a cura di Valerio Di Stefano - Charles de Montesquieu - Dissertation sur la politique des romains dans la religion
Charles de Montesquieu
Dissertation sur la politique des romains
dans la religion
Ce ne fut ni la crainte ni la piété qui établit la religion chez
les Romains, mais la nécessité où sont toutes les sociétés d’en avoir
une. Les premiers rois ne furent pas moins attentifs à régler le culte
et les cérémonies qu’à donner des lois et bâtir des murailles.
Je trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux
des autres peuples, que les premiers firent la religion pour l’état,
et les autres, l’état pour la religion. Romulus, Tatius et Numa
asservirent les dieux à la politique : le culte et les cérémonies
qu’ils instituèrent furent trouvés si sages que, lorsque les rois
furent chassés, le joug de la religion fut le seul dont ce peuple,
dans sa fureur pour la liberté, n’osa s’affranchir.
Quand les législateurs romains établirent la religion, ils ne
pensèrent point à la réformation des moeurs, ni à donner des principes
de morale ; ils ne voulurent point gêner des gens qu’ils ne
connaissaient pas encore. Ils n’eurent donc d’abord qu’une vue
générale, qui était d’inspirer à un peuple, qui ne craignait rien, la
crainte des dieux, et de se servir de cette crainte pour le conduire à
leur fantaisie.
Les successeurs de Numa n’osèrent point faire ce que ce prince
n’avait point fait : le peuple, qui avait beaucoup perdu de sa
férocité et de sa rudesse, était devenu capable d’une plus grande
discipline. Il eût été facile d’ajouter aux cérémonies de la religion
des principes et des règles de morale dont elle manquait ; mais les
législateurs des Romains étaient trop clairvoyants pour ne point
connaître combien une pareille réformation eût été dangereuse : c’eût
été convenir que la religion était défectueuse ; c’était lui donner
des âges, et affaiblir son autorité en voulant l’établir. La sagesse
des Romains leur fit prendre un meilleur parti en établissant de
nouvelles lois. Les institutions humaines peuvent bien changer, mais
les divines doivent être immuables comme les dieux mêmes.
Ainsi, le sénat de Rome, ayant chargé le préteur Pétilius
d’examiner les écrits du roi Numa, qui avaient été trouvés dans un
coffre de pierre, quatre cents ans après la mort de ce roi, résolut de
les faire brûler, sur le rapport que lui fit ce préteur que les
cérémonies qui étaient ordonnées dans ces écrits différaient beaucoup
de celles qui se pratiquaient alors : ce qui pouvait jeter des
scrupules dans l’esprit des simples, et leur faire voir que le culte
prescrit n’était pas le même que celui qui avait été institué par les
premiers législateurs, et inspiré par la nymphe Égérie.
On portait la prudence plus loin : on ne pouvait lire les livres
sibyllins sans la permission du sénat, qui ne la donnait même que dans
les grandes occasions, et lorsqu’il s’agissait de consoler les
peuples. Toutes les interprétations étaient défendues ; ces livres
mêmes étaient toujours renfermés ; et, par une précaution si sage, on
ôtait les armes des mains des fanatiques et des séditieux.
Les devins ne pouvaient rien prononcer sur les affaires publiques
sans la permission des magistrats ; leur art était absolument
subordonné à la volonté du sénat ; et cela avait été ainsi ordonné par
les livres des pontifes, dont Cicéron nous a conservé quelques
fragments.
Polybe met la superstition au rang des avantages que le peuple
romain avait par-dessus les autres peuples : ce qui paraît ridicule
aux sages est nécessaire pour les sots ; et ce peuple, qui se met si
facilement en colère, a besoin d’être arrêté par une puissance
invisible.
Les augures et les aruspices étaient proprement les grotesques du
paganisme ; mais on ne les trouvera point ridicules, si on fait
réflexion que, dans une religion toute populaire comme celle-là, rien
ne paraissait extravagant ; la crédulité du peuple réparait tout chez
les Romains : plus une chose était contraire à la raison humaine, plus
elle leur paraissait divine. Une vérité simple ne les aurait pas
vivement touchés : il leur fallait des sujets d’admiration, il leur
fallait des signes de la divinité ; et ils ne les trouvaient que dans
le merveilleux et le ridicule.
C’était à la vérité une chose très extravagante de faire dépendre
le salut de la république de l’appétit sacré d’un poulet, et de la
disposition des entrailles des victimes ; mais ceux qui introduisirent
ces cérémonies en connaissaient bien le fort et le faible, et ce ne
fut que par de bonnes raisons qu’ils péchèrent contre la raison même.
Si ce culte avait été plus raisonnable, les gens d’esprit en auraient
été la dupe aussi bien que le peuple, et par-là on aurait perdu tout
l’avantage qu’on en pouvait attendre ; il fallait donc des cérémonies
qui pussent entretenir la superstition des uns, et entrer dans la
politique des autres : c’est ce qui se trouvait dans les divinations.
On y mettait les arrêts du ciel dans la bouche des principaux
sénateurs, gens éclairés, et qui connaissaient également le ridicule
et l’utilité des divinations.
Cicéron dit que Fabius, étant augure, tenait pour règle que ce qui
était avantageux à la république se faisait toujours sous de bons
auspices. Il pense comme Marcellus, que, quoique la crédulité
populaire eût établi au commencement les augures, on en avait retenu
l’usage pour l’utilité de la république ; et il met cette différence
entre les Romains et les étrangers, que ceux-ci s’en servaient
indifféremment dans toutes les occasions, et ceux-là seulement dans
les affaires qui regardaient l’intérêt public. Cicéron nous apprend
que la foudre tombée du côté gauche était d’un bon augure, excepté
dans les assemblées du peuple, præterquam ad comitia . Les règles de
l’art cessaient dans cette occasion : les magistrats y jugeaient à
leur fantaisie de la bonté des auspices, et ces auspices étaient une
bride avec laquelle ils menaient le peuple. Cicéron ajoute :
Hocinstitutum reipublicæ causa est, ut comitiorum, vel in jure legum,
vel in judiciis populi, vel in creandis magistratibus, principes
civitatis essent interpretes. Il avait dit auparavant qu’on lisait
dans les livres sacrés : Jove tonante et fulgurante, comitia populi
habere nefas esse . Cela avait été introduit, dit-il, pour fournir aux
magistrats un prétexte de rompre les assemblées du peuple. Au reste,
il était indifférent que la victime qu’on immolait se trouvât de bon
ou de mauvais augure ; car lorsqu’on n’était pas content de la
première, on en immolait une seconde, une troisième, une quatrième,
qu’on appelaithostiae succedaneæ. Paul Émile voulant sacrifier fut
obligé d’immoler vingt victimes : les dieux ne furent apaisés qu’à la
dernière, dans laquelle on trouva des signes qui promettaient la
victoire. C’est pour cela qu’on avait coutume de dire que, dans les
sacrifices, les dernières victimes valaient toujours mieux que les
premières. César ne fut pas si patient que Paul Émile : ayant égorgé
plusieurs victimes , dit Suétone , sans en trouver de favorables, il
quitta les autels avec mépris, et entra dans le sénat.
Comme les magistrats se trouvaient maîtres des présages, ils
avaient un moyen sûr pour détourner le peuple d’une guerre qui aurait
été funeste, ou pour lui en faire entreprendre une qui aurait pu être
utile. Les devins, qui suivaient toujours les armées, et qui étaient
plutôt les interprètes du général que des dieux, inspiraient de la
confiance aux soldats. Si par hasard quelque mauvais présage avait
épouvanté l’armée, un habile général en convertissait le sens et se le
rendait favorable ; ainsi Scipion, qui tomba en sautant de son
vaisseau sur le rivage d’Afrique, prit de la terre dans ses mains :
"Je te tiens, dit-il, ô terre d’Afrique !" Et par ces mots il rendit
heureux un présage qui avait paru si funeste.
Les Siciliens s’étant embarqués pour faire quelque expédition en
Afrique, furent si épouvantés d’une éclipse de soleil, qu’ils étaient
sur le point d’abandonner leur entreprise ; mais Ie général leur
représenta "qu’à la vérité cette éclipse eût été de mauvais augure si
elle eût paru avant leur embarquement, mais que, puisqu’elle n’avait
paru qu’après, elle ne pouvait menacer que les Africains." Par-là il
fit cesser leur frayeur, et trouva, dans un sujet de crainte, le moyen
d’augmenter leur courage.
César fut averti plusieurs fois par les devins de ne point passer
en Afrique avant l’hiver. Il ne les écouta pas, et prévint par là ses
ennemis, qui, sans cette diligence, auraient eu le temps de réunir
leurs forces.
Crassus, pendant un sacrifice, ayant laissé tomber son couteau des
mains, on en prit un mauvais augure ; mais il rassura le peuple en lui
disant : "Bon courage ! au moins mon épée ne m’est jamais tombée des
mains."
Lucullus étant près de donner bataille à Tigrane, on vint lui dire
que c’était un jour malheureux :"Tant mieux, dit-il, nous le rendrons
heureux par notre victoire."
Tarquin le Superbe, voulant établir des jeux en l’honneur de la
déesse Mania, consulta l’oracle d’Apollon, qui répondit obscurément,
et dit qu’il fallait sacrifier têtes pour têtes, capitibus pro
capitibus, supplicandum. Ce prince, plus cruel encore que
superstitieux, fit immoler des enfants ; mais Junius Brutus changea ce
sacrifice horrible : car il le fit faire avec des têtes d’ail et de
pavot, et par-là remplit ou éluda l’oracle0.
On coupait le noeud gordien quand on ne pouvait pas le délier ;
ainsi Claudius Pulcher, voulant donner un combat naval, fit jeter les
poulets sacrés à la mer, afin de les faire boire, disait-il,
puisqu’ils ne voulaient pas manger1.
Il est vrai qu’on punissait quelquefois un général de n’avoir pas
suivi les présages ; et cela même était un nouvel effet de la
politique des Romains. On voulait faire voir au peuple que les mauvais
succès, les villes prises, les batailles perdues, n’étaient point
l’effet d’une mauvaise constitution de l’état, ou de la faiblesse de
la république , mais de l’impiété d’un citoyen, contre lequel les
dieux étaient irrités. Avec cette persuasion, il n’était pas difficile
de rendre la confiance au peuple ; il ne fallait pour cela que
quelques cérémonies et quelques sacrifices. Ainsi, lorsque la ville
était menacée ou affligée de quelque malheur, on ne manquait pas d’en
chercher la cause, qui était toujours la colère de quelque dieu dont
on avait négligé le culte : il suffisait, pour s’en garantir, de faire
des sacrifices et des processions, de purifier la ville avec des
torches, du soufre et de l’eau salée. On faisait faire à la victime le
tour des remparts avant de l’égorger, ce qui s’appelaitsacri ficium
amburbium, etamburbiale. On allait même quelquefois jusqu’à purifier
les armées et les flottes, après quoi chacun reprenait courage.
Scévola, grand pontife, et Varron, un de leurs grands théologiens,
disaient qu’il était nécessaire que le peuple ignorât beaucoup de
choses vraies, et en crût beaucoup de fausses ; saint Augustin2dit que
Varron avait découvert par-là tout le secret des politiques et des
ministres d’état.
Le même Scévola , au rapport de saint Augustin3, divisait les
dieux en trois classes : ceux qui avaient été établis par les poètes,
ceux qui avaient été établis par les philosophes, et ceux qui avaient
été établis par les magistrats, aprincipibus civitatis.
Ceux qui lisent l’histoire romaine, et qui sont un peu
clairvoyants, trouvent à chaque pas des traits de la politique dont
nous parlons. Ainsi, on voit Cicéron qui, en particulier, et parmi ses
amis, fait à chaque moment une confession d’incrédulité4, parler en
public avec un zèle extraordinaire contre l’impiété de Verrès. On voit
un Clodius, qui avait insolemment profané les mystères de la bonne
déesse, et dont l’impiété avait été marquée par vingt arrêts du sénat,
faire lui-même une harangue remplie de zèle à ce sénat qui l’avait
foudroyé, contre le mépris des pratiques anciennes et de la religion.
On voit un Salluste, le plus corrompu de tous les citoyens, mettre à
la tête de ses ouvrages une préface digne de la gravité et de
l’austérité de Caton. Je n’aurais jamais fait, si je voulais épuiser
tous les exemples.
Quoique les magistrats ne donnassent pas dans la religion du
peuple, il ne faut pas croire qu’ils n’en eussent point. M. Cudworth a
fort bien prouvé que ceux qui étaient éclairés parmi les païens
adoraient une divinité suprême, dont les divinités du peuple n’étaient
qu’une participation. Les païens, très peu scrupuleux dans le culte,
croyaient qu’il était indifférent d’adorer la divinité même, ou les
manifestations de la divinité ; d’adorer, par exemple, dans Vénus, la
puissance passive de la nature, ou la divinité suprême, en tant
qu’elle est susceptible de toute génération ; de rendre un culte au
soleil, ou à l’Être suprême, en tant qu’il anime les plantes et rend
la terre féconde par sa chaleur. Ainsi, le stoïcien Balbus dit, dans
Cicéron5, que Dieu participe, par sa nature, à toutes les choses
d’ici-bas ; qu’il est Cérès sur la terre, Neptune sur les mers." Nous
en saurions davantage si nous avions le livre qu’Asclépiade composa,
intitulé l’Harmonie de toutes les théologies.
Comme le dogme de l’âme du monde était presque universellement
reçu, et que l’on regardait chaque partie de l’univers comme un membre
vivant dans lequel cette âme était répandue, il semblait qu’il était
permis d’adorer indifféremment toutes ces parties, et que le culte
devait être arbitraire comme était le dogme.
Voilà d’où était né cet esprit de tolérance et de douceur qui
régnait dans le monde païen ; on n’avait garde de se persécuter et de
se déchirer les uns les autres : toutes les religions, toutes les
théologies, y étaient également bonnes ; les hérésies, les guerres, et
les disputes de religion, y étaient inconnues ; pourvu qu’on allât
adorer au temple, chaque citoyen était grand pontife dans sa famille.
Les Romains étaient encore plus tolérants que les Grecs, qui ont
toujours gâté tout : chacun sait la malheureuse destinée de Socrate.
Il est vrai que la religion égyptienne fut toujours proscrite à
Rome : c’est qu’elle était intolérante, qu’elle voulait régner seule
et s’établir sur les débris des autres ; de manière que l’esprit de
douceur et de paix qui régnait chez les Romains fut la véritable cause
de la guerre qu’ils lui firent sans relâche. Le sénat ordonna
d’abattre les temples des divinités égyptiennes ; et Valère
Maxime6rapporte, à ce sujet, qu’Émilius Paulus donna les premiers
coups, afin d’encourager par son exemple les ouvriers frappés d’une
crainte superstitieuse.
Mais les prêtres de Sérapis et d’Isis avaient encore plus de zèle
pour établir ces cérémonies qu’on n’en avait à Rome pour les
proscrire. Quoique Auguste, au rapport de Dion7, en eût défendu
l’exercice dans Rome, Agrippa, qui commandait dans la ville en son
absence, fut obligé de le défendre une seconde fois. On peut voir,
dans Tacite et dans Suétone, les fréquents arrêts que le sénat fut
obligé de rendre pour bannir ce culte de Rome.
Il faut remarquer que les Romains confondirent les Juifs avec les
Égyptiens, comme on sait qu’ils confondirent les chrétiens avec les
juifs : ces deux religions furent longtemps regardées comme deux
branches de la première, et partagèrent avec elle la haine, le mépris
et la persécution des Romains. Les mêmes arrêts qui abolirent à Rome
les cérémonies égyptiennes mettent toujours les cérémonies juives avec
celles-ci, comme il paraît par Tacite8, et par Suétone, dans les vies
de Tibère et de Claude. Il est encore plus clair que les historiens
n’ont jamais distingué le culte des chrétiens d’avec les autres. On
n’était pas même revenu de cette erreur, du temps d’Adrien, comme il
paraît par une lettre que cet empereur écrivit d’Égypte au consul
Servianus9 : "Tous ceux qui, en Égypte, adorent Sérapis, sont
chrétiens, et ceux même qu’on appelle évêques sont attachés au culte
de Sérapis. Il n’y a point de juif, de prince de synagogue, de
samaritain, de prêtre des chrétiens, de mathématicien, de devin, de
baigneur, qui n’adore Sérapis. Le patriarche même des juifs adore
indifféremment Sérapis et le Christ. Ces gens n’ont d’autre dieu que
Sérapis : c’est le dieu des chrétiens, des juifs et de tous les
peuples." Peut-on avoir des idées plus confuses de ces trois
religions, et les confondre plus grossièrement ?
Chez les Égyptiens, les prêtres faisaient un corps à part, qui
était entretenu aux dépens du public ; de là naissaient plusieurs
inconvénients : toutes les richesses de l’état se trouvaient
englouties dans une société de gens qui, recevant toujours et ne
rendant jamais, attiraient insensiblement tout à eux. Les prêtres
d’Égypte, ainsi gagés pour ne rien faire, languissaient tous dans une
oisiveté dont ils ne sortaient qu’avec les vices qu’elle produit : ils
étaient brouillons, inquiets, entreprenants ; et ces qualités les
rendaient extrêmement dangereux. Enfin, un corps dont les intérêts
avaient été violemment séparés de ceux de l’état était un monstre ; et
ceux qui l’avaient établi avaient jeté dans la société une semence de
discorde et de guerres civiles. II n’en était pas de même à Rome : on
y avait fait de la prêtrise une charge civile ; les dignités d’augure,
de grand pontife, étaient des magistratures ; ceux qui en étaient
revêtus étaient membres du sénat, et par conséquent n’avaient pas des
intérêts différents de ceux de ce corps. Bien loin de se servir de la
superstition pour opprimer la république, ils l’employaient utilement
à la soutenir. "Dans notre ville, dit Cicéron0, les rois et les
magistrats qui leur ont succédé ont toujours eu un double caractère,
et ont gouverné l’état sous les auspices de la religion."
Les duumvirs avaient la direction des choses sacrées ; les
quindécemvirs avaient soin des cérémonies de la religion, gardaient
les livres des sibylles : ce que faisaient auparavant les décemvirs et
les duumvirs. Ils consultaient les oracles lorsque le sénat l’avait
ordonné, et en faisaient le rapport, y ajoutant leur avis ; ils
étaient aussi commis pour exécuter tout ce qui était prescrit dans les
livres des sibylles, et pour faire célébrer les jeux séculaires : de
manière que toutes les cérémonies religieuses passaient par les mains
des magistrats.
Les rois de Rome avaient une espèce de sacerdoce : il y avait de
certaines cérémonies qui ne pouvaient être faites que par eux. Lorsque
les Tarquins furent chassés, on craignait que le peuple ne s’aperçût
de quelque changement dans la religion : cela fit établir un magistrat
appelérex sacrorum, qui, dans les sacrifices, faisait les fonctions
des anciens rois, et dont la femme était appeléeregina sacrorum. Ce
fut le seul vestige de royauté que les Romains conservèrent parmi eux.
Les Romains avaient cet avantage qu’ils avaient pour législateur
le plus sage prince dont l’histoire profane ait jamais parlé ; ce
grand homme ne chercha pendant tout son règne qu’à faire fleurir la
justice et l’équité, et il ne fit pas moins sentir sa modération à ses
voisins qu’à ses sujets. Il établit les fécialiens, qui étaient des
prêtres sans le ministère desquels on ne pouvait faire ni la paix ni
la guerre. Nous avons encore des formulaires de serments faits par ces
fécialiens quand on concluait la paix avec quelque peuple. Dans celle
que Rome conclut avec Albe, un fécialien dit dans Tite-Live : "Si le
peuple romain est le premier à s’en départir, publicoconsilio, dolove
malo, qu’il prie Jupiter de le frapper comme il va frapper le cochon
qu’il tenait dans ses mains ;" et aussitôt il l’abattit d’un coup de
caillou.
Avant de commencer la guerre on envoyait un de ces fécialiens
faire ses plaintes au peuple qui avait porté quelque dommage à la
république. Il lui donnait un certain temps pour se consulter et pour
chercher les moyens de rétablir la bonne intelligence ; mais si on
négligeait de faire l’accommodement, le fécialien s’en retournait, et
sortait des terres de ce peuple injuste, après avoir invoqué contre
lui les dieux célestes et ceux des enfers : pour lors le sénat
ordonnait ce qu’il croyait , juste et pieux. Ainsi les guerres ne
s’entreprenaient jamais à la hâte, et elles ne pouvaient être qu’une
suite d’une longue et mûre délibération.
La politique qui régnait dans la religion des Romains se développa
encore mieux dans leurs victoires. Si la superstition avait été
écoutée, on aurait porté chez les vaincus les dieux des vainqueurs ;
on aurait renversé leurs temples ; et, en établissant un nouveau
culte, on leur aurait imposé une servitude plus rude que la première.
On fit mieux : Rome se soumit elle-même aux divinités étrangères, elle
les reçut dans son sein ; et par ce lien, le plus fort qui soit parmi
les hommes, elle s’attacha des peuples qui la regardèrent plutôt comme
le sanctuaire de la religion que comme la maîtresse du monde.
Mais, pour ne point multiplier les êtres, les Romains, à l’exemple
des Grecs, confondirent adroitement les divinités étrangères avec les
leurs ; s’ils trouvaient dans leurs conquêtes un dieu qui eût du
rapport à quelqu’un de ceux qu’on adorait à Rome, ils l’adoptaient,
pour ainsi dire, en lui donnant le nom de la divinité romaine, et lui
accordaient, si j’ose me servir
de cette expression, le droit de bourgeoisie dans leur ville.
Ainsi, lorsqu’ils trouvaient quelque héros fameux qui eût purgé la
terre de quelque monstre, ou soumis quelque peuple barbare, ils lui
donnaient aussitôt le nom d’Hercule. "Nous avons percé jusqu’à
l’Océan, dit Tacite1 ; et nous y avons trouvé les colonnes d’Hercule :
soit qu’Hercule y ait été, soit que nous ayons attribué à ce héros
tous les faits dignes de sa gloire."
Varron a compté quarante-quatre de ces dompteurs de monstres ;
Cicéron n’en a compté que six, vingt-deux Muses, cinq Soleils, quatre
Vulcains, cinq Mercures, quatre Apollons, trois Jupiters.
Eusèbe va plus loin3 : il compte presque autant de Jupiters que de
peuples.
Les Romains, qui n’avaient proprement d’autre divinité que le
génie de la république, ne faisaient point d’attention au désordre et
à la confusion qu’ils jetaient dans la mythologie : la crédulité des
peuples, qui est toujours au-dessus du ridicule et de l’extravagant,
réparait tout.
a cura di Valerio Di Stefano - Charles de Montesquieu - Dissertation sur la politique des romains dans la religion
Charles de Montesquieu
Dissertation sur la politique des romains
dans la religion
Ce ne fut ni la crainte ni la piété qui établit la religion chez
les Romains, mais la nécessité où sont toutes les sociétés d’en avoir
une. Les premiers rois ne furent pas moins attentifs à régler le culte
et les cérémonies qu’à donner des lois et bâtir des murailles.
Je trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux
des autres peuples, que les premiers firent la religion pour l’état,
et les autres, l’état pour la religion. Romulus, Tatius et Numa
asservirent les dieux à la politique : le culte et les cérémonies
qu’ils instituèrent furent trouvés si sages que, lorsque les rois
furent chassés, le joug de la religion fut le seul dont ce peuple,
dans sa fureur pour la liberté, n’osa s’affranchir.
Quand les législateurs romains établirent la religion, ils ne
pensèrent point à la réformation des moeurs, ni à donner des principes
de morale ; ils ne voulurent point gêner des gens qu’ils ne
connaissaient pas encore. Ils n’eurent donc d’abord qu’une vue
générale, qui était d’inspirer à un peuple, qui ne craignait rien, la
crainte des dieux, et de se servir de cette crainte pour le conduire à
leur fantaisie.
Les successeurs de Numa n’osèrent point faire ce que ce prince
n’avait point fait : le peuple, qui avait beaucoup perdu de sa
férocité et de sa rudesse, était devenu capable d’une plus grande
discipline. Il eût été facile d’ajouter aux cérémonies de la religion
des principes et des règles de morale dont elle manquait ; mais les
législateurs des Romains étaient trop clairvoyants pour ne point
connaître combien une pareille réformation eût été dangereuse : c’eût
été convenir que la religion était défectueuse ; c’était lui donner
des âges, et affaiblir son autorité en voulant l’établir. La sagesse
des Romains leur fit prendre un meilleur parti en établissant de
nouvelles lois. Les institutions humaines peuvent bien changer, mais
les divines doivent être immuables comme les dieux mêmes.
Ainsi, le sénat de Rome, ayant chargé le préteur Pétilius
d’examiner les écrits du roi Numa, qui avaient été trouvés dans un
coffre de pierre, quatre cents ans après la mort de ce roi, résolut de
les faire brûler, sur le rapport que lui fit ce préteur que les
cérémonies qui étaient ordonnées dans ces écrits différaient beaucoup
de celles qui se pratiquaient alors : ce qui pouvait jeter des
scrupules dans l’esprit des simples, et leur faire voir que le culte
prescrit n’était pas le même que celui qui avait été institué par les
premiers législateurs, et inspiré par la nymphe Égérie.
On portait la prudence plus loin : on ne pouvait lire les livres
sibyllins sans la permission du sénat, qui ne la donnait même que dans
les grandes occasions, et lorsqu’il s’agissait de consoler les
peuples. Toutes les interprétations étaient défendues ; ces livres
mêmes étaient toujours renfermés ; et, par une précaution si sage, on
ôtait les armes des mains des fanatiques et des séditieux.
Les devins ne pouvaient rien prononcer sur les affaires publiques
sans la permission des magistrats ; leur art était absolument
subordonné à la volonté du sénat ; et cela avait été ainsi ordonné par
les livres des pontifes, dont Cicéron nous a conservé quelques
fragments.
Polybe met la superstition au rang des avantages que le peuple
romain avait par-dessus les autres peuples : ce qui paraît ridicule
aux sages est nécessaire pour les sots ; et ce peuple, qui se met si
facilement en colère, a besoin d’être arrêté par une puissance
invisible.
Les augures et les aruspices étaient proprement les grotesques du
paganisme ; mais on ne les trouvera point ridicules, si on fait
réflexion que, dans une religion toute populaire comme celle-là, rien
ne paraissait extravagant ; la crédulité du peuple réparait tout chez
les Romains : plus une chose était contraire à la raison humaine, plus
elle leur paraissait divine. Une vérité simple ne les aurait pas
vivement touchés : il leur fallait des sujets d’admiration, il leur
fallait des signes de la divinité ; et ils ne les trouvaient que dans
le merveilleux et le ridicule.
C’était à la vérité une chose très extravagante de faire dépendre
le salut de la république de l’appétit sacré d’un poulet, et de la
disposition des entrailles des victimes ; mais ceux qui introduisirent
ces cérémonies en connaissaient bien le fort et le faible, et ce ne
fut que par de bonnes raisons qu’ils péchèrent contre la raison même.
Si ce culte avait été plus raisonnable, les gens d’esprit en auraient
été la dupe aussi bien que le peuple, et par-là on aurait perdu tout
l’avantage qu’on en pouvait attendre ; il fallait donc des cérémonies
qui pussent entretenir la superstition des uns, et entrer dans la
politique des autres : c’est ce qui se trouvait dans les divinations.
On y mettait les arrêts du ciel dans la bouche des principaux
sénateurs, gens éclairés, et qui connaissaient également le ridicule
et l’utilité des divinations.
Cicéron dit que Fabius, étant augure, tenait pour règle que ce qui
était avantageux à la république se faisait toujours sous de bons
auspices. Il pense comme Marcellus, que, quoique la crédulité
populaire eût établi au commencement les augures, on en avait retenu
l’usage pour l’utilité de la république ; et il met cette différence
entre les Romains et les étrangers, que ceux-ci s’en servaient
indifféremment dans toutes les occasions, et ceux-là seulement dans
les affaires qui regardaient l’intérêt public. Cicéron nous apprend
que la foudre tombée du côté gauche était d’un bon augure, excepté
dans les assemblées du peuple, præterquam ad comitia . Les règles de
l’art cessaient dans cette occasion : les magistrats y jugeaient à
leur fantaisie de la bonté des auspices, et ces auspices étaient une
bride avec laquelle ils menaient le peuple. Cicéron ajoute :
Hocinstitutum reipublicæ causa est, ut comitiorum, vel in jure legum,
vel in judiciis populi, vel in creandis magistratibus, principes
civitatis essent interpretes. Il avait dit auparavant qu’on lisait
dans les livres sacrés : Jove tonante et fulgurante, comitia populi
habere nefas esse . Cela avait été introduit, dit-il, pour fournir aux
magistrats un prétexte de rompre les assemblées du peuple. Au reste,
il était indifférent que la victime qu’on immolait se trouvât de bon
ou de mauvais augure ; car lorsqu’on n’était pas content de la
première, on en immolait une seconde, une troisième, une quatrième,
qu’on appelaithostiae succedaneæ. Paul Émile voulant sacrifier fut
obligé d’immoler vingt victimes : les dieux ne furent apaisés qu’à la
dernière, dans laquelle on trouva des signes qui promettaient la
victoire. C’est pour cela qu’on avait coutume de dire que, dans les
sacrifices, les dernières victimes valaient toujours mieux que les
premières. César ne fut pas si patient que Paul Émile : ayant égorgé
plusieurs victimes , dit Suétone , sans en trouver de favorables, il
quitta les autels avec mépris, et entra dans le sénat.
Comme les magistrats se trouvaient maîtres des présages, ils
avaient un moyen sûr pour détourner le peuple d’une guerre qui aurait
été funeste, ou pour lui en faire entreprendre une qui aurait pu être
utile. Les devins, qui suivaient toujours les armées, et qui étaient
plutôt les interprètes du général que des dieux, inspiraient de la
confiance aux soldats. Si par hasard quelque mauvais présage avait
épouvanté l’armée, un habile général en convertissait le sens et se le
rendait favorable ; ainsi Scipion, qui tomba en sautant de son
vaisseau sur le rivage d’Afrique, prit de la terre dans ses mains :
"Je te tiens, dit-il, ô terre d’Afrique !" Et par ces mots il rendit
heureux un présage qui avait paru si funeste.
Les Siciliens s’étant embarqués pour faire quelque expédition en
Afrique, furent si épouvantés d’une éclipse de soleil, qu’ils étaient
sur le point d’abandonner leur entreprise ; mais Ie général leur
représenta "qu’à la vérité cette éclipse eût été de mauvais augure si
elle eût paru avant leur embarquement, mais que, puisqu’elle n’avait
paru qu’après, elle ne pouvait menacer que les Africains." Par-là il
fit cesser leur frayeur, et trouva, dans un sujet de crainte, le moyen
d’augmenter leur courage.
César fut averti plusieurs fois par les devins de ne point passer
en Afrique avant l’hiver. Il ne les écouta pas, et prévint par là ses
ennemis, qui, sans cette diligence, auraient eu le temps de réunir
leurs forces.
Crassus, pendant un sacrifice, ayant laissé tomber son couteau des
mains, on en prit un mauvais augure ; mais il rassura le peuple en lui
disant : "Bon courage ! au moins mon épée ne m’est jamais tombée des
mains."
Lucullus étant près de donner bataille à Tigrane, on vint lui dire
que c’était un jour malheureux :"Tant mieux, dit-il, nous le rendrons
heureux par notre victoire."
Tarquin le Superbe, voulant établir des jeux en l’honneur de la
déesse Mania, consulta l’oracle d’Apollon, qui répondit obscurément,
et dit qu’il fallait sacrifier têtes pour têtes, capitibus pro
capitibus, supplicandum. Ce prince, plus cruel encore que
superstitieux, fit immoler des enfants ; mais Junius Brutus changea ce
sacrifice horrible : car il le fit faire avec des têtes d’ail et de
pavot, et par-là remplit ou éluda l’oracle0.
On coupait le noeud gordien quand on ne pouvait pas le délier ;
ainsi Claudius Pulcher, voulant donner un combat naval, fit jeter les
poulets sacrés à la mer, afin de les faire boire, disait-il,
puisqu’ils ne voulaient pas manger1.
Il est vrai qu’on punissait quelquefois un général de n’avoir pas
suivi les présages ; et cela même était un nouvel effet de la
politique des Romains. On voulait faire voir au peuple que les mauvais
succès, les villes prises, les batailles perdues, n’étaient point
l’effet d’une mauvaise constitution de l’état, ou de la faiblesse de
la république , mais de l’impiété d’un citoyen, contre lequel les
dieux étaient irrités. Avec cette persuasion, il n’était pas difficile
de rendre la confiance au peuple ; il ne fallait pour cela que
quelques cérémonies et quelques sacrifices. Ainsi, lorsque la ville
était menacée ou affligée de quelque malheur, on ne manquait pas d’en
chercher la cause, qui était toujours la colère de quelque dieu dont
on avait négligé le culte : il suffisait, pour s’en garantir, de faire
des sacrifices et des processions, de purifier la ville avec des
torches, du soufre et de l’eau salée. On faisait faire à la victime le
tour des remparts avant de l’égorger, ce qui s’appelaitsacri ficium
amburbium, etamburbiale. On allait même quelquefois jusqu’à purifier
les armées et les flottes, après quoi chacun reprenait courage.
Scévola, grand pontife, et Varron, un de leurs grands théologiens,
disaient qu’il était nécessaire que le peuple ignorât beaucoup de
choses vraies, et en crût beaucoup de fausses ; saint Augustin2dit que
Varron avait découvert par-là tout le secret des politiques et des
ministres d’état.
Le même Scévola , au rapport de saint Augustin3, divisait les
dieux en trois classes : ceux qui avaient été établis par les poètes,
ceux qui avaient été établis par les philosophes, et ceux qui avaient
été établis par les magistrats, aprincipibus civitatis.
Ceux qui lisent l’histoire romaine, et qui sont un peu
clairvoyants, trouvent à chaque pas des traits de la politique dont
nous parlons. Ainsi, on voit Cicéron qui, en particulier, et parmi ses
amis, fait à chaque moment une confession d’incrédulité4, parler en
public avec un zèle extraordinaire contre l’impiété de Verrès. On voit
un Clodius, qui avait insolemment profané les mystères de la bonne
déesse, et dont l’impiété avait été marquée par vingt arrêts du sénat,
faire lui-même une harangue remplie de zèle à ce sénat qui l’avait
foudroyé, contre le mépris des pratiques anciennes et de la religion.
On voit un Salluste, le plus corrompu de tous les citoyens, mettre à
la tête de ses ouvrages une préface digne de la gravité et de
l’austérité de Caton. Je n’aurais jamais fait, si je voulais épuiser
tous les exemples.
Quoique les magistrats ne donnassent pas dans la religion du
peuple, il ne faut pas croire qu’ils n’en eussent point. M. Cudworth a
fort bien prouvé que ceux qui étaient éclairés parmi les païens
adoraient une divinité suprême, dont les divinités du peuple n’étaient
qu’une participation. Les païens, très peu scrupuleux dans le culte,
croyaient qu’il était indifférent d’adorer la divinité même, ou les
manifestations de la divinité ; d’adorer, par exemple, dans Vénus, la
puissance passive de la nature, ou la divinité suprême, en tant
qu’elle est susceptible de toute génération ; de rendre un culte au
soleil, ou à l’Être suprême, en tant qu’il anime les plantes et rend
la terre féconde par sa chaleur. Ainsi, le stoïcien Balbus dit, dans
Cicéron5, que Dieu participe, par sa nature, à toutes les choses
d’ici-bas ; qu’il est Cérès sur la terre, Neptune sur les mers." Nous
en saurions davantage si nous avions le livre qu’Asclépiade composa,
intitulé l’Harmonie de toutes les théologies.
Comme le dogme de l’âme du monde était presque universellement
reçu, et que l’on regardait chaque partie de l’univers comme un membre
vivant dans lequel cette âme était répandue, il semblait qu’il était
permis d’adorer indifféremment toutes ces parties, et que le culte
devait être arbitraire comme était le dogme.
Voilà d’où était né cet esprit de tolérance et de douceur qui
régnait dans le monde païen ; on n’avait garde de se persécuter et de
se déchirer les uns les autres : toutes les religions, toutes les
théologies, y étaient également bonnes ; les hérésies, les guerres, et
les disputes de religion, y étaient inconnues ; pourvu qu’on allât
adorer au temple, chaque citoyen était grand pontife dans sa famille.
Les Romains étaient encore plus tolérants que les Grecs, qui ont
toujours gâté tout : chacun sait la malheureuse destinée de Socrate.
Il est vrai que la religion égyptienne fut toujours proscrite à
Rome : c’est qu’elle était intolérante, qu’elle voulait régner seule
et s’établir sur les débris des autres ; de manière que l’esprit de
douceur et de paix qui régnait chez les Romains fut la véritable cause
de la guerre qu’ils lui firent sans relâche. Le sénat ordonna
d’abattre les temples des divinités égyptiennes ; et Valère
Maxime6rapporte, à ce sujet, qu’Émilius Paulus donna les premiers
coups, afin d’encourager par son exemple les ouvriers frappés d’une
crainte superstitieuse.
Mais les prêtres de Sérapis et d’Isis avaient encore plus de zèle
pour établir ces cérémonies qu’on n’en avait à Rome pour les
proscrire. Quoique Auguste, au rapport de Dion7, en eût défendu
l’exercice dans Rome, Agrippa, qui commandait dans la ville en son
absence, fut obligé de le défendre une seconde fois. On peut voir,
dans Tacite et dans Suétone, les fréquents arrêts que le sénat fut
obligé de rendre pour bannir ce culte de Rome.
Il faut remarquer que les Romains confondirent les Juifs avec les
Égyptiens, comme on sait qu’ils confondirent les chrétiens avec les
juifs : ces deux religions furent longtemps regardées comme deux
branches de la première, et partagèrent avec elle la haine, le mépris
et la persécution des Romains. Les mêmes arrêts qui abolirent à Rome
les cérémonies égyptiennes mettent toujours les cérémonies juives avec
celles-ci, comme il paraît par Tacite8, et par Suétone, dans les vies
de Tibère et de Claude. Il est encore plus clair que les historiens
n’ont jamais distingué le culte des chrétiens d’avec les autres. On
n’était pas même revenu de cette erreur, du temps d’Adrien, comme il
paraît par une lettre que cet empereur écrivit d’Égypte au consul
Servianus9 : "Tous ceux qui, en Égypte, adorent Sérapis, sont
chrétiens, et ceux même qu’on appelle évêques sont attachés au culte
de Sérapis. Il n’y a point de juif, de prince de synagogue, de
samaritain, de prêtre des chrétiens, de mathématicien, de devin, de
baigneur, qui n’adore Sérapis. Le patriarche même des juifs adore
indifféremment Sérapis et le Christ. Ces gens n’ont d’autre dieu que
Sérapis : c’est le dieu des chrétiens, des juifs et de tous les
peuples." Peut-on avoir des idées plus confuses de ces trois
religions, et les confondre plus grossièrement ?
Chez les Égyptiens, les prêtres faisaient un corps à part, qui
était entretenu aux dépens du public ; de là naissaient plusieurs
inconvénients : toutes les richesses de l’état se trouvaient
englouties dans une société de gens qui, recevant toujours et ne
rendant jamais, attiraient insensiblement tout à eux. Les prêtres
d’Égypte, ainsi gagés pour ne rien faire, languissaient tous dans une
oisiveté dont ils ne sortaient qu’avec les vices qu’elle produit : ils
étaient brouillons, inquiets, entreprenants ; et ces qualités les
rendaient extrêmement dangereux. Enfin, un corps dont les intérêts
avaient été violemment séparés de ceux de l’état était un monstre ; et
ceux qui l’avaient établi avaient jeté dans la société une semence de
discorde et de guerres civiles. II n’en était pas de même à Rome : on
y avait fait de la prêtrise une charge civile ; les dignités d’augure,
de grand pontife, étaient des magistratures ; ceux qui en étaient
revêtus étaient membres du sénat, et par conséquent n’avaient pas des
intérêts différents de ceux de ce corps. Bien loin de se servir de la
superstition pour opprimer la république, ils l’employaient utilement
à la soutenir. "Dans notre ville, dit Cicéron0, les rois et les
magistrats qui leur ont succédé ont toujours eu un double caractère,
et ont gouverné l’état sous les auspices de la religion."
Les duumvirs avaient la direction des choses sacrées ; les
quindécemvirs avaient soin des cérémonies de la religion, gardaient
les livres des sibylles : ce que faisaient auparavant les décemvirs et
les duumvirs. Ils consultaient les oracles lorsque le sénat l’avait
ordonné, et en faisaient le rapport, y ajoutant leur avis ; ils
étaient aussi commis pour exécuter tout ce qui était prescrit dans les
livres des sibylles, et pour faire célébrer les jeux séculaires : de
manière que toutes les cérémonies religieuses passaient par les mains
des magistrats.
Les rois de Rome avaient une espèce de sacerdoce : il y avait de
certaines cérémonies qui ne pouvaient être faites que par eux. Lorsque
les Tarquins furent chassés, on craignait que le peuple ne s’aperçût
de quelque changement dans la religion : cela fit établir un magistrat
appelérex sacrorum, qui, dans les sacrifices, faisait les fonctions
des anciens rois, et dont la femme était appeléeregina sacrorum. Ce
fut le seul vestige de royauté que les Romains conservèrent parmi eux.
Les Romains avaient cet avantage qu’ils avaient pour législateur
le plus sage prince dont l’histoire profane ait jamais parlé ; ce
grand homme ne chercha pendant tout son règne qu’à faire fleurir la
justice et l’équité, et il ne fit pas moins sentir sa modération à ses
voisins qu’à ses sujets. Il établit les fécialiens, qui étaient des
prêtres sans le ministère desquels on ne pouvait faire ni la paix ni
la guerre. Nous avons encore des formulaires de serments faits par ces
fécialiens quand on concluait la paix avec quelque peuple. Dans celle
que Rome conclut avec Albe, un fécialien dit dans Tite-Live : "Si le
peuple romain est le premier à s’en départir, publicoconsilio, dolove
malo, qu’il prie Jupiter de le frapper comme il va frapper le cochon
qu’il tenait dans ses mains ;" et aussitôt il l’abattit d’un coup de
caillou.
Avant de commencer la guerre on envoyait un de ces fécialiens
faire ses plaintes au peuple qui avait porté quelque dommage à la
république. Il lui donnait un certain temps pour se consulter et pour
chercher les moyens de rétablir la bonne intelligence ; mais si on
négligeait de faire l’accommodement, le fécialien s’en retournait, et
sortait des terres de ce peuple injuste, après avoir invoqué contre
lui les dieux célestes et ceux des enfers : pour lors le sénat
ordonnait ce qu’il croyait , juste et pieux. Ainsi les guerres ne
s’entreprenaient jamais à la hâte, et elles ne pouvaient être qu’une
suite d’une longue et mûre délibération.
La politique qui régnait dans la religion des Romains se développa
encore mieux dans leurs victoires. Si la superstition avait été
écoutée, on aurait porté chez les vaincus les dieux des vainqueurs ;
on aurait renversé leurs temples ; et, en établissant un nouveau
culte, on leur aurait imposé une servitude plus rude que la première.
On fit mieux : Rome se soumit elle-même aux divinités étrangères, elle
les reçut dans son sein ; et par ce lien, le plus fort qui soit parmi
les hommes, elle s’attacha des peuples qui la regardèrent plutôt comme
le sanctuaire de la religion que comme la maîtresse du monde.
Mais, pour ne point multiplier les êtres, les Romains, à l’exemple
des Grecs, confondirent adroitement les divinités étrangères avec les
leurs ; s’ils trouvaient dans leurs conquêtes un dieu qui eût du
rapport à quelqu’un de ceux qu’on adorait à Rome, ils l’adoptaient,
pour ainsi dire, en lui donnant le nom de la divinité romaine, et lui
accordaient, si j’ose me servir
de cette expression, le droit de bourgeoisie dans leur ville.
Ainsi, lorsqu’ils trouvaient quelque héros fameux qui eût purgé la
terre de quelque monstre, ou soumis quelque peuple barbare, ils lui
donnaient aussitôt le nom d’Hercule. "Nous avons percé jusqu’à
l’Océan, dit Tacite1 ; et nous y avons trouvé les colonnes d’Hercule :
soit qu’Hercule y ait été, soit que nous ayons attribué à ce héros
tous les faits dignes de sa gloire."
Varron a compté quarante-quatre de ces dompteurs de monstres ;
Cicéron n’en a compté que six, vingt-deux Muses, cinq Soleils, quatre
Vulcains, cinq Mercures, quatre Apollons, trois Jupiters.
Eusèbe va plus loin3 : il compte presque autant de Jupiters que de
peuples.
Les Romains, qui n’avaient proprement d’autre divinité que le
génie de la république, ne faisaient point d’attention au désordre et
à la confusion qu’ils jetaient dans la mythologie : la crédulité des
peuples, qui est toujours au-dessus du ridicule et de l’extravagant,
réparait tout.