйlation, quand une partie varie et que la sйlection naturelle accumule les variations, il se produit souvent d'autres modifications de la nature la plus inattendue. Nous avons vu que certaines variations qui, а l'йtat domestique, apparaissent а une pйriode dйterminйe de la vie, tendent а rйapparaоtre chez les descendants а la mкme pйriode. On pourrait citer comme exemples la forme, la taille et la saveur des grains de beaucoup de variйtйs de nos lйgumes et de nos plantes agricoles ; les variations du ver а soie а l'йtat de chenille et de cocon ; le oeufs de nos volailles et la couleur du duvet de leurs petits ; les cornes de nos moutons et de nos bestiaux а l'вge adulte. Or, а l'йtat de nature, la sйlection naturelle peut agir sur certains кtres organisйs et les modifier а quelque вge que ce soit par l'accumulation de variations profitables а cet вge et par leur transmission hйrйditaire а l'вge correspondant. S'il est avantageux а une plante que ses graines soient plus facilement dissйminйes par le vent, il est aussi aisй а la sйlection naturelle de produire ce perfectionnement, qu'il est facile au planteur, par la sйlection mйthodique, d'augmenter et d'amйliorer le duvet contenu dans les gousses de ses cotonniers. La sйlection naturelle peut modifier la larve d'un insecte de faзon а l'adapter а des circonstances complиtement diffйrentes de celles oщ devra vivre l'insecte adulte. Ces modifications pourront mкme affecter, en vertu de la corrйlation, la conformation de l'adulte. Mais, inversement, des modifications dans la conformation de l'adulte peuvent affecter la conformation de la larve. Dans tous les cas, la sйlection naturelle ne produit pas de modifications nuisibles а l'insecte, car alors l'espиce s'йteindrait. La sйlection naturelle peut modifier la conformation du jeune relativement aux parents et celle des parents relativement aux jeunes. Chez les animaux vivant en sociйtй, elle transforme la conformation de chaque individu de telle sorte qu'il puisse se rendre utile а la communautй, а condition toutefois que la communautй profite du changement. Mais ce que la sйlection naturelle ne saurait faire, c'est de modifier la structure d'une espиce sans lui procurer aucun avantage propre et seulement au bйnйfice d'une, autre espиce. Or, quoique les ouvrages sur l'histoire naturelle rapportent parfois de semblables faits, je n'en ai pas trouvй un seul qui puisse soutenir l'examen. La sйlection naturelle peut modifier profondйment une conformation qui ne serait trиs utile qu'une fois pendant la vie d'un animal, si elle est importante pour lui. Telles sont, par exemple, les grandes mвchoires que possиdent certains insectes et qu'ils emploient exclusivement pour ouvrir leurs cocons, ou l'extrйmitй cornйe du bec des jeunes oiseaux qui les aide а briser l'oeuf pour en sortir. On affirme que, chez les meilleures espиces de pigeons culbutants а bec court, il pйrit dans l'oeuf plus de petits qu'il n'en peut sortir ; aussi les amateurs surveillent-ils le moment de l'йclosion pour secourir les petits s'il en est besoin. Or, si la nature voulait produire un pigeon а bec trиs court pour l'avantage de cet oiseau, la modification serait trиs lente et la sйlection la plus rigoureuse se ferait dans l'oeuf, et ceux-lа seuls survivraient qui auraient le bec assez fort, car tous ceux а bec faible pйriraient inйvitablement ; ou bien encore, la sйlection naturelle agirait pour produire des coquilles plus minces, se cassant plus facilement, car l'йpaisseur de la coquille est sujette а la variabilitй comme toutes les autres structures. Il est peut-кtre bon de faire remarquer ici qu'il doit y avoir, pour tous les кtres, de grandes destructions accidentelles qui n'ont que peu ou pas d'influence sur l'action de la sйlection naturelle. Par exemple, beaucoup d'oeufs ou de graines sont dйtruits chaque annйe ; or, la sйlection naturelle ne peut les modifier qu'autant qu'ils varient de faзon а йchapper aux attaques de leurs ennemis. Cependant, beaucoup de ces oeufs ou de ces gaines auraient pu, s'ils n'avaient pas йtй dйtruits, produire des individus mieux adaptйs aux conditions ambiantes qu'aucun de ceux qui ont survйcu. En outre, un grand nombre d'animaux ou de plantes adultes, qu'ils soient ou non les mieux adaptйs aux conditions ambiantes, doivent annuellement pйrir, en raison de causes accidentelles, qui ne seraient en aucune faзon mitigйes par des changements de conformation ou de constitution avantageux а l'espиce sous tous les autres rapports. Mais, quelque considйrable que soit cette destruction des adultes, peu importe, pourvu que le nombre des individus qui survivent dans une rйgion quelconque reste assez considйrable -- peu importe encore que la destruction des њufs ou des graines soit si grande, que la centiиme ou mкme la milliиme partie se dйveloppe seule, -- il n'en est pas moins vrai que les individus les plus aptes, parmi ceux qui survivent, en supposant qu'il se produise chez eux des variations dans une direction avantageuse, tendent а se multiplier en plus grand nombre que les individus moins aptes. La sйlection naturelle ne pourrait, sans doute, exercer son action dans certaines directions avantageuses, si le nombre des individus se trouvait considйrablement diminuй par les causes que nous venons d'indiquer, et ce cas a dы se produire souvent ; mais ce n'est pas lа une objection valable contre son efficacitй а d'autres йpoques et dans d'autres circonstances. Nous sommes loin, en effet, de pouvoir supposer que beaucoup d'espиces soient soumises а des modifications et а des amйliorations а la mкme йpoque et dans le mкme pays. SELECTION SEXUELLE. A l'йtat domestique, certaines particularitйs apparaissent souvent chez l'un des sexes et deviennent hйrйditaires chez ce sexe ; il en est de mкme а l'йtat de nature. Il est donc possible que la sйlection naturelle modifie les deux sexes relativement aux habitudes diffйrentes de l'existence, comme cela arrive quelquefois, ou qu'un seul sexe se modifie relativement а l'autre sexe, ce qui arrive trиs souvent. Ceci me conduit а dire quelques mots de ce que j'ai appelй la sйlection sexuelle. Cette forme de sйlection ne dйpend pas de la lutte pour l'existence avec d'autres кtres organisйs, ou avec les conditions ambiantes, mais de la lutte entre les individus d'un sexe, ordinairement les mвles, pour s'assurer la possession de l'autre sexe. Cette lutte ne se termine pas par la mort du vaincu, mais par le dйfaut ou par la petite quantitй de descendants. La sйlection sexuelle est donc moins rigoureuse que la sйlection naturelle. Ordinairement, les mвles les plus vigoureux, c'est-а-dire ceux qui sont le plus aptes а occuper leur place dans la nature, laissent un plus grand nombre de descendants. Mais, dans bien des cas, la victoire ne dйpend pas tant de la vigueur gйnйrale de l'individu que de la possession d'armes spйciales qui ne se trouvent que chez le mвle. Un cerf dйpourvu de bois, ou un coq dйpourvu d'йperons, aurait bien peu de chances de laisser de nombreux descendants. La sйlection sexuelle, en permettant toujours aux vainqueurs de se reproduire, peut donner sans doute а ceux-ci un courage indomptable, des йperons plus longs, une aile plus forte pour briser la patte du concurrent, а peu prиs de la mкme maniиre que le brutal йleveur de coqs de combat peut amйliorer la race par le choix rigoureux de ses plus beaux adultes. Je ne saurais dire jusqu'oщ descend cette loi de la guerre dans l'йchelle de la nature. On dit que les alligators mвles se battent, mugissent, tournent en cercle, comme le font les Indiens dans leurs danses guerriиres, pour s'emparer des femelles ; on a vu des saumons mвles se battre pendant des journйes entiиres ; les cerfs volants mвles portent quelquefois la trace des blessures que leur ont faites les larges mandibules d'autres mвles ; M. Fabre, cet observateur inimitable, a vu frйquemment certains insectes hymйnoptиres mвles se battre pour la possession d'une femelle qui semble rester spectatrice indiffйrente du combat et qui, ensuite, part avec le vainqueur. La guerre est peut-кtre plus terrible encore entre les mвles des animaux polygames, car ces derniers semblent pourvus d'armes spйciales. Les animaux carnivores mвles semblent dйjа bien armйs, et cependant la sйlection naturelle peut encore leur donner de nouveaux moyens de dйfense, tels que la criniиre au lion et la mвchoire а crochet au saumon mвle, car le bouclier peut кtre aussi important que la lance au point de vue de la victoire. Chez les oiseaux, cette lutte revкt souvent un caractиre plus pacifique. Tous ceux qui ont йtudiй ce sujet ont constatй une ardente rivalitй chez les mвles de beaucoup d'espиces pour attirer les femelles par leurs chants. Les merles de roche de la Guyane, les oiseaux de paradis, et beaucoup d'autres encore, s'assemblent en troupes ; les mвles se prйsentent successivement ; ils йtalent avec le plus grand soin, avec le plus d'effet possible, leur magnifique plumage ; ils prennent les poses les plus extraordinaires devant les femelles, simples spectatrices, qui finissent par choisir le compagnon le plus agrйable. Ceux qui ont йtudiй avec soin les oiseaux en captivitй savent que, eux aussi, sont trиs susceptibles de prйfйrences et d'antipathies individuelles : ainsi, sir R. Heron a remarquй que toutes les femelles de sa voliиre aimaient particuliиrement un certain paon panachй. Il n'est impossible d'entrer ici dans tous les dйtails qui seraient nйcessaires ; mais, si l'homme rйussit а donner en peu de temps l'йlйgance du port et la beautй du plumage а nos coqs Bantam, d'aprиs le type idйal que nous concevons pour cette espиce, je ne vois pas pourquoi les oiseaux femelles ne pourraient pas obtenir un rйsultat semblable en choisissant, pendant des milliers de gйnйrations, les mвles qui leur paraissent les plus beaux, ou ceux dont la voix est la plus mйlodieuse. On peut expliquer, en partie, par l'action de la sйlection sexuelle quelques lois bien connues relatives au plumage des oiseaux mвles et femelles comparй au plumage des petits, par des variations se prйsentant а diffйrents вges et transmises soit aux mвles seuls, soit aux deux sexes, а l'вge correspondant ; mais l'espace nous manque pour dйvelopper ce sujet. Je crois donc que, toutes les fois que les mвles et les femelles d'un animal quel qu'il soit ont les mкmes habitudes gйnйrales d'existence, mais qu'ils diffиrent au point de vue de la conformation, de la couleur ou de l'ornementation, ces diffйrences sont principalement dues а la sйlection sexuelle ; c'est-а-dire que certains mвles ont eu, pendant une suite non interrompue de gйnйrations, quelques lйgers avantages sur d'autres mвles, provenant soit de leurs armes, soit de leurs moyens de dйfense, soit de leur beautй ou de leurs attraits, avantages qu'ils ont transmis exclusivement а leur postйritй mвle. Je ne voudrais pas cependant attribuer а cette cause toutes les diffйrences sexuelles ; nous voyons, en effet, chez nos animaux domestiques, se produire chez les mвles des particularitйs qui ne semblent pas avoir йtй augmentйes par la sйlection de l'homme. La touffe de poils sur le jabot du dindon sauvage ne saurait lui кtre d'aucun avantage, il est douteux mкme qu'elle puisse lui servir d'ornement aux yeux de la femelle ; si mкme cette touffe de poils avait apparu а l'йtat domestique, on l'aurait considйrйe comme une monstruositй. EXEMPLES DE L'ACTION DE LA SELECTION NATURELLE OU DE LA PERSISTANCE DU PLUS APTE. Afin de bien faire comprendre de quelle maniиre agit, selon moi, la sйlection naturelle, je demande la permission de donner un ou deux exemples imaginaires. Supposons un loup qui se nourrisse de diffйrents animaux, s'emparant des uns par la ruse, des autres par la force, d'autres, enfin, par l'agilitй. Supposons encore que sa proie la plus rapide, le daim par exemple, ait augmentй en nombre а la suite de quelques changements survenus dans le pays, ou que les autres animaux dont il se nourrit ordinairement aient diminuй pendant la saison de l'annйe oщ le loup est le plus pressй par la faim. Dans ces circonstances, les loups les plus agiles et les plus rapides ont plus de chance de survivre que les autres ; ils persistent donc, pourvu toutefois qu'ils conservent assez de force pour terrasser leur proie et s'en rendre maоtres, а cette йpoque de l'annйe ou а toute autre, lorsqu'ils sont forcйs de s'emparer d'autres animaux pour se nourrir. Je ne vois pas plus de raison de douter de ce rйsultat que de la possibilitй pour l'homme d'augmenter la vitesse de ses lйvriers par une sйlection soigneuse et mйthodique, ou par cette espиce de sйlection inconsciente qui provient de ce que chaque personne s'efforce de possйder les meilleurs chiens, sans avoir la moindre pensйe de modifier la race. Je puis ajouter que, selon M. Pierce, deux variйtйs de loups habitent les montagnes de Catskill, aux Etats-Unis: l'une de ces variйtйs, qui affecte un peu la forme du lйvrier, se nourrit principalement de daims ; l'autre, plus йpaisse, aux jambes plus courtes, attaque plus frйquemment les troupeaux. Il faut observer que, dans l'exemple citй ci-dessus, je parle des loups les plus rapides pris individuellement, et non pas d'une variation fortement accusйe qui s'est perpйtuйe. Dans les йditions prйcйdentes de cet ouvrage, on pouvait croire que je prйsentais cette derniиre alternative comme s'йtant souvent produite. Je comprenais l'immense importance des diffйrences individuelles, et cela m'avait conduit а discuter en dйtail les rйsultats de la sйlection inconsciente par l'homme, sйlection qui dйpend de la conservation de tous les individus plus ou moins supйrieurs et de la destruction des individus infйrieurs. Je comprenais aussi que, а l'йtat de nature, la conservation dune dйviation accidentelle de structure, telle qu'une monstruositй, doit кtre un йvйnement trиs rare, et que, si cette dйviation se conserve d'abord, elle doit tendre bientфt а disparaоtre, а la suite de croisements avec des individus ordinaires. Toutefois, aprиs avoir lu un excellent article de la North British Review (1867), j'ai mieux compris encore combien il est rare que des variations isolйes, qu'elles soient lйgиres ou fortement accusйes, puissent se perpйtuer. L'auteur de cet article prend pour exemple un couple d'animaux produisant pendant leur vie deux cents petits, sur lesquels, en raison de diffйrentes causes de destruction, deux seulement, en moyenne, survivent pour propager leur espиce. On peut dire, tout d'abord, que c'est lа une йvaluation trиs minime pour la plupart des animaux йlevйs dans l'йchelle, mais qu'il n'y a rien d'exagйrй pour les organismes infйrieurs. L'йcrivain dйmontre ensuite que, s'il naоt un seul individu qui varie de faзon а lui donner deux chances de plus de vie qu'а tous les autres individus, il aurait encore cependant bien peu de chance de persister. En supposant qu'il se reproduise et que la moitiй de ses petits hйritant de la variation favorable, les jeunes, s'il faut en croire l'auteur, n'auraient qu'une lйgиre chance de plus pour survivre et pour se reproduire, et cette chance diminuerait а chaque gйnйration successive. On ne peut, je crois, mettre en doute la justesse de ces remarques. Supposons, en effet, qu'un oiseau quelconque puisse se procurer sa nourriture plus facilement, s'il a le bec recourbй ; supposons encore qu'un oiseau de cette espиce naisse avec le bec fortement recourbй, et que, par consйquent, il vive facilement ; il n'en est pas moins vrai qu'il y aurait peu de chances que ce seul individu perpйtuвt son espиce а l'exclusion de la forme ordinaire. Mais, s'il en faut juger d'aprиs ce qui se passe chez les animaux а l'йtat de domesticitй, on ne peut pas douter non plus que, si l'on choisit, pendant plusieurs gйnйrations, un grand nombre d'individus ayant le bec plus ou moins recourbй, et si l'on dйtruit un plus grand nombre encore d'individus ayant le bec le plus droit possible, les premiers ne se multiplient facilement. Toutefois, il ne faut pas oublier que certaines variations fortement accusйes, que personne ne songerait а classer comme de simples diffйrences individuelles, se reprйsentent souvent parce que des conditions analogues agissent sur des organismes analogues ; nos productions domestiques nous offrent de nombreux exemples de ce fait. Dans ce cas, si l'individu qui a variй ne transmet pas de point en point а ses petits ses caractиres nouvellement acquis, il ne leur transmet pas moins, aussi longtemps que les conditions restent les mкmes, une forte tendance а varier de la mкme maniиre. On ne peut guиre douter non plus que la tendance а varier dans une mкme direction n'ait йtй quelquefois si puissante, que tous les individus de la mкme espиce se sont modifiйs de la mкme faзon, sans l'aide d'aucune espиce de sйlection, on pourrait, dans tous les cas, citer bien des exemples d'un tiers, d'un cinquiиme ou mкme d'un dixiиme des individus qui ont йtй affectйs de cette faзon. Ainsi, Graba estime que, aux оles Feroл, un cinquiиme environ des Guillemots se compose d'une variйtй si bien accusйe, qu'on l'a classйe autrefois comme une espиce distincte, sous le nom d'Uria lacrymans. Quand il en est ainsi, si la variation est avantageuse а l'animal, la forme modifiйe doit supplanter bientфt la forme originelle, en vertu de la survivance du plus apte. J'aurai а revenir sur les effets des croisements au point de vue de l'йlimination des variations de toute sorte ; toutefois, je peux faire remarquer ici que la plupart des animaux et des plantes aiment а conserver le mкme habitat et ne s'en йloignent pas sans raison ; on pourrait citer comme exemple les oiseaux voyageurs eux-mкmes, qui, presque toujours, reviennent habiter la mкme localitй. En consйquence, toute variйtй de formation nouvelle serait ordinairement locale dans le principe, ce qui semble, d'ailleurs, кtre la rиgle gйnйrale pour les variйtйs а l'йtat de nature ; de telle faзon que les individus modifiйs de maniиre analogue doivent bientфt former un petit groupe et tendre а se reproduire facilement. Si la nouvelle variйtй rйussit dans la lutte pour l'existence, elle se propage lentement autour d'un point central ; elle lutte constamment avec les individus qui n'ont subi aucun changement, en augmentant toujours le cercle de son action, et finit par les vaincre. Il n'est peut-кtre pas inutile de citer un autre exemple un peu plus compliquй de l'action de la sйlection naturelle. Certaines plantes sйcrиtent une liqueur sucrйe, apparemment dans le but d'йliminer de leur sиve quelques substances nuisibles. Cette sйcrйtion s'effectue, parfois, а l'aide de glandes placйes а la base des stipules chez quelques lйgumineuses, et sur le revers des feuilles du laurier commun. Les insectes recherchent avec aviditй cette liqueur, bien qu'elle se trouve toujours en petite quantitй ; mais leur visite ne constitue aucun avantage pour la plante. Or, supposons qu'un certain nombre de plantes d'une espиce quelconque sйcrиtent cette liqueur ou ce nectar а l'intйrieur de leurs fleurs. Les insectes en quкte de ce nectar se couvrent de pollen et le transportent alors d'une fleur а une autre. Les fleurs de deux individus distincts de la mкme espиce se trouvent croisйes par ce fait ; or, le croisement, comme il serait facile de le dйmontrer, engendre des plants vigoureux, qui ont la plus grande chance de vivre et de se perpйtuer. Les plantes qui produiraient les fleurs aux glandes les plus larges, et qui, par consйquent, sйcrйteraient le plus de liqueur, seraient plus souvent visitйes par les insectes et se croiseraient plus souvent aussi ; en consйquence, elles finiraient, dans le cours du temps, par l'emporter sur toutes les autres et par former une variйtй locale. Les fleurs dont les йtamines et les pistils seraient placйs, par rapport а la grosseur et aux habitudes des insectes qui les visitent, de maniиre а favoriser, de quelque faзon que ce soit, le transport du pollen, seraient pareillement avantagйes. Nous aurions pu choisir pour exemple des insectes qui visitent les fleurs en quкte du pollen au lieu de la sйcrйtion sucrйe ; le pollen ayant pour seul objet la fйcondation, il semble, au premier abord, que sa destruction soit une vйritable perte pour la plante. Cependant, si les insectes qui se nourrissent de pollen transportaient de fleur en fleur un peu de cette substance, accidentellement d'abord, habituellement ensuite, et que des croisements fussent le rйsultat de ces transports, ce serait encore un gain pour la plante que les neuf dixiиmes de son pollen fussent dйtruits. Il en rйsulterait que les individus qui possйderaient les anthиres les plus grosses et la plus grande quantitй de pollen, auraient plus de chances de perpйtuer leur espиce. Lorsqu'une plante, par suite de dйveloppements successifs, est de plus en plus recherchйe par les insectes, ceux-ci, agissant inconsciemment, portent rйguliиrement le pollen de fleur en fleur ; plusieurs exemples frappants me permettraient de prouver que ce fait se prйsente tous les jours. Je n'en citerai qu'un seul, parce qu'il me servira en mкme temps а dйmontrer comment peut s'effectuer par degrйs la sйparation des sexes chez les plantes. Certains Houx ne portent que des fleurs mвles, pourvues d'un pistil rudimentaire et de quatre йtamines produisant une petite quantitй de pollen ; d'autres ne portent que des fleurs femelles, qui ont un pistil bien dйveloppй et quatre йtamines avec des anthиres non dйveloppйes, dans lesquelles on ne saurait dйcouvrir un seul grain de pollen. Ayant observй un arbre femelle а la distance de 60 mиtres d'un arbre mвle, je plaзai sous le microscope les stigmates de vingt fleurs recueillies sur diverses branches ; sur tous, sans exception, je constatai la prйsence de quelques grains de pollen, et sur quelques-uns une profusion. Le pollen n'avait pas pu кtre transportй par le vent, qui depuis plusieurs jours soufflait dans une direction contraire. Le temps йtait froid, tempкtueux, et par consйquent peu favorable aux visites des abeilles ; cependant toutes les fleurs que j'ai examinйes avaient йtй fйcondйes par des abeilles qui avaient volй d'arbre en arbre, en quкte de nectar. Reprenons notre dйmonstration : dиs que la plante est devenue assez attrayante pour les insectes pour que le pollen soit rйguliиrement transportй de fleur en fleur, une autre sйrie de faits commence а se produire. Aucun naturaliste ne met en doute les avantages de ce qu'on a appelй la division physiologique du travail. On peut en conclure qu'il serait avantageux pour les plantes de produire seulement des йtamines sur une fleur ou sur un arbuste tout entier, et seulement des pistils sur une autre fleur ou sur un autre arbuste. Chez les plantes cultivйes et placйes, par consйquent, dans de nouvelles conditions d'existence, tantфt les organes mвles et tantфt les organes femelles deviennent plus ou moins impuissants. Or, si nous supposons que ceci puisse se produire, а quelque degrй que ce soit, а l'йtat de nature, le pollen йtant dйjа rйguliиrement transportй de fleur en fleur et la complиte sйparation des sexes йtant avantageuse au point de vue de la division du travail, les individus chez lesquels cette tendance augmente de plus en plus sont de plus en plus favorisйs et choisis, jusqu'а ce qu'enfin la complиte sйparation des sexes s'effectue. Il nous faudrait trop de place pour dйmontrer comment, par le dimorphisme ou par d'autres moyens, certainement aujourd'hui en action, s'effectue actuellement la sйparation des sexes chez les plantes de diverses espиces. Mais je puis ajouter que, selon Asa Gray, quelques espиces de Houx, dans l'Amйrique septentrionale, se trouvent exactement dans une position intermйdiaire, ou, pour employer son expression, sont plus ou moins dioпquement polygames. Examinons maintenant les insectes qui se nourrissent de nectar. Nous pouvons supposer que la plante, dont nous avons vu les sйcrйtions augmenter lentement par suite d'une sйlection continue, est une plante commune, et que certains insectes comptent en grande partie sur son nectar pour leur alimentation. Je pourrais prouver, par de nombreux exemples, combien les abeilles sont йconomes de leur temps ; je rappellerai seulement les incisions qu'elles ont coutume de faire а la base de certaines fleurs pour en atteindre le nectar, alors qu'avec un peu plus de peine elles pourraient y entrer par le sommet de la corolle. Si l'on se rappelle ces faits, on peut facilement croire que, dans certaines circonstances, des diffйrences individuelles dans la courbure ou dans la longueur de la trompe, etc., bien que trop insignifiantes pour que nous puissions les apprйcier, peuvent кtre profitables aux abeilles ou а tout autre insecte, de telle faзon que certains individus seraient а mкme de se procurer plus facilement leur nourriture que certains autres ; les sociйtйs auxquelles ils appartiendraient se dйvelopperaient par consйquent plus vire, et produiraient plus d'essaims hйritant des mкmes particularitйs. Les tubes des corolles du trиfle rouge commun et du trиfle incarnat (Trifolium pratense et T. incarnatum) ne paraissent pas au premier abord, diffйrer de longueur ; cependant, l'abeille domestique atteint aisйment le nectar du trиfle incarnat, mais non pas celui du trиfle commun rouge, qui n'est visitй que par les bourdons ; de telle sorte que des champs entiers de trиfle rouge offrent en vain а l'abeille une abondante rйcolte de prйcieux nectar. Il est certain que l'abeille aime beaucoup ce nectar ; j'ai souvent vu moi-mкme, mais seulement en automne, beaucoup d'abeilles sucer les fleurs par des trous que les bourdons avaient pratiquйs а la base du tube. La diffйrence de la longueur des corolles dans les deux espиces de trиfle doit кtre insignifiante ; cependant, elle suffit pour dйcider les abeilles а visiter une fleur plutфt que l'autre. On a affirmй, en outre, que les abeilles visitent les fleurs du trиfle rouge de la seconde rйcolte qui sont un peu plus petites. Je ne sais pas si cette assertion est fondйe ; je ne sais pas non plus si une autre assertion, rйcemment publiйe, est plus fondйe, c'est-а-dire que l'abeille de Ligurie, que l'on considиre ordinairement comme une simple variйtй de l'abeille domestique commune, et qui se croise souvent avec elle, peut atteindre et sucer le nectar du trиfle rouge. Quoi qu'il en soit, il serait trиs avantageux pour l'abeille domestique, dans un pays oщ abonde cette espиce de trиfle, d'avoir une trompe un peu plus longue ou diffйremment construite. D'autre part, comme la fйconditй de cette espиce de trиfle dйpend absolument de la visite des bourdons, il serait trиs avantageux pour la plante, si les bourdons devenaient rares dans un pays, d'avoir une corolle plus courte ou plus profondйment divisйe, pour que l'abeille puisse en sucer les fleurs. On peut comprendre ainsi comment il se fait qu'une fleur et un insecte puissent lentement, soit simultanйment, soit l'un aprиs l'autre, se modifier et s'adapter mutuellement de la maniиre la plus parfaite, par la conservation continue de tous les individus prйsentant de lйgиres dйviations de structure avantageuses pour l'un et pour l'autre. Je sais bien que cette doctrine de la sйlection naturelle, basйe sur des exemples analogues а ceux que je viens de citer, peut soulever les objections qu'on avait d'abord opposйes aux magnifiques hypothиses de sir Charles Lyell, lorsqu'il a voulu expliquer les transformations gйologiques par l'action des causes actuelles. Toutefois, il est rare qu'on cherche aujourd'hui а traiter d'insignifiantes les causes que nous voyons encore en action sous nos yeux, quand on les emploie а expliquer l'excavation des plus profondes vallйes ou la formation de longues lignes de dunes intйrieures. La sйlection naturelle n'agit que par la conservation et l'accumulation de petites modifications hйrйditaires, dont chacune est profitable а l'individu conservй : or, de mкme que la gйologie moderne, quand il s'agit d'expliquer l'excavation d'une profonde vallйe, renonce а invoquer l'hypothиse d'une seule grande vague diluvienne, de mкme aussi la sйlection naturelle tend а faire disparaоtre la croyance а la crйation continue de nouveaux кtres organisйs, ou а de grandes et soudaines modifications de leur structure. DU CROISEMENT DES INDIVIDUS. Je dois me permettre ici une courte digression. Quand il s'agit d'animaux et de plantes ayant des sexes sйparйs, il est йvident que la participation de deux individus est toujours nйcessaire pour chaque fйcondation (а l'exception, toutefois, des cas si curieux et si peu connus de parthйnogйnиse) ; mais l'existence de cette loi est loin d'кtre aussi йvidente chez les hermaphrodites. Il y a nйanmoins quelque raison de croire que, chez tous les hermaphrodites, deux individus coopиrent, soit accidentellement, soit habituellement, а la reproduction de leur espиce. Cette idйe fut suggйrйe, il y a dйjа longtemps, mais de faзon assez douteuse, par Sprengel, par Knight et par Kцlreuter. Nous verrons tout а l'heure l'importance de cette suggestion ; mais je serai obligй de traiter ici ce sujet avec une extrкme briиvetй, bien que j'aie а ma disposition les matйriaux nйcessaires pour une discussion approfondie. Tous les vertйbrйs, tous les insectes et quelques autres groupes considйrables d'animaux s'accouplent pour chaque fйcondation. Les recherches modernes ont beaucoup diminuй le nombre des hermaphrodites supposйs, et, parmi les vrais hermaphrodites, il en est beaucoup qui s'accouplent, c'est-а-dire que deux individus s'unissent rйguliиrement pour la reproduction de l'espиce ; or, c'est lа le seul point qui nous intйresse. Toutefois, il y a beaucoup d'hermaphrodites qui, certainement, ne s'accouplent habituellement pas, et la grande majoritй des plantes se trouve dans ce cas. Quelle raison peut-il donc y avoir pour supposer que, mкme alors, deux individus concourent а l'acte reproducteur ? Comme il m'est impossible d'entrer ici dans les dйtails, je dois me contenter de quelques considйrations gйnйrales. En premier lieu, j'ai recueilli un nombre considйrable de faits. J'ai fait moi-mкme un grand nombre d'expйriences prouvant, d'accord avec l'opinion presque universelle des йleveurs, que, chez les animaux et chez les plantes, un croisement entre des variйtйs diffйrentes ou entre des individus de la mкme variйtй, mais d'une autre lignйe, rend la postйritй qui en naоt plus vigoureuse et plus fйconde ; et que, d'autre part, les reproductions entre proches parents diminuent cette vigueur et cette fйconditй. Ces faits si nombreux suffissent а prouver qu'il est une loi gйnйrale de la nature tendant а ce qu'aucun кtre organisй ne se fйconde lui-mкme pendant un nombre illimitй de gйnйrations, et qu'un croisement avec un autre individu est indispensable de temps а autre, bien que peut-кtre а de longs intervalles. Cette hypothиse nous permet, je crois, d'expliquer plusieurs grandes sйries de faits tels que le suivant, inexplicable de toute autre faзon. Tous les horticulteurs qui se sont occupйs de croisements, savent combien l'exposition а l'humiditй rend difficile la fйcondation d'une fleur ; et, cependant, quelle multitude de fleurs ont leurs anthиres et leurs stigmates pleinement exposйs aux intempйries de l'air ! Etant admis qu'un croisement accidentel est indispensable, bien que les anthиres et le pistil de la plante soient si rapprochйs que la fйcondation de l'un par l'autre soit presque inйvitable, cette libre exposition, quelque dйsavantageuse qu'elle soit, peut avoir pour but de permettre librement l'entrйe du pollen provenant d'un autre individu. D'autre part, beaucoup de fleurs, comme celles de la grande famille des Papilionacйes ou Lйgumineuses, ont les organes sexuels complиtement renfermйs ; mais ces fleurs offrent presque invariablement de belles et curieuses adaptations en rapport avec les visites des insectes. Les visites des abeilles sont si nйcessaires а beaucoup de fleurs de la famille des Papilionacйes, que la fйconditй de ces derniиres diminue beaucoup si l'on empкche ces visites. Or, il est а peine possible que les insectes volent de fleur en fleur sans porter le pollen de l'une а l'autre, au grand avantage de la plante. Les insectes agissent, dans ce cas, comme le pinceau dont nous nous servons, et qu'il suffit, pour assurer la fйcondation, de promener sur les anthиres d'une fleur et sur les stigmates d'une autre fleur. Mais il ne faudrait pas supposer que les abeilles produisent ainsi une multitude d'hybrides entre des espиces distinctes ; car, si l'on place sur le mкme stigmate du pollen propre а la plante et celui d'une autre espиce, le premier annule complиtement, ainsi que l'a dйmontrй Gaertner, l'influence du pollen йtranger. Quand les йtamines d'une fleur s'йlancent soudain vers le pistil, ou se meuvent lentement vers lui l'une aprиs l'autre, il semble que ce soit uniquement pour mieux assurer la fйcondation d'une fleur par elle-mкme ; sans doute, cette adaptation est utile dans ce but. Mais l'intervention des insectes est souvent nйcessaire pour dйterminer les йtamines а se mouvoir, comme Kцlreuter l'a dйmontrй pour l'йpine-vinette. Dans ce genre, oщ tout semble disposй pour assurer la fйcondation de la fleur par elle-mкme, on sait que, si l'on plante l'une prиs de l'autre des formes ou des variйtйs trиs voisines, il est presque impossible d'йlever des plants de race pure, tant elles se croisent naturellement. Dans de nombreux autres cas, comme je pourrais le dйmontrer par les recherches de Sprengel et d'autres naturalistes aussi bien que par mes propres observations, bien loin que rien contribue а favoriser la fйcondation d'une plante par elle-mкme, on remarque des adaptations spйciales qui empкchent absolument le stigmate de recevoir le pollen de ses propres йtamines. Chez le Lobelia fulgens, par exemple, il y a tout un systиme, aussi admirable que complet, au moyen duquel les anthиres de chaque fleur laissent йchapper leurs nombreux granules de pollen avant que le stigmate de la mкme fleur soit prкt а les recevoir. Or, comme, dans mon jardin tout au moins, les insectes ne visitent jamais cette fleur, il en rйsulte qu'elle ne produit jamais de graines, bien que j'aie pu en obtenir une grande quantitй en plaзant moi-mкme le pollen d'une fleur sur le stigmate d'une autre fleur. Une autre espиce de Lobйlia visitйe par les abeilles produit, dans mon jardin, des graines abondantes. Dans beaucoup d'autres cas, bien que nul obstacle mйcanique spйcial n'empкche le stigmate de recevoir le pollen de la mкme fleur, cependant, comme Sprengel et plus rйcemment Hildebrand et d'autres l'ont dйmontrй, et comme je puis le confirmer moi-mкme, les anthиres йclatent avant que le stigmate soit prкt а кtre fйcondй, ou bien, au contraire, c'est le stigmate qui arrive а maturitй avant le pollen, de telle sorte que ces prйtendues plantes dichogames ont en rйalitй des sexes sйparйs et doivent se croiser habituellement. Il en est de mкme, des plantes rйciproquement dimorphes et trimorphes auxquelles nous avons dйjа fait allusion. Combien ces faits sont extraordinaires ! combien il est йtrange que le pollen et le stigmate de la mкme fleur, bien que placйs l'un prиs de l'autre dans le but d'assurer la fйcondation de la fleur par elle-mкme, soient, dans tant de cas, rйciproquement inutiles l'un а l'autre ! Comme il est facile d'expliquer ces faits, qui deviennent alors si simples, dans l'hypothиse qu'un croisement accidentel avec un individu distinct est avantageux ou indispensable ! Si on laisse produire des graines а plusieurs variйtйs de choux, de radis, d'oignons et de quelques autres plantes placйes les unes auprиs des autres, j'ai observй que la grande majoritй des jeunes plants provenant de ces grains sont des mйtis. Ainsi, j'ai йlevй deux cent trente-trois jeunes plants de choux provenant de diffйrentes variйtйs poussant les unes auprиs des autres, et, sur ces deux cent trente-trois plants, soixante-dix-huit seulement йtaient de race pure, et encore quelques-uns de ces derniers йtaient-ils lйgиrement altйrйs. Cependant, le pistil de chaque fleur, chez le chou, est non seulement entourй par six йtamines, mais encore par celles des nombreuses autres fleurs qui se trouvent sur le mкme plant ; en outre, le pollen de chaque fleur arrive facilement au stigmate, sans qu'il soit besoin de l'intervention des insectes ; j'ai observй, en effet, que des plantes protйgйes avec soin contre les visites des insectes produisent un nombre complet de siliques. Comment se fait-il donc qu'un si grand nombre des jeunes plants soient des mйtis ? Cela doit provenir de ce que le pollen d'une variйtй distincte est douй d'un pouvoir fйcondant plus actif que le pollen de la fleur elle-mкme, et que cela fait partie de la loi gйnйrale en vertu de laquelle le croisement d'individus distincts de la mкme espиce est avantageux а la plante. Quand, au contraire, des espиces distinctes se croisent, l'effet est inverse, parce que le propre pollen d'une plante l'emporte presque toujours en pouvoir fйcondant sur un pollen йtranger ; nous reviendrons, d'ailleurs, sur ce sujet dans un chapitre subsйquent. On pourrait faire cette objection que, sur un grand arbre, couvert d'innombrables fleurs, il est presque impossible que le pollen soit transportй d'arbre en arbre, et qu'а peine pourrait-il l'кtre de fleur en fleur sur le mкme arbre ; or, on ne peut considйrer que dans un sens trиs limitй les fleurs du mкme arbre comme des individus distincts. Je crois que cette objection a une certaine valeur, mais la nature y a suffisamment pourvu en donnant aux arbres une forte tendance а produire des fleurs а sexes sйparйs. Or, quand les sexes sont sйparйs, bien que le mкme arbre puisse produire des fleurs mвles et des fleurs femelles, il faut que le pollen soit rйguliиrement transportй d'une fleur а une autre, et ce transport offre une chance de plus pour que le pollen passe accidentellement d'un arbre а un autre. J'ai constatй que, dans nos contrйes, les arbres appartenant а tous les ordres ont les sexes plus souvent sйparйs que toutes les autres plantes. A ma demande, le docteur Hooker a bien voulu dresser la liste des arbres de la Nouvelle-Zйlande, et le docteur Asa Gray celle des arbres des Etats-Unis ; les rйsultats ont йtй tels que je les avais prйvus. D'autre part, le docteur Hooker m'a informй que cette rиgle ne s'applique pas а l'Australie ; mais, si la plupart des arbres australiens sont dichogames, le mкme effet se produit que s'ils portaient des fleurs а sexes sйparйs. Je n'ai fait ces quelques remarques sur les arbres que pour appeler l'attention sur ce sujet. Examinons briиvement ce qui se passe chez les animaux. Plusieurs espиces terrestres sont hermaphrodites, telles, par exemple, que les mollusques terrestres et les vers de terre ; tous nйanmoins s'accouplent. Jusqu'а prйsent, je n'ai pas encore rencontrй un seul animal terrestre qui puisse se fйconder lui-mкme. Ce fait remarquable, qui contraste si vivement avec ce qui se passe chez les plantes terrestres, s'explique facilement par l'hypothиse de la nйcessitй d'un croisement accidentel ; car, en raison de la nature de l'йlйment fйcondant, il n'y a pas, chez l'animal terrestre, de moyens analogues а l'action des insectes et du vent sur les plantes, qui puissent amener un croisement accidentel sans la coopйration de deux individus. Chez les animaux aquatiques, il y a, au contraire, beaucoup d'hermaphrodites qui se fйcondent eux-mкmes, mais ici les courants offrent un moyen facile de croisements accidentels. Aprиs de nombreuses recherches, faites conjointement avec une des plus hautes et des plus compйtentes autoritйs, le professeur Huxley, il m'a йtй impossible de dйcouvrir, chez les animaux aquatiques, pas plus d'ailleurs que chez les plantes, un seul hermaphrodite chez lequel les organes reproducteurs fussent si parfaitement internes, que tout accиs fыt absolument fermй а l'influence accidentelle d'un autre individu, de maniиre а rendre tout croisement impossible. Les Cirripиdes m'ont longtemps semblй faire exception а cette rиgle ; mais, grвce а un heureux hasard, j'ai pu prouver que deux individus, tous deux hermaphrodites et capables de se fйconder eux-mкmes, se croisent cependant quelquefois. La plupart des naturalistes ont dы кtre frappйs, comme d'une йtrange anomalie, du fait que, chez les animaux et chez les plantes, parmi les espиces d'une mкme famille et aussi d'un mкme genre, les unes sont hermaphrodites et les autres unisexuelles, bien qu'elles soient trиs semblables par tous les autres points de leur organisation. Cependant, s'il se trouve que tous les hermaphrodites se croisent de temps en temps, la diffйrence qui existe entre eux et les espиces unisexuelles est fort insignifiante, au moins sous le rapport des fonctions. Ces diffйrentes considйrations et un grand nombre de faits spйciaux que j'ai recueillis, mais que le dйfaut d'espace m'empкche de citer ici, semblent prouver que le croisement accidentel entre des individus distincts, chez les animaux et chez les plantes, constitue une loi sinon universelle, au moins trиs gйnйrale dans la nature. CIRCONSTANCES FAVORABLES A LA PRODUCTION DE NOUVELLES FORMES PAR LA SELECTION NATURELLE. C'est lа un sujet extrкmement compliquй. Une grande variabilitй, et, sous ce terme, on comprend toujours les diffйrences individuelles, est йvidemment favorable а l'action de la sйlection naturelle. La multiplicitй des individus, en offrant plus de chances de variations avantageuses dans un temps donnй, compense une variabilitй moindre chez chaque individu pris personnellement, et c'est lа, je crois, un йlйment important de succиs. Bien que la nature accorde de longues pйriodes au travail de la sйlection naturelle, il ne faudrait pas croire, cependant, que ce dйlai soit indйfini. En effet, tous les кtres organisйs luttent pour s'emparer des places vacantes dans l'йconomie de la nature ; par consйquent, si une espиce, quelle qu'elle soit, ne se modifie pas et ne se perfectionne pas aussi vite que ses concurrents, elle doit кtre exterminйe. En outre, la sйlection naturelle ne peut agir que si quelques-uns des descendants hйritent de variations avantageuses. La tendance au retour vers le type des aпeux peut souvent entraver ou empкcher l'action de la sйlection naturelle ; mais, d'un autre cфtй, comme cette tendance n'a pas empкchй l'homme de crйer, par la sйlection, de nombreuses races domestiques, pourquoi prйvaudrait-elle contre l'oeuvre de la sйlection naturelle ? Quand il s'agit d'une sйlection mйthodique, l'йleveur choisit, certains sujets pour atteindre un but dйterminй ; s'il permet а tous les individus de se croiser librement, il est certain qu'il йchouera. Mais, quand beaucoup d'йleveurs, sans avoir l'intention de modifier une race, ont un type commun de perfection, et que tous essayent de se procurer et de faire reproduire les individus les plus parfaits, cette sйlection inconsciente amиne lentement mais sыrement, de grands progrиs, en admettant mкme qu'on ne sйpare pas les individus plus particuliиrement beaux. Il en est de mкme а l'йtat de nature ; car, dans une rйgion restreinte, dont l'йconomie gйnйrale prйsente quelques lacunes, tous les individus variant dans une certaine direction dйterminйe, bien qu'а des degrйs diffйrents, tendent а persister. Si, au contraire, la rйgion est considйrable, les divers districts prйsentent certainement des conditions diffйrentes d'existence ; or, si une mкme espиce est soumise а des modifications dans ces divers districts, les variйtйs nouvellement formйes se croisent sur les confins de chacun d'eux. Nous verrons, toutefois, dans le sixiиme chapitre de cet ouvrage, que les variйtйs intermйdiaires, habitant des districts intermйdiaires, sont ordinairement йliminйes, dans un laps de temps plus ou moins considйrable, par une des variйtйs voisines. Le croisement affecte principalement les animaux qui s'accouplent pour chaque fйcondation, qui vagabondent beaucoup, et qui ne se multiplient pas dans une proportion rapide. Aussi, chez les animaux de cette nature, les oiseaux par exemple, les variйtйs doivent ordinairement кtre confinйes dans des rйgions sйparйes les unes des autres ; or, c'est lа ce qui arrive presque toujours. Chez les organismes hermaphrodites qui ne se croisent qu'accidentellement, de mкme que chez les animaux qui s'accouplent pour chaque fйcondation, mais qui vagabondent peu, et qui se multiplient rapidement, une nouvelle variйtй perfectionnйe peut se former vite en un endroit quelconque, petit s'y maintenir et se rйpandre ensuite de telle sorte que les individus de la nouvelle variйtй se croisent principalement ensemble. C'est en vertu de ce principe que les horticulteurs prйfиrent toujours conserver des graines recueillies sur des massifs considйrables de plantes, car ils йvitent ainsi les chances de croisement. Il ne faudrait pas croire non plus que les croisements faciles pussent entraver l'action de la sйlection naturelle chez les animaux qui se reproduisent lentement et s'accouplent pour chaque fйcondation. Je pourrais citer des faits nombreux prouvant que, dans un mкme pays, deux variйtйs d'une mкme espиce d'animaux peuvent longtemps rester distinctes, soit qu'elles frйquentent ordinairement des rйgions diffйrentes, soit que la saison de l'accouplement ne soit pas la mкme pour chacune d'elles, soit enfin que les individus de chaque variйtй prйfиrent s'accoupler les uns avec les autres. Le croisement joue un rфle considйrable dans la nature ; grвce а lui les types restent purs et uniformes dans la mкme espиce ou dans la mкme variйtй. Son action est йvidemment plus efficace chez les animaux qui s'accouplent pour chaque fйcondation ; mais nous venons de voir que tous les animaux et toutes les plantes se croisent de temps en temps. Lorsque les croisements n'ont lieu qu'а de longs intervalles, les individus qui en proviennent, comparйs а ceux rйsultant de la fйcondation de la plante ou de l'animal par lui-mкme, sont beaucoup plus vigoureux, beaucoup plus fйconds, et ont, par suite, plus de chances de survivre et de propager leur espиce. Si rares donc que soient certains croisements, leur influence doit, aprиs une longue pйriode, exercer un effet puissant sur les progrиs de l'espиce. Quant aux кtres organisйs placйs trиs bas sur l'йchelle, qui ne se propagent pas sexuellement, qui ne s'accouplent pas, et chez lesquels les croisements sont impossibles, l'uniformitй des caractиres ne peut se conserver chez eux, s'ils restent placйs dans les mкmes conditions d'existence, qu'en vertu du principe de l'hйrйditй et grвce а la sйlection naturelle, dont l'action amиne la destruction des individus qui s'йcartent du type ordinaire. Si les conditions d'existence viennent а changer, si la forme subit des modifications, la sйlection naturelle, en conservant des variations avantageuses analogues, peut seule donner aux rejetons modifiйs l'uniformitй des caractиres. L'isolement joue aussi un rфle important dans la modification des espиces par la sйlection naturelle. Dans une rйgion fermйe, isolйe et peu йtendue, les conditions organiques et inorganiques de l'existence sont presque toujours uniformes, de telle sorte que la sйlection naturelle tend а modifier de la mкme maniиre tous les individus variables de la mкme espиce. En outre, le croisement avec les habitants des districts voisins se trouve empкchй. Moritz Wagner a derniиrement publiй, а ce sujet, un mйmoire trиs intйressant ; il a dйmontrй que l'isolement, en empкchant les croisements entre les variйtйs nouvellement formйes, a probablement un effet plus considйrable que je ne le supposais moi-mкme. Mais, pour des raisons que j'ai dйjа indiquйes, je ne puis, en aucune faзon, adopter l'opinion de ce naturaliste, quand il soutient que la migration et l'isolement sont les йlйments nйcessaires а la formation de nouvelles espиces. L'isolement joue aussi un rфle trиs important aprиs un changement physique des conditions d'existence, tel, par exemple, que modifications de climat, soulиvement du sol, etc., car il empкche l'immigration d'organismes mieux adaptйs а ces nouvelles conditions d'existence ; il se trouve ainsi, dans l'йconomie naturelle de la rйgion, de nouvelles places vacantes, qui seront remplies au moyen des modifications des anciens habitants. Enfin, l'isolement assure а une variйtй nouvelle tout le temps qui lui est nйcessaire pour se perfectionner lentement, et c'est lа parfois un point important. Cependant, si la rйgion isolйe est trиs petite, soit parce qu'elle est entourйe de barriиres, soit parce que les conditions physiques y sont toutes particuliиres, le nombre total de ses habitants sera aussi trиs peu considйrable, ce qui retarde l'action de la sйlection naturelle, au point de vue de la sйlection de nouvelles espиces, car les chances de l'apparition de variation avantageuses se trouvent diminuйes. La seule durйe du temps ne peut rien par elle-mкme, ni pour ni contre la sйlection naturelle. J'йnonce cette rиgle parce qu'on a soutenu а tort que j'accordais а l'йlйment du temps un rфle prйpondйrant dans la transformation des espиces, comme si toutes les formes de la vie devaient nйcessairement subir des modifications en vertu de quelques lois innйes. La durйe du temps est seulement importante -- et sous ce rapport on ne saurait exagйrer cette importance -- en ce qu'elle prйsente plus de chance pour l'apparition de variations avantageuses et en ce qu'elle leur permet, aprиs qu'elles ont fait l'objet de la sйlection, de s'accumuler et de se fixer. La durйe du temps contribue aussi а augmenter l'action directe des conditions physiques de la vie dans leur rapport avec la constitution de chaque organisme. Si nous interrogeons la nature pour lui demander la preuve des rиgles que nous venons de formuler, et que nous considйrions une petite rйgion isolйe, quelle qu'elle soit, une оle ocйanique, par exemple, bien que le nombre des espиces qui l'habitent soit peu considйrable, -- comme nous le verrons dans notre chapitre sur la distribution gйographique, -- cependant la plus grande partie de ces espиces sont endйmiques, c'est-а-dire qu'elles ont йtй produites en cet endroit, et nulle part ailleurs dans le monde. Il semblerait donc, а premiиre vue, qu'une оle ocйanique soit trиs favorable а la production de nouvelles espиces. Mais nous sommes trиs exposйs а nous tromper, car, pour dйterminer si une petite rйgion isolйe a йtй plus favorable qu'une grande rйgion ouverte comme un continent, ou rйciproquement, а la production de nouvelles formes organiques, il faudrait pouvoir йtablir une comparaison entre des temps йgaux, ce qu'il nous est impossible de faire. L'isolement contribue puissamment, sans contredit, а la production de nouvelles espиces ; toutefois, je suis disposй а croire qu'une vaste contrйe ouverte est plus favorable encore, quand il s'agit de la production des espиces capables de se perpйtuer pendant de longues pйriodes et d'acquйrir une grande extension. Une grande contrйe ouverte offre non seulement plus de chances pour que des variations avantageuses fassent leur apparition en raison du grand nombre des individus de la mкme espиce qui l'habitent, mais aussi en raison de ce que les conditions d'existence sont beaucoup plus complexes а cause de la multiplicitй des espиces dйjа existantes. Or, si quelqu'une de ces nombreuses espиces se modifie et se perfectionne, d'autres doivent se perfectionner aussi dans la mкme proportion, sinon elles disparaоtraient fatalement. En outre, chaque forme nouvelle, dиs qu'elle s'est beaucoup perfectionnйe, peut se rйpandre dans une rйgion ouverte et continue, et se trouve ainsi en concurrence avec beaucoup d'autres formes. Les grandes rйgions, bien qu'aujourd'hui continues, ont dы souvent, grвce а d'anciennes oscillations de niveau, exister antйrieurement а un йtat fractionnй, de telle sorte que les bons effets de l'isolement ont pu se produire aussi dans une certaine mesure. En rйsumй, je conclus que, bien que les petites rйgions isolйes soient, sous quelques rapports, trиs favorables а la production de nouvelles espиces, les grandes rйgions doivent cependant favoriser des modifications plus rapides, et qu'en outre, ce qui est plus important, les nouvelles formes produites dans de grandes rйgions, ayant dйjа remportй la victoire sur de nombreux concurrents, sont celles qui prennent l'extension la plus rapide et qui engendrent un plus grand nombre de variйtйs et d'espиces nouvelles Ce sont donc celles qui jouent le rфle le plus important dans l'histoire constamment changeante du monde organisй. Ce principe nous aide, peut-кtre, а comprendre quelques faits sur lesquels nous aurons а revenir dans notre chapitre sur la distribution gйographique ; par exemple, le fait que les productions du petit continent australien disparaissent actuellement devant celles du grand continent europйo-asiatique. C'est pourquoi aussi les productions continentales se sont acclimatйes partout et en si grand nombre dans les оles. Dans une petite оle, la lutte pour l'existence a dы кtre moins ardente, et, par consйquent, les modifications et les extinctions moins importantes. Ceci nous explique pourquoi la flore de Madиre, ainsi que le fait remarquer Oswald Heer, ressemble, dans une certaine mesure, а la flore йteinte de l'йpoque tertiaire en Europe. La totalitй de la superficie de tous les bassins d'eau douce ne forme qu'une petite йtendue en comparaison de celle des terres et des mers. En consйquence, la concurrence, chez les productions d'eau douce, a dы кtre moins vive que partout ailleurs ; les nouvelles formes ont dы se produire plus lentement, les anciennes formes s'йteindre plus lentement aussi. Or, c'est dans l'eau douce que nous trouvons sept genres de poissons ganoпdes, restes d'un ordre autrefois prйpondйrant ; c'est йgalement dans l'eau douce que nous trouvons quelques-unes des formes les plus anormales que l'on connaisse dans le monde, l'Ornithorhynque et le Lйpidosirиne, par exemple, qui, comme certains animaux fossiles, constituent jusqu'а un certain point une transition entre des ordres aujourd'hui profondйment sйparйs dans l'йchelle de la nature. On pourrait appeler ces formes anormales de vйritables fossiles vivants ; si elles se sont conservйes jusqu'а notre йpoque, c'est qu'elles ont habitй une rйgion isolйe, et qu'elles ont йtй exposйes а une concurrence moins variйe et, par consйquent, moins vive. S'il me fallait rйsumer en quelques mots les conditions avantageuses ou non а la production de nouvelles espиces par la sйlection naturelle, autant toutefois qu'un problиme aussi complexe le permet, je serais disposй а conclure que, pour les productions terrestres, un grand continent, qui a subi de nombreuses oscillations de niveau, a dы кtre le plus favorable а la production de nombreux кtres organisйs nouveaux, capables de se perpйtuer pendant longtemps et de prendre une grande extension. Tant que la rйgion a existй ; sous forme de continent, les habitants ont dы кtre nombreux en espиces et en individus, et, par consйquent, soumis а une ardente concurrence. Quand, а la suite d'affaissements, ce continent s'est subdivisй en nombreuses grandes оles sйparйes, chacune de ces оles a dы encore contenir beaucoup d'individus de la mкme espиce, de telle sorte que les croisements ont dы cesser entre les variйtйs bientфt devenues propres а chaque оle. Aprиs des changements physiques de quelque nature que ce soit, toute immigration a dы cesser, de faзon que les anciens habitants modifiйs ont dы occuper toutes les places nouvelles dans l'йconomie naturelle de chaque оle ; enfin, le laps de temps йcoulй a permis aux variйtйs, habitant chaque оle, de se modifier complиtement et de se perfectionner. Quand, а la suite de soulиvements, les оles se sont de nouveau transformйes en un continent, une lutte fort vive a dы recommencer ; les variйtйs les plus favorisйes ou les plus perfectionnйes ont pu alors s'йtendre ; les formes moins perfectionnйes ont йtй exterminйes, et le continent renouvelй a changй d'aspect au point de vue du nombre relatif de ses diffйrents habitants. Lа, enfin, s'ouvre un nouveau champ pour la sйlection naturelle, qui tend а perfectionner encore plus les habitants et а produire de nouvelles espиces. J'admets complиtement que la sйlection naturelle agit d'ordinaire avec une extrкme lenteur. Elle ne peut mкme agir que lorsqu'il y a, dans l'йconomie naturelle d'une rйgion, des places vacantes, qui seraient mieux remplies si quelques-uns des habitants subissaient certaines modifications. Ces lacunes ne se produisent le plus souvent qu'а la suite de changements physiques, qui presque toujours s'accomplissent trиs lentement, et а condition que quelques obstacles s'opposent а l'immigration de formes mieux adaptйes. Toutefois, а mesure que quelques-uns des anciens habitants se modifient, les rapports mutuels de presque tous les autres doivent changer. Cela seul suffit а crйer des lacunes que peuvent remplir des formes mieux adaptйes ; mais c'est lа une opйration qui s'accomplit trиs lentement. Bien que tous les individus de la mкme espиce diffиrent quelque peu les uns des autres, il faut souvent beaucoup de temps avant qu'il se produise des variations avantageuses dans les diffйrentes parties de l'organisation ; en outre, le libre croisement retarde souvent beaucoup les rйsultats qu'on pourrait obtenir. On ne manquera pas de m'objecter que ces diverses causes sont plus que suffisantes pour neutraliser l'influence de la sйlection naturelle. Je ne le crois pas. J'admets, toutefois, que la sйlection naturelle n'agit que trиs lentement et seulement а de longs intervalles, et seulement aussi sur quelques habitants d'une mкme rйgion. Je crois, en outre, que ces rйsultats lents et intermittents concordent bien avec ce que nous apprend la gйologie sur le dйveloppement progressif des habitants du monde. Quelque lente pourtant que soit la marche de la sйlection naturelle, si l'homme, avec ses moyens limitйs, peut rйaliser tant de progrиs en appliquant la sйlection artificielle, je ne puis concevoir aucune limite а la somme des changements, de mкme qu'а la beautй et а la complexitй des adaptations de tous les кtres organisйs dans leurs rapports les uns avec les autres et avec les conditions physiques d'existence que peut, dans le cours successif des вges, rйaliser le pouvoir sйlectif de la nature. LA SELECTION NATURELLE AMENE CERTAINES EXTINCTIONS. Nous traiterons plus complиtement ce sujet dans le chapitre relatif а la gйologie. Il faut toutefois en dire ici quelques mots, parce qu'il se relie de trиs prиs а la sйlection naturelle. La sйlection naturelle agit uniquement au moyen de la conservation des variations utiles а certains йgards, variations qui persistent en raison de cette utilitй mкme. Grвce а la progression gйomйtrique de la multiplication de tous les кtres organisйs, chaque rйgion contient dйjа autant d'habitants qu'elle en peut nourrir ; il en rйsulte que, а mesure que les formes favorisйes augmentent en nombre, les formes moins favorisйes diminuent et deviennent trиs rares. La gйologie nous enseigne que la raretй est le prйcurseur de l'extinction. Il est facile de comprendre qu'une forme quelconque, n'ayant plus que quelques reprйsentants, a de grandes chances pour disparaоtre complиtement, soit en raison de changements considйrables dans la nature des saisons, soit а cause de l'augmentation temporaire du nombre de ses ennemis. Nous pouvons, d'ailleurs, aller plus loin encore ; en effet, nous pouvons affirmer que les formes les plus anciennes doivent disparaоtre а mesure que des formes nouvelles se produisent, а moins que nous n'admettions que le nombre des formes spйcifiques augmente indйfiniment. Or, la gйologie nous dйmontre clairement que le nombre des formes spйcifiques n'a pas indйfiniment augmentй, et nous essayerons de dйmontrer tout а l'heure comment il se fait que le nombre des espиces n'est pas devenu infini sur le globe. Nous avons vu que les espиces qui comprennent le plus grand nombre d'individus ont le plus de chance de produire, dans un temps donnй, des variations favorables. Les faits citйs dans le second chapitre nous en fournissent la preuve, car ils dйmontrent que ce sont les espиces communes, йtendues ou dominantes, comme nous les avons appelйes, qui prйsentent le plus grand nombre de variйtйs. Il en rйsulte que les espиces rares se modifient ou se perfectionnent moins vite dans un temps donnй ; en consйquence, elles sont vaincues, dans la lutte pour l'existence, par les descendants modifiйs ou perfectionnйs des espиces plus communes. Je crois que ces diffйrentes considйrations nous conduisent а une conclusion inйvitable : а mesure que de nouvelles espиces se forment dans le cours des temps, grвce а l'action de la sйlection naturelle, d'autres espиces deviennent de plus en plus rares et finissent par s'йteindre. Celles qui souffrent le plus, sont naturellement celles qui se trouvent plus immйdiatement en concurrence avec les espиces qui se modifient et qui se perfectionnent. Or, nous avons vu, dans le chapitre traitant de la lutte pour l'existence, que ce sont les formes les plus voisines -- les variйtйs de la mкme espиce et les espиces du mкme genre ou de genres voisins -- qui, en raison de leur structure, de leur constitution et de leurs habitudes analogues, luttent ordinairement le plus vigoureusement les unes avec les autres ; en consйquence, chaque variйtй ou chaque espиce nouvelle, pendant qu'elle se forme, doit lutter ordinairement avec plus d'йnergie avec ses parents les plus proches et tendre а les dйtruire. Nous pouvons remarquer, d'ailleurs, une mкme marche d'extermination chez nos productions domestiques, en raison de la sйlection opйrйe par l'homme. On pourrait citer bien des exemples curieux pour prouver avec quelle rapiditй de nouvelles races de bestiaux, de moutons et d'autres animaux, ou de nouvelles variйtйs de fleurs, prennent la place de races plus anciennes et moins perfectionnйes. L'histoire nous apprend que, dans le Yorkshire, les anciens bestiaux noirs ont йtй remplacйs par les bestiaux а longues cornes, et que ces derniers ont disparu devant les bestiaux а courtes cornes (je cite les expressions mкmes d'un йcrivain agricole), comme s'ils avaient йtй emportйs par la peste. DIVERGENCE DES CARACTERES. Le principe que je dйsigne par ce terme a une haute importance, et permet, je crois, d'expliquer plusieurs faits importants. En premier lieu, les variйtйs, alors mкme qu'elles sont fortement prononcйes, et bien qu'elles aient, sous quelques rapports, les caractиres d'espиces -- ce qui est prouvй par les difficultйs que l'on йprouve, dans bien des cas, pour les classer -- diffиrent cependant beaucoup moins les unes des autres que ne le font les espиces vraies et distinctes. Nйanmoins, je crois que les variйtйs sont des espиces en voie de formation, ou sont, comme je les ai appelйes, des espиces naissantes. Comment donc se fait-il qu'une lйgиre diffйrence entre les variйtйs s'amplifie au point de devenir la grande diffйrence que nous remarquons entre les espиces ? La plupart des innombrables espиces qui existent dans la nature, et qui prйsentent des diffйrences bien tranchйes, nous prouvent que le fait est ordinaire ; or, les variйtйs, souche supposйes d'espиces futures bien dйfinies, prйsentent des diffйrences lйgиres et а peine indiquйes. Le hasard, pourrions-nous dire, pourrait faire qu'une variйtй diffйrвt, sous quelques rapports, de ses ascendants ; les descendants de cette variйtй pourraient, а leur tour, diffйrer de leurs ascendants sous les mкmes rapports, mais de faзon plus marquйe ; cela, toutefois, ne suffirait pas а expliquer les grandes diffйrences qui existent habituellement entre les espиces du mкme genre. Comme je le fais toujours, j'ai cherchй chez nos productions domestiques l'explication de ce fait. Or, nous remarquons chez elles quelque chose d'analogue. On admettra, sans doute, que la production de races aussi diffйrentes que le sont les bestiaux а courtes cornes et les bestiaux de Hereford, le cheval de course et le cheval de trait, les diffйrentes races de pigeons, etc., n'aurait jamais pu s'effectuer par la seule accumulation, due au hasard, de variations analogues pendant de nombreuses gйnйrations successives. En pratique, un amateur remarque, par exemple, un pigeon ayant un bec un peu plus court qu'il n'est usuel ; un autre amateur remarque un pigeon ayant un bec long ; en vertu de cet axiome que les amateurs n'admettent pas un type moyen, mais prйfиrent les extrкmes, ils commencent tous deux (et c'est ce qui est arrivй pour les sous-races du pigeon Culbutant) а choisir et а faire reproduire des oiseaux ayant un bec de plus en plus long ou un bec de plus en plus court. Nous pouvons supposer encore que, а une antique pйriode de l'histoire, les habitants d'une nation ou d'un district aient eu besoin de chevaux rapides, tandis que ceux d'un autre district avaient besoin de chevaux plus lourds et plus forts. Les premiиres diffйrences ont dы certainement кtre trиs lйgиres, mais, dans la suite des temps, en consйquence de la sйlection continue de chevaux rapides dans un cas et de chevaux vigoureux dans l'autre, les diffйrences ont dы s'accentuer, et on en est arrivй а la formation de deux sous-races. Enfin, aprиs des siиcles, ces deux sous-races se sont converties en deux races distinctes et fixes. A mesure que les diffйrences s'accentuaient, les animaux infйrieurs ayant des caractиres intermйdiaires, c'est-а-dire ceux qui n'йtaient ni trиs rapides ni trиs forts, n'ont jamais dы кtre employйs а la reproduction, et ont dы tendre ainsi а disparaоtre. Nous voyons donc ici, dans les productions de l'homme, l'action de ce qu'on peut appeler « le principe de la divergence » ; en vertu de ce principe, des diffйrences, а peine apprйciables d'abord, augmentent continuellement, et les races tendent а s'йcarter chaque jour davantage les unes des autres et de la souche commune. Mais comment, dira-t-on, un principe analogue peut-il s'appliquer dans la nature ? Je crois qu'il peut s'appliquer et qu'il s'applique de la faзon la plus efficace (mais je dois avouer qu'il m'a fallu longtemps pour comprendre comment), en raison de cette simple circonstance que, plus les descendants d'une espиce quelconque deviennent diffйrents sous le rapport de la structure, de la constitution et des habitudes, plus ils sont а mкme de s'emparer de places nombreuses et trиs diffйrentes dans l'йconomie de la nature, et par consйquent d'augmenter en nombre. Nous pouvons clairement discerner ce fait chez les animaux ayant des habitudes simples. Prenons, par exemple, un quadrupиde carnivore et admettons que le nombre de ces animaux a atteint, il y a longtemps, le maximum de ce que peut nourrir un pays quel qu'il soit. Si la tendance naturelle de ce quadrupиde а se multiplier continue а agir, et que les conditions actuelles du pays qu'il habite ne subissent aucune modification, il ne peut rйussir а s'accroоtre en nombre qu'а condition que ses descendants variables s'emparent de places а prйsent occupйes par d'autres animaux : les uns, par exemple, en devenant capables de se nourrir de nouvelles espиces de proies mortes ou vivantes ; les autres, en habitant de nouvelles stations, en grimpant aux arbres, en devenant aquatiques ; d'autres enfin, peut-кtre, en devenant moins carnivores. Plus les descendants de notre animal carnivore se modifient sous le rapport des habitudes et de la structure, plus ils peuvent occuper de places dans la nature. Ce qui s'applique а un animal s'applique а tous les autres et dans tous les temps, а une condition toutefois, c'est qu'il soit susceptible de variations, car autrement la sйlection naturelle ne peut rien. Il en est de mкme pour les plantes. On a prouvй par l'expйrience que, si on sиme dans un carrй de terrain une seule espиce de graminйes, et dans un carrй semblable plusieurs genres distincts de graminйes, il lиve dans ce second carrй plus de plants, et on rйcolte un poids plus considйrable d'herbages secs que dans le premier. Cette mкme loi s'applique aussi quand on sиme, dans des espaces semblables, soit une seule variйtй de froment, soit plusieurs variйtйs mйlangйes. En consйquence, si une espиce quelconque de graminйes varie et que l'on choisisse continuellement les variйtйs qui diffиrent l'une de l'autre de la mкme maniиre, bien qu'а un degrй peu considйrable, comme le font d'ailleurs les espиces distinctes et les genres de graminйes, un plus grand nombre de plantes individuelles de cette espиce, y compris ses descendants modifiйs, parviendraient а vivre sur un mкme terrain. Or, nous savons que chaque espиce et chaque variйtй de graminйes rйpandent annuellement sur le sol des graines innombrables, et que chacune d'elles, pourrait-on dire, fait tous ses efforts pour augmenter en nombre. En consйquence, dans le cours de plusieurs milliers de gйnйrations, les variйtйs les plus distinctes d'une espиce quelconque de graminйes auraient la meilleure chance de rйussir, d'augmenter en nombre et de supplanter ainsi les variйtйs moins distinctes ; or, les variйtйs, quand elles sont devenues trиs distinctes les unes des autres, prennent le rang d'espиces. Bien des circonstances naturelles nous dйmontrent la vйritй du principe, qu'une grande diversitй de structure peut maintenir la plus grande somme de vie. Nous remarquons toujours une grande diversitй chez les habitants d'une rйgion trиs petite, surtout si cette rйgion est librement ouverte а l'immigration, oщ, par consйquent, la lutte entre individus doit кtre trиs vive. J'ai observй, par exemple, qu'un gazon, ayant une superficie de 3 pieds sur 4, placй, depuis bien des annйes, absolument dans les mкmes conditions, contenait 20 espиces de plantes appartenant а 18 genres et а 8 ordres, ce qui prouve combien ces plantes diffйraient les unes des autres. Il en est de mкme pour les plantes et pour les insectes qui habitent des petits оlots uniformes, ou bien des petits йtangs d'eau douce. Les fermiers ont trouvй qu'ils obtiennent de meilleures rйcoltes en йtablissant une rotation de plantes appartenant aux ordres les plus diffйrents ; or, la nature suit ce qu'on pourrait appeler une « rotation simultanйe». La plupart des animaux et des plantes qui vivent tout auprиs d'un petit terrain, quel qu'il soit, pourraient vivre sur ce terrain, en supposant toutefois que sa nature n'offrоt aucune particularitй extraordinaire ; on pourrait mкme dire qu'ils font tous leurs efforts pour s'y porter, mais on voit que, quand la lutte devient trиs vive, les avantages rйsultant de la diversitй de structure ainsi que des diffйrences d'habitude et de constitution qui en sont la consйquence, font que les habitants qui se coudoient ainsi de plus prиs appartiennent en rиgle gйnйrale а ce que nous appelons des genres et des ordres diffйrents. L'acclimatation des plantes dans les pays йtrangers, amenйe par l'intermйdiaire de l'homme, fournit une nouvelle preuve du mкme principe. On devrait s'attendre а ce que toutes les plantes qui rйussissent а s'acclimater dans un pays quelconque fussent ordinairement trиs voisines des plantes indigиnes ; ne pense-t-on pas ordinairement, en effet, que ces derniиres ont йtй spйcialement crййes pour le pays qu'elles habitent et adaptйes а ses conditions ? On pourrait s'attendre aussi, peut-кtre, а ce que les plantes acclimatйes appartinssent а quelques groupes plus spйcialement adaptйs а certaines stations de leur nouvelle patrie. Or, le cas est tout diffиrent, et Alphonse de Candolle a fait remarquer avec raison, dans son grand et admirable ouvrage, que les flores, par suite de l'acclimatation, s'augmentent beaucoup plus en nouveaux genres qu'en nouvelles espиces, proportionnellement au nombre des genres et des espиces indigиnes. Pour en donner un seul exemple, dans la derniиre йdition du Manuel de la flore de la partie septentrionale des Etats-Unis par le docteur Asa Gray, l'auteur indique 260 plantes acclimatйes, qui appartiennent а 162 genres. Ceci suffit а prouver que ces plantes acclimatйes ont une nature trиs diverse. Elles diffиrent, en outre, dans une grande mesure, des plantes indigиnes ; car sur ces 162 genres acclimatйs, il n'y en a pas moins de 100 qui ne sont pas indigиnes aux Etats-Unis ; une addition proportionnelle considйrable a donc ainsi йtй faite aux genres qui habitent aujourd'hui ce pays. Si nous considйrons la nature des plantes ou des animaux qui, dans un pays quelconque, ont luttй avec avantage avec les habitants indigиnes et se sont ainsi acclimatйs, nous pouvons nous faire quelque idйe de la faзon dont les habitants indigиnes devraient se modifier pour l'emporter sur leurs compatriotes. Nous pouvons, tout au moins, en conclure que la diversitй de structure, arrivйe au point de constituer de nouvelles diffйrences gйnйriques, leur serait d'un grand profit. Les avantages de la diversitй de structure chez les habitants d'une mкme rйgion sont analogues, en un mot, а ceux que prйsente la division physiologique du travail dans les organes d'un mкme individu, sujet si admirablement йlucidй par Milne-Edwards. Aucun physiologiste ne met en doute qu'un estomac fait pour digйrer des matiиres vйgйtales seules, ou des matiиres animales seules, tire de ces substances la plus grande somme de nourriture. De mкme, dans l'йconomie gйnйrale d'un pays quelconque, plus les animaux et les plantes offrent de diversitйs tranchйes les appropriant а diffйrents modes d'existence, plus le nombre des individus capables d'habiter ce pays est considйrable. Un groupe d'animaux dont l'organisme prйsente peu de diffйrences peut difficilement lutter avec un groupe dont les diffйrences sont plus accusйes. On pourrait douter, par exemple, que les marsupiaux australiens, divisйs en groupes diffйrant trиs peu les uns des autres, et qui reprйsentent faiblement, comme M. Waterhouse et quelques autres l'ont fait remarquer, nos carnivores, nos ruminants et nos rongeurs, puissent lutter avec succиs contre ces ordres si bien dйveloppйs. Chez les mammifиres australiens nous pouvons donc observer la diversification des espиces а un йtat incomplet de dйveloppement. EFFETS PROBABLES DE L'ACTION DE LA SELECTION NATURELLE, PAR SUITE DE LA DIVERGENCE DES CARACTERES ET DE L'EXTINCTION, SUR LES DESCENDANTS D'UN ANCETRE COMMUN. Aprиs la discussion qui prйcиde, quelque rйsumйe qu'elle soit, nous pouvons conclure que les descendants modifiйs d'une espиce quelconque rйussissent d'autant mieux que leur structure est plus diversifiйe et qu'ils peuvent ainsi s'emparer de places occupйes par d'autres кtres. Examinons maintenant comment ces avantages rйsultant de la divergence des caractиres tendent а agir, quand ils se combinent avec la sйlection naturelle et l'extinction. Le diagramme ci-contre peut nous aider а comprendre ce sujet assez compliquй. Supposons que les lettres A а L reprйsentent les espиces d'un genre riche dans le pays qu'il habite ; supposons, en outre, que ces espиces se ressemblent, а des degrйs inйgaux, comme cela arrive ordinairement dans la nature ; c'est ce qu'indiquent, dans le diagramme, les distances inйgales qui sйparent les lettres. J'ai dit un genre riche, parce que, comme nous l'avons vu dans le second chapitre, plus d'espиces varient en moyenne dans un genre riche que dans un genre pauvre, et que les espиces variables des genres riches prйsentent un plus grand nombre de variйtйs. Nous avons vu aussi que les espиces les plus communes et les plus rйpandues varient plus que les espиces rares dont l'habitat est restreint. Supposons que A reprйsente une espиce variable commune trиs rйpandue, appartenant а un genre riche dans son propre pays. Les lignes ponctuйes divergentes, de longueur inйgale, partant de A, peuvent reprйsenter ses descendants variables. On suppose que les variations sont trиs lйgиres et de la nature la plus diverse ; qu'elles ne paraissent pas toutes simultanйment, mais souvent aprиs de longs intervalles de temps, et qu'elles ne persistent pas non plus pendant des pйriodes йgales. Les variations avantageuses seules persistent, ou, en d'autres termes, font l'objet de la sйlection naturelle. C'est lа que se manifeste l'importance du principe des avantages rйsultant de la divergence des caractиres ; car ce principe dйtermine ordinairement les variations les plus divergentes et les plus diffйrentes (reprйsentйes par les lignes ponctuйes extйrieures), que la sйlection naturelle fixe et accumule. Quand une ligne ponctuйe atteint une des lignes horizontales et que le point de contact est indiquй par une lettre minuscule, accompagnйe d'un chiffre, on suppose qu'il s'est accumulй une quantitй suffisante de variations pour former une variйtй bien tranchйe, c'est-а-dire telle qu'on croirait devoir l'indiquer dans un ouvrage sur la zoologie systйmatique. Les intervalles entre les lignes horizontales du diagramme peuvent reprйsenter chacun mille gйnйrations ou plus. Supposons qu'aprиs mille gйnйrations l'espиce A ait produit deux variйtйs bien tranchйes, c'est-а-dire a1 et m1. Ces deux variйtйs se trouvent gйnйralement encore placйes dans des conditions analogues а celles qui ont dйterminй des variations chez leurs ancкtres, d'autant que la variabilitй est en elle-mкme hйrйditaire ; en consйquence, elles tendent aussi а varier, et ordinairement de la mкme maniиre que leurs ancкtres. En outre, ces deux variйtйs, n'йtant que des formes lйgиrement modifiйes, tendent а hйriter des avantages qui ont rendu leur prototype A plus nombreux que la plupart des autres habitants du mкme pays ; elles participent aussi aux avantages plus gйnйraux qui ont rendu le genre auquel appartiennent leurs ancкtres un genre riche dans son propre pays. Or, toutes ces circonstances sont favorables а la production de nouvelles variйtйs. Si donc ces deux variйtйs sont variables, leurs variations les plus divergentes persisteront ordinairement pendant les mille gйnйrations suivantes. Aprиs cet intervalle, on peut supposer que la variйtй a1 a produit la variйtй a2, laquelle, grвce au principe de la divergence, diffиre plus de A que ne le faisait la variйtй a1. On peut supposer aussi que la variйtй m1 a produit, au bout du mкme laps de temps, deux variйtйs : m2 et s2, diffйrant, l'une de l'autre, et diffйrant plus encore de leur souche commune A. Nous pourrions continuer а suivre ces variйtйs pas а pas pendant une pйriode quelconque. Quelques variйtйs, aprиs chaque sйrie de mille gйnйrations, auront produit une seule variйtй, mais toujours plus modifiйe ; d'autres auront produit deux ou trois variйtйs ; d'autres, enfin, n'en auront pas produit. Ainsi, les variйtйs, ou les descendants modifiйs de la souche commune A, augmentent ordinairement en nombre en revкtant des caractиres de plus en plus divergents. Le diagramme reprйsente cette sйrie jusqu'а la dix-milliиme gйnйration, et, sous une forme condensйe et simplifiйe, jusqu'а la quatorze-milliиme. Je ne prйtends pas dire, bien entendu, que cette sйrie soit aussi rйguliиre qu'elle l'est dans le diagramme, bien qu'elle ait йtй reprйsentйe de faзon assez irrйguliиre ; je ne prйtends pas dire non plus que ces progrиs soient incessants ; il est beaucoup plus probable, au contraire, que chaque forme persiste sans changement pendant de longues pйriodes, puis qu'elle est de nouveau soumise а des modifications. Je ne prйtends pas dire non plus que les variйtйs les plus divergentes persistent toujours ; une forme moyenne peut persister pendant longtemps et peut, ou non, produire plus d'un descendant modifiй. La sйlection naturelle, en effet, agit toujours en raison des places vacantes, ou de celles qui ne sont pas parfaitement occupйes par d'autres кtres, et cela implique des rapports infiniment complexes. Mais, en rиgle gйnйrale, plus les descendants d'une espиce quelconque se modifient sous le rapport de la conformation, plus ils ont de chances de s'emparer de places et plus leur descendance modifiйe tend а augmenter. Dans notre diagramme, la ligne de descendance est interrompue а des intervalles rйguliers par des lettres minuscules chiffrйes ; indiquant les formes successives qui sont devenues suffisamment distinctes pour qu'on les reconnaisse comme variйtйs ; il va sans dire que ces points sont imaginaires et qu'on aurait pu les placer n'importe oщ, en laissant des intervalles assez longs pour permettre l'accumulation d'une somme considйrable de variations divergentes. Comme tous les descendants modifiйs d'une espиce commune et trиs rйpandue, appartenant а un genre riche tendent а participer aux avantages qui ont donnй а leur ancкtre la prйpondйrance dans la lutte pour l'existence, ils se multiplient ordinairement en nombre, en mкme temps que leurs caractиres deviennent plus divergents: ce fait est reprйsentй dans le diagramme par les diffйrentes branches divergentes partant de A. Les descendants modifiйs des branches les plus rйcentes et les plus perfectionnйes tendent а prendre la place des branches plus anciennes et moins perfectionnйes, et par consйquent а les йliminer ; les branches infйrieures du diagramme, qui ne parviennent pas jusqu'aux lignes horizontales supйrieures, indiquent ce fait. Dans quelques cas, sans doute, les modifications portent sur une seule ligne de descendance, et le nombre des descendants modifiйs ne s'accroоt pas, bien que la somme des modifications divergentes ait pu augmenter. Ce cas serait reprйsentй dans le diagramme si toutes les lignes partant de A йtaient enlevйes, а l'exception de celles allant de a1 а a10. Le cheval de course anglais et le limier anglais ont йvidemment divergй lentement de leur souche primitive de la faзon que nous venons d'indiquer, sans qu'aucun d'eux ait produit des branches ou des races nouvelles. Supposons que, aprиs dix mille gйnйrations, l'espиce A ait produit trois formes: a10, f10 et m10, qui, ayant divergй en caractиres pendant les gйnйrations successives, en sont arrivйes а diffйrer largement, mais peut-кtre inйgalement les unes des autres et de leur souche commune. Si nous supposons que la somme des changements entre chaque ligne horizontale du diagramme soit excessivement minime, ces trois formes ne seront encore que des variйtйs bien tranchйes ; mais nous n'avons qu'а supposer un plus grand nombre de gйnйrations, ou une modification un peu plus considйrable а chaque degrй, pour convertir ces trois formes en espиces douteuses ; ou mкme en espиces bien dйfinies. Le diagramme indique donc les degrйs au moyen desquels les petites diffйrences, sйparant les variйtйs, s'accumulent au point de former les grandes diffйrences sйparant les espиces. En continuant la mкme marche un plus grand nombre de gйnйrations, ce qu'indique le diagramme sous une forme condensйe et simplifiйe, nous obtenons huit espиces ; a14 а m14, descendant toutes de A. C'est ainsi, je crois, que les espиces se multiplient et que les genres se forment. Il est probable que, dans un genre riche, plus d'une espиce doit varier. J'ai supposй, dans le diagramme, qu'une seconde espиce, l'a produit, par une marche analogue, aprиs dix mille gйnйrations, soit deux variйtйs bien tranchйes, w10 et z10, soit deux espиces, selon la somme de changements que reprйsentent les lignes horizontales. Aprиs quatorze mille gйnйrations, on suppose que six nouvelles espиces, n14 а z14, ont йtй produites. Dans un genre quelconque ; les espиces qui diffиrent dйjа beaucoup les unes des autres tendent ordinairement а produire le plus grand nombre de descendants modifiйs, car ce sont elles qui ont le plus de chances de s'emparer de places nouvelles et trиs diffйrentes dans l'йconomie de la nature, nature. Aussi ai-je choisi dans le diagramme l'espиce extrкme A et une autre espиce presque extrкme I, comme celles qui ont beaucoup variй, et qui ont produit de nouvelles variйtйs et de nouvelles espиces. Les autres neuf espиces de notre genre primitif, indiquйes par des lettres majuscules, peuvent continuer, pendant des pйriodes plus ou moins longues, а transmettre а leurs descendants leurs caractиres non modifiйs ; ceci est indiquй dans le diagramme par les lignes ponctuйes qui se prolongent plus ou moins loin. Mais, pendant la marche des modifications, reprйsentйes dans le diagramme, un autre de nos principes, celui de l'extinction, a dы jouer un rфle important. Comme, dans chaque pays bien pourvu d'habitants, la sйlection naturelle agit nйcessairement en donnant а une forme, qui fait l'objet de son action, quelques avantages sur d'autres formes dans la lutte pour l'existence, il se produit une tendance constante chez les descendants perfectionnйs d'une espиce quelconque а supplanter et а exterminer, а chaque gйnйration, leurs prйdйcesseurs et leur souche primitive. Il faut se rappeler, en effet, que la lutte la plus vive se produit ordinairement entre les formes qui sont les plus voisines les unes des autres, sous le rapport des habitudes, de la constitution et de la structure. En consйquence, toutes les formes intermйdiaires entre la forme la plus ancienne et la forme la plus nouvelle, c'est-а-dire entre les formes plus ou moins perfectionnйes de la mкme espиce, aussi bien que l'espиce souche elle-mкme, tendent ordinairement а s'йteindre. Il en est probablement de mкme pour beaucoup de lignes collatйrales tout entiиres, vaincues par des formes plus rйcentes et plus perfectionnйes. Si, cependant, le descendant modifiй d'une espиce pйnиtre dans quelque rйgion distincte, ou s'adapte rapidement а quelque rйgion tout а fait nouvelle, il ne se trouve pas en concurrence avec le type primitif et tous deux peuvent continuer а exister. Si donc on suppose que notre diagramme reprйsente une somme considйrable de modifications, l'espиce A et toutes les premiиres variйtйs qu'elle a produites, auront йtй йliminйes et remplacйes par huit nouvelles espиces, a14 а m14 ; et l'espиce I par six nouvelles espиces, n14 а z14. Mais nous pouvons aller plus loin encore. Nous avons supposй que les espиces primitives du genre dont nous nous occupons se ressemblent les unes aux autres а des degrйs inйgaux ; c'est lа ce qui se prйsente souvent dans la nature. L'espиce A est donc plus voisine des espиces B, C, D que des autres espиces, et l'espиce I est plus voisine des espиces G, H, K, L que des premiиres. Nous avons supposй aussi que ces deux espиces, A et I, sont trиs communes et trиs rйpandues, de telle sorte qu'elles devaient, dans le principe, possйder quelques avantages sur la plupart des autres espиces appartenant au mкme genre. Les espиces reprйsentatives, au nombre de quatorze а la quatorziиme gйnйration, ont probablement hйritй de quelques-uns de ces avantages ; elles se sont, en outre, modifiйes, perfectionnйes de diverses maniиres, а chaque gйnйration successive, de faзon а se mieux adapter aux nombreuses places vacantes dans l'йconomie naturelle du pays qu'elles habitent. Il est donc trиs probable qu'elles ont exterminй, pour les remplacer, non seulement les reprйsentants non modifiйs des souches mиres A et I, mais aussi quelques-unes des espиces primitives les plus voisines de ces souches. En consйquence, il doit rester а la quatorziиme gйnйration trиs peu de descendants des espиces primitives. Nous pouvons supposer qu'une espиce seulement, l'espиce F, sur les deux espиces E et F, les moins voisines des deux espиces primitives A, I, a pu avoir des descendants jusqu'а cette derniиre gйnйration. Ainsi que l'indique notre diagramme, les onze espиces primitives sont dйsormais reprйsentйes par quinze espиces. En raison de la tendance divergente de la sйlection naturelle, la somme de diffйrence des caractиres entre les espиces a14 et z14 doit кtre beaucoup plus considйrable que la diffйrence qui existait entre les individus les plus distincts des onze espиces primitives. Les nouvelles espиces, en outre, sont alliйes les unes aux autres d'une maniиre toute diffйrente. Sur les huit descendants de A, ceux indiquйs par les lettres a14, g14 et p14 sont trиs voisins, parce que ce sont des branches rйcentes de a10 ; b14 et f14, ayant divergй а une pйriode beaucoup plus ancienne de a5, sont, dans une certaine mesure, distincts de ces trois premiиres espиces ; et enfin o14, c14 et m14 sont trиs-voisins les uns des autres ; mais, comme elles ont divergй de A au commencement mкme de cette sйrie de modifications, ces espиces doivent кtre assez diffйrentes des cinq autres, pour constituer sans doute un sous-genre ou un genre distinct. Les six descendants de I forment deux sous-genres ou deux genres distincts. Mais, comme, l'espиce primitive I diffйrait beaucoup de A, car elle se trouvait presque а l'autre extrйmitй du genre primitif, les six espиces descendant de I, grвce а l'hйrйditй seule, doivent diffйrer considйrablement des huit espиces descendant de A ; en outre, nous avons supposй que les deux groupes ont continuй а diverger dans des directions diffйrentes. Les espиces intermйdiaires, et c'est lа une considйration fort importante, qui reliaient les espиces originelles A et I, se sont toutes йteintes, а l'exception de F, qui seul a laissй des descendants. En consйquence, les six nouvelles espиces descendant, de I, et les huit espиces descendant de A devront кtre classйes comme des genres trиs distincts, ou mкme comme des sous-familles distinctes. C'est ainsi, je crois, que deux ou plusieurs genres descendent, par suite de modifications, de deux ou de plusieurs espиces d'un mкme genre. Ces deux ou plusieurs espиces souches descendent aussi, а leur tour, de quelque espиce d'un genre antйrieur. Cela est indiquй, dans notre diagramme, par les lignes ponctuйes placйes au-dessous des lettres majuscules, lignes convergeant en groupe vers un seul point. Ce point reprйsente une espиce, l'ancкtre supposй de nos sous-genres et de nos genres. Il est utile de s'arrкter un instant pour considйrer le caractиre de la nouvelle espиce F14, laquelle, avons-nous supposй, n'a plus beaucoup divergй, mais a conservй la forme de F, soit avec quelques lйgиres modifications, soit sans aucun changement. Les affinitйs de cette espиce vis-а-vis des quatorze autres espиces nouvelles doivent кtre nйcessairement trиs curieuses. Descendue d'une forme situйe а peu prиs а йgale distance entre les espиces souches A et I, que nous supposons йteintes et inconnues, elle doit prйsenter, dans une certaine mesure, un caractиre intermйdiaire entre celui des deux groupes descendus de cette mкme espиce. Mais, comme le caractиre de ces deux groupes s'est continuellement йcartй du type souche, la nouvelle espиce F14 ne constitue pas un intermйdiaire immйdiat entre eux ; elle constitue plutфt un intermйdiaire entre les types des deux groupes. Or, chaque naturaliste peut se rappeler, sans doute, des cas analogues. Nous avons supposй, jusqu'а prйsent, que chaque ligne horizontale du diagramme reprйsente mille gйnйrations ; mais chacune d'elles pourrait reprйsenter un million de gйnйrations, ou mкme davantage ; chacune pourrait mкme reprйsenter une des couches successives de la croыte terrestre, dans laquelle on trouve des fossiles. Nous aurons а revenir sur ce point, dans notre chapitre sur la gйologie, et nous verrons alors, je crois, que le diagramme jette quelque lumiиre sur les affinitйs des кtres йteints. Ces кtres, bien qu'appartenant ordinairement aux mкmes ordres, aux mкmes familles ou aux mкmes genres que ceux qui existent aujourd'hui, prйsentent souvent cependant, dans une certaine mesure, des caractиres intermйdiaires entre les groupes actuels ; nous pouvons le comprendre d'autant mieux que les espиces existantes vivaient а diffйrentes йpoques reculйes, alors que les lignes de descendance avaient moins divergй. Je ne vois aucune raison qui oblige а limiter а la formation des genres seuls la sйrie de modifications que nous venons d'indiquer. Si nous supposons que, dans le diagramme, la somme des changements reprйsentйe par chaque groupe successif de lignes ponctuйes divergentes est trиs grande, les formes a14 а p14, b14 et f14, o14 а m14 formeront trois genres bien distincts. Nous aurons aussi deux genres trиs distincts descendant de I et diffйrant trиs considйrablement des descendants de A. Ces deux groupes de genres formeront ainsi deux familles ou deux ordres distincts, selon le somme des modifications divergentes que l'on suppose reprйsentйe par le diagramme. Or, les deux nouvelles familles, ou les deux ordres nouveaux, descendent de deux espиces appartenant а un mкme genre primitif, et on peut supposer que ces espиces descendent de formes encore plus anciennes et plus inconnues. Nous avons vu que, dans chaque pays, ce sont les espиces appartenant aux genres les plus riches qui prйsentent le plus souvent des variйtйs ou des espиces naissantes. On aurait pu s'y attendre ; en effet, la sйlection naturelle agissant seulement sur les individus ou les formes qui, grвce а certaines qualitйs, l'emportent sur d'autres dans la lutte pour l'existence, elle exerce principalement son action sur ceux qui possиdent dйjа certains avantages ; or, l'йtendue d'un groupe quelconque prouve que les espиces qui le composent ont hйritй de quelques qualitйs possйdйes par un ancкtre commun. Aussi, la lutte pour la production de descendants nouveaux et modifiйs s'йtablit principalement entre les groupes les plus riches qui essayent tous de se multiplier. Un groupe riche l'emporte lentement sur un autre groupe considйrable, le rйduit en nombre et diminue ainsi ses chances de variation et de perfectionnement. Dans un mкme groupe considйrable, les sous-groupes les plus rйcents et les plus perfectionnйs, augmentant sans cesse, s'emparant а а chaque instant de nouvelles places dans l'йconomie de la nature, tendent constamment aussi а supplanter et а dйtruire les sous-groupes les plus anciens et les moins perfectionnйs Enfin, les groupes et les sous-groupes peu nombreux et vaincus finissent par disparaоtre. Si nous portons les yeux sur l'avenir, nous pouvons prйdire que les groupes d'кtres organisйs qui sont aujourd'hui riches et dominants, qui ne sont pas encore entamйs, c'est-а-dire qui n'ont pas souffert encore la moindre extinction, doivent continuer а augmenter en nombre pendant de longues pйriodes. Mais quels groupes finiront par prйvaloir ? C'est lа ce que personne ne peut prйvoir, car nous savons que beaucoup de groupes, autrefois trиs dйveloppйs, sont aujourd'hui йteints. Si l'on s'occupe d'un avenir encore plus йloignй, on peut prйdire que, grвce а l'augmentation continue et rйguliиre des plus grands groupes, une foule de petits groupes doivent disparaоtre complиtement sans laisser de descendants modifiйs, et qu'en consйquence, bien peu d'espиces vivant а une йpoque quelconque doivent avoir des descendants aprиs un laps de temps considйrable. J'aurai а revenir sur ce point dans le chapitre sur la classification ; mais je puis ajouter que, selon notre thйorie, fort peu d'espиces trиs anciennes doivent avoir des reprйsentants а l'йpoque actuelle ; or, comme tous les descendants de la mкme espиce forment une classe, il est facile de comprendre comment il se fait qu'il y ait si peu de classes dans chaque division principale du royaume animal et du royaume vйgйtal. Bien que peu des espиces les plus anciennes aient laissй des descendants modifiйs, cependant, а d'anciennes pйriodes gйologiques, la terre a pu кtre presque aussi peuplйe qu'elle l'est aujourd'hui d'espиces appartenant а beaucoup de genres, de familles, d'ordres et de classes. DU PROGRES POSSIBLE DE L'ORGANISATION. La sйlection naturelle agit exclusivement au moyen de la conservation et de l'accumulation des variations qui sont utiles а chaque individu dans les conditions organiques et inorganiques oщ il peut se trouver placй а toutes les pйriodes de la vie. Chaque кtre, et c'est lа le but final du progrиs, tend а se perfectionner de plus en plus relativement а ces conditions. Ce perfectionnement conduit inйvitablement au progrиs graduel de l'organisation du plus grand nombre des кtres vivants dans le monde entier. Mais nous abordons ici un sujet fort compliquй, car les naturalistes n'ont pas encore dйfini, d'une faзon satisfaisante pour tous, ce que l'on doit entendre par « un progrиs de l'organisation ». Pour les vertйbrйs, il s'agit clairement d'un progrиs intellectuel et d'une conformation se rapprochant de celle de l'homme. On pourrait penser que la somme des changements qui se produisent dans les diffйrentes parties et dans les diffйrents organes, au moyen de dйveloppements successifs depuis l'embryon jusqu'а la maturitй, suffit comme terme de comparaison ; mais il y a des cas, certains crustacйs parasites par exemple, chez lesquels plusieurs parties de la conformation deviennent moins parfaites, de telle sorte que l'animal adulte n'est certainement pas supйrieur а la larve. Le criterium de von Baer semble le plus gйnйralement applicable et le meilleur, c'est-а-dire l'йtendue de la diffйrenciation des parties du mкme кtre et la spйcialisation de ces parties pour diffйrentes fonctions, ce а quoi j'ajouterai : а l'йtal adulte ; ou, comme le dirait Milne-Edwards, le perfectionnement de la division du travail physiologique. Mais nous comprendrons bien vite quelle obscuritй rиgne sur ce sujet, si nous йtudions, par exemple, les poissons. En effet, certains naturalistes regardent comme les plus йlevйs dans l'йchelle ceux qui, comme le requin, se rapprochent le plus des amphibies, tandis que d'autres naturalistes considиrent comme les plus йlevйs les poissons osseux ou tйlйostйens, parce qu'ils sont plus rйellement pisciformes et diffиrent le plus des autres classes des vertйbrйs. L'obscuritй du sujet nous frappe plus encore si nous йtudions les plantes, pour lesquelles, bien entendu, le criterium de l'intelligence n'existe pas ; en effet, quelques botanistes rangent parmi les plantes les plus йlevйes celles qui prйsentent sur chaque fleur, а l'йtat complet de dйveloppement, tous les organes, tels que : sйpales, pйtales, йtamines et pistils, tandis que d'autres botanistes, avec plus de raison probablement, accordent le premier rang aux plantes dont les divers organes sont trиs modifiйs et en nombre rйduit. Si nous adoptons, comme criterium d'une haute organisation, la somme de diffйrenciations et de spйcialisations des divers organes chez chaque individu adulte, ce qui comprend le perfectionnement intellectuel du cerveau, la sйlection naturelle conduit clairement а ce but. Tous les physiologistes, en effet, admettent que la spйcialisation des organes est un avantage pour l'individu, en ce sens que, dans cet йtat, les organes accomplissent mieux leurs fonctions ; en consйquence, l'accumulation des variations tendant а la spйcialisation, cette accumulation entre dans le ressort de la sйlection naturelle. D'un autre cфtй, si l'on se rappelle que tous les кtres organisйs tendent а se multiplier rapidement et а s'emparer de toutes les places inoccupйes, ou moins bien occupйes dans l'йconomie de la nature, il est facile de comprendre qu'il est trиs possible que la sйlection naturelle prйpare graduellement un individu pour une situation dans laquelle plusieurs organes lui seraient superflus ou inutiles ; dans ce cas, il y aurait une rйtrogradation rйelle dans l'йchelle de l'organisation. Nous discuterons avec plus de profit, dans le chapitre sur la succession gйologique, la question de savoir si, en rиgle gйnйrale, l'organisation a fait des progrиs certains depuis les pйriodes gйologiques les plus reculйes jusqu'а nos jours. Mais pourra-t-on dire, si tous les кtres organisйs tendent ainsi а s'йlever dans l'йchelle, comment se fait-il qu'une foule de formes infйrieures existent encore dans le monde ? Comment se fait-il qu'il y ait, dans chaque grande classe, des formes beaucoup plus dйveloppйes que certaines autres ? Pourquoi les formes les plus perfectionnйes n'ont-elles pas partout supplantй et exterminй les formes infйrieures ? Lamarck, qui croyait а une tendance innйe et fatale de tous les кtres organisйs vers la perfection, semble avoir si bien pressenti cette difficultй qu'il a йtй conduit а supposer que des formes simples et nouvelles sont constamment produites par la gйnйration spontanйe. La science n'a pas encore prouvй le bien fondй de cette doctrine, quoi qu'elle puisse, d'ailleurs, nous rйvйler dans l'avenir. D'aprиs notre thйorie, l'existence persistante des organismes infйrieurs n'offre aucune difficultй ; en effet, la sйlection naturelle, ou la persistance du plus apte, ne comporte pas nйcessairement un dйveloppement progressif, elle s'empare seulement des variations qui se prйsentent et qui sont utiles а chaque individu dans les rapports complexes de son existence. Et, pourrait-on dire, quel avantage y aurait-il, autant que nous pouvons en juger, pour un animalcule infusoire, pour un ver intestinal, ou mкme pour un ver de terre, а acquйrir une organisation supйrieure ? Si cet avantage n'existe pas, la sйlection naturelle n'amйliore que fort peu ces formes, et elle les laisse, pendant des pйriodes infinies, dans leurs conditions infйrieures actuelles. Or, la gйologie nous enseigne que quelques formes trиs infйrieures, comme les infusoires et les rhizopodes, ont conservй leur йtat actuel depuis une pйriode immense. Mais il serait bien tйmйraire de supposer que la plupart des nombreuses formes infйrieures existant aujourd'hui n'ont fait aucun progrиs depuis l'apparition de la vie sur la terre ; en effet, tous les naturalistes qui ont dissйquй quelques-uns de ces кtres, qu'on est d'accord pour placer au plus bas de l'йchelle, doivent avoir йtй frappйs de leur organisation si йtonnante et si belle. Les mкmes remarques peuvent s'appliquer aussi, si nous examinons les mкmes degrйs d'organisation, dans chacun des grands groupes ; par exemple, la coexistence des mammifиres et des poissons chez les vertйbrйs, celle de l'homme et de l'ornithorhynque chez les mammifиres, celle du requin et du branchiostome (Amphioxus) chez les poissons. Ce dernier poisson, par l'extrкme simplicitй de sa conformation, se rapproche beaucoup des invertйbrйs. Mais les mammifиres et les poissons n'entrent guиre en lutte les uns avec les autres ; les progrиs de la classe entiиre des mammifиres, ou de certains individus de cette classe, en admettant mкme que ces progrиs les conduisent а la perfection, ne les amиneraient pas а prendre la place des poissons. Les physiologistes croient que, pour acquйrir toute l'activitй dont il est susceptible, le cerveau doit кtre baignй de sang chaud, ce qui exige une respiration aйrienne. Les mammifиres а sang chaud se trouvent donc placйs dans une position fort dйsavantageuse quand ils habitent l'eau ; en effet, ils sont obligйs de remonter continuellement а la surface pour respirer. Chez les poissons, les membres de la famille du requin ne tendent pas а supplanter le branchiostome, car ce dernier, d'aprиs Fritz Muller, a pour seul compagnon et pour seul concurrent., sur les cфtes sablonneuses et stйriles du Brйsil mйridional, un annйlide anormal. Les trois ordres infйrieurs de mammifиres, c'est-а-dire les marsupiaux, les йdentйs et les rongeurs, habitent, dans l'Amйrique mйridionale, la mкme rйgion que de nombreuses espиces de singes, et, probablement, ils s'inquiиtent fort peu les uns des autres. Bien que l'organisation ait pu, en somme, progresser, et qu'elle progresse encore dans le monde entier, il y aura cependant toujours bien des degrйs de perfection ; en effet, le perfectionnement de certaines classes entiиres, ou de certains individus de chaque classe, ne conduit pas nйcessairement а l'extinction des groupes avec lesquels ils ne se trouvent pas en concurrence active. Dans quelques cas, comme nous le verrons bientфt, les organismes infйrieurs paraissent avoir persistй jusqu'а l'йpoque actuelle, parce qu'ils habitent des rйgions restreintes et fermйes, oщ ils ont йtй soumis а une concurrence moins active, et oщ leur petit nombre a retardй la production de variations favorables. Enfin, je crois que beaucoup d'organismes infйrieurs existent encore dans le monde en raison de causes diverses. Dans quelques cas, des variations, ou des diffйrences individuelles d'une nature avantageuse, ne se sont jamais prйsentйes, et, par consйquent, la sйlection naturelle n'a pu ni agir ni les accumuler. Dans aucun cas probablement il ne s'est pas йcoulй assez de temps pour permettre tout le dйveloppement possible. Dans quelques cas il doit y avoir eu ce que nous devons dйsigner sous le nom de rйtrogradation d'organisation. Mais la cause principale rйside dans ce fait que, йtant donnйes de trиs simples conditions d'existence, une haute organisation serait inutile, peut-кtre mкme dйsavantageuse, en ce qu'йtant d'une nature plus dйlicate, elle se dйrangerait plus facilement, et serait aussi plus facilement dйtruite. On s'est demandй comment lors de la premiиre apparition de la vie, alors que tous les кtres organisйs, pouvons-nous croire, prйsentaient la conformation la plus simple, les premiers degrйs du progrиs ou de la diffйrenciation des parties ont pu se produire. M. Herbert Spencer rйpondrait probablement que, dиs qu'un organisme unicellulaire simple est devenu, par la croissance ou par la division, un composй de plusieurs cellules, ou qu'il s'est fixй а quelques surfaces d'appui, la loi qu'il a йtablie est entrйe en action, et il exprime ainsi cette loi : « Les unitйs homologues de toute force se diffйrencient а mesure que leurs rapports avec les forces incidentes sont diffйrents. » Mais, comme nous ne connaissons aucun fait qui puisse nous servir de point de comparaison, toute spйculation sur ce sujet serait presque inutile. C'est toutefois une erreur de supposer qu'il n'y a pas eu lutte pour l'existence, et, par consйquent, pas de sйlection naturelle, jusqu'а ce que beaucoup de formes se soient produites ; il peut se produire des variations avantageuses dans une seule espиce, habitant une station isolйe, et toute la masse des individus peut aussi, en consйquence, se modifier, et deux formes distinctes se produire. Mais, comme je l'ai fait remarquer а la fin de l'introduction, personne ne doit s'йtonner de ce qu'il reste encore tant de points inexpliquйs sur l'origine des espиces, si l'on rйflйchit а la profonde ignorance dans laquelle nous sommes sur les rapports mutuels des habitants du monde а notre йpoque, et bien plus encore pendant les pйriodes йcoulйes CONVERGENCE DES CARACTERES. M. H.-C. Watson pense que j'ai attribuй trop d'importance а la divergence des caractиres (dont il paraоt, d'ailleurs, admettre l'importance) et que ce qu'on peut appeler leur convergence a dы йgalement jouer un rфle. Si deux espиces, appartenant а deux genres distincts, quoique voisins, ont toutes deux produit un grand nombre de formes nouvelles et divergentes, il est concevable que ces formes puissent assez se rapprocher les unes des autres pour qu'on doive placer toutes les classes dans le mкme genre ; en consйquence, les descendants de deux genres distincts convergeraient en un seul. Mais, dans la plupart des cas, il serait bien tйmйraire d'attribuer а la convergence une analogie йtroite et gйnйrale de conformation chez les descendants modifiйs de formes trиs distinctes. Les forces molйculaires dйterminent seules la forme d'un cristal ; il n'est donc pas surprenant que des substances diffйrentes puissent parfois revкtir la mкme forme. Mais nous devons nous souvenir que, chez les кtres organisйs, la forme de chacun d'eux dйpend d'une infinitй de rapports complexes, а savoir : les variations qui se sont manifestйes, dues а des causes trop inexplicables pour qu'on puisse les analyser, -- la nature des variations qui ont persistй ou qui ont fait l'objet de la sйlection naturelle, lesquelles dйpendent des conditions physiques ambiantes, et, dans une plus grande mesure encore, des organismes environnants avec lesquels chaque individu est entrй en concurrence, -- et, enfin, l'hйrйditй (йlйment fluctuant en soi) d'innombrables ancкtres dont les formes ont йtй dйterminйes par des rapports йgalement complexes. Il serait incroyable que les descendants de deux organismes qui, dans l'origine, diffйraient d'une faзon prononcйe, aient jamais convergй ensuite d'assez prиs pour que leur organisation totale s'approche de l'identitй. Si cela йtait, nous retrouverions la mкme forme, indйpendamment de toute connexion gйnйsique, dans des formations gйologiques trиs sйparйes ; or, l'йtude des faits observйs s'oppose а une semblable consйquence. M. Watson objecte aussi que l'action continue de la sйlection naturelle, accompagnйe de la divergence des caractиres, tendrait а la production d'un nombre infini de formes spйcifiques. Il semble probable, en ce qui concerne tout au moins les conditions physiques, qu'un nombre suffisant d'espиces s'adapterait bientфt а toutes les diffйrences de chaleur, d'humiditй, etc., quelque considйrables que soient ces diffйrences ; mais j'admets complиtement que les rapports rйciproques des кtres organisйs sont plus importants. Or, а mesure que le nombre des espиces s'accroоt dans un pays quelconque, les conditions organiques de la vie doivent devenir de plus en plus complexes. En consйquence, il ne semble y avoir, а premiиre vue, aucune limite а la quantitй des diffйrences avantageuses de structure et, par consйquent aussi, au nombre des espиces qui pourraient кtre produites. Nous ne savons mкme pas si les rйgions les plus riches possиdent leur maximum de formes spйcifiques : au cap de Bonne-Espйrance et en Australie, oщ vivent dйjа un nombre si йtonnant d'espиces, beaucoup de plantes europйennes se sont acclimatйes. Mais la gйologie nous dйmontre que, depuis une йpoque fort ancienne de la pйriode tertiaire, le nombre des espиces de coquillages et, depuis le milieu de cette mкme pйriode, le nombre des espиces de mammifиres n'ont pas beaucoup augmentй, en admettant mкme qu'ils aient augmentй un peu. Quel est donc le frein qui s'oppose а une augmentation indйfinie du nombre des espиces ? La quantitй des individus (je n'entends pas dire le nombre des formes spйcifiques) pouvant vivre dans une rйgion doit avoir une limite, car cette quantitй dйpend en grande mesure des conditions extйrieures ; par consйquent, si beaucoup d'espиces habitent une mкme rйgion, chacune de ces espиces, presque toutes certainement, ne doivent кtre reprйsentйes que par un petit nombre d'individus ; en outre, ces espиces sont sujettes а disparaоtre en raison de changements accidentels survenus dans la nature des saisons, ou dans le nombre de leurs ennemis. Dans de semblables cas, l'extermination est rapide, alors qu'au contraire la production de nouvelles espиces est toujours fort lente. Supposons, comme cas extrкme, qu'il y ait en Angleterre autant d'espиces que d'individus : le premier hiver rigoureux, ou un йtй trиs sec, causerait l'extermination de milliers d'espиces. Les espиces rares, et chaque espиce deviendrait rare si le nombre des espиces d'un pays s'accroissait indйfiniment, prйsentent, nous avons expliquй en vertu de quel principe, peu de variations avantageuses dans un temps donnй ; en consйquence, la production de nouvelles formes spйcifiques serait considйrablement retardйe. Quand une espиce devient rare, les croisements consanguins contribuent а hвter son extinction ; quelques auteurs ont pensй qu'il fallait, en grande partie, attribuer а ce fait la disparition de l'aurochs en Lithuanie, du cerf en Corse et de l'ours en Norwиge, etc. Enfin, et je suis disposй а croire que c'est lа l'йlйment le plus important, une espиce dominante, ayant dйjа vaincu plusieurs concurrents dans son propre habitat, tend а s'йtendre et а en supplanter beaucoup d'autres. Alphonse de Candolle a dйmontrй que les espиces qui se rйpandent beaucoup tendeur ordinairement а se rйpandre de plus en plus ; en consйquence, ces espиces tendent а supplanter et а exterminer plusieurs espиces dans plusieurs rйgions et а arrкter ainsi l'augmentation dйsordonnйe des formes spйcifiques sur le globe. Le docteur Hooker a dйmontrй rйcemment qu'а l'extrйmitй sud-est de l'Australie, qui paraоt avoir йtй envahie par de nombreux individus venant de diffйrentes parties du globe, les diffйrentes espиces australiennes indigиnes ont considйrablement diminuй en nombre. Je ne prйtends pas dйterminer quel poids il convient d'attacher а ces diverses considйrations ; mais ces diffйrentes causes rйunies doivent limiter dans chaque pays la tendance а un accroissement indйfini du nombre des formes spйcifiques. RESUME DU CHAPITRE. Si, au milieu des conditions changeantes de l'existence, les кtres organisйs prйsentent des diffйrences individuelles dans presque toutes les parties de leur structure, et ce point n'est pas contestable ; s'il se produit, entre les espиces, en raison de la progression gйomйtrique de l'augmentation des individus, une lutte sйrieuse pour l'existence а un certain вge, а une certaine saison, ou pendant une pйriode quelconque de leur vie, et ce point n'est certainement pas contestable ; alors, en tenant compte de l'infinie complexitй des rapports mutuels de tous les кtres organisйs et de leurs rapports avec les conditions de leur existence, ce qui cause une diversitй infinie et avantageuse des structures, des constitutions et des habitudes, il serait trиs extraordinaire qu'il ne se soit jamais produit des variations utiles а la prospйritй de chaque individu, de la mкme faзon qu'il s'est produit tant de variations utiles а l'homme. Mais, si des variations utiles а un кtre organisй quelconque se prйsentent quelquefois, assurйment les individus qui en sont l'objet ont la meilleure chance de l'emporter dans la lutte pour l'existence ; puis, en vertu du principe si puissant de l'hйrйditй, ces individus tendent а laisser des descendants ayant le mкme caractиre qu'eux. J'ai donnй le nom de sйlection naturelle а ce principe de conservation ou de persistance du plus apte. Ce principe conduit au perfectionnement de chaque crйature, relativement aux conditions organiques et inorganiques de son existence ; et, en consйquence, dans la plupart des cas, а ce que l'on peut regarder comme un progrиs de l'organisation. Nйanmoins, les formes simples et infйrieures persistent longtemps lorsqu'elles sont bien adaptйes aux conditions peu complexes de leur existence. En vertu du principe de l'hйrйditй des caractиres aux вges correspondants, la sйlection naturelle peut agir sur l'oeuf, sur la graine ou sur le jeune individu, et les modifier aussi facilement qu'elle peut modifier l'adulte. Chez un grand nombre d'animaux, la sйlection sexuelle vient en aide а la sйlection ordinaire, en assurant aux mвles les plus vigoureux et les mieux adaptйs le plus grand nombre de descendants. La sйlection sexuelle dйveloppe aussi chez les mвles des caractиres qui leur sont utiles dans leurs rivalitйs ou dans leurs luttes avec d'autres mвles, caractиres qui peuvent se transmettre а un sexe seul ou aux deux sexes, suivant la forme d'hйrйditй prйdominante chez l'espиce. La sйlection naturelle a-t-elle rйellement jouй ce rфle ? a-t-elle rйellement adaptй les formes diverses de la vie а leurs conditions et а leurs stations diffйrentes ? C'est en pesant les faits exposйs dans les chapitres suivants que nous pourrons en juger. Mais nous avons dйjа vu comment la sйlection naturelle dйtermine l'extinction ; or, l'histoire et la gйologie nous dйmontrent clairement quel rфle l'extinction a jouй dans l'histoire zoologique du monde. La sйlection naturelle conduit aussi а la divergence des caractиres ; car, plus les кtres organisйs diffиrent les uns les autres sous le rapport de la structure, des habitudes et de la constitution, plus la mкme rйgion peut en nourrir un grand nombre ; nous en avons eu la preuve en йtudiant les habitants d'une petite rйgion et les productions acclimatйes. Par consйquent, pendant la modification des descendants d'une espиce quelconque, pendant la lutte incessante de toutes les espиces pour s'accroоtre en nombre, plus ces descendants deviennent diffйrents, plus ils ont de chances de rйussir dans la lutte pour l'existence. Aussi, les petites diffйrences qui distinguent les variйtйs d'une mкme espиce tendent rйguliиrement а s'accroоtre jusqu'а ce qu'elles deviennent йgales aux grandes diffйrences qui existent entre les espиces d'un mкme genre, ou mкme entre des genres distincts. Nous avons vu que ce sont les espиces communes trиs rйpandues et ayant un habitat considйrable, et qui, en outre, appartiennent aux genres les plus riches de chaque classe, qui varient le plus, et que ces espиces tendent а transmettre а leurs descendants modifiйs cette supйrioritй qui leur assure aujourd'hui la domination dans leur propre pays. La sйlection naturelle, comme nous venons de le faire remarquer, conduit а la divergence des caractиres et а l'extinction complиte des formes intermйdiaires et moins perfectionnйes. En partant de ces principes, en peut expliquer la nature des affinitйs et les distinctions ordinairement bien dйfinies qui existent entre les innombrables кtres organisйs de chaque classe а la surface du globe. Un fait vйritablement йtonnant et que nous mйconnaissons trop, parce que nous sommes peut-кtre trop familiarisйs avec lui, c'est que tous les animaux et toutes les plantes, tant dans le temps que dans l'espace, se trouvent rйunis par groupes subordonnйs а d'autres groupes d'une mкme maniиre que nous remarquons partout, c'est-а-dire que les variйtйs d'une mкme espиce les plus voisines les unes des autres, et que les espиces d'un mкme genre moins йtroitement et plus inйgalement alliйes, forment des sections et des sous-genres ; que les espиces de genres distincts encore beaucoup moins proches et, enfin, que les genres plus ou moins semblables forment des sous-familles, des familles, des ordres, des sous-classes et des classes. Les divers groupes subordonnйs d'une classe quelconque ne peuvent pas кtre rangйs sur une seule ligne, mais semblent se grouper autour de certains points, ceux-lа autour d'autres, et ainsi de suite en cercles presque infinis. Si les espиces avaient йtй crййes indйpendamment les unes des autres, on n'aurait pu expliquer cette sorte de classification ; elle s'explique facilement, au contraire, par l'hйrйditй et par l'action complexe de la sйlection naturelle, produisant l'extinction et la divergence des caractиres, ainsi que le dйmontre notre diagramme. On a quelquefois reprйsentй sous la figure d'un grand arbre les affinitйs de tous les кtres de la mкme classe, et je crois que cette image est trиs juste sous bien des rapports. Les rameaux et les bourgeons reprйsentent les espиces existantes ; les branches produites pendant les annйes prйcйdentes reprйsentent la longue succession des espиces йteintes. A chaque pйriode de croissance, tous les rameaux essayent de pousser des branches de toutes parts, de dйpasser et de tuer les rameaux et les branches environnantes, de la mкme faзon que les espиces et les groupes d'espиces ont, dans tous les temps, vaincu d'autres espиces dans la grande lutte pour l'existence. Les bifurcations du tronc, divisйes en grosses branches, et celles-ci en branches moins grosses et plus nombreuses, n'йtaient autrefois, alors que l'arbre йtait jeune, que des petits rameaux bourgeonnants ; or, cette relation entre les anciens bourgeons et les nouveaux au moyen des branches ramifiйes reprйsente bien la classification de toutes les espиces йteintes et vivantes en groupes subordonnйs а d'autres groupes. Sur les nombreux rameaux qui prospйraient alors que l'arbre n'йtait qu'un arbrisseau, deux ou trois seulement, transformйs aujourd'hui en grosses branches, ont survйcu et portent les ramifications subsйquentes ; de mкme ; sur les nombreuses espиces qui vivaient pendant les pйriodes gйologiques йcoulйes depuis si longtemps, bien peu ont laissй des descendants vivants et modifiйs. Dиs la premiиre croissance de l'arbre, plus d'une branche a dы pйrir et tomber ; or, ces branches tombйes de grosseur diffйrente peuvent reprйsenter les ordres, les familles et les genres tout entiers, qui n'ont plus de reprйsentants vivants, et que nous ne connaissons qu'а l'йtat fossile. De mкme que nous voyons за et lа sur l'arbre une branche mince, йgarйe, qui a surgi de quelque bifurcation infйrieure, et qui, par suite d'heureuses circonstances, est encore vivante, et atteint le sommet de l'arbre, de mкme nous rencontrons accidentellement quelque animal, comme l'ornithorhynque ou le lйpidosirиne, qui, par ses affinitйs, rattache, sous quelques rapports, deux grands embranchements de l'organisation, et qui doit probablement а une situation isolйe d'avoir йchappй а une concurrence fatale. De mкme que les bourgeons produisent de nouveaux bourgeons, et que ceux-ci, s'ils sont vigoureux, forment des branches qui йliminent de tous cфtйs les branches plus faibles, de mкme je crois que la gйnйration en a agi de la mкme faзon pour le grand arbre de la vie, dont les branches mortes et brisйes sont enfouies dans les couches de l'йcorce terrestre, pendant que ses magnifiques ramifications, toujours vivantes, et sans cesse renouvelйes, en couvrant la surface. CHAPITRE V. DES LOIS DE LA VARIATION. Effets du changement des conditions. - Usage et non-usage des parties combinйes avec la sйlection naturelle ; organes du vol et de la vue. - Acclimatation. - Variations corrйlatives. - Compensation et йconomie de croissance. - Fausses corrйlations. - Les organismes infйrieurs multiples et rudimentaires sont variables. - Les parties dйveloppйes de faзon extraordinaire sont trиs variables ; les caractиres spйcifiques sont plus variables que les caractиres gйnйriques ; les caractиres sexuels secondaires sont trиs variables. - Les espиces du mкme genre varient d'une maniиre analogue. - Retour а des caractиres depuis longtemps perdus. - Rйsumй. J'ai, jusqu'а prйsent, parlй des variations -- si communes et si diverses chez les кtres organisйs rйduits а l'йtat de domesticitй, et, а un degrй moindre, chez ceux qui se trouvent а l'йtat sauvage -- comme si elles йtaient dues au hasard. C'est lа, sans contredit, une expression bien incorrecte ; peut-кtre, cependant, a-t-elle un avantage en ce qu'elle sert а dйmontrer notre ignorance absolue sur les causes de chaque variation particuliиre. Quelques savants croient qu'une des fonctions du systиme reproducteur consiste autant а produire des diffйrences individuelles, ou des petites dйviations de structure, qu'а rendre les descendants semblables а leurs parents. Mais le fait que les variations et les monstruositйs se prйsentent beaucoup plus souvent а l'йtat domestique qu'а l'йtat de nature, le fait que les espиces ayant un habitat trиs йtendu sont plus variables que celles ayant un habitat restreint, nous autorisent а conclure que la variabilitй doit avoir ordinairement quelque rapport avec les conditions d'existence auxquelles chaque espиce a йtй soumise pendant plusieurs gйnйrations successives. J'ai essayй de dйmontrer, dans le premier chapitre, que les changements des conditions agissent de deux faзons : directement, sur l'organisation entiиre, ou sur certaines parties seulement de l'organisme ; indirectement, au moyen du systиme reproducteur. En tout cas, il y a deux facteurs : la nature de l'organisme, qui est de beaucoup le plus important des deux, et la nature des conditions ambiantes. L'action directe du changement des conditions conduit а des rйsultats dйfinis ou indйfinis. Dans ce dernier cas, l'organisme semble devenir plastique, et nous nous trouvons en prйsence d'une grande variabilitй flottante. Dans le premier cas, la nature de l'organisme est telle qu'elle cиde facilement, quand on la soumet а de certaines conditions et tous, ou presque tous les individus, se modifient de la mкme maniиre. Il est trиs difficile de dйterminer jusqu'а quel point le changement des conditions, tel, par exemple, que le changement de climat, d'alimentation, etc., agit d'une faзon dйfinie. Il y a raison de croire que, dans le cours du temps, les effets de ces changements sont plus considйrables qu'on ne peut l'йtablir par la preuve directe. Toutefois, nous pouvons conclure, sans craindre de nous tromper, qu'on ne peut attribuer uniquement а une cause agissante semblable les adaptations de structure, si nombreuses et si complexes, que nous observons dans la nature entre les diffйrents кtres organisйs. Dans les cas suivants, les conditions ambiantes semblent avoir produit un lйger effet dйfini : E. Forbes affirme que les coquillages, а l'extrйmitй mйridionale de leur habitat, revкtent, quand ils vivent dans des eaux peu profondes, des couleurs beaucoup plus brillantes que les coquillages de la mкme espиce, qui vivent plus au nord et а une plus grande profondeur ; mais cette loi ne s'applique certainement pas toujours. M. Gould a observй que les oiseaux de la mкme espиce sont plus brillamment colorйs, quand ils vivent dans un pays oщ le ciel est toujours pur, que lorsqu'ils habitent prиs des cфtes ou sur des оles ; Wollaston assure que la rйsidence prиs des bords de la mer affecte la couleur des insectes. Moquin-Tandon donne une liste de plantes dont les feuilles deviennent charnues, lorsqu'elles croissent prиs des bords de la mer, bien que cela ne se produise pas dans toute autre situation. Ces organismes, lйgиrement variables, sont intйressants, en ce sens qu'ils prйsentent des caractиres analogues а ceux que possиdent les espиces exposйes а des conditions semblables. Quand une variation constitue un avantage si petit qu'il soit pour un кtre quelconque, on ne saurait dire quelle part il convient d'attribuer а l'action accumulatrice de la sйlection naturelle, et quelle part il convient d'attribuer а l'action dйfinie des conditions d'existence. Ainsi, tous les fourreurs savent fort bien que les animaux de la mкme espиce ont une fourrure d'autant plus йpaisse et d'autant plus belle, qu'ils habitent un pays plus septentrional ; mais qui peut dire si cette diffйrence provient de ce que les individus les plus chaudement vкtus ont йtй favorisйs et ont persistй pendant de nombreuses gйnйrations, ou si elle est une consйquence de la rigueur du climat ? Il paraоt, en effet, que le climat exerce une certaine action directe sur la fourrure de nos quadrupиdes domestiques. On pourrait citer, chez une mкme espиce, des exemples de variations analogues, bien que cette espиce soit exposйe а des conditions ambiantes aussi diffйrentes que possible ; d'autre part, on pourrait citer des variations diffйrentes produites dans des conditions ambiantes qui paraissent identiques. Enfin, tous les naturalistes pourraient citer des cas innombrables d'espиces restant absolument les mкmes, c'est-а-dire qui ne varient en aucune faзon, bien qu'elles vivent sous les climats les plus divers. Ces considйrations me font pencher а attribuer moins de poids а l'action directe des conditions ambiantes qu'а une tendance а la variabilitй, due а des causes que nous ignorons absolument. On peut dire que dans un certain sens non seulement les conditions d'existence dйterminent, directement ou indirectement, les variations, mais qu'elles influencent aussi la sйlection naturelle ; les conditions dйterminent, en effet, la persistance de telle ou telle variйtй. Mais quand l'homme se charge de la sйlection, il est facile de comprendre que les deux йlйments du changement sont distincts ; la variabilitй se produit d'une faзon quelconque, mais c'est la volontй de l'homme qui accumule les variations dans certaines directions ; or, cette intervention rйpond а la persistance du plus apte а l'йtat de nature. EFFETS PRODUITS PAR LA SELECTION NATURELLE SUR L'ACCROISSEMENT DE L'USAGE ET DU NON-USAGE DES PARTIES. Les faits citйs dans le premier chapitre ne permettent, je crois, aucun doute sur ce point : que l'usage, chez nos animaux domestiques renforce et dйveloppe certaines parties, tandis que le non-usage les diminue ; et, en outre, que ces modifications sont hйrйditaires. A l'йtat de nature, nous n'avons aucun terme de comparaison qui nous permette de juger des effets d'un usage ou d'un non-usage constant, car nous ne connaissons pas les formes type ; mais, beaucoup d'animaux possиdent des organes dont on ne peut expliquer la prйsence que par les effets du non-usage. Y a-t-il, comme le professeur Owen l'a fait remarquer, une anomalie plus grande dans la nature qu'un oiseau qui ne peut pas voler ; cependant, il y en a plusieurs dans cet йtat. Le canard а ailes courtes de l'Amйrique mйridionale doit se contenter de battre avec ses ailes la surface de l'eau, et elles sont, chez lui, а peu prиs dans la mкme condition que celles du canard domestique d'Aylesbury ; en outre, s'il faut en croire M. Cunningham, ces canards peuvent voler quand ils sont tout jeunes, tandis qu'ils en sont incapables а l'вge adulte. Les grands oiseaux qui se nourrissent sur le sol, ne s'envolent guиre que pour йchapper au danger ; il est donc probable que le dйfaut d'ailes, chez plusieurs oiseaux qui habitent actuellement ou qui, derniиrement encore, habitaient des оles ocйaniques, oщ ne se trouve aucune bкte de proie, provient du non-usage des ailes. L'autruche, il est vrai, habite les continents et est exposйe а bien des dangers auxquels elle ne peut pas se soustraire par le vol, mais elle peut, aussi bien qu'un grand nombre de quadrupиdes, se dйfendre contre ses ennemis а coups de pied. Nous sommes autorisйs а croire que l'ancкtre du genre autruche avait des habitudes ressemblant а celles de l'outarde, et que, а mesure que la grosseur et le poids du corps de cet oiseau augmentиrent pendant de longues gйnйrations successives, l'autruche se servit toujours davantage de ses jambes et moins de ses ailes, jusqu'а ce qu'enfin il lui devоnt impossible de voler. Kirby a fait remarquer, et j'ai observй le mкme fait, que les tarses ou partie postйrieure des pattes de beaucoup de scarabйes mвles qui se nourrissent d'excrйments, sont souvent brisйs ; il a examinй dix-sept spйcimens dans sa propre collection et aucun d'eux n'avait plus la moindre trace des tarses. Chez l'Onites apelles les tarses disparaissent si souvent, qu'on a dйcrit cet insecte comme n'en ayant pas. Chez quelques autres genres, les tarses existent mais а l'йtat rudimentaire. Chez l'Ateuchus, ou scarabйe sacrй des Egyptiens, ils font absolument dйfaut. On ne saurait encore affirmer positivement que les mutilations accidentelles soient hйrйditaires ; toutefois, les cas remarquables observйs par M. Brown-Sйquard, relatifs а la transmission par hйrйditй des effets de certaines opйrations chez le cochon d'Inde, doivent nous empкcher de nier absolument cette tendance. En consйquence, il est peut-кtre plus sage de considйrer l'absence totale des tarses antйrieurs chez l'Ateuchus, et leur йtat rudimentaire chez quelques autres genres, non pas comme des cas de mutilations hйrйditaires, mais comme les effets d'un non-usage longtemps continuй ; en effet, comme beaucoup de scarabйes qui se nourrissent d'excrйments ont perdu leurs tarses, cette disparition doit arriver а un вge peu avancй de leur existence, et, par consйquent, les tarses ne doivent pas avoir beaucoup d'importance pour ces insectes, ou ils ne doivent pas s'en servir beaucoup. Dans quelques cas, on pourrait facilement attribuer au dйfaut d'usage certaines modifications de structure qui sont surtout dues а la sйlection naturelle. M. Wollaston a dйcouvert le fait remarquable que, sur cinq cent cinquante espиces de scarabйes (on en connaоt un plus grand nombre aujourd'hui) qui habitent l'оle de Madиre, deux cents sont si pauvrement pourvues d'ailes, qu'elles ne peuvent voler ; il a dйcouvert, en outre, que, sur vingt-neuf genres indigиnes, toutes les espиces appartenant а vingt-trois de ces genres se trouvent dans cet йtat ! Plusieurs faits, а savoir que les scarabйes, dans beaucoup de parties du monde, sont portйs frйquemment en mer par le vent et qu'ils y pйrissent ; que les scarabйes de Madиre, ainsi que l'a observй M. Wollaston, restent cachйs jusqu'а ce que le vent tombe et que le soleil brille ; que la proportion des scarabйes sans ailes est beaucoup plus considйrable dans les dйserts exposйs aux variations atmosphйriques, qu'а Madиre mкme ; que -- et c'est lа le fait le plus extraordinaire sur lequel M. Wollaston a insistй avec beaucoup de raison -- certains groupes considйrables de scarabйes, qui ont absolument besoin d'ailes, autre part si nombreux, font ici presque entiиrement dйfaut ; ces diffйrentes considйrations, dis-je, me portent а croire que le dйfaut d'ailes chez tant de scarabйes а Madиre est principalement dы а l'action de la sйlection naturelle, combinйe probablement avec le non-usage de ces organes. Pendant plusieurs gйnйrations successives, tous les scarabйes qui se livraient le moins au vol, soit parce que leurs ailes йtaient un peu moins dйveloppйes, soit en raison de leurs habitudes indolentes, doivent avoir eu la meilleure chance de persister, parce qu'ils n'йtaient pas exposйs а кtre emportйs а la mer ; d'autre part, les individus qui s'йlevaient facilement dans l'air, йtaient plus exposйs а кtre emportйs au large et, par consйquent, а кtre dйtruits. Les insectes de Madиre qui ne se nourrissent pas sur le sol, mais qui, comme certains colйoptиres et certains lйpidoptиres, se nourrissent sur les fleurs, et qui doivent, par consйquent, se servir de leurs ailes pour trouver leurs aliments, ont, comme l'a observй M. Wollaston, les ailes trиs dйveloppйes, au lieu d'кtre diminuйes. Ce fait est parfaitement compatible avec l'action de la sйlection naturelle. En effet, а l'arrivйe d'un nouvel insecte dans l'оle, la tendance au dйveloppement ou а la rйduction de ses ailes, dйpend de ce fait qu'un plus grand nombre d'individus йchappent а la mort, en luttant contre le vent ou en discontinuant de voler. C'est, en somme, ce qui se passe pour des matelots qui ont fait naufrage auprиs d'une cфte ; il est important pour les bons nageurs de pouvoir nager aussi longtemps que possible, mais il vaut mieux pour les mauvais nageurs ne pas savoir nager du tout, et s'attacher au bвtiment naufragй. Les taupes et quelques autres rongeurs fouisseurs ont les yeux rudimentaires, quelquefois mкme complиtement recouverts d'une pellicule et de poils. Cet йtat des yeux est probablement dы а une diminution graduelle, provenant du non-usage, augmentй sans doute par la sйlection naturelle. Dans l'Amйrique mйridionale, un rongeur appelй Tucu-Tuco ou Ctenomys a des habitudes encore plus souterraines que la taupe ; on m'a assurй que ces animaux sont frйquemment aveugles. J'en ai conservй un vivant et celui-lа certainement йtait aveugle ; je l'ai dissйquй aprиs sa mort et j'ai trouvй alors que son aveuglement provenait d'une inflammation de la membrane clignotante. L'inflammation des yeux est nйcessairement nuisible а un animal ; or, comme les yeux ne sont pas nйcessaires aux animaux qui ont des habitudes souterraines, une diminution de cet organe, suivie de l'adhйrence des paupiиres et de leur protection par des poils, pourrait dans ce cas devenir avantageuse ; s'il en est ainsi, la sйlection naturelle vient achever l'oeuvre commencйe par le non-usage de l'organe. On sait que plusieurs animaux appartenant aux classes les plus diverses, qui habitent les grottes souterraines de la Carniole et celles du Kentucky, sont aveugles. Chez quelques crabes, le pйdoncule portant l'oeil est conservй, bien que l'appareil de la vision ait disparu, c'est-а-dire que le support du tйlescope existe, mais que le tйlescope lui-mкme et ses verres font dйfaut. Comme il est difficile de supposer que l'oeil, bien qu'inutile, puisse кtre nuisible а des animaux vivant dans l'obscuritй, on peut attribuer l'absence de cet organe au non-usage. Chez l'un de ces animaux aveugles, le rat de caverne (Neotoma), dont deux spйcimens ont йtй capturйs par le professeur Silliman а environ un demi-mille de l'ouverture de la grotte, et par consйquent pas dans les parties les plus profondes, les yeux йtaient grands et brillants. Le professeur Silliman m'apprend que ces animaux ont fini par acquйrir une vague aptitude а percevoir les objets, aprиs avoir йtй soumis pendant un mois а une lumiиre graduйe. Il est difficile d'imaginer des conditions ambiantes plus semblables que celles de vastes cavernes, creusйes dans de profondes couches calcaires, dans des pays ayant а peu prиs le mкme climat. Aussi, dans l'hypothиse que les animaux aveugles ont йtй crййs sйparйment pour les cavernes d'Europe et d'Amйrique, on doit s'attendre а trouver une grande analogie dans leur organisation et leurs affinitйs. Or, la comparaison des deux faunes nous prouve qu'il n'en est pas ainsi. Schiцdte fait remarquer, relativement aux insectes seuls : « Nous ne pouvons donc considйrer l'ensemble du phйnomиne que comme un fait purement local, et l'analogie qui existe entre quelques faunes qui habitent la caverne du Mammouth (Kentucky) et celles qui habitent les cavernes de la Carniole, que comme l'expression de l'analogie qui s'observe gйnйralement entre la faune de l'Europe et celle de l'Amйrique du Nord. » Dans l'hypothиse oщ je me place, nous devons supposer que les animaux amйricains, douйs dans la plupart des cas de la facultй ordinaire de la vue, ont quittй le monde extйrieur, pour s'enfoncer lentement et par gйnйrations successives dans les profondeurs des cavernes du Kentucky, ou, comme l'ont fait d'autres animaux, dans les cavernes de l'Europe. Nous possйdons quelques preuves de la gradation de cette habitude ; Schiцdte ajoute en effet ; « Nous pouvons donc regarder les faunes souterraines comme de petites ramifications qui, dйtachйes des faunes gйographiques limitйes du voisinage, ont pйnйtrй sous terre et qui, а mesure qu'elles se plongeaient davantage dans l'obscuritй, se sont accommodйes а leurs nouvelles conditions d'existence. Des animaux peu diffйrents des formes ordinaires mйnagent la transition ; puis, viennent ceux conformйs pour vivre dans un demi-jour ; enfin, ceux destinйs а l'obscuritй complиte et dont la structure est toute particuliиre, » Je dois ajouter que ces remarques de Schiцdte s'appliquent, non а une mкme espиce, mais а plusieurs espиces distinctes. Quand, aprиs d'innombrables gйnйrations, l'animal atteint les plus grandes profondeurs, le non-usage de l'organe a plus ou moins complиtement atrophiй l'oeil, et la sйlection naturelle lui a, souvent aussi, donnй une sorte de compensation pour sa cйcitй en dйterminant un allongement des antennes. Malgrй ces modifications, nous devons encore trouver certaines affinitйs entre les habitants des cavernes de l'Amйrique et les autres habitants de ce continent, aussi bien qu'entre les habitants des cavernes de l'Europe et ceux du continent europйen. Or, le professeur Dana m'apprend qu'il en est ainsi pour quelques-uns des animaux qui habitent les grottes souterraines de l'Amйrique ; quelques-uns des insectes qui habitent les cavernes de l'Europe sont trиs voisins de ceux qui habitent la rйgion adjacente. Dans l'hypothиse ordinaire d'une crйation indйpendante, il serait difficile d'expliquer de faзon rationnelle les affinitйs qui existent entre les animaux aveugles des grottes et les autres habitants du continent. Nous devons, d'ailleurs, nous attendre а trouver, chez les habitants des grottes souterraines de l'ancien et du nouveau monde, l'analogie bien connue que nous remarquons dans la plupart de leurs autres productions. Comme on trouve en abondance, sur des rochers ombragйs, loin des grottes, une espиce aveugle de Bathyscia, la perte de la vue chez l'espиce de ce genre qui habite les grottes souterraines, n'a probablement aucun rapport avec l'obscuritй de son habitat ; il semble tout naturel, en effet, qu'un insecte dйjа privй de la vue s'adapte facilement а vivre dans les grottes obscures. Un autre genre aveugle (Anophthalmus) offre, comme l'a fait remarquer M. Murray, cette particularitй remarquable, qu'on ne le trouve que dans les cavernes ; en outre, ceux qui habitent les diffйrentes cavernes de l'Europe et de l'Amйrique appartiennent а des espиces distinctes ; mais il est possible que les ancкtres de ces diffйrentes espиces, alors qu'ils йtaient douйs de la vue, aient pu habiter les deux continents, puis s'йteindre, а l'exception de ceux qui habitent les endroits retirйs qu'ils occupent actuellement. Loin d'кtre surpris que quelques-uns des habitants des cavernes, comme l'Amblyopsis, poisson aveugle signalй par Agassiz, et le Protйe, йgalement aveugle, prйsentent de grandes anomalies dans leurs rapports avec les reptiles europйens, je suis plutфt йtonnй que nous ne retrouvions pas dans les cavernes un plus grand nombre de reprйsentants d'animaux йteints, en raison du peu de concurrence а laquelle les habitants de ces sombres demeures ont йtй exposйs. ACCLIMATATION. Les habitudes sont hйrйditaires chez les plantes ; ainsi, par exemple, l'йpoque de la floraison, les heures consacrйes au sommeil, la quantitй de pluie nйcessaire pour assurer la germination des graines, etc., et ceci me conduit а dire quelques mots sur l'acclimatation. Comme rien n'est plus ordinaire que de trouver des espиces d'un mкme genre dans des pays chauds et dans des pays froids, il faut que l'acclimatation ait, dans la longue sйrie des gйnйrations, jouй un rфle considйrable, s'il est vrai que toutes les espиces du mкme genre descendent d'une mкme souche. Chaque espиce, cela est йvident, est adaptйe au climat du pays quelle habite ; les espиces habitant une rйgion arctique, ou mкme une rйgion tempйrйe, ne peuvent supporter le climat des tropiques, et vice versa. En outre, beaucoup de plantes grasses ne peuvent supporter les climats humides. Mais on a souvent exagйrй le degrй d'adaptation des espиces aux climats sous lesquels elles vivent. C'est ce que nous pouvons conclure du fait que, la plupart du temps, il nous est impossible de prйdire si une plante importйe pourra supporter notre climat, et de cet autre fait, qu'un grand nombre de plantes et d'animaux, provenant des pays les plus divers, vivent chez nous en excellente santй. Nous avons raison de croire que les espиces а l'йtat de nature sont restreintes а un habitat peu йtendu, bien plus par suite de la lutte qu'elles ont а soutenir avec d'autres кtres organisйs, que par suite de leur adaptation а un climat particulier. Que cette adaptation, dans la plupart des cas, soit ou non trиs rigoureuse, nous n'en avons pas moins la preuve que quelques plantes peuvent, dans une certaine mesure, s'habituer naturellement а des tempйratures diffйrentes, c'est-а-dire s'acclimater. Le docteur Hooker a recueilli des graines de pins et de rhododendrons sur des individus de la mкme espиce, croissant а des hauteurs diffйrentes sur l'Himalaya ; or, ces graines, semйes et cultivйes en Angleterre, possиdent des aptitudes constitutionnelles diffйrentes relativement а la rйsistance au froid. M. Thwaites m'apprend qu'il a observй des faits semblables а Ceylan ; M. H.-C. Watson a fait des observations analogues sur des espиces europйennes de plantes rapportйes des Aзores en Angleterre ; je pourrais citer beaucoup d'autres exemples. A l'йgard des animaux, on peut citer plusieurs faits authentiques prouvant que, depuis les temps historiques, certaines espиces ont йmigrй en grand nombre de latitudes chaudes vers de plus froides, et rйciproquement. Toutefois, nous ne pouvons affirmer d'une faзon positive que ces animaux йtaient strictement adaptйs au climat de leur pays natal, bien que, dans la plupart des cas, nous admettions que cela soit ; nous ne savons pas non plus s'ils se sont subsйquemment si bien acclimatйs dans leur nouvelle patrie, qu'ils s'y sont mieux adaptйs qu'ils ne l'йtaient dans le principe. On pourrait sans doute acclimater facilement, dans des pays tout diffйrents, beaucoup d'animaux vivant aujourd'hui а l'йtat sauvage ; ce qui semble le prouver, c'est que nos animaux domestiques ont йtй originairement choisis par les sauvages, parce qu'ils leur йtaient utiles et parce qu'ils se reproduisaient facilement en domesticitй, et non pas parce qu'on s'est aperзu plus tard qu'on pouvait les transporter dans les pays les plus diffйrents. Cette facultй extraordinaire de nos animaux domestiques а supporter les climats les plus divers, et, ce qui est une preuve encore plus convaincante, а rester parfaitement fйconds partout oщ on les transporte, est sans doute un argument en faveur de la proposition que nous venons d'йmettre. Il ne faudrait cependant pas pousser cet argument trop loin ; en effet, nos animaux domestiques descendent probablement de plusieurs souches sauvages ; le sang, par exemple, d'un loup des rйgions tropicales et d'un loup des rйgions arctiques peut se trouver mйlangй chez nos races de chiens domestiques. On ne peut considйrer le rat et la souris comme des animaux domestiques ; ils n'en ont pas moins йtй transportйs par l'homme dans beaucoup de parties du monde, et ils ont aujourd'hui un habitat beaucoup plus considйrable que celui des autres rongeurs ; ils supportent, en effet, le climat froid des оles Fйroл, dans l'hйmisphиre borйal, et des оles Falkland, dans l'hйmisphиre austral, et le climat brыlant de bien des оles de la zone torride. On peut donc considйrer l'adaptation а un climat spйcial comme une qualitй qui peut aisйment se greffer sur cette large flexibilitй de constitution qui paraоt inhйrente а la plupart des animaux. Dans cette hypothиse, la capacitй qu'offre l'homme lui-mкme, ainsi que ses animaux domestiques, de pouvoir supporter les climats les plus diffйrents ; le fait que l'йlйphant et le rhinocйros ont autrefois vйcu sous un climat glacial, tandis que les espиces existant actuellement habitent toutes les rйgions de la zone torride, ne sauraient кtre considйrйs comme des anomalies, mais bien comme des exemples d'une flexibilitй ordinaire de constitution qui se manifeste dans certaines circonstances particuliиres. Quelle est la part qu'il faut attribuer aux habitudes seules ? quelle est celle qu'il faut attribuer а la sйlection naturelle de variйtйs ayant des constitutions innйes diffйrentes ? quelle est celle enfin qu'il faut attribuer а ces deux causes combinйes dans l'acclimatation d'une espиce sous un climat spйcial ? C'est lа une question trиs obscure. L'habitude ou la coutume a sans doute quelque influence, s'il faut en croire l'analogie ; les ouvrages sur l'agriculture et mкme les anciennes encyclopйdies chinoises donnent а chaque instant le conseil de transporter les animaux d'une rйgion dans une autre. En outre, comme il n'est pas probable que l'homme soit parvenu а choisir tant de races et de sous-races, dont la constitution convient si parfaitement aux pays qu'elles habitent, je crois qu'il faut attribuer а l'habitude les rйsultats obtenus. D'un autre cфtй, la sйlection naturelle doit tendre inйvitablement а conserver les individus douйs d'une constitution bien adaptйe aux pays qu'ils habitent. On constate, dans les traitйs sur plusieurs espиces de plantes cultivйes, que certaines variйtйs supportent mieux tel climat que tel autre. On en trouve la preuve dans les ouvrages sur la pomologie publiйs aux Etats-Unis ; on y recommande, en effet, d'employer certaines variйtйs dans les Etats du Nord, et certaines autres dans les Etats du Sud. Or, comme la plupart de ces variйtйs ont une origine rйcente, on ne peut attribuer а l'habitude leurs diffйrences constitutionnelles. On a mкme citй, pour prouver que, dans certains cas, l'acclimatation est impossible, l'artichaut de Jйrusalem, qui ne se propage jamais en Angleterre par semis et dont, par consйquent, on n'a pas pu obtenir de nouvelles variйtйs ; on fait remarquer que cette plante est restйe aussi dйlicate qu'elle l'йtait. On a souvent citй aussi, et avec beaucoup plus de raison, le haricot comme exemple ; mais on ne peut pas dire, dans ce cas, que l'expйrience ait rйellement йtй faite, il faudrait pour cela que, pendant une vingtaine de gйnйrations, quelqu'un prоt la peine de semer des haricots d'assez bonne heure pour qu'une grande partie fыt dйtruite par le froid ; puis, qu'on recueillоt la graine des quelques survivants, en ayant soin d'empкcher les croisements accidentels ; puis, enfin, qu'on recommenзвt chaque annйe cet essai en s'entourant des mкmes prйcautions. Il ne faudrait pas supposer, d'ailleurs, qu'il n'apparaisse jamais de diffйrences dans la constitution des haricots, car plusieurs variйtйs sont beaucoup plus rustiques que d'autres ; c'est lа un fait dont j'ai pu observer moi-mкme des exemples frappants. En rйsumй, nous pouvons conclure que l'habitude ou bien que l'usage et le non-usage des parties ont, dans quelques cas, jouй un rфle considйrable dans les modifications de la constitution et de l'organisme ; nous pouvons conclure aussi que ces causes se sont souvent combinйes avec la sйlection naturelle de variations innйes, et que les rйsultats sont souvent aussi dominйs par cette derniиre cause. VARIATIONS CORRELATIVES. J'entends par cette expression que les diffйrentes parties de l'organisation sont, dans le cours de leur croissance et de leur dйveloppement, si intimement reliйes les unes aux autres, que d'autres parties se modifient quand de lйgиres variations se produisent dans une partie quelconque et s'y accumulent en vertu de l'action de la sйlection naturelle. C'est lа un sujet fort important, que l'on connaоt trиs imparfaitement et dans la discussion duquel on peut facilement confondre des ordres de faits tout diffйrents. Nous verrons bientфt, en effet, que l'hйrйditй simple prend quelquefois une fausse apparence de corrйlation. On pourrait citer, comme un des exemples les plus йvidents de vraie corrйlation, les variations de structure qui, se produisant chez le jeune ou chez la larve, tendent а affecter la structure de l'animal adulte. Les diffйrentes parties homologues du corps, qui, au commencement de la pйriode embryonnaire, ont une structure identique, et qui sont, par consйquent, exposйes а des conditions semblables, sont йminemment sujettes а varier de la mкme maniиre. C'est ainsi, par exemple, que le cфtй droit et le cфtй gauche du corps varient de la mкme faзon ; que les membres antйrieurs, que mкme la mвchoire et les membres varient simultanйment ; on sait que quelques anatomistes admettent l'homologie de la mвchoire infйrieure avec les membres. Ces tendances, je n'en doute pas, peuvent кtre plus ou moins complиtement dominйes par la sйlection naturelle. Ainsi, il a existй autrefois une race de cerfs qui ne portaient d'andouillers que d'un seul cфtй ; or, si cette particularitй avait йtй trиs avantageuse а cette race, il est probable que la sйlection naturelle l'aurait rendue permanente. Les parties homologues, comme l'ont fait remarquer certains auteurs, tendent а se souder, ainsi qu'on le voit souvent dans les monstruositйs vйgйtales ; rien n'est plus commun, en effet, chez les plantes normalement confrontйes, que l'union des parties homologues, la soudure, par exemple des pйtales de la corolle en un seul tube. Les parties dures semblent affecter la forme des parties molles adjacentes ; quelques auteurs pensent que la diversitй des formes qu'affecte le bassin chez les oiseaux, dйtermine la diversitй remarquable que l'on observe dans la forme de leurs reins. D'autres croient aussi que, chez l'espиce humaine, la forme du bassin de la mиre exerce par la pression une influence sur la forme de la tкte de l'enfant. Chez les serpents, selon Schlegel, la forme du corps et le mode de dйglutition dйterminent la position et la forme de plusieurs des viscиres les plus importants. La nature de ces rapports reste frйquemment obscure. M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire insiste fortement sur ce point, que certaines dйformations coexistent frйquemment, tandis que d'autres ne s'observent que rarement sans que nous puissions en indiquer la raison. Quoi de plus singulier que le rapport qui existe, chez les chats, entre la couleur blanche, les yeux bleus et la surditй ; ou, chez les mкmes animaux, entre le sexe femelle et la coloration tricolore ; chez les pigeons, entre l'emplumage des pattes et les pellicules qui relient les doigts externes ; entre l'abondance du duvet, chez les pigeonneaux qui sortent de l'oeuf, et la coloration de leur plumage futur ; ou, enfin, le rapport qui existe chez le chien turc nu, entre les poils et les dents, bien que, dans ce cas, l'homologie joue sans doute un rфle ? Je crois mкme que ci dernier cas de corrйlation ne peut pas кtre accidentel ; si nous considйrons, en effet, les deux ordres de mammifиres dont l'enveloppe dermique prйsente le plus d'anomalie, les cйtacйs (baleines) et les йdentйs (tatous, fourmiliers, etc.), nous voyons qu'ils prйsentent aussi la dentition la plus anormale ; mais, comme l'a fait remarquer M. Mivart, il y a tant d'exceptions а cette rиgle, qu'elle a en somme peu de valeur. Je ne connais pas d'exemple plus propre а dйmontrer l'importance des lois de la corrйlation et de la variation, indйpendamment de l'utilitй et, par consйquent, de toute sйlection naturelle, que la diffйrence qui existe entre les fleurs internes et externes de quelques composйes et de quelques ombellifиres. Chacun a remarquй la diffйrence qui existe entre les fleurettes pйriphйriques et les fleurettes centrales de la marguerite, par exemple ; or, l'atrophie partielle ou complиte des organes reproducteurs accompagne souvent cette diffйrence. En outre, les graines de quelques-unes de ces plantes diffиrent aussi sous le rapport de la forme et de la ciselure. On a quelquefois attribuй ces diffйrences а la pression des involucres sur les fleurettes, ou а leurs pressions rйciproques, et la forme des graines contenues dans les fleurettes pйriphйriques de quelques composйes semble confirmer cette opinion ; mais, chez les ombellifиres, comme me l'apprend le docteur Hooker, ce ne sont certes pas les espиces ayant les capitulйes les plus denses dont les fleurs pйriphйriques et centrales offrent le plus frйquemment des diffйrences. On pourrait penser que le dйveloppement des pйtales pйriphйriques, en enlevant la nourriture aux organes reproducteurs, dйtermine leur atrophie ; mais ce ne peut кtre, en tout cas, la cause unique ; car, chez quelques composйes, les graines des fleurettes internes et externes diffиrent sans qu'il y ait aucune diffйrence dans les corolles. Il se peut que ces diffйrences soient en rapport avec un flux de nourriture diffйrent pour les deux catйgories de fleurettes ; nous savons, tout au moins, que, chez les fleurs irrйguliиres, celles qui sont le plus rapprochйes de l'axe se montrent les plus sujettes а la pйlorie, c'est-а-dire а devenir symйtriques de faзon anormale. J'ajouterai comme exemple de ce fait et comme cas de corrйlation remarquable que, chez beaucoup de pйlargoniums, les deux pйtales supйrieurs de la fleur centrale de la touffe perdent souvent leurs taches de couleur plus foncйe ; cette disposition est accompagnйe de l'atrophie complиte du nectaire adhйrent, et la fleur centrale devient ainsi pйlorique ou rйguliиre. Lorsqu'un des deux pйtales supйrieurs est seul dйcolorй, le nectaire n'est pas tout а fait atrophiй, il est seulement trиs raccourci. Quant au dйveloppement de la corolle, il est trиs probable, comme le dit Sprengel, que les fleurettes pйriphйriques servent а attirer les insectes, dont le concours est trиs utile ou mкme nйcessaire а la fйcondation de la plante ; s'il en est ainsi, la sйlection naturelle a pu entrer en jeu. Mais il paraоt impossible, en ce qui concerne les graines, que leurs diffйrences de formes, qui ne sont pas toujours en corrйlation avec certaines diffйrences de la corolle, puissent leur кtre avantageuses ; cependant, chez les Ombellifиres, ces diffйrences semblent si importantes -- les graines йtant quelquefois orthospermes dans les fleurs extйrieures et coelospermes dans les fleurs centrales -- que de Candolle l'aоnй a basй sur ces caractиres les principales divisions de l'ordre. Ainsi, des modifications de structure, ayant une haute importance aux yeux des classificateurs, peuvent кtre dues entiиrement aux lois de la variation et de la corrйlation, sans avoir, autant du moins que nous pouvons en juger, aucune utilitй pour l'espиce. Nous pouvons quelquefois attribuer а tort а la variation corrйlative des conformations communes а des groupes entiers d'espиces, qui ne sont, en fait, que le rйsultat de l'hйrйditй. Un ancкtre йloignй, en effet, a pu acquйrir, en vertu de la sйlection naturelle, quelques modifications de conformation, puis, aprиs des milliers de gйnйrations, quelques autres modifications indйpendantes. Ces deux modifications, transmises ensuite а tout un groupe de descendants ayant des habitudes diverses, pourraient donc кtre naturellement regardйes comme йtant en corrйlation nйcessaire. Quelques autres corrйlations semblent йvidemment dues au seul mode d'action de la sйlection naturelle. Alphonse de Candolle a remarquй, en effet, qu'on n'observe jamais de graines ailйes dans les fruits qui ne s'ouvrent pas. J'explique ce fait par l'impossibilitй oщ se trouve la sйlection naturelle de donner graduellement des ailes aux graines, si les capsules ne sont pas les premiиres а s'ouvrir ; en effet, c'est dans ce cas seulement que les graines, conformйes de faзon а кtre plus facilement emportйes par le vent, l'emporteraient sur celles moins bien adaptйes pour une grande dispersion. COMPENSATION ET ECONOMIE DE CROISSANCE. Geoffroy Saint-Hilaire l'aоnй et Goethe ont formulй, а peu prиs а la mкme йpoque, la loi de la compensation de croissance ; pour me servir des expressions de Goethe : « afin de pouvoir dйpenser d'un cфtй, la nature est obligйe d'йconomiser de l'autre.» Cette rиgle s'applique, je crois, clans une certaine mesure, а nos animaux domestiques ; si la nutrition se porte en excиs vers une partie ou vers un organe, il est rare qu'elle se porte, en mкme temps, en excиs tout au moins, vers un autre organe ; ainsi, il est difficile de faire produire beaucoup de lait а une vache et de l'engraisser en mкme temps. Les mкmes variйtйs de choux ne produisent pas en abondance un feuillage nutritif et des graines olйagineuses. Quand les graines que contiennent nos fruits tendent а s'atrophier, le fruit lui-mкme gagne beaucoup en grosseur et en qualitй. Chez nos volailles, la prйsence d'une touffe de plumes sur la tкte correspond а un amoindrissement de la crкte, et le dйveloppement de la barbe а une diminution des caroncules. Il est difficile de soutenir que cette loi s'applique universellement chez les espиces а l'йtat de nature ; elle est admise cependant par beaucoup de bons observateurs, surtout par les botanistes. Toutefois, je ne donnerai ici aucun exemple, car je ne vois guиre comment on pourrait distinguer, d'un cфtй, entre les effets d'une partie qui se dйvelopperait largement sous l'influence de la sйlection naturelle et d'une autre partie adjacente qui diminuerait, en vertu de la mкme cause, ou par suite du non-usage ; et, d'un autre cфtй, entre les effets produits par le dйfaut de nutrition d'une partie, grвce а l'excиs de croissance d'une autre partie adjacente. Je suis aussi disposй а croire que quelques-uns des cas de compensation qui ont йtй citйs, ainsi que quelques autres faits, peuvent se confondre dans un principe plus gйnйral, а savoir : que la sйlection naturelle s'efforce constamment d'йconomiser toutes les parties de l'organisme. Si une conformation utile devient moins utile dans de nouvelles conditions d'existence, la diminution de cette conformation s'ensuivra certainement, car il est avantageux pour l'individu de ne pas gaspiller de la nourriture au profit d'une conformation inutile. C'est ainsi seulement que je puis expliquer un fait qui m'a beaucoup frappй chez les cirripиdes, et dont on pourrait citer bien des exemples analogues : quand un cirripиde parasite vit а l'intйrieur d'un autre cirripиde, et est par ce fait abritй et protйgй, il perd plus ou moins complиtement sa carapace. C'est le cas chez l'Ibla mвle, et d'une maniиre encore plus remarquable chez le Proteolepas. Chez tous les autres cirripиdes, la carapace est formйe par un dйveloppement prodigieux des trois segments antйrieurs de la tкte, pourvus de muscles et de nerfs volumineux ; tandis que, chez le Proteolepas parasite et abritй, toute la partie antйrieure de la tкte est rйduite а un simple rudiment, placй а la base d'antennes prйhensiles ; or, l'йconomie d'une conformation complexe et dйveloppйe, devenue superflue, constitue un grand avantage pour chaque individu de l'espиce ; car, dans la lutte pour l'existence, а laquelle tout animal est exposй, chaque Proteolepas a une meilleure chance de vivre, puisqu'il gaspille moins d'aliments. C'est ainsi, je crois, que la sйlection naturelle tend, а la longue, а diminuer toutes les parties de l'organisation, dиs qu'elles deviennent superflues en raison d'un changement d'habitudes ; mais elle ne tend en aucune faзon а dйvelopper proportionnellement les autres parties. Inversement, la sйlection naturelle peut parfaitement rйussir а dйvelopper considйrablement un organe, sans entraоner, comme compensation indispensable, la rйduction de quelques parties adjacentes. LES CONFORMATIONS MULTIPLES, RUDIMENTAIRES ET D'ORGANISATION INFERIEURE SONT VARIABLES. Il semble de rиgle chez les variйtйs et chez les espиces, comme l'a fait remarquer Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, que, toutes les fois qu'une partie ou qu'un organe se trouve souvent rйpйtй dans la conformation d'un individu (par exemple les vertиbres chez les serpents et les йtamines chez les fleurs polyandriques), le nombre en est variable, tandis qu'il est constant lorsque le nombre de ces mкmes parties est plus restreint. Le mкme auteur, ainsi que quelques botanistes, ont, en outre, reconnu que les parties multiples sont extrкmement sujettes а varier. En tant que, pour me servir de l'expression du professeur Owen, cette rйpйtition vйgйtative est un signe d'organisation infйrieure, la remarque qui prйcиde concorde avec l'opinion gйnйrale des naturalistes, а savoir : que les кtres placйs aux degrйs infйrieurs de l'йchelle de l'organisation sont plus variables que ceux qui en occupent le sommet. Je pense que, par infйrioritй dans l'йchelle, on doit entendre ici que les diffйrentes parties de l'organisation n'ont qu'un faible degrй de spйcialisation pour des fonctions particuliиres ; or, aussi longtemps que la mкme partie a des fonctions diverses а accomplir, on s'explique peut-кtre pourquoi elle doit rester variable, c'est-а-dire pourquoi la sйlection naturelle n'a pas conservй ou rejetй toutes les lйgиres dйviations de conformation avec autant de rigueur que lorsqu'une partie ne sert plus qu'а un usage spйcial. On pourrait comparer ces organes а un couteau destinй а toutes sortes d'usages, et qui peut, en consйquence, avoir une forme quelconque, tandis qu'un outil destinй а un usage dйterminй doit prendre une forme particuliиre. La sйlection naturelle, il ne faut jamais l'oublier, ne peut agir qu'en se servant de l'individu, et pour son avantage. On admet gйnйralement que les parties rudimentaires sont sujettes а une grande variabilitй. Nous aurons а revenir sur ce point ; je me contenterai d'ajouter ici que leur variabilitй semble rйsulter de leur inutilitй et de ce que la sйlection naturelle ne peut, en consйquence, empкcher des dйviations de conformation de se produire. UNE PARTIE EXTRAORDINAIREMENT DEVELOPPEE CHEZ UNE ESPECE QUELCONQUE COMPARATIVEMENT A L'ETAT DE LA MEME PARTIE CHEZ LES ESPECES VOISINES, TEND A VARIER BEAUCOUP. M. Waterhouse a fait а ce sujet, il y a quelques annйes, une remarque qui m'a beaucoup frappй. Le professeur Owen semble en кtre arrivй aussi а des conclusions presque analogues. Je ne saurais essayer de convaincre qui que ce soit de la vйritй de la proposition ci-dessus formulйe sans l'appuyer de l'exposй d'une longue sйrie de faits que j'ai recueillis sur ce point, mais qui ne peuvent trouver place dans cet ouvrage. Je dois me borner а constater que, dans ma conviction, c'est lа une rиgle trиs gйnйrale. Je sais qu'il y a lа plusieurs causes d'erreur, mais j'espиre en avoir tenu suffisamment compte. Il est bien entendu que cette rиgle ne s'applique en aucune faзon aux parties, si extraordinairement dйveloppйes qu'elles soient, qui ne prйsentent pas un dйveloppement inusitй chez une espиce ou chez quelques espиces, comparativement а la mкme partie chez beaucoup d'espиces trиs voisines. Ainsi, bien que, dans la classe des mammifиres, l'aile de la chauve-souris soit une conformation trиs anormale, la rиgle ne saurait s'appliquer ici, parce que le groupe entier des chauves-souris possиde des ailes ; elle s'appliquerait seulement si une espиce quelconque possйdait des ailes ayant un dйveloppement remarquable, comparativement aux ailes des autres espиces du mкme genre. Mais cette rиgle s'applique de faзon presque absolue aux caractиres sexuels secondaires, lorsqu'ils se manifestent d'une maniиre inusitйe. Le terme caractиre sexuel secondaire, employй par Hunter, s'applique aux caractиres qui, particuliers а un sexe, ne se rattachent pas directement а l'acte de la reproduction, La rиgle s'applique aux mвles et aux femelles, mais plus rarement а celles-ci, parce qu'il est rare qu'elles possиdent des caractиres sexuels secondaires remarquables. Les caractиres de ce genre, qu'ils soient ou non dйveloppйs d'une maniиre extraordinaire, sont trиs variables, et c'est en raison de ce fait que la rиgle prйcitйe s'applique si complиtement а eux ; je crois qu'il ne peut guиre y avoir de doute sur ce point. Mais les cirripиdes hermaphrodites nous fournissent la preuve que notre rиgle ne s'applique pas seulement aux caractиres sexuels secondaires ; en йtudiant cet ordre, je me suis particuliиrement attachй а la remarque de M. Waterhouse, et je suis convaincu que la rиgle s'applique presque toujours. Dans un futur ouvrage, je donnerai la liste des cas les plus remarquables que j'ai recueillis ; je me bornerai а citer ici un seul exemple qui justifie la rиgle dans son application la plus йtendue. Les valves operculaires des cirripиdes sessiles (balanes) sont, dans toute l'йtendue du terme, des conformations trиs importantes et qui diffиrent extrкmement peu, mкme chez les genres distincts. Cependant, chez les diffйrentes espиces de l'un de ces genres, le genre Pyrgoma, ces valves prйsentent une diversification remarquable, les valves homologues ayant quelquefois une forme entiиrement dissemblable. L'йtendue des variations chez les individus d'une mкme espиce est telle, que l'on peut affirmer, sans exagйration, que les variйtйs de la mкme espиce diffиrent plus les unes des autres par les caractиres tirйs de ces organes importants que ne le font d'autres espиces appartenant а des genres distincts. J'ai particuliиrement examinй les oiseaux sous ce rapport, parce que, chez ces animaux, les individus d'une mкme espиce, habitant un mкme pays, varient extrкmement peu ; or, la rиgle semble certainement applicable а cette classe. Je n'ai pas pu dйterminer qu'elle s'applique aux plantes, mais je dois ajouter que cela m'aurait fait concevoir des doutes sйrieux sur sa rйalitй, si l'йnorme variabilitй des vйgйtaux ne rendait excessivement difficile la comparaison de leur degrй relatif de variabilitй. Lorsqu'une partie, ou un organe, se dйveloppe chez une espиce d'une faзon remarquable ou а un degrй extraordinaire, on est fondй а croire que cette partie ou cet organe a une haute importance pour l'espиce ; toutefois, la partie est dans ce cas trиs sujette а varier. Pourquoi en est-il ainsi ? Je ne peux trouver aucune explication dans l'hypothиse que chaque espиce a fait l'objet d'un acte crйateur spйcial et que tous ses organes, dans le principe, йtaient ce qu'ils sont aujourd'hui. Mais, si nous nous plaзons dans l'hypothиse que les groupes d'espиces descendent d'autres espиces а la suite de modifications opйrйes par la sйlection naturelle, on peut, je crois, rйsoudre en partie cette question. Que l'on me permette d'abord quelques remarques prйliminaires. Si, chez nos animaux domestiques, on nйglige l'animal entier, ou un point quelconque de leur conformation, et qu'on n'applique aucune sйlection, la partie nйgligйe (la crкte, par exemple, chez la poule Dorking) ou la race entiиre, cesse d'avoir un caractиre uniforme ; on pourra dire alors que la race dйgйnиre. Or, le cas est presque identique pour les organes rudimentaires, pour ceux qui n'ont йtй que peu spйcialisйs en vue d'un but particulier et peut-кtre pour les groupes polymorphes ; dans ces cas, en effet, la sйlection naturelle n'a pas exercй ou n'a pas pu exercer soit action, et l'organisme est restй ainsi dans un йtat flottant. Mais, ce qui nous importe le plus ici, c'est que les parties qui, chez nos animaux domestiques, subissent actuellement les changements les plus rapides en raison d'une sйlection continue, sont aussi celles qui sont trиs sujettes а varier. Que l'on considиre les individus d'une mкme race de pigeons et l'on verra quelles prodigieuses diffйrences existent chez les becs des culbutants, chez les becs et les caroncules des messagers, dans le port et la queue des paons, etc., points sur lesquels les йleveurs anglais portent aujourd'hui une attention particuliиre. Il y a mкme des sous-races, comme celle des culbutants courte-face, chez lesquelles il est trиs difficile d'obtenir des oiseaux presque parfaits, car beaucoup s'йcartent de faзon considйrable du type admis. On peut rйellement dire qu'il y a une lutte constante, d'un cфtй entre la tendance au retour а un йtat moins parfait, aussi bien qu'une tendance innйe а de nouvelles variations, et d'autre part, avec l'influence d'une sйlection continue pour que la race reste pure. A la longue, la sйlection l'emporte, et nous ne mettons jamais en ligne de compte la pensйe que nous pourrions йchouer assez misйrablement pour obtenir un oiseau aussi commun que le culbutant commun, d'un bon couple de culbutants courte-face purs. Mais, aussi longtemps que la sйlection agit йnergiquement, il faut s'attendre а de nombreuses variations dans les parties qui sont sujettes а son action. Examinons maintenant ce qui se passe а l'йtat de nature. Quand une partie s'est dйveloppйe d'une faзon extraordinaire chez une espиce quelconque, comparativement а ce qu'est la mкme partie chez les autres espиces du mкme genre, nous pouvons conclure que cette partie a subi d'йnormes modifications depuis l'йpoque oщ les diffйrentes espиces se sont dйtachйes de l'ancкtre commun de ce genre. Il est rare que cette йpoque soit excessivement reculйe, car il est fort rare que les espиces persistent pendant plus d'une pйriode gйologique. De grandes modifications impliquent une variabilitй extraordinaire et longtemps continuйe, dont les effets ont йtй accumulйs constamment par la sйlection naturelle pour l'avantage de l'espиce. Mais, comme la variabilitй de la partie ou de l'organe dйveloppй d'une faзon extraordinaire a йtй trиs grande et trиs continue pendant un laps de temps qui n'est pas excessivement long, nous pouvons nous attendre, en rиgle gйnйrale, а trouver encore aujourd'hui plus de variabilitй dans cette partie que dans les autres parties de l'organisation, qui sont restйes presque constantes depuis une йpoque bien plus reculйe. Or, je suis convaincu que c'est lа la vйritй. Je ne vois aucune raison de douter que la lutte entre la sйlection naturelle d'une part, avec la tendance au retour et la variabilitй d'autre part, ne cesse dans le cours des temps, et que les organes dйveloppйs de la faзon la plus anormale ne deviennent constants. Aussi, d'aprиs notre thйorie, quand un organe, quelque anormal qu'il soit, se transmet а peu prиs dans le mкme йtat а beaucoup de descendants modifiйs, l'aile de la chauve-souris, par exemple, cet organe a dы exister pendant une trиs longue pйriode а peu prиs dans le mкme йtat, et il a fini par n'кtre pas plus variable que toute autre conformation. C'est seulement dans les cas oщ la modification est comparativement rйcente et extrкmement considйrable, que nous devons nous attendre а trouver encore, а un haut degrй de dйveloppement, la variabilitй gйnйrative, comme on pourrait l'appeler. Dans ce cas, en effet, il est rare que la variabilitй ait dйjа йtй fixйe par la sйlection continue des individus variant au degrй et dans le sens voulu, et par l'exclusion continue des individus qui tendent а faire retour vers un йtat plus ancien et moins modifiй. LES CARACTERES SPECIFIQUES SONT PLUS VARIABLES QUE LES CARACTERES GENERIQUES. On peut appliquer au sujet qui va nous occuper le principe que nous venons de discuter. Il est notoire que les caractиres spйcifiques sont plus variables que les caractиres gйnйriques. Je cite un seul exemple pour faire bien comprendre ma pensйe : si un grand genre de plantes renferme plusieurs espиces, les unes portant des fleurs bleues, les autres des fleurs rouges, la coloration n'est qu'un caractиre spйcifique, et personne ne sera surpris de ce qu'une espиce bleue devienne rouge et rйciproquement ; si, au contraire, toutes les espиces portent des fleurs bleues, la coloration devient un caractиre gйnйrique, et la variabilitй de cette coloration constitue un fait beaucoup plus extraordinaire. J'ai choisi cet exemple parce que l'explication qu'en donneraient la plupart des naturalistes ne pourrait pas s'appliquer ici ; ils soutiendraient, en effet, que les caractиres spйcifiques sont plus variables que les caractиres gйnйriques, parce que les premiers impliquent des parties ayant une importance physiologique moindre que ceux que l'on considиre ordinairement quand il s'agit de classer un genre. Je crois que cette explication est vraie en partie, mais seulement de faзon indirecte ; j'aurai, d'ailleurs, а revenir sur ce point en traitant de la classification. Il serait presque superflu de citer des exemples pour prouver que les caractиres spйcifiques ordinaires sont plus variables que les caractиres gйnйriques ; mais, quand il s'agit de caractиres importants, j'ai souvent remarquй, dans les ouvrages sur l'histoire naturelle, que, lorsqu'un auteur s'йtonne que quelque organe important, ordinairement trиs constant, dans un groupe considйrable d'espиces diffиre beaucoup chez des espиces trиs voisines, il est souvent variable chez les individus de la mкme espиce. Ce fait prouve qu'un caractиre qui a ordinairement une valeur gйnйrique devient souvent variable lorsqu'il perd de sa valeur et descend au rang de caractиre spйcifique, bien que son importance physiologique puisse rester la mкme. Quelque chose d'analogue s'applique aux monstruositйs ; Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, tout au moins, ne met pas en doute que, plus un organe diffиre normalement chez les diffйrentes espиces du mкme groupe, plus il est sujet а des anomalies chez les individus. Dans l'hypothиse ordinaire d'une crйation indйpendante pour chaque espиce, comment pourrait-il se faire que la partie de l'organisme qui diffиre de la mкme partie chez d'autres espиces du mкme genre, crййes indйpendamment elles aussi, soit plus variable que les parties qui se ressemblent beaucoup chez les diffйrentes espиces de ce genre ? Quant а moi, je ne crois pas qu'il soit possible d'expliquer ce fait. Au contraire, dans l'hypothиse que les espиces ne sont que des variйtйs fortement prononcйes et persistantes, on peut s'attendre la plupart du temps а ce que les parties de leur organisation qui ont variй depuis une йpoque comparativement rйcente et qui par suite sont devenues diffйrentes, continuent encore а varier. Pour poser la question en d'autres termes : on appelle caractиres gйnйriques les points par lesquels toutes les espиces d'un genre se ressemblent et ceux par lesquels elles diffиrent des genres voisins ; on peut attribuer ces caractиres а un ancкtre commun qui les a transmis par hйrйditй а ses descendants, car il a dы arriver bien rarement que la sйlection naturelle ait modifiй, exactement de la mкme faзon, plusieurs espиces distinctes adaptйes а des habitudes plus ou moins diffйrentes ; or, comme ces prйtendus caractиres gйnйriques ont йtй transmis par hйrйditй avant l'йpoque oщ les diffйrentes espиces se sont dйtachйes de leur ancкtre commun et que postйrieurement ces caractиres n'ont pas variй, ou que, s'ils diffиrent, ils ne le font qu'а un degrй extrкmement minime, il n'est pas probable qu'ils varient actuellement. D'autre part, on appelle caractиres spйcifiques les points par lesquels les espиces diffиrent des autres espaces du mкme genre ; or, comme ces caractиres spйcifiques ont variй et se sont diffйrenciйs depuis l'йpoque oщ les espиces se sont йcartйes de l'ancкtre commun, il est probable qu'ils sont encore variables dans une certaine mesure ; tout au moins, ils sont plus variables que les parties de l'organisation qui sont restйes constantes depuis une trиs longue pйriode. LES CARACTERES SEXUELS SECONDAIRES SONT VARIABLES. Je pense que tous les naturalistes admettront, sans qu'il soit nйcessaire d'entrer dans aucun dйtail, que les caractиres sexuels secondaires sont trиs variables. On admettra aussi que les espиces d'un mкme groupe diffиrent plus les unes des autres sous le rapport des caractиres sexuels secondaires que dans les autres parties de leur organisation : que l'on compare, par exemple, les diffйrences qui existent entre les gallinacйs mвles, chez lesquels les caractиres sexuels secondaires sont trиs dйveloppйs, avec les diffйrences qui existent entre les femelles. La cause premiиre de la variabilitй de ces caractиres n'est pas йvidente ; mais nous comprenons parfaitement pourquoi ils ne sont pas aussi persistants et aussi uniformes que les autres caractиres ; ils sont, en effet, accumulйs par la sйlection sexuelle, dont l'action est moins rigoureuse que celle de la sйlection naturelle ; la premiиre, en effet, n'entraоne pas la mort, elle se contente de donner moins de descendants aux mвles moins favorisйs. Quelle que puisse кtre la cause de la variabilitй des caractиres sexuels secondaires, la sйlection sexuelle a un champ d'action trиs йtendu, ces caractиres йtant trиs variables ; elle a pu ainsi dйterminer, chez les espиces d'un mкme groupe, des diffйrences plus grandes sous ce rapport que sous tous les autres. Il est un fait assez remarquable, c'est que les diffйrences secondaires entre les deux sexes de la mкme espиce portent prйcisйment sur les points mкmes de l'organisation par lesquels les espиces d'un mкme genre diffиrent les unes des autres. Je vais citer а l'appui de cette assertion les deux premiers exemples qui se trouvent sur ma liste ; or, comme les diffйrences, dans ces cas, sont de nature trиs extraordinaire, il est difficile de croire que les rapports qu'ils prйsentent soient accidentels. Un mкme nombre d'articulations des tarses est un caractиre commun а des groupes trиs considйrables de colйoptиres ; or, comme l'a fait remarquer Westwood, le nombre de ces articulations varie beaucoup chez les engidйs, et ce nombre diffиre aussi chez les deux sexes de la mкme espиce. De mкme, chez les hymйnoptиres fouisseurs, le mode de nervation des ailes est un caractиre de haute importance, parce qu'il est commun а des groupes considйrables ; mais la nervation, dans certains genres, varie chez les diverses espиces et aussi chez les deux sexes d'une mкme espиce. Sir J. Lubbock a rйcemment fait remarquer que plusieurs petits crustacйs offrent d'excellents exemples de cette loi. « Ainsi, chez le Pontellus, ce sont les antennes antйrieures et la cinquiиme paire de pattes qui constituent les principaux caractиres sexuels ; ce sont aussi ces organes qui fournissent les principales diffйrences spйcifiques. » Ce rapport a pour moi une signification trиs claire ; je considиre que toutes les espиces d'un mкme genre descendent aussi certainement d'un ancкtre commun, que les deux sexes d'une mкme espиce descendent du mкme ancкtre. En consйquence, si une partie quelconque de l'organisme de l'ancкtre commun, ou de ses premiers descendants, est devenue variable, il est trиs probable que la sйlection naturelle et la sйlection sexuelle se sont emparйes des variations de cette partie pour adapter les diffйrentes espиces а occuper diverses places dans l'йconomie de la nature, pour approprier l'un а l'autre les deux sexes de la mкme espиce, et enfin pour prйparer les mвles а lutter avec d'autres mвles pour la possession des femelles. J'en arrive donc а conclure а la connexitй intime de tous les principes suivants, а savoir : la variabilitй ; plus grande des caractиres spйcifiques, c'est-а-dire ceux qui distinguent les espиces les unes des autres, comparativement а celle des caractиres gйnйriques, c'est-а-dire les caractиres possйdйs en commun par toutes les espиces d'un genre ; -- l'excessive variabilitй que prйsente souvent un point quelconque lorsqu'il est dйveloppй chez une espиce d'une faзon extraordinaire, comparativement а ce qu'il est chez les espиces congйnиres ; et le peu de variabilitй d'un point, quelque dйveloppй qu'il puisse кtre, s'il est commun а un groupe tout entier d'espиces ; -- la grande variabilitй des caractиres sexuels secondaires et les diffйrences considйrables qu'ils prйsentent chez des espиces trиs voisines ; -- les caractиres sexuels secondaires se manifestant gйnйralement sur ces points mкmes de l'organisme oщ portent les diffйrences spйcifiques ordinaires. Tous ces principes dйrivent principalement de ce que les espиces d'un mкme groupe descendent d'un ancкtre commun qui leur a transmis par hйrйditй beaucoup de caractиres communs ; -- de ce que les parties qui ont rйcemment variй de faзon considйrable ont plus de tendance а continuer de le faire que les parties fixes qui n'ont pas variй depuis longtemps ; -- de ce que la sйlection naturelle a, selon le laps de temps йcoulй ; maоtrisй plus ou moins complиtement la tendance au retour et а de nouvelles variations ; -- de ce que la sйlection sexuelle est moins rigoureuse que la sйlection naturelle ; -- enfin, de ce que la sйlection naturelle et la sйlection sexuelle ont accumulй les variations dans les mкmes parties et les ont adaptйes ainsi а diverses fins, soit sexuelles, soit ordinaires. LES ESPECES DISTINCTES PRESENTENT DES VARIATIONS ANALOGUES, DE TELLE SORTE QU'UNE VARIETE D'UNE ESPECE REVET SOUVENT UN CARACTERE PROPRE A UNE ESPECE VOISINE, OU FAIT RETOUR A QUELQUES-UNS DES CARACTERES D'UN ANCETRE ELOIGNE. On comprendra facilement ces propositions en examinant nos races domestiques. Les races les plus distinctes de pigeons, dans des pays trиs йloignйs les uns des autres, prйsentent des sous-variйtйs caractйrisйes par des plumes renversйes sur la tкte et par des pattes emplumйes ; caractиres que ne possйdait pas le biset primitif ; c'est lа un exemple de variations analogues chez deux ou plusieurs races distinctes. La prйsence frйquente, chez le grosse-gorge, de quatorze et mкme de seize plumes caudales peut кtre considйrйe comme une variation reprйsentant la conformation normale d'une autre race, le pigeon paon. Tout le monde admettra, je pense, que ces variations analogues proviennent de ce qu'un ancкtre commun a transmis par hйrйditй aux diffйrentes races de pigeons une mкme constitution et une tendance а la variation, lorsqu'elles sont exposйes а des influences inconnues semblables. Le rиgne vйgйtal nous fournit un cas de variations analogues dans les tiges renflйes, ou, comme on les dйsigne habituellement, dans les racines du navet de Suиde et du rutabaga, deux plantes que quelques botanistes regardent comme des variйtйs descendant d'un ancкtre commun et produites par la culture ; s'il n'en йtait pas ainsi, il y aurait lа un cas de variation analogue entre deux prйtendues espиces distinctes, auxquelles on pourrait en ajouter une troisiиme, le navet ordinaire. Dans l'hypothиse de la crйation indйpendante des espиces, nous aurions а attribuer cette similitude de dйveloppement des tiges chez les trois plantes, non pas а sa vraie cause, c'est-а-dire а la communautй de descendance et а la tendance а varier dans une mкme direction qui en est la consйquence, mais а trois actes de crйation distincts, portant sur des formes extrкmement voisines. Naudin a observй plusieurs cas semblables de variations analogues dans la grande famille des cucurbitacйes, et divers savants chez les cйrйales. M. Walsh a discutй derniиrement avec beaucoup de talent divers cas semblables qui se prйsentent chez les insectes а l'йtat de nature, et il les a groupйs sous sa loi d'йgale variabilitй. Toutefois, nous rencontrons un autre cas chez les pigeons, c'est-а-dire l'apparition accidentelle, chez toutes les races, d'une coloration bleu-ardoise, des deux bandes noires sur les ailes, des reins blancs, avec une barre а l'extrйmitй de la queue, dont les plumes extйrieures sont, prиs de leur base, extйrieurement bordйes de blanc. Comme ces diffйrentes marques constituent un caractиre de l'ancкtre commun, le biset, on ne saurait, je crois, contester que ce soit lа un cas de retour et non pas une variation nouvelle et analogue qui apparaоt chez plusieurs races. Nous pouvons, je pense, admettre cette conclusion en toute sйcuritй ; car, comme nous l'avons vu, ces marques colorйes sont trиs sujettes а apparaоtre chez les petits rйsultant du croisement de deux races distinctes ayant une coloration diffйrente ; or, dans ce cas, il n'y a rien dans les conditions extйrieures de l'existence, sauf l'influence du croisement sur les lois de l'hйrйditй, qui puisse causer la rйapparition de la couleur bleu-ardoise accompagnйe des diverses autres marques. Sans doute, il est trиs surprenant que des caractиres rйapparaissent aprиs avoir disparu pendant un grand nombre de gйnйrations, des centaines peut-кtre. Mais, chez une race croisйe une seule fois avec une autre race, la descendance prйsente accidentellement, pendant plusieurs gйnйrations -- quelques auteurs disent pendant une douzaine ou mкme pendant une vingtaine -- une tendance а faire retour aux caractиres de la race йtrangиre. Aprиs douze gйnйrations, la proportion du sang, pour employer une expression vulgaire, de l'un des ancкtres n'est que de 1 sur 2048 ; et pourtant, comme nous le voyons, on croit gйnйralement que cette proportion infiniment petite de sang йtranger suffit а dйterminer une tendance au retour. Chez une race qui n'a pas йtй croisйe, mais chez laquelle les deux ancкtres souche ont perdu quelques caractиres que possйdait leur ancкtre commun, la tendance а faire retour vers ce caractиre perdu pourrait, d'aprиs tout ce que nous pouvons savoir, se transmettre de faзon plus ou moins йnergique pendant un nombre illimitй de gйnйrations. Quand un caractиre perdu reparaоt chez une race aprиs un grand nombre de gйnйrations, l'hypothиse la plus probable est, non pas que l'individu affectй se met soudain а ressembler а un ancкtre dont il est sйparй par plusieurs centaines de gйnйrations, mais que le caractиre en question se trouvait а l'йtat latent chez les individus de chaque gйnйration successive et qu'enfin ce caractиre s'est dйveloppй sous l'influence de conditions favorables, dont nous ignorons la nature. Chez les pigeons barbes, par exemple, qui produisent trиs rarement des oiseaux bleus, il est probable qu'il y a chez les individus de chaque gйnйration une tendance latente а la reproduction du plumage bleu. La transmission de cette tendance, pendant un grand nombre de gйnйrations, n'est pas plus difficile а comprendre que la transmission analogue d'organes rudimentaires complиtement inutiles. La simple tendance а produire un rudiment est mкme quelquefois hйrйditaire. Comme nous supposons que toutes les espиces d'un mкme genre descendent d'un ancкtre commun, nous pourrions nous attendre а ce qu'elles varient accidentellement de faзon analogue ; de telle sorte que les variйtйs de deux ou plusieurs espиces se ressembleraient, ou qu'une variйtй ressemblerait par certains caractиres а une autre espиce distincte -- celle-ci n'йtant, d'aprиs notre thйorie, qu'une variйtй permanente bien accusйe. Les caractиres exclusivement dus а une variation analogue auraient probablement peu d'importance, car la conservation de tous les caractиres importants est dйterminйe par la sйlection naturelle, qui les approprie aux habitudes diffйrentes de l'espиce. On pourrait s'attendre, en outre, а ce que les espиces du mкme genre prйsentassent accidentellement des caractиres depuis longtemps perdus. Toutefois, comme nous ne connaissons pas l'ancкtre commun d'un groupe naturel quelconque, nous ne pourrons distinguer entre les caractиres dus а un retour et ceux qui proviennent de variations analogues. Si, par exemple, nous ignorions que le Biset, souche de nos pigeons domestiques, n'avait ni plumes aux pattes, ni plumes renversйes sur la tкte, il nous serait impossible de dire s'il faut attribuer ces caractиres а un fait de retour ou seulement а des variations analogues ; mais nous aurions pu conclure que la coloration bleue est un cas de retour, а cause du nombre des marques qui sont en rapport avec cette nuance, marques qui, selon toute probabilitй, ne reparaоtraient pas toutes ensemble au cas d'une simple variation ; nous aurions йtй, d'ailleurs, d'autant plus fondйs а en arriver а cette conclusion, que la coloration bleue et les diffйrentes marques reparaissent trиs souvent quand on croise des races ayant une coloration diffйrente. En consйquence, bien que, chez les races qui vivent а l'йtat de nature, nous ne puissions que rarement dйterminer quels sont les cas de retour а un caractиre antйrieur, et quels sont ceux qui constituent une variation nouvelle, mais analogue, nous devrions toutefois, d'aprиs notre thйorie, trouver quelquefois chez les descendants d'une espиce en voie de modification des caractиres qui existent dйjа chez d'autres membres du mкme groupe. Or, c'est certainement ce qui arrive. La difficultй que l'on йprouve а distinguer les espиces variables provient, en grande partie, de ce que les variйtйs imitent, pour ainsi dire, d'autres espиces du mкme genre. On pourrait aussi dresser un catalogue considйrable de formes intermйdiaires entre deux autres formes qu'on ne peut encore regarder que comme des espиces douteuses ; or, ceci prouve que les espиces, en variant, ont revкtu quelques caractиres appartenant а d'autres espиces, а moins toutefois que l'on n'admette une crйation indйpendante pour chacune de ces formes trиs voisines. Toutefois, nous trouvons la meilleure preuve de variations analogues dans les parties ou les organes qui ont un caractиre constant, mais qui, cependant, varient accidentellement de faзon а ressembler, dans une certaine mesure, а la mкme partie ou au mкme organe chez une espиce voisine. J'ai dressй une longue liste de ces cas, mais malheureusement je me trouve dans l'impossibilitй de pouvoir la donner ici. Je dois donc me contenter d'affirmer que ces cas se prйsentent certainement et qu'ils sont trиs remarquables. Je citerai toutefois un exemple curieux et compliquй, non pas en ce qu'il affecte un caractиre important, mais parce qu'il se prйsente chez plusieurs espиces du mкme genre, dont les unes sont rйduites а l'йtat domestique et dont les autres vivent а l'йtat sauvage. C'est presque certainement lа un cas de retour. L'вne porte quelquefois sur les jambes des raies transversales trиs distinctes, semblables а celles qui se trouvent sur les jambes du zиbre ; on a affirmй que ces raies sont beaucoup plus apparentes chez l'вnon, et les renseignements que je me suis procurйs а cet йgard confirment le fait. La raie de l'йpaule est quelquefois double et varie beaucoup sous le rapport de la couleur et du dessin. On a dйcrit un вne blanc, mais non pas albinos, qui n'avait aucune raie, ni sur l'йpaule ni sur le dos ; -- ces deux raies d'ailleurs sont quelquefois trиs faiblement indiquйes ou font absolument dйfaut chez les вnes de couleur foncйe. On a vu, dit-on, le koulan de Pallas avec une double raie sur l'йpaule. M. Blyth a observй une hйmione ayant sur l'йpaule une raie distincte, bien que cet animal n'en porte ordinairement pas. Le colonel Poole m'a informй, en outre, que les jeunes de cette espиce ont ordinairement les jambes rayйes et une bande faiblement indiquйe sur l'йpaule. Le quagga, dont le corps est, comme celui du zиbre, si complиtement rayй, n'a cependant pas de raies aux jambes ; toutefois, le docteur Gray a dessinй un de ces animaux dont les jarrets portaient des zйbrures trиs distinctes. En ce qui concerne le cheval recueilli en Angleterre des exemples de la raie dorsale, chez des chevaux appartenant aux races les plus distinctes et ayant des robes de toutes les couleurs. Les barres transversales sur les jambes ne sont pas rares chez les chevaux isabelle et chez ceux poil de souris ; je les ai observйes en outre chez un alezan ; on aperзoit quelquefois une lйgиre raie sur l'йpaule des chevaux isabelle et j'en ai remarquй une faible trace chez un cheval bai. Mon fils a йtudiй avec soin et a dessinй un cheval de trait belge, de couleur isabelle, ayant les jambes rayйes et une double raie sur chaque йpaule ; j'ai moi-mкme eu l'occasion de voir un poney isabelle du Devonshire, et on m'a dйcrit avec soin un petit poney ayant la mкme robe, originaire du pays de Galles, qui, tous deux, portaient trois raies parallиles sur chaque йpaule. Dans la rйgion nord-ouest de l'Inde, la race des chevaux Kattywar est si gйnйralement rayйe, que, selon le colonel Poole, qui a йtudiй cette race pour le gouvernement indien, on ne considиre pas comme de race pure un cheval dйpourvu de raies. La raie dorsale existe toujours, les jambes sont ordinairement rayйes, et la raie de l'йpaule, trиs commune, est quelquefois double et mкme triple. Les raies, souvent trиs apparentes chez le poulain, disparaissent quelquefois complиtement chez les vieux chevaux. Le colonel Poole a eu l'occasion de voir des chevaux Kattywar gris et bais rayйs au moment de la mise bas. Des renseignements qui m'ont йtй fournis par M. W.-W. Edwards, m'autorisent а croire que, chez le cheval de course anglais, la raie dorsale est beaucoup plus commune chez le poulain que chez l'animal adulte. J'ai moi-mкme йlevй rйcemment un poulain provenant d'une jument baie (elle-mкme produit d'un cheval turcoman et d'une jument flamande) par un cheval de course anglais, ayant une robe baie ; ce poulain, а l'вge d'une semaine, prйsentait sur son train postйrieur et sur son front de nombreuses zйbrures foncйes trиs йtroites et de lйgиres raies sur les jambes ; toutes ces raies disparurent bientфt complиtement. Sans entrer ici dans de plus amples dйtails, je puis constater que j'ai entre les mains beaucoup de documents йtablissant de faзon positive l'existence de raies sur les jambes et sur les йpaules de chevaux appartenant aux races les plus diverses et provenant de tous les pays, depuis l'Angleterre jusqu'а la Chine, et depuis la Norwиge, au nord, jusqu'а l'archipel Malais, au sud. Dans toutes les parties du monde, les raies se prйsentent le plus souvent chez les chevaux isabelle et poil de souris ; je comprends, sous le terme isabelle, une grande variйtй de nuances s'йtendant entre le brun noirвtre, d'une part, et la teinte cafй au lait, de l'autre. Je sais que le colonel Hamilton Smith, qui a йcrit sur ce sujet, croit que les diffйrentes races de chevaux descendent de plusieurs espиces primitives, dont l'une ayant la robe isabelle йtait rayйe, et il attribue а d'anciens croisements avec cette souche tous les cas que nous venons de dйcrire. Mais on peut rejeter cette maniиre de voir, car il est fort improbable que le gros cheval de trait belge, que les poneys du pays de Galles, le double poney de la Norwиge, la race grкle de Kattywar, etc., habitant les parties du globe les plus йloignйes, aient tous йtй croisйs avec une mкme souche primitive supposйe. Examinons maintenant les effets des croisements entre les diffйrentes espиces du genre cheval. Rollin affirme que le mulet ordinaire, produit de l'вne et du cheval, est particuliиrement sujet а avoir les jambes rayйes ; selon M. Gosse, neuf mulets sur dix se trouvent dans ce cas, dans certaines parties des Etats-Unis. J'ai vu une fois un mulet dont les jambes йtaient rayйes au point qu'on aurait pu le prendre pour un hybride du zиbre ; M. W.-C. Martin, dans son excellent Traitй sur le cheval, a reprйsentй un mulet semblable. J'ai vu quatre dessins coloriйs reprйsentant des hybrides entre l'вne et le zиbre ; or, les jambes sont beaucoup plus rayйes que le reste du corps ; l'un d'eux, en outre, porte une double raie sur l'йpaule. Chez le fameux hybride obtenu par lord Morton, du croisement d'une jument alezane avec un quagga, l'hybride, et mкme les poulains purs que la mкme jument donna subsйquemment avec un cheval arabe noir, avaient sur les jambes des raies encore plus prononcйes qu'elles ne le sont chez le quagga pur. Enfin, et c'est lа un des cas les plus remarquables, le docteur Gray a reprйsentй un hybride (il m'apprend que depuis il a eu l'occasion d'en voir un second exemple) provenant du croisement d'un вne et d'une hйmione ; bien que l'вne n'ait qu'accidentellement des raies sur les jambes et qu'elles fassent dйfaut, ainsi que la raie sur l'йpaule, chez l'hйmione, cet hybride avait, outre des raies sur les quatre jambes, trois courtes raies sur l'йpaule, semblables а celles du poney isabelle du Devonshire et du poney isabelle du pays de Galles que nous avons dйcrits ; il avait, en outre, quelques marques zйbrйes sur les cфtйs de la face. J'йtais si convaincu, relativement, а ce dernier fait, que pas une de ces raies ne peut provenir de ce qu'on appelle ordinairement le hasard, que le fait seul de l'apparition de ces zйbrures de la face, chez l'hybride de l'вne et de l'hйmione, m'engagea а demander au colonel Poole si de pareils caractиres n'existaient pas chez la race de Kattywar, si йminemment sujette а prйsenter des raies, question а laquelle, comme nous l'avons vu, il m'a rйpondu affirmativement. Or, quelle conclusion devons-nous tirer de ces divers faits ? Nous voyons plusieurs espиces distinctes du genre cheval qui, par de simples variations, prйsentent des raies sur les jambes, comme le zиbre, ou sur les йpaules, comme l'вne. Cette tendance augmente chez le cheval dиs que paraоt la robe isabelle, nuance qui se rapproche de la coloration gйnйrale des autres espиces du genre. Aucun changement de forme, aucun autre caractиre nouveau n'accompagne l'apparition des raies. Cette mкme tendance а devenir rayй se manifeste plus fortement chez les hybrides provenant de l'union des espиces les plus distinctes. Or, revenons а l'exemple des diffйrentes races de pigeons : elles descendent toutes d'un pigeon (en y comprenant deux ou trois sous-espиces ou races gйographiques) ayant une couleur bleuвtre et portant, en outre, certaines raies et certaines marques ; quand une race quelconque de pigeons revкt, par une simple variation, la nuance bleuвtre, ces raies et ces autres marques reparaissent invariablement, mais sans qu'il se produise aucun autre changement de forme ou de caractиre. Quand on croise les races les plus anciennes et les plus constantes, affectant diffйrentes couleurs, on remarque une forte tendance а la rйapparition, chez l'hybride, de la teinte bleuвtre, des raies et des marques. J'ai dit que l'hypothиse la plus probable pour expliquer la rйapparition de caractиres trиs anciens est qu'il y a chez les jeunes de chaque gйnйration successive une tendance а revкtir un caractиre depuis longtemps perdu, et que cette tendance l'emporte quelquefois en raison de causes inconnues. Or, nous venons de voir que, chez plusieurs espиces du genre cheval, les raies sont plus prononcйes ou reparaissent plus ordinairement chez le jeune que chez l'adulte. Que l'on appelle espиces ces races de pigeons, dont plusieurs sont constantes depuis des siиcles, et l'on obtient un cas exactement parallиle а celui des espиces du genre cheval ! Quant а moi, remontant par la pensйe а quelques millions de gйnйrations en arriиre, j'entrevois un animal rayй comme le zиbre, mais peut-кtre d'une construction trиs diffйrente sous d'autres rapports, ancкtre commun de notre cheval domestique (que ce dernier descende ou non de plusieurs souches sauvages), de l'вne, de l'hйmione, du quagga et du zиbre. Quiconque admet que chaque espиce du genre cheval a fait l'objet d'une crйation indйpendante est disposй а admettre, je prйsume, que chaque espиce a йtй crййe avec une tendance а la variation, tant а l'йtat sauvage qu'а l'йtat domestique, de faзon а pouvoir revкtir accidentellement les raies caractйristiques des autres espиces du genre ; il doit admettre aussi que chaque espиce a йtй crййe avec une autre tendance trиs prononcйe, а savoir que, croisйe avec des espиces habitant les points du globe les plus йloignйs, elle produit des hybrides ressemblant par leurs raies, non а leurs parents, mais а d'autres espиces du genre. Admettre semblable hypothиse c'est vouloir substituer а une cause rйelle une cause imaginaire, ou tout au moins inconnue ; c'est vouloir, en un mot, faire de l'oeuvre divine une dйrision et une dйception. Quant а moi, j'aimerais tout autant admettre, avec les cosmogonistes ignorants d'il y a quelques siиcles, que les coquilles fossiles n'ont jamais vйcu, mais qu'elles ont йtй crййes en pierre pour imiter celles qui vivent sur le rivage de la mer. RESUME. Notre ignorance en ce qui concerne les lois de la variation est bien profonde. Nous ne pouvons pas, une fois sur cent, prйtendre indiquer les causes d'une variation quelconque. Cependant, toutes les fois que nous pouvons rйunir les termes d'une comparaison, nous remarquons que les mкmes lois semblent avoir agi pour produire les petites diffйrences qui existent entre les variйtйs d'une mкme espиce, et les grandes diffйrences qui existent entre les espиces d'un mкme genre. Le changement des conditions ne produit gйnйralement qu'une variabilitй flottante, mais quelquefois aussi des effets directs et dйfinis ; or, ces effets peuvent а la longue devenir trиs prononcйs, bien que nous ne puissions rien affirmer, n'ayant pas de preuves suffisantes а cet йgard. L'habitude, en produisant des particularitйs constitutionnelles, l'usage en fortifiant les organes, et le dйfaut d'usage en les affaiblissant ou en les diminuant, semblent, dans beaucoup de cas, avoir exercй une action considйrable. Les parties homologues tendent а varier d'une mкme maniиre et а se souder. Les modifications des parties dures et externes affectent quelquefois les parties molles et internes. Une partie fortement dйveloppйe tend peut-кtre а attirer а elle la nutrition des parties adjacentes, et toute partie de la conformation est йconomisйe, qui peut l'кtre sans inconvйnient. Les modifications de la conformation, pendant le premier вge, peuvent affecter des parties qui se dйveloppent plus tard ; il se produit, sans aucun doute, beaucoup de cas de variations corrйlatives dont nous ne pouvons comprendre la nature. Les parties multiples sont variables, au point de vue du nombre et de la conformation, ce qui provient peut-кtre de ce que ces parties n'ayant pas йtй rigoureusement spйcialisйes pour remplir des fonctions particuliиres, leurs modifications йchappent а l'action rigoureuse de la sйlection naturelle. C'est probablement aussi а cette mкme circonstance qu'il faut attribuer la variabilitй plus grande des кtres placйs au rang infйrieur de l'йchelle organique que des formes plus йlevйes, dont l'organisation entiиre est plus spйcialisйe. La sйlection naturelle n'a pas d'action sur les organes rudimentaires, ces organes йtant inutiles, et, par consйquent, variables. Les caractиres spйcifiques, c'est-а-dire ceux qui ont commencй а diffйrer depuis que les diverses espиces du mкme genre se sont dйtachйes d'un ancкtre commun sont plus variables que les caractиres gйnйriques, c'est-а-dire ceux qui, transmis par hйrйditй depuis longtemps, n'ont pas variй pendant le mкme laps de temps. Nous avons signalй, а ce sujet, des parties ou des organes spйciaux qui sont encore variables parce qu'ils ont variй rйcemment et se sont ainsi diffйrenciйs ; mais nous avons vu aussi, dans le second chapitre, que le mкme principe s'applique а l'individu tout entier ; en effet, dans les localitйs oщ on rencontre beaucoup d'espиces d'un genre quelconque -- c'est-а-dire lа oщ il y a eu prйcйdemment beaucoup de variations et de diffйrenciations et lа oщ une crйation active de nouvelles formes spйcifiques a eu lieu -- on trouve aujourd'hui en moyenne, dans ces mкmes localitйs et chez ces mкmes espиces, le plus grand nombre de variйtйs. Les caractиres sexuels secondaires sont extrкmement variables ; ces caractиres, en outre, diffиrent beaucoup dans les espиces d'un mкme groupe. La variabilitй des mкmes points de l'organisation a gйnйralement eu pour rйsultat de dйterminer des diffйrences sexuelles secondaires chez les deux sexes d'une mкme espиce et des diffйrences spйcifiques chez les diffйrentes espиces d'un mкme genre. Toute partie ou tout organe qui, comparй а ce qu'il est chez une espиce voisine, prйsente un dйveloppement anormal dans ses dimensions ou dans sa forme, doit avoir subi une somme considйrable de modifications depuis la formation du genre, ce qui nous explique pourquoi il est souvent beaucoup plus variable que les autres points de l'organisation. La variation est, en effet, un procйdй lent et prolongй, et la sйlection naturelle, dans des cas semblables, n'a pas encore eu le temps de maоtriser la tendance а la variabilitй ultйrieure, ou au retour vers un йtat moins modifiй. Mais lorsqu'une espиce, possйdant un organe extraordinairement dйveloppй, est devenue la souche d'un grand nombre de descendants modifiйs -- ce qui, dans notre hypothиse, suppose une trиs longue pйriode -- la sйlection naturelle a pu donner а l'organe, quelque extraordinairement dйveloppй qu'il puisse кtre, un caractиre fixe. Les espиces qui ont reзu par hйrйditй de leurs parents communs une constitution presque analogue et qui ont йtй soumises а des influences semblables, tendent naturellement а prйsenter des variations analogues ou а faire accidentellement retour а quelques-uns des caractиres de leurs premiers ancкtres. Or, bien que le retour et les variations analogues puissent ne pas amener la production de nouvelles modifications importantes, ces modifications n'en contribuent pas moins а la diversitй, а la magnificence et а l'harmonie de la nature. Quelle que puisse кtre la cause dйterminante des diffйrences lйgиres qui se produisent entre le descendant et l'ascendant, cause qui doit exister dans chaque cas, nous avons raison de croire que l'accumulation constante des diffйrences avantageuses a dйterminй toutes les modifications les plus importantes d'organisation relativement aux habitudes de chaque espиce. CHAPITRE VI. DIFFICULTES SOULEVEES CONTRE L'HYPOTHESE DE LA DESCENDANCE AVEC MODIFICATIONS. Difficultйs que prйsente la thйorie de la descendance avec modifications. - Manque ou raretй des variйtйs de transition. - Transitions dans les habitudes de la vie. - Habitudes diffйrentes chez une mкme espиce. - Espиces ayant des habitudes entiиrement diffйrentes de celles de ses espиces voisines. - Organes de perfection extrкme. - Mode de transition. - Cas difficiles. - Natura non facit saltum. - Organes peu importants. - Les organes ne sont pas absolument parfaits dans tous les cas. - La loi de l'unitй de type et des conditions d'existence est comprise dans la thйorie de la sйlection naturelle. Une foule d'objections se sont sans doute prйsentйes а l'esprit du lecteur avant qu'il en soit arrivй а cette partie de mon ouvrage. Les unes sont si graves, qu'aujourd'hui encore je ne peux y rйflйchir sans me sentir quelque peu йbranlй ; mais, autant que j'en peux juger, la plupart ne sont qu'apparentes, et quant aux difficultйs rйelles, elles ne sont pas, je crois, fatales а l'hypothиse que je soutiens. On peut grouper ces difficultйs et ces objections ainsi qu'il suit : 1° Si les espиces dйrivent d'autres espиces par des degrйs insensibles, pourquoi ne rencontrons-nous pas d'innombrables formes de transition ? Pourquoi tout n'est-il pas dans la nature а l'йtat de confusion ? Pourquoi les espиces sont-elles si bien dйfinies ? 2° Est-il possible qu'un animal ayant, par exemple, la conformation et les habitudes de la chauve-souris ait pu se former а la suite de modifications subies par quelque autre animal ayant des habitudes et une conformation toutes diffйrentes ? Pouvons-nous croire que la sйlection naturelle puisse produire, d'une part, des organes insignifiants tels que la queue de la girafe, qui sert de chasse-mouches et, d'autre part, un organe aussi important que l'oeil ? 3° Les instincts peuvent-ils s'acquйrir et se modifier par l'action de la sйlection naturelle ? Comment expliquer l'instinct qui pousse l'abeille а construire des cellules et qui lui a fait devancer ainsi les dйcouvertes des plus grands mathйmaticiens ? 4° Comment expliquer que les espиces croisйes les unes avec les autres restent stйriles ou produisent des descendants stйriles, alors que les variйtйs croisйes les unes avec les autres restent fйcondes ? Nous discuterons ici les deux premiers points ; nous consacrerons le chapitre suivant а quelques objections diverses ; l'instinct et l'hybriditй feront l'objet de chapitres spйciaux. DU MANQUE OU DE LA RARETE DES VARIETES DE TRANSITION. La sйlection naturelle n'agit que par la conservation des modifications avantageuses ; chaque forme nouvelle, survenant dans une localitй suffisamment peuplйe, tend, par consйquent, а prendre la place de la forme primitive moins perfectionnйe, ou d'autres formes moins favorisйes avec lesquelles elle entre en concurrence, et elle finit par les exterminer. Ainsi, l'extinction et la sйlection naturelle vont constamment de concert. En consйquence, si nous admettons que chaque espиce descend de quelque forme inconnue, celle-ci, ainsi que toutes les variйtйs de transition, ont йtй exterminйes par le fait seul de la formation et du perfectionnement d'une nouvelle forme. Mais pourquoi ne trouvons-nous pas frйquemment dans la croыte terrestre les restes de ces innombrables formes de transition qui, d'aprиs cette hypothиse, ont dы exister ? La discussion de cette question trouvera mieux sa place dans le chapitre relatif а l'imperfection des documents gйologiques ; je me bornerai а dire ici que les documents fournis par la gйologie sont infiniment moins complets qu'on ne le croit ordinairement. La croыte terrestre constitue, sans doute, un vaste musйe ; mais les collections naturelles provenant de ce musйe sont trиs imparfaites et n'ont йtй rйunies d'ailleurs qu'а de longs intervalles. Quoi qu'il en soit, on objectera sans doute que nous devons certainement rencontrer aujourd'hui beaucoup de formes de transition quand plusieurs espиces trиs voisines habitent une mкme rйgion. Prenons un exemple trиs simple : en traversant un continent du nord au sud, on rencontre ordinairement, а des intervalles successifs, des espиces trиs voisines, ou espиces reprйsentatives, qui occupent йvidemment а peu prиs la mкme place dans l'йconomie naturelle du pays. Ces espиces reprйsentatives se trouvent souvent en contact et se confondent mкme l'une avec l'autre ; puis, а mesure que l'une devient de plus en plus rare, l'autre augmente peu а peu et finit par se substituer а la premiиre. Mais, si nous comparons ces espиces lа oщ elles se confondent, elles sont gйnйralement aussi absolument distinctes les unes des autres, par tous les dйtails de leur conformation, que peuvent l'кtre les individus pris dans le centre mкme de la rйgion qui constitue leur habitat ordinaire. Ces espиces voisines, dans mon hypothиse, descendent d'une souche commune ; pendant le cours de ses modifications, chacune d'elles a dы s'adapter aux conditions d'existence de la rйgion qu'elle habite, a dы supplanter et exterminer la forme parente originelle, ainsi que toutes les variйtйs qui ont formй les transitions entre son йtat actuel et ses diffйrents йtats antйrieurs. On ne doit donc pas s'attendre а trouver actuellement, dans chaque localitй, de nombreuses variйtйs de transition, bien qu'elles doivent y avoir existй et qu'elles puissent y кtre enfouies а l'йtat fossile. Mais pourquoi ne trouve-t-on pas actuellement, dans les rйgions intermйdiaires, prйsentant des conditions d'existence intermйdiaires, des variйtйs reliant intimement les unes aux autres les formes extrкmes ? Il y a lа une difficultй qui m'a longtemps embarrassй ; mais on peut, je crois, l'expliquer dans une grande mesure. En premier lieu il faut bien se garder de conclure qu'une rйgion a йtй continue pendant de longes pйriodes, parce qu'elle l'est aujourd'hui. La gйologie semble nous dйmontrer que, mкme pendant les derniиres parties de la pйriode tertiaire, la plupart des continents йtaient morcelйs en оles dans lesquelles des espиces distinctes ont pu se former sйparйment, sans que des variйtйs intermйdiaires aient pu exister dans des zones intermйdiaires. Par suite de modifications dans la forme des terres et de changements climatйriques, les aires marines actuellement continues doivent avoir souvent existй, jusqu'а une йpoque rйcente, dans un йtat beaucoup moins uniforme et beaucoup moins continu qu'а prйsent. Mais je n'insiste pas sur ce moyen d'йluder la difficultй : je crois, en effet, que beaucoup d'espиces parfaitement dйfinies se sont formйes dans des rйgions strictement continues ; mais je crois, d'autre part, que l'йtat autrefois morcelй de surfaces qui n'en font plus qu'une aujourd'hui a jouй un rфle important dans la formation de nouvelles espиces, surtout chez les animaux errants qui se croisent facilement. Si nous observons la distribution actuelle des espиces sur un vaste territoire, nous remarquons qu'elles sont, en gйnйral, trиs nombreuses dans une grande rйgion, puis qu'elles deviennent tout а coup de plus en plus rares sur les limites de cette rйgion et qu'elles finissent par disparaоtre. Le territoire neutre, entre deux espиces reprйsentatives, est donc gйnйralement trиs йtroit, comparativement а celui qui est propre а chacune d'elles Nous observons le mкme fait en faisant l'ascension d'une montagne ; Alphonse de Candolle a fait remarquer avec quelle rapiditй disparaоt quelquefois une espиce alpine commune. Les sondages effectuйs а la drague dans les profondeurs de la mer ont fourni des rйsultats analogues а E. Forbes. Ces faits doivent causer quelque surprise а ceux qui considиrent le climat et les conditions physiques de l'existence comme les йlйments essentiels de la distribution des кtres organisйs ; car le climat, l'altitude ou la profondeur varient de faзon graduelle et insensible. Mais, si nous songeons que chaque espиce, mкme dans son centre spйcial, augmenterait immensйment en nombre sans la concurrence que lui opposent les autres espиces ; si nous songeons que presque toutes servent de proie aux autres ou en font la leur ; si nous songeons, enfin, que chaque кtre organisй a, directement ou indirectement, les rapports les plus intimes et les plus importants avec les autres кtres organisйs, il est facile de comprendre que l'extension gйographique d'une espиce, habitant un pays quelconque, est loin de dйpendre exclusivement des changements insensibles des conditions physiques, mais que cette extension dйpend essentiellement de la prйsence d'autres espиces avec lesquelles elle se trouve en concurrence et qui, par consйquent, lui servent de proie, ou а qui elle sert de proie. Or, comme ces espиces sont elles-mкmes dйfinies et qu'elles ne se confondent pas par des gradations insensibles, l'extension d'une espиce quelconque dйpendant, dans tous les cas, de l'extension des autres, elle tend а кtre elle-mкme nettement circonscrite. En outre, sur les limites de son habitat, lа oщ elle existe en moins grand nombre, une espиce est extrкmement sujette а disparaоtre par suite des fluctuations dans le nombre de ses ennemis ou des кtres qui lui servent de proie, ou bien encore de changements dans la nature du climat ; la distribution gйographique de l'espиce tend donc а se dйfinir encore plus nettement. Les espиces voisines, ou espиces reprйsentatives, quand elles habitent une rйgion continue, sont ordinairement distribuйes de telle faзon que chacune d'elles occupe un territoire considйrable et qu'il y a entre elles un territoire neutre, comparativement йtroit, dans lequel elles deviennent tout а coup de plus en plus rares ; les variйtйs ne diffйrant pas essentiellement des espиces, la mкme rиgle s'applique probablement aux variйtйs. Or, dans le cas d'une espиce variable habitant une rйgion trиs йtendue, nous aurons а adapter deux variйtйs а deux grandes rйgions et une troisiиme variйtй а une zone intermйdiaire йtroite qui les sйpare. La variйtй intermйdiaire, habitant une rйgion restreinte, est, par consйquent, beaucoup moins nombreuse ; or, autant que je puis en juger, c'est ce qui se passe chez les variйtйs а l'йtat de nature. J'ai pu observer des exemples frappants de cette rиgle chez les variйtйs intermйdiaires qui existent entre les variйtйs bien tranchйes du genre Balanus. Il rйsulte aussi des renseignements que m'ont transmis M. Watson, le docteur Asa Gray et M. Wollaston, que les variйtйs reliant deux autres formes quelconques sont, en gйnйral, numйriquement moins nombreuses que les formes qu'elles relient. Or, si nous pouvons nous fier а ces faits et а ces inductions, et en conclure que les variйtйs qui en relient d'autres existent ordinairement en moins grand nombre que les formes extrкmes, nous sommes а mкme de comprendre pourquoi les variйtйs intermйdiaires ne peuvent pas persister pendant de longues pйriodes, et pourquoi, en rиgle gйnйrale, elles sont exterminйes et disparaissent plus tфt que les formes qu'elles reliaient primitivement les unes aux autres. Nous avons dйjа vu, en effet, que toutes les formes numйriquement faibles courent plus de chances d'кtre exterminйes que celles qui comprennent de nombreux individus ; or, dans ce cas particulier, la forme intermйdiaire est essentiellement exposйe aux empiиtements des formes trиs voisine qui l'entourent de tous cфtйs. Il est, d'ailleurs, une considйration bien plus importante : c'est que, pendant que s'accomplissent les modifications qui, pensons-nous, doivent perfectionner deux variйtйs et les convertir en deux espиces distinctes, les deux variйtйs, qui sont numйriquement parlant les plus fortes et qui ont un habitat plus йtendu, ont de grands avantages sur la variйtй intermйdiaire qui existe en petit nombre dans une йtroite zone intermйdiaire. En effet, les formes qui comprennent de nombreux individus ont plus de chance que n'en ont les formes moins nombreuses de prйsenter, dans un temps donnй, plus de variations а l'action de la sйlection naturelle. En consйquence, les formes les plus communes tendent, dans la lutte pour l'existence, а vaincre et а supplanter les formes moins communes, car ces derniиres se modifient et se perfectionnent plus lentement. C'est en vertu du mкme principe, selon moi, que les espиces communes dans chaque pays, comme nous l'avons vu dans le second chapitre, prйsentent, en moyenne, un plus grand nombre de variйtйs bien tranchйes que les espиces plus rares. Pour bien faire comprendre ma pensйe, supposons trois variйtйs de moutons, l'une adaptйe а une vaste rйgion montagneuse la seconde habitant un terrain comparativement restreint et accidentй, la troisiиme occupant les plaines йtendues qui se trouvent а la base des montagnes. Supposons, en outre, que les habitants de ces trois rйgions apportent autant de soins et d'intelligence а amйliorer les races par la sйlection ; les chances de rйussite sont, dans ce cas, toutes en faveur des grands propriйtaires de la montagne ou de la plaine, et ils doivent rйussir а amйliorer leurs animaux beaucoup plus promptement que les petits propriйtaires de la rйgion intermйdiaire plus restreinte. En consйquence, les races amйliorйes de la montagne et de la plaine ne tarderont pas а supplanter la race intermйdiaire moins parfaite, et les deux races, qui йtaient а l'origine numйriquement les plus fortes, se trouveront en contact immйdiat, la variйtй ayant disparu devant elles. Pour me rйsumer, je crois que les espиces arrivent а кtre assez bien dйfinies et а ne prйsenter, а aucun moment, un chaos inextricable de formes intermйdiaires : 1° Parce que les nouvelles variйtйs se forment trиs lentement. La variation, en effet, suit une marche trиs lente et la sйlection naturelle ne peut rien jusqu'а ce qu'il se prйsente des diffйrences ou des variations individuelles favorables, et jusqu'а ce qu'il se trouve, dans l'йconomie naturelle de la rйgion, une place que puissent mieux remplir quelques-uns de ses habitants modifiйs. Or, ces places nouvelles ne se produisent qu'en vertu de changements climatйriques trиs lents, ou а la suite de l'immigration accidentelle de nouveaux habitants, ou peut-кtre et dans une mesure plus large, parce que, quelques-uns des anciens habitants s'йtant lentement modifiйs, les anciennes et les nouvelles formes ainsi produites agissent et rйagissent les unes sur les autres. Il en rйsulte que, dans toutes les rйgions et а toutes les йpoques, nous ne devons rencontrer que peu d'espиces prйsentant de lйgиres modifications, permanentes jusqu'а un certain point ; or, cela est certainement le cas. 2° Parce que des surfaces aujourd'hui continues ont dы, а une йpoque comparativement rйcente, exister comme parties isolйes sur lesquelles beaucoup de formes, plus particuliиrement parmi les classes errantes et celles qui s'accouplent pour chaque portйe, ont pu devenir assez distinctes pour кtre regardйes comme des espиces reprйsentatives. Dans ce cas, les variйtйs intermйdiaires qui reliaient les espиces reprйsentatives а la souche commune ont dы autrefois exister dans chacune de ces stations isolйes ; mais ces chaоnons ont йtй exterminйs par la sйlection naturelle, de telle sorte qu'ils ne se trouvent plus а l'йtat vivant. 3° Lorsque deux ou plusieurs variйtйs se sont formйes dans diffйrentes parties d'une surface strictement continue, il est probable que des variйtйs intermйdiaires se sont formйes en mкme temps dans les zones intermйdiaires ; mais la durйe de ces espиces a dы кtre d'ordinaire fort courte. Ces variйtйs intermйdiaires, en effet, pour les raisons que nous avons dйjа donnйes (raisons tirйes principalement de ce que nous savons sur la distribution actuelle d'espиces trиs voisines, ou espиces reprйsentatives, ainsi que de celle des variйtйs reconnues), existent dans les zones intermйdiaires en plus petit nombre que les variйtйs qu'elles relient les unes aux autres. Cette cause seule suffirait а exposer les variйtйs intermйdiaires а une extermination accidentelle ; mais il est, en outre, presque certain qu'elles doivent disparaоtre devant les formes qu'elles relient а mesure que l'action de la sйlection naturelle se fait sentir davantage ; les formes extrкmes, en effet, comprenant un plus grand nombre d'individus, prйsentent en moyenne plus de variations et sont, par consйquent, plus sensibles а l'action de la sйlection naturelle, et plus disposйes а une amйlioration ultйrieure. Enfin, envisageant cette fois non pas un temps donnй, mais le temps pris dans son ensemble, il a dы certainement exister, si ma thйorie est fondйe, d'innombrables variйtйs intermйdiaires reliant intimement les unes aux autres les espиces d'un mкme groupe ; mais la marche seule de la sйlection naturelle, comme nous l'avons fait si souvent remarquer, tend constamment а йliminer les formes parentes et les chaоnons intermйdiaires. On ne pourrait trouver la preuve de leur existence passйe que dans les restes fossiles qui, comme nous essayerons de le dйmontrer dans un chapitre subsйquent, ne se conservent que d'une maniиre extrкmement imparfaite et intermittente. DE L'ORIGINE ET DES TRANSITIONS DES ETRES ORGANISES AYANT UNE CONFORMATION ET DES HABITUDES PARTICULIERES. Les adversaires des idйes que j'avance ont souvent demandй comment il se fait, par exemple, qu'un animal carnivore terrestre ait pu se transformer en un animal ayant des habitudes aquatiques ; car comment cet animal aurait-il pu subsister pendant l'йtat de transition ? Il serait facile de dйmontrer qu'il existe aujourd'hui des animaux carnivores qui prйsentent tous les degrйs intermйdiaires entre des moeurs rigoureusement terrestres et des moeurs rigoureusement aquatiques ; or, chacun d'eux йtant soumis а la lutte pour l'existence, il faut nйcessairement qu'il soit bien adaptй а la place qu'il occupe dans la nature. Ainsi, le Mustela vison de l'Amйrique du Nord a les pieds palmйs et ressemble а la loutre par sa fourrure, par ses pattes courtes et par la forme de sa queue. Pendant l'йtй, cet animal se nourrit de poissons et plonge pour s'en emparer ; mais, pendant le long hiver des rйgions septentrionales, il quitte les eaux congelйes et, comme les autres putois, se nourrit de souris et d'animaux terrestres. Il aurait йtй beaucoup plus difficile de rйpondre si l'on avait choisi un autre cas et si l'on avait demandй, par exemple, comment il se fait qu'un quadrupиde insectivore a pu se transformer en une chauve-souris volante. Je crois cependant que de semblables objections n'ont pas un grand poids. Dans cette occasion, comme dans beaucoup d'autres, je sens toute l'importance qu'il y aurait а exposer tous les exemples frappants que j'ai recueillis sur les habitudes et les conformations de transition chez ces espиces voisines, ainsi que sur la diversification d'habitudes, constantes ou accidentelles, qu'on remarque chez une mкme espиce. Il ne faudrait rien moins qu'une longue liste de faits semblables pour amoindrir la difficultй que prйsente la solution de cas analogues а celui de la chauve-souris. Prenons la famille des йcureuils : nous remarquons chez elle une gradation insensible, depuis des animaux dont la queue n'est que lйgиrement aplatie, et d'autres, ainsi que le fait remarquer sir J. Richardson, dont la partie postйrieure du corps n'est que faiblement dilatйe avec la peau des flancs un peu dйveloppйe, jusqu'а ce qu'on appelle les Ecureuils volants. Ces derniers ont les membres et mкme la racine de la queue unis par une large membrane qui leur sert de parachute et qui leur permet de franchir, en fendant l'air, d'immenses distances d'un arbre а un autre. Nous ne pouvons douter que chacune de ces conformations ne soit utile а chaque espиce d'йcureuil dans son habitat, soit en lui permettant d'йchapper aux oiseaux ou aux animaux carnassiers et de se procurer plus rapidement sa nourriture, soit surtout en amoindrissant le danger des chutes. Mais il n'en rйsulte pas que la conformation de chaque йcureuil soit absolument la meilleure qu'on puisse concevoir dans toutes les conditions naturelles. Supposons, par exemple, que le climat et la vйgйtation viennent а changer, qu'il y ait immigration d'autres rongeurs ou d'autres bкtes fйroces, ou que d'anciennes espиces de ces derniиres se modifient, l'analogie nous conduit а croire que les йcureuils, ou quelques-uns tout au moins, diminueraient en nombre ou disparaоtraient, а moins qu'ils ne se modifiassent et ne se perfectionnassent pour parer а cette nouvelle difficultй de leur existence. Je ne vois donc aucune difficultй, surtout dans des conditions d'existence en voie de changement, а la conservation continue d'individus ayant la membrane des flancs toujours plus dйveloppйe, chaque modification йtant utile, chacune se multipliant jusqu'а ce que, grвce а l'action accumulatrice de la sйlection naturelle, un parfait йcureuil volant ait йtй produit. Considйrons actuellement le Galйopithиque ou lйmur volant, que l'on classait autrefois parmi les chauves-souris, mais que l'on range aujourd'hui parmi les insectivores. Cet animal porte une membrane latйrale trиs large, qui part de l'angle de la mвchoire pour s'йtendre jusqu'а la queue, en recouvrant ses membres et ses doigts allongйs ; cette membrane est pourvue d'un muscle extenseur. Bien qu'aucun individu adaptй а glisser dans l'air ne relie actuellement le galйopithиque aux autres insectivores, on peut cependant supposer que ces chaоnons existaient autrefois et que chacun d'eux s'est dйveloppй de la mкme faзon que les йcureuils volants moins parfaits, chaque gradation de conformation prйsentant une certaine utilitй а son possesseur. Je ne vois pas non plus de difficultй insurmontable а croire, en outre, que les doigts et l'avant-bras du galйopithиque, reliйs par la membrane, aient pu кtre considйrablement allongйs par la sйlection naturelle, modifications qui, au point de vue des organes du vol, auraient converti cet animal en une chauve-souris. Nous voyons peut-кtre, chez certaines Chauves-Souris dont la membrane de l'aile s'йtend du sommet de l'йpaule а la queue, en recouvrant les pattes postйrieures, les traces d'un appareil primitivement adaptй а glisser dans l'air, plutфt qu'au vol proprement dit. Si une douzaine de genres avaient disparu, qui aurait osй soupзonner qu'il a existй des oiseaux dont les ailes ne leur servent que de palettes pour battre l'eau, comme le canard а ailes courtes (Micropteru d'Eyton) ; de nageoires dans l'eau et de pattes antйrieures sur terre, comme chez le pingouin ; de voiles chez l'autruche, et а aucun usage fonctionnel chez l'Apteryx ? Cependant, la conformation de chacun de ces oiseaux est excellente pour chacun d'eux dans les conditions d'existence oщ il se trouve placй, car chacun doit lutter pour vivre, mais elle n'est pas nйcessairement la meilleure qui se puisse concevoir dans toutes les conditions possibles. Il ne faudrait pas conclure des remarques qui prйcиdent qu'aucun des degrйs de conformation d'ailes qui y sont signalйs, et qui tous peut-кtre rйsultent du dйfaut d'usage, doive indiquer la marche naturelle suivant laquelle les oiseaux ont fini par acquйrir leur perfection de vol ; mais ces remarques servent au moins а dйmontrer la diversitй possible des moyens de transition. Si l'on considиre que certains membres des classes aquatiques, comme les crustacйs et les mollusques, sont adaptйs а la vie terrestre ; qu'il existe des oiseaux et des mammifиres volants, des insectes volants de tous les types imaginables ; qu'il y a eu autrefois des reptiles volants, on peut concevoir que les poissons volants, qui peuvent actuellement s'йlancer dans l'air et parcourir des distances considйrables en s'йlevant et en se soutenant au moyen de leurs nageoires frйmissantes, auraient pu se modifier de maniиre а devenir des animaux parfaitement ailйs. S'il en avait йtй ainsi, qui aurait pu s'imaginer que, dans un йtat de transition antйrieure, ces animaux habitaient l'ocйan et qu'ils se servaient de leurs organes de vol naissants, autant que nous pouvons le savoir, dans le seul but d'йchapper а la voracitй des autres poissons ? Quand nous voyons une conformation absolument parfaite appropriйe а une habitude particuliиre, telle que l'adaptation des ailes de l'oiseau pour le vol, nous devons nous rappeler que les animaux prйsentant les premiиres conformations graduelles et transitoires ont dы rarement survivre jusqu'а notre йpoque, car ils ont dы disparaоtre devant leurs successeurs que la sйlection naturelle a rendus graduellement plus parfaits. Nous pouvons conclure en outre que les йtats transitoires entre des conformations appropriйes а des habitudes d'existence trиs diffйrentes ont dы rarement, а une antique pйriode, se dйvelopper en grand nombre et sous beaucoup de formes subordonnйes. Ainsi, pour en revenir а notre exemple imaginaire du poisson volant, il ne semble pas probable que les poissons capables de s'йlever jusqu'au vйritable vol auraient revкtu bien des formes diffйrentes, aptes а chasser, de diverses maniиres, des proies de diverses natures sur la terre et sur l'eau, avant que leurs organes du vol aient atteint un degrй de perfection assez йlevй pour leur assurer, dans la lutte pour l'existence, un avantage dйcisif sur d'autres animaux. La chance de dйcouvrir, а l'йtat fossile, des espиces prйsentant les diffйrentes transitions de conformation, est donc moindre, parce qu'elles ont existй en moins grand nombre que des espиces ayant une conformation complиtement dйveloppйe. Je citerai actuellement deux ou trois exemples de diversifications et de changements d'habitudes chez les individus d'une mкme espиce. Dans l'un et l'autre cas, la sйlection naturelle pourrait facilement adapter la conformation de l'animal а ses habitudes modifiйes, ou exclusivement а l'une d'elles seulement. Toutefois, il est difficile de dйterminer, cela d'ailleurs nous importe peu, si les habitudes changent ordinairement les premiиres, la conformation se modifiant ensuite, ou si de lйgиres modifications de conformations entraоnent un changement d'habitudes ; il est probable que ces deux modifications se prйsentent souvent simultanйment. Comme exemple de changements d'habitudes, il suffit de signaler les nombreux insectes britanniques qui se nourrissent aujourd'hui de plantes exotiques, ou exclusivement de substances artificielles. On pourrait citer des cas innombrables de modifications d'habitudes ; j'ai souvent, dans l'Amйrique mйridionale, surveillй un gobe-mouches (Saurophagus sulphuratus) planer sur un point, puis s'йlancer vers un autre, tout comme le ferait un йmouchet ; puis, а d'autres moments, se tenir immobile au bord de l'eau pour s'y prйcipiter а la poursuite du poisson, comme le ferait un martin-pкcheur. On peut voir dans nos pays la grosse mйsange (Parus major) grimper aux branches tout comme un grimpereau ; quelquefois, comme la pie-griиche, elle tue les petits oiseaux en leur portant des coups sur la tкte, et je l'ai souvent observйe, je l'ai plus souvent encore entendue marteler des graines d'if sur une branche et les briser comme le ferait la citelle. Hearne a vu, dans l'Amйrique du Nord, l'ours noir nager pendant des heures, la gueule toute grande ouverte, et attraper ainsi des insectes dans l'eau, а peu prиs comme le ferait une baleine. Comme nous voyons quelquefois des individus avoir des habitudes diffйrentes de celles propres а leur espиce et aux autres espиces du mкme genre, il semblerait que ces individus dussent accidentellement devenir le point de dйpart de nouvelles espиces, ayant des habitudes anormales, et dont la conformation s'йcarterait plus ou moins de celle de la souche type. La nature offre des cas semblables. Peut-on citer un cas plus frappant d'adaptation que celui de la conformation du pic pour grimper aux troncs d'arbres, et pour saisir les insectes dans les fentes de l'йcorce ? Il y a cependant dans l'Amйrique septentrionale des pics qui se nourrissent presque exclusivement de fruits, et d'autres qui, grвce а leurs ailes allongйes, peuvent chasser les insectes au vol. Dans les plaines de la Plata, oщ il ne pousse pas un seul arbre, on trouve une espиce de pic (Colaptes campestris) ayant deux doigts en avant et deux en arriиre, la langue longue et effilйe, les plumes caudales pointues, assez rigides pour soutenir l'oiseau dans la position verticale, mais pas tout а fait aussi rigides qu'elles le sont chez les vrais pics, et un fort bec droit, qui n'est pas toutefois aussi droit et aussi fort que celui des vrais pics, mais qui est cependant assez solide pour percer le bois. Ce Colaptes est donc bien un pic par toutes les parties essentielles de sa conformation. Les caractиres mкme insignifiants, tels que la coloration, le son rauque de la voix, le vol ondulй, dйmontrent clairement sa proche parentй avec notre pic commun ; cependant, je puis affirmer, d'aprиs mes propres observations, que confirment d'ailleurs celles d'Azara, observateur si soigneux et si exact, que, dans certains districts considйrables, ce Colaptes ne grimpe pas aux arbres et qu'il fait son nid dans des trous qu'il creuse dans la terre ! Toutefois, comme l'a constatй M. Hudson, ce mкme pic, dans certains autres districts, frйquente les arbres et creuse des trous dans le tronc pour y faire son nid. Comme autre exemple des habitudes variйes de ce genre, je puis ajouter que de Saussure a dйcrit un Colaptes du Mexique qui creuse des trous dans du bois dur pour y dйposer une provision de glands. Le pйtrel est un des oiseaux de mer les plus aйriens que l'on connaisse ; cependant, dans les baies tranquilles de la Terre de Feu, on pourrait certainement prendre le Puffinuria Berardi pour un grиbe ou un pingouin, а voir ses habitudes gйnйrales, sa facilitй extraordinaire pour plonger, sa maniиre de nager et de voler, quand on peut le dйcider а le faire ; cependant cet oiseau est essentiellement un pйtrel, mais plusieurs parties de son organisation ont йtй profondйment modifiйes pour l'adapter а ses nouvelles habitudes, tandis que la conformation du pic de la Plata ne s'est que fort peu modifiйe. Les observations les plus minutieuses, faites sur le cadavre d'un cincle (merle d'eau), ne laisseraient jamais soupзonner ses habitudes aquatiques ; cependant, cet oiseau, qui appartient а la famille des merles, ne trouve sa subsistance qu'en plongeant, il se sert de ses ailes sous l'eau et saisit avec ses pattes les pierres du fond. Tous les membres du grand ordre des hymйnoptиres sont terrestres, а l'exception du genre proctotrupes, dont sir John Lubbock a dйcouvert les habitudes aquatiques. Cet insecte entre souvent dans l'eau en s'aidant non de ses pattes, mais de ses ailes et peut y rester quatre heures sans revenir а la surface ; il ne semble, cependant, prйsenter aucune modification de conformation en rapport avec ses habitudes anormales. Ceux qui croient que chaque кtre a йtй crйй tel qu'il est aujourd'hui doivent ressentir parfois un certain йtonnement quand ils rencontrent un animal ayant des habitudes et une conformation qui ne concordent pas. Les pieds palmйs de l'oie et du canard sont clairement conformйs pour la nage. Il y a cependant dans les rйgions йlevйes des oies aux pieds palmйs, qui n'approchent jamais de l'eau ; Audubon, seul, a vu la frйgate, dont les quatre doigts sont palmйs, se poser sur la surface de l'Ocйan. D'autre part, les grиbes et les foulques, oiseaux йminemment aquatiques, n'ont en fait de palmures qu'une lйgиre membrane bordant les doigts. Ne semble-t-il pas йvident que les longs doigts dйpourvus de membranes des grallatores sont faits pour marcher dans les marais et sur les vйgйtaux flottants ? La poule d'eau et le rвle des genкts appartiennent а cet ordre ; cependant le premier de ces oiseaux est presque aussi aquatique que la foulque, et le second presque aussi terrestre que la caille ou la perdrix. Dans ces cas, et l'on pourrait en citer beaucoup d'autres, les habitudes ont changй sans que la conformation se soit modifiйe de faзon correspondante. On pourrait dire que le pied palmй de l'oie des hautes rйgions est devenu presque rudimentaire quant а ses fonctions, mais non pas quant а sa conformation. Chez la frйgate, une forte йchancrure de la membrane interdigitale indique un commencement de changement dans la conformation. Celui qui croit а des actes nombreux et sйparйs de crйation peut dire que, dans les cas de cette nature, il a plu au Crйateur de remplacer un individu appartenant а un type par un autre appartenant а un autre type, ce qui me paraоt кtre l'йnoncй du mкme fait sous une forme recherchйe. Celui qui, au contraire, croit а la lutte pour l'existence et au principe de la sйlection naturelle reconnaоt que chaque кtre organisй essaye constamment de se multiplier en nombre ; il sait, en outre, que si un кtre varie si peu que ce soit dans ses habitudes et dans sa conformation, et obtient ainsi un avantage sur quelque autre habitant de la mкme localitй, il s'empare de la place de ce dernier, quelque diffйrente qu'elle puisse кtre de celle qu'il occupe lui-mкme. Aussi n'йprouve-t-il aucune surprise en voyant des oies et des frйgates aux pieds palmйs, bien que ces oiseaux habitent la terre et qu'ils ne se posent que rarement sur l'eau ; des rвles de genкts а doigts allongйs vivant dans les prйs au lieu de vivre dans les marais ; des pics habitant des lieux dйpourvus de tout arbre ; et, enfin, des merles ou des hymйnoptиres plongeurs et des pйtrels ayant les moeurs des pingouins. ORGANES TRES PARFAITS ET TRES COMPLEXES. Il semble absurde au possible, je le reconnais, de supposer que la sйlection naturelle ait pu former l'oeil avec toutes les inimitables dispositions qui permettent d'ajuster le foyer а diverses distances, d'admettre une quantitй variable de lumiиre et de corriger les aberrations sphйriques et chromatiques. Lorsqu'on affirma pour la premiиre fois que le soleil est immobile et que la terre tourne autour de lui, le sens commun de l'humanitй dйclara la doctrine fausse ; mais on sait que le vieux dicton : Vox populi, vox Dei, n'est pas admis en matiиre de science. La raison nous dit que si, comme cela est certainement le cas, on peut dйmontrer qu'il existe de nombreuses gradations entre un oeil simple et imparfait et un oeil complexe et parfait, chacune de ces gradations йtant avantageuse а l'кtre qui la possиde ; que si, en outre, l'oeil varie quelquefois et que ces variations sont transmissibles par hйrйditй, ce qui est йgalement le cas ; que si, enfin, ces variations sont utiles а un animal dans les conditions changeantes de son existence, la difficultй d'admettre qu'un oeil complexe et parfait a pu кtre produit par la sйlection naturelle, bien qu'insurmontable pour notre imagination, n'attaque en rien notre thйorie. Nous n'avons pas plus а nous occuper de savoir comment un nerf a pu devenir sensible а l'action de la lumiиre que nous n'avons а nous occuper de rechercher l'origine de la vie elle-mкme ; toutefois, comme il existe certains organismes infйrieurs sensibles а la lumiиre, bien que l'on ne puisse dйcouvrir chez eux aucune trace de nerf, il ne paraоt pas impossible que certains йlйments du sarcode, dont ils sont en grande partie formйs, puissent s'agrйger et se dйvelopper en nerfs douйs de cette sensibilitй spйciale. C'est exclusivement dans la ligne directe de ses ascendants que nous devons rechercher les gradations qui ont amenй les perfectionnements d'un organe chez une espиce quelconque. Mais cela n'est presque jamais possible, et nous sommes forcйs de nous adresser aux autres espиces et aux autres genres du mкme groupe, c'est-а-dire aux descendants collatйraux de la mкme souche, afin de voir quelles sont les gradations possibles dans les cas oщ, par hasard, quelques-unes de ces gradations se seraient transmises avec peu de modifications. En outre, l'йtat d'un mкme organe chez des classes diffйrentes peut incidemment jeter quelque lumiиre sur les degrйs qui l'ont amenй а la perfection. L'organe le plus simple auquel on puisse donner le nom d'oeil, consiste en un nerf optique, entourй de cellules de pigment, et recouvert d'une membrane transparente, mais sans lentille ni aucun autre corps rйfringent. Nous pouvons, d'ailleurs, d'aprиs M. Jourdain, descendre plus bas encore et nous trouvons alors des amas de cellules pigmentaires paraissant tenir lieu d'organe de la vue, mais ces cellules sont dйpourvues de tout nerf et reposent simplement sur des tissus sarcodiques. Des organes aussi simples, incapables d'aucune vision distincte, ne peuvent servir qu'а distinguer entre la lumiиre et l'obscuritй. Chez quelques astйries, certaines petites dйpressions dans la couche de pigment qui entoure le nerf sont, d'aprиs l'auteur que nous venons de citer, remplies de matiиres gйlatineuses transparentes, surmontйes d'une surface convexe ressemblant а la cornйe des animaux supйrieurs. M. Jourdain suppose que cette surface, sans pouvoir dйterminer la formation d'une image, sert а concentrer les rayons lumineux et а en rendre la perception plus facile. Cette simple concentration de la lumiиre constitue le premier pas, mais de beaucoup le plus important, vers la constitution d'un oeil vйritable, susceptible de former des images ; il suffit alors, en effet, d'ajuster l'extrйmitй nue du nerf optique qui, chez quelques animaux infйrieurs, est profondйment enfouie dans le corps et qui, chez quelques autres, se trouve plus prиs de la surface, а une distance dйterminйe de l'appareil de concentration, pour que l'image se forme sur cette extrйmitй. Dans la grande classe des articulйs, nous trouvons, comme point de dйpart, un nerf optique simplement recouvert d'un pigment ; ce dernier forme quelquefois une sorte de pupille, mais il n'y a ni lentille ni trace d'appareil optique. On sait actuellement que les nombreuses facettes qui, par leur rйunion, constituent la cornйe des grands yeux composйs des insectes, sont de vйritables lentilles, et que les cфnes intйrieurs renferment des filaments nerveux trиs singuliиrement modifiйs. Ces organes, d'ailleurs, sont tellement diversifiйs chez les articulйs, que Mьller avait йtabli trois classes principales d'yeux composйs, comprenant sept subdivisions et une quatriиme classe d'yeux simples agrйgйs. Si l'on rйflйchit а tous ces faits, trop peu dйtaillйs ici, relatifs а l'immense variйtй de conformation qu'on remarque dans les yeux des animaux infйrieurs ; si l'on se rappelle combien les formes actuellement vivantes sont peu nombreuses en comparaison de celles qui sont йteintes, il n'est plus aussi difficile d'admettre que la sйlection naturelle ait pu transformer un appareil simple, consistant en un nerf optique recouvert d'un pigment et surmontй d'une membrane transparente, en un instrument optique aussi parfait que celui possйdй par quelque membre que ce soit de la classe des articulйs. Quiconque admet ce point ne peut hйsiter а faire un pas de plus, et s'il trouve, aprиs avoir lu ce volume, que la thйorie de la descendance, avec les modifications qu'apporte la sйlection naturelle, explique un grand nombre de faits autrement inexplicables, il doit admettre que la sйlection naturelle a pu produire une conformation aussi parfaite que l'oeil d'un aigle, bien que, dans ce cas, nous ne connaissions pas les divers йtats de transition. On a objectй que, pour que l'oeil puisse se modifier tout en restant un instrument parfait, il faut qu'il soit le siиge а plusieurs changements simultanйs, fait que l'on considиre comme irrйalisable par la sйlection naturelle. Mais, comme j'ai essayй de le dйmontrer dans mon ouvrage sur les variations des animaux domestiques, il n'est pas nйcessaire de supposer que les modifications sont simultanйes, а condition qu'elles soient trиs lйgиres et trиs graduelles. Diffйrentes sortes de modifications peuvent aussi tendre а un mкme but gйnйral ; ainsi, comme l'a fait remarquer M. Wallace, « si une lentille a un foyer trop court ou trop long, cette diffйrence peut se corriger, soit par une modification de la courbe, soit par une modification de la densitй ; si la courbe est irrйguliиre et que les rayons ne convergent pas vers un mкme point, toute amйlioration dans la rйgularitй de la courbe constitue un progrиs. Ainsi, ni la contraction de l'iris, ni les mouvements musculaires de l'oeil ne sont essentiels а la vision : ce sont uniquement des progrиs qui ont pu s'ajouter et se perfectionner а toutes les йpoques de la construction de l'appareil. » Dans la plus haute division du rиgne animal, celle des vertйbrйs, nous pouvons partir d'un oeil si simple, qu'il ne consiste, chez le branchiostome, qu'en un petit sac transparent, pourvu d'un nerf et plein de pigment, mais dйpourvu de tout autre appareil. Chez les poissons et chez les reptiles, comme Owen l'a fait remarquer, « la sйrie des gradations des structures dioptriques est considйrable. » Un fait significatif, c'est que, mкme chez l'homme, selon Virchow, qui a une si grande autoritй, la magnifique lentille cristalline se forme dans l'embryon par une accumulation de cellules йpithйliales logйes dans un repli de la peau qui affecte la forme d'un sac ; le corps vitrй est formй par un tissu embryonnaire sous-cutanй. Toutefois, pour en arriver а une juste conception relativement а la formation de l'oeil avec tous ses merveilleux caractиres, qui ne sont pas cependant encore absolument parfaits, il faut que la raison l'emporte sur l'imagination ; or, j'ai trop bien senti moi-mкme combien cela est difficile, pour кtre йtonnй que d'autres hйsitent а йtendre aussi loin le principe de la sйlection naturelle. La comparaison entre l'oeil et le tйlescope se prйsente naturellement а l'esprit. Nous savons que ce dernier instrument a йtй perfectionnй par les efforts continus et prolongйs des plus hautes intelligences humaines, et nous en concluons naturellement que l'oeil a dы se former par un procйdй analogue. Mais cette conclusion n'est-elle pas prйsomptueuse ? Avons-nous le droit de supposer que le Crйateur met en jeu des forces intelligentes analogues а celles de l'homme ? Si nous voulons comparer l'oeil а un instrument optique, nous devons imaginer une couche йpaisse d'un tissu transparent, imbibй de liquide, en contact avec un nerf sensible а la lumiиre ; nous devons supposer ensuite que les diffйrentes parties de cette couche changent constamment et lentement de densitй, de faзon а se sйparer en zones, ayant une йpaisseur et une densitй diffйrentes, inйgalement distantes entre elles et changeant graduellement de forme а la surface. Nous devons supposer, en outre, qu'une force reprйsentйe par la sйlection naturelle, ou la persistance du plus apte, est constamment а l'affыt de toutes les lйgиres modifications affectant les couches transparentes, pour conserver toutes celles qui, dans diverses circonstances, dans tous les sens et а tous les degrйs, tendent а permettre la formation d'une image plus distincte. Nous devons supposer que chaque nouvel йtat de l'instrument se multiplie par millions, pour se conserver jusqu'а ce qu'il s'en produise un meilleur qui remplace et annule les prйcйdents. Dans les corps vivants, la variation cause les modifications lйgиres, la reproduction les multiplie presque а l'infini, et la sйlection naturelle s'empare de chaque amйlioration avec une sыretй infaillible. Admettons, enfin, que cette marche se continue pendant des millions d'annйes et s'applique pendant chacune а des millions d'individus ; ne pouvons-nous pas admettre alors qu'il ait pu se former ainsi un instrument optique vivant, aussi supйrieur а un appareil de verre que les oeuvres du Crйateur sont supйrieures а celles de l'homme ? MODES DE TRANSITIONS. Si l'on arrivait а dйmontrer qu'il existe un organe complexe qui n'ait pas pu se former par une sйrie de nombreuses modifications graduelles et lйgиres, ma thйorie ne pourrait certes plus se dйfendre. Mais je ne peux trouver aucun cas semblable. Sans doute, il existe beaucoup d'organes dont nous ne connaissons pas les transitions successives, surtout si nous examinons les espиces trиs isolйes qui, selon ma thйorie, ont йtй exposйes а une grande extinction. Ou bien, encore, si nous prenons un organe commun а tous les membres d'une mкme classe, car, dans ce dernier cas, cet organe a dы surgir а une йpoque reculйe depuis laquelle les nombreux membres de cette classe se sont dйveloppйs ; or, pour dйcouvrir les premiиres transitions qu'a subies cet organe, il nous faudrait examiner des formes trиs anciennes et depuis longtemps йteintes. Nous ne devons conclure а l'impossibilitй de la production d'un organe par une sйrie graduelle de transitions d'une nature quelconque qu'avec une extrкme circonspection. On pourrait citer, chez les animaux infйrieurs, de nombreux exemples d'un mкme organe remplissant а la fois des fonctions absolument distinctes. Ainsi, chez la larve de la libellule et chez la loche (Cobites) le canal digestif respire, digиre et excrиte. L'hydre peut кtre tournйe du dedans au dehors, et alors sa surface extйrieure digиre et l'estomac respire. Dans des cas semblables, la sйlection naturelle pourrait, s'il devait en rйsulter quelque avantage, spйcialiser pour une seule fonction tout ou partie d'un organe qui jusque-lа aurait rempli deux fonctions, et modifier aussi considйrablement sa nature par des degrйs insensibles. On connaоt beaucoup de plantes qui produisent rйguliиrement, en mкme temps, des fleurs diffйremment construites ; or, si ces plantes ne produisaient plus que des fleurs d'une seule sorte, un changement considйrable s'effectuerait dans le caractиre de l'espиce avec une grande rapiditй comparative. Il est probable cependant que les deux sortes de fleurs produites par la mкme plante se sont, dans le principe, diffйrenciйes l'une de l'autre par des transitions insensibles que l'on peut encore observer dans quelques cas. Deux organes distincts, ou le mкme organe sous deux formes diffйrentes, peuvent accomplir simultanйment la mкme fonction chez un mкme individu, ce qui constitue un mode fort important de transition. Prenons un exemple : il y a des poissons qui respirent par leurs branchies l'air dissous dans l'eau, et qui peuvent, en mкme temps, absorber l'air libre par leur vessie natatoire, ce dernier organe йtant partagй en divisions fortement vasculaires et muni d'un canal pneumatique pour l'introduction de l'air. Prenons un autre exemple dans le rиgne vйgйtal : les plantes grimpent de trois maniиres diffйrentes, en se tordant en spirales, en se cramponnant а un support par leurs vrilles, ou bien par l'йmission de radicelles aйriennes. Ces trois modes s'observent ordinairement dans des groupes distincts, mais il y a quelques espиces chez lesquelles on rencontre deux de ces modes, ou mкme les trois combinйs chez le mкme individu. Dans des cas semblables l'un des deux organes pourrait facilement se modifier et se perfectionner de faзon а accomplir la fonction а lui tout seul ; puis, l'autre organe, aprиs avoir aidй le premier dans le cours de son perfectionnement, pourrait, а son tour, se modifier pour remplir une fonction distincte, ou s'atrophier complиtement. L'exemple de la vessie natatoire chez les poissons est excellent, en ce sens qu'il nous dйmontre clairement le fait important qu'un organe primitivement construit dans un but distinct, c'est-а-dire pour faire flotter l'animal, peut se convertir en un organe ayant une fonction trиs diffйrente, c'est-а-dire la respiration. La vessie natatoire fonctionne aussi, chez certains poissons, comme un accessoire de l'organe de l'ouпe. Tous les physiologistes admettent que, par sa position et par sa conformation, la vessie natatoire est homologue ou idйalement semblable aux poumons des vertйbrйs supйrieurs ; on est donc parfaitement fondй а admettre que la vessie natatoire a йtй rйellement convertie en poumon, c'est-а-dire en un organe exclusivement destinй а la respiration. On peut conclure de ce qui prйcиde que tous les vertйbrйs pourvus de poumons descendent par gйnйration ordinaire de quelque ancien prototype inconnu, qui possйdait un appareil flotteur ou, autrement dit, une vessie natatoire. Nous pouvons ainsi, et c'est une conclusion que je tire de l'intйressante description qu'Owen a faite а ces parties, comprendre le fait йtrange que tout ce que nous buvons et que tout ce que nous mangeons doit passer devant l'orifice de la trachйe, au risque de tomber dans les poumons, malgrй l'appareil remarquable qui permet la fermeture de la glotte. Chez les vertйbrйs supйrieurs, les branchies ont complиtement disparu ; cependant, chez l'embryon, les fentes latйrales du cou et la sorte de boutonniиre faite par les artиres en indiquent encore la position primitive. Mais on peut concevoir que la sйlection naturelle ait pu adapter les branchies, actuellement tout а fait disparues, а quelques fonctions toutes diffйrentes ; Landois, par exemple, a dйmontrй que les ailes des insectes ont eu pour origine la trachйe ; il est donc trиs probable que, chez cette grande classe, des organes qui servaient autrefois а la respiration se trouvent transformйs en organes servant au vol. Il est si important d'avoir bien prйsente а l'esprit la probabilitй de la transformation d'une fonction en une autre, quand on considиre les transitions des organes, que je citerai un autre exemple. On remarque chez les cirripиdes pйdonculйs deux replis membraneux, que j'ai appelйs freins ovigиres et qui, а l'aide d'une sйcrйtion visqueuse, servent а retenir les oeufs dans le sac jusqu'а ce qu'ils soient йclos. Les cirripиdes n'ont pas de branchies, toute la surface du corps, du sac et des freins servent а la respiration. Les cirripиdes sessiles ou balanides, d'autre part, ne possиdent pas les freins ovigиres, les oeufs restant libres au fond du sac dans la coquille bien close ; mais, dans une position correspondant а celle qu'occupent les freins, ils ont des membranes trиs йtendues, trиs repliйes, communiquant librement avec les lacunes circulatoires du sac et du corps, et que tous les naturalistes ont considйrйes comme des branchies. Or, je crois qu'on ne peut contester que les freins ovigиres chez une famille sont strictement homologues avec les branchies d'une autre famille, car on remarque toutes les gradations entre les deux appareils. Il n'y a donc pas lieu de douter que les deux petits replis membraneux qui primitivement servaient de freins ovigиres, tout en aidant quelque peu а la respiration, ont йtй graduellement transformйs en branchies par la sйlection naturelle, par une simple augmentation de grosseur et par l'atrophie des glandes glutinifиres. Si tous les cirripиdes pйdonculйs qui ont йprouvй une extinction bien plus considйrable que les cirripиdes sessiles avaient complиtement disparu, qui aurait pu jamais s'imaginer que les branchies de cette derniиre famille йtaient primitivement des organes destinйs а empкcher que les oeufs ne fussent entraоnйs hors du sac ? Le professeur Cope et quelques autres naturalistes des Etats-Unis viennent d'insister rйcemment sur un autre mode possible de transition, consistant en une accйlйration ou en un retard apportй а l'йpoque de la reproduction. On sait actuellement que quelques animaux sont aptes а se reproduire а un вge trиs prйcoce, avant mкme d'avoir acquis leurs caractиres complets ; or, si cette facultй venait а prendre chez une espиce un dйveloppement considйrable, il est probable que l'йtat adulte de ces animaux se perdrait tфt ou tard ; dans ce cas, le caractиre de l'espиce tendrait а se modifier et а se dйgrader considйrablement, surtout si la larve diffйrait beaucoup de la forme adulte. On sait encore qu'il y a un assez grand nombre d'animaux qui, aprиs avoir atteint l'вge adulte, continuent а changer de caractиre pendant presque toute leur vie. Chez les mammifиres, par exemple, l'вge modifie souvent beaucoup la forme du crвne, fait dont le docteur Murie a observй des exemples frappants chez les phoques. Chacun sait que la complication des ramifications des cornes du cerf augmente beaucoup avec l'вge, et que les plumes de quelques oiseaux se dйveloppent beaucoup quand ils vieillissent. Le professeur Cope affirme que les dents de certains lйzards subissent de grandes modifications de forme quand ils avancent en вge ; Fritz Mьller a observй que les crustacйs, aprиs avoir atteint l'вge adulte, peuvent revкtir des caractиres nouveaux, affectant non seulement des parties insignifiantes, mais mкme des parties fort importantes. Dans tous ces cas -- et ils sont nombreux -- si l'вge de la reproduction йtait retardй, le caractиre de l'espиce se modifierait tout au moins dans son йtat adulte ; il est mкme probable que les phases antйrieures et prйcoces du dйveloppement seraient, dans quelques cas, prйcipitйes et finalement perdues. Je ne puis йmettre l'opinion que quelques espиces aient йtй souvent, ou aient mкme йtй jamais modifiйes par ce mode de transition comparativement soudain ; mais, si le cas s'est prйsentй, il est probable que les diffйrences entre les jeunes et les adultes et entre les adultes et les vieux ont йtй primitivement acquises par dйgrйs insensibles. DIFFICULTES SPECIALES DE LA THEORIE DE LA SELECTION NATURELLE. Bien que nous ne devions admettre qu'avec une extrкme circonspection l'impossibilitй de la formation d'un organe par une sйrie de transitions insensibles, il se prйsente cependant quelques cas sйrieusement difficiles. Un des plus sйrieux est celui des insectes neutres, dont la conformation est souvent toute diffйrente de celle des mвles ou des femelles fйcondes ; je traiterai ce sujet dans le prochain chapitre. Les organes йlectriques des poissons offrent encore de grandes difficultйs, car il est impossible de concevoir par quelles phases successives ces appareils merveilleux ont pu se dйvelopper. Il n'y a pas lieu, d'ailleurs, d'en кtre surpris, car nous ne savons mкme pas а quoi Ils servent. Chez le gymnote et chez la torpille ils constituent sans doute un puissant agent de dйfense et peut-кtre un moyen de saisir leur proie ; d'autre part, chez la raie, qui possиde dans la queue un organe analogue, il se manifeste peu d'йlectricitй, mкme quand l'animal est trиs irritй, ainsi que l'a observй Matteucci ; il s'en manifeste mкme si peu, qu'on peut а peine supposer а cet organe les fonctions que nous venons d'indiquer. En outre, comme l'a dйmontrй le docteur R.-Mac-Donnell, la raie, outre l'organe prйcitй, en possиde un autre prиs de la tкte ; on ne sait si ce dernier organe est йlectrique, mais il paraоt кtre absolument analogue а la batterie йlectrique de la torpille. On admet gйnйralement qu'il existe une йtroite analogie entre ces organes et le muscle ordinaire, tant dans la structure intime et la distribution des nerfs que dans l'action qu'exercent sur eux divers rйactifs. Il faut surtout observer qu'une dйcharge йlectrique accompagne les contractions musculaires, et, comme l'affirme le docteur Radcliffe, « dans son йtat de repos l'appareil йlectrique de la torpille paraоt кtre le siиge d'un chargement tout pareil а celui qui s'effectue dans les muscles et dans les nerfs а l'йtat d'inaction, et le choc produit par la dйcharge subite de l'appareil de la torpille ne serait en aucune faзon une force de nature particuliиre, mais simplement une autre forme de la dйcharge qui accompagne l'action des muscles et du nerf moteur. » Nous ne pouvons actuellement pousser plus loin l'explication ; mais, comme nous ne savons rien relativement aux habitudes et а la conformation des ancкtres des poissons йlectriques existants, il serait extrкmement tйmйraire d'affirmer l'impossibilitй que ces organes aient pu se dйvelopper graduellement en vertu de transitions avantageuses. Une difficultй bien plus sйrieuse encore semble nous arrкter quand il s'agit de ces organes ; ils se trouvent, en effet, chez une douzaine d'espиces de poissons, dont plusieurs sont fort йloignйs par leurs affinitйs. Quand un mкme organe se rencontre chez plusieurs individus d'une mкme classe, surtout chez les individus ayant des habitudes de vie trиs diffйrentes, nous pouvons ordinairement attribuer cet organe а un ancкtre commun qui l'a transmis par hйrйditй а ses descendants ; nous pouvons, en outre, attribuer son absence, chez quelques individus de la mкme classe, а une disparition provenant du non-usage ou de l'action de la sйlection naturelle. De telle sorte donc que, si les organes йlectriques provenaient par hйrйditй de quelque ancкtre reculй, nous aurions pu nous attendre а ce que tous les poissons йlectriques fussent tout particuliиrement alliйs les uns aux autres ; mais tel n'est certainement pas le cas. La gйologie, en outre, ne nous permet pas de penser que la plupart des poissons ont possйdй autrefois des organes йlectriques que leurs descendants modifiйs ont aujourd'hui perdus. Toutefois, si nous йtudions ce sujet de plus prиs, nous nous apercevons que les organes йlectriques occupent diffйrentes parties du corps des quelques poissons qui les possиdent ; que la conformation de ces organes diffиre sous le rapport de l'arrangement des plaques et, selon Pacini, sous le rapport des moyens mis en oeuvre pour exciter l'йlectricitй, et, enfin, que ces organes sont pourvus de nerfs venant de diffйrentes parties du corps, et c'est peut-кtre lа la diffйrence la plus importante de toutes. On ne peut donc considйrer ces organes йlectriques comme homologues, tout au plus peut-on les regarder comme analogues sous le rapport de la fonction, il n'y a donc aucune raison de supposer qu'ils proviennent par hйrйditй d'un ancкtre commun ; si l'on admettait, en effet, cette communautй d'origine, ces organes devraient se ressembler exactement sous tous les rapports. Ainsi s'йvanouit la difficultй inhйrente а ce fait qu'un organe, apparemment le mкme, se trouve chez plusieurs espиces йloignйes les unes des autres, mais il n'en reste pas moins а expliquer cette autre difficultй, moindre certainement, mais considйrable encore : par quelle sйrie de transitions ces organes se sont-ils dйveloppйs dans chaque groupe sйparй de poissons ? Les organes lumineux qui se rencontrent chez quelques insectes appartenant а des familles trиs diffйrentes et qui sont situйs dans diverses parties du corps, offrent, dans notre йtat d'ignorance actuelle, une difficultй absolument йgale а celle des organes йlectriques. On pourrait citer d'autres cas analogues : chez les plantes, par exemple, la disposition curieuse au moyen de laquelle une masse de pollen portйe sur un pйdoncule avec une glande adhйsive, est йvidemment la mкme chez les orchidйes et chez les asclйpias, -- genres aussi йloignйs que possible parmi les plantes а fleurs ; -- mais, ici encore, les parties ne sont pas homologues. Dans tous les cas oщ des кtres, trиs йloignйs les uns des autres dans l'йchelle de l'organisation, sont pourvus d'organes particuliers et analogues, on remarque que, bien que l'aspect gйnйral et la fonction de ces organes puissent кtre les mкmes, on peut cependant toujours discerner entre eux quelques diffйrences fondamentales. Par exemple, les yeux des cйphalopodes et ceux des vertйbrйs paraissent absolument semblables ; or, dans des groupes si йloignйs les uns des autres, aucune partie de cette ressemblance ne peut кtre attribuйe а la transmission par hйrйditй d'un caractиre possйdй par un ancкtre commun. M. Mivart a prйsentй ce cas comme йtant une difficultй toute spйciale, mais il m'est impossible de dйcouvrir la portйe de son argumentation. Un organe destinй а la vision doit se composer de tissus transparents et il doit renfermer une lentille quelconque pour permettre la formation d'une image au fond d'une chambre noire. Outre cette ressemblance superficielle, il n'y a aucune analogie rйelle entre les yeux des seiches et ceux des vertйbrйs ; on peut s'en convaincre, d'ailleurs, en consultant l'admirable mйmoire de Hensen sur les yeux des cйphalopodes. Il m'est impossible d'entrer ici dans les dйtails ; je peux toutefois indiquer quelques points de diffйrence. Le cristallin, chez les seiches les mieux organisйes, se compose de deux parties placйes l'une derriиre l'autre et forme comme deux lentilles qui, toutes deux, ont une conformation et une disposition toutes diffйrentes de ce qu'elles sont chez les vertйbrйs. La rйtine est complиtement dissemblable ; elle prйsente, en effet, une inversion rйelle des йlйments constitutifs et les membranes formant les enveloppes de l'oeil contiennent un gros ganglion nerveux. Les rapports des muscles sont aussi diffйrents qu'il est possible et il en est de mкme pour d'autres points. Il en rйsulte donc une grande difficultй pour apprйcier jusqu'а quel point il convient d'employer les mкmes termes dans la description des yeux des cйphalopodes et de ceux des vertйbrйs. On peut, cela va sans dire, nier que, dans chacun des cas, l'oeil ait pu se dйvelopper par la sйlection naturelle de lйgиres variations successives ; mais, si on l'admet pour l'un, ce systиme est йvidemment possible pour l'autre, et on peut, ce mode de formation acceptй, dйduire par anticipation les diffйrences fondamentales existant dans la structure des organes visuels des deux groupes. De mкme que deux hommes ont parfois, indйpendamment l'un de l'autre fait la mкme invention, de mкme aussi il semble que, dans les cas prйcitйs, la sйlection naturelle, agissant pour le bien de chaque кtre et profitant de toutes les variations favorables, a produit des organes analogues, tout au moins en ce qui concerne la fonction, chez des кtres organisйs distincts qui ne doivent rien de l'analogie de conformation que l'on remarque chez eux а l'hйritage d'un ancкtre commun. Fritz Mьller a suivi avec beaucoup de soin une argumentation presque analogue pour mettre а l'йpreuve les conclusions indiquйes dans ce volume. Plusieurs familles de crustacйs comprennent quelques espиces pourvues d'un appareil respiratoire qui leur permet de vivre hors de l'eau. Dans deux de ces familles trиs voisines, qui ont йtй plus particuliиrement йtudiйes par Mьller, les espиces se ressemblent par tous les caractиres importants, а savoir : les organes des sens, le systиme circulatoire, la position des touffes de poil qui tapissent leurs estomacs complexes, enfin toute la structure des branchies qui leur permettent de respirer dans l'eau, jusqu'aux crochets microscopiques qui servent а les nettoyer. On aurait donc pu s'attendre а ce que, chez les quelques espиces des deux familles qui vivent sur terre, les appareils йgalement importants de la respiration aйrienne fussent semblables ; car pourquoi cet appareil, destinй chez ces espиces а un mкme but spйcial, se trouve-t-il кtre diffйrent, tandis que les autres organes importants sont trиs semblables ou mкme identiques ? Fritz Mьller soutient que cette similitude sur tant de points de conformation doit, d'aprиs la thйorie que je dйfends, s'expliquer par une transmission hйrйditaire remontant а un ancкtre commun. Mais, comme la grande majoritй des espиces qui appartiennent aux deux familles prйcitйes, de mкme d'ailleurs que tous les autres crustacйs, ont des habitudes aquatiques, il est extrкmement improbable que leur ancкtre commun ait йtй pourvu d'un appareil adaptй а la respiration aйrienne. Mьller fut ainsi conduit а examiner avec soin cet appareil respiratoire chez les espиces qui en sont pourvues ; il trouva que cet appareil diffиre, chez chacune d'elles, sous plusieurs rapports importants, comme, par exemple, la position des orifices, le mode de leur ouverture et de leur fermeture, et quelques dйtails accessoires. Or, on s'explique ces diffйrences, on aurait mкme pu s'attendre а les rencontrer, dans l'hypothиse que certaines espиces appartenant а des familles distinctes se sont peu а peu adaptйes а vivre de plus en plus hors de l'eau et а respirer а l'air libre. Ces espиces, en effet, appartenant а des familles distinctes, devaient diffйrer dans une certaine mesure ; or, leur variabilitй ne devait pas кtre exactement la mкme, en vertu du principe que la nature de chaque variation dйpend de deux facteurs, c'est-а-dire la nature de l'organisme et celle des conditions ambiantes. La sйlection naturelle, en consйquence, aura dы agir sur des matйriaux ou des variations de nature diffйrente, afin d'arriver а un mкme rйsultat fonctionnel, et les conformations ainsi acquises doivent nйcessairement diffйrer. Dans l'hypothиse de crйations indйpendantes, ce cas tout entier reste inintelligible. La sйrie des raisonnements qui prйcиdent paraоt avoir eu une grande influence pour dйterminer Fritz Mьller а adopter les idйes que j'ai dйveloppйes dans le prйsent ouvrage. Un autre zoologiste distinguй, feu le professeur Claparиde, est arrivй au mкme rйsultat en raisonnant de la mкme maniиre. Il dйmontre que certains acarides parasites, appartenant а des sous-familles et а des familles distinctes, sont pourvus d'organes qui leur servent а se cramponner aux poils. Ces organes ont dы se dйvelopper d'une maniиre indйpendante et ne peuvent avoir йtй transmis par un ancкtre commun ; dans les divers groupes, ces organes sont formйs par une modification des pattes antйrieures, des pattes postйrieures, des mandibules ou lиvres, et des appendices de la face infйrieure de la partie postйrieure du corps. Dans les diffйrents exemples que nous venons de discuter, nous avons vu que, chez des кtres plus ou moins йloignйs les uns des autres, un mкme but est atteint et une mкme fonction accomplie par des organes assez semblable en apparence, mais qui ne le sont pas en rйalitй. D'autre part, il est de rиgle gйnйrale dans la nature qu'un mкme but soit atteint par les moyens les plus divers, mкme chez des кtres ayant entre eux d'йtroites affinitйs. Quelle diffйrence de construction n'y a-t-il pas, en effet, entre l'aile emplumйe d'un oiseau et l'aile membraneuse de la chauve-souris ; et, plus encore, entre les quatre ailes d'un papillon, les deux ailes de la mouche et les deux ailes et les deux йlytres d'un colйoptиre ? Les coquilles bivalves sont construites pour s'ouvrir et se fermer, mais quelle variйtй de modиles ne remarque-t-on pas dans la conformation de la charniиre, depuis la longue sйrie de dents qui s'emboоtent rйguliиrement les unes dans les autres chez la nucule, jusqu'au simple ligament de la moule ? La dissйmination des graines des vйgйtaux est favorisйe par leur petitesse, par la conversion de leurs capsules en une enveloppe lйgиre sous forme de ballon, par leur situation au centre d'une pulpe charnue composйe des parties les plus diverses, rendue nutritive, revкtue de couleurs voyantes de faзon а attirer l'attention des oiseaux qui les dйvorent, par la prйsence de crochets, de grappins de toutes sortes, de barbes dentelйes, au moyen desquels elles adhиrent aux poils des animaux ; par l'existence d'ailerons et d'aigrettes aussi variйs par la forme qu'йlйgants par la structure, qui en font les jouets du moindre courant d'air. La rйalisation du mкme but par les moyens les plus divers est si importante, que je citerai encore un exemple. Quelques auteurs soutiennent que si les кtres organisйs ont йtй faзonnйs de tant de maniиres diffйrentes, c'est par pur amour de la variйtй, comme les jouets dans un magasin ; mais une telle idйe de la nature est inadmissible. Chez les plantes qui ont les sexes sйparйs ainsi que chez celles qui, bien qu'hermaphrodites, ne peuvent pas spontanйment faire tomber le pollen sur les stigmates, un concours accessoire est nйcessaire pour que la fйcondation soit possible. Chez les unes, le pollen en grains trиs lйgers et non adhйrents est emportй par le vent et amenй ainsi sur le stigmate par pur hasard ; c'est le mode le plus simple que l'on puisse concevoir. Il en est un autre bien diffйrent, quoique presque aussi simple : il consiste en ce qu'une fleur symйtrique sйcrиte quelques gouttes de nectar recherchй par les insectes, qui, en s'introduisant dans la corolle pour le recueillir, transportent le pollen des anthиres aux stigmates. Partant de cet йtat si simple, nous trouvons un nombre infini de combinaisons ayant toutes un mкme but, rйalisй d'une faзon analogue, mais entraоnant des modifications dans toutes les parties de la fleur. Tantфt le nectar est emmagasinй dans des rйceptacles affectant les formes les plus diverses ; les йtamines et les pistils sont alors modifiйs de diffйrentes faзons, quelquefois ils sont disposйs en trappes, quelquefois aussi ils sont susceptibles de mouvements dйterminйs par l'irritabilitй et l'йlasticitй. Partant de lа, nous pourrions passer en revue des quantitйs innombrables de conformations pour en arriver enfin а un cas extraordinaire d'adaptation que le docteur Crьger a rйcemment dйcrit chez le coryanthes. Une partie de la lиvre infйrieure (labellum) de cette orchidйe est excavйe de faзon а former une grande auge dans laquelle tombent continuellement des gouttes d'eau presque pure sйcrйtйe par deux cornes placйes au-dessus ; lorsque l'auge est а moitiй pleine, l'eau s'йcoule par un canal latйral. La base du labellum qui se trouve au-dessus de l'auge est elle-mкme excavйe et forme une sorte de chambre pourvue de deux entrйes latйrales ; dans cette chambre, on remarque des crкtes charnues trиs curieuses. L'homme le plus ingйnieux ne pourrait s'imaginer а quoi servent tous ces appareils s'il n'a йtй tйmoins de ce qui se passe. Le docteur Crьger a remarquй que beaucoup de bourdons visitent les fleurs gigantesques de cette orchidйe non pour en sucer le nectar, mais pour ronger les saillies charnues que renferme la chambre placйe au-dessus de l'auge ; en ce faisant, les bourdons se poussent frйquemment les uns les autres dans l'eau, se mouillent les ailes et, ne pouvant s'envoler, sont obligйs de passer par le canal latйral qui sert а l'йcoulement du trop-plein. Le docteur Crьger a vu une procession continuelle de bourdons sortant ainsi de leur bain involontaire. Le passage est йtroit et recouvert par la colonne de telle sorte que l'insecte, en s'y frayant un chemin, se frotte d'abord le dos contre le stigmate visqueux et ensuite contre les glandes йgalement visqueuses des masses de pollen. Celles-ci adhиrent au dos du premier bourdon qui a traversй le passage et il les emporte. Le docteur Crьger m'a envoyй dans de l'esprit-de-vin une fleur contenant un bourdon tuй avant qu'il se soit complиtement dйgagй du passage et sur le dos duquel on voit une masse de pollen. Lorsque le bourdon ainsi chargй de pollen s'envole sur une autre fleur ou revient une seconde fois sur la mкme et que, poussй par ses camarades, il retombe dans l'auge, il ressort par le passage, la masse de pollen qu'il porte sur son dos se trouve nйcessairement en contact avec le stigmate visqueux, y adhиre et la fleur est ainsi fйcondйe. Nous comprenons alors l'utilitй de toutes les parties de la fleur, des cornes sйcrйtant de l'eau, de l'auge demi-pleine qui empкche les bourdons de s'envoler, les force а se glisser dans le canal pour sortir et par cela mкme а se frotter contre le pollen visqueux et contre le stigmate йgalement visqueux. La fleur d'une autre orchidйe trиs voisine, le Catasetum, a une construction йgalement ingйnieuse, qui rйpond au mкme but, bien qu'elle soit toute diffйrente. Les bourdons visitent cette fleur comme celle du coryanthes pour en ronger le labellum ; ils touchent alors inйvitablement une longue piиce effilйe, sensible, que j'ai appelйe l'antenne. Celle-ci, dиs qu'on la touche, fait vibrer une certaine membrane qui se rompt immйdiatement ; cette rupture fait mouvoir un ressort qui projette le pollen avec la rapiditй d'une flиche dans la direction de l'insecte au dos duquel il adhиre par son extrйmitй visqueuse. Le pollen de la fleur mвle (car, dans cette orchidйe, les sexes sont sйparйs) est ainsi transportй а la fleur femelle, oщ il se trouve en contact avec le stigmate, assez visqueux pour briser certains fils йlastique ; le stigmate retient le pollen et est ainsi fйcondй. On peut se demander comment, dans les cas prйcйdents et dans une foule d'autres, on arrive а expliquer tous ces degrйs de complication et ces moyens si divers pour obtenir un mкme rйsultat. On peut rйpondre, sans aucun doute, que, comme nous l'avons dйjа fait remarquer, lorsque deux formes qui diffиrent l'une de l'autre dans une certaine mesure se mettent а varier, leur variabilitй n'est pas identique et, par consйquent, les rйsultats obtenus par la sйlection naturelle, bien que tendant а un mкme but gйnйral, ne doivent pas non plus кtre identiques. Il faut se rappeler aussi que tous les organismes trиs dйveloppйs ont subi de nombreuses modifications ; or, comme chaque conformation modifiйe tend а se transmettre par hйrйditй, il est rare qu'une modification disparaisse complиtement sans avoir subi de nouveaux changements. Il en rйsulte que la conformation des diffйrentes parties d'une espиce, а quelque usage que ces parties servent d'ailleurs, reprйsente la somme de nombreux changements hйrйditaires que l'espиce a successivement йprouvйs, pour s'adapter а de nouvelles habitudes et а de nouvelles conditions d'existence. Enfin, bien que, dans beaucoup de cas, il soit trиs difficile de faire mкme la moindre conjecture sur les transitions successives qui ont amenй les organes а leur йtat actuel, je suis cependant йtonnй, en songeant combien est minime la proportion entre les formes vivantes et connues et celles qui sont йteintes et inconnues, qu'il soit si rare de rencontrer un organe dont on ne puisse indiquer quelques йtats de transition. Il est certainement vrai qu'on voit rarement apparaоtre chez un individu de nouveaux organes qui semblent avoir йtй crййs dans un but spйcial ; c'est mкme ce que dйmontre ce vieil axiome de l'histoire naturelle dont on a quelque peu exagйrй la portйe : Natura non facit saltum. La plupart des naturalistes expйrimentйs admettent la vйritй de cet adage ; ou, pour employer les expressions de Milne-Edwards, la nature est prodigue de variйtйs, mais avare d'innovations. Pourquoi, dans l'hypothиse des crйations, y aurait-il tant de variйtйs et si peu de nouveautйs rйelles ? Pourquoi toutes les parties ; tous les organes de tant d'кtres indйpendants, crййs, suppose-t-on, sйparйment pour occuper une place sйparйe dans la nature, seraient-ils si ordinairement reliйs les uns aux autres par une sйrie de gradations ? Pourquoi la nature n'aurait-elle pas passй soudainement d'une conformation а une autre ? La thйorie de la sйlection naturelle nous fait comprendre clairement pourquoi il n'en est point ainsi ; la sйlection naturelle, en effet, n'agit qu'en profitant de lйgиres variations successives, elle ne peut donc jamais faire de sauts brusques et considйrables, elle ne peut avancer que par degrйs insignifiants, lents et sыrs. ACTION DE LA SELECTION NATURELLE SUR LES ORGANES PEU IMPORTANTS EN APPARENCE. La sйlection naturelle n'agissant que par la vie et par la mort par la persistance du plus apte et par l'йlimination des individus moins perfectionnйs, j'ai йprouvй quelquefois de grandes difficultйs а m'expliquer l'origine ou la formation de parties peu importantes ; les difficultйs sont aussi grandes, dans ce cas, que lorsqu'il s'agit des organes les plus parfaits et les plus complexes, mais elles sont d'une nature diffйrente. En premier lieu, notre ignorance est trop grande relativement а l'ensemble de l'йconomie organique d'un кtre quelconque, pour que nous puissions dire quelles sont les modifications importantes et quelles sont les modifications insignifiantes. Dans un chapitre prйcйdent, j'ai indiquй quelques caractиres insignifiants, tels que le duvet des fruits ou la couleur de la chair, la couleur de la peau et des poils des quadrupиdes, sur lesquels, en raison de leur rapport avec des diffйrences constitutionnelles, ou en raison de ce qu'ils dйterminent les attaques de certains insectes, la sйlection naturelle a certainement pu exercer une action. La queue de la girafe ressemble а un chasse-mouches artificiel ; il paraоt donc d'abord incroyable que cet organe ait pu кtre adaptй а son usage actuel par une sйrie de lйgиres modifications qui l'auraient mieux appropriй а un but aussi insignifiant que celui de chasser les mouches. Nous devons rйflйchir, cependant, avant de rien affirmer de trop positif mкme dans ce cas, car nous savons que l'existence et la distribution du bйtail et d'autres animaux dans l'Amйrique mйridionale dйpendent absolument de leur aptitude а rйsister aux attaques des insectes ; de sorte que les individus qui ont les moyens de se dйfendre contre ces petits ennemis peuvent occuper de nouveaux pвturages et s'assurer ainsi de grands avantages. Ce n'est pas que, а de rares exceptions prиs, les gros mammifиres puissent кtre rйellement dйtruits par les mouches, mais ils sont tellement harassйs et affaiblis par leurs attaques incessantes, qu'ils sont plus exposйs aux maladies et moins en йtat de se procurer leur nourriture en temps de disette, ou d'йchapper aux bкtes fйroces. Des organes aujourd'hui insignifiants ont probablement eu, dans quelques cas, une haute importance pour un ancкtre reculй. Aprиs s'кtre lentement perfectionnйs а quelque pйriode antйrieure, ces organes se sont transmis aux espиces existantes а peu prиs dans le mкme йtat, bien qu'ils leur servent fort peu aujourd'hui ; mais il va sans dire que la sйlection naturelle aurait arrкtй toute dйviation dйsavantageuse de leur conformation. On pourrait peut-кtre expliquer la prйsence habituelle de la queue et les nombreux usages auxquels sert cet organe chez tant d'animaux terrestres dont les poumons ou vessies natatoires modifiйs trahissent l'origine aquatique, par le rфle important que joue la queue, comme organe de locomotion, chez tous les animaux aquatiques. Une queue bien dйveloppйe s'йtant formйe chez un animal aquatique, peut ensuite s'кtre modifiйe pour divers usages, comme chasse-mouches, comme organe de prйhension, comme moyen de se retourner, chez le chien par exemple, bien que, sous ce dernier rapport, l'importance de la queue doive кtre trиs minime, puisque le liиvre, qui n'a presque pas de queue, se retourne encore plus vivement que le chien. En second lieu, nous pouvons facilement nous tromper en attribuant de l'importance а certains caractиres et en croyant qu'ils sont dus а l'action de la sйlection naturelle. Nous ne devons pas perdre de vue les effets que peuvent produire l'action dйfinie des changements dans les conditions d'existence, -- les prйtendues variations spontanйes qui semblent dйpendre, а un faible degrй, de la nature des conditions ambiantes, -- la tendance au retour vers des caractиres depuis longtemps perdus, -- les lois complexes de la croissance, telles que la corrйlation, la compensation, la pression qu'une partie peut exercer sur une autre, etc., -- et, enfin, la sйlection sexuelle, qui dйtermine souvent la formation de caractиres utiles а un des sexes, et ensuite leur transmission plus ou moins complиte а l'autre sexe pour lequel ils n'ont aucune utilitй. Cependant, les conformations ainsi produites indirectement, bien que d'abord sans avantages pour l'espиce, peuvent, dans la suite, кtre devenues utiles а sa descendance modifiйe qui se trouve dans des conditions vitales nouvelles ou qui a acquis d'autres habitudes. S'il n'y avait que des pics verts et que nous ne sachions pas qu'il y a beaucoup d'espиces de pics de couleur noire et pie, nous aurions probablement pensй que la couleur verte du pic est une admirable adaptation, destinйe а dissimuler а ses ennemis cet oiseau si йminemment forestier. Nous aurions, par consйquent, attachй beaucoup d'importance а ce caractиre, et nous l'aurions attribuй а la sйlection naturelle ; or, cette couleur est probablement due а la sйlection sexuelle. Un palmier grimpant de l'archipel malais s'йlиve le long des arbres les plus йlevйs а l'aide de crochets admirablement construits et disposйs а l'extrйmitй de ses branches. Cet appareil rend sans doute les plus grands services а cette plante ; mais, comme nous pouvons remarquer des crochets presque semblables sur beaucoup d'arbres qui ne sont pas grimpeurs, et que ces crochets, s'il faut en juger par la distribution des espиces йpineuses de l'Afrique et de l'Amйrique mйridionale, doivent servir de dйfense aux arbres contre les animaux, de mкme les crochets du palmier peuvent avoir йtй dans l'origine dйveloppйs dans ce but dйfensif, pour se perfectionner ensuite et кtre utilisйs par la plante quand elle a subi de nouvelles modifications et qu'elle est devenue un grimpeur. On considиre ordinairement la peau nue qui recouvre la tкte du vautour comme une adaptation directe qui lui permet de fouiller incessamment dans les chairs en putrйfaction ; le fait est possible, mais cette dйnudation pourrait кtre due aussi а l'action directe de la matiиre putride. Il faut, d'ailleurs, ne s'avancer sur ce terrain qu'avec une extrкme prudence, car on sait que le dindon mвle a la tкte dйnudйe, et que sa nourriture est toute diffйrente. On a soutenu que les sutures du crвne, chez les jeunes mammifиres, sont d'admirables adaptations qui viennent en aide а la parturition ; il n'est pas douteux qu'elles ne facilitent cet acte, si mкme elles ne sont pas indispensables. Mais, comme les sutures existent aussi sur le crвne des jeunes oiseaux et des jeunes reptiles qui n'ont qu'а sortir d'un oeuf brisй, nous pouvons en conclure que cette conformation est une consйquence des lois de la croissance, et qu'elle a йtй ensuite utilisйe dans la parturition des animaux supйrieurs. Notre ignorance est profonde relativement aux causes des variations lйgиres ou des diffйrences individuelles ; rien ne saurait mieux nous le faire comprendre que les diffйrences qui existent entre les races de nos animaux domestiques dans diffйrents pays, et, plus particuliиrement, dans les pays peu civilisйs oщ il n'y a eu que peu de sйlection mйthodique. Les animaux domestiques des sauvages, dans diffйrents pays, ont souvent а pourvoir а leur propre subsistance, et sont, dans une certaine mesure, exposйs а l'action de la sйlection naturelle ; or, les individus ayant des constitutions lйgиrement diffйrentes pourraient prospйrer davantage sous des climats divers. Chez le bйtail, la susceptibilitй aux attaques des mouches est en rapport avec la couleur ; il en est de mкme pour l'action vйnйneuse de certaines plantes, de telle sorte que la coloration elle-mкme se trouve ainsi soumise а l'action de la sйlection naturelle. Quelques observateurs sont convaincus que l'humiditй du climat affecte la croissance des poils et qu'il existe un rapport entre les poils et les cornes. Les races des montagnes diffиrent toujours des races des plaines ; une rйgion montagneuse doit probablement exercer une certaine influence sur les membres postйrieurs en ce qu'ils ont un travail plus rude а accomplir, et peut-кtre mкme aussi sur la forme du bassin ; consйquemment, en vertu de la loi des variations homologues, les membres antйrieurs et la tкte doivent probablement кtre affectйs aussi. La forme du bassin pourrait aussi affecter, par la pression, la forme de quelques parties du jeune animal dans le sein de sa mиre. L'influence des hautes rйgions sur la respiration tend, comme nous avons bonne raison de le croire, а augmenter la capacitй de la poitrine et а dйterminer, par corrйlation, d'autres changements. Le dйfaut d'exercice joint а une abondante nourriture a probablement, sur l'organisme entier, des effets encore plus importants ; c'est lа, sans doute, comme H. von Nathusius vient de le dйmontrer rйcemment dans son excellent traitй, la cause principale des grandes modifications qu'ont subies les races porcines. Mais, nous sommes bien trop ignorants pour pouvoir discuter l'importance relative des causes connues ou inconnues de la variation ; j'ai donc fait les remarques qui prйcиdent uniquement pour dйmontrer que, s'il nous est impossible de nous rendre compte des diffйrences caractйristiques de nos races domestiques, bien qu'on admette gйnйralement que ces races descendent directement d'une mкme souche ou d'un trиs petit nombre de souches, nous ne devrions pas trop insister sur notre ignorance quant aux causes prйcises des lйgиres diffйrences analogues qui existent entre les vraies espиces. JUSQU'A QUEL POINT EST VRAIE LA DOCTRINE UTILITAIRE ; COMMENT S'ACQUIERT LA BEAUTE. Les remarques prйcйdentes m'amиnent а dire quelques mots sur la protestation qu'ont faite rйcemment quelques naturalistes contre la doctrine utilitaire, d'aprиs laquelle chaque dйtail de conformation a йtй produit pour le bien de son possesseur. Ils soutiennent que beaucoup de conformations ont йtй crййes par pur amour de la beautй, pour charmer les yeux de l'homme ou ceux du Crйateur (ce dernier point, toutefois, est en dehors de toute discussion scientifique) ou par pur amour de la variйtй, point que nous avons dйjа discutй. Si ces doctrines йtaient fondйes, elles seraient absolument fatales а ma thйorie. J'admets complиtement que beaucoup de conformations n'ont plus aujourd'hui d'utilitй absolue pour leur possesseur, et que, peut-кtre, elles n'ont jamais йtй utiles а leurs ancкtres ; mais cela ne prouve pas que ces conformations aient eu uniquement pour cause la beautй ou la variйtй. Sans aucun doute, l'action dйfinie du changement des conditions et les diverses causes de modifications que nous avons indiquйes ont toutes produit un effet probablement trиs grand, indйpendamment des avantages ainsi acquis. Mais, et c'est lа une considйration encore plus importante, la plus grande partie de l'organisme de chaque crйature vivante lui est transmise par hйrйditй ; en consйquence, bien que certainement chaque individu soit parfaitement appropriй а la place qu'il occupe dans la nature, beaucoup de conformations n'ont plus aujourd'hui de rapport bien direct et bien intime avec ses nouvelles conditions d'existence. Ainsi, il est difficile de croire que les pieds palmйs de l'oie habitant les rйgions йlevйes, ou que ceux de la frйgate, aient une utilitй bien spйciale pour ces oiseaux ; nous ne pouvons croire que les os similaires qui se trouvent dans le bras du singe, dans la jambe antйrieure du cheval, dans l'aile de la chauve-souris et dans la palette du phoque aient une utilitй spйciale pour ces animaux. Nous pouvons donc, en toute sыretй, attribuer ces conformations а l'hйrйditй. Mais, sans aucun doute, des pieds palmйs ont йtй aussi utiles а l'ancкtre de l'oie terrestre et de la frйgate qu'ils le sont aujourd'hui а la plupart des oiseaux aquatiques. Nous pouvons croire aussi que l'ancкtre du phoque n'avait pas une palette, mais un pied а cinq doigts, propre а saisir ou а marcher ; nous pouvons peut-кtre croire, en outre, que les divers os qui entrent dans la constitution des membres du singe, du cheval et de la chauve-souris se sont primitivement dйveloppйs en vertu du principe d'utilitй, et qu'ils proviennent probablement de la rйduction d'os plus nombreux qui se trouvaient dans la nageoire de quelque ancкtre reculй ressemblant а un poisson, ancкtre de toute la classe. Il est а peine possible de dйterminer quelle part il faut faire aux diffйrentes causes de changement, telles que l'action dйfinie des conditions ambiantes, les prйtendues variations spontanйes et les lois complexes de la croissance ; mais, aprиs avoir fait ces importantes rйserves, nous pouvons conclure que tout dйtail de conformation chez chaque кtre vivant est encore aujourd'hui, ou a йtй autrefois, directement ou indirectement utile а son possesseur. Quant а l'opinion que les кtres organisйs ont reзu la beautй pour le plaisir de l'homme -- opinion subversive de toute ma thйorie -- je ferai tout d'abord remarquer que le sens du beau dйpend йvidemment de la nature de l'esprit, indйpendamment de toute qualitй rйelle chez l'objet admirй, et que l'idйe du beau n'est pas innйe ou inaltйrable. La preuve de cette assertion, c'est que les hommes de diffйrentes races admirent, chez les femmes, un type de beautй absolument diffйrent. Si les beaux objets n'avaient йtй crййs que pour le plaisir de l'homme, il faudrait dйmontrer qu'il y avait moins de beautй sur la terre avant que l'homme ait paru sur la scиne. Les admirables volutes et les cфnes de l'йpoque йocиne, les ammonites si йlйgamment sculptйes de la pйriode secondaire, ont-ils donc йtй crййs pour que l'homme puisse, des milliers de siиcles plus tard, les admirer dans ses musйes ? Il y a peu d'objets plus admirables que les dйlicates enveloppes siliceuses des diatomйes : ont-elles donc йtй crййes pour que l'homme puisse les examiner et les admirer en se servant des plus forts grossissements du microscope ? Dans ce dernier cas, comme dans beaucoup d'autres, la beautй dйpend tout entiиre de la symйtrie de croissance. On met les fleurs au nombre des plus belles productions de la nature ; mais elles sont devenues brillantes, et, par consйquent, belles, pour faire contraste avec les feuilles vertes, de faзon а ce que les insectes puissent les apercevoir facilement. J'en suis arrivй а cette conclusion, parce que j'ai trouvй, comme rиgle invariable, que les fleurs fйcondйes par le vent, n'ont jamais une corolle revкtue de brillantes couleurs. Diverses plantes produisent ordinairement deux sortes de fleurs : les unes ouvertes et aux couleurs brillantes de faзon а attirer les insectes, les autres fermйes, incolores, privйes de nectar, et que ne visitent jamais les insectes. Nous en pouvons conclure que si les insectes ne s'йtaient jamais dйveloppйs а la surface de la terre, nos plantes ne se seraient pas couvertes de fleurs admirables et qu'elles n'auraient produit que les tristes fleurs que nous voyons sur les pins, sur les chкnes, sur les noisetiers, sur les frкnes, sur les graminйes, les йpinards, les orties, qui toutes sont fйcondйes par l'action du vent. Le mкme raisonnement peut s'appliquer aux fruits ; tout le monde admet qu'une fraise ou qu'une cerise bien mыre est aussi agrйable а l'oeil qu'au palais ; que les fruits vivement colorйs du fusain et les baies йcarlates du houx sont d'admirables objets. Mais cette beautй n'a d'autre but que d'attirer les oiseaux et les insectes pour qu'en dйvorant ces fruits ils en dissйminent les graines ; j'ai, en effet, observй, et il n'y a pas d'exception а cette rиgle, que les graines sont toujours dissйminйes ainsi quand elles sont enveloppйes d'un fruit quelconque (c'est-а-dire qu'elles se trouvent enfouies dans une masse charnue), а condition que ce fruit ait une teinte brillante ou qu'il soit trиs apparent parce qu'il est blanc ou noir. D'autre part, j'admets volontiers qu'un grand nombre d'animaux mвles, tels que tous nos oiseaux les plus magnifiques, quelques reptiles, quelques mammifиres, et une foule de papillons admirablement colorйs, ont acquis la beautй pour la beautй elle-mкme ; mais ce rйsultat a йtй obtenu par la sйlection sexuelle, c'est-а-dire parce que les femelles ont continuellement choisi les plus beaux mвles ; cet embellissement n'a donc pas eu pour but le plaisir de l'homme. On pourrait faire les mкmes remarques relativement au chant des oiseaux. Nous pouvons conclure de tout ce qui prйcиde qu'une grande partie du rиgne animal possиde а peu prиs le mкme goыt pour les belles couleurs et pour la musique. Quand la femelle est aussi brillamment colorйe que le mвle, ce qui n'est pas rare chez les oiseaux et chez les papillons, cela parfait rйsulter de ce que les couleurs acquises par la sйlection sexuelle ont йtй transmises aux deux sexes au lieu de l'кtre aux mвles seuls. Comment le sentiment de la beautй, dans sa forme la plus simple, c'est-а-dire la sensation de plaisir particulier qu'inspirent certaines couleurs, certaines formes et certains sons, s'est-il primitivement dйveloppй chez l'homme et chez les animaux infйrieurs ? C'est lа un point fort obscur. On se heurte d'ailleurs aux mкmes difficultйs si l'on veut expliquer comment il se fait que certaines saveurs et certains parfums procurent une jouissance, tandis que d'autres inspirent une aversion gйnйrale. Dans tous ces cas, l'habitude paraоt avoir jouй un certain rфle ; mais ces sensations doivent avoir quelques causes fondamentales dans la constitution du systиme nerveux de chaque espиce. La sйlection naturelle ne peut, en aucune faзon, produire des modifications chez une espиce dans le but exclusif d'assurer un avantage а une autre espиce, bien que, dans la nature, une espиce cherche incessamment а tirer avantage ou а profiter de la conformation des autres. Mais la sйlection naturelle peut souvent produire -- et nous avons de nombreuses preuves qu'elle le fait -- des conformations directement prйjudiciables а d'autres animaux, telles que les crochets de la vipиre et l'ovipositeur de l'ichneumon, qui lui permet de dйposer ses oeufs dans le corps d'autres insectes vivants. Si l'on parvenait а prouver qu'une partie quelconque de la conformation d'une espиce donnйe a йtй formйe dans le but exclusif de procurer certains avantages а une autre espиce, ce serait la ruine de ma thйorie ; ces parties, en effet, n'auraient pas pu кtre produites par la sйlection naturelle. Or, bien que dans les ouvrages sur l'histoire naturelle on cite de nombreux exemples а cet effet, je n'ai pu en trouver un seul qui me semble avoir quelque valeur. On admet que le serpent а sonnettes est armй de crochets venimeux pour sa propre dйfense et pour dйtruire sa proie ; mais quelques йcrivains supposent en mкme temps que ce serpent est pourvu d'un appareil sonore qui, en avertissant sa proie, lui cause un prйjudice. Je croirais tout aussi volontiers que le chat recourbe l'extrйmitй de sa queue, quand il se prйpare а s'йlancer, dans le seul but d'avertir la souris qu'il convoite. L'explication de beaucoup la plus probable est que le serpent а sonnettes agite son appareil sonore, que le cobra gonfle son jabot, que la vipиre s'enfle, au moment oщ elle йmet son sifflement si dur et si violent, dans le but d'effrayer les oiseaux et les bкtes qui attaquent mкme les espиces les plus venimeuses. Les serpents, en un mot, agissent en vertu de la mкme cause qui fait que la poule hйrisse ses plumes et йtend ses ailes quand un chien s'approche de ses poussins. Mais la place me manque pour entrer dans plus de dйtails sur les nombreux moyens qu'emploient les animaux pour essayer d'intimider leurs ennemis. La sйlection naturelle ne peut dйterminer chez un individu une conformation qui lui serait plus nuisible qu'utile, car elle ne peut agir que par et pour son bien. Comme Paley l'a fait remarquer, aucun organe ne se forme dans le but de causer une douleur ou de porter un prйjudice а son possesseur. Si l'on йtablit йquitablement la balance du bien et du mal causйs par chaque partie, on s'apercevra qu'en somme chacune d'elles est avantageuse. Si, dans le cours des temps, dans des conditions d'existence nouvelles, une partie quelconque devient nuisible, elle se modifie ; s'il n'en est pas ainsi, l'кtre s'йteint, comme tant de millions d'autres кtres se sont йteints avant lui. La sйlection naturelle tend seulement а rendre chaque кtre organisй aussi parfait, ou un peu plus parfait, que les autres habitants du mкme pays avec lesquels il se trouve en concurrence. C'est lа, sans contredit, le comble de la perfection qui peut se produire а l'йtat de nature. Les productions indigиnes de la Nouvelle-Zйlande, par exemple, sont parfaites si on les compare les unes aux autres, mais elles cиdent aujourd'hui le terrain et disparaissent rapidement devant les lйgions envahissantes de plantes et d'animaux importйs d'Europe. La sйlection naturelle ne produit pas la perfection absolue ; autant que nous en pouvons juger, d'ailleurs, ce n'est pas а l'йtat de nature que nous rencontrons jamais ces hauts degrйs. Selon Mьller, la correction pour l'aberration de la lumiиre n'est pas parfaite, mкme dans le plus parfait de tous les organes, l'oeil humain. Helmholtz, dont personne ne peut contester le jugement, aprиs avoir dйcrit dans les termes les plus enthousiastes la merveilleuse puissance de l'oeil humain, ajoute ces paroles remarquables : « Ce que nous avons dйcouvert d'inexact et d'imparfait dans la machine optique et dans la production de l'image sur la rйtine n'est rien comparativement aux bizarreries que nous avons rencontrйes dans le domaine de la sensation. Il semblerait que la nature ait pris plaisir а accumuler les contradictions pour enlever tout fondement а la thйorie d'une harmonie prйexistante entre les mondes intйrieurs et extйrieurs. » Si notre raison nous pousse а admirer avec enthousiasme une foule de dispositions inimitables de la nature, cette mкme raison nous dit, bien que nous puissions facilement nous tromper dans les deux cas, que certaines autres dispositions sont moins parfaites. Pouvons-nous, par exemple, considйrer comme parfait l'aiguillon de l'abeille, qu'elle ne peut, sous peine de perdre ses viscиres, retirer de la blessure qu'elle a faite а certains ennemis, parce que cet aiguillon est barbelй, disposition qui cause inйvitablement la mort de l'insecte ? Si nous considйrons l'aiguillon de l'abeille comme ayant existй chez quelque ancкtre reculй а l'йtat d'instrument perforant et dentelй, comme on en rencontre chez tant de membres du mкme ordre d'insectes ; que, depuis, cet instrument se soit modifiй sans se perfectionner pour remplir son but actuel, et que le venin, qu'il sйcrиte, primitivement adaptй а quelque autre usage, tel que la production de galles, ait aussi augmentй de puissance, nous pouvons peut-кtre comprendre comment il se fait que l'emploi de l'aiguillon cause si souvent la mort de l'insecte. En effet, si l'aptitude а piquer est utile а la communautй, elle rйunit tous les йlйments nйcessaires pour donner prise а la sйlection naturelle, bien qu'elle puisse causer la mort de quelques-uns de ses membres. Nous admirons l'йtonnante puissance d'odorat qui permet aux mвles d'un grand nombre d'insectes de trouver leur femelle, mais pouvons-nous admirer chez les abeilles la production de tant de milliers de mвles qui, а l'exception d'un seul, sont complиtement inutiles а la communautй et qui finissent par кtre massacrйs par leurs soeurs industrieuses et stйriles ? Quelque rйpugnance que nous ayons а le faire, nous devrions admirer la sauvage haine instinctive qui pousse la reine abeille а dйtruire, dиs leur naissance, les jeunes reines, ses filles, ou а pйrir elle-mкme dans le combat ; il n'est pas douteux, en effet, qu'elle n'agisse pour le bien de la communautй et que, devant l'inexorable principe de la sйlection naturelle, peu importe l'amour ou la haine maternelle, bien que ce dernier sentiment soit heureusement excessivement rare. Nous admirons les combinaisons si diverses, si ingйnieuses, qui assurent la fйcondation des orchidйes et de beaucoup d'autres plantes par l'entremise des insectes ; mais pouvons-nous considйrer comme йgalement parfaite la production, chez nos pins, d'йpaisses nuйes de pollen, de faзon а ce que quelques grains seulement puissent tomber par hasard sur les ovules ? RESUME : LA THEORIE DE LA SELECTION NATURELLE COMPREND LA LOI DE L'UNITE DE TYPE ET DES CONDITIONS D'EXISTENCE. Nous avons consacrй ce chapitre а la discussion de quelques-unes des difficultйs que prйsente notre thйorie et des objections qu'on peut soulever contre elle. Beaucoup d'entre elles sont sйrieuses, mais je crois qu'en les discutant nous avons projetй quelque lumiиre sur certains faits que la thйorie des crйations indйpendantes laisse dans l'obscuritй la plus profonde. Nous avons vu que, pendant une pйriode donnйe, les espиces ne sont pas infiniment variables, et qu'elles ne sont pas reliйes les unes aux autres par une foule de gradations intermйdiaires ; en partie, parce que la marche de la sйlection naturelle est toujours lente et que, pendant un temps donnй, elle n'agit que sur quelques formes ; en partie, parce que la sйlection naturelle implique nйcessairement l'йlimination constante et l'extinction des formes intermйdiaires antйrieures. Les espиces trиs voisines, habitant aujourd'hui une surface continue, ont dы souvent se former alors que cette surface n'йtait pas continue et que les conditions extйrieures de l'existence ne se confondaient pas insensiblement dans toutes ses parties. Quand deux variйtйs surgissent dans deux districts d'une surface continue, il se forme souvent une variйtй intermйdiaire adaptйe а une zone intermйdiaire ; mais, en vertu de causes que nous avons indiquйes, la variйtй intermйdiaire est ordinairement moins nombreuse que les deux formes qu'elle relie ; en consйquence, ces deux derniиres, dans le cours de nouvelles modifications favorisйes par le nombre considйrable d'individus qu'elles contiennent, ont de grands avantages sur la variйtй intermйdiaire moins nombreuse et rйussissent ordinairement а l'йliminer et а l'exterminer. Nous avons vu, dans ce chapitre, qu'il faut apporter la plus grande prudence avant de conclure а l'impossibilitй d'un changement graduel des habitudes d'existence les plus diffйrentes ; avant de conclure, par exemple, que la sйlection naturelle n'a pas pu transformer en chauve-souris un animal qui, primitivement, n'йtait apte qu'а planer en glissant dans l'air. Nous avons vu qu'une espиce peut changer ses habitudes si elle est placйe dans de nouvelles conditions d'existence, ou qu'elle peut avoir des habitudes diverses, quelquefois trиs diffйrentes de celles de ses plus proches congйnиres. Si nous avons soin de nous rappeler que chaque кtre organisй s'efforce de vivre partout oщ il peut, nous pouvons comprendre, en vertu du principe que nous venons d'exprimer, comment il se fait qu'il y ait des oies terrestres а pieds palmйs, des pics ne vivant pas sur les arbres, des merles qui plongent dans l'eau et des pйtrels ayant les habitudes des pingouins. La pensйe que la sйlection naturelle a pu former un organe aussi parfait que l'oeil, paraоt de nature а faire reculer le plus hardi ; il n'y a, cependant, aucune impossibilitй logique а ce que la sйlection naturelle, йtant donnйes des conditions de vie diffйrentes, ait amenй а un degrй de perfection considйrable un organe, quel qu'il soit, qui a passй par une longue sйrie de complications toutes avantageuses а leur possesseur. Dans les cas oщ nous ne connaissons pas d'йtats intermйdiaires ou de transition, il ne faut pas conclure trop promptement qu'ils n'ont jamais existй, car les mйtamorphoses de beaucoup d'organes prouvent quels changements йtonnants de fonction sont tout au moins possibles. Par exemple, il est probable qu'une vessie natatoire s'est transformйe en poumons. Un mкme organe, qui a simultanйment rempli des fonctions trиs diverses, puis qui s'est spйcialisй en tout ou en partie pour une seule fonction, ou deux organes distincts ayant en mкme temps rempli une mкme fonction, l'un s'йtant amйliorй tandis que l'autre lui venait en aide, sont des circonstances qui ont dы souvent faciliter la transition. Nous avons vu que des organes qui servent au mкme but et qui paraissent identiques, ont pu se former sйparйment, et de faзon indйpendante, chez deux formes trиs йloignйes l'une de l'autre dans l'йchelle organique. Toutefois, si l'on examine ces organes avec soin, on peut presque toujours dйcouvrir chez eux des diffйrences essentielles de conformation, ce qui est la consйquence du principe de la sйlection naturelle. D'autre part, la rиgle gйnйrale dans la nature est d'arriver aux mкmes fins par une diversitй infinie de conformations et ceci dйcoule naturellement aussi du mкme grand principe. Dans bien des cas, nous sommes trop ignorants pour pouvoir affirmer qu'une partie ou qu'un organe a assez peu d'importance pour la prospйritй d'une espиce, pour que la sйlection naturelle n'ait pas pu, par de lentes accumulations, apporter des modifications dans sa structure. Dans beaucoup d'autres cas, les modifications sont probablement le rйsultat direct des lois de la variation ou de la croissance, indйpendamment de tous avantages acquis. Mais nous pouvons affirmer que ces conformations elles-mкmes ont йtй plus tard mises а profit et modifiйes de nouveau pour le bien de l'espиce, placйe dans de nouvelles conditions d'existence. Nous pouvons croire aussi qu'une partie ayant eu autrefois une haute importance s'est souvent conservйe ; la queue, par exemple, d'un animal aquatique existe encore chez ses descendants terrestres, bien que cette partie ait actuellement une importance si minime, que, dans son йtat actuel, elle ne pourrait pas кtre produite par la sйlection naturelle. La sйlection naturelle ne peut rien produire chez une espиce, dans un but exclusivement avantageux ou nuisible а une autre espиce, bien qu'elle puisse amener la production de parties, d'organes ou d'excrйtions trиs utiles et mкme indispensables, ou trиs nuisibles а d'autres espиces ; mais, dans tous les cas, ces productions sont en mкme temps avantageuses pour l'individu qui les possиde. Dans un pays bien peuplй, la sйlection naturelle agissant principalement par la concurrence des habitants ne peut dйterminer leur degrй de perfection que relativement aux types du pays. Aussi, les habitants d'une rйgion plus petite disparaissent gйnйralement devant ceux d'une rйgion plus grande. Dans cette derniиre, en effet, il y a plus d'individus ayant des formes diverses, la concurrence est plus active et, par consйquent, le type de perfection est plus йlevй. La sйlection naturelle ne produit pas nйcessairement la perfection absolue, йtat que, autant que nous en pouvons juger, on ne peut s'attendre а trouver nulle part. La thйorie de la sйlection naturelle nous permet de comprendre clairement la valeur complиte du vieil axiome : Natura non facit saltum. Cet axiome, en tant qu'appliquй seulement aux habitants actuels du globe, n'est pas rigoureusement exact, mais il devient strictement vrai lorsque l'on considиre l'ensemble de tous les кtres organisйs connus ou inconnus de tous les temps. On admet gйnйralement que la formation de tous les кtres organisйs repose sur deux grandes lois : l'unitй de type et les conditions d'existence. On entend par unitй de type cette concordance fondamentale qui caractйrise la conformation de tous les кtres organisйs d'une mкme classe et qui est tout а fait indйpendante de leurs habitudes et de leur mode de vie. Dans ma thйorie, l'unitй de type s'explique par l'unitй de descendance. Les conditions d'existence, point sur lequel l'illustre Cuvier a si souvent insistй, font partie du principe de la sйlection naturelle. Celle-ci, en effet, agit, soit en adaptant actuellement les parties variables de chaque кtre а ses conditions vitales organiques ou inorganiques, soit en les ayant adaptйes а ces conditions pendant les longues pйriodes йcoulйes. Ces adaptations ont йtй, dans certains cas, provoquйes par l'augmentation de l'usage ou du non-usage des parties, ou affectйes par l'action directe des milieux, et, dans tous les cas, ont йtй subordonnйes aux diverses lois de la croissance et de la variation. Par consйquent, la loi des conditions d'existence est de fait la loi supйrieure, puisqu'elle comprend, par l'hйrйditй des variations et des adaptations antйrieures, celle de l'unitй de type. CHAPITRE VII. OBJECTIONS DIVERSES FAITES A LA THEORIE DE LA SELECTION NATURELLE. Longйvitй. - Les modifications ne sont pas nйcessairement simultanйes. - Modifications ne rendant en apparence aucun service direct. - Dйveloppement progressif. - Constance plus grande des caractиres ayant la moindre importance fonctionnelle. - Prйtendue incompйtence de la sйlection naturelle pour expliquer les phases premiиres de conformations utiles. - Causes qui s'opposent а l'acquisition de structures utiles au moyen de la sйlection naturelle. - Degrйs de conformation avec changement de fonctions. - Organes trиs diffйrents chez les membres d'une mкme classe, provenant par dйveloppement d'une seule et mкme source. - Raisons pour refuser de croire а des modifications considйrables et subites. Je consacrerai ce chapitre а l'examen des diverses objections qu'on a opposйes а mes opinions, ce qui pourra йclaircir quelques discussions antйrieures ; mais il serait inutile de les examiner toutes, car, dans le nombre, beaucoup йmanent d'auteurs qui ne se sont pas mкme donnй la peine de comprendre le sujet. Ainsi, un naturaliste allemand distinguй affirme que la partie la plus faible de ma thйorie rйside dans le fait que je considиre tous les кtres organisйs comme imparfaits. Or, ce que j'ai dit rйellement, c'est qu'ils ne sont pas tous aussi parfaits qu'ils pourraient l'кtre, relativement а leurs conditions d'existence ; ce qui le prouve, c'est que de nombreuses formes indigиnes ont, dans plusieurs parties du monde, cйdй la place а des intrus йtrangers. Or, les кtres organisйs, en admettant mкme qu'а une йpoque donnйe ils aient йtй parfaitement adaptйs а leurs conditions d'existence, ne peuvent, lorsque celles-ci changent, conserver les mкmes rapports d'adaptation qu'а condition de changer eux-mкmes ; aussi, personne ne peut contester que les conditions physiques de tous les pays, ainsi que le nombre et les formes des habitants, ont subi des modifications considйrables. Un critique a rйcemment soutenu, en faisant parade d'une grande exactitude mathйmatique, que la longйvitй est un grand avantage pour toutes les espиces, de sorte que celui qui croit а la sйlection naturelle « doit disposer son arbre gйnйalogique » de faзon а ce que tous les descendants aient une longйvitй plus grande que leurs ancкtres ! Notre critique ne saurait-il concevoir qu'une plante bisannuelle, ou une forme animale infйrieure, pыt pйnйtrer dans un climat froid et y pйrir chaque hiver ; et cependant, en raison d'avantages acquis par la sйlection naturelle, survivre d'annйe en annйe par ses graines ou par ses oeuf ? M. E. Ray Lankester a rйcemment discutй ce sujet, et il conclut, autant du moins que la complexitй excessive de la question lui permet d'en juger, que la longйvitй est ordinairement en rapport avec le degrй qu'occupe chaque espиce dans l'йchelle de l'organisation, et aussi avec la somme de dйpense qu'occasionnent tant la reproduction que l'activitй gйnйrale. Or, ces conditions doivent probablement avoir йtй largement dйterminйes par la sйlection naturelle. On a conclu de ce que ni les plantes ni les animaux connus en Egypte n'ont йprouvй de changements depuis trois ou quatre mille ans, qu'il en est probablement de mкme pour tous ceux de toutes les parties du globe. Mais, ainsi que l'a remarquй M. G. H. Lewes, ce mode d'argumentation prouve trop, car les anciennes races domestiques figurйes sur les monuments йgyptiens, ou qui nous sont parvenues embaumйes, ressemblent beaucoup aux races vivantes actuelles, et sont mкme identiques avec elles ; cependant tous les naturalistes admettent que ces races ont йtй produites par les modifications de leurs types primitifs. Les nombreux animaux qui ne se sont pas modifiйs depuis le commencement de la pйriode glaciaire, prйsenteraient un argument incomparablement plus fort, en ce qu'ils ont йtй exposйs а de grands changements de climat et ont йmigrй а de grandes distances ; tandis que, autant que nous pouvons le savoir, les conditions d'existence sont aujourd'hui exactement les mкmes en Egypte qu'elles l'йtaient il y a quelques milliers d'annйes. Le fait que peu ou point de modifications se sont produites depuis la pйriode glaciaire aurait quelque valeur contre ceux qui croient а une loi innйe et nйcessaire de dйveloppement ; mais il est impuissant contre la doctrine de la sйlection naturelle, ou de la persistance du plus apte, car celle-ci implique la conservation de toutes les variations et de toutes les diffйrences individuelles avantageuses qui peuvent surgir, ce qui ne peut arriver que dans des circonstances favorables. Bronn, le cйlиbre palйontologiste, en terminant la traduction allemande du prйsent ouvrage, se demande comment, йtant donnй le principe de la sйlection naturelle, une variйtй peut vivre cфte а cфte avec l'espиce parente ? Si les deux formes ont pris des habitudes diffйrentes ou se sont adaptйes а de nouvelles conditions d'existence, elles peuvent vivre ensemble ; car si nous excluons, d'une part, les espиces polymorphes chez lesquelles la variabilitй paraоt кtre d'une nature toute spйciale, et, d'autre part, les variations simplement temporaires, telles que la taille, l'albinisme, etc., les variйtйs permanentes habitent gйnйralement, а ce que j'ai pu voir, des stations distinctes, telles que des rйgions йlevйes ou basses, sиches ou humides. En outre, dans le cas d'animaux essentiellement errants et se croisant librement, les variйtйs paraissent кtre gйnйralement confinйes dans des rйgions distinctes. Bronn insiste aussi sur le fait que les espиces distinctes ne diffиrent jamais par des caractиres isolйs, mais sous beaucoup de rapports ; il se demande comment il se fait que de nombreux points de l'organisme aient йtй toujours modifiйs simultanйment par la variation et par la sйlection naturelle. Mais rien n'oblige а supposer que toutes les parties d'un individu se soient modifiйes simultanйment. Les modifications les plus frappantes, adaptйes d'une maniиre parfaite а un usage donnй, peuvent, comme nous l'avons prйcйdemment remarquй, кtre le rйsultat de variations successives, lйgиres, apparaissant dans une partie, puis dans une autre ; mais, comme elles se transmettent toutes ensemble, elles nous paraissent s'кtre simultanйment dйveloppйes. Du reste, la meilleure rйponse а faire а cette objection est fournie par les races domestiques qui ont йtй principalement modifiйes dans un but spйcial, au moyen de la sйlection opйrйe par l'homme. Voyez le cheval de trait et le cheval de course, ou le lйvrier et le dogue. Toute leur charpente et mкme leurs caractиres intellectuels ont йtй modifiйs ; mais, si nous pouvions retracer chaque degrй successif de leur transformation -- ce que nous pouvons faire pour ceux qui ne remontent pas trop haut dans le passй -- nous constaterions des amйliorations et des modifications lйgиres, affectant tantфt une partie, tantфt une autre, mais pas de changements considйrables et simultanйs. Mкme lorsque l'homme n'a appliquй la sйlection qu'а un seul caractиre -- ce dont nos plantes cultivйes offrent les meilleurs exemples -- on trouve invariablement que si un point spйcial, que ce soit la fleur, le fruit ou le feuillage, a subi de grands changements, presque toutes les autres parties ont йtй aussi le siиge de modifications. On peut attribuer ces modifications en partie au principe de la corrйlation de croissance, et en partie а ce qu'on a appelй la variation spontanйe. Une objection plus sйrieuse faite par M. Bronn, et rйcemment par M. Broca, est que beaucoup de caractиres paraissent ne rendre aucun service а leurs possesseurs, et ne peuvent pas, par consйquent, avoir donnй prise а la sйlection naturelle. Bronn cite l'allongement des oreilles et de la queue chez les diffйrentes espиces de liиvres et de souris, les replis compliquйs de l'йmail dentaire existant chez beaucoup d'animaux, et une multitude de cas analogues. Au point de vue des vйgйtaux, ce sujet a йtй discutй par Nдgeli dans un admirable mйmoire. Il admet une action importante de la sйlection naturelle, mais il insiste sur le fait que, les familles de plantes diffиrent surtout par leurs caractиres morphologiques, qui paraissent n'avoir aucune importance pour la prospйritй de l'espиce. Il admet, par consйquent, une tendance innйe а un dйveloppement progressif et plus complet. Il indique l'arrangement des cellules dans les tissus, et des feuilles sur l'axe, comme des cas oщ la sйlection naturelle n'a pu exercer aucune action. On peut y ajouter les divisions numйriques des parties de la fleur, la position des ovules, la forme de la graine, lorsqu'elle ne favorise pas sa dissйmination, etc. Cette objection est sйrieuse. Nйanmoins, il faut tout d'abord se montrer fort prudent quand il s'agit de dйterminer quelles sont actuellement, ou quelles peuvent avoir йtй dans le passй les conformations avantageuses а chaque espиce. En second lieu, il faut toujours songer que lorsqu'une partie se modifie, d'autres se modifient aussi, en raison de causes qu'on entrevoit а peine, telles que l'augmentation ou la diminution de l'afflux de nourriture dans une partie, la pression rйciproque, l'influence du dйveloppement d'un organe prйcoce sur un autre qui ne se forme que plus tard, etc. Il y a encore d'autres causes que nous ne comprenons pas, qui provoquent des cas nombreux et mystйrieux de corrйlation. Pour abrйger ; on peut grouper ensemble ces influences sous l'expression : lois de la croissance. En troisiиme lieu, nous avons а tenir compte de l'action directe et dйfinie de changements dans les conditions d'existence, et aussi de ce qu'on appelle les variations spontanйes, sur lesquelles la nature des milieux ne paraоt avoir qu'une influence insignifiante. Les variations des bourgeons, telles que l'apparition d'une rose moussue sur un rosier commun, ou d'une pкche lisse sur un pкcher ordinaire, offrent de bons exemples de variations spontanйes ; mais, mкme dans ces cas, si nous rйflйchissons а la puissance de la goutte infinitйsimale du poison qui produit le dйveloppement de galles complexes, nous ne saurions кtre bien certains que les variations indiquйes ne sont pas l'effet de quelque changement local dans la nature de la sиve, rйsultant de quelque modification des milieux. Toute diffйrence individuelle lйgиre aussi bien que les variations plus prononcйes, qui surgissent accidentellement, doit avoir une cause ; or, il est presque certain que si cette cause inconnue agissait d'une maniиre persistante, tous les individus de l'espиce seraient semblablement modifiйs. Dans les йditions antйrieures de cet ouvrage, je n'ai pas, cela semble maintenant probable, attribuй assez de valeur а la frйquence et а l'importance des modifications dues а la variabilitй spontanйe. Mais il est impossible d'attribuer а cette cause les innombrables conformations parfaitement adaptйes aux habitudes vitales de chaque espиce. Je ne puis pas plus croire а cela que je ne puis expliquer par lа la forme parfaite du cheval de course ou du lйvrier, adaptation qui йtonnait tellement les anciens naturalistes, alors que le principe de la sйlection par l'homme n'йtait pas encore bien compris. Il peut кtre utile de citer quelques exemples а l'appui de quelques-unes des remarques qui prйcиdent. En ce qui concerne l'inutilitй supposйe de diverses parties et de diffйrents organes, il est а peine nйcessaire de rappeler qu'il existe, mкme chez les animaux les plus йlevйs et les mieux connus, des conformations assez dйveloppйes pour que personne ne mette en doute leur importance ; cependant leur usage n'a pas йtй reconnu ou ne l'a йtй que tout rйcemment. Bronn cite la longueur des oreilles et de la queue, chez plusieurs espиces de souris, comme des exemples, insignifiants il est vrai, de diffйrences de conformations sans usage spйcial ; or, je signalerai que le docteur Schцbl constate, dans les oreilles externes de la souris commune, un dйveloppement extraordinaire des nerfs, de telle sorte que les oreilles servent probablement d'organes tactiles ; la longueur des oreilles n'est donc pas sans importance. Nous verrons tout а l'heure que, chez quelques espиces, la queue constitue un organe prйhensile trиs utile ; sa longueur doit donc contribuer а exercer une influence sur son usage. A propos des plantes, je me borne, par suite du mйmoire de Nдgeli, aux remarques suivantes : on admet, je pense, que les fleurs des orchidйes prйsentent une foule de conformations curieuses, qu'on aurait regardйes, il y a quelques annйes, comme de simples diffйrences morphologiques sans fonction spйciale. Or, on sait maintenant qu'elles ont une importance immense pour la fйcondation de l'espиce а l'aide des insectes, et qu'elles ont probablement йtй acquises par l'action de la sйlection naturelle. Qui, jusque tout rйcemment, se serait figurй que, chez les plantes dimorphes et trimorphes, les longueurs diffйrentes des йtamines et des pistils, ainsi que leur arrangement, pouvaient avoir aucune utilitй ? Nous savons maintenant qu'elles en ont une considйrable. Chez certains groupes entiers de plantes, les ovules sont dressйs, chez d'autres ils sont retombants ; or, dans un mкme ovaire de certaines plantes, un ovule occupe la premiиre position, et un second la deuxiиme. Ces positions paraissent d'abord purement morphologiques, ou sans signification physiologique ; mais le docteur Hooker m'apprend que, dans un mкme ovaire, il y a fйcondation des ovules supйrieurs seuls, dans quelques cas, et des ovules infйrieurs dans d'autres ; il suppose que le fait dйpend probablement de la direction dans laquelle les tubes polliniques pйnиtrent dans l'ovaire. La position des ovules, s'il en est ainsi, mкme lorsque l'un est redressй et l'autre retombant dans un mкme ovaire, rйsulterait de la sйlection de toute dйviation lйgиre dans leur position, favorable а leur fйcondation et а la production de graines. Il y a des plantes appartenant а des ordres distincts, qui produisent habituellement des fleurs de deux sortes, -- les unes ouvertes, conformation ordinaire, les autres fermйes et imparfaites. Ces deux espиces de fleurs diffиrent d'une maniиre йtonnante ; elles peuvent cependant passer graduellement de l'une а l'autre sur la mкme plante. Les fleurs ouvertes ordinaires pouvant s'entre-croiser sont assurйes des bйnйfices certains rйsultant de cette circonstance. Les fleurs fermйes et incomplиtes ont toutefois une trиs haute importance, qui se traduit par la production d'une grande quantitй de graines, et une dйpense de pollen excessivement minime. Comme nous venons de le dire, la conformation des deux espиces de fleurs diffиre beaucoup. Chez les fleurs imparfaites, les pйtales ne consistent presque toujours qu'en simples rudiments, et les grains de pollen sont rйduits en diamиtre. Chez l'Ononis columnae cinq des йtamines alternantes sont rudimentaires, йtat qu'on observe aussi sur trois йtamines de quelques espиces de Viola, tandis que les deux autres, malgrй leur petitesse, conservent leurs fonctions propres. Sur trente fleurs closes d'une violette indienne (dont le nom m'est restй inconnu, les plantes n'ayant jamais chez moi produit de fleurs complиtes), les sйpales, chez six, au lieu de se trouver au nombre normal de cinq, sont rйduits а trois. Dans une section des Malpighiaceae, les fleurs closes, d'aprиs A. de Jussieu, sont encore plus modifiйes, car les cinq йtamines placйes en face des sйpales sont toutes atrophiйes, une sixiиme йtamine, situйe devant un pйtale, йtant seule dйveloppйe. Cette йtamine n'existe pas dans les fleurs ordinaires des espиces chez lesquelles le style est atrophiй et les ovaires rйduits de deux а trois. Maintenant, bien que la sйlection naturelle puisse avoir empкchй l'йpanouissement de quelques fleurs, et rйduit la quantitй de pollen devenu ainsi superflu quand il est enfermй dans l'enveloppe florale, il est probable qu'elle n'a contribuй que fort peu aux modifications spйciales prйcitйes, mais que ces modifications rйsultent des lois de la croissance, y compris l'inactivitй fonctionnelle de certaines parties pendant les progrиs de la diminution du pollen et de l'occlusion des fleurs. Il est si important de bien apprйcier les effets des lois de la croissance, que je crois nйcessaire de citer quelques exemples d'un autre genre ; ainsi, les diffйrences que provoquent, dans la mкme partie ou dans le mкme organe, des diffйrences de situation relative sur la mкme plante. Chez le chвtaignier d'Espagne et chez certains pins, d'aprиs Schacht, les angles de divergence des feuilles diffиrent suivant que les branches qui les portent sont horizontales ou verticales. Chez la rue commune et quelques autres plantes, une fleur, ordinairement la fleur centrale ou la fleur terminale, s'ouvre la premiиre, et prйsente cinq sйpales et pйtales, et cinq divisions dans l'ovaire ; tandis que toutes les autres fleurs de la plante sont tйtramиres. Chez l'Adoxa anglais, la fleur la plus йlevйe a ordinairement deux lobes au calice, et les autres groupes sont tйtramиres ; tandis que les fleurs qui l'entourent ont trois lobes au calice, et les autres organes sont pentamиres. Chez beaucoup de composйes et d'ombellifиres (et d'autres plantes), les corolles des fleurs placйes а la circonfйrence sont bien plus dйveloppйes que celles des fleurs placйes au centre ; ce qui paraоt souvent liй а l'atrophie des organes reproducteurs. Il est un fait plus curieux, dйjа signalй, c'est qu'on peut remarquer des diffйrences dans la forme, dans la couleur et dans les autres caractиres des graines de la pйriphйrie et de celles du centre. Chez les Carthamus et autres composйes, les graines centrales portent seules une aigrette ; chez les Hyoseris, la mкme fleur produit trois graines de formes diffйrentes. Chez certaines ombellifиres, selon Tausch, les graines extйrieures sont orthospermes, et la graine centrale coelosperme ; caractиre que de Candolle considйrait, chez d'autres espиces, comme ayant une importance systйmatique des plus grandes. Le professeur Braun mentionne un genre de fumariacйes chez lequel les fleurs portent, sur la partie infйrieure de l'йpi, de petites noisettes ovales, а cфtes, contenant une graine ; et sur la portion supйrieure, des siliques lancйolйes, bivalves, renfermant deux graines. La sйlection naturelle, autant toutefois que nous pouvons en juger, n'a pu jouer aucun rфle, ou n'a jouй qu'un rфle insignifiant, dans ces divers cas, а l'exception du dйveloppement complet des fleurons de la pйriphйrie, qui sont utiles pour rendre la plante apparente et pour attirer les insectes. Toutes ces modifications rйsultent de la situation relative et de l'action rйciproque des organes ; or, on ne peut mettre en doute que, si toutes les fleurs et toutes les feuilles de la mкme plante avaient йtй soumises aux mкmes conditions externes et internes, comme le sont les fleurs et les feuilles dans certaines positions, toutes auraient йtй modifiйes de la mкme maniиre. Nous observons, dans beaucoup d'autres cas, des modifications de structure, considйrйes par les botanistes comme ayant la plus haute importance, qui n'affectent que quelques fleurs de la plante, ou qui se manifestent sur des plantes distinctes, croissant ensemble dans les mкmes conditions. Ces variations, n'ayant aucune apparence d'utilitй pour la plante, ne peuvent pas avoir subi l'influence de la sйlection naturelle. La cause nous en est entiиrement inconnue ; nous ne pouvons mкme pas les attribuer, comme celles de la derniиre classe, а une action peu йloignйe, telle que la position relative. En voici quelques exemples. Il est si frйquent d'observer sur une mкme plante des fleurs tйtramиres, pentamиres, etc., que je n'ai pas besoin de m'appesantir sur ce point ; mais, comme les variations numйriques sont comparativement rares lorsque les organes sont eux-mкmes en petit nombre, je puis ajouter que, d'aprиs de Candolle, les fleurs du Papaver bracteatum portent deux sйpales et quatre pйtales (type commun chez le pavot), ou trois sйpales et six pйtales. La maniиre dont ces derniers sont pliйs dans le bouton est un caractиre morphologique trиs constant dans la plupart des groupes ; mais le professeur Asa Gray constate que, chez quelques espиces de Mimulus, l'estivation est presque aussi frйquemment celle des rhinanthidйes que celles des antirrhinidйes, а la derniиre desquelles le genre prйcitй appartient. Auguste Saint-Hilaire indique les cas suivants : le genre Zanthoxylon appartient а une division des rutacйes а un seul ovaire ; on trouve cependant, chez quelques espиces, plusieurs fleurs sur la mкme plante, et mкme sur une seule panicule, ayant soit un, soit deux ovaires. Chez l'Helianthemum, la capsule a йtй dйcrite comme uniloculaire ou triloculaire ; chez l'Helianthemum mutabile, « une lame plus ou moins large s'йtend entre le pйricarpe et le placenta. » Chez les fleurs de la Saponaria officinalis, le docteur Masters a observй des cas de placentations libres tant marginales que centrales. Saint-Hilaire a rencontrй а la limite extrкme mйridionale de la rйgion qu'occupe la Gomphia oleaeformis, deux formes dont il ne mit pas d'abord en doute la spйcificitй distincte ; mais, les trouvant ultйrieurement sur un mкme arbuste, il dut ajouter : « Voilа donc, dans un mкme individu, des loges et un style qui se rattachent tantфt а un axe vertical et tantфt а un gynobase. » Nous voyons, d'aprиs ce qui prйcиde, qu'on peut attribuer, indйpendamment de la sйlection naturelle, aux lois de la croissance et а l'action rйciproque des parties, un grand nombre de modifications morphologiques chez les plantes. Mais peut-on dire que, dans les cas oщ ces variations sont si fortement prononcйes, on ait devant soi des plantes tendant а un йtat de dйveloppement plus йlevй, selon la doctrine de Nдgeli, qui croit а une tendance innйe vers la perfection ou vers un perfectionnement progressif ? Au contraire, le simple fait que les parties en question diffиrent et varient beaucoup chez une plante quelconque, ne doit-il pas nous porter а conclure que ces modifications ont fort peu d'importance pour elle, bien qu'elles puissent en avoir une trиs considйrable pour nous en ce qui concerne nos classifications ? On ne saurait dire que l'acquisition d'une partie inutile fait monter un organisme dans l'йchelle naturelle ; car, dans le cas des fleurs closes et imparfaites que nous avons dйcrites plus haut, si l'on invoque un principe nouveau, ce serait un principe de nature rйtrograde plutфt que progressive ; or, il doit en кtre de mкme chez beaucoup d'animaux parasites et dйgйnйrйs. Nous ignorons la cause dйterminante des modifications prйcitйes ; mais si cette cause inconnue devait agir uniformйment pendant un laps de temps trиs long, nous pouvons penser que les rйsultats seraient а peu prиs uniformes ; dans ce cas, tous les individus de l'espиce seraient modifiйs de la mкme maniиre. Les caractиres prйcitйs n'ayant aucune importance pour la prospйritй de l'espиce, la sйlection naturelle n'a dы ni accumuler ni augmenter les variations lйgиres accidentelles. Une conformation qui s'est dйveloppйe par une sйlection de longue durйe, devient ordinairement variable, lorsque cesse l'utilitй qu'elle avait pour l'espиce, comme nous le voyons par les organes rudimentaires, la sйlection naturelle cessant alors d'agir sur ces organes. Mais, lorsque des modifications sans importance pour la prospйritй de l'espиce ont йtй produites par la nature de l'organisme et des conditions, elles peuvent se transmettre, et paraissent souvent avoir йtй transmises а peu prиs dans le mкme йtat а une nombreuse descendance, d'ailleurs autrement modifiйe. Il ne peut avoir йtй trиs important pour la plupart des mammifиres, des oiseaux ou des reptiles, d'кtre couverts de poils, de plumes ou d'йcailles, et cependant les poils ont йtй transmis а la presque totalitй des mammifиres, les plumes а tous les oiseaux, et les йcailles а tous les vrais reptiles. Une conformation, quelle qu'elle puisse кtre, commune а de nombreuses formes voisines, a йtй considйrйe par nous comme ayant une importance systйmatique immense, et est, en consйquence, souvent estimйe comme ayant une importance vitale essentielle pour l'espиce. Je suis donc disposй а croire que les diffйrences morphologiques que nous regardons comme importantes -- telles que l'arrangement des feuilles, les divisions de la fleur ou de l'ovaire, la position des ovules, etc. -- ont souvent apparu dans l'origine comme des variations flottantes, devenues tфt ou tard constantes, en raison de la nature de l'organisme et des conditions ambiantes, ainsi que par le croisement d'individus distincts, mais non pas en vertu de la sйlection naturelle. L'action de la sйlection ne peut, en effet, avoir ni rйglй ni accumulй les lйgиres variations des caractиres morphologiques qui n'affectent en rien la prospйritй de l'espиce. Nous arrivons ainsi а ce singulier rйsultat, que les caractиres ayant la plus grande importance pour le systйmatiste, n'en ont qu'une trиs lйgиre, au point de vue vital, pour l'espиce ; mais cette proposition est loin d'кtre aussi paradoxale qu'elle peut le paraоtre а premiиre vue, ainsi que nous le verrons plus loin en traitant du principe gйnйtique de la classification. Bien que nous n'ayons aucune preuve certaine de l'existence d'une tendance innйe des кtres organisйs vers un dйveloppement progressif, ce progrиs rйsulte nйcessairement de l'action continue de la sйlection naturelle, comme j'ai cherchй а le dйmontrer dans le quatriиme chapitre. La meilleure dйfinition qu'on ait jamais donnйe de l'йlйvation а un degrй plus йlevй des types de l'organisation, repose sur le degrй de spйcialisation ou de diffйrenciation que les organes ont atteint ; or, cette division du travail paraоt кtre le but vers lequel tend la sйlection naturelle, car les parties ou organes sont alors mis а mкme d'accomplir leurs diverses fonctions d'une maniиre toujours plus efficace. M. Saint-George Mivart, zoologiste distinguй, a rйcemment rйuni toutes les objections soulevйes par moi et par d'autres contre la thйorie de la sйlection naturelle, telle qu'elle a йtй avancйe par M. Wallace et par moi, en les prйsentant avec beaucoup d'art et de puissance. Ainsi groupйes, elles ont un aspect formidable ; or, comme il n'entrait pas dans le plan de M. Mivart de constater les faits et les considйrations diverses contraires а ses conclusions, il faut que le lecteur fasse de grands efforts de raisonnement et de mйmoire, s'il veut peser avec soin les arguments pour et contre. Dans la discussion des cas spйciaux, M. Mivart nйglige les effets de l'augmentation ou de la diminution de l'usage des parties, dont j'ai toujours soutenu la haute importance, et que j'ai traitйs plus longuement, je crois, qu'aucun auteur, dans l'ouvrage De la Variation а l'йtat domestique. Il affirme souvent aussi que je n'attribue rien а la variation, en dehors de la sйlection naturelle, tandis que, dans l'ouvrage prйcitй, j'ai recueilli un nombre de cas bien dйmontrйs et bien йtablis de variations, nombre bien plus considйrable que celui qu'on pourrait trouver dans aucun ouvrage que je connaisse. Mon jugement peut ne pas mйriter confiance, mais, aprиs avoir lu l'ouvrage de M. Mivart avec l'attention la plus grande, aprиs avoir comparй le contenu de chacune de ses parties avec ce que j'ai avancй sur les mкmes points, je suis restй plus convaincu que jamais que j'en suis arrivй а des conclusions gйnйralement vraies, avec cette rйserve toutefois, que, dans un sujet si compliquй, ces conclusions peuvent encore кtre entachйes de beaucoup d'erreurs partielles. Toutes les objections de M. Mivart ont йtй ou seront examinйes dans le prйsent volume. Le point nouveau qui paraоt avoir frappй beaucoup de lecteurs est « que la sйlection naturelle est insuffisante pour expliquer les phases premiиres ou naissantes des conformations utiles ». Ce sujet est en connexion intime avec celui de la gradation des caractиres, souvent accompagnйe d'un changement de fonctions -- la conversion d'une vessie natatoire en poumons, par exemple -- faits que nous avons discutйs dans le chapitre prйcйdent sous deux points de vue diffйrents. Je veux toutefois examiner avec quelques dйtails plusieurs des cas avancйs par M. Mivart, en choisissant les plus frappants, le manque de place m'empкchant de les considйrer tous. La haute stature de la girafe, l'allongement de son cou, de ses membres antйrieurs, de sa tкte et de sa langue, en font un animal admirablement adaptй pour brouter sur les branches йlevйes des arbres. Elle peut ainsi trouver des aliments placйs hors de la portйe des autres ongulйs habitant le mкme pays ; ce qui doit, pendant les disettes, lui procurer de grands avantages. L'exemple du bйtail niata de l'Amйrique mйridionale nous prouve, en effet, quelle petite diffйrence de conformation suffit pour dйterminer, dans les moments de besoin, une diffйrence trиs importante au point de vue de la conservation de la vie d'un animal. Ce bйtail broute l'herbe comme les autres, mais la projection de sa mвchoire infйrieure l'empкche, pendant les sйcheresses frйquentes, de brouter les branchilles d'arbres, de roseaux, etc., auxquelles les races ordinaires de bйtail et de chevaux sont pendant ces pйriodes, obligйes de recourir. Les niatas pйrissent alors si leurs propriйtaires ne les nourrissent pas. Avant d'en venir aux objections de M. Mivart, je crois devoir expliquer, une fois encore, comment la sйlection naturelle agit dans tous les cas ordinaires. L'homme a modifiй quelques animaux, sans s'attacher nйcessairement а des points spйciaux de conformation ; il a produit le cheval de course ou le lйvrier en se contentant de conserver et de faire reproduire les animaux les plus rapides, ou le coq de combat, en consacrant а la reproduction les seuls mвles victorieux dans les luttes. De mкme, pour la girafe naissant а l'йtat sauvage, les individus les plus йlevйs et les plus capables de brouter un pouce ou deux plus haut que les autres, ont souvent pu кtre conservйs en temps de famine ; car ils ont dы parcourir tout le pays а la recherche d'aliments. On constate, dans beaucoup de traitйs d'histoire naturelle donnant les relevйs de mesures exactes, que les individus d'une mкme espиce diffиrent souvent lйgиrement par les longueurs relatives de leurs diverses parties. Ces diffйrences proportionnellement fort lйgиres, dues aux lois de la croissance et de la variation, n'ont pas la moindre importance ou la moindre utilitй chez la plupart des espиces. Mais si l'on tient compte des habitudes probables de la girafe naissante, cette derniиre observation ne peut s'appliquer, car les individus ayant une ou plusieurs parties plus allongйes qu'а l'ordinaire, ont dы en gйnйral survivre seuls. Leur croisement a produit des descendants qui ont hйritй, soit des mкmes particularitйs corporelles, soit d'une tendance а varier dans la mкme direction ; tandis que les individus moins favorisйs sous les mкmes rapports doivent avoir йtй plus exposйs а pйrir. Nous voyons donc qu'il n'est pas nйcessaire de sйparer des couples isolйs, comme le fait l'homme, quand il veut amйliorer systйmatiquement une race ; la sйlection naturelle prйserve et isole ainsi tous les individus supйrieurs, leur permet de se croiser librement et dйtruit tous ceux d'ordre infйrieur. Par cette marche longuement continuйe, qui correspond exactement а ce que j'ai appelй la sйlection inconsciente que pratique l'homme, combinйe sans doute dans une trиs grande mesure avec les effets hйrйditaires de l'augmentation de l'usage des parties, il me paraоt presque certain qu'un quadrupиde ongulй ordinaire pourrait se convertir en girafe. M. Mivart oppose deux objections а cette conclusion. L'une est que l'augmentation du volume du corps rйclame йvidemment un supplйment de nourriture ; il considиre donc « comme trиs problйmatique que les inconvйnients rйsultant de l'insuffisance de nourriture dans les temps de disette, ne l'emportent pas de beaucoup sur les avantages ». Mais comme la girafe existe actuellement en grand nombre dans l'Afrique mйridionale, oщ abondent aussi quelques espиces d'antilopes plus grandes que le boeuf, pourquoi douterions-nous que, en ce qui concerne la taille, il n'ait pas existй autrefois des gradations intermйdiaires, exposйes comme aujourd'hui а des disettes rigoureuses ? Il est certain que la possibilitй d'atteindre а un supplйment de nourriture que les autres quadrupиdes ongulйs du pays laissaient intact, a dы constituer quelque avantage pour la girafe en voie de formation et а mesure qu'elle se dйveloppait. Nous ne devons pas non plus oublier que le dйveloppement de la taille constitue une protection contre presque toutes les bкtes de proie, а l'exception du lion ; mкme vis-а-vis de ce dernier, le cou allongй de la girafe -- et le plus long est le meilleur -- joue le rфle de vigie, selon la remarque de M. Chauncey Wright. Sir S. Baker attribue а cette cause le fait qu'il n'y a pas d'animal plus difficile а chasser que la girafe. Elle se sert aussi de son long cou comme d'une arme offensive ou dйfensive en utilisant ses contractions rapides pour projeter avec violence sa tкte armйe de tronзons de cornes. Or, la conservation d'une espиce ne peut que rarement кtre dйterminйe par un avantage isolй, mais par l'ensemble de divers avantages, grands et petits. M. Mivart se demande alors, et c'est lа sa seconde objection, comment il se fait, puisque la sйlection naturelle est efficace, et que l'aptitude а brouter а une grande hauteur constitue un si grand avantage, comment il se fait, dis-je, que, en dehors de la girafe, et а un moindre degrй, du chameau, du guanaco et du macrauchenia, aucun autre mammifиre а sabots n'ait acquis un cou allongй et une taille йlevйe ? ou encore comment il se fait qu'aucun membre du groupe n'ait acquis une longue trompe ? L'explication est facile en ce qui concerne l'Afrique mйridionale, qui fut autrefois peuplйe de nombreux troupeaux de girafes ; et je ne saurais mieux faire que de citer un exemple en guise de rйponse. Dans toutes les prairies de l'Angleterre contenant des arbres, nous voyons que toutes les branches infйrieures sont йmondйes а une hauteur horizontale correspondant exactement au niveau que peuvent atteindre les chevaux ou le bйtail broutant la tкte levйe ; or, quel avantage auraient les moutons qu'on y йlиve, si leur cou s'allongeait quelque peu ? Dans toute rйgion, une espиce broute certainement plus haut que les autres, et il est presque йgalement certain qu'elle seule peut aussi acquйrir dans ce but un cou allongй, en vertu de la sйlection naturelle et par les effets de l'augmentation d'usage. Dans l'Afrique mйridionale, la concurrence au point de vue de la consommation des hautes branches des acacias et de divers autres arbres ne peut exister qu'entre les girafes, et non pas entre celles-ci et d'autres animaux ongulйs. On ne saurait dire positivement pourquoi, dans d'autres parties du globe, divers animaux appartenant au mкme ordre n'ont acquis ni cou allongй ni trompe ; mais attendre une rйponse satisfaisante а une question de ce genre serait aussi dйraisonnable que de demander le motif pour lequel un йvйnement de l'histoire de l'humanitй a fait dйfaut dans un pays, tandis qu'il s'est produit dans un autre. Nous ignorons les conditions dйterminantes du nombre et de la distribution d'une espиce, et nous ne pouvons mкme pas conjecturer quels sont les changements de conformation propres а favoriser son dйveloppement dans un pays nouveau. Nous pouvons cependant entrevoir d'une maniиre gйnйrale que des causes diverses peuvent avoir empкchй le dйveloppement d'un cou allongй ou d'une trompe. Pour pouvoir atteindre le feuillage situй trиs haut (sans avoir besoin de grimper, ce que la conformation des ongulйs leur rend impossible), il faut que le volume du corps prenne un dйveloppement considйrable ; or, il est des pays qui ne prйsentent que fort peu de grands mammifиres, l'Amйrique du Sud par exemple, malgrй l'exubйrante richesse du pays, tandis qu'ils sont abondants а un degrй sans йgal dans l'Afrique mйridionale. Nous ne savons nullement pourquoi il en est ainsi ni pourquoi les derniиres pйriodes tertiaires ont йtй, beaucoup mieux que l'йpoque actuelle, appropriйes а l'existence des grands mammifиres. Quelles que puissent кtre ces causes, nous pouvons reconnaоtre que certaines rйgions et que certaines pйriodes ont йtй plus favorables que d'autres au dйveloppement d'un mammifиre aussi volumineux que la girafe. Pour qu'un animal puisse acquйrir une conformation spйciale bien dйveloppйe, il est presque indispensable que certaines autres parties de son organisme se modifient et s'adaptent а cette conformation. Bien que toutes les parties du corps varient lйgиrement, il n'en rйsulte pas toujours que les parties nйcessaires le fassent dans la direction exacte et au degrй voulu. Nous savons que les parties varient trиs diffйremment en maniиre et en degrй chez nos diffйrents animaux domestiques, et que quelques espиces sont plus variables que d'autres. Il ne rйsulte mкme pas de l'apparition de variations appropriйes, que la sйlection naturelle puisse agir sur elles et dйterminer une conformation en apparence avantageuse pour l'espиce. Par exemple, si le nombre des individus prйsents dans un pays dйpend principalement de la destruction opйrйe par les bкtes de proie -- par les parasites externes ou internes, etc., -- cas qui semblent se prйsenter souvent, la sйlection naturelle ne peut modifier que trиs lentement une conformation spйcialement destinйe а se procurer des aliments ; car, dans ce cas, son intervention est presque insensible. Enfin, la sйlection naturelle a une marche fort lente, et elle rйclame pour produire des effets quelque peu prononcйs, une longue durйe des mкmes conditions favorables. C'est seulement en invoquant des raisons aussi gйnйrales et aussi vagues que nous pouvons expliquer pourquoi, dans plusieurs parties du globe, les mammifиres ongulйs n'ont pas acquis des cous allongйs ou d'autres moyens de brouter les branches d'arbres placйes а une certaine hauteur. Beaucoup d'auteurs ont soulevй des objections analogues а celles qui prйcиdent. Dans chaque cas, en dehors des causes gйnйrales que nous venons d'indiquer, il y en a diverses autres qui ont probablement gкnй et entravй l'action de la sйlection naturelle, а l'йgard de conformations qu'on considиre comme avantageuses а certaines espиces. Un de ces йcrivains demande pourquoi l'autruche n'a pas acquis la facultй de voler. Mais un instant de rйflexion dйmontre quelle йnorme quantitй de nourriture serait nйcessaire pour donner а cet oiseau du dйsert la force de mouvoir son йnorme corps au travers de l'air. Les оles ocйaniques sont habitйes par des chauves-souris et des phoques, mais non pas par des mammifиres terrestres ; quelques chauves-souris, reprйsentant des espиces particuliиres, doivent avoir longtemps sйjournй dans leur habitat actuel. Sir C. Lyell demande donc (tout en rйpondant par certaines raisons) pourquoi les phoques et les chauves-souris n'ont pas, dans de telles оles, donnй naissance а des formes adaptйes а la vie terrestre ? Mais les phoques se changeraient nйcessairement tout d'abord en animaux carnassiers terrestres d'une grosseur considйrable, et les chauves-souris en insectivores terrestres. Il n'y aurait pas de proie pour les premiers ; les chauves-souris ne pourraient trouver comme nourriture que des insectes terrestres ; or, ces derniers sont dйjа pourchassйs par les reptiles et par les oiseaux qui ont, les premiers, colonisй les оles ocйaniques et qui y abondent. Les modifications de structure, dont chaque degrй est avantageux а une espиce variable, ne sont favorisйes que dans certaines conditions particuliиres. Un animal strictement terrestre, en chassant quelquefois dans les eaux basses, puis dans les ruisseaux et les lacs, peut arriver а se convertir en un animal assez aquatique pour braver l'Ocйan. Mais ce n'est pas dans les оles ocйaniques que les phoques trouveraient des conditions favorables а un retour graduel а des formes terrestres. Les chauves-souris, comme nous l'avons dйjа dйmontrй, ont probablement acquis leurs ailes en glissant primitivement dans l'air pour se transporter d'un arbre а un autre, comme les prйtendus йcureuils volants, soit pour йchapper а leurs ennemis, soit pour йviter les chutes ; mais l'aptitude au vйritable vol une fois dйveloppйe, elle ne se rйduirait jamais, au moins en ce qui concerne les buts prйcitйs, de faзon а redevenir l'aptitude moins efficace de planer dans l'air. Les ailes des chauves-souris pourraient, il est vrai, comme celles de beaucoup d'oiseaux, diminuer de grandeur ou mкme disparaоtre complиtement par suite du dйfaut d'usage ; mais il serait nйcessaire, dans ce cas, que ces animaux eussent d'abord acquis la facultй de courir avec rapiditй sur le sol а l'aide de leurs membres postйrieurs seuls, de maniиre а pouvoir lutter avec les oiseaux et les autres animaux terrestres ; or, c'est lа une modification pour laquelle la chauve-souris paraоt bien mal appropriйe. Nous йnonзons ces conjectures uniquement pour dйmontrer qu'une transition de structure dont chaque degrй constitue un avantage est une chose trиs complexe et qu'il n'y a, par consйquent, rien d'extraordinaire а ce que, dans un cas particulier, aucune transition ne se soit produite. Enfin, plus d'un auteur s'est demandй pourquoi, chez certains animaux plus que chez certains autres, le pouvoir mental a acquis un plus haut degrй de dйveloppement, alors que ce dйveloppement serait avantageux pour tous. Pourquoi les singes n'ont-ils pas acquis les aptitudes intellectuelles de l'homme? On pourrait indiquer des causes diverses ; mais il est inutile de les exposer, car ce sont de simples conjectures ; d'ailleurs, nous ne pouvons pas apprйcier leur probabilitй relative. On ne saurait attendre de rйponse dйfinie а la seconde question, car personne ne peut rйsoudre ce problиme bien plus simple : pourquoi, йtant donnйes deux races de sauvages, l'une a-t-elle atteint а un degrй beaucoup plus йlevй que l'autre dans l'йchelle de la civilisation ; fait qui paraоt impliquer une augmentation des forces cйrйbrales. Revenons aux autres objections de M. Mivart. Les insectes, pour йchapper aux attaques de leurs ennemis, ressemblent souvent а des objets divers, tels que feuilles vertes ou sиches, branchilles mortes, fragments de lichen, fleurs, йpines, excrйments d'oiseaux, et mкme а d'autres insectes vivants ; j'aurai а revenir sur ce dernier point. La ressemblance est souvent йtonnante ; elle ne se borne pas а la couleur, mais elle s'йtend а la forme et mкme au maintien. Les chenilles qui se tiennent immobiles sur les branches, oщ elles se nourrissent, ont tout l'aspect de rameaux morts, et fournissent ainsi un excellent exemple d'une ressemblance de ce genre. Les cas de ressemblance avec certains objets, tels que les excrйments d'oiseaux, sont rares et exceptionnels. Sur ce point, M. Mivart remarque : « Comme, selon la thйorie de M. Darwin, il y a une tendance constante а une variation indйfinie, et comme les variations naissantes qui en rйsultent doivent se produire dans toutes les directions, elles doivent tendre а se neutraliser rйciproquement et а former des modifications si instables, qu'il est difficile, sinon impossible, de voir comment ces oscillations indйfinies de commencements infinitйsimaux peuvent arriver а produire des ressemblances apprйciables avec des feuilles, des bambous, ou d'autres objets ; ressemblances dont la sйlection naturelle doit s'emparer pour les perpйtuer. » Il est probable que, dans tous les cas prйcitйs, les insectes, dans leur йtat primitif, avaient quelque ressemblance grossiиre et accidentelle avec certains objets communs dans les stations qu'ils habitaient. Il n'y a lа, d'ailleurs, rien d'improbable, si l'on considиre le nombre infini d'objets environnants et la diversitй de forme et de couleur des multitudes d'insectes. La nйcessitй d'une ressemblance grossiиre pour point de dйpart nous permet de comprendre pourquoi les animaux plus grands et plus йlevйs (il y a une exception, la seule que je connaisse, un poisson) ne ressemblent pas, comme moyen dйfensif, а des objets spйciaux, mais seulement а la surface de la rйgion qu'ils habitent, et cela surtout par la couleur. Admettons qu'un insecte ait primitivement ressemblй, dans une certaine mesure, а un ramuscule mort ou а une feuille sиche, et qu'il ait variй lйgиrement dans diverses directions ; toute variation augmentant la ressemblance, et favorisant, par consйquent, la conservation de l'insecte, a dы se conserver, pendant que les autres variations nйgligйes ont fini par se perdre entiиrement ; ou bien mкme, elles ont dы кtre йliminйes si elles diminuaient sa ressemblance avec l'objet imitй. L'objection de M. Mivart aurait, en effet, quelque portйe si nous cherchions а expliquer ces ressemblances par une simple variabilitй flottante, sans le concours de la sйlection naturelle, ce qui n'est pas le cas. Je ne comprends pas non plus la portйe de l'objection que M. Mivart soulиve relativement aux « derniers degrйs de perfection de l'imitation ou de la mimique », comme dans l'exemple que cite M. Wallace, relatif а un insecte (Ceroxylus laceratus) qui ressemble а une baguette recouverte d'une mousse, au point qu'un Dyak indigиne soutenait que les excroissances foliacйes йtaient en rйalitй de la mousse. Les insectes, sont la proie d'oiseaux et d'autres ennemis douйs d'une vue probablement plus perзante que la nфtre ; toute ressemblance pouvant contribuer а dissimuler l'insecte tend donc а assurer d'autant plus sa conservation que cette ressemblance est plus parfaite. Si l'on considиre la nature des diffйrences existant entre les espиces du groupe comprenant le Ceroxylus, il n'y a aucune improbabilitй а ce que cet insecte ait variй par les irrйgularitйs de sa surface, qui ont pris une coloration plus ou moins verte ; car, dans chaque groupe, les caractиres qui diffиrent chez les diverses espиces sont plus sujets а varier, tandis que ceux d'ordre gйnйrique ou communs а toutes les espиces sont plus constants. La baleine du Groлnland est un des animaux les plus йtonnants qu'il y ait, et les fanons qui revкtent sa mвchoire, un de ses plus singuliers caractиres. Les fanons consistent, de chaque cфtй de la mвchoire supйrieure, en une rangйe d'environ trois cents plaques ou lames rapprochйes, placйes transversalement а l'axe le plus long de la bouche. Il y a, а l'intйrieur de la rangйe principale, quelques rangйes subsidiaires. Les extrйmitйs et les bords internes de toutes les plaques s'йraillent en йpines rigides, qui recouvrent le palais gigantesque, et servent а tamiser ou а filtrer l'eau et а recueillir ainsi les petites crйatures qui servent de nourriture а ces gros animaux. La lame mйdiane la plus longue de la baleine groлnlandaise a dix, douze ou quinze pieds de longueur ; mais il y a chez les diffйrentes espиces de cйtacйs des gradations de longueur ; la lame mйdiane a chez l'une, d'aprиs Scoresby, quatre pieds, trois chez deux autres, dix-huit pouces chez une quatriиme et environ neuf pouces de longueur chez le Balaenoptera rostrata. Les qualitйs du fanon diffиrent aussi chez les diffйrentes espиces. M. Mivart fait а ce propos la remarque suivante : « Dиs que le fanon a atteint un dйveloppement qui le rend utile, la sйlection naturelle seule suffirait, sans doute, а assurer sa conservation et son augmentation dans des limites convenables. Mais comment expliquer le commencement d'un dйveloppement si utile ? » On peut, comme rйponse, se demander : pourquoi les ancкtres primitifs des baleines а fanon n'auraient-ils pas eu une bouche construite dans le genre du bec lamellaire du canard ? Les canards, comme les baleines, se nourrissent en filtrant l'eau et la boue, ce qui a fait donner quelquefois а la famille le nom de Criblatores. J'espиre que l'on ne se servira pas de ces remarques pour me faire dire que les ancкtres des baleines йtaient rйellement pourvus de bouches lamellaires ressemblant au bec du canard. Je veux seulement faire comprendre que la supposition n'a rien d'impossible, et que les vastes fanons de la baleine groлnlandaise pourraient provenir du dйveloppement de lamelles semblables, grвce а une sйrie de degrйs insensibles tous utiles а leurs descendants. Le bec du souchet (Spatula clypeata) offre une conformation bien plus belle et bien plus complexe que la bouche de la baleine. Dans un spйcimen que j'ai examinй la mвchoire supйrieure porte de chaque cфtй une rangйe ou un peigne de lamelles minces, йlastiques, au nombre de cent quatre-vingt-huit, taillйes obliquement en biseau, de faзon а se terminer en pointe, et placйes transversalement sur l'axe allongй de la bouche. Elles s'йlиvent sur le palais et sont rattachйes aux cфtйs de la mвchoire par une membrane flexible. Les plus longues sont celles du milieu ; elles ont environ un tiers de pouce de longueur et dйpassent le rebord d'environ 0,14 de pouce. On observe а leur base une courte rangйe auxiliaire de lamelles transversales obliques. Sous ces divers rapports, elles ressemblent aux fanons de la bouche de la baleine ; mais elles en diffиrent beaucoup vers l'extrйmitй du bec, en ce qu'elles se dirigent vers la gorge au lieu de descendre verticalement. La tкte entiиre du souchet est incomparablement moins volumineuse que celle d'un Balaenoptera rostrata de taille moyenne, espиce oщ les fanons n'ont que neuf pouces de long, car elle reprйsente environ le dix-huitiиme de la tкte de ce dernier ; de sorte que, si nous donnions а la tкte du souchet la longueur de celle du Balaenoptera, les lamelles auraient 6 pouces de longueur -- c'est-а-dire les deux tiers de la longueur des fanons de cette espиce de baleines. La mandibule infйrieure du canard-souchet est pourvue de lamelles qui йgalent en longueur celles de la mandibule supйrieure, mais elles sont plus fines, et diffиrent ainsi d'une maniиre trиs marquйe de la mвchoire infйrieure de la baleine, qui est dйpourvue de fanons. D'autre part, les extrйmitйs de ces lamelles infйrieures sont divisйes en pointes finement hйrissйes, et ressemblent ainsi curieusement aux fanons. Chez le genre Prion, membre de la famille distincte des pйtrels, la mandibule supйrieure est seule pourvue de lamelles bien dйveloppйes et dйpassant les bords, de sorte que le bec de l'oiseau ressemble sous ce rapport а la bouche de la baleine. De la structure hautement dйveloppйe du souchet, on peut, sans que l'intervalle soit bien considйrable (comme je l'ai appris par les dйtails et les spйcimens que j'ai reзus de M. Salvin) sous le rapport de l'aptitude а la filtration, passer par le bec du Merganetta armata, et sous quelques rapports par celui du Aix sponsa, au bec du canard commun. Chez cette derniиre espиce, les lamelles sont plus grossiиres que chez le souchet, et sont fermement attachйes aux cфtйs de la mвchoire ; il n'y en a que cinquante environ de chaque cфtй, et elles ne font pas saillie au-dessous des bords. Elles se terminent en carrй, sont revкtues d'un tissu rйsistant et translucide, et paraissent destinйes au broiement des aliments. Les bords de la mandibule infйrieure sont croisйs par de nombreuses arкtes fines, mais peu saillantes. Bien que, comme tamis, ce bec soit trиs infйrieur а celui du souchet, il sert, comme tout le monde le sait, constamment а cet usage. M. Salvin m'apprend qu'il y a d'autres espиces chez lesquelles les lamelles sont considйrablement moins dйveloppйes que chez le canard commun ; mais je ne sais pas si ces espиces se servent de leur bec pour filtrer l'eau. Passons а un autre groupe de la mкme famille. Le bec de l'oie йgyptienne (Chenalopex) ressemble beaucoup а celui du canard commun ; mais les lamelles sont moins nombreuses, moins distinctes et font moins saillie en dedans ; cependant, comme me l'apprend M. E. Bartlett, cette oie « se sert de son bec comme le canard, et rejette l'eau au dehors par les coins ». Sa nourriture principale est toutefois l'herbe qu'elle broute comme l'oie commune, chez laquelle les lamelles presque confluentes de la mвchoire supйrieure sont beaucoup plus grossiиres que chez le canard commun ; il y en a vingt-sept de chaque cфtй et elles se terminent au-dessus en protubйrances dentiformes. Le palais est aussi couvert de boutons durs et arrondis. Les bords de la mвchoire infйrieure sont garnis de dents plus proйminentes, plus grossiиres et plus aiguлs que chez le canard. L'oie commune ne filtre pas l'eau ; elle se sert exclusivement de son bec pour arracher et pour couper l'herbe, usage auquel il est si bien adaptй que l'oiseau peut tondre l'herbe de plus prиs qu'aucun autre animal. Il y a d'autres espиces d'oies, а ce que m'apprend M. Bartlett, chez lesquelles les lamelles sont moins dйveloppйes que chez l'oie commune. Nous voyons ainsi qu'un membre de la famille des canards avec un bec construit comme celui de l'oie commune, adaptй uniquement pour brouter, ou ne prйsentant que des lamelles peu dйveloppйes, pourrait, par de lйgers changements, se transformer en une espиce ayant un bec semblable а celui de l'oie d'Egypte -- celle-ci а son tour en une autre ayant un bec semblable а celui du canard commun -- et enfin en une forme analogue au souchet, pourvue d'un bec presque exclusivement adaptй а la filtration de l'eau, et ne pouvant кtre employй а saisir ou а dйchirer des aliments solides qu'avec son extrйmitй en forme de crochet. Je peux ajouter que le bec de l'oie pourrait, par de lйgers changements, se transformer aussi en un autre pourvu de dents recourbйes, saillantes, comme celles du merganser (de la mкme famille), servant au but fort diffйrent de saisir et d'assurer la prise du poisson vivant. Revenons aux baleines, L'Hyperodon bidens est dйpourvu de vйritables dents pouvant servir efficacement, mais son palais, d'aprиs Lacйpиde, est durci par la prйsence de petites pointes de corne inйgales et dures. Il n'y a donc rien d'improbable а ce que quelque forme cйtacйe primitive ait eu le palais pourvu de pointes cornйes semblables, plus rйguliиrement situйes, et qui, comme les protubйrances du bec de l'oie, lui servaient а saisir ou а dйchirer sa proie. Cela йtant, on peut а peine nier que la variation et la sйlection naturelle aient pu convertir ces pointes en lamelles aussi dйveloppйes qu'elles le sont chez l'oie йgyptienne, servant tant а saisir les objets qu'а filtrer l'eau, puis en lamelles comme celles du canard domestique, et progressant toujours jusqu'а ce que leur conformation ait atteint celle du souchet, oщ elles servent alors exclusivement d'appareil filtrant. Des gradations, que l'on peut observer chez les cйtacйs encore vivants, nous conduisent de cet йtat oщ les lamelles ont acquis les deux tiers de la grandeur des fanons chez le Balaena rostrata, aux йnormes fanons de la baleine groлnlandaise. Il n'y a pas non plus la moindre raison de douter que chaque pas fait dans cette direction a йtй aussi favorable а certains cйtacйs anciens, les fonctions changeant lentement pendant le progrиs du dйveloppement, que le sont les gradations existant dans les becs des divers membres actuels de la famille des canards. Nous devons nous rappeler que chaque espиce de canards est exposйe а une lutte sйrieuse pour l'existence, et que la formation de toutes les parties de son organisation doit кtre parfaitement adaptйe а ses conditions vitales. Les pleuronectes, ou poissons plats, sont remarquables par le dйfaut de symйtrie de leur corps. Ils reposent sur un cфtй -- sur le gauche dans la plupart des espиces ; chez quelques autres, sur le cфtй droit ; on rencontre mкme quelquefois des exemples d'individus adultes renversйs. La surface infйrieure, ou surface de repos, ressemble au premier abord а la surface infйrieure d'un poisson ordinaire ; elle est blanche ; sous plusieurs rapports elle est moins dйveloppйe que la surface supйrieure et les nageoires latйrales sont souvent plus petites. Les yeux constituent toutefois, chez ce poissons, la particularitй la plus remarquable ; car ils occupent tous deux le cфtй supйrieur de la tкte. Dans le premier вge ils sont en face l'un de l'autre ; le corps est alors symйtrique et les deux cфtйs sont йgalement colorйs. Bientфt, l'oeil propre au cфtй infйrieur se transporte lentement autour de la tкte pour aller s'йtablir sur le cфtй supйrieur, mais il ne passe pas а travers le crвne, comme on le croyait autrefois. Il est йvident que si cet oeil infйrieur ne subissait pas ce transport, il serait inutile pour le poisson alors qu'il occupe sa position habituelle, c'est-а-dire qu'il est couchй sur le cфtй ; il serait, en outre, exposй а кtre blessй par le fond sablonneux. L'abondance extrкme de plusieurs espиces de soles, de plies, etc., prouve que la structure plate et non symйtrique des pleuronectes est admirablement adaptйe а leurs conditions vitales. Les principaux avantages qu'ils en tirent paraissent кtre une protection contre leurs ennemis, et une grande facilitй pour se nourrir sur le fond. Toutefois, comme le fait remarquer Schiцdte, les diffйrents membres de la famille actuelle prйsentent « une longue sйrie de formes passant graduellement de l'Hippoglossus pinguis, qui ne change pas sensiblement de forme depuis qu'il quitte l'oeuf, jusqu'aux soles, qui dйvient entiиrement d'un cфtй ». M. Mivart s'est emparй de cet exemple et fait remarquer qu'une transformation spontanйe et soudaine dans la position des yeux est а peine concevable, point sur lequel je suis complиtement de son avis. Il ajoute alors: «Si le transport de l'oeil vers le cфtй opposй de la tкte est graduel quel avantage peut prйsenter а l'individu une modification aussi insignifiante ? Il semble mкme que cette transformation naissante a dы plutфt кtre nuisible. » Mais il aurait pu trouver une rйponse а cette objection dans les excellentes observations publiйes en 1867 par M. Malm. Les pleuronectes trиs jeunes et encore symйtriques, ayant les yeux situйs sur les cфtйs opposйs de la tкte, ne peuvent longtemps conserver la position verticale, vu la hauteur excessive de leur corps, la petitesse de leurs nageoires latйrales et la privation de vessie natatoire. Ils se fatiguent donc bientфt et tombent au fond, sur le cфtй. Dans cette situation de repos, d'aprиs l'observation de Malm, ils tordent, pour ainsi dire, leur oeil infйrieur vers le haut, pour voir dans cette direction, et cela avec une vigueur qui entraоne une forte pression de l'oeil contre la partie supйrieure de l'orbite. Il devient alors trиs apparent que la partie du front comprise entre les yeux se contracte temporairement. Malm a eu l'occasion de voir un jeune poisson relever et abattre l'oeil infйrieur sur une distance angulaire de 70 degrйs environ. Il faut se rappeler que, pendant le jeune вge, le crвne est cartilagineux et flexible, et que, par consйquent, il cиde facilement а l'action musculaire. On sait aussi que, chez les animaux supйrieurs, mкme aprиs la premiиre jeunesse, le crвne cиde et se dйforme lorsque la peau ou les muscles sont contractйs de faзon permanente par suite d'une maladie ou d'un accident. Chez les lapins а longues oreilles, si l'une d'elles retombe et s'incline en avant, son poids entraоne dans le mкme sens tous les os du crвne appartenant au mкme cфtй de la tкte, fait dont j'ai donnй une illustration. (De la Variation des animaux, etc., I, 127, traduction franзaise.) Malm a constatй que les jeunes perches, les jeunes saumons, et plusieurs autres poissons symйtriques venant de naоtre, ont l'habitude de se reposer quelquefois sur le cфtй au fond de l'eau ; ils s'efforcent de diriger l'oeil infйrieur vers le haut, et leur crвne finit par se dйformer un peu. Cependant, ces poissons se trouvant bientфt а mкme de conserver la position verticale, il n'en rйsulte chez eux aucun effet permanent. Plus les pleuronectes vieillissent, au contraire, plus ils se reposent sur le cфtй, а cause de l'aplatissement croissant de leur corps, d'oщ la production d'un effet permanent sur la forme de la tкte et la position des yeux. A en juger par analogie, la tendance а la torsion augmente sans aucun doute par hйrйditй. Schiцdte croit, contrairement а quelques naturalistes, que les pleuronectes ne sont pas mкme symйtriques dans l'embryon, ce qui permettrait de comprendre pourquoi certaines espиces, dans leur jeunesse, se reposent sur le cфtй gauche, d'autres sur le droit. Malm ajoute, en confirmation de l'opinion prйcйdente, que le Trachyterus arcticus adulte, qui n'appartient pas а la famille des pleuronectes, repose sur le cфtй gauche au fond de l'eau et nage diagonalement ; or, chez ce poisson, on prйtend que les deux cфtйs de la tкte sont quelque peu dissemblables. Notre grande autoritй sur les poissons, le docteur Gьnther, conclut son analyse du travail de Malm par la remarque que « l'auteur donne une explication fort simple de la condition anormale des pleuronectes.» Nous voyons ainsi que les premiиres phases du transport de l'oeil d'un cфtй а l'autre de la tкte, que M. Mivart considиre comme nuisibles, peuvent кtre attribuйes а l'habitude, sans doute avantageuse pour l'individu et pour l'espиce, de regarder en haut avec les deux yeux, tout en restant couchй au fond sur le cфtй. Nous pouvons aussi attribuer aux effets hйrйditaires de l'usage le fait que, chez plusieurs genres de poissons plats, la bouche est inclinйe vers la surface infйrieure, avec les os maxillaires plus forts et plus efficaces du cфtй de la tкte dйpourvu d'oeil que de l'autre cфtй, dans le but, comme le suppose le docteur Traquair, de saisir plus facilement les aliments sur le sol. D'autre part, le dйfaut d'usage peut expliquer l'йtat moins dйveloppй de toute la moitiй infйrieure du corps, comprenant les nageoires latйrales ; Yarrell pense mкme que la rйduction de ces nageoires est avantageuse pour le poisson ; « parce qu'elles ont pour agir moins d'espace que les nageoires supйrieures ». On peut йgalement attribuer au dйfaut d'usage la diffйrence dans le nombre de dents existant aux deux mвchoires du carrelet, dans la proportion de quatre а sept sur les moitiйs supйrieures, et de vingt-cinq а trente sur les moitiйs infйrieures. L'йtat incolore du ventre de la plupart des poissons et des autres animaux peut nous faire raisonnablement supposer que, chez les poissons plats, le mкme dйfaut de coloration de la surface infйrieure, qu'elle soit а droite ou а gauche, est dы а l'absence de la lumiиre. Mais on ne saurait attribuer а l'action de la lumiиre les taches singuliиres qui se trouvent sur le cфtй supйrieur de la sole, taches qui ressemblent au fond sablonneux de la mer, ou la facultй qu'ont quelques espиces, comme l'a dйmontrй rйcemment Pouchet, de modifier leur couleur pour se mettre en rapport avec la surface ambiante, ou la prйsence de tubercules osseux sur la surface supйrieure du turbot. La sйlection naturelle a probablement jouй ici un rфle pour adapter а leurs conditions vitales la forme gйnйrale du corps et beaucoup d'autres particularitйs de ces poissons. Comme je l'ai dйjа fait remarquer avec tant d'insistance, il faut se rappeler que la sйlection naturelle dйveloppe les effets hйrйditaires d'une augmentation d'usage des parties, et peut-кtre de leur non-usage. Toutes les variations spontanйes dans la bonne direction sont, en effet, conservйes par elle et tendent а persister, tout comme les individus qui hйritent au plus haut degrй des effets de l'augmentation avantageuse de l'usage d'une partie. Il paraоt toutefois impossible de dйcider, dans chaque cas particulier, ce qu'il faut attribuer aux effets de l'usage d'un cфtй et а la sйlection naturelle de l'autre. Je peux citer un autre exemple d'une conformation qui paraоt devoir son origine exclusivement а l'usage et а l'habitude. L'extrйmitй de la queue, chez quelques singes amйricains, s'est transformйe en un organe prйhensile d'une perfection йtonnante et sert de cinquiиme main. Un auteur qui est d'accord sur tous les points avec M. Mivart remarque, au sujet de cette conformation, qu'il « est impossible de croire que, quel que soit le nombre de siиcles йcoulйs, la premiиre tendance а saisir ait pu prйserver les individus qui la possйdaient, ou favoriser leur chance d'avoir et d'йlever des descendants. » Il n'y a rien qui nйcessite une croyance pareille. L'habitude, et ceci implique presque toujours un avantage grand ou petit, suffirait probablement pour expliquer l'effet obtenu. Brehm a vu les petits d'un singe africain (Cercopithecus) se cramponner au ventre de leur mиre par les mains, et, en mкme temps, accrocher leurs petites queues autour de la sienne. Le professeur Henslow a gardй en captivitй quelques rats des moissons (Mus messorius), dont la queue, qui par sa conformation ne peut pas кtre placйe parmi les queues prйhensiles, leur servait cependant souvent а monter dans les branches d'un buisson placй dans leur cage, en s'enroulant autour des branches. Le docteur Gьnther m'a transmis une observation semblable sur une souris qu'il a vue se suspendre ainsi par la queue. Si le rat des moissons avait йtй plus strictement conformй pour habiter les arbres, il aurait peut-кtre eu la queue munie d'une structure prйhensile, comme c'est le cas chez quelques membres du mкme ordre. Il est difficile de dire, en prйsence de ses habitudes pendant sa jeunesse, pourquoi le cercopithиque n'a pas acquis une queue prйhensile. Il est possible toutefois que la queue trиs allongйe de ce singe lui rende plus de services comme organe d'йquilibre dans les bonds prodigieux qu'il fait, que comme organe de prйhension. Les glandes mammaires sont communes а la classe entiиre des mammifиres, et indispensables а leur existence ; elles ont donc dы se dйvelopper depuis une йpoque excessivement reculйe ; mais nous ne savons rien de positif sur leur mode de dйveloppement. M. Mivart demande : « Peut-on concevoir que le petit d'un animal quelconque ait pu jamais кtre sauvй de la mort en suзant accidentellement une goutte d'un liquide а peine nutritif sйcrйtй par une glande cutanйe accidentellement hypertrophiйe chez sa mиre ? Et en fыt-il mкme ainsi, quelle chance y aurait-il eu en faveur de la perpйtuation d'une telle variation ? » Mais la question n'est pas loyalement posйe. La plupart des transformistes admettent que les mammifиres descendent d'une forme marsupiale ; s'il en est ainsi, les glandes mammaires ont dы se dйvelopper d'abord dans le sac marsupial. Le poisson Hippocampus couve ses oeufs, et nourrit ses petits pendant quelque temps dans un sac de ce genre ; un naturaliste amйricain, M. Lockwood, conclut de ce qu'il a vu du dйveloppement des petits, qu'ils sont nourris par une sйcrйtion des glandes cutanйes du sac. Or, n'est-il pas au moins possible que les petits aient pu кtre nourris semblablement chez les ancкtres primitifs des mammifиres avant mкme qu'ils mйritassent ce dernier nom ? Dans ce cas, les individus produisant un liquide nutritif, se rapprochant de la nature du lait, ont dы, dans la suite des temps, йlever un plus grand nombre de descendants bien nourris, que n'ont pu le faire ceux ne produisant qu'un liquide plus pauvre ; les glandes cutanйes qui sont les homologues des glandes mammaires, ont dы ainsi se perfectionner et devenir plus actives. Le fait que, sur un certain endroit du sac, les glandes se sont plus dйveloppйes que sur les autres, s'accorde avec le principe si йtendu de la spйcialisation ; ces glandes auront alors constituй un sein, d'abord dйpourvu de mamelon, comme nous en observons chez l'ornithorhynque au plus bas degrй de l'йchelle des mammifиres. Je ne prйtends aucunement dйcider la part qu'ont pu prendre а la spйcialisation plus complиte des glandes, soit la compensation de croissance, soit les effets de l'usage, soit la sйlection naturelle. Le dйveloppement des glandes mammaires n'aurait pu rendre aucun service, et n'aurait pu, par consйquent, кtre effectuй par la sйlection naturelle, si les petits n'avaient en mкme temps pu tirer leur nourriture de leurs sйcrйtions. Il n'est pas plus difficile de comprendre que les jeunes mammifиres aient instinctivement appris а sucer une mamelle, que de s'expliquer comment les poussins, pour sortir de l'oeuf, ont appris а briser la coquille en la frappant avec leur bec adaptй spйcialement а ce but, ou comment, quelques heures aprиs l'йclosion, ils savent becqueter et ramasser les grains destinйs а leur nourriture. L'explication la plus probable, dans ces cas, est que l'habitude, acquise par la pratique а un вge plus avancй, s'est ensuite transmise par hйrйditй, а l'вge le plus prйcoce. On dit que le jeune kangouroo ne sait pas sucer et ne fait que se cramponner au mamelon de la mиre, qui a le pouvoir d'injecter du lait dans la bouche de son petit impuissant et а moitiй formй. M. Mivart remarque а ce sujet: « Sans une disposition spйciale, le petit serait infailliblement suffoquй par l'introduction du lait dans la trachйe. Mais il y a une disposition spйciale. Le larynx est assez allongй pour remonter jusqu'а l'orifice postйrieur du passage nasal, et pour pouvoir ainsi donner libre accиs а l'air destinй aux poumons ; le lait passe intensivement de chaque cфtй du larynx prolongй, et se rend sans difficultй dans l'oesophage qui est derriиre. » M. Mivart se demande alors comment la sйlection naturelle a pu enlever au kangouroo adulte (et aux autres mammifиres, dans l'hypothиse qu'ils descendent d'une forme marsupiale) cette conformation au moins complиtement innocente, et inoffensive. On peut rйpondre que la voix, dont l'importance est certainement trиs grande chez beaucoup d'animaux, n'aurait pu acquйrir toute sa puissance si le larynx pйnйtrait dans le passage nasal ; le professeur Flower m'a fait observer, en outre, qu'une conformation de ce genre aurait apportй de grands obstacles а l'usage d'une nourriture solide par l'animal. Examinons maintenant en quelques mots les divisions infйrieures du rиgne animal. Les йchinodermes (astйries, oursins, etc.) sont pourvus d'organes remarquables nommйs pйdicellaires, qui consistent, lorsqu'ils sont bien dйveloppйs, en un forceps tridactyle, c'est-а-dire en une pince composйe de trois bras dentelйs, bien adaptйs entre eux et placйs sur une tige flexible mue par des muscles. Ce forceps peut saisir les objets avec fermetй ; Alexandre Agassiz a observй un oursin transportant rapidement des parcelles d'excrйments de forceps en forceps le long de certaines lignes de son corps pour ne pas salir sa coquille. Mais il n'y a pas de doute que, tout en servant а enlever les ordures, ils ne remplissent d'autres fonctions, dont l'une parait avoir la dйfense pour objet. Comme dans plusieurs occasions prйcйdentes, M. Mivart demande au sujet de ces organes : «Quelle a pu кtre l'utilitй des premiers rudiments de ces conformations, et comment les bourgeons naissants ont-ils pu prйserver la vie d'un seul Echinus ? » il ajoute : « Mкme un dйveloppement subit de la facultй de saisir n'aurait pu кtre utile sans la tige mobile, ni cette derniиre efficace sans l'adaptation des mвchoires propres а happer ; or, ces conditions de structure coordonnйes, d'ordre aussi complexe, ne peuvent simultanйment provenir de variations lйgиres et indйterminйes ; ce serait vouloir soutenir un paradoxe que de le nier.» Il est certain, cependant, si paradoxal que cela paraisse а M. Mivart, qu'il existe chez plusieurs astйries des forceps tridactyles sans tige, fixйs solidement а la base, susceptibles d'exercer l'action de happer, et qui sont, au moins en partie, des organes dйfensifs. Je sais, grвce а l'obligeance que M. Agassiz a mise а me transmettre une foule de dйtails sur ce sujet, qu'il y a d'autres astйries chez lesquelles l'un des trois bras du forceps est rйduit а constituer un support pour les deux autres, et encore d'autres genres oщ le troisiиme bras fait absolument dйfaut, M. Perrier dйcrit l'Echinoneus comme portant deux sortes de pйdicellaires, l'un ressemblant а ceux de l'Echinus, et l'autre а ceux du Spatangus ; ces cas sont intйressants, car ils fournissent des exemples de certaines transitions subites rйsultant de l'avortement de l'un des deux йtats d'un organe. M. Agassiz conclut de ses propres recherches et de celles de Mьller, au sujet de la marche que ces organes curieux ont dы suivre dans leur йvolution, qu'il faut, sans aucun doute, considйrer comme des йpines modifiйes les pйdicellaires des astйries et des oursins. On peut le dйduire, tant du mode de leur dйveloppement chez l'individu, que de la longue et parfaite sйrie des degrйs que l'on observe chez diffйrents genres et chez diffйrentes espиces, depuis de simples granulations jusqu'а des pйdicellaires tridactyles parfaits, en passant par des piquants ordinaires. La gradation s'йtend jusqu'au mode suivant lequel les йpines et les pйdicellaires sont articulйs sur la coquille par les baguettes calcaires qui les portent. On trouve, chez quelques genres d'astйries, « les combinaisons les plus propres а dйmontrer que les pйdicellaires ne sont que des modifications de piquants ramifiйs.» Ainsi, nous trouvons des йpines fixes sur la base desquelles sont articulйes trois branches йquidistantes, mobiles et dentelйes, et portant, sur la partie supйrieure, trois autres ramifications йgalement mobiles. Or, lorsque ces derniиres surmontent le sommet de l'йpine, elles forment de fait un pйdicellaire tridactyle grossier, qu'on peut observer sur une mкme йpine en mкme temps que les trois branches infйrieures. On ne peut, dans ce cas, mйconnaоtre l'identitй qui existe entre les bras des pйdicellaires et les branches mobiles d'une йpine. On admet gйnйralement que les piquants ordinaires servent d'arme dйfensive ; il n'y a donc aucune raison de douter qu'il n'en soit aussi de mкme des rameaux mobiles et dentelйs, dont l'action est plus efficace lorsqu'ils se rйunissent pour fonctionner en appareil prйhensile. Chaque gradation comprise entre le piquant ordinaire fixe et le pйdicellaire fixe serait donc avantageuse а l'animal. Ces organes, au lieu d'кtre fixes ou placйs sur un support immobile, sont, chez certains genres d'astйries, placйs au sommet d'un tronc flexible et musculaire, bien que court ; outre qu'ils servent d'arme dйfensive, ils ont probablement, dans ce cas, quelque fonction additionnelle. On peut reconnaоtre chez les oursins tous les йtats par lesquels a passй l'йpine fixe pour finir par s'articuler avec la coquille et acquйrir ainsi la mobilitй. Je voudrais pouvoir disposer de plus d'espace afin de donner un rйsumй plus complet des observations intйressantes d'Agassiz sur le dйveloppement des pйdicellaires. On peut, ajoute-t-il, trouver tous les degrйs possibles entre les pйdicellaires des astйries et les crochets des ophiures, autre groupe d'йchinodermes, ainsi qu'entre les pйdicellaires des oursins et les ancres des holothuries, qui appartiennent aussi а la mкme grande classe. Certains animaux composйs qu'on a nommйs zoophytes, et parmi eux les polyzoaires en particulier, sont pourvus d'organes curieux, appelйs aviculaires, dont la conformation diffиre beaucoup chez les diverses espиces. Ces organes, dans leur йtat le plus parfait, ressemblent singuliиrement а une tкte ou а un bec de vautour en miniature ; ils sont placйs sur un support et douйs d'une certaine mobilitй, ce qui est йgalement le cas pour la mandibule infйrieure. J'ai observй chez une espиce que tous les aviculaires de la mкme branche font souvent simultanйment le mкme mouvement en arriиre et en avant, la mвchoire infйrieure largement ouverte, et dйcrivent un angle d'environ 90 degrйs en cinq secondes. Ce mouvement provoque un tremblement dans tout le polyzoaire. Quand on touche les mвchoires avec une aiguille, elles la saisissent avec une vigueur telle, que l'on peut secouer la branche entiиre. M. Mivart cite ce cas, parce qu'il lui semble trиs difficile que la sйlection naturelle ait produit, dans des divisions fort distinctes du rиgne animal, le dйveloppement d'organes tels que les aviculaires des polyzoaires et les pйdicellaires des йchinodermes, organes qu'il regarde comme « essentiellement analogues ». Or, en ce qui concerne la conformation, je ne vois aucune similitude entre les pйdicellaires tridactyles et les aviculaires. Ces derniers ressemblent beaucoup plus aux pinces des crustacйs, ressemblance que M. Mivart aurait, avec autant de justesse, pu citer comme une difficultй spйciale, ou bien encore il aurait pu considйrer de la mкme faзon leur ressemblance avec la tкte et le bec d'un oiseau. M. Busk, le docteur Smitt et le docteur Nitsche -- naturalistes qui ont йtudiй ce groupe fort attentivement -- considиrent les aviculaires comme les homologues des zooпdes et de leurs cellules composant le zoophyte ; la lиvre ou couvercle mobile de la cellule correspondant а la mandibule infйrieure йgalement mobile de l'aviculaire. Toutefois, M. Busk ne connaоt aucune gradation actuellement existante entre un zooпde et un aviculaire. Il est donc impossible de conjecturer par quelles gradations utiles une des formes a pu se transformer en une autre, mais il n'en rйsulte en aucune maniиre que ces degrйs n'aient pas existй. Comme il y a une certaine ressemblance entre les pinces des crustacйs et les aviculaires des polyzoaires, qui servent йgalement de pinces, il peut кtre utile de dйmontrer qu'il existe actuellement une longue sйrie de gradations utiles chez les premiers. Dans la premiиre et la plus simple phase, le segment terminal du membre se meut de faзon а s'appliquer soit contre le sommet carrй et large de l'avant-dernier segment, soit contre un cфtй tout entier ; ce membre peut ainsi servir а saisir un objet, tout en servant toujours d'organe locomoteur. Nous trouvons ensuite qu'un coin de l'avant-dernier segment se termine par une lйgиre proйminence pourvue quelquefois de dents irrйguliиres, contre lesquelles le dernier segment vient s'appliquer. La grosseur de cette projection venant а augmenter et sa forme, ainsi que celle du segment terminal, se modifiant et s'amйliorant lйgиrement, les pinces deviennent de plus en plus parfaites jusqu'а former un instrument aussi efficace que les pattes-mвchoires des homards. On peut parfaitement observer toutes ces gradations. Les polyzoaires possиdent, outre l'aviculaire, des organes curieux nommйs vibracula. Ils consistent gйnйralement en de longues soies capables de mouvement et facilement excitables. Chez une espиce que j'ai examinйe, les cils vibratiles йtaient lйgиrement courbйs et dentelйs le long du bord extйrieur ; tous ceux du mкme polyzoaire se mouvaient souvent simultanйment, de telle sorte qu'agissant comme de longues rames, ils font passer rapidement une branche sur le porte-objet de mon microscope. Si l'on place une branche sur ce bord extйrieur des polyzoaires, les cils vibratiles se mкlent et ils font de violents efforts pour se dйgager. On croit qu'ils servent de moyen de dйfense а l'animal, et, d'aprиs les observations de M. Busk, « ils balayent lentement et doucement la surface du polypier, pour йloigner ce qui pourrait nuire aux habitants dйlicats des cellules lorsqu'ils sortent leurs tentacules. » Les aviculaires servent probablement aussi de moyen dйfensif ; en outre, ils saisissent et tuent des petits animaux que l'on croit кtre ensuite entraоnйs par les courants а portйe des tentacules des zooпdes. Quelques espиces sont pourvues d'aviculaires et de cils vibratiles ; il en est qui n'ont que les premiers ; d'autres, mais en petit nombre, ne possиdent que les cils vibratiles seuls. Il est difficile d'imaginer deux objets plus diffйrents en apparence qu'un cil vibratile ou faisceau de soies et qu'un aviculaire, ressemblant а une tкte d'oiseau ; ils sont cependant presque certainement homologues et proviennent d'une source commune, un zooпde avec sa cellule. Nous pouvons donc comprendre comment il se fait que, dans certains cas, ces organes passent graduellement de l'un а l'autre, comme me l'a affirmй M. Busk. Ainsi, chez les aviculaires de plusieurs espиces de Lepralia, la mandibule mobile est si allongйe et si semblable а une touffe de poils, que l'on ne peut dйterminer la nature aviculaire de l'organe que par la prйsence du bec fixe placй au-dessus d'elle. Il se peut que les cils vibratiles se soient directement dйveloppйs de la lиvre des cellules, sans avoir passй par la phase aviculaire ; mais il est plus probable qu'ils ont suivi cette derniиre voie, car il semble difficile que, pendant les йtats prйcoces de la transformation, les autres parties de la cellule avec le zooпde inclus aient disparu subitement. Dans beaucoup de cas les cils vibratiles ont а leur base un support cannelй qui paraоt reprйsenter le bec fixe, bien qu'il fasse entiиrement dйfaut chez quelques espиces. Cette thйorie du dйveloppement du cil vibratile est intйressante, si elle est fondйe ; car, en supposant que toutes les espиces munies d'aviculaires aient disparu, l'imagination la plus vive n'en serait jamais venue jusqu'а l'idйe que les cils vibratiles ont primitivement existй comme partie d'un organe ressemblant а une tкte d'oiseau ou а un capuchon irrйgulier. Il est intйressant de voir deux organes si diffйrents se dйvelopper en partant d'une origine commune ; or, comme la mobilitй de la lиvre de la cellule sert de moyen dйfensif aux zooпdes, il n'y a aucune difficultй а croire que toutes les gradations au moyen desquelles la lиvre a йtй transformйe en mandibule infйrieure d'un aviculaire et ensuite en une soie allongйe, ont йtй йgalement des dispositions protectrices dans des circonstances et dans des directions diffйrentes. M. Mivart, dans sa discussion, ne traite que deux cas tirйs du rиgne vйgйtal et relatifs, l'un а la structure des fleurs des orchidйes, et l'autre aux mouvements des plantes grimpantes. Relativement aux premiиres, il dit : « On regarde comme peu satisfaisante l'explication que l'on donne de leur origine -- elle est insuffisante pour faire comprendre les commencements infinitйsimaux de conformations qui n'ont d'utilitй que lorsqu'elles ont atteint un dйveloppement considйrable. » Ayant traitй а fond ce sujet dans un autre ouvrage, je ne donnerai ici que quelques dйtails sur une des plus frappantes particularitйs des fleurs des orchidйes, c'est-а-dire sur leurs amas de pollen. Un amas pollinique bien dйveloppй consiste en une quantitй de grains de pollen fixйs а une tige йlastique ou caudicule, et rйunis par une petite quantitй d'une substance excessivement visqueuse. Ces amas de pollen sont transportйs par les insectes sur le stigmate d'une autre fleur. Il y a des espиces d'orchidйes chez lesquelles les masses de pollen n'ont pas de caudicule, les grains йtant seulement reliйs ensemble par des filaments d'une grande finesse ; mais il est inutile d'en parler ici, cette disposition n'йtant pas particuliиre aux orchidйes ; je peux pourtant mentionner que chez le Cypripedium, qui se trouve а la base de la sйrie de cette famille, nous pouvons entrevoir le point de dйpart du dйveloppement des filaments. Chez d'autres orchidйes, ces filaments se rйunissent sur un point de l'extrйmitй des amas de pollen, ce qui constitue la premiиre trace d'une caudicule. Les grains de pollen avortйs qu'on dйcouvre quelquefois enfouis dans les parties centrales et fermes de la caudicule nous fournissent une excellente preuve que c'est lа l'origine de cette conformation, mкme quand elle est trиs dйveloppйe et trиs allongйe. Quant а la seconde particularitй principale, la petite masse de matiиre visqueuse portйe par l'extrйmitй de la caudicule, on peut signaler une longue sйrie de gradations, qui ont toutes йtй manifestement utiles а la plante. Chez presque toutes les fleurs d'autres ordres, le stigmate sйcrиte une substance visqueuse. Chez certaines orchidйes une matiиre similaire est sйcrйtйe, mais en quantitй beaucoup plus considйrable, par un seul des trois stigmates, qui reste stйrile peut-кtre а cause de la sйcrйtion copieuse dont il est le siиge. Chaque insecte visitant une fleur de ce genre enlиve par frottement une partie de la substance visqueuse, et emporte en mкme temps quelques grains de pollen. De cette simple condition, qui ne diffиre que peu de celles qui s'observent dans une foule de fleurs communes, il est des degrйs de gradation infinis -- depuis les espиces oщ la masse pollinique occupe l'extrйmitй d'une caudicule courte et libre, jusqu'а celles oщ la caudicule s'attache fortement а la matiиre visqueuse, le stigmate stйrile se modifiant lui-mкme beaucoup. Nous avons, dans ce dernier cas, un appareil pollinifиre dans ses conditions les plus dйveloppйes et les plus parfaites. Quiconque examine avec soin les fleurs des orchidйes, ne peut nier l'existence de la sйrie des gradations prйcitйes -- depuis une masse de grains de pollen rйunis entre eux par des filaments, avec un stigmate ne diffйrant que fort peu de celui d'une fleur ordinaire, jusqu'а un appareil pollinifиre trиs compliquй et admirablement adaptй au transport par les insectes ; on ne peut nier non plus que toutes les gradations sont, chez les diverses espиces, trиs bien adaptйes а la conformation gйnйrale de chaque fleur, dans le but de provoquer sa fйcondation par les insectes. Dans ce cas et dans presque tous les autres, l'investigation peut кtre poussйe plus loin, et on peut se demander comment le stigmate d'une fleur ordinaire a pu devenir visqueux ; mais, comme nous ne connaissons pas l'histoire complиte d'un seul groupe d'organismes, il est inutile de poser de pareilles questions, auxquelles nous ne pouvons espйrer rйpondre. Venons-en aux plantes grimpantes. On peut les classer en une longue sйrie, depuis celles qui s'enroulent simplement autour d'un support, jusqu'а celles que j'ai appelйes а feuilles grimpantes et а celles pourvues de vrilles. Dans ces deux derniиres classes, les tiges ont gйnйralement, mais pas toujours, perdu la facultй de s'enrouler, bien qu'elles conservent celle de la rotation, que possиdent йgalement les vrilles. Des gradations insensibles relient les plantes а feuilles grimpantes avec celles pourvues de vrilles, et certaines plantes peuvent кtre indiffйremment placйes dans l'une ou l'autre classe. Mais, si l'on passe des simples plantes qui s'enroulent а celles pourvues de vrilles, une qualitй importante apparaоt, c'est la sensibilitй au toucher, qui provoque, au contact d'un objet, dans les tiges des feuilles ou des fleurs, ou dans leurs modifications en vrilles, des mouvements dans le but de l'entourer et de le saisir. Aprиs avoir lu mon mйmoire sur ces plantes, on admettra, je crois, que les nombreuses gradations de fonction et de structure existant entre les plantes qui ne font que s'enrouler et celles а vrilles sont, dans chaque cas, trиs avantageuses pour l'espиce. Par exemple, il doit кtre tout а l'avantage d'une plante grimpante de devenir une plante а feuilles grimpantes, et il est probable que chacune d'elles, portant des feuilles а tiges longues, se serait dйveloppйe en une plante а feuilles grimpantes, si les tiges des feuilles avaient prйsentй, mкme а un faible degrй, la sensibilitй requise pour rйpondre а l'action du toucher. L'enroulement constituant le mode le plus simple de s'йlever sur un support et formant la base de notre sйrie, on peut naturellement se demander comment les plantes ont pu acquйrir cette aptitude naissante, que plus tard la sйlection naturelle a perfectionnйe et augmentйe. L'aptitude а s'enrouler dйpend d'abord de la flexibilitй excessive des jeunes tiges (caractиre commun а beaucoup de plantes qui ne sont pas grimpantes) ; elle dйpend ensuite de ce que ces tiges se tordent constamment pour se diriger dans toutes les directions, successivement l'une aprиs l'autre, dans le mкme ordre. Ce mouvement a pour rйsultat l'inclinaison des tiges de tous cфtйs et dйtermine chez elles une rotation suivie. Dиs que la portion infйrieure de la tige rencontre un obstacle qui l'arrкte, la partie supйrieure continue а se tordre et а tourner, et s'enroule nйcessairement ainsi en montant autour du support. Le mouvement rotatoire cesse aprиs la croissance prйcoce de chaque rejeton. Cette aptitude а la rotation et la facultй de grimper qui en est la consйquence, se rencontrant isolйment chez des espиces et chez des genres distincts, qui appartiennent а des familles de plantes fort йloignйes les unes des autres, ont dы кtre acquises d'une maniиre indйpendante, et non par hйrйditй d'un ancкtre commun. Cela me conduisit а penser qu'une lйgиre tendance а ce genre de mouvement ne doit pas кtre rare chez les plantes non grimpantes, et que cette tendance doit fournir а la sйlection naturelle la base sur laquelle elle peut opйrer pour la perfectionner. Je ne connaissais, lorsque je fis cette rйflexion, qu'un seul cas fort imparfait, celui des jeunes pйdoncules floraux du Maurandia, qui tournent lйgиrement et irrйguliиrement, comme les tiges des plantes grimpantes, mais sans faire aucun usage de cette aptitude. Fritz Mьller dйcouvrit peu aprиs que les jeunes tiges d'un Alisma et d'un Linum -- plantes non grimpantes et fort йloignйes l'une de l'autre dans le systиme naturel -- sont affectйes d'un mouvement de rotation bien apparent, mais irrйgulier ; il ajoute qu'il a des raisons pour croire que cette mкme aptitude existe chez d'autres plantes. Ces lйgers mouvements paraissent ne rendre aucun service а ces plantes, en tous cas ils ne leur permettent en aucune faзon de grimper, point dont nous nous occupons. Nйanmoins, nous comprenons que si les tiges de ces plantes avaient йtй flexibles, et que, dans les conditions oщ elles se trouvent placйes, il leur eыt йtй utile de monter а une certaine hauteur, le mouvement de rotation lent et irrйgulier qui leur est habituel aurait pu, grвce а la sйlection naturelle, s'augmenter et s'utiliser jusqu'а ce qu'elles aient йtй transformйes en espиces grimpantes bien dйveloppйes. On peut appliquer а la sensibilitй des tiges des feuilles, des fleurs et des vrilles les mкmes remarques qu'aux cas de mouvement rotatoire des plantes grimpantes. Ce genre de sensibilitй se rencontrant chez un nombre considйrable d'espиces qui appartiennent а des groupes trиs diffйrents, il doit se trouver а un йtat naissant chez beaucoup de plantes qui ne sont pas devenues grimpantes. Or, cela est exact ; chez la Maurandia dont j'ai dйjа parlй, j'ai observй que les jeunes pйdoncules floraux s'inclinent lйgиrement vers le cфtй oщ on les a touchйs. Morren a constatй chez plusieurs espиces d'Oxalis des mouvements dans les feuilles et dans les tiges, surtout aprиs qu'elles ont йtй exposйes aux rayons brыlants du soleil, lorsqu'on les touche faiblement et а plusieurs reprises, ou qu'on secoue la plante. J'ai renouvelй, avec le mкme rйsultat, les mкmes observations sur d'autres espиces d'Oxalis ; chez quelques-unes le mouvement est perceptible, mais plus apparent dans les jeunes feuilles ; chez d'autres espиces le mouvement est extrкmement lйger. Il est un fait plus important, s'il faut en croire Hofmeister, haute autoritй en ces matiиres : les jeunes pousses et les feuilles de toutes les plantes entrent en mouvement aprиs avoir йtй secouйes. Nous savons que, chez les plantes grimpantes, les pйtioles, les pйdoncules et les vrilles sont sensibles seulement pendant la premiиre pйriode de leur croissance. Il est а peine possible d'admettre que les mouvements lйgers dont nous venons de parler, provoquйs par l'attouchement ou la secousse des organes jeunes et croissants des plantes, puissent avoir une importance fonctionnelle pour eux. Mais, obйissant а divers stimulants, les plantes possиdent des pouvoirs moteurs qui ont pour elles une importance manifeste ; par exemple, leur tendance а rechercher la lumiиre et plus rarement а l'йviter, leur propension а pousser dans la direction contraire а l'attraction terrestre plutфt qu'а la suivre. Les mouvements qui rйsultent de l'excitation des nerfs et des muscles d'un animal par un courant galvanique ou par l'absorption de la strychnine peuvent кtre considйrйs comme un rйsultat accidentel, car ni les nerfs ni les muscles n'ont йtй rendus spйcialement sensibles а ces stimulants. Il paraоt йgalement que les plantes, ayant une aptitude а des mouvements causйs par certains stimulants, peuvent accidentellement кtre excitйes par un attouchement ou par une secousse. Il n'est donc pas trиs difficile d'admettre que, chez les plantes а feuilles grimpantes ou chez celles munies de vrilles, cette tendance a йtй favorisйe et augmentйe par la sйlection naturelle. Il est toutefois probable, pour des raisons que j'ai consignйes dans mon mйmoire, que cela n'a dы arriver qu'aux plantes ayant dйjа acquis l'aptitude а la rotation, et qui avaient ainsi la facultй de s'enrouler. J'ai dйjа cherchй а expliquer comment les plantes ont acquis cette facultй, а savoir : par une augmentation d'une tendance а des mouvements de rotation lйgers et irrйguliers n'ayant d'abord aucun usage ; ces mouvements, comme ceux provoquйs par un attouchement ou une secousse, йtant le rйsultat accidentel de l'aptitude au mouvement, acquise en vue d'autres motifs avantageux. Je ne chercherai pas а dйcider si, pendant le dйveloppement graduel des plantes grimpantes, la sйlection naturelle a reзu quelque aide des effets hйrйditaires de l'usage ; mais nous savons que certains mouvements pйriodiques, tels que celui que l'on dйsigne sous le nom de sommeil des plantes, sont rйglйs par l'habitude. Voilа les principaux cas, choisis avec soin par un habile naturaliste, pour prouver que la thйorie de la sйlection naturelle est impuissante а expliquer les йtats naissants des conformations utiles ; j'espиre avoir dйmontrй, par la discussion, que, sur ce point, il ne peut y avoir de doutes et que l'objection n'est pas fondйe. J'ai trouvй ainsi une excellente occasion de m'йtendre un peu sur les gradations de structure souvent associйes а un changement de fonctions -- sujet important, qui n'a pas йtй assez longuement traitй dans les йditions prйcйdentes de cet ouvrage. Je vais actuellement rйcapituler en quelques mots les observations que je viens de faire. En ce qui concerne la girafe, la conservation continue des individus de quelque ruminant йteint, devant а la longueur de son cou, de ses jambes, etc., la facultй de brouter au-dessus de la hauteur moyenne, et la destruction continue de ceux qui ne pouvaient pas atteindre а la mкme hauteur, auraient suffi а produire ce quadrupиde remarquable ; mais l'usage prolongй de toutes les parties, ainsi que l'hйrйditй, ont dы aussi contribuer d'une maniиre importante а leur coordination. Il n'y a aucune improbabilitй а croire que, chez les nombreux insectes qui imitent divers objets, une ressemblance accidentelle avec un objet quelconque a йtй, dans chaque cas, le point de dйpart de l'action de la sйlection naturelle dont les effets ont dы se perfectionner plus tard par la conservation accidentelle des variations lйgиres qui tendaient а augmenter la ressemblance. Cela peut durer aussi longtemps que l'insecte continue а varier et que sa ressemblance plus parfaite lui permet de mieux йchapper а ses ennemis douйs d'une vue perзante. Sur le palais de quelques espиces de baleines, on remarque une tendance а la formation de petites pointes irrйguliиres cornйes, et, en consйquence de l'aptitude de la sйlection naturelle а conserver toutes les variations favorables, ces pointes se sont converties d'abord en noeuds lamellaires ou en dentelures, comme celles du bec de l'oie, -- puis en lames courtes, comme celles du canard domestique, -- puis en lamelles aussi parfaites que celles du souchet, et enfin en gigantesques fanons, comme dans la bouche de l'espиce du Groлnland. Les fanons servent, dans la famille des canards, d'abord de dents, puis en partie а la mastication et en partie а la filtration, et, enfin, presque exclusivement а ce dernier usage. L'habitude ou l'usage n'a, autant que nous pouvons en juger, que peu ou point contribuй au dйveloppement de conformations semblables aux lamelles ou aux fanons dont nous nous occupons. Au contraire, le transfert de l'oeil infйrieur du poisson plat au cфtй supйrieur de la tкte, et la formation d'une queue prйhensile, chez certains singes, peuvent кtre attribuйs presque entiиrement а l'usage continu et а l'hйrйditй. Quant aux mamelles des animaux supйrieurs, on peut conjecturer que, primitivement, les glandes cutanйes couvrant la surface totale d'un sac marsupial sйcrйtaient un liquide nutritif, et que ces glandes, amйliorйes au point de vue de leur fonction par la sйlection naturelle et concentrйes sur un espace limitй, ont fini par former la mamelle. Il n'est pas plus difficile de comprendre comment les piquants ramifiйs de quelque ancien йchinoderme, servant d'armes dйfensives, ont йtй transformйs par la sйlection naturelle en pйdicellaires tridactyles, que de s'expliquer le dйveloppement des pinces des crustacйs par des modifications utiles, quoique lйgиres, apportйes dans les derniers segments d'un membre servant d'abord uniquement а la locomotion. Les aviculaires et les cils vibratiles des polyzoaires sont des organes ayant une mкme origine, quoique fort diffйrents par leur aspect ; il est facile de comprendre les services qu'ont rendus les phases successives qui ont produit les cils vibratiles. Dans les amas polliniques des orchidйes, on peut retrouver les phases de la transformation en caudicule des filaments qui primitivement servaient а rattacher ensemble les grains de pollen ; on peut йgalement suivre la sйrie des transformations par lesquelles la substance visqueuse semblable а celle que sйcrиtent les stigmates des fleurs ordinaires, et servant а peu prиs, quoique pas tout а fait, au mкme usage, s'est attachйe aux extrйmitйs libres des caudicules ; toutes ces gradations ont йtй йvidemment avantageuses aux plantes en question. Quant aux plantes grimpantes, il est inutile de rйpйter ce que je viens de dire а l'instant. Si la sйlection naturelle a tant de puissance, a-t-on souvent demandй, pourquoi n'a-t-elle pas donnй а certaines espиces telle ou telle conformation qui leur eыt йtй avantageuse ? Mais il serait dйraisonnable de demander une rйponse prйcise а des questions de ce genre, si nous rйflйchissons а notre ignorance sur le passй de chaque espиce et sur les conditions qui, aujourd'hui, dйterminent son abondance et sa distribution. Sauf quelques cas oщ l'on peut invoquer ces causes spйciales, on ne peut donner ordinairement que des raisons gйnйrales. Ainsi, comme il faut nйcessairement beaucoup de modifications coordonnйes pour adapter une espиce а de nouvelles habitudes d'existence, il a pu arriver souvent que les parties nйcessaires n'ont pas variй dans la bonne direction ou jusqu'au degrй voulu. L'accroissement numйrique a dы, pour beaucoup d'espиces, кtre limitй par des agents de destruction qui йtaient йtrangers а tout rapport avec certaines conformations ; or, nous nous imaginons que la sйlection naturelle aurait dы produire ces conformations parce qu'elles nous paraissent avantageuses pour l'espиce. Mais, dans ce cas, la sйlection naturelle n'a pu provoquer les conformations dont il s'agit, parce qu'elles ne jouent aucun rфle dans la lutte pour l'existence. Dans bien des cas, la prйsence simultanйe de conditions complexes, de longue durйe, de nature particuliиre, agissant ensemble, est nйcessaire au dйveloppement de certaines conformations, et il se peut que les conditions requises se soient rarement prйsentйes simultanйment. L'opinion qu'une structure donnйe, que nous croyons, souvent а tort, кtre avantageuse pour une espиce, doit кtre en toute circonstance le produit de la sйlection naturelle, est contraire а ce que nous pouvons comprendre de son mode d'action. M. Mivart ne nie pas que la sйlection naturelle n'ait pu effectuer quelque chose ; mais il la regarde comme absolument insuffisante pour expliquer les phйnomиnes que j'explique par son action. Nous avons dйjа discutй ses principaux arguments, nous examinerons les autres plus loin. Ils me paraissent peu dйmonstratifs et de peu de poids, comparйs а ceux que l'on peut invoquer en faveur de la puissance de la sйlection naturelle appuyйe par les autres agents que j'ai souvent indiquйs. Je dois ajouter ici que quelques faits et quelques arguments dont j'ai fait usage dans ce qui prйcиde, ont йtй citйs dans le mкme but, dans un excellent article rйcemment publiй par la Medico-Chirurgical Review. Actuellement, presque tous les naturalistes admettent l'йvolution sous quelque forme. M. Mivart croit que les espиces changent en vertu « d'une force ou d'une tendance interne », sur la nature de laquelle on ne sait rien. Tous les transformistes admettent que les espиces ont une aptitude а se modifier, mais il me semble qu'il n'y a aucun motif d'invoquer d'autre force interne que la tendance а la variabilitй ordinaire, qui a permis а l'homme de produire, а l'aide de la sйlection, un grand nombre de races domestiques bien adaptйes а leur destination, et qui peut avoir йgalement produit, grвce а la sйlection naturelle, par une sйrie de gradations, les races ou les espиces naturelles. Comme nous l'avons dйjа expliquй, le rйsultat final constitue gйnйralement un progrиs dans l'organisation ; cependant il se prйsente un petit nombre de cas oщ c'est au contraire une rйtrogradation. M. Mivart est, en outre, disposй а croire, et quelques naturalistes partagent son opinion, que les espиces nouvelles se manifestent « subitement et par des modifications paraissant toutes а la fois ». Il suppose, par exemple, que les diffйrences entre l'hipparion tridactyle et le cheval se sont produites brusquement. Il pense qu'il est difficile de croire que l'aile d'un oiseau a pu se dйvelopper autrement que par une modification comparativement brusque, de nature marquйe et importante ; opinion qu'il applique, sans doute, а la formation des ailes des chauves-souris et des ptйrodactyles. Cette conclusion, qui implique d'йnormes lacunes et une discontinuitй de la sйrie, me paraоt improbable au suprкme degrй. Les partisans d'une йvolution lente et graduelle admettent, bien entendu, que les changements spйcifiques ont pu кtre aussi subits et aussi considйrables qu'une simple variation isolйe que nous observons а l'йtat de nature, ou mкme а l'йtat domestique. Pourtant, les espиces domestiques ou cultivйes йtant bien plus variables que les espиces sauvages, il est peu probable que ces derniиres aient йtй affectйes aussi souvent par des modifications aussi prononcйes et aussi subites que celles qui surgissent accidentellement а l'йtat domestique. On peut attribuer au retour plusieurs de ces derniиres variations ; et les caractиres qui reparaissent ainsi avaient probablement йtй, dans bien des cas, acquis graduellement dans le principe. On peut donner а un plus grand nombre le nom de monstruositй, comme, par exemple, les hommes а six doigts, les hommes porcs-йpics, les moutons Ancon, le bйtail Niata, etc. ; mais ces caractиres diffиrent considйrablement de ce qu'ils sont dans les espиces naturelles et jettent peu de lumiиre sur notre sujet. En excluant de pareils cas de brusques variations, le petit nombre de ceux qui restent pourraient, trouvйs а l'йtat naturel, reprйsenter au plus des espиces douteuses, trиs rapprochйes du type de leurs ancкtres. Voici les raisons qui me font douter que les espиces naturelles aient йprouvй des changements aussi brusques que ceux qu'on observe accidentellement chez les races domestiques, et qui m'empкchent complиtement de croire au procйdй bizarre auquel M. Mivart les attribue. L'expйrience nous apprend que des variations subites et fortement prononcйes s'observent isolйment et а intervalles de temps assez йloignйs chez nos produits domestiques. Comme nous l'avons dйjа expliquй, des variations de ce genre se manifestant а l'йtat de nature seraient sujettes а disparaоtre par des causes accidentelles de destruction, et surtout par les croisements subsйquents. Nous savons aussi, par l'expйrience, qu'а l'йtat domestique il en est de mкme, lorsque l'homme ne s'attache pas а conserver et а isoler avec les plus grands soins les individus chez lesquels ont apparu ces variations subites. Il faudrait donc croire nйcessairement, d'aprиs la thйorie de M. Mivart, et contrairement а toute analogie, que, pour amener l'apparition subite d'une nouvelle espиce, il ait simultanйment paru dans un mкme district beaucoup d'individus йtonnamment modifiйs. Comme dans le cas oщ l'homme se livre inconsciemment а la sйlection, la thйorie de l'йvolution graduelle supprime cette difficultй ; l'йvolution implique, en effet, la conservation d'un grand nombre d'individus, variant plus ou moins dans une direction favorable, et la destruction d'un grand nombre de ceux qui varient d'une maniиre contraire. Il n'y a aucun doute que beaucoup d'espиces se sont dйveloppйes d'une maniиre excessivement graduelle. Les espиces et mкme les genres de nombreuses grandes familles naturelles sont si rapprochйs qu'il est souvent difficile de les distinguer les uns des autres. Sur chaque continent, en allant du nord au sud, des terres basses aux rйgions йlevйes, etc., nous trouvons une foule d'espиces analogues ou trиs voisines ; nous remarquons le mкme fait sur certains continents sйparйs, mais qui, nous avons toute raison de le croire, ont йtй autrefois rйunis. Malheureusement, les remarques qui prйcиdent et celles qui vont suivre m'obligent а faire allusion а des sujets que nous aurons а discuter plus loin. Que l'on considиre les nombreuses оles entourant un continent et l'on verra combien de leurs habitants ne peuvent кtre йlevйs qu'au rang d'espиces douteuses. Il en est de mкme si nous йtudions le passй et si nous comparons les espиces qui viennent de disparaоtre avec celles qui vivent actuellement dans les mкmes contrйes, ou si nous faisons la mкme comparaison entre les espиces fossiles enfouies dans les йtages successifs d'une mкme couche gйologique. Il est йvident, d'ailleurs, qu'une foule d'espиces йteintes se rattachent de la maniиre la plus йtroite а d'autres espиces qui existent actuellement, ou qui existaient rйcemment encore ; or, on ne peut guиre soutenir que ces espиces se soient dйveloppйes d'une faзon brusque et soudaine. Il ne faut pas non plus oublier que, lorsqu'au lieu d'examiner les parties spйciales d'espиces distinctes, nous йtudions celles des espиces voisines, nous trouvons des gradations nombreuses, d'une finesse йtonnante, reliant des structures totalement diffйrentes. Un grand nombre de faits ne sont comprйhensibles qu'а condition que l'on admette le principe que les espиces se sont produites trиs graduellement ; le fait, par exemple, que les espиces comprises dans les grands genres sont plus rapprochйes, et prйsentent un nombre de variйtйs beaucoup plus considйrable que les espиces des genres plus petits. Les premiиres sont aussi rйunies en petits groupes, comme le sont les variйtйs autour des espиces avec lesquelles elles offrent d'autres analogies, ainsi que nous l'avons vu dans le deuxiиme chapitre. Le mкme principe nous fait comprendre pourquoi les caractиres spйcifiques sont plus variables que les caractиres gйnйriques, et pourquoi les organes dйveloppйs а un degrй extraordinaire varient davantage que les autres parties chez une mкme espиce. On pourrait ajouter bien des faits analogues, tous tendant dans la mкme direction. Bien qu'un grand nombre d'espиces se soient presque certainement formйes par des gradations aussi insignifiantes que celles qui sйparent les moindres variйtйs, on pourrait cependant soutenir que d'autres se sont dйveloppйes brusquement ; mais alors il faudrait apporter des preuves йvidentes а l'appui de cette assertion. Les analogies vagues et sous quelques rapports fausses, comme M. Chauncey Wright l'a dйmontrй, qui ont йtй avancйes а l'appui de cette thйorie, telles que la cristallisation brusque de substances inorganiques, ou le passage d'une forme polyиdre а une autre par des changements de facettes, ne mйritent aucune considйration. Il est cependant une classe de faits qui, а premiиre vue, tendraient а йtablir la possibilitй d'un dйveloppement subit : c'est l'apparition soudaine d'кtres nouveaux et distincts dans nos formations gйologiques. Mais la valeur de ces preuves dйpend entiиrement de la perfection des documents gйologiques relatifs а des pйriodes trиs reculйes de l'histoire du globe. Or, si ces annales sont aussi fragmentaires que beaucoup de gйologues l'affirment, il n'y a rien d'йtonnant а ce que de nouvelles formes nous apparaissent comme si elles venaient de se dйvelopper subitement. Aucun argument n'est produit en faveur des brusques modifications par l'absence de chaоnons qui puissent combler les lacunes de nos formations gйologiques, а moins que nous n'admettons les transformations prodigieuses que suppose M. Mivart, telles que le dйveloppement subit des ailes des oiseaux et des chauves-souris ou la brusque conversion de l'hipparion en cheval. Mais l'embryologie nous conduit а protester nettement contre ces modifications subites. Il est notoire que les ailes des oiseaux et des chauves-souris, les jambes des chevaux ou des autres quadrupиdes ne peuvent se distinguer а une pйriode embryonnaire prйcoce, et qu'elles se diffйrencient ensuite par une marche graduelle insensible. Comme nous le verrons plus tard, les ressemblances embryologiques de tout genre s'expliquent par le fait que les ancкtres de nos espиces existantes ont variй aprиs leur premiиre jeunesse et ont transmis leurs caractиres nouvellement acquis а leurs descendants а un вge correspondant. L'embryon, n'йtant pas affectй par ces variations, nous reprйsente l'йtat passй de l'espиce. C'est ce qui explique pourquoi, pendant les premiиres phases de leur dйveloppement, les espиces existantes ressemblent si frйquemment а des formes anciennes et йteintes appartenant а la mкme classe. Qu'on accepte cette opinion sur la signification des ressemblances embryologiques, ou toute autre maniиre de voir, il n'est pas croyable qu'un animal ayant subi des transformations aussi importantes et aussi brusques que celles dont nous venons de parler, n'offre pas la moindre trace d'une modification subite pendant son йtat embryonnaire : or, chaque dйtail de sa conformation se dйveloppe par des phases insensibles. Quiconque croit qu'une forme ancienne a йtй subitement transformйe par une force ou une tendance interne en une autre forme pourvue d'ailes par exemple, est presque forcй d'admettre, contrairement а toute analogie, que beaucoup d'individus ont dы varier simultanйment. Or, on ne peut nier que des modifications aussi subites et aussi considйrables ne diffиrent complиtement de celles que la plupart des espиces paraissent avoir subies. On serait, en outre, forcй de croire а la production subite de nombreuses conformations admirablement adaptйes aux autres parties du corps de l'individu et aux conditions ambiantes, sans pouvoir prйsenter l'ombre d'une explication relativement а ces coadaptations si compliquйes et si merveilleuses. On serait, enfin, obligй d'admettre que ces grandes et brusques transformations n'ont laissй sur l'embryon aucune trace de leur action. Or, admettre tout cela, c'est, selon moi, quitter le domaine de la science pour entrer dans celui des miracles. CHAPITRE VIII. INSTINCT. Les instincts peuvent se comparer aux habitudes, mais ils ont une origine diffйrente. - Gradation des instincts. - Fourmis et pucerons. - Variabilitй des instincts. - Instincts domestiques ; leur origine. - Instincts naturels du coucou, de l'autruche et des abeilles parasites. - Instinct esclavagiste des fourmis. - L'abeille ; son instinct constructeur. - Les changements d'instinct et de conformation ne sont pas nйcessairement simultanйs. - Difficultйs de la thйorie de la sйlection naturelle appliquйe aux instincts. - Insectes neutres ou stйriles. - Rйsumй. Beaucoup d'instincts sont si йtonnants que leur dйveloppement paraоtra sans doute au lecteur une difficultй suffisante pour renverser toute ma thйorie. Je commence par constater que je n'ai pas plus l'intention de rechercher l'origine des facultйs mentales que celles de la vie. Nous n'avons, en effet, а nous occuper que des diversitйs de l'instinct et des autres facultйs mentales chez les animaux de la mкme classe. Je n'essayerai pas de dйfinir l'instinct. Il serait aisй de dйmontrer qu'on comprend ordinairement sous ce terme plusieurs actes intellectuels distincts ; mais chacun sait ce que l'on entend lorsque l'on dit que c'est l'instinct qui pousse le coucou а йmigrer et а dйposer ses oeufs dans les nids d'autres oiseaux. On regarde ordinairement comme instinctif un acte accompli par un animal, surtout lorsqu'il est jeune et sans expйrience, ou un acte accompli par beaucoup d'individus, de la mкme maniиre, sans qu'ils sachent en prйvoir le but, alors que nous ne pourrions accomplir ce mкme acte qu'а l'aide de la rйflexion et de la pratique. Mais je pourrais dйmontrer qu'aucun de ces caractиres de l'instinct n'est universel, et que, selon l'expression de Pierre Huber, on peut constater frйquemment, mкme chez les кtres peu йlevйs dans l'йchelle de la nature, l'intervention d'une certaine dose de jugement ou de raison. Frйdйric Cuvier, et plusieurs des anciens mйtaphysiciens, ont comparй l'instinct а l'habitude, comparaison qui, а mon avis, donne une notion exacte de l'йtat mental qui prйside а l'exйcution d'un acte instinctif, mais qui n'indique rien quant а son origine. Combien d'actes habituels n'exйcutons-nous pas d'une faзon inconsciente, souvent mкme contrairement а notre volontй ? La volontй ou la raison peut cependant modifier ces actes. Les habitudes s'associent facilement avec d'autres, ainsi qu'avec certaines heures et avec certains йtats du corps ; une fois acquises, elles restent souvent constantes toute la vie. On pourrait encore signaler d'autres ressemblances entre les habitudes et l'instinct. De mкme que l'on rйcite sans y penser une chanson connue, de mкme une action instinctive en suit une autre comme par une sorte de rythme ; si l'on interrompt quelqu'un qui chante ou qui rйcite quelque chose par coeur, il lui faut ordinairement revenir en arriиre pour reprendre le fil habituel de la pensйe. Pierre Huber a observй le mкme fait chez une chenille qui construit un hamac trиs compliquй ; lorsqu'une chenille a conduit son hamac jusqu'au sixiиme йtage, et qu'on la place dans un hamac construit seulement jusqu'au troisiиme йtage, elle achиve simplement les quatriиme, cinquiиme et sixiиme йtages de la construction. Mais si on enlиve la chenille а un hamac achevй jusqu'au troisiиme йtage, par exemple, et qu'on la place dans un autre achevй jusqu'au sixiиme, de maniиre а ce que la plus grande partie de son travail soit dйjа faite, au lieu d'en tirer parti, elle semble embarrassйe, et, pour l'achever, paraоt obligйe de repartir du troisiиme йtage oщ elle en йtait restйe, et elle s'efforce ainsi de complйter un ouvrage dйjа fait. Si nous supposons qu'un acte habituel devienne hйrйditaire, -- ce qui est souvent le cas -- la ressemblance de ce qui йtait primitivement une habitude avec ce qui est actuellement un instinct est telle qu'on ne saurait les distinguer l'un de l'autre. Si Mozart, au lieu de jouer du clavecin а l'вge de trois ans avec fort peu de pratique, avait jouй un air sans avoir pratiquй du tout, on aurait pu dire qu'il jouait rйellement par instinct. Mais ce serait une grave erreur de croire que la plupart des instincts ont йtй acquis par habitude dans une gйnйration, et transmis ensuite par hйrйditй aux gйnйrations suivantes. On peut clairement dйmontrer que les instincts les plus йtonnants que nous connaissions, ceux de l'abeille et ceux de beaucoup de fourmis, par exemple, ne peuvent pas avoir йtй acquis par l'habitude. Chacun admettra que les instincts sont, en ce qui concerne le bien-кtre de chaque espиce dans ses conditions actuelles d'existence, aussi importants que la conformation physique. Or, il est tout au moins possible que, dans des milieux diffйrents, de lйgиres modifications de l'instinct puissent кtre avantageuses а une espиce. Il en rйsulte que, si l'on peut dйmontrer que les instincts varient si peu que ce soit, il n'y a aucune difficultй а admettre que la sйlection naturelle puisse conserver et accumuler constamment les variations de l'instinct, aussi longtemps qu'elles sont profitables aux individus. Telle est, selon moi, l'origine des instincts les plus merveilleux et les plus compliquйs. Il a dы, en кtre des instincts comme des modifications physiques du corps, qui, dйterminйes et augmentйes par l'habitude et l'usage, peuvent s'amoindrir et disparaоtre par le dйfaut d'usage. Quant aux effets de l'habitude, je leur attribue, dans la plupart des cas, une importance moindre qu'а ceux de la sйlection naturelle de ce que nous pourrions appeler les variations spontanйes de l'instinct, -- c'est-а-dire des variations produites par ces mкmes causes inconnues qui dйterminent de lйgиres dйviations dans la conformation physique. La sйlection naturelle ne peut produire aucun instinct complexe autrement que par l'accumulation lente et graduelle de nombreuses variations lйgиres et cependant avantageuses. Nous devrions donc, comme pour la conformation physique, trouver dans la nature, non les degrйs transitoires eux-mкmes qui ont abouti а l'instinct complexe actuel -- degrйs qui ne pourraient se rencontrer que chez les ancкtres directs de chaque espиce -- mais quelques vestiges de ces йtats transitoires dans les lignes collatйrales de descendance ; tout au moins devrions-nous pouvoir dйmontrer la possibilitй de transitions de cette sorte ; or, c'est en effet ce que nous pouvons faire. C'est seulement, il ne faut pas l'oublier, en Europe et dans l'Amйrique du Nord que les instincts des animaux ont йtй quelque peu observйs ; nous n'avons, en outre, aucun renseignement sur les instincts des espиces йteintes ; j'ai donc йtй trиs йtonnй de voir que nous puissions si frйquemment encore dйcouvrir des transitions entre les instincts les plus simples et les plus compliquйs. Les instincts peuvent se trouver modifiйs par le fait qu'une mкme espиce a des instincts divers а diverses pйriodes de son existence, pendant diffйrentes saisons, ou selon les conditions oщ elle se trouve placйe, etc. ; en pareil cas, la sйlection naturelle peut conserver l'un ou l'autre de ces instincts. On rencontre, en effet, dans la nature, des exemples de diversitй d'instincts chez une mкme espиce. En outre, de mкme que pour la conformation physique, et d'aprиs ma thйorie, l'instinct propre а chaque espиce est utile а cette espиce, et n'a jamais, autant que nous en pouvons juger, йtй donnй а une espиce pour l'avantage exclusif d'autres espиces. Parmi les exemples que je connais d'un animal exйcutant un acte dans le seul but apparent que cet acte profite а un autre animal, un des plus singuliers est celui des pucerons, qui cиdent volontairement aux fourmis la liqueur sucrйe qu'ils excrиtent. C'est Huber qui a observй le premier cette particularitй, et les faits suivants prouvent que cet abandon est bien volontaire. Aprиs avoir enlevй toutes les fourmis qui entouraient une douzaine de pucerons placйs sur un plant de Rumex, j'empкchai pendant plusieurs heures l'accиs de nouvelles fourmis. Au bout de ce temps, convaincu que les pucerons devaient avoir besoin d'excrйter, je les examinai а la loupe, puis je cherchai avec un cheveu а les caresser et а les irriter comme le font les fourmis avec leurs antennes, sans qu'aucun d'eux excrйtвt quoi que ce soit. Je laissai alors arriver une fourmi, qui, а la prйcipitation de ses mouvements, semblait consciente d'avoir fait une prйcieuse trouvaille ; elle se mit aussitфt а palper successivement avec ses antennes l'abdomen des diffйrents pucerons ; chacun de ceux-ci, а ce contact, soulevait immйdiatement son abdomen et excrйtait une goutte limpide de liqueur sucrйe que la fourmi absorbait avec aviditй. Les pucerons les plus jeunes se comportaient de la mкme maniиre ; l'acte йtait donc instinctif, et non le rйsultat de l'expйrience. Les pucerons, d'aprиs les observations de Huber, ne manifestent certainement aucune antipathie pour les fourmis, et, si celles-ci font dйfaut, ils finissent par йmettre leur sйcrйtion sans leur concours. Mais, ce liquide йtant trиs visqueux, il est probable qu'il est avantageux pour les pucerons d'en кtre dйbarrassйs, et que, par consйquent, ils n'excrиtent pas pour le seul avantage des fourmis. Bien que nous n'ayons aucune preuve qu'un animal exйcute un acte quel qu'il soit pour le bien particulier d'un autre animal, chacun cependant s'efforce de profiter des instincts d'autrui, de mкme que chacun essaye de profiter de la plus faible conformation physique des autres espиces. De mкme encore, on ne peut pas considйrer certains instincts comme absolument parfaits ; mais, de plus grands dйtails sur ce point et sur d'autres points analogues n'йtant pas indispensables, nous ne nous en occuperons pas ici. Un certain degrй de variation dans les instincts а l'йtat de nature, et leur transmission par hйrйditй, sont indispensables а l'action de la sйlection naturelle ; je devrais donc donner autant d'exemples que possible, mais l'espace me manque. Je dois me contenter d'affirmer que les instincts varient certainement ; ainsi, l'instinct migrateur varie quant а sa direction et а son intensitй et peut mкme se perdre totalement. Les nids d'oiseaux varient suivant l'emplacement oщ ils sont construits et suivant la nature et la tempйrature du pays habitй, mais le plus souvent pour des causes qui nous sont complиtement inconnues. Audubon a signalй quelques cas trиs remarquables de diffйrences entre les nids d'une mкme espиce habitant le nord et le sud des Etats-Unis. Si l'instinct est variable, pourquoi l'abeille n'a-t-elle pas la facultй d'employer quelque autre matйriel de construction lorsque la cire fait dйfaut ? Mais quelle autre substance pourrait-elle employer ? Je me suis assurй qu'elles peuvent faзonner et utiliser la cire durcie avec du vermillon ou ramollie avec de l'axonge. Andrew Knight a observй que ses abeilles, au lieu de recueillir pйniblement du propolis, utilisaient un ciment de cire et de tйrйbenthine dont il avait recouvert des arbres dйpouillйs de leur йcorce. On a rйcemment prouvй que les abeilles, au lieu de chercher le pollen dans les fleurs, se servent volontiers d'une substance fort diffйrente, le gruau. La crainte d'un ennemi particulier est certainement une facultй instinctive, comme on peut le voir chez les jeunes oiseaux encore dans le nid, bien que l'expйrience et la vue de la mкme crainte chez d'autres animaux tendent а augmenter cet instinct. J'ai dйmontrй ailleurs que les divers animaux habitant les оles dйsertes n'acquiиrent que peu а peu la crainte de l'homme ; nous pouvons observer ce fait en Angleterre mкme, oщ tous les gros oiseaux sont beaucoup plus sauvages que les petits, parce que les premiers ont toujours йtй les plus persйcutйs. C'est lа, certainement, la vйritable explication de ce fait ; car, dans les оles inhabitйes, les grands oiseaux ne sont pas plus craintifs que les petits ; et la pie, qui est si dйfiante en Angleterre, ne l'est pas en Norwиge, non plus que la corneille mantelйe en Egypte. On pourrait citer de nombreux faits prouvant que les facultйs mentales des animaux de la mкme espиce varient beaucoup а l'йtat de nature. On a йgalement des exemples d'habitudes йtranges qui se prйsentent occasionnellement chez les animaux sauvages, et qui, si elles йtaient avantageuses а l'espиce, pourraient, grвce а la sйlection naturelle, donner naissance а de nouveaux instincts. Je sens combien ces affirmations gйnйrales, non appuyйes par les dйtails des faits eux-mкmes, doivent faire peu d'impression sur l'esprit du lecteur ; je dois malheureusement me contenter de rйpйter que je n'avance rien dont je ne possиde les preuves absolues. LES CHANGEMENTS D'HABITUDES OU D'INSTINCT SE TRANSMETTENT PAR HEREDITE CHEZ LES ANIMAUX DOMESTIQUES. L'examen rapide de quelques cas observйs chez les animaux domestiques nous permettra d'йtablir la possibilitй ou mкme la probabilitй de la transmission par hйrйditй des variations de l'instinct а l'йtat de nature. Nous pourrons apprйcier, en mкme temps, le rфle que l'habitude et la sйlection des variations dites spontanйes ont jouй dans les modifications qu'ont йprouvйes les aptitudes mentales de nos animaux domestiques. On sait combien ils varient sous ce rapport. Certains chats, par exemple, attaquent naturellement les rats, d'autres se jettent sur les souris, et ces caractиres sont hйrйditaires. Un chat, selon M. Saint-John, rapportait toujours а la maison du gibier а plumes, un autre des liиvres et des lapins ; un troisiиme chassait dans les terrains marйcageux et attrapait presque chaque nuit quelque bйcassine. On pourrait citer un grand nombre de cas curieux et authentiques indiquant diverses nuances de caractиre et de goыt, ainsi que des habitudes bizarres, en rapport avec certaines dispositions de temps ou de lieu, et devenues hйrйditaires. Mais examinons les diffйrentes races de chiens. On sait que les jeunes chiens couchants tombent souvent en arrкt et appuient les autres chiens, la premiиre fois qu'on les mиne а la chasse ; j'en ai moi-mкme observй un exemple trиs frappant. La facultй de rapporter le gibier est aussi hйrйditaire а un certain degrй, ainsi que la tendance chez le chien de berger а courir autour du troupeau et non а la rencontre des moutons. Je ne vois point en quoi ces actes, que les jeunes chiens sans expйrience exйcutent tous de la mкme maniиre, йvidemment avec beaucoup de plaisir et sans en comprendre le but -- car le jeune chien d'arrкt ne peut pas plus savoir qu'il arrкte pour aider son maоtre, que le papillon blanc ne sait pourquoi il pond ses oeufs sur une feuille de chou -- je ne vois point, dis je, en quoi ces actes diffиrent essentiellement des vrais instincts. Si nous voyions un jeune loup, non dressй, s'arrкter et, demeurer immobile comme une statue, dиs qu'il йvente sa proie, puis s'avancer lentement avec une dйmarche toute particuliиre ; si nous voyions une autre espиce de loup se mettre а courir autour d'un troupeau de daims, de maniиre а le conduire vers un point dйterminй, nous considйrerions, sans aucun doute, ces actes comme instinctifs. Les instincts domestiques, comme on peut les appeler sont certainement moins stables que les instincts naturels ; ils ont subi, en effet, l'influence d'une sйlection bien moins rigoureuse, ils ont йtй transmis pendant une pйriode de bien plus courte durйe, et dans des conditions ambiantes bien moins fixes. Les croisements entre diverses races de chiens prouvent а quel degrй les instincts, les habitudes ou le caractиre acquis en domesticitй sont hйrйditaires et quel singulier mйlange en rйsulte. Ainsi on sait que le croisement avec un bouledogue a influencй, pendant plusieurs gйnйrations, le courage et la tйnacitй du lйvrier ; le croisement avec un lйvrier communique а toute une famille de chiens de berger la tendance а chasser le liиvre. Les instincts domestiques soumis ainsi а l'йpreuve du croisement ressemblent aux instincts naturels, qui se confondent aussi d'une maniиre bizarre, et persistent pendant longtemps dans la ligne de descendance ; Le Roy, par exemple, parle d'un chien qui avait un loup pour bisaпeul ; on ne remarquait plus chez lui qu'une seule trace de sa sauvage parentй : il ne venait jamais en ligne droite vers son maоtre lorsque celui-ci l'appelait. On a souvent dit que les instincts domestiques n'йtaient que des dispositions devenues hйrйditaires а la suite d'habitudes imposйes et longtemps soutenues ; mais cela n'est pas exact. Personne n'aurait jamais songй, et probablement personne n'y serait jamais parvenu, а apprendre а un pigeon а faire la culbute, acte que j'ai vu exйcuter par de jeunes oiseaux qui n'avaient jamais aperзu un pigeon culbutant. Nous pouvons croire qu'un individu a йtй douй d'une tendance а prendre cette йtrange habitude et que, par la sйlection continue des meilleurs culbutants dans chaque gйnйration successive, cette tendance s'est dйveloppйe pour en arriver au point oщ elle en est aujourd'hui. Les culbutants des environs de Glasgow, а ce que m'apprend M. Brent, en sont arrivйs а ne pouvoir s'йlever de 18 pouces au-dessus du sol sans faire la culbute. On peut mettre en doute qu'on eыt jamais songй а dresser les chiens а tomber en arrкt, si un de ces animaux n'avait pas montrй naturellement une tendance а le faire ; on sait que cette tendance se prйsente quelquefois naturellement, et j'ai eu moi-mкme occasion de l'observer chez un terrier de race pure. L'acte de tomber en arrкt n'est probablement qu'une exagйration de la courte pause que fait l'animal qui se ramasse pour s'йlancer sur sa proie. La premiиre tendance а l'arrкt une fois manifestйe, la sйlection mйthodique, jointe aux effets hйrйditaires d'un dressage sйvиre dans chaque gйnйration successive, a dы rapidement complйter l'oeuvre ; la sйlection inconsciente concourt d'ailleurs toujours au rйsultat, car, sans se prйoccuper autrement de l'amйlioration de la race, chacun cherche naturellement а se procurer les chiens qui chassent le mieux et qui, par consйquent, tombent le mieux en arrкt. L'habitude peut, d'autre part, avoir suffi dans quelques cas ; il est peu d'animaux plus difficiles а apprivoiser que les jeunes lapins sauvages ; aucun animal, au contraire, ne s'apprivoise plus facilement que le jeune lapin domestique ; or, comme je ne puis supposer que la facilitй а apprivoiser les jeunes lapins domestiques ait jamais fait l'objet d'une sйlection spйciale, il faut bien attribuer la plus grande partie de cette transformation hйrйditaire d'un йtat sauvage excessif а l'extrкme opposй, а l'habitude et а une captivitй prolongйe. Les instincts naturels se perdent а l'йtat domestique. Certaines races de poules, par exemple, ont perdu l'habitude de couver leurs oeufs et refusent mкme de le faire. Nous sommes si familiarisйs avec nos animaux domestiques que nous ne voyons pas а quel point leurs facultйs mentales se sont modifiйes, et cela d'une maniиre permanente. On ne peut douter que l'affection pour l'homme ne soit devenue instinctive chez le chien. Les loups, les chacals, les renards, et les diverses espиces fйlines, mкme apprivoisйes, sont toujours enclins а attaquer les poules, les moutons et les porcs ; cette tendance est incurable chez les chiens qui ont йtй importйs trиs jeunes de pays comme l'Australie et la Terre de Feu, oщ les sauvages ne possиdent aucune de ces espиces d'animaux domestiques. D'autre part, il est bien rare que nous soyons obligйs d'apprendre а nos chiens, mкme tout jeunes, а ne pas attaquer les moutons, les porcs ou les volailles. Il n'est pas douteux que cela peut quelquefois leur arriver, mais on les corrige, et s'ils continuent, on les dйtruit ; de telle sorte que l'habitude ainsi qu'une certaine sйlection ont concouru а civiliser nos chiens par hйrйditй. D'autre part, l'habitude a entiиrement fait perdre aux petits poulets cette terreur du chien et du chat qui йtait sans aucun doute primitivement instinctive chez eux ; le capitaine Hutton m'apprend, en effet, que les jeunes poulets de la souche parente, le Gallus bankiva, lors mкme qu'ils sont couvйs dans l'Inde par une poule domestique, sont d'abord d'une sauvagerie extrкme. Il en est de mкme des jeunes faisans йlevйs en Angleterre par une poule domestique. Ce n'est pas que les poulets aient perdu toute crainte, mais seulement la crainte des chiens et des chats ; car, si la poule donne le signal du danger, ils la quittent aussitфt (les jeunes dindonneaux surtout), et vont chercher un refuge dans les fourrйs du voisinage ; circonstance dont le but йvident est de permettre а la mиre de s'envoler, comme cela se voit chez beaucoup d'oiseaux terrestres sauvages. Cet instinct, conservй par les poulets, est d'ailleurs inutile а l'йtat domestique, la poule ayant, par dйfaut d'usage, perdu presque toute aptitude au vol. Nous pouvons conclure de lа que les animaux rйduits en domesticitй ont perdu certains instincts naturels et en ont acquis certains autres, tant par l'habitude que par la sйlection et l'accumulation qu'a faite l'homme pendant des gйnйrations successives, de diverses dispositions spйciales et mentales qui ont apparu d'abord sous l'influence de causes que, dans notre ignorance, nous appelons accidentelles. Dans quelques cas, des habitudes forcйes ont seules suffi pour provoquer des modifications mentales devenues hйrйditaires ; dans d'autres, ces habitudes ne sont entrйes pour rien dans le rйsultat, dы alors aux effets de la sйlection, tant mйthodique qu'inconsciente ; mais il est probable que, dans la plupart des cas, les deux causes ont dы agir simultanйment. INSTINCTS SPECIAUX. C'est en йtudiant quelques cas particuliers que nous arriverons а comprendre comment, а l'йtat de nature, la sйlection a pu modifier les instincts. Je n'en signalerai ici que trois: l'instinct qui pousse le coucou а pondre ses oeufs dans les nids d'autres oiseaux, l'instinct qui pousse certaines fourmis а se procurer des esclaves, et la facultй qu'a l'abeille de construire ses cellules. Tous les naturalistes s'accordent avec raison pour regarder ces deux derniers instincts comme les plus merveilleux que l'on connaisse. Instinct du coucou -- Quelques naturalistes supposent que la cause immйdiate de l'instinct du coucou est que la femelle ne pond ses oeufs qu'а des intervalles de deux ou trois jours ; de sorte que, si elle devait construire son nid et couver elle-mкme, ses premiers oeufs resteraient quelque temps abandonnйs, ou bien il y aurait dans le nid des oeufs et des oiseaux de diffйrents вges. Dans ce cas, la durйe de la ponte et de l'йclosion serait trop longue, l'oiseau йmigrant de bonne heure, et le mвle seul aurait probablement а pourvoir aux besoins des premiers oiseaux йclos. Mais le coucou amйricain se trouve dans ces conditions, car cet oiseau fait lui-mкme son nid, et on y rencontre en mкme temps des petits oiseaux et des oeufs qui ne sont pas йclos. On a tour а tour affirmй et niй le fait que le coucou amйricain dйpose occasionnellement ses oeufs dans les nids d'autres oiseaux ; mais je tiens du docteur Merrell, de l'Iowa, qu'il a une fois trouvй dans l'Illinois, dans le nid d'un geai bleu (Garrulus cristatus), un jeune coucou et un jeune geai ; tous deux avaient dйjа assez de plumes pour qu'on pыt les reconnaоtre facilement et sans crainte de se tromper. Je pourrais citer aussi plusieurs cas d'oiseaux d'espиces trиs diverses qui dйposent quelquefois leurs oeufs dans les nids d'autres oiseaux. Or, supposons que l'ancкtre du coucou d'Europe ait eu les habitudes de l'espиce amйricaine, et qu'il ait parfois pondu un oeuf dans un nid йtranger. Si cette habitude a pu, soit en lui permettant d'йmigrer plus tфt, soit pour toute autre cause, кtre avantageuse а l'oiseau adulte, ou que l'instinct trompй d'une autre espиce ait assurй au jeune coucou de meilleurs soins et une plus grande vigueur que s'il eыt йtй йlevй par sa propre mиre, obligйe de s'occuper а la fois de ses oeufs et de petits ayant tous un вge diffйrent, il en sera rйsultй un avantage tant pour l'oiseau adulte que pour le jeune. L'analogie nous conduit а croire que les petits ainsi йlevйs ont pu hйriter de l'habitude accidentelle et anormale de leur mиre, pondre а leur tour leurs oeufs dans d'autres nids, et rйussir ainsi а mieux йlever leur progйniture. Je crois que cette habitude longtemps continuйe a fini par amener l'instinct bizarre du coucou. Adolphe Mьller a rйcemment constatй que le coucou dйpose parfois ses oeufs sur le sol nu, les couve, et nourrit ses petits ; ce fait йtrange et rare paraоt йvidemment кtre un cas de retour а l'instinct primitif de nidification, depuis longtemps perdu. On a objectй que je n'avais pas observй chez le coucou d'autres instincts corrйlatifs et d'autres adaptations de structure que l'on regarde comme йtant en coordination nйcessaire. N'ayant jusqu'а prйsent aucun fait pour nous guider, toute spйculation sur un instinct connu seulement chez une seule espиce eыt йtй inutile. Les instincts du coucou europйen et du coucou amйricain non parasite йtaient, jusque tout rйcemment, les seuls connus ; mais actuellement nous avons, grвce aux observations de M. Ramsay, quelques dйtails sur trois espиces australiennes, qui pondent aussi dans les nids d'autres oiseaux. Trois points principaux sont а considйrer dans l'instinct du coucou : -- premiиrement, que, а de rares exceptions prиs, le coucou ne dйpose qu'un seul oeuf dans un nid, de maniиre а ce que le jeune, gros et vorace, qui doit en sortir, reзoive une nourriture abondante ; -- secondement, que les oeufs sont remarquablement petits, а peu prиs comme ceux de l'alouette, oiseau moins gros d'un quart que le coucou. Le coucou amйricain non parasite pond des oeufs ayant une grosseur normale, nous pouvons donc conclure que ces petites dimensions de l'oeuf sont un vйritable cas d'adaptation ; -- troisiиmement, peu aprиs sa naissance, le jeune coucou a l'instinct, la force et une conformation du dos qui lui permettent d'expulser hors du nid ses frиres nourriciers, qui pйrissent de faim et de froid. On a йtй jusqu'а soutenir que c'йtait lа une sage et bienfaisante disposition, qui, tout en assurant une nourriture abondante au jeune coucou, provoquait la mort de ses frиres nourriciers avant qu'ils eussent acquis trop de sensibilitй ! Passons aux espиces australiennes. Ces oiseaux ne dйposent gйnйralement qu'un oeuf dans un mкme nid, il n'est pas rare cependant d'en trouver deux et mкme trois dans un nid. Les oeufs du coucou bronzй varient beaucoup en grosseur ; ils ont de huit а dix lignes de longueur. Or, s'il y avait eu avantage pour cette espиce а pondre des oeufs encore plus petits, soit pour tromper les parents nourriciers, soit plus probablement pour qu'ils йclosent plus vite (car on assure qu'il y a un rapport entre la grosseur de l'oeuf et la durйe de l'incubation), on peut aisйment admettre qu'il aurait pu se former une race ou espиce dont les oeufs auraient йtй de plus en plus petits, car ces oeufs auraient eu plus de chances de tourner а bien. M. Ramsay a remarquй que deux coucous australiens, lorsqu'ils pondent dans un nid ouvert, choisissent de prйfйrence ceux qui contiennent dйjа des oeufs de la mкme couleur que les leurs. Il y a aussi, chez l'espиce europйenne, une tendance vers un instinct semblable, mais elle s'en йcarte souvent, car on rencontre des oeufs ternes et grisвtres au milieu des oeufs bleu verdвtre brillants de la fauvette. Si notre coucou avait invariablement fait preuve de l'instinct en question, on l'aurait certainement ajoutй а tous ceux qu'il a dы, prйtend-on, nйcessairement acquйrir ensemble. La couleur des oeufs du coucou bronzй australien, selon M. Ramsay, varie extraordinairement ; de sorte qu'а cet йgard, comme pour la grosseur, la sйlection naturelle aurait certainement pu choisir et fixer toute variation avantageuse. Le jeune coucou europйen chasse ordinairement du nid, trois jours aprиs sa naissance, les petits de ses parents nourriciers. Comme il est encore bien faible а cet вge, M. Gould йtait autrefois disposй а croire que les parents se chargeaient eux-mкmes de chasser leurs petits. Mais il a dы changer d'opinion а ce sujet, car on a observй un jeune coucou, encore aveugle, et ayant а peine la force de soulever la tкte, en train d'expulser du nid ses frиres nourriciers. L'observateur replaзa un de ces petits dans le nid et le coucou le rejeta dehors. Comment cet йtrange et odieux instinct a-t-il pu se produire ? S'il est trиs important pour le jeune coucou, et c'est probablement le cas, de recevoir aprиs sa naissance le plus de nourriture possible, je ne vois pas grande difficultй а admettre que, pendant de nombreuses gйnйrations successives, il ait graduellement acquis le dйsir aveugle, la force et la conformation la plus propre pour expulser ses compagnons ; en effet, les jeunes coucous douйs de cette habitude et de cette conformation sont plus certains de rйussir. Il se peut que le premier pas vers l'acquisition de cet instinct n'ait йtй qu'une disposition turbulente du jeune coucou а un вge un peu plus avancй ; puis, cette habitude s'est dйveloppйe et s'est transmise par hйrйditй а un вge beaucoup plus tendre. Cela ne me paraоt pas plus difficile а admettre que l'instinct qui porte les jeunes oiseaux encore dans l'oeuf а briser la coquille qui les enveloppe, ou que la production, chez les jeunes serpents, ainsi que l'a remarquй Owen, d'une dent acйrйe temporaire, placйe а la mвchoire supйrieure, qui leur permet de se frayer un passage au travers de l'enveloppe coriace de l'oeuf. Si chaque partie du corps est susceptible de variations individuelles а tout вge, et que ces variations tendent а devenir hйrйditaires а l'вge correspondant, faits qu'on ne peut contester, les instincts et la conformation peuvent se modifier lentement, aussi bien chez les petits que chez les adultes. Ce sont lа deux propositions qui sont а la base de la thйorie de la sйlection naturelle et qui doivent subsister ou tomber avec elle. Quelques espиces du genre Molothrus, genre trиs distinct d'oiseaux amйricains, voisins de nos йtourneaux, ont des habitudes parasites semblables а celles du coucou ; ces espиces prйsentent des gradations intйressantes dans la perfection de leurs instincts. M. Hudson, excellent observateur, a constatй que les Molothrus badius des deux sexes vivent quelquefois en bandes dans la promiscuitй la plus, absolue, ou qu'ils s'accouplent quelquefois. Tantфt ils se construisent un nid particulier, tantфt ils s'emparent de celui d'un autre oiseau, en jetant dehors la couvйe qu'il contient, et y pondent leurs oeufs, ou construisent bizarrement а son sommet un nid а leur usage. Ils couvent ordinairement leurs oeufs et йlиvent leurs jeunes ; mais M. Hudson dit qu'а l'occasion ils sont probablement parasites, car il a observй des jeunes de cette espиce accompagnant des oiseaux adultes d'une autre espиce et criant pour que ceux-ci leur donnent des aliments. Les habitudes parasites d'une autre espиce de Molothrus, le Molothrus bonariensis sont beaucoup plus dйveloppйes, sans кtre cependant parfaites. Celui-ci, autant qu'on peut les avoir, pond invariablement dans des nids йtrangers. Fait curieux, plusieurs se rйunissent quelquefois pour commencer la construction d'un nid irrйgulier et mal conditionnй, placй dans des situations singuliиrement mal choisies, sur les feuilles d'un grand chardon par exemple. Toutefois, autant que M. Hudson a pu s'en assurer, ils n'achиvent jamais leur nid. Ils pondent souvent un si grand nombre d'oeufs -- de quinze а vingt -- dans le mкme nid йtranger, qu'il n'en peut йclore qu'un petit nombre. Ils ont de plus l'habitude extraordinaire de crever а coups de bec les oeufs qu'ils trouvent dans les nids йtrangers sans йpargner mкme ceux de leur propre espиce. Les femelles dйposent aussi sur le sol beaucoup d'oeufs, qui se trouvent perdus. Une troisiиme espиce, le Molothrus pecoris de l'Amйrique du Nord, a acquis des instincts aussi parfaits que ceux du coucou, en ce qu'il ne pond pas plus d'un oeuf dans un nid йtranger, ce qui assure l'йlevage certain du jeune oiseau. M. Hudson, qui est un grand adversaire de l'йvolution, a йtй, cependant, si frappй de l'imperfection des instincts du Molothrus bonariensis, qu'il se demande, en citant mes paroles : « Faut-il considйrer ces habitudes, non comme des instincts crййs de toutes piиces, dont a йtй douй l'animal, mais comme de faibles consйquences d'une loi gйnйrale, а savoir : la transition ? » Diffйrents oiseaux, comme nous l'avons dйjа fait remarquer, dйposent accidentellement leurs oeufs dans les nids d'autres oiseaux. Cette habitude n'est pas trиs rare chez les gallinacйs et explique l'instinct singulier qui s'observe chez l'autruche. Plusieurs autruches femelles se rйunissent pour pondre d'abord dans un nid, puis dans un autre, quelques oeufs qui sont ensuite couvйs par les mвles. Cet instinct provient peut-кtre de ce que les femelles pondent un grand nombre d'oeufs, mais, comme le coucou, а deux ou trois jours d'intervalle. Chez l'autruche amйricaine toutefois, comme chez le Molothrus bonariensis, l'instinct, n'est pas encore arrivй а un haut degrй de perfection, car l'autruche disperse ses oeufs за et lа en grand nombre dans la plaine, au point que, pendant une journйe de chasse, j'ai ramassй jusqu'а vingt de ces oeufs perdus et gaspillйs. Il y a des abeilles parasites qui pondent rйguliиrement leurs oeufs dans les nids d'autres abeilles. Ce cas est encore plus remarquable que celui du coucou ; car, chez ces abeilles, la conformation aussi bien que l'instinct s'est modifiйe pour se mettre en rapport avec les habitudes parasites ; elles ne possиdent pas, en effet, l'appareil collecteur de pollen qui leur serait indispensable si elles avaient а rйcolter et а amasser des aliments pour leurs petits. Quelques espиces de sphйgides (insectes qui ressemblent aux guкpes) vivent de mкme en parasites sur d'autres espиces. M. Fabre a rйcemment publiй des observations qui nous autorisent а croire que, bien que le Tachytes nigra creuse ordinairement son propre terrier et l'emplisse d'insectes paralysйs destinйs а nourrir ses larves, il devient parasite toutes les fois qu'il rencontre un terrier dйjа creusй et approvisionnй par une autre guкpe et s'en empare. Dans ce cas, comme dans celui du Molothrus et du coucou, je ne vois aucune difficultй а ce que la sйlection naturelle puisse rendre permanente une habitude accidentelle, si elle est avantageuse pour l'espиce et s'il n'en rйsulte pas l'extinction de l'insecte dont on prend traоtreusement le nid et les provisions. Instinct esclavagiste des fourmis. -- Ce remarquable instinct fut d'abord dйcouvert chez la Formica (polyergues) rufescens par Pierre Huber, observateur plus habile peut-кtre encore que son illustre pиre. Ces fourmis dйpendent si absolument de leurs esclaves, que, sans leur aide, l'espиce s'йteindrait certainement dans l'espace d'une seule annйe. Les mвles et les femelles fйcondes ne travaillent pas ; les ouvriиres ou femelles stйriles, trиs йnergiques et trиs courageuses quand il s'agit de capturer des esclaves, ne font aucun autre ouvrage. Elles sont incapables de construire leurs nids ou de nourrir leurs larves. Lorsque le vieux nid se trouve insuffisant et que les fourmis doivent le quitter, ce sont les esclaves qui dйcident l'йmigration ; elles transportent mкme leurs maоtres entre leurs mandibules. Ces derniers sont complиtement impuissants ; Huber en enferma une trentaine sans esclaves, mais abondamment pourvus de leurs aliments de prйdilection, outre des larves et des nymphes pour les stimuler au travail ; ils restиrent inactifs, et, ne pouvant mкme pas se nourrir eux-mкmes, la plupart pйrirent de faim. Huber introduisit alors au milieu d'eux une seule esclave (Formica fusca), qui se mit aussitфt а l'ouvrage, sauva les survivants en leur donnant des aliments, construisit quelques cellules, prit soin des larves, et mit tout en ordre. Peut-on concevoir quelque chose de plus extraordinaire que ces faits bien constatйs ? Si nous ne connaissions aucune autre espиce de fourmi douйe d'instincts esclavagistes, il serait inutile de spйculer sur l'origine et le perfectionnement d'un instinct aussi merveilleux. Pierre Huber fut encore le premier а observer qu'une autre espиce, la Formica sanguinea, se procure aussi des esclaves. Cette espиce, qui se rencontre dans les parties mйridionales de l'Angleterre, a fait l'objet des йtudes de M. F. Smith, du British Museum, auquel je dois de nombreux renseignements sur ce sujet et sur quelques autres. Plein de confiance dans les affirmations de Huber et de M. Smith, je n'abordai toutefois l'йtude de cette question qu'avec des dispositions sceptiques bien excusables, puisqu'il s'agissait de vйrifier la rйalitй d'un instinct aussi extraordinaire. J'entrerai donc dans quelques dйtails sur les observations que j'ai pu faire а cet йgard. J'ai ouvert quatorze fourmiliиres de Formica sanguinea dans lesquelles j'ai toujours trouvй quelques esclaves appartenant а l'espиce Formica fusca. Les mвles et les femelles fйcondes de cette derniиre espиce ne se trouvent que dans leurs propres fourmiliиres, mais jamais dans celles de la Formica sanguinea. Les esclaves sont noires et moitiй plus petites que leurs maоtres, qui sont rouges ; le contraste est donc frappant. Lorsqu'on dйrange lйgиrement le nid, les esclaves sortent ordinairement et tйmoignent, ainsi que leurs maоtres, d'une vive agitation pour dйfendre la citй ; si la perturbation est trиs grande et que les larves et les nymphes soient exposйes, les esclaves se mettent йnergiquement а l'oeuvre et aident leurs maоtres а les emporter et а les mettre en sыretй ; il est donc йvident que les fourmis esclaves se sentent tout а fait chez elles. Pendant trois annйes successives, en juin et en juillet, j'ai observй, pendant des heures entiиres, plusieurs fourmiliиres dans les comtйs de Surrey et de Sussex, et je n'ai jamais vu une seule fourmi esclave y entrer ou en sortir. Comme, а cette йpoque, les esclaves sont trиs peu nombreuses, je pensai qu'il pouvait en кtre autrement lorsqu'elles sont plus abondantes ; mais M. Smith, qui a observй ces fourmiliиres а diffйrentes heures pendant les mois de mai, juin et aoыt, dans les comtйs de Surrey et de Hampshire, m'affirme que, mкme en aoыt, alors que le nombre des esclaves est trиs considйrable, il n'en a jamais vu une seule entrer ou sortir du nid. Il les considиre donc comme des esclaves rigoureusement domestiques. D'autre part, on voit les maоtres apporter constamment а la fourmiliиre des matйriaux de construction, et des provisions de toute espиce. En 1860, au mois de juillet, je dйcouvris cependant une communautй possйdant un nombre inusitй d'esclaves, et j'en remarquai quelques-unes qui quittaient le nid en compagnie de leurs maоtres pour se diriger avec eux vers un grand pin йcossais, йloignй de 25 mиtres environ, dont ils firent tous l'ascension, probablement en quкte de pucerons ou de coccus. D'aprиs Huber, qui a eu de nombreuses occasions de les observer en Suisse, les esclaves travaillent habituellement avec les maоtres а la construction de la fourmiliиre, mais ce sont elles qui, le matin, ouvrent les portes et qui les ferment le soir ; il affirme que leur principale fonction est de chercher des pucerons. Cette diffйrence dans les habitudes ordinaires des maоtres et des esclaves dans les deux pays, provient probablement de ce qu'en Suisse les esclaves sont capturйes en plus grand nombre qu'en Angleterre. J'eus un jour la bonne fortune d'assister а une migration de la Formica sanguinea d'un nid dans un autre ; c'йtait un spectacle des plus intйressants que de voir les fourmis maоtresses porter avec le plus grand soin leurs esclaves entre leurs mandibules, au lieu de se faire porter par elles comme dans le cas de la Formica rufescens. Un autre jour, la prйsence dans le mкme endroit d'une vingtaine de fourmis esclavagistes qui n'йtaient йvidemment pas en quкte d'aliments attira mon attention. Elles s'approchиrent d'une colonie indйpendante de l'espиce qui fournit les esclaves, Formica fusca, et furent vigoureusement repoussйes par ces derniиres, qui se cramponnaient quelquefois jusqu'а trois aux pattes des assaillants. Les Formica sanguinea tuaient sans pitiй leurs petits adversaires et emportaient leurs cadavres dans leur nid, qui se trouvait а une trentaine de mиtres de distance ; mais elles ne purent pas s'emparer de nymphes pour en faire des esclaves. Je dйterrai alors, dans une autre fourmiliиre, quelques nymphes de la Formica fusca, que je plaзai sur le sol prиs du lieu du combat ; elles furent aussitфt saisies et enlevйes par les assaillants, qui se figurиrent probablement avoir remportй la victoire dans le dernier engagement. Je plaзai en mкme temps, sur le mкme point, quelques nymphes d'une autre espиce, la Formica flava, avec quelques parcelles de leur nid, auxquelles йtaient restйes attachйes quelques-unes de ces petites fourmis jaunes qui sont quelquefois, bien que rarement, d'aprиs M. Smith, rйduites en esclavage. Quoique fort petite, cette espиce est trиs courageuse, et je l'ai vue attaquer d'autres fourmis avec une grande bravoure. Ayant une fois, а ma grande surprise, trouvй une colonie indйpendante de Formica flava, а l'abri d'une pierre placйe sous une fourmiliиre de Formica sanguinea, espиce esclavagiste, je dйrangeai accidentellement les deux nids ; les deux espиces se trouvиrent en prйsence et je vis les petites fourmis se prйcipiter avec un courage йtonnant sur leurs grosses voisines. Or, j'йtais curieux de savoir si les Formica sanguinea distingueraient les nymphes de la Formica fusca, qui est l'espиce dont elles font habituellement leurs esclaves, de celles de la petite et fйroce Formica flava, qu'elles ne prennent que rarement ; je pus constater qu'elles les reconnurent immйdiatement. Nous avons vu, en effet, qu'elles s'йtaient prйcipitйes sur les nymphes de la Formica fusca pour les enlever aussitфt, tandis qu'elles parurent terrifiйes en rencontrant les nymphes et mкme la terre provenant du nid de la Formica flava, et s'empressиrent de se sauver. Cependant, au bout d'un quart d'heure, quand les petites fourmis jaunes eurent toutes disparu, les autres reprirent courage et revinrent chercher les nymphes. Un soir que j'examinais une autre colonie de Formica sanguinea, je vis un grand nombre d'individus de cette espиce qui regagnaient leur nid, portant des cadavres de Formica fusca (preuve que ce n'йtait pas une migration) et une quantitй de nymphes. J'observai une longue file de fourmis chargйes de butin, aboutissant а 40 mиtres en arriиre а une grosse touffe de bruyиres d'oщ je vis sortir une derniиre Formica sanguinea, portant une nymphe. Je ne pus pas retrouver, sous l'йpaisse bruyиre, le nid dйvastй ; il devait cependant кtre tout prиs, car je vis deux ou trois Formica fusca extrкmement agitйes, une surtout qui, penchйe immobile sur un brin de bruyиre, tenant entre ses mandibules une nymphe de son espиce, semblait l'image du dйsespoir gйmissant sur son domicile ravagй. Tels sont les faits, qui, du reste, n'exigeaient aucune confirmation de ma part, sur ce remarquable instinct qu'ont les fourmis de rйduire leurs congйnиres en esclavage. Le contraste entre les habitudes instinctives de la Formica sanguinea et celles de la Formica rufescens du continent est а remarquer. Cette derniиre ne bвtit pas son nid, ne dйcide mкme pas ses migrations, ne cherche ses aliments ni pour elle, ni pour ses petits, et ne peut pas mкme se nourrir ; elle est absolument sous la dйpendance de ses nombreux esclaves. La Formica sanguinea, d'autre part, a beaucoup moins d'esclaves, et, au commencement de l'йtй, elle en a fort peu ; ce sont les maоtres qui dйcident du moment et du lieu oщ un nouveau nid devra кtre construit, et, lorsqu'ils йmigrent, ce sont eux qui portent les esclaves. Tant en Suisse qu'en Angleterre, les esclaves paraissent exclusivement chargйes de l'entretien des larves ; les maоtres seuls entreprennent les expйditions pour se procurer des esclaves. En Suisse, esclaves et maоtres travaillent ensemble, tant pour se procurer les matйriaux du nid que pour l'йdifier ; les uns et les autres, mais surtout les esclaves, vont а la recherche des pucerons pour les traire, si l'on peut employer cette expression, et tous recueillent ainsi les aliments nйcessaires а la communautй. En Angleterre, les maоtres seuls quittent le nid pour se procurer les matйriaux de construction et les aliments indispensables а eux, а leurs esclaves et а leurs larves ; les services que leur rendent leurs esclaves sont donc moins importants dans ce pays qu'ils ne le sont en Suisse. Je ne prйtends point faire de conjectures sur l'origine de cet instinct de la Formica sanguinea. Mais, ainsi que je l'ai observй, les fourmis non esclavagistes emportent quelquefois dans leur nid des nymphes d'autres espиces dissйminйes dans le voisinage, et il est possible que ces nymphes, emmagasinйes dans le principe pour servir d'aliments, aient pu se dйvelopper ; il est possible aussi que ces fourmis йtrangиres йlevйes sans intention, obйissant а leurs instincts, aient rempli les fonctions dont elles йtaient capables. Si leur prйsence s'est trouvйe кtre utile а l'espиce qui les avait capturйes -- s'il est devenu plus avantageux pour celle-ci de se procurer des ouvriиres au dehors plutфt que de les procrйer -- la sйlection naturelle a pu dйvelopper l'habitude de recueillir des nymphes primitivement destinйes а servir de nourriture, et l'avoir rendue permanente dans le but bien diffйrent d'en faire des esclaves. Un tel instinct une fois acquis, fыt-ce mкme а un degrй bien moins prononcй qu'il ne l'est chez la Formica sanguinea en Angleterre -- а laquelle, comme nous l'avons vu, les esclaves rendent beaucoup moins de services qu'ils n'en rendent а la mкme espиce en Suisse -- la sйlection naturelle a pu accroоtre et modifier cet instinct, а condition, toutefois, que chaque modification ait йtй avantageuse а l'espиce, et produire enfin une fourmi aussi complиtement placйe sous la dйpendance de ses esclaves que l'est la Formica rufescens. Instinct de la construction des cellules chez l'abeille. -- Je n'ai pas l'intention d'entrer ici dans des dйtails trиs circonstanciйs, je me contenterai de rйsumer les conclusions auxquelles j'ai йtй conduit sur ce sujet. Qui peut examiner cette dйlicate construction du rayon de cire, si parfaitement adaptй а son but, sans йprouver un sentiment d'admiration enthousiaste ? Les mathйmaticiens nous apprennent que les abeilles ont pratiquement rйsolu un problиme des plus abstraits, celui de donner а leurs cellules, en se servant d'une quantitй minima de leur prйcieux йlйment de construction, la cire, prйcisйment la forme capable de contenir le plus grand volume de miel. Un habile ouvrier, pourvu d'outils spйciaux, aurait beaucoup de peine а construire des cellules en cire identiques а celles qu'exйcutent une foule d'abeilles travaillant dans une ruche obscure. Qu'on leur accorde tous les instincts qu'on voudra, il semble incomprйhensible que les abeilles puissent tracer les angles et les plans nйcessaires et se rendre compte de l'exactitude de leur travail. La difficultй n'est cependant pas aussi йnorme qu'elle peut le paraоtre au premier abord, et l'on peut, je crois, dйmontrer que ce magnifique ouvrage est le simple rйsultat d'un petit nombre d'instincts trиs simples. C'est а M. Waterhouse que je dois d'avoir йtudiй ce sujet ; il a dйmontrй que la forme de la cellule est intimement liйe а la prйsence des cellules contiguлs ; on peut, je crois, considйrer les idйes qui suivent comme une simple modification de sa thйorie. Examinons le grand principe des transitions graduelles, et voyons si la nature ne nous rйvиle pas le procйdй qu'elle emploie. A l'extrйmitй d'une sйrie peu йtendue, nous trouvons les bourdons, qui se servent de leurs vieux cocons pour y dйposer leur miel, en y ajoutant parfois des tubes courts en cire, substance avec laquelle ils faзonnent йgalement quelquefois des cellules sйparйes, trиs irrйguliиrement arrondies. A l'autre extrйmitй de la sйrie, nous avons les cellules de l'abeille, construites sur deux rangs ; chacune de ces cellules, comme on sait, a la forme d'un prisme hexagonal avec les bases de ses six cфtйs taillйs en biseau de maniиre а s'ajuster sur une pyramide renversйe formйe par trois rhombes. Ces rhombes prйsentent certains angles dйterminйs et trois des faces, qui forment la base pyramidale de chaque cellule situйe sur un des cфtйs du rayon de miel, font йgalement partie des bases de trois cellules contiguлs appartenant au cфtй opposй du rayon. Entre les cellules si parfaites de l'abeille, et la cellule йminemment simple du bourdon, on trouve, comme degrй intermйdiaire, les cellules de la Melipona domestica du Mexique, qui ont йtй soigneusement figurйes et dйcrites par Pierre Huber. La mйlipone forme elle-mкme un degrй intermйdiaire entre l'abeille et le bourdon, mais elle est plus rapprochйe de ce dernier. Elle construit un rayon de cire presque rйgulier, composй de cellules cylindriques, dans lesquelles se fait l'incubation des petits, et elle y joint quelques grandes cellules de cire, destinйes а recevoir du miel. Ces derniиres sont presque sphйriques, de grandeur а peu prиs йgale et agrйgйes en une masse irrйguliиre. Mais le point essentiel а noter est que ces cellules sont toujours placйes а une distance telle les unes des autres, qu'elles se seraient entrecoupйes mutuellement, si les sphиres qu'elles constituent йtaient complиtes, ce qui n'a jamais lieu, l'insecte construisant des cloisons de cire parfaitement droites et planes sur les lignes oщ les sphиres achevйes tendraient а s'entrecouper. Chaque cellule est donc extйrieurement composйe d'une portion sphйrique et, intйrieurement, de deux, trois ou plus de surfaces planes, suivant que la cellule est elle-mкme contiguл а deux, trois ou plusieurs cellules. Lorsqu'une cellule repose sur trois autres, ce qui, vu l'йgalitй de leurs dimensions, arrive souvent et mкme nйcessairement, les trois surfaces planes sont rйunies en une pyramide qui, ainsi que l'a remarquй Huber, semble кtre une grossiиre imitation des bases pyramidales а trois faces de la cellule de l'abeille. Comme dans celle-ci, les trois surfaces planes de la cellule font donc nйcessairement partie de la construction de trois cellules adjacentes. Il est йvident que, par ce mode de construction, la mйlipone йconomise de la cire, et, ce qui est plus important, du travail ; car les parois planes qui sйparent deux cellules adjacentes ne sont pas doubles, mais ont la mкme йpaisseur que les portions sphйriques externes, tout en faisant partie de deux cellules а la fois. En rйflйchissant sur ces faits, je remarquai que si la mйlipone avait йtabli ses sphиres а une distance йgale les unes des autres, que si elle les avait construites d'йgale grandeur et ensuite disposйes symйtriquement sur deux couches, il en serait rйsultй une construction probablement aussi parfaite que le rayon de l'abeille. J'йcrivis donc а Cambridge, au professeur Miller, pour lui soumettre le document suivant, fait d'aprиs ses renseignements, et qu'il a trouvй rigoureusement exact : Si l'on dйcrit un nombre de sphиres йgales, ayant leur centre placй dans deux plans parallиles, et que le centre de chacune de ces sphиres soit а une distance йgale au rayon X racine carrйe de 2 ou rayon X 1,41421 (ou а une distance un peu moindre) et а semblable distance des centres des sphиres adjacentes placйes dans le plan opposй et parallиle ; si, alors, on fait passer des plans d'intersection entre les diverses sphиres des deux plans, il en rйsultera une double couche de prismes hexagonaux rйunis par des bases pyramidales а trois rhombes, et les rhombes et les cфtйs des prismes hexagonaux auront identiquement les mкmes angles que les observations les plus minutieuses ont donnйs pour les cellules des abeilles. Le professeur Wyman, qui a entrepris de nombreuses et minutieuses observations а ce sujet, m'informe qu'on a beaucoup exagйrй l'exactitude du travail de l'abeille ; au point, ajoute-t-il, que, quelle que puisse кtre la forme type de la cellule, il est bien rare qu'elle soit jamais rйalisйe. Nous pouvons donc conclure en toute sйcuritй que, si les instincts que la mйlipone possиde dйjа, qui ne sont pas trиs extraordinaires, йtaient susceptibles de lйgиres modifications, cet insecte pourrait construire des cellules aussi parfaites que celles de l'abeille. Il suffit de supposer que la mйlipone puisse faire des cellules tout а fait sphйriques et de grandeur йgale ; or, cela ne serait pas trиs йtonnant, car elle y arrive presque dйjа ; nous savons, d'ailleurs, qu'un grand nombre d'insectes parviennent а forer dans le bois des trous parfaitement cylindriques, ce qu'ils font probablement en tournant autour d'un point fixe. Il faudrait, il est vrai, supposer encore qu'elle disposвt ses cellules dans des plans parallиles, comme elle le fait dйjа pour ses cellules cylindriques, et, en outre, c'est lа le plus difficile, qu'elle pыt estimer exactement la distance а laquelle elle doit se tenir de ses compagnes lorsqu'elles travaillent plusieurs ensemble а construire leurs sphиres ; mais, sur ce point encore, la mйlipone est dйjа а mкme d'apprйcier la distance dans une certaine mesure, puisqu'elle dйcrit toujours ses sphиres de maniиre а ce qu'elles coupent jusqu'а un certain point les sphиres voisines, et qu'elle rйunit ensuite les points d'intersection par des cloisons parfaitement planes. Grвce а de semblables modifications d'instincts, qui n'ont en eux-mкmes rien de plus йtonnant que celui qui guide l'oiseau dans la construction de son nid, la sйlection naturelle a, selon moi, produit chez l'abeille d'inimitables facultйs architecturales. Cette thйorie, d'ailleurs, peut кtre soumise au contrфle de l'expйrience. Suivant en cela l'exemple de M. Tegetmeier, j'ai sйparй deux rayons en plaзant entre eux une longue et йpaisse bande rectangulaire de cire, dans laquelle les abeilles commencиrent aussitфt а creuser de petites excavations circulaires, qu'elles approfondirent et йlargirent de plus en plus jusqu'а ce qu'elles eussent pris la forme de petits bassins ayant le diamиtre ordinaire des cellules et prйsentant а l'oeil un parfait segment sphйrique. J'observai avec un vif intйrкt que, partout oщ plusieurs abeilles avaient commencй а creuser ces excavations prиs les unes des autres, elles s'йtaient placйes а la distance voulue pour que, les bassins ayant acquis le diamиtre utile, c'est-а-dire celui d'une cellule ordinaire, et en profondeur le sixiиme du diamиtre de la sphиre dont ils formaient un segment, leurs bords se rencontrassent. Dиs que le travail en йtait arrivй а ce point, les abeilles cessaient de creuser, et commenзaient а йlever, sur les lignes d'intersection sйparant les excavations, des cloisons de cire parfaitement planes, de sorte que chaque prisme hexagonal s'йlevait sur le bord ondulй d'un bassin aplani, au lieu d'кtre construit sur les arкtes droites des faces d'une pyramide triиdre comme dans les cellules ordinaires. J'introduisis alors dans la ruche, au lieu d'une bande de cire rectangulaire et йpaisse, une lame йtroite et mince de la mкme substance colorйe avec du vermillon. Les abeilles commencиrent comme auparavant а excaver immйdiatement des petits bassins rapprochйs les uns des autres ; mais, la lame de cire йtant fort mince, si les cavitйs avaient йtй creusйes а la mкme profondeur que dans l'expйrience prйcйdente, elles se seraient confondues en une seule et la plaque de cire aurait йtй perforйe de part en part. Les abeilles, pour йviter cet accident, arrкtиrent а temps leur travail d'excavation ; de sorte que, dиs que les cavitйs furent un peu indiquйes, le fond consistait en une surface plane formйe d'une couche mince de cire colorйe et ces bases planes йtaient, autant que l'on pourrait en juger, exactement placйes dans le plan fictif d'intersection imaginaire passant entre les cavitйs situйes du cфtй opposй de la plaque de cire. En quelques endroits, des fragments plus ou moins considйrables de rhombes avaient йtй laissйs entre les cavitйs opposйes ; mais le travail, vu l'йtat artificiel des conditions, n'avait pas йtй bien exйcutй. Les abeilles avaient dы travailler toutes а peu prиs avec la mкme vitesse, pour avoir rongй circulairement les cavitйs des deux cфtйs de la lame de cire colorйe, et pour avoir ainsi rйussi а conserver des cloisons planes entre les excavations en arrкtant leur travail aux plans d'intersection. La cire mince йtant trиs flexible, je ne vois aucune difficultй а ce que les abeilles, travaillant des deux cфtйs d'une lame, s'aperзoivent aisйment du moment oщ elles ont amenй la paroi au degrй d'йpaisseur voulu, et arrкtent а temps leur travail. Dans les rayons ordinaires, il m'a semblй que les abeilles ne rйussissent pas toujours а travailler avec la mкme vitesse des deux cфtйs ; car j'ai observй, а la base d'une cellule nouvellement commencйe, des rhombes а moitiй achevйs qui йtaient lйgиrement concaves d'un cфtй et convexes de l'autre, ce qui provenait, je suppose, de ce que les abeilles avaient travaillй plus vite dans le premier cas que dans le second. Dans une circonstance entre autres, je replaзai les rayons dans la ruche, pour laisser les abeilles travailler pendant quelque temps, puis, ayant examinй de nouveau la cellule, je trouvai que la cloison irrйguliиre avait йtй achevйe et йtait devenue parfaitement plane ; il йtait absolument impossible, tant elle йtait mince, que les abeilles aient pu l'aplanir en rongeant le cфtй convexe, et je suppose que, dans des cas semblables, les abeilles placйes а l'opposй poussent et font cйder la cire ramollie par la chaleur jusqu'а ce qu'elle se trouve а sa vraie place, et, en ce faisant, l'aplanissent tout а fait. J'ai fait quelques essais qui me prouvent que l'on obtient facilement ce rйsultat. L'expйrience prйcйdente faite avec de la cire colorйe prouve que, si les abeilles construisaient elles-mкmes une mince muraille de cire, elles pourraient donner а leurs cellules la forme convenable en se tenant а la distance voulue les unes des autres, en creusant avec la mкme vitesse, et en cherchant а faire des cavitйs sphйriques йgales, sans jamais permettre aux sphиres de communiquer les unes avec les autres. Or, ainsi qu'on peut s'en assurer, en examinant le bord d'un rayon en voie de construction, les abeilles йtablissent rйellement autour du rayon un mur grossier qu'elles rongent des deux cфtйs opposйs en travaillant toujours circulairement а mesure qu'elles creusent chaque cellule. Elles ne font jamais а la fois la base pyramidale а trois faces de la cellule, mais seulement celui ou ceux de ces rhombes qui occupent l'extrкme bord du rayon croissant, et elles ne complиtent les bords supйrieurs des rhombes que lorsque les parois hexagonales sont commencйes. Quelques-unes de ces assertions diffиrent des observations faites par le cйlиbre Huber, mais je suis certain de leur exactitude, et, si la place me le permettait, je pourrais dйmontrer qu'elles n'ont rien de contradictoire avec ma thйorie. L'assertion de Huber, que la premiиre cellule est creusйe dans une petite muraille de cire а faces parallиles, n'est pas trиs exacte ; autant toutefois que j'ai pu le voir, le point de dйpart est toujours un petit capuchon de cire ; mais je n'entrerai pas ici dans tous ces dйtails. Nous voyons quel rфle important joue l'excavation dans la construction des cellules, mais ce serait une erreur de supposer que les abeilles ne peuvent pas йlever une muraille de cire dans la situation voulue, c'est-а-dire sur le plan d'intersection entre deux sphиres contiguлs. Je possиde plusieurs йchantillons qui prouvent clairement que ce travail leur est familier. Mкme dans la muraille ou le rebord grossier de cire qui entoure le rayon en voie de construction, on remarque quelquefois des courbures correspondant par leur position aux faces rhomboпdales qui constituent les bases des cellules futures. Mais, dans tous les cas, la muraille grossiиre de cire doit, pour кtre achevйe, кtre considйrablement rongйe des deux cфtйs. Le mode de construction employй par les abeilles est curieux ; elles font toujours leur premiиre muraille de cire dix а vingt fois plus йpaisse que ne le sera la paroi excessivement mince de la cellule dйfinitive. Les abeilles travaillent comme le feraient des maзons qui, aprиs avoir amoncelй sur un point une certaine masse de ciment, la tailleraient ensuite йgalement des deux cфtйs, pour ne laisser au milieu qu'une paroi mince sur laquelle ils empileraient а mesure, soit le ciment enlevй sur les cфtйs, soit du ciment nouveau. Nous aurions ainsi un mur mince s'йlevant peu а peu, mais toujours surmontй par un fort couronnement qui, recouvrant partout les cellules а quelque degrй d'avancement qu'elles soient parvenues, permet aux abeilles de s'y cramponner et d'y ramper sans endommager les parois si dйlicates des cellules hexagonales. Ces parois varient beaucoup d'йpaisseur, ainsi que le professeur Miller l'a vйrifiй а ma demande. Cette йpaisseur, d'aprиs une moyenne de douze observations faites prиs du bord du rayon, est de 1/353 de pouce anglais [ 1/353 de pouce anglais = 0mm,07] ; tandis que les faces rhomboпdales de la base des cellules sont plus йpaisses dans le rapport approximatif de 3 а 2 ; leur йpaisseur s'йtant trouvйe, d'aprиs la moyenne de vingt et une observations, йgale а 1/229 de pouce anglais [1/229 de pouce anglais = 0mm,11]. Par suite du mode singulier de construction que nous venons de dйcrire, la soliditй du rayon va constamment en augmentant, tout en rйalisant la plus grande йconomie possible de cire. La circonstance qu'une foule d'abeilles travaillent ensemble paraоt d'abord ajouter а la difficultй de comprendre le mode de construction des cellules ; chaque abeille, aprиs avoir travaillй un moment а une cellule, passe а une autre, de sorte que, comme Huber l'a constatй, une vingtaine d'individus participent, dиs le dйbut, а la construction de la premiиre cellule. J'ai pu rendre le fait йvident en couvrant les bords des parois hexagonales d'une cellule, ou le bord extrкme de la circonfйrence d'un rayon en voie de construction, d'une mince couche de cire colorйe avec du vermillon. J'ai invariablement reconnu ensuite que la couleur avait йtй aussi dйlicatement rйpandue par les abeilles qu'elle aurait pu l'кtre au moyen d'un pinceau ; en effet, des parcelles de cire colorйe enlevйes du point oщ elles avaient йtй placйes, avaient йtй portйes tout autour sur les bords croissants des cellules voisines. La construction d'un rayon semble donc кtre la rйsultante du travail de plusieurs abeilles se tenant toutes instinctivement а une mкme distance relative les unes des autres, toutes dйcrivant des sphиres йgales, et йtablissant les points d'intersection entre ces sphиres, soit en les йlevant directement, soit en les mйnageant lorsqu'elles creusent. Dans certains cas difficiles, tels que la rencontre sous un certain angle de deux portions de rayon, rien n'est plus curieux que d'observer combien de fois les abeilles dйmolissent et reconstruisent une mкme cellule de diffйrentes maniиres, revenant quelquefois а une forme qu'elles avaient d'abord rejetйe. Lorsque les abeilles peuvent travailler dans un emplacement qui leur permet de prendre la position la plus commode -- par exemple une lame de bois placйe sous le milieu d'un rayon s'accroissant par le bas, de maniиre а ce que le rayon doive кtre йtabli sur une face de la lame -- les abeilles peuvent alors poser les bases de la muraille d'un nouvel hexagone а sa vйritable place, faisant saillie au-delа des cellules dйjа construites et achevйes. Il suffit que les abeilles puissent se placer а la distance voulue entre elles et entre les parois des derniиres cellules faites. Elles йlиvent alors une paroi de cire intermйdiaire sur l'intersection de deux sphиres contiguлs imaginaires ; mais, d'aprиs ce que j'ai pu voir, elles ne finissent pas les angles d'une cellule en les rongeant, avant que celle-ci et les cellules qui l'avoisinent soient dйjа trиs avancйes. Cette aptitude qu'ont les abeilles d'йlever dans certains cas, une muraille grossiиre entre deux cellules commencйes, est importante en ce qu'elle se rattache а un fait qui paraоt d'abord renverser la thйorie prйcйdente, а savoir, que les cellules du bord externe des rayons de la guкpe sont quelquefois rigoureusement hexagonales, mais le manque d'espace m'empкche de dйvelopper ici ce sujet. Il ne me semble pas qu'il y ait grande difficultй а ce qu'un insecte isolй, comme l'est la femelle de la guкpe, puisse faзonner des cellules hexagonales en travaillant alternativement а l'intйrieur et а l'extйrieur de deux ou trois cellules commencйes en mкme temps, en se tenant toujours а la distance relative convenable des parties des cellules dйjа commencйes, et en dйcrivant des sphиres ou des cylindres imaginaires entre lesquels elle йlиve des parois intermйdiaires. La sйlection naturelle n'agissant que par l'accumulation de lйgиres modifications de conformation ou d'instinct, toutes avantageuses а l'individu par rapport а ses conditions d'existence, on peut se demander avec quelque raison comment de nombreuses modifications successives et graduelles de l'instinct constructeur, tendant toutes vers le plan de construction parfait que nous connaissons aujourd'hui, ont pu кtre profitables а l'abeille ? La rйponse me paraоt facile : les cellules construites comme celles de la guкpe et de l'abeille gagnent en soliditй, tout en йconomisant la place, le travail et les matйriaux nйcessaires а leur construction. En ce qui concerne la formation de la cire, on sait que les abeilles ont souvent de la peine а se procurer suffisamment de nectar, M. Tegetmeier m'apprend qu'il est expйrimentalement prouvй que, pour produire 1 livre de cire, une ruche doit consommer de 12 а 15 litres de sucre ; il faut donc, pour produire la quantitй de cire nйcessaire а la construction de leurs rayons, que les abeilles rйcoltent et consomment une йnorme masse du nectar liquide des fleurs. De plus, un grand nombre d'abeilles demeurent oisives plusieurs jours, pendant que la sйcrйtion se fait. Pour nourrir pendant l'hiver une nombreuse communautй, une grande provision de miel est indispensable, et la prospйritй de la ruche dйpend essentiellement de la quantitй d'abeilles qu'elle peut entretenir. Une йconomie de cire est donc un йlйment de rйussite important pour toute communautй d'abeilles, puisqu'elle se traduit par une йconomie de miel et du temps qu'il faut pour le rйcolter. Le succиs de l'espиce dйpend encore, cela va sans dire, indйpendamment de ce qui est relatif а la quantitй de miel en provision, de ses ennemis, de ses parasites et de causes diverses. Supposons, cependant, que la quantitй de miel dйtermine, comme cela arrive probablement souvent, l'existence en grand nombre dans un pays d'une espиce de bourdon ; supposons encore que, la colonie passant l'hiver, une provision de miel soit indispensable а sa conservation, il n'est pas douteux qu'il serait trиs avantageux pour le bourdon qu'une lйgиre modification de son instinct le poussвt а rapprocher ses petites cellules de maniиre а ce qu'elles s'entrecoupent, car alors une seule paroi commune pouvant servir а deux cellules adjacentes, il rйaliserait une йconomie de travail et de cire. L'avantage augmenterait toujours si les bourdons, rapprochant et rйgularisant davantage leurs cellules, les agrйgeaient en une seule masse, comme la mйlipone ; car, alors, une partie plus considйrable de la paroi bornant chaque cellule, servant aux cellules voisines, il y aurait encore une йconomie plus considйrable de travail et de cire. Pour les mкmes raisons, il serait utile а la mйlipone qu'elle resserrвt davantage ses cellules, et qu'elle leur donnвt plus de rйgularitй qu'elles n'en ont actuellement ; car, alors, les surfaces sphйriques disparaissant et йtant remplacйes par des surfaces planes, le rayon de la mйlipone serait aussi parfait que celui de l'abeille. La sйlection naturelle ne pourrait pas conduire au-delа de ce degrй de perfection architectural, car, autant que nous pouvons en juger, le rayon de l'abeille est dйjа absolument parfait sous le rapport de l'йconomie de la cire et du travail. Ainsi, а mon avis, le plus йtonnant de tous les instincts connus, celui de l'abeille, peut s'expliquer par l'action de la sйlection naturelle. La sйlection naturelle a mis а profit les modifications lйgиres, successives et nombreuses qu'ont subies des instincts d'un ordre plus simple ; elle a ensuite amenй graduellement l'abeille а dйcrire plus parfaitement et plus rйguliиrement des sphиres placйes sur deux rangs а йgales distances, et а creuser et а йlever des parois planes sur les lignes d'intersection. Il va sans dire que les abeilles ne savent pas plus qu'elles dйcrivent leurs sphиres а une distance dйterminйe les unes des autres, qu'elles ne savent ce que c'est que les divers cфtйs d'un prisme hexagonal ou les rhombes de sa base. La cause dйterminante de l'action de la sйlection naturelle a йtй la construction de cellules solides, ayant la forme et la capacitй voulues pour contenir les larves, rйalisйe avec le minimum de dйpense de cire et de travail. L'essaim particulier qui a construit les cellules les plus parfaites avec le moindre travail et la moindre dйpense de miel transformй en cire a le mieux rйussi, et a transmis ses instincts йconomiques nouvellement acquis а des essaims successifs qui, а leur tour aussi, ont eu plus de chances en leur faveur dans la lutte pour l'existence. OBJECTIONS CONTRE L'APPLICATION DE LA THEORIE DE LA SELECTION NATURELLE AUX INSTINCTS : INSECTES NEUTRES ET STERILES. On a fait, contre les hypothиses prйcйdentes sur l'origine des instincts, l'objection que « les variations de conformation et d'instinct doivent avoir йtй simultanйes et rigoureusement adaptйes les unes aux autres, car toute modification dans l'une, sans un changement correspondant immйdiat dans l'autre, aurait йtй fatale. » La valeur de cette objection repose entiиrement sur la supposition que les changements, soit de la conformation, soit de l'instinct, se produisent subitement. Prenons pour exemple le cas de la grande mйsange (Parus major), auquel nous avons fait allusion dans un chapitre prйcйdent ; cet oiseau, perchй sur une branche, tient souvent entre ses pattes les graines de l'if qu'il frappe avec son bec jusqu'а ce qu'il ait mis l'amande а nu. Or, ne peut-on concevoir que la sйlection naturelle ait conservй toutes les lйgиres variations individuelles survenues dans la forme du bec, variations tendant а le mieux adapter а ouvrir les graines, pour produire enfin un bec aussi bien conformй dans ce but que celui de le sittelle, et qu'en mкme temps, par habitude, par nйcessitй, ou par un changement spontanй de goыt, l'oiseau se nourrisse de plus en plus de graines ? On suppose, dans ce cas, que la sйlection naturelle a modifiй lentement la forme du bec, postйrieurement а quelques lents changements dans les habitudes et les goыts, afin de mettre la conformation en harmonie avec ces derniers. Mais que, par exemple, les pattes de la mйsange viennent а varier et а grossir par suite d'une corrйlation avec le bec ou en vertu de toute autre cause inconnue, il n'est pas improbable que cette circonstance serait de nature а rendre l'oiseau de plus en plus grimpeur, et que, cet instinct se dйveloppant toujours davantage, il finisse par acquйrir les aptitudes et les instincts remarquables de la sittelle. On suppose, dans ce cas, une modification graduelle de conformation qui conduit а un changement dans les instincts. Pour prendre un autre exemple : il est peu d'instincts plus remarquables que celui en vertu duquel la salangane de l'archipel de la Sonde construit entiиrement son nid avec de la salive durcie. Quelques oiseaux construisent leur nid avec de la boue qu'on croit кtre dйlayйe avec de la salive, et un martinet de l'Amйrique du Nord construit son nid, ainsi que j'ai pu m'en assurer, avec de petites baguettes agglutinйes avec de la salive et mкme avec des plaques de salive durcie. Est-il donc trиs improbable que la sйlection naturelle de certains individus sйcrйtant une plus grande quantitй de salive ait pu amener la production d'une espиce dont l'instinct la pousse а nйgliger d'autres matйriaux et а construire son nid exclusivement avec de la salive durcie ? Il en est de mкme dans beaucoup d'autres cas. Nous devons toutefois reconnaоtre que, le plus souvent, il nous est impossible de savoir si l'instinct ou la conformation a variй le premier. On pourrait, sans aucun doute, opposer а la thйorie de la sйlection naturelle un grand nombre d'instincts qu'il est trиs difficile d'expliquer ; il en est, en effet, dont nous ne pouvons comprendre l'origine ; pour d'autres, nous ne connaissons aucun des degrйs de transition par lesquels ils ont passй ; d'autres sont si insignifiants, que c'est а peine si la sйlection naturelle a pu exercer quelque action sur eux ; d'autres, enfin, sont presque identiques chez des animaux trop йloignйs les uns des autres dans l'йchelle des кtres pour qu'on puisse supposer que cette similitude soit l'hйritage d'un ancкtre commun, et il faut par consйquent, les regarder comme acquis indйpendamment en vertu de l'action de la sйlection naturelle. Je ne puis йtudier ici tous ces cas divers, je m'en tiendrai а une difficultй toute spйciale qui, au premier abord, me parut assez insurmontable pour renverser ma thйorie. Je veux parler des neutres ou femelles stйriles des communautйs d'insectes. Ces neutres, en effet, ont souvent des instincts et une conformation tout diffйrents de ceux des mвles et des femelles fйcondes, et, cependant, vu leur stйrilitй, elles ne peuvent propager leur race. Ce sujet mйriterait d'кtre йtudiй а fond ; toutefois, je n'examinerai ici qu'un cas spйcial : celui des fourmis ouvriиres ou fourmis stйriles. Comment expliquer la stйrilitй de ces ouvriиres ? c'est dйjа lа une difficultй ; cependant cette difficultй n'est pas plus grande que celle que comportent d'autres modifications un peu considйrables de conformation ; on peut, en effet, dйmontrer que, а l'йtat de nature, certains insectes et certains autres animaux articulйs peuvent parfois devenir stйriles. Or, si ces insectes vivaient en sociйtй, et qu'il soit avantageux pour la communautй qu'annuellement un certain nombre de ses membres naissent aptes au travail, mais incapables de procrйer, il est facile de comprendre que ce rйsultat a pu кtre amenй par la sйlection naturelle. Laissons, toutefois, de cфtй ce premier point. La grande difficultй gоt surtout dans les diffйrences considйrables qui existent entre la conformation des fourmis ouvriиres et celle des individus sexuйs ; le thorax des ouvriиres a une conformation diffйrente ; elles sont dйpourvues d'ailes et quelquefois elles n'ont pas d'yeux ; leur instinct est tout diffйrent. S'il ne s'agissait que de l'instinct, l'abeille nous aurait offert l'exemple de la plus grande diffйrence qui existe sous ce rapport entre les ouvriиres et les femelles parfaites. Si la fourmi ouvriиre ou les autres insectes neutres йtaient des animaux ordinaires, j'aurais admis sans hйsitation que tous leurs caractиres se sont accumulйs lentement grвce а la sйlection naturelle ; c'est-а-dire que des individus nйs avec quelques modifications avantageuses, les ont transmises а leurs descendants, qui, variant encore, ont йtй choisis а leur tour, et ainsi de suite. Mais la fourmi ouvriиre est un insecte qui diffиre beaucoup de ses parents et qui cependant est complиtement stйrile ; de sorte que la fourmi ouvriиre n'a jamais pu transmettre les modifications de conformation ou d'instinct qu'elle a graduellement acquises. Or, comment est-il possible de concilier ce fait avec la thйorie de la sйlection naturelle ? Rappelons-nous d'abord que de nombreux exemples empruntйs aux animaux tant а l'йtat domestique qu'а l'йtat de nature, nous prouvent qu'il y a toutes sortes de diffйrences de conformations hйrйditaires en corrйlation avec certains вges et avec l'un ou l'autre sexe. Il y a des diffйrences qui sont en corrйlation non seulement avec un seul sexe, mais encore avec la courte pйriode pendant laquelle le systиme reproducteur est en activitй ; le plumage nuptial de beaucoup d'oiseaux, et le crochet de la mвchoire du saumon mвle. Il y a mкme de lйgиres diffйrences, dans les cornes de diverses races de bйtail, qui accompagnent un йtat imparfait artificiel du sexe mвle ; certains boeufs, en effet, ont les cornes plus longues que celles de boeufs appartenant а d'autres races, relativement а la longueur de ces mкmes appendices, tant chez les taureaux que chez les vaches appartenant aux mкmes races. Je ne vois donc pas grande difficultй а supposer qu'un caractиre finit par se trouver en corrйlation avec l'йtat de stйrilitй qui caractйrise certains membres des communautйs d'insectes ; la vraie difficultй est d'expliquer comment la sйlection naturelle a pu accumuler de semblables modifications corrйlatives de structure. Insurmontable, au premier abord, cette difficultй s'amoindrit et disparaоt mкme, si l'on se rappelle que la sйlection s'applique а la famille aussi bien qu'а l'individu, et peut ainsi atteindre le but dйsirй. Ainsi, les йleveurs de bйtail dйsirent que, chez leurs animaux, le gras et le maigre soient bien mйlangйs : l'animal qui prйsentait ces caractиres bien dйveloppйs est abattu ; mais, l'йleveur continue а se procurer des individus de la mкme souche, et rйussit. On peut si bien se fier а la sйlection, qu'on pourrait probablement former, а la longue, une race de bйtail donnant toujours des boeufs а cornes extraordinairement longues, en observant soigneusement quels individus, taureaux et vaches, produisent, par leur accouplement, les boeufs aux cornes les plus longues, bien qu'aucun boeuf ne puisse jamais propager son espиce. Voici, d'ailleurs, un excellent exemple : selon M. Verlot, quelques variйtйs de la giroflйe annuelle double, ayant йtй longtemps soumises а une sйlection convenable, donnent toujours, par semis, une forte proportion de plantes portant des fleurs doubles et entiиrement stйriles, mais aussi quelques fleurs simples et fйcondes. Ces derniиres fleurs seules assurent la propagation de la variйtй, et peuvent se comparer aux fourmis fйcondes mвles et femelles, tandis que les fleurs doubles et stйriles peuvent se comparer aux fourmis neutres de la mкme communautй. De mкme que chez les variйtйs de la giroflйe, la sйlection, chez les insectes vivant en sociйtй, exerce son action non sur l'individu, mais sur la famille, pour atteindre un rйsultat avantageux. Nous pouvons donc conclure que de lйgиres modifications de structure ou d'instinct, en corrйlation avec la stйrilitй de certains membres de la colonie, se sont trouvйes кtre avantageuses а celles-ci ; en consйquence, les mвles et les femelles fйcondes ont prospйrй et transmis а leur progйniture fйconde lа mкme tendance а produire des membres stйriles prйsentant les mкmes modifications. C'est grвce а la rйpйtition de ce mкme procйdй que s'est peu а peu accumulйe la prodigieuse diffйrence qui existe entre les femelles stйriles et les femelles fйcondes de la mкme espиce, diffйrence que nous remarquons chez tant d'insectes vivant en sociйtй. Il nous reste а aborder le point le plus difficile, c'est-а-dire le fait que les neutres, chez diverses espиces de fourmis, diffиrent non seulement des mвles et des femelles fйcondes, mais encore diffиrent les uns des autres, quelquefois а un degrй presque incroyable, et au point de former deux ou trois castes. Ces castes ne se confondent pas les unes avec les autres, mais sont parfaitement bien dйfinies, car elles sont aussi distinctes les unes des autres que peuvent l'кtre deux espиces d'un mкme genre, ou plutфt deux genres d'une mкme famille. Ainsi, chez les Eciton, il y a des neutres ouvriers et soldats, dont les mвchoires et les instincts diffиrent extraordinairement ; chez les Cryptocerus, les ouvriиres d'une caste portent sur la tкte un curieux bouclier, dont l'usage est tout а fait inconnu ; chez les Myrmecocystus du Mexique, les ouvriиres d'une caste ne quittent jamais le nid ; elles sont nourries par les ouvriиres d'une autre caste, et ont un abdomen йnormйment dйveloppй, qui sйcrиte une sorte de miel, supplйant а celui que fournissent les pucerons que nos fourmis europйennes conservent en captivitй, et qu'on pourrait regarder comme constituant pour elles un vrai bйtail domestique. On m'accusera d'avoir une confiance prйsomptueuse dans le principe de la sйlection naturelle, car je n'admets pas que des faits aussi йtonnants et aussi bien constatйs doivent renverser d'emblйe ma thйorie. Dans le cas plus simple, c'est-а-dire lа oщ il n'y a qu'une seule caste d'insectes neutres que, selon moi, la sйlection naturelle a rendus diffйrents des femelles et des mвles fйconds, nous pouvons conclure, d'aprиs l'analogie avec les variations ordinaires, que les modifications lйgиres, successives et avantageuses n'ont pas surgi chez tous les neutres d'un mкme nid, mais chez quelques-uns seulement ; et que, grвce а la persistance des colonies pourvues de femelles produisant le plus grand nombre de neutres ainsi avantageusement modifiйs, les neutres ont fini par prйsenter tous le mкme caractиre. Nous devrions, si cette maniиre de voir est fondйe, trouver parfois, dans un mкme nid, des insectes neutres prйsentant des gradations de structure ; or, c'est bien ce qui arrive, assez frйquemment mкme, si l'on considиre que, jusqu'а prйsent, on n'a guиre йtudiй avec soin les insectes neutres en dehors de l'Europe. M. F. Smith a dйmontrй que, chez plusieurs fourmis d'Angleterre, les neutres diffиrent les uns des autres d'une faзon surprenante par la taille et quelquefois par la couleur ; il a dйmontrй en outre, que l'on peut rencontrer, dans un mкme nid, tous les individus intermйdiaires qui relient les formes les plus extrкmes, ce que j'ai pu moi-mкme vйrifier. Il se trouve quelquefois que les grandes ouvriиres sont plus nombreuses dans un nid que les petites ou rйciproquement ; tantфt les grandes et les petites sont abondantes, tandis que celles de taille moyenne sont rares. La Formica flava a des ouvriиres grandes et petites, outre quelques-unes de taille moyenne ; chez cette espиce, d'aprиs les observations de M. F. Smith, les grandes ouvriиres ont des yeux simples ou ocellйs, bien visibles quoique petits, tandis que ces mкmes organes sont rudimentaires chez les petites ouvriиres. Une dissection attentive de plusieurs ouvriиres m'a prouvй que les yeux sont, chez les petites, beaucoup plus rudimentaires que ne le comporte l'infйrioritй de leur taille, et je crois, sans que je veuille l'affirmer d'une maniиre positive, que les ouvriиres de taille moyenne ont aussi des yeux prйsentant des caractиres intermйdiaires. Nous avons donc, dans ce cas, deux groupes d'ouvriиres stйriles dans un mкme nid, diffйrant non seulement par la taille, mais encore par les organes de la vision, et reliйes par quelques individus prйsentant des caractиres intermйdiaires. J'ajouterai, si l'on veut bien me permettre cette digression, que, si les ouvriиres les plus petites avaient йtй les plus utiles а la communautй, la sйlection aurait portй sur les mвles et les femelles produisant le plus grand nombre de ces petites ouvriиres, jusqu'а ce qu'elles le devinssent toutes ; il en serait alors rйsultй une espиce de fourmis dont les neutres seraient а peu prиs semblables а celles des Myrmica. Les ouvriиres des myrmica, en effet, ne possиdent mкme pas les rudiments des yeux, bien que les mвles et les femelles de ce genre aient des yeux simples et bien dйveloppйs. Je puis citer un autre cas. J'йtais si certain de trouver des gradations portant sur beaucoup de points importants de la conformation des diverses castes de neutres d'une mкme espиce, que j'acceptai volontiers l'offre que me fit M. F. Smith de me remettre un grand nombre d'individus pris dans un mкme nid de l'Anomma, fourmi de l'Afrique occidentale. Le lecteur jugera peut-кtre mieux des diffйrences existant chez ces ouvriиres d'aprиs des termes de comparaison exactement proportionnels, que d'aprиs des mesures rйelles : cette diffйrence est la mкme que celle qui existerait dans un groupe de maзons dont les uns n'auraient que 5 pieds 4 pouces, tandis que les autres auraient 6 pieds ; mais il faudrait supposer, en outre, que ces derniers auraient la tкte quatre fois au lieu de trois fois plus grosse que celle des petits hommes et des mвchoires prиs de cinq fois aussi grandes. De plus, les mвchoires des fourmis ouvriиres de diverses grosseurs diffиrent sous le rapport de la forme et par le nombre des dents. Mais le point important pour nous, c'est que, bien qu'on puisse grouper ces ouvriиres en castes ayant des grosseurs diverses, cependant ces groupes se confondent les uns dans les autres, tant sous le rapport de la taille que sous celui de la conformation de leurs mвchoires. Des dessins faits а la chambre claire par sir J. Lubbock, d'aprиs les mвchoires que j'ai dissйquйes sur des ouvriиres de diffйrente grosseur, dйmontrent incontestablement ce fait. Dans son intйressant ouvrage, le Naturaliste sur les Amazones, M. Bates a dйcrit des cas analogues. En prйsence de ces faits, je crois que la sйlection naturelle, en agissant sur les fourmis fйcondes ou parentes, a pu amener la formation d'une espиce produisant rйguliиrement des neutres, tous grands, avec des mвchoires ayant une certaine forme, ou tous petits, avec des mвchoires ayant une tout autre conformation, ou enfin, ce qui est le comble de la difficultй, а la fois des ouvriиres d'une grandeur et d'une structure donnйes et simultanйment d'autres ouvriиres diffйrentes sous ces deux rapports ; une sйrie graduйe a dы d'abord se former, comme dans le cas de l'Anomma, puis les formes extrкmes se sont dйveloppйes en nombre toujours plus considйrable, grвce а la persistance des parents qui les procrйaient, jusqu'а ce qu'enfin la production des formes intermйdiaires ait cessй. M. Wallace a proposй une explication analogue pour le cas йgalement complexe de certains papillons de l'archipel Malais dont les femelles prйsentent rйguliиrement deux et mкme trois formes distinctes. M. Fritz Mьller a recours а la mкme argumentation relativement а certains crustacйs du Brйsil, chez lesquels on peut reconnaоtre deux formes trиs diffйrentes chez les mвles. Mais il n'est pas nйcessaire d'entrer ici dans une discussion approfondie de ce sujet. Je crois avoir, dans ce qui prйcиde expliquй comment s'est produit ce fait йtonnant, que, dans une mкme colonie, il existe deux castes nettement distinctes d'ouvriиres stйriles, trиs diffйrentes les unes des autres ainsi que de leurs parents. Nous pouvons facilement comprendre que leur formation a dы кtre aussi avantageuse aux fourmis vivant en sociйtй que le principe de la division du travail peut кtre utile а l'homme civilisй. Les fourmis, toutefois, mettent en oeuvre des instincts, des organes ou des outils hйrйditaires, tandis que l'homme se sert pour travailler de connaissances acquises et d'instruments fabriquйs. Mais je dois avouer que, malgrй toute la foi que j'ai en la sйlection naturelle, je ne me serais jamais attendu qu'elle pыt amener des rйsultats aussi importants, si je n'avais йtй convaincu par l'exemple des insectes neutres. Je suis donc entrй, sur ce sujet, dans des dйtails un peu plus circonstanciйs, bien qu'encore insuffisants, d'abord pour faire comprendre la puissance de la sйlection naturelle, et, ensuite, parce qu'il s'agissait d'une des difficultйs les plus sйrieuses que ma thйorie ait rencontrйes. Le cas est aussi des plus intйressants, en ce qu'il prouve que, chez les animaux comme chez les plantes, une somme quelconque de modifications peut кtre rйalisйe par l'accumulation de variations spontanйes, lйgиres et nombreuses, pourvu qu'elles soient avantageuses, mкme en dehors de toute intervention de l'usage ou de l'habitude. En effet, les habitudes particuliиres propres aux femelles stйriles ou neutres, quelque durйe qu'elles aient eue, ne pourraient, en aucune faзon, affecter les mвles ou les femelles qui seuls laissent des descendants. Je suis йtonnй que personne n'ait encore songй а arguer du cas des insectes neutres contre la thйorie bien connue des habitudes hйrйditaires йnoncйe par Lamarck. RESUME J'ai cherchй, dans ce chapitre, а dйmontrer briиvement que les habitudes mentales de nos animaux domestiques sont variables, et que leurs variations sont hйrйditaires. J'ai aussi, et plus briиvement encore, cherchй а dйmontrer que les instincts peuvent lйgиrement varier а l'йtat de nature. Comme on ne peut contester que les instincts de chaque animal ont pour lui une haute importance, il n'y a aucune difficultй а ce que, sous l'influence de changements dans les conditions d'existence, la sйlection naturelle puisse accumuler а un degrй quelconque de lйgиres modification de l'instinct, pourvu qu'elles prйsentent quelque utilitй. L'usage et le dйfaut d'usage ont probablement jouй un rфle dans certains cas. Je ne prйtends point que les faits signalйs dans ce chapitre viennent appuyer beaucoup ma thйorie, mais j'estime aussi qu'aucune des difficultйs qu'ils soulиvent n'est de nature а la renverser. D'autre part, le fait que les instincts ne sont pas toujours parfaits et sont quelquefois sujets а erreur ; -- qu'aucun instinct n'a йtй produit pour l'avantage d'autres animaux, bien que certains animaux tirent souvent un parti avantageux de l'instinct des autres ; -- que l'axiome ; Natura non facit saltum, aussi bien applicable aux instincts qu'а la conformation physique, s'explique tout simplement d'aprиs la thйorie dйveloppйe ci-dessus, et autrement reste inintelligible, -- sont autant de points qui tendent а corroborer la thйorie de la sйlection naturelle. Quelques autres faits relatifs aux instincts viennent encore а son appui ; le cas frйquent, par exemple, d'espиces voisines mais distinctes, habitant des parties йloignйes du globe, et vivant dans des conditions d'existence fort diffйrentes, qui, cependant, ont conservй а peu prиs les mкmes instincts. Ainsi, il nous devient facile de comprendre comment, en vertu du principe d'hйrйditй, la grive de la partie tropicale de l'Amйrique mйridionale tapisse son nid de boue, comme le fait la grive en Angleterre ; comment il se fait que les calaos de l'Afrique et de l'Inde ont le mкme instinct bizarre d'emprisonner les femelles dans un trou d'arbre, en ne laissant qu'une petite ouverture а travers laquelle les mвles donnent la pвture а la mиre et а ses petits ; comment encore le roitelet mвle (Troglodytes) de l'Amйrique du Nord construit des « nids de coqs » dans lesquels il perche, comme le mвle de notre roitelet -- habitude qui ne se remarque chez aucun autre oiseau connu. Enfin, en admettant mкme que la dйduction ne soit pas rigoureusement logique, il est infiniment plus satisfaisant de considйrer certains instincts, tels que celui qui pousse le jeune coucou а expulser du nid ses frиres de lait, -- les fourmis а se procurer des esclaves, -- les larves d'ichneumon а dйvorer l'intйrieur du corps des chenilles vivantes, -- non comme le rйsultat d'actes crйateurs spйciaux, mais comme de petites consйquences d'une loi gйnйrale, ayant pour but le progrиs de tous les кtres organisйs, c'est-а-dire leur multiplication, leur variation, la persistance du plus fort et l'йlimination du plus faible. CHAPITRE I X, HYBRIDITE. Distinction entre la stйrilitй des premiers croisements et celle des hybrides. - La stйrilitй est variable en degrй, pas universelle, affectйe par la consanguinitй rapprochйe, supprimйe par la domestication. - Lois rйgissant la stйrilitй des hybrides. - La stйrilitй n'est pas un caractиre spйcial, mais dйpend d'autres diffйrences et n'est pas accumulйe par la sйlection naturelle. - Causes de la stйrilitй des hybrides et des premiers croisements. - Parallйlisme entre les effets des changements dans les conditions d'existence et ceux du croisement. - Dimorphisme et trimorphisme. - La fйconditй des variйtйs croisйes et de leurs descendants mйtis n'est pas universelle. - Hybrides et mйtis comparйs indйpendamment de leur fйconditй. - Rйsumй. Les naturalistes admettent gйnйralement que les croisements entre espиces distinctes ont йtй frappйs spйcialement de stйrilitй pour empкcher qu'elles ne se confondent. Cette opinion, au premier abord, paraоt trиs probable, car les espиces d'un mкme pays n'auraient guиre pu se conserver distinctes, si elles eussent йtй susceptibles de s'entre-croiser librement. Ce sujet a pour nous une grande importance, surtout en ce sens que la stйrilitй des espиces, lors d'un premier croisement, et celle de leur descendance hybride, ne peuvent pas provenir, comme je le dйmontrerai, de la conservation de degrйs successifs et avantageux de stйrilitй. La stйrilitй rйsulte de diffйrences dans le systиme reproducteur des espиces parentes. On a d'ordinaire, en traitant ce sujet, confondu deux ordres de faits qui prйsentent des diffйrences fondamentales et qui sont, d'une part, la stйrilitй de l'espиce а la suite d'un premier croisement, et, d'autre part, celle des hybrides qui proviennent de ces croisements. Le systиme reproducteur des espиces pures est, bien entendu, en parfait йtat, et cependant, lorsqu'on les entre-croise, elles ne produisent que peu ou point de descendants. D'autre part, les organes reproducteurs des hybrides sont fonctionnellement impuissants, comme le prouve clairement l'йtat de l'йlйment mвle, tant chez les plantes que chez les animaux, bien que les organes eux-mкmes, autant que le microscope permet de le constater, paraissent parfaitement conformйs. Dans le premier cas, les deux йlйments sexuels qui concourent а former l'embryon sont complets ; dans le second, ils sont ou complиtement rudimentaires ou plus ou moins atrophiйs. Cette distinction est importante, lorsqu'on en vient а considйrer la cause de la stйrilitй, qui est commune aux deux cas ; on l'a nйgligйe probablement parce que, dans l'un et l'autre cas, on regardait la stйrilitй comme le rйsultat d'une loi absolue dont les causes йchappaient а notre intelligence. La fйconditй des croisements entre variйtйs, c'est-а-dire entre des formes qu'on sait ou qu'on suppose descendues de parents communs, ainsi que la fйconditй entre leurs mйtis, est, pour ma thйorie, tout aussi importante que la stйrilitй des espиces ; car il semble rйsulter de ces deux ordres de phйnomиnes une distinction bien nette et bien tranchйe entre les variйtйs et les espиces. DEGRES DE STERILITE. Examinons d'abord la stйrilitй des croisements entre espиces, et celle de leur descendance hybride. Deux observateurs consciencieux, Kцlreuter et Gдrtner, ont presque vouй leur vie а l'йtude de ce sujet, et il est impossible de lire les mйmoires qu'ils ont consacrйs а cette question sans acquйrir la conviction profonde que les croisements entre espиces sont, jusqu'а un certain point, frappйs de stйrilitй. Kцlreuter considиre cette loi comme universelle, mais cet auteur tranche le noeud de la question, car, par dix fois, il n'a pas hйsitй а considйrer comme des variйtйs deux formes parfaitement fйcondes entre elles et que la plupart des auteurs regardent comme des espиces distinctes. Gдrtner admet aussi l'universalitй de la loi, mais il conteste la fйconditй complиte dans les dix cas citйs par Kцlreuter. Mais, dans ces cas comme dans beaucoup d'autres, il est obligй de compter soigneusement les graines, pour dйmontrer qu'il y a bien diminution de fйconditй. Il compare toujours le nombre maximum des graines produites par le premier croisement entre deux espиces, ainsi que le maximum produit par leur postйritй hybride, avec le nombre moyen que donnent, а l'йtat de nature, les espиces parentes pures. Il introduit ainsi, ce me semble, une grave cause d'erreur ; car une plante, pour кtre artificiellement fйcondйe, doit кtre soumise а la castration ; et, ce qui est souvent plus important, doit кtre enfermйe pour empкcher que les insectes ne lui apportent du pollen d'autres plantes. Presque toutes les plantes dont Gдrtner s'est servi pour ses expйriences йtaient en pots et placйes dans une chambre de sa maison. Or, il est certain qu'un pareil traitement est souvent nuisible а la fйconditй des plantes, car Gдrtner indique une vingtaine de plantes qu'il fйconda artificiellement avec leur propre pollen aprиs les avoir chвtrйes (il faut exclure les cas comme ceux des lйgumineuses, pour lesquelles la manipulation nйcessaire est trиs difficile), et la moitiй de ces plantes subirent une diminution de fйconditй. En outre, comme Gдrtner a croisй bien des fois certaines formes, telles que le mouron rouge et le mouron bleu (Anagallis arvensis et Anagallis caerulea), que les meilleurs botanistes regardent comme des variйtйs, et qu'il les a trouvйes absolument stйriles, on peut douter qu'il y ait rйellement autant d'espиces stйriles, lorsqu'on les croise, qu'il paraоt le supposer. Il est certain, d'une part, que la stйrilitй des diverses espиces croisйes diffиre tellement en degrй, et offre tant de gradations insensibles ; que, d'autre part, la fйconditй des espиces pures est si aisйment affectйe par diffйrentes circonstances, qu'il est, en pratique, fort difficile de dire oщ finit la fйconditй parfaite et oщ commence la stйrilitй. On ne saurait, je crois, trouver une meilleure preuve de ce fait que les conclusions diamйtralement opposйes, а l'йgard des mкmes espиces, auxquelles en sont arrivйs les deux observateurs les plus expйrimentйs qui aient existй, Kцlreuter et Gдrtner. Il est aussi fort instructif de comparer -- sans entrer dans des dйtails qui ne sauraient trouver ici la place nйcessaire -- les preuves prйsentйes par nos meilleurs botanistes sur la question de savoir si certaines formes douteuses sont des espиces ou des variйtйs, avec les preuves de fйconditй apportйes par divers horticulteurs qui ont cultivй des hybrides, ou par un mкme horticulteur, aprиs des expйriences faites а des йpoques diffйrentes. On peut dйmontrer ainsi que ni la stйrilitй ni la fйconditй ne fournissent aucune distinction certaine entre les espиces et les variйtйs. Les preuves tirйes de cette source offrent d'insensibles gradations, et donnent lieu aux mкmes doutes que celles qu'on tire des autres diffйrences de constitution et de conformation. Quant а la stйrilitй des hybrides dans les gйnйrations successives, bien qu'il ait pu en йlever quelques-uns en йvitant avec grand soin tout croisement avec l'une ou l'autre des deux espиces pures, pendant six ou sept et mкme, dans un cas, pendant dix gйnйrations, Gдrtner constate expressйment que leur fйconditй n'augmente jamais, mais qu'au contraire elle diminue ordinairement tout а coup. On peut remarquer, а propos de cette diminution, que, lorsqu'une dйviation de structure ou de constitution est commune aux deux parents, elle est souvent transmise avec accroissement а leur descendant ; or, chez les plantes hybrides, les deux йlйments sexuels sont dйjа affectйs а un certain degrй. Mais je crois que, dans la plupart de ces cas, la fйconditй diminue en vertu d'une cause indйpendante, c'est-а-dire les croisements entre des individus trиs proches parents. J'ai fait tant d'expйriences, j'ai rйuni un ensemble de faits si considйrable, prouvant que, d'une part, le croisement occasionnel avec un individu ou une variйtй distincte augmente la vigueur et la fйconditй des descendants, et, d'autre part, que les croisements consanguins produisent l'effet inverse, que je ne saurais douter de l'exactitude de cette conclusion. Les expйrimentateurs n'йlиvent ordinairement que peu d'hybrides, et, comme les deux espиces mиres, ainsi que d'autres hybrides alliйs, croissent la plupart du temps dans le mкme jardin, il faut empкcher avec soin l'accиs des insectes pendant la floraison. Il en rйsulte que, dans chaque gйnйration, la fleur d'un hybride est gйnйralement fйcondйe par son propre pollen, circonstance qui doit nuire а sa fйconditй dйjа amoindrie par le fait de son origine hybride. Une assertion, souvent rйpйtйe par Gдrtner, fortifie ma conviction а cet йgard ; il affirme que, si on fйconde artificiellement les hybrides, mкme les moins fйconds, avec du pollen hybride de la mкme variйtй, leur fйconditй augmente trиs visiblement et va toujours en augmentant, malgrй les effets dйfavorables que peuvent exercer les manipulations nйcessaires. En procйdant aux fйcondations artificielles, on prend souvent, par hasard (je le sais par expйrience), du pollen des anthиres d'une autre fleur que du pollen de la fleur mкme qu'on veut fйconder, de sorte qu'il en rйsulte un croisement entre deux fleurs, bien qu'elles appartiennent souvent а la mкme plante. En outre, lorsqu'il s'agit d'expйriences compliquйes, un observateur aussi soigneux que Gдrtner a dы soumettre ses hybrides а la castration, de sorte qu'а chaque gйnйration un croisement a dы sыrement avoir lieu avec du pollen d'une autre fleur appartenant soit а la mкme plante, soit а une autre plante, mais toujours de mкme nature hybride. L'йtrange accroissement de fйconditй dans les gйnйrations successives d'hybrides fйcondйs artificiellement, contrastant avec ce qui se passe chez ceux qui sont spontanйment fйcondйs, pourrait ainsi s'expliquer, je crois, par le fait que les croisements consanguins sont йvitйs. Passons maintenant aux rйsultats obtenus par un troisiиme expйrimentateur non moins habile, le rйvйrend W. Herbert. Il affirme que quelques hybrides sont parfaitement fйconds, aussi fйconds que les espиces-souches pures, et il soutient ses conclusions avec autant de vivacitй que Kцlreuter et Gдrtner, qui considиrent, au contraire, que la loi gйnйrale de la nature est que tout croisement entre espиces distinctes est frappй d'un certain degrй de stйrilitй. Il a expйrimentй sur les mкmes espиces que Gдrtner. On peut, je crois, attribuer la diffйrence dans les rйsultats obtenus а la grande habiletй d'Herbert en horticulture, et au fait qu'il avait des serres chaudes а sa disposition. Je citerai un seul exemple pris parmi ses nombreuses et importantes observations : « Tous les ovules d'une mкme gousse de Crinum capense fйcondйs par le Crinum revolutum ont produit chacun une plante, fait que je n'ai jamais vu dans le cas d'une fйcondation naturelle. » Il y a donc lа une fйconditй parfaite ou mкme plus parfaite qu'а l'ordinaire dans un premier croisement opйrй entre deux espиces distinctes. Ce cas du Crinum m'amиne а signaler ce fait singulier, qu'on peut facilement fйconder des plantes individuelles de certaines espиces de Lobelia, de Verbascum et de Passiflora avec du pollen provenant d'une espиce distincte, mais pas avec du pollen provenant de la mкme plante, bien que ce dernier soit parfaitement sain et capable de fйconder d'autres plantes et d'autres espиces. Tous les individus des genres Hippeastrum et Corydalis, ainsi que l'a dйmontrй le professeur Hildebrand, tous ceux de divers orchidйes, ainsi que l'ont dйmontrй MM. Scott et Fritz Mьller, prйsentent cette mкme particularitй. Il en rйsulte que certains individus anormaux de quelques espиces, et tous les individus d'autres espиces, se croisent beaucoup plus facilement qu'ils ne peuvent кtre fйcondйs par du pollen provenant du mкme individu. Ainsi, une bulbe d'Hippestrum aulicum produisit quatre fleurs ; Herbert en fйconda trois avec leur propre pollen, et la quatriиme fut postйrieurement fйcondйe avec du pollen provenant d'un hybride mixte descendu de trois espиces distinctes ; voici le rйsultat de cette expйrience : « les ovaires des trois premiиres fleurs cessиrent bientфt de se dйvelopper et pйrirent, au bout de quelques jours, tandis que la gousse fйcondйe par le pollen de l'hybride poussa vigoureusement, arriva rapidement а maturitй, et produisit des graines excellentes qui germиrent facilement. » Des expйriences semblables faites pendant bien des annйes par M. Herbert lui ont toujours donnй les mкmes rйsultats. Ces faits servent а dйmontrer de quelles causes mystйrieuses et insignifiantes dйpend quelquefois la plus ou moins grande fйconditй d'une espиce. Les expйriences pratiques des horticulteurs, bien que manquant de prйcision scientifique, mйritent cependant quelque attention. Il est notoire que presque toutes les espиces de Pelargonium, de Fuchsia de Calceolaria, de Petunia, de Rhododendron, etc., ont йtй croisйes de mille maniиres ; cependant beaucoup de ces hybrides produisent rйguliиrement des graines. Herbert affirme, par exemple, qu'un hybride de Calceolaria integrifolia et de Calceolaria plantaginea, deux espиces aussi dissemblables qu'il est possible par leurs habitudes gйnйrales, « s'est reproduit aussi rйguliиrement que si c'eыt йtй une espиce naturelle des montagnes du Chili ». J'ai fait quelques recherches pour dйterminer le degrй de fйconditй de quelques rhododendrons hybrides, provenant des croisements les plus compliquйs, et j'ai acquis la conviction que beaucoup d'entre eux sont complиtement fйconds. M. C. Noble, par exemple, m'apprend qu'il йlиve pour la greffe un grand nombre d'individus d'un hybride entre le Rhododendron Ponticum et le Rhododendron Catawbiense, et que cet hybride donne des graines en aussi grande abondance qu'on peut se l'imaginer. Si la fйconditй des hybrides convenablement traitйs avait toujours йtй en diminuant de gйnйration en gйnйration, comme le croit Gдrtner, le fait serait connu des horticulteurs. Ceux-ci cultivent des quantitйs considйrables des mкmes hybrides, et c'est seulement ainsi que les plantes se trouvent placйes dans des conditions convenables ; l'intervention des insectes permet, en effet, des croisements faciles entre les diffйrents individus et empкche l'influence nuisible d'une consanguinitй trop rapprochйe. On peut aisйment se convaincre de l'efficacitй du concours des insectes en examinant les fleurs des rhododendrons hybrides les plus stйriles ; ils ne produisent pas de pollen et cependant les stigmates sont couverts de pollen provenant d'autres fleurs. On a ait beaucoup moins d'expйriences prйcises sur les animaux que sur les plantes. Si l'on peut se fier а nos classifications systйmatiques, c'est-а-dire si les genres zoologiques sont aussi distincts les uns des autres que le sont les genres botaniques, nous pouvons conclure des faits constatйs que, chez les animaux, des individus plus йloignйs les uns des autres dans l'йchelle naturelle peuvent se croiser plus facilement que cela n'a lieu chez les vйgйtaux ; mais les hybrides qui proviennent de ces croisements sont, je crois, plus stйriles. Il faut, cependant, prendre en considйration le fait que peu d'animaux reproduisent volontiers en captivitй, et que, par consйquent, il n'y a eu que peu d'expйriences faites dans de bonnes conditions : le serin, par exemple, a йtй croisй avec neuf espиces distinctes de moineaux ; mais, comme aucune de ces espиces ne se reproduit en captivitй, nous n'avons pas lieu de nous attendre а ce que le premier croisement entre elles et le serin ou entre leurs hybrides soit parfaitement fйcond. Quant а la fйconditй des gйnйrations successives des animaux hybrides les plus fйconds, je ne connais pas de cas oщ l'on ait йlevй а la fois deux familles d'hybrides provenant de parents diffйrents, de maniиre а йviter les effets nuisibles des croisements consanguins. On a, au contraire, habituellement croisй ensemble les frиres et les soeurs а chaque gйnйration successive, malgrй les avis constants de tous les йleveurs. Il n'y a donc rien d'йtonnant а ce que, dans ces conditions, la stйrilitй inhйrente aux hybrides ait йtй toujours en augmentant. Bien que je ne connaisse aucun cas bien authentique d'animaux hybrides parfaitement fйconds, j'ai des raisons pour croire que les hybrides du Cervulus vaginalis et du Cervulus Reevesii, ainsi que ceux du Phasianus colchocus et du Phasianus torquatus, sont parfaitement fйconds. M. de Quatrefages constate qu'on a pu observer а Paris la fйconditй inter se, pendant huit gйnйrations, des hybrides provenant de deux phalиnes (Bombyx cynthia et Bombyx arrindia). On a rйcemment affirmй que deux espиces aussi distinctes que le liиvre et le lapin, lorsqu'on rйussit а les apparier, donnent des produits qui sont trиs fйconds lorsqu'on les croise avec une des espиces parentes. Les hybrides entre l'oie commune et l'oie chinoise (Anagallis cygnoides), deux espиces assez diffйrentes pour qu'on les range ordinairement dans des genres distincts, se sont souvent reproduits dans ce pays avec l'une ou l'autre des souches pures, et dans un seul cas inter se. Ce rйsultat a йtй obtenu par M. Eyton, qui йleva deux hybrides provenant des mкmes parents, mais de pontes diffйrentes ; ces deux oiseaux ne lui donnиrent pas moins de huit hybrides en une seule couvйe, hybrides qui se trouvaient кtre les petits-enfants des oies pures. Ces oies de races croisйes doivent кtre trиs fйcondes dans l'Inde, car deux juges irrйcusables en pareille matiиre, M. Blyth et le capitaine Hutton, m'apprennent qu'on йlиve dans diverses parties de ce pays des troupeaux entiers de ces oies hybrides ; or, comme on les йlиve pour en tirer profit, lа oщ aucune des espиces parentes pures ne se rencontre, il faut bien que leur fйconditй soit parfaite. Nos diverses races d'animaux domestiques croisйes sont tout а fait fйcondes, et, cependant, dans bien des cas, elles descendent de deux ou de plusieurs espиces sauvages. Nous devons conclure de ce fait, soit que les espиces parentes primitives ont produit tout d'abord des hybrides parfaitement fйconds, soit que ces derniers le sont devenus sous l'influence de la domestication. Cette derniиre alternative, йnoncйe pour la premiиre fois par Pallas, paraоt la plus probable, et ne peut guиre mкme кtre mise en doute. Il est, par exemple, presque certain que nos chiens descendent de plusieurs souches sauvages ; cependant tous sont parfaitement fйconds les uns avec les autres, quelques chiens domestiques indigиnes de l'Amйrique du Sud exceptйs peut-кtre ; mais l'analogie me porte а penser que les diffйrentes espиces primitives ne se sont pas, tout d'abord, croisйes librement et n'ont pas produit des hybrides parfaitement fйconds. Toutefois, j'ai rйcemment acquis la preuve dйcisive de la complиte fйconditй inter se des hybrides provenant du croisement du bйtail а bosse de l'Inde avec notre bйtail ordinaire. Cependant les importantes diffйrences ostйologiques constatйes par Rьtimeyer entre les deux formes, ainsi que les diffйrences dans les moeurs, la voix, la constitution, etc., constatйes par M. Blyth, sont de nature а les faire considйrer comme des espиces absolument distinctes. On peut appliquer les mкmes remarques aux deux races principales du cochon. Nous devons donc renoncer а croire а la stйrilitй absolue des espиces croisйes, ou il faut considйrer cette stйrilitй chez les animaux, non pas comme un caractиre indйlйbile, mais comme un caractиre que la domestication peut effacer. En rйsumй, si l'on considиre l'ensemble des faits bien constatйs relatifs а l'entre-croisement des plantes et des animaux, on peut conclure qu'une certaine stйrilitй relative se manifeste trиs gйnйralement, soit chez les premiers croisements, soit chez les hybrides, mais que, dans l'йtat actuel de nos connaissances, cette stйrilitй ne peut pas кtre considйrйe comme absolue et universelle. LOIS QUI REGISSENT LA STERILITE DES PREMIERS CROISEMENTS ET DES HYBRIDES. Etudions maintenant avec un peu plus de dйtails les lois qui rйgissent la stйrilitй des premiers croisements et des hybrides. Notre but principal est de dйterminer si ces lois prouvent que les espиces ont йtй spйcialement douйes de cette propriйtй, en vue d'empкcher un croisement et un mйlange devant entraоner une confusion gйnйrale. Les conclusions qui suivent sont principalement tirйes de l'admirable ouvrage de Gдrtner sur l'hybridation des plantes. J'ai surtout cherchй а m'assurer jusqu'а quel point les rиgles qu'il pose sont applicables aux animaux, et, considйrant le peu de connaissances que nous avons sur les animaux hybrides, j'ai йtй surpris de trouver que ces mкmes rиgles s'appliquent gйnйralement aux deux rиgnes. Nous avons dйjа remarquй que le degrй de fйconditй, soit des premiers croisements, soit des hybrides, prйsente des gradations insensibles depuis la stйrilitй absolue jusqu'а la fйconditй parfaite. Je pourrais citer bien des preuves curieuses de cette gradation, mais je ne peux donner ici qu'un rapide aperзu des faits. Lorsque le pollen d'une plante est placй sur le stigmate d'une plante appartenant а une famille distincte, son action est aussi nulle que pourrait l'кtre celle de la premiиre poussiиre venue. A partir de cette stйrilitй absolue, le pollen des diffйrentes espиces d'un mкme genre, appliquй sur le stigmate de l'une des espиces de ce genre, produit un nombre de graines qui varie de faзon а former une sйrie graduelle depuis la stйrilitй absolue jusqu'а une fйconditй plus ou moins parfaite et mкme, comme nous l'avons vu, dans certains cas anormaux, jusqu'а une fйconditй supйrieure а celle dйterminйe par l'action du pollen de la plante elle-mкme. De mкme, il y a des hybrides qui n'ont jamais produit et ne produiront peut-кtre jamais une seule graine fйconde, mкme avec du pollen pris sur l'une des espиces pures ; mais on a pu, chez quelques-uns, dйcouvrir une premiиre trace de fйconditй, en ce sens que sous l'action du pollen d'une des espиces parentes la fleur hybride se flйtrit un peu plus tфt qu'elle n'eыt fait autrement ; or, chacun sait que c'est lа un symptфme d'un commencement de fйcondation. De cet extrкme degrй de stйrilitй nous passons graduellement par des hybrides fйconds, produisant toujours un plus grand nombre de graines jusqu'а ceux qui atteignent а la fйconditй parfaite. Les hybrides provenant de deux espиces difficiles а croiser, et dont les premiers croisements sont gйnйralement trиs stйriles, sont rarement fйconds ; mais il n'y a pas de parallйlisme rigoureux а йtablir entre la difficultй d'un premier croisement et le degrй de stйrilitй des hybrides qui en rйsultent -- deux ordres de faits qu'on a ordinairement confondus. Il y a beaucoup de cas oщ deux espиces pures, dans le genre Verbascum, par exemple, s'unissent avec la plus grande facilitй et produisent de nombreux hybrides, mais ces hybrides sont eux-mкmes absolument stйriles. D'autre part, il y a des espиces qu'on ne peut croiser que rarement ou avec une difficultй extrкme, et dont les hybrides une fois produits sont trиs fйconds. Ces deux cas opposйs se prйsentent dans les limites mкmes d'un seul genre, dans le genre Dianthus, par exemple. Les conditions dйfavorables affectent plus facilement la fйconditй, tant des premiers croisements que des hybrides, que celle des espиces pures. Mais le degrй de fйconditй des premiers croisements est йgalement variable en vertu d'une disposition innйe, car cette fйconditй n'est pas toujours йgale chez tous les individus des mкmes espиces, croisйs dans les mкmes conditions ; elle paraоt dйpendre en partie de la constitution des individus qui ont йtй choisis pour l'expйrience. Il en est de mкme pour les hybrides, car la fйconditй varie quelquefois beaucoup chez les divers individus provenant des graines contenues dans une mкme capsule, et exposйes aux mкmes conditions. On entend, par le terme d'affinitй systйmatique, les ressemblances que les espиces ont les unes avec les autres sous le rapport de la structure et de la constitution. Or, cette affinitй rйgit dans une grande mesure la fйconditй des premiers croisements et celle des hybrides qui en proviennent. C'est ce que prouve clairement le fait qu'on n'a jamais pu obtenir des hybrides entre espиces classйes dans des familles distinctes, tandis que, d'autre part, les espиces trиs voisines peuvent en gйnйral se croiser facilement. Toutefois, le rapport entre l'affinitй systйmatique et la facilitй de croisement n'est en aucune faзon rigoureuse. On pourrait citer de nombreux exemples d'espиces trиs voisines qui refusent de se croiser, ou qui ne le font qu'avec une extrкme difficultй, et des cas d'espиces trиs distinctes qui, au contraire, s'unissent avec une grande facilitй. On peut, dans une mкme famille, rencontrer un genre, comme le Dianthus par exemple, chez lequel un grand nombre d'espиces s'entre-croisent facilement, et un autre genre, tel que le Silene, chez lequel, malgrй les efforts les plus persйvйrants, on n'a pu rйussir а obtenir le moindre hybride entre des espиces extrкmement voisines. Nous rencontrons ces mкmes diffйrences dans les limites d'un mкme genre ; on a , par exemple, croisй les nombreuses espиces du genre Nicotiana beaucoup plus que les espиces d'aucun autre genre ; cependant Gдrtner a constatй que la Nicotiana acuminata, qui, comme espиce, n'a rien d'extraordinairement particulier, n'a pu fйconder huit autres espиces de Nicotiana, ni кtre fйcondйe par elles. Je pourrais citer beaucoup de faits analogues. Personne n'a pu encore indiquer quelle est la nature ou le degrй des diffйrences apprйciables qui suffisent pour empкcher le croisement de deux espиces. On peut dйmontrer que des plantes trиs diffйrentes par leur aspect gйnйral et par leurs habitudes, et prйsentant des dissemblances trиs marquйes dans toutes les parties de la fleur, mкme dans le pollen, dans le fruit et dans les cotylйdons, peuvent кtre croisйes ensemble. On peut souvent croiser facilement ensemble des plantes annuelles et vivaces, des arbres а feuilles caduques et а feuilles persistantes, des plantes adaptйes а des climats fort diffйrents et habitant des stations tout а fait diverses. Par l'expression de croisement rйciproque entre deux espиces j'entends des cas tels, par exemple, que le croisement d'un йtalon avec une вnesse, puis celui d'un вne avec une jument ; on peut alors dire que les deux espиces ont йtй rйciproquement croisйes. Il y a souvent des diffйrences immenses quant а la facilitй avec laquelle on peut rйaliser les croisements rйciproques. Les cas de ce genre ont une grande importance, car ils prouvent que l'aptitude qu'ont deux espиces а se croiser est souvent indйpendante de leurs affinitйs systйmatiques, c'est-а-dire de toute diffйrence dans leur organisation, le systиme reproducteur exceptй. Kцlreuter, il y a longtemps dйjа, a observй la diversitй des rйsultats que prйsentent les croisements rйciproques entre les deux mкmes espиces. Pour en citer un exemple, la Mirabilis jalapa est facilement fйcondйe par le pollen de la Mirabilis longiflora, et les hybrides qui proviennent de ce croisement sont assez fйconds ; mais Kцlreuter a essayй plus de deux cents fois, dans l'espace de huit ans, de fйconder rйciproquement la Mirabilis longiflora par du pollen de la Mirabilis jalapa, sans pouvoir y parvenir. On connaоt d'autres cas non moins frappants. Thuret a observй le mкme fait sur certains fucus marins. Gдrtner a, en outre, reconnu que cette diffйrence dans la facilitй avec laquelle les croisements rйciproques peuvent s'effectuer est, а un degrй moins prononcй, trиs gйnйrale. Il l'a mкme observйe entre des formes trиs voisines, telles que la Matthiola annua et la Matthiola glabra, que beaucoup de botanistes considиrent comme des variйtйs. C'est encore un fait remarquable que les hybrides provenant de croisements rйciproques, bien que constituйs par les deux mкmes espиces -- puisque chacune d'elles a йtй successivement employйe comme pиre et ensuite comme mиre -- bien que diffйrant rarement par leurs caractиres extйrieurs, diffиrent gйnйralement un peu et quelquefois beaucoup sous le rapport de la fйconditй. On pourrait tirer des observations de Gдrtner plusieurs autres rиgles singuliиres ; ainsi, par exemple, quelques espиces ont une facilitй remarquable а se croiser avec d'autres ; certaines espиces d'un mкme genre sont remarquables par l'йnergie avec laquelle elles impriment leur ressemblance а leur descendance hybride ; mais ces deux aptitudes ne vont pas nйcessairement ensemble. Certains hybrides, au lieu de prйsenter des caractиres intermйdiaires entre leurs parents, comme il arrive d'ordinaire, ressemblent toujours beaucoup plus а l'un d'eux ; bien que ces hybrides ressemblent extйrieurement de faзon presque absolue а une des espиces parentes pures, ils sont en gйnйral, et а de rares exceptions prиs, extrкmement stйriles. De mкme, parmi les hybrides qui ont une conformation habituellement intermйdiaire entre leurs parents, on rencontre parfois quelques individus exceptionnels qui ressemblent presque complиtement а l'un de leurs ascendants purs ; ces hybrides sont presque toujours absolument stйriles, mкme lorsque d'autres sujets provenant de graines tirйes de la mкme capsule sont trиs fйconds. Ces faits prouvent combien la fйconditй d'un hybride dйpend peu de sa ressemblance extйrieure avec l'une ou l'autre de ses formes parentes pures. D'aprиs les rиgles prйcйdentes, qui rйgissent la fйconditй des premiers croisements et des hybrides, nous voyons que, lorsque l'on croise des formes qu'on peut regarder comme des espиces bien distinctes, leur fйconditй prйsente tous les degrйs depuis zйro jusqu'а une fйconditй parfaite, laquelle peut mкme, dans certaines conditions, кtre poussйe а l'extrкme ; que cette fйconditй, outre qu'elle est facilement affectйe par l'йtat favorable ou dйfavorable des conditions extйrieures, est variable en vertu de prйdispositions innйes ; que cette fйconditй n'est pas toujours йgale en degrй, dans le premier croisement et dans les hybrides qui proviennent de ce croisement ; que la fйconditй des hybrides n'est pas non plus en rapport avec le degrй de ressemblance extйrieure qu'ils peuvent avoir avec l'une ou l'autre de leurs formes parentes ; et, enfin, que la facilitй avec laquelle un premier croisement entre deux espиces peut кtre effectuй ne dйpend pas toujours de leurs affinitйs systйmatiques, ou du degrй de ressemblance qu'il peut y avoir entre elles. La rйalitй de cette assertion est dйmontrйe par la diffйrence des rйsultats que donnent les croisements rйciproques entre les deux mкmes espиces, car, selon que l'une des deux est employйe comme pиre ou comme mиre, il y a ordinairement quelque diffйrence, et parfois une diffйrence considйrable, dans la facilitй qu'on trouve а effectuer le croisement. En outre, les hybrides provenant de croisements rйciproques diffиrent souvent en fйconditй. Ces lois singuliиres et complexes indiquent-elles que les croisements entre espиces ont йtй frappйs de stйrilitй uniquement pour que les formes organiques ne puissent pas se confondre dans la nature ? Je ne le crois pas. Pourquoi, en effet, la stйrilitй serait elle si variable, quant au degrй, suivant les espиces qui se croisent, puisque nous devons supposer qu'il est йgalement important pour toutes d'йviter le mйlange et la confusion ? Pourquoi le degrй de stйrilitй serait-il variable en vertu de prйdispositions innйes chez divers individus de la mкme espиce ? Pourquoi des espиces qui se croisent avec la plus grande facilitй produisent-elles des hybrides trиs stйriles, tandis que d'autres, dont les croisements sont trиs difficiles а rйaliser, produisent des hybrides assez fйconds ? Pourquoi cette diffйrence si frйquente et si considйrable dans les rйsultats des croisements rйciproques opйrйs entre les deux mкmes espиces ? Pourquoi, pourrait-on encore demander, la production des hybrides est-elle possible ? Accorder а l'espиce la propriйtй spйciale de produire des hybrides, pour arrкter ensuite leur propagation ultйrieure par divers degrйs de stйrilitй, qui ne sont pas rigoureusement en rapport avec la facilitй qu'ont leurs parents а se croiser, semble un йtrange arrangement. D'autre part, les faits et les rиgles qui prйcиdent me paraissent nettement indiquer que la stйrilitй, tant des premiers croisements que des hybrides, est simplement une consйquence dйpendant de diffйrences inconnues qui affectent le systиme reproducteur. Ces diffйrences sont d'une nature si particuliиre et si bien dйterminйe, que, dans les croisements rйciproques entre deux espиces, l'йlйment mвle de l'une est souvent apte а exercer facilement son action ordinaire sur l'йlйment femelle de l'autre, sans que l'inverse puisse avoir lieu. Un exemple fera mieux comprendre ce que j'entends en disant que la stйrilitй est une consйquence d'autres diffйrences, et n'est pas une propriйtй dont les espиces ont йtй spйcialement douйes. L'aptitude que possиdent certaines plantes а pouvoir кtre greffйes sur d'autres est sans aucune importance pour leur prospйritй а l'йtat de nature ; personne, je prйsume, ne supposera donc qu'elle leur ait йtй donnйe comme une propriйtй spйciale, mais chacun admettra qu'elle est une consйquence de certaines diffйrences dans les lois de la croissance des deux plantes. Nous pouvons quelquefois comprendre que tel arbre ne peut se greffer sur un autre, en raison de diffйrences dans la rapiditй de la croissance, dans la duretй du bois, dans l'йpoque du flux de la sиve, ou dans la nature de celle-ci, etc. ; mais il est une foule de cas oщ nous ne saurions assigner une cause quelconque. Une grande diversitй dans la taille de deux plantes, le fait que l'une est ligneuse, l'autre herbacйe, que l'une est а feuilles caduques et l'autre а feuilles persistantes, l'adaptation mкme а diffйrents climats, n'empкchent pas toujours de les greffer l'une sur l'autre. Il en est de mкme pour la greffe que pour l'hybridation ; l'aptitude est limitйe par les affinitйs systйmatiques, car on n'a jamais pu greffer l'un sur l'autre des arbres appartenant а des familles absolument distinctes, tandis que, d'autre part, on peut ordinairement, quoique pas invariablement, greffer facilement les unes sur les autres des espиces voisines et les variйtйs d'une mкme espиce. Mais, de mкme encore que dans l'hybridation, l'aptitude а la greffe n'est point absolument en rapport avec l'affinitй systйmatique, car on a pu greffer les uns sur les autres des arbres appartenant а des genres diffйrents d'une mкme famille, tandis que l'opйration n'a pu, dans certains cas, rйussir entre espиces du mкme genre. Ainsi, le poirier se greffe beaucoup plus aisйment sur le cognassier, qui est considйrй comme un genre distinct, que sur le pommier, qui appartient au mкme genre. Diverses variйtйs du poirier se greffent mкme plus ou moins facilement sur le cognassier ; il en est de mкme pour diffйrentes variйtйs d'abricotier et de pкcher sur certaines variйtйs de prunier. De mкme que Gдrtner a dйcouvert des diffйrences innйes chez diffйrents individus de deux mкmes espиces sous le rapport du croisement, de mкme Sageret croit que les diffйrents individus de deux mкmes espиces ne se prкtent pas йgalement bien а la greffe. De mкme que, dans les croisements rйciproques, la facilitй qu'on a а obtenir l'union est loin d'кtre йgale chez les deux sexes, de mкme l'union par la greffe est souvent fort inйgale ; ainsi, par exemple, on ne peut pas greffer le groseillier а maquereau sur le groseillier а grappes, tandis que ce dernier prend, quoique avec difficultй, sur le groseillier а maquereau. Nous avons vu que la stйrilitй chez les hybrides, dont les organes reproducteurs sont dans un йtat imparfait, constitue un cas trиs diffйrent de la difficultй qu'on rencontre а unir deux espиces pures qui ont ces mкmes organes en parfait йtat ; cependant, ces deux cas distincts prйsentent un certain parallйlisme. On observe quelque chose d'analogue а l'йgard de la greffe ; ainsi Thouin a constatй que trois espиces de Robinia qui, sur leur propre tige, donnaient des graines en abondance, et qui se laissaient greffer sans difficultй sur une autre espиce, devenaient complиtement stйriles aprиs la greffe. D'autre part, certaines espиces de Sorbus, greffйes sur une autre espиce, produisent deux fois autant de fruits que sur leur propre tige. Ce fait rappelle ces cas singuliers des Hippeastrum, des Passiflora etc., qui produisent plus de graines quand on les fйconde avec le pollen d'une espиce distincte que sous l'action de leur propre pollen. Nous voyons par lа que, bien qu'il y ait une diffйrence йvidente et fondamentale entre la simple adhйrence de deux souches greffйes l'une sur l'autre et l'union des йlйments mвle et femelle dans l'acte de la reproduction, il existe un certain parallйlisme entre les rйsultats de la greffe et ceux du croisement entre des espиces distinctes. Or, de mкme que nous devons considйrer les lois complexes et curieuses qui rйgissent la facilitй avec laquelle les arbres peuvent кtre greffйs les uns sur les autres, comme une consйquence de diffйrences inconnues de leur organisation vйgйtative, de mкme je crois que les lois, encore plus complexes, qui dйterminent la facilitй avec laquelle les premiers croisements peuvent s'opйrer, sont йgalement une consйquence de diffйrences inconnues de leurs organes reproducteurs. Dans les deux cas, ces diffйrences sont jusqu'а un certain point en rapport avec les affinitйs systйmatiques, terme qui comprend toutes les similitudes et toutes les dissemblances qui existent entre tous les кtres organisйs. Les faits eux-mкmes n'impliquent nullement que la difficultй plus ou moins grande qu'on trouve а greffer l'une sur l'autre ou а croiser ensemble des espиces diffйrentes soit une propriйtй ou un don spйcial ; bien que, dans les cas de croisements, cette difficultй soit aussi importante pour la durйe et la stabilitй des formes spйcifiques qu'elle est insignifiante pour leur prospйritй dans les cas de greffe. ORIGINE ET CAUSES DE LA STERILITE DES PREMIERS CROISEMENTS ET DES HYBRIDES. J'ai pensй, а une йpoque, et d'autres ont pensй comme moi, que la stйrilitй des premiers croisements et celle des hybrides pouvait provenir de la sйlection naturelle, lente et continue, d'individus un peu moins fйconds que les autres ; ce dйfaut de fйconditй, comme toutes les autres variations, se serait produit chez certains individus d'une variйtй croisйs avec d'autres appartenant а des variйtйs diffйrentes. En effet, il est йvidemment avantageux pour deux variйtйs ou espиces naissantes qu'elles ne puissent se mйlanger avec d'autres, de mкme qu'il est, indispensable que l'homme maintienne sйparйes l'une de l'autre deux variйtйs qu'il cherche а produire en mкme temps. En premier lieu, on peut remarquer que des espиces habitant des rйgions distinctes restent stйriles quand on les croise. Or, il n'a pu йvidemment y avoir aucun avantage а ce que des espиces sйparйes deviennent ainsi mutuellement stйriles, et, en consйquence, la sйlection naturelle n'a jouй aucun rфle pour amener ce rйsultat ; on pourrait, il est vrai, soutenir peut-кtre que, si une espиce devient stйrile avec une espиce habitant la mкme rйgion, la stйrilitй avec d'autres est une consйquence nйcessaire. En second lieu, il est pour le moins aussi contraire а la thйorie de la sйlection naturelle qu'а celle des crйations spйciales de supposer que, dans les croisements rйciproques, l'йlйment mвle d'une forme ait йtй rendu complиtement impuissant sur une seconde, et que l'йlйment mвle de cette seconde forme ait en mкme temps conservй l'aptitude а fйconder la premiиre. Cet йtat particulier du systиme reproducteur ne pourrait, en effet, кtre en aucune faзon avantageux а l'une ou l'autre des deux espиces. Au point de vue du rфle que la sйlection a pu jouer pour produire la stйrilitй mutuelle entre les espиces, la plus grande difficultй qu'on ait а surmonter est l'existence de nombreuses gradations entre une fйconditй а peine diminuйe et la stйrilitй. On peut admettre qu'il serait avantageux pour une espиce naissante de devenir un peu moins fйconde si elle se croise avec sa forme parente ou avec une autre variйtй, parce qu'elle produirait ainsi moins de descendants bвtards et dйgйnйrйs pouvant mйlanger leur sang avec la nouvelle espиce en voie de formation. Mais si l'on rйflйchit aux degrйs successifs nйcessaires pour que la sйlection naturelle ait dйveloppй ce commencement de stйrilitй et l'ait amenй au point oщ il en est arrivй chez la plupart des espиces ; pour qu'elle ait, en outre, rendu cette stйrilitй universelle chez les formes qui ont йtй diffйrenciйes de maniиre а кtre classйes dans des genres et dans des familles distincts, la question se complique considйrablement. Aprиs mыre rйflexion, il me semble que la sйlection naturelle n'a pas pu produire ce rйsultat. Prenons deux espиces quelconques qui, croisйes l'une avec l'autre, ne produisent que des descendants peu nombreux et stйriles ; quelle cause pourrait, dans ce cas, favoriser la persistance des individus qui, douйs d'une stйrilitй mutuelle un peu plus prononcйe, s'approcheraient ainsi d'un degrй vers la stйrilitй absolue ? Cependant, si on fait intervenir la sйlection naturelle, une tendance de ce genre a dы incessamment se prйsenter chez beaucoup d'espиces, car la plupart sont rйciproquement complиtement stйriles. Nous avons, dans le cas des insectes neutres, des raisons pour croire que la sйlection naturelle a lentement accumulй des modifications de conformation et de fйconditй, par suite des avantages indirects qui ont pu en rйsulter pour la communautй dont ils font partie sur les autres communautйs de la mкme espиce. Mais, chez un animal qui ne vit pas en sociйtй, une stйrilitй mкme lйgиre accompagnant son croisement avec une autre variйtй n'entraоnerait aucun avantage, ni direct pour lui, ni indirect pour les autres individus de la mкme variйtй, de nature а favoriser leur conservation. Il serait d'ailleurs superflu de discuter cette question en dйtail. Nous trouvons, en effet, chez les plantes, des preuves convaincantes que la stйrilitй des espиces croisйes dйpend de quelque principe indйpendant de la sйlection naturelle. Gдrtner et Kцlreuter ont prouvй que, chez les genres comprenant beaucoup d'espиces, on peut йtablir une sйrie allant des espиces qui, croisйes, produisent toujours moins de graines, jusqu'а celles qui n'en produisent pas une seule, mais qui, cependant, sont sensibles а l'action du pollen de certaines autres espиces, car le germe grossit. Dans ce cas, il est йvidemment impossible que les individus les plus stйriles, c'est-а-dire ceux qui ont dйjа cessй de produire des graines, fassent l'objet d'une sйlection. La sйlection naturelle n'a donc pu amener cette stйrilitй absolue qui se traduit par un effet produit sur le germe seul. Les lois qui rйgissent les diffйrents degrйs de stйrilitй sont si uniformes dans le royaume animal et dans le royaume vйgйtal, que, quelle que puisse кtre la cause de la stйrilitй, nous pouvons conclure que cette cause est la mкme ou presque la mкme dans tous les cas. Examinons maintenant d'un peu plus prиs la nature probable des diffйrences qui dйterminent la stйrilitй dans les premiers croisements et dans ceux des hybrides. Dans les cas de premiers croisements, la plus ou moins grande difficultй qu'on rencontre а opйrer une union entre les individus et а en obtenir des produits paraоt dйpendre de plusieurs causes distinctes. Il doit y avoir parfois impossibilitй а ce que l'йlйment mвle atteigne l'ovule, comme, par exemple, chez une plante qui aurait un pistil trop long pour que les tubes polliniques puissent atteindre l'ovaire. On a aussi observй que, lorsqu'on place le pollen d'une espиce sur le stigmate d'une espиce diffйrente, les tubes polliniques, bien que projetйs, ne pйnиtrent pas а travers la surface du stigmate. L'йlйment mвle peut encore atteindre l'йlйment femelle sans provoquer le dйveloppement de l'embryon, cas qui semble s'кtre prйsentй dans quelques-unes des expйriences faites par Thuret sur les fucus. On ne saurait pas plus expliquer ces faits qu'on ne saurait dire pourquoi certains arbres ne peuvent кtre greffйs sur d'autres. Enfin, un embryon peut se former et pйrir au commencement de son dйveloppement. Cette derniиre alternative n'a pas йtй l'objet de l'attention qu'elle mйrite, car, d'aprиs des observations qui m'ont йtй communiquйes par M. Hewitt, qui a une grande expйrience des croisements des faisans et des poules, il paraоt que la mort prйcoce de l'embryon est une des causes les plus frйquentes de la stйrilitй des premiers croisements. M. Salter a rйcemment examinй cinq cents oeufs produits par divers croisements entre trois espиces de Gallus et leurs hybrides, dont la plupart avaient йtй fйcondйs. Dans la grande majoritй de ces oeufs fйcondйs, les embryons s'йtaient partiellement dйveloppйs, puis avaient pйri, ou bien ils йtaient presque arrivйs а la maturitй, mais les jeunes poulets n'avaient pas pu briser la coquille de l'oeuf. Quant aux poussins йclos, les cinq sixiиmes pйrirent dиs les premiers jours ou les premiиres semaines, sans cause apparente autre que l'incapacitй de vivre ; de telle sorte que, sur les cinq cents oeufs, douze poussins seulement survйcurent. Il paraоt probable que la mort prйcoce de l'embryon se produit aussi chez les plantes, car on sait que les hybrides provenant d'espиces trиs distinctes sont quelquefois faibles et rabougris, et pйrissent de bonne heure, fait dont Max Wichura a rйcemment signalй quelques cas frappants chez les saules hybrides. Il est bon de rappeler ici que, dans les cas de parthйnogenиse, les embryons des oeufs de vers а soie qui n'ont pas йtй fйcondйs pйrissent aprиs avoir, comme les embryons rйsultant d'un croisement entre deux espиces distinctes, parcouru les premiиres phases de leur йvolution. Tant que j'ignorais ces faits, je n'йtais pas disposй а croire а la frйquence de la mort prйcoce des embryons hybrides ; car ceux-ci, une fois nйs, font gйnйralement preuve de vigueur et de longйvitй ; le mulet, par exemple. Mais les circonstances oщ se trouvent les hybrides, avant et aprиs leur naissance, sont bien diffйrentes ; ils sont gйnйralement placйs dans des conditions favorables d'existence, lorsqu'ils naissent et vivent dans le pays natal de leurs deux ascendants. Mais l'hybride ne participe qu'а une moitiй de la nature et de la constitution de sa mиre ; aussi, tant qu'il est nourri dans le sein de celle-ci, ou qu'il reste dans l'oeuf et dans la graine, il se trouve dans des conditions qui, jusqu'а un certain point, peuvent ne pas lui кtre entiиrement favorables, et qui peuvent dйterminer sa mort dans les premiers temps de son dйveloppement, d'autant plus que les кtres trиs jeunes sont йminemment sensibles aux moindres conditions dйfavorables. Mais, aprиs tout, il est plus probable qu'il faut chercher la cause de ces morts frйquentes dans quelque imperfection de l'acte primitif de la fйcondation, qui affecte le dйveloppement normal et parfait de l'embryon, plutфt que dans les conditions auxquelles il peut se trouver exposй plus tard. A l'йgard de la stйrilitй des hybrides chez lesquels les йlйments sexuels ne sont qu'imparfaitement dйveloppйs, le cas est quelque peu diffйrent. J'ai plus d'une fois fait allusion а un ensemble de faits que j'ai recueillis, prouvant que, lorsque l'on place les animaux et les plantes en dehors de leurs conditions naturelles, leur systиme reproducteur en est trиs frйquemment et trиs gravement affectй. C'est lа ce qui constitue le grand obstacle а la domestication des animaux. Il y a de nombreuses analogies entre la stйrilitй ainsi provoquйe et celle des hybrides. Dans les deux cas, la stйrilitй ne dйpend pas de la santй gйnйrale, qui est, au contraire, excellente, et qui se traduit souvent par un excиs de taille et une exubйrance remarquable. Dans les deux cas, la stйrilitй varie quant au degrй ; dans les deux cas, c'est l'йlйment mвle qui est le plus promptement affectй, quoique quelquefois l'йlйment femelle le soit plus profondйment que le mвle. Dans les deux cas, la tendance est jusqu'а un certain point en rapport avec les affinitйs systйmatiques, car des groupes entiers d'animaux et de plantes deviennent impuissants а reproduire quand ils sont placйs dans les mкmes conditions artificielles, de mкme que des groupes entiers d'espиces tendent а produire des hybrides stйriles. D'autre part, il peut arriver qu'une seule espиce de tout un groupe rйsiste а de grands changements de conditions sans que sa fйconditй en soit diminuйe, de mкme que certaines espиces d'un groupe produisent des hybrides d'une fйconditй extraordinaire. On ne peut jamais prйdire avant l'expйrience si tel animal se reproduira en captivitй, ou si telle plante exotique donnera des graines une fois soumise а la culture ; de mкme qu'on ne peut savoir, avant l'expйrience, si deux espиces d'un genre produiront des hybrides plus ou moins stйriles. Enfin, les кtres organisйs soumis, pendant plusieurs gйnйrations, а des conditions nouvelles d'existence, sont extrкmement sujets а varier ; fait qui paraоt tenir en partie а ce que leur systиme reproducteur a йtй affectй, bien qu'а un moindre degrй que lorsque la stйrilitй en rйsulte. Il en est de mкme pour les hybrides dont les descendants, pendant le cours des gйnйrations successives, sont, comme tous les observateurs l'ont remarquй, trиs sujets а varier. Nous voyons donc que le systиme reproducteur, indйpendamment de l'йtat gйnйral de la santй, est affectй d'une maniиre trиs analogue lorsque les кtres organisйs sont placйs dans des conditions nouvelles et artificielles, et lorsque les hybrides sont produits par un croisement artificiel entre deux espиces. Dans le premier cas, les conditions d'existence ont йtй troublйes, bien que le changement soit souvent trop lйger pour que nous puissions l'apprйcier ; dans le second, celui des hybrides, les conditions extйrieures sont restйes les mкmes, mais l'organisation est troublйe par le mйlange en une seule de deux conformations et de deux structures diffйrentes, y compris, bien entendu, le systиme reproducteur. Il est, en effet, а peine possible que deux organismes puissent se confondre en un seul sans qu'il en rйsulte quelque perturbation dans le dйveloppement, dans l'action pйriodique, ou dans les relations mutuelles des divers organes les uns par rapport aux autres ou par rapport aux conditions de la vie. Quand les hybrides peuvent se reproduire inter se, ils transmettent de gйnйration en gйnйration а leurs descendants la mкme organisation mixte, et nous ne devons pas dиs lors nous йtonner que leur stйrilitй, bien que variable а quelque degrй, ne diminue pas ; elle est mкme sujette а augmenter, fait qui, ainsi que nous l'avons dйjа expliquй, est gйnйralement le rйsultat d'une reproduction consanguine trop rapprochйe. L'opinion que la stйrilitй des hybrides est causйe par la fusion en une seule de deux constitutions diffйrentes a йtй rйcemment vigoureusement soutenue par Max Wichura. Il faut cependant reconnaоtre que ni cette thйorie, ni aucune autre, n'explique quelques faits relatifs а la stйrilitй des hybrides, tels, par exemple, que la fйconditй inйgale des hybrides issus de croisements rйciproques, ou la plus grande stйrilitй des hybrides qui, occasionnellement et exceptionnellement, ressemblent beaucoup а l'un ou а l'autre de leurs parents. Je ne prйtends pas dire, d'ailleurs, que les remarques prйcйdentes aillent jusqu'au fond de la question ; nous ne pouvons, en effet, expliquer pourquoi un organisme placй dans des conditions artificielles devient stйrile. Tout ce que j'ai essayй de dйmontrer, c'est que, dans les deux cas, analogues sous certains rapports, la stйrilitй est un rйsultat commun d'une perturbation des conditions d'existence dans l'un, et, dans l'autre, d'un trouble apportй dans l'organisation et la constitution par la fusion de deux organismes en un seul. Un parallйlisme analogue paraоt exister dans un ordre de faits voisins, bien que trиs diffйrents. Il est une ancienne croyance trиs rйpandue, et qui repose sur un ensemble considйrable de preuves, c'est que de lйgers changements dans les conditions d'existence sont avantageux pour tous les кtres vivants. Nous en voyons l'application dans l'habitude qu'ont les fermiers et les jardiniers de faire passer frйquemment leurs graines, leurs tubercules, etc., d'un sol ou d'un climat а un autre, et rйciproquement. Le moindre changement dans les conditions d'existence exerce toujours un excellent effet sur les animaux en convalescence. De mкme, aussi bien chez les animaux que chez les plantes, il est йvident qu'un croisement entre deux individus d'une mкme espиce, diffйrant un peu l'un de l'autre, donne une grande vigueur et une grande fйconditй а la postйritй qui en provient ; l'accouplement entre individus trиs proches parents, continuй pendant plusieurs gйnйrations, surtout lorsqu'on les maintient dans les mкmes conditions d'existence, entraоne presque toujours l'affaiblissement et la stйrilitй des descendants. Il semble donc que, d'une part, de lйgers changements dans les conditions d'existence sont avantageux а tous les кtres organisйs, et que, d'autre part, de lйgers croisements, c'est-а-dire des croisements entre mвles et femelles d'une mкme espиce, qui ont йtй placйs dans des conditions d'existence un peu diffйrentes ou qui ont lйgиrement variй, ajoutent а la vigueur et а la fйconditй des produits. Mais, comme nous l'avons vu, les кtres organisйs а l'йtat de nature, habituйs depuis longtemps а certaines conditions uniformes, tendent а devenir plus ou moins stйriles quand ils sont soumis а un changement considйrable de ces conditions, quand ils sont rйduits en captivitй, par exemple ; nous savons, en outre, que des croisements entre mвles et femelles trиs йloignйs, c'est-а-dire spйcifiquement diffйrents, produisent gйnйralement des hybrides plus ou moins stйriles. Je suis convaincu que ce double parallйlisme n'est ni accidentel ni illusoire. Quiconque pourra expliquer pourquoi, lorsqu'ils sont soumis а une captivitй partielle dans leur pays natal, l'йlйphant et une foule d'autres animaux sont incapables de se reproduire, pourra expliquer aussi la cause premiиre de la stйrilitй si ordinaire des hybrides. Il pourra expliquer, en mкme temps, comment il se fait que quelques-unes de nos races domestiques, souvent soumises а des conditions nouvelles et diffйrentes, restent tout а fait fйcondes, bien que descendant d'espиces distinctes qui, croisйes dans le principe, auraient йtй probablement tout а fait stйriles. Ces deux sйries de faits parallиles semblent rattachйes l'une а l'autre par quelque lien inconnu, essentiellement en rapport avec le principe mкme de la vie. Ce principe, selon M. Herbert Spencer, est que la vie consiste en une action et une rйaction incessantes de forces diverses, ou qu'elle en dйpend ; ces forces, comme il arrive toujours dans la nature, tendent partout а se faire йquilibre, mais dиs que, par une cause quelconque, cette tendance а l'йquilibre est lйgиrement troublйe, les forces vitales gagnent en йnergie. DIMORPHISME ET TRIMORPHISME RECIPROQUES. Nous allons discuter briиvement ce sujet, qui jette quelque lumiиre sur les phйnomиnes de l'hybriditй. Plusieurs plantes appartenant а des ordres distincts prйsentent deux formes а peu prиs йgales en nombre, et ne diffйrant sous aucun rapport, les organes de reproduction exceptйs. Une des formes a un long pistil et les йtamines courtes ; l'autre, un pistil court avec de longues йtamines ; les grains de pollen sont de grosseur diffйrente chez les deux. Chez les plantes trimorphes, il y a trois formes, qui diffиrent йgalement par la longueur des pistils et des йtamines, par la grosseur et la couleur des grains de pollen, et sous quelques autres rapports. Dans chacune des trois formes on trouve deux systиmes d'йtamines, il y a donc en tout six systиmes d'йtamines et trois sortes de pistils. Ces organes ont, entre eux, des longueurs proportionnelles telles que la moitiй des йtamines, dans deux de ces formes, se trouvent au niveau du stigmate de la troisiиme. J'ai dйmontrй, et mes conclusions ont йtй confirmйes par d'autres observateurs, que, pour que ces plantes soient parfaitement fйcondes, il faut fйconder le stigmate d'une forme avec du pollen pris sur les йtamines de hauteur correspondante dans l'autre forme. De telle sorte que, chez les espиces dimorphes, il y a deux unions que nous appellerons unions lйgitimes, qui sont trиs fйcondes, et deux unions que nous qualifierons d'illйgitimes, qui sont plus ou moins stйriles. Chez les espиces trimorphes, six unions sont lйgitimes ou complиtement fйcondes, et douze sont illйgitimes ou plus ou moins stйriles. La stйrilitй que l'on peut observer chez diverses plantes dimorphes et trimorphes, lorsqu'elles sont illйgitimement fйcondйes -- c'est-а-dire par du pollen provenant d'йtamines dont la hauteur ne correspond pas avec celle du pistil -- est variable quant au degrй, et peut aller jusqu'а la stйrilitй absolue, exactement comme dans les croisements entre des espиces distinctes. De mкme aussi, dans ces mкmes cas, le degrй de stйrilitй des plantes soumises а une union illйgitime dйpend essentiellement d'un йtat plus ou moins favorable des conditions extйrieures. On sait que si, aprиs avoir placй sur le stigmate d'une fleur du pollen d'une espиce distincte, on y place ensuite, mкme aprиs un long dйlai, du pollen de l'espиce elle-mкme, ce dernier a une action si prйpondйrante, qu'il annule les effets du pollen йtranger. Il en est de mкme du pollen des diverses formes de la mкme espиce, car, lorsque les deux pollens, lйgitime et illйgitime, sont dйposйs sur le mкme stigmate, le premier l'emporte sur le second. J'ai vйrifiй ce fait en fйcondant plusieurs fleurs, d'abord avec du pollen illйgitime, puis, vingt-quatre heures aprиs, avec du pollen lйgitime pris sur une variйtй d'une couleur particuliиre, et toutes les plantes produites prйsentиrent la mкme coloration ; ce qui prouve que, bien qu'appliquй vingt-quatre heures aprиs l'autre, le pollen lйgitime a entiиrement dйtruit l'action du pollen illйgitime antйrieurement employй, ou empкche mкme cette action. En outre, lorsqu'on opиre des croisements rйciproques entre deux espиces, on obtient quelquefois des rйsultats trиs diffйrents ; il en est de mкme pour les plantes trimorphes. Par exemple, la forme а style moyen du Lythrum salicaria, fйcondйe illйgitimement, avec la plus grande facilitй, par du pollen pris sur les longues йtamines de la forme а styles courts, produisit beaucoup de graines ; mais cette derniиre forme, fйcondйe par du pollen pris sur les longues йtamines de la forme а style moyen, ne produisit pas une seule graine. Sous ces divers rapports et sous d'autres encore, les formes d'une mкme espиce, illйgitimement unies, se comportent exactement de la mкme maniиre que le font deux espиces distinctes croisйes. Ceci me conduisit а observer, pendant quatre ans, un grand nombre de plantes provenant de plusieurs unions illйgitimes. Le rйsultat principal de ces observations est que ces plantes illйgitimes, comme on peut les appeler, ne sont pas parfaitement fйcondes. On peut faire produire aux espиces dimorphes des plantes illйgitimes а style long et а style court, et aux plantes trimorphes les trois formes illйgitimes ; on peut ensuite unir ces derniиres entre elles lйgitimement. Cela fait, il n'y a aucune raison apparente pour qu'elles ne produisent pas autant de graines que leurs parents lйgitimement fйcondйs. Mais il n'en est rien. Elles sont toutes plus ou moins stйriles ; quelques-unes le sont mкme assez absolument et assez incurablement pour n'avoir produit, pendant le cours de quatre saisons, ni une capsule ni une graine. On peut rigoureusement comparer la stйrilitй de ces plantes illйgitimes, unies ensuite d'une maniиre lйgitime, а celle des hybrides croisйs inter se. Lorsque, d'autre part, on recroise un hybride avec l'une ou l'autre des espиces parentes pures, la stйrilitй diminue ; il en est de mкme lorsqu'on fйconde une plante illйgitime avec une lйgitime. De mкme encore que la stйrilitй des hybrides ne correspond pas а la difficultй d'opйrer un premier croisement entre les deux espиces parentes, de mкme la stйrilitй de certaines plantes illйgitimes peut кtre trиs prononcйe, tandis que celle de l'union dont elles dйrivent n'a rien d'excessif. Le degrй de stйrilitй des hybrides nйs de la graine d'une mкme capsule est variable d'une maniиre innйe ; le mкme fait est fortement marquй chez les plantes illйgitimes. Enfin, un grand nombre d'hybrides produisent des fleurs en abondance et avec persistance, tandis que d'autres, plus stйriles, n'en donnent que peu, et restent faibles et rabougris ; chez les descendants illйgitimes des plantes dimorphes et trimorphes on remarque des faits tout а fait analogues. Il y a donc, en somme, une grande identitй entre les caractиres et la maniиre d'кtre des plantes illйgitimes et des hybrides. Il ne serait pas exagйrй d'admettre que les premiиres sont des hybrides produits dans les limites de la mкme espиce par l'union impropre de certaines formes, tandis que les hybrides ordinaires sont le rйsultat d'une union impropre entre de prйtendues espиces distinctes. Nous avons aussi dйjа vu qu'il y a, sous tous les rapports, la plus grande analogie entre les premiиres unions illйgitimes et les premiers croisements entre espиces distinctes. C'est ce qu'un exemple fera mieux comprendre. Supposons qu'un botaniste trouve deux variйtйs bien marquйes (on peut en trouver) de la forme а long style du Lythrum salicaria trimorphe, et qu'il essaye de dйterminer leur distinction spйcifique en les croisant. Il trouverait qu'elles ne donnent qu'un cinquiиme de la quantitй normale de graines, et que, sous tous les rapports, elles se comportent comme deux espиces distinctes. Mais, pour mieux s'en assurer, il sиmerait ces graines supposйes hybrides, et n'obtiendrait que quelques pauvres plantes rabougries, entiиrement stйriles, et se comportant, sous tous les rapports, comme des hybrides ordinaires. Il serait alors en droit d'affirmer, d'aprиs les idйes reзues, qu'il a rйellement fourni la preuve que ces deux variйtйs sont des espиces aussi tranchйes que possible ; cependant il se serait absolument trompй. Les faits que nous venons d'indiquer chez les plantes dimorphes et trimorphes sont importants en ce qu'ils prouvent, d'abord, que le fait physiologique de la fйconditй amoindrie, tant dans les premiers croisements que chez les hybrides, n'est point une preuve certaine de distinction spйcifique ; secondement, parce que nous pouvons conclure qu'il doit exister quelque lien inconnu qui rattache la stйrilitй des unions illйgitimes а celle de leur descendance illйgitime, et que nous pouvons йtendre la mкme conclusion aux premiers croisements et aux hybrides ; troisiиmement, et ceci me paraоt particuliиrement important, parce que nous voyons qu'il peut exister deux ou trois formes de la mкme espиce, ne diffйrant sous aucun rapport de structure ou de constitution relativement aux conditions extйrieures, et qui, cependant, peuvent rester stйriles lorsqu'elles s'unissent de certaines maniиres. Nous devons nous rappeler, en effet, que l'union des йlйments sexuels d'individus ayant la mкme forme, par exemple l'union de deux individus а long style, reste stйrile, alors que l'union des йlйments sexuels propres а deux formes distinctes est parfaitement fйconde. Cela paraоt, а premiиre vue, exactement le contraire de ce qui a lieu dans les unions ordinaires entre les individus de la mкme espиce et dans les croisements entre des espиces distinctes. Toutefois, il est douteux qu'il en soit rйellement ainsi ; mais je ne m'йtendrai pas davantage sur cet obscur sujet. En rйsumй, l'йtude des plantes dimorphes et trimorphes semble nous autoriser а conclure que la stйrilitй des espиces distinctes croisйes, ainsi que celle de leurs produits hybrides, dйpend exclusivement de la nature de leurs йlйments sexuels, et non d'une diffйrence quelconque de leur structure et leur constitution gйnйrale. Nous sommes йgalement conduits а la mкme conclusion par l'йtude des croisements rйciproques, dans lesquels le mвle d'une espиce ne peut pas s'unir ou ne s'unit que trиs difficilement а la femelle d'une seconde espиce, tandis que l'union inverse peut s'opйrer avec la plus grande facilitй. Gдrtner, cet excellent observateur, est йgalement arrivй а cette mкme conclusion, que la stйrilitй des espиces croisйes est due а des diffйrences restreintes а leur systиme reproducteur. LA FECONDITE DES VARIETES CROISEES ET DE LEURS DESCENDANTS METIS N'EST PAS UNIVERSELLE. On pourrait allйguer, comme argument йcrasant, qu'il doit exister quelque distinction essentielle entre les espиces et les variйtйs, puisque ces derniиres, quelque diffйrentes qu'elles puissent кtre par leur apparence extйrieure, se croisent avec facilitй et produisent des descendants absolument fйconds. J'admets complиtement que telle est la rиgle gйnйrale ; il y a toutefois quelques exceptions que je vais signaler. Mais la question est hйrissйe de difficultйs, car, en ce qui concerne les variйtйs naturelles, si on dйcouvre entre deux formes, jusqu'alors considйrйes comme des variйtйs, la moindre stйrilitй а la suite de leur croisement, elles sont aussitфt classйes comme espиces par la plupart des naturalistes. Ainsi, presque tous les botanistes regardent le mouron bleu et le mouron rouge comme deux variйtйs ; mais Gдrtner, lorsqu'il les a croisйs, les ayant trouvйs complиtement stйriles, les a en consйquence considйrйs comme deux espиces distinctes. Si nous tournons ainsi dans un cercle vicieux, il est certain que nous devons admettre la fйconditй de toutes les variйtйs produites а l'йtat de nature. Si nous passons aux variйtйs qui se sont produites, ou qu'on suppose s'кtre produites а l'йtat domestique, nous trouvons encore matiиre а quelque doute. Car, lorsqu'on constate, par exemple, que certains chiens domestiques indigиnes de l'Amйrique du Sud ne se croisent pas facilement avec les chiens europйens, l'explication qui se prйsente а chacun, et probablement la vraie, est que ces chiens descendent d'espиces primitivement distinctes. Nйanmoins, la fйconditй parfaite de tant de variйtйs domestiques, si profondйment diffйrentes les unes des autres en apparence, telles, par exemple, que les variйtйs du pigeon ou celles du chou, est un fait rйellement remarquable, surtout si nous songeons а la quantitй d'espиces qui, tout en se ressemblant de trиs prиs, sont complиtement stйriles lorsqu'on les entrecroise. Plusieurs considйrations, toutefois, suffisent а expliquer la fйconditй des variйtйs domestiques. On peut observer tout d'abord que l'йtendue des diffйrences externes entre deux espиces n'est pas un indice sыr de leur degrй de stйrilitй mutuelle, de telle sorte que des diffйrences analogues ne seraient pas davantage un indice sыr dans le cas des variйtйs. Il est certain que, pour les espиces, c'est dans des diffйrences de constitution sexuelle qu'il faut exclusivement en chercher la cause. Or, les conditions changeantes auxquelles les animaux domestiques et les plantes cultivйes ont йtй soumis ont eu si peu de tendance а agir sur le systиme reproducteur pour le modifier dans le sens de la stйrilitй mutuelle, que nous avons tout lieu d'admettre comme vraie la doctrine toute contraire de Pallas, c'est-а-dire que ces conditions ont gйnйralement pour effet d'йliminer la tendance а la stйrilitй ; de sorte que les descendants domestiques d'espиces qui, croisйes а l'йtat de nature, se fussent montrйes stйriles dans une certaine mesure, finissent par devenir tout а fait fйcondes les unes avec les autres. Quant aux plantes, la culture, bien loin de dйterminer, chez les espиces distinctes, une tendance а la stйrilitй, a, au contraire, comme le prouvent plusieurs cas bien constatйs, que j'ai dйjа citйs, exercй une influence toute contraire, au point que certaines plantes, qui ne peuvent plus se fйconder elles-mкmes, ont conservй l'aptitude de fйconder d'autres espиces ou d'кtre fйcondйes par elles. Si on admet la doctrine de Pallas sur l'йlimination de la stйrilitй par une domestication prolongйe, et il n'est guиre possible de la repousser, il devient extrкmement improbable que les mкmes circonstances longtemps continuйes puissent dйterminer cette mкme tendance ; bien que, dans certains cas, et chez des espиces douйes d'une constitution particuliиre, la stйrilitй puisse avoir йtй le rйsultat de ces mкmes causes. Ceci, je le crois, nous explique pourquoi il ne s'est pas produit, chez les animaux domestiques, des variйtйs mutuellement stйriles, et pourquoi, chez les plantes cultivйes, on n'en a observй que certains cas, que nous signalerons un peu plus loin. La vйritable difficultй а rйsoudre dans la question qui nous occupe n'est pas, selon moi, d'expliquer comment il se fait que les variйtйs domestiques croisйes ne sont pas devenues rйciproquement stйriles, mais, plutфt, comment il se fait que cette stйrilitй soit gйnйrale chez les variйtйs naturelles, aussitфt qu'elles ont йtй suffisamment modifiйes de faзon permanente pour prendre rang d'espиces. Notre profonde ignorance, а l'йgard de l'action normale ou anormale du systиme reproducteur, nous empкche de comprendre la cause prйcise de ce phйnomиne. Toutefois, nous pouvons supposer que, par suite de la lutte pour l'existence qu'elles ont а soutenir contre de nombreux concurrents, les espиces sauvages ont dы кtre soumises pendant de longues pйriodes а des conditions plus uniformes que ne l'ont йtй les variйtйs domestiques ; circonstance qui a pu modifier considйrablement le rйsultat dйfinitif. Nous savons, en effet, que les animaux et les plantes sauvages, enlevйs а leurs conditions naturelles et rйduits en captivitй, deviennent ordinairement stйriles ; or, les organes reproducteurs, qui ont toujours vйcu dans des conditions naturelles, doivent probablement aussi кtre extrкmement sensibles а l'influence d'un croisement artificiel. On pouvait s'attendre, d'autre part, а ce que les produits domestiques qui, ainsi que le prouve le fait mкme de leur domestication, n'ont pas dы кtre, dans le principe, trиs sensibles а des changements des conditions d'existence, et qui rйsistent actuellement encore, sans prйjudice pour leur fйconditй, а des modifications rйpйtйes de ces mкmes conditions, dussent produire des variйtйs moins susceptibles d'avoir le systиme reproducteur affectй par un acte de croisement avec d'autres variйtйs de provenance analogue. J'ai parlй jusqu'ici comme si les variйtйs d'une mкme espиce йtaient invariablement fйcondes lorsqu'on les croise. On ne peut cependant pas contester l'existence d'une lйgиre stйrilitй dans certains cas que je vais briиvement passer en revue. Les preuves sont tout aussi concluantes que celles qui nous font admettre la stйrilitй chez une foule d'espиces ; elles nous sont d'ailleurs fournies par nos adversaires, pour lesquels, dans tous les autres cas, la fйconditй et la stйrilitй sont les plus sыrs indices des diffйrences de valeur spйcifique. Gдrtner a йlevй l'une aprиs l'autre, dans son jardin, pendant plusieurs annйes, une variйtй naine d'un maпs а gains jaunes, et une variйtй de grande taille а grains rouges ; or, bien que ces plantes aient des sexes sйparйs, elle ne se croisиrent jamais naturellement. Il fйconda alors treize fleurs d'une de ces variйtйs avec du pollen de l'autre, et n'obtint qu'un seul йpi portant des graines au nombre de cinq seulement. Les sexes йtant distincts, aucune manipulation de nature prйjudiciable а la plante n'a pu intervenir. Personne, je le crois, n'a cependant prйtendu que ces variйtйs de maпs fussent des espиces distinctes ; il est essentiel d'ajouter que les plantes hybrides provenant des cinq graines obtenues furent elles-mкmes si complиtement fйcondes, que Gдrtner lui-mкme n'osa pas considйrer les deux variйtйs comme des espиces distinctes. Girou de Buzareingues a croisй trois variйtйs de courges qui, comme le maпs, ont des sexes sйparйs ; il assure que leur fйcondation rйciproque est d'autant plus difficile que leurs diffйrences sont plus prononcйes. Je ne sais pas quelle valeur on peut attribuer а ces expйriences ; mais Sageret, qui fait reposer sa classification principalement sur la fйconditй ou sur la stйrilitй des croisements, considиre les formes sur lesquelles a portй cette expйrience comme des variйtйs, conclusion а laquelle Naudin est йgalement arrivй. Le fait suivant est encore bien plus remarquable ; il semble tout d'abord incroyable, mais il rйsulte d'un nombre immense d'essais continuйs pendant plusieurs annйes sur neuf espиces de verbascum, par Gдrtner, l'excellent observateur, dont le tйmoignage a d'autant plus de poids qu'il йmane d'un adversaire. Gдrtner donc a constatй que, lorsqu'on croise les variйtйs blanches et jaunes, on obtient moins de graines que lorsqu'on fйconde ces variйtйs avec le pollen des variйtйs de mкme couleur. Il affirme en outre que, lorsqu'on croise les variйtйs jaunes et blanches d'une espиce avec les variйtйs jaunes et blanches d'une espиce distincte, les croisements opйrйs entre fleurs de couleur semblable produisent plus de graines que ceux faits entre fleurs de couleur diffйrente. M. Scott a aussi entrepris des expйriences, sur les espиces et les variйtйs de verbascum, et, bien qu'il n'ait pas pu confirmer les rйsultats de Gдrtner sur les croisements entre espиces distinctes, il a trouvй que les variйtйs dissemblablement colorйes d'une mкme espиce croisйes ensemble donnent moins de graines, dans la proportion de 86 pour 100, que les variйtйs de mкme couleur fйcondйes l'une par l'autre. Ces variйtйs ne diffиrent cependant que sous le rapport de la couleur de la fleur, et quelquefois une variйtй s'obtient de la graine d'une autre. Kцlreuter, dont tous les observateurs subsйquents ont confirmй l'exactitude, a йtabli le fait remarquable qu'une des variйtйs du tabac ordinaire est bien plus fйconde que les autres, en cas de croisement avec une autre espиce trиs distincte. Il fit porter ses expйriences sur cinq formes, considйrйes ordinairement comme des variйtйs, qu'il soumit а l'йpreuve du croisement rйciproque ; les hybrides provenant de ces croisements furent parfaitement fйconds. Toutefois, sur cinq variйtйs, une seule, employйe soit comme йlйment mвle, soit comme йlйment femelle, et croisйe avec la Nicotiana glutinosa, produisit toujours des hybrides moins stйriles que ceux provenant du croisement des quatre autres variйtйs avec la mкme Nicotiana glutinosa. Le systиme reproducteur de cette variйtй particuliиre a donc dы кtre modifiй de quelque maniиre et en quelque degrй. Ces faits prouvent que les variйtйs croisйes ne sont pas toujours parfaitement fйcondes. La grande difficultй de faire la preuve de la stйrilitй des variйtйs а l'йtat de nature -- car toute variйtй supposйe, reconnue comme stйrile а quelque degrй que ce soit, serait aussitфt considйrйe comme constituant une espиce distincte ; -- le fait que l'homme ne s'occupe que des caractиres extйrieurs chez ses variйtйs domestiques, lesquelles n'ont pas йtй d'ailleurs exposйes pendant longtemps а des conditions uniformes, -- sont autant de considйrations qui nous autorisent а conclure que la fйconditй ne constitue pas une distinction fondamentale entre les espиces et les variйtйs. La stйrilitй gйnйrale qui accompagne le croisement des espиces peut кtre considйrйe non comme une acquisition ou comme une propriйtй spйciale, mais comme une consйquence de changements, de nature inconnue, qui ont affectй les йlйments sexuels. COMPARAISON ENTRE LES HYBRIDES ET LES METIS, INDEPENDAMMENT DE LEUR FECONDITE. On peut, la question de fйconditй mise а part, comparer entre eux, sous divers autres rapports, les descendants de croisements entre espиces avec ceux de croisements entre variйtйs. Gдrtner, quelque dйsireux qu'il fыt de tirer une ligne de dйmarcation bien tranchйe entre les espиces et les variйtйs, n'a pu trouver que des diffйrences peu nombreuses, et qui, selon moi, sont bien insignifiantes, entre les descendants dits hybrides des espиces et les descendants dits mйtis des variйtйs. D'autre part, ces deux classes d'individus se ressemblent de trиs prиs sous plusieurs rapports importants. Examinons rapidement ce point. La distinction la plus importante est que, dans la premiиre gйnйration, les mйtis sont plus variables que les hybrides ; toutefois, Gдrtner admet que les hybrides d'espиces soumises depuis longtemps а la culture sont souvent variables dans la premiиre gйnйration, fait dont j'ai pu moi-mкme observer de frappants exemples. Gдrtner admet, en outre, que les hybrides entre espиces trиs voisines sont plus variables que ceux provenant de croisements entre espиces trиs distinctes ; ce qui prouve que les diffйrences dans le degrй de variabilitй tendent а diminuer graduellement. Lorsqu'on propage, pendant plusieurs gйnйrations, les mйtis ou les hybrides les plus fйconds, on constate dans leur postйritй une variabilitй excessive ; on pourrait, cependant, citer quelques exemples d'hybrides et de mйtis qui ont conservй pendant longtemps un caractиre uniforme. Toutefois, pendant les gйnйrations successives, les mйtis paraissent кtre plus variables que les hybrides. Cette variabilitй plus grande chez les mйtis que chez les hybrides n'a rien d'йtonnant. Les parents des mйtis sont, en effet, des variйtйs, et, pour la plupart, des variйtйs domestiques (on n'a entrepris que fort peu d'expйriences sur les variйtйs naturelles), ce qui implique une variabilitй rйcente, qui doit se continuer et s'ajouter а celle que provoque dйjа le fait mкme du croisement. La lйgиre variabilitй qu'offrent les hybrides а la premiиre gйnйration, comparйe а ce qu'elle est dans les suivantes, constitue un fait curieux et digne d'attention. Rien, en effet, ne confirme mieux l'opinion que j'ai йmise sur une des causes de la variabilitй ordinaire, c'est-а-dire que, vu l'excessive sensibilitй du systиme reproducteur pour tout changement apportй aux conditions d'existence, il cesse, dans ces circonstances, de remplir ses fonctions d'une maniиre normale et de produire une descendance identique de tous points а la forme parente. Or, les hybrides, pendant la premiиre gйnйration, proviennent d'espиces (а l'exception de celles, qui ont йtй depuis longtemps cultivйes) dont le systиme reproducteur n'a йtй en aucune maniиre affectй, et qui ne sont pas variables ; le systиme reproducteur des hybrides est, au contraire, supйrieurement affectй, et leurs descendants sont par consйquent trиs variables. Pour en revenir а la comparaison des mйtis avec les hybrides, Gдrtner affirme que les mйtis sont, plus que les hybrides, sujets а faire retour а l'une ou а l'autre des formes parentes ; mais, si le fait est vrai, il n'y a certainement lа qu'une diffйrence de degrй. Gдrtner affirme expressйment, en outre, que les hybrides provenant de plantes depuis longtemps cultivйes sont plus sujets au retour que les hybrides provenant d'espиces naturelles, ce qui explique probablement la diffйrence singuliиre des rйsultats obtenus par divers observateurs. Ainsi, Max Wichura doute que les hybrides fassent jamais retour а leurs formes parentes, ses expйriences ayant йtй faites sur des saules sauvages ; tandis que Naudin, qui a surtout expйrimentй sur des plantes cultivйes, insiste fortement sur la tendance presque universelle qu'ont les hybrides а faire retour. Gдrtner constate, en outre, que, lorsqu'on croise avec une troisiиme espиce, deux espиces d'ailleurs trиs voisines, les hybrides diffиrent considйrablement les uns des autres ; tandis que, si l'on croise deux variйtйs trиs distinctes d'une espиce avec une autre espиce, les hybrides diffиrent peu. Toutefois, cette conclusion est, autant que je puis le savoir, basйe sur une seule observation, et paraоt кtre directement contraire aux rйsultats de plusieurs expйriences faites par Kцlreuter. Telles sont les seules diffйrences, d'ailleurs peu importantes, que Gдrtner ait pu signaler entre les plantes hybrides et les plantes mйtisses. D'autre part, d'aprиs Gдrtner, les mкmes lois s'appliquent au degrй et а la nature de la ressemblance qu'ont avec leurs parents respectifs, tant les mйtis que les hybrides, et plus particuliиrement les hybrides provenant d'espиces trиs voisines. Dans les croisements de deux espиces, l'une d'elles est quelquefois douйe d'une puissance prйdominante pour imprimer sa ressemblance au produit hybride, et il en est de mкme, je pense, pour les variйtйs des plantes. Chez les animaux, il est non moins certain qu'une variйtй a souvent la mкme prйpondйrance sur une autre variйtй. Les plantes hybrides provenant de croisements rйciproques se ressemblent gйnйralement beaucoup, et il en est de mкme des plantes mйtisses rйsultant d'un croisement de ce genre. Les hybrides, comme les mйtis, peuvent кtre ramenйs au type de l'un ou de l'autre parent, а la suite de croisements rйpйtйs avec eux pendant plusieurs gйnйrations successives. Ces diverses remarques s'appliquent probablement aussi aux animaux ; mais la question se complique beaucoup dans ce cas, soit en raison de l'existence de caractиres sexuels secondaires, soit surtout parce que l'un des sexes a une prйdisposition beaucoup plus forte que l'autre а transmettre sa ressemblance, que le croisement s'opиre entre espиces ou qu'il ait lieu entre variйtйs. Je crois, par exemple, que certains auteurs soutiennent avec raison que l'вne exerce une action prйpondйrante sur le cheval, de sorte que le mulet et le bardot tiennent plus du premier que du second. Cette prйpondйrance est plus prononcйe chez l'вne que chez l'вnesse, de sorte que le mulet, produit d'un вne et d'une jument, tient plus de l'вne que le bardot, qui est le produit d'une вnesse et d'un йtalon. Quelques auteurs ont beaucoup insistй sur le prйtendu fait que les mйtis seuls n'ont pas des caractиres intermйdiaires а ceux de leurs parents, mais ressemblent beaucoup а l'un d'eux ; on peut dйmontrer qu'il en est quelquefois de mкme chez les hybrides, mais moins frйquemment que chez les mйtis, je l'avoue. D'aprиs les renseignements que j'ai recueillis sur les animaux croisйs ressemblant de trиs prиs а un de leurs parents, j'ai toujours vu que les ressemblances portent surtout sur des caractиres de nature un peu monstrueuse, et qui ont subitement apparu -- tels que l'albinisme, le mйlanisme, le manque de queue ou de cornes, la prйsence de doigts ou d'orteils supplйmentaires -- et nullement sur ceux qui ont йtй lentement acquis par voie de sйlection. La tendance au retour soudain vers le caractиre parfait de l'un ou de l'autre parent doit aussi se prйsenter plus frйquemment chez les mйtis qui descendent de variйtйs souvent produites subitement et ayant un caractиre semi-monstrueux, que chez les hybrides, qui proviennent d'espиces produites naturellement et lentement. En somme, je suis d'accord avec le docteur Prosper Lucas, qui, aprиs avoir examinй un vaste ensemble de faits relatifs aux animaux, conclut que les lois de la ressemblance d'un enfant avec ses parents sont les mкmes, que les parents diffиrent peu ou beaucoup l'un de l'autre, c'est-а-dire que l'union ait lieu entre deux individus appartenant а la mкme variйtй, а des variйtйs diffйrentes ou а des espиces distinctes. La question de la fйconditй ou de la stйrilitй mise de cфtй, il semble y avoir, sous tous les autres rapports, une identitй gйnйrale entre les descendants de deux espиces croisйes et ceux de deux variйtйs. Cette identitй serait trиs surprenante dans l'hypothиse d'une crйation spйciale des espиces, et de la formation des variйtйs par des lois secondaires ; mais elle est en harmonie complиte avec l'opinion qu'il n'y a aucune distinction essentielle а йtablir entre les espиces et les variйtйs, RESUME. Les premiers croisements entre des formes assez distinctes pour constituer des espиces, et les hybrides qui en proviennent, sont trиs gйnйralement, quoique pas toujours stйriles. La stйrilitй se manifeste а tous les degrйs ; elle est parfois assez faible pour que les expйrimentateurs les plus soigneux aient йtй conduits aux conclusions les plus opposйes quand ils ont voulu classifier les formes organiques par les indices qu'elle leur a fournis. La stйrilitй varie chez les individus d'une mкme espиce en vertu de prйdispositions innйes, et elle est extrкmement sensible а l'influence des conditions favorables ou dйfavorables. Le degrй de stйrilitй ne correspond pas rigoureusement aux affinitйs systйmatiques, mais il paraоt obйir а l'action de plusieurs lois curieuses et complexes. Les croisements rйciproques entre les deux mкmes espиces sont gйnйralement affectйs d'une stйrilitй diffйrente et parfois trиs inйgale. Elle n'est pas toujours йgale en degrй, dans le premier croisement, et chez les hybrides qui en proviennent. De mкme que, dans la greffe des arbres, l'aptitude dont jouit une espиce ou une variйtй а se greffer sur une autre dйpend de diffйrences gйnйralement inconnues existant dans le systиme vйgйtatif ; de mкme, dans les croisements, la plus ou moins grande facilitй avec laquelle une espиce peut se croiser avec une autre dйpend aussi de diffйrences inconnues dans le systиme reproducteur. Il n'y a pas plus de raison pour admettre que les espиces ont йtй spйcialement frappйes d'une stйrilitй variable en degrй, afin d'empкcher leur croisement et leur confusion dans la nature, qu'il n'y en a а croire que les arbres ont йtй douйs d'une propriйtй spйciale, plus ou moins prononcйe, de rйsistance а la greffe, pour empкcher qu'ils ne se greffent naturellement les uns sur les autres dans nos forкts. Ce n'est pas la sйlection naturelle qui a amenй la stйrilitй des premiers croisements et celle de leurs produits hybrides. La stйrilitй, dans les cas de premiers croisements, semble dйpendre de plusieurs circonstances ; dans quelques cas, elle dйpend surtout de la mort prйcoce de l'embryon. Dans le cas des hybrides, elle semble dйpendre de la perturbation apportйe а la gйnйration, par le fait qu'elle est composйe de deux formes distinctes ; leur stйrilitй offre beaucoup d'analogie avec celle qui affecte si souvent les espиces pures, lorsqu'elles sont exposйes а des conditions d'existence nouvelles et peu naturelles. Quiconque expliquera ces derniers cas, pourra aussi expliquer la stйrilitй des hybrides ; cette supposition s'appuie encore sur un parallйlisme d'un autre genre, c'est-а-dire que, d'abord, de lйgers changements dans les conditions d'existence paraissent ajouter а la vigueur et а la fйconditй de tous les кtres organisйs, et, secondement, que le croisement des formes qui ont йtй exposйes а des conditions d'existence lйgиrement diffйrentes ou qui ont variй, favorise la vigueur et la fйconditй de leur descendance. Les faits signalйs sur la stйrilitй des unions illйgitimes des plantes dimorphes et trimorphes, ainsi que sur celle de leurs descendants illйgitimes, nous permettent peut-кtre de considйrer comme probable que, dans tous les cas, quelque lien inconnu existe entre le degrй de fйconditй des premiers croisements et ceux de leurs produits. La considйration des faits relatifs au dimorphisme, jointe aux rйsultats des croisements rйciproques, conduit йvidemment а la conclusion que la cause primaire de la stйrilitй des croisements entre espиces doit rйsider dans les diffйrences des йlйments sexuels. Mais nous ne savons pas pourquoi, dans le cas des espиces distinctes, les йlйments sexuels ont йtй si gйnйralement plus ou moins modifiйs dans une direction tendant а provoquer la stйrilitй mutuelle qui les caractйrise, mais ce fait semble provenir de ce que les espиces ont йtй soumises pendant de longues pйriodes а des conditions d'existence presque uniformes. Il n'est pas surprenant que, dans la plupart des cas, la difficultй qu'on trouve а croiser entre elles deux espиces quelconque, corresponde а la stйrilitй des produits hybrides qui en rйsultent, ces deux ordres de faits fussent-ils mкme dus а des causes distinctes ; ces deux faits dйpendent, en effet, de la valeur des diffйrences existant entre les espиces croisйes. Il n'y a non plus rien d'йtonnant а ce que la facilitй d'opйrer un premier croisement, la fйconditй des hybrides qui en proviennent, et l'aptitude des plantes а кtre greffйes l'une sur l'autre -- bien que cette derniиre propriйtй dйpende йvidemment de circonstances toutes diffйrentes -- soient toutes, jusqu'а un certain point, en rapport avec les affinitйs systйmatiques des formes soumises а l'expйrience ; car l'affinitй systйmatique comprend des ressemblances de toute nature. Les premiers croisements entre formes connues comme variйtйs, ou assez analogues pour кtre considйrйes comme telles, et leurs descendants mйtis, sont trиs gйnйralement, quoique pas invariablement fйconds, ainsi qu'on l'a si souvent prйtendu. Cette fйconditй parfaite et presque universelle ne doit pas nous йtonner, si nous songeons au cercle vicieux dans lequel nous tournons en ce qui concerne les variйtйs а l'йtat de nature, et si nous nous rappelons que la grande majoritй des variйtйs a йtй produite а l'йtat domestique par la sйlection de simples diffйrences extйrieures, et qu'elles n'ont jamais йtй longtemps exposйes а des conditions d'existence uniformes. Il faut se rappeler que, la domestication prolongйe tendant а йliminer la stйrilitй, il est peu vraisemblable qu'elle doive aussi la provoquer. La question de fйconditй mise а part, il y a, sous tous les autres rapports, une ressemblance gйnйrale trиs prononcйe entre les hybrides et les mйtis, quant а leur variabilitй, leur propriйtй de s'absorber mutuellement par des croisements rйpйtйs, et leur aptitude а hйriter des caractиres des deux formes parentes. En rйsumй donc, bien que nous soyons aussi ignorants sur la cause prйcise de la stйrilitй des premiers croisements et de leurs descendants hybrides que nous le sommes sur les causes de la stйrilitй que provoque chez les animaux et les plantes un changement complet des conditions d'existence, cependant les faits que nous venons de discuter dans ce chapitre ne me paraissent point s'opposer а la thйorie que les espиces ont primitivement existй sous forme de variйtйs. CHAPITRE X INSUFFISANCE DES DOCUMENTS GEOLOGIQUES De l'absence actuelle des variйtйs intermйdiaires. - De la nature des variйtйs intermйdiaires йteintes ; de leur nombre. - Du laps de temps йcoulй, calculй d'aprиs l'йtendue des dйnudations et des dйpфts. - Du laps de temps estimй en annйes. - Pauvretй de nos collections palйontologiques. - Intermittence des formations gйologiques. - De la dйnudation des surfaces granitiques. - Absence des variйtйs intermйdiaires dans une formation quelconque. - Apparition soudaine de groupes d'espиces. - De leur apparition soudaine dans les couches fossilifиres les plus anciennes. - Anciennetй de la terre habitable. J'ai йnumйrй dans le sixiиme chapitre les principales objections qu'on pouvait raisonnablement йlever contre les opinions йmises dans ce volume. J'en ai maintenant discutй la plupart. Il en est une qui constitue une difficultй йvidente, c'est la distinction bien tranchйe des formes spйcifiques, et l'absence d'innombrables chaоnons de transition les reliant les unes aux autres. J'ai indiquй pour quelles raisons ces formes de transition ne sont pas communes actuellement, dans les conditions qui semblent cependant les plus favorables а leur dйveloppement, telles qu'une surface йtendue et continue, prйsentant des conditions physiques graduelles et diffйrentes. Je me suis efforcй de dйmontrer que l'existence de chaque espиce dйpend beaucoup plus de la prйsence d'autres formes organisйes dйjа dйfinies que du climat, et que, par consйquent, les conditions d'existence vйritablement efficaces ne sont pas susceptibles de gradations insensibles comme le sont celles de la chaleur ou de l'humiditй. J'ai cherchй aussi а dйmontrer que les variйtйs intermйdiaires, йtant moins nombreuses que les formes qu'elles relient, sont gйnйralement vaincues et exterminйes pendant le cours des modifications et des amйliorations ultйrieures. Toutefois, la cause principale de l'absence gйnйrale d'innombrables formes de transition dans la nature dйpend surtout de la marche mкme de la sйlection naturelle, en vertu de laquelle les variйtйs nouvelles prennent constamment la place des formes parentes dont elles dйrivent et qu'elles exterminent. Mais, plus cette extermination s'est produite sur une grande йchelle, plus le nombre des variйtйs intermйdiaires qui ont autrefois existй a dы кtre considйrable. Pourquoi donc chaque formation gйologique, dans chacune des couches qui la composent, ne regorge-t-elle pas de formes intermйdiaires ? La gйologie ne rйvиle assurйment pas une sйrie organique bien graduйe, et c'est en cela, peut-кtre, que consiste l'objection la plus sйrieuse qu'on puisse faire а ma thйorie. Je crois que l'explication se trouve dans l'extrкme insuffisance des documents gйologiques. Il faut d'abord se faire une idйe exacte de la nature des formes intermйdiaires qui, d'aprиs ma thйorie, doivent avoir existй antйrieurement. Lorsqu'on examine deux espиces quelconques, il est difficile de ne pas se laisser entraоner а se figurer des formes exactement intermйdiaires entre elles. C'est lа une supposition erronйe ; il nous faut toujours chercher des formes intermйdiaires entre chaque espиce et un ancкtre commun, mais inconnu, qui aura gйnйralement diffйrй sous quelques rapports de ses descendants modifiйs. Ainsi, pour donner un exemple de cette loi, le pigeon paon et le pigeon grosse-gorge descendent tous les deux du biset ; si nous possйdions toutes les variйtйs intermйdiaires qui ont successivement existй, nous aurions deux sйries continues et graduйes entre chacune de ces deux variйtйs et le biset ; mais nous n'en trouverions pas une seule qui fыt exactement intermйdiaire entre le pigeon paon et le pigeon grosse-gorge ; aucune, par exemple, qui rйunоt а la fois une queue plus ou moins йtalйe et un jabot plus ou moins gonflй, traits caractйristiques de ces deux races. De plus, ces deux variйtйs se sont si profondйment modifiйes depuis leur point de dйpart, que, sans les preuves historiques que nous possйdons sur leur origine, il serait impossible de dйterminer par une simple comparaison de leur conformation avec celle du biset (C. livia), si elles descendent de cette espиce, ou de quelque autre espиce voisine, telle que le C. aenas. Il en est de mкme pour les espиces а l'йtat de nature ; si nous considйrons des formes trиs distinctes, comme le cheval et le tapir, nous n'avons aucune raison de supposer qu'il y ait jamais eu entre ces deux кtres des formes exactement intermйdiaires, mais nous avons tout lieu de croire qu'il a dы en exister entre chacun d'eux et un ancкtre commun inconnu. Cet ancкtre commun doit avoir eu, dans l'ensemble de son organisation, une grande analogie gйnйrale avec le cheval et le tapir ; mais il peut aussi, par diffйrents points de sa conformation, avoir diffйrй considйrablement de ces deux types, peut-кtre mкme plus qu'ils ne diffиrent actuellement l'un de l'autre. Par consйquent, dans tous les cas de ce genre, il nous serait impossible de reconnaоtre la forme parente de deux ou plusieurs espиces, mкme par la comparaison la plus attentive de l'organisation de l'ancкtre avec celle de ses descendants modifiйs, si nous n'avions pas en mкme temps а notre disposition la sйrie а peu prиs complиte des anneaux intermйdiaires de la chaоne. Il est cependant possible, d'aprиs ma thйorie, que, de deux formes vivantes, l'une soit descendue de l'autre ; que le cheval, par exemple, soit issu du tapir ; or, dans ce cas, il a dы exister des chaоnons directement intermйdiaires entre eux. Mais un cas pareil impliquerait la persistance sans modification, pendant une trиs longue durйe, d'une forme dont les descendants auraient subi des changements considйrables ; or, un fait de cette nature ne peut кtre que fort rare, en raison du principe de la concurrence entre tous les organismes ou entre le descendant et ses parents ; car, dans tous les cas, les formes nouvelles perfectionnйes tendent а supplanter les formes antйrieures demeurйes fixes. Toutes les espиces vivantes, d'aprиs la thйorie de la sйlection naturelle, se rattachent а la souche mиre de chaque genre, par des diffйrences qui ne sont pas plus considйrables que celles que nous constatons actuellement entre les variйtйs naturelles et domestiques d'une mкme espиce ; chacune de ces souches mиres elles-mкmes, maintenant gйnйralement йteintes, se rattachait de la mкme maniиre а d'autres espиces plus anciennes ; et, ainsi de suite, en remontant et en convergeant toujours vers le commun ancкtre de chaque grande classe. Le nombre des formes intermйdiaires constituant les chaоnons de transition entre toutes les espиces vivantes et les espиces perdues a donc dы кtre infiniment grand ; or, si ma thйorie est vraie, elles ont certainement vйcu sur la terre. DU LAPS DE TEMPS ECOULE, DEDUIT DE L'APPRECIATION DE LA RAPIDITE DES DEPOTS ET DE L'ETENDUE DES DENUDATIONS. Outre que nous ne trouvons pas les restes fossiles de ces innombrables chaоnons intermйdiaires, on peut objecter que, chacun des changements ayant dы se produire trиs lentement, le temps doit avoir manquй pour accomplir d'aussi grandes modifications organiques. Il me serait difficile de rappeler au lecteur qui n'est pas familier avec la gйologie les faits au moyen desquels on arrive а se faire une vague et faible idйe de l'immensitй de la durйe des вges йcoulйs. Quiconque peut lire le grand ouvrage de sir Charles Lyell sur les principe de la Gйologie, auquel les historiens futurs attribueront а juste titre une rйvolution dans les sciences naturelles, sans reconnaоtre la prodigieuse durйe des pйriodes йcoulйes, peut fermer ici ce volume. Ce n'est pas qu'il suffise d'йtudier les Principes de la Gйologie, de lire les traitйs spйciaux des divers auteurs sur telle ou telle formation, et de tenir compte des essais qu'ils font pour donner une idйe insuffisante des durйes de chaque formation ou mкme de chaque couche ; c'est en йtudiant les forces qui sont entrйes en jeu que nous pouvons le mieux nous faire une idйe des temps йcoulйs, c'est en nous rendant compte de l'йtendue de la surface terrestre qui a йtй dйnudйe et de l'йpaisseur des sйdiments dйposйs que nous arrivons а nous faire une vague idйe de la durйe des pйriodes passйes. Ainsi que Lyell l'a trиs justement fait remarquer, l'йtendue et l'йpaisseur de nos couches de sйdiments sont le rйsultat et donnent la mesure de la dйnudation que la croыte terrestre a йprouvйe ailleurs. Il faut donc examiner par soi-mкme ces йnormes entassements de couches superposйes, йtudier les petits ruisseaux charriant de la boue, contempler les vagues rongeant les antiques falaises, pour se faire quelque notion de la durйe des pйriodes йcoulйes, dont les monuments nous environnent de toutes parts. Il faut surtout errer le long des cфtes formйes de roches modйrйment dures, et constater les progrиs de leur dйsagrйgation. Dans la plupart des cas, le flux n'atteint les rochers que deux fois par jour et pour peu de temps ; les vagues ne les rongent que lorsqu'elles sont chargйes de sables et de cailloux, car l'eau pure n'use pas le roc. La falaise, ainsi minйe par la base, s'йcroule en grandes masses qui, gisant sur la plage, sont rongйes et usйes atome par atome, jusqu'а ce qu'elles soient assez rйduites pour кtre roulйes par les vagues, qui alors les broient plus promptement et les transforment en cailloux, en sable ou en vase. Mais combien ne trouvons-nous pas, au pied des falaises, qui reculent pas а pas, de blocs arrondis, couverts d'une йpaisse couche de vйgйtations marines, dont la prйsence est une preuve de leur stabilitй et du peu d'usure а laquelle ils sont soumis ! Enfin, si nous suivons pendant l'espace de quelques milles une falaise rocheuse sur laquelle la mer exerce son action destructive, nous ne la trouvons attaquйe que за et lа, par places peu йtendues, autour des promontoires saillants. La nature de la surface et la vйgйtation dont elle est couverte prouvent que, partout ailleurs, bien des annйes se sont йcoulйes depuis que l'eau en est venue baigner la base. Les observations rйcentes de Ramsay, de Jukes, de Geikie, de Croll et d'autres, nous apprennent que la dйsagrйgation produite par les agents atmosphйriques joue sur les cфtes un rфle beaucoup plus important que l'action des vagues. Toute la surface de la terre est soumise а l'action chimique de l'air et de l'acide carbonique dissous dans l'eau de pluie, et а la gelйe dans les pays froids ; la matiиre dйsagrйgйe est entraоnйe par les fortes pluies, mкme sur les pentes douces, et, plus qu'on ne le croit gйnйralement, par le vent dans les pays arides ; elle est alors charriйe par les riviиres et par les fleuves qui, lorsque leur cours est rapide, creusent profondйment leur lit et triturent les fragments. Les ruisseaux boueux qui, par un jour de pluie, coulent le long de toutes les pentes, mкme sur des terrains faiblement ondulйs, nous montrent les effets de la dйsagrйgation atmosphйrique. MM. Ramsay et Whitaker ont dйmontrй, et cette observation est trиs remarquable, que les grandes lignes d'escarpement du district wealdien et celles qui s'йtendent au travers de l'Angleterre, qu'autrefois on considйrait comme d'anciennes cфtes marines, n'ont pu кtre ainsi produites, car chacune d'elles est constituйe d'une mкme formation unique, tandis que nos falaises actuelles sont partout composйes de l'intersection de formations variйes. Cela йtant ainsi, il nous faut admettre que les escarpements doivent en grande partie leur origine а ce que la roche qui les compose a mieux rйsistй а l'action destructive des agents atmosphйriques que les surfaces voisines, dont le niveau s'est graduellement abaissй, tandis que les lignes rocheuses sont restйes en relief. Rien ne peut mieux nous faire concevoir ce qu'est l'immense durйe du temps, selon les idйes que nous nous faisons du temps, que la vue des rйsultats si considйrables produits par des agents atmosphйriques qui nous paraissent avoir si peu de puissance et agir si lentement. Aprиs s'кtre ainsi convaincu de la lenteur avec laquelle les agents atmosphйriques et l'action des vagues sur les cфtes rongent la surface terrestre, il faut ensuite, pour apprйcier la durйe des temps passйs, considйrer, d'une part, le volume immense des rochers qui ont йtй enlevйs sur des йtendues considйrables, et, de l'autre, examiner l'йpaisseur de nos formations sйdimentaires. Je me rappelle avoir йtй vivement frappй en voyant les оles volcaniques, dont les cфtes ravagйes par les vagues prйsentent aujourd'hui des falaises perpendiculaires hautes de 1 000 а 2 000 pieds, car la pente douce des courants de lave, due а leur йtat autrefois liquide, indiquait tout de suite jusqu'oщ les couches rocheuses avaient dы s'avancer en pleine mer. Les grandes failles, c'est-а-dire ces immenses crevasses le long desquelles les couches se sont souvent soulevйes d'un cфtй ou abaissйes de l'autre, а une hauteur ou а une profondeur de plusieurs milliers de pieds, nous enseignent la mкme leзon ; car, depuis l'йpoque oщ ces crevasses se sont produites, qu'elles l'aient йtй brusquement ou, comme la plupart des gйologues le croient aujourd'hui, trиs lentement а la suite de nombreux petits mouvements, la surface du pays s'est depuis si bien nivelйe, qu'aucune trace de ces prodigieuses dislocations n'est extйrieurement visible. La faille de Craven, par exemple, s'йtend sur une ligne de 30 milles de longueur, le long de laquelle le dйplacement vertical des couches varie de 600 а 3 000 pieds. Le professeur Ramsay a constatй un affaissement de 2 300 pieds dans l'оle d'Anglesea, et il m'apprend qu'il est convaincu que, dans le Merionethshire, il en existe un autre de 12 000 pieds ; cependant, dans tous ces cas, rien а la surface ne trahit ces prodigieux mouvements, les amas de rochers de chaque cфtй de la faille ayant йtй complиtement balayйs. D'autre part, dans toutes les parties du globe, les amas de couches sйdimentaires ont une йpaisseur prodigieuse. J'ai vu, dans les Cordillиres, une masse de conglomйrat dont j'ai estimй l'йpaisseur а environ 10 000 pieds ; et, bien que les conglomйrats aient dы probablement s'accumuler plus vite que des couches de sйdiments plus fins, ils ne sont cependant composйs que de cailloux roulйs et arrondis qui, portant chacun l'empreinte du temps, prouvent avec quelle lenteur des masses aussi considйrables ont dы s'entasser. Le professeur Ramsay m'a donnй les йpaisseurs maxima des formations successives dans diffйrentes parties de la Grande-Bretagne, d'aprиs des mesures prises sur les lieux dans la plupart des cas. En voici le rйsultat : pieds anglais. Couches palйozoпques (non compris les roches ignйes). . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 154 Couches secondaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 190 Couches tertiaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 340 -- formant un total de 72 584 pieds, c'est-а-dire environ 13 milles anglais et trois quarts. Certaines formations, qui sont reprйsentйes en Angleterre par des couches minces, atteignent sur le continent une йpaisseur de plusieurs milliers de pieds. En outre, s'il faut en croire la plupart des gйologues, il doit s'кtre йcoulй, entre les formations successives, des pйriodes extrкmement longues pendant lesquelles aucun dйpфt ne s'est formй. La masse entiиre des couches superposйes des roches sйdimentaires de l'Angleterre ne donne donc qu'une idйe incomplиte du temps qui s'est йcoulй pendant leur accumulation. L'йtude de faits de cette nature semble produire sur l'esprit une impression analogue а celle qui rйsulte de nos vaines tentatives pour concevoir l'idйe d'йternitй. Cette impression n'est pourtant pas absolument juste. M. Croll fait remarquer, dans un intйressant mйmoire, que nous ne nous trompons pas par « une conception trop йlevйe de la longueur des pйriodes gйologiques », mais en les estimant en annйes. Lorsque les gйologues envisagent des phйnomиnes considйrables et compliquйs, et qu'ils considиrent ensuite les chiffres qui reprйsentent des millions d'annйes, les deux impressions produites sur l'esprit sont trиs diffйrentes, et les chiffres sont immйdiatement taxйs d'insuffisance. M. Croll dйmontre, relativement а la dйnudation produite par les agents atmosphйriques, en calculant le rapport de la quantitй connue de matйriaux sйdimentaires que charrient annuellement certaines riviиres, relativement а l'йtendue des surfaces drainйes, qu'il faudrait six millions d'annйes pour dйsagrйger et pour enlever au niveau moyen de l'aire totale qu'on considиre une йpaisseur de 1 000 pieds de roches. Un tel rйsultat peut paraоtre йtonnant, et le serait encore si, d'aprиs quelques considйrations qui peuvent faire supposer qu'il est exagйrй, on le rйduisait а la moitiй ou au quart. Bien peu de personnes, d'ailleurs, se rendent un compte exact de ce que signifie rйellement un million. M. Croll cherche а le faire comprendre par l'exemple suivant : on йtend, sur le mur d'une grande salle, une bande йtroite de papier, longue de 83 pieds et 4 pouces (25m,70) ; on fait alors а une extrйmitй de cette bande une division d'un dixiиme de pouce (2mm,5) ; cette division reprйsente un siиcle, et la bande entiиre reprйsente un million d'annйes. Or, pour le sujet qui nous occupe, que sera un siиcle figurй par une mesure aussi insignifiante relativement aux vastes dimensions de la salle ? Plusieurs йleveurs distinguйs ont, pendant leur vie, modifiй assez fortement quelques animaux supйrieurs pour avoir crйй de vйritables sous-races nouvelles ; or, ces espиces supйrieures se produisent beaucoup plus lentement que les espиces infйrieures. Bien peu d'hommes se sont occupйs avec soin d'une race pendant plus de cinquante ans, de sorte qu'un siиcle reprйsente le travail de deux йleveurs successifs. Il ne faudrait pas toutefois supposer que les espиces а l'йtat de nature puissent se modifier aussi promptement que peuvent le faire les animaux domestiques sous l'action de la sйlection mйthodique. La comparaison serait plus juste entre les espиces naturelles et les rйsultats que donne la sйlection inconsciente, c'est-а-dire la conservation, sans intention prйconзue de modifier la race, des animaux les plus utiles ou les plus beaux. Or, sous l'influence de la seule sйlection inconsciente, plusieurs races se sont sensiblement modifiйes dans le cours de deux ou trois siиcles. Les modifications sont, toutefois, probablement beaucoup plus lentes encore chez les espиces dont un petit nombre seulement se modifie en mкme temps dans un mкme pays. Cette lenteur provient de ce que tous les habitants d'une rйgion йtant dйjа parfaitement adaptйs les uns aux autres, de nouvelles places dans l'йconomie de la nature ne se prйsentent qu'а de longs intervalles, lorsque les conditions physiques ont йprouvй quelques modifications d'une nature quelconque, ou qu'il s'est produit une immigration de nouvelles formes. En outre, les diffйrences individuelles ou les variations dans la direction voulue, de nature а mieux adapter quelques-uns des habitants aux conditions nouvelles, peuvent ne pas surgir immйdiatement. Nous n'avons malheureusement aucun moyen de dйterminer en annйes la pйriode nйcessaire pour modifier une espиce. Nous aurons d'ailleurs а revenir sur ce sujet. PAUVRETE DE NOS COLLECTIONS PALEONTOLOGIQUES. Quel triste spectacle que celui de nos musйes gйologiques les plus riches ! Chacun s'accorde а reconnaоtre combien sont incomplиtes nos collections. Il ne faut jamais oublier la remarque du cйlиbre palйontologiste E. Forbes, c'est-а-dire qu'un grand nombre de nos espиces fossiles ne sont connues et dйnommйes que d'aprиs des йchantillons isolйs, souvent brisйs, ou d'aprиs quelques rares spйcimens recueillis sur un seul point. Une trиs petite partie seulement de la surface du globe a йtй gйologiquement explorйe, et nulle part avec assez de soin, comme le prouvent les importantes dйcouvertes qui se font chaque annйe en Europe. Aucun organisme complиtement mou ne peut se conserver. Les coquilles et les ossements, gisant au fond des eaux, lа oщ il ne se dйpose pas de sйdiments, se dйtruisent et disparaissent bientфt. Nous partons malheureusement toujours de ce principe erronй qu'un immense dйpфt de sйdiment est en voie de formation sur presque toute l'йtendue du lit de la mer, avec une rapiditй suffisante pour ensevelir et conserver des dйbris fossiles. La belle teinte bleue et la limpiditй de l'Ocйan dans sa plus grande йtendue tйmoignent de la puretй de ses eaux. Les nombreux exemples connus de formations gйologiques rйguliиrement recouvertes, aprиs un immense intervalle de temps, par d'autres formations plus rйcentes, sans que la couche sous-jacente ait subi dans l'intervalle la moindre dйnudation ou la moindre dislocation, ne peut s'expliquer que si l'on admet que le fond de la mer demeure souvent intact pendant des siиcles. Les eaux pluviales chargйes d'acide carbonique doivent souvent dissoudre les fossiles enfouis dans les sables ou les graviers, en s'infiltrant dans ces couches lors de leur йmersion. Les nombreuses espиces d'animaux qui vivent sur les cфtes, entre les limites des hautes et des basses marйes, paraissent кtre rarement conservйes. Ainsi, les diverses espиces de Chthamalinйes (sous-famille de cirripиdes sessiles) tapissent les rochers par myriades dans le monde entier ; toutes sont rigoureusement littorales ; or -- а l'exception d'une seule espиce de la Mйditerranйe qui vit dans les eaux profondes, et qu'on a trouvйe а l'йtat fossile en Sicile -- on n'en a pas rencontrй une seule espиce fossile dans aucune formation tertiaire ; il est avйrй, cependant, que le genre _Chthamalus existait а l'йpoque de la craie. Enfin, beaucoup de grands dйpфts qui ont nйcessitй pour s'accumuler des pйriodes extrкmement longues, sont entiиrement dйpourvus de tous dйbris organiques, sans que nous puissions expliquer pourquoi. Un des exemples les plus frappants est la formation du flysch, qui consiste en grиs et en schistes, dont l'йpaisseur atteint jusqu'а 6 000 pieds, qui s'йtend entre Vienne et la Suisse sur une longueur d'au moins 300 milles, et dans laquelle, malgrй toutes les recherches, on n'a pu dйcouvrir, en fait de fossiles, que quelques dйbris vйgйtaux. Il est presque superflu d'ajouter, а l'йgard des espиces terrestres qui vйcurent pendant la pйriode secondaire et la pйriode palйozoпque, que nos collections prйsentent de nombreuses lacunes. On ne connaissait, par exemple, jusque tout rйcemment encore, aucune coquille terrestre ayant appartenu а l'une ou l'autre de ces deux longues pйriodes, а l'exception d'une seule espиce trouvйe dans les couches carbonifиres de l'Amйrique du Nord par sir C. Lyell et le docteur Dawson ; mais, depuis, on a trouvй des coquilles terrestres dans le lias. Quant aux restes fossiles de mammifиres, un simple coup d'oeil sur la table historique du manuel de Lyell suffit pour prouver, mieux que des pages de dйtails, combien leur conservation est rare et accidentelle. Cette raretй n'a rien de surprenant, d'ailleurs, si l'on songe а l'йnorme proportion d'ossements de mammifиres tertiaires qui ont йtй trouvйs dans des cavernes ou des dйpфts lacustres, nature de gisements dont on ne connaоt aucun exemple dans nos formations secondaires ou palйozoпques. Mais les nombreuses lacunes de nos archives gйologiques proviennent en grande partie d'une cause bien plus importante que les prйcйdentes, c'est-а-dire que les diverses formations ont йtй sйparйes les unes des autres par d'йnormes intervalles de temps. Cette opinion a йtй chaudement soutenue par beaucoup de gйologues et de palйontologistes qui, comme E. Forbes, nient formellement la transformation des espиces. Lorsque nous voyons la sйrie des formations, telle que la donnent les tableaux des ouvrages sur la gйologie, ou que nous йtudions ces formations dans la nature, nous йchappons difficilement а l'idйe qu'elles ont йtй strictement consйcutives. Cependant le grand ouvrage de sir R. Murchison sur la Russie nous apprend quelles immenses lacunes il y a dans ce pays entre les formations immйdiatement superposйes ; il en est de mкme dans l'Amйrique du Nord et dans beaucoup d'autres parties du monde. Aucun gйologue, si habile qu'il soit, dont l'attention se serait portйe exclusivement sur l'йtude de ces vastes territoires, n'aurait jamais soupзonnй que, pendant ces mкmes pйriodes complиtement inertes pour son propre pays, d'йnormes dйpфts de sйdiment, renfermant une foule de formes organiques nouvelles et toutes spйciales, s'accumulaient autre part. Et si, dans chaque contrйe considйrйe sйparйment, il est presque impossible d'estimer le temps йcoulй entre les formations consйcutives, nous pouvons en conclure qu'on ne saurait le dйterminer nulle part. Les frйquents et importants changements qu'on peut constater dans la composition minйralogique des formations consйcutives, impliquent gйnйralement aussi de grands changements dans la gйographie des rйgions environnantes, d'oщ ont dы provenir les matйriaux des sйdiments, ce qui confirme encore l'opinion que de longues pйriodes se sont йcoulйes entre chaque formation. Nous pouvons, je crois, nous rendre compte de cette intermittence presque constante des formations gйologiques de chaque rйgion, c'est-а-dire du fait qu'elles ne se sont pas succйdй sans interruption. Rarement un fait m'a frappй autant que l'absence, sur une longueur de plusieurs centaines de milles des cфtes de l'Amйrique du Sud, qui ont йtй rйcemment soulevйes de plusieurs centaines de pieds, de tout dйpфt rйcent assez considйrable pour reprйsenter mкme une courte pйriode gйologique. Sur toute la cфte occidentale, qu'habite une faune marine particuliиre, les couches tertiaires sont si peu dйveloppйes, que plusieurs faunes marines successives et toutes spйciales ne laisseront probablement aucune trace de leur existence aux вges gйologiques futurs. Un peu de rйflexion fera comprendre pourquoi, sur la cфte occidentale de l'Amйrique du Sud en voie de soulиvement, on ne peut trouver nulle part de formation йtendue contenant des dйbris tertiaires ou rйcents, bien qu'il ait dы y avoir abondance de matйriaux de sйdiments, par suite de l'йnorme dйgradation des rochers des cфtes et de la vase apportйe par les cours d'eau qui se jettent dans la mer. Il est probable, en effet, que les dйpфts sous-marins du littoral sont constamment dйsagrйgйs et emportйs, а mesure que le soulиvement lent et graduel du sol les expose а l'action des vagues. Nous pouvons donc conclure que les dйpфts de sйdiment doivent кtre accumulй en masses trиs йpaisses, trиs йtendues et trиs solides, pour pouvoir rйsister, soit а l'action incessante des vagues, lors des premiers soulиvements du sol, et pendant les oscillations successives du niveau, soit а la dйsagrйgation atmosphйrique. Des masses de sйdiment aussi йpaisses et aussi йtendues peuvent se former de deux maniиres : soit dans les grandes profondeurs de la mer, auquel cas le fond est habitй par des formes moins nombreuses et moins variйes que les mers peu profondes ; en consйquence, lorsque la masse vient а se soulever, elle ne peut offrir qu'une collection trиs incomplиte des formes organiques qui ont existй dans le voisinage pendant la pйriode de son accumulation. Ou bien, une couche de sйdiment de quelque йpaisseur et de quelque йtendue que ce soit peut se dйposer sur un bas-fond en voie de s'affaisser lentement ; dans ce cas, tant que l'affaissement du sol et l'apport des sйdiments s'йquilibrent а peu prиs, la mer reste peu profonde et offre un milieu favorable а l'existence d'un grand nombre de formes variйes ; de sorte qu'un dйpфt riche en fossiles, et assez йpais pour rйsister, aprиs un soulиvement ultйrieur, а une grande dйnudation, peut ainsi se former facilement. Je suis convaincu que presque toutes nos anciennes formations riches en fossiles dans la plus grande partie de leur йpaisseur se sont ainsi formйes pendant un affaissement. J'ai, depuis 1845, йpoque oщ je publiai mes vues а ce sujet, suivi avec soin les progrиs de la gйologie, et j'ai йtй йtonnй de voir comment les auteurs, traitant de telle ou telle grande formation, sont arrivйs, les uns aprиs les autres, а conclure qu'elle avait dы s'accumuler pendant un affaissement du sol. Je puis ajouter que la seule formation tertiaire ancienne qui, sur la cфte occidentale de l'Amйrique du Sud, ait йtй assez puissante pour rйsister aux dйgradations qu'elle a dйjа subies, mais qui ne durera guиre jusqu'а une nouvelle йpoque gйologique bien distante, s'est accumulйe pendant une pйriode d'affaissement, et a pu ainsi atteindre une йpaisseur considйrable. Tous les faits gйologiques nous dйmontrent clairement que chaque partie de la surface terrestre a dы йprouver de nombreuses et lentes oscillations de niveau, qui ont йvidemment affectй des espaces considйrables. Des formations riches en fossiles, assez йpaisses et assez йtendues pour rйsister aux йrosions subsйquentes, ont pu par consйquent se former sur de vastes rйgions pendant les pйriodes d'affaissement, lа oщ l'apport des sйdiments йtait assez considйrable pour maintenir le fond а une faible profondeur et pour enfouir et conserver les dйbris organiques avant qu'ils aient eu le temps de se dйsagrйger. D'autre part, tant que le fond de la mer reste stationnaire, des dйpфts йpais ne peuvent pas s'accumuler dans les parties peu profondes les plus favorables а la vie. Ces dйpфts sont encore moins possibles pendant les pйriodes intermйdiaires de soulиvement, ou, pour mieux dire, les couches dйjа accumulйes sont gйnйralement dйtruites а mesure que leur soulиvement les amenant au niveau de l'eau, les met aux prises avec l'action destructive des vagues cфtiиres. Ces remarques s'appliquent principalement aux formations littorales ou sous-littorales. Dans le cas d'une mer йtendue et peu profonde, comme dans une grande partie de l'archipel Malais, oщ la profondeur varie entre 30, 40 et 60 brasses, une vaste formation pourrait s'accumuler pendant une pйriode de soulиvement, et, cependant, ne pas souffrir une trop grande dйgradation а l'йpoque de sa lente йmersion. Toutefois, son йpaisseur ne pourrait pas кtre bien grande, car, en raison du mouvement ascensionnel, elle serait moindre que la profondeur de l'eau ou elle s'est formйe. Le dйpфt ne serait pas non plus trиs solide, ni recouvert de formations subsйquentes, ce qui augmenterait ses chances d'кtre dйsagrйgй par les agents atmosphйriques et par l'action de la mer pendant les oscillations ultйrieures du niveau. M. Hopkins a toutefois fait remarquer que si une partie de la surface venait, aprиs un soulиvement, а s'affaisser de nouveau avant d'avoir йtй dйnudйe, le dйpфt formй pendant le mouvement ascensionnel pourrait кtre ensuite recouvert par de nouvelles accumulations, et кtre ainsi, quoique mince, conservй pendant de longues pйriodes. M. Hopkins croit aussi que les dйpфts sйdimentaires de grande йtendue horizontale n'ont йtй que rarement dйtruits en entier. Mais tous les gйologues, а l'exception du petit nombre de ceux qui croient que nos schistes mйtamorphiques actuels et nos roches plutoniques ont formй le noyau primitif du globe, admettront que ces derniиres roches ont йtй soumises а une dйnudation considйrable. Il n'est guиre possible, en effet, que des roches pareilles se soient solidifiйes et cristallisйes а l'air libre ; mais si l'action mйtamorphique s'est effectuйe dans les grandes profondeurs de l'Ocйan, le revкtement protecteur primitif des roches peut n'avoir pas йtй trиs йpais. Si donc l'on admet que les gneiss, les micaschistes, les granits, les diorites, etc., ont йtй autrefois nйcessairement recouverts, comment expliquer que d'immenses surfaces de ces roches soient actuellement dйnudйes sur tant de points du globe, autrement que par la dйsagrйgation subsйquente complиte de toutes les couches qui les recouvraient ? On ne peut douter qu'il existe de semblables йtendues trиs considйrables ; selon Humboldt, la rйgion granitique de Parime est au moins dix-neuf fois aussi grande que la Suisse. Au sud de l'Amazone, Bouй en dйcrit une autre composйe de roches de cette nature ayant une surface йquivalente а celle qu'occupent l'Espagne, la France, l'Italie ; une partie de l'Allemagne et les Iles-Britanniques rйunies. Cette rйgion n'a pas encore йtй explorйe avec tout le soin dйsirable, mais tous les voyageurs affirment l'immense йtendue de la surface granitique ; ainsi, von Eschwege donne une coupe dйtaillйe de ces roches qui s'йtendent en droite ligne dans l'intйrieur jusqu'а 260 milles gйographiques de Rio de Janeiro ; j'ai fait moi-mкme 150 milles dans une autre direction, sans voir autre chose que des roches granitiques. J'ai examinй de nombreux spйcimens recueillis sur toute la cфte depuis Rio de Janeiro jusqu'а l'embouchure de la Plata, soit une distance de 1100 milles gйographiques, et tous ces spйcimens appartenaient а cette mкme classe de roches. Dans l'intйrieur, sur toute la rive septentrionale de la Plata, je n'ai pu voir, outre des dйpфts tertiaires modernes, qu'un petit amas d'une roche lйgиrement mйtamorphique, qui seule a pu constituer un fragment de la couverture primitive de la sйrie granitique. Dans la rйgion mieux connue des Etats-Unis et du Canada, d'aprиs la belle carte du professeur H.-D. Rogers, j'ai estimй les surfaces en dйcoupant la carte elle-mкme et en en pesant le papier, et j'ai trouvй que les roches granitiques et mйtamorphiques (а l'exclusion des semi-mйtamorphiques) excиdent, dans le rapport de 19 а 12,5, l'ensemble des formations palйozoпques plus nouvelles. Dans bien des rйgions, les roches mйtamorphiques et granitiques auraient une bien plus grande йtendue si les couches sйdimentaires qui reposent sur elles йtaient enlevйes, couches qui n'ont pas pu faire partie du manteau primitif sous lequel elles ont cristallisй. Il est donc probable que, dans quelques parties du monde, des formations entiиres ont йtй dйsagrйgйes d'une maniиre complиte, sans qu'il soit restй aucune trace de l'йtat antйrieur. Il est encore une remarque digne d'attention. Pendant les pйriodes de soulиvement, l'йtendue des surfaces terrestres, ainsi que celle des parties peu profondes de mer qui les entourent, augmente et forme ainsi de nouvelles stations -- toutes circonstances favorables, ainsi que nous l'avons expliquй, а la formation des variйtйs et des espиces nouvelles ; mais il y a gйnйralement aussi, pendant ces pйriodes, une lacune dans les archives gйologiques. D'autre part, pendant les pйriodes d'affaissement, la surface habitйe diminue, ainsi que le nombre des habitants (exceptй sur les cфtes d'un continent au moment oщ il se fractionne en archipel), et, par consйquent, bien qu'il y ait de nombreuses extinctions, il se forme peu de variйtйs ou d'espиces nouvelles ; or, c'est prйcisйment pendant ces pйriodes d'affaissement que se sont accumulйs les dйpфts les plus riches en fossiles. DE L'ABSENCE DE NOMBREUSES VARIETES INTERMEDIAIRES DANS UNE FORMATION QUELCONQUE. Les considйrations qui prйcиdent prouvent а n'en pouvoir douter l'extrкme imperfection des documents que, dans son ensemble, la gйologie peut nous fournir ; mais, si nous concentrons notre examen sur une formation quelconque, il devient beaucoup plus difficile de comprendre pourquoi nous n'y trouvons pas une sйrie йtroitement graduйe des variйtйs qui ont dы relier les espиces voisines qui vivaient au commencement et а la fin de cette formation. On connaоt quelques exemples de variйtйs d'une mкme espиce, existant dans les parties supйrieures et dans les parties infйrieures d'une mкme formation : ainsi Trautschold cite quelques exemples d'Ammonites ; Hilgendorf dйcrit un cas trиs curieux, c'est-а-dire dix formes graduйes du Planorbis multiformis trouvйes dans les couches successives d'une formation calcaire d'eau douce en Suisse. Bien que chaque formation ait incontestablement nйcessitй pour son dйpфt un nombre d'annйes considйrable, on peut donner plusieurs raisons pour expliquer comment il se fait que chacune d'elles ne prйsente pas ordinairement une sйrie graduйe de chaоnons reliant les espиces qui ont vйcu au commencement et а la fin ; mais je ne saurais dйterminer la valeur relative des considйrations qui suivent. Toute formation gйologique implique certainement un nombre considйrable d'annйes ; il est cependant probable que chacune de ces pйriodes est courte, si on la compare а la pйriode nйcessaire pour transformer une espиce en une autre. Deux palйontologistes dont les opinions ont un grand poids, Bronn et Woodward, ont conclu, il est vrai, que la durйe moyenne de chaque formation est deux ou trois fois aussi longue que la durйe moyenne des formes spйcifiques. Mais il me semble que des difficultйs insurmontables s'opposent а ce que nous puissions arriver sur ce point а aucune conclusion exacte. Lorsque nous voyons une espиce apparaоtre pour la premiиre fois au milieu d'une formation, il serait tйmйraire а l'extrкme d'en conclure qu'elle n'a pas prйcйdemment existй ailleurs ; de mкme qu'en voyant une espиce disparaоtre avant le dйpфt des derniиres couches, il serait йgalement tйmйraire d'affirmer son extinction. Nous oublions que, comparйe au reste du globe, la superficie de l'Europe est fort peu de chose, et qu'on n'a d'ailleurs pas йtabli avec une certitude complиte la corrйlation, dans toute l'Europe, des divers йtages d'une mкme formation. Relativement aux animaux marins de toutes espиces, nous pouvons prйsumer en toute sыretй qu'il y a eu de grandes migrations dues а des changements climatйriques ou autres ; et, lorsque nous voyons une espиce apparaоtre pour la premiиre fois dans une formation, il y a toute probabilitй pour que ce soit une immigration nouvelle dans la localitй. On sait, par exemple, que plusieurs espиces ont apparu dans les couches palйozoпques de l'Amйrique du Nord un peu plus tфt que dans celle de l'Europe, un certain temps ayant йtй probablement nйcessaire а leur migration des mers d'Amйrique а celles d'Europe. En examinant les dйpфts les plus rйcents dans diffйrentes parties du globe, on a remarquй partout que quelques espиces encore existantes sont trиs communes dans un dйpфt, mais ont disparu de la mer immйdiatement voisine ; ou inversement, que des espиces abondantes dans les mers du voisinage sont rares dans un dйpфt ou y font absolument dйfaut. Il est bon de rйflйchir aux nombreuses migrations bien prouvйes des habitants de l'Europe pendant l'йpoque glaciaire, qui ne constitue qu'une partie d'une pйriode gйologique entiиre. Il est bon aussi de rйflйchir aux oscillations du sol, aux changements extraordinaires de climat, et а l'immense laps de temps compris dans cette mкme pйriode glaciaire. On peut cependant douter qu'il y ait un seul point du globe oщ, pendant toute cette pйriode, il se soit accumulй sur une mкme surface, et d'une maniиre continue, des dйpфts sйdimentaires renfermant des dйbris fossiles. Il n'est pas probable, par exemple, que, pendant toute la pйriode glaciaire, il se soit dйposй des sйdiments а l'embouchure du Mississipi, dans les limites des profondeurs qui conviennent le mieux aux animaux marins ; car nous savons que, pendant cette mкme pйriode de temps, de grands changements gйographiques ont eu lieu dans d'autres parties de l'Amйrique. Lorsque les couches de sйdiment dйposйes dans des eaux peu profondes а l'embouchure du Mississipi, pendant une partie de la pйriode glaciaire, se seront soulevйes, les restes organiques qu'elles contiennent apparaоtront et disparaоtront probablement а diffйrents niveaux, en raison des migrations des espиces et des changements gйographiques. Dans un avenir йloignй, un gйologue examinant ces couches pourra кtre tentй de conclure que la durйe moyenne de la persistance des espиces fossiles enfouies a йtй infйrieure а celle de la pйriode glaciaire, tandis qu'elle aura rйellement йtй beaucoup plus grande, puisqu'elle s'йtend dиs avant l'йpoque glaciaire jusqu'а nos jours. Pour qu'on puisse trouver une sйrie de formes parfaitement graduйes entre deux espиces enfouies dans la partie supйrieure ou dans la partie infйrieure d'une mкme formation, il faudrait que celle-ci eыt continuй de s'accumuler pendant une pйriode assez longue pour que les modifications toujours lentes des espиces aient eu le temps de s'opйrer. Le dйpфt devrait donc кtre extrкmement йpais ; il aurait fallu, en outre, que l'espиce en voie de se modifier ait habitй tout le temps dans la mкme rйgion. Mais nous avons vu qu'une formation considйrable, йgalement riche en fossiles dans toute son йpaisseur, ne peut s'accumuler que pendant une pйriode d'affaissement ; et, pour que la profondeur reste sensiblement la mкme, condition nйcessaire pour qu'une espиce marine quelconque puisse continuer а habiter le mкme endroit, il faut que l'apport des sйdiments compense а peu prиs l'affaissement. Or, le mкme mouvement d'affaissement tendant aussi а submerger les terrains qui fournissent les matйriaux du sйdiment lui-mкme, il en rйsulte que la quantitй de ce dernier tend а diminuer tant que le mouvement d'affaissement continue. Un йquilibre approximatif entre la rapiditй de production des sйdiments et la vitesse de l'affaissement est donc probablement un fait rare ; beaucoup de palйontologistes ont, en effet, remarquй que les dйpфts trиs йpais sont ordinairement dйpourvus de fossiles, sauf vers leur limite supйrieure ou infйrieure. Il semble mкme que chaque formation distincte, de mкme que toute la sйrie des formations d'un pays, s'est en gйnйral accumulйe de faзon intermittente. Lorsque nous voyons, comme cela arrive si souvent, une formation constituйe par des couches de composition minйralogique diffйrente, nous avons tout lieu de penser que la marche du dйpфt a йtй plus ou moins interrompue. Mais l'examen le plus minutieux d'un dйpфt ne peut nous fournir aucun йlйment de nature а nous permettre d'estimer le temps qu'il a fallu pour le former. On pourrait citer bien des cas de couches n'ayant que quelques pieds d'йpaisseur, reprйsentant des formations qui, ailleurs, ont atteint des йpaisseurs de plusieurs milliers de pieds, et dont l'accumulation n'a pu se faire que dans une pйriode d'une durйe йnorme ; or, quiconque ignore ce fait ne pourrait mкme soupзonner l'immense sйrie de siиcles reprйsentйe par la couche la plus mince. On pourrait citer des cas nombreux de couches infйrieures d'une formation qui ont йtй soulevйes, dйnudйes, submergйes, puis recouvertes par les couches supйrieures de la mкme formation -- faits qui dйmontrent qu'il a pu y avoir des intervalles considйrables et faciles а mйconnaоtre dans l'accumulation totale. Dans d'autres cas, de grands arbres fossiles, encore debout sur le sol oщ ils ont vйcu, nous prouvent nettement que de longs intervalles de temps se sont йcoulйs et que des changements de niveau ont eu lieu pendant la formation des dйpфts ; ce que nul n'aurait jamais pu soupзonner si les arbres n'avaient pas йtй conservйs. Ainsi sir C. Lyell et le docteur Dawson ont trouvй dans la Nouvelle-Ecosse des dйpфts carbonifиres ayant 1 400 pieds d'йpaisseur, formйs de couches superposйes contenant des racines, et cela а soixante-huit niveaux diffйrents. Aussi, quand la mкme espиce se rencontre а la base, au milieu et au sommet d'une formation, il y a toute probabilitй qu'elle n'a pas vйcu au mкme endroit pendant toute la pйriode du dйpфt, mais qu'elle a paru et disparu, bien des fois peut-кtre, pendant la mкme pйriode gйologique. En consйquence, si de semblables espиces avaient subi, pendant le cours d'une pйriode gйologique, des modifications considйrables, un point donnй de la formation ne renfermerait pas tous les degrйs intermйdiaires d'organisation qui, d'aprиs ma thйorie, ont dы exister, mais prйsenterait des changements de formes soudains, bien que peut-кtre peu considйrables. Il est indispensable de se rappeler que les naturalistes n'ont aucune formule mathйmatique qui leur permette de distinguer les espиces des variйtйs ; ils accordent une petite variabilitй а chaque espиce ; mais aussitфt qu'ils rencontrent quelques diffйrences un peu plus marquйes entre deux formes, ils les regardent toutes deux comme des espиces, а moins qu'ils ne puissent les relier par une sйrie de gradations intermйdiaires trиs voisines ; or, nous devons rarement, en vertu des raisons que nous venons de donner, espйrer trouver, dans une section gйologique quelconque, un rapprochement semblable. Supposons deux espиces B et C, et qu'on trouve, dans une couche sous-jacente et plus ancienne, une troisiиme espиce A ; en admettant mкme que celle-ci soit rigoureusement intermйdiaire entre B et C, elle serait simplement considйrйe comme une espиce distincte, а moins qu'on ne trouve des variйtйs intermйdiaires la reliant avec l'une ou l'autre des deux formes ou avec toutes les deux. Il ne faut pas oublier que, ainsi que nous l'avons dйjа expliquй, A pourrait кtre l'ancкtre de B et de C, sans кtre rigoureusement intermйdiaire entre les deux dans tous ses caractиres. Nous pourrions donc trouver dans les couches infйrieures et supйrieures d'une mкme formation l'espиce parente et ses diffйrents descendants modifiйs, sans pouvoir reconnaоtre leur parentй, en l'absence des nombreuses formes de transition, et, par consйquent, nous les considйrerions comme des espиces distinctes. On sait sur quelles diffйrences excessivement lйgиres beaucoup de palйontologistes ont fondй leurs espиces, et ils le font d'autant plus volontiers que les spйcimens proviennent des diffйrentes couches d'une mкme formation. Quelques conchyliologistes expйrimentйs ramиnent actuellement au rang de variйtйs un grand nombre d'espиces йtablies par d'Orbigny et tant d'autres, ce qui nous fournit la preuve des changements que, d'aprиs ma thйorie, nous devons constater. Dans les dйpфts tertiaires rйcents, on rencontre aussi beaucoup de coquilles que la majoritй des naturalistes regardent comme identiques avec des espиces vivantes ; mais d'autres excellents naturalistes, comme Agassiz et Pictet, soutiennent que toutes ces espиces tertiaires sont spйcifiquement distinctes, tout en admettant que les diffйrences qui existent entre elles sont trиs lйgиres. Lа encore, а moins de supposer que ces йminents naturalistes se sont laissйs entraоner par leur imagination, et que les espиces tertiaires ne prйsentent rйellement aucune diffйrence avec leurs reprйsentants vivants, ou а moins d'admettre que la grande majoritй des naturalistes ont tort en refusant de reconnaоtre que les espиces tertiaires sont rйellement distinctes des espиces actuelles, nous avons la preuve de l'existence frйquente de lйgиres modifications telles que les demande ma thйorie. Si nous йtudions des pйriodes plus considйrables et que nous examinions les йtages consйcutifs et distincts d'une mкme grande formation, nous trouvons que les fossiles enfouis, bien qu'universellement considйrйs comme spйcifiquement diffйrents, sont cependant beaucoup plus voisins les uns des autres que ne le sont les espиces enfouies dans des formations chronologiquement plus йloignйes les unes des autres ; or, c'est encore lа une preuve йvidente de changements opйrйs dans la direction requise par ma thйorie. Mais j'aurai а revenir sur ce point dans le chapitre suivant. Pour les plantes et les animaux qui se propagent rapidement et se dйplacent peu, il y a raison de supposer, comme nous l'avons dйjа vu, que les variйtйs sont d'abord gйnйralement locales, et que ces variйtйs locales ne se rйpandent beaucoup et ne supplantent leurs formes parentes que lorsqu'elles se sont considйrablement modifiйes et perfectionnйes. La chance de rencontrer dans une formation d'un pays quelconque toutes les formes primitives de transition entre deux espиces est donc excessivement faible, puisque l'on suppose que les changements successifs ont йtй locaux et limitйs а un point donnй. La plupart des animaux marins ont un habitat trиs йtendu ; nous avons vu, en outre, que ce sont les plantes ayant l'habitat le plus йtendu qui prйsentent le plus souvent des variйtйs. Il est donc probable que ce sont les mollusques et les autres animaux marins dissйminйs sur des espaces considйrables, dйpassant de beaucoup les limites des formations gйologiques connues en Europe, qui ont dы aussi donner le plus souvent naissance а des variйtйs locales d'abord, puis enfin а des espиces nouvelles ; circonstance qui ne peut encore que diminuer la chance que nous avons de retrouver tous les йtats de transition entre deux formes dans une formation gйologique quelconque. Le docteur Falconer a encore signalй une considйration plus importante, qui conduit а la mкme conclusion, c'est-а-dire que la pйriode pendant laquelle chaque espиce a subi des modifications, bien que fort longue si on l'apprйcie en annйes, a dы кtre probablement fort courte en comparaison du temps pendant lequel cette mкme espиce n'a subi aucun changement. Nous ne devons point oublier que, de nos jours bien que nous ayons sous les yeux des spйcimens parfaits, nous ne pouvons que rarement relier deux formes l'une а l'autre par des variйtйs intermйdiaires de maniиre а йtablir leur identitй spйcifique, jusqu'а ce que nous ayons rйuni un grand nombre de spйcimens provenant de contrйes diffйrentes ; or, il est rare que nous puissions en agir ainsi а l'йgard des fossiles. Rien ne peut nous faire mieux comprendre l'improbabilitй qu'il y a а ce que nous puissions relier les unes aux autres les espиces par des formes fossiles intermйdiaires, nombreuses et graduйes, que de nous demander, par exemple, comment un gйologue pourra, а quelque йpoque future, parvenir а dйmontrer que nos diffйrentes races de bestiaux, de moutons, de chevaux ou de chiens, descendent d'une seule souche originelle ou de plusieurs ; ou encore, si certaines coquilles marines habitant les cфtes de l'Amйrique du Nord, que quelques conchyliologistes considиrent comme spйcifiquement distinctes de leurs congйnиres d'Europe et que d'autres regardent seulement comme des variйtйs, sont rйellement des variйtйs ou des espиces. Le gйologue de l'avenir ne pourrait rйsoudre cette difficultй qu'en dйcouvrant а l'йtat fossile de nombreuses formes intermйdiaires, chose improbable au plus haut degrй. Les auteurs qui croient а l'immutabilitй des espиces ont rйpйtй а satiйtй que la gйologie ne fournit aucune forme de transition. Cette assertion, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, est tout а fait erronйe. Comme l'a fait remarquer sir J. Lubbock, « chaque espиce constitue un lien entre d'autres formes alliйes ». Si nous prenons un genre ayant une vingtaine d'espиces vivantes et йteintes, et que nous en dйtruisions les quatre cinquiиmes, il est йvident que les formes qui resteront seront plus йloignйes et plus distinctes les unes des autres. Si les formes ainsi dйtruites sont les formes extrкmes du genre, celui-ci sera lui-mкme plus distinct des autres genres alliйs. Ce que les recherches gйologiques n'ont pas encore rйvйlй, c'est l'existence passйe de gradations infiniment nombreuses, aussi rapprochйes que le sont les variйtйs actuelles, et reliant entre elles presque toutes les espиces йteintes ou encore vivantes. Or, c'est ce а quoi nous ne pouvons nous attendre, et c'est cependant la grande objection qu'on a, а maintes reprises, opposйe а ma thйorie. Pour rйsumer les remarques qui prйcиdent sur les causes de l'imperfection des documents gйologiques, supposons l'exemple suivant : l'archipel malais est а peu prиs йgal en йtendue а l'Europe, du cap Nord а la Mйditerranйe et de l'Angleterre а la Russie ; il reprйsente par consйquent une superficie йgale а celle dont les formations gйologiques ont йtй jusqu'ici examinйes avec soin, celles des Etats-Unis exceptйes. J'admets complиtement, avec M. Godwin-Austen, que l'archipel malais, dans ses conditions actuelles, avec ses grandes оles sйparйes par des mers larges et peu profondes, reprйsente probablement l'ancien йtat de l'Europe, а l'йpoque oщ s'accumulaient la plupart de nos formations. L'archipel malais est une des rйgions du globe les plus riches en кtres organisйs ; cependant, si on rassemblait toutes les espиces qui y ont vйcu, elles ne reprйsenteraient que bien imparfaitement l'histoire naturelle du monde. Nous avons, en outre, tout lieu de croire que les productions terrestres de l'archipel ne seraient conservйes que d'une maniиre trиs imparfaite, dans les formations que nous supposons y кtre en voie d'accumulation. Un petit nombre seulement des animaux habitant le littoral, ou ayant vйcu sur les rochers sous-marins dйnudйs, doivent кtre enfouis ; encore ceux qui ne seraient ensevelis que dans le sable et le gravier ne se conserveraient pas trиs longtemps. D'ailleurs, partout oщ il ne se fait pas de dйpфts au fond de la mer et oщ ils ne s'accumulent pas assez promptement pour recouvrir а temps et protйger contre la destruction les corps organiques, les restes de ceux-ci ne peuvent кtre conservйs. Les formations riches en fossiles divers et assez йpaisses pour persister jusqu'а une pйriode future aussi йloignйe dans l'avenir que le sont les terrains secondaires dans le passй, ne doivent, en rиgle gйnйrale, se former dans l'archipel que pendant les mouvements d'affaissement du sol. Ces pйriodes d'affaissement sont nйcessairement sйparйes les unes des autres par des intervalles considйrables, pendant lesquels la rйgion reste stationnaire ou se soulиve. Pendant les pйriodes de soulиvement, les formations fossilifиres des cфtes les plus escarpйes doivent кtre dйtruites presque aussitфt qu'accumulйes par l'action incessante des vagues cфtiиres, comme cela a lieu actuellement sur les rivages de l'Amйrique mйridionale. Mкme dans les mers йtendues et peu profondes de l'archipel, les dйpфts de sйdiment ne pourraient guиre, pendant les pйriodes de soulиvement, atteindre une bien grande йpaisseur, ni кtre recouverts et protйgйs par des dйpфts subsйquents qui assureraient leur conservation jusque dans un avenir йloignй. Les йpoques d'affaissement doivent probablement кtre accompagnйes de nombreuses extinctions d'espиces, et celles de soulиvement de beaucoup de variations ; mais, dans ce dernier cas, les documents gйologiques sont beaucoup plus incomplets. On peut douter que la durйe d'une grande pйriode d'affaissement affectant tout ou partie de l'archipel, ainsi que l'accumulation contemporaine des sйdiments, doive excйder la durйe moyenne des mкmes formes spйcifiques ; deux conditions indispensables pour la conservation de tous les йtats de transition qui ont existй entre deux ou plusieurs espиces. Si tous ces intermйdiaires n'йtaient pas conservйs, les variйtйs de transition paraоtraient autant d'espиces nouvelles bien que trиs voisines. Il est probable aussi que chaque grande pйriode d'affaissement serait interrompue par des oscillations de niveau, et que de lйgers changements de climat se produiraient pendant de si longues pйriodes ; dans ces divers cas, les habitants de l'archipel йmigreraient. Un grand nombre des espиces marines de l'archipel s'йtendent actuellement а des milliers de lieues de distance au-delа de ses limites ; or, l'analogie nous conduit certainement а penser que ce sont principalement ces espиces trиs rйpandues qui produisent le plus souvent des variйtйs nouvelles. Ces variйtйs sont d'abord locales, ou confinйes dans une seule rйgion ; mais si elles sont douйes de quelque avantage dйcisif sur d'autres formes, si elles continuent а se modifier et а se perfectionner, elles se multiplient peu а peu et finissent par supplanter la souche mиre. Or, quand ces variйtйs reviennent dans leur ancienne patrie, comme elles diffиrent d'une maniиre uniforme, quoique peut-кtre trиs lйgиre, de leur йtat primitif, et comme elles se trouvent enfouies dans des couches un peu diffйrentes de la mкme formation, beaucoup de palйontologistes, d'aprиs les principes en vigueur, les classent comme des espиces nouvelles et distinctes. Si les remarques que nous venons de faire ont quelque justesse, nous ne devons pas nous attendre а trouver dans nos formations gйologiques un nombre infini de ces formes de transition qui, d'aprиs ma thйorie, ont reliй les unes aux autres toutes les espиces passйes et prйsentes d'un mкme groupe, pour en faire une seule longue sйrie continue et ramifiйe. Nous ne pouvons espйrer trouver autre chose que quelques chaоnons йpars, plus ou moins voisins les uns des autres ; et c'est lа certainement ce qui arrive. Mais si ces chaоnons, quelque rapprochйs qu'ils puissent кtre, proviennent d'йtages diffйrents d'une mкme formation, beaucoup de palйontologistes les considиrent comme des espиces distinctes. Cependant, je n'aurais jamais, sans doute, soupзonnй l'insuffisance et la pauvretй des renseignements que peuvent nous fournir les couches gйologiques les mieux conservйes, sans l'importance de l'objection que soulevait contre ma thйorie l'absence de chaоnons intermйdiaires entre les espиces qui ont vйcu au commencement et а la fin de chaque formation. APPARITION SOUDAINE DE GROUPES ENTIERS D'ESPECES ALLIEES. Plusieurs palйontologistes, Agassiz, Pictet et Sedgwick par exemple, ont arguй de l'apparition soudaine de groupes entiers d'espиces dans certaines formations comme d'un fait inconciliable avec la thйorie de la transformation. Si des espиces nombreuses, appartenant aux mкmes genres ou aux mкmes familles, avaient rйellement apparu tout а coup, ce fait anйantirait la thйorie de l'йvolution par la sйlection naturelle. En effet, le dйveloppement par la sйlection naturelle d'un ensemble de formes, toutes descendant d'un ancкtre unique, a dы кtre fort long, et les espиces primitives ont dы vivre bien des siиcles avant leur descendance modifiйe. Mais, disposйs que nous sommes а exagйrer continuellement la perfection des archives gйologiques, nous concluons trиs faussement, de ce que certains genres ou certaines familles n'ont pas йtй rencontrйs au-dessous d'une couche, qu'ils n'ont pas existй avant le dйpфt de cette couche. On peut se fier complиtement aux preuves palйontologiques positives ; mais, comme l'expйrience nous l'a si souvent dйmontrй, les preuves nйgatives n'ont aucune valeur. Nous oublions toujours combien le monde est immense, comparй а la surface suffisamment йtudiйe de nos formations gйologiques ; nous ne songeons pas que des groupes d'espиces ont pu exister ailleurs pendant longtemps, et s'кtre lentement multipliйs avant d'envahir les anciens archipels de l'Europe et des Etats-Unis. Nous ne tenons pas assez compte des йnormes intervalles qui ont dы s'йcouler entre nos formations successives, intervalles qui, dans bien des cas, ont peut-кtre йtй plus longs que les pйriodes nйcessaires а l'accumulation de chacune de ces formations. Ces intervalles ont permis la multiplication d'espиces dйrivйes d'une ou plusieurs formes parentes, constituant les groupes qui, dans la formation suivante, apparaissent comme s'ils йtaient soudainement crййs. Je dois rappeler ici une remarque que nous avons dйjа faite ; c'est qu'il doit falloir une longue succession de siиcles pour adapter un organisme а des conditions entiиrement nouvelles, telles, par exemple, que celle du vol. En consйquence, les formes de transition ont souvent dы rester longtemps circonscrites dans les limites d'une mкme localitй ; mais, dиs que cette adaptation a йtй effectuйe, et que quelques espиces ont ainsi acquis un avantage marquй sur d'autres organismes, il ne faut plus qu'un temps relativement court pour produire un grand nombre de formes divergentes, aptes а se rйpandre rapidement dans le monde entier. Dans une excellente analyse du prйsent ouvrage, le professeur Pictet, traitant des premiиres formes de transition et prenant les oiseaux pour exemple, ne voit pas comment les modifications successives des membres antйrieurs d'un prototype supposй ont pu offrir aucun avantage. Considйrons, toutefois, les pingouins des mers du Sud ; les membres antйrieurs de ces oiseaux ne se trouvent-ils pas dans cet йtat exactement intermйdiaire oщ ils ne sont ni bras ni aile ? Ces oiseaux tiennent cependant victorieusement leur place dans la lutte pour l'existence, puisqu'ils existent en grand nombre et sous diverses formes. Je ne pense pas que ce soient lа les vrais йtats de transition par lesquels la formation des ailes dйfinitives des oiseaux a dы passer ; mais y aurait-il quelque difficultй spйciale а admettre qu'il pourrait devenir avantageux au descendants modifiйs du pingouin d'acquйrir, d'abord, la facultй de circuler en battant l'eau de leurs ailes, comme le canard а ailes courtes, pour finir par s'йlever et s'йlancer dans les airs ? Donnons maintenant quelques exemples а l'appui des remarques qui prйcиdent, et aussi pour prouver combien nous sommes sujets а erreur quand nous supposons que des groupes entiers d'espиces se sont produits soudainement. M. Pictet a dы considйrablement modifier ses conclusions relativement а l'apparition et а la disparition subite de plusieurs groupes d'animaux dans le court intervalle qui sйpare les deux йditions de son grand ouvrage sur la palйontologie, parues, l'une en 1844-1846, la seconde en 1853-57, et une troisiиme rйclamerait encore d'autres changements. Je puis rappeler le fait bien connu que, dans tous les traitйs de gйologie publiйs il n'y a pas bien longtemps, on enseigne que les mammifиres ont brusquement apparu au commencement de l'йpoque tertiaire. Or, actuellement, l'un des dйpфts les plus riches en fossiles de mammifиres que l'on connaisse appartient au milieu de l'йpoque secondaire, et l'on a dйcouvert de vйritables mammifиres dans les couches de nouveau grиs rouge, qui remontent presque au commencement de cette grande йpoque. Cuvier a soutenu souvent que les couches tertiaires ne contiennent aucun singe, mais on a depuis trouvй des espиces йteintes de ces animaux dans l'Inde, dans l'Amйrique du Sud et en Europe, jusque dans les couches de l'йpoque miocиne. Sans la conservation accidentelle et fort rare d'empreintes de pas dans le nouveau grиs rouge des Etats-Unis, qui eыt osй soupзonner que plus de trente espиces d'animaux ressemblant а des oiseaux, dont quelques-uns de taille gigantesque, ont existй pendant cette pйriode ? On n'a pu dйcouvrir dans ces couches le plus petit fragment d'ossement. Jusque tout rйcemment, les palйontologistes soutenaient que la classe entiиre des oiseaux avait apparu brusquement pendant l'йpoque йocиne ; mais le professeur Owen a dйmontrй depuis qu'il existait un oiseau incontestable lors du dйpфt du grиs vert supйrieur. Plus rйcemment encore on a dйcouvert dans les couches oolithiques de Solenhofen cet oiseau bizarre, l'archйopteryx, dont la queue de lйzard allongйe porte а chaque articulation une paire de plumes, et dont les ailes sont armйes de deux griffes libres. Il y a peu de dйcouvertes rйcentes qui prouvent aussi йloquemment que celle-ci combien nos connaissances sur les anciens habitants du globe sont encore limitйes. Je citerai encore un autre exemple qui m'a particuliиrement frappй lorsque j'eus l'occasion de l'observer. J'ai affirmй, dans un mйmoire sur les cirripиdes sessiles fossiles, que, vu le nombre immense d'espиces tertiaires vivantes et йteintes ; que, vu l'abondance extraordinaire d'individus de plusieurs espиces dans le monde entier, depuis les rйgions arctiques jusqu'а l'йquateur, habitant а diverses profondeurs, depuis les limites des hautes eaux jusqu'а 50 brasses ; que, vu la perfection avec laquelle les individus sont conservйs dans les couches tertiaires les plus anciennes ; que, vu la facilitй avec laquelle le moindre fragment de valve peut кtre reconnu, on pouvait conclure que, si des cirripиdes sessiles avaient existй pendant la pйriode secondaire, ces espиces eussent certainement йtй conservйes et dйcouvertes. Or, comme pas une seule espиce n'avait йtй dйcouverte dans les gisements de cette йpoque ; j'en arrivai а la conclusion que cet immense groupe avait dы se dйvelopper subitement а l'origine de la sйrie tertiaire ; cas embarrassant pour moi, car il fournissait un exemple de plus de l'apparition soudaine d'un groupe important d'espиces. Mon ouvrage venait de paraоtre, lorsque je reзus d'un habile palйontologiste, M. Bosquet, le dessin d'un cirripиde sessile incontestable admirablement conservй, dйcouvert par lui-mкme dans la craie, en Belgique. Le cas йtait d'autant plus remarquable, que ce cirripиde йtait un vйritable Chthamalus, genre trиs commun, trиs nombreux, et rйpandu partout, mais dont on n'avait pas encore rencontrй un spйcimen, mкme dans aucun dйpфt tertiaire. Plus rйcemment encore, M. Woodward a dйcouvert dans la craie supйrieure un Pyrgoma, membre d'une sous-famille distincte des cirripиdes sessiles. Nous avons donc aujourd'hui la preuve certaine que ce groupe d'animaux a existй pendant la pйriode secondaire. Le cas sur lequel les palйontologistes insistent le plus frйquemment, comme exemple de l'apparition subite d'un groupe entier d'espиces, est celui des poissons tйlйostйens dans les couches infйrieures, selon Agassiz, de l'йpoque de la craie. Ce groupe renferme la grande majoritй des espиces actuelles. Mais on admet gйnйralement aujourd'hui que certaines formes jurassiques et triassiques appartiennent au groupe des tйlйostйens, et une haute autoritй a mкme classй dans ce groupe certaines formes palйozoпques. Si tout le groupe tйlйostйen avait rйellement apparu dans l'hйmisphиre septentrional au commencement de la formation de la craie, le fait serait certainement trиs remarquable ; mais il ne constituerait pas une objection insurmontable contre mon hypothиse, а moins que l'on ne puisse dйmontrer en mкme temps que les espиces de ce groupe ont apparu subitement et simultanйment dans le monde entier а cette mкme йpoque. Il est superflu de rappeler que l'on ne connaоt encore presqu'aucun poisson fossile provenant du sud de l'йquateur, et l'on verra, en parcourant la Palйontologie de Pictet, que les diverses formations europйennes n'ont encore fourni que trиs peu d'espиces. Quelques familles de poissons ont actuellement une distribution fort limitйe ; il est possible qu'il en ait йtй autrefois de mкme pour les poissons tйlйostйens, et qu'ils se soient ensuite largement rйpandus, aprиs s'кtre considйrablement dйveloppйs dans quelque mer. Nous n'avons non plus aucun droit de supposer que les mers du globe ont toujours йtй aussi librement ouvertes du sud au nord qu'elles le sont aujourd'hui. De nos jours encore, si l'archipel malais se transformait en continent, les parties tropicales de l'ocйan indien formeraient un grand bassin fermй, dans lequel des groupes importants d'animaux marins pourraient se multiplier, et rester confinйs jusqu'а ce que quelques espиces adaptйes а un climat plus froid, et rendues ainsi capables de doubler les caps mйridionaux de l'Afrique et de l'Australie, pussent ensuite s'йtendre et gagner des mers йloignйes. Ces considйrations diverses, notre ignorance sur la gйologie des pays qui se trouvent en dehors des limites de l'Europe et des Etats-Unis, la rйvolution que les dйcouvertes des douze derniиres annйes ont opйrйe dans nos connaissances palйontologiques, me portent а penser qu'il est aussi hasardeux de dogmatiser sur la succession des formes organisйes dans le globe entier, qu'il le serait а un naturaliste qui aurait dйbarquй cinq minutes sur un point stйrile des cфtes de l'Australie de discuter sur le nombre et la distribution des productions de ce continent. DE L'APPARITION SOUDAINE DE GROUPES D'ESPECES ALLIEES DANS LES COUCHES FOSSILIFERES LES PLUS ANCIENNES. Il est une autre difficultй analogue, mais beaucoup plus sйrieuse. Je veux parler de l'apparition soudaine d'espиces appartenant aux divisions principales du rиgne animal dans les roches fossilifиres les plus anciennes que l'on connaisse. Tous les arguments qui m'ont convaincu que toutes les espиces d'un mкme groupe descendent d'un ancкtre commun, s'appliquent йgalement aux espиces les plus anciennes que nous connaissions. Il n'est pas douteux, par exemple, que tous les trilobites cumbriens et siluriens descendent de quelque crustacй qui doit avoir vйcu longtemps avant l'йpoque cumbrienne, et qui diffйrait probablement beaucoup de tout animal connu. Quelques-uns des animaux les plus anciens, tels que le Nautile, la Lingule, etc., ne diffиrent pas beaucoup des espиces vivantes ; et, d'aprиs ma thйorie, on ne saurait supposer que ces anciennes espиces aient йtй les ancкtres de toutes les espиces des mкmes groupes qui ont apparu dans la suite, car elles ne prйsentent а aucun degrй des caractиres intermйdiaires. Par consйquent, si ma thйorie est vraie, il est certain qu'il a dы s'йcouler, avant le dйpфt des couches cumbriennes infйrieures, des pйriodes aussi longues, et probablement mкme beaucoup plus longues, que toute la durйe des pйriodes comprises entre l'йpoque cumbrienne et l'йpoque actuelle, pйriodes inconnues pendant lesquelles des кtres vivants ont fourmillй sur la terre. Nous rencontrons ici une objection formidable ; on peut douter, en effet, que la pйriode pendant laquelle l'йtat de la terre a permis la vie а sa surface ait durй assez longtemps. Sir W. Thompson admet que la consolidation de la croыte terrestre ne peut pas remonter а moins de 20 millions ou а plus de 400 millions d'annйes, et doit кtre plus probablement comprise entre 98 et 200 millions. L'йcart considйrable entre ces limites prouve combien les donnйes sont vagues, et il est probable que d'autres йlйments doivent кtre introduits dans le problиme. M. Croll estime а 60 millions d'annйes le temps йcoulй depuis le dйpфt des terrains cumbriens ; mais, а en juger par le peu d'importance des changements organiques qui ont eu lieu depuis le commencement de l'йpoque glaciaire, cette durйe paraоt courte relativement aux modifications nombreuses et considйrables que les formes vivantes ont subies depuis la formation cumbrienne. Quant aux 140 millions d'annйes antйrieures, c'est а peine si l'on peut les considйrer comme suffisantes pour le dйveloppement des formes variйes qui existaient dйjа pendant l'йpoque cumbrienne. Il est toutefois probable, ainsi que le fait expressйment remarquer sir W. Thompson, que pendant ces pйriodes primitives le globe devait кtre exposй а des changements plus rapides et plus violents dans ses conditions physiques qu'il ne l'est actuellement ; d'oщ aussi des modifications plus rapides chez les кtres organisйs qui habitaient la surface de la terre а ces йpoques reculйes. Pourquoi ne trouvons-nous pas des dйpфts riches en fossiles appartenant а ces pйriodes primitives antйrieures а l'йpoque cumbrienne ? C'est lа une question а laquelle je ne peux faire aucune rйponse satisfaisante. Plusieurs gйologues йminents, sir R. Murchison а leur tкte, йtaient, tout rйcemment encore, convaincus que nous voyons les premiиres traces de la vie dans les restes organiques que nous fournissent les couches siluriennes les plus anciennes. D'autres juges, trиs compйtents, tels que Lyell et E. Forbes, ont contestй cette conclusion. N'oublions point que nous ne connaissons un peu exactement qu'une bien petite portion du globe. Il n'y a pas longtemps que M. Barrande a ajoutй au systиme silurien un nouvel йtage infйrieur, peuplй de nombreuses espиces nouvelles et spйciales ; plus rйcemment encore, M. Hicks a trouvй, dans le sud du pays de Galles, des couches appartenant а la formation cumbrienne infйrieure, riches en trilobites, et contenant en outre divers mollusques et divers annйlides. La prйsence de nodules phosphatiques et de matiиres bitumineuses, mкme dans quelques-unes des roches azoпques, semble indiquer l'existence de la vie dиs ces pйriodes. L'existence de l'Eozoon dans la formation laurentienne, au Canada, est gйnйralement admise. Il y a au Canada, au-dessous du systиme silurien, trois grandes sйries de couches ; c'est dans la plus ancienne qu'on a trouvй l'Eozoon. Sir W. Logan affirme « que l'йpaisseur des trois sйries rйunies dйpasse probablement de beaucoup celle de toutes les roches des йpoques suivantes, depuis la base de la sйrie palйozoпque jusqu'а nos jours. Ceci nous fait reculer si loin dans le passй, qu'on peut considйrer l'apparition de la faune dite primordiale (de Barrande) comme un fait relativement moderne. » L'Eozoon appartient а la classe des animaux les plus simples au point de vue de l'organisation ; mais, malgrй cette simplicitй, il est admirablement organisй. Il a existй en quantitйs innombrables, et, comme l'a fait remarquer le docteur Dawson, il devait certainement se nourrir d'autres кtres organisйs trиs petits, qui ont dы йgalement pulluler en nombres incalculables. Ainsi se sont vйrifiйes les remarques que je faisais en 1859, au sujet de l'existence d'кtres vivant longtemps avant la pйriode cumbrienne, et les termes dont je me servais alors sont а peu prиs les mкmes que ceux dont s'est servi plus tard sir W. Logan. Nйanmoins, la difficultй d'expliquer par de bonnes raisons l'absence de vastes assises de couches fossilifиres au-dessous des formations du systиme cumbrien supйrieur reste toujours trиs grande. Il est peu probable que les couches les plus anciennes aient йtй complиtement dйtruites par dйnudation, et que les fossiles aient йtй entiиrement oblitйrйs par suite d'une action mйtamorphique ; car, s'il en eыt йtй ainsi, nous n'aurions ainsi trouvй que de faibles restes des formations qui les ont immйdiatement suivies, et ces restes prйsenteraient toujours des traces d'altйration mйtamorphique. Or, les descriptions que nous possйdons des dйpфts siluriens qui couvrent d'immenses territoires en Russie et dans l'Amйrique du Nord ne permettent pas de conclure que, plus une formation est ancienne, plus invariablement elle a dы souffrir d'une dйnudation considйrable ou d'un mйtamorphisme excessif. Le problиme reste donc, quant а prйsent, inexpliquй, insoluble, et l'on peut continuer а s'en servir comme d'un argument sйrieux contre les opinions йmises ici. Je ferai toutefois l'hypothиse suivante, pour prouver qu'on pourra peut-кtre plus tard lui trouver une solution. En raison de la nature des restes organiques qui, dans les diverses formations de l'Europe et des Etats-Unis, ne paraissent pas avoir vйcu а de bien grandes profondeurs, et de l'йnorme quantitй de sйdiments dont l'ensemble constitue ces puissantes formations d'une йpaisseur de plusieurs kilomиtres, nous pouvons penser que, du commencement а la fin, de grandes оles ou de grandes йtendues de terrain, propres а fournir les йlйments de ces dйpфt, ont dы exister dans le voisinage des continents actuels de l'Europe et de l'Amйrique du Nord. Agassiz et d'autres savants ont rйcemment soutenu cette mкme opinion. Mais nous ne savons pas quel йtait l'йtat des choses dans les intervalles qui ont sйparй les diverses formations successives ; nous ne savons pas si, pendant ces intervalles, l'Europe et les Etats-Unis existaient а l'йtat de terres йmergйes ou d'aires sous-marines prиs des terres, mais sur lesquelles ne se formait aucun dйpфt, ou enfin comme le lit d'une mer ouverte et insondable. Nous voyons que les ocйans actuels, dont la surface est le triple de celle des terres, sont parsemйs d'un grand nombre d'оles ; mais on ne connaоt pas une seule оle vйritablement ocйanique (la Nouvelle-Zйlande exceptйe, si toutefois on peut la considйrer comme telle) qui prйsente mкme une trace de formations palйozoпques ou secondaires. Nous pouvons donc peut-кtre en conclure que, lа oщ s'йtendent actuellement nos ocйans, il n'existait, pendant l'йpoque palйozoпque et pendant l'йpoque secondaire, ni continents ni оles continentales ; car, s'il en avait existй, il se serait, selon toute probabilitй, formй, aux dйpens des matйriaux qui leur auraient йtй enlevйs, des dйpфts sйdimentaires palйozoпques et secondaires, lesquels auraient ensuite йtй partiellement soulevйs dans les oscillations de niveau qui ont dы nйcessairement se produire pendant ces immenses pйriodes. Si donc nous pouvons conclure quelque chose de ces faits c'est que, lа oщ s'йtendent actuellement nos ocйans, des ocйans ont dы exister depuis l'йpoque la plus reculйe dont nous puissions avoir connaissance, et, d'autre part, que, lа oщ se trouvent aujourd'hui les continents, il a existй de grandes йtendues de terre depuis l'йpoque cumbrienne, soumises trиs probablement а de fortes oscillations de niveau. La carte colorйe que j'ai annexйe а mon ouvrage sur les rйcifs de corail m'a amenй а conclure que, en gйnйral, les grands ocйans sont encore aujourd'hui des aires d'affaissement ; que les grands archipels sont toujours le thйвtre des plus grandes oscillations de niveau, et que les continents reprйsentent des aires de soulиvement. Mais nous n'avons aucune raison de supposer que les choses aient toujours йtй ainsi depuis le commencement du monde. Nos continents semblent avoir йtй formйs, dans le cours de nombreuses oscillations de niveau, par une prйpondйrance de la force de soulиvement ; mais ne se peut-il pas que les aires du mouvement prйpondйrant aient changй dans le cours des вges ? A une pйriode fort antйrieure а l'йpoque cumbrienne, il peut y avoir eu des continents lа oщ les ocйans s'йtendent aujourd'hui, et des ocйans sans bornes peuvent avoir recouvert la place de nos continents actuels. Nous ne serions pas non plus autorisйs а supposer que, si le fond actuel de l'ocйan Pacifique, par exemple, venant а кtre converti en continent, nous y trouverions, dans un йtat reconnaissable, des formations sйdimentaires plus anciennes que les couches cumbriennes, en supposant qu'elles y soient autrefois dйposйes ; car il se pourrait que des couches, qui par suite de leur affaissement se seraient rapprochйes de plusieurs milles du centre de la terre, et qui auraient йtй fortement comprimйes sous le poids йnorme de la grande masse d'eau qui les recouvrait, eussent йprouvй des modifications mйtamorphiques bien plus considйrables que celles qui sont restйes plus prиs de la surface. Les immenses йtendues de roches mйtamorphiques dйnudйes qui se trouvent dans quelques parties du monde, dans l'Amйrique du Sud par exemple, et qui doivent avoir йtй soumises а l'action de la chaleur sous une forte pression, m'ont toujours paru exiger quelque explication spйciale ; et peut-кtre voyons-nous, dans ces immenses rйgions, de nombreuses formations, antйrieures de beaucoup а l'йpoque cumbrienne, aujourd'hui complиtement dйnudйes et transformйes par le mйtamorphisme. RESUME. Les diverses difficultйs que nous venons de discuter, а savoir : l'absence dans nos formations gйologiques de chaоnons prйsentant tous les degrйs de transition entre les espиces actuelles et celles qui les ont prйcйdйes, bien que nous y rencontrions souvent des formes intermйdiaires ; l'apparition subite de groupes entiers d'espиces dans nos formations europйennes ; l'absence presque complиte, du moins jusqu'а prйsent, de dйpфts fossilifиres au-dessous du systиme cumbrien, ont toutes incontestablement une grande importance. Nous en voyons la preuve dans le fait que les palйontologistes les plus йminents, tels que Cuvier, Agassiz, Barrande, Pictet, Falconer, E. Forbes, etc., et tous nos plus grands gйologues, Lyell, Murchison, Sedgwick, etc., ont unanimement, et souvent avec ardeur, soutenu le principe de l'immutabilitй des espиces. Toutefois, sir C. Lyell appuie actuellement de sa haute autoritй l'opinion contraire, et la plupart des palйontologistes et des gйologues sont fort йbranlйs dans leurs convictions antйrieures. Ceux qui admettent la perfection et la suffisance des documents que nous fournit la gйologie repousseront sans doute immйdiatement ma thйorie. Quant а moi, je considиre les archives gйologiques, selon la mйtaphore de Lyell, comme une histoire du globe incomplиtement conservйe, йcrite dans un dialecte toujours changeant, et dont nous ne possйdons que le dernier volume traitant de deux ou trois pays seulement. Quelques fragments de chapitres de ce volume et quelques lignes йparses de chaque page sont seuls parvenus jusqu'а nous. Chaque mot de ce langage changeant lentement, plus ou moins diffйrent dans les chapitres successifs, peut reprйsenter les formes qui ont vйcu, qui sont ensevelies dans les formations successives, et qui nous paraissent а tort avoir йtй brusquement introduites. Cette hypothиse attйnue beaucoup, si elle ne les fait pas complиtement disparaоtre, les difficultйs que nous avons discutйes dans le prйsent chapitre. CHAPITRE XI. DE LA SUCCESSION GEOLOGIQUE DES ETRES ORGANISES. Apparition lente et successive des espиces nouvelles. - Leur diffйrente vitesse de transformation. - Les espиces йteintes ne reparaissent plus. - Les groupes d'espиces, au point de vue de leur apparition et de leur disparition, obйissent aux mкmes rиgles gйnйrales que les espиces isolйes. - Extinction. - Changements simultanйs des formes organiques dans le monde entier. - Affinitйs des espиces йteintes soit entre elles, soit avec les espиces vivantes. - Etat de dйveloppement des formes anciennes. - Succession des mкmes types dans les mкmes zones. - Rйsumй de ce chapitre et du chapitre prйcйdent. Examinons maintenant si les lois et les faits relatifs а la succession gйologique des кtres organisйs s'accordent mieux avec la thйorie ordinaire de l'immutabilitй des espиces qu'avec celle de leur modification lente et graduelle, par voie de descendance et de sйlection naturelle. Les espиces nouvelles ont apparu trиs lentement, l'une aprиs l'autre, tant sur la terre que dans les eaux. Lyell a dйmontrй que, sous ce rapport, les diverses couches tertiaires fournissent un tйmoignage incontestable ; chaque annйe tend а combler quelques-unes des lacunes qui existent entre ces couches, et а rendre plus graduelle la proportion entre les formes йteintes et les formes nouvelles. Dans quelques-unes des couches les plus rйcentes, bien que remontant а une haute antiquitй si l'on compte par annйes, on ne constate l'extinction que d'une ou deux espиces, et l'apparition d'autant d'espиces nouvelles, soit locales, soit, autant que nous pouvons en juger, sur toute la surface de la terre. Les formations secondaires sont plus bouleversйes ; mais, ainsi que le fait remarquer Bronn, l'apparition et la disparition des nombreuses espиces йteintes enfouies dans chaque formation n'ont jamais йtй simultanйes. Les espиces appartenant а diffйrents genres et а diffйrentes classes n'ont pas changй au mкme degrй ni avec la mкme rapiditй. Dans les couches tertiaires les plus anciennes on peut trouver quelques espиces actuellement vivantes, au milieu d'une foule de formes йteintes. Falconer a signalй un exemple frappant d'un fait semblable, c'est un crocodile existant encore qui se trouve parmi des mammifиres et des reptiles йteints dans les dйpфts sous-himalayens. La lingule silurienne diffиre trиs peu des espиces vivantes de ce genre, tandis que la plupart des autres mollusques siluriens et tous les crustacйs ont beaucoup changй. Les habitants de la terre paraissent se modifier plus rapidement que ceux de la mer ; on a observй derniиrement en Suisse un remarquable exemple de ce fait. Il y a lieu de croire que les organismes йlevйs dans l'йchelle se modifient plus rapidement que les organismes infйrieurs ; cette rиgle souffre cependant quelques exceptions. La somme des changements organiques, selon la remarque de Pictet, n'est pas la mкme dans chaque formation successive. Cependant, si nous comparons deux formations qui ne sont pas trиs-voisines, nous trouvons que toutes les espиces ont subi quelques modifications. Lorsqu'une espиce a disparu de la surface du globe, nous n'avons aucune raison de croire que la forme identique reparaisse jamais. Le cas qui semblerait le plus faire exception а cette rиgle est celui des « colonies » de M. Barrande, qui font invasion pendant quelque temps au milieu d'une formation plus ancienne, puis cиdent de nouveau la place а la faune prйexistante ; mais Lyell me semble avoir donnй une explication satisfaisante de ce fait, en supposant des migrations temporaires provenant de provinces gйographiques distinctes. Ces divers faits s'accordent bien avec ma thйorie, qui ne suppose aucune loi fixe de dйveloppement, obligeant tous les habitants d'une zone а se modifier brusquement, simultanйment, ou а un йgal degrй. D'aprиs ma thйorie, au contraire, la marche des modifications doit кtre lente, et n'affecter gйnйralement que peu d'espиces а la fois ; en effet, la variabilitй de chaque espиce est indйpendante de celle de toutes les autres. L'accumulation par la sйlection naturelle, а un degrй plus ou moins prononcй, des variations ou des diffйrences individuelles qui peuvent surgir, produisant ainsi plus ou moins de modifications permanentes, dйpend d'йventualitйs nombreuses et complexes -- telles que la nature avantageuse des variations, la libertй des croisements, les changements lents dans les conditions physiques de la contrйe, l'immigration de nouvelles formes et la nature des autres habitants avec lesquels l'espиce qui varie se trouve en concurrence. Il n'y a donc rien d'йtonnant а ce qu'une espиce puisse conserver sa forme plus longtemps que d'autres, ou que, si elle se modifie, elle le fasse а un moindre degrй. Nous trouvons des rapports analogues entre les habitants actuels de pays diffйrents ; ainsi, les coquillages terrestres et les insectes colйoptиres de Madиre en sont venus а diffйrer considйrablement des formes du continent europйen qui leur ressemblent le plus, tandis que les coquillages marins et les oiseaux n'ont pas changй. La rapiditй plus grande des modifications chez les animaux terrestres et d'une organisation plus йlevйe, comparativement а ce qui se passe chez les formes marines et infйrieures, s'explique peut-кtre par les relations plus complexes qui existent entre les кtres supйrieurs et les conditions organiques et inorganiques de leur existence, ainsi que nous l'avons dйjа indiquй dans un chapitre prйcйdent. Lorsqu'un grand nombre d'habitants d'une rйgion quelconque se sont modifiйs et perfectionnйs, il rйsulte du principe de la concurrence et des rapports essentiels qu'ont mutuellement entre eux les organismes dans la lutte pour l'existence, que toute forme qui ne se modifie pas et ne se perfectionne pas dans une certaine mesure doit кtre exposйe а la destruction. C'est pourquoi toutes les espиces d'une mкme rйgion finissent toujours, si l'on considиre un laps de temps suffisamment long, par se modifier, car autrement elles disparaоtraient. La moyenne des modifications chez les membres d'une mкme classe peut кtre presque la mкme, pendant des pйriodes йgales et de grande longueur ; mais, comme l'accumulation de couches durables, riches en fossiles, dйpend du dйpфt de grandes masses de sйdiments sur des aires en voie d'affaissement, ces couches ont dы nйcessairement se former а des intervalles trиs considйrables et irrйguliиrement intermittents. En consйquence, la somme des changements organiques dont tйmoignent les fossiles contenus dans des formations consйcutives n'est pas йgale. Dans cette hypothиse, chaque formation ne reprйsente pas un acte nouveau et complet de crйation, mais seulement une scиne prise au hasard dans un drame qui change lentement et toujours. Il est facile de comprendre pourquoi une espиce une fois йteinte ne saurait reparaоtre, en admettant mкme le retour de conditions d'existence organiques et inorganiques identiques. En effet, bien que la descendance d'une espиce puisse s'adapter de maniиre а occuper dans l'йconomie de la nature la place d'une autre (ce qui est sans doute arrivй trиs souvent), et parvenir ainsi а la supplanter, les deux formes -- l'ancienne et la nouvelle -- ne pourraient jamais кtre identiques, parce que toutes deux auraient presque certainement hйritй de leurs ancкtres distincts des caractиres diffйrents, et que des organismes dйjа diffйrents tendent а varier d'une maniиre diffйrente. Par exemple, il est possible que, si nos pigeons paons йtaient tous dйtruits, les йleveurs parvinssent а refaire une nouvelle race presque semblable а la race actuelle. Mais si nous supposons la destruction de la souche parente, le biset -- et nous avons toute raison de croire qu'а l'йtat de nature les formes parentes sont gйnйralement remplacйes et exterminйes par leurs descendants perfectionnйs -- il serait peu probable qu'un pigeon paon identique а la race existante, pыt descendre d'une autre espиce de pigeon ou mкme d'aucune autre race bien fixe du pigeon domestique. En effet, les variations successives seraient certainement diffйrentes dans un certain degrй, et la variйtй nouvellement formйe emprunterait probablement а la souche parente quelques divergences caractйristiques. Les groupes d'espиces, c'est-а-dire les genres et les familles, suivent dans leur apparition et leur disparition les mкmes rиgles gйnйrales que les espиces isolйes, c'est-а-dire qu'ils se modifient plus ou moins fortement, et plus ou moins promptement. Un groupe une fois йteint ne reparaоt jamais ; c'est-а-dire que son existence, tant qu'elle se perpйtue, est rigoureusement continue. Je sais que cette rиgle souffre quelques exceptions apparentes, mais elles sont si rares que E. Forbes, Pictet et Woodward (quoique tout а fait opposйs aux idйes que je soutiens) l'admettent pour vraie. Or, cette rиgle s'accorde rigoureusement avec ma thйorie, car toutes les espиces d'un mкme groupe, quelle qu'ait pu en кtre la durйe, sont les descendants modifiйs les uns des autres, et d'un ancкtre commun. Les espиces du genre lingule, par exemple, qui ont successivement apparu а toutes les йpoques, doivent avoir йtй reliйes les unes aux autres par une sйrie non interrompue de gйnйrations, depuis les couches les plus anciennes du systиme silurien jusqu'а nos jours. Nous avons vu dans le chapitre prйcйdent que des groupes entiers d'espиces semblent parfois apparaоtre tous а la fois et soudainement. J'ai cherchй а donner une explication de ce fait qui serait, s'il йtait bien constatй, fatal а ma thйorie. Mais de pareils cas sont exceptionnels ; la rиgle gйnйrale, au contraire, est une augmentation progressive en nombre, jusqu'а ce que le groupe atteigne son maximum, tфt ou tard suivi d'un dйcroissement graduel. Si on reprйsente le nombre des espиces contenues dans un genre, ou le nombre des genres contenus dans une famille, par un trait vertical d'йpaisseur variable, traversant les couches gйologiques successives contenant ces espиces, le trait paraоt quelquefois commencer а son extrйmitй infйrieure, non par une pointe aiguл, mais brusquement. Il s'йpaissit graduellement en montant ; il conserve souvent une largeur йgale pendant un trajet plus ou moins long, puis il finit par s'amincir dans les couches supйrieures, indiquant le dйcroissement et l'extinction finale de l'espиce. Cette multiplication graduelle du nombre des espиces d'un groupe est strictement d'accord avec ma thйorie, car les espиces d'un mкme genre et les genres d'une mкme famille ne peuvent augmenter que lentement et progressivement la modification et la production de nombreuses formes voisines ne pouvant кtre que longues et graduelles. En effet, une espиce produit d'abord deux ou trois variйtйs, qui se convertissent lentement en autant d'espиces, lesquelles а leur tour, et par une marche йgalement graduelle, donnent naissance а d'autres variйtйs et а d'autres espиces, et, ainsi de suite, comme les branches qui, partant du tronc unique d'un grand arbre, finissent, en se ramifiant toujours, par former un groupe considйrable dans son ensemble. EXTINCTION. Nous n'avons, jusqu'а prйsent, parlй qu'incidemment de la disparition des espиces et des groupes d'espиces. D'aprиs la thйorie de la sйlection naturelle, l'extinction des formes anciennes et la production des formes nouvelles perfectionnйes sont deux faits intimement connexes. La vieille notion de la destruction complиte de tous les habitants du globe, а la suite de cataclysmes pйriodiques, est aujourd'hui gйnйralement abandonnйe, mкme par des gйologues tels que E. de Beaumont, Murchison, Barrande, etc., que leurs opinions gйnйrales devraient naturellement conduire а des conclusions de cette nature. Il rйsulte, au contraire, de l'йtude des formations tertiaires que les espиces et les groupes d'espиces disparaissent lentement les uns aprиs les autres, d'abord sur un point, puis sur un autre, et enfin de la terre entiиre. Dans quelques cas trиs rares, tels que la rupture d'un isthme et l'irruption, qui en est la consйquence, d'une foule de nouveaux habitants provenant d'une mer voisine, ou l'immersion totale d'une оle, la marche de l'extinction a pu кtre rapide. Les espиces et les groupes d'espиces persistent pendant des pйriodes d'une longueur trиs inйgale ; nous avons vu, en effet, que quelques groupes qui ont apparu dиs l'origine de la vie existent encore aujourd'hui, tandis que d'autres ont disparu avant la fin de la pйriode palйozoпque. Le temps pendant lequel une espиce isolйe ou un genre peut persister ne paraоt dйpendre d'aucune loi fixe. Il y a tout lieu de croire que l'extinction de tout un groupe d'espиces doit кtre beaucoup plus lente que sa production. Si l'on figure comme prйcйdemment l'apparition et la disparition d'un groupe par un trait vertical d'йpaisseur variable, ce dernier s'effile beaucoup plus graduellement en pointe а son extrйmitй supйrieure, qui indique la marche de l'extinction, qu'а son extrйmitй infйrieure, qui reprйsente l'apparition premiиre, et la multiplication progressive de l'espиce. Il est cependant des cas oщ l'extinction de groupes entiers a йtй remarquablement rapide ; c'est ce qui a eu lieu pour les ammonites а la fin de la pйriode secondaire. On a trиs gratuitement enveloppй de mystиres l'extinction des espиces. Quelques auteurs ont йtй jusqu'а supposer que, de mкme que la vie de l'individu a une limite dйfinie, celle de l'espиce a aussi une durйe dйterminйe. Personne n'a pu кtre, plus que moi, frappй d'йtonnement par le phйnomиne de l'extinction des espиces. Quelle ne fut pas ma surprise, par exemple, lorsque je trouvai а la Plata la dent d'un cheval enfouie avec les restes de mastodontes, de mйgathйriums, de toxodontes et autres mammifиres gйants йteints, qui tous avaient coexistй а une pйriode gйologique rйcente avec des coquillages encore vivants. En effet, le cheval, depuis son introduction dans l'Amйrique du Sud par les Espagnols, est redevenu sauvage dans tout le pays et s'est multipliй avec une rapiditй sans pareille ; je devais donc me demander quelle pouvait кtre la cause de l'extinction du cheval primitif, dans des conditions d'existence si favorables en apparence. Mon йtonnement йtait mal fondй ; le professeur Owen ne tarda pas а reconnaоtre que la dent, bien que trиs semblable а celle du cheval actuel, appartenait а une espиce йteinte. Si ce cheval avait encore existй, mais qu'il eыt йtй rare, personne n'en aurait йtй йtonnй ; car dans tous les pays la raretй est l'attribut d'une foule d'espиces de toutes classes ; si l'on demande les causes de cette raretй, nous rйpondons qu'elles sont la consйquence de quelques circonstances dйfavorables dans les conditions d'existence, mais nous ne pouvons presque jamais indiquer quelles sont ces circonstances. En supposant que le cheval fossile ait encore existй comme espиce rare, il eыt semblй tout naturel de penser, d'aprиs l'analogie avec tous les autres mammifиres, y compris l'йlйphant, dont la reproduction est si lente, ainsi que d'aprиs la naturalisation du cheval domestique dans l'Amйrique du Sud, que, dans des conditions favorables, il eыt, en peu d'annйes, repeuplй le continent. Mais nous n'aurions pu dire quelles conditions dйfavorables avaient fait obstacle а sa multiplication ; si une ou plusieurs causes avaient agi ensemble ou sйparйment ; а quelle pйriode de la vie et а quel degrй chacune d'elles avait agi. Si les circonstances avaient continuй, si lentement que ce fыt, а devenir de moins en moins favorables, nous n'aurions certainement pas observй le fait, mais le cheval fossile serait devenu de plus en plus rare, et se serait finalement йteint, cйdant sa place dans la nature а quelque concurrent plus heureux. Il est difficile d'avoir toujours prйsent а l'esprit le fait que la multiplication de chaque forme vivante est sans cesse limitйe par des causes nuisibles inconnues qui cependant sont trиs suffisantes pour causer d'abord la raretй et ensuite l'extinction. On comprend si peu ce sujet, que j'ai souvent entendu des gens exprimer la surprise que leur causait l'extinction d'animaux gйants, tels que le mastodonte et le dinosaure, comme si la force corporelle seule suffisait pour assurer la victoire dans la lutte pour l'existence. La grande taille d'une espиce, au contraire, peut entraоner dans certains cas, ainsi qu'Owen en a fait la remarque, une plus prompte extinction, par suite de la plus grande quantitй de nourriture nйcessaire. La multiplication continue de l'йlйphant actuel a dы кtre limitйe par une cause quelconque avant que l'homme habitвt l'Inde ou l'Afrique. Le docteur Falconer, juge trиs compйtent, attribue cet arrкt de l'augmentation en nombre de l'йlйphant indien aux insectes qui le harassent et l'affaiblissent ; Bruce en est arrivй а la mкme conclusion relativement а l'йlйphant africain en Abyssinie. Il est certain que la prйsence des insectes et des vampires dйcide, dans diverses parties de l'Amйrique du Sud, de l'existence des plus grands mammifиres naturalisйs. Dans les formations tertiaires rйcentes, nous voyons des cas nombreux oщ la raretй prйcиde l'extinction, et nous savons que le mкme fait se prйsente chez les animaux que l'homme, par son influence, a localement ou totalement exterminйs. Je peux rйpйter ici ce que j'йcrivais en 1845 : admettre que les espиces deviennent gйnйralement rares avant leur extinction, et ne pas s'йtonner de leur raretй, pour s'йmerveiller ensuite de ce qu'elles disparaissent, c'est comme si l'on admettait que la maladie est, chez l'individu, l'avant-coureur de la mort, que l'on voie la maladie sans surprise, puis que l'on s'йtonne et que l'on attribue la mort du malade а quelque acte de violence. La thйorie de la sйlection naturelle est basйe sur l'opinion que chaque variйtй nouvelle, et, en dйfinitive, chaque espиce nouvelle, se forme et se maintient а l'aide de certains avantages acquis sur celles avec lesquelles elle se trouve en concurrence ; et, enfin, sur l'extinction des formes moins favorisйes, qui en est la consйquence inйvitable. Il en est de mкme pour nos productions domestiques, car, lorsqu'une variйtй nouvelle et un peu supйrieure a йtй obtenue, elle remplace d'abord les variйtйs infйrieures du voisinage ; plus perfectionnйe, elle se rйpand de plus en plus, comme notre bйtail а courtes cornes, et prend la place d'autres races dans d'autres pays. L'apparition de formes nouvelles et la disparition des anciennes sont donc, tant pour les productions naturelles que pour les productions artificielles, deux faits connexes. Le nombre des nouvelles formes spйcifiques, produites dans un temps donnй, a dы parfois, chez les groupes florissants, кtre probablement plus considйrable que celui des formes anciennes qui ont йtй exterminйes ; mais nous savons que, au moins pendant les йpoques gйologiques rйcentes, les espиces n'ont pas augmentй indйfiniment ; de sorte que nous pouvons admettre, en ce qui concerne les йpoques les plus rйcentes, que la production de nouvelles formes a dйterminй l'extinction d'un nombre а peu prиs йgal de formes anciennes. La concurrence est gйnйralement plus rigoureuse, comme nous l'avons dйjа dйmontrй par des exemples, entre les formes qui se ressemblent sous tous les rapports. En consйquence, les descendants modifiйs et perfectionnйs d'une espиce causent gйnйralement l'extermination de la souche mиre ; et si plusieurs formes nouvelles, provenant d'une mкme espиce, rйussissent а se dйvelopper, ce sont les formes les plus voisines de cette espиce, c'est-а-dire les espиces du mкme genre, qui se trouvent кtre les plus exposйes а la destruction. C'est ainsi, je crois, qu'un certain nombre d'espиces nouvelles, descendues d'une espиce unique et constituant ainsi un genre nouveau, parviennent а supplanter un genre ancien, appartenant а la mкme famille. Mais il a dы souvent arriver aussi qu'une espиce nouvelle appartenant а un groupe a pris la place d'une espиce appartenant а un groupe diffйrent, et provoquй ainsi son extinction. Si plusieurs formes alliйes sont sorties de cette mкme forme, d'autres espиces conquйrantes antйrieures auront dы cйder la place, et ce seront alors gйnйralement les formes voisines qui auront le plus а souffrir, en raison de quelque infйrioritй hйrйditaire commune а tout leur groupe. Mais que les espиces obligйes de cйder ainsi leur place а d'autres plus perfectionnйes appartiennent а une mкme classe ou а des classes distinctes, il pourra arriver que quelques-unes d'entre elles puissent кtre longtemps conservйes, par suite de leur adaptation а des conditions diffйrentes d'existence, ou parce que, occupant une station isolйe, elles auront йchappй а une rigoureuse concurrence. Ainsi, par exemple, quelques espиces de Trigonia, grand genre de mollusques des formations secondaires, ont surtout vйcu et habitent encore les mers australiennes ; et quelques membres du groupe considйrable et presque йteint des poissons ganoпdes se trouvent encore dans nos eaux douces. On comprend donc pourquoi l'extinction complиte d'un groupe est gйnйralement, comme nous l'avons vu, beaucoup plus lente que sa production. Quant а la soudaine extinction de familles ou d'ordres entiers, tels que le groupe des trilobites а la fin de l'йpoque palйozoпque, ou celui des ammonites а la fin de la pйriode secondaire, nous rappellerons ce que nous avons dйjа dit sur les grands intervalles de temps qui ont dы s'йcouler entre nos formations consйcutives, intervalles pendant lesquels il a pu s'effectuer une extinction lente, mais considйrable. En outre, lorsque, par suite d'immigrations subites ou d'un dйveloppement plus rapide qu'а l'ordinaire, plusieurs espиces d'un nouveau groupe s'emparent d'une rйgion quelconque, beaucoup d'espиces anciennes doivent кtre exterminйes avec une rapiditй correspondante ; or, les formes ainsi supplantйes sont probablement proches alliйes, puisqu'elles possиdent quelque commun dйfaut. Il me semble donc que le mode d'extinction des espиces isolйes ou des groupes d'espиces s'accorde parfaitement avec la thйorie de la sйlection naturelle. Nous ne devons pas nous йtonner de l'extinction, mais plutфt de notre prйsomption а vouloir nous imaginer que nous comprenons les circonstances complexes dont dйpend l'existence de chaque espиce. Si nous oublions un instant que chaque espиce tend а se multiplier а l'infini, mais qu'elle est constamment tenue en йchec par des causes que nous ne comprenons que rarement, toute l'йconomie de la nature est incomprйhensible. Lorsque nous pourrons dire prйcisйment pourquoi telle espиce est plus abondante que telle autre en individus, ou pourquoi telle espиce et non pas telle autre peut кtre naturalisйe dans un pays donnй, alors seulement nous aurons le droit de nous йtonner de ce que nous ne pouvons pas expliquer l'extinction de certaines espиces ou de certains groupes. DES CHANGEMENTS PRESQUE INSTANTANES DES FORMES VIVANTES DANS LE MONDE. L'une des dйcouvertes les plus intйressantes de la palйontologie, c'est que les formes de la vie changent dans le monde entier d'une maniиre presque simultanйe. Ainsi, l'on peut reconnaоtre notre formation europйenne de la craie dans plusieurs parties du globe, sous les climats les plus divers, lа mкme oщ l'on ne saurait trouver le moindre fragment de minйral ressemblant а la craie, par exemple dans l'Amйrique du Nord, dans l'Amйrique du Sud йquatoriale, а la Terre de Feu, au cap de Bonne-Espйrance et dans la pйninsule indienne. En effet, sur tous ces points йloignйs, les restes organiques de certaines couches prйsentent une ressemblance incontestable avec ceux de la craie ; non qu'on y rencontre les mкmes espиces, car, dans quelques cas, il n'y en a pas une qui soit identiquement la mкme, mais elles appartiennent aux mкmes familles, aux mкmes genres, aux mкmes subdivisions de genres, et elles sont parfois semblablement caractйrisйes par les mкmes caractиres superficiels, tels que la ciselure extйrieure. En outre, d'autres formes qu'on ne rencontre pas en Europe dans la craie, mais qui existent dans les formations supйrieures ou infйrieures, se suivent dans le mкme ordre sur ces diffйrents points du globe si йloignйs les uns des autres. Plusieurs auteurs ont constatй un parallйlisme semblable des formes de la vie dans les formations palйozoпques successives de la Russie, de l'Europe occidentale et de l'Amйrique du Nord ; il en est de mкme, d'aprиs Lyell, dans les divers dйpфts tertiaires de l'Europe et de l'Amйrique du Nord. En mettant mкme de cфtй les quelques espиces fossiles qui sont communes а l'ancien et au nouveau monde, le parallйlisme gйnйral des diverses formes de la vie dans les couches palйozoпques et dans les couches tertiaires n'en resterait pas moins manifeste et rendrait facile la corrйlation des diverses formations. Ces observations, toutefois, ne s'appliquent qu'aux habitants marins du globe ; car les donnйes suffisantes nous manquent pour apprйcier si les productions des terres et des eaux douces ont, sur des points йloignйs, changй d'une maniиre parallиle analogue. Nous avons lieu d'en douter. Si l'on avait apportй de la Plata le Megatherium, le Mylodon, le Macrauchenia et le Toxodon sans renseignements sur leur position gйologique, personne n'eыt soupзonnй que ces formes ont coexistй avec des mollusques marins encore vivants ; toutefois, leur coexistence avec le mastodonte et le cheval aurait permis de penser qu'ils avaient vйcu pendant une des derniиres pйriodes tertiaires. Lorsque nous disons que les faunes marines ont simultanйment changй dans le monde entier, il ne faut pas supposer que l'expression s'applique а la mкme annйe ou au mкme siиcle, ou mкme qu'elle ait un sens gйologique bien rigoureux ; car, si tous les animaux marins vivant actuellement en Europe, ainsi que ceux qui y ont vйcu pendant la pйriode plйistocиne, dйjа si йnormйment reculйe, si on compte son antiquitй par le nombre des annйes, puisqu'elle comprend toute l'йpoque glaciaire, йtaient comparйs а ceux qui existent actuellement dans l'Amйrique du Sud ou en Australie, le naturaliste le plus habile pourrait а peine dйcider lesquels, des habitants actuels ou de ceux de l'йpoque plйistocиne en Europe, ressemblent le plus а ceux de l'hйmisphиre austral. Ainsi encore, plusieurs observateurs trиs compйtents admettent que les productions actuelles des Etats-Unis se rapprochent plus de celles qui ont vйcu en Europe pendant certaines pйriodes tertiaires rйcentes que des formes europйennes actuelles, et, cela йtant, il est йvident que des couches fossilifиres se dйposant maintenant sur les cфtes de l'Amйrique du Nord risqueraient dans l'avenir d'кtre classйes avec des dйpфts europйens quelque peu plus anciens. Nйanmoins, dans un avenir trиs йloignй, il n'est pas douteux que toutes les formations marines plus modernes, а savoir le pliocиne supйrieur, le plйistocиne et les dйpфts tout а fait modernes de l'Europe, de l'Amйrique du Nord, de l'Amйrique du Sud et de l'Australie, pourront кtre avec raison considйrйes comme simultanйes, dans le sens gйologique du terme, parce qu'elles renfermeront des dйbris fossiles plus ou moins alliйs, et parce qu'elles ne contiendront aucune des formes propres aux dйpфts infйrieurs plus anciens. Ce fait d'un changement simultanй des formes de la vie dans les diverses parties du monde, en laissant а cette loi le sens large et gйnйral que nous venons de lui donner, a beaucoup frappй deux observateurs йminents, MM. de Verneuil et d'Archiac. Aprиs avoir rappelй le parallйlisme qui se remarque entre les formes organiques de l'йpoque palйozoпque dans diverses parties de l'Europe, ils ajoutent : « Si, frappйs de cette йtrange succession, nous tournons les yeux vers l'Amйrique du Nord et que nous y dйcouvrions une sйrie de phйnomиnes analogues, il nous paraоtra alors certain que toutes les modifications des espиces, leur extinction, l'introduction d'espиces nouvelles, ne peuvent plus кtre le fait de simples changements dans les courants de l'Ocйan, ou d'autres causes plus ou moins locales et temporaires, mais doivent dйpendre de lois gйnйrales qui rйgissent l'ensemble du rиgne animal. » M. Barrande invoque d'autres considйrations de grande valeur qui tendent а la mкme conclusion. On ne saurait, en effet, attribuer а des changements de courants, de climat, ou d'autres conditions physiques, ces immenses mutations des formes organisйes dans le monde entier, sous les climats les plus divers. Nous devons, ainsi que Barrande l'a fait observer, chercher quelque loi spйciale. C'est ce qui ressortira encore plus clairement lorsque nous traiterons de la distribution actuelle des кtres organisйs, et que nous verrons combien sont insignifiants les rapports entre les conditions physiques des diverses contrйes et la nature de ses habitants. Ce grand fait de la succession parallиle des formes de la vie dans le monde s'explique aisйment par la thйorie de la sйlection naturelle. Les espиces nouvelles se forment parce qu'elles possиdent quelques avantages sur les plus anciennes ; or, les formes dйjа dominantes, ou qui ont quelque supйrioritй sur les autres formes d'un mкme pays, sont celles qui produisent le plus grand nombre de variйtйs nouvelles ou espиces naissantes. La preuve йvidente de cette loi, c'est que les plantes dominantes, c'est-а-dire celles qui sont les plus communes et les plus rйpandues, sont aussi celles qui produisent la plus grande quantitй de variйtйs nouvelles. Il est naturel, en outre, que les espиces prйpondйrantes, variables, susceptibles de se rйpandre au loin et ayant dйjа envahi plus ou moins les territoires d'autres espиces, soient aussi les mieux adaptйes pour s'йtendre encore davantage, et pour produire, dans de nouvelles rйgions, des variйtйs et des espиces nouvelles. Leur diffusion peut souvent кtre trиs lente, car elle dйpend de changements climatйriques et gйographiques, d'accidents imprйvus et de l'acclimatation graduelle des espиces nouvelles aux divers climats qu'elles peuvent avoir а traverser ; mais, avec le temps, ce sont les formes dominantes qui, en gйnйral, rйussissent le mieux а se rйpandre et, en dйfinitive, а prйvaloir. Il est probable que les animaux terrestres habitant des continents distincts se rйpandent plus lentement que les formes marines peuplant des mers continues. Nous pouvons donc nous attendre а trouver, comme on l'observe en effet, un parallйlisme moins rigoureux dans la succession des formes terrestres que dans les formes marines. Il me semble, en consйquence, que la succession parallиle et simultanйe, en donnant а ce dernier terme son sens le plus large, des mкmes formes organisйes dans le monde concorde bien avec le principe selon lequel de nouvelles espиces seraient produites par la grande extension et par la variation des espиces dominantes. Les espиces nouvelles йtant elles-mкmes dominantes, puisqu'elles ont encore une certaine supйrioritй sur leurs formes parentes qui l'йtaient dйjа, ainsi que sur les autres espиces, continuent а se rйpandre, а varier et а produire de nouvelles variйtйs. Les espиces anciennes, vaincues par les nouvelles formes victorieuses, auxquelles elles cиdent la place, sont gйnйralement alliйes en groupes, consйquence de l'hйritage commun de quelque cause d'infйrioritй ; а mesure donc que les groupes nouveaux et perfectionnйs se rйpandent sur la terre, les anciens disparaissent, et partout il y a correspondance dans la succession des formes, tant dans leur premiиre apparition que dans leur disparition finale. Je crois encore utile de faire une remarque а ce sujet. J'ai indiquй les raisons qui me portent а croire que la plupart de nos grandes formations riches en fossiles ont йtй dйposйes pendant des pйriodes d'affaissement, et que des interruptions d'une durйe immense, en ce qui concerne le dйpфt des fossiles, ont dы se produire pendant les йpoques oщ le fond de la mer йtait stationnaire ou en voie de soulиvement, et aussi lorsque les sйdiments ne se dйposaient pas en assez grande quantitй, ni assez rapidement pour enfouir et conserver les restes des кtres organisйs. Je suppose que, pendant ces longs intervalles, dont nous ne pouvons retrouver aucune trace, les habitants de chaque rйgion ont subi une somme considйrable de modifications et d'extinctions, et qu'il y a eu de frйquentes migrations d'une rйgion dans une autre. Comme nous avons toutes raisons de croire que d'immenses surfaces sont affectйes par les mкmes mouvements, il est probable que des formations exactement contemporaines ont dы souvent s'accumuler sur de grandes йtendues dans une mкme partie du globe ; mais nous ne sommes nullement autorisйs а conclure qu'il en a invariablement йtй ainsi, et que de grandes surfaces ont toujours йtй affectйes par les mкmes mouvements. Lorsque deux formations se sont dйposйes dans deux rйgions pendant а peu prиs la mкme pйriode, mais cependant pas exactement la mкme, nous devons, pour les raisons que nous avons indiquйes prйcйdemment, remarquer une mкme succession gйnйrale dans les formes qui y ont vйcu, sans que, cependant, les espиces correspondent exactement ; car il y a eu, dans l'une des rйgions, un peu plus de temps que dans l'autre, pour permettre les modifications, les extinctions et les immigrations. Je crois que des cas de ce genre se prйsentent en Europe. Dans ses admirables mйmoires sur les dйpфts йocиnes de l'Angleterre et de la France, M. Prestwich est parvenu а йtablir un йtroit parallйlisme gйnйral entre les йtages successifs des deux pays ; mais, lorsqu'il compare certains terrains de l'Angleterre avec les dйpфts correspondants en France, bien qu'il trouve entre eux une curieuse concordance dans le nombre des espиces appartenant aux mкmes genres, cependant les espиces elles-mкmes diffиrent d'une maniиre qu'il est difficile d'expliquer, vu la proximitй des deux gisements ; -- а moins, toutefois, qu'on ne suppose qu'un isthme a sйparй deux mers peuplйes par deux faunes contemporaines, mais distinctes. Lyell a fait des observations semblables sur quelques-unes des formations tertiaires les plus rйcentes. Barrande signale, de son cфtй, un remarquable parallйlisme gйnйral dans les dйpфts siluriens successifs de la Bohкme et de la Scandinavie ; nйanmoins, il trouve des diffйrences surprenantes chez les espиces. Si, dans ces rйgions, les diverses formations n'ont pas йtй dйposйes exactement pendant les mкmes pйriodes -- un dйpфt, dans une rйgion, correspondant souvent а une pйriode d'inactivitй dans une autre -- et si, dans les deux rйgions, les espиces ont йtй en se modifiant lentement pendant l'accumulation des diverses formations et les longs intervalles qui les ont sйparйes, les dйpфts, dans les deux endroits, pourront кtre rangйs dans le mкme ordre quant а la succession gйnйrale des formes organisйes, et cet ordre paraоtrait а tort strictement parallиle ; nйanmoins, les espиces ne seraient pas toutes les mкmes dans les йtages en apparence correspondants des deux stations. DES AFFINITES DES ESPECES ETEINTES LES UNES AVEC LES AUTRES ET AVEC LES FORMES VIVANTES. Examinons maintenant les affinitйs mutuelles des espиces йteintes et vivantes. Elles se groupent toutes dans un petit nombre de grandes classes, fait qu'explique d'emblйe la thйorie de la descendance. En rиgle gйnйrale, plus une forme est ancienne, plus elle diffиre des formes vivantes. Mais, ainsi que l'a depuis longtemps fait remarquer Buckland, on peut classer toutes les espиces йteintes, soit dans les groupes existants, soit dans les intervalles qui les sйparent. Il est certainement vrai que les espиces йteintes contribuent а combler les vides qui existent entre les genres, les familles et les ordres actuels ; mais, comme on a contestй et mкme niй ce point, il peut кtre utile de faire quelques remarques а ce sujet et de citer quelques exemples ; si nous portons seulement notre attention sur les espиces vivantes ou sur les espиces йteintes appartenant а la mкme classe, la sйrie est infiniment moins parfaite que si nous les combinons toutes deux en un systиme gйnйral. On trouve continuellement dans les йcrits du professeur Owen l'expression « formes gйnйralisйes » appliquйe а des animaux йteints ; Agassiz parle а chaque instant de types « prophйtiques ou synthйtiques ; » or, ces termes s'appliquent а des formes ou chaоnons intermйdiaires. Un autre palйontologiste distinguй, M. Gaudry, a dйmontrй de la maniиre la plus frappante qu'un grand nombre des mammifиres fossiles qu'il a dйcouverts dans l'Attique servent а combler les intervalles entre les genres existants. Cuvier regardait les ruminants et les pachydermes comme les deux ordres de mammifиres les plus distincts ; mais on a retrouvй tant de chaоnons fossiles intermйdiaires que le professeur Owen a dы remanier toute la classification et placer certains pachydermes dans un mкme sous-ordre avec des ruminants ; il fait, par exemple, disparaоtre par des gradations insensibles l'immense lacune qui existait entre le cochon et le chameau. Les ongulйs ou quadrupиdes а sabots sont maintenant divisйs en deux groupes, le groupe des quadrupиdes а doigts en nombre pair et celui des quadrupиdes а doigts en nombre impair ; mais le Macrauchenia de l'Amйrique mйridionale relie dans une certaine mesure ces deux groupes importants. Personne ne saurait contester que l'hipparion forme un chaоnon intermйdiaire entre le cheval existant et certains autres ongulйs. Le Typotherium de l'Amйrique mйridionale, que l'on ne saurait classer dans aucun ordre existant, forme, comme l'indique le nom que lui a donnй le professeur Gervais, un chaоnon intermйdiaire remarquable dans la sйrie des mammifиres. Les Sirenia constituent un groupe trиs distinct de mammifиres et l'un des caractиres les plus remarquables du dugong et du lamentin actuels est l'absence complиte de membres postйrieurs, sans mкme que l'on trouve chez eux des rudiments de ces membres ; mais l'Halithйrium, йteint, avait, selon le professeur Flower, l'os de la cuisse ossifiй « articulй dans un acetabulum bien dйfini du pelvis » et il se rapproche par lа des quadrupиdes ongulйs ordinaires, auxquels les Sirenia sont alliйs, sous quelques autres rapports. Les cйtacйs ou baleines diffиrent considйrablement de tous les autres mammifиres, mais le zeuglodon et le squalodon de l'йpoque tertiaire, dont quelques naturalistes ont fait un ordre distinct, sont, d'aprиs le professeur Huxley, de vйritables cйtacйs et « constituent un chaоnon intermйdiaire avec les carnivores aquatiques. » Le professeur Huxley a aussi dйmontrй que mкme l'йnorme intervalle qui sйpare les oiseaux des reptiles se trouve en partie comblй, de la maniиre la plus inattendue, par l'autruche et l'Archeopteryx йteint, d'une part, et de l'autre, par le Compsognatus, un des dinosauriens, groupe qui comprend les reptiles terrestres les plus gigantesques. A l'йgard des invertйbrйs, Barrande, dont l'autoritй est irrйcusable en pareille matiиre, affirme que les dйcouvertes de chaque jour prouvent que, bien que les animaux palйozoпques puissent certainement se classer dans les groupes existants, ces groupes n'йtaient cependant pas, а cette йpoque reculйe, aussi distinctement sйparйs qu'ils le sont actuellement. Quelques auteurs ont niй qu'aucune espиce йteinte ou aucun groupe d'espиces puisse кtre considйrй comme intermйdiaire entre deux espиces quelconques vivantes ou entre des groupes d'espиces actuelles. L'objection n'aurait de valeur qu'autant qu'on entendrait par lа que la forme йteinte est, par tous ses caractиres, directement intermйdiaire entre deux formes ou entre deux groupes vivants. Mais dans une classification naturelle, il y a certainement beaucoup d'espиces fossiles qui se placent entre des genres vivants, et mкme entre des genres appartenant а des familles distinctes. Le cas le plus frйquent, surtout quand il s'agit de groupes trиs diffйrents, comme les poissons et les reptiles, semble кtre que si, par exemple, dans l'йtat actuel, ces groupes se distinguent par une douzaine de caractиres, le nombre des caractиres distinctifs est moindre chez les anciens membres des deux groupes, de sorte que les deux groupes йtaient autrefois un peu plus voisins l'un de l'autre qu'ils ne le sont aujourd'hui. On croit assez communйment que, plus une forme est ancienne, plus elle tend а relier, par quelques-uns de ses caractиres, des groupes actuellement fort йloignйs les uns des autres. Cette remarque ne s'applique, sans doute, qu'aux groupes qui, dans le cours des вges gйologiques, ont subi des modifications considйrables ; il serait difficile, d'ailleurs, de dйmontrer la vйritй de la proposition, car de temps а autre on dйcouvre des animaux mкme vivants qui, comme le lepidosiren, se rattachent, par leurs affinitйs, а des groupes fort distincts. Toutefois, si nous comparons les plus anciens reptiles et les plus anciens batraciens les plus anciens poissons, les plus anciens cйphalopodes et les mammifиres de l'йpoque йocиne, avec les membres plus rйcents des mкmes classes, il nous faut reconnaоtre qu'il y a du vrai dans cette remarque. Voyons jusqu'а quel point les divers faits et les dйductions qui prйcиdent concordent avec la thйorie de la descendance avec modification. Je prierai le lecteur, vu la complication du sujet, de recourir au tableau dont nous nous sommes dйjа servis au quatriиme chapitre. Supposons que les lettres en italiques et, numйrotйes reprйsentent des genres, et les lignes ponctuйes, qui s'en йcartent en divergeant, les espиces de chaque genre. La figure est trop simple et ne donne que trop peu de genres et d'espиces ; mais ceci nous importe peu. Les lignes horizontales peuvent figurer des formations gйologiques successives, et on peut considйrer comme йteintes toutes les formes placйes au-dessous de la ligne supйrieure. Les trois genres existants, a14, g14, p14, formeront une petite famille ; b14 et f14, une famille trиs voisine ou sous-famille, et o14, c14, m14, une troisiиme famille. Ces trois familles rйunies aux nombreux genres йteints faisant partie des diverses lignes de descendance provenant par divergence de l'espиce parente A, formeront un ordre ; car toutes auront hйritй quelque chose en commun de leur ancкtre primitif. En vertu du principe de la tendance continue а la divergence des caractиres, que notre diagramme a dйjа servi а expliquer, plus une forme est rйcente, plus elle doit ordinairement diffйrer de l'ancкtre primordial. Nous pouvons par lа comprendre aisйment pourquoi ce sont les fossiles les plus anciens qui diffиrent le plus des formes actuelles. La divergence des caractиres n'est toutefois pas une йventualitй nйcessaire ; car cette divergence dйpend seulement de ce qu'elle a permis aux descendants d'une espиce de s'emparer de plus de places diffйrentes dans l'йconomie de la nature. Il est donc trиs possible, ainsi que nous l'avons vu pour quelques formes siluriennes, qu'une espиce puisse persister en ne prйsentant que de lйgиres modifications correspondant а de faibles changements dans ses conditions d'existence, tout en conservant, pendant une longue pйriode, ses traits caractйristiques gйnйraux. C'est ce que reprйsente, dans la figure, la lettre F14. Toutes les nombreuses formes йteintes et vivantes descendues de A constituent, comme nous l'avons dйjа fait remarquer, un ordre qui, par la suite des effets continus de l'extinction et de la divergence des caractиres, s'est divisй en plusieurs familles et sous-familles ; on suppose que quelques-unes ont pйri а diffйrentes pйriodes, tandis que d'autres ont persistй jusqu'а nos jours. Nous voyons, en examinant le diagramme, que si nous dйcouvrions, sur diffйrents points de la partie infйrieure de la sйrie, un grand nombre de formes йteintes qu'on suppose avoir йtй enfouies dans les formations successives, les trois familles qui existent sur la ligne supйrieure deviendraient moins distinctes l'une de l'autre. Si, par exemple, on retrouvait les genres « a1, a5, a10, f8, m3, m6, m9, ces trois familles seraient assez йtroitement reliйes pour qu'elles dussent probablement кtre rйunies en une seule grande famille, а peu prиs comme on a dы le faire а l'йgard des ruminants et de certains pachydermes. Cependant, on pourrait peut-кtre contester que les genres йteints qui relient ainsi les genres vivants de trois familles soient intermйdiaires, car ils ne le sont pas directement, mais seulement par un long circuit et en passant par un grand nombre de formes trиs diffйrentes. Si l'on dйcouvrait beaucoup de formes йteintes au-dessus de l'une des lignes horizontales moyennes qui reprйsentent les diffйrentes formations gйologiques -- au-dessus du numйro VI, par exemple, -- mais qu'on n'en trouvвt aucune au-dessous de cette ligne, il n'y aurait que deux familles (seulement les deux familles de gauche a14 et b14, etc.) а rйunir en une seule ; il resterait deux familles qui seraient moins distinctes l'une de l'autre qu'elles ne l'йtaient avant la dйcouverte des fossiles. Ainsi encore, si nous supposons que les trois familles formйes de huit genres (a14 а m14) sur la ligne supйrieure diffиrent l'une de l'autre par une demi-douzaine de caractиres importants, les familles qui existaient а l'йpoque indiquйe par la ligne VI devaient certainement diffйrer l'une de l'autre par un moins grand nombre de caractиres, car а ce degrй gйnйalogique reculй elles avaient dы moins s'йcarter de leur commun ancкtre. C'est ainsi que des genres anciens et йteints prйsentent quelquefois, dans une certaine mesure, des caractиres intermйdiaires entre leurs descendants modifiйs, ou entre leurs parents collatйraux. Les choses doivent toujours кtre beaucoup plus compliquйes dans la nature qu'elles ne le sont dans le diagramme ; les groupes, en effet, ont dы кtre plus nombreux ; ils ont dы avoir des durйes d'une longueur fort inйgale, et йprouver des modifications trиs variables en degrй. Comme nous ne possйdons que le dernier volume des Archives gйologiques, et que de plus ce volume est fort incomplet, nous ne pouvons espйrer, sauf dans quelques cas trиs rares, pouvoir combler les grandes lacunes du systиme naturel, et relier ainsi des familles ou des ordres distincts. Tout ce qu'il nous est permis d'espйrer, c'est que les groupes qui, dans les pйriodes gйologiques connues, ont йprouvй beaucoup de modifications, se rapprochent un peu plus les uns des autres dans les formations plus anciennes, de maniиre que les membres de ces groupes appartenant aux йpoques plus reculйes diffиrent moins par quelques-uns de leurs caractиres que ne le font les membres actuels des mкmes groupes. C'est, du reste, ce que s'accordent а reconnaоtre nos meilleurs palйontologistes. La thйorie de la descendance avec modifications explique donc d'une maniиre satisfaisante les principaux faits qui se rattachent aux affinitйs mutuelles qu'on remarque tant entre les formes йteintes qu'entre celles-ci et les formes vivantes. Ces affinitйs me paraissent inexplicables si l'on se place а tout autre point de vue. D'aprиs la mкme thйorie, il est йvident que la faune de chacune des grandes pйriodes de l'histoire de la terre doit кtre intermйdiaire, par ses caractиres gйnйraux, entre celle qui l'a prйcйdйe et celle qui l'a suivie. Ainsi, les espиces qui ont vйcu pendant la sixiиme grande pйriode indiquйe sur le diagramme, sont les descendantes modifiйes de celles qui vivaient pendant la cinquiиme, et les ancкtres des formes encore plus modifiйes de la septiиme ; elles ne peuvent donc guиre manquer d'кtre а peu prиs intermйdiaires par leur caractиre entre les formes de la formation infйrieure et celles de la formation supйrieure. Nous devons toutefois faire la part de l'extinction totale de quelques-unes des formes antйrieures, de l'immigration dans une rйgion quelconque de formes nouvelles venues d'autres rйgions, et d'une somme considйrable de modifications qui ont dы s'opйrer pendant les longs intervalles nйgatifs qui se sont йcoulйs entre le dйpфt des diverses formations successives. Ces rйserves faites, la faune de chaque pйriode gйologique est certainement intermйdiaire par ses caractиres entre la faune qui l'a prйcйdйe et celle qui l'a suivie. Je n'en citerai qu'un exemple : les fossiles du systиme dйvonien, lors de leur dйcouverte, furent d'emblйe reconnus par les palйontologistes comme intermйdiaires par leurs caractиres entre ceux des terrains carbonifиres qui les suivent et ceux du systиme silurien qui les prйcиdent. Mais chaque faune n'est pas nйcessairement et exactement intermйdiaire, а cause de l'inйgalitй de la durйe des intervalles qui se sont йcoulйs entre le dйpфt des formations consйcutives. Le fait que certains genres prйsentent une exception а la rиgle ne saurait invalider l'assertion que toute faune d'une йpoque quelconque est, dans son ensemble, intermйdiaire entre celle qui la prйcиde et celle qui la suit. Par exemple, le docteur Falconer a classй en deux sйries les mastodontes et les йlйphants : l'une, d'aprиs leurs affinitйs mutuelles ; l'autre, d'aprиs l'йpoque de leur existence ; or, ces deux sйries ne concordent pas. Les espиces qui prйsentent des caractиres extrкmes ne sont ni les plus anciennes ni les plus rйcentes, et celles qui sont intermйdiaires par leurs caractиres ne le sont pas par l'йpoque oщ elles ont vйcu. Mais, dans ce cas comme dans d'autres cas analogues, en supposant pour un instant que nous possйdions les preuves du moment exact de l'apparition et de la disparition de l'espиce, ce qui n'est certainement pas, nous n'avons aucune raison pour supposer que les formes successivement produites se perpйtuent nйcessairement pendant des temps йgaux. Une forme trиs ancienne peut parfois persister beaucoup plus longtemps qu'une forme produite postйrieurement autre part, surtout quand il s'agit de formes terrestres habitant des districts sйparйs. Comparons, par exemple, les petites choses aux grandes : si l'on disposait en sйrie, d'aprиs leurs affinitйs, toutes les races vivantes et йteintes du pigeon domestique, cet arrangement ne concorderait nullement avec l'ordre de leur production, et encore moins avec celui de leur extinction. En effet, la souche parente, le biset, existe encore, et une foule de variйtйs comprises entre le biset et le messager se sont йteintes ; les messagers, qui ont des caractиres extrкmes sous le rapport de la longueur du bec, ont une origine plus ancienne que les culbutants а bec, court, qui se trouvent sous ce rapport а l'autre extrйmitй de la sйrie. Tous les palйontologistes ont constatй que les fossiles de deux formations consйcutives sont beaucoup plus йtroitement alliйs que les fossiles de formations trиs йloignйes ; ce fait confirme l'assertion prйcйdemment formulйe du caractиre intermйdiaire, jusqu'а un certain point, des restes organiques qui sont conservйs dans une formation intermйdiaire. Pictet en donne un exemple bien connu, c'est-а-dire la ressemblance gйnйrale qu'on constate chez les fossiles contenus dans les divers йtages de la formation de la craie, bien que, dans chacun de ces йtages, les espиces soient distinctes. Ce fait seul, par sa gйnйralitй, semble avoir йbranlй chez le professeur Pictet la ferme croyance а l'immutabilitй des espиces. Quiconque est un peu familiarisй avec la distribution des espиces vivant actuellement а la surface du globe ne songera pas а expliquer l'йtroite ressemblance qu'offrent les espиces distinctes de deux formations consйcutives par la persistance, dans les mкmes rйgions, des mкmes conditions physiques pendant de longues pйriodes. Il faut se rappeler que les formes organisйes, les formes marines au moins, ont changй presque simultanйment dans le monde entier et, par consйquent, sous les climats les plus divers et dans les conditions les plus diffйrentes. Combien peu, en effet, les formes spйcifiques des habitants de la mer ont-elles йtй affectйes par les vicissitudes considйrables du climat pendant la pйriode plйistocиne, qui comprend toute la pйriode glaciaire ! D'aprиs la thйorie de la descendance, rien n'est plus aisй que de comprendre les affinitйs йtroites qui se remarquent entre les fossiles de formations rigoureusement consйcutives, bien qu'ils soient considйrйs comme spйcifiquement distincts. L'accumulation de chaque formation ayant йtй frйquemment interrompue, et de longs intervalles nйgatifs s'йtant йcoulйs entre les dйpфts successifs, nous ne saurions nous attendre, ainsi que j'ai essayй de le dйmontrer dans le chapitre prйcйdent, а trouver dans une ou deux formations quelconques toutes les variйtйs intermйdiaires entre les espиces qui ont apparu au commencement et а la fin de ces pйriodes ; mais nous devons trouver, aprиs des intervalles relativement assez courts, si on les estime au point de vue gйologique, quoique fort longs, si on les mesure en annйes, des formes йtroitement alliйes, ou, comme on les a appelйes, des espиces reprйsentatives. Or, c'est ce que nous constatons journellement. Nous trouvons, en un mot, les preuves d'une mutation lente et insensible des formes spйcifiques, telle que nous sommes en droit de l'attendre. DU DEGRE DE DEVELOPPEMENT DES FORMES ANCIENNES COMPARE A CELUI DES FORMES VIVANTES. Nous avons vu, dans le quatriиme chapitre, que, chez tous les кtres organisйs ayant atteint l'вge adulte, le degrй de diffйrenciation et de spйcialisation des divers organes nous permet de dйterminer leur degrй de perfection et leur supйrioritй relative. Nous avons vu aussi que, la spйcialisation des organes constituant un avantage pour chaque кtre, la sйlection naturelle doit tendre а spйcialiser l'organisation de chaque individu, et а la rendre, sous ce rapport, plus parfaite et plus йlevйe ; mais cela n'empкche pas qu'elle peut laisser а de nombreux кtres une conformation simple et infйrieure, appropriйe а des conditions d'existence moins complexes, et, dans certains cas mкme, elle peut dйterminer chez eux une simplification et une dйgradation de l'organisation, de faзon а les mieux adapter а des conditions particuliиres. Dans un sens plus gйnйral, les espиces nouvelles deviennent supйrieures а celles qui les ont prйcйdйes ; car elles ont, dans la lutte pour l'existence, а l'emporter sur toutes les formes antйrieures avec lesquelles elles se trouvent en concurrente active. Nous pouvons donc conclure que, si l'on pouvait mettre en concurrence, dans des conditions de climat а peu prиs identiques, les habitants de l'йpoque йocиne avec ceux du monde actuel, ceux-ci l'emporteraient sur les premiers et les extermineraient ; de mкme aussi, les habitants de l'йpoque йocиne l'emporteraient sur les formes de la pйriode secondaire, et celles-ci sur les formes palйozoпques. De telle sorte que cette йpreuve fondamentale de la victoire dans la lutte pour l'existence, aussi bien que le fait de la spйcialisation des organes, tendent а prouver que les formes modernes doivent, d'aprиs la thйorie de la sйlection naturelle, кtre plus йlevйes que les formes anciennes. En est-il ainsi ? L'immense majoritй des palйontologistes rйpondrait par l'affirmative, et leur rйponse, bien que la preuve en soit difficile, doit кtre admise comme vraie. Le fait que certains brachiopodes n'ont йtй que lйgиrement modifiйs depuis une йpoque gйologique fort reculйe, et que certains coquillages terrestres et d'eau douce sont restйs а peu prиs ce qu'ils йtaient depuis l'йpoque oщ, autant que nous pouvons le savoir, ils ont paru pour la premiиre fois, ne constitue point une objection sйrieuse contre cette conclusion. Il ne faut pas voir non plus une difficultй insurmontable dans le fait constatй par le docteur Carpenter, que l'organisation des foraminifиres n'a pas progressй depuis l'йpoque laurentienne ; car quelques organismes doivent rester adaptйs а des conditions de vie trиs simples ; or, quoi de mieux appropriй sous ce rapport que ces protozoaires а l'organisation si infйrieure ? Si ma thйorie impliquait comme condition nйcessaire le progrиs de l'organisation, des objections de cette nature lui seraient fatales. Elles le seraient йgalement si l'on pouvait prouver, par exemple, que les foraminifиres ont pris naissance pendant l'йpoque laurentienne, ou les brachiopodes pendant la formation cumbrienne ; car alors il ne se serait pas йcoulй un temps suffisant pour que le dйveloppement de ces organismes en soit arrivй au point qu'ils ont atteint. Une fois arrivйs а un йtat donnй, la thйorie de la sйlection naturelle n'exige pas qu'ils continuent а progresser davantage, bien que, dans chaque pйriode successive, ils doivent se modifier lйgиrement, de maniиre а conserver leur place dans la nature, malgrй de lйgers changements dans les conditions ambiantes. Toutes ces objections reposent sur l'ignorance oщ nous sommes de l'вge rйel de notre globe, et des pйriodes auxquelles les diffйrentes formes de la vie ont apparu pour la premiиre fois, points fort discutables. La question de savoir si l'ensemble de l'organisation a progressй constitue de toute faзon un problиme fort compliquй. Les archives gйologiques, toujours fort incomplиtes, ne remontent pas assez haut pour qu'on puisse йtablir avec une nettetй incontestable que, pendant le temps dont l'histoire nous est connue, l'organisation a fait de grands progrиs. Aujourd'hui mкme, si l'on compare les uns aux autres les membres d'une mкme classe, les naturalistes ne sont pas d'accord pour dйcider quelles sont les formes les plus йlevйes. Ainsi, les uns regardent les sйlaciens ou requins comme les plus йlevйs dans la sйrie des poissons, parce qu'ils se rapprochent des reptiles par certains points importants de leur conformation ; d'autres donnent le premier rang aux tйlйostйens. Les ganoпdes sont placйs entre les sйlaciens et les tйlйostйens ; ces derniers sont actuellement trиs prйpondйrants quant au nombre, mais autrefois les sйlaciens et les ganoпdes existaient seuls ; par consйquent, suivant le type de supйrioritй qu'on aura choisi, on pourra dire que l'organisation des poissons a progressй ou rйtrogradй. Il semble complиtement impossible de juger de la supйrioritй relative des types appartenant а des classes distinctes ; car qui pourra, par exemple, dйcider si une seiche est plus йlevйe qu'une abeille, cet insecte auquel von Baer attribuait, « une organisation supйrieure а celle d'un poisson, bien que construit sur un tout autre modиle ? » Dans la lutte complexe pour l'existence, il est parfaitement possible que des crustacйs, mкme peu йlevйs dans leur classe, puissent vaincre les cйphalopodes, qui constituent le type supйrieur des mollusques ; ces crustacйs, bien qu'ayant un dйveloppement infйrieur, occupent un rang trиs йlevй dans l'йchelle des invertйbrйs, si l'on en juge d'aprиs l'йpreuve la plus dйcisive de toutes, la loi du combat. Outre ces difficultйs inhйrentes qui se prйsentent, lorsqu'il s'agit de dйterminer quelles sont les formes les plus йlevйes par leur organisation, il ne faut pas seulement comparer les membres supйrieurs d'une classe а deux йpoques quelconques -- bien que ce soit lа, sans doute, le fait le plus important а considйrer dans la balance -- mais il faut encore comparer entre eux tous les membres de la mкme classe, supйrieurs et infйrieurs, pendant l'une et l'autre pйriode. A une йpoque reculйe, les mollusques les plus йlevйs et les plus infйrieurs, les cйphalopodes et les brachiopodes, fourmillaient en nombre ; actuellement, ces deux ordres ont beaucoup diminuй, tandis que d'autres, dont l'organisation est intermйdiaire, ont considйrablement augmentй. Quelques naturalistes soutiennent en consйquence que les mollusques prйsentaient autrefois une organisation supйrieure а celle qu'ils ont aujourd'hui. Mais on peut fournir а l'appui de l'opinion contraire l'argument bien plus fort basй sur le fait de l'йnorme rйduction des mollusques infйrieurs, et le fait que les cйphalopodes existants, quoique peu nombreux, prйsentent une organisation beaucoup plus йlevйe que ne l'йtait celle de leurs anciens reprйsentants. Il faut aussi comparer les nombres proportionnels des classes supйrieures et infйrieures existant dans le monde entier а deux pйriodes quelconques ; si, par exemple, il existe aujourd'hui cinquante mille formes de vertйbrйs, et que nous sachions qu'а une йpoque antйrieure il n'en existait que dix mille, il faut tenir compte de cette augmentation en nombre de la classe supйrieure qui implique un dйplacement considйrable de formes infйrieures, et qui constitue un progrиs dйcisif dans l'organisation universelle. Nous voyons par lа combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, de comparer, avec une parfaite exactitude, а travers des conditions aussi complexes, le degrй de supйrioritй relative des organismes imparfaitement connus qui ont composй les faunes des diverses pйriodes successives. Cette difficultй ressort clairement de l'examen de certaines faunes et de certaines fleurs actuelles. La rapiditй extraordinaire avec laquelle les productions europйennes se sont rйcemment, rйpandues dans la Nouvelle-Zйlande et se sont emparйes de positions qui devaient кtre prйcйdemment occupйes par les formes indigиnes, nous permet de croire que, si tous les animaux et toutes les plantes de la Grande-Bretagne йtaient importйs et mis en libertй dans la Nouvelle-Zйlande, un grand nombre de formes britanniques s'y naturaliseraient promptement avec le temps, et extermineraient un grand nombre des formes indigиnes. D'autre part, le fait qu'а peine un seul habitant de l'hйmisphиre austral s'est naturalisй а l'йtat sauvage dans une partie quelconque de l'Europe, nous permet de douter que, si toutes les productions de la Nouvelle-Zйlande йtaient introduites en Angleterre, il y en aurait beaucoup qui pussent s'emparer de positions actuellement occupйes par nos plantes et par nos animaux indigиnes. A ce point de vue, les productions de la Grande-Bretagne peuvent donc кtre considйrйes comme supйrieures а celles de la Nouvelle-Zйlande. Cependant, le naturaliste le plus habile n'aurait pu prйvoir ce rйsultat par le simple examen des espиces des deux pays. Agassiz et plusieurs autres juges compйtents insistent sur ce fait que les animaux anciens ressemblent, dans une certaine mesure, aux embryons des animaux actuels de la mкme classe ; ils insistent aussi sur le parallйlisme assez exact qui existe entre la succession gйologique des formes йteintes et le dйveloppement embryogйnique des formes actuelles. Cette maniиre de voir concorde admirablement avec ma thйorie. Je chercherai, dans un prochain chapitre, а dйmontrer que l'adulte diffиre de l'embryon par suite de variations survenues pendant le cours de la vie des individus, et hйritйes par leur postйritй а un вge correspondant. Ce procйdй, qui laisse l'embryon presque sans changements, accumule continuellement, pendant le cours des gйnйrations successives, des diffйrences de plus en plus grandes chez l'adulte. L'embryon reste ainsi comme une sorte de portrait, conservй par la nature, de l'йtat ancien et moins modifiй de l'animal. Cette thйorie peut кtre vraie et cependant n'кtre jamais susceptible d'une preuve complиte. Lorsqu'on voit, par exemple, que les mammifиres, les reptiles et les poissons les plus anciennement connus appartiennent rigoureusement а leurs classes respectives, bien que quelques-unes de ces formes antiques soient, jusqu'а un certain point, moins distinctes entre elles que ne le sont aujourd'hui les membres typiques des mкmes groupes, il serait inutile de rechercher des animaux rйunissant les caractиres embryogйniques communs а tous les vertйbrйs tant qu'on n'aura pas dйcouvert des dйpфts riches en fossiles, au-dessous des couches infйrieures du systиme cumbrien -- dйcouverte qui semble trиs peu probable. DE LA SUCCESSION DES MEMES TYPES DANS LES MEMES ZONES PENDANT LES DERNIERES PERIODES TERTIAIRES. M. Clift a dйmontrй, il y a bien des annйes, que les mammifиres fossiles provenant des cavernes de l'Australie sont йtroitement alliйs aux marsupiaux qui vivent actuellement sur ce continent. Une parentй analogue, manifeste mкme pour un oeil inexpйrimentй, se remarque йgalement dans l'Amйrique du Sud, dans les fragments d'armures gigantesques semblables а celle du tatou, trouvйes dans diverses localitйs de la Plata. Le professeur Owen a dйmontrй de la maniиre la plus frappante que la plupart des mammifиres fossiles, enfouis en grand nombre dans ces contrйes, se rattachent aux types actuels de l'Amйrique mйridionale. Cette parentй est rendue encore plus йvidente par l'йtonnante collection d'ossements fossiles recueillis dans les cavernes du Brйsil par MM. Lund et Clausen. Ces faits m'avaient vivement frappй que, dиs 1839 et 1845, j'insistais vivement sur cette « loi de la succession des types » -- et sur « ces remarquables rapports de parentй qui existent entre les formes йteintes et les formes vivantes d'un mкme continent.» Le professeur Owen a depuis йtendu la mкme gйnйralisation aux mammifиres de l'ancien monde, et les restaurations des gigantesques oiseaux йteints de la Nouvelle-Zйlande, faites par ce savant naturaliste, confirment йgalement la mкme loi. Il en est de mкme des oiseaux trouvйs dans les cavernes du Brйsil. M. Woodward a dйmontrй que cette mкme loi s'applique aux coquilles marines, mais elle est moins apparente, а cause de la vaste distribution de la plupart des mollusques. On pourrait encore ajouter d'autres exemples, tels que les rapports qui existent entre les coquilles terrestres йteintes et vivantes de l'оle de Madиre et entre les coquilles йteintes et vivantes des eaux saumвtres de la mer Aralo-Caspienne. Or, que signifie cette loi remarquable de la succession des mкmes types dans les mкmes rйgions ? Aprиs avoir comparй le climat actuel de l'Australie avec celui de certaines parties de l'Amйrique mйridionale situйes sous la mкme latitude, il serait tйmйraire d'expliquer, d'une part, la dissemblance des habitants de ces deux continents par la diffйrence des conditions physiques ; et d'autre part, d'expliquer par les ressemblances de ces conditions l'uniformitй des types qui ont existй dans chacun de ces pays pendant les derniиres pйriodes tertiaires. On ne saurait non plus prйtendre que c'est en vertu d'une loi immuable que l'Australie a produit principalement ou exclusivement des marsupiaux, ou que l'Amйrique du Sud a seule produit des йdentйs et quelques autres types qui lui sont propres. Nous savons, en effet, que l'Europe йtait anciennement peuplйe de nombreux marsupiaux, et j'ai dйmontrй, dans les travaux auxquels j'ai fait prйcйdemment allusion, que la loi de la distribution des mammifиres terrestres йtait autrefois diffйrente en Amйrique de ce qu'elle est aujourd'hui. L'Amйrique du Nord prйsentait anciennement beaucoup des caractиres actuels de la moitiй mйridionale de ce continent ; et celle-ci se rapprochait, beaucoup plus que maintenant, de la moitiй septentrionale. Les dйcouvertes de Falconer et de Cautley nous ont aussi appris que les mammifиres de l'Inde septentrionale ont йtй autrefois en relation plus йtroite avec ceux de l'Afrique qu'ils ne le sont actuellement. La distribution des animaux marins fournit des faits analogues. La thйorie de la descendance avec modification explique immйdiatement cette grande loi de la succession longtemps continuйe, mais non immuable, des mкmes types dans les mкmes rйgions ; car les habitants de chaque partie du monde tendent йvidemment а y laisser, pendant la pйriode suivante, des descendants йtroitement alliйs, bien que modifiйs dans une certaine mesure. Si les habitants d'un continent ont autrefois considйrablement diffйrй de ceux d'un autre continent, de mкme leurs descendants modifiйs diffиrent encore а peu prиs de la mкme maniиre et au mкme degrй. Mais, aprиs de trиs longs intervalles et des changements gйographiques importants, а la suite desquels il y a eu de nombreuses migrations rйciproques, les formes plus faibles cиdent la place aux formes dominantes, de sorte qu'il ne peut y avoir rien d'immuable dans les lois de la distribution passйe ou actuelle des кtres organisйs. On demandera peut-кtre, en maniиre de raillerie, si je considиre le paresseux, le tatou et le fourmilier comme les descendants dйgйnйrйs du mйgathйrium et des autres monstres gigantesques voisins, qui ont autrefois habitй l'Amйrique mйridionale. Ceci n'est pas un seul instant admissible. Ces йnormes animaux sont йteints, et n'ont laissй aucune descendance. Mais on trouve, dans les cavernes du Brйsil, un grand nombre d'espиces fossiles qui, par leur taille et par tous leurs autres caractиres, se rapprochent des espиces vivant actuellement dans l'Amйrique du Sud, et dont quelques-unes peuvent avoir йtй les ancкtres rйels des espиces vivantes. Il ne faut pas oublier que, d'aprиs ma thйorie, toutes les espиces d'un mкme genre descendent d'une espиce unique, de sorte que, si l'on trouve dans une formation gйologique six genres ayant chacun huit espиces, et dans la formation gйologique suivante six autres genres alliйs ou reprйsentatifs ayant chacun le mкme nombre d'espиces, nous pouvons conclure qu'en gйnйral une seule espиce de chacun des anciens genres a laissй des descendants modifiйs, constituant les diverses espиces des genres nouveaux ; les sept autres espиces de chacun des anciens genres ont dы s'йteindre sans laisser de postйritй. Ou bien, et c'est lа probablement le cas le plus frйquent, deux ou trois espиces appartenant а deux ou trois des six genres anciens ont seules servi de souche aux nouveaux genres, les autres espиces et les autres genres entiers ayant totalement disparu. Chez les ordres en voie d'extinction, dont les genres et les espиces dйcroissent peu а peu en nombre, comme celui des йdentйs dans l'Amйrique du Sud, un plus petit nombre encore de genres et d'espиces doivent laisser des descendants modifiйs, RESUME DE CE CHAPITRE ET DU CHAPITRE PRECEDENT. J'ai essayй de dйmontrer que nos archives gйologiques sont extrкmement incomplиtes ; qu'une trиs petite partie du globe seulement a йtй gйologiquement explorйe avec soin ; que certaines classes d'кtres organisйs ont seules йtй conservйes en abondance а l'йtat fossile ; que le nombre des espиces et des individus qui en font partie conservйs dans nos musйes n'est absolument rien en comparaison du nombre des gйnйrations qui ont dы exister pendant la durйe d'une seule formation ; que l'accumulation de dйpфts riches en espиces fossiles diverses, et assez йpais pour rйsister aux dйgradations ultйrieures, n'йtant guиre possible que pendant des pйriodes d'affaissement du sol, d'йnormes espaces de temps ont dы s'йcouler dans l'intervalle de plusieurs pйriodes successives ; qu'il y a probablement eu plus d'extinctions pendant les pйriodes d'affaissement et plus de variations pendant celles de soulиvement, en faisant remarquer que ces derniиres pйriodes йtant moins favorables а la conservation des fossiles, le nombre des formes conservйes a dы кtre moins considйrable ; que chaque formation n'a pas йtй dйposйe d'une maniиre continue ; que la durйe de chacune d'elles a йtй probablement plus courte que la durйe moyenne des formes spйcifiques ; que les migrations ont jouй un rфle important dans la premiиre apparition de formes nouvelles dans chaque zone et dans chaque formation ; que les espиces rйpandues sont celles qui ont dы varier le plus frйquemment, et, par consйquent, celles qui ont dы donner naissance au plus grand nombre d'espиces nouvelles ; que les variйtйs ont йtй d'abord locales ; et enfin que, bien que chaque espиce ait dы parcourir de nombreuses phases de transition, il est probable que les pйriodes pendant lesquelles elle a subi des modifications, bien que longues, si on les estime en annйes, ont dы кtre courtes, comparйes а celles pendant lesquelles chacune d'elle est restйe sans modifications. Ces causes rйunies expliquent dans une grande mesure pourquoi, bien que nous retrouvions de nombreux chaоnons, nous ne rencontrons pas des variйtйs innombrables, reliant entre elles d'une maniиre parfaitement graduйe toutes les formes йteintes et vivantes. Il ne faut jamais oublier non plus que toutes les variйtйs intermйdiaires entre deux ou plusieurs formes seraient infailliblement regardйes comme des espиces nouvelles et distinctes, а moins qu'on ne puisse reconstituer la chaоne complиte qui les rattache les unes aux autres ; car on ne saurait soutenir que nous possйdions aucun moyen certain qui nous permette de distinguer les espиces des variйtйs. Quiconque n'admet pas l'imperfection des documents gйologiques doit avec raison repousser ma thйorie tout entiиre ; car c'est en vain qu'on demandera oщ sont les innombrables formes de transition qui ont dы autrefois relier les espиces voisines ou reprйsentatives qu'on rencontre dans les йtages successifs d'une mкme formation. On peut refuser de croire aux йnormes intervalles de temps qui ont dы s'йcouler entre nos formations consйcutives, et mйconnaоtre l'importance du rфle qu'ont dы jouer les migrations quand on йtudie les formations d'une seule grande rйgion, l'Europe par exemple. On peut soutenir que l'apparition subite de groupes entiers d'espиces est un fait йvident, bien que la plupart du temps il n'ait que l'apparence de la vйritй. On peut se demander oщ sont les restes de ces organismes si infiniment nombreux, qui ont dы exister longtemps avant que les couches infйrieures du systиme cumbrien aient йtй dйposйes. Nous savons maintenant qu'il existait, а cette йpoque, au moins un animal ; mais je ne puis rйpondre а cette derniиre question qu'en supposant que nos ocйans ont dы exister depuis un temps immense lа oщ ils s'йtendent actuellement, et qu'ils ont dы occuper ces points depuis le commencement de l'йpoque cumbrienne ; mais que, bien avant cette pйriode, le globe avait un aspect tout diffйrent, et que les continents d'alors, constituйs par des formations beaucoup plus anciennes que celles que nous connaissons, n'existent plus qu'а l'йtat mйtamorphique, ou sont ensevelis au fond des mers. Ces difficultйs rйservйes, tous les autres faits principaux de la palйontologie me paraissent concorder admirablement avec la thйorie de la descendance avec modifications par la sйlection naturelle. Il nous devient facile de comprendre comment les espиces nouvelles apparaissent lentement et successivement ; pourquoi les espиces des diverses classes ne se modifient pas simultanйment avec la mкme rapiditй ou au mкme degrй, bien que toutes, а la longue, йprouvent dans une certaine mesure des modifications. L'extinction des formes anciennes est la consйquence presque inйvitable de la production de formes nouvelles. Nous pouvons comprendre pourquoi une espиce qui a disparu ne reparaоt jamais. Les groupes d'espиces augmentent lentement en nombre, et persistent pendant des pйriodes inйgales en durйe, car la marche des modifications est nйcessairement lente et dйpend d'une foule d'йventualitйs complexes. Les espиces dominantes appartenant а des groupes йtendus et prйpondйrants tendent а laisser de nombreux descendants, qui constituent а leur tour de nouveaux sous-groupes, puis des groupes. A mesure que ceux-ci se forment, les espиces des groupes moins vigoureux, en raison de l'infйrioritй qu'ils doivent par hйrйditй а un ancкtre commun, tendent а disparaоtre sans laisser de descendants modifiйs а la surface de la terre. Toutefois, l'extinction complиte d'un groupe entier d'espиces peut souvent кtre une opйration trиs longue, par suite de la persistance de quelques descendants qui ont pu continuer а se maintenir dans certaines positions isolйes et protйgйes. Lorsqu'un groupe a complиtement disparu, il ne reparaоt jamais, le lien de ses gйnйrations ayant йtй rompu. Nous pouvons comprendre comment il se fait que les formes dominantes, qui se rйpandent beaucoup et qui fournissent le plus grand nombre de variйtйs, doivent tendre а peupler le monde de descendants qui se rapprochent d'elles, tout en йtant modifiйs. Ceux-ci rйussissent gйnйralement а dйplacer les groupes qui, dans la lutte pour l'existence, leur sont infйrieurs. Il en rйsulte qu'aprиs de longs intervalles les habitants du globe semblent avoir changй partout simultanйment. Nous pouvons comprendre comment il se fait que toutes les formes de la vie, anciennes et rйcentes, ne constituent dans leur ensemble qu'un petit nombre de grandes classes. Nous pouvons comprendre pourquoi, en vertu de la tendance continue а la divergence des caractиres, plus une forme est ancienne, plus elle diffиre d'ordinaire de celles qui vivent actuellement ; pourquoi d'anciennes formes йteintes comblent souvent des lacunes existant entre des formes actuelles et rйunissent quelquefois en un seul deux groupes prйcйdemment considйrйs comme distincts, mais le plus ordinairement ne tendent qu'а diminuer la distance qui les sйpare. Plus une forme est ancienne, plus souvent il arrive qu'elle a, jusqu'а un certain point, des caractиres intermйdiaires entre des groupes aujourd'hui distincts ; car, plus une forme est ancienne, plus elle doit se rapprocher de l'ancкtre commun de groupes qui ont depuis divergй considйrablement, et par consйquent lui ressembler. Les formes йteintes prйsentent rarement des caractиres directement intermйdiaires entre les formes vivantes ; elles ne sont intermйdiaires qu'au moyen d'un circuit long et tortueux, passant par une foule d'autres formes diffйrentes et disparues. Nous pouvons facilement comprendre pourquoi les restes organiques de formations immйdiatement consйcutives sont trиs йtroitement alliйs, car ils sont en relation gйnйalogique plus йtroite ; et, aussi, pourquoi les fossiles enfouis dans une formation intermйdiaire prйsentent des caractиres intermйdiaires. Les habitants de chaque pйriode successive de l'histoire du globe ont vaincu leurs prйdйcesseurs dans la lutte pour l'existence, et occupent de ce fait une place plus йlevйe qu'eux dans l'йchelle de la nature, leur conformation s'йtant gйnйralement plus spйcialisйe ; c'est ce qui peut expliquer l'opinion admise par la plupart des palйontologistes que, dans son ensemble, l'organisation a progressй. Les animaux anciens et йteints ressemblent, jusqu'а un certain point, aux embryons des animaux vivants appartenant а la mкme classe ; fait йtonnant qui s'explique tout simplement par ma thйorie. La succession des mкmes types d'organisation dans les mкmes rйgions, pendant les derniиres pйriodes gйologiques, cesse d'кtre un mystиre, et s'explique tout simplement par les lois de l'hйrйditй. Si donc les archives gйologiques sont aussi imparfaites que beaucoup de savants le croient, et l'on peut au moins affirmer que la preuve du contraire ne saurait кtre fournie, les principales objections soulevйes contre la thйorie de la sйlection sont bien amoindries ou disparaissent. Il me semble, d'autre part, que toutes les lois essentielles йtablies par la palйontologie proclament clairement que les espиces sont le produit de la gйnйration ordinaire, et que les formes anciennes ont йtй remplacйes par des formes nouvelles et perfectionnйes, elles-mкmes le rйsultat de la variation et de la persistance du plus apte. CHAPITRE XII. DISTRIBUTION GEOGRAPHIQUE, Les diffйrences dans les conditions physiques ne suffisent pas pour expliquer la distribution gйographique actuelle. - Importance des barriиres. - Affinitйs entre les productions d'un mкme continent. - Centres de crйation. - Dispersion provenant de modifications dans le climat, dans le niveau du sol et d'autres moyens accidentels. - Dispersion pendant la pйriode glaciaire. - Pйriodes glaciaires alternantes dans l'hйmisphиre borйal et dans l'hйmisphиre austral. Lorsque l'on considиre la distribution des кtres organisйs а la surface du globe, le premier fait considйrable dont on est frappй, c'est que ni les diffйrences climatйriques ni les autres conditions physiques n'expliquent suffisamment les ressemblances ou les dissemblances des habitants des diverses rйgions. Presque tous les naturalistes qui ont rйcemment йtudiй cette question en sont arrivйs а cette mкme conclusion. Il suffirait d'examiner l'Amйrique pour en dйmontrer la vйritй ; tous les savants s'accordent, en effet, а reconnaоtre que, а l'exception de la partie septentrionale tempйrйe et de la zone qui entoure le pфle, la distinction de la terre en ancien et en nouveau monde constitue une des divisions fondamentales de la distribution gйographique. Cependant, si nous parcourons le vaste continent amйricain, depuis les parties centrales des Etats-Unis jusqu'а son extrйmitй mйridionale, nous rencontrons les conditions les plus diffйrentes : des rйgions humides, des dйserts arides, des montagnes йlevйes, des plaines couvertes d'herbes, des forкts, des marais, des lacs et des grandes riviиres, et presque toutes les tempйratures. Il n'y a pour ainsi dire pas, dans l'ancien monde, un climat ou une condition qui n'ait son йquivalent dans le nouveau monde -- au moins dans les limites de ce qui peut кtre nйcessaire а une mкme espиce. On peut, sans doute, signaler dans l'ancien monde quelques rйgions plus chaudes qu'aucune de celles du nouveau monde, mais ces rйgions ne sont point peuplйes par une faune diffйrente de celle des rйgions avoisinantes ; il est fort rare, en effet, de trouver un groupe d'organismes confinй dans une йtroite station qui ne prйsente que de lйgиres diffйrences dans ses conditions particuliиres. Malgrй ce parallйlisme gйnйral entre les conditions physiques respectives de l'ancien et du nouveau monde, quelle immense diffйrence n'y a-t-il pas dans leurs productions vivantes ! Si nous comparons, dans l'hйmisphиre austral, de grandes йtendues de pays en Australie, dans l'Afrique australe et dans l'ouest de l'Amйrique du Sud, entre les 25° et 35° degrйs de latitude, nous y trouvons des points trиs semblables par toutes leurs conditions ; il ne serait cependant pas possible de trouver trois faunes et trois flores plus dissemblables. Si, d'autre part, nous comparons les productions de l'Amйrique mйridionale, au sud du 35° degrй de latitude, avec celles au nord du 25° degrй, productions qui se trouvent par consйquent sйparйes par un espace de dix degrйs de latitude, et soumises а des conditions bien diffйrentes, elles sont incomparablement plus voisines les unes des autres qu'elles ne le sont des productions australiennes ou africaines vivant sous un climat presque identique. On pourrait signaler des faits analogues chez les habitants de la mer. Un second fait important qui nous frappe, dans ce coup d'oeil gйnйral, c'est que toutes les barriиres ou tous les obstacles qui s'opposent а une libre migration sont йtroitement en rapport avec les diffйrences qui existent entre les productions de diverses rйgions. C'est ce que nous dйmontre la grande diffйrence qu'on remarque dans presque toutes les productions terrestres de l'ancien et du nouveau monde, les parties septentrionales exceptйes, oщ les deux continents se joignent presque, et oщ, sous un climat peu diffйrent, il peut y avoir eu migration des formes habitant les parties tempйrйes du nord, comme cela s'observe actuellement pour les productions strictement arctiques. Le mкme fait est apprйciable dans la diffйrence que prйsentent, sous une mкme latitude, les habitants de l'Australie, de l'Afrique et de l'Amйrique du Sud, pays aussi isolйs les uns des autres que possible. Il en est de mкme sur tous les continents ; car nous trouvons souvent des productions diffйrentes sur les cфtйs opposйs de grandes chaоnes de montagnes йlevйes et continues, de vastes dйserts et souvent mкme de grandes riviиres. Cependant, comme les chaоnes de montagnes, les dйserts, etc., ne sont pas aussi infranchissables et n'ont probablement pas existй depuis aussi longtemps que les ocйans qui sйparent les continents, les diffйrences que de telles barriиres apportent dans l'ensemble du monde organisй sont bien moins tranchйes que celles qui caractйrisent les productions de continents sйparйs. Si nous йtudions les mers, nous trouvons que la mкme loi s'applique aussi. Les habitants des mers de la cфte orientale et de la cфte occidentale de l'Amйrique mйridionale sont trиs distincts, et il n'y a que fort peu de poissons, de mollusques et de crustacйs qui soient communs aux unes et aux autres ; mais le docteur Gьnther a rйcemment dйmontrй que, sur les rives opposйes de l'isthme de Panama, environ 30 pour 100 des poissons sont communs aux deux mers ; c'est lа un fait qui a conduit quelques naturalistes а croire que l'isthme a йtй autrefois ouvert. A l'ouest des cфtes de l'Amйrique s'йtend un ocйan vaste et ouvert, sans une оle qui puisse servir de lieu de refuge ou de repos а des йmigrants ; c'est lа une autre espиce de barriиre, au-delа de laquelle nous trouvons, dans les оles orientales du Pacifique, une autre faune complиtement distincte, de sorte que nous avons ici trois faunes marines, s'йtendant du nord au sud, sur un espace considйrable et sur des lignes parallиles peu йloignйes les unes des autres et sous des climats correspondants ; mais, sйparйes qu'elles sont par des barriиres infranchissables, c'est-а-dire par des terres continues ou par des mers ouvertes et profondes, elles sont presque totalement distinctes. Si nous continuons toujours d'avancer vers l'ouest, au-delа des оles orientales de la rйgion tropicale du Pacifique, nous ne rencontrons point de barriиres infranchissables, mais des оles en grand nombre pouvant servir de lieux de relвche ou des cфtes continues, jusqu'а ce qu'aprиs avoir traversй un hйmisphиre entier, nous arrivions aux cфtes d'Afrique ; or, sur toute cette vaste йtendue, nous ne remarquons point de faune marine bien dйfinie et bien distincte. Bien qu'un si petit nombre d'animaux marins soient communs aux trois faunes de l'Amйrique orientale, de l'Amйrique occidentale et des оles orientales du Pacifique, dont je viens d'indiquer approximativement les limites, beaucoup de poissons s'йtendent cependant depuis l'ocйan Pacifique jusque dans l'ocйan Indien, et beaucoup de coquillages sont communs aux оles orientales de l'ocйan Pacifique et aux cфtes orientales de l'Afrique, deux rйgions situйes sous des mйridiens presque opposйs. Un troisiиme grand fait principal, presque inclus, d'ailleurs, dans les deux prйcйdents, c'est l'affinitй qui existe entre les productions d'un mкme continent ou d'une mкme mer, bien que les espиces elles-mкmes soient quelquefois distinctes en ses divers points et dans des stations diffйrentes. C'est lа une loi trиs gйnйrale, et dont chaque continent offre des exemples remarquables. Nйanmoins, le naturaliste voyageant du nord au sud, par exemple, ne manque jamais d'кtre frappй de la maniиre dont des groupes successifs d'кtres spйcifiquement distincts, bien qu'en йtroite relation les uns avec les autres, se remplacent mutuellement. Il voit des oiseaux analogues : leur chant est presque semblable ; leurs nids sont presque construits de la mкme maniиre ; leurs oeufs sont а peu prиs de mкme couleur, et cependant ce sont des espиces diffйrentes. Les plaines avoisinant le dйtroit de Magellan sont habitйes par une espиce d'autruche amйricaine (Rhea), et les plaines de la Plata, situйes plus au nord, par une espиce diffйrente du mкme genre ; mais on n'y rencontre ni la vйritable autruche ni l'йmu, qui vivent sous les mкmes latitudes en Afrique et en Australie. Dans ces mкmes plaines de la Plata, on rencontre l'agouti et la viscache, animaux ayant а peu prиs les mкmes habitudes que nos liиvres et nos lapins, et qui appartiennent au mкme ordre de rongeurs, mais qui prйsentent йvidemment dans leur structure un type tout amйricain. Sur les cimes йlevйes des Cordillиres, nous trouvons une espиce de viscache alpestre ; dans les eaux nous ne trouvons ni le castor ni le rat musquй, mais le coypou et le capybara, rongeurs ayant le type sud-amйricain. Nous pourrions citer une foule d'autres exemples analogues. Si nous examinons les оles de la cфte amйricaine, quelque diffйrentes qu'elles soient du continent par leur nature gйologique, leurs habitants sont essentiellement amйricains, bien qu'ils puissent tous appartenir а des espиces particuliиres. Nous pouvons remonter jusqu'aux pйriodes йcoulйes et, ainsi que nous l'avons vu dans le chapitre prйcйdent, nous trouverons encore que ce sont des types amйricains qui dominent dans les mers amйricaines et sur le continent amйricain. Ces faits dйnotent l'existence de quelque lien organique intime et profond qui prйvaut dans le temps et dans l'espace, dans les mкmes йtendues de terre et de mer, indйpendamment des conditions physiques. Il faudrait qu'un naturaliste fыt bien indiffйrent pour n'кtre pas tentй de rechercher quel peut кtre ce lien. Ce lien est tout simplement l'hйrйditй, cette cause qui, seule, autant que nous le sachions d'une maniиre positive, tend а produire des organismes tout а fait semblables les uns aux autres, ou, comme on le voit dans le cas des variйtйs, presque semblables. La dissemblance des habitants de diverses rйgions peut кtre attribuйe а des modifications dues а la variation et а la sйlection naturelle et probablement aussi, mais а un moindre degrй, а l'action directe de conditions physiques diffйrentes. Les degrйs de dissemblance dйpendent de ce que les migrations des formes organisйes dominantes ont йtй plus ou moins efficacement empкchйes а des йpoques plus ou moins reculйes ; de la nature et du nombre des premiers immigrants, et de l'action que les habitants ont pu exercer les uns sur les autres, au point de vue de la conservation de diffйrentes modifications ; les rapports qu'ont entre eux les divers organismes dans la lutte pour l'existence, йtant, comme je l'ai dйjа souvent indiquй, les plus importants de tous. C'est ainsi que les barriиres, en mettant obstacle aux migrations, jouent un rфle aussi important que le temps, quand il s'agit des lentes modifications par la sйlection naturelle. Les espиces trиs rйpandues, comprenant de nombreux individus, qui ont dйjа triomphй de beaucoup de concurrents dans leurs vastes habitats, sont aussi celles qui ont le plus de chances de s'emparer de places nouvelles, lorsqu'elles se rйpandent dans de nouvelles rйgions. Soumises dans leur nouvelle patrie а de nouvelles conditions, elles doivent frйquemment subir des modifications et des perfectionnements ultйrieurs ; il en rйsulte qu'elles doivent remporter de nouvelles victoires et produire des groupes de descendants modifiйs. Ce principe de l'hйrйditй avec modifications nous permet de comprendre pourquoi des sections de genres, des genres entiers et mкme des familles entiиres, se trouvent confinйs dans les mкmes rйgions, cas si frйquent et si connu. Ainsi que je l'ai fait remarquer dans le chapitre prйcйdent, on ne saurait prouver qu'il existe une loi de dйveloppement indispensable. La variabilitй de chaque espиce est une propriйtй indйpendante dont la sйlection naturelle ne s'empare qu'autant qu'il en rйsulte un avantage pour l'individu dans sa lutte complexe pour l'existence ; la somme des modifications chez des espиces diffйrentes ne doit donc nullement кtre uniforme. Si un certain nombre d'espиces, aprиs avoir йtй longtemps en concurrence les unes avec les autres dans leur ancien habitat йmigraient dans une rйgion nouvelle qui, plus tard, se trouverait isolйe, elles seraient peu sujettes а des modifications, car ni la migration ni l'isolement ne peuvent rien par eux-mкmes. Ces causes n'agissent qu'en amenant les organismes а avoir de nouveaux rapports les uns avec les autres et, а un moindre degrй, avec les conditions physiques ambiantes. De mкme que nous avons vu, dans le chapitre prйcйdent, que quelques formes ont conservй а peu prиs les mкmes caractиres depuis une йpoque gйologique prodigieusement reculйe, de mкme certaines espиces se sont dissйminйes sur d'immenses espaces, sans se modifier beaucoup, ou mкme sans avoir йprouvй aucun changement. En partant de ces principes, il est йvident que les diffйrentes espиces d'un mкme genre, bien qu'habitant les points du globe les plus йloignйs, doivent avoir la mкme origine, puisqu'elles descendent d'un mкme ancкtre. A l'йgard des espиces qui n'ont йprouvй que peu de modifications pendant des pйriodes gйologiques entiиres, il n'y a pas de grande difficultй а admettre qu'elles ont йmigrй d'une mкme rйgion ; car, pendant les immenses changements gйographiques et climatйriques qui sont survenus depuis les temps anciens, toutes les migrations, quelque considйrables qu'elles soient, ont йtй possibles. Mais, dans beaucoup d'autres cas oщ nous avons des raisons de penser que les espиces d'un genre se sont produites а des йpoques relativement rйcentes cette question prйsente de grandes difficultйs. Il est йvident que les individus appartenant а une mкme espиce, bien qu'habitant habituellement des rйgions йloignйes et sйparйes, doivent provenir d'un seul point, celui oщ ont existй leurs parents ; car, ainsi que nous l'avons dйjа expliquй, il serait inadmissible que des individus absolument identiques eussent pu кtre produits par des parents spйcifiquement distincts. CENTRES UNIQUES DE CREATION. Nous voilа ainsi amenйs а examiner une question qui a soulevй tant de discussions parmi les naturalistes. Il s'agit de savoir si les espиces ont йtй crййes sur un ou plusieurs points de la surface terrestre. Il y a sans doute des cas oщ il est extrкmement difficile de comprendre comment la mкme espиce a pu se transmettre d'un point unique jusqu'aux diverses rйgions йloignйes et isolйes oщ nous la trouvons aujourd'hui. Nйanmoins, il semble si naturel que chaque espиce se soit produite d'abord dans une rйgion unique, que cette hypothиse captive aisйment l'esprit. Quiconque la rejette, repousse la vera causa de la gйnйration ordinaire avec migrations subsйquentes et invoque l'intervention d'un miracle. Il est universellement admis que, dans la plupart des cas, la rйgion habitйe par une espиce est continue ; et que, lorsqu'une plante ou un animal habite deux points si йloignйs ou sйparйs l'un de l'autre par des obstacles de nature telle, que la migration devient trиs difficile, on considиre le fait comme exceptionnel et extraordinaire. L'impossibilitй d'йmigrer а travers une vaste mer est plus йvidente pour les mammifиres terrestres que pour tous les autres кtres organisйs ; aussi ne trouvons-nous pas d'exemple inexplicable de l'existence d'un mкme mammifиre habitant des points йloignйs du globe. Le gйologue n'est point embarrassй de voir que l'Angleterre possиde les mкmes quadrupиdes que le reste de l'Europe, parce qu'il est йvident que les deux rйgions ont йtй autrefois rйunies. Mais, si les mкmes espиces peuvent кtre produites sur deux points sйparйs, pourquoi ne trouvons-nous pas un seul mammifиre commun а l'Europe et а l'Australie ou а l'Amйrique du Sud ? Les conditions d'existence sont si complиtement les mкmes, qu'une foule de plantes et d'animaux europйens se sont naturalisйs en Australie et en Amйrique, et que quelques plantes indigиnes sont absolument identiques sur ces points si йloignйs de l'hйmisphиre borйal et de l'hйmisphиre austral. Je sais qu'on peut rйpondre que les mammifиres n'ont pas pu йmigrer, tandis que certaines plantes, grвce а la diversitй de leurs moyens de dissйmination, ont pu кtre transportйes de proche en proche а travers d'immenses espaces. L'influence considйrable des barriиres de toutes sortes n'est comprйhensible qu'autant que la grande majoritй des espиces a йtй produite d'un cфtй, et n'a pu passer au cфtй opposй. Quelques familles, beaucoup de sous-familles, un grand nombre de genres, sont confinйs dans une seule rйgion, et plusieurs naturalistes ont observй que les genres les plus naturels, c'est-а-dire ceux dont les espиces se rapprochent le plus les unes des autres, sont gйnйralement propres а une seule rйgion assez restreinte, ou, s'ils ont une vaste extension, cette extension est continue. Ne serait-ce pas une йtrange anomalie qu'en descendant un degrй plus bas dans la sйrie, c'est-а-dire jusqu'aux individus de la mкme espиce, une rиgle toute opposйe prйvalыt, et que ceux-ci n'eussent pas, au moins а l'origine, йtй confinйs dans quelque rйgion unique ? Il me semble donc beaucoup plus probable, ainsi du reste qu'а beaucoup d'autres naturalistes, que l'espиce s'est produite dans une seule contrйe, d'oщ elle s'est ensuite rйpandue aussi loin que le lui ont permis ses moyens de migration et de subsistance, tant sous les conditions de vie passйe que sous les conditions de vie actuelle. Il se prйsente, sans doute, bien des cas oщ il est impossible d'expliquer le passage d'une mкme espиce d'un point а un autre, mais les changements gйographiques et climatйriques qui ont certainement eu lieu depuis des йpoques gйologiques rйcentes doivent avoir rompu la continuitй de la distribution primitive de beaucoup d'espиces. Nous en sommes donc rйduits а apprйcier si les exceptions а la continuitй de distribution sont assez nombreuses et assez graves pour nous faire renoncer а l'hypothиse, appuyйe par tant de considйrations gйnйrales, que chaque espиce s'est produite sur un point, et est partie de lа pour s'йtendre ensuite aussi loin qu'il lui a йtй possible. Il serait fastidieux de discuter tous les cas exceptionnels oщ la mкme espиce vit actuellement sur des points isolйs et йloignйs, et encore n'aurais-je pas la prйtention de trouver une explication complиte. Toutefois, aprиs quelques considйrations prйliminaires, je discuterai quelques-uns des exemples les plus frappants, tels que l'existence d'une mкme espиce sur les sommets de montagnes trиs йloignйes les unes des autres et sur des points trиs distants des rйgions arctiques et antarctiques ; secondement (dans le chapitre suivant), l'extension remarquable des formes aquatiques d'eau douce ; et, troisiиmement, l'existence des mкmes espиces terrestres dans les оles et sur les continents les plus voisins, bien que parfois sйparйs par plusieurs centaines de milles de pleine mer. Si l'existence d'une mкme espиce en des points distants et isolйs de la surface du globe peut, dans un grand nombre de cas, s'expliquer par l'hypothиse que chaque espace a йmigrй de son centre de production, alors, considйrant notre ignorance en ce qui concerne, tant les changements climatйriques et gйographiques qui ont eu lieu autrefois, que les moyens accidentels de transport qui ont pu concourir а cette dissйmination, je crois que l'hypothиse d'un berceau unique est incontestablement la plus naturelle. La discussion de ce sujet nous permettra en mкme temps d'йtudier un point йgalement trиs important pour nous, c'est-а-dire si les diverses espиces d'un mкme genre qui, d'aprиs ma thйorie, doivent toutes descendre d'un ancкtre commun, peuvent avoir йmigrй de la contrйe habitйe par celui-ci tout en se modifiant pendant leur йmigration. Si l'on peut dйmontrer que, lorsque la plupart des espиces habitant une rйgion sont diffйrentes de celles d'une autre rйgion, tout en en йtant cependant trиs voisines, il y a eu autrefois des migrations probables d'une de ces rйgions dans l'autre, ces faits confirmeront ma thйorie, car on peut les expliquer facilement par l'hypothиse de la descendance avec modifications. Une оle volcanique, par exemple, formйe par soulиvement а quelques centaines de milles d'un continent, recevra probablement, dans le cours des temps, un petit nombre de colons, dont les descendants, bien que modifiйs, seront cependant en йtroite relation d'hйrйditй avec les habitants du continent. De semblables cas sont communs, et, ainsi que nous le verrons plus tard, sont complиtement inexplicables dans l'hypothиse des crйations indйpendantes. Cette opinion sur les rapports qui existent entre les espиces de deux rйgions se rapproche beaucoup de celle йmise par M. Wallace, qui conclut que « chaque espиce, а sa naissance, coпncide pour le temps et pour le lieu avec une autre espиce prйexistante et proche alliйe ». On sait actuellement que M. Wallace attribue cette coпncidence а la descendance avec modifications. La question de l'unitй ou de la pluralitй des centres de crйation diffиre d'une autre question qui, cependant, s'en rapproche beaucoup : tous les individus d'une mкme espиce descendent-ils d'un seul couple, ou d'un seul hermaphrodite, ou, ainsi que l'admettent quelques auteurs, de plusieurs individus simultanйment crййs ? A l'йgard des кtres organisйs qui ne se croisent jamais, en admettant qu'il y en ait, chaque espиce doit descendre d'une succession de variйtйs modifiйes, qui se sont mutuellement supplantйes, mais sans jamais se mйlanger avec d'autres individus ou d'autres variйtйs de la mкme espиce ; de sorte qu'а chaque phase successive de la modification tous les individus de la mкme variйtй descendent d'un seul parent. Mais, dans la majoritй des cas, pour tous les organismes qui s'apparient habituellement pour chaque fйcondation, ou qui s'entre-croisent parfois, les individus d'une mкme espиce, habitant la mкme rйgion, se maintiennent а peu prиs uniformes par suite de leurs croisements constants ; de sorte qu'un grand nombre d'individus se modifiant simultanйment, l'ensemble des modifications caractйrisant une phase donnйe ne sera pas dы а la descendance d'un parent unique. Pour bien faire comprendre ce que j'entends : nos chevaux de course diffиrent de toutes les autres races, mais ils ne doivent pas leur diffйrence et leur supйrioritй а leur descendance d'un seul couple, mais aux soins incessants apportйs а la sйlection et а l'entraоnement d'un grand nombre d'individus pendant chaque gйnйration. Avant de discuter les trois classes de faits que j'ai choisis comme prйsentant les plus grandes difficultйs qu'on puisse йlever contre la thйorie des « centres uniques de crйation », je dois dire quelques mots sur les moyens de dispersion. MOYENS DE DISPERSION. Sir C. Lyell et d'autres auteurs ont admirablement traitй cette question ; je me bornerai donc а rйsumer ici en quelques mots les faits les plus importants. Les changements climatйriques doivent avoir exercй une puissante influence sur les migrations ; une rйgion, infranchissable aujourd'hui, peut avoir йtй une grande route de migration, lorsque son climat йtait diffйrent de ce qu'il est actuellement. J'aurai bientфt, d'ailleurs, а discuter ce cфtй de la question avec quelques dйtails. Les changements de niveau du sol ont dы aussi jouer un rфle important ; un isthme йtroit sйpare aujourd'hui deux faunes marines ; que cet isthme soit submergй ou qu'il l'ait йtй autrefois et les deux faunes se mйlangeront ou se seront dйjа mйlangйes. Lа oщ il y a aujourd'hui une mer, des terres ont pu anciennement relier des оles ou mкme des continents, et ont permis aux productions terrestres de passer des uns aux autres. Aucun gйologue ne conteste les grands changements de niveau qui se sont produits pendant la pйriode actuelle, changements dont les organismes vivants ont йtй les contemporains. Edouard Forbes a insistй sur le fait que toutes les оles de l'Atlantique ont dы кtre, а une йpoque rйcente reliйes а l'Europe ou а l'Afrique, de mкme que l'Europe а l'Amйrique. D'autres savants ont йgalement jetй des ponts hypothйtiques sur tous les ocйans, et reliй presque toutes les оles а un continent. Si l'on pouvait accorder une foi entiиre aux arguments de Forbes, il faudrait admettre que toutes les оles ont йtй rйcemment rattachйes а un continent. Cette hypothиse tranche le noeud gordien de la dispersion d'une mкme espиce sur les points les plus йloignйs, et йcarte bien des difficultйs ; mais, autant que je puis en juger, je ne crois pas que nous soyons autorisйs а admettre qu'il y ait eu des changements gйographiques aussi йnormes dans les limites de la pйriode des espиces existantes. Il me semble que nous avons de nombreuses preuves de grandes oscillations du niveau des terres et des mers, mais non pas de changements assez considйrables dans la position et l'extension de nos continents pour nous donner le droit d'admettre que, а une йpoque rйcente, ils aient tous йtй reliйs les uns aux autres ainsi qu'aux diverses оles ocйaniques. J'admets volontiers l'existence antйrieure de beaucoup d'оles, actuellement ensevelies sous la mer, qui ont pu servir de stations, de lieux de relвche, aux plantes et aux animaux pendant leurs migrations. Dans les mers oщ se produit le corail, ces оles submergйes sont encore indiquйes aujourd'hui par les anneaux de corail ou attolls qui les surmontent. Lorsqu'on admettra complиtement, comme on le fera un jour, que chaque espиce est sortie d'un berceau unique, et qu'а la longue nous finirons par connaоtre quelque chose de plus prйcis sur les moyens de dispersion des кtres organisйs, nous pourrons spйculer avec plus de certitude sur l'ancienne extension des terres. Mais je ne pense pas qu'on arrive jamais а prouver que, pendant la pйriode rйcente, la plupart de nos continents, aujourd'hui complиtement sйparйs, aient йtй rйunis d'une maniиre continue ou а peu prиs continue les uns avec les autres, ainsi qu'avec les grandes оles ocйaniques. Plusieurs faits relatifs а la distribution gйographique, tels, par exemple, que la grande diffйrence des faunes marines sur les cфtes opposйes de presque tous les continents ; les rapports йtroits qui relient aux habitants actuels les formes tertiaires de plusieurs continents et mкme de plusieurs ocйans ; le degrй d'affinitй qu'on observe entre les mammifиres habitant les оles et ceux du continent le plus rapprochй, affinitй qui est en partie dйterminйe, comme nous le verrons plus loin, par la profondeur de la mer qui les sйpare ; tous ces faits et quelques autres analogues me paraissent s'opposer а ce que l'on admette que des rйvolutions gйographiques aussi considйrables que l'exigeraient les opinions soutenues par Forbes et ses partisans, se sont produites а une йpoque rйcente. Les proportions relatives et la nature des habitants des оles ocйaniques me paraissent йgalement s'opposer а l'hypothиse que celles-ci ont йtй autrefois reliйes avec les continents. La constitution presque universellement volcanique de ces оles n'est pas non plus favorable а l'idйe qu'elles reprйsentent des restes de continents submergйs ; car, si elles avaient primitivement constituй des chaоnes de montagnes continentales, quelques-unes au moins seraient, comme d'autres sommets, formйes de granit, de schistes mйtamorphiques d'anciennes roches fossilifиres ou autres roches analogues, au lieu de n'кtre que des entassements de matiиres volcaniques. Je dois maintenant dire quelques mots sur ce qu'on a appelй les moyens accidentels de dispersion, moyens qu'il vaudrait mieux appeler occasionnels ; je ne parlerai ici que des plantes. On dit, dans les ouvrages de botanique, que telle ou telle plante se prкte mal а une grande dissйmination ; mais on peut dire qu'on ignore presque absolument si telle ou telle plante peut traverser la mer avec plus ou moins de facilitй. On ne savait mкme pas, avant les quelques expйriences que j'ai entreprises sur ce point avec le concours de M. Berkeley, pendant combien de temps les graines peuvent rйsister а l'action nuisible de l'eau de mer. Je trouvai, а ma grande surprise, que, sur quatre-vingt-sept espиces, soixante quatre ont germй aprиs une immersion de vingt-huit jours, et que certaines rйsistиrent mкme а une immersion de cent trente-sept jours. Il est bon de noter que certains ordres se montrиrent beaucoup moins aptes que d'autres а rйsister а cette йpreuve ; neuf lйgumineuses, а l'exception d'une seule, rйsistиrent mal а l'action de l'eau salйe ; sept espиces appartenant aux deux ordres alliйs, les hydrophyllacйes et les polйmoniacйes, furent toutes dйtruites par un mois d'immersion. Pour plus de commoditй, j'expйrimentai principalement sur les petites graines dйpouillйes de leur fruit, ou de leur capsule ; or, comme toutes allиrent au fond au bout de peu de jours, elles n'auraient pas pu traverser de grands bras de mer, qu'elles fussent ou non endommagйes par l'eau salйe. J'expйrimentai ensuite sur quelques fruits et sur quelques capsules, etc., de plus grosse dimension ; quelques-uns flottиrent longtemps. On sait que le bois vert flotte beaucoup moins longtemps que le bois sec. Je pensai que les inondations doivent souvent entraоner а la mer des plantes ou des branches dessйchйes chargйes de capsules ou de fruits. Cette idйe me conduisit а faire sйcher les tiges et les branches de quatre-vingt-quatorze plantes portant des fruits mыrs, et je les plaзai ensuite sur de l'eau de mer. La plupart allиrent promptement au fond, mais quelques-unes, qui, vertes, ne flottaient que peu de temps, rйsistиrent beaucoup plus longtemps une fois sиches ; ainsi, les noisettes vertes s'enfoncиrent de suite, mais, sиches, elles flottиrent pendant quatre-vingt-dix jours, et germиrent aprиs avoir йtй mises en terre ; un plant d'asperge portant des baies mыres flotta vingt-trois jours ; aprиs avoir йtй dessйchй, il flotta quatre-vingt-cinq jours et les graines germиrent ensuite. Les graines mыres de l'Helosciadium, qui allaient au fond au bout de deux jours, flottиrent pendant plus de quatre-vingt-dix jours une fois sиches, et germиrent ensuite. Au total, sur quatre-vingt-quatorze plantes sиches, dix-huit flottиrent pendant plus de vingt-huit jours, et quelques-unes dйpassиrent de beaucoup ce terme. Il en rйsulte que 64/87 des graines que je soumis а l'expйrience germиrent aprиs une immersion de vingt-huit jours, et que 18/94 des plantes а fruits mыrs (toutes n'appartenaient pas aux mкmes espиces que dans l'expйrience prйcйdente) flottиrent, aprиs dessiccation, pendant plus de vingt-huit jours. Nous pouvons donc conclure, autant du moins qu'il est permis de tirer une conclusion d'un si petit nombre de faits, que les graines de 14/100 des plantes d'une contrйe quelconque peuvent кtre entraоnйes pendant vingt-huit jours par les courants marins sans perdre la facultй de germer. D'aprиs l'atlas physique de Johnston, la vitesse moyenne des divers courants de l'Atlantique est de 53 kilomиtres environ par jour, quelques-uns mкme atteignent la vitesse de 96 kilomиtres et demi par jour ; d'aprиs cette moyenne, les 14/100 de graines de plantes d'un pays pourraient donc кtre transportйs а travers un bras de mer large de 1487 kilomиtres jusque dans un autre pays, et germer si, aprиs avoir йchouй sur la rive, le vent les portait dans un lieu favorable а leur dйveloppement. M. Martens a entrepris subsйquemment des expйriences semblables aux miennes, mais dans de meilleures conditions ; il plaзa, en effet, ses graines dans une boоte plongйe dans la mer mкme, de sorte qu'elles se trouvaient alternativement soumises а l'action de l'air et de l'eau, comme des plantes rйellement flottantes. Il expйrimenta sur quatre-vingt-dix-huit graines pour la plupart diffйrentes des miennes ; mais il choisit de gros fruits et des graines de plantes vivant sur les cфtes, circonstances de nature а augmenter la longueur moyenne de leur flottaison et leur rйsistance а l'action nuisible de l'eau salйe. D'autre part, il n'a pas fait prйalablement sйcher les plantes portant leur fruit ; fait qui, comme nous l'avons vu, aurait permis а certaines de flotter encore plus longtemps. Le rйsultat obtenu fut que 18/98 de ces graines flottиrent pendant quarante-deux jours et germиrent ensuite. Je crois cependant que des plantes exposйes aux vagues ne doivent pas flotter aussi longtemps que celles qui, comme dans ces expйriences, sont а l'abri d'une violente agitation. Il serait donc plus sыr d'admettre que les graines d'environ 10 pour 100 des plantes d'une flore peuvent, aprиs dessiccation, flotter а travers un bras de mer large de 1450 kilomиtres environ, et germer ensuite. Le fait que les fruits plus gros sont aptes а flotter plus longtemps que les petits est intйressant, car il n'y a guиre d'autre moyen de dispersion pour les plantes а gros fruits et а grosses graines ; d'ailleurs, ainsi que l'a dйmontrй Alph. de Candolle, ces plantes ont gйnйralement une extension limitйe. Les graines peuvent кtre occasionnellement transportйes d'une autre maniиre. Les courants jettent du bois flottй sur les cфtes de la plupart des оles, mкme de celles qui se trouvent au milieu des mers les plus vastes ; les naturels des оles de corail du Pacifique ne peuvent se procurer les pierres avec lesquelles ils confectionnent leurs outils qu'en prenant celles qu'ils trouvent engagйes dans les racines des arbres flottйs ; ces pierres appartiennent au roi, qui en tire de gros revenus. J'ai observй que, lorsque des pierres de forme irrйguliиre sont enchвssйes dans les racines des arbres, de petites parcelles de terre remplissent souvent les interstices qui peuvent se trouver entre elles et le bois, et sont assez bien protйgйes pour que l'eau ne puisse les enlever pendant la plus longue traversйe. J'ai vu germer trois dicotylйdones contenues dans une parcelle de terre ainsi enfermйe dans les racines d'un chкne ayant environ cinquante ans ; je puis garantir l'exactitude de cette observation. Je pourrais aussi dйmontrer que les cadavres d'oiseaux, flottant sur la mer, ne sont pas toujours immйdiatement dйvorйs ; or, un grand nombre de graines peuvent conserver longtemps leur vitalitй dans le jabot des oiseaux flottants ; ainsi, les pois et les vesces sont tuйs par quelques jours d'immersion dans l'eau salйe, mais, а ma grande surprise, quelques-unes de ces graines, prises dans le jabot d'un pigeon qui avait flottй sur l'eau salйe pendant trente jours, germиrent presque toutes. Les oiseaux vivants ne peuvent manquer non plus d'кtre des agents trиs efficaces pour le transport des graines. Je pourrais citer un grand nombre de faits qui prouvent que des oiseaux de diverses espиces sont frйquemment chassйs par les ouragans а d'immenses distances en mer. Nous pouvons en toute sыretй admettre que, dans ces circonstances, ils doivent atteindre une vitesse de vol d'environ 56 kilomиtres а l'heure ; et quelques auteurs l'estiment а beaucoup plus encore. Je ne crois pas que les graines alimentaires puissent traverser intactes l'intestin d'un oiseau, mais les noyaux des fruits passent sans altйration а travers les organes digestifs du dindon lui-mкme. J'ai recueilli en deux mois, dans mon jardin, douze espиces de graines prises dans les fientes des petits oiseaux ; ces graines paraissaient intactes, et quelques-unes ont germй. Mais voici un fait plus important. Le jabot des oiseaux ne sйcrиte pas de suc gastrique et n'exerce aucune action nuisible sur la germination des graines, ainsi que je m'en suis assurй par de nombreux essais. Or, lorsqu'un oiseau a rencontrй et absorbй une forte quantitй de nourriture, il est reconnu qu'il faut de douze а dix-huit heures pour que tous les grains aient passй dans le gйsier. Un oiseau peut, dans cet intervalle, кtre chassй par la tempкte а une distance de 800 kilomиtres, et comme les oiseaux de proie recherchent les oiseaux fatiguйs, le contenu de leur jabot dйchirй peut кtre ainsi dispersй. Certains faucons et certains hiboux avalent leur proie entiиre, et, aprиs un intervalle de douze а vingt heures, dйgorgent de petites pelotes dans lesquelles, ainsi qu'il rйsulte d'expйriences faites aux Zoological Gardens, il y a des graines aptes а germer. Quelques graines d'avoine, de blй, de millet, de chиnevis, de chanvre, de trиfle et de betterave ont germй aprиs avoir sйjournй de douze а vingt-quatre heures dans l'estomac de divers oiseaux de proie ; deux graines de betterave ont germй aprиs un sйjour de soixante-deux heures dans les mкmes conditions. Les poissons d'eau douce avalent les graines de beaucoup de plantes terrestres et aquatiques ; or, les oiseaux qui dйvorent souvent les poissons deviennent ainsi les agents du transport des graines. J'ai introduit une quantitй de graines dans l'estomac de poissons morts que je faisais ensuite dйvorer par des aigles pкcheurs, des cigognes et des pйlicans ; aprиs un intervalle de plusieurs heures, ces oiseaux dйgorgeaient les graines en pelotes, ou les rejetaient dans leurs excrйments, et plusieurs germиrent parfaitement ; il y a toutefois des graines qui ne rйsistent jamais а ce traitement. Les sauterelles sont quelquefois emportйes а de grandes distances des cфtes ; j'en ai moi-mкme capturй une а 595 kilomиtres de la cфte d'Afrique, et on en a recueilli а des distances plus grandes encore. Le rйv. R. -T. Lowe a informй sir C. Lyell qu'en novembre 1844 des essaims de sauterelles ont envahi l'оle de Madиre. Elles йtaient en quantitйs innombrables, aussi serrйes que les flocons dans les grandes tourmentes de neige, et s'йtendaient en l'air aussi loin qu'on pouvait voir avec un tйlescope. Pendant deux ou trois jours, elles dйcrivirent lentement dans les airs une immense ellipse ayant 5 ou 6 kilomиtres de diamиtre, et le soir s'abattirent sur les arbres les plus йlevйs, qui en furent bientфt couverts. Elles disparurent ensuite aussi subitement qu'elles йtaient venues et n'ont pas depuis reparu dans l'оle. Or, les fermiers de certaines parties du Natal croient, sans preuves bien suffisantes toutefois, que des graines nuisibles sont introduites dans leurs prairies par les excrйments qu'y laissent les immenses vols de sauterelles qui souvent envahissent le pays. M. Weale m'ayant, pour expйrimenter ce fait, envoyй un paquet de boulettes sиches provenant de ces insectes, j'y trouvai, en les examinant а l'aide du microscope, plusieurs graines qui me donnиrent sept graminйes appartenant а deux espиces et а deux genres. Une invasion de sauterelles, comme celle qui a eu lieu а Madиre, pourrait donc facilement introduire plusieurs sortes de plantes dans une оle situйe trиs loin du continent. Bien que le bec et les pattes des oiseaux soient gйnйralement propres, il y adhиre parfois un peu de terre ; j'ai, dans une occasion, enlevй environ 4 grammes, et dans une autre 1g,4 de terre argileuse sur la patte d'une perdrix ; dans cette terre, se trouvait un caillou de la grosseur d'une graine de vesce. Voici un exemple plus frappant : un ami m'a envoyй la patte d'une bйcasse а laquelle йtait attachй un fragment de terre sиche pesant 58 centigrammes seulement, mais qui contenait une graine de Juncus bufonius, qui germa et fleurit. M. Swaysland, de Brighton, qui depuis quarante ans йtudie avec beaucoup de soin nos oiseaux de passage, m'informe qu'ayant souvent tirй des hoche-queues (Motacillae), des motteux et des tariers (Saxicolae), а leur arrivйe, avant qu'ils se soient abattus sur nos cфtes, il a plusieurs fois remarquй qu'ils portent aux pattes de petites parcelles de terre sиche. On pourrait citer beaucoup de faits qui montrent combien le sol est presque partout chargй de graines. Le professeur Newton, par exemple, m'a envoyй une patte de perdrix (Caccabis rufa) devenue, а la suite d'une blessure, incapable de voler, et а laquelle adhйrait une boule de terre durcie qui pesait environ 200 grammes. Cette terre, qui avait йtй gardйe trois ans, fut ensuite brisйe, arrosйe et placйe sous une cloche de verre ; il n'en leva pas moins de quatre-vingt-deux plantes, consistant en douze monocotylйdonйes, comprenant l'avoine commune, et au moins une espиce d'herbe ; et soixante et dix dicotylйdonйes, qui, а en juger par les jeunes feuilles, appartenaient а trois espиces distinctes au moins. De pareils faits nous autorisent а conclure que les nombreux oiseaux qui sont annuellement entraоnйs par les bourrasques а des distances considйrables en mer, ainsi que ceux qui йmigrent chaque annйe, les millions de cailles qui traversent la Mйditerranйe, par exemple, doivent occasionnellement transporter quelques graines enfouies dans la boue qui adhиre а leur bec et а leurs pattes. Mais j'aurai bientфt а revenir sur ce sujet. On sait que les glaces flottantes sont souvent chargйes de pierres et de terre, et qu'on y a mкme trouvй des broussailles, des os et le nid d'un oiseau terrestre ; on ne saurait donc douter qu'elles ne puissent quelquefois, ainsi que le suggиre Lyell, transporter des graines d'un point а un autre des rйgions arctiques et antarctiques. Pendant la pйriode glaciaire, ce moyen de dissйmination a pu s'йtendre dans nos contrйes actuellement tempйrйes. Aux Aзores, le nombre considйrable des plantes europйennes, en comparaison de celles qui croissent sur les autres оles de l'Atlantique plus rapprochйes du continent, et leurs caractиres quelque peu septentrionaux pour la latitude oщ elles vivent, ainsi que l'a fait remarquer M. H.-C. Watson, m'ont portй а croire que ces оles ont dы кtre peuplйes en partie de graines apportйes par les glaces pendant l'йpoque glaciaire. A ma demande, sir C. Lyell a йcrit а M. Hartung pour lui demander s'il avait observй des blocs erratiques dans ces оles, et celui-ci rйpondit qu'il avait en effet trouvй de grands fragments de granit et d'autres roches qui ne se rencontrent pas dans l'archipel. Nous pouvons donc conclure que les glaces flottantes ont autrefois dйposй leurs fardeaux de pierre sur les rives de ces оles ocйaniques, et que, par consйquent, il est trиs possible qu'elles y aient aussi apportй les graines de plantes septentrionales. Si l'on songe que ces divers modes de transport, ainsi que d'autres qui, sans aucun doute, sont encore а dйcouvrir, ont agi constamment depuis des milliers et des milliers d'annйes, il serait vraiment merveilleux qu'un grand nombre de plantes n'eussent pas йtй ainsi transportйes а de grandes distances. On qualifie ces moyens de transport du terme peu correct d'accidentels, en effet, les courants marins, pas plus que la direction des vents dominants, ne sont accidentels. Il faut observer qu'il est peu de modes de transport aptes а porter des graines а des distances trиs considйrables, car les graines ne conservent pas leur vitalitй lorsqu'elles sont soumises pendant un temps trиs prolongй а l'action de l'eau salйe, et elles ne peuvent pas non plus rester bien longtemps dans le jabot ou dans l'intestin des oiseaux. Ces moyens peuvent, toutefois suffire pour les transports occasionnels а travers des bras de mer de quelques centaines de kilomиtres, ou d'оle en оle, ou d'un continent а une оle voisine, mais non pas d'un continent а un autre trиs йloignй. Leur intervention ne doit donc pas amener le mйlange des flores de continents trиs distants, et ces flores ont dы rester distinctes comme elles le sont, en effet, aujourd'hui. Les courants, en raison de leur direction, ne transporteront jamais des graines de l'Amйrique du Nord en Angleterre, bien qu'ils puissent en porter et qu'ils en portent, en effet, des Antilles jusque sur nos cфtes de l'ouest, oщ, si elles n'йtaient pas dйjа endommagйes par leur long sйjour dans l'eau salйe, elles ne pourraient d'ailleurs pas supporter notre climat. Chaque annйe, un ou deux oiseaux de terre sont chassйs par le vent а travers tout l'Atlantique, depuis l'Amйrique du Nord jusqu'а nos cфtes occidentales de l'Irlande et de l'Angleterre ; mais ces rares voyageurs ne pourraient transporter de graines que celles que renfermerait la boue adhйrant а leurs pattes ou а leur bec, circonstance qui ne peut кtre que trиs accidentelle. Mкme dans le cas oщ elle se prйsenterait, la chance que cette graine tombвt sur un sol favorable, et arrivвt а maturitй, serait bien faible. Ce serait cependant une grave erreur de conclure de ce qu'une оle bien peuplйe, comme la Grande-Bretagne, n'a pas, autant qu'on le sache, et ce qu'il est d'ailleurs assez difficile de prouver, reзu pendant le cours des derniers siиcles, par l'un ou l'autre de ces modes occasionnels de transport, des immigrants d'Europe ou d'autres continents, qu'une оle pauvrement peuplйe, bien que plus йloignйe de la terre ferme, ne pыt pas recevoir, par de semblables moyens, des colons venant d'ailleurs. Il est possible que, sur cent espиces d'animaux ou de graines transportйes dans une оle, mкme pauvre en habitants, il ne s'en trouvвt qu'une assez bien adaptйe а sa nouvelle patrie pour s'y naturaliser ; mais ceci ne serait point, а mon avis, un argument valable contre ce qui a pu кtre effectuй par des moyens occasionnels de transport dans le cours si long des йpoques gйologiques, pendant le lent soulиvement d'une оle et avant qu'elle fыt suffisamment peuplйe. Sur un terrain encore stйrile, que n'habite aucun insecte ou aucun oiseau destructeur, une graine, une fois arrivйe, germerait et survivrait probablement, а condition toutefois que le climat ne lui soit pas absolument contraire. DISPERSION PENDANT LA PERIODE GLACIAIRE. L'identitй de beaucoup de plantes et d'animaux qui vivent sur les sommets de chaоnes de montagnes, sйparйes les unes des autres par des centaines de milles de plaines, dans lesquelles les espиces alpines ne pourraient exister, est un des cas les plus frappants d'espиces identiques vivant sur des points trиs йloignйs, sans qu'on puisse admettre la possibilitй de leur migration de l'un а l'autre de ces points. C'est rйellement un fait remarquable que de voir tant de plantes de la mкme espиce vivre sur les sommets neigeux des Alpes et des Pyrйnйes, en mкme temps que dans l'extrкme nord de l'Europe ; mais il est encore bien plus extraordinaire que les plantes des montagnes Blanches, aux Etats-Unis, soient toutes semblables а celles du Labrador et presque semblables, comme nous l'apprend Asa Gray, а celles des montagnes les plus йlevйes de l'Europe. Dйjа, en 1747, l'observation de faits de ce genre avait conduit Gmelin а conclure а la crйation indйpendante d'une mкme espиce en plusieurs points diffйrents ; et peut-кtre aurait-il fallu nous en tenir а cette hypothиse, si les recherches d'Agassiz et d'autres n'avaient appelй une vive attention sur la pйriode glaciaire, qui, comme nous allons le voir, fournit une explication toute simple de cet ordre de faits. Nous avons les preuves les plus variйes, organiques et inorganiques, que, а une pйriode gйologique rйcente, l'Europe centrale et l'Amйrique du Nord subirent un climat arctique. Les ruines d'une maison consumйe par le feu ne racontent pas plus clairement la catastrophe qui l'a dйtruite que les montages de l'Ecosse et du pays de Galles, avec leurs flancs labourйs, leurs surfaces polies et leurs blocs erratiques, ne tйmoignent de la prйsence des glaciers qui derniиrement encore en occupaient les vallйes. Le climat de l'Europe a si considйrablement changй que, dans le nord de l'Italie, les moraines gigantesques laissйes par d'anciens glaciers sont actuellement couvertes de vignes et de maпs. Dans une grande partie des Etats-Unis, des blocs erratiques et des roches striйes rйvиlent clairement l'existence passйe d'une pйriode de froid. Nous allons indiquer en quelques mots l'influence qu'a dы autrefois exercer l'existence d'un climat glacial sur la distribution des habitants de l'Europe, d'aprиs l'admirable analyse qu'en a faite E. Forbes. Pour mieux comprendre les modifications apportйes par ce climat, nous supposerons l'apparition d'une nouvelle pйriode glaciaire commenзant lentement, puis disparaissant, comme cela a eu lieu autrefois. A mesure que le froid augmente, les zones plus mйridionales deviennent plus propres а recevoir les habitants du Nord ; ceux-ci s'y portent et remplacent les formes des rйgions tempйrйes qui s'y trouvaient auparavant. Ces derniиres, а leur tour et pour la mкme raison, descendent de plus en plus vers le sud, а moins qu'elles ne soient arrкtйes par quelque obstacle, auquel cas elles pйrissent. Les montagnes se couvrant de neige et de glace, les formes alpines descendent dans les plaines, et, lorsque le froid aura atteint son maximum, une faune et une flore arctiques occuperont toute l'Europe centrale jusqu'aux Alpes et aux Pyrйnйes, en s'йtendant mкme jusqu'en Espagne. Les parties actuellement tempйrйes des Etats-Unis seraient йgalement peuplйes de plantes et d'animaux arctiques, qui seraient а peu prиs identiques а ceux de l'Europe ; car les habitants actuels de la zone glaciale qui, partout, auront йmigrй vers le sud, sont remarquablement uniformes autour du pфle. Au retour de la chaleur, les formes arctiques se retireront vers le nord, suivies dans leur retraite par les productions des rйgions plus tempйrйes. A mesure que la neige quittera le pied des montagnes, les formes arctiques s'empareront de ce terrain dйblayй, et remonteront toujours de plus en plus sur leurs flancs а mesure que, la chaleur augmentant, la neige fondra а une plus grande hauteur, tandis que les autres continueront а remonter vers le nord. Par consйquent, lorsque la chaleur sera complиtement revenue, les mкmes espиces qui auront vйcu prйcйdemment dans les plaines de l'Europe et de l'Amйrique du Nord se trouveront tant dans les rйgions arctiques de l'ancien et du nouveau monde, que sur les sommets de montagnes trиs йloignйes les unes des autres. Ainsi s'explique l'identitй de bien des plantes habitant des points aussi distants que le sont les montagnes des Etats-Unis et celles de l'Europe. Ainsi s'explique aussi le fait que les plantes alpines de chaque chaоne de montagnes se rattachent plus particuliиrement aux formes arctiques qui vivent plus au nord, exactement ou presque exactement sur les mкmes degrйs de longitude ; car les migrations provoquйes par l'arrivйe du froid, et le mouvement contraire rйsultant du retour de la chaleur, ont dы gйnйralement se produire du nord au sud et du sud au nord. Ainsi, les plantes alpines de l'Ecosse, selon les observations de M. H.-C. Watson, et celles des Pyrйnйes d'aprиs Ramond, se rapprochent surtout des plantes du nord de la Scandinavie ; celles des Etats-Unis, de celles du Labrador, et celles des montagnes de la Sibйrie, de celles des rйgions arctiques de ce pays. Ces dйductions, basйes sur l'existence bien dйmontrйe d'une йpoque glaciaire antйrieure, me paraissent expliquer d'une maniиre si satisfaisante la distribution actuelle des productions alpines et arctiques de l'Europe et de l'Amйrique, que, lorsque nous rencontrons, dans d'autres rйgions, les mкmes espиces sur des sommets йloignйs, nous pouvons presque conclure, sans autre preuve, а l'existence d'un climat plus froid, qui a permis autrefois leur migration au travers des plaines basses intermйdiaires, devenues actuellement trop chaudes pour elles. Pendant leur migration vers le sud et leur retraite vers le nord, causйes par le changement du climat, les formes arctiques n'ont pas dы, quelque long qu'ait йtй le voyage, кtre exposйes а une grande diversitй de tempйrature ; en outre, comme elles ont dы toujours s'avancer en masse, leurs relations mutuelles n'ont pas йtй sensiblement troublйes. Il en rйsulte que ces formes, selon les principes que nous cherchons а йtablir dans cet ouvrage, n'ont pas dы кtre soumises а de grandes modifications. Mais, а l'йgard des productions alpines, isolйes depuis l'йpoque du retour de la chaleur, d'abord au pied des montagnes, puis au sommet, le cas aura dы кtre un peu diffйrent. Il n'est guиre probable, en effet, que prйcisйment les mкmes espиces arctiques soient restйes sur des sommets trиs йloignйs les uns des autres et qu'elles aient pu y survivre depuis. Elles ont dы, sans aucun doute, se mйlanger aux espиces alpines plus anciennes qui, habitant les montagnes avant le commencement de l'йpoque glaciaire, ont dы, pendant la pйriode du plus grand froid, descendre dans la plaine. Enfin, elles doivent aussi avoir йtй exposйes а des influences climatйriques un peu diverses. Ces diverses causes ont dы troubler leurs rapports mutuels, et elles sont en consйquence devenues susceptibles de modifications. C'est ce que nous remarquons en effet, si nous comparons les unes aux autres les formes alpines d'animaux et de plantes de diverses grandes chaоnes de montagnes europйennes ; car, bien que beaucoup d'espиces demeurent identiques, les unes offrent les caractиres de variйtйs, d'autres ceux de formes douteuses ou sous-espиces ; d'autres, enfin, ceux d'espиces distinctes, bien que trиs йtroitement alliйes et se reprйsentant mutuellement dans les diverses stations qu'elles occupent. Dans l'exemple qui prйcиde, j'ai supposй que, au commencement de notre йpoque glaciaire imaginaire, les productions arctiques йtaient aussi uniformes qu'elles le sont de nos jours dans les rйgions qui entourent le pфle. Mais il faut supposer aussi que beaucoup de formes subarctiques et mкme quelques formes des climats tempйrйs йtaient identiques tout autour du globe, car on retrouve des espиces identiques sur les pentes infйrieures des montagnes et dans les plaines, tant en Europe que dans l'Amйrique du Nord. Or, on pourrait se demander comment j'explique cette uniformitй des espиces subarctiques et des espиces tempйrйes а l'origine de la vйritable йpoque glaciaire. Actuellement, les formes appartenant а ces deux catйgories, dans l'ancien et dans le nouveau monde, sont sйparйes par l'ocйan Atlantique et par la partie septentrionale de l'ocйan Pacifique. Pendant la pйriode glaciaire, alors que les habitants de l'ancien et du nouveau monde vivaient plus au sud qu'aujourd'hui, elles devaient кtre encore plus complиtement sйparйes par de plus vastes ocйans. De sorte qu'on peut se demander avec raison comment les mкmes espиces ont pu s'introduire dans deux continents aussi йloignйs. Je crois que ce fait peut s'expliquer par la nature du climat qui a dы prйcйder l'йpoque glaciaire. A cette йpoque, c'est-а-dire pendant la pйriode du nouveau pliocиne, les habitants du monde йtaient, en grande majoritй, spйcifiquement les mкmes qu'aujourd'hui, et nous avons toute raison de croire que le climat йtait plus chaud qu'il n'est а prйsent. Nous pouvons supposer, en consйquence, que les organismes qui vivent, maintenant par 60 degrйs de latitude ont dы, pendant la pйriode pliocиne, vivre plus prиs du cercle polaire, par 66 ou 67 degrйs de latitude, et que les productions arctiques actuelles occupaient les terres йparses plus rapprochйes du pфle. Or, si nous examinons une sphиre, nous voyons que, sous le cercle polaire, les terres sont presque continues depuis l'ouest de l'Europe, par la Sibйrie, jusqu'а l'Amйrique orientale. Cette continuitй des terres circumpolaires, jointe а une grande facilitй de migration, rйsultant d'un climat plus favorable, peut expliquer l'uniformitй supposйe des productions subarctiques et tempйrйes de l'ancien et du nouveau monde а une йpoque antйrieure а la pйriode glaciaire. Je crois pouvoir admettre, en vertu de raisons prйcйdemment indiquйes, que nos continents sont restйs depuis fort longtemps а peu prиs dans la mкme position relative, bien qu'ayant subi de grandes oscillations de niveau ; je suis donc fortement disposй а йtendre l'idйe ci-dessus dйveloppйe, et а conclure que, pendant une pйriode antйrieure et encore plus chaude, telle que l'ancien pliocиne, un grand nombre de plantes et d'animaux semblables ont habitй la rйgion presque continue qui entoure le pфle. Ces plantes et ces animaux ont dы, dans les deux mondes, commencer а йmigrer lentement vers le sud, а mesure que la tempйrature baissait, longtemps avant le commencement de la pйriode glaciaire. Ce sont, je crois, leurs descendants, modifiйs pour la plupart, qui occupent maintenant les portions centrales de l'Europe et des Etats-Unis. Cette hypothиse nous permet de comprendre la parentй, d'ailleurs trиs йloignйe de l'identitй, qui existe entre les productions de l'Europe et celles des Etats-Unis ; parentй trиs remarquable, vu la distance qui existe entre les deux continents, et leur sйparation par un aussi considйrable que l'Atlantique. Nous comprenons йgalement ce fait singulier, remarquй par plusieurs observateurs, que les productions des Etats-Unis et celles de l'Europe йtaient plus voisines les unes des autres pendant les derniers йtages de l'йpoque tertiaire qu'elles ne le sont aujourd'hui. En effet, pendant ces pйriodes plus chaudes, les parties septentrionales de l'ancien et du nouveau monde ont dы кtre presque complиtement rйunies par des terres, qui ont servi de vйritables ponts, permettant les migrations rйciproques de leurs habitants, ponts que le froid a depuis totalement interceptйs. La chaleur dйcroissant lentement pendant la pйriode pliocиne, les espиces communes а l'ancien et au nouveau monde ont dы йmigrer vers le sud ; dиs qu'elles eurent dйpassй les limites du cercle polaire, toute communication entre elles a йtй interceptйe, et cette sйparation, surtout en ce qui concerne les productions correspondant а un climat plus tempйrй, a dы avoir lieu а une йpoque trиs reculйe. En descendant vers le sud, les plantes et les animaux ont dы, dans l'une des grandes rйgions, se mйlanger avec les productions indigиnes de l'Amйrique, et entrer en concurrence avec elles, et, dans l'autre grande rйgion, avec les productions de l'ancien monde. Nous trouvons donc lа toutes les conditions voulues pour des modifications bien plus considйrables que pour les productions alpines, qui sont restйes depuis une йpoque plus rйcente isolйes sur les diverses chaоnes de montagnes et dans les rйgions arctiques de l'Europe et de l'Amйrique du Nord. Il en rйsulte que, lorsque nous comparons les unes aux autres les productions actuelles des rйgions tempйrйes de l'ancien et du nouveau monde, nous trouvons trиs peu d'espиces identiques, bien qu'Asa Gray ait rйcemment dйmontrй qu'il y en a beaucoup plus qu'on ne le supposait autrefois ; mais, en mкme temps, nous trouvons, dans toutes les grandes classes, un nombre considйrable de formes que quelques naturalistes regardent comme des races gйographiques, et d'autres comme des espиces distinctes ; nous trouvons, enfin, une multitude de formes йtroitement alliйes ou reprйsentatives, que tous les naturalistes s'accordent а regarder comme spйcifiquement distinctes. Il en a йtй dans les mers de mкme que sur la terre ; la lente migration vers le sud dune faune marine, entourant а peu prиs uniformйment les cфtes continues situйes sous le cercle polaire а l'йpoque pliocиne, ou mкme а une йpoque quelque peu antйrieure, nous permet de nous rendre compte, d'aprиs la thйorie de la modification, de l'existence d'un grand nombre de formes alliйes, vivant actuellement dans des mers complиtement sйparйes. C'est ainsi que nous pouvons expliquer la prйsence sur la cфte occidentale et sur la cфte orientale de la partie tempйrйe de l'Amйrique du Nord, de formes йtroitement alliйes existant encore ou qui se sont йteintes pendant la pйriode tertiaire ; et le fait encore plus frappant de la prйsence de beaucoup de crustacйs, dйcrits dans l'admirable ouvrage de Dana, de poissons et d'autres animaux marins йtroitement alliйs, dans la Mйditerranйe et dans les mers du Japon, deux rйgions qui sont actuellement sйparйes par un continent tout entier, et par d'immenses ocйans. Ces exemples de parentй йtroite entre des espиces ayant habitй ou habitant encore les mers des cфtes occidentales et orientales de l'Amйrique du Nord, la Mйditerranйe, les mers du Japon et les zones tempйrйes de l'Amйrique et de l'Europe, ne peuvent s'expliquer par la thйorie des crйations indйpendantes. Il est impossible de soutenir que ces espиces ont reзu lors de leur crйation des caractиres identiques, en raison de la ressemblance des conditions physiques des milieux ; car, si nous comparons par exemple certaines parties de l'Amйrique du Sud avec d'autres parties de l'Afrique mйridionale ou de l'Australie, nous voyons des pays dont toutes les conditions physiques sont exactement analogues, mais dont les habitants sont entiиrement diffйrents. PERIODES GLACIAIRES ALTERNANTES AU NORD ET AU MIDI. Pour en revenir а notre sujet principal, je suis convaincu que l'on peut largement gйnйraliser l'hypothиse de Forbes. Nous trouvons, en Europe, les preuves les plus йvidentes de l'existence d'une pйriode glaciaire, depuis les cфtes occidentales de l'Angleterre jusqu'а la chaоne de l'Oural, et jusqu'aux Pyrйnйes au sud. Les mammifиres congelйs et la nature de la vйgйtation des montagnes de la Sibйrie tйmoignent du mкme fait. Le docteur Hooker affirme que l'axe central du Liban fut autrefois recouvert de neiges йternelles, alimentant des glaciers qui descendaient d'une hauteur de 4000 pieds dans les vallйes. Le mкme observateur a rйcemment dйcouvert d'immenses moraines а un niveau plus йlevй sur la chaоne de l'Atlas, dans l'Afrique septentrionale. Sur les flancs de l'Himalaya, sur des points йloignйs entre eux de 1450 kilomиtres, des glaciers ont laissй les marques de leur descente graduelle dans les vallйes ; dans le Sikhim, le docteur Hooker a vu du maпs croоtre sur d'anciennes et gigantesques moraines. Au sud du continent asiatique, de l'autre cфtй de l'йquateur, les savantes recherches du docteur J. Haast et du docteur Hector nous ont appris que d'immenses glaciers descendaient autrefois а un niveau relativement peu йlevй dans la Nouvelle-Zйlande ; le docteur Hooker a trouvй dans cette оle, sur des montagnes fort йloignйes les unes des autres, des plantes analogues qui tйmoignent aussi de l'existence d'une ancienne pйriode glaciaire. Il rйsulte des faits qui m'ont йtй communiquйs par le rйvйrend W.-B. Clarke, que les montagnes de l'angle sud-est de l'Australie portent aussi les traces d'une ancienne action glaciaire. Dans la moitiй septentrionale de l'Amйrique, on a observй, sur le cфtй oriental de ce continent, des blocs de rochers transportйs par les glaces vers le sud jusque par 36 ou 37 degrйs de latitude, et, sur les cфtes du Pacifique, oщ le climat est actuellement si diffйrent, jusque par 46 degrйs de latitude. On a aussi remarquй des blocs erratiques sur les montagnes Rocheuses. Dans les Cordillиres de l'Amйrique du Sud, presque sous l'йquateur, les glaciers descendaient autrefois fort au-dessous de leur niveau actuel. J'ai examinй, dans le Chili central, un immense amas de dйtritus contenant de gros blocs erratiques, traversant la vallйe de Portillo, restes sans aucun doute d'une gigantesque moraine. M. D. Forbes m'apprend qu'il a trouvй sur divers points des Cordillиres, а une hauteur de 12 000 pieds environ, entre le 13e et 30e degrй de latitude sud, des roches profondйment striйes, semblables а celles qu'il a йtudiйes en Norwиge, et йgalement de grandes masses de dйbris renfermant des cailloux striйs. Il n'existe actuellement, sur tout cet espace des Cordillиres ; mкme а des hauteurs bien plus considйrables, aucun glacier vйritable. Plus au sud, des deux cфtйs du continent, depuis le 41e degrй de latitude jusqu'а l'extrйmitй mйridionale, on trouve les preuves les plus йvidentes d'une ancienne action glaciaire dans la prйsence de nombreux et immenses blocs erratiques, qui ont йtй transportйs fort loin des localitйs d'oщ ils proviennent. L'extension de l'action glaciaire tout autour de l'hйmisphиre borйal et de l'hйmisphиre austral ; le peu d'anciennetй, dans le sens gйologique du terme, de la pйriode glaciaire dans l'un et l'autre hйmisphиre ; sa durйe considйrable, estimйe d'aprиs l'importance des effets qu'elle a produits ; enfin le niveau infйrieur auquel les glaciers se sont rйcemment abaissйs tout le long des Cordillиres, sont autant de faits qui m'avaient autrefois portй а penser que probablement la tempйrature du globe entier devait, pendant la pйriode glaciaire, s'кtre abaissйe d'une maniиre simultanйe. Mais M. Croll a rйcemment cherchй, dans une admirable sйrie de mйmoires, а dйmontrer que l'йtat glacial d'un climat est le rйsultat de diverses causes physiques, dйterminйes par une augmentation dans l'excentricitй de l'orbite de la terre. Toutes ces causes tendent au mкme but, mais la plus puissante paraоt кtre l'influence de l'excentricitй de l'orbite sur les courants ocйaniques. Il rйsulte des recherches de M. Croll que des pйriodes de refroidissement reviennent rйguliиrement tous les dix ou quinze mille ans ; mais qu'а des intervalles beaucoup plus considйrables, par suite de certaines йventualitйs, dont la plus importante, comme l'a dйmontrй sir Ch. Lyell, est la position relative de la terre et des eaux, le froid devient extrкmement rigoureux. M. Croll estime que la derniиre grande pйriode glaciaire remonte а 240 000 ans et a durй, avec de lйgиres variations de climat, pendant environ 160 000 ans. Quant aux pйriodes glaciaires plus anciennes, plusieurs gйologues sont convaincus, et ils fournissent а cet йgard des preuves directes, qu'il a dы s'en produire pendant l'йpoque miocиne et l'йpoque йocиne, sans parler des formations plus anciennes. Mais, pour en revenir au sujet immйdiat de notre discussion, le rйsultat le plus important auquel soit arrivй M. Croll est que, lorsque l'hйmisphиre borйal traverse une pйriode de refroidissement, la tempйrature de l'hйmisphиre austral s'йlиve sensiblement ; les hivers deviennent moins rudes, principalement par suite de changements dans la direction des courants de l'Ocйan. L'inverse a lieu pour l'hйmisphиre borйal, lorsque l'hйmisphиre austral passe а son tour par une pйriode glaciaire. Ces conclusions jettent une telle lumiиre sur la distribution gйographique, que je suis disposй а les accepter ; mais je commence par les faits qui rйclament une explication. Le docteur Hooker a dйmontrй que, dans l'Amйrique du Sud, outre un grand nombre d'espиces йtroitement alliйes, environ quarante ou cinquante plantes а fleurs de la Terre de Feu, constituant une partie importante de la maigre flore de cette rйgion, sont communes а l'Amйrique du Nord et а l'Europe, si йloignйes que soient ces rйgions situйes dans deux hйmisphиres opposйs. On rencontre, sur les montagnes йlevйes de l'Amйrique йquatoriale, une foule d'espиces particuliиres appartenant а des genres europйens. Gardner a trouvй sur les monts Organ, au Brйsil, quelques espиces appartenant aux rйgions tempйrйes europйennes, des espиces antarctiques, et quelques genres des Andes, qui n'existent pas dans les plaines chaudes intermйdiaires. L'illustre Humboldt a trouvй aussi, il y a longtemps, sur la Silla de Caraccas, des espиces appartenant а des genres caractйristiques des Cordillиres. En Afrique, plusieurs formes ayant un caractиre europйen, et quelques reprйsentants de la flore du cap de Bonne-Espйrance se retrouvent sur les montagnes de l'Abyssinie. On a rencontrй au cap de Bonne-Espйrance quelques espиces europйennes qui ne paraissent pas avoir йtй introduites par l'homme, et, sur les montagnes, plusieurs formes reprйsentatives europйennes qu'on ne trouve pas dans les parties intertropicales de l'Afrique. Le docteur Hooker a rйcemment dйmontrй aussi que plusieurs plantes habitant les parties supйrieures de l'оle de Fernando-Po, ainsi que les montagnes voisines de Cameroon, dans le golfe de Guinйe, se rapprochent йtroitement de celles qui vivent sur les montagnes de l'Abyssinie et aussi des plantes de l'Europe tempйrйe. Le docteur Hooker m'apprend, en outre, que quelques-unes de ces plantes, appartenant aux rйgions tempйrйes, ont йtй dйcouvertes par le rйvйrend F. Lowe sur les montagnes des оles du Cap-Vert. Cette extension des mкmes formes tempйrйes, presque sous l'йquateur, а travers tout le continent africain jusqu'aux montagnes de l'archipel du Cap-Vert, est sans contredit un des cas les plus йtonnants qu'on connaisse en fait de distribution de plantes. Sur l'Himalaya et sur les chaоnes de montagnes isolйes de la pйninsule indienne, sur les hauteurs de Ceylan et sur les cфnes volcaniques de Java, on rencontre beaucoup de plantes, soit identiques, soit se reprйsentant les unes les autres, et, en mкme temps, reprйsentant des plantes europйennes, mais qu'on ne trouve pas dans les rйgions basses et chaudes intermйdiaires. Une liste des genres recueillis sur les pics les plus йlevйs de Java semble dressйe d'aprиs une collection faite en Europe sur une colline. Un fait encore plus frappant, c'est que des formes spйciales а l'Australie se trouvent reprйsentйes par certaines plantes croissant sur les sommets des montagnes de Bornйo. D'aprиs le docteur Hooker, quelques-unes de ces formes australiennes s'йtendent le long des hauteurs de la pйninsule de Malacca, et sont faiblement dissйminйes d'une part dans l'Inde, et, d'autre part, aussi loin vers le nord que le Japon. Le docteur F. Mьller a dйcouvert plusieurs espиces europйennes sur les montagnes de l'Australie mйridionale ; d'autres espиces, non introduites par l'homme, se rencontrent dans les rйgions basses ; et, d'aprиs le docteur Hooker, on pourrait dresser une longue liste de genres europйens existant en Australie, et qui n'existent cependant pas dans les rйgions torrides intermйdiaires. Dans l'admirable Introduction а la flore de la Nouvelle-Zйlande, le docteur Hooker signale des faits analogues et non moins frappants relatifs aux plantes de cette grande оle. Nous voyons donc que certaines plantes vivant sur les plus hautes montagnes des tropiques dans toutes les parties du globe et dans les plaines des rйgions tempйrйes, dans les deux hйmisphиres du nord et du sud, appartiennent aux mкmes espиces, ou sont des variйtйs des mкmes espиces. Il faut observer, toutefois, que ces plantes ne sont pas rigoureusement des formes arctiques, car, ainsi que le fait remarquer M. H.-C. Watson, « а mesure qu'on descend des latitudes polaires vers l'йquateur, les flores de montagnes, ou flores alpines, perdent de plus en plus leurs caractиres arctiques. » Outre ces formes identiques et trиs йtroitement alliйes, beaucoup d'espиces, habitant ces mкmes stations si complиtement sйparйes, appartiennent а des genres qu'on ne trouve pas actuellement dans les rйgions basses tropicales intermйdiaires. Ces brиves remarques ne s'appliquent qu'aux plantes ; on pourrait, toutefois, citer quelques faits analogues relatifs aux animaux terrestres. Ces mкmes remarques s'appliquent aussi aux animaux marins ; je pourrais citer, par exemple, une assertion d'une haute autoritй, le professeur Dana : « Il est certainement йtonnant de voir, dit-il, que les crustacйs de la Nouvelle-Zйlande aient avec ceux de l'Angleterre , son antipode, une plus йtroite ressemblance qu'avec ceux de toute autre partie du globe. » Sir J. Richardson parle aussi de la rйapparition sur les cфtes de la Nouvelle-Zйlande, de la Tasmanie, etc., de formes de poissons toutes septentrionales. Le docteur Hooker m'apprend que vingt-cinq espиces d'algues, communes а la Nouvelle-Zйlande et а l'Europe, ne se trouvent pas dans les mers tropicales intermйdiaires. Les faits qui prйcиdent, c'est-а-dire la prйsence de formes tempйrйes dans les rйgions йlevйes de toute l'Afrique йquatoriale, de la pйninsule indienne jusqu'а Ceylan et l'archipel malais, et, d'une maniиre moins marquйe, dans les vastes rйgions de l'Amйrique tropicale du Sud, nous autorisent а penser qu'а une antique йpoque, probablement pendant la partie la plus froide de la pйriode glaciaire, les rйgions basses йquatoriales de ces grands continents ont йtй habitйes par un nombre considйrable de formes tempйrйes. A cette йpoque, il est probable qu'au niveau de la mer le climat йtait alors sous l'йquateur ce qu'il est aujourd'hui sous la mкme latitude а 5 ou 6 000 pieds de hauteur, ou peut-кtre mкme encore un peu plus froid. Pendant cette pйriode trиs froide, les rйgions basses sous l'йquateur ont dы кtre couvertes d'une vйgйtation mixte tropicale et tempйrйe, semblable а celle qui, d'aprиs le docteur Hooker, tapisse avec exubйrance les croupes infйrieures de l'Himalaya а une hauteur de 4 а 5 000 pieds, mais peut-кtre avec une prйpondйrance encore plus forte de formes tempйrйes. De mкme encore M. Mann a trouvй que des formes europйennes tempйrйes commencent а apparaоtre а 5 000 pieds de hauteur environ, sur l'оle montagneuse de Fernando-Po, dans le golfe de Guinйe. Sur les montagnes de Panama, le docteur Seemann a trouvй, а 2 000 pieds seulement de hauteur, une vйgйtation semblable а celle de Mexico, et prйsentant un « harmonieux mйlange des formes de la zone torride avec celles des rйgions tempйrйes ». Voyons maintenant si l'hypothиse de M. Croll sur une pйriode plus chaude dans l'hйmisphиre austral, pendant que l'hйmisphиre borйal subissait le froid intense de l'йpoque glaciaire, jette quelque lumiиre sur cette distribution, inexplicable en apparence, des divers organismes dans les parties tempйrйes des deux hйmisphиres, et sur les montagnes des rйgions tropicales. Mesurйe en annйes, la pйriode glaciaire doit avoir йtй trиs longue, plus que suffisante, en un mot, pour expliquer toutes les migrations, si l'on considиre combien il a fallu peu de siиcles pour que certaines plantes et certains animaux naturalisйs se rйpandent sur d'immenses espaces. Nous savons que les formes arctiques ont envahi les rйgions tempйrйes а mesure que l'intensitй du froid augmentait, et, d'aprиs les faits que nous venons de citer, il faut admettre que quelques-unes des formes tempйrйes les plus vigoureuses, les plus dominantes et les plus rйpandues, ont dы alors pйnйtrer jusque dans les plaines йquatoriales. Les habitants de ces plaines йquatoriales ont dы, en mкme temps, йmigrer vers les rйgions intertropicales de l'hйmisphиre sud, plus chaud а cette йpoque. Sur le dйclin de la pйriode glaciaire, les deux hйmisphиres reprenant graduellement leur tempйrature prйcйdente, les formes tempйrйes septentrionales occupant les plaines йquatoriales ont dы кtre repoussйes vers le nord, ou dйtruites et remplacйes par les formes йquatoriales revenant du sud. Il est cependant trиs probable que quelques-unes de ces formes tempйrйes se sont retirйes sur les parties les plus йlevйes de la rйgion ; or, si ces parties йtaient assez йlevйes, elles y ont survйcu et y sont restйes, comme les formes arctiques sur les montagnes de l'Europe. Dans le cas mкme oщ le climat ne leur aurait pas parfaitement convenu, elles ont dы pouvoir survivre, car le changement de tempйrature a dы кtre fort lent, et le fait que les plantes transmettent а leurs descendants des aptitudes constitutionnelles diffйrentes pour rйsister а la chaleur et au froid, prouve qu'elles possиdent incontestablement une certaine aptitude а l'acclimatation. Le cours rйgulier des phйnomиnes amenant une pйriode glaciaire dans l'hйmisphиre austral et une surabondance de chaleur dans l'hйmisphиre borйal, les formes tempйrйes mйridionales ont dы а leur tour envahir les plaines йquatoriales. Les formes septentrionales, autrefois restйes sur les montagnes, ont dы descendre alors et se mйlanger avec les formes mйridionales. Ces derniиres, au retour de la chaleur, ont dы se retirer vers leur ancien habitat, en laissant quelques espиces sur les sommets, et en emmenant avec elles vers le sud quelques-unes des formes tempйrйes du nord qui йtaient descendues de leurs positions йlevйes sur les montagnes. Nous devons donc trouver quelques espиces identiques dans les zones tempйrйes borйales et australes et sur les sommets des montagnes des rйgions tropicales intermйdiaires. Mais les espиces relйguйes ainsi pendant longtemps sur les montagnes, ou dans un autre hйmisphиre, ont dы кtre obligйes d'entrer en concurrence avec de nombreuses formes nouvelles et se sont trouvйes exposйes а des conditions physiques un peu diffйrentes ; ces espиces, pour ces motifs, ont dы subir de grandes modifications, et doivent actuellement exister sous forme de variйtйs ou d'espиces reprйsentatives ; or, c'est lа ce qui se prйsente. Il faut aussi se rappeler l'existence de pйriodes glaciaires antйrieures dans les deux hйmisphиres, fait qui nous explique, selon les mкmes principes, le nombre des espиces distinctes qui habitent des rйgions analogues trиs йloignйes les unes des autres, espиces appartenant а des genres qui ne se rencontrent plus maintenant dans les zones torrides intermйdiaires. Il est un fait remarquable sur lequel le docteur Hooker a beaucoup insistй а l'йgard de l'Amйrique, et Alph. de Candolle а l'йgard de l'Australie, c'est qu'un bien plus grand nombre d'espиces identiques ou lйgиrement modifiйes ont йmigrй du nord au sud que du sud au nord. On rencontre cependant quelques formes mйridionales sur les montagnes de Bornйo et d'Abyssinie. Je pense que cette migration plus considйrable du nord au sud est due а la plus grande йtendue des terres dans l'hйmisphиre borйal et а la plus grande quantitй des formes qui les habitent ; ces formes, par consйquent, ont dы se trouver, grвce а la sйlection naturelle et а une concurrence plus active, dans un йtat de perfection supйrieur, qui leur aura assurй la prйpondйrance sur les formes mйridionales. Aussi, lorsque les deux catйgories de formes se sont mйlangйes dans les rйgions йquatoriales, pendant les alternances des pйriodes glaciaires, les formes septentrionales, plus vigoureuses, se sont trouvйes plus aptes а garder leur place sur les montagnes, et ensuite а s'avancer vers le sud avec les formes mйridionales, tandis que celles-ci n'ont pas pu remonter vers le nord avec les formes septentrionales. C'est ainsi que nous voyons aujourd'hui de nombreuses productions europйennes envahir la Plata, la Nouvelle-Zйlande, et, а un moindre degrй, l'Australie, et vaincre les formes indigиnes ; tandis que fort peu de formes mйridionales se naturalisent dans l'hйmisphиre borйal, bien qu'on ait abondamment importй en Europe, depuis deux ou trois siиcles, de la Plata, et, depuis ces quarante ou cinquante derniиres annйes, d'Australie, des peaux, de la laine et d'autres objets de nature а recйler des graines. Les monts Nillgherries de l'Inde offrent cependant une exception partielle : car, ainsi que me l'apprend le docteur Hooker, les formes australiennes s'y naturalisent rapidement. Il n'est pas douteux qu'avant, la derniиre pйriode glaciaire les montagnes intertropicales ont йtй peuplйes par des formes alpines endйmiques ; mais celles-ci ont presque partout cйdй la place aux formes plus dominantes, engendrйes dans les rйgions plus йtendues et les ateliers plus actifs du nord. Dans beaucoup d'оles, les productions indigиnes sont presque йgalйes ou mкme dйjа dйpassйes par des formes йtrangиres acclimatйes ; circonstance qui est un premier pas fait vers leur extinction complиte. Les montagnes sont des оles sur la terre ferme, et leurs habitants ont cйdй la place а ceux provenant des rйgions plus vastes du nord, tout comme les habitants des vйritables оles ont partout disparu et disparaissent encore devant les formes continentales acclimatйes par l'homme. Les mкmes principes s'appliquent а la distribution des animaux terrestres et des formes marines, tant dans les zones tempйrйes de l'hйmisphиre borйal et de l'hйmisphиre austral que sur les montagnes intertropicales. Lorsque, pendant l'apogйe de la pйriode glaciaire, les courants ocйaniques йtaient fort diffйrents de ce qu'ils sont aujourd'hui, quelques habitants des mers tempйrйes ont pu atteindre l'йquateur. Un petit nombre d'entre eux ont pu peut-кtre s'avancer immйdiatement plus au sud en se maintenant dans les courants plus froids, pendant que d'autres sont restйs stationnaires а des profondeurs oщ la tempйrature йtait moins йlevйe et y ont survйcu jusqu'а ce qu'une pйriode glaciaire, commenзant dans l'hйmisphиre austral, leur ait permis de continuer leur marche ultйrieure vers le sud. Les choses se seraient passйes de la mкme maniиre que pour ces espaces isolйs qui, selon Forbes, existent de nos jours dans les parties les plus profondes de nos mers tempйrйes, parties peuplйes de productions arctiques. Je suis loin de croire que les hypothиses qui prйcиdent lиvent toutes les difficultйs que prйsentent la distribution et les affinitйs des espиces identiques et alliйes qui vivent aujourd'hui а de si grandes distances dans les deux hйmisphиres et quelquefois sur les chaоnes de montagnes intermйdiaires. On ne saurait tracer les routes exactes des migrations, ni dire pourquoi certaines espиces et non d'autres ont йmigrй ; pourquoi certaines espиces se sont modifiйes et ont produit des formes nouvelles, tandis que d'autres sont restйes intactes. Nous ne pouvons espйrer l'explication de faits de cette nature que lorsque nous saurons dire pourquoi l'homme peut acclimater dans un pays йtranger telle espиce et non pas telle autre ; pourquoi telle espиce se rйpand deux ou trois fois plus loin, ou est deux ou trois fois plus abondante que telle autre, bien que toutes deux soient placйes dans leurs conditions naturelles. Il reste encore diverses difficultйs spйciales а rйsoudre : la prйsence, par exemple, d'aprиs le docteur Hooker, des mкmes plantes sur des points aussi prodigieusement йloignйs que le sont la terre de Kerguelen, la Nouvelle-Zйlande et la Terre de Feu ; mais, comme le suggиre Lyell, les glaces flottantes peuvent avoir contribuй а leur dispersion. L'existence, sur ces mкmes points et sur plusieurs autres encore de l'hйmisphиre austral, d'espиces qui, quoique distinctes, font partie de genres exclusivement restreints а cet hйmisphиre, constitue un fait encore plus remarquable. Quelques-unes de ces espиces sont si distinctes, que nous ne pouvons pas supposer que le temps йcoulй depuis le commencement, de la derniиre pйriode glaciaire ait йtй suffisant pour leur migration et pour que les modifications nйcessaires aient pu s'effectuer. Ces faits me semblent indiquer que des espиces distinctes appartenant aux mкmes genres ont йmigrй d'un centre commun en suivant des lignes rayonnantes, et me portent а croire que, dans l'hйmisphиre austral, de mкme que dans l'hйmisphиre borйal, la pйriode glaciaire a йtй prйcйdйe d'une йpoque plus chaude, pendant laquelle les terres antarctiques, actuellement couvertes de glaces, ont nourri une flore isolйe et toute particuliиre. On peut supposer qu'avant d'кtre exterminйes pendant la derniиre pйriode glaciaire quelques formes de cette flore ont йtй transportйes dans de nombreuses directions par des moyens accidentels, et, а l'aide d'оles intermйdiaires, depuis submergйes, sur divers points de l'hйmisphиre austral. C'est ainsi que les cфtes mйridionales de l'Amйrique, de l'Australie et de la Nouvelle-Zйlande se trouveraient prйsenter en commun ces formes particuliиres d'кtres organisйs. Sir C. Lyell a, dans des pages remarquables, discutй, dans un langage presque identique au mien, les effets des grandes alternances du climat sur la distribution gйographique dans l'univers entier. Nous venons de voir que la conclusion а laquelle est arrivй M. Croll, relativement а la succession de pйriodes glaciaires dans un des hйmisphиres, coпncidant avec des pйriodes de chaleur dans l'autre hйmisphиre, jointe а la lente modification des espиces, explique la plupart des faits que prйsentent, dans leur distribution sur tous les points du globe, les formes organisйes identiques, et celles qui sont йtroitement alliйes. Les ondes vivantes ont pendant certaines pйriodes, coulй du nord au sud et rйciproquement, et dans les deux cas, ont atteint l'йquateur ; mais le courant de la vie a toujours йtй beaucoup plus considйrable du nord au sud que dans le sens contraire, et c'est, par consйquent, celui du nord qui a le plus largement inondй l'hйmisphиre austral. De mкme que le flux dйpose en lignes horizontales les dйbris qu'il apporte sur les grиves, s'йlevant plus haut sur les cфtes oщ la marйe est plus forte, de mкme les ondes vivantes ont laissй sur les hauts sommets leurs йpaves vivantes, suivant une ligne s'йlevant lentement depuis les basses plaines arctiques jusqu'а une grande altitude sous l'йquateur. On peut comparer les кtres divers ainsi йchouйs а ces tribus de sauvages qui, refoulйes de toutes parts, survivent dans les parties retirйes des montagnes de tous les pays, et y perpйtuent la trace et le souvenir, plein d'intйrкt pour nous, des anciens habitants des plaines environnantes. CHAPITRE XIII. DISTRIBUTION GEOGRAPHIQUE (SUITE). Distribution des productions d'eau douce. - Sur les productions des оles ocйaniques. - Absence de batraciens et de mammifиres terrestres. - Sur les rapports entre les habitants des оles et ceux du continent le plus voisin. - Sur la colonisation provenant de la source la plus rapprochйe avec modifications ultйrieures. - Rйsumй de ce chapitre et du chapitre prйcйdent. PRODUCTIONS D'EAU DOUCE. Les riviиres et les lacs йtant sйparйs les uns des autres par des barriиres terrestres, on pourrait croire que les productions des eaux douces ne doivent pas se rйpandre facilement dans une mкme rйgion et qu'elles ne peuvent jamais s'йtendre jusque dans les pays йloignйs, la mer constituant une barriиre encore plus infranchissable. Toutefois, c'est exactement le contraire qui a lieu. Les espиces d'eau douce appartenant aux classes les plus diffйrentes ont non seulement une distribution йtendue, mais des espиces alliйes prйvalent d'une maniиre remarquable dans le monde entier. Je me rappelle que, lorsque je recueillis, pour la premiиre fois, les produits des eaux douces du Brйsil, je fus frappй de la ressemblance des insectes, des coquillages, etc., que j'y trouvais, avec ceux de l'Angleterre, tandis que les production terrestres en diffйraient complиtement. Je crois que, dans la plupart des cas, on peut expliquer cette aptitude inattendue qu'ont les productions d'eau douce а s'йtendre beaucoup, par le fait qu'elles se sont adaptйes, а leur plus grand avantage, а de courtes et frйquentes migrations d'йtang а йtang, ou de cours d'eau а cours d'eau, dans les limites de leur propre rйgion ; circonstance dont la consйquence nйcessaire a йtй une grande facilitй а la dispersion lointaine. Nous ne pouvons йtudier ici que quelques exemples. Les plus difficiles s'observent sans contredit chez les poissons. On croyait autrefois que les mкmes espиces d'eau douce n'existent jamais sur deux continents йloignйs l'un de l'autre. Mais le docteur Gьnther a rйcemment dйmontrй que le Galaxias attenuatus habite la Tasmanie, la Nouvelle-Zйlande, les оles Falkland et le continent de l'Amйrique du Sud. Il y a lа un cas extraordinaire qui indique probablement une dispersion йmanant d'un centre antarctique pendant une pйriode chaude antйrieure. Toutefois, le cas devient un peu moins йtonnant lorsque l'on sait que les espиces de ce genre ont la facultй de franchir, par des moyens inconnus, des espaces considйrables en plein ocйan ; ainsi, une espиce est devenue commune а la Nouvelle-Zйlande et aux Iles Auckland, bien que ces deux rйgions soient sйparйes par une distance d'environ 380 kilomиtres. Sur un mкme continent les poissons d'eau douce s'йtendent souvent beaucoup et presque capricieusement ; car deux systиmes de riviиres possиdent parfois quelques espиces en commun, et quelques autres des espиces trиs diffйrentes. Il est probable que les productions d'eau douce sont quelquefois transportйes par ce que l'on pourrait appeler des moyens accidentels. Ainsi, les tourbillons entraоnent assez frйquemment des poissons vivants а des distances considйrables ; on sait, en outre, que les oeufs, mкme retirйs de l'eau, conservent pendant longtemps une remarquable vitalitй. Mais je serais disposй а attribuer principalement la dispersion des poissons d'eau douce а des changements dans le niveau du sol, survenus а une йpoque rйcente, et qui ont pu faire йcouler certaines riviиres les unes dans les autres. On pourrait citer des exemples de ce mйlange des eaux de plusieurs systиmes de riviиres par suite d'inondations, sans qu'il y ait eu changement de niveau. La grande diffйrence entre les poissons qui vivent sur les deux versants opposйs de la plupart des chaоnes de montagnes continues, dont la prйsence a, dиs une йpoque trиs reculйe, empкchй tout mйlange entre les divers systиmes de riviиres, paraоt motiver la mкme conclusion. Quelques poissons d'eau douce appartiennent а des formes trиs anciennes, on conзoit donc qu'il y ait eu un temps bien suffisant pour permettre d'amples changements gйographiques et par consйquent de grandes migrations. En outre, plusieurs considйrations ont conduit le docteur Gьnther а penser que, chez les poissons, les mкmes formes persistent trиs longtemps. On peut avec des soins, habituer lentement les poissons de mer а vivre dans l'eau douce ; et, d'aprиs Valenciennes, il n'y a presque pas un seul groupe dont tous les membres soient exclusivement limitйs а l'eau douce, de sorte qu'une espиce marine d'un groupe d'eau douce, aprиs avoir longtemps voyagй le long des cфtes, pourrait s'adapter, sans beaucoup de difficultй, aux eaux douces d'un pays йloignй. Quelques espиces de coquillages d'eau douce ont une trиs vaste distribution, et certaines espиces alliйes, qui, d'aprиs ma thйorie, descendent d'un ancкtre commun, et doivent provenir d'une source unique, prйvalent dans le monde entier. Leur distribution m'a d'abord trиs embarrassй, car leurs oeufs ne sont point susceptibles d'кtre transportйs par les oiseaux, et sont, comme les adultes, tuйs immйdiatement par l'eau de mer. Je ne pouvais pas mкme comprendre comment quelques espиces acclimatйes avaient pu se rйpandre aussi promptement dans une mкme localitй, lorsque j'observai deux faits qui, entre autres, jettent quelque lumiиre sur le sujet. Lorsqu'un canard, aprиs avoir plongй, йmerge brusquement d'un йtang couvert de lentilles aquatiques, j'ai vu deux fois ces plantes adhйrer sur le dos de l'oiseau, et il m'est souvent arrivй, en transportant quelques lentilles d'un aquarium dans un autre, d'introduire, sans le vouloir, dans ce dernier des coquillages provenant du premier. Il est encore une autre intervention qui est peut-кtre plus efficace ; ayant suspendu une patte de canard dans un aquarium oщ un grand nombre d'oeufs de coquillages d'eau douce йtaient en train d'йclore, je la trouvai couverte d'une multitude de petits coquillages tout fraоchement йclos, et qui y йtaient cramponnйs avec assez de force pour ne pas se dйtacher lorsque je secouais la patte sortie de l'eau ; toutefois, а un вge plus avancй, ils se laissent tomber d'eux-mкmes. Ces coquillages tout rйcemment sortis de l'oeuf, quoique de nature aquatique, survйcurent de douze а vingt heures sur la patte du canard, dans un air humide ; temps pendant lequel un hйron ou un canard peut franchir au vol un espace de 900 а 1100 kilomиtres ; or, s'il йtait entraоnй par le vent vers une оle ocйanique ou vers un point quelconque de la terre ferme, l'animal s'abattrait certainement sur un йtang ou sur un ruisseau. Sir C. Lyell m'apprend qu'on a capturй un Dytiscus emportant un Ancylus (coquille d'eau douce analogue aux patelles) qui adhйrait fortement а son corps ; un colйoptиre aquatique de la mкme famille, un Colymbetes, tomba а bord du Beagle, alors а 72 kilomиtres environ de la terre la plus voisine ; on ne saurait dire jusqu'oщ il eыt pu кtre emportй s'il avait йtй poussй par un vent favorable. On sait depuis longtemps combien est immense la dispersion d'un grand nombre de plantes d'eau douce et mкme de plantes des marais, tant sur les continents que sur les оles ocйaniques les plus йloignйes. C'est, selon la remarque d'Alph. de Candolle, ce que prouvent d'une maniиre frappante certains groupes considйrables de plantes terrestres, qui n'ont que quelques reprйsentants aquatiques ; ces derniers, en effet, semblent immйdiatement acquйrir une trиs grande extension comme par une consйquence nйcessaire de leurs habitudes. Je crois que ce fait s'explique par des moyens plus favorables de dispersion. J'ai dйjа dit que, parfois, quoique rarement, une certaine quantitй de terre adhиre aux pattes et au bec des oiseaux. Les йchassiers qui frйquentent les bords vaseux des йtangs, venant soudain а кtre mis en fuite, sont les plus sujets а avoir les pattes couvertes de boue. Or, les oiseaux de cet ordre sont gйnйralement grands voyageurs et se rencontrent parfois jusque dans les оles les plus йloignйes et les plus stйriles, situйes en plein ocйan. Il est peu probable qu'ils s'abattent а la surface de la mer, de sorte que la boue adhйrente а leurs pattes ne risque pas d'кtre enlevйe, et ils ne sauraient manquer, en prenant terre, de voler vers les points oщ ils trouvent les eaux douces qu'ils frйquentent ordinairement. Je ne crois pas que les botanistes se doutent de la quantitй de graines dont la vase des йtangs est chargйe ; voici un des faits les plus frappants que j'aie observйs dans les diverses expйriences que j'ai entreprises а ce sujet. Je pris, au mois de fйvrier, sur trois points diffйrents sous l'eau, prиs du bord d'un petit йtang, trois cuillerйes de vase qui, dessйchйe, pesait seulement 193 grammes. Je conservai cette vase pendant six mois dans mon laboratoire, arrachant et notant chaque plante а mesure qu'elle poussait ; j'en comptai en tout 537 appartenant а de nombreuses espиces, et cependant la vase humide tenait tout entiиre dans une tasse а cafй. Ces faits prouvent, je crois, qu'il faudrait plutфt s'йtonner si les oiseaux aquatiques ne transportaient jamais les graines des plantes d'eau douce dans des йtangs et dans des ruisseaux situйs а de trиs grandes distances. La mкme intervention peut agir aussi efficacement а l'йgard des oeufs de quelques petits animaux d'eau douce. Il est d'autres actions inconnues qui peuvent avoir aussi contribuй а cette dispersion. J'ai constatй que les poissons d'eau douce absorbent certaines graines, bien qu'ils en rejettent beaucoup d'autres aprиs les avoir avalйes ; les petits poissons eux-mкmes avalent des graines ayant une certaine grosseur, telles que celles du nйnuphar jaune et du potamogйton. Les hйrons et d'autres oiseaux ont, siиcle aprиs siиcle, dйvorй quotidiennement des poissons ; ils prennent ensuite leur vol et vont s'abattre sur d'autres ruisseaux, ou sont entraоnйs а travers les mers par les ouragans ; nous avons vu que les graines conservent la facultй de germer pendant un nombre considйrable d'heures, lorsqu'elles sont rejetйes avec les excrйments ou dйgorgйes en boulettes. Lorsque je vis la grosseur des graines d'une magnifique plante aquatique, le Nelumbium, et que je me rappelai les remarques d'Alph. de Candolle sur cette plante, sa distribution me parut un fait entiиrement inexplicable ; mais Audubon constate qu'il a trouvй dans l'estomac d'un hйron des graines du grand nйnuphar mйridional, probablement, d'aprиs le docteur Hooker, le Nelumbium luteum. Or, je crois qu'on peut admettre par analogie qu'un hйron volant d'йtang en йtang, et faisant en route un copieux repas de poissons, dйgorge ensuite une pelote contenant des graines encore en йtat de germer. Outre ces divers moyens de distribution, il ne faut pas oublier que lorsqu'un йtang ou un ruisseau se forme pour la premiиre fois, sur un оlot en voie de soulиvement par exemple, cette station aquatique est inoccupйe ; en consйquence, un seul oeuf ou une seule graine a toutes chances de se dйvelopper. Bien qu'il doive toujours y avoir lutte pour l'existence entre les individus des diverses espиces, si peu nombreuses qu'elles soient, qui occupent un mкme йtang, cependant comme leur nombre, mкme dans un йtang bien peuplй, est faible comparativement au nombre des espиces habitant une йgale йtendue de terrain, la concurrence est probablement moins rigoureuse entre les espиces aquatiques qu'entre les espиces terrestres. En consйquence un immigrant, venu des eaux d'une contrйe йtrangиre, a plus de chances de s'emparer d'une place nouvelle que s'il s'agissait d'une forme terrestre. Il faut encore se rappeler que bien des productions d'eau douce sont peu йlevйes dans l'йchelle de l'organisation, et nous avons des raisons pour croire que les кtres infйrieurs se modifient moins promptement que les кtres supйrieurs, ce qui assure un temps plus long que la moyenne ordinaire aux migrations des espиces aquatiques. N'oublions pas non plus qu'un grand nombre d'espиces d'eau douce ont probablement йtй autrefois dissйminйes, autant que ces productions peuvent l'кtre, sur d'immenses йtendues, puisqu'elles se sont йteintes ultйrieurement dans les rйgions intermйdiaires. Mais la grande distribution des plantes et des animaux infйrieurs d'eau douce, qu'ils aient conservй des formes identiques ou qu'ils se soient modifiйs clans une certaine mesure, semble dйpendre essentiellement de la dissйmination de leurs graines et de leurs oeufs par des animaux et surtout par les oiseaux aquatiques, qui possиdent une grande puissance de vol, et qui voyagent naturellement d'un systиme de cours d'eau а un autre. LES HABITANTS DES ILES OCEANIQUES. Nous arrivons maintenant а la derniиre des trois classes de faits que j'ai choisis comme prйsentant les plus grandes difficultйs, relativement а la distribution, dans l'hypothиse que non seulement tous les individus de la mкme espиce ont йmigrй d'un point unique, mais encore que toutes les espиces alliйes, bien qu'habitant aujourd'hui les localitйs les plus йloignйes, proviennent d'une unique station -- berceau de leur premier ancкtre. J'ai dйjа indiquй les raison qui me font repousser l'hypothиse de l'extension des continents pendant la pйriode des espaces actuelles, ou, tout au moins, une extension telle que les nombreuses оles des divers ocйans auraient reзu leurs habitants terrestres par suite de leur union avec un continent. Cette hypothиse lиve bien des difficultйs, mais elle n'explique aucun des faits relatifs aux productions insulaires. Je ne m'en tiendrai pas, dans les remarques qui vont suivre, а la seule question de la dispersion, mais j'examinerai certains autres faits, qui ont quelque portйe sur la thйorie des crйations indйpendantes ou sur celle de la descendance avec modifications. Les espиces de toutes sortes qui peuplent les оles ocйaniques sont en petit nombre, si on les compare а celles habitant des espaces continentaux d'йgale йtendue ; Alph. de Candolle admet ce fait pour les plantes, et Wollaston pour les insectes. La Nouvelle-Zйlande, par exemple, avec ses montagnes йlevйes et ses stations variйes, qui couvre plus de 1250 kilomиtres en latitude, jointe aux оles voisines d'Auckland, de Campbell et de Chatham, ne renferme en tout que 960 espиces de plantes а fleurs. Si nous comparons ce chiffre modeste а celui des espиces qui fourmillent sur des superficies йgales dans le sud-ouest de l'Australie ou au cap de Bonne-Espйrance, nous devons reconnaоtre qu'une aussi grande diffйrence en nombre doit provenir de quelque cause tout а fait indйpendante d'une simple diffйrence dans les conditions physiques. Le comtй de Cambridge, pourtant si uniforme, possиde 847 espиces de plantes, et la petite оle d'Anglesea, 764 ; il est vrai que quelques fougиres et, une petite quantitй de plantes introduites par l'homme sont comprises dans ces chiffres, et que, sous plusieurs rapports, la comparaison n'est pas trиs juste. Nous avons la preuve que l'оle de l'Ascension, si stйrile, ne possйdait pas primitivement plus d'une demi-douzaine d'espиces de plantes а fleurs ; cependant, il en est un grand nombre qui s'y sont acclimatйes, comme а la Nouvelle-Zйlande, ainsi que dans toutes les оles ocйaniques connues. A Sainte-Hйlиne, il y a toute raison de croire que les plantes et les animaux acclimatйs ont exterminй, ou а peu prиs, un grand nombre de productions indigиnes. Quiconque admet la doctrine des crйations sйparйes pour chaque espиce devra donc admettre aussi que le nombre suffisant des plantes et des animaux les mieux adaptйs n'a pas йtй crйй pour les оles ocйaniques, puisque l'homme les a involontairement peuplйes plus parfaitement et plus richement que ne l'a fait la nature. Bien que, dans les оles ocйaniques, les espиces soient peu nombreuses, la proportion des espиces endйmiques, c'est-а-dire qui ne se trouvent nulle part ailleurs sur le globe, y est souvent trиs grande. On peut йtablir la vйritй de cette assertion en comparant, par exemple, le rapport entre la superficie des terrains et le nombre des coquillages terrestres spйciaux а l'оle de Madиre, ou le nombre des oiseaux endйmiques de l'archipel des Galapagos avec le nombre de ceux habitant un continent quelconque. Du reste, ce fait pouvait кtre thйoriquement prйvu car, comme nous l'avons dйjа expliquй, des espиces arrivant de loin en loin dans un district isolй et nouveau, et ayant а entrer en lutte avec de nouveaux concurrents, doivent кtre, йminemment sujettes а se modifier et doivent souvent produire des groupes de descendants modifiйs. Mais de ce que, dans une оle, presque toutes les espиces d'une classe sont particuliиres а cette station, il n'en rйsulte pas nйcessairement que celles d'une autre classe ou d'une autre section de la mкme classe doivent l'кtre aussi ; cette diffйrence semble provenir en partie de ce que les espиces non modifiйes ont йmigrй en troupe, de sorte que leurs rapports rйciproques n'ont subi que peu de perturbation, et, en partie, de l'arrivйe frйquente d'immigrants non modifiйs, venant de la mкme patrie, avec lesquels les formes insulaires se sont croisйes. Il ne faut pas oublier que les descendants de semblables croisements doivent presque certainement gagner en vigueur ; de telle sorte qu'un croisement accidentel suffirait pour produire des effets plus considйrables qu'on ne pourrait s'y attendre. Voici quelques exemples а l'appui des remarques qui prйcиdent. Dans les оles Galapagos, on trouve vingt-six espиces d'oiseaux terrestres, dont vingt et une, ou peut-кtre mкme vingt-trois, sont particuliиres а ces оles, tandis que, sur onze espиces marines, deux seulement sont propres а l'archipel ; il est йvident, en effet, que les oiseaux marins peuvent arriver dans ces оles beaucoup plus facilement et beaucoup plus souvent que les oiseaux terrestres. Les Bermudes, au contraire, qui sont situйes а peu prиs а la mкme distance de l'Amйrique du Nord que les оles Galapagos de l'Amйrique du Sud, et qui ont un sol tout particulier, ne possиdent pas un seul oiseau terrestre endйmique ; mais nous savons, par la belle description des Bermudes que nous devons а M. J -M. Jones, qu'un trиs grand nombre d'oiseaux de l'Amйrique du Nord visitent frйquemment cette оle. M. E.-V. Harcourt m'apprend que, presque tous les ans, les vents emportent jusqu'а Madиre beaucoup d'oiseaux d'Europe et d'Afrique. Cette оle est habitйe par quatre-vingt-dix-neuf espиces d'oiseaux, dont une seule lui est propre, bien que trиs йtroitement alliйe а une espиce europйenne ; trois ou quatre autres espиces sont confinйes а Madиre et aux Canaries. Les Bermudes et Madиre ont donc йtй peuplйes, par les continents voisins, d'oiseaux qui, pendant de longs siиcles, avaient dйjа luttй les uns avec les autres dans leurs patries respectives, et qui s'йtaient mutuellement adaptйs les uns aux autres. Une fois йtablie dans sa nouvelle station, chaque espиce a dы кtre maintenue par les autres dans ses propres limites et dans ses anciennes habitudes, sans prйsenter beaucoup de tendance а des modifications, que le croisement avec les formes non modifiйes, venant de temps а autre de la mиre patrie, devait contribuer d'ailleurs а rйprimer. Madиre est, en outre, habitйe par un nombre considйrable de coquillages terrestres qui lui sont propres, tandis que pas une seule espиce de coquillages marins n'est particuliиre а ses cфtes ; or, bien que nous ne connaissions pas le mode de dispersion des coquillages marins, il est cependant facile de comprendre que leurs oeufs ou leurs larves adhйrant peut-кtre а des plantes marines ou а des bois flottants ou bien aux pattes des йchassiers, pourraient кtre transportйs bien plus facilement que des coquillages terrestres, а travers 400 ou 500 kilomиtres de pleine mer. Les divers ordres d'insectes habitant Madиre prйsentent des cas presque analogues. Les оles ocйaniques sont quelquefois dйpourvues de certaines classes entiиres d'animaux dont la place est occupйe par d'autres classes ; ainsi, des reptiles dans les оles Galapagos, et des oiseaux aptиres gigantesques а la Nouvelle-Zйlande, prennent la place des mammifиres. Il est peut-кtre douteux qu'on doive considйrer la Nouvelle-Zйlande comme une оle ocйanique, car elle est trиs grande et n'est sйparйe de l'Australie que par une mer peu profonde ; le rйvйrend W.-B. Clarke, se fondant sur les caractиres gйologiques de cette оle et sur la direction des chaоnes de montagnes, a rйcemment soutenu l'opinion qu'elle devait, ainsi que la Nouvelle-Calйdonie, кtre considйrйe comme une dйpendance de l'Australie. Quant aux plantes, le docteur Hooker a dйmontrй que, dans les оles Galapagos, les nombres proportionnels des divers ordres sont trиs diffйrents de ce qu'ils sont ailleurs. On explique gйnйralement toutes ces diffйrences en nombre, et l'absence de groupes entiers de plantes et d'animaux sur les оles, par des diffйrences supposйes dans les conditions physiques ; mais l'explication me paraоt peu satisfaisante, et je crois que les facilitйs d'immigration ont dы jouer un rфle au moins aussi important que la nature des conditions physiques. On pourrait signaler bien des faits remarquables relatifs aux habitants des оles ocйaniques. Par exemple, dans quelques оles oщ il n'y a pas un seul mammifиre, certaines plantes indigиnes ont de magnifiques graines а crochets ; or, il y a peu de rapports plus йvidents que l'adaptation des graines а crochets avec un transport opйrй au moyen de la laine ou de la fourrure des quadrupиdes. Mais une graine armйe de crochets peut кtre portйe dans une autre оle par d'autres moyens, et la plante, en se modifiant, devient une espиce endйmique conservant ses crochets, qui ne constituent pas un appendice plus inutile que ne le sont les ailes rabougries qui, chez beaucoup de colйoptиres insulaires, se cachent sous leurs йlytres soudйes. On trouve souvent encore dans les оles, des arbres ou des arbrisseaux appartenant а des ordres qui, ailleurs, ne contiennent que des plantes herbacйes ; or, les arbres, ainsi que l'a dйmontrй A. de Candolle, ont gйnйralement, quelles qu'en puissent кtre les causes, une distribution limitйe. Il en rйsulte que les arbres ne pourraient guиre atteindre les оles ocйaniques йloignйes. Une plante herbacйe qui, sur un continent, n'aurait que peu de chances de pouvoir soutenir la concurrence avec les grands arbres bien dйveloppйs qui occupent le terrain, pourrait, transplantйe dans une оle, l'emporter sur les autres plantes herbacйes en devenant toujours plus grande et en les dйpassant. La sйlection naturelle, dans ce cas, tendrait а augmenter la stature de la plante, а quelque ordre qu'elle appartienne, et par consйquent а la convertir en un arbuste d'abord et en un arbre ensuite. ABSENCE DE BATRACIENS ET DE MAMMIFERES TERRESTRES DANS LES ILES OCEANIQUES. Quant а l'absence d'ordres entiers d'animaux dans les оles ocйaniques, Bory Saint-Vincent a fait remarquer, il y a longtemps dйjа, qu'on ne trouve jamais de batraciens (grenouilles, crapauds, salamandres) dans les nombreuses оles dont les grands ocйans sont parsemйs. Les recherches que j'ai faites pour vйrifier cette assertion en ont confirmй l'exactitude, si l'on excepte la Nouvelle-Zйlande, la Nouvelle-Calйdonie, les оles Andaman et peut-кtre les оles Salomon et les оles Seychelles. Mais, j'ai dйjа fait remarquer combien il est douteux qu'on puisse compter la Nouvelle-Zйlande et la Nouvelle-Calйdonie au nombre des оles ocйaniques et les doutes sont encore plus grands quand il s'agit des оles Andaman, des оles Salomon et des Seychelles. Ce n'est pas aux conditions physiques qu'on peut attribuer cette absence gйnйrale de batraciens dans un si grand nombre d'оles ocйaniques, car elles paraissent particuliиrement propres а l'existence de ces animaux, et, la preuve, c'est que des grenouilles introduites а Madиre, aux Aзores et а l'оle Maurice s'y sont multipliйes au point de devenir un flйau. Mais, comme ces animaux ainsi que leur frai sont immйdiatement tuйs par le contact de l'eau de mer, а l'exception toutefois d'une espиce indienne, leur transport par cette voie serait trиs difficile, et, en consйquence, nous pouvons comprendre pourquoi ils n'existent sur aucune оle ocйanique. Il serait, par contre, bien difficile d'expliquer pourquoi, dans la thйorie des crйations indйpendantes, il n'en aurait pas йtй crйй dans ces localitйs. Les mammifиres offrent un autre cas analogue. Aprиs avoir compulsй avec soin les rйcits des plus anciens voyageurs, je n'ai pas trouvй un seul tйmoignage certain de l'existence d'un mammifиre terrestre, а l'exception des animaux domestiques que possйdaient les indigиnes, habitant une оle йloignйe de plus de 500 kilomиtres d'un continent ou d'une grande оle continentale, et bon nombre d'оles plus rapprochйes de la terre ferme en sont йgaiement dйpourvues. Les оles Falkland, qu'habite un renard ressemblant au loup, semblent faire exception а cette rиgle ; mais ce groupe ne peut pas кtre considйrй comme ocйanique, car il repose sur un banc qui se rattache а la terre ferme, distante de 450 kilomиtres seulement ; de plus, comme les glaces flottantes ont autrefois charriй des blocs erratiques sur sa cфte occidentale, il se peut que des renards aient йtй transportйs de la mкme maniиre, comme cela a encore lieu actuellement dans les rйgions arctiques. On ne saurait soutenir, cependant, que les petites оles ne sont pas propres а l'existence au moins des petits mammifиres, car on en rencontre sur diverses parties du globe dans de trиs petites оles, lorsqu'elles se trouvent, dans le voisinage d'un continent. On ne saurait, d'ailleurs, citer une seule оle dans laquelle nos petits mammifиres ne se soient naturalisйs et abondamment multipliйs. On ne saurait allйguer non plus, d'aprиs la thйorie des crйations indйpendantes, que le temps n'a pas йtй suffisant pour la crйation des mammifиres ; car un grand nombre d'оles volcaniques sont d'une antiquitй trиs reculйe, comme le prouvent les immenses dйgradations qu'elles ont subies et les gisements tertiaires qu'on y rencontre ; d'ailleurs, le temps a йtй suffisant pour la production d'espиces endйmiques appartenant а d'autres classes ; or on sait que, sur les continents, les mammifиres apparaissent et disparaissent plus rapidement que les animaux infйrieurs. Si les mammifиres terrestres font dйfaut aux оles ocйaniques presque toutes ont des mammifиres aйriens. La Nouvelle-Zйlande possиde deux chauves-souris qu'on ne rencontre nulle part ailleurs dans le monde ; l'оle Norfolk, l'archipel Fidji, les оles Bonin, les archipels des Carolines et des оles Mariannes, et l'оle Maurice, possиdent tous leurs chauves-souris particuliиres. Pourquoi la force crйatrice n'a-t-elle donc produit que des chauves-souris, а l'exclusion de tous les autres mammifиres, dans les оles йcartйes ? D'aprиs ma thйorie, il est facile de rйpondre а cette question ; aucun mammifиre terrestre, en effet, ne peut кtre transportй а travers un large bras de mer, mais les chauves-souris peuvent franchir la distance au vol. On a vu des chauves-souris errer de jour sur l'ocйan Atlantique а de grandes distances de la terre, et deux espиces de l'Amйrique du Nord visitent rйguliиrement, ou accidentellement les Bermudes, а 1000 kilomиtres de la terre ferme. M. Tomes, qui a йtudiй spйcialement cette famille, m'apprend que plusieurs espиces ont une distribution considйrable, et se rencontrent sur les continents et dans des оles trиs йloignйes. Il suffit donc de supposer que des espиces errantes se sont modifiйes dans leurs nouvelles stations pour se mettre en rapport avec les nouveaux milieux dans lesquels elles se trouvent, et nous pouvons alors comprendre pourquoi il peut y avoir, dans les оles ocйaniques, des chauves-souris endйmiques, en l'absence de tout autre mammifиre terrestre. Il y a encore d'autres rapports intйressants а constater entre la profondeur des bras de mer qui sйparent les оles, soit les unes des autres, soit des continents les plus voisins, et le degrй d'affinitй des mammifиres qui les habitent. M. Windsor Earl a fait sur ce point quelques observations remarquables, observations considйrablement dйveloppйes depuis par les belles recherches de M. Wallace sur le grand archipel malais, lequel est traversй, prиs des Cйlиbes, par un bras de mer profond, qui marque une sйparation complиte entre deux faunes trиs distinctes de mammifиres. De chaque cфtй de ce bras de mer, les оles reposent sur un banc sous-marin ayant une profondeur moyenne, et sont peuplйes de mammifиres identiques ou trиs йtroitement alliйs. Je n'ai pas encore eu le temps d'йtudier ce sujet pour toutes les parties du globe, mais jusqu'а prйsent j'ai trouvй que le rapport est assez gйnйral. Ainsi, les mammifиres sont les mкmes en Angleterre que dans le reste de l'Europe, dont elle n'est sйparйe que par un dйtroit peu profond ; il en est de mкme pour toutes les оles situйes prиs des cфtes de l'Australie. D'autre part, les оles formant les Indes occidentales sont situйes sur un banc submergй а une profondeur d'environ 1 000 brasses ; nous y trouvons les formes amйricaines, mais les espиces et mкme les genres sont tout а fait distincts. Or, comme la somme des modifications que les animaux de tous genres peuvent йprouver dйpend surtout du laps de temps йcoulй, et que les оles sйparйes du continent ou des оles voisines par des eaux peu profondes ont dы probablement former une rйgion continue а une йpoque plus rйcente que celles qui sont sйparйes par des dйtroits d'une grande profondeur, il est facile de comprendre qu'il doive exister un rapport entre la profondeur de la mer sйparant deux faunes de mammifиres, et le degrй de leurs affinitйs ; -- rapport qui, dans la thйorie des crйations indйpendantes, demeure inexplicable. Les faits qui prйcиdent relativement aux habitants des оles ocйaniques, c'est-а-dire : le petit nombre des espиces, joint а la forte proportion des formes endйmiques, -- les modifications qu'ont subies les membres de certains groupes, sans que d'autres groupes appartenant а la mкme classe aient йtй modifiйs, -- l'absence d'ordres entiers tels que les batraciens et les mammifиres terrestres, malgrй la prйsence de chauves-souris aйriennes, -- les proportions singuliиres de certains ordres de plantes, -- le dйveloppement des formes herbacйes en arbres, etc., -- me paraissent s'accorder beaucoup mieux avec l'opinion que les moyens occasionnels de transport ont une efficacitй suffisante pour peupler les оles, а condition qu'ils se continuent pendant de longues pйriodes, plutфt qu'avec la supposition que toutes les оles ocйaniques ont йtй autrefois rattachйes au continent le plus rapprochй. Dans cette derniиre hypothиse, en effet, il est probable que les diverses classes auraient immigrй d'une maniиre plus uniforme, et qu'alors, les relations mutuelles des espиces introduites en grandes quantitйs йtant peu troublйes, elles ne se seraient pas modifiйes ou l'auraient fait d'une maniиre plus йgale. Je ne prйtends pas dire qu'il ne reste pas encore beaucoup de sйrieuses difficultйs pour expliquer comment la plupart des habitants des оles les plus йloignйes ont atteint leur patrie actuelle, comment il se fait qu'ils aient conservй leurs formes spйcifiques ou qu'ils se soient ultйrieurement modifiйs. Il faut tenir compte ici de la probabilitй de l'existence d'оles intermйdiaires, qui ont pu servir de point de relвche, mais qui, depuis, ont disparu. Je me contenterai de citer un des cas les plus difficiles. Presque toutes les оles ocйaniques, mкme les plus petites et les plus йcartйes, sont habitйes par des coquillages terrestres appartenant gйnйralement а des espиces endйmiques, mais quelquefois aussi par des espиces qui se trouvent ailleurs -- fait dont le docteur A. -A. Gould a observй des exemples frappants dans le Pacifique. Or, on sait que les coquillages terrestres sont facilement tuйs par l'eau de mer ; leurs oeufs, tout au moins ceux que j'ai pu soumettre а l'expйrience, tombent au fond et pйrissent. Il faut cependant qu'il y ait eu quelque moyen de transport inconnu, mais efficace. Serait-ce peut-кtre par l'adhйrence des jeunes nouvellement йclos aux pattes des oiseaux ? J'ai pensй que les coquillages terrestres, pendant la saison d'hibernation et alors que l'ouverture de leur coquille est fermйe par un diaphragme membraneux, pourraient peut-кtre se conserver dans les fentes de bois flottant et traverser ainsi des bras de mer assez larges. J'ai constatй que plusieurs espиces peuvent, dans cet йtat, rйsister а l'immersion dans l'eau de mer pendant sept jours. Une Helix pomatia, aprиs avoir subi ce traitement, fut remise, lorsqu'elle hiverna de nouveau, pendant vingt jours dans l'eau de mer, et rйsista parfaitement. Pendant ce laps de temps, elle eыt pu кtre transportйe par un courant marin ayant une vitesse moyenne а une distance de 660 milles gйographiques. Comme cette helix a un diaphragme calcaire trиs йpais, je l'enlevai, et lorsqu'il fut remplacй par un nouveau diaphragme membraneux, je la replaзai dans l'eau de mer pendant quatorze jours, au bout desquels l'animal, parfaitement intact, s'йchappa. Des expйriences semblables ont йtй derniиrement entreprises par le baron Aucapitaine ; il mit, dans une boоte percйe de trous, cent coquillages terrestres, appartenant а dix espиces, et plongea le tout dans la mer pendant quinze jours. Sur les cent coquillages, vingt-sept se rйtablirent. La prйsence du diaphragme paraоt avoir une grande importance, car, sur douze spйcimens de Cyclostoma elegans qui en йtaient pourvus, onze ont survйcu. Il est remarquable, vu la faзon dont l'Helix pomatia avait rйsistй dans mes essais а l'action de l'eau salйe, que pas un des cinquante-quatre spйcimens d'helix appartenant а quatre espиces, qui servirent aux expйriences du baron Aucapitaine, n'ait survйcu. Il est toutefois peu probable que les coquillages terrestres aient йtй souvent transportйs ainsi ; le mode de transport par les pattes des oiseaux est le plus vraisemblable. SUR LES RAPPORTS ENTRE LES HABITANTS DES ILES ET CEUX DU CONTINENT LE PLUS RAPPROCHE. Le fait le plus important pour nous est l'affinitй entre les espиces qui habitent les оles et celles qui habitent le continent le plus voisin, sans que ces espиces soient cependant identiques. On pourrait citer de nombreux exemples de ce fait. L'archipel Galapagos est situй sous l'йquateur, а 800 ou 900 kilomиtres des cфtes de l'Amйrique du Sud. Tous les produits terrestres et aquatiques de cet archipel portent l'incontestable cachet du type continental amйricain. Sur vingt-six oiseaux terrestres, vingt et un, ou peut-кtre mкme vingt-trois, sont considйrйs comme des espиces si distinctes, qu'on les suppose crййes dans le lieu mкme ; pourtant rien n'est plus manifeste que l'affinitй йtroite qu'ils prйsentent avec les oiseaux amйricains par tous leurs caractиres, par leurs moeurs, leurs gestes et les intonations de leur voix. Il en est de mкme pour les autres animaux et pour la majoritй des plantes, comme le prouve le docteur Hooker dans son admirable ouvrage sur la flore de cet archipel. En contemplant les habitants de ces оles volcaniques isolйes dans le Pacifique, distantes du continent de plusieurs centaines de kilomиtres, le naturaliste sent cependant qu'il est encore sur une terre amйricaine. Pourquoi en est-il ainsi ? pourquoi ces espиces, qu'on suppose avoir йtй crййes dans l'archipel Galapagos, et nulle part ailleurs, portent-elles si йvidemment cette empreinte d'affinitй avec les espиces crййes en Amйrique ? Il n'y a rien, dans les conditions d'existence, dans la nature gйologique de ces оles, dans leur altitude ou leur climat, ni dans les proportions suivant lesquelles les diverses classes y sont associйes, qui ressemble aux conditions de la cфte amйricaine ; en fait, il y a mкme une assez grande dissemblance sous tous les rapports. D'autre part, il y a dans la nature volcanique du sol, dans le climat, l'altitude et la superficie de ces оles, une grande analogie entre elles et les оles de l'archipel du Cap-Vert ; mais quelle diffйrence complиte et absolue au point de vue des habitants ! La population de ces derniиres a les mкmes rapports avec les habitants de l'Afrique que les habitants des Galapagos avec les formes amйricaines. La thйorie des crйations indйpendantes ne peut fournir aucune explication de faits de cette nature. Il est йvident, au contraire, d'aprиs la thйorie que nous soutenons, que les оles Galapagos, soit par suite d'une ancienne continuitй avec la terre ferme (bien que je ne partage pas cette opinion), soit par des moyens de transport йventuels, ont dы recevoir leurs habitants d'Amйrique, de mкme que les оles du Cap-Vert ont reзu les leurs de l'Afrique ; les uns et les autres ont dы subir des modifications, mais ils trahissent toujours leur lieu d'origine en vertu du principe d'hйrйditй. On pourrait citer bien des faits analogues ; c'est, en effet, une loi presque universelle que les productions indigиnes d'une оle soient en rapport de parentй йtroite avec celles des continents ou des оles les plus rapprochйes. Les exceptions sont rares et s'expliquent pour la plupart. Ainsi, bien que l'оle de Kerguelen soit plus rapprochйe de l'Afrique que de l'Amйrique, les plantes qui l'habitent sont, d'aprиs la description qu'en a faite le docteur Hooker, en relation trиs йtroite avec les formes amйricaines ; mais cette anomalie disparaоt, car il faut admettre que cette оle a dы кtre principalement peuplйe par les graines charriйes avec de la terre et des pierres par les glaces flottantes poussйes par les courants dominants. Par ses plantes indigиnes, la Nouvelle-Zйlande a, comme on pouvait s'y attendre, des rapports beaucoup plus йtroits avec l'Australie, la terre ferme la plus voisine, qu'avec aucune autre rйgion ; mais elle prйsente aussi avec l'Amйrique du Sud des rapports marquйs, et ce continent, bien que venant immйdiatement aprиs l'Australie sous le rapport de la distance, est si йloignй, que le fait paraоt presque anormal. La difficultй disparaоt, toutefois, dans l'hypothиse que la Nouvelle-Zйlande, l'Amйrique du Sud et d'autres rйgions mйridionales ont йtй peuplйes en partie par des formes venues d'un point intermйdiaire, quoique йloignй, les оles antarctiques, alors que, pendant une pйriode tertiaire chaude, antйrieure а la derniиre pйriode glaciaire, elles йtaient recouvertes de vйgйtation. L'affinitй, faible sans doute, mais dont le docteur Hooker affirme la rйalitй, qui se remarque entre la flore de la partie sud-ouest de l'Australie et celle du cap de Bonne-Espйrance, est un cas encore bien plus remarquable ; cette affinitй, toutefois, est limitйe aux plantes, et sera sans doute expliquйe quelque jour. La loi qui dйtermine la parentй entre les habitants des оles et ceux de la terre ferme la plus voisine se manifeste parfois sur une petite йchelle, mais d'une maniиre trиs intйressante dans les limites d'un mкme archipel. Ainsi, chaque оle de l'archipel Galapagos est habitйe, et le fait est merveilleux, par plusieurs espиces distinctes, mais qui ont des rapports beaucoup plus йtroits les unes avec les autres qu'avec les habitants du continent amйricain ou d'aucune autre partie du monde. C'est bien ce а quoi on devait s'attendre, car des оles aussi rapprochйes doivent nйcessairement avoir reзu des йmigrants soit de la mкme source originaire, soit les unes des autres. Mais comment se fait-il que ces йmigrants ont йtй diffйremment modifiйs, quoiqu'а un faible degrй, dans les оles si rapprochйes les unes des autres, ayant la mкme nature gйologique, la mкme altitude, le mкme climat, etc.? Ceci m'a longtemps embarrassй ; mais la difficultй provient surtout de la tendance erronйe, mais profondйment enracinйe dans notre esprit, qui nous porte а toujours regarder les conditions physiques d'un pays comme le point le plus essentiel ; tandis qu'il est incontestable que la nature des autres habitants, avec lesquels chacun est en lutte, constitue un point tout aussi essentiel, et qui est gйnйralement un йlйment de succиs beaucoup plus important. Or, si nous examinons les espиces qui habitent les оles Galapagos, et qui se trouvent йgalement dans d'autres parties du monde, nous trouvons qu'elles diffиrent beaucoup dans les diverses оles. Cette diffйrence йtait а prйvoir, si l'on admet que les оles ont йtй peuplйes par des moyens accidentels de transport, une graine d'une plante ayant pu кtre apportйe dans une оle, par exemple, et celle d'une plante diffйrente dans une autre, bien que toutes deux aient une mкme origine gйnйrale. Il en rйsulte que, lorsque autrefois un immigrant aura pris pied sur une des оles, ou aura ultйrieurement passй de l'une а l'autre, il aura sans doute йtй exposй dans les diverses оles а des conditions diffйrentes ; car il aura eu а lutter contre des ensembles d'organismes diffйrents ; une plante, par exemple trouvant le terrain qui lui est le plus favorable occupй par des formes un peu diverses suivant les оles, aura eu а rйsister aux attaques d'ennemis diffйrents. Si cette plante s'est alors mise а varier, la sйlection naturelle aura probablement favorisй dans chaque оle des variйtйs йgalement un peu diffйrentes. Toutefois, quelques espиces auront pu se rйpandre et conserver leurs mкmes caractиres dans tout l'archipel, de mкme que nous voyons quelques espиces largement dissйminйes sur un continent rester partout les mкmes. Le fait rйellement surprenant dans l'archipel Galapagos, fait que l'on remarque aussi а un moindre degrй dans d'autres cas analogues, c'est que les nouvelles espиces une fois formйes dans une оle ne se sont pas rйpandues promptement dans les autres. Mais les оles, bien qu'en vue les unes des autres, sont sйparйes par des bras de mer trиs profonds, presque toujours plus larges que la Manche, et rien ne fait, supposer qu'elles aient йtй autrefois rйunies. Les courants marins qui traversent l'archipel sont trиs rapides, et les coups de vent extrкmement rares, de sorte que les оles sont, en fait, beaucoup plus sйparйes les unes des autres qu'elles ne le paraissent sur la carte. Cependant, quelques-unes des espиces spйciales а l'archipel ou qui se trouvent dans d'autres parties du globe, sont communes aux diverses оles, et nous pouvons conclure de leur distribution actuelle qu'elles ont dы passer d'une оle а l'autre. Je crois, toutefois, que nous nous trompons souvent en supposant que les espиces йtroitement alliйes envahissent nйcessairement le territoire les unes des autres, lorsqu'elles peuvent librement communiquer entre elles. Il est certain que, lorsqu'une espиce est douйe de quelque supйrioritй sur une autre, elle ne tarde pas а la supplanter en tout ou en partie ; mais il est probable que toutes deux conservent leur position respective pendant trиs longtemps, si elles sont йgalement bien adaptйes а la situation quelles occupent. Le fait qu'un grand nombre d'espиces naturalisйes par l'intervention de l'homme, se sont rйpandues avec une йtonnante rapiditй sur de vastes surfaces, nous porte а conclure que la plupart des espиces ont dы se rйpandre de mкme ; mais il faut se rappeler que les espиces qui s'acclimatent dans des pays nouveaux ne sont gйnйralement pas йtroitement alliйes aux habitants indigиnes ; ce sont, au contraire, des formes trиs distinctes, appartenant dans la plupart des cas, comme l'a dйmontrй Alph. de Candolle, а des genres diffйrents. Dans l'archipel Galapagos, un grand nombre d'oiseaux, quoique si bien adaptйs pour voler d'оle en оle, sont distincts dans chacune d'elles ; c'est ainsi qu'on trouve trois espиces йtroitement alliйes de merles moqueurs, dont chacune est confinйe dans une оle distincte. Supposons maintenant que le merle moqueur de l'оle Chatham soit emportй par le vent dans l'оle Charles, qui possиde le sien ; pourquoi rйussirait-il а s'y йtablir ? Nous pouvons admettre que l'оle Charles est suffisamment peuplйe par son espиce locale, car chaque annйe il se pond plus d'oeufs et il s'йlиve plus de petits qu'il n'en peut survivre, et nous devons йgalement croire que l'espиce de l'оle Charles est au moins aussi bien adaptйe а son milieu que l'est celle de l'оle Chatham. Je dois а sir C. Lyell et а M. Wollaston communication d'un fait remarquable en rapport avec cette question : Madиre et la petite оle adjacente de Porto Santo possиdent plusieurs espиces distinctes, mais reprйsentatives, de coquillages terrestres, parmi lesquels il en est quelques-uns qui vivent dans les crevasses des rochers ; or, on transporte annuellement de Porto Santo а Madиre de grandes quantitйs de pierres, sans que l'espиce de la premiиre оle se soit jamais introduite dans la seconde, bien que les deux оles aient йtй colonisйes par des coquillages terrestres europйens, douйs sans doute de quelque supйrioritй sur les espиces indigиnes. Je pense donc qu'il n'y a pas lieu d'кtre surpris de ce que les espиces indigиnes qui habitent les diverses оles de l'archipel Galapagos ne se soient pas rйpandues d'une оle а l'autre. L'occupation antйrieure a probablement aussi contribuй dans une grande mesure, sur un mкme continent, а empкcher le mйlange d'espиces habitant des rйgions distinctes, bien qu'offrant des conditions physiques semblables. C'est ainsi que les angles sud-est et sud-ouest de l'Australie, bien que prйsentant des conditions physiques а peu prиs analogues, et bien que formant un tout continu, sont cependant peuplйs par un grand nombre de mammifиres, d'oiseaux et de vйgйtaux distincts ; il en est de mкme, selon M. Bates, pour les papillons et les autres animaux qui habitent la grande vallйe ouverte et continue des Amazones. Le principe qui rиgle le caractиre gйnйral des habitants des оles ocйaniques, c'est-а-dire leurs rapports йtroits avec la rйgion qui a pu le plus facilement leur envoyer des colons, ainsi que leur modification ultйrieure, est susceptible de nombreuses applications dans la nature ; on en voit la preuve sur chaque montagne, dans chaque lac et dans chaque marais. Les espиces alpines, en effet, si l'on en excepte celles qui, lors de la derniиre pйriode glaciaire, se sont largement rйpandues, se rattachent aux espиces habitant les basses terres environnantes Ainsi, dans l'Amйrique du Sud, on trouve des espиces alpines d'oiseaux-mouches, de rongeurs, de plantes, etc., toutes formes appartenant а des types strictement amйricains ; il est йvident, en effet, qu'une montagne, pendant son lent soulиvement, a dы кtre colonisйe par les habitants des plaines adjacentes. Il en est de mкme des habitants des lacs et des marais, avec cette rйserve que de plus grandes facilitйs de dispersion ont contribuй а rйpandre les mкmes formes dans plusieurs parties du monde. Les caractиres de la plupart des animaux aveugles qui peuplent les cavernes de l'Amйrique et de l'Europe, ainsi que d'autres cas analogues offrent les exemples de l'application du mкme principe. Lorsque dans deux rйgions, quelque йloignйes qu'elles soient l'une de l'autre, on rencontre beaucoup d'espиces йtroitement alliйes ou reprйsentatives, on y trouve йgalement quelques espиces identiques ; partout oщ l'on rencontre beaucoup d'espиces йtroitement alliйes, on rencontre aussi beaucoup de formes que certains naturalistes classent comme des espиces distinctes et d'autres comme de simples variйtйs ; ce sont lа deux points qui, а mon avis, ne sauraient кtre contestйs ; or, ces formes douteuses nous indiquent les degrйs successifs de la marche progressive de la modification. On peut dйmontrer d'une maniиre plus gйnйrale le rapport qui existe entre l'йnergie et l'йtendue des migrations de certaines espиces, soit dans les temps actuels, soit а une йpoque antйrieure, et l'existence d'espиces йtroitement alliйes sur des points du globe trиs йloignйs les uns des autres. M. Gould m'a fait remarquer, il y a longtemps, que les genres d'oiseaux rйpandus dans le monde entier comportent beaucoup d'espиces qui ont une distribution trиs considйrable. Je ne mets pas en doute la vйritй gйnйrale de cette assertion, qu'il serait toutefois difficile de prouver. Les chauves-souris et, а un degrй un peu moindre, les fйlides et les canides nous en offrent chez les mammifиres un exemple frappant. La mкme loi gouverne la distribution des papillons et des colйoptиres, ainsi que celle de la plupart des habitants des eaux douces, chez lesquels un grand nombre de genres, appartenant aux classes les plus distinctes, sont rйpandus dans le monde entier et renferment beaucoup d'espиces prйsentant йgalement une distribution trиs йtendue. Ce n'est pas que toutes les espиces des genres rйpandus dans le monde entier, aient toujours une grande distribution ni qu'elles aient mкme une distribution moyenne trиs considйrable, car cette distribution dйpend beaucoup du degrй de leurs modifications. Si, par exemple, deux variйtйs d'une mкme espиce habitent, l'une l'Amйrique, l'autre l'Europe, l'espиce aura une vaste distribution ; mais, si la variation est poussйe au point que l'on considиre les deux variйtйs comme des espиces, la distribution en sera aussitфt rйduite de beaucoup. Nous n'entendons pas dire non plus que les espиces aptes а franchir les barriиres et а se rйpandre au loin, telles que certaines espиces d'oiseaux au vol puissant, ont nйcessairement une distribution trиs йtendue, car il faut toujours se rappeler que l'extension d'une espиce implique non seulement l'aptitude а franchir les obstacles, mais la facultй bien plus inopйrante de pouvoir, sur un sol йtranger, l'emporter dans la lutte pour l'existence sur les formes qui l'habitent. Mais, dans l'hypothиse que toutes les espиces d'un mкme genre, bien qu'actuellement rйparties sur divers points du globe souvent trиs йloignйs les uns des autres, descendent d'un unique ancкtre, nous devions pouvoir constater, et nous constatons gйnйralement en effet, que quelques espиces au moins prйsentent une distribution considйrable. Nous devons nous rappeler que beaucoup de genres dans toutes les classes sont trиs anciens et que les espиces qu'ils comportent ont eu, par consйquent, amplement le temps de se dissйminer et d'йprouver de grandes modifications ultйrieures. Les documents gйologiques semblent prouver aussi que les organismes infйrieurs, а quelque classe qu'ils appartiennent, se modifient moins rapidement que ceux qui sont plus йlevйs sur l'йchelle ; ces organismes ont, par consйquent, plus de chances de se disperser plus largement, tout en conservant les mкmes caractиres spйcifiques. En outre, les graines et les oeufs de presque tous les organismes infйrieurs sont trиs petits, et par consйquent plus propres а кtre transportйs au loin ; ces deux causes expliquent probablement une loi formulйe depuis longtemps et que Alph. de Candolle a rйcemment discutйe en ce qui concerne les plantes, а savoir : que plus un groupe d'organismes est placй bas sur l'йchelle, plus sa distribution est considйrable. Tous les rapports que nous venons d'examiner, c'est-а-dire la plus grande dissйmination des formes infйrieures, comparativement а celle des formes supйrieures ; la distribution considйrable des espиces faisant partie de genres eux-mкmes trиs largement rйpandus ; les relations qui existent entre les productions alpines, lacustres, etc., et celles qui habitent les rйgions basses environnantes ; l'йtroite parentй qui unit les habitants des оles а ceux de la terre ferme la plus rapprochйe ; la parentй plus йtroite encore entre les habitants distincts d'оles faisant partie d'un mкme archipel, sont autant de faits que la thйorie de la crйation indйpendante de chaque espиce ne permet pas d'expliquer ; il devient facile de les comprendre si l'on admet la colonisation par la source la plus voisine ou la plus accessible, jointe а une adaptation ultйrieure des immigrants aux conditions de leur nouvelle patrie. RESUME DE CE CHAPITRE ET DU CHAPITRE PRECEDENT. Les difficultйs qui paraissent s'opposer а l'hypothиse en vertu de laquelle tous les individus d'une mкme espиce, oщ qu'ils se trouvent, descendent de parents communs, sont sans doute plus apparentes que rйelles. En effet, nous ignorons profondйment quels sont les effets prйcis qui peuvent rйsulter de changements dans le climat ou dans le niveau d'un pays, changements qui se sont certainement produits pendant une pйriode rйcente, outre d'autres modifications qui se sont trиs probablement effectuйes ; nous ignorons йgalement quels sont les moyens йventuels de transport qui ont pu entrer en jeu ; nous sommes autorisйs, enfin, а supposer et c'est lа une considйration fort importante, qu'une espиce, aprиs avoir occupй toute une vaste rйgion continue, a pu s'йteindre ensuite dans certaines rйgions intermйdiaires. D'ailleurs, diverses considйrations gйnйrales et surtout l'importance des barriиres de toute espиce et la distribution analogue des sous-genres, des genres et des familles, nous autorisent а accepter la doctrine adoptйe dйjа par beaucoup de naturalistes et qu'ils ont dйsignйe sous le nom de centres uniques de crйation. Quant aux espиces distinctes d'un mкme genre qui, d'aprиs ma thйorie, йmanent d'une mкme souche parente, la difficultй, quoique presque aussi grande que quand il s'agit de la dispersion des individus d'une mкme espиce, n'est pas plus considйrable, si nous faisons la part de ce que nous ignorons et si nous tenons compte de la lenteur avec laquelle certaines formes ont dы se modifier et du laps de temps immense qui a pu s'йcouler pendant leurs migrations. Comme exemple des effets que les changements climatйriques ont pu exercer sur la distribution, j'ai cherchй а dйmontrer l'importance un rфle qu'a jouй la derniиre pйriode glaciaire, qui a affectй jusqu'aux rйgions йquatoriales, et qui, pendant les alternances de froid au nord et au midi, a permis le mйlange des productions des deux hйmisphиres opposйs, et en a fait йchouer quelques-unes, si l'on peut s'exprimer ainsi, sur les sommets des hautes montagnes dans toutes les parties du monde. Une discussion un peu plus dйtaillйe du mode de dispersion des productions d'eau douce m'a servi а signaler la diversitй des modes accidentels de transport. Nous avons vu qu'aucune difficultй insurmontable n'empкche d'admettre que, йtant donnй le cours prolongй des temps, tous les individus d'une mкme espиce et toutes les espиces d'un mкme genre descendent d'une source commune ; tous les principaux faits de la distribution gйographique s'expliquent donc par la thйorie de la migration, combinйe avec la modification ultйrieure et la multiplication des formes nouvelles. Ainsi s'explique l'importance capitale des barriиres, soit de terre, soit de mer, qui non seulement sйparent, mais qui circonscrivent les diverses provinces zoologiques et botaniques. Ainsi s'expliquent encore la concentration des espиces alliйes dans les mкmes rйgions et le lien mystйrieux qui, sous diverses latitudes, dans l'Amйrique mйridionale par exemple, rattache les uns aux autres ainsi qu'aux formes йteintes qui ont autrefois vйcu sur le mкme continent, les habitants des plaines et, des montagnes, ceux des forкts, des marais et des dйserts. Si l'on songe а la haute importance des rapports mutuels d'organisme а organisme, on comprend facilement que des formes trиs diffйrentes habitent souvent deux rйgions offrant а peu prиs les mкmes conditions physiques ; car, le temps depuis lequel les immigrants ont pйnйtrй dans une des rйgions ou dans les deux, la nature des communications qui a facilitй l'entrйe de certaines formes en plus ou moins grand nombre et exclu certaines autres, la concurrence que les formes nouvelles ont eu а soutenir soit les unes avec les autres, soit avec les formes indigиnes, l'aptitude enfin des immigrants а varier plus ou moins promptement, sont autant de causes qui ont dы engendrer dans les deux rйgions, indйpendamment des conditions physiques, des conditions d'existence infiniment diverses. La somme des rйactions organiques et inorganiques a dы кtre presque infinie, et nous devons trouver, et nous trouvons en effet, dans les diverses grandes provinces gйographiques du globe, quelques groupes d'кtres trиs modifiйs, d'autres qui le sont trиs peu, les uns comportent un nombre considйrable d'individus, d'autres un nombre trиs restreint. Ces mкmes principes, ainsi que j'ai cherchй а le dйmontrer nous permettent d'expliquer pourquoi la plupart des habitants des оles ocйaniques, d'ailleurs peu nombreux, sont endйmiques ou particuliers ; pourquoi, en raison de la diffйrence des moyens de migration, un groupe d'кtres ne renferme que des espиces particuliиres, tandis que les espиces d'un autre groupe appartenant а la mкme classe sont communes а plusieurs parties du monde. Il devient facile de comprendre que des groupes entiers d'organismes, tels que les batraciens et les mammifиres terrestres, fassent dйfaut dans les оles ocйaniques, tandis que les plus йcartйes et les plus isolйes possиdent leurs espиces particuliиres de mammifиres aйriens ou chauves-souris ; qu'il doive y avoir un rapport entre l'existence, dans les оles, de mammifиres а un йtat plus ou moins modifiй et la profondeur de la mer qui sйpare ces оles de la terre ferme ; que tous les habitants d'un archipel, bien que spйcifiquement distincts dans chaque petite оle, doivent кtre йtroitement alliйs les uns aux autres, et se rapprocher йgalement, mais d'une maniиre moins йtroite, de ceux qui occupent le continent ou le lieu quelconque d'oщ les immigrants ont pu tirer leur origine. Enfin, nous nous expliquons pourquoi, s'il existe dans deux rйgions, quelque distantes qu'elles soient l'une de l'autre, des espиces йtroitement alliйes ou reprйsentatives, on y rencontre presque toujours aussi quelques espиces identiques. Ainsi que Edward Forbes l'a fait bien souvent remarquer, il existe un parallйlisme frappant entre les lois de la vie dans le temps et dans l'espace. Les lois qui ont rйglй la succession des formes dans les temps passйs sont а peu prиs les mкmes que celles qui actuellement dйterminent les diffйrences dans les diverses zones. Un grand nombre de faits viennent а l'appui de cette hypothиse. La durйe de chaque espиce ou de chaque groupe d'espиces est continue dans le temps ; car les exceptions а cette rиgle sont si rares, qu'elles peuvent кtre attribuйes а ce que nous n'avons pas encore dйcouvert, dans des dйpфts intermйdiaires, certaines formes qui semblent y manquer, mais qui se rencontrent dans les formations supйrieures et infйrieures. De mкme dans l'espace, il est de rиgle gйnйrale que les rйgions habitйes par une espиce ou par un groupe d'espиces soient continues ; les exceptions, assez nombreuses il est vrai, peuvent s'expliquer, comme j'ai essayй de le dйmontrer, par d'anciennes migrations effectuйes dans des circonstances diffйrentes ou par des moyens accidentels de transport, ou par le fait de l'extinction de l'espиce dans les rйgions intermйdiaires. Les espиces et les groupes d'espиces ont leur point de dйveloppement maximum dans le temps et dans l'espace. Des groupes d'espиces, vivant pendant une mкme pйriode ou dans une mкme zone, sont souvent caractйrisйs par des traits insignifiants qui leur sont communs, tels, par exemple, que les dйtails extйrieurs de la forme et de la couleur. Si l'on considиre la longue succession des йpoques passйes, ou les rйgions trиs йloignйes les unes des autres а la surface du globe actuel, on trouve que, chez certaines classes, les espиces diffиrent peu les unes des autres, tandis que celles d'une autre classe, ou mкme celles d'une famille distincte du mкme ordre, diffиrent considйrablement dans le temps comme dans l'espace. Les membres infйrieurs de chaque classe se modifient gйnйralement moins que ceux dont l'organisation est plus йlevйe ; la rиgle prйsente toutefois dans les deux cas des exceptions marquйes. D'aprиs ma thйorie, ces divers rapports dans le temps comme dans l'espace sont trиs intelligibles ; car, soit que nous considйrions les formes alliйes qui se sont modifiйes pendant les вges successifs, soit celles qui se sont modifiйes aprиs avoir йmigrй dans des rйgions йloignйes, les formes n'en sont pas moins, dans les deux cas, rattachйes les unes aux autres par le lien ordinaire de la gйnйration ; dans les deux cas, les lois de la variation ont йtй les mкmes, et les modifications ont йtй accumulйes en vertu d'une mкme loi, la sйlection naturelle. CHAPITRE XIV. AFFINITES MUTUELLES DES ETRES ORGANISES ; MORPHOLOGIE ; EMBRYOLOGIE ; ORGANES RUDIMENTAIRES. CLASSIFICATION ; groupes subordonnйs а d'autres groupes. - Systиme naturel. - Les lois et les difficultйs de la classification expliquйes par la thйorie de la descendance avec modifications. - Classification des variйtйs. - Emploi de la gйnйalogie dans la classification. - Caractиres analogiques ou d'adaptation. - Affinitйs gйnйrales, complexes et divergentes. - L'extinction sйpare et dйfinit les groupes. - MORPHOLOGIE, entre les membres d'une mкme classe et entre les parties d'un mкme individu. - EMBRYOLOGIE ; ses lois expliquйes par des variations qui ne surgissent pas а un вge prйcoce et qui sont hйrйditaires а un вge correspondant. - ORGANES RUDIMENTAIRES ; explication de leur origine. - Rйsumй. CLASSIFICATION. Dиs la pйriode la plus reculйe de l'histoire du globe on constate entre les кtres organisйs une ressemblance continue hйrйditaire, de sorte qu'on peut les classer en groupes subordonnйs а d'autres groupes. Cette classification n'est pas arbitraire, comme l'est, par exemple, le groupement des йtoiles en constellations. L'existence des groupes aurait eu une signification trиs simple si l'un eыt йtй exclusivement adaptй а vivre sur terre, un autre dans l'eau ; celui-ci а se nourrir de chair, celui-lа de substances vйgйtales, et ainsi de suite ; mais il en est tout autrement ; car on sait que, bien souvent, les membres d'un mкme groupe ont des habitudes diffйrentes. Dans le deuxiиme et dans le quatriиme chapitre, sur la Variation et sur la Sйlection naturelle, j'ai essayй de dйmontrer que, dans chaque rйgion, ce sont les espиces les plus rйpandues et les plus communes, c'est-а-dire les espиces dominantes, appartenant aux plus grands genres de chaque classe, qui varient le plus. Les variйtйs ou espиces naissantes produites par ces variations se convertissent ultйrieurement en espиces nouvelles et distinctes ; ces derniиres tendent, en vertu du principe de l'hйrйditй, а produire а leur tour d'autres espиces nouvelles et dominantes. En consйquence, les groupes dйjа considйrables qui comprennent ordinairement de nombreuses espиces dominantes, tendent а augmenter toujours davantage. J'ai essayй, en outre, de dйmontrer que les descendants variables de chaque espиce cherchant toujours а occuper le plus de places diffйrentes qu'il leur est possible dans l'йconomie de la nature, cette concurrence incessante dйtermine une tendance constante а la divergence des caractиres. La grande diversitй des formes qui entrent en concurrence trиs vive, dans une rйgion trиs restreinte, et certains faits d'acclimatation, viennent а l'appui de cette assertion. J'ai cherchй aussi а dйmontrer qu'il existe, chez les formes qui sont en voie d'augmenter en nombre et de diverger en caractиres, une tendance constante а remplacer et а exterminer les formes plus anciennes, moins divergentes et moins parfaites. Je prie le lecteur de jeter un nouveau coup d'oeil sur le tableau reprйsentant l'action combinйe de ces divers principes ; il verra qu'ils ont une consйquence inйvitable, c'est que les descendants modifiйs d'un ancкtre unique finissent par se sйparer en groupes subordonnйs а d'autres groupes. Chaque lettre de la ligne supйrieure de la figure peut reprйsenter un genre comprenant plusieurs espиces, et l'ensemble des genres de cette mкme ligne forme une classe ; tous descendent, en effet, d'un mкme ancкtre et doivent par consйquent possйder quelques caractиres communs. Mais les trois genres groupйs sur la gauche ont, d'aprиs le mкme principe, beaucoup de caractиres communs et forment une sous-famille distincte de celle comprenant les deux genres suivants, а droite, qui ont divergй d'un parent commun depuis la cinquiиme pйriode gйnйalogique. Ces cinq genres ont aussi beaucoup de caractиres communs mais pas assez pour former une sous-famille ; ils forment une famille distincte de celle qui renferme les trois genres placйs plus а droite, lesquels ont divergй а une pйriode encore plus ancienne. Tous les genres, descendus de A, forment un ordre distinct de celui qui comprend les genres descendus de I. Nous avons donc lа un grand nombre d'espиces, descendant d'un ancкtre unique, groupйes en genres ; ceux-ci en sous-familles, en familles et en ordres, le tout constituant une grande classe. C'est ainsi, selon moi, que s'explique ce grand fait de la subordination naturelle de tous les кtres organisйs en groupes subordonnйs а d'autres groupes, fait auquel nous n'accordons pas toujours toute l'attention qu'il mйrite, parce qu'il nous est trop familier. On peut, sans doute, classer de plusieurs maniиres les кtres organisйs, comme beaucoup d'autres objets, soit artificiellement d'aprиs leurs caractиres isolйs, ou plus naturellement, d'aprиs l'ensemble de leurs caractиres. Nous savons, par exemple, qu'on peut classer ainsi les minйraux et les substances йlйmentaires ; dans ce cas, il n'existe, bien entendu, aucun rapport gйnйalogique ; on ne saurait donc allйguer aucune raison а leur division en groupes. Mais, pour les кtres organisйs, le cas est diffйrent, et l'hypothиse que je viens d'exposer explique leur arrangement naturel en groupes subordonnйs а d'autres groupes, fait dont une autre explication n'a pas encore йtй tentйe. Les naturalistes, comme nous l'avons vu, cherchent а disposer les espиces, les genres et les familles de chaque classe, d'aprиs ce qu'ils appellent le systиme naturel. Qu'entend-on par lа ? Quelques auteurs le considиrent simplement comme un systиme imaginaire qui leur permet de grouper ensemble les кtres qui se ressemblent le plus, et de sйparer les uns des autres ceux qui diffиrent le plus ; ou bien encore comme un moyen artificiel d'йnoncer aussi briиvement que possible des propositions gйnйrales, c'est-а-dire de formuler par une phrase les caractиres communs, par exemple, а tous les mammifиres ; par une autre ceux qui sont communs а tous les carnassiers ; par une autre, ceux qui sont communs au genre chien, puis en ajoutant une seule autre phrase, de donner la description complиte de chaque espиce de chien. Ce systиme est incontestablement ingйnieux et utile. Mais beaucoup de naturalistes estiment que le systиme naturel comporte quelque chose de plus ; ils croient qu'il contient la rйvйlation du plan du Crйateur ; mais а moins qu'on ne prйcise si cette expression elle-mкme signifie l'ordre dans le temps ou dans l'espace, ou tous deux, ou enfin ce qu'on entend par plan de crйation, il me semble que cela n'ajoute rien а nos connaissances. Une йnonciation comme celle de Linnй, qui est restйe cйlиbre, et que nous rencontrons souvent sous une forme plus ou moins dissimulйe, c'est-а-dire que les caractиres ne font pas le genre, mais que c'est le genre qui donne les caractиres, semble impliquer qu'il y a dans nos classifications quelque chose de plus qu'une simple ressemblance. Je crois qu'il en est ainsi et que le lien que nous rйvиlent partiellement nos classifications, lien dйguisй comme il l'est par divers degrйs de modifications, n'est autre que la communautй de descendance, la seule cause connue de la similitude des кtres organisйs. Examinons maintenant les rиgles suivies en matiиre de classification, et les difficultйs qu'on trouve а les appliquer selon que l'on suppose que la classification indique quelque plan inconnu de crйation, ou qu'elle n'est simplement qu'un moyen d'йnoncer des propositions gйnйrales et de grouper ensemble les formes les plus semblables. On aurait pu croire, et on a cru autrefois, que les parties de l'organisation qui dйterminent les habitudes vitales et fixent la place gйnйrale de chaque кtre dans l'йconomie de la nature devaient avoir une haute importance au point de vue de la classification. Rien de plus inexact. Nul ne regarde comme importantes les similitudes extйrieures qui existent entre la souris et la musaraigne, le dugong et la baleine, ou la baleine et un poisson. Ces ressemblances, bien qu'en rapport intime avec la vie des individus, ne sont considйrйes que comme de simples caractиres « analogiques » ou « d'adaptation » ; mais nous aurons а revenir sur ce point. On peut mкme poser en rиgle gйnйrale que, moins une partie de l'organisation est en rapport avec des habitudes spйciales, plus elle devient importante au point de vue de la classification. Owen dit, par exemple, en parlant du dugong : « Les organes de la gйnйration йtant ceux qui offrent les rapports les plus йloignйs avec les habitudes et la nourriture de l'animal, je les ai toujours considйrйs comme ceux qui indiquent le plus nettement ses affinitйs rйelles. Nous sommes moins exposйs, dans les modifications de ces organes, а prendre un simple caractиre d'adaptation pour un caractиre essentiel. » Chez les plantes, n'est-il pas remarquable de voir la faible signification des organes de la vйgйtation dont dйpendent leur nutrition et leur vie, tandis que les organes reproducteurs, avec leurs produits, la graine et l'embryon, ont une importance capitale ? Nous avons dйjа eu occasion de voir l'utilitй qu'ont souvent, pour la classification, certains caractиres morphologiques dйpourvus d'ailleurs de toute importance au point de vue de la fonction. Ceci dйpend de leur constance chez beaucoup de groupes alliйs, constance qui rйsulte principalement de ce que la sйlection naturelle, ne s'exerзant que sur des caractиres utiles, n'a ni conservй ni accumulй les lйgиres dйviations de conformation qu'ils ont pu prйsenter. Un mкme organe, tout en ayant, comme nous avons toute raison de le supposer, а peu prиs la mкme valeur physiologique dans des groupes alliйs, peut avoir une valeur toute diffйrente au point de vue de la classification, et ce fait semble prouver que l'importance physiologique seule ne dйtermine pas la valeur qu'un organe peut avoir а cet йgard. On ne saurait йtudier а fond aucun groupe sans кtre frappй de ce fait que la plupart des savants ont d'ailleurs reconnu. Il suffira de citer les paroles d'une haute autoritй, Robert Brown, qui, parlant de certains organes des protйacйes, dit, au sujet de leur importance gйnйrique, « qu'elle est, comme celle de tous les points de leur conformation, non seulement dans cette famille, mais dans toutes les familles naturelles, trиs inйgale et mкme, dans quelques cas, absolument nulle. » Il ajoute, dans un autre ouvrage, que les genres des connaracйes « diffиrent les uns des autres par la prйsence d'un ou de plusieurs ovaires, par la prйsence ou l'absence d'albumen et par leur prйfloraison imbriquйe ou valvulaire. Chacun de ces caractиres pris isolйment a souvent une importance plus que gйnйrique, bien que, pris tous ensemble, ils semblent insuffisants pour sйparer les Cnestis des Connarus. » Pour prendre un autre exemple chez les insectes, Westwood a remarquй que, dans une des principales divisions des hymйnoptиres, les antennes ont une conformation constante, tandis que dans une autre elles varient beaucoup et prйsentent des diffйrences d'une valeur trиs infйrieure pour la classification. On ne saurait cependant pas soutenir que, dans ces deux divisions du mкme ordre, les antennes ont une importance physiologique inйgale. On pourrait citer un grand nombre d'exemples prouvant qu'un mкme organe important peut, dans un mкme groupe d'кtres vivants, varier quant а sa valeur en matiиre de classification. De mкme, nul ne soutient que les organes rudimentaires ou atrophiйs ont une importance vitale ou physiologique considйrable ; cependant ces organes ont souvent une haute valeur au point de vue de la classification. Ainsi, il n'est pas douteux que les dents rudimentaires qui se rencontrent а la mвchoire supйrieure des jeunes ruminants, et certains os rudimentaires de leur jambe, ne soient fort utiles pour dйmontrer l'affinitй йtroite qui existe entre les ruminants et les pachydermes. Robert Brown a fortement insistй sur l'importance qu'a, dans la classification des graminйes, la position des fleurettes rudimentaires. On pourrait citer de nombreux exemples de caractиres tirйs de parties qui n'ont qu'une importance physiologique insignifiante, mais dont chacun reconnaоt l'immense utilitй pour la dйfinition de groupes entiers. Ainsi, la prйsence ou l'absence d'une ouverture entre les fosses nasales et la bouche, le seul caractиre, d'aprиs Owen, qui distingue absolument les poissons des reptiles, -- l'inflexion de l'angle de la mвchoire chez les marsupiaux, -- la maniиre dont les ailes sont pliйes chez les insectes, -- la couleur chez certaines algues, -- la seule pubescence sur certaines parties de la fleur chez les plantes herbacйes, -- la nature du vкtement йpidermique, tel que les poils ou les plumes, chez les vertйbrйs. Si l'ornithorhynque avait йtй couvert de plumes au lieu de poils, ce caractиre externe et insignifiant aurait йtй regardй par les naturalistes comme d'un grand secours pour la dйtermination du degrй d'affinitй que cet йtrange animal prйsente avec les oiseaux. L'importance qu'ont, pour la classification, les caractиres insignifiants, dйpend principalement de leur corrйlation avec beaucoup d'autres caractиres qui ont une importance plus ou moins grande. Il est йvident, en effet que l'ensemble de plusieurs caractиres doit souvent, en histoire naturelle, avoir une grande valeur. Aussi, comme on en a souvent fait la remarque, une espиce peut s'йcarter de ses alliйes par plusieurs caractиres ayant une haute importance physiologique ou remarquables par leur prйvalence universelle, sans que cependant nous ayons le moindre doute sur la place oщ elle doit кtre classйe. C'est encore la raison pour laquelle tous les essais de classification basйs sur un caractиre unique, quelle qu'en puisse кtre l'importance, ont toujours йchouй, aucune partie de l'organisation n'ayant une constance invariable. L'importance d'un ensemble de caractиres, mкme quand chacun d'eux a une faible valeur, explique seule cet aphorisme de Linnй, que les caractиres ne donnent pas le genre, mais que le genre donne les caractиres ; car cet axiome semble fondй sur l'apprйciation d'un grand nombre de points de ressemblance trop lйgers pour кtre dйfinis. Certaines plantes de la famille des malpighiacйes portent des fleurs parfaites et certaines autres des fleurs dйgйnйrйes ; chez ces derniиres, ainsi que l'a fait remarquer A. de Jussieu, « la plus grande partie des caractиres propres а l'espиce, au genre, а la famille et а la classe disparaissent, et se jouent ainsi de notre classification. » Mais lorsque l'Aspicarpa n'eut, aprиs plusieurs annйes de sйjour en France, produit, que des fleurs dйgйnйrйes, s'йcartant si fortement, sur plusieurs points essentiels de leur conformation, du type propre а l'ordre, M. Richard reconnut cependant avec une grande sagacitй, comme le fait observer Jussieu, que ce genre devait quand mкme кtre maintenu parmi les malpighiacйes. Cet exemple me paraоt bien propre а faire comprendre l'esprit de nos classifications. En pratique, les naturalistes s'inquiиtent peu de la valeur physiologique des caractиres qu'ils emploient pour la dйfinition d'un groupe ou la distinction d'une espиce particuliиre. S'ils rencontrent un caractиre presque semblable, commun а un grand nombre de formes et qui n'existe pas chez d'autres, ils lui attribuent une grande valeur ; s'il est commun а un moins grand nombre de formes, ils ne lui attribuent qu'une importance secondaire. Quelques naturalistes ont franchement admis que ce principe est le seul vrai, et nul ne l'a plus clairement avouй que l'excellent botaniste Aug. Saint-Hilaire. Si plusieurs caractиres insignifiants se combinent toujours, on leur attribue une valeur toute particuliиre, bien qu'on ne puisse dйcouvrir entre eux aucun lien apparent de connexion. Les organes importants, tels que ceux qui mettent le sang en mouvement, ceux qui l'amиnent au contact de l'air, ou ceux qui servent а la propagation, йtant presque uniformes dans la plupart des groupes d'animaux, on les considиre comme fort utiles pour la classification ; mais il y a des groupes d'кtres chez lesquels les organes vitaux les plus importants ne fournissent que des caractиres d'une valeur secondaire. Ainsi, selon les remarques rйcentes de Fritz Mьller, dans un mкme groupe de crustacйs, les Cypridina sont pourvus d'un coeur, tandis que chez les deux genres alliйs. Cypris et Cytherea, cet organe fait dйfaut ; une espиce de cypridina a des branchies bien dйveloppйes tandis qu'une autre en est privйe. On conзoit aisйment pourquoi des caractиres dйrivйs de l'embryon doivent avoir une importance йgale а ceux tirйs de l'adulte, car une classification naturelle doit, cela va sans dire, comprendre tous les вges. Mais, au point de vue de la thйorie ordinaire, il n'est nullement йvident pourquoi la conformation de l'embryon doit кtre plus importante dans ce but que celle de l'adulte, qui seul joue un rфle complet dans l'йconomie de la nature. Cependant, deux grands naturalistes, Agassiz et Milne-Edwards, ont fortement insistй sur ce point, que les caractиres embryologiques sont les plus importants de tous, et cette doctrine est trиs gйnйralement admise comme vraie. Nйanmoins, l'importance de ces caractиres a йtй quelquefois exagйrйe parce que l'on n'a pas exclu les caractиres d'adaptation de la larve ; Fritz Mьller, pour le dйmontrer, a classй, d'aprиs ces caractиres seuls, la grande classe des crustacйs, et il est arrivй а un arrangement peu naturel. Mais il n'en est pas moins certain que les caractиres fournis par l'embryon ont une haute valeur, si l'on en exclut les caractиres de la larve tant chez les animaux que chez les plantes. C'est ainsi que les divisions fondamentales des plantes phanйrogames sont basйes sur des diffйrences de l'embryon, c'est-а-dire sur le nombre et la position des cotylйdons, et, sur le mode de dйveloppement de la plumule et de la radicule. Nous allons voir immйdiatement que ces caractиres n'ont une si grande valeur dans la classification que parce que le systиme naturel n'est autre chose qu'un arrangement gйnйalogique. Souvent, nos classifications suivent tout simplement la chaоne des affinitйs. Rien n'est plus facile que d'йnoncer un certain nombre de caractиres communs а tous les oiseaux ; mais une pareille dйfinition a jusqu'а prйsent йtй reconnue impossible pour les crustacйs. On trouve, aux extrйmitйs opposйes de la sйrie, des crustacйs qui ont а peine un caractиre commun, et cependant, les espиces les plus extrкmes йtant йvidemment alliйes а celles qui leur sont voisines, celles-ci а d'autres, et ainsi de suite, on reconnaоt que toutes appartiennent а cette classe des articulйs et non aux autres. On a souvent employй dans la classification, peut-кtre peu logiquement, la distribution gйographique, surtout pour les groupes considйrables renfermant des formes йtroitement alliйes. Temminck insiste sur l'utilitй et mкme sur la nйcessitй de tenir compte de cet йlйment pour certains groupes d'oiseaux, et plusieurs entomologistes et botanistes ont suivi son exemple. Quant а la valeur comparative des divers groupes d'espиces, tels que les ordres, les sous-ordres, les familles, les sous-familles et les genres, elle semble avoir йtй, au moins jusqu'а prйsent, presque complиtement arbitraire. Plusieurs excellents botanistes, tels que M. Bentham et d'autres, ont particuliиrement insistй sur cette valeur arbitraire. On pourrait citer, chez les insectes et les plantes, des exemples de groupes de formes considйrйs d'abord par des naturalistes expйrimentйs comme de simples genres, puis йlevйs au rang de sous-famille ou de famille, non que de nouvelles recherches aient rйvйlй d'importantes diffйrences de conformation qui avaient йchappй au premier abord, mais parce que depuis l'on a dйcouvert de nombreuses espиces alliйes, prйsentant de lйgers degrйs de diffйrences. Toutes les rиgles, toutes les difficultйs, tous les moyens de classification qui prйcиdent, s'expliquent, а moins que je ne me trompe йtrangement, en admettant que le systиme naturel a pour base la descendance avec modifications, et que les caractиres regardйs par les naturalistes comme indiquant des affinitйs rйelles entre deux ou plusieurs espиces sont ceux qu'elles doivent par hйrйditй а un parent commun. Toute classification vraie est donc gйnйalogique ; la communautй de descendance est le lien cachй que les naturalistes ont, sans en avoir conscience, toujours recherchй, sous prйtexte de dйcouvrir, soit quelque plan inconnu de crйation, soit d'йnoncer des propositions gйnйrales, ou de rйunir des choses semblables et de sйparer des choses diffйrentes. Mais je dois m'expliquer plus complиtement. Je crois que l'arrangement des groupes dans chaque classe, d'aprиs leurs relations et leur degrй de subordination mutuelle, doit, pour кtre naturel, кtre rigoureusement gйnйalogique ; mais que la somme des diffйrences dans les diverses branches ou groupes, alliйs d'ailleurs au mкme degrй de consanguinitй avec leur ancкtre commun, peut diffйrer beaucoup, car elle dйpend des divers degrйs de modification qu'ils ont subis ; or, c'est lа ce qu'exprime le classement des formes en genres, en familles, en sections ou en ordres. Le lecteur comprendra mieux ce que j'entends en consultant la figure du quatriиme chapitre. Supposons que les lettres A а L reprйsentent des genres alliйs qui vйcurent pendant l'йpoque silurienne, et qui descendent d'une forme encore plus ancienne. Certaines espиces appartenant а trois de ces genres (A, F et I) ont transmis, jusqu'а nos jours, des descendants modifiйs, reprйsentйs par les quinze genres (a14 а z14) qui occupent la ligne horizontale supйrieure. Tous ces descendants modifiйs d'une seule espиce sont parents entre eux au mкme degrй ; on pourrait mйtaphoriquement les appeler cousins а un mкme millioniиme degrй ; cependant ils diffиrent beaucoup les uns des autres et а des points de vue divers. Les formes descendues de A, maintenant divisйes en deux ou trois familles, constituent un ordre distinct de celui comprenant les formes descendues de I, aussi divisй en deux familles. On ne saurait non plus classer dans le mкme genre que leur forme parente A les espиces actuelles qui en descendent, ni celles dйrivant de I dans le mкme genre que I. Mais on peut supposer que le genre existant F14 n'a йtй que peu modifiй, et on pourra le grouper avec le genre primitif F dont il est issu ; c'est ainsi que quelques organismes encore vivants appartiennent а des genres siluriens. De sorte que la valeur comparative des diffйrences entre ces кtres organisйs, tous parents les uns des autres au mкme degrй de consanguinitй, a pu кtre trиs diffйrente. Leur arrangement gйnйalogique n'en est pas moins restй rigoureusement exact, non seulement aujourd'hui, mais aussi а chaque pйriode gйnйalogique successive. Tous les descendants modifiйs de A auront hйritй quelque chose en commun de leur commun parent, il en aura йtй de mкme de tous les descendants de I, et il en sera de mкme pour chaque branche subordonnйe des descendants dans chaque pйriode successive. Si toutefois, nous supposons que quelque descendant de A ou de I se soit assez modifiй pour ne plus conserver de traces de sa parentй, sa place dans le systиme naturel sera perdue, ainsi que cela semble devoir кtre le cas pour quelques organismes existants. Tous les descendants du genre F, dans toute la sйrie gйnйalogique, ne formeront qu'un seul genre, puisque nous supposons qu'ils se sont peu modifiйs ; mais ce genre, quoique fort isolй, n'en occupera pas moins la position intermйdiaire qui lui est propre. La reprйsentation des groupes indiquйe dans la figure sur une surface plane est beaucoup trop simple. Les branches devraient diverger dans toutes les directions. Si nous nous йtions bornйs а placer en sйrie linйaire les noms des groupes, nous aurions encore moins pu figurer un arrangement naturel, car il est йvidemment impossible de reprйsenter par une sйrie, sur une surface plane, les affinitйs que nous observons dans la nature entre les кtres d'un mкme groupe. Ainsi donc, le systиme naturel ramifiй ressemble а un arbre gйnйalogique ; mais la somme des modifications йprouvйes par les diffйrents groupes doit exprimer leur arrangement en ce qu'on appelle genres, sous-familles, familles, sections, ordres et classes. Pour mieux faire comprendre cet exposй de la classification, prenons un exemple tirй des diverses langues humaines. Si nous possйdions l'arbre gйnйalogique complet de l'humanitй, un arrangement gйnйalogique des races humaines prйsenterait la meilleure classification des diverses langues parlйes actuellement dans le monde entier ; si toutes les langues mortes et tous les dialectes intermйdiaires et graduellement changeants devaient y кtre introduits, un tel groupement serait le seul possible. Cependant, il se pourrait que quelques anciennes langues, s'йtant fort peu altйrйes, n'eussent engendrй qu'un petit nombre de langues nouvelles ; tandis que d'autres, par suite de l'extension, de l'isolement, ou de l'йtat de civilisation des diffйrentes races codescendantes, auraient pu se modifier considйrablement et produire ainsi un grand nombre de nouveaux dialectes et de nouvelles langues. Les divers degrйs de diffйrences entre les langues dйrivant d'une mкme souche devraient donc s'exprimer par des groupes subordonnйs а d'autres groupes ; mais le seul arrangement convenable ou mкme possible serait encore l'ordre gйnйalogique. Ce serait, en mкme temps, l'ordre strictement naturel, car il rapprocherait toutes les langues mortes et vivantes, suivant leurs affinitйs les plus йtroites, en indiquant la filiation et l'origine de chacune d'elles. Pour vйrifier cette hypothиse, jetons un coup d'oeil sur la classification des variйtйs qu'on suppose ou qu'on sait descendues d'une espиce unique. Les variйtйs sont groupйes sous les espиces, les sous-variйtйs sous les variйtйs, et, dans quelques cas mкme, comme pour les pigeons domestiques, on distingue encore plusieurs autres nuances de diffйrences. On suit, en un mot, а peu prиs les mкmes rиgles que pour la classification des espиces. Les auteurs ont insistй sur la nйcessitй de classer les variйtйs d'aprиs un systиme naturel et non pas d'aprиs un systиme artificiel ; on nous avertit, par exemple, de ne pas classer ensemble deux variйtйs d'ananas, bien que leurs fruits, la partie la plus importante de la plante, soient presque identiques ; nul ne place ensemble le navet commun et le navet de Suиde, bien que leurs tiges йpaisses et charnues soient si semblables. On classe les variйtйs d'aprиs les parties qu'on reconnaоt кtre les plus constantes ; ainsi, le grand agronome Marshall dit que, pour la classification du bйtail, on se sert avec avantage des cornes, parce que ces organes varient moins que la forme ou la couleur du corps, etc., tandis que, chez les moutons, les cornes sont moins utiles sous ce rapport, parce qu'elles sont moins constantes. Pour les variйtйs, je suis convaincu que l'on prйfйrerait certainement une classification gйnйalogique, si l'on avait tous les documents nйcessaires pour l'йtablir ; on l'a essayй, d'ailleurs, dans quelques cas. On peut кtre certain, en effet, quelle qu'ait йtй du reste l'importance des modifications subies, que le principe d'hйrйditй doit tendre а grouper ensemble les formes alliйes par le plus grand nombre de points de ressemblance. Bien que quelques sous-variйtйs du pigeon culbutant diffиrent des autres par leur long bec, ce qui est un caractиre important, elles sont toutes reliйes les unes aux autres par l'habitude de culbuter, qui leur est commune ; la race а courte face a, il est vrai, presque totalement perdu cette aptitude, ce qui n'empкche cependant pas qu'on la maintienne dans ce mкme groupe, а cause de certains points de ressemblance et de sa communautй d'origine avec les autres. A l'йgard des espиces а l'йtat de nature, chaque naturaliste a toujours fait intervenir l'йlйment gйnйalogique dans ses classifications, car il comprend les deux sexes dans la derniиre de ses divisions, l'espиce ; on sait, cependant, combien les deux sexes diffиrent parfois l'un de l'autre par les caractиres les plus importants. C'est а peine si l'on peut attribuer un seul caractиre commun aux mвles adultes et aux hermaphrodites de certains cirripиdes, que cependant personne ne songe а sйparer. Aussitфt qu'on eut reconnu que les trois formes d'orchidйes, antйrieurement groupйes dans les trois genres Monocanthus, Myanthus et Catusetum, se rencontrent parfois sur la mкme plante, on les considйra comme des variйtйs ; j'ai pu dйmontrer depuis qu'elles n'йtaient autre chose que les formes mвle, femelle et hermaphrodite de la mкme espиce. Les naturalistes comprennent dans une mкme espиce les diverses phases de la larve d'un mкme individu, quelque diffйrentes qu'elles puissent кtre l'une de l'autre et de la forme adulte ; ils y comprennent йgalement les gйnйrations dites alternantes de Steenstrup, qu'on ne peut que techniquement considйrer comme formant un mкme individu. Ils comprennent encore dans l'espиce les formes monstrueuses et les variйtйs, non parce qu'elles ressemblent partiellement а leur forme parente, mais parce qu'elles en descendent. Puisqu'on a universellement invoquй la gйnйalogie pour classer ensemble les individus de la mкme espиce, malgrй les grandes diffйrences qui existent quelquefois entre les mвles, les femelles et les larves ; puisqu'on s'est fondй sur elle pour grouper des variйtйs qui ont subi des changements parfois trиs considйrables, ne pourrait-il pas se faire qu'on ait utilisй, d'une maniиre inconsciente, ce mкme йlйment gйnйalogique pour le groupement des espиces dans les genres, et de ceux-ci dans les groupes plus йlevйs, sous le nom de systиme naturel ? Je crois que tel est le guide qu'on a inconsciemment suivi et je ne saurais m'expliquer autrement la raison des diverses rиgles auxquelles se sont conformйs nos meilleurs systйmatistes. Ne possйdant point de gйnйalogies йcrites, il nous faut dйduire la communautй d'origine de ressemblances de tous genres. Nous choisissons pour cela les caractиres qui, autant que nous en pouvons juger, nous paraissent probablement avoir йtй le moins modifiйs par l'action des conditions extйrieures auxquelles chaque espиce a йtй exposйe dans une pйriode rйcente. A ce point de vue, les conformations rudimentaires sont aussi bonnes, souvent meilleures, que d'autres parties de l'organisation. L'insignifiance d'un caractиre nous importe peu ; que ce soit une simple inflexion de l'angle de la mвchoire, la maniиre dont l'aile d'un insecte est pliйe, que la peau soit garnie de plumes ou de poils, peu importe ; pourvu que ce caractиre se retrouve chez des espиces nombreuses et diverses et surtout chez celles qui ont des habitudes trиs diffйrentes, il acquiert aussitфt une grande valeur ; nous ne pouvons, en effet, expliquer son existence chez tant de formes, а habitudes si diverses, que par l'influence hйrйditaire d'un ancкtre commun. Nous pouvons а cet йgard nous tromper sur certains points isolйs de conformation ; mais, lorsque plusieurs caractиres, si insignifiants qu'ils soient, se retrouvent dans un vaste groupe d'кtres douйs d'habitudes diffйrentes. On peut кtre а peu prиs certain, d'aprиs la thйorie de la descendance, que ces caractиres proviennent par hйrйditй d'un commun ancкtre ; or, nous savons que ces ensembles de caractиres ont une valeur toute particuliиre en matiиre de classification. Il devient aisй de comprendre pourquoi une espиce ou un groupe d'espиces, bien que s'йcartant des formes alliйes par quelques traits caractйristiques importants, doit cependant кtre classй avec elles ; ce qui peut se faire et se fait souvent, lorsqu'un nombre suffisant de caractиres, si insignifiants qu'ils soient, subsiste pour trahir le lien cachй dы а la communautй d'origine. Lorsque deux formes extrкmes n'offrent pas un seul caractиre en commun, il suffit de l'existence d'une sйrie continue de groupes intermйdiaires, les reliant l'une а l'autre, pour nous autoriser а conclure а leur communautй d'origine et а les rйunir dans une mкme classe. Comme les organes ayant une grande importance physiologique, ceux par exemple qui servent а maintenir la vie dans les conditions d'existence les plus diverses, sont gйnйralement les plus constants, nous leur accordons une valeur spйciale ; mais si, dans un autre groupe ou dans une section de groupe, nous voyons ces mкmes organes diffйrer beaucoup, nous leur attribuons immйdiatement moins d'importance pour la classification. Nous verrons tout а l'heure pourquoi, а ce point de vue, les caractиres embryologiques ont une si haute valeur. La distribution gйographique peut parfois кtre employйe utilement dans le classement des grands genres, parce que toutes les espиces d'un mкme genre, habitant une rйgion isolйe et distincte, descendent, selon toute probabilitй, des mкmes parents. RESSEMBLANCES ANALOGUES. Les remarques prйcйdentes nous permettent de comprendre la distinction trиs essentielle qu'il importe d'йtablir entre les affinitйs rйelles et les ressemblances d'adaptation ou ressemblances analogues. Lamarck a le premier attirй l'attention sur cette distinction, admise ensuite par Macleay et d'autres. La ressemblance gйnйrale du corps et celle des membres antйrieurs en forme de nageoires qu'on remarque entre le Dugong, animal pachyderme, et la baleine ainsi que la ressemblance entre ces deux mammifиres et les poissons, sont des ressemblances analogues. Il en est de mкme de la ressemblance entre la souris et la musaraigne (Sorex), appartenant а des ordres diffйrents, et de celle, encore beaucoup plus grande, selon les observations de M. Mivart, existant entre la souris et un petit marsupial (Antechinus) d'Australie. On peut, а ce qu'il me semble, expliquer ces derniиres ressemblances par une adaptation а des mouvements йgalement actifs au milieu de buissons et d'herbages, permettant plus facilement а l'animal d'йchapper а ses ennemis. On compte d'innombrables cas de ressemblance chez les insectes ; ainsi Linnй, trompй par l'apparence extйrieure, classa un insecte homoptиre parmi les phalиnes. Nous remarquons des faits analogues mкme chez nos variйtйs domestiques, la similitude frappante, par exemple, des formes des races amйliorйes du porc commun et du porc chinois, descendues d'espиces diffйrentes ; tout comme dans les tiges semblablement йpaissies du navet commun et du navet de Suиde. La ressemblance entre le lйvrier et le cheval de course а peine plus imaginaire que certaines analogies que beaucoup de savants ont signalйes entre des animaux trиs diffйrents. En partant de ce principe, que les caractиres n'ont d'importance rйelle pour la classification qu'autant qu'ils rйvиlent les affinitйs gйnйalogiques, on peut aisйment comprendre pourquoi des caractиres analogues ou d'adaptation, bien que d'une haute importance pour la prospйritй de l'individu, peuvent n'avoir presque aucune valeur pour les systйmatistes. Des animaux appartenant а deux lignйes d'ancкtres trиs distinctes peuvent, en effet, s'кtre adaptйs а des conditions semblables, et avoir ainsi acquis une grande ressemblance extйrieure ; mais ces ressemblances, loin de rйvйler leurs relations de parentй, tendent plutфt а les dissimuler. Ainsi s'explique encore ce principe, paradoxal en apparence, que les mкmes caractиres sont analogues lorsqu'on compare un groupe а un autre groupe, mais qu'ils rйvиlent de vйritables affinitйs chez les membres d'un mкme groupe, comparйs les uns aux autres. Ainsi, la forme du corps et les membres en forme de nageoires sont des caractиres purement analogues lorsqu'on compare la baleine aux poissons, parce qu'ils constituent dans les deux classes une adaptation spйciale en vue d'un mode de locomotion aquatique ; mais la forme du corps et les membres en forme de nageoires prouvent de vйritables affinitйs entre les divers membres de la famille des baleines, car ces divers caractиres sont si exactement semblables dans toute la famille, qu'on ne saurait douter qu'ils ne proviennent par hйrйditй d'un ancкtre commun. Il en est de mкme pour les poissons. On pourrait citer, chez des кtres absolument distincts, de nombreux cas de ressemblance extraordinaire entre des organes isolйs, adaptйs aux mкmes fonctions. L'йtroite ressemblance de la mвchoire du chien avec celle du loup tasmanien (Thylacinus), animaux trиs йloignйs l'un de l'autre dans le systиme naturel, en offre un excellent exemple. Cette ressemblance, toutefois, se borne а un aspect gйnйral, tel que la saillie des canines et la forme incisive des molaires. Mais les dents diffиrent rйellement beaucoup : ainsi le chien porte, de chaque cфte de la mвchoire supйrieure, quatre prйmolaires et seulement deux molaires, tandis que le thylacinus a trois prйmolaires et quatre molaires. La conformation et la grandeur relative des molaires diffиrent aussi beaucoup chez les deux animaux. La dentition adulte est prйcйdente d'une dentition de lactation tout а fait diffйrente. On peut donc nier que, dans les deux cas, ce soit la sйlection naturelle de variations successives qui a adaptй les dents а dйchirer la chair ; mais il m'est impossible de comprendre qu'on puisse l'admettre dans un cas et le nier dans l'autre. Je suis heureux de voir que le professeur Flower, dont l'opinion a un si grand poids, en est arrivй а la mкme conclusion. Les cas extraordinaires, citйs dans un chapitre antйrieur, relatifs а des poissons trиs diffйrents pourvus d'appareils йlectriques, а des insectes trиs divers possйdant des organes lumineux, et а des orchidйes et а des asclйpiades а masses de pollen avec disques visqueux, doivent rentrer aussi sous la rubrique des ressemblances analogues. Mais ces cas sont si йtonnants, qu'on les a prйsentйs comme des difficultйs ou des objections contre ma thйorie. Dans tous les cas, on peut observer quelque diffйrence fondamentale dans la croissance ou le dйveloppement des organes, et gйnйralement dans la conformation adulte. Le but obtenu est le mкme, mais les moyens sont essentiellement diffйrents, bien que paraissant superficiellement les mкmes. Le principe auquel nous avons fait allusion prйcйdemment sous le nom de variation analogue a probablement jouй souvent un rфle dans les cas de ce genre. Les membres de la mкme classe, quoique alliйs de trиs loin, ont hйritй de tant de caractиres constitutionnels communs, qu'ils sont aptes а varier d'une faзon semblable sous l'influence de causes de mкme nature, ce qui aiderait йvidemment l'acquisition par la sйlection naturelle d'organes ou de parties se ressemblant йtonnamment, en dehors de ce qu'a pu produire l'hйrйditй directe d'un ancкtre commun. Comme des espиces appartenant а des classes distinctes se sont souvent adaptйes par suite de lйgиres modifications successives а vivre dans des conditions presque semblables -- par exemple, а habiter la terre, l'air ou l'eau -- il n'est peut-кtre pas impossible d'expliquer comment il se fait qu'on ait observe quelquefois un parallйlisme numйrique entre les sous-groupes de classes distinctes. Frappй d'un parallйlisme de ce genre, un naturaliste, en йlevant ou en rabaissant arbitrairement la valeur des groupes de plusieurs classes, valeur jusqu'ici complиtement arbitraire, ainsi que l'expйrience l'a toujours prouvй, pourrait aisйment donner а ce parallйlisme une grande extension ; c'est ainsi que, trиs probablement, on a imaginй les classifications septйnaires, quinaires, quaternaires et ternaires. Il est une autre classe de faits curieux dans lesquels la ressemblance extйrieure ne rйsulte pas d'une adaptation а des conditions d'existence semblables, mais provient d'un besoin de protection. Je fais allusion aux faits observйs pour la premiиre fois par M. Bates, relativement а certains papillons qui copient de la maniиre la plus йtonnante d'autres espиces complиtement distinctes. Cet excellent observateur a dйmontrй que, dans certaines rйgions de l'Amйrique du Sud, oщ, par exemple, pullulent les essaims brillants d'Ithomia, un autre papillon, le Leptalis, se faufile souvent parmi les ithomia, auxquels il ressemble si йtrangement par la forme, la nuance et les taches de ses ailes, que M. Bates, quoique exercй par onze ans de recherches, et toujours sur ses gardes, йtait cependant trompй sans cesse. Lorsqu'on examine le modиle et la copie et qu'on les compare l'un а l'autre, on trouve que leur conformation essentielle diffиre entiиrement, et qu'ils appartiennent non seulement а des genres diffйrents, mais souvent а des familles distinctes. Une pareille ressemblance aurait pu кtre considйrйe comme une bizarre coпncidence, si elle ne s'йtait rencontrйe qu'une ou deux fois. Mais, dans les rйgions oщ les Leptalis copient les Ithomia, on trouve d'autres espиces appartenant aux mкmes genres, s'imitant les unes des autres avec le mкme degrй de ressemblance. On a йnumйrй jusqu'а dix genres contenant des espиces qui copient d'autres papillons. Les espиces copiйes et les espиces copistes habitent toujours les mкmes localitйs, et on ne trouve jamais les copistes sur des points йloignйs de ceux qu'occupent les espиces qu'ils imitent. Les copistes ne comptent habituellement que peu d'individus, les espиces copiйes fourmillent presque toujours par essaims. Dans les rйgions oщ une espиce de Leptalis copie une Ithomia, il y a quelquefois d'autres lйpidoptиres qui copient aussi la mкme ithomia ; de sorte que, dans un mкme lieu, on peut rencontrer des espиces appartenant а trois genres de papillons, et mкme une phalиne qui toutes ressemblent а un papillon appartenant а un quatriиme genre. Il faut noter spйcialement, comme le dйmontrent les sйries graduйes qu'on peut йtablir entre plusieurs formes de leptalis copistes et les formes copiйes, qu'il en est un grand nombre qui ne sont que de simples variйtйs de la mкme espиce, tandis que d'autres appartiennent, sans aucun doute, а des espиces distinctes. Mais pourquoi, peut-on se demander, certaines formes sont-elles toujours copiйes, tandis que d'autres jouent toujours le rфle de copistes ? M. Bates rйpond d'une maniиre satisfaisante а cette question en dйmontrant que la forme copiйe conserve les caractиres habituels du groupe auquel elle appartient, et que ce sont les copistes qui ont changй d'apparence extйrieure et cessй de ressembler а leurs plus proches alliйs. Nous sommes ensuite conduits а rechercher pour quelle raison certains papillons ou certaines phalиnes revкtent si frйquemment l'apparence extйrieure d'une autre forme tout а fait distincte, et pourquoi, а la grande perplexitй des naturalistes, la nature s'est livrйe а de semblables dйguisements. M. Bates, а mon avis, en a fourni la vйritable explication. Les formes copiйes, qui abondent toujours en individus, doivent habituellement йchapper largement а la destruction, car autrement elles n'existeraient pas en quantitйs si considйrables ; or, on a aujourd'hui la preuve qu'elles ne servent jamais de proie aux oiseaux ni aux autres animaux qui se nourrissent d'insectes, а cause, sans doute, de leur goыt dйsagrйable. Les copistes, d'une part, qui habitent la mкme localitй, sont comparativement fort rares, et appartiennent а des groupes qui le sont йgalement ; ces espиces doivent donc кtre exposйes а quelque danger habituel, car autrement, vu le nombre des oeufs que pondent tous les papillons, elles fourmilleraient dans tout le pays au bout de trois ou quatre gйnйrations. Or, si un membre d'un de ces groupes rares et persйcutйs vient а emprunter la parure d'une espиce mieux protйgйe, et cela de faзon assez parfaite pour tromper l'oeil d'un entomologiste exercй, il est probable qu'il pourrait tromper aussi les oiseaux de proie et les insectes carnassiers, et par consйquent йchappй а la destruction. On pourrait presque dire que M. Bates a assistй aux diverses phases par lesquelles ces formes copistes en sont venues а ressembler de si prиs aux formes copiйes ; il a remarquй, en effet, que quelques-unes des formes de leptalis qui copient tant d'autres papillons sont variables au plus haut degrй. Il en a rencontrй dans un district plusieurs variйtйs, dont une seule ressemble jusqu'а un certain point а l'ithomia commune de la localitй. Dans un autre endroit se trouvaient deux ou trois variйtйs, dont l'une, plus commune que les autres, imitait а s'y mйprendre une autre forme d'ithomia. M. Bates, se basant sur des faits de ce genre, conclut que le leptalis varie d'abord ; puis, quand une variйtй arrive а ressembler quelque peu а un papillon abondant dans la mкme localitй, cette variйtй, grвce а sa similitude avec une forme prospиre et peu inquiйtйe, йtant moins exposйe а кtre la proie des oiseaux et des insectes, est par consйquent plus souvent conservйe ; -- « les degrйs de ressemblance moins parfaite йtant successivement йliminйs dans chaque gйnйration, les autres finissent par rester seuls pour propager leur type. » Nous avons lа un exemple excellent de sйlection naturelle. MM. Wallace et Trimen ont aussi dйcrit plusieurs cas d'imitation йgalement frappants, observйs chez les lйpidoptиres, dans l'archipel malais ; et, en Afrique, chez des insectes appartenant а d'autres ordres. M. Wallace a observй aussi un cas de ce genre chez les oiseaux, mais nous n'en connaissons aucun chez les mammifиres. La frйquence plus grande de ces imitations chez les insectes que chez les autres animaux est probablement une consйquence de leur petite taille ; les insectes ne peuvent se dйfendre, sauf toutefois ceux qui sont armйs d'un aiguillon, et je ne crois pas que ces derniers copient jamais d'autres insectes, bien qu'ils soient eux-mкmes copiйs trиs souvent par d'autres. Les insectes ne peuvent йchapper par le vol aux plus grands animaux qui les poursuivent ; ils se trouvent donc rйduits, comme tous les кtres faibles, а recourir а la ruse et а la dissimulation. Il est utile de faire observer que ces imitations n'ont jamais dы commencer entre des formes complиtement dissemblables au point de vue de la couleur. Mais si l'on suppose que deux espиces se ressemblent dйjа quelque peu, les raisons que nous venons d'indiquer expliquent aisйment une ressemblance absolue entre ces deux espиces а condition que cette ressemblance soit avantageuse а l'une d'elles. Si, pour une cause quelconque, la forme copiйe s'est ensuite graduellement modifiйe, la forme copiste a dы entrer dans la mкme voie et se modifier aussi dans des proportions telles, qu'elle a dы revкtir un aspect et une coloration absolument diffйrents de ceux des autres membres de la famille а laquelle elle appartient. Il y a, cependant, de ce chef une certaine difficultй, car il est nйcessaire de supposer, dans quelques cas, que des individus appartenant а plusieurs groupes distincts ressemblaient, avant de s'кtre modifiйs autant qu'ils le sont aujourd'hui, а des individus d'un autre groupe mieux protйgй ; cette ressemblance accidentelle ayant servi de base а l'acquisition ultйrieure d'une ressemblance parfaite. SUR LA NATURE DES AFFINITES RELIANT LES ETRES ORGANISES. Comme les descendants modifiйs d'espиces dominantes appartenant aux plus grands genres tendent а hйriter des avantages auxquels les groupes dont ils font partie doivent leur extension et leur prйpondйrance, ils sont plus aptes а se rйpandre au loin et а occuper des places nouvelles dans l'йconomie de la nature. Les groupes les plus grands et les plus dominants dans chaque classe tendent ainsi а s'agrandir davantage, et, par consйquent, а supplanter beaucoup d'autres groupes plus petits et plus faibles. On s'explique ainsi pourquoi tous les organismes, йteints et vivants, sont compris dans un petit nombre d'ordres et dans un nombre de classes plus restreint encore. Un fait assez frappant prouve le petit nombre des groupes supйrieurs et leur vaste extension sur le globe, c'est que la dйcouverte de l'Australie n'a pas ajoutй un seul insecte appartenant а une classe nouvelle ; c'est ainsi que, dans le rиgne vйgйtal, cette dйcouverte n'a ajoutй, selon le docteur Hooker, que deux ou trois petites familles а celles que nous connaissions dйjа. J'ai cherchй а йtablir, dans le chapitre sur la succession gйologique, en vertu du principe que chaque groupe a gйnйralement divergй beaucoup en caractиres pendant la marche longue et continue de ses modifications, comment il se fait que les formes les plus anciennes prйsentent souvent des caractиres jusqu'а un certain point intermйdiaires entre des groupes existants. Un petit nombre de ces formes anciennes et intermйdiaires a transmis jusqu'а ce jour des descendants peu modifiйs, qui constituent ce qu'on appelle les espиces aberrantes. Plus une forme est aberrante, plus le nombre des formes exterminйes et totalement disparues qui la rattachaient а d'autres formes doit кtre considйrable. Nous avons la preuve que les groupes aberrants ont dы subir de nombreuses extinctions, car ils ne sont ordinairement reprйsentйs que par un trиs petit nombre d'espиces ; ces espиces, en outre, sont le plus souvent trиs distinctes les unes des autres, ce qui implique encore de nombreuses extinctions. Les genres Ornithorynchus et Lepidosiren, par exemple, n'auraient pas йtй moins aberrants s'ils eussent йtй reprйsentйs chacun par une douzaine d'espиces au lieu de l'кtre aujourd'hui par une seule, par deux ou par trois. Nous ne pouvons, je crois, expliquer ce fait qu'en considйrant les groupes aberrants comme des formes vaincues par des concurrents plus heureux, et qu'un petit nombre de membres qui se sont conservйs sur quelques points, grвce а des conditions particuliиrement favorables, reprйsentent seuls aujourd'hui. M. Waterhouse a remarquй que, lorsqu'un animal appartenant а un groupe prйsente quelque affinitй avec un autre groupe tout а fait distinct, cette affinitй est, dans la plupart des cas, gйnйrale et non spйciale. Ainsi, d'aprиs M. Waterhouse, la viscache est, de tous les rongeurs, celui qui se rapproche le plus des marsupiaux ; mais ses rapports avec cet ordre portent sur des points gйnйraux, c'est-а-dire qu'elle ne se rapproche pas plus d'une espиce particuliиre de marsupial que d'une autre. Or, comme on admet que ces affinitйs sont rйelles et non pas simplement le rйsultat d'adaptations, elles doivent, selon ma thйorie, provenir par hйrйditй d'un ancкtre commun. Nous devons donc supposer, soit que tous les rongeurs, y compris la viscache, descendent de quelque espиce trиs ancienne de l'ordre des marsupiaux qui aurait naturellement prйsentй des caractиres plus ou moins intermйdiaires entre les formes existantes de cet ordre ; soit que les rongeurs et les marsupiaux descendent d'un ancкtre commun et que les deux groupes ont depuis subi de profondes modifications dans des directions divergentes. Dans les deux cas, nous devons admettre que la viscache a conservй, par hйrйditй, un plus grand nombre de caractиres de son ancкtre primitif que ne l'ont fait les autres rongeurs ; par consйquent, elle ne doit se rattacher spйcialement а aucun marsupial existant, mais indirectement а tous, ou а presque tous, parce qu'ils ont conservй en partie le caractиre de leur commun ancкtre ou de quelque membre trиs ancien du groupe. D'autre part, ainsi que le fait remarquer M. Waterhouse, de tous les marsupiaux, c'est le Phascolomys qui ressemble le plus, non а une espиce particuliиre de rongeurs, mais en gйnйral а tous les membres de cet ordre. On peut toutefois, dans ce cas, soupзonner que la ressemblance est purement analogue, le phascolomys ayant pu s'adapter а des habitudes semblables а celles des rongeurs. A.-P. de Candolle a fait des observations а peu prиs analogues sur la nature gйnйrale des affinitйs de familles distinctes de plantes. En partant du principe que les espиces descendues d'un commun parent se multiplient en divergeant graduellement en caractиres, tout en conservant par hйritage quelques caractиres communs, on peut expliquer les affinitйs complexes et divergentes qui rattachent les uns aux autres tous les membres d'une mкme famille ou mкme d'un groupe plus йlevй. En effet, l'ancкtre commun de toute une famille, actuellement fractionnйe par l'extinction en groupes et en sous-groupes distincts, a dы transmettre а toutes les espиces quelques-uns de ses caractиres modifiйs de diverses maniиres et а divers degrйs ; ces diverses espиces doivent, par consйquent, кtre alliйes les unes aux autres par des lignes d'affinitйs tortueuses et de longueurs inйgales, remontant dans le passй par un grand nombre d'ancкtres, comme on peut le voir dans la figure а laquelle j'ai dйjа si souvent renvoyй le lecteur. De mкme qu'il est fort difficile de saisir les rapports de parentй entre les nombreux descendants d'une noble et ancienne famille, ce qui est mкme presque impossible sans le secours d'un arbre gйnйalogique, on peut comprendre combien a dы кtre grande, pour le naturaliste, la difficultй de dйcrire, sans l'aide d'une figure, les diverses affinitйs qu'il remarque entre les nombreux membres vivants et йteints d'une mкme grande classe naturelle. L'extinction, ainsi que nous l'avons vu au quatriиme chapitre, a jouй un rфle important en dйterminant et en augmentant toujours les intervalles existant entre les divers groupes de chaque classe. Nous pouvons ainsi nous expliquer pourquoi les diverses classes sont si distinctes les unes des autres, la classe des oiseaux, par exemple, comparйe aux autres vertйbrйs. Il suffit d'admettre qu'un grand nombre de formes anciennes, qui reliaient autrefois les ancкtres reculйs des oiseaux а ceux des autres classes de vertйbrйs, alors moins diffйrenciйes, se sont depuis tout а fait perdues. L'extinction des formes qui reliaient autrefois les poissons aux batraciens a йtй moins complиte ; il y a encore eu moins d'extinction dans d'autres classes, celle des crustacйs par exemple, car les formes les plus йtonnamment diverses y sont encore reliйes par une longue chaоne d'affinitйs qui n'est que partiellement interrompue. L'extinction n'a fait que sйparer les groupes ; elle n'a contribuй en rien а les former ; car, si toutes les formes qui ont vйcu sur la terre venaient а reparaоtre, il serait sans doute impossible de trouver des dйfinitions de nature а distinguer chaque groupe, mais leur classification naturelle ou plutфt leur arrangement naturel serait possible. C'est ce qu'il est facile de comprendre en reprenant notre figure. Les lettres A а L peuvent reprйsenter onze genres de l'йpoque silurienne, dont quelques-uns ont produit des groupes importants de descendants modifiйs ; on peut supposer que chaque forme intermйdiaire, dans chaque branche, est encore vivante et que ces formes intermйdiaires ne sont pas plus йcartйes les unes des autres que le sont les variйtйs actuelles. En pareil cas, il serait absolument impossible de donner des dйfinitions qui permissent de distinguer les membres des divers groupes de leurs parents et de leurs descendants immйdiats. Nйanmoins, l'arrangement naturel que reprйsente la figure n'en serait pas moins exact ; car, en vertu du principe de l'hйrйditй, toutes les formes descendant de A, par exemple, possйderaient quelques caractиres communs. Nous pouvons, dans un arbre, distinguer telle ou telle branche, bien qu'а leur point de bifurcation elles s'unissent et se confondent. Nous ne pourrions pas comme je l'ai dit, dйfinir les divers groupes ; mais nous pourrions choisir des types ou des formes comportant la plupart des caractиres de chaque groupe petit ou grand, et donner ainsi une idйe gйnйrale de la valeur des diffйrences qui les sйparent. C'est ce que nous serions obligйs de faire, si nous parvenions jamais а recueillir toutes les formes d'une classe qui ont vйcu dans le temps et dans l'espace. Il est certain que nous n'arriverons jamais а parfaire une collection aussi complиte ; nйanmoins, pour certaines classes, nous tendons а ce rйsultat ; et Milne-Edwards a rйcemment insistй, dans un excellent mйmoire, sur l'importance qu'il y a а s'attacher aux types, que nous puissions ou non sйparer et dйfinir les groupes auxquels ces types appartiennent. En rйsume, nous avons vu que la sйlection naturelle, qui rйsulte de la lutte pour l'existence et qui implique presque inйvitablement l'extinction des espиces et la divergence des caractиres chez les descendants d'une mкme espиce parente, explique les grands traits gйnйraux des affinitйs de tous les кtres organisйs, c'est-а-dire leur classement en groupes subordonnйs а d'autres groupes. C'est en raison des rapports gйnйalogiques que nous classons les individus des deux sexes et de tous les вges dans une mкme espиce, bien qu'ils puissent n'avoir que peu de caractиres en commun ; la classification des variйtйs reconnues, quelque diffйrentes qu'elles soient de leurs parents, repose sur le mкme principe, et je crois que cet йlйment gйnйalogique est le lien cachй que les naturalistes ont cherchй sous le nom de systиme naturel. Dans l'hypothиse que le systиme naturel, au point oщ il en est arrivй, est gйnйalogique en son arrangement, les termes genres, familles, ordres, etc., n'expriment que des degrйs de diffйrence et nous pouvons comprendre les rиgles auxquelles nous sommes forcйs de nous conformer dans nos classifications. Nous pouvons comprendre pourquoi nous accordons а certaines ressemblances plus de valeur qu'а certaines autres ; pourquoi nous utilisons les organes rudimentaires et inutiles, ou n'ayant que peu d'importance physiologique ; pourquoi, en comparant un groupe avec un autre groupe distinct, nous repoussons sommairement les caractиres analogues ou d'adaptation, tout en les employant dans les limites d'un mкme groupe. Nous voyons clairement comment il se fait que toutes les formes vivantes et йteintes peuvent кtre groupйes dans quelques grandes classes, et comment il se fait que les divers membres de chacune d'elles sont rйunis les uns aux autres par les lignes d'affinitй les plus complexes et les plus divergentes. Nous ne parviendrons probablement jamais а dйmкler l'inextricable rйseau des affinitйs qui unissent entre eux les membres de chaque classe ; mais, si nous nous proposons un but distinct, sans chercher quelque plan de crйation inconnu, nous pouvons espйrer faire des progrиs lents, mais sыrs. Le professeur Haeckel, dans sa Generelle Morphologie et dans d'autres ouvrages rйcents, s'est occupй avec sa science et son talent habituels de ce qu'il appelle la phylogйnie, ou les lignes gйnйalogiques de tous les кtres organisйs. C'est surtout sur les caractиres embryologiques qu'il s'appuie pour rйtablir ses diverses sйries, mais il s'aide aussi des organes rudimentaires et homologues, ainsi que des pйriodes successives auxquelles les diverses formes de la vie ont, suppose-t-on, paru pour la premiиre fois dans nos formations gйologiques. Il a ainsi commencй une oeuvre hardie et il nous a montrй comment la classification doit кtre traitйe а l'avenir. MORPHOLOGIE. Nous avons vu que les membres de la mкme classe, indйpendamment de leurs habitudes d'existence, se ressemblent par le plan gйnйral de leur organisation. Cette ressemblance est souvent exprimйe par le terme d'unitй de type, c'est-а-dire que chez les diffйrentes espиces de la mкme classe les diverses parties et les divers organes sont homologues. L'ensemble de ces questions prend le nom gйnйral de morphologie et constitue une des parties les plus intйressantes de l'histoire naturelle, dont elle peut кtre considйrйe comme l'вme. N'est-il pas trиs remarquable que la main de l'homme faite pour saisir, la griffe de la taupe destinйe а fouir la terre, la jambe du cheval, la nageoire du marsouin et l'aile de la chauve-souris, soient toutes construites sur un mкme modиle et renferment des os semblables, situйs dans les mкmes positions relatives ? N'est-il pas extrкmement curieux, pour donner un exemple d'un ordre moins important, mais trиs frappant, que les pieds postйrieurs du kangouroo, si bien appropriйs aux bonds йnormes que fait cet animal dans les plaines ouvertes ; ceux du koala, grimpeur et mangeur de feuilles, йgalement bien conformйs pour saisir les branches ; ceux des pйramиles qui vivent dans des galeries souterraines et qui se nourrissent d'insectes ou de racines, et ceux de quelques autres marsupiaux australiens, soient tous construits sur le mкme type extraordinaire, c'est-а-dire que les os du second et du troisiиme doigt sont trиs minces et enveloppйs dans une mкme peau, de telle sorte qu'ils ressemblent а un doigt unique pourvu de deux griffes ? Malgrй cette similitude de type, il est йvident que les pieds postйrieurs de ces divers animaux servent aux usages les plus diffйrents que l'on puisse imaginer. Le cas est d'autant plus frappant que les opossums amйricains, qui ont presque les mкmes habitudes d'existence que certains de leurs parents australiens, ont les pieds construits sur le plan ordinaire. Le professeur Flower, а qui j'ai empruntй ces renseignements, conclut ainsi : « On peut appliquer aux faits de ce genre l'expression de conformitй au type, sans approcher beaucoup de l'explication du phйnomиne ; » puis il ajoute : « Mais ces faits n'йveillent-ils pas puissamment l'idйe d'une vйritable parentй et de la descendance d'un ancкtre commun ? » Geoffroy Saint-Hilaire a beaucoup insistй sur la haute importance de la position relative ou de la connexitй des parties homologues, qui peuvent diffйrer presque а l'infini sous le rapport de la forme et de la grosseur, mais qui restent cependant unies les unes aux autres suivant un ordre invariable. Jamais, par exemple, on n'a observй une transposition des os du bras et de l'avant-bras, ou de la cuisse et de la jambe. On peut donc donner les mкmes noms aux os homologuйs chez les animaux les plus diffйrents. La mкme loi se retrouve dans la construction de la bouche des insectes ; quoi de plus diffйrent que la longue trompe roulйe en spirale du papillon sphinx, que celle si singuliиrement repliйe de l'abeille ou de la punaise, et que les grandes mвchoires d'un colйoptиre ? Tous ces organes, cependant, servant а des usages si divers, sont formйs par des modifications infiniment nombreuses d'une lиvre supйrieure, de mandibules et de deux paires de mвchoires. La mкme loi rиgle la construction de la bouche et des membres des crustacйs. Il en est de mкme des fleurs des vйgйtaux. Il n'est pas de tentative plus vaine que de vouloir expliquer cette similitude du type chez les membres d'une classe par l'utilitй ou par la doctrine des causes finales. Owen a expressйment admis l'impossibilitй d'y parvenir dans son intйressant ouvrage sur la Nature des membres. Dans l'hypothиse de la crйation indйpendante de chaque кtre, nous ne pouvons que constater ce fait en ajoutant qu'il a plu au Crйateur de construire tous les animaux et toutes les plantes de chaque grande classe sur un plan uniforme ; mais ce n'est pas lа une explication scientifique. L'explication se prйsente, au contraire, d'elle-mкme, pour ainsi dire, dans la thйorie de la sйlection des modifications lйgиres et successives, chaque modification йtant avantageuse en quelque maniиre а la forme modifiйe et affectant souvent par corrйlation d'autres parties de l'organisation. Dans les changements de cette nature, il ne saurait y avoir qu'une bien faible tendance а modifier le plan primitif, et aucune а en transposer les parties. Les os d'un membre peuvent, dans quelque proportion que ce soit, se raccourcir et s'aplatir, ils peuvent s'envelopper en mкme temps d'une йpaisse membrane, de faзon а servir de nageoire ; ou bien, les os d'un pied palmй peuvent s'allonger plus ou moins considйrablement en mкme temps que la membrane interdigitale, et devenir ainsi une aile ; cependant toutes ces modifications ne tendent а altйrer en rien la charpente des os ou leurs rapports relatifs. Si nous supposons un ancкtre reculй, qu'on pourrait appeler l'archйtype de tous les mammifиres, de tous les oiseaux et de tous les reptiles, dont les membres avaient la forme gйnйrale actuelle, quel qu'ait pu, d'ailleurs, кtre l'usage de ces membres, nous pouvons concevoir de suite la construction homologue, des membres chez tous les reprйsentants de la classe entiиre. De mкme, а l'йgard de la bouche des insectes ; nous n'avons qu'а supposer un ancкtre commun pourvu d'une lиvre supйrieure, de mandibules et de deux paires de mвchoires, toutes ces parties ayant peut-кtre une forme trиs simple ; la sйlection naturelle suffit ensuite pour expliquer la diversitй infinie qui existe dans la conformation et les fonctions de la bouche de ces animaux. Nйanmoins, on peut concevoir que le plan gйnйral d'un organe puisse s'altйrer au point de disparaоtre complиtement par la rйduction, puis par l'atrophie complиte de certaines parties, par la fusion, le doublement ou la multiplication d'autres parties, variations que nous savons кtre dans les limites du possible. Le plan gйnйral semble avoir йtй ainsi en partie altйrй dans les nageoires des gigantesques lйzards marins йteints, et dans la bouche de certains crustacйs suceurs. Il est encore une autre branche йgalement curieuse de notre sujet : c'est la comparaison, non plus des mкmes parties ou des mкmes organes chez les diffйrents membres d'une mкme classe, mais l'examen comparй des diverses parties ou des divers organes chez le mкme individu. La plupart des physiologistes admettent que les os du crвne sont homologues avec les parties йlйmentaires d'un certain nombre de vertиbres, c'est-а-dire qu'ils prйsentent le mкme nombre de ces parties dans la mкme position relative rйciproque. Les membres antйrieurs et postйrieurs de toutes les classes de vertйbrйs supйrieurs sont йvidemment homologues. Il en est de mкme des mвchoires si compliquйes et des pattes des crustacйs. Chacun sait que, chez une fleur, on explique les positions relatives des sйpales, des pйtales, des йtamines et des pistils, ainsi que leur structure intime, en admettant que ces diverses parties sont formйes de feuilles mйtamorphosйes et disposйes en spirale. Les monstruositйs vйgйtales nous fournissent souvent la preuve directe de la transformation possible d'un organe en un autre ; en outre, nous pouvons facilement constater que, pendant les premiиres phases du dйveloppement des fleurs, ainsi que chez les embryons des crustacйs et de beaucoup d'autres animaux, des organes trиs diffйrents, une fois arrivйs а maturitй, se ressemblent d'abord complиtement. Comment expliquer ces faits d'aprиs la thйorie des crйations ? Pourquoi le cerveau est-il renfermй dans une boоte composйe de piиces osseuses si nombreuses et si singuliиrement conformйes qui semblent reprйsenter des vertиbres ? Ainsi que l'a fait remarquer Owen, l'avantage que prйsente cette disposition, en permettant aux os sйparйs de flйchir pendant l'acte de la parturition chez les mammifиres, n'expliquerait en aucune faзon pourquoi la mкme conformation se retrouve dans le crвne des oiseaux et des reptiles. Pourquoi des os similaires ont-ils йtй crййs pour former l'aile et la jambe de la chauve-souris, puisque ces os sont destinйs а des usages si diffйrents, le vol et la marche ? Pourquoi un crustacй, pourvu d'une bouche extrкmement compliquйe, formйe d'un grand nombre de piиces, a-t-il toujours, et comme une consйquence nйcessaire, un moins grand nombre de pattes ? et inversement pourquoi ceux qui ont beaucoup de pattes ont-ils une bouche plus simple ? Pourquoi les sйpales, les pйtales, les йtamines et les pistils de chaque fleur, bien qu'adaptйs а des usages si diffйrents, sont-ils tous construits sur le mкme modиle ? La thйorie de la sйlection naturelle nous permet, jusqu'а un certain point, de rйpondre а ces questions. Nous n'avons pas а considйrer ici comment les corps de quelques animaux se sont primitivement divisйs en sйries de segments, ou en cфtйs droit et gauche, avec des organes correspondants, car ces questions dйpassent presque la limite de toute investigation. Il est cependant probable que quelques conformations en sйries sont le rйsultat d'une multiplication de cellules par division, entraоnant la multiplication des parties qui proviennent de ces cellules. Il nous suffit, pour le but que nous nous proposons, de nous rappeler la remarque faite par Owen, c'est-а-dire qu'une rйpйtition indйfinie de parties ou d'organes constitue le trait caractйristique de toutes les formes infйrieures et peu spйcialisйes. L'ancкtre inconnu des vertйbrйs devait donc avoir beaucoup de vertиbres, celui des articulйs beaucoup de segments, et celui des vйgйtaux а fleurs de nombreuses feuilles disposйes en une ou plusieurs spires ; nous avons aussi vu prйcйdemment que les organes souvent rйpйtйs sont essentiellement aptes а varier, non seulement par le nombre, mais aussi par la forme. Par consйquent, leur prйsence en quantitй considйrable et leur grande variabilitй ont naturellement fourni les matйriaux nйcessaires а leur adaptation aux buts les plus divers, tout en conservant, en gйnйral, par suite de la force hйrйditaire, des traces distinctes de leur ressemblance originelle ou fondamentale. Ils doivent conserver d'autant plus cette ressemblance que les variations fournissant la base de leur modification subsйquente а l'aide de la sйlection naturelle, tendent dиs l'abord а кtre semblables ; les parties, а leur йtat prйcoce, se ressemblant et йtant soumises presque aux mкmes conditions. Ces parties plus ou moins modifiйes seraient sйrialement homologues, а moins que leur origine commune ne fыt entiиrement obscurcie. Bien qu'on puisse aisйment dйmontrer dans la grande classe des mollusques l'homologie des parties chez des espиces distinctes, on ne peut signaler que peu d'homologies sйriales telles que les valves des chitons ; c'est-а-dire que nous pouvons rarement affirmer l'homologie de telle partie du corps avec telle autre partie du mкme individu. Ce fait n'a rien de surprenant ; chez les mollusques, en effet, mкme parmi les reprйsentants les moins йlevйs de la classe, nous sommes loin de trouver cette rйpйtition indйfinie d'une partie donnйe, que nous remarquons dans les autres grands ordres du rиgne animal et du rиgne vйgйtal. La morphologie constitue, d'ailleurs un sujet bien plus compliquй qu'il ne le paraоt d'abord ; c'est ce qu'a rйcemment dйmontrй M. Ray-Lankester dans un mйmoire remarquable. M. Lankester йtablit une importante distinction entre certaines classes de faits que tous les naturalistes ont considйrйs comme йgalement homologues. Il propose d'appeler structures homogиnes les structures qui se ressemblent chez des animaux distincts, par suite de leur descendance d'un ancкtre commun avec des modifications subsйquentes, et les ressemblances qu'on ne peut expliquer ainsi, ressemblances homoplastiques. Par exemple, il croit que le coeur des oiseaux et des mammifиres est homogиne dans son ensemble, c'est-а-dire qu'il provient d'un ancкtre commun ; mais que les quatre cavitйs du coeur sont, chez les deux classes, homoplastiques, c'est-а-dire qu'elles se sont dйveloppйes indйpendamment. M. Lankester allиgue encore l'йtroite ressemblance des parties situйes du cфtй droit et du cфtй gauche du corps, ainsi que des segments successifs du mкme individu ; ce sont lа des parties ordinairement appelйes homologues, et qui, cependant, ne se rattachent nullement а la descendance d'espиces diverses d'un ancкtre commun. Les conformations homoplastiques sont celles que j'avais classйes, d'une maniиre imparfaite, il est vrai, comme des modifications ou des ressemblances analogues. On peut, en partie, attribuer leur formation а des variations qui ont affectй d'une maniиre semblable des organismes distincts ou des parties distinctes des organismes, et, en partie, а des modifications analogues, conservйes dans un but gйnйral ou pour une fonction gйnйrale. On en pourrait citer beaucoup d'exemples. Les naturalistes disent souvent que le crвne est formй de vertиbres mйtamorphosйes, que les mвchoires des crabes sont des pattes mйtamorphosйes, les йtamines et les pistils des fleurs des feuilles mйtamorphosйes ; mais, ainsi que le professeur Huxley l'a fait remarquer, il serait, dans la plupart des cas, plus correct de parler du crвne et des vertиbres, des mвchoires et des pattes, etc., comme provenant, non pas de la mйtamorphose en un autre organe de l'un de ces organes, tel qu'il existe, mais de la mйtamorphose de quelque йlйment commun et plus simple. La plupart des naturalistes, toutefois, n'emploient l'expression que dans un sens mйtaphorique, et n'entendent point par lа que, dans le cours prolongй des gйnйrations, des organes primordiaux quelconques -- vertиbres dans un cas et pattes dans l'autre -- aient jamais йtй rйellement transformйs en crвnes ou en mвchoires. Cependant, il y a tant d'apparences que de semblables modifications se sont opйrйes, qu'il est presque impossible d'йviter l'emploi d'une expression ayant cette signification directe. A mon point de vue, de pareils termes peuvent s'employer dans un sens littйral ; et le fait remarquable que les mвchoires d'un crabe, par exemple, ont retenu de nombreux caractиres ; qu'elles auraient probablement conservйs par hйrйditй si elles eussent rйellement йtй le produit d'une mйtamorphose de pattes vйritables, quoique fort simples, se trouverait en partie expliquй. DEVELOPPEMENT ET EMBRYOLOGIE. Nous abordons ici un des sujets les plus importants de toute l'histoire naturelle. Les mйtamorphoses des insectes, que tout le monde connaоt, s'accomplissent d'ordinaire brusquement au moyen d'un petit nombre de phases, mais les transformations sont en rйalitй nombreuses et graduelles. Un certain insecte йphйmиre ( Chlцeon), ainsi que l'a dйmontrй Sir J. Lubbock, passe, pendant son dйveloppement par plus de vingt mues, et subit chaque fois une certaine somme de changements ; dans ce cas, la mйtamorphose s'accomplit d'une maniиre primitive et graduelle. On voit, chez beaucoup d'insectes, et surtout chez quelques crustacйs, quels йtonnants changements de structure peuvent s'effectuer pendant le dйveloppement. Ces changements, toutefois, atteignent leur apogйe dans les cas dits de gйnйration alternante qu'on observe chez quelques animaux infйrieurs. N'est-il pas йtonnant, par exemple, qu'une dйlicate coralline ramifiйe, couverte de polypes et fixйe а un rocher sous-marin produise, d'abord par bourgeonnement et ensuite par division transversale, une foule d'йnormes mйduses flottantes ? Celles-ci, а leur tour produisent des oeufs d'oщ sortent des animalcules douйs de la facultй de nager ; ils s'attachent aux rochers et se dйveloppent ensuite en corallines ramifiйes ; ce cycle se continue ainsi а l'infini. La croyance а l'identitй essentielle de la gйnйration alternante avec la mйtamorphose ordinaire a йtй confirmйe dans une forte mesure par une dйcouverte de Wagner ; il a observй, en effet, que la larve de la cйcidomye produit asexuellement d'autres larves. Celles-ci, а leur tour, en produisent d'autres, qui finissent par se dйvelopper en mвles et en femelles rйels, propageant leur espиce de la faзon habituelle, par des oeufs. Je dois ajouter que, lorsqu'on annonзa la remarquable dйcouverte de Wagner, on me demanda comment ii йtait possible de concevoir que la larve de cette mouche ait pu acquйrir l'aptitude а une reproduction asexuelle. Il йtait impossible de rйpondre tant que le cas restait unique. Mais Grimm a dйmontrй qu'une autre mouche, le chironome, se reproduit d'une maniиre presque identique, et il croit que ce phйnomиne se prйsente frйquemment dans cet ordre. C'est la chrysalide et non la larve du chironome qui a cette aptitude, et Grimm dйmontre, en outre, que ce cas relie jusqu'а un certain point, « celui de la cйcidomye avec la parthйnogйnиse des coccidйs », -- le terme parthйnogйnиse impliquant que les femelles adultes des coccidйs peuvent produire des oeufs fйconds sans le concours du mвle. On sait actuellement que certains animaux, appartenant а plusieurs classes, sont douйs de l'aptitude а la reproduction ordinaire dиs un вge extraordinairement prйcoce ; or, nous n'avons qu'а faire remonter graduellement la reproduction parthйnogйnйtique а un вge toujours plus prйcoce -- le chironome nous offre, d'ailleurs, une phase presque exactement intermйdiaire, celle de la chrysalide -- pour expliquer le cas merveilleux de la cйcidomye. Nous avons dйjа constatй que diverses parties d'un mкme individu, qui sont identiquement semblables pendant la premiиre pйriode embryonnaire, se diffйrencient considйrablement а l'йtat adulte et servent alors а des usages fort diffйrents. Nous avons dйmontrй, en outre, que les embryons des espиces les plus distinctes appartenant а une mкme classe sont gйnйralement trиs semblables, mais en se dйveloppant deviennent fort diffйrents. On ne saurait trouver une meilleure preuve de ce fait que ces paroles de von Baer: « Les embryons des mammifиres, des oiseaux, des lйzards, des serpents, et probablement aussi ceux des tortues, se ressemblent beaucoup pendant les premiиres phases de leur dйveloppement, tant dans leur ensemble que par le mode d'йvolution des parties ; cette ressemblance est mкme si parfaite, que nous ne pouvons les distinguer que par leur grosseur. Je possиde, conservйs dans l'alcool, deux petits embryons dont j'ai omis d'inscrire le nom, et il me serait actuellement impossible de dire а quelle classe ils appartiennent. Ce sont peut-кtre des lйzards, des petits oiseaux, ou de trиs jeunes mammifиres, tant est grande la similitude du mode de formation de la tкte et du tronc chez ces animaux. Il est vrai que les extrйmitйs de ces embryons manquent encore ; mais eussent-elles йtй dans la premiиre phase de leur dйveloppement, qu'elles ne nous auraient rien appris, car les pieds des lйzards et des mammifиres, les ailes et les pieds des oiseaux, et mкme les mains et les pieds de l'homme, partent tous de la mкme forme fondamentale.» Les larves de la plupart des crustacйs, arrivйes а des pйriodes йgales de dйveloppement, se ressemblent beaucoup, quelque diffйrents que ces crustacйs puissent devenir quand ils sont adultes ; il en est de mкme pour beaucoup d'autres animaux. Des traces de la loi de la ressemblance embryonnaire persistent quelquefois jusque dans un вge assez avancй ; ainsi, les oiseaux d'un mкme genre et de genres alliйs se ressemblent souvent par leur premier plumage comme nous le voyons dans les plumes tachetйes des jeunes du groupe des merles. Dans la tribu des chats, la plupart des espиces sont rayйes et tachetйes, raies et taches йtant disposйes en lignes, et on distingue nettement des raies ou des taches sur la fourrure des lionceaux et des jeunes pumas. On observe parfois, quoique rarement, quelque chose de semblable chez les plantes ; ainsi, les premiиres feuilles de l'ajonc (ulex) et celles des acacias phyllodinйs sont pinnйes ou divisйes comme les feuilles ordinaires des lйgumineuses. Les points de conformation par lesquels les embryons d'animaux fort diffйrents d'une mкme classe se ressemblent n'ont souvent aucun rapport avec les conditions d'existence. Nous ne pouvons, par exemple, supposer que la forme particuliиre en lacet qu'affectent, chez les embryons des vertйbrйs, les artиres des fentes branchiales, soit en rapport avec les conditions d'existence, puisque la mкme particularitй se remarque а la fois chez le jeune mammifиre nourri dans le sein maternel, chez l'oeuf de l'oiseau couve dans un nid, ou chez le frai d'une grenouille qui se dйveloppe sous l'eau. Nous n'avons pas plus de motifs pour admettre un pareil rapport, que nous n'en avons pour croire que les os analogues de la main de l'homme, de l'aile de la chauve-souris ou de la nageoire du marsouin, soient en rapport avec des conditions semblables d'existence. Personne ne suppose que la fourrure tigrйe du lionceau ou les plumes tachetйes du jeune merle aient pour eux aucune utilitй. Le cas est toutefois diffйrent lorsque l'animal, devenant actif pendant une partie de sa vie embryonnaire, doit alors pourvoir lui-mкme а sa nourriture. La pйriode d'activitй peut survenir а un вge plus ou moins prйcoce ; mais, а quelque moment qu'elle se produise, l'adaptation de la larve а ses conditions d'existence est aussi parfaite et aussi admirable qu'elle l'est chez l'animal adulte. Les observations de sir J. Lubbock sur la ressemblance йtroite qui existe entre certaines larves d'insectes appartenant а des ordres trиs diffйrents, et inversement sur la dissemblance des larves d'autres insectes d'un mкme ordre, suivant leurs conditions d'existence et leurs habitudes, indiquent quel rфle important ont jouй ces adaptations. Il rйsulte de ce genre d'adaptations, surtout lorsqu'elles impliquent une division de travail pendant les diverses phases du dйveloppement -- quand la mкme larve doit, par exemple, pendant une phase de son dйveloppement, chercher sa nourriture, et, pendant une autre phase, chercher une place pour se fixer -- que la ressemblance des larves d'animaux trиs voisins est frйquemment trиs obscurcie. On pourrait mкme citer des exemples de larves d'espиces alliйes ou de groupes d'espиces qui diffиrent plus les unes des autres que ne le font les adultes. Dans la plupart des cas, cependant, les larves, bien qu'actives, subissent encore plus ou moins la loi commune des ressemblances embryonnaires. Les cirripиdes en offrent un excellent exemple ; l'illustre Cuvier lui-mкme ne s'est pas aperзu qu'une balane est un crustacй, bien qu'un seul coup d'oeil jetй sur la larve suffise pour ne laisser aucun doute а cet йgard. De mкme le deux principaux groupes des cirripиdes, les pйdonculйs et les sessiles, bien que trиs diffйrents par leur aspect extйrieur, ont des larves qu'on peut а peine distinguer les unes des autres pendant les phases successives de leur dйveloppement. Dans le cours de son йvolution, l'organisation de l'embryon s'йlиve gйnйralement ; j'emploie cette expression, bien que je sache qu'il est presque impossible de dйfinir bien nettement ce qu'on entend par une organisation plus ou moins йlevйe. Toutefois, nul ne constatera probablement que le papillon est plus йlevй que la chenille. Il y a nйanmoins des cas oщ l'on doit considйrer l'animal adulte comme moins йlevй que sa larve dans l'йchelle organique ; tels sont, par exemple, certains crustacйs parasites. Revenons encore aux cirripиdes, dont les larves, pendant la premiиre phase du dйveloppement, ont trois paires de pattes, un oeil unique et simple, et une bouche en forme de trompe, avec laquelle elles mangent beaucoup, car elles augmentent rapidement en grosseur. Pendant la seconde phase, qui correspond а l'йtat de chrysalide chez le papillon, elles ont six paires de pattes natatoires admirablement construites, une magnifique paire d'yeux composйs et des antennes trиs compliquйes ; mais leur bouche est trиs imparfaite et hermйtiquement close, de sorte qu'elles ne peuvent manger. Dans cet йtat, leur seule fonction est de chercher, grвce au dйveloppement des organes des sens, et d'atteindre, au moyen de leur appareil de natation, un endroit convenable auquel elles puissent s'attacher pour y subir leur derniиre mйtamorphose. Ceci fait, elles demeurent attachйes а leur rocher pour le reste de leur vie ; leurs pattes se transforment en organes prйhensiles ; une bouche bien conformйe reparaоt, mais elles n'ont plus d'antennes, et leurs deux yeux sont de nouveau remplacйs par un seul petit oeil trиs simple, semblable а un point. Dans cet йtat complet, qui est le dernier, les cirripиdes peuvent кtre йgalement considйrйs comme ayant une organisation plus ou moins йlevйe que celle qu'ils avaient а l'йtat de larve. Mais, dans quelques genres, les larve se transforment, soit en hermaphrodites prйsentant la conformation ordinaire, soit en ce que j'ai appelй des mвles complйmentaires ; chez ces derniers, le dйveloppement est certainement rйtrograde, car ils ne constituent plus qu'un sac, qui ne vit que trиs peu de temps, privй qu'il est de bouche, d'estomac et de tous les organes importants, ceux de la reproduction exceptйs. Nous sommes tellement habituйs а voir une diffйrence de conformation entre l'embryon et l'adulte, que nous sommes disposйs а regarder cette diffйrence comme une consйquence nйcessaire de la croissance. Mais il n'y a aucune raison pour que l'aile d'une chauve-souris, ou les nageoires d'un marsouin, par exemple, ne soient pas esquissйes dans toutes leurs parties, et dans les proportions voulues, dиs que ces parties sont devenues visibles dans l'embryon. Il y a certains groupes entiers d'animaux et aussi certains membres d'autres groupes, chez lesquels l'embryon а toutes les pйriodes de son existence, ne diffиre pas beaucoup de la forme adulte. Ainsi Owen a remarquй que chez la seiche « il n'y a pas de mйtamorphose, le caractиre cйphalopode se manifestant longtemps avant que les divers organes de l'embryon soient complets. » Les coquillages terrestres et les crustacйs d'eau douce naissent avec leurs formes propres, tandis que les membres marins des deux mкmes grandes classes subissent, dans le cours de leur dйveloppement, des modifications considйrables. Les araignйes n'йprouvent que de faibles mйtamorphoses. Les larves de la plupart des insectes passent par un йtat vermiforme, qu'elles soient actives et adaptйes а des habitudes diverses, ou que, placйes au sein de la nourriture qui leur convient, ou nourries par leurs parents, elles restent inactives. Il est cependant quelques cas, comme celui des aphis, dans le dйveloppement desquels, d'aprиs les beaux dessins du professeur Huxley, nous ne trouvons presque pas de traces d'un йtat vermiforme. Parfois, ce sont seulement les premiиres phases du dйveloppement qui font dйfaut. Ainsi Fritz Mьller a fait la remarquable dйcouverte que certains crustacйs, alliйs aux Penoeus, et ressemblant а des crevettes, apparaissent d'abord sous la forme simple de Nauplies, puis, aprиs avoir passй par deux ou trois йtats de la forme Zoй, et enfin par l'йtat de Mysis, acquiиrent leur conformation adulte. Or, dans la grande classe des malacostracйs, а laquelle appartiennent ces crustacйs, ou ne connaоt aucun autre membre qui se dйveloppe d'abord sous la forme de nauplie, bien que beaucoup apparaissent sous celle de zoй ; nйanmoins, Mьller donne des raisons de nature а faire croire que tous ces crustacйs auraient apparu comme nauplies, s'il n'y avait pas eu une suppression de dйveloppement. Comment donc expliquer ces divers faits de l'embryologie ? Comment expliquer la diffйrence si gйnйrale, mais non universelle, entre la conformation de l'embryon et celle de l'adulte ; la similitude, aux dйbuts de l'йvolution, des diverses parties d'un mкme embryon, qui doivent devenir plus tard entiиrement dissemblables et servir а des fonctions trиs diverses ; la ressemblance gйnйrale, mais non invariable, entre les embryons ou les larves des espиces les plus distinctes dans une mкme classe ; la conservation, chez l'embryon encore dans l'oeuf ou dans l'utйrus, de conformations qui lui sont inutiles а cette pйriode aussi bien qu'а une pйriode plus tardive de la vie ; le fait que, d'autre part, des larves qui ont а suffire а leurs propres besoins s'adaptent parfaitement aux conditions ambiantes ; enfin, le fait que certaines larves se trouvent placйes plus haut sur l'йchelle de l'organisation que les animaux adultes qui sont le terme final de leurs transformations ? Je crois que ces divers faits peuvent s'expliquer de la maniиre suivante. On suppose ordinairement, peut-кtre parce que certaines monstruositйs affectent l'embryon de trиs bonne heure, que les variations lйgиres ou les diffйrences individuelles apparaissent nйcessairement а une йpoque йgalement trиs prйcoce. Nous n'avons que peu de preuves sur ce point, mais les quelques-unes que nous possйdons indiquent certainement le contraire ; il est notoire, en effet, que les йleveurs de bйtail, de chevaux et de divers animaux de luxe, ne peuvent dire positivement qu'un certain temps aprиs la naissance quelles seront les qualitйs ou les dйfauts d'un animal. Nous remarquons le mкme fait chez nos propres enfants ; car nous ne pouvons dire d'avance s'ils seront grands ou petits, ni quels seront prйcisйment leurs traits. La question n'est pas de savoir а quelle йpoque de la vie chaque variation a pu кtre causйe, mais а quel moment s'en manifestent les effets. Les causes peuvent avoir agi, et je crois que cela est gйnйralement le cas, sur l'un des parents ou sur tous deux, avant l'acte de la gйnйration. Il faut remarquer que tant que le jeune animal reste dans le sein maternel ou dans l'oeuf, et que tant qu'il est nourri et protйgй par ses parents, il lui importe peu que la plupart de ses caractиres se dйveloppent un peu plus tфt ou un peu plus tard. Peu importe, en effet, а un oiseau auquel, par exemple, un bec trиs recourbй est nйcessaire pour se procurer sa nourriture, de possйder ou non un bec de cette forme, tant qu'il est nourri par ses parents. J'ai dйjа fait observer, dans le premier chapitre, que toute variation, а quelque pйriode de la vie qu'elle puisse apparaоtre chez les parents, tend а se manifester chez les descendants а l'вge correspondant. Il est mкme certaines variations qui ne peuvent apparaоtre qu'а cet вge correspondant ; tels sont certains caractиres de la chenille, du cocon ou de l'йtat de chrysalide chez le ver а soie, ou encore les variations qui affectent les cornes du bйtail. Mais les variations qui, autant que nous pouvons en juger, pourraient indiffйremment se manifester а un вge plus ou moins prйcoce, tendent cependant а reparaоtre йgalement chez le descendant а l'вge oщ elles se sont manifestйes chez le parent. Je suis loin de vouloir prйtendre qu'il en soit toujours ainsi, car je pourrais citer des cas nombreux de variations, ce terme йtant pris dans son acception la plus large, qui se sont manifestйes а un вge plus prйcoce chez l'enfant que chez le parent. J'estime que ces deux principes, c'est-а-dire que les variations lйgиres n'apparaissent gйnйralement pas а un вge trиs prйcoce, et qu'elles sont hйrйditaires а l'вge correspondant, expliquent les principaux faits embryologiques que nous venons d'indiquer. Toutefois, examinons d'abord certains cas analogues chez nos variйtйs domestiques. Quelques savants, qui se sont occupйs particuliиrement du chien, admettent que le lйvrier ou le bouledogue, bien que si diffйrents, sont rйellement des variйtйs йtroitement alliйes, descendues de la mкme souche sauvage. J'йtais donc curieux de voir quelles diffйrences on peut observer chez leurs petits ; des йleveurs me disaient qu'ils diffиrent autant que leurs parents, et, а en juger par le seul coup d'oeil, cela paraissait кtre vrai. Mais en mesurant les chiens adultes et les petits вgйs de six jours je trouvai que ceux-ci sont loin d'avoir acquis toutes leurs diffйrences proportionnelles. On m'avait dit aussi que les poulains du cheval de course et ceux du cheval de trait -- races entiиrement formйes par la sйlection sous l'influence de la domestication -- diffиrent autant les uns des autres que les animaux adultes ; mais j'ai pu constater par des mesures prйcises, prises sur des juments des deux races et sur leurs poulains вgйs de trois jours, que ce n'est en aucune faзon le cas. Comme nous possйdons la preuve certaine que les races de pigeons descendent d'une seule espиce sauvage, j'ai comparй les jeunes pigeons de diverses races douze heures aprиs leur йclosion. J'ai mesurй avec soin les dimensions du bec et de son ouverture, la longueur des narines et des paupiиres, celle des pattes, et la grosseur des pieds, chez des individus de l'espиce sauvage, chez des grosses-gorges, des paons, des runts, des barbes, des dragons, des messagers et des culbutants. Quelques-uns de ces oiseaux, а l'йtat adulte, diffиrent par la longueur et la forme du bec, et par plusieurs autres caractиres, а un point tel que, trouvйs а l'йtat de nature, on les classerait sans aucun doute dans des genres distincts. Mais, bien qu'on puisse distinguer pour la plupart les pigeons nouvellement йclos de ces diverses races, si on les place les uns auprиs des autres, ils prйsentent, sur les points prйcйdemment indiquйs, des diffйrences proportionnelles incomparablement moindres que les oiseaux adultes. Quelques traits caractйristiques, tels que la largeur du bec, sont а peine saisissables chez les jeunes. Je n'ai constatй qu'une seule exception remarquable а cette rиgle, c'est que les jeunes culbutants а courte face diffиrent presque autant que les adultes des jeunes du biset sauvage et de ceux des autres races. Les deux principes dйjа mentionnйs expliquent ces faits. Les amateurs choisissent leurs chiens, leurs chevaux, leurs pigeons reproducteurs, etc., lorsqu'ils ont dйjа presque atteint l'вge adulte ; peu leur importe que les qualitйs qu'ils dйsirent soient acquises plus tфt ou plus tard, pourvu que l'animal adulte les possиde. Les exemples prйcйdents, et surtout celui des pigeons, prouvent que les diffйrences caractйristiques qui ont йtй accumulйes par la sйlection de l'homme et qui donnent aux races leur valeur, n'apparaissent pas gйnйralement а une pйriode prйcoce de la vie, et deviennent hйrйditaires а un вge correspondant et assez avancй. Mais l'exemple du culbutant courte face, qui possиde dйjа ses caractиres propres а l'вge de douze heures, prouve que cette rиgle n'est pas universelle ; chez lui, en effet, les diffйrences caractйristiques ont, ou apparu plus tфt qu'а l'ordinaire, ou bien ces diffйrences, au lieu d'кtre transmises hйrйditairement а l'вge correspondant, se sont transmises а un вge plus prйcoce. Appliquons maintenant ces deux principes aux espиces а l'йtat de nature. Prenons un groupe d'oiseaux descendus de quelque forme ancienne, et que la sйlection naturelle a modifiйs en vue d'habitudes diverses. Les nombreuses et lйgиres variations successives survenues chez les diffйrentes espиces а un вge assez avancй se transmettent par hйrйditй а l'вge correspondant ; les jeunes seront donc peu modifiйs et se ressembleront davantage que ne le font les adultes, comme nous venons de l'observer chez les races de pigeons. On peut йtendre cette maniиre de voir а des conformations trиs distinctes et а des classes entiиres. Les membres antйrieurs, par exemple, qui ont autrefois servi de jambes а un ancкtre reculй, peuvent, а la suite d'un nombre infini de modifications, s'кtre adaptйs а servir de mains chez un descendant, de nageoires chez un autre, d'ailes chez un troisiиme ; mais, en vertu des deux principes prйcйdents, les membres antйrieurs n'auront pas subi beaucoup de modifications chez les embryons de ces diverses formes, bien que, dans chacune d'elles, le membre antйrieur doive diffйrer considйrablement а l'вge adulte. Quelle que soit l'influence que l'usage ou le dйfaut d'usage puisse avoir pour modifier les membres ou les autres organes d'un animal, cette influence affecte surtout l'animal adulte, obligй de se servir de toutes ses facultйs pour pourvoir а ses besoins ; or, les modifications ainsi produites se transmettent aux descendants au mкme вge adulte correspondant. Les jeunes ne sont donc pas modifiйs, ou ne le sont qu'а un faible degrй, par les effets de l'usage ou du non-usage des parties. Chez quelques animaux, les variations successives ont pu se produire а un вge trиs prйcoce, ou se transmettre par hйrйditй un peu plus tфt que l'йpoque а laquelle elles ont primitivement apparu. Dans les deux cas, comme nous l'avons vu pour le Culbutant courte-face, les embryons ou les jeunes ressemblent йtroitement а la forme parente adulte. Telle est la loi du dйveloppement pour certains groupes entiers ou pour certains sous-groupes, tels que les cйphalopodes, les coquillages terrestres, les crustacйs d'eau douce, les araignйes et quelques membres de la grande classe des insectes. Pourquoi, dans ces groupes, les jeunes ne subissent-ils aucune mйtamorphose ? Cela doit rйsulter des raisons suivantes : d'abord, parce que les jeunes doivent de bonne heure suffire а leurs propres besoins, et ensuite, parce qu'ils suivent le mкme genre de vie que leurs parents ; car, dans ce cas, leur existence dйpend de ce qu'ils se modifient de la mкme maniиre que leurs parents. Quant au fait singulier qu'un grand nombre d'animaux terrestres et fluviatiles ne subissent aucune mйtamorphose, tandis que les reprйsentants marins des mкmes groupes passent par des transformations diverses, Fritz Mьller a йmis l'idйe que la marche des modifications lentes, nйcessaires pour adapter un animal а vivre sur terre ou dans l'eau douce au lieu de vivre dans la mer, serait bien simplifiйe s'il ne passait pas par l'йtat de larve ; car il n'est pas probable que des places bien adaptйes а l'йtat de larve et а l'йtat parfait, dans des conditions d'existence aussi nouvelles et aussi modifiйes, dussent se trouver inoccupйes ou mal occupйes par d'autres organismes. Dans ce cas, la sйlection naturelle favoriserait une acquisition graduelle de plus en plus prйcoce de la conformation adulte, et le rйsultat serait la disparition de toutes traces des mйtamorphoses antйrieures. Si, d'autre part, il йtait avantageux pour le jeune animal d'avoir des habitudes un peu diffйrentes de celles de ses parents, et d'кtre, en consйquence, conformй un peu autrement, ou s'il йtait avantageux pour une larve, dйjа diffйrente de sa forme parente, de se modifier encore davantage, la sйlection naturelle pourrait ; en vertu du principe de l'hйrйditй а l'вge correspondant, rendre le jeune animal ou la larve de plus en plus diffйrent de ses parents, et cela а un degrй quelconque. Les larves pourraient encore prйsenter des diffйrences en corrйlation avec les diverses phases de leur dйveloppement, de sorte qu'elles finiraient par diffйrer beaucoup dans leur premier йtat de ce qu'elles sont dans le second, comme cela est le cas chez un grand nombre d'animaux. L'adulte pourrait encore s'adapter а des situations et а des habitudes pour lesquelles les organes des sens ou de la locomotion deviendraient inutiles, auquel cas la mйtamorphose serait rйtrograde. Les remarques prйcйdentes nous expliquent comment, par suite de changements de conformation chez les jeunes, en raison de changements dans les conditions d'existence, outre l'hйrйditй а un вge correspondant, les animaux peuvent arriver а traverser des phases de dйveloppement tout а fait distinctes de la condition primitive de leurs ancкtres adultes. La plupart de nos meilleurs naturalistes admettent aujourd'hui que les insectes ont acquis par adaptation les diffйrentes phases de larve et de chrysalide qu'ils traversent, et que ces divers йtats ne leur ont pas йtй transmis hйrйditairement par un ancкtre reculй. L'exemple curieux du Sitaris, colйoptиre qui traverse certaines phases extraordinaires de dйveloppement, nous aide а comprendre comment cela peut arriver. Selon M. Fabre, la premiиre larve du sitaris est un insecte petit, actif, pourvu de six pattes, de deux longues antennes et de quatre yeux. Ces larves йclosent dans les nids d'abeilles, et quand, au printemps, les abeilles mвles sortent de leur trou, ce qu'elles font avant les femelles, ces petites larves s'attachent а elles, et se glissent ensuite sur les femelles pendant l'accouplement. Aussitфt que les femelles pondent leurs oeufs dans les cellules pourvues de miel prйparйes pour les recevoir, les larves de sitaris se jettent sur les oeufs et les dйvorent. Ces larves subissent ensuite un changement complet ; les yeux disparaissent, les pattes et les antennes deviennent rudimentaires ; alors elles se nourrissent de miel. En cet йtat, elles ressemblent beaucoup aux larves ordinaires des insectes ; puis, elles subissent ultйrieurement une nouvelle transformation et apparaissent а l'йtat de colйoptиre parfait. Or, qu'un insecte subissant des transformations semblables а celles du sitaris devienne la souche d'une nouvelle classe d'insectes, les phases du dйveloppement de cette nouvelle classe seraient trиs probablement diffйrentes de celles de nos insectes actuels, et la premiиre phase ne reprйsenterait certainement pas l'йtat antйrieur d'aucun insecte adulte. Il est, d'autre part, trиs probable que, chez un grand nombre d'animaux, l'йtat embryonnaire ou l'йtat de larve nous reprйsente, d'une maniиre plus ou moins complиte, l'йtat adulte de l'ancкtre du groupe entier. Dans la grande classe des crustacйs, des formes йtonnamment distinctes les unes des autres telles que les parasites suceurs, les cirripиdes, les entomostracйs, et mкme les malacostracйs, apparaissent d'abord comme larves sous la forme de nauplies. Comme ces larves vivent en libertй en pleine mer, qu'elles ne sont pas adaptйes а des conditions d'existence spйciales, et pour d'autres raisons encore indiquйes par Fritz Mьller, il est probable qu'il a existй autrefois, а une йpoque trиs reculйe, quelque animal adulte indйpendant, ressemblant au nauplie, qui a subsйquemment produit, suivant plusieurs lignes gйnйalogiques divergentes, les groupes considйrables de crustacйs que nous venons d'indiquer. Il est probable aussi, d'aprиs ce que nous savons sur les embryons des mammifиres, des oiseaux, des reptiles et des poissons, que ces animaux sont les descendants modifiйs de quelque forme ancienne qui, а l'йtat adulte, йtait pourvue de branchies, d'une vessie natatoire, de quatre membres simples en forme de nageoires et d'une queue, le tout adaptй а la vie aquatique. Comme tous les кtres organisйs йteints et rйcents qui ont vйcu dans le temps et dans l'espace peuvent se grouper dans un petit nombre de grandes classes, et comme tous les кtres, dans chacune de ces classes, ont, d'aprиs ma thйorie, йtй reliйs les uns aux autres par une sйrie de fines gradations, la meilleure classification, la seule possible d'ailleurs, si nos collections йtaient complиtes, serait la classification gйnйalogique ; le lien cachй que les naturalistes ont cherchй sous le nom de systиme naturel, n'est, en un mot, autre chose que la descendance. Ces considйrations nous permettent de comprendre comment il se fait que, pour la plupart des naturalistes, la conformation de l'embryon est encore plus importante que celle de l'adulte au point de vue de la classification. Lorsque deux ou plusieurs groupes d'animaux, quelque diffйrentes que puissent кtre d'ailleurs leur conformation et leurs habitudes а l'йtat d'adulte, traversent des phases embryonnaires trиs semblables, nous pouvons кtre certains qu'ils descendent d'un ancкtre commun et qu'ils sont, par consйquent, unis йtroitement les uns aux autres par un lien de parentй. La communautй de conformation embryonnaire rйvиle donc une communautй d'origine ; mais la dissemblance du dйveloppement embryonnaire ne prouve pas le contraire, car il se peut que, chez un ou deux groupes, quelques phases du dйveloppement aient йtй supprimйes ou aient subi, pour s'adapter а de nouvelles conditions d'existence, des modifications telles qu'elles ne sont plus reconnaissables. La conformation de la larve rйvиle souvent une communautй d'origine pour des groupes mкmes dont les formes adultes ont йtй modifiйes а un degrй extrкme ; ainsi, nous avons vu que les larves des cirripиdes nous rйvиlent immйdiatement qu'ils appartiennent а la grande classe des crustacйs, bien qu'а l'йtat adulte ils soient extйrieurement analogues aux coquillages. Comme la conformation de l'embryon nous indique souvent d'une maniиre plus ou moins nette ce qu'a dы кtre la conformation de l'ancкtre trиs ancien et moins modifiй du groupe, nous pouvons comprendre pourquoi les formes йteintes et remontant а un passй trиs reculй ressemblent si souvent, а l'йtat adulte, aux embryons des espиces actuelles de la mкme classe. Agassiz regarde comme universelle dans la nature cette loi dont la vйritй sera, je l'espиre, dйmontrйe dans l'avenir. Cette loi ne peut toutefois кtre prouvйe que dans le cas oщ l'ancien йtat de l'ancкtre du groupe n'a pas йtй totalement effacй, soit par des variations successives survenues pendant les premiиres phases de la croissance, soit par des variations devenues hйrйditaires chez les descendants а un вge plus prйcoce que celui de leur apparition premiиre. Nous devons nous rappeler aussi que la loi peut кtre vraie, mais cependant n'кtre pas encore de longtemps, si elle l'est jamais, susceptible d'une dйmonstration complиte, faute de documents gйologiques remontant а une йpoque assez reculйe. La loi ne se vйrifiera pas dans les cas oщ une forme ancienne а l'йtat de larve s'est adaptйe а quelque habitude spйciale, et a transmis ce mкme йtat au groupe entier de ses descendants ; ces larves, en effet, ne peuvent ressembler а aucune forme plus ancienne а l'йtat adulte. Les principaux faits de l'embryologie, qui ne le cиdent а aucun en importance, me semblent donc s'expliquer par le principe que des modifications survenues chez les nombreux descendants d'un ancкtre primitif n'ont pas surgi dиs les premiиres phases de la vie de chacun d'eux, et que ces variations sont transmises par hйrйditй а un вge correspondant. L'embryologie acquiert un grand intйrкt, si nous considйrons l'embryon comme un portrait plus ou moins effacй de l'ancкtre commun, а l'йtat de larve ou а l'йtat adulte, de tous les membres d'une mкme grande classe. ORGANES RUDIMENTAIRES, ATROPHIES ET AVORTES. On trouve trиs communйment, trиs gйnйralement mкme dans la nature, des parties ou des organes dans cet йtat singulier, portant l'empreinte d'une complиte inutilitй. Il serait difficile de nommer un animal supйrieur chez lequel il n'existe pas quelque partie а l'йtat rudimentaire. Chez les mammifиres par exemple, les mвles possиdent toujours des mamelles rudimentaires ; chez les serpents, un des lobes des poumons est rudimentaire ; chez les oiseaux, l'aile bвtarde n'est qu'un doigt rudimentaire, et chez quelques espиces, l'aile entiиre est si rudimentaire, qu'elle est inutile pour le vol. Quoi de plus curieux que la prйsence de dents chez les foetus de la baleine, qui, adultes, n'ont pas trace de ces organes ; ou que la prйsence de dents, qui ne percent jamais la gencive, а la mвchoire supйrieure du veau avant sa naissance ? Les organes rudimentaires racontent eux-mкmes, de diverses maniиres, leur origine et leur signification. Il y a des colйoptиres appartenant а des espиces йtroitement alliйes ou, mieux encore, а la mкme espиce, qui ont, les uns des ailes parfaites et complиtement dйveloppйes, les autres de simples rudiments d'ailes trиs petits, frйquemment recouverts par des йlytres soudйes ensemble ; dans ce cas, il n'y a pas а douter que ces rudiments reprйsentent des ailes. Les organes rudimentaires conservent quelquefois leurs propriйtйs fonctionnelles ; c'est ce qui arrive occasionnellement aux mamelles des mammifиres mвles, qu'on a vues parfois se dйvelopper et sйcrйter du lait. De mкme, chez le genre Bos, il y a normalement quatre mamelons bien dйveloppйs et deux rudimentaires ; mais, chez nos vaches domestiques, ces derniers se dйveloppent quelquefois et donnent du lait. Chez les plantes, on rencontre chez des individus de la mкme espиce des pйtales tantфt rudimentaires, tantфt bien dйveloppйs. Kцlreuter a observй, chez certaines plantes а sexes sйparйs, qu'en croisant une espиce dont les fleurs mвles possиdent un rudiment de pistil avec une espиce hermaphrodite ayant, bien entendu, un pistil bien dйveloppй, le rudiment de pistil prend un grand accroissement chez la postйritй hybride ; ce qui prouve que les pistils rudimentaires et les pistils parfaits ont exactement la mкme nature. Un animal peut possйder diverses parties dans un йtat parfait, et cependant on peut, dans un certain sens, les regarder comme rudimentaires, parce qu'elles sont inutiles. Ainsi, le tкtard de la salamandre commune, comme le fait remarquer M. G.-H. Lewes, « a des branchies et passe sa vie dans l'eau ; mais la Salamandra atra, qui vit sur les hauteurs dans les montagnes, fait ses petits tout formйs. Cet animal ne vit jamais dans l'eau. Cependant, si on ouvre une femelle pleine, on y trouve des tкtards pourvus de branchies admirablement ramifiйes et qui, mis dans l'eau, nagent comme les tкtards de la salamandre aquatique. Cette organisation aquatique n'a йvidemment aucun rapport avec la vie future de l'animal ; elle n'est pas davantage adaptйe а ses conditions embryonnaires ; elle se rattache donc uniquement а des adaptations ancestrales et rйpиte une des phases du dйveloppement qu'ont parcouru les formes anciennes dont elle descend. » Un organe servant а deux fonctions peut devenir rudimentaire ou s'atrophier complиtement pour l'une d'elles, parfois mкme pour la plus importante, et demeurer parfaitement capable de remplir l'autre. Ainsi, chez les plantes, le rфle du pistil est de permettre aux tubes polliniques de pйnйtrer jusqu'aux ovules de l'ovaire. Le pistil consiste en un stigmate portй sur un style ; mais, chez quelques composйes, les fleurs mвles, qui ne sauraient кtre fйcondйes naturellement, ont un pistil rudimentaire, en ce qu'il ne porte pas de stigmate ; le style pourtant, comme chez les autres fleurs parfaites, reste bien dйveloppй et garni de poils qui servent а frotter les anthиres pour en faire jaillir le pollen qui les environne. Un organe peut encore devenir rudimentaire relativement а sa fonction propre et s'adapter а un usage diffйrent ; telle est la vessie natatoire de certains poissons, qui semble кtre devenue presque rudimentaire quant а sa fonction propre, consistant а donner de la lйgиretй au poisson, pour se transformer en un organe respiratoire ou en un poumon en voie de formation. On pourrait citer beaucoup d'autres exemples analogues. On ne doit pas considйrer comme rudimentaires les organes qui, si peu dйveloppйs qu'ils soient, ont cependant quelque utilitй, а moins que nous n'ayons des raisons pour croire qu'ils йtaient autrefois plus dйveloppйs. Il se peut aussi que ce soient des organes naissants en voie de dйveloppement. Les organes rudimentaires, au contraire, tels, par exemple, que les dents qui ne percent jamais les gencives, ou que les ailes d'une autruche qui ne servent plus guиre que de voiles, sont presque inutiles. Comme il est certain qu'а un йtat moindre de dйveloppement ces organes seraient encore plus inutiles que dans leur condition actuelle, ils ne peuvent pas avoir йtй produits autrefois par la variation et par la sйlection naturelle, qui n'agit jamais que par la conservation des modifications utiles. Ils se rattachent а un ancien йtat de choses et ont йtй en partie conservйs par la puissance de l'hйrйditй. Toutefois, il est souvent difficile de distinguer les organes rudimentaires des organes naissants, car l'analogie seule nous permet de juger si un organe est susceptible de nouveaux dйveloppements, auquel cas seulement on peut l'appeler naissant. Les organes naissants doivent toujours кtre assez rares, car les individus pourvus d'un organe dans cette condition ont dы кtre gйnйralement remplacйs par des successeurs possйdant cet organe а un йtat plus parfait, et ont dы, par consйquent, s'йteindre il y a longtemps. L'aile du pingouin lui est fort utile, car elle lui sert de nageoire ; elle pourrait donc reprйsenter l'йtat naissant des ailes des oiseaux ; je ne crois cependant pas qu'il en soit ainsi ; c'est plus probablement un organe diminuй et qui s'est modifiй en vue d'une fonction nouvelle. L'aile de l'aptйryx, d'autre part, est, complиtement inutile а cet animal et peut кtre considйrйe comme vraiment rudimentaire. Owen considиre les membres filiformes si simples du lйpidosirиne comme « le commencement d'organes qui atteignent leur dйveloppement fonctionnel complet chez les vertйbrйs supйrieurs ; » mais le docteur Gьnther a soutenu rйcemment l'opinion que ce sont probablement les restes de l'axe persistant d'une nageoire dont les branches latйrales ou les rayons sont atrophiйs. On peut considйrer les glandes mammaires de l'ornithorynque comme йtant а l'йtat naissant, comparativement aux mamelles de la vache. Les freins ovigиres de certains cirripиdes, qui ne sont que lйgиrement dйveloppйs, et qui ont cessй de servir а retenir les oeufs sont des branchies naissantes. Les organes rudimentaires sont trиs sujets а varier au point de vue de leur degrй de dйveloppement et sous d'autres rapports, chez les individus de la mкme espиce ; de plus, le degrй de diminution qu'un mкme organe a pu йprouver diffиre quelquefois beaucoup chez les espиces йtroitement alliйes. L'йtat des ailes des phalиnes femelles appartenant а une mкme famille, offre un excellent exemple de ce fait. Les organes rudimentaires peuvent avorter complиtement ; ce qui implique, chez certaines plantes et chez certains animaux, l'absence complиte de parties que, d'aprиs les lois de l'analogie, nous nous attendrions а rencontrer chez eux et qui se manifestent occasionnellement chez les individus monstrueux. C'est ainsi que, chez la plupart des scrophulariacйes, la cinquiиme йtamine est complиtement atrophiйe ; cependant, une cinquiиme йtamine a dы autrefois exister chez ces plantes, car chez plusieurs espиces de la famille on en retrouve un rudiment, qui, а l'occasion, peut se dйvelopper complиtement, ainsi qu'on le voit chez le muflier commun. Lorsqu'on veut retracer les homologies d'un organe quelconque chez les divers membres d'une mкme classe, rien n'est plus utile, pour comprendre nettement les rapports des parties, que la dйcouverte de rudiments ; c'est ce que prouvent admirablement les dessins qu'a faits Owen des os de la jambe du cheval, du boeuf et du rhinocйros. Un fait trиs important, c'est que, chez l'embryon, on peut souvent observer des organes, tels que les dents а la mвchoire supйrieure de la baleine et des ruminants, qui disparaissent ensuite complиtement. C'est aussi, je crois, une rиgle universelle, qu'un organe rudimentaire soit proportionnellement plus gros, relativement aux parties voisines, chez l'embryon que chez l'adulte ; il en rйsulte qu'а cette pйriode prйcoce l'organe est moins rudimentaire ou mкme ne l'est pas du tout. Aussi, on dit souvent que les organes rudimentaires sont restйs chez l'adulte а leur йtat embryonnaire. Je viens d'exposer les principaux faits relatifs aux organes rudimentaires. En y rйflйchissant, on se sent frappй d'йtonnement ; car les mкmes raisons qui nous conduisent а reconnaоtre que la plupart des parties et des organes sont admirablement adaptйs а certaines fonctions, nous obligent а constater, avec autant de certitude, l'imperfection et l'inutilitй des organes rudimentaires ou atrophiйs. On dit gйnйralement dans les ouvrages sur l'histoire naturelle que les organes rudimentaires ont йtй crййs « en vue de la symйtrie » ou pour « complйter le plan de la nature » ; or, ce n'est lа qu'une simple rйpйtition du fait, et non pas une explication. C'est de plus une inconsйquence, car le boa constrictor possиde les rudiments d'un bassin et de membres postйrieurs ; si ces os ont йtй conservйs ; pour complйter le plan de la nature, pourquoi, ainsi que le demande le professeur Weismann, ne se trouvent-ils pas chez tous les autres serpents, oщ on n'en aperзoit pas la moindre trace? Que penserait-on d'un astronome qui soutiendrait que les satellites dйcrivent autour des planиtes une orbite elliptique en vue de la symйtrie, parce que les planиtes dйcrivent de pareilles courbes autour du soleil ? Un physiologiste йminent explique la prйsence des organes rudimentaires en supposant qu'ils servent а excrйter des substances en excиs, ou nuisibles а l'individu ; mais pouvons-nous admettre que la papille infime qui reprйsente souvent le pistil chez certaines fleurs mвles, et qui n'est constituйe que par du tissu cellulaire, puisse avoir une action pareille ? Pouvons-nous admettre que des dents rudimentaires, qui sont ultйrieurement rйsorbйes, soient utiles а l'embryon du veau en voie de croissance rapide, alors qu'elles emploient inutilement une matiиre aussi prйcieuse que le phosphate de chaux ? On a vu quelquefois, aprиs l'amputation des doigts chez l'homme, des ongles imparfaits se former sur les moignons: or il me serait aussi aisй de croire que ces traces d'ongles ont йtй dйveloppйes pour excrйter de la matiиre cornйe, que d'admettre que les ongles rudimentaires qui terminent la nageoire du lamantin, l'ont йtй dans le mкme but. Dans l'hypothиse de la descendance avec modifications, l'explication de l'origine des organes rudimentaires est comparativement simple. Nous pouvons, en outre, nous expliquer dans une grande mesure les lois qui prйsident а leur dйveloppement imparfait. Nous avons des exemples nombreux d'organes rudimentaires chez nos productions domestiques, tels, par exemple, que le tronзon de queue qui persiste chez les races sans queue, les vestiges de l'oreille chez les races ovines qui sont privйes de cet organe, la rйapparition de petites cornes pendantes chez les races de bйtail sans cornes, et surtout, selon Youatt, chez les jeunes animaux, et l'йtat de la fleur entiиre dans le chou-fleur. Nous trouvons souvent chez les monstres les rudiments de diverses parties. Je doute qu'aucun de ces exemples puisse jeter quelque lumiиre sur l'origine des organes rudimentaires а l'йtat de nature, sinon qu'ils prouvent que ces rudiments peuvent se produire ; car tout semble indiquer que les espиces а l'йtat de nature ne subissent jamais de grands et brusques changements. Mais l'йtude de nos productions domestiques nous apprend que le non-usage des parties entraоne leur diminution, et cela d'une maniиre hйrйditaire. Il me semble probable que le dйfaut d'usage a йtй la cause principale de ces phйnomиnes d'atrophie, que ce dйfaut d'usage, en un mot, a dы dйterminer d'abord trиs lentement et, trиs graduellement la diminution de plus en plus complиte d'un organe, jusqu'а ce qu'il soit devenu rudimentaire. On pourrait citer comme exemples les yeux des animaux vivant dans des cavernes obscures, et les ailes des oiseaux habitant les оles ocйaniques, oiseaux qui, rarement forcйs de s'йlancer dans les airs pour йchapper aux bкtes fйroces, ont fini par perdre la facultй de voler. En outre, un organe, utile dans certaines conditions, peut devenir nuisible dans des conditions diffйrentes, comme les ailes de colйoptиres vivant sur des petites оles battues par les vents ; dans ce cas, la sйlection naturelle doit tendre lentement а rйduire l'organe, jusqu'а ce qu'il cesse d'кtre nuisible en devenant rudimentaire. Toute modification de conformation et de fonction, а condition qu'elle puisse s'effectuer par degrйs insensibles, est du ressort de la sйlection naturelle ; de sorte qu'un organe qui, par suite de changements dans les conditions d'existence, devient nuisible ou inutile, peut, а certains йgards, se modifier de maniиre а servir а quelque autre usage. Un organe peut aussi ne conserver qu'une seule des fonctions qu'il avait йtй prйcйdemment appelй а remplir. Un organe primitivement formй par la sйlection naturelle, devenu inutile, peut alors devenir variable, ses variations n'йtant plus empкchйes par la sйlection naturelle. Tout cela concorde parfaitement avec ce que nous voyons dans la nature. En outre, а quelque pйriode de la vie que le dйfaut d'usage ou la sйlection tende а rйduire un organe, ce qui arrive gйnйralement lorsque l'individu ayant atteint sa maturitй doit faire usage de toutes ses facultйs, le principe d'hйrйditй а l'вge correspondant tend а reproduire, chez les descendants de cet individu, ce mкme organe dans son йtat rйduit, exactement au mкme вge, mais ne l'affecte que rarement chez l'embryon. Ainsi s'explique pourquoi les organes rudimentaires sont relativement plus grands chez l'embryon que chez l'adulte. Si, par exemple, le doigt d'un animal adulte servait de moins en moins, pendant de nombreuses gйnйrations par suite de quelques changements dans ses habitudes, ou si un organe ou une glande exerзait moins de fonctions, on pourrait conclure qu'ils se rйduiraient en grosseur chez les descendants adultes de cet animal, mais qu'ils conserveraient а peu prиs le type originel de leur dйveloppement chez l'embryon. Toutefois, il subsiste encore une difficultй. Aprиs qu'un organe a cessй de servir et qu'il a, en consйquence, diminuй dans de fortes proportions, comment peut-il encore subir une diminution ultйrieure jusqu'а ne laisser que des traces imperceptibles et enfin jusqu'а disparaоtre tout а fait ? Il n'est guиre possible que le dйfaut d'usage puisse continuer а produire de nouveaux effets sur un organe qui a cessй de remplir toutes ses fonctions. Il serait indispensable de pouvoir donner ici quelques explications dans lesquelles je ne peux malheureusement pas entrer. Si on pouvait prouver, par exemple, que toutes les variations des parties tendent а la diminution plutфt qu'а l'augmentation du volume de ces parties, il serait facile de comprendre qu'un organe inutile deviendrait rudimentaire, indйpendamment des effets du dйfaut d'usage, et serait ensuite complиtement supprimй, car toutes les variations tendant а une diminution de volume cesseraient d'кtre combattues par la sйlection naturelle. Le principe de l'йconomie de croissance expliquй dans un chapitre prйcйdent, en vertu duquel les matйriaux destinйs а la formation d'un organe sont йconomisйs autant que possible, si cet organe devient inutile а son possesseur, a peut-кtre contribuй а rendre rudimentaire une partie inutile du corps. Mais les effets de ce principe ont dы nйcessairement n'influencer que les premiиres phases de la marche de la diminution ; car nous ne pouvons admettre qu'une petite papille reprйsentant, par exemple, dans une fleur mвle, le pistil de la fleur femelle, et formйe uniquement de tissu cellulaire, puisse кtre rйduite davantage ou rйsorbйe complиtement pour йconomiser quelque nourriture. Enfin, quelles que soient les phases qu'ils aient parcourues pour кtre amenйs а leur йtat actuel qui les rend inutiles, les organes rudimentaires, conservйs qu'ils ont йtй par l'hйrйditй seule, nous retracent un йtat primitif des choses. Nous pouvons donc comprendre, au point de vue gйnйalogique de la classification, comment il se fait que les systйmatistes, en cherchant а placer les organismes а leur vraie place dans le systиme naturel, ont souvent trouvй que les parties rudimentaires sont d'une utilitй aussi grande et parfois mкme plus grande que d'autres parties ayant une haute importance physiologique. On peut comparer les organes rudimentaires aux lettres qui ; conservйes dans l'orthographe d'un mot, bien qu'inutiles pour sa prononciation, servent а en retracer l'origine et la filiation. Nous pouvons donc conclure que, d'aprиs la doctrine de la descendance avec modifications, l'existence d'organes que leur йtat rudimentaire et imparfait rend inutiles, loin de constituer une difficultй embarrassante, comme cela est assurйment le cas dans l'hypothиse ordinaire de la crйation, devait au contraire кtre prйvue comme une consйquence des principes que nous avons dйveloppйs. RESUME. J'ai essayй de dйmontrer dans ce chapitre que le classement de tous les кtres organisйs qui ont vйcu dans tous les temps en groupes subordonnйs а d'autres groupes ; que la nature des rapports qui unissent dans un petit nombre de grandes classes tous les organismes vivants et йteints, par des lignes d'affinitй complexes, divergentes et tortueuses ; que les difficultйs que rencontrent, et les rиgles que suivent les naturalistes dans leurs classifications ; que la valeur qu'on accorde aux caractиres lorsqu'ils sont constants et gйnйraux, qu'ils aient une importance considйrable ou qu'ils n'en aient mкme pas du tout, comme dans les cas d'organes rudimentaires ; que la grande diffйrence de valeur existant entre les caractиres d'adaptation ou analogues et d'affinitйs vйritables ; j'ai essayй de dйmontrer, dis-je, que toutes ces rиgles, et encore d'autres semblables, sont la consйquence naturelle de l'hypothиse de la parentй commune des formes alliйes et de leurs modifications par la sйlection naturelle, jointe aux circonstances d'extinction et de divergence de caractиres qu'elle dйtermine. En examinant ce principe de classification, il ne faut pas oublier que l'йlйment gйnйalogique a йtй universellement admis et employй pour classer ensemble dans la mкme espиce les deux sexes, les divers вges, les formes dimorphes et les variйtйs reconnues, quelque diffйrente que soit d'ailleurs leur conformation. Si l'on йtend l'application de cet йlйment gйnйalogique, seule cause connue des ressemblances que l'on constate entre les кtres organisйs, on comprendra ce qu'il faut entendre par systиme nature ; c'est tout simplement un essai de classement gйnйalogique oщ les divers degrйs de diffйrences acquises s'expriment par les termes variйtй, espиces, genres, familles, ordre et classes. En partant de ce mкme principe de la descendance avec modifications, la plupart des grands faits de la morphologie deviennent intelligibles, soit que nous considйrions le mкme plan prйsentй par les organes homologues des diffйrentes espиces d'une mкme classe quelles que soient, d'ailleurs, leurs fonctions ; soit que nous les considйrions dans les organes homologues d'un mкme individu, animal ou vйgйtal. D'aprиs ce principe, que les variations lйgиres et successives ne surgissent pas nйcessairement ou mкme gйnйralement а une pйriode trиs prйcoce de l'existence, et qu'elles deviennent hйrйditaires а l'вge correspondant on peut expliquer les faits principaux de l'embryologie, c'est-а-dire la ressemblance йtroite chez l'embryon des parties homologues, qui, dйveloppйes ensuite deviennent trиs diffйrentes tant par la conformation que par la fonction, et la ressemblance chez les espиces alliйes, quoique distinctes, des parties ou des organes homologues, bien qu'а l'йtat adulte ces parties ou ces organes doivent s'adapter а des fonctions aussi dissemblables que possible. Les larves sont des embryons actifs qui ont йtй plus ou moins modifiйs suivant leur mode d'existence et dont les modifications sont devenues hйrйditaires а l'вge correspondant. Si l'on se souvient que, lorsque des organes s'atrophient, soit par dйfaut d'usage, soit par sйlection naturelle, ce ne peut кtre en gйnйral qu'а cette pйriode de l'existence oщ l'individu doit pourvoir а ses propres besoins ; si l'on rйflйchit, d'autre part, а la force du principe d'hйrйditй, on peut prйvoir, en vertu de ces mкmes principes, la formation d'organes rudimentaires. L'importance des caractиres embryologiques, ainsi que celle des organes rudimentaires, est aisйe а concevoir en partant de ce point de vue, qu'une classification, pour кtre naturelle, doit кtre gйnйalogique. En rйsumй, les diverses classes de faits que nous venons d'йtudier dans ce chapitre me semblent йtablir si clairement que les innombrables espиces, les genres et les familles qui peuplent le globe sont tous descendus, chacun dans sa propre classe, de parents communs, et ont tous йtй modifiйs dans la suite des gйnйrations, que j'aurais adoptй cette thйorie sans aucune hйsitation lors mкme qu'elle ne serait pas appuyйe sur d'autres faits et sur d'autres arguments. CHAPITRE XV. RECAPITULATION ET CONCLUSIONS. Rйcapitulation des objections йlevйes contre la thйorie de la sйlection naturelle. - Rйcapitulation des faits gйnйraux et particuliers qui lui sont favorables. - Causes de la croyance gйnйrale а l'immutabilitй des espиces. - Jusqu'а quel point on peut йtendre la thйorie de la sйlection naturelle. - Effets de son adoption sur l'йtude de l'histoire naturelle. - Derniиres remarques. Ce volume tout entier n'йtant qu'une longue argumentation, je crois devoir prйsenter au lecteur une rйcapitulation sommaire des faits principaux et des dйductions qu'on peut en tirer. Je ne songe pas а nier que l'on peut opposer а la thйorie de la descendance, modifiйe par la variation et par la sйlection naturelle, de nombreuses et sйrieuses objections que j'ai cherchй а exposer dans toute leur force. Tout d'abord, rien ne semble plus difficile que de croire au perfectionnement des organes et des instincts les plus complexes, non par des moyens supйrieurs, bien qu'analogues а la raison humaine, mais par l'accumulation d'innombrables et lйgиres variations, toutes avantageuses а leur possesseur individuel. Cependant, cette difficultй, quoique paraissant insurmontable а notre imagination, ne saurait кtre considйrйe comme valable, si l'on admet les propositions suivantes : toutes les parties de l'organisation et tous les instincts offrent au moins des diffйrences individuelles ; la lutte constante pour l'existence dйtermine la conservation des dйviations de structure ou d'instinct qui peuvent кtre avantageuses ; et, enfin, des gradations dans l'йtat de perfection de chaque organe, toutes bonnes en elles-mкmes, peuvent avoir existй. Je ne crois pas que l'on puisse contester la vйritй de ces propositions. Il est, sans doute, trиs difficile de conjecturer mкme par quels degrйs successifs ont passй beaucoup de conformations pour se perfectionner, surtout dans les groupes d'кtres organisйs qui, ayant subi d'йnormes extinctions, sont actuellement rompus et prйsentent de grandes lacunes ; mais nous remarquons dans la nature des gradations si йtranges, que nous devons кtre trиs circonspects avant d'affirmer qu'un organe, oщ qu'un instinct, ou mкme que la conformation entiиre, ne peuvent pas avoir atteint leur йtat actuel en parcourant un grand nombre de phases intermйdiaires. Il est, il faut le reconnaоtre, des cas particuliиrement difficiles qui semblent contraires а la thйorie de la sйlection naturelle ; un des plus curieux est, sans contredit, l'existence, dans une mкme communautй de fourmis, de deux ou trois castes dйfinies d'ouvriиres ou de femelles stйriles. J'ai cherchй а faire comprendre comment on peut arriver а expliquer ce genre de difficultйs. Quant а la stйrilitй presque gйnйrale que prйsentent les espиces lors d'un premier croisement, stйrilitй qui contraste d'une maniиre si frappante avec la fйconditй presque universelle des variйtйs croisйes les unes avec les autres, je dois renvoyer le lecteur а la rйcapitulation, donnйe а la fin du neuviиme chapitre, des faits qui me paraissent prouver d'une faзon concluante que cette stйrilitй n'est pas plus une propriйtй spйciale, que ne l'est l'inaptitude que prйsentent deux arbres distincts а se greffer l'un sur l'autre, mais qu'elle dйpend de diffйrences limitйes au systиme reproducteur des espиces qu'on veut entre-croiser. La grande diffйrence entre les rйsultats que donnent les croisements rйciproques de deux mкmes espиces, c'est-а-dire lorsqu'une des espиces est employйe d'abord comme pиre et ensuite comme mиre nous prouve le bien fondй de cette conclusion. Nous sommes conduits а la mкme conclusion par l'examen des plantes dimorphes et trimorphes, dont les formes unies illйgitimement ne donnent que peu ou point de graines, et dont la postйritй est plus ou moins stйrile ; or, ces plantes appartiennent incontestablement а la mкme espиce, et ne diffиrent les unes des autres que sous le rapport de leurs organes reproducteurs et de leurs fonctions. Bien qu'un grand nombre de savants aient affirmй que la fйconditй des variйtйs croisйes et de leurs descendants mйtis est universelle, cette assertion ne peut plus кtre considйrйe comme absolue aprиs les faits que j'ai citйs sur l'autoritй de Gдrtner et de Kцlreuter. La plupart des variйtйs sur lesquelles on a expйrimentй avaient йtй produites а l'йtat de domesticitй ; or, comme la domesticitй, et je n'entends pas par lа une simple captivitй, tend trиs certainement а йliminer cette stйrilitй qui, а en juger par analogie, aurait affectй l'entre-croisement des espиces parentes, nous ne devons pas nous attendre а ce que la domestication provoque йgalement la stйrilitй de leurs descendants modifiйs, quand on les croise les uns avec les autres. Cette йlimination de stйrilitй paraоt rйsulter de la mкme cause qui permet а nos animaux domestiques de se reproduire librement dans bien des milieux diffйrents ; ce qui semble rйsulter de ce qu'ils ont йtй habituйs graduellement а de frйquents changements des conditions d'existence. Une double sйrie de faits parallиles semble jeter beaucoup de lumiиre sur la stйrilitй des espиces croisйes pour la premiиre fois et sur celle de leur postйritй hybride. D'un cфtй, il y a d'excellentes raisons pour croire que de lйgers changements dans les conditions d'existence donnent а tous les кtres organisйs un surcroоt de vigueur et de fйconditй. Nous savons aussi qu'un croisement entre des individus distincts de la mкme variйtй, et entre des individus appartenant а des variйtйs diffйrentes, augmente le nombre des descendants, et augmente certainement leur taille ainsi que leur force. Cela rйsulte principalement du fait que les formes que l'on croise ont йtй exposйes а des conditions d'existence quelque peu diffйrentes ; car j'ai pu m'assurer par une sйrie de longues expйriences que, si l'on soumet pendant plusieurs gйnйrations tous les individus d'une mкme variйtй aux mкmes conditions, le bien rйsultant du croisement est souvent trиs diminuй ou disparaоt tout а fait. C'est un des cфtйs de la question. D'autre part, nous savons que les espиces depuis longtemps exposйes а des conditions presque uniformes pйrissent, ou, si elles survivent, deviennent stйriles, bien que conservant une parfaite santй, si on les soumet а des conditions nouvelles et trиs diffйrentes, а l'йtat de captivitй par exemple. Ce fait ne s'observe pas ou s'observe seulement а un trиs faible degrй chez nos produits domestiques, qui ont йtй depuis longtemps soumis а des conditions variables. Par consйquent, lorsque nous constatons que les hybrides produits par le croisement de deux espиces distinctes sont peu nombreux а cause de leur mortalitй dиs la conception ou а un вge trиs prйcoce, ou bien а cause de l'йtat plus ou moins stйrile des survivants, il semble trиs probable que ce rйsultat dйpend du fait qu'йtant composйs de deux organismes diffйrents, ils sont soumis а de grands changements dans les conditions d'existence. Quiconque pourra expliquer de faзon absolue pourquoi l'йlйphant ou le renard, par exemple, ne se reproduisent jamais en captivitй, mкme dans leur pays natal, alors que le porc et le chien domestique donnent de nombreux produits dans les conditions d'existence les plus diverses, pourra en mкme temps rйpondre de faзon satisfaisante а la question suivante: Pourquoi deux espиces distinctes croisйes, ainsi que leurs descendants hybrides, sont-elles gйnйralement plus ou moins stйriles, tandis que deux variйtйs domestiques croisйes, ainsi que leurs descendants mйtis, sont parfaitement fйcondes ? En ce qui concerne la distribution gйographique, les difficultйs que rencontre la thйorie de la descendance avec modifications sont assez sйrieuses. Tous les individus d'une mкme espиce et toutes les espиces d'un mкme genre, mкme chez les groupes supйrieurs, descendent de parents communs ; en consйquence, quelque distants et quelque isolйs que soient actuellement les points du globe oщ on les rencontre, il faut que, dans le cours des gйnйrations successives, ces formes parties d'un seul point aient rayonnй vers tous les autres. Il nous est souvent impossible de conjecturer mкme par quels moyens ces migrations ont pu se rйaliser. Cependant, comme nous avons lieu de croire que quelques espиces ont conservй la mкme forme spйcifique pendant des pйriodes trиs longues, йnormйment longues mкme, si on les compte par annйes, nous ne devons pas attacher trop d'importance а la grande diffusion occasionnelle d'une espиce quelconque ; car, pendant le cours de ces longues pйriodes, elle a dы toujours trouver des occasions favorables pour effectuer de vastes migrations par des moyens divers. On peut souvent expliquer une extension discontinue par l'extinction de l'espиce dans les rйgions intermйdiaires. Il faut, d'ailleurs, reconnaоtre que nous savons fort peu de chose sur l'importance rйelle des divers changements climatйriques et gйographiques que le globe a йprouvйs pendant les pйriodes rйcentes, changements qui ont certainement pu faciliter les migrations. J'ai cherchй, comme exemple, а faire comprendre l'action puissante qu'a dы exercer la pйriode glaciaire sur la distribution d'une mкme espиce et des espиces alliйes dans le monde entier. Nous ignorons encore absolument quels ont pu кtre les moyens occasionnels de transport. Quant aux espиces distinctes d'un mкme genre, habitant des rйgions йloignйes et isolйes, la marche de leur modification ayant dы кtre nйcessairement lente tous les modes de migration auront pu кtre possibles pendant une trиs longue pйriode, ce qui attйnue jusqu'а un certain point la difficultй d'expliquer la dispersion immense des espиces d'un mкme genre. La thйorie de la sйlection naturelle impliquant l'existence antйrieure d'une foule innombrable de formes intermйdiaires, reliant les unes aux autres, par des nuances aussi dйlicates que le sont nos variйtйs actuelles, toutes les espиces de chaque groupe, on peut se demander pourquoi nous ne voyons pas autour de nous toutes ces formes intermйdiaires, et pourquoi tous les кtres organisйs ne sont pas confondus en un inextricable chaos. A l'йgard des formes existantes, nous devons nous rappeler que nous n'avons aucune raison, sauf dans des cas fort rares, de nous attendre а rencontrer des formes intermйdiaires les reliant directement les unes aux autres, mais seulement celles qui rattachent chacune d'elles а quelque forme supplantйe et йteinte. Mкme sur une vaste surface, demeurйe continue pendant une longue pйriode, et dont le climat et les autres conditions d'existence changent insensiblement en passant d'un point habitй par une espиce а un autre habitй par une espиce йtroitement alliйe, nous n'avons pas lieu de nous attendre а rencontrer souvent des variйtйs intermйdiaires dans les zones intermйdiaires. Nous avons tout lieu de croire, en effet, que, dans un genre, quelques espиces seulement subissent des modifications, les autres s'йteignant sans laisser de postйritй variable. Quant aux espиces qui se modifient, il y en a peu qui le fassent en mкme temps dans une mкme rйgion, et toutes les modifications sont lentes а s'effectuer. J'ai dйmontrй aussi que les variйtйs intermйdiaires, qui ont probablement occupй d'abord les zones intermйdiaires, ont dы кtre supplantйes par les formes alliйes existant de part et d'autre ; car ces derniиres, йtant les plus nombreuses, tendent pour cette raison mкme а se modifier et а se perfectionner plus rapidement que les espиces intermйdiaires moins abondantes ; en sorte que celles-ci ont dы, а la longue, кtre exterminйes et remplacйes. Si l'hypothиse de l'extermination d'un nombre infini de chaоnons reliant les habitants actuels avec les habitants йteints du globe, et, а chaque pйriode successive, reliant les espиces qui y ont vйcu avec les formes plus anciennes, est fondйe, pourquoi ne trouvons-nous pas, dans toutes les formations gйologiques, une grande abondance de ces formes intermйdiaires ? Pourquoi nos collections de restes fossiles ne fournissent-elles pas la preuve йvidente de la gradation et des mutations des formes vivantes? Bien que les recherches gйologiques aient incontestablement rйvйlй l'existence passйe d'un grand nombre de chaоnons qui ont dйjа rapprochй les unes des autres bien des formes de la vie, elles ne prйsentent cependant pas, entre les espиces actuelles et les espиces passйes, toutes les gradations infinies et insensibles que rйclame ma thйorie, et c'est lа, sans contredit, l'objection la plus sйrieuse qu'on puisse lui opposer. Pourquoi voit-on encore des groupes entiers d'espиces alliйes, qui semblent, apparence souvent trompeuse, il est vrai, surgir subitement dans les йtages gйologiques successifs ? Bien que nous sachions maintenant que les кtres organisйs ont habitй le globe dиs une йpoque dont l'antiquitй est incalculable, longtemps avant le dйpфt des couches les plus anciennes du systиme cumbrien, pourquoi ne trouvons-nous pas sous ce dernier systиme de puissantes masses de sйdiment renfermant les restes des ancкtres des fossiles cumbriens ? Car ma thйorie implique que de semblables couches ont йtй dйposйes quelque part, lors de ces йpoques si reculйes et si complиtement ignorйes de l'histoire du globe. Je ne puis rйpondre а ces questions et rйsoudre ces difficultйs qu'en supposant que les archives gйologiques sont bien plus incomplиtes que les gйologues ne l'admettent gйnйralement. Le nombre des spйcimens que renferment tous nos musйes n'est absolument rien auprиs des innombrables gйnйrations d'espиces qui ont certainement existй. La forme souche de deux ou de plusieurs espиces ne serait pas plus directement intermйdiaire dans tous ses caractиres entre ses descendants modifiйs, que le biset n'est directement intermйdiaire par son jabot et par sa queue entre ses descendants, le pigeon grosse-gorge et le pigeon paon. Il nous serait impossible de reconnaоtre une espиce comme la forme souche d'une autre espиce modifiйe, si attentivement que nous les examinions, а moins que nous ne possйdions la plupart des chaоnons intermйdiaires, qu'en raison de l'imperfection des documents gйologiques nous ne devons pas nous attendre а trouver en grand nombre. Si mкme on dйcouvrait deux, trois ou mкme un plus grand nombre de ces formes intermйdiaires, on les regarderait simplement comme des espиces nouvelles, si lйgиres que pussent кtre leurs diffйrences, surtout si on les rencontrait dans diffйrents йtages gйologiques. On pourrait citer de nombreuses formes douteuses, qui ne sont probablement que des variйtйs ; mais qui nous assure qu'on dйcouvrira dans l'avenir un assez grand nombre de formes fossiles intermйdiaires, pour que les naturalistes soient а mкme de dйcider si ces variйtйs douteuses mйritent oui ou non la qualification de variйtйs? On n'a explorй gйologiquement qu'une bien faible partie du globe. D'ailleurs, les кtres organisйs appartenant а certaines classes peuvent seuls se conserver а l'йtat de fossiles, au moins en quantitйs un peu considйrables. Beaucoup d'espиces une fois formйes ne subissent jamais de modifications subsйquentes, elles s'йteignent sans laisser de descendants ; les pйriodes pendant lesquelles d'autres espиces ont subi des modifications, bien qu'йnormes, estimйes en annйes, ont probablement йtй courtes, comparйes а celles pendant lesquelles elles ont conservй une mкme forme. Ce sont les espиces dominantes et les plus rйpandues qui varient le plus et le plus souvent, et les variйtйs sont souvent locales ; or, ce sont lа deux circonstances qui rendent fort peu probable la dйcouverte de chaоnons intermйdiaires dans une forme quelconque. Les variйtйs locales ne se dissйminent guиre dans d'autres rйgions йloignйes avant de s'кtre considйrablement modifiйes et perfectionnйes ; quand elles ont йmigrй et qu'on les trouve dans une formation gйologique, elles paraissent y avoir йtй subitement crййes, et on les considиre simplement comme des espиces nouvelles. La plupart des formations ont dы s'accumuler d'une maniиre intermittente, et leur durйe a probablement йtй plus courte que la durйe moyenne des formes spйcifiques. Les formations successives sont, dans le plus grand nombre des cas, sйparйes les unes des autres par des lacunes correspondant а de longues pйriodes ; car des formations fossilifиres assez йpaisses pour rйsister aux dйgradations futures n'ont pu, en rиgle gйnйrale, s'accumuler que lа oщ d'abondants sйdiments ont йtй dйposйs sur le fond d'une aire marine en voie d'affaissement. Pendant les pйriodes alternantes de soulиvement et de niveau stationnaire, le tйmoignage gйologique est gйnйralement nul. Pendant ces derniиres pйriodes, il y a probablement plus de variabilitй dans les formes de la vie, et, pendant les pйriodes d'affaissement, plus d'extinctions. Quant а l'absence de riches couches fossilifиres au-dessous de la formation cumbrienne, je ne puis que rйpйter l'hypothиse que j'ai dйjа dйveloppйe dans le neuviиme chapitre, а savoir que, bien que nos continents et nos ocйans aient occupй depuis une йnorme pйriode leurs positions relatives actuelles, nous n'avons aucune raison d'affirmer qu'il en ait toujours йtй ainsi ; en consйquence, il se peut qu'il y ait au-dessous des grands ocйans des gisements beaucoup plus anciens qu'aucun de ceux que nous connaissons jusqu'а prйsent. Quant а l'objection soulevйe par sir William Thompson, une des plus graves de toutes, que, depuis la consolidation de notre planиte, le laps de temps йcoulй a йtй insuffisant pour permettre la somme des changements organiques que l'on admet, je puis rйpondre que, d'abord, nous ne pouvons nullement prйciser, mesurйe en annйe, la rapiditй des modifications de l'espиce, et, secondement, que beaucoup de savants sont disposйs а admettre que nous ne connaissons pas assez la constitution de l'univers et de l'intйrieur du globe pour raisonner avec certitude sur son вge. Personne ne conteste l'imperfection des documents gйologiques ; mais qu'ils soient incomplets au point que ma thйorie l'exige, peu de gens en conviendront volontiers. Si nous considйrons des pйriodes suffisamment longues, la gйologie prouve clairement que toutes les espиces ont changй, et qu'elles ont changй comme le veut ma thйorie, c'est-а-dire а la fois lentement et graduellement. Ce fait ressort avec йvidence de ce que les restes fossiles que contiennent les formations consйcutives sont invariablement beaucoup plus йtroitement reliйs les uns aux autres que ne le sont ceux des formations sйparйes par les plus grands intervalles. Tel est le rйsumй des rйponses que l'on peut faire et des explications que l'on peut donner aux objections et aux diverses difficultйs qu'on peut soulever contre ma thйorie, difficultйs dont j'ai moi-mкme trop longtemps senti tout le poids pour douter de leur importance. Mais il faut noter avec soin que les objections les plus sйrieuses se rattachent а des questions sur lesquelles notre ignorance est telle que nous n'en soupзonnons mкme pas l'йtendue. Nous ne connaissons pas toutes les gradations possibles entre les organes les plus simples et les plus parfaits ; nous ne pouvons prйtendre connaоtre tous les moyens divers de distribution qui ont pu agir pendant les longues pйriodes du passй, ni l'йtendue de l'imperfection des documents gйologiques. Si sйrieuses que soient ces diverses objections, elles ne sont, а mon avis, cependant pas suffisantes pour renverser la thйorie de la descendance avec modifications subsйquentes. Examinons maintenant l'autre cфtй de la question. Nous observons, а l'йtat domestique, que les changements des conditions d'existence causent, ou tout au moins excitent une variabilitй considйrable, mais souvent de faзon si obscure que nous sommes disposйs а regarder les variations comme spontanйes. La variabilitй obйit а des lois complexes, telles que la corrйlation, l'usage et le dйfaut d'usage, et l'action dйfinie des conditions extйrieures. Il est difficile de savoir dans quelle mesure nos productions domestiques ont йtй modifiйes ; mais nous pouvons certainement admettre qu'elles l'ont йtй beaucoup, et que les modifications restent hйrйditaires pendant de longues pйriodes. Aussi longtemps que les conditions extйrieures restent les mкmes, nous avons lieu de croire qu'une modification, hйrйditaire depuis de nombreuses gйnйrations, peut continuer а l'кtre encore pendant un nombre de gйnйrations а peu prиs illimitй. D'autre part, nous avons la preuve que, lorsque la variabilitй a une fois commencй а se manifester, elle continue d'agir pendant longtemps а l'йtat domestique, car nous voyons encore occasionnellement des variйtйs nouvelles apparaоtre chez nos productions domestiques les plus anciennes. L'homme n'a aucune influence immйdiate sur la production de la variabilitй ; il expose seulement, souvent sans dessein, les кtres organisйs а de nouvelles conditions d'existence ; la nature agit alors sur l'organisation et la fait varier. Mais l'homme peut choisir les variations que la nature lui fournit, et les accumuler comme il l'entend ; il adapte ainsi les animaux et les plantes а son usage ou а ses plaisirs. Il peut opйrer cette sйlection mйthodiquement, ou seulement d'une maniиre inconsciente, en conservant les individus qui lui sont le plus utiles ou qui lui plaisent le plus, sans aucune intention prйconзue de modifier la race. Il est certain qu'il peut largement influencer les caractиres d'une race en triant, dans chaque gйnйration successive, des diffйrences individuelles assez lйgиres pour йchapper а des yeux inexpйrimentйs. Ce procйdй inconscient de sйlection a йtй l'agent principal de la formation des races domestiques les plus distinctes et les plus utiles. Les doutes inextricables oщ nous sommes sur la question de savoir si certaines races produites par l'homme sont des variйtйs ou des espиces primitivement distinctes, prouvent qu'elles possиdent dans une large mesure les caractиres des espиces naturelles. Il n'est aucune raison йvidente pour que les principes dont l'action a йtй si efficace а l'йtat domestique, n'aient pas agi а l'йtat de nature. La persistance des races et des individus favorisйs pendant la lutte incessante pour l'existence constitue une forme puissante et perpйtuelle de sйlection. La lutte pour l'existence est une consйquence inйvitable de la multiplication en raison gйomйtrique de tous les кtres organisйs. La rapiditй de cette progression est prouvйe par le calcul et par la multiplication rapide de beaucoup de plantes et d'animaux pendant une sйrie de saisons particuliиrement favorables, et de leur introduction dans un nouveau pays. Il naоt plus d'individus qu'il n'en peut survivre. Un atome dans la balance peut dйcider des individus qui doivent vivre et de ceux qui doivent mourir, ou dйterminer quelles espиces ou quelles variйtйs augmentent ou diminuent en nombre, ou s'йteignent totalement. Comme les individus d'une mкme espиce entrent sous tous les rapports en plus йtroite concurrence les uns avec les autres, c'est entre eux que la lutte pour l'existence est la plus vive ; elle est presque aussi sйrieuse entre les variйtйs de la mкme espиce, et ensuite entre les espиces du mкme genre. La lutte doit, d'autre part, кtre souvent aussi rigoureuse entre des кtres trиs йloignйs dans l'йchelle naturelle. La moindre supйrioritй que certains individus, а un вge ou pendant une saison quelconque, peuvent avoir sur ceux avec lesquels ils se trouvent en concurrence, ou toute adaptation plus parfaite aux conditions ambiantes, font, dans le cours des temps, pencher la balance en leur faveur. Chez les animaux а sexes sйparйs, on observe, dans la plupart des cas, une lutte entre les mвles pour la possession des femelles, а la suite de laquelle les plus vigoureux, et ceux qui ont eu le plus de succиs sous le rapport des conditions d'existence, sont aussi ceux qui, en gйnйral, laissent le plus de descendants. Le succиs doit cependant dйpendre souvent de ce que les mвles possиdent des moyens spйciaux d'attaque ou de dйfense, ou de plus grands charmes ; car tout avantage, mкme lйger, suffit а leur assurer la victoire. L'йtude de la gйologie dйmontre clairement que tous les pays ont subi de grands changements physiques ; nous pouvons donc supposer que les кtres organisйs ont dы, а l'йtat de nature, varier de la mкme maniиre qu'ils l'ont fait а l'йtat domestique. Or, s'il y a eu la moindre variabilitй dans la nature, il serait incroyable que la sйlection naturelle n'eыt pas jouй son rфle. On a souvent soutenu, mais il est impossible de prouver cette assertion, que, а l'йtat de nature, la somme des variations est rigoureusement limitйe. Bien qu'agissant seulement sur les caractиres extйrieurs, et souvent capricieusement, l'homme peut cependant obtenir en peu de temps de grands rйsultats chez ses productions domestiques, en accumulant de simples diffйrences individuelles ; or, chacun admet que les espиces prйsentent des diffйrences de cette nature. Tous les naturalistes reconnaissent qu'outre ces diffйrences, il existe des variйtйs qu'on considиre comme assez distinctes pour кtre l'objet d'une mention spйciale dans les ouvrages systйmatiques. On n'a jamais pu йtablir de distinction bien nette entre les diffйrences individuelles et les variйtйs peu manquйes, ou entre les variйtйs prononcйes, les sous-espиces et les espиces. Sur des continents isolйs, ainsi que sur diverses parties d'un mкme continent sйparйes par des barriиres quelconques, sur les оles йcartйes, que de formes ne trouve-t-on pas qui sont classйes par de savants naturalistes, tantфt comme des variйtйs, tantфt comme des races gйographiques ou des sous-espиces, et enfin, par d'autres, comme des espиces йtroitement alliйes, mais distinctes ! Or donc, si les plantes et les animaux varient, si lentement et si peu que ce soit, pourquoi mettrions-nous en doute que les variations ou les diffйrences individuelles qui sont en quelque faзon profitables, ne puissent кtre conservйes et accumulйes par la sйlection naturelle, ou la persistance du plus apte ? Si l'homme peut, avec de la patience, trier les variations qui lui sont utiles, pourquoi, dans les conditions complexes et changeantes de l'existence, ne surgirait-il pas des variations avantageuses pour les productions vivantes de la nature, susceptibles d'кtre conservйes par sйlection ? Quelle limite pourrait-on fixer а cette cause agissant continuellement pendant des siиcles, et scrutant rigoureusement et sans relвche la constitution, la conformation et les habitudes de chaque кtre vivant, pour favoriser ce qui est bon et rejeter ce qui est mauvais ? Je crois que la puissance de la sйlection est illimitйe quand il s'agit d'adapter lentement et admirablement chaque forme aux relations les plus complexes de l'existence. Sans aller plus loin, la thйorie de la sйlection naturelle me paraоt probable au suprкme degrй. J'ai dйjа rйcapitulй de mon mieux les difficultйs et les objections qui lui ont йtй opposйes ; passons maintenant aux faits spйciaux et aux arguments qui militent en sa faveur. Dans l'hypothиse que les espиces ne sont que des variйtйs bien accusйes et permanentes, et que chacune d'elles a d'abord existй sous forme de variйtй, il est facile de comprendre pourquoi on ne peut tirer aucune ligne de dйmarcation entre l'espиce qu'on attribue ordinairement а des actes spйciaux de crйation, et la variйtй qu'on reconnaоt avoir йtй produite en vertu de lois secondaires. Il est facile de comprendre encore pourquoi, dans une rйgion oщ un grand nombre d'espиces d'un genre existent et sont actuellement prospиres, ces mкmes espиces prйsentent de nombreuses variйtйs ; en effet c'est lа oщ la formation des espиces a йtй abondante, que nous devons, en rиgle gйnйrale, nous attendre а la voir encore en activitй ; or, tel doit кtre le cas si les variйtйs sont des espиces naissantes. De plus, les espиces des grands genres, qui fournissent le plus grand nombre de ces espиces naissantes ou de ces variйtйs, conservent dans une certaine mesure le caractиre de variйtйs, car elles diffиrent moins les unes des autres que ne le font les espиces des genres plus petits. Les espиces йtroitement alliйes des grands genres paraissent aussi avoir une distribution restreinte, et, par leurs affinitйs, elles se rйunissent en petits groupes autour d'autres espиces ; sous ces deux rapports elles ressemblent aux variйtйs. Ces rapports, fort йtranges dans l'hypothиse de la crйation indйpendante de chaque espиce, deviennent comprйhensibles si l'on admet que toutes les espиces ont d'abord existй а l'йtat de variйtйs. Comme chaque espиce tend, par suite de la progression gйomйtrique de sa reproduction, а augmenter en nombre d'une maniиre dйmesurйe et que les descendants modifiйs de chaque espиce tendent а se multiplier d'autant plus qu'ils prйsentent des conformations et des habitudes plus diverses, de faзon а pouvoir se saisir d'un plus grand nombre de places diffйrentes dans l'йconomie de la nature, la sйlection naturelle doit tendre constamment а conserver les descendants les plus divergents d'une espиce quelconque. Il en rйsulte que, dans le cours longtemps continuй des modifications, les lйgиres diffйrences qui caractйrisent les variйtйs de la mкme espиce tendent а s'accroоtre jusqu'а devenir les diffйrences plus importantes qui caractйrisent les espиces d'un mкme genre. Les variйtйs nouvelles et perfectionnйes doivent remplacer et exterminer inйvitablement les variйtйs plus anciennes, intermйdiaires et moins parfaites, et les espиces tendent а devenir ainsi plus distinctes et mieux dйfinies. Les espиces dominantes, qui font partie des groupes principaux de chaque classe, tendent а donner naissance а des formes nouvelles et dominantes, et chaque groupe principal tend toujours ainsi а s'accroоtre davantage et, en mкme temps, а prйsenter des caractиres toujours plus divergents. Mais, comme tous les groupes ne peuvent ainsi rйussir а augmenter en nombre, car la terre ne pourrait les contenir, les plus dominants l'emportent sur ceux qui le sont moins. Cette tendance qu'ont les groupes dйjа considйrables а augmenter toujours et а diverger par leurs caractиres, jointe а la consйquence presque inйvitable d'extinctions frйquentes, explique l'arrangement de toutes les formes vivantes en groupes subordonnйs а d'autres groupes, et tous compris dans un petit nombre de grandes classes, arrangement qui a prйvalu dans tous les temps. Ce grand fait du groupement de tous les кtres organisйs, d'aprиs ce qu'on a appelй le systиme naturel, est absolument inexplicable dans l'hypothиse des crйations. Comme la sйlection naturelle n'agit qu'en accumulant des variations lйgиres, successives et favorables, elle ne peut pas produire des modifications considйrables ou subites ; elle ne peut agir qu'а pas lents et courts. Cette thйorie rend facile а comprendre l'axiome : Natura non facit saltum, dont chaque nouvelle conquкte de la science dйmontre chaque jour de plus en plus la vйritй. Nous voyons encore comment, dans toute la nature, le mкme but gйnйral est atteint par une variйtй presque infinie de moyens ; car toute particularitй, une fois acquise, est pour longtemps hйrйditaire, et des conformations dйjа diversifiйes de bien des maniиres diffйrentes ont а s'adapter а un mкme but gйnйral. Nous voyons en un mot, pourquoi la nature est prodigue de variйtйs, tout en йtant avare d'innovations. Or, pourquoi cette loi existerait-elle si chaque espиce avait йtй indйpendamment crййe? C'est ce que personne ne saurait expliquer. Un grand nombre d'autres faits me paraissent explicables d'aprиs cette thйorie. N'est-il pas йtrange qu'un oiseau ayant la forme du pic se nourrisse d'insectes terrestres ; qu'une oie, habitant les terres йlevйes et ne nageant jamais, ou du moins bien rarement, ait des pieds palmйs ; qu'un oiseau semblable au merle plonge et se nourrisse d'insectes subaquatiques ; qu'un pйtrel ait des habitudes et une conformation convenables pour la vie d'un pingouin, et ainsi de suite dans une foule d'autres cas? Mais dans l'hypothиse que chaque espиce s'efforce constamment de s'accroоtre en nombre, pendant que la sйlection naturelle est toujours prкte а agir pour adapter ses descendants, lentement variables, а toute place qui, dans la nature, est inoccupйe ou imparfaitement remplie, ces faits cessent d'кtre йtranges et йtaient mкme а prйvoir. Nous pouvons comprendre, jusqu'а un certain point, qu'il y ait tant de beautй dans toute la nature ; car on peut, dans une grande mesure, attribuer cette beautй а l'intervention de la sйlection. Cette beautй ne concorde pas toujours avec nos idйes sur le beau ; il suffit, pour s'en convaincre, de considйrer certains serpents venimeux, certains poissons et certaines chauves-souris hideuses, ignobles caricatures de la face humaine. La sйlection sexuelle a donnй de brillantes couleurs, des formes йlйgantes et d'autres ornements aux mвles et parfois aussi aux femelles de beaucoup d'oiseaux, de papillons et de divers animaux. Elle a souvent rendu chez les oiseaux la voix du mвle harmonieuse pour la femelle, et agrйable mкme pour nous. Les fleurs et les fruits, rendus apparents, et tranchant par leurs vives couleurs sur le fond vert du feuillage, attirent, les unes les insectes, qui, en les visitant, contribuent а leur fйcondation, et les autres les oiseaux, qui, en dйvorant les fruits, concourent а en dissйminer les graines. Comment se fait-il que certaines couleurs, certains tons et certaines formes plaisent а l'homme ainsi qu'aux animaux infйrieurs, c'est-а-dire comment se fait-il que les кtres vivants aient acquis le sens de la beautй dans sa forme la plus simple ? C'est ce que nous ne saurions pas plus dire que nous ne saurions expliquer ce qui a primitivement pu donner du charme а certaines odeurs et а certaines saveurs. Comme la sйlection naturelle agit au moyen de la concurrence, elle n'adapte et ne perfectionne les animaux de chaque pays que relativement aux autres habitants ; nous ne devons donc nullement nous йtonner que les espиces d'une rйgion quelconque, qu'on suppose, d'aprиs la thйorie ordinaire, avoir йtй spйcialement crййes et adaptйes pour cette localitй, soient vaincues et remplacйes par des produits venant d'autres pays. Nous ne devons pas non plus nous йtonner de ce que toutes les combinaisons de la nature ne soient pas а notre point de vue absolument parfaites, l'oeil humain, par exemple, et mкme que quelques-unes soient contraires а nos idйes d'appropriation. Nous ne devons pas nous йtonner de ce que l'aiguillon de l'abeille cause souvent la mort de l'individu qui l'emploie ; de ce que les mвles, chez cet insecte, soient produits en aussi grand nombre pour accomplir un seul acte, et soient ensuite massacrйs par leurs soeurs stйriles ; de l'йnorme gaspillage du pollen de nos pins ; de la haine instinctive qu'йprouve la reine abeille pour ses filles fйcondes ; de ce que l'ichneumon s'йtablisse dans le corps vivant d'une chenille et se nourrisse а ses dйpens, et de tant d'autres cas analogues. Ce qu'il y a rйellement de plus йtonnant dans la thйorie de la sйlection naturelle, c'est qu'on n'ait pas observй encore plus de cas du dйfaut de la perfection absolue. Les lois complexes et peu connues qui rйgissent la production des variйtйs sont, autant que nous en pouvons juger, les mкmes que celles qui ont rйgi la production des espиces distinctes. Dans les deux cas, les conditions physiques paraissent avoir dйterminй, dans une mesure dont nous ne pouvons prйciser l'importance, des effets dйfinis et directs. Ainsi, lorsque des variйtйs arrivent dans une nouvelle station, elles revкtent occasionnellement quelques-uns des caractиres propres aux espиces qui l'occupent. L'usage et le dйfaut d'usage paraissent, tant chez les variйtйs que chez les espиces, avoir produit des effets importants. Il est impossible de ne pas кtre conduit а cette conclusion quand on considиre, par exemple, le canard а ailes courtes (microptиre), dont les ailes, incapables de servir au vol, sont а peu prиs dans le mкme йtat que celles du canard domestique ; ou lorsqu'on voit le tucutuco fouisseur (ctйnomys), qui est occasionnellement aveugle, et certaines taupes qui le sont ordinairement et dont les yeux sont recouverts d'une pellicule ; enfin, lorsque l'on songe aux animaux aveugles qui habitent les cavernes obscures de l'Amйrique et de l'Europe. La variation corrйlative, c'est-а-dire la loi en vertu de laquelle la modification d'une partie du corps entraоne celle de diverses autres parties, semble aussi avoir jouй un rфle important chez les variйtйs et chez les espиces ; chez les unes et chez les autres aussi des caractиres depuis longtemps perdus sont sujets а reparaоtre. Comment expliquer par la thйorie des crйations l'apparition occasionnelle de raies sur les йpaules et sur les jambes des diverses espиces du genre cheval et de leurs hybrides? Combien, au contraire, ce fait s'explique simplement, si l'on admet que toutes ces espиces descendent d'un ancкtre zйbrй, de mкme que les diffйrentes races du pigeon domestique descendent du biset, au plumage bleu et barrй ! Si l'on se place dans l'hypothиse ordinaire de la crйation indйpendante de chaque espиce, pourquoi les caractиres spйcifiques, c'est-а-dire ceux par lesquels les espиces du mкme genre diffиrent les unes des autres, seraient-ils plus variables que les caractиres gйnйriques qui sont communs а toutes les espиces? Pourquoi, par exemple, la couleur d'une fleur serait-elle plus sujette а varier chez une espиce d'un genre, dont les autres espиces, qu'on suppose, avoir йtй crййes de faзon indйpendante, ont elles-mкmes des fleurs de diffйrentes couleurs, que si toutes les espиces du genre ont des fleurs de mкme couleur? Ce fait s'explique facilement si l'on admet que les espиces ne sont que des variйtйs bien accusйes, dont les caractиres sont devenus permanents а un haut degrй. En effet, ayant dйjа variй par certains caractиres depuis l'йpoque oщ elles ont divergй de la souche commune, ce qui a produit leur distinction spйcifique, ces mкmes caractиres seront encore plus sujets а varier que les caractиres gйnйriques, qui, depuis une immense pйriode, ont continuй а se transmettre sans modifications. Il est impossible d'expliquer, d'aprиs la thйorie de la crйation, pourquoi un point de l'organisation, dйveloppй d'une maniиre inusitйe chez une espиce quelconque d'un genre et par consйquent de grande importance pour cette espиce, comme nous pouvons naturellement le penser, est йminemment susceptible de variations. D'aprиs ma thйorie, au contraire, ce point est le siиge, depuis l'йpoque oщ les diverses espиces se sont sйparйes de leur souche commune, d'une quantitй inaccoutumйe de variations et de modifications, et il doit, en consйquence, continuer а кtre gйnйralement variable. Mais une partie peut se dйvelopper d'une maniиre exceptionnelle, comme l'aile de la chauve-souris, sans кtre plus variable que toute autre conformation, si elle est commune а un grand nombre de formes subordonnйes, c'est-а-dire si elle s'est transmise hйrйditairement pendant une longue pйriode ; car, en pareil cas, elle est devenue constante par suite de l'action prolongйe de la sйlection naturelle. Quant aux instincts, quelque merveilleux que soient plusieurs d'entre eux, la thйorie de la sйlection naturelle des modifications successives, lйgиres, mais avantageuses, les explique aussi facilement qu'elle explique la conformation corporelle. Nous pouvons ainsi comprendre pourquoi la nature procиde par degrйs pour pourvoir de leurs diffйrents instincts les animaux divers d'une mкme classe. J'ai essayй de dйmontrer quelle lumiиre le principe du perfectionnement graduel jette sur les phйnomиnes si intйressants que nous prйsentent les facultйs architecturales de l'abeille. Bien que ; sans doute, l'habitude joue un rфle dans la modification des instincts, elle n'est pourtant pas indispensable, comme le prouvent les insectes neutres, qui ne laissent pas de descendants pour hйriter des effets d'habitudes longuement continuйes. Dans l'hypothиse que toutes les espиces d'un mкme genre descendent d'un mкme parent dont elles ont hйritй un grand nombre de points communs, nous comprenons que les espиces alliйes, placйes dans des conditions d'existence trиs diffйrentes, aient cependant а peu prиs les mкmes instincts ; nous comprenons, par exemple, pourquoi les merles de l'Amйrique mйridionale tempйrйe et tropicale tapissent leur nid avec de la boue comme le font nos espиces anglaises. Nous ne devons pas non plus nous йtonner, d'aprиs la thйorie de la lente acquisition des instincts par la sйlection naturelle, que quelques-uns soient imparfaits et sujets а erreur, et que d'autres soient une cause de souffrance pour d'autres animaux. Si les espиces ne sont pas des variйtйs bien tranchйes et permanentes, nous pouvons immйdiatement comprendre pourquoi leur postйritй hybride obйit aux mкmes lois complexes que les descendants de croisements entre variйtйs reconnues, relativement а la ressemblance avec leurs parents, а leur absorption mutuelle а la suite de croisements successifs, et sur d'autres points. Cette ressemblance serait bizarre si les espиces йtaient le produit d'une crйation indйpendante et que les variйtйs fussent produites par l'action de causes secondaires. Si l'on admet que les documents gйologiques sont trиs imparfaits, tous les faits qui en dйcoulent viennent а l'appui de la thйorie de la descendance avec modifications. Les espиces nouvelles ont paru sur la scиne lentement et а intervalles successifs ; la somme des changements opйrйs dans des pйriodes йgales est trиs diffйrente dans les diffйrents groupes. L'extinction des espиces et de groupes d'espиces tout entiers, qui a jouй un rфle si considйrable dans l'histoire du monde organique, est la consйquence inйvitable de la sйlection naturelle ; car les formes anciennes doivent кtre supplantйes par des formes nouvelles et perfectionnйes. Lorsque la chaоne rйguliиre des gйnйrations est rompue, ni les espиces ni les groupes d'espиces perdues ne reparaissent jamais. La diffusion graduelle des formes dominantes et les lentes modifications de leurs descendants font qu'aprиs de longs intervalles de temps les formes vivantes paraissent avoir simultanйment changй dans le monde entier. Le fait que les restes fossiles de chaque formation prйsentent, dans une certaine mesure, des caractиres intermйdiaires, comparativement aux fossiles enfouis dans les formations infйrieures et supйrieures, s'explique tout simplement par la situation intermйdiaire qu'ils occupent dans la chaоne gйnйalogique. Ce grand fait, que tous les кtres йteints peuvent кtre groupйs dans les mкmes classes que les кtres vivants, est la consйquence naturelle de ce que les uns et les autres descendent de parents communs. Comme les espиces ont gйnйralement divergй en caractиres dans le long cours de leur descendance et de leurs modifications, nous pouvons comprendre pourquoi les formes les plus anciennes, c'est-а-dire les ancкtres de chaque groupe, occupent si souvent une position intermйdiaire, dans une certaine mesure, entre les groupes actuels. On considиre les formes nouvelles comme йtant, dans leur ensemble, gйnйralement plus йlevйes dans l'йchelle de l'organisation que les formes anciennes ; elles doivent l'кtre d'ailleurs, car ce sont les formes les plus rйcentes et les plus perfectionnйes qui, dans la lutte pour l'existence, ont dы l'emporter sur les formes plus anciennes et moins parfaites ; leurs organes ont dы aussi se spйcialiser davantage pour remplir leurs diverses fonctions. Ce fait est tout а fait compatible avec celui de la persistance d'кtres nombreux, conservant encore une conformation йlйmentaire et peu parfaite, adaptйe а des conditions d'existence йgalement simples ; il est aussi compatible avec le fait que l'organisation de quelques formes a rйtrogradй parce que ces formes se sont successivement adaptйes, а chaque phase de leur descendance, а des conditions modifiйes d'ordre infйrieur. Enfin, la loi remarquable de la longue persistance de formes alliйes sur un mкme continent -- des marsupiaux en Australie, des йdentйs dans l'Amйrique mйridionale, et autres cas analogues -- se comprend facilement, parce que, dans une mкme rйgion, les formes existantes doivent кtre йtroitement alliйes aux formes йteintes par un lien gйnйalogique. En ce qui concerne la distribution gйographique, si l'on admet que, dans le cours immense des temps йcoulйs, il y a eu de grandes migrations dans les diverses parties du globe, dues а de nombreux changements climatйriques et gйographiques, ainsi qu'а des moyens nombreux, occasionnels et pour la plupart inconnus de dispersion, la plupart des faits importants de la distribution gйographique deviennent intelligibles d'aprиs la thйorie de la descendance avec modifications. Nous pouvons comprendre le parallйlisme si frappant qui existe entre la distribution des кtres organisйs dans l'espace, et leur succession gйologique dans le temps. ; car, dans les deux cas, les кtres se rattachent les uns aux autres par le lien de la gйnйration ordinaire, et les moyens de modification ont йtй les mкmes. Nous comprenons toute la signification de ce fait remarquable, qui a frappй tous les voyageurs, c'est-а-dire que, sur un mкme continent, dans les conditions les plus diverses, malgrй la chaleur ou le froid, sur les montagnes ou dans les plaines, dans les dйserts ou dans les marais, la plus grande partie des habitants de chaque grande classe ont entre eux des rapports йvidents de parentй ; ils descendent, en effet, des mкmes premiers colons, leurs communs ancкtres. En vertu de ce mкme principe de migration antйrieure, combinй dans la plupart des cas avec celui de la modification, et grвce а l'influence de la pйriode glaciaire, on peut expliquer pourquoi l'on rencontre, sur les montagnes les plus йloignйes les unes des autres et dans les zones tempйrйes de l'hйmisphиre borйal et de l'hйmisphиre austral, quelques plantes identiques et beaucoup d'autres йtroitement alliйes ; nous comprenons de mкme l'alliance йtroite de quelques habitants des mers tempйrйes des deux hйmisphиres ; qui sont cependant sйparйes par l'ocйan tropical tout entier. Bien que deux rйgions prйsentent des conditions physiques aussi semblables qu'une mкme espиce puisse les dйsirer, nous ne devons pas nous йtonner de ce que leurs habitants soient totalement diffйrents, s'ils ont йtй sйparйs complиtement les uns des autres depuis une trиs longue pйriode ; le rapport d'organisme а organisme est, en effet, le plus important de tous les rapports, et comme les deux rйgions ont dы recevoir des colons venant du dehors, ou provenant de l'une ou de l'autre, а diffйrentes йpoques et en proportions diffйrentes, la marche des modifications dans les deux rйgions a dы inйvitablement кtre diffйrente. Dans l'hypothиse de migrations suivies de modifications subsйquentes, il devient facile de comprendre pourquoi les оles ocйaniques ne sont peuplйes que par un nombre restreint d'espиces, et pourquoi la plupart de ces espиces sont spйciales ou endйmiques ; pourquoi on ne trouve pas dans ces оles des espиces appartenant aux groupes d'animaux qui ne peuvent pas traverser de larges bras de mer, tels que les grenouilles et les mammifиres terrestres ; pourquoi, d'autre part, on rencontre dans des оles trиs йloignйes de tout continent des espиces particuliиres et nouvelles de chauves-souris, animaux qui peuvent traverser l'ocйan. Des faits tels que ceux de l'existence de chauves-souris toutes spйciales dans les оles ocйaniques, а l'exclusion de tous autres animaux terrestres, sont absolument inexplicables d'aprиs la thйorie des crйations indйpendantes. L'existence d'espиces alliйes ou reprйsentatives dans deux rйgions quelconques implique, d'aprиs la thйorie de la descendance avec modifications, que les mкmes formes parentes ont autrefois habitй les deux rйgions ; nous trouvons presque invariablement en effet que, lorsque deux rйgions sйparйes sont habitйes par beaucoup d'espиces йtroitement alliйes, quelques espиces identiques sont encore communes aux deux. Partout oщ l'on rencontre beaucoup d'espиces йtroitement alliйes, mais distinctes, on trouve aussi des formes douteuses et des variйtйs appartenant aux mкmes groupes. En rиgle gйnйrale, les habitants de chaque rйgion ont des liens йtroits de parentй avec ceux occupant la rйgion qui paraоt avoir йtй la source la plus rapprochйe d'oщ les colons ont pu partir. Nous en trouvons la preuve dans les rapports frappants qu'on remarque entre presque tous les animaux et presque toutes les plantes de l'archipel des Galapagos, de Juan-Fernandez et des autres оles amйricaines et les formes peuplant le continent amйricain voisin. Les mкmes relations existent entre les habitants de l'archipel du Cap-Vert et des оles voisines et ceux du continent africain ; or, il faut reconnaоtre que, d'aprиs la thйorie de la crйation, ces rapports demeurent inexplicables. Nous avons vu que la thйorie de la sйlection naturelle avec modification, entraоnant les extinctions et la divergence des caractиres, explique pourquoi tous les кtres organisйs passйs et prйsents peuvent se ranger, dans un petit nombre de grandes classes, en groupes subordonnйs а d'autres groupes, dans lesquels les groupes йteints s'intercalent souvent entre les groupes rйcents. Ces mкmes principes nous montrent aussi pourquoi les affinitйs mutuelles des formes sont, dans chaque classe, si complexes et si indirectes ; pourquoi certains caractиres sont plus utiles que d'autres pour la classification ; pourquoi les caractиres d'adaptation n'ont presque aucune importance dans ce but, bien qu'indispensable а l'individu ; pourquoi les caractиres dйrivйs de parties rudimentaires, sans utilitй pour l'organisme, peuvent souvent avoir une trиs grande valeur au point de vue de la classification ; pourquoi, enfin, les caractиres embryologiques sont ceux qui, sous ce rapport, ont frйquemment, le plus de valeur. Les vйritables affinitйs des кtres organisйs, au contraire de leurs ressemblances d'adaptation, sont le rйsultat hйrйditaire de la communautй de descendance. Le systиme naturel est un arrangement gйnйalogique, oщ les degrйs de diffйrence sont dйsignйs par les termes variйtйs, espиces, genres, familles, etc., dont il nous faut dйcouvrir les lignйes а l'aide des caractиres permanents, quels qu'ils puissent кtre, et si insignifiante que soit leur importance vitale. La disposition semblable des os dans la main humaine, dans l'aile de la chauve-souris, dans la nageoire du marsouin et dans la jambe du cheval ; le mкme nombre de vertиbres dans le cou de la girafe et dans celui de l'йlйphant ; tous ces faits et un nombre infini d'autres semblables s'expliquent facilement par la thйorie de la descendance avec modifications successives, lentes et lйgиres. La similitude de type entre l'aile et la jambe de la chauve-souris, quoique destinйes а des usages si diffйrents ; entre les mвchoires et les pattes du crabe ; entre les pйtales, les йtamines et les pistils d'une fleur, s'explique йgalement dans une grande mesure par la thйorie de la modification graduelle de parties ou d'organes qui, chez l'ancкtre reculй de chacune de ces classes, йtaient primitivement semblables. Nous voyons clairement, d'aprиs le principe que les variations successives ne surviennent pas toujours а un вge prйcoce et ne sont hйrйditaires qu'а l'вge correspondant, pourquoi les embryons de mammifиres, d'oiseaux, de reptiles et de poissons, sont si semblables entre eux et si diffйrents des formes adultes. Nous pouvons cesser de nous йmerveiller de ce que les embryons d'un mammifиre а respiration aйrienne, ou d'un oiseau, aient des fentes branchiales et des artиres en lacet, comme chez le poisson, qui doit, а l'aide de branchies bien dйveloppйes, respirer l'air dissous dans l'eau. Le dйfaut d'usage, aidй quelquefois par la sйlection naturelle, a dы souvent contribuer а rйduire des organes devenus inutiles а la suite de changements dans les conditions d'existence ou dans les habitudes ; d'aprиs cela, il est aisй de comprendre la signification des organes rudimentaires. Mais le dйfaut d'usage et la sйlection n'agissent ordinairement sur l'individu que lorsqu'il est adulte et appelй а prendre une part directe et complиte а la lutte pour l'existence, et n'ont, au contraire, que peu d'action sur un organe dans les premiers temps de la vie ; en consйquence, un organe inutile ne paraоtra que peu rйduit et а peine rudimentaire pendant le premier вge. Le veau a, par exemple, hйritй d'un ancкtre primitif ayant des dents bien dйveloppйes, des dents qui ne percent jamais la gencive de la mвchoire supйrieure. Or, nous pouvons admettre que les dents ont disparu chez l'animal adulte par suite du dйfaut d'usage, la sйlection naturelle ayant admirablement adaptй la langue, le palais et les lиvres а brouter sans leur aide, tandis que, chez le jeune veau, les dents n'ont pas йtй affectйes, et, en vertu du principe de l'hйrйditй а l'вge correspondant, se sont transmises depuis une йpoque йloignйe jusqu'а nos jours. Au point de vue de la crйation indйpendante de chaque кtre organisй et de chaque organe spйcial, comment expliquer l'existence de tous ces organes portant l'empreinte la plus йvidente de la plus complиte inutilitй, tels, par exemple, les dents chez le veau а l'йtat embryonnaire, ou les ailes plissйes que recouvrent, chez un grand nombre de colйoptиres, des йlytres soudйes? On peut dire que la nature s'est efforcйe de nous rйvйler, par les organes rudimentaires, ainsi que par les conformations embryologiques et homologues, son plan de modifications, que nous nous refusons obstinйment а comprendre. Je viens de rйcapituler les faits et les considйrations qui m'ont profondйment convaincu que, pendant une longue suite de gйnйrations, les espиces se sont modifiйes. Ces modifications ont йtй effectuйes principalement par la sйlection naturelle de nombreuses variations lйgиres et avantageuses ; puis les effets hйrйditaires de l'usage et du dйfaut d'usage des parties ont apportй un puissant concours а cette sйlection ; enfin, l'action directe des conditions de milieux et les variations qui dans notre ignorance, nous semblent surgir spontanйment, ont aussi jouй un rфle, moins important, il est vrai, par leur influence sur les conformations d'adaptation dans le passй et dans le prйsent. Il paraоt que je n'ai pas, dans les prйcйdentes йditions de cet ouvrage, attribuй un rфle assez important а la frйquence et а la valeur de ces derniиres formes de variation, en ne leur attribuant pas des modifications permanentes de conformation, indйpendamment de l'action de la sйlection naturelle. Mais, puisque mes conclusions ont йtй rйcemment fortement dйnaturйes et puisque l'on a affirmй que j'attribue les modifications des espиces exclusivement а la sйlection naturelle, on me permettra, sans doute, de faire remarquer que, dans la premiиre йdition de cet ouvrage, ainsi que dans les йditions subsйquentes, j'ai reproduit dans une position trиs йvidente, c'est-а-dire а la fin de l'introduction, la phrase suivante : « Je suis convaincu que la sйlection naturelle a йtй l'agent principal des modifications, mais qu'elle n'a pas йtй exclusivement le seul. » Cela a йtй en vain, tant est grande la puissance d'une constante et fausse dйmonstration ; toutefois, l'histoire de la science prouve heureusement qu'elle ne dure pas longtemps. Il n'est guиre possible de supposer qu'une thйorie fausse pourrait expliquer de faзon aussi satisfaisante que le fait la thйorie de la sйlection naturelle les diverses grandes sйries de faits dont nous nous sommes occupйs. On a rйcemment objectй que c'est lа une fausse mйthode de raisonnement ; mais c'est celle que l'on emploie gйnйralement pour apprйcier les йvйnements ordinaires de la vie, et les plus grands savants n'ont pas dйdaignй non plus de s'en servir. C'est ainsi qu'on en est arrivй а la thйorie ondulatoire de la lumiиre ; et la croyance а la rotation de la terre sur son axe n'a que tout rйcemment trouvй l'appui de preuves directes. Ce n'est pas une objection valable que de dire que, jusqu'а prйsent, la science ne jette aucune lumiиre sur le problиme bien plus йlevй de l'essence ou de l'origine de la vie. Qui peut expliquer ce qu'est l'essence de l'attraction ou de la pesanteur? Nul ne se refuse cependant aujourd'hui а admettre toutes les consйquences qui dйcoulent d'un йlйment inconnu, l'attraction, bien que Leibnitz ait autrefois reprochй а Newton d'avoir introduit dans la science « des propriйtйs occultes et des miracles ». Je ne vois aucune raison pour que les opinions dйveloppйes dans ce volume blessent les sentiments religieux de qui que ce soit. Il suffit, d'ailleurs, jour montrer combien ces sortes d'impressions sont passagиres, de se rappeler que la plus grande dйcouverte que l'homme ait jamais faite ; la loi de l'attraction universelle, a йtй aussi attaquйe par Leibnitz « comme subversive de la religion naturelle, et, dans ses consйquences, de la religion rйvйlйe ». Un ecclйsiastique cйlиbre m'йcrivant un jour ; « qu'il avait fini par comprendre que croire а la crйation de quelques formes capables de se dйvelopper par elles-mкmes en d'autres formes nйcessaires, c'est avoir une conception tout aussi йlevйe de Dieu, que de croire qu'il ait eu besoin de nouveaux actes de crйation pour combler les lacunes causйes par l'action des lois qu'il a йtablies.» On peut se demander pourquoi, jusque tout rйcemment, les naturalistes et les gйologues les plus йminents ont toujours repoussй l'idйe de la mutabilitй des espиces. On ne peut pas affirmer que les кtres organisйs а l'йtat de nature ne sont soumis а aucune variation ; on ne peut pas prouver que la somme des variations rйalisйes dans le cours des temps soit une quantitй limitйe ; on n'a pas pu et l'on ne peut йtablir de distinction bien nette entre les espиces et les variйtйs bien tranchйes. On ne peut pas affirmer que les espиces entre-croisйes soient invariablement stйriles, et les variйtйs invariablement fйcondes ; ni que la stйrilitй soit une qualitй spйciale et un signe de crйation. La croyance а l'immutabilitй des espиces йtait presque inйvitable tant qu'on n'attribuait а l'histoire du globe qu'une durйe fort courte, et maintenant que nous avons acquis quelques notions du laps de temps йcoulй, nous sommes trop prompts а admettre, sans aucunes preuves, que les documents gйologiques sont assez complets pour nous fournir la dйmonstration йvidente de la mutation des espиces si cette mutation a rйellement eu lieu. Mais la cause principale de notre rйpugnance naturelle а admettre qu'une espиce ait donnй naissance а une autre espиce distincte tient а ce que nous sommes toujours peu disposйs а admettre tout grand changement dont nous ne voyons pas les degrйs intermйdiaires. La difficultй est la mкme que celle que tant de gйologues ont йprouvйe lorsque Lyell a dйmontrй le premier que les longues lignes d'escarpements intйrieurs, ainsi que l'excavation des grandes vallйes ; sont le rйsultat d'influences que nous voyons encore agir autour de nous. L'esprit ne peut concevoir toute la signification de ce terme : un million d'annйes, il ne saurait davantage ni additionner ni percevoir les effets complets de beaucoup de variations lйgиres ; accumulйes pendant un nombre presque infini de gйnйrations. Bien que je sois profondйment convaincu de la vйritй des opinions que j'ai briиvement exposйes dans le prйsent volume ; je ne m'attends point а convaincre certains naturalistes ; fort expйrimentйs sans doute ; mais qui ; depuis longtemps ; se sont habituйs а envisager une multitude de faits sous un point de vue directement opposй au mien. Il est si facile de cacher notre ignorance sous des expressions telles que plan de crйation, unitй de type ; etc. ; et de penser que nous expliquons quand nous ne faisons que rйpйter un mкme fait. Celui qui a quelque disposition naturelle а attacher plus d'importance а quelques difficultйs non rйsolues qu'а l'explication d'un certain nombre de faits rejettera certainement ma thйorie. Quelques naturalistes douйs d'une intelligence ouverte et dйjа disposйe а mettre en doute l'immutabilitй des espиces peuvent кtre influencйs par le contenu de ce volume, mais j'en appelle surtout avec confiance а l'avenir, aux jeunes naturalistes, qui pourront йtudier impartialement les deux cфtйs de la question. Quiconque est amenй а admettre la mutabilitй des espиces rendra de vйritables services en exprimant consciencieusement sa conviction, car c'est seulement ainsi que l'on pourra dйbarrasser la question de tous les prйjugйs qui l'йtouffent. Plusieurs naturalistes йminents ont rйcemment exprimй l'opinion qu'il y a, dans chaque genre, une multitude d'espиces ; considйrйes comme telles, qui ne sont cependant pas de vraies espиces ; tandis qu'il en est d'autres qui sont rйelles, c'est-а-dire qui ont йtй crййes d'une maniиre indйpendante. C'est lа, il me semble ; une singuliиre conclusion. Aprиs avoir reconnu une foule de formes, qu'ils considйraient tout rйcemment encore comme des crйations spйciales, qui sont encore considйrйes comme telles par la grande majoritй des naturalistes ; et qui consйquemment ont tous les caractиres extйrieurs de vйritables espиces, ils admettent que ces formes sont le produit d'une sйrie de variations et ils refusent d'йtendre cette maniиre de voir а d'autres formes un peu diffйrentes. Ils ne prйtendent cependant pas pouvoir dйfinir, ou mкme conjecturer, quelles sont les formes qui ont йtй crййes et quelles sont celles qui sont le produit de lois secondaires. Ils admettent la variabilitй comme vera causa dans un cas, et ils la rejettent arbitrairement dans un autre, sans йtablir aucune distinction fixe entre les deux. Le jour viendra oщ l'on pourra signaler ces faits comme un curieux exemple de l'aveuglement rйsultant d'une opinion prйconзue. Ces savants ne semblent pas plus s'йtonner d'un acte miraculeux de crйation que d'une naissance ordinaire. Mais croient-ils rйellement qu'а d'innombrables йpoques de l'histoire de la terre certains atomes йlйmentaires ont reзu l'ordre de se constituer soudain en tissus vivants ? Admettent-ils qu'а chaque acte supposй de crйation il se soit produit un individu ou plusieurs ? Les espиces infiniment nombreuses de plantes et d'animaux ont-elles йtй crййes а l'йtat de graines, d'ovules ou de parfait dйveloppement ? Et, dans le cas des mammifиres, ont-elles, lors de leur crйation, portй les marques mensongиres de la nutrition intra-utйrine ? A ces questions, les partisans de la crйation de quelques formes vivantes ou d'une seule forme ne sauraient, sans doute, que rйpondre. Divers savants ont soutenu qu'il est aussi facile de croire а la crйation de cent millions d'кtres qu'а la crйation d'un seul ; mais en vertu de l'axiome philosophique de la moindre action formulй par Maupertuis, l'esprit est plus volontiers portй а admettre le nombre moindre, et nous ne pouvons certainement pas croire qu'une quantitй innombrable de formes d'une mкme classe aient йtй crййes avec les marques йvidentes, mais trompeuses, de leur descendance d'un mкme ancкtre. Comme souvenir d'un йtat de choses antйrieur, j'ai conservй, dans les paragraphes prйcйdents et ailleurs, plusieurs expressions qui impliquent chez les naturalistes la croyance а la crйation sйparйe de chaque espиce. J'ai йtй fort blвmй de m'кtre exprimй ainsi ; mais c'йtait, sans aucun doute, l'opinion gйnйrale lors de l'apparition de la premiиre йdition de l'ouvrage actuel. J'ai causй autrefois avec beaucoup de naturalistes sur l'йvolution, sans rencontrer jamais le moindre tйmoignage sympathique. Il est probable pourtant que quelques-uns croyaient alors а l'йvolution, mais ils restaient silencieux, ou ils s'exprimaient d'une maniиre tellement ambiguл, qu'il n'йtait pas facile de comprendre leur opinion. Aujourd'hui, tout a changй et presque tous les naturalistes admettent le grand principe de l'йvolution. Il en est cependant qui croient encore que des espиces ont subitement engendrй, par des moyens encore inexpliquйs, des formes nouvelles totalement diffйrentes ; mais, comme j'ai cherchй а le dйmontrer, il y a des preuves puissantes qui s'opposent а toute admission de ces modifications brusques et considйrables. Au point de vue scientifique, et comme conduisant а des recherches ultйrieures, il n'y a que peu de diffйrence entre la croyance que de nouvelles formes ont йtй produites subitement d'une maniиre inexplicable par d'anciennes formes trиs diffйrentes, et la vieille croyance а la crйation des espиces au moyen de la poussiиre terrestre. Jusqu'oщ, pourra-t-on me demander, poussez-vous votre doctrine de la modification des espиces ? C'est lа une question а laquelle il est difficile de rйpondre, parce que plus les formes que nous considйrons sont distinctes, plus les arguments en faveur de la communautй de descendance diminuent et perdent de leur force. Quelques arguments toutefois ont un trиs grand poids et une haute portйe. Tous les membres de classes entiиres sont reliйs les uns aux autres par une chaоne d'affinitйs, et peuvent tous, d'aprиs un mкme principe, кtre classйs en groupes subordonnйs а d'autres groupes. Les restes fossiles tendent parfois а remplir d'immenses lacunes entre les ordres existants. Les organes а l'йtat rudimentaire tйmoignent clairement qu'ils ont existй а un йtat dйveloppй chez un ancкtre primitif ; fait qui, dans quelques cas, implique des modifications considйrables chez ses descendants. Dans des classes entiиres, des conformations trиs variйes sont construites sur un mкme plan, et les embryons trиs jeunes se ressemblent de trиs prиs. Je ne puis donc douter que la thйorie de la descendance avec modifications ne doive comprendre tous les membres d'une mкme grande classe ou d'un mкme rиgne. Je crois que tous les animaux descendent de quatre ou cinq formes primitives tout au plus, et toutes les plantes d'un nombre йgal ou mкme moindre. L'analogie me conduirait а faire un pas de plus ; et je serais disposй а croire que tous les animaux et toutes plantes descendent d'un prototype unique ; mais l'analogie peut кtre un guide trompeur. Toutefois, toutes les formes de la vie ont beaucoup de caractиres communs : la composition chimique, la structure cellulaire, les lois de croissance et la facultй qu'elles ont d'кtre affectйes par certaines influences nuisibles. Cette susceptibilitй se remarque jusque dans les faits les plus insignifiants ; ainsi, un mкme poison affecte souvent de la mкme maniиre les plantes et les animaux ; le poison sйcrйtй par la mouche а galle dйtermine sur l'йglantier ou sur le chкne des excroissances monstrueuses. La reproduction sexuelle semble кtre essentiellement semblable chez tous les кtres organisйs, sauf peut-кtre chez quelques-uns des plus infimes. Chez tous, autant que nous le sachions actuellement, la vйsicule germinative est la mкme ; de sorte que tous les кtres organisйs ont une origine commune. Mкme si l'on considиre les deux divisions principales du monde organique, c'est-а-dire le rиgne animal et le rиgne vйgйtal, on remarque certaines formes infйrieures, assez intermйdiaires par leurs caractиres ; pour que les naturalistes soient en dйsaccord quant au rиgne auquel elles doivent кtre rattachйes ; et, ainsi que l'a fait remarquer le professeur Asa Gray, « les spores et autres corps reproducteurs des algues infйrieures peuvent se vanter d'avoir d'abord une existence animale caractйrisйe, а laquelle succиde une existence incontestablement vйgйtale. » Par consйquent, d'aprиs le principe de la sйlection naturelle avec divergence des caractиres, il ne semble pas impossible que les animaux et les plantes aient pu se dйvelopper en partant de ces formes infйrieures et intermйdiaires ; or, si nous admettons ce point, nous devons admettre aussi que tous les кtres organisйs qui vivent ou qui ont vйcu sur la terre peuvent descendre d'une seule forme primordiale. Mais cette dйduction йtant surtout fondйe sur l'analogie, il est indiffйrent qu'elle soit acceptйe ou non. Il est sans doute possible ; ainsi que le suppose, M. G. H. Lewes, qu'aux premiиres origines de la vie plusieurs formes diffйrentes aient pu surgir ; mais, s'il en est ainsi ; nous pouvons conclure que trиs peu seulement ont laissй des descendants modifiйs ; car, ainsi que je l'ai rйcemment fait remarquer а propos des membres de chaque grande classe, comme les vertйbrйs, les articulйs, etc., nous trouvons dans leurs conformations embryologiques, homologues et rudimentaires la preuve йvidente que les membres de chaque rиgne descendent tous d'un ancкtre unique. Lorsque les opinions que j'ai exposйes dans cet ouvrage ; opinions que M. Wallace a aussi soutenues dans le journal de la Sociйtй Linnйenne ; et que des opinions analogues sur l'origine des espиces seront gйnйralement admises par les naturalistes, nous pouvons prйvoir qu'il s'accomplira dans l'histoire naturelle une rйvolution importante. Les systйmatistes pourront continuer leurs travaux comme aujourd'hui ; mais ils ne seront plus constamment obsйdйs de doutes quant а la valeur spйcifique de telle ou telle forme, circonstance qui, j'en parle par expйrience, ne constituera pas un mince soulagement. Les disputes йternelles sur la spйcificitй d'une cinquantaine de ronces britanniques cesseront. Les systйmatistes n'auront plus qu'а dйcider ; ce qui d'ailleurs ne sera pas toujours facile, si une forme quelconque est assez constante et assez distincte des autres formes pour qu'on puisse la bien dйfinir, et, dans ce cas, si ces diffйrences sont assez importantes pour mйriter un nom d'espиce. Ce dernier point deviendra bien plus important а considйrer qu'il ne l'est maintenant, car des diffйrences, quelque lйgиres qu'elles soient ; entre deux formes quelconques que ne relie aucun degrй intermйdiaire ; sont actuellement considйrйes par les naturalistes comme suffisantes pour justifier leur distinction spйcifique. Nous serons, plus tard, obligйs de reconnaоtre que la seule distinction а йtablir entre les espиces et les variйtйs bien tranchйes consiste seulement en ce que l'on sait ou que l'on suppose que ces derniиres sont actuellement reliйes les unes aux autres par des gradations intermйdiaires, tandis que les espиces ont dы l'кtre autrefois. En consйquence, sans nйgliger de prendre en considйration l'existence prйsente de degrйs intermйdiaires entre deux formes quelconques nous serons conduits а peser avec plus de soin l'йtendue rйelle des diffйrences qui les sйparent, et а leur attribuer une plus grande valeur. Il est fort possible que des formes, aujourd'hui reconnues comme de simples variйtйs, soient plus tard jugйes dignes d'un nom spйcifique ; dans ce cas, le langage scientifique et le langage ordinaire se trouveront d'accord. Bref nous aurons а traiter l'espиce de la mкme maniиre que les naturalistes traitent actuellement les genres, c'est-а-dire comme de simples combinaisons artificielles, inventйes pour une plus grande commoditй. Cette perspective n'est peut-кtre pas consolante, mais nous serons au moins dйbarrassйs des vaines recherches auxquelles donne lieu l'explication absolue, encore non trouvйe et introuvable, du terme espиces. Les autres branches plus gйnйrales de l'histoire naturelle n'en acquerront que plus d'intйrкt. Les termes : affinitй, parentй, communautй, type, paternitй, morphologie, caractиres d'adaptation, organes rudimentaires et atrophiйs, etc., qu'emploient les naturalistes, cesseront d'кtre des mйtaphores et prendront un sens absolu. Lorsque nous ne regarderons plus un кtre organisй de la mкme faзon qu'un sauvage contemple un vaisseau, c'est-а-dire comme quelque chose qui dйpasse complиtement notre intelligence ; lorsque nous verrons dans toute production un organisme dont l'histoire est fort ancienne ; lorsque nous considйrerons chaque conformation et chaque instinct compliquйs comme le rйsumй d'une foule de combinaisons toutes avantageuses а leur possesseur, de la mкme faзon que toute grande invention mйcanique est la rйsultante du travail, de l'expйrience, de la raison, et mкme des erreurs d'un grand nombre d'ouvriers ; lorsque nous envisagerons l'кtre organisй а ce point de vue, combien, et j'en parle par expйrience, l'йtude de l'histoire naturelle ne gagnera-t-elle pas en intйrкt ! Un champ de recherches immense et а peine foulй sera ouvert sur les causes et les lois de la variabilitй, sur la corrйlation, sur les effets de l'usage et du dйfaut d'usage, sur l'action directe des conditions extйrieures, et ainsi de suite. L'йtude des produits domestiques prendra une immense importance. La formation d'une nouvelle variйtй par l'homme sera un sujet d'йtudes plus important et plus intйressant que l'addition d'une espиce de plus а la liste infinie de toutes celles dйjа enregistrйes. Nos classifications en viendront, autant que la chose sera possible, а кtre des gйnйalogies ; elles indiqueront alors ce qu'on peut appeler le vrai plan de la crйation. Les rиgles de la classification se simplifieront ne possйdons ni gйnйalogies ni armoiries, et nous avons а dйcouvrir et а retracer les nombreuses lignes divergentes de descendances dans nos gйnйalogies naturelles, а l'aide des caractиres de toute nature qui ont йtй conservйs et transmis par une longue hйrйditй. Les organes rudimentaires tйmoigneront d'une maniиre infaillible quant а la nature de conformations depuis longtemps perdues. Les espиces ou groupes d'espиces dites aberrantes, qu'on pourrait appeler des fossiles vivants, nous aideront а reconstituer l'image des anciennes formes de la vie. L'embryologie nous rйvйlera souvent la conformation, obscurcie dans une certaine mesure, des prototypes de chacune des grandes classes. Lorsque nous serons certains que tous les individus de la mкme espиce et toutes les espиces йtroitement alliйes d'un mкme genre sont, dans les limites d'une йpoque relativement rйcente, descendus d'un commun ancкtre et ont йmigrй d'un berceau unique, lorsque nous connaоtrons mieux aussi les divers moyens de migration, nous pourrons alors, а l'aide des lumiиres que la gйologie nous fournit actuellement et qu'elle continuera а nous fournir sur les changements survenus autrefois dans les climats et dans le niveau des terres, arriver а retracer admirablement les migrations antйrieures du monde entier. Dйjа, maintenant, nous pouvons obtenir quelques notions sur l'ancienne gйographie, en comparant les diffйrences des habitants de la mer qui occupent les cфtes opposйes d'un continent et la nature des diverses populations de ce continent, relativement а leurs moyens apparents d'immigration. La noble science de la gйologie laisse а dйsirer par suite de l'extrкme pauvretй de ses archives. La croыte terrestre, avec ses restes enfouis, ne doit pas кtre considйrйe comme un musйe bien rempli, mais comme une maigre collection faite au hasard et а de rares intervalles. On reconnaоtra que l'accumulation de chaque grande formation fossilifиre a dы dйpendre d'un concours exceptionnel de conditions favorables, et que les lacunes qui correspondent aux intervalles йcoulйs entre les dйpфts des йtages successifs ont eu une durйe йnorme. Mais nous pourrons йvaluer leur durйe avec quelque certitude en comparant les formes organiques qui ont prйcйdй ces lacunes et celles qui les ont suivies. Il faut кtre trиs prudent quand il s'agit d'йtablir une corrйlation de stricte contemporanйitй d'aprиs la seule succession gйnйrale des formes de la vie, entre deux formations qui ne renferment pas un grand nombre d'espиces identiques. Comme la production et l'extinction des espиces sont la consйquence de causes toujours existantes et agissant lentement, et non pas d'actes miraculeux de crйation ; comme la plus importante des causes des changements organiques est presque indйpendante de toute modification, mкme subite, dans les conditions physiques, car cette cause n'est autre que les rapports mutuels d'organisme а organisme, le perfectionnement de l'un entraоnant le perfectionnement ou l'extermination des autres, il en rйsulte que la somme des modifications organiques apprйciables chez les fossiles de formations consйcutives peut probablement servir de mesure relative, mais non absolue, du laps de temps йcoulй entre le dйpфt de chacune d'elles. Toutefois, comme un certain nombre d'espиces rйunies en masse pourraient se perpйtuer sans changement pendant de longues pйriodes, tandis que, pendant le mкme temps, plusieurs de ces espиces venant а йmigrer vers de nouvelles rйgions ont pu se modifier par suite de leur concurrence avec d'autres formes йtrangиres, nous ne devons pas reposer une confiance trop absolue dans les changements organiques comme mesure du temps йcoulй. J'entrevois dans un avenir йloignй des routes ouvertes а des recherches encore bien plus importantes. La psychologie sera solidement йtablie sur la base si bien dйfinie dйjа par M. Herbert Spencer, c'est-а-dire sur l'acquisition nйcessairement graduelle de toutes les facultйs et de toutes les aptitudes mentales, ce qui jettera une vive lumiиre sur l'origine de l'homme et sur son histoire. Certains auteurs йminents semblent pleinement satisfaits de l'hypothиse que chaque espиce a йtй crййe d'une maniиre indйpendante. A mon avis, il me semble que ce que nous savons des lois imposйes а la matiиre par le Crйateur s'accorde mieux avec l'hypothиse que la production et l'extinction des habitants passйs et prйsents du globe sont le rйsultat de causes secondaires, telles que celles qui dйterminent la naissance et la mort de l'individu. Lorsque je considиre tous les кtres, non plus comme des crйations spйciales, mais comme les descendants en ligne directe de quelques кtres qui ont vйcu longtemps avant que les premiиres couches du systиme cumbrien aient йtй dйposйes, ils me paraissent anoblis. A en juger d'aprиs le passй, nous pouvons en conclure avec certitude que pas une des espиces actuellement vivantes ne transmettra sa ressemblance intacte а une йpoque future bien йloignйe, et qu'un petit nombre d'entre elles auront seules des descendants dans les вges futurs, car le mode de groupement de tous les кtres organisйs nous prouve que, dans chaque genre, le plus grand nombre des espиces, et que toutes les espиces dans beaucoup de genres, n'ont laissй aucun descendant, mais se sont totalement йteintes. Nous pouvons mкme jeter dans l'avenir un coup d'oeil prophйtique et prйdire que ce sont les espиces les plus communes et les plus rйpandues, appartenant aux groupes les plus considйrables de chaque classe, qui prйvaudront ultйrieurement et qui procrйeront des espиces nouvelles et prйpondйrantes. Comme toutes les formes actuelles de la vie descendent en ligne directe de celles qui vivaient longtemps avant l'йpoque cumbrienne, nous pouvons кtre certains que la succession rйguliиre des gйnйrations n'a jamais йtй interrompue, et qu'aucun cataclysme n'a bouleversй le monde entier. Nous pouvons donc compter avec quelque confiance sur un avenir d'une incalculable longueur. Or, comme la sйlection naturelle n'agit que pour le bien de chaque individu, toutes les qualitйs corporelles et intellectuelles doivent tendre а progresser vers la perfection. Il est intйressant de contempler un rivage luxuriant, tapissй de nombreuses plantes appartenant а de nombreuses espиces abritant des oiseaux qui chantent dans les buissons, des insectes variйs qui voltigent за et lа, des vers qui rampent dans la terre humide, si l'on songe que ces formes si admirablement construites, si diffйremment conformйes, et dйpendantes les unes des autres d'une maniиre si complexe, ont toutes йtй produites par des lois qui agissent autour de nous. Ces lois, prises dans leur sens le plus large, sont : la loi de croissance et de reproduction ; la loi d'hйrйditй qu'implique presque la loi de reproduction ; la loi de variabilitй, rйsultant de l'action directe et indirecte des conditions d'existence, de l'usage et du dйfaut d'usage ; la loi de la multiplication des espиces en raison assez йlevйe pour amener la lutte pour l'existence, qui a pour consйquence la sйlection naturelle, laquelle dйtermine la divergence des caractиres, et l'extinction des formes moins perfectionnйes. Le rйsultat direct de cette guerre de la nature, qui se traduit par la famine et par la mort, est donc le fait le plus admirable que nous puissions concevoir, а savoir : la production des animaux supйrieurs. N'y a-t-il pas une vйritable grandeur dans cette maniиre d'envisager la vie, avec ses puissances diverses attribuйes primitivement par le Crйateur а un petit nombre de formes, ou mкme а une seule ? Or, tandis que notre planиte, obйissant а la loi fixe de la gravitation, continue а tourner dans son orbite, une quantitй infinie de belles et admirables formes, sorties d'un commencement si simple, n'ont pas cessй de se dйvelopper et se dйveloppent encore ! GLOSSAIRE DES PRINCIPAUX TERMES SCIENTIFIQUES EMPLOYES DANS LE PRESENT VOLUME. [ Ce Glossaire a йtй rйdigй par M. N. S. Dallas sur la demande de M. Ch. Darwin. L'explication des termes y est donnйe sous une forme aussi simple et aussi claire que possible. ] ABERRANT.- Se dit des formes ou groupes d'animaux ou de plantes qui s'йcartent par des caractиres importants de leurs alliйs les plus rapprochйs, de maniиre а ne pas кtre aisйment compris dans le mкme groupe. ABERRATION (en optique). - Dans la rйfraction de la lumiиre par une lentille convexe, les rayons passant а travers les diffйrentes parties de la lentille convergent vers des foyers а des distances lйgиrement diffйrentes: c'est ce qu'on appelle aberration sphйrique ; d'autre part, les rayons colorйs sont sйparйs par l'action prismatique de la lentille et convergent йgalement vers des foyers а des distances diffйrentes : c'est l'aberration chromatique. AIRE.- L'йtendue de pays sur lequel une plante ou un animal s'йtend naturellement. - Par rapport au temps, ce mot exprime la distribution d'une espиce ou d'un groupe parmi les couches fossilifиres de l'йcorce de la terre. ALBINISME, ALBINOS. - Les albinos sont des animaux chez lesquels les matiиres colorantes, habituellement caractйristiques de l'espиce, n'ont pas йtй produites dans la peau et ses appendices. - ALBINISME, йtat d'albinos. ALGUES. - Une classe de plantes comprenant les plantes marines ordinaires et les plantes filamenteuses d'eau douce. ALTERNANTE (GENERATION). - Voir GENERATION. AMMONITES. - Un groupe de coquilles fossiles, spirales et а chambres, ressemblant au genre Nautilus, mais les sйparations entre les chambres sont ondulйes en spirales combinйes а leur jonction avec la paroi extйrieure de la coquille. ANALOGIE. - La ressemblance de structures qui provient de fonctions semblables, comme, par exemple, les ailes des insectes et des oiseaux. On dit que de telles structures sont analogues les unes aux autres. ANIMALCULE. - Petit animal : terme gйnйralement appliquй а ceux qui ne sont visibles qu'au microscope. ANNELIDES. - Une classe de vers chez lesquels la surface du corps prйsente une division plus ou moins distincte en anneaux ou segments gйnйralement pourvus d'appendices pour la locomotion ainsi que de branchies. Cette classe comprend les vers marins ordinaires, les vers de terre et les sangsues. ANORMAL. - Contraire а la rиgle gйnйrale. ANTENNES. - Organes articulйs placйs а la tкte chez les insectes, les crustacйs et les centipиdes, n'appartenant pourtant pas а la bouche. ANTHERES. - Sommitйs des йtamines des fleurs qui produisent le pollen ou la poussiиre fertilisante. APLACENTAIRES (APLACENTALIA, APLACENTATA). -- Mammifиres aplacentaires. - Voir MAMMIFERES. APOPHYSES. - Eminences naturelles des os qui se projettent gйnйralement pour servir d'attaches aux muscles, aux ligaments, etc. ARCHETYPE. - Forme idйale primitive d'aprиs laquelle tous les кtres d'un groupe semblent кtre organisйs. ARTICULES. - Une grande division du rиgne animal, caractйrisйe gйnйralement en ce qu'elle a la surface du corps divisйe en anneaux appelйs segments, dont un nombre plus ou moins grand est pourvu de pattes composйes, tels que les insectes, les crustacйs et les centipиdes. ASYMETRIQUE. - Ayant les deux cфtйs dissemblables. ATROPHIE. - Arrкt dans le dйveloppement survenu dans le premier вge. AVORTE. - On dit qu'un organe est avortй, quand de bonne heure il a subi un arrкt dans son dйveloppement. BALANES (Bernacles). - Cirripиdes sessiles а test composй de plusieurs piиces, qui vivent en abondance sur les rochers du bord de la mer. BASSIN (Pelvis). - L'arc osseux auquel sont articulйs les membres postйrieurs des animaux vertйbrйs. BATRACIENS. - Une classe d'animaux parents des reptiles, mais subissant une mйtamorphose particuliиre et chez lesquels le jeune animal est gйnйralement aquatique et respire par des branchies. (Exemples : les grenouilles, les crapauds et les salamandres.) BLOCS ERRATIQUES. - Enormes blocs de pierre transportйs, gйnйralement encaissйs dans de la terre argileuse ou du gravier. BRACHIOPODE. - Une classe de mollusques marins ou animaux а corps mou pourvus d'une coquille bivalve attachйe а des matiиres sous-marines par une tige qui passe par une ouverture dans l'une des valvules. Ils sont pourvus de bras а franges par l'action desquelles la nourriture est portйe а la bouche. BRANCHIALES. - Appartenant aux branchies. BRANCHIES. - Organes pour respirer dans l'eau. CAMBRIEN (SYSTEME). - Une sйrie de roches palйozoпques entre le laurentien et le silurien, et qui, tout rйcemment, йtaient encore considйrйes comme les plus anciennes roches fossilifиres. CANIDES. - La famille des chiens, comprenant le chien, le loup, le renard, le chacal, etc. CARAPACE. - La coquille enveloppant gйnйralement la partie antйrieure du corps chez les crustacйs. Ce terme est aussi appliquй aux parties dures et aux coquilles des cirripиdes. CARBONIFERE. - Ce terme est appliquй а la grande formation qui comprend, parmi d'autres roches, celles а charbon. Cette formation appartient au plus ancien systиme, ou systиme palйozoпque. CAUDAL. - De la queue ou appartenant а la queue. CELOSPERME. - Terme appliquй aux fruits des ombellifиres, qui ont la semence creuse а la face interne. CEPHALOPODES. - La classe la plus йlevйe des mollusques ou animaux а corps mou, caractйrisйe par une bouche entourйe d'un nombre plus ou moins grand de bras charnus ou tentacules qui, chez la plupart des espиces vivantes, sont pourvus de suзoirs. ( Exemples : la seiche, le nautile.). CETACE. - Un ordre de mammifиres comprenant les baleines, les dauphins, etc., ayant la forme de poissons, la peau nue et dont seulement les membres antйrieurs sont dйveloppйs. CHAMPIGNONS (Fungi).- Une classe de plantes cryptogames cellulaires CHELONIENS. - Un ordre de reptiles comprenant les tortues de mer, les tortues de terre, etc. CIRRIPEDES.- Un ordre de crustacйs comprenant les bernacles, les anatifes, etc. Les jeunes ressemblent а ceux de beaucoup d'autres crustacйs par la forme, mais arrivйs а l'вge mыr, ils sont toujours attachйs а d'autres substances, soit directement, soit au moyen d'une tige. Ils sont enfermйs dans une coquille calcaire composйe de plusieurs parties, dont deux peuvent s'ouvrir pour donner issue а un faisceau de tentacules entortillйs et articulйs qui reprйsentent les membres. COCCUS. - Genres d'insectes comprenant la cochenille, chez lequel le mвle est une petite mouche ailйe et la femelle gйnйralement une masse inapte а tout mouvement, affectant la forme d'une graine. COCON. - Une enveloppe en gйnйral soyeuse dans laquelle les insectes sont frйquemment renfermйs pendant la seconde pйriode, ou la pйriode de repos de leur existence. Le terme de « pйriode de cocon » est employй comme йquivalent de « pйriode de chrysalide ». COLEOPTERES. - Ordres d'insectes, ayant des organes buccaux masticateurs et la premiиre paire d'ailes (йlytres) plus ou moins cornйe, formant une gaine pour la seconde paire, et divisйe gйnйralement en droite ligne au milieu du dos. COLONNE. - Un organe particulier chez les fleurs de la famille des orchidйes dans lequel les йtamines, le style et le stigmate (ou organes reproducteurs) sont rйunis. COMPOSEES ou PLANTES COMPOSEES. - Des plantes chez lesquelles l'inflorescence consiste en petites fleurs nombreuses (fleurons) rйunies en une tкte йpaisse, dont la base est renfermйe dans une enveloppe commune. (Exemples : la marguerite, la dent-de-lion, etc.) CONFERVES. - Les plantes filamenteuses d'eau douce. CONGLOMERAT. - Une roche faite de fragments de rochers ou de cailloux cimentйs par d'autres matйriaux. COROLLE. - La seconde enveloppe d'une fleur, gйnйralement composйe d'organes colorйs semblables а ces feuilles (pйtales) qui peuvent кtre unies entiиrement, ou seulement а leurs extrйmitйs, ou а la base. CORRELATION. - La coпncidence normale d'un phйnomиne, des caractиres, etc., avec d'autres phйnomиnes ou d'autres caractиres. CORYMBE. - Mode d'inflorescence multiple, par lequel les fleurs qui partent de la partie infйrieure de la tige sont soutenues sur des tiges plus longues, de maniиre а кtre de niveau avec les fleurs supйrieures. COTYLEDONS. - Les premiиres feuilles, ou feuilles а semence des plantes. CRUSTACES. - Une classe d'animaux articulйs ayant la peau du corps gйnйralement plus ou moins durcie par un dйpфt de matiиre calcaire, et qui respirent au moyen de branchies. (Exemples : le crabe, le homard, la crevette.) CURCULION. - L'ancien terme gйnйrique pour les colйoptиres connus sous le nom de charanзons, caractйrisйs par leurs tarses а quatre articles, et par une tкte qui se termine en une espиce de bec, sur les cфtйs duquel sont fixйes les antennes. CUTANE. - De la peau ou appartenant а la peau. CYCLES. - Les cercles ou lignes spirales dans lesquels les parties des plantes sont disposйes sur l'axe de croissance. DEGRADATION. - Dйtйrioration du sol par l'action de la mer ou par des influences atmosphйriques. DENTELURES. - Dents disposйes comme celles d'une scie. DENUDATION. - L'usure par lavage de la surface de la terre par l'eau. DEVONIEN (SYSTEME), ou formation dйvonienne, -- Sйrie de roches palйozoпques comprenant le vieux grиs rouge. DICOTYLEDONEES ou PLANTES DICOTYLEDONES. - Une classe de plantes caractйrisйes par deux feuilles а semences (cotylйdons), et par la formation d'un nouveau bois entre l'йcorce et l'ancien bois (croissance ; exogиne), ainsi que par l'organisation rйtiforme des nervures des feuilles. Les fleurs sont gйnйralement divisйes en multiples de cinq. DIFFERENCIATION. - Sйparation ou distinction des parties ou des organes qui se trouvent plus ou moins unis dans les formes йlйmentaires vivantes. DIMORPHES. - Ayant deux formes distinctes. Le dimorphisme est l'existence de la mкme espиce sous deux formes distinctes. DIOIQUE. - Ayant les organes des sexes sur des individus distincts. DIORITE. - Une forme particuliиre de pierre verte (Greenstone). DORSAL. - Du dos ou appartenant au dos. ECHASSIERS (Grallatores). - oiseaux gйnйralement pourvus de longs becs, privйs de plumes au-dessus du tarse, et sans membranes entre les doigts des pieds. (Exemples : les cigognes, les grues, les bйcasses, etc.) EDENTES. - Ordre particulier de quadrupиdes caractйrisйs par l'absence au moins des incisives mйdianes (de devant) dans les deux mвchoires. (Exemples : les paresseux et les tatous.) ELYTRES. - Les ailes antйrieures durcies des colйoptиres, qui recouvrent et protиgent les ailes membraneuses postйrieures servant seules au vol. EMBRYOLOGIE. - L'йtude du dйveloppement de l'embryon. EMBRYON. - Le jeune animal en dйveloppement dans l'oeuf ou le sein de la mиre. ENDEMIQUE. - Ce qui est particulier а une localitй donnйe. ENTOMOSTRACES. - Une division de la classe des crustacйs, ayant gйnйralement tous les segments du corps distincts, munie de branchies aux pattes ou aux organes de la bouche, et les pattes garnies de poils fins. Ils sont gйnйralement de petite grosseur. EOCENE. - La premiиre couche des trois divisions de l'йpoque tertiaire. Les roches de cet вge contiennent en petite proportion des coquilles identiques а des espиces actuellement existantes. EPHEMERES (INSECTES). - Insectes ne vivant qu'un jour ou trиs peu de temps. ETAMINES. - Les organes mвles des plantes en fleur, formant un cercle dans les pйtales. Ils se composent gйnйralement d'un filament et d'une anthиre : l'anthиre йtant la partie essentielle dans laquelle est formй le pollen ou la poussiиre fйcondante. FAUNE. - La totalitй des animaux habitant naturellement une certaine contrйe ou rйgion, ou qui y ont vйcu pendant une pйriode gйologique quelconque. FELINS ou FELIDES. - Mammifиres de la famille des chats. FERAL (plur. FERAUX). - Animaux ou plantes qui de l'йtat de culture ou de domesticitй ont repassй а l'йtat sauvage. FLEURONS. - Fleurs imparfaitement dйveloppйes sous quelques rapports et rassemblйes en йpis йpais ou tкte йpaisse, comme dans les graminйes, la dent-de-lion, etc. FLEURS POLYANDRIQUES. - Voir POLYANDRIQUES. FLORE.- La totalitй des plantes croissant naturellement dans un pays, ou pendant une pйriode gйologique quelconque. FOETAL. - Du foetus ou appartenant au foetus (embryon) en cours de dйveloppement FORAMINIFERES. - Une classe d'animaux ayant une organisation trиs infйrieure, et gйnйralement trиs petits ; ils ont un corps mou, semblable а de la gйlatine ; des filaments dйlicats, fixйs а la surface, s'allongent et se retirent pour saisir les objets extйrieurs ; ils habitent une coquille calcaire gйnйralement divisйe en chambres et perforйe de petites ouvertures. FORMATION SEDIMENTAIRE. - Voir SEDIMENTAIRES. FOSSILIFERES. - Contenant des fossiles. FOSSOYEURS. - Insectes ayant la facultй de creuser. Les hymйnoptиres fossoyeurs sont un groupe d'insectes semblables aux guкpes, qui creusent dans le sol sablonneux des nids pour leurs petits. FOURCHETTE ou FURCULA. - L'os fourchu formй par l'union des clavicules chez beaucoup d'oiseaux, comme, par exemple, chez la poule commune. FRENUM (pl. FRENA). - Une petite bande ou pli de la peau. GALLINACES. - Ordre d'oiseaux qui comprend entre autres la poule commune le dindon, le faisan, etc. GALLUS. - Le genre d'oiseaux qui comprend la poule commune. GANGLION. - Une grosseur ou un noeud d'oщ partent les nerfs comme d'un centre. GANOIDES. - Poissons couverts d'йcailles osseuses et йmaillйes d'une maniиre toute particuliиre, dont la plupart ne se trouvent plus qu'а l'йtat fossile. GENERATION ALTERNANTE. - On applique ce terme а un mode particulier de reproduction, qu'on rencontre chez un grand nombre d'animaux infйrieurs ; l'oeuf est produit par une forme vivante tout а fait diffйrente de la forme parente, laquelle est reproduite а son tour par un procйdй de bourgeonnement ou par la division des substances du premier produit de l'oeuf. GERMINATIVE (VESICULE). - Voir VESICULE. GLACIAIRE (PERIODE). - Voir PERIODE. GLANDE. - Organe qui sйcrиte ou filtre quelque produit particulier du sang ou de la sиve des animaux ou des plantes. GLOTTE.- L'entrйe de la trachйe-artиre dans l'oesophage ou le gйsier. GNEISS. - Roches qui se rapprochent du granit par leur composition, mais plus ou moins lamellйes, provenant de l'altйration d'un dйpфt sйdimentaire aprиs sa consolidation. GRANIT. - Roche consistant essentiellement en cristaux de feldspath et de mica, rйunis dans une masse de quartz. HABITAT. - La localitй dans laquelle un animal ou une plante vit naturellement. HEMIPTERES. - Un ordre ou sous-ordre d'insectes, caractйrisйs par la possession d'un bec а articulations ou rostre ; ils ont les ailes de devant cornйes а la base et membraneuses а l'extrйmitй oщ se croisent les ailes. Ce groupe comprend les diffйrentes espиces de punaises. HERMAPHRODITE. - Possйdant les organes des deux sexes. HOMOLOGIE. - La relation entre les parties qui rйsulte de leur dйveloppement embryonique correspondant, soit chez des кtres diffйrents, comme dans le cas du bras de l'homme, la jambe de devant du quadrupиde et l'aile d'un oiseau ; ou dans le mкme individu, comme dans le cas des jambes de devant et de derriиre chez les quadrupиdes, et les segments ou anneaux et leurs appendices dont se compose le corps d'un ver ou d'un centipиde. Cette derniиre homologie est appelйe homologie sйriale. Les parties qui sont en telle relation l'une avec l'autre sont dites homologues, et une telle partie ou un tel organe est appelй l'homologue de l'autre. Chez diffйrentes plantes, les parties de la fleur sont homologues, et, en gйnйral, ces parties sont regardйes comme homologues avec les feuilles. HOMOPTERES. - Sous-ordre des hйmiptиres, chez lesquels les ailes de devant sont ou entiиrement membraneuses ou ressemblent entiиrement а du cuir. Les cigales, les pucerons en sont des exemples connus. HYBRIDE. - Le produit de l'union de deux espиces distinctes. HYMENOPTERES. - Ordre d'insectes possйdant des mandibules mordantes et gйnйralement quatre ailes membraneuses dans lesquelles il y a quelques nervures. Les abeilles et les guкpes sont des exemples familiers de ce groupe. HYPERTROPHIE. - Excessivement dйveloppй. ICHNEUMONIDES. - Famille d'insectes hymйnoptиres qui pondent leurs oeufs dans le corps ou les oeufs des autres insectes. IMAGE. - L'йtat reproductif parfait (gйnйralement а ailes) d'un insecte. INDIGENES. - Les premiers кtres animaux ou vйgйtaux aborigиnes d'un pays ou d'une rйgion. INFLORESCENCE. - Le mode d'arrangement des fleurs des plantes. INFUSOIRES. - Classe d'animalcules microscopiques appelйs ainsi parce qu'ils ont йtй observйs а l'origine dans des infusions de matiиres vйgйtales. Ils consistent en une matiиre gйlatineuse renfermйe dans une membrane dйlicate, dont la totalitй ou une partie est pourvue de poils courts et vibrants appelйe cils, au moyen desquels ces animalcules nagent dans l'eau ou transportent les particules menues de leur nourriture а l'orifice de la bouche. INSECTIVORES. - Se nourrissant d'insectes. INVERTEBRES ou ANIMAUX INVERTEBRES. - Les animaux qui ne possиdent pas d'йpine dorsale ou de colonne vertйbrale. LACUNES. - Espaces laissйs parmi les tissus chez quelques-uns des animaux infйrieurs, et servant de voies pour la circulation des fluides du corps. LAMELLE. - Pourvu de lames ou de petites plaques. LARVES. - La premiиre phase de la vie d'un insecte au sortir de l'oeuf, quand il est gйnйralement sous la forme de ver ou de chenille. LARYNX. - La partie supйrieure de la trachйe-artиre qui s'ouvre dans le gosier. LAURENTIEN. - Systиme de roches trиs anciennes et trиs altйrйes, trиs dйveloppй le long du cours du Saint-Laurent, d'oщ il tire son nom. C'est dans ces roches qu'on a trouvй les traces des corps organiques les plus anciens. LEGUMINEUSES. - Ordre de plantes, reprйsentй par les pois communs et les fиves, ayant une fleur irrйguliиre, chez lesquelles un pйtale se relиve comme une aile, et les йtamines et le pistil sont renfermйs dans un fourreau formй par deux autres pйtales. Le fruit est en forme de gousse (lйgume). LEMURIDES. - Un groupe d'animaux а quatre mains, distinct des singes et se rapprochant des quadrupиdes insectivores par certains caractиres et par leurs habitudes. Les Lйmurides ont les narines recourbйes ou tordues, et une griffe au lieu d'ongle sur l'index des mains de derriиre. LEPIDOPTERES. - Ordre d'insectes caractйrisйs par la possession d'une trompe en spirale et de quatre grosses ailes plus ou moins йcailleuses. Cet ordre comprend les papillons. LITTORAL. - Habitant le rivage de la mer. LOESS (Lehm). - Un dйpфt marneux de formation rйcente (post-tertiaire) qui occupe une grande partie de la vallйe du Rhin. MALACOSTRACES. - L'ordre supйrieur des crustacйs, comprenant les crabes ordinaires, les homards, les crevettes, etc. , ainsi que les cloportes et les salicoques. MAMMIFERES. - La premiиre classe des animaux, comprenant les quadrupиdes velus ordinaires, les baleines, et l'homme, caractйrisйe par la production de jeunes vivants, nourris aprиs leur naissance par le lait des mamelles (glandes mammaires) de la mиre. Une diffйrence frappante dans le dйveloppement embryonnaire a conduit а la division de cette classe en deux grande groupes : dans l'un, quand l'embryon a atteint une certaine pйriode, une connexion vasculaire, appelйe placenta, se forme entre l'embryon et la mиre ; dans l'autre groupe cette connexion manque, et les jeunes naissent dans un йtat trиs incomplet. Les premiers, comprenant la plus grande partie de la classe, sont appelйs Mammifиres placentaires ; les derniers, Mammifиres aplacentaires, comprennent les marsupiaux et les monotrиmes (Ornithorhynques). MANDIBULES, chez les insectes. - La premiиre paire, ou paire supйrieure de mвchoires, qui sont gйnйralement des organes solides, cornйs et mordants. Chez les oiseaux ce terme est appliquй aux deux mвchoires avec leurs enveloppes cornйes. Chez les quadrupиdes les mandibules sont reprйsentйes par la mвchoire infйrieure. MARSUPIAUX. - Un ordre de mammifиres chez lesquels les petits naissent dans un йtat trиs incomplet de dйveloppement et sont portйs par la mиre, pendant l'allaitement, dans une poche ventrale (marsupium), tels que chez les kangourous, les sarigues, etc. - Voir MAMMIFERES. MAXILLAIRES, chez les insectes. - La seconde paire ou paire infйrieure de mвchoires, qui sont composйes de plusieurs articulations et pourvues d'appendices particuliers, appelйs palpes ou antennes. MELANISME. - L'opposй de l'albinisme, dйveloppement anormal de matiиre colorante foncйe dans la peau et ses appendices. MOELLE EPINIERE. - La portion centrale du systиme nerveux chez les vertйbrйs, qui descend du cerveau а travers les arcs des vertиbres et distribue presque tous les nerfs aux divers organes du corps. MOLLUSQUES. - Une des grandes divisions du rиgne animal, comprenant les animaux а corps mou, gйnйralement pourvus d'une coquille, et chez lesquels les ganglions ou centres nerveux ne prйsentent pas d'arrangement gйnйral dйfini. Ils sont gйnйralement connus sous la dйnomination de moules et de coquillages ; la seiche, les escargots et les colimaзons communs, les coquilles, les huоtres, les moules et les peignes en sont des exemples. MONOCOTYLEDONEES ou PLANTES MONOCOTYLEDONES. - Plantes chez lesquelles la semence ne produit qu'une seule feuille а semence (ou cotylйdon), caractйrisйes par l'absente des couches consйcutives de bois dans la tige (croissance endogиne). On les reconnaоt par les nervures des feuilles qui sont gйnйralement droites et par la composition des fleurs qui sont gйnйralement des multiples de trois. (Exemples : les graminйes, les lis, les orchidйes, les palmiers, etc.) MORAINES. - Les accumulations des fragments de rochers entraоnйs dans les vallйes par les glaciers. MORPHOLOGIE. - La loi de la forme ou de la structure indйpendante de la fonction. MYSIS (FORME). - Pйriode du dйveloppement de certains crustacйs (langoustes) durant laquelle ils ressemblent beaucoup aux adultes d'un genre (mysis) appartenant а un groupe un peu infйrieur. NAISSANT. - Commenзant а se dйvelopper. NATATOIRES. - Adaptйs pour la natation. NAUPLIUS (FORMES NAUPLIUS). - La premiиre pйriode dans le dйveloppement de beaucoup de crustacйs, appartenant surtout aux groupes infйrieurs. Pendant cette pйriode l'animal a le corps court, avec des indications confuses d'une division en segments, et est pourvu de trois paires de membres а franges. Cette forme du cyclope commun d'eau douce avait йtй dйcrite comme un genre distinct sous le nom de Nauplius. NERVATION. - L'arrangement des veines ou nervures dans les ailes des insectes. NEUTRES. - Femelles de certains insectes imparfaitement dйveloppйes et vivant en sociйtй (tels que les fourmis et les abeilles). Les neutres font tous les travaux de la communautй, d'oщ ils sont aussi appelйs Travailleurs. NICTITANTE (MEMBRANE). - Membrane semi-transparente, qui peut recouvrir l'oeil chez les oiseaux et les reptiles, pour modйrer les effets d'une forte lumiиre ou pour chasser des particules de poussiиre, etc., de la surface de l'oeil. OCELLES (STEMMATES). - Les yeux simples des insectes, gйnйralement situйs sur le sommet de la tкte entre les grands yeux composйs а facettes. OESOPHAGE. - Le gosier. OMBELLIFERES. - Un ordre de plantes chez lesquelles les fleurs, qui contiennent cinq йtamines et un pistil avec deux styles, sont soutenues par des supports qui sortent du sommet de la tige florale et s'йtendent comme les baleines d'un parapluie, de maniиre а amener toutes les fleurs а la mкme hauteur (ombelle), presque au mкme niveau. (Exemples : le persil et la carotte.) ONGULES. - Quadrupиdes а sabot. OOLITHIQUES. - Grande sйrie de roches secondaires appelйes ainsi а cause du tissu de quelques-unes d'entre elles ; elles semblent composйes d'une masse de petits corps calcaires semblables а des oeufs. OPERCULE. - Plaque calcaire qui sert а beaucoup de mollusques pour fermer l'ouverture de leur coquille. Les valvules operculaires des cirripиdes sont celles qui ferment l'ouverture de la coquille. ORBITE. - La cavitй osseuse dans laquelle se place l'oeil. ORGANISME. - Un кtre organisй, soit plante, soit animal. ORTHOSPERME. - Terme appliquй aux fruits des ombellifиres qui ont la semence droite. OVA. - OEufs. OVARIUM ou OVAIRE (chez les plantes). - La partie infйrieure du pistil ou de l'organe femelle de la plante, contenant les ovules ou jeunes semences ; par la croissance et aprиs que les autres organes de la fleur sont tombйs, l'ovaire se transforme gйnйralement en fruit. OVIGERE. - Portant l'oeuf. OVULES (des plantes). - Les semences dans leur premiиre йvolution. PACHYDERMES. - Un groupe de mammifиres, ainsi appelйs а cause de leur peau йpaisse, comprenant l'йlйphant, le rhinocйros, l'hippopotame, etc. PALEOZOIQUE. - Le plus ancien systиme de roches fossilifиres. PALPES. - Appendices а articulations а quelques organes de la bouche chez les insectes et les crustacйs. PAPILIONACEES. - Ordre de plantes (voir LEGUMINEUSES). Les fleurs de ces plantes sont appelйes papilionacйes ou semblables а des papillons, а cause de la ressemblance imaginaire des pйtales supйrieurs dйveloppй avec les ailes d'un papillon. PARASITE. - Animal ou plante vivant sur, dans, ou aux dйpens d'un autre organisme. PARTHENOGENESE. - La production d'organismes vivants par des oeufs ou par des semences non fйcondйs. PEDONCULE. - Supportй sur une tige ou support. Le chкne pйdonculй a ses glands supportйs sur une tige. PELORIE, ou PELORISME. - Apparence de rйgularitй de structure chez les fleurs ou les plantes qui portent normalement des fleurs irrйguliиres. PERIODE GLACIAIRE. - Pйriode de grand froid et d'extension йnorme des glaciers а la surface de la terre. On croit que des pйriodes glaciaires sont survenues successivement pendant l'histoire gйologique de la terre ; mais ce terme est gйnйralement appliquй а la fin de l'йpoque tertiaire, lorsque presque toute l'Europe йtait soumise а un climat arctique. PETALES. - Les feuilles de la corolle ou second cercle d'organes dans une fleur. Elles sont gйnйralement d'un tissu dйlicat et brillamment colorйes. PHYLLODINEUX. - Ayant des branches aplaties, semblables а des feuilles ou tiges а feuilles au lieu de feuilles vйritables. PIGMENT. - La matiиre colorante produite gйnйralement dans les parties superficielles des animaux. Les cellules qui la sйcrиtent sont appelйes cellules pigmentaires. PINNE ou PINNE. - Portant des petites feuilles de chaque cфtй d'une tige centrale. PISTILS. - Les organes femelles d'une fleur qui occupent le centre des autres organes floraux. Le pistil peut gйnйralement кtre divisй en ovaire ou germe, en style et en stigmate. PLANTES COMPOSEES. - voir COMPOSEES. - MONOCOTYLEDONES. - Voir MONOCTYLEDONES. - POLYGAMES. - voir POLYGAMES. PLANTIGRADES. - Quadrupиdes qui marchent sur toute la plante du pied, tels que les ours. PLASTIQUE. - Facilement susceptible de changement. PLEISTOCENE (PERIODE). - La derniиre pйriode de l'йpoque tertiaire. PLUMULE (chez les plantes). - Le petit bouton entre les feuilles а semences des plantes nouvellement germйes. PLUTONIENNES (ROCHES). - Roches supposйes produites par l'action du feu dans les profondeurs de la terre. POISSONS GANOIDES. - Voir GANOIDES. POLLEN. - L'йlйment mвle chez les plantes qui fleurissent ; gйnйralement une poussiиre fine produite par les anthиres qui effectue, par le contact avec le stigmate, la fйcondation des semences. Cette fйcondation est amenйe par le moyen de tubes (tubes а pollen) qui sortent de graines а pollen adhйrant au stigmate et pйnиtrent а travers les tissus jusqu'а l'ovaire. POLYANDRIQUES (FLEURS). - Fleurs ayant beaucoup d'йtamines. POLYGAMES (PLANTES). - Plantes chez lesquelles quelques fleurs ont un seul sexe et d'autres sont hermaphrodites. Les fleurs а un seul sexe (mвles et femelles) peuvent se trouver sur la mкme plante ou sur diffйrentes plantes. POLYMORPHIQUE. - Prйsentant beaucoup de formes. POLYZOAIRES. - La structure commune formйe par les cellules des polypes, tels que les coraux. PREHENSILE. - Capable de saisir. PREPOTENT. - Ayant une supйrioritй de force ou de puissance. PRIMAIRES. - Les plumes formant le bout de l'aile d'un oiseau et insйrйes sur la partie qui reprйsente la main de l'homme. PROPOLIS. - Matiиre rйsineuse recueillie pur les abeilles sur les boutons entrouverts de diffйrents arbres. PROTEEN. - Excessivement variable. PROTOZOAIRES. - La division infйrieure du rиgne animal. Ces animaux sont composйe d'une matiиre gйlatineuse et ont а peine des traces d'organes distincts. Les infusoires, les foraminifиres et les йponges, avec quelques autres espиces, appartiennent а cette division. PUPE. - La seconde pйriode du dйveloppement d'un insecte aprиs laquelle il apparaоt sous une forme reproductive parfaite (ailйe). Chez la plupart des insectes, la pйriode pupale se passe dans un repos parfait. La chrysalide est l'йtat pupal des papillons RADICULE. - Petite racine d'une plante а l'йtat d'embryon. RETINE. - La membrane interne dйlicate de l'oeil, formйe de filaments nerveux provenant du nerf optique et servant а la perception des impressions produites par la lumiиre. RETROGRESSION. - Dйveloppement rйtrograde. Quand un animal, en approchant de la maturitй, devient moins parfait qu'on aurait pu s'y attendre d'aprиs les premiиres phases de son existence et sa parentй connue, on dit qu'il subit alors un dйveloppement ou une mйtamorphose rйtrograde. RHIZOPODES. - Classe d'animaux infйrieurement organisйs (protozoaires) ayant le corps gйlatineux, dont la surface peut proйminer en forme d'appendices semblables а des racines ou а des filaments, qui servent а la locomotion et а la prйhension de la nourriture. L'ordre le plus important est celui des foraminifиres. ROCHES METAMORPHIQUES. - Roches sйdimentaires qui ont subi une altйration gйnйralement par l'action de la chaleur, aprиs leur dйpфt et leur consolidation. ROCHES PLUTONIENNES. - Voir PLUTONIENNES. RONGEURS. - Mammifиres rongeurs, tels que les rats, les lapins et les йcureuils. Ils sont surtout caractйrisйs par la possession d'une seule paire de dents incisives en forme de ciseau dans chaque mвchoire, entre lesquelles et les dents molaires il existe une lacune trиs prononcйe. RUBUS. - Le genre des Ronces. RUDIMENTAIRE. - Trиs imparfaitement dйveloppй. RUMINANTS. - Groupe de quadrupиdes qui ruminent ou remвchent leur nourriture, tels que les boeufs, les moutons et les cerfs. Ils ont le sabot fendu, et sont privйs des dents de devant а la mвchoire supйrieure. SACRAL. - Appartenant а l'os sacrum, os composй habituellement de deux ou plusieurs vertиbres auxquelles, chez les animaux vertйbrйs, sont attachйs les cфtйs du bassin. SARCODE. - La matiиre gйlatineuse dont sont composйs les corps des animaux infйrieurs (protozoaires). SCUTELLES. - Les plaques cornйes dont les pattes de» oiseaux sont gйnйralement plus ou moins couvertes, surtout dans la partie antйrieure. SEDIMENTAIRES (FORMATIONS). - Roches dйposйes comme sйdiment par l'eau. SEGMENTS, - Les anneaux transversaux qui forment le corps d'un animal articulй ou annйlide. SEPALE. - Les feuilles ou segments du calice, ou enveloppe extйrieure d'une fleur ordinaire. Ces feuilles sont gйnйralement vertes, mais quelquefois aussi brillamment colorйes. SESSILES. - Qui n'est pas portй par une tige ou un support. SILURIEN (SYSTEME). - Trиs ancien systиme de roches fossilifиres appartenant а la premiиre partie de la sйrie palйozoпque. SOUS-CUTANE. - Situй sous la peau SPECIALISATION. - L'usage particulier d'un organe pour l'accomplissement d'une fonction dйterminйe. STERNUM. - Os de la poitrine. STIGMATE. - La portion terminale du pistil chez les plantes en fleur. STIPULES. - Petits organes foliacйs, placйs а la base des tiges des feuilles chez beaucoup de plantes. STYLE. - La partie du milieu du pistil parfait qui s'йlиve de l'ovaire comme une colonne et porte le stigmate а son sommet. SUCTORIAL. - Adaptй pour l'action de sucer. SUTURES (dans le crвne). - Les lignes de jonction des os dont le crвne est composй. SYSTEME CUMBRIEN. - voir CUMBRIEN. SYSTEME DEVONIEN. - Voir DEVONIEN. SYSTEME LAURENTIEN. - Voir LAURENTIEN. SYSTEME SILURIEN. - Voir SILURIEN. TARSE. - Les derniers articles des pattes d'animaux articulйs, tels que les insectes. TELEOSTЙENS (POISSONS). - Poissons ayant le squelette gйnйralement complиtement ossifiй et les йcailles cornйes, comme les espиces les plus communes d'aujourd'hui. TENTACULES. - Organes charnus dйlicats de prйhension ou du toucher possйdйs par beaucoup d'animaux infйrieurs. TERTIAIRE. - La derniиre йpoque gйologique, prйcйdant immйdiatement la pйriode actuelle. TRACHEE. - La trachйe-artиre ou passage pour l'entrйe de l'air dans les poumons. TRAVAILLEURS. - Voir NEUTRES. TRIDACTYLE. - A trois doigts, ou composй de trois parties mobiles attachйes а une base commune. TRILOBITES. - Groupe particulier de crustacйs йteints, ressemblant quelque peu а un cloporte par la forme extйrieure, et, comme quelques-uns d'entre eux, capable de se rouler en boule. Leurs restes ne se trouvent que dans les roches palйozoпques, et plus abondamment dans celles de l'вge silurien. TRIMORPHES. - Prйsentent trois formes distinctes. UNICELLULAIRE, - Consistant en une seule cellule. VASCULAIRE. - Contenant des vaisseaux sanguins. VERMIFORME. - Pareil а un ver. VERTEBRES ou ANIMAUX VERTEBRES. - La classe la plus йlevйe du rиgne animal, ainsi appelйe а cause de la prйsence, dans la plupart des cas, d'une йpine dorsale composйe de nombreuses articulations ou vertиbres, qui constitue le centre du squelette et qui, en mкme temps, soutient et protиge les parties centrales du systиme nerveux. VESICULE GERMINATIVE. - Une petite vйsicule de l'oeuf des animaux dont procиde le dйveloppement de l'embryon. ZOE (FORMES). - La premiиre pйriode du dйveloppement de beaucoup de crustacйs de l'ordre supйrieur, ainsi appelйs du nom de Zoйa, appliquй autrefois а ces jeunes animaux, qu'on supposait constituer un genre particulier. ZOOIDES. - Chez beaucoup d'animaux infйrieurs (tels que les coraux, les mйduses, etc.) la reproduction se fait de deux maniиres, c'est-а-dire au moyen d'oeufs et par un procйdй de bourgeons avec ou sans la sйparation du parent de son produit, qui est trиs souvent diffйrent de l'oeuf. L'individualitй de l'espиce est reprйsentйe par la totalitй des formes produites entre deux reproductions sexuelles, et ces formes, qui sont apparemment des animaux individuels, ont йtй appelйes Zooпdes_. ------------------------- FIN DU FICHIER espece1 -------------------------------- |
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