"Discours" - читать интересную книгу автора (Leibniz Gottfried Wilhelm)Leibniz Discours de Mйtaphysique 1686 1. ‑ De la perfection divine et que Dieu fait tout de la
maniиre la plus souhaitable. La notion de Dieu la plus reзue et la plus significative
que nous ayons, est assez bien exprimйe en ces termes que Dieu est un кtre
absolument parfait, mais on n’en considиre pas assez les suites ; et pour
y entrer plus avant, il est а propos de remarquer qu’il y a dans la nature plusieurs
perfections toutes diffйrentes, que Dieu les possиde toutes ensemble, et que
chacune lui appartient au plus souverain degrй. Il faut connaоtre aussi ce que
c’est que perfection, dont voici une marque assez sыre, savoir que les formes
ou natures qui ne sont pas susceptibles du dernier degrй, ne sont pas des
perfections, comme par exemple la nature du nombre ou de la figure. Car le
nombre le plus grand de tous (ou bien le nombre de tous les nombres), aussi
bien que la plus grande de toutes les figures, impliquent contradiction, mais
la plus grande science et la toute-puissance n’enferment point d’impossibilitй.
Par consйquent la puissance et la science sont des perfections, et, en tant
qu’elles appartiennent а Dieu, elles n’ont point de bornes. D’oщ il s’ensuit
que Dieu possйdant la sagesse suprкme et infinie agit de la maniиre la plus
parfaite, non seulement au sens mйtaphysique, mais encore moralement parlant,
et qu’on peut exprimer ainsi а notre йgard que plus on sera йclairй et informй
des ouvrages de Dieu, plus on sera disposй а les trouver excellents et
entiиrement satisfaisant а tout ce qu’on aurait pu souhaiter. 2. ‑ Contre ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de
bontй dans les ouvrages de Dieu, ou bien que les rиgles de la bontй et de la
beautй sont arbitraires. Ainsi
je suis fort йloignй du sentiment de ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de
rиgles de bontй et de perfection dans la nature des choses, ou dans les idйes
que Dieu en a ; et que les ouvrages de Dieu ne sont bons que par cette
raison formelle que Dieu les a faits. Car si cela йtait, Dieu, sachant qu’il en
est l’auteur, n’avait que faire de les regarder par aprиs et de les trouver
bons, comme le tйmoigne la sainte йcriture, qui ne paraоt s’кtre servie de
cette anthropologie que pour nous faire connaоtre que leur excellence se
connaоt а les regarder en eux-mкmes, lors mкme qu’on ne fait point de rйflexion
sur cette dйnomination extйrieure toute nue, qui les rapporte а leur cause. Ce
qui est d’autant plus vrai, que c’est par la considйration des ouvrages qu’on
peut dйcouvrir l’ouvrier. Il faut donc que ces ouvrages portent en eux son
caractиre. J’avoue que le sentiment contraire me paraоt extrкmement dangereux
et fort approchant de celui des derniers novateurs, dont l’opinion est, que la
beautй de l’univers et la bontй que nous attribuons aux ouvrages de Dieu, ne
sont que des chimиres des hommes qui conзoivent Dieu а leur maniиre. Aussi,
disant que les choses ne sont bonnes par aucune rиgle de bontй, mais par la
seule volontй de Dieu, on dйtruit, ce me semble, sans y penser, tout l’amour de
Dieu et toute sa gloire. Car pourquoi le louer de ce qu’il a fait, s’il serait
йgalement louable en faisant tout le contraire ? Oщ sera donc sa justice
et sa sagesse, s’il ne reste qu’un certain pouvoir despotique, si la volontй
tient lieu de raison, et si, selon la dйfinition des tyrans, ce qui plaоt au
plus puissant est juste par lа mкme ? Outre qu’il semble que toute volontй
suppose quelque raison de vouloir et que cette raison est naturellement antйrieure
а la volontй. C’est pourquoi je trouve encore cette expression de quelques
autres philosophes tout а fait йtrange, qui disent que les vйritйs йternelles
de la mйtaphysique et de la gйomйtrie, et par consйquent aussi les rиgles de la
bontй, de la justice et de la perfection, ne sont que les effets de la volontй
de Dieu, au lieu qu’il me semble que ce ne sont que des suites de son
entendement, qui, assurйment, ne dйpend point de sa volontй, non plus que son
essence. 3. ‑ Contre ceux qui croient que Dieu aurait pu mieux
faire. Je ne saurais non plus approuver l’opinion de quelques
modernes qui soutiennent hardiment, que ce que Dieu fait n’est pas dans la
derniиre perfection, et qu’il aurait pu agir bien mieux. Car il me semble que
les suites de ce sentiment sont tout а fait contraires а la gloire de
Dieu : Uti minus malum habet rationem boni, ita minus bonum habet
rationem mali. Et c’est agir imparfaitement, que d’agir avec moins de
perfection qu’on n’aurait pu. C’est trouver а redire а un ouvrage d’un architecte
que de montrer qu’il le pouvait faire meilleur. Cela va encore contre la sainte
йcriture, lorsqu’elle nous assure de la bontй des ouvrages de Dieu. Car comme
les imperfections descendent а l’infini, de quelque faзon que Dieu aurait fait
son ouvrage, il aurait toujours йtй bon en comparaison des moins parfaits, si
cela йtait assez ; mais une chose n’est guиre louable, quand elle ne l’est
que de cette maniиre. Je crois aussi qu’on trouvera une infinitй de passages de
la divine йcriture et des Saints Pиres, qui favoriseront mon sentiment, mais
qu’on n’en trouvera guиre pour celui de ces modernes, qui est а mon avis
inconnu а toute l’antiquitй, et ne se fonde que sur le trop peu de connaissance
que nous avons de l’harmonie gйnйrale de l’univers et des raisons cachйes de la
conduite de Dieu, ce qui nous fait juger tйmйrairement que bien des choses
auraient pu кtre rendues meilleures. Outre que ces modernes insistent sur
quelques subtilitйs peu solides, car ils s’imaginent que rien n’est si parfait
qu’il n’y ait quelque chose de plus parfait, ce qui est une erreur. Ils croient
aussi de pourvoir par lа а la libertй de Dieu, comme si ce n’йtait pas la plus
haute libertй d’agir en perfection suivant la souveraine raison. Car de croire
que Dieu agit en quelque chose sans avoir aucune raison de sa volontй, outre
qu’il semble que cela ne se peut point, c’est un sentiment peu conforme а sa
gloire ; par exemple supposons que Dieu choisisse entre A et B, et qu’il
prenne A sans avoir aucune raison de le prйfйrer а B, je dis que cette action
de Dieu, pour le moins ne serait point louable ; car toute louange doit
кtre fondйe en quelque raison qui ne se trouve point ici ex hypothesi. Au
lieu que je tiens que Dieu ne fait rien dont il ne mйrite d’кtre glorifiй. 4. ‑ Que l’amour de Dieu demande une entiиre satisfaction
et acquiescence touchant ce qu’il fait sans qu’il faille кtre quiйtiste pour
cela. La
connaissance gйnйrale de cette grande vйritй, que Dieu agit toujours de la
maniиre la plus parfaite et la plus souhaitable qu’il soit possible, est, а mon
avis, le fondement de l’amour que nous devons а Dieu sur toutes choses, puisque
celui qui aime cherche sa satisfaction dans la fйlicitй ou perfection de
l’objet aimй et de ses actions. Idem velle et idem nolle vera amicitia est.
Et je crois qu’il est difficile de bien aimer Dieu, quand on n’est pas dans la
disposition de vouloir ce qu’il veut quand on aurait le pouvoir de le changer.
En effet ceux qui ne sont pas satisfaits de ce qu’il fait me paraissent
semblables а des sujets mйcontents dont l’intention n’est pas fort diffйrente
de celle des rebelles. Je tiens donc que suivant ces principes, pour agir
conformйment а l’amour de Dieu, il ne suffit pas d’avoir patience par force,
mais il faut кtre vйritablement satisfait de tout ce qui nous est arrivй
suivant sa volontй. J’entends cet acquiescement quant au passй. Car quant а
l’avenir, il ne faut pas кtre quiйtiste ni attendre ridiculement а bras croisйs
ce que Dieu fera, selon ce sophisme que les anciens appelaient logon aergon, la raison paresseuse, mais il faut agir selon
la volontй prйsomptive de Dieu, autant que nous en pouvons juger, tвchant de
tout notre pouvoir de contribuer au bien gйnйral et particuliиrement а
l’ornement et а la perfection de ce qui nous touche, ou de ce qui nous est
prochain et pour ainsi dire а portйe. Car quand l’йvйnement aura peut-кtre fait
voir que Dieu n’a pas voulu prйsentement que notre bonne volontй ait son effet,
il ne s’ensuit pas de lа qu’il n’ait pas voulu que nous fissions ce que nous
avons fait. Au contraire, comme il est le meilleur de tous les maоtres, il ne
demande jamais que la droite intention, et c’est а lui de connaоtre l’heure et
le lieu propre а faire rйussir les bons desseins. 5. ‑ En quoi consistent les rиgles de perfection de la
divine conduite, et que la simplicitй des voies est en balance avec la richesse
des effets. Il
suffit donc d’avoir cette confiance en Dieu, qu’il fait tout pour le mieux, et
que rien ne saurait nuire а ceux qui l’aiment ; mais de connaоtre en
particulier les raisons qui l’ont pu mouvoir а choisir cet ordre de l’univers,
а souffrir les pйchйs, а dispenser ses grвces salutaires d’une certaine
maniиre, cela passe les forces d’un esprit fini, surtout quand il n’est pas
encore parvenu а la jouissance de la vue de Dieu. Cependant on peut faire
quelques remarques gйnйrales touchant la conduite de la Providence dans le
gouvernement des choses. On peut donc dire que celui qui agit parfaitement est
semblable а un excellent gйomиtre qui sait trouver les meilleures constructions
d’un problиme ; а un bon architecte qui mйnage sa place et le fonds
destinй pour le bвtiment de la maniиre la plus avantageuse, ne laissant rien de
choquant, ou qui soit destituй de la beautй dont il est susceptible ; а un
bon pиre de famille, qui emploie son bien en sorte qu’il n’y ait rien d’inculte
ni de stйrile ; а un habile machiniste qui fait son effet par la voie la
moins embarrassйe qu’on puisse choisir ; а un savant auteur, qui enferme
le plus de rйalitйs dans le moins de volume qu’il peut. Or les plus parfaits de
tous les кtres, et qui occupent le moins de volume, c’est-а-dire qui
s’empкchent le moins, ce sont les esprits, dont les perfections sont les vertus.
C’est pourquoi il ne faut point douter que la fйlicitй des esprits ne soit le
principal but de Dieu, et qu’il ne la mette en exйcution autant que l’harmonie
gйnйrale le permet. De quoi nous dirons davantage tantфt. Pour ce qui est de la
simplicitй des voies de Dieu, elle a lieu proprement а l’йgard des moyens,
comme au contraire la variйtй, richesse ou abondance y a lieu а l’йgard des
fins ou effets. Et l’un doit кtre en balance avec l’autre, comme les frais
destinйs pour un bвtiment avec la grandeur et la beautй qu’on y demande. Il est
vrai que rien ne coыte а Dieu, bien moins qu’а un philosophe qui fait des
hypothиses pour la fabrique de son monde imaginaire, puisque Dieu n’a que des
dйcrets а faire pour faire naоtre un monde rйel ; mais, en matiиre de
sagesse, les dйcrets ou hypothиses tiennent lieu de dйpense а mesure qu’elles
sont plus indйpendantes les unes des autres : car la raison veut qu’on
йvite la multiplicitй dans les hypothиses ou principes, а peu prиs comme le
systиme le plus simple est toujours prйfйrй en astronomie. 6. ‑ Dieu ne fait rien hors de l’ordre et il n’est pas
mкme possible de feindre des йvйnements qui ne soient point rйguliers. Les
volontйs ou actions de Dieu sont communйment divisйes en ordinaires ou
extraordinaires. Mais il est bon de considйrer que Dieu ne fait rien hors
d’ordre. Ainsi ce qui passe pour extraordinaire ne l’est qu’а l’йgard de
quelque ordre particulier йtabli parmi les crйatures. Car, quant а l’ordre
universel, tout y est conforme. Ce qui est si vrai que, non seulement rien
n’arrive dans le monde qui soit absolument irrйgulier, mais on ne saurait mкme
rien feindre de tel. Car supposons, par exemple, que quelqu’un fasse quantitй
de points sur le papier а tout hasard, comme font ceux qui exercent l’art
ridicule de la gйomance. Je dis qu’il est possible de trouver une ligne
gйomйtrique dont la notion soit constante et uniforme suivant une certaine
rиgle, en sorte que cette ligne passe par tous ces points, et dans le mкme
ordre que la main les avait marquйs. Et si quelqu’un traзait tout d’une suite
une ligne qui serait tantфt droite, tantфt cercle, tantфt d’une autre nature,
il est possible de trouver une notion, ou rиgle, ou йquation commune а tous les
points de cette ligne, en vertu de laquelle ces mкmes changements doivent
arriver. Et il n’y a, par exemple, point de visage dont le contour ne fasse
partie d’une ligne gйomйtrique et ne puisse кtre tracй tout d’un trait par un
certain mouvement rйglй. Mais quand une rиgle est fort composйe, ce qui lui est
conforme passe pour irrйgulier. Ainsi on peut dire que, de quelque maniиre que
Dieu aurait crйй le monde, il aurait toujours йtй rйgulier et dans un certain
ordre gйnйral. Mais Dieu a choisi celui qui est le plus parfait, c’est-а-dire
celui qui est en mкme temps le plus simple en hypothиses et le plus riche en
phйnomиnes, comme pourrait кtre une ligne de gйomйtrie dont la construction
serait aisйe et les propriйtйs et effets seraient fort admirables et d’une
grande йtendue. Je me sers de ces comparaisons pour crayonner quelque
ressemblance imparfaite de la sagesse divine, et pour dire ce qui puisse au
moins йlever notre esprit а concevoir en quelque faзon ce qu’on ne saurait
exprimer assez. Mais je ne prйtends point d’expliquer par lа ce grand mystиre
dont dйpend tout l’univers. 7. ‑ Que les miracles sont conformes а l’ordre gйnйral,
quoi qu’ils soient contre les maximes subalternes, et de ce que Dieu veut ou
qu’il permet, par une volontй gйnйrale ou particuliиre. Or, puisque rien
ne se peut faire qui ne soit dans l’ordre, on peut dire que les miracles sont
aussi bien dans l’ordre que les opйrations naturelles qu’on appelle ainsi parce
qu’elles sont conformes а certaines maximes subalternes que nous appelons la
nature des choses. Car on peut dire que cette nature n’est qu’une coutume de
Dieu, dont il se peut dispenser а cause d’une raison plus forte que celle qui
l’a mы а se servir de ces maximes. Quant aux volontйs gйnйrales ou
particuliиres, selon qu’on prend la chose, on peut dire que Dieu fait tout
suivant sa volontй la plus gйnйrale, qui est conforme au plus parfait ordre
qu’il a choisi ; mais on peut dire aussi qu’il a des volontйs
particuliиres qui sont des exceptions de ces maximes subalternes susdites, car
la plus gйnйrale des lois de Dieu qui rиgle toute la suite de l’univers est
sans exception. On peut dire aussi que Dieu veut tout ce qui est un objet de sa
volontй particuliиre ; mais quant aux objets de sa volontй gйnйrale, tels
que sont les actions des autres crйatures, particuliиrement de celles qui sont
raisonnables, auxquelles Dieu veut concourir, il faut distinguer : car si
l’action est bonne en elle-mкme, on peut dire que Dieu la veut et la commande
quelquefois, lors mкme qu’elle n’arrive point, mais, si elle est mauvaise en
elle-mкme et ne devient bonne que par accident, parce que la suite des choses,
et particuliиrement le chвtiment et la satisfaction, corrige sa malignitй et en
rйcompense le mal avec usure, en sorte qu’enfin il se trouve plus de perfection
dans toute la suite que si tout le mal n’йtait pas arrivй, il faut dire que
Dieu le permet, et non pas qu’il le veut, quoiqu’il y concoure а cause des lois
de nature qu’il a йtablies, et parce qu’il en sait tirer un plus grand bien. 8. ‑ Pour distinguer les actions de Dieu et des crйatures,
on explique en quoi consiste la notion d’une substance individuelle. Il
est assez difficile de distinguer les actions de Dieu de celles des
crйatures ; car il y en a qui croient que Dieu fait tout, d’autres
s’imaginent qu’il ne fait que conserver la force qu’il a donnйe aux
crйatures : la suite fera voir combien l’un ou l’autre se peut dire. Or
puisque les actions et passions appartiennent proprement aux substances
individuelles (actiones sunt suppositorum), il serait nйcessaire
d’expliquer ce que c’est qu’une telle substance. Il est bien vrai que, lorsque
plusieurs prйdicats s’attribuent а un mкme sujet, et que ce sujet ne s’attribue
а aucun autre, on l’appelle substance individuelle ; mais cela n’est pas
assez et une telle explication n’est que nominale. Il faut donc considйrer ce
que c’est que d’кtre attribuй vйritablement а un certain sujet. Or il est
constant que toute prйdication vйritable a quelque fondement dans la nature des
choses, et lorsqu’une proposition n’est pas identique, c’est-а-dire lorsque le
prйdicat n’est pas compris expressйment dans le sujet, il faut qu’il y soit
compris virtuellement, et c’est ce que les philosophes appellent in-esse,
en disant que le prйdicat est dans le sujet. Ainsi il faut que le terme du
sujet enferme toujours celui du prйdicat, en sorte que celui qui entendrait
parfaitement la notion du sujet, jugerait aussi que le prйdicat lui appartient.
Cela йtant, nous pouvons dire que la nature d’une substance individuelle ou
d’un кtre complet est d’avoir une notion si accomplie qu’elle soit suffisante а
comprendre et а en faire dйduire tous les prйdicats du sujet а qui cette notion
est attribuйe. Au lieu que l’accident est un кtre dont la notion n’enferme
point tout ce qu’on peut attribuer au sujet а qui on attribue cette notion.
Ainsi la qualitй de roi qui appartient а Alexandre le Grand, faisant
abstraction du sujet, n’est pas assez dйterminйe а un individu, et n’enferme
point les autres qualitйs du mкme sujet, ni tout ce que la notion de ce prince
comprend, au lieu que Dieu voyant la notion individuelle ou hecceпtй
d’Alexandre, y voit en mкme temps le fondement et la raison de tous les
prйdicats qui se peuvent dire de lui vйritablement, comme par exemple qu’il
vaincrait Darius et Porus, jusqu’а y connaоtre a priori (et non par
expйrience) s’il est mort d’une mort naturelle ou par poison, ce que nous ne
pouvons savoir que par l’histoire. Aussi, quand on considиre bien la connexion
des choses, on peut dire qu’il y a de tout temps dans l’вme d’Alexandre des
restes de tout ce qui lui est arrivй, et les marques de tout ce qui lui
arrivera, et mкme des traces de tout ce qui se passe dans l’univers, quoiqu’il
n’appartienne qu’а Dieu de les reconnaоtre toutes. 9. ‑ Que chaque substance singuliиre exprime tout
l’univers а sa maniиre, et que dans sa notion tous ses йvйnements sont compris
avec toutes leurs circonstances et toute la suite des choses extйrieures. Il
s’ensuit de cela plusieurs paradoxes considйrables ; comme entre autres
qu’il n’est pas vrai que deux substances se ressemblent entiиrement et soient
diffйrentes solo numero, et que ce que saint Thomas assure sur ce
point des anges ou intelligences (quod ibi omne individuum sit species
infima) est vrai de toutes les substances, pourvu qu’on prenne la
diffйrence spйcifique comme la prennent les gйomиtres а l’йgard de leurs
figures ; item qu’une substance ne saurait commencer que par
crйation, ni pйrir que par annihilation ; qu’on ne divise pas une
substance en deux, ni qu’on ne fait pas de deux une, et qu’ainsi le nombre des
substances naturellement n’augmente et ne diminue pas, quoiqu’elles soient
souvent transformйes. De plus, toute substance est comme un monde entier et
comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers, qu’elle exprime chacune а sa
faзon, а peu prиs comme une mкme ville est diversement reprйsentйe selon les
diffйrentes situations de celui qui la regarde. Ainsi l’univers est en quelque
faзon multipliй autant de fois qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu
est redoublйe de mкme par autant de reprйsentations toutes diffйrentes de son
ouvrage. On peut mкme dire que toute substance porte en quelque faзon le
caractиre de la sagesse infinie et de la toute-puissance de Dieu, et l’imite
autant qu’elle en est susceptible. Car elle exprime, quoique confusйment, tout
ce qui arrive dans l’univers, passй, prйsent ou avenir, ce qui a quelque
ressemblance а une perception ou connaissance infinie ; et comme toutes
les autres substances expriment celle-ci а leur tour, et s’y accommodent, on
peut dire qu’elle йtend sa puissance sur toutes les autres а l’imitation de la
toute-puissance du Crйateur. 10. ‑ Que l’opinion des formes substantielles a quelque
chose de solide, mais que ces formes ne changent rien dans les phйnomиnes et ne
doivent point кtre employйes pour expliquer les effets particuliers. Il
semble que les anciens aussi bien que tant d’habiles gens accoutumйs aux
mйditations profondes, qui ont enseignй la thйologie et la philosophie il y a
quelques siиcles, et dont quelques-uns sont recommandables pour leur saintetй,
ont eu quelque connaissance de ce que nous venons de dire, et c’est ce qui les
a fait introduire et maintenir les formes substantielles qui sont aujourd’hui
si dйcriйes. Mais ils ne sont pas si йloignйs de la vйritй, ni si ridicules que
le vulgaire de nos nouveaux philosophes se l’imagine. Je demeure d’accord que
la considйration de ces formes ne sert de rien dans le dйtail de la physique,
et ne doit point кtre employйe а l’explication des phйnomиnes en particulier.
Et c’est en quoi nos scolastiques ont manquй, et les mйdecins du temps passй а
leur exemple, croyant de rendre raison des propriйtйs des corps en faisant
mention des formes et des qualitйs, sans se mettre en peine d’examiner la
maniиre de l’opйration ; comme si on se voulait contenter de dire qu’une
horloge a la qualitй horodictique provenant de sa forme, sans considйrer en
quoi tout cela consiste. Ce qui peut suffire, en effet, а celui qui l’achиte,
pourvu qu’il en abandonne le soin а un autre. Mais ce manquement et mauvais
usage des formes ne doit pas nous faire rejeter une chose dont la connaissance
est si nйcessaire en mйtaphysique que sans cela je tiens qu’on ne saurait bien
connaоtre les premiers principes ni йlever assez l’esprit а la connaissance des
natures incorporelles et des merveilles de Dieu. Cependant, comme un gйomиtre
n’a pas besoin de s’embarrasser l’esprit du fameux labyrinthe de la composition
du continu, et qu’aucun philosophe moral et encore moins un jurisconsulte ou
politique n’a point besoin de se mettre en peine des grandes difficultйs qui se
trouvent dans la conciliation du libre arbitre et de la Providence de Dieu,
puisque le gйomиtre peut achever toutes ses dйmonstrations, et le politique
peut terminer toutes ses dйlibйrations sans entrer dans ces discussions, qui ne
laissent pas d’кtre nйcessaires et importantes dans la philosophie et dans la
thйologie : de mкme un physicien peut rendre raison des expйriences, se
servant tantфt des expйriences plus simples dйjа faites, tantфt des
dйmonstrations gйomйtriques et mйcaniques, sans avoir besoin des considйrations
gйnйrales qui sont d’une autre sphиre ; et s’il y emploie le concours de
Dieu ou bien quelque вme, archйe, ou autre chose de cette nature, il extravague
aussi bien que celui qui, dans une dйlibйration importante de pratique,
voudrait entrer dans les grands raisonnements sur la nature du destin et de
notre libertй ; comme en effet les hommes font assez souvent cette faute
sans y penser, lorsqu’ils s’embarrassent l’esprit par la considйration de la
fatalitй, et mкme parfois sont dйtournйs par lа de quelque bonne rйsolution ou
de quelque soin nйcessaire. 11. ‑ Que les mйditations des thйologiens et des
philosophes qu’on appelle scolastiques ne sont pas а mйpriser entiиrement. Je
sais que j’avance un grand paradoxe en prйtendant de rйhabiliter en quelque
faзon l’ancienne philosophie et de rappeler postliminio les formes
substantielles presque bannies ; mais peut-кtre qu’on ne me condamnera pas
lйgиrement, quand on saura que j’ai assez mйditй sur la philosophie moderne,
que j’ai donnй bien du temps aux expйriences de physique et aux dйmonstrations
de gйomйtrie, et que j’ai йtй longtemps persuadй de la vanitй de ces кtres, que
j’ai йtй enfin obligй de reprendre malgrй moi et comme par force, aprиs avoir
fait moi-mкme des recherches qui m’ont fait reconnaоtre que nos modernes ne
rendent pas assez de justice а saint Thomas et а d’autres grands hommes de ce
temps-lа, et qu’il y a dans les sentiments des philosophes et thйologiens
scolastiques bien plus de soliditй qu’on ne s’imagine, pourvu qu’on s’en serve
а propos et en leur lieu. Je suis mкme persuadй que, si quelque esprit exact et
mйditatif prenait la peine d’йclaircir et de digйrer leur pensйe а la faзon des
gйomиtres analytiques, il y trouverait un trйsor de quantitй de vйritйs trиs
importantes et tout а fait dйmonstratives. 12. ‑ Que les notions qui consistent dans l’йtendue
enferment quelque chose d’imaginaire et ne sauraient constituer la substance
des corps. Mais,
pour reprendre le fil de nos considйrations, je crois que celui qui mйditera
sur la nature de la substance, que j’ai expliquйe ci-dessus, trouvera que toute
la nature du corps ne consiste pas seulement dans l’йtendue, c’est-а-dire dans
la grandeur, figure et mouvement, mais qu’il faut nйcessairement y reconnaоtre quelque
chose qui ait du rapport aux вmes, et qu’on appelle communйment forme
substantielle, bien qu’elle ne change rien dans les phйnomиnes, non plus que
l’вme des bкtes, si elles en ont. On peut mкme dйmontrer que la notion de la
grandeur, de la figure et du mouvement n’est pas si distincte qu’on s’imagine
et qu’elle enferme quelque chose d’imaginaire et de relatif а nos perceptions,
comme le sont encore (quoique bien davantage) la couleur, la chaleur, et autres
qualitйs semblables dont on peut douter si elles se trouvent vйritablement dans
la nature des choses hors de nous. C’est pourquoi ces sortes de qualitйs ne
sauraient constituer aucune substance. Et s’il n’y a point d’autre principe
d’identitй dans les corps que ce que nous venons de dire, jamais un corps ne
subsistera plus d’un moment. Cependant les вmes et les formes substantielles
des autres corps sont bien diffйrentes des вmes intelligentes, qui seules
connaissent leurs actions, et qui non seulement ne pйrissent point
naturellement, mais mкme gardent toujours le fondement de la connaissance de ce
qu’elles sont ; ce qui les rend seules susceptibles de chвtiment et de
rйcompense, et les fait citoyens de la rйpublique de l’univers, dont Dieu est
le monarque ; aussi s’ensuit-il que tout le reste des crйatures leur doit
servir, de quoi nous parlerons tantфt plus amplement. 13. ‑ Comme la notion individuelle de chaque personne
renferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera jamais, on y voit les preuves
a priori de la vйritй de chaque йvйnement, ou pourquoi l’un est arrivй
plutфt que l’autre, mais ces vйritйs, quoique assurйes, ne laissent pas d’кtre
contingentes, йtant fondйes sur le libre arbitre de Dieu ou des crйatures, dont
le choix a toujours ses raisons qui inclinent sans nйcessiter. Mais
avant que de passer plus loin, il faut tвcher de satisfaire а une grande
difficultй qui peut naоtre des fondements que nous avons jetйs ci-dessus. Nous
avons dit que la notion d’une substance individuelle enferme une fois pour
toutes tout ce qui lui peut jamais arriver, et qu’en considйrant cette notion
on y peut voir tout ce qui se pourra vйritablement йnoncer d’elle, comme nous
pouvons voir dans la nature du cercle toutes les propriйtйs qu’on en peut
dйduire. Mais il semble que par lа la diffйrence des vйritйs contingentes et
nйcessaires sera dйtruite, que la libertй humaine n’aura plus aucun lieu, et
qu’une fatalitй absolue rйgnera sur toutes nos actions aussi bien que sur tout
le reste des йvйnements du monde. A quoi je rйponds qu’il faut faire
distinction entre ce qui est certain et ce qui est nйcessaire : tout le
monde demeure d’accord que les futurs contingents sont assurйs, puisque Dieu
les prйvoit, mais on n’avoue pas, pour cela, qu’ils soient nйcessaires. Mais
(dira-t-on) si quelque conclusion se peut dйduire infailliblement d’une
dйfinition ou notion, elle sera nйcessaire. Or est-il que nous soutenons que
tout ce qui doit arriver а quelque personne est dйjа compris virtuellement dans
sa nature ou notion, comme les propriйtйs le sont dans la dйfinition du cercle,
ainsi la difficultй subsiste encore. Pour y satisfaire solidement, je dis que
la connexion ou consйcution est de deux sortes : l’une est absolument
nйcessaire dont le contraire implique contradiction, et cette dйduction a lieu
dans les vйritйs йternelles, comme sont celles de gйomйtrie ; l’autre
n’est nйcessaire qu’ex hypothesi et pour ainsi dire par accident, mais
elle est contingente en elle-mкme, lorsque le contraire n’implique point. Et
cette connexion est fondйe, non pas sur les idйes toutes pures et sur le simple
entendement de Dieu, mais encore sur ses dйcrets libres, et sur la suite de
l’univers. Venons а un exemple : puisque Jules Cйsar deviendra dictateur
perpйtuel et maоtre de la rйpublique, et renversera la libertй des Romains,
cette action est comprise dans sa notion, car nous supposons que c’est la
nature d’une telle notion parfaite d’un sujet de tout comprendre, afin que le
prйdicat y soit enfermй, ut possit inesse subjecto. On pourrait dire que
ce n’est pas en vertu de cette notion ou idйe qu’il doit commettre cette
action, puisqu’elle ne lui convient que parce que Dieu sait tout. Mais on
insistera que sa nature ou forme rйpond а cette notion, et puisque Dieu lui a
imposй ce personnage il lui est dйsormais nйcessaire d’y satisfaire. J’y pourrais
rйpondre par l’instance des futurs contingents, car ils n’ont rien encore de
rйel que dans l’entendement et volontй de Dieu, et puisque Dieu leur y a donnй
cette forme par avance, il faudra tout de mкme qu’ils y rйpondent. Mais j’aime
mieux satisfaire aux difficultйs que de les excuser par l’exemple de quelques
autres difficultйs semblables, et ce que je vais dire servira а йclaircir aussi
bien l’une que l’autre. C’est donc maintenant qu’il faut appliquer la
distinction des connexions, et je dis que ce qui arrive conformйment а ces
avances est assurй, mais qu’il n’est pas nйcessaire, et si quelqu’un faisait le
contraire, il ne ferait rien d’impossible en soi-mкme, quoi qu’il soit
impossible (ex hypothesi) que cela arrive. Car si quelque homme йtait capable
d’achever toute la dйmonstration, en vertu de laquelle il pourrait prouver
cette connexion du sujet qui est Cйsar et du prйdicat qui est son entreprise
heureuse ; il ferait voir, en effet, que la dictature future de Cйsar a
son fondement dans sa notion ou nature, qu’on y voit une raison pourquoi il a
plutфt rйsolu de passer le Rubicon que de s’y arrкter, et pourquoi il a plutфt
gagnй que perdu la journйe de Pharsale, et qu’il йtait raisonnable et par
consйquent assurй que cela arrivвt, mais non pas qu’il est nйcessaire en
soi-mкme, ni que le contraire implique contradiction. A peu prиs comme il est
raisonnable et assurй que Dieu fera toujours le meilleur, quoique ce qui est
moins parfait n’implique point. Car on trouverait que cette dйmonstration de ce
prйdicat de Cйsar n’est pas aussi absolue que celles des nombres, ou de la
gйomйtrie, mais qu’elle suppose la suite des choses que Dieu a choisie
librement, et qui est fondйe sur le premier dйcret libre de Dieu, qui porte de
faire toujours ce qui est le plus parfait, et sur le dйcret que Dieu a fait (en
suite du premier) а l’йgard de la nature humaine, qui est que l’homme fera
toujours (quoique librement) ce qui paraоtra le meilleur. Or toute vйritй qui
est fondйe sur ces sortes de dйcrets est contingente, quoiqu’elle soit
certaine ; car ces dйcrets ne changent point la possibilitй des choses, et
comme j’ai dйjа dit, quoique Dieu choisisse toujours le meilleur assurйment,
cela n’empкche pas que ce qui est moins parfait ne soit et demeure possible en
lui-mкme, bien qu’il n’arrivera point, car ce n’est pas son impossibilitй, mais
son imperfection, qui le fait rejeter. Or rien n’est nйcessaire dont l’opposй
est possible. On sera donc en йtat de satisfaire а ces sortes de difficultйs,
quelque grandes qu’elles paraissent (et en effet elles ne sont pas moins
pressantes а l’йgard de tous les autres qui ont jamais traitй cette matiиre),
pourvu qu’on considиre bien que toutes les propositions contingentes ont des
raisons pour кtre plutфt ainsi qu’autrement, ou bien (ce qui est la mкme chose)
qu’elles ont des preuves a priori de leur vйritй qui les rendent
certaines, et qui montrent que la connexion du sujet et du prйdicat de ces
propositions a son fondement dans la nature de l’un et de l’autre ; mais
qu’elles n’ont pas des dйmonstrations de nйcessitй, puisque ces raisons ne sont
fondйes que sur le principe de la contingence ou de l’existence des choses,
c’est-а-dire sur ce qui est ou qui paraоt le meilleur parmi plusieurs choses
йgalement possibles ; au lieu que les vйritйs nйcessaires sont fondйes sur
le principe de contradiction et sur la possibilitй ou impossibilitй des
essences mкmes, sans avoir йgard en cela а la volontй libre de Dieu ou des
crйatures. 14. ‑ Dieu produit diverses substances, selon les
diffйrentes vues qu’il a de l’univers, et par l’intervention de Dieu la nature
propre de chaque substance porte que ce qui arrive а l’une rйpond а ce qui
arrive а toutes les autres, sans qu’elles agissent immйdiatement l’une sur
l’autre. Aprиs avoir connu, en quelque faзon, en quoi consiste la
nature des substances, il faut tвcher d’expliquer la dйpendance que les unes
ont des autres, et leurs actions et passions. Or il est premiиrement trиs
manifeste que les substances crййes dйpendent de Dieu qui les conserve et mкme
qui les produit continuellement par une maniиre d’йmanation, comme nous
produisons nos pensйes. Car Dieu tournant pour ainsi dire de tous cфtйs et de
toutes les faзons le systиme gйnйral des phйnomиnes qu’il trouve bon de
produire pour manifester sa gloire, et regardant toutes les faces du monde de
toutes les maniиres possibles, puisqu’il n’y a point de rapport qui йchappe а
son omniscience, le rйsultat de chaque vue de l’univers, comme regardй d’un
certain endroit, est une substance qui exprime l’univers conformйment а cette
vue, si Dieu trouve bon de rendre sa pensйe effective et de produire cette
substance. Et comme la vue de Dieu est toujours vйritable, nos perceptions le
sont aussi, mais ce sont nos jugements qui sont de nous et qui nous trompent.
Or nous avons dit ci-dessus et il s’ensuit de ce que nous venons de dire, que
chaque substance est comme un monde а part, indйpendant de toute autre chose,
hors de Dieu ; ainsi tous nos phйnomиnes, c’est-а-dire tout ce qui nous
peut jamais arriver, ne sont que des suites de notre кtre ; et comme ces
phйnomиnes gardent un certain ordre conforme а notre nature, ou pour ainsi dire
au monde qui est en nous, qui fait que nous pouvons faire des observations
utiles pour rйgler notre conduite qui sont justifiйes par le succиs des
phйnomиnes futurs, et qu’ainsi nous pouvons souvent juger de l’avenir par le
passй sans nous tromper, cela suffirait pour dire que ces phйnomиnes sont
vйritables sans nous mettre en peine s’ils sont hors de nous et si d’autres
s’en aperзoivent aussi : cependant, il est trиs vrai que les perceptions
ou expressions de toutes les substances s’entre-rйpondent, en sorte que chacun
suivant avec soin certaines raisons ou lois qu’il a observйes, se rencontre
avec l’autre qui en fait autant, comme lorsque plusieurs s’йtant accordйs de se
trouver ensemble en quelque endroit а un certain jour prйfixe, le peuvent faire
effectivement s’ils veulent. Or, quoique tous expriment les mкmes phйnomиnes,
ce n’est pas pour cela que leurs expressions soient parfaitement semblables,
mais il suffit qu’elles soient proportionnelles ; comme plusieurs
spectateurs croient voir la mкme chose, et s’entre-entendent en effet, quoique
chacun voie et parle selon la mesure de sa vue. Or, il n’y a que Dieu (de qui
tous les individus йmanent continuellement, et qui voit l’univers non seulement
comme ils le voient, mais encore tout autrement qu’eux tous), qui soit cause de
cette correspondance de leurs phйnomиnes, et qui fasse que ce qui est
particulier а l’un, soit public а tous ; autrement il n’y aurait point de
liaison. On pourrait donc dire en quelque faзon, et dans un bon sens, quoique
йloignй de l’usage, qu’une substance particuliиre n’agit jamais sur une autre
substance particuliиre et n’en pвtit non plus, si on considиre que ce qui
arrive а chacune n’est qu’une suite de son idйe ou notion complиte toute seule,
puisque cette idйe enferme dйjа tous les prйdicats ou йvйnements, et exprime
tout l’univers. En effet, rien ne nous peut arriver que des pensйes et des
perceptions, et toutes nos pensйes et nos perceptions futures ne sont que des
suites, quoique contingentes, de nos pensйes et perceptions prйcйdentes,
tellement que si j’йtais capable de considйrer distinctement tout ce qui
m’arrive ou paraоt а cette heure, j’y pourrais voir tout ce qui m’arrivera ou
me paraоtra а tout jamais ; ce qui ne manquerait pas, et m’arriverait tout
de mкme, quand tout ce qui est hors de moi serait dйtruit, pourvu qu’il ne
restвt que Dieu et moi. Mais comme nous attribuons а d’autres choses comme а
des causes agissant sur nous ce que nous apercevons d’une certaine maniиre, il
faut considйrer le fondement de ce jugement, et ce qu’il y a de vйritable. 15. ‑ L’action d’une substance finie sur l’autre ne
consiste que dans l’accroissement du degrй de son expression joint а la
diminution de celle de l’autre, autant que Dieu les oblige de s’accommoder
ensemble. Mais
sans entrer dans une longue discussion, il suffit а prйsent, pour concilier le
langage mйtaphysique avec la pratique, de remarquer que nous nous attribuons
davantage et avec raison les phйnomиnes que nous exprimons plus parfaitement,
et que nous attribuons aux autres substances ce que chacune exprime le mieux.
Ainsi une substance qui est d’une йtendue infinie, en tant qu’elle exprime
tout, devient limitйe par la maniиre de son expression plus ou moins parfaite.
C’est donc ainsi qu’on peut concevoir que les substances s’entr’empкchent ou se
limitent, et par consйquent on peut dire dans ce sens qu’elles agissent l’une
sur l’autre, et sont obligйes pour ainsi dire de s’accommoder entre elles. Car
il peut arriver qu’un changement qui augmente l’expression de l’une, diminue
celle de l’autre. Or la vertu d’une substance particuliиre est de bien exprimer
la gloire de Dieu, et c’est par lа qu’elle est moins limitйe. Et chaque chose
quand elle exerce sa vertu ou puissance, c’est-а-dire quand elle agit, change
en mieux et s’йtend, en tant qu’elle agit : lors donc qu’il arrive un
changement dont plusieurs substances sont affectйes (comme en effet tout changement
les touche toutes), je crois qu’on peut dire que celle qui immйdiatement par lа
passe а un plus grand degrй de perfection ou а une expression plus parfaite,
exerce sa puissance, et agit, et celle qui passe а un moindre degrй fait
connaоtre sa faiblesse, et pвtit. Aussi tiens-je que toute action d’une
substance qui a de la perfection importe quelque voluptй, et toute
passion quelque douleur, et vice versa. Cependant, il peut bien
arriver qu’un avantage prйsent soit dйtruit par un plus grand mal dans la
suite ; d’oщ vient qu’on peut pйcher en agissant ou exerзant sa puissance
et en trouvant du plaisir. 16.‑ Le concours extraordinaire de Dieu est compris dans
ce que notre essence exprime, car cette expression s’йtend а tout, mais il
surpasse les forces de notre nature ou notre expression distincte, laquelle est
finie et suit certaines maximes subalternes. Il
ne reste а prйsent que d’expliquer comment il est possible que Dieu ait
quelquefois de l’influence sur les hommes ou sur les autres substances par un
concours extraordinaire et miraculeux, puisqu’il semble que rien ne leur peut
arriver d’extraordinaire ni de surnaturel, vu que tous leurs йvйnements ne sont
que des suites de leur nature. Mais il faut se souvenir de ce que nous avons
dit ci-dessus а l’йgard des miracles dans l’univers, qui sont toujours
conformes а la loi universelle de l’ordre gйnйral, quoiqu’ils soient au-dessus
des maximes subalternes. Et d’autant que toute personne ou substance est comme
un petit monde qui exprime le grand, on peut dire de mкme que cette action
extraordinaire de Dieu sur cette substance ne laisse pas d’кtre miraculeuse,
quoiqu’elle soit comprise dans l’ordre gйnйral de l’univers en tant qu’il est
exprimй par l’essence ou notion individuelle de cette substance. C’est
pourquoi, si nous comprenons dans notre nature tout ce qu’elle exprime, rien ne
lui est surnaturel, car elle s’йtend а tout, un effet exprimant toujours sa
cause et Dieu йtant la vйritable cause des substances. Mais comme ce que notre
nature exprime plus parfaitement lui appartient d’une maniиre particuliиre,
puisque c’est en cela que sa puissance consiste, et qu’elle est limitйe, comme
je viens de l’expliquer, il y a bien des choses qui surpassent les forces de
notre nature, et mкme celles de toutes les natures limitйes. Par consйquent,
afin de parler plus clairement, je dis que les miracles et les concours
extraordinaires de Dieu ont cela de propre qu’ils ne sauraient кtre prйvus par
le raisonnement d’aucun esprit crйй, quelque йclairй qu’il soit, parce que la
comprйhension distincte de l’ordre gйnйral les surpasse tous ; au lieu que
tout ce qu’on appelle naturel dйpend des maximes moins gйnйrales que les
crйatures peuvent comprendre. Afin donc que les paroles soient aussi
irrйprйhensibles que le sens, il serait bon de lier certaines maniиres de
parler avec certaines pensйes, et on pourrait appeler notre essence ou idйe, ce
qui comprend tout ce que nous exprimons, et comme elle exprime notre union avec
Dieu mкme, elle n’a point de limites et rien ne la passe. Mais ce qui est
limitй en nous pourra кtre appelй notre nature ou notre puissance, et а cet
йgard ce qui passe les natures de toutes les substances crййes, est surnaturel. 17. ‑ Exemple d’une maxime subalterne ou loi de la nature,
oщ il est montrй que Dieu conserve toujours la mкme force, mais non pas la mкme
quantitй de mouvement, contre les cartйsiens et plusieurs autres. J’ai
dйjа souvent fait mention des maximes subalternes ou des lois de la nature, et
il semble qu’il serait bon d’en donner un exemple : communйment nos
nouveaux philosophes se servent de cette rиgle fameuse que Dieu conserve
toujours la mкme quantitй de mouvement dans le monde. En effet, elle est fort
plausible, et du temps passй, je la tenais pour indubitable. Mais depuis j’ai
reconnu en quoi consiste la faute. C’est que M. Descartes et bien d’autres
habiles mathйmaticiens ont cru que la quantitй de mouvement, c’est-а-dire la
vitesse multipliйe par la grandeur du mobile, convient entiиrement а la force
mouvante, ou pour parler gйomйtriquement, que les forces sont en raison
composйe des vitesses et des corps. Or il est bien raisonnable que la mкme
force se conserve toujours dans l’univers. Aussi quand on prend garde aux
phйnomиnes on voit bien que le mouvement perpйtuel mйcanique n’a point de lieu,
parce qu’ainsi la force d’une machine, qui est toujours un peu diminuйe par la
friction et doit finir bientфt, se rйparerait, et par consйquent s’augmenterait
d’elle-mкme sans quelque impulsion nouvelle du dehors ; et on remarque
aussi que la force d’un corps n’est pas diminuйe qu’а mesure qu’il en donne а
quelques corps contigus ou а ses propres parties en tant qu’elles ont un
mouvement а part. Ainsi ils ont cru que ce qui peut se dire de la force se
pourrait aussi dire de la quantitй de mouvement. Mais, pour en montrer la
diffйrence, je suppose qu’un corps tombant d’une certaine hauteur acquiert la
force d’y remonter, si sa direction le porte ainsi, а moins qu’il ne se trouve
quelques empкchements : par exemple un pendule remonterait parfaitement а
la hauteur dont il est descendu, si la rйsistance de l’air et de quelques
autres petits obstacles ne diminuaient un peu sa force acquise. Je suppose
aussi qu’il faut autant de force pour йlever un corps A d’une livre а la
hauteur CD de quatre toises, que d’йlever un corps B de quatre livres а la
hauteur EF d’une toise. Tout cela est accordй par nos nouveaux philosophes. Il
est donc manifeste que le corps A йtant tombй 18. ‑ La distinction de la force et de la quantitй de
mouvement est importante entre autres pour juger qu’il faut recourir а des
considйrations mйtaphysiques sйparйes de l’йtendue afin d’expliquer les
phйnomиnes des corps. Cette
considйration de la force distinguйe de la quantitй de mouvement est assez
importante non seulement en physique et en mйcanique pour trouver les
vйritables lois de la nature et rиgles du mouvement, et pour corriger mкme
plusieurs erreurs de pratique qui se sont glissйes dans les йcrits de quelques
habiles mathйmaticiens, mais encore dans la mйtaphysique pour mieux entendre
les principes, car le mouvement, si on n’y considиre que ce qu’il comprend
prйcisйment et formellement, c’est-а-dire un changement de place, n’est pas une
chose entiиrement rйelle, et quand plusieurs corps changent de situation entre
eux, il n’est pas possible de dйterminer par la seule considйration de ces
changements, а qui entre eux le mouvement ou le repos doit кtre attribuй, comme
je pourrais faire voir gйomйtriquement, si je m’y voulais arrкter maintenant.
Mais la force ou cause prochaine de ces changements est quelque chose de plus
rйel, et il y a assez de fondement pour l’attribuer а un corps plus qu’а
l’autre ; aussi n’est-ce que par lа qu’on peut connaоtre а qui le
mouvement appartient davantage. Or cette force est quelque chose de diffйrent
de la grandeur de la figure et du mouvement, et on peut juger par lа que tout
ce qui est conзu dans le corps ne consiste pas uniquement dans l’йtendue et
dans ses modifications, comme nos modernes se persuadent. Ainsi nous sommes
encore obligйs de rйtablir quelques кtres ou formes, qu’ils ont bannis. Et il
paraоt de plus en plus, quoique tous les phйnomиnes particuliers de la nature
se puissent expliquer mathйmatiquement ou mйcaniquement par ceux qui les
entendent, que nйanmoins les principes gйnйraux de la nature corporelle et de
la mйcanique mкme sont plutфt mйtaphysiques que gйomйtriques, et appartiennent
plutфt а quelques formes ou natures indivisibles comme causes des apparences
qu’а la masse corporelle ou йtendue. Rйflexion qui est capable de rйconcilier
la philosophie mйcanique des modernes avec la circonspection de quelques
personnes intelligentes et bien intentionnйes qui craignent avec quelque raison
qu’on ne s’йloigne trop des кtres immatйriels au prйjudice de la piйtй. 19. ‑ Utilitй des causes finales dans la physique. Comme je n’aime pas de juger des gens en mauvaise part, je
n’accuse pas nos nouveaux philosophes, qui prйtendent de bannir les causes finales
de la physique, mais je suis nйanmoins obligй d’avouer que les suites de ce
sentiment me paraissent dangereuses, surtout quand je le joins а celui que j’ai
rйfutй au commencement de ce discours, qui semble aller а les фter tout а fait
comme si Dieu ne se proposait aucune fin ni bien, en agissant , ou comme si le
bien n’йtait pas l’objet de sa volontй. Et pour moi je tiens au contraire que
c’est lа oщ il faut chercher le principe de toutes les existences et des lois
de la nature, parce que Dieu se propose toujours le meilleur et le plus
parfait. Je veux bien avouer que nous sommes sujets а nous abuser quand nous
voulons dйterminer les fins ou conseils de Dieu, mais ce n’est que lorsque nous
les voulons borner а quelque dessein particulier, croyant qu’il n’a eu en vue
qu’une seule chose, au lieu qu’il a en mкme temps йgard а tout ; comme
lorsque nous croyons que Dieu n’a fait le monde que pour nous, c’est un grand
abus, quoiqu’il soit trиs vйritable qu’il l’a fait tout entier pour nous, et
qu’il n’y a rien dans l’univers qui ne nous touche et qui ne s’accommode aussi
aux йgards qu’il a pour nous, suivant les principes posйs ci-dessus. Ainsi
lorsque nous voyons quelque bon effet ou quelque perfection qui arrive ou qui
s’ensuit des ouvrages de Dieu, nous pouvons dire sыrement que Dieu se l’est
proposйe. Car il ne fait rien par hasard, et n’est pas semblable а nous, а qui
il йchappe quelquefois de bien faire. C’est pourquoi, bien loin qu’on puisse
faillir en cela, comme font les politiques outrйs qui s’imaginent trop de
raffinement dans les desseins des princes, ou comme font des commentateurs qui
cherchent trop d’йrudition dans leur auteur ; on ne saurait attribuer trop
de rйflexions а cette sagesse infinie, et il n’y a aucune matiиre oщ il y ait
moins d’erreur а craindre tandis qu’on ne fait qu’affirmer, et pourvu qu’on se
garde ici des propositions nйgatives qui limitent les desseins de Dieu. Tous
ceux qui voient l’admirable structure des animaux se trouvent portйs а
reconnaоtre la sagesse de l’auteur des choses, et je conseille а ceux qui ont
quelque sentiment de piйtй et mкme de vйritable philosophie, de s’йloigner des
phrases de quelques esprits forts prйtendus, qui disent qu’on voit parce qu’il
se trouve qu’on a des yeux, sans que les yeux aient йtй faits pour voir. Quand
on est sйrieusement dans ces sentiments qui donnent tout а la nйcessitй de la
matiиre ou а un certain hasard (quoique l’un et l’autre doivent paraоtre
ridicules а ceux qui entendent ce que nous avons expliquй ci-dessus), il est
difficile qu’on puisse reconnaоtre un auteur intelligent de la nature. Car
l’effet doit rйpondre а sa cause, et mкme il se connaоt le mieux par la
connaissance de la cause et il est dйraisonnable d’introduire une intelligence
souveraine ordonnatrice des choses et puis, au lieu d’employer sa sagesse, ne
se servir que des propriйtйs de la matiиre pour expliquer les phйnomиnes. Comme
si, pour rendre raison d’une conquкte qu’un grand prince a faite en prenant
quelque place d’importance, un historien voulait dire que c’est parce que les
petits corps de la poudre а canon йtant dйlivrйs а l’attouchement d’une
йtincelle se sont йchappйs avec une vitesse capable de pousser un corps dur et
pesant contre les murailles de la place, pendant que les branches des petits
corps qui composent le cuivre du canon йtaient assez bien entrelacйes, pour ne
se pas disjoindre par cette vitesse ; au lieu de faire voir comment la
prйvoyance du conquйrant lui a fait choisir le temps et les moyens convenables,
et comment sa puissance a surmontй tous les obstacles. 20
‑ Passage remarquable de Socrate chez Platon contre les philosophes trop
matйriels. Cela
me fait souvenir d’un beau passage de Socrate dans le Phйdon de Platon,
qui est merveilleusement conforme а mes sentiments sur ce point, et semble кtre
fait exprиs contre nos philosophes trop matйriels. Aussi ce rapport m’a donnй
envie de le traduire, quoiqu’il soit un peu long ; peut-кtre que cet
йchantillon pourra donner occasion а quelqu’un de nous faire part de quantitй
d’autres pensйes belles et solides qui se trouvent dans les йcrits de ce fameux
auteur. « J’entendis un jour, dit-il, quelqu’un lire dans un livre
d’Anaxagore, oщ il y avait ces paroles qu’un кtre intelligent йtait cause de
toutes choses, et qu’il les avait disposйes et ornйes. Cela me plut
extrкmement, car je croyais que si le monde йtait l’effet d’une intelligence,
tout serait fait de la maniиre la plus parfaite qu’il eыt йtй possible. C’est
pourquoi je croyais que celui qui voudrait rendre raison pourquoi les choses
s’engendrent ou pйrissent ou subsistent devrait chercher ce qui serait
convenable а la perfection de chaque chose. Ainsi l’homme n’aurait а considйrer
en soi ou en quelque autre chose que ce qui serait le meilleur et le plus
parfait. Car celui qui connaоtrait le plus parfait jugerait aisйment par lа de
ce qui serait imparfait, parce qu’il n’y a qu’une mкme science de l’un et de
l’autre. Considйrant tout ceci, je me rйjouissais d’avoir trouvй un maоtre qui
pourrait enseigner les raisons des choses : par exemple, si la terre йtait
plutфt ronde que plate, et pourquoi il ait йtй mieux qu’elle fыt ainsi
qu’autrement. De plus, je m’attendais qu’en disant que la terre est au milieu
de l’univers, ou non, il m’expliquerait pourquoi cela ait йtй le plus
convenable. Et qu’il m’en dirait autant du soleil, de la lune, des йtoiles et
de leurs mouvements. Et qu’enfin, aprиs avoir montrй ce qui serait convenable а
chaque chose en particulier, il me montrerait ce qui serait le meilleur en
gйnйral. Plein de cette espйrance, je pris et je parcourus les livres
d’Anaxagore avec grand empressement ; mais je me trouvai bien йloignй de
mon compte, car je fus surpris de voir qu’il ne se servait point de cette
intelligence gouvernatrice qu’il avait mise en avant, qu’il ne parlait plus de
l’ornement ni de la perfection des choses, et qu’il introduisait certaines
matiиres йthйriennes peu vraisemblables. En quoi il faisait comme celui qui,
ayant dit que Socrate fait les choses avec intelligence, et venant par aprиs а
expliquer en particulier les causes de ses actions, dirait qu’il est assis ici,
parce qu’il a un corps composй d’os, de chair et de nerfs, que les os sont
solides, mais qu’ils ont des intervalles ou junctures, que les nerfs peuvent
кtre tendus et relвchйs, que c’est par lа que le corps est flexible et enfin
que je suis assis. Ou si voulant rendre raison de ce prйsent discours, il
aurait recours а l’air, aux organes de voix et d’ouпe, et semblables choses,
oubliant cependant les vйritables causes, savoir que les Athйniens ont cru
qu’il serait mieux fait de me condamner que de m’absoudre, et que j’ai cru,
moi, mieux faire de demeurer assis ici que de m’enfuir. Car ma foi, sans cela,
il y a longtemps que ces nerfs et ces os seraient auprиs des Bйotiens et
Mйgariens, si je n’avais pas trouvй qu’il est plus juste et plus honnкte а moi
de souffrir la peine que la patrie me veut imposer, que de vivre ailleurs
vagabond et exilй. C’est pourquoi il est dйraisonnable d’appeler ces os et ces
nerfs et leurs mouvements des causes. Il est vrai que celui qui dirait que je
ne saurais faire tout ceci sans os et sans nerfs aurait raison, mais autre
chose est ce qui est la vйritable cause et ce qui n’est qu’une condition sans
laquelle la cause ne saurait кtre cause. Les gens qui disent seulement, par
exemple, que le mouvement des corps а l’entour soutient la terre lа oщ elle
est, oublient que la puissance divine dispose tout de la plus belle maniиre, et
ne comprennent pas que c’est le bien et le beau qui joint, qui forme et qui
maintient le monde. » Jusqu’ici Socrate, car ce qui s’ensuit chez Platon
des idйes ou formes n’est pas moins excellent, mais il est un peu plus
difficile. 21. ‑ Si les rиgles mйcaniques dйpendaient de la seule
gйomйtrie sans la mйtaphysique, les phйnomиnes seraient tout autres. Or,
puisqu’on a toujours reconnu la sagesse de Dieu dans le dйtail de la structure
mйcanique de quelques corps particuliers, il faut bien qu’elle se soit montrйe
aussi dans l’йconomie gйnйrale du monde et dans la constitution des lois de la
nature. Ce qui est si vrai qu’on remarque les conseils de cette sagesse dans
les lois du mouvement en gйnйral. Car s’il n’y avait dans les corps qu’une
masse йtendue, et s’il n’y avait dans le mouvement que le changement de place,
et si tout se devait et pouvait dйduire de ces dйfinitions toutes seules par
une nйcessitй gйomйtrique, il s’ensuivrait, comme j’ai montrй ailleurs, que le
moindre corps donnerait au plus grand qui serait en repos et qu’il
rencontrerait, la mкme vitesse qu’il a, sans perdre quoi que ce soit de la
sienne : et il faudrait admettre quantitй d’autres telles rиgles tout а
fait contraires а la formation d’un systиme. Mais le dйcret de la sagesse
divine de conserver toujours la mкme force et la mкme direction en somme, y a
pourvu. Je trouve mкme que plusieurs effets de la nature se peuvent dйmontrer
doublement, savoir par la considйration de la cause efficiente, et encore а
part par la considйration de la cause finale, en se servant par exemple du
dйcret de Dieu de produire toujours son effet par les voies les plus aisйes et
les plus dйterminйes, comme j’ai fait voir ailleurs en rendant raison des
rиgles de la catoptrique et de la dioptrique, et en dirai davantage tantфt. 22. ‑ Conciliation des deux voies par les finales et par
les efficientes pour satisfaire tant а ceux qui expliquent la nature
mйcaniquement qu’а ceux qui ont recours а des natures incorporelles. Il
est bon de faire cette remarque pour concilier ceux qui espиrent d’expliquer
mйcaniquement la formation de la premiиre tissure d’un animal et de toute la
machine des parties, avec ceux qui rendent raison de cette mкme structure par
les causes finales. L’un et l’autre est bon, l’un et l’autre peut кtre utile,
non seulement pour admirer l’artifice du grand ouvrier, mais encore pour
dйcouvrir quelque chose d’utile dans la physique et dans la mйdecine. Et les
auteurs qui suivent ces routes diffйrentes ne devraient point se maltraiter.
Car je vois que ceux qui s’attachent а expliquer la beautй de la divine
anatomie, se moquent des autres qui s’imaginent qu’un mouvement de certaines
liqueurs qui paraоt fortuit a pu faire une si belle variйtй
de membres, et traitent ces gens lа de tйmйraires et de profanes. Et ceux-ci au
contraire traitent les premiers de simples et de superstitieux, semblables а
ces anciens qui prenaient les physiciens pour impies, quand ils soutenaient que
ce n’est pas Jupiter qui tonne, mais quelque matiиre qui se trouve dans les
nues. Le meilleur serait de joindre l’une et l’autre considйration, car s’il
est permis de se servir d’une basse comparaison, je reconnais et j’exalte
l’adresse d’un ouvrier non seulement en montrant quels desseins il a eus en
faisant les piиces de sa machine, mais encore en expliquant les instruments
dont il s’est servi pour faire chaque piиce, surtout quand ces instruments sont
simples et ingйnieusement controuvйs. Et Dieu est assez habile artisan pour
produire une machine encore plus ingйnieuse mille fois que celle de notre
corps, en ne se servant que de quelques liqueurs assez simples expressйment
formйes en sorte qu’il ne faille que les lois ordinaires de la nature pour les
dйmкler comme il faut afin de produire un effet si admirable ; mais il est
vrai aussi que cela n’arriverait point, si Dieu n’йtait pas auteur de la
nature. Cependant je trouve que la voie des causes efficientes, qui est plus
profonde en effet et en quelque faзon plus immйdiate et a priori, est en
rйcompense assez difficile, quand on vient au dйtail, et je crois que nos
philosophes le plus souvent en sont encore bien йloignйs. Mais la voie des
finales est plus aisйe, et ne laisse pas de servir souvent а deviner des
vйritйs importantes et utiles qu’on serait bien longtemps а chercher par cette
autre route plus physique, dont l’anatomie peut fournir des exemples
considйrables. Aussi tiens-je que Snellius qui est le premier inventeur des
rиgles de la rйfraction aurait attendu longtemps а les trouver, s’il avait
voulu chercher premiиrement comment la lumiиre se forme. Mais il a suivi
apparemment la mйthode dont les anciens se sont servis pour la catoptrique, qui
est en effet par les finales. Car cherchant la voie la plus aisйe pour conduire
un rayon d’un point donnй а un autre point donnй par la rйflexion d’un plan
donnй (supposant que c’est le dessein de la nature), ils ont trouvй l’йgalitй
des angles d’incidence et de rйflexion, comme l’on peut voir dans un petit
traitй d’Hйliodore de Larisse, et ailleurs. Ce que M. Snellius, comme je crois,
et aprиs lui (quoique sans rien savoir de lui), M. Fermat ont appliquй plus
ingйnieusement а la rйfraction. Car lorsque les rayons observent dans les mкmes
milieux la mкme proportion des sinus qui est aussi celle des rйsistances des
milieux, il se trouve que c’est la voie la plus aisйe ou du moins la plus
dйterminйe pour passer d’un point donnй dans un milieu а un point donnй dans un
autre. Et il s’en faut beaucoup que la dйmonstration de ce mкme thйorиme que M
Descartes a voulu donner par la voie des efficientes, soit aussi bonne. Au
moins y a-t-il lieu de soupзonner qu’il ne l’aurait jamais trouvйe par lа, s’il
n’avait rien appris en Hollande de la dйcouverte de Snellius. 23. ‑ Pour revenir aux substances immatйrielles, on
explique comment Dieu agit sur l’entendement des esprits et si on a toujours
l’idйe de ce qu’on pense. J’ai
trouvй а propos d’insister un peu sur ces considйrations des finales, des
natures incorporelles et d’une cause intelligente avec rapport aux corps, pour
en faire connaоtre l’usage jusque dans la physique et dans les mathйmatiques,
afin de purger, d’une part, la philosophie mйcanique de la profanitй qu’on lui
impute, et de l’autre part, d’йlever l’esprit de nos philosophes des
considйrations matйrielles toutes seules а des mйditations plus nobles.
Maintenant, il sera а propos de retourner des corps aux natures immatйrielles et
particuliиrement aux esprits, et de dire quelque chose de la maniиre dont Dieu
se sert pour les йclairer et pour agir sur eux, oщ il ne faut point douter
qu’il n’y ait aussi certaines lois de nature, de quoi je pourrais parler plus
amplement ailleurs. Maintenant, il suffira de toucher quelque chose des idйes,
et si nous voyons toutes choses en Dieu, et comment Dieu est notre lumiиre. Or,
il sera а propos de remarquer que le mauvais usage des idйes donne occasion а
plusieurs erreurs. Car, quand on raisonne de quelque chose, on s’imagine
d’avoir une idйe de cette chose, et c’est le fondement sur lequel quelques
philosophes anciens et nouveaux ont bвti une certaine dйmonstration de Dieu qui
est fort imparfaite. Car, disent-ils, il faut bien que j’aie une idйe de Dieu
ou d’un кtre parfait, puisque je pense а lui, et on ne saurait penser sans
idйe ; or, l’idйe de cet кtre enferme toutes les perfections, et
l’existence en est une, par consйquent il existe. Mais comme nous pensons
souvent а des chimиres impossibles, par exemple au dernier degrй de la vitesse,
au plus grand nombre, а la rencontre de la conchoпde avec sa base ou rиgle, ce
raisonnement ne suffit pas. C’est donc en ce sens, qu’on peut dire, qu’il y a
des idйes vraies et fausses, selon que la chose dont il s’agit est possible ou
non. Et c’est alors qu’on peut se vanter d’avoir une idйe de la chose,
lorsqu’on est assurй de sa possibilitй. Ainsi l’argument susdit prouve au moins
que Dieu existe nйcessairement, s’il est possible. Ce qui est en effet un excellent
privilиge de la nature divine, de n’avoir besoin que de sa possibilitй ou
essence pour exister actuellement, et c’est justement ce qu’on appelle Ens a
se. 24. ‑ Ce que c’est qu’une connaissance claire ou
obscure ; distincte ou confuse, adйquate et intuitive ou
suppositive ; dйfinition nominale, rйelle, causale, essentielle. Pour
mieux entendre la nature des idйes, il faut toucher quelque chose de la variйtй
des connaissances. Quand je puis reconnaоtre une chose parmi les autres, sans
pouvoir dire en quoi consistent ses diffйrences ou propriйtйs, la connaissance
est confuse. C’est ainsi que nous connaissons quelquefois clairement,
sans кtre en doute en aucune faзon, si un poиme ou bien un tableau est bien
ou mal fait, parce qu’il y a un je ne sais quoi qui nous satisfait ou
qui nous choque. Mais lorsque je puis expliquer les marques que j’ai, la
connaissance s’appelle distincte. Et telle est la connaissance d’un
essayeur, qui discerne le vrai or du faux par le moyen de certaines йpreuves ou
marques qui font la dйfinition de l’or. Mais la connaissance distincte a des
degrйs, car ordinairement les notions qui entrent dans la dйfinition auraient
besoin elles-mкmes de dйfinition et ne sont connues que confusйment. Mais
lorsque tout ce qui entre dans une dйfinition ou connaissance distincte est
connu distinctement, jusqu’aux notions primitives, j’appelle cette connaissance
adйquate. Et quand mon esprit comprend а la fois et distinctement tous
les ingrйdients primitifs d’une notion, il en a une connaissance intuitive qui
est bien rare, la plupart des connaissances humaines n’йtant que confuses ou
bien suppositives. Il est bon aussi de discerner les dйfinitions
nominales et les rйelles : j’appelle dйfinition nominale, lorsqu’on
peut encore douter si la notion dйfinie est possible, comme par exemple si je
dis qu’une vis sans fin est une ligne solide dont les parties sont congruentes
ou peuvent incйder l’une sur l’autre ; celui qui ne connaоt pas d’ailleurs
ce que c’est qu’une vis sans fin pourra douter si une telle ligne est possible,
quoique en effet ce soit une propriйtй rйciproque de la vis sans fin, car les
autres lignes dont les parties sont congruentes (qui ne sont que la
circonfйrence du cercle et la ligne droite) sont planes, c’est-а-dire se
peuvent dйcrire in plano. Cela fait voir que toute propriйtй rйciproque
peut servir а une dйfinition nominale, mais lorsque la propriйtй donne а
connaоtre la possibilitй de la chose, elle fait la dйfinition rйelle ; et
tandis qu’on n’a qu’une dйfinition nominale, on ne saurait s’assurer des
consйquences qu’on en tire, car, si elle cachait quelque contradiction ou
impossibilitй, on en pourrait tirer des conclusions opposйes. C’est pourquoi
les vйritйs ne dйpendent point des noms, et ne sont point arbitraires comme
quelques nouveaux philosophes ont cru. Au reste, il y a encore bien de la
diffйrence entre les espиces des dйfinitions rйelles, car quand la possibilitй
ne se prouve que par expйrience, comme dans la dйfinition du vif-argent dont on
connaоt la possibilitй parce qu’on sait qu’un tel corps se trouve effectivement
qui est un fluide extrкmement pesant et nйanmoins assez volatile, la dйfinition
est seulement rйelle et rien davantage ; mais lorsque la preuve de la
possibilitй se fait a priori, la dйfinition est encore rйelle et causale,
comme lorsqu’elle contient la gйnйration possible de la chose ; et quand
elle pousse l’analyse а bout jusqu’aux notions primitives, sans rien supposer
qui ait besoin de preuve a priori de sa possibilitй, la dйfinition est
parfaite ou essentielle. 25. ‑ En quel cas notre connaissance est jointe а la
contemplation de l’idйe. Or,
il est manifeste que nous n’avons aucune idйe d’une notion quand elle est
impossible. Et lorsque la connaissance n’est que suppositive, quand
nous aurions l’idйe, nous ne la contemplons point, car une telle notion ne se
connaоt que de la mкme maniиre que les notions occultement impossibles, et si
elle est possible, ce n’est pas par cette maniиre de connaоtre qu’on l’apprend.
Par exemple, lorsque je pense а mille ou а un chiliogone, je le fais souvent
sans en contempler l’idйe (comme lorsque je dis que mille est dix fois cent),
sans me mettre en peine de penser ce que c’est que 10 et 100, parce que je
suppose de le savoir et ne crois pas d’avoir besoin а prйsent de m’arrкter
а le concevoir. Ainsi, il pourra bien arriver, comme il arrive en effet assez
souvent, que je me trompe а l’йgard d’une notion que je suppose ou crois
d’entendre, quoique dans la vйritй elle soit impossible, ou au moins
incompatible avec les autres auxquelles je la joins, et soit que je me trompe
ou que je ne me trompe point, cette maniиre suppositive de concevoir demeure la
mкme. Ce n’est donc que lorsque notre connaissance est claire dans les
notions confuses, ou lorsqu’elle est intuitive dans les distinctes, que
nous en voyons l’idйe entiиre. 26. ‑ Que nous avons en nous toutes les idйes ; et de
la rйminiscence de Platon. Pour
bien concevoir ce que c’est qu’idйe, il faut prйvenir une йquivocation, car
plusieurs prennent l’idйe pour la forme ou diffйrence de nos pensйes, et de
cette maniиre nous n’avons l’idйe dans l’esprit qu’en tant que nous y pensons,
et toutes les fois que nous y pensons de nouveau, nous avons d’autres idйes de
la mкme chose, quoique semblables aux prйcйdentes. Mais il semble que d’autres
prennent l’idйe pour un objet immйdiat de la pensйe ou pour quelque forme
permanente qui demeure lorsque nous ne la contemplons point. Et, en effet,
notre вme a toujours en elle la qualitй de se reprйsenter quelque nature ou
forme que ce soit, quand l’occasion se prйsente d’y penser. Et je crois que
cette qualitй de notre вme en tant qu’elle exprime quelque nature, forme ou
essence, est proprement l’idйe de la chose, qui est en nous, et qui est
toujours en nous, soit que nous y pensions ou non. Car notre
вme exprime Dieu et l’univers, et toutes les essences aussi bien que toutes les
existences. Cela s’accorde avec mes principes, car naturellement rien ne nous
entre dans l’esprit par le dehors, et c’est une mauvaise habitude que nous
avons de penser comme si notre вme recevait quelques espиces messagиres et
comme si elle avait des portes et des fenкtres. Nous avons dans l’esprit toutes
ces formes, et mкme de tout temps, parce que l’esprit exprime toujours toutes
ses pensйes futures, et pense dйjа confusйment а tout ce qu’il pensera jamais
distinctement. Et rien ne nous saurait кtre appris, dont nous n’ayons dйjа dans
l’esprit l’idйe qui est comme la matiиre dont cette pensйe se forme. C’est ce
que Platon a excellemment bien considйrй, quand il a mis en avant sa
rйminiscence qui a beaucoup de soliditй, pourvu qu’on la prenne bien, qu’on la
purge de l’erreur de la prйexistence, et qu’on ne s’imagine point que l’вme
doit dйjа avoir su et pensй distinctement autrefois ce qu’elle apprend et pense
maintenant. Aussi a-t-il confirmй son sentiment par une belle expйrience,
introduisant un petit garзon qu’il mиne insensiblement а des vйritйs trиs
difficiles de la gйomйtrie touchant les incommensurables, sans lui rien
apprendre, en faisant seulement des demandes par ordre et а propos. Ce qui fait
voir que notre вme sait tout cela virtuellement, et n’a besoin que d’animadversion
pour connaоtre les vйritйs, et, par consйquent, qu’elle a au moins ses idйes
dont ces vйritйs dйpendent. On peut mкme dire qu’elle possиde dйjа ces vйritйs,
quand on les prend pour les rapports des idйes. 27. ‑ Comment notre вme peut кtre comparйe а des tablettes
vides et comment nos notions viennent des sens. Aristote
a mieux aimй de comparer notre вme а des tablettes encore vides oщ il y a place
pour йcrire, et il a soutenu que rien n’est dans notre entendement qui ne
vienne des sens. Cela s’accorde davantage avec les notions populaires, comme
c’est la maniиre d’Aristote, au lieu que Platon va plus au fond. Cependant, ces
sortes de doxologies ou practicologies peuvent passer dans l’usage ordinaire а
peu prиs comme nous voyons que ceux qui suivent Copernic ne laissent pas de
dire que le soleil se lиve et se couche. Je trouve mкme souvent qu’on leur peut
donner un bon sens, suivant lequel elles n’ont rien de faux, comme j’ai
remarquй dйjа de quelle faзon on peut dire vйritablement que les substances
particuliиres agissent l’une sur l’autre, et dans ce mкme sens, on peut dire
aussi que nous recevons de dehors des connaissances par le ministиre des sens,
parce que quelques choses extйrieures contiennent ou expriment plus
particuliиrement les raisons qui dйterminent notre вme а certaines pensйes.
Mais quand il s’agit de l’exactitude des vйritйs mйtaphysiques, il est
important de reconnaоtre l’йtendue et l’indйpendance de notre вme qui va
infiniment plus loin que le vulgaire ne pense, quoique dans l’usage ordinaire
de la vie on ne lui attribue que ce dont on s’aperзoit plus manifestement, et
ce qui nous appartient d’une maniиre particuliиre, car il n’y sert de rien
d’aller plus avant. Il serait bon cependant de choisir des termes propres а
l’un et а l’autre sens pour йviter l’йquivocation. Ainsi ces expressions qui
sont dans notre вme, soit qu’on les conзoive ou non, peuvent кtre appelйes idйes,
mais celles qu’on conзoit ou forme, se peuvent dire notions,
conceptus. Mais de quelque maniиre qu’on le prenne, il est toujours faux de
dire que toutes nos notions viennent des sens qu’on appelle extйrieurs, car
celles que j’ai de moi et de mes pensйes, et par consйquent de l’кtre, de la
substance, de l’action, de l’identitй, et de bien d’autres, viennent d’une
expйrience internes. 28. ‑ Dieu seul est l’objet immйdiat de nos perceptions
qui existe hors de nous, et lui seul est notre lumiиre. Or,
dans la rigueur de la vйritй mйtaphysique, il n’y a point de cause externe qui
agisse sur nous, exceptй Dieu seul, et lui seul se communique а nous
immйdiatement en vertu de notre dйpendance continuelle. D’oщ il s’ensuit qu’il
n’y a point d’autre objet externe qui touche notre вme et qui excite
immйdiatement notre perception. Aussi n’avons-nous dans notre вme les idйes de
toutes choses, qu’en vertu de l’action continuelle de Dieu sur nous,
c’est-а-dire parce que tout effet exprime sa cause, et qu’ainsi l’essence de
notre вme est une certaine expression, imitation ou image de l’essence, pensйe
et volontй divine et de toutes les idйes qui y sont comprises. On peut donc
dire que Dieu seul est notre objet immйdiat hors de nous, et que nous voyons
toutes choses par lui ; par exemple, lorsque nous voyons le soleil et les
astres, c’est Dieu qui nous en a donnй et qui nous en conserve les idйes, et
qui nous dйtermine а y penser effectivement, par son concours ordinaire, dans
le temps que nos sens sont disposйs d’une certaine maniиre, suivant les lois
qu’il a йtablies. Dieu est le soleil et la lumiиre des вmes, lumen
illuminans omnem hominem venientem in hunc mundum ; et ce n’est pas
d’aujourd’hui qu’on est dans ce sentiment. Aprиs la sainte Ecriture et les
Pиres, qui ont toujours йtй plutфt pour Platon que pour Aristote, je me
souviens d’avoir remarquй autrefois que du temps des scolastiques, plusieurs
ont cru que Dieu est la lumiиre de l’вme, et, selon leur maniиre de parler, intellectus
agens animae rationalis. Les averroпstes l’ont tournй dans un mauvais sens,
mais d’autres, parmi lesquels je crois que Guillaume de Saint-Amour s’est
trouvй, et plusieurs thйologiens mystiques, l’ont pris d’une maniиre digne de
Dieu et capable d’йlever l’вme а la connaissance de son bien. 29. ‑ Cependant nous pensons immйdiatement par nos propres
idйes et non par celles de Dieu. Cependant je ne suis pas dans le sentiment de quelques
habiles philosophes, qui semblent soutenir que nos idйes mкmes sont en Dieu, et
nullement en nous. Cela vient а mon avis de ce qu’ils n’ont pas assez considйrй
encore ce que nous venons d’expliquer ici touchant les substances, ni toute
l’йtendue et indйpendance de notre вme, qui fait qu’elle enferme tout ce qui
lui arrive, et qu’elle exprime Dieu et avec lui tous les кtres possibles et
actuels, comme un effet exprime sa cause. Aussi est-ce une chose inconcevable
que je pense par les idйes d’autrui. Il faut bien aussi que l’вme soit affectйe
effectivement d’une certaine maniиre, lorsqu’elle pense а quelque chose, et il
faut qu’il y ait en elle par avance non seulement la puissance passive de
pouvoir кtre affectйe ainsi, laquelle est dйjа toute dйterminйe, mais encore
une puissance active, en vertu de laquelle il y a toujours eu dans sa nature
des marques de la production future de cette pensйe et des dispositions а la
produire en son temps. Et tout ceci enveloppe dйjа l’idйe comprise dans cette
pensйe. 30. ‑ Comme Dieu incline notre вme sans la
nйcessiter ; qu’on n’a point le droit de se plaindre, et qu’il ne faut
point demander pourquoi Judas pиche, mais seulement pourquoi Judas le pйcheur
est admis а l’existence prйfйrablement а quelques autres personnes possibles.
De l’imperfection originale avant le pйchй, et des degrйs de la grвce. Pour ce qui est de l’action de Dieu sur la volontй
humaine, il y a quantitй de considйrations assez difficiles, qu’il serait long
de poursuivre ici. Nйanmoins, voici ce qu’on peut dire en gros. Dieu en
concourant а nos actions ordinairement ne fait que suivre les lois qu’il a
йtablies, c’est-а-dire il conserve et produit continuellement notre кtre, en
sorte que les pensйes nous arrivent spontanйment ou librement dans l’ordre que
la notion de notre substance individuelle porte, dans laquelle on pouvait les
prйvoir de toute йternitй. De plus, en vertu du dйcret qu’il a fait que la
volontй tendrait toujours au bien apparent, en exprimant ou imitant la volontй
de Dieu sous des certains aspects particuliers, а l’йgard desquels ce bien
apparent a toujours quelque chose de vйritable, il dйtermine la nфtre au choix
de ce qui paraоt le meilleur, sans la nйcessiter nйanmoins. Car, absolument
parlant, elle est dans l’indiffйrence en tant qu’on l’oppose а la nйcessitй, et
elle a le pouvoir de faire autrement ou de suspendre encore tout а fait son
action, l’un et l’autre parti йtant et demeurant possible. Il dйpend donc de
l’вme de se prйcautionner contre les surprises des apparences par une ferme
volontй de faire des rйflexions, et de ne point agir ni juger en certaines
rencontres qu’aprиs avoir bien mыrement dйlibйrй. Il est vrai cependant et mкme
il est assurй de toute йternitй que quelque вme ne se servira pas de ce pouvoir
dans une telle rencontre. Mais qui en peut mais ? et se peut-elle plaindre
que d’elle-mкme ? Car toutes ces
plaintes aprиs le fait sont injustes, quand elles auraient йtй injustes avant
le fait. Or, cette вme, un peu avant que de pйcher, aurait-elle bonne grвce de
se plaindre de Dieu comme s’il la dйterminait au pйchй ? Les
dйterminations de Dieu en ces matiиres йtant des choses qu’on ne saurait prйvoir,
d’oщ sait-elle qu’elle est dйterminйe а pйcher, sinon lorsqu’elle pиche dйjа
effectivement ? Il ne s’agit que de ne pas vouloir et Dieu ne saurait
proposer une condition plus aisйe et plus juste ; aussi tous les juges,
sans chercher les raisons qui ont disposй un homme а avoir une mauvaise
volontй, ne s’arrкtent qu’а considйrer combien cette volontй est mauvaise. Mais
peut-кtre qu’il est assurй de toute йternitй que je pйcherai ?
Rйpondez-vous vous-mкme : peut-кtre que non ; et sans songer а ce que
vous ne sauriez connaоtre, et qui ne vous peut donner aucune lumiиre, agissez
suivant votre devoir que vous connaissez. Mais dira quelque autre, d’oщ vient
que cet homme fera assurйment ce pйchй ? La rйponse est aisйe, c’est
qu’autrement ce ne serait pas cet homme. Car Dieu voit de tout temps qu’il y
aura un certain Judas dont la notion ou idйe que Dieu en a contient cette
action future libre. Il ne reste donc que cette question, pourquoi un tel
Judas, le traоtre, qui n’est que possible dans l’idйe de Dieu, existe
actuellement. Mais а cette question il n’y a point de rйponse а attendre
ici-bas, si ce n’est qu’en gйnйral on doit dire que, puisque Dieu a trouvй bon
qu’il existвt, nonobstant le pйchй qu’il prйvoyait, il faut que ce mal se
rйcompense avec usure dans l’univers, que Dieu en tirera un plus grand bien, et
qu’il se trouvera en somme que cette suite des choses dans laquelle l’existence
de ce pйcheur est comprise, est la plus parfaite parmi toutes les autres faзons
possibles. Mais d’expliquer toujours l’admirable йconomie de ce choix, cela ne
se peut pendant que nous sommes voyageurs dans ce monde ; c’est assez de
le savoir sans le comprendre. Et c’est ici qu’il est temps de reconnaоtre altitudinem
divitiarum, la profondeur et l’abоme de la divine sagesse, sans chercher un
dйtail qui enveloppe des considйrations infinies. On voit bien cependant que
Dieu n’est pas la cause du mal. Car, non seulement aprиs la perte de
l’innocence des hommes le pйchй originel s’est emparй de l’вme, mais encore
auparavant il y avait une limitation ou imperfection originale connaturelle а
toutes les crйatures, qui les rend peccables ou capables de manquer. Ainsi, il
n’y a pas plus de difficultй а l’йgard des supralapsaires qu’а l’йgard des
autres. Et c’est а quoi se doit rйduire а mon avis le sentiment de saint
Augustin et d’autres auteurs que la racine du mal est dans le nйant,
c’est-а-dire dans la privation ou limitation des crйatures, а laquelle Dieu
remйdie gracieusement par le degrй de perfection qu’il lui plaоt de donner. Cette
grвce de Dieu, soit ordinaire ou extraordinaire, a ses degrйs et ses mesures,
elle est toujours efficace en elle-mкme pour produire un certain effet
proportionnй, et de plus elle est toujours suffisante non seulement pour nous
garantir du pйchй, mais mкme pour produire le salut, en supposant que l’homme
s’y joigne par ce qui est de lui ; mais elle n’est pas toujours suffisante
а surmonter les inclinations de l’homme, car autrement il ne tiendrait plus а
rien, et cela est rйservй а la seule grвce absolument efficace qui est toujours
victorieuse, soit qu’elle le soit par elle-mкme, ou par la congruitй des
circonstances. 31. ‑ Des motifs de l’йlection, de la foi prйvue, de la
science moyenne, du dйcret absolu, et que tout se rйduit а la raison pourquoi
Dieu a choisi pour l’existence une telle personne possible, dont la notion
enferme une telle suite de grвces et d’actions libres ; ce qui fait cesser
tout d’un coup les difficultйs. Enfin
les grвces de Dieu sont des grвces toutes pures, sur lesquelles les crйatures
n’ont rien а prйtendre : pourtant, comme il ne suffit pas, pour rendre
raison du choix de Dieu qu’il fait dans la dispensation de ces grвces, de
recourir а la prйvision absolue ou conditionnelle des actions futures des
hommes, il ne faut pas aussi s’imaginer des dйcrets absolus, qui n’aient aucun
motif raisonnable. Pour ce qui est de la foi ou des bonnes oeuvres prйvues, il
est trиs vrai que Dieu n’a йlu que ceux dont il prйvoyait la foi et la charitй,
quos se fide donaturum praescivit, mais la mкme question
revient, pourquoi Dieu donnera aux uns plutфt qu’aux autres la grвce de la foi
ou des bonnes oeuvres. Et quant а cette science de Dieu, qui est la prйvision
non pas de la foi et des bons actes, mais de leur matiиre et prйdisposition ou
de ce que l’homme y contribuerait de son cфtй (puisqu’il est vrai qu’il y a de
la diversitй du cфtй des hommes lа oщ il y en a du cфtй de la grвce, et qu’en
effet il faut bien que l’homme, quoiqu’il ait besoin d’кtre excitй au bien et
converti, y agisse aussi par aprиs), il semble а plusieurs qu’on pourrait dire
que Dieu voyant ce que l’homme ferait sans la grвce ou assistance
extraordinaire, ou au moins ce qu’il y aura de son cфtй faisant abstraction de
la grвce, pourrait se rйsoudre а donner la grвce а ceux dont les dispositions
naturelles seraient les meilleures ou au moins les moins imparfaites ou moins
mauvaises. Mais quand cela serait, on peut dire que ces dispositions
naturelles, autant qu’elles sont bonnes, sont encore l’effet d’une grвce bien
qu’ordinaire, Dieu ayant avantagй les uns plus que les autres : et
puisqu’il sait bien que ces avantages naturels qu’il donne serviront de motif а
la grвce ou assistance extraordinaire, suivant cette doctrine, n’est-il pas
vrai qu’enfin le tout se rйduit entiиrement а sa misйricorde ? Je crois
donc (puisque nous ne savons pas combien ou comment Dieu a йgard aux
dispositions naturelles dans la dispensation de la grвce) que le plus exact et
le plus sыr est de dire, suivant nos principes et comme j’ai dйjа remarquй, qu’il
faut qu’il y ait parmi les кtres possibles la personne de Pierre ou de Jean,
dont la notion ou idйe contient toute cette suite de grвces ordinaires et
extraordinaires et tout le reste de ces йvйnements avec leurs circonstances, et
qu’il a plu а Dieu de la choisir parmi une infinitй d’autres personnes
йgalement possibles, pour exister actuellement : aprиs quoi il semble
qu’il n’y a plus rien а demander et que toutes les difficultйs s’йvanouissent.
Car, quant а cette seule et grande demande, pourquoi il a plu а Dieu de la
choisir parmi tant d’autres personnes possibles, il faut кtre bien
dйraisonnable pour ne se pas contenter des raisons gйnйrales que nous avons
donnйes, dont le dйtail nous passe. Ainsi, au lieu de recourir а un dйcret
absolu qui йtant sans raison est dйraisonnable, ou а des raisons qui n’achиvent
point de rйsoudre la difficultй et ont besoin d’autres raisons, le meilleur
sera de dire conformйment а saint Paul, qu’il y a а cela certaines grandes
raisons de sagesse ou de congruitй inconnues aux mortels et fondйes sur l’ordre
gйnйral, dont le but est la plus grande perfection de l’univers, que Dieu a
observйes. C’est а quoi reviennent les motifs de la gloire de Dieu et de la
manifestation de sa justice aussi bien que de sa misйricorde et gйnйralement de
ses perfections, et enfin cette profondeur immense des richesses dont le mкme
saint Paul avait l’вme ravie. 32. ‑ Utilitй de ces principes en matiиre de piйtй et de
religion. Au
reste, il semble que les pensйes que nous venons d’expliquer et particuliиrement
le grand principe de la perfection des opйrations de Dieu et celui de la notion
de la substance qui enferme tous ses йvйnements avec toutes leurs
circonstances, bien loin de nuire, servent а confirmer la religion, а dissiper
des difficultйs trиs grandes, а enflammer les вmes d’un amour divin et а йlever
les esprits а la connaissance des substances incorporelles bien plus que les
hypothиses qu’on a vues jusqu’ici. Car on voit fort clairement que toutes les
autres substances dйpendent de Dieu comme les pensйes йmanent de notre
substance, que Dieu est tout en tous, et qu’il est uni intimement а toutes les
crйatures, а mesure nйanmoins de leur perfection, que c’est lui qui seul les
dйtermine au dehors par son influence, et si agir est dйterminer immйdiatement,
on peut dire en ce sens dans le langage de mйtaphysique, que Dieu seul opиre
sur moi, et seul me peut faire du bien ou du mal, les autres substances ne
contribuant qu’а la raison de ces dйterminations, а cause que Dieu ayant йgard
а toutes, partage ses bontйs et les oblige а s’accommoder entre elles. Aussi
Dieu seul fait la liaison et la communication des substances, et c’est par lui
que les phйnomиnes des uns se rencontrent et s’accordent avec ceux des autres,
et par consйquent qu’il y a de la rйalitй dans nos perceptions. Mais dans la
pratique on attribue l’action aux raisons particuliиres dans le sens que j’ai
expliquй ci-dessus, parce qu’il n’est pas nйcessaire de faire toujours mention
de la cause universelle dans les cas particuliers. On voit aussi que toute
substance a une parfaite spontanйitй (qui devient libertй dans les substances
intelligentes), que tout ce qui lui arrive est une suite de son idйe ou de son
кtre et que rien ne la dйtermine exceptй Dieu seul. Et c’est pour cela qu’une
personne dont l’esprit йtait fort relevй et dont la saintetй est fort rйvйrйe,
avait coutume de dire, que l’вme doit souvent penser comme s’il n’y avait que
Dieu et elle au monde. Or, rien ne fait comprendre plus fortement l’immortalitй
que cette indйpendance et cette йtendue de l’вme qui la met absolument а
couvert de toutes les choses extйrieures, puisqu’elle seule fait tout son monde
et se suffit avec Dieu : et il est aussi impossible qu’elle pйrisse sans
annihilation, qu’il est impossible que le monde (dont elle est une expression
vivante, perpйtuelle) se dйtruise lui-mкme ; aussi n’est-il pas possible
que les changements de cette masse йtendue qui est appelйe notre corps, fassent
rien sur l’вme, ni que la dissipation de ce corps dйtruise ce qui est indivisible. 33. ‑ Explication de l’union de l’вme et du corps qui a
passй pour inexplicable ou pour miraculeuse, et de l’origine des perceptions
confuses. On
voit aussi l’йclaircissement inopinй de ce grand mystиre de l’union de l’вme et
du corps, c’est-а-dire comment il arrive que les passions et les actions de
l’un sont accompagnйes des actions et passions ou bien des phйnomиnes
convenables de l’autre. Car il n’y a pas moyen de concevoir que l’un ait de
l’influence sur l’autre, et il n’est pas raisonnable de recourir simplement а
l’opйration extraordinaire de la cause universelle dans une chose ordinaire et
particuliиre. Mais en voici la vйritable raison : nous avons dit que tout
ce qui arrive а l’вme et а chaque substance est une suite de sa notion, donc
l’idйe mкme ou essence de l’вme porte que toutes ses apparences ou perceptions
lui doivent naоtre (sponte) de sa propre nature, et justement en sorte
qu’elles rйpondent d’elles-mкmes а ce qui arrive dans tout l’univers, mais plus
particuliиrement et plus parfaitement а ce qui arrive dans le corps qui lui est
affectй, parce que c’est en quelque faзon et pour un temps, suivant le rapport
des autres corps au sien, que l’вme exprime l’йtat de l’univers. Ce qui fait
connaоtre encore comment notre corps nous appartient sans кtre nйanmoins
attachй а notre essence. Et je crois que les personnes qui savent mйditer
jugeront avantageusement de nos principes, pour cela mкme qu’ils pourront voir
aisйment en quoi consiste la connexion qu’il y a entre l’вme et le corps qui
paraоt inexplicable par toute autre voie. On voit aussi que les perceptions de
nos sens, lors mкme qu’elles sont claires, doivent nйcessairement contenir
quelque sentiment confus, car, comme tous les corps de l’univers sympathisent,
le nфtre reзoit l’impression de tous les autres, et quoique nos sens se
rapportent а tout, il n’est pas possible que notre вme puisse attendre а tout
en particulier ; c’est pourquoi nos sentiments confus sont le rйsultat
d’une variйtй de perceptions qui est tout а fait infinie. Et c’est а peu prиs
comme le murmure confus qu’entendent ceux qui approchent du rivage de la mer
vient de l’assemblage des rйpercussions des vagues innumйrables. Or, si de
plusieurs perceptions (qui ne s’accordent point а en faire une) il n’y a aucune
qui excelle par-dessus les autres, et si elles font а peu prиs des impressions
йgalement fortes ou йgalement capables de dйterminer l’attention de l’вme, elle
ne s’en peut apercevoir que confusйment. 34. ‑ De la diffйrence des esprits et des autres
substances, вmes ou formes substantielles, et que l’immortalitй qu’on demande
importe le souvenir. Supposant
que les corps qui font unum per se, comme l’homme,
sont des substances, et qu’ils ont des formes substantielles, et que les bкtes
ont des вmes, on est obligй d’avouer que ces вmes et ces formes substantielles
ne sauraient entiиrement pйrir, non plus que les atomes ou les derniиres
parties de la matiиre dans le sentiment des autres philosophes ; car
aucune substance ne pйrit, quoiqu’elle puisse devenir tout autre. Elles expriment
aussi tout l’univers quoique plus imparfaitement que les esprits. Mais la
principale diffйrence est qu’elles ne connaissent pas ce qu’elles sont, ni ce
qu’elles font, et par consйquent, ne pouvant faire des rйflexions, elles ne
sauraient dйcouvrir des vйritйs nйcessaires et universelles. C’est aussi faute
de rйflexion sur elles-mкmes qu’elles n’ont point de qualitй morale, d’oщ vient
que, passant par mille transformations а peu prиs comme nous voyons qu’une
chenille se change en papillon, c’est autant pour la morale ou pratique comme
si on disait qu’elles pйrissent, et on le peut mкme dire physiquement, comme
nous disons que les corps pйrissent par leur corruption. Mais l’вme
intelligente connaissant ce qu’elle est, et pouvant dire ce moi, qui dit
beaucoup, ne demeure pas seulement et subsiste mйtaphysiquement, bien plus que
les autres, mais elle demeure encore la mкme moralement et fait le mкme
personnage. Car c’est le souvenir, ou la connaissance de ce moi, qui la
rend capable de chвtiment ou de rйcompense. Aussi l’immortalitй qu’on demande
dans la morale et dans la religion ne consiste pas dans cette subsistance
perpйtuelle toute seule qui convient а toutes les substances, car, sans le
souvenir de ce qu’on a йtй, elle n’aurait rien de souhaitable. Supposons que
quelque particulier doive devenir tout d’un coup roi de la Chine, mais а
condition d’oublier ce qu’il a йtй, comme s’il venait de naоtre tout de
nouveau ; n’est-ce pas autant dans la pratique, ou quant aux effets dont
on se peut apercevoir, que s’il devait кtre anйanti, et qu’un roi de la Chine
devait кtre crйй dans le mкme instant а sa place ? Ce que ce particulier
n’a aucune raison de souhaiter. 35. ‑ Excellence des esprits, et que Dieu les considиre
prйfйrablement aux autres crйatures. Que les esprits expriment plutфt Dieu que
le monde, mais que les autres substances simples expriment plutфt le monde que
Dieu. Mais
pour faire juger par des raisons naturelles, que Dieu conservera toujours non
seulement notre substance, mais encore notre personne, c’est-а-dire le souvenir
et la connaissance de ce que nous sommes (quoique la connaissance distincte en
soit quelquefois suspendue dans le sommeil et dans les dйfaillances), il faut
joindre la morale а la mйtaphysique, c’est-а-dire qu’il ne faut pas seulement
considйrer Dieu comme le principe et la cause de toutes les substances et de
tous les кtres, mais encore comme chef de toutes les personnes ou substances
intelligentes, et comme le monarque absolu de la plus parfaite citй ou
rйpublique, telle qu’est celle de l’univers composйe de tous les esprits
ensemble, Dieu lui-mкme йtant aussi bien le plus accompli de tous les esprits
qu’il est le plus grand de tous les кtres. Car assurйment, les esprits sont les
plus parfaits et qui expriment le mieux la divinitй. Et toute la nature, fin,
vertu et fonction des substances n’йtant que d’exprimer Dieu et l’univers,
comme il a йtй assez expliquй, il n’y a pas lieu de douter que les substances
qui l’expriment avec connaissance de ce qu’elles font, et qui sont capables de
connaоtre des grandes vйritйs а l’йgard de Dieu et de l’univers, ne l’expriment
mieux sans comparaison que ces natures qui sont ou brutes et incapables de
connaоtre des vйritйs, ou tout а fait destituйes de sentiment et de
connaissance ; et la diffйrence entre les substances intelligentes et
celles qui ne le sont point est aussi grande que celle qu’il y a entre le
miroir et celui qui voit. Et comme Dieu lui-mкme est le plus grand et le plus
sage des esprits, il est aisй de juger que les кtres avec lesquels il peut,
pour ainsi dire, entrer en conversation et mкme en sociйtй, en leur
communiquant ses sentiments et ses volontйs d’une maniиre particuliиre, et en
telle sorte qu’ils puissent connaоtre et aimer leur bienfaiteur, le doivent
toucher infiniment plus que le reste des choses, qui ne peuvent passer que pour
les instruments des esprits ; comme nous voyons que toutes les personnes
sages font infiniment plus d’йtat d’un homme que de quelque autre chose,
quelque prйcieuse qu’elle soit, et il semble que la plus grande satisfaction
qu’une вme qui d’ailleurs est contente, peut avoir, est de se voir aimйe des
autres : quoique а l’йgard de Dieu, il y ait cette diffйrence que sa
gloire et notre culte ne sauraient rien ajouter а sa satisfaction, la connaissance
des crйatures n’йtant qu’une suite de sa souveraine et parfaite fйlicitй, bien
loin d’y contribuer ou d’en кtre en partie la cause. Cependant, ce qui est bon
et raisonnable dans les esprits finis, se trouve йminemment en lui, et comme
nous louerions un roi qui aimerait mieux de conserver la vie d’un homme que du
plus prйcieux et du plus rare de ses animaux, nous ne devons point douter que
le plus йclairй et le plus juste de tous les monarques ne soit dans le mкme
sentiment. 36. ‑ Dieu est le monarque de la plus parfaite rйpublique
composйe de tous les esprits, et la fйlicitй de cette citй de Dieu est son
principal dessein. En
effet, les esprits sont les substances les plus perfectionnables, et leurs
perfections ont cela de particulier qu’elles s’entr’empкchent le moins, ou
plutфt qu’elles s’entr’aident, car les plus vertueux pourront seuls кtre les
plus parfaits amis : d’oщ il s’ensuit manifestement que Dieu qui va
toujours а la plus grande perfection en gйnйral, aura le plus de soin des
esprits, et leur donnera non seulement en gйnйral, mais mкme а chacun en
particulier, le plus de perfection que l’harmonie universelle saurait
permettre. On peut mкme dire que Dieu, en tant qu’il est un esprit, est
l’origine des existences ; autrement, s’il manquait de volontй pour
choisir le meilleur, il n’y aurait aucune raison pour qu’un possible existвt
prйfйrablement aux autres. Ainsi, la qualitй de Dieu, qu’il a d’кtre esprit
lui-mкme, va devant toutes les autres considйrations qu’il peut avoir а l’йgard
des crйatures ; les seuls esprits sont faits а son image, et quasi de sa
race ou comme enfants de la maison, puisqu’eux seuls le peuvent servir
librement et agir avec connaissance а l’imitation de la nature divine : un
seul esprit vaut tout un monde, puisqu’il ne l’exprime pas seulement, mais le
connaоt aussi, et s’y gouverne а la faзon de Dieu. Tellement qu’il semble,
quoique toute substance exprime tout l’univers, que nйanmoins les autres
substances expriment plutфt le monde que Dieu, mais que les esprits expriment
plutфt Dieu que le monde. Et cette nature si noble des esprits, qui les
approche de la divinitй autant qu’il est possible aux simples crйatures, fait
que Dieu tire d’eux infiniment plus de gloire que du reste des кtres, ou plutфt
les autres кtres ne donnent que la matiиre aux esprits pour le glorifier. C’est
pourquoi cette qualitй morale de Dieu, qui le rend le seigneur ou monarque des
esprits, le concerne pour ainsi dire personnellement d’une maniиre toute
singuliиre. C’est en cela qu’il s’humanise, qu’il veut bien souffrir des
anthropologies, et qu’il entre en sociйtй avec nous, comme un prince avec ses
sujets ; et cette considйration lui est si chиre que l’heureux et
fleurissant йtat de son empire, qui consiste dans la plus grande fйlicitй
possible des habitants, devient la suprкme de ses lois. Car la fйlicitй est aux
personnes ce que la perfection est aux кtres. Et si le premier principe de
l’existence du monde physique est le dйcret de lui donner le plus de perfection
qu’il se peut, le premier dessein du monde moral ou de la citй de Dieu, qui est
la plus noble partie de l’univers, doit кtre d’y rйpandre le plus de fйlicitй
qu’il sera possible. Il ne faut donc point douter que Dieu n’ait ordonnй tout
en sorte que les esprits non seulement puissent vivre toujours, ce qui est
immanquable, mais encore qu’ils conservent toujours leur qualitй morale, afin
que sa citй ne perde aucune personne, comme le monde ne perd aucune substance.
Et par consйquent ils sauront toujours ce qu’ils sont, autrement ils ne
seraient susceptibles de rйcompense ni de chвtiment, ce qui est pourtant de
l’essence d’une rйpublique, mais surtout de la plus parfaite, oщ rien ne
saurait кtre nйgligй. Enfin, Dieu йtant en mкme temps le plus juste et le plus
dйbonnaire des monarques, et ne demandant que la bonne volontй, pourvu qu’elle
soit sincиre et sйrieuse, ses sujets ne sauraient souhaiter une meilleure
condition, et pour les rendre parfaitement heureux, il veut seulement qu’on
l’aime. 37. – Jйsus-Christ a dйcouvert aux hommes le mystиre et les lois
admirables du royaume des cieux et la grandeur de la suprкme fйlicitй que Dieu
prйpare а ceux qui l’aiment. Les
anciens philosophes ont fort peu connu ces importantes vйritйs ;
Jйsus-Christ seul les a divinement bien exprimйes, et d’une maniиre si claire
et si familiиre que les esprits les plus grossiers les ont conзues : aussi
son Evangile a changй entiиrement la face des choses humaines ; il nous a
donnй а connaоtre le royaume des cieux ou cette parfaite rйpublique des esprits
qui mйrite le titre de citй de Dieu, dont il nous a dйcouvert les admirables
lois : lui seul a fait voir combien Dieu nous aime, et avec quelle
exactitude il a pourvu а tout ce qui nous touche ; qu’ayant soin des
passereaux il ne nйgligera pas les crйatures raisonnables qui lui sont
infiniment plus chиres ; que tous les cheveux de notre tкte sont
comptйs ; que le ciel et la terre pйriront plutфt que la parole de Dieu et
ce qui appartient а l’йconomie de notre salut soit changй ; que Dieu a
plus d’йgard а la moindre des вmes intelligentes, qu’а toute la machine du
monde ; que nous ne devons point craindre ceux qui peuvent dйtruire les
corps, mais ne sauraient nuire aux вmes, puisque Dieu seul les peut rendre
heureuses ou malheureuses ; et que celles des justes sont dans sa main а
couvert de toutes les rйvolutions de l’univers, rien ne pouvant agir sur elles
que Dieu seul ; qu’aucune de nos actions n’est oubliйe ; que tout est
mis en ligne de compte, jusqu’aux paroles oisives, et jusqu’а une cuillerйe
d’eau bien employйe ; enfin que tout doit rйussir pour le plus grand bien
des bons ; que les justes seront comme des soleils, et que ni nos sens ni
notre esprit n’a jamais rien goыtй d’approchant de la fйlicitй que Dieu prйpare
а ceux qui l’aiment. Leibniz Discours de Mйtaphysique 1686 1. ‑ De la perfection divine et que Dieu fait tout de la
maniиre la plus souhaitable. La notion de Dieu la plus reзue et la plus significative
que nous ayons, est assez bien exprimйe en ces termes que Dieu est un кtre
absolument parfait, mais on n’en considиre pas assez les suites ; et pour
y entrer plus avant, il est а propos de remarquer qu’il y a dans la nature plusieurs
perfections toutes diffйrentes, que Dieu les possиde toutes ensemble, et que
chacune lui appartient au plus souverain degrй. Il faut connaоtre aussi ce que
c’est que perfection, dont voici une marque assez sыre, savoir que les formes
ou natures qui ne sont pas susceptibles du dernier degrй, ne sont pas des
perfections, comme par exemple la nature du nombre ou de la figure. Car le
nombre le plus grand de tous (ou bien le nombre de tous les nombres), aussi
bien que la plus grande de toutes les figures, impliquent contradiction, mais
la plus grande science et la toute-puissance n’enferment point d’impossibilitй.
Par consйquent la puissance et la science sont des perfections, et, en tant
qu’elles appartiennent а Dieu, elles n’ont point de bornes. D’oщ il s’ensuit
que Dieu possйdant la sagesse suprкme et infinie agit de la maniиre la plus
parfaite, non seulement au sens mйtaphysique, mais encore moralement parlant,
et qu’on peut exprimer ainsi а notre йgard que plus on sera йclairй et informй
des ouvrages de Dieu, plus on sera disposй а les trouver excellents et
entiиrement satisfaisant а tout ce qu’on aurait pu souhaiter. 2. ‑ Contre ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de
bontй dans les ouvrages de Dieu, ou bien que les rиgles de la bontй et de la
beautй sont arbitraires. Ainsi
je suis fort йloignй du sentiment de ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de
rиgles de bontй et de perfection dans la nature des choses, ou dans les idйes
que Dieu en a ; et que les ouvrages de Dieu ne sont bons que par cette
raison formelle que Dieu les a faits. Car si cela йtait, Dieu, sachant qu’il en
est l’auteur, n’avait que faire de les regarder par aprиs et de les trouver
bons, comme le tйmoigne la sainte йcriture, qui ne paraоt s’кtre servie de
cette anthropologie que pour nous faire connaоtre que leur excellence se
connaоt а les regarder en eux-mкmes, lors mкme qu’on ne fait point de rйflexion
sur cette dйnomination extйrieure toute nue, qui les rapporte а leur cause. Ce
qui est d’autant plus vrai, que c’est par la considйration des ouvrages qu’on
peut dйcouvrir l’ouvrier. Il faut donc que ces ouvrages portent en eux son
caractиre. J’avoue que le sentiment contraire me paraоt extrкmement dangereux
et fort approchant de celui des derniers novateurs, dont l’opinion est, que la
beautй de l’univers et la bontй que nous attribuons aux ouvrages de Dieu, ne
sont que des chimиres des hommes qui conзoivent Dieu а leur maniиre. Aussi,
disant que les choses ne sont bonnes par aucune rиgle de bontй, mais par la
seule volontй de Dieu, on dйtruit, ce me semble, sans y penser, tout l’amour de
Dieu et toute sa gloire. Car pourquoi le louer de ce qu’il a fait, s’il serait
йgalement louable en faisant tout le contraire ? Oщ sera donc sa justice
et sa sagesse, s’il ne reste qu’un certain pouvoir despotique, si la volontй
tient lieu de raison, et si, selon la dйfinition des tyrans, ce qui plaоt au
plus puissant est juste par lа mкme ? Outre qu’il semble que toute volontй
suppose quelque raison de vouloir et que cette raison est naturellement antйrieure
а la volontй. C’est pourquoi je trouve encore cette expression de quelques
autres philosophes tout а fait йtrange, qui disent que les vйritйs йternelles
de la mйtaphysique et de la gйomйtrie, et par consйquent aussi les rиgles de la
bontй, de la justice et de la perfection, ne sont que les effets de la volontй
de Dieu, au lieu qu’il me semble que ce ne sont que des suites de son
entendement, qui, assurйment, ne dйpend point de sa volontй, non plus que son
essence. 3. ‑ Contre ceux qui croient que Dieu aurait pu mieux
faire. Je ne saurais non plus approuver l’opinion de quelques
modernes qui soutiennent hardiment, que ce que Dieu fait n’est pas dans la
derniиre perfection, et qu’il aurait pu agir bien mieux. Car il me semble que
les suites de ce sentiment sont tout а fait contraires а la gloire de
Dieu : Uti minus malum habet rationem boni, ita minus bonum habet
rationem mali. Et c’est agir imparfaitement, que d’agir avec moins de
perfection qu’on n’aurait pu. C’est trouver а redire а un ouvrage d’un architecte
que de montrer qu’il le pouvait faire meilleur. Cela va encore contre la sainte
йcriture, lorsqu’elle nous assure de la bontй des ouvrages de Dieu. Car comme
les imperfections descendent а l’infini, de quelque faзon que Dieu aurait fait
son ouvrage, il aurait toujours йtй bon en comparaison des moins parfaits, si
cela йtait assez ; mais une chose n’est guиre louable, quand elle ne l’est
que de cette maniиre. Je crois aussi qu’on trouvera une infinitй de passages de
la divine йcriture et des Saints Pиres, qui favoriseront mon sentiment, mais
qu’on n’en trouvera guиre pour celui de ces modernes, qui est а mon avis
inconnu а toute l’antiquitй, et ne se fonde que sur le trop peu de connaissance
que nous avons de l’harmonie gйnйrale de l’univers et des raisons cachйes de la
conduite de Dieu, ce qui nous fait juger tйmйrairement que bien des choses
auraient pu кtre rendues meilleures. Outre que ces modernes insistent sur
quelques subtilitйs peu solides, car ils s’imaginent que rien n’est si parfait
qu’il n’y ait quelque chose de plus parfait, ce qui est une erreur. Ils croient
aussi de pourvoir par lа а la libertй de Dieu, comme si ce n’йtait pas la plus
haute libertй d’agir en perfection suivant la souveraine raison. Car de croire
que Dieu agit en quelque chose sans avoir aucune raison de sa volontй, outre
qu’il semble que cela ne se peut point, c’est un sentiment peu conforme а sa
gloire ; par exemple supposons que Dieu choisisse entre A et B, et qu’il
prenne A sans avoir aucune raison de le prйfйrer а B, je dis que cette action
de Dieu, pour le moins ne serait point louable ; car toute louange doit
кtre fondйe en quelque raison qui ne se trouve point ici ex hypothesi. Au
lieu que je tiens que Dieu ne fait rien dont il ne mйrite d’кtre glorifiй. 4. ‑ Que l’amour de Dieu demande une entiиre satisfaction
et acquiescence touchant ce qu’il fait sans qu’il faille кtre quiйtiste pour
cela. La
connaissance gйnйrale de cette grande vйritй, que Dieu agit toujours de la
maniиre la plus parfaite et la plus souhaitable qu’il soit possible, est, а mon
avis, le fondement de l’amour que nous devons а Dieu sur toutes choses, puisque
celui qui aime cherche sa satisfaction dans la fйlicitй ou perfection de
l’objet aimй et de ses actions. Idem velle et idem nolle vera amicitia est.
Et je crois qu’il est difficile de bien aimer Dieu, quand on n’est pas dans la
disposition de vouloir ce qu’il veut quand on aurait le pouvoir de le changer.
En effet ceux qui ne sont pas satisfaits de ce qu’il fait me paraissent
semblables а des sujets mйcontents dont l’intention n’est pas fort diffйrente
de celle des rebelles. Je tiens donc que suivant ces principes, pour agir
conformйment а l’amour de Dieu, il ne suffit pas d’avoir patience par force,
mais il faut кtre vйritablement satisfait de tout ce qui nous est arrivй
suivant sa volontй. J’entends cet acquiescement quant au passй. Car quant а
l’avenir, il ne faut pas кtre quiйtiste ni attendre ridiculement а bras croisйs
ce que Dieu fera, selon ce sophisme que les anciens appelaient logon aergon, la raison paresseuse, mais il faut agir selon
la volontй prйsomptive de Dieu, autant que nous en pouvons juger, tвchant de
tout notre pouvoir de contribuer au bien gйnйral et particuliиrement а
l’ornement et а la perfection de ce qui nous touche, ou de ce qui nous est
prochain et pour ainsi dire а portйe. Car quand l’йvйnement aura peut-кtre fait
voir que Dieu n’a pas voulu prйsentement que notre bonne volontй ait son effet,
il ne s’ensuit pas de lа qu’il n’ait pas voulu que nous fissions ce que nous
avons fait. Au contraire, comme il est le meilleur de tous les maоtres, il ne
demande jamais que la droite intention, et c’est а lui de connaоtre l’heure et
le lieu propre а faire rйussir les bons desseins. 5. ‑ En quoi consistent les rиgles de perfection de la
divine conduite, et que la simplicitй des voies est en balance avec la richesse
des effets. Il
suffit donc d’avoir cette confiance en Dieu, qu’il fait tout pour le mieux, et
que rien ne saurait nuire а ceux qui l’aiment ; mais de connaоtre en
particulier les raisons qui l’ont pu mouvoir а choisir cet ordre de l’univers,
а souffrir les pйchйs, а dispenser ses grвces salutaires d’une certaine
maniиre, cela passe les forces d’un esprit fini, surtout quand il n’est pas
encore parvenu а la jouissance de la vue de Dieu. Cependant on peut faire
quelques remarques gйnйrales touchant la conduite de la Providence dans le
gouvernement des choses. On peut donc dire que celui qui agit parfaitement est
semblable а un excellent gйomиtre qui sait trouver les meilleures constructions
d’un problиme ; а un bon architecte qui mйnage sa place et le fonds
destinй pour le bвtiment de la maniиre la plus avantageuse, ne laissant rien de
choquant, ou qui soit destituй de la beautй dont il est susceptible ; а un
bon pиre de famille, qui emploie son bien en sorte qu’il n’y ait rien d’inculte
ni de stйrile ; а un habile machiniste qui fait son effet par la voie la
moins embarrassйe qu’on puisse choisir ; а un savant auteur, qui enferme
le plus de rйalitйs dans le moins de volume qu’il peut. Or les plus parfaits de
tous les кtres, et qui occupent le moins de volume, c’est-а-dire qui
s’empкchent le moins, ce sont les esprits, dont les perfections sont les vertus.
C’est pourquoi il ne faut point douter que la fйlicitй des esprits ne soit le
principal but de Dieu, et qu’il ne la mette en exйcution autant que l’harmonie
gйnйrale le permet. De quoi nous dirons davantage tantфt. Pour ce qui est de la
simplicitй des voies de Dieu, elle a lieu proprement а l’йgard des moyens,
comme au contraire la variйtй, richesse ou abondance y a lieu а l’йgard des
fins ou effets. Et l’un doit кtre en balance avec l’autre, comme les frais
destinйs pour un bвtiment avec la grandeur et la beautй qu’on y demande. Il est
vrai que rien ne coыte а Dieu, bien moins qu’а un philosophe qui fait des
hypothиses pour la fabrique de son monde imaginaire, puisque Dieu n’a que des
dйcrets а faire pour faire naоtre un monde rйel ; mais, en matiиre de
sagesse, les dйcrets ou hypothиses tiennent lieu de dйpense а mesure qu’elles
sont plus indйpendantes les unes des autres : car la raison veut qu’on
йvite la multiplicitй dans les hypothиses ou principes, а peu prиs comme le
systиme le plus simple est toujours prйfйrй en astronomie. 6. ‑ Dieu ne fait rien hors de l’ordre et il n’est pas
mкme possible de feindre des йvйnements qui ne soient point rйguliers. Les
volontйs ou actions de Dieu sont communйment divisйes en ordinaires ou
extraordinaires. Mais il est bon de considйrer que Dieu ne fait rien hors
d’ordre. Ainsi ce qui passe pour extraordinaire ne l’est qu’а l’йgard de
quelque ordre particulier йtabli parmi les crйatures. Car, quant а l’ordre
universel, tout y est conforme. Ce qui est si vrai que, non seulement rien
n’arrive dans le monde qui soit absolument irrйgulier, mais on ne saurait mкme
rien feindre de tel. Car supposons, par exemple, que quelqu’un fasse quantitй
de points sur le papier а tout hasard, comme font ceux qui exercent l’art
ridicule de la gйomance. Je dis qu’il est possible de trouver une ligne
gйomйtrique dont la notion soit constante et uniforme suivant une certaine
rиgle, en sorte que cette ligne passe par tous ces points, et dans le mкme
ordre que la main les avait marquйs. Et si quelqu’un traзait tout d’une suite
une ligne qui serait tantфt droite, tantфt cercle, tantфt d’une autre nature,
il est possible de trouver une notion, ou rиgle, ou йquation commune а tous les
points de cette ligne, en vertu de laquelle ces mкmes changements doivent
arriver. Et il n’y a, par exemple, point de visage dont le contour ne fasse
partie d’une ligne gйomйtrique et ne puisse кtre tracй tout d’un trait par un
certain mouvement rйglй. Mais quand une rиgle est fort composйe, ce qui lui est
conforme passe pour irrйgulier. Ainsi on peut dire que, de quelque maniиre que
Dieu aurait crйй le monde, il aurait toujours йtй rйgulier et dans un certain
ordre gйnйral. Mais Dieu a choisi celui qui est le plus parfait, c’est-а-dire
celui qui est en mкme temps le plus simple en hypothиses et le plus riche en
phйnomиnes, comme pourrait кtre une ligne de gйomйtrie dont la construction
serait aisйe et les propriйtйs et effets seraient fort admirables et d’une
grande йtendue. Je me sers de ces comparaisons pour crayonner quelque
ressemblance imparfaite de la sagesse divine, et pour dire ce qui puisse au
moins йlever notre esprit а concevoir en quelque faзon ce qu’on ne saurait
exprimer assez. Mais je ne prйtends point d’expliquer par lа ce grand mystиre
dont dйpend tout l’univers. 7. ‑ Que les miracles sont conformes а l’ordre gйnйral,
quoi qu’ils soient contre les maximes subalternes, et de ce que Dieu veut ou
qu’il permet, par une volontй gйnйrale ou particuliиre. Or, puisque rien
ne se peut faire qui ne soit dans l’ordre, on peut dire que les miracles sont
aussi bien dans l’ordre que les opйrations naturelles qu’on appelle ainsi parce
qu’elles sont conformes а certaines maximes subalternes que nous appelons la
nature des choses. Car on peut dire que cette nature n’est qu’une coutume de
Dieu, dont il se peut dispenser а cause d’une raison plus forte que celle qui
l’a mы а se servir de ces maximes. Quant aux volontйs gйnйrales ou
particuliиres, selon qu’on prend la chose, on peut dire que Dieu fait tout
suivant sa volontй la plus gйnйrale, qui est conforme au plus parfait ordre
qu’il a choisi ; mais on peut dire aussi qu’il a des volontйs
particuliиres qui sont des exceptions de ces maximes subalternes susdites, car
la plus gйnйrale des lois de Dieu qui rиgle toute la suite de l’univers est
sans exception. On peut dire aussi que Dieu veut tout ce qui est un objet de sa
volontй particuliиre ; mais quant aux objets de sa volontй gйnйrale, tels
que sont les actions des autres crйatures, particuliиrement de celles qui sont
raisonnables, auxquelles Dieu veut concourir, il faut distinguer : car si
l’action est bonne en elle-mкme, on peut dire que Dieu la veut et la commande
quelquefois, lors mкme qu’elle n’arrive point, mais, si elle est mauvaise en
elle-mкme et ne devient bonne que par accident, parce que la suite des choses,
et particuliиrement le chвtiment et la satisfaction, corrige sa malignitй et en
rйcompense le mal avec usure, en sorte qu’enfin il se trouve plus de perfection
dans toute la suite que si tout le mal n’йtait pas arrivй, il faut dire que
Dieu le permet, et non pas qu’il le veut, quoiqu’il y concoure а cause des lois
de nature qu’il a йtablies, et parce qu’il en sait tirer un plus grand bien. 8. ‑ Pour distinguer les actions de Dieu et des crйatures,
on explique en quoi consiste la notion d’une substance individuelle. Il
est assez difficile de distinguer les actions de Dieu de celles des
crйatures ; car il y en a qui croient que Dieu fait tout, d’autres
s’imaginent qu’il ne fait que conserver la force qu’il a donnйe aux
crйatures : la suite fera voir combien l’un ou l’autre se peut dire. Or
puisque les actions et passions appartiennent proprement aux substances
individuelles (actiones sunt suppositorum), il serait nйcessaire
d’expliquer ce que c’est qu’une telle substance. Il est bien vrai que, lorsque
plusieurs prйdicats s’attribuent а un mкme sujet, et que ce sujet ne s’attribue
а aucun autre, on l’appelle substance individuelle ; mais cela n’est pas
assez et une telle explication n’est que nominale. Il faut donc considйrer ce
que c’est que d’кtre attribuй vйritablement а un certain sujet. Or il est
constant que toute prйdication vйritable a quelque fondement dans la nature des
choses, et lorsqu’une proposition n’est pas identique, c’est-а-dire lorsque le
prйdicat n’est pas compris expressйment dans le sujet, il faut qu’il y soit
compris virtuellement, et c’est ce que les philosophes appellent in-esse,
en disant que le prйdicat est dans le sujet. Ainsi il faut que le terme du
sujet enferme toujours celui du prйdicat, en sorte que celui qui entendrait
parfaitement la notion du sujet, jugerait aussi que le prйdicat lui appartient.
Cela йtant, nous pouvons dire que la nature d’une substance individuelle ou
d’un кtre complet est d’avoir une notion si accomplie qu’elle soit suffisante а
comprendre et а en faire dйduire tous les prйdicats du sujet а qui cette notion
est attribuйe. Au lieu que l’accident est un кtre dont la notion n’enferme
point tout ce qu’on peut attribuer au sujet а qui on attribue cette notion.
Ainsi la qualitй de roi qui appartient а Alexandre le Grand, faisant
abstraction du sujet, n’est pas assez dйterminйe а un individu, et n’enferme
point les autres qualitйs du mкme sujet, ni tout ce que la notion de ce prince
comprend, au lieu que Dieu voyant la notion individuelle ou hecceпtй
d’Alexandre, y voit en mкme temps le fondement et la raison de tous les
prйdicats qui se peuvent dire de lui vйritablement, comme par exemple qu’il
vaincrait Darius et Porus, jusqu’а y connaоtre a priori (et non par
expйrience) s’il est mort d’une mort naturelle ou par poison, ce que nous ne
pouvons savoir que par l’histoire. Aussi, quand on considиre bien la connexion
des choses, on peut dire qu’il y a de tout temps dans l’вme d’Alexandre des
restes de tout ce qui lui est arrivй, et les marques de tout ce qui lui
arrivera, et mкme des traces de tout ce qui se passe dans l’univers, quoiqu’il
n’appartienne qu’а Dieu de les reconnaоtre toutes. 9. ‑ Que chaque substance singuliиre exprime tout
l’univers а sa maniиre, et que dans sa notion tous ses йvйnements sont compris
avec toutes leurs circonstances et toute la suite des choses extйrieures. Il
s’ensuit de cela plusieurs paradoxes considйrables ; comme entre autres
qu’il n’est pas vrai que deux substances se ressemblent entiиrement et soient
diffйrentes solo numero, et que ce que saint Thomas assure sur ce
point des anges ou intelligences (quod ibi omne individuum sit species
infima) est vrai de toutes les substances, pourvu qu’on prenne la
diffйrence spйcifique comme la prennent les gйomиtres а l’йgard de leurs
figures ; item qu’une substance ne saurait commencer que par
crйation, ni pйrir que par annihilation ; qu’on ne divise pas une
substance en deux, ni qu’on ne fait pas de deux une, et qu’ainsi le nombre des
substances naturellement n’augmente et ne diminue pas, quoiqu’elles soient
souvent transformйes. De plus, toute substance est comme un monde entier et
comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers, qu’elle exprime chacune а sa
faзon, а peu prиs comme une mкme ville est diversement reprйsentйe selon les
diffйrentes situations de celui qui la regarde. Ainsi l’univers est en quelque
faзon multipliй autant de fois qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu
est redoublйe de mкme par autant de reprйsentations toutes diffйrentes de son
ouvrage. On peut mкme dire que toute substance porte en quelque faзon le
caractиre de la sagesse infinie et de la toute-puissance de Dieu, et l’imite
autant qu’elle en est susceptible. Car elle exprime, quoique confusйment, tout
ce qui arrive dans l’univers, passй, prйsent ou avenir, ce qui a quelque
ressemblance а une perception ou connaissance infinie ; et comme toutes
les autres substances expriment celle-ci а leur tour, et s’y accommodent, on
peut dire qu’elle йtend sa puissance sur toutes les autres а l’imitation de la
toute-puissance du Crйateur. 10. ‑ Que l’opinion des formes substantielles a quelque
chose de solide, mais que ces formes ne changent rien dans les phйnomиnes et ne
doivent point кtre employйes pour expliquer les effets particuliers. Il
semble que les anciens aussi bien que tant d’habiles gens accoutumйs aux
mйditations profondes, qui ont enseignй la thйologie et la philosophie il y a
quelques siиcles, et dont quelques-uns sont recommandables pour leur saintetй,
ont eu quelque connaissance de ce que nous venons de dire, et c’est ce qui les
a fait introduire et maintenir les formes substantielles qui sont aujourd’hui
si dйcriйes. Mais ils ne sont pas si йloignйs de la vйritй, ni si ridicules que
le vulgaire de nos nouveaux philosophes se l’imagine. Je demeure d’accord que
la considйration de ces formes ne sert de rien dans le dйtail de la physique,
et ne doit point кtre employйe а l’explication des phйnomиnes en particulier.
Et c’est en quoi nos scolastiques ont manquй, et les mйdecins du temps passй а
leur exemple, croyant de rendre raison des propriйtйs des corps en faisant
mention des formes et des qualitйs, sans se mettre en peine d’examiner la
maniиre de l’opйration ; comme si on se voulait contenter de dire qu’une
horloge a la qualitй horodictique provenant de sa forme, sans considйrer en
quoi tout cela consiste. Ce qui peut suffire, en effet, а celui qui l’achиte,
pourvu qu’il en abandonne le soin а un autre. Mais ce manquement et mauvais
usage des formes ne doit pas nous faire rejeter une chose dont la connaissance
est si nйcessaire en mйtaphysique que sans cela je tiens qu’on ne saurait bien
connaоtre les premiers principes ni йlever assez l’esprit а la connaissance des
natures incorporelles et des merveilles de Dieu. Cependant, comme un gйomиtre
n’a pas besoin de s’embarrasser l’esprit du fameux labyrinthe de la composition
du continu, et qu’aucun philosophe moral et encore moins un jurisconsulte ou
politique n’a point besoin de se mettre en peine des grandes difficultйs qui se
trouvent dans la conciliation du libre arbitre et de la Providence de Dieu,
puisque le gйomиtre peut achever toutes ses dйmonstrations, et le politique
peut terminer toutes ses dйlibйrations sans entrer dans ces discussions, qui ne
laissent pas d’кtre nйcessaires et importantes dans la philosophie et dans la
thйologie : de mкme un physicien peut rendre raison des expйriences, se
servant tantфt des expйriences plus simples dйjа faites, tantфt des
dйmonstrations gйomйtriques et mйcaniques, sans avoir besoin des considйrations
gйnйrales qui sont d’une autre sphиre ; et s’il y emploie le concours de
Dieu ou bien quelque вme, archйe, ou autre chose de cette nature, il extravague
aussi bien que celui qui, dans une dйlibйration importante de pratique,
voudrait entrer dans les grands raisonnements sur la nature du destin et de
notre libertй ; comme en effet les hommes font assez souvent cette faute
sans y penser, lorsqu’ils s’embarrassent l’esprit par la considйration de la
fatalitй, et mкme parfois sont dйtournйs par lа de quelque bonne rйsolution ou
de quelque soin nйcessaire. 11. ‑ Que les mйditations des thйologiens et des
philosophes qu’on appelle scolastiques ne sont pas а mйpriser entiиrement. Je
sais que j’avance un grand paradoxe en prйtendant de rйhabiliter en quelque
faзon l’ancienne philosophie et de rappeler postliminio les formes
substantielles presque bannies ; mais peut-кtre qu’on ne me condamnera pas
lйgиrement, quand on saura que j’ai assez mйditй sur la philosophie moderne,
que j’ai donnй bien du temps aux expйriences de physique et aux dйmonstrations
de gйomйtrie, et que j’ai йtй longtemps persuadй de la vanitй de ces кtres, que
j’ai йtй enfin obligй de reprendre malgrй moi et comme par force, aprиs avoir
fait moi-mкme des recherches qui m’ont fait reconnaоtre que nos modernes ne
rendent pas assez de justice а saint Thomas et а d’autres grands hommes de ce
temps-lа, et qu’il y a dans les sentiments des philosophes et thйologiens
scolastiques bien plus de soliditй qu’on ne s’imagine, pourvu qu’on s’en serve
а propos et en leur lieu. Je suis mкme persuadй que, si quelque esprit exact et
mйditatif prenait la peine d’йclaircir et de digйrer leur pensйe а la faзon des
gйomиtres analytiques, il y trouverait un trйsor de quantitй de vйritйs trиs
importantes et tout а fait dйmonstratives. 12. ‑ Que les notions qui consistent dans l’йtendue
enferment quelque chose d’imaginaire et ne sauraient constituer la substance
des corps. Mais,
pour reprendre le fil de nos considйrations, je crois que celui qui mйditera
sur la nature de la substance, que j’ai expliquйe ci-dessus, trouvera que toute
la nature du corps ne consiste pas seulement dans l’йtendue, c’est-а-dire dans
la grandeur, figure et mouvement, mais qu’il faut nйcessairement y reconnaоtre quelque
chose qui ait du rapport aux вmes, et qu’on appelle communйment forme
substantielle, bien qu’elle ne change rien dans les phйnomиnes, non plus que
l’вme des bкtes, si elles en ont. On peut mкme dйmontrer que la notion de la
grandeur, de la figure et du mouvement n’est pas si distincte qu’on s’imagine
et qu’elle enferme quelque chose d’imaginaire et de relatif а nos perceptions,
comme le sont encore (quoique bien davantage) la couleur, la chaleur, et autres
qualitйs semblables dont on peut douter si elles se trouvent vйritablement dans
la nature des choses hors de nous. C’est pourquoi ces sortes de qualitйs ne
sauraient constituer aucune substance. Et s’il n’y a point d’autre principe
d’identitй dans les corps que ce que nous venons de dire, jamais un corps ne
subsistera plus d’un moment. Cependant les вmes et les formes substantielles
des autres corps sont bien diffйrentes des вmes intelligentes, qui seules
connaissent leurs actions, et qui non seulement ne pйrissent point
naturellement, mais mкme gardent toujours le fondement de la connaissance de ce
qu’elles sont ; ce qui les rend seules susceptibles de chвtiment et de
rйcompense, et les fait citoyens de la rйpublique de l’univers, dont Dieu est
le monarque ; aussi s’ensuit-il que tout le reste des crйatures leur doit
servir, de quoi nous parlerons tantфt plus amplement. 13. ‑ Comme la notion individuelle de chaque personne
renferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera jamais, on y voit les preuves
a priori de la vйritй de chaque йvйnement, ou pourquoi l’un est arrivй
plutфt que l’autre, mais ces vйritйs, quoique assurйes, ne laissent pas d’кtre
contingentes, йtant fondйes sur le libre arbitre de Dieu ou des crйatures, dont
le choix a toujours ses raisons qui inclinent sans nйcessiter. Mais
avant que de passer plus loin, il faut tвcher de satisfaire а une grande
difficultй qui peut naоtre des fondements que nous avons jetйs ci-dessus. Nous
avons dit que la notion d’une substance individuelle enferme une fois pour
toutes tout ce qui lui peut jamais arriver, et qu’en considйrant cette notion
on y peut voir tout ce qui se pourra vйritablement йnoncer d’elle, comme nous
pouvons voir dans la nature du cercle toutes les propriйtйs qu’on en peut
dйduire. Mais il semble que par lа la diffйrence des vйritйs contingentes et
nйcessaires sera dйtruite, que la libertй humaine n’aura plus aucun lieu, et
qu’une fatalitй absolue rйgnera sur toutes nos actions aussi bien que sur tout
le reste des йvйnements du monde. A quoi je rйponds qu’il faut faire
distinction entre ce qui est certain et ce qui est nйcessaire : tout le
monde demeure d’accord que les futurs contingents sont assurйs, puisque Dieu
les prйvoit, mais on n’avoue pas, pour cela, qu’ils soient nйcessaires. Mais
(dira-t-on) si quelque conclusion se peut dйduire infailliblement d’une
dйfinition ou notion, elle sera nйcessaire. Or est-il que nous soutenons que
tout ce qui doit arriver а quelque personne est dйjа compris virtuellement dans
sa nature ou notion, comme les propriйtйs le sont dans la dйfinition du cercle,
ainsi la difficultй subsiste encore. Pour y satisfaire solidement, je dis que
la connexion ou consйcution est de deux sortes : l’une est absolument
nйcessaire dont le contraire implique contradiction, et cette dйduction a lieu
dans les vйritйs йternelles, comme sont celles de gйomйtrie ; l’autre
n’est nйcessaire qu’ex hypothesi et pour ainsi dire par accident, mais
elle est contingente en elle-mкme, lorsque le contraire n’implique point. Et
cette connexion est fondйe, non pas sur les idйes toutes pures et sur le simple
entendement de Dieu, mais encore sur ses dйcrets libres, et sur la suite de
l’univers. Venons а un exemple : puisque Jules Cйsar deviendra dictateur
perpйtuel et maоtre de la rйpublique, et renversera la libertй des Romains,
cette action est comprise dans sa notion, car nous supposons que c’est la
nature d’une telle notion parfaite d’un sujet de tout comprendre, afin que le
prйdicat y soit enfermй, ut possit inesse subjecto. On pourrait dire que
ce n’est pas en vertu de cette notion ou idйe qu’il doit commettre cette
action, puisqu’elle ne lui convient que parce que Dieu sait tout. Mais on
insistera que sa nature ou forme rйpond а cette notion, et puisque Dieu lui a
imposй ce personnage il lui est dйsormais nйcessaire d’y satisfaire. J’y pourrais
rйpondre par l’instance des futurs contingents, car ils n’ont rien encore de
rйel que dans l’entendement et volontй de Dieu, et puisque Dieu leur y a donnй
cette forme par avance, il faudra tout de mкme qu’ils y rйpondent. Mais j’aime
mieux satisfaire aux difficultйs que de les excuser par l’exemple de quelques
autres difficultйs semblables, et ce que je vais dire servira а йclaircir aussi
bien l’une que l’autre. C’est donc maintenant qu’il faut appliquer la
distinction des connexions, et je dis que ce qui arrive conformйment а ces
avances est assurй, mais qu’il n’est pas nйcessaire, et si quelqu’un faisait le
contraire, il ne ferait rien d’impossible en soi-mкme, quoi qu’il soit
impossible (ex hypothesi) que cela arrive. Car si quelque homme йtait capable
d’achever toute la dйmonstration, en vertu de laquelle il pourrait prouver
cette connexion du sujet qui est Cйsar et du prйdicat qui est son entreprise
heureuse ; il ferait voir, en effet, que la dictature future de Cйsar a
son fondement dans sa notion ou nature, qu’on y voit une raison pourquoi il a
plutфt rйsolu de passer le Rubicon que de s’y arrкter, et pourquoi il a plutфt
gagnй que perdu la journйe de Pharsale, et qu’il йtait raisonnable et par
consйquent assurй que cela arrivвt, mais non pas qu’il est nйcessaire en
soi-mкme, ni que le contraire implique contradiction. A peu prиs comme il est
raisonnable et assurй que Dieu fera toujours le meilleur, quoique ce qui est
moins parfait n’implique point. Car on trouverait que cette dйmonstration de ce
prйdicat de Cйsar n’est pas aussi absolue que celles des nombres, ou de la
gйomйtrie, mais qu’elle suppose la suite des choses que Dieu a choisie
librement, et qui est fondйe sur le premier dйcret libre de Dieu, qui porte de
faire toujours ce qui est le plus parfait, et sur le dйcret que Dieu a fait (en
suite du premier) а l’йgard de la nature humaine, qui est que l’homme fera
toujours (quoique librement) ce qui paraоtra le meilleur. Or toute vйritй qui
est fondйe sur ces sortes de dйcrets est contingente, quoiqu’elle soit
certaine ; car ces dйcrets ne changent point la possibilitй des choses, et
comme j’ai dйjа dit, quoique Dieu choisisse toujours le meilleur assurйment,
cela n’empкche pas que ce qui est moins parfait ne soit et demeure possible en
lui-mкme, bien qu’il n’arrivera point, car ce n’est pas son impossibilitй, mais
son imperfection, qui le fait rejeter. Or rien n’est nйcessaire dont l’opposй
est possible. On sera donc en йtat de satisfaire а ces sortes de difficultйs,
quelque grandes qu’elles paraissent (et en effet elles ne sont pas moins
pressantes а l’йgard de tous les autres qui ont jamais traitй cette matiиre),
pourvu qu’on considиre bien que toutes les propositions contingentes ont des
raisons pour кtre plutфt ainsi qu’autrement, ou bien (ce qui est la mкme chose)
qu’elles ont des preuves a priori de leur vйritй qui les rendent
certaines, et qui montrent que la connexion du sujet et du prйdicat de ces
propositions a son fondement dans la nature de l’un et de l’autre ; mais
qu’elles n’ont pas des dйmonstrations de nйcessitй, puisque ces raisons ne sont
fondйes que sur le principe de la contingence ou de l’existence des choses,
c’est-а-dire sur ce qui est ou qui paraоt le meilleur parmi plusieurs choses
йgalement possibles ; au lieu que les vйritйs nйcessaires sont fondйes sur
le principe de contradiction et sur la possibilitй ou impossibilitй des
essences mкmes, sans avoir йgard en cela а la volontй libre de Dieu ou des
crйatures. 14. ‑ Dieu produit diverses substances, selon les
diffйrentes vues qu’il a de l’univers, et par l’intervention de Dieu la nature
propre de chaque substance porte que ce qui arrive а l’une rйpond а ce qui
arrive а toutes les autres, sans qu’elles agissent immйdiatement l’une sur
l’autre. Aprиs avoir connu, en quelque faзon, en quoi consiste la
nature des substances, il faut tвcher d’expliquer la dйpendance que les unes
ont des autres, et leurs actions et passions. Or il est premiиrement trиs
manifeste que les substances crййes dйpendent de Dieu qui les conserve et mкme
qui les produit continuellement par une maniиre d’йmanation, comme nous
produisons nos pensйes. Car Dieu tournant pour ainsi dire de tous cфtйs et de
toutes les faзons le systиme gйnйral des phйnomиnes qu’il trouve bon de
produire pour manifester sa gloire, et regardant toutes les faces du monde de
toutes les maniиres possibles, puisqu’il n’y a point de rapport qui йchappe а
son omniscience, le rйsultat de chaque vue de l’univers, comme regardй d’un
certain endroit, est une substance qui exprime l’univers conformйment а cette
vue, si Dieu trouve bon de rendre sa pensйe effective et de produire cette
substance. Et comme la vue de Dieu est toujours vйritable, nos perceptions le
sont aussi, mais ce sont nos jugements qui sont de nous et qui nous trompent.
Or nous avons dit ci-dessus et il s’ensuit de ce que nous venons de dire, que
chaque substance est comme un monde а part, indйpendant de toute autre chose,
hors de Dieu ; ainsi tous nos phйnomиnes, c’est-а-dire tout ce qui nous
peut jamais arriver, ne sont que des suites de notre кtre ; et comme ces
phйnomиnes gardent un certain ordre conforme а notre nature, ou pour ainsi dire
au monde qui est en nous, qui fait que nous pouvons faire des observations
utiles pour rйgler notre conduite qui sont justifiйes par le succиs des
phйnomиnes futurs, et qu’ainsi nous pouvons souvent juger de l’avenir par le
passй sans nous tromper, cela suffirait pour dire que ces phйnomиnes sont
vйritables sans nous mettre en peine s’ils sont hors de nous et si d’autres
s’en aperзoivent aussi : cependant, il est trиs vrai que les perceptions
ou expressions de toutes les substances s’entre-rйpondent, en sorte que chacun
suivant avec soin certaines raisons ou lois qu’il a observйes, se rencontre
avec l’autre qui en fait autant, comme lorsque plusieurs s’йtant accordйs de se
trouver ensemble en quelque endroit а un certain jour prйfixe, le peuvent faire
effectivement s’ils veulent. Or, quoique tous expriment les mкmes phйnomиnes,
ce n’est pas pour cela que leurs expressions soient parfaitement semblables,
mais il suffit qu’elles soient proportionnelles ; comme plusieurs
spectateurs croient voir la mкme chose, et s’entre-entendent en effet, quoique
chacun voie et parle selon la mesure de sa vue. Or, il n’y a que Dieu (de qui
tous les individus йmanent continuellement, et qui voit l’univers non seulement
comme ils le voient, mais encore tout autrement qu’eux tous), qui soit cause de
cette correspondance de leurs phйnomиnes, et qui fasse que ce qui est
particulier а l’un, soit public а tous ; autrement il n’y aurait point de
liaison. On pourrait donc dire en quelque faзon, et dans un bon sens, quoique
йloignй de l’usage, qu’une substance particuliиre n’agit jamais sur une autre
substance particuliиre et n’en pвtit non plus, si on considиre que ce qui
arrive а chacune n’est qu’une suite de son idйe ou notion complиte toute seule,
puisque cette idйe enferme dйjа tous les prйdicats ou йvйnements, et exprime
tout l’univers. En effet, rien ne nous peut arriver que des pensйes et des
perceptions, et toutes nos pensйes et nos perceptions futures ne sont que des
suites, quoique contingentes, de nos pensйes et perceptions prйcйdentes,
tellement que si j’йtais capable de considйrer distinctement tout ce qui
m’arrive ou paraоt а cette heure, j’y pourrais voir tout ce qui m’arrivera ou
me paraоtra а tout jamais ; ce qui ne manquerait pas, et m’arriverait tout
de mкme, quand tout ce qui est hors de moi serait dйtruit, pourvu qu’il ne
restвt que Dieu et moi. Mais comme nous attribuons а d’autres choses comme а
des causes agissant sur nous ce que nous apercevons d’une certaine maniиre, il
faut considйrer le fondement de ce jugement, et ce qu’il y a de vйritable. 15. ‑ L’action d’une substance finie sur l’autre ne
consiste que dans l’accroissement du degrй de son expression joint а la
diminution de celle de l’autre, autant que Dieu les oblige de s’accommoder
ensemble. Mais
sans entrer dans une longue discussion, il suffit а prйsent, pour concilier le
langage mйtaphysique avec la pratique, de remarquer que nous nous attribuons
davantage et avec raison les phйnomиnes que nous exprimons plus parfaitement,
et que nous attribuons aux autres substances ce que chacune exprime le mieux.
Ainsi une substance qui est d’une йtendue infinie, en tant qu’elle exprime
tout, devient limitйe par la maniиre de son expression plus ou moins parfaite.
C’est donc ainsi qu’on peut concevoir que les substances s’entr’empкchent ou se
limitent, et par consйquent on peut dire dans ce sens qu’elles agissent l’une
sur l’autre, et sont obligйes pour ainsi dire de s’accommoder entre elles. Car
il peut arriver qu’un changement qui augmente l’expression de l’une, diminue
celle de l’autre. Or la vertu d’une substance particuliиre est de bien exprimer
la gloire de Dieu, et c’est par lа qu’elle est moins limitйe. Et chaque chose
quand elle exerce sa vertu ou puissance, c’est-а-dire quand elle agit, change
en mieux et s’йtend, en tant qu’elle agit : lors donc qu’il arrive un
changement dont plusieurs substances sont affectйes (comme en effet tout changement
les touche toutes), je crois qu’on peut dire que celle qui immйdiatement par lа
passe а un plus grand degrй de perfection ou а une expression plus parfaite,
exerce sa puissance, et agit, et celle qui passe а un moindre degrй fait
connaоtre sa faiblesse, et pвtit. Aussi tiens-je que toute action d’une
substance qui a de la perfection importe quelque voluptй, et toute
passion quelque douleur, et vice versa. Cependant, il peut bien
arriver qu’un avantage prйsent soit dйtruit par un plus grand mal dans la
suite ; d’oщ vient qu’on peut pйcher en agissant ou exerзant sa puissance
et en trouvant du plaisir. 16.‑ Le concours extraordinaire de Dieu est compris dans
ce que notre essence exprime, car cette expression s’йtend а tout, mais il
surpasse les forces de notre nature ou notre expression distincte, laquelle est
finie et suit certaines maximes subalternes. Il
ne reste а prйsent que d’expliquer comment il est possible que Dieu ait
quelquefois de l’influence sur les hommes ou sur les autres substances par un
concours extraordinaire et miraculeux, puisqu’il semble que rien ne leur peut
arriver d’extraordinaire ni de surnaturel, vu que tous leurs йvйnements ne sont
que des suites de leur nature. Mais il faut se souvenir de ce que nous avons
dit ci-dessus а l’йgard des miracles dans l’univers, qui sont toujours
conformes а la loi universelle de l’ordre gйnйral, quoiqu’ils soient au-dessus
des maximes subalternes. Et d’autant que toute personne ou substance est comme
un petit monde qui exprime le grand, on peut dire de mкme que cette action
extraordinaire de Dieu sur cette substance ne laisse pas d’кtre miraculeuse,
quoiqu’elle soit comprise dans l’ordre gйnйral de l’univers en tant qu’il est
exprimй par l’essence ou notion individuelle de cette substance. C’est
pourquoi, si nous comprenons dans notre nature tout ce qu’elle exprime, rien ne
lui est surnaturel, car elle s’йtend а tout, un effet exprimant toujours sa
cause et Dieu йtant la vйritable cause des substances. Mais comme ce que notre
nature exprime plus parfaitement lui appartient d’une maniиre particuliиre,
puisque c’est en cela que sa puissance consiste, et qu’elle est limitйe, comme
je viens de l’expliquer, il y a bien des choses qui surpassent les forces de
notre nature, et mкme celles de toutes les natures limitйes. Par consйquent,
afin de parler plus clairement, je dis que les miracles et les concours
extraordinaires de Dieu ont cela de propre qu’ils ne sauraient кtre prйvus par
le raisonnement d’aucun esprit crйй, quelque йclairй qu’il soit, parce que la
comprйhension distincte de l’ordre gйnйral les surpasse tous ; au lieu que
tout ce qu’on appelle naturel dйpend des maximes moins gйnйrales que les
crйatures peuvent comprendre. Afin donc que les paroles soient aussi
irrйprйhensibles que le sens, il serait bon de lier certaines maniиres de
parler avec certaines pensйes, et on pourrait appeler notre essence ou idйe, ce
qui comprend tout ce que nous exprimons, et comme elle exprime notre union avec
Dieu mкme, elle n’a point de limites et rien ne la passe. Mais ce qui est
limitй en nous pourra кtre appelй notre nature ou notre puissance, et а cet
йgard ce qui passe les natures de toutes les substances crййes, est surnaturel. 17. ‑ Exemple d’une maxime subalterne ou loi de la nature,
oщ il est montrй que Dieu conserve toujours la mкme force, mais non pas la mкme
quantitй de mouvement, contre les cartйsiens et plusieurs autres. J’ai
dйjа souvent fait mention des maximes subalternes ou des lois de la nature, et
il semble qu’il serait bon d’en donner un exemple : communйment nos
nouveaux philosophes se servent de cette rиgle fameuse que Dieu conserve
toujours la mкme quantitй de mouvement dans le monde. En effet, elle est fort
plausible, et du temps passй, je la tenais pour indubitable. Mais depuis j’ai
reconnu en quoi consiste la faute. C’est que M. Descartes et bien d’autres
habiles mathйmaticiens ont cru que la quantitй de mouvement, c’est-а-dire la
vitesse multipliйe par la grandeur du mobile, convient entiиrement а la force
mouvante, ou pour parler gйomйtriquement, que les forces sont en raison
composйe des vitesses et des corps. Or il est bien raisonnable que la mкme
force se conserve toujours dans l’univers. Aussi quand on prend garde aux
phйnomиnes on voit bien que le mouvement perpйtuel mйcanique n’a point de lieu,
parce qu’ainsi la force d’une machine, qui est toujours un peu diminuйe par la
friction et doit finir bientфt, se rйparerait, et par consйquent s’augmenterait
d’elle-mкme sans quelque impulsion nouvelle du dehors ; et on remarque
aussi que la force d’un corps n’est pas diminuйe qu’а mesure qu’il en donne а
quelques corps contigus ou а ses propres parties en tant qu’elles ont un
mouvement а part. Ainsi ils ont cru que ce qui peut se dire de la force se
pourrait aussi dire de la quantitй de mouvement. Mais, pour en montrer la
diffйrence, je suppose qu’un corps tombant d’une certaine hauteur acquiert la
force d’y remonter, si sa direction le porte ainsi, а moins qu’il ne se trouve
quelques empкchements : par exemple un pendule remonterait parfaitement а
la hauteur dont il est descendu, si la rйsistance de l’air et de quelques
autres petits obstacles ne diminuaient un peu sa force acquise. Je suppose
aussi qu’il faut autant de force pour йlever un corps A d’une livre а la
hauteur CD de quatre toises, que d’йlever un corps B de quatre livres а la
hauteur EF d’une toise. Tout cela est accordй par nos nouveaux philosophes. Il
est donc manifeste que le corps A йtant tombй 18. ‑ La distinction de la force et de la quantitй de
mouvement est importante entre autres pour juger qu’il faut recourir а des
considйrations mйtaphysiques sйparйes de l’йtendue afin d’expliquer les
phйnomиnes des corps. Cette
considйration de la force distinguйe de la quantitй de mouvement est assez
importante non seulement en physique et en mйcanique pour trouver les
vйritables lois de la nature et rиgles du mouvement, et pour corriger mкme
plusieurs erreurs de pratique qui se sont glissйes dans les йcrits de quelques
habiles mathйmaticiens, mais encore dans la mйtaphysique pour mieux entendre
les principes, car le mouvement, si on n’y considиre que ce qu’il comprend
prйcisйment et formellement, c’est-а-dire un changement de place, n’est pas une
chose entiиrement rйelle, et quand plusieurs corps changent de situation entre
eux, il n’est pas possible de dйterminer par la seule considйration de ces
changements, а qui entre eux le mouvement ou le repos doit кtre attribuй, comme
je pourrais faire voir gйomйtriquement, si je m’y voulais arrкter maintenant.
Mais la force ou cause prochaine de ces changements est quelque chose de plus
rйel, et il y a assez de fondement pour l’attribuer а un corps plus qu’а
l’autre ; aussi n’est-ce que par lа qu’on peut connaоtre а qui le
mouvement appartient davantage. Or cette force est quelque chose de diffйrent
de la grandeur de la figure et du mouvement, et on peut juger par lа que tout
ce qui est conзu dans le corps ne consiste pas uniquement dans l’йtendue et
dans ses modifications, comme nos modernes se persuadent. Ainsi nous sommes
encore obligйs de rйtablir quelques кtres ou formes, qu’ils ont bannis. Et il
paraоt de plus en plus, quoique tous les phйnomиnes particuliers de la nature
se puissent expliquer mathйmatiquement ou mйcaniquement par ceux qui les
entendent, que nйanmoins les principes gйnйraux de la nature corporelle et de
la mйcanique mкme sont plutфt mйtaphysiques que gйomйtriques, et appartiennent
plutфt а quelques formes ou natures indivisibles comme causes des apparences
qu’а la masse corporelle ou йtendue. Rйflexion qui est capable de rйconcilier
la philosophie mйcanique des modernes avec la circonspection de quelques
personnes intelligentes et bien intentionnйes qui craignent avec quelque raison
qu’on ne s’йloigne trop des кtres immatйriels au prйjudice de la piйtй. 19. ‑ Utilitй des causes finales dans la physique. Comme je n’aime pas de juger des gens en mauvaise part, je
n’accuse pas nos nouveaux philosophes, qui prйtendent de bannir les causes finales
de la physique, mais je suis nйanmoins obligй d’avouer que les suites de ce
sentiment me paraissent dangereuses, surtout quand je le joins а celui que j’ai
rйfutй au commencement de ce discours, qui semble aller а les фter tout а fait
comme si Dieu ne se proposait aucune fin ni bien, en agissant , ou comme si le
bien n’йtait pas l’objet de sa volontй. Et pour moi je tiens au contraire que
c’est lа oщ il faut chercher le principe de toutes les existences et des lois
de la nature, parce que Dieu se propose toujours le meilleur et le plus
parfait. Je veux bien avouer que nous sommes sujets а nous abuser quand nous
voulons dйterminer les fins ou conseils de Dieu, mais ce n’est que lorsque nous
les voulons borner а quelque dessein particulier, croyant qu’il n’a eu en vue
qu’une seule chose, au lieu qu’il a en mкme temps йgard а tout ; comme
lorsque nous croyons que Dieu n’a fait le monde que pour nous, c’est un grand
abus, quoiqu’il soit trиs vйritable qu’il l’a fait tout entier pour nous, et
qu’il n’y a rien dans l’univers qui ne nous touche et qui ne s’accommode aussi
aux йgards qu’il a pour nous, suivant les principes posйs ci-dessus. Ainsi
lorsque nous voyons quelque bon effet ou quelque perfection qui arrive ou qui
s’ensuit des ouvrages de Dieu, nous pouvons dire sыrement que Dieu se l’est
proposйe. Car il ne fait rien par hasard, et n’est pas semblable а nous, а qui
il йchappe quelquefois de bien faire. C’est pourquoi, bien loin qu’on puisse
faillir en cela, comme font les politiques outrйs qui s’imaginent trop de
raffinement dans les desseins des princes, ou comme font des commentateurs qui
cherchent trop d’йrudition dans leur auteur ; on ne saurait attribuer trop
de rйflexions а cette sagesse infinie, et il n’y a aucune matiиre oщ il y ait
moins d’erreur а craindre tandis qu’on ne fait qu’affirmer, et pourvu qu’on se
garde ici des propositions nйgatives qui limitent les desseins de Dieu. Tous
ceux qui voient l’admirable structure des animaux se trouvent portйs а
reconnaоtre la sagesse de l’auteur des choses, et je conseille а ceux qui ont
quelque sentiment de piйtй et mкme de vйritable philosophie, de s’йloigner des
phrases de quelques esprits forts prйtendus, qui disent qu’on voit parce qu’il
se trouve qu’on a des yeux, sans que les yeux aient йtй faits pour voir. Quand
on est sйrieusement dans ces sentiments qui donnent tout а la nйcessitй de la
matiиre ou а un certain hasard (quoique l’un et l’autre doivent paraоtre
ridicules а ceux qui entendent ce que nous avons expliquй ci-dessus), il est
difficile qu’on puisse reconnaоtre un auteur intelligent de la nature. Car
l’effet doit rйpondre а sa cause, et mкme il se connaоt le mieux par la
connaissance de la cause et il est dйraisonnable d’introduire une intelligence
souveraine ordonnatrice des choses et puis, au lieu d’employer sa sagesse, ne
se servir que des propriйtйs de la matiиre pour expliquer les phйnomиnes. Comme
si, pour rendre raison d’une conquкte qu’un grand prince a faite en prenant
quelque place d’importance, un historien voulait dire que c’est parce que les
petits corps de la poudre а canon йtant dйlivrйs а l’attouchement d’une
йtincelle se sont йchappйs avec une vitesse capable de pousser un corps dur et
pesant contre les murailles de la place, pendant que les branches des petits
corps qui composent le cuivre du canon йtaient assez bien entrelacйes, pour ne
se pas disjoindre par cette vitesse ; au lieu de faire voir comment la
prйvoyance du conquйrant lui a fait choisir le temps et les moyens convenables,
et comment sa puissance a surmontй tous les obstacles. 20
‑ Passage remarquable de Socrate chez Platon contre les philosophes trop
matйriels. Cela
me fait souvenir d’un beau passage de Socrate dans le Phйdon de Platon,
qui est merveilleusement conforme а mes sentiments sur ce point, et semble кtre
fait exprиs contre nos philosophes trop matйriels. Aussi ce rapport m’a donnй
envie de le traduire, quoiqu’il soit un peu long ; peut-кtre que cet
йchantillon pourra donner occasion а quelqu’un de nous faire part de quantitй
d’autres pensйes belles et solides qui se trouvent dans les йcrits de ce fameux
auteur. « J’entendis un jour, dit-il, quelqu’un lire dans un livre
d’Anaxagore, oщ il y avait ces paroles qu’un кtre intelligent йtait cause de
toutes choses, et qu’il les avait disposйes et ornйes. Cela me plut
extrкmement, car je croyais que si le monde йtait l’effet d’une intelligence,
tout serait fait de la maniиre la plus parfaite qu’il eыt йtй possible. C’est
pourquoi je croyais que celui qui voudrait rendre raison pourquoi les choses
s’engendrent ou pйrissent ou subsistent devrait chercher ce qui serait
convenable а la perfection de chaque chose. Ainsi l’homme n’aurait а considйrer
en soi ou en quelque autre chose que ce qui serait le meilleur et le plus
parfait. Car celui qui connaоtrait le plus parfait jugerait aisйment par lа de
ce qui serait imparfait, parce qu’il n’y a qu’une mкme science de l’un et de
l’autre. Considйrant tout ceci, je me rйjouissais d’avoir trouvй un maоtre qui
pourrait enseigner les raisons des choses : par exemple, si la terre йtait
plutфt ronde que plate, et pourquoi il ait йtй mieux qu’elle fыt ainsi
qu’autrement. De plus, je m’attendais qu’en disant que la terre est au milieu
de l’univers, ou non, il m’expliquerait pourquoi cela ait йtй le plus
convenable. Et qu’il m’en dirait autant du soleil, de la lune, des йtoiles et
de leurs mouvements. Et qu’enfin, aprиs avoir montrй ce qui serait convenable а
chaque chose en particulier, il me montrerait ce qui serait le meilleur en
gйnйral. Plein de cette espйrance, je pris et je parcourus les livres
d’Anaxagore avec grand empressement ; mais je me trouvai bien йloignй de
mon compte, car je fus surpris de voir qu’il ne se servait point de cette
intelligence gouvernatrice qu’il avait mise en avant, qu’il ne parlait plus de
l’ornement ni de la perfection des choses, et qu’il introduisait certaines
matiиres йthйriennes peu vraisemblables. En quoi il faisait comme celui qui,
ayant dit que Socrate fait les choses avec intelligence, et venant par aprиs а
expliquer en particulier les causes de ses actions, dirait qu’il est assis ici,
parce qu’il a un corps composй d’os, de chair et de nerfs, que les os sont
solides, mais qu’ils ont des intervalles ou junctures, que les nerfs peuvent
кtre tendus et relвchйs, que c’est par lа que le corps est flexible et enfin
que je suis assis. Ou si voulant rendre raison de ce prйsent discours, il
aurait recours а l’air, aux organes de voix et d’ouпe, et semblables choses,
oubliant cependant les vйritables causes, savoir que les Athйniens ont cru
qu’il serait mieux fait de me condamner que de m’absoudre, et que j’ai cru,
moi, mieux faire de demeurer assis ici que de m’enfuir. Car ma foi, sans cela,
il y a longtemps que ces nerfs et ces os seraient auprиs des Bйotiens et
Mйgariens, si je n’avais pas trouvй qu’il est plus juste et plus honnкte а moi
de souffrir la peine que la patrie me veut imposer, que de vivre ailleurs
vagabond et exilй. C’est pourquoi il est dйraisonnable d’appeler ces os et ces
nerfs et leurs mouvements des causes. Il est vrai que celui qui dirait que je
ne saurais faire tout ceci sans os et sans nerfs aurait raison, mais autre
chose est ce qui est la vйritable cause et ce qui n’est qu’une condition sans
laquelle la cause ne saurait кtre cause. Les gens qui disent seulement, par
exemple, que le mouvement des corps а l’entour soutient la terre lа oщ elle
est, oublient que la puissance divine dispose tout de la plus belle maniиre, et
ne comprennent pas que c’est le bien et le beau qui joint, qui forme et qui
maintient le monde. » Jusqu’ici Socrate, car ce qui s’ensuit chez Platon
des idйes ou formes n’est pas moins excellent, mais il est un peu plus
difficile. 21. ‑ Si les rиgles mйcaniques dйpendaient de la seule
gйomйtrie sans la mйtaphysique, les phйnomиnes seraient tout autres. Or,
puisqu’on a toujours reconnu la sagesse de Dieu dans le dйtail de la structure
mйcanique de quelques corps particuliers, il faut bien qu’elle se soit montrйe
aussi dans l’йconomie gйnйrale du monde et dans la constitution des lois de la
nature. Ce qui est si vrai qu’on remarque les conseils de cette sagesse dans
les lois du mouvement en gйnйral. Car s’il n’y avait dans les corps qu’une
masse йtendue, et s’il n’y avait dans le mouvement que le changement de place,
et si tout se devait et pouvait dйduire de ces dйfinitions toutes seules par
une nйcessitй gйomйtrique, il s’ensuivrait, comme j’ai montrй ailleurs, que le
moindre corps donnerait au plus grand qui serait en repos et qu’il
rencontrerait, la mкme vitesse qu’il a, sans perdre quoi que ce soit de la
sienne : et il faudrait admettre quantitй d’autres telles rиgles tout а
fait contraires а la formation d’un systиme. Mais le dйcret de la sagesse
divine de conserver toujours la mкme force et la mкme direction en somme, y a
pourvu. Je trouve mкme que plusieurs effets de la nature se peuvent dйmontrer
doublement, savoir par la considйration de la cause efficiente, et encore а
part par la considйration de la cause finale, en se servant par exemple du
dйcret de Dieu de produire toujours son effet par les voies les plus aisйes et
les plus dйterminйes, comme j’ai fait voir ailleurs en rendant raison des
rиgles de la catoptrique et de la dioptrique, et en dirai davantage tantфt. 22. ‑ Conciliation des deux voies par les finales et par
les efficientes pour satisfaire tant а ceux qui expliquent la nature
mйcaniquement qu’а ceux qui ont recours а des natures incorporelles. Il
est bon de faire cette remarque pour concilier ceux qui espиrent d’expliquer
mйcaniquement la formation de la premiиre tissure d’un animal et de toute la
machine des parties, avec ceux qui rendent raison de cette mкme structure par
les causes finales. L’un et l’autre est bon, l’un et l’autre peut кtre utile,
non seulement pour admirer l’artifice du grand ouvrier, mais encore pour
dйcouvrir quelque chose d’utile dans la physique et dans la mйdecine. Et les
auteurs qui suivent ces routes diffйrentes ne devraient point se maltraiter.
Car je vois que ceux qui s’attachent а expliquer la beautй de la divine
anatomie, se moquent des autres qui s’imaginent qu’un mouvement de certaines
liqueurs qui paraоt fortuit a pu faire une si belle variйtй
de membres, et traitent ces gens lа de tйmйraires et de profanes. Et ceux-ci au
contraire traitent les premiers de simples et de superstitieux, semblables а
ces anciens qui prenaient les physiciens pour impies, quand ils soutenaient que
ce n’est pas Jupiter qui tonne, mais quelque matiиre qui se trouve dans les
nues. Le meilleur serait de joindre l’une et l’autre considйration, car s’il
est permis de se servir d’une basse comparaison, je reconnais et j’exalte
l’adresse d’un ouvrier non seulement en montrant quels desseins il a eus en
faisant les piиces de sa machine, mais encore en expliquant les instruments
dont il s’est servi pour faire chaque piиce, surtout quand ces instruments sont
simples et ingйnieusement controuvйs. Et Dieu est assez habile artisan pour
produire une machine encore plus ingйnieuse mille fois que celle de notre
corps, en ne se servant que de quelques liqueurs assez simples expressйment
formйes en sorte qu’il ne faille que les lois ordinaires de la nature pour les
dйmкler comme il faut afin de produire un effet si admirable ; mais il est
vrai aussi que cela n’arriverait point, si Dieu n’йtait pas auteur de la
nature. Cependant je trouve que la voie des causes efficientes, qui est plus
profonde en effet et en quelque faзon plus immйdiate et a priori, est en
rйcompense assez difficile, quand on vient au dйtail, et je crois que nos
philosophes le plus souvent en sont encore bien йloignйs. Mais la voie des
finales est plus aisйe, et ne laisse pas de servir souvent а deviner des
vйritйs importantes et utiles qu’on serait bien longtemps а chercher par cette
autre route plus physique, dont l’anatomie peut fournir des exemples
considйrables. Aussi tiens-je que Snellius qui est le premier inventeur des
rиgles de la rйfraction aurait attendu longtemps а les trouver, s’il avait
voulu chercher premiиrement comment la lumiиre se forme. Mais il a suivi
apparemment la mйthode dont les anciens se sont servis pour la catoptrique, qui
est en effet par les finales. Car cherchant la voie la plus aisйe pour conduire
un rayon d’un point donnй а un autre point donnй par la rйflexion d’un plan
donnй (supposant que c’est le dessein de la nature), ils ont trouvй l’йgalitй
des angles d’incidence et de rйflexion, comme l’on peut voir dans un petit
traitй d’Hйliodore de Larisse, et ailleurs. Ce que M. Snellius, comme je crois,
et aprиs lui (quoique sans rien savoir de lui), M. Fermat ont appliquй plus
ingйnieusement а la rйfraction. Car lorsque les rayons observent dans les mкmes
milieux la mкme proportion des sinus qui est aussi celle des rйsistances des
milieux, il se trouve que c’est la voie la plus aisйe ou du moins la plus
dйterminйe pour passer d’un point donnй dans un milieu а un point donnй dans un
autre. Et il s’en faut beaucoup que la dйmonstration de ce mкme thйorиme que M
Descartes a voulu donner par la voie des efficientes, soit aussi bonne. Au
moins y a-t-il lieu de soupзonner qu’il ne l’aurait jamais trouvйe par lа, s’il
n’avait rien appris en Hollande de la dйcouverte de Snellius. 23. ‑ Pour revenir aux substances immatйrielles, on
explique comment Dieu agit sur l’entendement des esprits et si on a toujours
l’idйe de ce qu’on pense. J’ai
trouvй а propos d’insister un peu sur ces considйrations des finales, des
natures incorporelles et d’une cause intelligente avec rapport aux corps, pour
en faire connaоtre l’usage jusque dans la physique et dans les mathйmatiques,
afin de purger, d’une part, la philosophie mйcanique de la profanitй qu’on lui
impute, et de l’autre part, d’йlever l’esprit de nos philosophes des
considйrations matйrielles toutes seules а des mйditations plus nobles.
Maintenant, il sera а propos de retourner des corps aux natures immatйrielles et
particuliиrement aux esprits, et de dire quelque chose de la maniиre dont Dieu
se sert pour les йclairer et pour agir sur eux, oщ il ne faut point douter
qu’il n’y ait aussi certaines lois de nature, de quoi je pourrais parler plus
amplement ailleurs. Maintenant, il suffira de toucher quelque chose des idйes,
et si nous voyons toutes choses en Dieu, et comment Dieu est notre lumiиre. Or,
il sera а propos de remarquer que le mauvais usage des idйes donne occasion а
plusieurs erreurs. Car, quand on raisonne de quelque chose, on s’imagine
d’avoir une idйe de cette chose, et c’est le fondement sur lequel quelques
philosophes anciens et nouveaux ont bвti une certaine dйmonstration de Dieu qui
est fort imparfaite. Car, disent-ils, il faut bien que j’aie une idйe de Dieu
ou d’un кtre parfait, puisque je pense а lui, et on ne saurait penser sans
idйe ; or, l’idйe de cet кtre enferme toutes les perfections, et
l’existence en est une, par consйquent il existe. Mais comme nous pensons
souvent а des chimиres impossibles, par exemple au dernier degrй de la vitesse,
au plus grand nombre, а la rencontre de la conchoпde avec sa base ou rиgle, ce
raisonnement ne suffit pas. C’est donc en ce sens, qu’on peut dire, qu’il y a
des idйes vraies et fausses, selon que la chose dont il s’agit est possible ou
non. Et c’est alors qu’on peut se vanter d’avoir une idйe de la chose,
lorsqu’on est assurй de sa possibilitй. Ainsi l’argument susdit prouve au moins
que Dieu existe nйcessairement, s’il est possible. Ce qui est en effet un excellent
privilиge de la nature divine, de n’avoir besoin que de sa possibilitй ou
essence pour exister actuellement, et c’est justement ce qu’on appelle Ens a
se. 24. ‑ Ce que c’est qu’une connaissance claire ou
obscure ; distincte ou confuse, adйquate et intuitive ou
suppositive ; dйfinition nominale, rйelle, causale, essentielle. Pour
mieux entendre la nature des idйes, il faut toucher quelque chose de la variйtй
des connaissances. Quand je puis reconnaоtre une chose parmi les autres, sans
pouvoir dire en quoi consistent ses diffйrences ou propriйtйs, la connaissance
est confuse. C’est ainsi que nous connaissons quelquefois clairement,
sans кtre en doute en aucune faзon, si un poиme ou bien un tableau est bien
ou mal fait, parce qu’il y a un je ne sais quoi qui nous satisfait ou
qui nous choque. Mais lorsque je puis expliquer les marques que j’ai, la
connaissance s’appelle distincte. Et telle est la connaissance d’un
essayeur, qui discerne le vrai or du faux par le moyen de certaines йpreuves ou
marques qui font la dйfinition de l’or. Mais la connaissance distincte a des
degrйs, car ordinairement les notions qui entrent dans la dйfinition auraient
besoin elles-mкmes de dйfinition et ne sont connues que confusйment. Mais
lorsque tout ce qui entre dans une dйfinition ou connaissance distincte est
connu distinctement, jusqu’aux notions primitives, j’appelle cette connaissance
adйquate. Et quand mon esprit comprend а la fois et distinctement tous
les ingrйdients primitifs d’une notion, il en a une connaissance intuitive qui
est bien rare, la plupart des connaissances humaines n’йtant que confuses ou
bien suppositives. Il est bon aussi de discerner les dйfinitions
nominales et les rйelles : j’appelle dйfinition nominale, lorsqu’on
peut encore douter si la notion dйfinie est possible, comme par exemple si je
dis qu’une vis sans fin est une ligne solide dont les parties sont congruentes
ou peuvent incйder l’une sur l’autre ; celui qui ne connaоt pas d’ailleurs
ce que c’est qu’une vis sans fin pourra douter si une telle ligne est possible,
quoique en effet ce soit une propriйtй rйciproque de la vis sans fin, car les
autres lignes dont les parties sont congruentes (qui ne sont que la
circonfйrence du cercle et la ligne droite) sont planes, c’est-а-dire se
peuvent dйcrire in plano. Cela fait voir que toute propriйtй rйciproque
peut servir а une dйfinition nominale, mais lorsque la propriйtй donne а
connaоtre la possibilitй de la chose, elle fait la dйfinition rйelle ; et
tandis qu’on n’a qu’une dйfinition nominale, on ne saurait s’assurer des
consйquences qu’on en tire, car, si elle cachait quelque contradiction ou
impossibilitй, on en pourrait tirer des conclusions opposйes. C’est pourquoi
les vйritйs ne dйpendent point des noms, et ne sont point arbitraires comme
quelques nouveaux philosophes ont cru. Au reste, il y a encore bien de la
diffйrence entre les espиces des dйfinitions rйelles, car quand la possibilitй
ne se prouve que par expйrience, comme dans la dйfinition du vif-argent dont on
connaоt la possibilitй parce qu’on sait qu’un tel corps se trouve effectivement
qui est un fluide extrкmement pesant et nйanmoins assez volatile, la dйfinition
est seulement rйelle et rien davantage ; mais lorsque la preuve de la
possibilitй se fait a priori, la dйfinition est encore rйelle et causale,
comme lorsqu’elle contient la gйnйration possible de la chose ; et quand
elle pousse l’analyse а bout jusqu’aux notions primitives, sans rien supposer
qui ait besoin de preuve a priori de sa possibilitй, la dйfinition est
parfaite ou essentielle. 25. ‑ En quel cas notre connaissance est jointe а la
contemplation de l’idйe. Or,
il est manifeste que nous n’avons aucune idйe d’une notion quand elle est
impossible. Et lorsque la connaissance n’est que suppositive, quand
nous aurions l’idйe, nous ne la contemplons point, car une telle notion ne se
connaоt que de la mкme maniиre que les notions occultement impossibles, et si
elle est possible, ce n’est pas par cette maniиre de connaоtre qu’on l’apprend.
Par exemple, lorsque je pense а mille ou а un chiliogone, je le fais souvent
sans en contempler l’idйe (comme lorsque je dis que mille est dix fois cent),
sans me mettre en peine de penser ce que c’est que 10 et 100, parce que je
suppose de le savoir et ne crois pas d’avoir besoin а prйsent de m’arrкter
а le concevoir. Ainsi, il pourra bien arriver, comme il arrive en effet assez
souvent, que je me trompe а l’йgard d’une notion que je suppose ou crois
d’entendre, quoique dans la vйritй elle soit impossible, ou au moins
incompatible avec les autres auxquelles je la joins, et soit que je me trompe
ou que je ne me trompe point, cette maniиre suppositive de concevoir demeure la
mкme. Ce n’est donc que lorsque notre connaissance est claire dans les
notions confuses, ou lorsqu’elle est intuitive dans les distinctes, que
nous en voyons l’idйe entiиre. 26. ‑ Que nous avons en nous toutes les idйes ; et de
la rйminiscence de Platon. Pour
bien concevoir ce que c’est qu’idйe, il faut prйvenir une йquivocation, car
plusieurs prennent l’idйe pour la forme ou diffйrence de nos pensйes, et de
cette maniиre nous n’avons l’idйe dans l’esprit qu’en tant que nous y pensons,
et toutes les fois que nous y pensons de nouveau, nous avons d’autres idйes de
la mкme chose, quoique semblables aux prйcйdentes. Mais il semble que d’autres
prennent l’idйe pour un objet immйdiat de la pensйe ou pour quelque forme
permanente qui demeure lorsque nous ne la contemplons point. Et, en effet,
notre вme a toujours en elle la qualitй de se reprйsenter quelque nature ou
forme que ce soit, quand l’occasion se prйsente d’y penser. Et je crois que
cette qualitй de notre вme en tant qu’elle exprime quelque nature, forme ou
essence, est proprement l’idйe de la chose, qui est en nous, et qui est
toujours en nous, soit que nous y pensions ou non. Car notre
вme exprime Dieu et l’univers, et toutes les essences aussi bien que toutes les
existences. Cela s’accorde avec mes principes, car naturellement rien ne nous
entre dans l’esprit par le dehors, et c’est une mauvaise habitude que nous
avons de penser comme si notre вme recevait quelques espиces messagиres et
comme si elle avait des portes et des fenкtres. Nous avons dans l’esprit toutes
ces formes, et mкme de tout temps, parce que l’esprit exprime toujours toutes
ses pensйes futures, et pense dйjа confusйment а tout ce qu’il pensera jamais
distinctement. Et rien ne nous saurait кtre appris, dont nous n’ayons dйjа dans
l’esprit l’idйe qui est comme la matiиre dont cette pensйe se forme. C’est ce
que Platon a excellemment bien considйrй, quand il a mis en avant sa
rйminiscence qui a beaucoup de soliditй, pourvu qu’on la prenne bien, qu’on la
purge de l’erreur de la prйexistence, et qu’on ne s’imagine point que l’вme
doit dйjа avoir su et pensй distinctement autrefois ce qu’elle apprend et pense
maintenant. Aussi a-t-il confirmй son sentiment par une belle expйrience,
introduisant un petit garзon qu’il mиne insensiblement а des vйritйs trиs
difficiles de la gйomйtrie touchant les incommensurables, sans lui rien
apprendre, en faisant seulement des demandes par ordre et а propos. Ce qui fait
voir que notre вme sait tout cela virtuellement, et n’a besoin que d’animadversion
pour connaоtre les vйritйs, et, par consйquent, qu’elle a au moins ses idйes
dont ces vйritйs dйpendent. On peut mкme dire qu’elle possиde dйjа ces vйritйs,
quand on les prend pour les rapports des idйes. 27. ‑ Comment notre вme peut кtre comparйe а des tablettes
vides et comment nos notions viennent des sens. Aristote
a mieux aimй de comparer notre вme а des tablettes encore vides oщ il y a place
pour йcrire, et il a soutenu que rien n’est dans notre entendement qui ne
vienne des sens. Cela s’accorde davantage avec les notions populaires, comme
c’est la maniиre d’Aristote, au lieu que Platon va plus au fond. Cependant, ces
sortes de doxologies ou practicologies peuvent passer dans l’usage ordinaire а
peu prиs comme nous voyons que ceux qui suivent Copernic ne laissent pas de
dire que le soleil se lиve et se couche. Je trouve mкme souvent qu’on leur peut
donner un bon sens, suivant lequel elles n’ont rien de faux, comme j’ai
remarquй dйjа de quelle faзon on peut dire vйritablement que les substances
particuliиres agissent l’une sur l’autre, et dans ce mкme sens, on peut dire
aussi que nous recevons de dehors des connaissances par le ministиre des sens,
parce que quelques choses extйrieures contiennent ou expriment plus
particuliиrement les raisons qui dйterminent notre вme а certaines pensйes.
Mais quand il s’agit de l’exactitude des vйritйs mйtaphysiques, il est
important de reconnaоtre l’йtendue et l’indйpendance de notre вme qui va
infiniment plus loin que le vulgaire ne pense, quoique dans l’usage ordinaire
de la vie on ne lui attribue que ce dont on s’aperзoit plus manifestement, et
ce qui nous appartient d’une maniиre particuliиre, car il n’y sert de rien
d’aller plus avant. Il serait bon cependant de choisir des termes propres а
l’un et а l’autre sens pour йviter l’йquivocation. Ainsi ces expressions qui
sont dans notre вme, soit qu’on les conзoive ou non, peuvent кtre appelйes idйes,
mais celles qu’on conзoit ou forme, se peuvent dire notions,
conceptus. Mais de quelque maniиre qu’on le prenne, il est toujours faux de
dire que toutes nos notions viennent des sens qu’on appelle extйrieurs, car
celles que j’ai de moi et de mes pensйes, et par consйquent de l’кtre, de la
substance, de l’action, de l’identitй, et de bien d’autres, viennent d’une
expйrience internes. 28. ‑ Dieu seul est l’objet immйdiat de nos perceptions
qui existe hors de nous, et lui seul est notre lumiиre. Or,
dans la rigueur de la vйritй mйtaphysique, il n’y a point de cause externe qui
agisse sur nous, exceptй Dieu seul, et lui seul se communique а nous
immйdiatement en vertu de notre dйpendance continuelle. D’oщ il s’ensuit qu’il
n’y a point d’autre objet externe qui touche notre вme et qui excite
immйdiatement notre perception. Aussi n’avons-nous dans notre вme les idйes de
toutes choses, qu’en vertu de l’action continuelle de Dieu sur nous,
c’est-а-dire parce que tout effet exprime sa cause, et qu’ainsi l’essence de
notre вme est une certaine expression, imitation ou image de l’essence, pensйe
et volontй divine et de toutes les idйes qui y sont comprises. On peut donc
dire que Dieu seul est notre objet immйdiat hors de nous, et que nous voyons
toutes choses par lui ; par exemple, lorsque nous voyons le soleil et les
astres, c’est Dieu qui nous en a donnй et qui nous en conserve les idйes, et
qui nous dйtermine а y penser effectivement, par son concours ordinaire, dans
le temps que nos sens sont disposйs d’une certaine maniиre, suivant les lois
qu’il a йtablies. Dieu est le soleil et la lumiиre des вmes, lumen
illuminans omnem hominem venientem in hunc mundum ; et ce n’est pas
d’aujourd’hui qu’on est dans ce sentiment. Aprиs la sainte Ecriture et les
Pиres, qui ont toujours йtй plutфt pour Platon que pour Aristote, je me
souviens d’avoir remarquй autrefois que du temps des scolastiques, plusieurs
ont cru que Dieu est la lumiиre de l’вme, et, selon leur maniиre de parler, intellectus
agens animae rationalis. Les averroпstes l’ont tournй dans un mauvais sens,
mais d’autres, parmi lesquels je crois que Guillaume de Saint-Amour s’est
trouvй, et plusieurs thйologiens mystiques, l’ont pris d’une maniиre digne de
Dieu et capable d’йlever l’вme а la connaissance de son bien. 29. ‑ Cependant nous pensons immйdiatement par nos propres
idйes et non par celles de Dieu. Cependant je ne suis pas dans le sentiment de quelques
habiles philosophes, qui semblent soutenir que nos idйes mкmes sont en Dieu, et
nullement en nous. Cela vient а mon avis de ce qu’ils n’ont pas assez considйrй
encore ce que nous venons d’expliquer ici touchant les substances, ni toute
l’йtendue et indйpendance de notre вme, qui fait qu’elle enferme tout ce qui
lui arrive, et qu’elle exprime Dieu et avec lui tous les кtres possibles et
actuels, comme un effet exprime sa cause. Aussi est-ce une chose inconcevable
que je pense par les idйes d’autrui. Il faut bien aussi que l’вme soit affectйe
effectivement d’une certaine maniиre, lorsqu’elle pense а quelque chose, et il
faut qu’il y ait en elle par avance non seulement la puissance passive de
pouvoir кtre affectйe ainsi, laquelle est dйjа toute dйterminйe, mais encore
une puissance active, en vertu de laquelle il y a toujours eu dans sa nature
des marques de la production future de cette pensйe et des dispositions а la
produire en son temps. Et tout ceci enveloppe dйjа l’idйe comprise dans cette
pensйe. 30. ‑ Comme Dieu incline notre вme sans la
nйcessiter ; qu’on n’a point le droit de se plaindre, et qu’il ne faut
point demander pourquoi Judas pиche, mais seulement pourquoi Judas le pйcheur
est admis а l’existence prйfйrablement а quelques autres personnes possibles.
De l’imperfection originale avant le pйchй, et des degrйs de la grвce. Pour ce qui est de l’action de Dieu sur la volontй
humaine, il y a quantitй de considйrations assez difficiles, qu’il serait long
de poursuivre ici. Nйanmoins, voici ce qu’on peut dire en gros. Dieu en
concourant а nos actions ordinairement ne fait que suivre les lois qu’il a
йtablies, c’est-а-dire il conserve et produit continuellement notre кtre, en
sorte que les pensйes nous arrivent spontanйment ou librement dans l’ordre que
la notion de notre substance individuelle porte, dans laquelle on pouvait les
prйvoir de toute йternitй. De plus, en vertu du dйcret qu’il a fait que la
volontй tendrait toujours au bien apparent, en exprimant ou imitant la volontй
de Dieu sous des certains aspects particuliers, а l’йgard desquels ce bien
apparent a toujours quelque chose de vйritable, il dйtermine la nфtre au choix
de ce qui paraоt le meilleur, sans la nйcessiter nйanmoins. Car, absolument
parlant, elle est dans l’indiffйrence en tant qu’on l’oppose а la nйcessitй, et
elle a le pouvoir de faire autrement ou de suspendre encore tout а fait son
action, l’un et l’autre parti йtant et demeurant possible. Il dйpend donc de
l’вme de se prйcautionner contre les surprises des apparences par une ferme
volontй de faire des rйflexions, et de ne point agir ni juger en certaines
rencontres qu’aprиs avoir bien mыrement dйlibйrй. Il est vrai cependant et mкme
il est assurй de toute йternitй que quelque вme ne se servira pas de ce pouvoir
dans une telle rencontre. Mais qui en peut mais ? et se peut-elle plaindre
que d’elle-mкme ? Car toutes ces
plaintes aprиs le fait sont injustes, quand elles auraient йtй injustes avant
le fait. Or, cette вme, un peu avant que de pйcher, aurait-elle bonne grвce de
se plaindre de Dieu comme s’il la dйterminait au pйchй ? Les
dйterminations de Dieu en ces matiиres йtant des choses qu’on ne saurait prйvoir,
d’oщ sait-elle qu’elle est dйterminйe а pйcher, sinon lorsqu’elle pиche dйjа
effectivement ? Il ne s’agit que de ne pas vouloir et Dieu ne saurait
proposer une condition plus aisйe et plus juste ; aussi tous les juges,
sans chercher les raisons qui ont disposй un homme а avoir une mauvaise
volontй, ne s’arrкtent qu’а considйrer combien cette volontй est mauvaise. Mais
peut-кtre qu’il est assurй de toute йternitй que je pйcherai ?
Rйpondez-vous vous-mкme : peut-кtre que non ; et sans songer а ce que
vous ne sauriez connaоtre, et qui ne vous peut donner aucune lumiиre, agissez
suivant votre devoir que vous connaissez. Mais dira quelque autre, d’oщ vient
que cet homme fera assurйment ce pйchй ? La rйponse est aisйe, c’est
qu’autrement ce ne serait pas cet homme. Car Dieu voit de tout temps qu’il y
aura un certain Judas dont la notion ou idйe que Dieu en a contient cette
action future libre. Il ne reste donc que cette question, pourquoi un tel
Judas, le traоtre, qui n’est que possible dans l’idйe de Dieu, existe
actuellement. Mais а cette question il n’y a point de rйponse а attendre
ici-bas, si ce n’est qu’en gйnйral on doit dire que, puisque Dieu a trouvй bon
qu’il existвt, nonobstant le pйchй qu’il prйvoyait, il faut que ce mal se
rйcompense avec usure dans l’univers, que Dieu en tirera un plus grand bien, et
qu’il se trouvera en somme que cette suite des choses dans laquelle l’existence
de ce pйcheur est comprise, est la plus parfaite parmi toutes les autres faзons
possibles. Mais d’expliquer toujours l’admirable йconomie de ce choix, cela ne
se peut pendant que nous sommes voyageurs dans ce monde ; c’est assez de
le savoir sans le comprendre. Et c’est ici qu’il est temps de reconnaоtre altitudinem
divitiarum, la profondeur et l’abоme de la divine sagesse, sans chercher un
dйtail qui enveloppe des considйrations infinies. On voit bien cependant que
Dieu n’est pas la cause du mal. Car, non seulement aprиs la perte de
l’innocence des hommes le pйchй originel s’est emparй de l’вme, mais encore
auparavant il y avait une limitation ou imperfection originale connaturelle а
toutes les crйatures, qui les rend peccables ou capables de manquer. Ainsi, il
n’y a pas plus de difficultй а l’йgard des supralapsaires qu’а l’йgard des
autres. Et c’est а quoi se doit rйduire а mon avis le sentiment de saint
Augustin et d’autres auteurs que la racine du mal est dans le nйant,
c’est-а-dire dans la privation ou limitation des crйatures, а laquelle Dieu
remйdie gracieusement par le degrй de perfection qu’il lui plaоt de donner. Cette
grвce de Dieu, soit ordinaire ou extraordinaire, a ses degrйs et ses mesures,
elle est toujours efficace en elle-mкme pour produire un certain effet
proportionnй, et de plus elle est toujours suffisante non seulement pour nous
garantir du pйchй, mais mкme pour produire le salut, en supposant que l’homme
s’y joigne par ce qui est de lui ; mais elle n’est pas toujours suffisante
а surmonter les inclinations de l’homme, car autrement il ne tiendrait plus а
rien, et cela est rйservй а la seule grвce absolument efficace qui est toujours
victorieuse, soit qu’elle le soit par elle-mкme, ou par la congruitй des
circonstances. 31. ‑ Des motifs de l’йlection, de la foi prйvue, de la
science moyenne, du dйcret absolu, et que tout se rйduit а la raison pourquoi
Dieu a choisi pour l’existence une telle personne possible, dont la notion
enferme une telle suite de grвces et d’actions libres ; ce qui fait cesser
tout d’un coup les difficultйs. Enfin
les grвces de Dieu sont des grвces toutes pures, sur lesquelles les crйatures
n’ont rien а prйtendre : pourtant, comme il ne suffit pas, pour rendre
raison du choix de Dieu qu’il fait dans la dispensation de ces grвces, de
recourir а la prйvision absolue ou conditionnelle des actions futures des
hommes, il ne faut pas aussi s’imaginer des dйcrets absolus, qui n’aient aucun
motif raisonnable. Pour ce qui est de la foi ou des bonnes oeuvres prйvues, il
est trиs vrai que Dieu n’a йlu que ceux dont il prйvoyait la foi et la charitй,
quos se fide donaturum praescivit, mais la mкme question
revient, pourquoi Dieu donnera aux uns plutфt qu’aux autres la grвce de la foi
ou des bonnes oeuvres. Et quant а cette science de Dieu, qui est la prйvision
non pas de la foi et des bons actes, mais de leur matiиre et prйdisposition ou
de ce que l’homme y contribuerait de son cфtй (puisqu’il est vrai qu’il y a de
la diversitй du cфtй des hommes lа oщ il y en a du cфtй de la grвce, et qu’en
effet il faut bien que l’homme, quoiqu’il ait besoin d’кtre excitй au bien et
converti, y agisse aussi par aprиs), il semble а plusieurs qu’on pourrait dire
que Dieu voyant ce que l’homme ferait sans la grвce ou assistance
extraordinaire, ou au moins ce qu’il y aura de son cфtй faisant abstraction de
la grвce, pourrait se rйsoudre а donner la grвce а ceux dont les dispositions
naturelles seraient les meilleures ou au moins les moins imparfaites ou moins
mauvaises. Mais quand cela serait, on peut dire que ces dispositions
naturelles, autant qu’elles sont bonnes, sont encore l’effet d’une grвce bien
qu’ordinaire, Dieu ayant avantagй les uns plus que les autres : et
puisqu’il sait bien que ces avantages naturels qu’il donne serviront de motif а
la grвce ou assistance extraordinaire, suivant cette doctrine, n’est-il pas
vrai qu’enfin le tout se rйduit entiиrement а sa misйricorde ? Je crois
donc (puisque nous ne savons pas combien ou comment Dieu a йgard aux
dispositions naturelles dans la dispensation de la grвce) que le plus exact et
le plus sыr est de dire, suivant nos principes et comme j’ai dйjа remarquй, qu’il
faut qu’il y ait parmi les кtres possibles la personne de Pierre ou de Jean,
dont la notion ou idйe contient toute cette suite de grвces ordinaires et
extraordinaires et tout le reste de ces йvйnements avec leurs circonstances, et
qu’il a plu а Dieu de la choisir parmi une infinitй d’autres personnes
йgalement possibles, pour exister actuellement : aprиs quoi il semble
qu’il n’y a plus rien а demander et que toutes les difficultйs s’йvanouissent.
Car, quant а cette seule et grande demande, pourquoi il a plu а Dieu de la
choisir parmi tant d’autres personnes possibles, il faut кtre bien
dйraisonnable pour ne se pas contenter des raisons gйnйrales que nous avons
donnйes, dont le dйtail nous passe. Ainsi, au lieu de recourir а un dйcret
absolu qui йtant sans raison est dйraisonnable, ou а des raisons qui n’achиvent
point de rйsoudre la difficultй et ont besoin d’autres raisons, le meilleur
sera de dire conformйment а saint Paul, qu’il y a а cela certaines grandes
raisons de sagesse ou de congruitй inconnues aux mortels et fondйes sur l’ordre
gйnйral, dont le but est la plus grande perfection de l’univers, que Dieu a
observйes. C’est а quoi reviennent les motifs de la gloire de Dieu et de la
manifestation de sa justice aussi bien que de sa misйricorde et gйnйralement de
ses perfections, et enfin cette profondeur immense des richesses dont le mкme
saint Paul avait l’вme ravie. 32. ‑ Utilitй de ces principes en matiиre de piйtй et de
religion. Au
reste, il semble que les pensйes que nous venons d’expliquer et particuliиrement
le grand principe de la perfection des opйrations de Dieu et celui de la notion
de la substance qui enferme tous ses йvйnements avec toutes leurs
circonstances, bien loin de nuire, servent а confirmer la religion, а dissiper
des difficultйs trиs grandes, а enflammer les вmes d’un amour divin et а йlever
les esprits а la connaissance des substances incorporelles bien plus que les
hypothиses qu’on a vues jusqu’ici. Car on voit fort clairement que toutes les
autres substances dйpendent de Dieu comme les pensйes йmanent de notre
substance, que Dieu est tout en tous, et qu’il est uni intimement а toutes les
crйatures, а mesure nйanmoins de leur perfection, que c’est lui qui seul les
dйtermine au dehors par son influence, et si agir est dйterminer immйdiatement,
on peut dire en ce sens dans le langage de mйtaphysique, que Dieu seul opиre
sur moi, et seul me peut faire du bien ou du mal, les autres substances ne
contribuant qu’а la raison de ces dйterminations, а cause que Dieu ayant йgard
а toutes, partage ses bontйs et les oblige а s’accommoder entre elles. Aussi
Dieu seul fait la liaison et la communication des substances, et c’est par lui
que les phйnomиnes des uns se rencontrent et s’accordent avec ceux des autres,
et par consйquent qu’il y a de la rйalitй dans nos perceptions. Mais dans la
pratique on attribue l’action aux raisons particuliиres dans le sens que j’ai
expliquй ci-dessus, parce qu’il n’est pas nйcessaire de faire toujours mention
de la cause universelle dans les cas particuliers. On voit aussi que toute
substance a une parfaite spontanйitй (qui devient libertй dans les substances
intelligentes), que tout ce qui lui arrive est une suite de son idйe ou de son
кtre et que rien ne la dйtermine exceptй Dieu seul. Et c’est pour cela qu’une
personne dont l’esprit йtait fort relevй et dont la saintetй est fort rйvйrйe,
avait coutume de dire, que l’вme doit souvent penser comme s’il n’y avait que
Dieu et elle au monde. Or, rien ne fait comprendre plus fortement l’immortalitй
que cette indйpendance et cette йtendue de l’вme qui la met absolument а
couvert de toutes les choses extйrieures, puisqu’elle seule fait tout son monde
et se suffit avec Dieu : et il est aussi impossible qu’elle pйrisse sans
annihilation, qu’il est impossible que le monde (dont elle est une expression
vivante, perpйtuelle) se dйtruise lui-mкme ; aussi n’est-il pas possible
que les changements de cette masse йtendue qui est appelйe notre corps, fassent
rien sur l’вme, ni que la dissipation de ce corps dйtruise ce qui est indivisible. 33. ‑ Explication de l’union de l’вme et du corps qui a
passй pour inexplicable ou pour miraculeuse, et de l’origine des perceptions
confuses. On
voit aussi l’йclaircissement inopinй de ce grand mystиre de l’union de l’вme et
du corps, c’est-а-dire comment il arrive que les passions et les actions de
l’un sont accompagnйes des actions et passions ou bien des phйnomиnes
convenables de l’autre. Car il n’y a pas moyen de concevoir que l’un ait de
l’influence sur l’autre, et il n’est pas raisonnable de recourir simplement а
l’opйration extraordinaire de la cause universelle dans une chose ordinaire et
particuliиre. Mais en voici la vйritable raison : nous avons dit que tout
ce qui arrive а l’вme et а chaque substance est une suite de sa notion, donc
l’idйe mкme ou essence de l’вme porte que toutes ses apparences ou perceptions
lui doivent naоtre (sponte) de sa propre nature, et justement en sorte
qu’elles rйpondent d’elles-mкmes а ce qui arrive dans tout l’univers, mais plus
particuliиrement et plus parfaitement а ce qui arrive dans le corps qui lui est
affectй, parce que c’est en quelque faзon et pour un temps, suivant le rapport
des autres corps au sien, que l’вme exprime l’йtat de l’univers. Ce qui fait
connaоtre encore comment notre corps nous appartient sans кtre nйanmoins
attachй а notre essence. Et je crois que les personnes qui savent mйditer
jugeront avantageusement de nos principes, pour cela mкme qu’ils pourront voir
aisйment en quoi consiste la connexion qu’il y a entre l’вme et le corps qui
paraоt inexplicable par toute autre voie. On voit aussi que les perceptions de
nos sens, lors mкme qu’elles sont claires, doivent nйcessairement contenir
quelque sentiment confus, car, comme tous les corps de l’univers sympathisent,
le nфtre reзoit l’impression de tous les autres, et quoique nos sens se
rapportent а tout, il n’est pas possible que notre вme puisse attendre а tout
en particulier ; c’est pourquoi nos sentiments confus sont le rйsultat
d’une variйtй de perceptions qui est tout а fait infinie. Et c’est а peu prиs
comme le murmure confus qu’entendent ceux qui approchent du rivage de la mer
vient de l’assemblage des rйpercussions des vagues innumйrables. Or, si de
plusieurs perceptions (qui ne s’accordent point а en faire une) il n’y a aucune
qui excelle par-dessus les autres, et si elles font а peu prиs des impressions
йgalement fortes ou йgalement capables de dйterminer l’attention de l’вme, elle
ne s’en peut apercevoir que confusйment. 34. ‑ De la diffйrence des esprits et des autres
substances, вmes ou formes substantielles, et que l’immortalitй qu’on demande
importe le souvenir. Supposant
que les corps qui font unum per se, comme l’homme,
sont des substances, et qu’ils ont des formes substantielles, et que les bкtes
ont des вmes, on est obligй d’avouer que ces вmes et ces formes substantielles
ne sauraient entiиrement pйrir, non plus que les atomes ou les derniиres
parties de la matiиre dans le sentiment des autres philosophes ; car
aucune substance ne pйrit, quoiqu’elle puisse devenir tout autre. Elles expriment
aussi tout l’univers quoique plus imparfaitement que les esprits. Mais la
principale diffйrence est qu’elles ne connaissent pas ce qu’elles sont, ni ce
qu’elles font, et par consйquent, ne pouvant faire des rйflexions, elles ne
sauraient dйcouvrir des vйritйs nйcessaires et universelles. C’est aussi faute
de rйflexion sur elles-mкmes qu’elles n’ont point de qualitй morale, d’oщ vient
que, passant par mille transformations а peu prиs comme nous voyons qu’une
chenille se change en papillon, c’est autant pour la morale ou pratique comme
si on disait qu’elles pйrissent, et on le peut mкme dire physiquement, comme
nous disons que les corps pйrissent par leur corruption. Mais l’вme
intelligente connaissant ce qu’elle est, et pouvant dire ce moi, qui dit
beaucoup, ne demeure pas seulement et subsiste mйtaphysiquement, bien plus que
les autres, mais elle demeure encore la mкme moralement et fait le mкme
personnage. Car c’est le souvenir, ou la connaissance de ce moi, qui la
rend capable de chвtiment ou de rйcompense. Aussi l’immortalitй qu’on demande
dans la morale et dans la religion ne consiste pas dans cette subsistance
perpйtuelle toute seule qui convient а toutes les substances, car, sans le
souvenir de ce qu’on a йtй, elle n’aurait rien de souhaitable. Supposons que
quelque particulier doive devenir tout d’un coup roi de la Chine, mais а
condition d’oublier ce qu’il a йtй, comme s’il venait de naоtre tout de
nouveau ; n’est-ce pas autant dans la pratique, ou quant aux effets dont
on se peut apercevoir, que s’il devait кtre anйanti, et qu’un roi de la Chine
devait кtre crйй dans le mкme instant а sa place ? Ce que ce particulier
n’a aucune raison de souhaiter. 35. ‑ Excellence des esprits, et que Dieu les considиre
prйfйrablement aux autres crйatures. Que les esprits expriment plutфt Dieu que
le monde, mais que les autres substances simples expriment plutфt le monde que
Dieu. Mais
pour faire juger par des raisons naturelles, que Dieu conservera toujours non
seulement notre substance, mais encore notre personne, c’est-а-dire le souvenir
et la connaissance de ce que nous sommes (quoique la connaissance distincte en
soit quelquefois suspendue dans le sommeil et dans les dйfaillances), il faut
joindre la morale а la mйtaphysique, c’est-а-dire qu’il ne faut pas seulement
considйrer Dieu comme le principe et la cause de toutes les substances et de
tous les кtres, mais encore comme chef de toutes les personnes ou substances
intelligentes, et comme le monarque absolu de la plus parfaite citй ou
rйpublique, telle qu’est celle de l’univers composйe de tous les esprits
ensemble, Dieu lui-mкme йtant aussi bien le plus accompli de tous les esprits
qu’il est le plus grand de tous les кtres. Car assurйment, les esprits sont les
plus parfaits et qui expriment le mieux la divinitй. Et toute la nature, fin,
vertu et fonction des substances n’йtant que d’exprimer Dieu et l’univers,
comme il a йtй assez expliquй, il n’y a pas lieu de douter que les substances
qui l’expriment avec connaissance de ce qu’elles font, et qui sont capables de
connaоtre des grandes vйritйs а l’йgard de Dieu et de l’univers, ne l’expriment
mieux sans comparaison que ces natures qui sont ou brutes et incapables de
connaоtre des vйritйs, ou tout а fait destituйes de sentiment et de
connaissance ; et la diffйrence entre les substances intelligentes et
celles qui ne le sont point est aussi grande que celle qu’il y a entre le
miroir et celui qui voit. Et comme Dieu lui-mкme est le plus grand et le plus
sage des esprits, il est aisй de juger que les кtres avec lesquels il peut,
pour ainsi dire, entrer en conversation et mкme en sociйtй, en leur
communiquant ses sentiments et ses volontйs d’une maniиre particuliиre, et en
telle sorte qu’ils puissent connaоtre et aimer leur bienfaiteur, le doivent
toucher infiniment plus que le reste des choses, qui ne peuvent passer que pour
les instruments des esprits ; comme nous voyons que toutes les personnes
sages font infiniment plus d’йtat d’un homme que de quelque autre chose,
quelque prйcieuse qu’elle soit, et il semble que la plus grande satisfaction
qu’une вme qui d’ailleurs est contente, peut avoir, est de se voir aimйe des
autres : quoique а l’йgard de Dieu, il y ait cette diffйrence que sa
gloire et notre culte ne sauraient rien ajouter а sa satisfaction, la connaissance
des crйatures n’йtant qu’une suite de sa souveraine et parfaite fйlicitй, bien
loin d’y contribuer ou d’en кtre en partie la cause. Cependant, ce qui est bon
et raisonnable dans les esprits finis, se trouve йminemment en lui, et comme
nous louerions un roi qui aimerait mieux de conserver la vie d’un homme que du
plus prйcieux et du plus rare de ses animaux, nous ne devons point douter que
le plus йclairй et le plus juste de tous les monarques ne soit dans le mкme
sentiment. 36. ‑ Dieu est le monarque de la plus parfaite rйpublique
composйe de tous les esprits, et la fйlicitй de cette citй de Dieu est son
principal dessein. En
effet, les esprits sont les substances les plus perfectionnables, et leurs
perfections ont cela de particulier qu’elles s’entr’empкchent le moins, ou
plutфt qu’elles s’entr’aident, car les plus vertueux pourront seuls кtre les
plus parfaits amis : d’oщ il s’ensuit manifestement que Dieu qui va
toujours а la plus grande perfection en gйnйral, aura le plus de soin des
esprits, et leur donnera non seulement en gйnйral, mais mкme а chacun en
particulier, le plus de perfection que l’harmonie universelle saurait
permettre. On peut mкme dire que Dieu, en tant qu’il est un esprit, est
l’origine des existences ; autrement, s’il manquait de volontй pour
choisir le meilleur, il n’y aurait aucune raison pour qu’un possible existвt
prйfйrablement aux autres. Ainsi, la qualitй de Dieu, qu’il a d’кtre esprit
lui-mкme, va devant toutes les autres considйrations qu’il peut avoir а l’йgard
des crйatures ; les seuls esprits sont faits а son image, et quasi de sa
race ou comme enfants de la maison, puisqu’eux seuls le peuvent servir
librement et agir avec connaissance а l’imitation de la nature divine : un
seul esprit vaut tout un monde, puisqu’il ne l’exprime pas seulement, mais le
connaоt aussi, et s’y gouverne а la faзon de Dieu. Tellement qu’il semble,
quoique toute substance exprime tout l’univers, que nйanmoins les autres
substances expriment plutфt le monde que Dieu, mais que les esprits expriment
plutфt Dieu que le monde. Et cette nature si noble des esprits, qui les
approche de la divinitй autant qu’il est possible aux simples crйatures, fait
que Dieu tire d’eux infiniment plus de gloire que du reste des кtres, ou plutфt
les autres кtres ne donnent que la matiиre aux esprits pour le glorifier. C’est
pourquoi cette qualitй morale de Dieu, qui le rend le seigneur ou monarque des
esprits, le concerne pour ainsi dire personnellement d’une maniиre toute
singuliиre. C’est en cela qu’il s’humanise, qu’il veut bien souffrir des
anthropologies, et qu’il entre en sociйtй avec nous, comme un prince avec ses
sujets ; et cette considйration lui est si chиre que l’heureux et
fleurissant йtat de son empire, qui consiste dans la plus grande fйlicitй
possible des habitants, devient la suprкme de ses lois. Car la fйlicitй est aux
personnes ce que la perfection est aux кtres. Et si le premier principe de
l’existence du monde physique est le dйcret de lui donner le plus de perfection
qu’il se peut, le premier dessein du monde moral ou de la citй de Dieu, qui est
la plus noble partie de l’univers, doit кtre d’y rйpandre le plus de fйlicitй
qu’il sera possible. Il ne faut donc point douter que Dieu n’ait ordonnй tout
en sorte que les esprits non seulement puissent vivre toujours, ce qui est
immanquable, mais encore qu’ils conservent toujours leur qualitй morale, afin
que sa citй ne perde aucune personne, comme le monde ne perd aucune substance.
Et par consйquent ils sauront toujours ce qu’ils sont, autrement ils ne
seraient susceptibles de rйcompense ni de chвtiment, ce qui est pourtant de
l’essence d’une rйpublique, mais surtout de la plus parfaite, oщ rien ne
saurait кtre nйgligй. Enfin, Dieu йtant en mкme temps le plus juste et le plus
dйbonnaire des monarques, et ne demandant que la bonne volontй, pourvu qu’elle
soit sincиre et sйrieuse, ses sujets ne sauraient souhaiter une meilleure
condition, et pour les rendre parfaitement heureux, il veut seulement qu’on
l’aime. 37. – Jйsus-Christ a dйcouvert aux hommes le mystиre et les lois
admirables du royaume des cieux et la grandeur de la suprкme fйlicitй que Dieu
prйpare а ceux qui l’aiment. Les
anciens philosophes ont fort peu connu ces importantes vйritйs ;
Jйsus-Christ seul les a divinement bien exprimйes, et d’une maniиre si claire
et si familiиre que les esprits les plus grossiers les ont conзues : aussi
son Evangile a changй entiиrement la face des choses humaines ; il nous a
donnй а connaоtre le royaume des cieux ou cette parfaite rйpublique des esprits
qui mйrite le titre de citй de Dieu, dont il nous a dйcouvert les admirables
lois : lui seul a fait voir combien Dieu nous aime, et avec quelle
exactitude il a pourvu а tout ce qui nous touche ; qu’ayant soin des
passereaux il ne nйgligera pas les crйatures raisonnables qui lui sont
infiniment plus chиres ; que tous les cheveux de notre tкte sont
comptйs ; que le ciel et la terre pйriront plutфt que la parole de Dieu et
ce qui appartient а l’йconomie de notre salut soit changй ; que Dieu a
plus d’йgard а la moindre des вmes intelligentes, qu’а toute la machine du
monde ; que nous ne devons point craindre ceux qui peuvent dйtruire les
corps, mais ne sauraient nuire aux вmes, puisque Dieu seul les peut rendre
heureuses ou malheureuses ; et que celles des justes sont dans sa main а
couvert de toutes les rйvolutions de l’univers, rien ne pouvant agir sur elles
que Dieu seul ; qu’aucune de nos actions n’est oubliйe ; que tout est
mis en ligne de compte, jusqu’aux paroles oisives, et jusqu’а une cuillerйe
d’eau bien employйe ; enfin que tout doit rйussir pour le plus grand bien
des bons ; que les justes seront comme des soleils, et que ni nos sens ni
notre esprit n’a jamais rien goыtй d’approchant de la fйlicitй que Dieu prйpare
а ceux qui l’aiment. |
|
|