"Dissertation sur la politique des romains dans la religion" - читать интересную книгу автора (Montesquieu Baron de)

a cura di Valerio Di Stefano - Charles de Montesquieu - Dissertation sur la politique des romains dans la religion
Charles de Montesquieu
Dissertation sur la politique des romains
dans la religion


    Ce ne fut ni la crainte ni  la piété qui établit la religion  chez
les Romains, mais la nécessité où sont toutes les sociétés d’en  avoir
une. Les premiers rois ne furent pas moins attentifs à régler le culte
et les cérémonies qu’à donner des lois et bâtir des murailles.

    Je trouve cette différence entre les législateurs romains et  ceux
des autres peuples, que les  premiers firent la religion pour  l’état,
et les  autres,  l’état pour  la  religion. Romulus,  Tatius  et  Numa
asservirent les dieux  à la  politique :  le culte  et les  cérémonies
qu’ils instituèrent  furent trouvés  si sages  que, lorsque  les  rois
furent chassés, le  joug de la  religion fut le  seul dont ce  peuple,
dans sa fureur pour la liberté, n’osa s’affranchir.

    Quand les  législateurs romains  établirent  la religion,  ils  ne
pensèrent point à la réformation des moeurs, ni à donner des principes
de  morale  ;  ils  ne   voulurent  point  gêner  des  gens   qu’ils ne
connaissaient  pas  encore.  Ils  n’eurent  donc  d’abord  qu’une  vue
générale, qui était d’inspirer à un peuple, qui ne craignait rien,  la
crainte des dieux, et de se servir de cette crainte pour le conduire à
leur fantaisie.

    Les successeurs de  Numa n’osèrent  point faire ce  que ce  prince
n’avait point  fait  : le  peuple,  qui  avait beaucoup  perdu  de  sa
férocité et  de sa  rudesse, était  devenu capable  d’une plus  grande
discipline. Il eût été facile d’ajouter aux cérémonies de la  religion
des principes et des  règles de morale dont  elle manquait ; mais  les
législateurs des  Romains  étaient  trop clairvoyants  pour  ne  point
connaître combien une pareille réformation eût été dangereuse :  c’eût
été convenir que la  religion était défectueuse  ; c’était lui  donner
des âges, et affaiblir son  autorité en voulant l’établir. La  sagesse
des Romains  leur fit  prendre  un meilleur  parti en  établissant  de
nouvelles lois. Les institutions  humaines peuvent bien changer,  mais
les divines doivent être immuables comme les dieux mêmes.

    Ainsi,  le  sénat  de  Rome,  ayant  chargé  le  préteur  Pétilius
d’examiner les écrits  du roi Numa,  qui avaient été  trouvés dans  un
coffre de pierre, quatre cents ans après la mort de ce roi, résolut de
les faire  brûler, sur  le rapport  que  lui fit  ce préteur  que  les
cérémonies qui étaient ordonnées dans ces écrits différaient  beaucoup
de celles  qui  se pratiquaient  alors  :  ce qui  pouvait  jeter  des
scrupules dans l’esprit des simples, et  leur faire voir que le  culte
prescrit n’était pas le même que celui qui avait été institué par  les
premiers législateurs, et inspiré par la nymphe Égérie.

    On portait la prudence plus loin  : on ne pouvait lire les  livres
sibyllins sans la permission du sénat, qui ne la donnait même que dans
les  grandes  occasions,  et  lorsqu’il  s’agissait  de  consoler  les
peuples. Toutes  les interprétations  étaient défendues  ; ces  livres
mêmes étaient toujours renfermés ; et, par une précaution si sage,  on
ôtait les armes des mains des fanatiques et des séditieux.

    Les devins ne pouvaient rien prononcer sur les affaires  publiques
sans  la  permission  des  magistrats  ;  leur  art  était  absolument
subordonné à la volonté du sénat ; et cela avait été ainsi ordonné par
les livres  des  pontifes,  dont  Cicéron  nous  a  conservé  quelques
fragments.

    Polybe met la  superstition au  rang des avantages  que le  peuple
romain avait par-dessus les  autres peuples :  ce qui paraît  ridicule
aux sages est nécessaire pour les sots  ; et ce peuple, qui se met  si
facilement en  colère,  a  besoin  d’être  arrêté  par  une  puissance
invisible.

    Les augures et les aruspices étaient proprement les grotesques  du
paganisme ;  mais on  ne  les trouvera  point  ridicules, si  on  fait
réflexion que, dans une religion toute populaire comme celle-là,  rien
ne paraissait extravagant ; la crédulité du peuple réparait tout  chez
les Romains : plus une chose était contraire à la raison humaine, plus
elle leur  paraissait divine.  Une  vérité simple  ne les  aurait  pas
vivement touchés : il  leur fallait des  sujets d’admiration, il  leur
fallait des signes de la divinité ; et ils ne les trouvaient que  dans
le merveilleux et le ridicule.

    C’était à la vérité une chose très extravagante de faire  dépendre
le salut de  la république de  l’appétit sacré d’un  poulet, et de  la
disposition des entrailles des victimes ; mais ceux qui introduisirent
ces cérémonies en connaissaient  bien le fort et  le faible, et ce  ne
fut que par de bonnes raisons qu’ils péchèrent contre la raison  même.
Si ce culte avait été plus raisonnable, les gens d’esprit en  auraient
été la dupe aussi bien que le  peuple, et par-là on aurait perdu  tout
l’avantage qu’on en pouvait attendre ; il fallait donc des  cérémonies
qui pussent  entretenir la  superstition des  uns, et  entrer dans  la
politique des autres : c’est ce qui se trouvait dans les  divinations.
On y  mettait  les  arrêts  du ciel  dans  la  bouche  des  principaux
sénateurs, gens éclairés, et  qui connaissaient également le  ridicule
et l’utilité des divinations.

    Cicéron dit que Fabius, étant augure, tenait pour règle que ce qui
était avantageux  à la  république se  faisait toujours  sous de  bons
auspices.  Il  pense  comme  Marcellus,  que,  quoique  la   crédulité
populaire eût établi au commencement  les augures, on en avait  retenu
l’usage pour l’utilité de la république  ; et il met cette  différence
entre les  Romains  et  les  étrangers,  que  ceux-ci  s’en  servaient
indifféremment dans toutes  les occasions, et  ceux-là seulement  dans
les affaires qui  regardaient l’intérêt public.  Cicéron nous  apprend
que la foudre  tombée du côté  gauche était d’un  bon augure,  excepté
dans les assemblées du peuple, præterquam  ad comitia . Les règles  de
l’art cessaient dans  cette occasion  : les magistrats  y jugeaient  à
leur fantaisie de la bonté des  auspices, et ces auspices étaient  une
bride  avec  laquelle  ils  menaient  le  peuple.  Cicéron  ajoute   :
Hocinstitutum reipublicæ causa est, ut comitiorum, vel in jure  legum,
vel in  judiciis  populi,  vel in  creandis  magistratibus,  principes
civitatis essent  interpretes. Il  avait dit  auparavant qu’on  lisait
dans les livres sacrés  : Jove tonante  et fulgurante, comitia  populi
habere nefas esse . Cela avait été introduit, dit-il, pour fournir aux
magistrats un prétexte de rompre  les assemblées du peuple. Au  reste,
il était indifférent que la victime  qu’on immolait se trouvât de  bon
ou de  mauvais  augure ;  car  lorsqu’on  n’était pas  content  de  la
première, on en  immolait une seconde,  une troisième, une  quatrième,
qu’on appelaithostiae  succedaneæ. Paul  Émile voulant  sacrifier  fut
obligé d’immoler vingt victimes : les dieux ne furent apaisés qu’à  la
dernière, dans  laquelle  on trouva  des  signes qui  promettaient  la
victoire. C’est pour cela  qu’on avait coutume de  dire que, dans  les
sacrifices, les  dernières victimes  valaient toujours  mieux que  les
premières. César ne fut pas si  patient que Paul Émile : ayant  égorgé
plusieurs victimes , dit Suétone ,  sans en trouver de favorables,  il
quitta les autels avec mépris, et entra dans le sénat.

    Comme les  magistrats  se  trouvaient maîtres  des  présages,  ils
avaient un moyen sûr pour détourner le peuple d’une guerre qui  aurait
été funeste, ou pour lui en faire entreprendre une qui aurait pu  être
utile. Les devins, qui suivaient  toujours les armées, et qui  étaient
plutôt les interprètes  du général  que des dieux,  inspiraient de  la
confiance aux soldats.  Si par  hasard quelque  mauvais présage  avait
épouvanté l’armée, un habile général en convertissait le sens et se le
rendait favorable  ;  ainsi  Scipion,  qui tomba  en  sautant  de  son
vaisseau sur le rivage  d’Afrique, prit de la  terre dans ses mains  :
"Je te tiens, dit-il, ô terre d’Afrique  !" Et par ces mots il  rendit
heureux un présage qui avait paru si funeste.

    Les Siciliens s’étant embarqués  pour faire quelque expédition  en
Afrique, furent si épouvantés d’une éclipse de soleil, qu’ils  étaient
sur le  point d’abandonner  leur  entreprise ;  mais Ie  général  leur
représenta "qu’à la vérité cette éclipse eût été de mauvais augure  si
elle eût paru avant leur  embarquement, mais que, puisqu’elle  n’avait
paru qu’après, elle ne pouvait  menacer que les Africains." Par-là  il
fit cesser leur frayeur, et trouva, dans un sujet de crainte, le moyen
d’augmenter leur courage.

    César fut averti plusieurs fois par les devins de ne point  passer
en Afrique avant l’hiver. Il ne les écouta pas, et prévint par là  ses
ennemis, qui, sans  cette diligence,  auraient eu le  temps de  réunir
leurs forces.

    Crassus, pendant un sacrifice, ayant laissé tomber son couteau des
mains, on en prit un mauvais augure ; mais il rassura le peuple en lui
disant : "Bon courage ! au moins  mon épée ne m’est jamais tombée  des
mains."

    Lucullus étant près de donner bataille à Tigrane, on vint lui dire
que c’était un jour malheureux :"Tant mieux, dit-il, nous le  rendrons
heureux par notre victoire."

    Tarquin le Superbe, voulant  établir des jeux  en l’honneur de  la
déesse Mania, consulta l’oracle  d’Apollon, qui répondit  obscurément,
et dit  qu’il  fallait  sacrifier  têtes  pour  têtes,  capitibus  pro
capitibus,  supplicandum.   Ce   prince,   plus   cruel   encore   que
superstitieux, fit immoler des enfants ; mais Junius Brutus changea ce
sacrifice horrible : car il  le fit faire avec  des têtes d’ail et  de
pavot, et par-là remplit ou éluda l’oracle0.

    On coupait le noeud  gordien quand on ne  pouvait pas le délier  ;
ainsi Claudius Pulcher, voulant donner un combat naval, fit jeter  les
poulets  sacrés  à  la  mer,  afin  de  les  faire  boire,  disait-il,
puisqu’ils ne voulaient pas manger1.

    Il est vrai qu’on punissait quelquefois un général de n’avoir  pas
suivi les  présages  ;  et cela  même  était  un nouvel  effet  de  la
politique des Romains. On voulait faire voir au peuple que les mauvais
succès, les  villes prises,  les  batailles perdues,  n’étaient  point
l’effet d’une mauvaise constitution de  l’état, ou de la faiblesse  de
la république  , mais  de l’impiété  d’un citoyen,  contre lequel  les
dieux étaient irrités. Avec cette persuasion, il n’était pas difficile
de rendre  la  confiance au  peuple  ; il  ne  fallait pour  cela  que
quelques cérémonies et  quelques sacrifices. Ainsi,  lorsque la  ville
était menacée ou affligée de quelque malheur, on ne manquait pas  d’en
chercher la cause, qui était toujours  la colère de quelque dieu  dont
on avait négligé le culte : il suffisait, pour s’en garantir, de faire
des sacrifices  et des  processions,  de purifier  la ville  avec  des
torches, du soufre et de l’eau salée. On faisait faire à la victime le
tour des remparts  avant de l’égorger,  ce qui s’appelaitsacri  ficium
amburbium, etamburbiale. On allait  même quelquefois jusqu’à  purifier
les armées et les flottes, après quoi chacun reprenait courage.

    Scévola, grand pontife, et Varron, un de leurs grands théologiens,
disaient qu’il  était nécessaire  que le  peuple ignorât  beaucoup  de
choses vraies, et en crût beaucoup de fausses ; saint Augustin2dit que
Varron avait découvert  par-là tout  le secret des  politiques et  des
ministres d’état.

    Le même  Scévola ,  au rapport  de saint  Augustin3, divisait  les
dieux en trois classes : ceux qui avaient été établis par les  poètes,
ceux qui avaient été établis par les philosophes, et ceux qui  avaient
été établis par les magistrats, aprincipibus civitatis.

    Ceux  qui  lisent   l’histoire  romaine,  et   qui  sont  un   peu
clairvoyants, trouvent à chaque  pas des traits  de la politique  dont
nous parlons. Ainsi, on voit Cicéron qui, en particulier, et parmi ses
amis, fait à  chaque moment une  confession d’incrédulité4, parler  en
public avec un zèle extraordinaire contre l’impiété de Verrès. On voit
un Clodius, qui  avait insolemment  profané les mystères  de la  bonne
déesse, et dont l’impiété avait été marquée par vingt arrêts du sénat,
faire lui-même une  harangue remplie de  zèle à ce  sénat qui  l’avait
foudroyé, contre le mépris des pratiques anciennes et de la  religion.
On voit un Salluste, le plus  corrompu de tous les citoyens, mettre  à
la tête  de  ses  ouvrages une  préface  digne  de la  gravité  et  de
l’austérité de Caton. Je n’aurais  jamais fait, si je voulais  épuiser
tous les exemples.

    Quoique les  magistrats  ne donnassent  pas  dans la  religion  du
peuple, il ne faut pas croire qu’ils n’en eussent point. M. Cudworth a
fort bien  prouvé  que ceux  qui  étaient éclairés  parmi  les  païens
adoraient une divinité suprême, dont les divinités du peuple n’étaient
qu’une participation. Les païens, très  peu scrupuleux dans le  culte,
croyaient qu’il était  indifférent d’adorer la  divinité même, ou  les
manifestations de la divinité ; d’adorer, par exemple, dans Vénus,  la
puissance passive  de  la nature,  ou  la divinité  suprême,  en  tant
qu’elle est susceptible de  toute génération ; de  rendre un culte  au
soleil, ou à l’Être suprême, en  tant qu’il anime les plantes et  rend
la terre féconde par sa chaleur.  Ainsi, le stoïcien Balbus dit,  dans
Cicéron5, que  Dieu participe,  par  sa nature,  à toutes  les  choses
d’ici-bas ; qu’il est Cérès sur la terre, Neptune sur les mers."  Nous
en saurions davantage si nous  avions le livre qu’Asclépiade  composa,
intitulé l’Harmonie de toutes les théologies.

    Comme le dogme  de l’âme  du monde  était presque  universellement
reçu, et que l’on regardait chaque partie de l’univers comme un membre
vivant dans lequel cette âme  était répandue, il semblait qu’il  était
permis d’adorer indifféremment  toutes ces  parties, et  que le  culte
devait être arbitraire comme était le dogme.

    Voilà d’où était  né cet  esprit de  tolérance et  de douceur  qui
régnait dans le monde païen ; on n’avait garde de se persécuter et  de
se déchirer les  uns les  autres :  toutes les  religions, toutes  les
théologies, y étaient également bonnes ; les hérésies, les guerres, et
les disputes de  religion, y  étaient inconnues ;  pourvu qu’on  allât
adorer au temple, chaque citoyen était grand pontife dans sa famille.

    Les Romains étaient encore plus  tolérants que les Grecs, qui  ont
toujours gâté tout : chacun sait la malheureuse destinée de Socrate.

    Il est vrai que  la religion égyptienne  fut toujours proscrite  à
Rome : c’est qu’elle était  intolérante, qu’elle voulait régner  seule
et s’établir sur les  débris des autres ;  de manière que l’esprit  de
douceur et de paix qui régnait chez les Romains fut la véritable cause
de la  guerre  qu’ils  lui  firent  sans  relâche.  Le  sénat  ordonna
d’abattre  les  temples   des  divinités  égyptiennes   ;  et   Valère
Maxime6rapporte, à  ce sujet,  qu’Émilius  Paulus donna  les  premiers
coups, afin d’encourager  par son exemple  les ouvriers frappés  d’une
crainte superstitieuse.

    Mais les prêtres de Sérapis et d’Isis avaient encore plus de  zèle
pour  établir  ces  cérémonies  qu’on  n’en  avait  à  Rome  pour  les
proscrire. Quoique  Auguste,  au  rapport de  Dion7,  en  eût  défendu
l’exercice dans Rome,  Agrippa, qui  commandait dans la  ville en  son
absence, fut obligé  de le défendre  une seconde fois.  On peut  voir,
dans Tacite et  dans Suétone, les  fréquents arrêts que  le sénat  fut
obligé de rendre pour bannir ce culte de Rome.

    Il faut remarquer que les Romains confondirent les Juifs avec  les
Égyptiens, comme on  sait qu’ils confondirent  les chrétiens avec  les
juifs :  ces  deux religions  furent  longtemps regardées  comme  deux
branches de la première, et partagèrent avec elle la haine, le  mépris
et la persécution des Romains. Les  mêmes arrêts qui abolirent à  Rome
les cérémonies égyptiennes mettent toujours les cérémonies juives avec
celles-ci, comme il paraît par Tacite8, et par Suétone, dans les  vies
de Tibère et de  Claude. Il est encore  plus clair que les  historiens
n’ont jamais distingué le  culte des chrétiens  d’avec les autres.  On
n’était pas même revenu de cette  erreur, du temps d’Adrien, comme  il
paraît par  une lettre  que cet  empereur écrivit  d’Égypte au  consul
Servianus9  :  "Tous  ceux  qui,  en  Égypte,  adorent  Sérapis,  sont
chrétiens, et ceux même qu’on  appelle évêques sont attachés au  culte
de Sérapis.  Il  n’y a  point  de juif,  de  prince de  synagogue,  de
samaritain, de prêtre  des chrétiens, de  mathématicien, de devin,  de
baigneur, qui  n’adore Sérapis.  Le patriarche  même des  juifs  adore
indifféremment Sérapis et le Christ.  Ces gens n’ont d’autre dieu  que
Sérapis :  c’est le  dieu des  chrétiens,  des juifs  et de  tous  les
peuples."  Peut-on  avoir  des  idées  plus  confuses  de  ces   trois
religions, et les confondre plus grossièrement ?

    Chez les Égyptiens,  les prêtres  faisaient un corps  à part,  qui
était entretenu  aux dépens  du public  ; de  là naissaient  plusieurs
inconvénients  :  toutes  les   richesses  de  l’état  se   trouvaient
englouties dans  une société  de  gens qui,  recevant toujours  et  ne
rendant jamais,  attiraient insensiblement  tout  à eux.  Les  prêtres
d’Égypte, ainsi gagés pour ne rien faire, languissaient tous dans  une
oisiveté dont ils ne sortaient qu’avec les vices qu’elle produit : ils
étaient brouillons,  inquiets, entreprenants  ;  et ces  qualités  les
rendaient extrêmement  dangereux. Enfin,  un corps  dont les  intérêts
avaient été violemment séparés de ceux de l’état était un monstre ; et
ceux qui l’avaient établi avaient jeté dans la société une semence  de
discorde et de guerres civiles. II n’en était pas de même à Rome :  on
y avait fait de la prêtrise une charge civile ; les dignités d’augure,
de grand  pontife, étaient  des magistratures  ; ceux  qui en  étaient
revêtus étaient membres du sénat, et par conséquent n’avaient pas  des
intérêts différents de ceux de ce corps. Bien loin de se servir de  la
superstition pour opprimer la république, ils l’employaient  utilement
à la  soutenir. "Dans  notre  ville, dit  Cicéron0,  les rois  et  les
magistrats qui leur ont succédé  ont toujours eu un double  caractère,
et ont gouverné l’état sous les auspices de la religion."

    Les duumvirs  avaient  la  direction  des  choses  sacrées  ;  les
quindécemvirs avaient soin  des cérémonies de  la religion,  gardaient
les livres des sibylles : ce que faisaient auparavant les décemvirs et
les duumvirs. Ils  consultaient les oracles  lorsque le sénat  l’avait
ordonné, et  en faisaient  le  rapport, y  ajoutant  leur avis  ;  ils
étaient aussi commis pour exécuter tout ce qui était prescrit dans les
livres des sibylles, et pour faire  célébrer les jeux séculaires :  de
manière que toutes les cérémonies religieuses passaient par les  mains
des magistrats.

    Les rois de Rome avaient une espèce  de sacerdoce : il y avait  de
certaines cérémonies qui ne pouvaient être faites que par eux. Lorsque
les Tarquins furent chassés, on  craignait que le peuple ne  s’aperçût
de quelque changement dans la religion : cela fit établir un magistrat
appelérex sacrorum, qui,  dans les sacrifices,  faisait les  fonctions
des anciens rois, et  dont la femme  était appeléeregina sacrorum.  Ce
fut le seul vestige de royauté que les Romains conservèrent parmi eux.

    Les Romains avaient cet  avantage qu’ils avaient pour  législateur
le plus sage  prince dont  l’histoire profane  ait jamais  parlé ;  ce
grand homme ne chercha  pendant tout son règne  qu’à faire fleurir  la
justice et l’équité, et il ne fit pas moins sentir sa modération à ses
voisins qu’à ses sujets.  Il établit les  fécialiens, qui étaient  des
prêtres sans le ministère desquels on  ne pouvait faire ni la paix  ni
la guerre. Nous avons encore des formulaires de serments faits par ces
fécialiens quand on concluait la paix avec quelque peuple. Dans  celle
que Rome conclut avec Albe, un  fécialien dit dans Tite-Live : "Si  le
peuple romain est le premier à s’en départir, publicoconsilio,  dolove
malo, qu’il prie Jupiter de le  frapper comme il va frapper le  cochon
qu’il tenait dans ses mains ;"  et aussitôt il l’abattit d’un coup  de
caillou.

    Avant de  commencer la  guerre on  envoyait un  de ces  fécialiens
faire ses plaintes  au peuple  qui avait  porté quelque  dommage à  la
république. Il lui donnait un certain temps pour se consulter et  pour
chercher les moyens  de rétablir la  bonne intelligence ;  mais si  on
négligeait de faire l’accommodement, le fécialien s’en retournait,  et
sortait des terres de  ce peuple injuste,  après avoir invoqué  contre
lui les  dieux  célestes et  ceux  des enfers  :  pour lors  le  sénat
ordonnait ce qu’il  croyait ,  juste et  pieux. Ainsi  les guerres  ne
s’entreprenaient jamais à la hâte,  et elles ne pouvaient être  qu’une
suite d’une longue et mûre délibération.

    La politique qui régnait dans la religion des Romains se développa
encore mieux  dans  leurs  victoires. Si  la  superstition  avait  été
écoutée, on aurait porté chez les  vaincus les dieux des vainqueurs  ;
on aurait  renversé leurs  temples  ; et,  en établissant  un  nouveau
culte, on leur aurait imposé une servitude plus rude que la  première.
On fit mieux : Rome se soumit elle-même aux divinités étrangères, elle
les reçut dans son sein ; et par ce lien, le plus fort qui soit  parmi
les hommes, elle s’attacha des peuples qui la regardèrent plutôt comme
le sanctuaire de la religion que comme la maîtresse du monde.

    Mais, pour ne point multiplier les êtres, les Romains, à l’exemple
des Grecs, confondirent adroitement les divinités étrangères avec  les
leurs ;  s’ils trouvaient  dans leurs  conquêtes un  dieu qui  eût  du
rapport à quelqu’un de  ceux qu’on adorait  à Rome, ils  l’adoptaient,
pour ainsi dire, en lui donnant le nom de la divinité romaine, et  lui
accordaient, si j’ose me servir

    de cette  expression, le  droit de  bourgeoisie dans  leur  ville.
Ainsi, lorsqu’ils trouvaient  quelque héros  fameux qui  eût purgé  la
terre de quelque monstre,  ou soumis quelque  peuple barbare, ils  lui
donnaient  aussitôt  le  nom  d’Hercule.  "Nous  avons  percé  jusqu’à
l’Océan, dit Tacite1 ; et nous y avons trouvé les colonnes d’Hercule :
soit qu’Hercule y  ait été, soit  que nous ayons  attribué à ce  héros
tous les faits dignes de sa gloire."

    Varron a compté  quarante-quatre de  ces dompteurs  de monstres  ;
Cicéron n’en a compté que six, vingt-deux Muses, cinq Soleils,  quatre
Vulcains, cinq Mercures, quatre Apollons, trois Jupiters.

    Eusèbe va plus loin3 : il compte presque autant de Jupiters que de
peuples.

    Les Romains,  qui n’avaient  proprement  d’autre divinité  que  le
génie de la république, ne faisaient point d’attention au désordre  et
à la confusion qu’ils jetaient dans  la mythologie : la crédulité  des
peuples, qui est toujours au-dessus  du ridicule et de  l’extravagant,
réparait tout.




a cura di Valerio Di Stefano - Charles de Montesquieu - Dissertation sur la politique des romains dans la religion
Charles de Montesquieu
Dissertation sur la politique des romains
dans la religion


    Ce ne fut ni la crainte ni  la piété qui établit la religion  chez
les Romains, mais la nécessité où sont toutes les sociétés d’en  avoir
une. Les premiers rois ne furent pas moins attentifs à régler le culte
et les cérémonies qu’à donner des lois et bâtir des murailles.

    Je trouve cette différence entre les législateurs romains et  ceux
des autres peuples, que les  premiers firent la religion pour  l’état,
et les  autres,  l’état pour  la  religion. Romulus,  Tatius  et  Numa
asservirent les dieux  à la  politique :  le culte  et les  cérémonies
qu’ils instituèrent  furent trouvés  si sages  que, lorsque  les  rois
furent chassés, le  joug de la  religion fut le  seul dont ce  peuple,
dans sa fureur pour la liberté, n’osa s’affranchir.

    Quand les  législateurs romains  établirent  la religion,  ils  ne
pensèrent point à la réformation des moeurs, ni à donner des principes
de  morale  ;  ils  ne   voulurent  point  gêner  des  gens   qu’ils ne
connaissaient  pas  encore.  Ils  n’eurent  donc  d’abord  qu’une  vue
générale, qui était d’inspirer à un peuple, qui ne craignait rien,  la
crainte des dieux, et de se servir de cette crainte pour le conduire à
leur fantaisie.

    Les successeurs de  Numa n’osèrent  point faire ce  que ce  prince
n’avait point  fait  : le  peuple,  qui  avait beaucoup  perdu  de  sa
férocité et  de sa  rudesse, était  devenu capable  d’une plus  grande
discipline. Il eût été facile d’ajouter aux cérémonies de la  religion
des principes et des  règles de morale dont  elle manquait ; mais  les
législateurs des  Romains  étaient  trop clairvoyants  pour  ne  point
connaître combien une pareille réformation eût été dangereuse :  c’eût
été convenir que la  religion était défectueuse  ; c’était lui  donner
des âges, et affaiblir son  autorité en voulant l’établir. La  sagesse
des Romains  leur fit  prendre  un meilleur  parti en  établissant  de
nouvelles lois. Les institutions  humaines peuvent bien changer,  mais
les divines doivent être immuables comme les dieux mêmes.

    Ainsi,  le  sénat  de  Rome,  ayant  chargé  le  préteur  Pétilius
d’examiner les écrits  du roi Numa,  qui avaient été  trouvés dans  un
coffre de pierre, quatre cents ans après la mort de ce roi, résolut de
les faire  brûler, sur  le rapport  que  lui fit  ce préteur  que  les
cérémonies qui étaient ordonnées dans ces écrits différaient  beaucoup
de celles  qui  se pratiquaient  alors  :  ce qui  pouvait  jeter  des
scrupules dans l’esprit des simples, et  leur faire voir que le  culte
prescrit n’était pas le même que celui qui avait été institué par  les
premiers législateurs, et inspiré par la nymphe Égérie.

    On portait la prudence plus loin  : on ne pouvait lire les  livres
sibyllins sans la permission du sénat, qui ne la donnait même que dans
les  grandes  occasions,  et  lorsqu’il  s’agissait  de  consoler  les
peuples. Toutes  les interprétations  étaient défendues  ; ces  livres
mêmes étaient toujours renfermés ; et, par une précaution si sage,  on
ôtait les armes des mains des fanatiques et des séditieux.

    Les devins ne pouvaient rien prononcer sur les affaires  publiques
sans  la  permission  des  magistrats  ;  leur  art  était  absolument
subordonné à la volonté du sénat ; et cela avait été ainsi ordonné par
les livres  des  pontifes,  dont  Cicéron  nous  a  conservé  quelques
fragments.

    Polybe met la  superstition au  rang des avantages  que le  peuple
romain avait par-dessus les  autres peuples :  ce qui paraît  ridicule
aux sages est nécessaire pour les sots  ; et ce peuple, qui se met  si
facilement en  colère,  a  besoin  d’être  arrêté  par  une  puissance
invisible.

    Les augures et les aruspices étaient proprement les grotesques  du
paganisme ;  mais on  ne  les trouvera  point  ridicules, si  on  fait
réflexion que, dans une religion toute populaire comme celle-là,  rien
ne paraissait extravagant ; la crédulité du peuple réparait tout  chez
les Romains : plus une chose était contraire à la raison humaine, plus
elle leur  paraissait divine.  Une  vérité simple  ne les  aurait  pas
vivement touchés : il  leur fallait des  sujets d’admiration, il  leur
fallait des signes de la divinité ; et ils ne les trouvaient que  dans
le merveilleux et le ridicule.

    C’était à la vérité une chose très extravagante de faire  dépendre
le salut de  la république de  l’appétit sacré d’un  poulet, et de  la
disposition des entrailles des victimes ; mais ceux qui introduisirent
ces cérémonies en connaissaient  bien le fort et  le faible, et ce  ne
fut que par de bonnes raisons qu’ils péchèrent contre la raison  même.
Si ce culte avait été plus raisonnable, les gens d’esprit en  auraient
été la dupe aussi bien que le  peuple, et par-là on aurait perdu  tout
l’avantage qu’on en pouvait attendre ; il fallait donc des  cérémonies
qui pussent  entretenir la  superstition des  uns, et  entrer dans  la
politique des autres : c’est ce qui se trouvait dans les  divinations.
On y  mettait  les  arrêts  du ciel  dans  la  bouche  des  principaux
sénateurs, gens éclairés, et  qui connaissaient également le  ridicule
et l’utilité des divinations.

    Cicéron dit que Fabius, étant augure, tenait pour règle que ce qui
était avantageux  à la  république se  faisait toujours  sous de  bons
auspices.  Il  pense  comme  Marcellus,  que,  quoique  la   crédulité
populaire eût établi au commencement  les augures, on en avait  retenu
l’usage pour l’utilité de la république  ; et il met cette  différence
entre les  Romains  et  les  étrangers,  que  ceux-ci  s’en  servaient
indifféremment dans toutes  les occasions, et  ceux-là seulement  dans
les affaires qui  regardaient l’intérêt public.  Cicéron nous  apprend
que la foudre  tombée du côté  gauche était d’un  bon augure,  excepté
dans les assemblées du peuple, præterquam  ad comitia . Les règles  de
l’art cessaient dans  cette occasion  : les magistrats  y jugeaient  à
leur fantaisie de la bonté des  auspices, et ces auspices étaient  une
bride  avec  laquelle  ils  menaient  le  peuple.  Cicéron  ajoute   :
Hocinstitutum reipublicæ causa est, ut comitiorum, vel in jure  legum,
vel in  judiciis  populi,  vel in  creandis  magistratibus,  principes
civitatis essent  interpretes. Il  avait dit  auparavant qu’on  lisait
dans les livres sacrés  : Jove tonante  et fulgurante, comitia  populi
habere nefas esse . Cela avait été introduit, dit-il, pour fournir aux
magistrats un prétexte de rompre  les assemblées du peuple. Au  reste,
il était indifférent que la victime  qu’on immolait se trouvât de  bon
ou de  mauvais  augure ;  car  lorsqu’on  n’était pas  content  de  la
première, on en  immolait une seconde,  une troisième, une  quatrième,
qu’on appelaithostiae  succedaneæ. Paul  Émile voulant  sacrifier  fut
obligé d’immoler vingt victimes : les dieux ne furent apaisés qu’à  la
dernière, dans  laquelle  on trouva  des  signes qui  promettaient  la
victoire. C’est pour cela  qu’on avait coutume de  dire que, dans  les
sacrifices, les  dernières victimes  valaient toujours  mieux que  les
premières. César ne fut pas si  patient que Paul Émile : ayant  égorgé
plusieurs victimes , dit Suétone ,  sans en trouver de favorables,  il
quitta les autels avec mépris, et entra dans le sénat.

    Comme les  magistrats  se  trouvaient maîtres  des  présages,  ils
avaient un moyen sûr pour détourner le peuple d’une guerre qui  aurait
été funeste, ou pour lui en faire entreprendre une qui aurait pu  être
utile. Les devins, qui suivaient  toujours les armées, et qui  étaient
plutôt les interprètes  du général  que des dieux,  inspiraient de  la
confiance aux soldats.  Si par  hasard quelque  mauvais présage  avait
épouvanté l’armée, un habile général en convertissait le sens et se le
rendait favorable  ;  ainsi  Scipion,  qui tomba  en  sautant  de  son
vaisseau sur le rivage  d’Afrique, prit de la  terre dans ses mains  :
"Je te tiens, dit-il, ô terre d’Afrique  !" Et par ces mots il  rendit
heureux un présage qui avait paru si funeste.

    Les Siciliens s’étant embarqués  pour faire quelque expédition  en
Afrique, furent si épouvantés d’une éclipse de soleil, qu’ils  étaient
sur le  point d’abandonner  leur  entreprise ;  mais Ie  général  leur
représenta "qu’à la vérité cette éclipse eût été de mauvais augure  si
elle eût paru avant leur  embarquement, mais que, puisqu’elle  n’avait
paru qu’après, elle ne pouvait  menacer que les Africains." Par-là  il
fit cesser leur frayeur, et trouva, dans un sujet de crainte, le moyen
d’augmenter leur courage.

    César fut averti plusieurs fois par les devins de ne point  passer
en Afrique avant l’hiver. Il ne les écouta pas, et prévint par là  ses
ennemis, qui, sans  cette diligence,  auraient eu le  temps de  réunir
leurs forces.

    Crassus, pendant un sacrifice, ayant laissé tomber son couteau des
mains, on en prit un mauvais augure ; mais il rassura le peuple en lui
disant : "Bon courage ! au moins  mon épée ne m’est jamais tombée  des
mains."

    Lucullus étant près de donner bataille à Tigrane, on vint lui dire
que c’était un jour malheureux :"Tant mieux, dit-il, nous le  rendrons
heureux par notre victoire."

    Tarquin le Superbe, voulant  établir des jeux  en l’honneur de  la
déesse Mania, consulta l’oracle  d’Apollon, qui répondit  obscurément,
et dit  qu’il  fallait  sacrifier  têtes  pour  têtes,  capitibus  pro
capitibus,  supplicandum.   Ce   prince,   plus   cruel   encore   que
superstitieux, fit immoler des enfants ; mais Junius Brutus changea ce
sacrifice horrible : car il  le fit faire avec  des têtes d’ail et  de
pavot, et par-là remplit ou éluda l’oracle0.

    On coupait le noeud  gordien quand on ne  pouvait pas le délier  ;
ainsi Claudius Pulcher, voulant donner un combat naval, fit jeter  les
poulets  sacrés  à  la  mer,  afin  de  les  faire  boire,  disait-il,
puisqu’ils ne voulaient pas manger1.

    Il est vrai qu’on punissait quelquefois un général de n’avoir  pas
suivi les  présages  ;  et cela  même  était  un nouvel  effet  de  la
politique des Romains. On voulait faire voir au peuple que les mauvais
succès, les  villes prises,  les  batailles perdues,  n’étaient  point
l’effet d’une mauvaise constitution de  l’état, ou de la faiblesse  de
la république  , mais  de l’impiété  d’un citoyen,  contre lequel  les
dieux étaient irrités. Avec cette persuasion, il n’était pas difficile
de rendre  la  confiance au  peuple  ; il  ne  fallait pour  cela  que
quelques cérémonies et  quelques sacrifices. Ainsi,  lorsque la  ville
était menacée ou affligée de quelque malheur, on ne manquait pas  d’en
chercher la cause, qui était toujours  la colère de quelque dieu  dont
on avait négligé le culte : il suffisait, pour s’en garantir, de faire
des sacrifices  et des  processions,  de purifier  la ville  avec  des
torches, du soufre et de l’eau salée. On faisait faire à la victime le
tour des remparts  avant de l’égorger,  ce qui s’appelaitsacri  ficium
amburbium, etamburbiale. On allait  même quelquefois jusqu’à  purifier
les armées et les flottes, après quoi chacun reprenait courage.

    Scévola, grand pontife, et Varron, un de leurs grands théologiens,
disaient qu’il  était nécessaire  que le  peuple ignorât  beaucoup  de
choses vraies, et en crût beaucoup de fausses ; saint Augustin2dit que
Varron avait découvert  par-là tout  le secret des  politiques et  des
ministres d’état.

    Le même  Scévola ,  au rapport  de saint  Augustin3, divisait  les
dieux en trois classes : ceux qui avaient été établis par les  poètes,
ceux qui avaient été établis par les philosophes, et ceux qui  avaient
été établis par les magistrats, aprincipibus civitatis.

    Ceux  qui  lisent   l’histoire  romaine,  et   qui  sont  un   peu
clairvoyants, trouvent à chaque  pas des traits  de la politique  dont
nous parlons. Ainsi, on voit Cicéron qui, en particulier, et parmi ses
amis, fait à  chaque moment une  confession d’incrédulité4, parler  en
public avec un zèle extraordinaire contre l’impiété de Verrès. On voit
un Clodius, qui  avait insolemment  profané les mystères  de la  bonne
déesse, et dont l’impiété avait été marquée par vingt arrêts du sénat,
faire lui-même une  harangue remplie de  zèle à ce  sénat qui  l’avait
foudroyé, contre le mépris des pratiques anciennes et de la  religion.
On voit un Salluste, le plus  corrompu de tous les citoyens, mettre  à
la tête  de  ses  ouvrages une  préface  digne  de la  gravité  et  de
l’austérité de Caton. Je n’aurais  jamais fait, si je voulais  épuiser
tous les exemples.

    Quoique les  magistrats  ne donnassent  pas  dans la  religion  du
peuple, il ne faut pas croire qu’ils n’en eussent point. M. Cudworth a
fort bien  prouvé  que ceux  qui  étaient éclairés  parmi  les  païens
adoraient une divinité suprême, dont les divinités du peuple n’étaient
qu’une participation. Les païens, très  peu scrupuleux dans le  culte,
croyaient qu’il était  indifférent d’adorer la  divinité même, ou  les
manifestations de la divinité ; d’adorer, par exemple, dans Vénus,  la
puissance passive  de  la nature,  ou  la divinité  suprême,  en  tant
qu’elle est susceptible de  toute génération ; de  rendre un culte  au
soleil, ou à l’Être suprême, en  tant qu’il anime les plantes et  rend
la terre féconde par sa chaleur.  Ainsi, le stoïcien Balbus dit,  dans
Cicéron5, que  Dieu participe,  par  sa nature,  à toutes  les  choses
d’ici-bas ; qu’il est Cérès sur la terre, Neptune sur les mers."  Nous
en saurions davantage si nous  avions le livre qu’Asclépiade  composa,
intitulé l’Harmonie de toutes les théologies.

    Comme le dogme  de l’âme  du monde  était presque  universellement
reçu, et que l’on regardait chaque partie de l’univers comme un membre
vivant dans lequel cette âme  était répandue, il semblait qu’il  était
permis d’adorer indifféremment  toutes ces  parties, et  que le  culte
devait être arbitraire comme était le dogme.

    Voilà d’où était  né cet  esprit de  tolérance et  de douceur  qui
régnait dans le monde païen ; on n’avait garde de se persécuter et  de
se déchirer les  uns les  autres :  toutes les  religions, toutes  les
théologies, y étaient également bonnes ; les hérésies, les guerres, et
les disputes de  religion, y  étaient inconnues ;  pourvu qu’on  allât
adorer au temple, chaque citoyen était grand pontife dans sa famille.

    Les Romains étaient encore plus  tolérants que les Grecs, qui  ont
toujours gâté tout : chacun sait la malheureuse destinée de Socrate.

    Il est vrai que  la religion égyptienne  fut toujours proscrite  à
Rome : c’est qu’elle était  intolérante, qu’elle voulait régner  seule
et s’établir sur les  débris des autres ;  de manière que l’esprit  de
douceur et de paix qui régnait chez les Romains fut la véritable cause
de la  guerre  qu’ils  lui  firent  sans  relâche.  Le  sénat  ordonna
d’abattre  les  temples   des  divinités  égyptiennes   ;  et   Valère
Maxime6rapporte, à  ce sujet,  qu’Émilius  Paulus donna  les  premiers
coups, afin d’encourager  par son exemple  les ouvriers frappés  d’une
crainte superstitieuse.

    Mais les prêtres de Sérapis et d’Isis avaient encore plus de  zèle
pour  établir  ces  cérémonies  qu’on  n’en  avait  à  Rome  pour  les
proscrire. Quoique  Auguste,  au  rapport de  Dion7,  en  eût  défendu
l’exercice dans Rome,  Agrippa, qui  commandait dans la  ville en  son
absence, fut obligé  de le défendre  une seconde fois.  On peut  voir,
dans Tacite et  dans Suétone, les  fréquents arrêts que  le sénat  fut
obligé de rendre pour bannir ce culte de Rome.

    Il faut remarquer que les Romains confondirent les Juifs avec  les
Égyptiens, comme on  sait qu’ils confondirent  les chrétiens avec  les
juifs :  ces  deux religions  furent  longtemps regardées  comme  deux
branches de la première, et partagèrent avec elle la haine, le  mépris
et la persécution des Romains. Les  mêmes arrêts qui abolirent à  Rome
les cérémonies égyptiennes mettent toujours les cérémonies juives avec
celles-ci, comme il paraît par Tacite8, et par Suétone, dans les  vies
de Tibère et de  Claude. Il est encore  plus clair que les  historiens
n’ont jamais distingué le  culte des chrétiens  d’avec les autres.  On
n’était pas même revenu de cette  erreur, du temps d’Adrien, comme  il
paraît par  une lettre  que cet  empereur écrivit  d’Égypte au  consul
Servianus9  :  "Tous  ceux  qui,  en  Égypte,  adorent  Sérapis,  sont
chrétiens, et ceux même qu’on  appelle évêques sont attachés au  culte
de Sérapis.  Il  n’y a  point  de juif,  de  prince de  synagogue,  de
samaritain, de prêtre  des chrétiens, de  mathématicien, de devin,  de
baigneur, qui  n’adore Sérapis.  Le patriarche  même des  juifs  adore
indifféremment Sérapis et le Christ.  Ces gens n’ont d’autre dieu  que
Sérapis :  c’est le  dieu des  chrétiens,  des juifs  et de  tous  les
peuples."  Peut-on  avoir  des  idées  plus  confuses  de  ces   trois
religions, et les confondre plus grossièrement ?

    Chez les Égyptiens,  les prêtres  faisaient un corps  à part,  qui
était entretenu  aux dépens  du public  ; de  là naissaient  plusieurs
inconvénients  :  toutes  les   richesses  de  l’état  se   trouvaient
englouties dans  une société  de  gens qui,  recevant toujours  et  ne
rendant jamais,  attiraient insensiblement  tout  à eux.  Les  prêtres
d’Égypte, ainsi gagés pour ne rien faire, languissaient tous dans  une
oisiveté dont ils ne sortaient qu’avec les vices qu’elle produit : ils
étaient brouillons,  inquiets, entreprenants  ;  et ces  qualités  les
rendaient extrêmement  dangereux. Enfin,  un corps  dont les  intérêts
avaient été violemment séparés de ceux de l’état était un monstre ; et
ceux qui l’avaient établi avaient jeté dans la société une semence  de
discorde et de guerres civiles. II n’en était pas de même à Rome :  on
y avait fait de la prêtrise une charge civile ; les dignités d’augure,
de grand  pontife, étaient  des magistratures  ; ceux  qui en  étaient
revêtus étaient membres du sénat, et par conséquent n’avaient pas  des
intérêts différents de ceux de ce corps. Bien loin de se servir de  la
superstition pour opprimer la république, ils l’employaient  utilement
à la  soutenir. "Dans  notre  ville, dit  Cicéron0,  les rois  et  les
magistrats qui leur ont succédé  ont toujours eu un double  caractère,
et ont gouverné l’état sous les auspices de la religion."

    Les duumvirs  avaient  la  direction  des  choses  sacrées  ;  les
quindécemvirs avaient soin  des cérémonies de  la religion,  gardaient
les livres des sibylles : ce que faisaient auparavant les décemvirs et
les duumvirs. Ils  consultaient les oracles  lorsque le sénat  l’avait
ordonné, et  en faisaient  le  rapport, y  ajoutant  leur avis  ;  ils
étaient aussi commis pour exécuter tout ce qui était prescrit dans les
livres des sibylles, et pour faire  célébrer les jeux séculaires :  de
manière que toutes les cérémonies religieuses passaient par les  mains
des magistrats.

    Les rois de Rome avaient une espèce  de sacerdoce : il y avait  de
certaines cérémonies qui ne pouvaient être faites que par eux. Lorsque
les Tarquins furent chassés, on  craignait que le peuple ne  s’aperçût
de quelque changement dans la religion : cela fit établir un magistrat
appelérex sacrorum, qui,  dans les sacrifices,  faisait les  fonctions
des anciens rois, et  dont la femme  était appeléeregina sacrorum.  Ce
fut le seul vestige de royauté que les Romains conservèrent parmi eux.

    Les Romains avaient cet  avantage qu’ils avaient pour  législateur
le plus sage  prince dont  l’histoire profane  ait jamais  parlé ;  ce
grand homme ne chercha  pendant tout son règne  qu’à faire fleurir  la
justice et l’équité, et il ne fit pas moins sentir sa modération à ses
voisins qu’à ses sujets.  Il établit les  fécialiens, qui étaient  des
prêtres sans le ministère desquels on  ne pouvait faire ni la paix  ni
la guerre. Nous avons encore des formulaires de serments faits par ces
fécialiens quand on concluait la paix avec quelque peuple. Dans  celle
que Rome conclut avec Albe, un  fécialien dit dans Tite-Live : "Si  le
peuple romain est le premier à s’en départir, publicoconsilio,  dolove
malo, qu’il prie Jupiter de le  frapper comme il va frapper le  cochon
qu’il tenait dans ses mains ;"  et aussitôt il l’abattit d’un coup  de
caillou.

    Avant de  commencer la  guerre on  envoyait un  de ces  fécialiens
faire ses plaintes  au peuple  qui avait  porté quelque  dommage à  la
république. Il lui donnait un certain temps pour se consulter et  pour
chercher les moyens  de rétablir la  bonne intelligence ;  mais si  on
négligeait de faire l’accommodement, le fécialien s’en retournait,  et
sortait des terres de  ce peuple injuste,  après avoir invoqué  contre
lui les  dieux  célestes et  ceux  des enfers  :  pour lors  le  sénat
ordonnait ce qu’il  croyait ,  juste et  pieux. Ainsi  les guerres  ne
s’entreprenaient jamais à la hâte,  et elles ne pouvaient être  qu’une
suite d’une longue et mûre délibération.

    La politique qui régnait dans la religion des Romains se développa
encore mieux  dans  leurs  victoires. Si  la  superstition  avait  été
écoutée, on aurait porté chez les  vaincus les dieux des vainqueurs  ;
on aurait  renversé leurs  temples  ; et,  en établissant  un  nouveau
culte, on leur aurait imposé une servitude plus rude que la  première.
On fit mieux : Rome se soumit elle-même aux divinités étrangères, elle
les reçut dans son sein ; et par ce lien, le plus fort qui soit  parmi
les hommes, elle s’attacha des peuples qui la regardèrent plutôt comme
le sanctuaire de la religion que comme la maîtresse du monde.

    Mais, pour ne point multiplier les êtres, les Romains, à l’exemple
des Grecs, confondirent adroitement les divinités étrangères avec  les
leurs ;  s’ils trouvaient  dans leurs  conquêtes un  dieu qui  eût  du
rapport à quelqu’un de  ceux qu’on adorait  à Rome, ils  l’adoptaient,
pour ainsi dire, en lui donnant le nom de la divinité romaine, et  lui
accordaient, si j’ose me servir

    de cette  expression, le  droit de  bourgeoisie dans  leur  ville.
Ainsi, lorsqu’ils trouvaient  quelque héros  fameux qui  eût purgé  la
terre de quelque monstre,  ou soumis quelque  peuple barbare, ils  lui
donnaient  aussitôt  le  nom  d’Hercule.  "Nous  avons  percé  jusqu’à
l’Océan, dit Tacite1 ; et nous y avons trouvé les colonnes d’Hercule :
soit qu’Hercule y  ait été, soit  que nous ayons  attribué à ce  héros
tous les faits dignes de sa gloire."

    Varron a compté  quarante-quatre de  ces dompteurs  de monstres  ;
Cicéron n’en a compté que six, vingt-deux Muses, cinq Soleils,  quatre
Vulcains, cinq Mercures, quatre Apollons, trois Jupiters.

    Eusèbe va plus loin3 : il compte presque autant de Jupiters que de
peuples.

    Les Romains,  qui n’avaient  proprement  d’autre divinité  que  le
génie de la république, ne faisaient point d’attention au désordre  et
à la confusion qu’ils jetaient dans  la mythologie : la crédulité  des
peuples, qui est toujours au-dessus  du ridicule et de  l’extravagant,
réparait tout.