"Opuscules" - читать интересную книгу автора (Pascal Blaise)Blaise Pascal Opuscules et Lettres La machine
d’arithmйtique : Lettre
dйdicatoire Avis nйcessaire Privilиge du
Roi Lettre а la
reine Christine de juin 1652 Fragment de
Prйface pour le Traitй du Vide Lettre au Pиre
Noлl du 29 octobre 1647 Lettre а M.Le
Pailleur, au sujet du P.Noлl, jйsuite Discours sur
les passions de l’amour Sur la
conversion du pйcheur Entretien de M.
Pascal et de M. de Sacy, sur la lecture d’Epictиte et de Montaigne De l’esprit
gйomйtrique De l’art de
persuader Comparaison des
chrйtiens des premiers temps avec ceux d’aujourd’hui Trois discours
sur la condition des grands Le Mйmorial Lettres aux
Roannez Correspondance
scientifique La machine d’arithmйtique Lettre dйdicatoire а Monseigneur
le Chancelier sur le sujet de la machine nouvellement inventйe par le sieur
B.P. pour faire toutes sortes d’opйrations d’arithmйtique par un mouvement
rйglй sans plume ni jetons, avec un avis nйcessaire а ceux qui auront curiositй
de voir ladite machine et s’en servir. (1645) A Monseigneur Le Chancelier Monseigneur, Si le public reзoit quelque
utilitй de l’invention que j’ai trouvйe pour faire toutes sortes de rиgles
d’arithmйtique par une maniиre aussi nouvelle que commode, il en aura plus
d’obligation а Votre Grandeur qu’а mes petits efforts, puisque je ne me saurais
vanter que de l’avoir conзue, et qu’elle doit absolument sa naissance а
l’honneur de vos commandements. Les longueurs et les difficultйs des moyens
ordinaires dont on se sert m’ayant fait penser а quelque secours plus prompt et
plus facile, pour me soulager dans les grands calculs oщ j’ai йtй occupй depuis
quelques annйes en plusieurs affaires qui dйpendent des emplois dont il vous a
plu honorer mon pиre pour le service de sa Majestй en la haute Normandie,
j’employai а cette recherche toute la connaissance que mon inclination et le
travail de mes premiиres йtudes m’ont fait acquйrir dans les
mathйmatiques ; et aprиs une profonde mйditation, je reconnus que ce
secours n’йtait pas impossible а trouver. Les lumiиres de la gйomйtrie, de la
physique et de la mйcanique m’en fournirent le dessein, et m’assurиrent que
l’usage en serait infaillible si quelque ouvrier pouvait former l’instrument
dont j’avais imaginй le modиle. Mais ce fut en ce point que je rencontrai des
obstacles aussi grands que ceux que je voulais йviter, et auxquels je cherchais
un remиde. N’ayant pas l’industrie de manier le mйtal et le marteau comme la
plume et le compas, et les artisans ayant plus de connaissance de la pratique
de leur art que des sciences sur lesquelles il est fondй, je me vis rйduit а
quitter toute mon entreprise, dont il ne me revenait que beaucoup de fatigues,
sans aucun bon succиs. Mais, Monseigneur, Votre Grandeur ayant soutenu mon
courage, qui se laissais aller, et m’avant fait la grвce de parler du simple
crayon que mes amis vous avaient prйsentй en des termes qui me le firent voir
tout autre qu’il ne m’avais paru auparavant, avec les nouvelles forces que vos
louanges me donnиrent, je fis de nouveaux efforts, et, suspendant tout autre
exercice, je ne songeai plus qu’а la construction de cette petite machine que
j’ai osй, Monseigneur, vous prйsenter, aprиs l’avoir mise en йtat de faire,
avec elle seule et sans aucun travail d’esprit, les opйrations de toutes les
parties de l’arithmйtique, selon que je me l’йtais proposй. C’est donc а vous,
Monseigneur, que je devais ce petit essai, puisque c’est vous qui me l’avez
fait faire ; et c’est de vous aussi que j’en attends une glorieuse
protection. Les inventions qui ne sont pas connues ont toujours plus de
censeurs que d’approbateurs : on blвme ceux qui les ont trouvйes parce
qu’on n’en a pas une parfaite intelligence : et, par un injuste prйjugй,
la difficultй que l’on s’imagine aux choses extraordinaires, fait qu’au lieu de
les considйrer pour les estimer. on les accuse d’impossibilitй, afin de les
rejeter ensuite comme impertinentes. D’ailleurs, Monseigneur, je m’attends bien
que parmi tant de doctes qui ont pйnйtrй jusque dans les derniers secrets des
mathйmatiques. il pourra s’en trouver qui d’abord estimeront mon action
tйmйraire, vu qu’en la jeunesse oщ je suis. et avec si peu de force, j’ai osй
tenter une route nouvelle dans un champ tout hйrissй d’йpines, et sans avoir de
guide pour m’y frayer le chemin. Mais je veux bien qu’ils m’accusent, et mкme
qu’ils me condamnent, s’ils peuvent justifier que je n’ai pas tenu exactement
ce que j’avais promis ; et je ne leur demande que la faveur d’examiner ce
que j’ai fait, et non pas celle de l’approuver sans le connaоtre. Aussi.
Monseigneur, je puis dire а Votre Grandeur que j’ai dйjа la satisfaction de
voir mon petit ouvrage, non seulement autorisй de l’approbation de quelques-uns
des principaux en cette vйritable science, qui, par une prйfйrence toute
particuliиre, a l’avantage de ne rien enseigner qu’elle ne dйmontre, mais
encore honorй de leur estime et de leur recommandation ; et que mкme celui
d’entre eux, de qui la plupart des autres admirent tous les jours et
recueillent les productions, ne l’a pas jugй indigne de se donner la peine, au
milieu de ses grandes occupations, d’enseigner et la disposition et l’usage а
ceux qui auront quelque dйsir de s’en servir. Ce sont lа, vйritablement,
Monseigneur, de grandes rйcompenses du temps que j’ai employй, et de la dйpense
que j’ai faite pour mettre la chose en l’йtat ou je vous l’ai prйsentйe. Mais
permettez-moi de flatter ma vanitй jusqu’au point de dire qu’elles ne me
satisferaient pas entiиre ment, si je n’en avais reзu une beaucoup plus
importante et plus dйlicieuse de Votre Grandeur. En effet, Monseigneur, quand
je me reprйsente que cette mкme bouche, qui prononce tous les jours des oracles
sur le trфne de la Justice, a daignй donner des йloges au coup d’essai d’un
homme de vingt ans, que vous l’avez jugй digne d’кtre plus d’une fois le sujet
de votre entretien, et de le voir placй dans votre cabinet parmi tant d’autres
choses rares et prйcieuses dont il est rempli, je suis comblй de gloire, et je
ne trouve point de paroles pour faire paraоtre ma reconnaissance а Votre
Grandeur, et ma joie а tout le monde. Dans cette impuissance, oщ l’excиs de
votre bontй m’a mis, je me contenterai de la rйvйrer par mon silence : et
toute la famille dont je porte le nom йtant intйressйe aussi bien que moi par
ce bienfait et par plusieurs autres а faire tous les jours des voeux pour votre
prospйritй, nous les ferons du coeur, et si ardents et si continuels, que
personne ne se pourra vanter d’кtre plus attachйs que nous а votre service, ni
de porter plus vйritablement que moi la qualitй, Monseigneur, de votre trиs
humble et trиs obйissant serviteur. B. Pascal. Avis nйcessaire а ceux qui auront
curiositй de voir la machine d’arithmйtique, et de s’en servir Ami lecteur, cet avertissement
servira pour te faire savoir que j’expose au public une petite machine de mon
invention, par le moyen de laquelle seul tu pourras, sans peine quelconque,
faire toutes les opйrations de l’arithmйtique, et te soulager du travail qui
t’a souvent fatigue l’esprit, lorsque tu as opйrй par le jeton ou par la
plume : je puis, sans prйsomption, espйrer qu’elle ne te dйplaira pas,
aprиs que Monseigneur le Chancelier l’a honorйe de son estime, et que, dans
Paris, ceux qui sont les mieux versйs aux mathйmatiques ne l’ont pas jugйe
indigne de leur approbation. Nйanmoins, pour ne pas paraоtre nйgligent а lui
faire acquйrir aussi la tienne, j’ai cru кtre obligй de t’йclairer sur toutes
les difficultйs que j’ai estimйes capables de choquer ton sens lorsque tu prendras
la peine de la considйrer. Je ne doute pas qu’aprиs l’avoir
vue, il ne tombe d’abord dans ta pensйe que je devais avoir expliquй par йcrit
et sa construction, et son usage, et que, pour rendre ce discours intelligible,
j’йtais mкme obligй, suivant la mйthode des gйomиtres, de reprйsenter par
figures les dimensions, la disposition et le rapport de toutes les piиces et
comment chacune doit кtre placйe pour composer l’instrument, et mettre son
mouvement en sa perfection : mais tu ne dois pas croire qu’aprиs n’avoir
йpargnй ni le temps, ni la peine, ni la dйpense pour la mettre en йtat de
t’кtre utile, j’eusse nйgligй d’employer ce qui йtait nйcessaire pour te
contenter sur ce point, qui semblait manquer а son accomplissement si je
n’avais йtй empкchй de le faire par une considйration si puissante, que
j’espиre mкme qu’elle te forcera de m’excuser. Oui, j’espиre que tu approuveras
que je me sois abstenu de ce discours, si tu prends la peine de faire rйflexion
d’une part sur la facilitй qu’il y a d’expliquer de bouche et d’entendre par
une brиve confйrence la construction et l’usage de cette machine, et, d’autre
part, sur l’embarras et la difficultй qu’il y eыt eu d’exprimer par йcrit les
mesures, les formes, les proportions, les situations et le surplus des propriйtйs
de tant de piиces diffйrentes ; lors tu jugeras que cette doctrine est du
nombre de celles qui ne peuvent кtre enseignйes que de vive voix, et qu’un
discours par йcrit en cette matiиre serait autant et plus inutile et
embarrassant que celui qu’on emploierait а la description de toutes les parties
d’une montre, dont toutefois l’explication est si facile, quand elle est faite
bouche а bouche ; et qu’apparemment un tel discours ne pourrait produire
d’autre effet qu’un infaillible dйgoыt en l’esprit de plusieurs, leur faisant
concevoir mille difficultйs oщ il n’y en a point du tout. Maintenant (cher lecteur),
j’estime qu’il est nйcessaire de t’avertir que je prйvois deux choses capables
de former quelques nuages en ton esprit. Je sais qu’il y a nombre de personnes
qui font profession de trouver а redire partout, et qu’entre ceux-lа il s’en
pourra trouver qui te diront que cette machine pouvait кtre moins
composйe ; c’est lа la premiиre vapeur que j’estime nйcessaire de
dissiper. Cette proposition ne te peut кtre faite que par certains esprits qui
ont vйritablement quelque connaissance de la mйcanique ou de la gйomйtrie, mais
qui, pour ne les savoir joindre l’une et l’autre, et toutes deux ensemble а la
physique, se flattent ou se trompent dans leurs conceptions imaginaires et se
persuadent possibles beaucoup de choses qui ne le sont pas, pour ne possйder
qu’une thйorie imparfaite des choses en gйnйral, laquelle n’est pas suffisante
de leur faire prйvoir en particulier les inconvйnients qui arrivent, ou de la
part de la matiиre, ou des places que doivent occuper les piиces d’une machine
dont les mouvements sont diffйrents afin qu’ils soient libres et qu’ils ne
puissent s’empкcher l’un l’autre. Lors donc que ces savants imparfaits te
proposeront que cette machine pouvait кtre moins composйe, je te conjure de
leur faire la rйponse que je leur ferais moi-mкme s’ils me faisaient une telle
proposition, et de les assurer de ma part que je leur ferai voir, quand il leur
plaira, plusieurs autres modиles, et mкme un instrument entier et parfait,
beaucoup moins composй, dont je me suis publiquement servi pendant six mois
entiers, et ainsi, que je n’ignore pas que la machine peut кtre moins composйe,
et particuliиrement si j’eusse voulu instituer le mouvement de l’opйration par
la face antйrieure, ce qui ne pouvait кtre qu’avec une incommoditй ennuyeuse et
insupportable, au lieu que maintenant il se fait par la face supйrieure avec
toute la commoditй qu’on saurait souhaiter et mкme avec plaisir. Tu leur diras
aussi que, mon dessein n’ayant jamais visй qu’a rйduire en mouvement rйglй
toutes les opйrations de l’arithmйtique, je me suis en mкme temps persuadй que
mon dessein ne rйussirait qu’а ma propre confusion. si ce mouvement n’йtait
simple, facile, commode et prompt а l’exйcution, et que la machine ne fut
durable, solide, et mкme capable de souffrir sans altйration la fatigue du
transport, et enfin que, s’ils avaient autant mйditй que moi sur cette matiиre
et passй par tous les chemins que j’ai suivis pour venir а mon but,
l’expйrience leur aurait fait voir qu’un instrument moins composй ne pouvait
avoir toutes ces conditions que j’ai heureusement donnйes а cette petite
machine. Car pour la simplicitй du
mouvement des opйrations, j’ai fait en sorte qu’encore que les opйrations de
l’arithmйtique soient en quelque faзon opposйes l’une а l’autre, comme
l’addition а la soustraction et la multiplication а la division, nйanmoins
elles se pratiquent toutes sur cette machine par un seul et unique mouvement. Pour la facilitй de ce mкme
mouvement des opйrations, elle est toute apparente, en ce qu’il est aussi
facile de faire mouvoir mille et dix mille roues tout а la fois, si elles y
йtaient, quoique toutes achиvent leur mouvement trиs parfait, que d’en faire
mouvoir une seule (je ne sais si, aprиs le principe sur lequel j’ai fondй cette
facilitй, il en reste un autre dans la nature). Que si tu veux, outre la
facilitй du mouvement de l’opйration, savoir quelle est la facilitй de
l’opйration mкme, c’est-а-dire la facilitй qu’il y a en l’opйration par cette
machine, tu le peux, si tu prends la peine de la comparer avec les mйthodes
d’opйrer par le jeton et par la plume. Tu sais comme, en opйrant par le jeton,
le calculateur (surtout lorsqu’il manque d’habitude) est souvent obligй, de
peur de tomber en erreur, de faire une longue suite et extension de jetons, et
comme la nйcessitй le contraint aprиs d’abrйger et de relever ceux qui se
trouvent inutilement йtendus ; en quoi tu vois deux peines inutiles, avec
la perte de deux temps. Cette machine facilite et retranche en ses opйrations
tout ce superflu ; le plus ignorant y trouve autant d’avantage que le plus
expйrimentй : l’instrument supplйe au dйfaut de l’ignorance ou du peu
d’habitude, et, par des mouvements nйcessaires, il fait lui seul, sans mкme
l’intention de celui qui s’en sert, tous les abrйgйs possibles а la nature, et
а toutes les fois que les nombres s’y trouvent disposйs. Tu sais de mкme comme,
en opйrant par la plume, on est а tous les moments obligй de retenir ou d’emprunter
les nombres nйcessaires, et combien d’erreurs se glissent dans ces rйtentions
et emprunts а moins d’une trиs longue habitude et en outre d’une attention
profonde et qui fatigue l’esprit en peu de temps. Cette machine dйlivre celui
qui opиre par elle de cette vexation ; il suffit qu’il ait le jugement,
elle le relиve du dйfaut de la mйmoire ; et, sans rien retenir ni
emprunter, elle fait d’elle-mкme ce qu’il dйsire, sans mкme qu’il y pense. Il y
a cent autres facilitйs que l’usage fait voir, dont le discours pourrait кtre
ennuyeux. Quant а la commoditй de ce
mouvement, il suffit de dire qu’il est insensible, allant de la gauche а la
droite, et imitant notre mйthode vulgaire d’йcrire, fors qu’il procиde
circulairement. Et, enfin, quant а sa promptitude,
elle parait de mкme, en la comparant avec celle des autres deux mйthodes du
jeton et de la plume : et si tu veux encore une plus particuliиre
explication de sa vitesse, je te dirai qu’elle est pareille а l’agilitй de la
main de celui qui opиre : cette promptitude est fondйe, non seulement sur
la facilitй des mouvements qui ne font aucune rйsistance, mais encore sur la
petitesse des roues que l’on meut a la main, qui fait que, le chemin йtant plus
court, le moteur peut le parcourir en moins de temps ; d’oщ il arrive
encore cette commoditй que, par ce moyen, la machine, se trouvant rйduite en
plus petit volume, elle en est plus maniable et portative. Et quant а la durйe et soliditй
de l’instrument, la seule duretй du mйtal dont il est composй pourrait en
donner а quelque autre la certitude : mais d’y prendre une assurance
entiиre et la donner aux autres, je n’ai pu le faire qu’aprиs en avoir fait
l’expйrience par le transport de l’instrument durant plus de deux cent
cinquante lieues de chemin, sans aucune altйration. Ainsi (cher lecteur), je te
conjure encore une fois de ne point prendre pour imperfection que cette machine
soit composйe de tant de piиces, puisque sans cette composition, je ne pouvais
lui donner toutes les conditions ci-devant dйduites, qui toutefois lui йtaient
toutes nйcessaires ; en quoi tu pourras remarquer une espиce de paradoxe,
que pour rendre le mouvement de l’opйration plus simple, il a fallu que la
machine ait йtй construite d’un mouvement plus composй. La seconde cause que je prйvois
capable de te donner de l’ombrage, ce sont (cher lecteur) les mauvaises copies
de cette machine qui pourraient кtre produites par la prйsomption des
artisans : en ces occasions, je te conjure d’y porter soigneusement
l’esprit de distinction, te garder de la surprise, distinguer entre la lиpre et
la lиpre, et ne pas juger des vйritables originaux par les productions
imparfaites de l’ignorance et de la tйmйritй des ouvriers : plus ils sont
excellents en leur art, plus il est а craindre que la vanitй ne les enlиve par
la persuasion qu’ils se donnent trop lйgиrement d’кtre capables d’entreprendre
et d’exйcuter d’eux-mкmes des ouvrages nouveaux, desquels ils ignorent et les
principes et les rиgles : puis enivrйs de cette fausse persuasion, ils
travaillent en tвtonnant, c’est-а-dire sans mesures certaines et sans
propositions rйglйes par art : d’ou il arrive qu’aprиs beaucoup de temps
et de travail, ou ils ne produisent rien qui revienne а ce qu’ils ont
entrepris, ou, au plus, ils font paraоtre un petit monstre auquel manquent les
principaux membres, les autres йtant informes et sans aucune proportion :
ces imperfections, le rendant ridicule, ne manquent jamais d’attirer le mйpris
de tous ceux qui le voient, desquels la plupart rejettent — sans raison — la
faute sur celui qui, le premier, a eu la pensйe d’une telle invention, au lieu
de s’en йclaircir avec lui et puis blвmer la prйsomption de ces artisans qui,
par une fausse hardiesse d’oser entreprendre plus que leurs semblables,
produisent ces inutiles avortons. Il importe au public de leur faire
reconnaоtre leur faiblesse et leur apprendre que, pour les nouvelles
inventions, il faut nйcessairement que l’art soit aidй par la thйorie jusqu’а
ce que l’usage ait rendu les rиgles de la thйorie si communes qu’il les ait
enfin rйduites en art et que le continuel exercice ait donnй aux artisans
l’habitude de suivre et pratiquer ces rиgles avec assurance. Et tout ainsi
qu’il n’йtait pas en mon pouvoir, avec toute la thйorie imaginable, d’exйcuter
moi seul mon propre dessein sans l’aide d’un ouvrier qui possйdвt parfaitement
la pratique du tour, de la lime et du marteau pour rйduire les piиces de la
machine dans les mesures et proportions que par les rиgles de la thйorie je lui
prescrivais : il est de mкme absolument impossible а tous les simples
artisans, si habiles qu’ils soient en leur art, de mettre en perfection une
piиce nouvelle qui consiste — comme celle- ci — en mouvements compliquйs, sans
l’aide d’une personne qui, par les rиgles de la thйorie, leur donne les mesures
et les proportions de toutes les piиces dont elle doit кtre composйe. Cher lecteur, j’ai sujet
particulier de te donner ce dernier avis, aprиs avoir vu de mes yeux une fausse
exйcution de ma pensйe faite par un ouvrier de la ville de Rouen, horloger de
profession, lequel, sur le simple rйcit qui lui fut fait de mon premier modиle
que j’avais fait quelques mois auparavant, eut assez de hardiesse pour en
entreprendre un autre, et, qui plus est, par une autre espиce de
mouvement ; mais comme le bonhomme n’a d’autre talent que celui de manier
adroitement ses outils, et qu’il ne sait pas seulement si la gйomйtrie et la
mйcanique sont au monde, aussi (quoiqu’il soit trиs habile en son art, et mкme
trиs industrieux en plusieurs choses qui n’en sont point) ne fit-il qu’une
piиce inutile, propre vйritablement, polie et trиs bien limйe par le dehors,
mais tellement imparfaite au dedans qu’elle n’est d’aucun usage ; et
toutefois, а cause seulement de sa nouveautй, elle ne fut pas sans estime parmi
ceux qui n’y connaissaient rien, et nonobstant tous les dйfauts essentiels que
l’йpreuve y fait reconnaоtre, ne laissa pas de trouver place dans le cabinet
d’un curieux de la mкme ville rempli de plusieurs autres piиces rares et
curieuses. L’aspect de ce petit avorton me dйplut au dernier point et refroidit
tellement l’ardeur avec laquelle je faisais lors travailler а l’accomplissement
de mon modиle qu’а l’instant mкme je donnai congй а tous les ouvriers, rйsolu
de quitter entiиrement mon entreprise par la juste apprйhension que je conзus
qu’une pareille hardiesse ne prit а plusieurs autres, et que les fausses copies
qu’ils pourraient produire de cette nouvelle pensйe n’en ruinassent l’estime
dиs sa naissance avec l’utilitй que le public pourrait en recevoir. Mais,
quelque temps aprиs, Monseigneur le Chancelier, ayant daignй honorer de sa vue
mon premier modиle et donner le tйmoignage de l’estime qu’il faisait de cette
invention, me fit commandement de la mettre en sa perfection ; et, pour
dissiper la crainte qui m’avait retenu quelque temps, il lui plut de retrancher
le mal dиs sa racine et d’empкcher le cours qu’il pourrait prendre au prйjudice
de ma rйputation et au dйsavantage du public par la grвce qu’il me fit de
m’accorder un privilиge qui n’est pas ordinaire, et qui йtouffe avant leur
naissance tous ces avortons illйgitimes qui pourraient кtre engendrйs
d’ailleurs que de la lйgitime et nйcessaire alliance de la thйorie avec l’art. Au reste, si quelquefois tu as
exercй ton esprit а l’invention des machines, je n’aurai pas grand-peine а te
persuader que la forme de l’instrument, en l’йtat oщ il est а prйsent, n’est
pas le premier effet de l’imagination que j’ai eue sur ce sujet : j’avais
commencй l’exйcution de mon projet par une machine trиs diffйrente de celle-ci
et en sa matiиre et en sa forme, laquelle (bien qu’en йtat de satisfaire а
plusieurs) ne me donna pas pourtant la satisfaction entiиre : ce qui fit
qu’en la corrigeant peu а peu j’en fis insensiblement une seconde, en laquelle
rencontrant encore des inconvйnients que je ne pus souffrir, pour y apporter le
remиde, j’en composai une troisiиme qui va par ressorts et qui est trиs simple
en sa construction. C’est celle de laquelle, comme j’ai dйjа dit, je me suis
servi plusieurs fois, au vu et su d’une infinitй de personnes, et qui est
encore en йtat de servir autant que jamais. Toutefois, en la perfectionnant
toujours, je trouvai des raisons de la changer, et enfin reconnaissant dans
toutes, ou de la difficultй d’agir, ou de la rudesse aux mouvements, ou de la
disposition а se corrompre trop facilement par le temps ou par le transport,
j’ai pris la patience de faire jusqu’а plus de cinquante modиles, tous
diffйrents, les uns de bois, les autres d’ivoire et d’йbиne, et les autres de
cuivre, avant que d’кtre venu а l’accomplissement de la machine que maintenant
je fais paraоtre., laquelle, bien que composйe de tant de petites piиces
diffйrentes, comme tu pourras voir, est toutefois tellement solide, qu’aprиs
l’expйrience dont j’ai parle ci-devant, j’ose te donner assurance que tous les
efforts qu’elle pourrait recevoir en la transportant si loin que tu voudras, ne
sauraient la corrompre ni lui faire souffrir la moindre altйration. Enfin (cher lecteur), maintenant
que j’estime l’avoir mise en йtat d’кtre vue, et que mкme tu peux, si tu en as
la curiositй, la voir et t’en servir, je te prie d’agrйer la libertй que je
prends d’espйrer que la seule pensйe а trouver une troisiиme mйthode pour faire
toutes les opйrations arithmйtiques, totalement nouvelle et qui n’a rien de
commun avec les deux mйthodes vulgaires de la plume et du jeton, recevra de toi
quelque estime et qu’en approuvant le dessein que j’ai eu de te plaire en te
soulageant, tu me sauras grй du soin que j’ai pris pour faire que toutes les
opйrations, qui par les prйcйdentes mйthodes sont pйnibles, composйes, longues
et peu certaines, deviennent faciles, simples, promptes et assurйes. Les curieux qui dйsireront
voir une telle machine s’adresseront s’il leur plaоt au sieur de Roberval.
professeur ordinaire de mathйmatiques au Collиge Royal de France, qui leur fera
voir succinctement et gratuitement la facilitй des opйrations, en fera vendre,
et en enseignera l’usage. Le dit sieur de Roberval
demeure au Collиge Maоtre Gervais, rue du Foin, proche des Mathurins. On le
trouve tous les matins jusqu’а huit heures, et les samedis toute l’aprиs dоnйe. Privilиge pour la machine
d’arithmйtique de M. Pascal Louis, par la grвce de Dieu, roy
de France et de Navarre, а nos amez et feaux Conrs les gens tenans nos Cours de
Parlement, Mes des Requestes Ordinaires de nostre hostel, Baillifs, Senechaux,
Prevots, leurs Lieu tens et tous autres nos justiciers et officiers qu’il
appartiendra, salut. Notre cher et bien aimй le Sr Pascal nous a fait remontrer
qu’а l’invitation du Sr Pascal, son pиre, nostre Consr en nos conseils, et
prйsident en notre Cour des Aydes d’Auvergne, il auroit eu, dиs ses plus jeunes
annйes, une inclination particuliиre aux sciences Mathйmatiques, dans
lesquelles par ses йtudes et ses observations, il a inventй plusieurs choses,
et particuliиrement une machine, par le moyen de laquelle on peut faire toutes
sortes de supputations, Additions, Soustractions, Multiplications, Divisions,
et toutes les autres Rиgles d’Arithmйtique, tant en nombre entier que rompu,
sans se servir de plume ni jettons, par une mйthode beaucoup plus simple, plus
facile а apprendre, plus prompte а l’exйcution, et moins pйnible а l’esprit que
toutes les autres faзons de calculer, qui ont йtй en usage jusqu’а
prйsent ; et qui outre ces avantages, a encore celuy d’estre hors de tout
danger d’erreur, qui est la condition la plus importante de toutes dans les
calculs. De laquelle machine il avoit fait plus de cinquante modиles, tous
differens, les uns composez de verges ou lamines droites, d’autres de courbes,
d’autres avec des chaisnes les uns avec des rouages concentriques, d’autres
avec des excentriques, les uns mouvans en ligne droite, d’autres
circulairement, les uns en cones, les autres en cylindres, et d’autres tous
diffйrens de ceux-lа, soit pour la matiиre, soit pour la figure, soit pour le
mouvement : de toutes lesquelles maniиres diffйrentes l’invention
principale et le mouvement essentiel consistent en ce que chaque rouл ou verge
d’un ordre faisant un mouvement de dix figures arithmйtiques, fait mouvoir sa
prochaine d’une figure seulement. Aprиs tous lesquels essais auxquels il a
employй beaucoup de temps et de frais, il seroit enfin arrivй а la construction
d’un modиle achevй qui a йtй reconnu infaillible par les plus doctes
mathйmaticiens de ce temps, qui l’ont universellement honorй de leur
approbation et estimй trиs utile au public. Mais, d’autant que ledit instrument
peut estre aisйment contrefait par des ouvriers, et qu’il est nйanmoins
impossible qu’ils parviennent а l’exйcuter dans la justesse et perfection
nйcessaires pour s’en servir utilement, s’ils n’y sont conduits expressement
par ledit Sr Pascal, ou par une personne qui ait une entiиre intelligence de
l’artifice de son mouvement, il seroit а craindre que, s’il йtoit permis а toute
sorte de personnes de tenter d’en construire de semblables, les dйfauts qui s’y
rencontreroient infailliblement par la faute des ouvriers, ne rendissent cette
invention aussi inutile qu’elle doit estre profitable estant bien exйcutйe.
C’est pourquoi il dйsireroit qu’il nous plыt faire dйfenses а tous artisans et
autres personnes, de faire ou faire faire ledit instrument sans son
consentement, nous suppliant, а cette fin, de lui accorder nos lettres sur ce
nйcessaires. Et parce que ledit instrument est maintenant a un prix excessif
qui le rend par sa chertй, comme inutile au public, et qu’il espиre le rйduire
а moindre prix et tel qu’il puisse avoir cours, ce qu’il prйtend faire pour
l’invention d’un mouvement plus simple et qui opиre nйanmoins le mкme effet, а
la recherche duquel il travaille continuellement, et en y stylant peu a peu les
ouvriers encore peu habituez, lesquelles choses dйpendent d’un temps qui ne
peut estre limitй ; A ces causes, dйsirent gratifier et favorablement
traitter ledit Sr Pascal fils, en considйration de sa capacitй en plusieurs
sciences, et surtout aux Mathйmatiques, et pour l’exciter d’en communiquer de
plus en plus les fruits а nos sujets, et ayant йgard au notable soulagement que
cette machine doit apporter а ceux qui ont de grands calculs а faire, et а
raison de l’excellence de cette invention, nous avons permis et permettons par
ces prйsentes signйes de notre main, au dit Sr Pascal fils, et а ceux qui
auront droit de luy, dиs а prйsent et а tousjours, de faire construire ou fabriquer
par tels ouvriers, de telle maniиre et en telle forme qu’il avisera bon estre,
en tous les lieux de notre obйissance, ledit instrument par luy inventй, pour
compter, calculer, faire toutes Additions, Soustractions, Multiplications,
Divisions et autres Rиgles d’Arithmйtique, sans plume ni jettons ; et
faisons trиs expresses dйfenses а toutes personnes, artisans et autres, de
quelque qualitй et condition qu’ils soient, d’en faire, ni faire faire, vendre,
ni dйbiter dans aucun lieu de nostre obeissance, sans le consentement dudit Sr
Pascal fils, ou de ceux qui auront droit de luy, sous pretexte d’augmentation,
changement de matiиre, forme ou figure, ou diverses maniиres de s’en servir,
soit qu’ils fussent composez de rouлs excentriques, ou concentriques, ou
parallиles, de verges ou bastons et autres choses, ou que les roues se meuvent
seulement d’une part ou de toutes deux, ny pour quelque deguisement que se
puisse estre ; mesme а tous йtrangers, tant marchands que d’autres
professions, d’en exposer ni vendre en ce Royaume, quoiqu’ils eussent estй
faits hors d’icelluy : le tout а peine de trois mille livres d’amende,
payables sans deport par chacun des contrevenans et applicables un tiers а
nous, un tiers а l’Hostel-Dieu de Paris, et l’autre tiers audit Sr Pascal, ou а
ceux qui auront son droit ; de confiscation des Instruments contre faits,
et de tous depens, dommages et interests. Enjoignons а cet effet а tous
ouvriers qui construiront ou fabriqueront lesdits instrumens en vertu des
prйsentes d’y faire apposer par ledit Sr Pascal, ou par ceux qui auront son
droit, telle contremarque qu’ils auront choisie, pour tйmoignage qu’ils auront
visitй lesdits instruments, et qu’ils les auront reconnus sans defaut. Voulons
que tous ceux ou ces formalitez ne seront pas gardйes, soient confisquez, et
que ceux qui les auront faits ou qui en seront trouvйs saisis soient sujests
aux peines et amendes susdites : а quoy ils seront contraints en vertu des
prйsentes ou de copies d’icelles duement collationnйes par l’un de nos amez et
feaux Consrs Secretaires, auxquelles foy sera ajoutйe comme а l’original :
du contenu duquel nous vous mandons que vous le fassiez jouir et user
pleinement et paisiblement, et ceux auxquels il pourra transporter son droit,
sans souffrir qu’il leur soit donnй aucun empeschement. Mandons au premier
nostre huissier ou sergent sur ce requis, de faire, pour l’exйcution des
prйsentes, tous les exploits nйcessaires, sans demander autre permission. Car
tel est nostre plaisir : nonobstant tous Edits, Ordonnances, Declarations,
Arrests, Reglemens, Privilиges et Confirmations d’iceux, Clameur de haro,
Charte normande et autres lettres а ce contraires, auxquelles et aux
dйrogatoires des dйrogatoires y contenues, nous derogeons par ces
prйsentes : Donnйes а Compiиgne, le vingt- deuxiesme jour de May, l’an de
grace mil six cent quarante-neuf, et de notre rиgne le septiesme. Louis. La Reine Rйgente, sa mиre,
prйsente. Par le roy : Phelipeaux,
gratis. Lettre а la Sйrйnissime Reine de
Suиde [Juin 1652] Madame, Si j’avais autant de santй que de
zиle, j’irais moi-mкme prйsenter а Votre Majestй un ouvrage de plusieurs
annйes, que j’ose lui offrir de si loin ; et je ne souffrirais pas que
d’autres mains que les miennes eussent l’honneur de le porter aux pieds de la plus
grande princesse du monde Cet ouvrage, Madame, est une machine pour faire les
rиgles d’arithmйtique sans plume et sans jetons. Votre Majestй n’ignore pas la
peine et le temps que coыtent les productions nouvelles, surtout lorsque les
inventeurs veulent les porter eux-mкmes а la derniиre perfection ; c’est
pourquoi il serait inutile de dire combien il y a que je travaille а
celle-ci ; et je ne peux mieux l’exprimer qu’en disant que je m’y suis
attachй avec autant d’ardeur que si j’eusse prйvu qu’elle devait paraоtre un
jour devant une personne si auguste. Mais, Madame, si cet honneur n’a pas йtй
le vйritable motif de mon travail, il en sera du moins la rйcompense, et je
m’estimerai trop heureux si, ensuite de tant de veilles, il peut donner а Votre
Majestй une satisfaction de quelques moments. Je n’importunerai pas non plus
Votre Majestй du particulier de ce qui compose cette machine : si elle en
a quelque curiositй, elle pourra se contenter dans un discours que j’ai adressй
а M. de Bourdelot ; j’y ai touchй en peu de mots toute l’histoire de cet
ouvrage, l’objet de son invention, l’occasion de sa recherche, l’utilitй de ses
ressorts, les difficultйs de son exйcution, les degrйs de son progrиs, le
succиs de son accomplissement et les rиgles de son usage. Je dirai donc
seulement ici le sujet qui me porte а l’offrir а Votre Majestй, ce que je
considиre comme le couronnement et le dernier bonheur de son aventure. Je sais,
Madame, que je pourrai кtre suspect d’avoir recherchй de la gloire en la
prйsentant а Votre Majestй, puisqu’elle ne saurait passer que pour
extraordinaire, quand on verra qu’elle s’adresse а elle, et qu’au lieu qu’elle
ne devrait lui кtre offerte que par la considйration de son excellence, on
jugera qu’elle est excellente, par cette seule raison qu’elle lui est offerte.
Ce n’est pas nйanmoins cette espйrance qui m’a inspirй ce dessein. Il est trop
grand, Madame, pour avoir d’autre objet que Votre Majestй mкme. Ce qui m’y a
vйritablement portй, est l’union qui se trouve en sa personne sacrйe, de deux
choses qui me comblent йgalement d’admiration et de respect, qui sont
l’autoritй souveraine et la science solide ; car j’ai une vйnйration toute
particuliиre pour ceux qui sont йlevйs au suprкme degrй, ou de puissance, ou de
connaissance. Les derniers peuvent, si je ne me trompe, aussi bien que les
premiers, passer pour des souverains. Les mкmes degrйs se rencontrent entre les
gйnies qu’entre les conditions ; et le pouvoir des rois sur les sujets
n’est, ce me semble, qu’une image du pouvoir des esprits sur les esprits qui
leur sont infйrieurs, sur lesquels ils exercent le droit de persuader, qui est
parmi eux ce que le droit de commander est dans le gouvernement politique Ce
second empire me parait mкme d’un ordre d’autant plus йlevй, que les esprits sont
d’un ordre plus йlevй que les corps, et d’autant plus йquitable, qu’il ne peut
кtre dйparti et conservй que par le mйrite, au lieu que l’autre peut l’кtre par
la naissance ou par la fortune. Il faut donc avouer que chacun de ces empires
est grand en soi ; mais, Madame, que Votre Majestй me permette de le dire,
elle n’y est point blessйe, l’un sans l’autre me parait dйfectueux. Quelque
puissant que soit un monarque, il manque quelque chose а sa gloire, s’il n’a
pas la prййminence de l’esprit ; et quelque йclairй que soit un sujet, sa
condition est toujours rabaissйe par la dйpendance Les hommes, qui dйsirent
naturellement ce qui est le plus parfait, avaient jus qu’ici continuellement
aspirй а rencontrer ce souverain par excellence. Tous les rois et tous les
savants en йtaient autant d’йbauches, qui ne remplissaient qu’а demi leur
attente, et а peine nos ancкtres ont pu voir en toute la durйe du monde un roi
mйdiocrement savant ; ce chef-d’oeuvre йtait rйservй pour votre siиcle. Et
afin que cette grande merveille parыt accompagnйe de tous les sujets possibles
d’йtonnement, le degrй oщ les hommes n’avaient pu atteindre est rempli par une
jeune Reine, dans laquelle se rencontrent ensemble l’avantage de l’expйrience
avec la tendresse de l’вge, le loisir de l’йtude avec l’occupation d’une royale
naissance, et l’йminence de la science avec la faiblesse du sexe. C’est Votre
Majestй, Madame, qui fournit а l’univers cet unique exemple qui lui manquait.
C’est elle en qui la puissance est dispensйe par les lumiиres de la science, et
la science relevйe par l’йclat de l’autoritй. C’est cette union si merveilleuse
qui fait que comme Votre Majestй ne voit rien qui soit au- dessus de sa
puissance, elle ne voit rien aussi qui soit au-dessus de son esprit, et qu’elle
sera l’admiration de tous les siиcles qui la suivront, comme elle a йtй
l’ouvrage de tous les siиcles qui l’on prйcйdйe. Rйgnez donc, incomparable
princesse, d’une maniиre toute nouvelle ; que votre gйnie vous
assujettisse tout ce qui n’est pas soumis а vos armes : rйgnez par le
droit de la naissance, durant une longue suite d’annйes, sur tant de
triomphantes provinces ; mais rйgnez toujours par la force de votre mйrite
sur toute l’йtendue de la terre. Pour. moi, n’йtant pas nй sous le premier de
vos empires, je veux que tout le monde sache que je fais gloire de vivre sous
le second ; et c’est pour le tйmoigner, que j’ose lever les yeux jusqu’а
ma Reine, en lui donnant cette premiиre preuve de ma dйpendance. Voilа, Madame, ce qui me porte а
faire а Votre Majestй ce prй sent, quoique indigne d’elle. Ma faiblesse n’a pas
йtonnй mon ambition. Je me suis figurй, qu’encore que le seul nom de Votre
Majestй semble йloigner d’elle tout ce qui lui est disproportionnй, elle ne
rejette pas nйanmoins tout ce qui lui est infйrieur ; autrement sa
grandeur serait sans hommages et sa gloire sans йloges. Elle se contente de
recevoir un grand effort d’esprit, sans exiger qu’il soit l’effort d’un esprit
grand comme le sien. C’est par cette condescendance qu’elle daigne entrer en communication
avec les autres hommes ; et toutes ces considйrations jointes me font lui
protester avec toute la soumission dont l’un des plus grands admirateurs de ses
hйroпques qualitйs est capable, que je ne souhaite rien avec tant d’ardeur que
de pouvoir кtre avouй, Madame, de Votre Majestй, pour son trиs humble, trиs
obйissant et trиs fidиle serviteur. Blaise Pascal Fragment de Prйface pour le
Traitй du Vide Le respect que l’on porte а
l’antiquitй est aujourd’hui а tel point, dans les matiиres oщ il doit avoir
moins de force, que l’on se fait des oracles de toutes ses pensйes, et des
mystиres mкme de ses obscuritйs ; que l’on ne peut plus avancer de
nouveautйs sans pйril, et que le texte d’un auteur suffit pour dйtruire les
plus fortes raisons… Ce n’est pas que mon intention
soit de corriger un vice par un autre, et de ne faire nulle estime des anciens,
parce que l’on en fait trop. Je ne prйtends pas bannir leur
autoritй pour relever le raisonnement tout seul, quoique l’on veuille йtablir
leur autoritй seule au prйjudice du raisonnement… Pour faire cette importante
distinction avec attention, il faut considйrer que les unes dйpendent seulement
de la mйmoire et sont purement historiques, n’ayant pour objet que de savoir ce
que les auteurs ont йcrit ; les autres dйpendent seulement du
raisonnement, et sont entiиrement dogmatiques, ayant pour objet de chercher et
dйcouvrir les vйritйs cachйes. Celles de la premiиre sorte sont
bornйes, autant que les livres dans lesquels elles sont contenues… C’est suivant cette distinction
qu’il faut rйgler diffйremment l’йtendue de ce respect. Le respect que l’on
doit avoir pour… Dans les matiиres oщ l’on
recherche seulement de savoir ce que les auteurs ont йcrit, comme dans
l’histoire, dans la gйographie, dans la jurisprudence, dans les langues et
surtout dans la thйologie, et enfin dans toutes celles qui ont pour principe,
ou le fait simple, ou l’institution divine ou humaine, il faut nйcessairement
recourir а leurs livres, puisque tout ce que l’on en peut savoir y est contenu
d’oщ il est йvident que l’on peut en avoir la connaissance entiиre et qu’il
n’est pas possible d’y rien ajouter. S’il s’agit de savoir qui fut le
premier roi des Franзais ; en quel lieu les gйographes placent le premier
mйridien ; quels mots sont usitйs dans une langue morte, et toutes les
choses de cette nature, quels autres moyens que les livres pourraient nous y
conduire ? Et qui pourra rien ajouter de nouveau а ce qu’ils nous en
apprennent, puisqu’on ne veut savoir que ce qu’ils contiennent ? C’est l’autoritй seule qui nous
en peut йclaircir. Mais oщ cette autoritй a la principale force, c’est dans la
thйologie, parce qu’elle y est insйparable de la vйritй, et que nous ne la
connaissons que par elle : de sorte que pour donner la certitude entiиre
des matiиres les plus incomprйhensibles а la raison, il suffit de les faire
voir dans les livres sacrйs (comme, pour montrer l’incertitude des choses les
plus vrai semblables, il faut seulement faire voir qu’elles n’y sont pas
comprises) ; parce que ses principes sont au-dessus de la nature et de la
raison, et que, l’esprit de l’homme йtant trop faible pour y arriver par ses
propres efforts, il ne peut parvenir а ces hautes intelligences, s’il n’y est
portй par une force toute- puissante et surnaturelle. Il n’en est pas de mкme des
sujets qui tombent sous le sens ou sous le raisonnement : l’autoritй y est
inutile ; la raison seule a lieu d’en connaоtre. Elles ont leurs droits
sйparйs : l’une avait tantфt tout l’avantage ; ici l’autre rиgne а
son tour. Mais comme les sujets de cette sorte sont proportionnйs а la portйe
de l’esprit, il trouve une libertй tout entiиre de s’y йtendre ; sa
fйconditй inйpuisable produit continuellement, et ses inventions peuvent кtre
tout en semble sans fin et sans interruption... C’est ainsi que la gйomйtrie,
l’arithmйtique, la musique, la physique, la mйdecine, l’architecture, et toutes
les sciences qui sont soumises а l’expйrience et au raisonnement, doivent кtre
augmentйes pour devenir parfaites. Les anciens les ont trouvйes seulement йbauchйes
par ceux qui les ont prйcйdйs ; et nous les laisserons а ceux qui
viendront aprиs nous en un йtat plus accompli que nous ne les avons reзues. Comme leur perfection dйpend du
temps et de la peine, il est йvident qu’encore que notre peine et notre temps
nous fussent moins acquis que leurs travaux, sйparйs des nфtres, tous peux
nйanmoins joints ensemble doivent avoir plus d’effet que chacun en particulier. L’йclaircissement de cette
diffйrence doit nous faire plaindre l’aveuglement de ceux qui apportent la
seule autoritй pour preuve dans les matiиres physiques, au lieu du raisonnement
ou des expйriences ; et nous donner de l’horreur pour la malice des
autres, qui emploient le raisonnement seul dans la thйologie au lieu de
l’autoritй de l’йcriture et des Pиres. Il faut relever le courage de ces gens
timides qui n’osent rien inventer en physique, et confondre l’insolence de ces
tйmйraires qui produisent des nouveautйs en thйologie. Cependant le malheur du
siиcle est tel, qu’on voit beaucoup d’opinions nouvelles en thйologie,
inconnues а toute l’antiquitй, soute nues avec obstination et reзues avec
applaudissement ; au lieu que celles qu’on produit dans la physique, quoi
qu’en petit nombre, semblent devoir кtre convaincues de faussetй dиs qu’elles
choquent tant soit peu les opinions reзues : comme si le respect qu’on a
pour les anciens philosophes йtait de devoir, et que celui que l’on porte aux
plus anciens des Pиres йtait seulement de biensйance ! Je laisse aux
personnes judicieuses а remarquer l’importance de cet abus qui pervertit
l’ordre des sciences avec tant d’injustice ; et je crois qu’il y en aura
peu qui ne souhaitent que cette... s’applique а d’autres matiиres, puisque les
inventions nouvelles sont infailliblement des erreurs dans les matiиres que l’on
profane impunйment ; et qu’elles sont absolument nйcessaires pour la
perfection de tant d’autres sujets incomparablement plus bas, que toutefois on
n’oserait toucher. Partageons avec plus de justice
notre crйdulitй et notre dйfiance, et bornons ce respect que nous avons pour
les anciens. Comme la raison le fait naоtre, elle doit aussi le mesurer ;
et considйrons que, s’ils fussent demeurйs dans cette retenue de n’oser rien
ajouter aux connaissances qu’ils avaient reзues, et que ceux de leur temps eussent
fait la mкme difficultй de recevoir les nouveautйs qu’ils leur offraient, ils
se seraient privйs eux-mкmes et leur postйritй du fruit de leurs inventions. Comme ils ne se sont servis de
celles qui leur avaient йtй laissйes que comme de moyens pour en avoir de
nouvelles, et que cette heureuse hardiesse leur avait ouvert le chemin aux
grandes choses, nous devons prendre celles qu’ils nous ont acquises de la mкme
sorte, et а leur exemple en faire les moyens et non pas la fin de notre йtude,
et ainsi tвcher de les surpasser en les imitant. Car qu’y a-t-il de plus injuste
que de traiter nos anciens avec plus de retenue que n’ont fait ceux qui les ont
prйcйdйs, et d’avoir pour eux ce respect inviolable qu’ils n’ont mйritй de nous
que parce qu’ils n’en ont pas eu un pareil pour ceux qui ont eu sur eux le mкme
avantage ?... Les secrets de la nature sont
cachйs ; quoiqu’elle agisse toujours on ne dйcouvre pas toujours ses
effets : le temps les rйvиle d’вge en вge, et quoique toujours йgale en
elle mкme, elle n’est pas toujours йgalement connue. Les expйriences qui nous en
donnent l’intelligence multiplient continuellement ; et, comme elles sont
les seuls principes de la physique, les consйquences multiplient а pro portion. C’est de cette faзon que l’on
peut aujourd’hui prendre d’autres sentiments et de nouvelles opinions sans
mйpris et sans ingratitude, puisque les premiиres connaissances qu’ils nous ont
donnйes, ont servi de degrйs aux nфtres, et que dans ces avantages nous leur
sommes redevables de l’ascendant que nous avons sur eux ; parce que,
s’йtant йlevйs jusqu’а un certain degrй oщ ils nous ont portйs, le moindre
effort nous fait monter plus haut ; et avec moins de peine et moins de
gloire nous nous trouvons au-dessus d’eux. C’est de lа que nous pouvons
dйcouvrir des choses qu’il leur йtait impossible d’apercevoir. Notre vue a plus
d’йtendue, et, quoi qu’ils connussent aussi bien que nous tout ce qu’ils
pouvaient remarquer de la nature, ils n’en connaissaient pas tant nйanmoins, et
nous voyons plus qu’eux. Cependant il est йtrange de
quelle sorte on rйvиre leurs sentiments. On fait un crime de les contredire et
un attentat d’y ajouter, comme s’ils n’avaient plus laissй de vйritйs а
connaоtre. N’est-ce pas lа traiter
indignement la raison de l’homme, et la mettre en parallиle avec l’instinct des
animaux, puisqu’on en фte la principale diffйrence, qui consiste en ce que les
effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l’instinct demeure
toujours dans un йtat йgal ? Les ruches des abeilles йtaient aussi bien
mesurйes il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone
aussi exactement la premiиre fois que la derniиre. Il en est de mкme de tout ce
que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit а
mesure que la nйcessitй les presse ; mais cette science fragile se perd
avec les besoins qu’ils en ont : comme ils la reзoivent sans йtude, ils
n’ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu’elle leur est
donnйe, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n’ayant pour objet que de
maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornйe, elle leur inspire
cette science nйcessaire, toujours йgale, de peur qu’ils ne tombent dans le
dйpйrissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les
limites qu’elle leur a prescrites. Il n’en est pas de mкme de l’homme, qui
n’est produit que pour l’infinitй. Il est dans l’ignorance au premier вge de sa
vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son pro grиs : car il tire
avantage non seulement de sa propre expйrience, mais encore de celle de ses
prйdйcesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mйmoire les connaissances
qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours
prйsentes dans les livres qu’ils en ont laissйs. Et comme il conserve ces
connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les
hommes sont aujourd’hui en quelque sorte dans le mкme йtat oщ se trouveraient
ces anciens philosophes, s’ils pouvaient avoir vieilli jusqu’а prй sent, en
ajoutant aux connaissances qu’ils avaient celles que leurs йtudes auraient pu
leur acquйrir а la faveur de tant de siиcles. De lа vient que, par une
prйrogative particuliиre, non seulement chacun des hommes s’avance de jour en
jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel
progrиs а mesure que l’univers vieillit, parce que la mкme chose arrive dans la
suc cession des hommes que dans les вges diffйrents d’un particulier. De sorte
que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siиcles, doit кtre
considйrйe comme un mкme homme qui subsiste toujours et qui apprend
continuellement : d’oщ l’on voit avec combien d’injustice nous respectons
l’antiquitй dans ses philosophes : car, comme la vieillesse est l’вge le
plus distant de l’enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme
universel ne doit pas кtre cherchйe dans les temps proches de sa naissance,
mais dans ceux qui en sont les plus йloignйs ? Ceux que nous appelons
anciens йtaient vйritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l’enfance
des hommes proprement ; et comme nous avons joint а leurs connaissances
l’expйrience des siиcles qui les ont suivis, c’est en nous que l’on peut
trouver cette antiquitй que nous rйvйrons dans les autres. Ils doivent кtre admirйs dans les
consйquences qu’ils ont bien tirйes du peu de principes qu’ils avaient, et ils
doivent кtre excusйs dans celles oщ ils ont plutфt manquй du bonheur de
expйrience que de la force du raisonnement. Car n’йtaient-ils pas excusables
dans la pensйe qu’ils ont eue pour la voie de lait, quand, la faiblesse de
leurs yeux n’ayant pas encore reзu le secours de l’artifice, ils ont attribuй
cette couleur а une plus grande soliditй en cette partie du ciel qui renvoie la
lumiиre avec plus de force ? Mais ne serions- nous pas
inexcusables de demeurer dans la mкme pensйe, maintenant qu’aidйs des avantages
que nous donne la lunette d’approche, nous y avons dйcouvert une infinitй de
petites йtoiles, dont la splendeur plus abondante nous a fait reconnaоtre
quelle est la vйritable cause de cette blancheur ? N’avaient-ils pas aussi sujet de
dire que tous les corps corruptibles йtaient renfermйs dans la sphиre du ciel
de la lune, lorsque durant le cours de tant de siиcles ils n’avaient point
encore remarquй de corruptions ni de gйnйrations hors de cet espace ? Mais ne devons-nous pas assurer
le contraire, lorsque toute la terre a vu sensiblement des comиtes s’enflammer
et disparaоtre bien loin au delа de cette sphиre ? C’est ainsi que, sur le sujet du
vide, ils avaient droit de dire que la nature n’en souffrait point, parce que
toutes leurs expйriences leur avaient toujours fait remarquer qu’elle
l’abhorrait et ne le pouvait souffrir. Mais si les nouvelles expйriences
leur avaient йtй connues, peut-кtre auraient-ils trouvй sujet d’affirmer ce
qu’ils ont eu sujet de nier par lа que le vide n’avait point encore paru. Aussi
dans le jugement qu’ils ont fait que la nature ne souffrait point de vide, ils
n’ont entendu parler de la nature qu’en l’йtat oщ ils la connaissaient ;
puisque, pour le dire gйnйralement, ce ne serait assez de l’avoir vu
constamment en cent rencontres, ni en mille, ni en tout autre nombre, quelque
grand qu’il soit ; puisque, s’il restait un seul cas а examiner, ce seul
suffirait pour empкcher la dйfinition gйnйrale, et si un seul йtait contraire,
ce seul... Car dans toutes les matiиres dont la preuve consiste en expйriences
et non en dйmonstrations, on ne peut faire aucune assertion universelle que par
la gйnйrale йnumйration de toutes les parties et de tous les cas diffйrents.
C’est ainsi que quand nous disons que le diamant est le plus dur de tous les
corps, nous entendons de tous les corps que nous connaissons, et nous ne
pouvons ni ne devons y comprendre ceux que nous ne connaissons point ; et
quand nous disons que l’or est le plus pesant de tous les corps, nous serions
tйmйraires de comprendre dans cette proposition gйnйrale ceux qui ne sont point
encore en notre connaissance, quoiqu’il ne soit pas impossible qu’ils soient en
nature. De mкme quand les anciens ont
assurй que la nature ne souffrait point de vide, ils ont entendu qu’elle n’en
souffrait point dans toutes les expйriences qu’ils avaient vues, et ils
n’auraient pu sans tйmйritй y comprendre celles qui n’йtaient pas en leur
connaissance. Que si elles y eussent йtй, sans doute ils au raient tirй les
mкmes consйquences que nous, et les auraient par leur aveu autorisйes de cette
antiquitй dont on veut faire aujourd’hui l’unique principe des sciences. C’est ainsi que, sans les
contredire, nous pouvons assurer le contraire de ce qu’ils disaient, et,
quelque force enfin qu’ait cette antiquitй, la vйritй doit toujours avoir
l’avantage, quoique nouvellement dйcouverte, puisqu’elle est toujours plus
ancienne que toutes les opinions qu’on en a eues, et que ce serait ignorer sa
nature de s’imaginer qu’elle ait commencй d’кtre au temps qu’elle a commencй
d’кtre connue. Lettre de Blaise Pascal au Pиre
Noлl Au trиs bon rйvйrend pиre Noлl,
Recteur, de la Sociйtй de Jйsus, de Paris. Mon trиs rйvйrend pиre, L’honneur que vous m’avez fait de
m’йcrire me fait rompre le dessein que j’avais fait de ne rйsoudre aucune des
difficultйs que j’ai rapportйes dans mon abrйgй, que dans le traitй entier oщ
je travaille ; car, puisque les civilitйs de votre lettre sont jointes aux
objections que vous m’y faites, je ne puis partager ma rйponse, ni reconnaоtre
les unes, sans satisfaire aux autres. Mais, pour le faire avec plus
d’ordre, permettez-moi de vous rapporter une rиgle universelle, qui s’applique
а tous les sujets particuliers, oщ il s’agit de reconnaоtre la vйritй. Je ne
doute pas que vous n’en demeuriez d’accord, puisqu’elle est reзue gйnйralement
de tous ceux qui envisagent les choses sans prйoccupation ; et qu’elle
fait la principale de la faзon dont on traite les sciences dans les йcoles, et
celle qui est en usage parmi les personnes qui recherchent ce qui est
vйritablement solide et qui remplit et satisfait pleinement l’esprit :
c’est qu’on ne doit jamais porter un jugement dйcisif de la nйgative ou de
l’affirmative d’une proposition, que ce que l’on affirme ou nie n’ait une de
ces deux conditions : savoir, ou qu’il paraisse si clairement et si
distinctement de soi-mкme aux sens ou а la raison, suivant qu’il est sujet а
l’un ou а l’autre, que l’йcrit n’ait aucun moyen de douter de sa certitude, et
c’est ce que nous appelons principes ou axiomes ; comme, par exemple,
« а choses йgales on ajoute choses йgales, les touts seront йgaux »,
ou qu’il se dйduise par des consйquences infaillibles et nйcessaires de tels principes
ou axiomes, de la certitude desquels dйpend toute celle des consйquences qui en
sont bien tirйes ; comme cette pro position, les trois angles d’un
triangle sont йgaux а deux angles droits, qui, n’йtant pas visible d’elle-mкme,
est dйmontrйe йvidemment par des consйquences infaillibles de tels axiomes.
Tout ce qui aune de ces deux conditions est certain et vйritable, et tout ce
qui n’en a aucune passe pour douteux et incertain. Et nous portons un jugement
dйcisif des choses de la premiиre sorte et laissons les autres dans
l’indйcision, si bien que nous les appelons, suivant leur mйrite, tantфt
vision, tantфt caprice, parfois fantaisie, quelque fois idйe, et tout au plus
belle pensйe, et parce qu’on ne peut les affirmer sans tйmйritй, nous penchons
plutфt vers la nйgative : prкts nйanmoins de revenir а l’autre, si une
dйmonstration йvidente nous en fait voir la vйritй. Et nous rйservons pour les
mystиres de la foi, que le Saint-Esprit a lui-mкme rйvйlйs, cette soumission
d’esprit qui porte notre croyance а des mystиres cachйs aux sens et а la
raison. Cela posй, je viens а votre
lettre, dans les premiиres lignes de laquelle, pour prouver que cet espace est
corps, vous vous servez de ces termes : Je dis que c’est un corps,
puisqu’il a les actions d’un corps, qu’il transmet la lumiиre avec rйfractions
et rйflexions, qu’il apporte du retardement et du renouvellement d’un autre
corps ; oщ je remarque que, dans le dessein que vous avez de prouver que
c’est un corps vous prenez pour principes deux choses : la premiиre est
qu’il transmet la lumiиre avec rйfractions et rйflexions ; la seconde,
qu’il retarde le mouvement d’un corps. De ces deux principes, le premier n’a
paru vйritable а aucun de ceux qui l’ont voulu йprouver, et nous avons toujours
remarquй, au contraire, que le rayon qui pйnиtre le verre et cet espace, n’a
point d’autre rйfraction que celle que lui cause le verre, et qu’ainsi, si
quelque matiиre le remplit, elle ne rompt en aucune sorte le rayon, ou sa
rйfraction n’est pas perceptible ; de sorte que, comme il est sans doute
que vous n’avez rien йprouvй de contraire, je vois que le sens de vos paroles
est que le rayon rйflйchi, ou rompu par le verre, passe а travers cet
espace ; peine et de temps les plus grandes choses que les petites ;
quelques uns l’ont faite de mкme substance que le ciel et les йlйments ;
et les autres, d’une substance diffйrente, suivant leur fantaisie, parce qu’ils
en disposaient comme de leur ouvrage. Que si on leur demande, comme а
vous, qu’ils nous fassent voir cette matiиre, ils rйpondent qu’elle n’est pas
visible ; si l’on demande qu’elle Tende quelque son, ils disent qu’elle ne
peut кtre ouпe, et ainsi de tous les autres sens ; et pensent avoir
beaucoup fait, quand ils ont pris les autres dans l’impuissance de montrer qu’elle
n’est pas, en s’фtant а eux-mкmes tout pouvoir de leur montrer qu’elle est. Mais nous trouvons plus de sujet
de nier son existence, parce qu’on ne peut pas la prouver, que de la croire par
la seule raison qu’on ne peut montrer qu’elle n’est pas. Car on peut les croire toutes
ensemble, sans faire de la nature un monstre, et comme la raison ne peut
pencher plus vers une que vers l’autre, а cause qu’elle les trouve йgalement
йloignйes, elle les refuse toutes, pour se dйfendre d’un injuste choix. Je sais que vous pouvez dire que
vous n’avez pas fait tout seul cette matiиre, et que quantitй de Physiciens y
avaient dйjа travaillй ; mais sur les sujets de cette matiиre, nous ne
faisons aucun fondement sur les autoritйs : quand nous citons les auteurs,
nous citons leurs dйmonstrations, et non pas leurs noms ; nous n’y avons
nul йgard que dans les matiиres historiques ; si bien que si les auteurs
que vous allйguez disaient qu’ils ont vu ces petits corps ignйs, mкlйs parmi
l’air, je dйfйrerais assez а leur sincйritй et а leur fidйlitй, pour croire
qu’ils sont vйritables, et je les croirais comme historiens ; mais,
puisqu’ils disent seulement qu’ils pensent que l’air en est composй, vous me
permettrez de demeurer dans mon premier doute. Enfin, mon P., considйrez, je vous
prie, que tous les hommes en semble ne sauraient dйmontrer qu’aucun corps
succиde а celui qui quitte l’espace vide en apparence, et qu’il n’est pas
possible encore а tous }es hommes de montrer que, quand l’eau y remonte,
quelque corps en soit sorti. Cela ne suffirait-il pas, suivant vos maximes,
pour assurer que cet espace est vide ? Cependant je dis simplement que mon
sentiment est qu’il est vide, et jugez si ceux qui parlent avec tant de retenue
d’une chose oщ ils ont droit de parler avec tant d’assurance pourront faire un
jugement dйcisif de l’existence de cette matiиre ignйe, si douteuse et si peu
йtablie Aprиs avoir supposй cette matiиre
avec toutes les qualitйs que vous avez voulu lui donner, vous rendez raison de
quelques-unes de mes expйriences. Ce n’est pas une chose bien difficile
d’expliquer comment un effet peut кtre produit, en supposant la matiиre, la
nature et les qualitйs de sa cause : cependant il est difficile que ceux
qui se les figurent, se dйfendent d’une vaine complaisance, et d’un charme
secret qu’ils trouvent dans leur invention, principalement quand ils les ont si
bien ajustйes, que, des imaginations qu’ils ont supposйes, ils concluent
nйcessairement des vйritйs dйjа йvidentes. Mais je me sens obligй de vous
dire deux mots sur ce sujet ; c’est que toutes les fois que, pour trouver
la cause de plusieurs phйnomиnes connus, on pose une hypothиse, cette hypothиse
peut кtre de trois sortes. Car quelquefois on conclut un
absurde manifeste de sa nйgation, et alors l’hypothиse est vйritable et
constante ; ou bien on conclut un absurde manifeste de son affirmation, et
lors l’hypothиse est tenue pour fausse ; et lorsqu’on n’a pu encore tirer
d’absurde, ni de sa nйgation, ni de son affirmation, l’hypothиse demeure
douteuse ; de sorte que, pour faire qu’une hypothиse soit йvidente, il ne
suffit pas que tous les phйnomиnes s’en ensuivent, au lieu que, s’il s’ensuit
quelque chose de contraire а un seul des phйnomиnes, cela suffit pour assurer
de sa faussetй. Par exemple, si l’on trouve une
pierre chaude sans savoir la cause de sa chaleur, celui-lа serait-il tenu en
avoir trouvй la vйritable, qui raisonnerait de cette sorte : Prйsupposons
que cette pierre ait йtй mise dans un grand feu, dont on l’ait retirйe depuis
peu de temps ; donc cette pierre doit кtre encore chaude : or elle
est chaude ; par consйquent elle a йtй mise au feu ? Il faudrait pour
cela que le feu fыt l’unique cause de sa chaleur ; mais comme elle peut
pro cйder du soleil et de la friction, sa consйquence serait sans force. Car
comme une mкme cause peut produire plusieurs effets diffйrents, un mкme effet
peut кtre produit par plusieurs causes diffйrentes C’est ainsi que, quand on
discourt humainement du mouvement, de la stabilitй de la terre, tous les
phйnomиnes des mouvements et rйtrogradations des planиtes, s’ensuivent
parfaitement des hypothиses de Ptolйmйe, de Tycho, de Copernic et de beaucoup
d’autres qu’on peut faire, de toutes lesquelles une seule peut кtre et que de
lа et de ce que les corps y tombent avec temps, vous voulez conclure qu’une
matiиre le remplit, qui porte cette lumiиre et cause ce retardement. Mais, mon R. P., si nous
rapportons cela а la mйthode de raisonner dont nous avons parlй, nous
trouverons qu’il faudrait auparavant кtre demeurй d’accord de la dйfinition de
l’espace vide, de la lumiиre et du mouvement, et montrer par la nature de ces
choses une contradiction manifeste dans ces propositions : « Que la
lumiиre pйnиtre un espace vide, et qu’un corps s’y meut avec temps. »
Jusque-lа votre preuve ne pourra subsister ; et puisque outre [cela] la
nature de la lumiиre est inconnue, et а vous, et а moi ; que de tous ceux
qui ont essayй de la dйfinir, pas un n’a satisfait aucun de ceux qui cherchent
les vйritйs palpables, et qu’elles nous demeurent кtre йternellement inconnue,
je vois que cet argument demeurera longtemps sans recevoir la force qui lui est
nйcessaire pour devenir convaincant. Car considйrez, je vous prie,
comment il est possible de conclure infailliblement que la nature de la lumiиre
est telle qu’elle ne peut subsister dans le vide, lorsque l’on ignore la nature
de la lumiиre. Que si nous la connaissions aussi parfaitement que nous
l’ignorons, nous connaоtrions, peut-кtre, qu’elle subsisterait dans le vide
avec plus d’йclat que dans aucun autre mйdium, comme nous voyons qu’elle
augmente sa force, suivant que le mйdium oщ elle est, devient plus rare, et
ainsi en quelque sorte plus approchant du nйant. Et si nous savions celle du
mouvement, je ne fais aucun doute qu’il ne nous parыt qu’il dыt se faire dans le
vide avec presque autant de temps, que dans l’air, dont l’irrйsistance paraоt
dans l’йgalitй de la chute des corps diffйremment pesant. C’est pourquoi, dans le peu de
connaissance que nous avons de la nature de ces choses, si, par une semblable
libertй, je conзois une pensйe, que je donne pour principe, je puis dire avec
autant de raison : la lumiиre se soutient dans le vide, et le mouvement
s’y fait avec temps ; ou la lumiиre pйnиtre l’espace vide en apparence, et
le mouvement s’y fait avec temps ; donc il peut кtre vide en effet. Ainsi remettons cette preuve au
temps oщ nous aurons l’intelligence de la nature de la lumiиre. Jusque-lа je ne
puis admettre votre principe, et il vous sera difficile de le prouver ; et
ne tirons point, je vous prie, de consйquences infaillibles de la nature d’une
chose, lorsque nous l’ignorons : autrement je craindrais que vous ne
fussiez pas d’accord avec moi des conditions nйcessaires pour rendre une
dйmonstration parfaite, et que vous n’appelassiez certain ce que nous n’appelons
que douteux. Dans la suite de votre lettre,
comme si vous aviez йtabli invinciblement que cet espace vide est un corps,
vous ne vous mettez plus en peine que de chercher quel est ce corps ; et
pour dйcider affirmativement quelle matiиre le remplit, vous commencez par ces
ter mes : « Prйsupposons que, comme le sang est mкlй de plusieurs
liqueurs qui le composent, ainsi l’air est composй d’air et de feu et des
quatre йlйments qui entrent en la composition de tous les corps de la nature. »
Vous prйsupposez ensuite que ce feu peut кtre sйparй de l’air, et qu’en йtant
sйparй, il peut pйnйtrer les pores du verre ; prйsupposez encore qu’en
йtant sйparй, il a inclinaison а y retourner, et encore qu’il y est sans cesse
attirй ; et vous expliquez ce discours, assez intelligible de soi-mкme,
par des comparaisons, que vous y ajoutez. ` Mais, mon P., je crois que vous
donnez cela pour une pensйe, et non pas pour une dйmonstration ; et
quelque peine que j’aie d’accommoder la pensйe que j’en ai avec la fin de votre
lettre, je crois que, si vous vouliez donner des preuves, elles ne seraient pas
si peu fondйes. Car en ce temps oщ un si grand nombre de personnes savantes
cherchent avec tant de soin quelle matiиre remplit cet espace ; que cette
difficultй agite aujourd’hui tant d’esprits : j’aurais peine а croire que,
pour apporter une solution si dйsirйe а un grand et si juste doute, vous ne
donnassiez autre chose qu’une matiиre, dont vous supposez non seulement les
qualitйs, mais encore l’existence mкme ; de sorte que, qui prйsupposera le
contraire, tirera une consйquence contraire aussi nйcessairement. Si cette
faзon de prouver est reзue, il ne sera plus difficile de rйsoudre les plus
grandes difficultйs. Et le flux de la mer et l’attraction de l’aimant
deviendront aisйs а comprendre, s’il est permis de faire des matiиres et des
qualitйs exprиs. Car toutes les choses de cette
nature, dont l’existence ne se manifeste а aucun des sens, sont aussi
difficiles а croire, qu’elles sont faciles а inventer. Beaucoup de personnes, et
des plus savantes mкme de ce temps, m’ont objectй cette mкme matiиre avant
vous, (mais comme une simple pensйe, et non pas comme une vйritй constante), et
c’est pourquoi j’en ai fait mention dans mes propositions. D’autres, pour
remplir de quelque matiиre l’espace vide, s’en sont figurй une dont ils ont
rempli tout l’univers, parce que l’imagination a cela de propre, qu’elle
produit avec aussi peu de vйritable. Mais qui osera faire un si grand
discernement, et qui pourra, sans danger d’erreur, soutenir l’une au prйjudice
des autres, comme, dans la comparaison de la pierre, qui pourra, avec
opiniвtretй maintenir que le feu ait causй sa chaleur, sans se rendre
ridicule ? Vous voyez par lа qu’encore que
de votre hypothиse s’ensuivissent tous les phйnomиnes de mes expйriences, elle
serait de la nature des autres ; et que, demeurant toujours dans les
termes de la vraisemblance, elle n’arriverait jamais а ceux de la
dйmonstration. Mais j’espиre vous faire un jour voir plus au long, que de son
affirmation s’ensuivent absolument les choses contraires aux expйriences. Et
pour vous en toucher ici une en peu de mots : s’il est vrai, comme vous le
supposez, que cet espace soit plein de cet air, plus subtil et ignй, et qu’il
ait l’inclination que vous lui donnez, de rentrer dans l’air d’oщ il est sorti,
et que cet air extйrieur ait la force de le retirer comme une йponge pressйe,
et que ce soit par cette attraction mutuelle que le vif argent se tienne
suspendu, et qu’elle le fait remonter mкme quand on incline le tuyau : il
s’ensuit nйcessairement que, quand l’espace vide en apparence sera plus grand,
une plus grande hauteur de vif argent doit кtre suspendue (contre ce qui paraоt
dans les expйriences). Car puisque toutes les parties de cet air intйrieur et
extйrieur ont cette qualitй attractive, il est constant, par toutes les rиgles
de la mйcanique, que leur quantitй, augmentйe а mкme mesure que l’espace, doit
nйcessairement augmenter leur effet, comme une grande йponge pressйe attire
plus d’eau qu’une petite. Que si, pour rйsoudre cette
difficultй, vous faites une seconde supposition ; et que vous fassiez
encore une qualitй exprиs pour sauver cet inconvйnient, qui, ne se trouvant pas
encore assez juste, vous oblige d’en figurer une troisiиme pour sauver les deux
autres sans aucune preuve, sans aucun йtablissement : je n’aurai jamais
autre chose а vous rйpondre, que ce que je vous ai dйjа dit, ou plu tфt je
croirai y avoir dйjа rйpondu. Mais, mon P., quand je dis ceci,
et que je prйviens en quelque sorte ces derniиres suppositions, je fais
moi-mкme une supposition fausse : ne doutant pas que, s’il part quelque
chose de vous, il sera appuyй sur des raisons convaincantes, puisque autrement
ce serait imiter ceux qui veulent seulement faire voir qu’ils ne manquent pas
de paroles. Enfin, mon P., pour reprendre
toute ma rйponse, quand il serait vrai que cet espace fыt un corps (ce que je
suis trиs йloignй de vous accorder), et que l’air serait rempli d’esprits ignйs
(ce que je ne trouve pas simplement vraisemblable), et qu’ils auraient les qua
litйs que vous leur donnez (ce n’est qu’une pure pensйe, qui ne paraоt йvidente
ni а vous, ni а personne) : il ne s’ensuivrait pas de lа que l’espace en
fыt rempli Et quand il serait vrai encore qu’en supposant qu’il en fыt plein
(ce qui ne paraоt en faзon quelconque), on pourrait en dйduire tout ce qui
paraоt dans les expйriences : le plus favorable jugement que l’on pourrait
faire de cette opinion, serait de la mettre au rang des vraisemblables. Mais
comme on en conclut nйcessairement des choses contraires aux expйriences, jugez
quelle place elle doit tenir entre les trois sortes d’hypothиses dont nous
avons parlй tantфt. Vers la fin de votre lettre, pour
dйfinir le corps, vous n’en expliquez que quelques accidents, et encore
respectifs, comme de haut, de bas, de droite, de gauche, qui font proprement la
dйfinition de l’espace, et qui ne conviennent au corps qu’en tant qu’il occupe
de l’espace. Car, suivant vos auteurs mкmes, le corps est dйfini ce qui est
composй de matiиre et de forme ; et ce que nous appelons un espace vide,
est un espace ayant longueur, largeur et profondeur, immobile et capable de
recevoir et contenir un corps de pareille longueur et figure ; et c’est ce
qu’on appelle solide en gйomйtrie, oщ l’on ne considиre que les choses
abstraites et immatйrielles. De sorte que la diffйrence essentielle qui se
trouve entre l’espace vide et le corps, qui a longueur, largeur et profondeur,
est que l’un est immobile et l’autre mobile ; et que l’un peut recevoir au
dedans de soi un corps qui pйnиtre ses dimensions, au lieu que l’autre ne le
peut ; car la maxime que la pйnйtration de dimensions est impossible,
s’entend seulement des dimensions de deux corps matйriels ; autrement elle
ne serait pas universellement reзue. D’oщ l’on peut voir qu’il y a autant de
diffйrence entre le nйant et l’espace vide, que de l’espace vide au corps
matйriel ; et qu’ainsi l’espace vide tient le milieu entre la matiиre et
le nйant. C’est pourquoi la maxime d’Aristote dont vous parlez, que les non
кtres ne sont point diffйrents, s’entend du vйritable nйant, et non pas de
l’espace vide. Je finis avec votre lettre, oщ
vous dites que vous ne voyez pas que la quatriиme de mes objections, qui est
qu’une matiиre inouпe et connue а tous les sens, remplit cet espace, soit d’aucun
physicien. De quoi j’ai а vous rйpondre que
je puis vous assurer du contraire, puisqu’elle est d’un des plus cйlиbres de
votre temps, et que vous avez pu voir dans ses йcrits, qui йtablit dans tout
l’univers une matiиre universelle, imperceptible et inouпe, de pareille
substance que le ciel et les йlйments ; et de plus, qu’en examinant la
vфtre, j’ai trouvй qu’elle est si imperceptible, et qu’elle a des qualitйs si
inouпes, c’est-а-dire qu’on ne lui avait jamais donnйes, que je trouve qu’elle
est de mкme nature. La pйriode qui prйcиde vos
derniиres civilitйs, dйfinit la lumiиre en ces termes : la lumiиre est un
mouvement luminaire de rayons composйs de corps lucides, c’est-а-dire
lumineux ; oщ j’ai а vous dire qu’il me semble qu’il faudrait avoir premiиrement
dйfini ce que c’est que luminaire, et ce que c’est que corps lucide ou
lumineux : car jusque-lа je ne puis entendre ce que c’est que lumiиre. Et
comme nous n’employons jamais dans les dйfinitions le terme du dйfini, j’aurais
peine а m’accommoder а la vфtre, qui dit que la lumiиre est un mouvement
luminaire des corps lumineux. Voilа, mon P., quels sont mes sentiments, que je
soumettrai toujours aux vфtres. Au reste, on ne peut vous refuser
la gloire d’avoir soutenu la physique pйripatйticienne, aussi bien qu’il est
possible de le faire ; et j e trouve que votre lettre n’est pas moins une
marque de la faiblesse de l’opinion que vous dйfendez, que de la vigueur de
votre esprit. Et certainement l’adresse avec
laquelle vous avez dйfendu l’impossibilitй du vide dans le peu de force qui lui
reste, fait aisйment juger qu’avec un pareil effort, vous auriez invinciblement
йtabli le sentiment contraire dans les avantages que les expйriences lui
donnent. Une mкme indisposition m’a empкchй d’avoir l’honneur de vous
voir et de vous йcrire de ma main. C’est pourquoi je vous prie d’excuser les
fautes qui se rencontreront dans cette lettre, surtout а l’orthographe. Je suis de tout mon
coeur, Mon trиs rйvйrend pиre, Votre trиs humble et
trиs obйissant serviteur, Pascal. Paris, le 29 octobre
1647. Lettre а M.Le Pailleur, au sujet
du P.Noлl, jйsuite. Monsieur, Puisque vous dйsirez de savoir ce
qui m’a fait interrompre le commerce des lettres oщ le R. P. Noлl m’avait fait
l’honneur de m’engager, je veux vous satisfaire promptement ; et je ne
doute pas que, si vous avez blвmй mon procйdй avant que d’en savoir la cause,
vous ne l’approuviez lorsque vous saurez les raisons qui m’ont retenu. La plus forte de toutes est que
le R. P. Talon, lorsqu’il prit la peine de m’apporter la derniиre lettre du P.
Noлl, me fit entendre, en prйsence de trois de vos bons amis, que le P. Noлl
compatissait а mon indisposition, qu’il craignait que ma premiиre lettre n’eыt
intйressй ma santй, et qu’il me priait de ne pas la hasarder par une
deuxiиme ; en un mot, de ne lui pas rйpondre ; que nous pourrions
nous йclaircir de bouche des difficultйs qui nous restaient, et qu’au reste il
me priait de ne montrer sa lettre а personne ; que, comme il ne l’avait
йcrite que pour moi, il ne souhaitait pas qu’aucun autre la vоt, et que les
lettres йtant des choses particuliиres, elles souffraient quelque violence
quand elles n’йtaient pas secrиtes. J’avoue que si cette proposition
m’йtait venue d’une autre part que de celle de ces bons Pиres, elle m’aurait
йtй suspecte, et j’eusse craint que celui qui me l’eыt faite, n’eыt voulu se
prйvaloir, d’un silence oщ il m’aurait engagй par une priиre captieuse. Mais je
doutai si peu de leur sincйritй, que je leur promis tout sans rйserve et sans
crainte. J’ai ensuite tenu sa lettre secrиte et sans rйponse avec un soin trиs
particulier. C’est de lа que plusieurs personnes, et mкme de ces Pиres, qui
n’йtaient pas bien informйs de l’intention du P. Noлl, ont pris sujet de dire
qu’ayant trouvй dans sa lettre la ruine de mes sentiments, j’en ai dissimulй
les beautйs, de peur de dйcouvrir ma honte, et que ma seule faiblesse m’a
empкchй de lui repartir. Voyez, monsieur, combien cette
conjoncture m’йtait contraire, puisque je n’ai pu cacher sa lettre sans
dйsavantage, ni la publier sans infidйlitй ; et que mon honneur йtait
йgalement menacй par ma rйponse et par mon silence, en ce que l’une trahissait
ma promesse, et l’autre mon intйrкt. Cependant j’ai gardй
religieusement ma parole ; et j’avais remis de repartir а sa lettre dans
le Traitй oщ je dois rйpondre prйcisйment а toutes les objections qu’on a
faites contre cette proposition que j’ai avancйe dans mon abrйgй, « que
cet espace n’est plein d’aucune des matiиres qui tombent sous les sens, et qui
sont connues dans la nature. » Ainsi j’ai cru que rien ne m’obligeait de
prйcipiter ma rйponse, que je voulais rendre plus exacte, en la diffйrant pour
un temps. A ces considйrations, je joignis que, comme tous les diffйrends de
cette sorte demeurent йternels si quelqu’un ne les interrompt, et qu’ils ne
peuvent кtre achevйs si une des deux parties ne commence а finir, j’ai cru que
l’вge, le mйrite et la condition de ce Pиre m’obligeaient а lui cйder
l’avantage d’avoir йcrit le dernier sur ce sujet. Mais outre toutes ces raisons,
j’avoue que sa lettre seule suffisait pour me dispenser de lui rйpondre, et je
m’assure que vous trouverez qu’elle semble avoir йtй exprиs conзue en termes
qui ne m’obligeaient pas а lui rйpondre. Pour le montrer, je vous ferai
remarquer les points qu’il a traitйs, mais par un ordre diffйrent du sien, et
tel qu’il eыt choisi, sans doute dans un ouvrage plus travaillй, mais qu’il n’a
pas jugй nйcessaire dans la naпvetй d’une lettre ; car chacun de ces
points se trouve йpars dans tout le corps de son discours, et couchй en presque
toutes ses parties. Il a dessein d’y dйclarer que ma
lettre lui a fait quitter son premier sentiment, sans qu’il puisse nйanmoins
s’accommoder au mien. Tellement que nous la pouvons
considйrer comme divisйe en deux parties, dont l’une contient les choses qui
l’empкchent de suivre ma pensйe, et l’autre celles qui appuient son deuxiиme
sentiment. C’est sur chacune de ces parties que j’espиre vous faire voir
combien peu j’йtais obligй de rйpondre pour la premiиre, qui regarde les choses
qui l’йloignent de mon Opinion, ses premiиres difficultйs sont que cet espace
ne peut кtre autre chose qu’un corps, puisqu’il soutient et transmet la
lumiиre, et qu’il retarde le mouvement d’un autre corps. Mais je croyais lui
avoir assez montrй, dans ma lettre, le peu de force de ces mкmes objections que
sa premiиre contenait ; car je lui ai dit en termes assez clairs,
qu’encore que des corps tombent avec le temps dans cet espace, et que la
lumiиre le pйnиtre, on ne doit pas attribuer ces effets а une matiиre qui le
remplisse nйcessairement, puisqu’ils peuvent appartenir а la nature du
mouvement et de la lumiиre, et que, tant que nous demeurerons dans l’ignorance
oщ nous sommes de la nature de ces choses, nous n’en devons tirer aucune
consйquence, puisqu’elle ne serait appuyйe que sur l’incertitude ; et que
comme le P. Noлl conclut de l’apparence de ces effets qu’une matiиre remplit
cet espace qui soutient la lumiиre et cause ce retardement, on peut, avec
autant de raison, conclure de ces mкmes effets que la lumiиre se soutient dans
le vide, et que le mouvement s’y fait avec le temps ; vu que tant d’autres
choses favorisaient cette derniиre opinion, qu’elle йtait, au jugement des
savants, sans comparaison plus vraisemblable que l’autre, avant mкme qu’elle
reзыt les forces que ces expйriences lui ont apportйes. Mais s’il a marquй en cela
d’avoir peu remarquй cette partie de ma lettre, il tйmoigne n’en avoir pas
entendu une autre, par la seconde des choses qui le choquent dans mon
sentiment ; car il m’impute une pensйe contraire aux termes de ma lettre
et de mon imprimй, et entiиrement opposйe au fondement de toutes mes maximes.
C’est qu’il se figure que j’ai assurй, en termes dйcisifs, l’existence rйelle
de l’espace vide ; et sur cette imagination, qu’il prend pour une vйritй
constante, il exerce sa plume pour montrer la faiblesse de cette assertion. Cependant il a pu voir que j’ai
mis dans mon imprimй, que ma conclusion est simplement que mon sentiment sera
« que cet espace est vide, jusqu’а ce que l’on m’ait montrй qu’une matiиre
le remplit » ; ce qui n’est pas une assertion rйelle du vide, et il a
pu voir aussi que j’ai mis dans ma lettre ces mots qui me semblent assez
clairs : « Enfin, mon R. P., considйrez, je vous prie, que tous les
hommes ensemble ne sauraient dйmontrer qu’aucun corps succиde а celui qui
quitte l’espace vide en apparence, et qu’il n’est pas possible encore а tous
les hommes de montrer que, quand l’eau y remonte, quelque corps en soit sorti.
Cela ne suffirait-il pas, suivant vos maximes, pour assurer que cet espace est
vide ? Cependant je dis simplement que mon sentiment est qu’il est vide.
Jugez si ceux qui parlent avec tant de retenue d’une chose oщ ils ont droit de
parler avec tant d’assurance, pourront faire un jugement dйcisif de l’existence
de cette matiиre ignйe, si douteuse et si peu йtablie. » Aussi, je n’aurais jamais imaginй
ce qui lui avait fait naоtre cette pensйe, s’il ne m’en avertissait lui-mкme
dans la premiиre page, oщ il rapporte fidиlement la distinction que j’ai donnйe
de l’espace vide dans ma lettre, qui est telle : « Ce que nous
appelons espace vide, est un espace ayant longueur, largeur et profondeur, et
immobile, et capable de recevoir et de contenir un corps de pareille longueur
et figure ; et c’est ce qu’on appelle solide en gйomйtrie, oщ l’on ne
considиre que les choses abstraites et immatйrielles. » Aprиs avoir
rapportй mot а mot cette dйfinition, il en tire immйdiatement cette
consйquence : « Voilа, monsieur, votre pensйe de l’espace vide fort
bien expliquйe ; je veux croire que tout cela vous est йvident, et en avez
l’esprit convaincu et pleinement satisfait, puisque vous l’affirmez. » S’il n’avait pas rapportй mes
propres termes, j’aurais cru qu’il ne les avait pas bien lus, ou qu’ils avaient
йtй mal йcrits, et qu’au lieu du premier mot, j’appelle, il aurait trouvй
celui-ci, j’assure ; mais, puisqu’il a rapportй ma pйriode entiиre, il ne
me reste qu’а penser qu’il conзoit une consйquence nйcessaire de l’un de ces
termes а l’autre, et qu’il ne met point de diffйrence entre dйfinir une chose
et assurer son existence. C’est pourquoi il a cru que j’ai
assurй l’existence rйelle du vide, par les termes mкmes dont je l’ai dйfini. Je
sais que ceux qui ne sont pas accoutumйs de voir les choses traitйes dans le
vйritable ordre, se figurent qu’on ne peut dйfinir une chose sans кtre assurй
de son кtre ; mais ils devraient remarquer que l’on doit toujours dйfinir
les choses, avant que de chercher si elles sont possibles ou non, et que les
degrйs qui nous mиnent а la connaissance des vйritйs, sont la dйfinition,
l’axiome et la preuve : car d’abord nous concevons l’idйe d’une
chose ; ensuite nous donnons un nom а cette idйe, c’est-а-dire que nous la
dйfinissons ; et enfin nous cherchons si cette chose est vйritable ou
fausse. Si nous trouvons qu’elle est impossible, elle passe pour une
faussetй ; si nous dйmontrons qu’elle est vraie, elle passe pour
vйritй ; et tant qu’on ne peut prouver sa possibilitй ni son
impossibilitй, elle passe pour imagination. D’oщ il est йvident qu’il n’y a point
de liaison nйcessaire entre la dйfinition d’une chose et l’assurance de son
кtre ; et que l’on peut aussi bien dйfinir une chose impossible, qu’une
vйritable. Ainsi on peut appeler un triangle rectiligne et rectangle celui
qu’on s’imaginerait avoir 2 angles droits, et montrer ensuite qu’un tel
triangle est impossible ; ainsi Euclide dйfinit d’abord les parallиles, et
montre aprиs qu’il y en peut avoir ; et la dйfinition du cercle prйcиde le
postulat qui en propose la possibilitй ; ainsi les astronomes ont donnй
des noms aux cercles concentriques, excentriques et йpicycles, qu’ils ont
imaginйs dans les cieux, sans кtre assurйs que les astres dйcrivent en effet
tels cercles par leurs mouvements ; ainsi les Pйripatйticiens ont donnй un
nom а cette sphиre de feu, dont il serait difficile de dйmontrer la vйritй C’est pourquoi quand je me suis
voulu opposer aux dйcisions du P. Noлl, qui excluaient le vide de la nature,
j’ai cru ne pouvoir entrer dans cette recherche, ni mкme en dire un mot, avant
que d’a voir dйclarй ce que j’entends par le mot de vide, oщ je me suis senti
plus obligй, par quelques endroits de la premiиre lettre de ce Pиre, qui me
faisaient juger que la notion qu’il en avait n’йtait pas con forme а la mienne.
J’ai vu qu’il ne pouvait distinguer les dimensions d’avec la matiиre, ni
l’immatйrialitй d’avec le nйant ; et que cette confusion lui faisait
conclure que, quand je donnais а cet espace la longueur, la largeur et la
profondeur, je m’engageais а dire qu’il йtait un corps ; et qu’aussitфt
que je le faisais immatйriel, je le rйduisais au nйant. Pour dйbrouiller toutes
ces idйes, je lui en ai donnй cette dйfinition, oщ il peut voir que la chose
que nous concevons et que nous exprimons par le mot d’espace vide, tient le
milieu entre la matiиre et le nйant, sans participer ni а l’un ni а
l’autre ; qu’il diffиre du nйant par ses dimensions ; et que son
irrйsistance et son immobilitй le distinguent de la matiиre : tellement
qu’il se maintient entre ces deux extrкmes, sans se confondre avec aucun des deux. Vers la fin de sa lettre, il
ramasse dans une pйriode toutes ses difficultйs, pour leur donner plus de force
en les joignant. Voici ses termes : a Cet espace qui n’est ni Dieu, ni
crйature, ni corps, ni esprit, ni substance, ni accident, qui transmet la
lumiиre sans кtre transparent, qui rйsiste sans rйsistance, qui est immobile et
se transporte avec le tube, qui est partout et nulle part, qui fait tout et ne
fait rien : ce sont les admirables qualitйs de l’espace vide : en
tant qu’espace, il est et fait merveilles, en tant que vide, il n’est et ne
fait rien, en tant qu’espace, il est long, large et profond, en tant que vide,
il exclut la longueur, la largeur et la profondeur. S’il est besoin, je
montrerai toutes ces belles propriйtйs, en consйquence de l’espace vide. Comme une grande suite de belles
choses devient enfin ennuyeuse par sa propre longueur, je crois que le P. Noлl
s’est ici lassй d’en avoir tant produit ; et que, prйvoyant un pareil
ennui а ceux qui les auraient vues, il a voulu descendre d’un style plus grave
dans un moins sйrieux, pour les dйlasser par cette raillerie, afin qu’aprиs
leur avoir fourni tant de choses qui exigeaient une admiration pйnible, il leur
donnвt, par charitй, un sujet de divertissement. J’ai senti le premier l’effet
de cette bontй ; et ceux qui verront sa lettre ensuite, l’йprouveront de
mкme : car il n’y a personne qui, aprиs avoir lu ce que je lui avais
йcrit, ne nie des consйquences qu’il en tire, et de ces antithиses opposйes
avec tant de justesse, qu’il est aisй de voir qu’il s’est bien plus йtudiй а
rendre ses termes contraires les uns aux autres, que conformes а la raison et а
la vйritй. Car pour examiner les objections
en particulier : Cet espace, dit-il, n’est ni Dieu, ni crйature. Les
mystиres qui concernent la Divinitй sont trop saints pour les profaner par nos
disputes ; nous devons en faire l’objet de nos adorations, et non pas le
sujet de nos entretiens : si bien que, sans en discourir en aucune sorte,
je me soumets entiиrement а ce qu’en dйcideront ceux qui ont droit de le faire. Ni corps, ni esprit. Il est vrai
que l’espace n’est ni corps, ni esprit ; mais il est espace : ainsi
le temps n’est ni corps, ni esprit : mais il est temps : et comme le
temps ne laisse pas d’кtre, quoiqu’il ne soit aucune de ces choses, ainsi
l’espace vide peut bien кtre, sans pour cela кtre ni corps, ni esprit. Ni substance, ni accident. Cela
est vrai, si l’on entend par le mot de substance ce qui est ou corps ou
esprit ; car, en ce sens, l’espace ne sera ni substance, ni accident ;
mais il sera espace, comme, en ce mкme sens, le temps n’est ni substance, ni
accident ; mais il est temps, parce que pour кtre, il n’est pas nйcessaire
d’кtre substance ou accident : comme plusieurs de leurs Pиres
soutiennent : que Dieu n’est ni l’un ni l’autre, quoiqu’il soit le
souverain кtre. Qui transmet la lumiиre sans кtre
transparent. Ce discours a si peu de lumiиre, que je ne puis
l’apercevoir : car je ne comprends pas quel sens ce Pиre donne а ce mot
transparent, puisqu’il trouve que l’espace vide ne l’est pas. Car, s’il entend
par la transparence, comme tous les opticiens, la privation de tout obstacle au
passage de la lumiиre, je ne vois pas pourquoi il en frustre notre espace, qui
la laisse passer librement : si bien que parlant sur ce sujet avec mon peu
de connaissance, je lui eusse dit que ces termes transmet la lumiиre, qui ne
sont propres qu’а sa faзon d’imaginer la lumiиre, ont le mкme sens que
ceux-ci : laisser passer la lumiиre ; et qu’il est transparent,
c’est-а-dire qu’il ne lui porte point d’obstacle : en quoi je ne trouve
point d’absurditй ni de contradiction. Il rйsiste sans rйsistance. Comme
il ne juge de la rйsistance de cet espace que par le temps que les corps y
emploient dans leurs mouvements, et que nous avons tant discouru sur la nullitй
de cette consйquence, on verra qu’il n’a pas raison de dire qu’il
rйsiste : et il se trouvera, au contraire, que cet espace ne rйsiste point
ou qu’il est sans rйsistance, oщ je ne vois rien que de trиs conforme а la
raison. Qu’il est immuable et se
transporte avec le tube. Ici le P. Noлl montre combien peu il pйnиtre dans le
sentiment qu’il veut rйfuter ; et j’aurais а le prier de remarquer sur ce
sujet, que quand un sentiment est embrassй par plusieurs personnes savantes, on
ne doit point faire d’estime des objections qui semblent le ruiner, quand elles
sont trиs faciles а prйvoir, parce qu’on doit croire que ceux qui le
soutiennent y ont dйjа pris garde, et qu’йtant facilement dйcouvertes, ils en
ont trouvй la solution puisqu’ils continuent dans cette pensйe. Or, pour
examiner cette difficultй en particulier, si ces antithиses ou contrariйtйs
n’avaient autant йbloui son esprit que charmй ses imaginations, il aurait pris
garde sans doute que, quoi qu’il en paraisse, le vide ne se transporte pas avec
le tuyau, et que l’immobilitй est aussi naturelle а l’espace que le mouvement
l’est au corps. Pour rendre cette vйritй йvidente, il faut remarquer que
l’espace, en gйnйral, comprend tous les corps de la nature, dont chacun en
particulier en occupe une certaine partie ; mais qu’encore qu’ils soient
tous mobiles, l’espace qu’ils remplissent ne l’est pas ; car, quand un
corps est mы d’un lieu а l’autre, il ne fait que changer de place, sans porter
avec soi celle qu’il occupait au temps de son repos. En effet, que fait-il
autre chose que de quitter sa premiиre place immobile, pour en prendre
successivement d’autres aussi mobiles ? Mais celle qu’il a laissйe,
demeure toujours ferme et inйbranlable si bien qu’elle devient, ou pleine d’un
autre corps si quelqu’un lui succиde, ou vide si pas un ne s’offre pour lui
succйder ; mais soit ou vide ou plein, toujours dans un pareil repos, ce
vaste espace, dont l’amplitude embrasse tout, est aussi stable et immobile en
chacune de ses parties, comme il l’est en son total. Ainsi je ne vois pas
comment le P. Noлl a pu prйtendre que le tuyau communique son mouvement а
l’espace vide, puisque n’ayant nulle consistance pour кtre poussй, n’ayant
nulle prise pour кtre tirй, et n’йtant susceptible, ni de la pesanteur, ni
d’aucune des facultйs attractives, il est visible qu’on ne le peut faire
changer. Ce qui l’a trompй est que, quand on a portй le tuyau d’un lieu а un
autre, il n’a vu aucun changement au dedans ; c’est pourquoi il a pensй
que cet espace йtait toujours le mкme parce qu’il йtait toujours pareil а
lui-mкme. Mais il devait remarquer que l’espace que le tuyau enferme dans une
situation, n’est pas le mкme que ce lui qu’il comprend dans la seconde ;
et que, dans la succession de son mouvement, il acquiert continuellement de
nouveaux espaces : si bien que celui qui йtait vide dans la premiиre de
ses positions, de vient plein d’air, quand il en part pour prendre la seconde,
dans laquelle il rend vide l’espace qu’il rencontre, au lieu qu’il йtait plein
d’air auparavant ; mais l’un et l’autre de ces espaces alternativement
pleins et vides demeurent toujours йgalement immobiles. D’oщ il est йvident
qu’il est hors de propos de croire que l’espace vide change de lieu ; et
ce qui est le plus йtrange est que la matiиre dont le Pиre le remplit est
telle, que, suivant son hypothиse mкme, elle ne saurait se transporter avec le
tuyau ; car comme elle entre rait et sortirait par les pores du verre avec
une facilitй tout entiиre sans lui adhйrer en aucune sorte, comme l’eau dans un
vais seau percй de toutes parts, il est visible qu’elle ne se porterait pas
avec lui, comme nous voyons que ce mкme tuyau ne transporte pas la lumiиre,
parce qu’elle le perce sans peine et sans engagements, et que notre espиce mкme
exposй au soleil, change de rayons quand il change de place, sans porter avec
soi, dans sa seconde place, la lumiиre qui le remplissait dans la premiиre, et
que, dans les diffйrentes situations, il reзoit des rayons diffйrents, aussi
bien que des divers espaces. Enfin, le P. Noлl s’йtonne qu’il
fasse tout et ne fasse rien ; qu’il soit partout et nulle part ;
qu’il soit et fasse merveilles, bien qu’il ne soit point, qu’il ait des
dimensions sans en avoir. Si ce discours a du sens, je confesse que je ne le
comprends pas ; c’est pourquoi je ne me tiens pas obligй d’y rйpondre. Voilа, monsieur, quelles sont ses
difficultйs et les choses qui le choquent dans mon sentiment ; mais comme
elles tйmoignent plutфt qu’il n’entend pas ma pensйe, que non pas qu’il la
contredise, et qu’il semble qu’il y trouve plutфt de l’obscuritй que des
dйfauts, j’ai cru qu’il en trouverait l’йclaircissement dans ma lettre, s’il
prenait la peine de la voir avec plus d’attention ; et qu’ainsi je n’йtais
pas obligй de lui rйpondre, puisqu’une seconde lecture suffirait pour rйsoudre
les doutes que la premiиre avait fait naоtre. Pour la deuxiиme partie de sa
lettre, qui regarde le changement de sa premiиre pensйe et l’йtablissement de
la seconde, il dйclare d’abord le sujet qu’il a de nier le vide. La raison
qu’il en rapporte est que le vide ne tombe sous aucun des sens ; d’oщ il
prend sujet de dire que, comme je nie l’existence de la matiиre, par cette
seule raison qu’elle ne donne aucune marque sensible de son кtre, et que
l’esprit n’en conзoit aucune nйcessitй, il peut, avec autant de force, et
d’avantage, nier le vide, parce qu’il a cela de commun avec elle, que pas un
des sens ne l’aperзoit. Voici ses termes : « Nous disons qu’il y a de
l’eau, parce que nous la voyons et la touchons ; nous disons qu’il y a de
l’air dans un ballon enflй, parce que nous sentons la rйsistance ; qu’il y
a du feu, parce que nous sentons la chaleur ; mais le vide vйritable ne
touche aucun sens. » Mais je m’йtonne qu’il fasse un
parallиle de choses si inйgales, et qu’il n’ait pas pris garde que, comme il
n’y a rien de si contraire а l’кtre que le nйant, ni а l’affirmation que la
nйgation, on procиde aux preuves de l’un et de l’autre par des moyens
contraires ; et que ce qui fait l’йtablissement de l’un est la ruine de
l’autre. Car que faut-il pour arriver а la connaissance du nйant, que de
connaоtre une entiиre privation de toutes sortes de qualitйs et d’effets ;
au lieu que, s’il en paraissait un seul, on conclurait, au contraire,
l’existence rйelle d’une cause qui le produirait ? Et ensuite il
dit : u Voyez, Monsieur, lequel de nous deux est le plus croyable, ou vous
qui affirmez un espace qui ne tombe point sous les sens, et qui ne sert ni а
l’art ni а la nature, et ne l’employez que pour dйcider une question fort
douteuse, etc. Mais, Monsieur, je vous laisse а
juger, lorsqu’on ne voit rien, et que les sens n’aperзoivent rien dans un lieu,
lequel est mieux fondй, ou de celui qui affirme qu’il y a quelque chose,
quoiqu’il aperзoive rien, ou de celui qui pense qu’il n’y a rien, parce qu’il
ne voit aucune chose. Aprиs que le P. Noлl a dйclarй,
comme nous venons de le voir, la raison qu’il a d’exclure le vide, et qu’il a
pris sujet de le nier sur cette mкme privation de qualitйs qui donne si
justement lieu aux autres de le croire, et qui est le seul moyen sensible de
parvenir а sa preuve, il entreprend maintenant de montrer que c’est un corps.
Pour cet effet, il s’est imaginй une dйfinition du corps qu’il a conзue exprиs,
en sorte qu’elle convienne а notre espace, afin qu’il pыt en tirer sa consйquence
avec facilitй. Voici ses termes : « Je dйfinis le corps ce qui est
composй de parties les unes hors les autres, et dis que tout corps est espace,
quand on le considиre entre les extrйmitйs, et que tout autre espace est corps,
parce qu’il est composй de parties les unes hors les autres. » Mais il n’est pas ici question,
pour montrer que notre espace n’est pas vide, de lui donner le nom de corps,
comme le P. Noлl a fait, mais de montrer que c’est un corps, comme il a
prйtendu .faire. Ce n’est pas qu’il ne lui soit permis de donner а ce qui a des
parties les unes hors les autres, tel nom qu’il lui plaira ; mais il ne
tirera pas grand avantage de cette libertй ; car le mot de corps, par le
choix qu’il en a fait, devient йquivoque : si bien qu’il y aura deux sortes
de choses entiиrement diffйrentes, et mкme hйtйrogиnes, que l’on appellera
corps : l’une, ce qui a des parties les unes hors les autres ; car on
l’appellera corps, suivant le P. Noлl ; l’autre, une substance matйrielle,
mobile et impйnйtrable ; car on l’appellera corps dans l’ordinaire. Mais
il ne pourra pas conclure de cette ressemblance de noms, une ressemblance de
propriйtйs entre ces choses, ni montrer, par ce moyen, que ce qui a des parties
les unes hors les autres, soit la mкme chose qu’une substance matйrielle,
immobile, impйnйtrable, parce qu’il n’est pas en son pouvoir de les faire
convenir de nature aussi bien que de nom. Comme s’il avait donnй а ce qui a des
parties les unes hors les autres, le nom d’eau, d’esprit, de lumiиre, comme il
aurait pu faire aussi aisйment que celui de corps, il n’en aurait pu conclure
que notre espace fыt aucune de ces choses : ainsi quand il a nommй corps
ce qui a des parties les unes hors les autres, et qu’il dit en consйquence de
cette dйfinition, je dis que tout espace est corps, on doit prendre le mot de
corps dans le sens qu’il vient de lui donner : de sorte que, si nous
substituons la dйfinition а la place du dйfini, ce qui se peut toujours faire
sans altйrer le sens d’une proposition, il se trouvera que cette conclusion,
que tout espace est corps, n’est autre chose que celle-ci : que tout
espace a des parties les unes hors les autres ; mais non pas que tout
espace est matйriel, comme le P. Noлl s’est figurй. Je ne m’arrкterai pas
davantage sur une consйquence dont la faiblesse est si йvidente, puisque je
parle а un excellent gйomиtre, et que vous avez autant d’adresse pour dйcouvrir
les fautes de raisonnement, que de force pour les йviter. Le R. P. Noлl, passant plus
avant, veut montrer quel est ce corps ; et pour йtablir sa pensйe, il
commence par un long discours, dans lequel il prйtend prouver le mйlange
continuel et nйcessaire des йlйments, et oщ il ne montre autre chose, sinon
qu’il se trouve quelques parties d’un йlйment parmi celles d’un autre, et qu’ils
sont brouillйs plutфt par accident que par nature : de sorte qu’il
pourrait arriver qu’ils se sйpareraient sans violence, et qu’ils reviendraient,
d’eux-mкmes dans leur premiиre simplicitй ; car le mйlange naturel de deux
corps est lorsque leur sйparation les fait tous deux changer de nom et de
nature, comme celui de tous les mйtaux et de tous les mixtes : parce que,
quand on a фtй de l’or, le mercure qui entre en sa composition, ce qui reste
n’est plus or. Mais dans le mйlange que le P. Noлl nous figure, on ne voit
qu’une confusion violente de quelques vapeurs йparses parmi l’air, qui s’y
soutiennent comme la poussiиre, sans qu’il paraisse qu’elles entrent dans la
composition de l’air, et de mкme dans les autres mйlanges. Et pour celui de
l’eau et de l’air, qu’il donne pour le mieux dйmontrer, et qu’il dit prouver
pйremptoirement par ces soufflets qui se font par le moyen de la chute de l’eau
dans une chambre close presque de toutes parts, et que vous voyez expliquйe au
long dans sa lettre : il est йtrange que ce pиre n’ait pas pris garde que
cet air qu’il dit sortir de l’eau, n’est autre chose que l’air extйrieur qui se
porte avec l’eau qui tombe, et qui a une facilitй tout entiиre d’y entrer par
la mкme ouverture, parce qu’elle est plus grande que celle par oщ l’eau
s’йcoule : si bien que l’eau qui s’йcarte en tombant dans cette ouverture,
y entraоne tout l’air qu’elle rencontre et qu’elle enveloppe, dont elle empкche
la sortie par la violence de sa chute et par l’impression de son
mouvement ; de sorte que l’air qui entre continuellement dans cette
ouverture sans en pouvoir jamais sortir, fuit avec violence par celle qu’il
trouve libre, et comme cette йpreuve est la seule par laquelle il prouve le
mйlange de l’eau et de l’air, et qu’elle ne le montre en aucune sorte, il se
trouve qu’il ne le prouve nullement. Le mйlange qu’il prouve le moins,
et dont il a le plus affaire, est celui du feu avec les autres йlйments ;
car tout ce qu’on peut conclu re de l’expйrience du mouchoir et du chat, est
que quelques-unes de leurs parties les plus grasses et les plus huileuses
s’enflamment par la friction, y йtant dйjа disposйes par la chaleur. Ensuite il
nous dйclare que son sentiment est que notre espace est plein de cette matiиre
ignйe, dilatйe et mкlйe, comme il suppose sans preuves, parmi tous les
йlйments, et йtendue dans tout l’univers. Voilа la matiиre qu’il met dans le
tuyau ; et pour la suspension de la liqueur, il l’attribue au poids de
l’air extйrieur. J’ai йtй ravi de le voir en cela entrer dans le sentiment de
ceux qui ont examinй ces expйriences avec le plus de pйnйtration ; car
vous savez que la lettre du grand Toricelli, йcrite au seigneur Riccy il y a
plus de 4 ans, montre qu’il йtait dиs lors dans cette pensйe, et que tous nos
savants s’y accordent et s’y confirment de plus en plus. Nous en attendons
nйanmoins l’assurance de l’expйrience qui s’en doit faire sur une de nos hautes
montagnes ; mais je n’espиre la recevoir que dans quelque temps, parce que,
sur les lettres que j’en ai йcrites il y a plus de 6 mois, on m’a toujours
mandй que les neiges rendent leurs sommets inaccessibles. Voilа donc quelle est sa
seconde ; et quoiqu’il semble qu’il y ait peu de diffйrence entre cette
matiиre et celle qu’il y plaзait dans sa premiиre lettre, elle est nйanmoins
plus grande qu’il ne paraоt, et voici en quoi. Dans sa premiиre pensйe, la
nature abhorrait le vide, et en faisait ressentir l’horreur ; dans la
deuxiиme, la nature ne donne aucune marque de l’horreur qu’elle a pour le vide,
et ne fait aucune chose pour l’йviter. Dans la premiиre, il йtablissait une
adhйrence mutuelle а tous les corps de la nature ; dans la deuxiиme, il
фte toute cette adhйrence et tout ce dйsir d’union. Dans la premiиre il donnait
une facultй attractive а cette matiиre subtile et а tous les autres
corps ; dans la deuxiиme il abolit toute cette attraction active et
passive. Enfin il lui donnait beaucoup de propriйtйs dans sa premiиre, dont il
la frustre dans la deuxiиme ; si bien que, s’il y a quelques degrйs pour
tomber dans le nйant, elle est maintenant au plus proche, et il semble qu’il
n’y ait que quelque reste de prйoccupation qui l’empкche de l’y prйcipiter Mais je voudrais bien savoir de
ce Pиre d’oщ lui vient cet ascendant qu’il a sur la nature, et cet empire qu’il
exerce si absolument sur les йlйments qui lui servent avec tant de dйpendance,
qu’ils changent de propriйtйs а mesure qu’il change de pensйes, et que
l’univers accommode ses effets а l’inconstance de ses intentions. Je ne comprends
pas quel aveuglement peut кtre а l’йpreuve de cette lumiиre, et comment on peut
donner quelque croyance а des choses que l’on fait naоtre et que l’on dйtruit
avec une pareille facilitй. Mais la plus grande [diffйrence]
que je trouve entre ces deux opinions, est que le P. Noлl assurait
affirmativement la vйritй de la premiиre, et qu’il ne propose la seconde que
comme une simple pensйe C’est ce que ma premiиre lettre a obtenu de lui, et le
principal effet qu’elle a eu sur son esprit : si bien que comme j’avais
rйpondu а sa premiиre opinion que je ne croyais pas qu’elle eыt les conditions
nйcessaires pour l’assurance d’une chose, je dirai sur la deuxiиme que,
puisqu’il ne la donne que comme une pensйe, et qu’il n’a ni la raison ni le
sens pour tйmoins de la matiиre qu’il йtablit, je le laisse dans son sentiment,
comme je laisse dans leur sentiment ceux qui pensent qu’il y a des habitants
dans la lune, et que dans les terres polaires et inaccessibles il se trouve des
hommes entiиrement diffйrents des autres. Ainsi, Monsieur, vous voyez que
le P. Noлl place dans le tuyau une matiиre subtile rйpandue par tout l’univers,
et qu’il donne а l’air extйrieur la force de soutenir la liqueur suspendue.
D’oщ il est aisй de voir que cette pensйe n’est en aucune chose diffйrente de
celle de M. Descartes, puisqu’il convient dans la cause de la suspension du vif
argent, aussi bien que dans la matiиre qui remplit cet espace, comme il se voit
par ses propres termes dans la page 6 oщ il dit que cette matiиre, qu’il
appelle air subtil, est la mкme que celle que M. Descartes nomme matiиre
subtile. C’est pourquoi j’ai cru кtre moins obligй de lui repartir, puisque je
dois rendre cette rйponse а celui qui est l’inventeur de cette opinion. Comme j’йcrivais ces derniиres
lignes, le P. Noлl m’a fait l’honneur de m’envoyer son livre sur un autre
sujet, qu’il intitule le Plein du vide ; et a donnй charge а celui qui a
pris la peine de l’apporter, de m’assurer qu’il n’y avait rien contre moi, et
que toutes les paroles qui paraissaient aigres ne s’adressaient pas а moi, mais
au R. P. Valerianus Magnus, Capucin. Et la raison qu’il m’en a donnйe est que
ce Pиre soutient affirmativement le vide, au lieu que je fais seulement
profession de m’opposer а ceux qui dйcident sur ce sujet. Mais le P. Noлl m’en
aurait mieux dйchargй, s’il avait rendu ce tйmoignage aussi public que le
soupзon qu’il en a donnй. J’ai parcouru ce livre, et j’ai
trouvй qu’il y prend une nouvelle pensйe, et qu’il place dans notre tuyau une
matiиre approchant de la premiиre ; mais qu’il attribue la suspension du
vif argent а une qualitй qu’il lui donne, qu’il appelle lйgиretй mouvante, et
non pas au poids de l’air extйrieur, comme il faisait dans sa lettre. Et pour faire succinctement un
petit examen du livre, le titre promet d’abord la dйmonstration du plein par
des expйriences nouvelles, et sa confirmation par les miennes. A l’entrйe du
livre il s’йrige en dйfenseur de la nature, et par une allйgorie peut-кtre, un
peu trop continue, il fait un procиs dans lequel il la fait plaindre de
l’opinion du vide, comme d’une calomnie ; et sans qu’elle lui en ait
tйmoignй son ressentiment, ni qu’elle lui ait donnй charge de la dйfendre, il
fait fonction de son avocat. Et en cette qualitй, il assure de montrer
l’imposture et les fausses dйpositions des tй moins qu’on lui confronte — c’est
ainsi qu’il appelle nos expйriences — et promet de donner tйmoin contre tйmoin,
c’est-а-dire expйrience pour expйrience, et de dйmontrer que les nфtres ont йtй
mal reconnues, et encore plus mal avйrйes. Mais dans le corps du livre, quand
il est question d’acquitter ces grandes promesses, il ne parle plus qu’en
doutant ; et aprиs avoir fait espйrer une si haute vengeance, il n’apporte
que des conjectures au lieu de convictions. Car dans le troisiиme chapitre, oщ
il veut йtablir que c’est un corps, il dit simplement qu’il trouve
beaucoup plus raisonnable de dire que c’est un corps. Quand il est question de
montrer le mйlange des йlйments, il n’ajoute que des choses trиs faibles а
celles qu’il avait dites dans sa lettre. Quand il est question de montrer la
plйnitude du monde, il n’en donne aucune preuve ; et sur ces vaines
apparences, il йtablit son йther imperceptible а tous les sens, avec la
lйgиretй imaginaire qu’il lui donne, Ce qui est йtrange, c’est qu’aprиs
avoir donnй des doutes, pour appuyer son sentiment, il le confirme par des
expйriences fausses ; il les propose nйanmoins avec une hardiesse telle
qu’elles seraient reзues pour vйritables de tous ceux qui n’ont point vu le
contraire ; car il dit que les yeux le font voir ; que tout cela ne
se peut nier ; qu’on le voit а l’oeil, quoique les yeux nous fassent voir
le contraire. Ainsi il est йvident qu’il n’a vu aucune des expйriences dont il
parle ; et il est йtrange qu’il ait parlй avec tant d’assurance de choses
qu’il ignorait, et dont on lui a fait un rapport trиs peu fidиle. Car je veux
croire qu’il ait йtй trompй lui-mкme, et non pas qu’il ait voulu tromper les
autres ; et l’estime que je fais de lui me fait juger plutфt qu’il a йtй
trop crйdule, que peu sincиre : et certaine .ment il a sujet de se
plaindre de ceux qui lui ont dit qu’un soufflet plein de ce vide apparent,
йtant dйbouchй et fermй avec promptitude, pousse au dehors une matiиre aussi
sensible que l’air ; et qu’un tuyau plein de vif argent et de ce mкme
vide, йtant renversй, le vif argent tombe aussi lentement dans ce vide que dans
l’air, et que ce vide retarde son mouvement naturel autant que l’air, et enfin
beaucoup d’autres choses qu’il rapporte ; car je l’assure, au contraire,
que l’air y entre, et que le vif argent tombe dans ce vide avec une extrкme
impйtuositй, etc. Enfin, pour vous faire voir que
le P. Noлl n’entend pas les expйriences de mon imprimй, je vous prie de
remarquer ce trait ici entre autres : J’ai dit dans les premiиres de mes
expйriences qu’il a rapportйes, « qu’une seringue de verre avec un piston
bien juste, plongйe entiиrement dans l’eau, et dont on bouche l’ouverture avec
le doigt, en sorte qu’il touche au bas du piston, mettant pour cet effet la
main et le bras dans l’eau, on n’a besoin que d’une force mйdiocre pour l’en
retirer, et faire qu’il se dйsunisse du doigt sans que l’eau y entre en aucune
faзon, ce que les philosophes ont cru ne se pouvoir faire avec aucune force
finie ; et ainsi le doigt se sent souvent attirй et avec douleur ; et
le piston laisse un espace vide en apparence, oщ il ne paraоt qu’aucun corps
ait pu succйder, puisqu’il est tout entourй d’eau qui n’a pu y avoir d’accиs,
l’ouverture en йtant bouchйe ; et si on tire le piston davantage, l’espace
vide en apparence devient plus grand, mais le doigt n’en sent pas plus
d’attraction. » Il a cru que ces mots, n’en sent pas plus d’attraction,
ont le mкme sens que ceux-ci, n’en sent plus aucune attraction ; au lieu
que, suivant toutes les rиgles de la grammaire, ils signifient que le doigt ne
sent pas une attraction plus grande. Et comme il ne connaоt les expйriences que
par йcrit, il a pensй qu’en effet le doigt ne sentait plus aucune attraction,
ce qui est absolument faux, car on la ressent toujours йgalement. Mais
l’hypothиse de ce Pиre est si accommodante, qu’il a dйmontrй, par une suite
nйcessaire de ses principes, pourquoi le doigt ne sent plus aucune attraction,
quoique cela soit absolu ment faux. Je crois qu’il pourra rendre aussi
facilement la raison du contraire par les mкmes principes. Mais je ne sais
quelle estime les personnes judicieuses feront de sa faзon de montrer qu’il
prouve avec une pareille force l’affirmative et la nйgative d’une mкme
proposition. Vous voyez par lа, monsieur, que
le P. Noлl appuie cette matiиre invisible sur des expйriences fausses, pour en
expliquer d’autres qu’il a mal entendues. Aussi йtait-il bien juste qu’il se
servоt d’une matiиre que l’on ne saurait voir et qu’on ne peut comprendre, pour
rйpondre а des expйriences qu’il n’a pas vues et qu’il n’a pas comprises. Quand
il en sera mieux informй, je ne doute pas qu’il ne change de pensйe, et surtout
pour sa lйgиretй mouvante ; c’est pour quoi il faut remettre la rйponse de
ce livre lorsque ce pиre l’aura corrigй, et qu’il aura reconnu la faussetй des
faits et l’imposture des tйmoins qu’il oppose, et qu’il ne fera plus le procиs
а l’opinion du vide sur des expйriences mal reconnues et encore plus mal
avйrйes. En йcrivant ces mots, je viens de
recevoir un billet imprimй de ce Pиre, qui renverse la plus grande partie de
son livre : il rйvoque la lйgиretй mouvante de l’йther, en rappelant le
poids de l’air extйrieur pour soutenir le vif argent. De sorte que je trouve
qu’il est assez difficile de rйfuter les pensйes de ce Pиre, puisqu’il est le
premier plus prompt а les changer, qu’on ne peut кtre а lui rйpondre ; et
je commence а voir que sa faзon d’agir est bien diffйrente de la mienne, parce
qu’il produit ses opinions а mesure qu’il les conзoit ; mais leurs contrariйtйs
propres suffisent pour en montrer l’insoliditй, puisque le pouvoir avec lequel
il dispose de cette matiиre, tйmoigne assez qu’il en est l’auteur, et partant
qu’elle ne subsiste que dans son imagination. Tous ceux qui combattent la
vйritй sont sujets а une semblable inconstance de pensйes, et ceux qui tombent
dans cette variйtй sont suspects de la contredire. Aussi est-il йtrange de
voir, parmi ceux qui soutiennent le plein, le grand nombre d’opinions
diffйrentes qui s’entrechoquent : l’un soutient l’йther, et exclut toute
autre matiиre ; l’autre, les esprits de la liqueur, au prйjudice de
l’йther ; l’autre, l’air enfermй dans les pores des corps, et bannit toute
autre chose ; l’autre, de l’air rarйfiй et vide de tout autre corps. Enfin
il s’en est trouvй qui, n’ayant pas osй y placer l’immensitй de Dieu, ont
choisi parmi les hommes une personne assez illustre par sa naissance et par son
mйrite, pour y placer son esprit et le faire remplir toutes choses. Ainsi
chacun d’eux a tous les autres pour ennemis ; et comme tous conspirent а
la perte d’un seul, [il succombe] nйcessairement. Mais comme ils ne triomphent
que les uns des autres, ils sont tous victorieux, sans que pas un puisse se
prйvaloir de sa victoire, parce que tout cet avantage naоt de leur propre
confusion. De sorte qu’il n’est pas nйcessaire de les combattre pour les
ruiner, puisqu’il suffit de les abandonner а eux-mкmes, parce qu’ils composent
un corps divisй, dont les membres contraires les uns aux autres se dйchirent
intйrieurement, au lieu que ceux qui favorisent le vide demeurent dans une
unitй toujours йgale а elle-mкme, qui, par ce moyen, a tant de rapport avec la
vйritй qu’elle doit кtre suivie, jusqu’а ce qu’elle nous paraisse а dйcouvert.
Car ce n’est pas dans cet embarras et dans ce tumulte qu’on doit la
chercher ; et l’on ne peut la trouver hors de cette maxime, qui ne permet
que de dйcider des choses йvidentes, et qui dйfend d’assurer ou de nier celles
qui ne le sont pas. C’est ce juste milieu et ce parfait tempйrament dans lequel
vous vous tenez avec tant d’avantage, et oщ, par un bonheur que je ne puis
assez reconnaоtre, j’ai йtй toujours йlevй avec une mйthode singuliиre et des
soins plus que paternels. Voilа, Monsieur, quelles sont les
raisons qui m’ont retenu, que je n’ai pas cru vous devoir cacher
davantage ; et, quoiqu’il semble que je donne celle-ci plutфt а mon
intйrкt qu’а votre curiositй, j’espиre que ce doute n’ira pas jusqu’а vous,
puisque vous savez que j’ai bien moins d’inquiйtude pour ces fantasques points
d’honneur que de passion pour vous entretenir, et que je trouve bien moins de
charme а dйfendre mes sentiments, qu’а vous assurer que je suis de tout mon
cњur, Monsieur, Votre trиs humble et
trиs obйissant serviteur, Pascal. Discours sur les passions de
l’amour L’homme est nй pour penser ;
aussi n’est-il pas un moment sans le faire ; mais les pensйes pures, qui
le rendraient heureux s’il pouvait toujours les soutenir, le fatiguent et
l’abattent. C’est une vie unie а laquelle il ne peut s’accommoder ; il lui
faut du remuement et de l’action, c’est-а-dire qu’il est nйcessaire qu’il soit
quelquefois agitй des passions, dont il sent dans son coeur des sources si
vives et si profondes. Les passions qui sont le plus
convenables а l’homme, et qui en renferment beaucoup d’autres, sont l’amour et
l’ambition : elles n’ont guиre de liaison ensemble, cependant on les allie
assez souvent ; mais elles s’affaiblissent l’une l’autre rйciproquement,
pour ne pas dire qu’elles se ruinent. Quelque йtendue d’esprit que l’on
ait, l’on n’est capable que d’une grande passion ; c’est pourquoi, quand
l’amour et l’ambition se rencontrent ensemble, elles ne sont grandes que de la
moitiй de ce qu’elles seraient s’il n’y avait que l’une ou l’autre. L’вge ne
dйtermine point, ni le commencement, ni la fin de ces deux passions ;
elles naissent dиs les premiиres annйes, et elles subsistent bien souvent
jusqu’au tombeau. Nйanmoins, comme elles demandent beaucoup de feu, les jeunes
gens y sont plus propres, et il semble qu’elles se ralentissent avec les annйes ;
cela est pourtant fort rare. La vie de l’homme est
misйrablement courte. On la compte depuis la premiиre entrйe au monde ;
pour moi je ne voudrais la compter que depuis la naissance de la raison, et
depuis que l’on commence а кtre йbranlй par la raison, ce qui n’arrive pas
ordinairement avant vingt ans. Devant ce terme l’on est .enfant ; et un
enfant n’est pas un homme. Qu’une vie est heureuse quand
elle commence par l’amour et qu’elle finit par l’ambition ! Si j’avais а
en choisir une, je prendrais celle-lа. Tant que l’on a du feu, l’on est
aimable ; mais ce feu s’йteint, il se perd : alors, que la place est
belle et grande pour l’ambition ! La vie tumultueuse est agrйable aux
grands esprits, mais ceux qui sont mйdiocres n’y ont aucun plaisir ils sont
machines partout. C’est pourquoi, l’amour et l’ambition commenзant et finissant
la vie, on est dans l’йtat le plus heureux dont la nature humaine est capable. A mesure que l’on a plus
d’esprit, les passions sont plus grandes, parce que les passions n’йtant que
des sentiments et des pensйes, qui appartiennent purement а l’esprit,
quoiqu’elles soient occasionnйes par le corps, il est visible qu’elles ne sont
plus que l’esprit mкme, et qu’ainsi elles remplissent toute sa capacitй. Je ne
parle que des passions de feu, car pour les autres, elles se mкlent souvent
ensemble, et causent une confusion trиs incommode ; mais ce n’est jamais
dans ceux qui ont de l’esprit. Dans une grande вme tout est
grand. L’on demande s’il faut aimer.
Cela ne se doit pas demander, on le doit sentir. L’on ne dйlibиre point
lа-dessus, l’on y est portй, et l’on a le plaisir de se tromper quand on
consulte. La nettetй d’esprit cause aussi
la nettetй de la passion ; c’est pourquoi un esprit grand et net aime avec
ardeur, et il voit distinctement ce qu’il aime. Il y a deux sortes d’esprits,
l’un gйomйtrique, et l’autre que l’on peut appeler de finesse. Le premier a des
vues lentes, dures, et inflexibles ; mais le dernier a une souplesse de
pensйe qu’il applique en mкme temps aux diverses parties aimables de ce qu’il
aime. Des yeux il va jusques au coeur, et par le mouvement du dehors il connaоt
ce qui se passe au dedans. Quand on a l’un et l’autre esprit tout ensemble, que
l’amour donne de plaisir ! Car on possиde а la fois la force et la
flexibilitй de l’esprit, qui est trиs nйcessaire pour l’йloquence de deux
personnes. Nous naissons avec un caractиre
d’amour dans nos coeurs, qui se dйveloppe а mesure que l’esprit se
perfectionne, et qui nous porte а aimer ce qui nous paraоt beau sans que l’on
nous ait jamais dit ce que c’est. Qui doute aprиs cela si nous sommes au monde
pour autre chose que pour aimer ? En effet, l’on a beau se cacher а
soi-mкme, l’on aime toujours. Dans les choses mкme oщ il semble que l’on ait
sйparй l’amour, il s’y trouve secrиtement et en cachette, et il n’est pas
possible que l’homme puisse vivre un moment sans cela. L’homme n’aime pas demeurer avec
soi ; cependant il aime : il faut donc qu’il cherche ailleurs de quoi
aimer. Il ne le peut trouver que dans la beautй ; mais comme il est
lui-mкme la plus belle crйature que Dieu ait jamais formйe, il faut qu’il
trouve dans soi-mкme le modиle de cette beautй qu’il cherche au dehors. Chacun
peut en remarquer en soi-mкme les premiers rayons ; et selon que l’on
s’aperзoit que ce qui est au dehors y convient ou s’en йloigne, on se forme des
idйes de beau ou de laid sur toutes choses. Cependant, quoique l’homme cherche
de quoi remplir le grand vide qu’il a fait en sortant de soi-mкme, nйanmoins il
ne peut pas se satisfaire par toutes sortes d’objets. Il a le coeur trop
vaste ; il faut au moins que ce soit quelque chose qui lui ressemble, et
qui en approche le plus prиs. C’est pourquoi la beautй qui peut contenter
l’homme consiste non seulement dans la convenance, mais aussi dans la ressemblance :
elle la restreint et elle l’enferme dans la diffйrence de sexe. La nature a si bien imprimй cette
vйritй dans nos вmes, que nous trouvons cela tout disposй ; il ne faut
point d’art ni d’йtude ; il semble mкme que nous ayons une place а remplir
dans nos coeurs et qui se remplit effectivement. Mais on le sent mieux qu’on ne
le peut dire. Il n’y a que ceux qui savent brouiller et mйpriser leurs idйes
qui ne le voient pas. Quoique cette idйe gйnйrale de la
beautй soit gravйe dans le fond de nos вmes avec des caractиre ineffaзables,
elle ne laisse pas que de recevoir de trиs grandes diffйrences dans
l’application particuliиre ; mais c’est seulement pour la maniиre
d’envisager ce qui plaоt. Car l’on ne souhaite pas nыment une beautй, mais l’on
y dйsire mille circonstances qui dйpendent de la dis position oщ l’on se
trouve ; et c’est en ce sens que l’on peut dire que chacun a l’original de
sa beautй, dont il cherche la copie dans le grand monde. Nйanmoins les femmes
dйterminent sou vent cet original. Comme elles ont un empire absolu sur
l’esprit des hommes, elles y dйpeignent ou les parties des beautйs qu’elles
ont, ou celles qu’elles estiment, et elles ajoutent par ce moyen ce qui leur
plaоt а cette beautй radicale. C’est pourquoi il y a un siиcle pour les blondes,
un autre pour les brunes, et le partage qu’il y a entre les femmes sur l’estime
des unes ou des autres йtait aussi le partage entre les hommes dans un mкme
temps sur les unes et sur les autres. La mode mкme et les pays rиglent sou vent
ce que l’on appelle beautй. C’est une chose йtrange que la coutume se mкle si
fort de nos passions. Cela n’empкche pas que chacun n’ait son idйe de beautй
sur laquelle il juge des autres, et а laquelle il les rapporte ; c’est sur
ce principe qu’un amant trouve sa maоtresse plus belle, et qu’il la propose
comme exemple. La beautй est partagйe en mille
diffйrentes maniиres. Le sujet le plus propre pour la soutenir, c’est une
femme. Quand elle a de l’esprit, elle l’anime et la relиve merveilleusement. Si
une femme veut plaire, et qu’elle possиde les avantages de la beautй, ou du
moins une partie, elle y rйussira ; et mкme si les hommes y prenaient tant
soit peu garde, quoiqu’elle n’y tвchвt point, elle s’en ferait aimer. Il y a
une place d’attente dans leur coeur, elle s’y logerait. L’homme est nй pour le
plaisir : il le sent, il n’en faut point d’autre preuve. Il suit donc sa
raison en se donnant au plaisir. Mais bien souvent il sent la passion dans son
coeur sans savoir par oщ elle a commencй. Un plaisir vrai ou faux peut
remplir йgalement l’esprit. Car qu’importe que ce plaisir soit faux, pourvu que
l’on soit persuadй qu’il est vrai ? A force de parler d’amour, l’on
devient amoureux. Il n’y a rien si aisй, c’est la passion la plus naturelle а
l’homme. L’amour n’a point d’вge ; il
est toujours naissant. Les poиtes nous l’ont dit ; c’est pour cela qu’ils
nous le reprйsentent comme un enfant. Mais sans leur rien demander, nous le
sentons. L’amour donne de l’esprit, et il
se soutient par l’esprit. Il faut de l’adresse pour aimer. L’on йpuise tous les
jours les maniиres de plaire ; cependant il faut plaire, et l’on plaоt. Nous avons une source
d’amour-propre qui nous reprйsente а nous- mкmes comme pouvant remplir
plusieurs places au dehors ; c’est ce qui est cause que nous sommes bien aises
d’кtre aimйs. Comme on le souhaite avec ardeur, on le remarque bien vite et on
le reconnaоt dans les yeux de la personne qui aime. Car les yeux sont les
interprиtes du coeur ; mais il n’y a que celui qui y a intйrкt qui entend
leur langage. L’homme seul est quelque chose
d’imparfait ; il faut qu’il trouve un second pour кtre heureux. Il le
cherche le plus souvent dans l’йgalitй de la condition, а cause que la libertй
et que l’occasion de se manifester s’y rencontrent plus aisйment. Nйanmoins l’on
va quelquefois bien au-dessus, et l’on sent le feu s’agrandir, quoi que l’on
n’ose pas le dire а celle qui l’a causй. Quand on aime une dame sans
йgalitй de condition, l’ambition peut accompagner le commencement de
l’amour ; mais en peu de temps il devient le maоtre. C’est un tyran qui ne
souffre point de compagnon ; il veut кtre seul ; il faut que toutes
les passions ploient et lui obйissent. Une haute amitiй remplit bien
mieux qu’une commune et йgale : le coeur de l’homme est grand, les petites
choses flottent dans sa capacitй ; il n’y a que les grandes qui s’y
arrкtent et qui y demeurent. L’on йcrit souvent des choses que
l’on ne prouve qu’en obligeant tout le monde а faire rйflexion sur soi-mкme et
а trouver la vйritй dont on parle. C’est en cela que consiste la force des
preuves de ce que je dis. Quand un homme est dйlicat en
quelque endroit de son esprit, il l’est en amour. Car comme il doit кtre
йbranlй par quelque objet qui est hors de lui, s’il y a quelque chose qui
rйpugne а ses idйes, il s’en aperзoit, et il le fuit. La rиgle de cette
dйlicatesse dйpend d’une raison pure, noble et sublime : ainsi l’on se
peut croire dйlicat, sans qu’on le soit effectivement, et les autres ont le
droit de nous condamner : au lieu que pour la beautй chacun a sa rиgle
souveraine et indйpendante de celle des autres. Nйanmoins entre кtre dйlicat et
ne l’кtre point du tout, il faut demeurer d’accord que, quand on souhaite
d’кtre dйlicat, l’on n’est pas loin de l’кtre absolument. Les femmes aiment а
apercevoir une dйlicatesse dans les hommes ; et c’est, ce me semble,
l’endroit le plus tendre pour les gagner : l’on est aise de voir que mille
autres sont mйprisables, et qu’il n’y a que nous d’estimables. Les qualitйs d’esprit ne
s’acquiиrent point par l’habitude ; on les perfectionne seulement. De lа,
il est aisй de voir que la dйlicatesse est un don de nature, et non pas une
acquisition de l’art. A mesure que l’on a plus
d’esprit, l’on trouve plus de beautйs originales ; mais il ne faut pas
кtre amoureux ; car quand l’on aime, l’on n’en trouve qu’une. Ne semble-t-il pas qu’autant de
fois qu’une femme sort d’elle mкme pour se caractйriser dans le coeur des
autres, elle fait une place vide pour les autres dans le sien ? Cependant
j’en connais qui disent que cela n’est pas vrai. Oserait-on appeler cela
injustice ? Il est naturel de rendre autant que l’on a pris. L’attachement а une mкme pensйe
fatigue et ruine l’esprit de l’homme. C’est pourquoi pour la soliditй et la
durйe du plaisir de l’amour, il faut quelquefois ne pas savoir que l’on
aime ; et ce n’est pas commettre une infidйlitй, car l’on n’en aime pas
d’autre ; c’est reprendre des forces pour mieux aimer. Cela se fait sans
que l’on y pense ; l’esprit s’y porte de soi- mкme ; la nature le
veut ; elle le commande. Il faut pourtant avouer que c’est une misйrable
suite de la nature humaine, et que l’on serait plus heureux si l’on n’йtait
point obligй de changer de pensйe ; mais il n’y a point remиde. Le plaisir d’aimer sans l’oser
dire a ses йpines, mais aussi il a ses douceurs. Dans quel transport n’est-on
point de former toutes ses actions dans la vue de plaire а une personne que
l’on estime infiniment ? L’on s’йtudie tous les jours pour trouver les
moyens de se dйcouvrir, et l’on y emploie autant de temps que si l’on devait entretenir
celle que l’on aime. Les yeux s’allument et s’йteignent dans un mкme
moment ; et quoique l’on ne voie pas manifestement que celle qui cause
tout ce dйsordre y prenne garde, l’on a nйanmoins la satisfaction de sentir
tous ces remuements pour une personne qui le mйrite si bien. L’on voudrait
avoir cent langues pour se faire connaоtre ; car, comme l’on ne peut pas
se servir de la parole, l’on est obligй de se rйduire а l’йloquence d’action Jusque-lа on a toujours de la
joie, et l’on est dans une assez grande occupation. Ainsi l’on est
heureux ; car le secret d’entre tenir toujours une passion, c’est de ne
pas laisser naоtre aucun vide dans l’esprit, en l’obligeant de s’appliquer sans
cesse а ce qui le touche si agrйablement. Mais quand il est dans l’йtat que je
viens de dйcrire, il n’y peut pas durer longtemps, а cause qu’йtant seul acteur
dans une passion oщ il en faut nйcessairement deux, il est difficile qu’il
n’йpuise bientфt tous les mouvements dont il est agitй. Quoique ce soit une mкme passion,
il faut de la nouveautй ; l’esprit s’y plaоt, et qui sait la procurer sait
se faire aimer. Aprиs avoir fait ce chemin, cette
plйnitude quelquefois diminue, et ne recevant point de secours du cфtй de la
source, l’on dйcline misйrablement, et les passions ennemies se saisissent d’un
coeur qu’elles dйchirent en mille morceaux. Nйanmoins un rayon d’espйrance, si
bas que l’on soit, relиve aussi haut qu’on йtait auparavant. C’est quelquefois
un jeu auquel les dames se plaisent ; mais quelquefois en faisant semblant
d’avoir compassion, elles l’ont tout de bon. Que l’on est heureux quand cela
arrive ! Un amour ferme et solide commence
toujours par l’йloquence d’action ; les yeux y ont la meilleure part.
Nйanmoins, il faut deviner, mais bien deviner. Quand deux personnes sont de mкme
sentiment, ils ne devinent point, ou du moins il y en a une qui devine ce que
veut dire l’autre sans que cet autre l’entende ou qu’il ose l’entendre. Quand nous aimons, nous
paraissons а nous-mкmes tout autres que nous n’йtions auparavant. Ainsi nous
nous imaginons que tout le monde s’en aperзoit ; cependant il n’y a rien
de si faux. Mais parce que la raison a sa vue bornйe par la passion, l’on ne
peut s’assurer, et l’on est toujours dans la dйfiance. Quand l’on aime, on se persuade
que l’on dйcouvrirait la passion d’un autre : ainsi l’on a peur. — Tant
plus le chemin est long dans l’amour, tant plus un esprit dйlicat sent de
plaisir. Il y a de certains esprits а qui
il faut donner longtemps des espйrances, et ce sont les dйlicats. Il y en a d’autres
qui ne peu vent pas rйsister longtemps aux difficultйs, et ce sont les plus
grossiers. Les premiers aiment plus longtemps et avec plus d’agrйment ;
les autres aiment plus vite, avec plus de libertй, et finissent bientфt. Le premier effet de l’amour c’est
d’inspirer un grand respect ; l’on a de la vйnйration pour ce que l’on
aime. Il est bien juste : on ne reconnaоt rien au monde de grand comme
cela. Les auteurs ne nous peuvent pas
bien dire les mouvements de l’amour de leurs hйros : il faudrait qu’ils
fussent hйros eux mкmes. L’йgarement а aimer en divers
endroits est aussi monstrueux que l’injustice dans l’esprit. En amour un silence vaut mieux
qu’un langage. Il est bon d’кtre interdit ; il y a une йloquence de
silence qui pйnиtre plus que la langue ne saurait faire. Qu’un amant persuade
bien sa maоtresse quand il est interdit, et que d’ailleurs il a de
l’esprit ! Quelque vivacitй que l’on ait, il est des rencontres oщ il est
bon qu’elle s’йteigne. Tout cela se passe sans rиgle et sans rйflexion ;
et quand l’esprit le fait, il n’y pensait pas auparavant. C’est par nйcessitй
que cela arrive. L’on adore souvent ce qui ne
croit pas кtre adorй, et on ne laisse pas de lui garder une fidйlitй
inviolable, quoiqu’il n’en sache rien. Mais il faut que l’amour soit bien fin
ou bien pur. Nous connaissons l’esprit des
hommes, et par consйquent leurs passions, par la comparaison que nous faisons
de nous-mкmes avec les autres. Je suis de l’avis de celui qui
disait que dans l’amour on oubliait sa fortune, ses parents et ses amis :
les grandes amitiйs vont jusque-lа. Ce qui fait que l’on va si loin dans
l’amour, c’est qu’on ne songe pas que l’on aura besoin d’autre chose que de ce
que l’on aime : l’esprit est plein ; il n’y a plus de place pour le
soin ni pour l’inquiйtude. La passion ne peut pas кtre belle sans excиs ;
de lа vient qu’on ne se soucie pas de ce que dit le monde, que l’on sait dйjа
ne devoir pas condamner notre conduite, puisqu’elle vient de la raison. Il y a
une plйnitude de passion, il ne peut pas y avoir un commencement de rйflexion. Ce n’est point un effet de la
coutume, c’est une obligation de la nature, que les hommes fassent les avances
pour gagner l’amitiй d’une dame. Cet oubli que cause l’amour, et
cet attachement а ce que l’on aime, fait naоtre des qualitйs que l’on n’avait
pas auparavant. L’on devient magnifique, sans jamais l’avoir йtй. Un avaricieux
mкme qui aime devient libйral, et il ne se souvient pas d’avoir jamais eu une
habitude opposйe : l’on en voit la raison en considйrant qu’il y a des passions
qui resserrent l’вme et qui la rendent immobile, et qu’il y en a qui
l’agrandissent et la font rйpandre au dehors. L’on a фtй mal а propos le nom de
raison а l’amour, et on les a opposйs sans un bon fondement, car l’amour et la
raison n’est qu’une mкme chose. C’est une prйcipitation de pensйes qui se porte
d’un cфtй sans bien examiner tout, mais c’est toujours une raison, et l’on ne
doit et on ne peut souhaiter que ce soit autrement, car nous serions des
machines trиs dйsagrйables. N’excluons donc point la raison de l’amour,
puisqu’elle en est insйparable. Les poиtes n’ont donc pas eu raison de nous
dйpeindre l’amour comme un aveugle ; il faut lui фter son bandeau, et lui
rendre dйsormais la jouissance de ses yeux. Les вmes propres а l’amour
demandent une vie d’action qui йclate en йvйnements nouveaux. Comme le dedans
est mouvement, il faut aussi que le dehors le soit, et cette maniиre de vivre
est un merveilleux acheminement а la passion. C’est de lа que ceux de la cour
sont mieux reзus dans l’amour que ceux de la ville, parce que les uns sont tout
de feu, et que les autres mиnent une vie dont l’uniformitй n’a rien qui
frappe : la vie de tempкte surprend, frappe et pйnиtre. Il semble que l’on ait toute une
autre вme quand l’on aime que quand on n’aime pas ; on s’йlиve par cette
passion, et on devient tout grandeur ; il faut donc que le reste ait
proportion, autrement cela ne convient pas, et partant cela est dйsagrйable. L’agrйable et le beau n’est que
la mкme chose, tout le monde en a l’idйe. C’est d’une beautй morale que
j’entends parler, qui consiste dans les paroles et dans les actions de dehors.
L’on a bien une rиgle pour devenir agrйable ; cependant la disposition du
corps y est nйcessaire ; mais elle ne se peut acquйrir. Les hommes ont pris plaisir а se
former une idйe de l’agrйable si йlevйe, que personne n’y peut atteindre.
Jugeons-en mieux, et disons que ce n’est que le naturel, avec une facilitй et
une vivacitй d’esprit qui surprennent. Dans l’amour ces deux qua litйs sont
nйcessaires : il ne faut rien de forcй, et cependant il ne faut point de
lenteur. L’habitude donne le reste. Le respect et l’amour doivent
кtre si bien proportionnйs qu’ils se soutiennent sans que ce respect йtouffe
l’amour. Les grandes вmes ne sont pas
celles qui aiment le plus sou vent ; c’est d’un amour violent que je
parle : il faut une inondation de passion pour les йbranler et pour les
remplir. Mais quand elles commencent а aimer, elles aiment beaucoup mieux. L’on dit qu’il y a des nations
plus amoureuses les unes que les autres ; ce n’est pas bien parler, ou du
moins cela n’est pas vrai en tout sens. L’amour ne consistant que dans un
attachement de pensйe, il est certain qu’il doit кtre le mкme par toute la
terre. Il est vrai que, se terminant autre part que dans la pensйe, le climat
peut ajouter quelque chose, mais ce n’est que dans le corps. Il est de l’amour comme du bon
sens ; comme l’on croit avoir autant d’esprit qu’un autre, on croit aussi
aimer de mкme. Nйanmoins quand on a plus de vue, l’on aime jusques aux moindres
choses, ce qui n’est pas possible aux autres. Il faut кtre bien fin pour
remarquer cette diffйrence. L’on ne peut presque faire
semblant d’aimer que l’on ne soit bien prиs d’кtre amant, ou du moins que l’on
n’aime en quelque endroit ; car il faut avoir l’esprit et les pensйes de
l’amour pour ce semblant, et le moyen d’en bien parler sans cela ? La
vйritй des passions ne se dйguise pas si aisйment que les vйritйs sйrieuses. Il
faut du feu, de l’activitй et un jeu d’esprit naturel et prompt pour la premiиre ;
les autres se cachent avec la lenteur et la souplesse, ce qu’il est plus aisй
de faire. Quand on est loin de ce que l’on
aime, l’on prend la rйsolution de faire ou de dire beaucoup de choses ;
mais quand on est prиs, l’on est irrйsolu. D’oщ vient cela ? C’est que
quand l’on est loin la raison n’est pas si йbranlйe, mais elle l’est
йtrangement а la prйsence de l’objet : or, pour la rйsolution il faut de
la fermetй, qui est ruinйe par l’йbranlement. Dans l’amour on n’ose hasarder
parce que l’on craint de tout perdre : il faut pourtant avancer, mais qui
peut dire jusques oщ ? L’on tremble toujours jusques а ce que l’on ait
trouvй ce point. La prudence ne fait rien pour s’y maintenir quand on l’a
trouvй. Il n’y a rien de si embarrassant
que d’кtre amant, et de voir quelque chose en sa faveur sans l’oser
croire : l’on est йgalement combattu de l’espйrance et de la crainte. Mais
enfin, la derniиre devient victorieuse de l’autre. Quand on aime fortement, c’est
toujours une nouveautй de voir la personne aimйe. Aprиs un moment d’absence on
la trouve de manque dans son coeur. Quelle joie de la retrouver ! l’on
sent aussitфt une cessation d’inquiйtudes. Il faut pourtant que cet amour soit
dйjа bien avancй ; car quand il est naissant et que l’on n’a fait aucun
progrиs, on sent bien une cessation d’inquiйtudes, mais il en survient
d’autres. Quoique les maux succиdent ainsi
les uns aux autres, on ne laisse pas de souhaiter la prйsence de la maоtresse
par l’espйrance de moins souffrir ; cependant quand on la voit, on croit
souffrir plus qu’auparavant. Les maux passйs ne frappent plus, les prйsents
touchent, et c’est sur ce qui touche que l’on juge. Un amant dans cet йtat
n’est-il pas digne de compassion ? Sur la conversion du pйcheur La premiиre chose que Dieu
inspire а l’вme qu’il daigne toucher vйritablement, est une connaissance et une
vue toute extraordinaire par laquelle l’вme considиre les choses et elle-mкme
d’une faзon toute nouvelle. Cette nouvelle lumiиre lui donne
de la crainte, et lui apporte un trouble qui traverse le repos qu’elle trouvait
dans les choses qui faisaient ses dйlices. Elle ne peut plus goыter avec
tranquillitй les choses qui la charmaient. Un scrupule continuel la combat dans
cette jouissance, et cette vue intйrieure ne lui fait plus trouver cette
douceur accoutumйe parmi les choses oщ elle s’abandonnait avec une pleine
effusion de son coeur. Mais elle trouve encore plus
d’amertume dans les exercices de piйtй que dans les vanitйs du monde. D’une
part, la prйsence des objets visibles la touche plus que l’espйrance des
invisibles, et de l’autre la soliditй des invisibles la touche plus que la
vanitй des visibles. Et ainsi la prйsence des uns et la soliditй des autres
disputent son affection ; et la vanitй des uns et l’absence des autres
excitent son aversion ; de sorte qu’il naоt dans elle un dйsordre et une
confusion qu’ [deux lignes en blanc]. Elle considиre les choses
pйrissables comme pйrissantes et mкme dйjа pйries ; et dans la vue certaine
de l’anйantissement de tout ce qu’elle aime, elle s’effraye dans cette
considйration, en voyant que chaque instant lui arrache la jouissance de son
bien, et que ce qui lui est le plus cher s’йcoule а tout moment, et qu’enfin un
jour certain viendra auquel elle se trouvera dйnuйe de toutes les choses
auxquelles elle avait mis son espйrance. De sorte qu’elle comprend parfaitement
que son coeur ne s’йtant attachй qu’а des choses fragiles et vaines, son вme se
doit trouver seule et abandonnйe au sortir de cette vie, puisqu’elle n’a pas eu
soin de se joindre а un bien vйritable et subsistant par lui-mкme, qui pыt la
soutenir et durant et aprиs cette vie. De lа vient qu’elle commence а
considйrer comme un nйant tout ce qui doit retourner dans le nйant, le ciel, la
terre, son esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennemis, les biens, la
pauvretй, la disgrвce, la prospйritй, l’honneur, l’ignominie, l’estime, le
mйpris, l’autoritй, l’indigence, la santй, la maladie et la vie mкme ;
enfin tout ce qui doit moins durer que son вme est incapable de satisfaire le
dessein de cette вme qui recherche sйrieusement а l’йtablir dans une fйlicitй
aussi durable qu’elle- mкme. Elle commence а s’йtonner de
l’aveuglement oщ elle a vйcu ; et quand elle considиre d’une part le long
temps qu’elle a vйcu sans faire ces rйflexions et le grand nombre de personnes
qui vivent de la sorte, et de l’autre combien il est constant que l’вme, йtant
immortelle comme elle est, ne peut trouver sa fйlicitй parmi des choses
pйrissables, et qui lui seront фtйes au moins а la mort, elle entre dans une
sainte confusion et dans un йtonnement qui lui porte un trouble bien salutaire. Car elle considиre que quelque
grand que soit le nombre de ceux qui vieillissent dans les maximes du monde, et
quelque autoritй que puisse avoir cette multitude d’exemples de ceux qui posent
leur fйlicitй au monde, il est constant nйanmoins que quand les choses du monde
auraient quelque plaisir solide, ce qui est reconnu pour faux par un nombre
infini d’expйriences si funestes et si continuelles, il est inйvitable que la
perte de ces choses, ou que la mort enfin nous en prive, de sorte que l’вme
s’йtant amassй des trйsors de biens temporels de quelque nature qu’ils soient,
soit or, soit science, soit rйputation, c’est une nйcessitй indispensable
qu’elle se trouve dйnuйe de tous ces objets de sa fйlicitй ; et qu’ainsi,
s’ils ont eu de quoi la satisfaire, ils n’auront pas de quoi la satisfaire
toujours ; et que si c’est se procurer un bonheur vйritable, ce n’est pas
se proposer un bonheur bien durable, puisqu’il doit кtre bornй avec le cours de
cette vie. De sorte que par une sainte
humilitй, que Dieu relиve au-dessus de la superbe, elle commence а s’йlever
au-dessus du commun des hommes ; elle condamne leur conduite, elle dйteste
leurs maximes, elle pleure leur aveuglement, elle se porte а la recherche du
vйritable bien : elle comprend qu’il faut qu’il ait ces deux qualitйs,
l’une qu’il dure autant qu’elle, et qu’il ne puisse lui кtre фtй que de son
consentement, et l’autre qu’il n’y ait rien de plus aimable. Elle voit que dans l’amour
qu’elle a eu pour le monde elle trouvait en lui cette seconde qualitй dans son
aveuglement, car elle ne reconnaissait rien de plus aimable ; mais comme
elle n’y voit pas la premiиre, elle connaоt que ce n’est pas le souverain bien.
Elle le cherche donc ailleurs, et connaissant par une lumiиre toute pure qu’il
n’est point dans les choses qui sont en elle, ni hors d’elle, ni devant elle
(rien donc en elle, rien а ses cфtйs), elle commence de le chercher au-dessus
d’elle. Cette йlйvation est si йminente
et si transcendante, qu’elle ne s’arrкte pas au ciel (il n’a pas de quoi la
satisfaire) ni au-dessus du ciel, ni aux anges, ni aux кtres les plus parfaits.
Elle traverse toutes les crйatures, et ne peut arrкter son coeur qu’elle ne se
soit rendue jusqu’au trфne de Dieu, dans lequel elle commence а trouver son
repos et ce bien qui est tel qu’il n’y a rien de plus aimable, et qu’il ne peut
lui кtre фtй que par son propre consentement Car encore qu’elle ne sente pas
ces charmes dont Dieu rйcompense l’habitude dans la piйtй, elle comprend
nйanmoins que les crйatures ne peuvent кtre plus aimables que le Crйateur, et
sa raison aidйe de la lumiиre de la grвce lui fait connaоtre qu’il n’y a rien
de plus aimable que Dieu et qu’il ne peut кtre фtй qu’а ceux qui le rejettent,
puisque c’est le possйder que de le dйsirer, et que le refuser c’est le perdre. Ainsi elle se rйjouit d’avoir
trouvй un bien qui ne peut lui кtre ravi tant qu’elle le dйsirera, et qui n’a
rien au-dessus de soi. Et dans ces rйflexions nouvelles elle entre dans la vue
des grandeurs de son Crйateur, et dans des humiliations et des adorations pro
fondes. Elle s’anйantit en consйquence et ne pouvant former d’elle-mкme une
idйe assez basse, ni en concevoir une assez relevйe de ce bien souverain, elle
fait de nouveaux efforts pour se rabaisser jusqu’aux derniers abоmes du nйant,
en considйrant Dieu dans des immensitйs qu’elle multiplie sans cesse ;
enfin dans cette conception, qui йpuise ses forces, elle l’adore en silence,
elle se considиre comme sa vile et inutile crйature, et par ses respects
rйitйrйs l’adore et le bйnit, et voudrait а jamais le bйnir et l’adorer.
Ensuite elle reconnaоt la grвce qu’il lui a faite de manifester son infinie
majestй а un si chйtif vermisseau ; et aprиs une ferme rйsolution d’en
кtre йternellement reconnaissante, elle entre en confusion d’avoir prйfйrй tant
de vanitйs а ce divin maоtre, et dans un esprit de componction et de pйnitence,
elle a recours а sa pitiй, pour arrкter sa colиre dont l’effet lui paraоt
йpouvantable dans la vue de ces immensitйs... Elle fait d’ardentes priиres а
Dieu pour obtenir de sa misйricorde que comme il lui a plu de se dйcouvrir а
elle, il lui plaise la conduire et lui faire connaоtre les moyens d’y arriver.
Car comme c’est а Dieu qu’elle aspire, elle aspire encore а n’y arriver que par
des moyens qui viennent de Dieu mкme, parce qu’elle veut qu’il soit lui-mкme
son chemin, son objet et sa derniиre fin. Ensuite de ces priиres, elle commence
d’agir, et cherche entre ceux… Elle commence а connaоtre Dieu,
et dйsire d’y arriver ; mais comme elle ignore les moyens d’y parvenir, si
son dйsir est sincиre et vйritable, elle fait la mкme chose qu’une personne qui
dйsirant arriver en quelque lieu, ayant perdu le chemin, et connaissant son
йgarement, aurait recours а ceux qui sauraient parfaitement ce chemin et … Elle se rйsout de conformer а ses
volontйs le reste de sa vie ; mais comme sa faiblesse naturelle, avec
l’habitude qu’elle a aux pйchйs oщ elle a vйcu, l’ont rйduite dans
l’impuissance d’arriver а cette fйlicitй, elle implore de sa misйricorde les
moyens d’arriver а lui, de s’attacher а lui, d’y adhйrer йternellement… Ainsi elle reconnaоt qu’elle doit
adorer Dieu comme crйature, lui rendre grвce comme redevable, lui satisfaire
comme coupable, le prier comme indigente. Entretien de M. Pascal et de M.
de Sacy, sur la lecture d’Epictиte et de Montaigne M. Pascal vint aussi, en ce
temps-lа, demeurer а Port-Royal-des-Champs. Je ne m’arrкte point а dire qui
йtait cet homme, que non seulement toute la France, mais toute l’Europe a
admirй. Son esprit toujours vif, toujours agissant, йtait d’une йtendue, d’une
йlйvation, d’une fermetй, d’une pйnйtration et d’une nettetй au-delа de ce
qu’on peut croire. Il n’y avait point d’homme habile dans les mathйmatiques qui
ne lui cйdвt : tйmoin l’histoire de la roulette fameuse, qui йtait alors
l’entretien de tous les savants. On sait qu’il semblait animer le cuivre et
donner de l’esprit а l’airain. Il faisait que de petites roues sans raison, oщ
йtaient sur chacune les dix premiers chiffres rendaient raison aux personnes
les plus raisonnables, et il faisait en quelque sorte parler les machines
muettes, pour rйsoudre en jouant les difficultйs des nombres qui arrкtaient les
plus savants : ce qui lui coыta tant d’application et d’effort d’esprit
que, pour monter cette machine au point oщ tout le monde l’admirait, et que
j’ai vue de mes yeux, il en eut lui mкme la tкte dйmontйe pendant plus de trois
ans. Cet homme admirable, enfin йtant touchй de Dieu, soumit cet esprit si
йlevй au doux joug de Jйsus-Christ, et ce coeur si noble et si grand embrassa
avec humilitй la pйnitence. Il vint а Paris se jeter entre les bras de M.
Singlin, rйsolu de faire tout ce qu’il lui ordonnerait. M. Singlin crut, en voyant ce
grand gйnie, qu’il ferait bien de l’envoyer а Port-Royal-des-Champs, oщ M.
Arnauld lui prкterait le collet en ce qui regardait les hautes sciences, et oщ
M. de Saci lui apprendrait а les mйpriser. Il vint donc demeurer а Port-Royal.
M. de Saci ne put se dispenser de le voir par honnкtetй, surtout en ayant йtй
priй par M. Singlin ; mais les lumiиres saintes qu’il trouvait dans
l’Йcriture et dans les Pиres lui firent espйrer qu’il ne serait point йbloui
par tout le brillant de M. Pascal qui charmait nйanmoins et qui enlevait tout
le monde. Il trouvait en effet tout ce
qu’il disait fort juste. Il avouait avec plaisir la force de son esprit et de
ses discours. Mais il n’y avait rien de nouveau : tout ce que M. Pascal
lui disait de grand, il l’avait vu avant lui dans saint Augustin ; et,
faisant justice а tout le monde, il disait : « M. Pascal est
extrкmement estimable en ce que, n’ayant point lu les Pиres de l’Eglise, il
avait de lui-mкme, par la pйnйtration de son esprit trouvй les mкmes vйritйs
qu’ils avaient trouvйes. Il les trouve surprenantes, disait-il, parce qu’il ne
les a vues en aucun endroit ; mais pour nous, nous sommes accoutumйs а les
voir de tous cфtйs dans nos livres. » Ainsi, ce sage ecclйsiastique
trouvant que les anciens n’avaient pas moins de lumiиre que les nouveaux, il
s’y tenait, et estimait beaucoup M. Pascal de ce qu’il se rencontrait en toutes
choses avec saint Augustin. La conduite ordinaire de M. de
Saci, en entretenant les gens, йtait de proportionner ses entretiens а ceux а
qui il parlait. S’il voyait par exemple M. Champaigne, il parlait avec lui de
la peinture. S’il voyait M. Hamon, il l’entretenait de la mйdecine. S’il voyait
le chirurgien du lieu, il le questionnait sur la chirurgie. Ceux qui cultivaient
la vigne, ou les arbres, ou les grains, lui disaient tout ce qu’il y fallait
observer. Tout lui servait pour passer aussitфt а Dieu et pour y faire passer
les autres. Il crut donc devoir mettre M. Pascal sur son fonds, de lui parler
des lectures de philosophie dont il s’occupait le plus. Il le mit sur ce sujet
aux premiers entretiens qu’ils eurent ensemble. M. Pascal lui dit que ses
livres les plus ordinaires avaient йtй Йpictиte et Montaigne, et il lui fit de
grands йloges de ces deux esprits. M. de Saci, qui avait toujours cru devoir
peu lire ces auteurs, pria M. Pascal de lui en parler а fond. « Йpictиte, lui dit-il, est
un des philosophes du monde qui aient mieux connu les devoirs de l’homme. Il
veut avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet ;
qu’il soit persuadй qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette а
lui de bon coeur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant
rien qu’avec une trиs grande sagesse : qu’ainsi, cette disposition arrкtera
toutes les plaintes et tous les murmures, et prйparera son esprit а souffrir
paisiblement tous les йvйnements les plus fвcheux. Ne dites jamais,
dit-il : « J’ai perdu cela » ; dites plutфt :
« Je l’ai rendu. Mon fils est mort, je l’ai rendu. Ma femme est morte, je
l’ai rendue. » Ainsi des biens et de tout le reste. « Mais celui qui
me l’фte est un mйchant homme », dites-vous. De quoi vous mettez-vous en
peine, par qui celui qui vous l’a prкtй vous le redemande ? Pendant qu’il
vous en permet l’usage, ayez-en soin comme d’un bien qui appartient а autrui,
comme un homme qui fait voyage se regarde dans une hфtellerie. Vous ne devez
pas, dit-il, dйsirer que ces choses qui se font se fassent comme vous le
voulez ; mais vous devez vouloir qu’elles se fassent comme elles se, font.
Souvenez-vous, dit-il ailleurs, que vous кtes ici comme un acteur, et que vous
jouez le personnage d’une comйdie, tel qu’il plaоt au maоtre de vous le donner.
S’il vous le donne court, jouez-le court ; s’il vous le donne long,
jouez-le long, s’il veut que vous contrefassiez le gueux, vous le devez faire
avec toute la naпvetй qui vous sera possible ; ainsi du reste. C’est votre
fait de jouer bien le personnage qui vous est donnй, mais de le choisir, c’est
le fait d’un autre. Ayez tous les jours devant les yeux la mort et les maux qui
semblent les plus insupportables et jamais vous ne penserez rien de bas, et ne
dйsirerez rien avec excиs. « Il montre aussi en mille
maniиres ce que doit faire l’homme. Il veut qu’il soit humble, qu’il cache ses
bonnes rйsolutions, surtout dans les commencements, et qu’il les accomplisse en
secret : rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse
point de rйpйter que toute l’йtude et le dйsir de l’homme doit кtre de
reconnaоtre la volontй de Dieu et de la suivre. « Voilа, Monsieur, dit M.
Pascal а M. de Saci, les lumiиres de ce grand esprit qui a si bien connu les
devoirs de l’homme. J’ose dire qu’il mйriterait d’кtre adorй, s’il avait aussi
bien connu son impuissance puisqu’il fallait кtre Dieu pour apprendre l’un et
l’autre aux hommes. Aussi comme il йtait terre et cendre, aprиs avoir si bien
compris ce qu’on doit, voici comment il se perd dans la prйsomption de ce qu’on
peut. Il dit que Dieu a donnй а l’homme les moyens de s’acquitter de toutes ses
obligations, que ces moyens sont en notre puissance ; qu’il faut chercher
la fйlicitй par les choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a
donnйes а cette fin ; qu’il faut voir ce qu’il y a en nous de libre ;
que les biens, la vie, l’estime ne sont pas en notre puissance, et ne mиnent
donc pas а Dieu, mais que l’esprit ne peut кtre forcй de croire ce qu’il sait
кtre faux, ni la volontй d’aimer ce qu’elle sait qui la rend malheureuse ;
que ces deux puissances sont donc libres, et que c’est par elles que nous
pouvons nous rendre parfaits ; que l’homme peut par ces puissances
parfaitement connaоtre Dieu, l’aimer, lui obйir, lui plaire, se guйrir de tous
ses vices acquйrir toutes les vertus, se rendre saint ainsi et compagnon de
Dieu. Ces principes d’une superbe diabolique le conduisent а d’autres erreurs,
comme : que l’вme est une portion de la substance divine, que la douleur
et la mort ne sont pas des maux ; qu’on peut se tuer quand on est si
persйcutй qu’on doit croire que Dieu appelle ; et d’autres. « Pour Montaigne, dont vous
voulez aussi, Monsieur, que je vous parle, йtant nй dans un Йtat chrйtien, il
fait profession de la religion catholique, et en cela il n’a rien de
particulier. Mais comme il a voulu chercher quelle morale la raison devrait
dicter sans la lumiиre de la foi, il a pris ses principes dans cette
supposition ; et ainsi en considйrant l’homme destituй de toute
rйvйlation, il discourt en cette sorte. Il met toutes choses dans un doute
universel et si gйnйral, que ce doute s’emporte soi-mкme, c’est-а-dire s’il
doute, et doutant mкme de cette derniиre supposition, son incertitude roule sur
elle-mкme dans un cercle perpйtuel et sans repos ; s’opposant йgalement а
ceux qui assurent que tout est incertain et а ceux qui assurent que tout ne l’est
pas, parce qu’il ne veut rien assurer. C’est dans ce doute qui doute de soi et
dans cette ignorance qui s’ignore, et qu’il appelle sa maоtresse forme, qu’est
l’essence de son opinion, qu’il n’a pu exprimer par aucun terme positif. Car,
s’il dit qu’il doute, il se trahit en assurant au moins qu’il doute ; ce
qui йtant formellement contre son intention, il n’a pu s’expliquer que par
interrogation ; de sorte que, ne voulant pas dire : « Je ne
sais », il dit : « Que sais- je ? » dont il fait sa
devise, en la mettant sous des balances qui, pesant les contradictoires se
trouvent dans un parfait йquilibre : c’est-а-dire qu’il est pur
pyrrhonien. Sur ce principe roulent tous ses discours et tous ses Essais ;
et c’est la seule chose qu’il prйtend bien йtablir, quoiqu’il ne fasse pas
toujours remarquer son intention. Il y dйtruit insensiblement tout ce qui passe
pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour йtablir le contraire avec
une certitude de laquelle seule il est ennemi, mais pour faire voir seulement
que, les apparences йtant йgales de part et d’autre, on ne sait oщ asseoir sa
crйance Dans cet esprit il se moque de
toutes les assurances : par exemple, il combat ceux qui ont pensй йtablir
dans la France un grand remиde contre les procиs par la multitude et par la
prйtendue justesse des lois : comme si l’on pouvait couper les racines des
doutes d’oщ naissent les procиs, et qu’il y eыt des digues qui pussent arrкter
le torrent de l’incertitude et captiver les conjectures ! C’est lа que,
quand il dit qu’il vaudrait autant soumettre sa cause au premier passant, qu’а
des juges armйs de ce nombre d’ordonnances, il ne prйtend pas qu’on doive
changer l’ordre de l’Йtat, il n’a pas tant d’ambition ; ni que son avis
soit meilleur, il n’en croit aucun de bon. C’est seulement pour prouver la
vanitй des opinions les plus reзues, montrant que l’exclusion de toutes lois
diminuerait plutфt le nombre des diffйrends que cette multitude de lois qui ne
sert qu’а l’augmenter, parce que les difficultйs croissent а mesure qu’on les pиse,
que les obscuritйs se multiplient par le commentaire, et que le plus sыr moyen
pour entendre le sens d’un discours est de ne le pas examiner et de le prendre
sur la premiиre apparence : si peu qu’on l’observe, toute la clartй se
dissipe. Aussi il juge а l’aventure de toutes les actions des hommes et des
points d’histoire, tantфt d’une maniиre, tantфt d’une autre, suivant librement
sa premiиre vue, et sans contraindre sa pensйe sous les rиgles de la raison,
qui n’a que de fausses mesures, ravi de montrer par son exemple les
contrariйtйs d’un mкme esprit. Dans ce gйnie tout libre, il lui est entiиrement
йgal de l’emporter ou non dans la dispute, ayant toujours, par l’un et l’autre
exemple, un moyen de faire voir la faiblesse des opinions ; йtant portй
avec tant d’avantage dans ce doute universel, qu’il s’y fortifie йgalement par
son triomphe et par sa dйfaite. « C’est dans cette assiette,
toute flottante et chancelante qu’elle est, qu’il combat avec une fermetй
invincible les hйrйtiques de son temps, sur ce qu’ils s’assuraient de connaоtre
seuls le vйritable sens de l’Йcriture et c’est de lа encore qu’il foudroie plus
vigoureusement l’impiйtй horrible de ceux qui osent assurer que Dieu n’est
point. Il les entreprend particuliиrement dans l’Apologie de Raymond de
Sebonde ; et les trouvant dйpouillйs volontairement de toute rйvйlation,
et abandonnйs а leurs lumiиres naturelles, toute foi mise а part, il les
interroge de quelle autoritй ils entreprennent de juger de cet Кtre souverain
qui est infini par sa propre dйfinition, eux qui ne connaissent vйritablement
aucunes choses de la nature ! Il leur demande sur quels principes ils
s’appuient ; il les presse de les montrer. Il examine tous ceux qu’ils
peuvent produire et y pйnиtre si avant, par le talent oщ il excelle, qu’il
montre la vanitй de tous ceux qui passent pour les plus naturels et les plus
fermes. Il demande si l’вme connaоt quelque chose ; si elle se connaоt
elle-mкme ; si elle est substance ou accident, corps ou esprit, ce que
c’est que chacune de ces choses, et s’il n’y a rien qui ne soit de l’un de ces
ordres, si elle connaоt son propre corps ; ce que c’est que matiиre ;
si elle peut discerner entre l’innombrable variйtй des corps, quand on en a
produit ; comment elle peut raisonner, si elle est matйrielle ; et
comment peut-elle кtre unie а un corps particulier et en ressentir les
passions, si elle est spirituelle ; quand a-t-elle commencй d’кtre ;
avec le corps ou devant ; si elle finit avec lui ou non ; si elle ne
se trompe jamais ; si elle sait quand elle erre, vu que l’essence de la
mйprise consiste а ne le pas con naоtre ; si dans ces obscurcissements
elle ne croit pas aussi fermement que deux et trois font six qu’elle sait
ensuite que c’est cinq ; si les animaux raisonnent, pensent, parlent ;
et qui peut dйcider ce que c’est que le temps, ce que c’est que l’espace ou
йtendue, ce que c’est que le mouvement, ce que c’est que l’unitй, qui sont
toutes choses qui nous environnent et entiиrement inexplicables ; ce que
c’est que la santй, maladie, mort, bien, mal, justice, pйchй dont nous parlons
а toute heure ; si nous avons en nous des principes du vrai et si ceux que
nous croyons, et qu’on appelle axiomes ou notions communes, parce qu’elles sont
communes dans tous les hommes, sont conformes а la vйritй essentielle, et
puisque nous ne savons que par la seule foi qu’un Кtre tout bon nous les a
donnйs vйritables, en nous crйant pour connaоtre la vйritй qui saura sans cette
lumiиre si, йtant formйs а l’aventure, ils ne sont pas incertains, ou si, йtant
formйs par un кtre faux et mйchant, il ne nous les a pas donnйs faux afin de
nous sйduire, montrant par lа que Dieu et le vrai sont insйparables, et que si
l’un est ou n’est pas, s’il est incertain ou certain l’autre est nйcessairement
de mкme. Qui sait donc si le sens commun, que nous prenons pour juge du vrai,
en a l’кtre de celui qui l’a crйй ? De plus, qui sait ce que c’est que
vйritй, et comment peut-on s’assurer de l’avoir sans la connaоtre ? Qui
sait mкme ce que c’est qu’кtre qu’il est impossible de dйfinir, puisqu’il n’y a
rien de plus gйnйral, et qu’il faudrait, pour l’expliquer, se servir d’abord de
ce mot-lа mкme, en disant : C’est, кtre... ? Et puisque nous ne
savons ce que c’est qu’вme, corps, temps, espace, mouvement, vйritй bien ni
mкme кtre, ni expliquer l’idйe que nous nous en formons comment nous
assurons-nous qu’elle est la mкme dans tous les hommes, vu que nous n’en avons
d’autre marque que l’uniformitй des consйquences, qui n’est pas toujours un
signe de celle des principes ? car ils peuvent bien кtre diffйrents et
conduire nйanmoins aux mкmes conclusions chacun sachant que le vrai se conclut
souvent du faux. « Enfin il examine si
profondйment les sciences, et la gйomйtrie, dont il montre l’incertitude dans
les axiomes et dans les termes qu’elle ne dйfinit point comme d’йtendue, de
mouvement, etc., et la physique en bien plus de maniиres, et la mйdecine en une
infinitй de faзons, et l’histoire, et la politique, et la morale, et la
jurisprudence et le reste, de telle sorte qu’on demeure convaincu que nous ne
pensons pas mieux а prйsent que dans quelque songe dont nous ne nous йveillons
qu’а la mort, et pendant lequel nous avons aussi peu les principes du vrai que
durant le sommeil naturel. C’est ainsi qu’il gourmande si fortement et si
cruellement la raison dйnuйe de la foi, que lui faisant douter si elle est
raisonnable, et si les animaux le sont ou non, ou plus ou moins, il la fait
descendre de l’excellence qu’elle s’est attribuйe, et la met par grвce en
parallиle avec les bкtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre jusqu’а ce
qu’elle soit instruite par son Crйateur mкme de son rang qu’elle ignore, la
menaзant si elle gronde de la mettre au-dessous de tout ce qui est aussi facile
que le contraire ; et ne lui donnant pouvoir d’agir cependant que pour
remarquer sa faiblesse avec une humilitй sincиre, au lieu de s’йlever par une
sotte insolence. » M. de Saci se croyant vivre dans
un nouveau pays et entendre une nouvelle langue, il se disait en lui-mкme les
paroles de saint Augustin : « Ф Dieu de vйritй ! ceux qui savent
ces subtilitйs de raisonnement vous sont-ils pour cela plus
agrйables ? » Il plaignait ce philosophe qui se piquait et se
dйchirait de toutes parts des йpine qu’il se formait, comme saint Augustin dit
de lui-mкme quand il йtait en cet йtat. Aprиs donc une assez longue patience,
il dit а M. Pascal : « Je vous suis obligй,
monsieur : je suis sыr que si j’avais longtemps lu Montaigne, je ne le
connaоtrais pas autant que je fais depuis cet entretien que je viens d’avoir
avec vous. Cet homme devrait souhaiter qu’on ne le connыt que par les rйcits
que vous faites de ses йcrits ; et il pourrait dire avec saint
Augustin : Ibi me vide, attende. Je crois assurйment que cet homme avait
de l’esprit ; mais je ne sais si vous ne lui en prкtez pas un peu plus
qu’il n’en a, par cet enchaоnement si juste que vous faites de ses principes.
Vous pouvez juger qu’ayant passй ma vie comme j’ai fait, on m’a peu conseillй
de lire cet auteur, dont tous les ouvrages n’ont rien de ce que nous devons
principalement rechercher dans nos lectures, selon la rиgle de saint Augustin,
parce que ses paroles ne paraissent pas sortir d’un grand fonds d’humilitй et
de piйtй. On pardonnerait а ces philosophes d’autrefois, qu’on nommait
acadйmiciens, de mettre tout dans le doute. Mais qu’avait besoin Montaigne de
s’йgayer l’esprit en renouvelant une doctrine qui passe maintenant aux
Chrйtiens pour une folie ? C’est le jugement que saint Augustin fait de
ces personnes. Car on peut dire aprиs lui de Montaigne... « Il met dans
tout ce qu’il dit la foi а part, ainsi nous, qui avons la foi, devons de mкme
mettre а part tout ce qu’il dit. » Je ne blвme point l’esprit de cet
auteur, qui est un grand don de Dieu ; mais il pouvait s’en servir mieux,
et en faire plutфt un sacrifice а Dieu qu’au dйmon. A quoi sert un : bien,
quand on en use si mal ? Quid proderat, etc. ? dit de lui-mкme ce
saint docteur avant sa conversion. Vous кtes heureux, monsieur, de vous кtre
йlevй au dessus de ces personnes qu’on appelle des docteurs plongйs dans l’ivresse
de la science, mais qui ont le coeur vide de vйritй. Dieu a rйpandu dans votre
coeur d’autres douceurs et d’autres attraits que ceux que vous trouviez dans
Montaigne. Il vous a rappelй de ce plaisir dangereux, a jucundidate pestifera,
dit saint Augustin, qui rend grвces а Dieu de ce qu’il a pardonnй les pйchйs
qu’il avait commis en goыtant trop la vanitй. Saint Augustin est d’autant plus
croyable en cela, qu’il йtait autrefois dans ces sentiments ; et comme
vous dites de Montaigne que c’est par ce doute universel qu’il combat les
hйrйtiques de son temps, ce fut aussi par ce mкme doute des acadйmiciens que
saint Augustin quitta l’hйrйsie des Manichйens. Depuis qu’il fut а Dieu, il
renonзa а ces vanitйs qu’il appelle sacrilиge, et fit ce qu’il dit de quelques
autres. Il reconnut avec quelle sagesse saint Paul nous avertit de nous pas
laisser sйduire par ces discours. Car il avoue qu’il y a en cela un certain
agrйment qui enlиve : on croit quelquefois les choses vйritables,
seulement parce qu’on les dit йloquemment. Ce sont des viandes dangereuses,
dit-il, mais que l’on sert dans de beaux plats, mais ces viandes, au lieu de
nourrir le coeur, elles le vident. On ressemble alors а des gens qui dorment,
et qui croient manger en dormant : ces viandes imaginaires les laissent
aussi vides qu’ils йtaient. » M. de Saci dit а M. Pascal
plusieurs choses semblables : sur quoi M. Pascal lui dit que s’il lui
faisait compliment de bien possйder Montaigne et de le savoir bien tourner il
pouvait lui dire sans compliment qu’il possйdait bien mieux saint Augustin, et
qu’il le savait bien mieux tourner, quoique peu avantageusement pour le pauvre
Montaigne. Il lui tйmoigna кtre extrкmement йdifiй de la soliditй de tout ce
qu’il venait de lui reprйsenter ; cependant, йtant encore tout plein de
son auteur, il ne put se retenir et lui dit : « Je vous avoue, Monsieur,
que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si
invinciblement froissйe par ses propres armes, et cette rйvolte si sanglante de
l’homme contre l’homme, qui, de la sociйtй avec Dieu, oщ il s’йlevait par les
maximes [de sa faible raison], le prйcipite dans la nature des bкtes ; et
j’aurais aimй de tout mon coeur le ministre d’une si grande vengeance, si,
йtant disciple de l’Eglise par la foi, il eыt suivi les rиgles de la morale, en
portant les hommes, qu’il avait si utilement humiliйs, a ne pas irriter par de
nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer des crimes qu’il les a convaincus
de ne pouvoir pas seulement connaоtre. « Mais il agit au contraire
en paпen de cette sorte. De ce principe, dit-il, que hors de la foi tout est
dans l’incertitude, et considйrant combien il y a que l’on cherche le vrai et
le bien sans aucun progrиs vers la tranquillitй, il conclut qu’on en doit
laisser le soin aux autres, et demeurer cependant en repos, coulant lйgиrement
sur les sujets de peur d’y enfoncer en appuyant ; et prendre le vrai et le
bien sur la premiиre apparence, sans les presser, parce qu’ils sont si peu
solides que, quelque peu qu’on serre la main, ils s’йchappent entre les doigts
et les laissent vides. C’est pourquoi il suit le rapport des sens et les
notions communes, parce qu’il faudrait qu’il se fоt violence pour les dйmentir,
et qu’il ne sait s’il gagnerait, ignorant oщ est le vrai. Ainsi il fuit la douleur
et la mort, parce que son instinct l’y pousse, et qu’il ne veut pas rйsister
par la mкme raison, mais sans en conclure que ce soient de vйritables maux, ne
se fiant pas trop а ces mouvements naturels de crainte, vu qu’on en sent
d’autres de plaisir qu’on dit кtre mauvais, quoique la nature parle au
contraire. Ainsi, il n’a rien d’extravagant dans sa conduite, il agit comme les
autres ; et tout ce qu’ils font dans la sotte pensйe qu’ils suivent le
vrai bien, il le fait par un autre principe, qui est que les vraisemblances
йtant pareilles d’un et d’autre cфtй l’exemple et la commoditй sont les
contrepoids qui l’entraоnent. « Il suit donc les moeurs de
son pays parce que la coutume l’emporte : il monte sur son cheval, comme
un qui ne serait pas philosophe, parce qu’il le souffre mais sans croire que ce
soit de droit, ne sachant pas si cet animal n’a pas au contraire celui de se
servir de lui. Il se fait aussi quelque violence pour йviter certains
vices ; et mкme il garde la fidйlitй au mariage, а cause de la peine qui
suit les dйsordres ; mais si celle qu’il prendrait surpasse celle qu’il
йvite, il y demeure en repos, la rиgle de son action йtant en tout la commoditй
et la tranquillitй. Il rejette donc bien loin cette vertu stoпque qu’on peint
avec une mine sйvиre, un regard farouche, des cheveux hйrissйs, le front ridй
et en sueur, dans une posture pйnible et tendue, loin des hommes, dans un morne
silence, et seul sur la pointe d’un rocher : fantфme, а ce qu’il dit,
capable d’effrayer les enfants, et qui ne fait lа autre chose, avec un travail
continuel, que de chercher le repos, oщ elle n’arrive jamais. La sienne est
naпve, familiиre, plaisante, enjouйe, et pour ainsi dire folвtre ; elle
suit ce qui la charme, et badine nйgligemment des accidents bons ou mauvais,
couchйe mollement dans le sein de l’oisivetй tranquille d’oщ elle montre aux
hommes qui cherchent la fйlicitй avec tant de peine, que c’est lа seulement oщ
elle repose, et que l’ignorance et l’in curiositй sont deux doux oreillers pour
une tкte bien faite, comme il dit lui-mкme. « Je ne puis pas vous
dissimuler, Monsieur, qu’en lisant cet auteur et le comparant avec Йpictиte,
j’ai trouvй qu’ils йtaient assurйment les deux plus grands dйfenseurs des deux
plus cйlиbres sectes du monde, et les seules conformes а la raison, puisqu’on
ne peut suivre qu’une de ces deux routes, savoir : ou qu’il y a un Dieu,
et lors il y place son souverain bien, ou qu’il est incertain, et qu’alors le
vrai bien l’est aussi, puis qu’il en est incapable. « J’ai pris un plaisir extrкme
а remarquer dans ces divers raisonnements en quoi les uns et les autres sont
arrivйs а quelque conformitй avec la sagesse vйritable qu’ils ont essayй de
connaоtre. Car, s’il est agrйable d’observer dans la nature le dйsir qu’elle a
de peindre Dieu dans tous ses ouvrages, oщ l’on en voit quelque caractиre parce
qu’ils en sont les images, combien est-il plus juste de considйrer dans les
productions des esprits les efforts qu’ils font pour imiter la vertu
essentielle, mкme en la fuyant, et de remarquer en quoi ils y arrivent et en
quoi ils s’en йgarent, comme j’ai tвchй de faire dans cette йtude ! « Il est vrai, Monsieur, que
vous venez de me faire voir admirablement le peu d’utilitй que les Chrйtiens
peuvent retirer de ces йtudes philosophiques. Je ne laisserai pas, nйanmoins,
avec votre permission, de vous dire encore ma pensйe, prкt nйanmoins de
renoncer а toutes les lumiиres qui ne viendront point de vous : en quoi
j’aurai l’avantage, ou d’avoir rencontre la vйritй par bonheur, ou de la
recevoir de vous avec assurance. Il me semble que la source des erreurs de ces
deux sectes est de n’avoir pas su que l’йtat de l’homme а prйsent diffиre de
celui de sa crйation, de sorte que l’un remarquant quelques traces de sa
premiиre grandeur, et ignorant sa corruption, a traitй la nature comme saine et
sans besoin de rйparateur, ce qui le mиne au comble de la superbe ; au
lieu que l’autre, йprouvant la misиre prйsente et ignorant la premiиre dignitй,
traite la nature comme nйcessairement infirme et irrйparable, ce qui le
prйcipite dans le dйsespoir d’arriver а un vйritable bien, et de lа dans une
extrкme lвchetй. Ainsi ces deux йtats qu’il fallait connaоtre ensemble pour
voir toute la vйritй, йtant connus sйparйment, conduisent nйcessairement а l’un
de ces deux vices, d’orgueil et de paresse, oщ sont infailliblement tous les
hommes avant la grвce puisque s’ils ne demeurent dans leurs dйsordres par
lвchetй, ils en sortent par vanitй, tant il est vrai ce que vous venez de me
dire de saint Augustin, et que je trouve d’une grande йtendue. Car en effet on
leur rend hommage en bien des maniиres. « C’est donc de ces lumiиres
imparfaites qu’il arrive que l’un, connaissant les devoirs de l’homme et
ignorant son impuissance, se perd dans la prйsomption, et que l’autre,
connaissant l’impuissance et non le devoir, il s’abat dans la lвchetй ;
d’oщ il semble que, puisque l’un conduit а la vйritй, l’autre а l erreur, l’on
formerait en les alliant une morale parfaite. Mais, au lieu de cette paix, il
ne rйsulterait de leur assemblage qu’une guerre et qu’une destruction
gйnйrale : car l’un йtablissant la certitude, l’autre le doute, l’un la
grandeur de l’homme, l’autre sa faiblesse, ils ruinent la vйritй aussi bien que
les faussetйs l’un de l’autre. De sorte qu’ils ne peuvent subsister seuls а
cause de leurs dйfauts, ni s’unir а cause de leurs oppositions et qu’ainsi ils
se brisent et s’anйantissent pour faire place а la vйritй de l’Йvangile. C’est
elle qui accorde les contrariйtйs par un art tout divin, et, unissant tout ce
qui est de vrai et chassant tout ce qui est de faux elle en fait une sagesse
vйritablement cйleste oщ s’accordent ces opposйs qui йtaient incompatibles dans
ces doctrines humaines. Et la raison en est que ces sages du monde placent les
contraires dans un mкme sujet ; car l’un attribuait la grandeur а la
nature et l’autre la faiblesse а cette mкme nature, ce qui ne pouvait
subsister ; au lieu que la foi nous apprend а les mettre en des sujets
diffйrents : tout ce qu’il y a d’infirme appartenant а la nature, tout ce
qu’il y a de puissant appartenant а la grвce. Voilа l’union йtonnante et
nouvelle que Dieu seul pouvait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui
n’est qu’une image et qu’un effet de l’union ineffable de deux natures dans la
seule personne d’un Homme-Dieu. « Je vous demande pardon,
Monsieur, dit M. Pascal а M. de Saci, de m’emporter ainsi devant vous dans la
thйologie, au lieu de demeurer dans la philosophie qui йtait seule mon
sujet ; mais il m’y a conduit insensiblement ; et il est difficile de
n’y pas entrer, quelque vйritй qu’on traite, parce qu’elle est le centre de
toutes les vйritйs ; ce qui paraоt ici parfaitement, puisqu’elle enferme
si visiblement toutes celles qui se trouvent dans ces opinions. Aussi je ne
vois pas comment aucun d’eux pourrait refuser de la suivre. Car s’ils sont
pleins de la pensйe de la grandeur de l’homme qu’ont-ils imaginй qui ne cиde
aux promesses de l’Йvangile, qui ne sont autre chose que le digne prix de la
mort d’un Dieu ? Et s’ils se plaisaient а voir l’infirmitй de la nature
leurs idйes n’йgalent plus celles de la vйritable faiblesse du pйchй, dont la
mкme mort a йtй le remиde. Ainsi tous y trouvent plus qu’ils n’ont dйsirй et ce
qui est admirable, ils s’y trouvent unis, eux qui ne pouvaient s’allier dans un
degrй infiniment infйrieur. » M. de Saci ne put s’empкcher de
tйmoigner а M. Pascal qu’il йtait surpris comment il savait tourner les choses,
mais il avoua en mкme temps que tout le monde n’avait pas le secret comme lui
de faire des lectures des rйflexions si sages et si йlevйes. Il lui dit qu’il
ressemblait а ces mйdecins habiles qui, par la maniиre adroite de prйparer les
plus grands poisons, en savent tirer les plus grands remиdes. Il ajouta que,
quoiqu’il vоt bien, parce qu’il venait de lui dire, que ces lectures lui
йtaient utiles, il ne pouvait pas croire nйanmoins qu’elles fussent
avantageuses а beaucoup de gens dont l’esprit se traоnerait un peu, et n’aurait
pas assez d’йlйvation pour lire ces auteurs et en juger, et savoir tirer les
perles du milieu du fumier aurum ex stercore, disait un Pиre. Ce qu’on pouvait
bien plus dire de ces philosophes, dont le fumier, par sa noire fumйe, pouvait
obscurcir la foi chancelante de ceux qui les lisent. C’est pourquoi il
conseillerait toujours а ces personnes de ne pas s’exposer lйgиrement а ces
lectures, de peur de se perdre avec ces philosophes et de devenir l’objet des
dйmons et la pвture des vers, selon le langage de l’Йcriture, comme ces
philosophes. l’ont йtй. « Pour l’utilitй de ces
lectures, dit M. Pascal, je vous dirai fort simplement ma pensйe. Je trouve
dans Йpictиte un art incomparable pour troubler le repos de ceux qui le
cherchent dans les choses extйrieures et pour les forcer а reconnaоtre qu’ils
sont de vйritables esclaves et de misйrables aveugles ; qu’il est impossible
qu’ils trouvent autre chose que l’erreur et la douleur qu’ils fuient, s’ils ne
se donnent sans rйserve а Dieu seul. Montaigne est incomparable pour confondre
l’orgueil de ceux qui, hors la foi, se piquent d’une vйritable justice ;
pour dйsabuser ceux qui s’attachent а leurs opinions, et qui croient trouver
dans les sciences des vйritйs inйbranlables ; et pour convaincre si bien
la raison de son peu de lumiиre et de ses йgarements, qu’il est difficile,
quand on fait un bon usage de ses principes, d’кtre tentй de trouver des
rйpugnances dans les mystиres : car l’esprit en est si battu, qu’il est
bien йloignй de vouloir juger si l’incarnation ou le mystиre de l’Eucharistie
sont possibles ; ce que les hommes du commun n’agitent que trop souvent. « Mais si Йpictиte combat la
paresse, il mиne а l’orgueil, de sorte qu’il peut кtre trиs nuisible а ceux qui
ne sont pas persuadйs de la corruption de la plus par faite justice qui n’est
pas de la foi. Et Montaigne est absolument pernicieux а ceux qui ont quelque
pente а l’impiйtй et aux vices. C’est pourquoi ces lectures doivent кtre
rйglйes avec beaucoup de soin, de discrйtion et d’йgard а la condition et aux
moeurs de ceux а qui on les conseille. Il me semble seulement qu’en les
joignant ensemble elles ne pourraient rйussir fort mal, parce que l’une
s’oppose au mal de l’autre : non qu’elles puissent donner la vertu, mais
seulement troubler dans les vices : l’вme se trouvant combattue par ces
contraires, dont l’un chasse l’orgueil et l’autre la paresse, et ne pouvant
reposer dans aucun de ces vices par ses raisonnements ni aussi les fuir
tous. » Ce fut ainsi que ces deux
personnes d’un si bel esprit s’accordиrent enfin au sujet de la lecture de ces
philosophes, et se rencontrиrent au mкme terme, oщ ils arrivиrent nйanmoins
d’une maniиre un peu diffйrente : M. de Saci y йtant arrivй tout d’un coup
par la claire vue du Christianisme, et M. Pascal n’y йtant arrivй qu’aprиs
beaucoup de dйtours en s’attachant aux principes de ces philosophes. Lorsque M. de Saci et tout Port-Royal-des-Champs
йtaient ainsi tout occupйs de la joie que causait la conversion et la vue de M.
Pascal et qu’on y admirait la force toute-puissante de la grвce qui, par une
misйricorde dont il y a peu d’exemples, avait si profondйment abaissй cet esprit
si йlevй de lui- mкme, etc. De l’esprit gйomйtrique On peut avoir trois principaux
objets dans l’йtude de la vйritй : l’un, de la dйcouvrir quand on la
cherche ; l’autre, de la dйmontrer quand on la possиde ; le dernier,
de la discerner d’avec le faux quand on l’examine. Je ne parle point du
premier : je traite particuliиrement du second, et il enferme le
troisiиme. Car, si l’on sait la mйthode de prouver la vйritй, on aura en mкme
temps celle de la discerner, puisqu’en examinant si la preuve qu’on en donne
est conforme aux rиgles qu’on connaоt, on saura si elle est exactement
dйmontrйe. La gйomйtrie, qui excelle en ces
trois genres, a expliquй l’art de dйcouvrir les vйritйs inconnues ; et
c’est ce qu’elle appelle analyse, et dont il serait inutile de discourir aprиs
tant d’excellents ouvrages qui ont йtй faits. Celui de dйmontrer les vйritйs
dйjа trouvйes, et de les йclaircir de telle sorte que la preuve en soit
invincible, est le seul que je veux donner ; et je n’ai pour cela qu’а
expliquer la mйthode que la gйomйtrie y observe : car elle l’enseigne
parfaitement par ses exemples, quoiqu’elle n’en produise aucun discours. Et
parce que cet art consiste en deux choses principales, l’une de prouver chaque
proposition en particulier, l’autre de disposer toutes les propositions dans le
meilleur ordre, j’en ferai deux sections, dont l’une contiendra les rиgles de
la conduite des dйmonstrations gйomйtriques, c’est- а-dire mйthodiques et
parfaites, et la seconde comprendra celles de l’ordre gйomйtrique, c’est-а-dire
mйthodique et accompli : de sorte que les deux ensemble enfermeront tout
ce qui sera nйcessaire pour la conduite du raisonnement а prouver et discerner
les vйritйs, les quelles j’ai dessein de donner entiиres. Je ne puis faire mieux entendre
la conduite qu’on doit garder pour rendre les dйmonstrations convaincantes,
qu’en expliquant celle que la gйomйtrie observe. Mais il faut auparavant que je
donne l’idйe d’une mйthode encore plus йminente et plus accomplie, mais oщ les
hommes ne sauraient jamais arriver : car ce qui passe la gйomйtrie nous
surpasse ; et nйanmoins il est nйcessaire d’en dire quelque chose,
quoiqu’il soit impossible de le pratiquer. Cette vйritable mйthode, qui
formerait les dйmonstrations dans la plus haute excellence, s’il йtait possible
d’y arriver, consisterait en deux choses principales : l’une, de
n’employer aucun terme dont on n’eыt auparavant expliquй nettement le
sens ; l’autre, de n’avancer jamais aucune proposition qu’on ne dйmontrвt
par des vйritйs dйjа connues ; c’est-а-dire, en un mot, а dйfinir tous les
termes et а prouver toutes les propositions. Mais, pour suivre l’ordre mкme que
j’explique, il faut que je dйclare ce que j’entends par dйfinition. On ne reconnaоt en gйomйtrie que
les seules dйfinitions que les logiciens appellent dйfinitions de nom,
c’est-а-dire que les seules impositions de nom aux choses qu’on a clairement
dйsignйes en termes parfaitement connus ; et je ne parle que de celles-lа
seulement. Leur utilitй et leur usage est
d’йclaircir et d’abrйger le discours, en exprimant, par le seul nom qu’on
impose, ce qui ne pourrait se dire qu’en plusieurs termes ; en sorte
nйanmoins que le nom imposй demeure dйnuй de tout autre sens, s’il en a, pour
n’avoir plus que celui auquel on le destine uniquement. En voici un exemple :
si l’on a besoin de distinguer dans les nombres ceux qui sont divisibles en
deux йgalement d’avec ceux qui ne le sont pas, pour йviter de rйpйter souvent
cette condition, on lui donne un nom en cette sorte : j’appelle tout
nombre divisible en deux йgalement, nombre pair. Voilа une dйfinition
gйomйtrique : parce qu’aprиs avoir clairement dйsignй une chose, savoir
tout nombre divisible en deux йgalement, on lui donne un nom que l’on destitue
de tout autre sens, s’il en a, pour lui donner celui de la chose dйsignйe. D’oщ il paraоt que les
dйfinitions sont trиs libres, et qu’elles ne sont jamais sujettes а кtre
contredites ; car il n’y a rien de plus permis que de donner а une chose
qu’on a clairement dйsignйe un nom tel qu’on voudra. Il faut seulement prendre
garde qu’on n’abuse de la libertй qu’on a d’imposer des noms, en donnant le
mкme а deux choses diffйrentes. Ce n’est pas que cela ne soit
permis, pourvu qu’on n’en confonde par les consйquences, et qu’on ne les йtende
pas de l’une а l’autre. Mais si l’on tombe dans ce vice,
on peut lui opposer un remиde trиs sыr et trиs infaillible : c’est de
substituer mentalement la dйfinition а la place du dйfini, et d’avoir toujours
la dйfinition si prй sente, que toutes les fois qu’on parle, par exemple, de
nombre pair, on entende prйcisйment que c’est celui qui est divisible en deux
parties йgales, et que ces deux choses soient tellement jointes et insйparables
dans la pensйe, qu’aussitфt que le discours en exprime l’une, l’esprit y
attache immйdiatement l’autre. Car les gйomиtres et tous ceux qui agissent
mйthodiquement, n’imposent des noms aux choses que pour abrйger le discours, et
non pour diminuer ou changer l’idйe des choses dont ils discourent. Et ils
prйtendent que l’esprit supplйe toujours la dйfinition entiиre aux termes
courts, qu’ils n’emploient que pour йviter la confusion que la multitude des
paroles apporte. Rien n’йloigne plus promptement
et plus puissamment les surprises captieuses des sophistes que cette mйthode,
qu’il faut avoir toujours prйsente, et qui suffit seule pour bannir toutes
sortes de difficultйs et d’йquivoques. Ces choses йtant bien entendues,
je reviens а l’explication du vйritable ordre, qui consiste, comme je disais, а
tout dйfinir et а tout prouver. Certainement cette mйthode serait
belle, mais elle est absolument impossible : car il est йvident que les
premiers termes qu’on voudrait dйfinir, en supposeraient de prйcйdents pour
servir а leur explication, et que de mкme les premiиres propositions qu’on
voudrait prouver en supposeraient d’autres qui les prйcйdassent ; et ainsi
il est clair qu’on n’arriverait jamais aux premiиres. Aussi, en poussant les recherches
de plus en plus, on arrive nйcessairement а des mots primitifs qu’on ne peut
plus dйfinir, et а des principes si clairs qu’on n’en trouve plus qui le soient
davantage pour servir а leur preuve. D’oщ il paraоt que les hommes sont dans
une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit
dans un ordre absolument accompli. Mais il ne s’ensuit pas de lа
qu’on doive abandonner toute sorte d’ordre. Car il y en a un, et c’est celui de
la gйomйtrie, qui est а la vйritй infйrieur en ce qu’il est moins convaincant,
mais non pas en ce qu’il est moins certain. Il ne dйfinit pas tout et ne prouve
pas tout, et c’est en cela qu’il lui cиde ; mais il ne suppose que des
choses claires et constantes par la lumiиre naturelle, et c’est pourquoi il est
parfaitement vйritable, la nature le soutenant au dйfaut du discours. Cet
ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas а tout dйfinir ou а
tout dйmontrer, ni aussi а ne rien dйfinir ou а ne rien dйmontrer, mais а se
tenir dans ce milieu de ne point dйfinir les choses claires et entendues de
tous les hommes, et de dйfinir toutes les autres ; et de ne point prouver
toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Contre
cet ordre pиchent йgalement ceux qui entreprennent de tout dйfinir et de tout
prouver et ceux qui nйgligent de le faire dans les choses qui ne sont pas
йvidentes d’elles-mкmes. C’est ce que la gйomйtrie
enseigne parfaitement. Elle ne dйfinit aucune de ces choses, espace, temps,
mouvement, nombre, йgalitй, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce
que ces termes-lа dйsignent si naturellement les choses qu’ils signifient, а
ceux qui entendent la langue, que l’йclaircissement qu’on en voudrait faire
apporterait plus d’obscuritй que d’instruction. Car il n’y a rien de plus
faible que le discours de ceux qui veulent dйfinir ces mots primitifs. Quelle
nйcessitй y a-t-il, par exemple, d’expliquer ce qu’on entend par le mot
homme ? Ne sait-on pas assez quelle est la chose qu’on veut dйsigner par
ce terme ? Et quel avantage pensait nous procurer Platon, en disant que
c’йtait un animal а deux jambes sans plumes ? Comme si l’idйe que j’en ai
naturellement, et que je ne puis exprimer, n’йtait pas plus nette et plus sыre
que celle qu’il me donne par son explication inutile et mкme ridicule ;
puisqu’un homme ne perd pas l’humanitй en perdant les deux jambes, et qu’un
chapon ne l’acquiert pas en perdant ses plumes. Il y en a qui vont jusqu’а cette
absurditй d’expliquer un mot par le mot mкme. J’en sais qui ont dйfini la
lumiиre en cette sorte : « La lumiиre est un mouvement luminaire des
corps lumineux » ; comme si on pouvait entendre les mots de luminaire
et de lumineux sans celui de lumiиre. On ne peut entreprendre de
dйfinir l’кtre sans tomber dans cette absurditй : car on ne peut dйfinir
un mot sans commencer par celui-ci, c’est, soit qu’on l’exprime ou qu’on le
sous-entende Donc pour dйfinir l’кtre, il faudrait dire c’est, et ainsi
employer le mot dйfini dans la dйfinition. On voit assez de lа qu’il y a des
mots incapables d’кtre dйfinis ; et si la nature n’avait supplйй а ce
dйfaut par une idйe pareille qu’elle a donnйe а tous les hommes, toutes nos
expressions seraient confuses ; au lieu qu’on en use avec la mкme
assurance et la mкme certitude que s’ils йtaient expliquйs d’une maniиre
parfaitement exempte d’йquivoques ; parce que la nature nous en a
elle-mкme donnй, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l’art
nous acquiert par nos explications. Ce n’est pas que tous les hommes
aient la mкme idйe de l’essence des choses que je dis qu’il est impossible et
inutile de dйfinir. Car, par exemple, le temps est de
cette sorte. Qui le pourra dйfinir ? Et pourquoi l’entreprendre, puisque
tous les hommes conзoivent ce qu’on veut dire en parlant de temps, sans qu’on
le dйsigne davantage ? Cependant il y a bien de diffйrentes opinions
touchant l’essence du temps. Les uns disent que c’est le mouvement d’une chose
crййe ; les autres, la mesure du mouvement, etc. Aussi ce n’est pas la
nature de ces choses que je dis qui est connue de tous : ce n’est
simplement que le rapport entre le nom et la chose ; en sorte qu’а cette
expression, temps, tous portent la pensйe vers le mкme objet ce qui suffit pour
faire que ce terme n’ait pas besoin d’кtre dйfini, quoique ensuite, en
examinant ce que c’est que le temps, on vienne а diffйrer de sentiment aprиs
s’кtre mis а y penser ; car les dйfinitions ne sont faites que pour
dйsigner les choses que l’on nomme, et non pas, pour en montrer la nature. Ce n’est pas qu’il ne soit permis
d’appeler du nom de temps le mouvement d’une chose crййe ; car, comme j’ai
dit tantфt, rien n’est plus libre que les dйfinitions. Mais, en suite de cette
dйfinition, il y aura deux choses qu’on appellera du nom de temps : l’une
est celle que tout le monde entend naturellement par ce mot, et que tous ceux
qui parlent notre langue nomment par ce terme ; l’autre sera le mouvement
d’une chose crййe, car on l’appellera aussi de ce nom suivant cette nouvelle
dйfinition. Il faudra donc йviter les йquivoques, et ne pas confondre les
consйquences. Car il ne s’ensuivra pas de lа que la chose qu’on entend
naturellement par le mot de temps soit en effet le mouvement d’une chose crййe.
Il a йtй libre de nommer ces deux choses de mкme ; mais il ne le sera pas
de les faire convenir de nature aussi bien que de nom. Ainsi, si l’on avance ce
discours : « Le temps est le mouvement d’une chose
crййe » ; il faut demander ce qu’on entend par ce mot de temps,
c’est-а- dire si on lui laisse le Sens ordinaire et reзu de tous, ou si on l’en
dйpouille pour lui donner en cette occasion celui de mouvement d’un chose
crййe. Que si on le destitue de tout autre sens, on ne peut contredire, et ce
sera une dйfinition libre, ensuite de laquelle, comme j’ai dit, il y aura deux
choses qui auront ce mкme nom. Mais si on lui laisse son sens ordinaire, et
qu’on prйtende nйanmoins que ce qu’on entend par ce mot soit le mouvement d’une
chose crййe, on peut contredire. Ce n’est plus une dйfinition libre, c’est une
proposition qu’il faut prouver, si ce n’est qu’elle soit trиs йvidente
d’elle-mкme ; et alors ce sera un principe et un axiome, mais jamais une
dйfinition, parce que dans cette йnonciation on n’entend pas que le mot de
temps signifie la mкme chose que ceux-ci, le mouvement d’une chose crййe ;
mais on entend que ce que l’on conзoit par le terme de temps soit ce mouvement
supposй. Si je ne savais combien il est nйcessaire
d’entendre ceci parfaitement, et combien il arrive а toute heure, dans les
discours familiers et dans les discours de science, des occasions pareilles а
celle-ci que j’ai donnйe en exemple, je ne m’y serais pas arrкtй. Mais il me
semble, par l’expйrience que j’ai de la confusion des disputes, qu’on ne peut
trop entrer dans cet esprit de nettetй, pour lequel je fais tout ce traitй,
plus que pour le sujet que j’y traite. Car combien y a-t-il de personnes
qui croient avoir dйfini le temps quand ils ont dit que c’est la mesure du
mouvement, en lui laissant cependant son sens ordinaire ! Et nйanmoins ils
ont fait une proposition, et non pas une dйfinition. Combien y en a-t-il de
mкme qui croient avoir dйfini le mouvement quand ils ont dit : Motus nec simpliciter
actus nec mera potentia est, sed actus entis in potentia. Et cependant, s’ils
laissent au mot de mouvement son sens ordinaire comme ils font, ce n’est pas
une dйfinition, mais une proposition ; et confondant ainsi les dйfinitions
qu’ils appellent dйfinitions de nom, qui sont les vйritables dйfinitions
libres, permises et gйomйtriques, avec celles qu’ils appellent dйfinitions de
chose, qui sont proprement des propositions nullement libres, mais sujettes а
contradiction, ils s’y donnent la libertй d’en former aussi bien que des
autres ; et chacun dйfinissant les mкmes choses а sa maniиre, par une
libertй qui est aussi dйfendue dans ces sortes de dйfinitions que permise dans
les premiиres, ils embrouillent toutes choses et, perdant tout ordre et toute
lumiиre, ils se perdent eux-mкmes et s’йgarent dans des embarras inexplicables. On n’y tombera jamais en suivant
l’ordre de la gйomйtrie. Cette judicieuse science est bien йloignйe de dйfinir
ces mots primitifs, espace, temps, mouvement, йgalitй, majoritй, diminution,
tout, et les autres que le monde entend de soi-mкme. Mais, hors ceux-lа, le
reste des termes qu’elle emploie y sont tellement йclaircis et dйfinis, qu’on
n’a pas besoin de dictionnaire pour en entendre aucun ; de sorte qu’en un
mot tous ces termes sont parfaitement intelligibles, ou par la lumiиre
naturelle ou par les dйfinitions qu’elle en donne. Voilа de quelle sorte elle йvite
tous les vices qui se peuvent rencontrer dans le premier point, lequel consiste
а dйfinir les seules choses qui en ont besoin. Elle en use de mкme а l’йgard de
l’autre point, qui consiste а prouver les propositions qui ne sont pas
йvidentes. Car, quand elle est arrivйe aux premiиres vйritйs connues, elle
s’arrкte lа et demande qu’on les accorde, n’ayant rien de plus clair pour les
prouver : de sorte que tout ce que la gйomйtrie pro pose est parfaitement
dйmontrй, ou par la lumiиre naturelle, ou par les preuves. De lа vient que si cette science
ne dйfinit pas et ne dйmontre pas toutes choses, c’est par cette seule raison
que cela nous est impossible. Mais comme la nature fournit tout ce que cette
science ne donne pas, son ordre а la vйritй ne donne pas une perfection plus
qu’humaine, mais il a toute celle oщ les hommes peuvent arriver. Il m’a semblй
а propos de donner dиs l’entrйe de ce discours cette... On trouvera peut-кtre йtrange que
la gйomйtrie ne puisse dйfinir aucune des choses qu’elle a pour principaux
objets : car elle ne peut dйfinir ni le mouvement, ni les nombres, ni
l’espace ; et ce pendant ces trois choses sont celles qu’elle considиre
particuliиrement et selon la recherche desquelles elle prend ces trois
diffйrents noms de mйcanique, d’arithmйtique, de gйomйtrie, ce dernier mot
appartenant au genre et а l’espиce. Mais on n’en sera pas surpris, si
l’on remarque que cette admirable science ne s’attachant qu’aux choses les plus
simples, cette mкme qualitй qui les rend dignes d’кtre ses objets, les rend
incapables d’кtre dйfinies ; de sorte que le manque de dйfinition est
plutфt une perfection qu’un dйfaut, parce qu’il ne vient pas de leur obscuritй,
mais au contraire de leur extrкme йvidence, qui est telle qu’encore qu’elle
n’ait pas la conviction des dйmonstrations, elle en a toute la certitude. Elle
suppose donc que l’on sait quelle est la chose qu’on entend par ces mots :
mouvement, nombre, espace ; et, sans s’arrкter а les dйfinir inutilement,
elle en pйnиtre la nature, et en dй couvre les merveilleuses propriйtйs. Ces trois choses, qui comprennent
tout l’univers, selon ces paroles : Deus fecit omnia in pondere, in
numero, et mensura, ont une liaison rйciproque et nйcessaire. Car on ne peut
imaginer de mouvement sans quelque chose qui se meuve ; et cette chose
йtant une, cette unitй est l’origine de tous les nombres ; enfin le
mouvement ne pouvant кtre sans espace, on voit ces trois choses enfermйes dans
la premiиre. Le temps mкme y est aussi compris : car le mouvement et le
temps sont relatifs l’un а l’autre ; la promptitude et la lenteur, qui
sont les diffйrences des mouvements, ayant un rapport nйcessaire avec le temps. Ainsi il y a des propriйtйs
communes а toutes choses, dont la connaissance ouvre l’esprit aux plus grandes
merveilles de la nature. La principale comprend les deux infinitйs qui se
rencontrent dans toutes : l’une de grandeur, l’autre de petitesse. Car quelque prompt que soit un
mouvement, on peut en concevoir un qui le soit davantage, et hвter encore ce
dernier ; et ainsi toujours а l’infini, sans jamais arriver а un qui le
soit de telle sorte qu’on ne puisse plus y ajouter. Et au contraire, quelque
lent que soit un mouvement, on peut le retarder davantage, et encore ce
dernier ; et ainsi а l’infini, sans jamais arriver а un tel degrй de
lenteur qu’on ne puisse encore en descendre а une infinitй d’autres sans tomber
dans le repos. De mкme, quelque grand que soit
un nombre, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui surpasse le
dernier ; et ainsi а l’infini, sans jamais arriver а un qui ne puisse plus
кtre augmentй. Et au contraire, quelque petit que soit un nombre, comme la
centiиme ou la dix-milliиme partie, on peut encore en concevoir un moindre, et
toujours а l’infini, sans arriver au zйro ou nйant. Quelque grand que soit un espace,
on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui soit davantage ; et
ainsi а l’infini, sans jamais arriver а un qui ne puisse plus кtre augmentй. Et
au contraire si quelque petit que soit un espace, on peut encore en considйrer
un moindre, et toujours а l’infini, sans jamais arriver а un indivisible qui
n’ait plus aucune йtendue. Il en est de mкme du temps. On
peut toujours en concevoir un plus grand sans dernier, et un moindre, sans
arriver а un instant et а un pur nйant de durйe. C’est-а-dire, en un mot, que
quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit,
il y en a toujours un plus grand et un moindre : de sorte qu’ils se
soutiennent tous entre le nйant et l’infini, йtant toujours infiniment йloignйs
de ces extrкmes. Toutes ces vйritйs ne se peuvent
dйmontrer, et cependant ce sont les fondements et les principes de la gйomйtrie.
Mais comme la cause qui les rend incapables de dйmonstration n’est pas leur
obscuritй mais au contraire leur extrкme йvidence, ce manque de preuve n’est
pas un dйfaut, mais plutфt une perfection. D’oщ l’on voit que la gйomйtrie
ne peut dйfinir les objets ni prouver les principes ; mais par cette seule
et avantageuse raison, que les uns et les autres sont dans une extrкme clartй
naturelle, qui convainc la raison plus puissamment que le discours. Car qu’y a-t-il de plus йvident
que cette vйritй, qu’un nombre, tel qu’il soit, peut кtre augmentй ? ne
peut-on pas le doubler ? Que la promptitude d’un mouvement peut кtre
doublйe, et qu’un espace . peut кtre doublй de mкme ? Et qui peut aussi
douter qu’un nombre, tel qu’il soit, ne puisse кtre divisй par la moitiй, et sa
moitiй encore par la moitiй ? Car cette moitiй serait-elle un nйant ?
et comment ces deux moitiйs, qui seraient deux zйros, feraient-elles un
nombre ? De mкme, un mouvement, quelque lent qu’il soit, ne peut-il pas
кtre ralenti de moitiй, en sorte qu’il parcoure le mкme espace dans le double
du temps, et comment se pourrait-il que ces deux moitiйs de vitesse, qui
seraient deux repos, fissent la premiиre vitesse ? Enfin un espace,
quelque petit qu’il soit, ne peut-il pas кtre divisй en deux, et ces moitiйs
encore ? Et comment pourrait-il se faire que ces moitiйs fussent
indivisibles sans aucune йtendue, elles qui, jointes ensemble, ont fait la
premiиre йtendue ? Il n’y a point de connaissance
naturelle dans l’homme qui prй cиde celles- lа, et qui les surpasse en clartй.
Nйanmoins, afin qu’il y ait exemple de tout, on trouve des esprits, excellents
en toutes autres choses, que ces infinitйs choquent, et qui n’y peuvent en
aucune sorte consentir. Je n’ai jamais connu personne qui
ait pensй qu’un espace ne puisse кtre augmentй. Mais j’en ai vu quelques-uns,
trиs habiles d’ailleurs, qui ont assurй qu’un espace pouvait кtre divisй en
deux parties indivisibles, quelque absurditй qu’il s’y rencontre. Je me suis
attachй а rechercher en eux quelle pouvait кtre la cause de cette obscuritй, et
j’ai trouvй qu’il n’y en avait qu’une principale, qui est qu’ils ne sauraient
concevoir un contenu divisible а l’infini : d’oщ ils concluent qu’il n’y
est pas divisible. C’est une maladie naturelle а
l’homme de croire qu’il possиde la vйritй directement ; et de lа vient
qu’il est toujours disposй а nier tout ce qui lui est incomprйhensible ;
au lieu qu’en effet il ne connaоt naturellement que le mensonge, et qu’il ne
doit prendre pour vйritables que les choses dont le contraire lui paraоt faux.
Et c’est pourquoi, toutes les fois qu’une proposition est inconcevable, il faut
en suspendre le jugement et ne pas la nier а cette marque, mais en examiner le
contraire ; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment
affirmer la premiиre, tout incomprйhensible qu’elle est. Appliquons cette rиgle
а notre sujet. Il n’y a point de gйomиtre qui ne
croie l’espace divisible а l’in fini. On ne peut non plus l’кtre sans ce
principe qu’кtre homme sans вme. Et nйanmoins il n’y en a point qui comprenne
une division infinie ; et l’on ne s’assure de cette vйritй que par cette
seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu’on comprend parfaitement
qu’il est faux qu’en divisant un espace on puisse arriver а une partie indivisible,
c’est-а-dire qui n’ait aucune йtendue. Car qu’y a-t-il de plus absurde
que de prйtendre qu’en divisant toujours un espace, on arrive enfin а une
division telle qu’en la divisant en deux, chacune des moitiйs reste indivisible
et sans aucune йtendue, et qu’ainsi ces deux nйants d’йtendue fissent en semble
une йtendue ? Car je voudrais demander а ceux qui ont cette idйe, s’ils
conзoivent nettement que deux indivisibles se touchent : si c’est partout,
ils ne sont qu’une mкme chose, et partant les deux ensemble sont
indivisibles ; et si ce n’est pas partout, ce n’est donc qu’en une
partie : donc ils ont des parties, donc ils ne sont pas indivisibles. Que
s’ils confessent, comme en effet ils l’avouent quand on les presse que leur
proposition est aussi inconcevable que l’autre, qu’ils reconnaissent que ce
n’est pas par notre capacitй а concevoir ces choses que nous devons juger de
leur vйritй, puisque ces deux contraires йtant tous deux inconcevables, il est
nйanmoins nйcessairement certain que l’un des deux est vйritable. Mais qu’а ces difficultйs
chimйriques, et qui n’ont de proportion qu’а notre faiblesse, ils opposent ces
clartйs naturelles et ces vйritйs solides : s’il йtait vйritable que
l’espace fыt composй d’un certain nombre fini d’indivisibles, il s’ensuivrait
que deux espaces, dont chacun serait carrй, c’est-а-dire йgal et pareil de tous
cфtйs, йtant doubles l’un de l’autre, l’un contiendrait un nombre de ces
indivisibles double du nombre des indivisibles de l’autre. Qu’ils retiennent
bien cette consйquence, et qu’ils s’exercent ensuite а ranger des points en
carrйs jusqu’а ce qu’ils en aient rencontrй deux dont l’un ait le double des
points de l’autre, et alors je leur ferai cйder tout ce qu’il y a de gйomиtres
au monde. Mais si la chose est naturellement impossible, c’est-а-dire s’il y a
impossibilitй invincible а ranger des carrйs de points, dont l’un en ait le
double de l’autre, comme je le dйmontrerais en ce lieu-lа mкme si la chose
mйritait qu’on s’y arrкtвt, qu’ils en tirent la consйquence. Et pour les soulager dans les
peines qu’ils auraient en de certaines rencontres, comme а concevoir qu’un
espace ait une infinitй de divisibles, vu qu’on les parcourt en si peu de
temps, pendant lequel on aurait parcouru cette infinitй des divisibles, il faut
les avertir qu’ils ne doivent pas comparer des choses aussi disproportionnйes
qu’est l’infinitй des divisibles avec le peu de temps oщ ils sont
parcourus : mais qu’ils comparent l’espace entier avec le temps entier, et
les infinis divisibles de l’espace avec les infinis instants de ce temps ;
et ainsi ils trouveront que l’on parcourt une infinitй de divisibles en une
infinitй d’instants, et un petit espace en un petit temps ; en quoi il n’y
a plus la disproportion qui les avait йtonnйs. Enfin, s’ils trouvent йtrange
qu’un petit espace ait autant de parties qu’un grand, qu’ils entendent aussi
qu’elles sont plus petites а mesure, et qu’ils regardent le firmament au
travers d’un petit verre, pour se familiariser avec cette connaissance, en
voyant chaque partie du ciel en chaque partie du verre. Mais s’ils ne peu vent
comprendre que des parties si petites, qu’elles nous sont imperceptibles,
puissent кtre autant divisйes que le firmament, il n’y a pas de meilleur remиde
que de les leur faire regarder avec des lunettes qui grossissent cette pointe
dйlicate jusqu’а une prodigieuse masse ; d’oщ ils concevront aisйment que,
par le secours d’un autre verre encore plus artistement taillй, on pourrait les
grossir jusqu’а йgaler ce firmament dont ils admirerait l’йtendue. Et ainsi ces
objets leur paraissant maintenant trиs facilement divisibles, qu’ils se
souviennent que la nature peut infiniment plus que l’art. Car enfin qui les a
assurйs que ces verres auront changй la grandeur naturelle de ces objets, ou
s’ils auront au contraire rйtabli la vйritable, que la figure de notre oeil
avait changйe et raccourcie, comme font les lunettes qui amoindrissent ? Il est fвcheux de s’arrкter а ces
bagatelles ; mais il y a des temps de niaiser. Il suffit de dire а des esprits
clairs en cette matiиre que deux nйants d’йtendue ne peuvent pas faire une
йtendue. Mais parce qu’il y en a qui prйtendent s’йchapper а cette lumiиre par
cette merveilleuse rйponse, que deux nйants d’йtendue peuvent aussi bien faire
une йtendue que deux unitйs dont aucune n’est nombre font un nombre par leur
assemblage ; il faut leur repartir qu’ils pourraient opposer, de la mкme
sorte, que vingt mille hommes font une armйe, quoique aucun d’eux ne soit
armйe ; que mille maisons font une ville, quoique aucune ne soit
ville ; ou que les parties font le tout, quoique aucune ne soit le tout,
ou, pour demeurer dans la comparaison des nombres, que deux binaires font le
quaternaire, et dix dizaines une centaine, quoique aucun ne le soit. Mais ce
n’est pas avoir l’esprit juste que de confondre par des comparaisons si
inйgales la nature immuable des choses avec leurs noms libres et volontaires,
et dйpendant du caprice des hommes qui les ont composйs. Car il est clair que
pour faciliter les discours on a donnй le nom d’armйe а vingt mille hommes,
celui de ville, plusieurs maisons, celui de dizaines а dix unitйs ; et que
de cette libertй naissent les noms d’unitй, binaire, quaternaire, dizaine,
centaine, diffйrents par nos fantaisies, quoique ces choses soient en effet de
mкme genre par leur nature invariable, et qu’elles soient toutes proportionnйes
entre elles et ne diffиrent que du plus ou du moins, et quoique, en suite de
ces noms, le binaire ne soit pas quaternaire ni une maison une ville, non plus
qu’une ville n’est pas une maison. Mais encore, quoiqu’une maison ne
soit pas une ville, elle n’est pas nйanmoins un nйant de ville ; il y a
bien de la diffйrence entre n’кtre pas une chose et en кtre un nйant. Car, afin qu’on entende la chose
а fond, il faut savoir que la seule raison pour laquelle l’unitй n’est pas au
rang des nombres est qu’Euclide et les premiers auteurs qui ont traitй
l’arithmйtique, ayant plusieurs propriйtйs а donner qui convenaient а tous les
nombres hormis а l’unitй, pour йviter de dire souvent qu’en tout nombre, hors
l’unitй, telle condition se rencontre, ils ont exclu l’unitй de la
signification du mot nombre, par la libertй que nous avons dйjа dit qu’on a de
faire а son grй des dйfinitions. Aussi, s’ils eussent voulu, ils en eussent de
mкme exclu le binaire et le ternaire, et tout ce qu’il leur eыt plu ; car
on en est maоtre, pourvu qu’on en avertisse : comme au contraire l’unitй
se met quand on veut au rang des nombres, et les fractions de mкme. Et, en
effet, l’on est obligй de le faire dans les propositions gйnйrales, pour йviter
de dire а chaque fois : « en tout nombre, et а l’unitй et aux
fractions, une telle propriйtй se trouve » ; et c’est en ce sens
indйfini que je l’ai pris dans tout ce que j’en ai йcrit. Mais le mкme Euclide
qui a фtй а l’unitй le nom de nombre, ce qui lui a йtй permis, pour faire
entendre nйanmoins qu’elle n’est pas un nйant, mais qu’elle est au contraire du
mкme genre, il dйfinit ainsi les grandeurs homogиnes : « Les
grandeurs, dit-il, sont dites кtre de mкme genre, lorsque l’une йtant plusieurs
fois multipliйe peut arriver а surpasser l’autre. » Et par consйquent,
puisque l’unitй peut, йtant multipliйe plusieurs fois, surpasser quelque nombre
que ce soit, elle est de mкme genre que les nombres prйcisйment par son essence
et par sa nature immuable, dans le sens du mкme Euclide qui a voulu qu’elle ne
fыt pas appelйe nombre. Il n’en est pas de mкme d’un
indivisible а l’йgard d’une йtendue ; car non seulement il diffиre de nom,
ce qui est volontaire, mais il diffиre de genre, par la mкme dйfinition,
puisqu’un indivisible multipliй autant de fois qu’on voudra, est si йloignй de
pouvoir sur passer une йtendue, qu’il ne peut jamais former qu’un seul et
unique indivisible ; ce qui est naturel et nйcessaire, comme il est dйjа
montrй. Et comme cette derniиre preuve est fondйe sur la dйfinition de ces deux
choses, indivisible et йtendue, on va achever et consommer la dйmonstration. Un indivisible est ce qui n’a
aucune partie, et l’йtendue est ce qui a diverses parties sйparйes. Sur ces dйfinitions, je dis que
deux indivisibles йtant unis ne font par une йtendue. Car, quand ils sont unis,
ils se touchent chacun en une partie ; et ainsi les parties par oщ ils se
touchent ne sont pas sйparйes, puisque autrement elles ne se toucheraient pas.
Or, par leur dйfinition, ils n’ont point d’autres parties : donc ils n’ont
pas de parties sйparйes ; donc ils ne sont pas une йtendue, par la
dйfinition qui porte la sйparation des parties. On montrera la mкme chose de
tous les autres indivisibles qu’on y joindra, par la mкme raison. Et partant un
indivisible, multipliй autant qu’on voudra, ne fera jamais une йtendue. Donc il
n’est pas de mкme genre que l’йtendue, par la dйfinition des choses du mкme
genre. Voilа comment on dйmontre que les
indivisibles ne sont pas de mкme genre que les nombres. De lа vient que deux
unitйs peuvent bien faire un nombre, parce qu’elles sont de mкme genre et que
deux indivisibles ne font pas une йtendue, parce qu’ils ne sont pas du mкme
genre. D’oщ l’on voit combien il y a peu de raison de comparer le rapport qui
est entre l’unitй et les nombres а celui qui est entre les indivisibles et
l’йtendue. Mais si l’on veut prendre dans
les nombres une comparaison qui reprйsente avec justesse ce que nous
considйrons dans l’йtendue, il faut que ce soit le rapport du zйro aux
nombres ; car le zйro n’est pas du mкme genre que les nombres, parce
qu’йtant multipliй, il ne peut les surpasser : de sorte que c’est un
vйritable indivisible de nombre, comme l’indivisible est un vйritable zйro
d’йtendue. Et on en trouvera un pareil entre le repos et le mouvement, et entre
un instant et le temps ; car toutes ces choses sont hйtйrogиnes а leurs
grandeurs, parce qu’йtant infiniment multipliйes, elles ne peuvent jamais faire
que des indivisibles d’йtendue, et par la mкme raison. Et alors on trouvera une
correspondance parfaite entre ces choses ; car toutes ces grandeurs sont
divisibles а l’infini, sans tomber dans leurs indivisibles, de sorte qu’elles
tiennent toutes le milieu entre l’infini et le nйant. Voilа l’admirable rapport que la
nature a mis entre ces choses, et les deux merveilleuses infinitйs qu’elle a
proposйes aux hommes, non pas а concevoir, mais а admirer ; et pour en
finir la considйration par une derniиre remarque, j’ajouterai que ces deux
infinis, quoique infiniment diffйrents, sont nйanmoins relatifs l’un а l’autre,
de telle sorte que la connaissance de l’un mиne nйcessairement а la
connaissance de l’autre. Car dans les nombres, de ce
qu’ils peuvent toujours кtre augmentйs, il s’ensuit absolument qu’ils peuvent
toujours кtre diminuйs, et cela clairement : car si l’on peut multiplier
un nombre jusqu’а 100 000, par exemple, on peut aussi en prendre une cent
milliиme partie, en le divisant par le mкme nombre qu’on le multiplie, et ainsi
tout terme d’augmentation deviendra terme de division, en changeant l’entier en
fraction. De sorte que l’augmentation infinie enferme nйcessairement aussi la
division infinie. Et dans l’espace le mкme rapport
se voit entre ces deux infinis contraires ; c’est-а-dire que, de ce qu’un
espace peut кtre infiniment prolongй, il s’ensuit qu’il peut кtre infiniment
diminuй, comme il paraоt en cet exemple : Si on regarde au travers d’un
verre un vaisseau qui s’йloigne toujours directement, il est clair que le lieu
du diaphane oщ l’on remarque un point tel qu’on voudra du navire haussera
toujours par un flux continuel, а mesure que le vaisseau fuit. Donc, si la
course du vaisseau est toujours allongйe et jusqu’а l’infini, ce point haussera
continuellement ; et cependant il n’arrivera jamais а celui oщ tombera le
rayon horizontal menй de l’oeil au verre, de sorte qu’il en approchera toujours
sans y arriver jamais, divisant sans cesse l’espace qui restera sous ce point
horizontal, sans y arriver jamais. D’oщ l’on voit la consйquence nйcessaire qui
se tire de l’infinitй de l’йtendue du cours du vaisseau, а la division infinie
et infiniment petite de ce petit espace restant au-dessous de ce point
horizontal. Ceux qui ne seront pas satisfaits
de ces raisons, et qui demeureront dans la crйance que l’espace n’est pas
divisible а l’infini, ne peuvent rien prйtendre aux dйmonstrations
gйomйtriques ; et, quoi qu’ils puissent кtre йclairйs en d’autres choses,
ils le seront fort peu en celles-ci : car on peut aisйment кtre trиs
habile homme et mauvais gйomиtre. Mais ceux qui verront clairement ces vйritйs
pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double
infinitй qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette
considйration merveilleuse а se connaоtre eux-mкmes, en se regardant placйs
entre une infinitй et un nйant d’йtendue, entre une infinitй et un nйant de
nombre, entre une infinitй et un nйant de mouvement, entre une infinitй et un
nйant de temps. Sur quoi on peut apprendre а s’estimer а son juste prix, et
former des rйflexions qui valent mieux que tout le reste de la gйomйtrie mкme. J’ai cru кtre obligй de faire
cette longue considйration en faveur de ceux qui, ne comprenant pas d’abord
cette double infinitй, sont capables d’en кtre persuadйs. Et, quoiqu’il y en
ait plusieurs qui aient assez de lumiиre pour s’en passer, il peut nйanmoins
arriver que ce discours, qui sera nйcessaire aux uns, ne sera pas entiиrement
inutile aux autres. De l’art de persuader L’art de persuader a un rapport
nйcessaire а la maniиre dont les hommes consentent а ce qu’on leur propose, et
aux conditions des choses qu’on veut faire croire. Personne n’ignore qu’il y a deux
entrйes par oщ les opinions sont reзues dans l’вme, qui sont ses deux
principales puissances, l’entendement et la volontй. La plus naturelle est
celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir qu’aux vйritйs
dйmontrйes ; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle
de la volontй ; car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours
emportйs а croire non pas par la preuve, mais par l’agrйment. Cette voie est
basse, indigne et йtrangиre : aussi tout le monde la dйsavoue. Chacun fait
profession de ne croire et mкme de n’aimer que s’il sait le mйriter. Je ne parle pas ici des vйritйs
divines, que je n’aurais garde de faire tomber sous l’art de persuader, car
elles sont infiniment au dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre
dans l’вme, et par la maniиre qu’il lui plaоt, Je sais qu’il a voulu qu’elles
entrent du coeur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le coeur, pour
humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prйtend devoir кtre juge
des choses que la volontй choisit, et pour guйrir cette volontй infirme, qui
s’est toute corrompue par ses sales attachements. Et de lа vient qu’au lieu
qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il faut les connaоtre avant que de
les aimer, ce qui a passй en proverbe, les saints au contraire disent en
parlant des choses divines qu’il faut les aimer pour les connaоtre, et qu’on
n’entre dans la vйritй que par la charitй, dont ils ont fait une de leurs plus
utiles sentences. En quoi il paraоt que Dieu a
йtabli cet ordre surnaturel, et tout contraire а l’ordre qui devait кtre
naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont nйanmoins corrompu cet
ordre en faisant des choses profanes ce qu’ils devaient faire des choses
saintes, parce qu’en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plaоt. Et de
lа vient l’йloignement oщ nous sommes de consentir aux vйritйs de la religion
chrйtienne, tout opposйe а nos plaisirs. « Dites-nous des choses agrйables
et nous vous йcouterons », disaient les Juifs а Moпse ; comme si
l’agrйment devait rйgler la crйance ! Et c’est pour punir ce dйsordre par
un ordre qui lui est conforme, que Dieu ne verse ses lumiиres dans les esprits
qu’aprиs avoir domptй la rйbellion de la volontй par une douceur toute cйleste
qui le charme et qui l’entraоne. Je ne parle donc que des vйritйs
de notre portйe ; et c’est d’elles que je dis que l’esprit et le coeur
sont comme les portes par oщ elles sont reзues dans l’вme, mais que bien peu
entrent par l’esprit, au lieu qu’elles y sont introduites en foule par les
caprices tйmйraires de la volontй, sans le conseil du raisonnement. Ces puissances ont chacune leurs
principes et les premiers moteurs de leurs actions. Ceux de l’esprit sont des vйritйs
naturelles et connues а tout le monde, comme que le tout est plus grand que sa
partie, outre plusieurs axiomes particuliers que les uns reзoivent et non pas
d’autres, mais qui, dиs qu’ils sont admis, sont aussi puissants, quoique faux,
pour emporter la crйance, que les plus vйritables. Ceux de la volontй sont de
certains dйsirs naturels et communs а tous les hommes, comme le dйsir d’кtre
heureux, que personne ne peut pas ne pas avoir, outre plusieurs objets
particuliers que chacun suit pour y arriver, et qui, ayant la force de nous
plaire, sont aussi forts, quoique pernicieux en effet, pour faire agir la
volontй, que s’ils faisaient son vйritable bonheur. Voilа pour ce qui regarde les
puissances qui nous portent а con sentir. Mais pour les qualitйs des choses
que nous devons persuader, elles sont bien diverses. Les unes se tirent, par une
consйquence nйcessaire, des principes communs et des vйritйs avouйes. Celles-lа
peuvent кtre infailliblement persuadйes ; car, en montrant le rapport
qu’elles ont avec les principes accordйs, il y a une nйcessitй inйvitable de
convaincre, et il est impossible qu’elles ne soient pas reзues dans l’вme dиs
qu’on a pu les enrфler а ces vйritйs qu’elle a dйjа admises. Il y en a qui ont une union
йtroite avec les objets de notre satisfaction ; et celles-lа sont encore
reзues avec certitude, car aussitфt qu’on fait apercevoir а l’вme qu’une chose
peut la conduire а ce qu’elle aime souverainement, il est inйvitable qu’elle ne
s’y porte avec joie. Mais celles qui ont cette liaison
tout ensemble, et avec les vйritйs avouйes, et avec les dйsirs du coeur, sont
si sыres de leur effet, qu’il n’y a rien qui le soit davantage dans la nature.
Comme au contraire ce qui n’a de rapport ni а nos crйances ni а nos plaisirs,
nous est importun, faux et absolument йtranger. En toutes ces rencontres il n’y a
point а douter. Mais il y en a oщ les choses qu’on veut faire croire sont bien
йtablies sur des vйritйs connues, mais qui sont en mкme temps contraires aux
plaisirs qui nous touchent le plus. Et celles-lа sont en grand pйril de faire
voir, par une expйrience qui n’est que trop ordinaire, ce que je disais au
commencement : que cette вme impйrieuse, qui se vantait de n’agir que par
raison, suit par un choix honteux et tйmйraire ce qu’une volontй corrompue
dйsire, quelque rйsistance que l’esprit trop йclairй puisse y opposer. C’est alors qu’il se fait un
balancement douteux entre la vйritй et la voluptй, et que la connaissance de
l’une et le sentiment de l’autre font un combat dont le succиs est bien
incertain, puisqu’il faudrait, pour en juger, connaоtre tout ce qui se passe
dans le plus intйrieur de l’homme, que l’homme mкme ne connaоt presque jamais. Il paraоt de lа que, quoi que ce
soit qu’on veuille persuader, il faut avoir йgard а la personne а qui on en
veut, dont il faut connaоtre l’esprit et le coeur, quels principes il accorde,
quelles choses il aime ; et ensuite remarquer, dans la chose dont il
s’agit, quels rapports elle a avec les principes avouйs, ou avec les objets
dйlicieux par les charmes qu’on lui donne. De sorte que l’art de persuader
consiste autant en celui d’agrйer qu’en celui de convaincre, tant les hommes se
gouvernent plus par caprice que par raison ! Or, de ces deux mйthodes, l’une
de convaincre, l’autre d’agrйer, je ne donnerai ici que les rиgles de la
premiиre ; et encore au cas qu’on ait accordй les principes et qu’on
demeure ferme а les avouer : autrement je ne sais s’il y aurait un art
pour accommoder les preuves а l’inconstance de nos caprices. Mais la maniиre d’agrйer est bien
sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus
admirable ; aussi, si je n’en traite pas, c’est parce que je n’en suis pas
capable ; et je m’y sens tellement disproportionnй, que je crois la chose
absolument impossible. Ce n’est pas que je ne croie
qu’il y ait des rиgles aussi sыres pour plaire que pour dйmontrer, et que qui
les saurait parfaitement connaоtre et pratiquer ne rйussоt aussi sыrement а se
faire aimer des rois et de toutes sortes de personnes, qu’а dйmontrer les
йlйments de la gйomйtrie а ceux qui ont assez d’imagination pour en comprendre
les hypothиses. Mais j’estime, et c’est peut-кtre ma faiblesse qui me le fait
croire, qu’il est impossible d’y arriver. Au moins je sais que si quelqu’un en
est capable, ce sont des personnes que je connais, et qu’aucun autre n’a sur
cela de si claires et de si abondantes lumiиres. La raison de cette extrкme
difficultй vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables.
Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec
une telle diversitй, qu’il n’y a point d’homme plus diffйrent d’un autre que de
soi mкme dans les divers temps. Un homme a d’autres plaisirs qu’une
femme ; un riche et un pauvre en ont de diffйrents ; un prince, un
homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes,
les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les
changent. Or, il y a un art, et c’est celui
que je donne, pour faire voir la liaison des vйritйs avec leurs principes soit
devrai, soit de plaisir, pourvu que les principes qu’on a une fois avouйs
demeurent fermes et sans кtre jamais dйmentis. Mais comme il y a peu de
principes de cette sorte, et que hors de la gйomйtrie, qui ne considиre que des
figures trиs simples, il n’y a presque point de vйritйs dont nous demeurions
toujours d’accord, et encore moins d’objets de plaisir dont nous ne changions а
toute heure, je ne sais s’il y a moyen de donner des rиgles fermes pour accorder
les discours а l’inconstance de nos caprices. Cet art que j’appelle l’art de
persuader, et qui n’est proprement que la conduite des preuves mйthodiques
parfaites consiste en trois parties essentielles : а dйfinir les termes
dont on doit se servir par des dйfinitions claires ; а proposer des
principes ou axiomes йvidents pour prouver la chose dont il s’agit ; et а
substituer toujours mentalement dans la dйmonstration les dйfinitions а la
place des dйfinis. La raison de cette mйthode est
йvidente, puisqu’il serait inutile de proposer ce qu’on peut prouver et d’en
entreprendre la dйmonstration, si on n’avait auparavant dйfini clairement tous
les termes qui ne sont pas intelligibles ; et qu’il faut de mкme que la
dйmonstration soit prйcйdйe de la demande des principes йvidents qui y sont
nйcessaires, car si l’on n’assure le fondement on ne peut assurer
l’йdifice ; et qu’il faut enfin en dйmontrant substituer mentalement la
dйfinition a la place des dйfinis, puisque autrement on pourrait abuser des divers
sens qui se rencontrent dans les termes. Il est facile de voir qu’en observant
cette mйthode on est sыr de convaincre, puisque, les termes йtant tous entendus
et parfaitement exempts d’йquivoques par les dйfinitions, et les principes
йtant accordйs, si dans la dйmonstration on substitue toujours mentalement les
dйfinitions а la place des dйfinis, la force invincible des consйquences ne
peut manquer d’avoir tout son effet. Aussi jamais une dйmonstration
dans laquelle ces circonstances sont gardйes n’a pu recevoir le moindre
doute ; et jamais celles oщ elles manquent ne peuvent avoir de force. Il importe donc bien de les
comprendre et de les possйder, et c’est pourquoi, pour rendre la chose plus
facile et plus prйsente, je les donnerai toutes en ce peu de rиgles qui
renferment tout ce qui est nйcessaire pour la perfection des dйfinitions, des
axiomes et des dйmonstrations, et par consйquent de la mйthode entiиre des
preuves gйomйtriques de l’art de persuader. Rиgles pour les dйfinitions. — 1.
N’entreprendre de dйfinir aucune des choses tellement connues d’elles-mкmes,
qu’on n’ait point de termes plus clairs pour les expliquer. 2. N’omettre aucun
des termes un peu obscurs ou йquivoques, sans dйfinition. 3. N’employer dans la
dйfinition des termes que des mots parfaitement connus, ou dйjа expliquйs. Rиgles pour les axiomes. — 1.
N’omettre aucun des principes nйcessaires sans avoir demandй si on l’accorde,
quelque clair et йvident qu’il puisse кtre. 2. Ne demander en axiomes que des
choses parfaitement йvidentes d’elles-mкmes. Rиgles pour les dйmonstrations. —
1. N’entreprendre de dйmontrer aucune des choses qui sont tellement йvidentes
d’elles mкmes qu’on n’ait rien de plus clair pour les prouver. 2. Prouver
toutes les propositions un peu obscures, et n’employer а leur preuve que des
axiomes trиs йvidents, ou des propositions dйjа accordйes ou dйmontrйes. 3.
Substituer toujours mentalement les dйfinitions а la place des dйfinis, pour ne
pas se tromper par l’йquivoque des termes que les dйfinitions ont restreints. Voilа les huit rиgles qui
contiennent les prйceptes des preuves solides et immuables. Desquelles il y en
a trois qui ne sont pas absolument nйcessaires, et qu’on peut nйgliger sans
erreur ; qu’il est mкme difficile et comme impossible d’observer toujours
exactement, quoiqu’il soit plus parfait de le faire autant qu’on peut ; ce
sont les trois premiers de chacune des parties : Pour les dйfinitions : Ne
dйfinir aucun des termes qui sont parfaitement connus. Pour les axiomes : N’omettre
а demander aucun des axiomes parfaitement йvidents et simples. Pour les dйmonstrations : Ne
dйmontrer aucune des choses trиs connues d’elles-mкmes. Car il est sans doute que ce
n’est pas une grande faute de dйfinir et d’expliquer bien clairement des
choses, quoique trиs claires d’elles mкmes, ni d’omettre а demander par avance
des axiomes qui ne peuvent кtre refusйs au lieu oщ ils sont nйcessaires, ni
enfin de prou ver des propositions qu’on accorderait sans preuve. Mais les cinq autres rиgles sont
d’une nйcessitй absolue, et on ne peut s’en dispenser sans un dйfaut essentiel
et souvent sans erreur ; et c’est pourquoi je les reprendrai ici en
particulier. Rиgles nйcessaires pour les
dйfinitions. — N’omettre aucun des termes un peu obscurs ou йquivoques, sans
dйfinition. N’employer dans les dйfinitions que des termes parfaitement connus
ou dйjа expliquйs. Rиgles nйcessaires pour les
axiomes. — Ne demander en axiomes que des choses йvidentes. Rиgles nйcessaires pour les
dйmonstrations. — Prouver toutes les propositions, en n’employant а leur preuve
que des axiomes trиs йvidents d’eux-mкmes, ou des propositions dйjа montrйes ou
accordйes. N’abuser jamais de l’йquivoque des termes, en manquant de substituer
mentalement les dйfinitions qui les restreignent ou les expliquent. Voilа les cinq rиgles qui forment
tout ce qu’il y a de nйcessaire pour rendre les preuves convaincantes,
immuables, et, pour tout dire, gйomйtriques ; et les huit rиgles ensemble
les rendent encore plus parfaites. Je passe maintenant а celle de
l’ordre dans lequel on doit disposer les propositions, pour кtre dans une suite
excellente et gйomйtrique. Aprиs avoir йtabli… Voilа en quoi consiste cet art de
persuader, qui se renferme dans ces deux principes : Dйfinir tous les noms
qu’on impose ; prouver tout, en substituant mentalement les dйfinitions а
la place des dй finis. Sur quoi il me semble а propos de
prйvenir trois objections principales qu’on pourra faire. L’une, que cette
mйthode n’a rien de nouveau ; l’autre, qu’elle est bien facile а
apprendre, sans qu’il soit nйcessaire pour cela d’йtudier les йlйments de
gйomйtrie, puis qu’elle consiste en ces deux mots qu’on sait а la premiиre
lecture ; et enfin qu’elle est assez inutile, puisque son usage est
presque renfermй dans les seules matiиres gйomйtriques. Il faut donc faire voir qu’il n’y
a rien de si inconnu, rien de plus difficile а pratiquer, et rien de plus utile
et de plus universel. Pour la premiиre objection, qui
est que ces rиgles sont communes dans le monde, qu’il faut tout dйfinir et tout
prouver, et que les logiciens mкmes les ont mises entre les prйceptes de leur
art, je voudrais que la chose fut vйritable, et qu’elle fыt si connue, que je
n’eusse pas eu la peine de rechercher avec tant de soin la source de tous les
dйfauts des raisonnements, qui sont vйritablement communs. Mais cela l’est si
peu, que, si l’on en excepte les seuls gйomиtres, qui sont en si petit nombre
qu’ils sont uniques en tout un peuple et dans un long temps, on n’en voit aucun
qui le sache aussi. Il sera aisй de le faire entendre а ceux qui auront
parfaitement conзu le peu que j’en ai dit ; mais s’ils ne l’ont pas
compris parfaitement, j’avoue qu’ils n’y auront rien а y apprendre. Mais s’ils
sont entrйs dans l’esprit de ces rиgles, et qu’elles aient assez fait
d’impression pour s’y enraciner et s’y affermir, ils sentiront combien il y a
de diffйrence entre ce qui est dit ici et ce que quelques logiciens en ont
peut-кtre dйcrit d’approchant au hasard, en quelques lieux de leurs ouvrages. Ceux qui ont l’esprit de
discernement savent combien il y a de diffйrence entre deux mots semblables,
selon les lieux et les circonstances qui les accompagnent. Croira-t-on, en
vйritй, que deux personnes qui ont lu et appris par coeur le mкme livre le
sachent йgalement, si l’un le comprend en sorte qu’il en sache tous les
principes, la force des consйquences, les rйponses aux objections qu’on y peut
faire, et toute l’йconomie de l’ouvrage ; au lieu qu’en l’autre ce soient
des paroles mortes, et des semences qui, quoique pareilles а celles qui ont
produit des arbres si fertiles, sont demeurйes sиches et infructueuses dans
l’esprit stйrile qui les a reзues en vain ? Tous ceux qui disent les mкmes
choses ne les possиdent pas de la mкme sorte ; et c’est pourquoi
l’incomparable auteur de l’Art de confйrer s’arrкte avec tant de soin а
faire entendre qu’il ne faut pas juger de la capacitй d’un homme par
l’excellence d’un bon mot qu’on lui entend dire : mais, au lieu d’йtendre
l’admiration d’un bon discours а la personne, qu’on pйnиtre, dit- il, l’esprit
d’oщ il sort, qu’on tente s’il le tient de sa mйmoire ou d’un heureux
hasard ; qu’on le reзoive avec froideur et avec mйpris, afin de voir s’il
ressentira qu’on ne donne pas а ce qu’il dit l’estime que son prix
mйrite : on verra le plus souvent qu’on le lui fera dйsavouer sur l’heure,
et qu’on le tirera bien loin de cette pensйe meilleure qu’il ne croit, pour le
jeter dans une autre toute basse et ridicule. Il faut donc sonder comme cette
pensйe est logйe en son auteur ; comment, par oщ, jusqu’oщ il la possиde :
autrement, le jugement prйcipitй sera jugй tйmйraire. Je voudrais demander а des
personnes йquitables si ce principe : « La matiиre est dans une
incapacitй naturelle, invincible de penser », et celui-ci : « Je
pense, donc je suis », sont en effet les mкmes dans l’esprit de Descartes
et dans l’esprit de saint Augustin, qui a dit la mкme chose douze cents ans
auparavant. En vйritй, je suis bien йloignй
de dire que Descartes n’en soit pas le vйritable auteur, quand mкme il ne
l’aurait appris que dans la lecture de ce grand saint ; car je sais
combien il y a de diffйrence entre йcrire un mot а l’aventure, sans y faire une
rйflexion plus longue et plus йtendue, et apercevoir dans ce mot une suite
admirable de consйquences, qui prouve la distinction des natures matйrielle et
spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d’une physique entiиre,
comme Descartes a prйtendu faire. Car, sans examiner s’il a rйussi efficacement
dans sa prйtention, je suppose qu’il l’ait fait, et c’est dans cette
supposition que je dis que ce mot est aussi diffйrent dans ses йcrits d’avec le
mкme mot dans les autres qui l’ont dit en passant, qu’un homme plein de vie et
de force d’avec un homme mort. Tel dira une chose de soi-mкme
sans en comprendre l’excellence, oщ un autre comprendra une suite merveilleuse
de consйquences qui nous font dire hardiment que ce n’est plus le mкme mot, et
qu’il ne le doit non pas а celui d’oщ il l’a appris, qu’un arbre admirable
n’appartiendra pas а celui qui en aurait jetй la semence, sans y penser et sans
la connaоtre, dans une terre abondante qui en aurait profitй de la sorte par sa
propre fertilitй. Les mкmes pensйes poussent
quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur : infertiles
dans leur champ naturel, abondantes йtant transplantйes. Mais il arrive bien
plus souvent qu’un bon esprit fait produire lui-mкme а ses propres pensйes tout
le fruit dont elles sont capables, et qu’ensuite quelques autres, les ayant ouп
estimer, les empruntent et s’en parent, mais sans en connaоtre l’excellence ;
et c’est alors que la diffйrence d’un mкme mot en diverses bouches paraоt le
plus. C’est de cette sorte que la
logique a peut-кtre empruntй les rиgles de la gйomйtrie sans en comprendre la
force : et ainsi, en les met tant а l’aventure parmi celles qui lui sont
propres, il ne s’ensuit pas de lа qu’ils aient entrй dans l’esprit de la
gйomйtrie ; et je serai bien йloignй, s’ils n’en donnent pas d’autres
marques que de l’avoir dit en passant, de les mettre en parallиle avec cette
science, qui apprend la vйritable mйthode de conduire la raison. Mais je serai
au contraire bien disposй а les en exclure, et presque sans retour. Car de
l’avoir dit en passant, sans avoir pris garde que tout est renfermй lа dedans,
et au lieu de suivre ces lumiиres, s’йgarer а perte de vue aprиs des recherches
inutiles, pour courir а ce que celles-lа offrent et qu’elles ne peuvent donner,
c’est vйritablement montrer qu’on n’est guиre clairvoyant, et bien que si l’on
avait manquй de les suivre parce qu’on ne les avait pas aperзues. La mйthode de ne point errer est
recherchйe de tout le monde. Les logiciens font profession d’y conduire, les
gйomиtres seuls y arrivent, et, hors de leur science et de ce qui l’imite, il
n’y a point de vйritables dйmonstrations. Tout l’art en est renfermй dans les
seuls prйceptes que nous avons dits : ils suffisent seuls, ils prouvent
seuls ; toutes les autres rиgles sont inutiles ou nuisibles. Voilа ce que
je sais par une longue expйrience de toutes sortes de livres et de personnes. Et sur cela je fais le mкme
jugement de ceux qui disent que les gйomиtres ne leur donnent rien de nouveau
par ces rиgles, parce qu’ils les avaient en effet, mais confondues parmi une
multitude d’autres inutiles ou fausses dont ils ne pouvaient pas les discerner,
que de ceux qui cherchent un diamant de grand prix parmi un grand nombre de
faux, mais qu’ils n’en sauraient pas distinguer, se vanteraient, en les tenant
tous ensemble, de possйder le vйritable aussi bien que celui qui, sans
s’arrкter а ce vil amas, porte la main sur la pierre choisie que l’on
recherche, et pour laquelle on ne jetait pas tout le reste. Le dйfaut d’un raisonnement faux
est une maladie qui se guйrit par ces deux remиdes. On en a composй un autre
d’une infinitй d’herbes inutiles oщ les bonnes se trouvent enveloppйes et oщ
elles demeurent sans effet, par les mauvaises qualitйs de ce mйlange. Pour dйcouvrir tous les sophismes
et toutes les йquivoques des raisonnements captieux, ils ont inventй des noms
barbares qui йtonnent ceux qui les entendent ; et au lieu qu’on ne peut
dйbrouiller tous les replis de ce noeud si embarrassй qu’en tirant l’un des
bouts que les gйomиtres assignent, ils en ont marquй un nombre йtrange d’autres
oщ ceux-lа se trouvent compris, sans qu’ils sachent lequel est le bon. Et ainsi, en nous montrant un
nombre de chemins diffйrents, qu’ils disent nous conduire oщ nous tendons,
quoiqu’il n’y en ait que deux qui y mиnent, il faut savoir les marquer en
particulier ; on prйtendra que la gйomйtrie, qui les assigne certainement,
ne donne que ce qu’on avait dйjа des autres, parce qu’ils donnaient en effet la
mкme chose et davantage, sans prendre garde que ce prйsent perdait son prix par
son abondance, et qu’ils фtaient en ajoutant. Rien n’est plus commun que les
bonnes choses : il n’est question que de les discerner ; et il est
certain qu’elles sont toutes naturelles et а notre portйe, et mкme connues de
tout le monde. Mais on ne sait pas les distinguer. Ceci est universel. Ce n’est
pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l’excellence de
quelque genre que ce soit. On s’йlиve pour y arriver, et on s’en йloigne :
il faut le plus souvent s’abaisser. Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui
les lisent croient qu’ils auraient pu faire. La nature, qui seule est bonne,
est toute familiиre et commune. Je ne fais donc pas de doute que
ces rиgles, йtant les vйritables, ne doivent кtre simples, naпves, naturelles,
comme elles le sont. Ce n’est pas barbara et baralipton qui forment le
raisonnement. Il ne faut pas guinder l’esprit ; les maniиres tendues et
pйnibles le remplissent d’une sotte prйsomption par une йlйvation йtrangиre et
par une enflure vaine et ridicule au lieu d’une nourriture solide et
vigoureuse. Et l’une des raisons principales qui йloignent autant ceux qui
entrent dans ces connaissances du vйritable chemin qu’ils doivent suivre, est
l’imagination qu’on prend d’abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en
leur donnant le nom de grandes, hautes. йlevйes, sublimes. Cela perd tout. Je
voudrais les nommer basses communes, familiиres : ces noms-lа leur
conviennent mieux ; je hais ces mots d’enflure... Comparaison des chrйtiens des
premiers temps avec ceux d’aujourd’hui On ne voyait que des Chrйtiens
parfaitement consommйs dans tous les points nйcessaires au salut. Au lieu que l’on voit aujourd’hui
une ignorance si grossiиre qu’elle fait gйmir tous ceux qui ont des sentiments
de tendresse pour l’Eglise. On n’entrait alors dans l’Eglise
qu’aprиs de grands travaux et de longs dйsirs. On s’y trouve maintenant sans
aucune peine, sans soin et sans travail. On n’y йtait admis qu’aprиs un
examen trиs exact. On y est reзu maintenant avant
qu’on soit en йtat d’кtre examinй. On n’y йtait reзu alors qu’aprиs
avoir abjurй sa vie passйe, qu’aprиs avoir renoncй au monde, et а la chair, et
au Diable. On y entre maintenant avant qu’on
soit en йtat de faire aucune de ces choses. Enfin il fallait autrefois sortir
du monde pour кtre reзu dans l’Eglise. Au lieu qu’on entre aujourd’hui
dans l’Йglise en mкme temps que dans le monde. On connaissait alors par ce
procйdй une distinction essentielle du monde avec l’Eglise. On les considйrait comme deux
contraires, comme deux ennemis irrйconciliables, dont l’un persйcute l’autre
sans discontinuation, et dont le plus faible en apparence doit un jour triompher
du plus fort. En sorte que [de] ces deux partis contraires on quittait l’un
pour entrer dans l’autre ; on abandonnait les maximes de l’un, pour
embrasser les maximes de l’autre ; on se dйvкtait des sentiments de l’un,
pour se revкtir des sentiments de l’autre. Enfin on quittait, on renonзait,
on abjurait le monde oщ l’on avait reзu sa premiиre naissance, pour se vouer
totalement а l’Йglise oщ l’on prenait comme sa seconde naissance : et
ainsi on concevait une diffйrence йpouvantable entre l’un et l’autre, au lieu
qu’on se trouve maintenant presque au mкme moment dans l’un et dans
l’autre ; et le mкme moment qui nous fait naоtre au monde, nous fait
renaоtre dans l’Eglise. De sorte que la raison survenant ne fait plus de
distinction de ces deux mondes si contraires. Elle s’йlиve dans l’un, et dans
l’autre tout ensemble. On frйquente les Sacrements, et on jouit des plaisirs de
ce monde, etc. Et ainsi, au lieu qu’autrefois on
voyait une distinction essentielle entre l’un et l’autre, on les voit
maintenant confondus et mкlйs, en sorte qu’on ne les discerne quasi plus. De lа vient qu’on ne voyait
autrefois entre les Chrйtiens que des personnes trиs instruites. Au lieu qu’elles sont maintenant
dans une ignorance qui fait horreur. De lа vient qu’autrefois ceux qui
avaient йtй renйs par le baptкme, et qui avaient quittй les vices du monde,
pour entrer dans la piйtй de l’Eglise, retombaient si rarement de l’Eglise dans
le monde ; au lieu qu’on ne voit maintenant rien de plus ordinaire que les
[vices] du monde dans le coeur des Chrйtiens. L’Йglise des Saints se trouve
tant souillйe par le mйlange des mйchants ; et ses enfants, qu’elle a
conзus et portйs dиs l’enfance dans ses flancs, sont ceux-lа mкme qui portent
dans son coeur, c’est-а-dire jusqu’а la participation de ses plus augustes
mystиres le plus cruel de ses ennemis, c’est-а-dire l’esprit du monde, l’esprit
d’ambition, l’esprit de vengeance, l’esprit d’impuretй, l’esprit de
concupiscence. Et l’amour qu’elle a pour ses enfants l’oblige d’admettre
jusques dans ses entrailles le plus cruel de ses persйcuteurs Mais ce n’est pas а l’Йglise а
qui l’on doit imputer les malheurs qui ont suivi un changement de discipline si
salutaire, car comme elle a vu que la dilation du baptкme laissait un grand
nombre d’enfants dans la malйdiction d’Adam, elle a voulu les dйlivrer de cette
masse de perdition, en prйcipitant le secours qu’elle leur donne. Et cette
bonne mиre ne voit qu’avec un regret extrкme que ce qu’elle a procurй pour le
salut de ses enfants devienne l’occasion de la perte des adultes. Son vйritable esprit est que ceux
qu’elle retire dans un вge si tendre de la contagion du monde s’йcartent bien
loin des sentiments du monde. Elle prйvient l’usage de la Raison, pour prйvenir
les vices oщ la raison corrompue les entraоnerait ; et avant que leur
esprit puisse agir, elle les remplit de son esprit, afin qu’ils vivent dans
l’ignorance du monde et dans un йtat d’autant plus йloignй du vice qu’ils ne
l’auraient jamais connu. Cela paraоt par les cйrйmonies du
baptкme, car elle n’accorde le baptкme aux enfants qu’aprиs qu’ils ont dйclarй,
par la bouche des parrains, qu’ils le dйsirent, qu’ils croient, qu’ils
renoncent au monde et а Satan. Et comme elle veut qu’ils conservent ces dis
positions dans toute la suite de leur vie, elle leur commande expressйment de
les garder inviolablement, et ordonne par un commandement indispensable aux
parrains d’instruire les enfants de toutes ces choses. Car elle ne souhaite pas
que ceux qu’elle a nourris dans son sein depuis l’enfance soient aujourd’hui
moins instruits et moins zйlйs que ceux qu’elle admettait autrefois au nombre
des siens. Elle ne dйsire pas une moindre perfection dans ceux qu’elle nourrit
que dans ceux qu’elle reзoit… Cependant on en use d’une faзon
si contraire а l’intention de l’Йglise qu’on n’y peut penser sans horreur. On
ne fait quasi plus de rйflexion sur un aussi grand bienfait, parce qu’on ne l’a
jamais demandй, parce qu’on ne se souvient pas mкme de l’avoir reзu… Mais comme il est йvident que
l’Eglise ne demande pas moins de zиle dans ceux qui ont йtй йlevйs domestiques
de la foi que dans ceux qui aspirent а le devenir, il faut se mettre devant les
yeux l’exemple des catйchumиnes, considйrer leur ardeur, leur dйvotion, leur
horreur pour le monde, leur gйnйreux renoncement au monde ; et si on ne
les jugeait pas dignes de recevoir le baptкme sans ces dispositions, ceux qui
ne les trouvent pas en eux… Il faut donc qu’ils se soumettent
а recevoir l’instruction qu’ils auraient eue s’ils commenзaient а entrer dans
la communion de l’Йglise et il faut de plus qu’ils se soumettent а une
pйnitence telle qu’ils n’aient plus envie de la rejeter et qu’ils aient moins
d’aversion pour l’austйritй de la mortification [des sens] qu’ils ne trouvent
de charmes dans l’usage des dйlices vicieux du pйchй. Pour les disposer а s’instruire,
il faut leur faire entendre la diffйrence des coutumes qui ont йtй pratiquйes
dans l’Йglise suivant la diversitй des temps. Qu’en l’Йglise naissante on
enseignait les catйchumиnes, c’est-а-dire ceux qui prйtendaient au baptкme,
avant que de le leur confйrer ; et on ne les y admettait qu’aprиs une
pleine instruction des mystиres de la Religion, qu’aprиs une pйnitence de leur
vie passйe qu’aprиs une grande connaissance de la grandeur et de l’excellence de
la profession de la foi et des maximes chrйtiennes oщ ils dйsiraient entrer
pour jamais, qu’aprиs des marques йminentes d’une conversion vйritable du
coeur, et qu’aprиs un extrкme dйsir du baptкme. Ces choses йtant connues de
toute l’Eglise, on leur confйrait le Sacrement d’incorporation par lequel ils
devenaient membres de l’Йglise. Au lieu qu’en ces temps le
baptкme ayant йtй accordй aux enfants avant l’usage de raison, par des
considйrations trиs importantes, il arrive que la nйgligence des parents laisse
vieillir les Chrйtiens sans aucune connaissance de la grandeur de notre
Religion. Quand l’instruction prйcйdait le
baptкme, tous йtaient instruits ; mais maintenant que le baptкme prйcиde
l’instruction, l’enseignement qui йtait nйcessaire pour le Sacrement est devenu
volontaire, et ensuite nйgligй et enfin presque aboli. La vйritable raison est qu’on est
persuadй de la nйcessitй [du] baptкme, et on ne l’est pas de la nйcessitй] de
l’instruction. De sorte que quand l’instruction prйcйdait le baptкme, la nйcessitй
de l’un faisait que l’on avait recours а l’autre nйcessairement ; au lieu
que le baptкme prйcйdant aujourd’hui l’instruction, comme on a йtй fait
Chrйtien sans avoir йtй instruit, on croit pouvoir demeurer Chrйtien sans se
faire instruire et qu’au lieu que les premiers Chrйtiens tйmoignaient tant de
reconnaissance [pour une grвce qu’elle n’accordait qu’а leurs longues priиres],
ils tйmoignent aujourd’hui tant d’ingratitude pour cette mкme grвce, qu’elle
leur accorde avant mкme qu’ils aient йtй en йtat de la demander. Et si elle dйtestait si fort les
chutes des premiers, quoique si rares, combien doit-elle avoir en abomination
les chutes et les rechutes continuelles des derniers, quoiqu’ils lui soient
beaucoup plus redevables, puisqu’elles les a tirйs bien plus tфt et bien plus
libйralement de la damnation oщ ils йtaient engagйs par leur premiиre
naissance. Elle ne peut voir, sans gйmir,
abuser de la plus grande de ses grвces, et que ce qu’elle a fait pour assurer
leur salut devienne l’occasion presque assurйe de leur perte, car elle n’a pas… Trois discours sur la condition
des grands Premier discours Pour entrer dans la vйritable
connaissance de votre condition, considйrez- la dans cette image. Un homme est jetй par la tempкte
dans une оle inconnue, dont les habitants йtaient en peine de trouver leur roi,
qui s’йtait perdu ; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de
visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualitй par tout
ce peuple. D’abord il ne savait quel parti prendre ; mais il se rйsolut
enfin de se prкter а sa bonne fortune. Il reзut tous les respects qu’on lui
voulut rendre, et il se laissa traiter de roi. Mais comme il ne pouvait oublier
sa condition naturelle, il songeait, en mкme temps qu’il recevait ces respects,
qu’il n’йtait pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui
appartenait pas. Ainsi il avait une double pensйe : l№une par laquelle il
agissait en roi, l’autre par laquelle il reconnaissait son йtat vйritable, et
que ce n’йtait que le hasard qui l’avait mis en place oh il йtait. Il cachait
cette derniиre pensйe et il dйcouvrait l’autre. C’йtait par la premiиre qu’il
traitait avec le peuple, et par la derniиre qu’il traitait avec soi-mкme. Ne vous imaginez pas que ce soit
par un moindre hasard que vous possйdez les richesses dont vous vous trouvez
maоtre, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n’y avez aucun
droit de vous-mкme et par votre nature, non plus que lui : et non
seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au
monde, que par une infinitй de hasards. Votre naissance dйpend d’un mariage, ou
plutфt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais d’oщ ces mariages
dйpendent- ils ? D’une visite faite par rencontre, d’un discours en l’air,
de mille occasions imprйvues. Vous tenez, dites-vous, vos
richesses de vos ancкtres, mais n’est-ce pas par mille hasards que vos ancкtres
les ont acquises et qu’ils les ont conservйes ? Vous imaginez-vous aussi
que ce soit par quelque loi naturelle que ces biens ont passй de vos ancкtres а
vous ? Cela n’est pas vйritable. Cet ordre n’est fondй que sur la seule
volontй des lйgislateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune
n’est prise d’un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S’il leur avait plu
d’ordonner que ces biens, aprиs avoir йtй possйdйs par les pиres durant leur
vie, retourneraient а la rйpublique aprиs leur mort, vous n’auriez aucun sujet
de vous en plaindre. Ainsi tout le titre par lequel
vous possйdez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un йtablissement
humain. Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait
rendu pauvre ; et ce n’est que cette rencontre du hasard qui vous a fait
naоtre, avec la fantaisie des lois favorables а votre йgard, qui vous met en
possession de tous ces biens. Je ne veux pas dire qu’ils ne
vous appartiennent pas lйgitimement, et qu’il soit permis а un autre de vous
les ravir ; car Dieu, qui en est le maоtre, a permis aux sociйtйs de faire
des lois pour les partager ; et quand ces lois sont une fois йtablies, il
est injuste de les violer. C’est ce qui vous distingue un peu de cet homme qui
ne possйderait son royaume que par l’erreur du peuple, parce que Dieu
n’autoriserait pas cette possession et l’obligerait а y renoncer, au lieu qu’il
autorise la vфtre Mais ce qui vous est entiиrement commun avec lui, c’est que
ce droit que vous y avez n’est point fondй, non plus que le sien, sur quelque
qualitй et sur quelque mйrite qui soit en vous et qui vous en rende digne.
Votre вme et votre corps sont d’eux-mкmes indiffйrents а l’йtat de batelier ou
а celui de duc, et il n’y a nul lien naturel qui les attache а une condition
plutфt qu’а une autre. Que s’ensuit-il de lа ? que
vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlй, une double
pensйe ; et que si vous agissez extйrieurement avec les hommes selon votre
rang, vous devez reconnaоtre, par une pensйe plus cachйe mais plus vйritable,
que vous n’avez rien naturellement au- dessus d’eux. Si la pensйe publique vous
йlиve au-dessus du commun des hommes, que l’autre vous abaisse et vous tienne
dans une parfaite йgalitй avec tous les hommes ; car c’est votre йtat
naturel. Le peuple qui vous admire ne
connaоt pas peut-кtre ce secret. Il croit que la noblesse est une grandeur
rйelle et il considиre presque les grands comme йtant d’une autre nature que
les autres. Ne leur dйcouvrez pas cette erreur, si vous voulez ; mais
n’abusez pas de cette йlйvation avec insolence, et surtout ne vous mйconnaissez
pas vous-mкme en croyant que votre кtre a quelque chose de plus йlevй que celui
des autres. Que diriez-vous de cet homme qui
aurait йtй fait roi par l’erreur du peuple, s’il venait а oublier tellement sa
condition naturelle, qu’il s’imaginвt que ce royaume lui йtait dы, qu’il le
mйritait et qu’il lui appartenait de droit ? Vous admireriez sa sottise et
sa folie. Mais y en a-t-il moins dans les personnes de condition qui vivent
dans un si йtrange oubli de leur йtat naturel ? Que cet avis est important !
Car tous les emportements, toute la violence et toute la vanitй des grands
vient de ce qu’ils ne connaissent point ce qu’ils sont : йtant difficile
que ceux qui se regarderaient intйrieurement comme йgaux а tous les hommes, et
qui seraient bien persuadйs qu’ils n’ont rien en eux qui mйrite ces petits
avantages que Dieu leur a donnйs au-dessus des autres, les traitassent avec
insolence. Il faut s’oublier soi-mкme pour cela, et croire qu’on a quelque
excellence rйelle au-dessus d’eux, en quoi consiste cette illusion que je tвche
de vous dйcouvrir. Second discours Il est bon, Monsieur, que vous
sachiez ce que l’on vous doit, afin que vous ne prйtendiez pas exiger des
hommes ce qui ne vous est pas dы ; car c’est une injustice visible :
et cependant elle est fort commune а ceux de votre condition, parce qu’ils en
ignorent la nature. Il y a dans le monde deux sortes
de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’йtablissement et des grandeurs
naturelles. Les grandeurs d’йtablissement dйpendent de la volontй des hommes,
qui ont cru avec raison devoir honorer certains йtats et y attacher certains
respects. Les dignitйs et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore
les nobles, en l’autre les roturiers, en celui-ci les aоnйs, en cet autre les
cadets. Pour quoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose йtait
indiffйrente avant l’йtablissement : aprиs l’йtablissement elle devient
juste, parce qu’il est injuste de la troubler Les grandeurs naturelles sont
celles qui sont indйpendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles
consistent dans des qualitйs rйelles et effectives de l’вme ou du corps, qui
rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumiиre de
l’esprit, la vertu, la santй, la force. Nous devons quelque chose а l’une
et а l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature
diffйrente, nous leur devons aussi diffйrents respects. Aux grandeurs d’йtablissement,
nous leur devons des respects d’йtablissement, c’est-а-dire certaines
cйrйmonies extйrieures qui doivent кtre nйanmoins accompagnйes, selon la
raison, d’une reconnaissance intйrieure de la justice de cet ordre, mais qui ne
nous font pas concevoir quelque qualitй rйelle en ceux que nous honorons de
cette sorte. Il faut parler aux rois а genoux ; il faut se tenir debout
dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de
leur refuser ces devoirs Mais pour les respects naturels
qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs
naturelles ; et nous devons au contraire le mйpris et l’aversion aux
qualitйs contraires а ces grandeurs naturelles. Il n’est pas nйcessaire, parce
que vous кtes duc, que je vous estime ; mais il est nйcessaire que je vous
salue. Si vous кtes duc et honnкte homme, je rendrai ce que je dois а l’une et
а l’autre de ces qualitйs. Je ne vous refuserai point les cйrйmonies que mйrite
votre qua litй de duc, ni l’estime que mйrite celle d’honnкte homme. Mais si
vous йtiez duc sans кtre honnкte homme, je vous ferais encore justice ;
car en vous rendant les devoirs extйrieurs que l’ordre des hommes a attachйs а
votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mйpris intйrieur que
mйriterait la bassesse de votre esprit. Voilа en quoi consiste la justice
de ces devoirs. Et l’injustice consiste а attacher les respects naturels aux
grandeurs d’йtablissement, ou а exiger les respects d’йtablissement pour les
grandeurs naturelles. M. N... est un plus grand gйomиtre que moi ; en
cette qualitй il veut passer devant moi : je lui dirai qu’il n’y entend
rien. La gйomйtrie est une grandeur naturelle ; elle demande une prйfйrence
d’estime, mais les hommes n’y ont attachй aucune prйfйrence extйrieure. Je pas
serai donc devant lui, et l’estimerai plus que moi, en qualitй de gйomиtre. De
mкme si, йtant duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne
dйcouvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse je
vous prierais de me montrer les qualitйs qui mйritent mon estime. Si vous le
faisiez, elle vous est acquise, et je ne vous la pourrais refuser avec
justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la
demander, et assurйment vous n’y rйussirez pas, fussiez-vous le plus grand
prince du monde. Troisiиme discours Je vous veux faire connaоtre,
Monsieur, votre condition vйritable ; car c’est la chose du monde que les
personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu’est-ce, а votre avis, d’кtre
grand seigneur ? C’est кtre maоtre de plusieurs objets de la concupiscence
des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux dйsirs de plusieurs.
Ce sont ces besoins et ces dйsirs qui les attirent auprиs de vous, et qui font
qu’ils se soumettent а vous : sans cela ils ne vous regarderaient pas
seulement ; mais ils espиrent, par ces services et ces dйfйrences qu’ils
vous rendent obtenir de vous quelque part de ces biens qu’ils dйsirent et dont
ils voient que vous disposez. Dieu est environnй de gens pleins
de charitй, qui lui demandent les biens de la charitй qui sont en sa
puissance : ainsi il est proprement le roi de la charitй. Vous кtes de mкme environnй d’un
petit nombre de personnes, sur qui vous rйgnez en votre maniиre. Ces gens sont
pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la
concupiscence ; c’est la concupiscence qui les attache а vous. Vous кtes
donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d’йtendue ;
mais vous кtes йgal en cela aux plus grands rois de la terre ; ils sont
comme vous des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait leur
force, c’est-а-dire la possession des choses que la cupiditй des hommes dйsire. Mais en connaissant votre
condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prйtendez pas
rйgner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre
force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne
prйtendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec duretй.
Contentez leurs justes dйsirs, soulagez leurs nйcessitйs ; mettez votre
plaisir а кtre bien faisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et
vous agirez en vrai roi de concupiscence. Ce que je vous dis ne va pas bien
loin ; et si vous en demeurez lа, vous ne laisserez pas de vous
perdre ; mais au moins vous vous perdrez en honnкte homme. Il y a des gens
qui se damnent si sottement, par l’avarice, par la brutalitй, par les
dйbauches, par la violence, par les emportements, par les blasphиmes ! Le
moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnкte ; mais en vйritй c’est
toujours une grande folie que de se damner ; et c’est pourquoi il n’en
faut pas demeurer lа. Il faut mйpriser la concupiscence et son royaume, et
aspirer а ce royaume de charitй oщ tous les sujets ne respirent que la charitй,
et ne dйsirent que les biens de la charitй. D’autres que moi vous en diront le
chemin : il me suffit de vous avoir dйtournй de ces vies brutales oщ je
vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de
bien connaоtre l’йtat vйritable de cette condition. Le Mйmorial † L’an de grвce 1654, Lundi, 23 novembre, jour de saint Clйment, pape et martyr,
et autres au martyrologe, Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres, Depuis environ 10 heures et demie du soir jusques environ
minuit et demi, Feu, « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob »
non des philosophes et des savants. Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. Dieu de Jйsus-Christ. Deum meum et
Deum vestrum. « Ton Dieu sera mon Dieu. » Oubli du monde et de tout, hormis Dieu. Il ne se trouve que par les voies enseignйes dans
l’Evangile. Grandeur de l’вme humaine. « Pиre juste, le monde ne t’a point connu, mais je
t’ai connu. » Joie, joie, joie, pleurs de joie. Je m’en suis sйparй : Dereliquerunt me fontem aquae vivae. « Mon Dieu, me quitterez-vous ? » Que je n’en sois pas sйparй йternellement. « Cette est la vie йternelle, qu’ils te connaissent
seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyй, Jйsus-Christ. » Jйsus-Christ. Jйsus-Christ. Je m’en suis sйparй ; je l’ai fui, renoncй, crucifiй. Que je n’en sois jamais sйparй. Il ne se conserve que par les voies enseignйes dans
l’Evangile. Renonciation totale et douce. Soumission totale а Jйsus-Christ et а mon directeur. Eternellement en joie pour un jour d’exercice sur la
terre. Non obliviscar sermones tuos. Amen. Lettres au Roannez Lettre I Septembre I656. Votre lettre m’a donnй une
extrкme joie. Je vous avoue que je commenзais а craindre, ou au moins а
m’йtonner. Je ne sais ce que c’est que ce commencement de douleur dont vous
parlez ; mais je sais qu’il faut qu’il en vienne. Je lisais tantфt le
XIIIe chapitre de saint Marc en pensant а vous йcrire, et aussi je vous dirai ce
que j’y ai trouvй. Jйsus-Christ y fait un grand discours а ses apфtres sur son
dernier avиnement ; et, comme tout ce qui arrive а l’Eglise arrive aussi а
chaque Chrйtien en particulier, il est certain que tout ce chapitre prйdit
aussi bien l’йtat de chaque personne qui, en se convertissant, dйtruit le vieil
homme en elle, que l’йtat de l’univers entier, qui sera dйtruit pour faire
place а de nouveaux cieux et а une nouvelle terre, comme dit l’Йcriture. Et
aussi je songeais que cette prйdiction de la ruine du temple rйprouvй, qui
figure la ruine de l’homme rйprouvй qui est en chacun de nous, et dont il est
dit qu’il ne sera laissй pierre sur pierre, marque qu’il ne doit кtre laissй
aucune passion du vieil homme ; et ces effroyables guerres civiles et
domestiques reprйsentent si bien le trouble intйrieur que sentent ceux qui se
donnent а Dieu, qu’il n’y a rien de mieux peint. Mais cette parole est
йtonnante : « Quand vous verrez l’abomination dans le lieu oщ elle ne
doit pas кtre, alors que chacun s’enfuie sans rentrer dans sa maison pour
reprendre quoi que ce soit. » Il me semble que cela prйdit parfaitement le
temps oщ nous sommes, oщ la corruption de la morale est aux maisons de saintetй
et dans les livres des thйologiens et des religieux, oщ elle ne devrait pas кtre.
Il faut sortir aprиs un tel dйsordre, et malheur а celles qui sont enceintes ou
nourrices en ce temps-lа, c’est-а-dire а ceux qui ont des attachements au monde
qui les y retiennent ! La parole d’une sainte est а propos sur ce
sujet : qu’il ne faut pas examiner si on a vocation pour sortir du monde,
mais seulement si on a vocation pour y demeurer, comme on ne consulterait point
si on est appelй а sortir d’une maison pestifйrйe ou embrasйe. Ce chapitre de l’Йvangile, que je
voudrais lire avec vous tout entier, finit par une exhortation а veiller et а
prier pour йviter tous ces malheurs, et en effet il est bien juste que la
priиre soit continuelle quand le pйril est continuel. J’envoie а ce dessein des priиres
qu’on m’a demandйes ; c’est а trois heures aprиs midi. Il s’est fait un
miracle depuis votre dйpart а une religieuse de Pontoise qui, sans sortir de
son couvent, a йtй guйrie d’un mal de tкte extraordinaire par une dйvotion а la
Sainte Йpine. Je vous en manderai un jour davantage. Mais je vous dirai sur
cela un beau mot de saint Augustin, et bien consolatif pour de certaines
personnes ; c’est qu’il dit que ceux-lа voient vйritablement les miracles
auxquels les miracles profitent : car on ne les voit pas si on n’en
profite pas. Je vous ai une obligation que je
ne puis assez vous dire du prйsent que vous m’avez fait ; je ne savais ce
que ce pouvait кtre, car je l’ai dйployй avant que de lire votre lettre, et je
me suis repenti ensuite de ne lui avoir pas rendu d’abord le respect que je lui
devais. C’est une vйritй que le Saint- Esprit repose invisiblement dans les
reliques de ceux qui sont morts dans la grвce de Dieu, jusqu’а ce qu’il y
paraisse visiblement en la rйsurrection, et c’est ce qui rend les reliques des
saints si dignes de vйnйration. Car Dieu n’abandonne jamais les siens, non pas
mкme dans le sйpulcre, oщ leurs corps, quoique morts aux yeux des hommes, sont
plus vivants devant Dieu, а cause que le pйchй n’y est plus : au lieu
qu’il y rйside toujours durant cette vie, au moins quant а sa racine (car les
fruits du pйchй n’y sont pas toujours), et cette malheureuse racine, qui en est
insйparable pendant la vie, fait qu’il n’est pas permis de les honorer alors,
puisqu’ils sont plutфt dignes d’кtre haпs. C’est pour cela que la mort est
nйcessaire pour mortifier entiиrement cette malheureuse racine, et c’est ce qui
la rend souhaitable. Mais il ne sert de rien de vous dire ce que vous savez si
bien ; il vaudrait mieux le dire а ces autres personnes dont vous parlez,
mais elles ne l’йcouteraient pas. Lettre II Dimanche, 24 septembre 1656. Il est bien assurй qu’on ne se
dйtache jamais sans douleur. On ne sent pas son lien quand on suit
volontairement celui qui entraоne, comme dit saint Augustin ; mais quand
on commence а rйsister et а marcher en s’йloignant, on souffre bien ; le
lien s’йtend et endure toute la violence ; et ce lien est notre propre
corps, qui ne se rompt qu’а la mort. Notre Seigneur a dit que, « depuis la
venue de Jean Baptiste (c’est-а-dire depuis son avиnement dans chaque fidиle),
le royaume de Dieu souffre violence et que les violents le ravissent ».
Avant que l’on soit touchй, on n’a que le poids de sa concupiscence, qui porte
а la terre. Quand Dieu attire en haut, ces deux efforts contraires font cette
violence que Dieu seul peut faire surmonter. « Mais nous pouvons tout, dit
saint Lйon, avec celui sans lequel nous ne pouvons rien ». Il faut donc se
rйsoudre а souffrir cette guerre toute sa vie : car il n’y a point ici de
paix. Jйsus-Christ est venu apporter le couteau, et non pas la paix. Mais
nйanmoins il faut avouer que comme l’Йcriture dit que « la sagesse des
hommes n’est que folie devant Dieu », aussi on peut dire que cette guerre
qui parait dure aux hommes est une paix devant Dieu ; car c’est cette paix
que Jйsus-Christ a aussi apportйe. Elle ne sera nйanmoins parfaite que quand le
corps sera dйtruit, et c’est ce qui fait souhaiter la mort, en souffrant
nйanmoins de bon coeur la vie pour l’amour de celui qui a souffert pour nous et
la vie et la mort, et qui peut nous donner plus de biens que nous ne pouvons ni
demander ni imaginer, comme dit saint Paul, en l’йpоtre de la messe
d’aujourd’hui. Lettre III Septembre ou octobre 1656. Je ne crains plus rien pour vous,
Dieu merci, et j ‘ai une espйrance admirable. C’est une parole bien consolante
que celle de Jйsus Christ : « Il sera donnй а ceux qui ont
dйjа. » Par cette promesse, ceux qui ont beaucoup reзu ont droit d’espйrer
davantage, et ainsi ceux qui ont reзu extraordinairement doivent espйrer
extraordinairement. J’essaye autant que je puis de ne
m’affliger de rien, et de prendre tout ce qui arrive pour le meilleur. Je crois
que c’est un devoir, et qu’on pкche en ne le faisant pas. Car enfin la raison
pour laquelle les pйchйs sont pйchйs, c’est seulement parce qu’ils sont
contraires а la volontй de Dieu ; et ainsi l’essence du pйchй consistant а
avoir une volontй opposйe а celle que nous connaissons en Dieu, il est visible,
ce me semble, que, quand il nous dйcouvre sa volontй par les йvйnements, ce
serait un pйchй de ne s’y pas accommoder. J’ai appris que tout ce qui est
arrivй a quelque chose d’admirable, puisque la volontй de Dieu y est marquйe.
Je le loue de tout mon coeur de la continuation faite de ses grвces, car je
vois bien qu’elles ne diminuent point. L’affaire du... ne va guиre
bien : c’est une chose qui fait trembler ceux qui ont de vrais mouvements
de Dieu, de voir la persйcution qui se prйpare non seulement contre les
personnes (ce serait peu), mais contre la vйritй. Sans mentir, Dieu est bien
abandonnй. Il me semble que c’est un temps oщ le service qu’on lui rend est
bien agrйable. Il veut que nous jugions de la grвce par la nature ; et
ainsi il permet de considйrer que, comme un prince chassй de son pays par ses
sujets a des tendresses extrкmes pour ceux qui lui demeurent fidиles dans la
rйvolte publique, de mкme il semble que Dieu considиre avec une bontй
particuliиre ceux qui dйfendent aujourd’hui la puretй de la religion et de la
morale, qui est si fort combattue. Mais il y a cette diffйrence entre les rois
de la terre et le Roi des rois, que les princes ne rendent pas leurs sujets
fidиles, mais qu’ils les trou vent tels : au lieu que Dieu ne trouve
jamais les hommes qu’infidиles, et qu’il les rend fidиles quand ils le sont. De
sorte qu’au lieu que les rois ont une obligation insigne а ceux qui demeurent
dans leur obйissance, il arrive, au contraire, que ceux qui subsistent dans le
service de Dieu lui sont eux-mкmes redevables infiniment. Continuons donc а le
louer de cette grвce, s’il nous l’a faite, de laquelle nous le louerons dans
l’йternitй, et prions-le qu’il nous la fasse encore, et qu’il ait pitiй de nous
et de l’Йglise entiиre, hors laquelle il n’y a que malйdiction. Je prends part aux... persйcutйs
dont vous parlez. Je vois bien que Dieu s’est rйservй des serviteurs cachйs,
comme il le dit а Йlie. Je le prie que nous en soyons, bien et comme il faut,
en esprit et en vйritй et sincиrement. Lettre IV Fin d’octobre 1656. Il me semble que vous prenez
assez de part au miracle pour vous mander en particulier que la vйrification en
est achevйe par l’Йglise comme vous le verrez par cette sentence de M. le grand
vicaire. Il y a si peu de personnes а qui
Dieu se fasse paraоtre par ces coups extraordinaires, qu’on doit bien profiter
de ces occasions, puisqu’il ne sort du secret de la nature qui le couvre que
pour exciter notre foi а le servir avec d’autant plus d’ardeur que nous le
connaissons avec plus de certitude. Si Dieu se dйcouvrait
continuellement aux hommes, il n’y aurait point de mйrite а le croire ; et
s’il ne se dйcouvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se cache
ordinairement, et se dйcouvre rarement а ceux qu’il veut engager dans son
service. Cet йtrange secret, dans lequel Dieu s’est retirй, impйnйtrable а la
vue des hommes, est une grande leзon pour nous porter а la solitude loin de la
vue des hommes. Il est demeurй cachй, sous le voile de la nature qui nous le
couvre, jusque l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il est
encore plus cachй en se couvrant de l’humanitй. Il йtait bien plus reconnaissable
quand il йtait invisible, que non pas quand il s’est rendu visible. Et enfin,
quand il a voulu accomplir la pro messe qu’il fit а ses apфtres de demeurer
avec les hommes jusqu’а son dernier avиnement, il a choisi d’y demeurer dans le
plus йtrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espиces de
l’Eucharistie. C’est ce sacrement que saint Jean appelle dans l’Apocalypse une
manne cachйe ; et je crois qu’Isaпe le voyait en cet йtat, lors qu’il dit
en esprit de prophйtie : « Vйritablement tu es un Dieu cachй. »
C’est lа le dernier secret oщ il peut кtre. Le voile de la nature qui couvre
Dieu a йtй pйnйtrй par plusieurs infidиles, qui, comme dit saint Paul, ont
reconnu un Dieu invisible par la nature visible. Les chrйtiens hйrйtiques l’ont
connu а travers son humanitй, et adorent Jйsus-Christ Dieu et homme. Mais de le
reconnaоtre sous des espиces de pain, c’est le propre des seuls
catholiques : il n’y a que nous que Dieu йclaire jusque-lа. On peut
ajouter а ces considйrations le secret de l’esprit de Dieu cachй encore dans
l’Йcriture. Car il y a deux sens parfaits, le littйral et le mystique ; et
les Juifs s’arrкtant а l’un ne pensent pas seulement qu’il y en ait un autre et
ne songent pas а le chercher ; de mкme que les impies, voyant les effets
naturels, les attribuent а la nature, sans penser qu’il y en ait un autre
auteur ; et comme les Juifs, voyant un homme parfait en Jйsus-Christ,
n’ont pas pensй а y chercher une autre nature : « Nous n’avons pas
pensй que ce fыt lui », dit encore Isaпe ; et de mкme enfin que les
hйrйtiques, voyant les apparences par faites du pain dans l’Eucharistie, ne
pensent pas а y chercher une autre substance. Toutes choses couvrent quelque
mystиre ; toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les Chrйtiens
doivent le reconnaоtre en tout. Les afflictions temporelles couvrent les maux
йternels qu’elles causent. Prions Dieu de nous le faire reconnaоtre et servir
en tout ; et rendons-lui des grвces infinies de ce que, s’йtant cachй en
toutes choses pour les autres, il s’est dйcouvert en toutes choses et en tant
de maniиres pour nous. Lettre V Dimanche 5 novembre 1656. Je ne sais comment vous aurez
reзu la perte de vos lettres. Je voudrais bien que vous l’eussiez prise comme
il faut. Il est temps de commencer а juger de ce qui est bon ou mauvais par la
volontй de Dieu, qui ne peut кtre ni injuste ni aveugle, et non pas par la
nфtre propre, qui est toujours pleine de malice et d’erreur. Si vous avez eu
ces sentiments, j’en serai bien content, afin que vous vous en soyez consolйe
sur une raison plus solide que celle que j’ai а vous dire, qui est que j’espиre
qu’elles se retrouveront. On m’a dйjа rapportй celle du 5 ; et quoique ce
ne soit pas la plus importante, car celle de M. du Gas l’est davantage,
nйanmoins cela me fait espйrer de ravoir l’autre. Je ne sais pourquoi vous vous
plaignez de ce que je n’avais rien йcrit pour vous ; je ne vous sйpare
point vous deux, et je songe sans cesse а l’un et а l’autre. Vous voyez bien
que mes autres lettres, et encore celle-ci, vous regardent assez. En vйritй, je
ne puis m’empкcher de vous dire que je voudrais кtre infaillible dans mes
jugements ; vous ne seriez pas mal si cela йtait, car je suis bien content
de vous, mais mon jugement n’est rien. Je dis cela sur la maniиre dont je vois
que vous parlez de ce bon cordelier persйcutй, et de ce que fait le... Je ne
suis pas surpris de voir M. N... s’y intйresser, je suis accoutumй а son zиle,
mais le vфtre m’est tout а fait nouveau ; c’est ce langage nouveau que
produit ordinairement le coeur nouveau. Jйsus-Christ a donnй dans l’Йvangile
cette marque pour reconnaоtre ceux qui ont la foi, qui est qu’ils parleront un
langage nouveau et en effet, le renouvellement des pensйes et des dйsirs cause
celui des discours. Ce que vous dites des jours oщ vous vous кtes trouvйe
seule, et la consolation que vous donne la lecture, sont des choses que M. N...
sera bien aise de savoir quand je les lui ferai voir, et ma soeur aussi. Ce
sont assurйment des choses nouvelles, mais qu’il faut sans cesse renouveler ;
car cette nouveautй, qui ne peut dйplaire а Dieu, comme le vieil homme ne lui
peut plaire, est diffйrente des nouveautйs de la terre, en ce que les choses du
monde, quelque nouvelles qu’elles soient, vieillissent en durant ; au lieu
que cet esprit nouveau se renouvelle d’autant plus qu’il dure davantage.
« Notre vieil homme pйrit, dit saint Paul, et se renouvelle de jour en
jour n, et ne sera parfaitement nouveau que dans l’йternitй, oщ l’on chantera
sans cesse ce cantique nouveau dont parle David dans les Psaumes de Laudes,
c’est-а-dire ce chant qui part de l’esprit nouveau de la charitй. Je vous dirai pour nouvelle de ce
qui touche ces deux personnes, que je vois bien que leur zиle ne se refroidit
pas : cela m’йtonne, car il est bien plus rare de voir continuer dans la
piйtй que d’y voir entrer. Je les ai toujours dans l’esprit, et principalement
celle du miracle, parce qu’il y a quelque chose de plus extraordinaire, quoique
l’autre le soit aussi beaucoup et quasi sans exemple. Il est certain que les
grвces que Dieu fait en cette vie sont la mesure de la gloire qu’il prйpare en
l’autre Aussi, quand je prйvois la fin et le couronnement de son ouvrage par
les commencements qui en paraissent dans les personnes de piйtй, j’entre en une
vйnйration qui me transit de respect envers ceux qu’il semble avoir choisis
pour ses йlus. Je vous avoue qu’il me semble que je les vois dйjа dans un de
ces trфnes oщ ceux qui auront tout quittй jugeront le monde avec Jйsus-Christ,
selon la promesse qu’il en a faite. Mais quand je viens а penser que ces mкmes
personnes peuvent tomber, et кtre au contraire au nombre malheureux des jugйs,
et qu’il y en aura tant qui tomberont de la gloire, et qui laisseront prendre а
d’autres par leur nйgligence la couronne que Dieu leur avait offerte, je ne
puis souffrir cette pensйe ; et l’effroi que j’aurais de les voir en cet
йtat йternel de misиre, aprиs les avoir imaginйes avec tant de raison dans
l’autre йtat, me fait dйtourner l’esprit de cette idйe, et revenir а Dieu pour
le prier de ne pas abandonner les faibles crйatures qu’il s’est acquises, et а
lui dire pour les deux personnes que vous savez ce que l’Йglise dit aujourd’hui
avec saint Paul : « Seigneur, achevez vous-mкme l’ouvrage que
vous-mкme avez commencй. » Saint Paul se considйrait souvent en ces deux
йtats, et c’est ce qui lui fait dire ailleurs : « Je chвtie mon
corps, de peur que moi-mкme, qui convertis tant de peuples, je ne devienne
rйprouvй. » Je finis donc par ces paroles de Job : « J’ai
toujours craint le Seigneur comme les flots d’une mer furieuse et enflйe pour
m’engloutir. Et ailleurs : « Bienheureux est l’homme qui est toujours
en crainte. » Lettre VI Novembre 1656. ... pour rйpondre а tous vos
articles, et bien йcrire malgrй mon peu de temps. Je suis ravi que vous goыtez le
livre de M. de Laval et les Mйditations sur la grвce ; j’en tire de
grandes consйquences pour ce que je souhaite. Je mande le dйtail de cette
condamnation qui vous avait effrayйe ; cela n’est rien du tout, Dieu
merci, et c’est un miracle de ce qu’on n’y fait pas pis, puisque les ennemis de
la vйritй ont le pouvoir et la volontй de l’opprimer. Peut-кtre кtes-vous de
celles qui mйritent que Dieu ne l’abandonne pas, et ne la retire pas de la
terre, qui s’en est rendue si indigne ; et il est assurй que vous servez а
l’Йglise par vos priиres, si l’Йglise vous a servi par les siennes. Car c’est
l’Йglise qui mйrite, avec Jйsus-Christ qui en est insйparable, la conversion de
ceux qui ne sont pas dans la vйritй ; et ce sont ensuite ces personnes
converties qui secourent la mиre qui les a dйlivrйes. 3e loue de tout mon coeur
le petit zиle que j’ai reconnu dans votre lettre pour l’union avec le pape. Le
corps n’est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le corps. Quiconque
se sйpare de l’un ou de l’autre n’est plus du corps, et n’appartient plus а
Jйsus-Christ. •e ne sais s’il y a des personnes dans l’Йglise plus attachйes а
cette unitй du corps que ceux que vous appelez nфtres. Nous savons que toutes
les vertus, le martyre, les austйritйs et toutes les bonnes oeuvres sont
inutiles hors de l’Йglise, et de la communion du chef de l’Йglise, qui est le
pape. Je ne me sйparerai jamais de sa communion, au moins je prie Dieu de m’en
faire la grвce ; sans quoi je serais perdu pour jamais Je vous fais une espиce de
profession de foi, et je ne sais pourquoi ; mais je ne l’effacerai pas ni
ne recommencerai pas. M. du Gas m’a parlй ce matin de
votre lettre avec autant d’йtonnement et de joie qu’on en peut avoir : il
ne sait oщ vous avez pris ce qu’il m’a rapportй de vos paroles ; il m’en a
dit des choses surprenantes et qui ne me surprennent plus tant. Je commence а
m’accoutumer а vous et а la grвce que Dieu vous fait, et nйanmoins je vous
avoue qu’elle est toujours nouvelle, comme elle est toujours nouvelle en effet.
Car c’est un flux continuel de grвces que l’Йcriture compare а un fleuve et а
la lumiиre que le soleil envoie incessamment hors de soi, et qui est toujours
nouvelle, en sorte que, s’il cessait un instant d’en envoyer, toute celle qu’on
aurait reзue dis paraоtrait, et on resterait dans l’obscuritй Il m’a dit qu’il avait commencй а
vous rйpondre, et qu’il le transcrirait pour le rendre plus lisible, et qu’en
mкme temps il l’йtendrait. Mais il vient de me l’envoyer avec un petit billet,
oщ il me mande qu’il n’a pu ni le transcrire, ni l’йtendre ; cela me fait
croire que cela sera mal йcrit. Je suis tйmoin de son peu de loisir, et du
dйsir qu’il avait d’en avoir pour vous. Je prends part а la joie que vous donnera l’affaire
des..., car je vois bien que vous vous intйressez pour l’Йglise ; vous lui
кtes bien obligйe. Il y a seize cents ans qu’elle gйmit pour vous. Il est temps
de gйmir pour elle, et pour nous tout ensemble, et de lui donner tout ce qui
nous reste de vie, puisque Jйsus-Christ n’a pris la sienne que pour la perdre
pour elle et pour nous… Lettre VII Dйcembre
1656. Quoi qu’il puisse arriver de
l’affaire de..., il y en a assez, Dieu merci, de ce qui est dйjа fait pour en
tirer un admirable avantage contre ces maudites maximes. Il faut que ceux qui
ont quelque part а cela en rendent de grandes grвces а Dieu, et que leurs
parents et amis prient Dieu pour eux, afin qu’ils ne tombent pas d’un si grand
bonheur et d’un si grand honneur que Dieu leur a faits. Tous les honneurs du
monde n’en sont que l’image ; celui-lа seul est solide et rйel, et
nйanmoins il est inutile sans la bonne disposition du coeur. Ce ne sont ni les
austйritйs du corps ni les agitations de l’esprit, mais les bons mouvements du
coeur qui mйritent, et qui soutiennent les peines du corps et de l’esprit. Car
enfin il faut ces deux choses pour sanctifier : peines et plaisirs. Saint
Paul a dit que ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des troubles et
des inquiйtudes en grand nombre. Cela doit consoler ceux qui en sentent, puisque,
йtant avertis que le chemin du ciel qu’ils cherchent en est rempli, ils doivent
se rйjouir de rencontrer des marques qu’ils sont dans le vйritable chemin. Mais
ces peines-lа ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontйes que par
le plaisir. Car de mкme que ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde ne
le font pas parce qu’ils trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre
que dans ceux de l’union avec Dieu, et que ce charme victorieux les entraоne,
et, les faisant repentir de leur premier choix, les rend des pйnitents du
diable, selon la parole de Tertullien : de mкme on ne quitterait jamais
les plaisirs du monde pour embrasser la croix de Jйsus-Christ, si on ne
trouvait plus de douceur dans le mйpris, dans la pauvretй, dans le dйnuement et
dans le rebut des hommes, que dans les dйlices du pйchй. Et ainsi, comme dit
Tertullien, il ne faut pas croire que la vie des chrйtiens soit une vie de
tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands.
« Priez toujours, dit saint Paul, rendez grвces toujours, rйjouissez vous
toujours. » C’est la joie d’avoir trouvй Dieu qui est le principe de la
tristesse de l’avoir offensй et de tout le changement de vie. Celui qui a
trouvй le trйsor dans un champ en a une telle joie, que cette joie, selon
Jйsus-Christ, lui fait vendre tout ce qu’il a pour l’acheter. « Les gens
du monde n’ont point cette joie a que le monde ne peut ni donner ni
фter », dit Jйsus-Christ mкme. Les Bienheureux ont cette joie sans aucune
tristesse ; les gens du monde ont leur tristesse sans cette joie, et les
Chrйtiens ont cette joie mкlйe de la tristesse d’avoir suivi d’autres plaisirs,
et de la crainte de la perdre par l’attrait de ces autres plaisirs qui nous
tentent sans relвche. Et ainsi nous devons travailler sans cesse а nous
conserver cette joie qui modиre notre crainte, et а conserver cette crainte qui
modиre notre joie, et, selon qu’on se sent trop emporter vers l’une, se pencher
vers l’autre pour demeurer debout. « Souvenez-vous des biens dans les
jours d’affliction, et souvenez-vous de l’affliction dans les jours de
rйjouissance », dit l’Йcriture, jusqu’а ce que la promesse que
Jйsus-Christ nous a faite de rendre sa joie pleine en nous, soit accomplie. Ne
nous laissons donc pas abattre а la tristesse, et ne croyons pas que la piйtй
ne consiste qu’en une amertume sans consolation. La vйritable piйtй, qui ne se
trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de satisfactions, qu’elle en
remplit et l’entrйe et le progrиs et le couronnement. C’est une lumiиre si
йclatante, qu’elle rejaillit sur tout ce qui lui appartient ; et s’il y a
quelque tristesse mкlйe, et surtout а l’entrйe, c’est de nous qu’elle vient, et
non pas de la vertu ; car ce n’est pas l’effet de la piйtй qui commence
d’кtre en nous, mais de l’impiйtй qui y est encore. Фtons l’impiйtй, et la joie
sera sans mйlange. Ne nous en prenons donc pas а la dйvotion, mais а
nous-mкmes, et n’y cherchons du soulagement que par notre correction. Lettre VIII Dйcembre 1656. Je suis bien aise de l’espйrance
que vous me donnez du bon succиs de l’affaire dont vous craignez de la vanitй.
Il y a а craindre partout, car si elle ne rйussissait pas, j’en craindrais
cette mauvaise tristesse dont saint Paul dit qu’elle donne la mort, au lieu
qu’il y en a une autre qui donne la vie. Il est certain que cette affaire-lа
йtait йpineuse, et que si la personne en sort, il y a sujet d’en prendre
quelque vanitй ; si ce n’est а cause qu’on a priй Dieu pour cela, et
qu’ainsi il doit croire que le bien qui en viendra sera son ouvrage. Mais si
elle rйussissait mal, il ne devrait pas en tomber dans l’abattement, par cette
mкme raison qu’on a priй Dieu pour cela, et qu’il y a apparence qu’il s’est
appropriй cette affaire : aussi il le faut regarder comme l’auteur de tous
les biens et de tous les maux, exceptй le pйchй. Je lui rйpйterai lа-dessus ce
que j’ai autrefois rapportй de l’Йcriture : « Quand vous кtes dans
les biens, souvenez vous des maux que vous mйritez, et quand vous кtes dans les
maux, souvenez-vous des biens que vous espйrez. » Cependant je vous dirai
sur le sujet de l’autre personne que vous savez, qui mande qu’elle a bien des
choses dans l’esprit qui l’embarrassent, que je suis bien fвchй de la voir en
cet йtat. J’ai bien de la douleur de ses peines, et je voudrais bien l’en
pouvoir soulager ; je la prie de ne point prйvenir l’avenir, et de se
souvenir que, comme dit Notre Seigneur, « а chaque jour suffit sa
malice. » Le passй ne nous doit point
embarrasser, puisque nous n’avons qu’а avoir regret de nos fautes ; mais
l’avenir nous doit encore moins toucher, puisqu’il n’est point du tout а notre
йgard, et que nous n’y arriverons peut- кtre jamais. Le prйsent est le seul
temps qui est vйritablement а nous, et dont nous devons user selon Dieu C’est
lа oщ nos pensйes doivent кtre principalement comptйes. Cependant le monde est
si inquiet, qu’on ne pense presque jamais а la vie prйsente et а l’instant oщ
l’on vit ; mais а celui oщ l’on vivra. De sorte qu’on est toujours en йtat
de vivre а l’avenir, et jamais de vivre maintenant. Notre Seigneur n’a pas
voulu que notre prйvoyance s’йtendit plus loin que le jour oщ nous sommes C’est
les bornes qu’il faut garder, et pour notre propre salut, et pour notre propre
repos. Car, en vйritй, les prйceptes chrйtiens sont les plus pleins de
consolations ; je dis plus que les maximes du monde. Je prйvois aussi bien des peines
et pour cette personne, et pour d’autres, et pour moi. Mais je prie Dieu,
lorsque je sens que je m’engage dans ces prйvoyances, de me renfermer dans mes
limites ; je me ramasse dans moi- mкme, et je trouve que je manque а faire
plusieurs choses а quoi je suis obligй prйsentement, pour me dissiper en des
pensйes inutiles de l’avenir, auxquelles bien loin d’кtre obligй de m’arrкter,
je suis au contraire obligй de ne m’y point arrкter. Ce n’est que faute de
savoir bien connaоtre et йtudier le prйsent qu’on fait l’entendu pour йtudier
l’avenir. Ce que je dis lа, je le dis pour moi, et non pas pour cette personne,
qui a assurйment bien plus de vertu et de mйditation que moi ; mais je lui
reprйsente mon dйfaut pour l’empкcher d’y tomber ; on se corrige
quelquefois mieux par la vue du mal que par l’exemple du bien ; et il est
bon de s’accoutumer а profiter du mal, puisqu’il est si ordinaire, au lieu que
le bien est si rare. Lettre IX Dimanche 24 dйcembre 1656. Je plains la personne que vous
savez dans l’inquiйtude oщ je sais qu’elle est, et oщ je ne m’йtonne pas de la
voir. C’est un petit jour du jugement, qui ne peut arriver sans une йmotion
universelle de la personne, comme le jugement gйnйral en causera une gйnйrale
dans le monde, exceptй ceux qui se seront dйjа jugйs eux-mкmes, comme elle
prйtend faire : cette peine temporelle garantirait de l’йternelle, par les
mйrites infinis de Jйsus-Christ, qui la souffre et qui se la rend propre ;
c’est ce qui doit la consoler. Notre joug est aussi le sien, sans cela il
serait insupportable. « Portez, dit-il, mon joug sur vous. » Ce n’est
pas notre joug, c’est le sien, et aussi il le porte. « Sachez, dit-il, que
mon joug est doux et lйger. » Il n’est lйger qu’а lui et а sa force
divine. Je lui voudrais dire qu’elle se souvienne que ces inquiйtudes ne
viennent pas du bien qui commence d’кtre en elle, mais du mal qui y est encore
et qu’il faut diminuer continuellement ; et qu’il faut qu’elle fasse comme
un enfant qui est tirй par des voleurs d’entre les bras de sa mиre, qui ne le
veut point abandonner ; car il ne doit pas accuser de la violence qu’il
souffre la mиre qui le retient amoureusement, mais ses injustes ravisseurs.
Tout l’office de l’Avent est bien propre pour donner courage aux faibles, et on
y dit souvent ce mot de l’Йcriture : « Prenez courage, lвches et
pusillanimes, voici votre rйdempteur qui vient », et on dit aujourd’hui а
Vкpres : « Prenez de nouvelles forces, et bannissez dйsormais toute
crainte, voici notre Dieu qui arrive, et vient pour nous secourir et nous
sauver. » Correspondance scientifique Fragment d’une lettre de Pascal
au Pиre Lalouиre 11 septembre 1658. Mon Rйvйrend Pиre, Je voudrais que vous vissiez la
joie que votre derniиre lettre me donne, oщ vous dites que vous avez trouvй la
dimension du solide sur l’axe tant de la Cycloпde que de son segment. Je vous
supplie de croire qu’il n’y a personne qui publie plus hautement Les mйrites
des personnes que moi ; mais il faut, а la vйritй, qu’il y ait sujet de le
faire ; c’est une chose rare, et surtout en ceux qui font profession des
sciences, que d’avoir cette sincйritй dont je me vante et que je ferai bien
paraоtre а votre sujet, car je vous assure que j’ai autant de joie de publier
que vous avez rйsolu les plus difficiles problиmes de la Gйomйtrie que j’avais
de regret en disant que ceux que vous avez rйsolus йtaient peu auprиs de
ceux-lа. Il est certain, mon Pиre, que c’est un grand Problиme, et je souhaite
rais fort de savoir par oщ vous y кtes arrivй ; car enfin M. de Roberval
qui est assurйment fort habile, a йtй six ans а le trouver et vous avez la
solution gйnйrale dont sa mйthode ne donne qu’un cas qui est celui de la
Cycloпde entiиre. Fragment d’une lettre а Wren 13 septembre 1658. Absentia communis amici nostri D.
de Carcavi qui tuas ad me misit Epistolas causa est cur non ille sed ego,
quamvis ignotus, audeam respondere ... ... Unum tibi dicere habeo,
scilicet hic receptas esse ab eximio ex vestris Geometra epistolas in quibus
omnium quж de Cycloide problematum sunt proposita solutionem tradit. Et ipsi
suum ordi nem religiose servandum ab illo die, scilicet quo recepta fuerunt
nempe a decimo die hujus mensis stilo novo. Sic enim habetur intentio Anonymi
proponentis ut, qua die D. de Carcavi excipit solutionem alicujus, eo die ordo
ejus sumatur. Et quidem confor mius fuisset Anonymi ipsius intentioni ut per
Notarios Parisienses attestatio facta fuisset quam per Oxonienses. Parisienses
enim fidem facerent receptionis D. de Carcavi, unde ordo sumitur ;
Oxonienses vero nihil ad hoc facere possunt... Qui publico instru mento ante
prжstitutum tempus illustrissimo D. de Carcavi signi ficaverit, id est, per
Notarios Parisienses, per extraneos enim nihil significari potest D. de
Carcavi ; et in hoc est aliquantulum plus gratiж in Gallos quam in alios
Geometras ; sic autem voluit Ano nymus, suae legis dominus ; itaque,
quidquid ante Calendas Octob. ad D. de Carcavi mittetur, ordinem
obtinebit ; quod autem postea, non recipietur, quamvis probaretur actum
fuisse ante Calendas Octobris ; sigmficatio enim facta ad D. Carcavi, seu
ejus receptio, sola valet ad ordinem prжmu. Et si quis e regione magis remota
jam mittat solutionem actam ante 29 Augusti (qua die acta est solutio vestri
dicti Geometrж), ipsa, quamvis prior, posterior habebitur, utpote posterius
recepta. Fragment
d’une lettre au Pиre Lalouиre 18
septembre 1658. Mon trиs
Rйvйrend Pиre, Je ne puis
vous tйmoigner combien nous avons d’impatience de voir le biais par oщ vous
vous кtes pris а trouver les solides de la Cycloпde sur l’axe. J’avais eu tort
de craindre qu’il y eыt erreur а votre calcul. Il n’y en a point. Je l’ai
vйrifiй... Pour revenir а vous, mon R. Pиre, je ne serai point en repos que
vous ne m’ayez fait la grвce de me mander par oщ vous кtes venu а ces solides
de la Cycloпde. J’en ai une grande curiositй... Lettre а Huygens De Paris, le 6 janvier 1659. Monsieur, J’ai reзu le prйsent que vous
m’avez fait l’honneur de m’envoyer, et qui m’a йtй rendu par un gentilhomme
franзais qui m’a fait le rйcit de la maniиre la plus obligeante et la plus
civile du monde dont vous l’aviez reзu chez vous. Il m’a dit mкme qu’il n’йtait
point connu de vous, et que c’йtait sur moi que toute cette obligation
retombait. Je vous assure, Monsieur, que j’en ai eu une surprise et une joie
extrкmes, car je ne pensais pas seulement que mon nom fыt venu jusqu’а vous, et
j’aurais bornй mon ambition а avoir une place dans votre mйmoire. Cependant on
me veut faire croire que j’en ai mкme dans votre estime. Je n’ose le croire, et
je n’ai rien qui le vaille, mais j’espиre quel vous m’en accorderez dans votre
amitiй, puisqu’il est certain que, si on peut la mйriter par l’estime et le
respect qu’on a pour vous, je la mйrite autant qu’homme du monde. Je suis
rempli de ces sentiments lа pour vous, et votre derniиre production n’a pas peu
ajoutй aux autres. Elle est en vйritй digne de vous, et au dessus de tout
autre. J’en ai йtй un des premiers admirateurs. Et j’ai cru qu’on en verrait de
grandes suites. Je voudrais bien avoir de quoi vous rendre. Mais j’en suis
bien incapable. Tout ce que je puis est de vous envoyer autant qu’il vous
plaira d’exemplaires du traitй de la Roulette oщ l’Anonyme a rйsolu les problиmes
qu’il avait lui mкme proposйs. Je ne vous en mets ici que quelques avant
coureurs, car le paquet serait trop gros pour la poste Je m’informerai de nos
libraires de la voie qu’il faut tenir pour en envoyer commodйment. Ne croyez
pas, Monsieur, que je prйtende par lа m’acquitter de ce que je vous dois ;
ce n’est au contraire que pour vous tйmoigner que je ne le puis faire, et que
c’est vйritablement de tout mon coeur que je ressens la grвce que vous m’avez
faite en la personne de ce gentilhomme. Car, encore qu’il vaille bien mieux que
moi, nйanmoins comme vous ne le connaissiez pas, je me charge de tout et vous
vous кtes acquis par lа l’un et l’autre. Assurez vous en pleinement et que je
serai toute ma vie Monsieur, Votre trиs humble et
obйissant serviteur, Pascal. Lettre а Fermat Monsieur, Vous кtes le plus galant homme du
monde, et je suis assurйment un de ceux qui sais le mieux reconnaоtre ces
qualitйs-lа et les admirer infiniment, surtout quand elles sont jointes aux
talents qui se trouvent singuliиrement en vous : tout cela m’oblige а vous
tйmoigner de ma main ma reconnaissance pour l’offre que vous me faites, quelque
peine que j’aie encore d’йcrire et de lire moi-mкme : mais l’honneur que
vous me faites m’est si cher, que je ne puis trop me hвter d’y rйpondre. Je
vous dirai donc, monsieur, que, si j’йtais en santй, je serais volй а Toulouse,
et que je n’aurais pas souffert qu’un homme comme vous eыt fait un pas pour un
homme comme moi. Je vous dirai aussi que, quoique vous soyez celui de toute l’Europe
que je tiens pour le plus grand gйomиtre, ce ne serait pas cette qualitй-lа qui
m’aurait attirй ; mais que je me figure tant d’esprit et d’honnкtetй en
votre conversation, que c’est pour cela que je vous rechercherais. Car pour
vous parler franchement de la gйomйtrie, je la trouve le plus haut exercice de
l’esprit ; mais en mкme temps je la connais pour si mutile, que je fais
peu de diffйrence entre un homme qui n’est que gйomиtre et un habile artisan.
Aussi je l’appelle le plus beau mйtier du monde ; mais enfin ce n’est
qu’un mйtier ; et j’ai dit souvent qu’elle est bonne pour faire l’essai,
mais non pas l’emploi de notre force : de sorte que je ne ferais pas deux
pas pour la gйomйtrie, et je m’assure fort que vous кtes fort de mon humeur. Mais
il y a maintenant ceci de plus en moi, que je suis dans des йtudes si йloignйes
de cet esprit-lа, qu’а peine me souviens-je qu’il y en ait. Je m’y йtais mis,
il y a un an ou deux, par une raison tout а fait singuliиre, а laquelle ayant
satisfait, je suis au hasard de ne jamais plus y penser, outre que ma santй
n’est pas encore assez forte ; car je suis si faible que je ne puis
marcher sans bвton, ni me tenir а cheval. Je ne puis mкme faire que trois ou
quatre lieues au plus en carrosse ; c’est ainsi que je suis venu de Paris
ici en vingt-deux jours. Les mйdecins m’ordonnent les eaux de Bourbon pour le
mois de septembre, et je suis engagй autant que je puis l’кtre, depuis deux
mois, d’aller de lа en Poitou par eau jusqu’а Saumur, pour demeurer jusqu’а
Noлl avec M. le duc de Roannez, gouverneur de Poitou, qui a pour moi des
sentiments que je ne vaux pas. Mais comme je passerai par Orlйans en allant а
Saumur par la riviиre, si ma santй ne me permet pas de passer outre, j’irai de
lа а Paris. Voilа, monsieur, tout l’йtat de ma vie prйsente, dont je suis
obligй de vous rendre compte, pour vous assurer de l’impossibilitй oщ je suis
de recevoir l’honneur que vous daignez m’offrir, et que je souhaite de tout mon
coeur de pouvoir un jour reconnaоtre, ou en vous, ou en messieurs vos enfants,
auxquels je suis tout dйvouй ayant une vйnйration particuliиre pour ceux qui
portent le nom du premier homme du monde. Je suis, etc. Pascal. De Bienassis, le 10
aoыt 1660. Lettre а la marquise de Sablй Encore que je sois bien
embarrassй, je ne puis diffйrer davantage а vous rendre mille grвces de m’avoir
procurй la connaissance de M. Menjot, car c’est а vous sans doute, madame, que
je la dois. Et comme je l’estimais dйjа beaucoup par les choses que ma soeur
m’en avait dites, je ne puis vous dire avec combien de joie j’ai reзu la grвce
qu’il m’a voulu faire. Il ne faut que lire son йpоtre pour voir combien il a
d’esprit et de jugement ; et quoique je ne sois pas capable d’entendre le
fond des matiиres qu’il traite dans son livre, je vous dirai nйanmoins, madame,
que j’y ai beaucoup appris par la maniиre dont il accorde en peu de mots
l’immatйrialitй de l’вme avec le pouvoir qu’a la matiиre d’altйrer ses
fonctions et de causer le dйlire. J’ai bien de l’impatience d’avoir l’honneur
de vous en entretenir. Blaise Pascal Opuscules et Lettres La machine
d’arithmйtique : Lettre
dйdicatoire Avis nйcessaire Privilиge du
Roi Lettre а la
reine Christine de juin 1652 Fragment de
Prйface pour le Traitй du Vide Lettre au Pиre
Noлl du 29 octobre 1647 Lettre а M.Le
Pailleur, au sujet du P.Noлl, jйsuite Discours sur
les passions de l’amour Sur la
conversion du pйcheur Entretien de M.
Pascal et de M. de Sacy, sur la lecture d’Epictиte et de Montaigne De l’esprit
gйomйtrique De l’art de
persuader Comparaison des
chrйtiens des premiers temps avec ceux d’aujourd’hui Trois discours
sur la condition des grands Le Mйmorial Lettres aux
Roannez Correspondance
scientifique La machine d’arithmйtique Lettre dйdicatoire а Monseigneur
le Chancelier sur le sujet de la machine nouvellement inventйe par le sieur
B.P. pour faire toutes sortes d’opйrations d’arithmйtique par un mouvement
rйglй sans plume ni jetons, avec un avis nйcessaire а ceux qui auront curiositй
de voir ladite machine et s’en servir. (1645) A Monseigneur Le Chancelier Monseigneur, Si le public reзoit quelque
utilitй de l’invention que j’ai trouvйe pour faire toutes sortes de rиgles
d’arithmйtique par une maniиre aussi nouvelle que commode, il en aura plus
d’obligation а Votre Grandeur qu’а mes petits efforts, puisque je ne me saurais
vanter que de l’avoir conзue, et qu’elle doit absolument sa naissance а
l’honneur de vos commandements. Les longueurs et les difficultйs des moyens
ordinaires dont on se sert m’ayant fait penser а quelque secours plus prompt et
plus facile, pour me soulager dans les grands calculs oщ j’ai йtй occupй depuis
quelques annйes en plusieurs affaires qui dйpendent des emplois dont il vous a
plu honorer mon pиre pour le service de sa Majestй en la haute Normandie,
j’employai а cette recherche toute la connaissance que mon inclination et le
travail de mes premiиres йtudes m’ont fait acquйrir dans les
mathйmatiques ; et aprиs une profonde mйditation, je reconnus que ce
secours n’йtait pas impossible а trouver. Les lumiиres de la gйomйtrie, de la
physique et de la mйcanique m’en fournirent le dessein, et m’assurиrent que
l’usage en serait infaillible si quelque ouvrier pouvait former l’instrument
dont j’avais imaginй le modиle. Mais ce fut en ce point que je rencontrai des
obstacles aussi grands que ceux que je voulais йviter, et auxquels je cherchais
un remиde. N’ayant pas l’industrie de manier le mйtal et le marteau comme la
plume et le compas, et les artisans ayant plus de connaissance de la pratique
de leur art que des sciences sur lesquelles il est fondй, je me vis rйduit а
quitter toute mon entreprise, dont il ne me revenait que beaucoup de fatigues,
sans aucun bon succиs. Mais, Monseigneur, Votre Grandeur ayant soutenu mon
courage, qui se laissais aller, et m’avant fait la grвce de parler du simple
crayon que mes amis vous avaient prйsentй en des termes qui me le firent voir
tout autre qu’il ne m’avais paru auparavant, avec les nouvelles forces que vos
louanges me donnиrent, je fis de nouveaux efforts, et, suspendant tout autre
exercice, je ne songeai plus qu’а la construction de cette petite machine que
j’ai osй, Monseigneur, vous prйsenter, aprиs l’avoir mise en йtat de faire,
avec elle seule et sans aucun travail d’esprit, les opйrations de toutes les
parties de l’arithmйtique, selon que je me l’йtais proposй. C’est donc а vous,
Monseigneur, que je devais ce petit essai, puisque c’est vous qui me l’avez
fait faire ; et c’est de vous aussi que j’en attends une glorieuse
protection. Les inventions qui ne sont pas connues ont toujours plus de
censeurs que d’approbateurs : on blвme ceux qui les ont trouvйes parce
qu’on n’en a pas une parfaite intelligence : et, par un injuste prйjugй,
la difficultй que l’on s’imagine aux choses extraordinaires, fait qu’au lieu de
les considйrer pour les estimer. on les accuse d’impossibilitй, afin de les
rejeter ensuite comme impertinentes. D’ailleurs, Monseigneur, je m’attends bien
que parmi tant de doctes qui ont pйnйtrй jusque dans les derniers secrets des
mathйmatiques. il pourra s’en trouver qui d’abord estimeront mon action
tйmйraire, vu qu’en la jeunesse oщ je suis. et avec si peu de force, j’ai osй
tenter une route nouvelle dans un champ tout hйrissй d’йpines, et sans avoir de
guide pour m’y frayer le chemin. Mais je veux bien qu’ils m’accusent, et mкme
qu’ils me condamnent, s’ils peuvent justifier que je n’ai pas tenu exactement
ce que j’avais promis ; et je ne leur demande que la faveur d’examiner ce
que j’ai fait, et non pas celle de l’approuver sans le connaоtre. Aussi.
Monseigneur, je puis dire а Votre Grandeur que j’ai dйjа la satisfaction de
voir mon petit ouvrage, non seulement autorisй de l’approbation de quelques-uns
des principaux en cette vйritable science, qui, par une prйfйrence toute
particuliиre, a l’avantage de ne rien enseigner qu’elle ne dйmontre, mais
encore honorй de leur estime et de leur recommandation ; et que mкme celui
d’entre eux, de qui la plupart des autres admirent tous les jours et
recueillent les productions, ne l’a pas jugй indigne de se donner la peine, au
milieu de ses grandes occupations, d’enseigner et la disposition et l’usage а
ceux qui auront quelque dйsir de s’en servir. Ce sont lа, vйritablement,
Monseigneur, de grandes rйcompenses du temps que j’ai employй, et de la dйpense
que j’ai faite pour mettre la chose en l’йtat ou je vous l’ai prйsentйe. Mais
permettez-moi de flatter ma vanitй jusqu’au point de dire qu’elles ne me
satisferaient pas entiиre ment, si je n’en avais reзu une beaucoup plus
importante et plus dйlicieuse de Votre Grandeur. En effet, Monseigneur, quand
je me reprйsente que cette mкme bouche, qui prononce tous les jours des oracles
sur le trфne de la Justice, a daignй donner des йloges au coup d’essai d’un
homme de vingt ans, que vous l’avez jugй digne d’кtre plus d’une fois le sujet
de votre entretien, et de le voir placй dans votre cabinet parmi tant d’autres
choses rares et prйcieuses dont il est rempli, je suis comblй de gloire, et je
ne trouve point de paroles pour faire paraоtre ma reconnaissance а Votre
Grandeur, et ma joie а tout le monde. Dans cette impuissance, oщ l’excиs de
votre bontй m’a mis, je me contenterai de la rйvйrer par mon silence : et
toute la famille dont je porte le nom йtant intйressйe aussi bien que moi par
ce bienfait et par plusieurs autres а faire tous les jours des voeux pour votre
prospйritй, nous les ferons du coeur, et si ardents et si continuels, que
personne ne se pourra vanter d’кtre plus attachйs que nous а votre service, ni
de porter plus vйritablement que moi la qualitй, Monseigneur, de votre trиs
humble et trиs obйissant serviteur. B. Pascal. Avis nйcessaire а ceux qui auront
curiositй de voir la machine d’arithmйtique, et de s’en servir Ami lecteur, cet avertissement
servira pour te faire savoir que j’expose au public une petite machine de mon
invention, par le moyen de laquelle seul tu pourras, sans peine quelconque,
faire toutes les opйrations de l’arithmйtique, et te soulager du travail qui
t’a souvent fatigue l’esprit, lorsque tu as opйrй par le jeton ou par la
plume : je puis, sans prйsomption, espйrer qu’elle ne te dйplaira pas,
aprиs que Monseigneur le Chancelier l’a honorйe de son estime, et que, dans
Paris, ceux qui sont les mieux versйs aux mathйmatiques ne l’ont pas jugйe
indigne de leur approbation. Nйanmoins, pour ne pas paraоtre nйgligent а lui
faire acquйrir aussi la tienne, j’ai cru кtre obligй de t’йclairer sur toutes
les difficultйs que j’ai estimйes capables de choquer ton sens lorsque tu prendras
la peine de la considйrer. Je ne doute pas qu’aprиs l’avoir
vue, il ne tombe d’abord dans ta pensйe que je devais avoir expliquй par йcrit
et sa construction, et son usage, et que, pour rendre ce discours intelligible,
j’йtais mкme obligй, suivant la mйthode des gйomиtres, de reprйsenter par
figures les dimensions, la disposition et le rapport de toutes les piиces et
comment chacune doit кtre placйe pour composer l’instrument, et mettre son
mouvement en sa perfection : mais tu ne dois pas croire qu’aprиs n’avoir
йpargnй ni le temps, ni la peine, ni la dйpense pour la mettre en йtat de
t’кtre utile, j’eusse nйgligй d’employer ce qui йtait nйcessaire pour te
contenter sur ce point, qui semblait manquer а son accomplissement si je
n’avais йtй empкchй de le faire par une considйration si puissante, que
j’espиre mкme qu’elle te forcera de m’excuser. Oui, j’espиre que tu approuveras
que je me sois abstenu de ce discours, si tu prends la peine de faire rйflexion
d’une part sur la facilitй qu’il y a d’expliquer de bouche et d’entendre par
une brиve confйrence la construction et l’usage de cette machine, et, d’autre
part, sur l’embarras et la difficultй qu’il y eыt eu d’exprimer par йcrit les
mesures, les formes, les proportions, les situations et le surplus des propriйtйs
de tant de piиces diffйrentes ; lors tu jugeras que cette doctrine est du
nombre de celles qui ne peuvent кtre enseignйes que de vive voix, et qu’un
discours par йcrit en cette matiиre serait autant et plus inutile et
embarrassant que celui qu’on emploierait а la description de toutes les parties
d’une montre, dont toutefois l’explication est si facile, quand elle est faite
bouche а bouche ; et qu’apparemment un tel discours ne pourrait produire
d’autre effet qu’un infaillible dйgoыt en l’esprit de plusieurs, leur faisant
concevoir mille difficultйs oщ il n’y en a point du tout. Maintenant (cher lecteur),
j’estime qu’il est nйcessaire de t’avertir que je prйvois deux choses capables
de former quelques nuages en ton esprit. Je sais qu’il y a nombre de personnes
qui font profession de trouver а redire partout, et qu’entre ceux-lа il s’en
pourra trouver qui te diront que cette machine pouvait кtre moins
composйe ; c’est lа la premiиre vapeur que j’estime nйcessaire de
dissiper. Cette proposition ne te peut кtre faite que par certains esprits qui
ont vйritablement quelque connaissance de la mйcanique ou de la gйomйtrie, mais
qui, pour ne les savoir joindre l’une et l’autre, et toutes deux ensemble а la
physique, se flattent ou se trompent dans leurs conceptions imaginaires et se
persuadent possibles beaucoup de choses qui ne le sont pas, pour ne possйder
qu’une thйorie imparfaite des choses en gйnйral, laquelle n’est pas suffisante
de leur faire prйvoir en particulier les inconvйnients qui arrivent, ou de la
part de la matiиre, ou des places que doivent occuper les piиces d’une machine
dont les mouvements sont diffйrents afin qu’ils soient libres et qu’ils ne
puissent s’empкcher l’un l’autre. Lors donc que ces savants imparfaits te
proposeront que cette machine pouvait кtre moins composйe, je te conjure de
leur faire la rйponse que je leur ferais moi-mкme s’ils me faisaient une telle
proposition, et de les assurer de ma part que je leur ferai voir, quand il leur
plaira, plusieurs autres modиles, et mкme un instrument entier et parfait,
beaucoup moins composй, dont je me suis publiquement servi pendant six mois
entiers, et ainsi, que je n’ignore pas que la machine peut кtre moins composйe,
et particuliиrement si j’eusse voulu instituer le mouvement de l’opйration par
la face antйrieure, ce qui ne pouvait кtre qu’avec une incommoditй ennuyeuse et
insupportable, au lieu que maintenant il se fait par la face supйrieure avec
toute la commoditй qu’on saurait souhaiter et mкme avec plaisir. Tu leur diras
aussi que, mon dessein n’ayant jamais visй qu’a rйduire en mouvement rйglй
toutes les opйrations de l’arithmйtique, je me suis en mкme temps persuadй que
mon dessein ne rйussirait qu’а ma propre confusion. si ce mouvement n’йtait
simple, facile, commode et prompt а l’exйcution, et que la machine ne fut
durable, solide, et mкme capable de souffrir sans altйration la fatigue du
transport, et enfin que, s’ils avaient autant mйditй que moi sur cette matiиre
et passй par tous les chemins que j’ai suivis pour venir а mon but,
l’expйrience leur aurait fait voir qu’un instrument moins composй ne pouvait
avoir toutes ces conditions que j’ai heureusement donnйes а cette petite
machine. Car pour la simplicitй du
mouvement des opйrations, j’ai fait en sorte qu’encore que les opйrations de
l’arithmйtique soient en quelque faзon opposйes l’une а l’autre, comme
l’addition а la soustraction et la multiplication а la division, nйanmoins
elles se pratiquent toutes sur cette machine par un seul et unique mouvement. Pour la facilitй de ce mкme
mouvement des opйrations, elle est toute apparente, en ce qu’il est aussi
facile de faire mouvoir mille et dix mille roues tout а la fois, si elles y
йtaient, quoique toutes achиvent leur mouvement trиs parfait, que d’en faire
mouvoir une seule (je ne sais si, aprиs le principe sur lequel j’ai fondй cette
facilitй, il en reste un autre dans la nature). Que si tu veux, outre la
facilitй du mouvement de l’opйration, savoir quelle est la facilitй de
l’opйration mкme, c’est-а-dire la facilitй qu’il y a en l’opйration par cette
machine, tu le peux, si tu prends la peine de la comparer avec les mйthodes
d’opйrer par le jeton et par la plume. Tu sais comme, en opйrant par le jeton,
le calculateur (surtout lorsqu’il manque d’habitude) est souvent obligй, de
peur de tomber en erreur, de faire une longue suite et extension de jetons, et
comme la nйcessitй le contraint aprиs d’abrйger et de relever ceux qui se
trouvent inutilement йtendus ; en quoi tu vois deux peines inutiles, avec
la perte de deux temps. Cette machine facilite et retranche en ses opйrations
tout ce superflu ; le plus ignorant y trouve autant d’avantage que le plus
expйrimentй : l’instrument supplйe au dйfaut de l’ignorance ou du peu
d’habitude, et, par des mouvements nйcessaires, il fait lui seul, sans mкme
l’intention de celui qui s’en sert, tous les abrйgйs possibles а la nature, et
а toutes les fois que les nombres s’y trouvent disposйs. Tu sais de mкme comme,
en opйrant par la plume, on est а tous les moments obligй de retenir ou d’emprunter
les nombres nйcessaires, et combien d’erreurs se glissent dans ces rйtentions
et emprunts а moins d’une trиs longue habitude et en outre d’une attention
profonde et qui fatigue l’esprit en peu de temps. Cette machine dйlivre celui
qui opиre par elle de cette vexation ; il suffit qu’il ait le jugement,
elle le relиve du dйfaut de la mйmoire ; et, sans rien retenir ni
emprunter, elle fait d’elle-mкme ce qu’il dйsire, sans mкme qu’il y pense. Il y
a cent autres facilitйs que l’usage fait voir, dont le discours pourrait кtre
ennuyeux. Quant а la commoditй de ce
mouvement, il suffit de dire qu’il est insensible, allant de la gauche а la
droite, et imitant notre mйthode vulgaire d’йcrire, fors qu’il procиde
circulairement. Et, enfin, quant а sa promptitude,
elle parait de mкme, en la comparant avec celle des autres deux mйthodes du
jeton et de la plume : et si tu veux encore une plus particuliиre
explication de sa vitesse, je te dirai qu’elle est pareille а l’agilitй de la
main de celui qui opиre : cette promptitude est fondйe, non seulement sur
la facilitй des mouvements qui ne font aucune rйsistance, mais encore sur la
petitesse des roues que l’on meut a la main, qui fait que, le chemin йtant plus
court, le moteur peut le parcourir en moins de temps ; d’oщ il arrive
encore cette commoditй que, par ce moyen, la machine, se trouvant rйduite en
plus petit volume, elle en est plus maniable et portative. Et quant а la durйe et soliditй
de l’instrument, la seule duretй du mйtal dont il est composй pourrait en
donner а quelque autre la certitude : mais d’y prendre une assurance
entiиre et la donner aux autres, je n’ai pu le faire qu’aprиs en avoir fait
l’expйrience par le transport de l’instrument durant plus de deux cent
cinquante lieues de chemin, sans aucune altйration. Ainsi (cher lecteur), je te
conjure encore une fois de ne point prendre pour imperfection que cette machine
soit composйe de tant de piиces, puisque sans cette composition, je ne pouvais
lui donner toutes les conditions ci-devant dйduites, qui toutefois lui йtaient
toutes nйcessaires ; en quoi tu pourras remarquer une espиce de paradoxe,
que pour rendre le mouvement de l’opйration plus simple, il a fallu que la
machine ait йtй construite d’un mouvement plus composй. La seconde cause que je prйvois
capable de te donner de l’ombrage, ce sont (cher lecteur) les mauvaises copies
de cette machine qui pourraient кtre produites par la prйsomption des
artisans : en ces occasions, je te conjure d’y porter soigneusement
l’esprit de distinction, te garder de la surprise, distinguer entre la lиpre et
la lиpre, et ne pas juger des vйritables originaux par les productions
imparfaites de l’ignorance et de la tйmйritй des ouvriers : plus ils sont
excellents en leur art, plus il est а craindre que la vanitй ne les enlиve par
la persuasion qu’ils se donnent trop lйgиrement d’кtre capables d’entreprendre
et d’exйcuter d’eux-mкmes des ouvrages nouveaux, desquels ils ignorent et les
principes et les rиgles : puis enivrйs de cette fausse persuasion, ils
travaillent en tвtonnant, c’est-а-dire sans mesures certaines et sans
propositions rйglйes par art : d’ou il arrive qu’aprиs beaucoup de temps
et de travail, ou ils ne produisent rien qui revienne а ce qu’ils ont
entrepris, ou, au plus, ils font paraоtre un petit monstre auquel manquent les
principaux membres, les autres йtant informes et sans aucune proportion :
ces imperfections, le rendant ridicule, ne manquent jamais d’attirer le mйpris
de tous ceux qui le voient, desquels la plupart rejettent — sans raison — la
faute sur celui qui, le premier, a eu la pensйe d’une telle invention, au lieu
de s’en йclaircir avec lui et puis blвmer la prйsomption de ces artisans qui,
par une fausse hardiesse d’oser entreprendre plus que leurs semblables,
produisent ces inutiles avortons. Il importe au public de leur faire
reconnaоtre leur faiblesse et leur apprendre que, pour les nouvelles
inventions, il faut nйcessairement que l’art soit aidй par la thйorie jusqu’а
ce que l’usage ait rendu les rиgles de la thйorie si communes qu’il les ait
enfin rйduites en art et que le continuel exercice ait donnй aux artisans
l’habitude de suivre et pratiquer ces rиgles avec assurance. Et tout ainsi
qu’il n’йtait pas en mon pouvoir, avec toute la thйorie imaginable, d’exйcuter
moi seul mon propre dessein sans l’aide d’un ouvrier qui possйdвt parfaitement
la pratique du tour, de la lime et du marteau pour rйduire les piиces de la
machine dans les mesures et proportions que par les rиgles de la thйorie je lui
prescrivais : il est de mкme absolument impossible а tous les simples
artisans, si habiles qu’ils soient en leur art, de mettre en perfection une
piиce nouvelle qui consiste — comme celle- ci — en mouvements compliquйs, sans
l’aide d’une personne qui, par les rиgles de la thйorie, leur donne les mesures
et les proportions de toutes les piиces dont elle doit кtre composйe. Cher lecteur, j’ai sujet
particulier de te donner ce dernier avis, aprиs avoir vu de mes yeux une fausse
exйcution de ma pensйe faite par un ouvrier de la ville de Rouen, horloger de
profession, lequel, sur le simple rйcit qui lui fut fait de mon premier modиle
que j’avais fait quelques mois auparavant, eut assez de hardiesse pour en
entreprendre un autre, et, qui plus est, par une autre espиce de
mouvement ; mais comme le bonhomme n’a d’autre talent que celui de manier
adroitement ses outils, et qu’il ne sait pas seulement si la gйomйtrie et la
mйcanique sont au monde, aussi (quoiqu’il soit trиs habile en son art, et mкme
trиs industrieux en plusieurs choses qui n’en sont point) ne fit-il qu’une
piиce inutile, propre vйritablement, polie et trиs bien limйe par le dehors,
mais tellement imparfaite au dedans qu’elle n’est d’aucun usage ; et
toutefois, а cause seulement de sa nouveautй, elle ne fut pas sans estime parmi
ceux qui n’y connaissaient rien, et nonobstant tous les dйfauts essentiels que
l’йpreuve y fait reconnaоtre, ne laissa pas de trouver place dans le cabinet
d’un curieux de la mкme ville rempli de plusieurs autres piиces rares et
curieuses. L’aspect de ce petit avorton me dйplut au dernier point et refroidit
tellement l’ardeur avec laquelle je faisais lors travailler а l’accomplissement
de mon modиle qu’а l’instant mкme je donnai congй а tous les ouvriers, rйsolu
de quitter entiиrement mon entreprise par la juste apprйhension que je conзus
qu’une pareille hardiesse ne prit а plusieurs autres, et que les fausses copies
qu’ils pourraient produire de cette nouvelle pensйe n’en ruinassent l’estime
dиs sa naissance avec l’utilitй que le public pourrait en recevoir. Mais,
quelque temps aprиs, Monseigneur le Chancelier, ayant daignй honorer de sa vue
mon premier modиle et donner le tйmoignage de l’estime qu’il faisait de cette
invention, me fit commandement de la mettre en sa perfection ; et, pour
dissiper la crainte qui m’avait retenu quelque temps, il lui plut de retrancher
le mal dиs sa racine et d’empкcher le cours qu’il pourrait prendre au prйjudice
de ma rйputation et au dйsavantage du public par la grвce qu’il me fit de
m’accorder un privilиge qui n’est pas ordinaire, et qui йtouffe avant leur
naissance tous ces avortons illйgitimes qui pourraient кtre engendrйs
d’ailleurs que de la lйgitime et nйcessaire alliance de la thйorie avec l’art. Au reste, si quelquefois tu as
exercй ton esprit а l’invention des machines, je n’aurai pas grand-peine а te
persuader que la forme de l’instrument, en l’йtat oщ il est а prйsent, n’est
pas le premier effet de l’imagination que j’ai eue sur ce sujet : j’avais
commencй l’exйcution de mon projet par une machine trиs diffйrente de celle-ci
et en sa matiиre et en sa forme, laquelle (bien qu’en йtat de satisfaire а
plusieurs) ne me donna pas pourtant la satisfaction entiиre : ce qui fit
qu’en la corrigeant peu а peu j’en fis insensiblement une seconde, en laquelle
rencontrant encore des inconvйnients que je ne pus souffrir, pour y apporter le
remиde, j’en composai une troisiиme qui va par ressorts et qui est trиs simple
en sa construction. C’est celle de laquelle, comme j’ai dйjа dit, je me suis
servi plusieurs fois, au vu et su d’une infinitй de personnes, et qui est
encore en йtat de servir autant que jamais. Toutefois, en la perfectionnant
toujours, je trouvai des raisons de la changer, et enfin reconnaissant dans
toutes, ou de la difficultй d’agir, ou de la rudesse aux mouvements, ou de la
disposition а se corrompre trop facilement par le temps ou par le transport,
j’ai pris la patience de faire jusqu’а plus de cinquante modиles, tous
diffйrents, les uns de bois, les autres d’ivoire et d’йbиne, et les autres de
cuivre, avant que d’кtre venu а l’accomplissement de la machine que maintenant
je fais paraоtre., laquelle, bien que composйe de tant de petites piиces
diffйrentes, comme tu pourras voir, est toutefois tellement solide, qu’aprиs
l’expйrience dont j’ai parle ci-devant, j’ose te donner assurance que tous les
efforts qu’elle pourrait recevoir en la transportant si loin que tu voudras, ne
sauraient la corrompre ni lui faire souffrir la moindre altйration. Enfin (cher lecteur), maintenant
que j’estime l’avoir mise en йtat d’кtre vue, et que mкme tu peux, si tu en as
la curiositй, la voir et t’en servir, je te prie d’agrйer la libertй que je
prends d’espйrer que la seule pensйe а trouver une troisiиme mйthode pour faire
toutes les opйrations arithmйtiques, totalement nouvelle et qui n’a rien de
commun avec les deux mйthodes vulgaires de la plume et du jeton, recevra de toi
quelque estime et qu’en approuvant le dessein que j’ai eu de te plaire en te
soulageant, tu me sauras grй du soin que j’ai pris pour faire que toutes les
opйrations, qui par les prйcйdentes mйthodes sont pйnibles, composйes, longues
et peu certaines, deviennent faciles, simples, promptes et assurйes. Les curieux qui dйsireront
voir une telle machine s’adresseront s’il leur plaоt au sieur de Roberval.
professeur ordinaire de mathйmatiques au Collиge Royal de France, qui leur fera
voir succinctement et gratuitement la facilitй des opйrations, en fera vendre,
et en enseignera l’usage. Le dit sieur de Roberval
demeure au Collиge Maоtre Gervais, rue du Foin, proche des Mathurins. On le
trouve tous les matins jusqu’а huit heures, et les samedis toute l’aprиs dоnйe. Privilиge pour la machine
d’arithmйtique de M. Pascal Louis, par la grвce de Dieu, roy
de France et de Navarre, а nos amez et feaux Conrs les gens tenans nos Cours de
Parlement, Mes des Requestes Ordinaires de nostre hostel, Baillifs, Senechaux,
Prevots, leurs Lieu tens et tous autres nos justiciers et officiers qu’il
appartiendra, salut. Notre cher et bien aimй le Sr Pascal nous a fait remontrer
qu’а l’invitation du Sr Pascal, son pиre, nostre Consr en nos conseils, et
prйsident en notre Cour des Aydes d’Auvergne, il auroit eu, dиs ses plus jeunes
annйes, une inclination particuliиre aux sciences Mathйmatiques, dans
lesquelles par ses йtudes et ses observations, il a inventй plusieurs choses,
et particuliиrement une machine, par le moyen de laquelle on peut faire toutes
sortes de supputations, Additions, Soustractions, Multiplications, Divisions,
et toutes les autres Rиgles d’Arithmйtique, tant en nombre entier que rompu,
sans se servir de plume ni jettons, par une mйthode beaucoup plus simple, plus
facile а apprendre, plus prompte а l’exйcution, et moins pйnible а l’esprit que
toutes les autres faзons de calculer, qui ont йtй en usage jusqu’а
prйsent ; et qui outre ces avantages, a encore celuy d’estre hors de tout
danger d’erreur, qui est la condition la plus importante de toutes dans les
calculs. De laquelle machine il avoit fait plus de cinquante modиles, tous
differens, les uns composez de verges ou lamines droites, d’autres de courbes,
d’autres avec des chaisnes les uns avec des rouages concentriques, d’autres
avec des excentriques, les uns mouvans en ligne droite, d’autres
circulairement, les uns en cones, les autres en cylindres, et d’autres tous
diffйrens de ceux-lа, soit pour la matiиre, soit pour la figure, soit pour le
mouvement : de toutes lesquelles maniиres diffйrentes l’invention
principale et le mouvement essentiel consistent en ce que chaque rouл ou verge
d’un ordre faisant un mouvement de dix figures arithmйtiques, fait mouvoir sa
prochaine d’une figure seulement. Aprиs tous lesquels essais auxquels il a
employй beaucoup de temps et de frais, il seroit enfin arrivй а la construction
d’un modиle achevй qui a йtй reconnu infaillible par les plus doctes
mathйmaticiens de ce temps, qui l’ont universellement honorй de leur
approbation et estimй trиs utile au public. Mais, d’autant que ledit instrument
peut estre aisйment contrefait par des ouvriers, et qu’il est nйanmoins
impossible qu’ils parviennent а l’exйcuter dans la justesse et perfection
nйcessaires pour s’en servir utilement, s’ils n’y sont conduits expressement
par ledit Sr Pascal, ou par une personne qui ait une entiиre intelligence de
l’artifice de son mouvement, il seroit а craindre que, s’il йtoit permis а toute
sorte de personnes de tenter d’en construire de semblables, les dйfauts qui s’y
rencontreroient infailliblement par la faute des ouvriers, ne rendissent cette
invention aussi inutile qu’elle doit estre profitable estant bien exйcutйe.
C’est pourquoi il dйsireroit qu’il nous plыt faire dйfenses а tous artisans et
autres personnes, de faire ou faire faire ledit instrument sans son
consentement, nous suppliant, а cette fin, de lui accorder nos lettres sur ce
nйcessaires. Et parce que ledit instrument est maintenant a un prix excessif
qui le rend par sa chertй, comme inutile au public, et qu’il espиre le rйduire
а moindre prix et tel qu’il puisse avoir cours, ce qu’il prйtend faire pour
l’invention d’un mouvement plus simple et qui opиre nйanmoins le mкme effet, а
la recherche duquel il travaille continuellement, et en y stylant peu a peu les
ouvriers encore peu habituez, lesquelles choses dйpendent d’un temps qui ne
peut estre limitй ; A ces causes, dйsirent gratifier et favorablement
traitter ledit Sr Pascal fils, en considйration de sa capacitй en plusieurs
sciences, et surtout aux Mathйmatiques, et pour l’exciter d’en communiquer de
plus en plus les fruits а nos sujets, et ayant йgard au notable soulagement que
cette machine doit apporter а ceux qui ont de grands calculs а faire, et а
raison de l’excellence de cette invention, nous avons permis et permettons par
ces prйsentes signйes de notre main, au dit Sr Pascal fils, et а ceux qui
auront droit de luy, dиs а prйsent et а tousjours, de faire construire ou fabriquer
par tels ouvriers, de telle maniиre et en telle forme qu’il avisera bon estre,
en tous les lieux de notre obйissance, ledit instrument par luy inventй, pour
compter, calculer, faire toutes Additions, Soustractions, Multiplications,
Divisions et autres Rиgles d’Arithmйtique, sans plume ni jettons ; et
faisons trиs expresses dйfenses а toutes personnes, artisans et autres, de
quelque qualitй et condition qu’ils soient, d’en faire, ni faire faire, vendre,
ni dйbiter dans aucun lieu de nostre obeissance, sans le consentement dudit Sr
Pascal fils, ou de ceux qui auront droit de luy, sous pretexte d’augmentation,
changement de matiиre, forme ou figure, ou diverses maniиres de s’en servir,
soit qu’ils fussent composez de rouлs excentriques, ou concentriques, ou
parallиles, de verges ou bastons et autres choses, ou que les roues se meuvent
seulement d’une part ou de toutes deux, ny pour quelque deguisement que se
puisse estre ; mesme а tous йtrangers, tant marchands que d’autres
professions, d’en exposer ni vendre en ce Royaume, quoiqu’ils eussent estй
faits hors d’icelluy : le tout а peine de trois mille livres d’amende,
payables sans deport par chacun des contrevenans et applicables un tiers а
nous, un tiers а l’Hostel-Dieu de Paris, et l’autre tiers audit Sr Pascal, ou а
ceux qui auront son droit ; de confiscation des Instruments contre faits,
et de tous depens, dommages et interests. Enjoignons а cet effet а tous
ouvriers qui construiront ou fabriqueront lesdits instrumens en vertu des
prйsentes d’y faire apposer par ledit Sr Pascal, ou par ceux qui auront son
droit, telle contremarque qu’ils auront choisie, pour tйmoignage qu’ils auront
visitй lesdits instruments, et qu’ils les auront reconnus sans defaut. Voulons
que tous ceux ou ces formalitez ne seront pas gardйes, soient confisquez, et
que ceux qui les auront faits ou qui en seront trouvйs saisis soient sujests
aux peines et amendes susdites : а quoy ils seront contraints en vertu des
prйsentes ou de copies d’icelles duement collationnйes par l’un de nos amez et
feaux Consrs Secretaires, auxquelles foy sera ajoutйe comme а l’original :
du contenu duquel nous vous mandons que vous le fassiez jouir et user
pleinement et paisiblement, et ceux auxquels il pourra transporter son droit,
sans souffrir qu’il leur soit donnй aucun empeschement. Mandons au premier
nostre huissier ou sergent sur ce requis, de faire, pour l’exйcution des
prйsentes, tous les exploits nйcessaires, sans demander autre permission. Car
tel est nostre plaisir : nonobstant tous Edits, Ordonnances, Declarations,
Arrests, Reglemens, Privilиges et Confirmations d’iceux, Clameur de haro,
Charte normande et autres lettres а ce contraires, auxquelles et aux
dйrogatoires des dйrogatoires y contenues, nous derogeons par ces
prйsentes : Donnйes а Compiиgne, le vingt- deuxiesme jour de May, l’an de
grace mil six cent quarante-neuf, et de notre rиgne le septiesme. Louis. La Reine Rйgente, sa mиre,
prйsente. Par le roy : Phelipeaux,
gratis. Lettre а la Sйrйnissime Reine de
Suиde [Juin 1652] Madame, Si j’avais autant de santй que de
zиle, j’irais moi-mкme prйsenter а Votre Majestй un ouvrage de plusieurs
annйes, que j’ose lui offrir de si loin ; et je ne souffrirais pas que
d’autres mains que les miennes eussent l’honneur de le porter aux pieds de la plus
grande princesse du monde Cet ouvrage, Madame, est une machine pour faire les
rиgles d’arithmйtique sans plume et sans jetons. Votre Majestй n’ignore pas la
peine et le temps que coыtent les productions nouvelles, surtout lorsque les
inventeurs veulent les porter eux-mкmes а la derniиre perfection ; c’est
pourquoi il serait inutile de dire combien il y a que je travaille а
celle-ci ; et je ne peux mieux l’exprimer qu’en disant que je m’y suis
attachй avec autant d’ardeur que si j’eusse prйvu qu’elle devait paraоtre un
jour devant une personne si auguste. Mais, Madame, si cet honneur n’a pas йtй
le vйritable motif de mon travail, il en sera du moins la rйcompense, et je
m’estimerai trop heureux si, ensuite de tant de veilles, il peut donner а Votre
Majestй une satisfaction de quelques moments. Je n’importunerai pas non plus
Votre Majestй du particulier de ce qui compose cette machine : si elle en
a quelque curiositй, elle pourra se contenter dans un discours que j’ai adressй
а M. de Bourdelot ; j’y ai touchй en peu de mots toute l’histoire de cet
ouvrage, l’objet de son invention, l’occasion de sa recherche, l’utilitй de ses
ressorts, les difficultйs de son exйcution, les degrйs de son progrиs, le
succиs de son accomplissement et les rиgles de son usage. Je dirai donc
seulement ici le sujet qui me porte а l’offrir а Votre Majestй, ce que je
considиre comme le couronnement et le dernier bonheur de son aventure. Je sais,
Madame, que je pourrai кtre suspect d’avoir recherchй de la gloire en la
prйsentant а Votre Majestй, puisqu’elle ne saurait passer que pour
extraordinaire, quand on verra qu’elle s’adresse а elle, et qu’au lieu qu’elle
ne devrait lui кtre offerte que par la considйration de son excellence, on
jugera qu’elle est excellente, par cette seule raison qu’elle lui est offerte.
Ce n’est pas nйanmoins cette espйrance qui m’a inspirй ce dessein. Il est trop
grand, Madame, pour avoir d’autre objet que Votre Majestй mкme. Ce qui m’y a
vйritablement portй, est l’union qui se trouve en sa personne sacrйe, de deux
choses qui me comblent йgalement d’admiration et de respect, qui sont
l’autoritй souveraine et la science solide ; car j’ai une vйnйration toute
particuliиre pour ceux qui sont йlevйs au suprкme degrй, ou de puissance, ou de
connaissance. Les derniers peuvent, si je ne me trompe, aussi bien que les
premiers, passer pour des souverains. Les mкmes degrйs se rencontrent entre les
gйnies qu’entre les conditions ; et le pouvoir des rois sur les sujets
n’est, ce me semble, qu’une image du pouvoir des esprits sur les esprits qui
leur sont infйrieurs, sur lesquels ils exercent le droit de persuader, qui est
parmi eux ce que le droit de commander est dans le gouvernement politique Ce
second empire me parait mкme d’un ordre d’autant plus йlevй, que les esprits sont
d’un ordre plus йlevй que les corps, et d’autant plus йquitable, qu’il ne peut
кtre dйparti et conservй que par le mйrite, au lieu que l’autre peut l’кtre par
la naissance ou par la fortune. Il faut donc avouer que chacun de ces empires
est grand en soi ; mais, Madame, que Votre Majestй me permette de le dire,
elle n’y est point blessйe, l’un sans l’autre me parait dйfectueux. Quelque
puissant que soit un monarque, il manque quelque chose а sa gloire, s’il n’a
pas la prййminence de l’esprit ; et quelque йclairй que soit un sujet, sa
condition est toujours rabaissйe par la dйpendance Les hommes, qui dйsirent
naturellement ce qui est le plus parfait, avaient jus qu’ici continuellement
aspirй а rencontrer ce souverain par excellence. Tous les rois et tous les
savants en йtaient autant d’йbauches, qui ne remplissaient qu’а demi leur
attente, et а peine nos ancкtres ont pu voir en toute la durйe du monde un roi
mйdiocrement savant ; ce chef-d’oeuvre йtait rйservй pour votre siиcle. Et
afin que cette grande merveille parыt accompagnйe de tous les sujets possibles
d’йtonnement, le degrй oщ les hommes n’avaient pu atteindre est rempli par une
jeune Reine, dans laquelle se rencontrent ensemble l’avantage de l’expйrience
avec la tendresse de l’вge, le loisir de l’йtude avec l’occupation d’une royale
naissance, et l’йminence de la science avec la faiblesse du sexe. C’est Votre
Majestй, Madame, qui fournit а l’univers cet unique exemple qui lui manquait.
C’est elle en qui la puissance est dispensйe par les lumiиres de la science, et
la science relevйe par l’йclat de l’autoritй. C’est cette union si merveilleuse
qui fait que comme Votre Majestй ne voit rien qui soit au- dessus de sa
puissance, elle ne voit rien aussi qui soit au-dessus de son esprit, et qu’elle
sera l’admiration de tous les siиcles qui la suivront, comme elle a йtй
l’ouvrage de tous les siиcles qui l’on prйcйdйe. Rйgnez donc, incomparable
princesse, d’une maniиre toute nouvelle ; que votre gйnie vous
assujettisse tout ce qui n’est pas soumis а vos armes : rйgnez par le
droit de la naissance, durant une longue suite d’annйes, sur tant de
triomphantes provinces ; mais rйgnez toujours par la force de votre mйrite
sur toute l’йtendue de la terre. Pour. moi, n’йtant pas nй sous le premier de
vos empires, je veux que tout le monde sache que je fais gloire de vivre sous
le second ; et c’est pour le tйmoigner, que j’ose lever les yeux jusqu’а
ma Reine, en lui donnant cette premiиre preuve de ma dйpendance. Voilа, Madame, ce qui me porte а
faire а Votre Majestй ce prй sent, quoique indigne d’elle. Ma faiblesse n’a pas
йtonnй mon ambition. Je me suis figurй, qu’encore que le seul nom de Votre
Majestй semble йloigner d’elle tout ce qui lui est disproportionnй, elle ne
rejette pas nйanmoins tout ce qui lui est infйrieur ; autrement sa
grandeur serait sans hommages et sa gloire sans йloges. Elle se contente de
recevoir un grand effort d’esprit, sans exiger qu’il soit l’effort d’un esprit
grand comme le sien. C’est par cette condescendance qu’elle daigne entrer en communication
avec les autres hommes ; et toutes ces considйrations jointes me font lui
protester avec toute la soumission dont l’un des plus grands admirateurs de ses
hйroпques qualitйs est capable, que je ne souhaite rien avec tant d’ardeur que
de pouvoir кtre avouй, Madame, de Votre Majestй, pour son trиs humble, trиs
obйissant et trиs fidиle serviteur. Blaise Pascal Fragment de Prйface pour le
Traitй du Vide Le respect que l’on porte а
l’antiquitй est aujourd’hui а tel point, dans les matiиres oщ il doit avoir
moins de force, que l’on se fait des oracles de toutes ses pensйes, et des
mystиres mкme de ses obscuritйs ; que l’on ne peut plus avancer de
nouveautйs sans pйril, et que le texte d’un auteur suffit pour dйtruire les
plus fortes raisons… Ce n’est pas que mon intention
soit de corriger un vice par un autre, et de ne faire nulle estime des anciens,
parce que l’on en fait trop. Je ne prйtends pas bannir leur
autoritй pour relever le raisonnement tout seul, quoique l’on veuille йtablir
leur autoritй seule au prйjudice du raisonnement… Pour faire cette importante
distinction avec attention, il faut considйrer que les unes dйpendent seulement
de la mйmoire et sont purement historiques, n’ayant pour objet que de savoir ce
que les auteurs ont йcrit ; les autres dйpendent seulement du
raisonnement, et sont entiиrement dogmatiques, ayant pour objet de chercher et
dйcouvrir les vйritйs cachйes. Celles de la premiиre sorte sont
bornйes, autant que les livres dans lesquels elles sont contenues… C’est suivant cette distinction
qu’il faut rйgler diffйremment l’йtendue de ce respect. Le respect que l’on
doit avoir pour… Dans les matiиres oщ l’on
recherche seulement de savoir ce que les auteurs ont йcrit, comme dans
l’histoire, dans la gйographie, dans la jurisprudence, dans les langues et
surtout dans la thйologie, et enfin dans toutes celles qui ont pour principe,
ou le fait simple, ou l’institution divine ou humaine, il faut nйcessairement
recourir а leurs livres, puisque tout ce que l’on en peut savoir y est contenu
d’oщ il est йvident que l’on peut en avoir la connaissance entiиre et qu’il
n’est pas possible d’y rien ajouter. S’il s’agit de savoir qui fut le
premier roi des Franзais ; en quel lieu les gйographes placent le premier
mйridien ; quels mots sont usitйs dans une langue morte, et toutes les
choses de cette nature, quels autres moyens que les livres pourraient nous y
conduire ? Et qui pourra rien ajouter de nouveau а ce qu’ils nous en
apprennent, puisqu’on ne veut savoir que ce qu’ils contiennent ? C’est l’autoritй seule qui nous
en peut йclaircir. Mais oщ cette autoritй a la principale force, c’est dans la
thйologie, parce qu’elle y est insйparable de la vйritй, et que nous ne la
connaissons que par elle : de sorte que pour donner la certitude entiиre
des matiиres les plus incomprйhensibles а la raison, il suffit de les faire
voir dans les livres sacrйs (comme, pour montrer l’incertitude des choses les
plus vrai semblables, il faut seulement faire voir qu’elles n’y sont pas
comprises) ; parce que ses principes sont au-dessus de la nature et de la
raison, et que, l’esprit de l’homme йtant trop faible pour y arriver par ses
propres efforts, il ne peut parvenir а ces hautes intelligences, s’il n’y est
portй par une force toute- puissante et surnaturelle. Il n’en est pas de mкme des
sujets qui tombent sous le sens ou sous le raisonnement : l’autoritй y est
inutile ; la raison seule a lieu d’en connaоtre. Elles ont leurs droits
sйparйs : l’une avait tantфt tout l’avantage ; ici l’autre rиgne а
son tour. Mais comme les sujets de cette sorte sont proportionnйs а la portйe
de l’esprit, il trouve une libertй tout entiиre de s’y йtendre ; sa
fйconditй inйpuisable produit continuellement, et ses inventions peuvent кtre
tout en semble sans fin et sans interruption... C’est ainsi que la gйomйtrie,
l’arithmйtique, la musique, la physique, la mйdecine, l’architecture, et toutes
les sciences qui sont soumises а l’expйrience et au raisonnement, doivent кtre
augmentйes pour devenir parfaites. Les anciens les ont trouvйes seulement йbauchйes
par ceux qui les ont prйcйdйs ; et nous les laisserons а ceux qui
viendront aprиs nous en un йtat plus accompli que nous ne les avons reзues. Comme leur perfection dйpend du
temps et de la peine, il est йvident qu’encore que notre peine et notre temps
nous fussent moins acquis que leurs travaux, sйparйs des nфtres, tous peux
nйanmoins joints ensemble doivent avoir plus d’effet que chacun en particulier. L’йclaircissement de cette
diffйrence doit nous faire plaindre l’aveuglement de ceux qui apportent la
seule autoritй pour preuve dans les matiиres physiques, au lieu du raisonnement
ou des expйriences ; et nous donner de l’horreur pour la malice des
autres, qui emploient le raisonnement seul dans la thйologie au lieu de
l’autoritй de l’йcriture et des Pиres. Il faut relever le courage de ces gens
timides qui n’osent rien inventer en physique, et confondre l’insolence de ces
tйmйraires qui produisent des nouveautйs en thйologie. Cependant le malheur du
siиcle est tel, qu’on voit beaucoup d’opinions nouvelles en thйologie,
inconnues а toute l’antiquitй, soute nues avec obstination et reзues avec
applaudissement ; au lieu que celles qu’on produit dans la physique, quoi
qu’en petit nombre, semblent devoir кtre convaincues de faussetй dиs qu’elles
choquent tant soit peu les opinions reзues : comme si le respect qu’on a
pour les anciens philosophes йtait de devoir, et que celui que l’on porte aux
plus anciens des Pиres йtait seulement de biensйance ! Je laisse aux
personnes judicieuses а remarquer l’importance de cet abus qui pervertit
l’ordre des sciences avec tant d’injustice ; et je crois qu’il y en aura
peu qui ne souhaitent que cette... s’applique а d’autres matiиres, puisque les
inventions nouvelles sont infailliblement des erreurs dans les matiиres que l’on
profane impunйment ; et qu’elles sont absolument nйcessaires pour la
perfection de tant d’autres sujets incomparablement plus bas, que toutefois on
n’oserait toucher. Partageons avec plus de justice
notre crйdulitй et notre dйfiance, et bornons ce respect que nous avons pour
les anciens. Comme la raison le fait naоtre, elle doit aussi le mesurer ;
et considйrons que, s’ils fussent demeurйs dans cette retenue de n’oser rien
ajouter aux connaissances qu’ils avaient reзues, et que ceux de leur temps eussent
fait la mкme difficultй de recevoir les nouveautйs qu’ils leur offraient, ils
se seraient privйs eux-mкmes et leur postйritй du fruit de leurs inventions. Comme ils ne se sont servis de
celles qui leur avaient йtй laissйes que comme de moyens pour en avoir de
nouvelles, et que cette heureuse hardiesse leur avait ouvert le chemin aux
grandes choses, nous devons prendre celles qu’ils nous ont acquises de la mкme
sorte, et а leur exemple en faire les moyens et non pas la fin de notre йtude,
et ainsi tвcher de les surpasser en les imitant. Car qu’y a-t-il de plus injuste
que de traiter nos anciens avec plus de retenue que n’ont fait ceux qui les ont
prйcйdйs, et d’avoir pour eux ce respect inviolable qu’ils n’ont mйritй de nous
que parce qu’ils n’en ont pas eu un pareil pour ceux qui ont eu sur eux le mкme
avantage ?... Les secrets de la nature sont
cachйs ; quoiqu’elle agisse toujours on ne dйcouvre pas toujours ses
effets : le temps les rйvиle d’вge en вge, et quoique toujours йgale en
elle mкme, elle n’est pas toujours йgalement connue. Les expйriences qui nous en
donnent l’intelligence multiplient continuellement ; et, comme elles sont
les seuls principes de la physique, les consйquences multiplient а pro portion. C’est de cette faзon que l’on
peut aujourd’hui prendre d’autres sentiments et de nouvelles opinions sans
mйpris et sans ingratitude, puisque les premiиres connaissances qu’ils nous ont
donnйes, ont servi de degrйs aux nфtres, et que dans ces avantages nous leur
sommes redevables de l’ascendant que nous avons sur eux ; parce que,
s’йtant йlevйs jusqu’а un certain degrй oщ ils nous ont portйs, le moindre
effort nous fait monter plus haut ; et avec moins de peine et moins de
gloire nous nous trouvons au-dessus d’eux. C’est de lа que nous pouvons
dйcouvrir des choses qu’il leur йtait impossible d’apercevoir. Notre vue a plus
d’йtendue, et, quoi qu’ils connussent aussi bien que nous tout ce qu’ils
pouvaient remarquer de la nature, ils n’en connaissaient pas tant nйanmoins, et
nous voyons plus qu’eux. Cependant il est йtrange de
quelle sorte on rйvиre leurs sentiments. On fait un crime de les contredire et
un attentat d’y ajouter, comme s’ils n’avaient plus laissй de vйritйs а
connaоtre. N’est-ce pas lа traiter
indignement la raison de l’homme, et la mettre en parallиle avec l’instinct des
animaux, puisqu’on en фte la principale diffйrence, qui consiste en ce que les
effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l’instinct demeure
toujours dans un йtat йgal ? Les ruches des abeilles йtaient aussi bien
mesurйes il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone
aussi exactement la premiиre fois que la derniиre. Il en est de mкme de tout ce
que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit а
mesure que la nйcessitй les presse ; mais cette science fragile se perd
avec les besoins qu’ils en ont : comme ils la reзoivent sans йtude, ils
n’ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu’elle leur est
donnйe, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n’ayant pour objet que de
maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornйe, elle leur inspire
cette science nйcessaire, toujours йgale, de peur qu’ils ne tombent dans le
dйpйrissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les
limites qu’elle leur a prescrites. Il n’en est pas de mкme de l’homme, qui
n’est produit que pour l’infinitй. Il est dans l’ignorance au premier вge de sa
vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son pro grиs : car il tire
avantage non seulement de sa propre expйrience, mais encore de celle de ses
prйdйcesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mйmoire les connaissances
qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours
prйsentes dans les livres qu’ils en ont laissйs. Et comme il conserve ces
connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les
hommes sont aujourd’hui en quelque sorte dans le mкme йtat oщ se trouveraient
ces anciens philosophes, s’ils pouvaient avoir vieilli jusqu’а prй sent, en
ajoutant aux connaissances qu’ils avaient celles que leurs йtudes auraient pu
leur acquйrir а la faveur de tant de siиcles. De lа vient que, par une
prйrogative particuliиre, non seulement chacun des hommes s’avance de jour en
jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel
progrиs а mesure que l’univers vieillit, parce que la mкme chose arrive dans la
suc cession des hommes que dans les вges diffйrents d’un particulier. De sorte
que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siиcles, doit кtre
considйrйe comme un mкme homme qui subsiste toujours et qui apprend
continuellement : d’oщ l’on voit avec combien d’injustice nous respectons
l’antiquitй dans ses philosophes : car, comme la vieillesse est l’вge le
plus distant de l’enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme
universel ne doit pas кtre cherchйe dans les temps proches de sa naissance,
mais dans ceux qui en sont les plus йloignйs ? Ceux que nous appelons
anciens йtaient vйritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l’enfance
des hommes proprement ; et comme nous avons joint а leurs connaissances
l’expйrience des siиcles qui les ont suivis, c’est en nous que l’on peut
trouver cette antiquitй que nous rйvйrons dans les autres. Ils doivent кtre admirйs dans les
consйquences qu’ils ont bien tirйes du peu de principes qu’ils avaient, et ils
doivent кtre excusйs dans celles oщ ils ont plutфt manquй du bonheur de
expйrience que de la force du raisonnement. Car n’йtaient-ils pas excusables
dans la pensйe qu’ils ont eue pour la voie de lait, quand, la faiblesse de
leurs yeux n’ayant pas encore reзu le secours de l’artifice, ils ont attribuй
cette couleur а une plus grande soliditй en cette partie du ciel qui renvoie la
lumiиre avec plus de force ? Mais ne serions- nous pas
inexcusables de demeurer dans la mкme pensйe, maintenant qu’aidйs des avantages
que nous donne la lunette d’approche, nous y avons dйcouvert une infinitй de
petites йtoiles, dont la splendeur plus abondante nous a fait reconnaоtre
quelle est la vйritable cause de cette blancheur ? N’avaient-ils pas aussi sujet de
dire que tous les corps corruptibles йtaient renfermйs dans la sphиre du ciel
de la lune, lorsque durant le cours de tant de siиcles ils n’avaient point
encore remarquй de corruptions ni de gйnйrations hors de cet espace ? Mais ne devons-nous pas assurer
le contraire, lorsque toute la terre a vu sensiblement des comиtes s’enflammer
et disparaоtre bien loin au delа de cette sphиre ? C’est ainsi que, sur le sujet du
vide, ils avaient droit de dire que la nature n’en souffrait point, parce que
toutes leurs expйriences leur avaient toujours fait remarquer qu’elle
l’abhorrait et ne le pouvait souffrir. Mais si les nouvelles expйriences
leur avaient йtй connues, peut-кtre auraient-ils trouvй sujet d’affirmer ce
qu’ils ont eu sujet de nier par lа que le vide n’avait point encore paru. Aussi
dans le jugement qu’ils ont fait que la nature ne souffrait point de vide, ils
n’ont entendu parler de la nature qu’en l’йtat oщ ils la connaissaient ;
puisque, pour le dire gйnйralement, ce ne serait assez de l’avoir vu
constamment en cent rencontres, ni en mille, ni en tout autre nombre, quelque
grand qu’il soit ; puisque, s’il restait un seul cas а examiner, ce seul
suffirait pour empкcher la dйfinition gйnйrale, et si un seul йtait contraire,
ce seul... Car dans toutes les matiиres dont la preuve consiste en expйriences
et non en dйmonstrations, on ne peut faire aucune assertion universelle que par
la gйnйrale йnumйration de toutes les parties et de tous les cas diffйrents.
C’est ainsi que quand nous disons que le diamant est le plus dur de tous les
corps, nous entendons de tous les corps que nous connaissons, et nous ne
pouvons ni ne devons y comprendre ceux que nous ne connaissons point ; et
quand nous disons que l’or est le plus pesant de tous les corps, nous serions
tйmйraires de comprendre dans cette proposition gйnйrale ceux qui ne sont point
encore en notre connaissance, quoiqu’il ne soit pas impossible qu’ils soient en
nature. De mкme quand les anciens ont
assurй que la nature ne souffrait point de vide, ils ont entendu qu’elle n’en
souffrait point dans toutes les expйriences qu’ils avaient vues, et ils
n’auraient pu sans tйmйritй y comprendre celles qui n’йtaient pas en leur
connaissance. Que si elles y eussent йtй, sans doute ils au raient tirй les
mкmes consйquences que nous, et les auraient par leur aveu autorisйes de cette
antiquitй dont on veut faire aujourd’hui l’unique principe des sciences. C’est ainsi que, sans les
contredire, nous pouvons assurer le contraire de ce qu’ils disaient, et,
quelque force enfin qu’ait cette antiquitй, la vйritй doit toujours avoir
l’avantage, quoique nouvellement dйcouverte, puisqu’elle est toujours plus
ancienne que toutes les opinions qu’on en a eues, et que ce serait ignorer sa
nature de s’imaginer qu’elle ait commencй d’кtre au temps qu’elle a commencй
d’кtre connue. Lettre de Blaise Pascal au Pиre
Noлl Au trиs bon rйvйrend pиre Noлl,
Recteur, de la Sociйtй de Jйsus, de Paris. Mon trиs rйvйrend pиre, L’honneur que vous m’avez fait de
m’йcrire me fait rompre le dessein que j’avais fait de ne rйsoudre aucune des
difficultйs que j’ai rapportйes dans mon abrйgй, que dans le traitй entier oщ
je travaille ; car, puisque les civilitйs de votre lettre sont jointes aux
objections que vous m’y faites, je ne puis partager ma rйponse, ni reconnaоtre
les unes, sans satisfaire aux autres. Mais, pour le faire avec plus
d’ordre, permettez-moi de vous rapporter une rиgle universelle, qui s’applique
а tous les sujets particuliers, oщ il s’agit de reconnaоtre la vйritй. Je ne
doute pas que vous n’en demeuriez d’accord, puisqu’elle est reзue gйnйralement
de tous ceux qui envisagent les choses sans prйoccupation ; et qu’elle
fait la principale de la faзon dont on traite les sciences dans les йcoles, et
celle qui est en usage parmi les personnes qui recherchent ce qui est
vйritablement solide et qui remplit et satisfait pleinement l’esprit :
c’est qu’on ne doit jamais porter un jugement dйcisif de la nйgative ou de
l’affirmative d’une proposition, que ce que l’on affirme ou nie n’ait une de
ces deux conditions : savoir, ou qu’il paraisse si clairement et si
distinctement de soi-mкme aux sens ou а la raison, suivant qu’il est sujet а
l’un ou а l’autre, que l’йcrit n’ait aucun moyen de douter de sa certitude, et
c’est ce que nous appelons principes ou axiomes ; comme, par exemple,
« а choses йgales on ajoute choses йgales, les touts seront йgaux »,
ou qu’il se dйduise par des consйquences infaillibles et nйcessaires de tels principes
ou axiomes, de la certitude desquels dйpend toute celle des consйquences qui en
sont bien tirйes ; comme cette pro position, les trois angles d’un
triangle sont йgaux а deux angles droits, qui, n’йtant pas visible d’elle-mкme,
est dйmontrйe йvidemment par des consйquences infaillibles de tels axiomes.
Tout ce qui aune de ces deux conditions est certain et vйritable, et tout ce
qui n’en a aucune passe pour douteux et incertain. Et nous portons un jugement
dйcisif des choses de la premiиre sorte et laissons les autres dans
l’indйcision, si bien que nous les appelons, suivant leur mйrite, tantфt
vision, tantфt caprice, parfois fantaisie, quelque fois idйe, et tout au plus
belle pensйe, et parce qu’on ne peut les affirmer sans tйmйritй, nous penchons
plutфt vers la nйgative : prкts nйanmoins de revenir а l’autre, si une
dйmonstration йvidente nous en fait voir la vйritй. Et nous rйservons pour les
mystиres de la foi, que le Saint-Esprit a lui-mкme rйvйlйs, cette soumission
d’esprit qui porte notre croyance а des mystиres cachйs aux sens et а la
raison. Cela posй, je viens а votre
lettre, dans les premiиres lignes de laquelle, pour prouver que cet espace est
corps, vous vous servez de ces termes : Je dis que c’est un corps,
puisqu’il a les actions d’un corps, qu’il transmet la lumiиre avec rйfractions
et rйflexions, qu’il apporte du retardement et du renouvellement d’un autre
corps ; oщ je remarque que, dans le dessein que vous avez de prouver que
c’est un corps vous prenez pour principes deux choses : la premiиre est
qu’il transmet la lumiиre avec rйfractions et rйflexions ; la seconde,
qu’il retarde le mouvement d’un corps. De ces deux principes, le premier n’a
paru vйritable а aucun de ceux qui l’ont voulu йprouver, et nous avons toujours
remarquй, au contraire, que le rayon qui pйnиtre le verre et cet espace, n’a
point d’autre rйfraction que celle que lui cause le verre, et qu’ainsi, si
quelque matiиre le remplit, elle ne rompt en aucune sorte le rayon, ou sa
rйfraction n’est pas perceptible ; de sorte que, comme il est sans doute
que vous n’avez rien йprouvй de contraire, je vois que le sens de vos paroles
est que le rayon rйflйchi, ou rompu par le verre, passe а travers cet
espace ; peine et de temps les plus grandes choses que les petites ;
quelques uns l’ont faite de mкme substance que le ciel et les йlйments ;
et les autres, d’une substance diffйrente, suivant leur fantaisie, parce qu’ils
en disposaient comme de leur ouvrage. Que si on leur demande, comme а
vous, qu’ils nous fassent voir cette matiиre, ils rйpondent qu’elle n’est pas
visible ; si l’on demande qu’elle Tende quelque son, ils disent qu’elle ne
peut кtre ouпe, et ainsi de tous les autres sens ; et pensent avoir
beaucoup fait, quand ils ont pris les autres dans l’impuissance de montrer qu’elle
n’est pas, en s’фtant а eux-mкmes tout pouvoir de leur montrer qu’elle est. Mais nous trouvons plus de sujet
de nier son existence, parce qu’on ne peut pas la prouver, que de la croire par
la seule raison qu’on ne peut montrer qu’elle n’est pas. Car on peut les croire toutes
ensemble, sans faire de la nature un monstre, et comme la raison ne peut
pencher plus vers une que vers l’autre, а cause qu’elle les trouve йgalement
йloignйes, elle les refuse toutes, pour se dйfendre d’un injuste choix. Je sais que vous pouvez dire que
vous n’avez pas fait tout seul cette matiиre, et que quantitй de Physiciens y
avaient dйjа travaillй ; mais sur les sujets de cette matiиre, nous ne
faisons aucun fondement sur les autoritйs : quand nous citons les auteurs,
nous citons leurs dйmonstrations, et non pas leurs noms ; nous n’y avons
nul йgard que dans les matiиres historiques ; si bien que si les auteurs
que vous allйguez disaient qu’ils ont vu ces petits corps ignйs, mкlйs parmi
l’air, je dйfйrerais assez а leur sincйritй et а leur fidйlitй, pour croire
qu’ils sont vйritables, et je les croirais comme historiens ; mais,
puisqu’ils disent seulement qu’ils pensent que l’air en est composй, vous me
permettrez de demeurer dans mon premier doute. Enfin, mon P., considйrez, je vous
prie, que tous les hommes en semble ne sauraient dйmontrer qu’aucun corps
succиde а celui qui quitte l’espace vide en apparence, et qu’il n’est pas
possible encore а tous }es hommes de montrer que, quand l’eau y remonte,
quelque corps en soit sorti. Cela ne suffirait-il pas, suivant vos maximes,
pour assurer que cet espace est vide ? Cependant je dis simplement que mon
sentiment est qu’il est vide, et jugez si ceux qui parlent avec tant de retenue
d’une chose oщ ils ont droit de parler avec tant d’assurance pourront faire un
jugement dйcisif de l’existence de cette matiиre ignйe, si douteuse et si peu
йtablie Aprиs avoir supposй cette matiиre
avec toutes les qualitйs que vous avez voulu lui donner, vous rendez raison de
quelques-unes de mes expйriences. Ce n’est pas une chose bien difficile
d’expliquer comment un effet peut кtre produit, en supposant la matiиre, la
nature et les qualitйs de sa cause : cependant il est difficile que ceux
qui se les figurent, se dйfendent d’une vaine complaisance, et d’un charme
secret qu’ils trouvent dans leur invention, principalement quand ils les ont si
bien ajustйes, que, des imaginations qu’ils ont supposйes, ils concluent
nйcessairement des vйritйs dйjа йvidentes. Mais je me sens obligй de vous
dire deux mots sur ce sujet ; c’est que toutes les fois que, pour trouver
la cause de plusieurs phйnomиnes connus, on pose une hypothиse, cette hypothиse
peut кtre de trois sortes. Car quelquefois on conclut un
absurde manifeste de sa nйgation, et alors l’hypothиse est vйritable et
constante ; ou bien on conclut un absurde manifeste de son affirmation, et
lors l’hypothиse est tenue pour fausse ; et lorsqu’on n’a pu encore tirer
d’absurde, ni de sa nйgation, ni de son affirmation, l’hypothиse demeure
douteuse ; de sorte que, pour faire qu’une hypothиse soit йvidente, il ne
suffit pas que tous les phйnomиnes s’en ensuivent, au lieu que, s’il s’ensuit
quelque chose de contraire а un seul des phйnomиnes, cela suffit pour assurer
de sa faussetй. Par exemple, si l’on trouve une
pierre chaude sans savoir la cause de sa chaleur, celui-lа serait-il tenu en
avoir trouvй la vйritable, qui raisonnerait de cette sorte : Prйsupposons
que cette pierre ait йtй mise dans un grand feu, dont on l’ait retirйe depuis
peu de temps ; donc cette pierre doit кtre encore chaude : or elle
est chaude ; par consйquent elle a йtй mise au feu ? Il faudrait pour
cela que le feu fыt l’unique cause de sa chaleur ; mais comme elle peut
pro cйder du soleil et de la friction, sa consйquence serait sans force. Car
comme une mкme cause peut produire plusieurs effets diffйrents, un mкme effet
peut кtre produit par plusieurs causes diffйrentes C’est ainsi que, quand on
discourt humainement du mouvement, de la stabilitй de la terre, tous les
phйnomиnes des mouvements et rйtrogradations des planиtes, s’ensuivent
parfaitement des hypothиses de Ptolйmйe, de Tycho, de Copernic et de beaucoup
d’autres qu’on peut faire, de toutes lesquelles une seule peut кtre et que de
lа et de ce que les corps y tombent avec temps, vous voulez conclure qu’une
matiиre le remplit, qui porte cette lumiиre et cause ce retardement. Mais, mon R. P., si nous
rapportons cela а la mйthode de raisonner dont nous avons parlй, nous
trouverons qu’il faudrait auparavant кtre demeurй d’accord de la dйfinition de
l’espace vide, de la lumiиre et du mouvement, et montrer par la nature de ces
choses une contradiction manifeste dans ces propositions : « Que la
lumiиre pйnиtre un espace vide, et qu’un corps s’y meut avec temps. »
Jusque-lа votre preuve ne pourra subsister ; et puisque outre [cela] la
nature de la lumiиre est inconnue, et а vous, et а moi ; que de tous ceux
qui ont essayй de la dйfinir, pas un n’a satisfait aucun de ceux qui cherchent
les vйritйs palpables, et qu’elles nous demeurent кtre йternellement inconnue,
je vois que cet argument demeurera longtemps sans recevoir la force qui lui est
nйcessaire pour devenir convaincant. Car considйrez, je vous prie,
comment il est possible de conclure infailliblement que la nature de la lumiиre
est telle qu’elle ne peut subsister dans le vide, lorsque l’on ignore la nature
de la lumiиre. Que si nous la connaissions aussi parfaitement que nous
l’ignorons, nous connaоtrions, peut-кtre, qu’elle subsisterait dans le vide
avec plus d’йclat que dans aucun autre mйdium, comme nous voyons qu’elle
augmente sa force, suivant que le mйdium oщ elle est, devient plus rare, et
ainsi en quelque sorte plus approchant du nйant. Et si nous savions celle du
mouvement, je ne fais aucun doute qu’il ne nous parыt qu’il dыt se faire dans le
vide avec presque autant de temps, que dans l’air, dont l’irrйsistance paraоt
dans l’йgalitй de la chute des corps diffйremment pesant. C’est pourquoi, dans le peu de
connaissance que nous avons de la nature de ces choses, si, par une semblable
libertй, je conзois une pensйe, que je donne pour principe, je puis dire avec
autant de raison : la lumiиre se soutient dans le vide, et le mouvement
s’y fait avec temps ; ou la lumiиre pйnиtre l’espace vide en apparence, et
le mouvement s’y fait avec temps ; donc il peut кtre vide en effet. Ainsi remettons cette preuve au
temps oщ nous aurons l’intelligence de la nature de la lumiиre. Jusque-lа je ne
puis admettre votre principe, et il vous sera difficile de le prouver ; et
ne tirons point, je vous prie, de consйquences infaillibles de la nature d’une
chose, lorsque nous l’ignorons : autrement je craindrais que vous ne
fussiez pas d’accord avec moi des conditions nйcessaires pour rendre une
dйmonstration parfaite, et que vous n’appelassiez certain ce que nous n’appelons
que douteux. Dans la suite de votre lettre,
comme si vous aviez йtabli invinciblement que cet espace vide est un corps,
vous ne vous mettez plus en peine que de chercher quel est ce corps ; et
pour dйcider affirmativement quelle matiиre le remplit, vous commencez par ces
ter mes : « Prйsupposons que, comme le sang est mкlй de plusieurs
liqueurs qui le composent, ainsi l’air est composй d’air et de feu et des
quatre йlйments qui entrent en la composition de tous les corps de la nature. »
Vous prйsupposez ensuite que ce feu peut кtre sйparй de l’air, et qu’en йtant
sйparй, il peut pйnйtrer les pores du verre ; prйsupposez encore qu’en
йtant sйparй, il a inclinaison а y retourner, et encore qu’il y est sans cesse
attirй ; et vous expliquez ce discours, assez intelligible de soi-mкme,
par des comparaisons, que vous y ajoutez. ` Mais, mon P., je crois que vous
donnez cela pour une pensйe, et non pas pour une dйmonstration ; et
quelque peine que j’aie d’accommoder la pensйe que j’en ai avec la fin de votre
lettre, je crois que, si vous vouliez donner des preuves, elles ne seraient pas
si peu fondйes. Car en ce temps oщ un si grand nombre de personnes savantes
cherchent avec tant de soin quelle matiиre remplit cet espace ; que cette
difficultй agite aujourd’hui tant d’esprits : j’aurais peine а croire que,
pour apporter une solution si dйsirйe а un grand et si juste doute, vous ne
donnassiez autre chose qu’une matiиre, dont vous supposez non seulement les
qualitйs, mais encore l’existence mкme ; de sorte que, qui prйsupposera le
contraire, tirera une consйquence contraire aussi nйcessairement. Si cette
faзon de prouver est reзue, il ne sera plus difficile de rйsoudre les plus
grandes difficultйs. Et le flux de la mer et l’attraction de l’aimant
deviendront aisйs а comprendre, s’il est permis de faire des matiиres et des
qualitйs exprиs. Car toutes les choses de cette
nature, dont l’existence ne se manifeste а aucun des sens, sont aussi
difficiles а croire, qu’elles sont faciles а inventer. Beaucoup de personnes, et
des plus savantes mкme de ce temps, m’ont objectй cette mкme matiиre avant
vous, (mais comme une simple pensйe, et non pas comme une vйritй constante), et
c’est pourquoi j’en ai fait mention dans mes propositions. D’autres, pour
remplir de quelque matiиre l’espace vide, s’en sont figurй une dont ils ont
rempli tout l’univers, parce que l’imagination a cela de propre, qu’elle
produit avec aussi peu de vйritable. Mais qui osera faire un si grand
discernement, et qui pourra, sans danger d’erreur, soutenir l’une au prйjudice
des autres, comme, dans la comparaison de la pierre, qui pourra, avec
opiniвtretй maintenir que le feu ait causй sa chaleur, sans se rendre
ridicule ? Vous voyez par lа qu’encore que
de votre hypothиse s’ensuivissent tous les phйnomиnes de mes expйriences, elle
serait de la nature des autres ; et que, demeurant toujours dans les
termes de la vraisemblance, elle n’arriverait jamais а ceux de la
dйmonstration. Mais j’espиre vous faire un jour voir plus au long, que de son
affirmation s’ensuivent absolument les choses contraires aux expйriences. Et
pour vous en toucher ici une en peu de mots : s’il est vrai, comme vous le
supposez, que cet espace soit plein de cet air, plus subtil et ignй, et qu’il
ait l’inclination que vous lui donnez, de rentrer dans l’air d’oщ il est sorti,
et que cet air extйrieur ait la force de le retirer comme une йponge pressйe,
et que ce soit par cette attraction mutuelle que le vif argent se tienne
suspendu, et qu’elle le fait remonter mкme quand on incline le tuyau : il
s’ensuit nйcessairement que, quand l’espace vide en apparence sera plus grand,
une plus grande hauteur de vif argent doit кtre suspendue (contre ce qui paraоt
dans les expйriences). Car puisque toutes les parties de cet air intйrieur et
extйrieur ont cette qualitй attractive, il est constant, par toutes les rиgles
de la mйcanique, que leur quantitй, augmentйe а mкme mesure que l’espace, doit
nйcessairement augmenter leur effet, comme une grande йponge pressйe attire
plus d’eau qu’une petite. Que si, pour rйsoudre cette
difficultй, vous faites une seconde supposition ; et que vous fassiez
encore une qualitй exprиs pour sauver cet inconvйnient, qui, ne se trouvant pas
encore assez juste, vous oblige d’en figurer une troisiиme pour sauver les deux
autres sans aucune preuve, sans aucun йtablissement : je n’aurai jamais
autre chose а vous rйpondre, que ce que je vous ai dйjа dit, ou plu tфt je
croirai y avoir dйjа rйpondu. Mais, mon P., quand je dis ceci,
et que je prйviens en quelque sorte ces derniиres suppositions, je fais
moi-mкme une supposition fausse : ne doutant pas que, s’il part quelque
chose de vous, il sera appuyй sur des raisons convaincantes, puisque autrement
ce serait imiter ceux qui veulent seulement faire voir qu’ils ne manquent pas
de paroles. Enfin, mon P., pour reprendre
toute ma rйponse, quand il serait vrai que cet espace fыt un corps (ce que je
suis trиs йloignй de vous accorder), et que l’air serait rempli d’esprits ignйs
(ce que je ne trouve pas simplement vraisemblable), et qu’ils auraient les qua
litйs que vous leur donnez (ce n’est qu’une pure pensйe, qui ne paraоt йvidente
ni а vous, ni а personne) : il ne s’ensuivrait pas de lа que l’espace en
fыt rempli Et quand il serait vrai encore qu’en supposant qu’il en fыt plein
(ce qui ne paraоt en faзon quelconque), on pourrait en dйduire tout ce qui
paraоt dans les expйriences : le plus favorable jugement que l’on pourrait
faire de cette opinion, serait de la mettre au rang des vraisemblables. Mais
comme on en conclut nйcessairement des choses contraires aux expйriences, jugez
quelle place elle doit tenir entre les trois sortes d’hypothиses dont nous
avons parlй tantфt. Vers la fin de votre lettre, pour
dйfinir le corps, vous n’en expliquez que quelques accidents, et encore
respectifs, comme de haut, de bas, de droite, de gauche, qui font proprement la
dйfinition de l’espace, et qui ne conviennent au corps qu’en tant qu’il occupe
de l’espace. Car, suivant vos auteurs mкmes, le corps est dйfini ce qui est
composй de matiиre et de forme ; et ce que nous appelons un espace vide,
est un espace ayant longueur, largeur et profondeur, immobile et capable de
recevoir et contenir un corps de pareille longueur et figure ; et c’est ce
qu’on appelle solide en gйomйtrie, oщ l’on ne considиre que les choses
abstraites et immatйrielles. De sorte que la diffйrence essentielle qui se
trouve entre l’espace vide et le corps, qui a longueur, largeur et profondeur,
est que l’un est immobile et l’autre mobile ; et que l’un peut recevoir au
dedans de soi un corps qui pйnиtre ses dimensions, au lieu que l’autre ne le
peut ; car la maxime que la pйnйtration de dimensions est impossible,
s’entend seulement des dimensions de deux corps matйriels ; autrement elle
ne serait pas universellement reзue. D’oщ l’on peut voir qu’il y a autant de
diffйrence entre le nйant et l’espace vide, que de l’espace vide au corps
matйriel ; et qu’ainsi l’espace vide tient le milieu entre la matiиre et
le nйant. C’est pourquoi la maxime d’Aristote dont vous parlez, que les non
кtres ne sont point diffйrents, s’entend du vйritable nйant, et non pas de
l’espace vide. Je finis avec votre lettre, oщ
vous dites que vous ne voyez pas que la quatriиme de mes objections, qui est
qu’une matiиre inouпe et connue а tous les sens, remplit cet espace, soit d’aucun
physicien. De quoi j’ai а vous rйpondre que
je puis vous assurer du contraire, puisqu’elle est d’un des plus cйlиbres de
votre temps, et que vous avez pu voir dans ses йcrits, qui йtablit dans tout
l’univers une matiиre universelle, imperceptible et inouпe, de pareille
substance que le ciel et les йlйments ; et de plus, qu’en examinant la
vфtre, j’ai trouvй qu’elle est si imperceptible, et qu’elle a des qualitйs si
inouпes, c’est-а-dire qu’on ne lui avait jamais donnйes, que je trouve qu’elle
est de mкme nature. La pйriode qui prйcиde vos
derniиres civilitйs, dйfinit la lumiиre en ces termes : la lumiиre est un
mouvement luminaire de rayons composйs de corps lucides, c’est-а-dire
lumineux ; oщ j’ai а vous dire qu’il me semble qu’il faudrait avoir premiиrement
dйfini ce que c’est que luminaire, et ce que c’est que corps lucide ou
lumineux : car jusque-lа je ne puis entendre ce que c’est que lumiиre. Et
comme nous n’employons jamais dans les dйfinitions le terme du dйfini, j’aurais
peine а m’accommoder а la vфtre, qui dit que la lumiиre est un mouvement
luminaire des corps lumineux. Voilа, mon P., quels sont mes sentiments, que je
soumettrai toujours aux vфtres. Au reste, on ne peut vous refuser
la gloire d’avoir soutenu la physique pйripatйticienne, aussi bien qu’il est
possible de le faire ; et j e trouve que votre lettre n’est pas moins une
marque de la faiblesse de l’opinion que vous dйfendez, que de la vigueur de
votre esprit. Et certainement l’adresse avec
laquelle vous avez dйfendu l’impossibilitй du vide dans le peu de force qui lui
reste, fait aisйment juger qu’avec un pareil effort, vous auriez invinciblement
йtabli le sentiment contraire dans les avantages que les expйriences lui
donnent. Une mкme indisposition m’a empкchй d’avoir l’honneur de vous
voir et de vous йcrire de ma main. C’est pourquoi je vous prie d’excuser les
fautes qui se rencontreront dans cette lettre, surtout а l’orthographe. Je suis de tout mon
coeur, Mon trиs rйvйrend pиre, Votre trиs humble et
trиs obйissant serviteur, Pascal. Paris, le 29 octobre
1647. Lettre а M.Le Pailleur, au sujet
du P.Noлl, jйsuite. Monsieur, Puisque vous dйsirez de savoir ce
qui m’a fait interrompre le commerce des lettres oщ le R. P. Noлl m’avait fait
l’honneur de m’engager, je veux vous satisfaire promptement ; et je ne
doute pas que, si vous avez blвmй mon procйdй avant que d’en savoir la cause,
vous ne l’approuviez lorsque vous saurez les raisons qui m’ont retenu. La plus forte de toutes est que
le R. P. Talon, lorsqu’il prit la peine de m’apporter la derniиre lettre du P.
Noлl, me fit entendre, en prйsence de trois de vos bons amis, que le P. Noлl
compatissait а mon indisposition, qu’il craignait que ma premiиre lettre n’eыt
intйressй ma santй, et qu’il me priait de ne pas la hasarder par une
deuxiиme ; en un mot, de ne lui pas rйpondre ; que nous pourrions
nous йclaircir de bouche des difficultйs qui nous restaient, et qu’au reste il
me priait de ne montrer sa lettre а personne ; que, comme il ne l’avait
йcrite que pour moi, il ne souhaitait pas qu’aucun autre la vоt, et que les
lettres йtant des choses particuliиres, elles souffraient quelque violence
quand elles n’йtaient pas secrиtes. J’avoue que si cette proposition
m’йtait venue d’une autre part que de celle de ces bons Pиres, elle m’aurait
йtй suspecte, et j’eusse craint que celui qui me l’eыt faite, n’eыt voulu se
prйvaloir, d’un silence oщ il m’aurait engagй par une priиre captieuse. Mais je
doutai si peu de leur sincйritй, que je leur promis tout sans rйserve et sans
crainte. J’ai ensuite tenu sa lettre secrиte et sans rйponse avec un soin trиs
particulier. C’est de lа que plusieurs personnes, et mкme de ces Pиres, qui
n’йtaient pas bien informйs de l’intention du P. Noлl, ont pris sujet de dire
qu’ayant trouvй dans sa lettre la ruine de mes sentiments, j’en ai dissimulй
les beautйs, de peur de dйcouvrir ma honte, et que ma seule faiblesse m’a
empкchй de lui repartir. Voyez, monsieur, combien cette
conjoncture m’йtait contraire, puisque je n’ai pu cacher sa lettre sans
dйsavantage, ni la publier sans infidйlitй ; et que mon honneur йtait
йgalement menacй par ma rйponse et par mon silence, en ce que l’une trahissait
ma promesse, et l’autre mon intйrкt. Cependant j’ai gardй
religieusement ma parole ; et j’avais remis de repartir а sa lettre dans
le Traitй oщ je dois rйpondre prйcisйment а toutes les objections qu’on a
faites contre cette proposition que j’ai avancйe dans mon abrйgй, « que
cet espace n’est plein d’aucune des matiиres qui tombent sous les sens, et qui
sont connues dans la nature. » Ainsi j’ai cru que rien ne m’obligeait de
prйcipiter ma rйponse, que je voulais rendre plus exacte, en la diffйrant pour
un temps. A ces considйrations, je joignis que, comme tous les diffйrends de
cette sorte demeurent йternels si quelqu’un ne les interrompt, et qu’ils ne
peuvent кtre achevйs si une des deux parties ne commence а finir, j’ai cru que
l’вge, le mйrite et la condition de ce Pиre m’obligeaient а lui cйder
l’avantage d’avoir йcrit le dernier sur ce sujet. Mais outre toutes ces raisons,
j’avoue que sa lettre seule suffisait pour me dispenser de lui rйpondre, et je
m’assure que vous trouverez qu’elle semble avoir йtй exprиs conзue en termes
qui ne m’obligeaient pas а lui rйpondre. Pour le montrer, je vous ferai
remarquer les points qu’il a traitйs, mais par un ordre diffйrent du sien, et
tel qu’il eыt choisi, sans doute dans un ouvrage plus travaillй, mais qu’il n’a
pas jugй nйcessaire dans la naпvetй d’une lettre ; car chacun de ces
points se trouve йpars dans tout le corps de son discours, et couchй en presque
toutes ses parties. Il a dessein d’y dйclarer que ma
lettre lui a fait quitter son premier sentiment, sans qu’il puisse nйanmoins
s’accommoder au mien. Tellement que nous la pouvons
considйrer comme divisйe en deux parties, dont l’une contient les choses qui
l’empкchent de suivre ma pensйe, et l’autre celles qui appuient son deuxiиme
sentiment. C’est sur chacune de ces parties que j’espиre vous faire voir
combien peu j’йtais obligй de rйpondre pour la premiиre, qui regarde les choses
qui l’йloignent de mon Opinion, ses premiиres difficultйs sont que cet espace
ne peut кtre autre chose qu’un corps, puisqu’il soutient et transmet la
lumiиre, et qu’il retarde le mouvement d’un autre corps. Mais je croyais lui
avoir assez montrй, dans ma lettre, le peu de force de ces mкmes objections que
sa premiиre contenait ; car je lui ai dit en termes assez clairs,
qu’encore que des corps tombent avec le temps dans cet espace, et que la
lumiиre le pйnиtre, on ne doit pas attribuer ces effets а une matiиre qui le
remplisse nйcessairement, puisqu’ils peuvent appartenir а la nature du
mouvement et de la lumiиre, et que, tant que nous demeurerons dans l’ignorance
oщ nous sommes de la nature de ces choses, nous n’en devons tirer aucune
consйquence, puisqu’elle ne serait appuyйe que sur l’incertitude ; et que
comme le P. Noлl conclut de l’apparence de ces effets qu’une matiиre remplit
cet espace qui soutient la lumiиre et cause ce retardement, on peut, avec
autant de raison, conclure de ces mкmes effets que la lumiиre se soutient dans
le vide, et que le mouvement s’y fait avec le temps ; vu que tant d’autres
choses favorisaient cette derniиre opinion, qu’elle йtait, au jugement des
savants, sans comparaison plus vraisemblable que l’autre, avant mкme qu’elle
reзыt les forces que ces expйriences lui ont apportйes. Mais s’il a marquй en cela
d’avoir peu remarquй cette partie de ma lettre, il tйmoigne n’en avoir pas
entendu une autre, par la seconde des choses qui le choquent dans mon
sentiment ; car il m’impute une pensйe contraire aux termes de ma lettre
et de mon imprimй, et entiиrement opposйe au fondement de toutes mes maximes.
C’est qu’il se figure que j’ai assurй, en termes dйcisifs, l’existence rйelle
de l’espace vide ; et sur cette imagination, qu’il prend pour une vйritй
constante, il exerce sa plume pour montrer la faiblesse de cette assertion. Cependant il a pu voir que j’ai
mis dans mon imprimй, que ma conclusion est simplement que mon sentiment sera
« que cet espace est vide, jusqu’а ce que l’on m’ait montrй qu’une matiиre
le remplit » ; ce qui n’est pas une assertion rйelle du vide, et il a
pu voir aussi que j’ai mis dans ma lettre ces mots qui me semblent assez
clairs : « Enfin, mon R. P., considйrez, je vous prie, que tous les
hommes ensemble ne sauraient dйmontrer qu’aucun corps succиde а celui qui
quitte l’espace vide en apparence, et qu’il n’est pas possible encore а tous
les hommes de montrer que, quand l’eau y remonte, quelque corps en soit sorti.
Cela ne suffirait-il pas, suivant vos maximes, pour assurer que cet espace est
vide ? Cependant je dis simplement que mon sentiment est qu’il est vide.
Jugez si ceux qui parlent avec tant de retenue d’une chose oщ ils ont droit de
parler avec tant d’assurance, pourront faire un jugement dйcisif de l’existence
de cette matiиre ignйe, si douteuse et si peu йtablie. » Aussi, je n’aurais jamais imaginй
ce qui lui avait fait naоtre cette pensйe, s’il ne m’en avertissait lui-mкme
dans la premiиre page, oщ il rapporte fidиlement la distinction que j’ai donnйe
de l’espace vide dans ma lettre, qui est telle : « Ce que nous
appelons espace vide, est un espace ayant longueur, largeur et profondeur, et
immobile, et capable de recevoir et de contenir un corps de pareille longueur
et figure ; et c’est ce qu’on appelle solide en gйomйtrie, oщ l’on ne
considиre que les choses abstraites et immatйrielles. » Aprиs avoir
rapportй mot а mot cette dйfinition, il en tire immйdiatement cette
consйquence : « Voilа, monsieur, votre pensйe de l’espace vide fort
bien expliquйe ; je veux croire que tout cela vous est йvident, et en avez
l’esprit convaincu et pleinement satisfait, puisque vous l’affirmez. » S’il n’avait pas rapportй mes
propres termes, j’aurais cru qu’il ne les avait pas bien lus, ou qu’ils avaient
йtй mal йcrits, et qu’au lieu du premier mot, j’appelle, il aurait trouvй
celui-ci, j’assure ; mais, puisqu’il a rapportй ma pйriode entiиre, il ne
me reste qu’а penser qu’il conзoit une consйquence nйcessaire de l’un de ces
termes а l’autre, et qu’il ne met point de diffйrence entre dйfinir une chose
et assurer son existence. C’est pourquoi il a cru que j’ai
assurй l’existence rйelle du vide, par les termes mкmes dont je l’ai dйfini. Je
sais que ceux qui ne sont pas accoutumйs de voir les choses traitйes dans le
vйritable ordre, se figurent qu’on ne peut dйfinir une chose sans кtre assurй
de son кtre ; mais ils devraient remarquer que l’on doit toujours dйfinir
les choses, avant que de chercher si elles sont possibles ou non, et que les
degrйs qui nous mиnent а la connaissance des vйritйs, sont la dйfinition,
l’axiome et la preuve : car d’abord nous concevons l’idйe d’une
chose ; ensuite nous donnons un nom а cette idйe, c’est-а-dire que nous la
dйfinissons ; et enfin nous cherchons si cette chose est vйritable ou
fausse. Si nous trouvons qu’elle est impossible, elle passe pour une
faussetй ; si nous dйmontrons qu’elle est vraie, elle passe pour
vйritй ; et tant qu’on ne peut prouver sa possibilitй ni son
impossibilitй, elle passe pour imagination. D’oщ il est йvident qu’il n’y a point
de liaison nйcessaire entre la dйfinition d’une chose et l’assurance de son
кtre ; et que l’on peut aussi bien dйfinir une chose impossible, qu’une
vйritable. Ainsi on peut appeler un triangle rectiligne et rectangle celui
qu’on s’imaginerait avoir 2 angles droits, et montrer ensuite qu’un tel
triangle est impossible ; ainsi Euclide dйfinit d’abord les parallиles, et
montre aprиs qu’il y en peut avoir ; et la dйfinition du cercle prйcиde le
postulat qui en propose la possibilitй ; ainsi les astronomes ont donnй
des noms aux cercles concentriques, excentriques et йpicycles, qu’ils ont
imaginйs dans les cieux, sans кtre assurйs que les astres dйcrivent en effet
tels cercles par leurs mouvements ; ainsi les Pйripatйticiens ont donnй un
nom а cette sphиre de feu, dont il serait difficile de dйmontrer la vйritй C’est pourquoi quand je me suis
voulu opposer aux dйcisions du P. Noлl, qui excluaient le vide de la nature,
j’ai cru ne pouvoir entrer dans cette recherche, ni mкme en dire un mot, avant
que d’a voir dйclarй ce que j’entends par le mot de vide, oщ je me suis senti
plus obligй, par quelques endroits de la premiиre lettre de ce Pиre, qui me
faisaient juger que la notion qu’il en avait n’йtait pas con forme а la mienne.
J’ai vu qu’il ne pouvait distinguer les dimensions d’avec la matiиre, ni
l’immatйrialitй d’avec le nйant ; et que cette confusion lui faisait
conclure que, quand je donnais а cet espace la longueur, la largeur et la
profondeur, je m’engageais а dire qu’il йtait un corps ; et qu’aussitфt
que je le faisais immatйriel, je le rйduisais au nйant. Pour dйbrouiller toutes
ces idйes, je lui en ai donnй cette dйfinition, oщ il peut voir que la chose
que nous concevons et que nous exprimons par le mot d’espace vide, tient le
milieu entre la matiиre et le nйant, sans participer ni а l’un ni а
l’autre ; qu’il diffиre du nйant par ses dimensions ; et que son
irrйsistance et son immobilitй le distinguent de la matiиre : tellement
qu’il se maintient entre ces deux extrкmes, sans se confondre avec aucun des deux. Vers la fin de sa lettre, il
ramasse dans une pйriode toutes ses difficultйs, pour leur donner plus de force
en les joignant. Voici ses termes : a Cet espace qui n’est ni Dieu, ni
crйature, ni corps, ni esprit, ni substance, ni accident, qui transmet la
lumiиre sans кtre transparent, qui rйsiste sans rйsistance, qui est immobile et
se transporte avec le tube, qui est partout et nulle part, qui fait tout et ne
fait rien : ce sont les admirables qualitйs de l’espace vide : en
tant qu’espace, il est et fait merveilles, en tant que vide, il n’est et ne
fait rien, en tant qu’espace, il est long, large et profond, en tant que vide,
il exclut la longueur, la largeur et la profondeur. S’il est besoin, je
montrerai toutes ces belles propriйtйs, en consйquence de l’espace vide. Comme une grande suite de belles
choses devient enfin ennuyeuse par sa propre longueur, je crois que le P. Noлl
s’est ici lassй d’en avoir tant produit ; et que, prйvoyant un pareil
ennui а ceux qui les auraient vues, il a voulu descendre d’un style plus grave
dans un moins sйrieux, pour les dйlasser par cette raillerie, afin qu’aprиs
leur avoir fourni tant de choses qui exigeaient une admiration pйnible, il leur
donnвt, par charitй, un sujet de divertissement. J’ai senti le premier l’effet
de cette bontй ; et ceux qui verront sa lettre ensuite, l’йprouveront de
mкme : car il n’y a personne qui, aprиs avoir lu ce que je lui avais
йcrit, ne nie des consйquences qu’il en tire, et de ces antithиses opposйes
avec tant de justesse, qu’il est aisй de voir qu’il s’est bien plus йtudiй а
rendre ses termes contraires les uns aux autres, que conformes а la raison et а
la vйritй. Car pour examiner les objections
en particulier : Cet espace, dit-il, n’est ni Dieu, ni crйature. Les
mystиres qui concernent la Divinitй sont trop saints pour les profaner par nos
disputes ; nous devons en faire l’objet de nos adorations, et non pas le
sujet de nos entretiens : si bien que, sans en discourir en aucune sorte,
je me soumets entiиrement а ce qu’en dйcideront ceux qui ont droit de le faire. Ni corps, ni esprit. Il est vrai
que l’espace n’est ni corps, ni esprit ; mais il est espace : ainsi
le temps n’est ni corps, ni esprit : mais il est temps : et comme le
temps ne laisse pas d’кtre, quoiqu’il ne soit aucune de ces choses, ainsi
l’espace vide peut bien кtre, sans pour cela кtre ni corps, ni esprit. Ni substance, ni accident. Cela
est vrai, si l’on entend par le mot de substance ce qui est ou corps ou
esprit ; car, en ce sens, l’espace ne sera ni substance, ni accident ;
mais il sera espace, comme, en ce mкme sens, le temps n’est ni substance, ni
accident ; mais il est temps, parce que pour кtre, il n’est pas nйcessaire
d’кtre substance ou accident : comme plusieurs de leurs Pиres
soutiennent : que Dieu n’est ni l’un ni l’autre, quoiqu’il soit le
souverain кtre. Qui transmet la lumiиre sans кtre
transparent. Ce discours a si peu de lumiиre, que je ne puis
l’apercevoir : car je ne comprends pas quel sens ce Pиre donne а ce mot
transparent, puisqu’il trouve que l’espace vide ne l’est pas. Car, s’il entend
par la transparence, comme tous les opticiens, la privation de tout obstacle au
passage de la lumiиre, je ne vois pas pourquoi il en frustre notre espace, qui
la laisse passer librement : si bien que parlant sur ce sujet avec mon peu
de connaissance, je lui eusse dit que ces termes transmet la lumiиre, qui ne
sont propres qu’а sa faзon d’imaginer la lumiиre, ont le mкme sens que
ceux-ci : laisser passer la lumiиre ; et qu’il est transparent,
c’est-а-dire qu’il ne lui porte point d’obstacle : en quoi je ne trouve
point d’absurditй ni de contradiction. Il rйsiste sans rйsistance. Comme
il ne juge de la rйsistance de cet espace que par le temps que les corps y
emploient dans leurs mouvements, et que nous avons tant discouru sur la nullitй
de cette consйquence, on verra qu’il n’a pas raison de dire qu’il
rйsiste : et il se trouvera, au contraire, que cet espace ne rйsiste point
ou qu’il est sans rйsistance, oщ je ne vois rien que de trиs conforme а la
raison. Qu’il est immuable et se
transporte avec le tube. Ici le P. Noлl montre combien peu il pйnиtre dans le
sentiment qu’il veut rйfuter ; et j’aurais а le prier de remarquer sur ce
sujet, que quand un sentiment est embrassй par plusieurs personnes savantes, on
ne doit point faire d’estime des objections qui semblent le ruiner, quand elles
sont trиs faciles а prйvoir, parce qu’on doit croire que ceux qui le
soutiennent y ont dйjа pris garde, et qu’йtant facilement dйcouvertes, ils en
ont trouvй la solution puisqu’ils continuent dans cette pensйe. Or, pour
examiner cette difficultй en particulier, si ces antithиses ou contrariйtйs
n’avaient autant йbloui son esprit que charmй ses imaginations, il aurait pris
garde sans doute que, quoi qu’il en paraisse, le vide ne se transporte pas avec
le tuyau, et que l’immobilitй est aussi naturelle а l’espace que le mouvement
l’est au corps. Pour rendre cette vйritй йvidente, il faut remarquer que
l’espace, en gйnйral, comprend tous les corps de la nature, dont chacun en
particulier en occupe une certaine partie ; mais qu’encore qu’ils soient
tous mobiles, l’espace qu’ils remplissent ne l’est pas ; car, quand un
corps est mы d’un lieu а l’autre, il ne fait que changer de place, sans porter
avec soi celle qu’il occupait au temps de son repos. En effet, que fait-il
autre chose que de quitter sa premiиre place immobile, pour en prendre
successivement d’autres aussi mobiles ? Mais celle qu’il a laissйe,
demeure toujours ferme et inйbranlable si bien qu’elle devient, ou pleine d’un
autre corps si quelqu’un lui succиde, ou vide si pas un ne s’offre pour lui
succйder ; mais soit ou vide ou plein, toujours dans un pareil repos, ce
vaste espace, dont l’amplitude embrasse tout, est aussi stable et immobile en
chacune de ses parties, comme il l’est en son total. Ainsi je ne vois pas
comment le P. Noлl a pu prйtendre que le tuyau communique son mouvement а
l’espace vide, puisque n’ayant nulle consistance pour кtre poussй, n’ayant
nulle prise pour кtre tirй, et n’йtant susceptible, ni de la pesanteur, ni
d’aucune des facultйs attractives, il est visible qu’on ne le peut faire
changer. Ce qui l’a trompй est que, quand on a portй le tuyau d’un lieu а un
autre, il n’a vu aucun changement au dedans ; c’est pourquoi il a pensй
que cet espace йtait toujours le mкme parce qu’il йtait toujours pareil а
lui-mкme. Mais il devait remarquer que l’espace que le tuyau enferme dans une
situation, n’est pas le mкme que ce lui qu’il comprend dans la seconde ;
et que, dans la succession de son mouvement, il acquiert continuellement de
nouveaux espaces : si bien que celui qui йtait vide dans la premiиre de
ses positions, de vient plein d’air, quand il en part pour prendre la seconde,
dans laquelle il rend vide l’espace qu’il rencontre, au lieu qu’il йtait plein
d’air auparavant ; mais l’un et l’autre de ces espaces alternativement
pleins et vides demeurent toujours йgalement immobiles. D’oщ il est йvident
qu’il est hors de propos de croire que l’espace vide change de lieu ; et
ce qui est le plus йtrange est que la matiиre dont le Pиre le remplit est
telle, que, suivant son hypothиse mкme, elle ne saurait se transporter avec le
tuyau ; car comme elle entre rait et sortirait par les pores du verre avec
une facilitй tout entiиre sans lui adhйrer en aucune sorte, comme l’eau dans un
vais seau percй de toutes parts, il est visible qu’elle ne se porterait pas
avec lui, comme nous voyons que ce mкme tuyau ne transporte pas la lumiиre,
parce qu’elle le perce sans peine et sans engagements, et que notre espиce mкme
exposй au soleil, change de rayons quand il change de place, sans porter avec
soi, dans sa seconde place, la lumiиre qui le remplissait dans la premiиre, et
que, dans les diffйrentes situations, il reзoit des rayons diffйrents, aussi
bien que des divers espaces. Enfin, le P. Noлl s’йtonne qu’il
fasse tout et ne fasse rien ; qu’il soit partout et nulle part ;
qu’il soit et fasse merveilles, bien qu’il ne soit point, qu’il ait des
dimensions sans en avoir. Si ce discours a du sens, je confesse que je ne le
comprends pas ; c’est pourquoi je ne me tiens pas obligй d’y rйpondre. Voilа, monsieur, quelles sont ses
difficultйs et les choses qui le choquent dans mon sentiment ; mais comme
elles tйmoignent plutфt qu’il n’entend pas ma pensйe, que non pas qu’il la
contredise, et qu’il semble qu’il y trouve plutфt de l’obscuritй que des
dйfauts, j’ai cru qu’il en trouverait l’йclaircissement dans ma lettre, s’il
prenait la peine de la voir avec plus d’attention ; et qu’ainsi je n’йtais
pas obligй de lui rйpondre, puisqu’une seconde lecture suffirait pour rйsoudre
les doutes que la premiиre avait fait naоtre. Pour la deuxiиme partie de sa
lettre, qui regarde le changement de sa premiиre pensйe et l’йtablissement de
la seconde, il dйclare d’abord le sujet qu’il a de nier le vide. La raison
qu’il en rapporte est que le vide ne tombe sous aucun des sens ; d’oщ il
prend sujet de dire que, comme je nie l’existence de la matiиre, par cette
seule raison qu’elle ne donne aucune marque sensible de son кtre, et que
l’esprit n’en conзoit aucune nйcessitй, il peut, avec autant de force, et
d’avantage, nier le vide, parce qu’il a cela de commun avec elle, que pas un
des sens ne l’aperзoit. Voici ses termes : « Nous disons qu’il y a de
l’eau, parce que nous la voyons et la touchons ; nous disons qu’il y a de
l’air dans un ballon enflй, parce que nous sentons la rйsistance ; qu’il y
a du feu, parce que nous sentons la chaleur ; mais le vide vйritable ne
touche aucun sens. » Mais je m’йtonne qu’il fasse un
parallиle de choses si inйgales, et qu’il n’ait pas pris garde que, comme il
n’y a rien de si contraire а l’кtre que le nйant, ni а l’affirmation que la
nйgation, on procиde aux preuves de l’un et de l’autre par des moyens
contraires ; et que ce qui fait l’йtablissement de l’un est la ruine de
l’autre. Car que faut-il pour arriver а la connaissance du nйant, que de
connaоtre une entiиre privation de toutes sortes de qualitйs et d’effets ;
au lieu que, s’il en paraissait un seul, on conclurait, au contraire,
l’existence rйelle d’une cause qui le produirait ? Et ensuite il
dit : u Voyez, Monsieur, lequel de nous deux est le plus croyable, ou vous
qui affirmez un espace qui ne tombe point sous les sens, et qui ne sert ni а
l’art ni а la nature, et ne l’employez que pour dйcider une question fort
douteuse, etc. Mais, Monsieur, je vous laisse а
juger, lorsqu’on ne voit rien, et que les sens n’aperзoivent rien dans un lieu,
lequel est mieux fondй, ou de celui qui affirme qu’il y a quelque chose,
quoiqu’il aperзoive rien, ou de celui qui pense qu’il n’y a rien, parce qu’il
ne voit aucune chose. Aprиs que le P. Noлl a dйclarй,
comme nous venons de le voir, la raison qu’il a d’exclure le vide, et qu’il a
pris sujet de le nier sur cette mкme privation de qualitйs qui donne si
justement lieu aux autres de le croire, et qui est le seul moyen sensible de
parvenir а sa preuve, il entreprend maintenant de montrer que c’est un corps.
Pour cet effet, il s’est imaginй une dйfinition du corps qu’il a conзue exprиs,
en sorte qu’elle convienne а notre espace, afin qu’il pыt en tirer sa consйquence
avec facilitй. Voici ses termes : « Je dйfinis le corps ce qui est
composй de parties les unes hors les autres, et dis que tout corps est espace,
quand on le considиre entre les extrйmitйs, et que tout autre espace est corps,
parce qu’il est composй de parties les unes hors les autres. » Mais il n’est pas ici question,
pour montrer que notre espace n’est pas vide, de lui donner le nom de corps,
comme le P. Noлl a fait, mais de montrer que c’est un corps, comme il a
prйtendu .faire. Ce n’est pas qu’il ne lui soit permis de donner а ce qui a des
parties les unes hors les autres, tel nom qu’il lui plaira ; mais il ne
tirera pas grand avantage de cette libertй ; car le mot de corps, par le
choix qu’il en a fait, devient йquivoque : si bien qu’il y aura deux sortes
de choses entiиrement diffйrentes, et mкme hйtйrogиnes, que l’on appellera
corps : l’une, ce qui a des parties les unes hors les autres ; car on
l’appellera corps, suivant le P. Noлl ; l’autre, une substance matйrielle,
mobile et impйnйtrable ; car on l’appellera corps dans l’ordinaire. Mais
il ne pourra pas conclure de cette ressemblance de noms, une ressemblance de
propriйtйs entre ces choses, ni montrer, par ce moyen, que ce qui a des parties
les unes hors les autres, soit la mкme chose qu’une substance matйrielle,
immobile, impйnйtrable, parce qu’il n’est pas en son pouvoir de les faire
convenir de nature aussi bien que de nom. Comme s’il avait donnй а ce qui a des
parties les unes hors les autres, le nom d’eau, d’esprit, de lumiиre, comme il
aurait pu faire aussi aisйment que celui de corps, il n’en aurait pu conclure
que notre espace fыt aucune de ces choses : ainsi quand il a nommй corps
ce qui a des parties les unes hors les autres, et qu’il dit en consйquence de
cette dйfinition, je dis que tout espace est corps, on doit prendre le mot de
corps dans le sens qu’il vient de lui donner : de sorte que, si nous
substituons la dйfinition а la place du dйfini, ce qui se peut toujours faire
sans altйrer le sens d’une proposition, il se trouvera que cette conclusion,
que tout espace est corps, n’est autre chose que celle-ci : que tout
espace a des parties les unes hors les autres ; mais non pas que tout
espace est matйriel, comme le P. Noлl s’est figurй. Je ne m’arrкterai pas
davantage sur une consйquence dont la faiblesse est si йvidente, puisque je
parle а un excellent gйomиtre, et que vous avez autant d’adresse pour dйcouvrir
les fautes de raisonnement, que de force pour les йviter. Le R. P. Noлl, passant plus
avant, veut montrer quel est ce corps ; et pour йtablir sa pensйe, il
commence par un long discours, dans lequel il prйtend prouver le mйlange
continuel et nйcessaire des йlйments, et oщ il ne montre autre chose, sinon
qu’il se trouve quelques parties d’un йlйment parmi celles d’un autre, et qu’ils
sont brouillйs plutфt par accident que par nature : de sorte qu’il
pourrait arriver qu’ils se sйpareraient sans violence, et qu’ils reviendraient,
d’eux-mкmes dans leur premiиre simplicitй ; car le mйlange naturel de deux
corps est lorsque leur sйparation les fait tous deux changer de nom et de
nature, comme celui de tous les mйtaux et de tous les mixtes : parce que,
quand on a фtй de l’or, le mercure qui entre en sa composition, ce qui reste
n’est plus or. Mais dans le mйlange que le P. Noлl nous figure, on ne voit
qu’une confusion violente de quelques vapeurs йparses parmi l’air, qui s’y
soutiennent comme la poussiиre, sans qu’il paraisse qu’elles entrent dans la
composition de l’air, et de mкme dans les autres mйlanges. Et pour celui de
l’eau et de l’air, qu’il donne pour le mieux dйmontrer, et qu’il dit prouver
pйremptoirement par ces soufflets qui se font par le moyen de la chute de l’eau
dans une chambre close presque de toutes parts, et que vous voyez expliquйe au
long dans sa lettre : il est йtrange que ce pиre n’ait pas pris garde que
cet air qu’il dit sortir de l’eau, n’est autre chose que l’air extйrieur qui se
porte avec l’eau qui tombe, et qui a une facilitй tout entiиre d’y entrer par
la mкme ouverture, parce qu’elle est plus grande que celle par oщ l’eau
s’йcoule : si bien que l’eau qui s’йcarte en tombant dans cette ouverture,
y entraоne tout l’air qu’elle rencontre et qu’elle enveloppe, dont elle empкche
la sortie par la violence de sa chute et par l’impression de son
mouvement ; de sorte que l’air qui entre continuellement dans cette
ouverture sans en pouvoir jamais sortir, fuit avec violence par celle qu’il
trouve libre, et comme cette йpreuve est la seule par laquelle il prouve le
mйlange de l’eau et de l’air, et qu’elle ne le montre en aucune sorte, il se
trouve qu’il ne le prouve nullement. Le mйlange qu’il prouve le moins,
et dont il a le plus affaire, est celui du feu avec les autres йlйments ;
car tout ce qu’on peut conclu re de l’expйrience du mouchoir et du chat, est
que quelques-unes de leurs parties les plus grasses et les plus huileuses
s’enflamment par la friction, y йtant dйjа disposйes par la chaleur. Ensuite il
nous dйclare que son sentiment est que notre espace est plein de cette matiиre
ignйe, dilatйe et mкlйe, comme il suppose sans preuves, parmi tous les
йlйments, et йtendue dans tout l’univers. Voilа la matiиre qu’il met dans le
tuyau ; et pour la suspension de la liqueur, il l’attribue au poids de
l’air extйrieur. J’ai йtй ravi de le voir en cela entrer dans le sentiment de
ceux qui ont examinй ces expйriences avec le plus de pйnйtration ; car
vous savez que la lettre du grand Toricelli, йcrite au seigneur Riccy il y a
plus de 4 ans, montre qu’il йtait dиs lors dans cette pensйe, et que tous nos
savants s’y accordent et s’y confirment de plus en plus. Nous en attendons
nйanmoins l’assurance de l’expйrience qui s’en doit faire sur une de nos hautes
montagnes ; mais je n’espиre la recevoir que dans quelque temps, parce que,
sur les lettres que j’en ai йcrites il y a plus de 6 mois, on m’a toujours
mandй que les neiges rendent leurs sommets inaccessibles. Voilа donc quelle est sa
seconde ; et quoiqu’il semble qu’il y ait peu de diffйrence entre cette
matiиre et celle qu’il y plaзait dans sa premiиre lettre, elle est nйanmoins
plus grande qu’il ne paraоt, et voici en quoi. Dans sa premiиre pensйe, la
nature abhorrait le vide, et en faisait ressentir l’horreur ; dans la
deuxiиme, la nature ne donne aucune marque de l’horreur qu’elle a pour le vide,
et ne fait aucune chose pour l’йviter. Dans la premiиre, il йtablissait une
adhйrence mutuelle а tous les corps de la nature ; dans la deuxiиme, il
фte toute cette adhйrence et tout ce dйsir d’union. Dans la premiиre il donnait
une facultй attractive а cette matiиre subtile et а tous les autres
corps ; dans la deuxiиme il abolit toute cette attraction active et
passive. Enfin il lui donnait beaucoup de propriйtйs dans sa premiиre, dont il
la frustre dans la deuxiиme ; si bien que, s’il y a quelques degrйs pour
tomber dans le nйant, elle est maintenant au plus proche, et il semble qu’il
n’y ait que quelque reste de prйoccupation qui l’empкche de l’y prйcipiter Mais je voudrais bien savoir de
ce Pиre d’oщ lui vient cet ascendant qu’il a sur la nature, et cet empire qu’il
exerce si absolument sur les йlйments qui lui servent avec tant de dйpendance,
qu’ils changent de propriйtйs а mesure qu’il change de pensйes, et que
l’univers accommode ses effets а l’inconstance de ses intentions. Je ne comprends
pas quel aveuglement peut кtre а l’йpreuve de cette lumiиre, et comment on peut
donner quelque croyance а des choses que l’on fait naоtre et que l’on dйtruit
avec une pareille facilitй. Mais la plus grande [diffйrence]
que je trouve entre ces deux opinions, est que le P. Noлl assurait
affirmativement la vйritй de la premiиre, et qu’il ne propose la seconde que
comme une simple pensйe C’est ce que ma premiиre lettre a obtenu de lui, et le
principal effet qu’elle a eu sur son esprit : si bien que comme j’avais
rйpondu а sa premiиre opinion que je ne croyais pas qu’elle eыt les conditions
nйcessaires pour l’assurance d’une chose, je dirai sur la deuxiиme que,
puisqu’il ne la donne que comme une pensйe, et qu’il n’a ni la raison ni le
sens pour tйmoins de la matiиre qu’il йtablit, je le laisse dans son sentiment,
comme je laisse dans leur sentiment ceux qui pensent qu’il y a des habitants
dans la lune, et que dans les terres polaires et inaccessibles il se trouve des
hommes entiиrement diffйrents des autres. Ainsi, Monsieur, vous voyez que
le P. Noлl place dans le tuyau une matiиre subtile rйpandue par tout l’univers,
et qu’il donne а l’air extйrieur la force de soutenir la liqueur suspendue.
D’oщ il est aisй de voir que cette pensйe n’est en aucune chose diffйrente de
celle de M. Descartes, puisqu’il convient dans la cause de la suspension du vif
argent, aussi bien que dans la matiиre qui remplit cet espace, comme il se voit
par ses propres termes dans la page 6 oщ il dit que cette matiиre, qu’il
appelle air subtil, est la mкme que celle que M. Descartes nomme matiиre
subtile. C’est pourquoi j’ai cru кtre moins obligй de lui repartir, puisque je
dois rendre cette rйponse а celui qui est l’inventeur de cette opinion. Comme j’йcrivais ces derniиres
lignes, le P. Noлl m’a fait l’honneur de m’envoyer son livre sur un autre
sujet, qu’il intitule le Plein du vide ; et a donnй charge а celui qui a
pris la peine de l’apporter, de m’assurer qu’il n’y avait rien contre moi, et
que toutes les paroles qui paraissaient aigres ne s’adressaient pas а moi, mais
au R. P. Valerianus Magnus, Capucin. Et la raison qu’il m’en a donnйe est que
ce Pиre soutient affirmativement le vide, au lieu que je fais seulement
profession de m’opposer а ceux qui dйcident sur ce sujet. Mais le P. Noлl m’en
aurait mieux dйchargй, s’il avait rendu ce tйmoignage aussi public que le
soupзon qu’il en a donnй. J’ai parcouru ce livre, et j’ai
trouvй qu’il y prend une nouvelle pensйe, et qu’il place dans notre tuyau une
matiиre approchant de la premiиre ; mais qu’il attribue la suspension du
vif argent а une qualitй qu’il lui donne, qu’il appelle lйgиretй mouvante, et
non pas au poids de l’air extйrieur, comme il faisait dans sa lettre. Et pour faire succinctement un
petit examen du livre, le titre promet d’abord la dйmonstration du plein par
des expйriences nouvelles, et sa confirmation par les miennes. A l’entrйe du
livre il s’йrige en dйfenseur de la nature, et par une allйgorie peut-кtre, un
peu trop continue, il fait un procиs dans lequel il la fait plaindre de
l’opinion du vide, comme d’une calomnie ; et sans qu’elle lui en ait
tйmoignй son ressentiment, ni qu’elle lui ait donnй charge de la dйfendre, il
fait fonction de son avocat. Et en cette qualitй, il assure de montrer
l’imposture et les fausses dйpositions des tй moins qu’on lui confronte — c’est
ainsi qu’il appelle nos expйriences — et promet de donner tйmoin contre tйmoin,
c’est-а-dire expйrience pour expйrience, et de dйmontrer que les nфtres ont йtй
mal reconnues, et encore plus mal avйrйes. Mais dans le corps du livre, quand
il est question d’acquitter ces grandes promesses, il ne parle plus qu’en
doutant ; et aprиs avoir fait espйrer une si haute vengeance, il n’apporte
que des conjectures au lieu de convictions. Car dans le troisiиme chapitre, oщ
il veut йtablir que c’est un corps, il dit simplement qu’il trouve
beaucoup plus raisonnable de dire que c’est un corps. Quand il est question de
montrer le mйlange des йlйments, il n’ajoute que des choses trиs faibles а
celles qu’il avait dites dans sa lettre. Quand il est question de montrer la
plйnitude du monde, il n’en donne aucune preuve ; et sur ces vaines
apparences, il йtablit son йther imperceptible а tous les sens, avec la
lйgиretй imaginaire qu’il lui donne, Ce qui est йtrange, c’est qu’aprиs
avoir donnй des doutes, pour appuyer son sentiment, il le confirme par des
expйriences fausses ; il les propose nйanmoins avec une hardiesse telle
qu’elles seraient reзues pour vйritables de tous ceux qui n’ont point vu le
contraire ; car il dit que les yeux le font voir ; que tout cela ne
se peut nier ; qu’on le voit а l’oeil, quoique les yeux nous fassent voir
le contraire. Ainsi il est йvident qu’il n’a vu aucune des expйriences dont il
parle ; et il est йtrange qu’il ait parlй avec tant d’assurance de choses
qu’il ignorait, et dont on lui a fait un rapport trиs peu fidиle. Car je veux
croire qu’il ait йtй trompй lui-mкme, et non pas qu’il ait voulu tromper les
autres ; et l’estime que je fais de lui me fait juger plutфt qu’il a йtй
trop crйdule, que peu sincиre : et certaine .ment il a sujet de se
plaindre de ceux qui lui ont dit qu’un soufflet plein de ce vide apparent,
йtant dйbouchй et fermй avec promptitude, pousse au dehors une matiиre aussi
sensible que l’air ; et qu’un tuyau plein de vif argent et de ce mкme
vide, йtant renversй, le vif argent tombe aussi lentement dans ce vide que dans
l’air, et que ce vide retarde son mouvement naturel autant que l’air, et enfin
beaucoup d’autres choses qu’il rapporte ; car je l’assure, au contraire,
que l’air y entre, et que le vif argent tombe dans ce vide avec une extrкme
impйtuositй, etc. Enfin, pour vous faire voir que
le P. Noлl n’entend pas les expйriences de mon imprimй, je vous prie de
remarquer ce trait ici entre autres : J’ai dit dans les premiиres de mes
expйriences qu’il a rapportйes, « qu’une seringue de verre avec un piston
bien juste, plongйe entiиrement dans l’eau, et dont on bouche l’ouverture avec
le doigt, en sorte qu’il touche au bas du piston, mettant pour cet effet la
main et le bras dans l’eau, on n’a besoin que d’une force mйdiocre pour l’en
retirer, et faire qu’il se dйsunisse du doigt sans que l’eau y entre en aucune
faзon, ce que les philosophes ont cru ne se pouvoir faire avec aucune force
finie ; et ainsi le doigt se sent souvent attirй et avec douleur ; et
le piston laisse un espace vide en apparence, oщ il ne paraоt qu’aucun corps
ait pu succйder, puisqu’il est tout entourй d’eau qui n’a pu y avoir d’accиs,
l’ouverture en йtant bouchйe ; et si on tire le piston davantage, l’espace
vide en apparence devient plus grand, mais le doigt n’en sent pas plus
d’attraction. » Il a cru que ces mots, n’en sent pas plus d’attraction,
ont le mкme sens que ceux-ci, n’en sent plus aucune attraction ; au lieu
que, suivant toutes les rиgles de la grammaire, ils signifient que le doigt ne
sent pas une attraction plus grande. Et comme il ne connaоt les expйriences que
par йcrit, il a pensй qu’en effet le doigt ne sentait plus aucune attraction,
ce qui est absolument faux, car on la ressent toujours йgalement. Mais
l’hypothиse de ce Pиre est si accommodante, qu’il a dйmontrй, par une suite
nйcessaire de ses principes, pourquoi le doigt ne sent plus aucune attraction,
quoique cela soit absolu ment faux. Je crois qu’il pourra rendre aussi
facilement la raison du contraire par les mкmes principes. Mais je ne sais
quelle estime les personnes judicieuses feront de sa faзon de montrer qu’il
prouve avec une pareille force l’affirmative et la nйgative d’une mкme
proposition. Vous voyez par lа, monsieur, que
le P. Noлl appuie cette matiиre invisible sur des expйriences fausses, pour en
expliquer d’autres qu’il a mal entendues. Aussi йtait-il bien juste qu’il se
servоt d’une matiиre que l’on ne saurait voir et qu’on ne peut comprendre, pour
rйpondre а des expйriences qu’il n’a pas vues et qu’il n’a pas comprises. Quand
il en sera mieux informй, je ne doute pas qu’il ne change de pensйe, et surtout
pour sa lйgиretй mouvante ; c’est pour quoi il faut remettre la rйponse de
ce livre lorsque ce pиre l’aura corrigй, et qu’il aura reconnu la faussetй des
faits et l’imposture des tйmoins qu’il oppose, et qu’il ne fera plus le procиs
а l’opinion du vide sur des expйriences mal reconnues et encore plus mal
avйrйes. En йcrivant ces mots, je viens de
recevoir un billet imprimй de ce Pиre, qui renverse la plus grande partie de
son livre : il rйvoque la lйgиretй mouvante de l’йther, en rappelant le
poids de l’air extйrieur pour soutenir le vif argent. De sorte que je trouve
qu’il est assez difficile de rйfuter les pensйes de ce Pиre, puisqu’il est le
premier plus prompt а les changer, qu’on ne peut кtre а lui rйpondre ; et
je commence а voir que sa faзon d’agir est bien diffйrente de la mienne, parce
qu’il produit ses opinions а mesure qu’il les conзoit ; mais leurs contrariйtйs
propres suffisent pour en montrer l’insoliditй, puisque le pouvoir avec lequel
il dispose de cette matiиre, tйmoigne assez qu’il en est l’auteur, et partant
qu’elle ne subsiste que dans son imagination. Tous ceux qui combattent la
vйritй sont sujets а une semblable inconstance de pensйes, et ceux qui tombent
dans cette variйtй sont suspects de la contredire. Aussi est-il йtrange de
voir, parmi ceux qui soutiennent le plein, le grand nombre d’opinions
diffйrentes qui s’entrechoquent : l’un soutient l’йther, et exclut toute
autre matiиre ; l’autre, les esprits de la liqueur, au prйjudice de
l’йther ; l’autre, l’air enfermй dans les pores des corps, et bannit toute
autre chose ; l’autre, de l’air rarйfiй et vide de tout autre corps. Enfin
il s’en est trouvй qui, n’ayant pas osй y placer l’immensitй de Dieu, ont
choisi parmi les hommes une personne assez illustre par sa naissance et par son
mйrite, pour y placer son esprit et le faire remplir toutes choses. Ainsi
chacun d’eux a tous les autres pour ennemis ; et comme tous conspirent а
la perte d’un seul, [il succombe] nйcessairement. Mais comme ils ne triomphent
que les uns des autres, ils sont tous victorieux, sans que pas un puisse se
prйvaloir de sa victoire, parce que tout cet avantage naоt de leur propre
confusion. De sorte qu’il n’est pas nйcessaire de les combattre pour les
ruiner, puisqu’il suffit de les abandonner а eux-mкmes, parce qu’ils composent
un corps divisй, dont les membres contraires les uns aux autres se dйchirent
intйrieurement, au lieu que ceux qui favorisent le vide demeurent dans une
unitй toujours йgale а elle-mкme, qui, par ce moyen, a tant de rapport avec la
vйritй qu’elle doit кtre suivie, jusqu’а ce qu’elle nous paraisse а dйcouvert.
Car ce n’est pas dans cet embarras et dans ce tumulte qu’on doit la
chercher ; et l’on ne peut la trouver hors de cette maxime, qui ne permet
que de dйcider des choses йvidentes, et qui dйfend d’assurer ou de nier celles
qui ne le sont pas. C’est ce juste milieu et ce parfait tempйrament dans lequel
vous vous tenez avec tant d’avantage, et oщ, par un bonheur que je ne puis
assez reconnaоtre, j’ai йtй toujours йlevй avec une mйthode singuliиre et des
soins plus que paternels. Voilа, Monsieur, quelles sont les
raisons qui m’ont retenu, que je n’ai pas cru vous devoir cacher
davantage ; et, quoiqu’il semble que je donne celle-ci plutфt а mon
intйrкt qu’а votre curiositй, j’espиre que ce doute n’ira pas jusqu’а vous,
puisque vous savez que j’ai bien moins d’inquiйtude pour ces fantasques points
d’honneur que de passion pour vous entretenir, et que je trouve bien moins de
charme а dйfendre mes sentiments, qu’а vous assurer que je suis de tout mon
cњur, Monsieur, Votre trиs humble et
trиs obйissant serviteur, Pascal. Discours sur les passions de
l’amour L’homme est nй pour penser ;
aussi n’est-il pas un moment sans le faire ; mais les pensйes pures, qui
le rendraient heureux s’il pouvait toujours les soutenir, le fatiguent et
l’abattent. C’est une vie unie а laquelle il ne peut s’accommoder ; il lui
faut du remuement et de l’action, c’est-а-dire qu’il est nйcessaire qu’il soit
quelquefois agitй des passions, dont il sent dans son coeur des sources si
vives et si profondes. Les passions qui sont le plus
convenables а l’homme, et qui en renferment beaucoup d’autres, sont l’amour et
l’ambition : elles n’ont guиre de liaison ensemble, cependant on les allie
assez souvent ; mais elles s’affaiblissent l’une l’autre rйciproquement,
pour ne pas dire qu’elles se ruinent. Quelque йtendue d’esprit que l’on
ait, l’on n’est capable que d’une grande passion ; c’est pourquoi, quand
l’amour et l’ambition se rencontrent ensemble, elles ne sont grandes que de la
moitiй de ce qu’elles seraient s’il n’y avait que l’une ou l’autre. L’вge ne
dйtermine point, ni le commencement, ni la fin de ces deux passions ;
elles naissent dиs les premiиres annйes, et elles subsistent bien souvent
jusqu’au tombeau. Nйanmoins, comme elles demandent beaucoup de feu, les jeunes
gens y sont plus propres, et il semble qu’elles se ralentissent avec les annйes ;
cela est pourtant fort rare. La vie de l’homme est
misйrablement courte. On la compte depuis la premiиre entrйe au monde ;
pour moi je ne voudrais la compter que depuis la naissance de la raison, et
depuis que l’on commence а кtre йbranlй par la raison, ce qui n’arrive pas
ordinairement avant vingt ans. Devant ce terme l’on est .enfant ; et un
enfant n’est pas un homme. Qu’une vie est heureuse quand
elle commence par l’amour et qu’elle finit par l’ambition ! Si j’avais а
en choisir une, je prendrais celle-lа. Tant que l’on a du feu, l’on est
aimable ; mais ce feu s’йteint, il se perd : alors, que la place est
belle et grande pour l’ambition ! La vie tumultueuse est agrйable aux
grands esprits, mais ceux qui sont mйdiocres n’y ont aucun plaisir ils sont
machines partout. C’est pourquoi, l’amour et l’ambition commenзant et finissant
la vie, on est dans l’йtat le plus heureux dont la nature humaine est capable. A mesure que l’on a plus
d’esprit, les passions sont plus grandes, parce que les passions n’йtant que
des sentiments et des pensйes, qui appartiennent purement а l’esprit,
quoiqu’elles soient occasionnйes par le corps, il est visible qu’elles ne sont
plus que l’esprit mкme, et qu’ainsi elles remplissent toute sa capacitй. Je ne
parle que des passions de feu, car pour les autres, elles se mкlent souvent
ensemble, et causent une confusion trиs incommode ; mais ce n’est jamais
dans ceux qui ont de l’esprit. Dans une grande вme tout est
grand. L’on demande s’il faut aimer.
Cela ne se doit pas demander, on le doit sentir. L’on ne dйlibиre point
lа-dessus, l’on y est portй, et l’on a le plaisir de se tromper quand on
consulte. La nettetй d’esprit cause aussi
la nettetй de la passion ; c’est pourquoi un esprit grand et net aime avec
ardeur, et il voit distinctement ce qu’il aime. Il y a deux sortes d’esprits,
l’un gйomйtrique, et l’autre que l’on peut appeler de finesse. Le premier a des
vues lentes, dures, et inflexibles ; mais le dernier a une souplesse de
pensйe qu’il applique en mкme temps aux diverses parties aimables de ce qu’il
aime. Des yeux il va jusques au coeur, et par le mouvement du dehors il connaоt
ce qui se passe au dedans. Quand on a l’un et l’autre esprit tout ensemble, que
l’amour donne de plaisir ! Car on possиde а la fois la force et la
flexibilitй de l’esprit, qui est trиs nйcessaire pour l’йloquence de deux
personnes. Nous naissons avec un caractиre
d’amour dans nos coeurs, qui se dйveloppe а mesure que l’esprit se
perfectionne, et qui nous porte а aimer ce qui nous paraоt beau sans que l’on
nous ait jamais dit ce que c’est. Qui doute aprиs cela si nous sommes au monde
pour autre chose que pour aimer ? En effet, l’on a beau se cacher а
soi-mкme, l’on aime toujours. Dans les choses mкme oщ il semble que l’on ait
sйparй l’amour, il s’y trouve secrиtement et en cachette, et il n’est pas
possible que l’homme puisse vivre un moment sans cela. L’homme n’aime pas demeurer avec
soi ; cependant il aime : il faut donc qu’il cherche ailleurs de quoi
aimer. Il ne le peut trouver que dans la beautй ; mais comme il est
lui-mкme la plus belle crйature que Dieu ait jamais formйe, il faut qu’il
trouve dans soi-mкme le modиle de cette beautй qu’il cherche au dehors. Chacun
peut en remarquer en soi-mкme les premiers rayons ; et selon que l’on
s’aperзoit que ce qui est au dehors y convient ou s’en йloigne, on se forme des
idйes de beau ou de laid sur toutes choses. Cependant, quoique l’homme cherche
de quoi remplir le grand vide qu’il a fait en sortant de soi-mкme, nйanmoins il
ne peut pas se satisfaire par toutes sortes d’objets. Il a le coeur trop
vaste ; il faut au moins que ce soit quelque chose qui lui ressemble, et
qui en approche le plus prиs. C’est pourquoi la beautй qui peut contenter
l’homme consiste non seulement dans la convenance, mais aussi dans la ressemblance :
elle la restreint et elle l’enferme dans la diffйrence de sexe. La nature a si bien imprimй cette
vйritй dans nos вmes, que nous trouvons cela tout disposй ; il ne faut
point d’art ni d’йtude ; il semble mкme que nous ayons une place а remplir
dans nos coeurs et qui se remplit effectivement. Mais on le sent mieux qu’on ne
le peut dire. Il n’y a que ceux qui savent brouiller et mйpriser leurs idйes
qui ne le voient pas. Quoique cette idйe gйnйrale de la
beautй soit gravйe dans le fond de nos вmes avec des caractиre ineffaзables,
elle ne laisse pas que de recevoir de trиs grandes diffйrences dans
l’application particuliиre ; mais c’est seulement pour la maniиre
d’envisager ce qui plaоt. Car l’on ne souhaite pas nыment une beautй, mais l’on
y dйsire mille circonstances qui dйpendent de la dis position oщ l’on se
trouve ; et c’est en ce sens que l’on peut dire que chacun a l’original de
sa beautй, dont il cherche la copie dans le grand monde. Nйanmoins les femmes
dйterminent sou vent cet original. Comme elles ont un empire absolu sur
l’esprit des hommes, elles y dйpeignent ou les parties des beautйs qu’elles
ont, ou celles qu’elles estiment, et elles ajoutent par ce moyen ce qui leur
plaоt а cette beautй radicale. C’est pourquoi il y a un siиcle pour les blondes,
un autre pour les brunes, et le partage qu’il y a entre les femmes sur l’estime
des unes ou des autres йtait aussi le partage entre les hommes dans un mкme
temps sur les unes et sur les autres. La mode mкme et les pays rиglent sou vent
ce que l’on appelle beautй. C’est une chose йtrange que la coutume se mкle si
fort de nos passions. Cela n’empкche pas que chacun n’ait son idйe de beautй
sur laquelle il juge des autres, et а laquelle il les rapporte ; c’est sur
ce principe qu’un amant trouve sa maоtresse plus belle, et qu’il la propose
comme exemple. La beautй est partagйe en mille
diffйrentes maniиres. Le sujet le plus propre pour la soutenir, c’est une
femme. Quand elle a de l’esprit, elle l’anime et la relиve merveilleusement. Si
une femme veut plaire, et qu’elle possиde les avantages de la beautй, ou du
moins une partie, elle y rйussira ; et mкme si les hommes y prenaient tant
soit peu garde, quoiqu’elle n’y tвchвt point, elle s’en ferait aimer. Il y a
une place d’attente dans leur coeur, elle s’y logerait. L’homme est nй pour le
plaisir : il le sent, il n’en faut point d’autre preuve. Il suit donc sa
raison en se donnant au plaisir. Mais bien souvent il sent la passion dans son
coeur sans savoir par oщ elle a commencй. Un plaisir vrai ou faux peut
remplir йgalement l’esprit. Car qu’importe que ce plaisir soit faux, pourvu que
l’on soit persuadй qu’il est vrai ? A force de parler d’amour, l’on
devient amoureux. Il n’y a rien si aisй, c’est la passion la plus naturelle а
l’homme. L’amour n’a point d’вge ; il
est toujours naissant. Les poиtes nous l’ont dit ; c’est pour cela qu’ils
nous le reprйsentent comme un enfant. Mais sans leur rien demander, nous le
sentons. L’amour donne de l’esprit, et il
se soutient par l’esprit. Il faut de l’adresse pour aimer. L’on йpuise tous les
jours les maniиres de plaire ; cependant il faut plaire, et l’on plaоt. Nous avons une source
d’amour-propre qui nous reprйsente а nous- mкmes comme pouvant remplir
plusieurs places au dehors ; c’est ce qui est cause que nous sommes bien aises
d’кtre aimйs. Comme on le souhaite avec ardeur, on le remarque bien vite et on
le reconnaоt dans les yeux de la personne qui aime. Car les yeux sont les
interprиtes du coeur ; mais il n’y a que celui qui y a intйrкt qui entend
leur langage. L’homme seul est quelque chose
d’imparfait ; il faut qu’il trouve un second pour кtre heureux. Il le
cherche le plus souvent dans l’йgalitй de la condition, а cause que la libertй
et que l’occasion de se manifester s’y rencontrent plus aisйment. Nйanmoins l’on
va quelquefois bien au-dessus, et l’on sent le feu s’agrandir, quoi que l’on
n’ose pas le dire а celle qui l’a causй. Quand on aime une dame sans
йgalitй de condition, l’ambition peut accompagner le commencement de
l’amour ; mais en peu de temps il devient le maоtre. C’est un tyran qui ne
souffre point de compagnon ; il veut кtre seul ; il faut que toutes
les passions ploient et lui obйissent. Une haute amitiй remplit bien
mieux qu’une commune et йgale : le coeur de l’homme est grand, les petites
choses flottent dans sa capacitй ; il n’y a que les grandes qui s’y
arrкtent et qui y demeurent. L’on йcrit souvent des choses que
l’on ne prouve qu’en obligeant tout le monde а faire rйflexion sur soi-mкme et
а trouver la vйritй dont on parle. C’est en cela que consiste la force des
preuves de ce que je dis. Quand un homme est dйlicat en
quelque endroit de son esprit, il l’est en amour. Car comme il doit кtre
йbranlй par quelque objet qui est hors de lui, s’il y a quelque chose qui
rйpugne а ses idйes, il s’en aperзoit, et il le fuit. La rиgle de cette
dйlicatesse dйpend d’une raison pure, noble et sublime : ainsi l’on se
peut croire dйlicat, sans qu’on le soit effectivement, et les autres ont le
droit de nous condamner : au lieu que pour la beautй chacun a sa rиgle
souveraine et indйpendante de celle des autres. Nйanmoins entre кtre dйlicat et
ne l’кtre point du tout, il faut demeurer d’accord que, quand on souhaite
d’кtre dйlicat, l’on n’est pas loin de l’кtre absolument. Les femmes aiment а
apercevoir une dйlicatesse dans les hommes ; et c’est, ce me semble,
l’endroit le plus tendre pour les gagner : l’on est aise de voir que mille
autres sont mйprisables, et qu’il n’y a que nous d’estimables. Les qualitйs d’esprit ne
s’acquiиrent point par l’habitude ; on les perfectionne seulement. De lа,
il est aisй de voir que la dйlicatesse est un don de nature, et non pas une
acquisition de l’art. A mesure que l’on a plus
d’esprit, l’on trouve plus de beautйs originales ; mais il ne faut pas
кtre amoureux ; car quand l’on aime, l’on n’en trouve qu’une. Ne semble-t-il pas qu’autant de
fois qu’une femme sort d’elle mкme pour se caractйriser dans le coeur des
autres, elle fait une place vide pour les autres dans le sien ? Cependant
j’en connais qui disent que cela n’est pas vrai. Oserait-on appeler cela
injustice ? Il est naturel de rendre autant que l’on a pris. L’attachement а une mкme pensйe
fatigue et ruine l’esprit de l’homme. C’est pourquoi pour la soliditй et la
durйe du plaisir de l’amour, il faut quelquefois ne pas savoir que l’on
aime ; et ce n’est pas commettre une infidйlitй, car l’on n’en aime pas
d’autre ; c’est reprendre des forces pour mieux aimer. Cela se fait sans
que l’on y pense ; l’esprit s’y porte de soi- mкme ; la nature le
veut ; elle le commande. Il faut pourtant avouer que c’est une misйrable
suite de la nature humaine, et que l’on serait plus heureux si l’on n’йtait
point obligй de changer de pensйe ; mais il n’y a point remиde. Le plaisir d’aimer sans l’oser
dire a ses йpines, mais aussi il a ses douceurs. Dans quel transport n’est-on
point de former toutes ses actions dans la vue de plaire а une personne que
l’on estime infiniment ? L’on s’йtudie tous les jours pour trouver les
moyens de se dйcouvrir, et l’on y emploie autant de temps que si l’on devait entretenir
celle que l’on aime. Les yeux s’allument et s’йteignent dans un mкme
moment ; et quoique l’on ne voie pas manifestement que celle qui cause
tout ce dйsordre y prenne garde, l’on a nйanmoins la satisfaction de sentir
tous ces remuements pour une personne qui le mйrite si bien. L’on voudrait
avoir cent langues pour se faire connaоtre ; car, comme l’on ne peut pas
se servir de la parole, l’on est obligй de se rйduire а l’йloquence d’action Jusque-lа on a toujours de la
joie, et l’on est dans une assez grande occupation. Ainsi l’on est
heureux ; car le secret d’entre tenir toujours une passion, c’est de ne
pas laisser naоtre aucun vide dans l’esprit, en l’obligeant de s’appliquer sans
cesse а ce qui le touche si agrйablement. Mais quand il est dans l’йtat que je
viens de dйcrire, il n’y peut pas durer longtemps, а cause qu’йtant seul acteur
dans une passion oщ il en faut nйcessairement deux, il est difficile qu’il
n’йpuise bientфt tous les mouvements dont il est agitй. Quoique ce soit une mкme passion,
il faut de la nouveautй ; l’esprit s’y plaоt, et qui sait la procurer sait
se faire aimer. Aprиs avoir fait ce chemin, cette
plйnitude quelquefois diminue, et ne recevant point de secours du cфtй de la
source, l’on dйcline misйrablement, et les passions ennemies se saisissent d’un
coeur qu’elles dйchirent en mille morceaux. Nйanmoins un rayon d’espйrance, si
bas que l’on soit, relиve aussi haut qu’on йtait auparavant. C’est quelquefois
un jeu auquel les dames se plaisent ; mais quelquefois en faisant semblant
d’avoir compassion, elles l’ont tout de bon. Que l’on est heureux quand cela
arrive ! Un amour ferme et solide commence
toujours par l’йloquence d’action ; les yeux y ont la meilleure part.
Nйanmoins, il faut deviner, mais bien deviner. Quand deux personnes sont de mкme
sentiment, ils ne devinent point, ou du moins il y en a une qui devine ce que
veut dire l’autre sans que cet autre l’entende ou qu’il ose l’entendre. Quand nous aimons, nous
paraissons а nous-mкmes tout autres que nous n’йtions auparavant. Ainsi nous
nous imaginons que tout le monde s’en aperзoit ; cependant il n’y a rien
de si faux. Mais parce que la raison a sa vue bornйe par la passion, l’on ne
peut s’assurer, et l’on est toujours dans la dйfiance. Quand l’on aime, on se persuade
que l’on dйcouvrirait la passion d’un autre : ainsi l’on a peur. — Tant
plus le chemin est long dans l’amour, tant plus un esprit dйlicat sent de
plaisir. Il y a de certains esprits а qui
il faut donner longtemps des espйrances, et ce sont les dйlicats. Il y en a d’autres
qui ne peu vent pas rйsister longtemps aux difficultйs, et ce sont les plus
grossiers. Les premiers aiment plus longtemps et avec plus d’agrйment ;
les autres aiment plus vite, avec plus de libertй, et finissent bientфt. Le premier effet de l’amour c’est
d’inspirer un grand respect ; l’on a de la vйnйration pour ce que l’on
aime. Il est bien juste : on ne reconnaоt rien au monde de grand comme
cela. Les auteurs ne nous peuvent pas
bien dire les mouvements de l’amour de leurs hйros : il faudrait qu’ils
fussent hйros eux mкmes. L’йgarement а aimer en divers
endroits est aussi monstrueux que l’injustice dans l’esprit. En amour un silence vaut mieux
qu’un langage. Il est bon d’кtre interdit ; il y a une йloquence de
silence qui pйnиtre plus que la langue ne saurait faire. Qu’un amant persuade
bien sa maоtresse quand il est interdit, et que d’ailleurs il a de
l’esprit ! Quelque vivacitй que l’on ait, il est des rencontres oщ il est
bon qu’elle s’йteigne. Tout cela se passe sans rиgle et sans rйflexion ;
et quand l’esprit le fait, il n’y pensait pas auparavant. C’est par nйcessitй
que cela arrive. L’on adore souvent ce qui ne
croit pas кtre adorй, et on ne laisse pas de lui garder une fidйlitй
inviolable, quoiqu’il n’en sache rien. Mais il faut que l’amour soit bien fin
ou bien pur. Nous connaissons l’esprit des
hommes, et par consйquent leurs passions, par la comparaison que nous faisons
de nous-mкmes avec les autres. Je suis de l’avis de celui qui
disait que dans l’amour on oubliait sa fortune, ses parents et ses amis :
les grandes amitiйs vont jusque-lа. Ce qui fait que l’on va si loin dans
l’amour, c’est qu’on ne songe pas que l’on aura besoin d’autre chose que de ce
que l’on aime : l’esprit est plein ; il n’y a plus de place pour le
soin ni pour l’inquiйtude. La passion ne peut pas кtre belle sans excиs ;
de lа vient qu’on ne se soucie pas de ce que dit le monde, que l’on sait dйjа
ne devoir pas condamner notre conduite, puisqu’elle vient de la raison. Il y a
une plйnitude de passion, il ne peut pas y avoir un commencement de rйflexion. Ce n’est point un effet de la
coutume, c’est une obligation de la nature, que les hommes fassent les avances
pour gagner l’amitiй d’une dame. Cet oubli que cause l’amour, et
cet attachement а ce que l’on aime, fait naоtre des qualitйs que l’on n’avait
pas auparavant. L’on devient magnifique, sans jamais l’avoir йtй. Un avaricieux
mкme qui aime devient libйral, et il ne se souvient pas d’avoir jamais eu une
habitude opposйe : l’on en voit la raison en considйrant qu’il y a des passions
qui resserrent l’вme et qui la rendent immobile, et qu’il y en a qui
l’agrandissent et la font rйpandre au dehors. L’on a фtй mal а propos le nom de
raison а l’amour, et on les a opposйs sans un bon fondement, car l’amour et la
raison n’est qu’une mкme chose. C’est une prйcipitation de pensйes qui se porte
d’un cфtй sans bien examiner tout, mais c’est toujours une raison, et l’on ne
doit et on ne peut souhaiter que ce soit autrement, car nous serions des
machines trиs dйsagrйables. N’excluons donc point la raison de l’amour,
puisqu’elle en est insйparable. Les poиtes n’ont donc pas eu raison de nous
dйpeindre l’amour comme un aveugle ; il faut lui фter son bandeau, et lui
rendre dйsormais la jouissance de ses yeux. Les вmes propres а l’amour
demandent une vie d’action qui йclate en йvйnements nouveaux. Comme le dedans
est mouvement, il faut aussi que le dehors le soit, et cette maniиre de vivre
est un merveilleux acheminement а la passion. C’est de lа que ceux de la cour
sont mieux reзus dans l’amour que ceux de la ville, parce que les uns sont tout
de feu, et que les autres mиnent une vie dont l’uniformitй n’a rien qui
frappe : la vie de tempкte surprend, frappe et pйnиtre. Il semble que l’on ait toute une
autre вme quand l’on aime que quand on n’aime pas ; on s’йlиve par cette
passion, et on devient tout grandeur ; il faut donc que le reste ait
proportion, autrement cela ne convient pas, et partant cela est dйsagrйable. L’agrйable et le beau n’est que
la mкme chose, tout le monde en a l’idйe. C’est d’une beautй morale que
j’entends parler, qui consiste dans les paroles et dans les actions de dehors.
L’on a bien une rиgle pour devenir agrйable ; cependant la disposition du
corps y est nйcessaire ; mais elle ne se peut acquйrir. Les hommes ont pris plaisir а se
former une idйe de l’agrйable si йlevйe, que personne n’y peut atteindre.
Jugeons-en mieux, et disons que ce n’est que le naturel, avec une facilitй et
une vivacitй d’esprit qui surprennent. Dans l’amour ces deux qua litйs sont
nйcessaires : il ne faut rien de forcй, et cependant il ne faut point de
lenteur. L’habitude donne le reste. Le respect et l’amour doivent
кtre si bien proportionnйs qu’ils se soutiennent sans que ce respect йtouffe
l’amour. Les grandes вmes ne sont pas
celles qui aiment le plus sou vent ; c’est d’un amour violent que je
parle : il faut une inondation de passion pour les йbranler et pour les
remplir. Mais quand elles commencent а aimer, elles aiment beaucoup mieux. L’on dit qu’il y a des nations
plus amoureuses les unes que les autres ; ce n’est pas bien parler, ou du
moins cela n’est pas vrai en tout sens. L’amour ne consistant que dans un
attachement de pensйe, il est certain qu’il doit кtre le mкme par toute la
terre. Il est vrai que, se terminant autre part que dans la pensйe, le climat
peut ajouter quelque chose, mais ce n’est que dans le corps. Il est de l’amour comme du bon
sens ; comme l’on croit avoir autant d’esprit qu’un autre, on croit aussi
aimer de mкme. Nйanmoins quand on a plus de vue, l’on aime jusques aux moindres
choses, ce qui n’est pas possible aux autres. Il faut кtre bien fin pour
remarquer cette diffйrence. L’on ne peut presque faire
semblant d’aimer que l’on ne soit bien prиs d’кtre amant, ou du moins que l’on
n’aime en quelque endroit ; car il faut avoir l’esprit et les pensйes de
l’amour pour ce semblant, et le moyen d’en bien parler sans cela ? La
vйritй des passions ne se dйguise pas si aisйment que les vйritйs sйrieuses. Il
faut du feu, de l’activitй et un jeu d’esprit naturel et prompt pour la premiиre ;
les autres se cachent avec la lenteur et la souplesse, ce qu’il est plus aisй
de faire. Quand on est loin de ce que l’on
aime, l’on prend la rйsolution de faire ou de dire beaucoup de choses ;
mais quand on est prиs, l’on est irrйsolu. D’oщ vient cela ? C’est que
quand l’on est loin la raison n’est pas si йbranlйe, mais elle l’est
йtrangement а la prйsence de l’objet : or, pour la rйsolution il faut de
la fermetй, qui est ruinйe par l’йbranlement. Dans l’amour on n’ose hasarder
parce que l’on craint de tout perdre : il faut pourtant avancer, mais qui
peut dire jusques oщ ? L’on tremble toujours jusques а ce que l’on ait
trouvй ce point. La prudence ne fait rien pour s’y maintenir quand on l’a
trouvй. Il n’y a rien de si embarrassant
que d’кtre amant, et de voir quelque chose en sa faveur sans l’oser
croire : l’on est йgalement combattu de l’espйrance et de la crainte. Mais
enfin, la derniиre devient victorieuse de l’autre. Quand on aime fortement, c’est
toujours une nouveautй de voir la personne aimйe. Aprиs un moment d’absence on
la trouve de manque dans son coeur. Quelle joie de la retrouver ! l’on
sent aussitфt une cessation d’inquiйtudes. Il faut pourtant que cet amour soit
dйjа bien avancй ; car quand il est naissant et que l’on n’a fait aucun
progrиs, on sent bien une cessation d’inquiйtudes, mais il en survient
d’autres. Quoique les maux succиdent ainsi
les uns aux autres, on ne laisse pas de souhaiter la prйsence de la maоtresse
par l’espйrance de moins souffrir ; cependant quand on la voit, on croit
souffrir plus qu’auparavant. Les maux passйs ne frappent plus, les prйsents
touchent, et c’est sur ce qui touche que l’on juge. Un amant dans cet йtat
n’est-il pas digne de compassion ? Sur la conversion du pйcheur La premiиre chose que Dieu
inspire а l’вme qu’il daigne toucher vйritablement, est une connaissance et une
vue toute extraordinaire par laquelle l’вme considиre les choses et elle-mкme
d’une faзon toute nouvelle. Cette nouvelle lumiиre lui donne
de la crainte, et lui apporte un trouble qui traverse le repos qu’elle trouvait
dans les choses qui faisaient ses dйlices. Elle ne peut plus goыter avec
tranquillitй les choses qui la charmaient. Un scrupule continuel la combat dans
cette jouissance, et cette vue intйrieure ne lui fait plus trouver cette
douceur accoutumйe parmi les choses oщ elle s’abandonnait avec une pleine
effusion de son coeur. Mais elle trouve encore plus
d’amertume dans les exercices de piйtй que dans les vanitйs du monde. D’une
part, la prйsence des objets visibles la touche plus que l’espйrance des
invisibles, et de l’autre la soliditй des invisibles la touche plus que la
vanitй des visibles. Et ainsi la prйsence des uns et la soliditй des autres
disputent son affection ; et la vanitй des uns et l’absence des autres
excitent son aversion ; de sorte qu’il naоt dans elle un dйsordre et une
confusion qu’ [deux lignes en blanc]. Elle considиre les choses
pйrissables comme pйrissantes et mкme dйjа pйries ; et dans la vue certaine
de l’anйantissement de tout ce qu’elle aime, elle s’effraye dans cette
considйration, en voyant que chaque instant lui arrache la jouissance de son
bien, et que ce qui lui est le plus cher s’йcoule а tout moment, et qu’enfin un
jour certain viendra auquel elle se trouvera dйnuйe de toutes les choses
auxquelles elle avait mis son espйrance. De sorte qu’elle comprend parfaitement
que son coeur ne s’йtant attachй qu’а des choses fragiles et vaines, son вme se
doit trouver seule et abandonnйe au sortir de cette vie, puisqu’elle n’a pas eu
soin de se joindre а un bien vйritable et subsistant par lui-mкme, qui pыt la
soutenir et durant et aprиs cette vie. De lа vient qu’elle commence а
considйrer comme un nйant tout ce qui doit retourner dans le nйant, le ciel, la
terre, son esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennemis, les biens, la
pauvretй, la disgrвce, la prospйritй, l’honneur, l’ignominie, l’estime, le
mйpris, l’autoritй, l’indigence, la santй, la maladie et la vie mкme ;
enfin tout ce qui doit moins durer que son вme est incapable de satisfaire le
dessein de cette вme qui recherche sйrieusement а l’йtablir dans une fйlicitй
aussi durable qu’elle- mкme. Elle commence а s’йtonner de
l’aveuglement oщ elle a vйcu ; et quand elle considиre d’une part le long
temps qu’elle a vйcu sans faire ces rйflexions et le grand nombre de personnes
qui vivent de la sorte, et de l’autre combien il est constant que l’вme, йtant
immortelle comme elle est, ne peut trouver sa fйlicitй parmi des choses
pйrissables, et qui lui seront фtйes au moins а la mort, elle entre dans une
sainte confusion et dans un йtonnement qui lui porte un trouble bien salutaire. Car elle considиre que quelque
grand que soit le nombre de ceux qui vieillissent dans les maximes du monde, et
quelque autoritй que puisse avoir cette multitude d’exemples de ceux qui posent
leur fйlicitй au monde, il est constant nйanmoins que quand les choses du monde
auraient quelque plaisir solide, ce qui est reconnu pour faux par un nombre
infini d’expйriences si funestes et si continuelles, il est inйvitable que la
perte de ces choses, ou que la mort enfin nous en prive, de sorte que l’вme
s’йtant amassй des trйsors de biens temporels de quelque nature qu’ils soient,
soit or, soit science, soit rйputation, c’est une nйcessitй indispensable
qu’elle se trouve dйnuйe de tous ces objets de sa fйlicitй ; et qu’ainsi,
s’ils ont eu de quoi la satisfaire, ils n’auront pas de quoi la satisfaire
toujours ; et que si c’est se procurer un bonheur vйritable, ce n’est pas
se proposer un bonheur bien durable, puisqu’il doit кtre bornй avec le cours de
cette vie. De sorte que par une sainte
humilitй, que Dieu relиve au-dessus de la superbe, elle commence а s’йlever
au-dessus du commun des hommes ; elle condamne leur conduite, elle dйteste
leurs maximes, elle pleure leur aveuglement, elle se porte а la recherche du
vйritable bien : elle comprend qu’il faut qu’il ait ces deux qualitйs,
l’une qu’il dure autant qu’elle, et qu’il ne puisse lui кtre фtй que de son
consentement, et l’autre qu’il n’y ait rien de plus aimable. Elle voit que dans l’amour
qu’elle a eu pour le monde elle trouvait en lui cette seconde qualitй dans son
aveuglement, car elle ne reconnaissait rien de plus aimable ; mais comme
elle n’y voit pas la premiиre, elle connaоt que ce n’est pas le souverain bien.
Elle le cherche donc ailleurs, et connaissant par une lumiиre toute pure qu’il
n’est point dans les choses qui sont en elle, ni hors d’elle, ni devant elle
(rien donc en elle, rien а ses cфtйs), elle commence de le chercher au-dessus
d’elle. Cette йlйvation est si йminente
et si transcendante, qu’elle ne s’arrкte pas au ciel (il n’a pas de quoi la
satisfaire) ni au-dessus du ciel, ni aux anges, ni aux кtres les plus parfaits.
Elle traverse toutes les crйatures, et ne peut arrкter son coeur qu’elle ne se
soit rendue jusqu’au trфne de Dieu, dans lequel elle commence а trouver son
repos et ce bien qui est tel qu’il n’y a rien de plus aimable, et qu’il ne peut
lui кtre фtй que par son propre consentement Car encore qu’elle ne sente pas
ces charmes dont Dieu rйcompense l’habitude dans la piйtй, elle comprend
nйanmoins que les crйatures ne peuvent кtre plus aimables que le Crйateur, et
sa raison aidйe de la lumiиre de la grвce lui fait connaоtre qu’il n’y a rien
de plus aimable que Dieu et qu’il ne peut кtre фtй qu’а ceux qui le rejettent,
puisque c’est le possйder que de le dйsirer, et que le refuser c’est le perdre. Ainsi elle se rйjouit d’avoir
trouvй un bien qui ne peut lui кtre ravi tant qu’elle le dйsirera, et qui n’a
rien au-dessus de soi. Et dans ces rйflexions nouvelles elle entre dans la vue
des grandeurs de son Crйateur, et dans des humiliations et des adorations pro
fondes. Elle s’anйantit en consйquence et ne pouvant former d’elle-mкme une
idйe assez basse, ni en concevoir une assez relevйe de ce bien souverain, elle
fait de nouveaux efforts pour se rabaisser jusqu’aux derniers abоmes du nйant,
en considйrant Dieu dans des immensitйs qu’elle multiplie sans cesse ;
enfin dans cette conception, qui йpuise ses forces, elle l’adore en silence,
elle se considиre comme sa vile et inutile crйature, et par ses respects
rйitйrйs l’adore et le bйnit, et voudrait а jamais le bйnir et l’adorer.
Ensuite elle reconnaоt la grвce qu’il lui a faite de manifester son infinie
majestй а un si chйtif vermisseau ; et aprиs une ferme rйsolution d’en
кtre йternellement reconnaissante, elle entre en confusion d’avoir prйfйrй tant
de vanitйs а ce divin maоtre, et dans un esprit de componction et de pйnitence,
elle a recours а sa pitiй, pour arrкter sa colиre dont l’effet lui paraоt
йpouvantable dans la vue de ces immensitйs... Elle fait d’ardentes priиres а
Dieu pour obtenir de sa misйricorde que comme il lui a plu de se dйcouvrir а
elle, il lui plaise la conduire et lui faire connaоtre les moyens d’y arriver.
Car comme c’est а Dieu qu’elle aspire, elle aspire encore а n’y arriver que par
des moyens qui viennent de Dieu mкme, parce qu’elle veut qu’il soit lui-mкme
son chemin, son objet et sa derniиre fin. Ensuite de ces priиres, elle commence
d’agir, et cherche entre ceux… Elle commence а connaоtre Dieu,
et dйsire d’y arriver ; mais comme elle ignore les moyens d’y parvenir, si
son dйsir est sincиre et vйritable, elle fait la mкme chose qu’une personne qui
dйsirant arriver en quelque lieu, ayant perdu le chemin, et connaissant son
йgarement, aurait recours а ceux qui sauraient parfaitement ce chemin et … Elle se rйsout de conformer а ses
volontйs le reste de sa vie ; mais comme sa faiblesse naturelle, avec
l’habitude qu’elle a aux pйchйs oщ elle a vйcu, l’ont rйduite dans
l’impuissance d’arriver а cette fйlicitй, elle implore de sa misйricorde les
moyens d’arriver а lui, de s’attacher а lui, d’y adhйrer йternellement… Ainsi elle reconnaоt qu’elle doit
adorer Dieu comme crйature, lui rendre grвce comme redevable, lui satisfaire
comme coupable, le prier comme indigente. Entretien de M. Pascal et de M.
de Sacy, sur la lecture d’Epictиte et de Montaigne M. Pascal vint aussi, en ce
temps-lа, demeurer а Port-Royal-des-Champs. Je ne m’arrкte point а dire qui
йtait cet homme, que non seulement toute la France, mais toute l’Europe a
admirй. Son esprit toujours vif, toujours agissant, йtait d’une йtendue, d’une
йlйvation, d’une fermetй, d’une pйnйtration et d’une nettetй au-delа de ce
qu’on peut croire. Il n’y avait point d’homme habile dans les mathйmatiques qui
ne lui cйdвt : tйmoin l’histoire de la roulette fameuse, qui йtait alors
l’entretien de tous les savants. On sait qu’il semblait animer le cuivre et
donner de l’esprit а l’airain. Il faisait que de petites roues sans raison, oщ
йtaient sur chacune les dix premiers chiffres rendaient raison aux personnes
les plus raisonnables, et il faisait en quelque sorte parler les machines
muettes, pour rйsoudre en jouant les difficultйs des nombres qui arrкtaient les
plus savants : ce qui lui coыta tant d’application et d’effort d’esprit
que, pour monter cette machine au point oщ tout le monde l’admirait, et que
j’ai vue de mes yeux, il en eut lui mкme la tкte dйmontйe pendant plus de trois
ans. Cet homme admirable, enfin йtant touchй de Dieu, soumit cet esprit si
йlevй au doux joug de Jйsus-Christ, et ce coeur si noble et si grand embrassa
avec humilitй la pйnitence. Il vint а Paris se jeter entre les bras de M.
Singlin, rйsolu de faire tout ce qu’il lui ordonnerait. M. Singlin crut, en voyant ce
grand gйnie, qu’il ferait bien de l’envoyer а Port-Royal-des-Champs, oщ M.
Arnauld lui prкterait le collet en ce qui regardait les hautes sciences, et oщ
M. de Saci lui apprendrait а les mйpriser. Il vint donc demeurer а Port-Royal.
M. de Saci ne put se dispenser de le voir par honnкtetй, surtout en ayant йtй
priй par M. Singlin ; mais les lumiиres saintes qu’il trouvait dans
l’Йcriture et dans les Pиres lui firent espйrer qu’il ne serait point йbloui
par tout le brillant de M. Pascal qui charmait nйanmoins et qui enlevait tout
le monde. Il trouvait en effet tout ce
qu’il disait fort juste. Il avouait avec plaisir la force de son esprit et de
ses discours. Mais il n’y avait rien de nouveau : tout ce que M. Pascal
lui disait de grand, il l’avait vu avant lui dans saint Augustin ; et,
faisant justice а tout le monde, il disait : « M. Pascal est
extrкmement estimable en ce que, n’ayant point lu les Pиres de l’Eglise, il
avait de lui-mкme, par la pйnйtration de son esprit trouvй les mкmes vйritйs
qu’ils avaient trouvйes. Il les trouve surprenantes, disait-il, parce qu’il ne
les a vues en aucun endroit ; mais pour nous, nous sommes accoutumйs а les
voir de tous cфtйs dans nos livres. » Ainsi, ce sage ecclйsiastique
trouvant que les anciens n’avaient pas moins de lumiиre que les nouveaux, il
s’y tenait, et estimait beaucoup M. Pascal de ce qu’il se rencontrait en toutes
choses avec saint Augustin. La conduite ordinaire de M. de
Saci, en entretenant les gens, йtait de proportionner ses entretiens а ceux а
qui il parlait. S’il voyait par exemple M. Champaigne, il parlait avec lui de
la peinture. S’il voyait M. Hamon, il l’entretenait de la mйdecine. S’il voyait
le chirurgien du lieu, il le questionnait sur la chirurgie. Ceux qui cultivaient
la vigne, ou les arbres, ou les grains, lui disaient tout ce qu’il y fallait
observer. Tout lui servait pour passer aussitфt а Dieu et pour y faire passer
les autres. Il crut donc devoir mettre M. Pascal sur son fonds, de lui parler
des lectures de philosophie dont il s’occupait le plus. Il le mit sur ce sujet
aux premiers entretiens qu’ils eurent ensemble. M. Pascal lui dit que ses
livres les plus ordinaires avaient йtй Йpictиte et Montaigne, et il lui fit de
grands йloges de ces deux esprits. M. de Saci, qui avait toujours cru devoir
peu lire ces auteurs, pria M. Pascal de lui en parler а fond. « Йpictиte, lui dit-il, est
un des philosophes du monde qui aient mieux connu les devoirs de l’homme. Il
veut avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet ;
qu’il soit persuadй qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette а
lui de bon coeur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant
rien qu’avec une trиs grande sagesse : qu’ainsi, cette disposition arrкtera
toutes les plaintes et tous les murmures, et prйparera son esprit а souffrir
paisiblement tous les йvйnements les plus fвcheux. Ne dites jamais,
dit-il : « J’ai perdu cela » ; dites plutфt :
« Je l’ai rendu. Mon fils est mort, je l’ai rendu. Ma femme est morte, je
l’ai rendue. » Ainsi des biens et de tout le reste. « Mais celui qui
me l’фte est un mйchant homme », dites-vous. De quoi vous mettez-vous en
peine, par qui celui qui vous l’a prкtй vous le redemande ? Pendant qu’il
vous en permet l’usage, ayez-en soin comme d’un bien qui appartient а autrui,
comme un homme qui fait voyage se regarde dans une hфtellerie. Vous ne devez
pas, dit-il, dйsirer que ces choses qui se font se fassent comme vous le
voulez ; mais vous devez vouloir qu’elles se fassent comme elles se, font.
Souvenez-vous, dit-il ailleurs, que vous кtes ici comme un acteur, et que vous
jouez le personnage d’une comйdie, tel qu’il plaоt au maоtre de vous le donner.
S’il vous le donne court, jouez-le court ; s’il vous le donne long,
jouez-le long, s’il veut que vous contrefassiez le gueux, vous le devez faire
avec toute la naпvetй qui vous sera possible ; ainsi du reste. C’est votre
fait de jouer bien le personnage qui vous est donnй, mais de le choisir, c’est
le fait d’un autre. Ayez tous les jours devant les yeux la mort et les maux qui
semblent les plus insupportables et jamais vous ne penserez rien de bas, et ne
dйsirerez rien avec excиs. « Il montre aussi en mille
maniиres ce que doit faire l’homme. Il veut qu’il soit humble, qu’il cache ses
bonnes rйsolutions, surtout dans les commencements, et qu’il les accomplisse en
secret : rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse
point de rйpйter que toute l’йtude et le dйsir de l’homme doit кtre de
reconnaоtre la volontй de Dieu et de la suivre. « Voilа, Monsieur, dit M.
Pascal а M. de Saci, les lumiиres de ce grand esprit qui a si bien connu les
devoirs de l’homme. J’ose dire qu’il mйriterait d’кtre adorй, s’il avait aussi
bien connu son impuissance puisqu’il fallait кtre Dieu pour apprendre l’un et
l’autre aux hommes. Aussi comme il йtait terre et cendre, aprиs avoir si bien
compris ce qu’on doit, voici comment il se perd dans la prйsomption de ce qu’on
peut. Il dit que Dieu a donnй а l’homme les moyens de s’acquitter de toutes ses
obligations, que ces moyens sont en notre puissance ; qu’il faut chercher
la fйlicitй par les choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a
donnйes а cette fin ; qu’il faut voir ce qu’il y a en nous de libre ;
que les biens, la vie, l’estime ne sont pas en notre puissance, et ne mиnent
donc pas а Dieu, mais que l’esprit ne peut кtre forcй de croire ce qu’il sait
кtre faux, ni la volontй d’aimer ce qu’elle sait qui la rend malheureuse ;
que ces deux puissances sont donc libres, et que c’est par elles que nous
pouvons nous rendre parfaits ; que l’homme peut par ces puissances
parfaitement connaоtre Dieu, l’aimer, lui obйir, lui plaire, se guйrir de tous
ses vices acquйrir toutes les vertus, se rendre saint ainsi et compagnon de
Dieu. Ces principes d’une superbe diabolique le conduisent а d’autres erreurs,
comme : que l’вme est une portion de la substance divine, que la douleur
et la mort ne sont pas des maux ; qu’on peut se tuer quand on est si
persйcutй qu’on doit croire que Dieu appelle ; et d’autres. « Pour Montaigne, dont vous
voulez aussi, Monsieur, que je vous parle, йtant nй dans un Йtat chrйtien, il
fait profession de la religion catholique, et en cela il n’a rien de
particulier. Mais comme il a voulu chercher quelle morale la raison devrait
dicter sans la lumiиre de la foi, il a pris ses principes dans cette
supposition ; et ainsi en considйrant l’homme destituй de toute
rйvйlation, il discourt en cette sorte. Il met toutes choses dans un doute
universel et si gйnйral, que ce doute s’emporte soi-mкme, c’est-а-dire s’il
doute, et doutant mкme de cette derniиre supposition, son incertitude roule sur
elle-mкme dans un cercle perpйtuel et sans repos ; s’opposant йgalement а
ceux qui assurent que tout est incertain et а ceux qui assurent que tout ne l’est
pas, parce qu’il ne veut rien assurer. C’est dans ce doute qui doute de soi et
dans cette ignorance qui s’ignore, et qu’il appelle sa maоtresse forme, qu’est
l’essence de son opinion, qu’il n’a pu exprimer par aucun terme positif. Car,
s’il dit qu’il doute, il se trahit en assurant au moins qu’il doute ; ce
qui йtant formellement contre son intention, il n’a pu s’expliquer que par
interrogation ; de sorte que, ne voulant pas dire : « Je ne
sais », il dit : « Que sais- je ? » dont il fait sa
devise, en la mettant sous des balances qui, pesant les contradictoires se
trouvent dans un parfait йquilibre : c’est-а-dire qu’il est pur
pyrrhonien. Sur ce principe roulent tous ses discours et tous ses Essais ;
et c’est la seule chose qu’il prйtend bien йtablir, quoiqu’il ne fasse pas
toujours remarquer son intention. Il y dйtruit insensiblement tout ce qui passe
pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour йtablir le contraire avec
une certitude de laquelle seule il est ennemi, mais pour faire voir seulement
que, les apparences йtant йgales de part et d’autre, on ne sait oщ asseoir sa
crйance Dans cet esprit il se moque de
toutes les assurances : par exemple, il combat ceux qui ont pensй йtablir
dans la France un grand remиde contre les procиs par la multitude et par la
prйtendue justesse des lois : comme si l’on pouvait couper les racines des
doutes d’oщ naissent les procиs, et qu’il y eыt des digues qui pussent arrкter
le torrent de l’incertitude et captiver les conjectures ! C’est lа que,
quand il dit qu’il vaudrait autant soumettre sa cause au premier passant, qu’а
des juges armйs de ce nombre d’ordonnances, il ne prйtend pas qu’on doive
changer l’ordre de l’Йtat, il n’a pas tant d’ambition ; ni que son avis
soit meilleur, il n’en croit aucun de bon. C’est seulement pour prouver la
vanitй des opinions les plus reзues, montrant que l’exclusion de toutes lois
diminuerait plutфt le nombre des diffйrends que cette multitude de lois qui ne
sert qu’а l’augmenter, parce que les difficultйs croissent а mesure qu’on les pиse,
que les obscuritйs se multiplient par le commentaire, et que le plus sыr moyen
pour entendre le sens d’un discours est de ne le pas examiner et de le prendre
sur la premiиre apparence : si peu qu’on l’observe, toute la clartй se
dissipe. Aussi il juge а l’aventure de toutes les actions des hommes et des
points d’histoire, tantфt d’une maniиre, tantфt d’une autre, suivant librement
sa premiиre vue, et sans contraindre sa pensйe sous les rиgles de la raison,
qui n’a que de fausses mesures, ravi de montrer par son exemple les
contrariйtйs d’un mкme esprit. Dans ce gйnie tout libre, il lui est entiиrement
йgal de l’emporter ou non dans la dispute, ayant toujours, par l’un et l’autre
exemple, un moyen de faire voir la faiblesse des opinions ; йtant portй
avec tant d’avantage dans ce doute universel, qu’il s’y fortifie йgalement par
son triomphe et par sa dйfaite. « C’est dans cette assiette,
toute flottante et chancelante qu’elle est, qu’il combat avec une fermetй
invincible les hйrйtiques de son temps, sur ce qu’ils s’assuraient de connaоtre
seuls le vйritable sens de l’Йcriture et c’est de lа encore qu’il foudroie plus
vigoureusement l’impiйtй horrible de ceux qui osent assurer que Dieu n’est
point. Il les entreprend particuliиrement dans l’Apologie de Raymond de
Sebonde ; et les trouvant dйpouillйs volontairement de toute rйvйlation,
et abandonnйs а leurs lumiиres naturelles, toute foi mise а part, il les
interroge de quelle autoritй ils entreprennent de juger de cet Кtre souverain
qui est infini par sa propre dйfinition, eux qui ne connaissent vйritablement
aucunes choses de la nature ! Il leur demande sur quels principes ils
s’appuient ; il les presse de les montrer. Il examine tous ceux qu’ils
peuvent produire et y pйnиtre si avant, par le talent oщ il excelle, qu’il
montre la vanitй de tous ceux qui passent pour les plus naturels et les plus
fermes. Il demande si l’вme connaоt quelque chose ; si elle se connaоt
elle-mкme ; si elle est substance ou accident, corps ou esprit, ce que
c’est que chacune de ces choses, et s’il n’y a rien qui ne soit de l’un de ces
ordres, si elle connaоt son propre corps ; ce que c’est que matiиre ;
si elle peut discerner entre l’innombrable variйtй des corps, quand on en a
produit ; comment elle peut raisonner, si elle est matйrielle ; et
comment peut-elle кtre unie а un corps particulier et en ressentir les
passions, si elle est spirituelle ; quand a-t-elle commencй d’кtre ;
avec le corps ou devant ; si elle finit avec lui ou non ; si elle ne
se trompe jamais ; si elle sait quand elle erre, vu que l’essence de la
mйprise consiste а ne le pas con naоtre ; si dans ces obscurcissements
elle ne croit pas aussi fermement que deux et trois font six qu’elle sait
ensuite que c’est cinq ; si les animaux raisonnent, pensent, parlent ;
et qui peut dйcider ce que c’est que le temps, ce que c’est que l’espace ou
йtendue, ce que c’est que le mouvement, ce que c’est que l’unitй, qui sont
toutes choses qui nous environnent et entiиrement inexplicables ; ce que
c’est que la santй, maladie, mort, bien, mal, justice, pйchй dont nous parlons
а toute heure ; si nous avons en nous des principes du vrai et si ceux que
nous croyons, et qu’on appelle axiomes ou notions communes, parce qu’elles sont
communes dans tous les hommes, sont conformes а la vйritй essentielle, et
puisque nous ne savons que par la seule foi qu’un Кtre tout bon nous les a
donnйs vйritables, en nous crйant pour connaоtre la vйritй qui saura sans cette
lumiиre si, йtant formйs а l’aventure, ils ne sont pas incertains, ou si, йtant
formйs par un кtre faux et mйchant, il ne nous les a pas donnйs faux afin de
nous sйduire, montrant par lа que Dieu et le vrai sont insйparables, et que si
l’un est ou n’est pas, s’il est incertain ou certain l’autre est nйcessairement
de mкme. Qui sait donc si le sens commun, que nous prenons pour juge du vrai,
en a l’кtre de celui qui l’a crйй ? De plus, qui sait ce que c’est que
vйritй, et comment peut-on s’assurer de l’avoir sans la connaоtre ? Qui
sait mкme ce que c’est qu’кtre qu’il est impossible de dйfinir, puisqu’il n’y a
rien de plus gйnйral, et qu’il faudrait, pour l’expliquer, se servir d’abord de
ce mot-lа mкme, en disant : C’est, кtre... ? Et puisque nous ne
savons ce que c’est qu’вme, corps, temps, espace, mouvement, vйritй bien ni
mкme кtre, ni expliquer l’idйe que nous nous en formons comment nous
assurons-nous qu’elle est la mкme dans tous les hommes, vu que nous n’en avons
d’autre marque que l’uniformitй des consйquences, qui n’est pas toujours un
signe de celle des principes ? car ils peuvent bien кtre diffйrents et
conduire nйanmoins aux mкmes conclusions chacun sachant que le vrai se conclut
souvent du faux. « Enfin il examine si
profondйment les sciences, et la gйomйtrie, dont il montre l’incertitude dans
les axiomes et dans les termes qu’elle ne dйfinit point comme d’йtendue, de
mouvement, etc., et la physique en bien plus de maniиres, et la mйdecine en une
infinitй de faзons, et l’histoire, et la politique, et la morale, et la
jurisprudence et le reste, de telle sorte qu’on demeure convaincu que nous ne
pensons pas mieux а prйsent que dans quelque songe dont nous ne nous йveillons
qu’а la mort, et pendant lequel nous avons aussi peu les principes du vrai que
durant le sommeil naturel. C’est ainsi qu’il gourmande si fortement et si
cruellement la raison dйnuйe de la foi, que lui faisant douter si elle est
raisonnable, et si les animaux le sont ou non, ou plus ou moins, il la fait
descendre de l’excellence qu’elle s’est attribuйe, et la met par grвce en
parallиle avec les bкtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre jusqu’а ce
qu’elle soit instruite par son Crйateur mкme de son rang qu’elle ignore, la
menaзant si elle gronde de la mettre au-dessous de tout ce qui est aussi facile
que le contraire ; et ne lui donnant pouvoir d’agir cependant que pour
remarquer sa faiblesse avec une humilitй sincиre, au lieu de s’йlever par une
sotte insolence. » M. de Saci se croyant vivre dans
un nouveau pays et entendre une nouvelle langue, il se disait en lui-mкme les
paroles de saint Augustin : « Ф Dieu de vйritй ! ceux qui savent
ces subtilitйs de raisonnement vous sont-ils pour cela plus
agrйables ? » Il plaignait ce philosophe qui se piquait et se
dйchirait de toutes parts des йpine qu’il se formait, comme saint Augustin dit
de lui-mкme quand il йtait en cet йtat. Aprиs donc une assez longue patience,
il dit а M. Pascal : « Je vous suis obligй,
monsieur : je suis sыr que si j’avais longtemps lu Montaigne, je ne le
connaоtrais pas autant que je fais depuis cet entretien que je viens d’avoir
avec vous. Cet homme devrait souhaiter qu’on ne le connыt que par les rйcits
que vous faites de ses йcrits ; et il pourrait dire avec saint
Augustin : Ibi me vide, attende. Je crois assurйment que cet homme avait
de l’esprit ; mais je ne sais si vous ne lui en prкtez pas un peu plus
qu’il n’en a, par cet enchaоnement si juste que vous faites de ses principes.
Vous pouvez juger qu’ayant passй ma vie comme j’ai fait, on m’a peu conseillй
de lire cet auteur, dont tous les ouvrages n’ont rien de ce que nous devons
principalement rechercher dans nos lectures, selon la rиgle de saint Augustin,
parce que ses paroles ne paraissent pas sortir d’un grand fonds d’humilitй et
de piйtй. On pardonnerait а ces philosophes d’autrefois, qu’on nommait
acadйmiciens, de mettre tout dans le doute. Mais qu’avait besoin Montaigne de
s’йgayer l’esprit en renouvelant une doctrine qui passe maintenant aux
Chrйtiens pour une folie ? C’est le jugement que saint Augustin fait de
ces personnes. Car on peut dire aprиs lui de Montaigne... « Il met dans
tout ce qu’il dit la foi а part, ainsi nous, qui avons la foi, devons de mкme
mettre а part tout ce qu’il dit. » Je ne blвme point l’esprit de cet
auteur, qui est un grand don de Dieu ; mais il pouvait s’en servir mieux,
et en faire plutфt un sacrifice а Dieu qu’au dйmon. A quoi sert un : bien,
quand on en use si mal ? Quid proderat, etc. ? dit de lui-mкme ce
saint docteur avant sa conversion. Vous кtes heureux, monsieur, de vous кtre
йlevй au dessus de ces personnes qu’on appelle des docteurs plongйs dans l’ivresse
de la science, mais qui ont le coeur vide de vйritй. Dieu a rйpandu dans votre
coeur d’autres douceurs et d’autres attraits que ceux que vous trouviez dans
Montaigne. Il vous a rappelй de ce plaisir dangereux, a jucundidate pestifera,
dit saint Augustin, qui rend grвces а Dieu de ce qu’il a pardonnй les pйchйs
qu’il avait commis en goыtant trop la vanitй. Saint Augustin est d’autant plus
croyable en cela, qu’il йtait autrefois dans ces sentiments ; et comme
vous dites de Montaigne que c’est par ce doute universel qu’il combat les
hйrйtiques de son temps, ce fut aussi par ce mкme doute des acadйmiciens que
saint Augustin quitta l’hйrйsie des Manichйens. Depuis qu’il fut а Dieu, il
renonзa а ces vanitйs qu’il appelle sacrilиge, et fit ce qu’il dit de quelques
autres. Il reconnut avec quelle sagesse saint Paul nous avertit de nous pas
laisser sйduire par ces discours. Car il avoue qu’il y a en cela un certain
agrйment qui enlиve : on croit quelquefois les choses vйritables,
seulement parce qu’on les dit йloquemment. Ce sont des viandes dangereuses,
dit-il, mais que l’on sert dans de beaux plats, mais ces viandes, au lieu de
nourrir le coeur, elles le vident. On ressemble alors а des gens qui dorment,
et qui croient manger en dormant : ces viandes imaginaires les laissent
aussi vides qu’ils йtaient. » M. de Saci dit а M. Pascal
plusieurs choses semblables : sur quoi M. Pascal lui dit que s’il lui
faisait compliment de bien possйder Montaigne et de le savoir bien tourner il
pouvait lui dire sans compliment qu’il possйdait bien mieux saint Augustin, et
qu’il le savait bien mieux tourner, quoique peu avantageusement pour le pauvre
Montaigne. Il lui tйmoigna кtre extrкmement йdifiй de la soliditй de tout ce
qu’il venait de lui reprйsenter ; cependant, йtant encore tout plein de
son auteur, il ne put se retenir et lui dit : « Je vous avoue, Monsieur,
que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si
invinciblement froissйe par ses propres armes, et cette rйvolte si sanglante de
l’homme contre l’homme, qui, de la sociйtй avec Dieu, oщ il s’йlevait par les
maximes [de sa faible raison], le prйcipite dans la nature des bкtes ; et
j’aurais aimй de tout mon coeur le ministre d’une si grande vengeance, si,
йtant disciple de l’Eglise par la foi, il eыt suivi les rиgles de la morale, en
portant les hommes, qu’il avait si utilement humiliйs, a ne pas irriter par de
nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer des crimes qu’il les a convaincus
de ne pouvoir pas seulement connaоtre. « Mais il agit au contraire
en paпen de cette sorte. De ce principe, dit-il, que hors de la foi tout est
dans l’incertitude, et considйrant combien il y a que l’on cherche le vrai et
le bien sans aucun progrиs vers la tranquillitй, il conclut qu’on en doit
laisser le soin aux autres, et demeurer cependant en repos, coulant lйgиrement
sur les sujets de peur d’y enfoncer en appuyant ; et prendre le vrai et le
bien sur la premiиre apparence, sans les presser, parce qu’ils sont si peu
solides que, quelque peu qu’on serre la main, ils s’йchappent entre les doigts
et les laissent vides. C’est pourquoi il suit le rapport des sens et les
notions communes, parce qu’il faudrait qu’il se fоt violence pour les dйmentir,
et qu’il ne sait s’il gagnerait, ignorant oщ est le vrai. Ainsi il fuit la douleur
et la mort, parce que son instinct l’y pousse, et qu’il ne veut pas rйsister
par la mкme raison, mais sans en conclure que ce soient de vйritables maux, ne
se fiant pas trop а ces mouvements naturels de crainte, vu qu’on en sent
d’autres de plaisir qu’on dit кtre mauvais, quoique la nature parle au
contraire. Ainsi, il n’a rien d’extravagant dans sa conduite, il agit comme les
autres ; et tout ce qu’ils font dans la sotte pensйe qu’ils suivent le
vrai bien, il le fait par un autre principe, qui est que les vraisemblances
йtant pareilles d’un et d’autre cфtй l’exemple et la commoditй sont les
contrepoids qui l’entraоnent. « Il suit donc les moeurs de
son pays parce que la coutume l’emporte : il monte sur son cheval, comme
un qui ne serait pas philosophe, parce qu’il le souffre mais sans croire que ce
soit de droit, ne sachant pas si cet animal n’a pas au contraire celui de se
servir de lui. Il se fait aussi quelque violence pour йviter certains
vices ; et mкme il garde la fidйlitй au mariage, а cause de la peine qui
suit les dйsordres ; mais si celle qu’il prendrait surpasse celle qu’il
йvite, il y demeure en repos, la rиgle de son action йtant en tout la commoditй
et la tranquillitй. Il rejette donc bien loin cette vertu stoпque qu’on peint
avec une mine sйvиre, un regard farouche, des cheveux hйrissйs, le front ridй
et en sueur, dans une posture pйnible et tendue, loin des hommes, dans un morne
silence, et seul sur la pointe d’un rocher : fantфme, а ce qu’il dit,
capable d’effrayer les enfants, et qui ne fait lа autre chose, avec un travail
continuel, que de chercher le repos, oщ elle n’arrive jamais. La sienne est
naпve, familiиre, plaisante, enjouйe, et pour ainsi dire folвtre ; elle
suit ce qui la charme, et badine nйgligemment des accidents bons ou mauvais,
couchйe mollement dans le sein de l’oisivetй tranquille d’oщ elle montre aux
hommes qui cherchent la fйlicitй avec tant de peine, que c’est lа seulement oщ
elle repose, et que l’ignorance et l’in curiositй sont deux doux oreillers pour
une tкte bien faite, comme il dit lui-mкme. « Je ne puis pas vous
dissimuler, Monsieur, qu’en lisant cet auteur et le comparant avec Йpictиte,
j’ai trouvй qu’ils йtaient assurйment les deux plus grands dйfenseurs des deux
plus cйlиbres sectes du monde, et les seules conformes а la raison, puisqu’on
ne peut suivre qu’une de ces deux routes, savoir : ou qu’il y a un Dieu,
et lors il y place son souverain bien, ou qu’il est incertain, et qu’alors le
vrai bien l’est aussi, puis qu’il en est incapable. « J’ai pris un plaisir extrкme
а remarquer dans ces divers raisonnements en quoi les uns et les autres sont
arrivйs а quelque conformitй avec la sagesse vйritable qu’ils ont essayй de
connaоtre. Car, s’il est agrйable d’observer dans la nature le dйsir qu’elle a
de peindre Dieu dans tous ses ouvrages, oщ l’on en voit quelque caractиre parce
qu’ils en sont les images, combien est-il plus juste de considйrer dans les
productions des esprits les efforts qu’ils font pour imiter la vertu
essentielle, mкme en la fuyant, et de remarquer en quoi ils y arrivent et en
quoi ils s’en йgarent, comme j’ai tвchй de faire dans cette йtude ! « Il est vrai, Monsieur, que
vous venez de me faire voir admirablement le peu d’utilitй que les Chrйtiens
peuvent retirer de ces йtudes philosophiques. Je ne laisserai pas, nйanmoins,
avec votre permission, de vous dire encore ma pensйe, prкt nйanmoins de
renoncer а toutes les lumiиres qui ne viendront point de vous : en quoi
j’aurai l’avantage, ou d’avoir rencontre la vйritй par bonheur, ou de la
recevoir de vous avec assurance. Il me semble que la source des erreurs de ces
deux sectes est de n’avoir pas su que l’йtat de l’homme а prйsent diffиre de
celui de sa crйation, de sorte que l’un remarquant quelques traces de sa
premiиre grandeur, et ignorant sa corruption, a traitй la nature comme saine et
sans besoin de rйparateur, ce qui le mиne au comble de la superbe ; au
lieu que l’autre, йprouvant la misиre prйsente et ignorant la premiиre dignitй,
traite la nature comme nйcessairement infirme et irrйparable, ce qui le
prйcipite dans le dйsespoir d’arriver а un vйritable bien, et de lа dans une
extrкme lвchetй. Ainsi ces deux йtats qu’il fallait connaоtre ensemble pour
voir toute la vйritй, йtant connus sйparйment, conduisent nйcessairement а l’un
de ces deux vices, d’orgueil et de paresse, oщ sont infailliblement tous les
hommes avant la grвce puisque s’ils ne demeurent dans leurs dйsordres par
lвchetй, ils en sortent par vanitй, tant il est vrai ce que vous venez de me
dire de saint Augustin, et que je trouve d’une grande йtendue. Car en effet on
leur rend hommage en bien des maniиres. « C’est donc de ces lumiиres
imparfaites qu’il arrive que l’un, connaissant les devoirs de l’homme et
ignorant son impuissance, se perd dans la prйsomption, et que l’autre,
connaissant l’impuissance et non le devoir, il s’abat dans la lвchetй ;
d’oщ il semble que, puisque l’un conduit а la vйritй, l’autre а l erreur, l’on
formerait en les alliant une morale parfaite. Mais, au lieu de cette paix, il
ne rйsulterait de leur assemblage qu’une guerre et qu’une destruction
gйnйrale : car l’un йtablissant la certitude, l’autre le doute, l’un la
grandeur de l’homme, l’autre sa faiblesse, ils ruinent la vйritй aussi bien que
les faussetйs l’un de l’autre. De sorte qu’ils ne peuvent subsister seuls а
cause de leurs dйfauts, ni s’unir а cause de leurs oppositions et qu’ainsi ils
se brisent et s’anйantissent pour faire place а la vйritй de l’Йvangile. C’est
elle qui accorde les contrariйtйs par un art tout divin, et, unissant tout ce
qui est de vrai et chassant tout ce qui est de faux elle en fait une sagesse
vйritablement cйleste oщ s’accordent ces opposйs qui йtaient incompatibles dans
ces doctrines humaines. Et la raison en est que ces sages du monde placent les
contraires dans un mкme sujet ; car l’un attribuait la grandeur а la
nature et l’autre la faiblesse а cette mкme nature, ce qui ne pouvait
subsister ; au lieu que la foi nous apprend а les mettre en des sujets
diffйrents : tout ce qu’il y a d’infirme appartenant а la nature, tout ce
qu’il y a de puissant appartenant а la grвce. Voilа l’union йtonnante et
nouvelle que Dieu seul pouvait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui
n’est qu’une image et qu’un effet de l’union ineffable de deux natures dans la
seule personne d’un Homme-Dieu. « Je vous demande pardon,
Monsieur, dit M. Pascal а M. de Saci, de m’emporter ainsi devant vous dans la
thйologie, au lieu de demeurer dans la philosophie qui йtait seule mon
sujet ; mais il m’y a conduit insensiblement ; et il est difficile de
n’y pas entrer, quelque vйritй qu’on traite, parce qu’elle est le centre de
toutes les vйritйs ; ce qui paraоt ici parfaitement, puisqu’elle enferme
si visiblement toutes celles qui se trouvent dans ces opinions. Aussi je ne
vois pas comment aucun d’eux pourrait refuser de la suivre. Car s’ils sont
pleins de la pensйe de la grandeur de l’homme qu’ont-ils imaginй qui ne cиde
aux promesses de l’Йvangile, qui ne sont autre chose que le digne prix de la
mort d’un Dieu ? Et s’ils se plaisaient а voir l’infirmitй de la nature
leurs idйes n’йgalent plus celles de la vйritable faiblesse du pйchй, dont la
mкme mort a йtй le remиde. Ainsi tous y trouvent plus qu’ils n’ont dйsirй et ce
qui est admirable, ils s’y trouvent unis, eux qui ne pouvaient s’allier dans un
degrй infiniment infйrieur. » M. de Saci ne put s’empкcher de
tйmoigner а M. Pascal qu’il йtait surpris comment il savait tourner les choses,
mais il avoua en mкme temps que tout le monde n’avait pas le secret comme lui
de faire des lectures des rйflexions si sages et si йlevйes. Il lui dit qu’il
ressemblait а ces mйdecins habiles qui, par la maniиre adroite de prйparer les
plus grands poisons, en savent tirer les plus grands remиdes. Il ajouta que,
quoiqu’il vоt bien, parce qu’il venait de lui dire, que ces lectures lui
йtaient utiles, il ne pouvait pas croire nйanmoins qu’elles fussent
avantageuses а beaucoup de gens dont l’esprit se traоnerait un peu, et n’aurait
pas assez d’йlйvation pour lire ces auteurs et en juger, et savoir tirer les
perles du milieu du fumier aurum ex stercore, disait un Pиre. Ce qu’on pouvait
bien plus dire de ces philosophes, dont le fumier, par sa noire fumйe, pouvait
obscurcir la foi chancelante de ceux qui les lisent. C’est pourquoi il
conseillerait toujours а ces personnes de ne pas s’exposer lйgиrement а ces
lectures, de peur de se perdre avec ces philosophes et de devenir l’objet des
dйmons et la pвture des vers, selon le langage de l’Йcriture, comme ces
philosophes. l’ont йtй. « Pour l’utilitй de ces
lectures, dit M. Pascal, je vous dirai fort simplement ma pensйe. Je trouve
dans Йpictиte un art incomparable pour troubler le repos de ceux qui le
cherchent dans les choses extйrieures et pour les forcer а reconnaоtre qu’ils
sont de vйritables esclaves et de misйrables aveugles ; qu’il est impossible
qu’ils trouvent autre chose que l’erreur et la douleur qu’ils fuient, s’ils ne
se donnent sans rйserve а Dieu seul. Montaigne est incomparable pour confondre
l’orgueil de ceux qui, hors la foi, se piquent d’une vйritable justice ;
pour dйsabuser ceux qui s’attachent а leurs opinions, et qui croient trouver
dans les sciences des vйritйs inйbranlables ; et pour convaincre si bien
la raison de son peu de lumiиre et de ses йgarements, qu’il est difficile,
quand on fait un bon usage de ses principes, d’кtre tentй de trouver des
rйpugnances dans les mystиres : car l’esprit en est si battu, qu’il est
bien йloignй de vouloir juger si l’incarnation ou le mystиre de l’Eucharistie
sont possibles ; ce que les hommes du commun n’agitent que trop souvent. « Mais si Йpictиte combat la
paresse, il mиne а l’orgueil, de sorte qu’il peut кtre trиs nuisible а ceux qui
ne sont pas persuadйs de la corruption de la plus par faite justice qui n’est
pas de la foi. Et Montaigne est absolument pernicieux а ceux qui ont quelque
pente а l’impiйtй et aux vices. C’est pourquoi ces lectures doivent кtre
rйglйes avec beaucoup de soin, de discrйtion et d’йgard а la condition et aux
moeurs de ceux а qui on les conseille. Il me semble seulement qu’en les
joignant ensemble elles ne pourraient rйussir fort mal, parce que l’une
s’oppose au mal de l’autre : non qu’elles puissent donner la vertu, mais
seulement troubler dans les vices : l’вme se trouvant combattue par ces
contraires, dont l’un chasse l’orgueil et l’autre la paresse, et ne pouvant
reposer dans aucun de ces vices par ses raisonnements ni aussi les fuir
tous. » Ce fut ainsi que ces deux
personnes d’un si bel esprit s’accordиrent enfin au sujet de la lecture de ces
philosophes, et se rencontrиrent au mкme terme, oщ ils arrivиrent nйanmoins
d’une maniиre un peu diffйrente : M. de Saci y йtant arrivй tout d’un coup
par la claire vue du Christianisme, et M. Pascal n’y йtant arrivй qu’aprиs
beaucoup de dйtours en s’attachant aux principes de ces philosophes. Lorsque M. de Saci et tout Port-Royal-des-Champs
йtaient ainsi tout occupйs de la joie que causait la conversion et la vue de M.
Pascal et qu’on y admirait la force toute-puissante de la grвce qui, par une
misйricorde dont il y a peu d’exemples, avait si profondйment abaissй cet esprit
si йlevй de lui- mкme, etc. De l’esprit gйomйtrique On peut avoir trois principaux
objets dans l’йtude de la vйritй : l’un, de la dйcouvrir quand on la
cherche ; l’autre, de la dйmontrer quand on la possиde ; le dernier,
de la discerner d’avec le faux quand on l’examine. Je ne parle point du
premier : je traite particuliиrement du second, et il enferme le
troisiиme. Car, si l’on sait la mйthode de prouver la vйritй, on aura en mкme
temps celle de la discerner, puisqu’en examinant si la preuve qu’on en donne
est conforme aux rиgles qu’on connaоt, on saura si elle est exactement
dйmontrйe. La gйomйtrie, qui excelle en ces
trois genres, a expliquй l’art de dйcouvrir les vйritйs inconnues ; et
c’est ce qu’elle appelle analyse, et dont il serait inutile de discourir aprиs
tant d’excellents ouvrages qui ont йtй faits. Celui de dйmontrer les vйritйs
dйjа trouvйes, et de les йclaircir de telle sorte que la preuve en soit
invincible, est le seul que je veux donner ; et je n’ai pour cela qu’а
expliquer la mйthode que la gйomйtrie y observe : car elle l’enseigne
parfaitement par ses exemples, quoiqu’elle n’en produise aucun discours. Et
parce que cet art consiste en deux choses principales, l’une de prouver chaque
proposition en particulier, l’autre de disposer toutes les propositions dans le
meilleur ordre, j’en ferai deux sections, dont l’une contiendra les rиgles de
la conduite des dйmonstrations gйomйtriques, c’est- а-dire mйthodiques et
parfaites, et la seconde comprendra celles de l’ordre gйomйtrique, c’est-а-dire
mйthodique et accompli : de sorte que les deux ensemble enfermeront tout
ce qui sera nйcessaire pour la conduite du raisonnement а prouver et discerner
les vйritйs, les quelles j’ai dessein de donner entiиres. Je ne puis faire mieux entendre
la conduite qu’on doit garder pour rendre les dйmonstrations convaincantes,
qu’en expliquant celle que la gйomйtrie observe. Mais il faut auparavant que je
donne l’idйe d’une mйthode encore plus йminente et plus accomplie, mais oщ les
hommes ne sauraient jamais arriver : car ce qui passe la gйomйtrie nous
surpasse ; et nйanmoins il est nйcessaire d’en dire quelque chose,
quoiqu’il soit impossible de le pratiquer. Cette vйritable mйthode, qui
formerait les dйmonstrations dans la plus haute excellence, s’il йtait possible
d’y arriver, consisterait en deux choses principales : l’une, de
n’employer aucun terme dont on n’eыt auparavant expliquй nettement le
sens ; l’autre, de n’avancer jamais aucune proposition qu’on ne dйmontrвt
par des vйritйs dйjа connues ; c’est-а-dire, en un mot, а dйfinir tous les
termes et а prouver toutes les propositions. Mais, pour suivre l’ordre mкme que
j’explique, il faut que je dйclare ce que j’entends par dйfinition. On ne reconnaоt en gйomйtrie que
les seules dйfinitions que les logiciens appellent dйfinitions de nom,
c’est-а-dire que les seules impositions de nom aux choses qu’on a clairement
dйsignйes en termes parfaitement connus ; et je ne parle que de celles-lа
seulement. Leur utilitй et leur usage est
d’йclaircir et d’abrйger le discours, en exprimant, par le seul nom qu’on
impose, ce qui ne pourrait se dire qu’en plusieurs termes ; en sorte
nйanmoins que le nom imposй demeure dйnuй de tout autre sens, s’il en a, pour
n’avoir plus que celui auquel on le destine uniquement. En voici un exemple :
si l’on a besoin de distinguer dans les nombres ceux qui sont divisibles en
deux йgalement d’avec ceux qui ne le sont pas, pour йviter de rйpйter souvent
cette condition, on lui donne un nom en cette sorte : j’appelle tout
nombre divisible en deux йgalement, nombre pair. Voilа une dйfinition
gйomйtrique : parce qu’aprиs avoir clairement dйsignй une chose, savoir
tout nombre divisible en deux йgalement, on lui donne un nom que l’on destitue
de tout autre sens, s’il en a, pour lui donner celui de la chose dйsignйe. D’oщ il paraоt que les
dйfinitions sont trиs libres, et qu’elles ne sont jamais sujettes а кtre
contredites ; car il n’y a rien de plus permis que de donner а une chose
qu’on a clairement dйsignйe un nom tel qu’on voudra. Il faut seulement prendre
garde qu’on n’abuse de la libertй qu’on a d’imposer des noms, en donnant le
mкme а deux choses diffйrentes. Ce n’est pas que cela ne soit
permis, pourvu qu’on n’en confonde par les consйquences, et qu’on ne les йtende
pas de l’une а l’autre. Mais si l’on tombe dans ce vice,
on peut lui opposer un remиde trиs sыr et trиs infaillible : c’est de
substituer mentalement la dйfinition а la place du dйfini, et d’avoir toujours
la dйfinition si prй sente, que toutes les fois qu’on parle, par exemple, de
nombre pair, on entende prйcisйment que c’est celui qui est divisible en deux
parties йgales, et que ces deux choses soient tellement jointes et insйparables
dans la pensйe, qu’aussitфt que le discours en exprime l’une, l’esprit y
attache immйdiatement l’autre. Car les gйomиtres et tous ceux qui agissent
mйthodiquement, n’imposent des noms aux choses que pour abrйger le discours, et
non pour diminuer ou changer l’idйe des choses dont ils discourent. Et ils
prйtendent que l’esprit supplйe toujours la dйfinition entiиre aux termes
courts, qu’ils n’emploient que pour йviter la confusion que la multitude des
paroles apporte. Rien n’йloigne plus promptement
et plus puissamment les surprises captieuses des sophistes que cette mйthode,
qu’il faut avoir toujours prйsente, et qui suffit seule pour bannir toutes
sortes de difficultйs et d’йquivoques. Ces choses йtant bien entendues,
je reviens а l’explication du vйritable ordre, qui consiste, comme je disais, а
tout dйfinir et а tout prouver. Certainement cette mйthode serait
belle, mais elle est absolument impossible : car il est йvident que les
premiers termes qu’on voudrait dйfinir, en supposeraient de prйcйdents pour
servir а leur explication, et que de mкme les premiиres propositions qu’on
voudrait prouver en supposeraient d’autres qui les prйcйdassent ; et ainsi
il est clair qu’on n’arriverait jamais aux premiиres. Aussi, en poussant les recherches
de plus en plus, on arrive nйcessairement а des mots primitifs qu’on ne peut
plus dйfinir, et а des principes si clairs qu’on n’en trouve plus qui le soient
davantage pour servir а leur preuve. D’oщ il paraоt que les hommes sont dans
une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit
dans un ordre absolument accompli. Mais il ne s’ensuit pas de lа
qu’on doive abandonner toute sorte d’ordre. Car il y en a un, et c’est celui de
la gйomйtrie, qui est а la vйritй infйrieur en ce qu’il est moins convaincant,
mais non pas en ce qu’il est moins certain. Il ne dйfinit pas tout et ne prouve
pas tout, et c’est en cela qu’il lui cиde ; mais il ne suppose que des
choses claires et constantes par la lumiиre naturelle, et c’est pourquoi il est
parfaitement vйritable, la nature le soutenant au dйfaut du discours. Cet
ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas а tout dйfinir ou а
tout dйmontrer, ni aussi а ne rien dйfinir ou а ne rien dйmontrer, mais а se
tenir dans ce milieu de ne point dйfinir les choses claires et entendues de
tous les hommes, et de dйfinir toutes les autres ; et de ne point prouver
toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Contre
cet ordre pиchent йgalement ceux qui entreprennent de tout dйfinir et de tout
prouver et ceux qui nйgligent de le faire dans les choses qui ne sont pas
йvidentes d’elles-mкmes. C’est ce que la gйomйtrie
enseigne parfaitement. Elle ne dйfinit aucune de ces choses, espace, temps,
mouvement, nombre, йgalitй, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce
que ces termes-lа dйsignent si naturellement les choses qu’ils signifient, а
ceux qui entendent la langue, que l’йclaircissement qu’on en voudrait faire
apporterait plus d’obscuritй que d’instruction. Car il n’y a rien de plus
faible que le discours de ceux qui veulent dйfinir ces mots primitifs. Quelle
nйcessitй y a-t-il, par exemple, d’expliquer ce qu’on entend par le mot
homme ? Ne sait-on pas assez quelle est la chose qu’on veut dйsigner par
ce terme ? Et quel avantage pensait nous procurer Platon, en disant que
c’йtait un animal а deux jambes sans plumes ? Comme si l’idйe que j’en ai
naturellement, et que je ne puis exprimer, n’йtait pas plus nette et plus sыre
que celle qu’il me donne par son explication inutile et mкme ridicule ;
puisqu’un homme ne perd pas l’humanitй en perdant les deux jambes, et qu’un
chapon ne l’acquiert pas en perdant ses plumes. Il y en a qui vont jusqu’а cette
absurditй d’expliquer un mot par le mot mкme. J’en sais qui ont dйfini la
lumiиre en cette sorte : « La lumiиre est un mouvement luminaire des
corps lumineux » ; comme si on pouvait entendre les mots de luminaire
et de lumineux sans celui de lumiиre. On ne peut entreprendre de
dйfinir l’кtre sans tomber dans cette absurditй : car on ne peut dйfinir
un mot sans commencer par celui-ci, c’est, soit qu’on l’exprime ou qu’on le
sous-entende Donc pour dйfinir l’кtre, il faudrait dire c’est, et ainsi
employer le mot dйfini dans la dйfinition. On voit assez de lа qu’il y a des
mots incapables d’кtre dйfinis ; et si la nature n’avait supplйй а ce
dйfaut par une idйe pareille qu’elle a donnйe а tous les hommes, toutes nos
expressions seraient confuses ; au lieu qu’on en use avec la mкme
assurance et la mкme certitude que s’ils йtaient expliquйs d’une maniиre
parfaitement exempte d’йquivoques ; parce que la nature nous en a
elle-mкme donnй, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l’art
nous acquiert par nos explications. Ce n’est pas que tous les hommes
aient la mкme idйe de l’essence des choses que je dis qu’il est impossible et
inutile de dйfinir. Car, par exemple, le temps est de
cette sorte. Qui le pourra dйfinir ? Et pourquoi l’entreprendre, puisque
tous les hommes conзoivent ce qu’on veut dire en parlant de temps, sans qu’on
le dйsigne davantage ? Cependant il y a bien de diffйrentes opinions
touchant l’essence du temps. Les uns disent que c’est le mouvement d’une chose
crййe ; les autres, la mesure du mouvement, etc. Aussi ce n’est pas la
nature de ces choses que je dis qui est connue de tous : ce n’est
simplement que le rapport entre le nom et la chose ; en sorte qu’а cette
expression, temps, tous portent la pensйe vers le mкme objet ce qui suffit pour
faire que ce terme n’ait pas besoin d’кtre dйfini, quoique ensuite, en
examinant ce que c’est que le temps, on vienne а diffйrer de sentiment aprиs
s’кtre mis а y penser ; car les dйfinitions ne sont faites que pour
dйsigner les choses que l’on nomme, et non pas, pour en montrer la nature. Ce n’est pas qu’il ne soit permis
d’appeler du nom de temps le mouvement d’une chose crййe ; car, comme j’ai
dit tantфt, rien n’est plus libre que les dйfinitions. Mais, en suite de cette
dйfinition, il y aura deux choses qu’on appellera du nom de temps : l’une
est celle que tout le monde entend naturellement par ce mot, et que tous ceux
qui parlent notre langue nomment par ce terme ; l’autre sera le mouvement
d’une chose crййe, car on l’appellera aussi de ce nom suivant cette nouvelle
dйfinition. Il faudra donc йviter les йquivoques, et ne pas confondre les
consйquences. Car il ne s’ensuivra pas de lа que la chose qu’on entend
naturellement par le mot de temps soit en effet le mouvement d’une chose crййe.
Il a йtй libre de nommer ces deux choses de mкme ; mais il ne le sera pas
de les faire convenir de nature aussi bien que de nom. Ainsi, si l’on avance ce
discours : « Le temps est le mouvement d’une chose
crййe » ; il faut demander ce qu’on entend par ce mot de temps,
c’est-а- dire si on lui laisse le Sens ordinaire et reзu de tous, ou si on l’en
dйpouille pour lui donner en cette occasion celui de mouvement d’un chose
crййe. Que si on le destitue de tout autre sens, on ne peut contredire, et ce
sera une dйfinition libre, ensuite de laquelle, comme j’ai dit, il y aura deux
choses qui auront ce mкme nom. Mais si on lui laisse son sens ordinaire, et
qu’on prйtende nйanmoins que ce qu’on entend par ce mot soit le mouvement d’une
chose crййe, on peut contredire. Ce n’est plus une dйfinition libre, c’est une
proposition qu’il faut prouver, si ce n’est qu’elle soit trиs йvidente
d’elle-mкme ; et alors ce sera un principe et un axiome, mais jamais une
dйfinition, parce que dans cette йnonciation on n’entend pas que le mot de
temps signifie la mкme chose que ceux-ci, le mouvement d’une chose crййe ;
mais on entend que ce que l’on conзoit par le terme de temps soit ce mouvement
supposй. Si je ne savais combien il est nйcessaire
d’entendre ceci parfaitement, et combien il arrive а toute heure, dans les
discours familiers et dans les discours de science, des occasions pareilles а
celle-ci que j’ai donnйe en exemple, je ne m’y serais pas arrкtй. Mais il me
semble, par l’expйrience que j’ai de la confusion des disputes, qu’on ne peut
trop entrer dans cet esprit de nettetй, pour lequel je fais tout ce traitй,
plus que pour le sujet que j’y traite. Car combien y a-t-il de personnes
qui croient avoir dйfini le temps quand ils ont dit que c’est la mesure du
mouvement, en lui laissant cependant son sens ordinaire ! Et nйanmoins ils
ont fait une proposition, et non pas une dйfinition. Combien y en a-t-il de
mкme qui croient avoir dйfini le mouvement quand ils ont dit : Motus nec simpliciter
actus nec mera potentia est, sed actus entis in potentia. Et cependant, s’ils
laissent au mot de mouvement son sens ordinaire comme ils font, ce n’est pas
une dйfinition, mais une proposition ; et confondant ainsi les dйfinitions
qu’ils appellent dйfinitions de nom, qui sont les vйritables dйfinitions
libres, permises et gйomйtriques, avec celles qu’ils appellent dйfinitions de
chose, qui sont proprement des propositions nullement libres, mais sujettes а
contradiction, ils s’y donnent la libertй d’en former aussi bien que des
autres ; et chacun dйfinissant les mкmes choses а sa maniиre, par une
libertй qui est aussi dйfendue dans ces sortes de dйfinitions que permise dans
les premiиres, ils embrouillent toutes choses et, perdant tout ordre et toute
lumiиre, ils se perdent eux-mкmes et s’йgarent dans des embarras inexplicables. On n’y tombera jamais en suivant
l’ordre de la gйomйtrie. Cette judicieuse science est bien йloignйe de dйfinir
ces mots primitifs, espace, temps, mouvement, йgalitй, majoritй, diminution,
tout, et les autres que le monde entend de soi-mкme. Mais, hors ceux-lа, le
reste des termes qu’elle emploie y sont tellement йclaircis et dйfinis, qu’on
n’a pas besoin de dictionnaire pour en entendre aucun ; de sorte qu’en un
mot tous ces termes sont parfaitement intelligibles, ou par la lumiиre
naturelle ou par les dйfinitions qu’elle en donne. Voilа de quelle sorte elle йvite
tous les vices qui se peuvent rencontrer dans le premier point, lequel consiste
а dйfinir les seules choses qui en ont besoin. Elle en use de mкme а l’йgard de
l’autre point, qui consiste а prouver les propositions qui ne sont pas
йvidentes. Car, quand elle est arrivйe aux premiиres vйritйs connues, elle
s’arrкte lа et demande qu’on les accorde, n’ayant rien de plus clair pour les
prouver : de sorte que tout ce que la gйomйtrie pro pose est parfaitement
dйmontrй, ou par la lumiиre naturelle, ou par les preuves. De lа vient que si cette science
ne dйfinit pas et ne dйmontre pas toutes choses, c’est par cette seule raison
que cela nous est impossible. Mais comme la nature fournit tout ce que cette
science ne donne pas, son ordre а la vйritй ne donne pas une perfection plus
qu’humaine, mais il a toute celle oщ les hommes peuvent arriver. Il m’a semblй
а propos de donner dиs l’entrйe de ce discours cette... On trouvera peut-кtre йtrange que
la gйomйtrie ne puisse dйfinir aucune des choses qu’elle a pour principaux
objets : car elle ne peut dйfinir ni le mouvement, ni les nombres, ni
l’espace ; et ce pendant ces trois choses sont celles qu’elle considиre
particuliиrement et selon la recherche desquelles elle prend ces trois
diffйrents noms de mйcanique, d’arithmйtique, de gйomйtrie, ce dernier mot
appartenant au genre et а l’espиce. Mais on n’en sera pas surpris, si
l’on remarque que cette admirable science ne s’attachant qu’aux choses les plus
simples, cette mкme qualitй qui les rend dignes d’кtre ses objets, les rend
incapables d’кtre dйfinies ; de sorte que le manque de dйfinition est
plutфt une perfection qu’un dйfaut, parce qu’il ne vient pas de leur obscuritй,
mais au contraire de leur extrкme йvidence, qui est telle qu’encore qu’elle
n’ait pas la conviction des dйmonstrations, elle en a toute la certitude. Elle
suppose donc que l’on sait quelle est la chose qu’on entend par ces mots :
mouvement, nombre, espace ; et, sans s’arrкter а les dйfinir inutilement,
elle en pйnиtre la nature, et en dй couvre les merveilleuses propriйtйs. Ces trois choses, qui comprennent
tout l’univers, selon ces paroles : Deus fecit omnia in pondere, in
numero, et mensura, ont une liaison rйciproque et nйcessaire. Car on ne peut
imaginer de mouvement sans quelque chose qui se meuve ; et cette chose
йtant une, cette unitй est l’origine de tous les nombres ; enfin le
mouvement ne pouvant кtre sans espace, on voit ces trois choses enfermйes dans
la premiиre. Le temps mкme y est aussi compris : car le mouvement et le
temps sont relatifs l’un а l’autre ; la promptitude et la lenteur, qui
sont les diffйrences des mouvements, ayant un rapport nйcessaire avec le temps. Ainsi il y a des propriйtйs
communes а toutes choses, dont la connaissance ouvre l’esprit aux plus grandes
merveilles de la nature. La principale comprend les deux infinitйs qui se
rencontrent dans toutes : l’une de grandeur, l’autre de petitesse. Car quelque prompt que soit un
mouvement, on peut en concevoir un qui le soit davantage, et hвter encore ce
dernier ; et ainsi toujours а l’infini, sans jamais arriver а un qui le
soit de telle sorte qu’on ne puisse plus y ajouter. Et au contraire, quelque
lent que soit un mouvement, on peut le retarder davantage, et encore ce
dernier ; et ainsi а l’infini, sans jamais arriver а un tel degrй de
lenteur qu’on ne puisse encore en descendre а une infinitй d’autres sans tomber
dans le repos. De mкme, quelque grand que soit
un nombre, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui surpasse le
dernier ; et ainsi а l’infini, sans jamais arriver а un qui ne puisse plus
кtre augmentй. Et au contraire, quelque petit que soit un nombre, comme la
centiиme ou la dix-milliиme partie, on peut encore en concevoir un moindre, et
toujours а l’infini, sans arriver au zйro ou nйant. Quelque grand que soit un espace,
on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui soit davantage ; et
ainsi а l’infini, sans jamais arriver а un qui ne puisse plus кtre augmentй. Et
au contraire si quelque petit que soit un espace, on peut encore en considйrer
un moindre, et toujours а l’infini, sans jamais arriver а un indivisible qui
n’ait plus aucune йtendue. Il en est de mкme du temps. On
peut toujours en concevoir un plus grand sans dernier, et un moindre, sans
arriver а un instant et а un pur nйant de durйe. C’est-а-dire, en un mot, que
quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit,
il y en a toujours un plus grand et un moindre : de sorte qu’ils se
soutiennent tous entre le nйant et l’infini, йtant toujours infiniment йloignйs
de ces extrкmes. Toutes ces vйritйs ne se peuvent
dйmontrer, et cependant ce sont les fondements et les principes de la gйomйtrie.
Mais comme la cause qui les rend incapables de dйmonstration n’est pas leur
obscuritй mais au contraire leur extrкme йvidence, ce manque de preuve n’est
pas un dйfaut, mais plutфt une perfection. D’oщ l’on voit que la gйomйtrie
ne peut dйfinir les objets ni prouver les principes ; mais par cette seule
et avantageuse raison, que les uns et les autres sont dans une extrкme clartй
naturelle, qui convainc la raison plus puissamment que le discours. Car qu’y a-t-il de plus йvident
que cette vйritй, qu’un nombre, tel qu’il soit, peut кtre augmentй ? ne
peut-on pas le doubler ? Que la promptitude d’un mouvement peut кtre
doublйe, et qu’un espace . peut кtre doublй de mкme ? Et qui peut aussi
douter qu’un nombre, tel qu’il soit, ne puisse кtre divisй par la moitiй, et sa
moitiй encore par la moitiй ? Car cette moitiй serait-elle un nйant ?
et comment ces deux moitiйs, qui seraient deux zйros, feraient-elles un
nombre ? De mкme, un mouvement, quelque lent qu’il soit, ne peut-il pas
кtre ralenti de moitiй, en sorte qu’il parcoure le mкme espace dans le double
du temps, et comment se pourrait-il que ces deux moitiйs de vitesse, qui
seraient deux repos, fissent la premiиre vitesse ? Enfin un espace,
quelque petit qu’il soit, ne peut-il pas кtre divisй en deux, et ces moitiйs
encore ? Et comment pourrait-il se faire que ces moitiйs fussent
indivisibles sans aucune йtendue, elles qui, jointes ensemble, ont fait la
premiиre йtendue ? Il n’y a point de connaissance
naturelle dans l’homme qui prй cиde celles- lа, et qui les surpasse en clartй.
Nйanmoins, afin qu’il y ait exemple de tout, on trouve des esprits, excellents
en toutes autres choses, que ces infinitйs choquent, et qui n’y peuvent en
aucune sorte consentir. Je n’ai jamais connu personne qui
ait pensй qu’un espace ne puisse кtre augmentй. Mais j’en ai vu quelques-uns,
trиs habiles d’ailleurs, qui ont assurй qu’un espace pouvait кtre divisй en
deux parties indivisibles, quelque absurditй qu’il s’y rencontre. Je me suis
attachй а rechercher en eux quelle pouvait кtre la cause de cette obscuritй, et
j’ai trouvй qu’il n’y en avait qu’une principale, qui est qu’ils ne sauraient
concevoir un contenu divisible а l’infini : d’oщ ils concluent qu’il n’y
est pas divisible. C’est une maladie naturelle а
l’homme de croire qu’il possиde la vйritй directement ; et de lа vient
qu’il est toujours disposй а nier tout ce qui lui est incomprйhensible ;
au lieu qu’en effet il ne connaоt naturellement que le mensonge, et qu’il ne
doit prendre pour vйritables que les choses dont le contraire lui paraоt faux.
Et c’est pourquoi, toutes les fois qu’une proposition est inconcevable, il faut
en suspendre le jugement et ne pas la nier а cette marque, mais en examiner le
contraire ; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment
affirmer la premiиre, tout incomprйhensible qu’elle est. Appliquons cette rиgle
а notre sujet. Il n’y a point de gйomиtre qui ne
croie l’espace divisible а l’in fini. On ne peut non plus l’кtre sans ce
principe qu’кtre homme sans вme. Et nйanmoins il n’y en a point qui comprenne
une division infinie ; et l’on ne s’assure de cette vйritй que par cette
seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu’on comprend parfaitement
qu’il est faux qu’en divisant un espace on puisse arriver а une partie indivisible,
c’est-а-dire qui n’ait aucune йtendue. Car qu’y a-t-il de plus absurde
que de prйtendre qu’en divisant toujours un espace, on arrive enfin а une
division telle qu’en la divisant en deux, chacune des moitiйs reste indivisible
et sans aucune йtendue, et qu’ainsi ces deux nйants d’йtendue fissent en semble
une йtendue ? Car je voudrais demander а ceux qui ont cette idйe, s’ils
conзoivent nettement que deux indivisibles se touchent : si c’est partout,
ils ne sont qu’une mкme chose, et partant les deux ensemble sont
indivisibles ; et si ce n’est pas partout, ce n’est donc qu’en une
partie : donc ils ont des parties, donc ils ne sont pas indivisibles. Que
s’ils confessent, comme en effet ils l’avouent quand on les presse que leur
proposition est aussi inconcevable que l’autre, qu’ils reconnaissent que ce
n’est pas par notre capacitй а concevoir ces choses que nous devons juger de
leur vйritй, puisque ces deux contraires йtant tous deux inconcevables, il est
nйanmoins nйcessairement certain que l’un des deux est vйritable. Mais qu’а ces difficultйs
chimйriques, et qui n’ont de proportion qu’а notre faiblesse, ils opposent ces
clartйs naturelles et ces vйritйs solides : s’il йtait vйritable que
l’espace fыt composй d’un certain nombre fini d’indivisibles, il s’ensuivrait
que deux espaces, dont chacun serait carrй, c’est-а-dire йgal et pareil de tous
cфtйs, йtant doubles l’un de l’autre, l’un contiendrait un nombre de ces
indivisibles double du nombre des indivisibles de l’autre. Qu’ils retiennent
bien cette consйquence, et qu’ils s’exercent ensuite а ranger des points en
carrйs jusqu’а ce qu’ils en aient rencontrй deux dont l’un ait le double des
points de l’autre, et alors je leur ferai cйder tout ce qu’il y a de gйomиtres
au monde. Mais si la chose est naturellement impossible, c’est-а-dire s’il y a
impossibilitй invincible а ranger des carrйs de points, dont l’un en ait le
double de l’autre, comme je le dйmontrerais en ce lieu-lа mкme si la chose
mйritait qu’on s’y arrкtвt, qu’ils en tirent la consйquence. Et pour les soulager dans les
peines qu’ils auraient en de certaines rencontres, comme а concevoir qu’un
espace ait une infinitй de divisibles, vu qu’on les parcourt en si peu de
temps, pendant lequel on aurait parcouru cette infinitй des divisibles, il faut
les avertir qu’ils ne doivent pas comparer des choses aussi disproportionnйes
qu’est l’infinitй des divisibles avec le peu de temps oщ ils sont
parcourus : mais qu’ils comparent l’espace entier avec le temps entier, et
les infinis divisibles de l’espace avec les infinis instants de ce temps ;
et ainsi ils trouveront que l’on parcourt une infinitй de divisibles en une
infinitй d’instants, et un petit espace en un petit temps ; en quoi il n’y
a plus la disproportion qui les avait йtonnйs. Enfin, s’ils trouvent йtrange
qu’un petit espace ait autant de parties qu’un grand, qu’ils entendent aussi
qu’elles sont plus petites а mesure, et qu’ils regardent le firmament au
travers d’un petit verre, pour se familiariser avec cette connaissance, en
voyant chaque partie du ciel en chaque partie du verre. Mais s’ils ne peu vent
comprendre que des parties si petites, qu’elles nous sont imperceptibles,
puissent кtre autant divisйes que le firmament, il n’y a pas de meilleur remиde
que de les leur faire regarder avec des lunettes qui grossissent cette pointe
dйlicate jusqu’а une prodigieuse masse ; d’oщ ils concevront aisйment que,
par le secours d’un autre verre encore plus artistement taillй, on pourrait les
grossir jusqu’а йgaler ce firmament dont ils admirerait l’йtendue. Et ainsi ces
objets leur paraissant maintenant trиs facilement divisibles, qu’ils se
souviennent que la nature peut infiniment plus que l’art. Car enfin qui les a
assurйs que ces verres auront changй la grandeur naturelle de ces objets, ou
s’ils auront au contraire rйtabli la vйritable, que la figure de notre oeil
avait changйe et raccourcie, comme font les lunettes qui amoindrissent ? Il est fвcheux de s’arrкter а ces
bagatelles ; mais il y a des temps de niaiser. Il suffit de dire а des esprits
clairs en cette matiиre que deux nйants d’йtendue ne peuvent pas faire une
йtendue. Mais parce qu’il y en a qui prйtendent s’йchapper а cette lumiиre par
cette merveilleuse rйponse, que deux nйants d’йtendue peuvent aussi bien faire
une йtendue que deux unitйs dont aucune n’est nombre font un nombre par leur
assemblage ; il faut leur repartir qu’ils pourraient opposer, de la mкme
sorte, que vingt mille hommes font une armйe, quoique aucun d’eux ne soit
armйe ; que mille maisons font une ville, quoique aucune ne soit
ville ; ou que les parties font le tout, quoique aucune ne soit le tout,
ou, pour demeurer dans la comparaison des nombres, que deux binaires font le
quaternaire, et dix dizaines une centaine, quoique aucun ne le soit. Mais ce
n’est pas avoir l’esprit juste que de confondre par des comparaisons si
inйgales la nature immuable des choses avec leurs noms libres et volontaires,
et dйpendant du caprice des hommes qui les ont composйs. Car il est clair que
pour faciliter les discours on a donnй le nom d’armйe а vingt mille hommes,
celui de ville, plusieurs maisons, celui de dizaines а dix unitйs ; et que
de cette libertй naissent les noms d’unitй, binaire, quaternaire, dizaine,
centaine, diffйrents par nos fantaisies, quoique ces choses soient en effet de
mкme genre par leur nature invariable, et qu’elles soient toutes proportionnйes
entre elles et ne diffиrent que du plus ou du moins, et quoique, en suite de
ces noms, le binaire ne soit pas quaternaire ni une maison une ville, non plus
qu’une ville n’est pas une maison. Mais encore, quoiqu’une maison ne
soit pas une ville, elle n’est pas nйanmoins un nйant de ville ; il y a
bien de la diffйrence entre n’кtre pas une chose et en кtre un nйant. Car, afin qu’on entende la chose
а fond, il faut savoir que la seule raison pour laquelle l’unitй n’est pas au
rang des nombres est qu’Euclide et les premiers auteurs qui ont traitй
l’arithmйtique, ayant plusieurs propriйtйs а donner qui convenaient а tous les
nombres hormis а l’unitй, pour йviter de dire souvent qu’en tout nombre, hors
l’unitй, telle condition se rencontre, ils ont exclu l’unitй de la
signification du mot nombre, par la libertй que nous avons dйjа dit qu’on a de
faire а son grй des dйfinitions. Aussi, s’ils eussent voulu, ils en eussent de
mкme exclu le binaire et le ternaire, et tout ce qu’il leur eыt plu ; car
on en est maоtre, pourvu qu’on en avertisse : comme au contraire l’unitй
se met quand on veut au rang des nombres, et les fractions de mкme. Et, en
effet, l’on est obligй de le faire dans les propositions gйnйrales, pour йviter
de dire а chaque fois : « en tout nombre, et а l’unitй et aux
fractions, une telle propriйtй se trouve » ; et c’est en ce sens
indйfini que je l’ai pris dans tout ce que j’en ai йcrit. Mais le mкme Euclide
qui a фtй а l’unitй le nom de nombre, ce qui lui a йtй permis, pour faire
entendre nйanmoins qu’elle n’est pas un nйant, mais qu’elle est au contraire du
mкme genre, il dйfinit ainsi les grandeurs homogиnes : « Les
grandeurs, dit-il, sont dites кtre de mкme genre, lorsque l’une йtant plusieurs
fois multipliйe peut arriver а surpasser l’autre. » Et par consйquent,
puisque l’unitй peut, йtant multipliйe plusieurs fois, surpasser quelque nombre
que ce soit, elle est de mкme genre que les nombres prйcisйment par son essence
et par sa nature immuable, dans le sens du mкme Euclide qui a voulu qu’elle ne
fыt pas appelйe nombre. Il n’en est pas de mкme d’un
indivisible а l’йgard d’une йtendue ; car non seulement il diffиre de nom,
ce qui est volontaire, mais il diffиre de genre, par la mкme dйfinition,
puisqu’un indivisible multipliй autant de fois qu’on voudra, est si йloignй de
pouvoir sur passer une йtendue, qu’il ne peut jamais former qu’un seul et
unique indivisible ; ce qui est naturel et nйcessaire, comme il est dйjа
montrй. Et comme cette derniиre preuve est fondйe sur la dйfinition de ces deux
choses, indivisible et йtendue, on va achever et consommer la dйmonstration. Un indivisible est ce qui n’a
aucune partie, et l’йtendue est ce qui a diverses parties sйparйes. Sur ces dйfinitions, je dis que
deux indivisibles йtant unis ne font par une йtendue. Car, quand ils sont unis,
ils se touchent chacun en une partie ; et ainsi les parties par oщ ils se
touchent ne sont pas sйparйes, puisque autrement elles ne se toucheraient pas.
Or, par leur dйfinition, ils n’ont point d’autres parties : donc ils n’ont
pas de parties sйparйes ; donc ils ne sont pas une йtendue, par la
dйfinition qui porte la sйparation des parties. On montrera la mкme chose de
tous les autres indivisibles qu’on y joindra, par la mкme raison. Et partant un
indivisible, multipliй autant qu’on voudra, ne fera jamais une йtendue. Donc il
n’est pas de mкme genre que l’йtendue, par la dйfinition des choses du mкme
genre. Voilа comment on dйmontre que les
indivisibles ne sont pas de mкme genre que les nombres. De lа vient que deux
unitйs peuvent bien faire un nombre, parce qu’elles sont de mкme genre et que
deux indivisibles ne font pas une йtendue, parce qu’ils ne sont pas du mкme
genre. D’oщ l’on voit combien il y a peu de raison de comparer le rapport qui
est entre l’unitй et les nombres а celui qui est entre les indivisibles et
l’йtendue. Mais si l’on veut prendre dans
les nombres une comparaison qui reprйsente avec justesse ce que nous
considйrons dans l’йtendue, il faut que ce soit le rapport du zйro aux
nombres ; car le zйro n’est pas du mкme genre que les nombres, parce
qu’йtant multipliй, il ne peut les surpasser : de sorte que c’est un
vйritable indivisible de nombre, comme l’indivisible est un vйritable zйro
d’йtendue. Et on en trouvera un pareil entre le repos et le mouvement, et entre
un instant et le temps ; car toutes ces choses sont hйtйrogиnes а leurs
grandeurs, parce qu’йtant infiniment multipliйes, elles ne peuvent jamais faire
que des indivisibles d’йtendue, et par la mкme raison. Et alors on trouvera une
correspondance parfaite entre ces choses ; car toutes ces grandeurs sont
divisibles а l’infini, sans tomber dans leurs indivisibles, de sorte qu’elles
tiennent toutes le milieu entre l’infini et le nйant. Voilа l’admirable rapport que la
nature a mis entre ces choses, et les deux merveilleuses infinitйs qu’elle a
proposйes aux hommes, non pas а concevoir, mais а admirer ; et pour en
finir la considйration par une derniиre remarque, j’ajouterai que ces deux
infinis, quoique infiniment diffйrents, sont nйanmoins relatifs l’un а l’autre,
de telle sorte que la connaissance de l’un mиne nйcessairement а la
connaissance de l’autre. Car dans les nombres, de ce
qu’ils peuvent toujours кtre augmentйs, il s’ensuit absolument qu’ils peuvent
toujours кtre diminuйs, et cela clairement : car si l’on peut multiplier
un nombre jusqu’а 100 000, par exemple, on peut aussi en prendre une cent
milliиme partie, en le divisant par le mкme nombre qu’on le multiplie, et ainsi
tout terme d’augmentation deviendra terme de division, en changeant l’entier en
fraction. De sorte que l’augmentation infinie enferme nйcessairement aussi la
division infinie. Et dans l’espace le mкme rapport
se voit entre ces deux infinis contraires ; c’est-а-dire que, de ce qu’un
espace peut кtre infiniment prolongй, il s’ensuit qu’il peut кtre infiniment
diminuй, comme il paraоt en cet exemple : Si on regarde au travers d’un
verre un vaisseau qui s’йloigne toujours directement, il est clair que le lieu
du diaphane oщ l’on remarque un point tel qu’on voudra du navire haussera
toujours par un flux continuel, а mesure que le vaisseau fuit. Donc, si la
course du vaisseau est toujours allongйe et jusqu’а l’infini, ce point haussera
continuellement ; et cependant il n’arrivera jamais а celui oщ tombera le
rayon horizontal menй de l’oeil au verre, de sorte qu’il en approchera toujours
sans y arriver jamais, divisant sans cesse l’espace qui restera sous ce point
horizontal, sans y arriver jamais. D’oщ l’on voit la consйquence nйcessaire qui
se tire de l’infinitй de l’йtendue du cours du vaisseau, а la division infinie
et infiniment petite de ce petit espace restant au-dessous de ce point
horizontal. Ceux qui ne seront pas satisfaits
de ces raisons, et qui demeureront dans la crйance que l’espace n’est pas
divisible а l’infini, ne peuvent rien prйtendre aux dйmonstrations
gйomйtriques ; et, quoi qu’ils puissent кtre йclairйs en d’autres choses,
ils le seront fort peu en celles-ci : car on peut aisйment кtre trиs
habile homme et mauvais gйomиtre. Mais ceux qui verront clairement ces vйritйs
pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double
infinitй qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette
considйration merveilleuse а se connaоtre eux-mкmes, en se regardant placйs
entre une infinitй et un nйant d’йtendue, entre une infinitй et un nйant de
nombre, entre une infinitй et un nйant de mouvement, entre une infinitй et un
nйant de temps. Sur quoi on peut apprendre а s’estimer а son juste prix, et
former des rйflexions qui valent mieux que tout le reste de la gйomйtrie mкme. J’ai cru кtre obligй de faire
cette longue considйration en faveur de ceux qui, ne comprenant pas d’abord
cette double infinitй, sont capables d’en кtre persuadйs. Et, quoiqu’il y en
ait plusieurs qui aient assez de lumiиre pour s’en passer, il peut nйanmoins
arriver que ce discours, qui sera nйcessaire aux uns, ne sera pas entiиrement
inutile aux autres. De l’art de persuader L’art de persuader a un rapport
nйcessaire а la maniиre dont les hommes consentent а ce qu’on leur propose, et
aux conditions des choses qu’on veut faire croire. Personne n’ignore qu’il y a deux
entrйes par oщ les opinions sont reзues dans l’вme, qui sont ses deux
principales puissances, l’entendement et la volontй. La plus naturelle est
celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir qu’aux vйritйs
dйmontrйes ; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle
de la volontй ; car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours
emportйs а croire non pas par la preuve, mais par l’agrйment. Cette voie est
basse, indigne et йtrangиre : aussi tout le monde la dйsavoue. Chacun fait
profession de ne croire et mкme de n’aimer que s’il sait le mйriter. Je ne parle pas ici des vйritйs
divines, que je n’aurais garde de faire tomber sous l’art de persuader, car
elles sont infiniment au dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre
dans l’вme, et par la maniиre qu’il lui plaоt, Je sais qu’il a voulu qu’elles
entrent du coeur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le coeur, pour
humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prйtend devoir кtre juge
des choses que la volontй choisit, et pour guйrir cette volontй infirme, qui
s’est toute corrompue par ses sales attachements. Et de lа vient qu’au lieu
qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il faut les connaоtre avant que de
les aimer, ce qui a passй en proverbe, les saints au contraire disent en
parlant des choses divines qu’il faut les aimer pour les connaоtre, et qu’on
n’entre dans la vйritй que par la charitй, dont ils ont fait une de leurs plus
utiles sentences. En quoi il paraоt que Dieu a
йtabli cet ordre surnaturel, et tout contraire а l’ordre qui devait кtre
naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont nйanmoins corrompu cet
ordre en faisant des choses profanes ce qu’ils devaient faire des choses
saintes, parce qu’en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plaоt. Et de
lа vient l’йloignement oщ nous sommes de consentir aux vйritйs de la religion
chrйtienne, tout opposйe а nos plaisirs. « Dites-nous des choses agrйables
et nous vous йcouterons », disaient les Juifs а Moпse ; comme si
l’agrйment devait rйgler la crйance ! Et c’est pour punir ce dйsordre par
un ordre qui lui est conforme, que Dieu ne verse ses lumiиres dans les esprits
qu’aprиs avoir domptй la rйbellion de la volontй par une douceur toute cйleste
qui le charme et qui l’entraоne. Je ne parle donc que des vйritйs
de notre portйe ; et c’est d’elles que je dis que l’esprit et le coeur
sont comme les portes par oщ elles sont reзues dans l’вme, mais que bien peu
entrent par l’esprit, au lieu qu’elles y sont introduites en foule par les
caprices tйmйraires de la volontй, sans le conseil du raisonnement. Ces puissances ont chacune leurs
principes et les premiers moteurs de leurs actions. Ceux de l’esprit sont des vйritйs
naturelles et connues а tout le monde, comme que le tout est plus grand que sa
partie, outre plusieurs axiomes particuliers que les uns reзoivent et non pas
d’autres, mais qui, dиs qu’ils sont admis, sont aussi puissants, quoique faux,
pour emporter la crйance, que les plus vйritables. Ceux de la volontй sont de
certains dйsirs naturels et communs а tous les hommes, comme le dйsir d’кtre
heureux, que personne ne peut pas ne pas avoir, outre plusieurs objets
particuliers que chacun suit pour y arriver, et qui, ayant la force de nous
plaire, sont aussi forts, quoique pernicieux en effet, pour faire agir la
volontй, que s’ils faisaient son vйritable bonheur. Voilа pour ce qui regarde les
puissances qui nous portent а con sentir. Mais pour les qualitйs des choses
que nous devons persuader, elles sont bien diverses. Les unes se tirent, par une
consйquence nйcessaire, des principes communs et des vйritйs avouйes. Celles-lа
peuvent кtre infailliblement persuadйes ; car, en montrant le rapport
qu’elles ont avec les principes accordйs, il y a une nйcessitй inйvitable de
convaincre, et il est impossible qu’elles ne soient pas reзues dans l’вme dиs
qu’on a pu les enrфler а ces vйritйs qu’elle a dйjа admises. Il y en a qui ont une union
йtroite avec les objets de notre satisfaction ; et celles-lа sont encore
reзues avec certitude, car aussitфt qu’on fait apercevoir а l’вme qu’une chose
peut la conduire а ce qu’elle aime souverainement, il est inйvitable qu’elle ne
s’y porte avec joie. Mais celles qui ont cette liaison
tout ensemble, et avec les vйritйs avouйes, et avec les dйsirs du coeur, sont
si sыres de leur effet, qu’il n’y a rien qui le soit davantage dans la nature.
Comme au contraire ce qui n’a de rapport ni а nos crйances ni а nos plaisirs,
nous est importun, faux et absolument йtranger. En toutes ces rencontres il n’y a
point а douter. Mais il y en a oщ les choses qu’on veut faire croire sont bien
йtablies sur des vйritйs connues, mais qui sont en mкme temps contraires aux
plaisirs qui nous touchent le plus. Et celles-lа sont en grand pйril de faire
voir, par une expйrience qui n’est que trop ordinaire, ce que je disais au
commencement : que cette вme impйrieuse, qui se vantait de n’agir que par
raison, suit par un choix honteux et tйmйraire ce qu’une volontй corrompue
dйsire, quelque rйsistance que l’esprit trop йclairй puisse y opposer. C’est alors qu’il se fait un
balancement douteux entre la vйritй et la voluptй, et que la connaissance de
l’une et le sentiment de l’autre font un combat dont le succиs est bien
incertain, puisqu’il faudrait, pour en juger, connaоtre tout ce qui se passe
dans le plus intйrieur de l’homme, que l’homme mкme ne connaоt presque jamais. Il paraоt de lа que, quoi que ce
soit qu’on veuille persuader, il faut avoir йgard а la personne а qui on en
veut, dont il faut connaоtre l’esprit et le coeur, quels principes il accorde,
quelles choses il aime ; et ensuite remarquer, dans la chose dont il
s’agit, quels rapports elle a avec les principes avouйs, ou avec les objets
dйlicieux par les charmes qu’on lui donne. De sorte que l’art de persuader
consiste autant en celui d’agrйer qu’en celui de convaincre, tant les hommes se
gouvernent plus par caprice que par raison ! Or, de ces deux mйthodes, l’une
de convaincre, l’autre d’agrйer, je ne donnerai ici que les rиgles de la
premiиre ; et encore au cas qu’on ait accordй les principes et qu’on
demeure ferme а les avouer : autrement je ne sais s’il y aurait un art
pour accommoder les preuves а l’inconstance de nos caprices. Mais la maniиre d’agrйer est bien
sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus
admirable ; aussi, si je n’en traite pas, c’est parce que je n’en suis pas
capable ; et je m’y sens tellement disproportionnй, que je crois la chose
absolument impossible. Ce n’est pas que je ne croie
qu’il y ait des rиgles aussi sыres pour plaire que pour dйmontrer, et que qui
les saurait parfaitement connaоtre et pratiquer ne rйussоt aussi sыrement а se
faire aimer des rois et de toutes sortes de personnes, qu’а dйmontrer les
йlйments de la gйomйtrie а ceux qui ont assez d’imagination pour en comprendre
les hypothиses. Mais j’estime, et c’est peut-кtre ma faiblesse qui me le fait
croire, qu’il est impossible d’y arriver. Au moins je sais que si quelqu’un en
est capable, ce sont des personnes que je connais, et qu’aucun autre n’a sur
cela de si claires et de si abondantes lumiиres. La raison de cette extrкme
difficultй vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables.
Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec
une telle diversitй, qu’il n’y a point d’homme plus diffйrent d’un autre que de
soi mкme dans les divers temps. Un homme a d’autres plaisirs qu’une
femme ; un riche et un pauvre en ont de diffйrents ; un prince, un
homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes,
les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les
changent. Or, il y a un art, et c’est celui
que je donne, pour faire voir la liaison des vйritйs avec leurs principes soit
devrai, soit de plaisir, pourvu que les principes qu’on a une fois avouйs
demeurent fermes et sans кtre jamais dйmentis. Mais comme il y a peu de
principes de cette sorte, et que hors de la gйomйtrie, qui ne considиre que des
figures trиs simples, il n’y a presque point de vйritйs dont nous demeurions
toujours d’accord, et encore moins d’objets de plaisir dont nous ne changions а
toute heure, je ne sais s’il y a moyen de donner des rиgles fermes pour accorder
les discours а l’inconstance de nos caprices. Cet art que j’appelle l’art de
persuader, et qui n’est proprement que la conduite des preuves mйthodiques
parfaites consiste en trois parties essentielles : а dйfinir les termes
dont on doit se servir par des dйfinitions claires ; а proposer des
principes ou axiomes йvidents pour prouver la chose dont il s’agit ; et а
substituer toujours mentalement dans la dйmonstration les dйfinitions а la
place des dйfinis. La raison de cette mйthode est
йvidente, puisqu’il serait inutile de proposer ce qu’on peut prouver et d’en
entreprendre la dйmonstration, si on n’avait auparavant dйfini clairement tous
les termes qui ne sont pas intelligibles ; et qu’il faut de mкme que la
dйmonstration soit prйcйdйe de la demande des principes йvidents qui y sont
nйcessaires, car si l’on n’assure le fondement on ne peut assurer
l’йdifice ; et qu’il faut enfin en dйmontrant substituer mentalement la
dйfinition a la place des dйfinis, puisque autrement on pourrait abuser des divers
sens qui se rencontrent dans les termes. Il est facile de voir qu’en observant
cette mйthode on est sыr de convaincre, puisque, les termes йtant tous entendus
et parfaitement exempts d’йquivoques par les dйfinitions, et les principes
йtant accordйs, si dans la dйmonstration on substitue toujours mentalement les
dйfinitions а la place des dйfinis, la force invincible des consйquences ne
peut manquer d’avoir tout son effet. Aussi jamais une dйmonstration
dans laquelle ces circonstances sont gardйes n’a pu recevoir le moindre
doute ; et jamais celles oщ elles manquent ne peuvent avoir de force. Il importe donc bien de les
comprendre et de les possйder, et c’est pourquoi, pour rendre la chose plus
facile et plus prйsente, je les donnerai toutes en ce peu de rиgles qui
renferment tout ce qui est nйcessaire pour la perfection des dйfinitions, des
axiomes et des dйmonstrations, et par consйquent de la mйthode entiиre des
preuves gйomйtriques de l’art de persuader. Rиgles pour les dйfinitions. — 1.
N’entreprendre de dйfinir aucune des choses tellement connues d’elles-mкmes,
qu’on n’ait point de termes plus clairs pour les expliquer. 2. N’omettre aucun
des termes un peu obscurs ou йquivoques, sans dйfinition. 3. N’employer dans la
dйfinition des termes que des mots parfaitement connus, ou dйjа expliquйs. Rиgles pour les axiomes. — 1.
N’omettre aucun des principes nйcessaires sans avoir demandй si on l’accorde,
quelque clair et йvident qu’il puisse кtre. 2. Ne demander en axiomes que des
choses parfaitement йvidentes d’elles-mкmes. Rиgles pour les dйmonstrations. —
1. N’entreprendre de dйmontrer aucune des choses qui sont tellement йvidentes
d’elles mкmes qu’on n’ait rien de plus clair pour les prouver. 2. Prouver
toutes les propositions un peu obscures, et n’employer а leur preuve que des
axiomes trиs йvidents, ou des propositions dйjа accordйes ou dйmontrйes. 3.
Substituer toujours mentalement les dйfinitions а la place des dйfinis, pour ne
pas se tromper par l’йquivoque des termes que les dйfinitions ont restreints. Voilа les huit rиgles qui
contiennent les prйceptes des preuves solides et immuables. Desquelles il y en
a trois qui ne sont pas absolument nйcessaires, et qu’on peut nйgliger sans
erreur ; qu’il est mкme difficile et comme impossible d’observer toujours
exactement, quoiqu’il soit plus parfait de le faire autant qu’on peut ; ce
sont les trois premiers de chacune des parties : Pour les dйfinitions : Ne
dйfinir aucun des termes qui sont parfaitement connus. Pour les axiomes : N’omettre
а demander aucun des axiomes parfaitement йvidents et simples. Pour les dйmonstrations : Ne
dйmontrer aucune des choses trиs connues d’elles-mкmes. Car il est sans doute que ce
n’est pas une grande faute de dйfinir et d’expliquer bien clairement des
choses, quoique trиs claires d’elles mкmes, ni d’omettre а demander par avance
des axiomes qui ne peuvent кtre refusйs au lieu oщ ils sont nйcessaires, ni
enfin de prou ver des propositions qu’on accorderait sans preuve. Mais les cinq autres rиgles sont
d’une nйcessitй absolue, et on ne peut s’en dispenser sans un dйfaut essentiel
et souvent sans erreur ; et c’est pourquoi je les reprendrai ici en
particulier. Rиgles nйcessaires pour les
dйfinitions. — N’omettre aucun des termes un peu obscurs ou йquivoques, sans
dйfinition. N’employer dans les dйfinitions que des termes parfaitement connus
ou dйjа expliquйs. Rиgles nйcessaires pour les
axiomes. — Ne demander en axiomes que des choses йvidentes. Rиgles nйcessaires pour les
dйmonstrations. — Prouver toutes les propositions, en n’employant а leur preuve
que des axiomes trиs йvidents d’eux-mкmes, ou des propositions dйjа montrйes ou
accordйes. N’abuser jamais de l’йquivoque des termes, en manquant de substituer
mentalement les dйfinitions qui les restreignent ou les expliquent. Voilа les cinq rиgles qui forment
tout ce qu’il y a de nйcessaire pour rendre les preuves convaincantes,
immuables, et, pour tout dire, gйomйtriques ; et les huit rиgles ensemble
les rendent encore plus parfaites. Je passe maintenant а celle de
l’ordre dans lequel on doit disposer les propositions, pour кtre dans une suite
excellente et gйomйtrique. Aprиs avoir йtabli… Voilа en quoi consiste cet art de
persuader, qui se renferme dans ces deux principes : Dйfinir tous les noms
qu’on impose ; prouver tout, en substituant mentalement les dйfinitions а
la place des dй finis. Sur quoi il me semble а propos de
prйvenir trois objections principales qu’on pourra faire. L’une, que cette
mйthode n’a rien de nouveau ; l’autre, qu’elle est bien facile а
apprendre, sans qu’il soit nйcessaire pour cela d’йtudier les йlйments de
gйomйtrie, puis qu’elle consiste en ces deux mots qu’on sait а la premiиre
lecture ; et enfin qu’elle est assez inutile, puisque son usage est
presque renfermй dans les seules matiиres gйomйtriques. Il faut donc faire voir qu’il n’y
a rien de si inconnu, rien de plus difficile а pratiquer, et rien de plus utile
et de plus universel. Pour la premiиre objection, qui
est que ces rиgles sont communes dans le monde, qu’il faut tout dйfinir et tout
prouver, et que les logiciens mкmes les ont mises entre les prйceptes de leur
art, je voudrais que la chose fut vйritable, et qu’elle fыt si connue, que je
n’eusse pas eu la peine de rechercher avec tant de soin la source de tous les
dйfauts des raisonnements, qui sont vйritablement communs. Mais cela l’est si
peu, que, si l’on en excepte les seuls gйomиtres, qui sont en si petit nombre
qu’ils sont uniques en tout un peuple et dans un long temps, on n’en voit aucun
qui le sache aussi. Il sera aisй de le faire entendre а ceux qui auront
parfaitement conзu le peu que j’en ai dit ; mais s’ils ne l’ont pas
compris parfaitement, j’avoue qu’ils n’y auront rien а y apprendre. Mais s’ils
sont entrйs dans l’esprit de ces rиgles, et qu’elles aient assez fait
d’impression pour s’y enraciner et s’y affermir, ils sentiront combien il y a
de diffйrence entre ce qui est dit ici et ce que quelques logiciens en ont
peut-кtre dйcrit d’approchant au hasard, en quelques lieux de leurs ouvrages. Ceux qui ont l’esprit de
discernement savent combien il y a de diffйrence entre deux mots semblables,
selon les lieux et les circonstances qui les accompagnent. Croira-t-on, en
vйritй, que deux personnes qui ont lu et appris par coeur le mкme livre le
sachent йgalement, si l’un le comprend en sorte qu’il en sache tous les
principes, la force des consйquences, les rйponses aux objections qu’on y peut
faire, et toute l’йconomie de l’ouvrage ; au lieu qu’en l’autre ce soient
des paroles mortes, et des semences qui, quoique pareilles а celles qui ont
produit des arbres si fertiles, sont demeurйes sиches et infructueuses dans
l’esprit stйrile qui les a reзues en vain ? Tous ceux qui disent les mкmes
choses ne les possиdent pas de la mкme sorte ; et c’est pourquoi
l’incomparable auteur de l’Art de confйrer s’arrкte avec tant de soin а
faire entendre qu’il ne faut pas juger de la capacitй d’un homme par
l’excellence d’un bon mot qu’on lui entend dire : mais, au lieu d’йtendre
l’admiration d’un bon discours а la personne, qu’on pйnиtre, dit- il, l’esprit
d’oщ il sort, qu’on tente s’il le tient de sa mйmoire ou d’un heureux
hasard ; qu’on le reзoive avec froideur et avec mйpris, afin de voir s’il
ressentira qu’on ne donne pas а ce qu’il dit l’estime que son prix
mйrite : on verra le plus souvent qu’on le lui fera dйsavouer sur l’heure,
et qu’on le tirera bien loin de cette pensйe meilleure qu’il ne croit, pour le
jeter dans une autre toute basse et ridicule. Il faut donc sonder comme cette
pensйe est logйe en son auteur ; comment, par oщ, jusqu’oщ il la possиde :
autrement, le jugement prйcipitй sera jugй tйmйraire. Je voudrais demander а des
personnes йquitables si ce principe : « La matiиre est dans une
incapacitй naturelle, invincible de penser », et celui-ci : « Je
pense, donc je suis », sont en effet les mкmes dans l’esprit de Descartes
et dans l’esprit de saint Augustin, qui a dit la mкme chose douze cents ans
auparavant. En vйritй, je suis bien йloignй
de dire que Descartes n’en soit pas le vйritable auteur, quand mкme il ne
l’aurait appris que dans la lecture de ce grand saint ; car je sais
combien il y a de diffйrence entre йcrire un mot а l’aventure, sans y faire une
rйflexion plus longue et plus йtendue, et apercevoir dans ce mot une suite
admirable de consйquences, qui prouve la distinction des natures matйrielle et
spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d’une physique entiиre,
comme Descartes a prйtendu faire. Car, sans examiner s’il a rйussi efficacement
dans sa prйtention, je suppose qu’il l’ait fait, et c’est dans cette
supposition que je dis que ce mot est aussi diffйrent dans ses йcrits d’avec le
mкme mot dans les autres qui l’ont dit en passant, qu’un homme plein de vie et
de force d’avec un homme mort. Tel dira une chose de soi-mкme
sans en comprendre l’excellence, oщ un autre comprendra une suite merveilleuse
de consйquences qui nous font dire hardiment que ce n’est plus le mкme mot, et
qu’il ne le doit non pas а celui d’oщ il l’a appris, qu’un arbre admirable
n’appartiendra pas а celui qui en aurait jetй la semence, sans y penser et sans
la connaоtre, dans une terre abondante qui en aurait profitй de la sorte par sa
propre fertilitй. Les mкmes pensйes poussent
quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur : infertiles
dans leur champ naturel, abondantes йtant transplantйes. Mais il arrive bien
plus souvent qu’un bon esprit fait produire lui-mкme а ses propres pensйes tout
le fruit dont elles sont capables, et qu’ensuite quelques autres, les ayant ouп
estimer, les empruntent et s’en parent, mais sans en connaоtre l’excellence ;
et c’est alors que la diffйrence d’un mкme mot en diverses bouches paraоt le
plus. C’est de cette sorte que la
logique a peut-кtre empruntй les rиgles de la gйomйtrie sans en comprendre la
force : et ainsi, en les met tant а l’aventure parmi celles qui lui sont
propres, il ne s’ensuit pas de lа qu’ils aient entrй dans l’esprit de la
gйomйtrie ; et je serai bien йloignй, s’ils n’en donnent pas d’autres
marques que de l’avoir dit en passant, de les mettre en parallиle avec cette
science, qui apprend la vйritable mйthode de conduire la raison. Mais je serai
au contraire bien disposй а les en exclure, et presque sans retour. Car de
l’avoir dit en passant, sans avoir pris garde que tout est renfermй lа dedans,
et au lieu de suivre ces lumiиres, s’йgarer а perte de vue aprиs des recherches
inutiles, pour courir а ce que celles-lа offrent et qu’elles ne peuvent donner,
c’est vйritablement montrer qu’on n’est guиre clairvoyant, et bien que si l’on
avait manquй de les suivre parce qu’on ne les avait pas aperзues. La mйthode de ne point errer est
recherchйe de tout le monde. Les logiciens font profession d’y conduire, les
gйomиtres seuls y arrivent, et, hors de leur science et de ce qui l’imite, il
n’y a point de vйritables dйmonstrations. Tout l’art en est renfermй dans les
seuls prйceptes que nous avons dits : ils suffisent seuls, ils prouvent
seuls ; toutes les autres rиgles sont inutiles ou nuisibles. Voilа ce que
je sais par une longue expйrience de toutes sortes de livres et de personnes. Et sur cela je fais le mкme
jugement de ceux qui disent que les gйomиtres ne leur donnent rien de nouveau
par ces rиgles, parce qu’ils les avaient en effet, mais confondues parmi une
multitude d’autres inutiles ou fausses dont ils ne pouvaient pas les discerner,
que de ceux qui cherchent un diamant de grand prix parmi un grand nombre de
faux, mais qu’ils n’en sauraient pas distinguer, se vanteraient, en les tenant
tous ensemble, de possйder le vйritable aussi bien que celui qui, sans
s’arrкter а ce vil amas, porte la main sur la pierre choisie que l’on
recherche, et pour laquelle on ne jetait pas tout le reste. Le dйfaut d’un raisonnement faux
est une maladie qui se guйrit par ces deux remиdes. On en a composй un autre
d’une infinitй d’herbes inutiles oщ les bonnes se trouvent enveloppйes et oщ
elles demeurent sans effet, par les mauvaises qualitйs de ce mйlange. Pour dйcouvrir tous les sophismes
et toutes les йquivoques des raisonnements captieux, ils ont inventй des noms
barbares qui йtonnent ceux qui les entendent ; et au lieu qu’on ne peut
dйbrouiller tous les replis de ce noeud si embarrassй qu’en tirant l’un des
bouts que les gйomиtres assignent, ils en ont marquй un nombre йtrange d’autres
oщ ceux-lа se trouvent compris, sans qu’ils sachent lequel est le bon. Et ainsi, en nous montrant un
nombre de chemins diffйrents, qu’ils disent nous conduire oщ nous tendons,
quoiqu’il n’y en ait que deux qui y mиnent, il faut savoir les marquer en
particulier ; on prйtendra que la gйomйtrie, qui les assigne certainement,
ne donne que ce qu’on avait dйjа des autres, parce qu’ils donnaient en effet la
mкme chose et davantage, sans prendre garde que ce prйsent perdait son prix par
son abondance, et qu’ils фtaient en ajoutant. Rien n’est plus commun que les
bonnes choses : il n’est question que de les discerner ; et il est
certain qu’elles sont toutes naturelles et а notre portйe, et mкme connues de
tout le monde. Mais on ne sait pas les distinguer. Ceci est universel. Ce n’est
pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l’excellence de
quelque genre que ce soit. On s’йlиve pour y arriver, et on s’en йloigne :
il faut le plus souvent s’abaisser. Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui
les lisent croient qu’ils auraient pu faire. La nature, qui seule est bonne,
est toute familiиre et commune. Je ne fais donc pas de doute que
ces rиgles, йtant les vйritables, ne doivent кtre simples, naпves, naturelles,
comme elles le sont. Ce n’est pas barbara et baralipton qui forment le
raisonnement. Il ne faut pas guinder l’esprit ; les maniиres tendues et
pйnibles le remplissent d’une sotte prйsomption par une йlйvation йtrangиre et
par une enflure vaine et ridicule au lieu d’une nourriture solide et
vigoureuse. Et l’une des raisons principales qui йloignent autant ceux qui
entrent dans ces connaissances du vйritable chemin qu’ils doivent suivre, est
l’imagination qu’on prend d’abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en
leur donnant le nom de grandes, hautes. йlevйes, sublimes. Cela perd tout. Je
voudrais les nommer basses communes, familiиres : ces noms-lа leur
conviennent mieux ; je hais ces mots d’enflure... Comparaison des chrйtiens des
premiers temps avec ceux d’aujourd’hui On ne voyait que des Chrйtiens
parfaitement consommйs dans tous les points nйcessaires au salut. Au lieu que l’on voit aujourd’hui
une ignorance si grossiиre qu’elle fait gйmir tous ceux qui ont des sentiments
de tendresse pour l’Eglise. On n’entrait alors dans l’Eglise
qu’aprиs de grands travaux et de longs dйsirs. On s’y trouve maintenant sans
aucune peine, sans soin et sans travail. On n’y йtait admis qu’aprиs un
examen trиs exact. On y est reзu maintenant avant
qu’on soit en йtat d’кtre examinй. On n’y йtait reзu alors qu’aprиs
avoir abjurй sa vie passйe, qu’aprиs avoir renoncй au monde, et а la chair, et
au Diable. On y entre maintenant avant qu’on
soit en йtat de faire aucune de ces choses. Enfin il fallait autrefois sortir
du monde pour кtre reзu dans l’Eglise. Au lieu qu’on entre aujourd’hui
dans l’Йglise en mкme temps que dans le monde. On connaissait alors par ce
procйdй une distinction essentielle du monde avec l’Eglise. On les considйrait comme deux
contraires, comme deux ennemis irrйconciliables, dont l’un persйcute l’autre
sans discontinuation, et dont le plus faible en apparence doit un jour triompher
du plus fort. En sorte que [de] ces deux partis contraires on quittait l’un
pour entrer dans l’autre ; on abandonnait les maximes de l’un, pour
embrasser les maximes de l’autre ; on se dйvкtait des sentiments de l’un,
pour se revкtir des sentiments de l’autre. Enfin on quittait, on renonзait,
on abjurait le monde oщ l’on avait reзu sa premiиre naissance, pour se vouer
totalement а l’Йglise oщ l’on prenait comme sa seconde naissance : et
ainsi on concevait une diffйrence йpouvantable entre l’un et l’autre, au lieu
qu’on se trouve maintenant presque au mкme moment dans l’un et dans
l’autre ; et le mкme moment qui nous fait naоtre au monde, nous fait
renaоtre dans l’Eglise. De sorte que la raison survenant ne fait plus de
distinction de ces deux mondes si contraires. Elle s’йlиve dans l’un, et dans
l’autre tout ensemble. On frйquente les Sacrements, et on jouit des plaisirs de
ce monde, etc. Et ainsi, au lieu qu’autrefois on
voyait une distinction essentielle entre l’un et l’autre, on les voit
maintenant confondus et mкlйs, en sorte qu’on ne les discerne quasi plus. De lа vient qu’on ne voyait
autrefois entre les Chrйtiens que des personnes trиs instruites. Au lieu qu’elles sont maintenant
dans une ignorance qui fait horreur. De lа vient qu’autrefois ceux qui
avaient йtй renйs par le baptкme, et qui avaient quittй les vices du monde,
pour entrer dans la piйtй de l’Eglise, retombaient si rarement de l’Eglise dans
le monde ; au lieu qu’on ne voit maintenant rien de plus ordinaire que les
[vices] du monde dans le coeur des Chrйtiens. L’Йglise des Saints se trouve
tant souillйe par le mйlange des mйchants ; et ses enfants, qu’elle a
conзus et portйs dиs l’enfance dans ses flancs, sont ceux-lа mкme qui portent
dans son coeur, c’est-а-dire jusqu’а la participation de ses plus augustes
mystиres le plus cruel de ses ennemis, c’est-а-dire l’esprit du monde, l’esprit
d’ambition, l’esprit de vengeance, l’esprit d’impuretй, l’esprit de
concupiscence. Et l’amour qu’elle a pour ses enfants l’oblige d’admettre
jusques dans ses entrailles le plus cruel de ses persйcuteurs Mais ce n’est pas а l’Йglise а
qui l’on doit imputer les malheurs qui ont suivi un changement de discipline si
salutaire, car comme elle a vu que la dilation du baptкme laissait un grand
nombre d’enfants dans la malйdiction d’Adam, elle a voulu les dйlivrer de cette
masse de perdition, en prйcipitant le secours qu’elle leur donne. Et cette
bonne mиre ne voit qu’avec un regret extrкme que ce qu’elle a procurй pour le
salut de ses enfants devienne l’occasion de la perte des adultes. Son vйritable esprit est que ceux
qu’elle retire dans un вge si tendre de la contagion du monde s’йcartent bien
loin des sentiments du monde. Elle prйvient l’usage de la Raison, pour prйvenir
les vices oщ la raison corrompue les entraоnerait ; et avant que leur
esprit puisse agir, elle les remplit de son esprit, afin qu’ils vivent dans
l’ignorance du monde et dans un йtat d’autant plus йloignй du vice qu’ils ne
l’auraient jamais connu. Cela paraоt par les cйrйmonies du
baptкme, car elle n’accorde le baptкme aux enfants qu’aprиs qu’ils ont dйclarй,
par la bouche des parrains, qu’ils le dйsirent, qu’ils croient, qu’ils
renoncent au monde et а Satan. Et comme elle veut qu’ils conservent ces dis
positions dans toute la suite de leur vie, elle leur commande expressйment de
les garder inviolablement, et ordonne par un commandement indispensable aux
parrains d’instruire les enfants de toutes ces choses. Car elle ne souhaite pas
que ceux qu’elle a nourris dans son sein depuis l’enfance soient aujourd’hui
moins instruits et moins zйlйs que ceux qu’elle admettait autrefois au nombre
des siens. Elle ne dйsire pas une moindre perfection dans ceux qu’elle nourrit
que dans ceux qu’elle reзoit… Cependant on en use d’une faзon
si contraire а l’intention de l’Йglise qu’on n’y peut penser sans horreur. On
ne fait quasi plus de rйflexion sur un aussi grand bienfait, parce qu’on ne l’a
jamais demandй, parce qu’on ne se souvient pas mкme de l’avoir reзu… Mais comme il est йvident que
l’Eglise ne demande pas moins de zиle dans ceux qui ont йtй йlevйs domestiques
de la foi que dans ceux qui aspirent а le devenir, il faut se mettre devant les
yeux l’exemple des catйchumиnes, considйrer leur ardeur, leur dйvotion, leur
horreur pour le monde, leur gйnйreux renoncement au monde ; et si on ne
les jugeait pas dignes de recevoir le baptкme sans ces dispositions, ceux qui
ne les trouvent pas en eux… Il faut donc qu’ils se soumettent
а recevoir l’instruction qu’ils auraient eue s’ils commenзaient а entrer dans
la communion de l’Йglise et il faut de plus qu’ils se soumettent а une
pйnitence telle qu’ils n’aient plus envie de la rejeter et qu’ils aient moins
d’aversion pour l’austйritй de la mortification [des sens] qu’ils ne trouvent
de charmes dans l’usage des dйlices vicieux du pйchй. Pour les disposer а s’instruire,
il faut leur faire entendre la diffйrence des coutumes qui ont йtй pratiquйes
dans l’Йglise suivant la diversitй des temps. Qu’en l’Йglise naissante on
enseignait les catйchumиnes, c’est-а-dire ceux qui prйtendaient au baptкme,
avant que de le leur confйrer ; et on ne les y admettait qu’aprиs une
pleine instruction des mystиres de la Religion, qu’aprиs une pйnitence de leur
vie passйe qu’aprиs une grande connaissance de la grandeur et de l’excellence de
la profession de la foi et des maximes chrйtiennes oщ ils dйsiraient entrer
pour jamais, qu’aprиs des marques йminentes d’une conversion vйritable du
coeur, et qu’aprиs un extrкme dйsir du baptкme. Ces choses йtant connues de
toute l’Eglise, on leur confйrait le Sacrement d’incorporation par lequel ils
devenaient membres de l’Йglise. Au lieu qu’en ces temps le
baptкme ayant йtй accordй aux enfants avant l’usage de raison, par des
considйrations trиs importantes, il arrive que la nйgligence des parents laisse
vieillir les Chrйtiens sans aucune connaissance de la grandeur de notre
Religion. Quand l’instruction prйcйdait le
baptкme, tous йtaient instruits ; mais maintenant que le baptкme prйcиde
l’instruction, l’enseignement qui йtait nйcessaire pour le Sacrement est devenu
volontaire, et ensuite nйgligй et enfin presque aboli. La vйritable raison est qu’on est
persuadй de la nйcessitй [du] baptкme, et on ne l’est pas de la nйcessitй] de
l’instruction. De sorte que quand l’instruction prйcйdait le baptкme, la nйcessitй
de l’un faisait que l’on avait recours а l’autre nйcessairement ; au lieu
que le baptкme prйcйdant aujourd’hui l’instruction, comme on a йtй fait
Chrйtien sans avoir йtй instruit, on croit pouvoir demeurer Chrйtien sans se
faire instruire et qu’au lieu que les premiers Chrйtiens tйmoignaient tant de
reconnaissance [pour une grвce qu’elle n’accordait qu’а leurs longues priиres],
ils tйmoignent aujourd’hui tant d’ingratitude pour cette mкme grвce, qu’elle
leur accorde avant mкme qu’ils aient йtй en йtat de la demander. Et si elle dйtestait si fort les
chutes des premiers, quoique si rares, combien doit-elle avoir en abomination
les chutes et les rechutes continuelles des derniers, quoiqu’ils lui soient
beaucoup plus redevables, puisqu’elles les a tirйs bien plus tфt et bien plus
libйralement de la damnation oщ ils йtaient engagйs par leur premiиre
naissance. Elle ne peut voir, sans gйmir,
abuser de la plus grande de ses grвces, et que ce qu’elle a fait pour assurer
leur salut devienne l’occasion presque assurйe de leur perte, car elle n’a pas… Trois discours sur la condition
des grands Premier discours Pour entrer dans la vйritable
connaissance de votre condition, considйrez- la dans cette image. Un homme est jetй par la tempкte
dans une оle inconnue, dont les habitants йtaient en peine de trouver leur roi,
qui s’йtait perdu ; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de
visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualitй par tout
ce peuple. D’abord il ne savait quel parti prendre ; mais il se rйsolut
enfin de se prкter а sa bonne fortune. Il reзut tous les respects qu’on lui
voulut rendre, et il se laissa traiter de roi. Mais comme il ne pouvait oublier
sa condition naturelle, il songeait, en mкme temps qu’il recevait ces respects,
qu’il n’йtait pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui
appartenait pas. Ainsi il avait une double pensйe : l№une par laquelle il
agissait en roi, l’autre par laquelle il reconnaissait son йtat vйritable, et
que ce n’йtait que le hasard qui l’avait mis en place oh il йtait. Il cachait
cette derniиre pensйe et il dйcouvrait l’autre. C’йtait par la premiиre qu’il
traitait avec le peuple, et par la derniиre qu’il traitait avec soi-mкme. Ne vous imaginez pas que ce soit
par un moindre hasard que vous possйdez les richesses dont vous vous trouvez
maоtre, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n’y avez aucun
droit de vous-mкme et par votre nature, non plus que lui : et non
seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au
monde, que par une infinitй de hasards. Votre naissance dйpend d’un mariage, ou
plutфt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais d’oщ ces mariages
dйpendent- ils ? D’une visite faite par rencontre, d’un discours en l’air,
de mille occasions imprйvues. Vous tenez, dites-vous, vos
richesses de vos ancкtres, mais n’est-ce pas par mille hasards que vos ancкtres
les ont acquises et qu’ils les ont conservйes ? Vous imaginez-vous aussi
que ce soit par quelque loi naturelle que ces biens ont passй de vos ancкtres а
vous ? Cela n’est pas vйritable. Cet ordre n’est fondй que sur la seule
volontй des lйgislateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune
n’est prise d’un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S’il leur avait plu
d’ordonner que ces biens, aprиs avoir йtй possйdйs par les pиres durant leur
vie, retourneraient а la rйpublique aprиs leur mort, vous n’auriez aucun sujet
de vous en plaindre. Ainsi tout le titre par lequel
vous possйdez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un йtablissement
humain. Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait
rendu pauvre ; et ce n’est que cette rencontre du hasard qui vous a fait
naоtre, avec la fantaisie des lois favorables а votre йgard, qui vous met en
possession de tous ces biens. Je ne veux pas dire qu’ils ne
vous appartiennent pas lйgitimement, et qu’il soit permis а un autre de vous
les ravir ; car Dieu, qui en est le maоtre, a permis aux sociйtйs de faire
des lois pour les partager ; et quand ces lois sont une fois йtablies, il
est injuste de les violer. C’est ce qui vous distingue un peu de cet homme qui
ne possйderait son royaume que par l’erreur du peuple, parce que Dieu
n’autoriserait pas cette possession et l’obligerait а y renoncer, au lieu qu’il
autorise la vфtre Mais ce qui vous est entiиrement commun avec lui, c’est que
ce droit que vous y avez n’est point fondй, non plus que le sien, sur quelque
qualitй et sur quelque mйrite qui soit en vous et qui vous en rende digne.
Votre вme et votre corps sont d’eux-mкmes indiffйrents а l’йtat de batelier ou
а celui de duc, et il n’y a nul lien naturel qui les attache а une condition
plutфt qu’а une autre. Que s’ensuit-il de lа ? que
vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlй, une double
pensйe ; et que si vous agissez extйrieurement avec les hommes selon votre
rang, vous devez reconnaоtre, par une pensйe plus cachйe mais plus vйritable,
que vous n’avez rien naturellement au- dessus d’eux. Si la pensйe publique vous
йlиve au-dessus du commun des hommes, que l’autre vous abaisse et vous tienne
dans une parfaite йgalitй avec tous les hommes ; car c’est votre йtat
naturel. Le peuple qui vous admire ne
connaоt pas peut-кtre ce secret. Il croit que la noblesse est une grandeur
rйelle et il considиre presque les grands comme йtant d’une autre nature que
les autres. Ne leur dйcouvrez pas cette erreur, si vous voulez ; mais
n’abusez pas de cette йlйvation avec insolence, et surtout ne vous mйconnaissez
pas vous-mкme en croyant que votre кtre a quelque chose de plus йlevй que celui
des autres. Que diriez-vous de cet homme qui
aurait йtй fait roi par l’erreur du peuple, s’il venait а oublier tellement sa
condition naturelle, qu’il s’imaginвt que ce royaume lui йtait dы, qu’il le
mйritait et qu’il lui appartenait de droit ? Vous admireriez sa sottise et
sa folie. Mais y en a-t-il moins dans les personnes de condition qui vivent
dans un si йtrange oubli de leur йtat naturel ? Que cet avis est important !
Car tous les emportements, toute la violence et toute la vanitй des grands
vient de ce qu’ils ne connaissent point ce qu’ils sont : йtant difficile
que ceux qui se regarderaient intйrieurement comme йgaux а tous les hommes, et
qui seraient bien persuadйs qu’ils n’ont rien en eux qui mйrite ces petits
avantages que Dieu leur a donnйs au-dessus des autres, les traitassent avec
insolence. Il faut s’oublier soi-mкme pour cela, et croire qu’on a quelque
excellence rйelle au-dessus d’eux, en quoi consiste cette illusion que je tвche
de vous dйcouvrir. Second discours Il est bon, Monsieur, que vous
sachiez ce que l’on vous doit, afin que vous ne prйtendiez pas exiger des
hommes ce qui ne vous est pas dы ; car c’est une injustice visible :
et cependant elle est fort commune а ceux de votre condition, parce qu’ils en
ignorent la nature. Il y a dans le monde deux sortes
de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’йtablissement et des grandeurs
naturelles. Les grandeurs d’йtablissement dйpendent de la volontй des hommes,
qui ont cru avec raison devoir honorer certains йtats et y attacher certains
respects. Les dignitйs et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore
les nobles, en l’autre les roturiers, en celui-ci les aоnйs, en cet autre les
cadets. Pour quoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose йtait
indiffйrente avant l’йtablissement : aprиs l’йtablissement elle devient
juste, parce qu’il est injuste de la troubler Les grandeurs naturelles sont
celles qui sont indйpendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles
consistent dans des qualitйs rйelles et effectives de l’вme ou du corps, qui
rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumiиre de
l’esprit, la vertu, la santй, la force. Nous devons quelque chose а l’une
et а l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature
diffйrente, nous leur devons aussi diffйrents respects. Aux grandeurs d’йtablissement,
nous leur devons des respects d’йtablissement, c’est-а-dire certaines
cйrйmonies extйrieures qui doivent кtre nйanmoins accompagnйes, selon la
raison, d’une reconnaissance intйrieure de la justice de cet ordre, mais qui ne
nous font pas concevoir quelque qualitй rйelle en ceux que nous honorons de
cette sorte. Il faut parler aux rois а genoux ; il faut se tenir debout
dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de
leur refuser ces devoirs Mais pour les respects naturels
qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs
naturelles ; et nous devons au contraire le mйpris et l’aversion aux
qualitйs contraires а ces grandeurs naturelles. Il n’est pas nйcessaire, parce
que vous кtes duc, que je vous estime ; mais il est nйcessaire que je vous
salue. Si vous кtes duc et honnкte homme, je rendrai ce que je dois а l’une et
а l’autre de ces qualitйs. Je ne vous refuserai point les cйrйmonies que mйrite
votre qua litй de duc, ni l’estime que mйrite celle d’honnкte homme. Mais si
vous йtiez duc sans кtre honnкte homme, je vous ferais encore justice ;
car en vous rendant les devoirs extйrieurs que l’ordre des hommes a attachйs а
votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mйpris intйrieur que
mйriterait la bassesse de votre esprit. Voilа en quoi consiste la justice
de ces devoirs. Et l’injustice consiste а attacher les respects naturels aux
grandeurs d’йtablissement, ou а exiger les respects d’йtablissement pour les
grandeurs naturelles. M. N... est un plus grand gйomиtre que moi ; en
cette qualitй il veut passer devant moi : je lui dirai qu’il n’y entend
rien. La gйomйtrie est une grandeur naturelle ; elle demande une prйfйrence
d’estime, mais les hommes n’y ont attachй aucune prйfйrence extйrieure. Je pas
serai donc devant lui, et l’estimerai plus que moi, en qualitй de gйomиtre. De
mкme si, йtant duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne
dйcouvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse je
vous prierais de me montrer les qualitйs qui mйritent mon estime. Si vous le
faisiez, elle vous est acquise, et je ne vous la pourrais refuser avec
justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la
demander, et assurйment vous n’y rйussirez pas, fussiez-vous le plus grand
prince du monde. Troisiиme discours Je vous veux faire connaоtre,
Monsieur, votre condition vйritable ; car c’est la chose du monde que les
personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu’est-ce, а votre avis, d’кtre
grand seigneur ? C’est кtre maоtre de plusieurs objets de la concupiscence
des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux dйsirs de plusieurs.
Ce sont ces besoins et ces dйsirs qui les attirent auprиs de vous, et qui font
qu’ils se soumettent а vous : sans cela ils ne vous regarderaient pas
seulement ; mais ils espиrent, par ces services et ces dйfйrences qu’ils
vous rendent obtenir de vous quelque part de ces biens qu’ils dйsirent et dont
ils voient que vous disposez. Dieu est environnй de gens pleins
de charitй, qui lui demandent les biens de la charitй qui sont en sa
puissance : ainsi il est proprement le roi de la charitй. Vous кtes de mкme environnй d’un
petit nombre de personnes, sur qui vous rйgnez en votre maniиre. Ces gens sont
pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la
concupiscence ; c’est la concupiscence qui les attache а vous. Vous кtes
donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d’йtendue ;
mais vous кtes йgal en cela aux plus grands rois de la terre ; ils sont
comme vous des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait leur
force, c’est-а-dire la possession des choses que la cupiditй des hommes dйsire. Mais en connaissant votre
condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prйtendez pas
rйgner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre
force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne
prйtendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec duretй.
Contentez leurs justes dйsirs, soulagez leurs nйcessitйs ; mettez votre
plaisir а кtre bien faisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et
vous agirez en vrai roi de concupiscence. Ce que je vous dis ne va pas bien
loin ; et si vous en demeurez lа, vous ne laisserez pas de vous
perdre ; mais au moins vous vous perdrez en honnкte homme. Il y a des gens
qui se damnent si sottement, par l’avarice, par la brutalitй, par les
dйbauches, par la violence, par les emportements, par les blasphиmes ! Le
moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnкte ; mais en vйritй c’est
toujours une grande folie que de se damner ; et c’est pourquoi il n’en
faut pas demeurer lа. Il faut mйpriser la concupiscence et son royaume, et
aspirer а ce royaume de charitй oщ tous les sujets ne respirent que la charitй,
et ne dйsirent que les biens de la charitй. D’autres que moi vous en diront le
chemin : il me suffit de vous avoir dйtournй de ces vies brutales oщ je
vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de
bien connaоtre l’йtat vйritable de cette condition. Le Mйmorial † L’an de grвce 1654, Lundi, 23 novembre, jour de saint Clйment, pape et martyr,
et autres au martyrologe, Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres, Depuis environ 10 heures et demie du soir jusques environ
minuit et demi, Feu, « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob »
non des philosophes et des savants. Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. Dieu de Jйsus-Christ. Deum meum et
Deum vestrum. « Ton Dieu sera mon Dieu. » Oubli du monde et de tout, hormis Dieu. Il ne se trouve que par les voies enseignйes dans
l’Evangile. Grandeur de l’вme humaine. « Pиre juste, le monde ne t’a point connu, mais je
t’ai connu. » Joie, joie, joie, pleurs de joie. Je m’en suis sйparй : Dereliquerunt me fontem aquae vivae. « Mon Dieu, me quitterez-vous ? » Que je n’en sois pas sйparй йternellement. « Cette est la vie йternelle, qu’ils te connaissent
seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyй, Jйsus-Christ. » Jйsus-Christ. Jйsus-Christ. Je m’en suis sйparй ; je l’ai fui, renoncй, crucifiй. Que je n’en sois jamais sйparй. Il ne se conserve que par les voies enseignйes dans
l’Evangile. Renonciation totale et douce. Soumission totale а Jйsus-Christ et а mon directeur. Eternellement en joie pour un jour d’exercice sur la
terre. Non obliviscar sermones tuos. Amen. Lettres au Roannez Lettre I Septembre I656. Votre lettre m’a donnй une
extrкme joie. Je vous avoue que je commenзais а craindre, ou au moins а
m’йtonner. Je ne sais ce que c’est que ce commencement de douleur dont vous
parlez ; mais je sais qu’il faut qu’il en vienne. Je lisais tantфt le
XIIIe chapitre de saint Marc en pensant а vous йcrire, et aussi je vous dirai ce
que j’y ai trouvй. Jйsus-Christ y fait un grand discours а ses apфtres sur son
dernier avиnement ; et, comme tout ce qui arrive а l’Eglise arrive aussi а
chaque Chrйtien en particulier, il est certain que tout ce chapitre prйdit
aussi bien l’йtat de chaque personne qui, en se convertissant, dйtruit le vieil
homme en elle, que l’йtat de l’univers entier, qui sera dйtruit pour faire
place а de nouveaux cieux et а une nouvelle terre, comme dit l’Йcriture. Et
aussi je songeais que cette prйdiction de la ruine du temple rйprouvй, qui
figure la ruine de l’homme rйprouvй qui est en chacun de nous, et dont il est
dit qu’il ne sera laissй pierre sur pierre, marque qu’il ne doit кtre laissй
aucune passion du vieil homme ; et ces effroyables guerres civiles et
domestiques reprйsentent si bien le trouble intйrieur que sentent ceux qui se
donnent а Dieu, qu’il n’y a rien de mieux peint. Mais cette parole est
йtonnante : « Quand vous verrez l’abomination dans le lieu oщ elle ne
doit pas кtre, alors que chacun s’enfuie sans rentrer dans sa maison pour
reprendre quoi que ce soit. » Il me semble que cela prйdit parfaitement le
temps oщ nous sommes, oщ la corruption de la morale est aux maisons de saintetй
et dans les livres des thйologiens et des religieux, oщ elle ne devrait pas кtre.
Il faut sortir aprиs un tel dйsordre, et malheur а celles qui sont enceintes ou
nourrices en ce temps-lа, c’est-а-dire а ceux qui ont des attachements au monde
qui les y retiennent ! La parole d’une sainte est а propos sur ce
sujet : qu’il ne faut pas examiner si on a vocation pour sortir du monde,
mais seulement si on a vocation pour y demeurer, comme on ne consulterait point
si on est appelй а sortir d’une maison pestifйrйe ou embrasйe. Ce chapitre de l’Йvangile, que je
voudrais lire avec vous tout entier, finit par une exhortation а veiller et а
prier pour йviter tous ces malheurs, et en effet il est bien juste que la
priиre soit continuelle quand le pйril est continuel. J’envoie а ce dessein des priиres
qu’on m’a demandйes ; c’est а trois heures aprиs midi. Il s’est fait un
miracle depuis votre dйpart а une religieuse de Pontoise qui, sans sortir de
son couvent, a йtй guйrie d’un mal de tкte extraordinaire par une dйvotion а la
Sainte Йpine. Je vous en manderai un jour davantage. Mais je vous dirai sur
cela un beau mot de saint Augustin, et bien consolatif pour de certaines
personnes ; c’est qu’il dit que ceux-lа voient vйritablement les miracles
auxquels les miracles profitent : car on ne les voit pas si on n’en
profite pas. Je vous ai une obligation que je
ne puis assez vous dire du prйsent que vous m’avez fait ; je ne savais ce
que ce pouvait кtre, car je l’ai dйployй avant que de lire votre lettre, et je
me suis repenti ensuite de ne lui avoir pas rendu d’abord le respect que je lui
devais. C’est une vйritй que le Saint- Esprit repose invisiblement dans les
reliques de ceux qui sont morts dans la grвce de Dieu, jusqu’а ce qu’il y
paraisse visiblement en la rйsurrection, et c’est ce qui rend les reliques des
saints si dignes de vйnйration. Car Dieu n’abandonne jamais les siens, non pas
mкme dans le sйpulcre, oщ leurs corps, quoique morts aux yeux des hommes, sont
plus vivants devant Dieu, а cause que le pйchй n’y est plus : au lieu
qu’il y rйside toujours durant cette vie, au moins quant а sa racine (car les
fruits du pйchй n’y sont pas toujours), et cette malheureuse racine, qui en est
insйparable pendant la vie, fait qu’il n’est pas permis de les honorer alors,
puisqu’ils sont plutфt dignes d’кtre haпs. C’est pour cela que la mort est
nйcessaire pour mortifier entiиrement cette malheureuse racine, et c’est ce qui
la rend souhaitable. Mais il ne sert de rien de vous dire ce que vous savez si
bien ; il vaudrait mieux le dire а ces autres personnes dont vous parlez,
mais elles ne l’йcouteraient pas. Lettre II Dimanche, 24 septembre 1656. Il est bien assurй qu’on ne se
dйtache jamais sans douleur. On ne sent pas son lien quand on suit
volontairement celui qui entraоne, comme dit saint Augustin ; mais quand
on commence а rйsister et а marcher en s’йloignant, on souffre bien ; le
lien s’йtend et endure toute la violence ; et ce lien est notre propre
corps, qui ne se rompt qu’а la mort. Notre Seigneur a dit que, « depuis la
venue de Jean Baptiste (c’est-а-dire depuis son avиnement dans chaque fidиle),
le royaume de Dieu souffre violence et que les violents le ravissent ».
Avant que l’on soit touchй, on n’a que le poids de sa concupiscence, qui porte
а la terre. Quand Dieu attire en haut, ces deux efforts contraires font cette
violence que Dieu seul peut faire surmonter. « Mais nous pouvons tout, dit
saint Lйon, avec celui sans lequel nous ne pouvons rien ». Il faut donc se
rйsoudre а souffrir cette guerre toute sa vie : car il n’y a point ici de
paix. Jйsus-Christ est venu apporter le couteau, et non pas la paix. Mais
nйanmoins il faut avouer que comme l’Йcriture dit que « la sagesse des
hommes n’est que folie devant Dieu », aussi on peut dire que cette guerre
qui parait dure aux hommes est une paix devant Dieu ; car c’est cette paix
que Jйsus-Christ a aussi apportйe. Elle ne sera nйanmoins parfaite que quand le
corps sera dйtruit, et c’est ce qui fait souhaiter la mort, en souffrant
nйanmoins de bon coeur la vie pour l’amour de celui qui a souffert pour nous et
la vie et la mort, et qui peut nous donner plus de biens que nous ne pouvons ni
demander ni imaginer, comme dit saint Paul, en l’йpоtre de la messe
d’aujourd’hui. Lettre III Septembre ou octobre 1656. Je ne crains plus rien pour vous,
Dieu merci, et j ‘ai une espйrance admirable. C’est une parole bien consolante
que celle de Jйsus Christ : « Il sera donnй а ceux qui ont
dйjа. » Par cette promesse, ceux qui ont beaucoup reзu ont droit d’espйrer
davantage, et ainsi ceux qui ont reзu extraordinairement doivent espйrer
extraordinairement. J’essaye autant que je puis de ne
m’affliger de rien, et de prendre tout ce qui arrive pour le meilleur. Je crois
que c’est un devoir, et qu’on pкche en ne le faisant pas. Car enfin la raison
pour laquelle les pйchйs sont pйchйs, c’est seulement parce qu’ils sont
contraires а la volontй de Dieu ; et ainsi l’essence du pйchй consistant а
avoir une volontй opposйe а celle que nous connaissons en Dieu, il est visible,
ce me semble, que, quand il nous dйcouvre sa volontй par les йvйnements, ce
serait un pйchй de ne s’y pas accommoder. J’ai appris que tout ce qui est
arrivй a quelque chose d’admirable, puisque la volontй de Dieu y est marquйe.
Je le loue de tout mon coeur de la continuation faite de ses grвces, car je
vois bien qu’elles ne diminuent point. L’affaire du... ne va guиre
bien : c’est une chose qui fait trembler ceux qui ont de vrais mouvements
de Dieu, de voir la persйcution qui se prйpare non seulement contre les
personnes (ce serait peu), mais contre la vйritй. Sans mentir, Dieu est bien
abandonnй. Il me semble que c’est un temps oщ le service qu’on lui rend est
bien agrйable. Il veut que nous jugions de la grвce par la nature ; et
ainsi il permet de considйrer que, comme un prince chassй de son pays par ses
sujets a des tendresses extrкmes pour ceux qui lui demeurent fidиles dans la
rйvolte publique, de mкme il semble que Dieu considиre avec une bontй
particuliиre ceux qui dйfendent aujourd’hui la puretй de la religion et de la
morale, qui est si fort combattue. Mais il y a cette diffйrence entre les rois
de la terre et le Roi des rois, que les princes ne rendent pas leurs sujets
fidиles, mais qu’ils les trou vent tels : au lieu que Dieu ne trouve
jamais les hommes qu’infidиles, et qu’il les rend fidиles quand ils le sont. De
sorte qu’au lieu que les rois ont une obligation insigne а ceux qui demeurent
dans leur obйissance, il arrive, au contraire, que ceux qui subsistent dans le
service de Dieu lui sont eux-mкmes redevables infiniment. Continuons donc а le
louer de cette grвce, s’il nous l’a faite, de laquelle nous le louerons dans
l’йternitй, et prions-le qu’il nous la fasse encore, et qu’il ait pitiй de nous
et de l’Йglise entiиre, hors laquelle il n’y a que malйdiction. Je prends part aux... persйcutйs
dont vous parlez. Je vois bien que Dieu s’est rйservй des serviteurs cachйs,
comme il le dit а Йlie. Je le prie que nous en soyons, bien et comme il faut,
en esprit et en vйritй et sincиrement. Lettre IV Fin d’octobre 1656. Il me semble que vous prenez
assez de part au miracle pour vous mander en particulier que la vйrification en
est achevйe par l’Йglise comme vous le verrez par cette sentence de M. le grand
vicaire. Il y a si peu de personnes а qui
Dieu se fasse paraоtre par ces coups extraordinaires, qu’on doit bien profiter
de ces occasions, puisqu’il ne sort du secret de la nature qui le couvre que
pour exciter notre foi а le servir avec d’autant plus d’ardeur que nous le
connaissons avec plus de certitude. Si Dieu se dйcouvrait
continuellement aux hommes, il n’y aurait point de mйrite а le croire ; et
s’il ne se dйcouvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se cache
ordinairement, et se dйcouvre rarement а ceux qu’il veut engager dans son
service. Cet йtrange secret, dans lequel Dieu s’est retirй, impйnйtrable а la
vue des hommes, est une grande leзon pour nous porter а la solitude loin de la
vue des hommes. Il est demeurй cachй, sous le voile de la nature qui nous le
couvre, jusque l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il est
encore plus cachй en se couvrant de l’humanitй. Il йtait bien plus reconnaissable
quand il йtait invisible, que non pas quand il s’est rendu visible. Et enfin,
quand il a voulu accomplir la pro messe qu’il fit а ses apфtres de demeurer
avec les hommes jusqu’а son dernier avиnement, il a choisi d’y demeurer dans le
plus йtrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espиces de
l’Eucharistie. C’est ce sacrement que saint Jean appelle dans l’Apocalypse une
manne cachйe ; et je crois qu’Isaпe le voyait en cet йtat, lors qu’il dit
en esprit de prophйtie : « Vйritablement tu es un Dieu cachй. »
C’est lа le dernier secret oщ il peut кtre. Le voile de la nature qui couvre
Dieu a йtй pйnйtrй par plusieurs infidиles, qui, comme dit saint Paul, ont
reconnu un Dieu invisible par la nature visible. Les chrйtiens hйrйtiques l’ont
connu а travers son humanitй, et adorent Jйsus-Christ Dieu et homme. Mais de le
reconnaоtre sous des espиces de pain, c’est le propre des seuls
catholiques : il n’y a que nous que Dieu йclaire jusque-lа. On peut
ajouter а ces considйrations le secret de l’esprit de Dieu cachй encore dans
l’Йcriture. Car il y a deux sens parfaits, le littйral et le mystique ; et
les Juifs s’arrкtant а l’un ne pensent pas seulement qu’il y en ait un autre et
ne songent pas а le chercher ; de mкme que les impies, voyant les effets
naturels, les attribuent а la nature, sans penser qu’il y en ait un autre
auteur ; et comme les Juifs, voyant un homme parfait en Jйsus-Christ,
n’ont pas pensй а y chercher une autre nature : « Nous n’avons pas
pensй que ce fыt lui », dit encore Isaпe ; et de mкme enfin que les
hйrйtiques, voyant les apparences par faites du pain dans l’Eucharistie, ne
pensent pas а y chercher une autre substance. Toutes choses couvrent quelque
mystиre ; toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les Chrйtiens
doivent le reconnaоtre en tout. Les afflictions temporelles couvrent les maux
йternels qu’elles causent. Prions Dieu de nous le faire reconnaоtre et servir
en tout ; et rendons-lui des grвces infinies de ce que, s’йtant cachй en
toutes choses pour les autres, il s’est dйcouvert en toutes choses et en tant
de maniиres pour nous. Lettre V Dimanche 5 novembre 1656. Je ne sais comment vous aurez
reзu la perte de vos lettres. Je voudrais bien que vous l’eussiez prise comme
il faut. Il est temps de commencer а juger de ce qui est bon ou mauvais par la
volontй de Dieu, qui ne peut кtre ni injuste ni aveugle, et non pas par la
nфtre propre, qui est toujours pleine de malice et d’erreur. Si vous avez eu
ces sentiments, j’en serai bien content, afin que vous vous en soyez consolйe
sur une raison plus solide que celle que j’ai а vous dire, qui est que j’espиre
qu’elles se retrouveront. On m’a dйjа rapportй celle du 5 ; et quoique ce
ne soit pas la plus importante, car celle de M. du Gas l’est davantage,
nйanmoins cela me fait espйrer de ravoir l’autre. Je ne sais pourquoi vous vous
plaignez de ce que je n’avais rien йcrit pour vous ; je ne vous sйpare
point vous deux, et je songe sans cesse а l’un et а l’autre. Vous voyez bien
que mes autres lettres, et encore celle-ci, vous regardent assez. En vйritй, je
ne puis m’empкcher de vous dire que je voudrais кtre infaillible dans mes
jugements ; vous ne seriez pas mal si cela йtait, car je suis bien content
de vous, mais mon jugement n’est rien. Je dis cela sur la maniиre dont je vois
que vous parlez de ce bon cordelier persйcutй, et de ce que fait le... Je ne
suis pas surpris de voir M. N... s’y intйresser, je suis accoutumй а son zиle,
mais le vфtre m’est tout а fait nouveau ; c’est ce langage nouveau que
produit ordinairement le coeur nouveau. Jйsus-Christ a donnй dans l’Йvangile
cette marque pour reconnaоtre ceux qui ont la foi, qui est qu’ils parleront un
langage nouveau et en effet, le renouvellement des pensйes et des dйsirs cause
celui des discours. Ce que vous dites des jours oщ vous vous кtes trouvйe
seule, et la consolation que vous donne la lecture, sont des choses que M. N...
sera bien aise de savoir quand je les lui ferai voir, et ma soeur aussi. Ce
sont assurйment des choses nouvelles, mais qu’il faut sans cesse renouveler ;
car cette nouveautй, qui ne peut dйplaire а Dieu, comme le vieil homme ne lui
peut plaire, est diffйrente des nouveautйs de la terre, en ce que les choses du
monde, quelque nouvelles qu’elles soient, vieillissent en durant ; au lieu
que cet esprit nouveau se renouvelle d’autant plus qu’il dure davantage.
« Notre vieil homme pйrit, dit saint Paul, et se renouvelle de jour en
jour n, et ne sera parfaitement nouveau que dans l’йternitй, oщ l’on chantera
sans cesse ce cantique nouveau dont parle David dans les Psaumes de Laudes,
c’est-а-dire ce chant qui part de l’esprit nouveau de la charitй. Je vous dirai pour nouvelle de ce
qui touche ces deux personnes, que je vois bien que leur zиle ne se refroidit
pas : cela m’йtonne, car il est bien plus rare de voir continuer dans la
piйtй que d’y voir entrer. Je les ai toujours dans l’esprit, et principalement
celle du miracle, parce qu’il y a quelque chose de plus extraordinaire, quoique
l’autre le soit aussi beaucoup et quasi sans exemple. Il est certain que les
grвces que Dieu fait en cette vie sont la mesure de la gloire qu’il prйpare en
l’autre Aussi, quand je prйvois la fin et le couronnement de son ouvrage par
les commencements qui en paraissent dans les personnes de piйtй, j’entre en une
vйnйration qui me transit de respect envers ceux qu’il semble avoir choisis
pour ses йlus. Je vous avoue qu’il me semble que je les vois dйjа dans un de
ces trфnes oщ ceux qui auront tout quittй jugeront le monde avec Jйsus-Christ,
selon la promesse qu’il en a faite. Mais quand je viens а penser que ces mкmes
personnes peuvent tomber, et кtre au contraire au nombre malheureux des jugйs,
et qu’il y en aura tant qui tomberont de la gloire, et qui laisseront prendre а
d’autres par leur nйgligence la couronne que Dieu leur avait offerte, je ne
puis souffrir cette pensйe ; et l’effroi que j’aurais de les voir en cet
йtat йternel de misиre, aprиs les avoir imaginйes avec tant de raison dans
l’autre йtat, me fait dйtourner l’esprit de cette idйe, et revenir а Dieu pour
le prier de ne pas abandonner les faibles crйatures qu’il s’est acquises, et а
lui dire pour les deux personnes que vous savez ce que l’Йglise dit aujourd’hui
avec saint Paul : « Seigneur, achevez vous-mкme l’ouvrage que
vous-mкme avez commencй. » Saint Paul se considйrait souvent en ces deux
йtats, et c’est ce qui lui fait dire ailleurs : « Je chвtie mon
corps, de peur que moi-mкme, qui convertis tant de peuples, je ne devienne
rйprouvй. » Je finis donc par ces paroles de Job : « J’ai
toujours craint le Seigneur comme les flots d’une mer furieuse et enflйe pour
m’engloutir. Et ailleurs : « Bienheureux est l’homme qui est toujours
en crainte. » Lettre VI Novembre 1656. ... pour rйpondre а tous vos
articles, et bien йcrire malgrй mon peu de temps. Je suis ravi que vous goыtez le
livre de M. de Laval et les Mйditations sur la grвce ; j’en tire de
grandes consйquences pour ce que je souhaite. Je mande le dйtail de cette
condamnation qui vous avait effrayйe ; cela n’est rien du tout, Dieu
merci, et c’est un miracle de ce qu’on n’y fait pas pis, puisque les ennemis de
la vйritй ont le pouvoir et la volontй de l’opprimer. Peut-кtre кtes-vous de
celles qui mйritent que Dieu ne l’abandonne pas, et ne la retire pas de la
terre, qui s’en est rendue si indigne ; et il est assurй que vous servez а
l’Йglise par vos priиres, si l’Йglise vous a servi par les siennes. Car c’est
l’Йglise qui mйrite, avec Jйsus-Christ qui en est insйparable, la conversion de
ceux qui ne sont pas dans la vйritй ; et ce sont ensuite ces personnes
converties qui secourent la mиre qui les a dйlivrйes. 3e loue de tout mon coeur
le petit zиle que j’ai reconnu dans votre lettre pour l’union avec le pape. Le
corps n’est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le corps. Quiconque
se sйpare de l’un ou de l’autre n’est plus du corps, et n’appartient plus а
Jйsus-Christ. •e ne sais s’il y a des personnes dans l’Йglise plus attachйes а
cette unitй du corps que ceux que vous appelez nфtres. Nous savons que toutes
les vertus, le martyre, les austйritйs et toutes les bonnes oeuvres sont
inutiles hors de l’Йglise, et de la communion du chef de l’Йglise, qui est le
pape. Je ne me sйparerai jamais de sa communion, au moins je prie Dieu de m’en
faire la grвce ; sans quoi je serais perdu pour jamais Je vous fais une espиce de
profession de foi, et je ne sais pourquoi ; mais je ne l’effacerai pas ni
ne recommencerai pas. M. du Gas m’a parlй ce matin de
votre lettre avec autant d’йtonnement et de joie qu’on en peut avoir : il
ne sait oщ vous avez pris ce qu’il m’a rapportй de vos paroles ; il m’en a
dit des choses surprenantes et qui ne me surprennent plus tant. Je commence а
m’accoutumer а vous et а la grвce que Dieu vous fait, et nйanmoins je vous
avoue qu’elle est toujours nouvelle, comme elle est toujours nouvelle en effet.
Car c’est un flux continuel de grвces que l’Йcriture compare а un fleuve et а
la lumiиre que le soleil envoie incessamment hors de soi, et qui est toujours
nouvelle, en sorte que, s’il cessait un instant d’en envoyer, toute celle qu’on
aurait reзue dis paraоtrait, et on resterait dans l’obscuritй Il m’a dit qu’il avait commencй а
vous rйpondre, et qu’il le transcrirait pour le rendre plus lisible, et qu’en
mкme temps il l’йtendrait. Mais il vient de me l’envoyer avec un petit billet,
oщ il me mande qu’il n’a pu ni le transcrire, ni l’йtendre ; cela me fait
croire que cela sera mal йcrit. Je suis tйmoin de son peu de loisir, et du
dйsir qu’il avait d’en avoir pour vous. Je prends part а la joie que vous donnera l’affaire
des..., car je vois bien que vous vous intйressez pour l’Йglise ; vous lui
кtes bien obligйe. Il y a seize cents ans qu’elle gйmit pour vous. Il est temps
de gйmir pour elle, et pour nous tout ensemble, et de lui donner tout ce qui
nous reste de vie, puisque Jйsus-Christ n’a pris la sienne que pour la perdre
pour elle et pour nous… Lettre VII Dйcembre
1656. Quoi qu’il puisse arriver de
l’affaire de..., il y en a assez, Dieu merci, de ce qui est dйjа fait pour en
tirer un admirable avantage contre ces maudites maximes. Il faut que ceux qui
ont quelque part а cela en rendent de grandes grвces а Dieu, et que leurs
parents et amis prient Dieu pour eux, afin qu’ils ne tombent pas d’un si grand
bonheur et d’un si grand honneur que Dieu leur a faits. Tous les honneurs du
monde n’en sont que l’image ; celui-lа seul est solide et rйel, et
nйanmoins il est inutile sans la bonne disposition du coeur. Ce ne sont ni les
austйritйs du corps ni les agitations de l’esprit, mais les bons mouvements du
coeur qui mйritent, et qui soutiennent les peines du corps et de l’esprit. Car
enfin il faut ces deux choses pour sanctifier : peines et plaisirs. Saint
Paul a dit que ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des troubles et
des inquiйtudes en grand nombre. Cela doit consoler ceux qui en sentent, puisque,
йtant avertis que le chemin du ciel qu’ils cherchent en est rempli, ils doivent
se rйjouir de rencontrer des marques qu’ils sont dans le vйritable chemin. Mais
ces peines-lа ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontйes que par
le plaisir. Car de mкme que ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde ne
le font pas parce qu’ils trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre
que dans ceux de l’union avec Dieu, et que ce charme victorieux les entraоne,
et, les faisant repentir de leur premier choix, les rend des pйnitents du
diable, selon la parole de Tertullien : de mкme on ne quitterait jamais
les plaisirs du monde pour embrasser la croix de Jйsus-Christ, si on ne
trouvait plus de douceur dans le mйpris, dans la pauvretй, dans le dйnuement et
dans le rebut des hommes, que dans les dйlices du pйchй. Et ainsi, comme dit
Tertullien, il ne faut pas croire que la vie des chrйtiens soit une vie de
tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands.
« Priez toujours, dit saint Paul, rendez grвces toujours, rйjouissez vous
toujours. » C’est la joie d’avoir trouvй Dieu qui est le principe de la
tristesse de l’avoir offensй et de tout le changement de vie. Celui qui a
trouvй le trйsor dans un champ en a une telle joie, que cette joie, selon
Jйsus-Christ, lui fait vendre tout ce qu’il a pour l’acheter. « Les gens
du monde n’ont point cette joie a que le monde ne peut ni donner ni
фter », dit Jйsus-Christ mкme. Les Bienheureux ont cette joie sans aucune
tristesse ; les gens du monde ont leur tristesse sans cette joie, et les
Chrйtiens ont cette joie mкlйe de la tristesse d’avoir suivi d’autres plaisirs,
et de la crainte de la perdre par l’attrait de ces autres plaisirs qui nous
tentent sans relвche. Et ainsi nous devons travailler sans cesse а nous
conserver cette joie qui modиre notre crainte, et а conserver cette crainte qui
modиre notre joie, et, selon qu’on se sent trop emporter vers l’une, se pencher
vers l’autre pour demeurer debout. « Souvenez-vous des biens dans les
jours d’affliction, et souvenez-vous de l’affliction dans les jours de
rйjouissance », dit l’Йcriture, jusqu’а ce que la promesse que
Jйsus-Christ nous a faite de rendre sa joie pleine en nous, soit accomplie. Ne
nous laissons donc pas abattre а la tristesse, et ne croyons pas que la piйtй
ne consiste qu’en une amertume sans consolation. La vйritable piйtй, qui ne se
trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de satisfactions, qu’elle en
remplit et l’entrйe et le progrиs et le couronnement. C’est une lumiиre si
йclatante, qu’elle rejaillit sur tout ce qui lui appartient ; et s’il y a
quelque tristesse mкlйe, et surtout а l’entrйe, c’est de nous qu’elle vient, et
non pas de la vertu ; car ce n’est pas l’effet de la piйtй qui commence
d’кtre en nous, mais de l’impiйtй qui y est encore. Фtons l’impiйtй, et la joie
sera sans mйlange. Ne nous en prenons donc pas а la dйvotion, mais а
nous-mкmes, et n’y cherchons du soulagement que par notre correction. Lettre VIII Dйcembre 1656. Je suis bien aise de l’espйrance
que vous me donnez du bon succиs de l’affaire dont vous craignez de la vanitй.
Il y a а craindre partout, car si elle ne rйussissait pas, j’en craindrais
cette mauvaise tristesse dont saint Paul dit qu’elle donne la mort, au lieu
qu’il y en a une autre qui donne la vie. Il est certain que cette affaire-lа
йtait йpineuse, et que si la personne en sort, il y a sujet d’en prendre
quelque vanitй ; si ce n’est а cause qu’on a priй Dieu pour cela, et
qu’ainsi il doit croire que le bien qui en viendra sera son ouvrage. Mais si
elle rйussissait mal, il ne devrait pas en tomber dans l’abattement, par cette
mкme raison qu’on a priй Dieu pour cela, et qu’il y a apparence qu’il s’est
appropriй cette affaire : aussi il le faut regarder comme l’auteur de tous
les biens et de tous les maux, exceptй le pйchй. Je lui rйpйterai lа-dessus ce
que j’ai autrefois rapportй de l’Йcriture : « Quand vous кtes dans
les biens, souvenez vous des maux que vous mйritez, et quand vous кtes dans les
maux, souvenez-vous des biens que vous espйrez. » Cependant je vous dirai
sur le sujet de l’autre personne que vous savez, qui mande qu’elle a bien des
choses dans l’esprit qui l’embarrassent, que je suis bien fвchй de la voir en
cet йtat. J’ai bien de la douleur de ses peines, et je voudrais bien l’en
pouvoir soulager ; je la prie de ne point prйvenir l’avenir, et de se
souvenir que, comme dit Notre Seigneur, « а chaque jour suffit sa
malice. » Le passй ne nous doit point
embarrasser, puisque nous n’avons qu’а avoir regret de nos fautes ; mais
l’avenir nous doit encore moins toucher, puisqu’il n’est point du tout а notre
йgard, et que nous n’y arriverons peut- кtre jamais. Le prйsent est le seul
temps qui est vйritablement а nous, et dont nous devons user selon Dieu C’est
lа oщ nos pensйes doivent кtre principalement comptйes. Cependant le monde est
si inquiet, qu’on ne pense presque jamais а la vie prйsente et а l’instant oщ
l’on vit ; mais а celui oщ l’on vivra. De sorte qu’on est toujours en йtat
de vivre а l’avenir, et jamais de vivre maintenant. Notre Seigneur n’a pas
voulu que notre prйvoyance s’йtendit plus loin que le jour oщ nous sommes C’est
les bornes qu’il faut garder, et pour notre propre salut, et pour notre propre
repos. Car, en vйritй, les prйceptes chrйtiens sont les plus pleins de
consolations ; je dis plus que les maximes du monde. Je prйvois aussi bien des peines
et pour cette personne, et pour d’autres, et pour moi. Mais je prie Dieu,
lorsque je sens que je m’engage dans ces prйvoyances, de me renfermer dans mes
limites ; je me ramasse dans moi- mкme, et je trouve que je manque а faire
plusieurs choses а quoi je suis obligй prйsentement, pour me dissiper en des
pensйes inutiles de l’avenir, auxquelles bien loin d’кtre obligй de m’arrкter,
je suis au contraire obligй de ne m’y point arrкter. Ce n’est que faute de
savoir bien connaоtre et йtudier le prйsent qu’on fait l’entendu pour йtudier
l’avenir. Ce que je dis lа, je le dis pour moi, et non pas pour cette personne,
qui a assurйment bien plus de vertu et de mйditation que moi ; mais je lui
reprйsente mon dйfaut pour l’empкcher d’y tomber ; on se corrige
quelquefois mieux par la vue du mal que par l’exemple du bien ; et il est
bon de s’accoutumer а profiter du mal, puisqu’il est si ordinaire, au lieu que
le bien est si rare. Lettre IX Dimanche 24 dйcembre 1656. Je plains la personne que vous
savez dans l’inquiйtude oщ je sais qu’elle est, et oщ je ne m’йtonne pas de la
voir. C’est un petit jour du jugement, qui ne peut arriver sans une йmotion
universelle de la personne, comme le jugement gйnйral en causera une gйnйrale
dans le monde, exceptй ceux qui se seront dйjа jugйs eux-mкmes, comme elle
prйtend faire : cette peine temporelle garantirait de l’йternelle, par les
mйrites infinis de Jйsus-Christ, qui la souffre et qui se la rend propre ;
c’est ce qui doit la consoler. Notre joug est aussi le sien, sans cela il
serait insupportable. « Portez, dit-il, mon joug sur vous. » Ce n’est
pas notre joug, c’est le sien, et aussi il le porte. « Sachez, dit-il, que
mon joug est doux et lйger. » Il n’est lйger qu’а lui et а sa force
divine. Je lui voudrais dire qu’elle se souvienne que ces inquiйtudes ne
viennent pas du bien qui commence d’кtre en elle, mais du mal qui y est encore
et qu’il faut diminuer continuellement ; et qu’il faut qu’elle fasse comme
un enfant qui est tirй par des voleurs d’entre les bras de sa mиre, qui ne le
veut point abandonner ; car il ne doit pas accuser de la violence qu’il
souffre la mиre qui le retient amoureusement, mais ses injustes ravisseurs.
Tout l’office de l’Avent est bien propre pour donner courage aux faibles, et on
y dit souvent ce mot de l’Йcriture : « Prenez courage, lвches et
pusillanimes, voici votre rйdempteur qui vient », et on dit aujourd’hui а
Vкpres : « Prenez de nouvelles forces, et bannissez dйsormais toute
crainte, voici notre Dieu qui arrive, et vient pour nous secourir et nous
sauver. » Correspondance scientifique Fragment d’une lettre de Pascal
au Pиre Lalouиre 11 septembre 1658. Mon Rйvйrend Pиre, Je voudrais que vous vissiez la
joie que votre derniиre lettre me donne, oщ vous dites que vous avez trouvй la
dimension du solide sur l’axe tant de la Cycloпde que de son segment. Je vous
supplie de croire qu’il n’y a personne qui publie plus hautement Les mйrites
des personnes que moi ; mais il faut, а la vйritй, qu’il y ait sujet de le
faire ; c’est une chose rare, et surtout en ceux qui font profession des
sciences, que d’avoir cette sincйritй dont je me vante et que je ferai bien
paraоtre а votre sujet, car je vous assure que j’ai autant de joie de publier
que vous avez rйsolu les plus difficiles problиmes de la Gйomйtrie que j’avais
de regret en disant que ceux que vous avez rйsolus йtaient peu auprиs de
ceux-lа. Il est certain, mon Pиre, que c’est un grand Problиme, et je souhaite
rais fort de savoir par oщ vous y кtes arrivй ; car enfin M. de Roberval
qui est assurйment fort habile, a йtй six ans а le trouver et vous avez la
solution gйnйrale dont sa mйthode ne donne qu’un cas qui est celui de la
Cycloпde entiиre. Fragment d’une lettre а Wren 13 septembre 1658. Absentia communis amici nostri D.
de Carcavi qui tuas ad me misit Epistolas causa est cur non ille sed ego,
quamvis ignotus, audeam respondere ... ... Unum tibi dicere habeo,
scilicet hic receptas esse ab eximio ex vestris Geometra epistolas in quibus
omnium quж de Cycloide problematum sunt proposita solutionem tradit. Et ipsi
suum ordi nem religiose servandum ab illo die, scilicet quo recepta fuerunt
nempe a decimo die hujus mensis stilo novo. Sic enim habetur intentio Anonymi
proponentis ut, qua die D. de Carcavi excipit solutionem alicujus, eo die ordo
ejus sumatur. Et quidem confor mius fuisset Anonymi ipsius intentioni ut per
Notarios Parisienses attestatio facta fuisset quam per Oxonienses. Parisienses
enim fidem facerent receptionis D. de Carcavi, unde ordo sumitur ;
Oxonienses vero nihil ad hoc facere possunt... Qui publico instru mento ante
prжstitutum tempus illustrissimo D. de Carcavi signi ficaverit, id est, per
Notarios Parisienses, per extraneos enim nihil significari potest D. de
Carcavi ; et in hoc est aliquantulum plus gratiж in Gallos quam in alios
Geometras ; sic autem voluit Ano nymus, suae legis dominus ; itaque,
quidquid ante Calendas Octob. ad D. de Carcavi mittetur, ordinem
obtinebit ; quod autem postea, non recipietur, quamvis probaretur actum
fuisse ante Calendas Octobris ; sigmficatio enim facta ad D. Carcavi, seu
ejus receptio, sola valet ad ordinem prжmu. Et si quis e regione magis remota
jam mittat solutionem actam ante 29 Augusti (qua die acta est solutio vestri
dicti Geometrж), ipsa, quamvis prior, posterior habebitur, utpote posterius
recepta. Fragment
d’une lettre au Pиre Lalouиre 18
septembre 1658. Mon trиs
Rйvйrend Pиre, Je ne puis
vous tйmoigner combien nous avons d’impatience de voir le biais par oщ vous
vous кtes pris а trouver les solides de la Cycloпde sur l’axe. J’avais eu tort
de craindre qu’il y eыt erreur а votre calcul. Il n’y en a point. Je l’ai
vйrifiй... Pour revenir а vous, mon R. Pиre, je ne serai point en repos que
vous ne m’ayez fait la grвce de me mander par oщ vous кtes venu а ces solides
de la Cycloпde. J’en ai une grande curiositй... Lettre а Huygens De Paris, le 6 janvier 1659. Monsieur, J’ai reзu le prйsent que vous
m’avez fait l’honneur de m’envoyer, et qui m’a йtй rendu par un gentilhomme
franзais qui m’a fait le rйcit de la maniиre la plus obligeante et la plus
civile du monde dont vous l’aviez reзu chez vous. Il m’a dit mкme qu’il n’йtait
point connu de vous, et que c’йtait sur moi que toute cette obligation
retombait. Je vous assure, Monsieur, que j’en ai eu une surprise et une joie
extrкmes, car je ne pensais pas seulement que mon nom fыt venu jusqu’а vous, et
j’aurais bornй mon ambition а avoir une place dans votre mйmoire. Cependant on
me veut faire croire que j’en ai mкme dans votre estime. Je n’ose le croire, et
je n’ai rien qui le vaille, mais j’espиre quel vous m’en accorderez dans votre
amitiй, puisqu’il est certain que, si on peut la mйriter par l’estime et le
respect qu’on a pour vous, je la mйrite autant qu’homme du monde. Je suis
rempli de ces sentiments lа pour vous, et votre derniиre production n’a pas peu
ajoutй aux autres. Elle est en vйritй digne de vous, et au dessus de tout
autre. J’en ai йtй un des premiers admirateurs. Et j’ai cru qu’on en verrait de
grandes suites. Je voudrais bien avoir de quoi vous rendre. Mais j’en suis
bien incapable. Tout ce que je puis est de vous envoyer autant qu’il vous
plaira d’exemplaires du traitй de la Roulette oщ l’Anonyme a rйsolu les problиmes
qu’il avait lui mкme proposйs. Je ne vous en mets ici que quelques avant
coureurs, car le paquet serait trop gros pour la poste Je m’informerai de nos
libraires de la voie qu’il faut tenir pour en envoyer commodйment. Ne croyez
pas, Monsieur, que je prйtende par lа m’acquitter de ce que je vous dois ;
ce n’est au contraire que pour vous tйmoigner que je ne le puis faire, et que
c’est vйritablement de tout mon coeur que je ressens la grвce que vous m’avez
faite en la personne de ce gentilhomme. Car, encore qu’il vaille bien mieux que
moi, nйanmoins comme vous ne le connaissiez pas, je me charge de tout et vous
vous кtes acquis par lа l’un et l’autre. Assurez vous en pleinement et que je
serai toute ma vie Monsieur, Votre trиs humble et
obйissant serviteur, Pascal. Lettre а Fermat Monsieur, Vous кtes le plus galant homme du
monde, et je suis assurйment un de ceux qui sais le mieux reconnaоtre ces
qualitйs-lа et les admirer infiniment, surtout quand elles sont jointes aux
talents qui se trouvent singuliиrement en vous : tout cela m’oblige а vous
tйmoigner de ma main ma reconnaissance pour l’offre que vous me faites, quelque
peine que j’aie encore d’йcrire et de lire moi-mкme : mais l’honneur que
vous me faites m’est si cher, que je ne puis trop me hвter d’y rйpondre. Je
vous dirai donc, monsieur, que, si j’йtais en santй, je serais volй а Toulouse,
et que je n’aurais pas souffert qu’un homme comme vous eыt fait un pas pour un
homme comme moi. Je vous dirai aussi que, quoique vous soyez celui de toute l’Europe
que je tiens pour le plus grand gйomиtre, ce ne serait pas cette qualitй-lа qui
m’aurait attirй ; mais que je me figure tant d’esprit et d’honnкtetй en
votre conversation, que c’est pour cela que je vous rechercherais. Car pour
vous parler franchement de la gйomйtrie, je la trouve le plus haut exercice de
l’esprit ; mais en mкme temps je la connais pour si mutile, que je fais
peu de diffйrence entre un homme qui n’est que gйomиtre et un habile artisan.
Aussi je l’appelle le plus beau mйtier du monde ; mais enfin ce n’est
qu’un mйtier ; et j’ai dit souvent qu’elle est bonne pour faire l’essai,
mais non pas l’emploi de notre force : de sorte que je ne ferais pas deux
pas pour la gйomйtrie, et je m’assure fort que vous кtes fort de mon humeur. Mais
il y a maintenant ceci de plus en moi, que je suis dans des йtudes si йloignйes
de cet esprit-lа, qu’а peine me souviens-je qu’il y en ait. Je m’y йtais mis,
il y a un an ou deux, par une raison tout а fait singuliиre, а laquelle ayant
satisfait, je suis au hasard de ne jamais plus y penser, outre que ma santй
n’est pas encore assez forte ; car je suis si faible que je ne puis
marcher sans bвton, ni me tenir а cheval. Je ne puis mкme faire que trois ou
quatre lieues au plus en carrosse ; c’est ainsi que je suis venu de Paris
ici en vingt-deux jours. Les mйdecins m’ordonnent les eaux de Bourbon pour le
mois de septembre, et je suis engagй autant que je puis l’кtre, depuis deux
mois, d’aller de lа en Poitou par eau jusqu’а Saumur, pour demeurer jusqu’а
Noлl avec M. le duc de Roannez, gouverneur de Poitou, qui a pour moi des
sentiments que je ne vaux pas. Mais comme je passerai par Orlйans en allant а
Saumur par la riviиre, si ma santй ne me permet pas de passer outre, j’irai de
lа а Paris. Voilа, monsieur, tout l’йtat de ma vie prйsente, dont je suis
obligй de vous rendre compte, pour vous assurer de l’impossibilitй oщ je suis
de recevoir l’honneur que vous daignez m’offrir, et que je souhaite de tout mon
coeur de pouvoir un jour reconnaоtre, ou en vous, ou en messieurs vos enfants,
auxquels je suis tout dйvouй ayant une vйnйration particuliиre pour ceux qui
portent le nom du premier homme du monde. Je suis, etc. Pascal. De Bienassis, le 10
aoыt 1660. Lettre а la marquise de Sablй Encore que je sois bien
embarrassй, je ne puis diffйrer davantage а vous rendre mille grвces de m’avoir
procurй la connaissance de M. Menjot, car c’est а vous sans doute, madame, que
je la dois. Et comme je l’estimais dйjа beaucoup par les choses que ma soeur
m’en avait dites, je ne puis vous dire avec combien de joie j’ai reзu la grвce
qu’il m’a voulu faire. Il ne faut que lire son йpоtre pour voir combien il a
d’esprit et de jugement ; et quoique je ne sois pas capable d’entendre le
fond des matiиres qu’il traite dans son livre, je vous dirai nйanmoins, madame,
que j’y ai beaucoup appris par la maniиre dont il accorde en peu de mots
l’immatйrialitй de l’вme avec le pouvoir qu’a la matiиre d’altйrer ses
fonctions et de causer le dйlire. J’ai bien de l’impatience d’avoir l’honneur
de vous en entretenir. |
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