"Pensee sur l interpretation de la nature" - читать интересную книгу автора (Diderot Denis)
Diderot - Pensées sur l'interprétation de la Nature
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I B L I O T H E Q
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Diderot
PENSÉES SUR L'INTERPRÉTATION DE LA NATURE
AUX JEUNES GENS QUI SE DISPOSENT A L'ÉTUDE DE
LA
PHILOSOPHIE NATURELLE
Jeune homme, prends et lis. Si tu peux aller jusqu'à la fin de
cet ouvrage, tu ne seras pas incapable d'en entendre un meilleur. Comme
je me suis moins proposé de t'instruire que de t'exercer, il m'importe
peu que tu adoptes mes idées ou que tu les rejettes, pourvu qu'elles
emploient toute ton attention. Un plus habile t'apprendra à connaître
les forces de la nature; il me suffira de t'avoir fait essayer les tiennes.
Adieu.
P.S. Encore un mot, et je te laisse. Aie toujours présent à
l'esprit que la nature n'est pas Dieu, qu'un homme n'est pas une machine,
qu'une hypothèse n'est pas un fait; et sois assuré que tu
ne m'auras point compris, partout où tu croiras apercevoir quelque
chose de contraire à ces principes.
« Quae sunt in luce tuemur E tenebris.»
LUCRET. , lib. VI.
1. C'est de la nature que je vais écrire. Je laisserai les pensées
se succéder sous ma plume, dans l'ordre même selon lequel
les objets se sont offerts à ma réflexion, parce qu'elles
n'en représenteront que mieux les mouvements et la marche de mon
esprit. Ce seront ou des vues générales sur l'art expérimental,
ou des vues particulières sur un phénomène qui paraît
occuper tous nos philosophes, et les diviser en deux classes. Les uns ont,
ce me semble, beaucoup d'instruments et peu d'idées; les autres
ont beaucoup d'idées et n'ont point d'instruments. L'intérêt
de la vérité demanderait que ceux qui réfléchissent
daignassent enfin s'associer à ceux qui se remuent, afin que le
spéculatif fût dispensé de se donner du mouvement;
que la manoeuvre eût un but dans les mouvements infinis qu'il se
donne; que tous nos efforts se trouvassent réunis et dirigés
en même temps contre la résistance de la nature; et que, dans
cette espèce de ligue philosophique, chacun fit le rôle qui
lui convient.
2. Une des vérités qui aient été annoncées
de nos jours avec le plus de courage et de force, qu'un bon physicien ne
perdra point de vue, et qui aura certainement les suites les plus avantageuses,
c'est que la région des mathématiciens est un monde intellectuel,
où ce que l'on prend pour des vérités rigoureuses
perd absolument cet avantage quand on l'apporte sur notre terre. On en
a conclu que c'était à la philosophie expérimentale
à rectifier les calculs de la géométrie, et cette
conséquence a été avouée, même par les
géomètres. Mais à quoi bon corriger le calcul géométrique
par l'expérience ? N'est-il pas plus court de s'en tenir au résultat
de celle-ci? d'où l'on voit que les mathématiques, transcendantes
surtout, ne conduisent à rien de précis sans l'expérience;
que c'est une espèce de métaphysique générale
où les corps sont dépouillés de leurs qualités
individuelles; et qu'il resterait au moins à faire un grand ouvrage
qu'on pourrait appeler l'Application de l'expérience à la
géométrie, ou Traité de l'aberration des mesures.
3. Je ne sais s'il y a quelque rapport entre l'esprit du jeu et le génie
mathématicien; mais il y en a beaucoup entre un jeu et les mathématiques.
Laissant à part ce que le sort met d'incertitude d'un côté,
ou le comparant avec ce que l'abstraction met d'inexactitude de l'autre,
une partie de jeu peut être considérée comme une suite
indéterminée de problèmes à résoudre,
d'après des conditions données. Il n'y a point de questions
de mathématiques à qui la même définition ne
puisse convenir, et la chose du mathématicien n'a pas plus d'existence
dans la nature que celle du joueur. C'est, de part et d'autre, une affaire
de conventions. Lorsque les géomètres ont décrié
les métaphysiciens, ils étaient bien éloignes de penser
que toute leur science n'était qu'une métaphysique. On demandait
un jour: « Qu'est-ce qu'un métaphysicien ? » Un géomètre
répondit: « C'est un homme qui ne sait rien ». Les chimistes,
les physiciens, les naturalistes, et tous ceux qui se livrent à
l'art expérimental, non moins outrés dans leur jugement,
me paraissent sur le point de venger la métaphysique et d'appliquer
la même définition au géomètre. Ils disent:
« A quoi servent toutes ces profondes théories des corps célestes,
tous ces énormes calculs de l'astronomie rationnelle, s'ils ne dispensent
point Bradley ou Le Monnier d'observer le ciel ? » Et je dis: heureux
le géomètre en qui une étude consommée des
sciences abstraites n'aura point affaibli le goût des beaux-arts,
à qui Horace et Tacite seront aussi familiers que Newton, qui saura
découvrir les propriétés d'une courbe et sentir ]es
beautés d'un poète, dont l'esprit et les ouvrages seront
de tous les temps, et qui aura le mérite de toutes les académies
! Il ne se verra point tomber dans l'obscurité; il n'aura point
à craindre de survivre à sa renommée.
4. Nous touchons au moment d'une grande révolution dans les sciences.
Au penchant que les esprits me paraissent avoir à la morale, aux
belles-lettres, à l'histoire de la nature, et à la physique
expérimentale, j'oserais presque assurer qu'avant qu'il soit cent
ans, on ne comptera pas trois grands géomètres en Europe.
Cette science s'arrêtera tout court où l'auront laissée
les Bernoulli, les Euler, les Maupertuis, les Clairaut, les Fontaine et
les d'Alembert. Ils auront posé les colonnes d'Hercule. On n'ira
point au-delà. Leurs ouvrages subsisteront dans les siècles
à venir, comme ces pyramides d'Égypte dont les masses chargées
d'hiéroglyphes réveillent en nous une idée effrayante
de la puissance et des ressources des hommes qui les ont élevées.
5. Lorsqu'une science commence à naître, L'extrême
considération qu'on a dans la société pour les inventeurs,
le désir de connaître par soi-même une chose qui fait
beaucoup de bruit, L'espérance de s'illustrer par quelque découverte,
L'ambition de partager un titre avec des hommes illustres, tournent tous
les esprits de ce côté. En un moment, elle est cultivée
par une infinité de personnes de caractères différents.
Ce sont ou des gens du monde, à qui leur oisiveté pèse,
ou des transfuges, qui s'imaginent acquérir dans la science à
la mode une réputation qu'ils ont inutilement cherchée dans
d'autres sciences, qu'ils abandonnent pour elle; les uns s'en font un métier;
d'autres y sont entraînés par goût. Tant d'efforts réunis
portent assez rapidement la science jusqu'où elle peut aller. Mais
à mesure que ses limites s'étendent, celles de la considération
se resserrent. On n'en a plus que pour ceux qui se distinguent par une
grande supériorité. Alors la foule diminue. On cesse de s'embarquer
pour une contrée où les fortunes sont devenues rares et difficiles.
Il ne reste à la science que des mercenaires à qui elle donne
du pain, et que quelques hommes de génie qu'elle continue d'illustrer
longtemps encore après que le prestige est dissipé et que
les yeux se sont ouverts sur l'inutilité de leurs travaux. On regarde
toujours ces travaux comme des tours de force qui font honneur à
l'humanité. Voilà l'abrégé historique de la
géométrie, et celui de toutes les sciences qui cesseront
d'instruire ou de plaire; je n'en excepte pas même l'histoire de
la nature.
6. Quand on vient à comparer la multitude infinie des phénomènes
de la nature avec les bornes de notre entendement et la faiblesse de nos
organes, peut-on jamais attendre autre chose de la lenteur de nos travaux,
de leurs longues et fréquentes interruptions et de la rareté
des génies créateurs, que quelques pièces rompues
et séparées de la grande chaîne qui lie toutes choses
?. La philosophie expérimentale travaillerait pendant les siècles
des siècles, que les matériaux qu'elle entasserait, devenus
à la fin par leur nombre au-dessus de toute combinaison, seraient
encore bien loin d'une énumération exacte. Combien ne faudrait-il
pas de volumes pour renfermer les termes seuls par lesquels nous désignerions
les collections distinctes de phénomènes, si les phénomènes
étaient connus ? Quand la langue philosophique sera-t-elle complète
? Quand elle serait complète, qui d'entre les hommes pourrait la
savoir ? Si l'Éternel, pour manifester sa toute-puissance plus évidemment
encore que par les merveilles de la nature, eût daigné développer
le mécanisme universel sur des feuilles tracées de sa propre
main, croit-on que ce grand livre fût plus compréhensible
pour nous que l'univers même ? Combien de pages en aurait entendu
ce philosophe ' qui, avec toute la force de tête qui lui avait été
donnée, n'était pas sûr d'avoir seulement embrassé
les conséquences par lesquelles un ancien géomètre
a déterminé le rapport de la sphère au cylindre ?
Nous aurions dans ces feuilles une mesure assez bonne de la portée
des esprits, et une satire beaucoup meilleure de notre vanité. Nous
pourrions dire: Fermat alla jusqu'à telle page; Archimède
était allé quelques pages plus loin. Quel est donc notre
but ? L'exécution d'un ouvrage qui ne peut jamais être fait
et qui serait fort au-dessus de l'intelligence humaine, s'il était
achevé. Ne sommes-nous pas plus insensés que les premiers
habitants de la plaine de Sennaar ? Nous connaissons la distance infinie
qu'il y a de la terre aux cieux, et nous ne laissons pas que d'élever
la tour. Mais est-il à présumer qu'il ne viendra point un
temps où notre orgueil décourage abandonne l'ouvrage ? Quelle
apparence que, logé étroitement et mal à son aise
ici-bas, il s'opiniâtre à construire un palais inhabitable
au-delà de l'atmosphère`? Quand il s'y opiniâtrerait,
ne serait-il pas arrêté par la confusion des langues qui n'est
déjà que trop sensible et trop incommode dans l'histoire
naturelle ? D'ailleurs l'Utile circonscrit tout. Ce sera l'Utile qui dans
quelques siècles donnera des bornes à la physique expérimentale,
comme il est sur le point d'en donner à la géométrie.
J'accorde des siècles à cette étude, parce que la
sphère de son utilité est infiniment plus étendue
que celle d'aucune science abstraite, et qu'elle est sans contredit la
base de nos véritables connaissances.
7. Tant que les choses ne sont que dans notre entendement, ce sont nos
opinions; ce sont des notions qui peuvent être vraies ou fausses,
accordées ou contredites. Elles ne prennent de la consistance qu'en
se liant aux êtres extérieurs. Cette liaison se fait ou par
une chaîne ininterrompue d'expériences, ou par une chaîne
ininterrompue de raisonnements qui tient d'un bout à l'observation,
et de l'autre à l'expérience; ou par une chaîne d'expériences
dispersées d'espace en espace, entre des raisonnements, comme des
poids sur la longueur d'un fil suspendu par ses deux extrémités.
Sans ces poids, le fil deviendrait le jouet de la moindre agitation qui
se ferait dans l'air.
8. On peut comparer les notions qui n'ont aucun fondement dans la nature
à ces forêts du Nord dont les arbres n'ont point de racines.
Il ne faut qu'un coup de vent, qu'un fait léger, pour renverser
toute une forêt d'arbres et d'idées.
9. Les hommes en sont à peine à sentir combien les lois
de l'investigation de la vérité sont sévères,
et combien le nombre de nos moyens est borné. Tout se réduit
à revenir des sens à la réflexion, et de la réflexion
aux sens: rentrer en soi et en sortir sans cesse. C'est le travail de l'abeille.
On a battu bien du terrain en vain, si on ne rentre pas dans la ruche chargée
de cire. On a fait bien des amas de cire inutile, si on ne sait pas en
former des rayons.
10 Mais par malheur il est plus facile et plus court de se consulter
soi que la nature. Aussi la raison est-elle portée à demeurer
en elle-même, et l'instinct à se répandre au-dehors.
L'instinct va sans cesse regardant, goûtant, touchant, écoutant;
et il y aurait peut-être plus de physique expérimentale a
apprendre en étudiant les animaux qu'en suivant les cours d'un professeur.
Il n'y a point de charlatanerie dans leurs procédés. Ils
tendent à leur but, sans se soucier de ce qui les environne: s'ils
nous surprennent, ce n'est point leur intention. L'étonnement- est
le premier effet d'un grand phénomène; c'est à la
philosophie à le dissiper. Ce dont il s'agit dans un cours de philosophie
expérimentale, c'est de renvoyer son auditeur plus instruit, et
non plus stupéfait. S'enorgueillir des phénomènes
de la nature, comme si l'on en était soi-même l'auteur, c'est
imiter la sottise d'un éditeur des Essais qui ne pouvait entendre
le nom de Montaigne sans rougir. Une grande leçon qu'on a souvent
occasion de donner, c'est l'aveu de son insuffisance. Ne vaut-il pas mieux
se concilier la confiance des autres par la sincérité d'un
je n'en sais rien, que de balbutier des mots et se faire pitié à
soi-même, en s'efforçant de tout expliquer ? Celui qui confesse
librement qu'il ne sait pas ce qu'il ignore me dispose à croire
ce dont il entreprend de me rendre raison.
11. L'étonnement vient souvent de ce qu'on suppose plusieurs
prodiges où il n'y en a qu'un; de ce qu'on imagine dans la nature
autant d'actes particuliers qu'on nombre de phénomènes, tandis
qu'elle n'a peut-être jamais produit qu'un seul acte. Il semble même
que, si elle avait été dans la nécessité d'en
produire plusieurs, les différents résultats de ces actes
seraient isolés; qu'il y aurait des collections de phénomènes
indépendantes les unes des autres; et que cette chaîne générale
dont la philosophie suppose la continuité se romprait en plusieurs
endroits. L'indépendance absolue d'un seul fait est incompatible
avec l'idée de tout; et sans l'idée de tout, plus de philosophie.
12. Il semble que la nature se soit plu à varier le même
mécanisme d'une infinité de manières différentes.
Elle n'abandonne un genre de productions qu'après en avoir multiplié
les individus sous toutes les faces possibles. Quand on considère
le règne animal, et qu'on s'aperçoit que, parmi les quadrupèdes,
il n'y en a pas un qui n'ait les fonctions et les parties, surtout intérieures,
entièrement semblables à un autre quadrupède, ne croirait-on
pas volontiers qu'il n'y a jamais eu qu'un premier animal prototype de
tous les animaux, dont la nature n'a fait qu'allonger, raccourcir, transformer,
multiplier, oblitérer certains organes ? Imaginez les doigts de
la main réunis, et la matière des ongles si abondante que,
venant à s'étendre et à se gonfler, elle enveloppe
et couvre le tout; au lieu de la main d'un homme, vous aurez le pied d'un
cheval. Quand on voit les métamorphoses successives de l'enveloppe
du prototype, quel qu'il ait été, approcher un règne
d'un autre règne par des degrés insensibles, et peupler les
confins dès deux règnes (s'il est permis de se servir du
terme de confins où il n'y a aucune division réelle), et
peupler, dis-je, les confins des deux règnes d'êtres incertains,
ambigus, dépouillés en grande partie des formes, des qualités
et des fonctions de l'un, et revêtus des formes, des qualités,
des fonctions de l'autre, qui ne se sentirait porté à croire
qu'il n'y a jamais eu qu'un premier être prototype de tous les êtres
? Mais que cette conjecture philosophique soit admise avec le docteur Baumann
comme vraie, ou rejetée avec M. de Buffon comme fausse, on ne niera
pas qu'il ne faille l'embrasser comme une hypothèse essentielle
au progrès de la physique expérimentale, à celui de
la philosophie rationnelle, à la découverte et à l'explication
des phénomènes qui dépendent de l'organisation. Car
il est évident que la nature n'a pu conserver tant de ressemblance
dans les parties et affecter tant de variété dans les formes,
sans avoir souvent rendu sensible dans un être organisé ce
qu'elle a dérobé dans un autre. C'est une femme qui aime
à se travestir, et dont les différents déguisements,
laissant échapper tantôt une partie, tantôt une autre,
donnent quelque espérance à ceux qui la suivent avec assiduité
de connaître un jour toute sa personne.
13. On a découvert qu'il y a dans un sexe le même fluide
séminal que dans l'autre sexe '. Les parties qui contiennent ce
fluide ne sont plus inconnues. On s'est aperçu des altérations
singulières qui surviennent dans certains organes de la femelle,
quand la nature la presse fortement de rechercher le mâle. Dans l'approche
des sexes, quand on vient à comparer les symptômes du plaisir
de l'un aux symptômes du plaisir de l'autre, et qu'on s'est assuré
que la volupté se consomme dans tous les deux par des élancements
également caractérisés, distincts et battus, on ne
peut douter qu'il n'y ait aussi des émissions semblables du fluide
séminal. Mais où et comment cette émission dans la
femme ? que devient le fluide ? quelle route suit-il ? c'est ce qu'on ne
saura que quand la nature, qui n'est pas également mystérieuse
en tout et partout, se sera dévoilée dans une autre espèce:
ce qui arrivera apparemment de l'une de ces deux manières; ou les
formes seront plus évidentes dans les organes; ou l'émission
du fluide se rendra sensible à son origine et sur toute sa route,
par son abondance extraordinaire. Ce qu'on a vu distinctement dans un être
ne tarde pas à se manifester dans un être semblable. En physique
expérimentale, on apprend à apercevoir les petits phénomènes
dans les grands; de même qu'en physique rationnelle, on apprend à
connaître les grands corps dans les petits.
14. Je me représente la vaste enceinte des sciences, comme un
grand terrain parsemé de places obscures et de places éclairées.
Nos travaux doivent avoir pour but, ou d'étendre les limites des
places éclairées, ou de multiplier sur le terrain les centres
de lumières. L'un appartient au génie qui crée; L'autre
à la sagacité qui perfectionne.
15. Nous avons trois moyens principaux: L'observation de la nature,
la réflexion et l'expérience. L'observation recueille les
faits, la réflexion les combine, L'expérience vérifie
le résultat de la combinaison. Il faut que l'observation de la nature
soit assidue, que la réflexion soit profonde, et que l'expérience
soit exacte. On voit rarement ces moyens réunis. Aussi les génies
créateurs ne sont-ils pas communs.
16. Le philosophe, qui n'aperçoit souvent la vérité
que comme le politique maladroit aperçoit l'occasion, par le côté
chauve, assure qu'il est impossible de la saisir, dans le moment où
la main du manoeuvre est portée par le hasard sur le côté
qui a des cheveux. Il faut cependant avouer que parmi ces manoeuvriers
d'expériences, il y en a de bien malheureux: L'un d'eux emploiera
toute sa vie à observer des insectes et ne verra rien de nouveau
3; un autre jettera sur eux un coup d'oeil en passant et apercevra le polype,
ou le puceron hermaphrodite.
17. Sont-ce les hommes de génie qui ont manqué à
l'univers ? nullement. Est- ce en eux défaut de méditation
et d'étude ? encore moins. L'histoire des sciences fourmille de
noms illustres; la surface de la terre est couverte des monuments de nos
travaux. Pourquoi donc possédons-nous si peu de connaissances certaines
? par quelle fatalité les sciences ont-elles fait si peu de progrès
? sommes-nous destinés à n'être jamais que des enfants
? j'ai déjà annoncé la réponse à ces
questions. Les sciences abstraites ont occupé trop longtemps et
avec trop peu de fruit les meilleurs esprits; ou l'on n'a point étudié
ce qu'il importait de savoir, ou l'on n'a mis ni choix, ni vues, ni méthode
dans ses études; les mots se sont multipliés sans fin, et
la connaissance des choses est restée en arrière.
18. La véritable manière de philosopher, c'eût été
et ce serait d'appliquer l'entendement à l'entendement; L'entendement
et l'expérience aux sens; les sens à la nature; la nature
à l'investigation des instruments; les instruments à la recherche
et à la perfection des arts, qu'on jetterait au peuple pour lui
apprendre à respecter la philosophie.
19. Il n'y a qu'un seul moyen de rendre la philosophie vraiment recommandable
aux yeux du vulgaire: c'est de la lui montrer accompagnée de l'utilité.
Le vulgaire demande toujours: à quoi cela sert-il ? et il ne faut
jamais se trouver dans le cas de lui répondre: à rien: il
ne sait pas que ce qui éclaire le philosophe et ce qui sert au vulgaire
sont deux choses fort différentes, puisque l'entendement du philosophe
est souvent éclairé par ce qui nuit, et obscurci par ce qui
sert.
20. Les faits, de quelque nature qu'ils soient, sont la véritable
richesse du philosophe. Mais un des préjugés de la philosophie
rationnelle, c'est que celui qui ne saura pas nombrer ses écus ne
sera guère plus riche que celui qui n'aura qu'un écu. La
philosophie rationnelle s'occupe malheureusement beaucoup plus à
rapprocher et à lier les faits qu'elle possède, qu'à
en recueillir de nouveaux.
21. Recueillir et lier les faits, ce sont deux occupations bien pénibles;
aussi les philosophes les ont-ils partagées entre eux. Les uns passent
leur vie à rassembler des matériaux, manoeuvres utiles et
laborieux; les autres, orgueilleux architectes, s'empressent à les
mettre en oeuvre. Mais le temps a renversé jusqu'aujourd'hui presque
tous les édifices de la philosophie rationnelle. Le manoeuvre poudreux
apporte tôt ou tard, des souterrains où il creuse en aveugle,
le morceau fatal à cette architecture élevée à
force de tête; elle s'écroule, et il ne reste que des matériaux
confondus pêle-mêle, jusqu'à ce qu'un autre génie
téméraire en entreprenne une combinaison nouvelle. Heureux
le philosophe systématique à qui la nature aura donné,
comme autrefois à Épicure, à Lucrèce, a Aristote,
à Planton, une imagination forte, une grande éloquence, l'art
de présenter ses idées sous des images frappantes et sublimes
! L'édifice qu'il a construit pourra tomber un jour; mais sa statue
restera debout au milieu des ruines; et la pierre qui se détachera
de la montagne ne la brisera point, parce que les pieds n'en sont pas d'argile.
22. L'entendement a ses préjugés; le sens, son incertitude;
la mémoire, ses limites; L'imagination, ses lueurs; les instruments,
leur imperfection. Les phénomènes sont infinis; les causes,
cachées; les formes, peut-être transitoires. Nous n'avons
contre tant d'obstacles que nous trouvons en nous, et que la nature nous
oppose au-dehors, qu'une expérience lente, qu'une réflexion
bornée. Voilà les leviers avec lesquels la philosophie s'est
proposé de remuer le monde.
23. Nous avons distingué deux sortes de philosophies, L'expérimentale
et la rationnelle. L'une a les yeux bandés, marche toujours en tâtonnant,
saisit tout ce qui lui tombe sous les mains et rencontre à la fin
des choses précieuses. L'autre recueille ces matières précieuses,
et tâche de s'en former un flambeau: mais ce flambeau prétendu
lui a jusqu'à présent moins servi que le tâtonnement
à sa rivale; et cela devait être. L'expérience multiplie
ses mouvements à l'infini; elle est sans cesse en action; elle met
à chercher des phénomènes tout le temps que la raison
emploie a chercher des analogies. La philosophie expérimentale ne
sait ni ce qui lui viendra, ni ce qui ne lui viendra pas de son travail;
mais elle travaille sans relâche. Au contraire, la philosophie rationnelle
pèse les possibilités, prononce et s'arrête tout court.
Elle dit hardiment: on ne peut décomposer la lumière; la
philosophie expérimentale l'écoute, et se tait devant elle
pendant des siècles entiers; puis tout à coup elle montre
le prisme, et dit: la lumière se décompose.
24. ESQUISSE DE LA PHYSIQUE EXPÉRIMENTALE. La physique expérimentale
s'occupe en général de l'existence, des qualités,
et de l'emploi.
L'EXISTENCE embrasse l'histoire, la description, la génération,
la conservation et la destruction.
L'histoire est des lieux, de l'importation, de l'exportation, du prix,
des préjugés, etc.
La description, de l'intérieur et de l'extérieur, par
toutes les qualités sensibles.
La génération, prise depuis la première origine
jusqu'à l'état de perfection.
La conservation, de tous les moyens de fixer dans cet état.
La destruction, prise depuis l'état de perfection jusqu'au dernier
degré connu de décomposition ou de dépérissement;
de dissolution ou de résolution.
Les QUALITÉS sont générales ou particulières.
J'appelle générales, celles qui sont communes à
tous les êtres, et qui n'y varient que par la quantité.
J'appelle particulières, celles qui constituent l'être
tel; ces dernières sont ou de la substance en masse, ou de la substance
divisée ou décomposée.
L'EMPLOI s'étend à la comparaison, à l'application
et à la combinaison.
La comparaison se fait ou par les ressemblances, ou par les différences.
L'application doit être la plus étendue et la plus variée
qu'il est possible.
La combinaison est analogue ou bizarre.
25. Je dis analogue ou bizarre, parce que tout a son résultat
dans la nature; L'expérience la plus extravagante, ainsi que la
plus raisonnée. La philosophie expérimentale, qui ne se propose
rien, est toujours contente de ce qui lui vient; la philosophie rationnelle
est toujours instruite, lors même que ce qu'elle s'est proposé
ne lui vient pas.
26. La philosophie expérimentale est une étude innocente
qui ne demande presque aucune préparation de l'âme. On n'en
peut pas dire autant des autres parties de la philosophie. La plupart augmentent
en nous la fureur des conjectures. La philosophie expérimentale
la réprime à la longue. On s'ennuie tôt ou tard de
deviner maladroitement.
27. Le goût de l'observation peut être inspiré à
tous les hommes; il semble que celui de l'expérience ne doive être
inspiré qu'aux hommes riches.
L'observation ne demande qu'un usage habituel des sens; L'expérience
exige des dépenses continuelles. Il serait à souhaiter que
les grands ajoutassent ce moyen de se ruiner à tant d'autres moins
honorables qu'ils ont imaginés. Tout bien considéré,
il vaudrait mieux qu'ils fussent appauvris par un chimiste, que dépouillés
par des gens d'affaires; entêtés de la physique expérimentale
qui les amuserait quelquefois, qu'agités par l'ombre du plaisir
qu'ils poursuivent sans cesse et qui leur échappe toujours. Je dirais
volontiers aux philosophes dont là fortune est bornée et
qui se sentent portés à la physique expérimentale,
ce que je conseillerais à mon ami, s'il était tenté
de la jouissance d'une belle courtisane: Laïdem habeto, dummodo te
Lais non habeat. C'est un conseil que je donnerais encore à ceux
qui ont l'esprit assez étendu pour imaginer des systèmes,
et qui sont assez opulents pour les vérifier par l'expérience:
ayez un système, j'y consens; mais ne vous en laissez pas dominer:
Laïdem habeto.
28. La physique expérimentale peut être comparée
dans ses bons effets au conseil de ce père qui dit à ses
enfants, en mourant, qu'il y avait un trésor caché dans son
champ, mais qu'il ne savait point en quel endroit. Ses enfants se mirent
à bêcher le champ; ils ne trouvèrent pas le trésor
qu'ils cherchaient; mais ils firent dans la saison une récolte abondante
à laquelle ils ne s'attendaient pas.
29. L'année suivante, un des enfants dit à ses frères:
« J'ai soigneusement examiné le terrain que notre père
nous a laissé, et je pense avoir découvert l'endroit du trésor.
Écoutez, voici comment j'ai raisonné. Si le trésor
est caché dans le champ, il doit y avoir dans son enceinte quelques
signes qui marquent l'endroit; or j'ai aperçu des traces singulières
vers l'angle qui regarde l'orient; le sol y paraît avoir été
remué. Nous nous sommes assurés par notre travail de l'année
passée que le trésor n'est point à la surface de la
terre; il faut donc qu'il soit caché dans ses entrailles: prenons
incessamment la bêche, et creusons jusqu'à ce que nous soyons
parvenus au souterrain de l'avarice. » Tous les frères, entraînés
moins par la force de la raison que par le désir de la richesse,
se mirent à l'ouvrage. Ils avaient déjà creusé
profondément sans rien trouver; L'espérance commençait
à les abandonner et le murmure à se faire entendre, lorsqu'un
d'entre eux s'imagina reconnaître la présence d'une mine,
à quelques particules brillantes. C'en était en effet une
de plomb qu'on avait anciennement exploitée, qu'ils travaillèrent
et qui leur produisit beaucoup. Telle est quelquefois la suite des expériences
suggérées par les observations et les idées systématiques
de la philosophie rationnelle. C'est ainsi que les chimistes et les géomètres,
en s'opiniâtrant à la solution de problèmes peut-être
impossibles, sont parvenus à des découvertes plus importantes
que cette solution.
30. La grande habitude de faire des expériences donne aux manoeuvriers
d'opérations les plus grossiers un pressentiment qui a le caractère
de l'inspiration. Il ne tiendrait qu'à eux de s'y tromper comme
Socrate, et de l'appeler un démon familier. Socrate avait une si
prodigieuse habitude de considérer les hommes et de peser les circonstances,
que dans les occasions les plus délicates, il s'exécutait
secrètement en lui une combinaison prompte et juste, suivie d'un
pronostic dont l'événement ne s'écartait guère.
Il jugeait des hommes comme les gens de goût jugent des ouvrages
d'esprit, par sentiment. Il en est de même en physique expérimentale
de l'instinct de nos grands manoeuvriers. Ils ont vu si souvent et de si
près la nature dans ses opérations, qu'ils devinent avec
assez de précision le cours qu'elle pourra suivre dans les cas où
il leur prend envie de la provoquer par les essais les plus bizarres. Ainsi
le service le plus important qu'ils aient à rendre à ceux
qu'ils initient à la philosophie expérimentale, c'est bien
moins de les instruire du procédé et du résultat,
que de faire passer en eux cet esprit de divination par lequel on subodore,
pour ainsi dire, des procédés inconnus, des expériences
nouvelles, des résultats ignorés.
31. Comment cet esprit se communique-t-il ? Il faudrait que celui qui
en est possédé descendît en lui-même pour reconnaître
distinctement ce que c'est, substituer au démon familier des notions
intelligibles et claires, et les développer aux autres. S'il trouvait,
par exemple, que c'est une facilité de supposer ou d'apercevoir
des oppositions ou des analogies, qui a sa source dans une connaissance
pratique des qualités physiques des êtres considérés
solitairement, ou de leurs effets réciproques, quand on les considère
en combinaison, il étendrait cette idée; il l'appuierait
d'une infinité de faits qui se présenteraient a sa mémoire;
ce serait une histoire fidèle de toutes les extravagances apparentes
qui lui ont passe par la tête. Je dis extravagances: car quel autre
nom donner à cet enchaînement de conjectures fondées
sur des oppositions ou des ressemblances si éloignées, si
imperceptibles, que les rêves d'un malade ne paraissent ni plus bizarres,
ni plus décousus ? Il n'y a quelquefois pas une proposition qui
ne puisse être contredite, soit en elle-même, soit dans sa
liaison avec celle qui la précède ou qui la suit. C'est un
tout si précaire et dans les suppositions et dans les conséquences,
qu'on a souvent dédaigné de faire ou les observations ou
les expériences qu'on en concluait.
EXEMPLES
32. PREMIÈRES CONJECTURES 1. Il est un corps que l'on appelle
môle. Ce corps singulier s'engendre dans la femme, et, selon quelques-uns,
sans le concours de l'homme. De quelque manière que le mystère
de la génération s'accomplisse, il est certain que les deux
sexes y coopèrent. La môle ne serait-elle point un assemblage,
ou de tous les éléments qui émanent de la femme dans
la production de l'homme, ou de tous les éléments qui émanent
de l'homme dans ses différentes approches de la femme ? Ces éléments
qui sont tranquilles dans l'homme, répandus et retenus dans certaines
femmes d'un tempérament ardent, d'une imagination forte, ne pourraient-ils
pas s'y échauffer, s'y exalter, et y prendre de l'activité
? Ces éléments qui sont tranquilles dans la femme ne pourraient-ils
pas y être mis en action, soit par une présence sèche
et stérile, et des mouvements inféconds et purement voluptueux
de l'homme, soit par la violence et la contrainte des désirs provoqués
de la femme; sortir de leurs réservoirs se porter dans la matrice,
s'y arrêter, et s'y combiner d'eux-mêmes ? La môle ne
serait-elle point le résultat de cette combinaison solitaire ou
des éléments émanes de la femme, ou des éléments
fournis par l'homme ? Mais si la môle est le résultat d'une
combinaison telle que je la suppose, cette combinaison aura ses lois aussi
invariables que celles de la génération. La môle aura
donc une organisation constante. Prenons le scalpel, ouvrons des môles
et voyons; peut-être même découvrirons-nous des môles
distinguées par quelques vestiges relatifs à la différence
des sexes. Voilà ce que l'on peut appeler l'art de procéder
de ce qu'on ne connaît point à ce qu'on connaît moins
encore. C'est cette habitude de déraison que possèdent dans
un degré surprenant ceux qui ont acquis ou qui tiennent de la nature
le génie de la physique expérimentale; c'est à ces
sortes de rêves qu'on doit plusieurs découvertes. Voilà
l'espèce de divination qu'il faut apprendre aux élèves,
si toutefois cela s'apprend.
2. Mais si l'on vient à découvrir avec le temps que la
môle ne s'engendre jamais dans la femme sans la coopération
de l'homme, voici quelques conjectures nouvelles, beaucoup plus vraisemblables
que les précédentes, qu'on pourra former sur ce corps extraordinaire.
Ce tissu de vaisseaux sanguins qu'on appelle le placenta est, comme on
sait, une calotte sphérique, une espèce de champignon qui
adhère par sa partie convexe à la matrice, pendant tout le
temps de la grossesse; auquel le cordon ombilical sert comme de tige; qui
se détache de la matrice dans les douleurs de l'enfantement; et
dont la surface est égale, quand une femme est saine et que son
accouchement est heureux. Les êtres n'étant jamais ni dans
leur génération, ni dans leur conformation, ni dans leur
usage, que ce que les résistances, les lois du mouvement et l'ordre
universel les déterminent à être, s'il arrivait que
cette calotte sphérique qui ne paraît tenir à la matrice
que par application et contact s'en détachât peu à
peu par ses bords, des le commencement de la grossesse, en sorte que les
progrès de la séparation suivissent exactement ceux de l'accroissement
du volume, j'ai pensé que ces bords, libres de toute attache, iraient
toujours en s'approchant et en affectant la forme sphérique; que
le cordon ombilical, tiré par deux forces contraires, L'une des
bords séparés et convexes de la calotte qui tendrait à
le raccourcir, et l'autre du poids du fétus, qui tendrait à
l'allonger, serait beaucoup plus court que dans les cas ordinaires; qu'il
viendrait un moment où ces bords coïncideraient, s'uniraient
entièrement et formeraient une espèce d'oeuf, au centre duquel
on trouverait un fétus bizarre dans son organisation, comme il l'a
été dans sa production, oblitéré, contraint,
étouffé; et que cet oeuf se nourrirait jusqu'à ce
que sa pesanteur achevât de détacher la petite partie de sa
surface qui resterait adhérente, qu'il tombât isolé
dans la matrice et qu'il en fût expulsé par une sorte de ponte,
comme l'oeuf de la poule, avec lequel il a quelque analogie du moins par
sa forme. Si ces conjectures se vérifiaient dans une môle,
et qu'il fût cependant démontré que cette môle
s'est engendrée dans la femme sans aucune approche de l'homme, il
s'ensuivrait évidemment que le fétus est tout formé
dans la femme et que l'action de l'homme ne concourt qu'au développement.
33. SECONDES CONJECTURES. Supposé que la terre ait un noyau solide
de verre, ainsi qu'un de nos plus grands philosophes le prétend,
et que ce noyau soit revêtu de poussière; on peut assurer
qu'en conséquence des lois de la force centrifuge, qui tend à
approcher les corps libres de l'équateur, et à donner à
la terre la forme d'un sphéroïde aplati, les couches de cette
poussière doivent être moins épaisses aux pôles
que sous aucun autre parallèle; que peut-être le noyau est
à nu aux deux extrémités de l'axe, et que c'est à
cette particularité qu'il faut attribuer la direction de l'aiguille
aimantée, et les aurores boréales qui ne sont probablement
que des courants de matière électrique.
Il y a grande apparence que le magnétisme et l'électricité
dépendent des mêmes causes. Pourquoi ne seraient-ce pas des
effets du mouvement de rotation du globe et de l'énergie des matières
dont il est composé, combinée avec l'action de la lune ?
Le flux et reflux, les courants, les vents, la lumière, le mouvement
des particules libres du globe, peut-être même celui de toute
sa croûte entière sur son noyau, etc., opèrent d'une
infinité de manières un frottement continuel; !'effet des
causes qui agissent sensiblement et sans cesse forme à la suite
des siècles un produit considérable; le noyau du globe est
une masse de verre; sa surface n'est couverte que de détriments
de verre, de sables, et de matières vitrifiables; le verre est de
toutes les substances celle qui donne le plus d'électricité
par le frottement: pourquoi la masse totale de l'électricité
terrestre ne serait-elle pas le résultat de tous les frottements
opérés, soit à la surface de la terre, soit à
celle de son noyau ? Mais de cette cause générale, il est
à présumer qu'on déduira, par quelques tentatives,
une cause particulière qui constituera entre deux grands phénomènes,
je veux dire la position de l'aurore boréale et la direction de
l'aiguille aimantée, une liaison semblable à celle dont on
a constaté l'existence entre le magnétisme et l'électricité,
en aimantant des aiguilles, sans aimant et par le seul moyen de l'électricité.
On peut avouer ou contredire ces notions, parce qu'elles n'ont encore de
réalité que dans mon entendement. C'est aux expériences
à leur donner plus de solidité, et c'est au physicien à
en imaginer qui séparent les phénomènes, ou qui achèvent
de les identifier.
34. TROISIÈMES CONJECTURES. La matière électrique
répand dans les lieux où l'on électrise une odeur
sulfureuse sensible; sur cette qualité, les chimistes n'étaient-ils
pas autorisés à s'en emparer ? Pourquoi n'ont-ils pas essayé,
par tous les moyens qu'ils ont en main, des fluides chargés de la
plus grande quantité possible de matière électrique
? On ne sait seulement pas encore si l'eau électrisée dissout
plus ou moins promptement le sucre que l'eau simple Le feu de nos fourneaux
augmente considérablement le poids de certaines matières,
telles que le plomb calciné; si le feu de l'électricité,
constamment appliqué sur ce métal en calcination, augmentait
encore cet effet, n'en résulterait-il pas une nouvelle analogie
entre le feu électrique et le feu commun ? On a essayé si
ce feu extraordinaire ne porterait point quelque vertu dans les remèdes,
et ne rendrait point une substance plus efficace, un topique plus actif;
mais n'a-t-on pas abandonné trop tôt ces essais ? Pourquoi
l'électricité ne modifierait-elle pas la formation des cristaux
et leurs propriétés? Combien de conjectures à former
d'imagination, et à confirmer ou détruire par l'expérience!
Voyez l'article suivant.
35. QUATRIÈMES CONJECTURES. La plupart des météores,
les feux follets, les exhalaisons, les étoiles tombantes, les phosphores
naturels et artificiels, les bois pourris et lumineux, ont-ils d'autres
causes que
L'électricité ? Pourquoi ne fait-on pas sur ces phosphores
les expériences nécessaires pour s'en assurer ? Pourquoi
ne pense-t-on pas à reconnaître si l'air, comme le verre,
n'est pas un corps électrique par lui-même, c'est-à-
dire un corps qui n'a besoin que d'être frotté et battu pour
s'électriser ? Qui sait si l'air chargé de matière
sulfureuse ne se trouverait pas plus ou moins électrique que l'air
pur ? Si l'on fait tourner avec une grande rapidité, dans l'air,
une verge de métal qui lui oppose beaucoup de surface, on découvrira
si l'air est électrique, et ce que la verge en aura reçu
d'électricité. Si pendant l'expérience, on brûle
du soufre et d'autres matières, on reconnaîtra celles qui
augmenteront et celles qui diminueront la qualité électrique
de l'air. Peut-être l'air froid des pôles est-il plus susceptible
d'électricité que l'air chaud de l'équateur; et comme
la glace est électrique et que l'eau ne l'est point, qui sait si
ce n'est pas à l'énorme quantité de ces glaces éternelles,
amassées vers les pôles, et peut-être mues sur le noyau
de verre plus découvert aux pôles qu'ailleurs, qu'il faut
attribuer les phénomènes de la direction de l'aiguille et
de l'apparition des aurores boréales qui semblent dépendre
également de l'électricité, comme nous l'avons insinué
dans nos conjectures secondes ? L'observation a rencontré un des
ressorts les plus généraux et les plus puissants de la nature;
c'est à l'expérience à en découvrir les effets.
36. CINQUIÈMES CONJECTURES. 1. Si une corde d'instrument est
tendue, et qu'un obstacle léger la divise en deux parties inégales,
de manière qu'il n'empêche point la communication des vibrations
de l'une des parties à l'autre, on sait que cet obstacle détermine
la plus grande à se diviser en portions vibrantes, telles que les
deux parties de la corde rendent un unisson, et que les portions vibrantes
de la plus grande sont comprises chacune entre deux points immobiles. La
résonance du corps n'étant point la cause de la division
de la plus grande, mais l'unisson des deux parties étant seulement
un effet de cette division, j'ai pensé que, si on substituait à
la corde d'instrument une verge de métal, et qu'on la frappât
violemment, il se formerait sur sa longueur des ventres et des noeuds;
qu'il en serait de même de tout corps élastique sonore ou
non; que ce phénomène, qu'on croit particulier aux cordes
vibrantes, a lieu d'une manière plus ou moins forte dans toute percussion;
qu'il tient aux lois générales de la communication du mouvement;
qu'il y a, dans les corps choqués, des parties oscillantes infiniment
petites, et des noeuds ou points immobiles infiniment proches; que ces
parties oscillantes et ces noeuds sont les causes du frémissement
que nous éprouvons par la sensation du toucher dans les corps, après
le choc, tantôt sans qu'il y ait de translation locale, tantôt
après que la translation locale a cessé; que cette supposition
est conforme à la nature du frémissement qui n'est pas de
toute la surface touchée à toute la surface de la partie
sensible qui touche, mais d'une infinité de points répandus
sur la surface du corps touché, vibrant confusément entre
une infinité de points immobiles; qu'apparemment dans les corps
continus élastiques, la force d'inertie distribuée uniformément
dans la masse fait en un point quelconque la fonction d'un petit obstacle
relativement à un autre point; qu'en supposant la partie frappée
d'une corde vibrante infiniment petite, et conséquemment les ventres
infiniment petits, et les noeuds infiniment près, on a selon une
direction et pour ainsi dire sur une seule ligne une image de ce qui s'exécute
en tout sens dans un solide choqué par un autre; que, puisque la
longueur de la partie interceptée de la corde vibrante étant
donnée, il n'y a aucune cause qui puisse multiplier sur l'autre
partie le nombre des points immobiles; que, puisque ce nombre est le même,
quelle que soit la force du coup; et que, puisqu'il n'y a que la vitesse
des oscillations qui varie dans le choc des corps, le frémissement
sera plus ou moins violent, mais que le rapport en nombre des points vibrants
aux points immobiles sera le même; et que la quantité de matière
en repos dans ces corps sera constante, quelles que soient la force du
choc, la densité du corps, la cohésion des parties. Le géomètre
n'a donc plus qu'à étendre le calcul de la corde vibrante
au prisme, à la sphère, au cylindre, pour trouver la loi
générale de la distribution du mouvement dans un corps choqué;
loi qu'on était bien éloigne de rechercher jusqu'à
présent, puisqu'on ne pensait pas même à l'existence
du phénomène, et qu'on supposait au contraire la distribution
du mouvement uniforme dans toute la masse, quoique, dans le choc, le frémissement
indiquât, par la voie de la sensation, la réalité de
points vibrants répandus entre des points immobiles; je dis dans
le choc, car il est vraisemblable que, dans les communications de mouvement
où le choc n'a aucun lieu, un corps est lancé comme le serait
la molécule la plus petite, et que le mouvement est uniformément
de toute la masse à la fois. Aussi le frémissement est-il
nul dans tous ces cas; ce qui achève d'en distinguer le cas du choc.
2. Par le principe de la décomposition des forces, on peut toujours
réduire à une seule force toutes celles qui agissent sur
un corps: si la quantité et la direction de la force qui agit sur
le corps sont données, et qu'on cherche à déterminer
le mouvement qui en résulte, on trouve que le corps va en avant,
comme si la force passait par le centre de gravité, et qu'il tourne
de plus autour du centre de gravité, comme si ce centre était
fixe et que la force agît autour de ce centre comme
autour d'un point d'appui. Donc, si deux molécules s'attirent
réciproquement, elles se disposeront l'une par rapport à
l'autre, selon les lois de leurs attractions, leurs figures, etc. Si ce
système de deux molécules en attire une troisième
dont il soit réciproquement attiré, ces trois molécules
se disposeront les unes par rapport aux autres, selon les lois de leurs
attractions, leurs figures, etc., et ainsi de suite des autres systèmes
et des autres molécules. Elles formeront toutes un système
A, dans lequel, soit qu'elles se touchent ou non, soit qu'elles se meuvent
ou soient en repos, elles résisteront à une force qui tendrait
à troubler leur coordination, et tendront toujours, soit à
se restituer dans leur premier ordre, si la force perturbatrice vient à
cesser, soit à se coordonner relativement aux lois de leurs attractions,
à leurs figures, etc., et à l'action de la force perturbatrice,
si elle continue d'agir. Ce système A est ce que j'appelle un corps
élastique. En ce sens général et abstrait, le système
planétaire, L'univers n'est qu'un corps élastique: le chaos
est une impossibilité; car il est un ordre essentiellement conséquent
aux qualités primitives de la matière.
3. Si l'on considère le système A dans le vide, il sera
indestructible, imperturbable, éternel; si l'on en suppose les parties
dispersées dans l'immensité de l'espace, comme les qualités,
telles que l'attraction, se propagent à l'infini, lorsque rien ne
resserre la sphère de leur action, ces parties dont les figures
n'auront point varié, et qui seront animées des mêmes
forces, se coordonneront derechef comme elles étaient coordonnées,
et reformeront dans quelque point de l'espace et dans quelque instant de
la durée un corps élastique.
4. Il n'en sera pas ainsi, si l'on suppose le système A dans
l'univers; les effets n'y sont pas moins nécessaires, mais une action
des causes, déterminément telle, y est quelquefois impossible,
et le nombre de celles qui se combinent est toujours si grand dans le système
général ou corps élastique universel, qu'on ne sait
ce qu'étaient originairement les systèmes ou corps élastiques
particuliers, ni ce qu'ils deviendront. Sans prétendre donc que
l'attraction constitue dans le plein la dureté et l'élasticité,
telles que nous les y remarquons, n'est-il pas évident que cette
propriété de la matière suffit seule pour les constituer
dans le vide, et donner lieu a la raréfaction, à la condensation
et à tous les phénomènes qui en dépendent ?
Pourquoi donc ne serait-elle pas la cause première de ces phénomènes
dans notre système général, où une infinité
de causes qui la modifieraient feraient varier à l'infini la quantité
de ces phénomènes dans les systèmes ou corps élastiques
particuliers ? Ainsi un corps élastique plié ne se rompra
que quand la cause qui en rapproche les parties en un sens les aura tellement
écartées dans le sens contraire, qu'elles n'auront plus d'action
sensible les unes sur les autres par leurs attractions réciproques;
un corps élastique choqué ne s'éclatera que quand
plusieurs de ses molécules vibrantes auront été portées,
dans leur première oscillation, à une distance des molécules
immobiles entre lesquelles elles sont répandues telle qu'elles n'auront
plus d'action sensible les unes sur les autres par leurs attractions réciproques.
Si la violence du choc était assez grande pour que les molécules
vibrantes fussent toutes portées au-delà de la sphère
de leur attraction sensible, le corps serait réduit dans ses éléments.
Mais entre cette collision la plus forte qu'un corps puisse éprouver
et la collision qui n'occasionnerait que le frémissement le plus
faible, il y en a une, ou réelle ou intelligible, par laquelle tous
les éléments du corps séparés cesseraient de
se toucher sans que leur système fût détruit, et sans
que leur coordination cessât. Nous abandonnerons au lecteur l'application
des mêmes principes à la condensation, à la raréfaction,
etc. Nous ferons seulement encore observer ici la différence de
la communication du mouvement par le choc, et de la communication du mouvement
sans le choc. La translation d'un corps sans le choc étant uniformément
de toutes ses parties à la fois, quelle que soit la quantité
du mouvement communiquée par cette voie, fût-elle infinie,
le corps ne sera point détruit; il restera entier jusqu'à
ce qu'un choc, faisant osciller quelques-unes de ses parties entre d'autres
qui demeurent immobiles, le ventre des premières oscillations ait
une telle amplitude, que les parties oscillantes ne puissent plus revenir
à leur place, ni rentrer dans la coordination systématique.
5. Tout ce qui précède ne concerne proprement que les
corps élastiques simples, ou les systèmes de particules de
même matière, de même figure, animées d'une même
quantité et mues selon une même loi d'attraction. Mais si
toutes ces qualités sont variables, il en résultera une infinité
de corps élastiques mixtes. J'entends par un corps élastique
mixte, un système composé de deux ou plusieurs systèmes
de matières différentes, de différentes figures, animées
de différentes quantités et peut-être même mues
selon des lois différentes d'attraction, dont les particules sont
coordonnées les unes entre les autres, par une loi qui est commune
à toutes, et qu'on peut regarder comme le produit de leurs actions
réciproques. Si l'on parvient par quelques opérations à
simplifier le système composé, en en chassant toutes les
particules d'une espèce de matière coordonnée, ou
à le composer davantage, en y introduisant une matière nouvelle
dont les particules se coordonnent entre celles du système et changent
la loi commune à toutes; la dureté, L'élasticité,
la compressibilité, la rarescibilité et les autres affections
qui dépendent, dans le système composé, de la différente
coordination des particules, augmenteront ou diminueront, etc. Le plomb
qui n'a presque point de dureté ni d'élasticité diminue
encore en dureté et augmente en élasticité, si on
le met en fusion, c'est-à-dire, si on coordonne entre le système
composé des molécules qui le constituent plomb un autre système
composé de molécules d'air, de feu, etc., qui le constituent
plomb fondu.
6. Il serait très aisé d'appliquer ces idées à
une infinité d'autres phénomènes semblables, et d'en
composer un traité fort étendu. Le point le plus difficile
à découvrir, ce serait par quel mécanisme les parties
d'un système, quand elles se coordonnent entre les parties d'un
autre système, le simplifient quelquefois, en en chassant un système
d'autres parties coordonnées, comme il arrive dans certaines opérations
chimiques. Des attractions selon des lois différentes ne paraissent
pas suffire pour ce phénomène; et il est dur d'admettre des
qualités répulsives. Voici comment on pourrait s'en passer.
Soit un système A composé des systèmes B et C dont
les molécules sont coordonnées les unes entre les autres,
selon quelque loi commune à toutes. Si l'on introduit dans le système
composé A un autre système D, il arrivera de deux choses
l'une: ou que les particules du système D se coordonneront entre
les parties du système A sans qu'il y ait de choc; et, dans ce cas,
le système A sera composé des systèmes B, C, D; ou
que la coordination des particules du système D entre les particules
du système A sera accompagnée de choc. Si le choc est tel
que les particules choquées ne soient point portées dans
leur première oscillation au-delà de la sphère infiniment
petite de leur attraction, il y aura, dans le premier moment, trouble ou
multitude infinie de petites oscillations. Mais ce trouble cessera bientôt;
les particules se coordonneront, et il résultera de leur coordination
un système A composé des systèmes B, C, D. Si les
parties du système B, ou celles du système C, ou les unes
et les autres sont choquées dans le premier instant de la coordination,
et portées au-delà de la sphère de leur attraction
par les parties du système D, elles seront séparées
de la coordination systématique pour n'y plus revenir, et le système
A sera un système composé des systèmes B et D, ou
des systèmes C et D; ou ce sera un système simple des seules
particules coordonnées du système D; et ces phénomènes
s'exécuteront avec des circonstances qui ajouteront beaucoup a la
vraisemblance de ces idées, ou qui peut-être la détruiront
entièrement. Au reste, j'y suis arrivé en partant du frémissement
d'un corps élastique choqué. La séparation ne sera
jamais spontanée où il y aura coordination; elle pourra l'être
où il n'y aura que composition. La coordination est encore un principe
d'uniformité, même dans un tout hétérogène.
37. SIXIÈMES CONJECTURES. Les productions de I art seront communes,
imparfaites et faibles, tant qu'on ne se proposera pas une imitation plus
rigoureuse de la nature. La nature est opiniâtre et lente dans ses
opérations. S'agit-il d'éloigner, de rapprocher, d'unir,
de diviser, d'amollir, de condenser, de durcir, de liquéfier, de
dissoudre, d'assimiler, elle s'avance à son but par les degrés
les plus insensibles. L'art au contraire se hâte, se fatigue et se
relâche. La nature emploie des siècles à préparer
grossièrement les métaux; L'art se propose de les perfectionner
en un jour. La nature emploie des siècles à former les pierres
précieuses; L'art prétend les contrefaire en un moment. Quand
on posséderait le véritable moyen, ce ne serait pas assez;
il faudrait encore savoir l'appliquer. On est dans l'erreur, si l'on s'imagine
que, le produit de l'intensité de l'action multipliée par
le temps de l'application étant le même, le résultat
sera le même. Il n'y a qu'une application graduée, lente et
continue, qui transforme. Toute autre application n'est que destructive.
Que ne tirerions-nous pas du mélange de certaines substances dont
nous n'obtenons que des composés très imparfaits, si nous
procédions d'une manière analogue à celle de la nature.
Mais on est toujours pressé de jouir; on veut voir la fin de ce
qu'on a commencé. De là tant de tentatives infructueuses;
tant de dépenses et de peines perdues; tant de travaux que la nature
suggère et que l'art n'entreprendra jamais, parce que le succès
en paraît éloigné. Qui est-ce qui est sorti des grottes
d'Arcy, sans être convaincu par la vitesse avec laquelle les stalactites
s'y forment et s'y réparent, que ces grottes se rempliront un jour
et ne formeront plus qu'un solide immense ? Où est le naturaliste
qui réfléchissant sur ce phénomène n'ait pas
conjecturé qu'en déterminant des eaux à se filtrer
peu à peu à travers des terres et des rochers, dont les stillations
seraient reçues dans des cavernes spacieuses, on ne parvînt
avec le temps à en former des carrières artificielles d'albâtre,
de marbre et d'autres pierres dont les qualités varieraient selon
la nature des terres, des eaux et des rochers ? Mais à quoi servent
ces vues sans le courage, la patience, le travail, les dépenses,
le temps, et surtout ce goût antique pour les grandes entreprises
dont il subsiste encore tant de monuments qui n'obtiennent de nous qu'une
admiration froide et stérile ?
38. SEPTIÈMES CONJECTURES. On a tenté tant de fois sans
succès de convertir nos fers en un acier qui égalât
celui d'Angleterre et d'Allemagne et qu'on pût employer à
la fabrication des ouvrages délicats. J'ignore quels procédés
on a suivis; mais il m'a semblé qu'on eût été
conduit à cette découverte importante par l'imitation et
la perfection d'une manoeuvre très commune dans les ateliers des
ouvriers en fer. On l'appelle trempe en paquet. Pour tremper en paquet,
on prend de la suie la plus dure; on la pile; on la délaie avec
de l'urine; on y ajoute de l'ail broyé, de la savate déchiquetée
et du sel commun; on a une boîte de fer; on en couvre le fond d'un
lit de ce mélange; on place sur ce lit un lit de différentes
pièces d'ouvrages en fer; sur ce lit, un lit de mélange;
et ainsi de suite, jusqu'à ce que la boîte soit pleine; on
la ferme de son couvercle; on l'enduit exactement à l'extérieur
d'un mélange de terre grasse bien battue, de bourre et de fiente
de cheval; on la place au centre d'un tas de charbon proportionné
à son volume; on allume le charbon; on laisse aller le feu, on l'entretient
seulement; on a un vaisseau plein d'eau fraîche; trois ou quatre
heures après qu'on a mis la boîte au feu, on l'en tire; on
l'ouvre; on fait tomber les pièces qu'elle renferme dans l'eau fraîche
qu'on remue à mesure que les pièces tombent. Ces pièces
sont trempées en paquet; et si l'on en casse quelques-unes, on en
trouvera la surface convertie en un acier très dur et d'un grain
très fin, à une petite profondeur. Cette surface en prend
un poli plus éclatant et en garde mieux les formes qu'on lui a données
à la lime. N'est-il pas à présumer que, si l'on exposait,
stratum super stratum, à l'action du feu et des matières
employées dans la trempe en paquet, du fer bien choisi, bien travaillé,
réduit en feuilles minces, telles que celles de la tôle, ou
en verges très menues, et précipite au sortir du fourneau
d'aciérage dans un courant d'eaux propres à cette opération,
il se convertirait en acier ? si surtout on confiait le soin des premières
expériences à des hommes qui, accoutumés depuis longtemps
à employer le fer, à connaître ses qualités
et à remédier à ses défauts, ne manqueraient
pas de simplifier les manoeuvres, et de trouver des matières plus
propres à l'opération.
39. Ce qu'on montre de physique expérimentale dans des leçons
publiques suffit-il pour procurer cette espèce de délire
philosophique ? je n'en crois rien. Nos faiseurs de cours d'expériences
ressemblent un peu à celui qui penserait avoir donné un grand
repas parce qu'il aurait eu beaucoup de monde à sa table. Il faudrait
donc s'attacher principalement a irriter l'appétit, afin que plusieurs,
emportés par le désir de le satisfaire, passassent de la
condition de disciples à celle d'amateurs, et de celle-ci à
la profession de philosophes. Loin de tout homme public ces réserves
si opposées aux progrès des sciences ! Il faut révéler
et la chose et le moyen. Que je trouve les premiers hommes qui découvrirent
les nouveaux calculs, grands dans leur invention ! que je les trouve petits
dans le mystère qu'ils en firent ! Si Newton se fût hâté
de parler, comme l'intérêt de sa gloire et de la vérité
le demandait, Leibniz ne partagerait pas avec lui le nom d'inventeur. L'Allemand
imaginait l'instrument, tandis que l'Anglais se complaisait à étonner
les savants par les applications surprenantes qu'il en faisait. En mathématiques,
en physique, le plus sûr est d'entrer d'abord en possession, en produisant
ses titres au public. Au reste quand je demande la révélation
du moyen, j'entends de celui par lequel on a réussi; on ne peut
être trop succinct sur ceux qui n'ont point eu de succès.
40. Ce n'est pas assez de révéler; il faut encore que
la révélation soit entière et claire. Il est une sorte
d'obscurité que l'on pourrait définir l'affectation des grands
maîtres. C'est un voile qu'ils se plaisent à tirer entre le
peuple et la nature. Sans le respect qu'on doit aux noms célèbres,
je dirais que telle est l'obscurité qui règne dans quelques
ouvrages de Stahl et dans les Principes mathématiques de Newton.
Ces livres ne demandaient qu'à être entendus pour être
estimés ce qu'ils valent, et il n'en eût pas coûté
plus d'un mois à leurs auteurs pour les rendre clairs; ce mois eût
épargné trois ans de travail et d'épuisement à
mille bons esprits. Voila donc à peu près trois mille ans
de perdus pour autre chose. Hâtons-nous de rendre la philosophie
populaire. Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons
le peuple du point où en sont les philosophes. Diront-ils qu'il
est des ouvrages qu'on ne mettra jamais à la portée du commun
des esprits ? S'ils le disent, ils montreront seulement qu'ils ignorent
ce que peuvent la bonne méthode et la longue habitude.
S'il était permis à quelques auteurs d'être obscurs,
dût-on m'accuser de faire ici mon apologie, j'oserais dire que c'est
aux seuls métaphysiciens proprement dits. Les grandes abstractions
ne comportent qu'une lueur sombre. L'acte de la généralisation
tend à dépouiller les concepts de tout ce qu'ils ont de sensible.
A mesure que cet acte s'avance, les spectres corporels s'évanouissent;
les notions se retirent peu à peu de l'imagination vers l'entendement;
et les idées deviennent purement intellectuelles. Alors le philosophe
spéculatif ressemble à celui qui regarde du haut de ces montagnes
dont les sommets se perdent dans les nues: les objets de la plaine ont
disparu devant lui; il ne lui reste plus que le spectacle de ses pensées,
et que la conscience de la hauteur à laquelle il s'est élevé,
et où il n'est peut-être pas donné à tous de
le suivre et de respirer.
41. La nature n'a-t-elle pas assez de son voile, sans le doubler encore
de celui du mystère ? n'est-ce pas assez des difficultés
de l'art ? Ouvrez l'ouvrage de Franklin; feuilletez les livres des chimistes,
et vous verrez combien l'art expérimental exige de vues, d'imagination,
de sagacité, de ressources: lisez-les attentivement, parce que s'il
est possible d'apprendre en combien de manières une expérience
se retourne, c'est là que vous l'apprendrez. Si, au défaut
de génie, vous avez besoin d'un moyen technique qui vous dirige,
ayez sous les yeux une table des qualités qu'on a reconnues jusqu'à
présent dans la matière; voyez entre ces qualités
celles qui peuvent convenir à la substance que vous voulez mettre
en expérience, assurez-vous qu'elles y sont; tâchez ensuite
d'en connaître la quantité; cette quantité se mesurera
presque toujours par un instrument où l'application uniforme d'une
partie analogue à la substance pourra se faire, sans interruption
et sans reste, jusqu'à l'entière exhaustion de la qualité.
Quant à l'existence, elle ne se constatera que par des moyens qui
ne se suggèrent pas. Mais si l'on n'apprend point comment il faut
chercher, c'est quelque chose du moins que de savoir ce qu'on cherche.
Au reste ceux qui seront forcés de s'avouer à eux-mêmes
leur stérilité, soit par une impossibilité bien éprouvée
de rien découvrir, soit par une envie secrète qu'ils porteront
aux découvertes des autres, le chagrin involontaire qu'ils en ressentiront,
et les petites manoeuvres qu'ils mettraient volontiers en usage pour en
partager l'honneur, ceux-là feront bien d'abandonner une science
qu'ils cultivent sans avantage pour elle, et sans gloire pour eux.
42. Quand on a formé dans sa tête un de ces systèmes
qui demandent à être vérifiés par l'expérience,
il ne faut ni s'y attacher opiniâtrement, ni l'abandonner avec légèreté.
On pense quelquefois de ses conjectures qu'elles sont fausses, quand on
n'a pas pris les mesures convenables pour les trouver vraies. L'opiniâtreté
a même ici moins d'inconvénient que l'excès opposé.
A force de multiplier les essais, si l'on ne rencontre pas ce que l'on
cherche, il peut arriver qu'on rencontre mieux. Jamais le temps qu'on emploie
à interroger la nature n'est entièrement perdu. Il faut mesurer
sa constance sur le degré de l'analogie. Les idées absolument
bizarres ne méritent qu'un premier essai. Il faut accorder quelque
chose de plus à celles qui ont de la vraisemblance, et ne renoncer
que quand on est épuisé à celles qui promettent une
découverte importante. Il semble qu'on n'ait guère besoin
de préceptes là- dessus. On s'attache naturellement aux recherches
à proportion de l'intérêt qu'on y prend.
43. Comme les systèmes dont il s'agit ne sont appuyés
que sur des idées vagues, des soupçons légers, des
analogies trompeuses, et même, puisqu'il faut le dire, sur des chimères
que l'esprit échauffé prend facilement pour des vues, il
n'en faut abandonner aucun sans auparavant l'avoir fait passer par l'épreuve
de l'inversion. En philosophie purement rationnelle, la vérité
est assez souvent l'extrême opposé de l'erreur; de même
en philosophie expérimentale, ce ne sera pas l'expérience
qu'on aura tentée, ce sera son contraire qui produira le phénomène
qu'on attendait. Il faut regarder principalement aux deux points diamétralement
opposés. Ainsi dans la seconde de nos rêveries, après
avoir couvert l'équateur du globe électrique et découvert
les pôles, il faudra couvrir les pôles et laisser l'équateur
à découvert; et comme il importe de mettre le plus de ressemblance
qu'il est possible entre le globe expérimental et le globe naturel
qu'il représente, le choix de la matière dont on couvrira
les pôles ne sera pas indifférent. Peut- être faudrait-il
y pratiquer des amas d'un fluide, ce qui n'a rien d'impossible dans l'exécution,
et ce qui pourrait donner dans l'expérience quelque nouveau phénomène
extraordinaire, et différent de celui qu'on se propose d'imiter.
44. Les expériences doivent être répétées
pour le détail des circonstances et pour la connaissance des limites.
Il faut les transporter à des objets différents, les compliquer,
les combiner de toutes les manières possibles. Tant que les expériences
sont éparses, isolées, sans liaison, irréductibles,
il est démontré, par l'irréduction même, qu'il
en reste encore à faire. Alors il faut s'attacher uniquement à
son objet, et le tourmenter, pour ainsi dire, jusqu'à ce qu'on ait
tellement enchaîné les phénomènes, qu'un d'eux
étant donné, tous les autres le soient: travaillons d'abord
à la réduction des effets; nous songerons après à
la réduction des causes. Or les effets ne se réduiront jamais
qu'à force de les multiplier. Le grand art dans les moyens qu'on
emploie pour exprimer d'une cause tout ce qu'elle peut donner, c'est de
bien discerner ceux dont on est en droit d'attendre un phénomène
nouveau, de ceux qui ne produiront qu'un phénomène travesti.
S'occuper sans fin de ces métamorphoses, c'est se fatiguer beaucoup
et ne point avancer. Toute expérience qui n'étend pas la
loi à quelque cas nouveau, ou qui ne la restreint pas par quelque
exception, ne signifie rien. Le moyen le plus court de connaître
la valeur de son essai, c'est d'en faire l'antécédent d'un
enthymème, et d'examiner le conséquent. La conséquence
est-elle exactement la même que celle que l'on a déjà
tirée d'un autre essai ? on n'a rien découvert, on a tout
au plus confirmé une découverte. Il y a peu de gros livres
de physique expérimentale que cette règle si simple ne réduisît
à un petit nombre de pages; et il est un grand nombre de petits
livres qu'elle réduirait à rien.
45. De même qu'en mathématiques, en examinant toutes les
propriétés d'une courbe, on trouve que ce n'est que la même
propriété présentée sous des faces différentes,
dans la nature, on reconnaîtra, lorsque la physique expérimentale
sera plus avancée, que tous les phénomènes, ou de
la pesanteur, ou de l'élasticité, ou de l'attraction, ou
du magnétisme, ou de l'électricité, ne sont que des
faces différentes de la même affection. Mais entre les phénomènes
connus que l'on rapporte à l'une de ces causes, combien y a-t-il
de phénomènes intermédiaires a trouver pour former
les liaisons, remplir les vides et démontrer l'identité ?
c'est ce qui ne peut se déterminer. Il y a peut-être un phénomène
central qui jetterait des rayons non seulement à ceux qu'on a, mais
encore à tous ceux que le temps ferait découvrir, qui les
unirait et qui en formerait un système. Mais au défaut de
ce centre de correspondance commune, ils demeureront isolés; toutes
les découvertes de la physique expérimentale ne feront que
les rapprocher en s'interposant, sans jamais les réunir; et quand
elles parviendraient à les réunir, elles en formeraient un
cercle continu de phénomènes où l'on ne pourrait discerner
quel serait le premier et quel serait le dernier. Ce cas singulier où
la physique expérimentale, à force de travail, aurait formé
un labyrinthe dans lequel la physique rationnelle, égarée
et perdue, tournerait sans cesse, n'est pas impossible dans la nature,
comme il l'est en mathématiques. On trouve toujours en mathématiques,
ou par la synthèse ou par l'analyse, les propositions intermédiaires
qui séparent la propriété fondamentale d'une courbe
de sa propriété la plus éloignée.
46. Il y a des phénomènes trompeurs qui semblent, au premier
coup d'oeil, renverser un système, et qui, mieux connus, achèveraient
de le confirmer. Ces phénomènes deviennent le supplice du
philosophe, surtout lorsqu'il a le pressentiment que la nature lui en impose
et qu'elle se dérobe à ses conjectures par quelque mécanisme
extraordinaire et secret. Ce cas embarrassant aura lieu toutes les fois
qu'un phénomène sera le résultat de plusieurs causes
conspirantes ou opposées. Si elles conspirent, on trouvera la quantité
du phénomène trop grande pour l'hypothèse qu'on aura
faite; si elles sont opposées, cette quantité sera trop petite.
Quelquefois même elle deviendra nulle, et le phénomène
disparaîtra, sans qu'on sache à quoi attribuer ce silence
capricieux de la nature. Vient-on à en soupçonner la raison
? on n'en est guère plus avancé. Il faut travailler à
la séparation des causes, décomposer le résultat de
leurs actions et réduire un phénomène très
compliqué à un phénomène simple; ou du moins
manifester la complication des causes, leur concours ou leur opposition,
par quelque expérience nouvelle; opération souvent délicate,
quelquefois impossible. Alors le système chancelle; les philosophes
se partagent; les uns lui demeurent attachés; les autres sont entraînés
par l'expérience qui paraît le contredire; et l'on dispute,
jusqu'à ce que la sagacité, ou le hasard, qui ne se repose
jamais, plus fécond que la sagacité, lève la contradiction
et remette en honneur des idées qu'on avait presque abandonnées.
47. Il faut laisser l'expérience à sa liberté;
c'est la tenir captive que de n'en montrer que le côte qui prouve
et que d'en voiler le côté qui contredit. C'est l'inconvénient
qu'il y a, non pas à avoir des idées, mais à s'en
laisser aveugler, lorsqu'on tente une expérience. On n'est sévère
dans son examen, que quand le résultat est contraire au système
Alors on n'oublie rien de ce qui peut faire changer de face au phénomène,
ou de langage à la nature. Dans le cas opposé, L'observateur
est indulgent; il glisse sur les circonstances; il ne songe guère
à proposer des objections à la nature; il l'en croit sur
son premier mot; il n'y soupçonne point d'équivoque, et il
mériterait qu'on lui dît: « Ton métier est d'interroger
la nature, et tu la fais mentir, ou tu crains de la faire expliquer. »
48. Quand on suit une mauvaise route, plus on marche vite, plus on s'égare;
et le moyen de revenir sur ses pas, quand on a parcouru un espace immense
? L'épuisement des forces ne le permet pas; la vanité s'y
oppose sans qu'on s'en aperçoive; L'entêtement des principes
répand sur tout ce qui environne un prestige qui défigure
les objets. On ne les voit plus comme ils sont, mais comme il conviendrait
qu'ils fussent. Au lieu de réformer ses notions sur les êtres,
il semble qu'on prenne à tâche de modeler les êtres
sur ses notions. Entre tous les philosophes, il n'y en a point en qui cette
fureur domine plus évidemment que dans les méthodistes. Aussitôt
qu'un méthodiste a mis dans son système l'homme à
la tête des quadrupèdes, il ne l'aperçoit plus dans
la nature que comme un animal à quatre pieds. C'est en vain que
la raison sublime dont il est doué se récrie contre la dénomination
d'animal, et que son organisation contredit celle de quadrupède;
c'est en vain que la nature a tourné ses regards vers le ciel: la
prévention systématique lui courbe le corps vers la terre.
La raison n'est, suivant elle, qu'un instinct plus parfait; elle croit
sérieusement que ce n'est que par défaut d'habitude que l'homme
perd l'usage de ses jambes, quand il s'avise de transformer ses mains en
deux pieds.
49. Mais c'est une chose trop singulière que la dialectique de
quelques méthodistes, pour n'en pas donner un échantillon.
L'homme, dit Linnaeus (Fauna Suecica, préf.), n'est ni une pierre,
ni une plante; c'est donc un animal. Il n'a pas un seul pied; ce n'est
donc pas un ver. Ce n'est pas un insecte, puisqu'il n'a point d'antennes.
Il n'a point de nageoires; ce n'est donc pas un poisson. Ce n'est pas un
oiseau, puisqu'il n'a point de plumes. Qu'est-ce donc que l'homme ? il
a la bouche du quadrupède. Il a quatre pieds; les deux de devant
lui servent à l'attouchement, les deux de derrière au marcher.
C'est donc un quadrupède. « Il est vrai; continue le méthodiste,
qu'en conséquence de mes principes d'histoire naturelle, je n'ai
jamais su distinguer l'homme du singe; car il y a certains singes qui ont
moins de poils que certains hommes; ces singes marchent sur deux pieds,
et ils se servent de leurs pieds et de leurs mains comme les hommes. D'ailleurs
la parole n'est point pour moi un caractère distinctif; je n'admets,
selon ma méthode, que des caractères qui dépendent
du nombre, de la figure, de la proportion et de la situation. » Donc
votre méthode est mauvaise, dit la logique. « Donc l'homme
est un animal à quatre pieds », dit le naturaliste.
50. Pour ébranler une hypothèse, il ne faut quelquefois
que la pousser aussi loin qu'elle peut aller. Nous allons faire l'essai
de ce moyen sur celle du docteur d'Erlang, dont l'ouvrage, rempli d'idées
singulières et neuves, donnera bien de la torture à nos philosophes.
Son objet est le plus grand que l'intelligence humaine puisse se proposer;
c'est le système universel de la nature. L'auteur commence par exposer
rapidement les sentiments de ceux qui l'ont précédé,
et l'insuffisance de leurs principes pour le développement général
des phénomènes. Les uns n'ont demandé que l'étendue
et le mouvement. D'autres ont cru devoir ajouter à l'étendue
l'impénétrabilité, la mobilité et l'inertie.
L'observation des corps célestes, ou plus généralement
la physique des grands corps, a démontré la nécessité
d'une force par laquelle toutes les parties tendissent ou pesassent les
unes vers les autres selon une certaine loi; et l'on a admis l'attraction
en raison simple de la masse, et en raison réciproque du carré
de la distance. Les opérations les plus simples de la chimie, ou
la physique élémentaire des petits corps a fait recourir
à des attractions qui suivent d'autres lois; et l'impossibilité
d'expliquer la formation d'une plante ou d'un animal, avec les attractions,
L'inertie, la mobilité, L'impénétrabilité,
le mouvement, la matière ou l'étendue, a conduit le philosophe
Baumann à supposer encore d'autres propriétés dans
la nature. Mécontent des natures plastiques, à qui l'on fait
exécuter toutes les merveilles de la nature sans matière
et sans intelligence; des substances intelligentes subalternes qui agissent
sur la matière d'une manière inintelligible; de la simultanéité
de la création et de la formation des substances, qui, contenues
les unes dans les autres, se développent dans le temps par la continuation
d'un premier miracle; et de l'extemporanéité de leur production
qui n'est qu'un enchaînement de miracles réitérés
à chaque instant de la durée; il a pensé que tous
ces systèmes peu philosophiques n'auraient point eu lieu, sans la
crainte mal fondée d'attribuer des modifications très connues
a un être dont l'essence nous étant inconnue, peut être
par cette raison même et malgré notre préjugé
très compatible avec ces modifications. Mais quel est cet être
? quelles sont ces modifications ? Le dirai-je ? Sans doute, répond
le docteur Baumann. L'être corporel est cet être; ces modifications
sont le désir, l'aversion, la mémoire et l'intelligence;
en un mot, toutes les qualités que nous reconnaissons dans les animaux,
que les Anciens comprenaient sous le nom d'âme sensitive, et que
le docteur Baumann admet, proportion gardée des formes et des masses,
dans la particule la plus petite de matière comme dans le plus gros
animal. S'il y avait, dit-il, du péril à accorder aux molécules
de la matière quelques degrés d'intelligence, ce péril
serait aussi grand à les supposer dans un éléphant
ou dans un singe, qu'à les reconnaître dans un grain de sable.
Ici le philosophe de l'académie d'Erlang emploie les derniers efforts
pour écarter de lui tout soupçon d'athéisme; et il
est évident qu'il ne soutient son hypothèse avec quelque
chaleur que parce qu'elle lui paraît satisfaire aux phénomènes
les plus difficiles, sans que le matérialisme en soit une conséquence.
Il faut lire son ouvrage pour apprendre à concilier les idées
philosophiques les plus hardies avec le plus profond respect pour la religion.
Dieu a créé le monde, dit le docteur Baumann; et c'est à
nous à trouver, s'il est possible, les lois par lesquelles il a
voulu qu'il se conservât, et les moyens qu'il a destinés à
la reproduction des individus. Nous avons le champ libre de ce côté;
nous pouvons proposer nos idées; et voici les principales idées
du docteur.
L'élément séminal extrait d'une partie semblable
à celle qu'il doit former dans l'animal, sentant et pensant, aura
quelque mémoire de sa situation première; de là, la
conservation des espèces, et la ressemblance des parents.
Il peut arriver que le fluide séminal surabonde ou manque de
certains éléments, que ces éléments ne puissent
s'unir par oubli, ou qu'il se fasse des réunions bizarres d'éléments
surnuméraires. De là, ou l'impossibilité de la génération,
ou toutes les générations monstrueuses possibles.
Certains éléments auront pris nécessairement une
facilité prodigieuse à s'unir constamment de la même
manière; de là, s'ils sont différents, une formation
d'animaux microscopiques variée à l'infini; de là,
s'ils sont semblables, les polypes, qu'on peut comparer à une grappe
d'abeilles infiniment petites ' qui, n'ayant la mémoire vive que
d'une seule situation, s'accrocheraient et demeureraient accrochées
selon cette situation qui leur serait la plus familière.
Quand l'impression d'une situation présente balancera ou éteindra
la mémoire d'une situation passée, en sorte qu'il y ait indifférence
à toute situation, il y aura stérilité: de là,
la stérilité des mulets.
Qui empêchera des parties élémentaires intelligentes
et sensibles de s'écarter à l'infini de l'ordre qui constitue
l'espèce ? de là, une infinité d'espèces d'animaux
sortis d'un premier animal; une infinité d'êtres émanes
d'un premier être; un seul acte dans la nature.
Mais chaque élément perdra-t-il, en s'accumulant et en
se combinant, son petit degré de sentiment et de perception ? nullement,
dit le docteur Baumann. Ces qualités lui sont essentielles. Qu'arrivera-t-il
donc ? le voici. De ces perceptions d'éléments rassemblés
et combinés, il en résultera une perception unique, proportionnée
à la masse et à la disposition; et ce système de perceptions
dans lequel chaque élément aura perdu la mémoire du
soi et concourra a former la conscience du tout sera l'âme de l'animal.
Omnes elementorum perceptiones conspirare, et in unam fortiorem et magis
perfectam perceptionem coalescere videntur. Haec forte ad unamquamque ex
aliis perceptionibus se habet in eadem ratione qua corpus organisatum ad
elementum. Elementum quodvis, post suam cum aliis copulationem, cum suam
perceptionem illarum perceptionibus confudit, et SUI CONSCIENTIAM perdidit,
primi elementorum status memoria nulla superest, et nostra nobis origo
omnino abdita manet.
C'est ici que nous sommes surpris que l'auteur ou n'ait pas aperçu
les terribles conséquences de son hypothèse, ou que, s'il
a aperçu les conséquences, il n'ait pas abandonné
l'hypothèse. C'est maintenant qu'il faut appliquer notre méthode
à l'examen de ses principes. Je lui demanderai donc si l'univers
ou la collection générale de toutes les molécules
sensibles et pensantes forme un tout, ou non. S'il me répond qu'elle
ne forme point un tout, il ébranlera d'un seul mot l'existence de
Dieu, en introduisant le désordre dans la nature, et il détruira
la base de la philosophie, en rompant la chaîne qui lie tous les
êtres. S'il convient que c'est un tout où les éléments
ne sont pas moins ordonnés que les portions, ou réellement
distinctes, ou seulement intelligibles le sont dans un élément,
et les éléments dans un animal, il faudra qu'il avoue qu'en
conséquence de cette copulation universelle, le monde, semblable
à un grand animal, a une âme; que, le monde pouvant être
infini, cette âme du monde, je ne dis pas est, mais peut être
un système infini de perceptions, et que le monde peut être
Dieu '. Qu'il proteste tant qu'il voudra contre ces conséquences,
elles n'en seront pas moins vraies; et quelque lumière que ses sublimes
idées puissent jeter dans les profondeurs de la nature, ces idées
n'en seront pas moins effrayantes. Il ne s'agissait que de les généraliser
pour s'en apercevoir. L'acte de la généralisation est pour
les hypothèses du métaphysicien ce que les observations et
les expériences réitérées sont pour les conjectures
du physicien. Les conjectures sont-elles justes ? plus on fait d'expériences,
plus les conjectures se vérifient. Les hypothèses sont-elles
vraies ? plus on étend les conséquences, plus elles embrassent
de vérités, plus elles acquièrent d'évidence
et de force. Au contraire, si les conjectures et les hypothèses
sont frêles et mal fondées, ou l'on découvre un fait,
ou l'on aboutit à une vérité contre laquelle elles
échouent. L'hypothèse du docteur Baumann développera,
si l'on veut, le mystère le plus incompréhensible de la nature,
la formation des animaux, ou plus généralement, celle de
tous les corps organisés; la collection universelle des phénomènes
et l'existence de Dieu seront ses écueils. Mais quoique nous rejetions
les idées du docteur d'Erlang, nous aurions bien mal conçu
l'obscurité des phénomènes qu'il s'était proposé
d'expliquer, la fécondité de son hypothèse, les conséquences
surprenantes qu'on en peut tirer, le mérite des conjectures nouvelles
sur un sujet dont se sont occupés les premiers hommes dans tous
les siècles, et la difficulté de combattre les siennes avec
succès, si nous ne les regardions pas comme le fruit d'une méditation
profonde, une entreprise hardie sur le système universel de la nature,
et la tentative d'un grand philosophe.
51. DE L'IMPULSION D'UNE SENSATION. Si le docteur Baumann eût
renfermé son système dans de justes bornes, et n'eût
appliqué ses idées qu'à la formation des animaux,
sans les étendre à la nature de l'âme, d'où
je crois avoir démontré contre lui qu'on pouvait les porter
jusqu'à l'existence de Dieu, il ne se serait point précipité
dans l'espèce de matérialisme la plus séduisante,
en attribuant aux molécules organiques le désir, L'aversion,
le sentiment et la pensée. Il fallait se contenter d'y supposer
une sensibilité mille fois moindre que celle que le Tout-Puissant
a accordée aux animaux les plus stupides et les plus voisins de
la matière morte. En conséquence de cette sensibilité
sourde et de la différence des configurations, il n'y aurait eu
pour une molécule organique quelconque qu'une situation la plus
commode de toutes, qu'elle aurait sans cesse cherchée par une inquiétude
automate, comme il arrive aux animaux de s'agiter dans le sommeil, lorsque
l'usage de presque toutes leurs facultés est suspendu, jusqu'à
ce qu'ils aient trouvé la disposition la plus convenable au repos.
Ce seul principe eût satisfait d'une manière assez simple
et sans aucune conséquence dangereuse aux phénomènes
qu'il se proposait d'expliquer, et à ces merveilles sans nombre
qui tiennent si stupéfaits tous nos observateurs d'insectes; et
il eût défini l'animal en général, un système
de différentes molécules organiques qui, par l'impulsion
d'une sensation semblable à un toucher obtus et sourd que celui
qui a créé la matière en général leur
a donné, se sont combinées jusqu'à ce que chacune
ait rencontré la place la plus convenable à sa figure et
à son repos.
52. DES INSTRUMENTS ET DES MESURES. Nous avons observé ailleurs
que, puisque les sens étaient la source de toutes nos connaissances,
il importait beaucoup de savoir jusqu'où nous pouvions compter sur
leur témoignage: ajoutons ici que l'examen des suppléments
de nos sens ou des instruments, n'est pas moins nécessaire. Nouvelle
application de l'expérience; autre source d'observations longues,
pénibles et difficiles. Il y aurait un moyen d'abréger le
travail; ce serait de fermer l'oreille à une sorte de scrupules
de la philosophie rationnelle (car la philosophie rationnelle a ses scrupules)
et de bien connaître dans toutes les quantités jusqu'où
la précision des mesures est nécessaire. Combien d'industrie,
de travail et de temps perdus à mesurer, qu'on eût bien employés
à découvrir !
53. Il est, soit dans l'invention, soit dans la perfection des instruments,
une circonspection qu'on ne peut trop recommander au physicien: c'est de
se méfier des analogies; de ne jamais conclure ni du plus ou moins,
ni du moins ou plus; de porter son examen sur toutes les qualités
physiques des substances qu'il emploie. Il ne réussira jamais, s'il
se néglige là-dessus; et quand il aura bien pris toutes ses
mesures, combien de fois n'arrivera-t-il pas encore qu'un petit obstacle
qu'il n'aura point prévu ou qu'il aura méprisé sera
la limite de la nature, et le forcera d'abandonner son ouvrage, lorsqu'il
le croyait achevé ?
54. DE LA DISTINCTION DES OBJETS. Puisque l'esprit ne peut tout comprendre,
L'imagination tout prévoir, le sens tout observer et la mémoire
tout retenir; puisque les grands hommes naissent à des intervalles
de temps si éloignés, et que les progrès des sciences
Sont tellement suspendus par les révolutions, que des siècles
d'étude se passent à recouvrer les connaissances des siècles
écoulés, c'est manquer au genre humain que de tout observer
indistinctement. Les hommes extraordinaires par leurs talents se doivent
respecter eux-mêmes et la postérité dans l'emploi de
leur temps. Que penserait-elle de nous, si nous n'avions à lui transmettre
qu'une insectologie complète, qu'une histoire immense d'animaux
microscopiques ? Aux grands génies, les grands objets; les petits
objets, aux petits génies. Il vaut autant que ceux-ci s'en occupent,
que de ne rien faire.
55. DES OBSTACLES. Et puisqu'il ne suffit pas, de vouloir une chose,
qu'il faut en même temps acquiescer à tout ce qui est presque
inséparablement attaché à la chose qu'on veut, celui
qui aura résolu de s'appliquer à l'étude de la philosophie
s'attendra non seulement aux obstacles physiques qui sont de la nature
de son objet, mais encore à la multitude des obstacles moraux qui
doivent se présenter à lui, comme ils se sont offerts à
tous les philosophes qui l'ont précédé. Lors donc
qu'il lui arrivera d'être traversé, mal entendu, calomnié
compromis, déchiré, qu'il sache se dire à lui-même:
« N'est-ce que dans mon siècle, n'est-ce que pour moi qu'il
y a eu des hommes remplis d'ignorance et de fiel, des âmes rongées
par l'envie, des têtes troublées par la superstition ? »
S'il croit quelquefois avoir à se plaindre de ses concitoyens, qu'il
sache se parler ainsi:« Je me plains de mes concitoyens: mais s'il
était possible de les interroger tous, et de demander à chacun
d'eux lequel il voudrait être de l'auteur des Nouvelles ecclésiastiques
ou de Montesquieu; de l'auteur des Lettres américaines ou de Buffon;
en est-il un seul qui eût un peu de discernement, et qui pût
balancer sur le choix ? Je suis donc certain d'obtenir un jour les seuls
applaudissements dont je fasse quelque cas, si j'ai été assez
heureux pour les mériter. »
Et vous qui prenez le titre de philosophes ou de beaux esprits, et qui
ne rougissez point de ressembler à ces insectes importuns qui passent
les instants de leur existence éphémère à troubler
l'homme dans ses travaux et dans son repos, quel est votre but ? espérez
vous de votre acharnement ? Quand vous aurez découragé ce
qui reste à la nation d'auteurs célèbres et d'excellents
génies, que ferez-vous en revanche pour elle ? quelles sont les
productions merveilleuses par lesquelles vous dédommagerez le genre
humain de celles qu'il en aurait obtenues ?...Malgré vous, les noms
des Duclos, des d'Alembert et des Rousseau; des de Voltaire, des Maupertuis
et des Montesquieu; des de Buffon et des Daubenton seront en honneur parmi
nous et chez nos neveux: et si quelqu'un se souvient un jour des vôtres,
« ils sont été, dira-t-il, les persécuteurs
des premiers hommes de leur temps; et si nous possédons la préface
de l'Encyclopédie, L'Histoire du siècle de Louis XIV l'Esprit
des lois, et l'Histoire de la nature, c'est qu'heureusement il n'était
pas au pouvoir de ces gens-là de nous en priver.»
56. DES CAUSES -- 1 A ne consulter que les vaines conjectures de la
philosophie et la faible lumière de notre raison, on croirait que
la chaîne des causes n'a point eu de commencement, et que celle des
effets n'aura point de fin. Supposez une molécule déplacée,
elle ne s'est point déplacée d'elle- même; la cause
de son déplacement a une autre cause; celle-ci, une autre, et ainsi
de suite, sans qu'on puisse trouver de limites naturelles aux causes dans
la durée qui a précédé. Supposez une molécule
déplacée, ce déplacement aura un effet; cet effet,
un autre effet, et ainsi de suite, sans qu'on puisse trouver de limites
naturelles aux effets dans la durée qui suivra. L'esprit épouvanté
de ces progrès à l'infini des causes les plus faibles et
des effets les plus légers ne se refuse à cette supposition
et à quelques autres de la même espèce que par le préjugé
qu'il ne se passe rien au-delà de la portée de nos sens,
et que tout cesse où nous ne voyons plus: mais une des principales
différences de l'observateur de la nature et de son interprète,
c'est que celui-ci part du point où les sens et les instruments
abandonnent l'autre; il conjecture, par ce qui est, ce qui doit être
encore; il tire de l'ordre des choses des conclusions abstraites et générales,
qui ont pour lui toute l'évidence des vérités sensibles
et particulières; il s'élève à l'essence même
de l'ordre; il voit que la coexistence pure et simple d'un être sensible
et pensant, avec un enchaînement quelconque de causes et d'effets,
ne lui suffit pas pour en porter un jugement absolu; il s'arrête
là; s'il faisait un pas de plus, il sortirait de la nature.
DES CAUSES FINALES -- 2. Qui sommes-nous pour expliquer les fins de
la nature ? Ne nous apercevrons-nous point que c'est presque toujours aux
dépens de sa puissance que nous préconisons sa sagesse, et
que nous ôtons à ses ressources plus que nous ne pouvons jamais
accorder à ses vues ? Cette manière de l'interpréter
est mauvaise, même en théologie naturelle. C'est substituer
la conjecture de l'homme à l'ouvrage de Dieu; c'est attacher la
plus importante des vérités au sort d'une hypothèse.
Mais le phénomène le plus commun suffira pour montrer combien
la recherche de ces causes est contraire à la véritable science.
Je suppose qu'un physicien, interrogé sur la nature du lait, réponde
que c'est un aliment qui commence à se préparer dans la femelle,
quand elle a conçu, et que la nature destine à la nourriture
de l'animal qui doit naître; que cette définition m'apprendra-t-elle
sur la formation du lait ? que puis-je penser de la destination prétendue
de ce fluide, et des autres idées physiologiques qui l'accompagnent,
lorsque je sais qu'il y a eu des hommes qui ont fait jaillir le lait de
leurs mamelles; que l'anastomose des artères épigastriques
et mammaires me démontre que c'est le lait qui cause le gonflement
de la gorge dont les filles mêmes sont quelquefois incommodées
à l'approche de l'évacuation périodique; qu'il n'y
a presque aucune fille qui ne devînt nourrice, si elle se faisait
téter; et que j'ai sous les yeux une femelle d'une espèce
si petite, qu'il ne s'est point trouvé de mâle qui lui convînt,
qui n'a point été couverte, qui n'a jamais porté,
et dont les tettes se sont gonflées de lait au point qu'il a fallu
recourir aux moyens ordinaires pour la soulager ? Combien n'est-il pas
ridicule d'entendre des anatomistes attribuer sérieusement à
la pudeur de la nature une ombre qu'elle a également répandue
sur des endroits de notre corps où il n'y a rien de déshonnête
à couvrir ? L'usage que lui supposent d'autres anatomistes fait
un peu moins d'honneur à la pudeur de la nature, mais n'en fait
pas davantage à leur sagacité. Le physicien dont la profession
est d'instruire et non d'édifier abandonnera donc le pourquoi, et
ne s'occupera que du comment. Le comment se tire des êtres; le pourquoi,
de notre entendement; il tient à nos systèmes; il dépend
du progrès de nos connaissances. Combien d'idées absurdes,
de suppositions fausses, de notions chimériques dans ces hymnes
que quelques défenseurs téméraires des causes finales
ont osé composer à l'honneur du Créateur ? Au lieu
de partager les transports de l'admiration du prophète et de s'écrier
pendant la nuit, à la vue des étoiles sans nombre dont les
cieux sont éclairés, Caeli enarrant gloriam Dei, ils se sont
abandonnés à la superstition de leurs conjectures. Au lieu
d'adorer le Tout-Puissant dans les êtres mêmes de la nature,
ils se sont prosternés devant les fantômes de leur imagination.
Si quelqu'un, retenu par le préjugé, doute de la solidité
de mon reproche, je l'invite à comparer le traité que Galien
a écrit de l'usage des parties du corps humain avec la physiologie
de Boërhaave, et la physiologie de Boërhaave avec celle de Haller;
j'invite la postérité à comparer ce que ce dernier
ouvrage contient de vues systématiques et passagères avec
ce que la physiologie deviendra dans les siècles suivants. L'homme
fait un mérite a l'Éternel de ses petites vues; et l'Éternel
qui l'entend du haut de son trône, et qui connaît son intention,
accepte sa louange imbécile et sourit de sa vanité.
57. DE QUELQUES PRÉJUGÉS Il n'y a rien ni dans les faits
de la nature ni dans les circonstances de la vie qui ne soit un piège
tendu à notre précipitation. J'en atteste la plupart de ces
axiomes généraux qu'on regarde comme le bon sens des nations.
On dit, il ne se passe rien de nouveau sous le ciel; et cela est vrai pour
celui qui s'en tient aux apparences grossières. Mais qu'est-ce que
cette sentence pour le philosophe dont l'occupation journalière
est de saisir les différences les plus insensibles ? Qu'en devait
penser celui qui assura que sur tout un arbre il n'y aurait pas deux feuilles
sensiblement du même vert? Qu'en penserait celui qui, réfléchissant
sur le grand nombre des causes, même connues, qui doivent concourir
à la production d'une nuance de couleur précisément
telle, prétendrait, sans croire outrer l'opinion de Leibniz, qu'il
est démontré par la différence des points de l'espace
ou les corps sont placés, combinée avec ce nombre prodigieux
de causes, qu'il n'y a peut-être jamais eu, et qu'il n'y aura peut-être
jamais dans la nature deux brins d'herbe absolument du même vert
? Si les êtres s'altèrent successivement en passant par les
nuances les plus imperceptibles, le temps, qui ne s'arrête point,
doit mettre à la longue entre les formes qui ont existé très
anciennement, celles qui existent aujourd'hui, celles qui existeront dans
les siècles reculés, la différence la plus grande;
et le Nil sub sole novum n'est qu'un préjugé fondé
sur la faiblesse de nos organes, L'imperfection de nos instruments, et
la brièveté de notre vie. On dit en morale, quot capita tot
sensus; c'est le contraire qui est vrai: rien n'est si commun que des têtes,
et si rare que des avis. On dit en littérature, il ne faut point
disputer des goûts: si l'on entend qu'il ne faut point disputer à
un homme que tel est son goût, c'est une puérilité.
Si l'on entend qu'il n'y a ni bon ni mauvais dans le goût, c'est
une fausseté. Le philosophe examinera sévèrement tous
ces axiomes de la sagesse populaire.
58, QUESTIONS. Il n'y a qu'une manière possible d'être
homogène Il y a une infinité de manières différentes
possibles d'être hétérogène Il me paraît
aussi impossible que tous les êtres de la nature aient été
produits avec une matière parfaitement homogène, qu'il le
serait de les représenter avec une seule et même couleur.
Je crois même entrevoir que la diversité des phénomènes
ne peut être le résultat d'une hétérogénéité
quelconque. J'appellerai donc éléments les différentes
matières hétérogènes nécessaires pour
la production générale des phénomènes de la
nature; et j'appellerai la nature le résultat général
actuel, ou les résultats généraux successifs de la
combinaison des éléments. Les éléments doivent
avoir des différences essentielles; sans quoi tout aurait pu naître
de l'homogénéité, puisque tout y pourrait retourner.
Il est, il a été, ou il sera une combinaison naturelle ou
une combinaison artificielle dans laquelle un élément est,
a été ou sera porté à sa plus grande division
possible. La molécule d'un élément dans cet état
de division dernière est indivisible d'une indivisibilité
absolue, puisqu'une division ultérieure de cette molécule,
étant hors des lois de la nature et au-delà des forces de
l'art, n'est plus qu'intelligible. L'état de division dernière
possible dans la nature ou par l'art n'étant pas le même,
selon toute apparence, pour des matières essentiellement hétérogènes,
il s'ensuit qu'il y a des molécules essentiellement différentes
en masse et toutefois absolument indivisibles en elles-mêmes. Combien
y a-t-il de matières absolument hétérogènes,
ou élémentaires ? nous l'ignorons. Quelles sont les différences
essentielles des matières que nous regardons comme absolument hétérogènes
ou élémentaires ? nous l'ignorons. Jusqu'où la division
d'une matière élémentaire est-elle portée,
soit dans les productions de l'art, soit dans les ouvrages de la nature
? nous l'ignorons. Etc., etc., etc. J'ai joint les combinaisons de l'art
à celles de la nature, parce qu'entre une infinité de faits
que nous ignorons, et que nous ne saurons jamais, il en est un qui nous
est encore caché: savoir si la division d'une matière élémentaire
n'a point été, n'est point ou ne sera pas portée plus
loin dans quelque opération de l'art qu'elle ne l'a été,
ne l'est, et ne le sera dans aucune combinaison de la nature abandonnée
à elle-même. Et l'on va voir par la première des questions
suivantes pourquoi j'ai fait entrer dans quelques-unes de mes propositions
les notions du passé, du présent et de l'avenir; et pourquoi
j'ai inséré l'idée de succession dans la définition
que j'ai donnée de la nature.
1. Si les phénomènes ne sont pas enchaînés
les uns aux autres, il n'y a point de philosophie. Les phénomènes
seraient tous enchaînés que l'état de chacun d'eux
pourrait être sans permanence. Mais si l'état des êtres
est dans une vicissitude perpétuelle; si la nature est encore à
l'ouvrage; malgré la chaîne qui lie les phénomènes,
il n'y a point de philosophie. Toute notre science naturelle devient aussi
transitoire que les mots. Ce que nous prenons pour l'histoire de la nature
n'est que l'histoire très incomplète d'un instant Je demande
donc si les métaux ont toujours été et seront toujours
tels qu'ils sont; si les plantes ont toujours été et seront
toujours telles qu'elles sont; si les animaux ont toujours été
et seront toujours tels qu'ils sont, etc. Après avoir médité
profondément sur certains phénomènes, un doute qu'On
vous pardonnerait peut-être, ô sceptiques, ce n'est pas que
le monde ait été créé, mais qu'il soit tel
qu'il a été et qu'il sera.
2. De même que dans les règnes animal et végétal,
un individu commence, pour ainsi dire, s'accroît, dure, dépérit
et passe; n'en serait-il pas de même des espèces entières
? Si la foi ne nous apprenait que les animaux sont sortis des mains du
Créateur tels que nous les voyons; et s'il était permis d'avoir
la moindre incertitude sur leur commencement et sur leur fin, le philosophe
abandonné à ses conjectures ne pourrait-il pas soupçonner
que l'animalité avait de toute éternité ses éléments
particuliers, épars et confondus dans la masse de la matière;
qu'il est arrivé à ces éléments de se réunir,
parce qu'il était possible que cela se fit; que l'embryon formé
de ces éléments a passé par une infinité d'organisations
et de développements; qu'il a eu, par succession, du mouvement,
de la sensation, des idées, de la pensée, de la réflexion,
de la conscience, des sentiments, des passions, des signes, des gestes,
des sons, des sons articulés, une langue, des lois, des sciences,
et des arts; qu'il s'est écoulé des millions d'années
entre chacun de ces développements; qu'il a peut-être encore
d'autres développements à subir, et d'autres accroissements
à prendre, qui nous sont inconnus; qu'il a eu ou qu'il aura un état
stationnaire; qu'il s'éloigne, ou qu'il s'éloignera de cet
état par un dépérissement éternel, pendant
lequel ses facultés sortiront de lui comme elles y étaient
entrées; qu'il disparaîtra pour jamais de la nature, ou plutôt
qu'il continuera d'y exister, mais sous une forme, et avec des facultés
tout autres que celles qu'on lui remarque dans cet instant de la durée
? La religion nous épargne bien des écarts et bien des travaux.
Si elle ne nous eût point éclairés sur l'origine du
monde et sur le système universel des êtres, combien d'hypothèses
différentes que nous aurions été tentés de
prendre pour le secret de la nature ? Ces hypothèses, étant
toutes également fausses, nous auraient paru toutes à peu
près également vraisemblables. La question, pourquoi il existe
quelque chose, est la plus embarrassante que la philosophie pût se
proposer, et il n'y a que la révélation qui y réponde.
3. Si l'on jette les yeux sur les animaux et sur la terre brute qu'ils
foulent aux pieds; sur les molécules organiques et sur le fluide
dans lequel elles se meuvent; sur les insectes microscopiques, et sur la
matière qui les produit et qui les environne, il est évident
que la matière en général est divisée en matière
morte et en matière vivante. Mais comment se peut-il faire que la
matière ne soit pas une, ou toute vivante, ou toute morte ? La matière
vivante est-elle toujours vivante ? Et la matière morte est-elle
toujours et réellement morte ? La matière vivante ne meurt-elle
point ? La matière morte ne commence-t-elle jamais à vivre
?
4. Y a-t-il quelque autre différence assignable entre la matière
morte et la matière vivante, que l'organisation, et que la spontanéité
réelle ou apparente du mouvement ?
5. Ce qu'on appelle matière vivante, ne serait-ce pas seulement
une matière qui se meut par elle-même ? Et ce qu'on appelle
une matière morte, ne serait- ce pas une matière mobile par
une autre matière ?
6. Si la matière vivante est une matière qui se meut par
elle-même comment peut-elle cesser de se mouvoir sans mourir ?
7. S'il y a une matière vivante et une matière morte par
elles-mêmes, ces deux principes suffisent-ils pour la production
générale de toutes les formes et de tous les phénomènes
?
8. En géométrie, une quantité réelle jointe
à une quantité imaginaire donne un tout imaginaire; dans
la nature, si une molécule de matière vivante s'applique
à une molécule de matière morte, le tout sera-t-il
vivant, ou sera- t-il mort ?
9. Si l'agrégat peut être ou vivant ou mort, quand et pourquoi
sera-t-il vivant ? quand et pourquoi sera-t-il mort ?
10. Mort ou vivant, il existe sous une forme. Sous quelque forme qu'il
existe, quel en est le principe ?
11. Les moules sont-ils principes des formes ? Qu'est-ce qu'un moule
? Est-ce un être réel et préexistant ? ou n'est-ce
que les limites intelligibles de l'énergie d'une molécule
vivante unie à de la matière morte ou vivante; limites déterminées
par le rapport de l'énergie en tout sens, aux résistances
en tout sens ? Si c'est un être réel et préexistant,
comment s'est-il formé ?
12. L'énergie d'une molécule vivante varie-t-elle par
elle-même ? ou ne varie-t-elle que selon la quantité, la qualité,
les formes de la matière morte ou vivante à laquelle elle
s'unit ?
13. Y a-t-il des matières vivantes spécifiquement différentes
de matières vivantes ? ou toute matière vivante est-elle
essentiellement une et propre à tout ? J'en demande autant des matières
mortes.
14. La matière vivante se combine-t-elle avec de la matière
vivante ?
Comment se fait cette combinaison ? Quel en est le résultat ?
J'en demande autant de la matière morte.
15. Si l'on pouvait supposer toute la matière vivante, ou toute
la matière morte, y aurait-il jamais autre chose que de la matière
morte, ou que de la matière vivante ? ou les molécules vivantes
ne pourraient elles pas reprendre la vie, après l'avoir perdue,
pour la reperdre encore; et ainsi de suite, à l'infini ?
Quand je tourne mes regards sur les travaux des hommes, et que je vois
des villes bâties de toutes parts, tous les éléments
employés, des langues fixées, des peuples policés,
des ports construits, les mers traversées, la terre et les cieux
mesurés, le monde me paraît bien vieux. Lorsque je trouve
les hommes incertains sur les premiers principes de la médecine
et de l'agriculture, sur les propriétés des substances les
plus communes, sur la connaissance des maladies dont ils sont affligés,
sur la taille des arbres, sur la forme de la charrue, la terre ne me paraît
habitée que d'hier. et si les hommes étaient sages, ils se
livreraient enfin à des recherches relatives à leur bien-être,
et ne répondraient à mes questions futiles que dans mille
ans au plus tôt; ou peut-être même, considérant
sans cesse le peu d'étendue qu'ils occupent dans l'espace et dans
la durée, ils ne daigneraient jamais y répondre.
OBSERVATION
Je t'ai dit, jeune homme, que les qualités, telles que l'attraction,
se propageaient à l'infini, lorsque rien ne limitait la sphère
de leur action. On t'objectera « que j'aurais même pu dire
qu'elles se propageaient uniformément. On ajoutera peut-être
qu'on ne conçoit guère comment une qualité s'exerce
à distance, sans aucun intermède; mais qu'il n'y a point
d'absurdités et qu'il n'y en eut jamais, ou que c'en est une de
prétendre qu'elle s'exerce dans le vide diversement, à différentes
distances; qu'alors on n'aperçoit rien soit au-dedans soit au-dehors
d'une portion de matière, qui soit capable de faire varier son action;
que Descartes, Newton, les philosophes anciens et modernes ont tous supposé
qu'un corps animé dans le vide de la quantité de mouvement
la plus petite irait à l'infini, uniformément, en ligne droite,
que la distance n'est donc par elle-même ni un obstacle ni un véhicule;
que toute qualité dont l'action varie selon une raison quelconque
inverse ou directe de la distance ramène nécessairement au
plein et à la philosophie corpusculaire; et que la supposition du
vide et celle de la variabilité de l'action d'une cause sont deux
suppositions contradictoires. » Si l'on te propose ces difficultés,
je te conseille d'en aller chercher la réponse chez quelque newtonien;
car je t'avoue que j'ignore comment on les résout.
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COPISTE Gianni Di Giuseppe
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Diderot - Pensées sur l'interprétation de la Nature
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I B L I O T H E Q
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Diderot
PENSÉES SUR L'INTERPRÉTATION DE LA NATURE
AUX JEUNES GENS QUI SE DISPOSENT A L'ÉTUDE DE
LA
PHILOSOPHIE NATURELLE
Jeune homme, prends et lis. Si tu peux aller jusqu'à la fin de
cet ouvrage, tu ne seras pas incapable d'en entendre un meilleur. Comme
je me suis moins proposé de t'instruire que de t'exercer, il m'importe
peu que tu adoptes mes idées ou que tu les rejettes, pourvu qu'elles
emploient toute ton attention. Un plus habile t'apprendra à connaître
les forces de la nature; il me suffira de t'avoir fait essayer les tiennes.
Adieu.
P.S. Encore un mot, et je te laisse. Aie toujours présent à
l'esprit que la nature n'est pas Dieu, qu'un homme n'est pas une machine,
qu'une hypothèse n'est pas un fait; et sois assuré que tu
ne m'auras point compris, partout où tu croiras apercevoir quelque
chose de contraire à ces principes.
« Quae sunt in luce tuemur E tenebris.»
LUCRET. , lib. VI.
1. C'est de la nature que je vais écrire. Je laisserai les pensées
se succéder sous ma plume, dans l'ordre même selon lequel
les objets se sont offerts à ma réflexion, parce qu'elles
n'en représenteront que mieux les mouvements et la marche de mon
esprit. Ce seront ou des vues générales sur l'art expérimental,
ou des vues particulières sur un phénomène qui paraît
occuper tous nos philosophes, et les diviser en deux classes. Les uns ont,
ce me semble, beaucoup d'instruments et peu d'idées; les autres
ont beaucoup d'idées et n'ont point d'instruments. L'intérêt
de la vérité demanderait que ceux qui réfléchissent
daignassent enfin s'associer à ceux qui se remuent, afin que le
spéculatif fût dispensé de se donner du mouvement;
que la manoeuvre eût un but dans les mouvements infinis qu'il se
donne; que tous nos efforts se trouvassent réunis et dirigés
en même temps contre la résistance de la nature; et que, dans
cette espèce de ligue philosophique, chacun fit le rôle qui
lui convient.
2. Une des vérités qui aient été annoncées
de nos jours avec le plus de courage et de force, qu'un bon physicien ne
perdra point de vue, et qui aura certainement les suites les plus avantageuses,
c'est que la région des mathématiciens est un monde intellectuel,
où ce que l'on prend pour des vérités rigoureuses
perd absolument cet avantage quand on l'apporte sur notre terre. On en
a conclu que c'était à la philosophie expérimentale
à rectifier les calculs de la géométrie, et cette
conséquence a été avouée, même par les
géomètres. Mais à quoi bon corriger le calcul géométrique
par l'expérience ? N'est-il pas plus court de s'en tenir au résultat
de celle-ci? d'où l'on voit que les mathématiques, transcendantes
surtout, ne conduisent à rien de précis sans l'expérience;
que c'est une espèce de métaphysique générale
où les corps sont dépouillés de leurs qualités
individuelles; et qu'il resterait au moins à faire un grand ouvrage
qu'on pourrait appeler l'Application de l'expérience à la
géométrie, ou Traité de l'aberration des mesures.
3. Je ne sais s'il y a quelque rapport entre l'esprit du jeu et le génie
mathématicien; mais il y en a beaucoup entre un jeu et les mathématiques.
Laissant à part ce que le sort met d'incertitude d'un côté,
ou le comparant avec ce que l'abstraction met d'inexactitude de l'autre,
une partie de jeu peut être considérée comme une suite
indéterminée de problèmes à résoudre,
d'après des conditions données. Il n'y a point de questions
de mathématiques à qui la même définition ne
puisse convenir, et la chose du mathématicien n'a pas plus d'existence
dans la nature que celle du joueur. C'est, de part et d'autre, une affaire
de conventions. Lorsque les géomètres ont décrié
les métaphysiciens, ils étaient bien éloignes de penser
que toute leur science n'était qu'une métaphysique. On demandait
un jour: « Qu'est-ce qu'un métaphysicien ? » Un géomètre
répondit: « C'est un homme qui ne sait rien ». Les chimistes,
les physiciens, les naturalistes, et tous ceux qui se livrent à
l'art expérimental, non moins outrés dans leur jugement,
me paraissent sur le point de venger la métaphysique et d'appliquer
la même définition au géomètre. Ils disent:
« A quoi servent toutes ces profondes théories des corps célestes,
tous ces énormes calculs de l'astronomie rationnelle, s'ils ne dispensent
point Bradley ou Le Monnier d'observer le ciel ? » Et je dis: heureux
le géomètre en qui une étude consommée des
sciences abstraites n'aura point affaibli le goût des beaux-arts,
à qui Horace et Tacite seront aussi familiers que Newton, qui saura
découvrir les propriétés d'une courbe et sentir ]es
beautés d'un poète, dont l'esprit et les ouvrages seront
de tous les temps, et qui aura le mérite de toutes les académies
! Il ne se verra point tomber dans l'obscurité; il n'aura point
à craindre de survivre à sa renommée.
4. Nous touchons au moment d'une grande révolution dans les sciences.
Au penchant que les esprits me paraissent avoir à la morale, aux
belles-lettres, à l'histoire de la nature, et à la physique
expérimentale, j'oserais presque assurer qu'avant qu'il soit cent
ans, on ne comptera pas trois grands géomètres en Europe.
Cette science s'arrêtera tout court où l'auront laissée
les Bernoulli, les Euler, les Maupertuis, les Clairaut, les Fontaine et
les d'Alembert. Ils auront posé les colonnes d'Hercule. On n'ira
point au-delà. Leurs ouvrages subsisteront dans les siècles
à venir, comme ces pyramides d'Égypte dont les masses chargées
d'hiéroglyphes réveillent en nous une idée effrayante
de la puissance et des ressources des hommes qui les ont élevées.
5. Lorsqu'une science commence à naître, L'extrême
considération qu'on a dans la société pour les inventeurs,
le désir de connaître par soi-même une chose qui fait
beaucoup de bruit, L'espérance de s'illustrer par quelque découverte,
L'ambition de partager un titre avec des hommes illustres, tournent tous
les esprits de ce côté. En un moment, elle est cultivée
par une infinité de personnes de caractères différents.
Ce sont ou des gens du monde, à qui leur oisiveté pèse,
ou des transfuges, qui s'imaginent acquérir dans la science à
la mode une réputation qu'ils ont inutilement cherchée dans
d'autres sciences, qu'ils abandonnent pour elle; les uns s'en font un métier;
d'autres y sont entraînés par goût. Tant d'efforts réunis
portent assez rapidement la science jusqu'où elle peut aller. Mais
à mesure que ses limites s'étendent, celles de la considération
se resserrent. On n'en a plus que pour ceux qui se distinguent par une
grande supériorité. Alors la foule diminue. On cesse de s'embarquer
pour une contrée où les fortunes sont devenues rares et difficiles.
Il ne reste à la science que des mercenaires à qui elle donne
du pain, et que quelques hommes de génie qu'elle continue d'illustrer
longtemps encore après que le prestige est dissipé et que
les yeux se sont ouverts sur l'inutilité de leurs travaux. On regarde
toujours ces travaux comme des tours de force qui font honneur à
l'humanité. Voilà l'abrégé historique de la
géométrie, et celui de toutes les sciences qui cesseront
d'instruire ou de plaire; je n'en excepte pas même l'histoire de
la nature.
6. Quand on vient à comparer la multitude infinie des phénomènes
de la nature avec les bornes de notre entendement et la faiblesse de nos
organes, peut-on jamais attendre autre chose de la lenteur de nos travaux,
de leurs longues et fréquentes interruptions et de la rareté
des génies créateurs, que quelques pièces rompues
et séparées de la grande chaîne qui lie toutes choses
?. La philosophie expérimentale travaillerait pendant les siècles
des siècles, que les matériaux qu'elle entasserait, devenus
à la fin par leur nombre au-dessus de toute combinaison, seraient
encore bien loin d'une énumération exacte. Combien ne faudrait-il
pas de volumes pour renfermer les termes seuls par lesquels nous désignerions
les collections distinctes de phénomènes, si les phénomènes
étaient connus ? Quand la langue philosophique sera-t-elle complète
? Quand elle serait complète, qui d'entre les hommes pourrait la
savoir ? Si l'Éternel, pour manifester sa toute-puissance plus évidemment
encore que par les merveilles de la nature, eût daigné développer
le mécanisme universel sur des feuilles tracées de sa propre
main, croit-on que ce grand livre fût plus compréhensible
pour nous que l'univers même ? Combien de pages en aurait entendu
ce philosophe ' qui, avec toute la force de tête qui lui avait été
donnée, n'était pas sûr d'avoir seulement embrassé
les conséquences par lesquelles un ancien géomètre
a déterminé le rapport de la sphère au cylindre ?
Nous aurions dans ces feuilles une mesure assez bonne de la portée
des esprits, et une satire beaucoup meilleure de notre vanité. Nous
pourrions dire: Fermat alla jusqu'à telle page; Archimède
était allé quelques pages plus loin. Quel est donc notre
but ? L'exécution d'un ouvrage qui ne peut jamais être fait
et qui serait fort au-dessus de l'intelligence humaine, s'il était
achevé. Ne sommes-nous pas plus insensés que les premiers
habitants de la plaine de Sennaar ? Nous connaissons la distance infinie
qu'il y a de la terre aux cieux, et nous ne laissons pas que d'élever
la tour. Mais est-il à présumer qu'il ne viendra point un
temps où notre orgueil décourage abandonne l'ouvrage ? Quelle
apparence que, logé étroitement et mal à son aise
ici-bas, il s'opiniâtre à construire un palais inhabitable
au-delà de l'atmosphère`? Quand il s'y opiniâtrerait,
ne serait-il pas arrêté par la confusion des langues qui n'est
déjà que trop sensible et trop incommode dans l'histoire
naturelle ? D'ailleurs l'Utile circonscrit tout. Ce sera l'Utile qui dans
quelques siècles donnera des bornes à la physique expérimentale,
comme il est sur le point d'en donner à la géométrie.
J'accorde des siècles à cette étude, parce que la
sphère de son utilité est infiniment plus étendue
que celle d'aucune science abstraite, et qu'elle est sans contredit la
base de nos véritables connaissances.
7. Tant que les choses ne sont que dans notre entendement, ce sont nos
opinions; ce sont des notions qui peuvent être vraies ou fausses,
accordées ou contredites. Elles ne prennent de la consistance qu'en
se liant aux êtres extérieurs. Cette liaison se fait ou par
une chaîne ininterrompue d'expériences, ou par une chaîne
ininterrompue de raisonnements qui tient d'un bout à l'observation,
et de l'autre à l'expérience; ou par une chaîne d'expériences
dispersées d'espace en espace, entre des raisonnements, comme des
poids sur la longueur d'un fil suspendu par ses deux extrémités.
Sans ces poids, le fil deviendrait le jouet de la moindre agitation qui
se ferait dans l'air.
8. On peut comparer les notions qui n'ont aucun fondement dans la nature
à ces forêts du Nord dont les arbres n'ont point de racines.
Il ne faut qu'un coup de vent, qu'un fait léger, pour renverser
toute une forêt d'arbres et d'idées.
9. Les hommes en sont à peine à sentir combien les lois
de l'investigation de la vérité sont sévères,
et combien le nombre de nos moyens est borné. Tout se réduit
à revenir des sens à la réflexion, et de la réflexion
aux sens: rentrer en soi et en sortir sans cesse. C'est le travail de l'abeille.
On a battu bien du terrain en vain, si on ne rentre pas dans la ruche chargée
de cire. On a fait bien des amas de cire inutile, si on ne sait pas en
former des rayons.
10 Mais par malheur il est plus facile et plus court de se consulter
soi que la nature. Aussi la raison est-elle portée à demeurer
en elle-même, et l'instinct à se répandre au-dehors.
L'instinct va sans cesse regardant, goûtant, touchant, écoutant;
et il y aurait peut-être plus de physique expérimentale a
apprendre en étudiant les animaux qu'en suivant les cours d'un professeur.
Il n'y a point de charlatanerie dans leurs procédés. Ils
tendent à leur but, sans se soucier de ce qui les environne: s'ils
nous surprennent, ce n'est point leur intention. L'étonnement- est
le premier effet d'un grand phénomène; c'est à la
philosophie à le dissiper. Ce dont il s'agit dans un cours de philosophie
expérimentale, c'est de renvoyer son auditeur plus instruit, et
non plus stupéfait. S'enorgueillir des phénomènes
de la nature, comme si l'on en était soi-même l'auteur, c'est
imiter la sottise d'un éditeur des Essais qui ne pouvait entendre
le nom de Montaigne sans rougir. Une grande leçon qu'on a souvent
occasion de donner, c'est l'aveu de son insuffisance. Ne vaut-il pas mieux
se concilier la confiance des autres par la sincérité d'un
je n'en sais rien, que de balbutier des mots et se faire pitié à
soi-même, en s'efforçant de tout expliquer ? Celui qui confesse
librement qu'il ne sait pas ce qu'il ignore me dispose à croire
ce dont il entreprend de me rendre raison.
11. L'étonnement vient souvent de ce qu'on suppose plusieurs
prodiges où il n'y en a qu'un; de ce qu'on imagine dans la nature
autant d'actes particuliers qu'on nombre de phénomènes, tandis
qu'elle n'a peut-être jamais produit qu'un seul acte. Il semble même
que, si elle avait été dans la nécessité d'en
produire plusieurs, les différents résultats de ces actes
seraient isolés; qu'il y aurait des collections de phénomènes
indépendantes les unes des autres; et que cette chaîne générale
dont la philosophie suppose la continuité se romprait en plusieurs
endroits. L'indépendance absolue d'un seul fait est incompatible
avec l'idée de tout; et sans l'idée de tout, plus de philosophie.
12. Il semble que la nature se soit plu à varier le même
mécanisme d'une infinité de manières différentes.
Elle n'abandonne un genre de productions qu'après en avoir multiplié
les individus sous toutes les faces possibles. Quand on considère
le règne animal, et qu'on s'aperçoit que, parmi les quadrupèdes,
il n'y en a pas un qui n'ait les fonctions et les parties, surtout intérieures,
entièrement semblables à un autre quadrupède, ne croirait-on
pas volontiers qu'il n'y a jamais eu qu'un premier animal prototype de
tous les animaux, dont la nature n'a fait qu'allonger, raccourcir, transformer,
multiplier, oblitérer certains organes ? Imaginez les doigts de
la main réunis, et la matière des ongles si abondante que,
venant à s'étendre et à se gonfler, elle enveloppe
et couvre le tout; au lieu de la main d'un homme, vous aurez le pied d'un
cheval. Quand on voit les métamorphoses successives de l'enveloppe
du prototype, quel qu'il ait été, approcher un règne
d'un autre règne par des degrés insensibles, et peupler les
confins dès deux règnes (s'il est permis de se servir du
terme de confins où il n'y a aucune division réelle), et
peupler, dis-je, les confins des deux règnes d'êtres incertains,
ambigus, dépouillés en grande partie des formes, des qualités
et des fonctions de l'un, et revêtus des formes, des qualités,
des fonctions de l'autre, qui ne se sentirait porté à croire
qu'il n'y a jamais eu qu'un premier être prototype de tous les êtres
? Mais que cette conjecture philosophique soit admise avec le docteur Baumann
comme vraie, ou rejetée avec M. de Buffon comme fausse, on ne niera
pas qu'il ne faille l'embrasser comme une hypothèse essentielle
au progrès de la physique expérimentale, à celui de
la philosophie rationnelle, à la découverte et à l'explication
des phénomènes qui dépendent de l'organisation. Car
il est évident que la nature n'a pu conserver tant de ressemblance
dans les parties et affecter tant de variété dans les formes,
sans avoir souvent rendu sensible dans un être organisé ce
qu'elle a dérobé dans un autre. C'est une femme qui aime
à se travestir, et dont les différents déguisements,
laissant échapper tantôt une partie, tantôt une autre,
donnent quelque espérance à ceux qui la suivent avec assiduité
de connaître un jour toute sa personne.
13. On a découvert qu'il y a dans un sexe le même fluide
séminal que dans l'autre sexe '. Les parties qui contiennent ce
fluide ne sont plus inconnues. On s'est aperçu des altérations
singulières qui surviennent dans certains organes de la femelle,
quand la nature la presse fortement de rechercher le mâle. Dans l'approche
des sexes, quand on vient à comparer les symptômes du plaisir
de l'un aux symptômes du plaisir de l'autre, et qu'on s'est assuré
que la volupté se consomme dans tous les deux par des élancements
également caractérisés, distincts et battus, on ne
peut douter qu'il n'y ait aussi des émissions semblables du fluide
séminal. Mais où et comment cette émission dans la
femme ? que devient le fluide ? quelle route suit-il ? c'est ce qu'on ne
saura que quand la nature, qui n'est pas également mystérieuse
en tout et partout, se sera dévoilée dans une autre espèce:
ce qui arrivera apparemment de l'une de ces deux manières; ou les
formes seront plus évidentes dans les organes; ou l'émission
du fluide se rendra sensible à son origine et sur toute sa route,
par son abondance extraordinaire. Ce qu'on a vu distinctement dans un être
ne tarde pas à se manifester dans un être semblable. En physique
expérimentale, on apprend à apercevoir les petits phénomènes
dans les grands; de même qu'en physique rationnelle, on apprend à
connaître les grands corps dans les petits.
14. Je me représente la vaste enceinte des sciences, comme un
grand terrain parsemé de places obscures et de places éclairées.
Nos travaux doivent avoir pour but, ou d'étendre les limites des
places éclairées, ou de multiplier sur le terrain les centres
de lumières. L'un appartient au génie qui crée; L'autre
à la sagacité qui perfectionne.
15. Nous avons trois moyens principaux: L'observation de la nature,
la réflexion et l'expérience. L'observation recueille les
faits, la réflexion les combine, L'expérience vérifie
le résultat de la combinaison. Il faut que l'observation de la nature
soit assidue, que la réflexion soit profonde, et que l'expérience
soit exacte. On voit rarement ces moyens réunis. Aussi les génies
créateurs ne sont-ils pas communs.
16. Le philosophe, qui n'aperçoit souvent la vérité
que comme le politique maladroit aperçoit l'occasion, par le côté
chauve, assure qu'il est impossible de la saisir, dans le moment où
la main du manoeuvre est portée par le hasard sur le côté
qui a des cheveux. Il faut cependant avouer que parmi ces manoeuvriers
d'expériences, il y en a de bien malheureux: L'un d'eux emploiera
toute sa vie à observer des insectes et ne verra rien de nouveau
3; un autre jettera sur eux un coup d'oeil en passant et apercevra le polype,
ou le puceron hermaphrodite.
17. Sont-ce les hommes de génie qui ont manqué à
l'univers ? nullement. Est- ce en eux défaut de méditation
et d'étude ? encore moins. L'histoire des sciences fourmille de
noms illustres; la surface de la terre est couverte des monuments de nos
travaux. Pourquoi donc possédons-nous si peu de connaissances certaines
? par quelle fatalité les sciences ont-elles fait si peu de progrès
? sommes-nous destinés à n'être jamais que des enfants
? j'ai déjà annoncé la réponse à ces
questions. Les sciences abstraites ont occupé trop longtemps et
avec trop peu de fruit les meilleurs esprits; ou l'on n'a point étudié
ce qu'il importait de savoir, ou l'on n'a mis ni choix, ni vues, ni méthode
dans ses études; les mots se sont multipliés sans fin, et
la connaissance des choses est restée en arrière.
18. La véritable manière de philosopher, c'eût été
et ce serait d'appliquer l'entendement à l'entendement; L'entendement
et l'expérience aux sens; les sens à la nature; la nature
à l'investigation des instruments; les instruments à la recherche
et à la perfection des arts, qu'on jetterait au peuple pour lui
apprendre à respecter la philosophie.
19. Il n'y a qu'un seul moyen de rendre la philosophie vraiment recommandable
aux yeux du vulgaire: c'est de la lui montrer accompagnée de l'utilité.
Le vulgaire demande toujours: à quoi cela sert-il ? et il ne faut
jamais se trouver dans le cas de lui répondre: à rien: il
ne sait pas que ce qui éclaire le philosophe et ce qui sert au vulgaire
sont deux choses fort différentes, puisque l'entendement du philosophe
est souvent éclairé par ce qui nuit, et obscurci par ce qui
sert.
20. Les faits, de quelque nature qu'ils soient, sont la véritable
richesse du philosophe. Mais un des préjugés de la philosophie
rationnelle, c'est que celui qui ne saura pas nombrer ses écus ne
sera guère plus riche que celui qui n'aura qu'un écu. La
philosophie rationnelle s'occupe malheureusement beaucoup plus à
rapprocher et à lier les faits qu'elle possède, qu'à
en recueillir de nouveaux.
21. Recueillir et lier les faits, ce sont deux occupations bien pénibles;
aussi les philosophes les ont-ils partagées entre eux. Les uns passent
leur vie à rassembler des matériaux, manoeuvres utiles et
laborieux; les autres, orgueilleux architectes, s'empressent à les
mettre en oeuvre. Mais le temps a renversé jusqu'aujourd'hui presque
tous les édifices de la philosophie rationnelle. Le manoeuvre poudreux
apporte tôt ou tard, des souterrains où il creuse en aveugle,
le morceau fatal à cette architecture élevée à
force de tête; elle s'écroule, et il ne reste que des matériaux
confondus pêle-mêle, jusqu'à ce qu'un autre génie
téméraire en entreprenne une combinaison nouvelle. Heureux
le philosophe systématique à qui la nature aura donné,
comme autrefois à Épicure, à Lucrèce, a Aristote,
à Planton, une imagination forte, une grande éloquence, l'art
de présenter ses idées sous des images frappantes et sublimes
! L'édifice qu'il a construit pourra tomber un jour; mais sa statue
restera debout au milieu des ruines; et la pierre qui se détachera
de la montagne ne la brisera point, parce que les pieds n'en sont pas d'argile.
22. L'entendement a ses préjugés; le sens, son incertitude;
la mémoire, ses limites; L'imagination, ses lueurs; les instruments,
leur imperfection. Les phénomènes sont infinis; les causes,
cachées; les formes, peut-être transitoires. Nous n'avons
contre tant d'obstacles que nous trouvons en nous, et que la nature nous
oppose au-dehors, qu'une expérience lente, qu'une réflexion
bornée. Voilà les leviers avec lesquels la philosophie s'est
proposé de remuer le monde.
23. Nous avons distingué deux sortes de philosophies, L'expérimentale
et la rationnelle. L'une a les yeux bandés, marche toujours en tâtonnant,
saisit tout ce qui lui tombe sous les mains et rencontre à la fin
des choses précieuses. L'autre recueille ces matières précieuses,
et tâche de s'en former un flambeau: mais ce flambeau prétendu
lui a jusqu'à présent moins servi que le tâtonnement
à sa rivale; et cela devait être. L'expérience multiplie
ses mouvements à l'infini; elle est sans cesse en action; elle met
à chercher des phénomènes tout le temps que la raison
emploie a chercher des analogies. La philosophie expérimentale ne
sait ni ce qui lui viendra, ni ce qui ne lui viendra pas de son travail;
mais elle travaille sans relâche. Au contraire, la philosophie rationnelle
pèse les possibilités, prononce et s'arrête tout court.
Elle dit hardiment: on ne peut décomposer la lumière; la
philosophie expérimentale l'écoute, et se tait devant elle
pendant des siècles entiers; puis tout à coup elle montre
le prisme, et dit: la lumière se décompose.
24. ESQUISSE DE LA PHYSIQUE EXPÉRIMENTALE. La physique expérimentale
s'occupe en général de l'existence, des qualités,
et de l'emploi.
L'EXISTENCE embrasse l'histoire, la description, la génération,
la conservation et la destruction.
L'histoire est des lieux, de l'importation, de l'exportation, du prix,
des préjugés, etc.
La description, de l'intérieur et de l'extérieur, par
toutes les qualités sensibles.
La génération, prise depuis la première origine
jusqu'à l'état de perfection.
La conservation, de tous les moyens de fixer dans cet état.
La destruction, prise depuis l'état de perfection jusqu'au dernier
degré connu de décomposition ou de dépérissement;
de dissolution ou de résolution.
Les QUALITÉS sont générales ou particulières.
J'appelle générales, celles qui sont communes à
tous les êtres, et qui n'y varient que par la quantité.
J'appelle particulières, celles qui constituent l'être
tel; ces dernières sont ou de la substance en masse, ou de la substance
divisée ou décomposée.
L'EMPLOI s'étend à la comparaison, à l'application
et à la combinaison.
La comparaison se fait ou par les ressemblances, ou par les différences.
L'application doit être la plus étendue et la plus variée
qu'il est possible.
La combinaison est analogue ou bizarre.
25. Je dis analogue ou bizarre, parce que tout a son résultat
dans la nature; L'expérience la plus extravagante, ainsi que la
plus raisonnée. La philosophie expérimentale, qui ne se propose
rien, est toujours contente de ce qui lui vient; la philosophie rationnelle
est toujours instruite, lors même que ce qu'elle s'est proposé
ne lui vient pas.
26. La philosophie expérimentale est une étude innocente
qui ne demande presque aucune préparation de l'âme. On n'en
peut pas dire autant des autres parties de la philosophie. La plupart augmentent
en nous la fureur des conjectures. La philosophie expérimentale
la réprime à la longue. On s'ennuie tôt ou tard de
deviner maladroitement.
27. Le goût de l'observation peut être inspiré à
tous les hommes; il semble que celui de l'expérience ne doive être
inspiré qu'aux hommes riches.
L'observation ne demande qu'un usage habituel des sens; L'expérience
exige des dépenses continuelles. Il serait à souhaiter que
les grands ajoutassent ce moyen de se ruiner à tant d'autres moins
honorables qu'ils ont imaginés. Tout bien considéré,
il vaudrait mieux qu'ils fussent appauvris par un chimiste, que dépouillés
par des gens d'affaires; entêtés de la physique expérimentale
qui les amuserait quelquefois, qu'agités par l'ombre du plaisir
qu'ils poursuivent sans cesse et qui leur échappe toujours. Je dirais
volontiers aux philosophes dont là fortune est bornée et
qui se sentent portés à la physique expérimentale,
ce que je conseillerais à mon ami, s'il était tenté
de la jouissance d'une belle courtisane: Laïdem habeto, dummodo te
Lais non habeat. C'est un conseil que je donnerais encore à ceux
qui ont l'esprit assez étendu pour imaginer des systèmes,
et qui sont assez opulents pour les vérifier par l'expérience:
ayez un système, j'y consens; mais ne vous en laissez pas dominer:
Laïdem habeto.
28. La physique expérimentale peut être comparée
dans ses bons effets au conseil de ce père qui dit à ses
enfants, en mourant, qu'il y avait un trésor caché dans son
champ, mais qu'il ne savait point en quel endroit. Ses enfants se mirent
à bêcher le champ; ils ne trouvèrent pas le trésor
qu'ils cherchaient; mais ils firent dans la saison une récolte abondante
à laquelle ils ne s'attendaient pas.
29. L'année suivante, un des enfants dit à ses frères:
« J'ai soigneusement examiné le terrain que notre père
nous a laissé, et je pense avoir découvert l'endroit du trésor.
Écoutez, voici comment j'ai raisonné. Si le trésor
est caché dans le champ, il doit y avoir dans son enceinte quelques
signes qui marquent l'endroit; or j'ai aperçu des traces singulières
vers l'angle qui regarde l'orient; le sol y paraît avoir été
remué. Nous nous sommes assurés par notre travail de l'année
passée que le trésor n'est point à la surface de la
terre; il faut donc qu'il soit caché dans ses entrailles: prenons
incessamment la bêche, et creusons jusqu'à ce que nous soyons
parvenus au souterrain de l'avarice. » Tous les frères, entraînés
moins par la force de la raison que par le désir de la richesse,
se mirent à l'ouvrage. Ils avaient déjà creusé
profondément sans rien trouver; L'espérance commençait
à les abandonner et le murmure à se faire entendre, lorsqu'un
d'entre eux s'imagina reconnaître la présence d'une mine,
à quelques particules brillantes. C'en était en effet une
de plomb qu'on avait anciennement exploitée, qu'ils travaillèrent
et qui leur produisit beaucoup. Telle est quelquefois la suite des expériences
suggérées par les observations et les idées systématiques
de la philosophie rationnelle. C'est ainsi que les chimistes et les géomètres,
en s'opiniâtrant à la solution de problèmes peut-être
impossibles, sont parvenus à des découvertes plus importantes
que cette solution.
30. La grande habitude de faire des expériences donne aux manoeuvriers
d'opérations les plus grossiers un pressentiment qui a le caractère
de l'inspiration. Il ne tiendrait qu'à eux de s'y tromper comme
Socrate, et de l'appeler un démon familier. Socrate avait une si
prodigieuse habitude de considérer les hommes et de peser les circonstances,
que dans les occasions les plus délicates, il s'exécutait
secrètement en lui une combinaison prompte et juste, suivie d'un
pronostic dont l'événement ne s'écartait guère.
Il jugeait des hommes comme les gens de goût jugent des ouvrages
d'esprit, par sentiment. Il en est de même en physique expérimentale
de l'instinct de nos grands manoeuvriers. Ils ont vu si souvent et de si
près la nature dans ses opérations, qu'ils devinent avec
assez de précision le cours qu'elle pourra suivre dans les cas où
il leur prend envie de la provoquer par les essais les plus bizarres. Ainsi
le service le plus important qu'ils aient à rendre à ceux
qu'ils initient à la philosophie expérimentale, c'est bien
moins de les instruire du procédé et du résultat,
que de faire passer en eux cet esprit de divination par lequel on subodore,
pour ainsi dire, des procédés inconnus, des expériences
nouvelles, des résultats ignorés.
31. Comment cet esprit se communique-t-il ? Il faudrait que celui qui
en est possédé descendît en lui-même pour reconnaître
distinctement ce que c'est, substituer au démon familier des notions
intelligibles et claires, et les développer aux autres. S'il trouvait,
par exemple, que c'est une facilité de supposer ou d'apercevoir
des oppositions ou des analogies, qui a sa source dans une connaissance
pratique des qualités physiques des êtres considérés
solitairement, ou de leurs effets réciproques, quand on les considère
en combinaison, il étendrait cette idée; il l'appuierait
d'une infinité de faits qui se présenteraient a sa mémoire;
ce serait une histoire fidèle de toutes les extravagances apparentes
qui lui ont passe par la tête. Je dis extravagances: car quel autre
nom donner à cet enchaînement de conjectures fondées
sur des oppositions ou des ressemblances si éloignées, si
imperceptibles, que les rêves d'un malade ne paraissent ni plus bizarres,
ni plus décousus ? Il n'y a quelquefois pas une proposition qui
ne puisse être contredite, soit en elle-même, soit dans sa
liaison avec celle qui la précède ou qui la suit. C'est un
tout si précaire et dans les suppositions et dans les conséquences,
qu'on a souvent dédaigné de faire ou les observations ou
les expériences qu'on en concluait.
EXEMPLES
32. PREMIÈRES CONJECTURES 1. Il est un corps que l'on appelle
môle. Ce corps singulier s'engendre dans la femme, et, selon quelques-uns,
sans le concours de l'homme. De quelque manière que le mystère
de la génération s'accomplisse, il est certain que les deux
sexes y coopèrent. La môle ne serait-elle point un assemblage,
ou de tous les éléments qui émanent de la femme dans
la production de l'homme, ou de tous les éléments qui émanent
de l'homme dans ses différentes approches de la femme ? Ces éléments
qui sont tranquilles dans l'homme, répandus et retenus dans certaines
femmes d'un tempérament ardent, d'une imagination forte, ne pourraient-ils
pas s'y échauffer, s'y exalter, et y prendre de l'activité
? Ces éléments qui sont tranquilles dans la femme ne pourraient-ils
pas y être mis en action, soit par une présence sèche
et stérile, et des mouvements inféconds et purement voluptueux
de l'homme, soit par la violence et la contrainte des désirs provoqués
de la femme; sortir de leurs réservoirs se porter dans la matrice,
s'y arrêter, et s'y combiner d'eux-mêmes ? La môle ne
serait-elle point le résultat de cette combinaison solitaire ou
des éléments émanes de la femme, ou des éléments
fournis par l'homme ? Mais si la môle est le résultat d'une
combinaison telle que je la suppose, cette combinaison aura ses lois aussi
invariables que celles de la génération. La môle aura
donc une organisation constante. Prenons le scalpel, ouvrons des môles
et voyons; peut-être même découvrirons-nous des môles
distinguées par quelques vestiges relatifs à la différence
des sexes. Voilà ce que l'on peut appeler l'art de procéder
de ce qu'on ne connaît point à ce qu'on connaît moins
encore. C'est cette habitude de déraison que possèdent dans
un degré surprenant ceux qui ont acquis ou qui tiennent de la nature
le génie de la physique expérimentale; c'est à ces
sortes de rêves qu'on doit plusieurs découvertes. Voilà
l'espèce de divination qu'il faut apprendre aux élèves,
si toutefois cela s'apprend.
2. Mais si l'on vient à découvrir avec le temps que la
môle ne s'engendre jamais dans la femme sans la coopération
de l'homme, voici quelques conjectures nouvelles, beaucoup plus vraisemblables
que les précédentes, qu'on pourra former sur ce corps extraordinaire.
Ce tissu de vaisseaux sanguins qu'on appelle le placenta est, comme on
sait, une calotte sphérique, une espèce de champignon qui
adhère par sa partie convexe à la matrice, pendant tout le
temps de la grossesse; auquel le cordon ombilical sert comme de tige; qui
se détache de la matrice dans les douleurs de l'enfantement; et
dont la surface est égale, quand une femme est saine et que son
accouchement est heureux. Les êtres n'étant jamais ni dans
leur génération, ni dans leur conformation, ni dans leur
usage, que ce que les résistances, les lois du mouvement et l'ordre
universel les déterminent à être, s'il arrivait que
cette calotte sphérique qui ne paraît tenir à la matrice
que par application et contact s'en détachât peu à
peu par ses bords, des le commencement de la grossesse, en sorte que les
progrès de la séparation suivissent exactement ceux de l'accroissement
du volume, j'ai pensé que ces bords, libres de toute attache, iraient
toujours en s'approchant et en affectant la forme sphérique; que
le cordon ombilical, tiré par deux forces contraires, L'une des
bords séparés et convexes de la calotte qui tendrait à
le raccourcir, et l'autre du poids du fétus, qui tendrait à
l'allonger, serait beaucoup plus court que dans les cas ordinaires; qu'il
viendrait un moment où ces bords coïncideraient, s'uniraient
entièrement et formeraient une espèce d'oeuf, au centre duquel
on trouverait un fétus bizarre dans son organisation, comme il l'a
été dans sa production, oblitéré, contraint,
étouffé; et que cet oeuf se nourrirait jusqu'à ce
que sa pesanteur achevât de détacher la petite partie de sa
surface qui resterait adhérente, qu'il tombât isolé
dans la matrice et qu'il en fût expulsé par une sorte de ponte,
comme l'oeuf de la poule, avec lequel il a quelque analogie du moins par
sa forme. Si ces conjectures se vérifiaient dans une môle,
et qu'il fût cependant démontré que cette môle
s'est engendrée dans la femme sans aucune approche de l'homme, il
s'ensuivrait évidemment que le fétus est tout formé
dans la femme et que l'action de l'homme ne concourt qu'au développement.
33. SECONDES CONJECTURES. Supposé que la terre ait un noyau solide
de verre, ainsi qu'un de nos plus grands philosophes le prétend,
et que ce noyau soit revêtu de poussière; on peut assurer
qu'en conséquence des lois de la force centrifuge, qui tend à
approcher les corps libres de l'équateur, et à donner à
la terre la forme d'un sphéroïde aplati, les couches de cette
poussière doivent être moins épaisses aux pôles
que sous aucun autre parallèle; que peut-être le noyau est
à nu aux deux extrémités de l'axe, et que c'est à
cette particularité qu'il faut attribuer la direction de l'aiguille
aimantée, et les aurores boréales qui ne sont probablement
que des courants de matière électrique.
Il y a grande apparence que le magnétisme et l'électricité
dépendent des mêmes causes. Pourquoi ne seraient-ce pas des
effets du mouvement de rotation du globe et de l'énergie des matières
dont il est composé, combinée avec l'action de la lune ?
Le flux et reflux, les courants, les vents, la lumière, le mouvement
des particules libres du globe, peut-être même celui de toute
sa croûte entière sur son noyau, etc., opèrent d'une
infinité de manières un frottement continuel; !'effet des
causes qui agissent sensiblement et sans cesse forme à la suite
des siècles un produit considérable; le noyau du globe est
une masse de verre; sa surface n'est couverte que de détriments
de verre, de sables, et de matières vitrifiables; le verre est de
toutes les substances celle qui donne le plus d'électricité
par le frottement: pourquoi la masse totale de l'électricité
terrestre ne serait-elle pas le résultat de tous les frottements
opérés, soit à la surface de la terre, soit à
celle de son noyau ? Mais de cette cause générale, il est
à présumer qu'on déduira, par quelques tentatives,
une cause particulière qui constituera entre deux grands phénomènes,
je veux dire la position de l'aurore boréale et la direction de
l'aiguille aimantée, une liaison semblable à celle dont on
a constaté l'existence entre le magnétisme et l'électricité,
en aimantant des aiguilles, sans aimant et par le seul moyen de l'électricité.
On peut avouer ou contredire ces notions, parce qu'elles n'ont encore de
réalité que dans mon entendement. C'est aux expériences
à leur donner plus de solidité, et c'est au physicien à
en imaginer qui séparent les phénomènes, ou qui achèvent
de les identifier.
34. TROISIÈMES CONJECTURES. La matière électrique
répand dans les lieux où l'on électrise une odeur
sulfureuse sensible; sur cette qualité, les chimistes n'étaient-ils
pas autorisés à s'en emparer ? Pourquoi n'ont-ils pas essayé,
par tous les moyens qu'ils ont en main, des fluides chargés de la
plus grande quantité possible de matière électrique
? On ne sait seulement pas encore si l'eau électrisée dissout
plus ou moins promptement le sucre que l'eau simple Le feu de nos fourneaux
augmente considérablement le poids de certaines matières,
telles que le plomb calciné; si le feu de l'électricité,
constamment appliqué sur ce métal en calcination, augmentait
encore cet effet, n'en résulterait-il pas une nouvelle analogie
entre le feu électrique et le feu commun ? On a essayé si
ce feu extraordinaire ne porterait point quelque vertu dans les remèdes,
et ne rendrait point une substance plus efficace, un topique plus actif;
mais n'a-t-on pas abandonné trop tôt ces essais ? Pourquoi
l'électricité ne modifierait-elle pas la formation des cristaux
et leurs propriétés? Combien de conjectures à former
d'imagination, et à confirmer ou détruire par l'expérience!
Voyez l'article suivant.
35. QUATRIÈMES CONJECTURES. La plupart des météores,
les feux follets, les exhalaisons, les étoiles tombantes, les phosphores
naturels et artificiels, les bois pourris et lumineux, ont-ils d'autres
causes que
L'électricité ? Pourquoi ne fait-on pas sur ces phosphores
les expériences nécessaires pour s'en assurer ? Pourquoi
ne pense-t-on pas à reconnaître si l'air, comme le verre,
n'est pas un corps électrique par lui-même, c'est-à-
dire un corps qui n'a besoin que d'être frotté et battu pour
s'électriser ? Qui sait si l'air chargé de matière
sulfureuse ne se trouverait pas plus ou moins électrique que l'air
pur ? Si l'on fait tourner avec une grande rapidité, dans l'air,
une verge de métal qui lui oppose beaucoup de surface, on découvrira
si l'air est électrique, et ce que la verge en aura reçu
d'électricité. Si pendant l'expérience, on brûle
du soufre et d'autres matières, on reconnaîtra celles qui
augmenteront et celles qui diminueront la qualité électrique
de l'air. Peut-être l'air froid des pôles est-il plus susceptible
d'électricité que l'air chaud de l'équateur; et comme
la glace est électrique et que l'eau ne l'est point, qui sait si
ce n'est pas à l'énorme quantité de ces glaces éternelles,
amassées vers les pôles, et peut-être mues sur le noyau
de verre plus découvert aux pôles qu'ailleurs, qu'il faut
attribuer les phénomènes de la direction de l'aiguille et
de l'apparition des aurores boréales qui semblent dépendre
également de l'électricité, comme nous l'avons insinué
dans nos conjectures secondes ? L'observation a rencontré un des
ressorts les plus généraux et les plus puissants de la nature;
c'est à l'expérience à en découvrir les effets.
36. CINQUIÈMES CONJECTURES. 1. Si une corde d'instrument est
tendue, et qu'un obstacle léger la divise en deux parties inégales,
de manière qu'il n'empêche point la communication des vibrations
de l'une des parties à l'autre, on sait que cet obstacle détermine
la plus grande à se diviser en portions vibrantes, telles que les
deux parties de la corde rendent un unisson, et que les portions vibrantes
de la plus grande sont comprises chacune entre deux points immobiles. La
résonance du corps n'étant point la cause de la division
de la plus grande, mais l'unisson des deux parties étant seulement
un effet de cette division, j'ai pensé que, si on substituait à
la corde d'instrument une verge de métal, et qu'on la frappât
violemment, il se formerait sur sa longueur des ventres et des noeuds;
qu'il en serait de même de tout corps élastique sonore ou
non; que ce phénomène, qu'on croit particulier aux cordes
vibrantes, a lieu d'une manière plus ou moins forte dans toute percussion;
qu'il tient aux lois générales de la communication du mouvement;
qu'il y a, dans les corps choqués, des parties oscillantes infiniment
petites, et des noeuds ou points immobiles infiniment proches; que ces
parties oscillantes et ces noeuds sont les causes du frémissement
que nous éprouvons par la sensation du toucher dans les corps, après
le choc, tantôt sans qu'il y ait de translation locale, tantôt
après que la translation locale a cessé; que cette supposition
est conforme à la nature du frémissement qui n'est pas de
toute la surface touchée à toute la surface de la partie
sensible qui touche, mais d'une infinité de points répandus
sur la surface du corps touché, vibrant confusément entre
une infinité de points immobiles; qu'apparemment dans les corps
continus élastiques, la force d'inertie distribuée uniformément
dans la masse fait en un point quelconque la fonction d'un petit obstacle
relativement à un autre point; qu'en supposant la partie frappée
d'une corde vibrante infiniment petite, et conséquemment les ventres
infiniment petits, et les noeuds infiniment près, on a selon une
direction et pour ainsi dire sur une seule ligne une image de ce qui s'exécute
en tout sens dans un solide choqué par un autre; que, puisque la
longueur de la partie interceptée de la corde vibrante étant
donnée, il n'y a aucune cause qui puisse multiplier sur l'autre
partie le nombre des points immobiles; que, puisque ce nombre est le même,
quelle que soit la force du coup; et que, puisqu'il n'y a que la vitesse
des oscillations qui varie dans le choc des corps, le frémissement
sera plus ou moins violent, mais que le rapport en nombre des points vibrants
aux points immobiles sera le même; et que la quantité de matière
en repos dans ces corps sera constante, quelles que soient la force du
choc, la densité du corps, la cohésion des parties. Le géomètre
n'a donc plus qu'à étendre le calcul de la corde vibrante
au prisme, à la sphère, au cylindre, pour trouver la loi
générale de la distribution du mouvement dans un corps choqué;
loi qu'on était bien éloigne de rechercher jusqu'à
présent, puisqu'on ne pensait pas même à l'existence
du phénomène, et qu'on supposait au contraire la distribution
du mouvement uniforme dans toute la masse, quoique, dans le choc, le frémissement
indiquât, par la voie de la sensation, la réalité de
points vibrants répandus entre des points immobiles; je dis dans
le choc, car il est vraisemblable que, dans les communications de mouvement
où le choc n'a aucun lieu, un corps est lancé comme le serait
la molécule la plus petite, et que le mouvement est uniformément
de toute la masse à la fois. Aussi le frémissement est-il
nul dans tous ces cas; ce qui achève d'en distinguer le cas du choc.
2. Par le principe de la décomposition des forces, on peut toujours
réduire à une seule force toutes celles qui agissent sur
un corps: si la quantité et la direction de la force qui agit sur
le corps sont données, et qu'on cherche à déterminer
le mouvement qui en résulte, on trouve que le corps va en avant,
comme si la force passait par le centre de gravité, et qu'il tourne
de plus autour du centre de gravité, comme si ce centre était
fixe et que la force agît autour de ce centre comme
autour d'un point d'appui. Donc, si deux molécules s'attirent
réciproquement, elles se disposeront l'une par rapport à
l'autre, selon les lois de leurs attractions, leurs figures, etc. Si ce
système de deux molécules en attire une troisième
dont il soit réciproquement attiré, ces trois molécules
se disposeront les unes par rapport aux autres, selon les lois de leurs
attractions, leurs figures, etc., et ainsi de suite des autres systèmes
et des autres molécules. Elles formeront toutes un système
A, dans lequel, soit qu'elles se touchent ou non, soit qu'elles se meuvent
ou soient en repos, elles résisteront à une force qui tendrait
à troubler leur coordination, et tendront toujours, soit à
se restituer dans leur premier ordre, si la force perturbatrice vient à
cesser, soit à se coordonner relativement aux lois de leurs attractions,
à leurs figures, etc., et à l'action de la force perturbatrice,
si elle continue d'agir. Ce système A est ce que j'appelle un corps
élastique. En ce sens général et abstrait, le système
planétaire, L'univers n'est qu'un corps élastique: le chaos
est une impossibilité; car il est un ordre essentiellement conséquent
aux qualités primitives de la matière.
3. Si l'on considère le système A dans le vide, il sera
indestructible, imperturbable, éternel; si l'on en suppose les parties
dispersées dans l'immensité de l'espace, comme les qualités,
telles que l'attraction, se propagent à l'infini, lorsque rien ne
resserre la sphère de leur action, ces parties dont les figures
n'auront point varié, et qui seront animées des mêmes
forces, se coordonneront derechef comme elles étaient coordonnées,
et reformeront dans quelque point de l'espace et dans quelque instant de
la durée un corps élastique.
4. Il n'en sera pas ainsi, si l'on suppose le système A dans
l'univers; les effets n'y sont pas moins nécessaires, mais une action
des causes, déterminément telle, y est quelquefois impossible,
et le nombre de celles qui se combinent est toujours si grand dans le système
général ou corps élastique universel, qu'on ne sait
ce qu'étaient originairement les systèmes ou corps élastiques
particuliers, ni ce qu'ils deviendront. Sans prétendre donc que
l'attraction constitue dans le plein la dureté et l'élasticité,
telles que nous les y remarquons, n'est-il pas évident que cette
propriété de la matière suffit seule pour les constituer
dans le vide, et donner lieu a la raréfaction, à la condensation
et à tous les phénomènes qui en dépendent ?
Pourquoi donc ne serait-elle pas la cause première de ces phénomènes
dans notre système général, où une infinité
de causes qui la modifieraient feraient varier à l'infini la quantité
de ces phénomènes dans les systèmes ou corps élastiques
particuliers ? Ainsi un corps élastique plié ne se rompra
que quand la cause qui en rapproche les parties en un sens les aura tellement
écartées dans le sens contraire, qu'elles n'auront plus d'action
sensible les unes sur les autres par leurs attractions réciproques;
un corps élastique choqué ne s'éclatera que quand
plusieurs de ses molécules vibrantes auront été portées,
dans leur première oscillation, à une distance des molécules
immobiles entre lesquelles elles sont répandues telle qu'elles n'auront
plus d'action sensible les unes sur les autres par leurs attractions réciproques.
Si la violence du choc était assez grande pour que les molécules
vibrantes fussent toutes portées au-delà de la sphère
de leur attraction sensible, le corps serait réduit dans ses éléments.
Mais entre cette collision la plus forte qu'un corps puisse éprouver
et la collision qui n'occasionnerait que le frémissement le plus
faible, il y en a une, ou réelle ou intelligible, par laquelle tous
les éléments du corps séparés cesseraient de
se toucher sans que leur système fût détruit, et sans
que leur coordination cessât. Nous abandonnerons au lecteur l'application
des mêmes principes à la condensation, à la raréfaction,
etc. Nous ferons seulement encore observer ici la différence de
la communication du mouvement par le choc, et de la communication du mouvement
sans le choc. La translation d'un corps sans le choc étant uniformément
de toutes ses parties à la fois, quelle que soit la quantité
du mouvement communiquée par cette voie, fût-elle infinie,
le corps ne sera point détruit; il restera entier jusqu'à
ce qu'un choc, faisant osciller quelques-unes de ses parties entre d'autres
qui demeurent immobiles, le ventre des premières oscillations ait
une telle amplitude, que les parties oscillantes ne puissent plus revenir
à leur place, ni rentrer dans la coordination systématique.
5. Tout ce qui précède ne concerne proprement que les
corps élastiques simples, ou les systèmes de particules de
même matière, de même figure, animées d'une même
quantité et mues selon une même loi d'attraction. Mais si
toutes ces qualités sont variables, il en résultera une infinité
de corps élastiques mixtes. J'entends par un corps élastique
mixte, un système composé de deux ou plusieurs systèmes
de matières différentes, de différentes figures, animées
de différentes quantités et peut-être même mues
selon des lois différentes d'attraction, dont les particules sont
coordonnées les unes entre les autres, par une loi qui est commune
à toutes, et qu'on peut regarder comme le produit de leurs actions
réciproques. Si l'on parvient par quelques opérations à
simplifier le système composé, en en chassant toutes les
particules d'une espèce de matière coordonnée, ou
à le composer davantage, en y introduisant une matière nouvelle
dont les particules se coordonnent entre celles du système et changent
la loi commune à toutes; la dureté, L'élasticité,
la compressibilité, la rarescibilité et les autres affections
qui dépendent, dans le système composé, de la différente
coordination des particules, augmenteront ou diminueront, etc. Le plomb
qui n'a presque point de dureté ni d'élasticité diminue
encore en dureté et augmente en élasticité, si on
le met en fusion, c'est-à-dire, si on coordonne entre le système
composé des molécules qui le constituent plomb un autre système
composé de molécules d'air, de feu, etc., qui le constituent
plomb fondu.
6. Il serait très aisé d'appliquer ces idées à
une infinité d'autres phénomènes semblables, et d'en
composer un traité fort étendu. Le point le plus difficile
à découvrir, ce serait par quel mécanisme les parties
d'un système, quand elles se coordonnent entre les parties d'un
autre système, le simplifient quelquefois, en en chassant un système
d'autres parties coordonnées, comme il arrive dans certaines opérations
chimiques. Des attractions selon des lois différentes ne paraissent
pas suffire pour ce phénomène; et il est dur d'admettre des
qualités répulsives. Voici comment on pourrait s'en passer.
Soit un système A composé des systèmes B et C dont
les molécules sont coordonnées les unes entre les autres,
selon quelque loi commune à toutes. Si l'on introduit dans le système
composé A un autre système D, il arrivera de deux choses
l'une: ou que les particules du système D se coordonneront entre
les parties du système A sans qu'il y ait de choc; et, dans ce cas,
le système A sera composé des systèmes B, C, D; ou
que la coordination des particules du système D entre les particules
du système A sera accompagnée de choc. Si le choc est tel
que les particules choquées ne soient point portées dans
leur première oscillation au-delà de la sphère infiniment
petite de leur attraction, il y aura, dans le premier moment, trouble ou
multitude infinie de petites oscillations. Mais ce trouble cessera bientôt;
les particules se coordonneront, et il résultera de leur coordination
un système A composé des systèmes B, C, D. Si les
parties du système B, ou celles du système C, ou les unes
et les autres sont choquées dans le premier instant de la coordination,
et portées au-delà de la sphère de leur attraction
par les parties du système D, elles seront séparées
de la coordination systématique pour n'y plus revenir, et le système
A sera un système composé des systèmes B et D, ou
des systèmes C et D; ou ce sera un système simple des seules
particules coordonnées du système D; et ces phénomènes
s'exécuteront avec des circonstances qui ajouteront beaucoup a la
vraisemblance de ces idées, ou qui peut-être la détruiront
entièrement. Au reste, j'y suis arrivé en partant du frémissement
d'un corps élastique choqué. La séparation ne sera
jamais spontanée où il y aura coordination; elle pourra l'être
où il n'y aura que composition. La coordination est encore un principe
d'uniformité, même dans un tout hétérogène.
37. SIXIÈMES CONJECTURES. Les productions de I art seront communes,
imparfaites et faibles, tant qu'on ne se proposera pas une imitation plus
rigoureuse de la nature. La nature est opiniâtre et lente dans ses
opérations. S'agit-il d'éloigner, de rapprocher, d'unir,
de diviser, d'amollir, de condenser, de durcir, de liquéfier, de
dissoudre, d'assimiler, elle s'avance à son but par les degrés
les plus insensibles. L'art au contraire se hâte, se fatigue et se
relâche. La nature emploie des siècles à préparer
grossièrement les métaux; L'art se propose de les perfectionner
en un jour. La nature emploie des siècles à former les pierres
précieuses; L'art prétend les contrefaire en un moment. Quand
on posséderait le véritable moyen, ce ne serait pas assez;
il faudrait encore savoir l'appliquer. On est dans l'erreur, si l'on s'imagine
que, le produit de l'intensité de l'action multipliée par
le temps de l'application étant le même, le résultat
sera le même. Il n'y a qu'une application graduée, lente et
continue, qui transforme. Toute autre application n'est que destructive.
Que ne tirerions-nous pas du mélange de certaines substances dont
nous n'obtenons que des composés très imparfaits, si nous
procédions d'une manière analogue à celle de la nature.
Mais on est toujours pressé de jouir; on veut voir la fin de ce
qu'on a commencé. De là tant de tentatives infructueuses;
tant de dépenses et de peines perdues; tant de travaux que la nature
suggère et que l'art n'entreprendra jamais, parce que le succès
en paraît éloigné. Qui est-ce qui est sorti des grottes
d'Arcy, sans être convaincu par la vitesse avec laquelle les stalactites
s'y forment et s'y réparent, que ces grottes se rempliront un jour
et ne formeront plus qu'un solide immense ? Où est le naturaliste
qui réfléchissant sur ce phénomène n'ait pas
conjecturé qu'en déterminant des eaux à se filtrer
peu à peu à travers des terres et des rochers, dont les stillations
seraient reçues dans des cavernes spacieuses, on ne parvînt
avec le temps à en former des carrières artificielles d'albâtre,
de marbre et d'autres pierres dont les qualités varieraient selon
la nature des terres, des eaux et des rochers ? Mais à quoi servent
ces vues sans le courage, la patience, le travail, les dépenses,
le temps, et surtout ce goût antique pour les grandes entreprises
dont il subsiste encore tant de monuments qui n'obtiennent de nous qu'une
admiration froide et stérile ?
38. SEPTIÈMES CONJECTURES. On a tenté tant de fois sans
succès de convertir nos fers en un acier qui égalât
celui d'Angleterre et d'Allemagne et qu'on pût employer à
la fabrication des ouvrages délicats. J'ignore quels procédés
on a suivis; mais il m'a semblé qu'on eût été
conduit à cette découverte importante par l'imitation et
la perfection d'une manoeuvre très commune dans les ateliers des
ouvriers en fer. On l'appelle trempe en paquet. Pour tremper en paquet,
on prend de la suie la plus dure; on la pile; on la délaie avec
de l'urine; on y ajoute de l'ail broyé, de la savate déchiquetée
et du sel commun; on a une boîte de fer; on en couvre le fond d'un
lit de ce mélange; on place sur ce lit un lit de différentes
pièces d'ouvrages en fer; sur ce lit, un lit de mélange;
et ainsi de suite, jusqu'à ce que la boîte soit pleine; on
la ferme de son couvercle; on l'enduit exactement à l'extérieur
d'un mélange de terre grasse bien battue, de bourre et de fiente
de cheval; on la place au centre d'un tas de charbon proportionné
à son volume; on allume le charbon; on laisse aller le feu, on l'entretient
seulement; on a un vaisseau plein d'eau fraîche; trois ou quatre
heures après qu'on a mis la boîte au feu, on l'en tire; on
l'ouvre; on fait tomber les pièces qu'elle renferme dans l'eau fraîche
qu'on remue à mesure que les pièces tombent. Ces pièces
sont trempées en paquet; et si l'on en casse quelques-unes, on en
trouvera la surface convertie en un acier très dur et d'un grain
très fin, à une petite profondeur. Cette surface en prend
un poli plus éclatant et en garde mieux les formes qu'on lui a données
à la lime. N'est-il pas à présumer que, si l'on exposait,
stratum super stratum, à l'action du feu et des matières
employées dans la trempe en paquet, du fer bien choisi, bien travaillé,
réduit en feuilles minces, telles que celles de la tôle, ou
en verges très menues, et précipite au sortir du fourneau
d'aciérage dans un courant d'eaux propres à cette opération,
il se convertirait en acier ? si surtout on confiait le soin des premières
expériences à des hommes qui, accoutumés depuis longtemps
à employer le fer, à connaître ses qualités
et à remédier à ses défauts, ne manqueraient
pas de simplifier les manoeuvres, et de trouver des matières plus
propres à l'opération.
39. Ce qu'on montre de physique expérimentale dans des leçons
publiques suffit-il pour procurer cette espèce de délire
philosophique ? je n'en crois rien. Nos faiseurs de cours d'expériences
ressemblent un peu à celui qui penserait avoir donné un grand
repas parce qu'il aurait eu beaucoup de monde à sa table. Il faudrait
donc s'attacher principalement a irriter l'appétit, afin que plusieurs,
emportés par le désir de le satisfaire, passassent de la
condition de disciples à celle d'amateurs, et de celle-ci à
la profession de philosophes. Loin de tout homme public ces réserves
si opposées aux progrès des sciences ! Il faut révéler
et la chose et le moyen. Que je trouve les premiers hommes qui découvrirent
les nouveaux calculs, grands dans leur invention ! que je les trouve petits
dans le mystère qu'ils en firent ! Si Newton se fût hâté
de parler, comme l'intérêt de sa gloire et de la vérité
le demandait, Leibniz ne partagerait pas avec lui le nom d'inventeur. L'Allemand
imaginait l'instrument, tandis que l'Anglais se complaisait à étonner
les savants par les applications surprenantes qu'il en faisait. En mathématiques,
en physique, le plus sûr est d'entrer d'abord en possession, en produisant
ses titres au public. Au reste quand je demande la révélation
du moyen, j'entends de celui par lequel on a réussi; on ne peut
être trop succinct sur ceux qui n'ont point eu de succès.
40. Ce n'est pas assez de révéler; il faut encore que
la révélation soit entière et claire. Il est une sorte
d'obscurité que l'on pourrait définir l'affectation des grands
maîtres. C'est un voile qu'ils se plaisent à tirer entre le
peuple et la nature. Sans le respect qu'on doit aux noms célèbres,
je dirais que telle est l'obscurité qui règne dans quelques
ouvrages de Stahl et dans les Principes mathématiques de Newton.
Ces livres ne demandaient qu'à être entendus pour être
estimés ce qu'ils valent, et il n'en eût pas coûté
plus d'un mois à leurs auteurs pour les rendre clairs; ce mois eût
épargné trois ans de travail et d'épuisement à
mille bons esprits. Voila donc à peu près trois mille ans
de perdus pour autre chose. Hâtons-nous de rendre la philosophie
populaire. Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons
le peuple du point où en sont les philosophes. Diront-ils qu'il
est des ouvrages qu'on ne mettra jamais à la portée du commun
des esprits ? S'ils le disent, ils montreront seulement qu'ils ignorent
ce que peuvent la bonne méthode et la longue habitude.
S'il était permis à quelques auteurs d'être obscurs,
dût-on m'accuser de faire ici mon apologie, j'oserais dire que c'est
aux seuls métaphysiciens proprement dits. Les grandes abstractions
ne comportent qu'une lueur sombre. L'acte de la généralisation
tend à dépouiller les concepts de tout ce qu'ils ont de sensible.
A mesure que cet acte s'avance, les spectres corporels s'évanouissent;
les notions se retirent peu à peu de l'imagination vers l'entendement;
et les idées deviennent purement intellectuelles. Alors le philosophe
spéculatif ressemble à celui qui regarde du haut de ces montagnes
dont les sommets se perdent dans les nues: les objets de la plaine ont
disparu devant lui; il ne lui reste plus que le spectacle de ses pensées,
et que la conscience de la hauteur à laquelle il s'est élevé,
et où il n'est peut-être pas donné à tous de
le suivre et de respirer.
41. La nature n'a-t-elle pas assez de son voile, sans le doubler encore
de celui du mystère ? n'est-ce pas assez des difficultés
de l'art ? Ouvrez l'ouvrage de Franklin; feuilletez les livres des chimistes,
et vous verrez combien l'art expérimental exige de vues, d'imagination,
de sagacité, de ressources: lisez-les attentivement, parce que s'il
est possible d'apprendre en combien de manières une expérience
se retourne, c'est là que vous l'apprendrez. Si, au défaut
de génie, vous avez besoin d'un moyen technique qui vous dirige,
ayez sous les yeux une table des qualités qu'on a reconnues jusqu'à
présent dans la matière; voyez entre ces qualités
celles qui peuvent convenir à la substance que vous voulez mettre
en expérience, assurez-vous qu'elles y sont; tâchez ensuite
d'en connaître la quantité; cette quantité se mesurera
presque toujours par un instrument où l'application uniforme d'une
partie analogue à la substance pourra se faire, sans interruption
et sans reste, jusqu'à l'entière exhaustion de la qualité.
Quant à l'existence, elle ne se constatera que par des moyens qui
ne se suggèrent pas. Mais si l'on n'apprend point comment il faut
chercher, c'est quelque chose du moins que de savoir ce qu'on cherche.
Au reste ceux qui seront forcés de s'avouer à eux-mêmes
leur stérilité, soit par une impossibilité bien éprouvée
de rien découvrir, soit par une envie secrète qu'ils porteront
aux découvertes des autres, le chagrin involontaire qu'ils en ressentiront,
et les petites manoeuvres qu'ils mettraient volontiers en usage pour en
partager l'honneur, ceux-là feront bien d'abandonner une science
qu'ils cultivent sans avantage pour elle, et sans gloire pour eux.
42. Quand on a formé dans sa tête un de ces systèmes
qui demandent à être vérifiés par l'expérience,
il ne faut ni s'y attacher opiniâtrement, ni l'abandonner avec légèreté.
On pense quelquefois de ses conjectures qu'elles sont fausses, quand on
n'a pas pris les mesures convenables pour les trouver vraies. L'opiniâtreté
a même ici moins d'inconvénient que l'excès opposé.
A force de multiplier les essais, si l'on ne rencontre pas ce que l'on
cherche, il peut arriver qu'on rencontre mieux. Jamais le temps qu'on emploie
à interroger la nature n'est entièrement perdu. Il faut mesurer
sa constance sur le degré de l'analogie. Les idées absolument
bizarres ne méritent qu'un premier essai. Il faut accorder quelque
chose de plus à celles qui ont de la vraisemblance, et ne renoncer
que quand on est épuisé à celles qui promettent une
découverte importante. Il semble qu'on n'ait guère besoin
de préceptes là- dessus. On s'attache naturellement aux recherches
à proportion de l'intérêt qu'on y prend.
43. Comme les systèmes dont il s'agit ne sont appuyés
que sur des idées vagues, des soupçons légers, des
analogies trompeuses, et même, puisqu'il faut le dire, sur des chimères
que l'esprit échauffé prend facilement pour des vues, il
n'en faut abandonner aucun sans auparavant l'avoir fait passer par l'épreuve
de l'inversion. En philosophie purement rationnelle, la vérité
est assez souvent l'extrême opposé de l'erreur; de même
en philosophie expérimentale, ce ne sera pas l'expérience
qu'on aura tentée, ce sera son contraire qui produira le phénomène
qu'on attendait. Il faut regarder principalement aux deux points diamétralement
opposés. Ainsi dans la seconde de nos rêveries, après
avoir couvert l'équateur du globe électrique et découvert
les pôles, il faudra couvrir les pôles et laisser l'équateur
à découvert; et comme il importe de mettre le plus de ressemblance
qu'il est possible entre le globe expérimental et le globe naturel
qu'il représente, le choix de la matière dont on couvrira
les pôles ne sera pas indifférent. Peut- être faudrait-il
y pratiquer des amas d'un fluide, ce qui n'a rien d'impossible dans l'exécution,
et ce qui pourrait donner dans l'expérience quelque nouveau phénomène
extraordinaire, et différent de celui qu'on se propose d'imiter.
44. Les expériences doivent être répétées
pour le détail des circonstances et pour la connaissance des limites.
Il faut les transporter à des objets différents, les compliquer,
les combiner de toutes les manières possibles. Tant que les expériences
sont éparses, isolées, sans liaison, irréductibles,
il est démontré, par l'irréduction même, qu'il
en reste encore à faire. Alors il faut s'attacher uniquement à
son objet, et le tourmenter, pour ainsi dire, jusqu'à ce qu'on ait
tellement enchaîné les phénomènes, qu'un d'eux
étant donné, tous les autres le soient: travaillons d'abord
à la réduction des effets; nous songerons après à
la réduction des causes. Or les effets ne se réduiront jamais
qu'à force de les multiplier. Le grand art dans les moyens qu'on
emploie pour exprimer d'une cause tout ce qu'elle peut donner, c'est de
bien discerner ceux dont on est en droit d'attendre un phénomène
nouveau, de ceux qui ne produiront qu'un phénomène travesti.
S'occuper sans fin de ces métamorphoses, c'est se fatiguer beaucoup
et ne point avancer. Toute expérience qui n'étend pas la
loi à quelque cas nouveau, ou qui ne la restreint pas par quelque
exception, ne signifie rien. Le moyen le plus court de connaître
la valeur de son essai, c'est d'en faire l'antécédent d'un
enthymème, et d'examiner le conséquent. La conséquence
est-elle exactement la même que celle que l'on a déjà
tirée d'un autre essai ? on n'a rien découvert, on a tout
au plus confirmé une découverte. Il y a peu de gros livres
de physique expérimentale que cette règle si simple ne réduisît
à un petit nombre de pages; et il est un grand nombre de petits
livres qu'elle réduirait à rien.
45. De même qu'en mathématiques, en examinant toutes les
propriétés d'une courbe, on trouve que ce n'est que la même
propriété présentée sous des faces différentes,
dans la nature, on reconnaîtra, lorsque la physique expérimentale
sera plus avancée, que tous les phénomènes, ou de
la pesanteur, ou de l'élasticité, ou de l'attraction, ou
du magnétisme, ou de l'électricité, ne sont que des
faces différentes de la même affection. Mais entre les phénomènes
connus que l'on rapporte à l'une de ces causes, combien y a-t-il
de phénomènes intermédiaires a trouver pour former
les liaisons, remplir les vides et démontrer l'identité ?
c'est ce qui ne peut se déterminer. Il y a peut-être un phénomène
central qui jetterait des rayons non seulement à ceux qu'on a, mais
encore à tous ceux que le temps ferait découvrir, qui les
unirait et qui en formerait un système. Mais au défaut de
ce centre de correspondance commune, ils demeureront isolés; toutes
les découvertes de la physique expérimentale ne feront que
les rapprocher en s'interposant, sans jamais les réunir; et quand
elles parviendraient à les réunir, elles en formeraient un
cercle continu de phénomènes où l'on ne pourrait discerner
quel serait le premier et quel serait le dernier. Ce cas singulier où
la physique expérimentale, à force de travail, aurait formé
un labyrinthe dans lequel la physique rationnelle, égarée
et perdue, tournerait sans cesse, n'est pas impossible dans la nature,
comme il l'est en mathématiques. On trouve toujours en mathématiques,
ou par la synthèse ou par l'analyse, les propositions intermédiaires
qui séparent la propriété fondamentale d'une courbe
de sa propriété la plus éloignée.
46. Il y a des phénomènes trompeurs qui semblent, au premier
coup d'oeil, renverser un système, et qui, mieux connus, achèveraient
de le confirmer. Ces phénomènes deviennent le supplice du
philosophe, surtout lorsqu'il a le pressentiment que la nature lui en impose
et qu'elle se dérobe à ses conjectures par quelque mécanisme
extraordinaire et secret. Ce cas embarrassant aura lieu toutes les fois
qu'un phénomène sera le résultat de plusieurs causes
conspirantes ou opposées. Si elles conspirent, on trouvera la quantité
du phénomène trop grande pour l'hypothèse qu'on aura
faite; si elles sont opposées, cette quantité sera trop petite.
Quelquefois même elle deviendra nulle, et le phénomène
disparaîtra, sans qu'on sache à quoi attribuer ce silence
capricieux de la nature. Vient-on à en soupçonner la raison
? on n'en est guère plus avancé. Il faut travailler à
la séparation des causes, décomposer le résultat de
leurs actions et réduire un phénomène très
compliqué à un phénomène simple; ou du moins
manifester la complication des causes, leur concours ou leur opposition,
par quelque expérience nouvelle; opération souvent délicate,
quelquefois impossible. Alors le système chancelle; les philosophes
se partagent; les uns lui demeurent attachés; les autres sont entraînés
par l'expérience qui paraît le contredire; et l'on dispute,
jusqu'à ce que la sagacité, ou le hasard, qui ne se repose
jamais, plus fécond que la sagacité, lève la contradiction
et remette en honneur des idées qu'on avait presque abandonnées.
47. Il faut laisser l'expérience à sa liberté;
c'est la tenir captive que de n'en montrer que le côte qui prouve
et que d'en voiler le côté qui contredit. C'est l'inconvénient
qu'il y a, non pas à avoir des idées, mais à s'en
laisser aveugler, lorsqu'on tente une expérience. On n'est sévère
dans son examen, que quand le résultat est contraire au système
Alors on n'oublie rien de ce qui peut faire changer de face au phénomène,
ou de langage à la nature. Dans le cas opposé, L'observateur
est indulgent; il glisse sur les circonstances; il ne songe guère
à proposer des objections à la nature; il l'en croit sur
son premier mot; il n'y soupçonne point d'équivoque, et il
mériterait qu'on lui dît: « Ton métier est d'interroger
la nature, et tu la fais mentir, ou tu crains de la faire expliquer. »
48. Quand on suit une mauvaise route, plus on marche vite, plus on s'égare;
et le moyen de revenir sur ses pas, quand on a parcouru un espace immense
? L'épuisement des forces ne le permet pas; la vanité s'y
oppose sans qu'on s'en aperçoive; L'entêtement des principes
répand sur tout ce qui environne un prestige qui défigure
les objets. On ne les voit plus comme ils sont, mais comme il conviendrait
qu'ils fussent. Au lieu de réformer ses notions sur les êtres,
il semble qu'on prenne à tâche de modeler les êtres
sur ses notions. Entre tous les philosophes, il n'y en a point en qui cette
fureur domine plus évidemment que dans les méthodistes. Aussitôt
qu'un méthodiste a mis dans son système l'homme à
la tête des quadrupèdes, il ne l'aperçoit plus dans
la nature que comme un animal à quatre pieds. C'est en vain que
la raison sublime dont il est doué se récrie contre la dénomination
d'animal, et que son organisation contredit celle de quadrupède;
c'est en vain que la nature a tourné ses regards vers le ciel: la
prévention systématique lui courbe le corps vers la terre.
La raison n'est, suivant elle, qu'un instinct plus parfait; elle croit
sérieusement que ce n'est que par défaut d'habitude que l'homme
perd l'usage de ses jambes, quand il s'avise de transformer ses mains en
deux pieds.
49. Mais c'est une chose trop singulière que la dialectique de
quelques méthodistes, pour n'en pas donner un échantillon.
L'homme, dit Linnaeus (Fauna Suecica, préf.), n'est ni une pierre,
ni une plante; c'est donc un animal. Il n'a pas un seul pied; ce n'est
donc pas un ver. Ce n'est pas un insecte, puisqu'il n'a point d'antennes.
Il n'a point de nageoires; ce n'est donc pas un poisson. Ce n'est pas un
oiseau, puisqu'il n'a point de plumes. Qu'est-ce donc que l'homme ? il
a la bouche du quadrupède. Il a quatre pieds; les deux de devant
lui servent à l'attouchement, les deux de derrière au marcher.
C'est donc un quadrupède. « Il est vrai; continue le méthodiste,
qu'en conséquence de mes principes d'histoire naturelle, je n'ai
jamais su distinguer l'homme du singe; car il y a certains singes qui ont
moins de poils que certains hommes; ces singes marchent sur deux pieds,
et ils se servent de leurs pieds et de leurs mains comme les hommes. D'ailleurs
la parole n'est point pour moi un caractère distinctif; je n'admets,
selon ma méthode, que des caractères qui dépendent
du nombre, de la figure, de la proportion et de la situation. » Donc
votre méthode est mauvaise, dit la logique. « Donc l'homme
est un animal à quatre pieds », dit le naturaliste.
50. Pour ébranler une hypothèse, il ne faut quelquefois
que la pousser aussi loin qu'elle peut aller. Nous allons faire l'essai
de ce moyen sur celle du docteur d'Erlang, dont l'ouvrage, rempli d'idées
singulières et neuves, donnera bien de la torture à nos philosophes.
Son objet est le plus grand que l'intelligence humaine puisse se proposer;
c'est le système universel de la nature. L'auteur commence par exposer
rapidement les sentiments de ceux qui l'ont précédé,
et l'insuffisance de leurs principes pour le développement général
des phénomènes. Les uns n'ont demandé que l'étendue
et le mouvement. D'autres ont cru devoir ajouter à l'étendue
l'impénétrabilité, la mobilité et l'inertie.
L'observation des corps célestes, ou plus généralement
la physique des grands corps, a démontré la nécessité
d'une force par laquelle toutes les parties tendissent ou pesassent les
unes vers les autres selon une certaine loi; et l'on a admis l'attraction
en raison simple de la masse, et en raison réciproque du carré
de la distance. Les opérations les plus simples de la chimie, ou
la physique élémentaire des petits corps a fait recourir
à des attractions qui suivent d'autres lois; et l'impossibilité
d'expliquer la formation d'une plante ou d'un animal, avec les attractions,
L'inertie, la mobilité, L'impénétrabilité,
le mouvement, la matière ou l'étendue, a conduit le philosophe
Baumann à supposer encore d'autres propriétés dans
la nature. Mécontent des natures plastiques, à qui l'on fait
exécuter toutes les merveilles de la nature sans matière
et sans intelligence; des substances intelligentes subalternes qui agissent
sur la matière d'une manière inintelligible; de la simultanéité
de la création et de la formation des substances, qui, contenues
les unes dans les autres, se développent dans le temps par la continuation
d'un premier miracle; et de l'extemporanéité de leur production
qui n'est qu'un enchaînement de miracles réitérés
à chaque instant de la durée; il a pensé que tous
ces systèmes peu philosophiques n'auraient point eu lieu, sans la
crainte mal fondée d'attribuer des modifications très connues
a un être dont l'essence nous étant inconnue, peut être
par cette raison même et malgré notre préjugé
très compatible avec ces modifications. Mais quel est cet être
? quelles sont ces modifications ? Le dirai-je ? Sans doute, répond
le docteur Baumann. L'être corporel est cet être; ces modifications
sont le désir, l'aversion, la mémoire et l'intelligence;
en un mot, toutes les qualités que nous reconnaissons dans les animaux,
que les Anciens comprenaient sous le nom d'âme sensitive, et que
le docteur Baumann admet, proportion gardée des formes et des masses,
dans la particule la plus petite de matière comme dans le plus gros
animal. S'il y avait, dit-il, du péril à accorder aux molécules
de la matière quelques degrés d'intelligence, ce péril
serait aussi grand à les supposer dans un éléphant
ou dans un singe, qu'à les reconnaître dans un grain de sable.
Ici le philosophe de l'académie d'Erlang emploie les derniers efforts
pour écarter de lui tout soupçon d'athéisme; et il
est évident qu'il ne soutient son hypothèse avec quelque
chaleur que parce qu'elle lui paraît satisfaire aux phénomènes
les plus difficiles, sans que le matérialisme en soit une conséquence.
Il faut lire son ouvrage pour apprendre à concilier les idées
philosophiques les plus hardies avec le plus profond respect pour la religion.
Dieu a créé le monde, dit le docteur Baumann; et c'est à
nous à trouver, s'il est possible, les lois par lesquelles il a
voulu qu'il se conservât, et les moyens qu'il a destinés à
la reproduction des individus. Nous avons le champ libre de ce côté;
nous pouvons proposer nos idées; et voici les principales idées
du docteur.
L'élément séminal extrait d'une partie semblable
à celle qu'il doit former dans l'animal, sentant et pensant, aura
quelque mémoire de sa situation première; de là, la
conservation des espèces, et la ressemblance des parents.
Il peut arriver que le fluide séminal surabonde ou manque de
certains éléments, que ces éléments ne puissent
s'unir par oubli, ou qu'il se fasse des réunions bizarres d'éléments
surnuméraires. De là, ou l'impossibilité de la génération,
ou toutes les générations monstrueuses possibles.
Certains éléments auront pris nécessairement une
facilité prodigieuse à s'unir constamment de la même
manière; de là, s'ils sont différents, une formation
d'animaux microscopiques variée à l'infini; de là,
s'ils sont semblables, les polypes, qu'on peut comparer à une grappe
d'abeilles infiniment petites ' qui, n'ayant la mémoire vive que
d'une seule situation, s'accrocheraient et demeureraient accrochées
selon cette situation qui leur serait la plus familière.
Quand l'impression d'une situation présente balancera ou éteindra
la mémoire d'une situation passée, en sorte qu'il y ait indifférence
à toute situation, il y aura stérilité: de là,
la stérilité des mulets.
Qui empêchera des parties élémentaires intelligentes
et sensibles de s'écarter à l'infini de l'ordre qui constitue
l'espèce ? de là, une infinité d'espèces d'animaux
sortis d'un premier animal; une infinité d'êtres émanes
d'un premier être; un seul acte dans la nature.
Mais chaque élément perdra-t-il, en s'accumulant et en
se combinant, son petit degré de sentiment et de perception ? nullement,
dit le docteur Baumann. Ces qualités lui sont essentielles. Qu'arrivera-t-il
donc ? le voici. De ces perceptions d'éléments rassemblés
et combinés, il en résultera une perception unique, proportionnée
à la masse et à la disposition; et ce système de perceptions
dans lequel chaque élément aura perdu la mémoire du
soi et concourra a former la conscience du tout sera l'âme de l'animal.
Omnes elementorum perceptiones conspirare, et in unam fortiorem et magis
perfectam perceptionem coalescere videntur. Haec forte ad unamquamque ex
aliis perceptionibus se habet in eadem ratione qua corpus organisatum ad
elementum. Elementum quodvis, post suam cum aliis copulationem, cum suam
perceptionem illarum perceptionibus confudit, et SUI CONSCIENTIAM perdidit,
primi elementorum status memoria nulla superest, et nostra nobis origo
omnino abdita manet.
C'est ici que nous sommes surpris que l'auteur ou n'ait pas aperçu
les terribles conséquences de son hypothèse, ou que, s'il
a aperçu les conséquences, il n'ait pas abandonné
l'hypothèse. C'est maintenant qu'il faut appliquer notre méthode
à l'examen de ses principes. Je lui demanderai donc si l'univers
ou la collection générale de toutes les molécules
sensibles et pensantes forme un tout, ou non. S'il me répond qu'elle
ne forme point un tout, il ébranlera d'un seul mot l'existence de
Dieu, en introduisant le désordre dans la nature, et il détruira
la base de la philosophie, en rompant la chaîne qui lie tous les
êtres. S'il convient que c'est un tout où les éléments
ne sont pas moins ordonnés que les portions, ou réellement
distinctes, ou seulement intelligibles le sont dans un élément,
et les éléments dans un animal, il faudra qu'il avoue qu'en
conséquence de cette copulation universelle, le monde, semblable
à un grand animal, a une âme; que, le monde pouvant être
infini, cette âme du monde, je ne dis pas est, mais peut être
un système infini de perceptions, et que le monde peut être
Dieu '. Qu'il proteste tant qu'il voudra contre ces conséquences,
elles n'en seront pas moins vraies; et quelque lumière que ses sublimes
idées puissent jeter dans les profondeurs de la nature, ces idées
n'en seront pas moins effrayantes. Il ne s'agissait que de les généraliser
pour s'en apercevoir. L'acte de la généralisation est pour
les hypothèses du métaphysicien ce que les observations et
les expériences réitérées sont pour les conjectures
du physicien. Les conjectures sont-elles justes ? plus on fait d'expériences,
plus les conjectures se vérifient. Les hypothèses sont-elles
vraies ? plus on étend les conséquences, plus elles embrassent
de vérités, plus elles acquièrent d'évidence
et de force. Au contraire, si les conjectures et les hypothèses
sont frêles et mal fondées, ou l'on découvre un fait,
ou l'on aboutit à une vérité contre laquelle elles
échouent. L'hypothèse du docteur Baumann développera,
si l'on veut, le mystère le plus incompréhensible de la nature,
la formation des animaux, ou plus généralement, celle de
tous les corps organisés; la collection universelle des phénomènes
et l'existence de Dieu seront ses écueils. Mais quoique nous rejetions
les idées du docteur d'Erlang, nous aurions bien mal conçu
l'obscurité des phénomènes qu'il s'était proposé
d'expliquer, la fécondité de son hypothèse, les conséquences
surprenantes qu'on en peut tirer, le mérite des conjectures nouvelles
sur un sujet dont se sont occupés les premiers hommes dans tous
les siècles, et la difficulté de combattre les siennes avec
succès, si nous ne les regardions pas comme le fruit d'une méditation
profonde, une entreprise hardie sur le système universel de la nature,
et la tentative d'un grand philosophe.
51. DE L'IMPULSION D'UNE SENSATION. Si le docteur Baumann eût
renfermé son système dans de justes bornes, et n'eût
appliqué ses idées qu'à la formation des animaux,
sans les étendre à la nature de l'âme, d'où
je crois avoir démontré contre lui qu'on pouvait les porter
jusqu'à l'existence de Dieu, il ne se serait point précipité
dans l'espèce de matérialisme la plus séduisante,
en attribuant aux molécules organiques le désir, L'aversion,
le sentiment et la pensée. Il fallait se contenter d'y supposer
une sensibilité mille fois moindre que celle que le Tout-Puissant
a accordée aux animaux les plus stupides et les plus voisins de
la matière morte. En conséquence de cette sensibilité
sourde et de la différence des configurations, il n'y aurait eu
pour une molécule organique quelconque qu'une situation la plus
commode de toutes, qu'elle aurait sans cesse cherchée par une inquiétude
automate, comme il arrive aux animaux de s'agiter dans le sommeil, lorsque
l'usage de presque toutes leurs facultés est suspendu, jusqu'à
ce qu'ils aient trouvé la disposition la plus convenable au repos.
Ce seul principe eût satisfait d'une manière assez simple
et sans aucune conséquence dangereuse aux phénomènes
qu'il se proposait d'expliquer, et à ces merveilles sans nombre
qui tiennent si stupéfaits tous nos observateurs d'insectes; et
il eût défini l'animal en général, un système
de différentes molécules organiques qui, par l'impulsion
d'une sensation semblable à un toucher obtus et sourd que celui
qui a créé la matière en général leur
a donné, se sont combinées jusqu'à ce que chacune
ait rencontré la place la plus convenable à sa figure et
à son repos.
52. DES INSTRUMENTS ET DES MESURES. Nous avons observé ailleurs
que, puisque les sens étaient la source de toutes nos connaissances,
il importait beaucoup de savoir jusqu'où nous pouvions compter sur
leur témoignage: ajoutons ici que l'examen des suppléments
de nos sens ou des instruments, n'est pas moins nécessaire. Nouvelle
application de l'expérience; autre source d'observations longues,
pénibles et difficiles. Il y aurait un moyen d'abréger le
travail; ce serait de fermer l'oreille à une sorte de scrupules
de la philosophie rationnelle (car la philosophie rationnelle a ses scrupules)
et de bien connaître dans toutes les quantités jusqu'où
la précision des mesures est nécessaire. Combien d'industrie,
de travail et de temps perdus à mesurer, qu'on eût bien employés
à découvrir !
53. Il est, soit dans l'invention, soit dans la perfection des instruments,
une circonspection qu'on ne peut trop recommander au physicien: c'est de
se méfier des analogies; de ne jamais conclure ni du plus ou moins,
ni du moins ou plus; de porter son examen sur toutes les qualités
physiques des substances qu'il emploie. Il ne réussira jamais, s'il
se néglige là-dessus; et quand il aura bien pris toutes ses
mesures, combien de fois n'arrivera-t-il pas encore qu'un petit obstacle
qu'il n'aura point prévu ou qu'il aura méprisé sera
la limite de la nature, et le forcera d'abandonner son ouvrage, lorsqu'il
le croyait achevé ?
54. DE LA DISTINCTION DES OBJETS. Puisque l'esprit ne peut tout comprendre,
L'imagination tout prévoir, le sens tout observer et la mémoire
tout retenir; puisque les grands hommes naissent à des intervalles
de temps si éloignés, et que les progrès des sciences
Sont tellement suspendus par les révolutions, que des siècles
d'étude se passent à recouvrer les connaissances des siècles
écoulés, c'est manquer au genre humain que de tout observer
indistinctement. Les hommes extraordinaires par leurs talents se doivent
respecter eux-mêmes et la postérité dans l'emploi de
leur temps. Que penserait-elle de nous, si nous n'avions à lui transmettre
qu'une insectologie complète, qu'une histoire immense d'animaux
microscopiques ? Aux grands génies, les grands objets; les petits
objets, aux petits génies. Il vaut autant que ceux-ci s'en occupent,
que de ne rien faire.
55. DES OBSTACLES. Et puisqu'il ne suffit pas, de vouloir une chose,
qu'il faut en même temps acquiescer à tout ce qui est presque
inséparablement attaché à la chose qu'on veut, celui
qui aura résolu de s'appliquer à l'étude de la philosophie
s'attendra non seulement aux obstacles physiques qui sont de la nature
de son objet, mais encore à la multitude des obstacles moraux qui
doivent se présenter à lui, comme ils se sont offerts à
tous les philosophes qui l'ont précédé. Lors donc
qu'il lui arrivera d'être traversé, mal entendu, calomnié
compromis, déchiré, qu'il sache se dire à lui-même:
« N'est-ce que dans mon siècle, n'est-ce que pour moi qu'il
y a eu des hommes remplis d'ignorance et de fiel, des âmes rongées
par l'envie, des têtes troublées par la superstition ? »
S'il croit quelquefois avoir à se plaindre de ses concitoyens, qu'il
sache se parler ainsi:« Je me plains de mes concitoyens: mais s'il
était possible de les interroger tous, et de demander à chacun
d'eux lequel il voudrait être de l'auteur des Nouvelles ecclésiastiques
ou de Montesquieu; de l'auteur des Lettres américaines ou de Buffon;
en est-il un seul qui eût un peu de discernement, et qui pût
balancer sur le choix ? Je suis donc certain d'obtenir un jour les seuls
applaudissements dont je fasse quelque cas, si j'ai été assez
heureux pour les mériter. »
Et vous qui prenez le titre de philosophes ou de beaux esprits, et qui
ne rougissez point de ressembler à ces insectes importuns qui passent
les instants de leur existence éphémère à troubler
l'homme dans ses travaux et dans son repos, quel est votre but ? espérez
vous de votre acharnement ? Quand vous aurez découragé ce
qui reste à la nation d'auteurs célèbres et d'excellents
génies, que ferez-vous en revanche pour elle ? quelles sont les
productions merveilleuses par lesquelles vous dédommagerez le genre
humain de celles qu'il en aurait obtenues ?...Malgré vous, les noms
des Duclos, des d'Alembert et des Rousseau; des de Voltaire, des Maupertuis
et des Montesquieu; des de Buffon et des Daubenton seront en honneur parmi
nous et chez nos neveux: et si quelqu'un se souvient un jour des vôtres,
« ils sont été, dira-t-il, les persécuteurs
des premiers hommes de leur temps; et si nous possédons la préface
de l'Encyclopédie, L'Histoire du siècle de Louis XIV l'Esprit
des lois, et l'Histoire de la nature, c'est qu'heureusement il n'était
pas au pouvoir de ces gens-là de nous en priver.»
56. DES CAUSES -- 1 A ne consulter que les vaines conjectures de la
philosophie et la faible lumière de notre raison, on croirait que
la chaîne des causes n'a point eu de commencement, et que celle des
effets n'aura point de fin. Supposez une molécule déplacée,
elle ne s'est point déplacée d'elle- même; la cause
de son déplacement a une autre cause; celle-ci, une autre, et ainsi
de suite, sans qu'on puisse trouver de limites naturelles aux causes dans
la durée qui a précédé. Supposez une molécule
déplacée, ce déplacement aura un effet; cet effet,
un autre effet, et ainsi de suite, sans qu'on puisse trouver de limites
naturelles aux effets dans la durée qui suivra. L'esprit épouvanté
de ces progrès à l'infini des causes les plus faibles et
des effets les plus légers ne se refuse à cette supposition
et à quelques autres de la même espèce que par le préjugé
qu'il ne se passe rien au-delà de la portée de nos sens,
et que tout cesse où nous ne voyons plus: mais une des principales
différences de l'observateur de la nature et de son interprète,
c'est que celui-ci part du point où les sens et les instruments
abandonnent l'autre; il conjecture, par ce qui est, ce qui doit être
encore; il tire de l'ordre des choses des conclusions abstraites et générales,
qui ont pour lui toute l'évidence des vérités sensibles
et particulières; il s'élève à l'essence même
de l'ordre; il voit que la coexistence pure et simple d'un être sensible
et pensant, avec un enchaînement quelconque de causes et d'effets,
ne lui suffit pas pour en porter un jugement absolu; il s'arrête
là; s'il faisait un pas de plus, il sortirait de la nature.
DES CAUSES FINALES -- 2. Qui sommes-nous pour expliquer les fins de
la nature ? Ne nous apercevrons-nous point que c'est presque toujours aux
dépens de sa puissance que nous préconisons sa sagesse, et
que nous ôtons à ses ressources plus que nous ne pouvons jamais
accorder à ses vues ? Cette manière de l'interpréter
est mauvaise, même en théologie naturelle. C'est substituer
la conjecture de l'homme à l'ouvrage de Dieu; c'est attacher la
plus importante des vérités au sort d'une hypothèse.
Mais le phénomène le plus commun suffira pour montrer combien
la recherche de ces causes est contraire à la véritable science.
Je suppose qu'un physicien, interrogé sur la nature du lait, réponde
que c'est un aliment qui commence à se préparer dans la femelle,
quand elle a conçu, et que la nature destine à la nourriture
de l'animal qui doit naître; que cette définition m'apprendra-t-elle
sur la formation du lait ? que puis-je penser de la destination prétendue
de ce fluide, et des autres idées physiologiques qui l'accompagnent,
lorsque je sais qu'il y a eu des hommes qui ont fait jaillir le lait de
leurs mamelles; que l'anastomose des artères épigastriques
et mammaires me démontre que c'est le lait qui cause le gonflement
de la gorge dont les filles mêmes sont quelquefois incommodées
à l'approche de l'évacuation périodique; qu'il n'y
a presque aucune fille qui ne devînt nourrice, si elle se faisait
téter; et que j'ai sous les yeux une femelle d'une espèce
si petite, qu'il ne s'est point trouvé de mâle qui lui convînt,
qui n'a point été couverte, qui n'a jamais porté,
et dont les tettes se sont gonflées de lait au point qu'il a fallu
recourir aux moyens ordinaires pour la soulager ? Combien n'est-il pas
ridicule d'entendre des anatomistes attribuer sérieusement à
la pudeur de la nature une ombre qu'elle a également répandue
sur des endroits de notre corps où il n'y a rien de déshonnête
à couvrir ? L'usage que lui supposent d'autres anatomistes fait
un peu moins d'honneur à la pudeur de la nature, mais n'en fait
pas davantage à leur sagacité. Le physicien dont la profession
est d'instruire et non d'édifier abandonnera donc le pourquoi, et
ne s'occupera que du comment. Le comment se tire des êtres; le pourquoi,
de notre entendement; il tient à nos systèmes; il dépend
du progrès de nos connaissances. Combien d'idées absurdes,
de suppositions fausses, de notions chimériques dans ces hymnes
que quelques défenseurs téméraires des causes finales
ont osé composer à l'honneur du Créateur ? Au lieu
de partager les transports de l'admiration du prophète et de s'écrier
pendant la nuit, à la vue des étoiles sans nombre dont les
cieux sont éclairés, Caeli enarrant gloriam Dei, ils se sont
abandonnés à la superstition de leurs conjectures. Au lieu
d'adorer le Tout-Puissant dans les êtres mêmes de la nature,
ils se sont prosternés devant les fantômes de leur imagination.
Si quelqu'un, retenu par le préjugé, doute de la solidité
de mon reproche, je l'invite à comparer le traité que Galien
a écrit de l'usage des parties du corps humain avec la physiologie
de Boërhaave, et la physiologie de Boërhaave avec celle de Haller;
j'invite la postérité à comparer ce que ce dernier
ouvrage contient de vues systématiques et passagères avec
ce que la physiologie deviendra dans les siècles suivants. L'homme
fait un mérite a l'Éternel de ses petites vues; et l'Éternel
qui l'entend du haut de son trône, et qui connaît son intention,
accepte sa louange imbécile et sourit de sa vanité.
57. DE QUELQUES PRÉJUGÉS Il n'y a rien ni dans les faits
de la nature ni dans les circonstances de la vie qui ne soit un piège
tendu à notre précipitation. J'en atteste la plupart de ces
axiomes généraux qu'on regarde comme le bon sens des nations.
On dit, il ne se passe rien de nouveau sous le ciel; et cela est vrai pour
celui qui s'en tient aux apparences grossières. Mais qu'est-ce que
cette sentence pour le philosophe dont l'occupation journalière
est de saisir les différences les plus insensibles ? Qu'en devait
penser celui qui assura que sur tout un arbre il n'y aurait pas deux feuilles
sensiblement du même vert? Qu'en penserait celui qui, réfléchissant
sur le grand nombre des causes, même connues, qui doivent concourir
à la production d'une nuance de couleur précisément
telle, prétendrait, sans croire outrer l'opinion de Leibniz, qu'il
est démontré par la différence des points de l'espace
ou les corps sont placés, combinée avec ce nombre prodigieux
de causes, qu'il n'y a peut-être jamais eu, et qu'il n'y aura peut-être
jamais dans la nature deux brins d'herbe absolument du même vert
? Si les êtres s'altèrent successivement en passant par les
nuances les plus imperceptibles, le temps, qui ne s'arrête point,
doit mettre à la longue entre les formes qui ont existé très
anciennement, celles qui existent aujourd'hui, celles qui existeront dans
les siècles reculés, la différence la plus grande;
et le Nil sub sole novum n'est qu'un préjugé fondé
sur la faiblesse de nos organes, L'imperfection de nos instruments, et
la brièveté de notre vie. On dit en morale, quot capita tot
sensus; c'est le contraire qui est vrai: rien n'est si commun que des têtes,
et si rare que des avis. On dit en littérature, il ne faut point
disputer des goûts: si l'on entend qu'il ne faut point disputer à
un homme que tel est son goût, c'est une puérilité.
Si l'on entend qu'il n'y a ni bon ni mauvais dans le goût, c'est
une fausseté. Le philosophe examinera sévèrement tous
ces axiomes de la sagesse populaire.
58, QUESTIONS. Il n'y a qu'une manière possible d'être
homogène Il y a une infinité de manières différentes
possibles d'être hétérogène Il me paraît
aussi impossible que tous les êtres de la nature aient été
produits avec une matière parfaitement homogène, qu'il le
serait de les représenter avec une seule et même couleur.
Je crois même entrevoir que la diversité des phénomènes
ne peut être le résultat d'une hétérogénéité
quelconque. J'appellerai donc éléments les différentes
matières hétérogènes nécessaires pour
la production générale des phénomènes de la
nature; et j'appellerai la nature le résultat général
actuel, ou les résultats généraux successifs de la
combinaison des éléments. Les éléments doivent
avoir des différences essentielles; sans quoi tout aurait pu naître
de l'homogénéité, puisque tout y pourrait retourner.
Il est, il a été, ou il sera une combinaison naturelle ou
une combinaison artificielle dans laquelle un élément est,
a été ou sera porté à sa plus grande division
possible. La molécule d'un élément dans cet état
de division dernière est indivisible d'une indivisibilité
absolue, puisqu'une division ultérieure de cette molécule,
étant hors des lois de la nature et au-delà des forces de
l'art, n'est plus qu'intelligible. L'état de division dernière
possible dans la nature ou par l'art n'étant pas le même,
selon toute apparence, pour des matières essentiellement hétérogènes,
il s'ensuit qu'il y a des molécules essentiellement différentes
en masse et toutefois absolument indivisibles en elles-mêmes. Combien
y a-t-il de matières absolument hétérogènes,
ou élémentaires ? nous l'ignorons. Quelles sont les différences
essentielles des matières que nous regardons comme absolument hétérogènes
ou élémentaires ? nous l'ignorons. Jusqu'où la division
d'une matière élémentaire est-elle portée,
soit dans les productions de l'art, soit dans les ouvrages de la nature
? nous l'ignorons. Etc., etc., etc. J'ai joint les combinaisons de l'art
à celles de la nature, parce qu'entre une infinité de faits
que nous ignorons, et que nous ne saurons jamais, il en est un qui nous
est encore caché: savoir si la division d'une matière élémentaire
n'a point été, n'est point ou ne sera pas portée plus
loin dans quelque opération de l'art qu'elle ne l'a été,
ne l'est, et ne le sera dans aucune combinaison de la nature abandonnée
à elle-même. Et l'on va voir par la première des questions
suivantes pourquoi j'ai fait entrer dans quelques-unes de mes propositions
les notions du passé, du présent et de l'avenir; et pourquoi
j'ai inséré l'idée de succession dans la définition
que j'ai donnée de la nature.
1. Si les phénomènes ne sont pas enchaînés
les uns aux autres, il n'y a point de philosophie. Les phénomènes
seraient tous enchaînés que l'état de chacun d'eux
pourrait être sans permanence. Mais si l'état des êtres
est dans une vicissitude perpétuelle; si la nature est encore à
l'ouvrage; malgré la chaîne qui lie les phénomènes,
il n'y a point de philosophie. Toute notre science naturelle devient aussi
transitoire que les mots. Ce que nous prenons pour l'histoire de la nature
n'est que l'histoire très incomplète d'un instant Je demande
donc si les métaux ont toujours été et seront toujours
tels qu'ils sont; si les plantes ont toujours été et seront
toujours telles qu'elles sont; si les animaux ont toujours été
et seront toujours tels qu'ils sont, etc. Après avoir médité
profondément sur certains phénomènes, un doute qu'On
vous pardonnerait peut-être, ô sceptiques, ce n'est pas que
le monde ait été créé, mais qu'il soit tel
qu'il a été et qu'il sera.
2. De même que dans les règnes animal et végétal,
un individu commence, pour ainsi dire, s'accroît, dure, dépérit
et passe; n'en serait-il pas de même des espèces entières
? Si la foi ne nous apprenait que les animaux sont sortis des mains du
Créateur tels que nous les voyons; et s'il était permis d'avoir
la moindre incertitude sur leur commencement et sur leur fin, le philosophe
abandonné à ses conjectures ne pourrait-il pas soupçonner
que l'animalité avait de toute éternité ses éléments
particuliers, épars et confondus dans la masse de la matière;
qu'il est arrivé à ces éléments de se réunir,
parce qu'il était possible que cela se fit; que l'embryon formé
de ces éléments a passé par une infinité d'organisations
et de développements; qu'il a eu, par succession, du mouvement,
de la sensation, des idées, de la pensée, de la réflexion,
de la conscience, des sentiments, des passions, des signes, des gestes,
des sons, des sons articulés, une langue, des lois, des sciences,
et des arts; qu'il s'est écoulé des millions d'années
entre chacun de ces développements; qu'il a peut-être encore
d'autres développements à subir, et d'autres accroissements
à prendre, qui nous sont inconnus; qu'il a eu ou qu'il aura un état
stationnaire; qu'il s'éloigne, ou qu'il s'éloignera de cet
état par un dépérissement éternel, pendant
lequel ses facultés sortiront de lui comme elles y étaient
entrées; qu'il disparaîtra pour jamais de la nature, ou plutôt
qu'il continuera d'y exister, mais sous une forme, et avec des facultés
tout autres que celles qu'on lui remarque dans cet instant de la durée
? La religion nous épargne bien des écarts et bien des travaux.
Si elle ne nous eût point éclairés sur l'origine du
monde et sur le système universel des êtres, combien d'hypothèses
différentes que nous aurions été tentés de
prendre pour le secret de la nature ? Ces hypothèses, étant
toutes également fausses, nous auraient paru toutes à peu
près également vraisemblables. La question, pourquoi il existe
quelque chose, est la plus embarrassante que la philosophie pût se
proposer, et il n'y a que la révélation qui y réponde.
3. Si l'on jette les yeux sur les animaux et sur la terre brute qu'ils
foulent aux pieds; sur les molécules organiques et sur le fluide
dans lequel elles se meuvent; sur les insectes microscopiques, et sur la
matière qui les produit et qui les environne, il est évident
que la matière en général est divisée en matière
morte et en matière vivante. Mais comment se peut-il faire que la
matière ne soit pas une, ou toute vivante, ou toute morte ? La matière
vivante est-elle toujours vivante ? Et la matière morte est-elle
toujours et réellement morte ? La matière vivante ne meurt-elle
point ? La matière morte ne commence-t-elle jamais à vivre
?
4. Y a-t-il quelque autre différence assignable entre la matière
morte et la matière vivante, que l'organisation, et que la spontanéité
réelle ou apparente du mouvement ?
5. Ce qu'on appelle matière vivante, ne serait-ce pas seulement
une matière qui se meut par elle-même ? Et ce qu'on appelle
une matière morte, ne serait- ce pas une matière mobile par
une autre matière ?
6. Si la matière vivante est une matière qui se meut par
elle-même comment peut-elle cesser de se mouvoir sans mourir ?
7. S'il y a une matière vivante et une matière morte par
elles-mêmes, ces deux principes suffisent-ils pour la production
générale de toutes les formes et de tous les phénomènes
?
8. En géométrie, une quantité réelle jointe
à une quantité imaginaire donne un tout imaginaire; dans
la nature, si une molécule de matière vivante s'applique
à une molécule de matière morte, le tout sera-t-il
vivant, ou sera- t-il mort ?
9. Si l'agrégat peut être ou vivant ou mort, quand et pourquoi
sera-t-il vivant ? quand et pourquoi sera-t-il mort ?
10. Mort ou vivant, il existe sous une forme. Sous quelque forme qu'il
existe, quel en est le principe ?
11. Les moules sont-ils principes des formes ? Qu'est-ce qu'un moule
? Est-ce un être réel et préexistant ? ou n'est-ce
que les limites intelligibles de l'énergie d'une molécule
vivante unie à de la matière morte ou vivante; limites déterminées
par le rapport de l'énergie en tout sens, aux résistances
en tout sens ? Si c'est un être réel et préexistant,
comment s'est-il formé ?
12. L'énergie d'une molécule vivante varie-t-elle par
elle-même ? ou ne varie-t-elle que selon la quantité, la qualité,
les formes de la matière morte ou vivante à laquelle elle
s'unit ?
13. Y a-t-il des matières vivantes spécifiquement différentes
de matières vivantes ? ou toute matière vivante est-elle
essentiellement une et propre à tout ? J'en demande autant des matières
mortes.
14. La matière vivante se combine-t-elle avec de la matière
vivante ?
Comment se fait cette combinaison ? Quel en est le résultat ?
J'en demande autant de la matière morte.
15. Si l'on pouvait supposer toute la matière vivante, ou toute
la matière morte, y aurait-il jamais autre chose que de la matière
morte, ou que de la matière vivante ? ou les molécules vivantes
ne pourraient elles pas reprendre la vie, après l'avoir perdue,
pour la reperdre encore; et ainsi de suite, à l'infini ?
Quand je tourne mes regards sur les travaux des hommes, et que je vois
des villes bâties de toutes parts, tous les éléments
employés, des langues fixées, des peuples policés,
des ports construits, les mers traversées, la terre et les cieux
mesurés, le monde me paraît bien vieux. Lorsque je trouve
les hommes incertains sur les premiers principes de la médecine
et de l'agriculture, sur les propriétés des substances les
plus communes, sur la connaissance des maladies dont ils sont affligés,
sur la taille des arbres, sur la forme de la charrue, la terre ne me paraît
habitée que d'hier. et si les hommes étaient sages, ils se
livreraient enfin à des recherches relatives à leur bien-être,
et ne répondraient à mes questions futiles que dans mille
ans au plus tôt; ou peut-être même, considérant
sans cesse le peu d'étendue qu'ils occupent dans l'espace et dans
la durée, ils ne daigneraient jamais y répondre.
OBSERVATION
Je t'ai dit, jeune homme, que les qualités, telles que l'attraction,
se propageaient à l'infini, lorsque rien ne limitait la sphère
de leur action. On t'objectera « que j'aurais même pu dire
qu'elles se propageaient uniformément. On ajoutera peut-être
qu'on ne conçoit guère comment une qualité s'exerce
à distance, sans aucun intermède; mais qu'il n'y a point
d'absurdités et qu'il n'y en eut jamais, ou que c'en est une de
prétendre qu'elle s'exerce dans le vide diversement, à différentes
distances; qu'alors on n'aperçoit rien soit au-dedans soit au-dehors
d'une portion de matière, qui soit capable de faire varier son action;
que Descartes, Newton, les philosophes anciens et modernes ont tous supposé
qu'un corps animé dans le vide de la quantité de mouvement
la plus petite irait à l'infini, uniformément, en ligne droite,
que la distance n'est donc par elle-même ni un obstacle ni un véhicule;
que toute qualité dont l'action varie selon une raison quelconque
inverse ou directe de la distance ramène nécessairement au
plein et à la philosophie corpusculaire; et que la supposition du
vide et celle de la variabilité de l'action d'une cause sont deux
suppositions contradictoires. » Si l'on te propose ces difficultés,
je te conseille d'en aller chercher la réponse chez quelque newtonien;
car je t'avoue que j'ignore comment on les résout.
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COPISTE Gianni Di Giuseppe
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