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Discours de Mйtaphysique

Leibniz

Discours de Mйtaphysique

1686

 

 

1. ‑ De la perfection divine et que Dieu fait tout de la maniиre la plus souhaitable.

La notion de Dieu la plus reзue et la plus significative que nous ayons, est assez bien exprimйe en ces termes que Dieu est un кtre absolument parfait, mais on n’en considиre pas assez les suites ; et pour y entrer plus avant, il est а propos de remarquer qu’il y a dans la nature plusieurs perfections toutes diffйrentes, que Dieu les possиde toutes ensemble, et que chacune lui appartient au plus souverain degrй. Il faut connaоtre aussi ce que c’est que perfection, dont voici une marque assez sыre, savoir que les formes ou natures qui ne sont pas susceptibles du dernier degrй, ne sont pas des perfections, comme par exemple la nature du nombre ou de la figure. Car le nombre le plus grand de tous (ou bien le nombre de tous les nombres), aussi bien que la plus grande de toutes les figures, impliquent contradiction, mais la plus grande science et la toute-puissance n’enferment point d’impossibilitй. Par consйquent la puissance et la science sont des perfections, et, en tant qu’elles appartiennent а Dieu, elles n’ont point de bornes. D’oщ il s’ensuit que Dieu possйdant la sagesse suprкme et infinie agit de la maniиre la plus parfaite, non seulement au sens mйtaphysique, mais encore moralement parlant, et qu’on peut exprimer ainsi а notre йgard que plus on sera йclairй et informй des ouvrages de Dieu, plus on sera disposй а les trouver excellents et entiиrement satisfaisant а tout ce qu’on aurait pu souhaiter.

2. ‑ Contre ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de bontй dans les ouvrages de Dieu, ou bien que les rиgles de la bontй et de la beautй sont arbitraires.

Ainsi je suis fort йloignй du sentiment de ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de rиgles de bontй et de perfection dans la nature des choses, ou dans les idйes que Dieu en a ; et que les ouvrages de Dieu ne sont bons que par cette raison formelle que Dieu les a faits. Car si cela йtait, Dieu, sachant qu’il en est l’auteur, n’avait que faire de les regarder par aprиs et de les trouver bons, comme le tйmoigne la sainte йcriture, qui ne paraоt s’кtre servie de cette anthropologie que pour nous faire connaоtre que leur excellence se connaоt а les regarder en eux-mкmes, lors mкme qu’on ne fait point de rйflexion sur cette dйnomination extйrieure toute nue, qui les rapporte а leur cause. Ce qui est d’autant plus vrai, que c’est par la considйration des ouvrages qu’on peut dйcouvrir l’ouvrier. Il faut donc que ces ouvrages portent en eux son caractиre. J’avoue que le sentiment contraire me paraоt extrкmement dangereux et fort approchant de celui des derniers novateurs, dont l’opinion est, que la beautй de l’univers et la bontй que nous attribuons aux ouvrages de Dieu, ne sont que des chimиres des hommes qui conзoivent Dieu а leur maniиre. Aussi, disant que les choses ne sont bonnes par aucune rиgle de bontй, mais par la seule volontй de Dieu, on dйtruit, ce me semble, sans y penser, tout l’amour de Dieu et toute sa gloire. Car pourquoi le louer de ce qu’il a fait, s’il serait йgalement louable en faisant tout le contraire ? Oщ sera donc sa justice et sa sagesse, s’il ne reste qu’un certain pouvoir despotique, si la volontй tient lieu de raison, et si, selon la dйfinition des tyrans, ce qui plaоt au plus puissant est juste par lа mкme ? Outre qu’il semble que toute volontй suppose quelque raison de vouloir et que cette raison est naturellement antйrieure а la volontй. C’est pourquoi je trouve encore cette expression de quelques autres philosophes tout а fait йtrange, qui disent que les vйritйs йternelles de la mйtaphysique et de la gйomйtrie, et par consйquent aussi les rиgles de la bontй, de la justice et de la perfection, ne sont que les effets de la volontй de Dieu, au lieu qu’il me semble que ce ne sont que des suites de son entendement, qui, assurйment, ne dйpend point de sa volontй, non plus que son essence.

3. ‑ Contre ceux qui croient que Dieu aurait pu mieux faire.

Je ne saurais non plus approuver l’opinion de quelques modernes qui soutiennent hardiment, que ce que Dieu fait n’est pas dans la derniиre perfection, et qu’il aurait pu agir bien mieux. Car il me semble que les suites de ce sentiment sont tout а fait contraires а la gloire de Dieu : Uti minus malum habet rationem boni, ita minus bonum habet rationem mali. Et c’est agir imparfaitement, que d’agir avec moins de perfection qu’on n’aurait pu. C’est trouver а redire а un ouvrage d’un architecte que de montrer qu’il le pouvait faire meilleur. Cela va encore contre la sainte йcriture, lorsqu’elle nous assure de la bontй des ouvrages de Dieu. Car comme les imperfections descendent а l’infini, de quelque faзon que Dieu aurait fait son ouvrage, il aurait toujours йtй bon en comparaison des moins parfaits, si cela йtait assez ; mais une chose n’est guиre louable, quand elle ne l’est que de cette maniиre. Je crois aussi qu’on trouvera une infinitй de passages de la divine йcriture et des Saints Pиres, qui favoriseront mon sentiment, mais qu’on n’en trouvera guиre pour celui de ces modernes, qui est а mon avis inconnu а toute l’antiquitй, et ne se fonde que sur le trop peu de connaissance que nous avons de l’harmonie gйnйrale de l’univers et des raisons cachйes de la conduite de Dieu, ce qui nous fait juger tйmйrairement que bien des choses auraient pu кtre rendues meilleures. Outre que ces modernes insistent sur quelques subtilitйs peu solides, car ils s’imaginent que rien n’est si parfait qu’il n’y ait quelque chose de plus parfait, ce qui est une erreur. Ils croient aussi de pourvoir par lа а la libertй de Dieu, comme si ce n’йtait pas la plus haute libertй d’agir en perfection suivant la souveraine raison. Car de croire que Dieu agit en quelque chose sans avoir aucune raison de sa volontй, outre qu’il semble que cela ne se peut point, c’est un sentiment peu conforme а sa gloire ; par exemple supposons que Dieu choisisse entre A et B, et qu’il prenne A sans avoir aucune raison de le prйfйrer а B, je dis que cette action de Dieu, pour le moins ne serait point louable ; car toute louange doit кtre fondйe en quelque raison qui ne se trouve point ici ex hypothesi. Au lieu que je tiens que Dieu ne fait rien dont il ne mйrite d’кtre glorifiй.

4. ‑ Que l’amour de Dieu demande une entiиre satisfaction et acquiescence touchant ce qu’il fait sans qu’il faille кtre quiйtiste pour cela.

La connaissance gйnйrale de cette grande vйritй, que Dieu agit toujours de la maniиre la plus parfaite et la plus souhaitable qu’il soit possible, est, а mon avis, le fondement de l’amour que nous devons а Dieu sur toutes choses, puisque celui qui aime cherche sa satisfaction dans la fйlicitй ou perfection de l’objet aimй et de ses actions. Idem velle et idem nolle vera amicitia est. Et je crois qu’il est difficile de bien aimer Dieu, quand on n’est pas dans la disposition de vouloir ce qu’il veut quand on aurait le pouvoir de le changer. En effet ceux qui ne sont pas satisfaits de ce qu’il fait me paraissent semblables а des sujets mйcontents dont l’intention n’est pas fort diffйrente de celle des rebelles. Je tiens donc que suivant ces principes, pour agir conformйment а l’amour de Dieu, il ne suffit pas d’avoir patience par force, mais il faut кtre vйritablement satisfait de tout ce qui nous est arrivй suivant sa volontй. J’entends cet acquiescement quant au passй. Car quant а l’avenir, il ne faut pas кtre quiйtiste ni attendre ridiculement а bras croisйs ce que Dieu fera, selon ce sophisme que les anciens appelaient logon aergon, la raison paresseuse, mais il faut agir selon la volontй prйsomptive de Dieu, autant que nous en pouvons juger, tвchant de tout notre pouvoir de contribuer au bien gйnйral et particuliиrement а l’ornement et а la perfection de ce qui nous touche, ou de ce qui nous est prochain et pour ainsi dire а portйe. Car quand l’йvйnement aura peut-кtre fait voir que Dieu n’a pas voulu prйsentement que notre bonne volontй ait son effet, il ne s’ensuit pas de lа qu’il n’ait pas voulu que nous fissions ce que nous avons fait. Au contraire, comme il est le meilleur de tous les maоtres, il ne demande jamais que la droite intention, et c’est а lui de connaоtre l’heure et le lieu propre а faire rйussir les bons desseins.

5. ‑ En quoi consistent les rиgles de perfection de la divine conduite, et que la simplicitй des voies est en balance avec la richesse des effets.

Il suffit donc d’avoir cette confiance en Dieu, qu’il fait tout pour le mieux, et que rien ne saurait nuire а ceux qui l’aiment ; mais de connaоtre en particulier les raisons qui l’ont pu mouvoir а choisir cet ordre de l’univers, а souffrir les pйchйs, а dispenser ses grвces salutaires d’une certaine maniиre, cela passe les forces d’un esprit fini, surtout quand il n’est pas encore parvenu а la jouissance de la vue de Dieu. Cependant on peut faire quelques remarques gйnйrales touchant la conduite de la Providence dans le gouvernement des choses. On peut donc dire que celui qui agit parfaitement est semblable а un excellent gйomиtre qui sait trouver les meilleures constructions d’un problиme ; а un bon architecte qui mйnage sa place et le fonds destinй pour le bвtiment de la maniиre la plus avantageuse, ne laissant rien de choquant, ou qui soit destituй de la beautй dont il est susceptible ; а un bon pиre de famille, qui emploie son bien en sorte qu’il n’y ait rien d’inculte ni de stйrile ; а un habile machiniste qui fait son effet par la voie la moins embarrassйe qu’on puisse choisir ; а un savant auteur, qui enferme le plus de rйalitйs dans le moins de volume qu’il peut. Or les plus parfaits de tous les кtres, et qui occupent le moins de volume, c’est-а-dire qui s’empкchent le moins, ce sont les esprits, dont les perfections sont les vertus. C’est pourquoi il ne faut point douter que la fйlicitй des esprits ne soit le principal but de Dieu, et qu’il ne la mette en exйcution autant que l’harmonie gйnйrale le permet. De quoi nous dirons davantage tantфt. Pour ce qui est de la simplicitй des voies de Dieu, elle a lieu proprement а l’йgard des moyens, comme au contraire la variйtй, richesse ou abondance y a lieu а l’йgard des fins ou effets. Et l’un doit кtre en balance avec l’autre, comme les frais destinйs pour un bвtiment avec la grandeur et la beautй qu’on y demande. Il est vrai que rien ne coыte а Dieu, bien moins qu’а un philosophe qui fait des hypothиses pour la fabrique de son monde imaginaire, puisque Dieu n’a que des dйcrets а faire pour faire naоtre un monde rйel ; mais, en matiиre de sagesse, les dйcrets ou hypothиses tiennent lieu de dйpense а mesure qu’elles sont plus indйpendantes les unes des autres : car la raison veut qu’on йvite la multiplicitй dans les hypothиses ou principes, а peu prиs comme le systиme le plus simple est toujours prйfйrй en astronomie.

6. ‑ Dieu ne fait rien hors de l’ordre et il n’est pas mкme possible de feindre des йvйnements qui ne soient point rйguliers.

Les volontйs ou actions de Dieu sont communйment divisйes en ordinaires ou extraordinaires. Mais il est bon de considйrer que Dieu ne fait rien hors d’ordre. Ainsi ce qui passe pour extraordinaire ne l’est qu’а l’йgard de quelque ordre particulier йtabli parmi les crйatures. Car, quant а l’ordre universel, tout y est conforme. Ce qui est si vrai que, non seulement rien n’arrive dans le monde qui soit absolument irrйgulier, mais on ne saurait mкme rien feindre de tel. Car supposons, par exemple, que quelqu’un fasse quantitй de points sur le papier а tout hasard, comme font ceux qui exercent l’art ridicule de la gйomance. Je dis qu’il est possible de trouver une ligne gйomйtrique dont la notion soit constante et uniforme suivant une certaine rиgle, en sorte que cette ligne passe par tous ces points, et dans le mкme ordre que la main les avait marquйs. Et si quelqu’un traзait tout d’une suite une ligne qui serait tantфt droite, tantфt cercle, tantфt d’une autre nature, il est possible de trouver une notion, ou rиgle, ou йquation commune а tous les points de cette ligne, en vertu de laquelle ces mкmes changements doivent arriver. Et il n’y a, par exemple, point de visage dont le contour ne fasse partie d’une ligne gйomйtrique et ne puisse кtre tracй tout d’un trait par un certain mouvement rйglй. Mais quand une rиgle est fort composйe, ce qui lui est conforme passe pour irrйgulier. Ainsi on peut dire que, de quelque maniиre que Dieu aurait crйй le monde, il aurait toujours йtй rйgulier et dans un certain ordre gйnйral. Mais Dieu a choisi celui qui est le plus parfait, c’est-а-dire celui qui est en mкme temps le plus simple en hypothиses et le plus riche en phйnomиnes, comme pourrait кtre une ligne de gйomйtrie dont la construction serait aisйe et les propriйtйs et effets seraient fort admirables et d’une grande йtendue. Je me sers de ces comparaisons pour crayonner quelque ressemblance imparfaite de la sagesse divine, et pour dire ce qui puisse au moins йlever notre esprit а concevoir en quelque faзon ce qu’on ne saurait exprimer assez. Mais je ne prйtends point d’expliquer par lа ce grand mystиre dont dйpend tout l’univers.

7. ‑ Que les miracles sont conformes а l’ordre gйnйral, quoi qu’ils soient contre les maximes subalternes, et de ce que Dieu veut ou qu’il permet, par une volontй gйnйrale ou particuliиre.

Or, puisque rien ne se peut faire qui ne soit dans l’ordre, on peut dire que les miracles sont aussi bien dans l’ordre que les opйrations naturelles qu’on appelle ainsi parce qu’elles sont conformes а certaines maximes subalternes que nous appelons la nature des choses. Car on peut dire que cette nature n’est qu’une coutume de Dieu, dont il se peut dispenser а cause d’une raison plus forte que celle qui l’a mы а se servir de ces maximes. Quant aux volontйs gйnйrales ou particuliиres, selon qu’on prend la chose, on peut dire que Dieu fait tout suivant sa volontй la plus gйnйrale, qui est conforme au plus parfait ordre qu’il a choisi ; mais on peut dire aussi qu’il a des volontйs particuliиres qui sont des exceptions de ces maximes subalternes susdites, car la plus gйnйrale des lois de Dieu qui rиgle toute la suite de l’univers est sans exception. On peut dire aussi que Dieu veut tout ce qui est un objet de sa volontй particuliиre ; mais quant aux objets de sa volontй gйnйrale, tels que sont les actions des autres crйatures, particuliиrement de celles qui sont raisonnables, auxquelles Dieu veut concourir, il faut distinguer : car si l’action est bonne en elle-mкme, on peut dire que Dieu la veut et la commande quelquefois, lors mкme qu’elle n’arrive point, mais, si elle est mauvaise en elle-mкme et ne devient bonne que par accident, parce que la suite des choses, et particuliиrement le chвtiment et la satisfaction, corrige sa malignitй et en rйcompense le mal avec usure, en sorte qu’enfin il se trouve plus de perfection dans toute la suite que si tout le mal n’йtait pas arrivй, il faut dire que Dieu le permet, et non pas qu’il le veut, quoiqu’il y concoure а cause des lois de nature qu’il a йtablies, et parce qu’il en sait tirer un plus grand bien.

8. ‑ Pour distinguer les actions de Dieu et des crйatures, on explique en quoi consiste la notion d’une substance individuelle.

Il est assez difficile de distinguer les actions de Dieu de celles des crйatures ; car il y en a qui croient que Dieu fait tout, d’autres s’imaginent qu’il ne fait que conserver la force qu’il a donnйe aux crйatures : la suite fera voir combien l’un ou l’autre se peut dire. Or puisque les actions et passions appartiennent proprement aux substances individuelles (actiones sunt suppositorum), il serait nйcessaire d’expliquer ce que c’est qu’une telle substance. Il est bien vrai que, lorsque plusieurs prйdicats s’attribuent а un mкme sujet, et que ce sujet ne s’attribue а aucun autre, on l’appelle substance individuelle ; mais cela n’est pas assez et une telle explication n’est que nominale. Il faut donc considйrer ce que c’est que d’кtre attribuй vйritablement а un certain sujet. Or il est constant que toute prйdication vйritable a quelque fondement dans la nature des choses, et lorsqu’une proposition n’est pas identique, c’est-а-dire lorsque le prйdicat n’est pas compris expressйment dans le sujet, il faut qu’il y soit compris virtuellement, et c’est ce que les philosophes appellent in-esse, en disant que le prйdicat est dans le sujet. Ainsi il faut que le terme du sujet enferme toujours celui du prйdicat, en sorte que celui qui entendrait parfaitement la notion du sujet, jugerait aussi que le prйdicat lui appartient. Cela йtant, nous pouvons dire que la nature d’une substance individuelle ou d’un кtre complet est d’avoir une notion si accomplie qu’elle soit suffisante а comprendre et а en faire dйduire tous les prйdicats du sujet а qui cette notion est attribuйe. Au lieu que l’accident est un кtre dont la notion n’enferme point tout ce qu’on peut attribuer au sujet а qui on attribue cette notion. Ainsi la qualitй de roi qui appartient а Alexandre le Grand, faisant abstraction du sujet, n’est pas assez dйterminйe а un individu, et n’enferme point les autres qualitйs du mкme sujet, ni tout ce que la notion de ce prince comprend, au lieu que Dieu voyant la notion individuelle ou hecceпtй d’Alexandre, y voit en mкme temps le fondement et la raison de tous les prйdicats qui se peuvent dire de lui vйritablement, comme par exemple qu’il vaincrait Darius et Porus, jusqu’а y connaоtre a priori (et non par expйrience) s’il est mort d’une mort naturelle ou par poison, ce que nous ne pouvons savoir que par l’histoire. Aussi, quand on considиre bien la connexion des choses, on peut dire qu’il y a de tout temps dans l’вme d’Alexandre des restes de tout ce qui lui est arrivй, et les marques de tout ce qui lui arrivera, et mкme des traces de tout ce qui se passe dans l’univers, quoiqu’il n’appartienne qu’а Dieu de les reconnaоtre toutes.

9. ‑ Que chaque substance singuliиre exprime tout l’univers а sa maniиre, et que dans sa notion tous ses йvйnements sont compris avec toutes leurs circonstances et toute la suite des choses extйrieures.

Il s’ensuit de cela plusieurs paradoxes considйrables ; comme entre autres qu’il n’est pas vrai que deux substances se ressemblent entiиrement et soient diffйrentes solo numero, et que ce que saint Thomas assure sur ce point des anges ou intelligences (quod ibi omne individuum sit species infima) est vrai de toutes les substances, pourvu qu’on prenne la diffйrence spйcifique comme la prennent les gйomиtres а l’йgard de leurs figures ; item qu’une substance ne saurait commencer que par crйation, ni pйrir que par annihilation ; qu’on ne divise pas une substance en deux, ni qu’on ne fait pas de deux une, et qu’ainsi le nombre des substances naturellement n’augmente et ne diminue pas, quoiqu’elles soient souvent transformйes. De plus, toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers, qu’elle exprime chacune а sa faзon, а peu prиs comme une mкme ville est diversement reprйsentйe selon les diffйrentes situations de celui qui la regarde. Ainsi l’univers est en quelque faзon multipliй autant de fois qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublйe de mкme par autant de reprйsentations toutes diffйrentes de son ouvrage. On peut mкme dire que toute substance porte en quelque faзon le caractиre de la sagesse infinie et de la toute-puissance de Dieu, et l’imite autant qu’elle en est susceptible. Car elle exprime, quoique confusйment, tout ce qui arrive dans l’univers, passй, prйsent ou avenir, ce qui a quelque ressemblance а une perception ou connaissance infinie ; et comme toutes les autres substances expriment celle-ci а leur tour, et s’y accommodent, on peut dire qu’elle йtend sa puissance sur toutes les autres а l’imitation de la toute-puissance du Crйateur.

10. ‑ Que l’opinion des formes substantielles a quelque chose de solide, mais que ces formes ne changent rien dans les phйnomиnes et ne doivent point кtre employйes pour expliquer les effets particuliers.

Il semble que les anciens aussi bien que tant d’habiles gens accoutumйs aux mйditations profondes, qui ont enseignй la thйologie et la philosophie il y a quelques siиcles, et dont quelques-uns sont recommandables pour leur saintetй, ont eu quelque connaissance de ce que nous venons de dire, et c’est ce qui les a fait introduire et maintenir les formes substantielles qui sont aujourd’hui si dйcriйes. Mais ils ne sont pas si йloignйs de la vйritй, ni si ridicules que le vulgaire de nos nouveaux philosophes se l’imagine. Je demeure d’accord que la considйration de ces formes ne sert de rien dans le dйtail de la physique, et ne doit point кtre employйe а l’explication des phйnomиnes en particulier. Et c’est en quoi nos scolastiques ont manquй, et les mйdecins du temps passй а leur exemple, croyant de rendre raison des propriйtйs des corps en faisant mention des formes et des qualitйs, sans se mettre en peine d’examiner la maniиre de l’opйration ; comme si on se voulait contenter de dire qu’une horloge a la qualitй horodictique provenant de sa forme, sans considйrer en quoi tout cela consiste. Ce qui peut suffire, en effet, а celui qui l’achиte, pourvu qu’il en abandonne le soin а un autre. Mais ce manquement et mauvais usage des formes ne doit pas nous faire rejeter une chose dont la connaissance est si nйcessaire en mйtaphysique que sans cela je tiens qu’on ne saurait bien connaоtre les premiers principes ni йlever assez l’esprit а la connaissance des natures incorporelles et des merveilles de Dieu. Cependant, comme un gйomиtre n’a pas besoin de s’embarrasser l’esprit du fameux labyrinthe de la composition du continu, et qu’aucun philosophe moral et encore moins un jurisconsulte ou politique n’a point besoin de se mettre en peine des grandes difficultйs qui se trouvent dans la conciliation du libre arbitre et de la Providence de Dieu, puisque le gйomиtre peut achever toutes ses dйmonstrations, et le politique peut terminer toutes ses dйlibйrations sans entrer dans ces discussions, qui ne laissent pas d’кtre nйcessaires et importantes dans la philosophie et dans la thйologie : de mкme un physicien peut rendre raison des expйriences, se servant tantфt des expйriences plus simples dйjа faites, tantфt des dйmonstrations gйomйtriques et mйcaniques, sans avoir besoin des considйrations gйnйrales qui sont d’une autre sphиre ; et s’il y emploie le concours de Dieu ou bien quelque вme, archйe, ou autre chose de cette nature, il extravague aussi bien que celui qui, dans une dйlibйration importante de pratique, voudrait entrer dans les grands raisonnements sur la nature du destin et de notre libertй ; comme en effet les hommes font assez souvent cette faute sans y penser, lorsqu’ils s’embarrassent l’esprit par la considйration de la fatalitй, et mкme parfois sont dйtournйs par lа de quelque bonne rйsolution ou de quelque soin nйcessaire.

11. ‑ Que les mйditations des thйologiens et des philosophes qu’on appelle scolastiques ne sont pas а mйpriser entiиrement.

Je sais que j’avance un grand paradoxe en prйtendant de rйhabiliter en quelque faзon l’ancienne philosophie et de rappeler postliminio les formes substantielles presque bannies ; mais peut-кtre qu’on ne me condamnera pas lйgиrement, quand on saura que j’ai assez mйditй sur la philosophie moderne, que j’ai donnй bien du temps aux expйriences de physique et aux dйmonstrations de gйomйtrie, et que j’ai йtй longtemps persuadй de la vanitй de ces кtres, que j’ai йtй enfin obligй de reprendre malgrй moi et comme par force, aprиs avoir fait moi-mкme des recherches qui m’ont fait reconnaоtre que nos modernes ne rendent pas assez de justice а saint Thomas et а d’autres grands hommes de ce temps-lа, et qu’il y a dans les sentiments des philosophes et thйologiens scolastiques bien plus de soliditй qu’on ne s’imagine, pourvu qu’on s’en serve а propos et en leur lieu. Je suis mкme persuadй que, si quelque esprit exact et mйditatif prenait la peine d’йclaircir et de digйrer leur pensйe а la faзon des gйomиtres analytiques, il y trouverait un trйsor de quantitй de vйritйs trиs importantes et tout а fait dйmonstratives.

12. ‑ Que les notions qui consistent dans l’йtendue enferment quelque chose d’imaginaire et ne sauraient constituer la substance des corps.

Mais, pour reprendre le fil de nos considйrations, je crois que celui qui mйditera sur la nature de la substance, que j’ai expliquйe ci-dessus, trouvera que toute la nature du corps ne consiste pas seulement dans l’йtendue, c’est-а-dire dans la grandeur, figure et mouvement, mais qu’il faut nйcessairement y reconnaоtre quelque chose qui ait du rapport aux вmes, et qu’on appelle communйment forme substantielle, bien qu’elle ne change rien dans les phйnomиnes, non plus que l’вme des bкtes, si elles en ont. On peut mкme dйmontrer que la notion de la grandeur, de la figure et du mouvement n’est pas si distincte qu’on s’imagine et qu’elle enferme quelque chose d’imaginaire et de relatif а nos perceptions, comme le sont encore (quoique bien davantage) la couleur, la chaleur, et autres qualitйs semblables dont on peut douter si elles se trouvent vйritablement dans la nature des choses hors de nous. C’est pourquoi ces sortes de qualitйs ne sauraient constituer aucune substance. Et s’il n’y a point d’autre principe d’identitй dans les corps que ce que nous venons de dire, jamais un corps ne subsistera plus d’un moment. Cependant les вmes et les formes substantielles des autres corps sont bien diffйrentes des вmes intelligentes, qui seules connaissent leurs actions, et qui non seulement ne pйrissent point naturellement, mais mкme gardent toujours le fondement de la connaissance de ce qu’elles sont ; ce qui les rend seules susceptibles de chвtiment et de rйcompense, et les fait citoyens de la rйpublique de l’univers, dont Dieu est le monarque ; aussi s’ensuit-il que tout le reste des crйatures leur doit servir, de quoi nous parlerons tantфt plus amplement.

13. ‑ Comme la notion individuelle de chaque personne renferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera jamais, on y voit les preuves a priori de la vйritй de chaque йvйnement, ou pourquoi l’un est arrivй plutфt que l’autre, mais ces vйritйs, quoique assurйes, ne laissent pas d’кtre contingentes, йtant fondйes sur le libre arbitre de Dieu ou des crйatures, dont le choix a toujours ses raisons qui inclinent sans nйcessiter.

Mais avant que de passer plus loin, il faut tвcher de satisfaire а une grande difficultй qui peut naоtre des fondements que nous avons jetйs ci-dessus. Nous avons dit que la notion d’une substance individuelle enferme une fois pour toutes tout ce qui lui peut jamais arriver, et qu’en considйrant cette notion on y peut voir tout ce qui se pourra vйritablement йnoncer d’elle, comme nous pouvons voir dans la nature du cercle toutes les propriйtйs qu’on en peut dйduire. Mais il semble que par lа la diffйrence des vйritйs contingentes et nйcessaires sera dйtruite, que la libertй humaine n’aura plus aucun lieu, et qu’une fatalitй absolue rйgnera sur toutes nos actions aussi bien que sur tout le reste des йvйnements du monde. A quoi je rйponds qu’il faut faire distinction entre ce qui est certain et ce qui est nйcessaire : tout le monde demeure d’accord que les futurs contingents sont assurйs, puisque Dieu les prйvoit, mais on n’avoue pas, pour cela, qu’ils soient nйcessaires. Mais (dira-t-on) si quelque conclusion se peut dйduire infailliblement d’une dйfinition ou notion, elle sera nйcessaire. Or est-il que nous soutenons que tout ce qui doit arriver а quelque personne est dйjа compris virtuellement dans sa nature ou notion, comme les propriйtйs le sont dans la dйfinition du cercle, ainsi la difficultй subsiste encore. Pour y satisfaire solidement, je dis que la connexion ou consйcution est de deux sortes : l’une est absolument nйcessaire dont le contraire implique contradiction, et cette dйduction a lieu dans les vйritйs йternelles, comme sont celles de gйomйtrie ; l’autre n’est nйcessaire qu’ex hypothesi et pour ainsi dire par accident, mais elle est contingente en elle-mкme, lorsque le contraire n’implique point. Et cette connexion est fondйe, non pas sur les idйes toutes pures et sur le simple entendement de Dieu, mais encore sur ses dйcrets libres, et sur la suite de l’univers. Venons а un exemple : puisque Jules Cйsar deviendra dictateur perpйtuel et maоtre de la rйpublique, et renversera la libertй des Romains, cette action est comprise dans sa notion, car nous supposons que c’est la nature d’une telle notion parfaite d’un sujet de tout comprendre, afin que le prйdicat y soit enfermй, ut possit inesse subjecto. On pourrait dire que ce n’est pas en vertu de cette notion ou idйe qu’il doit commettre cette action, puisqu’elle ne lui convient que parce que Dieu sait tout. Mais on insistera que sa nature ou forme rйpond а cette notion, et puisque Dieu lui a imposй ce personnage il lui est dйsormais nйcessaire d’y satisfaire. J’y pourrais rйpondre par l’instance des futurs contingents, car ils n’ont rien encore de rйel que dans l’entendement et volontй de Dieu, et puisque Dieu leur y a donnй cette forme par avance, il faudra tout de mкme qu’ils y rйpondent. Mais j’aime mieux satisfaire aux difficultйs que de les excuser par l’exemple de quelques autres difficultйs semblables, et ce que je vais dire servira а йclaircir aussi bien l’une que l’autre. C’est donc maintenant qu’il faut appliquer la distinction des connexions, et je dis que ce qui arrive conformйment а ces avances est assurй, mais qu’il n’est pas nйcessaire, et si quelqu’un faisait le contraire, il ne ferait rien d’impossible en soi-mкme, quoi qu’il soit impossible (ex hypothesi) que cela arrive. Car si quelque homme йtait capable d’achever toute la dйmonstration, en vertu de laquelle il pourrait prouver cette connexion du sujet qui est Cйsar et du prйdicat qui est son entreprise heureuse ; il ferait voir, en effet, que la dictature future de Cйsar a son fondement dans sa notion ou nature, qu’on y voit une raison pourquoi il a plutфt rйsolu de passer le Rubicon que de s’y arrкter, et pourquoi il a plutфt gagnй que perdu la journйe de Pharsale, et qu’il йtait raisonnable et par consйquent assurй que cela arrivвt, mais non pas qu’il est nйcessaire en soi-mкme, ni que le contraire implique contradiction. A peu prиs comme il est raisonnable et assurй que Dieu fera toujours le meilleur, quoique ce qui est moins parfait n’implique point. Car on trouverait que cette dйmonstration de ce prйdicat de Cйsar n’est pas aussi absolue que celles des nombres, ou de la gйomйtrie, mais qu’elle suppose la suite des choses que Dieu a choisie librement, et qui est fondйe sur le premier dйcret libre de Dieu, qui porte de faire toujours ce qui est le plus parfait, et sur le dйcret que Dieu a fait (en suite du premier) а l’йgard de la nature humaine, qui est que l’homme fera toujours (quoique librement) ce qui paraоtra le meilleur. Or toute vйritй qui est fondйe sur ces sortes de dйcrets est contingente, quoiqu’elle soit certaine ; car ces dйcrets ne changent point la possibilitй des choses, et comme j’ai dйjа dit, quoique Dieu choisisse toujours le meilleur assurйment, cela n’empкche pas que ce qui est moins parfait ne soit et demeure possible en lui-mкme, bien qu’il n’arrivera point, car ce n’est pas son impossibilitй, mais son imperfection, qui le fait rejeter. Or rien n’est nйcessaire dont l’opposй est possible. On sera donc en йtat de satisfaire а ces sortes de difficultйs, quelque grandes qu’elles paraissent (et en effet elles ne sont pas moins pressantes а l’йgard de tous les autres qui ont jamais traitй cette matiиre), pourvu qu’on considиre bien que toutes les propositions contingentes ont des raisons pour кtre plutфt ainsi qu’autrement, ou bien (ce qui est la mкme chose) qu’elles ont des preuves a priori de leur vйritй qui les rendent certaines, et qui montrent que la connexion du sujet et du prйdicat de ces propositions a son fondement dans la nature de l’un et de l’autre ; mais qu’elles n’ont pas des dйmonstrations de nйcessitй, puisque ces raisons ne sont fondйes que sur le principe de la contingence ou de l’existence des choses, c’est-а-dire sur ce qui est ou qui paraоt le meilleur parmi plusieurs choses йgalement possibles ; au lieu que les vйritйs nйcessaires sont fondйes sur le principe de contradiction et sur la possibilitй ou impossibilitй des essences mкmes, sans avoir йgard en cela а la volontй libre de Dieu ou des crйatures.

14. ‑ Dieu produit diverses substances, selon les diffйrentes vues qu’il a de l’univers, et par l’intervention de Dieu la nature propre de chaque substance porte que ce qui arrive а l’une rйpond а ce qui arrive а toutes les autres, sans qu’elles agissent immйdiatement l’une sur l’autre.

Aprиs avoir connu, en quelque faзon, en quoi consiste la nature des substances, il faut tвcher d’expliquer la dйpendance que les unes ont des autres, et leurs actions et passions. Or il est premiиrement trиs manifeste que les substances crййes dйpendent de Dieu qui les conserve et mкme qui les produit continuellement par une maniиre d’йmanation, comme nous produisons nos pensйes. Car Dieu tournant pour ainsi dire de tous cфtйs et de toutes les faзons le systиme gйnйral des phйnomиnes qu’il trouve bon de produire pour manifester sa gloire, et regardant toutes les faces du monde de toutes les maniиres possibles, puisqu’il n’y a point de rapport qui йchappe а son omniscience, le rйsultat de chaque vue de l’univers, comme regardй d’un certain endroit, est une substance qui exprime l’univers conformйment а cette vue, si Dieu trouve bon de rendre sa pensйe effective et de produire cette substance. Et comme la vue de Dieu est toujours vйritable, nos perceptions le sont aussi, mais ce sont nos jugements qui sont de nous et qui nous trompent. Or nous avons dit ci-dessus et il s’ensuit de ce que nous venons de dire, que chaque substance est comme un monde а part, indйpendant de toute autre chose, hors de Dieu ; ainsi tous nos phйnomиnes, c’est-а-dire tout ce qui nous peut jamais arriver, ne sont que des suites de notre кtre ; et comme ces phйnomиnes gardent un certain ordre conforme а notre nature, ou pour ainsi dire au monde qui est en nous, qui fait que nous pouvons faire des observations utiles pour rйgler notre conduite qui sont justifiйes par le succиs des phйnomиnes futurs, et qu’ainsi nous pouvons souvent juger de l’avenir par le passй sans nous tromper, cela suffirait pour dire que ces phйnomиnes sont vйritables sans nous mettre en peine s’ils sont hors de nous et si d’autres s’en aperзoivent aussi : cependant, il est trиs vrai que les perceptions ou expressions de toutes les substances s’entre-rйpondent, en sorte que chacun suivant avec soin certaines raisons ou lois qu’il a observйes, se rencontre avec l’autre qui en fait autant, comme lorsque plusieurs s’йtant accordйs de se trouver ensemble en quelque endroit а un certain jour prйfixe, le peuvent faire effectivement s’ils veulent. Or, quoique tous expriment les mкmes phйnomиnes, ce n’est pas pour cela que leurs expressions soient parfaitement semblables, mais il suffit qu’elles soient proportionnelles ; comme plusieurs spectateurs croient voir la mкme chose, et s’entre-entendent en effet, quoique chacun voie et parle selon la mesure de sa vue. Or, il n’y a que Dieu (de qui tous les individus йmanent continuellement, et qui voit l’univers non seulement comme ils le voient, mais encore tout autrement qu’eux tous), qui soit cause de cette correspondance de leurs phйnomиnes, et qui fasse que ce qui est particulier а l’un, soit public а tous ; autrement il n’y aurait point de liaison. On pourrait donc dire en quelque faзon, et dans un bon sens, quoique йloignй de l’usage, qu’une substance particuliиre n’agit jamais sur une autre substance particuliиre et n’en pвtit non plus, si on considиre que ce qui arrive а chacune n’est qu’une suite de son idйe ou notion complиte toute seule, puisque cette idйe enferme dйjа tous les prйdicats ou йvйnements, et exprime tout l’univers. En effet, rien ne nous peut arriver que des pensйes et des perceptions, et toutes nos pensйes et nos perceptions futures ne sont que des suites, quoique contingentes, de nos pensйes et perceptions prйcйdentes, tellement que si j’йtais capable de considйrer distinctement tout ce qui m’arrive ou paraоt а cette heure, j’y pourrais voir tout ce qui m’arrivera ou me paraоtra а tout jamais ; ce qui ne manquerait pas, et m’arriverait tout de mкme, quand tout ce qui est hors de moi serait dйtruit, pourvu qu’il ne restвt que Dieu et moi. Mais comme nous attribuons а d’autres choses comme а des causes agissant sur nous ce que nous apercevons d’une certaine maniиre, il faut considйrer le fondement de ce jugement, et ce qu’il y a de vйritable.

15. ‑ L’action d’une substance finie sur l’autre ne consiste que dans l’accroissement du degrй de son expression joint а la diminution de celle de l’autre, autant que Dieu les oblige de s’accommoder ensemble.

Mais sans entrer dans une longue discussion, il suffit а prйsent, pour concilier le langage mйtaphysique avec la pratique, de remarquer que nous nous attribuons davantage et avec raison les phйnomиnes que nous exprimons plus parfaitement, et que nous attribuons aux autres substances ce que chacune exprime le mieux. Ainsi une substance qui est d’une йtendue infinie, en tant qu’elle exprime tout, devient limitйe par la maniиre de son expression plus ou moins parfaite. C’est donc ainsi qu’on peut concevoir que les substances s’entr’empкchent ou se limitent, et par consйquent on peut dire dans ce sens qu’elles agissent l’une sur l’autre, et sont obligйes pour ainsi dire de s’accommoder entre elles. Car il peut arriver qu’un changement qui augmente l’expression de l’une, diminue celle de l’autre. Or la vertu d’une substance particuliиre est de bien exprimer la gloire de Dieu, et c’est par lа qu’elle est moins limitйe. Et chaque chose quand elle exerce sa vertu ou puissance, c’est-а-dire quand elle agit, change en mieux et s’йtend, en tant qu’elle agit : lors donc qu’il arrive un changement dont plusieurs substances sont affectйes (comme en effet tout changement les touche toutes), je crois qu’on peut dire que celle qui immйdiatement par lа passe а un plus grand degrй de perfection ou а une expression plus parfaite, exerce sa puissance, et agit, et celle qui passe а un moindre degrй fait connaоtre sa faiblesse, et pвtit. Aussi tiens-je que toute action d’une substance qui a de la perfection importe quelque voluptй, et toute passion quelque douleur, et vice versa. Cependant, il peut bien arriver qu’un avantage prйsent soit dйtruit par un plus grand mal dans la suite ; d’oщ vient qu’on peut pйcher en agissant ou exerзant sa puissance et en trouvant du plaisir.

16.‑ Le concours extraordinaire de Dieu est compris dans ce que notre essence exprime, car cette expression s’йtend а tout, mais il surpasse les forces de notre nature ou notre expression distincte, laquelle est finie et suit certaines maximes subalternes.

Il ne reste а prйsent que d’expliquer comment il est possible que Dieu ait quelquefois de l’influence sur les hommes ou sur les autres substances par un concours extraordinaire et miraculeux, puisqu’il semble que rien ne leur peut arriver d’extraordinaire ni de surnaturel, vu que tous leurs йvйnements ne sont que des suites de leur nature. Mais il faut se souvenir de ce que nous avons dit ci-dessus а l’йgard des miracles dans l’univers, qui sont toujours conformes а la loi universelle de l’ordre gйnйral, quoiqu’ils soient au-dessus des maximes subalternes. Et d’autant que toute personne ou substance est comme un petit monde qui exprime le grand, on peut dire de mкme que cette action extraordinaire de Dieu sur cette substance ne laisse pas d’кtre miraculeuse, quoiqu’elle soit comprise dans l’ordre gйnйral de l’univers en tant qu’il est exprimй par l’essence ou notion individuelle de cette substance. C’est pourquoi, si nous comprenons dans notre nature tout ce qu’elle exprime, rien ne lui est surnaturel, car elle s’йtend а tout, un effet exprimant toujours sa cause et Dieu йtant la vйritable cause des substances. Mais comme ce que notre nature exprime plus parfaitement lui appartient d’une maniиre particuliиre, puisque c’est en cela que sa puissance consiste, et qu’elle est limitйe, comme je viens de l’expliquer, il y a bien des choses qui surpassent les forces de notre nature, et mкme celles de toutes les natures limitйes. Par consйquent, afin de parler plus clairement, je dis que les miracles et les concours extraordinaires de Dieu ont cela de propre qu’ils ne sauraient кtre prйvus par le raisonnement d’aucun esprit crйй, quelque йclairй qu’il soit, parce que la comprйhension distincte de l’ordre gйnйral les surpasse tous ; au lieu que tout ce qu’on appelle naturel dйpend des maximes moins gйnйrales que les crйatures peuvent comprendre. Afin donc que les paroles soient aussi irrйprйhensibles que le sens, il serait bon de lier certaines maniиres de parler avec certaines pensйes, et on pourrait appeler notre essence ou idйe, ce qui comprend tout ce que nous exprimons, et comme elle exprime notre union avec Dieu mкme, elle n’a point de limites et rien ne la passe. Mais ce qui est limitй en nous pourra кtre appelй notre nature ou notre puissance, et а cet йgard ce qui passe les natures de toutes les substances crййes, est surnaturel.

17. ‑ Exemple d’une maxime subalterne ou loi de la nature, oщ il est montrй que Dieu conserve toujours la mкme force, mais non pas la mкme quantitй de mouvement, contre les cartйsiens et plusieurs autres.

J’ai dйjа souvent fait mention des maximes subalternes ou des lois de la nature, et il semble qu’il serait bon d’en donner un exemple : communйment nos nouveaux philosophes se servent de cette rиgle fameuse que Dieu conserve toujours la mкme quantitй de mouvement dans le monde. En effet, elle est fort plausible, et du temps passй, je la tenais pour indubitable. Mais depuis j’ai reconnu en quoi consiste la faute. C’est que M. Descartes et bien d’autres habiles mathйmaticiens ont cru que la quantitй de mouvement, c’est-а-dire la vitesse multipliйe par la grandeur du mobile, convient entiиrement а la force mouvante, ou pour parler gйomйtriquement, que les forces sont en raison composйe des vitesses et des corps. Or il est bien raisonnable que la mкme force se conserve toujours dans l’univers. Aussi quand on prend garde aux phйnomиnes on voit bien que le mouvement perpйtuel mйcanique n’a point de lieu, parce qu’ainsi la force d’une machine, qui est toujours un peu diminuйe par la friction et doit finir bientфt, se rйparerait, et par consйquent s’augmenterait d’elle-mкme sans quelque impulsion nouvelle du dehors ; et on remarque aussi que la force d’un corps n’est pas diminuйe qu’а mesure qu’il en donne а quelques corps contigus ou а ses propres parties en tant qu’elles ont un mouvement а part. Ainsi ils ont cru que ce qui peut se dire de la force se pourrait aussi dire de la quantitй de mouvement. Mais, pour en montrer la diffйrence, je suppose qu’un corps tombant d’une certaine hauteur acquiert la force d’y remonter, si sa direction le porte ainsi, а moins qu’il ne se trouve quelques empкchements : par exemple un pendule remonterait parfaitement а la hauteur dont il est descendu, si la rйsistance de l’air et de quelques autres petits obstacles ne diminuaient un peu sa force acquise. Je suppose aussi qu’il faut autant de force pour йlever un corps A d’une livre а la hauteur CD de quatre toises, que d’йlever un corps B de quatre livres а la hauteur EF d’une toise. Tout cela est accordй par nos nouveaux philosophes. Il est donc manifeste que le corps A йtant tombй de la hauteur CD a acquis autant de force prйcisйment que le corps B tombй de la hauteur EF ; car le corps B йtant parvenu en F et y ayant la force de remonter jusqu’а E (par la premiиre supposition), a par consйquent la force de porter un corps de quatre livres, c’est-а-dire son propre corps, а la hauteur EF d’une toise, et de mкme le corps A йtant parvenu en D et y ayant la force de remonter jusqu’а C, a la force de porter un corps d’une livre, c’est-а-dire son propre corps, а la hauteur CD de quatre toises. Donc (par la seconde supposition) la force de ces deux corps est йgale. Voyons maintenant si la quantitй de mouvement est aussi la mкme de part et d’autre : mais c’est lа oщ on sera surpris de trouver une diffйrence grandissime. Car il a йtй dйmontrй par Galilйe que la vitesse acquise par la chute CD est double de la vitesse acquise par la chute EF, quoique la hauteur soit quadruple. Multiplions donc le corps A, qui est comme 1, par sa vitesse, qui est comme 2, le produit ou la quantitй de mouvement sera comme 2 ; et de l’autre part multiplions le corps B, qui est comme 4, par sa vitesse qui est comme 1, le produit ou la quantitй de mouvement sera comme 4 ; donc la quantitй de mouvement du corps A au point D est la moitiй de la quantitй de mouvement du corps B au point F, et cependant leurs forces sont йgales ; donc il y a bien de la diffйrence entre la quantitй de mouvement et la force, ce qu’il fallait montrer. On voit par lа comment la force doit кtre estimйe par la quantitй de l’effet qu’elle peut produire, par exemple par la hauteur а laquelle un corps pesant d’une certaine grandeur et espиce peut кtre йlevй, ce qui est bien diffйrent de la vitesse qu’on lui peut donner. Et pour lui donner le double de la vitesse, il faut plus que le double de la force. Rien n’est plus simple que cette preuve ; et M. Descartes n’est tombй ici dans l’erreur que parce qu’il se fiait trop а ses pensйes, lors mкme qu’elles n’йtaient pas encore assez mыres. Mais je m’йtonne que depuis ses sectateurs ne se sont pas aperзus de cette faute : et j’ai peur qu’ils ne commencent peu а peu d’imiter quelques pйripatйticiens, dont ils se moquent, et qu’ils ne s’accoutument comme eux de consulter plutфt les livres de leur maоtre que la raison et la nature.

18. ‑ La distinction de la force et de la quantitй de mouvement est importante entre autres pour juger qu’il faut recourir а des considйrations mйtaphysiques sйparйes de l’йtendue afin d’expliquer les phйnomиnes des corps.

Cette considйration de la force distinguйe de la quantitй de mouvement est assez importante non seulement en physique et en mйcanique pour trouver les vйritables lois de la nature et rиgles du mouvement, et pour corriger mкme plusieurs erreurs de pratique qui se sont glissйes dans les йcrits de quelques habiles mathйmaticiens, mais encore dans la mйtaphysique pour mieux entendre les principes, car le mouvement, si on n’y considиre que ce qu’il comprend prйcisйment et formellement, c’est-а-dire un changement de place, n’est pas une chose entiиrement rйelle, et quand plusieurs corps changent de situation entre eux, il n’est pas possible de dйterminer par la seule considйration de ces changements, а qui entre eux le mouvement ou le repos doit кtre attribuй, comme je pourrais faire voir gйomйtriquement, si je m’y voulais arrкter maintenant. Mais la force ou cause prochaine de ces changements est quelque chose de plus rйel, et il y a assez de fondement pour l’attribuer а un corps plus qu’а l’autre ; aussi n’est-ce que par lа qu’on peut connaоtre а qui le mouvement appartient davantage. Or cette force est quelque chose de diffйrent de la grandeur de la figure et du mouvement, et on peut juger par lа que tout ce qui est conзu dans le corps ne consiste pas uniquement dans l’йtendue et dans ses modifications, comme nos modernes se persuadent. Ainsi nous sommes encore obligйs de rйtablir quelques кtres ou formes, qu’ils ont bannis. Et il paraоt de plus en plus, quoique tous les phйnomиnes particuliers de la nature se puissent expliquer mathйmatiquement ou mйcaniquement par ceux qui les entendent, que nйanmoins les principes gйnйraux de la nature corporelle et de la mйcanique mкme sont plutфt mйtaphysiques que gйomйtriques, et appartiennent plutфt а quelques formes ou natures indivisibles comme causes des apparences qu’а la masse corporelle ou йtendue. Rйflexion qui est capable de rйconcilier la philosophie mйcanique des modernes avec la circonspection de quelques personnes intelligentes et bien intentionnйes qui craignent avec quelque raison qu’on ne s’йloigne trop des кtres immatйriels au prйjudice de la piйtй.

19. ‑ Utilitй des causes finales dans la physique.

Comme je n’aime pas de juger des gens en mauvaise part, je n’accuse pas nos nouveaux philosophes, qui prйtendent de bannir les causes finales de la physique, mais je suis nйanmoins obligй d’avouer que les suites de ce sentiment me paraissent dangereuses, surtout quand je le joins а celui que j’ai rйfutй au commencement de ce discours, qui semble aller а les фter tout а fait comme si Dieu ne se proposait aucune fin ni bien, en agissant , ou comme si le bien n’йtait pas l’objet de sa volontй. Et pour moi je tiens au contraire que c’est lа oщ il faut chercher le principe de toutes les existences et des lois de la nature, parce que Dieu se propose toujours le meilleur et le plus parfait. Je veux bien avouer que nous sommes sujets а nous abuser quand nous voulons dйterminer les fins ou conseils de Dieu, mais ce n’est que lorsque nous les voulons borner а quelque dessein particulier, croyant qu’il n’a eu en vue qu’une seule chose, au lieu qu’il a en mкme temps йgard а tout ; comme lorsque nous croyons que Dieu n’a fait le monde que pour nous, c’est un grand abus, quoiqu’il soit trиs vйritable qu’il l’a fait tout entier pour nous, et qu’il n’y a rien dans l’univers qui ne nous touche et qui ne s’accommode aussi aux йgards qu’il a pour nous, suivant les principes posйs ci-dessus. Ainsi lorsque nous voyons quelque bon effet ou quelque perfection qui arrive ou qui s’ensuit des ouvrages de Dieu, nous pouvons dire sыrement que Dieu se l’est proposйe. Car il ne fait rien par hasard, et n’est pas semblable а nous, а qui il йchappe quelquefois de bien faire. C’est pourquoi, bien loin qu’on puisse faillir en cela, comme font les politiques outrйs qui s’imaginent trop de raffinement dans les desseins des princes, ou comme font des commentateurs qui cherchent trop d’йrudition dans leur auteur ; on ne saurait attribuer trop de rйflexions а cette sagesse infinie, et il n’y a aucune matiиre oщ il y ait moins d’erreur а craindre tandis qu’on ne fait qu’affirmer, et pourvu qu’on se garde ici des propositions nйgatives qui limitent les desseins de Dieu. Tous ceux qui voient l’admirable structure des animaux se trouvent portйs а reconnaоtre la sagesse de l’auteur des choses, et je conseille а ceux qui ont quelque sentiment de piйtй et mкme de vйritable philosophie, de s’йloigner des phrases de quelques esprits forts prйtendus, qui disent qu’on voit parce qu’il se trouve qu’on a des yeux, sans que les yeux aient йtй faits pour voir. Quand on est sйrieusement dans ces sentiments qui donnent tout а la nйcessitй de la matiиre ou а un certain hasard (quoique l’un et l’autre doivent paraоtre ridicules а ceux qui entendent ce que nous avons expliquй ci-dessus), il est difficile qu’on puisse reconnaоtre un auteur intelligent de la nature. Car l’effet doit rйpondre а sa cause, et mкme il se connaоt le mieux par la connaissance de la cause et il est dйraisonnable d’introduire une intelligence souveraine ordonnatrice des choses et puis, au lieu d’employer sa sagesse, ne se servir que des propriйtйs de la matiиre pour expliquer les phйnomиnes. Comme si, pour rendre raison d’une conquкte qu’un grand prince a faite en prenant quelque place d’importance, un historien voulait dire que c’est parce que les petits corps de la poudre а canon йtant dйlivrйs а l’attouchement d’une йtincelle se sont йchappйs avec une vitesse capable de pousser un corps dur et pesant contre les murailles de la place, pendant que les branches des petits corps qui composent le cuivre du canon йtaient assez bien entrelacйes, pour ne se pas disjoindre par cette vitesse ; au lieu de faire voir comment la prйvoyance du conquйrant lui a fait choisir le temps et les moyens convenables, et comment sa puissance a surmontй tous les obstacles.

 

20 ‑ Passage remarquable de Socrate chez Platon contre les philosophes trop matйriels.

 

Cela me fait souvenir d’un beau passage de Socrate dans le Phйdon de Platon, qui est merveilleusement conforme а mes sentiments sur ce point, et semble кtre fait exprиs contre nos philosophes trop matйriels. Aussi ce rapport m’a donnй envie de le traduire, quoiqu’il soit un peu long ; peut-кtre que cet йchantillon pourra donner occasion а quelqu’un de nous faire part de quantitй d’autres pensйes belles et solides qui se trouvent dans les йcrits de ce fameux auteur. « J’entendis un jour, dit-il, quelqu’un lire dans un livre d’Anaxagore, oщ il y avait ces paroles qu’un кtre intelligent йtait cause de toutes choses, et qu’il les avait disposйes et ornйes. Cela me plut extrкmement, car je croyais que si le monde йtait l’effet d’une intelligence, tout serait fait de la maniиre la plus parfaite qu’il eыt йtй possible. C’est pourquoi je croyais que celui qui voudrait rendre raison pourquoi les choses s’engendrent ou pйrissent ou subsistent devrait chercher ce qui serait convenable а la perfection de chaque chose. Ainsi l’homme n’aurait а considйrer en soi ou en quelque autre chose que ce qui serait le meilleur et le plus parfait. Car celui qui connaоtrait le plus parfait jugerait aisйment par lа de ce qui serait imparfait, parce qu’il n’y a qu’une mкme science de l’un et de l’autre. Considйrant tout ceci, je me rйjouissais d’avoir trouvй un maоtre qui pourrait enseigner les raisons des choses : par exemple, si la terre йtait plutфt ronde que plate, et pourquoi il ait йtй mieux qu’elle fыt ainsi qu’autrement. De plus, je m’attendais qu’en disant que la terre est au milieu de l’univers, ou non, il m’expliquerait pourquoi cela ait йtй le plus convenable. Et qu’il m’en dirait autant du soleil, de la lune, des йtoiles et de leurs mouvements. Et qu’enfin, aprиs avoir montrй ce qui serait convenable а chaque chose en particulier, il me montrerait ce qui serait le meilleur en gйnйral. Plein de cette espйrance, je pris et je parcourus les livres d’Anaxagore avec grand empressement ; mais je me trouvai bien йloignй de mon compte, car je fus surpris de voir qu’il ne se servait point de cette intelligence gouvernatrice qu’il avait mise en avant, qu’il ne parlait plus de l’ornement ni de la perfection des choses, et qu’il introduisait certaines matiиres йthйriennes peu vraisemblables. En quoi il faisait comme celui qui, ayant dit que Socrate fait les choses avec intelligence, et venant par aprиs а expliquer en particulier les causes de ses actions, dirait qu’il est assis ici, parce qu’il a un corps composй d’os, de chair et de nerfs, que les os sont solides, mais qu’ils ont des intervalles ou junctures, que les nerfs peuvent кtre tendus et relвchйs, que c’est par lа que le corps est flexible et enfin que je suis assis. Ou si voulant rendre raison de ce prйsent discours, il aurait recours а l’air, aux organes de voix et d’ouпe, et semblables choses, oubliant cependant les vйritables causes, savoir que les Athйniens ont cru qu’il serait mieux fait de me condamner que de m’absoudre, et que j’ai cru, moi, mieux faire de demeurer assis ici que de m’enfuir. Car ma foi, sans cela, il y a longtemps que ces nerfs et ces os seraient auprиs des Bйotiens et Mйgariens, si je n’avais pas trouvй qu’il est plus juste et plus honnкte а moi de souffrir la peine que la patrie me veut imposer, que de vivre ailleurs vagabond et exilй. C’est pourquoi il est dйraisonnable d’appeler ces os et ces nerfs et leurs mouvements des causes. Il est vrai que celui qui dirait que je ne saurais faire tout ceci sans os et sans nerfs aurait raison, mais autre chose est ce qui est la vйritable cause et ce qui n’est qu’une condition sans laquelle la cause ne saurait кtre cause. Les gens qui disent seulement, par exemple, que le mouvement des corps а l’entour soutient la terre lа oщ elle est, oublient que la puissance divine dispose tout de la plus belle maniиre, et ne comprennent pas que c’est le bien et le beau qui joint, qui forme et qui maintient le monde. » Jusqu’ici Socrate, car ce qui s’ensuit chez Platon des idйes ou formes n’est pas moins excellent, mais il est un peu plus difficile.

21. ‑ Si les rиgles mйcaniques dйpendaient de la seule gйomйtrie sans la mйtaphysique, les phйnomиnes seraient tout autres.

Or, puisqu’on a toujours reconnu la sagesse de Dieu dans le dйtail de la structure mйcanique de quelques corps particuliers, il faut bien qu’elle se soit montrйe aussi dans l’йconomie gйnйrale du monde et dans la constitution des lois de la nature. Ce qui est si vrai qu’on remarque les conseils de cette sagesse dans les lois du mouvement en gйnйral. Car s’il n’y avait dans les corps qu’une masse йtendue, et s’il n’y avait dans le mouvement que le changement de place, et si tout se devait et pouvait dйduire de ces dйfinitions toutes seules par une nйcessitй gйomйtrique, il s’ensuivrait, comme j’ai montrй ailleurs, que le moindre corps donnerait au plus grand qui serait en repos et qu’il rencontrerait, la mкme vitesse qu’il a, sans perdre quoi que ce soit de la sienne : et il faudrait admettre quantitй d’autres telles rиgles tout а fait contraires а la formation d’un systиme. Mais le dйcret de la sagesse divine de conserver toujours la mкme force et la mкme direction en somme, y a pourvu. Je trouve mкme que plusieurs effets de la nature se peuvent dйmontrer doublement, savoir par la considйration de la cause efficiente, et encore а part par la considйration de la cause finale, en se servant par exemple du dйcret de Dieu de produire toujours son effet par les voies les plus aisйes et les plus dйterminйes, comme j’ai fait voir ailleurs en rendant raison des rиgles de la catoptrique et de la dioptrique, et en dirai davantage tantфt.

22. ‑ Conciliation des deux voies par les finales et par les efficientes pour satisfaire tant а ceux qui expliquent la nature mйcaniquement qu’а ceux qui ont recours а des natures incorporelles.

Il est bon de faire cette remarque pour concilier ceux qui espиrent d’expliquer mйcaniquement la formation de la premiиre tissure d’un animal et de toute la machine des parties, avec ceux qui rendent raison de cette mкme structure par les causes finales. L’un et l’autre est bon, l’un et l’autre peut кtre utile, non seulement pour admirer l’artifice du grand ouvrier, mais encore pour dйcouvrir quelque chose d’utile dans la physique et dans la mйdecine. Et les auteurs qui suivent ces routes diffйrentes ne devraient point se maltraiter. Car je vois que ceux qui s’attachent а expliquer la beautй de la divine anatomie, se moquent des autres qui s’imaginent qu’un mouvement de certaines liqueurs qui paraоt fortuit a pu faire une si belle variйtй de membres, et traitent ces gens lа de tйmйraires et de profanes. Et ceux-ci au contraire traitent les premiers de simples et de superstitieux, semblables а ces anciens qui prenaient les physiciens pour impies, quand ils soutenaient que ce n’est pas Jupiter qui tonne, mais quelque matiиre qui se trouve dans les nues. Le meilleur serait de joindre l’une et l’autre considйration, car s’il est permis de se servir d’une basse comparaison, je reconnais et j’exalte l’adresse d’un ouvrier non seulement en montrant quels desseins il a eus en faisant les piиces de sa machine, mais encore en expliquant les instruments dont il s’est servi pour faire chaque piиce, surtout quand ces instruments sont simples et ingйnieusement controuvйs. Et Dieu est assez habile artisan pour produire une machine encore plus ingйnieuse mille fois que celle de notre corps, en ne se servant que de quelques liqueurs assez simples expressйment formйes en sorte qu’il ne faille que les lois ordinaires de la nature pour les dйmкler comme il faut afin de produire un effet si admirable ; mais il est vrai aussi que cela n’arriverait point, si Dieu n’йtait pas auteur de la nature. Cependant je trouve que la voie des causes efficientes, qui est plus profonde en effet et en quelque faзon plus immйdiate et a priori, est en rйcompense assez difficile, quand on vient au dйtail, et je crois que nos philosophes le plus souvent en sont encore bien йloignйs. Mais la voie des finales est plus aisйe, et ne laisse pas de servir souvent а deviner des vйritйs importantes et utiles qu’on serait bien longtemps а chercher par cette autre route plus physique, dont l’anatomie peut fournir des exemples considйrables. Aussi tiens-je que Snellius qui est le premier inventeur des rиgles de la rйfraction aurait attendu longtemps а les trouver, s’il avait voulu chercher premiиrement comment la lumiиre se forme. Mais il a suivi apparemment la mйthode dont les anciens se sont servis pour la catoptrique, qui est en effet par les finales. Car cherchant la voie la plus aisйe pour conduire un rayon d’un point donnй а un autre point donnй par la rйflexion d’un plan donnй (supposant que c’est le dessein de la nature), ils ont trouvй l’йgalitй des angles d’incidence et de rйflexion, comme l’on peut voir dans un petit traitй d’Hйliodore de Larisse, et ailleurs. Ce que M. Snellius, comme je crois, et aprиs lui (quoique sans rien savoir de lui), M. Fermat ont appliquй plus ingйnieusement а la rйfraction. Car lorsque les rayons observent dans les mкmes milieux la mкme proportion des sinus qui est aussi celle des rйsistances des milieux, il se trouve que c’est la voie la plus aisйe ou du moins la plus dйterminйe pour passer d’un point donnй dans un milieu а un point donnй dans un autre. Et il s’en faut beaucoup que la dйmonstration de ce mкme thйorиme que M Descartes a voulu donner par la voie des efficientes, soit aussi bonne. Au moins y a-t-il lieu de soupзonner qu’il ne l’aurait jamais trouvйe par lа, s’il n’avait rien appris en Hollande de la dйcouverte de Snellius.

23. ‑ Pour revenir aux substances immatйrielles, on explique comment Dieu agit sur l’entendement des esprits et si on a toujours l’idйe de ce qu’on pense.

J’ai trouvй а propos d’insister un peu sur ces considйrations des finales, des natures incorporelles et d’une cause intelligente avec rapport aux corps, pour en faire connaоtre l’usage jusque dans la physique et dans les mathйmatiques, afin de purger, d’une part, la philosophie mйcanique de la profanitй qu’on lui impute, et de l’autre part, d’йlever l’esprit de nos philosophes des considйrations matйrielles toutes seules а des mйditations plus nobles. Maintenant, il sera а propos de retourner des corps aux natures immatйrielles et particuliиrement aux esprits, et de dire quelque chose de la maniиre dont Dieu se sert pour les йclairer et pour agir sur eux, oщ il ne faut point douter qu’il n’y ait aussi certaines lois de nature, de quoi je pourrais parler plus amplement ailleurs. Maintenant, il suffira de toucher quelque chose des idйes, et si nous voyons toutes choses en Dieu, et comment Dieu est notre lumiиre. Or, il sera а propos de remarquer que le mauvais usage des idйes donne occasion а plusieurs erreurs. Car, quand on raisonne de quelque chose, on s’imagine d’avoir une idйe de cette chose, et c’est le fondement sur lequel quelques philosophes anciens et nouveaux ont bвti une certaine dйmonstration de Dieu qui est fort imparfaite. Car, disent-ils, il faut bien que j’aie une idйe de Dieu ou d’un кtre parfait, puisque je pense а lui, et on ne saurait penser sans idйe ; or, l’idйe de cet кtre enferme toutes les perfections, et l’existence en est une, par consйquent il existe. Mais comme nous pensons souvent а des chimиres impossibles, par exemple au dernier degrй de la vitesse, au plus grand nombre, а la rencontre de la conchoпde avec sa base ou rиgle, ce raisonnement ne suffit pas. C’est donc en ce sens, qu’on peut dire, qu’il y a des idйes vraies et fausses, selon que la chose dont il s’agit est possible ou non. Et c’est alors qu’on peut se vanter d’avoir une idйe de la chose, lorsqu’on est assurй de sa possibilitй. Ainsi l’argument susdit prouve au moins que Dieu existe nйcessairement, s’il est possible. Ce qui est en effet un excellent privilиge de la nature divine, de n’avoir besoin que de sa possibilitй ou essence pour exister actuellement, et c’est justement ce qu’on appelle Ens a se.

24. ‑ Ce que c’est qu’une connaissance claire ou obscure ; distincte ou confuse, adйquate et intuitive ou suppositive ; dйfinition nominale, rйelle, causale, essentielle.

Pour mieux entendre la nature des idйes, il faut toucher quelque chose de la variйtй des connaissances. Quand je puis reconnaоtre une chose parmi les autres, sans pouvoir dire en quoi consistent ses diffйrences ou propriйtйs, la connaissance est confuse. C’est ainsi que nous connaissons quelquefois clairement, sans кtre en doute en aucune faзon, si un poиme ou bien un tableau est bien ou mal fait, parce qu’il y a un je ne sais quoi qui nous satisfait ou qui nous choque. Mais lorsque je puis expliquer les marques que j’ai, la connaissance s’appelle distincte. Et telle est la connaissance d’un essayeur, qui discerne le vrai or du faux par le moyen de certaines йpreuves ou marques qui font la dйfinition de l’or. Mais la connaissance distincte a des degrйs, car ordinairement les notions qui entrent dans la dйfinition auraient besoin elles-mкmes de dйfinition et ne sont connues que confusйment. Mais lorsque tout ce qui entre dans une dйfinition ou connaissance distincte est connu distinctement, jusqu’aux notions primitives, j’appelle cette connaissance adйquate. Et quand mon esprit comprend а la fois et distinctement tous les ingrйdients primitifs d’une notion, il en a une connaissance intuitive qui est bien rare, la plupart des connaissances humaines n’йtant que confuses ou bien suppositives. Il est bon aussi de discerner les dйfinitions nominales et les rйelles : j’appelle dйfinition nominale, lorsqu’on peut encore douter si la notion dйfinie est possible, comme par exemple si je dis qu’une vis sans fin est une ligne solide dont les parties sont congruentes ou peuvent incйder l’une sur l’autre ; celui qui ne connaоt pas d’ailleurs ce que c’est qu’une vis sans fin pourra douter si une telle ligne est possible, quoique en effet ce soit une propriйtй rйciproque de la vis sans fin, car les autres lignes dont les parties sont congruentes (qui ne sont que la circonfйrence du cercle et la ligne droite) sont planes, c’est-а-dire se peuvent dйcrire in plano. Cela fait voir que toute propriйtй rйciproque peut servir а une dйfinition nominale, mais lorsque la propriйtй donne а connaоtre la possibilitй de la chose, elle fait la dйfinition rйelle ; et tandis qu’on n’a qu’une dйfinition nominale, on ne saurait s’assurer des consйquences qu’on en tire, car, si elle cachait quelque contradiction ou impossibilitй, on en pourrait tirer des conclusions opposйes. C’est pourquoi les vйritйs ne dйpendent point des noms, et ne sont point arbitraires comme quelques nouveaux philosophes ont cru. Au reste, il y a encore bien de la diffйrence entre les espиces des dйfinitions rйelles, car quand la possibilitй ne se prouve que par expйrience, comme dans la dйfinition du vif-argent dont on connaоt la possibilitй parce qu’on sait qu’un tel corps se trouve effectivement qui est un fluide extrкmement pesant et nйanmoins assez volatile, la dйfinition est seulement rйelle et rien davantage ; mais lorsque la preuve de la possibilitй se fait a priori, la dйfinition est encore rйelle et causale, comme lorsqu’elle contient la gйnйration possible de la chose ; et quand elle pousse l’analyse а bout jusqu’aux notions primitives, sans rien supposer qui ait besoin de preuve a priori de sa possibilitй, la dйfinition est parfaite ou essentielle.

25. ‑ En quel cas notre connaissance est jointe а la contemplation de l’idйe.

Or, il est manifeste que nous n’avons aucune idйe d’une notion quand elle est impossible. Et lorsque la connaissance n’est que suppositive, quand nous aurions l’idйe, nous ne la contemplons point, car une telle notion ne se connaоt que de la mкme maniиre que les notions occultement impossibles, et si elle est possible, ce n’est pas par cette maniиre de connaоtre qu’on l’apprend. Par exemple, lorsque je pense а mille ou а un chiliogone, je le fais souvent sans en contempler l’idйe (comme lorsque je dis que mille est dix fois cent), sans me mettre en peine de penser ce que c’est que 10 et 100, parce que je suppose de le savoir et ne crois pas d’avoir besoin а prйsent de m’arrкter а le concevoir. Ainsi, il pourra bien arriver, comme il arrive en effet assez souvent, que je me trompe а l’йgard d’une notion que je suppose ou crois d’entendre, quoique dans la vйritй elle soit impossible, ou au moins incompatible avec les autres auxquelles je la joins, et soit que je me trompe ou que je ne me trompe point, cette maniиre suppositive de concevoir demeure la mкme. Ce n’est donc que lorsque notre connaissance est claire dans les notions confuses, ou lorsqu’elle est intuitive dans les distinctes, que nous en voyons l’idйe entiиre.

26. ‑ Que nous avons en nous toutes les idйes ; et de la rйminiscence de Platon.

Pour bien concevoir ce que c’est qu’idйe, il faut prйvenir une йquivocation, car plusieurs prennent l’idйe pour la forme ou diffйrence de nos pensйes, et de cette maniиre nous n’avons l’idйe dans l’esprit qu’en tant que nous y pensons, et toutes les fois que nous y pensons de nouveau, nous avons d’autres idйes de la mкme chose, quoique semblables aux prйcйdentes. Mais il semble que d’autres prennent l’idйe pour un objet immйdiat de la pensйe ou pour quelque forme permanente qui demeure lorsque nous ne la contemplons point. Et, en effet, notre вme a toujours en elle la qualitй de se reprйsenter quelque nature ou forme que ce soit, quand l’occasion se prйsente d’y penser. Et je crois que cette qualitй de notre вme en tant qu’elle exprime quelque nature, forme ou essence, est proprement l’idйe de la chose, qui est en nous, et qui est toujours en nous, soit que nous y pensions ou non. Car notre вme exprime Dieu et l’univers, et toutes les essences aussi bien que toutes les existences. Cela s’accorde avec mes principes, car naturellement rien ne nous entre dans l’esprit par le dehors, et c’est une mauvaise habitude que nous avons de penser comme si notre вme recevait quelques espиces messagиres et comme si elle avait des portes et des fenкtres. Nous avons dans l’esprit toutes ces formes, et mкme de tout temps, parce que l’esprit exprime toujours toutes ses pensйes futures, et pense dйjа confusйment а tout ce qu’il pensera jamais distinctement. Et rien ne nous saurait кtre appris, dont nous n’ayons dйjа dans l’esprit l’idйe qui est comme la matiиre dont cette pensйe se forme. C’est ce que Platon a excellemment bien considйrй, quand il a mis en avant sa rйminiscence qui a beaucoup de soliditй, pourvu qu’on la prenne bien, qu’on la purge de l’erreur de la prйexistence, et qu’on ne s’imagine point que l’вme doit dйjа avoir su et pensй distinctement autrefois ce qu’elle apprend et pense maintenant. Aussi a-t-il confirmй son sentiment par une belle expйrience, introduisant un petit garзon qu’il mиne insensiblement а des vйritйs trиs difficiles de la gйomйtrie touchant les incommensurables, sans lui rien apprendre, en faisant seulement des demandes par ordre et а propos. Ce qui fait voir que notre вme sait tout cela virtuellement, et n’a besoin que d’animadversion pour connaоtre les vйritйs, et, par consйquent, qu’elle a au moins ses idйes dont ces vйritйs dйpendent. On peut mкme dire qu’elle possиde dйjа ces vйritйs, quand on les prend pour les rapports des idйes.

27. ‑ Comment notre вme peut кtre comparйe а des tablettes vides et comment nos notions viennent des sens.

Aristote a mieux aimй de comparer notre вme а des tablettes encore vides oщ il y a place pour йcrire, et il a soutenu que rien n’est dans notre entendement qui ne vienne des sens. Cela s’accorde davantage avec les notions populaires, comme c’est la maniиre d’Aristote, au lieu que Platon va plus au fond. Cependant, ces sortes de doxologies ou practicologies peuvent passer dans l’usage ordinaire а peu prиs comme nous voyons que ceux qui suivent Copernic ne laissent pas de dire que le soleil se lиve et se couche. Je trouve mкme souvent qu’on leur peut donner un bon sens, suivant lequel elles n’ont rien de faux, comme j’ai remarquй dйjа de quelle faзon on peut dire vйritablement que les substances particuliиres agissent l’une sur l’autre, et dans ce mкme sens, on peut dire aussi que nous recevons de dehors des connaissances par le ministиre des sens, parce que quelques choses extйrieures contiennent ou expriment plus particuliиrement les raisons qui dйterminent notre вme а certaines pensйes. Mais quand il s’agit de l’exactitude des vйritйs mйtaphysiques, il est important de reconnaоtre l’йtendue et l’indйpendance de notre вme qui va infiniment plus loin que le vulgaire ne pense, quoique dans l’usage ordinaire de la vie on ne lui attribue que ce dont on s’aperзoit plus manifestement, et ce qui nous appartient d’une maniиre particuliиre, car il n’y sert de rien d’aller plus avant. Il serait bon cependant de choisir des termes propres а l’un et а l’autre sens pour йviter l’йquivocation. Ainsi ces expressions qui sont dans notre вme, soit qu’on les conзoive ou non, peuvent кtre appelйes idйes, mais celles qu’on conзoit ou forme, se peuvent dire notions, conceptus. Mais de quelque maniиre qu’on le prenne, il est toujours faux de dire que toutes nos notions viennent des sens qu’on appelle extйrieurs, car celles que j’ai de moi et de mes pensйes, et par consйquent de l’кtre, de la substance, de l’action, de l’identitй, et de bien d’autres, viennent d’une expйrience internes.

28. ‑ Dieu seul est l’objet immйdiat de nos perceptions qui existe hors de nous, et lui seul est notre lumiиre.

Or, dans la rigueur de la vйritй mйtaphysique, il n’y a point de cause externe qui agisse sur nous, exceptй Dieu seul, et lui seul se communique а nous immйdiatement en vertu de notre dйpendance continuelle. D’oщ il s’ensuit qu’il n’y a point d’autre objet externe qui touche notre вme et qui excite immйdiatement notre perception. Aussi n’avons-nous dans notre вme les idйes de toutes choses, qu’en vertu de l’action continuelle de Dieu sur nous, c’est-а-dire parce que tout effet exprime sa cause, et qu’ainsi l’essence de notre вme est une certaine expression, imitation ou image de l’essence, pensйe et volontй divine et de toutes les idйes qui y sont comprises. On peut donc dire que Dieu seul est notre objet immйdiat hors de nous, et que nous voyons toutes choses par lui ; par exemple, lorsque nous voyons le soleil et les astres, c’est Dieu qui nous en a donnй et qui nous en conserve les idйes, et qui nous dйtermine а y penser effectivement, par son concours ordinaire, dans le temps que nos sens sont disposйs d’une certaine maniиre, suivant les lois qu’il a йtablies. Dieu est le soleil et la lumiиre des вmes, lumen illuminans omnem hominem venientem in hunc mundum ; et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on est dans ce sentiment. Aprиs la sainte Ecriture et les Pиres, qui ont toujours йtй plutфt pour Platon que pour Aristote, je me souviens d’avoir remarquй autrefois que du temps des scolastiques, plusieurs ont cru que Dieu est la lumiиre de l’вme, et, selon leur maniиre de parler, intellectus agens animae rationalis. Les averroпstes l’ont tournй dans un mauvais sens, mais d’autres, parmi lesquels je crois que Guillaume de Saint-Amour s’est trouvй, et plusieurs thйologiens mystiques, l’ont pris d’une maniиre digne de Dieu et capable d’йlever l’вme а la connaissance de son bien.

29. ‑ Cependant nous pensons immйdiatement par nos propres idйes et non par celles de Dieu.

Cependant je ne suis pas dans le sentiment de quelques habiles philosophes, qui semblent soutenir que nos idйes mкmes sont en Dieu, et nullement en nous. Cela vient а mon avis de ce qu’ils n’ont pas assez considйrй encore ce que nous venons d’expliquer ici touchant les substances, ni toute l’йtendue et indйpendance de notre вme, qui fait qu’elle enferme tout ce qui lui arrive, et qu’elle exprime Dieu et avec lui tous les кtres possibles et actuels, comme un effet exprime sa cause. Aussi est-ce une chose inconcevable que je pense par les idйes d’autrui. Il faut bien aussi que l’вme soit affectйe effectivement d’une certaine maniиre, lorsqu’elle pense а quelque chose, et il faut qu’il y ait en elle par avance non seulement la puissance passive de pouvoir кtre affectйe ainsi, laquelle est dйjа toute dйterminйe, mais encore une puissance active, en vertu de laquelle il y a toujours eu dans sa nature des marques de la production future de cette pensйe et des dispositions а la produire en son temps. Et tout ceci enveloppe dйjа l’idйe comprise dans cette pensйe.

30. ‑ Comme Dieu incline notre вme sans la nйcessiter ; qu’on n’a point le droit de se plaindre, et qu’il ne faut point demander pourquoi Judas pиche, mais seulement pourquoi Judas le pйcheur est admis а l’existence prйfйrablement а quelques autres personnes possibles. De l’imperfection originale avant le pйchй, et des degrйs de la grвce.

Pour ce qui est de l’action de Dieu sur la volontй humaine, il y a quantitй de considйrations assez difficiles, qu’il serait long de poursuivre ici. Nйanmoins, voici ce qu’on peut dire en gros. Dieu en concourant а nos actions ordinairement ne fait que suivre les lois qu’il a йtablies, c’est-а-dire il conserve et produit continuellement notre кtre, en sorte que les pensйes nous arrivent spontanйment ou librement dans l’ordre que la notion de notre substance individuelle porte, dans laquelle on pouvait les prйvoir de toute йternitй. De plus, en vertu du dйcret qu’il a fait que la volontй tendrait toujours au bien apparent, en exprimant ou imitant la volontй de Dieu sous des certains aspects particuliers, а l’йgard desquels ce bien apparent a toujours quelque chose de vйritable, il dйtermine la nфtre au choix de ce qui paraоt le meilleur, sans la nйcessiter nйanmoins. Car, absolument parlant, elle est dans l’indiffйrence en tant qu’on l’oppose а la nйcessitй, et elle a le pouvoir de faire autrement ou de suspendre encore tout а fait son action, l’un et l’autre parti йtant et demeurant possible. Il dйpend donc de l’вme de se prйcautionner contre les surprises des apparences par une ferme volontй de faire des rйflexions, et de ne point agir ni juger en certaines rencontres qu’aprиs avoir bien mыrement dйlibйrй. Il est vrai cependant et mкme il est assurй de toute йternitй que quelque вme ne se servira pas de ce pouvoir dans une telle rencontre. Mais qui en peut mais ? et se peut-elle plaindre que d’elle-mкme ? Car toutes ces plaintes aprиs le fait sont injustes, quand elles auraient йtй injustes avant le fait. Or, cette вme, un peu avant que de pйcher, aurait-elle bonne grвce de se plaindre de Dieu comme s’il la dйterminait au pйchй ? Les dйterminations de Dieu en ces matiиres йtant des choses qu’on ne saurait prйvoir, d’oщ sait-elle qu’elle est dйterminйe а pйcher, sinon lorsqu’elle pиche dйjа effectivement ? Il ne s’agit que de ne pas vouloir et Dieu ne saurait proposer une condition plus aisйe et plus juste ; aussi tous les juges, sans chercher les raisons qui ont disposй un homme а avoir une mauvaise volontй, ne s’arrкtent qu’а considйrer combien cette volontй est mauvaise. Mais peut-кtre qu’il est assurй de toute йternitй que je pйcherai ? Rйpondez-vous vous-mкme : peut-кtre que non ; et sans songer а ce que vous ne sauriez connaоtre, et qui ne vous peut donner aucune lumiиre, agissez suivant votre devoir que vous connaissez. Mais dira quelque autre, d’oщ vient que cet homme fera assurйment ce pйchй ? La rйponse est aisйe, c’est qu’autrement ce ne serait pas cet homme. Car Dieu voit de tout temps qu’il y aura un certain Judas dont la notion ou idйe que Dieu en a contient cette action future libre. Il ne reste donc que cette question, pourquoi un tel Judas, le traоtre, qui n’est que possible dans l’idйe de Dieu, existe actuellement. Mais а cette question il n’y a point de rйponse а attendre ici-bas, si ce n’est qu’en gйnйral on doit dire que, puisque Dieu a trouvй bon qu’il existвt, nonobstant le pйchй qu’il prйvoyait, il faut que ce mal se rйcompense avec usure dans l’univers, que Dieu en tirera un plus grand bien, et qu’il se trouvera en somme que cette suite des choses dans laquelle l’existence de ce pйcheur est comprise, est la plus parfaite parmi toutes les autres faзons possibles. Mais d’expliquer toujours l’admirable йconomie de ce choix, cela ne se peut pendant que nous sommes voyageurs dans ce monde ; c’est assez de le savoir sans le comprendre. Et c’est ici qu’il est temps de reconnaоtre altitudinem divitiarum, la profondeur et l’abоme de la divine sagesse, sans chercher un dйtail qui enveloppe des considйrations infinies. On voit bien cependant que Dieu n’est pas la cause du mal. Car, non seulement aprиs la perte de l’innocence des hommes le pйchй originel s’est emparй de l’вme, mais encore auparavant il y avait une limitation ou imperfection originale connaturelle а toutes les crйatures, qui les rend peccables ou capables de manquer. Ainsi, il n’y a pas plus de difficultй а l’йgard des supralapsaires qu’а l’йgard des autres. Et c’est а quoi se doit rйduire а mon avis le sentiment de saint Augustin et d’autres auteurs que la racine du mal est dans le nйant, c’est-а-dire dans la privation ou limitation des crйatures, а laquelle Dieu remйdie gracieusement par le degrй de perfection qu’il lui plaоt de donner. Cette grвce de Dieu, soit ordinaire ou extraordinaire, a ses degrйs et ses mesures, elle est toujours efficace en elle-mкme pour produire un certain effet proportionnй, et de plus elle est toujours suffisante non seulement pour nous garantir du pйchй, mais mкme pour produire le salut, en supposant que l’homme s’y joigne par ce qui est de lui ; mais elle n’est pas toujours suffisante а surmonter les inclinations de l’homme, car autrement il ne tiendrait plus а rien, et cela est rйservй а la seule grвce absolument efficace qui est toujours victorieuse, soit qu’elle le soit par elle-mкme, ou par la congruitй des circonstances.

31. ‑ Des motifs de l’йlection, de la foi prйvue, de la science moyenne, du dйcret absolu, et que tout se rйduit а la raison pourquoi Dieu a choisi pour l’existence une telle personne possible, dont la notion enferme une telle suite de grвces et d’actions libres ; ce qui fait cesser tout d’un coup les difficultйs.

Enfin les grвces de Dieu sont des grвces toutes pures, sur lesquelles les crйatures n’ont rien а prйtendre : pourtant, comme il ne suffit pas, pour rendre raison du choix de Dieu qu’il fait dans la dispensation de ces grвces, de recourir а la prйvision absolue ou conditionnelle des actions futures des hommes, il ne faut pas aussi s’imaginer des dйcrets absolus, qui n’aient aucun motif raisonnable. Pour ce qui est de la foi ou des bonnes oeuvres prйvues, il est trиs vrai que Dieu n’a йlu que ceux dont il prйvoyait la foi et la charitй, quos se fide donaturum praescivit, mais la mкme question revient, pourquoi Dieu donnera aux uns plutфt qu’aux autres la grвce de la foi ou des bonnes oeuvres. Et quant а cette science de Dieu, qui est la prйvision non pas de la foi et des bons actes, mais de leur matiиre et prйdisposition ou de ce que l’homme y contribuerait de son cфtй (puisqu’il est vrai qu’il y a de la diversitй du cфtй des hommes lа oщ il y en a du cфtй de la grвce, et qu’en effet il faut bien que l’homme, quoiqu’il ait besoin d’кtre excitй au bien et converti, y agisse aussi par aprиs), il semble а plusieurs qu’on pourrait dire que Dieu voyant ce que l’homme ferait sans la grвce ou assistance extraordinaire, ou au moins ce qu’il y aura de son cфtй faisant abstraction de la grвce, pourrait se rйsoudre а donner la grвce а ceux dont les dispositions naturelles seraient les meilleures ou au moins les moins imparfaites ou moins mauvaises. Mais quand cela serait, on peut dire que ces dispositions naturelles, autant qu’elles sont bonnes, sont encore l’effet d’une grвce bien qu’ordinaire, Dieu ayant avantagй les uns plus que les autres : et puisqu’il sait bien que ces avantages naturels qu’il donne serviront de motif а la grвce ou assistance extraordinaire, suivant cette doctrine, n’est-il pas vrai qu’enfin le tout se rйduit entiиrement а sa misйricorde ? Je crois donc (puisque nous ne savons pas combien ou comment Dieu a йgard aux dispositions naturelles dans la dispensation de la grвce) que le plus exact et le plus sыr est de dire, suivant nos principes et comme j’ai dйjа remarquй, qu’il faut qu’il y ait parmi les кtres possibles la personne de Pierre ou de Jean, dont la notion ou idйe contient toute cette suite de grвces ordinaires et extraordinaires et tout le reste de ces йvйnements avec leurs circonstances, et qu’il a plu а Dieu de la choisir parmi une infinitй d’autres personnes йgalement possibles, pour exister actuellement : aprиs quoi il semble qu’il n’y a plus rien а demander et que toutes les difficultйs s’йvanouissent. Car, quant а cette seule et grande demande, pourquoi il a plu а Dieu de la choisir parmi tant d’autres personnes possibles, il faut кtre bien dйraisonnable pour ne se pas contenter des raisons gйnйrales que nous avons donnйes, dont le dйtail nous passe. Ainsi, au lieu de recourir а un dйcret absolu qui йtant sans raison est dйraisonnable, ou а des raisons qui n’achиvent point de rйsoudre la difficultй et ont besoin d’autres raisons, le meilleur sera de dire conformйment а saint Paul, qu’il y a а cela certaines grandes raisons de sagesse ou de congruitй inconnues aux mortels et fondйes sur l’ordre gйnйral, dont le but est la plus grande perfection de l’univers, que Dieu a observйes. C’est а quoi reviennent les motifs de la gloire de Dieu et de la manifestation de sa justice aussi bien que de sa misйricorde et gйnйralement de ses perfections, et enfin cette profondeur immense des richesses dont le mкme saint Paul avait l’вme ravie.

32. ‑ Utilitй de ces principes en matiиre de piйtй et de religion.

Au reste, il semble que les pensйes que nous venons d’expliquer et particuliиrement le grand principe de la perfection des opйrations de Dieu et celui de la notion de la substance qui enferme tous ses йvйnements avec toutes leurs circonstances, bien loin de nuire, servent а confirmer la religion, а dissiper des difficultйs trиs grandes, а enflammer les вmes d’un amour divin et а йlever les esprits а la connaissance des substances incorporelles bien plus que les hypothиses qu’on a vues jusqu’ici. Car on voit fort clairement que toutes les autres substances dйpendent de Dieu comme les pensйes йmanent de notre substance, que Dieu est tout en tous, et qu’il est uni intimement а toutes les crйatures, а mesure nйanmoins de leur perfection, que c’est lui qui seul les dйtermine au dehors par son influence, et si agir est dйterminer immйdiatement, on peut dire en ce sens dans le langage de mйtaphysique, que Dieu seul opиre sur moi, et seul me peut faire du bien ou du mal, les autres substances ne contribuant qu’а la raison de ces dйterminations, а cause que Dieu ayant йgard а toutes, partage ses bontйs et les oblige а s’accommoder entre elles. Aussi Dieu seul fait la liaison et la communication des substances, et c’est par lui que les phйnomиnes des uns se rencontrent et s’accordent avec ceux des autres, et par consйquent qu’il y a de la rйalitй dans nos perceptions. Mais dans la pratique on attribue l’action aux raisons particuliиres dans le sens que j’ai expliquй ci-dessus, parce qu’il n’est pas nйcessaire de faire toujours mention de la cause universelle dans les cas particuliers. On voit aussi que toute substance a une parfaite spontanйitй (qui devient libertй dans les substances intelligentes), que tout ce qui lui arrive est une suite de son idйe ou de son кtre et que rien ne la dйtermine exceptй Dieu seul. Et c’est pour cela qu’une personne dont l’esprit йtait fort relevй et dont la saintetй est fort rйvйrйe, avait coutume de dire, que l’вme doit souvent penser comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde. Or, rien ne fait comprendre plus fortement l’immortalitй que cette indйpendance et cette йtendue de l’вme qui la met absolument а couvert de toutes les choses extйrieures, puisqu’elle seule fait tout son monde et se suffit avec Dieu : et il est aussi impossible qu’elle pйrisse sans annihilation, qu’il est impossible que le monde (dont elle est une expression vivante, perpйtuelle) se dйtruise lui-mкme ; aussi n’est-il pas possible que les changements de cette masse йtendue qui est appelйe notre corps, fassent rien sur l’вme, ni que la dissipation de ce corps dйtruise ce qui est indivisible.

33. ‑ Explication de l’union de l’вme et du corps qui a passй pour inexplicable ou pour miraculeuse, et de l’origine des perceptions confuses.

On voit aussi l’йclaircissement inopinй de ce grand mystиre de l’union de l’вme et du corps, c’est-а-dire comment il arrive que les passions et les actions de l’un sont accompagnйes des actions et passions ou bien des phйnomиnes convenables de l’autre. Car il n’y a pas moyen de concevoir que l’un ait de l’influence sur l’autre, et il n’est pas raisonnable de recourir simplement а l’opйration extraordinaire de la cause universelle dans une chose ordinaire et particuliиre. Mais en voici la vйritable raison : nous avons dit que tout ce qui arrive а l’вme et а chaque substance est une suite de sa notion, donc l’idйe mкme ou essence de l’вme porte que toutes ses apparences ou perceptions lui doivent naоtre (sponte) de sa propre nature, et justement en sorte qu’elles rйpondent d’elles-mкmes а ce qui arrive dans tout l’univers, mais plus particuliиrement et plus parfaitement а ce qui arrive dans le corps qui lui est affectй, parce que c’est en quelque faзon et pour un temps, suivant le rapport des autres corps au sien, que l’вme exprime l’йtat de l’univers. Ce qui fait connaоtre encore comment notre corps nous appartient sans кtre nйanmoins attachй а notre essence. Et je crois que les personnes qui savent mйditer jugeront avantageusement de nos principes, pour cela mкme qu’ils pourront voir aisйment en quoi consiste la connexion qu’il y a entre l’вme et le corps qui paraоt inexplicable par toute autre voie. On voit aussi que les perceptions de nos sens, lors mкme qu’elles sont claires, doivent nйcessairement contenir quelque sentiment confus, car, comme tous les corps de l’univers sympathisent, le nфtre reзoit l’impression de tous les autres, et quoique nos sens se rapportent а tout, il n’est pas possible que notre вme puisse attendre а tout en particulier ; c’est pourquoi nos sentiments confus sont le rйsultat d’une variйtй de perceptions qui est tout а fait infinie. Et c’est а peu prиs comme le murmure confus qu’entendent ceux qui approchent du rivage de la mer vient de l’assemblage des rйpercussions des vagues innumйrables. Or, si de plusieurs perceptions (qui ne s’accordent point а en faire une) il n’y a aucune qui excelle par-dessus les autres, et si elles font а peu prиs des impressions йgalement fortes ou йgalement capables de dйterminer l’attention de l’вme, elle ne s’en peut apercevoir que confusйment.

34. ‑ De la diffйrence des esprits et des autres substances, вmes ou formes substantielles, et que l’immortalitй qu’on demande importe le souvenir.

Supposant que les corps qui font unum per se, comme l’homme, sont des substances, et qu’ils ont des formes substantielles, et que les bкtes ont des вmes, on est obligй d’avouer que ces вmes et ces formes substantielles ne sauraient entiиrement pйrir, non plus que les atomes ou les derniиres parties de la matiиre dans le sentiment des autres philosophes ; car aucune substance ne pйrit, quoiqu’elle puisse devenir tout autre. Elles expriment aussi tout l’univers quoique plus imparfaitement que les esprits. Mais la principale diffйrence est qu’elles ne connaissent pas ce qu’elles sont, ni ce qu’elles font, et par consйquent, ne pouvant faire des rйflexions, elles ne sauraient dйcouvrir des vйritйs nйcessaires et universelles. C’est aussi faute de rйflexion sur elles-mкmes qu’elles n’ont point de qualitй morale, d’oщ vient que, passant par mille transformations а peu prиs comme nous voyons qu’une chenille se change en papillon, c’est autant pour la morale ou pratique comme si on disait qu’elles pйrissent, et on le peut mкme dire physiquement, comme nous disons que les corps pйrissent par leur corruption. Mais l’вme intelligente connaissant ce qu’elle est, et pouvant dire ce moi, qui dit beaucoup, ne demeure pas seulement et subsiste mйtaphysiquement, bien plus que les autres, mais elle demeure encore la mкme moralement et fait le mкme personnage. Car c’est le souvenir, ou la connaissance de ce moi, qui la rend capable de chвtiment ou de rйcompense. Aussi l’immortalitй qu’on demande dans la morale et dans la religion ne consiste pas dans cette subsistance perpйtuelle toute seule qui convient а toutes les substances, car, sans le souvenir de ce qu’on a йtй, elle n’aurait rien de souhaitable. Supposons que quelque particulier doive devenir tout d’un coup roi de la Chine, mais а condition d’oublier ce qu’il a йtй, comme s’il venait de naоtre tout de nouveau ; n’est-ce pas autant dans la pratique, ou quant aux effets dont on se peut apercevoir, que s’il devait кtre anйanti, et qu’un roi de la Chine devait кtre crйй dans le mкme instant а sa place ? Ce que ce particulier n’a aucune raison de souhaiter.

35. ‑ Excellence des esprits, et que Dieu les considиre prйfйrablement aux autres crйatures. Que les esprits expriment plutфt Dieu que le monde, mais que les autres substances simples expriment plutфt le monde que Dieu.

Mais pour faire juger par des raisons naturelles, que Dieu conservera toujours non seulement notre substance, mais encore notre personne, c’est-а-dire le souvenir et la connaissance de ce que nous sommes (quoique la connaissance distincte en soit quelquefois suspendue dans le sommeil et dans les dйfaillances), il faut joindre la morale а la mйtaphysique, c’est-а-dire qu’il ne faut pas seulement considйrer Dieu comme le principe et la cause de toutes les substances et de tous les кtres, mais encore comme chef de toutes les personnes ou substances intelligentes, et comme le monarque absolu de la plus parfaite citй ou rйpublique, telle qu’est celle de l’univers composйe de tous les esprits ensemble, Dieu lui-mкme йtant aussi bien le plus accompli de tous les esprits qu’il est le plus grand de tous les кtres. Car assurйment, les esprits sont les plus parfaits et qui expriment le mieux la divinitй. Et toute la nature, fin, vertu et fonction des substances n’йtant que d’exprimer Dieu et l’univers, comme il a йtй assez expliquй, il n’y a pas lieu de douter que les substances qui l’expriment avec connaissance de ce qu’elles font, et qui sont capables de connaоtre des grandes vйritйs а l’йgard de Dieu et de l’univers, ne l’expriment mieux sans comparaison que ces natures qui sont ou brutes et incapables de connaоtre des vйritйs, ou tout а fait destituйes de sentiment et de connaissance ; et la diffйrence entre les substances intelligentes et celles qui ne le sont point est aussi grande que celle qu’il y a entre le miroir et celui qui voit. Et comme Dieu lui-mкme est le plus grand et le plus sage des esprits, il est aisй de juger que les кtres avec lesquels il peut, pour ainsi dire, entrer en conversation et mкme en sociйtй, en leur communiquant ses sentiments et ses volontйs d’une maniиre particuliиre, et en telle sorte qu’ils puissent connaоtre et aimer leur bienfaiteur, le doivent toucher infiniment plus que le reste des choses, qui ne peuvent passer que pour les instruments des esprits ; comme nous voyons que toutes les personnes sages font infiniment plus d’йtat d’un homme que de quelque autre chose, quelque prйcieuse qu’elle soit, et il semble que la plus grande satisfaction qu’une вme qui d’ailleurs est contente, peut avoir, est de se voir aimйe des autres : quoique а l’йgard de Dieu, il y ait cette diffйrence que sa gloire et notre culte ne sauraient rien ajouter а sa satisfaction, la connaissance des crйatures n’йtant qu’une suite de sa souveraine et parfaite fйlicitй, bien loin d’y contribuer ou d’en кtre en partie la cause. Cependant, ce qui est bon et raisonnable dans les esprits finis, se trouve йminemment en lui, et comme nous louerions un roi qui aimerait mieux de conserver la vie d’un homme que du plus prйcieux et du plus rare de ses animaux, nous ne devons point douter que le plus йclairй et le plus juste de tous les monarques ne soit dans le mкme sentiment.

36. ‑ Dieu est le monarque de la plus parfaite rйpublique composйe de tous les esprits, et la fйlicitй de cette citй de Dieu est son principal dessein.

En effet, les esprits sont les substances les plus perfectionnables, et leurs perfections ont cela de particulier qu’elles s’entr’empкchent le moins, ou plutфt qu’elles s’entr’aident, car les plus vertueux pourront seuls кtre les plus parfaits amis : d’oщ il s’ensuit manifestement que Dieu qui va toujours а la plus grande perfection en gйnйral, aura le plus de soin des esprits, et leur donnera non seulement en gйnйral, mais mкme а chacun en particulier, le plus de perfection que l’harmonie universelle saurait permettre. On peut mкme dire que Dieu, en tant qu’il est un esprit, est l’origine des existences ; autrement, s’il manquait de volontй pour choisir le meilleur, il n’y aurait aucune raison pour qu’un possible existвt prйfйrablement aux autres. Ainsi, la qualitй de Dieu, qu’il a d’кtre esprit lui-mкme, va devant toutes les autres considйrations qu’il peut avoir а l’йgard des crйatures ; les seuls esprits sont faits а son image, et quasi de sa race ou comme enfants de la maison, puisqu’eux seuls le peuvent servir librement et agir avec connaissance а l’imitation de la nature divine : un seul esprit vaut tout un monde, puisqu’il ne l’exprime pas seulement, mais le connaоt aussi, et s’y gouverne а la faзon de Dieu. Tellement qu’il semble, quoique toute substance exprime tout l’univers, que nйanmoins les autres substances expriment plutфt le monde que Dieu, mais que les esprits expriment plutфt Dieu que le monde. Et cette nature si noble des esprits, qui les approche de la divinitй autant qu’il est possible aux simples crйatures, fait que Dieu tire d’eux infiniment plus de gloire que du reste des кtres, ou plutфt les autres кtres ne donnent que la matiиre aux esprits pour le glorifier. C’est pourquoi cette qualitй morale de Dieu, qui le rend le seigneur ou monarque des esprits, le concerne pour ainsi dire personnellement d’une maniиre toute singuliиre. C’est en cela qu’il s’humanise, qu’il veut bien souffrir des anthropologies, et qu’il entre en sociйtй avec nous, comme un prince avec ses sujets ; et cette considйration lui est si chиre que l’heureux et fleurissant йtat de son empire, qui consiste dans la plus grande fйlicitй possible des habitants, devient la suprкme de ses lois. Car la fйlicitй est aux personnes ce que la perfection est aux кtres. Et si le premier principe de l’existence du monde physique est le dйcret de lui donner le plus de perfection qu’il se peut, le premier dessein du monde moral ou de la citй de Dieu, qui est la plus noble partie de l’univers, doit кtre d’y rйpandre le plus de fйlicitй qu’il sera possible. Il ne faut donc point douter que Dieu n’ait ordonnй tout en sorte que les esprits non seulement puissent vivre toujours, ce qui est immanquable, mais encore qu’ils conservent toujours leur qualitй morale, afin que sa citй ne perde aucune personne, comme le monde ne perd aucune substance. Et par consйquent ils sauront toujours ce qu’ils sont, autrement ils ne seraient susceptibles de rйcompense ni de chвtiment, ce qui est pourtant de l’essence d’une rйpublique, mais surtout de la plus parfaite, oщ rien ne saurait кtre nйgligй. Enfin, Dieu йtant en mкme temps le plus juste et le plus dйbonnaire des monarques, et ne demandant que la bonne volontй, pourvu qu’elle soit sincиre et sйrieuse, ses sujets ne sauraient souhaiter une meilleure condition, et pour les rendre parfaitement heureux, il veut seulement qu’on l’aime.

37. – Jйsus-Christ a dйcouvert aux hommes le mystиre et les lois admirables du royaume des cieux et la grandeur de la suprкme fйlicitй que Dieu prйpare а ceux qui l’aiment.

Les anciens philosophes ont fort peu connu ces importantes vйritйs ; Jйsus-Christ seul les a divinement bien exprimйes, et d’une maniиre si claire et si familiиre que les esprits les plus grossiers les ont conзues : aussi son Evangile a changй entiиrement la face des choses humaines ; il nous a donnй а connaоtre le royaume des cieux ou cette parfaite rйpublique des esprits qui mйrite le titre de citй de Dieu, dont il nous a dйcouvert les admirables lois : lui seul a fait voir combien Dieu nous aime, et avec quelle exactitude il a pourvu а tout ce qui nous touche ; qu’ayant soin des passereaux il ne nйgligera pas les crйatures raisonnables qui lui sont infiniment plus chиres ; que tous les cheveux de notre tкte sont comptйs ; que le ciel et la terre pйriront plutфt que la parole de Dieu et ce qui appartient а l’йconomie de notre salut soit changй ; que Dieu a plus d’йgard а la moindre des вmes intelligentes, qu’а toute la machine du monde ; que nous ne devons point craindre ceux qui peuvent dйtruire les corps, mais ne sauraient nuire aux вmes, puisque Dieu seul les peut rendre heureuses ou malheureuses ; et que celles des justes sont dans sa main а couvert de toutes les rйvolutions de l’univers, rien ne pouvant agir sur elles que Dieu seul ; qu’aucune de nos actions n’est oubliйe ; que tout est mis en ligne de compte, jusqu’aux paroles oisives, et jusqu’а une cuillerйe d’eau bien employйe ; enfin que tout doit rйussir pour le plus grand bien des bons ; que les justes seront comme des soleils, et que ni nos sens ni notre esprit n’a jamais rien goыtй d’approchant de la fйlicitй que Dieu prйpare а ceux qui l’aiment.


Discours de Mйtaphysique

Leibniz

Discours de Mйtaphysique

1686

 

 

1. ‑ De la perfection divine et que Dieu fait tout de la maniиre la plus souhaitable.

La notion de Dieu la plus reзue et la plus significative que nous ayons, est assez bien exprimйe en ces termes que Dieu est un кtre absolument parfait, mais on n’en considиre pas assez les suites ; et pour y entrer plus avant, il est а propos de remarquer qu’il y a dans la nature plusieurs perfections toutes diffйrentes, que Dieu les possиde toutes ensemble, et que chacune lui appartient au plus souverain degrй. Il faut connaоtre aussi ce que c’est que perfection, dont voici une marque assez sыre, savoir que les formes ou natures qui ne sont pas susceptibles du dernier degrй, ne sont pas des perfections, comme par exemple la nature du nombre ou de la figure. Car le nombre le plus grand de tous (ou bien le nombre de tous les nombres), aussi bien que la plus grande de toutes les figures, impliquent contradiction, mais la plus grande science et la toute-puissance n’enferment point d’impossibilitй. Par consйquent la puissance et la science sont des perfections, et, en tant qu’elles appartiennent а Dieu, elles n’ont point de bornes. D’oщ il s’ensuit que Dieu possйdant la sagesse suprкme et infinie agit de la maniиre la plus parfaite, non seulement au sens mйtaphysique, mais encore moralement parlant, et qu’on peut exprimer ainsi а notre йgard que plus on sera йclairй et informй des ouvrages de Dieu, plus on sera disposй а les trouver excellents et entiиrement satisfaisant а tout ce qu’on aurait pu souhaiter.

2. ‑ Contre ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de bontй dans les ouvrages de Dieu, ou bien que les rиgles de la bontй et de la beautй sont arbitraires.

Ainsi je suis fort йloignй du sentiment de ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de rиgles de bontй et de perfection dans la nature des choses, ou dans les idйes que Dieu en a ; et que les ouvrages de Dieu ne sont bons que par cette raison formelle que Dieu les a faits. Car si cela йtait, Dieu, sachant qu’il en est l’auteur, n’avait que faire de les regarder par aprиs et de les trouver bons, comme le tйmoigne la sainte йcriture, qui ne paraоt s’кtre servie de cette anthropologie que pour nous faire connaоtre que leur excellence se connaоt а les regarder en eux-mкmes, lors mкme qu’on ne fait point de rйflexion sur cette dйnomination extйrieure toute nue, qui les rapporte а leur cause. Ce qui est d’autant plus vrai, que c’est par la considйration des ouvrages qu’on peut dйcouvrir l’ouvrier. Il faut donc que ces ouvrages portent en eux son caractиre. J’avoue que le sentiment contraire me paraоt extrкmement dangereux et fort approchant de celui des derniers novateurs, dont l’opinion est, que la beautй de l’univers et la bontй que nous attribuons aux ouvrages de Dieu, ne sont que des chimиres des hommes qui conзoivent Dieu а leur maniиre. Aussi, disant que les choses ne sont bonnes par aucune rиgle de bontй, mais par la seule volontй de Dieu, on dйtruit, ce me semble, sans y penser, tout l’amour de Dieu et toute sa gloire. Car pourquoi le louer de ce qu’il a fait, s’il serait йgalement louable en faisant tout le contraire ? Oщ sera donc sa justice et sa sagesse, s’il ne reste qu’un certain pouvoir despotique, si la volontй tient lieu de raison, et si, selon la dйfinition des tyrans, ce qui plaоt au plus puissant est juste par lа mкme ? Outre qu’il semble que toute volontй suppose quelque raison de vouloir et que cette raison est naturellement antйrieure а la volontй. C’est pourquoi je trouve encore cette expression de quelques autres philosophes tout а fait йtrange, qui disent que les vйritйs йternelles de la mйtaphysique et de la gйomйtrie, et par consйquent aussi les rиgles de la bontй, de la justice et de la perfection, ne sont que les effets de la volontй de Dieu, au lieu qu’il me semble que ce ne sont que des suites de son entendement, qui, assurйment, ne dйpend point de sa volontй, non plus que son essence.

3. ‑ Contre ceux qui croient que Dieu aurait pu mieux faire.

Je ne saurais non plus approuver l’opinion de quelques modernes qui soutiennent hardiment, que ce que Dieu fait n’est pas dans la derniиre perfection, et qu’il aurait pu agir bien mieux. Car il me semble que les suites de ce sentiment sont tout а fait contraires а la gloire de Dieu : Uti minus malum habet rationem boni, ita minus bonum habet rationem mali. Et c’est agir imparfaitement, que d’agir avec moins de perfection qu’on n’aurait pu. C’est trouver а redire а un ouvrage d’un architecte que de montrer qu’il le pouvait faire meilleur. Cela va encore contre la sainte йcriture, lorsqu’elle nous assure de la bontй des ouvrages de Dieu. Car comme les imperfections descendent а l’infini, de quelque faзon que Dieu aurait fait son ouvrage, il aurait toujours йtй bon en comparaison des moins parfaits, si cela йtait assez ; mais une chose n’est guиre louable, quand elle ne l’est que de cette maniиre. Je crois aussi qu’on trouvera une infinitй de passages de la divine йcriture et des Saints Pиres, qui favoriseront mon sentiment, mais qu’on n’en trouvera guиre pour celui de ces modernes, qui est а mon avis inconnu а toute l’antiquitй, et ne se fonde que sur le trop peu de connaissance que nous avons de l’harmonie gйnйrale de l’univers et des raisons cachйes de la conduite de Dieu, ce qui nous fait juger tйmйrairement que bien des choses auraient pu кtre rendues meilleures. Outre que ces modernes insistent sur quelques subtilitйs peu solides, car ils s’imaginent que rien n’est si parfait qu’il n’y ait quelque chose de plus parfait, ce qui est une erreur. Ils croient aussi de pourvoir par lа а la libertй de Dieu, comme si ce n’йtait pas la plus haute libertй d’agir en perfection suivant la souveraine raison. Car de croire que Dieu agit en quelque chose sans avoir aucune raison de sa volontй, outre qu’il semble que cela ne se peut point, c’est un sentiment peu conforme а sa gloire ; par exemple supposons que Dieu choisisse entre A et B, et qu’il prenne A sans avoir aucune raison de le prйfйrer а B, je dis que cette action de Dieu, pour le moins ne serait point louable ; car toute louange doit кtre fondйe en quelque raison qui ne se trouve point ici ex hypothesi. Au lieu que je tiens que Dieu ne fait rien dont il ne mйrite d’кtre glorifiй.

4. ‑ Que l’amour de Dieu demande une entiиre satisfaction et acquiescence touchant ce qu’il fait sans qu’il faille кtre quiйtiste pour cela.

La connaissance gйnйrale de cette grande vйritй, que Dieu agit toujours de la maniиre la plus parfaite et la plus souhaitable qu’il soit possible, est, а mon avis, le fondement de l’amour que nous devons а Dieu sur toutes choses, puisque celui qui aime cherche sa satisfaction dans la fйlicitй ou perfection de l’objet aimй et de ses actions. Idem velle et idem nolle vera amicitia est. Et je crois qu’il est difficile de bien aimer Dieu, quand on n’est pas dans la disposition de vouloir ce qu’il veut quand on aurait le pouvoir de le changer. En effet ceux qui ne sont pas satisfaits de ce qu’il fait me paraissent semblables а des sujets mйcontents dont l’intention n’est pas fort diffйrente de celle des rebelles. Je tiens donc que suivant ces principes, pour agir conformйment а l’amour de Dieu, il ne suffit pas d’avoir patience par force, mais il faut кtre vйritablement satisfait de tout ce qui nous est arrivй suivant sa volontй. J’entends cet acquiescement quant au passй. Car quant а l’avenir, il ne faut pas кtre quiйtiste ni attendre ridiculement а bras croisйs ce que Dieu fera, selon ce sophisme que les anciens appelaient logon aergon, la raison paresseuse, mais il faut agir selon la volontй prйsomptive de Dieu, autant que nous en pouvons juger, tвchant de tout notre pouvoir de contribuer au bien gйnйral et particuliиrement а l’ornement et а la perfection de ce qui nous touche, ou de ce qui nous est prochain et pour ainsi dire а portйe. Car quand l’йvйnement aura peut-кtre fait voir que Dieu n’a pas voulu prйsentement que notre bonne volontй ait son effet, il ne s’ensuit pas de lа qu’il n’ait pas voulu que nous fissions ce que nous avons fait. Au contraire, comme il est le meilleur de tous les maоtres, il ne demande jamais que la droite intention, et c’est а lui de connaоtre l’heure et le lieu propre а faire rйussir les bons desseins.

5. ‑ En quoi consistent les rиgles de perfection de la divine conduite, et que la simplicitй des voies est en balance avec la richesse des effets.

Il suffit donc d’avoir cette confiance en Dieu, qu’il fait tout pour le mieux, et que rien ne saurait nuire а ceux qui l’aiment ; mais de connaоtre en particulier les raisons qui l’ont pu mouvoir а choisir cet ordre de l’univers, а souffrir les pйchйs, а dispenser ses grвces salutaires d’une certaine maniиre, cela passe les forces d’un esprit fini, surtout quand il n’est pas encore parvenu а la jouissance de la vue de Dieu. Cependant on peut faire quelques remarques gйnйrales touchant la conduite de la Providence dans le gouvernement des choses. On peut donc dire que celui qui agit parfaitement est semblable а un excellent gйomиtre qui sait trouver les meilleures constructions d’un problиme ; а un bon architecte qui mйnage sa place et le fonds destinй pour le bвtiment de la maniиre la plus avantageuse, ne laissant rien de choquant, ou qui soit destituй de la beautй dont il est susceptible ; а un bon pиre de famille, qui emploie son bien en sorte qu’il n’y ait rien d’inculte ni de stйrile ; а un habile machiniste qui fait son effet par la voie la moins embarrassйe qu’on puisse choisir ; а un savant auteur, qui enferme le plus de rйalitйs dans le moins de volume qu’il peut. Or les plus parfaits de tous les кtres, et qui occupent le moins de volume, c’est-а-dire qui s’empкchent le moins, ce sont les esprits, dont les perfections sont les vertus. C’est pourquoi il ne faut point douter que la fйlicitй des esprits ne soit le principal but de Dieu, et qu’il ne la mette en exйcution autant que l’harmonie gйnйrale le permet. De quoi nous dirons davantage tantфt. Pour ce qui est de la simplicitй des voies de Dieu, elle a lieu proprement а l’йgard des moyens, comme au contraire la variйtй, richesse ou abondance y a lieu а l’йgard des fins ou effets. Et l’un doit кtre en balance avec l’autre, comme les frais destinйs pour un bвtiment avec la grandeur et la beautй qu’on y demande. Il est vrai que rien ne coыte а Dieu, bien moins qu’а un philosophe qui fait des hypothиses pour la fabrique de son monde imaginaire, puisque Dieu n’a que des dйcrets а faire pour faire naоtre un monde rйel ; mais, en matiиre de sagesse, les dйcrets ou hypothиses tiennent lieu de dйpense а mesure qu’elles sont plus indйpendantes les unes des autres : car la raison veut qu’on йvite la multiplicitй dans les hypothиses ou principes, а peu prиs comme le systиme le plus simple est toujours prйfйrй en astronomie.

6. ‑ Dieu ne fait rien hors de l’ordre et il n’est pas mкme possible de feindre des йvйnements qui ne soient point rйguliers.

Les volontйs ou actions de Dieu sont communйment divisйes en ordinaires ou extraordinaires. Mais il est bon de considйrer que Dieu ne fait rien hors d’ordre. Ainsi ce qui passe pour extraordinaire ne l’est qu’а l’йgard de quelque ordre particulier йtabli parmi les crйatures. Car, quant а l’ordre universel, tout y est conforme. Ce qui est si vrai que, non seulement rien n’arrive dans le monde qui soit absolument irrйgulier, mais on ne saurait mкme rien feindre de tel. Car supposons, par exemple, que quelqu’un fasse quantitй de points sur le papier а tout hasard, comme font ceux qui exercent l’art ridicule de la gйomance. Je dis qu’il est possible de trouver une ligne gйomйtrique dont la notion soit constante et uniforme suivant une certaine rиgle, en sorte que cette ligne passe par tous ces points, et dans le mкme ordre que la main les avait marquйs. Et si quelqu’un traзait tout d’une suite une ligne qui serait tantфt droite, tantфt cercle, tantфt d’une autre nature, il est possible de trouver une notion, ou rиgle, ou йquation commune а tous les points de cette ligne, en vertu de laquelle ces mкmes changements doivent arriver. Et il n’y a, par exemple, point de visage dont le contour ne fasse partie d’une ligne gйomйtrique et ne puisse кtre tracй tout d’un trait par un certain mouvement rйglй. Mais quand une rиgle est fort composйe, ce qui lui est conforme passe pour irrйgulier. Ainsi on peut dire que, de quelque maniиre que Dieu aurait crйй le monde, il aurait toujours йtй rйgulier et dans un certain ordre gйnйral. Mais Dieu a choisi celui qui est le plus parfait, c’est-а-dire celui qui est en mкme temps le plus simple en hypothиses et le plus riche en phйnomиnes, comme pourrait кtre une ligne de gйomйtrie dont la construction serait aisйe et les propriйtйs et effets seraient fort admirables et d’une grande йtendue. Je me sers de ces comparaisons pour crayonner quelque ressemblance imparfaite de la sagesse divine, et pour dire ce qui puisse au moins йlever notre esprit а concevoir en quelque faзon ce qu’on ne saurait exprimer assez. Mais je ne prйtends point d’expliquer par lа ce grand mystиre dont dйpend tout l’univers.

7. ‑ Que les miracles sont conformes а l’ordre gйnйral, quoi qu’ils soient contre les maximes subalternes, et de ce que Dieu veut ou qu’il permet, par une volontй gйnйrale ou particuliиre.

Or, puisque rien ne se peut faire qui ne soit dans l’ordre, on peut dire que les miracles sont aussi bien dans l’ordre que les opйrations naturelles qu’on appelle ainsi parce qu’elles sont conformes а certaines maximes subalternes que nous appelons la nature des choses. Car on peut dire que cette nature n’est qu’une coutume de Dieu, dont il se peut dispenser а cause d’une raison plus forte que celle qui l’a mы а se servir de ces maximes. Quant aux volontйs gйnйrales ou particuliиres, selon qu’on prend la chose, on peut dire que Dieu fait tout suivant sa volontй la plus gйnйrale, qui est conforme au plus parfait ordre qu’il a choisi ; mais on peut dire aussi qu’il a des volontйs particuliиres qui sont des exceptions de ces maximes subalternes susdites, car la plus gйnйrale des lois de Dieu qui rиgle toute la suite de l’univers est sans exception. On peut dire aussi que Dieu veut tout ce qui est un objet de sa volontй particuliиre ; mais quant aux objets de sa volontй gйnйrale, tels que sont les actions des autres crйatures, particuliиrement de celles qui sont raisonnables, auxquelles Dieu veut concourir, il faut distinguer : car si l’action est bonne en elle-mкme, on peut dire que Dieu la veut et la commande quelquefois, lors mкme qu’elle n’arrive point, mais, si elle est mauvaise en elle-mкme et ne devient bonne que par accident, parce que la suite des choses, et particuliиrement le chвtiment et la satisfaction, corrige sa malignitй et en rйcompense le mal avec usure, en sorte qu’enfin il se trouve plus de perfection dans toute la suite que si tout le mal n’йtait pas arrivй, il faut dire que Dieu le permet, et non pas qu’il le veut, quoiqu’il y concoure а cause des lois de nature qu’il a йtablies, et parce qu’il en sait tirer un plus grand bien.

8. ‑ Pour distinguer les actions de Dieu et des crйatures, on explique en quoi consiste la notion d’une substance individuelle.

Il est assez difficile de distinguer les actions de Dieu de celles des crйatures ; car il y en a qui croient que Dieu fait tout, d’autres s’imaginent qu’il ne fait que conserver la force qu’il a donnйe aux crйatures : la suite fera voir combien l’un ou l’autre se peut dire. Or puisque les actions et passions appartiennent proprement aux substances individuelles (actiones sunt suppositorum), il serait nйcessaire d’expliquer ce que c’est qu’une telle substance. Il est bien vrai que, lorsque plusieurs prйdicats s’attribuent а un mкme sujet, et que ce sujet ne s’attribue а aucun autre, on l’appelle substance individuelle ; mais cela n’est pas assez et une telle explication n’est que nominale. Il faut donc considйrer ce que c’est que d’кtre attribuй vйritablement а un certain sujet. Or il est constant que toute prйdication vйritable a quelque fondement dans la nature des choses, et lorsqu’une proposition n’est pas identique, c’est-а-dire lorsque le prйdicat n’est pas compris expressйment dans le sujet, il faut qu’il y soit compris virtuellement, et c’est ce que les philosophes appellent in-esse, en disant que le prйdicat est dans le sujet. Ainsi il faut que le terme du sujet enferme toujours celui du prйdicat, en sorte que celui qui entendrait parfaitement la notion du sujet, jugerait aussi que le prйdicat lui appartient. Cela йtant, nous pouvons dire que la nature d’une substance individuelle ou d’un кtre complet est d’avoir une notion si accomplie qu’elle soit suffisante а comprendre et а en faire dйduire tous les prйdicats du sujet а qui cette notion est attribuйe. Au lieu que l’accident est un кtre dont la notion n’enferme point tout ce qu’on peut attribuer au sujet а qui on attribue cette notion. Ainsi la qualitй de roi qui appartient а Alexandre le Grand, faisant abstraction du sujet, n’est pas assez dйterminйe а un individu, et n’enferme point les autres qualitйs du mкme sujet, ni tout ce que la notion de ce prince comprend, au lieu que Dieu voyant la notion individuelle ou hecceпtй d’Alexandre, y voit en mкme temps le fondement et la raison de tous les prйdicats qui se peuvent dire de lui vйritablement, comme par exemple qu’il vaincrait Darius et Porus, jusqu’а y connaоtre a priori (et non par expйrience) s’il est mort d’une mort naturelle ou par poison, ce que nous ne pouvons savoir que par l’histoire. Aussi, quand on considиre bien la connexion des choses, on peut dire qu’il y a de tout temps dans l’вme d’Alexandre des restes de tout ce qui lui est arrivй, et les marques de tout ce qui lui arrivera, et mкme des traces de tout ce qui se passe dans l’univers, quoiqu’il n’appartienne qu’а Dieu de les reconnaоtre toutes.

9. ‑ Que chaque substance singuliиre exprime tout l’univers а sa maniиre, et que dans sa notion tous ses йvйnements sont compris avec toutes leurs circonstances et toute la suite des choses extйrieures.

Il s’ensuit de cela plusieurs paradoxes considйrables ; comme entre autres qu’il n’est pas vrai que deux substances se ressemblent entiиrement et soient diffйrentes solo numero, et que ce que saint Thomas assure sur ce point des anges ou intelligences (quod ibi omne individuum sit species infima) est vrai de toutes les substances, pourvu qu’on prenne la diffйrence spйcifique comme la prennent les gйomиtres а l’йgard de leurs figures ; item qu’une substance ne saurait commencer que par crйation, ni pйrir que par annihilation ; qu’on ne divise pas une substance en deux, ni qu’on ne fait pas de deux une, et qu’ainsi le nombre des substances naturellement n’augmente et ne diminue pas, quoiqu’elles soient souvent transformйes. De plus, toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers, qu’elle exprime chacune а sa faзon, а peu prиs comme une mкme ville est diversement reprйsentйe selon les diffйrentes situations de celui qui la regarde. Ainsi l’univers est en quelque faзon multipliй autant de fois qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublйe de mкme par autant de reprйsentations toutes diffйrentes de son ouvrage. On peut mкme dire que toute substance porte en quelque faзon le caractиre de la sagesse infinie et de la toute-puissance de Dieu, et l’imite autant qu’elle en est susceptible. Car elle exprime, quoique confusйment, tout ce qui arrive dans l’univers, passй, prйsent ou avenir, ce qui a quelque ressemblance а une perception ou connaissance infinie ; et comme toutes les autres substances expriment celle-ci а leur tour, et s’y accommodent, on peut dire qu’elle йtend sa puissance sur toutes les autres а l’imitation de la toute-puissance du Crйateur.

10. ‑ Que l’opinion des formes substantielles a quelque chose de solide, mais que ces formes ne changent rien dans les phйnomиnes et ne doivent point кtre employйes pour expliquer les effets particuliers.

Il semble que les anciens aussi bien que tant d’habiles gens accoutumйs aux mйditations profondes, qui ont enseignй la thйologie et la philosophie il y a quelques siиcles, et dont quelques-uns sont recommandables pour leur saintetй, ont eu quelque connaissance de ce que nous venons de dire, et c’est ce qui les a fait introduire et maintenir les formes substantielles qui sont aujourd’hui si dйcriйes. Mais ils ne sont pas si йloignйs de la vйritй, ni si ridicules que le vulgaire de nos nouveaux philosophes se l’imagine. Je demeure d’accord que la considйration de ces formes ne sert de rien dans le dйtail de la physique, et ne doit point кtre employйe а l’explication des phйnomиnes en particulier. Et c’est en quoi nos scolastiques ont manquй, et les mйdecins du temps passй а leur exemple, croyant de rendre raison des propriйtйs des corps en faisant mention des formes et des qualitйs, sans se mettre en peine d’examiner la maniиre de l’opйration ; comme si on se voulait contenter de dire qu’une horloge a la qualitй horodictique provenant de sa forme, sans considйrer en quoi tout cela consiste. Ce qui peut suffire, en effet, а celui qui l’achиte, pourvu qu’il en abandonne le soin а un autre. Mais ce manquement et mauvais usage des formes ne doit pas nous faire rejeter une chose dont la connaissance est si nйcessaire en mйtaphysique que sans cela je tiens qu’on ne saurait bien connaоtre les premiers principes ni йlever assez l’esprit а la connaissance des natures incorporelles et des merveilles de Dieu. Cependant, comme un gйomиtre n’a pas besoin de s’embarrasser l’esprit du fameux labyrinthe de la composition du continu, et qu’aucun philosophe moral et encore moins un jurisconsulte ou politique n’a point besoin de se mettre en peine des grandes difficultйs qui se trouvent dans la conciliation du libre arbitre et de la Providence de Dieu, puisque le gйomиtre peut achever toutes ses dйmonstrations, et le politique peut terminer toutes ses dйlibйrations sans entrer dans ces discussions, qui ne laissent pas d’кtre nйcessaires et importantes dans la philosophie et dans la thйologie : de mкme un physicien peut rendre raison des expйriences, se servant tantфt des expйriences plus simples dйjа faites, tantфt des dйmonstrations gйomйtriques et mйcaniques, sans avoir besoin des considйrations gйnйrales qui sont d’une autre sphиre ; et s’il y emploie le concours de Dieu ou bien quelque вme, archйe, ou autre chose de cette nature, il extravague aussi bien que celui qui, dans une dйlibйration importante de pratique, voudrait entrer dans les grands raisonnements sur la nature du destin et de notre libertй ; comme en effet les hommes font assez souvent cette faute sans y penser, lorsqu’ils s’embarrassent l’esprit par la considйration de la fatalitй, et mкme parfois sont dйtournйs par lа de quelque bonne rйsolution ou de quelque soin nйcessaire.

11. ‑ Que les mйditations des thйologiens et des philosophes qu’on appelle scolastiques ne sont pas а mйpriser entiиrement.

Je sais que j’avance un grand paradoxe en prйtendant de rйhabiliter en quelque faзon l’ancienne philosophie et de rappeler postliminio les formes substantielles presque bannies ; mais peut-кtre qu’on ne me condamnera pas lйgиrement, quand on saura que j’ai assez mйditй sur la philosophie moderne, que j’ai donnй bien du temps aux expйriences de physique et aux dйmonstrations de gйomйtrie, et que j’ai йtй longtemps persuadй de la vanitй de ces кtres, que j’ai йtй enfin obligй de reprendre malgrй moi et comme par force, aprиs avoir fait moi-mкme des recherches qui m’ont fait reconnaоtre que nos modernes ne rendent pas assez de justice а saint Thomas et а d’autres grands hommes de ce temps-lа, et qu’il y a dans les sentiments des philosophes et thйologiens scolastiques bien plus de soliditй qu’on ne s’imagine, pourvu qu’on s’en serve а propos et en leur lieu. Je suis mкme persuadй que, si quelque esprit exact et mйditatif prenait la peine d’йclaircir et de digйrer leur pensйe а la faзon des gйomиtres analytiques, il y trouverait un trйsor de quantitй de vйritйs trиs importantes et tout а fait dйmonstratives.

12. ‑ Que les notions qui consistent dans l’йtendue enferment quelque chose d’imaginaire et ne sauraient constituer la substance des corps.

Mais, pour reprendre le fil de nos considйrations, je crois que celui qui mйditera sur la nature de la substance, que j’ai expliquйe ci-dessus, trouvera que toute la nature du corps ne consiste pas seulement dans l’йtendue, c’est-а-dire dans la grandeur, figure et mouvement, mais qu’il faut nйcessairement y reconnaоtre quelque chose qui ait du rapport aux вmes, et qu’on appelle communйment forme substantielle, bien qu’elle ne change rien dans les phйnomиnes, non plus que l’вme des bкtes, si elles en ont. On peut mкme dйmontrer que la notion de la grandeur, de la figure et du mouvement n’est pas si distincte qu’on s’imagine et qu’elle enferme quelque chose d’imaginaire et de relatif а nos perceptions, comme le sont encore (quoique bien davantage) la couleur, la chaleur, et autres qualitйs semblables dont on peut douter si elles se trouvent vйritablement dans la nature des choses hors de nous. C’est pourquoi ces sortes de qualitйs ne sauraient constituer aucune substance. Et s’il n’y a point d’autre principe d’identitй dans les corps que ce que nous venons de dire, jamais un corps ne subsistera plus d’un moment. Cependant les вmes et les formes substantielles des autres corps sont bien diffйrentes des вmes intelligentes, qui seules connaissent leurs actions, et qui non seulement ne pйrissent point naturellement, mais mкme gardent toujours le fondement de la connaissance de ce qu’elles sont ; ce qui les rend seules susceptibles de chвtiment et de rйcompense, et les fait citoyens de la rйpublique de l’univers, dont Dieu est le monarque ; aussi s’ensuit-il que tout le reste des crйatures leur doit servir, de quoi nous parlerons tantфt plus amplement.

13. ‑ Comme la notion individuelle de chaque personne renferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera jamais, on y voit les preuves a priori de la vйritй de chaque йvйnement, ou pourquoi l’un est arrivй plutфt que l’autre, mais ces vйritйs, quoique assurйes, ne laissent pas d’кtre contingentes, йtant fondйes sur le libre arbitre de Dieu ou des crйatures, dont le choix a toujours ses raisons qui inclinent sans nйcessiter.

Mais avant que de passer plus loin, il faut tвcher de satisfaire а une grande difficultй qui peut naоtre des fondements que nous avons jetйs ci-dessus. Nous avons dit que la notion d’une substance individuelle enferme une fois pour toutes tout ce qui lui peut jamais arriver, et qu’en considйrant cette notion on y peut voir tout ce qui se pourra vйritablement йnoncer d’elle, comme nous pouvons voir dans la nature du cercle toutes les propriйtйs qu’on en peut dйduire. Mais il semble que par lа la diffйrence des vйritйs contingentes et nйcessaires sera dйtruite, que la libertй humaine n’aura plus aucun lieu, et qu’une fatalitй absolue rйgnera sur toutes nos actions aussi bien que sur tout le reste des йvйnements du monde. A quoi je rйponds qu’il faut faire distinction entre ce qui est certain et ce qui est nйcessaire : tout le monde demeure d’accord que les futurs contingents sont assurйs, puisque Dieu les prйvoit, mais on n’avoue pas, pour cela, qu’ils soient nйcessaires. Mais (dira-t-on) si quelque conclusion se peut dйduire infailliblement d’une dйfinition ou notion, elle sera nйcessaire. Or est-il que nous soutenons que tout ce qui doit arriver а quelque personne est dйjа compris virtuellement dans sa nature ou notion, comme les propriйtйs le sont dans la dйfinition du cercle, ainsi la difficultй subsiste encore. Pour y satisfaire solidement, je dis que la connexion ou consйcution est de deux sortes : l’une est absolument nйcessaire dont le contraire implique contradiction, et cette dйduction a lieu dans les vйritйs йternelles, comme sont celles de gйomйtrie ; l’autre n’est nйcessaire qu’ex hypothesi et pour ainsi dire par accident, mais elle est contingente en elle-mкme, lorsque le contraire n’implique point. Et cette connexion est fondйe, non pas sur les idйes toutes pures et sur le simple entendement de Dieu, mais encore sur ses dйcrets libres, et sur la suite de l’univers. Venons а un exemple : puisque Jules Cйsar deviendra dictateur perpйtuel et maоtre de la rйpublique, et renversera la libertй des Romains, cette action est comprise dans sa notion, car nous supposons que c’est la nature d’une telle notion parfaite d’un sujet de tout comprendre, afin que le prйdicat y soit enfermй, ut possit inesse subjecto. On pourrait dire que ce n’est pas en vertu de cette notion ou idйe qu’il doit commettre cette action, puisqu’elle ne lui convient que parce que Dieu sait tout. Mais on insistera que sa nature ou forme rйpond а cette notion, et puisque Dieu lui a imposй ce personnage il lui est dйsormais nйcessaire d’y satisfaire. J’y pourrais rйpondre par l’instance des futurs contingents, car ils n’ont rien encore de rйel que dans l’entendement et volontй de Dieu, et puisque Dieu leur y a donnй cette forme par avance, il faudra tout de mкme qu’ils y rйpondent. Mais j’aime mieux satisfaire aux difficultйs que de les excuser par l’exemple de quelques autres difficultйs semblables, et ce que je vais dire servira а йclaircir aussi bien l’une que l’autre. C’est donc maintenant qu’il faut appliquer la distinction des connexions, et je dis que ce qui arrive conformйment а ces avances est assurй, mais qu’il n’est pas nйcessaire, et si quelqu’un faisait le contraire, il ne ferait rien d’impossible en soi-mкme, quoi qu’il soit impossible (ex hypothesi) que cela arrive. Car si quelque homme йtait capable d’achever toute la dйmonstration, en vertu de laquelle il pourrait prouver cette connexion du sujet qui est Cйsar et du prйdicat qui est son entreprise heureuse ; il ferait voir, en effet, que la dictature future de Cйsar a son fondement dans sa notion ou nature, qu’on y voit une raison pourquoi il a plutфt rйsolu de passer le Rubicon que de s’y arrкter, et pourquoi il a plutфt gagnй que perdu la journйe de Pharsale, et qu’il йtait raisonnable et par consйquent assurй que cela arrivвt, mais non pas qu’il est nйcessaire en soi-mкme, ni que le contraire implique contradiction. A peu prиs comme il est raisonnable et assurй que Dieu fera toujours le meilleur, quoique ce qui est moins parfait n’implique point. Car on trouverait que cette dйmonstration de ce prйdicat de Cйsar n’est pas aussi absolue que celles des nombres, ou de la gйomйtrie, mais qu’elle suppose la suite des choses que Dieu a choisie librement, et qui est fondйe sur le premier dйcret libre de Dieu, qui porte de faire toujours ce qui est le plus parfait, et sur le dйcret que Dieu a fait (en suite du premier) а l’йgard de la nature humaine, qui est que l’homme fera toujours (quoique librement) ce qui paraоtra le meilleur. Or toute vйritй qui est fondйe sur ces sortes de dйcrets est contingente, quoiqu’elle soit certaine ; car ces dйcrets ne changent point la possibilitй des choses, et comme j’ai dйjа dit, quoique Dieu choisisse toujours le meilleur assurйment, cela n’empкche pas que ce qui est moins parfait ne soit et demeure possible en lui-mкme, bien qu’il n’arrivera point, car ce n’est pas son impossibilitй, mais son imperfection, qui le fait rejeter. Or rien n’est nйcessaire dont l’opposй est possible. On sera donc en йtat de satisfaire а ces sortes de difficultйs, quelque grandes qu’elles paraissent (et en effet elles ne sont pas moins pressantes а l’йgard de tous les autres qui ont jamais traitй cette matiиre), pourvu qu’on considиre bien que toutes les propositions contingentes ont des raisons pour кtre plutфt ainsi qu’autrement, ou bien (ce qui est la mкme chose) qu’elles ont des preuves a priori de leur vйritй qui les rendent certaines, et qui montrent que la connexion du sujet et du prйdicat de ces propositions a son fondement dans la nature de l’un et de l’autre ; mais qu’elles n’ont pas des dйmonstrations de nйcessitй, puisque ces raisons ne sont fondйes que sur le principe de la contingence ou de l’existence des choses, c’est-а-dire sur ce qui est ou qui paraоt le meilleur parmi plusieurs choses йgalement possibles ; au lieu que les vйritйs nйcessaires sont fondйes sur le principe de contradiction et sur la possibilitй ou impossibilitй des essences mкmes, sans avoir йgard en cela а la volontй libre de Dieu ou des crйatures.

14. ‑ Dieu produit diverses substances, selon les diffйrentes vues qu’il a de l’univers, et par l’intervention de Dieu la nature propre de chaque substance porte que ce qui arrive а l’une rйpond а ce qui arrive а toutes les autres, sans qu’elles agissent immйdiatement l’une sur l’autre.

Aprиs avoir connu, en quelque faзon, en quoi consiste la nature des substances, il faut tвcher d’expliquer la dйpendance que les unes ont des autres, et leurs actions et passions. Or il est premiиrement trиs manifeste que les substances crййes dйpendent de Dieu qui les conserve et mкme qui les produit continuellement par une maniиre d’йmanation, comme nous produisons nos pensйes. Car Dieu tournant pour ainsi dire de tous cфtйs et de toutes les faзons le systиme gйnйral des phйnomиnes qu’il trouve bon de produire pour manifester sa gloire, et regardant toutes les faces du monde de toutes les maniиres possibles, puisqu’il n’y a point de rapport qui йchappe а son omniscience, le rйsultat de chaque vue de l’univers, comme regardй d’un certain endroit, est une substance qui exprime l’univers conformйment а cette vue, si Dieu trouve bon de rendre sa pensйe effective et de produire cette substance. Et comme la vue de Dieu est toujours vйritable, nos perceptions le sont aussi, mais ce sont nos jugements qui sont de nous et qui nous trompent. Or nous avons dit ci-dessus et il s’ensuit de ce que nous venons de dire, que chaque substance est comme un monde а part, indйpendant de toute autre chose, hors de Dieu ; ainsi tous nos phйnomиnes, c’est-а-dire tout ce qui nous peut jamais arriver, ne sont que des suites de notre кtre ; et comme ces phйnomиnes gardent un certain ordre conforme а notre nature, ou pour ainsi dire au monde qui est en nous, qui fait que nous pouvons faire des observations utiles pour rйgler notre conduite qui sont justifiйes par le succиs des phйnomиnes futurs, et qu’ainsi nous pouvons souvent juger de l’avenir par le passй sans nous tromper, cela suffirait pour dire que ces phйnomиnes sont vйritables sans nous mettre en peine s’ils sont hors de nous et si d’autres s’en aperзoivent aussi : cependant, il est trиs vrai que les perceptions ou expressions de toutes les substances s’entre-rйpondent, en sorte que chacun suivant avec soin certaines raisons ou lois qu’il a observйes, se rencontre avec l’autre qui en fait autant, comme lorsque plusieurs s’йtant accordйs de se trouver ensemble en quelque endroit а un certain jour prйfixe, le peuvent faire effectivement s’ils veulent. Or, quoique tous expriment les mкmes phйnomиnes, ce n’est pas pour cela que leurs expressions soient parfaitement semblables, mais il suffit qu’elles soient proportionnelles ; comme plusieurs spectateurs croient voir la mкme chose, et s’entre-entendent en effet, quoique chacun voie et parle selon la mesure de sa vue. Or, il n’y a que Dieu (de qui tous les individus йmanent continuellement, et qui voit l’univers non seulement comme ils le voient, mais encore tout autrement qu’eux tous), qui soit cause de cette correspondance de leurs phйnomиnes, et qui fasse que ce qui est particulier а l’un, soit public а tous ; autrement il n’y aurait point de liaison. On pourrait donc dire en quelque faзon, et dans un bon sens, quoique йloignй de l’usage, qu’une substance particuliиre n’agit jamais sur une autre substance particuliиre et n’en pвtit non plus, si on considиre que ce qui arrive а chacune n’est qu’une suite de son idйe ou notion complиte toute seule, puisque cette idйe enferme dйjа tous les prйdicats ou йvйnements, et exprime tout l’univers. En effet, rien ne nous peut arriver que des pensйes et des perceptions, et toutes nos pensйes et nos perceptions futures ne sont que des suites, quoique contingentes, de nos pensйes et perceptions prйcйdentes, tellement que si j’йtais capable de considйrer distinctement tout ce qui m’arrive ou paraоt а cette heure, j’y pourrais voir tout ce qui m’arrivera ou me paraоtra а tout jamais ; ce qui ne manquerait pas, et m’arriverait tout de mкme, quand tout ce qui est hors de moi serait dйtruit, pourvu qu’il ne restвt que Dieu et moi. Mais comme nous attribuons а d’autres choses comme а des causes agissant sur nous ce que nous apercevons d’une certaine maniиre, il faut considйrer le fondement de ce jugement, et ce qu’il y a de vйritable.

15. ‑ L’action d’une substance finie sur l’autre ne consiste que dans l’accroissement du degrй de son expression joint а la diminution de celle de l’autre, autant que Dieu les oblige de s’accommoder ensemble.

Mais sans entrer dans une longue discussion, il suffit а prйsent, pour concilier le langage mйtaphysique avec la pratique, de remarquer que nous nous attribuons davantage et avec raison les phйnomиnes que nous exprimons plus parfaitement, et que nous attribuons aux autres substances ce que chacune exprime le mieux. Ainsi une substance qui est d’une йtendue infinie, en tant qu’elle exprime tout, devient limitйe par la maniиre de son expression plus ou moins parfaite. C’est donc ainsi qu’on peut concevoir que les substances s’entr’empкchent ou se limitent, et par consйquent on peut dire dans ce sens qu’elles agissent l’une sur l’autre, et sont obligйes pour ainsi dire de s’accommoder entre elles. Car il peut arriver qu’un changement qui augmente l’expression de l’une, diminue celle de l’autre. Or la vertu d’une substance particuliиre est de bien exprimer la gloire de Dieu, et c’est par lа qu’elle est moins limitйe. Et chaque chose quand elle exerce sa vertu ou puissance, c’est-а-dire quand elle agit, change en mieux et s’йtend, en tant qu’elle agit : lors donc qu’il arrive un changement dont plusieurs substances sont affectйes (comme en effet tout changement les touche toutes), je crois qu’on peut dire que celle qui immйdiatement par lа passe а un plus grand degrй de perfection ou а une expression plus parfaite, exerce sa puissance, et agit, et celle qui passe а un moindre degrй fait connaоtre sa faiblesse, et pвtit. Aussi tiens-je que toute action d’une substance qui a de la perfection importe quelque voluptй, et toute passion quelque douleur, et vice versa. Cependant, il peut bien arriver qu’un avantage prйsent soit dйtruit par un plus grand mal dans la suite ; d’oщ vient qu’on peut pйcher en agissant ou exerзant sa puissance et en trouvant du plaisir.

16.‑ Le concours extraordinaire de Dieu est compris dans ce que notre essence exprime, car cette expression s’йtend а tout, mais il surpasse les forces de notre nature ou notre expression distincte, laquelle est finie et suit certaines maximes subalternes.

Il ne reste а prйsent que d’expliquer comment il est possible que Dieu ait quelquefois de l’influence sur les hommes ou sur les autres substances par un concours extraordinaire et miraculeux, puisqu’il semble que rien ne leur peut arriver d’extraordinaire ni de surnaturel, vu que tous leurs йvйnements ne sont que des suites de leur nature. Mais il faut se souvenir de ce que nous avons dit ci-dessus а l’йgard des miracles dans l’univers, qui sont toujours conformes а la loi universelle de l’ordre gйnйral, quoiqu’ils soient au-dessus des maximes subalternes. Et d’autant que toute personne ou substance est comme un petit monde qui exprime le grand, on peut dire de mкme que cette action extraordinaire de Dieu sur cette substance ne laisse pas d’кtre miraculeuse, quoiqu’elle soit comprise dans l’ordre gйnйral de l’univers en tant qu’il est exprimй par l’essence ou notion individuelle de cette substance. C’est pourquoi, si nous comprenons dans notre nature tout ce qu’elle exprime, rien ne lui est surnaturel, car elle s’йtend а tout, un effet exprimant toujours sa cause et Dieu йtant la vйritable cause des substances. Mais comme ce que notre nature exprime plus parfaitement lui appartient d’une maniиre particuliиre, puisque c’est en cela que sa puissance consiste, et qu’elle est limitйe, comme je viens de l’expliquer, il y a bien des choses qui surpassent les forces de notre nature, et mкme celles de toutes les natures limitйes. Par consйquent, afin de parler plus clairement, je dis que les miracles et les concours extraordinaires de Dieu ont cela de propre qu’ils ne sauraient кtre prйvus par le raisonnement d’aucun esprit crйй, quelque йclairй qu’il soit, parce que la comprйhension distincte de l’ordre gйnйral les surpasse tous ; au lieu que tout ce qu’on appelle naturel dйpend des maximes moins gйnйrales que les crйatures peuvent comprendre. Afin donc que les paroles soient aussi irrйprйhensibles que le sens, il serait bon de lier certaines maniиres de parler avec certaines pensйes, et on pourrait appeler notre essence ou idйe, ce qui comprend tout ce que nous exprimons, et comme elle exprime notre union avec Dieu mкme, elle n’a point de limites et rien ne la passe. Mais ce qui est limitй en nous pourra кtre appelй notre nature ou notre puissance, et а cet йgard ce qui passe les natures de toutes les substances crййes, est surnaturel.

17. ‑ Exemple d’une maxime subalterne ou loi de la nature, oщ il est montrй que Dieu conserve toujours la mкme force, mais non pas la mкme quantitй de mouvement, contre les cartйsiens et plusieurs autres.

J’ai dйjа souvent fait mention des maximes subalternes ou des lois de la nature, et il semble qu’il serait bon d’en donner un exemple : communйment nos nouveaux philosophes se servent de cette rиgle fameuse que Dieu conserve toujours la mкme quantitй de mouvement dans le monde. En effet, elle est fort plausible, et du temps passй, je la tenais pour indubitable. Mais depuis j’ai reconnu en quoi consiste la faute. C’est que M. Descartes et bien d’autres habiles mathйmaticiens ont cru que la quantitй de mouvement, c’est-а-dire la vitesse multipliйe par la grandeur du mobile, convient entiиrement а la force mouvante, ou pour parler gйomйtriquement, que les forces sont en raison composйe des vitesses et des corps. Or il est bien raisonnable que la mкme force se conserve toujours dans l’univers. Aussi quand on prend garde aux phйnomиnes on voit bien que le mouvement perpйtuel mйcanique n’a point de lieu, parce qu’ainsi la force d’une machine, qui est toujours un peu diminuйe par la friction et doit finir bientфt, se rйparerait, et par consйquent s’augmenterait d’elle-mкme sans quelque impulsion nouvelle du dehors ; et on remarque aussi que la force d’un corps n’est pas diminuйe qu’а mesure qu’il en donne а quelques corps contigus ou а ses propres parties en tant qu’elles ont un mouvement а part. Ainsi ils ont cru que ce qui peut se dire de la force se pourrait aussi dire de la quantitй de mouvement. Mais, pour en montrer la diffйrence, je suppose qu’un corps tombant d’une certaine hauteur acquiert la force d’y remonter, si sa direction le porte ainsi, а moins qu’il ne se trouve quelques empкchements : par exemple un pendule remonterait parfaitement а la hauteur dont il est descendu, si la rйsistance de l’air et de quelques autres petits obstacles ne diminuaient un peu sa force acquise. Je suppose aussi qu’il faut autant de force pour йlever un corps A d’une livre а la hauteur CD de quatre toises, que d’йlever un corps B de quatre livres а la hauteur EF d’une toise. Tout cela est accordй par nos nouveaux philosophes. Il est donc manifeste que le corps A йtant tombй de la hauteur CD a acquis autant de force prйcisйment que le corps B tombй de la hauteur EF ; car le corps B йtant parvenu en F et y ayant la force de remonter jusqu’а E (par la premiиre supposition), a par consйquent la force de porter un corps de quatre livres, c’est-а-dire son propre corps, а la hauteur EF d’une toise, et de mкme le corps A йtant parvenu en D et y ayant la force de remonter jusqu’а C, a la force de porter un corps d’une livre, c’est-а-dire son propre corps, а la hauteur CD de quatre toises. Donc (par la seconde supposition) la force de ces deux corps est йgale. Voyons maintenant si la quantitй de mouvement est aussi la mкme de part et d’autre : mais c’est lа oщ on sera surpris de trouver une diffйrence grandissime. Car il a йtй dйmontrй par Galilйe que la vitesse acquise par la chute CD est double de la vitesse acquise par la chute EF, quoique la hauteur soit quadruple. Multiplions donc le corps A, qui est comme 1, par sa vitesse, qui est comme 2, le produit ou la quantitй de mouvement sera comme 2 ; et de l’autre part multiplions le corps B, qui est comme 4, par sa vitesse qui est comme 1, le produit ou la quantitй de mouvement sera comme 4 ; donc la quantitй de mouvement du corps A au point D est la moitiй de la quantitй de mouvement du corps B au point F, et cependant leurs forces sont йgales ; donc il y a bien de la diffйrence entre la quantitй de mouvement et la force, ce qu’il fallait montrer. On voit par lа comment la force doit кtre estimйe par la quantitй de l’effet qu’elle peut produire, par exemple par la hauteur а laquelle un corps pesant d’une certaine grandeur et espиce peut кtre йlevй, ce qui est bien diffйrent de la vitesse qu’on lui peut donner. Et pour lui donner le double de la vitesse, il faut plus que le double de la force. Rien n’est plus simple que cette preuve ; et M. Descartes n’est tombй ici dans l’erreur que parce qu’il se fiait trop а ses pensйes, lors mкme qu’elles n’йtaient pas encore assez mыres. Mais je m’йtonne que depuis ses sectateurs ne se sont pas aperзus de cette faute : et j’ai peur qu’ils ne commencent peu а peu d’imiter quelques pйripatйticiens, dont ils se moquent, et qu’ils ne s’accoutument comme eux de consulter plutфt les livres de leur maоtre que la raison et la nature.

18. ‑ La distinction de la force et de la quantitй de mouvement est importante entre autres pour juger qu’il faut recourir а des considйrations mйtaphysiques sйparйes de l’йtendue afin d’expliquer les phйnomиnes des corps.

Cette considйration de la force distinguйe de la quantitй de mouvement est assez importante non seulement en physique et en mйcanique pour trouver les vйritables lois de la nature et rиgles du mouvement, et pour corriger mкme plusieurs erreurs de pratique qui se sont glissйes dans les йcrits de quelques habiles mathйmaticiens, mais encore dans la mйtaphysique pour mieux entendre les principes, car le mouvement, si on n’y considиre que ce qu’il comprend prйcisйment et formellement, c’est-а-dire un changement de place, n’est pas une chose entiиrement rйelle, et quand plusieurs corps changent de situation entre eux, il n’est pas possible de dйterminer par la seule considйration de ces changements, а qui entre eux le mouvement ou le repos doit кtre attribuй, comme je pourrais faire voir gйomйtriquement, si je m’y voulais arrкter maintenant. Mais la force ou cause prochaine de ces changements est quelque chose de plus rйel, et il y a assez de fondement pour l’attribuer а un corps plus qu’а l’autre ; aussi n’est-ce que par lа qu’on peut connaоtre а qui le mouvement appartient davantage. Or cette force est quelque chose de diffйrent de la grandeur de la figure et du mouvement, et on peut juger par lа que tout ce qui est conзu dans le corps ne consiste pas uniquement dans l’йtendue et dans ses modifications, comme nos modernes se persuadent. Ainsi nous sommes encore obligйs de rйtablir quelques кtres ou formes, qu’ils ont bannis. Et il paraоt de plus en plus, quoique tous les phйnomиnes particuliers de la nature se puissent expliquer mathйmatiquement ou mйcaniquement par ceux qui les entendent, que nйanmoins les principes gйnйraux de la nature corporelle et de la mйcanique mкme sont plutфt mйtaphysiques que gйomйtriques, et appartiennent plutфt а quelques formes ou natures indivisibles comme causes des apparences qu’а la masse corporelle ou йtendue. Rйflexion qui est capable de rйconcilier la philosophie mйcanique des modernes avec la circonspection de quelques personnes intelligentes et bien intentionnйes qui craignent avec quelque raison qu’on ne s’йloigne trop des кtres immatйriels au prйjudice de la piйtй.

19. ‑ Utilitй des causes finales dans la physique.

Comme je n’aime pas de juger des gens en mauvaise part, je n’accuse pas nos nouveaux philosophes, qui prйtendent de bannir les causes finales de la physique, mais je suis nйanmoins obligй d’avouer que les suites de ce sentiment me paraissent dangereuses, surtout quand je le joins а celui que j’ai rйfutй au commencement de ce discours, qui semble aller а les фter tout а fait comme si Dieu ne se proposait aucune fin ni bien, en agissant , ou comme si le bien n’йtait pas l’objet de sa volontй. Et pour moi je tiens au contraire que c’est lа oщ il faut chercher le principe de toutes les existences et des lois de la nature, parce que Dieu se propose toujours le meilleur et le plus parfait. Je veux bien avouer que nous sommes sujets а nous abuser quand nous voulons dйterminer les fins ou conseils de Dieu, mais ce n’est que lorsque nous les voulons borner а quelque dessein particulier, croyant qu’il n’a eu en vue qu’une seule chose, au lieu qu’il a en mкme temps йgard а tout ; comme lorsque nous croyons que Dieu n’a fait le monde que pour nous, c’est un grand abus, quoiqu’il soit trиs vйritable qu’il l’a fait tout entier pour nous, et qu’il n’y a rien dans l’univers qui ne nous touche et qui ne s’accommode aussi aux йgards qu’il a pour nous, suivant les principes posйs ci-dessus. Ainsi lorsque nous voyons quelque bon effet ou quelque perfection qui arrive ou qui s’ensuit des ouvrages de Dieu, nous pouvons dire sыrement que Dieu se l’est proposйe. Car il ne fait rien par hasard, et n’est pas semblable а nous, а qui il йchappe quelquefois de bien faire. C’est pourquoi, bien loin qu’on puisse faillir en cela, comme font les politiques outrйs qui s’imaginent trop de raffinement dans les desseins des princes, ou comme font des commentateurs qui cherchent trop d’йrudition dans leur auteur ; on ne saurait attribuer trop de rйflexions а cette sagesse infinie, et il n’y a aucune matiиre oщ il y ait moins d’erreur а craindre tandis qu’on ne fait qu’affirmer, et pourvu qu’on se garde ici des propositions nйgatives qui limitent les desseins de Dieu. Tous ceux qui voient l’admirable structure des animaux se trouvent portйs а reconnaоtre la sagesse de l’auteur des choses, et je conseille а ceux qui ont quelque sentiment de piйtй et mкme de vйritable philosophie, de s’йloigner des phrases de quelques esprits forts prйtendus, qui disent qu’on voit parce qu’il se trouve qu’on a des yeux, sans que les yeux aient йtй faits pour voir. Quand on est sйrieusement dans ces sentiments qui donnent tout а la nйcessitй de la matiиre ou а un certain hasard (quoique l’un et l’autre doivent paraоtre ridicules а ceux qui entendent ce que nous avons expliquй ci-dessus), il est difficile qu’on puisse reconnaоtre un auteur intelligent de la nature. Car l’effet doit rйpondre а sa cause, et mкme il se connaоt le mieux par la connaissance de la cause et il est dйraisonnable d’introduire une intelligence souveraine ordonnatrice des choses et puis, au lieu d’employer sa sagesse, ne se servir que des propriйtйs de la matiиre pour expliquer les phйnomиnes. Comme si, pour rendre raison d’une conquкte qu’un grand prince a faite en prenant quelque place d’importance, un historien voulait dire que c’est parce que les petits corps de la poudre а canon йtant dйlivrйs а l’attouchement d’une йtincelle se sont йchappйs avec une vitesse capable de pousser un corps dur et pesant contre les murailles de la place, pendant que les branches des petits corps qui composent le cuivre du canon йtaient assez bien entrelacйes, pour ne se pas disjoindre par cette vitesse ; au lieu de faire voir comment la prйvoyance du conquйrant lui a fait choisir le temps et les moyens convenables, et comment sa puissance a surmontй tous les obstacles.

 

20 ‑ Passage remarquable de Socrate chez Platon contre les philosophes trop matйriels.

 

Cela me fait souvenir d’un beau passage de Socrate dans le Phйdon de Platon, qui est merveilleusement conforme а mes sentiments sur ce point, et semble кtre fait exprиs contre nos philosophes trop matйriels. Aussi ce rapport m’a donnй envie de le traduire, quoiqu’il soit un peu long ; peut-кtre que cet йchantillon pourra donner occasion а quelqu’un de nous faire part de quantitй d’autres pensйes belles et solides qui se trouvent dans les йcrits de ce fameux auteur. « J’entendis un jour, dit-il, quelqu’un lire dans un livre d’Anaxagore, oщ il y avait ces paroles qu’un кtre intelligent йtait cause de toutes choses, et qu’il les avait disposйes et ornйes. Cela me plut extrкmement, car je croyais que si le monde йtait l’effet d’une intelligence, tout serait fait de la maniиre la plus parfaite qu’il eыt йtй possible. C’est pourquoi je croyais que celui qui voudrait rendre raison pourquoi les choses s’engendrent ou pйrissent ou subsistent devrait chercher ce qui serait convenable а la perfection de chaque chose. Ainsi l’homme n’aurait а considйrer en soi ou en quelque autre chose que ce qui serait le meilleur et le plus parfait. Car celui qui connaоtrait le plus parfait jugerait aisйment par lа de ce qui serait imparfait, parce qu’il n’y a qu’une mкme science de l’un et de l’autre. Considйrant tout ceci, je me rйjouissais d’avoir trouvй un maоtre qui pourrait enseigner les raisons des choses : par exemple, si la terre йtait plutфt ronde que plate, et pourquoi il ait йtй mieux qu’elle fыt ainsi qu’autrement. De plus, je m’attendais qu’en disant que la terre est au milieu de l’univers, ou non, il m’expliquerait pourquoi cela ait йtй le plus convenable. Et qu’il m’en dirait autant du soleil, de la lune, des йtoiles et de leurs mouvements. Et qu’enfin, aprиs avoir montrй ce qui serait convenable а chaque chose en particulier, il me montrerait ce qui serait le meilleur en gйnйral. Plein de cette espйrance, je pris et je parcourus les livres d’Anaxagore avec grand empressement ; mais je me trouvai bien йloignй de mon compte, car je fus surpris de voir qu’il ne se servait point de cette intelligence gouvernatrice qu’il avait mise en avant, qu’il ne parlait plus de l’ornement ni de la perfection des choses, et qu’il introduisait certaines matiиres йthйriennes peu vraisemblables. En quoi il faisait comme celui qui, ayant dit que Socrate fait les choses avec intelligence, et venant par aprиs а expliquer en particulier les causes de ses actions, dirait qu’il est assis ici, parce qu’il a un corps composй d’os, de chair et de nerfs, que les os sont solides, mais qu’ils ont des intervalles ou junctures, que les nerfs peuvent кtre tendus et relвchйs, que c’est par lа que le corps est flexible et enfin que je suis assis. Ou si voulant rendre raison de ce prйsent discours, il aurait recours а l’air, aux organes de voix et d’ouпe, et semblables choses, oubliant cependant les vйritables causes, savoir que les Athйniens ont cru qu’il serait mieux fait de me condamner que de m’absoudre, et que j’ai cru, moi, mieux faire de demeurer assis ici que de m’enfuir. Car ma foi, sans cela, il y a longtemps que ces nerfs et ces os seraient auprиs des Bйotiens et Mйgariens, si je n’avais pas trouvй qu’il est plus juste et plus honnкte а moi de souffrir la peine que la patrie me veut imposer, que de vivre ailleurs vagabond et exilй. C’est pourquoi il est dйraisonnable d’appeler ces os et ces nerfs et leurs mouvements des causes. Il est vrai que celui qui dirait que je ne saurais faire tout ceci sans os et sans nerfs aurait raison, mais autre chose est ce qui est la vйritable cause et ce qui n’est qu’une condition sans laquelle la cause ne saurait кtre cause. Les gens qui disent seulement, par exemple, que le mouvement des corps а l’entour soutient la terre lа oщ elle est, oublient que la puissance divine dispose tout de la plus belle maniиre, et ne comprennent pas que c’est le bien et le beau qui joint, qui forme et qui maintient le monde. » Jusqu’ici Socrate, car ce qui s’ensuit chez Platon des idйes ou formes n’est pas moins excellent, mais il est un peu plus difficile.

21. ‑ Si les rиgles mйcaniques dйpendaient de la seule gйomйtrie sans la mйtaphysique, les phйnomиnes seraient tout autres.

Or, puisqu’on a toujours reconnu la sagesse de Dieu dans le dйtail de la structure mйcanique de quelques corps particuliers, il faut bien qu’elle se soit montrйe aussi dans l’йconomie gйnйrale du monde et dans la constitution des lois de la nature. Ce qui est si vrai qu’on remarque les conseils de cette sagesse dans les lois du mouvement en gйnйral. Car s’il n’y avait dans les corps qu’une masse йtendue, et s’il n’y avait dans le mouvement que le changement de place, et si tout se devait et pouvait dйduire de ces dйfinitions toutes seules par une nйcessitй gйomйtrique, il s’ensuivrait, comme j’ai montrй ailleurs, que le moindre corps donnerait au plus grand qui serait en repos et qu’il rencontrerait, la mкme vitesse qu’il a, sans perdre quoi que ce soit de la sienne : et il faudrait admettre quantitй d’autres telles rиgles tout а fait contraires а la formation d’un systиme. Mais le dйcret de la sagesse divine de conserver toujours la mкme force et la mкme direction en somme, y a pourvu. Je trouve mкme que plusieurs effets de la nature se peuvent dйmontrer doublement, savoir par la considйration de la cause efficiente, et encore а part par la considйration de la cause finale, en se servant par exemple du dйcret de Dieu de produire toujours son effet par les voies les plus aisйes et les plus dйterminйes, comme j’ai fait voir ailleurs en rendant raison des rиgles de la catoptrique et de la dioptrique, et en dirai davantage tantфt.

22. ‑ Conciliation des deux voies par les finales et par les efficientes pour satisfaire tant а ceux qui expliquent la nature mйcaniquement qu’а ceux qui ont recours а des natures incorporelles.

Il est bon de faire cette remarque pour concilier ceux qui espиrent d’expliquer mйcaniquement la formation de la premiиre tissure d’un animal et de toute la machine des parties, avec ceux qui rendent raison de cette mкme structure par les causes finales. L’un et l’autre est bon, l’un et l’autre peut кtre utile, non seulement pour admirer l’artifice du grand ouvrier, mais encore pour dйcouvrir quelque chose d’utile dans la physique et dans la mйdecine. Et les auteurs qui suivent ces routes diffйrentes ne devraient point se maltraiter. Car je vois que ceux qui s’attachent а expliquer la beautй de la divine anatomie, se moquent des autres qui s’imaginent qu’un mouvement de certaines liqueurs qui paraоt fortuit a pu faire une si belle variйtй de membres, et traitent ces gens lа de tйmйraires et de profanes. Et ceux-ci au contraire traitent les premiers de simples et de superstitieux, semblables а ces anciens qui prenaient les physiciens pour impies, quand ils soutenaient que ce n’est pas Jupiter qui tonne, mais quelque matiиre qui se trouve dans les nues. Le meilleur serait de joindre l’une et l’autre considйration, car s’il est permis de se servir d’une basse comparaison, je reconnais et j’exalte l’adresse d’un ouvrier non seulement en montrant quels desseins il a eus en faisant les piиces de sa machine, mais encore en expliquant les instruments dont il s’est servi pour faire chaque piиce, surtout quand ces instruments sont simples et ingйnieusement controuvйs. Et Dieu est assez habile artisan pour produire une machine encore plus ingйnieuse mille fois que celle de notre corps, en ne se servant que de quelques liqueurs assez simples expressйment formйes en sorte qu’il ne faille que les lois ordinaires de la nature pour les dйmкler comme il faut afin de produire un effet si admirable ; mais il est vrai aussi que cela n’arriverait point, si Dieu n’йtait pas auteur de la nature. Cependant je trouve que la voie des causes efficientes, qui est plus profonde en effet et en quelque faзon plus immйdiate et a priori, est en rйcompense assez difficile, quand on vient au dйtail, et je crois que nos philosophes le plus souvent en sont encore bien йloignйs. Mais la voie des finales est plus aisйe, et ne laisse pas de servir souvent а deviner des vйritйs importantes et utiles qu’on serait bien longtemps а chercher par cette autre route plus physique, dont l’anatomie peut fournir des exemples considйrables. Aussi tiens-je que Snellius qui est le premier inventeur des rиgles de la rйfraction aurait attendu longtemps а les trouver, s’il avait voulu chercher premiиrement comment la lumiиre se forme. Mais il a suivi apparemment la mйthode dont les anciens se sont servis pour la catoptrique, qui est en effet par les finales. Car cherchant la voie la plus aisйe pour conduire un rayon d’un point donnй а un autre point donnй par la rйflexion d’un plan donnй (supposant que c’est le dessein de la nature), ils ont trouvй l’йgalitй des angles d’incidence et de rйflexion, comme l’on peut voir dans un petit traitй d’Hйliodore de Larisse, et ailleurs. Ce que M. Snellius, comme je crois, et aprиs lui (quoique sans rien savoir de lui), M. Fermat ont appliquй plus ingйnieusement а la rйfraction. Car lorsque les rayons observent dans les mкmes milieux la mкme proportion des sinus qui est aussi celle des rйsistances des milieux, il se trouve que c’est la voie la plus aisйe ou du moins la plus dйterminйe pour passer d’un point donnй dans un milieu а un point donnй dans un autre. Et il s’en faut beaucoup que la dйmonstration de ce mкme thйorиme que M Descartes a voulu donner par la voie des efficientes, soit aussi bonne. Au moins y a-t-il lieu de soupзonner qu’il ne l’aurait jamais trouvйe par lа, s’il n’avait rien appris en Hollande de la dйcouverte de Snellius.

23. ‑ Pour revenir aux substances immatйrielles, on explique comment Dieu agit sur l’entendement des esprits et si on a toujours l’idйe de ce qu’on pense.

J’ai trouvй а propos d’insister un peu sur ces considйrations des finales, des natures incorporelles et d’une cause intelligente avec rapport aux corps, pour en faire connaоtre l’usage jusque dans la physique et dans les mathйmatiques, afin de purger, d’une part, la philosophie mйcanique de la profanitй qu’on lui impute, et de l’autre part, d’йlever l’esprit de nos philosophes des considйrations matйrielles toutes seules а des mйditations plus nobles. Maintenant, il sera а propos de retourner des corps aux natures immatйrielles et particuliиrement aux esprits, et de dire quelque chose de la maniиre dont Dieu se sert pour les йclairer et pour agir sur eux, oщ il ne faut point douter qu’il n’y ait aussi certaines lois de nature, de quoi je pourrais parler plus amplement ailleurs. Maintenant, il suffira de toucher quelque chose des idйes, et si nous voyons toutes choses en Dieu, et comment Dieu est notre lumiиre. Or, il sera а propos de remarquer que le mauvais usage des idйes donne occasion а plusieurs erreurs. Car, quand on raisonne de quelque chose, on s’imagine d’avoir une idйe de cette chose, et c’est le fondement sur lequel quelques philosophes anciens et nouveaux ont bвti une certaine dйmonstration de Dieu qui est fort imparfaite. Car, disent-ils, il faut bien que j’aie une idйe de Dieu ou d’un кtre parfait, puisque je pense а lui, et on ne saurait penser sans idйe ; or, l’idйe de cet кtre enferme toutes les perfections, et l’existence en est une, par consйquent il existe. Mais comme nous pensons souvent а des chimиres impossibles, par exemple au dernier degrй de la vitesse, au plus grand nombre, а la rencontre de la conchoпde avec sa base ou rиgle, ce raisonnement ne suffit pas. C’est donc en ce sens, qu’on peut dire, qu’il y a des idйes vraies et fausses, selon que la chose dont il s’agit est possible ou non. Et c’est alors qu’on peut se vanter d’avoir une idйe de la chose, lorsqu’on est assurй de sa possibilitй. Ainsi l’argument susdit prouve au moins que Dieu existe nйcessairement, s’il est possible. Ce qui est en effet un excellent privilиge de la nature divine, de n’avoir besoin que de sa possibilitй ou essence pour exister actuellement, et c’est justement ce qu’on appelle Ens a se.

24. ‑ Ce que c’est qu’une connaissance claire ou obscure ; distincte ou confuse, adйquate et intuitive ou suppositive ; dйfinition nominale, rйelle, causale, essentielle.

Pour mieux entendre la nature des idйes, il faut toucher quelque chose de la variйtй des connaissances. Quand je puis reconnaоtre une chose parmi les autres, sans pouvoir dire en quoi consistent ses diffйrences ou propriйtйs, la connaissance est confuse. C’est ainsi que nous connaissons quelquefois clairement, sans кtre en doute en aucune faзon, si un poиme ou bien un tableau est bien ou mal fait, parce qu’il y a un je ne sais quoi qui nous satisfait ou qui nous choque. Mais lorsque je puis expliquer les marques que j’ai, la connaissance s’appelle distincte. Et telle est la connaissance d’un essayeur, qui discerne le vrai or du faux par le moyen de certaines йpreuves ou marques qui font la dйfinition de l’or. Mais la connaissance distincte a des degrйs, car ordinairement les notions qui entrent dans la dйfinition auraient besoin elles-mкmes de dйfinition et ne sont connues que confusйment. Mais lorsque tout ce qui entre dans une dйfinition ou connaissance distincte est connu distinctement, jusqu’aux notions primitives, j’appelle cette connaissance adйquate. Et quand mon esprit comprend а la fois et distinctement tous les ingrйdients primitifs d’une notion, il en a une connaissance intuitive qui est bien rare, la plupart des connaissances humaines n’йtant que confuses ou bien suppositives. Il est bon aussi de discerner les dйfinitions nominales et les rйelles : j’appelle dйfinition nominale, lorsqu’on peut encore douter si la notion dйfinie est possible, comme par exemple si je dis qu’une vis sans fin est une ligne solide dont les parties sont congruentes ou peuvent incйder l’une sur l’autre ; celui qui ne connaоt pas d’ailleurs ce que c’est qu’une vis sans fin pourra douter si une telle ligne est possible, quoique en effet ce soit une propriйtй rйciproque de la vis sans fin, car les autres lignes dont les parties sont congruentes (qui ne sont que la circonfйrence du cercle et la ligne droite) sont planes, c’est-а-dire se peuvent dйcrire in plano. Cela fait voir que toute propriйtй rйciproque peut servir а une dйfinition nominale, mais lorsque la propriйtй donne а connaоtre la possibilitй de la chose, elle fait la dйfinition rйelle ; et tandis qu’on n’a qu’une dйfinition nominale, on ne saurait s’assurer des consйquences qu’on en tire, car, si elle cachait quelque contradiction ou impossibilitй, on en pourrait tirer des conclusions opposйes. C’est pourquoi les vйritйs ne dйpendent point des noms, et ne sont point arbitraires comme quelques nouveaux philosophes ont cru. Au reste, il y a encore bien de la diffйrence entre les espиces des dйfinitions rйelles, car quand la possibilitй ne se prouve que par expйrience, comme dans la dйfinition du vif-argent dont on connaоt la possibilitй parce qu’on sait qu’un tel corps se trouve effectivement qui est un fluide extrкmement pesant et nйanmoins assez volatile, la dйfinition est seulement rйelle et rien davantage ; mais lorsque la preuve de la possibilitй se fait a priori, la dйfinition est encore rйelle et causale, comme lorsqu’elle contient la gйnйration possible de la chose ; et quand elle pousse l’analyse а bout jusqu’aux notions primitives, sans rien supposer qui ait besoin de preuve a priori de sa possibilitй, la dйfinition est parfaite ou essentielle.

25. ‑ En quel cas notre connaissance est jointe а la contemplation de l’idйe.

Or, il est manifeste que nous n’avons aucune idйe d’une notion quand elle est impossible. Et lorsque la connaissance n’est que suppositive, quand nous aurions l’idйe, nous ne la contemplons point, car une telle notion ne se connaоt que de la mкme maniиre que les notions occultement impossibles, et si elle est possible, ce n’est pas par cette maniиre de connaоtre qu’on l’apprend. Par exemple, lorsque je pense а mille ou а un chiliogone, je le fais souvent sans en contempler l’idйe (comme lorsque je dis que mille est dix fois cent), sans me mettre en peine de penser ce que c’est que 10 et 100, parce que je suppose de le savoir et ne crois pas d’avoir besoin а prйsent de m’arrкter а le concevoir. Ainsi, il pourra bien arriver, comme il arrive en effet assez souvent, que je me trompe а l’йgard d’une notion que je suppose ou crois d’entendre, quoique dans la vйritй elle soit impossible, ou au moins incompatible avec les autres auxquelles je la joins, et soit que je me trompe ou que je ne me trompe point, cette maniиre suppositive de concevoir demeure la mкme. Ce n’est donc que lorsque notre connaissance est claire dans les notions confuses, ou lorsqu’elle est intuitive dans les distinctes, que nous en voyons l’idйe entiиre.

26. ‑ Que nous avons en nous toutes les idйes ; et de la rйminiscence de Platon.

Pour bien concevoir ce que c’est qu’idйe, il faut prйvenir une йquivocation, car plusieurs prennent l’idйe pour la forme ou diffйrence de nos pensйes, et de cette maniиre nous n’avons l’idйe dans l’esprit qu’en tant que nous y pensons, et toutes les fois que nous y pensons de nouveau, nous avons d’autres idйes de la mкme chose, quoique semblables aux prйcйdentes. Mais il semble que d’autres prennent l’idйe pour un objet immйdiat de la pensйe ou pour quelque forme permanente qui demeure lorsque nous ne la contemplons point. Et, en effet, notre вme a toujours en elle la qualitй de se reprйsenter quelque nature ou forme que ce soit, quand l’occasion se prйsente d’y penser. Et je crois que cette qualitй de notre вme en tant qu’elle exprime quelque nature, forme ou essence, est proprement l’idйe de la chose, qui est en nous, et qui est toujours en nous, soit que nous y pensions ou non. Car notre вme exprime Dieu et l’univers, et toutes les essences aussi bien que toutes les existences. Cela s’accorde avec mes principes, car naturellement rien ne nous entre dans l’esprit par le dehors, et c’est une mauvaise habitude que nous avons de penser comme si notre вme recevait quelques espиces messagиres et comme si elle avait des portes et des fenкtres. Nous avons dans l’esprit toutes ces formes, et mкme de tout temps, parce que l’esprit exprime toujours toutes ses pensйes futures, et pense dйjа confusйment а tout ce qu’il pensera jamais distinctement. Et rien ne nous saurait кtre appris, dont nous n’ayons dйjа dans l’esprit l’idйe qui est comme la matiиre dont cette pensйe se forme. C’est ce que Platon a excellemment bien considйrй, quand il a mis en avant sa rйminiscence qui a beaucoup de soliditй, pourvu qu’on la prenne bien, qu’on la purge de l’erreur de la prйexistence, et qu’on ne s’imagine point que l’вme doit dйjа avoir su et pensй distinctement autrefois ce qu’elle apprend et pense maintenant. Aussi a-t-il confirmй son sentiment par une belle expйrience, introduisant un petit garзon qu’il mиne insensiblement а des vйritйs trиs difficiles de la gйomйtrie touchant les incommensurables, sans lui rien apprendre, en faisant seulement des demandes par ordre et а propos. Ce qui fait voir que notre вme sait tout cela virtuellement, et n’a besoin que d’animadversion pour connaоtre les vйritйs, et, par consйquent, qu’elle a au moins ses idйes dont ces vйritйs dйpendent. On peut mкme dire qu’elle possиde dйjа ces vйritйs, quand on les prend pour les rapports des idйes.

27. ‑ Comment notre вme peut кtre comparйe а des tablettes vides et comment nos notions viennent des sens.

Aristote a mieux aimй de comparer notre вme а des tablettes encore vides oщ il y a place pour йcrire, et il a soutenu que rien n’est dans notre entendement qui ne vienne des sens. Cela s’accorde davantage avec les notions populaires, comme c’est la maniиre d’Aristote, au lieu que Platon va plus au fond. Cependant, ces sortes de doxologies ou practicologies peuvent passer dans l’usage ordinaire а peu prиs comme nous voyons que ceux qui suivent Copernic ne laissent pas de dire que le soleil se lиve et se couche. Je trouve mкme souvent qu’on leur peut donner un bon sens, suivant lequel elles n’ont rien de faux, comme j’ai remarquй dйjа de quelle faзon on peut dire vйritablement que les substances particuliиres agissent l’une sur l’autre, et dans ce mкme sens, on peut dire aussi que nous recevons de dehors des connaissances par le ministиre des sens, parce que quelques choses extйrieures contiennent ou expriment plus particuliиrement les raisons qui dйterminent notre вme а certaines pensйes. Mais quand il s’agit de l’exactitude des vйritйs mйtaphysiques, il est important de reconnaоtre l’йtendue et l’indйpendance de notre вme qui va infiniment plus loin que le vulgaire ne pense, quoique dans l’usage ordinaire de la vie on ne lui attribue que ce dont on s’aperзoit plus manifestement, et ce qui nous appartient d’une maniиre particuliиre, car il n’y sert de rien d’aller plus avant. Il serait bon cependant de choisir des termes propres а l’un et а l’autre sens pour йviter l’йquivocation. Ainsi ces expressions qui sont dans notre вme, soit qu’on les conзoive ou non, peuvent кtre appelйes idйes, mais celles qu’on conзoit ou forme, se peuvent dire notions, conceptus. Mais de quelque maniиre qu’on le prenne, il est toujours faux de dire que toutes nos notions viennent des sens qu’on appelle extйrieurs, car celles que j’ai de moi et de mes pensйes, et par consйquent de l’кtre, de la substance, de l’action, de l’identitй, et de bien d’autres, viennent d’une expйrience internes.

28. ‑ Dieu seul est l’objet immйdiat de nos perceptions qui existe hors de nous, et lui seul est notre lumiиre.

Or, dans la rigueur de la vйritй mйtaphysique, il n’y a point de cause externe qui agisse sur nous, exceptй Dieu seul, et lui seul se communique а nous immйdiatement en vertu de notre dйpendance continuelle. D’oщ il s’ensuit qu’il n’y a point d’autre objet externe qui touche notre вme et qui excite immйdiatement notre perception. Aussi n’avons-nous dans notre вme les idйes de toutes choses, qu’en vertu de l’action continuelle de Dieu sur nous, c’est-а-dire parce que tout effet exprime sa cause, et qu’ainsi l’essence de notre вme est une certaine expression, imitation ou image de l’essence, pensйe et volontй divine et de toutes les idйes qui y sont comprises. On peut donc dire que Dieu seul est notre objet immйdiat hors de nous, et que nous voyons toutes choses par lui ; par exemple, lorsque nous voyons le soleil et les astres, c’est Dieu qui nous en a donnй et qui nous en conserve les idйes, et qui nous dйtermine а y penser effectivement, par son concours ordinaire, dans le temps que nos sens sont disposйs d’une certaine maniиre, suivant les lois qu’il a йtablies. Dieu est le soleil et la lumiиre des вmes, lumen illuminans omnem hominem venientem in hunc mundum ; et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on est dans ce sentiment. Aprиs la sainte Ecriture et les Pиres, qui ont toujours йtй plutфt pour Platon que pour Aristote, je me souviens d’avoir remarquй autrefois que du temps des scolastiques, plusieurs ont cru que Dieu est la lumiиre de l’вme, et, selon leur maniиre de parler, intellectus agens animae rationalis. Les averroпstes l’ont tournй dans un mauvais sens, mais d’autres, parmi lesquels je crois que Guillaume de Saint-Amour s’est trouvй, et plusieurs thйologiens mystiques, l’ont pris d’une maniиre digne de Dieu et capable d’йlever l’вme а la connaissance de son bien.

29. ‑ Cependant nous pensons immйdiatement par nos propres idйes et non par celles de Dieu.

Cependant je ne suis pas dans le sentiment de quelques habiles philosophes, qui semblent soutenir que nos idйes mкmes sont en Dieu, et nullement en nous. Cela vient а mon avis de ce qu’ils n’ont pas assez considйrй encore ce que nous venons d’expliquer ici touchant les substances, ni toute l’йtendue et indйpendance de notre вme, qui fait qu’elle enferme tout ce qui lui arrive, et qu’elle exprime Dieu et avec lui tous les кtres possibles et actuels, comme un effet exprime sa cause. Aussi est-ce une chose inconcevable que je pense par les idйes d’autrui. Il faut bien aussi que l’вme soit affectйe effectivement d’une certaine maniиre, lorsqu’elle pense а quelque chose, et il faut qu’il y ait en elle par avance non seulement la puissance passive de pouvoir кtre affectйe ainsi, laquelle est dйjа toute dйterminйe, mais encore une puissance active, en vertu de laquelle il y a toujours eu dans sa nature des marques de la production future de cette pensйe et des dispositions а la produire en son temps. Et tout ceci enveloppe dйjа l’idйe comprise dans cette pensйe.

30. ‑ Comme Dieu incline notre вme sans la nйcessiter ; qu’on n’a point le droit de se plaindre, et qu’il ne faut point demander pourquoi Judas pиche, mais seulement pourquoi Judas le pйcheur est admis а l’existence prйfйrablement а quelques autres personnes possibles. De l’imperfection originale avant le pйchй, et des degrйs de la grвce.

Pour ce qui est de l’action de Dieu sur la volontй humaine, il y a quantitй de considйrations assez difficiles, qu’il serait long de poursuivre ici. Nйanmoins, voici ce qu’on peut dire en gros. Dieu en concourant а nos actions ordinairement ne fait que suivre les lois qu’il a йtablies, c’est-а-dire il conserve et produit continuellement notre кtre, en sorte que les pensйes nous arrivent spontanйment ou librement dans l’ordre que la notion de notre substance individuelle porte, dans laquelle on pouvait les prйvoir de toute йternitй. De plus, en vertu du dйcret qu’il a fait que la volontй tendrait toujours au bien apparent, en exprimant ou imitant la volontй de Dieu sous des certains aspects particuliers, а l’йgard desquels ce bien apparent a toujours quelque chose de vйritable, il dйtermine la nфtre au choix de ce qui paraоt le meilleur, sans la nйcessiter nйanmoins. Car, absolument parlant, elle est dans l’indiffйrence en tant qu’on l’oppose а la nйcessitй, et elle a le pouvoir de faire autrement ou de suspendre encore tout а fait son action, l’un et l’autre parti йtant et demeurant possible. Il dйpend donc de l’вme de se prйcautionner contre les surprises des apparences par une ferme volontй de faire des rйflexions, et de ne point agir ni juger en certaines rencontres qu’aprиs avoir bien mыrement dйlibйrй. Il est vrai cependant et mкme il est assurй de toute йternitй que quelque вme ne se servira pas de ce pouvoir dans une telle rencontre. Mais qui en peut mais ? et se peut-elle plaindre que d’elle-mкme ? Car toutes ces plaintes aprиs le fait sont injustes, quand elles auraient йtй injustes avant le fait. Or, cette вme, un peu avant que de pйcher, aurait-elle bonne grвce de se plaindre de Dieu comme s’il la dйterminait au pйchй ? Les dйterminations de Dieu en ces matiиres йtant des choses qu’on ne saurait prйvoir, d’oщ sait-elle qu’elle est dйterminйe а pйcher, sinon lorsqu’elle pиche dйjа effectivement ? Il ne s’agit que de ne pas vouloir et Dieu ne saurait proposer une condition plus aisйe et plus juste ; aussi tous les juges, sans chercher les raisons qui ont disposй un homme а avoir une mauvaise volontй, ne s’arrкtent qu’а considйrer combien cette volontй est mauvaise. Mais peut-кtre qu’il est assurй de toute йternitй que je pйcherai ? Rйpondez-vous vous-mкme : peut-кtre que non ; et sans songer а ce que vous ne sauriez connaоtre, et qui ne vous peut donner aucune lumiиre, agissez suivant votre devoir que vous connaissez. Mais dira quelque autre, d’oщ vient que cet homme fera assurйment ce pйchй ? La rйponse est aisйe, c’est qu’autrement ce ne serait pas cet homme. Car Dieu voit de tout temps qu’il y aura un certain Judas dont la notion ou idйe que Dieu en a contient cette action future libre. Il ne reste donc que cette question, pourquoi un tel Judas, le traоtre, qui n’est que possible dans l’idйe de Dieu, existe actuellement. Mais а cette question il n’y a point de rйponse а attendre ici-bas, si ce n’est qu’en gйnйral on doit dire que, puisque Dieu a trouvй bon qu’il existвt, nonobstant le pйchй qu’il prйvoyait, il faut que ce mal se rйcompense avec usure dans l’univers, que Dieu en tirera un plus grand bien, et qu’il se trouvera en somme que cette suite des choses dans laquelle l’existence de ce pйcheur est comprise, est la plus parfaite parmi toutes les autres faзons possibles. Mais d’expliquer toujours l’admirable йconomie de ce choix, cela ne se peut pendant que nous sommes voyageurs dans ce monde ; c’est assez de le savoir sans le comprendre. Et c’est ici qu’il est temps de reconnaоtre altitudinem divitiarum, la profondeur et l’abоme de la divine sagesse, sans chercher un dйtail qui enveloppe des considйrations infinies. On voit bien cependant que Dieu n’est pas la cause du mal. Car, non seulement aprиs la perte de l’innocence des hommes le pйchй originel s’est emparй de l’вme, mais encore auparavant il y avait une limitation ou imperfection originale connaturelle а toutes les crйatures, qui les rend peccables ou capables de manquer. Ainsi, il n’y a pas plus de difficultй а l’йgard des supralapsaires qu’а l’йgard des autres. Et c’est а quoi se doit rйduire а mon avis le sentiment de saint Augustin et d’autres auteurs que la racine du mal est dans le nйant, c’est-а-dire dans la privation ou limitation des crйatures, а laquelle Dieu remйdie gracieusement par le degrй de perfection qu’il lui plaоt de donner. Cette grвce de Dieu, soit ordinaire ou extraordinaire, a ses degrйs et ses mesures, elle est toujours efficace en elle-mкme pour produire un certain effet proportionnй, et de plus elle est toujours suffisante non seulement pour nous garantir du pйchй, mais mкme pour produire le salut, en supposant que l’homme s’y joigne par ce qui est de lui ; mais elle n’est pas toujours suffisante а surmonter les inclinations de l’homme, car autrement il ne tiendrait plus а rien, et cela est rйservй а la seule grвce absolument efficace qui est toujours victorieuse, soit qu’elle le soit par elle-mкme, ou par la congruitй des circonstances.

31. ‑ Des motifs de l’йlection, de la foi prйvue, de la science moyenne, du dйcret absolu, et que tout se rйduit а la raison pourquoi Dieu a choisi pour l’existence une telle personne possible, dont la notion enferme une telle suite de grвces et d’actions libres ; ce qui fait cesser tout d’un coup les difficultйs.

Enfin les grвces de Dieu sont des grвces toutes pures, sur lesquelles les crйatures n’ont rien а prйtendre : pourtant, comme il ne suffit pas, pour rendre raison du choix de Dieu qu’il fait dans la dispensation de ces grвces, de recourir а la prйvision absolue ou conditionnelle des actions futures des hommes, il ne faut pas aussi s’imaginer des dйcrets absolus, qui n’aient aucun motif raisonnable. Pour ce qui est de la foi ou des bonnes oeuvres prйvues, il est trиs vrai que Dieu n’a йlu que ceux dont il prйvoyait la foi et la charitй, quos se fide donaturum praescivit, mais la mкme question revient, pourquoi Dieu donnera aux uns plutфt qu’aux autres la grвce de la foi ou des bonnes oeuvres. Et quant а cette science de Dieu, qui est la prйvision non pas de la foi et des bons actes, mais de leur matiиre et prйdisposition ou de ce que l’homme y contribuerait de son cфtй (puisqu’il est vrai qu’il y a de la diversitй du cфtй des hommes lа oщ il y en a du cфtй de la grвce, et qu’en effet il faut bien que l’homme, quoiqu’il ait besoin d’кtre excitй au bien et converti, y agisse aussi par aprиs), il semble а plusieurs qu’on pourrait dire que Dieu voyant ce que l’homme ferait sans la grвce ou assistance extraordinaire, ou au moins ce qu’il y aura de son cфtй faisant abstraction de la grвce, pourrait se rйsoudre а donner la grвce а ceux dont les dispositions naturelles seraient les meilleures ou au moins les moins imparfaites ou moins mauvaises. Mais quand cela serait, on peut dire que ces dispositions naturelles, autant qu’elles sont bonnes, sont encore l’effet d’une grвce bien qu’ordinaire, Dieu ayant avantagй les uns plus que les autres : et puisqu’il sait bien que ces avantages naturels qu’il donne serviront de motif а la grвce ou assistance extraordinaire, suivant cette doctrine, n’est-il pas vrai qu’enfin le tout se rйduit entiиrement а sa misйricorde ? Je crois donc (puisque nous ne savons pas combien ou comment Dieu a йgard aux dispositions naturelles dans la dispensation de la grвce) que le plus exact et le plus sыr est de dire, suivant nos principes et comme j’ai dйjа remarquй, qu’il faut qu’il y ait parmi les кtres possibles la personne de Pierre ou de Jean, dont la notion ou idйe contient toute cette suite de grвces ordinaires et extraordinaires et tout le reste de ces йvйnements avec leurs circonstances, et qu’il a plu а Dieu de la choisir parmi une infinitй d’autres personnes йgalement possibles, pour exister actuellement : aprиs quoi il semble qu’il n’y a plus rien а demander et que toutes les difficultйs s’йvanouissent. Car, quant а cette seule et grande demande, pourquoi il a plu а Dieu de la choisir parmi tant d’autres personnes possibles, il faut кtre bien dйraisonnable pour ne se pas contenter des raisons gйnйrales que nous avons donnйes, dont le dйtail nous passe. Ainsi, au lieu de recourir а un dйcret absolu qui йtant sans raison est dйraisonnable, ou а des raisons qui n’achиvent point de rйsoudre la difficultй et ont besoin d’autres raisons, le meilleur sera de dire conformйment а saint Paul, qu’il y a а cela certaines grandes raisons de sagesse ou de congruitй inconnues aux mortels et fondйes sur l’ordre gйnйral, dont le but est la plus grande perfection de l’univers, que Dieu a observйes. C’est а quoi reviennent les motifs de la gloire de Dieu et de la manifestation de sa justice aussi bien que de sa misйricorde et gйnйralement de ses perfections, et enfin cette profondeur immense des richesses dont le mкme saint Paul avait l’вme ravie.

32. ‑ Utilitй de ces principes en matiиre de piйtй et de religion.

Au reste, il semble que les pensйes que nous venons d’expliquer et particuliиrement le grand principe de la perfection des opйrations de Dieu et celui de la notion de la substance qui enferme tous ses йvйnements avec toutes leurs circonstances, bien loin de nuire, servent а confirmer la religion, а dissiper des difficultйs trиs grandes, а enflammer les вmes d’un amour divin et а йlever les esprits а la connaissance des substances incorporelles bien plus que les hypothиses qu’on a vues jusqu’ici. Car on voit fort clairement que toutes les autres substances dйpendent de Dieu comme les pensйes йmanent de notre substance, que Dieu est tout en tous, et qu’il est uni intimement а toutes les crйatures, а mesure nйanmoins de leur perfection, que c’est lui qui seul les dйtermine au dehors par son influence, et si agir est dйterminer immйdiatement, on peut dire en ce sens dans le langage de mйtaphysique, que Dieu seul opиre sur moi, et seul me peut faire du bien ou du mal, les autres substances ne contribuant qu’а la raison de ces dйterminations, а cause que Dieu ayant йgard а toutes, partage ses bontйs et les oblige а s’accommoder entre elles. Aussi Dieu seul fait la liaison et la communication des substances, et c’est par lui que les phйnomиnes des uns se rencontrent et s’accordent avec ceux des autres, et par consйquent qu’il y a de la rйalitй dans nos perceptions. Mais dans la pratique on attribue l’action aux raisons particuliиres dans le sens que j’ai expliquй ci-dessus, parce qu’il n’est pas nйcessaire de faire toujours mention de la cause universelle dans les cas particuliers. On voit aussi que toute substance a une parfaite spontanйitй (qui devient libertй dans les substances intelligentes), que tout ce qui lui arrive est une suite de son idйe ou de son кtre et que rien ne la dйtermine exceptй Dieu seul. Et c’est pour cela qu’une personne dont l’esprit йtait fort relevй et dont la saintetй est fort rйvйrйe, avait coutume de dire, que l’вme doit souvent penser comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde. Or, rien ne fait comprendre plus fortement l’immortalitй que cette indйpendance et cette йtendue de l’вme qui la met absolument а couvert de toutes les choses extйrieures, puisqu’elle seule fait tout son monde et se suffit avec Dieu : et il est aussi impossible qu’elle pйrisse sans annihilation, qu’il est impossible que le monde (dont elle est une expression vivante, perpйtuelle) se dйtruise lui-mкme ; aussi n’est-il pas possible que les changements de cette masse йtendue qui est appelйe notre corps, fassent rien sur l’вme, ni que la dissipation de ce corps dйtruise ce qui est indivisible.

33. ‑ Explication de l’union de l’вme et du corps qui a passй pour inexplicable ou pour miraculeuse, et de l’origine des perceptions confuses.

On voit aussi l’йclaircissement inopinй de ce grand mystиre de l’union de l’вme et du corps, c’est-а-dire comment il arrive que les passions et les actions de l’un sont accompagnйes des actions et passions ou bien des phйnomиnes convenables de l’autre. Car il n’y a pas moyen de concevoir que l’un ait de l’influence sur l’autre, et il n’est pas raisonnable de recourir simplement а l’opйration extraordinaire de la cause universelle dans une chose ordinaire et particuliиre. Mais en voici la vйritable raison : nous avons dit que tout ce qui arrive а l’вme et а chaque substance est une suite de sa notion, donc l’idйe mкme ou essence de l’вme porte que toutes ses apparences ou perceptions lui doivent naоtre (sponte) de sa propre nature, et justement en sorte qu’elles rйpondent d’elles-mкmes а ce qui arrive dans tout l’univers, mais plus particuliиrement et plus parfaitement а ce qui arrive dans le corps qui lui est affectй, parce que c’est en quelque faзon et pour un temps, suivant le rapport des autres corps au sien, que l’вme exprime l’йtat de l’univers. Ce qui fait connaоtre encore comment notre corps nous appartient sans кtre nйanmoins attachй а notre essence. Et je crois que les personnes qui savent mйditer jugeront avantageusement de nos principes, pour cela mкme qu’ils pourront voir aisйment en quoi consiste la connexion qu’il y a entre l’вme et le corps qui paraоt inexplicable par toute autre voie. On voit aussi que les perceptions de nos sens, lors mкme qu’elles sont claires, doivent nйcessairement contenir quelque sentiment confus, car, comme tous les corps de l’univers sympathisent, le nфtre reзoit l’impression de tous les autres, et quoique nos sens se rapportent а tout, il n’est pas possible que notre вme puisse attendre а tout en particulier ; c’est pourquoi nos sentiments confus sont le rйsultat d’une variйtй de perceptions qui est tout а fait infinie. Et c’est а peu prиs comme le murmure confus qu’entendent ceux qui approchent du rivage de la mer vient de l’assemblage des rйpercussions des vagues innumйrables. Or, si de plusieurs perceptions (qui ne s’accordent point а en faire une) il n’y a aucune qui excelle par-dessus les autres, et si elles font а peu prиs des impressions йgalement fortes ou йgalement capables de dйterminer l’attention de l’вme, elle ne s’en peut apercevoir que confusйment.

34. ‑ De la diffйrence des esprits et des autres substances, вmes ou formes substantielles, et que l’immortalitй qu’on demande importe le souvenir.

Supposant que les corps qui font unum per se, comme l’homme, sont des substances, et qu’ils ont des formes substantielles, et que les bкtes ont des вmes, on est obligй d’avouer que ces вmes et ces formes substantielles ne sauraient entiиrement pйrir, non plus que les atomes ou les derniиres parties de la matiиre dans le sentiment des autres philosophes ; car aucune substance ne pйrit, quoiqu’elle puisse devenir tout autre. Elles expriment aussi tout l’univers quoique plus imparfaitement que les esprits. Mais la principale diffйrence est qu’elles ne connaissent pas ce qu’elles sont, ni ce qu’elles font, et par consйquent, ne pouvant faire des rйflexions, elles ne sauraient dйcouvrir des vйritйs nйcessaires et universelles. C’est aussi faute de rйflexion sur elles-mкmes qu’elles n’ont point de qualitй morale, d’oщ vient que, passant par mille transformations а peu prиs comme nous voyons qu’une chenille se change en papillon, c’est autant pour la morale ou pratique comme si on disait qu’elles pйrissent, et on le peut mкme dire physiquement, comme nous disons que les corps pйrissent par leur corruption. Mais l’вme intelligente connaissant ce qu’elle est, et pouvant dire ce moi, qui dit beaucoup, ne demeure pas seulement et subsiste mйtaphysiquement, bien plus que les autres, mais elle demeure encore la mкme moralement et fait le mкme personnage. Car c’est le souvenir, ou la connaissance de ce moi, qui la rend capable de chвtiment ou de rйcompense. Aussi l’immortalitй qu’on demande dans la morale et dans la religion ne consiste pas dans cette subsistance perpйtuelle toute seule qui convient а toutes les substances, car, sans le souvenir de ce qu’on a йtй, elle n’aurait rien de souhaitable. Supposons que quelque particulier doive devenir tout d’un coup roi de la Chine, mais а condition d’oublier ce qu’il a йtй, comme s’il venait de naоtre tout de nouveau ; n’est-ce pas autant dans la pratique, ou quant aux effets dont on se peut apercevoir, que s’il devait кtre anйanti, et qu’un roi de la Chine devait кtre crйй dans le mкme instant а sa place ? Ce que ce particulier n’a aucune raison de souhaiter.

35. ‑ Excellence des esprits, et que Dieu les considиre prйfйrablement aux autres crйatures. Que les esprits expriment plutфt Dieu que le monde, mais que les autres substances simples expriment plutфt le monde que Dieu.

Mais pour faire juger par des raisons naturelles, que Dieu conservera toujours non seulement notre substance, mais encore notre personne, c’est-а-dire le souvenir et la connaissance de ce que nous sommes (quoique la connaissance distincte en soit quelquefois suspendue dans le sommeil et dans les dйfaillances), il faut joindre la morale а la mйtaphysique, c’est-а-dire qu’il ne faut pas seulement considйrer Dieu comme le principe et la cause de toutes les substances et de tous les кtres, mais encore comme chef de toutes les personnes ou substances intelligentes, et comme le monarque absolu de la plus parfaite citй ou rйpublique, telle qu’est celle de l’univers composйe de tous les esprits ensemble, Dieu lui-mкme йtant aussi bien le plus accompli de tous les esprits qu’il est le plus grand de tous les кtres. Car assurйment, les esprits sont les plus parfaits et qui expriment le mieux la divinitй. Et toute la nature, fin, vertu et fonction des substances n’йtant que d’exprimer Dieu et l’univers, comme il a йtй assez expliquй, il n’y a pas lieu de douter que les substances qui l’expriment avec connaissance de ce qu’elles font, et qui sont capables de connaоtre des grandes vйritйs а l’йgard de Dieu et de l’univers, ne l’expriment mieux sans comparaison que ces natures qui sont ou brutes et incapables de connaоtre des vйritйs, ou tout а fait destituйes de sentiment et de connaissance ; et la diffйrence entre les substances intelligentes et celles qui ne le sont point est aussi grande que celle qu’il y a entre le miroir et celui qui voit. Et comme Dieu lui-mкme est le plus grand et le plus sage des esprits, il est aisй de juger que les кtres avec lesquels il peut, pour ainsi dire, entrer en conversation et mкme en sociйtй, en leur communiquant ses sentiments et ses volontйs d’une maniиre particuliиre, et en telle sorte qu’ils puissent connaоtre et aimer leur bienfaiteur, le doivent toucher infiniment plus que le reste des choses, qui ne peuvent passer que pour les instruments des esprits ; comme nous voyons que toutes les personnes sages font infiniment plus d’йtat d’un homme que de quelque autre chose, quelque prйcieuse qu’elle soit, et il semble que la plus grande satisfaction qu’une вme qui d’ailleurs est contente, peut avoir, est de se voir aimйe des autres : quoique а l’йgard de Dieu, il y ait cette diffйrence que sa gloire et notre culte ne sauraient rien ajouter а sa satisfaction, la connaissance des crйatures n’йtant qu’une suite de sa souveraine et parfaite fйlicitй, bien loin d’y contribuer ou d’en кtre en partie la cause. Cependant, ce qui est bon et raisonnable dans les esprits finis, se trouve йminemment en lui, et comme nous louerions un roi qui aimerait mieux de conserver la vie d’un homme que du plus prйcieux et du plus rare de ses animaux, nous ne devons point douter que le plus йclairй et le plus juste de tous les monarques ne soit dans le mкme sentiment.

36. ‑ Dieu est le monarque de la plus parfaite rйpublique composйe de tous les esprits, et la fйlicitй de cette citй de Dieu est son principal dessein.

En effet, les esprits sont les substances les plus perfectionnables, et leurs perfections ont cela de particulier qu’elles s’entr’empкchent le moins, ou plutфt qu’elles s’entr’aident, car les plus vertueux pourront seuls кtre les plus parfaits amis : d’oщ il s’ensuit manifestement que Dieu qui va toujours а la plus grande perfection en gйnйral, aura le plus de soin des esprits, et leur donnera non seulement en gйnйral, mais mкme а chacun en particulier, le plus de perfection que l’harmonie universelle saurait permettre. On peut mкme dire que Dieu, en tant qu’il est un esprit, est l’origine des existences ; autrement, s’il manquait de volontй pour choisir le meilleur, il n’y aurait aucune raison pour qu’un possible existвt prйfйrablement aux autres. Ainsi, la qualitй de Dieu, qu’il a d’кtre esprit lui-mкme, va devant toutes les autres considйrations qu’il peut avoir а l’йgard des crйatures ; les seuls esprits sont faits а son image, et quasi de sa race ou comme enfants de la maison, puisqu’eux seuls le peuvent servir librement et agir avec connaissance а l’imitation de la nature divine : un seul esprit vaut tout un monde, puisqu’il ne l’exprime pas seulement, mais le connaоt aussi, et s’y gouverne а la faзon de Dieu. Tellement qu’il semble, quoique toute substance exprime tout l’univers, que nйanmoins les autres substances expriment plutфt le monde que Dieu, mais que les esprits expriment plutфt Dieu que le monde. Et cette nature si noble des esprits, qui les approche de la divinitй autant qu’il est possible aux simples crйatures, fait que Dieu tire d’eux infiniment plus de gloire que du reste des кtres, ou plutфt les autres кtres ne donnent que la matiиre aux esprits pour le glorifier. C’est pourquoi cette qualitй morale de Dieu, qui le rend le seigneur ou monarque des esprits, le concerne pour ainsi dire personnellement d’une maniиre toute singuliиre. C’est en cela qu’il s’humanise, qu’il veut bien souffrir des anthropologies, et qu’il entre en sociйtй avec nous, comme un prince avec ses sujets ; et cette considйration lui est si chиre que l’heureux et fleurissant йtat de son empire, qui consiste dans la plus grande fйlicitй possible des habitants, devient la suprкme de ses lois. Car la fйlicitй est aux personnes ce que la perfection est aux кtres. Et si le premier principe de l’existence du monde physique est le dйcret de lui donner le plus de perfection qu’il se peut, le premier dessein du monde moral ou de la citй de Dieu, qui est la plus noble partie de l’univers, doit кtre d’y rйpandre le plus de fйlicitй qu’il sera possible. Il ne faut donc point douter que Dieu n’ait ordonnй tout en sorte que les esprits non seulement puissent vivre toujours, ce qui est immanquable, mais encore qu’ils conservent toujours leur qualitй morale, afin que sa citй ne perde aucune personne, comme le monde ne perd aucune substance. Et par consйquent ils sauront toujours ce qu’ils sont, autrement ils ne seraient susceptibles de rйcompense ni de chвtiment, ce qui est pourtant de l’essence d’une rйpublique, mais surtout de la plus parfaite, oщ rien ne saurait кtre nйgligй. Enfin, Dieu йtant en mкme temps le plus juste et le plus dйbonnaire des monarques, et ne demandant que la bonne volontй, pourvu qu’elle soit sincиre et sйrieuse, ses sujets ne sauraient souhaiter une meilleure condition, et pour les rendre parfaitement heureux, il veut seulement qu’on l’aime.

37. – Jйsus-Christ a dйcouvert aux hommes le mystиre et les lois admirables du royaume des cieux et la grandeur de la suprкme fйlicitй que Dieu prйpare а ceux qui l’aiment.

Les anciens philosophes ont fort peu connu ces importantes vйritйs ; Jйsus-Christ seul les a divinement bien exprimйes, et d’une maniиre si claire et si familiиre que les esprits les plus grossiers les ont conзues : aussi son Evangile a changй entiиrement la face des choses humaines ; il nous a donnй а connaоtre le royaume des cieux ou cette parfaite rйpublique des esprits qui mйrite le titre de citй de Dieu, dont il nous a dйcouvert les admirables lois : lui seul a fait voir combien Dieu nous aime, et avec quelle exactitude il a pourvu а tout ce qui nous touche ; qu’ayant soin des passereaux il ne nйgligera pas les crйatures raisonnables qui lui sont infiniment plus chиres ; que tous les cheveux de notre tкte sont comptйs ; que le ciel et la terre pйriront plutфt que la parole de Dieu et ce qui appartient а l’йconomie de notre salut soit changй ; que Dieu a plus d’йgard а la moindre des вmes intelligentes, qu’а toute la machine du monde ; que nous ne devons point craindre ceux qui peuvent dйtruire les corps, mais ne sauraient nuire aux вmes, puisque Dieu seul les peut rendre heureuses ou malheureuses ; et que celles des justes sont dans sa main а couvert de toutes les rйvolutions de l’univers, rien ne pouvant agir sur elles que Dieu seul ; qu’aucune de nos actions n’est oubliйe ; que tout est mis en ligne de compte, jusqu’aux paroles oisives, et jusqu’а une cuillerйe d’eau bien employйe ; enfin que tout doit rйussir pour le plus grand bien des bons ; que les justes seront comme des soleils, et que ni nos sens ni notre esprit n’a jamais rien goыtй d’approchant de la fйlicitй que Dieu prйpare а ceux qui l’aiment.