"De la nature des choses" - читать интересную книгу автора (Lucretius)



    LUCRÈCE

    De la nature des choses







    LIVRE I







    Principes universels : atomes et vide







    Traduction (légèrement adaptée) de M. Nisard, Paris, 1857



















    Plan







    Introduction [1,1-145]



    A. Hymne à Vénus [1,1-43]



    B. Adresse à Memmius et première annonce du sujet [1,50-61]



    C. Les méfaits de la religion et leur remède [1,62-126]



    Victoire d'Épicure sur la religion [1,62-79]



    Exemple de ces méfaits: le sacrifice d'Iphigénie [1,80-101]



    La  superstition  engendre  la  crainte,  obstacle  à  la   vérité
[1,102-126]



    D. Conclusion [1,127-145]



    Objet du poème [1,127-135]



    Difficultés de la tâche et stimulants [1,136-145]



    I. Principes fondamentaux de l'atomisme [1,146-482]



    A. Principe fondamental: Rien ne naît de rien [1,146-214]



    B. Corollaire:  Rien ne  retourne au  néant. La  nature forme  les
corps, les uns avec l'aide des autres [1,215-264]



    C. La matière existe sous forme d'atomes imperceptibles. Les corps
invisibles. Exemples [1,265-328]



    D. Existence du vide [1,329-429]



    L'existence du vide est prouvé par le mouvement [1,329-397]



    Adresse à Memmius [1,398-429]



    E. Tout se ramène aux corps premiers et au vide [1,430-482]



    II. Corps premiers ou atomes : Propriétés [1,483-634]



    A. Solidité et indestructibilité [1,483-598]



    B. De l'atome [1,599-634]



    III. Réfutation des théories adverses [1,635-920]



    A. Héraclite (et stoïciens) et le feu [1,635-704]



    B. Empédocle (et d'autres) et les quatre éléments [1,705-829]



    C. Anaxagore et ses homéoméries [1,830-920]



    D. Transition :  annonce de nouvelles  vérités; apologie du  poème
[1,921-950]



    IV. Infinité de l'univers et de ses constituants [1,951-1113]



    A. L'Univers et l'espace (omne quod est) sont infinis [1,951-1007]



    B. La Matière (summa rerum] est infinie [1,1008-1051]



    C. Critique des doctrines rivales [1,1052-1113]



    Conclusion: Adresse à Memmius [1,1114-1117]























    Introduction [1,1-145]







    A. Hymne à Vénus [1,1-43]







    [1,1]  Mère  des  Romains,  charme   des  dieux  et  des   hommes,
bienfaisante Vénus, c'est toi qui,  fécondant ce monde placé sous  les
astres errants du ciel, peuples la mer chargée de navires, et la terre
revêtue de moissons; c'est par toi que tous les êtres sont conçus,  et
ouvrent leurs yeux naissants à la lumière. Quand tu parais, ô  déesse,
le vent tombe, les nuages se dissipent; la terre déploie sous tes  pas
ses riches tapis  de fleurs; la  surface des ondes  te sourit, et  les
cieux apaisés versent un torrent de lumière resplendissante.



    [1,10] Dès que les jours nous offrent le doux aspect du printemps,
dès que le zéphyr  captif recouvre son haleine  féconde, le chant  des
oiseaux que tes feux  agitent annonce d'abord  ta présence, puis,  les
troupeaux enflammés bondissent dans  les gras pâturages et  traversent
les fleuves rapides tant  les êtres vivants, épris  de tes charmes  et
saisis de ton attrait, aiment à te suivre partout où tu les entraînes!
Enfin, dans les mers, sur les montagnes, au fond des torrents, et dans
les demeures  touffues  des oiseaux,  et  dans les  vertes  campagnes,
[1,20] ta douce flamme pénètre tous les cSurs, et fait que toutes  les
races brûlent de se perpétuer. Ainsi donc, puisque toi seule gouvernes
la nature, puisque, sans toi rien ne jaillit au séjour de la  lumière,
rien n'est  beau ni  aimable,  sois la  compagne  de mes  veilles,  et
dicte-moi ce poème que  je tente sur la  Nature, pour instruire  notre
cher Memmius. Tu as voulu que, paré de mille dons, il brillât toujours
en toutes choses: aussi, déesse, faut-il couronner mes vers de  grâces
immortelles.



    [1,30] Fais cependant que les fureurs de la guerre s'assoupissent,
et laissent en  repos la terre  et l'onde. Toi  seule peux rendre  les
mortels aux  doux  loisirs  de  la paix,  puisque  Mars  gouverne  les
batailles, et  que  souvent, las  de  son farouche  ministère,  il  se
rejette dans tes  bras, et  là, vaincu  par la  blessure d'un  éternel
amour, il te contemple, la tête renversée sur ton sein; son regard,



    attaché sur ton visage, se repaît avidement de tes charmes; et son
âme demeure suspendue à tes lèvres.  Alors, ô déesse, quand il  repose
sur  tes  membres  sacrés,  [1,40]   et  que,  penchée  sur  lui,   tu
l'enveloppes de tes  caresses, laisse  tomber à  son oreille  quelques
douces paroles, et demande-lui pour  les Romains une paix  tranquille.
Car le malheureux état de la patrie  nous ôte le calme que demande  ce
travail; et, dans ces tristes affaires, l'illustre sang des Memmius se
doit au salut de l'État.



    [Lacune [1,44-49= 2,646-651)? ]



    En effet, en  soi, la  nature des  dieux dans  son ensemble  jouit
nécessairement de la paix  dans une durée  éternelle, à l'écart,  bien
loin, coupée de nos affaires. Car exempte de toute souffrance, exempte
des dangers, puissante par ses propres ressources, elle n'a nul besoin
de nous, insensible aux faveurs, indifférente à la colère.



















    B. Adresse à Memmius et première annonce du sujet [I, 50-61]







    [1,50] Désormais, loin des soucis,  prête une oreille libre et  un
esprit sagace  à la  doctrine véritable;  les présents,  que mon  soin
fidèle a disposés pour toi, ne  les dédaigne pas, ne les rejette  pas,
sans les avoir compris.



    Car pour toi, je vais commencer à expliquer l'organisation suprême
du ciel et  des dieux, je  vais te révéler  les principes des  choses:
d'où la  nature crée  toutes  choses, les  développe, les  nourrit;  à
quelle fin la nature les détruit à nouveau et les résorbe.



    Ces éléments, au cours de l'exposé de notre doctrine, [1,60]  nous
avons l'habitude de les appeler matière , corps générateurs , semences
des choses  , éléments  que  nous considérons  aussi comme  les  corps
premiers , puisque tout dérive de ces éléments premiers.



















    C. Les méfaits de la religion et leur remède [I, 62-126]







    Victoire d'Épicure sur la religion [1,62-79]



    [1,62] Jadis, quand on voyait les hommes traîner une vie  rampante
sous le faix  honteux de la  superstition, et que  la tête du  monstre
leur apparaissant à  la cime  des nues,  les accablait  de son  regard
épouvantable, un Grec, un simple mortel osa enfin lever les yeux,  osa
enfin lui  résister en  face. Rien  ne l'arrête,  ni la  renommée  des
dieux, ni la foudre,  ni les menaces du  ciel qui gronde; [1,70]  loin
d'ébranler son courage, les obstacles  l'irritent, et il n'en est  que
plus ardent à  rompre les barrières  étroites de la  nature. Aussi  en
vient-il à bout par son infatigable génie: il s'élance loin des bornes
enflammées du monde, il parcourt l'infini sur les ailes de la  pensée,
il triomphe, et  revient nous  apprendre ce qui  peut ou  ne peut  pas
naître, et d'où vient que la puissance des corps est bornée et qu'il y
a pour tous un terme infranchissable. La superstition fut donc abattue
et foulée aux pieds à son tour, et sa défaite nous égala aux dieux.







    Exemple des  méfaits  de  la religion:  le  sacrifice  d'Iphigénie
[1,80-101]



    [1,80]  Mais  tu  vas  croire  peut-être  que  je  t'enseigne  des
doctrines impies, et  qui sont  un acheminement au  crime; tandis  que
c'est la superstition,  au contraire,  qui jadis  enfanta souvent  des
actions criminelles et  sacrilèges. Pourquoi l'élite  des chefs de  la
Grèce, la fleur  des guerriers, souillèrent-ils  en Aulide l'autel  de
Diane du  sang d'Iphigénie!  Quand le  bandeau fatal,  enveloppant  la
belle chevelure de la jeune fille, flotta le long de ses joues en deux
parties égales;  quand  elle vit  son  père debout  et  triste  devant
l'autel, [1,90]  et  près  de  lui  les  ministres  du  sacrifice  qui
cachaient encore leur  fer, et le  peuple qui pleurait  en la  voyant;
muette d'effroi, elle fléchit  le genou, et se  laissa aller à  terre.
Que lui servait alors, l'infortunée, d'être la première qui eût  donné
le nom de père au roi des  Grecs? Elle fut enlevée par des hommes  qui
l'emportèrent toute  tremblante  à l'autel,  non  pour lui  former  un
cortège solennel après  un brillant  hymen, mais  afin qu'elle  tombât
chaste victime sous  des mains  impures, à  l'âge des  amours, et  fût
immolée pleurante  par son  propre père,  [1,100] qui  achetait  ainsi
l'heureux départ de sa flotte: tant  la superstition a pu inspirer  de
barbarie aux hommes !







    La  superstition  engendre  la  crainte,  obstacle  à  la   vérité
[1,102-126]



    Toi-même, cher Memmius, ébranlé par ces effrayants récits de  tous
les apôtres  du  fanatisme,  tu  vas sans  doute  t'éloigner  de  moi.
Pourtant ce sont là de vains  songes; et combien n'en pourrais-je  pas
forger  à  mon  tour  qui   bouleverseraient  ton  plan  de  vie,   et
empoisonneraient ton bonheur par la crainte! Et ce ne serait pas  sans
raison; car pour que les hommes eussent quelque moyen de résister à la
superstition  et  aux  menaces  des  fanatiques,  il  faudrait  qu'ils
entrevissent le terme de leurs misères: [1,110] et la résistance n'est
ni sensée, ni possible, puisqu'ils craignent après la mort des  peines
éternelles. C'est qu'ils ignorent ce que c'est que l'âme; si elle naît
avec le corps, ou s'y insinue quand il vient de naître; si elle  meurt
avec lui, enveloppée  dans sa ruine,  ou si elle  va voir les  sombres
bords et les vastes marais de l'Orcus;  ou enfin si une loi divine  la
transmet à un autre corps, ainsi que le chante votre grand Ennius,  le
premier qu'une  couronne  du  feuillage  éternel,  apportée  du  riant
Hélicon, immortalisa chez les  races italiennes. [1,120] Toutefois  il
explique dans  des  vers impérissables  qu'il  y  a un  enfer,  où  ne
pénètrent ni des corps ni des âmes, mais seulement des ombres à  forme
humaine, et  d'une  pâleur  étrange;  et il  raconte  que  le  fantôme
d'Homère, brillant d'une éternelle jeunesse, lui apparut en ces lieux,
se mit à  verser des larmes  amères, et lui  déroula ensuite toute  la
nature.



















    D. Conclusion [1,127-145]







    Objet du poème [1,127-135]



    Ainsi donc, si on gagne à se rendre compte des affaires  célestes,
des causes qui engendrent  le mouvement du soleil  et de la lune,  des
influences qui  opèrent  tout [1,130]  ici-bas,  à plus  forte  raison
faut-il examiner avec  les lumières  de la raison  en quoi  consistent
l'esprit et l'âme des hommes, et comment les objets qui les  frappent,
alors  qu'ils  veillent,  les  épouvantent  encore,  quand  ils   sont
ensevelis dans  le sommeil  ou tourmentés  par une  maladie; de  telle
sorte qu'il  leur semble  voir et  entendre ces  morts dont  la  terre
recouvre les ossements.







    Difficultés de la tâche et stimulants [1,136-145]



    Je sais que dans un poème latin il est difficile de mettre bien en
lumière les découvertes obscures des Grecs, et que j'aurai souvent des
termes à créer,  tant la  langue est  pauvre et  la matière  nouvelle.
[1,140] Mais ton  mérite, cher  Memmius, et le  plaisir que  j'attends
d'une si douce  amitié, m'excitent  et m'endurcissent  au travail,  et
font que  je veille  dans  le calme  des  nuits, cherchant  des  tours
heureux et des images poétiques  qui puissent répandre la clarté  dans
ton âme, et te découvrir le fond des choses.



    [Retour au plan]



















    I. Principes fondamentaux de l'atomisme [1,146-482]











    A. Principe fondamental: Rien ne naît de rien [1,146-214]







    [1,146] Or, pour dissiper les terreurs et la nuit des âmes,  c'est
trop peu des rayons du soleil  ou des traits éblouissants du jour;  il
faut la raison,  et un  examen lumineux de  la nature.  Voici donc  le
premier axiome  qui nous  servira de  base: [1,150]  Rien ne  sort  du
néant, fût-ce même sous une main divine.



    Ce qui rend les hommes esclaves de la peur, c'est que, témoins  de
mille faits accomplis dans  le ciel et sur  la terre, mais  incapables
d'en apercevoir les causes, ils  les imputent à une puissance  divine.
Aussi, dès que nous aurons vu que  rien ne se fait de rien, déjà  nous
distinguerons mieux  le  but de  nos  poursuites, et  la  source  d'où
jaillissent tous les êtres,  et la manière dont  ils se forment,  sans
que les dieux y aident. Si le  néant les eût enfantés, tous les  corps
[1,160] seraient  à même  de  produire toutes  les espèces,  et  aucun
n'aurait besoin de germe. Les hommes naîtraient de l'onde, les oiseaux
et les poissons de la terre; les troupeaux s'élanceraient du ciel;  et
les bêtes  féroces, enfants  du hasard,  habiteraient sans  choix  les
lieux cultivés  ou les  déserts. Les  mêmes fruits  ne naîtraient  pas
toujours sur les mêmes arbres,  mais ils varieraient sans cesse:  tous
les arbres  porteraient tous  les  fruits. Car  si les  corps  étaient
privés de germes, se pourrait-il  qu'ils eussent constamment une  même
source?



    Mais, au contraire, comme tous  les êtres se forment d'un  élément
invariable, [1,170] chacun d'eux ne vient au monde que là où se trouve
sa substance propre, son  principe générateur; et  ainsi tout ne  peut
pas naître de tout, puisque chaque corps  a la vertu de créer un  être
distinct. D'ailleurs, pourquoi  la rose  s'ouvre-t-elle au  printemps,
pourquoi le blé mûrit-il aux feux de l'été, et la vigne sous la  rosée
de l'automne, sinon parce que les  germes s'amassent à temps fixe,  et
que tout se  développe dans  la bonne saison,  et alors  que la  terre
féconde ne  craint  pas  d'exposer  au  jour  ses  productions  encore
tendres? [1,180] Si  ces productions  étaient tirées  du néant,  elles
naîtraient tout à coup, à des époques incertaines et dans les  saisons
ennemies, puisqu'il n'y aurait pas  de germes dont le temps  contraire
pût empêcher  les  féconds  assemblages. D'autre  part,  si  le  néant
engendrait les  êtres, une  fois  leurs éléments  réunis, il  ne  leur
faudrait pas  un  long  espace  de temps  pour  croître:  les  enfants
deviendraient aussitôt des hommes, et l'arbuste ne sortirait de  terre
que pour s'élancer au  ciel. Et pourtant rien  de tout cela  n'arrive;
les êtres grandissent insensiblement (ce qui doit être, puisqu'ils ont
un germe déterminé),  [1,190] et  en grandissant ils  ne changent  pas
d'espèce;  ce  qui  prouve  que   tous  les  corps  s'accroissent   et
s'alimentent de leur substance première. J'ajoute que, sans les pluies
qui  l'arrosent  à  point  fixe,   la  terre  n'enfanterait  pas   ses
productions bienfaisantes, et que  les animaux, privés de  nourriture,
ne pourraient multiplier leur  espèce ni soutenir  leur vie: de  sorte
qu'il vaut mieux  admettre l'existence  de plusieurs  éléments qui  se
combinent pour former plusieurs êtres,  comme nous voyons les  lettres
produire tous les mots,  que celle d'un être  dépourvu de germe.  D'où
vient aussi  que la  nature [1,200]  n'a pu  bâtir de  ces géants  qui
traversent les mers  à pied,  qui déracinent de  vastes montagnes,  et
dont la  vie triomphe  de mille  générations, si  ce n'est  parce  que
chaque être a une part déterminée  de substance, qui est la mesure  de
son accroissement? Il faut  donc avouer que rien  ne peut se faire  de
rien, puisque tous les corps ont  besoin de semences pour être mis  au
jour et jetés dans le souple berceau des airs. Enfin un lieu cultivé a
plus de vertu que  les terrains incultes,  et les fruits  s'améliorent
sous des mains actives: [1,210] la terre renferme donc des  principes;
et  c'est  en  remuant  avec  la  charrue  les  glèbes  fécondes,   en
bouleversant la surface du sol, que  nous les excitons à se  produire.
Car, autrement, toutes choses deviendraient meilleures  d'elles-mêmes,
et sans le travail des hommes.



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    B. Corollaire:  Rien ne  retourne au  néant. La  nature forme  les
corps, les uns avec l'aide des autres [1,215-264]







    [1,215] Ajoutons que la  nature brise les corps,  et les réduit  à
leurs simples germes, au lieu de les anéantir. En effet, si les  corps
n'avaient rien d'impérissable,  tout ce  que nous  cesserions de  voir
cesserait  d'être,  et  il  n'y  aurait  besoin  d'aucun  effort  pour
entraîner la  dissolution des  parties  et rompre  l'assemblage.  Mais
comme tous les êtres, au  contraire, sont formés d'éléments  éternels,
[1,220] la nature ne  consent à leur ruine  que quand une force  vient
les heurter et les rompre sous le choc, ou pénètre leurs vides et  les
dissout.



    D'ailleurs, si  les  corps que  le  temps et  la  vieillesse  font
disparaître  périssent  tout  entiers,  et  que  leur  substance  soit
anéantie, comment Vénus  peut-elle renouveler toutes  les espèces  qui
s'épuisent? comment la terre peut-elle  les nourrir, et les  accroître
quand  elles  sont   reproduites?  [1,230]  Avec   quoi  les   sources
inépuisables  alimentent-elles  les  mers  et  les  fleuves  au  cours
lointain ? et de quoi se repaît  le feu des astres? Car si tout  était
périssable, tant de siècles écoulés jusqu'à nous devraient avoir  tout
dévoré; mais puisque dans l'immense durée des âges, il y a toujours eu
de quoi réparer les pertes de la  nature, il faut que la matière  soit
immortelle, et que rien ne tombe dans le néant.



    Enfin, la même cause  détruirait tous les  corps, si des  éléments
indestructibles n'enchaînaient [1,240] plus ou moins étroitement leurs
parties, et n'en maintenaient l'assemblage. Le toucher même  suffirait
pour les frapper  de mort,  et le moindre  choc romprait  cet amas  de
substance périssable. Mais comme  les éléments s'entrelacent de  mille
façons diverses, et que la matière ne périt pas, il en résulte que les
êtres subsistent jusqu'à ce qu'ils soient brisés par une secousse plus
forte que l'enchaînement de leurs parties. Les corps ne s'anéantissent
donc pas quand ils sont dissous, mais ils retournent et  s'incorporent
à la substance universelle.



    [1,250] Ces pluies même  que l'air répand à  grands flots dans  le
sein de  la  terre  qu'il féconde,  semblent  perdues;  mais  aussitôt
s'élèvent de riches moissons, aussitôt les arbres se couvrent de verts
feuillages, et ils grandissent et se courbent sous leurs fruits. C'est
là ce qui  nourrit les animaux  et les  hommes; c'est là  ce qui  fait
éclore dans nos villes une  jeunesse florissante, ce qui fait  chanter
nos bois, peuplés  d'oiseaux naissants. Voilà  pourquoi des  troupeaux
gras et fatigués du poids de  leurs membres [1,260] reposent dans  les
riants pâturages, et que  des flots de lait  pur s'échappent de  leurs
mamelles gonflées, tandis que leurs petits encore faibles, et dont  ce
lait enivre les jeunes têtes, bondissent en jouant sur l'herbe tendre.



    Ainsi donc, tout ce qui semble détruit ne l'est pas; car la nature
refait un corps avec les débris d'un autre, et la mort seule lui vient
en aide pour donner la vie.



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    C. La matière existe sous forme d'atomes imperceptibles. Les corps
invisibles. Exemples [1,265-328]







    Je t'ai prouvé, Memmius, que les êtres ne peuvent sortir du néant,
et qu'ils n'y peuvent  retomber; mais, de peur  que tu n'aies pas  foi
dans  mes  paroles,  parce  que  les  éléments  de  la  matière   sont
invisibles, [1,270] je  te citerai des  corps dont tu  seras forcé  de
reconnaître l'existence, quoiqu'ils échappent à la vue.



    D'abord, c'est  le vent  furieux  qui bat  les  flots de  la  mer,
engloutit  de  vastes  navires,  et  disperse  les  nuages;  ou   qui,
parcourant  les  campagnes  en  tourbillon  rapide,  couvre  la  terre
d'arbres immenses, abat les forêts d'un souffle, tourmente la cime des
monts, et irrite les ondes frémissantes qui se soulèvent avec un bruit
menaçant. Il est clair  que les vents sont  des corps invisibles,  eux
qui balayent à la fois la terre,  les eaux, les nues, et qui les  font
tourbillonner dans l'espace.  [1,280] C'est  un fluide  qui inonde  et
ravage  la  nature,  ainsi  qu'un  fleuve  dont  les  eaux   paisibles
s'emportent tout à coup et débordent, quand elles sont accrues par ces
larges torrents de  pluie qui tombent  des montagnes, entraînant  avec
eux les ruines  des bois, et  des arbres entiers.  Les ponts les  plus
solides ne  peuvent soutenir  le  choc impétueux  de l'onde,  tant  le
fleuve, gonflé de ces pluies orageuses, heurte violemment les  digues:
il les met en pièces  avec un horrible fracas;  il roule dans son  lit
des rochers énormes, et  abat tout ce qui  lui fait obstacle.  [1,290]
C'est ainsi que doivent se  précipiter les vents, qui chassent  devant
eux et brisent sous mille chocs tout ce que leur souffle vient  battre
comme des  flots déchaînés,  et  qui parfois  saisissent comme  en  un
gouffre et emportent les corps  dans leurs tourbillons rapides. Je  le
répète donc, les vents sont des corps invisibles, puisque, dans  leurs
effets et dans leurs  habitudes, on les  trouve semblables aux  grands
fleuves qui sont des corps apparents.



    Enfin, ne sentons nous pas  les odeurs émanées des corps,  quoique
nous ne les voyions pas arriver aux narines? [1,300] L'oeil ne  saisit
ni le froid ni le chaud; on n'a pas coutume d'apercevoir les sons:  et
pourtant il faut  bien que  toutes ces  choses soient  des corps,  car
elles frappent les  sens, et  il n'est  rien, excepté  les corps,  qui
puisse toucher ou être touché. Les vêtements exposés sur les bords  où
la mer se brise, deviennent humides, et sèchent ensuite quand ils sont
étendus au soleil; mais on ne voit pas comment l'humidité les pénètre,
ni comment elle s'en va, dissipée par la chaleur; l'humidité se divise
donc [1,310] en parties si petites, qu'elles échappent à la vue.



    Bien plus, à mesure  que les soleils se  succèdent, le dessous  de
l'anneau s'amincit sous le  doigt qui le porte;  les gouttes de  pluie
qui tombent creusent la  pierre; les sillons émoussent  insensiblement
le fer recourbé de la charrue;  nous voyons aussi le pavé des  chemins
usé sous les pas de  la foule; les statues,  placées aux portes de  la
ville, nous montrent que leur main droite diminue sous les baisers des
passants; et nous apercevons bien que  tous ces corps ont éprouvé  des
pertes, [1,320] mais la nature jalouse nous dérobe la vue des  parties
qui se détachent à chaque moment.



    Enfin les yeux les plus perçants ne viendraient pas à bout de voir
ce que le temps  et la nature, qui  font croître lentement les  êtres,
leur ajoutent peu à peu, ni ce que la vieillesse ôte à leur  substance
amaigrie. Les pertes continuelles des rochers qui pendent sur la  mer,
et que dévore le sel rongeur, échappent  aussi à ta vue. C'est donc  à
l'aide de corps imperceptibles que la nature opère.



    [Retour au plan]



















    D. Existence du vide [1,329-429]







    L'existence du vide est prouvée par le mouvement [1,329-397]



    Mais il ne faut pas  croire que tout se  tienne, et que tout  soit
matière dans l'espace. [1,330] Il y  a du vide, Memmius; et c'est  une
vérité qu'il te sera souvent utile de connaître, car elle  t'empêchera
de flotter dans le  doute, d'être toujours en  quête de la nature  des
choses, et de  n'avoir pas  foi dans mes  paroles. Il  existe donc  un
espace sans matière, qui échappe au  toucher, et qu'on nomme le  vide.
Si le vide n'existait pas, le mouvement serait impossible; car,  comme
le propre des corps est  de résister, ils se feraient  continuellement
obstacle, de sorte que nul ne  pourrait avancer, puisque nul autre  ne
commencerait par lui céder la  place. [1,340] Cependant, sur la  terre
et dans l'onde, et dans les hauteurs  du ciel, on voit mille corps  se
mouvoir de mille  façons et par  mille causes diverses;  au lieu  que,
sans le vide, non seulement ils  seraient privés du mouvement qui  les
agite, mais  ils n'auraient  pas  même pu  être  créés, parce  que  la
matière, formant  une  masse  compacte,  eût  demeuré  dans  un  repos
stérile.



    D'ailleurs, parmi les corps même qui passent pour être solides, on
trouve des substances poreuses. La rosée limpide des eaux pénètre  les
rochers et les grottes, qui  laissent échapper des larmes  abondantes;
[1,350] les aliments se  distribuent dans tout  le corps des  animaux;
les arbres  croissent, et  laissent échapper  des fruits  à  certaines
époques, parce que  les sucs  nourriciers y sont  répandus, depuis  le
bout des racines, par le tronc et les branches; le son perce les murs,
et se coule dans  les maisons fermées; le  froid atteint et glace  les
os: ce qui ne pourrait se faire,  si tous ces corps ne trouvaient  des
vides  qui  leur  donnent  passage.  Enfin,  pourquoi  certains  corps
sont-ils de différents poids  sous des volumes égaux  ? [1,360] Si  un
flocon de laine contient autant de matière que le plomb, il doit peser
également sur la  balance, puisque  le propre  des corps  est de  tout
précipiter en  bas.  Le vide  seul  manque,  par sa  nature  même,  de
pesanteur. Aussi, lorsque deux corps  sont de grandeur égale, le  plus
léger annonce  qu'il y  a en  lui plus  de vide;  le plus  pesant,  au
contraire, accuse  une  substance  plus compacte  et  plus  riche.  La
matière renferme donc évidemment ce que j'essaye d'expliquer à  l'aide
de la raison, et que je nomme le vide.



    [1,370] Mais, afin  que rien ne  puisse te détourner  du vrai,  je
dois prévenir l'objection que des philosophes se sont imaginé de  nous
faire. Suivant  eux, de  même que  les flots  cèdent aux  efforts  des
poissons et  leur ouvrent  une voie  liquide, parce  que les  poissons
laissent après  eux des  espaces  libres, où  se réfugient  les  ondes
obéissantes, de même les autres  corps peuvent se mouvoir de  concert,
et changer  de place,  quoique tout  soit plein.  Ce raisonnement  est
entièrement faux: car où les  poissons peuvent-ils aller, si la  vague
ne leur fait place? [1,380] et si les poissons demeurent immobiles, où
les eaux trouveront-elles un refuge? Il faut donc ou ôter le mouvement
aux corps, ou admettre qu'il y a du vide mêlé à la matière, et que  la
matière entre en mouvement à l'aide du vide.



    Enfin si deux corps plats et larges, qui se touchent, se  séparent
tout à coup, il  se fait entre  ces deux corps un  vide qui doit  être
nécessairement  comblé  par  l'air.   Mais  quoique  l'air   enveloppe
rapidement et inonde cet  espace, tout ne peut  se remplir à la  fois;
car il faut  que l'air  [1,390] envahisse d'abord  les extrémités,  et
ensuite le reste. Peut-être croit-on que l'air antérieurement condensé
se dilate quand les corps  se séparent; mais on  se trompe, car il  se
fait alors un  vide qui  n'existait pas, et  un vide  qui existait  se
comble. D'ailleurs, l'air ne peut se  condenser de la sorte; et  quand
même ce  serait possible,  le vide  lui serait  encore nécessaire,  je
pense, pour rapprocher ses parties et se ramasser en lui-même.



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    Adresse à Memmius [1,398-429]



    Ainsi,  quelques  détours   que  tu  cherches   pour  échapper   à
l'évidence, tu es obligé enfin de reconnaître que la matière  renferme
du vide.



    [1,400] À ces arguments je pourrais en joindre beaucoup  d'autres,
qui donneraient un  nouveau poids  à mes  paroles; mais  il suffit  de
quelques traces  légères  pour acheminer  ton  esprit pénétrant  à  la
connaissance du reste. Car,  de même que les  chiens, une fois sur  la
piste, découvrent  avec  leurs  narines les  retraites  où  les  hôtes
errants des montagnes dorment sous la feuillée qui les cache, de  même
tu pourras seul et de  toi-même courir de découvertes en  découvertes,
forcer la nature dans ses mystérieux asiles, et en arracher la vérité.



    [1,410] Si ta conviction hésite, si ton esprit se relâche, je puis
facilement  t'en  faire  la   promesse,  cher  Memmius:  des   preuves
abondantes, que  mon  esprit  a  puisées aux  grandes  sources  de  la
sagesse, vont couler pour  toi de mes  lèvres harmonieuses. Je  crains
même que la vieillesse ne se glisse  dans nos membres à pas lents,  et
ne  rompe  les  chaînes  de  notre  vie,  avant  que  cette   richesse
d'arguments sur toutes choses n'entre avec mes vers dans ton  oreille.
Mais il faut maintenant poursuivre ce que nous avions entamé.



    [1,420] La nature se compose donc par elle-même de deux principes,
les corps,  et  le  vide  où ils  séjournent  et  accomplissent  leurs
mouvements divers. Le sens commun  atteste que les corps existent;  et
si cette croyance fondamentale n'exerce pas un empire aveugle, il  n'y
a aucun moyen  de convaincre  les esprits,  quand on  explique par  la
raison ce qui échappe aux  sens. Quant à ce lieu  ou à cet espace  que
nous appelons le vide, s'il n'existait pas, les corps ne  trouveraient
place nulle part, et ils ne pourraient errer en tous sens, comme je te
l'ai démontré plus haut.



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    E. Tout se ramène aux corps premiers et au vide [I, 430-482]







    [1,430] En outre, il n'est aucune substance qu'on puisse  déclarer
à la fois indépendante de la matière, distincte du vide, et qui  offre
les apparences d'une troisième nature. Car, quel que soit ce principe,
pour exister, il doit  avoir un volume petit  ou grand; et au  moindre
contact, même le plus léger, le plus imperceptible, il va augmenter le
nombre des corps et se perdre  dans la masse. S'il est impalpable,  au
contraire, si aucune de ses parties n'arrête le flux des corps qui  le
traversent, n'est-ce point alors cet espace sans matière que je  nomme
le vide?



    [1,440] D'ailleurs,  tous les  êtres  qui existent  par  eux-mêmes
doivent agir, ou souffrir que les autres agissent sur eux; ou bien  il
faut que des êtres soient contenus et se meuvent dans leur sein.  Mais
il n'y  a que  les corps  qui puissent  agir ou  endurer l'action  des
autres, et il n'y a  que le vide qui puisse  leur faire place. Il  est
donc impossible de trouver  parmi les êtres  une troisième nature  qui
frappe les sens, ou soit saisie par la raison, et qui ne tienne ni  de
la matière ni du vide.



    [1,450] Car on ne voit rien au monde qui ne soit une propriété  ou
un accident de ces  deux principes. Une propriété  est ce qui ne  peut
s'arracher et fuir des  corps, sans que leur  perte suive ce  divorce:
comme la pesanteur de  la pierre, la chaleur  du feu; le cours  fluide
des eaux, la nature tactile des  êtres, et la subtilité impalpable  du
vide.  Au  contraire,  la  liberté,  la  servitude,  la  richesse,  la
pauvreté, la guerre,  la paix  et toutes les  choses de  ce genre,  se
joignent aux êtres ou les quittent  sans altérer leur nature, et  nous
avons coutume de les appeler à juste titre des accidents.



    Le temps  n'existe pas  non plus  par lui-même:  [1,460] c'est  la
durée des choses qui nous donne le  sentiment de ce qui est passé,  de
ce qui se fait encore,  de ce qui se fera  ensuite; et il faut  avouer
que personne ne peut concevoir le temps à part, et isolé du  mouvement
et du repos des corps. Enfin, quand on nous parle des Troyens  vaincus
par les armes, et de l'enlèvement de la fille de Tyndare, gardons-nous
bien de  nous  laisser  aller  à dire  que  ces  choses  existent  par
elles-mêmes, comme  survivant  aux  générations  humaines  dont  elles
furent les accidents, et  que les siècles  ont emportées sans  retour.
[1,470] Disons  plutôt que  tout événement  passé est  un accident  du
pays, et même du peuple qui l'a vu s'accomplir. S'il n'existait  point
de matière ni d'espace vide dans lequel agissent les corps, jamais les
feux de  l'amour, amassés  par la  beauté d'Hélène  dans le  coeur  du
Phrygien Pâris, n'eussent allumé une guerre que ses ravages ont rendue
fameuse, et  jamais  le  cheval  de bois  n'eût  incendié  Pergame  la
Troyenne, en enfantant des  Grecs au milieu de  la nuit. Tu vois  donc
que les choses passées ne  subsistent point en elles-mêmes, comme  les
corps, [1,480] et ne  sont pas non  plus de même  nature que le  vide;
mais que tu  dois plutôt les  appeler accidents des  corps, ou de  cet
espace dans lequel toutes choses se font.



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    II. Corps premiers ou atomes : propriétés [1,483-634]







    A. Solidité et indestructibilité des corps premiers [1,483-598]







    [1,483] Parmi les corps, les uns sont des éléments simples et  les
autres se forment  de leur  assemblage. Les éléments  ne peuvent  être
rompus ni  domptés  par  aucune  force,  tant  ils  sont  solides!  Et
pourtant, il semble difficile  de croire que  des corps aussi  solides
existent dans la nature, car la foudre  du ciel perce les murs de  nos
demeures, [1,490] ainsi que  le bruit et la  voix; le fer blanchit  au
feu; des  vapeurs  ardentes  font éclater  les  pierres;  les  flammes
amollissent et résolvent la dure  substance de l'or; l'airain,  vaincu
par elles, fond comme la glace; la chaleur et le froid pénètrent aussi
l'argent, car nous sentons  l'un et l'autre à  travers les coupes  que
nous tenons à la main,  quand on y verse  d'en haut une onde  limpide:
tant il semble  que la  matière manque  de solidité.  Mais puisque  la
raison et la nature  même nous empêchent de  le croire, cher  Memmius,
écoute; je vais  te prouver  en quelques vers  [1,500] qu'il  y a  des
corps solides  et  impérissables,  et nous  les  regardons  comme  les
éléments des choses et les germes du monde, qui est formé tout  entier
de leur substance.



    D'abord, puisque nous avons trouvé que la matière et l'étendue  où
elle s'agite sont deux choses opposées par leur double nature, chacune
doit être indépendante, et pure de tout  mélange: car il n'y a pas  de
matière là où s'étend le vide, il n'y a pas de vide là où se tient  la
matière. [1,510] Les corps premiers sont donc solides, et manquent  de
vide.



    D'ailleurs, puisque les  corps formés  par eux  en renferment,  il
faut que de la matière solide  l'enveloppe; car on ne prouvera  jamais
par la saine raison  que des corps recèlent  et emprisonnent le  vide,
sans avoir de substance solide qui le contienne. Or, il n'y a que  les
assemblages de  corps simples  qui puissent  enfermer et  contenir  le
vide: de  là  résulte  que les  éléments,  étant  solides,  subsistent
éternellement, tandis que les autres corps tombent en ruine.



    [1,520] En outre, s'il n'y avait pas d'étendue sans matière, toute
la nature serait  solide; et  si, au contraire,  il n'y  avait pas  de
corps qui remplissent  exactement l'espace qu'ils  occupent, le  monde
formerait un  vide immense.  Mais la  matière et  l'étendue sont  bien
distinctes, puisque tout n'est pas plein  et que tout n'est pas  vide:
il existe donc certains corps qui séparent le vide du plein. Ces corps
ne se brisent jamais sous un  choc extérieur, [1,530] et rien ne  peut
les pénétrer à  fond et les  dissoudre; car ils  sont inaltérables  et
indestructibles, comme je  te l'ai  montré un  peu plus  haut. Et,  en
effet, on ne  conçoit pas  que, sans le  vide, les  corps puissent  se
heurter, se  rompre, se  fendre, ou  donner passage  à l'humidité,  au
froid, et au feu plus pénétrant encore, qui consument tous les  êtres.
Plus un corps renferme de  vide, plus ils l'attaquent profondément  et
le dévorent: de  sorte que si  les corps sont  solides et manquent  de
vide, comme je te l'ai enseigné, ils doivent aussi être impérissables.
[1,540] Si  la  matière  n'était  pas éternelle,  le  monde  eût  déjà
retourné au néant,  et le néant  eût enfanté tout  ce que nous  voyons
aujourd'hui. Mais comme j'ai prouvé aussi que rien ne sort du néant et
que rien ne peut y retomber, il faut des éléments impérissables, et en
qui toute chose  se résout à  son heure suprême,  pour que la  matière
soit à même de réparer ses  pertes. Les éléments sont donc simples  et
solides, et ils ont pu, à cette condition seule, durer autant que  les
âges, et renouveler les êtres depuis des temps infinis.



    [1,550] Enfin, si la  nature n'eût mis des  bornes à la  fragilité
des corps, les éléments  de la matière, déjà  brisés par les  siècles,
seraient tellement appauvris, que les êtres formés de leur  assemblage
ne pourraient arriver au terme de leur croissance dans un temps  fixe;
car on voit que tout se ruine  plus vite que tout ne se reproduit,  et
par conséquent le reste des âges ne suffirait pas à réparer les  corps
que cette longue suite de  siècles maintenant [1,560] écoulés  eussent
rompus et mis en poussière. Mais  il est évident que leur fragilité  a
des limites invariables,  puisque nous  voyons toutes  les espèces  se
renouveler, et atteindre  dans un  espace déterminé la  fleur de  leur
âge.



    Cependant, quoique  les  éléments  soient  solides,  ajoutons  que
toutes les choses  qui naissent,  étant mêlées de  vide, peuvent  être
molles comme l'air, l'eau, la  terre, les chaudes vapeurs, quelle  que
soit la cause de leur peu  de consistance. [1,570] Mais au  contraire,
si les éléments étaient mous, on  ne saurait expliquer comme se  forme
la dure substance des rocs et  du fer, parce que la nature  manquerait
alors de base solide.  Les éléments sont donc  solides et simples;  et
plus ils  sont  étroitement  unis, plus  les  substances  se  montrent
compactes et  fortes. Supposons  même que  le partage  des corps  soit
illimité: encore  faut-il  que  depuis une  éternité  les  assemblages
conservent encore [1,580] des atomes  qui ont échappé aux épreuves  du
péril. Or, puisque  ces matières  sont de nature  fragile, il  répugne
qu'elles aient pu avoir une durée éternelle, éternellement  tourmentée
par des chocs innombrables.



    Enfin, puisque la croissance des êtres a un terme, ainsi que  leur
existence; puisque les lois de la nature fixent ce que tous peuvent ou
ne peuvent  pas;  puisque  rien  ne  change,  mais  que  tout  demeure
tellement uniforme que  les oiseaux montrent  invariablement sur  leur
plumage [1,590]  les mêmes  taches qui  distinguent leur  espèce;  les
corps doivent avoir pour base des substances inaltérables. Car si  les
éléments pouvaient être vaincus et  altérés par une force  quelconque,
nous ne saurions plus ce qui peut ou ne peut pas naître, ni comment la
puissance des corps a  des limites infranchissables;  et les êtres  ne
pourraient reproduire  tant de  fois dans  chaque race  la nature,  le
genre de vie, les mouvements st les habitudes de leurs pères.



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    B. De l'atome [1,599-634]







    En outre, puisque la cime des atomes est un point de matière voilé
aux sens, [1,600] elle doit être dépourvue de parties et atteindre  le
terme de  la petitesse.  Jamais elle  ne fut  et jamais  elle ne  sera
isolée, car elle ne  forme que la première  couche, que l'écorce  d'un
assemblage;  et   mille   parties  de   même   nature   s'amoncellent,
s'amoncellent tour à tour,  pour achever la masse  de l'atome. Or,  si
elles sont incapables d'exister à  part, il leur faut un  enchaînement
tel que rien ne puisse les arracher. Les éléments sont donc simples et
solides; [1,610] car  ils ne  se forment  point par  un assemblage  de
substances étrangères, mais ils consistent en atomes inséparables;  et
forts de leur  éternelle simplicité;  et la nature,  se réservant  les
germes, ne souffre pas que ces atomes se détachent et dépérissent.



    D'ailleurs, s'il n'y a  aucun terme à  la petitesse, les  moindres
corps se composeront de parties  innombrables, puisque la moitié  même
de chaque moitié aura  la sienne, et se  partagera à l'infini.  Quelle
différence restera-t-il  donc  entre  une masse  énorme  et  un  atome
imperceptible? [1,620] Aucune; car, quoique le monde soit immense,  la
plus petite chose contiendra autant de parties que le monde.



    Mais comme la saine raison se récrie et rejette une telle idée, tu
es obligé de reconnaître qu'il y a certains corps qui ne peuvent  plus
avoir de parties, et  qui sont de la  plus petite nature possible;  et
que si ces corps existent, ils doivent être solides et éternels.



    Mais si, après avoir fait  toutes choses, la nature avait  coutume
de les réduire en atomes  indivisibles, [1,630] elle ne pourrait  plus
les  reproduire,  parce  que  la  matière,  qui  demeurerait   éparse,
manquerait de tout ce que  doivent avoir les corps générateurs,  comme
les différents assemblages, le poids, les rencontres, les chocs et les
mouvements à l'aide desquels tous les êtres se forment.



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    III. Réfutation des théories adverses [1,635-950]







    A. Héraclite (et stoïciens) et le feu [1,635-704]







    [1,635] Ainsi donc ceux qui pensent que le feu est le seul élément
des choses  et que  toute la  nature se  compose de  feu, me  semblent
égarés loin de la  saine raison. Le premier  qui engagea cette  lutte,
fut Héraclite, [1,640] célèbre par un obscur langage plutôt parmi  les
esprits vides que parmi les hommes sages de la Grèce qui cherchent  la
vérité. Car  les sots  aiment et  admirent surtout  les idées  qui  se
cachent sous des termes équivoques, et ils acceptent pour vrai tout ce
qui flatte  leurs  oreilles, et  tout  ce  qui est  fardé  de  paroles
harmonieuses.



    Mais je demande  comment les  choses peuvent être  si variées,  si
elles ne se composent que de feu  pur: car il ne servirait à rien  que
les atomes de feu  devinssent plus denses ou  plus rares, puisque  ces
atomes auraient la même nature que la masse du feu. [1,650] La chaleur
serait  plus  vive,   si  les   parties  étaient   serrées;  et   plus
languissante, si elles étaient écartées et lâches; mais voilà tout  ce
que tu peux  attendre de pareilles  causes, tant il  s'en faut que  la
diversité des êtres soit produite par un feu épais ou rare. Et  encore
faudrait-il admettre que les corps renferment du vide, pour que le feu
pût être  ou plus  rare ou  plus dense.  Mais comme  ces  philosophes,
apercevant les contrariétés de leur système, ne veulent pas laisser au
monde le  vide pur,  ils  se perdent  pour  éviter un  pas  difficile,
[1,660] et  ils  ne voient  pas  que, sans  le  vide, tous  les  corps
deviennent compacts et forment une seule  masse, dont rien ne peut  se
détacher par des émissions rapides, tandis que le feu jette la chaleur
et la lumière; ce qui prouve que ses parties ne manquent pas de  vide.
Peut-être croit-on que les atomes de feu peuvent s'éteindre quand  ils
s'amassent, et changer  de nature;  mais si, en  effet, aucune  partie
n'échappe à cette altération, toute  la chaleur sera engloutie par  le
néant, et le néant seul enfantera les corps qui naissent: [1,670]  car
tout ce qui sort  de ses limites  et dépouille son  être se frappe  de
mort. Il faut donc que les atomes demeurent inaltérables, pour que les
êtres ne soient pas anéantis; et que la nature ne refleurisse point au
sein du néant.



    Or,  puisqu'il  y   a  des  corps   élémentaires  qui   conservent
éternellement la même nature, et qui renouvellent et transforment  les
êtres suivant qu'ils s'y ajoutent ou s'en détachent, il est facile  de
voir que ce  ne sont  pas des  atomes de  feu; [1,680]  car alors  ils
auraient beau  se quitter,  se joindre,  changer de  place ou  changer
d'ordre, ils n'en garderaient  pas moins leur  nature brûlante, et  le
feu seul pourrait naître du feu. Mais voici, selon moi, comme tout  se
passe: il existe des corps qui par leurs mouvements, leurs rencontres,
leur ordre, leur  position et leur  forme, produisent le  feu, et  qui
varient leurs  productions  en  même temps  que  leur  ordre,  quoique
pourtant ils  ne tiennent  ni du  feu  ni des  autres corps  dont  les
émanations atteignent et frappent nos sens.



    [1,690] Dire que tout  est du feu,  que le feu  est le seul  corps
véritable, comme le fait Héraclite,  me paraît donc une grande  folie.
Car il  combat les  sens par  les  sens mêmes,  et il  affaiblit  leur
témoignage, sur qui reposent toutes nos  croyances, et qui lui a  fait
connaître ce qu'il nomme le feu. II  croit, en effet, que le feu  peut
être connu par les sens; mais il ne le croit pas des autres corps, qui
ne sont pourtant pas moins sensibles.  Voilà ce qui me semble faux  et
extravagant.



    Où faut-il donc nous adresser? [1,700] Que peut-il y avoir de plus
infaillible que les sens? et, sans eux, comment distinguerions-nous le
faux du vrai? D'ailleurs, pourquoi  anéantir tous les autres corps  et
ne laisser que le feu dans la nature, plutôt que de nier le feu et  de
reconnaître tous les autres corps? Ces deux opinions ne sont pas  plus
folles l'une que l'autre.



    [Retour au plan]



















    B. Empédocle (et d'autres) et ses quatre éléments [1,705-829]







    [1,705] Ainsi donc ceux qui croient que le feu est le seul élément
des choses, et  que le monde  peut être  composé de feu;  et ceux  qui
assignent l'air  comme  principe générateur  aux  corps; et  ceux  qui
prétendent que l'eau forme les êtres de sa propre substance, ou que la
terre produit [1,710] tout et revêt toutes les natures, sont allés  se
perdre, ce me semble, bien loin  de la vérité. Ajoutons-y encore  ceux
qui doublent les éléments et joignent le feu et l'air à la terre et  à
l'eau, et ceux qui  pensent que tout peut  naître de ces quatre  corps
réunis, de la terre, du feu, de l'air  et de l'onde. À la tête de  ces
derniers  est   Empédocle   l'Agrigentin,  enfanté   sur   les   bords
triangulaires de cette île



    que les flots azurés de la mer Ionienne baignent et embrassent  de
leurs replis immenses, [1,720] et que des ondes qui bouillonnent  dans
un canal étroit séparent  des rivages éoliens. Là  se trouve la  vaste
Charybde; là gronde l'Etna, qui menace d'amonceler encore ses  flammes
irritées, pour  que  de  nouveaux feux  jaillissent  arrachés  de  ses
flancs, et lancent  encore leurs  éclairs jusqu'au  ciel. Cette  terre
toute peuplée de grandes choses, et que les nations humaines  admirent
et aiment tant à voir; cette terre, si riche de productions utiles, et
forte d'un épais rempart de héros, n'a jamais rien eu de plus illustre
ni de plus sacré, [1,730] de plus admirable ni de plus cher au  monde,
que ce grand philosophe. Aujourd'hui encore on se récrie sur les  vers
échappés de son esprit divin, et on proclame ses sublimes découvertes,
qui laissent à peine croire que ce fut un enfant des hommes.



    Mais quoique Empédocle et les autres dont j'ai parlé plus haut, et
qui lui sont de beaucoup inférieurs sous mille rapports, aient  trouvé
avec une sagesse divine tant de  belles choses, et que, du  sanctuaire
de leur  génie,  ils aient  rendu  des  oracles plus  sacrés  et  plus
infaillibles que ceux  que la  Sibylle tire  du trépied  saint et  des
lauriers de  Phébus, [1,740]  ils ont  tous échoué  sur les  éléments,
comme sur  un  écueil, et  ces  grands esprits  y  ont fait  un  grand
naufrage. D'abord, ils admettent le mouvement et rejettent le vide  du
monde; ils y laissent des substances molles et poreuses, comme  l'air,
le soleil, le feu, la terre, les animaux, les fruits, et cependant ils
ne les mêlent pas de vide. Ensuite, ne marquant aucune fin au  partage
des êtres, aucun repos à leur  fragilité, ils ne voient rien qui  soit
de moindre volume. [1,750] Or,  nous apercevons mille corps réduits  à
un point qui  paraît à  nos organes infiniment  petit; et  tu peux  en
conclure que leurs débris invisibles aboutissent enfin au terme de  la
petitesse. De plus, puisque les  éléments établis par ces  philosophes
sont des substances molles, qui naissent et qui meurent tout entières,
il faut que les êtres retournent au néant, et que le néant  ressuscite
la nature; mais tu sais déjà combien ces deux choses sont bien loin de
la vérité. [1,760]  Ensuite ces  éléments sont ennemis,  et comme  des
poisons les uns pour les autres:  ils doivent donc ou périr quand  ils
se rassemblent, ou  se disperser  comme se dispersent  la foudre,  les
vents et la pluie, chassés par la tempête.



    Enfin, puisque vous dites  que tous les  corps naissent de  quatre
choses, et que tous les corps y retournent après leur ruine,  pourquoi
ces choses peuvent-elles passer pour  les éléments des autres,  plutôt
que les autres ne passent pour leurs éléments? car elles se produisent
tour à tour, et elles échangent sans cesse leur forme et leur  nature.
[1,770] Mais si  tu crois que  le feu  et la terre  peuvent unir  leur
substance au souffle de  l'air et à  la rosée de  l'onde, sans que  ce
mélange les altère, ils  ne pourront du moins  rien produire, ni  être
vivant, ni corps inanimé,  parce que chacun  déploiera sa nature  dans
cet amas divers, et que nous y verrons  de l'air et du feu mêlés à  de
la terre et à  de l'eau; et  il faut, au  contraire, que les  éléments
emploient à former les êtres  une substance mystérieuse et  invisible,
[1,780] de peur que le principe ne se montre partout, et ne s'oppose à
ce que chaque être ait sa nature propre.



    Bien plus, ils font tout naître du ciel et de ses feux: le feu  se
change le premier en air; l'air  enfante l'eau, l'eau forme la  terre;
puis la  terre  les reproduit  tous,  en remontant  la  chaîne,  l'eau
d'abord, ensuite  l'air, et  enfin le  feu; et  ils ne  cessent de  se
transformer ainsi, et de voyager du ciel à la terre et de la terre aux
astres. Mais les éléments ne peuvent  agir de la sorte, [1,790] et  il
doit y avoir une substance inaltérable, pour que le monde ne  retourne
pas au néant: car  tout ce qui  sort de ses  limites et dépouille  son
être se frappe  de mort.  Ainsi, puisque les  corps dont  je viens  de
parler échangent leur nature, ou  ils se composent eux-mêmes de  corps
qui ne peuvent changer, ou la  nature sera anéantie. Pourquoi donc  ne
pas admettre plutôt des éléments de telle sorte, qu'après avoir  formé
du feu, [1,800] ils n'aient qu'à y ajouter ou à y retrancher  quelques
atomes, et qu'à  changer de mouvement  ou de place,  pour en faire  de
l'air, et pour changer de même toutes choses en choses nouvelles?



    Mais il est évident, diras-tu, que  tous les corps naissent de  la
terre, que tous en sont nourris, et  que si le ciel ne leur verse  ses
pluies bienfaisantes aux  instants propices, si  les jeunes arbres  ne
fléchissent sous la rosée des nuages, si  le soleil à son tour ne  les
caresse de ses feux et ne leur  donne la chaleur, ni les moissons,  ni
les arbres, ni les  animaux, ne peuvent croître.  Sans doute: de  même
que si  des aliments  secs et  des substances  liquides et  molles  ne
soutiennent notre corps, [1,810] il dépérit, et la vie se détache  des
os et des nerfs en ruines. Car il est certain que nous sommes soutenus
et  alimentés  par  des   substances  particulières,  ainsi  que   les
différents êtres; et ils veulent tous une nourriture différente, parce
que les  mille principes  communs à  toutes choses  se combinent  dans
mille corps de mille  façons diverses. Et  souvent leur mélange,  leur
position, et les mouvements que tous impriment ou reçoivent,  influent
beaucoup sur les êtres; [1,820] car les mêmes éléments qui forment  la
terre, le ciel, la mer, les fleuves et le soleil, engendrent aussi les
arbres, les moissons et les animaux;  mais ils sont mêlés à  d'autres,
et leur arrangement  diffère. Bien  plus, dans ces  vers eux-mêmes  tu
aperçois çà et là  mille lettres, éléments communs  de mille mots,  et
pourtant tu es  obligé de  reconnaître que les  mots et  les vers  ont
chacun leur sens et leur harmonie distincte, tant les éléments ont  de
puissance, même quand  ils ne font  que changer leur  ordre! Mais  les
éléments des corps  sont plus nombreux  que ceux des  mots, et ils  se
combinent davantage pour varier les êtres.



    [Retour au plan]















    C. Anaxagore et ses homéoméries [1,830-920]







    [1,830] Examinons  maintenant l'homéomérie  d'Anaxagore, mot  grec
que la  pauvreté de  notre langue  nous empêche  de traduire:  il  est
facile de faire connaître ce que le philosophe donne pour élément  des
choses, en  le  nommant  homéomérie.  Suivant  Anaxagore,  les  os  se
composent  de  petits  os,  et  chaque  viscère  de  viscères  déliés,
imperceptibles; le sang est  formé de mille gouttes  de sang, l'or  de
mille parcelles [1,840] d'or, et  la terre de mille terres  entassées;
le feu est un amas de feu, l'eau  un amas d'eau, et tous les êtres  se
produisent de même. Mais Anaxagore ne nous accorde pas que la  matière
contienne du vide, ni que le partage  des corps ait des bornes: il  me
paraît donc se tromper également en  ces deux points, et il se  trompe
comme ceux que nous avons cités  plus haut. Ajoutons que les  éléments
sont trop faibles, si on peut appeler éléments des choses qui sont  de
même nature  que  les  corps,  qui endurent  tout  ce  que  les  corps
souffrent, [1,850] et qui  périssent aussi, sans  que rien les  arrête
sur le penchant de  leur ruine. Car en  est-il une qui tiendra  contre
une attaque violente, et qui échappera à sa perte sous les dents de la
mort? sera-ce le feu? l'eau? l'air?  le sang? les os? laquelle  enfin?
Aucune, je pense,  puisque toutes  sont périssables  comme les  êtres,
qui, vaincus par une force quelconque,  meurent, et se dérobent à  nos
yeux. Mais je te rappelle que rien,  ne retombe dans le néant, et  que
rien ne peut  en naître; ce  que nous avons  déjà prouvé.  D'ailleurs,
puisque les éléments accroissent et nourrissent les corps, [1,860]  il
est évident que les veines, le sang,  les os et les nerfs sont  formés
de parties hétérogènes; ou  si on prétend  que les aliments  eux-mêmes
sont des substances qui  soutiennent des parcelles  de nerfs, des  os,
des  veines  et  des  gouttes  de  sang,  on  admet  alors  que  toute
nourriture, tant sèche que liquide, se compose de parties hétérogènes,
puisque des os,  des veines, du  sang et  des nerfs y  sont mêlés.  En
outre, si toutes les  productions de la terre  sont enfermées dans  le
sol, il faut que  la terre soit composée  de parties différentes,  qui
sortent tour à tour du sol. [1,870]  Tu peux appliquer à tout le  même
raisonnement et les mêmes  mots: si la flamme,  la fumée et la  cendre
sont cachées dans le bois, il faut que le bois soit composé de parties
différentes, et que  ces parties  différentes sortent tour  à tour  du
bois.



    Il reste  ici à  Anaxagore  un faible  refuge:  il s'y  jette,  et
prétend que tous les  corps renferment tous les  autres, mais que  les
yeux ne saisissent  que celui  dont les  éléments y  dominent et  sont
placés à la surface, plus à portée des sens.



    [1,880] Mais  la  saine  raison  repousse  cette  défaite  car  il
faudrait alors que  les grains, écrasés  sous le choc  terrible de  la
meule laissassent échapper des  traces de sang  ou de quelques  autres
corps qui font partie de notre substance, et que la pierre broyée  sur
la pierre fût aussi  ensanglantée; il faudrait,  pour la même  raison,
que des gouttes de lait aussi  pures et aussi savoureuses que le  lait
des brebis jaillissent  des herbes;  il faudrait, quand  on brise  les
mottes  de  terre,  voir  des  herbes,  des  plantes,  des   feuilles,
dispersées, [1,890] enfouies toutes petites  dans le sol; il  faudrait
enfin, quand on coupe le bois, y  trouver des atomes de fumée, de  feu
et de cendre. Mais comme les sens  attestent que rien de tout cela  ne
se fait, on en peut conclure que  les corps ne sont point ainsi  mêlés
aux corps, mais que tous renferment des éléments communs, et  arrangés
de mille façons diverses.



    Cependant, me  dis-tu,  il  arrive parfois  que,  sur  les  hautes
montagnes, des arbres, contraints par un vent impétueux, entrechoquent
et frottent leurs cimes,  [1,900] où éclôt enfin  une couronne de  feu
resplendissante. Sans doute; mais  il ne faut pas  croire que le  bois
contienne du feu:  il ne  renferme que des  atomes inflammables,  qui,
amassés par le frottement  des arbres, allument  un incendie dans  les
forêts. Si la  flamme se  cachait au sein  des forêts  mêmes, elle  ne
pourrait se contenir un instant: elle brûlerait sans cesse les arbres,
et elle dévorerait les bois.



    Ne vois-tu pas déjà, comme nous  le disions un peu plus haut,  que
le mélange des atomes, leur arrangement, et [1,910] les impulsions que
tous donnent ou  reçoivent, sont  d'une extrême  importance? car  leur
moindre transposition engendre le feu  du bois: ainsi les mots  latins
de bois et de feu  ont pour base des lettres  qui changent à peine  de
rang, quoique tous deux forment un son distinct.



    Enfin, si tu ne peux expliquer tout ce qui se passe dans les corps
sensibles, sans  leur  assigner  des  éléments  de  même  nature,  les
principes de la matière sont anéantis, ou ils doivent avoir, ainsi que
les êtres, les joues baignées [1,920] de larmes amères, et les  lèvres
agitées par le tremblement du rire.



    [Retour au plan]



















    D. Transition:  annonce de  nouvelles vérités;  apologie du  poème
[1,921-950]







    [1,921] Maintenant, ô Memmius, écoute et apprends ce qui te  reste
à connaître.  Je sais  combien  ces matières  sont obscures;  mais  de
glorieuses espérances ont frappé mon âme du plus vif enthousiasme,  et
lui ont imprimé le  doux amour des Muses.  Animé de leur feu,  soutenu
par mon génie, je  parcours des sentiers du  Piérus qui ne sont  point
encore battus; et  que nul  pied ne  foule. J'aime  à m'approcher  des
sources vierges, et à y boire; j'aime à cueillir des fleurs nouvelles,
et à  me tresser  une couronne  brillante  là où  jamais une  Muse  ne
couronna un front humain: [1,930] d'abord, parce que mes enseignements
touchent à de grandes choses, et que je vais affranchissant les coeurs
du joug  étroit  de  la  superstition;  ensuite,  parce  que  je  fais
étinceler un vers lumineux sur des matières obscures, et que je revêts
toute chose des  grâces poétiques.  Et ce  n'est pas  sans raison.  Le
médecin veut-il faire boire aux enfants l'absinthe amère; il  commence
par enduire les bords du vase d'un miel pur et doré, afin que leur âge
imprévoyant se laisse prendre [1,940] à cette illusion des lèvres,  et
qu'ils avalent  le  noir  breuvage.  Jouets  plutôt  que  victimes  du
mensonge, car ils recouvrent  ainsi les forces et  la santé. De  même,
comme nos enseignements paraissent amers à  ceux qui ne les ont  point
encore savourés, et que la foule les rejette, j'ai voulu t'exposer  ce
système dans  la  langue mélodieuse  des  Piérides, et  le  dorer,  en
quelque sorte,  du  miel  de  la  poésie;  espérant  retenir  ton  âme
suspendue à mes vers,  tandis que je te  ferais [1,950] voir toute  la
nature des choses avec son ajustement harmonieux et sa forme.



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    IV. Infinité de l'univers et de ses constituants [1,951-1113]







    A. L'Univers et l'espace (omne quod est) sont infinis [1,951-1007]







    [1,951] Tu sais déjà que les éléments de la matière sont  solides,
et voltigent éternellement, sans être vaincus par les âges:  examinons
à présent si la somme des atomes est bornée ou infinie; voyons de même
si le vide que nous avons trouvé dans la nature, c'est-à-dire le  lieu
ou espace au  sein duquel les  corps agissent, est  terminé de  toutes
parts, ou s'il a une étendue et une profondeur immenses.



    Le grand tout  ne se  termine dans  aucun sens;  car autrement  il
aurait une  extrémité. [1,960]  Mais un  corps ne  peut en  avoir,  je
pense, si on voit au-delà quelque chose qui le limite, et qui  empêche
la vue de passer  outre. Or, puisqu'il faut  avouer que rien  n'existe
au-delà  du  monde,  le  monde  n'a  donc  aucune  extrémité,  et  par
conséquent il n'a ni fin ni mesure. Peu importent les régions où tu es
placé: quelque lieu que tu occupes,  un espace sans bornes te  restera
ouvert en tous sens. En supposant  même que le grand tout finisse,  si
un homme va se placer au bout du monde, [1,970] comme le dernier point
de ses dernières  limites, et  que de là  il jette  une flèche  ailée;
lequel aimes-tu mieux, ou que le trait, lancé avec force, aille là  où
il a été envoyé, et vole au loin; ou que je ne sais quoi l'arrête,  et
lui fasse obstacle?  Car il  faut choisir;  et, quelque  parti que  tu
prennes, tu ne peux nous échapper, et tu es réduit à accorder au monde
une étendue infinie.  En effet,  soit que  la flèche,  arrêtée par  un
obstacle, ne  puisse  achever sa  course  et atteindre  le  but,  soit
qu'elle passe outre, elle ne part pas de l'extrémité du monde. [1,980]
Je te  poursuivrai ainsi;  et,  dans quelque  lieu  que tu  fixes  des
bornes, je te demanderai ce qui arrivera à la flèche. Il arrivera que,
pour lui faire place, les bornes reculeront, et le monde se prolongera
sans cesse.



    D'ailleurs, si  des  limites  infranchissables  emprisonnaient  la
nature de  toutes parts,  et que  son étendue  fût bornée,  les  corps
solides, emportés par leur poids, tomberaient en masse vers le fond du
monde: rien ne pourrait  se faire sous  la voûte du  ciel, et le  ciel
même n'existerait pas, ainsi que la lumière du soleil, [1,990] puisque
toute  la  matière,   depuis  des   temps  infinis,   eût  formé,   en
s'affaissant, une masse inerte.  Mais on sait,  au contraire, que  les
éléments ne connaissent pas  le repos, parce que  le monde n'a pas  de
fond où ils puissent s'entasser et fixer leur demeure. Ils se  meuvent
sans cesse pour enfanter toutes choses dans toutes les parties, et les
gouffres   inférieurs   vomissent   aussi   des   flots   de   matière
perpétuellement agitée. Enfin, les yeux  attestent que les corps  sont
limités par les  corps: l'air  coupe les montagnes,  et les  montagnes
coupent l'air;  [1,1000]  la  terre  borne les  ondes,  et  les  ondes
embrassent la terre: mais il n'existe,  au-delà du monde, rien qui  le
termine. Telles sont donc  l'immensité et la  profondeur du vide,  que
les plus grands fleuves y couleraient pendant toute la durée des  âges
sans le parcourir, et sans être plus avancés au terme de leur  course:
tant il y a d'espace  ouvert aux êtres, quand  on ôte de toutes  parts
toutes les bornes au monde!



    [Retour au plan]



















    B. La Matière (summa rerum) est infinie [1,1008-1051]







    La nature ne permet pas, d'ailleurs, que le monde puisse se borner
lui-même; car  elle veut  [1,1010] que  le vide  soit terminé  par  le
corps, et le corps  par le vide,  pour que tous  deux, en se  limitant
sans cesse, se prolongent à  l'infini. Si les corps  et le vide ne  se
bornaient tour  à tour,  mais que  le  vide seul  fût immense  par  sa
nature, ni la terre, ni la mer,  ni la voûte brillante du ciel, ni  la
race des  hommes,  ni  les  corps  sacrés  des  dieux,  ne  pourraient
subsister un instant;  car la matière,  dont la masse  ne serait  plus
assujettie, flotterait éparse dans l'immensité du vide; ou plutôt elle
n'eût jamais été assez compacte [1,1020] pour former les corps,  parce
que les atomes dispersés n'auraient pu s'unir.



    On ne dira  pas sans  doute que les  éléments se  soient rangés  à
dessein et  avec intelligence  chacun à  leur place,  ni qu'ils  aient
réglé de concert leurs mouvements réciproques. Mais comme, depuis tant
de siècles, ces atomes innombrables  se combinent de mille façons,  et
sont agités  par mille  chocs au  sein du  vide immense;  après  avoir
essayé des  mouvements et  des assemblages  de toute  sorte, ils  sont
enfin parvenus  à  cet arrangement  qui  a  produit le  monde,  qui  a
conservé  la   nature   durant   de  longues   années,   [1,1030]   en
assujettissant les corps à des mouvements harmonieux, et qui fait  que
les rivières abreuvent la mer avide  de leurs eaux abondantes, que  la
terre pénétrée des  chaudes vapeurs du  soleil renouvelle ses  fruits,
que toutes les espèces vivantes refleurissent, et que les feux errants
du ciel sont alimentés: ce qui ne pourrait se faire, si les  richesses
inépuisables de la matière ne fournissaient pas éternellement de  quoi
réparer les pertes éternelles des êtres. Quand les animaux sont privés
de nourriture,  leur nature  s'épuise, leur  corps se  ruine: de  même
toutes les substances [1,1040] doivent périr, aussitôt que la matière,
détournée de  sa  route  par  un accident  quelconque,  cesse  de  les
alimenter. Il ne  serait pas juste  de dire que  des chocs  extérieurs
assujettissent le grand assemblage du monde. Les atomes peuvent  bien,
à force de coups répétés, suspendre la ruine d'une partie, jusqu'à  ce
que d'autres accourent et complètent  la masse; mais ils sont  obligés
de rejaillir eux-mêmes, quand ils choquent les principes; et ils  leur
donnent ainsi le temps et la  place nécessaires pour fuir, errants  et
libres, loin du grand  assemblage. Il est  donc indispensable que  les
atomes se succèdent sans relâche:  [1,1050] mais, pour que ces  atomes
mêmes suffisent à frapper tous les corps, il faut que la matière  soit
infinie.



    [Retour au plan]



















    C. Critique des doctrines rivales [1,1052-1113]







    Surtout ne va pas croire, cher Memmius, que les êtres tendent vers
le centre  du monde,  comme  le disent  quelques  hommes, et  que  par
conséquent la  nature  subsiste  sans être  maintenue  par  des  chocs
extérieurs, et que  les extrémités ne  se détachent pas  de la  masse,
parce que tous les corps aspirent  au centre. Mais peux-tu croire  que
des êtres  se  soutiennent  eux-mêmes;  que  des  corps  pesants,  qui
occupent le bout opposé de la  terre, tendent à gravir et demeurent  à
la surface, [1,1060]  retournés comme les  images que nous  apercevons
dans les eaux? On soutient même que des espèces vivantes errent  ainsi
à la renverse, incapables  de tomber dans les  abîmes, autant que  nos
corps de voler eux-mêmes à la cime des nues. Quand ces êtres voient le
soleil, les étoiles nous éclairent: ils partagent avec nous la lumière
et l'ombre, et leurs nuits sont égales à nos jours.



    [1,1068-1075: un accident matériel  a détruit la  fin de ces  huit
vers; leur reconstitution est problématique]



    Quelques insensés ont été conduits à  ces erreurs et à ces  fables
ridicules, parce que dès leurs premiers pas ils ont fait fausse route.
Car si le vide est un espace sans bornes, [1,1070] il ne peut avoir de
milieu; et même, si ce milieu existe, il n'y a aucune raison pour  que
les corps y séjournent plutôt que dans les autres parties de l'espace.
Toute cette étendue  immense, que  nous appelons le  vide, doit  faire
place aux corps pesants



    [1,1076] partout où  leur mouvement  les emporte, que  ce soit  au
milieu ou non. II  n'y a donc  pas de lieu où  les corps perdent  leur
poids, et  où ils  se fixent  au  sein du  vide: le  vide ne  peut  se
soutenir, il leur cède toujours, [1,1080] comme le veut la nature;  et
ainsi il  n'est pas  vrai que  les êtres  maintiennent eux-mêmes  leur
assemblage, tant ils aiment le centre du monde!



    D'ailleurs, on nous accorde que  ce penchant n'est pas  universel:
la terre,  les liquides,  le fluide  des mers,  les grandes  eaux  des
montagnes, et tous les  corps qui participent  à la nature  terrestre,
sont attirés vers  le centre; mais  le souffle léger  des airs et  les
atomes du  feu  en  sont  écartés:  et ce  qui  fait  que  les  astres
scintillent à la voûte du ciel, [1,1090] et que la flamme du soleil se
nourrit dans les plaines azurées, c'est  que la chaleur, en fuyant  du
centre, s'y amoncelle tout entière. De même les espèces vivantes  sont
alimentées par des corps échappés de  la terre; de même les arbres  ne
pourraient fleurir et  croître, si  la terre ne  fournissait à  chaque
rameau sa nourriture.



    [1,1094-1101: Lacune  de huit  vers  correspondant aux  huit  vers
mutilés 1068-1075]



    [1,1102] de peur que les extrémités du monde ne se détachent  tout
à coup, et ne se  dispersent ainsi que des  flammes ailées au sein  du
vide, et  que  toute la  masse  ne les  suive;  de peur  que  le  ciel
étincelant de tonnerres ne  croule sur nos têtes,  que la terre ne  se
dérobe sous nos pieds, que les  corps, ruinés eux-mêmes au milieu  des
ruines confuses du ciel et de  la terre, ne soient engloutis dans  les
abîmes du vide,  et que  bientôt rien  ne demeure  au monde,  [1,1110]
excepté des atomes invisibles et  une immense solitude. Car,  aussitôt
que les moindres éléments se détachent, il y a une porte ouverte à  la
mort, et toute la matière ne tarde pas à s'échapper.



    [Retour au plan]























    Conclusion: Adresse à Memmius [1,1114-1117]







    [1,1114] Si tu  as bien compris  ce que  je viens de  te dire,  tu
saisiras sans peine le reste; car ces vérités éclairciront des vérités
nouvelles, et  dissiperont  la nuit  épaisse  qui empêche  ta  vue  de
pénétrer au fond  de la nature,  tant elles jetteront  de lumière  les
unes sur les autres.



    [Retour au plan]







    Bibliotheca Classica Selecta - Autres traductions françaises  dans
la BCS



    Lucrèce: Introduction -  Livre I :  Texte latin seul  - Livre I  :
Hypertexte louvaniste - Livre II  - Livre III - Livre  IV - Livre V  -
Livre VI











    [24 mai 2002]



    Commentaires éventuels: Jacques Poucet (poucet@fusl. ac. be)




    LUCRÈCE

    De la nature des choses







    LIVRE I







    Principes universels : atomes et vide







    Traduction (légèrement adaptée) de M. Nisard, Paris, 1857



















    Plan







    Introduction [1,1-145]



    A. Hymne à Vénus [1,1-43]



    B. Adresse à Memmius et première annonce du sujet [1,50-61]



    C. Les méfaits de la religion et leur remède [1,62-126]



    Victoire d'Épicure sur la religion [1,62-79]



    Exemple de ces méfaits: le sacrifice d'Iphigénie [1,80-101]



    La  superstition  engendre  la  crainte,  obstacle  à  la   vérité
[1,102-126]



    D. Conclusion [1,127-145]



    Objet du poème [1,127-135]



    Difficultés de la tâche et stimulants [1,136-145]



    I. Principes fondamentaux de l'atomisme [1,146-482]



    A. Principe fondamental: Rien ne naît de rien [1,146-214]



    B. Corollaire:  Rien ne  retourne au  néant. La  nature forme  les
corps, les uns avec l'aide des autres [1,215-264]



    C. La matière existe sous forme d'atomes imperceptibles. Les corps
invisibles. Exemples [1,265-328]



    D. Existence du vide [1,329-429]



    L'existence du vide est prouvé par le mouvement [1,329-397]



    Adresse à Memmius [1,398-429]



    E. Tout se ramène aux corps premiers et au vide [1,430-482]



    II. Corps premiers ou atomes : Propriétés [1,483-634]



    A. Solidité et indestructibilité [1,483-598]



    B. De l'atome [1,599-634]



    III. Réfutation des théories adverses [1,635-920]



    A. Héraclite (et stoïciens) et le feu [1,635-704]



    B. Empédocle (et d'autres) et les quatre éléments [1,705-829]



    C. Anaxagore et ses homéoméries [1,830-920]



    D. Transition :  annonce de nouvelles  vérités; apologie du  poème
[1,921-950]



    IV. Infinité de l'univers et de ses constituants [1,951-1113]



    A. L'Univers et l'espace (omne quod est) sont infinis [1,951-1007]



    B. La Matière (summa rerum] est infinie [1,1008-1051]



    C. Critique des doctrines rivales [1,1052-1113]



    Conclusion: Adresse à Memmius [1,1114-1117]























    Introduction [1,1-145]







    A. Hymne à Vénus [1,1-43]







    [1,1]  Mère  des  Romains,  charme   des  dieux  et  des   hommes,
bienfaisante Vénus, c'est toi qui,  fécondant ce monde placé sous  les
astres errants du ciel, peuples la mer chargée de navires, et la terre
revêtue de moissons; c'est par toi que tous les êtres sont conçus,  et
ouvrent leurs yeux naissants à la lumière. Quand tu parais, ô  déesse,
le vent tombe, les nuages se dissipent; la terre déploie sous tes  pas
ses riches tapis  de fleurs; la  surface des ondes  te sourit, et  les
cieux apaisés versent un torrent de lumière resplendissante.



    [1,10] Dès que les jours nous offrent le doux aspect du printemps,
dès que le zéphyr  captif recouvre son haleine  féconde, le chant  des
oiseaux que tes feux  agitent annonce d'abord  ta présence, puis,  les
troupeaux enflammés bondissent dans  les gras pâturages et  traversent
les fleuves rapides tant  les êtres vivants, épris  de tes charmes  et
saisis de ton attrait, aiment à te suivre partout où tu les entraînes!
Enfin, dans les mers, sur les montagnes, au fond des torrents, et dans
les demeures  touffues  des oiseaux,  et  dans les  vertes  campagnes,
[1,20] ta douce flamme pénètre tous les cSurs, et fait que toutes  les
races brûlent de se perpétuer. Ainsi donc, puisque toi seule gouvernes
la nature, puisque, sans toi rien ne jaillit au séjour de la  lumière,
rien n'est  beau ni  aimable,  sois la  compagne  de mes  veilles,  et
dicte-moi ce poème que  je tente sur la  Nature, pour instruire  notre
cher Memmius. Tu as voulu que, paré de mille dons, il brillât toujours
en toutes choses: aussi, déesse, faut-il couronner mes vers de  grâces
immortelles.



    [1,30] Fais cependant que les fureurs de la guerre s'assoupissent,
et laissent en  repos la terre  et l'onde. Toi  seule peux rendre  les
mortels aux  doux  loisirs  de  la paix,  puisque  Mars  gouverne  les
batailles, et  que  souvent, las  de  son farouche  ministère,  il  se
rejette dans tes  bras, et  là, vaincu  par la  blessure d'un  éternel
amour, il te contemple, la tête renversée sur ton sein; son regard,



    attaché sur ton visage, se repaît avidement de tes charmes; et son
âme demeure suspendue à tes lèvres.  Alors, ô déesse, quand il  repose
sur  tes  membres  sacrés,  [1,40]   et  que,  penchée  sur  lui,   tu
l'enveloppes de tes  caresses, laisse  tomber à  son oreille  quelques
douces paroles, et demande-lui pour  les Romains une paix  tranquille.
Car le malheureux état de la patrie  nous ôte le calme que demande  ce
travail; et, dans ces tristes affaires, l'illustre sang des Memmius se
doit au salut de l'État.



    [Lacune [1,44-49= 2,646-651)? ]



    En effet, en  soi, la  nature des  dieux dans  son ensemble  jouit
nécessairement de la paix  dans une durée  éternelle, à l'écart,  bien
loin, coupée de nos affaires. Car exempte de toute souffrance, exempte
des dangers, puissante par ses propres ressources, elle n'a nul besoin
de nous, insensible aux faveurs, indifférente à la colère.



















    B. Adresse à Memmius et première annonce du sujet [I, 50-61]







    [1,50] Désormais, loin des soucis,  prête une oreille libre et  un
esprit sagace  à la  doctrine véritable;  les présents,  que mon  soin
fidèle a disposés pour toi, ne  les dédaigne pas, ne les rejette  pas,
sans les avoir compris.



    Car pour toi, je vais commencer à expliquer l'organisation suprême
du ciel et  des dieux, je  vais te révéler  les principes des  choses:
d'où la  nature crée  toutes  choses, les  développe, les  nourrit;  à
quelle fin la nature les détruit à nouveau et les résorbe.



    Ces éléments, au cours de l'exposé de notre doctrine, [1,60]  nous
avons l'habitude de les appeler matière , corps générateurs , semences
des choses  , éléments  que  nous considérons  aussi comme  les  corps
premiers , puisque tout dérive de ces éléments premiers.



















    C. Les méfaits de la religion et leur remède [I, 62-126]







    Victoire d'Épicure sur la religion [1,62-79]



    [1,62] Jadis, quand on voyait les hommes traîner une vie  rampante
sous le faix  honteux de la  superstition, et que  la tête du  monstre
leur apparaissant à  la cime  des nues,  les accablait  de son  regard
épouvantable, un Grec, un simple mortel osa enfin lever les yeux,  osa
enfin lui  résister en  face. Rien  ne l'arrête,  ni la  renommée  des
dieux, ni la foudre,  ni les menaces du  ciel qui gronde; [1,70]  loin
d'ébranler son courage, les obstacles  l'irritent, et il n'en est  que
plus ardent à  rompre les barrières  étroites de la  nature. Aussi  en
vient-il à bout par son infatigable génie: il s'élance loin des bornes
enflammées du monde, il parcourt l'infini sur les ailes de la  pensée,
il triomphe, et  revient nous  apprendre ce qui  peut ou  ne peut  pas
naître, et d'où vient que la puissance des corps est bornée et qu'il y
a pour tous un terme infranchissable. La superstition fut donc abattue
et foulée aux pieds à son tour, et sa défaite nous égala aux dieux.







    Exemple des  méfaits  de  la religion:  le  sacrifice  d'Iphigénie
[1,80-101]



    [1,80]  Mais  tu  vas  croire  peut-être  que  je  t'enseigne  des
doctrines impies, et  qui sont  un acheminement au  crime; tandis  que
c'est la superstition,  au contraire,  qui jadis  enfanta souvent  des
actions criminelles et  sacrilèges. Pourquoi l'élite  des chefs de  la
Grèce, la fleur  des guerriers, souillèrent-ils  en Aulide l'autel  de
Diane du  sang d'Iphigénie!  Quand le  bandeau fatal,  enveloppant  la
belle chevelure de la jeune fille, flotta le long de ses joues en deux
parties égales;  quand  elle vit  son  père debout  et  triste  devant
l'autel, [1,90]  et  près  de  lui  les  ministres  du  sacrifice  qui
cachaient encore leur  fer, et le  peuple qui pleurait  en la  voyant;
muette d'effroi, elle fléchit  le genou, et se  laissa aller à  terre.
Que lui servait alors, l'infortunée, d'être la première qui eût  donné
le nom de père au roi des  Grecs? Elle fut enlevée par des hommes  qui
l'emportèrent toute  tremblante  à l'autel,  non  pour lui  former  un
cortège solennel après  un brillant  hymen, mais  afin qu'elle  tombât
chaste victime sous  des mains  impures, à  l'âge des  amours, et  fût
immolée pleurante  par son  propre père,  [1,100] qui  achetait  ainsi
l'heureux départ de sa flotte: tant  la superstition a pu inspirer  de
barbarie aux hommes !







    La  superstition  engendre  la  crainte,  obstacle  à  la   vérité
[1,102-126]



    Toi-même, cher Memmius, ébranlé par ces effrayants récits de  tous
les apôtres  du  fanatisme,  tu  vas sans  doute  t'éloigner  de  moi.
Pourtant ce sont là de vains  songes; et combien n'en pourrais-je  pas
forger  à  mon  tour  qui   bouleverseraient  ton  plan  de  vie,   et
empoisonneraient ton bonheur par la crainte! Et ce ne serait pas  sans
raison; car pour que les hommes eussent quelque moyen de résister à la
superstition  et  aux  menaces  des  fanatiques,  il  faudrait  qu'ils
entrevissent le terme de leurs misères: [1,110] et la résistance n'est
ni sensée, ni possible, puisqu'ils craignent après la mort des  peines
éternelles. C'est qu'ils ignorent ce que c'est que l'âme; si elle naît
avec le corps, ou s'y insinue quand il vient de naître; si elle  meurt
avec lui, enveloppée  dans sa ruine,  ou si elle  va voir les  sombres
bords et les vastes marais de l'Orcus;  ou enfin si une loi divine  la
transmet à un autre corps, ainsi que le chante votre grand Ennius,  le
premier qu'une  couronne  du  feuillage  éternel,  apportée  du  riant
Hélicon, immortalisa chez les  races italiennes. [1,120] Toutefois  il
explique dans  des  vers impérissables  qu'il  y  a un  enfer,  où  ne
pénètrent ni des corps ni des âmes, mais seulement des ombres à  forme
humaine, et  d'une  pâleur  étrange;  et il  raconte  que  le  fantôme
d'Homère, brillant d'une éternelle jeunesse, lui apparut en ces lieux,
se mit à  verser des larmes  amères, et lui  déroula ensuite toute  la
nature.



















    D. Conclusion [1,127-145]







    Objet du poème [1,127-135]



    Ainsi donc, si on gagne à se rendre compte des affaires  célestes,
des causes qui engendrent  le mouvement du soleil  et de la lune,  des
influences qui  opèrent  tout [1,130]  ici-bas,  à plus  forte  raison
faut-il examiner avec  les lumières  de la raison  en quoi  consistent
l'esprit et l'âme des hommes, et comment les objets qui les  frappent,
alors  qu'ils  veillent,  les  épouvantent  encore,  quand  ils   sont
ensevelis dans  le sommeil  ou tourmentés  par une  maladie; de  telle
sorte qu'il  leur semble  voir et  entendre ces  morts dont  la  terre
recouvre les ossements.







    Difficultés de la tâche et stimulants [1,136-145]



    Je sais que dans un poème latin il est difficile de mettre bien en
lumière les découvertes obscures des Grecs, et que j'aurai souvent des
termes à créer,  tant la  langue est  pauvre et  la matière  nouvelle.
[1,140] Mais ton  mérite, cher  Memmius, et le  plaisir que  j'attends
d'une si douce  amitié, m'excitent  et m'endurcissent  au travail,  et
font que  je veille  dans  le calme  des  nuits, cherchant  des  tours
heureux et des images poétiques  qui puissent répandre la clarté  dans
ton âme, et te découvrir le fond des choses.



    [Retour au plan]



















    I. Principes fondamentaux de l'atomisme [1,146-482]











    A. Principe fondamental: Rien ne naît de rien [1,146-214]







    [1,146] Or, pour dissiper les terreurs et la nuit des âmes,  c'est
trop peu des rayons du soleil  ou des traits éblouissants du jour;  il
faut la raison,  et un  examen lumineux de  la nature.  Voici donc  le
premier axiome  qui nous  servira de  base: [1,150]  Rien ne  sort  du
néant, fût-ce même sous une main divine.



    Ce qui rend les hommes esclaves de la peur, c'est que, témoins  de
mille faits accomplis dans  le ciel et sur  la terre, mais  incapables
d'en apercevoir les causes, ils  les imputent à une puissance  divine.
Aussi, dès que nous aurons vu que  rien ne se fait de rien, déjà  nous
distinguerons mieux  le  but de  nos  poursuites, et  la  source  d'où
jaillissent tous les êtres,  et la manière dont  ils se forment,  sans
que les dieux y aident. Si le  néant les eût enfantés, tous les  corps
[1,160] seraient  à même  de  produire toutes  les espèces,  et  aucun
n'aurait besoin de germe. Les hommes naîtraient de l'onde, les oiseaux
et les poissons de la terre; les troupeaux s'élanceraient du ciel;  et
les bêtes  féroces, enfants  du hasard,  habiteraient sans  choix  les
lieux cultivés  ou les  déserts. Les  mêmes fruits  ne naîtraient  pas
toujours sur les mêmes arbres,  mais ils varieraient sans cesse:  tous
les arbres  porteraient tous  les  fruits. Car  si les  corps  étaient
privés de germes, se pourrait-il  qu'ils eussent constamment une  même
source?



    Mais, au contraire, comme tous  les êtres se forment d'un  élément
invariable, [1,170] chacun d'eux ne vient au monde que là où se trouve
sa substance propre, son  principe générateur; et  ainsi tout ne  peut
pas naître de tout, puisque chaque corps  a la vertu de créer un  être
distinct. D'ailleurs, pourquoi  la rose  s'ouvre-t-elle au  printemps,
pourquoi le blé mûrit-il aux feux de l'été, et la vigne sous la  rosée
de l'automne, sinon parce que les  germes s'amassent à temps fixe,  et
que tout se  développe dans  la bonne saison,  et alors  que la  terre
féconde ne  craint  pas  d'exposer  au  jour  ses  productions  encore
tendres? [1,180] Si  ces productions  étaient tirées  du néant,  elles
naîtraient tout à coup, à des époques incertaines et dans les  saisons
ennemies, puisqu'il n'y aurait pas  de germes dont le temps  contraire
pût empêcher  les  féconds  assemblages. D'autre  part,  si  le  néant
engendrait les  êtres, une  fois  leurs éléments  réunis, il  ne  leur
faudrait pas  un  long  espace  de temps  pour  croître:  les  enfants
deviendraient aussitôt des hommes, et l'arbuste ne sortirait de  terre
que pour s'élancer au  ciel. Et pourtant rien  de tout cela  n'arrive;
les êtres grandissent insensiblement (ce qui doit être, puisqu'ils ont
un germe déterminé),  [1,190] et  en grandissant ils  ne changent  pas
d'espèce;  ce  qui  prouve  que   tous  les  corps  s'accroissent   et
s'alimentent de leur substance première. J'ajoute que, sans les pluies
qui  l'arrosent  à  point  fixe,   la  terre  n'enfanterait  pas   ses
productions bienfaisantes, et que  les animaux, privés de  nourriture,
ne pourraient multiplier leur  espèce ni soutenir  leur vie: de  sorte
qu'il vaut mieux  admettre l'existence  de plusieurs  éléments qui  se
combinent pour former plusieurs êtres,  comme nous voyons les  lettres
produire tous les mots,  que celle d'un être  dépourvu de germe.  D'où
vient aussi  que la  nature [1,200]  n'a pu  bâtir de  ces géants  qui
traversent les mers  à pied,  qui déracinent de  vastes montagnes,  et
dont la  vie triomphe  de mille  générations, si  ce n'est  parce  que
chaque être a une part déterminée  de substance, qui est la mesure  de
son accroissement? Il faut  donc avouer que rien  ne peut se faire  de
rien, puisque tous les corps ont  besoin de semences pour être mis  au
jour et jetés dans le souple berceau des airs. Enfin un lieu cultivé a
plus de vertu que  les terrains incultes,  et les fruits  s'améliorent
sous des mains actives: [1,210] la terre renferme donc des  principes;
et  c'est  en  remuant  avec  la  charrue  les  glèbes  fécondes,   en
bouleversant la surface du sol, que  nous les excitons à se  produire.
Car, autrement, toutes choses deviendraient meilleures  d'elles-mêmes,
et sans le travail des hommes.



    [Retour au plan]



















    B. Corollaire:  Rien ne  retourne au  néant. La  nature forme  les
corps, les uns avec l'aide des autres [1,215-264]







    [1,215] Ajoutons que la  nature brise les corps,  et les réduit  à
leurs simples germes, au lieu de les anéantir. En effet, si les  corps
n'avaient rien d'impérissable,  tout ce  que nous  cesserions de  voir
cesserait  d'être,  et  il  n'y  aurait  besoin  d'aucun  effort  pour
entraîner la  dissolution des  parties  et rompre  l'assemblage.  Mais
comme tous les êtres, au  contraire, sont formés d'éléments  éternels,
[1,220] la nature ne  consent à leur ruine  que quand une force  vient
les heurter et les rompre sous le choc, ou pénètre leurs vides et  les
dissout.



    D'ailleurs, si  les  corps que  le  temps et  la  vieillesse  font
disparaître  périssent  tout  entiers,  et  que  leur  substance  soit
anéantie, comment Vénus  peut-elle renouveler toutes  les espèces  qui
s'épuisent? comment la terre peut-elle  les nourrir, et les  accroître
quand  elles  sont   reproduites?  [1,230]  Avec   quoi  les   sources
inépuisables  alimentent-elles  les  mers  et  les  fleuves  au  cours
lointain ? et de quoi se repaît  le feu des astres? Car si tout  était
périssable, tant de siècles écoulés jusqu'à nous devraient avoir  tout
dévoré; mais puisque dans l'immense durée des âges, il y a toujours eu
de quoi réparer les pertes de la  nature, il faut que la matière  soit
immortelle, et que rien ne tombe dans le néant.



    Enfin, la même cause  détruirait tous les  corps, si des  éléments
indestructibles n'enchaînaient [1,240] plus ou moins étroitement leurs
parties, et n'en maintenaient l'assemblage. Le toucher même  suffirait
pour les frapper  de mort,  et le moindre  choc romprait  cet amas  de
substance périssable. Mais comme  les éléments s'entrelacent de  mille
façons diverses, et que la matière ne périt pas, il en résulte que les
êtres subsistent jusqu'à ce qu'ils soient brisés par une secousse plus
forte que l'enchaînement de leurs parties. Les corps ne s'anéantissent
donc pas quand ils sont dissous, mais ils retournent et  s'incorporent
à la substance universelle.



    [1,250] Ces pluies même  que l'air répand à  grands flots dans  le
sein de  la  terre  qu'il féconde,  semblent  perdues;  mais  aussitôt
s'élèvent de riches moissons, aussitôt les arbres se couvrent de verts
feuillages, et ils grandissent et se courbent sous leurs fruits. C'est
là ce qui  nourrit les animaux  et les  hommes; c'est là  ce qui  fait
éclore dans nos villes une  jeunesse florissante, ce qui fait  chanter
nos bois, peuplés  d'oiseaux naissants. Voilà  pourquoi des  troupeaux
gras et fatigués du poids de  leurs membres [1,260] reposent dans  les
riants pâturages, et que  des flots de lait  pur s'échappent de  leurs
mamelles gonflées, tandis que leurs petits encore faibles, et dont  ce
lait enivre les jeunes têtes, bondissent en jouant sur l'herbe tendre.



    Ainsi donc, tout ce qui semble détruit ne l'est pas; car la nature
refait un corps avec les débris d'un autre, et la mort seule lui vient
en aide pour donner la vie.



    [Retour au plan]



















    C. La matière existe sous forme d'atomes imperceptibles. Les corps
invisibles. Exemples [1,265-328]







    Je t'ai prouvé, Memmius, que les êtres ne peuvent sortir du néant,
et qu'ils n'y peuvent  retomber; mais, de peur  que tu n'aies pas  foi
dans  mes  paroles,  parce  que  les  éléments  de  la  matière   sont
invisibles, [1,270] je  te citerai des  corps dont tu  seras forcé  de
reconnaître l'existence, quoiqu'ils échappent à la vue.



    D'abord, c'est  le vent  furieux  qui bat  les  flots de  la  mer,
engloutit  de  vastes  navires,  et  disperse  les  nuages;  ou   qui,
parcourant  les  campagnes  en  tourbillon  rapide,  couvre  la  terre
d'arbres immenses, abat les forêts d'un souffle, tourmente la cime des
monts, et irrite les ondes frémissantes qui se soulèvent avec un bruit
menaçant. Il est clair  que les vents sont  des corps invisibles,  eux
qui balayent à la fois la terre,  les eaux, les nues, et qui les  font
tourbillonner dans l'espace.  [1,280] C'est  un fluide  qui inonde  et
ravage  la  nature,  ainsi  qu'un  fleuve  dont  les  eaux   paisibles
s'emportent tout à coup et débordent, quand elles sont accrues par ces
larges torrents de  pluie qui tombent  des montagnes, entraînant  avec
eux les ruines  des bois, et  des arbres entiers.  Les ponts les  plus
solides ne  peuvent soutenir  le  choc impétueux  de l'onde,  tant  le
fleuve, gonflé de ces pluies orageuses, heurte violemment les  digues:
il les met en pièces  avec un horrible fracas;  il roule dans son  lit
des rochers énormes, et  abat tout ce qui  lui fait obstacle.  [1,290]
C'est ainsi que doivent se  précipiter les vents, qui chassent  devant
eux et brisent sous mille chocs tout ce que leur souffle vient  battre
comme des  flots déchaînés,  et  qui parfois  saisissent comme  en  un
gouffre et emportent les corps  dans leurs tourbillons rapides. Je  le
répète donc, les vents sont des corps invisibles, puisque, dans  leurs
effets et dans leurs  habitudes, on les  trouve semblables aux  grands
fleuves qui sont des corps apparents.



    Enfin, ne sentons nous pas  les odeurs émanées des corps,  quoique
nous ne les voyions pas arriver aux narines? [1,300] L'oeil ne  saisit
ni le froid ni le chaud; on n'a pas coutume d'apercevoir les sons:  et
pourtant il faut  bien que  toutes ces  choses soient  des corps,  car
elles frappent les  sens, et  il n'est  rien, excepté  les corps,  qui
puisse toucher ou être touché. Les vêtements exposés sur les bords  où
la mer se brise, deviennent humides, et sèchent ensuite quand ils sont
étendus au soleil; mais on ne voit pas comment l'humidité les pénètre,
ni comment elle s'en va, dissipée par la chaleur; l'humidité se divise
donc [1,310] en parties si petites, qu'elles échappent à la vue.



    Bien plus, à mesure  que les soleils se  succèdent, le dessous  de
l'anneau s'amincit sous le  doigt qui le porte;  les gouttes de  pluie
qui tombent creusent la  pierre; les sillons émoussent  insensiblement
le fer recourbé de la charrue;  nous voyons aussi le pavé des  chemins
usé sous les pas de  la foule; les statues,  placées aux portes de  la
ville, nous montrent que leur main droite diminue sous les baisers des
passants; et nous apercevons bien que  tous ces corps ont éprouvé  des
pertes, [1,320] mais la nature jalouse nous dérobe la vue des  parties
qui se détachent à chaque moment.



    Enfin les yeux les plus perçants ne viendraient pas à bout de voir
ce que le temps  et la nature, qui  font croître lentement les  êtres,
leur ajoutent peu à peu, ni ce que la vieillesse ôte à leur  substance
amaigrie. Les pertes continuelles des rochers qui pendent sur la  mer,
et que dévore le sel rongeur, échappent  aussi à ta vue. C'est donc  à
l'aide de corps imperceptibles que la nature opère.



    [Retour au plan]



















    D. Existence du vide [1,329-429]







    L'existence du vide est prouvée par le mouvement [1,329-397]



    Mais il ne faut pas  croire que tout se  tienne, et que tout  soit
matière dans l'espace. [1,330] Il y  a du vide, Memmius; et c'est  une
vérité qu'il te sera souvent utile de connaître, car elle  t'empêchera
de flotter dans le  doute, d'être toujours en  quête de la nature  des
choses, et de  n'avoir pas  foi dans mes  paroles. Il  existe donc  un
espace sans matière, qui échappe au  toucher, et qu'on nomme le  vide.
Si le vide n'existait pas, le mouvement serait impossible; car,  comme
le propre des corps est  de résister, ils se feraient  continuellement
obstacle, de sorte que nul ne  pourrait avancer, puisque nul autre  ne
commencerait par lui céder la  place. [1,340] Cependant, sur la  terre
et dans l'onde, et dans les hauteurs  du ciel, on voit mille corps  se
mouvoir de mille  façons et par  mille causes diverses;  au lieu  que,
sans le vide, non seulement ils  seraient privés du mouvement qui  les
agite, mais  ils n'auraient  pas  même pu  être  créés, parce  que  la
matière, formant  une  masse  compacte,  eût  demeuré  dans  un  repos
stérile.



    D'ailleurs, parmi les corps même qui passent pour être solides, on
trouve des substances poreuses. La rosée limpide des eaux pénètre  les
rochers et les grottes, qui  laissent échapper des larmes  abondantes;
[1,350] les aliments se  distribuent dans tout  le corps des  animaux;
les arbres  croissent, et  laissent échapper  des fruits  à  certaines
époques, parce que  les sucs  nourriciers y sont  répandus, depuis  le
bout des racines, par le tronc et les branches; le son perce les murs,
et se coule dans  les maisons fermées; le  froid atteint et glace  les
os: ce qui ne pourrait se faire,  si tous ces corps ne trouvaient  des
vides  qui  leur  donnent  passage.  Enfin,  pourquoi  certains  corps
sont-ils de différents poids  sous des volumes égaux  ? [1,360] Si  un
flocon de laine contient autant de matière que le plomb, il doit peser
également sur la  balance, puisque  le propre  des corps  est de  tout
précipiter en  bas.  Le vide  seul  manque,  par sa  nature  même,  de
pesanteur. Aussi, lorsque deux corps  sont de grandeur égale, le  plus
léger annonce  qu'il y  a en  lui plus  de vide;  le plus  pesant,  au
contraire, accuse  une  substance  plus compacte  et  plus  riche.  La
matière renferme donc évidemment ce que j'essaye d'expliquer à  l'aide
de la raison, et que je nomme le vide.



    [1,370] Mais, afin  que rien ne  puisse te détourner  du vrai,  je
dois prévenir l'objection que des philosophes se sont imaginé de  nous
faire. Suivant  eux, de  même que  les flots  cèdent aux  efforts  des
poissons et  leur ouvrent  une voie  liquide, parce  que les  poissons
laissent après  eux des  espaces  libres, où  se réfugient  les  ondes
obéissantes, de même les autres  corps peuvent se mouvoir de  concert,
et changer  de place,  quoique tout  soit plein.  Ce raisonnement  est
entièrement faux: car où les  poissons peuvent-ils aller, si la  vague
ne leur fait place? [1,380] et si les poissons demeurent immobiles, où
les eaux trouveront-elles un refuge? Il faut donc ou ôter le mouvement
aux corps, ou admettre qu'il y a du vide mêlé à la matière, et que  la
matière entre en mouvement à l'aide du vide.



    Enfin si deux corps plats et larges, qui se touchent, se  séparent
tout à coup, il  se fait entre  ces deux corps un  vide qui doit  être
nécessairement  comblé  par  l'air.   Mais  quoique  l'air   enveloppe
rapidement et inonde cet  espace, tout ne peut  se remplir à la  fois;
car il faut  que l'air  [1,390] envahisse d'abord  les extrémités,  et
ensuite le reste. Peut-être croit-on que l'air antérieurement condensé
se dilate quand les corps  se séparent; mais on  se trompe, car il  se
fait alors un  vide qui  n'existait pas, et  un vide  qui existait  se
comble. D'ailleurs, l'air ne peut se  condenser de la sorte; et  quand
même ce  serait possible,  le vide  lui serait  encore nécessaire,  je
pense, pour rapprocher ses parties et se ramasser en lui-même.



    [Retour au plan]



















    Adresse à Memmius [1,398-429]



    Ainsi,  quelques  détours   que  tu  cherches   pour  échapper   à
l'évidence, tu es obligé enfin de reconnaître que la matière  renferme
du vide.



    [1,400] À ces arguments je pourrais en joindre beaucoup  d'autres,
qui donneraient un  nouveau poids  à mes  paroles; mais  il suffit  de
quelques traces  légères  pour acheminer  ton  esprit pénétrant  à  la
connaissance du reste. Car,  de même que les  chiens, une fois sur  la
piste, découvrent  avec  leurs  narines les  retraites  où  les  hôtes
errants des montagnes dorment sous la feuillée qui les cache, de  même
tu pourras seul et de  toi-même courir de découvertes en  découvertes,
forcer la nature dans ses mystérieux asiles, et en arracher la vérité.



    [1,410] Si ta conviction hésite, si ton esprit se relâche, je puis
facilement  t'en  faire  la   promesse,  cher  Memmius:  des   preuves
abondantes, que  mon  esprit  a  puisées aux  grandes  sources  de  la
sagesse, vont couler pour  toi de mes  lèvres harmonieuses. Je  crains
même que la vieillesse ne se glisse  dans nos membres à pas lents,  et
ne  rompe  les  chaînes  de  notre  vie,  avant  que  cette   richesse
d'arguments sur toutes choses n'entre avec mes vers dans ton  oreille.
Mais il faut maintenant poursuivre ce que nous avions entamé.



    [1,420] La nature se compose donc par elle-même de deux principes,
les corps,  et  le  vide  où ils  séjournent  et  accomplissent  leurs
mouvements divers. Le sens commun  atteste que les corps existent;  et
si cette croyance fondamentale n'exerce pas un empire aveugle, il  n'y
a aucun moyen  de convaincre  les esprits,  quand on  explique par  la
raison ce qui échappe aux  sens. Quant à ce lieu  ou à cet espace  que
nous appelons le vide, s'il n'existait pas, les corps ne  trouveraient
place nulle part, et ils ne pourraient errer en tous sens, comme je te
l'ai démontré plus haut.



    [Retour au plan]



















    E. Tout se ramène aux corps premiers et au vide [I, 430-482]







    [1,430] En outre, il n'est aucune substance qu'on puisse  déclarer
à la fois indépendante de la matière, distincte du vide, et qui  offre
les apparences d'une troisième nature. Car, quel que soit ce principe,
pour exister, il doit  avoir un volume petit  ou grand; et au  moindre
contact, même le plus léger, le plus imperceptible, il va augmenter le
nombre des corps et se perdre  dans la masse. S'il est impalpable,  au
contraire, si aucune de ses parties n'arrête le flux des corps qui  le
traversent, n'est-ce point alors cet espace sans matière que je  nomme
le vide?



    [1,440] D'ailleurs,  tous les  êtres  qui existent  par  eux-mêmes
doivent agir, ou souffrir que les autres agissent sur eux; ou bien  il
faut que des êtres soient contenus et se meuvent dans leur sein.  Mais
il n'y  a que  les corps  qui puissent  agir ou  endurer l'action  des
autres, et il n'y a  que le vide qui puisse  leur faire place. Il  est
donc impossible de trouver  parmi les êtres  une troisième nature  qui
frappe les sens, ou soit saisie par la raison, et qui ne tienne ni  de
la matière ni du vide.



    [1,450] Car on ne voit rien au monde qui ne soit une propriété  ou
un accident de ces  deux principes. Une propriété  est ce qui ne  peut
s'arracher et fuir des  corps, sans que leur  perte suive ce  divorce:
comme la pesanteur de  la pierre, la chaleur  du feu; le cours  fluide
des eaux, la nature tactile des  êtres, et la subtilité impalpable  du
vide.  Au  contraire,  la  liberté,  la  servitude,  la  richesse,  la
pauvreté, la guerre,  la paix  et toutes les  choses de  ce genre,  se
joignent aux êtres ou les quittent  sans altérer leur nature, et  nous
avons coutume de les appeler à juste titre des accidents.



    Le temps  n'existe pas  non plus  par lui-même:  [1,460] c'est  la
durée des choses qui nous donne le  sentiment de ce qui est passé,  de
ce qui se fait encore,  de ce qui se fera  ensuite; et il faut  avouer
que personne ne peut concevoir le temps à part, et isolé du  mouvement
et du repos des corps. Enfin, quand on nous parle des Troyens  vaincus
par les armes, et de l'enlèvement de la fille de Tyndare, gardons-nous
bien de  nous  laisser  aller  à dire  que  ces  choses  existent  par
elles-mêmes, comme  survivant  aux  générations  humaines  dont  elles
furent les accidents, et  que les siècles  ont emportées sans  retour.
[1,470] Disons  plutôt que  tout événement  passé est  un accident  du
pays, et même du peuple qui l'a vu s'accomplir. S'il n'existait  point
de matière ni d'espace vide dans lequel agissent les corps, jamais les
feux de  l'amour, amassés  par la  beauté d'Hélène  dans le  coeur  du
Phrygien Pâris, n'eussent allumé une guerre que ses ravages ont rendue
fameuse, et  jamais  le  cheval  de bois  n'eût  incendié  Pergame  la
Troyenne, en enfantant des  Grecs au milieu de  la nuit. Tu vois  donc
que les choses passées ne  subsistent point en elles-mêmes, comme  les
corps, [1,480] et ne  sont pas non  plus de même  nature que le  vide;
mais que tu  dois plutôt les  appeler accidents des  corps, ou de  cet
espace dans lequel toutes choses se font.



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    II. Corps premiers ou atomes : propriétés [1,483-634]







    A. Solidité et indestructibilité des corps premiers [1,483-598]







    [1,483] Parmi les corps, les uns sont des éléments simples et  les
autres se forment  de leur  assemblage. Les éléments  ne peuvent  être
rompus ni  domptés  par  aucune  force,  tant  ils  sont  solides!  Et
pourtant, il semble difficile  de croire que  des corps aussi  solides
existent dans la nature, car la foudre  du ciel perce les murs de  nos
demeures, [1,490] ainsi que  le bruit et la  voix; le fer blanchit  au
feu; des  vapeurs  ardentes  font éclater  les  pierres;  les  flammes
amollissent et résolvent la dure  substance de l'or; l'airain,  vaincu
par elles, fond comme la glace; la chaleur et le froid pénètrent aussi
l'argent, car nous sentons  l'un et l'autre à  travers les coupes  que
nous tenons à la main,  quand on y verse  d'en haut une onde  limpide:
tant il semble  que la  matière manque  de solidité.  Mais puisque  la
raison et la nature  même nous empêchent de  le croire, cher  Memmius,
écoute; je vais  te prouver  en quelques vers  [1,500] qu'il  y a  des
corps solides  et  impérissables,  et nous  les  regardons  comme  les
éléments des choses et les germes du monde, qui est formé tout  entier
de leur substance.



    D'abord, puisque nous avons trouvé que la matière et l'étendue  où
elle s'agite sont deux choses opposées par leur double nature, chacune
doit être indépendante, et pure de tout  mélange: car il n'y a pas  de
matière là où s'étend le vide, il n'y a pas de vide là où se tient  la
matière. [1,510] Les corps premiers sont donc solides, et manquent  de
vide.



    D'ailleurs, puisque les  corps formés  par eux  en renferment,  il
faut que de la matière solide  l'enveloppe; car on ne prouvera  jamais
par la saine raison  que des corps recèlent  et emprisonnent le  vide,
sans avoir de substance solide qui le contienne. Or, il n'y a que  les
assemblages de  corps simples  qui puissent  enfermer et  contenir  le
vide: de  là  résulte  que les  éléments,  étant  solides,  subsistent
éternellement, tandis que les autres corps tombent en ruine.



    [1,520] En outre, s'il n'y avait pas d'étendue sans matière, toute
la nature serait  solide; et  si, au contraire,  il n'y  avait pas  de
corps qui remplissent  exactement l'espace qu'ils  occupent, le  monde
formerait un  vide immense.  Mais la  matière et  l'étendue sont  bien
distinctes, puisque tout n'est pas plein  et que tout n'est pas  vide:
il existe donc certains corps qui séparent le vide du plein. Ces corps
ne se brisent jamais sous un  choc extérieur, [1,530] et rien ne  peut
les pénétrer à  fond et les  dissoudre; car ils  sont inaltérables  et
indestructibles, comme je  te l'ai  montré un  peu plus  haut. Et,  en
effet, on ne  conçoit pas  que, sans le  vide, les  corps puissent  se
heurter, se  rompre, se  fendre, ou  donner passage  à l'humidité,  au
froid, et au feu plus pénétrant encore, qui consument tous les  êtres.
Plus un corps renferme de  vide, plus ils l'attaquent profondément  et
le dévorent: de  sorte que si  les corps sont  solides et manquent  de
vide, comme je te l'ai enseigné, ils doivent aussi être impérissables.
[1,540] Si  la  matière  n'était  pas éternelle,  le  monde  eût  déjà
retourné au néant,  et le néant  eût enfanté tout  ce que nous  voyons
aujourd'hui. Mais comme j'ai prouvé aussi que rien ne sort du néant et
que rien ne peut y retomber, il faut des éléments impérissables, et en
qui toute chose  se résout à  son heure suprême,  pour que la  matière
soit à même de réparer ses  pertes. Les éléments sont donc simples  et
solides, et ils ont pu, à cette condition seule, durer autant que  les
âges, et renouveler les êtres depuis des temps infinis.



    [1,550] Enfin, si la  nature n'eût mis des  bornes à la  fragilité
des corps, les éléments  de la matière, déjà  brisés par les  siècles,
seraient tellement appauvris, que les êtres formés de leur  assemblage
ne pourraient arriver au terme de leur croissance dans un temps  fixe;
car on voit que tout se ruine  plus vite que tout ne se reproduit,  et
par conséquent le reste des âges ne suffirait pas à réparer les  corps
que cette longue suite de  siècles maintenant [1,560] écoulés  eussent
rompus et mis en poussière. Mais  il est évident que leur fragilité  a
des limites invariables,  puisque nous  voyons toutes  les espèces  se
renouveler, et atteindre  dans un  espace déterminé la  fleur de  leur
âge.



    Cependant, quoique  les  éléments  soient  solides,  ajoutons  que
toutes les choses  qui naissent,  étant mêlées de  vide, peuvent  être
molles comme l'air, l'eau, la  terre, les chaudes vapeurs, quelle  que
soit la cause de leur peu  de consistance. [1,570] Mais au  contraire,
si les éléments étaient mous, on  ne saurait expliquer comme se  forme
la dure substance des rocs et  du fer, parce que la nature  manquerait
alors de base solide.  Les éléments sont donc  solides et simples;  et
plus ils  sont  étroitement  unis, plus  les  substances  se  montrent
compactes et  fortes. Supposons  même que  le partage  des corps  soit
illimité: encore  faut-il  que  depuis une  éternité  les  assemblages
conservent encore [1,580] des atomes  qui ont échappé aux épreuves  du
péril. Or, puisque  ces matières  sont de nature  fragile, il  répugne
qu'elles aient pu avoir une durée éternelle, éternellement  tourmentée
par des chocs innombrables.



    Enfin, puisque la croissance des êtres a un terme, ainsi que  leur
existence; puisque les lois de la nature fixent ce que tous peuvent ou
ne peuvent  pas;  puisque  rien  ne  change,  mais  que  tout  demeure
tellement uniforme que  les oiseaux montrent  invariablement sur  leur
plumage [1,590]  les mêmes  taches qui  distinguent leur  espèce;  les
corps doivent avoir pour base des substances inaltérables. Car si  les
éléments pouvaient être vaincus et  altérés par une force  quelconque,
nous ne saurions plus ce qui peut ou ne peut pas naître, ni comment la
puissance des corps a  des limites infranchissables;  et les êtres  ne
pourraient reproduire  tant de  fois dans  chaque race  la nature,  le
genre de vie, les mouvements st les habitudes de leurs pères.



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    B. De l'atome [1,599-634]







    En outre, puisque la cime des atomes est un point de matière voilé
aux sens, [1,600] elle doit être dépourvue de parties et atteindre  le
terme de  la petitesse.  Jamais elle  ne fut  et jamais  elle ne  sera
isolée, car elle ne  forme que la première  couche, que l'écorce  d'un
assemblage;  et   mille   parties  de   même   nature   s'amoncellent,
s'amoncellent tour à tour,  pour achever la masse  de l'atome. Or,  si
elles sont incapables d'exister à  part, il leur faut un  enchaînement
tel que rien ne puisse les arracher. Les éléments sont donc simples et
solides; [1,610] car  ils ne  se forment  point par  un assemblage  de
substances étrangères, mais ils consistent en atomes inséparables;  et
forts de leur  éternelle simplicité;  et la nature,  se réservant  les
germes, ne souffre pas que ces atomes se détachent et dépérissent.



    D'ailleurs, s'il n'y a  aucun terme à  la petitesse, les  moindres
corps se composeront de parties  innombrables, puisque la moitié  même
de chaque moitié aura  la sienne, et se  partagera à l'infini.  Quelle
différence restera-t-il  donc  entre  une masse  énorme  et  un  atome
imperceptible? [1,620] Aucune; car, quoique le monde soit immense,  la
plus petite chose contiendra autant de parties que le monde.



    Mais comme la saine raison se récrie et rejette une telle idée, tu
es obligé de reconnaître qu'il y a certains corps qui ne peuvent  plus
avoir de parties, et  qui sont de la  plus petite nature possible;  et
que si ces corps existent, ils doivent être solides et éternels.



    Mais si, après avoir fait  toutes choses, la nature avait  coutume
de les réduire en atomes  indivisibles, [1,630] elle ne pourrait  plus
les  reproduire,  parce  que  la  matière,  qui  demeurerait   éparse,
manquerait de tout ce que  doivent avoir les corps générateurs,  comme
les différents assemblages, le poids, les rencontres, les chocs et les
mouvements à l'aide desquels tous les êtres se forment.



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    III. Réfutation des théories adverses [1,635-950]







    A. Héraclite (et stoïciens) et le feu [1,635-704]







    [1,635] Ainsi donc ceux qui pensent que le feu est le seul élément
des choses  et que  toute la  nature se  compose de  feu, me  semblent
égarés loin de la  saine raison. Le premier  qui engagea cette  lutte,
fut Héraclite, [1,640] célèbre par un obscur langage plutôt parmi  les
esprits vides que parmi les hommes sages de la Grèce qui cherchent  la
vérité. Car  les sots  aiment et  admirent surtout  les idées  qui  se
cachent sous des termes équivoques, et ils acceptent pour vrai tout ce
qui flatte  leurs  oreilles, et  tout  ce  qui est  fardé  de  paroles
harmonieuses.



    Mais je demande  comment les  choses peuvent être  si variées,  si
elles ne se composent que de feu  pur: car il ne servirait à rien  que
les atomes de feu  devinssent plus denses ou  plus rares, puisque  ces
atomes auraient la même nature que la masse du feu. [1,650] La chaleur
serait  plus  vive,   si  les   parties  étaient   serrées;  et   plus
languissante, si elles étaient écartées et lâches; mais voilà tout  ce
que tu peux  attendre de pareilles  causes, tant il  s'en faut que  la
diversité des êtres soit produite par un feu épais ou rare. Et  encore
faudrait-il admettre que les corps renferment du vide, pour que le feu
pût être  ou plus  rare ou  plus dense.  Mais comme  ces  philosophes,
apercevant les contrariétés de leur système, ne veulent pas laisser au
monde le  vide pur,  ils  se perdent  pour  éviter un  pas  difficile,
[1,660] et  ils  ne voient  pas  que, sans  le  vide, tous  les  corps
deviennent compacts et forment une seule  masse, dont rien ne peut  se
détacher par des émissions rapides, tandis que le feu jette la chaleur
et la lumière; ce qui prouve que ses parties ne manquent pas de  vide.
Peut-être croit-on que les atomes de feu peuvent s'éteindre quand  ils
s'amassent, et changer  de nature;  mais si, en  effet, aucune  partie
n'échappe à cette altération, toute  la chaleur sera engloutie par  le
néant, et le néant seul enfantera les corps qui naissent: [1,670]  car
tout ce qui sort  de ses limites  et dépouille son  être se frappe  de
mort. Il faut donc que les atomes demeurent inaltérables, pour que les
êtres ne soient pas anéantis; et que la nature ne refleurisse point au
sein du néant.



    Or,  puisqu'il  y   a  des  corps   élémentaires  qui   conservent
éternellement la même nature, et qui renouvellent et transforment  les
êtres suivant qu'ils s'y ajoutent ou s'en détachent, il est facile  de
voir que ce  ne sont  pas des  atomes de  feu; [1,680]  car alors  ils
auraient beau  se quitter,  se joindre,  changer de  place ou  changer
d'ordre, ils n'en garderaient  pas moins leur  nature brûlante, et  le
feu seul pourrait naître du feu. Mais voici, selon moi, comme tout  se
passe: il existe des corps qui par leurs mouvements, leurs rencontres,
leur ordre, leur  position et leur  forme, produisent le  feu, et  qui
varient leurs  productions  en  même temps  que  leur  ordre,  quoique
pourtant ils  ne tiennent  ni du  feu  ni des  autres corps  dont  les
émanations atteignent et frappent nos sens.



    [1,690] Dire que tout  est du feu,  que le feu  est le seul  corps
véritable, comme le fait Héraclite,  me paraît donc une grande  folie.
Car il  combat les  sens par  les  sens mêmes,  et il  affaiblit  leur
témoignage, sur qui reposent toutes nos  croyances, et qui lui a  fait
connaître ce qu'il nomme le feu. II  croit, en effet, que le feu  peut
être connu par les sens; mais il ne le croit pas des autres corps, qui
ne sont pourtant pas moins sensibles.  Voilà ce qui me semble faux  et
extravagant.



    Où faut-il donc nous adresser? [1,700] Que peut-il y avoir de plus
infaillible que les sens? et, sans eux, comment distinguerions-nous le
faux du vrai? D'ailleurs, pourquoi  anéantir tous les autres corps  et
ne laisser que le feu dans la nature, plutôt que de nier le feu et  de
reconnaître tous les autres corps? Ces deux opinions ne sont pas  plus
folles l'une que l'autre.



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    B. Empédocle (et d'autres) et ses quatre éléments [1,705-829]







    [1,705] Ainsi donc ceux qui croient que le feu est le seul élément
des choses, et  que le monde  peut être  composé de feu;  et ceux  qui
assignent l'air  comme  principe générateur  aux  corps; et  ceux  qui
prétendent que l'eau forme les êtres de sa propre substance, ou que la
terre produit [1,710] tout et revêt toutes les natures, sont allés  se
perdre, ce me semble, bien loin  de la vérité. Ajoutons-y encore  ceux
qui doublent les éléments et joignent le feu et l'air à la terre et  à
l'eau, et ceux qui  pensent que tout peut  naître de ces quatre  corps
réunis, de la terre, du feu, de l'air  et de l'onde. À la tête de  ces
derniers  est   Empédocle   l'Agrigentin,  enfanté   sur   les   bords
triangulaires de cette île



    que les flots azurés de la mer Ionienne baignent et embrassent  de
leurs replis immenses, [1,720] et que des ondes qui bouillonnent  dans
un canal étroit séparent  des rivages éoliens. Là  se trouve la  vaste
Charybde; là gronde l'Etna, qui menace d'amonceler encore ses  flammes
irritées, pour  que  de  nouveaux feux  jaillissent  arrachés  de  ses
flancs, et lancent  encore leurs  éclairs jusqu'au  ciel. Cette  terre
toute peuplée de grandes choses, et que les nations humaines  admirent
et aiment tant à voir; cette terre, si riche de productions utiles, et
forte d'un épais rempart de héros, n'a jamais rien eu de plus illustre
ni de plus sacré, [1,730] de plus admirable ni de plus cher au  monde,
que ce grand philosophe. Aujourd'hui encore on se récrie sur les  vers
échappés de son esprit divin, et on proclame ses sublimes découvertes,
qui laissent à peine croire que ce fut un enfant des hommes.



    Mais quoique Empédocle et les autres dont j'ai parlé plus haut, et
qui lui sont de beaucoup inférieurs sous mille rapports, aient  trouvé
avec une sagesse divine tant de  belles choses, et que, du  sanctuaire
de leur  génie,  ils aient  rendu  des  oracles plus  sacrés  et  plus
infaillibles que ceux  que la  Sibylle tire  du trépied  saint et  des
lauriers de  Phébus, [1,740]  ils ont  tous échoué  sur les  éléments,
comme sur  un  écueil, et  ces  grands esprits  y  ont fait  un  grand
naufrage. D'abord, ils admettent le mouvement et rejettent le vide  du
monde; ils y laissent des substances molles et poreuses, comme  l'air,
le soleil, le feu, la terre, les animaux, les fruits, et cependant ils
ne les mêlent pas de vide. Ensuite, ne marquant aucune fin au  partage
des êtres, aucun repos à leur  fragilité, ils ne voient rien qui  soit
de moindre volume. [1,750] Or,  nous apercevons mille corps réduits  à
un point qui  paraît à  nos organes infiniment  petit; et  tu peux  en
conclure que leurs débris invisibles aboutissent enfin au terme de  la
petitesse. De plus, puisque les  éléments établis par ces  philosophes
sont des substances molles, qui naissent et qui meurent tout entières,
il faut que les êtres retournent au néant, et que le néant  ressuscite
la nature; mais tu sais déjà combien ces deux choses sont bien loin de
la vérité. [1,760]  Ensuite ces  éléments sont ennemis,  et comme  des
poisons les uns pour les autres:  ils doivent donc ou périr quand  ils
se rassemblent, ou  se disperser  comme se dispersent  la foudre,  les
vents et la pluie, chassés par la tempête.



    Enfin, puisque vous dites  que tous les  corps naissent de  quatre
choses, et que tous les corps y retournent après leur ruine,  pourquoi
ces choses peuvent-elles passer pour  les éléments des autres,  plutôt
que les autres ne passent pour leurs éléments? car elles se produisent
tour à tour, et elles échangent sans cesse leur forme et leur  nature.
[1,770] Mais si  tu crois que  le feu  et la terre  peuvent unir  leur
substance au souffle de  l'air et à  la rosée de  l'onde, sans que  ce
mélange les altère, ils  ne pourront du moins  rien produire, ni  être
vivant, ni corps inanimé,  parce que chacun  déploiera sa nature  dans
cet amas divers, et que nous y verrons  de l'air et du feu mêlés à  de
la terre et à  de l'eau; et  il faut, au  contraire, que les  éléments
emploient à former les êtres  une substance mystérieuse et  invisible,
[1,780] de peur que le principe ne se montre partout, et ne s'oppose à
ce que chaque être ait sa nature propre.



    Bien plus, ils font tout naître du ciel et de ses feux: le feu  se
change le premier en air; l'air  enfante l'eau, l'eau forme la  terre;
puis la  terre  les reproduit  tous,  en remontant  la  chaîne,  l'eau
d'abord, ensuite  l'air, et  enfin le  feu; et  ils ne  cessent de  se
transformer ainsi, et de voyager du ciel à la terre et de la terre aux
astres. Mais les éléments ne peuvent  agir de la sorte, [1,790] et  il
doit y avoir une substance inaltérable, pour que le monde ne  retourne
pas au néant: car  tout ce qui  sort de ses  limites et dépouille  son
être se frappe  de mort.  Ainsi, puisque les  corps dont  je viens  de
parler échangent leur nature, ou  ils se composent eux-mêmes de  corps
qui ne peuvent changer, ou la  nature sera anéantie. Pourquoi donc  ne
pas admettre plutôt des éléments de telle sorte, qu'après avoir  formé
du feu, [1,800] ils n'aient qu'à y ajouter ou à y retrancher  quelques
atomes, et qu'à  changer de mouvement  ou de place,  pour en faire  de
l'air, et pour changer de même toutes choses en choses nouvelles?



    Mais il est évident, diras-tu, que  tous les corps naissent de  la
terre, que tous en sont nourris, et  que si le ciel ne leur verse  ses
pluies bienfaisantes aux  instants propices, si  les jeunes arbres  ne
fléchissent sous la rosée des nuages, si  le soleil à son tour ne  les
caresse de ses feux et ne leur  donne la chaleur, ni les moissons,  ni
les arbres, ni les  animaux, ne peuvent croître.  Sans doute: de  même
que si  des aliments  secs et  des substances  liquides et  molles  ne
soutiennent notre corps, [1,810] il dépérit, et la vie se détache  des
os et des nerfs en ruines. Car il est certain que nous sommes soutenus
et  alimentés  par  des   substances  particulières,  ainsi  que   les
différents êtres; et ils veulent tous une nourriture différente, parce
que les  mille principes  communs à  toutes choses  se combinent  dans
mille corps de mille  façons diverses. Et  souvent leur mélange,  leur
position, et les mouvements que tous impriment ou reçoivent,  influent
beaucoup sur les êtres; [1,820] car les mêmes éléments qui forment  la
terre, le ciel, la mer, les fleuves et le soleil, engendrent aussi les
arbres, les moissons et les animaux;  mais ils sont mêlés à  d'autres,
et leur arrangement  diffère. Bien  plus, dans ces  vers eux-mêmes  tu
aperçois çà et là  mille lettres, éléments communs  de mille mots,  et
pourtant tu es  obligé de  reconnaître que les  mots et  les vers  ont
chacun leur sens et leur harmonie distincte, tant les éléments ont  de
puissance, même quand  ils ne font  que changer leur  ordre! Mais  les
éléments des corps  sont plus nombreux  que ceux des  mots, et ils  se
combinent davantage pour varier les êtres.



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    C. Anaxagore et ses homéoméries [1,830-920]







    [1,830] Examinons  maintenant l'homéomérie  d'Anaxagore, mot  grec
que la  pauvreté de  notre langue  nous empêche  de traduire:  il  est
facile de faire connaître ce que le philosophe donne pour élément  des
choses, en  le  nommant  homéomérie.  Suivant  Anaxagore,  les  os  se
composent  de  petits  os,  et  chaque  viscère  de  viscères  déliés,
imperceptibles; le sang est  formé de mille gouttes  de sang, l'or  de
mille parcelles [1,840] d'or, et  la terre de mille terres  entassées;
le feu est un amas de feu, l'eau  un amas d'eau, et tous les êtres  se
produisent de même. Mais Anaxagore ne nous accorde pas que la  matière
contienne du vide, ni que le partage  des corps ait des bornes: il  me
paraît donc se tromper également en  ces deux points, et il se  trompe
comme ceux que nous avons cités  plus haut. Ajoutons que les  éléments
sont trop faibles, si on peut appeler éléments des choses qui sont  de
même nature  que  les  corps,  qui endurent  tout  ce  que  les  corps
souffrent, [1,850] et qui  périssent aussi, sans  que rien les  arrête
sur le penchant de  leur ruine. Car en  est-il une qui tiendra  contre
une attaque violente, et qui échappera à sa perte sous les dents de la
mort? sera-ce le feu? l'eau? l'air?  le sang? les os? laquelle  enfin?
Aucune, je pense,  puisque toutes  sont périssables  comme les  êtres,
qui, vaincus par une force quelconque,  meurent, et se dérobent à  nos
yeux. Mais je te rappelle que rien,  ne retombe dans le néant, et  que
rien ne peut  en naître; ce  que nous avons  déjà prouvé.  D'ailleurs,
puisque les éléments accroissent et nourrissent les corps, [1,860]  il
est évident que les veines, le sang,  les os et les nerfs sont  formés
de parties hétérogènes; ou  si on prétend  que les aliments  eux-mêmes
sont des substances qui  soutiennent des parcelles  de nerfs, des  os,
des  veines  et  des  gouttes  de  sang,  on  admet  alors  que  toute
nourriture, tant sèche que liquide, se compose de parties hétérogènes,
puisque des os,  des veines, du  sang et  des nerfs y  sont mêlés.  En
outre, si toutes les  productions de la terre  sont enfermées dans  le
sol, il faut que  la terre soit composée  de parties différentes,  qui
sortent tour à tour du sol. [1,870]  Tu peux appliquer à tout le  même
raisonnement et les mêmes  mots: si la flamme,  la fumée et la  cendre
sont cachées dans le bois, il faut que le bois soit composé de parties
différentes, et que  ces parties  différentes sortent tour  à tour  du
bois.



    Il reste  ici à  Anaxagore  un faible  refuge:  il s'y  jette,  et
prétend que tous les  corps renferment tous les  autres, mais que  les
yeux ne saisissent  que celui  dont les  éléments y  dominent et  sont
placés à la surface, plus à portée des sens.



    [1,880] Mais  la  saine  raison  repousse  cette  défaite  car  il
faudrait alors que  les grains, écrasés  sous le choc  terrible de  la
meule laissassent échapper des  traces de sang  ou de quelques  autres
corps qui font partie de notre substance, et que la pierre broyée  sur
la pierre fût aussi  ensanglantée; il faudrait,  pour la même  raison,
que des gouttes de lait aussi  pures et aussi savoureuses que le  lait
des brebis jaillissent  des herbes;  il faudrait, quand  on brise  les
mottes  de  terre,  voir  des  herbes,  des  plantes,  des   feuilles,
dispersées, [1,890] enfouies toutes petites  dans le sol; il  faudrait
enfin, quand on coupe le bois, y  trouver des atomes de fumée, de  feu
et de cendre. Mais comme les sens  attestent que rien de tout cela  ne
se fait, on en peut conclure que  les corps ne sont point ainsi  mêlés
aux corps, mais que tous renferment des éléments communs, et  arrangés
de mille façons diverses.



    Cependant, me  dis-tu,  il  arrive parfois  que,  sur  les  hautes
montagnes, des arbres, contraints par un vent impétueux, entrechoquent
et frottent leurs cimes,  [1,900] où éclôt enfin  une couronne de  feu
resplendissante. Sans doute; mais  il ne faut pas  croire que le  bois
contienne du feu:  il ne  renferme que des  atomes inflammables,  qui,
amassés par le frottement  des arbres, allument  un incendie dans  les
forêts. Si la  flamme se  cachait au sein  des forêts  mêmes, elle  ne
pourrait se contenir un instant: elle brûlerait sans cesse les arbres,
et elle dévorerait les bois.



    Ne vois-tu pas déjà, comme nous  le disions un peu plus haut,  que
le mélange des atomes, leur arrangement, et [1,910] les impulsions que
tous donnent ou  reçoivent, sont  d'une extrême  importance? car  leur
moindre transposition engendre le feu  du bois: ainsi les mots  latins
de bois et de feu  ont pour base des lettres  qui changent à peine  de
rang, quoique tous deux forment un son distinct.



    Enfin, si tu ne peux expliquer tout ce qui se passe dans les corps
sensibles, sans  leur  assigner  des  éléments  de  même  nature,  les
principes de la matière sont anéantis, ou ils doivent avoir, ainsi que
les êtres, les joues baignées [1,920] de larmes amères, et les  lèvres
agitées par le tremblement du rire.



    [Retour au plan]



















    D. Transition:  annonce de  nouvelles vérités;  apologie du  poème
[1,921-950]







    [1,921] Maintenant, ô Memmius, écoute et apprends ce qui te  reste
à connaître.  Je sais  combien  ces matières  sont obscures;  mais  de
glorieuses espérances ont frappé mon âme du plus vif enthousiasme,  et
lui ont imprimé le  doux amour des Muses.  Animé de leur feu,  soutenu
par mon génie, je  parcours des sentiers du  Piérus qui ne sont  point
encore battus; et  que nul  pied ne  foule. J'aime  à m'approcher  des
sources vierges, et à y boire; j'aime à cueillir des fleurs nouvelles,
et à  me tresser  une couronne  brillante  là où  jamais une  Muse  ne
couronna un front humain: [1,930] d'abord, parce que mes enseignements
touchent à de grandes choses, et que je vais affranchissant les coeurs
du joug  étroit  de  la  superstition;  ensuite,  parce  que  je  fais
étinceler un vers lumineux sur des matières obscures, et que je revêts
toute chose des  grâces poétiques.  Et ce  n'est pas  sans raison.  Le
médecin veut-il faire boire aux enfants l'absinthe amère; il  commence
par enduire les bords du vase d'un miel pur et doré, afin que leur âge
imprévoyant se laisse prendre [1,940] à cette illusion des lèvres,  et
qu'ils avalent  le  noir  breuvage.  Jouets  plutôt  que  victimes  du
mensonge, car ils recouvrent  ainsi les forces et  la santé. De  même,
comme nos enseignements paraissent amers à  ceux qui ne les ont  point
encore savourés, et que la foule les rejette, j'ai voulu t'exposer  ce
système dans  la  langue mélodieuse  des  Piérides, et  le  dorer,  en
quelque sorte,  du  miel  de  la  poésie;  espérant  retenir  ton  âme
suspendue à mes vers,  tandis que je te  ferais [1,950] voir toute  la
nature des choses avec son ajustement harmonieux et sa forme.



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    IV. Infinité de l'univers et de ses constituants [1,951-1113]







    A. L'Univers et l'espace (omne quod est) sont infinis [1,951-1007]







    [1,951] Tu sais déjà que les éléments de la matière sont  solides,
et voltigent éternellement, sans être vaincus par les âges:  examinons
à présent si la somme des atomes est bornée ou infinie; voyons de même
si le vide que nous avons trouvé dans la nature, c'est-à-dire le  lieu
ou espace au  sein duquel les  corps agissent, est  terminé de  toutes
parts, ou s'il a une étendue et une profondeur immenses.



    Le grand tout  ne se  termine dans  aucun sens;  car autrement  il
aurait une  extrémité. [1,960]  Mais un  corps ne  peut en  avoir,  je
pense, si on voit au-delà quelque chose qui le limite, et qui  empêche
la vue de passer  outre. Or, puisqu'il faut  avouer que rien  n'existe
au-delà  du  monde,  le  monde  n'a  donc  aucune  extrémité,  et  par
conséquent il n'a ni fin ni mesure. Peu importent les régions où tu es
placé: quelque lieu que tu occupes,  un espace sans bornes te  restera
ouvert en tous sens. En supposant  même que le grand tout finisse,  si
un homme va se placer au bout du monde, [1,970] comme le dernier point
de ses dernières  limites, et  que de là  il jette  une flèche  ailée;
lequel aimes-tu mieux, ou que le trait, lancé avec force, aille là  où
il a été envoyé, et vole au loin; ou que je ne sais quoi l'arrête,  et
lui fasse obstacle?  Car il  faut choisir;  et, quelque  parti que  tu
prennes, tu ne peux nous échapper, et tu es réduit à accorder au monde
une étendue infinie.  En effet,  soit que  la flèche,  arrêtée par  un
obstacle, ne  puisse  achever sa  course  et atteindre  le  but,  soit
qu'elle passe outre, elle ne part pas de l'extrémité du monde. [1,980]
Je te  poursuivrai ainsi;  et,  dans quelque  lieu  que tu  fixes  des
bornes, je te demanderai ce qui arrivera à la flèche. Il arrivera que,
pour lui faire place, les bornes reculeront, et le monde se prolongera
sans cesse.



    D'ailleurs, si  des  limites  infranchissables  emprisonnaient  la
nature de  toutes parts,  et que  son étendue  fût bornée,  les  corps
solides, emportés par leur poids, tomberaient en masse vers le fond du
monde: rien ne pourrait  se faire sous  la voûte du  ciel, et le  ciel
même n'existerait pas, ainsi que la lumière du soleil, [1,990] puisque
toute  la  matière,   depuis  des   temps  infinis,   eût  formé,   en
s'affaissant, une masse inerte.  Mais on sait,  au contraire, que  les
éléments ne connaissent pas  le repos, parce que  le monde n'a pas  de
fond où ils puissent s'entasser et fixer leur demeure. Ils se  meuvent
sans cesse pour enfanter toutes choses dans toutes les parties, et les
gouffres   inférieurs   vomissent   aussi   des   flots   de   matière
perpétuellement agitée. Enfin, les yeux  attestent que les corps  sont
limités par les  corps: l'air  coupe les montagnes,  et les  montagnes
coupent l'air;  [1,1000]  la  terre  borne les  ondes,  et  les  ondes
embrassent la terre: mais il n'existe,  au-delà du monde, rien qui  le
termine. Telles sont donc  l'immensité et la  profondeur du vide,  que
les plus grands fleuves y couleraient pendant toute la durée des  âges
sans le parcourir, et sans être plus avancés au terme de leur  course:
tant il y a d'espace  ouvert aux êtres, quand  on ôte de toutes  parts
toutes les bornes au monde!



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    B. La Matière (summa rerum) est infinie [1,1008-1051]







    La nature ne permet pas, d'ailleurs, que le monde puisse se borner
lui-même; car  elle veut  [1,1010] que  le vide  soit terminé  par  le
corps, et le corps  par le vide,  pour que tous  deux, en se  limitant
sans cesse, se prolongent à  l'infini. Si les corps  et le vide ne  se
bornaient tour  à tour,  mais que  le  vide seul  fût immense  par  sa
nature, ni la terre, ni la mer,  ni la voûte brillante du ciel, ni  la
race des  hommes,  ni  les  corps  sacrés  des  dieux,  ne  pourraient
subsister un instant;  car la matière,  dont la masse  ne serait  plus
assujettie, flotterait éparse dans l'immensité du vide; ou plutôt elle
n'eût jamais été assez compacte [1,1020] pour former les corps,  parce
que les atomes dispersés n'auraient pu s'unir.



    On ne dira  pas sans  doute que les  éléments se  soient rangés  à
dessein et  avec intelligence  chacun à  leur place,  ni qu'ils  aient
réglé de concert leurs mouvements réciproques. Mais comme, depuis tant
de siècles, ces atomes innombrables  se combinent de mille façons,  et
sont agités  par mille  chocs au  sein du  vide immense;  après  avoir
essayé des  mouvements et  des assemblages  de toute  sorte, ils  sont
enfin parvenus  à  cet arrangement  qui  a  produit le  monde,  qui  a
conservé  la   nature   durant   de  longues   années,   [1,1030]   en
assujettissant les corps à des mouvements harmonieux, et qui fait  que
les rivières abreuvent la mer avide  de leurs eaux abondantes, que  la
terre pénétrée des  chaudes vapeurs du  soleil renouvelle ses  fruits,
que toutes les espèces vivantes refleurissent, et que les feux errants
du ciel sont alimentés: ce qui ne pourrait se faire, si les  richesses
inépuisables de la matière ne fournissaient pas éternellement de  quoi
réparer les pertes éternelles des êtres. Quand les animaux sont privés
de nourriture,  leur nature  s'épuise, leur  corps se  ruine: de  même
toutes les substances [1,1040] doivent périr, aussitôt que la matière,
détournée de  sa  route  par  un accident  quelconque,  cesse  de  les
alimenter. Il ne  serait pas juste  de dire que  des chocs  extérieurs
assujettissent le grand assemblage du monde. Les atomes peuvent  bien,
à force de coups répétés, suspendre la ruine d'une partie, jusqu'à  ce
que d'autres accourent et complètent  la masse; mais ils sont  obligés
de rejaillir eux-mêmes, quand ils choquent les principes; et ils  leur
donnent ainsi le temps et la  place nécessaires pour fuir, errants  et
libres, loin du grand  assemblage. Il est  donc indispensable que  les
atomes se succèdent sans relâche:  [1,1050] mais, pour que ces  atomes
mêmes suffisent à frapper tous les corps, il faut que la matière  soit
infinie.



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    C. Critique des doctrines rivales [1,1052-1113]







    Surtout ne va pas croire, cher Memmius, que les êtres tendent vers
le centre  du monde,  comme  le disent  quelques  hommes, et  que  par
conséquent la  nature  subsiste  sans être  maintenue  par  des  chocs
extérieurs, et que  les extrémités ne  se détachent pas  de la  masse,
parce que tous les corps aspirent  au centre. Mais peux-tu croire  que
des êtres  se  soutiennent  eux-mêmes;  que  des  corps  pesants,  qui
occupent le bout opposé de la  terre, tendent à gravir et demeurent  à
la surface, [1,1060]  retournés comme les  images que nous  apercevons
dans les eaux? On soutient même que des espèces vivantes errent  ainsi
à la renverse, incapables  de tomber dans les  abîmes, autant que  nos
corps de voler eux-mêmes à la cime des nues. Quand ces êtres voient le
soleil, les étoiles nous éclairent: ils partagent avec nous la lumière
et l'ombre, et leurs nuits sont égales à nos jours.



    [1,1068-1075: un accident matériel  a détruit la  fin de ces  huit
vers; leur reconstitution est problématique]



    Quelques insensés ont été conduits à  ces erreurs et à ces  fables
ridicules, parce que dès leurs premiers pas ils ont fait fausse route.
Car si le vide est un espace sans bornes, [1,1070] il ne peut avoir de
milieu; et même, si ce milieu existe, il n'y a aucune raison pour  que
les corps y séjournent plutôt que dans les autres parties de l'espace.
Toute cette étendue  immense, que  nous appelons le  vide, doit  faire
place aux corps pesants



    [1,1076] partout où  leur mouvement  les emporte, que  ce soit  au
milieu ou non. II  n'y a donc  pas de lieu où  les corps perdent  leur
poids, et  où ils  se fixent  au  sein du  vide: le  vide ne  peut  se
soutenir, il leur cède toujours, [1,1080] comme le veut la nature;  et
ainsi il  n'est pas  vrai que  les êtres  maintiennent eux-mêmes  leur
assemblage, tant ils aiment le centre du monde!



    D'ailleurs, on nous accorde que  ce penchant n'est pas  universel:
la terre,  les liquides,  le fluide  des mers,  les grandes  eaux  des
montagnes, et tous les  corps qui participent  à la nature  terrestre,
sont attirés vers  le centre; mais  le souffle léger  des airs et  les
atomes du  feu  en  sont  écartés:  et ce  qui  fait  que  les  astres
scintillent à la voûte du ciel, [1,1090] et que la flamme du soleil se
nourrit dans les plaines azurées, c'est  que la chaleur, en fuyant  du
centre, s'y amoncelle tout entière. De même les espèces vivantes  sont
alimentées par des corps échappés de  la terre; de même les arbres  ne
pourraient fleurir et  croître, si  la terre ne  fournissait à  chaque
rameau sa nourriture.



    [1,1094-1101: Lacune  de huit  vers  correspondant aux  huit  vers
mutilés 1068-1075]



    [1,1102] de peur que les extrémités du monde ne se détachent  tout
à coup, et ne se  dispersent ainsi que des  flammes ailées au sein  du
vide, et  que  toute la  masse  ne les  suive;  de peur  que  le  ciel
étincelant de tonnerres ne  croule sur nos têtes,  que la terre ne  se
dérobe sous nos pieds, que les  corps, ruinés eux-mêmes au milieu  des
ruines confuses du ciel et de  la terre, ne soient engloutis dans  les
abîmes du vide,  et que  bientôt rien  ne demeure  au monde,  [1,1110]
excepté des atomes invisibles et  une immense solitude. Car,  aussitôt
que les moindres éléments se détachent, il y a une porte ouverte à  la
mort, et toute la matière ne tarde pas à s'échapper.



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    Conclusion: Adresse à Memmius [1,1114-1117]







    [1,1114] Si tu  as bien compris  ce que  je viens de  te dire,  tu
saisiras sans peine le reste; car ces vérités éclairciront des vérités
nouvelles, et  dissiperont  la nuit  épaisse  qui empêche  ta  vue  de
pénétrer au fond  de la nature,  tant elles jetteront  de lumière  les
unes sur les autres.



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    Lucrèce: Introduction -  Livre I :  Texte latin seul  - Livre I  :
Hypertexte louvaniste - Livre II  - Livre III - Livre  IV - Livre V  -
Livre VI











    [24 mai 2002]



    Commentaires éventuels: Jacques Poucet (poucet@fusl. ac. be)