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Opuscules et Lettres

Blaise Pascal

Opuscules et Lettres

 

 

 

La machine d’arithmйtique :

Lettre dйdicatoire

Avis nйcessaire

Privilиge du Roi

Lettre а la reine Christine de juin 1652

 

Fragment de Prйface pour le Traitй du Vide

Lettre au Pиre Noлl du 29 octobre 1647

Lettre а M.Le Pailleur, au sujet du P.Noлl, jйsuite

 

Discours sur les passions de l’amour

 

Sur la conversion du pйcheur

 

Entretien de M. Pascal et de M. de Sacy, sur la lecture d’Epictиte et de Montaigne

 

De l’esprit gйomйtrique

De l’art de persuader

 

Comparaison des chrйtiens des premiers temps avec ceux d’aujourd’hui

 

Trois discours sur la condition des grands

 

Le Mйmorial

 

Lettres aux Roannez

 

Correspondance scientifique

 

 

 

La machine d’arithmйtique

 

 

 

Lettre dйdicatoire а Monseigneur le Chancelier sur le sujet de la machine nouvellement inventйe par le sieur B.P. pour faire toutes sortes d’opйrations d’arithmйtique par un mouvement rйglй sans plume ni jetons, avec un avis nйcessaire а ceux qui auront curiositй de voir ladite machine et s’en servir.

(1645)

 

A Monseigneur Le Chancelier

 

Monseigneur,

Si le public reзoit quelque utilitй de l’invention que j’ai trouvйe pour faire toutes sortes de rиgles d’arithmйtique par une maniиre aussi nouvelle que commode, il en aura plus d’obligation а Votre Grandeur qu’а mes petits efforts, puisque je ne me saurais vanter que de l’avoir conзue, et qu’elle doit absolument sa naissance а l’honneur de vos commandements. Les longueurs et les difficultйs des moyens ordinaires dont on se sert m’ayant fait penser а quelque secours plus prompt et plus facile, pour me soulager dans les grands calculs oщ j’ai йtй occupй depuis quelques annйes en plusieurs affaires qui dйpendent des emplois dont il vous a plu honorer mon pиre pour le service de sa Majestй en la haute Normandie, j’employai а cette recherche toute la connaissance que mon inclination et le travail de mes premiиres йtudes m’ont fait acquйrir dans les mathйmatiques ; et aprиs une profonde mйditation, je reconnus que ce secours n’йtait pas impossible а trouver. Les lumiиres de la gйomйtrie, de la physique et de la mйcanique m’en fournirent le dessein, et m’assurиrent que l’usage en serait infaillible si quelque ouvrier pouvait former l’instrument dont j’avais imaginй le modиle. Mais ce fut en ce point que je rencontrai des obstacles aussi grands que ceux que je voulais йviter, et auxquels je cherchais un remиde. N’ayant pas l’industrie de manier le mйtal et le marteau comme la plume et le compas, et les artisans ayant plus de connaissance de la pratique de leur art que des sciences sur lesquelles il est fondй, je me vis rйduit а quitter toute mon entreprise, dont il ne me revenait que beaucoup de fatigues, sans aucun bon succиs. Mais, Monseigneur, Votre Grandeur ayant soutenu mon courage, qui se laissais aller, et m’avant fait la grвce de parler du simple crayon que mes amis vous avaient prйsentй en des termes qui me le firent voir tout autre qu’il ne m’avais paru auparavant, avec les nouvelles forces que vos louanges me donnиrent, je fis de nouveaux efforts, et, suspendant tout autre exercice, je ne songeai plus qu’а la construction de cette petite machine que j’ai osй, Monseigneur, vous prйsenter, aprиs l’avoir mise en йtat de faire, avec elle seule et sans aucun travail d’esprit, les opйrations de toutes les parties de l’arithmйtique, selon que je me l’йtais proposй. C’est donc а vous, Monseigneur, que je devais ce petit essai, puisque c’est vous qui me l’avez fait faire ; et c’est de vous aussi que j’en attends une glorieuse protection. Les inventions qui ne sont pas connues ont toujours plus de censeurs que d’approbateurs : on blвme ceux qui les ont trouvйes parce qu’on n’en a pas une parfaite intelligence : et, par un injuste prйjugй, la difficultй que l’on s’imagine aux choses extraordinaires, fait qu’au lieu de les considйrer pour les estimer. on les accuse d’impossibilitй, afin de les rejeter ensuite comme impertinentes. D’ailleurs, Monseigneur, je m’attends bien que parmi tant de doctes qui ont pйnйtrй jusque dans les derniers secrets des mathйmatiques. il pourra s’en trouver qui d’abord estimeront mon action tйmйraire, vu qu’en la jeunesse oщ je suis. et avec si peu de force, j’ai osй tenter une route nouvelle dans un champ tout hйrissй d’йpines, et sans avoir de guide pour m’y frayer le chemin. Mais je veux bien qu’ils m’accusent, et mкme qu’ils me condamnent, s’ils peuvent justifier que je n’ai pas tenu exactement ce que j’avais promis ; et je ne leur demande que la faveur d’examiner ce que j’ai fait, et non pas celle de l’approuver sans le connaоtre. Aussi. Monseigneur, je puis dire а Votre Grandeur que j’ai dйjа la satisfaction de voir mon petit ouvrage, non seulement autorisй de l’approbation de quelques-uns des principaux en cette vйritable science, qui, par une prйfйrence toute particuliиre, a l’avantage de ne rien enseigner qu’elle ne dйmontre, mais encore honorй de leur estime et de leur recommandation ; et que mкme celui d’entre eux, de qui la plupart des autres admirent tous les jours et recueillent les productions, ne l’a pas jugй indigne de se donner la peine, au milieu de ses grandes occupations, d’enseigner et la disposition et l’usage а ceux qui auront quelque dйsir de s’en servir. Ce sont lа, vйritablement, Monseigneur, de grandes rйcompenses du temps que j’ai employй, et de la dйpense que j’ai faite pour mettre la chose en l’йtat ou je vous l’ai prйsentйe. Mais permettez-moi de flatter ma vanitй jusqu’au point de dire qu’elles ne me satisferaient pas entiиre ment, si je n’en avais reзu une beaucoup plus importante et plus dйlicieuse de Votre Grandeur. En effet, Monseigneur, quand je me reprйsente que cette mкme bouche, qui prononce tous les jours des oracles sur le trфne de la Justice, a daignй donner des йloges au coup d’essai d’un homme de vingt ans, que vous l’avez jugй digne d’кtre plus d’une fois le sujet de votre entretien, et de le voir placй dans votre cabinet parmi tant d’autres choses rares et prйcieuses dont il est rempli, je suis comblй de gloire, et je ne trouve point de paroles pour faire paraоtre ma reconnaissance а Votre Grandeur, et ma joie а tout le monde. Dans cette impuissance, oщ l’excиs de votre bontй m’a mis, je me contenterai de la rйvйrer par mon silence : et toute la famille dont je porte le nom йtant intйressйe aussi bien que moi par ce bienfait et par plusieurs autres а faire tous les jours des voeux pour votre prospйritй, nous les ferons du coeur, et si ardents et si continuels, que personne ne se pourra vanter d’кtre plus attachйs que nous а votre service, ni de porter plus vйritablement que moi la qualitй, Monseigneur, de votre trиs humble et trиs obйissant serviteur.

B. Pascal.

 

 

 

Avis nйcessaire а ceux qui auront curiositй de voir la machine d’arithmйtique, et de s’en servir

 

Ami lecteur, cet avertissement servira pour te faire savoir que j’expose au public une petite machine de mon invention, par le moyen de laquelle seul tu pourras, sans peine quelconque, faire toutes les opйrations de l’arithmйtique, et te soulager du travail qui t’a souvent fatigue l’esprit, lorsque tu as opйrй par le jeton ou par la plume : je puis, sans prйsomption, espйrer qu’elle ne te dйplaira pas, aprиs que Monseigneur le Chancelier l’a honorйe de son estime, et que, dans Paris, ceux qui sont les mieux versйs aux mathйmatiques ne l’ont pas jugйe indigne de leur approbation. Nйanmoins, pour ne pas paraоtre nйgligent а lui faire acquйrir aussi la tienne, j’ai cru кtre obligй de t’йclairer sur toutes les difficultйs que j’ai estimйes capables de choquer ton sens lorsque tu prendras la peine de la considйrer.

Je ne doute pas qu’aprиs l’avoir vue, il ne tombe d’abord dans ta pensйe que je devais avoir expliquй par йcrit et sa construction, et son usage, et que, pour rendre ce discours intelligible, j’йtais mкme obligй, suivant la mйthode des gйomиtres, de reprйsenter par figures les dimensions, la disposition et le rapport de toutes les piиces et comment chacune doit кtre placйe pour composer l’instrument, et mettre son mouvement en sa perfection : mais tu ne dois pas croire qu’aprиs n’avoir йpargnй ni le temps, ni la peine, ni la dйpense pour la mettre en йtat de t’кtre utile, j’eusse nйgligй d’employer ce qui йtait nйcessaire pour te contenter sur ce point, qui semblait manquer а son accomplissement si je n’avais йtй empкchй de le faire par une considйration si puissante, que j’espиre mкme qu’elle te forcera de m’excuser. Oui, j’espиre que tu approuveras que je me sois abstenu de ce discours, si tu prends la peine de faire rйflexion d’une part sur la facilitй qu’il y a d’expliquer de bouche et d’entendre par une brиve confйrence la construction et l’usage de cette machine, et, d’autre part, sur l’embarras et la difficultй qu’il y eыt eu d’exprimer par йcrit les mesures, les formes, les proportions, les situations et le surplus des propriйtйs de tant de piиces diffйrentes ; lors tu jugeras que cette doctrine est du nombre de celles qui ne peuvent кtre enseignйes que de vive voix, et qu’un discours par йcrit en cette matiиre serait autant et plus inutile et embarrassant que celui qu’on emploierait а la description de toutes les parties d’une montre, dont toutefois l’explication est si facile, quand elle est faite bouche а bouche ; et qu’apparemment un tel discours ne pourrait produire d’autre effet qu’un infaillible dйgoыt en l’esprit de plusieurs, leur faisant concevoir mille difficultйs oщ il n’y en a point du tout.

Maintenant (cher lecteur), j’estime qu’il est nйcessaire de t’avertir que je prйvois deux choses capables de former quelques nuages en ton esprit. Je sais qu’il y a nombre de personnes qui font profession de trouver а redire partout, et qu’entre ceux-lа il s’en pourra trouver qui te diront que cette machine pouvait кtre moins composйe ; c’est lа la premiиre vapeur que j’estime nйcessaire de dissiper. Cette proposition ne te peut кtre faite que par certains esprits qui ont vйritablement quelque connaissance de la mйcanique ou de la gйomйtrie, mais qui, pour ne les savoir joindre l’une et l’autre, et toutes deux ensemble а la physique, se flattent ou se trompent dans leurs conceptions imaginaires et se persuadent possibles beaucoup de choses qui ne le sont pas, pour ne possйder qu’une thйorie imparfaite des choses en gйnйral, laquelle n’est pas suffisante de leur faire prйvoir en particulier les inconvйnients qui arrivent, ou de la part de la matiиre, ou des places que doivent occuper les piиces d’une machine dont les mouvements sont diffйrents afin qu’ils soient libres et qu’ils ne puissent s’empкcher l’un l’autre. Lors donc que ces savants imparfaits te proposeront que cette machine pouvait кtre moins composйe, je te conjure de leur faire la rйponse que je leur ferais moi-mкme s’ils me faisaient une telle proposition, et de les assurer de ma part que je leur ferai voir, quand il leur plaira, plusieurs autres modиles, et mкme un instrument entier et parfait, beaucoup moins composй, dont je me suis publiquement servi pendant six mois entiers, et ainsi, que je n’ignore pas que la machine peut кtre moins composйe, et particuliиrement si j’eusse voulu instituer le mouvement de l’opйration par la face antйrieure, ce qui ne pouvait кtre qu’avec une incommoditй ennuyeuse et insupportable, au lieu que maintenant il se fait par la face supйrieure avec toute la commoditй qu’on saurait souhaiter et mкme avec plaisir. Tu leur diras aussi que, mon dessein n’ayant jamais visй qu’a rйduire en mouvement rйglй toutes les opйrations de l’arithmйtique, je me suis en mкme temps persuadй que mon dessein ne rйussirait qu’а ma propre confusion. si ce mouvement n’йtait simple, facile, commode et prompt а l’exйcution, et que la machine ne fut durable, solide, et mкme capable de souffrir sans altйration la fatigue du transport, et enfin que, s’ils avaient autant mйditй que moi sur cette matiиre et passй par tous les chemins que j’ai suivis pour venir а mon but, l’expйrience leur aurait fait voir qu’un instrument moins composй ne pouvait avoir toutes ces conditions que j’ai heureusement donnйes а cette petite machine.

Car pour la simplicitй du mouvement des opйrations, j’ai fait en sorte qu’encore que les opйrations de l’arithmйtique soient en quelque faзon opposйes l’une а l’autre, comme l’addition а la soustraction et la multiplication а la division, nйanmoins elles se pratiquent toutes sur cette machine par un seul et unique mouvement.

Pour la facilitй de ce mкme mouvement des opйrations, elle est toute apparente, en ce qu’il est aussi facile de faire mouvoir mille et dix mille roues tout а la fois, si elles y йtaient, quoique toutes achиvent leur mouvement trиs parfait, que d’en faire mouvoir une seule (je ne sais si, aprиs le principe sur lequel j’ai fondй cette facilitй, il en reste un autre dans la nature). Que si tu veux, outre la facilitй du mouvement de l’opйration, savoir quelle est la facilitй de l’opйration mкme, c’est-а-dire la facilitй qu’il y a en l’opйration par cette machine, tu le peux, si tu prends la peine de la comparer avec les mйthodes d’opйrer par le jeton et par la plume. Tu sais comme, en opйrant par le jeton, le calculateur (surtout lorsqu’il manque d’habitude) est souvent obligй, de peur de tomber en erreur, de faire une longue suite et extension de jetons, et comme la nйcessitй le contraint aprиs d’abrйger et de relever ceux qui se trouvent inutilement йtendus ; en quoi tu vois deux peines inutiles, avec la perte de deux temps. Cette machine facilite et retranche en ses opйrations tout ce superflu ; le plus ignorant y trouve autant d’avantage que le plus expйrimentй : l’instrument supplйe au dйfaut de l’ignorance ou du peu d’habitude, et, par des mouvements nйcessaires, il fait lui seul, sans mкme l’intention de celui qui s’en sert, tous les abrйgйs possibles а la nature, et а toutes les fois que les nombres s’y trouvent disposйs. Tu sais de mкme comme, en opйrant par la plume, on est а tous les moments obligй de retenir ou d’emprunter les nombres nйcessaires, et combien d’erreurs se glissent dans ces rйtentions et emprunts а moins d’une trиs longue habitude et en outre d’une attention profonde et qui fatigue l’esprit en peu de temps. Cette machine dйlivre celui qui opиre par elle de cette vexation ; il suffit qu’il ait le jugement, elle le relиve du dйfaut de la mйmoire ; et, sans rien retenir ni emprunter, elle fait d’elle-mкme ce qu’il dйsire, sans mкme qu’il y pense. Il y a cent autres facilitйs que l’usage fait voir, dont le discours pourrait кtre ennuyeux.

Quant а la commoditй de ce mouvement, il suffit de dire qu’il est insensible, allant de la gauche а la droite, et imitant notre mйthode vulgaire d’йcrire, fors qu’il procиde circulairement.

Et, enfin, quant а sa promptitude, elle parait de mкme, en la comparant avec celle des autres deux mйthodes du jeton et de la plume : et si tu veux encore une plus particuliиre explication de sa vitesse, je te dirai qu’elle est pareille а l’agilitй de la main de celui qui opиre : cette promptitude est fondйe, non seulement sur la facilitй des mouvements qui ne font aucune rйsistance, mais encore sur la petitesse des roues que l’on meut a la main, qui fait que, le chemin йtant plus court, le moteur peut le parcourir en moins de temps ; d’oщ il arrive encore cette commoditй que, par ce moyen, la machine, se trouvant rйduite en plus petit volume, elle en est plus maniable et portative.

Et quant а la durйe et soliditй de l’instrument, la seule duretй du mйtal dont il est composй pourrait en donner а quelque autre la certitude : mais d’y prendre une assurance entiиre et la donner aux autres, je n’ai pu le faire qu’aprиs en avoir fait l’expйrience par le transport de l’instrument durant plus de deux cent cinquante lieues de chemin, sans aucune altйration.

Ainsi (cher lecteur), je te conjure encore une fois de ne point prendre pour imperfection que cette machine soit composйe de tant de piиces, puisque sans cette composition, je ne pouvais lui donner toutes les conditions ci-devant dйduites, qui toutefois lui йtaient toutes nйcessaires ; en quoi tu pourras remarquer une espиce de paradoxe, que pour rendre le mouvement de l’opйration plus simple, il a fallu que la machine ait йtй construite d’un mouvement plus composй.

La seconde cause que je prйvois capable de te donner de l’ombrage, ce sont (cher lecteur) les mauvaises copies de cette machine qui pourraient кtre produites par la prйsomption des artisans : en ces occasions, je te conjure d’y porter soigneusement l’esprit de distinction, te garder de la surprise, distinguer entre la lиpre et la lиpre, et ne pas juger des vйritables originaux par les productions imparfaites de l’ignorance et de la tйmйritй des ouvriers : plus ils sont excellents en leur art, plus il est а craindre que la vanitй ne les enlиve par la persuasion qu’ils se donnent trop lйgиrement d’кtre capables d’entreprendre et d’exйcuter d’eux-mкmes des ouvrages nouveaux, desquels ils ignorent et les principes et les rиgles : puis enivrйs de cette fausse persuasion, ils travaillent en tвtonnant, c’est-а-dire sans mesures certaines et sans propositions rйglйes par art : d’ou il arrive qu’aprиs beaucoup de temps et de travail, ou ils ne produisent rien qui revienne а ce qu’ils ont entrepris, ou, au plus, ils font paraоtre un petit monstre auquel manquent les principaux membres, les autres йtant informes et sans aucune proportion : ces imperfections, le rendant ridicule, ne manquent jamais d’attirer le mйpris de tous ceux qui le voient, desquels la plupart rejettent — sans raison — la faute sur celui qui, le premier, a eu la pensйe d’une telle invention, au lieu de s’en йclaircir avec lui et puis blвmer la prйsomption de ces artisans qui, par une fausse hardiesse d’oser entreprendre plus que leurs semblables, produisent ces inutiles avortons. Il importe au public de leur faire reconnaоtre leur faiblesse et leur apprendre que, pour les nouvelles inventions, il faut nйcessairement que l’art soit aidй par la thйorie jusqu’а ce que l’usage ait rendu les rиgles de la thйorie si communes qu’il les ait enfin rйduites en art et que le continuel exercice ait donnй aux artisans l’habitude de suivre et pratiquer ces rиgles avec assurance. Et tout ainsi qu’il n’йtait pas en mon pouvoir, avec toute la thйorie imaginable, d’exйcuter moi seul mon propre dessein sans l’aide d’un ouvrier qui possйdвt parfaitement la pratique du tour, de la lime et du marteau pour rйduire les piиces de la machine dans les mesures et proportions que par les rиgles de la thйorie je lui prescrivais : il est de mкme absolument impossible а tous les simples artisans, si habiles qu’ils soient en leur art, de mettre en perfection une piиce nouvelle qui consiste — comme celle- ci — en mouvements compliquйs, sans l’aide d’une personne qui, par les rиgles de la thйorie, leur donne les mesures et les proportions de toutes les piиces dont elle doit кtre composйe.

Cher lecteur, j’ai sujet particulier de te donner ce dernier avis, aprиs avoir vu de mes yeux une fausse exйcution de ma pensйe faite par un ouvrier de la ville de Rouen, horloger de profession, lequel, sur le simple rйcit qui lui fut fait de mon premier modиle que j’avais fait quelques mois auparavant, eut assez de hardiesse pour en entreprendre un autre, et, qui plus est, par une autre espиce de mouvement ; mais comme le bonhomme n’a d’autre talent que celui de manier adroitement ses outils, et qu’il ne sait pas seulement si la gйomйtrie et la mйcanique sont au monde, aussi (quoiqu’il soit trиs habile en son art, et mкme trиs industrieux en plusieurs choses qui n’en sont point) ne fit-il qu’une piиce inutile, propre vйritablement, polie et trиs bien limйe par le dehors, mais tellement imparfaite au dedans qu’elle n’est d’aucun usage ; et toutefois, а cause seulement de sa nouveautй, elle ne fut pas sans estime parmi ceux qui n’y connaissaient rien, et nonobstant tous les dйfauts essentiels que l’йpreuve y fait reconnaоtre, ne laissa pas de trouver place dans le cabinet d’un curieux de la mкme ville rempli de plusieurs autres piиces rares et curieuses. L’aspect de ce petit avorton me dйplut au dernier point et refroidit tellement l’ardeur avec laquelle je faisais lors travailler а l’accomplissement de mon modиle qu’а l’instant mкme je donnai congй а tous les ouvriers, rйsolu de quitter entiиrement mon entreprise par la juste apprйhension que je conзus qu’une pareille hardiesse ne prit а plusieurs autres, et que les fausses copies qu’ils pourraient produire de cette nouvelle pensйe n’en ruinassent l’estime dиs sa naissance avec l’utilitй que le public pourrait en recevoir. Mais, quelque temps aprиs, Monseigneur le Chancelier, ayant daignй honorer de sa vue mon premier modиle et donner le tйmoignage de l’estime qu’il faisait de cette invention, me fit commandement de la mettre en sa perfection ; et, pour dissiper la crainte qui m’avait retenu quelque temps, il lui plut de retrancher le mal dиs sa racine et d’empкcher le cours qu’il pourrait prendre au prйjudice de ma rйputation et au dйsavantage du public par la grвce qu’il me fit de m’accorder un privilиge qui n’est pas ordinaire, et qui йtouffe avant leur naissance tous ces avortons illйgitimes qui pourraient кtre engendrйs d’ailleurs que de la lйgitime et nйcessaire alliance de la thйorie avec l’art.

Au reste, si quelquefois tu as exercй ton esprit а l’invention des machines, je n’aurai pas grand-peine а te persuader que la forme de l’instrument, en l’йtat oщ il est а prйsent, n’est pas le premier effet de l’imagination que j’ai eue sur ce sujet : j’avais commencй l’exйcution de mon projet par une machine trиs diffйrente de celle-ci et en sa matiиre et en sa forme, laquelle (bien qu’en йtat de satisfaire а plusieurs) ne me donna pas pourtant la satisfaction entiиre : ce qui fit qu’en la corrigeant peu а peu j’en fis insensiblement une seconde, en laquelle rencontrant encore des inconvйnients que je ne pus souffrir, pour y apporter le remиde, j’en composai une troisiиme qui va par ressorts et qui est trиs simple en sa construction. C’est celle de laquelle, comme j’ai dйjа dit, je me suis servi plusieurs fois, au vu et su d’une infinitй de personnes, et qui est encore en йtat de servir autant que jamais. Toutefois, en la perfectionnant toujours, je trouvai des raisons de la changer, et enfin reconnaissant dans toutes, ou de la difficultй d’agir, ou de la rudesse aux mouvements, ou de la disposition а se corrompre trop facilement par le temps ou par le transport, j’ai pris la patience de faire jusqu’а plus de cinquante modиles, tous diffйrents, les uns de bois, les autres d’ivoire et d’йbиne, et les autres de cuivre, avant que d’кtre venu а l’accomplissement de la machine que maintenant je fais paraоtre., laquelle, bien que composйe de tant de petites piиces diffйrentes, comme tu pourras voir, est toutefois tellement solide, qu’aprиs l’expйrience dont j’ai parle ci-devant, j’ose te donner assurance que tous les efforts qu’elle pourrait recevoir en la transportant si loin que tu voudras, ne sauraient la corrompre ni lui faire souffrir la moindre altйration.

Enfin (cher lecteur), maintenant que j’estime l’avoir mise en йtat d’кtre vue, et que mкme tu peux, si tu en as la curiositй, la voir et t’en servir, je te prie d’agrйer la libertй que je prends d’espйrer que la seule pensйe а trouver une troisiиme mйthode pour faire toutes les opйrations arithmйtiques, totalement nouvelle et qui n’a rien de commun avec les deux mйthodes vulgaires de la plume et du jeton, recevra de toi quelque estime et qu’en approuvant le dessein que j’ai eu de te plaire en te soulageant, tu me sauras grй du soin que j’ai pris pour faire que toutes les opйrations, qui par les prйcйdentes mйthodes sont pйnibles, composйes, longues et peu certaines, deviennent faciles, simples, promptes et assurйes.

Les curieux qui dйsireront voir une telle machine s’adresseront s’il leur plaоt au sieur de Roberval. professeur ordinaire de mathйmatiques au Collиge Royal de France, qui leur fera voir succinctement et gratuitement la facilitй des opйrations, en fera vendre, et en enseignera l’usage.

Le dit sieur de Roberval demeure au Collиge Maоtre Gervais, rue du Foin, proche des Mathurins. On le trouve tous les matins jusqu’а huit heures, et les samedis toute l’aprиs dоnйe.

 

 

 

Privilиge pour la machine d’arithmйtique de M. Pascal

 

Louis, par la grвce de Dieu, roy de France et de Navarre, а nos amez et feaux Conrs les gens tenans nos Cours de Parlement, Mes des Requestes Ordinaires de nostre hostel, Baillifs, Senechaux, Prevots, leurs Lieu tens et tous autres nos justiciers et officiers qu’il appartiendra, salut. Notre cher et bien aimй le Sr Pascal nous a fait remontrer qu’а l’invitation du Sr Pascal, son pиre, nostre Consr en nos conseils, et prйsident en notre Cour des Aydes d’Auvergne, il auroit eu, dиs ses plus jeunes annйes, une inclination particuliиre aux sciences Mathйmatiques, dans lesquelles par ses йtudes et ses observations, il a inventй plusieurs choses, et particuliиrement une machine, par le moyen de laquelle on peut faire toutes sortes de supputations, Additions, Soustractions, Multiplications, Divisions, et toutes les autres Rиgles d’Arithmйtique, tant en nombre entier que rompu, sans se servir de plume ni jettons, par une mйthode beaucoup plus simple, plus facile а apprendre, plus prompte а l’exйcution, et moins pйnible а l’esprit que toutes les autres faзons de calculer, qui ont йtй en usage jusqu’а prйsent ; et qui outre ces avantages, a encore celuy d’estre hors de tout danger d’erreur, qui est la condition la plus importante de toutes dans les calculs. De laquelle machine il avoit fait plus de cinquante modиles, tous differens, les uns composez de verges ou lamines droites, d’autres de courbes, d’autres avec des chaisnes les uns avec des rouages concentriques, d’autres avec des excentriques, les uns mouvans en ligne droite, d’autres circulairement, les uns en cones, les autres en cylindres, et d’autres tous diffйrens de ceux-lа, soit pour la matiиre, soit pour la figure, soit pour le mouvement : de toutes lesquelles maniиres diffйrentes l’invention principale et le mouvement essentiel consistent en ce que chaque rouл ou verge d’un ordre faisant un mouvement de dix figures arithmйtiques, fait mouvoir sa prochaine d’une figure seulement. Aprиs tous lesquels essais auxquels il a employй beaucoup de temps et de frais, il seroit enfin arrivй а la construction d’un modиle achevй qui a йtй reconnu infaillible par les plus doctes mathйmaticiens de ce temps, qui l’ont universellement honorй de leur approbation et estimй trиs utile au public. Mais, d’autant que ledit instrument peut estre aisйment contrefait par des ouvriers, et qu’il est nйanmoins impossible qu’ils parviennent а l’exйcuter dans la justesse et perfection nйcessaires pour s’en servir utilement, s’ils n’y sont conduits expressement par ledit Sr Pascal, ou par une personne qui ait une entiиre intelligence de l’artifice de son mouvement, il seroit а craindre que, s’il йtoit permis а toute sorte de personnes de tenter d’en construire de semblables, les dйfauts qui s’y rencontreroient infailliblement par la faute des ouvriers, ne rendissent cette invention aussi inutile qu’elle doit estre profitable estant bien exйcutйe. C’est pourquoi il dйsireroit qu’il nous plыt faire dйfenses а tous artisans et autres personnes, de faire ou faire faire ledit instrument sans son consentement, nous suppliant, а cette fin, de lui accorder nos lettres sur ce nйcessaires. Et parce que ledit instrument est maintenant a un prix excessif qui le rend par sa chertй, comme inutile au public, et qu’il espиre le rйduire а moindre prix et tel qu’il puisse avoir cours, ce qu’il prйtend faire pour l’invention d’un mouvement plus simple et qui opиre nйanmoins le mкme effet, а la recherche duquel il travaille continuellement, et en y stylant peu a peu les ouvriers encore peu habituez, lesquelles choses dйpendent d’un temps qui ne peut estre limitй ; A ces causes, dйsirent gratifier et favorablement traitter ledit Sr Pascal fils, en considйration de sa capacitй en plusieurs sciences, et surtout aux Mathйmatiques, et pour l’exciter d’en communiquer de plus en plus les fruits а nos sujets, et ayant йgard au notable soulagement que cette machine doit apporter а ceux qui ont de grands calculs а faire, et а raison de l’excellence de cette invention, nous avons permis et permettons par ces prйsentes signйes de notre main, au dit Sr Pascal fils, et а ceux qui auront droit de luy, dиs а prйsent et а tousjours, de faire construire ou fabriquer par tels ouvriers, de telle maniиre et en telle forme qu’il avisera bon estre, en tous les lieux de notre obйissance, ledit instrument par luy inventй, pour compter, calculer, faire toutes Additions, Soustractions, Multiplications, Divisions et autres Rиgles d’Arithmйtique, sans plume ni jettons ; et faisons trиs expresses dйfenses а toutes personnes, artisans et autres, de quelque qualitй et condition qu’ils soient, d’en faire, ni faire faire, vendre, ni dйbiter dans aucun lieu de nostre obeissance, sans le consentement dudit Sr Pascal fils, ou de ceux qui auront droit de luy, sous pretexte d’augmentation, changement de matiиre, forme ou figure, ou diverses maniиres de s’en servir, soit qu’ils fussent composez de rouлs excentriques, ou concentriques, ou parallиles, de verges ou bastons et autres choses, ou que les roues se meuvent seulement d’une part ou de toutes deux, ny pour quelque deguisement que se puisse estre ; mesme а tous йtrangers, tant marchands que d’autres professions, d’en exposer ni vendre en ce Royaume, quoiqu’ils eussent estй faits hors d’icelluy : le tout а peine de trois mille livres d’amende, payables sans deport par chacun des contrevenans et applicables un tiers а nous, un tiers а l’Hostel-Dieu de Paris, et l’autre tiers audit Sr Pascal, ou а ceux qui auront son droit ; de confiscation des Instruments contre faits, et de tous depens, dommages et interests. Enjoignons а cet effet а tous ouvriers qui construiront ou fabriqueront lesdits instrumens en vertu des prйsentes d’y faire apposer par ledit Sr Pascal, ou par ceux qui auront son droit, telle contremarque qu’ils auront choisie, pour tйmoignage qu’ils auront visitй lesdits instruments, et qu’ils les auront reconnus sans defaut. Voulons que tous ceux ou ces formalitez ne seront pas gardйes, soient confisquez, et que ceux qui les auront faits ou qui en seront trouvйs saisis soient sujests aux peines et amendes susdites : а quoy ils seront contraints en vertu des prйsentes ou de copies d’icelles duement collationnйes par l’un de nos amez et feaux Consrs Secretaires, auxquelles foy sera ajoutйe comme а l’original : du contenu duquel nous vous mandons que vous le fassiez jouir et user pleinement et paisiblement, et ceux auxquels il pourra transporter son droit, sans souffrir qu’il leur soit donnй aucun empeschement. Mandons au premier nostre huissier ou sergent sur ce requis, de faire, pour l’exйcution des prйsentes, tous les exploits nйcessaires, sans demander autre permission. Car tel est nostre plaisir : nonobstant tous Edits, Ordonnances, Declarations, Arrests, Reglemens, Privilиges et Confirmations d’iceux, Clameur de haro, Charte normande et autres lettres а ce contraires, auxquelles et aux dйrogatoires des dйrogatoires y contenues, nous derogeons par ces prйsentes : Donnйes а Compiиgne, le vingt- deuxiesme jour de May, l’an de grace mil six cent quarante-neuf, et de notre rиgne le septiesme.

Louis.

La Reine Rйgente, sa mиre, prйsente.

Par le roy : Phelipeaux, gratis.

 

 

 

Lettre а la Sйrйnissime Reine de Suиde

[Juin 1652]

 

Madame,

Si j’avais autant de santй que de zиle, j’irais moi-mкme prйsenter а Votre Majestй un ouvrage de plusieurs annйes, que j’ose lui offrir de si loin ; et je ne souffrirais pas que d’autres mains que les miennes eussent l’honneur de le porter aux pieds de la plus grande princesse du monde Cet ouvrage, Madame, est une machine pour faire les rиgles d’arithmйtique sans plume et sans jetons. Votre Majestй n’ignore pas la peine et le temps que coыtent les productions nouvelles, surtout lorsque les inventeurs veulent les porter eux-mкmes а la derniиre perfection ; c’est pourquoi il serait inutile de dire combien il y a que je travaille а celle-ci ; et je ne peux mieux l’exprimer qu’en disant que je m’y suis attachй avec autant d’ardeur que si j’eusse prйvu qu’elle devait paraоtre un jour devant une personne si auguste. Mais, Madame, si cet honneur n’a pas йtй le vйritable motif de mon travail, il en sera du moins la rйcompense, et je m’estimerai trop heureux si, ensuite de tant de veilles, il peut donner а Votre Majestй une satisfaction de quelques moments. Je n’importunerai pas non plus Votre Majestй du particulier de ce qui compose cette machine : si elle en a quelque curiositй, elle pourra se contenter dans un discours que j’ai adressй а M. de Bourdelot ; j’y ai touchй en peu de mots toute l’histoire de cet ouvrage, l’objet de son invention, l’occasion de sa recherche, l’utilitй de ses ressorts, les difficultйs de son exйcution, les degrйs de son progrиs, le succиs de son accomplissement et les rиgles de son usage. Je dirai donc seulement ici le sujet qui me porte а l’offrir а Votre Majestй, ce que je considиre comme le couronnement et le dernier bonheur de son aventure. Je sais, Madame, que je pourrai кtre suspect d’avoir recherchй de la gloire en la prйsentant а Votre Majestй, puisqu’elle ne saurait passer que pour extraordinaire, quand on verra qu’elle s’adresse а elle, et qu’au lieu qu’elle ne devrait lui кtre offerte que par la considйration de son excellence, on jugera qu’elle est excellente, par cette seule raison qu’elle lui est offerte. Ce n’est pas nйanmoins cette espйrance qui m’a inspirй ce dessein. Il est trop grand, Madame, pour avoir d’autre objet que Votre Majestй mкme. Ce qui m’y a vйritablement portй, est l’union qui se trouve en sa personne sacrйe, de deux choses qui me comblent йgalement d’admiration et de respect, qui sont l’autoritй souveraine et la science solide ; car j’ai une vйnйration toute particuliиre pour ceux qui sont йlevйs au suprкme degrй, ou de puissance, ou de connaissance. Les derniers peuvent, si je ne me trompe, aussi bien que les premiers, passer pour des souverains. Les mкmes degrйs se rencontrent entre les gйnies qu’entre les conditions ; et le pouvoir des rois sur les sujets n’est, ce me semble, qu’une image du pouvoir des esprits sur les esprits qui leur sont infйrieurs, sur lesquels ils exercent le droit de persuader, qui est parmi eux ce que le droit de commander est dans le gouvernement politique Ce second empire me parait mкme d’un ordre d’autant plus йlevй, que les esprits sont d’un ordre plus йlevй que les corps, et d’autant plus йquitable, qu’il ne peut кtre dйparti et conservй que par le mйrite, au lieu que l’autre peut l’кtre par la naissance ou par la fortune. Il faut donc avouer que chacun de ces empires est grand en soi ; mais, Madame, que Votre Majestй me permette de le dire, elle n’y est point blessйe, l’un sans l’autre me parait dйfectueux. Quelque puissant que soit un monarque, il manque quelque chose а sa gloire, s’il n’a pas la prййminence de l’esprit ; et quelque йclairй que soit un sujet, sa condition est toujours rabaissйe par la dйpendance Les hommes, qui dйsirent naturellement ce qui est le plus parfait, avaient jus qu’ici continuellement aspirй а rencontrer ce souverain par excellence. Tous les rois et tous les savants en йtaient autant d’йbauches, qui ne remplissaient qu’а demi leur attente, et а peine nos ancкtres ont pu voir en toute la durйe du monde un roi mйdiocrement savant ; ce chef-d’oeuvre йtait rйservй pour votre siиcle. Et afin que cette grande merveille parыt accompagnйe de tous les sujets possibles d’йtonnement, le degrй oщ les hommes n’avaient pu atteindre est rempli par une jeune Reine, dans laquelle se rencontrent ensemble l’avantage de l’expйrience avec la tendresse de l’вge, le loisir de l’йtude avec l’occupation d’une royale naissance, et l’йminence de la science avec la faiblesse du sexe. C’est Votre Majestй, Madame, qui fournit а l’univers cet unique exemple qui lui manquait. C’est elle en qui la puissance est dispensйe par les lumiиres de la science, et la science relevйe par l’йclat de l’autoritй. C’est cette union si merveilleuse qui fait que comme Votre Majestй ne voit rien qui soit au- dessus de sa puissance, elle ne voit rien aussi qui soit au-dessus de son esprit, et qu’elle sera l’admiration de tous les siиcles qui la suivront, comme elle a йtй l’ouvrage de tous les siиcles qui l’on prйcйdйe. Rйgnez donc, incomparable princesse, d’une maniиre toute nouvelle ; que votre gйnie vous assujettisse tout ce qui n’est pas soumis а vos armes : rйgnez par le droit de la naissance, durant une longue suite d’annйes, sur tant de triomphantes provinces ; mais rйgnez toujours par la force de votre mйrite sur toute l’йtendue de la terre. Pour. moi, n’йtant pas nй sous le premier de vos empires, je veux que tout le monde sache que je fais gloire de vivre sous le second ; et c’est pour le tйmoigner, que j’ose lever les yeux jusqu’а ma Reine, en lui donnant cette premiиre preuve de ma dйpendance.

Voilа, Madame, ce qui me porte а faire а Votre Majestй ce prй sent, quoique indigne d’elle. Ma faiblesse n’a pas йtonnй mon ambition. Je me suis figurй, qu’encore que le seul nom de Votre Majestй semble йloigner d’elle tout ce qui lui est disproportionnй, elle ne rejette pas nйanmoins tout ce qui lui est infйrieur ; autrement sa grandeur serait sans hommages et sa gloire sans йloges. Elle se contente de recevoir un grand effort d’esprit, sans exiger qu’il soit l’effort d’un esprit grand comme le sien. C’est par cette condescendance qu’elle daigne entrer en communication avec les autres hommes ; et toutes ces considйrations jointes me font lui protester avec toute la soumission dont l’un des plus grands admirateurs de ses hйroпques qualitйs est capable, que je ne souhaite rien avec tant d’ardeur que de pouvoir кtre avouй, Madame, de Votre Majestй, pour son trиs humble, trиs obйissant et trиs fidиle serviteur.

Blaise Pascal

 

 

 

Fragment de Prйface pour le Traitй du Vide

 

Le respect que l’on porte а l’antiquitй est aujourd’hui а tel point, dans les matiиres oщ il doit avoir moins de force, que l’on se fait des oracles de toutes ses pensйes, et des mystиres mкme de ses obscuritйs ; que l’on ne peut plus avancer de nouveautйs sans pйril, et que le texte d’un auteur suffit pour dйtruire les plus fortes raisons…

Ce n’est pas que mon intention soit de corriger un vice par un autre, et de ne faire nulle estime des anciens, parce que l’on en fait trop.

Je ne prйtends pas bannir leur autoritй pour relever le raisonnement tout seul, quoique l’on veuille йtablir leur autoritй seule au prйjudice du raisonnement…

Pour faire cette importante distinction avec attention, il faut considйrer que les unes dйpendent seulement de la mйmoire et sont purement historiques, n’ayant pour objet que de savoir ce que les auteurs ont йcrit ; les autres dйpendent seulement du raisonnement, et sont entiиrement dogmatiques, ayant pour objet de chercher et dйcouvrir les vйritйs cachйes.

Celles de la premiиre sorte sont bornйes, autant que les livres dans lesquels elles sont contenues…

C’est suivant cette distinction qu’il faut rйgler diffйremment l’йtendue de ce respect. Le respect que l’on doit avoir pour…

Dans les matiиres oщ l’on recherche seulement de savoir ce que les auteurs ont йcrit, comme dans l’histoire, dans la gйographie, dans la jurisprudence, dans les langues et surtout dans la thйologie, et enfin dans toutes celles qui ont pour principe, ou le fait simple, ou l’institution divine ou humaine, il faut nйcessairement recourir а leurs livres, puisque tout ce que l’on en peut savoir y est contenu d’oщ il est йvident que l’on peut en avoir la connaissance entiиre et qu’il n’est pas possible d’y rien ajouter.

S’il s’agit de savoir qui fut le premier roi des Franзais ; en quel lieu les gйographes placent le premier mйridien ; quels mots sont usitйs dans une langue morte, et toutes les choses de cette nature, quels autres moyens que les livres pourraient nous y conduire ? Et qui pourra rien ajouter de nouveau а ce qu’ils nous en apprennent, puisqu’on ne veut savoir que ce qu’ils contiennent ?

C’est l’autoritй seule qui nous en peut йclaircir. Mais oщ cette autoritй a la principale force, c’est dans la thйologie, parce qu’elle y est insйparable de la vйritй, et que nous ne la connaissons que par elle : de sorte que pour donner la certitude entiиre des matiиres les plus incomprйhensibles а la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrйs (comme, pour montrer l’incertitude des choses les plus vrai semblables, il faut seulement faire voir qu’elles n’y sont pas comprises) ; parce que ses principes sont au-dessus de la nature et de la raison, et que, l’esprit de l’homme йtant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir а ces hautes intelligences, s’il n’y est portй par une force toute- puissante et surnaturelle.

Il n’en est pas de mкme des sujets qui tombent sous le sens ou sous le raisonnement : l’autoritй y est inutile ; la raison seule a lieu d’en connaоtre. Elles ont leurs droits sйparйs : l’une avait tantфt tout l’avantage ; ici l’autre rиgne а son tour. Mais comme les sujets de cette sorte sont proportionnйs а la portйe de l’esprit, il trouve une libertй tout entiиre de s’y йtendre ; sa fйconditй inйpuisable produit continuellement, et ses inventions peuvent кtre tout en semble sans fin et sans interruption...

C’est ainsi que la gйomйtrie, l’arithmйtique, la musique, la physique, la mйdecine, l’architecture, et toutes les sciences qui sont soumises а l’expйrience et au raisonnement, doivent кtre augmentйes pour devenir parfaites. Les anciens les ont trouvйes seulement йbauchйes par ceux qui les ont prйcйdйs ; et nous les laisserons а ceux qui viendront aprиs nous en un йtat plus accompli que nous ne les avons reзues.

Comme leur perfection dйpend du temps et de la peine, il est йvident qu’encore que notre peine et notre temps nous fussent moins acquis que leurs travaux, sйparйs des nфtres, tous peux nйanmoins joints ensemble doivent avoir plus d’effet que chacun en particulier.

L’йclaircissement de cette diffйrence doit nous faire plaindre l’aveuglement de ceux qui apportent la seule autoritй pour preuve dans les matiиres physiques, au lieu du raisonnement ou des expйriences ; et nous donner de l’horreur pour la malice des autres, qui emploient le raisonnement seul dans la thйologie au lieu de l’autoritй de l’йcriture et des Pиres. Il faut relever le courage de ces gens timides qui n’osent rien inventer en physique, et confondre l’insolence de ces tйmйraires qui produisent des nouveautйs en thйologie. Cependant le malheur du siиcle est tel, qu’on voit beaucoup d’opinions nouvelles en thйologie, inconnues а toute l’antiquitй, soute nues avec obstination et reзues avec applaudissement ; au lieu que celles qu’on produit dans la physique, quoi qu’en petit nombre, semblent devoir кtre convaincues de faussetй dиs qu’elles choquent tant soit peu les opinions reзues : comme si le respect qu’on a pour les anciens philosophes йtait de devoir, et que celui que l’on porte aux plus anciens des Pиres йtait seulement de biensйance ! Je laisse aux personnes judicieuses а remarquer l’importance de cet abus qui pervertit l’ordre des sciences avec tant d’injustice ; et je crois qu’il y en aura peu qui ne souhaitent que cette... s’applique а d’autres matiиres, puisque les inventions nouvelles sont infailliblement des erreurs dans les matiиres que l’on profane impunйment ; et qu’elles sont absolument nйcessaires pour la perfection de tant d’autres sujets incomparablement plus bas, que toutefois on n’oserait toucher.

Partageons avec plus de justice notre crйdulitй et notre dйfiance, et bornons ce respect que nous avons pour les anciens. Comme la raison le fait naоtre, elle doit aussi le mesurer ; et considйrons que, s’ils fussent demeurйs dans cette retenue de n’oser rien ajouter aux connaissances qu’ils avaient reзues, et que ceux de leur temps eussent fait la mкme difficultй de recevoir les nouveautйs qu’ils leur offraient, ils se seraient privйs eux-mкmes et leur postйritй du fruit de leurs inventions.

Comme ils ne se sont servis de celles qui leur avaient йtй laissйes que comme de moyens pour en avoir de nouvelles, et que cette heureuse hardiesse leur avait ouvert le chemin aux grandes choses, nous devons prendre celles qu’ils nous ont acquises de la mкme sorte, et а leur exemple en faire les moyens et non pas la fin de notre йtude, et ainsi tвcher de les surpasser en les imitant.

Car qu’y a-t-il de plus injuste que de traiter nos anciens avec plus de retenue que n’ont fait ceux qui les ont prйcйdйs, et d’avoir pour eux ce respect inviolable qu’ils n’ont mйritй de nous que parce qu’ils n’en ont pas eu un pareil pour ceux qui ont eu sur eux le mкme avantage ?...

Les secrets de la nature sont cachйs ; quoiqu’elle agisse toujours on ne dйcouvre pas toujours ses effets : le temps les rйvиle d’вge en вge, et quoique toujours йgale en elle mкme, elle n’est pas toujours йgalement connue.

Les expйriences qui nous en donnent l’intelligence multiplient continuellement ; et, comme elles sont les seuls principes de la physique, les consйquences multiplient а pro portion.

C’est de cette faзon que l’on peut aujourd’hui prendre d’autres sentiments et de nouvelles opinions sans mйpris et sans ingratitude, puisque les premiиres connaissances qu’ils nous ont donnйes, ont servi de degrйs aux nфtres, et que dans ces avantages nous leur sommes redevables de l’ascendant que nous avons sur eux ; parce que, s’йtant йlevйs jusqu’а un certain degrй oщ ils nous ont portйs, le moindre effort nous fait monter plus haut ; et avec moins de peine et moins de gloire nous nous trouvons au-dessus d’eux. C’est de lа que nous pouvons dйcouvrir des choses qu’il leur йtait impossible d’apercevoir. Notre vue a plus d’йtendue, et, quoi qu’ils connussent aussi bien que nous tout ce qu’ils pouvaient remarquer de la nature, ils n’en connaissaient pas tant nйanmoins, et nous voyons plus qu’eux.

Cependant il est йtrange de quelle sorte on rйvиre leurs sentiments. On fait un crime de les contredire et un attentat d’y ajouter, comme s’ils n’avaient plus laissй de vйritйs а connaоtre.

N’est-ce pas lа traiter indignement la raison de l’homme, et la mettre en parallиle avec l’instinct des animaux, puisqu’on en фte la principale diffйrence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l’instinct demeure toujours dans un йtat йgal ? Les ruches des abeilles йtaient aussi bien mesurйes il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la premiиre fois que la derniиre. Il en est de mкme de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit а mesure que la nйcessitй les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont : comme ils la reзoivent sans йtude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu’elle leur est donnйe, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornйe, elle leur inspire cette science nйcessaire, toujours йgale, de peur qu’ils ne tombent dans le dйpйrissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites. Il n’en est pas de mкme de l’homme, qui n’est produit que pour l’infinitй. Il est dans l’ignorance au premier вge de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son pro grиs : car il tire avantage non seulement de sa propre expйrience, mais encore de celle de ses prйdйcesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mйmoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours prйsentes dans les livres qu’ils en ont laissйs. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd’hui en quelque sorte dans le mкme йtat oщ se trouveraient ces anciens philosophes, s’ils pouvaient avoir vieilli jusqu’а prй sent, en ajoutant aux connaissances qu’ils avaient celles que leurs йtudes auraient pu leur acquйrir а la faveur de tant de siиcles. De lа vient que, par une prйrogative particuliиre, non seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrиs а mesure que l’univers vieillit, parce que la mкme chose arrive dans la suc cession des hommes que dans les вges diffйrents d’un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siиcles, doit кtre considйrйe comme un mкme homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement : d’oщ l’on voit avec combien d’injustice nous respectons l’antiquitй dans ses philosophes : car, comme la vieillesse est l’вge le plus distant de l’enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme universel ne doit pas кtre cherchйe dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les plus йloignйs ? Ceux que nous appelons anciens йtaient vйritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l’enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint а leurs connaissances l’expйrience des siиcles qui les ont suivis, c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquitй que nous rйvйrons dans les autres.

Ils doivent кtre admirйs dans les consйquences qu’ils ont bien tirйes du peu de principes qu’ils avaient, et ils doivent кtre excusйs dans celles oщ ils ont plutфt manquй du bonheur de expйrience que de la force du raisonnement.

Car n’йtaient-ils pas excusables dans la pensйe qu’ils ont eue pour la voie de lait, quand, la faiblesse de leurs yeux n’ayant pas encore reзu le secours de l’artifice, ils ont attribuй cette couleur а une plus grande soliditй en cette partie du ciel qui renvoie la lumiиre avec plus de force ?

Mais ne serions- nous pas inexcusables de demeurer dans la mкme pensйe, maintenant qu’aidйs des avantages que nous donne la lunette d’approche, nous y avons dйcouvert une infinitй de petites йtoiles, dont la splendeur plus abondante nous a fait reconnaоtre quelle est la vйritable cause de cette blancheur ?

N’avaient-ils pas aussi sujet de dire que tous les corps corruptibles йtaient renfermйs dans la sphиre du ciel de la lune, lorsque durant le cours de tant de siиcles ils n’avaient point encore remarquй de corruptions ni de gйnйrations hors de cet espace ?

Mais ne devons-nous pas assurer le contraire, lorsque toute la terre a vu sensiblement des comиtes s’enflammer et disparaоtre bien loin au delа de cette sphиre ?

C’est ainsi que, sur le sujet du vide, ils avaient droit de dire que la nature n’en souffrait point, parce que toutes leurs expйriences leur avaient toujours fait remarquer qu’elle l’abhorrait et ne le pouvait souffrir.

Mais si les nouvelles expйriences leur avaient йtй connues, peut-кtre auraient-ils trouvй sujet d’affirmer ce qu’ils ont eu sujet de nier par lа que le vide n’avait point encore paru. Aussi dans le jugement qu’ils ont fait que la nature ne souffrait point de vide, ils n’ont entendu parler de la nature qu’en l’йtat oщ ils la connaissaient ; puisque, pour le dire gйnйralement, ce ne serait assez de l’avoir vu constamment en cent rencontres, ni en mille, ni en tout autre nombre, quelque grand qu’il soit ; puisque, s’il restait un seul cas а examiner, ce seul suffirait pour empкcher la dйfinition gйnйrale, et si un seul йtait contraire, ce seul... Car dans toutes les matiиres dont la preuve consiste en expйriences et non en dйmonstrations, on ne peut faire aucune assertion universelle que par la gйnйrale йnumйration de toutes les parties et de tous les cas diffйrents. C’est ainsi que quand nous disons que le diamant est le plus dur de tous les corps, nous entendons de tous les corps que nous connaissons, et nous ne pouvons ni ne devons y comprendre ceux que nous ne connaissons point ; et quand nous disons que l’or est le plus pesant de tous les corps, nous serions tйmйraires de comprendre dans cette proposition gйnйrale ceux qui ne sont point encore en notre connaissance, quoiqu’il ne soit pas impossible qu’ils soient en nature.

De mкme quand les anciens ont assurй que la nature ne souffrait point de vide, ils ont entendu qu’elle n’en souffrait point dans toutes les expйriences qu’ils avaient vues, et ils n’auraient pu sans tйmйritй y comprendre celles qui n’йtaient pas en leur connaissance. Que si elles y eussent йtй, sans doute ils au raient tirй les mкmes consйquences que nous, et les auraient par leur aveu autorisйes de cette antiquitй dont on veut faire aujourd’hui l’unique principe des sciences.

C’est ainsi que, sans les contredire, nous pouvons assurer le contraire de ce qu’ils disaient, et, quelque force enfin qu’ait cette antiquitй, la vйritй doit toujours avoir l’avantage, quoique nouvellement dйcouverte, puisqu’elle est toujours plus ancienne que toutes les opinions qu’on en a eues, et que ce serait ignorer sa nature de s’imaginer qu’elle ait commencй d’кtre au temps qu’elle a commencй d’кtre connue.

 

 

 

Lettre de Blaise Pascal au Pиre Noлl

 

Au trиs bon rйvйrend pиre Noлl, Recteur, de la Sociйtй de Jйsus, de Paris.

 

Mon trиs rйvйrend pиre,

L’honneur que vous m’avez fait de m’йcrire me fait rompre le dessein que j’avais fait de ne rйsoudre aucune des difficultйs que j’ai rapportйes dans mon abrйgй, que dans le traitй entier oщ je travaille ; car, puisque les civilitйs de votre lettre sont jointes aux objections que vous m’y faites, je ne puis partager ma rйponse, ni reconnaоtre les unes, sans satisfaire aux autres.

Mais, pour le faire avec plus d’ordre, permettez-moi de vous rapporter une rиgle universelle, qui s’applique а tous les sujets particuliers, oщ il s’agit de reconnaоtre la vйritй. Je ne doute pas que vous n’en demeuriez d’accord, puisqu’elle est reзue gйnйralement de tous ceux qui envisagent les choses sans prйoccupation ; et qu’elle fait la principale de la faзon dont on traite les sciences dans les йcoles, et celle qui est en usage parmi les personnes qui recherchent ce qui est vйritablement solide et qui remplit et satisfait pleinement l’esprit : c’est qu’on ne doit jamais porter un jugement dйcisif de la nйgative ou de l’affirmative d’une proposition, que ce que l’on affirme ou nie n’ait une de ces deux conditions : savoir, ou qu’il paraisse si clairement et si distinctement de soi-mкme aux sens ou а la raison, suivant qu’il est sujet а l’un ou а l’autre, que l’йcrit n’ait aucun moyen de douter de sa certitude, et c’est ce que nous appelons principes ou axiomes ; comme, par exemple, « а choses йgales on ajoute choses йgales, les touts seront йgaux », ou qu’il se dйduise par des consйquences infaillibles et nйcessaires de tels principes ou axiomes, de la certitude desquels dйpend toute celle des consйquences qui en sont bien tirйes ; comme cette pro position, les trois angles d’un triangle sont йgaux а deux angles droits, qui, n’йtant pas visible d’elle-mкme, est dйmontrйe йvidemment par des consйquences infaillibles de tels axiomes. Tout ce qui aune de ces deux conditions est certain et vйritable, et tout ce qui n’en a aucune passe pour douteux et incertain. Et nous portons un jugement dйcisif des choses de la premiиre sorte et laissons les autres dans l’indйcision, si bien que nous les appelons, suivant leur mйrite, tantфt vision, tantфt caprice, parfois fantaisie, quelque fois idйe, et tout au plus belle pensйe, et parce qu’on ne peut les affirmer sans tйmйritй, nous penchons plutфt vers la nйgative : prкts nйanmoins de revenir а l’autre, si une dйmonstration йvidente nous en fait voir la vйritй. Et nous rйservons pour les mystиres de la foi, que le Saint-Esprit a lui-mкme rйvйlйs, cette soumission d’esprit qui porte notre croyance а des mystиres cachйs aux sens et а la raison.

Cela posй, je viens а votre lettre, dans les premiиres lignes de laquelle, pour prouver que cet espace est corps, vous vous servez de ces termes : Je dis que c’est un corps, puisqu’il a les actions d’un corps, qu’il transmet la lumiиre avec rйfractions et rйflexions, qu’il apporte du retardement et du renouvellement d’un autre corps ; oщ je remarque que, dans le dessein que vous avez de prouver que c’est un corps vous prenez pour principes deux choses : la premiиre est qu’il transmet la lumiиre avec rйfractions et rйflexions ; la seconde, qu’il retarde le mouvement d’un corps. De ces deux principes, le premier n’a paru vйritable а aucun de ceux qui l’ont voulu йprouver, et nous avons toujours remarquй, au contraire, que le rayon qui pйnиtre le verre et cet espace, n’a point d’autre rйfraction que celle que lui cause le verre, et qu’ainsi, si quelque matiиre le remplit, elle ne rompt en aucune sorte le rayon, ou sa rйfraction n’est pas perceptible ; de sorte que, comme il est sans doute que vous n’avez rien йprouvй de contraire, je vois que le sens de vos paroles est que le rayon rйflйchi, ou rompu par le verre, passe а travers cet espace ; peine et de temps les plus grandes choses que les petites ; quelques uns l’ont faite de mкme substance que le ciel et les йlйments ; et les autres, d’une substance diffйrente, suivant leur fantaisie, parce qu’ils en disposaient comme de leur ouvrage.

Que si on leur demande, comme а vous, qu’ils nous fassent voir cette matiиre, ils rйpondent qu’elle n’est pas visible ; si l’on demande qu’elle Tende quelque son, ils disent qu’elle ne peut кtre ouпe, et ainsi de tous les autres sens ; et pensent avoir beaucoup fait, quand ils ont pris les autres dans l’impuissance de montrer qu’elle n’est pas, en s’фtant а eux-mкmes tout pouvoir de leur montrer qu’elle est.

Mais nous trouvons plus de sujet de nier son existence, parce qu’on ne peut pas la prouver, que de la croire par la seule raison qu’on ne peut montrer qu’elle n’est pas.

Car on peut les croire toutes ensemble, sans faire de la nature un monstre, et comme la raison ne peut pencher plus vers une que vers l’autre, а cause qu’elle les trouve йgalement йloignйes, elle les refuse toutes, pour se dйfendre d’un injuste choix.

Je sais que vous pouvez dire que vous n’avez pas fait tout seul cette matiиre, et que quantitй de Physiciens y avaient dйjа travaillй ; mais sur les sujets de cette matiиre, nous ne faisons aucun fondement sur les autoritйs : quand nous citons les auteurs, nous citons leurs dйmonstrations, et non pas leurs noms ; nous n’y avons nul йgard que dans les matiиres historiques ; si bien que si les auteurs que vous allйguez disaient qu’ils ont vu ces petits corps ignйs, mкlйs parmi l’air, je dйfйrerais assez а leur sincйritй et а leur fidйlitй, pour croire qu’ils sont vйritables, et je les croirais comme historiens ; mais, puisqu’ils disent seulement qu’ils pensent que l’air en est composй, vous me permettrez de demeurer dans mon premier doute.

Enfin, mon P., considйrez, je vous prie, que tous les hommes en semble ne sauraient dйmontrer qu’aucun corps succиde а celui qui quitte l’espace vide en apparence, et qu’il n’est pas possible encore а tous }es hommes de montrer que, quand l’eau y remonte, quelque corps en soit sorti. Cela ne suffirait-il pas, suivant vos maximes, pour assurer que cet espace est vide ? Cependant je dis simplement que mon sentiment est qu’il est vide, et jugez si ceux qui parlent avec tant de retenue d’une chose oщ ils ont droit de parler avec tant d’assurance pourront faire un jugement dйcisif de l’existence de cette matiиre ignйe, si douteuse et si peu йtablie

Aprиs avoir supposй cette matiиre avec toutes les qualitйs que vous avez voulu lui donner, vous rendez raison de quelques-unes de mes expйriences. Ce n’est pas une chose bien difficile d’expliquer comment un effet peut кtre produit, en supposant la matiиre, la nature et les qualitйs de sa cause : cependant il est difficile que ceux qui se les figurent, se dйfendent d’une vaine complaisance, et d’un charme secret qu’ils trouvent dans leur invention, principalement quand ils les ont si bien ajustйes, que, des imaginations qu’ils ont supposйes, ils concluent nйcessairement des vйritйs dйjа йvidentes.

Mais je me sens obligй de vous dire deux mots sur ce sujet ; c’est que toutes les fois que, pour trouver la cause de plusieurs phйnomиnes connus, on pose une hypothиse, cette hypothиse peut кtre de trois sortes.

Car quelquefois on conclut un absurde manifeste de sa nйgation, et alors l’hypothиse est vйritable et constante ; ou bien on conclut un absurde manifeste de son affirmation, et lors l’hypothиse est tenue pour fausse ; et lorsqu’on n’a pu encore tirer d’absurde, ni de sa nйgation, ni de son affirmation, l’hypothиse demeure douteuse ; de sorte que, pour faire qu’une hypothиse soit йvidente, il ne suffit pas que tous les phйnomиnes s’en ensuivent, au lieu que, s’il s’ensuit quelque chose de contraire а un seul des phйnomиnes, cela suffit pour assurer de sa faussetй.

Par exemple, si l’on trouve une pierre chaude sans savoir la cause de sa chaleur, celui-lа serait-il tenu en avoir trouvй la vйritable, qui raisonnerait de cette sorte : Prйsupposons que cette pierre ait йtй mise dans un grand feu, dont on l’ait retirйe depuis peu de temps ; donc cette pierre doit кtre encore chaude : or elle est chaude ; par consйquent elle a йtй mise au feu ? Il faudrait pour cela que le feu fыt l’unique cause de sa chaleur ; mais comme elle peut pro cйder du soleil et de la friction, sa consйquence serait sans force. Car comme une mкme cause peut produire plusieurs effets diffйrents, un mкme effet peut кtre produit par plusieurs causes diffйrentes C’est ainsi que, quand on discourt humainement du mouvement, de la stabilitй de la terre, tous les phйnomиnes des mouvements et rйtrogradations des planиtes, s’ensuivent parfaitement des hypothиses de Ptolйmйe, de Tycho, de Copernic et de beaucoup d’autres qu’on peut faire, de toutes lesquelles une seule peut кtre et que de lа et de ce que les corps y tombent avec temps, vous voulez conclure qu’une matiиre le remplit, qui porte cette lumiиre et cause ce retardement.

Mais, mon R. P., si nous rapportons cela а la mйthode de raisonner dont nous avons parlй, nous trouverons qu’il faudrait auparavant кtre demeurй d’accord de la dйfinition de l’espace vide, de la lumiиre et du mouvement, et montrer par la nature de ces choses une contradiction manifeste dans ces propositions : « Que la lumiиre pйnиtre un espace vide, et qu’un corps s’y meut avec temps. » Jusque-lа votre preuve ne pourra subsister ; et puisque outre [cela] la nature de la lumiиre est inconnue, et а vous, et а moi ; que de tous ceux qui ont essayй de la dйfinir, pas un n’a satisfait aucun de ceux qui cherchent les vйritйs palpables, et qu’elles nous demeurent кtre йternellement inconnue, je vois que cet argument demeurera longtemps sans recevoir la force qui lui est nйcessaire pour devenir convaincant.

Car considйrez, je vous prie, comment il est possible de conclure infailliblement que la nature de la lumiиre est telle qu’elle ne peut subsister dans le vide, lorsque l’on ignore la nature de la lumiиre. Que si nous la connaissions aussi parfaitement que nous l’ignorons, nous connaоtrions, peut-кtre, qu’elle subsisterait dans le vide avec plus d’йclat que dans aucun autre mйdium, comme nous voyons qu’elle augmente sa force, suivant que le mйdium oщ elle est, devient plus rare, et ainsi en quelque sorte plus approchant du nйant. Et si nous savions celle du mouvement, je ne fais aucun doute qu’il ne nous parыt qu’il dыt se faire dans le vide avec presque autant de temps, que dans l’air, dont l’irrйsistance paraоt dans l’йgalitй de la chute des corps diffйremment pesant.

C’est pourquoi, dans le peu de connaissance que nous avons de la nature de ces choses, si, par une semblable libertй, je conзois une pensйe, que je donne pour principe, je puis dire avec autant de raison : la lumiиre se soutient dans le vide, et le mouvement s’y fait avec temps ; ou la lumiиre pйnиtre l’espace vide en apparence, et le mouvement s’y fait avec temps ; donc il peut кtre vide en effet.

Ainsi remettons cette preuve au temps oщ nous aurons l’intelligence de la nature de la lumiиre. Jusque-lа je ne puis admettre votre principe, et il vous sera difficile de le prouver ; et ne tirons point, je vous prie, de consйquences infaillibles de la nature d’une chose, lorsque nous l’ignorons : autrement je craindrais que vous ne fussiez pas d’accord avec moi des conditions nйcessaires pour rendre une dйmonstration parfaite, et que vous n’appelassiez certain ce que nous n’appelons que douteux.

Dans la suite de votre lettre, comme si vous aviez йtabli invinciblement que cet espace vide est un corps, vous ne vous mettez plus en peine que de chercher quel est ce corps ; et pour dйcider affirmativement quelle matiиre le remplit, vous commencez par ces ter mes : « Prйsupposons que, comme le sang est mкlй de plusieurs liqueurs qui le composent, ainsi l’air est composй d’air et de feu et des quatre йlйments qui entrent en la composition de tous les corps de la nature. » Vous prйsupposez ensuite que ce feu peut кtre sйparй de l’air, et qu’en йtant sйparй, il peut pйnйtrer les pores du verre ; prйsupposez encore qu’en йtant sйparй, il a inclinaison а y retourner, et encore qu’il y est sans cesse attirй ; et vous expliquez ce discours, assez intelligible de soi-mкme, par des comparaisons, que vous y ajoutez. `

Mais, mon P., je crois que vous donnez cela pour une pensйe, et non pas pour une dйmonstration ; et quelque peine que j’aie d’accommoder la pensйe que j’en ai avec la fin de votre lettre, je crois que, si vous vouliez donner des preuves, elles ne seraient pas si peu fondйes. Car en ce temps oщ un si grand nombre de personnes savantes cherchent avec tant de soin quelle matiиre remplit cet espace ; que cette difficultй agite aujourd’hui tant d’esprits : j’aurais peine а croire que, pour apporter une solution si dйsirйe а un grand et si juste doute, vous ne donnassiez autre chose qu’une matiиre, dont vous supposez non seulement les qualitйs, mais encore l’existence mкme ; de sorte que, qui prйsupposera le contraire, tirera une consйquence contraire aussi nйcessairement. Si cette faзon de prouver est reзue, il ne sera plus difficile de rйsoudre les plus grandes difficultйs. Et le flux de la mer et l’attraction de l’aimant deviendront aisйs а comprendre, s’il est permis de faire des matiиres et des qualitйs exprиs.

Car toutes les choses de cette nature, dont l’existence ne se manifeste а aucun des sens, sont aussi difficiles а croire, qu’elles sont faciles а inventer. Beaucoup de personnes, et des plus savantes mкme de ce temps, m’ont objectй cette mкme matiиre avant vous, (mais comme une simple pensйe, et non pas comme une vйritй constante), et c’est pourquoi j’en ai fait mention dans mes propositions. D’autres, pour remplir de quelque matiиre l’espace vide, s’en sont figurй une dont ils ont rempli tout l’univers, parce que l’imagination a cela de propre, qu’elle produit avec aussi peu de vйritable. Mais qui osera faire un si grand discernement, et qui pourra, sans danger d’erreur, soutenir l’une au prйjudice des autres, comme, dans la comparaison de la pierre, qui pourra, avec opiniвtretй maintenir que le feu ait causй sa chaleur, sans se rendre ridicule ?

Vous voyez par lа qu’encore que de votre hypothиse s’ensuivissent tous les phйnomиnes de mes expйriences, elle serait de la nature des autres ; et que, demeurant toujours dans les termes de la vraisemblance, elle n’arriverait jamais а ceux de la dйmonstration. Mais j’espиre vous faire un jour voir plus au long, que de son affirmation s’ensuivent absolument les choses contraires aux expйriences. Et pour vous en toucher ici une en peu de mots : s’il est vrai, comme vous le supposez, que cet espace soit plein de cet air, plus subtil et ignй, et qu’il ait l’inclination que vous lui donnez, de rentrer dans l’air d’oщ il est sorti, et que cet air extйrieur ait la force de le retirer comme une йponge pressйe, et que ce soit par cette attraction mutuelle que le vif argent se tienne suspendu, et qu’elle le fait remonter mкme quand on incline le tuyau : il s’ensuit nйcessairement que, quand l’espace vide en apparence sera plus grand, une plus grande hauteur de vif argent doit кtre suspendue (contre ce qui paraоt dans les expйriences). Car puisque toutes les parties de cet air intйrieur et extйrieur ont cette qualitй attractive, il est constant, par toutes les rиgles de la mйcanique, que leur quantitй, augmentйe а mкme mesure que l’espace, doit nйcessairement augmenter leur effet, comme une grande йponge pressйe attire plus d’eau qu’une petite.

Que si, pour rйsoudre cette difficultй, vous faites une seconde supposition ; et que vous fassiez encore une qualitй exprиs pour sauver cet inconvйnient, qui, ne se trouvant pas encore assez juste, vous oblige d’en figurer une troisiиme pour sauver les deux autres sans aucune preuve, sans aucun йtablissement : je n’aurai jamais autre chose а vous rйpondre, que ce que je vous ai dйjа dit, ou plu tфt je croirai y avoir dйjа rйpondu.

Mais, mon P., quand je dis ceci, et que je prйviens en quelque sorte ces derniиres suppositions, je fais moi-mкme une supposition fausse : ne doutant pas que, s’il part quelque chose de vous, il sera appuyй sur des raisons convaincantes, puisque autrement ce serait imiter ceux qui veulent seulement faire voir qu’ils ne manquent pas de paroles.

Enfin, mon P., pour reprendre toute ma rйponse, quand il serait vrai que cet espace fыt un corps (ce que je suis trиs йloignй de vous accorder), et que l’air serait rempli d’esprits ignйs (ce que je ne trouve pas simplement vraisemblable), et qu’ils auraient les qua litйs que vous leur donnez (ce n’est qu’une pure pensйe, qui ne paraоt йvidente ni а vous, ni а personne) : il ne s’ensuivrait pas de lа que l’espace en fыt rempli Et quand il serait vrai encore qu’en supposant qu’il en fыt plein (ce qui ne paraоt en faзon quelconque), on pourrait en dйduire tout ce qui paraоt dans les expйriences : le plus favorable jugement que l’on pourrait faire de cette opinion, serait de la mettre au rang des vraisemblables. Mais comme on en conclut nйcessairement des choses contraires aux expйriences, jugez quelle place elle doit tenir entre les trois sortes d’hypothиses dont nous avons parlй tantфt.

Vers la fin de votre lettre, pour dйfinir le corps, vous n’en expliquez que quelques accidents, et encore respectifs, comme de haut, de bas, de droite, de gauche, qui font proprement la dйfinition de l’espace, et qui ne conviennent au corps qu’en tant qu’il occupe de l’espace. Car, suivant vos auteurs mкmes, le corps est dйfini ce qui est composй de matiиre et de forme ; et ce que nous appelons un espace vide, est un espace ayant longueur, largeur et profondeur, immobile et capable de recevoir et contenir un corps de pareille longueur et figure ; et c’est ce qu’on appelle solide en gйomйtrie, oщ l’on ne considиre que les choses abstraites et immatйrielles. De sorte que la diffйrence essentielle qui se trouve entre l’espace vide et le corps, qui a longueur, largeur et profondeur, est que l’un est immobile et l’autre mobile ; et que l’un peut recevoir au dedans de soi un corps qui pйnиtre ses dimensions, au lieu que l’autre ne le peut ; car la maxime que la pйnйtration de dimensions est impossible, s’entend seulement des dimensions de deux corps matйriels ; autrement elle ne serait pas universellement reзue. D’oщ l’on peut voir qu’il y a autant de diffйrence entre le nйant et l’espace vide, que de l’espace vide au corps matйriel ; et qu’ainsi l’espace vide tient le milieu entre la matiиre et le nйant. C’est pourquoi la maxime d’Aristote dont vous parlez, que les non кtres ne sont point diffйrents, s’entend du vйritable nйant, et non pas de l’espace vide.

Je finis avec votre lettre, oщ vous dites que vous ne voyez pas que la quatriиme de mes objections, qui est qu’une matiиre inouпe et connue а tous les sens, remplit cet espace, soit d’aucun physicien.

De quoi j’ai а vous rйpondre que je puis vous assurer du contraire, puisqu’elle est d’un des plus cйlиbres de votre temps, et que vous avez pu voir dans ses йcrits, qui йtablit dans tout l’univers une matiиre universelle, imperceptible et inouпe, de pareille substance que le ciel et les йlйments ; et de plus, qu’en examinant la vфtre, j’ai trouvй qu’elle est si imperceptible, et qu’elle a des qualitйs si inouпes, c’est-а-dire qu’on ne lui avait jamais donnйes, que je trouve qu’elle est de mкme nature.

La pйriode qui prйcиde vos derniиres civilitйs, dйfinit la lumiиre en ces termes : la lumiиre est un mouvement luminaire de rayons composйs de corps lucides, c’est-а-dire lumineux ; oщ j’ai а vous dire qu’il me semble qu’il faudrait avoir premiиrement dйfini ce que c’est que luminaire, et ce que c’est que corps lucide ou lumineux : car jusque-lа je ne puis entendre ce que c’est que lumiиre. Et comme nous n’employons jamais dans les dйfinitions le terme du dйfini, j’aurais peine а m’accommoder а la vфtre, qui dit que la lumiиre est un mouvement luminaire des corps lumineux. Voilа, mon P., quels sont mes sentiments, que je soumettrai toujours aux vфtres.

Au reste, on ne peut vous refuser la gloire d’avoir soutenu la physique pйripatйticienne, aussi bien qu’il est possible de le faire ; et j e trouve que votre lettre n’est pas moins une marque de la faiblesse de l’opinion que vous dйfendez, que de la vigueur de votre esprit.

Et certainement l’adresse avec laquelle vous avez dйfendu l’impossibilitй du vide dans le peu de force qui lui reste, fait aisйment juger qu’avec un pareil effort, vous auriez invinciblement йtabli le sentiment contraire dans les avantages que les expйriences lui donnent.

Une mкme indisposition m’a empкchй d’avoir l’honneur de vous voir et de vous йcrire de ma main. C’est pourquoi je vous prie d’excuser les fautes qui se rencontreront dans cette lettre, surtout а l’orthographe.

Je suis de tout mon coeur,

Mon trиs rйvйrend pиre,

Votre trиs humble et trиs obйissant serviteur,

Pascal.

Paris, le 29 octobre 1647.

 

 

 

Lettre а M.Le Pailleur, au sujet du P.Noлl, jйsuite.

 

Monsieur,

Puisque vous dйsirez de savoir ce qui m’a fait interrompre le commerce des lettres oщ le R. P. Noлl m’avait fait l’honneur de m’engager, je veux vous satisfaire promptement ; et je ne doute pas que, si vous avez blвmй mon procйdй avant que d’en savoir la cause, vous ne l’approuviez lorsque vous saurez les raisons qui m’ont retenu.

La plus forte de toutes est que le R. P. Talon, lorsqu’il prit la peine de m’apporter la derniиre lettre du P. Noлl, me fit entendre, en prйsence de trois de vos bons amis, que le P. Noлl compatissait а mon indisposition, qu’il craignait que ma premiиre lettre n’eыt intйressй ma santй, et qu’il me priait de ne pas la hasarder par une deuxiиme ; en un mot, de ne lui pas rйpondre ; que nous pourrions nous йclaircir de bouche des difficultйs qui nous restaient, et qu’au reste il me priait de ne montrer sa lettre а personne ; que, comme il ne l’avait йcrite que pour moi, il ne souhaitait pas qu’aucun autre la vоt, et que les lettres йtant des choses particuliиres, elles souffraient quelque violence quand elles n’йtaient pas secrиtes.

J’avoue que si cette proposition m’йtait venue d’une autre part que de celle de ces bons Pиres, elle m’aurait йtй suspecte, et j’eusse craint que celui qui me l’eыt faite, n’eыt voulu se prйvaloir, d’un silence oщ il m’aurait engagй par une priиre captieuse. Mais je doutai si peu de leur sincйritй, que je leur promis tout sans rйserve et sans crainte. J’ai ensuite tenu sa lettre secrиte et sans rйponse avec un soin trиs particulier. C’est de lа que plusieurs personnes, et mкme de ces Pиres, qui n’йtaient pas bien informйs de l’intention du P. Noлl, ont pris sujet de dire qu’ayant trouvй dans sa lettre la ruine de mes sentiments, j’en ai dissimulй les beautйs, de peur de dйcouvrir ma honte, et que ma seule faiblesse m’a empкchй de lui repartir.

Voyez, monsieur, combien cette conjoncture m’йtait contraire, puisque je n’ai pu cacher sa lettre sans dйsavantage, ni la publier sans infidйlitй ; et que mon honneur йtait йgalement menacй par ma rйponse et par mon silence, en ce que l’une trahissait ma promesse, et l’autre mon intйrкt.

Cependant j’ai gardй religieusement ma parole ; et j’avais remis de repartir а sa lettre dans le Traitй oщ je dois rйpondre prйcisйment а toutes les objections qu’on a faites contre cette proposition que j’ai avancйe dans mon abrйgй, « que cet espace n’est plein d’aucune des matiиres qui tombent sous les sens, et qui sont connues dans la nature. » Ainsi j’ai cru que rien ne m’obligeait de prйcipiter ma rйponse, que je voulais rendre plus exacte, en la diffйrant pour un temps. A ces considйrations, je joignis que, comme tous les diffйrends de cette sorte demeurent йternels si quelqu’un ne les interrompt, et qu’ils ne peuvent кtre achevйs si une des deux parties ne commence а finir, j’ai cru que l’вge, le mйrite et la condition de ce Pиre m’obligeaient а lui cйder l’avantage d’avoir йcrit le dernier sur ce sujet. Mais outre toutes ces raisons, j’avoue que sa lettre seule suffisait pour me dispenser de lui rйpondre, et je m’assure que vous trouverez qu’elle semble avoir йtй exprиs conзue en termes qui ne m’obligeaient pas а lui rйpondre.

Pour le montrer, je vous ferai remarquer les points qu’il a traitйs, mais par un ordre diffйrent du sien, et tel qu’il eыt choisi, sans doute dans un ouvrage plus travaillй, mais qu’il n’a pas jugй nйcessaire dans la naпvetй d’une lettre ; car chacun de ces points se trouve йpars dans tout le corps de son discours, et couchй en presque toutes ses parties.

Il a dessein d’y dйclarer que ma lettre lui a fait quitter son premier sentiment, sans qu’il puisse nйanmoins s’accommoder au mien.

Tellement que nous la pouvons considйrer comme divisйe en deux parties, dont l’une contient les choses qui l’empкchent de suivre ma pensйe, et l’autre celles qui appuient son deuxiиme sentiment. C’est sur chacune de ces parties que j’espиre vous faire voir combien peu j’йtais obligй de rйpondre pour la premiиre, qui regarde les choses qui l’йloignent de mon Opinion, ses premiиres difficultйs sont que cet espace ne peut кtre autre chose qu’un corps, puisqu’il soutient et transmet la lumiиre, et qu’il retarde le mouvement d’un autre corps. Mais je croyais lui avoir assez montrй, dans ma lettre, le peu de force de ces mкmes objections que sa premiиre contenait ; car je lui ai dit en termes assez clairs, qu’encore que des corps tombent avec le temps dans cet espace, et que la lumiиre le pйnиtre, on ne doit pas attribuer ces effets а une matiиre qui le remplisse nйcessairement, puisqu’ils peuvent appartenir а la nature du mouvement et de la lumiиre, et que, tant que nous demeurerons dans l’ignorance oщ nous sommes de la nature de ces choses, nous n’en devons tirer aucune consйquence, puisqu’elle ne serait appuyйe que sur l’incertitude ; et que comme le P. Noлl conclut de l’apparence de ces effets qu’une matiиre remplit cet espace qui soutient la lumiиre et cause ce retardement, on peut, avec autant de raison, conclure de ces mкmes effets que la lumiиre se soutient dans le vide, et que le mouvement s’y fait avec le temps ; vu que tant d’autres choses favorisaient cette derniиre opinion, qu’elle йtait, au jugement des savants, sans comparaison plus vraisemblable que l’autre, avant mкme qu’elle reзыt les forces que ces expйriences lui ont apportйes.

Mais s’il a marquй en cela d’avoir peu remarquй cette partie de ma lettre, il tйmoigne n’en avoir pas entendu une autre, par la seconde des choses qui le choquent dans mon sentiment ; car il m’impute une pensйe contraire aux termes de ma lettre et de mon imprimй, et entiиrement opposйe au fondement de toutes mes maximes. C’est qu’il se figure que j’ai assurй, en termes dйcisifs, l’existence rйelle de l’espace vide ; et sur cette imagination, qu’il prend pour une vйritй constante, il exerce sa plume pour montrer la faiblesse de cette assertion.

Cependant il a pu voir que j’ai mis dans mon imprimй, que ma conclusion est simplement que mon sentiment sera « que cet espace est vide, jusqu’а ce que l’on m’ait montrй qu’une matiиre le remplit » ; ce qui n’est pas une assertion rйelle du vide, et il a pu voir aussi que j’ai mis dans ma lettre ces mots qui me semblent assez clairs : « Enfin, mon R. P., considйrez, je vous prie, que tous les hommes ensemble ne sauraient dйmontrer qu’aucun corps succиde а celui qui quitte l’espace vide en apparence, et qu’il n’est pas possible encore а tous les hommes de montrer que, quand l’eau y remonte, quelque corps en soit sorti. Cela ne suffirait-il pas, suivant vos maximes, pour assurer que cet espace est vide ? Cependant je dis simplement que mon sentiment est qu’il est vide. Jugez si ceux qui parlent avec tant de retenue d’une chose oщ ils ont droit de parler avec tant d’assurance, pourront faire un jugement dйcisif de l’existence de cette matiиre ignйe, si douteuse et si peu йtablie. »

Aussi, je n’aurais jamais imaginй ce qui lui avait fait naоtre cette pensйe, s’il ne m’en avertissait lui-mкme dans la premiиre page, oщ il rapporte fidиlement la distinction que j’ai donnйe de l’espace vide dans ma lettre, qui est telle : « Ce que nous appelons espace vide, est un espace ayant longueur, largeur et profondeur, et immobile, et capable de recevoir et de contenir un corps de pareille longueur et figure ; et c’est ce qu’on appelle solide en gйomйtrie, oщ l’on ne considиre que les choses abstraites et immatйrielles. » Aprиs avoir rapportй mot а mot cette dйfinition, il en tire immйdiatement cette consйquence : « Voilа, monsieur, votre pensйe de l’espace vide fort bien expliquйe ; je veux croire que tout cela vous est йvident, et en avez l’esprit convaincu et pleinement satisfait, puisque vous l’affirmez. »

S’il n’avait pas rapportй mes propres termes, j’aurais cru qu’il ne les avait pas bien lus, ou qu’ils avaient йtй mal йcrits, et qu’au lieu du premier mot, j’appelle, il aurait trouvй celui-ci, j’assure ; mais, puisqu’il a rapportй ma pйriode entiиre, il ne me reste qu’а penser qu’il conзoit une consйquence nйcessaire de l’un de ces termes а l’autre, et qu’il ne met point de diffйrence entre dйfinir une chose et assurer son existence.

C’est pourquoi il a cru que j’ai assurй l’existence rйelle du vide, par les termes mкmes dont je l’ai dйfini. Je sais que ceux qui ne sont pas accoutumйs de voir les choses traitйes dans le vйritable ordre, se figurent qu’on ne peut dйfinir une chose sans кtre assurй de son кtre ; mais ils devraient remarquer que l’on doit toujours dйfinir les choses, avant que de chercher si elles sont possibles ou non, et que les degrйs qui nous mиnent а la connaissance des vйritйs, sont la dйfinition, l’axiome et la preuve : car d’abord nous concevons l’idйe d’une chose ; ensuite nous donnons un nom а cette idйe, c’est-а-dire que nous la dйfinissons ; et enfin nous cherchons si cette chose est vйritable ou fausse. Si nous trouvons qu’elle est impossible, elle passe pour une faussetй ; si nous dйmontrons qu’elle est vraie, elle passe pour vйritй ; et tant qu’on ne peut prouver sa possibilitй ni son impossibilitй, elle passe pour imagination. D’oщ il est йvident qu’il n’y a point de liaison nйcessaire entre la dйfinition d’une chose et l’assurance de son кtre ; et que l’on peut aussi bien dйfinir une chose impossible, qu’une vйritable. Ainsi on peut appeler un triangle rectiligne et rectangle celui qu’on s’imaginerait avoir 2 angles droits, et montrer ensuite qu’un tel triangle est impossible ; ainsi Euclide dйfinit d’abord les parallиles, et montre aprиs qu’il y en peut avoir ; et la dйfinition du cercle prйcиde le postulat qui en propose la possibilitй ; ainsi les astronomes ont donnй des noms aux cercles concentriques, excentriques et йpicycles, qu’ils ont imaginйs dans les cieux, sans кtre assurйs que les astres dйcrivent en effet tels cercles par leurs mouvements ; ainsi les Pйripatйticiens ont donnй un nom а cette sphиre de feu, dont il serait difficile de dйmontrer la vйritй

C’est pourquoi quand je me suis voulu opposer aux dйcisions du P. Noлl, qui excluaient le vide de la nature, j’ai cru ne pouvoir entrer dans cette recherche, ni mкme en dire un mot, avant que d’a voir dйclarй ce que j’entends par le mot de vide, oщ je me suis senti plus obligй, par quelques endroits de la premiиre lettre de ce Pиre, qui me faisaient juger que la notion qu’il en avait n’йtait pas con forme а la mienne. J’ai vu qu’il ne pouvait distinguer les dimensions d’avec la matiиre, ni l’immatйrialitй d’avec le nйant ; et que cette confusion lui faisait conclure que, quand je donnais а cet espace la longueur, la largeur et la profondeur, je m’engageais а dire qu’il йtait un corps ; et qu’aussitфt que je le faisais immatйriel, je le rйduisais au nйant. Pour dйbrouiller toutes ces idйes, je lui en ai donnй cette dйfinition, oщ il peut voir que la chose que nous concevons et que nous exprimons par le mot d’espace vide, tient le milieu entre la matiиre et le nйant, sans participer ni а l’un ni а l’autre ; qu’il diffиre du nйant par ses dimensions ; et que son irrйsistance et son immobilitй le distinguent de la matiиre : tellement qu’il se maintient entre ces deux extrкmes, sans se confondre avec aucun des deux.

Vers la fin de sa lettre, il ramasse dans une pйriode toutes ses difficultйs, pour leur donner plus de force en les joignant. Voici ses termes : a Cet espace qui n’est ni Dieu, ni crйature, ni corps, ni esprit, ni substance, ni accident, qui transmet la lumiиre sans кtre transparent, qui rйsiste sans rйsistance, qui est immobile et se transporte avec le tube, qui est partout et nulle part, qui fait tout et ne fait rien : ce sont les admirables qualitйs de l’espace vide : en tant qu’espace, il est et fait merveilles, en tant que vide, il n’est et ne fait rien, en tant qu’espace, il est long, large et profond, en tant que vide, il exclut la longueur, la largeur et la profondeur. S’il est besoin, je montrerai toutes ces belles propriйtйs, en consйquence de l’espace vide.

Comme une grande suite de belles choses devient enfin ennuyeuse par sa propre longueur, je crois que le P. Noлl s’est ici lassй d’en avoir tant produit ; et que, prйvoyant un pareil ennui а ceux qui les auraient vues, il a voulu descendre d’un style plus grave dans un moins sйrieux, pour les dйlasser par cette raillerie, afin qu’aprиs leur avoir fourni tant de choses qui exigeaient une admiration pйnible, il leur donnвt, par charitй, un sujet de divertissement. J’ai senti le premier l’effet de cette bontй ; et ceux qui verront sa lettre ensuite, l’йprouveront de mкme : car il n’y a personne qui, aprиs avoir lu ce que je lui avais йcrit, ne nie des consйquences qu’il en tire, et de ces antithиses opposйes avec tant de justesse, qu’il est aisй de voir qu’il s’est bien plus йtudiй а rendre ses termes contraires les uns aux autres, que conformes а la raison et а la vйritй.

Car pour examiner les objections en particulier : Cet espace, dit-il, n’est ni Dieu, ni crйature. Les mystиres qui concernent la Divinitй sont trop saints pour les profaner par nos disputes ; nous devons en faire l’objet de nos adorations, et non pas le sujet de nos entretiens : si bien que, sans en discourir en aucune sorte, je me soumets entiиrement а ce qu’en dйcideront ceux qui ont droit de le faire.

Ni corps, ni esprit. Il est vrai que l’espace n’est ni corps, ni esprit ; mais il est espace : ainsi le temps n’est ni corps, ni esprit : mais il est temps : et comme le temps ne laisse pas d’кtre, quoiqu’il ne soit aucune de ces choses, ainsi l’espace vide peut bien кtre, sans pour cela кtre ni corps, ni esprit.

Ni substance, ni accident. Cela est vrai, si l’on entend par le mot de substance ce qui est ou corps ou esprit ; car, en ce sens, l’espace ne sera ni substance, ni accident ; mais il sera espace, comme, en ce mкme sens, le temps n’est ni substance, ni accident ; mais il est temps, parce que pour кtre, il n’est pas nйcessaire d’кtre substance ou accident : comme plusieurs de leurs Pиres soutiennent : que Dieu n’est ni l’un ni l’autre, quoiqu’il soit le souverain кtre.

Qui transmet la lumiиre sans кtre transparent. Ce discours a si peu de lumiиre, que je ne puis l’apercevoir : car je ne comprends pas quel sens ce Pиre donne а ce mot transparent, puisqu’il trouve que l’espace vide ne l’est pas. Car, s’il entend par la transparence, comme tous les opticiens, la privation de tout obstacle au passage de la lumiиre, je ne vois pas pourquoi il en frustre notre espace, qui la laisse passer librement : si bien que parlant sur ce sujet avec mon peu de connaissance, je lui eusse dit que ces termes transmet la lumiиre, qui ne sont propres qu’а sa faзon d’imaginer la lumiиre, ont le mкme sens que ceux-ci : laisser passer la lumiиre ; et qu’il est transparent, c’est-а-dire qu’il ne lui porte point d’obstacle : en quoi je ne trouve point d’absurditй ni de contradiction.

Il rйsiste sans rйsistance. Comme il ne juge de la rйsistance de cet espace que par le temps que les corps y emploient dans leurs mouvements, et que nous avons tant discouru sur la nullitй de cette consйquence, on verra qu’il n’a pas raison de dire qu’il rйsiste : et il se trouvera, au contraire, que cet espace ne rйsiste point ou qu’il est sans rйsistance, oщ je ne vois rien que de trиs conforme а la raison.

Qu’il est immuable et se transporte avec le tube. Ici le P. Noлl montre combien peu il pйnиtre dans le sentiment qu’il veut rйfuter ; et j’aurais а le prier de remarquer sur ce sujet, que quand un sentiment est embrassй par plusieurs personnes savantes, on ne doit point faire d’estime des objections qui semblent le ruiner, quand elles sont trиs faciles а prйvoir, parce qu’on doit croire que ceux qui le soutiennent y ont dйjа pris garde, et qu’йtant facilement dйcouvertes, ils en ont trouvй la solution puisqu’ils continuent dans cette pensйe. Or, pour examiner cette difficultй en particulier, si ces antithиses ou contrariйtйs n’avaient autant йbloui son esprit que charmй ses imaginations, il aurait pris garde sans doute que, quoi qu’il en paraisse, le vide ne se transporte pas avec le tuyau, et que l’immobilitй est aussi naturelle а l’espace que le mouvement l’est au corps. Pour rendre cette vйritй йvidente, il faut remarquer que l’espace, en gйnйral, comprend tous les corps de la nature, dont chacun en particulier en occupe une certaine partie ; mais qu’encore qu’ils soient tous mobiles, l’espace qu’ils remplissent ne l’est pas ; car, quand un corps est mы d’un lieu а l’autre, il ne fait que changer de place, sans porter avec soi celle qu’il occupait au temps de son repos. En effet, que fait-il autre chose que de quitter sa premiиre place immobile, pour en prendre successivement d’autres aussi mobiles ? Mais celle qu’il a laissйe, demeure toujours ferme et inйbranlable si bien qu’elle devient, ou pleine d’un autre corps si quelqu’un lui succиde, ou vide si pas un ne s’offre pour lui succйder ; mais soit ou vide ou plein, toujours dans un pareil repos, ce vaste espace, dont l’amplitude embrasse tout, est aussi stable et immobile en chacune de ses parties, comme il l’est en son total. Ainsi je ne vois pas comment le P. Noлl a pu prйtendre que le tuyau communique son mouvement а l’espace vide, puisque n’ayant nulle consistance pour кtre poussй, n’ayant nulle prise pour кtre tirй, et n’йtant susceptible, ni de la pesanteur, ni d’aucune des facultйs attractives, il est visible qu’on ne le peut faire changer. Ce qui l’a trompй est que, quand on a portй le tuyau d’un lieu а un autre, il n’a vu aucun changement au dedans ; c’est pourquoi il a pensй que cet espace йtait toujours le mкme parce qu’il йtait toujours pareil а lui-mкme. Mais il devait remarquer que l’espace que le tuyau enferme dans une situation, n’est pas le mкme que ce lui qu’il comprend dans la seconde ; et que, dans la succession de son mouvement, il acquiert continuellement de nouveaux espaces : si bien que celui qui йtait vide dans la premiиre de ses positions, de vient plein d’air, quand il en part pour prendre la seconde, dans laquelle il rend vide l’espace qu’il rencontre, au lieu qu’il йtait plein d’air auparavant ; mais l’un et l’autre de ces espaces alternativement pleins et vides demeurent toujours йgalement immobiles. D’oщ il est йvident qu’il est hors de propos de croire que l’espace vide change de lieu ; et ce qui est le plus йtrange est que la matiиre dont le Pиre le remplit est telle, que, suivant son hypothиse mкme, elle ne saurait se transporter avec le tuyau ; car comme elle entre rait et sortirait par les pores du verre avec une facilitй tout entiиre sans lui adhйrer en aucune sorte, comme l’eau dans un vais seau percй de toutes parts, il est visible qu’elle ne se porterait pas avec lui, comme nous voyons que ce mкme tuyau ne transporte pas la lumiиre, parce qu’elle le perce sans peine et sans engagements, et que notre espиce mкme exposй au soleil, change de rayons quand il change de place, sans porter avec soi, dans sa seconde place, la lumiиre qui le remplissait dans la premiиre, et que, dans les diffйrentes situations, il reзoit des rayons diffйrents, aussi bien que des divers espaces.

Enfin, le P. Noлl s’йtonne qu’il fasse tout et ne fasse rien ; qu’il soit partout et nulle part ; qu’il soit et fasse merveilles, bien qu’il ne soit point, qu’il ait des dimensions sans en avoir. Si ce discours a du sens, je confesse que je ne le comprends pas ; c’est pourquoi je ne me tiens pas obligй d’y rйpondre.

Voilа, monsieur, quelles sont ses difficultйs et les choses qui le choquent dans mon sentiment ; mais comme elles tйmoignent plutфt qu’il n’entend pas ma pensйe, que non pas qu’il la contredise, et qu’il semble qu’il y trouve plutфt de l’obscuritй que des dйfauts, j’ai cru qu’il en trouverait l’йclaircissement dans ma lettre, s’il prenait la peine de la voir avec plus d’attention ; et qu’ainsi je n’йtais pas obligй de lui rйpondre, puisqu’une seconde lecture suffirait pour rйsoudre les doutes que la premiиre avait fait naоtre.

Pour la deuxiиme partie de sa lettre, qui regarde le changement de sa premiиre pensйe et l’йtablissement de la seconde, il dйclare d’abord le sujet qu’il a de nier le vide. La raison qu’il en rapporte est que le vide ne tombe sous aucun des sens ; d’oщ il prend sujet de dire que, comme je nie l’existence de la matiиre, par cette seule raison qu’elle ne donne aucune marque sensible de son кtre, et que l’esprit n’en conзoit aucune nйcessitй, il peut, avec autant de force, et d’avantage, nier le vide, parce qu’il a cela de commun avec elle, que pas un des sens ne l’aperзoit. Voici ses termes : « Nous disons qu’il y a de l’eau, parce que nous la voyons et la touchons ; nous disons qu’il y a de l’air dans un ballon enflй, parce que nous sentons la rйsistance ; qu’il y a du feu, parce que nous sentons la chaleur ; mais le vide vйritable ne touche aucun sens. »

Mais je m’йtonne qu’il fasse un parallиle de choses si inйgales, et qu’il n’ait pas pris garde que, comme il n’y a rien de si contraire а l’кtre que le nйant, ni а l’affirmation que la nйgation, on procиde aux preuves de l’un et de l’autre par des moyens contraires ; et que ce qui fait l’йtablissement de l’un est la ruine de l’autre. Car que faut-il pour arriver а la connaissance du nйant, que de connaоtre une entiиre privation de toutes sortes de qualitйs et d’effets ; au lieu que, s’il en paraissait un seul, on conclurait, au contraire, l’existence rйelle d’une cause qui le produirait ? Et ensuite il dit : u Voyez, Monsieur, lequel de nous deux est le plus croyable, ou vous qui affirmez un espace qui ne tombe point sous les sens, et qui ne sert ni а l’art ni а la nature, et ne l’employez que pour dйcider une question fort douteuse, etc.

Mais, Monsieur, je vous laisse а juger, lorsqu’on ne voit rien, et que les sens n’aperзoivent rien dans un lieu, lequel est mieux fondй, ou de celui qui affirme qu’il y a quelque chose, quoiqu’il aperзoive rien, ou de celui qui pense qu’il n’y a rien, parce qu’il ne voit aucune chose.

Aprиs que le P. Noлl a dйclarй, comme nous venons de le voir, la raison qu’il a d’exclure le vide, et qu’il a pris sujet de le nier sur cette mкme privation de qualitйs qui donne si justement lieu aux autres de le croire, et qui est le seul moyen sensible de parvenir а sa preuve, il entreprend maintenant de montrer que c’est un corps. Pour cet effet, il s’est imaginй une dйfinition du corps qu’il a conзue exprиs, en sorte qu’elle convienne а notre espace, afin qu’il pыt en tirer sa consйquence avec facilitй. Voici ses termes : « Je dйfinis le corps ce qui est composй de parties les unes hors les autres, et dis que tout corps est espace, quand on le considиre entre les extrйmitйs, et que tout autre espace est corps, parce qu’il est composй de parties les unes hors les autres. »

Mais il n’est pas ici question, pour montrer que notre espace n’est pas vide, de lui donner le nom de corps, comme le P. Noлl a fait, mais de montrer que c’est un corps, comme il a prйtendu .faire. Ce n’est pas qu’il ne lui soit permis de donner а ce qui a des parties les unes hors les autres, tel nom qu’il lui plaira ; mais il ne tirera pas grand avantage de cette libertй ; car le mot de corps, par le choix qu’il en a fait, devient йquivoque : si bien qu’il y aura deux sortes de choses entiиrement diffйrentes, et mкme hйtйrogиnes, que l’on appellera corps : l’une, ce qui a des parties les unes hors les autres ; car on l’appellera corps, suivant le P. Noлl ; l’autre, une substance matйrielle, mobile et impйnйtrable ; car on l’appellera corps dans l’ordinaire. Mais il ne pourra pas conclure de cette ressemblance de noms, une ressemblance de propriйtйs entre ces choses, ni montrer, par ce moyen, que ce qui a des parties les unes hors les autres, soit la mкme chose qu’une substance matйrielle, immobile, impйnйtrable, parce qu’il n’est pas en son pouvoir de les faire convenir de nature aussi bien que de nom. Comme s’il avait donnй а ce qui a des parties les unes hors les autres, le nom d’eau, d’esprit, de lumiиre, comme il aurait pu faire aussi aisйment que celui de corps, il n’en aurait pu conclure que notre espace fыt aucune de ces choses : ainsi quand il a nommй corps ce qui a des parties les unes hors les autres, et qu’il dit en consйquence de cette dйfinition, je dis que tout espace est corps, on doit prendre le mot de corps dans le sens qu’il vient de lui donner : de sorte que, si nous substituons la dйfinition а la place du dйfini, ce qui se peut toujours faire sans altйrer le sens d’une proposition, il se trouvera que cette conclusion, que tout espace est corps, n’est autre chose que celle-ci : que tout espace a des parties les unes hors les autres ; mais non pas que tout espace est matйriel, comme le P. Noлl s’est figurй. Je ne m’arrкterai pas davantage sur une consйquence dont la faiblesse est si йvidente, puisque je parle а un excellent gйomиtre, et que vous avez autant d’adresse pour dйcouvrir les fautes de raisonnement, que de force pour les йviter.

Le R. P. Noлl, passant plus avant, veut montrer quel est ce corps ; et pour йtablir sa pensйe, il commence par un long discours, dans lequel il prйtend prouver le mйlange continuel et nйcessaire des йlйments, et oщ il ne montre autre chose, sinon qu’il se trouve quelques parties d’un йlйment parmi celles d’un autre, et qu’ils sont brouillйs plutфt par accident que par nature : de sorte qu’il pourrait arriver qu’ils se sйpareraient sans violence, et qu’ils reviendraient, d’eux-mкmes dans leur premiиre simplicitй ; car le mйlange naturel de deux corps est lorsque leur sйparation les fait tous deux changer de nom et de nature, comme celui de tous les mйtaux et de tous les mixtes : parce que, quand on a фtй de l’or, le mercure qui entre en sa composition, ce qui reste n’est plus or. Mais dans le mйlange que le P. Noлl nous figure, on ne voit qu’une confusion violente de quelques vapeurs йparses parmi l’air, qui s’y soutiennent comme la poussiиre, sans qu’il paraisse qu’elles entrent dans la composition de l’air, et de mкme dans les autres mйlanges. Et pour celui de l’eau et de l’air, qu’il donne pour le mieux dйmontrer, et qu’il dit prouver pйremptoirement par ces soufflets qui se font par le moyen de la chute de l’eau dans une chambre close presque de toutes parts, et que vous voyez expliquйe au long dans sa lettre : il est йtrange que ce pиre n’ait pas pris garde que cet air qu’il dit sortir de l’eau, n’est autre chose que l’air extйrieur qui se porte avec l’eau qui tombe, et qui a une facilitй tout entiиre d’y entrer par la mкme ouverture, parce qu’elle est plus grande que celle par oщ l’eau s’йcoule : si bien que l’eau qui s’йcarte en tombant dans cette ouverture, y entraоne tout l’air qu’elle rencontre et qu’elle enveloppe, dont elle empкche la sortie par la violence de sa chute et par l’impression de son mouvement ; de sorte que l’air qui entre continuellement dans cette ouverture sans en pouvoir jamais sortir, fuit avec violence par celle qu’il trouve libre, et comme cette йpreuve est la seule par laquelle il prouve le mйlange de l’eau et de l’air, et qu’elle ne le montre en aucune sorte, il se trouve qu’il ne le prouve nullement.

Le mйlange qu’il prouve le moins, et dont il a le plus affaire, est celui du feu avec les autres йlйments ; car tout ce qu’on peut conclu re de l’expйrience du mouchoir et du chat, est que quelques-unes de leurs parties les plus grasses et les plus huileuses s’enflamment par la friction, y йtant dйjа disposйes par la chaleur. Ensuite il nous dйclare que son sentiment est que notre espace est plein de cette matiиre ignйe, dilatйe et mкlйe, comme il suppose sans preuves, parmi tous les йlйments, et йtendue dans tout l’univers. Voilа la matiиre qu’il met dans le tuyau ; et pour la suspension de la liqueur, il l’attribue au poids de l’air extйrieur. J’ai йtй ravi de le voir en cela entrer dans le sentiment de ceux qui ont examinй ces expйriences avec le plus de pйnйtration ; car vous savez que la lettre du grand Toricelli, йcrite au seigneur Riccy il y a plus de 4 ans, montre qu’il йtait dиs lors dans cette pensйe, et que tous nos savants s’y accordent et s’y confirment de plus en plus. Nous en attendons nйanmoins l’assurance de l’expйrience qui s’en doit faire sur une de nos hautes montagnes ; mais je n’espиre la recevoir que dans quelque temps, parce que, sur les lettres que j’en ai йcrites il y a plus de 6 mois, on m’a toujours mandй que les neiges rendent leurs sommets inaccessibles.

Voilа donc quelle est sa seconde ; et quoiqu’il semble qu’il y ait peu de diffйrence entre cette matiиre et celle qu’il y plaзait dans sa premiиre lettre, elle est nйanmoins plus grande qu’il ne paraоt, et voici en quoi.

Dans sa premiиre pensйe, la nature abhorrait le vide, et en faisait ressentir l’horreur ; dans la deuxiиme, la nature ne donne aucune marque de l’horreur qu’elle a pour le vide, et ne fait aucune chose pour l’йviter. Dans la premiиre, il йtablissait une adhйrence mutuelle а tous les corps de la nature ; dans la deuxiиme, il фte toute cette adhйrence et tout ce dйsir d’union. Dans la premiиre il donnait une facultй attractive а cette matiиre subtile et а tous les autres corps ; dans la deuxiиme il abolit toute cette attraction active et passive. Enfin il lui donnait beaucoup de propriйtйs dans sa premiиre, dont il la frustre dans la deuxiиme ; si bien que, s’il y a quelques degrйs pour tomber dans le nйant, elle est maintenant au plus proche, et il semble qu’il n’y ait que quelque reste de prйoccupation qui l’empкche de l’y prйcipiter

Mais je voudrais bien savoir de ce Pиre d’oщ lui vient cet ascendant qu’il a sur la nature, et cet empire qu’il exerce si absolument sur les йlйments qui lui servent avec tant de dйpendance, qu’ils changent de propriйtйs а mesure qu’il change de pensйes, et que l’univers accommode ses effets а l’inconstance de ses intentions. Je ne comprends pas quel aveuglement peut кtre а l’йpreuve de cette lumiиre, et comment on peut donner quelque croyance а des choses que l’on fait naоtre et que l’on dйtruit avec une pareille facilitй.

Mais la plus grande [diffйrence] que je trouve entre ces deux opinions, est que le P. Noлl assurait affirmativement la vйritй de la premiиre, et qu’il ne propose la seconde que comme une simple pensйe C’est ce que ma premiиre lettre a obtenu de lui, et le principal effet qu’elle a eu sur son esprit : si bien que comme j’avais rйpondu а sa premiиre opinion que je ne croyais pas qu’elle eыt les conditions nйcessaires pour l’assurance d’une chose, je dirai sur la deuxiиme que, puisqu’il ne la donne que comme une pensйe, et qu’il n’a ni la raison ni le sens pour tйmoins de la matiиre qu’il йtablit, je le laisse dans son sentiment, comme je laisse dans leur sentiment ceux qui pensent qu’il y a des habitants dans la lune, et que dans les terres polaires et inaccessibles il se trouve des hommes entiиrement diffйrents des autres.

Ainsi, Monsieur, vous voyez que le P. Noлl place dans le tuyau une matiиre subtile rйpandue par tout l’univers, et qu’il donne а l’air extйrieur la force de soutenir la liqueur suspendue. D’oщ il est aisй de voir que cette pensйe n’est en aucune chose diffйrente de celle de M. Descartes, puisqu’il convient dans la cause de la suspension du vif argent, aussi bien que dans la matiиre qui remplit cet espace, comme il se voit par ses propres termes dans la page 6 oщ il dit que cette matiиre, qu’il appelle air subtil, est la mкme que celle que M. Descartes nomme matiиre subtile. C’est pourquoi j’ai cru кtre moins obligй de lui repartir, puisque je dois rendre cette rйponse а celui qui est l’inventeur de cette opinion.

Comme j’йcrivais ces derniиres lignes, le P. Noлl m’a fait l’honneur de m’envoyer son livre sur un autre sujet, qu’il intitule le Plein du vide ; et a donnй charge а celui qui a pris la peine de l’apporter, de m’assurer qu’il n’y avait rien contre moi, et que toutes les paroles qui paraissaient aigres ne s’adressaient pas а moi, mais au R. P. Valerianus Magnus, Capucin. Et la raison qu’il m’en a donnйe est que ce Pиre soutient affirmativement le vide, au lieu que je fais seulement profession de m’opposer а ceux qui dйcident sur ce sujet. Mais le P. Noлl m’en aurait mieux dйchargй, s’il avait rendu ce tйmoignage aussi public que le soupзon qu’il en a donnй.

J’ai parcouru ce livre, et j’ai trouvй qu’il y prend une nouvelle pensйe, et qu’il place dans notre tuyau une matiиre approchant de la premiиre ; mais qu’il attribue la suspension du vif argent а une qualitй qu’il lui donne, qu’il appelle lйgиretй mouvante, et non pas au poids de l’air extйrieur, comme il faisait dans sa lettre.

Et pour faire succinctement un petit examen du livre, le titre promet d’abord la dйmonstration du plein par des expйriences nouvelles, et sa confirmation par les miennes. A l’entrйe du livre il s’йrige en dйfenseur de la nature, et par une allйgorie peut-кtre, un peu trop continue, il fait un procиs dans lequel il la fait plaindre de l’opinion du vide, comme d’une calomnie ; et sans qu’elle lui en ait tйmoignй son ressentiment, ni qu’elle lui ait donnй charge de la dйfendre, il fait fonction de son avocat. Et en cette qualitй, il assure de montrer l’imposture et les fausses dйpositions des tй moins qu’on lui confronte — c’est ainsi qu’il appelle nos expйriences — et promet de donner tйmoin contre tйmoin, c’est-а-dire expйrience pour expйrience, et de dйmontrer que les nфtres ont йtй mal reconnues, et encore plus mal avйrйes. Mais dans le corps du livre, quand il est question d’acquitter ces grandes promesses, il ne parle plus qu’en doutant ; et aprиs avoir fait espйrer une si haute vengeance, il n’apporte que des conjectures au lieu de convictions. Car dans le troisiиme chapitre, oщ il veut йtablir que c’est un corps,

il dit simplement qu’il trouve beaucoup plus raisonnable de dire que c’est un corps. Quand il est question de montrer le mйlange des йlйments, il n’ajoute que des choses trиs faibles а celles qu’il avait dites dans sa lettre. Quand il est question de montrer la plйnitude du monde, il n’en donne aucune preuve ; et sur ces vaines apparences, il йtablit son йther imperceptible а tous les sens, avec la lйgиretй imaginaire qu’il lui donne,

Ce qui est йtrange, c’est qu’aprиs avoir donnй des doutes, pour appuyer son sentiment, il le confirme par des expйriences fausses ; il les propose nйanmoins avec une hardiesse telle qu’elles seraient reзues pour vйritables de tous ceux qui n’ont point vu le contraire ; car il dit que les yeux le font voir ; que tout cela ne se peut nier ; qu’on le voit а l’oeil, quoique les yeux nous fassent voir le contraire. Ainsi il est йvident qu’il n’a vu aucune des expйriences dont il parle ; et il est йtrange qu’il ait parlй avec tant d’assurance de choses qu’il ignorait, et dont on lui a fait un rapport trиs peu fidиle. Car je veux croire qu’il ait йtй trompй lui-mкme, et non pas qu’il ait voulu tromper les autres ; et l’estime que je fais de lui me fait juger plutфt qu’il a йtй trop crйdule, que peu sincиre : et certaine .ment il a sujet de se plaindre de ceux qui lui ont dit qu’un soufflet plein de ce vide apparent, йtant dйbouchй et fermй avec promptitude, pousse au dehors une matiиre aussi sensible que l’air ; et qu’un tuyau plein de vif argent et de ce mкme vide, йtant renversй, le vif argent tombe aussi lentement dans ce vide que dans l’air, et que ce vide retarde son mouvement naturel autant que l’air, et enfin beaucoup d’autres choses qu’il rapporte ; car je l’assure, au contraire, que l’air y entre, et que le vif argent tombe dans ce vide avec une extrкme impйtuositй, etc.

Enfin, pour vous faire voir que le P. Noлl n’entend pas les expйriences de mon imprimй, je vous prie de remarquer ce trait ici entre autres : J’ai dit dans les premiиres de mes expйriences qu’il a rapportйes, « qu’une seringue de verre avec un piston bien juste, plongйe entiиrement dans l’eau, et dont on bouche l’ouverture avec le doigt, en sorte qu’il touche au bas du piston, mettant pour cet effet la main et le bras dans l’eau, on n’a besoin que d’une force mйdiocre pour l’en retirer, et faire qu’il se dйsunisse du doigt sans que l’eau y entre en aucune faзon, ce que les philosophes ont cru ne se pouvoir faire avec aucune force finie ; et ainsi le doigt se sent souvent attirй et avec douleur ; et le piston laisse un espace vide en apparence, oщ il ne paraоt qu’aucun corps ait pu succйder, puisqu’il est tout entourй d’eau qui n’a pu y avoir d’accиs, l’ouverture en йtant bouchйe ; et si on tire le piston davantage, l’espace vide en apparence devient plus grand, mais le doigt n’en sent pas plus d’attraction. » Il a cru que ces mots, n’en sent pas plus d’attraction, ont le mкme sens que ceux-ci, n’en sent plus aucune attraction ; au lieu que, suivant toutes les rиgles de la grammaire, ils signifient que le doigt ne sent pas une attraction plus grande. Et comme il ne connaоt les expйriences que par йcrit, il a pensй qu’en effet le doigt ne sentait plus aucune attraction, ce qui est absolument faux, car on la ressent toujours йgalement. Mais l’hypothиse de ce Pиre est si accommodante, qu’il a dйmontrй, par une suite nйcessaire de ses principes, pourquoi le doigt ne sent plus aucune attraction, quoique cela soit absolu ment faux. Je crois qu’il pourra rendre aussi facilement la raison du contraire par les mкmes principes. Mais je ne sais quelle estime les personnes judicieuses feront de sa faзon de montrer qu’il prouve avec une pareille force l’affirmative et la nйgative d’une mкme proposition.

Vous voyez par lа, monsieur, que le P. Noлl appuie cette matiиre invisible sur des expйriences fausses, pour en expliquer d’autres qu’il a mal entendues. Aussi йtait-il bien juste qu’il se servоt d’une matiиre que l’on ne saurait voir et qu’on ne peut comprendre, pour rйpondre а des expйriences qu’il n’a pas vues et qu’il n’a pas comprises. Quand il en sera mieux informй, je ne doute pas qu’il ne change de pensйe, et surtout pour sa lйgиretй mouvante ; c’est pour quoi il faut remettre la rйponse de ce livre lorsque ce pиre l’aura corrigй, et qu’il aura reconnu la faussetй des faits et l’imposture des tйmoins qu’il oppose, et qu’il ne fera plus le procиs а l’opinion du vide sur des expйriences mal reconnues et encore plus mal avйrйes.

En йcrivant ces mots, je viens de recevoir un billet imprimй de ce Pиre, qui renverse la plus grande partie de son livre : il rйvoque la lйgиretй mouvante de l’йther, en rappelant le poids de l’air extйrieur pour soutenir le vif argent. De sorte que je trouve qu’il est assez difficile de rйfuter les pensйes de ce Pиre, puisqu’il est le premier plus prompt а les changer, qu’on ne peut кtre а lui rйpondre ; et je commence а voir que sa faзon d’agir est bien diffйrente de la mienne, parce qu’il produit ses opinions а mesure qu’il les conзoit ; mais leurs contrariйtйs propres suffisent pour en montrer l’insoliditй, puisque le pouvoir avec lequel il dispose de cette matiиre, tйmoigne assez qu’il en est l’auteur, et partant qu’elle ne subsiste que dans son imagination.

Tous ceux qui combattent la vйritй sont sujets а une semblable inconstance de pensйes, et ceux qui tombent dans cette variйtй sont suspects de la contredire. Aussi est-il йtrange de voir, parmi ceux qui soutiennent le plein, le grand nombre d’opinions diffйrentes qui s’entrechoquent : l’un soutient l’йther, et exclut toute autre matiиre ; l’autre, les esprits de la liqueur, au prйjudice de l’йther ; l’autre, l’air enfermй dans les pores des corps, et bannit toute autre chose ; l’autre, de l’air rarйfiй et vide de tout autre corps. Enfin il s’en est trouvй qui, n’ayant pas osй y placer l’immensitй de Dieu, ont choisi parmi les hommes une personne assez illustre par sa naissance et par son mйrite, pour y placer son esprit et le faire remplir toutes choses. Ainsi chacun d’eux a tous les autres pour ennemis ; et comme tous conspirent а la perte d’un seul, [il succombe] nйcessairement. Mais comme ils ne triomphent que les uns des autres, ils sont tous victorieux, sans que pas un puisse se prйvaloir de sa victoire, parce que tout cet avantage naоt de leur propre confusion. De sorte qu’il n’est pas nйcessaire de les combattre pour les ruiner, puisqu’il suffit de les abandonner а eux-mкmes, parce qu’ils composent un corps divisй, dont les membres contraires les uns aux autres se dйchirent intйrieurement, au lieu que ceux qui favorisent le vide demeurent dans une unitй toujours йgale а elle-mкme, qui, par ce moyen, a tant de rapport avec la vйritй qu’elle doit кtre suivie, jusqu’а ce qu’elle nous paraisse а dйcouvert. Car ce n’est pas dans cet embarras et dans ce tumulte qu’on doit la chercher ; et l’on ne peut la trouver hors de cette maxime, qui ne permet que de dйcider des choses йvidentes, et qui dйfend d’assurer ou de nier celles qui ne le sont pas. C’est ce juste milieu et ce parfait tempйrament dans lequel vous vous tenez avec tant d’avantage, et oщ, par un bonheur que je ne puis assez reconnaоtre, j’ai йtй toujours йlevй avec une mйthode singuliиre et des soins plus que paternels.

Voilа, Monsieur, quelles sont les raisons qui m’ont retenu, que je n’ai pas cru vous devoir cacher davantage ; et, quoiqu’il semble que je donne celle-ci plutфt а mon intйrкt qu’а votre curiositй, j’espиre que ce doute n’ira pas jusqu’а vous, puisque vous savez que j’ai bien moins d’inquiйtude pour ces fantasques points d’honneur que de passion pour vous entretenir, et que je trouve bien moins de charme а dйfendre mes sentiments, qu’а vous assurer que je suis de tout mon cњur, Monsieur,

Votre trиs humble et trиs obйissant serviteur,

Pascal.

 

 

 

Discours sur les passions de l’amour

 

L’homme est nй pour penser ; aussi n’est-il pas un moment sans le faire ; mais les pensйes pures, qui le rendraient heureux s’il pouvait toujours les soutenir, le fatiguent et l’abattent. C’est une vie unie а laquelle il ne peut s’accommoder ; il lui faut du remuement et de l’action, c’est-а-dire qu’il est nйcessaire qu’il soit quelquefois agitй des passions, dont il sent dans son coeur des sources si vives et si profondes.

Les passions qui sont le plus convenables а l’homme, et qui en renferment beaucoup d’autres, sont l’amour et l’ambition : elles n’ont guиre de liaison ensemble, cependant on les allie assez souvent ; mais elles s’affaiblissent l’une l’autre rйciproquement, pour ne pas dire qu’elles se ruinent.

Quelque йtendue d’esprit que l’on ait, l’on n’est capable que d’une grande passion ; c’est pourquoi, quand l’amour et l’ambition se rencontrent ensemble, elles ne sont grandes que de la moitiй de ce qu’elles seraient s’il n’y avait que l’une ou l’autre. L’вge ne dйtermine point, ni le commencement, ni la fin de ces deux passions ; elles naissent dиs les premiиres annйes, et elles subsistent bien souvent jusqu’au tombeau. Nйanmoins, comme elles demandent beaucoup de feu, les jeunes gens y sont plus propres, et il semble qu’elles se ralentissent avec les annйes ; cela est pourtant fort rare.

La vie de l’homme est misйrablement courte. On la compte depuis la premiиre entrйe au monde ; pour moi je ne voudrais la compter que depuis la naissance de la raison, et depuis que l’on commence а кtre йbranlй par la raison, ce qui n’arrive pas ordinairement avant vingt ans. Devant ce terme l’on est .enfant ; et un enfant n’est pas un homme.

Qu’une vie est heureuse quand elle commence par l’amour et qu’elle finit par l’ambition ! Si j’avais а en choisir une, je prendrais celle-lа. Tant que l’on a du feu, l’on est aimable ; mais ce feu s’йteint, il se perd : alors, que la place est belle et grande pour l’ambition ! La vie tumultueuse est agrйable aux grands esprits, mais ceux qui sont mйdiocres n’y ont aucun plaisir ils sont machines partout. C’est pourquoi, l’amour et l’ambition commenзant et finissant la vie, on est dans l’йtat le plus heureux dont la nature humaine est capable.

A mesure que l’on a plus d’esprit, les passions sont plus grandes, parce que les passions n’йtant que des sentiments et des pensйes, qui appartiennent purement а l’esprit, quoiqu’elles soient occasionnйes par le corps, il est visible qu’elles ne sont plus que l’esprit mкme, et qu’ainsi elles remplissent toute sa capacitй. Je ne parle que des passions de feu, car pour les autres, elles se mкlent souvent ensemble, et causent une confusion trиs incommode ; mais ce n’est jamais dans ceux qui ont de l’esprit.

Dans une grande вme tout est grand.

L’on demande s’il faut aimer. Cela ne se doit pas demander, on le doit sentir. L’on ne dйlibиre point lа-dessus, l’on y est portй, et l’on a le plaisir de se tromper quand on consulte.

La nettetй d’esprit cause aussi la nettetй de la passion ; c’est pourquoi un esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement ce qu’il aime.

Il y a deux sortes d’esprits, l’un gйomйtrique, et l’autre que l’on peut appeler de finesse. Le premier a des vues lentes, dures, et inflexibles ; mais le dernier a une souplesse de pensйe qu’il applique en mкme temps aux diverses parties aimables de ce qu’il aime. Des yeux il va jusques au coeur, et par le mouvement du dehors il connaоt ce qui se passe au dedans. Quand on a l’un et l’autre esprit tout ensemble, que l’amour donne de plaisir ! Car on possиde а la fois la force et la flexibilitй de l’esprit, qui est trиs nйcessaire pour l’йloquence de deux personnes.

Nous naissons avec un caractиre d’amour dans nos coeurs, qui se dйveloppe а mesure que l’esprit se perfectionne, et qui nous porte а aimer ce qui nous paraоt beau sans que l’on nous ait jamais dit ce que c’est. Qui doute aprиs cela si nous sommes au monde pour autre chose que pour aimer ? En effet, l’on a beau se cacher а soi-mкme, l’on aime toujours. Dans les choses mкme oщ il semble que l’on ait sйparй l’amour, il s’y trouve secrиtement et en cachette, et il n’est pas possible que l’homme puisse vivre un moment sans cela.

L’homme n’aime pas demeurer avec soi ; cependant il aime : il faut donc qu’il cherche ailleurs de quoi aimer. Il ne le peut trouver que dans la beautй ; mais comme il est lui-mкme la plus belle crйature que Dieu ait jamais formйe, il faut qu’il trouve dans soi-mкme le modиle de cette beautй qu’il cherche au dehors. Chacun peut en remarquer en soi-mкme les premiers rayons ; et selon que l’on s’aperзoit que ce qui est au dehors y convient ou s’en йloigne, on se forme des idйes de beau ou de laid sur toutes choses. Cependant, quoique l’homme cherche de quoi remplir le grand vide qu’il a fait en sortant de soi-mкme, nйanmoins il ne peut pas se satisfaire par toutes sortes d’objets. Il a le coeur trop vaste ; il faut au moins que ce soit quelque chose qui lui ressemble, et qui en approche le plus prиs. C’est pourquoi la beautй qui peut contenter l’homme consiste non seulement dans la convenance, mais aussi dans la ressemblance : elle la restreint et elle l’enferme dans la diffйrence de sexe.

La nature a si bien imprimй cette vйritй dans nos вmes, que nous trouvons cela tout disposй ; il ne faut point d’art ni d’йtude ; il semble mкme que nous ayons une place а remplir dans nos coeurs et qui se remplit effectivement. Mais on le sent mieux qu’on ne le peut dire. Il n’y a que ceux qui savent brouiller et mйpriser leurs idйes qui ne le voient pas.

Quoique cette idйe gйnйrale de la beautй soit gravйe dans le fond de nos вmes avec des caractиre ineffaзables, elle ne laisse pas que de recevoir de trиs grandes diffйrences dans l’application particuliиre ; mais c’est seulement pour la maniиre d’envisager ce qui plaоt. Car l’on ne souhaite pas nыment une beautй, mais l’on y dйsire mille circonstances qui dйpendent de la dis position oщ l’on se trouve ; et c’est en ce sens que l’on peut dire que chacun a l’original de sa beautй, dont il cherche la copie dans le grand monde. Nйanmoins les femmes dйterminent sou vent cet original. Comme elles ont un empire absolu sur l’esprit des hommes, elles y dйpeignent ou les parties des beautйs qu’elles ont, ou celles qu’elles estiment, et elles ajoutent par ce moyen ce qui leur plaоt а cette beautй radicale. C’est pourquoi il y a un siиcle pour les blondes, un autre pour les brunes, et le partage qu’il y a entre les femmes sur l’estime des unes ou des autres йtait aussi le partage entre les hommes dans un mкme temps sur les unes et sur les autres. La mode mкme et les pays rиglent sou vent ce que l’on appelle beautй. C’est une chose йtrange que la coutume se mкle si fort de nos passions. Cela n’empкche pas que chacun n’ait son idйe de beautй sur laquelle il juge des autres, et а laquelle il les rapporte ; c’est sur ce principe qu’un amant trouve sa maоtresse plus belle, et qu’il la propose comme exemple.

La beautй est partagйe en mille diffйrentes maniиres. Le sujet le plus propre pour la soutenir, c’est une femme. Quand elle a de l’esprit, elle l’anime et la relиve merveilleusement. Si une femme veut plaire, et qu’elle possиde les avantages de la beautй, ou du moins une partie, elle y rйussira ; et mкme si les hommes y prenaient tant soit peu garde, quoiqu’elle n’y tвchвt point, elle s’en ferait aimer. Il y a une place d’attente dans leur coeur, elle s’y logerait.

L’homme est nй pour le plaisir : il le sent, il n’en faut point d’autre preuve. Il suit donc sa raison en se donnant au plaisir. Mais bien souvent il sent la passion dans son coeur sans savoir par oщ elle a commencй.

Un plaisir vrai ou faux peut remplir йgalement l’esprit. Car qu’importe que ce plaisir soit faux, pourvu que l’on soit persuadй qu’il est vrai ?

A force de parler d’amour, l’on devient amoureux. Il n’y a rien si aisй, c’est la passion la plus naturelle а l’homme.

L’amour n’a point d’вge ; il est toujours naissant. Les poиtes nous l’ont dit ; c’est pour cela qu’ils nous le reprйsentent comme un enfant. Mais sans leur rien demander, nous le sentons.

L’amour donne de l’esprit, et il se soutient par l’esprit. Il faut de l’adresse pour aimer. L’on йpuise tous les jours les maniиres de plaire ; cependant il faut plaire, et l’on plaоt.

Nous avons une source d’amour-propre qui nous reprйsente а nous- mкmes comme pouvant remplir plusieurs places au dehors ; c’est ce qui est cause que nous sommes bien aises d’кtre aimйs. Comme on le souhaite avec ardeur, on le remarque bien vite et on le reconnaоt dans les yeux de la personne qui aime. Car les yeux sont les interprиtes du coeur ; mais il n’y a que celui qui y a intйrкt qui entend leur langage.

L’homme seul est quelque chose d’imparfait ; il faut qu’il trouve un second pour кtre heureux. Il le cherche le plus souvent dans l’йgalitй de la condition, а cause que la libertй et que l’occasion de se manifester s’y rencontrent plus aisйment. Nйanmoins l’on va quelquefois bien au-dessus, et l’on sent le feu s’agrandir, quoi que l’on n’ose pas le dire а celle qui l’a causй.

Quand on aime une dame sans йgalitй de condition, l’ambition peut accompagner le commencement de l’amour ; mais en peu de temps il devient le maоtre. C’est un tyran qui ne souffre point de compagnon ; il veut кtre seul ; il faut que toutes les passions ploient et lui obйissent.

Une haute amitiй remplit bien mieux qu’une commune et йgale : le coeur de l’homme est grand, les petites choses flottent dans sa capacitй ; il n’y a que les grandes qui s’y arrкtent et qui y demeurent.

L’on йcrit souvent des choses que l’on ne prouve qu’en obligeant tout le monde а faire rйflexion sur soi-mкme et а trouver la vйritй dont on parle. C’est en cela que consiste la force des preuves de ce que je dis.

Quand un homme est dйlicat en quelque endroit de son esprit, il l’est en amour. Car comme il doit кtre йbranlй par quelque objet qui est hors de lui, s’il y a quelque chose qui rйpugne а ses idйes, il s’en aperзoit, et il le fuit. La rиgle de cette dйlicatesse dйpend d’une raison pure, noble et sublime : ainsi l’on se peut croire dйlicat, sans qu’on le soit effectivement, et les autres ont le droit de nous condamner : au lieu que pour la beautй chacun a sa rиgle souveraine et indйpendante de celle des autres. Nйanmoins entre кtre dйlicat et ne l’кtre point du tout, il faut demeurer d’accord que, quand on souhaite d’кtre dйlicat, l’on n’est pas loin de l’кtre absolument. Les femmes aiment а apercevoir une dйlicatesse dans les hommes ; et c’est, ce me semble, l’endroit le plus tendre pour les gagner : l’on est aise de voir que mille autres sont mйprisables, et qu’il n’y a que nous d’estimables.

Les qualitйs d’esprit ne s’acquiиrent point par l’habitude ; on les perfectionne seulement. De lа, il est aisй de voir que la dйlicatesse est un don de nature, et non pas une acquisition de l’art.

A mesure que l’on a plus d’esprit, l’on trouve plus de beautйs originales ; mais il ne faut pas кtre amoureux ; car quand l’on aime, l’on n’en trouve qu’une.

Ne semble-t-il pas qu’autant de fois qu’une femme sort d’elle mкme pour se caractйriser dans le coeur des autres, elle fait une place vide pour les autres dans le sien ? Cependant j’en connais qui disent que cela n’est pas vrai. Oserait-on appeler cela injustice ? Il est naturel de rendre autant que l’on a pris.

L’attachement а une mкme pensйe fatigue et ruine l’esprit de l’homme. C’est pourquoi pour la soliditй et la durйe du plaisir de l’amour, il faut quelquefois ne pas savoir que l’on aime ; et ce n’est pas commettre une infidйlitй, car l’on n’en aime pas d’autre ; c’est reprendre des forces pour mieux aimer. Cela se fait sans que l’on y pense ; l’esprit s’y porte de soi- mкme ; la nature le veut ; elle le commande. Il faut pourtant avouer que c’est une misйrable suite de la nature humaine, et que l’on serait plus heureux si l’on n’йtait point obligй de changer de pensйe ; mais il n’y a point remиde.

Le plaisir d’aimer sans l’oser dire a ses йpines, mais aussi il a ses douceurs. Dans quel transport n’est-on point de former toutes ses actions dans la vue de plaire а une personne que l’on estime infiniment ? L’on s’йtudie tous les jours pour trouver les moyens de se dйcouvrir, et l’on y emploie autant de temps que si l’on devait entretenir celle que l’on aime. Les yeux s’allument et s’йteignent dans un mкme moment ; et quoique l’on ne voie pas manifestement que celle qui cause tout ce dйsordre y prenne garde, l’on a nйanmoins la satisfaction de sentir tous ces remuements pour une personne qui le mйrite si bien. L’on voudrait avoir cent langues pour se faire connaоtre ; car, comme l’on ne peut pas se servir de la parole, l’on est obligй de se rйduire а l’йloquence d’action

Jusque-lа on a toujours de la joie, et l’on est dans une assez grande occupation. Ainsi l’on est heureux ; car le secret d’entre tenir toujours une passion, c’est de ne pas laisser naоtre aucun vide dans l’esprit, en l’obligeant de s’appliquer sans cesse а ce qui le touche si agrйablement. Mais quand il est dans l’йtat que je viens de dйcrire, il n’y peut pas durer longtemps, а cause qu’йtant seul acteur dans une passion oщ il en faut nйcessairement deux, il est difficile qu’il n’йpuise bientфt tous les mouvements dont il est agitй.

Quoique ce soit une mкme passion, il faut de la nouveautй ; l’esprit s’y plaоt, et qui sait la procurer sait se faire aimer.

Aprиs avoir fait ce chemin, cette plйnitude quelquefois diminue, et ne recevant point de secours du cфtй de la source, l’on dйcline misйrablement, et les passions ennemies se saisissent d’un coeur qu’elles dйchirent en mille morceaux. Nйanmoins un rayon d’espйrance, si bas que l’on soit, relиve aussi haut qu’on йtait auparavant. C’est quelquefois un jeu auquel les dames se plaisent ; mais quelquefois en faisant semblant d’avoir compassion, elles l’ont tout de bon. Que l’on est heureux quand cela arrive !

Un amour ferme et solide commence toujours par l’йloquence d’action ; les yeux y ont la meilleure part. Nйanmoins, il faut deviner, mais bien deviner.

Quand deux personnes sont de mкme sentiment, ils ne devinent point, ou du moins il y en a une qui devine ce que veut dire l’autre sans que cet autre l’entende ou qu’il ose l’entendre.

Quand nous aimons, nous paraissons а nous-mкmes tout autres que nous n’йtions auparavant. Ainsi nous nous imaginons que tout le monde s’en aperзoit ; cependant il n’y a rien de si faux. Mais parce que la raison a sa vue bornйe par la passion, l’on ne peut s’assurer, et l’on est toujours dans la dйfiance.

Quand l’on aime, on se persuade que l’on dйcouvrirait la passion d’un autre : ainsi l’on a peur. — Tant plus le chemin est long dans l’amour, tant plus un esprit dйlicat sent de plaisir.

Il y a de certains esprits а qui il faut donner longtemps des espйrances, et ce sont les dйlicats. Il y en a d’autres qui ne peu vent pas rйsister longtemps aux difficultйs, et ce sont les plus grossiers. Les premiers aiment plus longtemps et avec plus d’agrйment ; les autres aiment plus vite, avec plus de libertй, et finissent bientфt.

Le premier effet de l’amour c’est d’inspirer un grand respect ; l’on a de la vйnйration pour ce que l’on aime. Il est bien juste : on ne reconnaоt rien au monde de grand comme cela.

Les auteurs ne nous peuvent pas bien dire les mouvements de l’amour de leurs hйros : il faudrait qu’ils fussent hйros eux mкmes.

L’йgarement а aimer en divers endroits est aussi monstrueux que l’injustice dans l’esprit.

En amour un silence vaut mieux qu’un langage. Il est bon d’кtre interdit ; il y a une йloquence de silence qui pйnиtre plus que la langue ne saurait faire. Qu’un amant persuade bien sa maоtresse quand il est interdit, et que d’ailleurs il a de l’esprit ! Quelque vivacitй que l’on ait, il est des rencontres oщ il est bon qu’elle s’йteigne. Tout cela se passe sans rиgle et sans rйflexion ; et quand l’esprit le fait, il n’y pensait pas auparavant. C’est par nйcessitй que cela arrive.

L’on adore souvent ce qui ne croit pas кtre adorй, et on ne laisse pas de lui garder une fidйlitй inviolable, quoiqu’il n’en sache rien. Mais il faut que l’amour soit bien fin ou bien pur.

Nous connaissons l’esprit des hommes, et par consйquent leurs passions, par la comparaison que nous faisons de nous-mкmes avec les autres.

Je suis de l’avis de celui qui disait que dans l’amour on oubliait sa fortune, ses parents et ses amis : les grandes amitiйs vont jusque-lа. Ce qui fait que l’on va si loin dans l’amour, c’est qu’on ne songe pas que l’on aura besoin d’autre chose que de ce que l’on aime : l’esprit est plein ; il n’y a plus de place pour le soin ni pour l’inquiйtude. La passion ne peut pas кtre belle sans excиs ; de lа vient qu’on ne se soucie pas de ce que dit le monde, que l’on sait dйjа ne devoir pas condamner notre conduite, puisqu’elle vient de la raison. Il y a une plйnitude de passion, il ne peut pas y avoir un commencement de rйflexion.

Ce n’est point un effet de la coutume, c’est une obligation de la nature, que les hommes fassent les avances pour gagner l’amitiй d’une dame.

Cet oubli que cause l’amour, et cet attachement а ce que l’on aime, fait naоtre des qualitйs que l’on n’avait pas auparavant. L’on devient magnifique, sans jamais l’avoir йtй. Un avaricieux mкme qui aime devient libйral, et il ne se souvient pas d’avoir jamais eu une habitude opposйe : l’on en voit la raison en considйrant qu’il y a des passions qui resserrent l’вme et qui la rendent immobile, et qu’il y en a qui l’agrandissent et la font rйpandre au dehors.

L’on a фtй mal а propos le nom de raison а l’amour, et on les a opposйs sans un bon fondement, car l’amour et la raison n’est qu’une mкme chose. C’est une prйcipitation de pensйes qui se porte d’un cфtй sans bien examiner tout, mais c’est toujours une raison, et l’on ne doit et on ne peut souhaiter que ce soit autrement, car nous serions des machines trиs dйsagrйables. N’excluons donc point la raison de l’amour, puisqu’elle en est insйparable. Les poиtes n’ont donc pas eu raison de nous dйpeindre l’amour comme un aveugle ; il faut lui фter son bandeau, et lui rendre dйsormais la jouissance de ses yeux.

Les вmes propres а l’amour demandent une vie d’action qui йclate en йvйnements nouveaux. Comme le dedans est mouvement, il faut aussi que le dehors le soit, et cette maniиre de vivre est un merveilleux acheminement а la passion. C’est de lа que ceux de la cour sont mieux reзus dans l’amour que ceux de la ville, parce que les uns sont tout de feu, et que les autres mиnent une vie dont l’uniformitй n’a rien qui frappe : la vie de tempкte surprend, frappe et pйnиtre.

Il semble que l’on ait toute une autre вme quand l’on aime que quand on n’aime pas ; on s’йlиve par cette passion, et on devient tout grandeur ; il faut donc que le reste ait proportion, autrement cela ne convient pas, et partant cela est dйsagrйable.

L’agrйable et le beau n’est que la mкme chose, tout le monde en a l’idйe. C’est d’une beautй morale que j’entends parler, qui consiste dans les paroles et dans les actions de dehors. L’on a bien une rиgle pour devenir agrйable ; cependant la disposition du corps y est nйcessaire ; mais elle ne se peut acquйrir.

Les hommes ont pris plaisir а se former une idйe de l’agrйable si йlevйe, que personne n’y peut atteindre. Jugeons-en mieux, et disons que ce n’est que le naturel, avec une facilitй et une vivacitй d’esprit qui surprennent. Dans l’amour ces deux qua litйs sont nйcessaires : il ne faut rien de forcй, et cependant il ne faut point de lenteur. L’habitude donne le reste.

Le respect et l’amour doivent кtre si bien proportionnйs qu’ils se soutiennent sans que ce respect йtouffe l’amour.

Les grandes вmes ne sont pas celles qui aiment le plus sou vent ; c’est d’un amour violent que je parle : il faut une inondation de passion pour les йbranler et pour les remplir. Mais quand elles commencent а aimer, elles aiment beaucoup mieux.

L’on dit qu’il y a des nations plus amoureuses les unes que les autres ; ce n’est pas bien parler, ou du moins cela n’est pas vrai en tout sens. L’amour ne consistant que dans un attachement de pensйe, il est certain qu’il doit кtre le mкme par toute la terre. Il est vrai que, se terminant autre part que dans la pensйe, le climat peut ajouter quelque chose, mais ce n’est que dans le corps.

Il est de l’amour comme du bon sens ; comme l’on croit avoir autant d’esprit qu’un autre, on croit aussi aimer de mкme. Nйanmoins quand on a plus de vue, l’on aime jusques aux moindres choses, ce qui n’est pas possible aux autres. Il faut кtre bien fin pour remarquer cette diffйrence.

L’on ne peut presque faire semblant d’aimer que l’on ne soit bien prиs d’кtre amant, ou du moins que l’on n’aime en quelque endroit ; car il faut avoir l’esprit et les pensйes de l’amour pour ce semblant, et le moyen d’en bien parler sans cela ? La vйritй des passions ne se dйguise pas si aisйment que les vйritйs sйrieuses. Il faut du feu, de l’activitй et un jeu d’esprit naturel et prompt pour la premiиre ; les autres se cachent avec la lenteur et la souplesse, ce qu’il est plus aisй de faire.

Quand on est loin de ce que l’on aime, l’on prend la rйsolution de faire ou de dire beaucoup de choses ; mais quand on est prиs, l’on est irrйsolu. D’oщ vient cela ? C’est que quand l’on est loin la raison n’est pas si йbranlйe, mais elle l’est йtrangement а la prйsence de l’objet : or, pour la rйsolution il faut de la fermetй, qui est ruinйe par l’йbranlement.

Dans l’amour on n’ose hasarder parce que l’on craint de tout perdre : il faut pourtant avancer, mais qui peut dire jusques oщ ? L’on tremble toujours jusques а ce que l’on ait trouvй ce point. La prudence ne fait rien pour s’y maintenir quand on l’a trouvй.

Il n’y a rien de si embarrassant que d’кtre amant, et de voir quelque chose en sa faveur sans l’oser croire : l’on est йgalement combattu de l’espйrance et de la crainte. Mais enfin, la derniиre devient victorieuse de l’autre.

Quand on aime fortement, c’est toujours une nouveautй de voir la personne aimйe. Aprиs un moment d’absence on la trouve de manque dans son coeur. Quelle joie de la retrouver ! l’on sent aussitфt une cessation d’inquiйtudes. Il faut pourtant que cet amour soit dйjа bien avancй ; car quand il est naissant et que l’on n’a fait aucun progrиs, on sent bien une cessation d’inquiйtudes, mais il en survient d’autres.

Quoique les maux succиdent ainsi les uns aux autres, on ne laisse pas de souhaiter la prйsence de la maоtresse par l’espйrance de moins souffrir ; cependant quand on la voit, on croit souffrir plus qu’auparavant. Les maux passйs ne frappent plus, les prйsents touchent, et c’est sur ce qui touche que l’on juge. Un amant dans cet йtat n’est-il pas digne de compassion ?

 

 

 

Sur la conversion du pйcheur

 

La premiиre chose que Dieu inspire а l’вme qu’il daigne toucher vйritablement, est une connaissance et une vue toute extraordinaire par laquelle l’вme considиre les choses et elle-mкme d’une faзon toute nouvelle.

Cette nouvelle lumiиre lui donne de la crainte, et lui apporte un trouble qui traverse le repos qu’elle trouvait dans les choses qui faisaient ses dйlices.

Elle ne peut plus goыter avec tranquillitй les choses qui la charmaient. Un scrupule continuel la combat dans cette jouissance, et cette vue intйrieure ne lui fait plus trouver cette douceur accoutumйe parmi les choses oщ elle s’abandonnait avec une pleine effusion de son coeur.

Mais elle trouve encore plus d’amertume dans les exercices de piйtй que dans les vanitйs du monde. D’une part, la prйsence des objets visibles la touche plus que l’espйrance des invisibles, et de l’autre la soliditй des invisibles la touche plus que la vanitй des visibles. Et ainsi la prйsence des uns et la soliditй des autres disputent son affection ; et la vanitй des uns et l’absence des autres excitent son aversion ; de sorte qu’il naоt dans elle un dйsordre et une confusion qu’ [deux lignes en blanc].

Elle considиre les choses pйrissables comme pйrissantes et mкme dйjа pйries ; et dans la vue certaine de l’anйantissement de tout ce qu’elle aime, elle s’effraye dans cette considйration, en voyant que chaque instant lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus cher s’йcoule а tout moment, et qu’enfin un jour certain viendra auquel elle se trouvera dйnuйe de toutes les choses auxquelles elle avait mis son espйrance. De sorte qu’elle comprend parfaitement que son coeur ne s’йtant attachй qu’а des choses fragiles et vaines, son вme se doit trouver seule et abandonnйe au sortir de cette vie, puisqu’elle n’a pas eu soin de se joindre а un bien vйritable et subsistant par lui-mкme, qui pыt la soutenir et durant et aprиs cette vie.

De lа vient qu’elle commence а considйrer comme un nйant tout ce qui doit retourner dans le nйant, le ciel, la terre, son esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennemis, les biens, la pauvretй, la disgrвce, la prospйritй, l’honneur, l’ignominie, l’estime, le mйpris, l’autoritй, l’indigence, la santй, la maladie et la vie mкme ; enfin tout ce qui doit moins durer que son вme est incapable de satisfaire le dessein de cette вme qui recherche sйrieusement а l’йtablir dans une fйlicitй aussi durable qu’elle- mкme.

Elle commence а s’йtonner de l’aveuglement oщ elle a vйcu ; et quand elle considиre d’une part le long temps qu’elle a vйcu sans faire ces rйflexions et le grand nombre de personnes qui vivent de la sorte, et de l’autre combien il est constant que l’вme, йtant immortelle comme elle est, ne peut trouver sa fйlicitй parmi des choses pйrissables, et qui lui seront фtйes au moins а la mort, elle entre dans une sainte confusion et dans un йtonnement qui lui porte un trouble bien salutaire.

Car elle considиre que quelque grand que soit le nombre de ceux qui vieillissent dans les maximes du monde, et quelque autoritй que puisse avoir cette multitude d’exemples de ceux qui posent leur fйlicitй au monde, il est constant nйanmoins que quand les choses du monde auraient quelque plaisir solide, ce qui est reconnu pour faux par un nombre infini d’expйriences si funestes et si continuelles, il est inйvitable que la perte de ces choses, ou que la mort enfin nous en prive, de sorte que l’вme s’йtant amassй des trйsors de biens temporels de quelque nature qu’ils soient, soit or, soit science, soit rйputation, c’est une nйcessitй indispensable qu’elle se trouve dйnuйe de tous ces objets de sa fйlicitй ; et qu’ainsi, s’ils ont eu de quoi la satisfaire, ils n’auront pas de quoi la satisfaire toujours ; et que si c’est se procurer un bonheur vйritable, ce n’est pas se proposer un bonheur bien durable, puisqu’il doit кtre bornй avec le cours de cette vie.

De sorte que par une sainte humilitй, que Dieu relиve au-dessus de la superbe, elle commence а s’йlever au-dessus du commun des hommes ; elle condamne leur conduite, elle dйteste leurs maximes, elle pleure leur aveuglement, elle se porte а la recherche du vйritable bien : elle comprend qu’il faut qu’il ait ces deux qualitйs, l’une qu’il dure autant qu’elle, et qu’il ne puisse lui кtre фtй que de son consentement, et l’autre qu’il n’y ait rien de plus aimable.

Elle voit que dans l’amour qu’elle a eu pour le monde elle trouvait en lui cette seconde qualitй dans son aveuglement, car elle ne reconnaissait rien de plus aimable ; mais comme elle n’y voit pas la premiиre, elle connaоt que ce n’est pas le souverain bien. Elle le cherche donc ailleurs, et connaissant par une lumiиre toute pure qu’il n’est point dans les choses qui sont en elle, ni hors d’elle, ni devant elle (rien donc en elle, rien а ses cфtйs), elle commence de le chercher au-dessus d’elle.

Cette йlйvation est si йminente et si transcendante, qu’elle ne s’arrкte pas au ciel (il n’a pas de quoi la satisfaire) ni au-dessus du ciel, ni aux anges, ni aux кtres les plus parfaits. Elle traverse toutes les crйatures, et ne peut arrкter son coeur qu’elle ne se soit rendue jusqu’au trфne de Dieu, dans lequel elle commence а trouver son repos et ce bien qui est tel qu’il n’y a rien de plus aimable, et qu’il ne peut lui кtre фtй que par son propre consentement

Car encore qu’elle ne sente pas ces charmes dont Dieu rйcompense l’habitude dans la piйtй, elle comprend nйanmoins que les crйatures ne peuvent кtre plus aimables que le Crйateur, et sa raison aidйe de la lumiиre de la grвce lui fait connaоtre qu’il n’y a rien de plus aimable que Dieu et qu’il ne peut кtre фtй qu’а ceux qui le rejettent, puisque c’est le possйder que de le dйsirer, et que le refuser c’est le perdre.

Ainsi elle se rйjouit d’avoir trouvй un bien qui ne peut lui кtre ravi tant qu’elle le dйsirera, et qui n’a rien au-dessus de soi. Et dans ces rйflexions nouvelles elle entre dans la vue des grandeurs de son Crйateur, et dans des humiliations et des adorations pro fondes. Elle s’anйantit en consйquence et ne pouvant former d’elle-mкme une idйe assez basse, ni en concevoir une assez relevйe de ce bien souverain, elle fait de nouveaux efforts pour se rabaisser jusqu’aux derniers abоmes du nйant, en considйrant Dieu dans des immensitйs qu’elle multiplie sans cesse ; enfin dans cette conception, qui йpuise ses forces, elle l’adore en silence, elle se considиre comme sa vile et inutile crйature, et par ses respects rйitйrйs l’adore et le bйnit, et voudrait а jamais le bйnir et l’adorer. Ensuite elle reconnaоt la grвce qu’il lui a faite de manifester son infinie majestй а un si chйtif vermisseau ; et aprиs une ferme rйsolution d’en кtre йternellement reconnaissante, elle entre en confusion d’avoir prйfйrй tant de vanitйs а ce divin maоtre, et dans un esprit de componction et de pйnitence, elle a recours а sa pitiй, pour arrкter sa colиre dont l’effet lui paraоt йpouvantable dans la vue de ces immensitйs...

Elle fait d’ardentes priиres а Dieu pour obtenir de sa misйricorde que comme il lui a plu de se dйcouvrir а elle, il lui plaise la conduire et lui faire connaоtre les moyens d’y arriver. Car comme c’est а Dieu qu’elle aspire, elle aspire encore а n’y arriver que par des moyens qui viennent de Dieu mкme, parce qu’elle veut qu’il soit lui-mкme son chemin, son objet et sa derniиre fin. Ensuite de ces priиres, elle commence d’agir, et cherche entre ceux…

Elle commence а connaоtre Dieu, et dйsire d’y arriver ; mais comme elle ignore les moyens d’y parvenir, si son dйsir est sincиre et vйritable, elle fait la mкme chose qu’une personne qui dйsirant arriver en quelque lieu, ayant perdu le chemin, et connaissant son йgarement, aurait recours а ceux qui sauraient parfaitement ce chemin et …

Elle se rйsout de conformer а ses volontйs le reste de sa vie ; mais comme sa faiblesse naturelle, avec l’habitude qu’elle a aux pйchйs oщ elle a vйcu, l’ont rйduite dans l’impuissance d’arriver а cette fйlicitй, elle implore de sa misйricorde les moyens d’arriver а lui, de s’attacher а lui, d’y adhйrer йternellement…

Ainsi elle reconnaоt qu’elle doit adorer Dieu comme crйature, lui rendre grвce comme redevable, lui satisfaire comme coupable, le prier comme indigente.

 

 

 

Entretien de M. Pascal et de M. de Sacy, sur la lecture d’Epictиte et de Montaigne

 

M. Pascal vint aussi, en ce temps-lа, demeurer а Port-Royal-des-Champs. Je ne m’arrкte point а dire qui йtait cet homme, que non seulement toute la France, mais toute l’Europe a admirй. Son esprit toujours vif, toujours agissant, йtait d’une йtendue, d’une йlйvation, d’une fermetй, d’une pйnйtration et d’une nettetй au-delа de ce qu’on peut croire. Il n’y avait point d’homme habile dans les mathйmatiques qui ne lui cйdвt : tйmoin l’histoire de la roulette fameuse, qui йtait alors l’entretien de tous les savants. On sait qu’il semblait animer le cuivre et donner de l’esprit а l’airain. Il faisait que de petites roues sans raison, oщ йtaient sur chacune les dix premiers chiffres rendaient raison aux personnes les plus raisonnables, et il faisait en quelque sorte parler les machines muettes, pour rйsoudre en jouant les difficultйs des nombres qui arrкtaient les plus savants : ce qui lui coыta tant d’application et d’effort d’esprit que, pour monter cette machine au point oщ tout le monde l’admirait, et que j’ai vue de mes yeux, il en eut lui mкme la tкte dйmontйe pendant plus de trois ans. Cet homme admirable, enfin йtant touchй de Dieu, soumit cet esprit si йlevй au doux joug de Jйsus-Christ, et ce coeur si noble et si grand embrassa avec humilitй la pйnitence. Il vint а Paris se jeter entre les bras de M. Singlin, rйsolu de faire tout ce qu’il lui ordonnerait.

M. Singlin crut, en voyant ce grand gйnie, qu’il ferait bien de l’envoyer а Port-Royal-des-Champs, oщ M. Arnauld lui prкterait le collet en ce qui regardait les hautes sciences, et oщ M. de Saci lui apprendrait а les mйpriser. Il vint donc demeurer а Port-Royal. M. de Saci ne put se dispenser de le voir par honnкtetй, surtout en ayant йtй priй par M. Singlin ; mais les lumiиres saintes qu’il trouvait dans l’Йcriture et dans les Pиres lui firent espйrer qu’il ne serait point йbloui par tout le brillant de M. Pascal qui charmait nйanmoins et qui enlevait tout le monde.

Il trouvait en effet tout ce qu’il disait fort juste. Il avouait avec plaisir la force de son esprit et de ses discours. Mais il n’y avait rien de nouveau : tout ce que M. Pascal lui disait de grand, il l’avait vu avant lui dans saint Augustin ; et, faisant justice а tout le monde, il disait : « M. Pascal est extrкmement estimable en ce que, n’ayant point lu les Pиres de l’Eglise, il avait de lui-mкme, par la pйnйtration de son esprit trouvй les mкmes vйritйs qu’ils avaient trouvйes. Il les trouve surprenantes, disait-il, parce qu’il ne les a vues en aucun endroit ; mais pour nous, nous sommes accoutumйs а les voir de tous cфtйs dans nos livres. » Ainsi, ce sage ecclйsiastique trouvant que les anciens n’avaient pas moins de lumiиre que les nouveaux, il s’y tenait, et estimait beaucoup M. Pascal de ce qu’il se rencontrait en toutes choses avec saint Augustin.

La conduite ordinaire de M. de Saci, en entretenant les gens, йtait de proportionner ses entretiens а ceux а qui il parlait. S’il voyait par exemple M. Champaigne, il parlait avec lui de la peinture. S’il voyait M. Hamon, il l’entretenait de la mйdecine. S’il voyait le chirurgien du lieu, il le questionnait sur la chirurgie. Ceux qui cultivaient la vigne, ou les arbres, ou les grains, lui disaient tout ce qu’il y fallait observer. Tout lui servait pour passer aussitфt а Dieu et pour y faire passer les autres. Il crut donc devoir mettre M. Pascal sur son fonds, de lui parler des lectures de philosophie dont il s’occupait le plus. Il le mit sur ce sujet aux premiers entretiens qu’ils eurent ensemble. M. Pascal lui dit que ses livres les plus ordinaires avaient йtй Йpictиte et Montaigne, et il lui fit de grands йloges de ces deux esprits. M. de Saci, qui avait toujours cru devoir peu lire ces auteurs, pria M. Pascal de lui en parler а fond.

« Йpictиte, lui dit-il, est un des philosophes du monde qui aient mieux connu les devoirs de l’homme. Il veut avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet ; qu’il soit persuadй qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette а lui de bon coeur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu’avec une trиs grande sagesse : qu’ainsi, cette disposition arrкtera toutes les plaintes et tous les murmures, et prйparera son esprit а souffrir paisiblement tous les йvйnements les plus fвcheux. Ne dites jamais, dit-il : « J’ai perdu cela » ; dites plutфt : « Je l’ai rendu. Mon fils est mort, je l’ai rendu. Ma femme est morte, je l’ai rendue. » Ainsi des biens et de tout le reste. « Mais celui qui me l’фte est un mйchant homme », dites-vous. De quoi vous mettez-vous en peine, par qui celui qui vous l’a prкtй vous le redemande ? Pendant qu’il vous en permet l’usage, ayez-en soin comme d’un bien qui appartient а autrui, comme un homme qui fait voyage se regarde dans une hфtellerie. Vous ne devez pas, dit-il, dйsirer que ces choses qui se font se fassent comme vous le voulez ; mais vous devez vouloir qu’elles se fassent comme elles se, font. Souvenez-vous, dit-il ailleurs, que vous кtes ici comme un acteur, et que vous jouez le personnage d’une comйdie, tel qu’il plaоt au maоtre de vous le donner. S’il vous le donne court, jouez-le court ; s’il vous le donne long, jouez-le long, s’il veut que vous contrefassiez le gueux, vous le devez faire avec toute la naпvetй qui vous sera possible ; ainsi du reste. C’est votre fait de jouer bien le personnage qui vous est donnй, mais de le choisir, c’est le fait d’un autre. Ayez tous les jours devant les yeux la mort et les maux qui semblent les plus insupportables et jamais vous ne penserez rien de bas, et ne dйsirerez rien avec excиs.

« Il montre aussi en mille maniиres ce que doit faire l’homme. Il veut qu’il soit humble, qu’il cache ses bonnes rйsolutions, surtout dans les commencements, et qu’il les accomplisse en secret : rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de rйpйter que toute l’йtude et le dйsir de l’homme doit кtre de reconnaоtre la volontй de Dieu et de la suivre.

« Voilа, Monsieur, dit M. Pascal а M. de Saci, les lumiиres de ce grand esprit qui a si bien connu les devoirs de l’homme. J’ose dire qu’il mйriterait d’кtre adorй, s’il avait aussi bien connu son impuissance puisqu’il fallait кtre Dieu pour apprendre l’un et l’autre aux hommes. Aussi comme il йtait terre et cendre, aprиs avoir si bien compris ce qu’on doit, voici comment il se perd dans la prйsomption de ce qu’on peut. Il dit que Dieu a donnй а l’homme les moyens de s’acquitter de toutes ses obligations, que ces moyens sont en notre puissance ; qu’il faut chercher la fйlicitй par les choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a donnйes а cette fin ; qu’il faut voir ce qu’il y a en nous de libre ; que les biens, la vie, l’estime ne sont pas en notre puissance, et ne mиnent donc pas а Dieu, mais que l’esprit ne peut кtre forcй de croire ce qu’il sait кtre faux, ni la volontй d’aimer ce qu’elle sait qui la rend malheureuse ; que ces deux puissances sont donc libres, et que c’est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits ; que l’homme peut par ces puissances parfaitement connaоtre Dieu, l’aimer, lui obйir, lui plaire, se guйrir de tous ses vices acquйrir toutes les vertus, se rendre saint ainsi et compagnon de Dieu. Ces principes d’une superbe diabolique le conduisent а d’autres erreurs, comme : que l’вme est une portion de la substance divine, que la douleur et la mort ne sont pas des maux ; qu’on peut se tuer quand on est si persйcutй qu’on doit croire que Dieu appelle ; et d’autres.

« Pour Montaigne, dont vous voulez aussi, Monsieur, que je vous parle, йtant nй dans un Йtat chrйtien, il fait profession de la religion catholique, et en cela il n’a rien de particulier. Mais comme il a voulu chercher quelle morale la raison devrait dicter sans la lumiиre de la foi, il a pris ses principes dans cette supposition ; et ainsi en considйrant l’homme destituй de toute rйvйlation, il discourt en cette sorte. Il met toutes choses dans un doute universel et si gйnйral, que ce doute s’emporte soi-mкme, c’est-а-dire s’il doute, et doutant mкme de cette derniиre supposition, son incertitude roule sur elle-mкme dans un cercle perpйtuel et sans repos ; s’opposant йgalement а ceux qui assurent que tout est incertain et а ceux qui assurent que tout ne l’est pas, parce qu’il ne veut rien assurer. C’est dans ce doute qui doute de soi et dans cette ignorance qui s’ignore, et qu’il appelle sa maоtresse forme, qu’est l’essence de son opinion, qu’il n’a pu exprimer par aucun terme positif. Car, s’il dit qu’il doute, il se trahit en assurant au moins qu’il doute ; ce qui йtant formellement contre son intention, il n’a pu s’expliquer que par interrogation ; de sorte que, ne voulant pas dire : « Je ne sais », il dit : « Que sais- je ? » dont il fait sa devise, en la mettant sous des balances qui, pesant les contradictoires se trouvent dans un parfait йquilibre : c’est-а-dire qu’il est pur pyrrhonien. Sur ce principe roulent tous ses discours et tous ses Essais ; et c’est la seule chose qu’il prйtend bien йtablir, quoiqu’il ne fasse pas toujours remarquer son intention. Il y dйtruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour йtablir le contraire avec une certitude de laquelle seule il est ennemi, mais pour faire voir seulement que, les apparences йtant йgales de part et d’autre, on ne sait oщ asseoir sa crйance

Dans cet esprit il se moque de toutes les assurances : par exemple, il combat ceux qui ont pensй йtablir dans la France un grand remиde contre les procиs par la multitude et par la prйtendue justesse des lois : comme si l’on pouvait couper les racines des doutes d’oщ naissent les procиs, et qu’il y eыt des digues qui pussent arrкter le torrent de l’incertitude et captiver les conjectures ! C’est lа que, quand il dit qu’il vaudrait autant soumettre sa cause au premier passant, qu’а des juges armйs de ce nombre d’ordonnances, il ne prйtend pas qu’on doive changer l’ordre de l’Йtat, il n’a pas tant d’ambition ; ni que son avis soit meilleur, il n’en croit aucun de bon. C’est seulement pour prouver la vanitй des opinions les plus reзues, montrant que l’exclusion de toutes lois diminuerait plutфt le nombre des diffйrends que cette multitude de lois qui ne sert qu’а l’augmenter, parce que les difficultйs croissent а mesure qu’on les pиse, que les obscuritйs se multiplient par le commentaire, et que le plus sыr moyen pour entendre le sens d’un discours est de ne le pas examiner et de le prendre sur la premiиre apparence : si peu qu’on l’observe, toute la clartй se dissipe. Aussi il juge а l’aventure de toutes les actions des hommes et des points d’histoire, tantфt d’une maniиre, tantфt d’une autre, suivant librement sa premiиre vue, et sans contraindre sa pensйe sous les rиgles de la raison, qui n’a que de fausses mesures, ravi de montrer par son exemple les contrariйtйs d’un mкme esprit. Dans ce gйnie tout libre, il lui est entiиrement йgal de l’emporter ou non dans la dispute, ayant toujours, par l’un et l’autre exemple, un moyen de faire voir la faiblesse des opinions ; йtant portй avec tant d’avantage dans ce doute universel, qu’il s’y fortifie йgalement par son triomphe et par sa dйfaite.

« C’est dans cette assiette, toute flottante et chancelante qu’elle est, qu’il combat avec une fermetй invincible les hйrйtiques de son temps, sur ce qu’ils s’assuraient de connaоtre seuls le vйritable sens de l’Йcriture et c’est de lа encore qu’il foudroie plus vigoureusement l’impiйtй horrible de ceux qui osent assurer que Dieu n’est point. Il les entreprend particuliиrement dans l’Apologie de Raymond de Sebonde ; et les trouvant dйpouillйs volontairement de toute rйvйlation, et abandonnйs а leurs lumiиres naturelles, toute foi mise а part, il les interroge de quelle autoritй ils entreprennent de juger de cet Кtre souverain qui est infini par sa propre dйfinition, eux qui ne connaissent vйritablement aucunes choses de la nature ! Il leur demande sur quels principes ils s’appuient ; il les presse de les montrer. Il examine tous ceux qu’ils peuvent produire et y pйnиtre si avant, par le talent oщ il excelle, qu’il montre la vanitй de tous ceux qui passent pour les plus naturels et les plus fermes. Il demande si l’вme connaоt quelque chose ; si elle se connaоt elle-mкme ; si elle est substance ou accident, corps ou esprit, ce que c’est que chacune de ces choses, et s’il n’y a rien qui ne soit de l’un de ces ordres, si elle connaоt son propre corps ; ce que c’est que matiиre ; si elle peut discerner entre l’innombrable variйtй des corps, quand on en a produit ; comment elle peut raisonner, si elle est matйrielle ; et comment peut-elle кtre unie а un corps particulier et en ressentir les passions, si elle est spirituelle ; quand a-t-elle commencй d’кtre ; avec le corps ou devant ; si elle finit avec lui ou non ; si elle ne se trompe jamais ; si elle sait quand elle erre, vu que l’essence de la mйprise consiste а ne le pas con naоtre ; si dans ces obscurcissements elle ne croit pas aussi fermement que deux et trois font six qu’elle sait ensuite que c’est cinq ; si les animaux raisonnent, pensent, parlent ; et qui peut dйcider ce que c’est que le temps, ce que c’est que l’espace ou йtendue, ce que c’est que le mouvement, ce que c’est que l’unitй, qui sont toutes choses qui nous environnent et entiиrement inexplicables ; ce que c’est que la santй, maladie, mort, bien, mal, justice, pйchй dont nous parlons а toute heure ; si nous avons en nous des principes du vrai et si ceux que nous croyons, et qu’on appelle axiomes ou notions communes, parce qu’elles sont communes dans tous les hommes, sont conformes а la vйritй essentielle, et puisque nous ne savons que par la seule foi qu’un Кtre tout bon nous les a donnйs vйritables, en nous crйant pour connaоtre la vйritй qui saura sans cette lumiиre si, йtant formйs а l’aventure, ils ne sont pas incertains, ou si, йtant formйs par un кtre faux et mйchant, il ne nous les a pas donnйs faux afin de nous sйduire, montrant par lа que Dieu et le vrai sont insйparables, et que si l’un est ou n’est pas, s’il est incertain ou certain l’autre est nйcessairement de mкme. Qui sait donc si le sens commun, que nous prenons pour juge du vrai, en a l’кtre de celui qui l’a crйй ? De plus, qui sait ce que c’est que vйritй, et comment peut-on s’assurer de l’avoir sans la connaоtre ? Qui sait mкme ce que c’est qu’кtre qu’il est impossible de dйfinir, puisqu’il n’y a rien de plus gйnйral, et qu’il faudrait, pour l’expliquer, se servir d’abord de ce mot-lа mкme, en disant : C’est, кtre... ? Et puisque nous ne savons ce que c’est qu’вme, corps, temps, espace, mouvement, vйritй bien ni mкme кtre, ni expliquer l’idйe que nous nous en formons comment nous assurons-nous qu’elle est la mкme dans tous les hommes, vu que nous n’en avons d’autre marque que l’uniformitй des consйquences, qui n’est pas toujours un signe de celle des principes ? car ils peuvent bien кtre diffйrents et conduire nйanmoins aux mкmes conclusions chacun sachant que le vrai se conclut souvent du faux.

« Enfin il examine si profondйment les sciences, et la gйomйtrie, dont il montre l’incertitude dans les axiomes et dans les termes qu’elle ne dйfinit point comme d’йtendue, de mouvement, etc., et la physique en bien plus de maniиres, et la mйdecine en une infinitй de faзons, et l’histoire, et la politique, et la morale, et la jurisprudence et le reste, de telle sorte qu’on demeure convaincu que nous ne pensons pas mieux а prйsent que dans quelque songe dont nous ne nous йveillons qu’а la mort, et pendant lequel nous avons aussi peu les principes du vrai que durant le sommeil naturel. C’est ainsi qu’il gourmande si fortement et si cruellement la raison dйnuйe de la foi, que lui faisant douter si elle est raisonnable, et si les animaux le sont ou non, ou plus ou moins, il la fait descendre de l’excellence qu’elle s’est attribuйe, et la met par grвce en parallиle avec les bкtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre jusqu’а ce qu’elle soit instruite par son Crйateur mкme de son rang qu’elle ignore, la menaзant si elle gronde de la mettre au-dessous de tout ce qui est aussi facile que le contraire ; et ne lui donnant pouvoir d’agir cependant que pour remarquer sa faiblesse avec une humilitй sincиre, au lieu de s’йlever par une sotte insolence. »

M. de Saci se croyant vivre dans un nouveau pays et entendre une nouvelle langue, il se disait en lui-mкme les paroles de saint Augustin : « Ф Dieu de vйritй ! ceux qui savent ces subtilitйs de raisonnement vous sont-ils pour cela plus agrйables ? » Il plaignait ce philosophe qui se piquait et se dйchirait de toutes parts des йpine qu’il se formait, comme saint Augustin dit de lui-mкme quand il йtait en cet йtat. Aprиs donc une assez longue patience, il dit а M. Pascal :

« Je vous suis obligй, monsieur : je suis sыr que si j’avais longtemps lu Montaigne, je ne le connaоtrais pas autant que je fais depuis cet entretien que je viens d’avoir avec vous. Cet homme devrait souhaiter qu’on ne le connыt que par les rйcits que vous faites de ses йcrits ; et il pourrait dire avec saint Augustin : Ibi me vide, attende. Je crois assurйment que cet homme avait de l’esprit ; mais je ne sais si vous ne lui en prкtez pas un peu plus qu’il n’en a, par cet enchaоnement si juste que vous faites de ses principes. Vous pouvez juger qu’ayant passй ma vie comme j’ai fait, on m’a peu conseillй de lire cet auteur, dont tous les ouvrages n’ont rien de ce que nous devons principalement rechercher dans nos lectures, selon la rиgle de saint Augustin, parce que ses paroles ne paraissent pas sortir d’un grand fonds d’humilitй et de piйtй. On pardonnerait а ces philosophes d’autrefois, qu’on nommait acadйmiciens, de mettre tout dans le doute. Mais qu’avait besoin Montaigne de s’йgayer l’esprit en renouvelant une doctrine qui passe maintenant aux Chrйtiens pour une folie ? C’est le jugement que saint Augustin fait de ces personnes. Car on peut dire aprиs lui de Montaigne... « Il met dans tout ce qu’il dit la foi а part, ainsi nous, qui avons la foi, devons de mкme mettre а part tout ce qu’il dit. » Je ne blвme point l’esprit de cet auteur, qui est un grand don de Dieu ; mais il pouvait s’en servir mieux, et en faire plutфt un sacrifice а Dieu qu’au dйmon. A quoi sert un : bien, quand on en use si mal ? Quid proderat, etc. ? dit de lui-mкme ce saint docteur avant sa conversion. Vous кtes heureux, monsieur, de vous кtre йlevй au dessus de ces personnes qu’on appelle des docteurs plongйs dans l’ivresse de la science, mais qui ont le coeur vide de vйritй. Dieu a rйpandu dans votre coeur d’autres douceurs et d’autres attraits que ceux que vous trouviez dans Montaigne. Il vous a rappelй de ce plaisir dangereux, a jucundidate pestifera, dit saint Augustin, qui rend grвces а Dieu de ce qu’il a pardonnй les pйchйs qu’il avait commis en goыtant trop la vanitй. Saint Augustin est d’autant plus croyable en cela, qu’il йtait autrefois dans ces sentiments ; et comme vous dites de Montaigne que c’est par ce doute universel qu’il combat les hйrйtiques de son temps, ce fut aussi par ce mкme doute des acadйmiciens que saint Augustin quitta l’hйrйsie des Manichйens. Depuis qu’il fut а Dieu, il renonзa а ces vanitйs qu’il appelle sacrilиge, et fit ce qu’il dit de quelques autres. Il reconnut avec quelle sagesse saint Paul nous avertit de nous pas laisser sйduire par ces discours. Car il avoue qu’il y a en cela un certain agrйment qui enlиve : on croit quelquefois les choses vйritables, seulement parce qu’on les dit йloquemment. Ce sont des viandes dangereuses, dit-il, mais que l’on sert dans de beaux plats, mais ces viandes, au lieu de nourrir le coeur, elles le vident. On ressemble alors а des gens qui dorment, et qui croient manger en dormant : ces viandes imaginaires les laissent aussi vides qu’ils йtaient. »

M. de Saci dit а M. Pascal plusieurs choses semblables : sur quoi M. Pascal lui dit que s’il lui faisait compliment de bien possйder Montaigne et de le savoir bien tourner il pouvait lui dire sans compliment qu’il possйdait bien mieux saint Augustin, et qu’il le savait bien mieux tourner, quoique peu avantageusement pour le pauvre Montaigne. Il lui tйmoigna кtre extrкmement йdifiй de la soliditй de tout ce qu’il venait de lui reprйsenter ; cependant, йtant encore tout plein de son auteur, il ne put se retenir et lui dit :

« Je vous avoue, Monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si invinciblement froissйe par ses propres armes, et cette rйvolte si sanglante de l’homme contre l’homme, qui, de la sociйtй avec Dieu, oщ il s’йlevait par les maximes [de sa faible raison], le prйcipite dans la nature des bкtes ; et j’aurais aimй de tout mon coeur le ministre d’une si grande vengeance, si, йtant disciple de l’Eglise par la foi, il eыt suivi les rиgles de la morale, en portant les hommes, qu’il avait si utilement humiliйs, a ne pas irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer des crimes qu’il les a convaincus de ne pouvoir pas seulement connaоtre.

« Mais il agit au contraire en paпen de cette sorte. De ce principe, dit-il, que hors de la foi tout est dans l’incertitude, et considйrant combien il y a que l’on cherche le vrai et le bien sans aucun progrиs vers la tranquillitй, il conclut qu’on en doit laisser le soin aux autres, et demeurer cependant en repos, coulant lйgиrement sur les sujets de peur d’y enfoncer en appuyant ; et prendre le vrai et le bien sur la premiиre apparence, sans les presser, parce qu’ils sont si peu solides que, quelque peu qu’on serre la main, ils s’йchappent entre les doigts et les laissent vides. C’est pourquoi il suit le rapport des sens et les notions communes, parce qu’il faudrait qu’il se fоt violence pour les dйmentir, et qu’il ne sait s’il gagnerait, ignorant oщ est le vrai. Ainsi il fuit la douleur et la mort, parce que son instinct l’y pousse, et qu’il ne veut pas rйsister par la mкme raison, mais sans en conclure que ce soient de vйritables maux, ne se fiant pas trop а ces mouvements naturels de crainte, vu qu’on en sent d’autres de plaisir qu’on dit кtre mauvais, quoique la nature parle au contraire. Ainsi, il n’a rien d’extravagant dans sa conduite, il agit comme les autres ; et tout ce qu’ils font dans la sotte pensйe qu’ils suivent le vrai bien, il le fait par un autre principe, qui est que les vraisemblances йtant pareilles d’un et d’autre cфtй l’exemple et la commoditй sont les contrepoids qui l’entraоnent.

« Il suit donc les moeurs de son pays parce que la coutume l’emporte : il monte sur son cheval, comme un qui ne serait pas philosophe, parce qu’il le souffre mais sans croire que ce soit de droit, ne sachant pas si cet animal n’a pas au contraire celui de se servir de lui. Il se fait aussi quelque violence pour йviter certains vices ; et mкme il garde la fidйlitй au mariage, а cause de la peine qui suit les dйsordres ; mais si celle qu’il prendrait surpasse celle qu’il йvite, il y demeure en repos, la rиgle de son action йtant en tout la commoditй et la tranquillitй. Il rejette donc bien loin cette vertu stoпque qu’on peint avec une mine sйvиre, un regard farouche, des cheveux hйrissйs, le front ridй et en sueur, dans une posture pйnible et tendue, loin des hommes, dans un morne silence, et seul sur la pointe d’un rocher : fantфme, а ce qu’il dit, capable d’effrayer les enfants, et qui ne fait lа autre chose, avec un travail continuel, que de chercher le repos, oщ elle n’arrive jamais. La sienne est naпve, familiиre, plaisante, enjouйe, et pour ainsi dire folвtre ; elle suit ce qui la charme, et badine nйgligemment des accidents bons ou mauvais, couchйe mollement dans le sein de l’oisivetй tranquille d’oщ elle montre aux hommes qui cherchent la fйlicitй avec tant de peine, que c’est lа seulement oщ elle repose, et que l’ignorance et l’in curiositй sont deux doux oreillers pour une tкte bien faite, comme il dit lui-mкme.

« Je ne puis pas vous dissimuler, Monsieur, qu’en lisant cet auteur et le comparant avec Йpictиte, j’ai trouvй qu’ils йtaient assurйment les deux plus grands dйfenseurs des deux plus cйlиbres sectes du monde, et les seules conformes а la raison, puisqu’on ne peut suivre qu’une de ces deux routes, savoir : ou qu’il y a un Dieu, et lors il y place son souverain bien, ou qu’il est incertain, et qu’alors le vrai bien l’est aussi, puis qu’il en est incapable.

« J’ai pris un plaisir extrкme а remarquer dans ces divers raisonnements en quoi les uns et les autres sont arrivйs а quelque conformitй avec la sagesse vйritable qu’ils ont essayй de connaоtre. Car, s’il est agrйable d’observer dans la nature le dйsir qu’elle a de peindre Dieu dans tous ses ouvrages, oщ l’on en voit quelque caractиre parce qu’ils en sont les images, combien est-il plus juste de considйrer dans les productions des esprits les efforts qu’ils font pour imiter la vertu essentielle, mкme en la fuyant, et de remarquer en quoi ils y arrivent et en quoi ils s’en йgarent, comme j’ai tвchй de faire dans cette йtude !

« Il est vrai, Monsieur, que vous venez de me faire voir admirablement le peu d’utilitй que les Chrйtiens peuvent retirer de ces йtudes philosophiques. Je ne laisserai pas, nйanmoins, avec votre permission, de vous dire encore ma pensйe, prкt nйanmoins de renoncer а toutes les lumiиres qui ne viendront point de vous : en quoi j’aurai l’avantage, ou d’avoir rencontre la vйritй par bonheur, ou de la recevoir de vous avec assurance. Il me semble que la source des erreurs de ces deux sectes est de n’avoir pas su que l’йtat de l’homme а prйsent diffиre de celui de sa crйation, de sorte que l’un remarquant quelques traces de sa premiиre grandeur, et ignorant sa corruption, a traitй la nature comme saine et sans besoin de rйparateur, ce qui le mиne au comble de la superbe ; au lieu que l’autre, йprouvant la misиre prйsente et ignorant la premiиre dignitй, traite la nature comme nйcessairement infirme et irrйparable, ce qui le prйcipite dans le dйsespoir d’arriver а un vйritable bien, et de lа dans une extrкme lвchetй. Ainsi ces deux йtats qu’il fallait connaоtre ensemble pour voir toute la vйritй, йtant connus sйparйment, conduisent nйcessairement а l’un de ces deux vices, d’orgueil et de paresse, oщ sont infailliblement tous les hommes avant la grвce puisque s’ils ne demeurent dans leurs dйsordres par lвchetй, ils en sortent par vanitй, tant il est vrai ce que vous venez de me dire de saint Augustin, et que je trouve d’une grande йtendue. Car en effet on leur rend hommage en bien des maniиres.

« C’est donc de ces lumiиres imparfaites qu’il arrive que l’un, connaissant les devoirs de l’homme et ignorant son impuissance, se perd dans la prйsomption, et que l’autre, connaissant l’impuissance et non le devoir, il s’abat dans la lвchetй ; d’oщ il semble que, puisque l’un conduit а la vйritй, l’autre а l erreur, l’on formerait en les alliant une morale parfaite. Mais, au lieu de cette paix, il ne rйsulterait de leur assemblage qu’une guerre et qu’une destruction gйnйrale : car l’un йtablissant la certitude, l’autre le doute, l’un la grandeur de l’homme, l’autre sa faiblesse, ils ruinent la vйritй aussi bien que les faussetйs l’un de l’autre. De sorte qu’ils ne peuvent subsister seuls а cause de leurs dйfauts, ni s’unir а cause de leurs oppositions et qu’ainsi ils se brisent et s’anйantissent pour faire place а la vйritй de l’Йvangile. C’est elle qui accorde les contrariйtйs par un art tout divin, et, unissant tout ce qui est de vrai et chassant tout ce qui est de faux elle en fait une sagesse vйritablement cйleste oщ s’accordent ces opposйs qui йtaient incompatibles dans ces doctrines humaines. Et la raison en est que ces sages du monde placent les contraires dans un mкme sujet ; car l’un attribuait la grandeur а la nature et l’autre la faiblesse а cette mкme nature, ce qui ne pouvait subsister ; au lieu que la foi nous apprend а les mettre en des sujets diffйrents : tout ce qu’il y a d’infirme appartenant а la nature, tout ce qu’il y a de puissant appartenant а la grвce. Voilа l’union йtonnante et nouvelle que Dieu seul pouvait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui n’est qu’une image et qu’un effet de l’union ineffable de deux natures dans la seule personne d’un Homme-Dieu.

« Je vous demande pardon, Monsieur, dit M. Pascal а M. de Saci, de m’emporter ainsi devant vous dans la thйologie, au lieu de demeurer dans la philosophie qui йtait seule mon sujet ; mais il m’y a conduit insensiblement ; et il est difficile de n’y pas entrer, quelque vйritй qu’on traite, parce qu’elle est le centre de toutes les vйritйs ; ce qui paraоt ici parfaitement, puisqu’elle enferme si visiblement toutes celles qui se trouvent dans ces opinions. Aussi je ne vois pas comment aucun d’eux pourrait refuser de la suivre. Car s’ils sont pleins de la pensйe de la grandeur de l’homme qu’ont-ils imaginй qui ne cиde aux promesses de l’Йvangile, qui ne sont autre chose que le digne prix de la mort d’un Dieu ? Et s’ils se plaisaient а voir l’infirmitй de la nature leurs idйes n’йgalent plus celles de la vйritable faiblesse du pйchй, dont la mкme mort a йtй le remиde. Ainsi tous y trouvent plus qu’ils n’ont dйsirй et ce qui est admirable, ils s’y trouvent unis, eux qui ne pouvaient s’allier dans un degrй infiniment infйrieur. »

M. de Saci ne put s’empкcher de tйmoigner а M. Pascal qu’il йtait surpris comment il savait tourner les choses, mais il avoua en mкme temps que tout le monde n’avait pas le secret comme lui de faire des lectures des rйflexions si sages et si йlevйes. Il lui dit qu’il ressemblait а ces mйdecins habiles qui, par la maniиre adroite de prйparer les plus grands poisons, en savent tirer les plus grands remиdes. Il ajouta que, quoiqu’il vоt bien, parce qu’il venait de lui dire, que ces lectures lui йtaient utiles, il ne pouvait pas croire nйanmoins qu’elles fussent avantageuses а beaucoup de gens dont l’esprit se traоnerait un peu, et n’aurait pas assez d’йlйvation pour lire ces auteurs et en juger, et savoir tirer les perles du milieu du fumier aurum ex stercore, disait un Pиre. Ce qu’on pouvait bien plus dire de ces philosophes, dont le fumier, par sa noire fumйe, pouvait obscurcir la foi chancelante de ceux qui les lisent. C’est pourquoi il conseillerait toujours а ces personnes de ne pas s’exposer lйgиrement а ces lectures, de peur de se perdre avec ces philosophes et de devenir l’objet des dйmons et la pвture des vers, selon le langage de l’Йcriture, comme ces philosophes. l’ont йtй.

« Pour l’utilitй de ces lectures, dit M. Pascal, je vous dirai fort simplement ma pensйe. Je trouve dans Йpictиte un art incomparable pour troubler le repos de ceux qui le cherchent dans les choses extйrieures et pour les forcer а reconnaоtre qu’ils sont de vйritables esclaves et de misйrables aveugles ; qu’il est impossible qu’ils trouvent autre chose que l’erreur et la douleur qu’ils fuient, s’ils ne se donnent sans rйserve а Dieu seul. Montaigne est incomparable pour confondre l’orgueil de ceux qui, hors la foi, se piquent d’une vйritable justice ; pour dйsabuser ceux qui s’attachent а leurs opinions, et qui croient trouver dans les sciences des vйritйs inйbranlables ; et pour convaincre si bien la raison de son peu de lumiиre et de ses йgarements, qu’il est difficile, quand on fait un bon usage de ses principes, d’кtre tentй de trouver des rйpugnances dans les mystиres : car l’esprit en est si battu, qu’il est bien йloignй de vouloir juger si l’incarnation ou le mystиre de l’Eucharistie sont possibles ; ce que les hommes du commun n’agitent que trop souvent.

« Mais si Йpictиte combat la paresse, il mиne а l’orgueil, de sorte qu’il peut кtre trиs nuisible а ceux qui ne sont pas persuadйs de la corruption de la plus par faite justice qui n’est pas de la foi. Et Montaigne est absolument pernicieux а ceux qui ont quelque pente а l’impiйtй et aux vices. C’est pourquoi ces lectures doivent кtre rйglйes avec beaucoup de soin, de discrйtion et d’йgard а la condition et aux moeurs de ceux а qui on les conseille. Il me semble seulement qu’en les joignant ensemble elles ne pourraient rйussir fort mal, parce que l’une s’oppose au mal de l’autre : non qu’elles puissent donner la vertu, mais seulement troubler dans les vices : l’вme se trouvant combattue par ces contraires, dont l’un chasse l’orgueil et l’autre la paresse, et ne pouvant reposer dans aucun de ces vices par ses raisonnements ni aussi les fuir tous. »

Ce fut ainsi que ces deux personnes d’un si bel esprit s’accordиrent enfin au sujet de la lecture de ces philosophes, et se rencontrиrent au mкme terme, oщ ils arrivиrent nйanmoins d’une maniиre un peu diffйrente : M. de Saci y йtant arrivй tout d’un coup par la claire vue du Christianisme, et M. Pascal n’y йtant arrivй qu’aprиs beaucoup de dйtours en s’attachant aux principes de ces philosophes.

Lorsque M. de Saci et tout Port-Royal-des-Champs йtaient ainsi tout occupйs de la joie que causait la conversion et la vue de M. Pascal et qu’on y admirait la force toute-puissante de la grвce qui, par une misйricorde dont il y a peu d’exemples, avait si profondйment abaissй cet esprit si йlevй de lui- mкme, etc.

 

 

 

De l’esprit gйomйtrique

 

On peut avoir trois principaux objets dans l’йtude de la vйritй : l’un, de la dйcouvrir quand on la cherche ; l’autre, de la dйmontrer quand on la possиde ; le dernier, de la discerner d’avec le faux quand on l’examine.

Je ne parle point du premier : je traite particuliиrement du second, et il enferme le troisiиme. Car, si l’on sait la mйthode de prouver la vйritй, on aura en mкme temps celle de la discerner, puisqu’en examinant si la preuve qu’on en donne est conforme aux rиgles qu’on connaоt, on saura si elle est exactement dйmontrйe.

La gйomйtrie, qui excelle en ces trois genres, a expliquй l’art de dйcouvrir les vйritйs inconnues ; et c’est ce qu’elle appelle analyse, et dont il serait inutile de discourir aprиs tant d’excellents ouvrages qui ont йtй faits.

Celui de dйmontrer les vйritйs dйjа trouvйes, et de les йclaircir de telle sorte que la preuve en soit invincible, est le seul que je veux donner ; et je n’ai pour cela qu’а expliquer la mйthode que la gйomйtrie y observe : car elle l’enseigne parfaitement par ses exemples, quoiqu’elle n’en produise aucun discours. Et parce que cet art consiste en deux choses principales, l’une de prouver chaque proposition en particulier, l’autre de disposer toutes les propositions dans le meilleur ordre, j’en ferai deux sections, dont l’une contiendra les rиgles de la conduite des dйmonstrations gйomйtriques, c’est- а-dire mйthodiques et parfaites, et la seconde comprendra celles de l’ordre gйomйtrique, c’est-а-dire mйthodique et accompli : de sorte que les deux ensemble enfermeront tout ce qui sera nйcessaire pour la conduite du raisonnement а prouver et discerner les vйritйs, les quelles j’ai dessein de donner entiиres.

Je ne puis faire mieux entendre la conduite qu’on doit garder pour rendre les dйmonstrations convaincantes, qu’en expliquant celle que la gйomйtrie observe.

Mais il faut auparavant que je donne l’idйe d’une mйthode encore plus йminente et plus accomplie, mais oщ les hommes ne sauraient jamais arriver : car ce qui passe la gйomйtrie nous surpasse ; et nйanmoins il est nйcessaire d’en dire quelque chose, quoiqu’il soit impossible de le pratiquer.

Cette vйritable mйthode, qui formerait les dйmonstrations dans la plus haute excellence, s’il йtait possible d’y arriver, consisterait en deux choses principales : l’une, de n’employer aucun terme dont on n’eыt auparavant expliquй nettement le sens ; l’autre, de n’avancer jamais aucune proposition qu’on ne dйmontrвt par des vйritйs dйjа connues ; c’est-а-dire, en un mot, а dйfinir tous les termes et а prouver toutes les propositions. Mais, pour suivre l’ordre mкme que j’explique, il faut que je dйclare ce que j’entends par dйfinition.

On ne reconnaоt en gйomйtrie que les seules dйfinitions que les logiciens appellent dйfinitions de nom, c’est-а-dire que les seules impositions de nom aux choses qu’on a clairement dйsignйes en termes parfaitement connus ; et je ne parle que de celles-lа seulement.

Leur utilitй et leur usage est d’йclaircir et d’abrйger le discours, en exprimant, par le seul nom qu’on impose, ce qui ne pourrait se dire qu’en plusieurs termes ; en sorte nйanmoins que le nom imposй demeure dйnuй de tout autre sens, s’il en a, pour n’avoir plus que celui auquel on le destine uniquement. En voici un exemple : si l’on a besoin de distinguer dans les nombres ceux qui sont divisibles en deux йgalement d’avec ceux qui ne le sont pas, pour йviter de rйpйter souvent cette condition, on lui donne un nom en cette sorte : j’appelle tout nombre divisible en deux йgalement, nombre pair.

Voilа une dйfinition gйomйtrique : parce qu’aprиs avoir clairement dйsignй une chose, savoir tout nombre divisible en deux йgalement, on lui donne un nom que l’on destitue de tout autre sens, s’il en a, pour lui donner celui de la chose dйsignйe.

D’oщ il paraоt que les dйfinitions sont trиs libres, et qu’elles ne sont jamais sujettes а кtre contredites ; car il n’y a rien de plus permis que de donner а une chose qu’on a clairement dйsignйe un nom tel qu’on voudra. Il faut seulement prendre garde qu’on n’abuse de la libertй qu’on a d’imposer des noms, en donnant le mкme а deux choses diffйrentes.

Ce n’est pas que cela ne soit permis, pourvu qu’on n’en confonde par les consйquences, et qu’on ne les йtende pas de l’une а l’autre.

Mais si l’on tombe dans ce vice, on peut lui opposer un remиde trиs sыr et trиs infaillible : c’est de substituer mentalement la dйfinition а la place du dйfini, et d’avoir toujours la dйfinition si prй sente, que toutes les fois qu’on parle, par exemple, de nombre pair, on entende prйcisйment que c’est celui qui est divisible en deux parties йgales, et que ces deux choses soient tellement jointes et insйparables dans la pensйe, qu’aussitфt que le discours en exprime l’une, l’esprit y attache immйdiatement l’autre. Car les gйomиtres et tous ceux qui agissent mйthodiquement, n’imposent des noms aux choses que pour abrйger le discours, et non pour diminuer ou changer l’idйe des choses dont ils discourent. Et ils prйtendent que l’esprit supplйe toujours la dйfinition entiиre aux termes courts, qu’ils n’emploient que pour йviter la confusion que la multitude des paroles apporte.

Rien n’йloigne plus promptement et plus puissamment les surprises captieuses des sophistes que cette mйthode, qu’il faut avoir toujours prйsente, et qui suffit seule pour bannir toutes sortes de difficultйs et d’йquivoques.

Ces choses йtant bien entendues, je reviens а l’explication du vйritable ordre, qui consiste, comme je disais, а tout dйfinir et а tout prouver.

Certainement cette mйthode serait belle, mais elle est absolument impossible : car il est йvident que les premiers termes qu’on voudrait dйfinir, en supposeraient de prйcйdents pour servir а leur explication, et que de mкme les premiиres propositions qu’on voudrait prouver en supposeraient d’autres qui les prйcйdassent ; et ainsi il est clair qu’on n’arriverait jamais aux premiиres.

Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nйcessairement а des mots primitifs qu’on ne peut plus dйfinir, et а des principes si clairs qu’on n’en trouve plus qui le soient davantage pour servir а leur preuve. D’oщ il paraоt que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli.

Mais il ne s’ensuit pas de lа qu’on doive abandonner toute sorte d’ordre. Car il y en a un, et c’est celui de la gйomйtrie, qui est а la vйritй infйrieur en ce qu’il est moins convaincant, mais non pas en ce qu’il est moins certain. Il ne dйfinit pas tout et ne prouve pas tout, et c’est en cela qu’il lui cиde ; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumiиre naturelle, et c’est pourquoi il est parfaitement vйritable, la nature le soutenant au dйfaut du discours. Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas а tout dйfinir ou а tout dйmontrer, ni aussi а ne rien dйfinir ou а ne rien dйmontrer, mais а se tenir dans ce milieu de ne point dйfinir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de dйfinir toutes les autres ; et de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Contre cet ordre pиchent йgalement ceux qui entreprennent de tout dйfinir et de tout prouver et ceux qui nйgligent de le faire dans les choses qui ne sont pas йvidentes d’elles-mкmes.

C’est ce que la gйomйtrie enseigne parfaitement. Elle ne dйfinit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, йgalitй, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes-lа dйsignent si naturellement les choses qu’ils signifient, а ceux qui entendent la langue, que l’йclaircissement qu’on en voudrait faire apporterait plus d’obscuritй que d’instruction. Car il n’y a rien de plus faible que le discours de ceux qui veulent dйfinir ces mots primitifs. Quelle nйcessitй y a-t-il, par exemple, d’expliquer ce qu’on entend par le mot homme ? Ne sait-on pas assez quelle est la chose qu’on veut dйsigner par ce terme ? Et quel avantage pensait nous procurer Platon, en disant que c’йtait un animal а deux jambes sans plumes ? Comme si l’idйe que j’en ai naturellement, et que je ne puis exprimer, n’йtait pas plus nette et plus sыre que celle qu’il me donne par son explication inutile et mкme ridicule ; puisqu’un homme ne perd pas l’humanitй en perdant les deux jambes, et qu’un chapon ne l’acquiert pas en perdant ses plumes.

Il y en a qui vont jusqu’а cette absurditй d’expliquer un mot par le mot mкme. J’en sais qui ont dйfini la lumiиre en cette sorte : « La lumiиre est un mouvement luminaire des corps lumineux » ; comme si on pouvait entendre les mots de luminaire et de lumineux sans celui de lumiиre.

On ne peut entreprendre de dйfinir l’кtre sans tomber dans cette absurditй : car on ne peut dйfinir un mot sans commencer par celui-ci, c’est, soit qu’on l’exprime ou qu’on le sous-entende Donc pour dйfinir l’кtre, il faudrait dire c’est, et ainsi employer le mot dйfini dans la dйfinition.

On voit assez de lа qu’il y a des mots incapables d’кtre dйfinis ; et si la nature n’avait supplйй а ce dйfaut par une idйe pareille qu’elle a donnйe а tous les hommes, toutes nos expressions seraient confuses ; au lieu qu’on en use avec la mкme assurance et la mкme certitude que s’ils йtaient expliquйs d’une maniиre parfaitement exempte d’йquivoques ; parce que la nature nous en a elle-mкme donnй, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l’art nous acquiert par nos explications.

Ce n’est pas que tous les hommes aient la mкme idйe de l’essence des choses que je dis qu’il est impossible et inutile de dйfinir.

Car, par exemple, le temps est de cette sorte. Qui le pourra dйfinir ? Et pourquoi l’entreprendre, puisque tous les hommes conзoivent ce qu’on veut dire en parlant de temps, sans qu’on le dйsigne davantage ? Cependant il y a bien de diffйrentes opinions touchant l’essence du temps. Les uns disent que c’est le mouvement d’une chose crййe ; les autres, la mesure du mouvement, etc. Aussi ce n’est pas la nature de ces choses que je dis qui est connue de tous : ce n’est simplement que le rapport entre le nom et la chose ; en sorte qu’а cette expression, temps, tous portent la pensйe vers le mкme objet ce qui suffit pour faire que ce terme n’ait pas besoin d’кtre dйfini, quoique ensuite, en examinant ce que c’est que le temps, on vienne а diffйrer de sentiment aprиs s’кtre mis а y penser ; car les dйfinitions ne sont faites que pour dйsigner les choses que l’on nomme, et non pas, pour en montrer la nature.

Ce n’est pas qu’il ne soit permis d’appeler du nom de temps le mouvement d’une chose crййe ; car, comme j’ai dit tantфt, rien n’est plus libre que les dйfinitions. Mais, en suite de cette dйfinition, il y aura deux choses qu’on appellera du nom de temps : l’une est celle que tout le monde entend naturellement par ce mot, et que tous ceux qui parlent notre langue nomment par ce terme ; l’autre sera le mouvement d’une chose crййe, car on l’appellera aussi de ce nom suivant cette nouvelle dйfinition. Il faudra donc йviter les йquivoques, et ne pas confondre les consйquences. Car il ne s’ensuivra pas de lа que la chose qu’on entend naturellement par le mot de temps soit en effet le mouvement d’une chose crййe. Il a йtй libre de nommer ces deux choses de mкme ; mais il ne le sera pas de les faire convenir de nature aussi bien que de nom.

Ainsi, si l’on avance ce discours : « Le temps est le mouvement d’une chose crййe » ; il faut demander ce qu’on entend par ce mot de temps, c’est-а- dire si on lui laisse le Sens ordinaire et reзu de tous, ou si on l’en dйpouille pour lui donner en cette occasion celui de mouvement d’un chose crййe. Que si on le destitue de tout autre sens, on ne peut contredire, et ce sera une dйfinition libre, ensuite de laquelle, comme j’ai dit, il y aura deux choses qui auront ce mкme nom. Mais si on lui laisse son sens ordinaire, et qu’on prйtende nйanmoins que ce qu’on entend par ce mot soit le mouvement d’une chose crййe, on peut contredire. Ce n’est plus une dйfinition libre, c’est une proposition qu’il faut prouver, si ce n’est qu’elle soit trиs йvidente d’elle-mкme ; et alors ce sera un principe et un axiome, mais jamais une dйfinition, parce que dans cette йnonciation on n’entend pas que le mot de temps signifie la mкme chose que ceux-ci, le mouvement d’une chose crййe ; mais on entend que ce que l’on conзoit par le terme de temps soit ce mouvement supposй.

Si je ne savais combien il est nйcessaire d’entendre ceci parfaitement, et combien il arrive а toute heure, dans les discours familiers et dans les discours de science, des occasions pareilles а celle-ci que j’ai donnйe en exemple, je ne m’y serais pas arrкtй. Mais il me semble, par l’expйrience que j’ai de la confusion des disputes, qu’on ne peut trop entrer dans cet esprit de nettetй, pour lequel je fais tout ce traitй, plus que pour le sujet que j’y traite.

Car combien y a-t-il de personnes qui croient avoir dйfini le temps quand ils ont dit que c’est la mesure du mouvement, en lui laissant cependant son sens ordinaire ! Et nйanmoins ils ont fait une proposition, et non pas une dйfinition. Combien y en a-t-il de mкme qui croient avoir dйfini le mouvement quand ils ont dit : Motus nec simpliciter actus nec mera potentia est, sed actus entis in potentia. Et cependant, s’ils laissent au mot de mouvement son sens ordinaire comme ils font, ce n’est pas une dйfinition, mais une proposition ; et confondant ainsi les dйfinitions qu’ils appellent dйfinitions de nom, qui sont les vйritables dйfinitions libres, permises et gйomйtriques, avec celles qu’ils appellent dйfinitions de chose, qui sont proprement des propositions nullement libres, mais sujettes а contradiction, ils s’y donnent la libertй d’en former aussi bien que des autres ; et chacun dйfinissant les mкmes choses а sa maniиre, par une libertй qui est aussi dйfendue dans ces sortes de dйfinitions que permise dans les premiиres, ils embrouillent toutes choses et, perdant tout ordre et toute lumiиre, ils se perdent eux-mкmes et s’йgarent dans des embarras inexplicables.

On n’y tombera jamais en suivant l’ordre de la gйomйtrie. Cette judicieuse science est bien йloignйe de dйfinir ces mots primitifs, espace, temps, mouvement, йgalitй, majoritй, diminution, tout, et les autres que le monde entend de soi-mкme. Mais, hors ceux-lа, le reste des termes qu’elle emploie y sont tellement йclaircis et dйfinis, qu’on n’a pas besoin de dictionnaire pour en entendre aucun ; de sorte qu’en un mot tous ces termes sont parfaitement intelligibles, ou par la lumiиre naturelle ou par les dйfinitions qu’elle en donne.

Voilа de quelle sorte elle йvite tous les vices qui se peuvent rencontrer dans le premier point, lequel consiste а dйfinir les seules choses qui en ont besoin. Elle en use de mкme а l’йgard de l’autre point, qui consiste а prouver les propositions qui ne sont pas йvidentes. Car, quand elle est arrivйe aux premiиres vйritйs connues, elle s’arrкte lа et demande qu’on les accorde, n’ayant rien de plus clair pour les prouver : de sorte que tout ce que la gйomйtrie pro pose est parfaitement dйmontrй, ou par la lumiиre naturelle, ou par les preuves.

De lа vient que si cette science ne dйfinit pas et ne dйmontre pas toutes choses, c’est par cette seule raison que cela nous est impossible. Mais comme la nature fournit tout ce que cette science ne donne pas, son ordre а la vйritй ne donne pas une perfection plus qu’humaine, mais il a toute celle oщ les hommes peuvent arriver. Il m’a semblй а propos de donner dиs l’entrйe de ce discours cette...

On trouvera peut-кtre йtrange que la gйomйtrie ne puisse dйfinir aucune des choses qu’elle a pour principaux objets : car elle ne peut dйfinir ni le mouvement, ni les nombres, ni l’espace ; et ce pendant ces trois choses sont celles qu’elle considиre particuliиrement et selon la recherche desquelles elle prend ces trois diffйrents noms de mйcanique, d’arithmйtique, de gйomйtrie, ce dernier mot appartenant au genre et а l’espиce.

Mais on n’en sera pas surpris, si l’on remarque que cette admirable science ne s’attachant qu’aux choses les plus simples, cette mкme qualitй qui les rend dignes d’кtre ses objets, les rend incapables d’кtre dйfinies ; de sorte que le manque de dйfinition est plutфt une perfection qu’un dйfaut, parce qu’il ne vient pas de leur obscuritй, mais au contraire de leur extrкme йvidence, qui est telle qu’encore qu’elle n’ait pas la conviction des dйmonstrations, elle en a toute la certitude. Elle suppose donc que l’on sait quelle est la chose qu’on entend par ces mots : mouvement, nombre, espace ; et, sans s’arrкter а les dйfinir inutilement, elle en pйnиtre la nature, et en dй couvre les merveilleuses propriйtйs.

Ces trois choses, qui comprennent tout l’univers, selon ces paroles : Deus fecit omnia in pondere, in numero, et mensura, ont une liaison rйciproque et nйcessaire. Car on ne peut imaginer de mouvement sans quelque chose qui se meuve ; et cette chose йtant une, cette unitй est l’origine de tous les nombres ; enfin le mouvement ne pouvant кtre sans espace, on voit ces trois choses enfermйes dans la premiиre. Le temps mкme y est aussi compris : car le mouvement et le temps sont relatifs l’un а l’autre ; la promptitude et la lenteur, qui sont les diffйrences des mouvements, ayant un rapport nйcessaire avec le temps.

Ainsi il y a des propriйtйs communes а toutes choses, dont la connaissance ouvre l’esprit aux plus grandes merveilles de la nature. La principale comprend les deux infinitйs qui se rencontrent dans toutes : l’une de grandeur, l’autre de petitesse.

Car quelque prompt que soit un mouvement, on peut en concevoir un qui le soit davantage, et hвter encore ce dernier ; et ainsi toujours а l’infini, sans jamais arriver а un qui le soit de telle sorte qu’on ne puisse plus y ajouter. Et au contraire, quelque lent que soit un mouvement, on peut le retarder davantage, et encore ce dernier ; et ainsi а l’infini, sans jamais arriver а un tel degrй de lenteur qu’on ne puisse encore en descendre а une infinitй d’autres sans tomber dans le repos.

De mкme, quelque grand que soit un nombre, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui surpasse le dernier ; et ainsi а l’infini, sans jamais arriver а un qui ne puisse plus кtre augmentй. Et au contraire, quelque petit que soit un nombre, comme la centiиme ou la dix-milliиme partie, on peut encore en concevoir un moindre, et toujours а l’infini, sans arriver au zйro ou nйant.

Quelque grand que soit un espace, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui soit davantage ; et ainsi а l’infini, sans jamais arriver а un qui ne puisse plus кtre augmentй. Et au contraire si quelque petit que soit un espace, on peut encore en considйrer un moindre, et toujours а l’infini, sans jamais arriver а un indivisible qui n’ait plus aucune йtendue.

Il en est de mкme du temps. On peut toujours en concevoir un plus grand sans dernier, et un moindre, sans arriver а un instant et а un pur nйant de durйe.

C’est-а-dire, en un mot, que quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre : de sorte qu’ils se soutiennent tous entre le nйant et l’infini, йtant toujours infiniment йloignйs de ces extrкmes.

Toutes ces vйritйs ne se peuvent dйmontrer, et cependant ce sont les fondements et les principes de la gйomйtrie. Mais comme la cause qui les rend incapables de dйmonstration n’est pas leur obscuritй mais au contraire leur extrкme йvidence, ce manque de preuve n’est pas un dйfaut, mais plutфt une perfection.

D’oщ l’on voit que la gйomйtrie ne peut dйfinir les objets ni prouver les principes ; mais par cette seule et avantageuse raison, que les uns et les autres sont dans une extrкme clartй naturelle, qui convainc la raison plus puissamment que le discours.

Car qu’y a-t-il de plus йvident que cette vйritй, qu’un nombre, tel qu’il soit, peut кtre augmentй ? ne peut-on pas le doubler ? Que la promptitude d’un mouvement peut кtre doublйe, et qu’un espace . peut кtre doublй de mкme ? Et qui peut aussi douter qu’un nombre, tel qu’il soit, ne puisse кtre divisй par la moitiй, et sa moitiй encore par la moitiй ? Car cette moitiй serait-elle un nйant ? et comment ces deux moitiйs, qui seraient deux zйros, feraient-elles un nombre ? De mкme, un mouvement, quelque lent qu’il soit, ne peut-il pas кtre ralenti de moitiй, en sorte qu’il parcoure le mкme espace dans le double du temps, et comment se pourrait-il que ces deux moitiйs de vitesse, qui seraient deux repos, fissent la premiиre vitesse ? Enfin un espace, quelque petit qu’il soit, ne peut-il pas кtre divisй en deux, et ces moitiйs encore ? Et comment pourrait-il se faire que ces moitiйs fussent indivisibles sans aucune йtendue, elles qui, jointes ensemble, ont fait la premiиre йtendue ?

Il n’y a point de connaissance naturelle dans l’homme qui prй cиde celles- lа, et qui les surpasse en clartй. Nйanmoins, afin qu’il y ait exemple de tout, on trouve des esprits, excellents en toutes autres choses, que ces infinitйs choquent, et qui n’y peuvent en aucune sorte consentir.

Je n’ai jamais connu personne qui ait pensй qu’un espace ne puisse кtre augmentй. Mais j’en ai vu quelques-uns, trиs habiles d’ailleurs, qui ont assurй qu’un espace pouvait кtre divisй en deux parties indivisibles, quelque absurditй qu’il s’y rencontre. Je me suis attachй а rechercher en eux quelle pouvait кtre la cause de cette obscuritй, et j’ai trouvй qu’il n’y en avait qu’une principale, qui est qu’ils ne sauraient concevoir un contenu divisible а l’infini : d’oщ ils concluent qu’il n’y est pas divisible.

C’est une maladie naturelle а l’homme de croire qu’il possиde la vйritй directement ; et de lа vient qu’il est toujours disposй а nier tout ce qui lui est incomprйhensible ; au lieu qu’en effet il ne connaоt naturellement que le mensonge, et qu’il ne doit prendre pour vйritables que les choses dont le contraire lui paraоt faux. Et c’est pourquoi, toutes les fois qu’une proposition est inconcevable, il faut en suspendre le jugement et ne pas la nier а cette marque, mais en examiner le contraire ; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la premiиre, tout incomprйhensible qu’elle est. Appliquons cette rиgle а notre sujet.

Il n’y a point de gйomиtre qui ne croie l’espace divisible а l’in fini. On ne peut non plus l’кtre sans ce principe qu’кtre homme sans вme. Et nйanmoins il n’y en a point qui comprenne une division infinie ; et l’on ne s’assure de cette vйritй que par cette seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu’on comprend parfaitement qu’il est faux qu’en divisant un espace on puisse arriver а une partie indivisible, c’est-а-dire qui n’ait aucune йtendue.

Car qu’y a-t-il de plus absurde que de prйtendre qu’en divisant toujours un espace, on arrive enfin а une division telle qu’en la divisant en deux, chacune des moitiйs reste indivisible et sans aucune йtendue, et qu’ainsi ces deux nйants d’йtendue fissent en semble une йtendue ? Car je voudrais demander а ceux qui ont cette idйe, s’ils conзoivent nettement que deux indivisibles se touchent : si c’est partout, ils ne sont qu’une mкme chose, et partant les deux ensemble sont indivisibles ; et si ce n’est pas partout, ce n’est donc qu’en une partie : donc ils ont des parties, donc ils ne sont pas indivisibles. Que s’ils confessent, comme en effet ils l’avouent quand on les presse que leur proposition est aussi inconcevable que l’autre, qu’ils reconnaissent que ce n’est pas par notre capacitй а concevoir ces choses que nous devons juger de leur vйritй, puisque ces deux contraires йtant tous deux inconcevables, il est nйanmoins nйcessairement certain que l’un des deux est vйritable.

Mais qu’а ces difficultйs chimйriques, et qui n’ont de proportion qu’а notre faiblesse, ils opposent ces clartйs naturelles et ces vйritйs solides : s’il йtait vйritable que l’espace fыt composй d’un certain nombre fini d’indivisibles, il s’ensuivrait que deux espaces, dont chacun serait carrй, c’est-а-dire йgal et pareil de tous cфtйs, йtant doubles l’un de l’autre, l’un contiendrait un nombre de ces indivisibles double du nombre des indivisibles de l’autre. Qu’ils retiennent bien cette consйquence, et qu’ils s’exercent ensuite а ranger des points en carrйs jusqu’а ce qu’ils en aient rencontrй deux dont l’un ait le double des points de l’autre, et alors je leur ferai cйder tout ce qu’il y a de gйomиtres au monde. Mais si la chose est naturellement impossible, c’est-а-dire s’il y a impossibilitй invincible а ranger des carrйs de points, dont l’un en ait le double de l’autre, comme je le dйmontrerais en ce lieu-lа mкme si la chose mйritait qu’on s’y arrкtвt, qu’ils en tirent la consйquence.

Et pour les soulager dans les peines qu’ils auraient en de certaines rencontres, comme а concevoir qu’un espace ait une infinitй de divisibles, vu qu’on les parcourt en si peu de temps, pendant lequel on aurait parcouru cette infinitй des divisibles, il faut les avertir qu’ils ne doivent pas comparer des choses aussi disproportionnйes qu’est l’infinitй des divisibles avec le peu de temps oщ ils sont parcourus : mais qu’ils comparent l’espace entier avec le temps entier, et les infinis divisibles de l’espace avec les infinis instants de ce temps ; et ainsi ils trouveront que l’on parcourt une infinitй de divisibles en une infinitй d’instants, et un petit espace en un petit temps ; en quoi il n’y a plus la disproportion qui les avait йtonnйs.

Enfin, s’ils trouvent йtrange qu’un petit espace ait autant de parties qu’un grand, qu’ils entendent aussi qu’elles sont plus petites а mesure, et qu’ils regardent le firmament au travers d’un petit verre, pour se familiariser avec cette connaissance, en voyant chaque partie du ciel en chaque partie du verre. Mais s’ils ne peu vent comprendre que des parties si petites, qu’elles nous sont imperceptibles, puissent кtre autant divisйes que le firmament, il n’y a pas de meilleur remиde que de les leur faire regarder avec des lunettes qui grossissent cette pointe dйlicate jusqu’а une prodigieuse masse ; d’oщ ils concevront aisйment que, par le secours d’un autre verre encore plus artistement taillй, on pourrait les grossir jusqu’а йgaler ce firmament dont ils admirerait l’йtendue. Et ainsi ces objets leur paraissant maintenant trиs facilement divisibles, qu’ils se souviennent que la nature peut infiniment plus que l’art. Car enfin qui les a assurйs que ces verres auront changй la grandeur naturelle de ces objets, ou s’ils auront au contraire rйtabli la vйritable, que la figure de notre oeil avait changйe et raccourcie, comme font les lunettes qui amoindrissent ?

Il est fвcheux de s’arrкter а ces bagatelles ; mais il y a des temps de niaiser.

Il suffit de dire а des esprits clairs en cette matiиre que deux nйants d’йtendue ne peuvent pas faire une йtendue. Mais parce qu’il y en a qui prйtendent s’йchapper а cette lumiиre par cette merveilleuse rйponse, que deux nйants d’йtendue peuvent aussi bien faire une йtendue que deux unitйs dont aucune n’est nombre font un nombre par leur assemblage ; il faut leur repartir qu’ils pourraient opposer, de la mкme sorte, que vingt mille hommes font une armйe, quoique aucun d’eux ne soit armйe ; que mille maisons font une ville, quoique aucune ne soit ville ; ou que les parties font le tout, quoique aucune ne soit le tout, ou, pour demeurer dans la comparaison des nombres, que deux binaires font le quaternaire, et dix dizaines une centaine, quoique aucun ne le soit. Mais ce n’est pas avoir l’esprit juste que de confondre par des comparaisons si inйgales la nature immuable des choses avec leurs noms libres et volontaires, et dйpendant du caprice des hommes qui les ont composйs. Car il est clair que pour faciliter les discours on a donnй le nom d’armйe а vingt mille hommes, celui de ville, plusieurs maisons, celui de dizaines а dix unitйs ; et que de cette libertй naissent les noms d’unitй, binaire, quaternaire, dizaine, centaine, diffйrents par nos fantaisies, quoique ces choses soient en effet de mкme genre par leur nature invariable, et qu’elles soient toutes proportionnйes entre elles et ne diffиrent que du plus ou du moins, et quoique, en suite de ces noms, le binaire ne soit pas quaternaire ni une maison une ville, non plus qu’une ville n’est pas une maison.

Mais encore, quoiqu’une maison ne soit pas une ville, elle n’est pas nйanmoins un nйant de ville ; il y a bien de la diffйrence entre n’кtre pas une chose et en кtre un nйant.

Car, afin qu’on entende la chose а fond, il faut savoir que la seule raison pour laquelle l’unitй n’est pas au rang des nombres est qu’Euclide et les premiers auteurs qui ont traitй l’arithmйtique, ayant plusieurs propriйtйs а donner qui convenaient а tous les nombres hormis а l’unitй, pour йviter de dire souvent qu’en tout nombre, hors l’unitй, telle condition se rencontre, ils ont exclu l’unitй de la signification du mot nombre, par la libertй que nous avons dйjа dit qu’on a de faire а son grй des dйfinitions. Aussi, s’ils eussent voulu, ils en eussent de mкme exclu le binaire et le ternaire, et tout ce qu’il leur eыt plu ; car on en est maоtre, pourvu qu’on en avertisse : comme au contraire l’unitй se met quand on veut au rang des nombres, et les fractions de mкme. Et, en effet, l’on est obligй de le faire dans les propositions gйnйrales, pour йviter de dire а chaque fois : « en tout nombre, et а l’unitй et aux fractions, une telle propriйtй se trouve » ; et c’est en ce sens indйfini que je l’ai pris dans tout ce que j’en ai йcrit. Mais le mкme Euclide qui a фtй а l’unitй le nom de nombre, ce qui lui a йtй permis, pour faire entendre nйanmoins qu’elle n’est pas un nйant, mais qu’elle est au contraire du mкme genre, il dйfinit ainsi les grandeurs homogиnes : « Les grandeurs, dit-il, sont dites кtre de mкme genre, lorsque l’une йtant plusieurs fois multipliйe peut arriver а surpasser l’autre. » Et par consйquent, puisque l’unitй peut, йtant multipliйe plusieurs fois, surpasser quelque nombre que ce soit, elle est de mкme genre que les nombres prйcisйment par son essence et par sa nature immuable, dans le sens du mкme Euclide qui a voulu qu’elle ne fыt pas appelйe nombre.

Il n’en est pas de mкme d’un indivisible а l’йgard d’une йtendue ; car non seulement il diffиre de nom, ce qui est volontaire, mais il diffиre de genre, par la mкme dйfinition, puisqu’un indivisible multipliй autant de fois qu’on voudra, est si йloignй de pouvoir sur passer une йtendue, qu’il ne peut jamais former qu’un seul et unique indivisible ; ce qui est naturel et nйcessaire, comme il est dйjа montrй. Et comme cette derniиre preuve est fondйe sur la dйfinition de ces deux choses, indivisible et йtendue, on va achever et consommer la dйmonstration.

Un indivisible est ce qui n’a aucune partie, et l’йtendue est ce qui a diverses parties sйparйes.

Sur ces dйfinitions, je dis que deux indivisibles йtant unis ne font par une йtendue. Car, quand ils sont unis, ils se touchent chacun en une partie ; et ainsi les parties par oщ ils se touchent ne sont pas sйparйes, puisque autrement elles ne se toucheraient pas. Or, par leur dйfinition, ils n’ont point d’autres parties : donc ils n’ont pas de parties sйparйes ; donc ils ne sont pas une йtendue, par la dйfinition qui porte la sйparation des parties. On montrera la mкme chose de tous les autres indivisibles qu’on y joindra, par la mкme raison. Et partant un indivisible, multipliй autant qu’on voudra, ne fera jamais une йtendue. Donc il n’est pas de mкme genre que l’йtendue, par la dйfinition des choses du mкme genre.

Voilа comment on dйmontre que les indivisibles ne sont pas de mкme genre que les nombres. De lа vient que deux unitйs peuvent bien faire un nombre, parce qu’elles sont de mкme genre et que deux indivisibles ne font pas une йtendue, parce qu’ils ne sont pas du mкme genre. D’oщ l’on voit combien il y a peu de raison de comparer le rapport qui est entre l’unitй et les nombres а celui qui est entre les indivisibles et l’йtendue.

Mais si l’on veut prendre dans les nombres une comparaison qui reprйsente avec justesse ce que nous considйrons dans l’йtendue, il faut que ce soit le rapport du zйro aux nombres ; car le zйro n’est pas du mкme genre que les nombres, parce qu’йtant multipliй, il ne peut les surpasser : de sorte que c’est un vйritable indivisible de nombre, comme l’indivisible est un vйritable zйro d’йtendue. Et on en trouvera un pareil entre le repos et le mouvement, et entre un instant et le temps ; car toutes ces choses sont hйtйrogиnes а leurs grandeurs, parce qu’йtant infiniment multipliйes, elles ne peuvent jamais faire que des indivisibles d’йtendue, et par la mкme raison. Et alors on trouvera une correspondance parfaite entre ces choses ; car toutes ces grandeurs sont divisibles а l’infini, sans tomber dans leurs indivisibles, de sorte qu’elles tiennent toutes le milieu entre l’infini et le nйant.

Voilа l’admirable rapport que la nature a mis entre ces choses, et les deux merveilleuses infinitйs qu’elle a proposйes aux hommes, non pas а concevoir, mais а admirer ; et pour en finir la considйration par une derniиre remarque, j’ajouterai que ces deux infinis, quoique infiniment diffйrents, sont nйanmoins relatifs l’un а l’autre, de telle sorte que la connaissance de l’un mиne nйcessairement а la connaissance de l’autre.

Car dans les nombres, de ce qu’ils peuvent toujours кtre augmentйs, il s’ensuit absolument qu’ils peuvent toujours кtre diminuйs, et cela clairement : car si l’on peut multiplier un nombre jusqu’а 100 000, par exemple, on peut aussi en prendre une cent milliиme partie, en le divisant par le mкme nombre qu’on le multiplie, et ainsi tout terme d’augmentation deviendra terme de division, en changeant l’entier en fraction. De sorte que l’augmentation infinie enferme nйcessairement aussi la division infinie.

Et dans l’espace le mкme rapport se voit entre ces deux infinis contraires ; c’est-а-dire que, de ce qu’un espace peut кtre infiniment prolongй, il s’ensuit qu’il peut кtre infiniment diminuй, comme il paraоt en cet exemple : Si on regarde au travers d’un verre un vaisseau qui s’йloigne toujours directement, il est clair que le lieu du diaphane oщ l’on remarque un point tel qu’on voudra du navire haussera toujours par un flux continuel, а mesure que le vaisseau fuit. Donc, si la course du vaisseau est toujours allongйe et jusqu’а l’infini, ce point haussera continuellement ; et cependant il n’arrivera jamais а celui oщ tombera le rayon horizontal menй de l’oeil au verre, de sorte qu’il en approchera toujours sans y arriver jamais, divisant sans cesse l’espace qui restera sous ce point horizontal, sans y arriver jamais. D’oщ l’on voit la consйquence nйcessaire qui se tire de l’infinitй de l’йtendue du cours du vaisseau, а la division infinie et infiniment petite de ce petit espace restant au-dessous de ce point horizontal.

Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces raisons, et qui demeureront dans la crйance que l’espace n’est pas divisible а l’infini, ne peuvent rien prйtendre aux dйmonstrations gйomйtriques ; et, quoi qu’ils puissent кtre йclairйs en d’autres choses, ils le seront fort peu en celles-ci : car on peut aisйment кtre trиs habile homme et mauvais gйomиtre. Mais ceux qui verront clairement ces vйritйs pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinitй qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette considйration merveilleuse а se connaоtre eux-mкmes, en se regardant placйs entre une infinitй et un nйant d’йtendue, entre une infinitй et un nйant de nombre, entre une infinitй et un nйant de mouvement, entre une infinitй et un nйant de temps. Sur quoi on peut apprendre а s’estimer а son juste prix, et former des rйflexions qui valent mieux que tout le reste de la gйomйtrie mкme.

J’ai cru кtre obligй de faire cette longue considйration en faveur de ceux qui, ne comprenant pas d’abord cette double infinitй, sont capables d’en кtre persuadйs. Et, quoiqu’il y en ait plusieurs qui aient assez de lumiиre pour s’en passer, il peut nйanmoins arriver que ce discours, qui sera nйcessaire aux uns, ne sera pas entiиrement inutile aux autres.

 

 

 

De l’art de persuader

 

L’art de persuader a un rapport nйcessaire а la maniиre dont les hommes consentent а ce qu’on leur propose, et aux conditions des choses qu’on veut faire croire.

Personne n’ignore qu’il y a deux entrйes par oщ les opinions sont reзues dans l’вme, qui sont ses deux principales puissances, l’entendement et la volontй. La plus naturelle est celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir qu’aux vйritйs dйmontrйes ; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volontй ; car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours emportйs а croire non pas par la preuve, mais par l’agrйment. Cette voie est basse, indigne et йtrangиre : aussi tout le monde la dйsavoue. Chacun fait profession de ne croire et mкme de n’aimer que s’il sait le mйriter.

Je ne parle pas ici des vйritйs divines, que je n’aurais garde de faire tomber sous l’art de persuader, car elles sont infiniment au dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre dans l’вme, et par la maniиre qu’il lui plaоt, Je sais qu’il a voulu qu’elles entrent du coeur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le coeur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prйtend devoir кtre juge des choses que la volontй choisit, et pour guйrir cette volontй infirme, qui s’est toute corrompue par ses sales attachements. Et de lа vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il faut les connaоtre avant que de les aimer, ce qui a passй en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu’il faut les aimer pour les connaоtre, et qu’on n’entre dans la vйritй que par la charitй, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences.

En quoi il paraоt que Dieu a йtabli cet ordre surnaturel, et tout contraire а l’ordre qui devait кtre naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont nйanmoins corrompu cet ordre en faisant des choses profanes ce qu’ils devaient faire des choses saintes, parce qu’en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plaоt. Et de lа vient l’йloignement oщ nous sommes de consentir aux vйritйs de la religion chrйtienne, tout opposйe а nos plaisirs. « Dites-nous des choses agrйables et nous vous йcouterons », disaient les Juifs а Moпse ; comme si l’agrйment devait rйgler la crйance ! Et c’est pour punir ce dйsordre par un ordre qui lui est conforme, que Dieu ne verse ses lumiиres dans les esprits qu’aprиs avoir domptй la rйbellion de la volontй par une douceur toute cйleste qui le charme et qui l’entraоne.

Je ne parle donc que des vйritйs de notre portйe ; et c’est d’elles que je dis que l’esprit et le coeur sont comme les portes par oщ elles sont reзues dans l’вme, mais que bien peu entrent par l’esprit, au lieu qu’elles y sont introduites en foule par les caprices tйmйraires de la volontй, sans le conseil du raisonnement.

Ces puissances ont chacune leurs principes et les premiers moteurs de leurs actions.

Ceux de l’esprit sont des vйritйs naturelles et connues а tout le monde, comme que le tout est plus grand que sa partie, outre plusieurs axiomes particuliers que les uns reзoivent et non pas d’autres, mais qui, dиs qu’ils sont admis, sont aussi puissants, quoique faux, pour emporter la crйance, que les plus vйritables.

Ceux de la volontй sont de certains dйsirs naturels et communs а tous les hommes, comme le dйsir d’кtre heureux, que personne ne peut pas ne pas avoir, outre plusieurs objets particuliers que chacun suit pour y arriver, et qui, ayant la force de nous plaire, sont aussi forts, quoique pernicieux en effet, pour faire agir la volontй, que s’ils faisaient son vйritable bonheur.

Voilа pour ce qui regarde les puissances qui nous portent а con sentir.

Mais pour les qualitйs des choses que nous devons persuader, elles sont bien diverses.

Les unes se tirent, par une consйquence nйcessaire, des principes communs et des vйritйs avouйes. Celles-lа peuvent кtre infailliblement persuadйes ; car, en montrant le rapport qu’elles ont avec les principes accordйs, il y a une nйcessitй inйvitable de convaincre, et il est impossible qu’elles ne soient pas reзues dans l’вme dиs qu’on a pu les enrфler а ces vйritйs qu’elle a dйjа admises.

Il y en a qui ont une union йtroite avec les objets de notre satisfaction ; et celles-lа sont encore reзues avec certitude, car aussitфt qu’on fait apercevoir а l’вme qu’une chose peut la conduire а ce qu’elle aime souverainement, il est inйvitable qu’elle ne s’y porte avec joie.

Mais celles qui ont cette liaison tout ensemble, et avec les vйritйs avouйes, et avec les dйsirs du coeur, sont si sыres de leur effet, qu’il n’y a rien qui le soit davantage dans la nature. Comme au contraire ce qui n’a de rapport ni а nos crйances ni а nos plaisirs, nous est importun, faux et absolument йtranger.

En toutes ces rencontres il n’y a point а douter. Mais il y en a oщ les choses qu’on veut faire croire sont bien йtablies sur des vйritйs connues, mais qui sont en mкme temps contraires aux plaisirs qui nous touchent le plus. Et celles-lа sont en grand pйril de faire voir, par une expйrience qui n’est que trop ordinaire, ce que je disais au commencement : que cette вme impйrieuse, qui se vantait de n’agir que par raison, suit par un choix honteux et tйmйraire ce qu’une volontй corrompue dйsire, quelque rйsistance que l’esprit trop йclairй puisse y opposer.

C’est alors qu’il se fait un balancement douteux entre la vйritй et la voluptй, et que la connaissance de l’une et le sentiment de l’autre font un combat dont le succиs est bien incertain, puisqu’il faudrait, pour en juger, connaоtre tout ce qui se passe dans le plus intйrieur de l’homme, que l’homme mкme ne connaоt presque jamais.

Il paraоt de lа que, quoi que ce soit qu’on veuille persuader, il faut avoir йgard а la personne а qui on en veut, dont il faut connaоtre l’esprit et le coeur, quels principes il accorde, quelles choses il aime ; et ensuite remarquer, dans la chose dont il s’agit, quels rapports elle a avec les principes avouйs, ou avec les objets dйlicieux par les charmes qu’on lui donne. De sorte que l’art de persuader consiste autant en celui d’agrйer qu’en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison !

Or, de ces deux mйthodes, l’une de convaincre, l’autre d’agrйer, je ne donnerai ici que les rиgles de la premiиre ; et encore au cas qu’on ait accordй les principes et qu’on demeure ferme а les avouer : autrement je ne sais s’il y aurait un art pour accommoder les preuves а l’inconstance de nos caprices.

Mais la maniиre d’agrйer est bien sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable ; aussi, si je n’en traite pas, c’est parce que je n’en suis pas capable ; et je m’y sens tellement disproportionnй, que je crois la chose absolument impossible.

Ce n’est pas que je ne croie qu’il y ait des rиgles aussi sыres pour plaire que pour dйmontrer, et que qui les saurait parfaitement connaоtre et pratiquer ne rйussоt aussi sыrement а se faire aimer des rois et de toutes sortes de personnes, qu’а dйmontrer les йlйments de la gйomйtrie а ceux qui ont assez d’imagination pour en comprendre les hypothиses. Mais j’estime, et c’est peut-кtre ma faiblesse qui me le fait croire, qu’il est impossible d’y arriver. Au moins je sais que si quelqu’un en est capable, ce sont des personnes que je connais, et qu’aucun autre n’a sur cela de si claires et de si abondantes lumiиres.

La raison de cette extrкme difficultй vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversitй, qu’il n’y a point d’homme plus diffйrent d’un autre que de soi mкme dans les divers temps. Un homme a d’autres plaisirs qu’une femme ; un riche et un pauvre en ont de diffйrents ; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les changent.

Or, il y a un art, et c’est celui que je donne, pour faire voir la liaison des vйritйs avec leurs principes soit devrai, soit de plaisir, pourvu que les principes qu’on a une fois avouйs demeurent fermes et sans кtre jamais dйmentis.

Mais comme il y a peu de principes de cette sorte, et que hors de la gйomйtrie, qui ne considиre que des figures trиs simples, il n’y a presque point de vйritйs dont nous demeurions toujours d’accord, et encore moins d’objets de plaisir dont nous ne changions а toute heure, je ne sais s’il y a moyen de donner des rиgles fermes pour accorder les discours а l’inconstance de nos caprices.

Cet art que j’appelle l’art de persuader, et qui n’est proprement que la conduite des preuves mйthodiques parfaites consiste en trois parties essentielles : а dйfinir les termes dont on doit se servir par des dйfinitions claires ; а proposer des principes ou axiomes йvidents pour prouver la chose dont il s’agit ; et а substituer toujours mentalement dans la dйmonstration les dйfinitions а la place des dйfinis.

La raison de cette mйthode est йvidente, puisqu’il serait inutile de proposer ce qu’on peut prouver et d’en entreprendre la dйmonstration, si on n’avait auparavant dйfini clairement tous les termes qui ne sont pas intelligibles ; et qu’il faut de mкme que la dйmonstration soit prйcйdйe de la demande des principes йvidents qui y sont nйcessaires, car si l’on n’assure le fondement on ne peut assurer l’йdifice ; et qu’il faut enfin en dйmontrant substituer mentalement la dйfinition a la place des dйfinis, puisque autrement on pourrait abuser des divers sens qui se rencontrent dans les termes. Il est facile de voir qu’en observant cette mйthode on est sыr de convaincre, puisque, les termes йtant tous entendus et parfaitement exempts d’йquivoques par les dйfinitions, et les principes йtant accordйs, si dans la dйmonstration on substitue toujours mentalement les dйfinitions а la place des dйfinis, la force invincible des consйquences ne peut manquer d’avoir tout son effet.

Aussi jamais une dйmonstration dans laquelle ces circonstances sont gardйes n’a pu recevoir le moindre doute ; et jamais celles oщ elles manquent ne peuvent avoir de force.

Il importe donc bien de les comprendre et de les possйder, et c’est pourquoi, pour rendre la chose plus facile et plus prйsente, je les donnerai toutes en ce peu de rиgles qui renferment tout ce qui est nйcessaire pour la perfection des dйfinitions, des axiomes et des dйmonstrations, et par consйquent de la mйthode entiиre des preuves gйomйtriques de l’art de persuader.

Rиgles pour les dйfinitions. — 1. N’entreprendre de dйfinir aucune des choses tellement connues d’elles-mкmes, qu’on n’ait point de termes plus clairs pour les expliquer. 2. N’omettre aucun des termes un peu obscurs ou йquivoques, sans dйfinition. 3. N’employer dans la dйfinition des termes que des mots parfaitement connus, ou dйjа expliquйs.

Rиgles pour les axiomes. — 1. N’omettre aucun des principes nйcessaires sans avoir demandй si on l’accorde, quelque clair et йvident qu’il puisse кtre. 2. Ne demander en axiomes que des choses parfaitement йvidentes d’elles-mкmes.

Rиgles pour les dйmonstrations. — 1. N’entreprendre de dйmontrer aucune des choses qui sont tellement йvidentes d’elles mкmes qu’on n’ait rien de plus clair pour les prouver. 2. Prouver toutes les propositions un peu obscures, et n’employer а leur preuve que des axiomes trиs йvidents, ou des propositions dйjа accordйes ou dйmontrйes. 3. Substituer toujours mentalement les dйfinitions а la place des dйfinis, pour ne pas se tromper par l’йquivoque des termes que les dйfinitions ont restreints.

Voilа les huit rиgles qui contiennent les prйceptes des preuves solides et immuables. Desquelles il y en a trois qui ne sont pas absolument nйcessaires, et qu’on peut nйgliger sans erreur ; qu’il est mкme difficile et comme impossible d’observer toujours exactement, quoiqu’il soit plus parfait de le faire autant qu’on peut ; ce sont les trois premiers de chacune des parties :

Pour les dйfinitions : Ne dйfinir aucun des termes qui sont parfaitement connus.

Pour les axiomes : N’omettre а demander aucun des axiomes parfaitement йvidents et simples.

Pour les dйmonstrations : Ne dйmontrer aucune des choses trиs connues d’elles-mкmes.

Car il est sans doute que ce n’est pas une grande faute de dйfinir et d’expliquer bien clairement des choses, quoique trиs claires d’elles mкmes, ni d’omettre а demander par avance des axiomes qui ne peuvent кtre refusйs au lieu oщ ils sont nйcessaires, ni enfin de prou ver des propositions qu’on accorderait sans preuve.

Mais les cinq autres rиgles sont d’une nйcessitй absolue, et on ne peut s’en dispenser sans un dйfaut essentiel et souvent sans erreur ; et c’est pourquoi je les reprendrai ici en particulier.

Rиgles nйcessaires pour les dйfinitions. — N’omettre aucun des termes un peu obscurs ou йquivoques, sans dйfinition. N’employer dans les dйfinitions que des termes parfaitement connus ou dйjа expliquйs.

Rиgles nйcessaires pour les axiomes. — Ne demander en axiomes que des choses йvidentes.

Rиgles nйcessaires pour les dйmonstrations. — Prouver toutes les propositions, en n’employant а leur preuve que des axiomes trиs йvidents d’eux-mкmes, ou des propositions dйjа montrйes ou accordйes. N’abuser jamais de l’йquivoque des termes, en manquant de substituer mentalement les dйfinitions qui les restreignent ou les expliquent.

Voilа les cinq rиgles qui forment tout ce qu’il y a de nйcessaire pour rendre les preuves convaincantes, immuables, et, pour tout dire, gйomйtriques ; et les huit rиgles ensemble les rendent encore plus parfaites.

Je passe maintenant а celle de l’ordre dans lequel on doit disposer les propositions, pour кtre dans une suite excellente et gйomйtrique. Aprиs avoir йtabli…

Voilа en quoi consiste cet art de persuader, qui se renferme dans ces deux principes : Dйfinir tous les noms qu’on impose ; prouver tout, en substituant mentalement les dйfinitions а la place des dй finis.

Sur quoi il me semble а propos de prйvenir trois objections principales qu’on pourra faire. L’une, que cette mйthode n’a rien de nouveau ; l’autre, qu’elle est bien facile а apprendre, sans qu’il soit nйcessaire pour cela d’йtudier les йlйments de gйomйtrie, puis qu’elle consiste en ces deux mots qu’on sait а la premiиre lecture ; et enfin qu’elle est assez inutile, puisque son usage est presque renfermй dans les seules matiиres gйomйtriques.

Il faut donc faire voir qu’il n’y a rien de si inconnu, rien de plus difficile а pratiquer, et rien de plus utile et de plus universel.

Pour la premiиre objection, qui est que ces rиgles sont communes dans le monde, qu’il faut tout dйfinir et tout prouver, et que les logiciens mкmes les ont mises entre les prйceptes de leur art, je voudrais que la chose fut vйritable, et qu’elle fыt si connue, que je n’eusse pas eu la peine de rechercher avec tant de soin la source de tous les dйfauts des raisonnements, qui sont vйritablement communs. Mais cela l’est si peu, que, si l’on en excepte les seuls gйomиtres, qui sont en si petit nombre qu’ils sont uniques en tout un peuple et dans un long temps, on n’en voit aucun qui le sache aussi. Il sera aisй de le faire entendre а ceux qui auront parfaitement conзu le peu que j’en ai dit ; mais s’ils ne l’ont pas compris parfaitement, j’avoue qu’ils n’y auront rien а y apprendre. Mais s’ils sont entrйs dans l’esprit de ces rиgles, et qu’elles aient assez fait d’impression pour s’y enraciner et s’y affermir, ils sentiront combien il y a de diffйrence entre ce qui est dit ici et ce que quelques logiciens en ont peut-кtre dйcrit d’approchant au hasard, en quelques lieux de leurs ouvrages.

Ceux qui ont l’esprit de discernement savent combien il y a de diffйrence entre deux mots semblables, selon les lieux et les circonstances qui les accompagnent. Croira-t-on, en vйritй, que deux personnes qui ont lu et appris par coeur le mкme livre le sachent йgalement, si l’un le comprend en sorte qu’il en sache tous les principes, la force des consйquences, les rйponses aux objections qu’on y peut faire, et toute l’йconomie de l’ouvrage ; au lieu qu’en l’autre ce soient des paroles mortes, et des semences qui, quoique pareilles а celles qui ont produit des arbres si fertiles, sont demeurйes sиches et infructueuses dans l’esprit stйrile qui les a reзues en vain ?

Tous ceux qui disent les mкmes choses ne les possиdent pas de la mкme sorte ; et c’est pourquoi l’incomparable auteur de l’Art de confйrer s’arrкte avec tant de soin а faire entendre qu’il ne faut pas juger de la capacitй d’un homme par l’excellence d’un bon mot qu’on lui entend dire : mais, au lieu d’йtendre l’admiration d’un bon discours а la personne, qu’on pйnиtre, dit- il, l’esprit d’oщ il sort, qu’on tente s’il le tient de sa mйmoire ou d’un heureux hasard ; qu’on le reзoive avec froideur et avec mйpris, afin de voir s’il ressentira qu’on ne donne pas а ce qu’il dit l’estime que son prix mйrite : on verra le plus souvent qu’on le lui fera dйsavouer sur l’heure, et qu’on le tirera bien loin de cette pensйe meilleure qu’il ne croit, pour le jeter dans une autre toute basse et ridicule. Il faut donc sonder comme cette pensйe est logйe en son auteur ; comment, par oщ, jusqu’oщ il la possиde : autrement, le jugement prйcipitй sera jugй tйmйraire.

Je voudrais demander а des personnes йquitables si ce principe : « La matiиre est dans une incapacitй naturelle, invincible de penser », et celui-ci : « Je pense, donc je suis », sont en effet les mкmes dans l’esprit de Descartes et dans l’esprit de saint Augustin, qui a dit la mкme chose douze cents ans auparavant.

En vйritй, je suis bien йloignй de dire que Descartes n’en soit pas le vйritable auteur, quand mкme il ne l’aurait appris que dans la lecture de ce grand saint ; car je sais combien il y a de diffйrence entre йcrire un mot а l’aventure, sans y faire une rйflexion plus longue et plus йtendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de consйquences, qui prouve la distinction des natures matйrielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d’une physique entiиre, comme Descartes a prйtendu faire. Car, sans examiner s’il a rйussi efficacement dans sa prйtention, je suppose qu’il l’ait fait, et c’est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi diffйrent dans ses йcrits d’avec le mкme mot dans les autres qui l’ont dit en passant, qu’un homme plein de vie et de force d’avec un homme mort.

Tel dira une chose de soi-mкme sans en comprendre l’excellence, oщ un autre comprendra une suite merveilleuse de consйquences qui nous font dire hardiment que ce n’est plus le mкme mot, et qu’il ne le doit non pas а celui d’oщ il l’a appris, qu’un arbre admirable n’appartiendra pas а celui qui en aurait jetй la semence, sans y penser et sans la connaоtre, dans une terre abondante qui en aurait profitй de la sorte par sa propre fertilitй.

Les mкmes pensйes poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur : infertiles dans leur champ naturel, abondantes йtant transplantйes. Mais il arrive bien plus souvent qu’un bon esprit fait produire lui-mкme а ses propres pensйes tout le fruit dont elles sont capables, et qu’ensuite quelques autres, les ayant ouп estimer, les empruntent et s’en parent, mais sans en connaоtre l’excellence ; et c’est alors que la diffйrence d’un mкme mot en diverses bouches paraоt le plus.

C’est de cette sorte que la logique a peut-кtre empruntй les rиgles de la gйomйtrie sans en comprendre la force : et ainsi, en les met tant а l’aventure parmi celles qui lui sont propres, il ne s’ensuit pas de lа qu’ils aient entrй dans l’esprit de la gйomйtrie ; et je serai bien йloignй, s’ils n’en donnent pas d’autres marques que de l’avoir dit en passant, de les mettre en parallиle avec cette science, qui apprend la vйritable mйthode de conduire la raison. Mais je serai au contraire bien disposй а les en exclure, et presque sans retour. Car de l’avoir dit en passant, sans avoir pris garde que tout est renfermй lа dedans, et au lieu de suivre ces lumiиres, s’йgarer а perte de vue aprиs des recherches inutiles, pour courir а ce que celles-lа offrent et qu’elles ne peuvent donner, c’est vйritablement montrer qu’on n’est guиre clairvoyant, et bien que si l’on avait manquй de les suivre parce qu’on ne les avait pas aperзues.

La mйthode de ne point errer est recherchйe de tout le monde. Les logiciens font profession d’y conduire, les gйomиtres seuls y arrivent, et, hors de leur science et de ce qui l’imite, il n’y a point de vйritables dйmonstrations. Tout l’art en est renfermй dans les seuls prйceptes que nous avons dits : ils suffisent seuls, ils prouvent seuls ; toutes les autres rиgles sont inutiles ou nuisibles. Voilа ce que je sais par une longue expйrience de toutes sortes de livres et de personnes.

Et sur cela je fais le mкme jugement de ceux qui disent que les gйomиtres ne leur donnent rien de nouveau par ces rиgles, parce qu’ils les avaient en effet, mais confondues parmi une multitude d’autres inutiles ou fausses dont ils ne pouvaient pas les discerner, que de ceux qui cherchent un diamant de grand prix parmi un grand nombre de faux, mais qu’ils n’en sauraient pas distinguer, se vanteraient, en les tenant tous ensemble, de possйder le vйritable aussi bien que celui qui, sans s’arrкter а ce vil amas, porte la main sur la pierre choisie que l’on recherche, et pour laquelle on ne jetait pas tout le reste.

Le dйfaut d’un raisonnement faux est une maladie qui se guйrit par ces deux remиdes. On en a composй un autre d’une infinitй d’herbes inutiles oщ les bonnes se trouvent enveloppйes et oщ elles demeurent sans effet, par les mauvaises qualitйs de ce mйlange.

Pour dйcouvrir tous les sophismes et toutes les йquivoques des raisonnements captieux, ils ont inventй des noms barbares qui йtonnent ceux qui les entendent ; et au lieu qu’on ne peut dйbrouiller tous les replis de ce noeud si embarrassй qu’en tirant l’un des bouts que les gйomиtres assignent, ils en ont marquй un nombre йtrange d’autres oщ ceux-lа se trouvent compris, sans qu’ils sachent lequel est le bon.

Et ainsi, en nous montrant un nombre de chemins diffйrents, qu’ils disent nous conduire oщ nous tendons, quoiqu’il n’y en ait que deux qui y mиnent, il faut savoir les marquer en particulier ; on prйtendra que la gйomйtrie, qui les assigne certainement, ne donne que ce qu’on avait dйjа des autres, parce qu’ils donnaient en effet la mкme chose et davantage, sans prendre garde que ce prйsent perdait son prix par son abondance, et qu’ils фtaient en ajoutant.

Rien n’est plus commun que les bonnes choses : il n’est question que de les discerner ; et il est certain qu’elles sont toutes naturelles et а notre portйe, et mкme connues de tout le monde. Mais on ne sait pas les distinguer. Ceci est universel. Ce n’est pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l’excellence de quelque genre que ce soit. On s’йlиve pour y arriver, et on s’en йloigne : il faut le plus souvent s’abaisser. Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent croient qu’ils auraient pu faire. La nature, qui seule est bonne, est toute familiиre et commune.

Je ne fais donc pas de doute que ces rиgles, йtant les vйritables, ne doivent кtre simples, naпves, naturelles, comme elles le sont. Ce n’est pas barbara et baralipton qui forment le raisonnement. Il ne faut pas guinder l’esprit ; les maniиres tendues et pйnibles le remplissent d’une sotte prйsomption par une йlйvation йtrangиre et par une enflure vaine et ridicule au lieu d’une nourriture solide et vigoureuse. Et l’une des raisons principales qui йloignent autant ceux qui entrent dans ces connaissances du vйritable chemin qu’ils doivent suivre, est l’imagination qu’on prend d’abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, hautes. йlevйes, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses communes, familiиres : ces noms-lа leur conviennent mieux ; je hais ces mots d’enflure...

 

 

 

Comparaison des chrйtiens des premiers temps avec ceux d’aujourd’hui

 

 

On ne voyait que des Chrйtiens parfaitement consommйs dans tous les points nйcessaires au salut.

Au lieu que l’on voit aujourd’hui une ignorance si grossiиre qu’elle fait gйmir tous ceux qui ont des sentiments de tendresse pour l’Eglise.

On n’entrait alors dans l’Eglise qu’aprиs de grands travaux et de longs dйsirs.

On s’y trouve maintenant sans aucune peine, sans soin et sans travail.

On n’y йtait admis qu’aprиs un examen trиs exact.

On y est reзu maintenant avant qu’on soit en йtat d’кtre examinй.

On n’y йtait reзu alors qu’aprиs avoir abjurй sa vie passйe, qu’aprиs avoir renoncй au monde, et а la chair, et au Diable.

On y entre maintenant avant qu’on soit en йtat de faire aucune de ces choses.

Enfin il fallait autrefois sortir du monde pour кtre reзu dans l’Eglise.

Au lieu qu’on entre aujourd’hui dans l’Йglise en mкme temps que dans le monde.

On connaissait alors par ce procйdй une distinction essentielle du monde avec l’Eglise.

On les considйrait comme deux contraires, comme deux ennemis irrйconciliables, dont l’un persйcute l’autre sans discontinuation, et dont le plus faible en apparence doit un jour triompher du plus fort. En sorte que [de] ces deux partis contraires on quittait l’un pour entrer dans l’autre ; on abandonnait les maximes de l’un, pour embrasser les maximes de l’autre ; on se dйvкtait des sentiments de l’un, pour se revкtir des sentiments de l’autre.

Enfin on quittait, on renonзait, on abjurait le monde oщ l’on avait reзu sa premiиre naissance, pour se vouer totalement а l’Йglise oщ l’on prenait comme sa seconde naissance : et ainsi on concevait une diffйrence йpouvantable entre l’un et l’autre, au lieu qu’on se trouve maintenant presque au mкme moment dans l’un et dans l’autre ; et le mкme moment qui nous fait naоtre au monde, nous fait renaоtre dans l’Eglise. De sorte que la raison survenant ne fait plus de distinction de ces deux mondes si contraires. Elle s’йlиve dans l’un, et dans l’autre tout ensemble. On frйquente les Sacrements, et on jouit des plaisirs de ce monde, etc.

Et ainsi, au lieu qu’autrefois on voyait une distinction essentielle entre l’un et l’autre, on les voit maintenant confondus et mкlйs, en sorte qu’on ne les discerne quasi plus.

De lа vient qu’on ne voyait autrefois entre les Chrйtiens que des personnes trиs instruites.

Au lieu qu’elles sont maintenant dans une ignorance qui fait horreur.

De lа vient qu’autrefois ceux qui avaient йtй renйs par le baptкme, et qui avaient quittй les vices du monde, pour entrer dans la piйtй de l’Eglise, retombaient si rarement de l’Eglise dans le monde ; au lieu qu’on ne voit maintenant rien de plus ordinaire que les [vices] du monde dans le coeur des Chrйtiens.

L’Йglise des Saints se trouve tant souillйe par le mйlange des mйchants ; et ses enfants, qu’elle a conзus et portйs dиs l’enfance dans ses flancs, sont ceux-lа mкme qui portent dans son coeur, c’est-а-dire jusqu’а la participation de ses plus augustes mystиres le plus cruel de ses ennemis, c’est-а-dire l’esprit du monde, l’esprit d’ambition, l’esprit de vengeance, l’esprit d’impuretй, l’esprit de concupiscence. Et l’amour qu’elle a pour ses enfants l’oblige d’admettre jusques dans ses entrailles le plus cruel de ses persйcuteurs

Mais ce n’est pas а l’Йglise а qui l’on doit imputer les malheurs qui ont suivi un changement de discipline si salutaire, car comme elle a vu que la dilation du baptкme laissait un grand nombre d’enfants dans la malйdiction d’Adam, elle a voulu les dйlivrer de cette masse de perdition, en prйcipitant le secours qu’elle leur donne. Et cette bonne mиre ne voit qu’avec un regret extrкme que ce qu’elle a procurй pour le salut de ses enfants devienne l’occasion de la perte des adultes.

Son vйritable esprit est que ceux qu’elle retire dans un вge si tendre de la contagion du monde s’йcartent bien loin des sentiments du monde. Elle prйvient l’usage de la Raison, pour prйvenir les vices oщ la raison corrompue les entraоnerait ; et avant que leur esprit puisse agir, elle les remplit de son esprit, afin qu’ils vivent dans l’ignorance du monde et dans un йtat d’autant plus йloignй du vice qu’ils ne l’auraient jamais connu.

Cela paraоt par les cйrйmonies du baptкme, car elle n’accorde le baptкme aux enfants qu’aprиs qu’ils ont dйclarй, par la bouche des parrains, qu’ils le dйsirent, qu’ils croient, qu’ils renoncent au monde et а Satan. Et comme elle veut qu’ils conservent ces dis positions dans toute la suite de leur vie, elle leur commande expressйment de les garder inviolablement, et ordonne par un commandement indispensable aux parrains d’instruire les enfants de toutes ces choses. Car elle ne souhaite pas que ceux qu’elle a nourris dans son sein depuis l’enfance soient aujourd’hui moins instruits et moins zйlйs que ceux qu’elle admettait autrefois au nombre des siens. Elle ne dйsire pas une moindre perfection dans ceux qu’elle nourrit que dans ceux qu’elle reзoit…

Cependant on en use d’une faзon si contraire а l’intention de l’Йglise qu’on n’y peut penser sans horreur. On ne fait quasi plus de rйflexion sur un aussi grand bienfait, parce qu’on ne l’a jamais demandй, parce qu’on ne se souvient pas mкme de l’avoir reзu…

Mais comme il est йvident que l’Eglise ne demande pas moins de zиle dans ceux qui ont йtй йlevйs domestiques de la foi que dans ceux qui aspirent а le devenir, il faut se mettre devant les yeux l’exemple des catйchumиnes, considйrer leur ardeur, leur dйvotion, leur horreur pour le monde, leur gйnйreux renoncement au monde ; et si on ne les jugeait pas dignes de recevoir le baptкme sans ces dispositions, ceux qui ne les trouvent pas en eux…

Il faut donc qu’ils se soumettent а recevoir l’instruction qu’ils auraient eue s’ils commenзaient а entrer dans la communion de l’Йglise et il faut de plus qu’ils se soumettent а une pйnitence telle qu’ils n’aient plus envie de la rejeter et qu’ils aient moins d’aversion pour l’austйritй de la mortification [des sens] qu’ils ne trouvent de charmes dans l’usage des dйlices vicieux du pйchй.

Pour les disposer а s’instruire, il faut leur faire entendre la diffйrence des coutumes qui ont йtй pratiquйes dans l’Йglise suivant la diversitй des temps.

Qu’en l’Йglise naissante on enseignait les catйchumиnes, c’est-а-dire ceux qui prйtendaient au baptкme, avant que de le leur confйrer ; et on ne les y admettait qu’aprиs une pleine instruction des mystиres de la Religion, qu’aprиs une pйnitence de leur vie passйe qu’aprиs une grande connaissance de la grandeur et de l’excellence de la profession de la foi et des maximes chrйtiennes oщ ils dйsiraient entrer pour jamais, qu’aprиs des marques йminentes d’une conversion vйritable du coeur, et qu’aprиs un extrкme dйsir du baptкme. Ces choses йtant connues de toute l’Eglise, on leur confйrait le Sacrement d’incorporation par lequel ils devenaient membres de l’Йglise.

Au lieu qu’en ces temps le baptкme ayant йtй accordй aux enfants avant l’usage de raison, par des considйrations trиs importantes, il arrive que la nйgligence des parents laisse vieillir les Chrйtiens sans aucune connaissance de la grandeur de notre Religion.

Quand l’instruction prйcйdait le baptкme, tous йtaient instruits ; mais maintenant que le baptкme prйcиde l’instruction, l’enseignement qui йtait nйcessaire pour le Sacrement est devenu volontaire, et ensuite nйgligй et enfin presque aboli.

La vйritable raison est qu’on est persuadй de la nйcessitй [du] baptкme, et on ne l’est pas de la nйcessitй] de l’instruction. De sorte que quand l’instruction prйcйdait le baptкme, la nйcessitй de l’un faisait que l’on avait recours а l’autre nйcessairement ; au lieu que le baptкme prйcйdant aujourd’hui l’instruction, comme on a йtй fait Chrйtien sans avoir йtй instruit, on croit pouvoir demeurer Chrйtien sans se faire instruire et qu’au lieu que les premiers Chrйtiens tйmoignaient tant de reconnaissance [pour une grвce qu’elle n’accordait qu’а leurs longues priиres], ils tйmoignent aujourd’hui tant d’ingratitude pour cette mкme grвce, qu’elle leur accorde avant mкme qu’ils aient йtй en йtat de la demander.

Et si elle dйtestait si fort les chutes des premiers, quoique si rares, combien doit-elle avoir en abomination les chutes et les rechutes continuelles des derniers, quoiqu’ils lui soient beaucoup plus redevables, puisqu’elles les a tirйs bien plus tфt et bien plus libйralement de la damnation oщ ils йtaient engagйs par leur premiиre naissance.

Elle ne peut voir, sans gйmir, abuser de la plus grande de ses grвces, et que ce qu’elle a fait pour assurer leur salut devienne l’occasion presque assurйe de leur perte, car elle n’a pas…

 

 

 

Trois discours sur la condition des grands

 

 

Premier discours

Pour entrer dans la vйritable connaissance de votre condition, considйrez- la dans cette image.

Un homme est jetй par la tempкte dans une оle inconnue, dont les habitants йtaient en peine de trouver leur roi, qui s’йtait perdu ; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualitй par tout ce peuple. D’abord il ne savait quel parti prendre ; mais il se rйsolut enfin de se prкter а sa bonne fortune. Il reзut tous les respects qu’on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.

Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en mкme temps qu’il recevait ces respects, qu’il n’йtait pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensйe : l№une par laquelle il agissait en roi, l’autre par laquelle il reconnaissait son йtat vйritable, et que ce n’йtait que le hasard qui l’avait mis en place oh il йtait. Il cachait cette derniиre pensйe et il dйcouvrait l’autre. C’йtait par la premiиre qu’il traitait avec le peuple, et par la derniиre qu’il traitait avec soi-mкme.

Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possйdez les richesses dont vous vous trouvez maоtre, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n’y avez aucun droit de vous-mкme et par votre nature, non plus que lui : et non seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au monde, que par une infinitй de hasards. Votre naissance dйpend d’un mariage, ou plutфt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais d’oщ ces mariages dйpendent- ils ? D’une visite faite par rencontre, d’un discours en l’air, de mille occasions imprйvues.

Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancкtres, mais n’est-ce pas par mille hasards que vos ancкtres les ont acquises et qu’ils les ont conservйes ? Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque loi naturelle que ces biens ont passй de vos ancкtres а vous ? Cela n’est pas vйritable. Cet ordre n’est fondй que sur la seule volontй des lйgislateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n’est prise d’un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S’il leur avait plu d’ordonner que ces biens, aprиs avoir йtй possйdйs par les pиres durant leur vie, retourneraient а la rйpublique aprиs leur mort, vous n’auriez aucun sujet de vous en plaindre.

Ainsi tout le titre par lequel vous possйdez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un йtablissement humain. Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre ; et ce n’est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naоtre, avec la fantaisie des lois favorables а votre йgard, qui vous met en possession de tous ces biens.

Je ne veux pas dire qu’ils ne vous appartiennent pas lйgitimement, et qu’il soit permis а un autre de vous les ravir ; car Dieu, qui en est le maоtre, a permis aux sociйtйs de faire des lois pour les partager ; et quand ces lois sont une fois йtablies, il est injuste de les violer. C’est ce qui vous distingue un peu de cet homme qui ne possйderait son royaume que par l’erreur du peuple, parce que Dieu n’autoriserait pas cette possession et l’obligerait а y renoncer, au lieu qu’il autorise la vфtre Mais ce qui vous est entiиrement commun avec lui, c’est que ce droit que vous y avez n’est point fondй, non plus que le sien, sur quelque qualitй et sur quelque mйrite qui soit en vous et qui vous en rende digne. Votre вme et votre corps sont d’eux-mкmes indiffйrents а l’йtat de batelier ou а celui de duc, et il n’y a nul lien naturel qui les attache а une condition plutфt qu’а une autre.

Que s’ensuit-il de lа ? que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlй, une double pensйe ; et que si vous agissez extйrieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaоtre, par une pensйe plus cachйe mais plus vйritable, que vous n’avez rien naturellement au- dessus d’eux. Si la pensйe publique vous йlиve au-dessus du commun des hommes, que l’autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite йgalitй avec tous les hommes ; car c’est votre йtat naturel.

Le peuple qui vous admire ne connaоt pas peut-кtre ce secret. Il croit que la noblesse est une grandeur rйelle et il considиre presque les grands comme йtant d’une autre nature que les autres. Ne leur dйcouvrez pas cette erreur, si vous voulez ; mais n’abusez pas de cette йlйvation avec insolence, et surtout ne vous mйconnaissez pas vous-mкme en croyant que votre кtre a quelque chose de plus йlevй que celui des autres.

Que diriez-vous de cet homme qui aurait йtй fait roi par l’erreur du peuple, s’il venait а oublier tellement sa condition naturelle, qu’il s’imaginвt que ce royaume lui йtait dы, qu’il le mйritait et qu’il lui appartenait de droit ? Vous admireriez sa sottise et sa folie. Mais y en a-t-il moins dans les personnes de condition qui vivent dans un si йtrange oubli de leur йtat naturel ?

Que cet avis est important ! Car tous les emportements, toute la violence et toute la vanitй des grands vient de ce qu’ils ne connaissent point ce qu’ils sont : йtant difficile que ceux qui se regarderaient intйrieurement comme йgaux а tous les hommes, et qui seraient bien persuadйs qu’ils n’ont rien en eux qui mйrite ces petits avantages que Dieu leur a donnйs au-dessus des autres, les traitassent avec insolence. Il faut s’oublier soi-mкme pour cela, et croire qu’on a quelque excellence rйelle au-dessus d’eux, en quoi consiste cette illusion que je tвche de vous dйcouvrir.

 

Second discours

Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l’on vous doit, afin que vous ne prйtendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas dы ; car c’est une injustice visible : et cependant elle est fort commune а ceux de votre condition, parce qu’ils en ignorent la nature.

Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’йtablissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’йtablissement dйpendent de la volontй des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains йtats et y attacher certains respects. Les dignitйs et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers, en celui-ci les aоnйs, en cet autre les cadets. Pour quoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose йtait indiffйrente avant l’йtablissement : aprиs l’йtablissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler

Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indйpendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualitйs rйelles et effectives de l’вme ou du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumiиre de l’esprit, la vertu, la santй, la force.

Nous devons quelque chose а l’une et а l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature diffйrente, nous leur devons aussi diffйrents respects.

Aux grandeurs d’йtablissement, nous leur devons des respects d’йtablissement, c’est-а-dire certaines cйrйmonies extйrieures qui doivent кtre nйanmoins accompagnйes, selon la raison, d’une reconnaissance intйrieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualitй rйelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois а genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs

Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mйpris et l’aversion aux qualitйs contraires а ces grandeurs naturelles. Il n’est pas nйcessaire, parce que vous кtes duc, que je vous estime ; mais il est nйcessaire que je vous salue. Si vous кtes duc et honnкte homme, je rendrai ce que je dois а l’une et а l’autre de ces qualitйs. Je ne vous refuserai point les cйrйmonies que mйrite votre qua litй de duc, ni l’estime que mйrite celle d’honnкte homme. Mais si vous йtiez duc sans кtre honnкte homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extйrieurs que l’ordre des hommes a attachйs а votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mйpris intйrieur que mйriterait la bassesse de votre esprit.

Voilа en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l’injustice consiste а attacher les respects naturels aux grandeurs d’йtablissement, ou а exiger les respects d’йtablissement pour les grandeurs naturelles. M. N... est un plus grand gйomиtre que moi ; en cette qualitй il veut passer devant moi : je lui dirai qu’il n’y entend rien. La gйomйtrie est une grandeur naturelle ; elle demande une prйfйrence d’estime, mais les hommes n’y ont attachй aucune prйfйrence extйrieure. Je pas serai donc devant lui, et l’estimerai plus que moi, en qualitй de gйomиtre. De mкme si, йtant duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne dйcouvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse je vous prierais de me montrer les qualitйs qui mйritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne vous la pourrais refuser avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurйment vous n’y rйussirez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde.

 

Troisiиme discours

Je vous veux faire connaоtre, Monsieur, votre condition vйritable ; car c’est la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu’est-ce, а votre avis, d’кtre grand seigneur ? C’est кtre maоtre de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux dйsirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces dйsirs qui les attirent auprиs de vous, et qui font qu’ils se soumettent а vous : sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement ; mais ils espиrent, par ces services et ces dйfйrences qu’ils vous rendent obtenir de vous quelque part de ces biens qu’ils dйsirent et dont ils voient que vous disposez.

Dieu est environnй de gens pleins de charitй, qui lui demandent les biens de la charitй qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de la charitй.

Vous кtes de mкme environnй d’un petit nombre de personnes, sur qui vous rйgnez en votre maniиre. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence ; c’est la concupiscence qui les attache а vous. Vous кtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d’йtendue ; mais vous кtes йgal en cela aux plus grands rois de la terre ; ils sont comme vous des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait leur force, c’est-а-dire la possession des choses que la cupiditй des hommes dйsire.

Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prйtendez pas rйgner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prйtendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec duretй. Contentez leurs justes dйsirs, soulagez leurs nйcessitйs ; mettez votre plaisir а кtre bien faisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence.

Ce que je vous dis ne va pas bien loin ; et si vous en demeurez lа, vous ne laisserez pas de vous perdre ; mais au moins vous vous perdrez en honnкte homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement, par l’avarice, par la brutalitй, par les dйbauches, par la violence, par les emportements, par les blasphиmes ! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnкte ; mais en vйritй c’est toujours une grande folie que de se damner ; et c’est pourquoi il n’en faut pas demeurer lа. Il faut mйpriser la concupiscence et son royaume, et aspirer а ce royaume de charitй oщ tous les sujets ne respirent que la charitй, et ne dйsirent que les biens de la charitй. D’autres que moi vous en diront le chemin : il me suffit de vous avoir dйtournй de ces vies brutales oщ je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de bien connaоtre l’йtat vйritable de cette condition.

 

 

 

Le Mйmorial


 

 

L’an de grвce 1654,

 

Lundi, 23 novembre, jour de saint Clйment, pape et martyr, et autres au martyrologe,

Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres,

Depuis environ 10 heures et demie du soir jusques environ minuit et demi,

 

 

Feu,

 

« Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob » non des philosophes et des savants.

Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix.

Dieu de Jйsus-Christ.

Deum meum et Deum vestrum.

« Ton Dieu sera mon Dieu. »

Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.

Il ne se trouve que par les voies enseignйes dans l’Evangile.

Grandeur de l’вme humaine.

« Pиre juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu. »

Joie, joie, joie, pleurs de joie.

Je m’en suis sйparй :

Dereliquerunt me fontem aquae vivae.

« Mon Dieu, me quitterez-vous ? »

Que je n’en sois pas sйparй йternellement.

« Cette est la vie йternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyй, Jйsus-Christ. »

Jйsus-Christ.

Jйsus-Christ.

 

Je m’en suis sйparй ; je l’ai fui, renoncй, crucifiй.

Que je n’en sois jamais sйparй.

Il ne se conserve que par les voies enseignйes dans l’Evangile.

Renonciation totale et douce.

Soumission totale а Jйsus-Christ et а mon directeur.

Eternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre.

Non obliviscar sermones tuos. Amen.

 

 

 

Lettres au Roannez

 

 

Lettre I

Septembre I656.

Votre lettre m’a donnй une extrкme joie. Je vous avoue que je commenзais а craindre, ou au moins а m’йtonner. Je ne sais ce que c’est que ce commencement de douleur dont vous parlez ; mais je sais qu’il faut qu’il en vienne. Je lisais tantфt le XIIIe chapitre de saint Marc en pensant а vous йcrire, et aussi je vous dirai ce que j’y ai trouvй. Jйsus-Christ y fait un grand discours а ses apфtres sur son dernier avиnement ; et, comme tout ce qui arrive а l’Eglise arrive aussi а chaque Chrйtien en particulier, il est certain que tout ce chapitre prйdit aussi bien l’йtat de chaque personne qui, en se convertissant, dйtruit le vieil homme en elle, que l’йtat de l’univers entier, qui sera dйtruit pour faire place а de nouveaux cieux et а une nouvelle terre, comme dit l’Йcriture. Et aussi je songeais que cette prйdiction de la ruine du temple rйprouvй, qui figure la ruine de l’homme rйprouvй qui est en chacun de nous, et dont il est dit qu’il ne sera laissй pierre sur pierre, marque qu’il ne doit кtre laissй aucune passion du vieil homme ; et ces effroyables guerres civiles et domestiques reprйsentent si bien le trouble intйrieur que sentent ceux qui se donnent а Dieu, qu’il n’y a rien de mieux peint.

Mais cette parole est йtonnante : « Quand vous verrez l’abomination dans le lieu oщ elle ne doit pas кtre, alors que chacun s’enfuie sans rentrer dans sa maison pour reprendre quoi que ce soit. » Il me semble que cela prйdit parfaitement le temps oщ nous sommes, oщ la corruption de la morale est aux maisons de saintetй et dans les livres des thйologiens et des religieux, oщ elle ne devrait pas кtre. Il faut sortir aprиs un tel dйsordre, et malheur а celles qui sont enceintes ou nourrices en ce temps-lа, c’est-а-dire а ceux qui ont des attachements au monde qui les y retiennent ! La parole d’une sainte est а propos sur ce sujet : qu’il ne faut pas examiner si on a vocation pour sortir du monde, mais seulement si on a vocation pour y demeurer, comme on ne consulterait point si on est appelй а sortir d’une maison pestifйrйe ou embrasйe.

Ce chapitre de l’Йvangile, que je voudrais lire avec vous tout entier, finit par une exhortation а veiller et а prier pour йviter tous ces malheurs, et en effet il est bien juste que la priиre soit continuelle quand le pйril est continuel.

J’envoie а ce dessein des priиres qu’on m’a demandйes ; c’est а trois heures aprиs midi. Il s’est fait un miracle depuis votre dйpart а une religieuse de Pontoise qui, sans sortir de son couvent, a йtй guйrie d’un mal de tкte extraordinaire par une dйvotion а la Sainte Йpine. Je vous en manderai un jour davantage. Mais je vous dirai sur cela un beau mot de saint Augustin, et bien consolatif pour de certaines personnes ; c’est qu’il dit que ceux-lа voient vйritablement les miracles auxquels les miracles profitent : car on ne les voit pas si on n’en profite pas.

Je vous ai une obligation que je ne puis assez vous dire du prйsent que vous m’avez fait ; je ne savais ce que ce pouvait кtre, car je l’ai dйployй avant que de lire votre lettre, et je me suis repenti ensuite de ne lui avoir pas rendu d’abord le respect que je lui devais. C’est une vйritй que le Saint- Esprit repose invisiblement dans les reliques de ceux qui sont morts dans la grвce de Dieu, jusqu’а ce qu’il y paraisse visiblement en la rйsurrection, et c’est ce qui rend les reliques des saints si dignes de vйnйration. Car Dieu n’abandonne jamais les siens, non pas mкme dans le sйpulcre, oщ leurs corps, quoique morts aux yeux des hommes, sont plus vivants devant Dieu, а cause que le pйchй n’y est plus : au lieu qu’il y rйside toujours durant cette vie, au moins quant а sa racine (car les fruits du pйchй n’y sont pas toujours), et cette malheureuse racine, qui en est insйparable pendant la vie, fait qu’il n’est pas permis de les honorer alors, puisqu’ils sont plutфt dignes d’кtre haпs. C’est pour cela que la mort est nйcessaire pour mortifier entiиrement cette malheureuse racine, et c’est ce qui la rend souhaitable. Mais il ne sert de rien de vous dire ce que vous savez si bien ; il vaudrait mieux le dire а ces autres personnes dont vous parlez, mais elles ne l’йcouteraient pas.

 

 

Lettre II

Dimanche, 24 septembre 1656.

Il est bien assurй qu’on ne se dйtache jamais sans douleur. On ne sent pas son lien quand on suit volontairement celui qui entraоne, comme dit saint Augustin ; mais quand on commence а rйsister et а marcher en s’йloignant, on souffre bien ; le lien s’йtend et endure toute la violence ; et ce lien est notre propre corps, qui ne se rompt qu’а la mort. Notre Seigneur a dit que, « depuis la venue de Jean Baptiste (c’est-а-dire depuis son avиnement dans chaque fidиle), le royaume de Dieu souffre violence et que les violents le ravissent ». Avant que l’on soit touchй, on n’a que le poids de sa concupiscence, qui porte а la terre. Quand Dieu attire en haut, ces deux efforts contraires font cette violence que Dieu seul peut faire surmonter. « Mais nous pouvons tout, dit saint Lйon, avec celui sans lequel nous ne pouvons rien ». Il faut donc se rйsoudre а souffrir cette guerre toute sa vie : car il n’y a point ici de paix. Jйsus-Christ est venu apporter le couteau, et non pas la paix. Mais nйanmoins il faut avouer que comme l’Йcriture dit que « la sagesse des hommes n’est que folie devant Dieu », aussi on peut dire que cette guerre qui parait dure aux hommes est une paix devant Dieu ; car c’est cette paix que Jйsus-Christ a aussi apportйe. Elle ne sera nйanmoins parfaite que quand le corps sera dйtruit, et c’est ce qui fait souhaiter la mort, en souffrant nйanmoins de bon coeur la vie pour l’amour de celui qui a souffert pour nous et la vie et la mort, et qui peut nous donner plus de biens que nous ne pouvons ni demander ni imaginer, comme dit saint Paul, en l’йpоtre de la messe d’aujourd’hui.

 

 

Lettre III

Septembre ou octobre 1656.

Je ne crains plus rien pour vous, Dieu merci, et j ‘ai une espйrance admirable. C’est une parole bien consolante que celle de Jйsus Christ : « Il sera donnй а ceux qui ont dйjа. » Par cette promesse, ceux qui ont beaucoup reзu ont droit d’espйrer davantage, et ainsi ceux qui ont reзu extraordinairement doivent espйrer extraordinairement.

J’essaye autant que je puis de ne m’affliger de rien, et de prendre tout ce qui arrive pour le meilleur. Je crois que c’est un devoir, et qu’on pкche en ne le faisant pas. Car enfin la raison pour laquelle les pйchйs sont pйchйs, c’est seulement parce qu’ils sont contraires а la volontй de Dieu ; et ainsi l’essence du pйchй consistant а avoir une volontй opposйe а celle que nous connaissons en Dieu, il est visible, ce me semble, que, quand il nous dйcouvre sa volontй par les йvйnements, ce serait un pйchй de ne s’y pas accommoder. J’ai appris que tout ce qui est arrivй a quelque chose d’admirable, puisque la volontй de Dieu y est marquйe. Je le loue de tout mon coeur de la continuation faite de ses grвces, car je vois bien qu’elles ne diminuent point.

L’affaire du... ne va guиre bien : c’est une chose qui fait trembler ceux qui ont de vrais mouvements de Dieu, de voir la persйcution qui se prйpare non seulement contre les personnes (ce serait peu), mais contre la vйritй. Sans mentir, Dieu est bien abandonnй. Il me semble que c’est un temps oщ le service qu’on lui rend est bien agrйable. Il veut que nous jugions de la grвce par la nature ; et ainsi il permet de considйrer que, comme un prince chassй de son pays par ses sujets a des tendresses extrкmes pour ceux qui lui demeurent fidиles dans la rйvolte publique, de mкme il semble que Dieu considиre avec une bontй particuliиre ceux qui dйfendent aujourd’hui la puretй de la religion et de la morale, qui est si fort combattue. Mais il y a cette diffйrence entre les rois de la terre et le Roi des rois, que les princes ne rendent pas leurs sujets fidиles, mais qu’ils les trou vent tels : au lieu que Dieu ne trouve jamais les hommes qu’infidиles, et qu’il les rend fidиles quand ils le sont. De sorte qu’au lieu que les rois ont une obligation insigne а ceux qui demeurent dans leur obйissance, il arrive, au contraire, que ceux qui subsistent dans le service de Dieu lui sont eux-mкmes redevables infiniment. Continuons donc а le louer de cette grвce, s’il nous l’a faite, de laquelle nous le louerons dans l’йternitй, et prions-le qu’il nous la fasse encore, et qu’il ait pitiй de nous et de l’Йglise entiиre, hors laquelle il n’y a que malйdiction.

Je prends part aux... persйcutйs dont vous parlez. Je vois bien que Dieu s’est rйservй des serviteurs cachйs, comme il le dit а Йlie. Je le prie que nous en soyons, bien et comme il faut, en esprit et en vйritй et sincиrement.

 

 

Lettre IV

Fin d’octobre 1656.

Il me semble que vous prenez assez de part au miracle pour vous mander en particulier que la vйrification en est achevйe par l’Йglise comme vous le verrez par cette sentence de M. le grand vicaire.

Il y a si peu de personnes а qui Dieu se fasse paraоtre par ces coups extraordinaires, qu’on doit bien profiter de ces occasions, puisqu’il ne sort du secret de la nature qui le couvre que pour exciter notre foi а le servir avec d’autant plus d’ardeur que nous le connaissons avec plus de certitude.

Si Dieu se dйcouvrait continuellement aux hommes, il n’y aurait point de mйrite а le croire ; et s’il ne se dйcouvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se cache ordinairement, et se dйcouvre rarement а ceux qu’il veut engager dans son service. Cet йtrange secret, dans lequel Dieu s’est retirй, impйnйtrable а la vue des hommes, est une grande leзon pour nous porter а la solitude loin de la vue des hommes. Il est demeurй cachй, sous le voile de la nature qui nous le couvre, jusque l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il est encore plus cachй en se couvrant de l’humanitй. Il йtait bien plus reconnaissable quand il йtait invisible, que non pas quand il s’est rendu visible. Et enfin, quand il a voulu accomplir la pro messe qu’il fit а ses apфtres de demeurer avec les hommes jusqu’а son dernier avиnement, il a choisi d’y demeurer dans le plus йtrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espиces de l’Eucharistie. C’est ce sacrement que saint Jean appelle dans l’Apocalypse une manne cachйe ; et je crois qu’Isaпe le voyait en cet йtat, lors qu’il dit en esprit de prophйtie : « Vйritablement tu es un Dieu cachй. » C’est lа le dernier secret oщ il peut кtre. Le voile de la nature qui couvre Dieu a йtй pйnйtrй par plusieurs infidиles, qui, comme dit saint Paul, ont reconnu un Dieu invisible par la nature visible. Les chrйtiens hйrйtiques l’ont connu а travers son humanitй, et adorent Jйsus-Christ Dieu et homme. Mais de le reconnaоtre sous des espиces de pain, c’est le propre des seuls catholiques : il n’y a que nous que Dieu йclaire jusque-lа. On peut ajouter а ces considйrations le secret de l’esprit de Dieu cachй encore dans l’Йcriture. Car il y a deux sens parfaits, le littйral et le mystique ; et les Juifs s’arrкtant а l’un ne pensent pas seulement qu’il y en ait un autre et ne songent pas а le chercher ; de mкme que les impies, voyant les effets naturels, les attribuent а la nature, sans penser qu’il y en ait un autre auteur ; et comme les Juifs, voyant un homme parfait en Jйsus-Christ, n’ont pas pensй а y chercher une autre nature : « Nous n’avons pas pensй que ce fыt lui », dit encore Isaпe ; et de mкme enfin que les hйrйtiques, voyant les apparences par faites du pain dans l’Eucharistie, ne pensent pas а y chercher une autre substance. Toutes choses couvrent quelque mystиre ; toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les Chrйtiens doivent le reconnaоtre en tout. Les afflictions temporelles couvrent les maux йternels qu’elles causent. Prions Dieu de nous le faire reconnaоtre et servir en tout ; et rendons-lui des grвces infinies de ce que, s’йtant cachй en toutes choses pour les autres, il s’est dйcouvert en toutes choses et en tant de maniиres pour nous.

 

 

Lettre V

Dimanche 5 novembre 1656.

Je ne sais comment vous aurez reзu la perte de vos lettres. Je voudrais bien que vous l’eussiez prise comme il faut. Il est temps de commencer а juger de ce qui est bon ou mauvais par la volontй de Dieu, qui ne peut кtre ni injuste ni aveugle, et non pas par la nфtre propre, qui est toujours pleine de malice et d’erreur. Si vous avez eu ces sentiments, j’en serai bien content, afin que vous vous en soyez consolйe sur une raison plus solide que celle que j’ai а vous dire, qui est que j’espиre qu’elles se retrouveront. On m’a dйjа rapportй celle du 5 ; et quoique ce ne soit pas la plus importante, car celle de M. du Gas l’est davantage, nйanmoins cela me fait espйrer de ravoir l’autre.

Je ne sais pourquoi vous vous plaignez de ce que je n’avais rien йcrit pour vous ; je ne vous sйpare point vous deux, et je songe sans cesse а l’un et а l’autre. Vous voyez bien que mes autres lettres, et encore celle-ci, vous regardent assez. En vйritй, je ne puis m’empкcher de vous dire que je voudrais кtre infaillible dans mes jugements ; vous ne seriez pas mal si cela йtait, car je suis bien content de vous, mais mon jugement n’est rien. Je dis cela sur la maniиre dont je vois que vous parlez de ce bon cordelier persйcutй, et de ce que fait le... Je ne suis pas surpris de voir M. N... s’y intйresser, je suis accoutumй а son zиle, mais le vфtre m’est tout а fait nouveau ; c’est ce langage nouveau que produit ordinairement le coeur nouveau. Jйsus-Christ a donnй dans l’Йvangile cette marque pour reconnaоtre ceux qui ont la foi, qui est qu’ils parleront un langage nouveau et en effet, le renouvellement des pensйes et des dйsirs cause celui des discours. Ce que vous dites des jours oщ vous vous кtes trouvйe seule, et la consolation que vous donne la lecture, sont des choses que M. N... sera bien aise de savoir quand je les lui ferai voir, et ma soeur aussi. Ce sont assurйment des choses nouvelles, mais qu’il faut sans cesse renouveler ; car cette nouveautй, qui ne peut dйplaire а Dieu, comme le vieil homme ne lui peut plaire, est diffйrente des nouveautйs de la terre, en ce que les choses du monde, quelque nouvelles qu’elles soient, vieillissent en durant ; au lieu que cet esprit nouveau se renouvelle d’autant plus qu’il dure davantage. « Notre vieil homme pйrit, dit saint Paul, et se renouvelle de jour en jour n, et ne sera parfaitement nouveau que dans l’йternitй, oщ l’on chantera sans cesse ce cantique nouveau dont parle David dans les Psaumes de Laudes, c’est-а-dire ce chant qui part de l’esprit nouveau de la charitй.

Je vous dirai pour nouvelle de ce qui touche ces deux personnes, que je vois bien que leur zиle ne se refroidit pas : cela m’йtonne, car il est bien plus rare de voir continuer dans la piйtй que d’y voir entrer. Je les ai toujours dans l’esprit, et principalement celle du miracle, parce qu’il y a quelque chose de plus extraordinaire, quoique l’autre le soit aussi beaucoup et quasi sans exemple. Il est certain que les grвces que Dieu fait en cette vie sont la mesure de la gloire qu’il prйpare en l’autre Aussi, quand je prйvois la fin et le couronnement de son ouvrage par les commencements qui en paraissent dans les personnes de piйtй, j’entre en une vйnйration qui me transit de respect envers ceux qu’il semble avoir choisis pour ses йlus. Je vous avoue qu’il me semble que je les vois dйjа dans un de ces trфnes oщ ceux qui auront tout quittй jugeront le monde avec Jйsus-Christ, selon la promesse qu’il en a faite. Mais quand je viens а penser que ces mкmes personnes peuvent tomber, et кtre au contraire au nombre malheureux des jugйs, et qu’il y en aura tant qui tomberont de la gloire, et qui laisseront prendre а d’autres par leur nйgligence la couronne que Dieu leur avait offerte, je ne puis souffrir cette pensйe ; et l’effroi que j’aurais de les voir en cet йtat йternel de misиre, aprиs les avoir imaginйes avec tant de raison dans l’autre йtat, me fait dйtourner l’esprit de cette idйe, et revenir а Dieu pour le prier de ne pas abandonner les faibles crйatures qu’il s’est acquises, et а lui dire pour les deux personnes que vous savez ce que l’Йglise dit aujourd’hui avec saint Paul : « Seigneur, achevez vous-mкme l’ouvrage que vous-mкme avez commencй. » Saint Paul se considйrait souvent en ces deux йtats, et c’est ce qui lui fait dire ailleurs : « Je chвtie mon corps, de peur que moi-mкme, qui convertis tant de peuples, je ne devienne rйprouvй. » Je finis donc par ces paroles de Job : « J’ai toujours craint le Seigneur comme les flots d’une mer furieuse et enflйe pour m’engloutir. Et ailleurs : « Bienheureux est l’homme qui est toujours en crainte. »

 

 

Lettre VI

Novembre 1656.

... pour rйpondre а tous vos articles, et bien йcrire malgrй mon peu de temps.

Je suis ravi que vous goыtez le livre de M. de Laval et les Mйditations sur la grвce ; j’en tire de grandes consйquences pour ce que je souhaite.

Je mande le dйtail de cette condamnation qui vous avait effrayйe ; cela n’est rien du tout, Dieu merci, et c’est un miracle de ce qu’on n’y fait pas pis, puisque les ennemis de la vйritй ont le pouvoir et la volontй de l’opprimer. Peut-кtre кtes-vous de celles qui mйritent que Dieu ne l’abandonne pas, et ne la retire pas de la terre, qui s’en est rendue si indigne ; et il est assurй que vous servez а l’Йglise par vos priиres, si l’Йglise vous a servi par les siennes. Car c’est l’Йglise qui mйrite, avec Jйsus-Christ qui en est insйparable, la conversion de ceux qui ne sont pas dans la vйritй ; et ce sont ensuite ces personnes converties qui secourent la mиre qui les a dйlivrйes. 3e loue de tout mon coeur le petit zиle que j’ai reconnu dans votre lettre pour l’union avec le pape. Le corps n’est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le corps. Quiconque se sйpare de l’un ou de l’autre n’est plus du corps, et n’appartient plus а Jйsus-Christ. •e ne sais s’il y a des personnes dans l’Йglise plus attachйes а cette unitй du corps que ceux que vous appelez nфtres. Nous savons que toutes les vertus, le martyre, les austйritйs et toutes les bonnes oeuvres sont inutiles hors de l’Йglise, et de la communion du chef de l’Йglise, qui est le pape. Je ne me sйparerai jamais de sa communion, au moins je prie Dieu de m’en faire la grвce ; sans quoi je serais perdu pour jamais

Je vous fais une espиce de profession de foi, et je ne sais pourquoi ; mais je ne l’effacerai pas ni ne recommencerai pas.

M. du Gas m’a parlй ce matin de votre lettre avec autant d’йtonnement et de joie qu’on en peut avoir : il ne sait oщ vous avez pris ce qu’il m’a rapportй de vos paroles ; il m’en a dit des choses surprenantes et qui ne me surprennent plus tant. Je commence а m’accoutumer а vous et а la grвce que Dieu vous fait, et nйanmoins je vous avoue qu’elle est toujours nouvelle, comme elle est toujours nouvelle en effet. Car c’est un flux continuel de grвces que l’Йcriture compare а un fleuve et а la lumiиre que le soleil envoie incessamment hors de soi, et qui est toujours nouvelle, en sorte que, s’il cessait un instant d’en envoyer, toute celle qu’on aurait reзue dis paraоtrait, et on resterait dans l’obscuritй

Il m’a dit qu’il avait commencй а vous rйpondre, et qu’il le transcrirait pour le rendre plus lisible, et qu’en mкme temps il l’йtendrait. Mais il vient de me l’envoyer avec un petit billet, oщ il me mande qu’il n’a pu ni le transcrire, ni l’йtendre ; cela me fait croire que cela sera mal йcrit. Je suis tйmoin de son peu de loisir, et du dйsir qu’il avait d’en avoir pour vous.

Je prends part а la joie que vous donnera l’affaire des..., car je vois bien que vous vous intйressez pour l’Йglise ; vous lui кtes bien obligйe. Il y a seize cents ans qu’elle gйmit pour vous. Il est temps de gйmir pour elle, et pour nous tout ensemble, et de lui donner tout ce qui nous reste de vie, puisque Jйsus-Christ n’a pris la sienne que pour la perdre pour elle et pour nous…

 

 

Lettre VII

Dйcembre 1656.

Quoi qu’il puisse arriver de l’affaire de..., il y en a assez, Dieu merci, de ce qui est dйjа fait pour en tirer un admirable avantage contre ces maudites maximes. Il faut que ceux qui ont quelque part а cela en rendent de grandes grвces а Dieu, et que leurs parents et amis prient Dieu pour eux, afin qu’ils ne tombent pas d’un si grand bonheur et d’un si grand honneur que Dieu leur a faits. Tous les honneurs du monde n’en sont que l’image ; celui-lа seul est solide et rйel, et nйanmoins il est inutile sans la bonne disposition du coeur. Ce ne sont ni les austйritйs du corps ni les agitations de l’esprit, mais les bons mouvements du coeur qui mйritent, et qui soutiennent les peines du corps et de l’esprit. Car enfin il faut ces deux choses pour sanctifier : peines et plaisirs. Saint Paul a dit que ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des troubles et des inquiйtudes en grand nombre. Cela doit consoler ceux qui en sentent, puisque, йtant avertis que le chemin du ciel qu’ils cherchent en est rempli, ils doivent se rйjouir de rencontrer des marques qu’ils sont dans le vйritable chemin. Mais ces peines-lа ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontйes que par le plaisir. Car de mкme que ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde ne le font pas parce qu’ils trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre que dans ceux de l’union avec Dieu, et que ce charme victorieux les entraоne, et, les faisant repentir de leur premier choix, les rend des pйnitents du diable, selon la parole de Tertullien : de mкme on ne quitterait jamais les plaisirs du monde pour embrasser la croix de Jйsus-Christ, si on ne trouvait plus de douceur dans le mйpris, dans la pauvretй, dans le dйnuement et dans le rebut des hommes, que dans les dйlices du pйchй. Et ainsi, comme dit Tertullien, il ne faut pas croire que la vie des chrйtiens soit une vie de tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands. « Priez toujours, dit saint Paul, rendez grвces toujours, rйjouissez vous toujours. » C’est la joie d’avoir trouvй Dieu qui est le principe de la tristesse de l’avoir offensй et de tout le changement de vie. Celui qui a trouvй le trйsor dans un champ en a une telle joie, que cette joie, selon Jйsus-Christ, lui fait vendre tout ce qu’il a pour l’acheter. « Les gens du monde n’ont point cette joie a que le monde ne peut ni donner ni фter », dit Jйsus-Christ mкme. Les Bienheureux ont cette joie sans aucune tristesse ; les gens du monde ont leur tristesse sans cette joie, et les Chrйtiens ont cette joie mкlйe de la tristesse d’avoir suivi d’autres plaisirs, et de la crainte de la perdre par l’attrait de ces autres plaisirs qui nous tentent sans relвche. Et ainsi nous devons travailler sans cesse а nous conserver cette joie qui modиre notre crainte, et а conserver cette crainte qui modиre notre joie, et, selon qu’on se sent trop emporter vers l’une, se pencher vers l’autre pour demeurer debout. « Souvenez-vous des biens dans les jours d’affliction, et souvenez-vous de l’affliction dans les jours de rйjouissance », dit l’Йcriture, jusqu’а ce que la promesse que Jйsus-Christ nous a faite de rendre sa joie pleine en nous, soit accomplie. Ne nous laissons donc pas abattre а la tristesse, et ne croyons pas que la piйtй ne consiste qu’en une amertume sans consolation. La vйritable piйtй, qui ne se trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de satisfactions, qu’elle en remplit et l’entrйe et le progrиs et le couronnement. C’est une lumiиre si йclatante, qu’elle rejaillit sur tout ce qui lui appartient ; et s’il y a quelque tristesse mкlйe, et surtout а l’entrйe, c’est de nous qu’elle vient, et non pas de la vertu ; car ce n’est pas l’effet de la piйtй qui commence d’кtre en nous, mais de l’impiйtй qui y est encore. Фtons l’impiйtй, et la joie sera sans mйlange. Ne nous en prenons donc pas а la dйvotion, mais а nous-mкmes, et n’y cherchons du soulagement que par notre correction.

 

 

Lettre VIII

Dйcembre 1656.

Je suis bien aise de l’espйrance que vous me donnez du bon succиs de l’affaire dont vous craignez de la vanitй. Il y a а craindre partout, car si elle ne rйussissait pas, j’en craindrais cette mauvaise tristesse dont saint Paul dit qu’elle donne la mort, au lieu qu’il y en a une autre qui donne la vie. Il est certain que cette affaire-lа йtait йpineuse, et que si la personne en sort, il y a sujet d’en prendre quelque vanitй ; si ce n’est а cause qu’on a priй Dieu pour cela, et qu’ainsi il doit croire que le bien qui en viendra sera son ouvrage. Mais si elle rйussissait mal, il ne devrait pas en tomber dans l’abattement, par cette mкme raison qu’on a priй Dieu pour cela, et qu’il y a apparence qu’il s’est appropriй cette affaire : aussi il le faut regarder comme l’auteur de tous les biens et de tous les maux, exceptй le pйchй. Je lui rйpйterai lа-dessus ce que j’ai autrefois rapportй de l’Йcriture : « Quand vous кtes dans les biens, souvenez vous des maux que vous mйritez, et quand vous кtes dans les maux, souvenez-vous des biens que vous espйrez. » Cependant je vous dirai sur le sujet de l’autre personne que vous savez, qui mande qu’elle a bien des choses dans l’esprit qui l’embarrassent, que je suis bien fвchй de la voir en cet йtat. J’ai bien de la douleur de ses peines, et je voudrais bien l’en pouvoir soulager ; je la prie de ne point prйvenir l’avenir, et de se souvenir que, comme dit Notre Seigneur, « а chaque jour suffit sa malice. »

Le passй ne nous doit point embarrasser, puisque nous n’avons qu’а avoir regret de nos fautes ; mais l’avenir nous doit encore moins toucher, puisqu’il n’est point du tout а notre йgard, et que nous n’y arriverons peut- кtre jamais. Le prйsent est le seul temps qui est vйritablement а nous, et dont nous devons user selon Dieu C’est lа oщ nos pensйes doivent кtre principalement comptйes. Cependant le monde est si inquiet, qu’on ne pense presque jamais а la vie prйsente et а l’instant oщ l’on vit ; mais а celui oщ l’on vivra. De sorte qu’on est toujours en йtat de vivre а l’avenir, et jamais de vivre maintenant. Notre Seigneur n’a pas voulu que notre prйvoyance s’йtendit plus loin que le jour oщ nous sommes C’est les bornes qu’il faut garder, et pour notre propre salut, et pour notre propre repos. Car, en vйritй, les prйceptes chrйtiens sont les plus pleins de consolations ; je dis plus que les maximes du monde.

Je prйvois aussi bien des peines et pour cette personne, et pour d’autres, et pour moi. Mais je prie Dieu, lorsque je sens que je m’engage dans ces prйvoyances, de me renfermer dans mes limites ; je me ramasse dans moi- mкme, et je trouve que je manque а faire plusieurs choses а quoi je suis obligй prйsentement, pour me dissiper en des pensйes inutiles de l’avenir, auxquelles bien loin d’кtre obligй de m’arrкter, je suis au contraire obligй de ne m’y point arrкter. Ce n’est que faute de savoir bien connaоtre et йtudier le prйsent qu’on fait l’entendu pour йtudier l’avenir. Ce que je dis lа, je le dis pour moi, et non pas pour cette personne, qui a assurйment bien plus de vertu et de mйditation que moi ; mais je lui reprйsente mon dйfaut pour l’empкcher d’y tomber ; on se corrige quelquefois mieux par la vue du mal que par l’exemple du bien ; et il est bon de s’accoutumer а profiter du mal, puisqu’il est si ordinaire, au lieu que le bien est si rare.

 

 

Lettre IX

Dimanche 24 dйcembre 1656.

Je plains la personne que vous savez dans l’inquiйtude oщ je sais qu’elle est, et oщ je ne m’йtonne pas de la voir. C’est un petit jour du jugement, qui ne peut arriver sans une йmotion universelle de la personne, comme le jugement gйnйral en causera une gйnйrale dans le monde, exceptй ceux qui se seront dйjа jugйs eux-mкmes, comme elle prйtend faire : cette peine temporelle garantirait de l’йternelle, par les mйrites infinis de Jйsus-Christ, qui la souffre et qui se la rend propre ; c’est ce qui doit la consoler. Notre joug est aussi le sien, sans cela il serait insupportable. « Portez, dit-il, mon joug sur vous. » Ce n’est pas notre joug, c’est le sien, et aussi il le porte. « Sachez, dit-il, que mon joug est doux et lйger. » Il n’est lйger qu’а lui et а sa force divine. Je lui voudrais dire qu’elle se souvienne que ces inquiйtudes ne viennent pas du bien qui commence d’кtre en elle, mais du mal qui y est encore et qu’il faut diminuer continuellement ; et qu’il faut qu’elle fasse comme un enfant qui est tirй par des voleurs d’entre les bras de sa mиre, qui ne le veut point abandonner ; car il ne doit pas accuser de la violence qu’il souffre la mиre qui le retient amoureusement, mais ses injustes ravisseurs. Tout l’office de l’Avent est bien propre pour donner courage aux faibles, et on y dit souvent ce mot de l’Йcriture : « Prenez courage, lвches et pusillanimes, voici votre rйdempteur qui vient », et on dit aujourd’hui а Vкpres : « Prenez de nouvelles forces, et bannissez dйsormais toute crainte, voici notre Dieu qui arrive, et vient pour nous secourir et nous sauver. »

 

 

 

Correspondance scientifique

 

 

 

Fragment d’une lettre de Pascal au Pиre Lalouиre

11 septembre 1658.

 

Mon Rйvйrend Pиre,

Je voudrais que vous vissiez la joie que votre derniиre lettre me donne, oщ vous dites que vous avez trouvй la dimension du solide sur l’axe tant de la Cycloпde que de son segment. Je vous supplie de croire qu’il n’y a personne qui publie plus hautement Les mйrites des personnes que moi ; mais il faut, а la vйritй, qu’il y ait sujet de le faire ; c’est une chose rare, et surtout en ceux qui font profession des sciences, que d’avoir cette sincйritй dont je me vante et que je ferai bien paraоtre а votre sujet, car je vous assure que j’ai autant de joie de publier que vous avez rйsolu les plus difficiles problиmes de la Gйomйtrie que j’avais de regret en disant que ceux que vous avez rйsolus йtaient peu auprиs de ceux-lа. Il est certain, mon Pиre, que c’est un grand Problиme, et je souhaite rais fort de savoir par oщ vous y кtes arrivй ; car enfin M. de Roberval qui est assurйment fort habile, a йtй six ans а le trouver et vous avez la solution gйnйrale dont sa mйthode ne donne qu’un cas qui est celui de la Cycloпde entiиre.

 

 

 

Fragment d’une lettre а Wren

13 septembre 1658.

 

Absentia communis amici nostri D. de Carcavi qui tuas ad me misit Epistolas causa est cur non ille sed ego, quamvis ignotus, audeam respondere ...

... Unum tibi dicere habeo, scilicet hic receptas esse ab eximio ex vestris Geometra epistolas in quibus omnium quж de Cycloide problematum sunt proposita solutionem tradit. Et ipsi suum ordi nem religiose servandum ab illo die, scilicet quo recepta fuerunt nempe a decimo die hujus mensis stilo novo. Sic enim habetur intentio Anonymi proponentis ut, qua die D. de Carcavi excipit solutionem alicujus, eo die ordo ejus sumatur. Et quidem confor mius fuisset Anonymi ipsius intentioni ut per Notarios Parisienses attestatio facta fuisset quam per Oxonienses. Parisienses enim fidem facerent receptionis D. de Carcavi, unde ordo sumitur ; Oxonienses vero nihil ad hoc facere possunt... Qui publico instru mento ante prжstitutum tempus illustrissimo D. de Carcavi signi ficaverit, id est, per Notarios Parisienses, per extraneos enim nihil significari potest D. de Carcavi ; et in hoc est aliquantulum plus gratiж in Gallos quam in alios Geometras ; sic autem voluit Ano nymus, suae legis dominus ; itaque, quidquid ante Calendas Octob. ad D. de Carcavi mittetur, ordinem obtinebit ; quod autem postea, non recipietur, quamvis probaretur actum fuisse ante Calendas Octobris ; sigmficatio enim facta ad D. Carcavi, seu ejus receptio, sola valet ad ordinem prжmu. Et si quis e regione magis remota jam mittat solutionem actam ante 29 Augusti (qua die acta est solutio vestri dicti Geometrж), ipsa, quamvis prior, posterior habebitur, utpote posterius recepta.

 

 

 

Fragment d’une lettre au Pиre Lalouиre

18 septembre 1658.

 

Mon trиs Rйvйrend Pиre,

Je ne puis vous tйmoigner combien nous avons d’impatience de voir le biais par oщ vous vous кtes pris а trouver les solides de la Cycloпde sur l’axe. J’avais eu tort de craindre qu’il y eыt erreur а votre calcul. Il n’y en a point. Je l’ai vйrifiй... Pour revenir а vous, mon R. Pиre, je ne serai point en repos que vous ne m’ayez fait la grвce de me mander par oщ vous кtes venu а ces solides de la Cycloпde. J’en ai une grande curiositй...

 

 

 

Lettre а Huygens

De Paris, le 6 janvier 1659.

 

Monsieur,

J’ai reзu le prйsent que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer, et qui m’a йtй rendu par un gentilhomme franзais qui m’a fait le rйcit de la maniиre la plus obligeante et la plus civile du monde dont vous l’aviez reзu chez vous. Il m’a dit mкme qu’il n’йtait point connu de vous, et que c’йtait sur moi que toute cette obligation retombait. Je vous assure, Monsieur, que j’en ai eu une surprise et une joie extrкmes, car je ne pensais pas seulement que mon nom fыt venu jusqu’а vous, et j’aurais bornй mon ambition а avoir une place dans votre mйmoire. Cependant on me veut faire croire que j’en ai mкme dans votre estime. Je n’ose le croire, et je n’ai rien qui le vaille, mais j’espиre quel vous m’en accorderez dans votre amitiй, puisqu’il est certain que, si on peut la mйriter par l’estime et le respect qu’on a pour vous, je la mйrite autant qu’homme du monde. Je suis rempli de ces sentiments lа pour vous, et votre derniиre production n’a pas peu ajoutй aux autres. Elle est en vйritй digne de vous, et au dessus de tout autre. J’en ai йtй un des premiers admirateurs. Et j’ai cru qu’on en verrait de grandes suites.

Je voudrais bien avoir de quoi vous rendre. Mais j’en suis bien incapable. Tout ce que je puis est de vous envoyer autant qu’il vous plaira d’exemplaires du traitй de la Roulette oщ l’Anonyme a rйsolu les problиmes qu’il avait lui mкme proposйs. Je ne vous en mets ici que quelques avant coureurs, car le paquet serait trop gros pour la poste Je m’informerai de nos libraires de la voie qu’il faut tenir pour en envoyer commodйment. Ne croyez pas, Monsieur, que je prйtende par lа m’acquitter de ce que je vous dois ; ce n’est au contraire que pour vous tйmoigner que je ne le puis faire, et que c’est vйritablement de tout mon coeur que je ressens la grвce que vous m’avez faite en la personne de ce gentilhomme. Car, encore qu’il vaille bien mieux que moi, nйanmoins comme vous ne le connaissiez pas, je me charge de tout et vous vous кtes acquis par lа l’un et l’autre. Assurez vous en pleinement et que je serai toute ma vie Monsieur,

Votre trиs humble et obйissant serviteur,

Pascal.

 

 

 

Lettre а Fermat

 

Monsieur,

Vous кtes le plus galant homme du monde, et je suis assurйment un de ceux qui sais le mieux reconnaоtre ces qualitйs-lа et les admirer infiniment, surtout quand elles sont jointes aux talents qui se trouvent singuliиrement en vous : tout cela m’oblige а vous tйmoigner de ma main ma reconnaissance pour l’offre que vous me faites, quelque peine que j’aie encore d’йcrire et de lire moi-mкme : mais l’honneur que vous me faites m’est si cher, que je ne puis trop me hвter d’y rйpondre. Je vous dirai donc, monsieur, que, si j’йtais en santй, je serais volй а Toulouse, et que je n’aurais pas souffert qu’un homme comme vous eыt fait un pas pour un homme comme moi. Je vous dirai aussi que, quoique vous soyez celui de toute l’Europe que je tiens pour le plus grand gйomиtre, ce ne serait pas cette qualitй-lа qui m’aurait attirй ; mais que je me figure tant d’esprit et d’honnкtetй en votre conversation, que c’est pour cela que je vous rechercherais. Car pour vous parler franchement de la gйomйtrie, je la trouve le plus haut exercice de l’esprit ; mais en mкme temps je la connais pour si mutile, que je fais peu de diffйrence entre un homme qui n’est que gйomиtre et un habile artisan. Aussi je l’appelle le plus beau mйtier du monde ; mais enfin ce n’est qu’un mйtier ; et j’ai dit souvent qu’elle est bonne pour faire l’essai, mais non pas l’emploi de notre force : de sorte que je ne ferais pas deux pas pour la gйomйtrie, et je m’assure fort que vous кtes fort de mon humeur. Mais il y a maintenant ceci de plus en moi, que je suis dans des йtudes si йloignйes de cet esprit-lа, qu’а peine me souviens-je qu’il y en ait. Je m’y йtais mis, il y a un an ou deux, par une raison tout а fait singuliиre, а laquelle ayant satisfait, je suis au hasard de ne jamais plus y penser, outre que ma santй n’est pas encore assez forte ; car je suis si faible que je ne puis marcher sans bвton, ni me tenir а cheval. Je ne puis mкme faire que trois ou quatre lieues au plus en carrosse ; c’est ainsi que je suis venu de Paris ici en vingt-deux jours. Les mйdecins m’ordonnent les eaux de Bourbon pour le mois de septembre, et je suis engagй autant que je puis l’кtre, depuis deux mois, d’aller de lа en Poitou par eau jusqu’а Saumur, pour demeurer jusqu’а Noлl avec M. le duc de Roannez, gouverneur de Poitou, qui a pour moi des sentiments que je ne vaux pas. Mais comme je passerai par Orlйans en allant а Saumur par la riviиre, si ma santй ne me permet pas de passer outre, j’irai de lа а Paris. Voilа, monsieur, tout l’йtat de ma vie prйsente, dont je suis obligй de vous rendre compte, pour vous assurer de l’impossibilitй oщ je suis de recevoir l’honneur que vous daignez m’offrir, et que je souhaite de tout mon coeur de pouvoir un jour reconnaоtre, ou en vous, ou en messieurs vos enfants, auxquels je suis tout dйvouй ayant une vйnйration particuliиre pour ceux qui portent le nom du premier homme du monde. Je suis, etc.

Pascal.

De Bienassis, le 10 aoыt 1660.

 

 

 

Lettre а la marquise de Sablй

 

Encore que je sois bien embarrassй, je ne puis diffйrer davantage а vous rendre mille grвces de m’avoir procurй la connaissance de M. Menjot, car c’est а vous sans doute, madame, que je la dois. Et comme je l’estimais dйjа beaucoup par les choses que ma soeur m’en avait dites, je ne puis vous dire avec combien de joie j’ai reзu la grвce qu’il m’a voulu faire. Il ne faut que lire son йpоtre pour voir combien il a d’esprit et de jugement ; et quoique je ne sois pas capable d’entendre le fond des matiиres qu’il traite dans son livre, je vous dirai nйanmoins, madame, que j’y ai beaucoup appris par la maniиre dont il accorde en peu de mots l’immatйrialitй de l’вme avec le pouvoir qu’a la matiиre d’altйrer ses fonctions et de causer le dйlire. J’ai bien de l’impatience d’avoir l’honneur de vous en entretenir.


Opuscules et Lettres

Blaise Pascal

Opuscules et Lettres

 

 

 

La machine d’arithmйtique :

Lettre dйdicatoire

Avis nйcessaire

Privilиge du Roi

Lettre а la reine Christine de juin 1652

 

Fragment de Prйface pour le Traitй du Vide

Lettre au Pиre Noлl du 29 octobre 1647

Lettre а M.Le Pailleur, au sujet du P.Noлl, jйsuite

 

Discours sur les passions de l’amour

 

Sur la conversion du pйcheur

 

Entretien de M. Pascal et de M. de Sacy, sur la lecture d’Epictиte et de Montaigne

 

De l’esprit gйomйtrique

De l’art de persuader

 

Comparaison des chrйtiens des premiers temps avec ceux d’aujourd’hui

 

Trois discours sur la condition des grands

 

Le Mйmorial

 

Lettres aux Roannez

 

Correspondance scientifique

 

 

 

La machine d’arithmйtique

 

 

 

Lettre dйdicatoire а Monseigneur le Chancelier sur le sujet de la machine nouvellement inventйe par le sieur B.P. pour faire toutes sortes d’opйrations d’arithmйtique par un mouvement rйglй sans plume ni jetons, avec un avis nйcessaire а ceux qui auront curiositй de voir ladite machine et s’en servir.

(1645)

 

A Monseigneur Le Chancelier

 

Monseigneur,

Si le public reзoit quelque utilitй de l’invention que j’ai trouvйe pour faire toutes sortes de rиgles d’arithmйtique par une maniиre aussi nouvelle que commode, il en aura plus d’obligation а Votre Grandeur qu’а mes petits efforts, puisque je ne me saurais vanter que de l’avoir conзue, et qu’elle doit absolument sa naissance а l’honneur de vos commandements. Les longueurs et les difficultйs des moyens ordinaires dont on se sert m’ayant fait penser а quelque secours plus prompt et plus facile, pour me soulager dans les grands calculs oщ j’ai йtй occupй depuis quelques annйes en plusieurs affaires qui dйpendent des emplois dont il vous a plu honorer mon pиre pour le service de sa Majestй en la haute Normandie, j’employai а cette recherche toute la connaissance que mon inclination et le travail de mes premiиres йtudes m’ont fait acquйrir dans les mathйmatiques ; et aprиs une profonde mйditation, je reconnus que ce secours n’йtait pas impossible а trouver. Les lumiиres de la gйomйtrie, de la physique et de la mйcanique m’en fournirent le dessein, et m’assurиrent que l’usage en serait infaillible si quelque ouvrier pouvait former l’instrument dont j’avais imaginй le modиle. Mais ce fut en ce point que je rencontrai des obstacles aussi grands que ceux que je voulais йviter, et auxquels je cherchais un remиde. N’ayant pas l’industrie de manier le mйtal et le marteau comme la plume et le compas, et les artisans ayant plus de connaissance de la pratique de leur art que des sciences sur lesquelles il est fondй, je me vis rйduit а quitter toute mon entreprise, dont il ne me revenait que beaucoup de fatigues, sans aucun bon succиs. Mais, Monseigneur, Votre Grandeur ayant soutenu mon courage, qui se laissais aller, et m’avant fait la grвce de parler du simple crayon que mes amis vous avaient prйsentй en des termes qui me le firent voir tout autre qu’il ne m’avais paru auparavant, avec les nouvelles forces que vos louanges me donnиrent, je fis de nouveaux efforts, et, suspendant tout autre exercice, je ne songeai plus qu’а la construction de cette petite machine que j’ai osй, Monseigneur, vous prйsenter, aprиs l’avoir mise en йtat de faire, avec elle seule et sans aucun travail d’esprit, les opйrations de toutes les parties de l’arithmйtique, selon que je me l’йtais proposй. C’est donc а vous, Monseigneur, que je devais ce petit essai, puisque c’est vous qui me l’avez fait faire ; et c’est de vous aussi que j’en attends une glorieuse protection. Les inventions qui ne sont pas connues ont toujours plus de censeurs que d’approbateurs : on blвme ceux qui les ont trouvйes parce qu’on n’en a pas une parfaite intelligence : et, par un injuste prйjugй, la difficultй que l’on s’imagine aux choses extraordinaires, fait qu’au lieu de les considйrer pour les estimer. on les accuse d’impossibilitй, afin de les rejeter ensuite comme impertinentes. D’ailleurs, Monseigneur, je m’attends bien que parmi tant de doctes qui ont pйnйtrй jusque dans les derniers secrets des mathйmatiques. il pourra s’en trouver qui d’abord estimeront mon action tйmйraire, vu qu’en la jeunesse oщ je suis. et avec si peu de force, j’ai osй tenter une route nouvelle dans un champ tout hйrissй d’йpines, et sans avoir de guide pour m’y frayer le chemin. Mais je veux bien qu’ils m’accusent, et mкme qu’ils me condamnent, s’ils peuvent justifier que je n’ai pas tenu exactement ce que j’avais promis ; et je ne leur demande que la faveur d’examiner ce que j’ai fait, et non pas celle de l’approuver sans le connaоtre. Aussi. Monseigneur, je puis dire а Votre Grandeur que j’ai dйjа la satisfaction de voir mon petit ouvrage, non seulement autorisй de l’approbation de quelques-uns des principaux en cette vйritable science, qui, par une prйfйrence toute particuliиre, a l’avantage de ne rien enseigner qu’elle ne dйmontre, mais encore honorй de leur estime et de leur recommandation ; et que mкme celui d’entre eux, de qui la plupart des autres admirent tous les jours et recueillent les productions, ne l’a pas jugй indigne de se donner la peine, au milieu de ses grandes occupations, d’enseigner et la disposition et l’usage а ceux qui auront quelque dйsir de s’en servir. Ce sont lа, vйritablement, Monseigneur, de grandes rйcompenses du temps que j’ai employй, et de la dйpense que j’ai faite pour mettre la chose en l’йtat ou je vous l’ai prйsentйe. Mais permettez-moi de flatter ma vanitй jusqu’au point de dire qu’elles ne me satisferaient pas entiиre ment, si je n’en avais reзu une beaucoup plus importante et plus dйlicieuse de Votre Grandeur. En effet, Monseigneur, quand je me reprйsente que cette mкme bouche, qui prononce tous les jours des oracles sur le trфne de la Justice, a daignй donner des йloges au coup d’essai d’un homme de vingt ans, que vous l’avez jugй digne d’кtre plus d’une fois le sujet de votre entretien, et de le voir placй dans votre cabinet parmi tant d’autres choses rares et prйcieuses dont il est rempli, je suis comblй de gloire, et je ne trouve point de paroles pour faire paraоtre ma reconnaissance а Votre Grandeur, et ma joie а tout le monde. Dans cette impuissance, oщ l’excиs de votre bontй m’a mis, je me contenterai de la rйvйrer par mon silence : et toute la famille dont je porte le nom йtant intйressйe aussi bien que moi par ce bienfait et par plusieurs autres а faire tous les jours des voeux pour votre prospйritй, nous les ferons du coeur, et si ardents et si continuels, que personne ne se pourra vanter d’кtre plus attachйs que nous а votre service, ni de porter plus vйritablement que moi la qualitй, Monseigneur, de votre trиs humble et trиs obйissant serviteur.

B. Pascal.

 

 

 

Avis nйcessaire а ceux qui auront curiositй de voir la machine d’arithmйtique, et de s’en servir

 

Ami lecteur, cet avertissement servira pour te faire savoir que j’expose au public une petite machine de mon invention, par le moyen de laquelle seul tu pourras, sans peine quelconque, faire toutes les opйrations de l’arithmйtique, et te soulager du travail qui t’a souvent fatigue l’esprit, lorsque tu as opйrй par le jeton ou par la plume : je puis, sans prйsomption, espйrer qu’elle ne te dйplaira pas, aprиs que Monseigneur le Chancelier l’a honorйe de son estime, et que, dans Paris, ceux qui sont les mieux versйs aux mathйmatiques ne l’ont pas jugйe indigne de leur approbation. Nйanmoins, pour ne pas paraоtre nйgligent а lui faire acquйrir aussi la tienne, j’ai cru кtre obligй de t’йclairer sur toutes les difficultйs que j’ai estimйes capables de choquer ton sens lorsque tu prendras la peine de la considйrer.

Je ne doute pas qu’aprиs l’avoir vue, il ne tombe d’abord dans ta pensйe que je devais avoir expliquй par йcrit et sa construction, et son usage, et que, pour rendre ce discours intelligible, j’йtais mкme obligй, suivant la mйthode des gйomиtres, de reprйsenter par figures les dimensions, la disposition et le rapport de toutes les piиces et comment chacune doit кtre placйe pour composer l’instrument, et mettre son mouvement en sa perfection : mais tu ne dois pas croire qu’aprиs n’avoir йpargnй ni le temps, ni la peine, ni la dйpense pour la mettre en йtat de t’кtre utile, j’eusse nйgligй d’employer ce qui йtait nйcessaire pour te contenter sur ce point, qui semblait manquer а son accomplissement si je n’avais йtй empкchй de le faire par une considйration si puissante, que j’espиre mкme qu’elle te forcera de m’excuser. Oui, j’espиre que tu approuveras que je me sois abstenu de ce discours, si tu prends la peine de faire rйflexion d’une part sur la facilitй qu’il y a d’expliquer de bouche et d’entendre par une brиve confйrence la construction et l’usage de cette machine, et, d’autre part, sur l’embarras et la difficultй qu’il y eыt eu d’exprimer par йcrit les mesures, les formes, les proportions, les situations et le surplus des propriйtйs de tant de piиces diffйrentes ; lors tu jugeras que cette doctrine est du nombre de celles qui ne peuvent кtre enseignйes que de vive voix, et qu’un discours par йcrit en cette matiиre serait autant et plus inutile et embarrassant que celui qu’on emploierait а la description de toutes les parties d’une montre, dont toutefois l’explication est si facile, quand elle est faite bouche а bouche ; et qu’apparemment un tel discours ne pourrait produire d’autre effet qu’un infaillible dйgoыt en l’esprit de plusieurs, leur faisant concevoir mille difficultйs oщ il n’y en a point du tout.

Maintenant (cher lecteur), j’estime qu’il est nйcessaire de t’avertir que je prйvois deux choses capables de former quelques nuages en ton esprit. Je sais qu’il y a nombre de personnes qui font profession de trouver а redire partout, et qu’entre ceux-lа il s’en pourra trouver qui te diront que cette machine pouvait кtre moins composйe ; c’est lа la premiиre vapeur que j’estime nйcessaire de dissiper. Cette proposition ne te peut кtre faite que par certains esprits qui ont vйritablement quelque connaissance de la mйcanique ou de la gйomйtrie, mais qui, pour ne les savoir joindre l’une et l’autre, et toutes deux ensemble а la physique, se flattent ou se trompent dans leurs conceptions imaginaires et se persuadent possibles beaucoup de choses qui ne le sont pas, pour ne possйder qu’une thйorie imparfaite des choses en gйnйral, laquelle n’est pas suffisante de leur faire prйvoir en particulier les inconvйnients qui arrivent, ou de la part de la matiиre, ou des places que doivent occuper les piиces d’une machine dont les mouvements sont diffйrents afin qu’ils soient libres et qu’ils ne puissent s’empкcher l’un l’autre. Lors donc que ces savants imparfaits te proposeront que cette machine pouvait кtre moins composйe, je te conjure de leur faire la rйponse que je leur ferais moi-mкme s’ils me faisaient une telle proposition, et de les assurer de ma part que je leur ferai voir, quand il leur plaira, plusieurs autres modиles, et mкme un instrument entier et parfait, beaucoup moins composй, dont je me suis publiquement servi pendant six mois entiers, et ainsi, que je n’ignore pas que la machine peut кtre moins composйe, et particuliиrement si j’eusse voulu instituer le mouvement de l’opйration par la face antйrieure, ce qui ne pouvait кtre qu’avec une incommoditй ennuyeuse et insupportable, au lieu que maintenant il se fait par la face supйrieure avec toute la commoditй qu’on saurait souhaiter et mкme avec plaisir. Tu leur diras aussi que, mon dessein n’ayant jamais visй qu’a rйduire en mouvement rйglй toutes les opйrations de l’arithmйtique, je me suis en mкme temps persuadй que mon dessein ne rйussirait qu’а ma propre confusion. si ce mouvement n’йtait simple, facile, commode et prompt а l’exйcution, et que la machine ne fut durable, solide, et mкme capable de souffrir sans altйration la fatigue du transport, et enfin que, s’ils avaient autant mйditй que moi sur cette matiиre et passй par tous les chemins que j’ai suivis pour venir а mon but, l’expйrience leur aurait fait voir qu’un instrument moins composй ne pouvait avoir toutes ces conditions que j’ai heureusement donnйes а cette petite machine.

Car pour la simplicitй du mouvement des opйrations, j’ai fait en sorte qu’encore que les opйrations de l’arithmйtique soient en quelque faзon opposйes l’une а l’autre, comme l’addition а la soustraction et la multiplication а la division, nйanmoins elles se pratiquent toutes sur cette machine par un seul et unique mouvement.

Pour la facilitй de ce mкme mouvement des opйrations, elle est toute apparente, en ce qu’il est aussi facile de faire mouvoir mille et dix mille roues tout а la fois, si elles y йtaient, quoique toutes achиvent leur mouvement trиs parfait, que d’en faire mouvoir une seule (je ne sais si, aprиs le principe sur lequel j’ai fondй cette facilitй, il en reste un autre dans la nature). Que si tu veux, outre la facilitй du mouvement de l’opйration, savoir quelle est la facilitй de l’opйration mкme, c’est-а-dire la facilitй qu’il y a en l’opйration par cette machine, tu le peux, si tu prends la peine de la comparer avec les mйthodes d’opйrer par le jeton et par la plume. Tu sais comme, en opйrant par le jeton, le calculateur (surtout lorsqu’il manque d’habitude) est souvent obligй, de peur de tomber en erreur, de faire une longue suite et extension de jetons, et comme la nйcessitй le contraint aprиs d’abrйger et de relever ceux qui se trouvent inutilement йtendus ; en quoi tu vois deux peines inutiles, avec la perte de deux temps. Cette machine facilite et retranche en ses opйrations tout ce superflu ; le plus ignorant y trouve autant d’avantage que le plus expйrimentй : l’instrument supplйe au dйfaut de l’ignorance ou du peu d’habitude, et, par des mouvements nйcessaires, il fait lui seul, sans mкme l’intention de celui qui s’en sert, tous les abrйgйs possibles а la nature, et а toutes les fois que les nombres s’y trouvent disposйs. Tu sais de mкme comme, en opйrant par la plume, on est а tous les moments obligй de retenir ou d’emprunter les nombres nйcessaires, et combien d’erreurs se glissent dans ces rйtentions et emprunts а moins d’une trиs longue habitude et en outre d’une attention profonde et qui fatigue l’esprit en peu de temps. Cette machine dйlivre celui qui opиre par elle de cette vexation ; il suffit qu’il ait le jugement, elle le relиve du dйfaut de la mйmoire ; et, sans rien retenir ni emprunter, elle fait d’elle-mкme ce qu’il dйsire, sans mкme qu’il y pense. Il y a cent autres facilitйs que l’usage fait voir, dont le discours pourrait кtre ennuyeux.

Quant а la commoditй de ce mouvement, il suffit de dire qu’il est insensible, allant de la gauche а la droite, et imitant notre mйthode vulgaire d’йcrire, fors qu’il procиde circulairement.

Et, enfin, quant а sa promptitude, elle parait de mкme, en la comparant avec celle des autres deux mйthodes du jeton et de la plume : et si tu veux encore une plus particuliиre explication de sa vitesse, je te dirai qu’elle est pareille а l’agilitй de la main de celui qui opиre : cette promptitude est fondйe, non seulement sur la facilitй des mouvements qui ne font aucune rйsistance, mais encore sur la petitesse des roues que l’on meut a la main, qui fait que, le chemin йtant plus court, le moteur peut le parcourir en moins de temps ; d’oщ il arrive encore cette commoditй que, par ce moyen, la machine, se trouvant rйduite en plus petit volume, elle en est plus maniable et portative.

Et quant а la durйe et soliditй de l’instrument, la seule duretй du mйtal dont il est composй pourrait en donner а quelque autre la certitude : mais d’y prendre une assurance entiиre et la donner aux autres, je n’ai pu le faire qu’aprиs en avoir fait l’expйrience par le transport de l’instrument durant plus de deux cent cinquante lieues de chemin, sans aucune altйration.

Ainsi (cher lecteur), je te conjure encore une fois de ne point prendre pour imperfection que cette machine soit composйe de tant de piиces, puisque sans cette composition, je ne pouvais lui donner toutes les conditions ci-devant dйduites, qui toutefois lui йtaient toutes nйcessaires ; en quoi tu pourras remarquer une espиce de paradoxe, que pour rendre le mouvement de l’opйration plus simple, il a fallu que la machine ait йtй construite d’un mouvement plus composй.

La seconde cause que je prйvois capable de te donner de l’ombrage, ce sont (cher lecteur) les mauvaises copies de cette machine qui pourraient кtre produites par la prйsomption des artisans : en ces occasions, je te conjure d’y porter soigneusement l’esprit de distinction, te garder de la surprise, distinguer entre la lиpre et la lиpre, et ne pas juger des vйritables originaux par les productions imparfaites de l’ignorance et de la tйmйritй des ouvriers : plus ils sont excellents en leur art, plus il est а craindre que la vanitй ne les enlиve par la persuasion qu’ils se donnent trop lйgиrement d’кtre capables d’entreprendre et d’exйcuter d’eux-mкmes des ouvrages nouveaux, desquels ils ignorent et les principes et les rиgles : puis enivrйs de cette fausse persuasion, ils travaillent en tвtonnant, c’est-а-dire sans mesures certaines et sans propositions rйglйes par art : d’ou il arrive qu’aprиs beaucoup de temps et de travail, ou ils ne produisent rien qui revienne а ce qu’ils ont entrepris, ou, au plus, ils font paraоtre un petit monstre auquel manquent les principaux membres, les autres йtant informes et sans aucune proportion : ces imperfections, le rendant ridicule, ne manquent jamais d’attirer le mйpris de tous ceux qui le voient, desquels la plupart rejettent — sans raison — la faute sur celui qui, le premier, a eu la pensйe d’une telle invention, au lieu de s’en йclaircir avec lui et puis blвmer la prйsomption de ces artisans qui, par une fausse hardiesse d’oser entreprendre plus que leurs semblables, produisent ces inutiles avortons. Il importe au public de leur faire reconnaоtre leur faiblesse et leur apprendre que, pour les nouvelles inventions, il faut nйcessairement que l’art soit aidй par la thйorie jusqu’а ce que l’usage ait rendu les rиgles de la thйorie si communes qu’il les ait enfin rйduites en art et que le continuel exercice ait donnй aux artisans l’habitude de suivre et pratiquer ces rиgles avec assurance. Et tout ainsi qu’il n’йtait pas en mon pouvoir, avec toute la thйorie imaginable, d’exйcuter moi seul mon propre dessein sans l’aide d’un ouvrier qui possйdвt parfaitement la pratique du tour, de la lime et du marteau pour rйduire les piиces de la machine dans les mesures et proportions que par les rиgles de la thйorie je lui prescrivais : il est de mкme absolument impossible а tous les simples artisans, si habiles qu’ils soient en leur art, de mettre en perfection une piиce nouvelle qui consiste — comme celle- ci — en mouvements compliquйs, sans l’aide d’une personne qui, par les rиgles de la thйorie, leur donne les mesures et les proportions de toutes les piиces dont elle doit кtre composйe.

Cher lecteur, j’ai sujet particulier de te donner ce dernier avis, aprиs avoir vu de mes yeux une fausse exйcution de ma pensйe faite par un ouvrier de la ville de Rouen, horloger de profession, lequel, sur le simple rйcit qui lui fut fait de mon premier modиle que j’avais fait quelques mois auparavant, eut assez de hardiesse pour en entreprendre un autre, et, qui plus est, par une autre espиce de mouvement ; mais comme le bonhomme n’a d’autre talent que celui de manier adroitement ses outils, et qu’il ne sait pas seulement si la gйomйtrie et la mйcanique sont au monde, aussi (quoiqu’il soit trиs habile en son art, et mкme trиs industrieux en plusieurs choses qui n’en sont point) ne fit-il qu’une piиce inutile, propre vйritablement, polie et trиs bien limйe par le dehors, mais tellement imparfaite au dedans qu’elle n’est d’aucun usage ; et toutefois, а cause seulement de sa nouveautй, elle ne fut pas sans estime parmi ceux qui n’y connaissaient rien, et nonobstant tous les dйfauts essentiels que l’йpreuve y fait reconnaоtre, ne laissa pas de trouver place dans le cabinet d’un curieux de la mкme ville rempli de plusieurs autres piиces rares et curieuses. L’aspect de ce petit avorton me dйplut au dernier point et refroidit tellement l’ardeur avec laquelle je faisais lors travailler а l’accomplissement de mon modиle qu’а l’instant mкme je donnai congй а tous les ouvriers, rйsolu de quitter entiиrement mon entreprise par la juste apprйhension que je conзus qu’une pareille hardiesse ne prit а plusieurs autres, et que les fausses copies qu’ils pourraient produire de cette nouvelle pensйe n’en ruinassent l’estime dиs sa naissance avec l’utilitй que le public pourrait en recevoir. Mais, quelque temps aprиs, Monseigneur le Chancelier, ayant daignй honorer de sa vue mon premier modиle et donner le tйmoignage de l’estime qu’il faisait de cette invention, me fit commandement de la mettre en sa perfection ; et, pour dissiper la crainte qui m’avait retenu quelque temps, il lui plut de retrancher le mal dиs sa racine et d’empкcher le cours qu’il pourrait prendre au prйjudice de ma rйputation et au dйsavantage du public par la grвce qu’il me fit de m’accorder un privilиge qui n’est pas ordinaire, et qui йtouffe avant leur naissance tous ces avortons illйgitimes qui pourraient кtre engendrйs d’ailleurs que de la lйgitime et nйcessaire alliance de la thйorie avec l’art.

Au reste, si quelquefois tu as exercй ton esprit а l’invention des machines, je n’aurai pas grand-peine а te persuader que la forme de l’instrument, en l’йtat oщ il est а prйsent, n’est pas le premier effet de l’imagination que j’ai eue sur ce sujet : j’avais commencй l’exйcution de mon projet par une machine trиs diffйrente de celle-ci et en sa matiиre et en sa forme, laquelle (bien qu’en йtat de satisfaire а plusieurs) ne me donna pas pourtant la satisfaction entiиre : ce qui fit qu’en la corrigeant peu а peu j’en fis insensiblement une seconde, en laquelle rencontrant encore des inconvйnients que je ne pus souffrir, pour y apporter le remиde, j’en composai une troisiиme qui va par ressorts et qui est trиs simple en sa construction. C’est celle de laquelle, comme j’ai dйjа dit, je me suis servi plusieurs fois, au vu et su d’une infinitй de personnes, et qui est encore en йtat de servir autant que jamais. Toutefois, en la perfectionnant toujours, je trouvai des raisons de la changer, et enfin reconnaissant dans toutes, ou de la difficultй d’agir, ou de la rudesse aux mouvements, ou de la disposition а se corrompre trop facilement par le temps ou par le transport, j’ai pris la patience de faire jusqu’а plus de cinquante modиles, tous diffйrents, les uns de bois, les autres d’ivoire et d’йbиne, et les autres de cuivre, avant que d’кtre venu а l’accomplissement de la machine que maintenant je fais paraоtre., laquelle, bien que composйe de tant de petites piиces diffйrentes, comme tu pourras voir, est toutefois tellement solide, qu’aprиs l’expйrience dont j’ai parle ci-devant, j’ose te donner assurance que tous les efforts qu’elle pourrait recevoir en la transportant si loin que tu voudras, ne sauraient la corrompre ni lui faire souffrir la moindre altйration.

Enfin (cher lecteur), maintenant que j’estime l’avoir mise en йtat d’кtre vue, et que mкme tu peux, si tu en as la curiositй, la voir et t’en servir, je te prie d’agrйer la libertй que je prends d’espйrer que la seule pensйe а trouver une troisiиme mйthode pour faire toutes les opйrations arithmйtiques, totalement nouvelle et qui n’a rien de commun avec les deux mйthodes vulgaires de la plume et du jeton, recevra de toi quelque estime et qu’en approuvant le dessein que j’ai eu de te plaire en te soulageant, tu me sauras grй du soin que j’ai pris pour faire que toutes les opйrations, qui par les prйcйdentes mйthodes sont pйnibles, composйes, longues et peu certaines, deviennent faciles, simples, promptes et assurйes.

Les curieux qui dйsireront voir une telle machine s’adresseront s’il leur plaоt au sieur de Roberval. professeur ordinaire de mathйmatiques au Collиge Royal de France, qui leur fera voir succinctement et gratuitement la facilitй des opйrations, en fera vendre, et en enseignera l’usage.

Le dit sieur de Roberval demeure au Collиge Maоtre Gervais, rue du Foin, proche des Mathurins. On le trouve tous les matins jusqu’а huit heures, et les samedis toute l’aprиs dоnйe.

 

 

 

Privilиge pour la machine d’arithmйtique de M. Pascal

 

Louis, par la grвce de Dieu, roy de France et de Navarre, а nos amez et feaux Conrs les gens tenans nos Cours de Parlement, Mes des Requestes Ordinaires de nostre hostel, Baillifs, Senechaux, Prevots, leurs Lieu tens et tous autres nos justiciers et officiers qu’il appartiendra, salut. Notre cher et bien aimй le Sr Pascal nous a fait remontrer qu’а l’invitation du Sr Pascal, son pиre, nostre Consr en nos conseils, et prйsident en notre Cour des Aydes d’Auvergne, il auroit eu, dиs ses plus jeunes annйes, une inclination particuliиre aux sciences Mathйmatiques, dans lesquelles par ses йtudes et ses observations, il a inventй plusieurs choses, et particuliиrement une machine, par le moyen de laquelle on peut faire toutes sortes de supputations, Additions, Soustractions, Multiplications, Divisions, et toutes les autres Rиgles d’Arithmйtique, tant en nombre entier que rompu, sans se servir de plume ni jettons, par une mйthode beaucoup plus simple, plus facile а apprendre, plus prompte а l’exйcution, et moins pйnible а l’esprit que toutes les autres faзons de calculer, qui ont йtй en usage jusqu’а prйsent ; et qui outre ces avantages, a encore celuy d’estre hors de tout danger d’erreur, qui est la condition la plus importante de toutes dans les calculs. De laquelle machine il avoit fait plus de cinquante modиles, tous differens, les uns composez de verges ou lamines droites, d’autres de courbes, d’autres avec des chaisnes les uns avec des rouages concentriques, d’autres avec des excentriques, les uns mouvans en ligne droite, d’autres circulairement, les uns en cones, les autres en cylindres, et d’autres tous diffйrens de ceux-lа, soit pour la matiиre, soit pour la figure, soit pour le mouvement : de toutes lesquelles maniиres diffйrentes l’invention principale et le mouvement essentiel consistent en ce que chaque rouл ou verge d’un ordre faisant un mouvement de dix figures arithmйtiques, fait mouvoir sa prochaine d’une figure seulement. Aprиs tous lesquels essais auxquels il a employй beaucoup de temps et de frais, il seroit enfin arrivй а la construction d’un modиle achevй qui a йtй reconnu infaillible par les plus doctes mathйmaticiens de ce temps, qui l’ont universellement honorй de leur approbation et estimй trиs utile au public. Mais, d’autant que ledit instrument peut estre aisйment contrefait par des ouvriers, et qu’il est nйanmoins impossible qu’ils parviennent а l’exйcuter dans la justesse et perfection nйcessaires pour s’en servir utilement, s’ils n’y sont conduits expressement par ledit Sr Pascal, ou par une personne qui ait une entiиre intelligence de l’artifice de son mouvement, il seroit а craindre que, s’il йtoit permis а toute sorte de personnes de tenter d’en construire de semblables, les dйfauts qui s’y rencontreroient infailliblement par la faute des ouvriers, ne rendissent cette invention aussi inutile qu’elle doit estre profitable estant bien exйcutйe. C’est pourquoi il dйsireroit qu’il nous plыt faire dйfenses а tous artisans et autres personnes, de faire ou faire faire ledit instrument sans son consentement, nous suppliant, а cette fin, de lui accorder nos lettres sur ce nйcessaires. Et parce que ledit instrument est maintenant a un prix excessif qui le rend par sa chertй, comme inutile au public, et qu’il espиre le rйduire а moindre prix et tel qu’il puisse avoir cours, ce qu’il prйtend faire pour l’invention d’un mouvement plus simple et qui opиre nйanmoins le mкme effet, а la recherche duquel il travaille continuellement, et en y stylant peu a peu les ouvriers encore peu habituez, lesquelles choses dйpendent d’un temps qui ne peut estre limitй ; A ces causes, dйsirent gratifier et favorablement traitter ledit Sr Pascal fils, en considйration de sa capacitй en plusieurs sciences, et surtout aux Mathйmatiques, et pour l’exciter d’en communiquer de plus en plus les fruits а nos sujets, et ayant йgard au notable soulagement que cette machine doit apporter а ceux qui ont de grands calculs а faire, et а raison de l’excellence de cette invention, nous avons permis et permettons par ces prйsentes signйes de notre main, au dit Sr Pascal fils, et а ceux qui auront droit de luy, dиs а prйsent et а tousjours, de faire construire ou fabriquer par tels ouvriers, de telle maniиre et en telle forme qu’il avisera bon estre, en tous les lieux de notre obйissance, ledit instrument par luy inventй, pour compter, calculer, faire toutes Additions, Soustractions, Multiplications, Divisions et autres Rиgles d’Arithmйtique, sans plume ni jettons ; et faisons trиs expresses dйfenses а toutes personnes, artisans et autres, de quelque qualitй et condition qu’ils soient, d’en faire, ni faire faire, vendre, ni dйbiter dans aucun lieu de nostre obeissance, sans le consentement dudit Sr Pascal fils, ou de ceux qui auront droit de luy, sous pretexte d’augmentation, changement de matiиre, forme ou figure, ou diverses maniиres de s’en servir, soit qu’ils fussent composez de rouлs excentriques, ou concentriques, ou parallиles, de verges ou bastons et autres choses, ou que les roues se meuvent seulement d’une part ou de toutes deux, ny pour quelque deguisement que se puisse estre ; mesme а tous йtrangers, tant marchands que d’autres professions, d’en exposer ni vendre en ce Royaume, quoiqu’ils eussent estй faits hors d’icelluy : le tout а peine de trois mille livres d’amende, payables sans deport par chacun des contrevenans et applicables un tiers а nous, un tiers а l’Hostel-Dieu de Paris, et l’autre tiers audit Sr Pascal, ou а ceux qui auront son droit ; de confiscation des Instruments contre faits, et de tous depens, dommages et interests. Enjoignons а cet effet а tous ouvriers qui construiront ou fabriqueront lesdits instrumens en vertu des prйsentes d’y faire apposer par ledit Sr Pascal, ou par ceux qui auront son droit, telle contremarque qu’ils auront choisie, pour tйmoignage qu’ils auront visitй lesdits instruments, et qu’ils les auront reconnus sans defaut. Voulons que tous ceux ou ces formalitez ne seront pas gardйes, soient confisquez, et que ceux qui les auront faits ou qui en seront trouvйs saisis soient sujests aux peines et amendes susdites : а quoy ils seront contraints en vertu des prйsentes ou de copies d’icelles duement collationnйes par l’un de nos amez et feaux Consrs Secretaires, auxquelles foy sera ajoutйe comme а l’original : du contenu duquel nous vous mandons que vous le fassiez jouir et user pleinement et paisiblement, et ceux auxquels il pourra transporter son droit, sans souffrir qu’il leur soit donnй aucun empeschement. Mandons au premier nostre huissier ou sergent sur ce requis, de faire, pour l’exйcution des prйsentes, tous les exploits nйcessaires, sans demander autre permission. Car tel est nostre plaisir : nonobstant tous Edits, Ordonnances, Declarations, Arrests, Reglemens, Privilиges et Confirmations d’iceux, Clameur de haro, Charte normande et autres lettres а ce contraires, auxquelles et aux dйrogatoires des dйrogatoires y contenues, nous derogeons par ces prйsentes : Donnйes а Compiиgne, le vingt- deuxiesme jour de May, l’an de grace mil six cent quarante-neuf, et de notre rиgne le septiesme.

Louis.

La Reine Rйgente, sa mиre, prйsente.

Par le roy : Phelipeaux, gratis.

 

 

 

Lettre а la Sйrйnissime Reine de Suиde

[Juin 1652]

 

Madame,

Si j’avais autant de santй que de zиle, j’irais moi-mкme prйsenter а Votre Majestй un ouvrage de plusieurs annйes, que j’ose lui offrir de si loin ; et je ne souffrirais pas que d’autres mains que les miennes eussent l’honneur de le porter aux pieds de la plus grande princesse du monde Cet ouvrage, Madame, est une machine pour faire les rиgles d’arithmйtique sans plume et sans jetons. Votre Majestй n’ignore pas la peine et le temps que coыtent les productions nouvelles, surtout lorsque les inventeurs veulent les porter eux-mкmes а la derniиre perfection ; c’est pourquoi il serait inutile de dire combien il y a que je travaille а celle-ci ; et je ne peux mieux l’exprimer qu’en disant que je m’y suis attachй avec autant d’ardeur que si j’eusse prйvu qu’elle devait paraоtre un jour devant une personne si auguste. Mais, Madame, si cet honneur n’a pas йtй le vйritable motif de mon travail, il en sera du moins la rйcompense, et je m’estimerai trop heureux si, ensuite de tant de veilles, il peut donner а Votre Majestй une satisfaction de quelques moments. Je n’importunerai pas non plus Votre Majestй du particulier de ce qui compose cette machine : si elle en a quelque curiositй, elle pourra se contenter dans un discours que j’ai adressй а M. de Bourdelot ; j’y ai touchй en peu de mots toute l’histoire de cet ouvrage, l’objet de son invention, l’occasion de sa recherche, l’utilitй de ses ressorts, les difficultйs de son exйcution, les degrйs de son progrиs, le succиs de son accomplissement et les rиgles de son usage. Je dirai donc seulement ici le sujet qui me porte а l’offrir а Votre Majestй, ce que je considиre comme le couronnement et le dernier bonheur de son aventure. Je sais, Madame, que je pourrai кtre suspect d’avoir recherchй de la gloire en la prйsentant а Votre Majestй, puisqu’elle ne saurait passer que pour extraordinaire, quand on verra qu’elle s’adresse а elle, et qu’au lieu qu’elle ne devrait lui кtre offerte que par la considйration de son excellence, on jugera qu’elle est excellente, par cette seule raison qu’elle lui est offerte. Ce n’est pas nйanmoins cette espйrance qui m’a inspirй ce dessein. Il est trop grand, Madame, pour avoir d’autre objet que Votre Majestй mкme. Ce qui m’y a vйritablement portй, est l’union qui se trouve en sa personne sacrйe, de deux choses qui me comblent йgalement d’admiration et de respect, qui sont l’autoritй souveraine et la science solide ; car j’ai une vйnйration toute particuliиre pour ceux qui sont йlevйs au suprкme degrй, ou de puissance, ou de connaissance. Les derniers peuvent, si je ne me trompe, aussi bien que les premiers, passer pour des souverains. Les mкmes degrйs se rencontrent entre les gйnies qu’entre les conditions ; et le pouvoir des rois sur les sujets n’est, ce me semble, qu’une image du pouvoir des esprits sur les esprits qui leur sont infйrieurs, sur lesquels ils exercent le droit de persuader, qui est parmi eux ce que le droit de commander est dans le gouvernement politique Ce second empire me parait mкme d’un ordre d’autant plus йlevй, que les esprits sont d’un ordre plus йlevй que les corps, et d’autant plus йquitable, qu’il ne peut кtre dйparti et conservй que par le mйrite, au lieu que l’autre peut l’кtre par la naissance ou par la fortune. Il faut donc avouer que chacun de ces empires est grand en soi ; mais, Madame, que Votre Majestй me permette de le dire, elle n’y est point blessйe, l’un sans l’autre me parait dйfectueux. Quelque puissant que soit un monarque, il manque quelque chose а sa gloire, s’il n’a pas la prййminence de l’esprit ; et quelque йclairй que soit un sujet, sa condition est toujours rabaissйe par la dйpendance Les hommes, qui dйsirent naturellement ce qui est le plus parfait, avaient jus qu’ici continuellement aspirй а rencontrer ce souverain par excellence. Tous les rois et tous les savants en йtaient autant d’йbauches, qui ne remplissaient qu’а demi leur attente, et а peine nos ancкtres ont pu voir en toute la durйe du monde un roi mйdiocrement savant ; ce chef-d’oeuvre йtait rйservй pour votre siиcle. Et afin que cette grande merveille parыt accompagnйe de tous les sujets possibles d’йtonnement, le degrй oщ les hommes n’avaient pu atteindre est rempli par une jeune Reine, dans laquelle se rencontrent ensemble l’avantage de l’expйrience avec la tendresse de l’вge, le loisir de l’йtude avec l’occupation d’une royale naissance, et l’йminence de la science avec la faiblesse du sexe. C’est Votre Majestй, Madame, qui fournit а l’univers cet unique exemple qui lui manquait. C’est elle en qui la puissance est dispensйe par les lumiиres de la science, et la science relevйe par l’йclat de l’autoritй. C’est cette union si merveilleuse qui fait que comme Votre Majestй ne voit rien qui soit au- dessus de sa puissance, elle ne voit rien aussi qui soit au-dessus de son esprit, et qu’elle sera l’admiration de tous les siиcles qui la suivront, comme elle a йtй l’ouvrage de tous les siиcles qui l’on prйcйdйe. Rйgnez donc, incomparable princesse, d’une maniиre toute nouvelle ; que votre gйnie vous assujettisse tout ce qui n’est pas soumis а vos armes : rйgnez par le droit de la naissance, durant une longue suite d’annйes, sur tant de triomphantes provinces ; mais rйgnez toujours par la force de votre mйrite sur toute l’йtendue de la terre. Pour. moi, n’йtant pas nй sous le premier de vos empires, je veux que tout le monde sache que je fais gloire de vivre sous le second ; et c’est pour le tйmoigner, que j’ose lever les yeux jusqu’а ma Reine, en lui donnant cette premiиre preuve de ma dйpendance.

Voilа, Madame, ce qui me porte а faire а Votre Majestй ce prй sent, quoique indigne d’elle. Ma faiblesse n’a pas йtonnй mon ambition. Je me suis figurй, qu’encore que le seul nom de Votre Majestй semble йloigner d’elle tout ce qui lui est disproportionnй, elle ne rejette pas nйanmoins tout ce qui lui est infйrieur ; autrement sa grandeur serait sans hommages et sa gloire sans йloges. Elle se contente de recevoir un grand effort d’esprit, sans exiger qu’il soit l’effort d’un esprit grand comme le sien. C’est par cette condescendance qu’elle daigne entrer en communication avec les autres hommes ; et toutes ces considйrations jointes me font lui protester avec toute la soumission dont l’un des plus grands admirateurs de ses hйroпques qualitйs est capable, que je ne souhaite rien avec tant d’ardeur que de pouvoir кtre avouй, Madame, de Votre Majestй, pour son trиs humble, trиs obйissant et trиs fidиle serviteur.

Blaise Pascal

 

 

 

Fragment de Prйface pour le Traitй du Vide

 

Le respect que l’on porte а l’antiquitй est aujourd’hui а tel point, dans les matiиres oщ il doit avoir moins de force, que l’on se fait des oracles de toutes ses pensйes, et des mystиres mкme de ses obscuritйs ; que l’on ne peut plus avancer de nouveautйs sans pйril, et que le texte d’un auteur suffit pour dйtruire les plus fortes raisons…

Ce n’est pas que mon intention soit de corriger un vice par un autre, et de ne faire nulle estime des anciens, parce que l’on en fait trop.

Je ne prйtends pas bannir leur autoritй pour relever le raisonnement tout seul, quoique l’on veuille йtablir leur autoritй seule au prйjudice du raisonnement…

Pour faire cette importante distinction avec attention, il faut considйrer que les unes dйpendent seulement de la mйmoire et sont purement historiques, n’ayant pour objet que de savoir ce que les auteurs ont йcrit ; les autres dйpendent seulement du raisonnement, et sont entiиrement dogmatiques, ayant pour objet de chercher et dйcouvrir les vйritйs cachйes.

Celles de la premiиre sorte sont bornйes, autant que les livres dans lesquels elles sont contenues…

C’est suivant cette distinction qu’il faut rйgler diffйremment l’йtendue de ce respect. Le respect que l’on doit avoir pour…

Dans les matiиres oщ l’on recherche seulement de savoir ce que les auteurs ont йcrit, comme dans l’histoire, dans la gйographie, dans la jurisprudence, dans les langues et surtout dans la thйologie, et enfin dans toutes celles qui ont pour principe, ou le fait simple, ou l’institution divine ou humaine, il faut nйcessairement recourir а leurs livres, puisque tout ce que l’on en peut savoir y est contenu d’oщ il est йvident que l’on peut en avoir la connaissance entiиre et qu’il n’est pas possible d’y rien ajouter.

S’il s’agit de savoir qui fut le premier roi des Franзais ; en quel lieu les gйographes placent le premier mйridien ; quels mots sont usitйs dans une langue morte, et toutes les choses de cette nature, quels autres moyens que les livres pourraient nous y conduire ? Et qui pourra rien ajouter de nouveau а ce qu’ils nous en apprennent, puisqu’on ne veut savoir que ce qu’ils contiennent ?

C’est l’autoritй seule qui nous en peut йclaircir. Mais oщ cette autoritй a la principale force, c’est dans la thйologie, parce qu’elle y est insйparable de la vйritй, et que nous ne la connaissons que par elle : de sorte que pour donner la certitude entiиre des matiиres les plus incomprйhensibles а la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrйs (comme, pour montrer l’incertitude des choses les plus vrai semblables, il faut seulement faire voir qu’elles n’y sont pas comprises) ; parce que ses principes sont au-dessus de la nature et de la raison, et que, l’esprit de l’homme йtant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir а ces hautes intelligences, s’il n’y est portй par une force toute- puissante et surnaturelle.

Il n’en est pas de mкme des sujets qui tombent sous le sens ou sous le raisonnement : l’autoritй y est inutile ; la raison seule a lieu d’en connaоtre. Elles ont leurs droits sйparйs : l’une avait tantфt tout l’avantage ; ici l’autre rиgne а son tour. Mais comme les sujets de cette sorte sont proportionnйs а la portйe de l’esprit, il trouve une libertй tout entiиre de s’y йtendre ; sa fйconditй inйpuisable produit continuellement, et ses inventions peuvent кtre tout en semble sans fin et sans interruption...

C’est ainsi que la gйomйtrie, l’arithmйtique, la musique, la physique, la mйdecine, l’architecture, et toutes les sciences qui sont soumises а l’expйrience et au raisonnement, doivent кtre augmentйes pour devenir parfaites. Les anciens les ont trouvйes seulement йbauchйes par ceux qui les ont prйcйdйs ; et nous les laisserons а ceux qui viendront aprиs nous en un йtat plus accompli que nous ne les avons reзues.

Comme leur perfection dйpend du temps et de la peine, il est йvident qu’encore que notre peine et notre temps nous fussent moins acquis que leurs travaux, sйparйs des nфtres, tous peux nйanmoins joints ensemble doivent avoir plus d’effet que chacun en particulier.

L’йclaircissement de cette diffйrence doit nous faire plaindre l’aveuglement de ceux qui apportent la seule autoritй pour preuve dans les matiиres physiques, au lieu du raisonnement ou des expйriences ; et nous donner de l’horreur pour la malice des autres, qui emploient le raisonnement seul dans la thйologie au lieu de l’autoritй de l’йcriture et des Pиres. Il faut relever le courage de ces gens timides qui n’osent rien inventer en physique, et confondre l’insolence de ces tйmйraires qui produisent des nouveautйs en thйologie. Cependant le malheur du siиcle est tel, qu’on voit beaucoup d’opinions nouvelles en thйologie, inconnues а toute l’antiquitй, soute nues avec obstination et reзues avec applaudissement ; au lieu que celles qu’on produit dans la physique, quoi qu’en petit nombre, semblent devoir кtre convaincues de faussetй dиs qu’elles choquent tant soit peu les opinions reзues : comme si le respect qu’on a pour les anciens philosophes йtait de devoir, et que celui que l’on porte aux plus anciens des Pиres йtait seulement de biensйance ! Je laisse aux personnes judicieuses а remarquer l’importance de cet abus qui pervertit l’ordre des sciences avec tant d’injustice ; et je crois qu’il y en aura peu qui ne souhaitent que cette... s’applique а d’autres matiиres, puisque les inventions nouvelles sont infailliblement des erreurs dans les matiиres que l’on profane impunйment ; et qu’elles sont absolument nйcessaires pour la perfection de tant d’autres sujets incomparablement plus bas, que toutefois on n’oserait toucher.

Partageons avec plus de justice notre crйdulitй et notre dйfiance, et bornons ce respect que nous avons pour les anciens. Comme la raison le fait naоtre, elle doit aussi le mesurer ; et considйrons que, s’ils fussent demeurйs dans cette retenue de n’oser rien ajouter aux connaissances qu’ils avaient reзues, et que ceux de leur temps eussent fait la mкme difficultй de recevoir les nouveautйs qu’ils leur offraient, ils se seraient privйs eux-mкmes et leur postйritй du fruit de leurs inventions.

Comme ils ne se sont servis de celles qui leur avaient йtй laissйes que comme de moyens pour en avoir de nouvelles, et que cette heureuse hardiesse leur avait ouvert le chemin aux grandes choses, nous devons prendre celles qu’ils nous ont acquises de la mкme sorte, et а leur exemple en faire les moyens et non pas la fin de notre йtude, et ainsi tвcher de les surpasser en les imitant.

Car qu’y a-t-il de plus injuste que de traiter nos anciens avec plus de retenue que n’ont fait ceux qui les ont prйcйdйs, et d’avoir pour eux ce respect inviolable qu’ils n’ont mйritй de nous que parce qu’ils n’en ont pas eu un pareil pour ceux qui ont eu sur eux le mкme avantage ?...

Les secrets de la nature sont cachйs ; quoiqu’elle agisse toujours on ne dйcouvre pas toujours ses effets : le temps les rйvиle d’вge en вge, et quoique toujours йgale en elle mкme, elle n’est pas toujours йgalement connue.

Les expйriences qui nous en donnent l’intelligence multiplient continuellement ; et, comme elles sont les seuls principes de la physique, les consйquences multiplient а pro portion.

C’est de cette faзon que l’on peut aujourd’hui prendre d’autres sentiments et de nouvelles opinions sans mйpris et sans ingratitude, puisque les premiиres connaissances qu’ils nous ont donnйes, ont servi de degrйs aux nфtres, et que dans ces avantages nous leur sommes redevables de l’ascendant que nous avons sur eux ; parce que, s’йtant йlevйs jusqu’а un certain degrй oщ ils nous ont portйs, le moindre effort nous fait monter plus haut ; et avec moins de peine et moins de gloire nous nous trouvons au-dessus d’eux. C’est de lа que nous pouvons dйcouvrir des choses qu’il leur йtait impossible d’apercevoir. Notre vue a plus d’йtendue, et, quoi qu’ils connussent aussi bien que nous tout ce qu’ils pouvaient remarquer de la nature, ils n’en connaissaient pas tant nйanmoins, et nous voyons plus qu’eux.

Cependant il est йtrange de quelle sorte on rйvиre leurs sentiments. On fait un crime de les contredire et un attentat d’y ajouter, comme s’ils n’avaient plus laissй de vйritйs а connaоtre.

N’est-ce pas lа traiter indignement la raison de l’homme, et la mettre en parallиle avec l’instinct des animaux, puisqu’on en фte la principale diffйrence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l’instinct demeure toujours dans un йtat йgal ? Les ruches des abeilles йtaient aussi bien mesurйes il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la premiиre fois que la derniиre. Il en est de mкme de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit а mesure que la nйcessitй les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont : comme ils la reзoivent sans йtude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu’elle leur est donnйe, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornйe, elle leur inspire cette science nйcessaire, toujours йgale, de peur qu’ils ne tombent dans le dйpйrissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites. Il n’en est pas de mкme de l’homme, qui n’est produit que pour l’infinitй. Il est dans l’ignorance au premier вge de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son pro grиs : car il tire avantage non seulement de sa propre expйrience, mais encore de celle de ses prйdйcesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mйmoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours prйsentes dans les livres qu’ils en ont laissйs. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd’hui en quelque sorte dans le mкme йtat oщ se trouveraient ces anciens philosophes, s’ils pouvaient avoir vieilli jusqu’а prй sent, en ajoutant aux connaissances qu’ils avaient celles que leurs йtudes auraient pu leur acquйrir а la faveur de tant de siиcles. De lа vient que, par une prйrogative particuliиre, non seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrиs а mesure que l’univers vieillit, parce que la mкme chose arrive dans la suc cession des hommes que dans les вges diffйrents d’un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siиcles, doit кtre considйrйe comme un mкme homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement : d’oщ l’on voit avec combien d’injustice nous respectons l’antiquitй dans ses philosophes : car, comme la vieillesse est l’вge le plus distant de l’enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme universel ne doit pas кtre cherchйe dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les plus йloignйs ? Ceux que nous appelons anciens йtaient vйritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l’enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint а leurs connaissances l’expйrience des siиcles qui les ont suivis, c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquitй que nous rйvйrons dans les autres.

Ils doivent кtre admirйs dans les consйquences qu’ils ont bien tirйes du peu de principes qu’ils avaient, et ils doivent кtre excusйs dans celles oщ ils ont plutфt manquй du bonheur de expйrience que de la force du raisonnement.

Car n’йtaient-ils pas excusables dans la pensйe qu’ils ont eue pour la voie de lait, quand, la faiblesse de leurs yeux n’ayant pas encore reзu le secours de l’artifice, ils ont attribuй cette couleur а une plus grande soliditй en cette partie du ciel qui renvoie la lumiиre avec plus de force ?

Mais ne serions- nous pas inexcusables de demeurer dans la mкme pensйe, maintenant qu’aidйs des avantages que nous donne la lunette d’approche, nous y avons dйcouvert une infinitй de petites йtoiles, dont la splendeur plus abondante nous a fait reconnaоtre quelle est la vйritable cause de cette blancheur ?

N’avaient-ils pas aussi sujet de dire que tous les corps corruptibles йtaient renfermйs dans la sphиre du ciel de la lune, lorsque durant le cours de tant de siиcles ils n’avaient point encore remarquй de corruptions ni de gйnйrations hors de cet espace ?

Mais ne devons-nous pas assurer le contraire, lorsque toute la terre a vu sensiblement des comиtes s’enflammer et disparaоtre bien loin au delа de cette sphиre ?

C’est ainsi que, sur le sujet du vide, ils avaient droit de dire que la nature n’en souffrait point, parce que toutes leurs expйriences leur avaient toujours fait remarquer qu’elle l’abhorrait et ne le pouvait souffrir.

Mais si les nouvelles expйriences leur avaient йtй connues, peut-кtre auraient-ils trouvй sujet d’affirmer ce qu’ils ont eu sujet de nier par lа que le vide n’avait point encore paru. Aussi dans le jugement qu’ils ont fait que la nature ne souffrait point de vide, ils n’ont entendu parler de la nature qu’en l’йtat oщ ils la connaissaient ; puisque, pour le dire gйnйralement, ce ne serait assez de l’avoir vu constamment en cent rencontres, ni en mille, ni en tout autre nombre, quelque grand qu’il soit ; puisque, s’il restait un seul cas а examiner, ce seul suffirait pour empкcher la dйfinition gйnйrale, et si un seul йtait contraire, ce seul... Car dans toutes les matiиres dont la preuve consiste en expйriences et non en dйmonstrations, on ne peut faire aucune assertion universelle que par la gйnйrale йnumйration de toutes les parties et de tous les cas diffйrents. C’est ainsi que quand nous disons que le diamant est le plus dur de tous les corps, nous entendons de tous les corps que nous connaissons, et nous ne pouvons ni ne devons y comprendre ceux que nous ne connaissons point ; et quand nous disons que l’or est le plus pesant de tous les corps, nous serions tйmйraires de comprendre dans cette proposition gйnйrale ceux qui ne sont point encore en notre connaissance, quoiqu’il ne soit pas impossible qu’ils soient en nature.

De mкme quand les anciens ont assurй que la nature ne souffrait point de vide, ils ont entendu qu’elle n’en souffrait point dans toutes les expйriences qu’ils avaient vues, et ils n’auraient pu sans tйmйritй y comprendre celles qui n’йtaient pas en leur connaissance. Que si elles y eussent йtй, sans doute ils au raient tirй les mкmes consйquences que nous, et les auraient par leur aveu autorisйes de cette antiquitй dont on veut faire aujourd’hui l’unique principe des sciences.

C’est ainsi que, sans les contredire, nous pouvons assurer le contraire de ce qu’ils disaient, et, quelque force enfin qu’ait cette antiquitй, la vйritй doit toujours avoir l’avantage, quoique nouvellement dйcouverte, puisqu’elle est toujours plus ancienne que toutes les opinions qu’on en a eues, et que ce serait ignorer sa nature de s’imaginer qu’elle ait commencй d’кtre au temps qu’elle a commencй d’кtre connue.

 

 

 

Lettre de Blaise Pascal au Pиre Noлl

 

Au trиs bon rйvйrend pиre Noлl, Recteur, de la Sociйtй de Jйsus, de Paris.

 

Mon trиs rйvйrend pиre,

L’honneur que vous m’avez fait de m’йcrire me fait rompre le dessein que j’avais fait de ne rйsoudre aucune des difficultйs que j’ai rapportйes dans mon abrйgй, que dans le traitй entier oщ je travaille ; car, puisque les civilitйs de votre lettre sont jointes aux objections que vous m’y faites, je ne puis partager ma rйponse, ni reconnaоtre les unes, sans satisfaire aux autres.

Mais, pour le faire avec plus d’ordre, permettez-moi de vous rapporter une rиgle universelle, qui s’applique а tous les sujets particuliers, oщ il s’agit de reconnaоtre la vйritй. Je ne doute pas que vous n’en demeuriez d’accord, puisqu’elle est reзue gйnйralement de tous ceux qui envisagent les choses sans prйoccupation ; et qu’elle fait la principale de la faзon dont on traite les sciences dans les йcoles, et celle qui est en usage parmi les personnes qui recherchent ce qui est vйritablement solide et qui remplit et satisfait pleinement l’esprit : c’est qu’on ne doit jamais porter un jugement dйcisif de la nйgative ou de l’affirmative d’une proposition, que ce que l’on affirme ou nie n’ait une de ces deux conditions : savoir, ou qu’il paraisse si clairement et si distinctement de soi-mкme aux sens ou а la raison, suivant qu’il est sujet а l’un ou а l’autre, que l’йcrit n’ait aucun moyen de douter de sa certitude, et c’est ce que nous appelons principes ou axiomes ; comme, par exemple, « а choses йgales on ajoute choses йgales, les touts seront йgaux », ou qu’il se dйduise par des consйquences infaillibles et nйcessaires de tels principes ou axiomes, de la certitude desquels dйpend toute celle des consйquences qui en sont bien tirйes ; comme cette pro position, les trois angles d’un triangle sont йgaux а deux angles droits, qui, n’йtant pas visible d’elle-mкme, est dйmontrйe йvidemment par des consйquences infaillibles de tels axiomes. Tout ce qui aune de ces deux conditions est certain et vйritable, et tout ce qui n’en a aucune passe pour douteux et incertain. Et nous portons un jugement dйcisif des choses de la premiиre sorte et laissons les autres dans l’indйcision, si bien que nous les appelons, suivant leur mйrite, tantфt vision, tantфt caprice, parfois fantaisie, quelque fois idйe, et tout au plus belle pensйe, et parce qu’on ne peut les affirmer sans tйmйritй, nous penchons plutфt vers la nйgative : prкts nйanmoins de revenir а l’autre, si une dйmonstration йvidente nous en fait voir la vйritй. Et nous rйservons pour les mystиres de la foi, que le Saint-Esprit a lui-mкme rйvйlйs, cette soumission d’esprit qui porte notre croyance а des mystиres cachйs aux sens et а la raison.

Cela posй, je viens а votre lettre, dans les premiиres lignes de laquelle, pour prouver que cet espace est corps, vous vous servez de ces termes : Je dis que c’est un corps, puisqu’il a les actions d’un corps, qu’il transmet la lumiиre avec rйfractions et rйflexions, qu’il apporte du retardement et du renouvellement d’un autre corps ; oщ je remarque que, dans le dessein que vous avez de prouver que c’est un corps vous prenez pour principes deux choses : la premiиre est qu’il transmet la lumiиre avec rйfractions et rйflexions ; la seconde, qu’il retarde le mouvement d’un corps. De ces deux principes, le premier n’a paru vйritable а aucun de ceux qui l’ont voulu йprouver, et nous avons toujours remarquй, au contraire, que le rayon qui pйnиtre le verre et cet espace, n’a point d’autre rйfraction que celle que lui cause le verre, et qu’ainsi, si quelque matiиre le remplit, elle ne rompt en aucune sorte le rayon, ou sa rйfraction n’est pas perceptible ; de sorte que, comme il est sans doute que vous n’avez rien йprouvй de contraire, je vois que le sens de vos paroles est que le rayon rйflйchi, ou rompu par le verre, passe а travers cet espace ; peine et de temps les plus grandes choses que les petites ; quelques uns l’ont faite de mкme substance que le ciel et les йlйments ; et les autres, d’une substance diffйrente, suivant leur fantaisie, parce qu’ils en disposaient comme de leur ouvrage.

Que si on leur demande, comme а vous, qu’ils nous fassent voir cette matiиre, ils rйpondent qu’elle n’est pas visible ; si l’on demande qu’elle Tende quelque son, ils disent qu’elle ne peut кtre ouпe, et ainsi de tous les autres sens ; et pensent avoir beaucoup fait, quand ils ont pris les autres dans l’impuissance de montrer qu’elle n’est pas, en s’фtant а eux-mкmes tout pouvoir de leur montrer qu’elle est.

Mais nous trouvons plus de sujet de nier son existence, parce qu’on ne peut pas la prouver, que de la croire par la seule raison qu’on ne peut montrer qu’elle n’est pas.

Car on peut les croire toutes ensemble, sans faire de la nature un monstre, et comme la raison ne peut pencher plus vers une que vers l’autre, а cause qu’elle les trouve йgalement йloignйes, elle les refuse toutes, pour se dйfendre d’un injuste choix.

Je sais que vous pouvez dire que vous n’avez pas fait tout seul cette matiиre, et que quantitй de Physiciens y avaient dйjа travaillй ; mais sur les sujets de cette matiиre, nous ne faisons aucun fondement sur les autoritйs : quand nous citons les auteurs, nous citons leurs dйmonstrations, et non pas leurs noms ; nous n’y avons nul йgard que dans les matiиres historiques ; si bien que si les auteurs que vous allйguez disaient qu’ils ont vu ces petits corps ignйs, mкlйs parmi l’air, je dйfйrerais assez а leur sincйritй et а leur fidйlitй, pour croire qu’ils sont vйritables, et je les croirais comme historiens ; mais, puisqu’ils disent seulement qu’ils pensent que l’air en est composй, vous me permettrez de demeurer dans mon premier doute.

Enfin, mon P., considйrez, je vous prie, que tous les hommes en semble ne sauraient dйmontrer qu’aucun corps succиde а celui qui quitte l’espace vide en apparence, et qu’il n’est pas possible encore а tous }es hommes de montrer que, quand l’eau y remonte, quelque corps en soit sorti. Cela ne suffirait-il pas, suivant vos maximes, pour assurer que cet espace est vide ? Cependant je dis simplement que mon sentiment est qu’il est vide, et jugez si ceux qui parlent avec tant de retenue d’une chose oщ ils ont droit de parler avec tant d’assurance pourront faire un jugement dйcisif de l’existence de cette matiиre ignйe, si douteuse et si peu йtablie

Aprиs avoir supposй cette matiиre avec toutes les qualitйs que vous avez voulu lui donner, vous rendez raison de quelques-unes de mes expйriences. Ce n’est pas une chose bien difficile d’expliquer comment un effet peut кtre produit, en supposant la matiиre, la nature et les qualitйs de sa cause : cependant il est difficile que ceux qui se les figurent, se dйfendent d’une vaine complaisance, et d’un charme secret qu’ils trouvent dans leur invention, principalement quand ils les ont si bien ajustйes, que, des imaginations qu’ils ont supposйes, ils concluent nйcessairement des vйritйs dйjа йvidentes.

Mais je me sens obligй de vous dire deux mots sur ce sujet ; c’est que toutes les fois que, pour trouver la cause de plusieurs phйnomиnes connus, on pose une hypothиse, cette hypothиse peut кtre de trois sortes.

Car quelquefois on conclut un absurde manifeste de sa nйgation, et alors l’hypothиse est vйritable et constante ; ou bien on conclut un absurde manifeste de son affirmation, et lors l’hypothиse est tenue pour fausse ; et lorsqu’on n’a pu encore tirer d’absurde, ni de sa nйgation, ni de son affirmation, l’hypothиse demeure douteuse ; de sorte que, pour faire qu’une hypothиse soit йvidente, il ne suffit pas que tous les phйnomиnes s’en ensuivent, au lieu que, s’il s’ensuit quelque chose de contraire а un seul des phйnomиnes, cela suffit pour assurer de sa faussetй.

Par exemple, si l’on trouve une pierre chaude sans savoir la cause de sa chaleur, celui-lа serait-il tenu en avoir trouvй la vйritable, qui raisonnerait de cette sorte : Prйsupposons que cette pierre ait йtй mise dans un grand feu, dont on l’ait retirйe depuis peu de temps ; donc cette pierre doit кtre encore chaude : or elle est chaude ; par consйquent elle a йtй mise au feu ? Il faudrait pour cela que le feu fыt l’unique cause de sa chaleur ; mais comme elle peut pro cйder du soleil et de la friction, sa consйquence serait sans force. Car comme une mкme cause peut produire plusieurs effets diffйrents, un mкme effet peut кtre produit par plusieurs causes diffйrentes C’est ainsi que, quand on discourt humainement du mouvement, de la stabilitй de la terre, tous les phйnomиnes des mouvements et rйtrogradations des planиtes, s’ensuivent parfaitement des hypothиses de Ptolйmйe, de Tycho, de Copernic et de beaucoup d’autres qu’on peut faire, de toutes lesquelles une seule peut кtre et que de lа et de ce que les corps y tombent avec temps, vous voulez conclure qu’une matiиre le remplit, qui porte cette lumiиre et cause ce retardement.

Mais, mon R. P., si nous rapportons cela а la mйthode de raisonner dont nous avons parlй, nous trouverons qu’il faudrait auparavant кtre demeurй d’accord de la dйfinition de l’espace vide, de la lumiиre et du mouvement, et montrer par la nature de ces choses une contradiction manifeste dans ces propositions : « Que la lumiиre pйnиtre un espace vide, et qu’un corps s’y meut avec temps. » Jusque-lа votre preuve ne pourra subsister ; et puisque outre [cela] la nature de la lumiиre est inconnue, et а vous, et а moi ; que de tous ceux qui ont essayй de la dйfinir, pas un n’a satisfait aucun de ceux qui cherchent les vйritйs palpables, et qu’elles nous demeurent кtre йternellement inconnue, je vois que cet argument demeurera longtemps sans recevoir la force qui lui est nйcessaire pour devenir convaincant.

Car considйrez, je vous prie, comment il est possible de conclure infailliblement que la nature de la lumiиre est telle qu’elle ne peut subsister dans le vide, lorsque l’on ignore la nature de la lumiиre. Que si nous la connaissions aussi parfaitement que nous l’ignorons, nous connaоtrions, peut-кtre, qu’elle subsisterait dans le vide avec plus d’йclat que dans aucun autre mйdium, comme nous voyons qu’elle augmente sa force, suivant que le mйdium oщ elle est, devient plus rare, et ainsi en quelque sorte plus approchant du nйant. Et si nous savions celle du mouvement, je ne fais aucun doute qu’il ne nous parыt qu’il dыt se faire dans le vide avec presque autant de temps, que dans l’air, dont l’irrйsistance paraоt dans l’йgalitй de la chute des corps diffйremment pesant.

C’est pourquoi, dans le peu de connaissance que nous avons de la nature de ces choses, si, par une semblable libertй, je conзois une pensйe, que je donne pour principe, je puis dire avec autant de raison : la lumiиre se soutient dans le vide, et le mouvement s’y fait avec temps ; ou la lumiиre pйnиtre l’espace vide en apparence, et le mouvement s’y fait avec temps ; donc il peut кtre vide en effet.

Ainsi remettons cette preuve au temps oщ nous aurons l’intelligence de la nature de la lumiиre. Jusque-lа je ne puis admettre votre principe, et il vous sera difficile de le prouver ; et ne tirons point, je vous prie, de consйquences infaillibles de la nature d’une chose, lorsque nous l’ignorons : autrement je craindrais que vous ne fussiez pas d’accord avec moi des conditions nйcessaires pour rendre une dйmonstration parfaite, et que vous n’appelassiez certain ce que nous n’appelons que douteux.

Dans la suite de votre lettre, comme si vous aviez йtabli invinciblement que cet espace vide est un corps, vous ne vous mettez plus en peine que de chercher quel est ce corps ; et pour dйcider affirmativement quelle matiиre le remplit, vous commencez par ces ter mes : « Prйsupposons que, comme le sang est mкlй de plusieurs liqueurs qui le composent, ainsi l’air est composй d’air et de feu et des quatre йlйments qui entrent en la composition de tous les corps de la nature. » Vous prйsupposez ensuite que ce feu peut кtre sйparй de l’air, et qu’en йtant sйparй, il peut pйnйtrer les pores du verre ; prйsupposez encore qu’en йtant sйparй, il a inclinaison а y retourner, et encore qu’il y est sans cesse attirй ; et vous expliquez ce discours, assez intelligible de soi-mкme, par des comparaisons, que vous y ajoutez. `

Mais, mon P., je crois que vous donnez cela pour une pensйe, et non pas pour une dйmonstration ; et quelque peine que j’aie d’accommoder la pensйe que j’en ai avec la fin de votre lettre, je crois que, si vous vouliez donner des preuves, elles ne seraient pas si peu fondйes. Car en ce temps oщ un si grand nombre de personnes savantes cherchent avec tant de soin quelle matiиre remplit cet espace ; que cette difficultй agite aujourd’hui tant d’esprits : j’aurais peine а croire que, pour apporter une solution si dйsirйe а un grand et si juste doute, vous ne donnassiez autre chose qu’une matiиre, dont vous supposez non seulement les qualitйs, mais encore l’existence mкme ; de sorte que, qui prйsupposera le contraire, tirera une consйquence contraire aussi nйcessairement. Si cette faзon de prouver est reзue, il ne sera plus difficile de rйsoudre les plus grandes difficultйs. Et le flux de la mer et l’attraction de l’aimant deviendront aisйs а comprendre, s’il est permis de faire des matiиres et des qualitйs exprиs.

Car toutes les choses de cette nature, dont l’existence ne se manifeste а aucun des sens, sont aussi difficiles а croire, qu’elles sont faciles а inventer. Beaucoup de personnes, et des plus savantes mкme de ce temps, m’ont objectй cette mкme matiиre avant vous, (mais comme une simple pensйe, et non pas comme une vйritй constante), et c’est pourquoi j’en ai fait mention dans mes propositions. D’autres, pour remplir de quelque matiиre l’espace vide, s’en sont figurй une dont ils ont rempli tout l’univers, parce que l’imagination a cela de propre, qu’elle produit avec aussi peu de vйritable. Mais qui osera faire un si grand discernement, et qui pourra, sans danger d’erreur, soutenir l’une au prйjudice des autres, comme, dans la comparaison de la pierre, qui pourra, avec opiniвtretй maintenir que le feu ait causй sa chaleur, sans se rendre ridicule ?

Vous voyez par lа qu’encore que de votre hypothиse s’ensuivissent tous les phйnomиnes de mes expйriences, elle serait de la nature des autres ; et que, demeurant toujours dans les termes de la vraisemblance, elle n’arriverait jamais а ceux de la dйmonstration. Mais j’espиre vous faire un jour voir plus au long, que de son affirmation s’ensuivent absolument les choses contraires aux expйriences. Et pour vous en toucher ici une en peu de mots : s’il est vrai, comme vous le supposez, que cet espace soit plein de cet air, plus subtil et ignй, et qu’il ait l’inclination que vous lui donnez, de rentrer dans l’air d’oщ il est sorti, et que cet air extйrieur ait la force de le retirer comme une йponge pressйe, et que ce soit par cette attraction mutuelle que le vif argent se tienne suspendu, et qu’elle le fait remonter mкme quand on incline le tuyau : il s’ensuit nйcessairement que, quand l’espace vide en apparence sera plus grand, une plus grande hauteur de vif argent doit кtre suspendue (contre ce qui paraоt dans les expйriences). Car puisque toutes les parties de cet air intйrieur et extйrieur ont cette qualitй attractive, il est constant, par toutes les rиgles de la mйcanique, que leur quantitй, augmentйe а mкme mesure que l’espace, doit nйcessairement augmenter leur effet, comme une grande йponge pressйe attire plus d’eau qu’une petite.

Que si, pour rйsoudre cette difficultй, vous faites une seconde supposition ; et que vous fassiez encore une qualitй exprиs pour sauver cet inconvйnient, qui, ne se trouvant pas encore assez juste, vous oblige d’en figurer une troisiиme pour sauver les deux autres sans aucune preuve, sans aucun йtablissement : je n’aurai jamais autre chose а vous rйpondre, que ce que je vous ai dйjа dit, ou plu tфt je croirai y avoir dйjа rйpondu.

Mais, mon P., quand je dis ceci, et que je prйviens en quelque sorte ces derniиres suppositions, je fais moi-mкme une supposition fausse : ne doutant pas que, s’il part quelque chose de vous, il sera appuyй sur des raisons convaincantes, puisque autrement ce serait imiter ceux qui veulent seulement faire voir qu’ils ne manquent pas de paroles.

Enfin, mon P., pour reprendre toute ma rйponse, quand il serait vrai que cet espace fыt un corps (ce que je suis trиs йloignй de vous accorder), et que l’air serait rempli d’esprits ignйs (ce que je ne trouve pas simplement vraisemblable), et qu’ils auraient les qua litйs que vous leur donnez (ce n’est qu’une pure pensйe, qui ne paraоt йvidente ni а vous, ni а personne) : il ne s’ensuivrait pas de lа que l’espace en fыt rempli Et quand il serait vrai encore qu’en supposant qu’il en fыt plein (ce qui ne paraоt en faзon quelconque), on pourrait en dйduire tout ce qui paraоt dans les expйriences : le plus favorable jugement que l’on pourrait faire de cette opinion, serait de la mettre au rang des vraisemblables. Mais comme on en conclut nйcessairement des choses contraires aux expйriences, jugez quelle place elle doit tenir entre les trois sortes d’hypothиses dont nous avons parlй tantфt.

Vers la fin de votre lettre, pour dйfinir le corps, vous n’en expliquez que quelques accidents, et encore respectifs, comme de haut, de bas, de droite, de gauche, qui font proprement la dйfinition de l’espace, et qui ne conviennent au corps qu’en tant qu’il occupe de l’espace. Car, suivant vos auteurs mкmes, le corps est dйfini ce qui est composй de matiиre et de forme ; et ce que nous appelons un espace vide, est un espace ayant longueur, largeur et profondeur, immobile et capable de recevoir et contenir un corps de pareille longueur et figure ; et c’est ce qu’on appelle solide en gйomйtrie, oщ l’on ne considиre que les choses abstraites et immatйrielles. De sorte que la diffйrence essentielle qui se trouve entre l’espace vide et le corps, qui a longueur, largeur et profondeur, est que l’un est immobile et l’autre mobile ; et que l’un peut recevoir au dedans de soi un corps qui pйnиtre ses dimensions, au lieu que l’autre ne le peut ; car la maxime que la pйnйtration de dimensions est impossible, s’entend seulement des dimensions de deux corps matйriels ; autrement elle ne serait pas universellement reзue. D’oщ l’on peut voir qu’il y a autant de diffйrence entre le nйant et l’espace vide, que de l’espace vide au corps matйriel ; et qu’ainsi l’espace vide tient le milieu entre la matiиre et le nйant. C’est pourquoi la maxime d’Aristote dont vous parlez, que les non кtres ne sont point diffйrents, s’entend du vйritable nйant, et non pas de l’espace vide.

Je finis avec votre lettre, oщ vous dites que vous ne voyez pas que la quatriиme de mes objections, qui est qu’une matiиre inouпe et connue а tous les sens, remplit cet espace, soit d’aucun physicien.

De quoi j’ai а vous rйpondre que je puis vous assurer du contraire, puisqu’elle est d’un des plus cйlиbres de votre temps, et que vous avez pu voir dans ses йcrits, qui йtablit dans tout l’univers une matiиre universelle, imperceptible et inouпe, de pareille substance que le ciel et les йlйments ; et de plus, qu’en examinant la vфtre, j’ai trouvй qu’elle est si imperceptible, et qu’elle a des qualitйs si inouпes, c’est-а-dire qu’on ne lui avait jamais donnйes, que je trouve qu’elle est de mкme nature.

La pйriode qui prйcиde vos derniиres civilitйs, dйfinit la lumiиre en ces termes : la lumiиre est un mouvement luminaire de rayons composйs de corps lucides, c’est-а-dire lumineux ; oщ j’ai а vous dire qu’il me semble qu’il faudrait avoir premiиrement dйfini ce que c’est que luminaire, et ce que c’est que corps lucide ou lumineux : car jusque-lа je ne puis entendre ce que c’est que lumiиre. Et comme nous n’employons jamais dans les dйfinitions le terme du dйfini, j’aurais peine а m’accommoder а la vфtre, qui dit que la lumiиre est un mouvement luminaire des corps lumineux. Voilа, mon P., quels sont mes sentiments, que je soumettrai toujours aux vфtres.

Au reste, on ne peut vous refuser la gloire d’avoir soutenu la physique pйripatйticienne, aussi bien qu’il est possible de le faire ; et j e trouve que votre lettre n’est pas moins une marque de la faiblesse de l’opinion que vous dйfendez, que de la vigueur de votre esprit.

Et certainement l’adresse avec laquelle vous avez dйfendu l’impossibilitй du vide dans le peu de force qui lui reste, fait aisйment juger qu’avec un pareil effort, vous auriez invinciblement йtabli le sentiment contraire dans les avantages que les expйriences lui donnent.

Une mкme indisposition m’a empкchй d’avoir l’honneur de vous voir et de vous йcrire de ma main. C’est pourquoi je vous prie d’excuser les fautes qui se rencontreront dans cette lettre, surtout а l’orthographe.

Je suis de tout mon coeur,

Mon trиs rйvйrend pиre,

Votre trиs humble et trиs obйissant serviteur,

Pascal.

Paris, le 29 octobre 1647.

 

 

 

Lettre а M.Le Pailleur, au sujet du P.Noлl, jйsuite.

 

Monsieur,

Puisque vous dйsirez de savoir ce qui m’a fait interrompre le commerce des lettres oщ le R. P. Noлl m’avait fait l’honneur de m’engager, je veux vous satisfaire promptement ; et je ne doute pas que, si vous avez blвmй mon procйdй avant que d’en savoir la cause, vous ne l’approuviez lorsque vous saurez les raisons qui m’ont retenu.

La plus forte de toutes est que le R. P. Talon, lorsqu’il prit la peine de m’apporter la derniиre lettre du P. Noлl, me fit entendre, en prйsence de trois de vos bons amis, que le P. Noлl compatissait а mon indisposition, qu’il craignait que ma premiиre lettre n’eыt intйressй ma santй, et qu’il me priait de ne pas la hasarder par une deuxiиme ; en un mot, de ne lui pas rйpondre ; que nous pourrions nous йclaircir de bouche des difficultйs qui nous restaient, et qu’au reste il me priait de ne montrer sa lettre а personne ; que, comme il ne l’avait йcrite que pour moi, il ne souhaitait pas qu’aucun autre la vоt, et que les lettres йtant des choses particuliиres, elles souffraient quelque violence quand elles n’йtaient pas secrиtes.

J’avoue que si cette proposition m’йtait venue d’une autre part que de celle de ces bons Pиres, elle m’aurait йtй suspecte, et j’eusse craint que celui qui me l’eыt faite, n’eыt voulu se prйvaloir, d’un silence oщ il m’aurait engagй par une priиre captieuse. Mais je doutai si peu de leur sincйritй, que je leur promis tout sans rйserve et sans crainte. J’ai ensuite tenu sa lettre secrиte et sans rйponse avec un soin trиs particulier. C’est de lа que plusieurs personnes, et mкme de ces Pиres, qui n’йtaient pas bien informйs de l’intention du P. Noлl, ont pris sujet de dire qu’ayant trouvй dans sa lettre la ruine de mes sentiments, j’en ai dissimulй les beautйs, de peur de dйcouvrir ma honte, et que ma seule faiblesse m’a empкchй de lui repartir.

Voyez, monsieur, combien cette conjoncture m’йtait contraire, puisque je n’ai pu cacher sa lettre sans dйsavantage, ni la publier sans infidйlitй ; et que mon honneur йtait йgalement menacй par ma rйponse et par mon silence, en ce que l’une trahissait ma promesse, et l’autre mon intйrкt.

Cependant j’ai gardй religieusement ma parole ; et j’avais remis de repartir а sa lettre dans le Traitй oщ je dois rйpondre prйcisйment а toutes les objections qu’on a faites contre cette proposition que j’ai avancйe dans mon abrйgй, « que cet espace n’est plein d’aucune des matiиres qui tombent sous les sens, et qui sont connues dans la nature. » Ainsi j’ai cru que rien ne m’obligeait de prйcipiter ma rйponse, que je voulais rendre plus exacte, en la diffйrant pour un temps. A ces considйrations, je joignis que, comme tous les diffйrends de cette sorte demeurent йternels si quelqu’un ne les interrompt, et qu’ils ne peuvent кtre achevйs si une des deux parties ne commence а finir, j’ai cru que l’вge, le mйrite et la condition de ce Pиre m’obligeaient а lui cйder l’avantage d’avoir йcrit le dernier sur ce sujet. Mais outre toutes ces raisons, j’avoue que sa lettre seule suffisait pour me dispenser de lui rйpondre, et je m’assure que vous trouverez qu’elle semble avoir йtй exprиs conзue en termes qui ne m’obligeaient pas а lui rйpondre.

Pour le montrer, je vous ferai remarquer les points qu’il a traitйs, mais par un ordre diffйrent du sien, et tel qu’il eыt choisi, sans doute dans un ouvrage plus travaillй, mais qu’il n’a pas jugй nйcessaire dans la naпvetй d’une lettre ; car chacun de ces points se trouve йpars dans tout le corps de son discours, et couchй en presque toutes ses parties.

Il a dessein d’y dйclarer que ma lettre lui a fait quitter son premier sentiment, sans qu’il puisse nйanmoins s’accommoder au mien.

Tellement que nous la pouvons considйrer comme divisйe en deux parties, dont l’une contient les choses qui l’empкchent de suivre ma pensйe, et l’autre celles qui appuient son deuxiиme sentiment. C’est sur chacune de ces parties que j’espиre vous faire voir combien peu j’йtais obligй de rйpondre pour la premiиre, qui regarde les choses qui l’йloignent de mon Opinion, ses premiиres difficultйs sont que cet espace ne peut кtre autre chose qu’un corps, puisqu’il soutient et transmet la lumiиre, et qu’il retarde le mouvement d’un autre corps. Mais je croyais lui avoir assez montrй, dans ma lettre, le peu de force de ces mкmes objections que sa premiиre contenait ; car je lui ai dit en termes assez clairs, qu’encore que des corps tombent avec le temps dans cet espace, et que la lumiиre le pйnиtre, on ne doit pas attribuer ces effets а une matiиre qui le remplisse nйcessairement, puisqu’ils peuvent appartenir а la nature du mouvement et de la lumiиre, et que, tant que nous demeurerons dans l’ignorance oщ nous sommes de la nature de ces choses, nous n’en devons tirer aucune consйquence, puisqu’elle ne serait appuyйe que sur l’incertitude ; et que comme le P. Noлl conclut de l’apparence de ces effets qu’une matiиre remplit cet espace qui soutient la lumiиre et cause ce retardement, on peut, avec autant de raison, conclure de ces mкmes effets que la lumiиre se soutient dans le vide, et que le mouvement s’y fait avec le temps ; vu que tant d’autres choses favorisaient cette derniиre opinion, qu’elle йtait, au jugement des savants, sans comparaison plus vraisemblable que l’autre, avant mкme qu’elle reзыt les forces que ces expйriences lui ont apportйes.

Mais s’il a marquй en cela d’avoir peu remarquй cette partie de ma lettre, il tйmoigne n’en avoir pas entendu une autre, par la seconde des choses qui le choquent dans mon sentiment ; car il m’impute une pensйe contraire aux termes de ma lettre et de mon imprimй, et entiиrement opposйe au fondement de toutes mes maximes. C’est qu’il se figure que j’ai assurй, en termes dйcisifs, l’existence rйelle de l’espace vide ; et sur cette imagination, qu’il prend pour une vйritй constante, il exerce sa plume pour montrer la faiblesse de cette assertion.

Cependant il a pu voir que j’ai mis dans mon imprimй, que ma conclusion est simplement que mon sentiment sera « que cet espace est vide, jusqu’а ce que l’on m’ait montrй qu’une matiиre le remplit » ; ce qui n’est pas une assertion rйelle du vide, et il a pu voir aussi que j’ai mis dans ma lettre ces mots qui me semblent assez clairs : « Enfin, mon R. P., considйrez, je vous prie, que tous les hommes ensemble ne sauraient dйmontrer qu’aucun corps succиde а celui qui quitte l’espace vide en apparence, et qu’il n’est pas possible encore а tous les hommes de montrer que, quand l’eau y remonte, quelque corps en soit sorti. Cela ne suffirait-il pas, suivant vos maximes, pour assurer que cet espace est vide ? Cependant je dis simplement que mon sentiment est qu’il est vide. Jugez si ceux qui parlent avec tant de retenue d’une chose oщ ils ont droit de parler avec tant d’assurance, pourront faire un jugement dйcisif de l’existence de cette matiиre ignйe, si douteuse et si peu йtablie. »

Aussi, je n’aurais jamais imaginй ce qui lui avait fait naоtre cette pensйe, s’il ne m’en avertissait lui-mкme dans la premiиre page, oщ il rapporte fidиlement la distinction que j’ai donnйe de l’espace vide dans ma lettre, qui est telle : « Ce que nous appelons espace vide, est un espace ayant longueur, largeur et profondeur, et immobile, et capable de recevoir et de contenir un corps de pareille longueur et figure ; et c’est ce qu’on appelle solide en gйomйtrie, oщ l’on ne considиre que les choses abstraites et immatйrielles. » Aprиs avoir rapportй mot а mot cette dйfinition, il en tire immйdiatement cette consйquence : « Voilа, monsieur, votre pensйe de l’espace vide fort bien expliquйe ; je veux croire que tout cela vous est йvident, et en avez l’esprit convaincu et pleinement satisfait, puisque vous l’affirmez. »

S’il n’avait pas rapportй mes propres termes, j’aurais cru qu’il ne les avait pas bien lus, ou qu’ils avaient йtй mal йcrits, et qu’au lieu du premier mot, j’appelle, il aurait trouvй celui-ci, j’assure ; mais, puisqu’il a rapportй ma pйriode entiиre, il ne me reste qu’а penser qu’il conзoit une consйquence nйcessaire de l’un de ces termes а l’autre, et qu’il ne met point de diffйrence entre dйfinir une chose et assurer son existence.

C’est pourquoi il a cru que j’ai assurй l’existence rйelle du vide, par les termes mкmes dont je l’ai dйfini. Je sais que ceux qui ne sont pas accoutumйs de voir les choses traitйes dans le vйritable ordre, se figurent qu’on ne peut dйfinir une chose sans кtre assurй de son кtre ; mais ils devraient remarquer que l’on doit toujours dйfinir les choses, avant que de chercher si elles sont possibles ou non, et que les degrйs qui nous mиnent а la connaissance des vйritйs, sont la dйfinition, l’axiome et la preuve : car d’abord nous concevons l’idйe d’une chose ; ensuite nous donnons un nom а cette idйe, c’est-а-dire que nous la dйfinissons ; et enfin nous cherchons si cette chose est vйritable ou fausse. Si nous trouvons qu’elle est impossible, elle passe pour une faussetй ; si nous dйmontrons qu’elle est vraie, elle passe pour vйritй ; et tant qu’on ne peut prouver sa possibilitй ni son impossibilitй, elle passe pour imagination. D’oщ il est йvident qu’il n’y a point de liaison nйcessaire entre la dйfinition d’une chose et l’assurance de son кtre ; et que l’on peut aussi bien dйfinir une chose impossible, qu’une vйritable. Ainsi on peut appeler un triangle rectiligne et rectangle celui qu’on s’imaginerait avoir 2 angles droits, et montrer ensuite qu’un tel triangle est impossible ; ainsi Euclide dйfinit d’abord les parallиles, et montre aprиs qu’il y en peut avoir ; et la dйfinition du cercle prйcиde le postulat qui en propose la possibilitй ; ainsi les astronomes ont donnй des noms aux cercles concentriques, excentriques et йpicycles, qu’ils ont imaginйs dans les cieux, sans кtre assurйs que les astres dйcrivent en effet tels cercles par leurs mouvements ; ainsi les Pйripatйticiens ont donnй un nom а cette sphиre de feu, dont il serait difficile de dйmontrer la vйritй

C’est pourquoi quand je me suis voulu opposer aux dйcisions du P. Noлl, qui excluaient le vide de la nature, j’ai cru ne pouvoir entrer dans cette recherche, ni mкme en dire un mot, avant que d’a voir dйclarй ce que j’entends par le mot de vide, oщ je me suis senti plus obligй, par quelques endroits de la premiиre lettre de ce Pиre, qui me faisaient juger que la notion qu’il en avait n’йtait pas con forme а la mienne. J’ai vu qu’il ne pouvait distinguer les dimensions d’avec la matiиre, ni l’immatйrialitй d’avec le nйant ; et que cette confusion lui faisait conclure que, quand je donnais а cet espace la longueur, la largeur et la profondeur, je m’engageais а dire qu’il йtait un corps ; et qu’aussitфt que je le faisais immatйriel, je le rйduisais au nйant. Pour dйbrouiller toutes ces idйes, je lui en ai donnй cette dйfinition, oщ il peut voir que la chose que nous concevons et que nous exprimons par le mot d’espace vide, tient le milieu entre la matiиre et le nйant, sans participer ni а l’un ni а l’autre ; qu’il diffиre du nйant par ses dimensions ; et que son irrйsistance et son immobilitй le distinguent de la matiиre : tellement qu’il se maintient entre ces deux extrкmes, sans se confondre avec aucun des deux.

Vers la fin de sa lettre, il ramasse dans une pйriode toutes ses difficultйs, pour leur donner plus de force en les joignant. Voici ses termes : a Cet espace qui n’est ni Dieu, ni crйature, ni corps, ni esprit, ni substance, ni accident, qui transmet la lumiиre sans кtre transparent, qui rйsiste sans rйsistance, qui est immobile et se transporte avec le tube, qui est partout et nulle part, qui fait tout et ne fait rien : ce sont les admirables qualitйs de l’espace vide : en tant qu’espace, il est et fait merveilles, en tant que vide, il n’est et ne fait rien, en tant qu’espace, il est long, large et profond, en tant que vide, il exclut la longueur, la largeur et la profondeur. S’il est besoin, je montrerai toutes ces belles propriйtйs, en consйquence de l’espace vide.

Comme une grande suite de belles choses devient enfin ennuyeuse par sa propre longueur, je crois que le P. Noлl s’est ici lassй d’en avoir tant produit ; et que, prйvoyant un pareil ennui а ceux qui les auraient vues, il a voulu descendre d’un style plus grave dans un moins sйrieux, pour les dйlasser par cette raillerie, afin qu’aprиs leur avoir fourni tant de choses qui exigeaient une admiration pйnible, il leur donnвt, par charitй, un sujet de divertissement. J’ai senti le premier l’effet de cette bontй ; et ceux qui verront sa lettre ensuite, l’йprouveront de mкme : car il n’y a personne qui, aprиs avoir lu ce que je lui avais йcrit, ne nie des consйquences qu’il en tire, et de ces antithиses opposйes avec tant de justesse, qu’il est aisй de voir qu’il s’est bien plus йtudiй а rendre ses termes contraires les uns aux autres, que conformes а la raison et а la vйritй.

Car pour examiner les objections en particulier : Cet espace, dit-il, n’est ni Dieu, ni crйature. Les mystиres qui concernent la Divinitй sont trop saints pour les profaner par nos disputes ; nous devons en faire l’objet de nos adorations, et non pas le sujet de nos entretiens : si bien que, sans en discourir en aucune sorte, je me soumets entiиrement а ce qu’en dйcideront ceux qui ont droit de le faire.

Ni corps, ni esprit. Il est vrai que l’espace n’est ni corps, ni esprit ; mais il est espace : ainsi le temps n’est ni corps, ni esprit : mais il est temps : et comme le temps ne laisse pas d’кtre, quoiqu’il ne soit aucune de ces choses, ainsi l’espace vide peut bien кtre, sans pour cela кtre ni corps, ni esprit.

Ni substance, ni accident. Cela est vrai, si l’on entend par le mot de substance ce qui est ou corps ou esprit ; car, en ce sens, l’espace ne sera ni substance, ni accident ; mais il sera espace, comme, en ce mкme sens, le temps n’est ni substance, ni accident ; mais il est temps, parce que pour кtre, il n’est pas nйcessaire d’кtre substance ou accident : comme plusieurs de leurs Pиres soutiennent : que Dieu n’est ni l’un ni l’autre, quoiqu’il soit le souverain кtre.

Qui transmet la lumiиre sans кtre transparent. Ce discours a si peu de lumiиre, que je ne puis l’apercevoir : car je ne comprends pas quel sens ce Pиre donne а ce mot transparent, puisqu’il trouve que l’espace vide ne l’est pas. Car, s’il entend par la transparence, comme tous les opticiens, la privation de tout obstacle au passage de la lumiиre, je ne vois pas pourquoi il en frustre notre espace, qui la laisse passer librement : si bien que parlant sur ce sujet avec mon peu de connaissance, je lui eusse dit que ces termes transmet la lumiиre, qui ne sont propres qu’а sa faзon d’imaginer la lumiиre, ont le mкme sens que ceux-ci : laisser passer la lumiиre ; et qu’il est transparent, c’est-а-dire qu’il ne lui porte point d’obstacle : en quoi je ne trouve point d’absurditй ni de contradiction.

Il rйsiste sans rйsistance. Comme il ne juge de la rйsistance de cet espace que par le temps que les corps y emploient dans leurs mouvements, et que nous avons tant discouru sur la nullitй de cette consйquence, on verra qu’il n’a pas raison de dire qu’il rйsiste : et il se trouvera, au contraire, que cet espace ne rйsiste point ou qu’il est sans rйsistance, oщ je ne vois rien que de trиs conforme а la raison.

Qu’il est immuable et se transporte avec le tube. Ici le P. Noлl montre combien peu il pйnиtre dans le sentiment qu’il veut rйfuter ; et j’aurais а le prier de remarquer sur ce sujet, que quand un sentiment est embrassй par plusieurs personnes savantes, on ne doit point faire d’estime des objections qui semblent le ruiner, quand elles sont trиs faciles а prйvoir, parce qu’on doit croire que ceux qui le soutiennent y ont dйjа pris garde, et qu’йtant facilement dйcouvertes, ils en ont trouvй la solution puisqu’ils continuent dans cette pensйe. Or, pour examiner cette difficultй en particulier, si ces antithиses ou contrariйtйs n’avaient autant йbloui son esprit que charmй ses imaginations, il aurait pris garde sans doute que, quoi qu’il en paraisse, le vide ne se transporte pas avec le tuyau, et que l’immobilitй est aussi naturelle а l’espace que le mouvement l’est au corps. Pour rendre cette vйritй йvidente, il faut remarquer que l’espace, en gйnйral, comprend tous les corps de la nature, dont chacun en particulier en occupe une certaine partie ; mais qu’encore qu’ils soient tous mobiles, l’espace qu’ils remplissent ne l’est pas ; car, quand un corps est mы d’un lieu а l’autre, il ne fait que changer de place, sans porter avec soi celle qu’il occupait au temps de son repos. En effet, que fait-il autre chose que de quitter sa premiиre place immobile, pour en prendre successivement d’autres aussi mobiles ? Mais celle qu’il a laissйe, demeure toujours ferme et inйbranlable si bien qu’elle devient, ou pleine d’un autre corps si quelqu’un lui succиde, ou vide si pas un ne s’offre pour lui succйder ; mais soit ou vide ou plein, toujours dans un pareil repos, ce vaste espace, dont l’amplitude embrasse tout, est aussi stable et immobile en chacune de ses parties, comme il l’est en son total. Ainsi je ne vois pas comment le P. Noлl a pu prйtendre que le tuyau communique son mouvement а l’espace vide, puisque n’ayant nulle consistance pour кtre poussй, n’ayant nulle prise pour кtre tirй, et n’йtant susceptible, ni de la pesanteur, ni d’aucune des facultйs attractives, il est visible qu’on ne le peut faire changer. Ce qui l’a trompй est que, quand on a portй le tuyau d’un lieu а un autre, il n’a vu aucun changement au dedans ; c’est pourquoi il a pensй que cet espace йtait toujours le mкme parce qu’il йtait toujours pareil а lui-mкme. Mais il devait remarquer que l’espace que le tuyau enferme dans une situation, n’est pas le mкme que ce lui qu’il comprend dans la seconde ; et que, dans la succession de son mouvement, il acquiert continuellement de nouveaux espaces : si bien que celui qui йtait vide dans la premiиre de ses positions, de vient plein d’air, quand il en part pour prendre la seconde, dans laquelle il rend vide l’espace qu’il rencontre, au lieu qu’il йtait plein d’air auparavant ; mais l’un et l’autre de ces espaces alternativement pleins et vides demeurent toujours йgalement immobiles. D’oщ il est йvident qu’il est hors de propos de croire que l’espace vide change de lieu ; et ce qui est le plus йtrange est que la matiиre dont le Pиre le remplit est telle, que, suivant son hypothиse mкme, elle ne saurait se transporter avec le tuyau ; car comme elle entre rait et sortirait par les pores du verre avec une facilitй tout entiиre sans lui adhйrer en aucune sorte, comme l’eau dans un vais seau percй de toutes parts, il est visible qu’elle ne se porterait pas avec lui, comme nous voyons que ce mкme tuyau ne transporte pas la lumiиre, parce qu’elle le perce sans peine et sans engagements, et que notre espиce mкme exposй au soleil, change de rayons quand il change de place, sans porter avec soi, dans sa seconde place, la lumiиre qui le remplissait dans la premiиre, et que, dans les diffйrentes situations, il reзoit des rayons diffйrents, aussi bien que des divers espaces.

Enfin, le P. Noлl s’йtonne qu’il fasse tout et ne fasse rien ; qu’il soit partout et nulle part ; qu’il soit et fasse merveilles, bien qu’il ne soit point, qu’il ait des dimensions sans en avoir. Si ce discours a du sens, je confesse que je ne le comprends pas ; c’est pourquoi je ne me tiens pas obligй d’y rйpondre.

Voilа, monsieur, quelles sont ses difficultйs et les choses qui le choquent dans mon sentiment ; mais comme elles tйmoignent plutфt qu’il n’entend pas ma pensйe, que non pas qu’il la contredise, et qu’il semble qu’il y trouve plutфt de l’obscuritй que des dйfauts, j’ai cru qu’il en trouverait l’йclaircissement dans ma lettre, s’il prenait la peine de la voir avec plus d’attention ; et qu’ainsi je n’йtais pas obligй de lui rйpondre, puisqu’une seconde lecture suffirait pour rйsoudre les doutes que la premiиre avait fait naоtre.

Pour la deuxiиme partie de sa lettre, qui regarde le changement de sa premiиre pensйe et l’йtablissement de la seconde, il dйclare d’abord le sujet qu’il a de nier le vide. La raison qu’il en rapporte est que le vide ne tombe sous aucun des sens ; d’oщ il prend sujet de dire que, comme je nie l’existence de la matiиre, par cette seule raison qu’elle ne donne aucune marque sensible de son кtre, et que l’esprit n’en conзoit aucune nйcessitй, il peut, avec autant de force, et d’avantage, nier le vide, parce qu’il a cela de commun avec elle, que pas un des sens ne l’aperзoit. Voici ses termes : « Nous disons qu’il y a de l’eau, parce que nous la voyons et la touchons ; nous disons qu’il y a de l’air dans un ballon enflй, parce que nous sentons la rйsistance ; qu’il y a du feu, parce que nous sentons la chaleur ; mais le vide vйritable ne touche aucun sens. »

Mais je m’йtonne qu’il fasse un parallиle de choses si inйgales, et qu’il n’ait pas pris garde que, comme il n’y a rien de si contraire а l’кtre que le nйant, ni а l’affirmation que la nйgation, on procиde aux preuves de l’un et de l’autre par des moyens contraires ; et que ce qui fait l’йtablissement de l’un est la ruine de l’autre. Car que faut-il pour arriver а la connaissance du nйant, que de connaоtre une entiиre privation de toutes sortes de qualitйs et d’effets ; au lieu que, s’il en paraissait un seul, on conclurait, au contraire, l’existence rйelle d’une cause qui le produirait ? Et ensuite il dit : u Voyez, Monsieur, lequel de nous deux est le plus croyable, ou vous qui affirmez un espace qui ne tombe point sous les sens, et qui ne sert ni а l’art ni а la nature, et ne l’employez que pour dйcider une question fort douteuse, etc.

Mais, Monsieur, je vous laisse а juger, lorsqu’on ne voit rien, et que les sens n’aperзoivent rien dans un lieu, lequel est mieux fondй, ou de celui qui affirme qu’il y a quelque chose, quoiqu’il aperзoive rien, ou de celui qui pense qu’il n’y a rien, parce qu’il ne voit aucune chose.

Aprиs que le P. Noлl a dйclarй, comme nous venons de le voir, la raison qu’il a d’exclure le vide, et qu’il a pris sujet de le nier sur cette mкme privation de qualitйs qui donne si justement lieu aux autres de le croire, et qui est le seul moyen sensible de parvenir а sa preuve, il entreprend maintenant de montrer que c’est un corps. Pour cet effet, il s’est imaginй une dйfinition du corps qu’il a conзue exprиs, en sorte qu’elle convienne а notre espace, afin qu’il pыt en tirer sa consйquence avec facilitй. Voici ses termes : « Je dйfinis le corps ce qui est composй de parties les unes hors les autres, et dis que tout corps est espace, quand on le considиre entre les extrйmitйs, et que tout autre espace est corps, parce qu’il est composй de parties les unes hors les autres. »

Mais il n’est pas ici question, pour montrer que notre espace n’est pas vide, de lui donner le nom de corps, comme le P. Noлl a fait, mais de montrer que c’est un corps, comme il a prйtendu .faire. Ce n’est pas qu’il ne lui soit permis de donner а ce qui a des parties les unes hors les autres, tel nom qu’il lui plaira ; mais il ne tirera pas grand avantage de cette libertй ; car le mot de corps, par le choix qu’il en a fait, devient йquivoque : si bien qu’il y aura deux sortes de choses entiиrement diffйrentes, et mкme hйtйrogиnes, que l’on appellera corps : l’une, ce qui a des parties les unes hors les autres ; car on l’appellera corps, suivant le P. Noлl ; l’autre, une substance matйrielle, mobile et impйnйtrable ; car on l’appellera corps dans l’ordinaire. Mais il ne pourra pas conclure de cette ressemblance de noms, une ressemblance de propriйtйs entre ces choses, ni montrer, par ce moyen, que ce qui a des parties les unes hors les autres, soit la mкme chose qu’une substance matйrielle, immobile, impйnйtrable, parce qu’il n’est pas en son pouvoir de les faire convenir de nature aussi bien que de nom. Comme s’il avait donnй а ce qui a des parties les unes hors les autres, le nom d’eau, d’esprit, de lumiиre, comme il aurait pu faire aussi aisйment que celui de corps, il n’en aurait pu conclure que notre espace fыt aucune de ces choses : ainsi quand il a nommй corps ce qui a des parties les unes hors les autres, et qu’il dit en consйquence de cette dйfinition, je dis que tout espace est corps, on doit prendre le mot de corps dans le sens qu’il vient de lui donner : de sorte que, si nous substituons la dйfinition а la place du dйfini, ce qui se peut toujours faire sans altйrer le sens d’une proposition, il se trouvera que cette conclusion, que tout espace est corps, n’est autre chose que celle-ci : que tout espace a des parties les unes hors les autres ; mais non pas que tout espace est matйriel, comme le P. Noлl s’est figurй. Je ne m’arrкterai pas davantage sur une consйquence dont la faiblesse est si йvidente, puisque je parle а un excellent gйomиtre, et que vous avez autant d’adresse pour dйcouvrir les fautes de raisonnement, que de force pour les йviter.

Le R. P. Noлl, passant plus avant, veut montrer quel est ce corps ; et pour йtablir sa pensйe, il commence par un long discours, dans lequel il prйtend prouver le mйlange continuel et nйcessaire des йlйments, et oщ il ne montre autre chose, sinon qu’il se trouve quelques parties d’un йlйment parmi celles d’un autre, et qu’ils sont brouillйs plutфt par accident que par nature : de sorte qu’il pourrait arriver qu’ils se sйpareraient sans violence, et qu’ils reviendraient, d’eux-mкmes dans leur premiиre simplicitй ; car le mйlange naturel de deux corps est lorsque leur sйparation les fait tous deux changer de nom et de nature, comme celui de tous les mйtaux et de tous les mixtes : parce que, quand on a фtй de l’or, le mercure qui entre en sa composition, ce qui reste n’est plus or. Mais dans le mйlange que le P. Noлl nous figure, on ne voit qu’une confusion violente de quelques vapeurs йparses parmi l’air, qui s’y soutiennent comme la poussiиre, sans qu’il paraisse qu’elles entrent dans la composition de l’air, et de mкme dans les autres mйlanges. Et pour celui de l’eau et de l’air, qu’il donne pour le mieux dйmontrer, et qu’il dit prouver pйremptoirement par ces soufflets qui se font par le moyen de la chute de l’eau dans une chambre close presque de toutes parts, et que vous voyez expliquйe au long dans sa lettre : il est йtrange que ce pиre n’ait pas pris garde que cet air qu’il dit sortir de l’eau, n’est autre chose que l’air extйrieur qui se porte avec l’eau qui tombe, et qui a une facilitй tout entiиre d’y entrer par la mкme ouverture, parce qu’elle est plus grande que celle par oщ l’eau s’йcoule : si bien que l’eau qui s’йcarte en tombant dans cette ouverture, y entraоne tout l’air qu’elle rencontre et qu’elle enveloppe, dont elle empкche la sortie par la violence de sa chute et par l’impression de son mouvement ; de sorte que l’air qui entre continuellement dans cette ouverture sans en pouvoir jamais sortir, fuit avec violence par celle qu’il trouve libre, et comme cette йpreuve est la seule par laquelle il prouve le mйlange de l’eau et de l’air, et qu’elle ne le montre en aucune sorte, il se trouve qu’il ne le prouve nullement.

Le mйlange qu’il prouve le moins, et dont il a le plus affaire, est celui du feu avec les autres йlйments ; car tout ce qu’on peut conclu re de l’expйrience du mouchoir et du chat, est que quelques-unes de leurs parties les plus grasses et les plus huileuses s’enflamment par la friction, y йtant dйjа disposйes par la chaleur. Ensuite il nous dйclare que son sentiment est que notre espace est plein de cette matiиre ignйe, dilatйe et mкlйe, comme il suppose sans preuves, parmi tous les йlйments, et йtendue dans tout l’univers. Voilа la matiиre qu’il met dans le tuyau ; et pour la suspension de la liqueur, il l’attribue au poids de l’air extйrieur. J’ai йtй ravi de le voir en cela entrer dans le sentiment de ceux qui ont examinй ces expйriences avec le plus de pйnйtration ; car vous savez que la lettre du grand Toricelli, йcrite au seigneur Riccy il y a plus de 4 ans, montre qu’il йtait dиs lors dans cette pensйe, et que tous nos savants s’y accordent et s’y confirment de plus en plus. Nous en attendons nйanmoins l’assurance de l’expйrience qui s’en doit faire sur une de nos hautes montagnes ; mais je n’espиre la recevoir que dans quelque temps, parce que, sur les lettres que j’en ai йcrites il y a plus de 6 mois, on m’a toujours mandй que les neiges rendent leurs sommets inaccessibles.

Voilа donc quelle est sa seconde ; et quoiqu’il semble qu’il y ait peu de diffйrence entre cette matiиre et celle qu’il y plaзait dans sa premiиre lettre, elle est nйanmoins plus grande qu’il ne paraоt, et voici en quoi.

Dans sa premiиre pensйe, la nature abhorrait le vide, et en faisait ressentir l’horreur ; dans la deuxiиme, la nature ne donne aucune marque de l’horreur qu’elle a pour le vide, et ne fait aucune chose pour l’йviter. Dans la premiиre, il йtablissait une adhйrence mutuelle а tous les corps de la nature ; dans la deuxiиme, il фte toute cette adhйrence et tout ce dйsir d’union. Dans la premiиre il donnait une facultй attractive а cette matiиre subtile et а tous les autres corps ; dans la deuxiиme il abolit toute cette attraction active et passive. Enfin il lui donnait beaucoup de propriйtйs dans sa premiиre, dont il la frustre dans la deuxiиme ; si bien que, s’il y a quelques degrйs pour tomber dans le nйant, elle est maintenant au plus proche, et il semble qu’il n’y ait que quelque reste de prйoccupation qui l’empкche de l’y prйcipiter

Mais je voudrais bien savoir de ce Pиre d’oщ lui vient cet ascendant qu’il a sur la nature, et cet empire qu’il exerce si absolument sur les йlйments qui lui servent avec tant de dйpendance, qu’ils changent de propriйtйs а mesure qu’il change de pensйes, et que l’univers accommode ses effets а l’inconstance de ses intentions. Je ne comprends pas quel aveuglement peut кtre а l’йpreuve de cette lumiиre, et comment on peut donner quelque croyance а des choses que l’on fait naоtre et que l’on dйtruit avec une pareille facilitй.

Mais la plus grande [diffйrence] que je trouve entre ces deux opinions, est que le P. Noлl assurait affirmativement la vйritй de la premiиre, et qu’il ne propose la seconde que comme une simple pensйe C’est ce que ma premiиre lettre a obtenu de lui, et le principal effet qu’elle a eu sur son esprit : si bien que comme j’avais rйpondu а sa premiиre opinion que je ne croyais pas qu’elle eыt les conditions nйcessaires pour l’assurance d’une chose, je dirai sur la deuxiиme que, puisqu’il ne la donne que comme une pensйe, et qu’il n’a ni la raison ni le sens pour tйmoins de la matiиre qu’il йtablit, je le laisse dans son sentiment, comme je laisse dans leur sentiment ceux qui pensent qu’il y a des habitants dans la lune, et que dans les terres polaires et inaccessibles il se trouve des hommes entiиrement diffйrents des autres.

Ainsi, Monsieur, vous voyez que le P. Noлl place dans le tuyau une matiиre subtile rйpandue par tout l’univers, et qu’il donne а l’air extйrieur la force de soutenir la liqueur suspendue. D’oщ il est aisй de voir que cette pensйe n’est en aucune chose diffйrente de celle de M. Descartes, puisqu’il convient dans la cause de la suspension du vif argent, aussi bien que dans la matiиre qui remplit cet espace, comme il se voit par ses propres termes dans la page 6 oщ il dit que cette matiиre, qu’il appelle air subtil, est la mкme que celle que M. Descartes nomme matiиre subtile. C’est pourquoi j’ai cru кtre moins obligй de lui repartir, puisque je dois rendre cette rйponse а celui qui est l’inventeur de cette opinion.

Comme j’йcrivais ces derniиres lignes, le P. Noлl m’a fait l’honneur de m’envoyer son livre sur un autre sujet, qu’il intitule le Plein du vide ; et a donnй charge а celui qui a pris la peine de l’apporter, de m’assurer qu’il n’y avait rien contre moi, et que toutes les paroles qui paraissaient aigres ne s’adressaient pas а moi, mais au R. P. Valerianus Magnus, Capucin. Et la raison qu’il m’en a donnйe est que ce Pиre soutient affirmativement le vide, au lieu que je fais seulement profession de m’opposer а ceux qui dйcident sur ce sujet. Mais le P. Noлl m’en aurait mieux dйchargй, s’il avait rendu ce tйmoignage aussi public que le soupзon qu’il en a donnй.

J’ai parcouru ce livre, et j’ai trouvй qu’il y prend une nouvelle pensйe, et qu’il place dans notre tuyau une matiиre approchant de la premiиre ; mais qu’il attribue la suspension du vif argent а une qualitй qu’il lui donne, qu’il appelle lйgиretй mouvante, et non pas au poids de l’air extйrieur, comme il faisait dans sa lettre.

Et pour faire succinctement un petit examen du livre, le titre promet d’abord la dйmonstration du plein par des expйriences nouvelles, et sa confirmation par les miennes. A l’entrйe du livre il s’йrige en dйfenseur de la nature, et par une allйgorie peut-кtre, un peu trop continue, il fait un procиs dans lequel il la fait plaindre de l’opinion du vide, comme d’une calomnie ; et sans qu’elle lui en ait tйmoignй son ressentiment, ni qu’elle lui ait donnй charge de la dйfendre, il fait fonction de son avocat. Et en cette qualitй, il assure de montrer l’imposture et les fausses dйpositions des tй moins qu’on lui confronte — c’est ainsi qu’il appelle nos expйriences — et promet de donner tйmoin contre tйmoin, c’est-а-dire expйrience pour expйrience, et de dйmontrer que les nфtres ont йtй mal reconnues, et encore plus mal avйrйes. Mais dans le corps du livre, quand il est question d’acquitter ces grandes promesses, il ne parle plus qu’en doutant ; et aprиs avoir fait espйrer une si haute vengeance, il n’apporte que des conjectures au lieu de convictions. Car dans le troisiиme chapitre, oщ il veut йtablir que c’est un corps,

il dit simplement qu’il trouve beaucoup plus raisonnable de dire que c’est un corps. Quand il est question de montrer le mйlange des йlйments, il n’ajoute que des choses trиs faibles а celles qu’il avait dites dans sa lettre. Quand il est question de montrer la plйnitude du monde, il n’en donne aucune preuve ; et sur ces vaines apparences, il йtablit son йther imperceptible а tous les sens, avec la lйgиretй imaginaire qu’il lui donne,

Ce qui est йtrange, c’est qu’aprиs avoir donnй des doutes, pour appuyer son sentiment, il le confirme par des expйriences fausses ; il les propose nйanmoins avec une hardiesse telle qu’elles seraient reзues pour vйritables de tous ceux qui n’ont point vu le contraire ; car il dit que les yeux le font voir ; que tout cela ne se peut nier ; qu’on le voit а l’oeil, quoique les yeux nous fassent voir le contraire. Ainsi il est йvident qu’il n’a vu aucune des expйriences dont il parle ; et il est йtrange qu’il ait parlй avec tant d’assurance de choses qu’il ignorait, et dont on lui a fait un rapport trиs peu fidиle. Car je veux croire qu’il ait йtй trompй lui-mкme, et non pas qu’il ait voulu tromper les autres ; et l’estime que je fais de lui me fait juger plutфt qu’il a йtй trop crйdule, que peu sincиre : et certaine .ment il a sujet de se plaindre de ceux qui lui ont dit qu’un soufflet plein de ce vide apparent, йtant dйbouchй et fermй avec promptitude, pousse au dehors une matiиre aussi sensible que l’air ; et qu’un tuyau plein de vif argent et de ce mкme vide, йtant renversй, le vif argent tombe aussi lentement dans ce vide que dans l’air, et que ce vide retarde son mouvement naturel autant que l’air, et enfin beaucoup d’autres choses qu’il rapporte ; car je l’assure, au contraire, que l’air y entre, et que le vif argent tombe dans ce vide avec une extrкme impйtuositй, etc.

Enfin, pour vous faire voir que le P. Noлl n’entend pas les expйriences de mon imprimй, je vous prie de remarquer ce trait ici entre autres : J’ai dit dans les premiиres de mes expйriences qu’il a rapportйes, « qu’une seringue de verre avec un piston bien juste, plongйe entiиrement dans l’eau, et dont on bouche l’ouverture avec le doigt, en sorte qu’il touche au bas du piston, mettant pour cet effet la main et le bras dans l’eau, on n’a besoin que d’une force mйdiocre pour l’en retirer, et faire qu’il se dйsunisse du doigt sans que l’eau y entre en aucune faзon, ce que les philosophes ont cru ne se pouvoir faire avec aucune force finie ; et ainsi le doigt se sent souvent attirй et avec douleur ; et le piston laisse un espace vide en apparence, oщ il ne paraоt qu’aucun corps ait pu succйder, puisqu’il est tout entourй d’eau qui n’a pu y avoir d’accиs, l’ouverture en йtant bouchйe ; et si on tire le piston davantage, l’espace vide en apparence devient plus grand, mais le doigt n’en sent pas plus d’attraction. » Il a cru que ces mots, n’en sent pas plus d’attraction, ont le mкme sens que ceux-ci, n’en sent plus aucune attraction ; au lieu que, suivant toutes les rиgles de la grammaire, ils signifient que le doigt ne sent pas une attraction plus grande. Et comme il ne connaоt les expйriences que par йcrit, il a pensй qu’en effet le doigt ne sentait plus aucune attraction, ce qui est absolument faux, car on la ressent toujours йgalement. Mais l’hypothиse de ce Pиre est si accommodante, qu’il a dйmontrй, par une suite nйcessaire de ses principes, pourquoi le doigt ne sent plus aucune attraction, quoique cela soit absolu ment faux. Je crois qu’il pourra rendre aussi facilement la raison du contraire par les mкmes principes. Mais je ne sais quelle estime les personnes judicieuses feront de sa faзon de montrer qu’il prouve avec une pareille force l’affirmative et la nйgative d’une mкme proposition.

Vous voyez par lа, monsieur, que le P. Noлl appuie cette matiиre invisible sur des expйriences fausses, pour en expliquer d’autres qu’il a mal entendues. Aussi йtait-il bien juste qu’il se servоt d’une matiиre que l’on ne saurait voir et qu’on ne peut comprendre, pour rйpondre а des expйriences qu’il n’a pas vues et qu’il n’a pas comprises. Quand il en sera mieux informй, je ne doute pas qu’il ne change de pensйe, et surtout pour sa lйgиretй mouvante ; c’est pour quoi il faut remettre la rйponse de ce livre lorsque ce pиre l’aura corrigй, et qu’il aura reconnu la faussetй des faits et l’imposture des tйmoins qu’il oppose, et qu’il ne fera plus le procиs а l’opinion du vide sur des expйriences mal reconnues et encore plus mal avйrйes.

En йcrivant ces mots, je viens de recevoir un billet imprimй de ce Pиre, qui renverse la plus grande partie de son livre : il rйvoque la lйgиretй mouvante de l’йther, en rappelant le poids de l’air extйrieur pour soutenir le vif argent. De sorte que je trouve qu’il est assez difficile de rйfuter les pensйes de ce Pиre, puisqu’il est le premier plus prompt а les changer, qu’on ne peut кtre а lui rйpondre ; et je commence а voir que sa faзon d’agir est bien diffйrente de la mienne, parce qu’il produit ses opinions а mesure qu’il les conзoit ; mais leurs contrariйtйs propres suffisent pour en montrer l’insoliditй, puisque le pouvoir avec lequel il dispose de cette matiиre, tйmoigne assez qu’il en est l’auteur, et partant qu’elle ne subsiste que dans son imagination.

Tous ceux qui combattent la vйritй sont sujets а une semblable inconstance de pensйes, et ceux qui tombent dans cette variйtй sont suspects de la contredire. Aussi est-il йtrange de voir, parmi ceux qui soutiennent le plein, le grand nombre d’opinions diffйrentes qui s’entrechoquent : l’un soutient l’йther, et exclut toute autre matiиre ; l’autre, les esprits de la liqueur, au prйjudice de l’йther ; l’autre, l’air enfermй dans les pores des corps, et bannit toute autre chose ; l’autre, de l’air rarйfiй et vide de tout autre corps. Enfin il s’en est trouvй qui, n’ayant pas osй y placer l’immensitй de Dieu, ont choisi parmi les hommes une personne assez illustre par sa naissance et par son mйrite, pour y placer son esprit et le faire remplir toutes choses. Ainsi chacun d’eux a tous les autres pour ennemis ; et comme tous conspirent а la perte d’un seul, [il succombe] nйcessairement. Mais comme ils ne triomphent que les uns des autres, ils sont tous victorieux, sans que pas un puisse se prйvaloir de sa victoire, parce que tout cet avantage naоt de leur propre confusion. De sorte qu’il n’est pas nйcessaire de les combattre pour les ruiner, puisqu’il suffit de les abandonner а eux-mкmes, parce qu’ils composent un corps divisй, dont les membres contraires les uns aux autres se dйchirent intйrieurement, au lieu que ceux qui favorisent le vide demeurent dans une unitй toujours йgale а elle-mкme, qui, par ce moyen, a tant de rapport avec la vйritй qu’elle doit кtre suivie, jusqu’а ce qu’elle nous paraisse а dйcouvert. Car ce n’est pas dans cet embarras et dans ce tumulte qu’on doit la chercher ; et l’on ne peut la trouver hors de cette maxime, qui ne permet que de dйcider des choses йvidentes, et qui dйfend d’assurer ou de nier celles qui ne le sont pas. C’est ce juste milieu et ce parfait tempйrament dans lequel vous vous tenez avec tant d’avantage, et oщ, par un bonheur que je ne puis assez reconnaоtre, j’ai йtй toujours йlevй avec une mйthode singuliиre et des soins plus que paternels.

Voilа, Monsieur, quelles sont les raisons qui m’ont retenu, que je n’ai pas cru vous devoir cacher davantage ; et, quoiqu’il semble que je donne celle-ci plutфt а mon intйrкt qu’а votre curiositй, j’espиre que ce doute n’ira pas jusqu’а vous, puisque vous savez que j’ai bien moins d’inquiйtude pour ces fantasques points d’honneur que de passion pour vous entretenir, et que je trouve bien moins de charme а dйfendre mes sentiments, qu’а vous assurer que je suis de tout mon cњur, Monsieur,

Votre trиs humble et trиs obйissant serviteur,

Pascal.

 

 

 

Discours sur les passions de l’amour

 

L’homme est nй pour penser ; aussi n’est-il pas un moment sans le faire ; mais les pensйes pures, qui le rendraient heureux s’il pouvait toujours les soutenir, le fatiguent et l’abattent. C’est une vie unie а laquelle il ne peut s’accommoder ; il lui faut du remuement et de l’action, c’est-а-dire qu’il est nйcessaire qu’il soit quelquefois agitй des passions, dont il sent dans son coeur des sources si vives et si profondes.

Les passions qui sont le plus convenables а l’homme, et qui en renferment beaucoup d’autres, sont l’amour et l’ambition : elles n’ont guиre de liaison ensemble, cependant on les allie assez souvent ; mais elles s’affaiblissent l’une l’autre rйciproquement, pour ne pas dire qu’elles se ruinent.

Quelque йtendue d’esprit que l’on ait, l’on n’est capable que d’une grande passion ; c’est pourquoi, quand l’amour et l’ambition se rencontrent ensemble, elles ne sont grandes que de la moitiй de ce qu’elles seraient s’il n’y avait que l’une ou l’autre. L’вge ne dйtermine point, ni le commencement, ni la fin de ces deux passions ; elles naissent dиs les premiиres annйes, et elles subsistent bien souvent jusqu’au tombeau. Nйanmoins, comme elles demandent beaucoup de feu, les jeunes gens y sont plus propres, et il semble qu’elles se ralentissent avec les annйes ; cela est pourtant fort rare.

La vie de l’homme est misйrablement courte. On la compte depuis la premiиre entrйe au monde ; pour moi je ne voudrais la compter que depuis la naissance de la raison, et depuis que l’on commence а кtre йbranlй par la raison, ce qui n’arrive pas ordinairement avant vingt ans. Devant ce terme l’on est .enfant ; et un enfant n’est pas un homme.

Qu’une vie est heureuse quand elle commence par l’amour et qu’elle finit par l’ambition ! Si j’avais а en choisir une, je prendrais celle-lа. Tant que l’on a du feu, l’on est aimable ; mais ce feu s’йteint, il se perd : alors, que la place est belle et grande pour l’ambition ! La vie tumultueuse est agrйable aux grands esprits, mais ceux qui sont mйdiocres n’y ont aucun plaisir ils sont machines partout. C’est pourquoi, l’amour et l’ambition commenзant et finissant la vie, on est dans l’йtat le plus heureux dont la nature humaine est capable.

A mesure que l’on a plus d’esprit, les passions sont plus grandes, parce que les passions n’йtant que des sentiments et des pensйes, qui appartiennent purement а l’esprit, quoiqu’elles soient occasionnйes par le corps, il est visible qu’elles ne sont plus que l’esprit mкme, et qu’ainsi elles remplissent toute sa capacitй. Je ne parle que des passions de feu, car pour les autres, elles se mкlent souvent ensemble, et causent une confusion trиs incommode ; mais ce n’est jamais dans ceux qui ont de l’esprit.

Dans une grande вme tout est grand.

L’on demande s’il faut aimer. Cela ne se doit pas demander, on le doit sentir. L’on ne dйlibиre point lа-dessus, l’on y est portй, et l’on a le plaisir de se tromper quand on consulte.

La nettetй d’esprit cause aussi la nettetй de la passion ; c’est pourquoi un esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement ce qu’il aime.

Il y a deux sortes d’esprits, l’un gйomйtrique, et l’autre que l’on peut appeler de finesse. Le premier a des vues lentes, dures, et inflexibles ; mais le dernier a une souplesse de pensйe qu’il applique en mкme temps aux diverses parties aimables de ce qu’il aime. Des yeux il va jusques au coeur, et par le mouvement du dehors il connaоt ce qui se passe au dedans. Quand on a l’un et l’autre esprit tout ensemble, que l’amour donne de plaisir ! Car on possиde а la fois la force et la flexibilitй de l’esprit, qui est trиs nйcessaire pour l’йloquence de deux personnes.

Nous naissons avec un caractиre d’amour dans nos coeurs, qui se dйveloppe а mesure que l’esprit se perfectionne, et qui nous porte а aimer ce qui nous paraоt beau sans que l’on nous ait jamais dit ce que c’est. Qui doute aprиs cela si nous sommes au monde pour autre chose que pour aimer ? En effet, l’on a beau se cacher а soi-mкme, l’on aime toujours. Dans les choses mкme oщ il semble que l’on ait sйparй l’amour, il s’y trouve secrиtement et en cachette, et il n’est pas possible que l’homme puisse vivre un moment sans cela.

L’homme n’aime pas demeurer avec soi ; cependant il aime : il faut donc qu’il cherche ailleurs de quoi aimer. Il ne le peut trouver que dans la beautй ; mais comme il est lui-mкme la plus belle crйature que Dieu ait jamais formйe, il faut qu’il trouve dans soi-mкme le modиle de cette beautй qu’il cherche au dehors. Chacun peut en remarquer en soi-mкme les premiers rayons ; et selon que l’on s’aperзoit que ce qui est au dehors y convient ou s’en йloigne, on se forme des idйes de beau ou de laid sur toutes choses. Cependant, quoique l’homme cherche de quoi remplir le grand vide qu’il a fait en sortant de soi-mкme, nйanmoins il ne peut pas se satisfaire par toutes sortes d’objets. Il a le coeur trop vaste ; il faut au moins que ce soit quelque chose qui lui ressemble, et qui en approche le plus prиs. C’est pourquoi la beautй qui peut contenter l’homme consiste non seulement dans la convenance, mais aussi dans la ressemblance : elle la restreint et elle l’enferme dans la diffйrence de sexe.

La nature a si bien imprimй cette vйritй dans nos вmes, que nous trouvons cela tout disposй ; il ne faut point d’art ni d’йtude ; il semble mкme que nous ayons une place а remplir dans nos coeurs et qui se remplit effectivement. Mais on le sent mieux qu’on ne le peut dire. Il n’y a que ceux qui savent brouiller et mйpriser leurs idйes qui ne le voient pas.

Quoique cette idйe gйnйrale de la beautй soit gravйe dans le fond de nos вmes avec des caractиre ineffaзables, elle ne laisse pas que de recevoir de trиs grandes diffйrences dans l’application particuliиre ; mais c’est seulement pour la maniиre d’envisager ce qui plaоt. Car l’on ne souhaite pas nыment une beautй, mais l’on y dйsire mille circonstances qui dйpendent de la dis position oщ l’on se trouve ; et c’est en ce sens que l’on peut dire que chacun a l’original de sa beautй, dont il cherche la copie dans le grand monde. Nйanmoins les femmes dйterminent sou vent cet original. Comme elles ont un empire absolu sur l’esprit des hommes, elles y dйpeignent ou les parties des beautйs qu’elles ont, ou celles qu’elles estiment, et elles ajoutent par ce moyen ce qui leur plaоt а cette beautй radicale. C’est pourquoi il y a un siиcle pour les blondes, un autre pour les brunes, et le partage qu’il y a entre les femmes sur l’estime des unes ou des autres йtait aussi le partage entre les hommes dans un mкme temps sur les unes et sur les autres. La mode mкme et les pays rиglent sou vent ce que l’on appelle beautй. C’est une chose йtrange que la coutume se mкle si fort de nos passions. Cela n’empкche pas que chacun n’ait son idйe de beautй sur laquelle il juge des autres, et а laquelle il les rapporte ; c’est sur ce principe qu’un amant trouve sa maоtresse plus belle, et qu’il la propose comme exemple.

La beautй est partagйe en mille diffйrentes maniиres. Le sujet le plus propre pour la soutenir, c’est une femme. Quand elle a de l’esprit, elle l’anime et la relиve merveilleusement. Si une femme veut plaire, et qu’elle possиde les avantages de la beautй, ou du moins une partie, elle y rйussira ; et mкme si les hommes y prenaient tant soit peu garde, quoiqu’elle n’y tвchвt point, elle s’en ferait aimer. Il y a une place d’attente dans leur coeur, elle s’y logerait.

L’homme est nй pour le plaisir : il le sent, il n’en faut point d’autre preuve. Il suit donc sa raison en se donnant au plaisir. Mais bien souvent il sent la passion dans son coeur sans savoir par oщ elle a commencй.

Un plaisir vrai ou faux peut remplir йgalement l’esprit. Car qu’importe que ce plaisir soit faux, pourvu que l’on soit persuadй qu’il est vrai ?

A force de parler d’amour, l’on devient amoureux. Il n’y a rien si aisй, c’est la passion la plus naturelle а l’homme.

L’amour n’a point d’вge ; il est toujours naissant. Les poиtes nous l’ont dit ; c’est pour cela qu’ils nous le reprйsentent comme un enfant. Mais sans leur rien demander, nous le sentons.

L’amour donne de l’esprit, et il se soutient par l’esprit. Il faut de l’adresse pour aimer. L’on йpuise tous les jours les maniиres de plaire ; cependant il faut plaire, et l’on plaоt.

Nous avons une source d’amour-propre qui nous reprйsente а nous- mкmes comme pouvant remplir plusieurs places au dehors ; c’est ce qui est cause que nous sommes bien aises d’кtre aimйs. Comme on le souhaite avec ardeur, on le remarque bien vite et on le reconnaоt dans les yeux de la personne qui aime. Car les yeux sont les interprиtes du coeur ; mais il n’y a que celui qui y a intйrкt qui entend leur langage.

L’homme seul est quelque chose d’imparfait ; il faut qu’il trouve un second pour кtre heureux. Il le cherche le plus souvent dans l’йgalitй de la condition, а cause que la libertй et que l’occasion de se manifester s’y rencontrent plus aisйment. Nйanmoins l’on va quelquefois bien au-dessus, et l’on sent le feu s’agrandir, quoi que l’on n’ose pas le dire а celle qui l’a causй.

Quand on aime une dame sans йgalitй de condition, l’ambition peut accompagner le commencement de l’amour ; mais en peu de temps il devient le maоtre. C’est un tyran qui ne souffre point de compagnon ; il veut кtre seul ; il faut que toutes les passions ploient et lui obйissent.

Une haute amitiй remplit bien mieux qu’une commune et йgale : le coeur de l’homme est grand, les petites choses flottent dans sa capacitй ; il n’y a que les grandes qui s’y arrкtent et qui y demeurent.

L’on йcrit souvent des choses que l’on ne prouve qu’en obligeant tout le monde а faire rйflexion sur soi-mкme et а trouver la vйritй dont on parle. C’est en cela que consiste la force des preuves de ce que je dis.

Quand un homme est dйlicat en quelque endroit de son esprit, il l’est en amour. Car comme il doit кtre йbranlй par quelque objet qui est hors de lui, s’il y a quelque chose qui rйpugne а ses idйes, il s’en aperзoit, et il le fuit. La rиgle de cette dйlicatesse dйpend d’une raison pure, noble et sublime : ainsi l’on se peut croire dйlicat, sans qu’on le soit effectivement, et les autres ont le droit de nous condamner : au lieu que pour la beautй chacun a sa rиgle souveraine et indйpendante de celle des autres. Nйanmoins entre кtre dйlicat et ne l’кtre point du tout, il faut demeurer d’accord que, quand on souhaite d’кtre dйlicat, l’on n’est pas loin de l’кtre absolument. Les femmes aiment а apercevoir une dйlicatesse dans les hommes ; et c’est, ce me semble, l’endroit le plus tendre pour les gagner : l’on est aise de voir que mille autres sont mйprisables, et qu’il n’y a que nous d’estimables.

Les qualitйs d’esprit ne s’acquiиrent point par l’habitude ; on les perfectionne seulement. De lа, il est aisй de voir que la dйlicatesse est un don de nature, et non pas une acquisition de l’art.

A mesure que l’on a plus d’esprit, l’on trouve plus de beautйs originales ; mais il ne faut pas кtre amoureux ; car quand l’on aime, l’on n’en trouve qu’une.

Ne semble-t-il pas qu’autant de fois qu’une femme sort d’elle mкme pour se caractйriser dans le coeur des autres, elle fait une place vide pour les autres dans le sien ? Cependant j’en connais qui disent que cela n’est pas vrai. Oserait-on appeler cela injustice ? Il est naturel de rendre autant que l’on a pris.

L’attachement а une mкme pensйe fatigue et ruine l’esprit de l’homme. C’est pourquoi pour la soliditй et la durйe du plaisir de l’amour, il faut quelquefois ne pas savoir que l’on aime ; et ce n’est pas commettre une infidйlitй, car l’on n’en aime pas d’autre ; c’est reprendre des forces pour mieux aimer. Cela se fait sans que l’on y pense ; l’esprit s’y porte de soi- mкme ; la nature le veut ; elle le commande. Il faut pourtant avouer que c’est une misйrable suite de la nature humaine, et que l’on serait plus heureux si l’on n’йtait point obligй de changer de pensйe ; mais il n’y a point remиde.

Le plaisir d’aimer sans l’oser dire a ses йpines, mais aussi il a ses douceurs. Dans quel transport n’est-on point de former toutes ses actions dans la vue de plaire а une personne que l’on estime infiniment ? L’on s’йtudie tous les jours pour trouver les moyens de se dйcouvrir, et l’on y emploie autant de temps que si l’on devait entretenir celle que l’on aime. Les yeux s’allument et s’йteignent dans un mкme moment ; et quoique l’on ne voie pas manifestement que celle qui cause tout ce dйsordre y prenne garde, l’on a nйanmoins la satisfaction de sentir tous ces remuements pour une personne qui le mйrite si bien. L’on voudrait avoir cent langues pour se faire connaоtre ; car, comme l’on ne peut pas se servir de la parole, l’on est obligй de se rйduire а l’йloquence d’action

Jusque-lа on a toujours de la joie, et l’on est dans une assez grande occupation. Ainsi l’on est heureux ; car le secret d’entre tenir toujours une passion, c’est de ne pas laisser naоtre aucun vide dans l’esprit, en l’obligeant de s’appliquer sans cesse а ce qui le touche si agrйablement. Mais quand il est dans l’йtat que je viens de dйcrire, il n’y peut pas durer longtemps, а cause qu’йtant seul acteur dans une passion oщ il en faut nйcessairement deux, il est difficile qu’il n’йpuise bientфt tous les mouvements dont il est agitй.

Quoique ce soit une mкme passion, il faut de la nouveautй ; l’esprit s’y plaоt, et qui sait la procurer sait se faire aimer.

Aprиs avoir fait ce chemin, cette plйnitude quelquefois diminue, et ne recevant point de secours du cфtй de la source, l’on dйcline misйrablement, et les passions ennemies se saisissent d’un coeur qu’elles dйchirent en mille morceaux. Nйanmoins un rayon d’espйrance, si bas que l’on soit, relиve aussi haut qu’on йtait auparavant. C’est quelquefois un jeu auquel les dames se plaisent ; mais quelquefois en faisant semblant d’avoir compassion, elles l’ont tout de bon. Que l’on est heureux quand cela arrive !

Un amour ferme et solide commence toujours par l’йloquence d’action ; les yeux y ont la meilleure part. Nйanmoins, il faut deviner, mais bien deviner.

Quand deux personnes sont de mкme sentiment, ils ne devinent point, ou du moins il y en a une qui devine ce que veut dire l’autre sans que cet autre l’entende ou qu’il ose l’entendre.

Quand nous aimons, nous paraissons а nous-mкmes tout autres que nous n’йtions auparavant. Ainsi nous nous imaginons que tout le monde s’en aperзoit ; cependant il n’y a rien de si faux. Mais parce que la raison a sa vue bornйe par la passion, l’on ne peut s’assurer, et l’on est toujours dans la dйfiance.

Quand l’on aime, on se persuade que l’on dйcouvrirait la passion d’un autre : ainsi l’on a peur. — Tant plus le chemin est long dans l’amour, tant plus un esprit dйlicat sent de plaisir.

Il y a de certains esprits а qui il faut donner longtemps des espйrances, et ce sont les dйlicats. Il y en a d’autres qui ne peu vent pas rйsister longtemps aux difficultйs, et ce sont les plus grossiers. Les premiers aiment plus longtemps et avec plus d’agrйment ; les autres aiment plus vite, avec plus de libertй, et finissent bientфt.

Le premier effet de l’amour c’est d’inspirer un grand respect ; l’on a de la vйnйration pour ce que l’on aime. Il est bien juste : on ne reconnaоt rien au monde de grand comme cela.

Les auteurs ne nous peuvent pas bien dire les mouvements de l’amour de leurs hйros : il faudrait qu’ils fussent hйros eux mкmes.

L’йgarement а aimer en divers endroits est aussi monstrueux que l’injustice dans l’esprit.

En amour un silence vaut mieux qu’un langage. Il est bon d’кtre interdit ; il y a une йloquence de silence qui pйnиtre plus que la langue ne saurait faire. Qu’un amant persuade bien sa maоtresse quand il est interdit, et que d’ailleurs il a de l’esprit ! Quelque vivacitй que l’on ait, il est des rencontres oщ il est bon qu’elle s’йteigne. Tout cela se passe sans rиgle et sans rйflexion ; et quand l’esprit le fait, il n’y pensait pas auparavant. C’est par nйcessitй que cela arrive.

L’on adore souvent ce qui ne croit pas кtre adorй, et on ne laisse pas de lui garder une fidйlitй inviolable, quoiqu’il n’en sache rien. Mais il faut que l’amour soit bien fin ou bien pur.

Nous connaissons l’esprit des hommes, et par consйquent leurs passions, par la comparaison que nous faisons de nous-mкmes avec les autres.

Je suis de l’avis de celui qui disait que dans l’amour on oubliait sa fortune, ses parents et ses amis : les grandes amitiйs vont jusque-lа. Ce qui fait que l’on va si loin dans l’amour, c’est qu’on ne songe pas que l’on aura besoin d’autre chose que de ce que l’on aime : l’esprit est plein ; il n’y a plus de place pour le soin ni pour l’inquiйtude. La passion ne peut pas кtre belle sans excиs ; de lа vient qu’on ne se soucie pas de ce que dit le monde, que l’on sait dйjа ne devoir pas condamner notre conduite, puisqu’elle vient de la raison. Il y a une plйnitude de passion, il ne peut pas y avoir un commencement de rйflexion.

Ce n’est point un effet de la coutume, c’est une obligation de la nature, que les hommes fassent les avances pour gagner l’amitiй d’une dame.

Cet oubli que cause l’amour, et cet attachement а ce que l’on aime, fait naоtre des qualitйs que l’on n’avait pas auparavant. L’on devient magnifique, sans jamais l’avoir йtй. Un avaricieux mкme qui aime devient libйral, et il ne se souvient pas d’avoir jamais eu une habitude opposйe : l’on en voit la raison en considйrant qu’il y a des passions qui resserrent l’вme et qui la rendent immobile, et qu’il y en a qui l’agrandissent et la font rйpandre au dehors.

L’on a фtй mal а propos le nom de raison а l’amour, et on les a opposйs sans un bon fondement, car l’amour et la raison n’est qu’une mкme chose. C’est une prйcipitation de pensйes qui se porte d’un cфtй sans bien examiner tout, mais c’est toujours une raison, et l’on ne doit et on ne peut souhaiter que ce soit autrement, car nous serions des machines trиs dйsagrйables. N’excluons donc point la raison de l’amour, puisqu’elle en est insйparable. Les poиtes n’ont donc pas eu raison de nous dйpeindre l’amour comme un aveugle ; il faut lui фter son bandeau, et lui rendre dйsormais la jouissance de ses yeux.

Les вmes propres а l’amour demandent une vie d’action qui йclate en йvйnements nouveaux. Comme le dedans est mouvement, il faut aussi que le dehors le soit, et cette maniиre de vivre est un merveilleux acheminement а la passion. C’est de lа que ceux de la cour sont mieux reзus dans l’amour que ceux de la ville, parce que les uns sont tout de feu, et que les autres mиnent une vie dont l’uniformitй n’a rien qui frappe : la vie de tempкte surprend, frappe et pйnиtre.

Il semble que l’on ait toute une autre вme quand l’on aime que quand on n’aime pas ; on s’йlиve par cette passion, et on devient tout grandeur ; il faut donc que le reste ait proportion, autrement cela ne convient pas, et partant cela est dйsagrйable.

L’agrйable et le beau n’est que la mкme chose, tout le monde en a l’idйe. C’est d’une beautй morale que j’entends parler, qui consiste dans les paroles et dans les actions de dehors. L’on a bien une rиgle pour devenir agrйable ; cependant la disposition du corps y est nйcessaire ; mais elle ne se peut acquйrir.

Les hommes ont pris plaisir а se former une idйe de l’agrйable si йlevйe, que personne n’y peut atteindre. Jugeons-en mieux, et disons que ce n’est que le naturel, avec une facilitй et une vivacitй d’esprit qui surprennent. Dans l’amour ces deux qua litйs sont nйcessaires : il ne faut rien de forcй, et cependant il ne faut point de lenteur. L’habitude donne le reste.

Le respect et l’amour doivent кtre si bien proportionnйs qu’ils se soutiennent sans que ce respect йtouffe l’amour.

Les grandes вmes ne sont pas celles qui aiment le plus sou vent ; c’est d’un amour violent que je parle : il faut une inondation de passion pour les йbranler et pour les remplir. Mais quand elles commencent а aimer, elles aiment beaucoup mieux.

L’on dit qu’il y a des nations plus amoureuses les unes que les autres ; ce n’est pas bien parler, ou du moins cela n’est pas vrai en tout sens. L’amour ne consistant que dans un attachement de pensйe, il est certain qu’il doit кtre le mкme par toute la terre. Il est vrai que, se terminant autre part que dans la pensйe, le climat peut ajouter quelque chose, mais ce n’est que dans le corps.

Il est de l’amour comme du bon sens ; comme l’on croit avoir autant d’esprit qu’un autre, on croit aussi aimer de mкme. Nйanmoins quand on a plus de vue, l’on aime jusques aux moindres choses, ce qui n’est pas possible aux autres. Il faut кtre bien fin pour remarquer cette diffйrence.

L’on ne peut presque faire semblant d’aimer que l’on ne soit bien prиs d’кtre amant, ou du moins que l’on n’aime en quelque endroit ; car il faut avoir l’esprit et les pensйes de l’amour pour ce semblant, et le moyen d’en bien parler sans cela ? La vйritй des passions ne se dйguise pas si aisйment que les vйritйs sйrieuses. Il faut du feu, de l’activitй et un jeu d’esprit naturel et prompt pour la premiиre ; les autres se cachent avec la lenteur et la souplesse, ce qu’il est plus aisй de faire.

Quand on est loin de ce que l’on aime, l’on prend la rйsolution de faire ou de dire beaucoup de choses ; mais quand on est prиs, l’on est irrйsolu. D’oщ vient cela ? C’est que quand l’on est loin la raison n’est pas si йbranlйe, mais elle l’est йtrangement а la prйsence de l’objet : or, pour la rйsolution il faut de la fermetй, qui est ruinйe par l’йbranlement.

Dans l’amour on n’ose hasarder parce que l’on craint de tout perdre : il faut pourtant avancer, mais qui peut dire jusques oщ ? L’on tremble toujours jusques а ce que l’on ait trouvй ce point. La prudence ne fait rien pour s’y maintenir quand on l’a trouvй.

Il n’y a rien de si embarrassant que d’кtre amant, et de voir quelque chose en sa faveur sans l’oser croire : l’on est йgalement combattu de l’espйrance et de la crainte. Mais enfin, la derniиre devient victorieuse de l’autre.

Quand on aime fortement, c’est toujours une nouveautй de voir la personne aimйe. Aprиs un moment d’absence on la trouve de manque dans son coeur. Quelle joie de la retrouver ! l’on sent aussitфt une cessation d’inquiйtudes. Il faut pourtant que cet amour soit dйjа bien avancй ; car quand il est naissant et que l’on n’a fait aucun progrиs, on sent bien une cessation d’inquiйtudes, mais il en survient d’autres.

Quoique les maux succиdent ainsi les uns aux autres, on ne laisse pas de souhaiter la prйsence de la maоtresse par l’espйrance de moins souffrir ; cependant quand on la voit, on croit souffrir plus qu’auparavant. Les maux passйs ne frappent plus, les prйsents touchent, et c’est sur ce qui touche que l’on juge. Un amant dans cet йtat n’est-il pas digne de compassion ?

 

 

 

Sur la conversion du pйcheur

 

La premiиre chose que Dieu inspire а l’вme qu’il daigne toucher vйritablement, est une connaissance et une vue toute extraordinaire par laquelle l’вme considиre les choses et elle-mкme d’une faзon toute nouvelle.

Cette nouvelle lumiиre lui donne de la crainte, et lui apporte un trouble qui traverse le repos qu’elle trouvait dans les choses qui faisaient ses dйlices.

Elle ne peut plus goыter avec tranquillitй les choses qui la charmaient. Un scrupule continuel la combat dans cette jouissance, et cette vue intйrieure ne lui fait plus trouver cette douceur accoutumйe parmi les choses oщ elle s’abandonnait avec une pleine effusion de son coeur.

Mais elle trouve encore plus d’amertume dans les exercices de piйtй que dans les vanitйs du monde. D’une part, la prйsence des objets visibles la touche plus que l’espйrance des invisibles, et de l’autre la soliditй des invisibles la touche plus que la vanitй des visibles. Et ainsi la prйsence des uns et la soliditй des autres disputent son affection ; et la vanitй des uns et l’absence des autres excitent son aversion ; de sorte qu’il naоt dans elle un dйsordre et une confusion qu’ [deux lignes en blanc].

Elle considиre les choses pйrissables comme pйrissantes et mкme dйjа pйries ; et dans la vue certaine de l’anйantissement de tout ce qu’elle aime, elle s’effraye dans cette considйration, en voyant que chaque instant lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus cher s’йcoule а tout moment, et qu’enfin un jour certain viendra auquel elle se trouvera dйnuйe de toutes les choses auxquelles elle avait mis son espйrance. De sorte qu’elle comprend parfaitement que son coeur ne s’йtant attachй qu’а des choses fragiles et vaines, son вme se doit trouver seule et abandonnйe au sortir de cette vie, puisqu’elle n’a pas eu soin de se joindre а un bien vйritable et subsistant par lui-mкme, qui pыt la soutenir et durant et aprиs cette vie.

De lа vient qu’elle commence а considйrer comme un nйant tout ce qui doit retourner dans le nйant, le ciel, la terre, son esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennemis, les biens, la pauvretй, la disgrвce, la prospйritй, l’honneur, l’ignominie, l’estime, le mйpris, l’autoritй, l’indigence, la santй, la maladie et la vie mкme ; enfin tout ce qui doit moins durer que son вme est incapable de satisfaire le dessein de cette вme qui recherche sйrieusement а l’йtablir dans une fйlicitй aussi durable qu’elle- mкme.

Elle commence а s’йtonner de l’aveuglement oщ elle a vйcu ; et quand elle considиre d’une part le long temps qu’elle a vйcu sans faire ces rйflexions et le grand nombre de personnes qui vivent de la sorte, et de l’autre combien il est constant que l’вme, йtant immortelle comme elle est, ne peut trouver sa fйlicitй parmi des choses pйrissables, et qui lui seront фtйes au moins а la mort, elle entre dans une sainte confusion et dans un йtonnement qui lui porte un trouble bien salutaire.

Car elle considиre que quelque grand que soit le nombre de ceux qui vieillissent dans les maximes du monde, et quelque autoritй que puisse avoir cette multitude d’exemples de ceux qui posent leur fйlicitй au monde, il est constant nйanmoins que quand les choses du monde auraient quelque plaisir solide, ce qui est reconnu pour faux par un nombre infini d’expйriences si funestes et si continuelles, il est inйvitable que la perte de ces choses, ou que la mort enfin nous en prive, de sorte que l’вme s’йtant amassй des trйsors de biens temporels de quelque nature qu’ils soient, soit or, soit science, soit rйputation, c’est une nйcessitй indispensable qu’elle se trouve dйnuйe de tous ces objets de sa fйlicitй ; et qu’ainsi, s’ils ont eu de quoi la satisfaire, ils n’auront pas de quoi la satisfaire toujours ; et que si c’est se procurer un bonheur vйritable, ce n’est pas se proposer un bonheur bien durable, puisqu’il doit кtre bornй avec le cours de cette vie.

De sorte que par une sainte humilitй, que Dieu relиve au-dessus de la superbe, elle commence а s’йlever au-dessus du commun des hommes ; elle condamne leur conduite, elle dйteste leurs maximes, elle pleure leur aveuglement, elle se porte а la recherche du vйritable bien : elle comprend qu’il faut qu’il ait ces deux qualitйs, l’une qu’il dure autant qu’elle, et qu’il ne puisse lui кtre фtй que de son consentement, et l’autre qu’il n’y ait rien de plus aimable.

Elle voit que dans l’amour qu’elle a eu pour le monde elle trouvait en lui cette seconde qualitй dans son aveuglement, car elle ne reconnaissait rien de plus aimable ; mais comme elle n’y voit pas la premiиre, elle connaоt que ce n’est pas le souverain bien. Elle le cherche donc ailleurs, et connaissant par une lumiиre toute pure qu’il n’est point dans les choses qui sont en elle, ni hors d’elle, ni devant elle (rien donc en elle, rien а ses cфtйs), elle commence de le chercher au-dessus d’elle.

Cette йlйvation est si йminente et si transcendante, qu’elle ne s’arrкte pas au ciel (il n’a pas de quoi la satisfaire) ni au-dessus du ciel, ni aux anges, ni aux кtres les plus parfaits. Elle traverse toutes les crйatures, et ne peut arrкter son coeur qu’elle ne se soit rendue jusqu’au trфne de Dieu, dans lequel elle commence а trouver son repos et ce bien qui est tel qu’il n’y a rien de plus aimable, et qu’il ne peut lui кtre фtй que par son propre consentement

Car encore qu’elle ne sente pas ces charmes dont Dieu rйcompense l’habitude dans la piйtй, elle comprend nйanmoins que les crйatures ne peuvent кtre plus aimables que le Crйateur, et sa raison aidйe de la lumiиre de la grвce lui fait connaоtre qu’il n’y a rien de plus aimable que Dieu et qu’il ne peut кtre фtй qu’а ceux qui le rejettent, puisque c’est le possйder que de le dйsirer, et que le refuser c’est le perdre.

Ainsi elle se rйjouit d’avoir trouvй un bien qui ne peut lui кtre ravi tant qu’elle le dйsirera, et qui n’a rien au-dessus de soi. Et dans ces rйflexions nouvelles elle entre dans la vue des grandeurs de son Crйateur, et dans des humiliations et des adorations pro fondes. Elle s’anйantit en consйquence et ne pouvant former d’elle-mкme une idйe assez basse, ni en concevoir une assez relevйe de ce bien souverain, elle fait de nouveaux efforts pour se rabaisser jusqu’aux derniers abоmes du nйant, en considйrant Dieu dans des immensitйs qu’elle multiplie sans cesse ; enfin dans cette conception, qui йpuise ses forces, elle l’adore en silence, elle se considиre comme sa vile et inutile crйature, et par ses respects rйitйrйs l’adore et le bйnit, et voudrait а jamais le bйnir et l’adorer. Ensuite elle reconnaоt la grвce qu’il lui a faite de manifester son infinie majestй а un si chйtif vermisseau ; et aprиs une ferme rйsolution d’en кtre йternellement reconnaissante, elle entre en confusion d’avoir prйfйrй tant de vanitйs а ce divin maоtre, et dans un esprit de componction et de pйnitence, elle a recours а sa pitiй, pour arrкter sa colиre dont l’effet lui paraоt йpouvantable dans la vue de ces immensitйs...

Elle fait d’ardentes priиres а Dieu pour obtenir de sa misйricorde que comme il lui a plu de se dйcouvrir а elle, il lui plaise la conduire et lui faire connaоtre les moyens d’y arriver. Car comme c’est а Dieu qu’elle aspire, elle aspire encore а n’y arriver que par des moyens qui viennent de Dieu mкme, parce qu’elle veut qu’il soit lui-mкme son chemin, son objet et sa derniиre fin. Ensuite de ces priиres, elle commence d’agir, et cherche entre ceux…

Elle commence а connaоtre Dieu, et dйsire d’y arriver ; mais comme elle ignore les moyens d’y parvenir, si son dйsir est sincиre et vйritable, elle fait la mкme chose qu’une personne qui dйsirant arriver en quelque lieu, ayant perdu le chemin, et connaissant son йgarement, aurait recours а ceux qui sauraient parfaitement ce chemin et …

Elle se rйsout de conformer а ses volontйs le reste de sa vie ; mais comme sa faiblesse naturelle, avec l’habitude qu’elle a aux pйchйs oщ elle a vйcu, l’ont rйduite dans l’impuissance d’arriver а cette fйlicitй, elle implore de sa misйricorde les moyens d’arriver а lui, de s’attacher а lui, d’y adhйrer йternellement…

Ainsi elle reconnaоt qu’elle doit adorer Dieu comme crйature, lui rendre grвce comme redevable, lui satisfaire comme coupable, le prier comme indigente.

 

 

 

Entretien de M. Pascal et de M. de Sacy, sur la lecture d’Epictиte et de Montaigne

 

M. Pascal vint aussi, en ce temps-lа, demeurer а Port-Royal-des-Champs. Je ne m’arrкte point а dire qui йtait cet homme, que non seulement toute la France, mais toute l’Europe a admirй. Son esprit toujours vif, toujours agissant, йtait d’une йtendue, d’une йlйvation, d’une fermetй, d’une pйnйtration et d’une nettetй au-delа de ce qu’on peut croire. Il n’y avait point d’homme habile dans les mathйmatiques qui ne lui cйdвt : tйmoin l’histoire de la roulette fameuse, qui йtait alors l’entretien de tous les savants. On sait qu’il semblait animer le cuivre et donner de l’esprit а l’airain. Il faisait que de petites roues sans raison, oщ йtaient sur chacune les dix premiers chiffres rendaient raison aux personnes les plus raisonnables, et il faisait en quelque sorte parler les machines muettes, pour rйsoudre en jouant les difficultйs des nombres qui arrкtaient les plus savants : ce qui lui coыta tant d’application et d’effort d’esprit que, pour monter cette machine au point oщ tout le monde l’admirait, et que j’ai vue de mes yeux, il en eut lui mкme la tкte dйmontйe pendant plus de trois ans. Cet homme admirable, enfin йtant touchй de Dieu, soumit cet esprit si йlevй au doux joug de Jйsus-Christ, et ce coeur si noble et si grand embrassa avec humilitй la pйnitence. Il vint а Paris se jeter entre les bras de M. Singlin, rйsolu de faire tout ce qu’il lui ordonnerait.

M. Singlin crut, en voyant ce grand gйnie, qu’il ferait bien de l’envoyer а Port-Royal-des-Champs, oщ M. Arnauld lui prкterait le collet en ce qui regardait les hautes sciences, et oщ M. de Saci lui apprendrait а les mйpriser. Il vint donc demeurer а Port-Royal. M. de Saci ne put se dispenser de le voir par honnкtetй, surtout en ayant йtй priй par M. Singlin ; mais les lumiиres saintes qu’il trouvait dans l’Йcriture et dans les Pиres lui firent espйrer qu’il ne serait point йbloui par tout le brillant de M. Pascal qui charmait nйanmoins et qui enlevait tout le monde.

Il trouvait en effet tout ce qu’il disait fort juste. Il avouait avec plaisir la force de son esprit et de ses discours. Mais il n’y avait rien de nouveau : tout ce que M. Pascal lui disait de grand, il l’avait vu avant lui dans saint Augustin ; et, faisant justice а tout le monde, il disait : « M. Pascal est extrкmement estimable en ce que, n’ayant point lu les Pиres de l’Eglise, il avait de lui-mкme, par la pйnйtration de son esprit trouvй les mкmes vйritйs qu’ils avaient trouvйes. Il les trouve surprenantes, disait-il, parce qu’il ne les a vues en aucun endroit ; mais pour nous, nous sommes accoutumйs а les voir de tous cфtйs dans nos livres. » Ainsi, ce sage ecclйsiastique trouvant que les anciens n’avaient pas moins de lumiиre que les nouveaux, il s’y tenait, et estimait beaucoup M. Pascal de ce qu’il se rencontrait en toutes choses avec saint Augustin.

La conduite ordinaire de M. de Saci, en entretenant les gens, йtait de proportionner ses entretiens а ceux а qui il parlait. S’il voyait par exemple M. Champaigne, il parlait avec lui de la peinture. S’il voyait M. Hamon, il l’entretenait de la mйdecine. S’il voyait le chirurgien du lieu, il le questionnait sur la chirurgie. Ceux qui cultivaient la vigne, ou les arbres, ou les grains, lui disaient tout ce qu’il y fallait observer. Tout lui servait pour passer aussitфt а Dieu et pour y faire passer les autres. Il crut donc devoir mettre M. Pascal sur son fonds, de lui parler des lectures de philosophie dont il s’occupait le plus. Il le mit sur ce sujet aux premiers entretiens qu’ils eurent ensemble. M. Pascal lui dit que ses livres les plus ordinaires avaient йtй Йpictиte et Montaigne, et il lui fit de grands йloges de ces deux esprits. M. de Saci, qui avait toujours cru devoir peu lire ces auteurs, pria M. Pascal de lui en parler а fond.

« Йpictиte, lui dit-il, est un des philosophes du monde qui aient mieux connu les devoirs de l’homme. Il veut avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet ; qu’il soit persuadй qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette а lui de bon coeur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu’avec une trиs grande sagesse : qu’ainsi, cette disposition arrкtera toutes les plaintes et tous les murmures, et prйparera son esprit а souffrir paisiblement tous les йvйnements les plus fвcheux. Ne dites jamais, dit-il : « J’ai perdu cela » ; dites plutфt : « Je l’ai rendu. Mon fils est mort, je l’ai rendu. Ma femme est morte, je l’ai rendue. » Ainsi des biens et de tout le reste. « Mais celui qui me l’фte est un mйchant homme », dites-vous. De quoi vous mettez-vous en peine, par qui celui qui vous l’a prкtй vous le redemande ? Pendant qu’il vous en permet l’usage, ayez-en soin comme d’un bien qui appartient а autrui, comme un homme qui fait voyage se regarde dans une hфtellerie. Vous ne devez pas, dit-il, dйsirer que ces choses qui se font se fassent comme vous le voulez ; mais vous devez vouloir qu’elles se fassent comme elles se, font. Souvenez-vous, dit-il ailleurs, que vous кtes ici comme un acteur, et que vous jouez le personnage d’une comйdie, tel qu’il plaоt au maоtre de vous le donner. S’il vous le donne court, jouez-le court ; s’il vous le donne long, jouez-le long, s’il veut que vous contrefassiez le gueux, vous le devez faire avec toute la naпvetй qui vous sera possible ; ainsi du reste. C’est votre fait de jouer bien le personnage qui vous est donnй, mais de le choisir, c’est le fait d’un autre. Ayez tous les jours devant les yeux la mort et les maux qui semblent les plus insupportables et jamais vous ne penserez rien de bas, et ne dйsirerez rien avec excиs.

« Il montre aussi en mille maniиres ce que doit faire l’homme. Il veut qu’il soit humble, qu’il cache ses bonnes rйsolutions, surtout dans les commencements, et qu’il les accomplisse en secret : rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de rйpйter que toute l’йtude et le dйsir de l’homme doit кtre de reconnaоtre la volontй de Dieu et de la suivre.

« Voilа, Monsieur, dit M. Pascal а M. de Saci, les lumiиres de ce grand esprit qui a si bien connu les devoirs de l’homme. J’ose dire qu’il mйriterait d’кtre adorй, s’il avait aussi bien connu son impuissance puisqu’il fallait кtre Dieu pour apprendre l’un et l’autre aux hommes. Aussi comme il йtait terre et cendre, aprиs avoir si bien compris ce qu’on doit, voici comment il se perd dans la prйsomption de ce qu’on peut. Il dit que Dieu a donnй а l’homme les moyens de s’acquitter de toutes ses obligations, que ces moyens sont en notre puissance ; qu’il faut chercher la fйlicitй par les choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a donnйes а cette fin ; qu’il faut voir ce qu’il y a en nous de libre ; que les biens, la vie, l’estime ne sont pas en notre puissance, et ne mиnent donc pas а Dieu, mais que l’esprit ne peut кtre forcй de croire ce qu’il sait кtre faux, ni la volontй d’aimer ce qu’elle sait qui la rend malheureuse ; que ces deux puissances sont donc libres, et que c’est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits ; que l’homme peut par ces puissances parfaitement connaоtre Dieu, l’aimer, lui obйir, lui plaire, se guйrir de tous ses vices acquйrir toutes les vertus, se rendre saint ainsi et compagnon de Dieu. Ces principes d’une superbe diabolique le conduisent а d’autres erreurs, comme : que l’вme est une portion de la substance divine, que la douleur et la mort ne sont pas des maux ; qu’on peut se tuer quand on est si persйcutй qu’on doit croire que Dieu appelle ; et d’autres.

« Pour Montaigne, dont vous voulez aussi, Monsieur, que je vous parle, йtant nй dans un Йtat chrйtien, il fait profession de la religion catholique, et en cela il n’a rien de particulier. Mais comme il a voulu chercher quelle morale la raison devrait dicter sans la lumiиre de la foi, il a pris ses principes dans cette supposition ; et ainsi en considйrant l’homme destituй de toute rйvйlation, il discourt en cette sorte. Il met toutes choses dans un doute universel et si gйnйral, que ce doute s’emporte soi-mкme, c’est-а-dire s’il doute, et doutant mкme de cette derniиre supposition, son incertitude roule sur elle-mкme dans un cercle perpйtuel et sans repos ; s’opposant йgalement а ceux qui assurent que tout est incertain et а ceux qui assurent que tout ne l’est pas, parce qu’il ne veut rien assurer. C’est dans ce doute qui doute de soi et dans cette ignorance qui s’ignore, et qu’il appelle sa maоtresse forme, qu’est l’essence de son opinion, qu’il n’a pu exprimer par aucun terme positif. Car, s’il dit qu’il doute, il se trahit en assurant au moins qu’il doute ; ce qui йtant formellement contre son intention, il n’a pu s’expliquer que par interrogation ; de sorte que, ne voulant pas dire : « Je ne sais », il dit : « Que sais- je ? » dont il fait sa devise, en la mettant sous des balances qui, pesant les contradictoires se trouvent dans un parfait йquilibre : c’est-а-dire qu’il est pur pyrrhonien. Sur ce principe roulent tous ses discours et tous ses Essais ; et c’est la seule chose qu’il prйtend bien йtablir, quoiqu’il ne fasse pas toujours remarquer son intention. Il y dйtruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour йtablir le contraire avec une certitude de laquelle seule il est ennemi, mais pour faire voir seulement que, les apparences йtant йgales de part et d’autre, on ne sait oщ asseoir sa crйance

Dans cet esprit il se moque de toutes les assurances : par exemple, il combat ceux qui ont pensй йtablir dans la France un grand remиde contre les procиs par la multitude et par la prйtendue justesse des lois : comme si l’on pouvait couper les racines des doutes d’oщ naissent les procиs, et qu’il y eыt des digues qui pussent arrкter le torrent de l’incertitude et captiver les conjectures ! C’est lа que, quand il dit qu’il vaudrait autant soumettre sa cause au premier passant, qu’а des juges armйs de ce nombre d’ordonnances, il ne prйtend pas qu’on doive changer l’ordre de l’Йtat, il n’a pas tant d’ambition ; ni que son avis soit meilleur, il n’en croit aucun de bon. C’est seulement pour prouver la vanitй des opinions les plus reзues, montrant que l’exclusion de toutes lois diminuerait plutфt le nombre des diffйrends que cette multitude de lois qui ne sert qu’а l’augmenter, parce que les difficultйs croissent а mesure qu’on les pиse, que les obscuritйs se multiplient par le commentaire, et que le plus sыr moyen pour entendre le sens d’un discours est de ne le pas examiner et de le prendre sur la premiиre apparence : si peu qu’on l’observe, toute la clartй se dissipe. Aussi il juge а l’aventure de toutes les actions des hommes et des points d’histoire, tantфt d’une maniиre, tantфt d’une autre, suivant librement sa premiиre vue, et sans contraindre sa pensйe sous les rиgles de la raison, qui n’a que de fausses mesures, ravi de montrer par son exemple les contrariйtйs d’un mкme esprit. Dans ce gйnie tout libre, il lui est entiиrement йgal de l’emporter ou non dans la dispute, ayant toujours, par l’un et l’autre exemple, un moyen de faire voir la faiblesse des opinions ; йtant portй avec tant d’avantage dans ce doute universel, qu’il s’y fortifie йgalement par son triomphe et par sa dйfaite.

« C’est dans cette assiette, toute flottante et chancelante qu’elle est, qu’il combat avec une fermetй invincible les hйrйtiques de son temps, sur ce qu’ils s’assuraient de connaоtre seuls le vйritable sens de l’Йcriture et c’est de lа encore qu’il foudroie plus vigoureusement l’impiйtй horrible de ceux qui osent assurer que Dieu n’est point. Il les entreprend particuliиrement dans l’Apologie de Raymond de Sebonde ; et les trouvant dйpouillйs volontairement de toute rйvйlation, et abandonnйs а leurs lumiиres naturelles, toute foi mise а part, il les interroge de quelle autoritй ils entreprennent de juger de cet Кtre souverain qui est infini par sa propre dйfinition, eux qui ne connaissent vйritablement aucunes choses de la nature ! Il leur demande sur quels principes ils s’appuient ; il les presse de les montrer. Il examine tous ceux qu’ils peuvent produire et y pйnиtre si avant, par le talent oщ il excelle, qu’il montre la vanitй de tous ceux qui passent pour les plus naturels et les plus fermes. Il demande si l’вme connaоt quelque chose ; si elle se connaоt elle-mкme ; si elle est substance ou accident, corps ou esprit, ce que c’est que chacune de ces choses, et s’il n’y a rien qui ne soit de l’un de ces ordres, si elle connaоt son propre corps ; ce que c’est que matiиre ; si elle peut discerner entre l’innombrable variйtй des corps, quand on en a produit ; comment elle peut raisonner, si elle est matйrielle ; et comment peut-elle кtre unie а un corps particulier et en ressentir les passions, si elle est spirituelle ; quand a-t-elle commencй d’кtre ; avec le corps ou devant ; si elle finit avec lui ou non ; si elle ne se trompe jamais ; si elle sait quand elle erre, vu que l’essence de la mйprise consiste а ne le pas con naоtre ; si dans ces obscurcissements elle ne croit pas aussi fermement que deux et trois font six qu’elle sait ensuite que c’est cinq ; si les animaux raisonnent, pensent, parlent ; et qui peut dйcider ce que c’est que le temps, ce que c’est que l’espace ou йtendue, ce que c’est que le mouvement, ce que c’est que l’unitй, qui sont toutes choses qui nous environnent et entiиrement inexplicables ; ce que c’est que la santй, maladie, mort, bien, mal, justice, pйchй dont nous parlons а toute heure ; si nous avons en nous des principes du vrai et si ceux que nous croyons, et qu’on appelle axiomes ou notions communes, parce qu’elles sont communes dans tous les hommes, sont conformes а la vйritй essentielle, et puisque nous ne savons que par la seule foi qu’un Кtre tout bon nous les a donnйs vйritables, en nous crйant pour connaоtre la vйritй qui saura sans cette lumiиre si, йtant formйs а l’aventure, ils ne sont pas incertains, ou si, йtant formйs par un кtre faux et mйchant, il ne nous les a pas donnйs faux afin de nous sйduire, montrant par lа que Dieu et le vrai sont insйparables, et que si l’un est ou n’est pas, s’il est incertain ou certain l’autre est nйcessairement de mкme. Qui sait donc si le sens commun, que nous prenons pour juge du vrai, en a l’кtre de celui qui l’a crйй ? De plus, qui sait ce que c’est que vйritй, et comment peut-on s’assurer de l’avoir sans la connaоtre ? Qui sait mкme ce que c’est qu’кtre qu’il est impossible de dйfinir, puisqu’il n’y a rien de plus gйnйral, et qu’il faudrait, pour l’expliquer, se servir d’abord de ce mot-lа mкme, en disant : C’est, кtre... ? Et puisque nous ne savons ce que c’est qu’вme, corps, temps, espace, mouvement, vйritй bien ni mкme кtre, ni expliquer l’idйe que nous nous en formons comment nous assurons-nous qu’elle est la mкme dans tous les hommes, vu que nous n’en avons d’autre marque que l’uniformitй des consйquences, qui n’est pas toujours un signe de celle des principes ? car ils peuvent bien кtre diffйrents et conduire nйanmoins aux mкmes conclusions chacun sachant que le vrai se conclut souvent du faux.

« Enfin il examine si profondйment les sciences, et la gйomйtrie, dont il montre l’incertitude dans les axiomes et dans les termes qu’elle ne dйfinit point comme d’йtendue, de mouvement, etc., et la physique en bien plus de maniиres, et la mйdecine en une infinitй de faзons, et l’histoire, et la politique, et la morale, et la jurisprudence et le reste, de telle sorte qu’on demeure convaincu que nous ne pensons pas mieux а prйsent que dans quelque songe dont nous ne nous йveillons qu’а la mort, et pendant lequel nous avons aussi peu les principes du vrai que durant le sommeil naturel. C’est ainsi qu’il gourmande si fortement et si cruellement la raison dйnuйe de la foi, que lui faisant douter si elle est raisonnable, et si les animaux le sont ou non, ou plus ou moins, il la fait descendre de l’excellence qu’elle s’est attribuйe, et la met par grвce en parallиle avec les bкtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre jusqu’а ce qu’elle soit instruite par son Crйateur mкme de son rang qu’elle ignore, la menaзant si elle gronde de la mettre au-dessous de tout ce qui est aussi facile que le contraire ; et ne lui donnant pouvoir d’agir cependant que pour remarquer sa faiblesse avec une humilitй sincиre, au lieu de s’йlever par une sotte insolence. »

M. de Saci se croyant vivre dans un nouveau pays et entendre une nouvelle langue, il se disait en lui-mкme les paroles de saint Augustin : « Ф Dieu de vйritй ! ceux qui savent ces subtilitйs de raisonnement vous sont-ils pour cela plus agrйables ? » Il plaignait ce philosophe qui se piquait et se dйchirait de toutes parts des йpine qu’il se formait, comme saint Augustin dit de lui-mкme quand il йtait en cet йtat. Aprиs donc une assez longue patience, il dit а M. Pascal :

« Je vous suis obligй, monsieur : je suis sыr que si j’avais longtemps lu Montaigne, je ne le connaоtrais pas autant que je fais depuis cet entretien que je viens d’avoir avec vous. Cet homme devrait souhaiter qu’on ne le connыt que par les rйcits que vous faites de ses йcrits ; et il pourrait dire avec saint Augustin : Ibi me vide, attende. Je crois assurйment que cet homme avait de l’esprit ; mais je ne sais si vous ne lui en prкtez pas un peu plus qu’il n’en a, par cet enchaоnement si juste que vous faites de ses principes. Vous pouvez juger qu’ayant passй ma vie comme j’ai fait, on m’a peu conseillй de lire cet auteur, dont tous les ouvrages n’ont rien de ce que nous devons principalement rechercher dans nos lectures, selon la rиgle de saint Augustin, parce que ses paroles ne paraissent pas sortir d’un grand fonds d’humilitй et de piйtй. On pardonnerait а ces philosophes d’autrefois, qu’on nommait acadйmiciens, de mettre tout dans le doute. Mais qu’avait besoin Montaigne de s’йgayer l’esprit en renouvelant une doctrine qui passe maintenant aux Chrйtiens pour une folie ? C’est le jugement que saint Augustin fait de ces personnes. Car on peut dire aprиs lui de Montaigne... « Il met dans tout ce qu’il dit la foi а part, ainsi nous, qui avons la foi, devons de mкme mettre а part tout ce qu’il dit. » Je ne blвme point l’esprit de cet auteur, qui est un grand don de Dieu ; mais il pouvait s’en servir mieux, et en faire plutфt un sacrifice а Dieu qu’au dйmon. A quoi sert un : bien, quand on en use si mal ? Quid proderat, etc. ? dit de lui-mкme ce saint docteur avant sa conversion. Vous кtes heureux, monsieur, de vous кtre йlevй au dessus de ces personnes qu’on appelle des docteurs plongйs dans l’ivresse de la science, mais qui ont le coeur vide de vйritй. Dieu a rйpandu dans votre coeur d’autres douceurs et d’autres attraits que ceux que vous trouviez dans Montaigne. Il vous a rappelй de ce plaisir dangereux, a jucundidate pestifera, dit saint Augustin, qui rend grвces а Dieu de ce qu’il a pardonnй les pйchйs qu’il avait commis en goыtant trop la vanitй. Saint Augustin est d’autant plus croyable en cela, qu’il йtait autrefois dans ces sentiments ; et comme vous dites de Montaigne que c’est par ce doute universel qu’il combat les hйrйtiques de son temps, ce fut aussi par ce mкme doute des acadйmiciens que saint Augustin quitta l’hйrйsie des Manichйens. Depuis qu’il fut а Dieu, il renonзa а ces vanitйs qu’il appelle sacrilиge, et fit ce qu’il dit de quelques autres. Il reconnut avec quelle sagesse saint Paul nous avertit de nous pas laisser sйduire par ces discours. Car il avoue qu’il y a en cela un certain agrйment qui enlиve : on croit quelquefois les choses vйritables, seulement parce qu’on les dit йloquemment. Ce sont des viandes dangereuses, dit-il, mais que l’on sert dans de beaux plats, mais ces viandes, au lieu de nourrir le coeur, elles le vident. On ressemble alors а des gens qui dorment, et qui croient manger en dormant : ces viandes imaginaires les laissent aussi vides qu’ils йtaient. »

M. de Saci dit а M. Pascal plusieurs choses semblables : sur quoi M. Pascal lui dit que s’il lui faisait compliment de bien possйder Montaigne et de le savoir bien tourner il pouvait lui dire sans compliment qu’il possйdait bien mieux saint Augustin, et qu’il le savait bien mieux tourner, quoique peu avantageusement pour le pauvre Montaigne. Il lui tйmoigna кtre extrкmement йdifiй de la soliditй de tout ce qu’il venait de lui reprйsenter ; cependant, йtant encore tout plein de son auteur, il ne put se retenir et lui dit :

« Je vous avoue, Monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si invinciblement froissйe par ses propres armes, et cette rйvolte si sanglante de l’homme contre l’homme, qui, de la sociйtй avec Dieu, oщ il s’йlevait par les maximes [de sa faible raison], le prйcipite dans la nature des bкtes ; et j’aurais aimй de tout mon coeur le ministre d’une si grande vengeance, si, йtant disciple de l’Eglise par la foi, il eыt suivi les rиgles de la morale, en portant les hommes, qu’il avait si utilement humiliйs, a ne pas irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer des crimes qu’il les a convaincus de ne pouvoir pas seulement connaоtre.

« Mais il agit au contraire en paпen de cette sorte. De ce principe, dit-il, que hors de la foi tout est dans l’incertitude, et considйrant combien il y a que l’on cherche le vrai et le bien sans aucun progrиs vers la tranquillitй, il conclut qu’on en doit laisser le soin aux autres, et demeurer cependant en repos, coulant lйgиrement sur les sujets de peur d’y enfoncer en appuyant ; et prendre le vrai et le bien sur la premiиre apparence, sans les presser, parce qu’ils sont si peu solides que, quelque peu qu’on serre la main, ils s’йchappent entre les doigts et les laissent vides. C’est pourquoi il suit le rapport des sens et les notions communes, parce qu’il faudrait qu’il se fоt violence pour les dйmentir, et qu’il ne sait s’il gagnerait, ignorant oщ est le vrai. Ainsi il fuit la douleur et la mort, parce que son instinct l’y pousse, et qu’il ne veut pas rйsister par la mкme raison, mais sans en conclure que ce soient de vйritables maux, ne se fiant pas trop а ces mouvements naturels de crainte, vu qu’on en sent d’autres de plaisir qu’on dit кtre mauvais, quoique la nature parle au contraire. Ainsi, il n’a rien d’extravagant dans sa conduite, il agit comme les autres ; et tout ce qu’ils font dans la sotte pensйe qu’ils suivent le vrai bien, il le fait par un autre principe, qui est que les vraisemblances йtant pareilles d’un et d’autre cфtй l’exemple et la commoditй sont les contrepoids qui l’entraоnent.

« Il suit donc les moeurs de son pays parce que la coutume l’emporte : il monte sur son cheval, comme un qui ne serait pas philosophe, parce qu’il le souffre mais sans croire que ce soit de droit, ne sachant pas si cet animal n’a pas au contraire celui de se servir de lui. Il se fait aussi quelque violence pour йviter certains vices ; et mкme il garde la fidйlitй au mariage, а cause de la peine qui suit les dйsordres ; mais si celle qu’il prendrait surpasse celle qu’il йvite, il y demeure en repos, la rиgle de son action йtant en tout la commoditй et la tranquillitй. Il rejette donc bien loin cette vertu stoпque qu’on peint avec une mine sйvиre, un regard farouche, des cheveux hйrissйs, le front ridй et en sueur, dans une posture pйnible et tendue, loin des hommes, dans un morne silence, et seul sur la pointe d’un rocher : fantфme, а ce qu’il dit, capable d’effrayer les enfants, et qui ne fait lа autre chose, avec un travail continuel, que de chercher le repos, oщ elle n’arrive jamais. La sienne est naпve, familiиre, plaisante, enjouйe, et pour ainsi dire folвtre ; elle suit ce qui la charme, et badine nйgligemment des accidents bons ou mauvais, couchйe mollement dans le sein de l’oisivetй tranquille d’oщ elle montre aux hommes qui cherchent la fйlicitй avec tant de peine, que c’est lа seulement oщ elle repose, et que l’ignorance et l’in curiositй sont deux doux oreillers pour une tкte bien faite, comme il dit lui-mкme.

« Je ne puis pas vous dissimuler, Monsieur, qu’en lisant cet auteur et le comparant avec Йpictиte, j’ai trouvй qu’ils йtaient assurйment les deux plus grands dйfenseurs des deux plus cйlиbres sectes du monde, et les seules conformes а la raison, puisqu’on ne peut suivre qu’une de ces deux routes, savoir : ou qu’il y a un Dieu, et lors il y place son souverain bien, ou qu’il est incertain, et qu’alors le vrai bien l’est aussi, puis qu’il en est incapable.

« J’ai pris un plaisir extrкme а remarquer dans ces divers raisonnements en quoi les uns et les autres sont arrivйs а quelque conformitй avec la sagesse vйritable qu’ils ont essayй de connaоtre. Car, s’il est agrйable d’observer dans la nature le dйsir qu’elle a de peindre Dieu dans tous ses ouvrages, oщ l’on en voit quelque caractиre parce qu’ils en sont les images, combien est-il plus juste de considйrer dans les productions des esprits les efforts qu’ils font pour imiter la vertu essentielle, mкme en la fuyant, et de remarquer en quoi ils y arrivent et en quoi ils s’en йgarent, comme j’ai tвchй de faire dans cette йtude !

« Il est vrai, Monsieur, que vous venez de me faire voir admirablement le peu d’utilitй que les Chrйtiens peuvent retirer de ces йtudes philosophiques. Je ne laisserai pas, nйanmoins, avec votre permission, de vous dire encore ma pensйe, prкt nйanmoins de renoncer а toutes les lumiиres qui ne viendront point de vous : en quoi j’aurai l’avantage, ou d’avoir rencontre la vйritй par bonheur, ou de la recevoir de vous avec assurance. Il me semble que la source des erreurs de ces deux sectes est de n’avoir pas su que l’йtat de l’homme а prйsent diffиre de celui de sa crйation, de sorte que l’un remarquant quelques traces de sa premiиre grandeur, et ignorant sa corruption, a traitй la nature comme saine et sans besoin de rйparateur, ce qui le mиne au comble de la superbe ; au lieu que l’autre, йprouvant la misиre prйsente et ignorant la premiиre dignitй, traite la nature comme nйcessairement infirme et irrйparable, ce qui le prйcipite dans le dйsespoir d’arriver а un vйritable bien, et de lа dans une extrкme lвchetй. Ainsi ces deux йtats qu’il fallait connaоtre ensemble pour voir toute la vйritй, йtant connus sйparйment, conduisent nйcessairement а l’un de ces deux vices, d’orgueil et de paresse, oщ sont infailliblement tous les hommes avant la grвce puisque s’ils ne demeurent dans leurs dйsordres par lвchetй, ils en sortent par vanitй, tant il est vrai ce que vous venez de me dire de saint Augustin, et que je trouve d’une grande йtendue. Car en effet on leur rend hommage en bien des maniиres.

« C’est donc de ces lumiиres imparfaites qu’il arrive que l’un, connaissant les devoirs de l’homme et ignorant son impuissance, se perd dans la prйsomption, et que l’autre, connaissant l’impuissance et non le devoir, il s’abat dans la lвchetй ; d’oщ il semble que, puisque l’un conduit а la vйritй, l’autre а l erreur, l’on formerait en les alliant une morale parfaite. Mais, au lieu de cette paix, il ne rйsulterait de leur assemblage qu’une guerre et qu’une destruction gйnйrale : car l’un йtablissant la certitude, l’autre le doute, l’un la grandeur de l’homme, l’autre sa faiblesse, ils ruinent la vйritй aussi bien que les faussetйs l’un de l’autre. De sorte qu’ils ne peuvent subsister seuls а cause de leurs dйfauts, ni s’unir а cause de leurs oppositions et qu’ainsi ils se brisent et s’anйantissent pour faire place а la vйritй de l’Йvangile. C’est elle qui accorde les contrariйtйs par un art tout divin, et, unissant tout ce qui est de vrai et chassant tout ce qui est de faux elle en fait une sagesse vйritablement cйleste oщ s’accordent ces opposйs qui йtaient incompatibles dans ces doctrines humaines. Et la raison en est que ces sages du monde placent les contraires dans un mкme sujet ; car l’un attribuait la grandeur а la nature et l’autre la faiblesse а cette mкme nature, ce qui ne pouvait subsister ; au lieu que la foi nous apprend а les mettre en des sujets diffйrents : tout ce qu’il y a d’infirme appartenant а la nature, tout ce qu’il y a de puissant appartenant а la grвce. Voilа l’union йtonnante et nouvelle que Dieu seul pouvait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui n’est qu’une image et qu’un effet de l’union ineffable de deux natures dans la seule personne d’un Homme-Dieu.

« Je vous demande pardon, Monsieur, dit M. Pascal а M. de Saci, de m’emporter ainsi devant vous dans la thйologie, au lieu de demeurer dans la philosophie qui йtait seule mon sujet ; mais il m’y a conduit insensiblement ; et il est difficile de n’y pas entrer, quelque vйritй qu’on traite, parce qu’elle est le centre de toutes les vйritйs ; ce qui paraоt ici parfaitement, puisqu’elle enferme si visiblement toutes celles qui se trouvent dans ces opinions. Aussi je ne vois pas comment aucun d’eux pourrait refuser de la suivre. Car s’ils sont pleins de la pensйe de la grandeur de l’homme qu’ont-ils imaginй qui ne cиde aux promesses de l’Йvangile, qui ne sont autre chose que le digne prix de la mort d’un Dieu ? Et s’ils se plaisaient а voir l’infirmitй de la nature leurs idйes n’йgalent plus celles de la vйritable faiblesse du pйchй, dont la mкme mort a йtй le remиde. Ainsi tous y trouvent plus qu’ils n’ont dйsirй et ce qui est admirable, ils s’y trouvent unis, eux qui ne pouvaient s’allier dans un degrй infiniment infйrieur. »

M. de Saci ne put s’empкcher de tйmoigner а M. Pascal qu’il йtait surpris comment il savait tourner les choses, mais il avoua en mкme temps que tout le monde n’avait pas le secret comme lui de faire des lectures des rйflexions si sages et si йlevйes. Il lui dit qu’il ressemblait а ces mйdecins habiles qui, par la maniиre adroite de prйparer les plus grands poisons, en savent tirer les plus grands remиdes. Il ajouta que, quoiqu’il vоt bien, parce qu’il venait de lui dire, que ces lectures lui йtaient utiles, il ne pouvait pas croire nйanmoins qu’elles fussent avantageuses а beaucoup de gens dont l’esprit se traоnerait un peu, et n’aurait pas assez d’йlйvation pour lire ces auteurs et en juger, et savoir tirer les perles du milieu du fumier aurum ex stercore, disait un Pиre. Ce qu’on pouvait bien plus dire de ces philosophes, dont le fumier, par sa noire fumйe, pouvait obscurcir la foi chancelante de ceux qui les lisent. C’est pourquoi il conseillerait toujours а ces personnes de ne pas s’exposer lйgиrement а ces lectures, de peur de se perdre avec ces philosophes et de devenir l’objet des dйmons et la pвture des vers, selon le langage de l’Йcriture, comme ces philosophes. l’ont йtй.

« Pour l’utilitй de ces lectures, dit M. Pascal, je vous dirai fort simplement ma pensйe. Je trouve dans Йpictиte un art incomparable pour troubler le repos de ceux qui le cherchent dans les choses extйrieures et pour les forcer а reconnaоtre qu’ils sont de vйritables esclaves et de misйrables aveugles ; qu’il est impossible qu’ils trouvent autre chose que l’erreur et la douleur qu’ils fuient, s’ils ne se donnent sans rйserve а Dieu seul. Montaigne est incomparable pour confondre l’orgueil de ceux qui, hors la foi, se piquent d’une vйritable justice ; pour dйsabuser ceux qui s’attachent а leurs opinions, et qui croient trouver dans les sciences des vйritйs inйbranlables ; et pour convaincre si bien la raison de son peu de lumiиre et de ses йgarements, qu’il est difficile, quand on fait un bon usage de ses principes, d’кtre tentй de trouver des rйpugnances dans les mystиres : car l’esprit en est si battu, qu’il est bien йloignй de vouloir juger si l’incarnation ou le mystиre de l’Eucharistie sont possibles ; ce que les hommes du commun n’agitent que trop souvent.

« Mais si Йpictиte combat la paresse, il mиne а l’orgueil, de sorte qu’il peut кtre trиs nuisible а ceux qui ne sont pas persuadйs de la corruption de la plus par faite justice qui n’est pas de la foi. Et Montaigne est absolument pernicieux а ceux qui ont quelque pente а l’impiйtй et aux vices. C’est pourquoi ces lectures doivent кtre rйglйes avec beaucoup de soin, de discrйtion et d’йgard а la condition et aux moeurs de ceux а qui on les conseille. Il me semble seulement qu’en les joignant ensemble elles ne pourraient rйussir fort mal, parce que l’une s’oppose au mal de l’autre : non qu’elles puissent donner la vertu, mais seulement troubler dans les vices : l’вme se trouvant combattue par ces contraires, dont l’un chasse l’orgueil et l’autre la paresse, et ne pouvant reposer dans aucun de ces vices par ses raisonnements ni aussi les fuir tous. »

Ce fut ainsi que ces deux personnes d’un si bel esprit s’accordиrent enfin au sujet de la lecture de ces philosophes, et se rencontrиrent au mкme terme, oщ ils arrivиrent nйanmoins d’une maniиre un peu diffйrente : M. de Saci y йtant arrivй tout d’un coup par la claire vue du Christianisme, et M. Pascal n’y йtant arrivй qu’aprиs beaucoup de dйtours en s’attachant aux principes de ces philosophes.

Lorsque M. de Saci et tout Port-Royal-des-Champs йtaient ainsi tout occupйs de la joie que causait la conversion et la vue de M. Pascal et qu’on y admirait la force toute-puissante de la grвce qui, par une misйricorde dont il y a peu d’exemples, avait si profondйment abaissй cet esprit si йlevй de lui- mкme, etc.

 

 

 

De l’esprit gйomйtrique

 

On peut avoir trois principaux objets dans l’йtude de la vйritй : l’un, de la dйcouvrir quand on la cherche ; l’autre, de la dйmontrer quand on la possиde ; le dernier, de la discerner d’avec le faux quand on l’examine.

Je ne parle point du premier : je traite particuliиrement du second, et il enferme le troisiиme. Car, si l’on sait la mйthode de prouver la vйritй, on aura en mкme temps celle de la discerner, puisqu’en examinant si la preuve qu’on en donne est conforme aux rиgles qu’on connaоt, on saura si elle est exactement dйmontrйe.

La gйomйtrie, qui excelle en ces trois genres, a expliquй l’art de dйcouvrir les vйritйs inconnues ; et c’est ce qu’elle appelle analyse, et dont il serait inutile de discourir aprиs tant d’excellents ouvrages qui ont йtй faits.

Celui de dйmontrer les vйritйs dйjа trouvйes, et de les йclaircir de telle sorte que la preuve en soit invincible, est le seul que je veux donner ; et je n’ai pour cela qu’а expliquer la mйthode que la gйomйtrie y observe : car elle l’enseigne parfaitement par ses exemples, quoiqu’elle n’en produise aucun discours. Et parce que cet art consiste en deux choses principales, l’une de prouver chaque proposition en particulier, l’autre de disposer toutes les propositions dans le meilleur ordre, j’en ferai deux sections, dont l’une contiendra les rиgles de la conduite des dйmonstrations gйomйtriques, c’est- а-dire mйthodiques et parfaites, et la seconde comprendra celles de l’ordre gйomйtrique, c’est-а-dire mйthodique et accompli : de sorte que les deux ensemble enfermeront tout ce qui sera nйcessaire pour la conduite du raisonnement а prouver et discerner les vйritйs, les quelles j’ai dessein de donner entiиres.

Je ne puis faire mieux entendre la conduite qu’on doit garder pour rendre les dйmonstrations convaincantes, qu’en expliquant celle que la gйomйtrie observe.

Mais il faut auparavant que je donne l’idйe d’une mйthode encore plus йminente et plus accomplie, mais oщ les hommes ne sauraient jamais arriver : car ce qui passe la gйomйtrie nous surpasse ; et nйanmoins il est nйcessaire d’en dire quelque chose, quoiqu’il soit impossible de le pratiquer.

Cette vйritable mйthode, qui formerait les dйmonstrations dans la plus haute excellence, s’il йtait possible d’y arriver, consisterait en deux choses principales : l’une, de n’employer aucun terme dont on n’eыt auparavant expliquй nettement le sens ; l’autre, de n’avancer jamais aucune proposition qu’on ne dйmontrвt par des vйritйs dйjа connues ; c’est-а-dire, en un mot, а dйfinir tous les termes et а prouver toutes les propositions. Mais, pour suivre l’ordre mкme que j’explique, il faut que je dйclare ce que j’entends par dйfinition.

On ne reconnaоt en gйomйtrie que les seules dйfinitions que les logiciens appellent dйfinitions de nom, c’est-а-dire que les seules impositions de nom aux choses qu’on a clairement dйsignйes en termes parfaitement connus ; et je ne parle que de celles-lа seulement.

Leur utilitй et leur usage est d’йclaircir et d’abrйger le discours, en exprimant, par le seul nom qu’on impose, ce qui ne pourrait se dire qu’en plusieurs termes ; en sorte nйanmoins que le nom imposй demeure dйnuй de tout autre sens, s’il en a, pour n’avoir plus que celui auquel on le destine uniquement. En voici un exemple : si l’on a besoin de distinguer dans les nombres ceux qui sont divisibles en deux йgalement d’avec ceux qui ne le sont pas, pour йviter de rйpйter souvent cette condition, on lui donne un nom en cette sorte : j’appelle tout nombre divisible en deux йgalement, nombre pair.

Voilа une dйfinition gйomйtrique : parce qu’aprиs avoir clairement dйsignй une chose, savoir tout nombre divisible en deux йgalement, on lui donne un nom que l’on destitue de tout autre sens, s’il en a, pour lui donner celui de la chose dйsignйe.

D’oщ il paraоt que les dйfinitions sont trиs libres, et qu’elles ne sont jamais sujettes а кtre contredites ; car il n’y a rien de plus permis que de donner а une chose qu’on a clairement dйsignйe un nom tel qu’on voudra. Il faut seulement prendre garde qu’on n’abuse de la libertй qu’on a d’imposer des noms, en donnant le mкme а deux choses diffйrentes.

Ce n’est pas que cela ne soit permis, pourvu qu’on n’en confonde par les consйquences, et qu’on ne les йtende pas de l’une а l’autre.

Mais si l’on tombe dans ce vice, on peut lui opposer un remиde trиs sыr et trиs infaillible : c’est de substituer mentalement la dйfinition а la place du dйfini, et d’avoir toujours la dйfinition si prй sente, que toutes les fois qu’on parle, par exemple, de nombre pair, on entende prйcisйment que c’est celui qui est divisible en deux parties йgales, et que ces deux choses soient tellement jointes et insйparables dans la pensйe, qu’aussitфt que le discours en exprime l’une, l’esprit y attache immйdiatement l’autre. Car les gйomиtres et tous ceux qui agissent mйthodiquement, n’imposent des noms aux choses que pour abrйger le discours, et non pour diminuer ou changer l’idйe des choses dont ils discourent. Et ils prйtendent que l’esprit supplйe toujours la dйfinition entiиre aux termes courts, qu’ils n’emploient que pour йviter la confusion que la multitude des paroles apporte.

Rien n’йloigne plus promptement et plus puissamment les surprises captieuses des sophistes que cette mйthode, qu’il faut avoir toujours prйsente, et qui suffit seule pour bannir toutes sortes de difficultйs et d’йquivoques.

Ces choses йtant bien entendues, je reviens а l’explication du vйritable ordre, qui consiste, comme je disais, а tout dйfinir et а tout prouver.

Certainement cette mйthode serait belle, mais elle est absolument impossible : car il est йvident que les premiers termes qu’on voudrait dйfinir, en supposeraient de prйcйdents pour servir а leur explication, et que de mкme les premiиres propositions qu’on voudrait prouver en supposeraient d’autres qui les prйcйdassent ; et ainsi il est clair qu’on n’arriverait jamais aux premiиres.

Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nйcessairement а des mots primitifs qu’on ne peut plus dйfinir, et а des principes si clairs qu’on n’en trouve plus qui le soient davantage pour servir а leur preuve. D’oщ il paraоt que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli.

Mais il ne s’ensuit pas de lа qu’on doive abandonner toute sorte d’ordre. Car il y en a un, et c’est celui de la gйomйtrie, qui est а la vйritй infйrieur en ce qu’il est moins convaincant, mais non pas en ce qu’il est moins certain. Il ne dйfinit pas tout et ne prouve pas tout, et c’est en cela qu’il lui cиde ; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumiиre naturelle, et c’est pourquoi il est parfaitement vйritable, la nature le soutenant au dйfaut du discours. Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas а tout dйfinir ou а tout dйmontrer, ni aussi а ne rien dйfinir ou а ne rien dйmontrer, mais а se tenir dans ce milieu de ne point dйfinir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de dйfinir toutes les autres ; et de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Contre cet ordre pиchent йgalement ceux qui entreprennent de tout dйfinir et de tout prouver et ceux qui nйgligent de le faire dans les choses qui ne sont pas йvidentes d’elles-mкmes.

C’est ce que la gйomйtrie enseigne parfaitement. Elle ne dйfinit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, йgalitй, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes-lа dйsignent si naturellement les choses qu’ils signifient, а ceux qui entendent la langue, que l’йclaircissement qu’on en voudrait faire apporterait plus d’obscuritй que d’instruction. Car il n’y a rien de plus faible que le discours de ceux qui veulent dйfinir ces mots primitifs. Quelle nйcessitй y a-t-il, par exemple, d’expliquer ce qu’on entend par le mot homme ? Ne sait-on pas assez quelle est la chose qu’on veut dйsigner par ce terme ? Et quel avantage pensait nous procurer Platon, en disant que c’йtait un animal а deux jambes sans plumes ? Comme si l’idйe que j’en ai naturellement, et que je ne puis exprimer, n’йtait pas plus nette et plus sыre que celle qu’il me donne par son explication inutile et mкme ridicule ; puisqu’un homme ne perd pas l’humanitй en perdant les deux jambes, et qu’un chapon ne l’acquiert pas en perdant ses plumes.

Il y en a qui vont jusqu’а cette absurditй d’expliquer un mot par le mot mкme. J’en sais qui ont dйfini la lumiиre en cette sorte : « La lumiиre est un mouvement luminaire des corps lumineux » ; comme si on pouvait entendre les mots de luminaire et de lumineux sans celui de lumiиre.

On ne peut entreprendre de dйfinir l’кtre sans tomber dans cette absurditй : car on ne peut dйfinir un mot sans commencer par celui-ci, c’est, soit qu’on l’exprime ou qu’on le sous-entende Donc pour dйfinir l’кtre, il faudrait dire c’est, et ainsi employer le mot dйfini dans la dйfinition.

On voit assez de lа qu’il y a des mots incapables d’кtre dйfinis ; et si la nature n’avait supplйй а ce dйfaut par une idйe pareille qu’elle a donnйe а tous les hommes, toutes nos expressions seraient confuses ; au lieu qu’on en use avec la mкme assurance et la mкme certitude que s’ils йtaient expliquйs d’une maniиre parfaitement exempte d’йquivoques ; parce que la nature nous en a elle-mкme donnй, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l’art nous acquiert par nos explications.

Ce n’est pas que tous les hommes aient la mкme idйe de l’essence des choses que je dis qu’il est impossible et inutile de dйfinir.

Car, par exemple, le temps est de cette sorte. Qui le pourra dйfinir ? Et pourquoi l’entreprendre, puisque tous les hommes conзoivent ce qu’on veut dire en parlant de temps, sans qu’on le dйsigne davantage ? Cependant il y a bien de diffйrentes opinions touchant l’essence du temps. Les uns disent que c’est le mouvement d’une chose crййe ; les autres, la mesure du mouvement, etc. Aussi ce n’est pas la nature de ces choses que je dis qui est connue de tous : ce n’est simplement que le rapport entre le nom et la chose ; en sorte qu’а cette expression, temps, tous portent la pensйe vers le mкme objet ce qui suffit pour faire que ce terme n’ait pas besoin d’кtre dйfini, quoique ensuite, en examinant ce que c’est que le temps, on vienne а diffйrer de sentiment aprиs s’кtre mis а y penser ; car les dйfinitions ne sont faites que pour dйsigner les choses que l’on nomme, et non pas, pour en montrer la nature.

Ce n’est pas qu’il ne soit permis d’appeler du nom de temps le mouvement d’une chose crййe ; car, comme j’ai dit tantфt, rien n’est plus libre que les dйfinitions. Mais, en suite de cette dйfinition, il y aura deux choses qu’on appellera du nom de temps : l’une est celle que tout le monde entend naturellement par ce mot, et que tous ceux qui parlent notre langue nomment par ce terme ; l’autre sera le mouvement d’une chose crййe, car on l’appellera aussi de ce nom suivant cette nouvelle dйfinition. Il faudra donc йviter les йquivoques, et ne pas confondre les consйquences. Car il ne s’ensuivra pas de lа que la chose qu’on entend naturellement par le mot de temps soit en effet le mouvement d’une chose crййe. Il a йtй libre de nommer ces deux choses de mкme ; mais il ne le sera pas de les faire convenir de nature aussi bien que de nom.

Ainsi, si l’on avance ce discours : « Le temps est le mouvement d’une chose crййe » ; il faut demander ce qu’on entend par ce mot de temps, c’est-а- dire si on lui laisse le Sens ordinaire et reзu de tous, ou si on l’en dйpouille pour lui donner en cette occasion celui de mouvement d’un chose crййe. Que si on le destitue de tout autre sens, on ne peut contredire, et ce sera une dйfinition libre, ensuite de laquelle, comme j’ai dit, il y aura deux choses qui auront ce mкme nom. Mais si on lui laisse son sens ordinaire, et qu’on prйtende nйanmoins que ce qu’on entend par ce mot soit le mouvement d’une chose crййe, on peut contredire. Ce n’est plus une dйfinition libre, c’est une proposition qu’il faut prouver, si ce n’est qu’elle soit trиs йvidente d’elle-mкme ; et alors ce sera un principe et un axiome, mais jamais une dйfinition, parce que dans cette йnonciation on n’entend pas que le mot de temps signifie la mкme chose que ceux-ci, le mouvement d’une chose crййe ; mais on entend que ce que l’on conзoit par le terme de temps soit ce mouvement supposй.

Si je ne savais combien il est nйcessaire d’entendre ceci parfaitement, et combien il arrive а toute heure, dans les discours familiers et dans les discours de science, des occasions pareilles а celle-ci que j’ai donnйe en exemple, je ne m’y serais pas arrкtй. Mais il me semble, par l’expйrience que j’ai de la confusion des disputes, qu’on ne peut trop entrer dans cet esprit de nettetй, pour lequel je fais tout ce traitй, plus que pour le sujet que j’y traite.

Car combien y a-t-il de personnes qui croient avoir dйfini le temps quand ils ont dit que c’est la mesure du mouvement, en lui laissant cependant son sens ordinaire ! Et nйanmoins ils ont fait une proposition, et non pas une dйfinition. Combien y en a-t-il de mкme qui croient avoir dйfini le mouvement quand ils ont dit : Motus nec simpliciter actus nec mera potentia est, sed actus entis in potentia. Et cependant, s’ils laissent au mot de mouvement son sens ordinaire comme ils font, ce n’est pas une dйfinition, mais une proposition ; et confondant ainsi les dйfinitions qu’ils appellent dйfinitions de nom, qui sont les vйritables dйfinitions libres, permises et gйomйtriques, avec celles qu’ils appellent dйfinitions de chose, qui sont proprement des propositions nullement libres, mais sujettes а contradiction, ils s’y donnent la libertй d’en former aussi bien que des autres ; et chacun dйfinissant les mкmes choses а sa maniиre, par une libertй qui est aussi dйfendue dans ces sortes de dйfinitions que permise dans les premiиres, ils embrouillent toutes choses et, perdant tout ordre et toute lumiиre, ils se perdent eux-mкmes et s’йgarent dans des embarras inexplicables.

On n’y tombera jamais en suivant l’ordre de la gйomйtrie. Cette judicieuse science est bien йloignйe de dйfinir ces mots primitifs, espace, temps, mouvement, йgalitй, majoritй, diminution, tout, et les autres que le monde entend de soi-mкme. Mais, hors ceux-lа, le reste des termes qu’elle emploie y sont tellement йclaircis et dйfinis, qu’on n’a pas besoin de dictionnaire pour en entendre aucun ; de sorte qu’en un mot tous ces termes sont parfaitement intelligibles, ou par la lumiиre naturelle ou par les dйfinitions qu’elle en donne.

Voilа de quelle sorte elle йvite tous les vices qui se peuvent rencontrer dans le premier point, lequel consiste а dйfinir les seules choses qui en ont besoin. Elle en use de mкme а l’йgard de l’autre point, qui consiste а prouver les propositions qui ne sont pas йvidentes. Car, quand elle est arrivйe aux premiиres vйritйs connues, elle s’arrкte lа et demande qu’on les accorde, n’ayant rien de plus clair pour les prouver : de sorte que tout ce que la gйomйtrie pro pose est parfaitement dйmontrй, ou par la lumiиre naturelle, ou par les preuves.

De lа vient que si cette science ne dйfinit pas et ne dйmontre pas toutes choses, c’est par cette seule raison que cela nous est impossible. Mais comme la nature fournit tout ce que cette science ne donne pas, son ordre а la vйritй ne donne pas une perfection plus qu’humaine, mais il a toute celle oщ les hommes peuvent arriver. Il m’a semblй а propos de donner dиs l’entrйe de ce discours cette...

On trouvera peut-кtre йtrange que la gйomйtrie ne puisse dйfinir aucune des choses qu’elle a pour principaux objets : car elle ne peut dйfinir ni le mouvement, ni les nombres, ni l’espace ; et ce pendant ces trois choses sont celles qu’elle considиre particuliиrement et selon la recherche desquelles elle prend ces trois diffйrents noms de mйcanique, d’arithmйtique, de gйomйtrie, ce dernier mot appartenant au genre et а l’espиce.

Mais on n’en sera pas surpris, si l’on remarque que cette admirable science ne s’attachant qu’aux choses les plus simples, cette mкme qualitй qui les rend dignes d’кtre ses objets, les rend incapables d’кtre dйfinies ; de sorte que le manque de dйfinition est plutфt une perfection qu’un dйfaut, parce qu’il ne vient pas de leur obscuritй, mais au contraire de leur extrкme йvidence, qui est telle qu’encore qu’elle n’ait pas la conviction des dйmonstrations, elle en a toute la certitude. Elle suppose donc que l’on sait quelle est la chose qu’on entend par ces mots : mouvement, nombre, espace ; et, sans s’arrкter а les dйfinir inutilement, elle en pйnиtre la nature, et en dй couvre les merveilleuses propriйtйs.

Ces trois choses, qui comprennent tout l’univers, selon ces paroles : Deus fecit omnia in pondere, in numero, et mensura, ont une liaison rйciproque et nйcessaire. Car on ne peut imaginer de mouvement sans quelque chose qui se meuve ; et cette chose йtant une, cette unitй est l’origine de tous les nombres ; enfin le mouvement ne pouvant кtre sans espace, on voit ces trois choses enfermйes dans la premiиre. Le temps mкme y est aussi compris : car le mouvement et le temps sont relatifs l’un а l’autre ; la promptitude et la lenteur, qui sont les diffйrences des mouvements, ayant un rapport nйcessaire avec le temps.

Ainsi il y a des propriйtйs communes а toutes choses, dont la connaissance ouvre l’esprit aux plus grandes merveilles de la nature. La principale comprend les deux infinitйs qui se rencontrent dans toutes : l’une de grandeur, l’autre de petitesse.

Car quelque prompt que soit un mouvement, on peut en concevoir un qui le soit davantage, et hвter encore ce dernier ; et ainsi toujours а l’infini, sans jamais arriver а un qui le soit de telle sorte qu’on ne puisse plus y ajouter. Et au contraire, quelque lent que soit un mouvement, on peut le retarder davantage, et encore ce dernier ; et ainsi а l’infini, sans jamais arriver а un tel degrй de lenteur qu’on ne puisse encore en descendre а une infinitй d’autres sans tomber dans le repos.

De mкme, quelque grand que soit un nombre, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui surpasse le dernier ; et ainsi а l’infini, sans jamais arriver а un qui ne puisse plus кtre augmentй. Et au contraire, quelque petit que soit un nombre, comme la centiиme ou la dix-milliиme partie, on peut encore en concevoir un moindre, et toujours а l’infini, sans arriver au zйro ou nйant.

Quelque grand que soit un espace, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui soit davantage ; et ainsi а l’infini, sans jamais arriver а un qui ne puisse plus кtre augmentй. Et au contraire si quelque petit que soit un espace, on peut encore en considйrer un moindre, et toujours а l’infini, sans jamais arriver а un indivisible qui n’ait plus aucune йtendue.

Il en est de mкme du temps. On peut toujours en concevoir un plus grand sans dernier, et un moindre, sans arriver а un instant et а un pur nйant de durйe.

C’est-а-dire, en un mot, que quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre : de sorte qu’ils se soutiennent tous entre le nйant et l’infini, йtant toujours infiniment йloignйs de ces extrкmes.

Toutes ces vйritйs ne se peuvent dйmontrer, et cependant ce sont les fondements et les principes de la gйomйtrie. Mais comme la cause qui les rend incapables de dйmonstration n’est pas leur obscuritй mais au contraire leur extrкme йvidence, ce manque de preuve n’est pas un dйfaut, mais plutфt une perfection.

D’oщ l’on voit que la gйomйtrie ne peut dйfinir les objets ni prouver les principes ; mais par cette seule et avantageuse raison, que les uns et les autres sont dans une extrкme clartй naturelle, qui convainc la raison plus puissamment que le discours.

Car qu’y a-t-il de plus йvident que cette vйritй, qu’un nombre, tel qu’il soit, peut кtre augmentй ? ne peut-on pas le doubler ? Que la promptitude d’un mouvement peut кtre doublйe, et qu’un espace . peut кtre doublй de mкme ? Et qui peut aussi douter qu’un nombre, tel qu’il soit, ne puisse кtre divisй par la moitiй, et sa moitiй encore par la moitiй ? Car cette moitiй serait-elle un nйant ? et comment ces deux moitiйs, qui seraient deux zйros, feraient-elles un nombre ? De mкme, un mouvement, quelque lent qu’il soit, ne peut-il pas кtre ralenti de moitiй, en sorte qu’il parcoure le mкme espace dans le double du temps, et comment se pourrait-il que ces deux moitiйs de vitesse, qui seraient deux repos, fissent la premiиre vitesse ? Enfin un espace, quelque petit qu’il soit, ne peut-il pas кtre divisй en deux, et ces moitiйs encore ? Et comment pourrait-il se faire que ces moitiйs fussent indivisibles sans aucune йtendue, elles qui, jointes ensemble, ont fait la premiиre йtendue ?

Il n’y a point de connaissance naturelle dans l’homme qui prй cиde celles- lа, et qui les surpasse en clartй. Nйanmoins, afin qu’il y ait exemple de tout, on trouve des esprits, excellents en toutes autres choses, que ces infinitйs choquent, et qui n’y peuvent en aucune sorte consentir.

Je n’ai jamais connu personne qui ait pensй qu’un espace ne puisse кtre augmentй. Mais j’en ai vu quelques-uns, trиs habiles d’ailleurs, qui ont assurй qu’un espace pouvait кtre divisй en deux parties indivisibles, quelque absurditй qu’il s’y rencontre. Je me suis attachй а rechercher en eux quelle pouvait кtre la cause de cette obscuritй, et j’ai trouvй qu’il n’y en avait qu’une principale, qui est qu’ils ne sauraient concevoir un contenu divisible а l’infini : d’oщ ils concluent qu’il n’y est pas divisible.

C’est une maladie naturelle а l’homme de croire qu’il possиde la vйritй directement ; et de lа vient qu’il est toujours disposй а nier tout ce qui lui est incomprйhensible ; au lieu qu’en effet il ne connaоt naturellement que le mensonge, et qu’il ne doit prendre pour vйritables que les choses dont le contraire lui paraоt faux. Et c’est pourquoi, toutes les fois qu’une proposition est inconcevable, il faut en suspendre le jugement et ne pas la nier а cette marque, mais en examiner le contraire ; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la premiиre, tout incomprйhensible qu’elle est. Appliquons cette rиgle а notre sujet.

Il n’y a point de gйomиtre qui ne croie l’espace divisible а l’in fini. On ne peut non plus l’кtre sans ce principe qu’кtre homme sans вme. Et nйanmoins il n’y en a point qui comprenne une division infinie ; et l’on ne s’assure de cette vйritй que par cette seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu’on comprend parfaitement qu’il est faux qu’en divisant un espace on puisse arriver а une partie indivisible, c’est-а-dire qui n’ait aucune йtendue.

Car qu’y a-t-il de plus absurde que de prйtendre qu’en divisant toujours un espace, on arrive enfin а une division telle qu’en la divisant en deux, chacune des moitiйs reste indivisible et sans aucune йtendue, et qu’ainsi ces deux nйants d’йtendue fissent en semble une йtendue ? Car je voudrais demander а ceux qui ont cette idйe, s’ils conзoivent nettement que deux indivisibles se touchent : si c’est partout, ils ne sont qu’une mкme chose, et partant les deux ensemble sont indivisibles ; et si ce n’est pas partout, ce n’est donc qu’en une partie : donc ils ont des parties, donc ils ne sont pas indivisibles. Que s’ils confessent, comme en effet ils l’avouent quand on les presse que leur proposition est aussi inconcevable que l’autre, qu’ils reconnaissent que ce n’est pas par notre capacitй а concevoir ces choses que nous devons juger de leur vйritй, puisque ces deux contraires йtant tous deux inconcevables, il est nйanmoins nйcessairement certain que l’un des deux est vйritable.

Mais qu’а ces difficultйs chimйriques, et qui n’ont de proportion qu’а notre faiblesse, ils opposent ces clartйs naturelles et ces vйritйs solides : s’il йtait vйritable que l’espace fыt composй d’un certain nombre fini d’indivisibles, il s’ensuivrait que deux espaces, dont chacun serait carrй, c’est-а-dire йgal et pareil de tous cфtйs, йtant doubles l’un de l’autre, l’un contiendrait un nombre de ces indivisibles double du nombre des indivisibles de l’autre. Qu’ils retiennent bien cette consйquence, et qu’ils s’exercent ensuite а ranger des points en carrйs jusqu’а ce qu’ils en aient rencontrй deux dont l’un ait le double des points de l’autre, et alors je leur ferai cйder tout ce qu’il y a de gйomиtres au monde. Mais si la chose est naturellement impossible, c’est-а-dire s’il y a impossibilitй invincible а ranger des carrйs de points, dont l’un en ait le double de l’autre, comme je le dйmontrerais en ce lieu-lа mкme si la chose mйritait qu’on s’y arrкtвt, qu’ils en tirent la consйquence.

Et pour les soulager dans les peines qu’ils auraient en de certaines rencontres, comme а concevoir qu’un espace ait une infinitй de divisibles, vu qu’on les parcourt en si peu de temps, pendant lequel on aurait parcouru cette infinitй des divisibles, il faut les avertir qu’ils ne doivent pas comparer des choses aussi disproportionnйes qu’est l’infinitй des divisibles avec le peu de temps oщ ils sont parcourus : mais qu’ils comparent l’espace entier avec le temps entier, et les infinis divisibles de l’espace avec les infinis instants de ce temps ; et ainsi ils trouveront que l’on parcourt une infinitй de divisibles en une infinitй d’instants, et un petit espace en un petit temps ; en quoi il n’y a plus la disproportion qui les avait йtonnйs.

Enfin, s’ils trouvent йtrange qu’un petit espace ait autant de parties qu’un grand, qu’ils entendent aussi qu’elles sont plus petites а mesure, et qu’ils regardent le firmament au travers d’un petit verre, pour se familiariser avec cette connaissance, en voyant chaque partie du ciel en chaque partie du verre. Mais s’ils ne peu vent comprendre que des parties si petites, qu’elles nous sont imperceptibles, puissent кtre autant divisйes que le firmament, il n’y a pas de meilleur remиde que de les leur faire regarder avec des lunettes qui grossissent cette pointe dйlicate jusqu’а une prodigieuse masse ; d’oщ ils concevront aisйment que, par le secours d’un autre verre encore plus artistement taillй, on pourrait les grossir jusqu’а йgaler ce firmament dont ils admirerait l’йtendue. Et ainsi ces objets leur paraissant maintenant trиs facilement divisibles, qu’ils se souviennent que la nature peut infiniment plus que l’art. Car enfin qui les a assurйs que ces verres auront changй la grandeur naturelle de ces objets, ou s’ils auront au contraire rйtabli la vйritable, que la figure de notre oeil avait changйe et raccourcie, comme font les lunettes qui amoindrissent ?

Il est fвcheux de s’arrкter а ces bagatelles ; mais il y a des temps de niaiser.

Il suffit de dire а des esprits clairs en cette matiиre que deux nйants d’йtendue ne peuvent pas faire une йtendue. Mais parce qu’il y en a qui prйtendent s’йchapper а cette lumiиre par cette merveilleuse rйponse, que deux nйants d’йtendue peuvent aussi bien faire une йtendue que deux unitйs dont aucune n’est nombre font un nombre par leur assemblage ; il faut leur repartir qu’ils pourraient opposer, de la mкme sorte, que vingt mille hommes font une armйe, quoique aucun d’eux ne soit armйe ; que mille maisons font une ville, quoique aucune ne soit ville ; ou que les parties font le tout, quoique aucune ne soit le tout, ou, pour demeurer dans la comparaison des nombres, que deux binaires font le quaternaire, et dix dizaines une centaine, quoique aucun ne le soit. Mais ce n’est pas avoir l’esprit juste que de confondre par des comparaisons si inйgales la nature immuable des choses avec leurs noms libres et volontaires, et dйpendant du caprice des hommes qui les ont composйs. Car il est clair que pour faciliter les discours on a donnй le nom d’armйe а vingt mille hommes, celui de ville, plusieurs maisons, celui de dizaines а dix unitйs ; et que de cette libertй naissent les noms d’unitй, binaire, quaternaire, dizaine, centaine, diffйrents par nos fantaisies, quoique ces choses soient en effet de mкme genre par leur nature invariable, et qu’elles soient toutes proportionnйes entre elles et ne diffиrent que du plus ou du moins, et quoique, en suite de ces noms, le binaire ne soit pas quaternaire ni une maison une ville, non plus qu’une ville n’est pas une maison.

Mais encore, quoiqu’une maison ne soit pas une ville, elle n’est pas nйanmoins un nйant de ville ; il y a bien de la diffйrence entre n’кtre pas une chose et en кtre un nйant.

Car, afin qu’on entende la chose а fond, il faut savoir que la seule raison pour laquelle l’unitй n’est pas au rang des nombres est qu’Euclide et les premiers auteurs qui ont traitй l’arithmйtique, ayant plusieurs propriйtйs а donner qui convenaient а tous les nombres hormis а l’unitй, pour йviter de dire souvent qu’en tout nombre, hors l’unitй, telle condition se rencontre, ils ont exclu l’unitй de la signification du mot nombre, par la libertй que nous avons dйjа dit qu’on a de faire а son grй des dйfinitions. Aussi, s’ils eussent voulu, ils en eussent de mкme exclu le binaire et le ternaire, et tout ce qu’il leur eыt plu ; car on en est maоtre, pourvu qu’on en avertisse : comme au contraire l’unitй se met quand on veut au rang des nombres, et les fractions de mкme. Et, en effet, l’on est obligй de le faire dans les propositions gйnйrales, pour йviter de dire а chaque fois : « en tout nombre, et а l’unitй et aux fractions, une telle propriйtй se trouve » ; et c’est en ce sens indйfini que je l’ai pris dans tout ce que j’en ai йcrit. Mais le mкme Euclide qui a фtй а l’unitй le nom de nombre, ce qui lui a йtй permis, pour faire entendre nйanmoins qu’elle n’est pas un nйant, mais qu’elle est au contraire du mкme genre, il dйfinit ainsi les grandeurs homogиnes : « Les grandeurs, dit-il, sont dites кtre de mкme genre, lorsque l’une йtant plusieurs fois multipliйe peut arriver а surpasser l’autre. » Et par consйquent, puisque l’unitй peut, йtant multipliйe plusieurs fois, surpasser quelque nombre que ce soit, elle est de mкme genre que les nombres prйcisйment par son essence et par sa nature immuable, dans le sens du mкme Euclide qui a voulu qu’elle ne fыt pas appelйe nombre.

Il n’en est pas de mкme d’un indivisible а l’йgard d’une йtendue ; car non seulement il diffиre de nom, ce qui est volontaire, mais il diffиre de genre, par la mкme dйfinition, puisqu’un indivisible multipliй autant de fois qu’on voudra, est si йloignй de pouvoir sur passer une йtendue, qu’il ne peut jamais former qu’un seul et unique indivisible ; ce qui est naturel et nйcessaire, comme il est dйjа montrй. Et comme cette derniиre preuve est fondйe sur la dйfinition de ces deux choses, indivisible et йtendue, on va achever et consommer la dйmonstration.

Un indivisible est ce qui n’a aucune partie, et l’йtendue est ce qui a diverses parties sйparйes.

Sur ces dйfinitions, je dis que deux indivisibles йtant unis ne font par une йtendue. Car, quand ils sont unis, ils se touchent chacun en une partie ; et ainsi les parties par oщ ils se touchent ne sont pas sйparйes, puisque autrement elles ne se toucheraient pas. Or, par leur dйfinition, ils n’ont point d’autres parties : donc ils n’ont pas de parties sйparйes ; donc ils ne sont pas une йtendue, par la dйfinition qui porte la sйparation des parties. On montrera la mкme chose de tous les autres indivisibles qu’on y joindra, par la mкme raison. Et partant un indivisible, multipliй autant qu’on voudra, ne fera jamais une йtendue. Donc il n’est pas de mкme genre que l’йtendue, par la dйfinition des choses du mкme genre.

Voilа comment on dйmontre que les indivisibles ne sont pas de mкme genre que les nombres. De lа vient que deux unitйs peuvent bien faire un nombre, parce qu’elles sont de mкme genre et que deux indivisibles ne font pas une йtendue, parce qu’ils ne sont pas du mкme genre. D’oщ l’on voit combien il y a peu de raison de comparer le rapport qui est entre l’unitй et les nombres а celui qui est entre les indivisibles et l’йtendue.

Mais si l’on veut prendre dans les nombres une comparaison qui reprйsente avec justesse ce que nous considйrons dans l’йtendue, il faut que ce soit le rapport du zйro aux nombres ; car le zйro n’est pas du mкme genre que les nombres, parce qu’йtant multipliй, il ne peut les surpasser : de sorte que c’est un vйritable indivisible de nombre, comme l’indivisible est un vйritable zйro d’йtendue. Et on en trouvera un pareil entre le repos et le mouvement, et entre un instant et le temps ; car toutes ces choses sont hйtйrogиnes а leurs grandeurs, parce qu’йtant infiniment multipliйes, elles ne peuvent jamais faire que des indivisibles d’йtendue, et par la mкme raison. Et alors on trouvera une correspondance parfaite entre ces choses ; car toutes ces grandeurs sont divisibles а l’infini, sans tomber dans leurs indivisibles, de sorte qu’elles tiennent toutes le milieu entre l’infini et le nйant.

Voilа l’admirable rapport que la nature a mis entre ces choses, et les deux merveilleuses infinitйs qu’elle a proposйes aux hommes, non pas а concevoir, mais а admirer ; et pour en finir la considйration par une derniиre remarque, j’ajouterai que ces deux infinis, quoique infiniment diffйrents, sont nйanmoins relatifs l’un а l’autre, de telle sorte que la connaissance de l’un mиne nйcessairement а la connaissance de l’autre.

Car dans les nombres, de ce qu’ils peuvent toujours кtre augmentйs, il s’ensuit absolument qu’ils peuvent toujours кtre diminuйs, et cela clairement : car si l’on peut multiplier un nombre jusqu’а 100 000, par exemple, on peut aussi en prendre une cent milliиme partie, en le divisant par le mкme nombre qu’on le multiplie, et ainsi tout terme d’augmentation deviendra terme de division, en changeant l’entier en fraction. De sorte que l’augmentation infinie enferme nйcessairement aussi la division infinie.

Et dans l’espace le mкme rapport se voit entre ces deux infinis contraires ; c’est-а-dire que, de ce qu’un espace peut кtre infiniment prolongй, il s’ensuit qu’il peut кtre infiniment diminuй, comme il paraоt en cet exemple : Si on regarde au travers d’un verre un vaisseau qui s’йloigne toujours directement, il est clair que le lieu du diaphane oщ l’on remarque un point tel qu’on voudra du navire haussera toujours par un flux continuel, а mesure que le vaisseau fuit. Donc, si la course du vaisseau est toujours allongйe et jusqu’а l’infini, ce point haussera continuellement ; et cependant il n’arrivera jamais а celui oщ tombera le rayon horizontal menй de l’oeil au verre, de sorte qu’il en approchera toujours sans y arriver jamais, divisant sans cesse l’espace qui restera sous ce point horizontal, sans y arriver jamais. D’oщ l’on voit la consйquence nйcessaire qui se tire de l’infinitй de l’йtendue du cours du vaisseau, а la division infinie et infiniment petite de ce petit espace restant au-dessous de ce point horizontal.

Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces raisons, et qui demeureront dans la crйance que l’espace n’est pas divisible а l’infini, ne peuvent rien prйtendre aux dйmonstrations gйomйtriques ; et, quoi qu’ils puissent кtre йclairйs en d’autres choses, ils le seront fort peu en celles-ci : car on peut aisйment кtre trиs habile homme et mauvais gйomиtre. Mais ceux qui verront clairement ces vйritйs pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinitй qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette considйration merveilleuse а se connaоtre eux-mкmes, en se regardant placйs entre une infinitй et un nйant d’йtendue, entre une infinitй et un nйant de nombre, entre une infinitй et un nйant de mouvement, entre une infinitй et un nйant de temps. Sur quoi on peut apprendre а s’estimer а son juste prix, et former des rйflexions qui valent mieux que tout le reste de la gйomйtrie mкme.

J’ai cru кtre obligй de faire cette longue considйration en faveur de ceux qui, ne comprenant pas d’abord cette double infinitй, sont capables d’en кtre persuadйs. Et, quoiqu’il y en ait plusieurs qui aient assez de lumiиre pour s’en passer, il peut nйanmoins arriver que ce discours, qui sera nйcessaire aux uns, ne sera pas entiиrement inutile aux autres.

 

 

 

De l’art de persuader

 

L’art de persuader a un rapport nйcessaire а la maniиre dont les hommes consentent а ce qu’on leur propose, et aux conditions des choses qu’on veut faire croire.

Personne n’ignore qu’il y a deux entrйes par oщ les opinions sont reзues dans l’вme, qui sont ses deux principales puissances, l’entendement et la volontй. La plus naturelle est celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir qu’aux vйritйs dйmontrйes ; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volontй ; car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours emportйs а croire non pas par la preuve, mais par l’agrйment. Cette voie est basse, indigne et йtrangиre : aussi tout le monde la dйsavoue. Chacun fait profession de ne croire et mкme de n’aimer que s’il sait le mйriter.

Je ne parle pas ici des vйritйs divines, que je n’aurais garde de faire tomber sous l’art de persuader, car elles sont infiniment au dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre dans l’вme, et par la maniиre qu’il lui plaоt, Je sais qu’il a voulu qu’elles entrent du coeur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le coeur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prйtend devoir кtre juge des choses que la volontй choisit, et pour guйrir cette volontй infirme, qui s’est toute corrompue par ses sales attachements. Et de lа vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il faut les connaоtre avant que de les aimer, ce qui a passй en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu’il faut les aimer pour les connaоtre, et qu’on n’entre dans la vйritй que par la charitй, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences.

En quoi il paraоt que Dieu a йtabli cet ordre surnaturel, et tout contraire а l’ordre qui devait кtre naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont nйanmoins corrompu cet ordre en faisant des choses profanes ce qu’ils devaient faire des choses saintes, parce qu’en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plaоt. Et de lа vient l’йloignement oщ nous sommes de consentir aux vйritйs de la religion chrйtienne, tout opposйe а nos plaisirs. « Dites-nous des choses agrйables et nous vous йcouterons », disaient les Juifs а Moпse ; comme si l’agrйment devait rйgler la crйance ! Et c’est pour punir ce dйsordre par un ordre qui lui est conforme, que Dieu ne verse ses lumiиres dans les esprits qu’aprиs avoir domptй la rйbellion de la volontй par une douceur toute cйleste qui le charme et qui l’entraоne.

Je ne parle donc que des vйritйs de notre portйe ; et c’est d’elles que je dis que l’esprit et le coeur sont comme les portes par oщ elles sont reзues dans l’вme, mais que bien peu entrent par l’esprit, au lieu qu’elles y sont introduites en foule par les caprices tйmйraires de la volontй, sans le conseil du raisonnement.

Ces puissances ont chacune leurs principes et les premiers moteurs de leurs actions.

Ceux de l’esprit sont des vйritйs naturelles et connues а tout le monde, comme que le tout est plus grand que sa partie, outre plusieurs axiomes particuliers que les uns reзoivent et non pas d’autres, mais qui, dиs qu’ils sont admis, sont aussi puissants, quoique faux, pour emporter la crйance, que les plus vйritables.

Ceux de la volontй sont de certains dйsirs naturels et communs а tous les hommes, comme le dйsir d’кtre heureux, que personne ne peut pas ne pas avoir, outre plusieurs objets particuliers que chacun suit pour y arriver, et qui, ayant la force de nous plaire, sont aussi forts, quoique pernicieux en effet, pour faire agir la volontй, que s’ils faisaient son vйritable bonheur.

Voilа pour ce qui regarde les puissances qui nous portent а con sentir.

Mais pour les qualitйs des choses que nous devons persuader, elles sont bien diverses.

Les unes se tirent, par une consйquence nйcessaire, des principes communs et des vйritйs avouйes. Celles-lа peuvent кtre infailliblement persuadйes ; car, en montrant le rapport qu’elles ont avec les principes accordйs, il y a une nйcessitй inйvitable de convaincre, et il est impossible qu’elles ne soient pas reзues dans l’вme dиs qu’on a pu les enrфler а ces vйritйs qu’elle a dйjа admises.

Il y en a qui ont une union йtroite avec les objets de notre satisfaction ; et celles-lа sont encore reзues avec certitude, car aussitфt qu’on fait apercevoir а l’вme qu’une chose peut la conduire а ce qu’elle aime souverainement, il est inйvitable qu’elle ne s’y porte avec joie.

Mais celles qui ont cette liaison tout ensemble, et avec les vйritйs avouйes, et avec les dйsirs du coeur, sont si sыres de leur effet, qu’il n’y a rien qui le soit davantage dans la nature. Comme au contraire ce qui n’a de rapport ni а nos crйances ni а nos plaisirs, nous est importun, faux et absolument йtranger.

En toutes ces rencontres il n’y a point а douter. Mais il y en a oщ les choses qu’on veut faire croire sont bien йtablies sur des vйritйs connues, mais qui sont en mкme temps contraires aux plaisirs qui nous touchent le plus. Et celles-lа sont en grand pйril de faire voir, par une expйrience qui n’est que trop ordinaire, ce que je disais au commencement : que cette вme impйrieuse, qui se vantait de n’agir que par raison, suit par un choix honteux et tйmйraire ce qu’une volontй corrompue dйsire, quelque rйsistance que l’esprit trop йclairй puisse y opposer.

C’est alors qu’il se fait un balancement douteux entre la vйritй et la voluptй, et que la connaissance de l’une et le sentiment de l’autre font un combat dont le succиs est bien incertain, puisqu’il faudrait, pour en juger, connaоtre tout ce qui se passe dans le plus intйrieur de l’homme, que l’homme mкme ne connaоt presque jamais.

Il paraоt de lа que, quoi que ce soit qu’on veuille persuader, il faut avoir йgard а la personne а qui on en veut, dont il faut connaоtre l’esprit et le coeur, quels principes il accorde, quelles choses il aime ; et ensuite remarquer, dans la chose dont il s’agit, quels rapports elle a avec les principes avouйs, ou avec les objets dйlicieux par les charmes qu’on lui donne. De sorte que l’art de persuader consiste autant en celui d’agrйer qu’en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison !

Or, de ces deux mйthodes, l’une de convaincre, l’autre d’agrйer, je ne donnerai ici que les rиgles de la premiиre ; et encore au cas qu’on ait accordй les principes et qu’on demeure ferme а les avouer : autrement je ne sais s’il y aurait un art pour accommoder les preuves а l’inconstance de nos caprices.

Mais la maniиre d’agrйer est bien sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable ; aussi, si je n’en traite pas, c’est parce que je n’en suis pas capable ; et je m’y sens tellement disproportionnй, que je crois la chose absolument impossible.

Ce n’est pas que je ne croie qu’il y ait des rиgles aussi sыres pour plaire que pour dйmontrer, et que qui les saurait parfaitement connaоtre et pratiquer ne rйussоt aussi sыrement а se faire aimer des rois et de toutes sortes de personnes, qu’а dйmontrer les йlйments de la gйomйtrie а ceux qui ont assez d’imagination pour en comprendre les hypothиses. Mais j’estime, et c’est peut-кtre ma faiblesse qui me le fait croire, qu’il est impossible d’y arriver. Au moins je sais que si quelqu’un en est capable, ce sont des personnes que je connais, et qu’aucun autre n’a sur cela de si claires et de si abondantes lumiиres.

La raison de cette extrкme difficultй vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversitй, qu’il n’y a point d’homme plus diffйrent d’un autre que de soi mкme dans les divers temps. Un homme a d’autres plaisirs qu’une femme ; un riche et un pauvre en ont de diffйrents ; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les changent.

Or, il y a un art, et c’est celui que je donne, pour faire voir la liaison des vйritйs avec leurs principes soit devrai, soit de plaisir, pourvu que les principes qu’on a une fois avouйs demeurent fermes et sans кtre jamais dйmentis.

Mais comme il y a peu de principes de cette sorte, et que hors de la gйomйtrie, qui ne considиre que des figures trиs simples, il n’y a presque point de vйritйs dont nous demeurions toujours d’accord, et encore moins d’objets de plaisir dont nous ne changions а toute heure, je ne sais s’il y a moyen de donner des rиgles fermes pour accorder les discours а l’inconstance de nos caprices.

Cet art que j’appelle l’art de persuader, et qui n’est proprement que la conduite des preuves mйthodiques parfaites consiste en trois parties essentielles : а dйfinir les termes dont on doit se servir par des dйfinitions claires ; а proposer des principes ou axiomes йvidents pour prouver la chose dont il s’agit ; et а substituer toujours mentalement dans la dйmonstration les dйfinitions а la place des dйfinis.

La raison de cette mйthode est йvidente, puisqu’il serait inutile de proposer ce qu’on peut prouver et d’en entreprendre la dйmonstration, si on n’avait auparavant dйfini clairement tous les termes qui ne sont pas intelligibles ; et qu’il faut de mкme que la dйmonstration soit prйcйdйe de la demande des principes йvidents qui y sont nйcessaires, car si l’on n’assure le fondement on ne peut assurer l’йdifice ; et qu’il faut enfin en dйmontrant substituer mentalement la dйfinition a la place des dйfinis, puisque autrement on pourrait abuser des divers sens qui se rencontrent dans les termes. Il est facile de voir qu’en observant cette mйthode on est sыr de convaincre, puisque, les termes йtant tous entendus et parfaitement exempts d’йquivoques par les dйfinitions, et les principes йtant accordйs, si dans la dйmonstration on substitue toujours mentalement les dйfinitions а la place des dйfinis, la force invincible des consйquences ne peut manquer d’avoir tout son effet.

Aussi jamais une dйmonstration dans laquelle ces circonstances sont gardйes n’a pu recevoir le moindre doute ; et jamais celles oщ elles manquent ne peuvent avoir de force.

Il importe donc bien de les comprendre et de les possйder, et c’est pourquoi, pour rendre la chose plus facile et plus prйsente, je les donnerai toutes en ce peu de rиgles qui renferment tout ce qui est nйcessaire pour la perfection des dйfinitions, des axiomes et des dйmonstrations, et par consйquent de la mйthode entiиre des preuves gйomйtriques de l’art de persuader.

Rиgles pour les dйfinitions. — 1. N’entreprendre de dйfinir aucune des choses tellement connues d’elles-mкmes, qu’on n’ait point de termes plus clairs pour les expliquer. 2. N’omettre aucun des termes un peu obscurs ou йquivoques, sans dйfinition. 3. N’employer dans la dйfinition des termes que des mots parfaitement connus, ou dйjа expliquйs.

Rиgles pour les axiomes. — 1. N’omettre aucun des principes nйcessaires sans avoir demandй si on l’accorde, quelque clair et йvident qu’il puisse кtre. 2. Ne demander en axiomes que des choses parfaitement йvidentes d’elles-mкmes.

Rиgles pour les dйmonstrations. — 1. N’entreprendre de dйmontrer aucune des choses qui sont tellement йvidentes d’elles mкmes qu’on n’ait rien de plus clair pour les prouver. 2. Prouver toutes les propositions un peu obscures, et n’employer а leur preuve que des axiomes trиs йvidents, ou des propositions dйjа accordйes ou dйmontrйes. 3. Substituer toujours mentalement les dйfinitions а la place des dйfinis, pour ne pas se tromper par l’йquivoque des termes que les dйfinitions ont restreints.

Voilа les huit rиgles qui contiennent les prйceptes des preuves solides et immuables. Desquelles il y en a trois qui ne sont pas absolument nйcessaires, et qu’on peut nйgliger sans erreur ; qu’il est mкme difficile et comme impossible d’observer toujours exactement, quoiqu’il soit plus parfait de le faire autant qu’on peut ; ce sont les trois premiers de chacune des parties :

Pour les dйfinitions : Ne dйfinir aucun des termes qui sont parfaitement connus.

Pour les axiomes : N’omettre а demander aucun des axiomes parfaitement йvidents et simples.

Pour les dйmonstrations : Ne dйmontrer aucune des choses trиs connues d’elles-mкmes.

Car il est sans doute que ce n’est pas une grande faute de dйfinir et d’expliquer bien clairement des choses, quoique trиs claires d’elles mкmes, ni d’omettre а demander par avance des axiomes qui ne peuvent кtre refusйs au lieu oщ ils sont nйcessaires, ni enfin de prou ver des propositions qu’on accorderait sans preuve.

Mais les cinq autres rиgles sont d’une nйcessitй absolue, et on ne peut s’en dispenser sans un dйfaut essentiel et souvent sans erreur ; et c’est pourquoi je les reprendrai ici en particulier.

Rиgles nйcessaires pour les dйfinitions. — N’omettre aucun des termes un peu obscurs ou йquivoques, sans dйfinition. N’employer dans les dйfinitions que des termes parfaitement connus ou dйjа expliquйs.

Rиgles nйcessaires pour les axiomes. — Ne demander en axiomes que des choses йvidentes.

Rиgles nйcessaires pour les dйmonstrations. — Prouver toutes les propositions, en n’employant а leur preuve que des axiomes trиs йvidents d’eux-mкmes, ou des propositions dйjа montrйes ou accordйes. N’abuser jamais de l’йquivoque des termes, en manquant de substituer mentalement les dйfinitions qui les restreignent ou les expliquent.

Voilа les cinq rиgles qui forment tout ce qu’il y a de nйcessaire pour rendre les preuves convaincantes, immuables, et, pour tout dire, gйomйtriques ; et les huit rиgles ensemble les rendent encore plus parfaites.

Je passe maintenant а celle de l’ordre dans lequel on doit disposer les propositions, pour кtre dans une suite excellente et gйomйtrique. Aprиs avoir йtabli…

Voilа en quoi consiste cet art de persuader, qui se renferme dans ces deux principes : Dйfinir tous les noms qu’on impose ; prouver tout, en substituant mentalement les dйfinitions а la place des dй finis.

Sur quoi il me semble а propos de prйvenir trois objections principales qu’on pourra faire. L’une, que cette mйthode n’a rien de nouveau ; l’autre, qu’elle est bien facile а apprendre, sans qu’il soit nйcessaire pour cela d’йtudier les йlйments de gйomйtrie, puis qu’elle consiste en ces deux mots qu’on sait а la premiиre lecture ; et enfin qu’elle est assez inutile, puisque son usage est presque renfermй dans les seules matiиres gйomйtriques.

Il faut donc faire voir qu’il n’y a rien de si inconnu, rien de plus difficile а pratiquer, et rien de plus utile et de plus universel.

Pour la premiиre objection, qui est que ces rиgles sont communes dans le monde, qu’il faut tout dйfinir et tout prouver, et que les logiciens mкmes les ont mises entre les prйceptes de leur art, je voudrais que la chose fut vйritable, et qu’elle fыt si connue, que je n’eusse pas eu la peine de rechercher avec tant de soin la source de tous les dйfauts des raisonnements, qui sont vйritablement communs. Mais cela l’est si peu, que, si l’on en excepte les seuls gйomиtres, qui sont en si petit nombre qu’ils sont uniques en tout un peuple et dans un long temps, on n’en voit aucun qui le sache aussi. Il sera aisй de le faire entendre а ceux qui auront parfaitement conзu le peu que j’en ai dit ; mais s’ils ne l’ont pas compris parfaitement, j’avoue qu’ils n’y auront rien а y apprendre. Mais s’ils sont entrйs dans l’esprit de ces rиgles, et qu’elles aient assez fait d’impression pour s’y enraciner et s’y affermir, ils sentiront combien il y a de diffйrence entre ce qui est dit ici et ce que quelques logiciens en ont peut-кtre dйcrit d’approchant au hasard, en quelques lieux de leurs ouvrages.

Ceux qui ont l’esprit de discernement savent combien il y a de diffйrence entre deux mots semblables, selon les lieux et les circonstances qui les accompagnent. Croira-t-on, en vйritй, que deux personnes qui ont lu et appris par coeur le mкme livre le sachent йgalement, si l’un le comprend en sorte qu’il en sache tous les principes, la force des consйquences, les rйponses aux objections qu’on y peut faire, et toute l’йconomie de l’ouvrage ; au lieu qu’en l’autre ce soient des paroles mortes, et des semences qui, quoique pareilles а celles qui ont produit des arbres si fertiles, sont demeurйes sиches et infructueuses dans l’esprit stйrile qui les a reзues en vain ?

Tous ceux qui disent les mкmes choses ne les possиdent pas de la mкme sorte ; et c’est pourquoi l’incomparable auteur de l’Art de confйrer s’arrкte avec tant de soin а faire entendre qu’il ne faut pas juger de la capacitй d’un homme par l’excellence d’un bon mot qu’on lui entend dire : mais, au lieu d’йtendre l’admiration d’un bon discours а la personne, qu’on pйnиtre, dit- il, l’esprit d’oщ il sort, qu’on tente s’il le tient de sa mйmoire ou d’un heureux hasard ; qu’on le reзoive avec froideur et avec mйpris, afin de voir s’il ressentira qu’on ne donne pas а ce qu’il dit l’estime que son prix mйrite : on verra le plus souvent qu’on le lui fera dйsavouer sur l’heure, et qu’on le tirera bien loin de cette pensйe meilleure qu’il ne croit, pour le jeter dans une autre toute basse et ridicule. Il faut donc sonder comme cette pensйe est logйe en son auteur ; comment, par oщ, jusqu’oщ il la possиde : autrement, le jugement prйcipitй sera jugй tйmйraire.

Je voudrais demander а des personnes йquitables si ce principe : « La matiиre est dans une incapacitй naturelle, invincible de penser », et celui-ci : « Je pense, donc je suis », sont en effet les mкmes dans l’esprit de Descartes et dans l’esprit de saint Augustin, qui a dit la mкme chose douze cents ans auparavant.

En vйritй, je suis bien йloignй de dire que Descartes n’en soit pas le vйritable auteur, quand mкme il ne l’aurait appris que dans la lecture de ce grand saint ; car je sais combien il y a de diffйrence entre йcrire un mot а l’aventure, sans y faire une rйflexion plus longue et plus йtendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de consйquences, qui prouve la distinction des natures matйrielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d’une physique entiиre, comme Descartes a prйtendu faire. Car, sans examiner s’il a rйussi efficacement dans sa prйtention, je suppose qu’il l’ait fait, et c’est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi diffйrent dans ses йcrits d’avec le mкme mot dans les autres qui l’ont dit en passant, qu’un homme plein de vie et de force d’avec un homme mort.

Tel dira une chose de soi-mкme sans en comprendre l’excellence, oщ un autre comprendra une suite merveilleuse de consйquences qui nous font dire hardiment que ce n’est plus le mкme mot, et qu’il ne le doit non pas а celui d’oщ il l’a appris, qu’un arbre admirable n’appartiendra pas а celui qui en aurait jetй la semence, sans y penser et sans la connaоtre, dans une terre abondante qui en aurait profitй de la sorte par sa propre fertilitй.

Les mкmes pensйes poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur : infertiles dans leur champ naturel, abondantes йtant transplantйes. Mais il arrive bien plus souvent qu’un bon esprit fait produire lui-mкme а ses propres pensйes tout le fruit dont elles sont capables, et qu’ensuite quelques autres, les ayant ouп estimer, les empruntent et s’en parent, mais sans en connaоtre l’excellence ; et c’est alors que la diffйrence d’un mкme mot en diverses bouches paraоt le plus.

C’est de cette sorte que la logique a peut-кtre empruntй les rиgles de la gйomйtrie sans en comprendre la force : et ainsi, en les met tant а l’aventure parmi celles qui lui sont propres, il ne s’ensuit pas de lа qu’ils aient entrй dans l’esprit de la gйomйtrie ; et je serai bien йloignй, s’ils n’en donnent pas d’autres marques que de l’avoir dit en passant, de les mettre en parallиle avec cette science, qui apprend la vйritable mйthode de conduire la raison. Mais je serai au contraire bien disposй а les en exclure, et presque sans retour. Car de l’avoir dit en passant, sans avoir pris garde que tout est renfermй lа dedans, et au lieu de suivre ces lumiиres, s’йgarer а perte de vue aprиs des recherches inutiles, pour courir а ce que celles-lа offrent et qu’elles ne peuvent donner, c’est vйritablement montrer qu’on n’est guиre clairvoyant, et bien que si l’on avait manquй de les suivre parce qu’on ne les avait pas aperзues.

La mйthode de ne point errer est recherchйe de tout le monde. Les logiciens font profession d’y conduire, les gйomиtres seuls y arrivent, et, hors de leur science et de ce qui l’imite, il n’y a point de vйritables dйmonstrations. Tout l’art en est renfermй dans les seuls prйceptes que nous avons dits : ils suffisent seuls, ils prouvent seuls ; toutes les autres rиgles sont inutiles ou nuisibles. Voilа ce que je sais par une longue expйrience de toutes sortes de livres et de personnes.

Et sur cela je fais le mкme jugement de ceux qui disent que les gйomиtres ne leur donnent rien de nouveau par ces rиgles, parce qu’ils les avaient en effet, mais confondues parmi une multitude d’autres inutiles ou fausses dont ils ne pouvaient pas les discerner, que de ceux qui cherchent un diamant de grand prix parmi un grand nombre de faux, mais qu’ils n’en sauraient pas distinguer, se vanteraient, en les tenant tous ensemble, de possйder le vйritable aussi bien que celui qui, sans s’arrкter а ce vil amas, porte la main sur la pierre choisie que l’on recherche, et pour laquelle on ne jetait pas tout le reste.

Le dйfaut d’un raisonnement faux est une maladie qui se guйrit par ces deux remиdes. On en a composй un autre d’une infinitй d’herbes inutiles oщ les bonnes se trouvent enveloppйes et oщ elles demeurent sans effet, par les mauvaises qualitйs de ce mйlange.

Pour dйcouvrir tous les sophismes et toutes les йquivoques des raisonnements captieux, ils ont inventй des noms barbares qui йtonnent ceux qui les entendent ; et au lieu qu’on ne peut dйbrouiller tous les replis de ce noeud si embarrassй qu’en tirant l’un des bouts que les gйomиtres assignent, ils en ont marquй un nombre йtrange d’autres oщ ceux-lа se trouvent compris, sans qu’ils sachent lequel est le bon.

Et ainsi, en nous montrant un nombre de chemins diffйrents, qu’ils disent nous conduire oщ nous tendons, quoiqu’il n’y en ait que deux qui y mиnent, il faut savoir les marquer en particulier ; on prйtendra que la gйomйtrie, qui les assigne certainement, ne donne que ce qu’on avait dйjа des autres, parce qu’ils donnaient en effet la mкme chose et davantage, sans prendre garde que ce prйsent perdait son prix par son abondance, et qu’ils фtaient en ajoutant.

Rien n’est plus commun que les bonnes choses : il n’est question que de les discerner ; et il est certain qu’elles sont toutes naturelles et а notre portйe, et mкme connues de tout le monde. Mais on ne sait pas les distinguer. Ceci est universel. Ce n’est pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l’excellence de quelque genre que ce soit. On s’йlиve pour y arriver, et on s’en йloigne : il faut le plus souvent s’abaisser. Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent croient qu’ils auraient pu faire. La nature, qui seule est bonne, est toute familiиre et commune.

Je ne fais donc pas de doute que ces rиgles, йtant les vйritables, ne doivent кtre simples, naпves, naturelles, comme elles le sont. Ce n’est pas barbara et baralipton qui forment le raisonnement. Il ne faut pas guinder l’esprit ; les maniиres tendues et pйnibles le remplissent d’une sotte prйsomption par une йlйvation йtrangиre et par une enflure vaine et ridicule au lieu d’une nourriture solide et vigoureuse. Et l’une des raisons principales qui йloignent autant ceux qui entrent dans ces connaissances du vйritable chemin qu’ils doivent suivre, est l’imagination qu’on prend d’abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, hautes. йlevйes, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses communes, familiиres : ces noms-lа leur conviennent mieux ; je hais ces mots d’enflure...

 

 

 

Comparaison des chrйtiens des premiers temps avec ceux d’aujourd’hui

 

 

On ne voyait que des Chrйtiens parfaitement consommйs dans tous les points nйcessaires au salut.

Au lieu que l’on voit aujourd’hui une ignorance si grossiиre qu’elle fait gйmir tous ceux qui ont des sentiments de tendresse pour l’Eglise.

On n’entrait alors dans l’Eglise qu’aprиs de grands travaux et de longs dйsirs.

On s’y trouve maintenant sans aucune peine, sans soin et sans travail.

On n’y йtait admis qu’aprиs un examen trиs exact.

On y est reзu maintenant avant qu’on soit en йtat d’кtre examinй.

On n’y йtait reзu alors qu’aprиs avoir abjurй sa vie passйe, qu’aprиs avoir renoncй au monde, et а la chair, et au Diable.

On y entre maintenant avant qu’on soit en йtat de faire aucune de ces choses.

Enfin il fallait autrefois sortir du monde pour кtre reзu dans l’Eglise.

Au lieu qu’on entre aujourd’hui dans l’Йglise en mкme temps que dans le monde.

On connaissait alors par ce procйdй une distinction essentielle du monde avec l’Eglise.

On les considйrait comme deux contraires, comme deux ennemis irrйconciliables, dont l’un persйcute l’autre sans discontinuation, et dont le plus faible en apparence doit un jour triompher du plus fort. En sorte que [de] ces deux partis contraires on quittait l’un pour entrer dans l’autre ; on abandonnait les maximes de l’un, pour embrasser les maximes de l’autre ; on se dйvкtait des sentiments de l’un, pour se revкtir des sentiments de l’autre.

Enfin on quittait, on renonзait, on abjurait le monde oщ l’on avait reзu sa premiиre naissance, pour se vouer totalement а l’Йglise oщ l’on prenait comme sa seconde naissance : et ainsi on concevait une diffйrence йpouvantable entre l’un et l’autre, au lieu qu’on se trouve maintenant presque au mкme moment dans l’un et dans l’autre ; et le mкme moment qui nous fait naоtre au monde, nous fait renaоtre dans l’Eglise. De sorte que la raison survenant ne fait plus de distinction de ces deux mondes si contraires. Elle s’йlиve dans l’un, et dans l’autre tout ensemble. On frйquente les Sacrements, et on jouit des plaisirs de ce monde, etc.

Et ainsi, au lieu qu’autrefois on voyait une distinction essentielle entre l’un et l’autre, on les voit maintenant confondus et mкlйs, en sorte qu’on ne les discerne quasi plus.

De lа vient qu’on ne voyait autrefois entre les Chrйtiens que des personnes trиs instruites.

Au lieu qu’elles sont maintenant dans une ignorance qui fait horreur.

De lа vient qu’autrefois ceux qui avaient йtй renйs par le baptкme, et qui avaient quittй les vices du monde, pour entrer dans la piйtй de l’Eglise, retombaient si rarement de l’Eglise dans le monde ; au lieu qu’on ne voit maintenant rien de plus ordinaire que les [vices] du monde dans le coeur des Chrйtiens.

L’Йglise des Saints se trouve tant souillйe par le mйlange des mйchants ; et ses enfants, qu’elle a conзus et portйs dиs l’enfance dans ses flancs, sont ceux-lа mкme qui portent dans son coeur, c’est-а-dire jusqu’а la participation de ses plus augustes mystиres le plus cruel de ses ennemis, c’est-а-dire l’esprit du monde, l’esprit d’ambition, l’esprit de vengeance, l’esprit d’impuretй, l’esprit de concupiscence. Et l’amour qu’elle a pour ses enfants l’oblige d’admettre jusques dans ses entrailles le plus cruel de ses persйcuteurs

Mais ce n’est pas а l’Йglise а qui l’on doit imputer les malheurs qui ont suivi un changement de discipline si salutaire, car comme elle a vu que la dilation du baptкme laissait un grand nombre d’enfants dans la malйdiction d’Adam, elle a voulu les dйlivrer de cette masse de perdition, en prйcipitant le secours qu’elle leur donne. Et cette bonne mиre ne voit qu’avec un regret extrкme que ce qu’elle a procurй pour le salut de ses enfants devienne l’occasion de la perte des adultes.

Son vйritable esprit est que ceux qu’elle retire dans un вge si tendre de la contagion du monde s’йcartent bien loin des sentiments du monde. Elle prйvient l’usage de la Raison, pour prйvenir les vices oщ la raison corrompue les entraоnerait ; et avant que leur esprit puisse agir, elle les remplit de son esprit, afin qu’ils vivent dans l’ignorance du monde et dans un йtat d’autant plus йloignй du vice qu’ils ne l’auraient jamais connu.

Cela paraоt par les cйrйmonies du baptкme, car elle n’accorde le baptкme aux enfants qu’aprиs qu’ils ont dйclarй, par la bouche des parrains, qu’ils le dйsirent, qu’ils croient, qu’ils renoncent au monde et а Satan. Et comme elle veut qu’ils conservent ces dis positions dans toute la suite de leur vie, elle leur commande expressйment de les garder inviolablement, et ordonne par un commandement indispensable aux parrains d’instruire les enfants de toutes ces choses. Car elle ne souhaite pas que ceux qu’elle a nourris dans son sein depuis l’enfance soient aujourd’hui moins instruits et moins zйlйs que ceux qu’elle admettait autrefois au nombre des siens. Elle ne dйsire pas une moindre perfection dans ceux qu’elle nourrit que dans ceux qu’elle reзoit…

Cependant on en use d’une faзon si contraire а l’intention de l’Йglise qu’on n’y peut penser sans horreur. On ne fait quasi plus de rйflexion sur un aussi grand bienfait, parce qu’on ne l’a jamais demandй, parce qu’on ne se souvient pas mкme de l’avoir reзu…

Mais comme il est йvident que l’Eglise ne demande pas moins de zиle dans ceux qui ont йtй йlevйs domestiques de la foi que dans ceux qui aspirent а le devenir, il faut se mettre devant les yeux l’exemple des catйchumиnes, considйrer leur ardeur, leur dйvotion, leur horreur pour le monde, leur gйnйreux renoncement au monde ; et si on ne les jugeait pas dignes de recevoir le baptкme sans ces dispositions, ceux qui ne les trouvent pas en eux…

Il faut donc qu’ils se soumettent а recevoir l’instruction qu’ils auraient eue s’ils commenзaient а entrer dans la communion de l’Йglise et il faut de plus qu’ils se soumettent а une pйnitence telle qu’ils n’aient plus envie de la rejeter et qu’ils aient moins d’aversion pour l’austйritй de la mortification [des sens] qu’ils ne trouvent de charmes dans l’usage des dйlices vicieux du pйchй.

Pour les disposer а s’instruire, il faut leur faire entendre la diffйrence des coutumes qui ont йtй pratiquйes dans l’Йglise suivant la diversitй des temps.

Qu’en l’Йglise naissante on enseignait les catйchumиnes, c’est-а-dire ceux qui prйtendaient au baptкme, avant que de le leur confйrer ; et on ne les y admettait qu’aprиs une pleine instruction des mystиres de la Religion, qu’aprиs une pйnitence de leur vie passйe qu’aprиs une grande connaissance de la grandeur et de l’excellence de la profession de la foi et des maximes chrйtiennes oщ ils dйsiraient entrer pour jamais, qu’aprиs des marques йminentes d’une conversion vйritable du coeur, et qu’aprиs un extrкme dйsir du baptкme. Ces choses йtant connues de toute l’Eglise, on leur confйrait le Sacrement d’incorporation par lequel ils devenaient membres de l’Йglise.

Au lieu qu’en ces temps le baptкme ayant йtй accordй aux enfants avant l’usage de raison, par des considйrations trиs importantes, il arrive que la nйgligence des parents laisse vieillir les Chrйtiens sans aucune connaissance de la grandeur de notre Religion.

Quand l’instruction prйcйdait le baptкme, tous йtaient instruits ; mais maintenant que le baptкme prйcиde l’instruction, l’enseignement qui йtait nйcessaire pour le Sacrement est devenu volontaire, et ensuite nйgligй et enfin presque aboli.

La vйritable raison est qu’on est persuadй de la nйcessitй [du] baptкme, et on ne l’est pas de la nйcessitй] de l’instruction. De sorte que quand l’instruction prйcйdait le baptкme, la nйcessitй de l’un faisait que l’on avait recours а l’autre nйcessairement ; au lieu que le baptкme prйcйdant aujourd’hui l’instruction, comme on a йtй fait Chrйtien sans avoir йtй instruit, on croit pouvoir demeurer Chrйtien sans se faire instruire et qu’au lieu que les premiers Chrйtiens tйmoignaient tant de reconnaissance [pour une grвce qu’elle n’accordait qu’а leurs longues priиres], ils tйmoignent aujourd’hui tant d’ingratitude pour cette mкme grвce, qu’elle leur accorde avant mкme qu’ils aient йtй en йtat de la demander.

Et si elle dйtestait si fort les chutes des premiers, quoique si rares, combien doit-elle avoir en abomination les chutes et les rechutes continuelles des derniers, quoiqu’ils lui soient beaucoup plus redevables, puisqu’elles les a tirйs bien plus tфt et bien plus libйralement de la damnation oщ ils йtaient engagйs par leur premiиre naissance.

Elle ne peut voir, sans gйmir, abuser de la plus grande de ses grвces, et que ce qu’elle a fait pour assurer leur salut devienne l’occasion presque assurйe de leur perte, car elle n’a pas…

 

 

 

Trois discours sur la condition des grands

 

 

Premier discours

Pour entrer dans la vйritable connaissance de votre condition, considйrez- la dans cette image.

Un homme est jetй par la tempкte dans une оle inconnue, dont les habitants йtaient en peine de trouver leur roi, qui s’йtait perdu ; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualitй par tout ce peuple. D’abord il ne savait quel parti prendre ; mais il se rйsolut enfin de se prкter а sa bonne fortune. Il reзut tous les respects qu’on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.

Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en mкme temps qu’il recevait ces respects, qu’il n’йtait pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensйe : l№une par laquelle il agissait en roi, l’autre par laquelle il reconnaissait son йtat vйritable, et que ce n’йtait que le hasard qui l’avait mis en place oh il йtait. Il cachait cette derniиre pensйe et il dйcouvrait l’autre. C’йtait par la premiиre qu’il traitait avec le peuple, et par la derniиre qu’il traitait avec soi-mкme.

Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possйdez les richesses dont vous vous trouvez maоtre, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n’y avez aucun droit de vous-mкme et par votre nature, non plus que lui : et non seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au monde, que par une infinitй de hasards. Votre naissance dйpend d’un mariage, ou plutфt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais d’oщ ces mariages dйpendent- ils ? D’une visite faite par rencontre, d’un discours en l’air, de mille occasions imprйvues.

Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancкtres, mais n’est-ce pas par mille hasards que vos ancкtres les ont acquises et qu’ils les ont conservйes ? Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque loi naturelle que ces biens ont passй de vos ancкtres а vous ? Cela n’est pas vйritable. Cet ordre n’est fondй que sur la seule volontй des lйgislateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n’est prise d’un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S’il leur avait plu d’ordonner que ces biens, aprиs avoir йtй possйdйs par les pиres durant leur vie, retourneraient а la rйpublique aprиs leur mort, vous n’auriez aucun sujet de vous en plaindre.

Ainsi tout le titre par lequel vous possйdez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un йtablissement humain. Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre ; et ce n’est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naоtre, avec la fantaisie des lois favorables а votre йgard, qui vous met en possession de tous ces biens.

Je ne veux pas dire qu’ils ne vous appartiennent pas lйgitimement, et qu’il soit permis а un autre de vous les ravir ; car Dieu, qui en est le maоtre, a permis aux sociйtйs de faire des lois pour les partager ; et quand ces lois sont une fois йtablies, il est injuste de les violer. C’est ce qui vous distingue un peu de cet homme qui ne possйderait son royaume que par l’erreur du peuple, parce que Dieu n’autoriserait pas cette possession et l’obligerait а y renoncer, au lieu qu’il autorise la vфtre Mais ce qui vous est entiиrement commun avec lui, c’est que ce droit que vous y avez n’est point fondй, non plus que le sien, sur quelque qualitй et sur quelque mйrite qui soit en vous et qui vous en rende digne. Votre вme et votre corps sont d’eux-mкmes indiffйrents а l’йtat de batelier ou а celui de duc, et il n’y a nul lien naturel qui les attache а une condition plutфt qu’а une autre.

Que s’ensuit-il de lа ? que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlй, une double pensйe ; et que si vous agissez extйrieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaоtre, par une pensйe plus cachйe mais plus vйritable, que vous n’avez rien naturellement au- dessus d’eux. Si la pensйe publique vous йlиve au-dessus du commun des hommes, que l’autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite йgalitй avec tous les hommes ; car c’est votre йtat naturel.

Le peuple qui vous admire ne connaоt pas peut-кtre ce secret. Il croit que la noblesse est une grandeur rйelle et il considиre presque les grands comme йtant d’une autre nature que les autres. Ne leur dйcouvrez pas cette erreur, si vous voulez ; mais n’abusez pas de cette йlйvation avec insolence, et surtout ne vous mйconnaissez pas vous-mкme en croyant que votre кtre a quelque chose de plus йlevй que celui des autres.

Que diriez-vous de cet homme qui aurait йtй fait roi par l’erreur du peuple, s’il venait а oublier tellement sa condition naturelle, qu’il s’imaginвt que ce royaume lui йtait dы, qu’il le mйritait et qu’il lui appartenait de droit ? Vous admireriez sa sottise et sa folie. Mais y en a-t-il moins dans les personnes de condition qui vivent dans un si йtrange oubli de leur йtat naturel ?

Que cet avis est important ! Car tous les emportements, toute la violence et toute la vanitй des grands vient de ce qu’ils ne connaissent point ce qu’ils sont : йtant difficile que ceux qui se regarderaient intйrieurement comme йgaux а tous les hommes, et qui seraient bien persuadйs qu’ils n’ont rien en eux qui mйrite ces petits avantages que Dieu leur a donnйs au-dessus des autres, les traitassent avec insolence. Il faut s’oublier soi-mкme pour cela, et croire qu’on a quelque excellence rйelle au-dessus d’eux, en quoi consiste cette illusion que je tвche de vous dйcouvrir.

 

Second discours

Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l’on vous doit, afin que vous ne prйtendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas dы ; car c’est une injustice visible : et cependant elle est fort commune а ceux de votre condition, parce qu’ils en ignorent la nature.

Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’йtablissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’йtablissement dйpendent de la volontй des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains йtats et y attacher certains respects. Les dignitйs et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers, en celui-ci les aоnйs, en cet autre les cadets. Pour quoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose йtait indiffйrente avant l’йtablissement : aprиs l’йtablissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler

Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indйpendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualitйs rйelles et effectives de l’вme ou du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumiиre de l’esprit, la vertu, la santй, la force.

Nous devons quelque chose а l’une et а l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature diffйrente, nous leur devons aussi diffйrents respects.

Aux grandeurs d’йtablissement, nous leur devons des respects d’йtablissement, c’est-а-dire certaines cйrйmonies extйrieures qui doivent кtre nйanmoins accompagnйes, selon la raison, d’une reconnaissance intйrieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualitй rйelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois а genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs

Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mйpris et l’aversion aux qualitйs contraires а ces grandeurs naturelles. Il n’est pas nйcessaire, parce que vous кtes duc, que je vous estime ; mais il est nйcessaire que je vous salue. Si vous кtes duc et honnкte homme, je rendrai ce que je dois а l’une et а l’autre de ces qualitйs. Je ne vous refuserai point les cйrйmonies que mйrite votre qua litй de duc, ni l’estime que mйrite celle d’honnкte homme. Mais si vous йtiez duc sans кtre honnкte homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extйrieurs que l’ordre des hommes a attachйs а votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mйpris intйrieur que mйriterait la bassesse de votre esprit.

Voilа en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l’injustice consiste а attacher les respects naturels aux grandeurs d’йtablissement, ou а exiger les respects d’йtablissement pour les grandeurs naturelles. M. N... est un plus grand gйomиtre que moi ; en cette qualitй il veut passer devant moi : je lui dirai qu’il n’y entend rien. La gйomйtrie est une grandeur naturelle ; elle demande une prйfйrence d’estime, mais les hommes n’y ont attachй aucune prйfйrence extйrieure. Je pas serai donc devant lui, et l’estimerai plus que moi, en qualitй de gйomиtre. De mкme si, йtant duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne dйcouvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse je vous prierais de me montrer les qualitйs qui mйritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne vous la pourrais refuser avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurйment vous n’y rйussirez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde.

 

Troisiиme discours

Je vous veux faire connaоtre, Monsieur, votre condition vйritable ; car c’est la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu’est-ce, а votre avis, d’кtre grand seigneur ? C’est кtre maоtre de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux dйsirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces dйsirs qui les attirent auprиs de vous, et qui font qu’ils se soumettent а vous : sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement ; mais ils espиrent, par ces services et ces dйfйrences qu’ils vous rendent obtenir de vous quelque part de ces biens qu’ils dйsirent et dont ils voient que vous disposez.

Dieu est environnй de gens pleins de charitй, qui lui demandent les biens de la charitй qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de la charitй.

Vous кtes de mкme environnй d’un petit nombre de personnes, sur qui vous rйgnez en votre maniиre. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence ; c’est la concupiscence qui les attache а vous. Vous кtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d’йtendue ; mais vous кtes йgal en cela aux plus grands rois de la terre ; ils sont comme vous des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait leur force, c’est-а-dire la possession des choses que la cupiditй des hommes dйsire.

Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prйtendez pas rйgner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prйtendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec duretй. Contentez leurs justes dйsirs, soulagez leurs nйcessitйs ; mettez votre plaisir а кtre bien faisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence.

Ce que je vous dis ne va pas bien loin ; et si vous en demeurez lа, vous ne laisserez pas de vous perdre ; mais au moins vous vous perdrez en honnкte homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement, par l’avarice, par la brutalitй, par les dйbauches, par la violence, par les emportements, par les blasphиmes ! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnкte ; mais en vйritй c’est toujours une grande folie que de se damner ; et c’est pourquoi il n’en faut pas demeurer lа. Il faut mйpriser la concupiscence et son royaume, et aspirer а ce royaume de charitй oщ tous les sujets ne respirent que la charitй, et ne dйsirent que les biens de la charitй. D’autres que moi vous en diront le chemin : il me suffit de vous avoir dйtournй de ces vies brutales oщ je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de bien connaоtre l’йtat vйritable de cette condition.

 

 

 

Le Mйmorial


 

 

L’an de grвce 1654,

 

Lundi, 23 novembre, jour de saint Clйment, pape et martyr, et autres au martyrologe,

Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres,

Depuis environ 10 heures et demie du soir jusques environ minuit et demi,

 

 

Feu,

 

« Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob » non des philosophes et des savants.

Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix.

Dieu de Jйsus-Christ.

Deum meum et Deum vestrum.

« Ton Dieu sera mon Dieu. »

Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.

Il ne se trouve que par les voies enseignйes dans l’Evangile.

Grandeur de l’вme humaine.

« Pиre juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu. »

Joie, joie, joie, pleurs de joie.

Je m’en suis sйparй :

Dereliquerunt me fontem aquae vivae.

« Mon Dieu, me quitterez-vous ? »

Que je n’en sois pas sйparй йternellement.

« Cette est la vie йternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyй, Jйsus-Christ. »

Jйsus-Christ.

Jйsus-Christ.

 

Je m’en suis sйparй ; je l’ai fui, renoncй, crucifiй.

Que je n’en sois jamais sйparй.

Il ne se conserve que par les voies enseignйes dans l’Evangile.

Renonciation totale et douce.

Soumission totale а Jйsus-Christ et а mon directeur.

Eternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre.

Non obliviscar sermones tuos. Amen.

 

 

 

Lettres au Roannez

 

 

Lettre I

Septembre I656.

Votre lettre m’a donnй une extrкme joie. Je vous avoue que je commenзais а craindre, ou au moins а m’йtonner. Je ne sais ce que c’est que ce commencement de douleur dont vous parlez ; mais je sais qu’il faut qu’il en vienne. Je lisais tantфt le XIIIe chapitre de saint Marc en pensant а vous йcrire, et aussi je vous dirai ce que j’y ai trouvй. Jйsus-Christ y fait un grand discours а ses apфtres sur son dernier avиnement ; et, comme tout ce qui arrive а l’Eglise arrive aussi а chaque Chrйtien en particulier, il est certain que tout ce chapitre prйdit aussi bien l’йtat de chaque personne qui, en se convertissant, dйtruit le vieil homme en elle, que l’йtat de l’univers entier, qui sera dйtruit pour faire place а de nouveaux cieux et а une nouvelle terre, comme dit l’Йcriture. Et aussi je songeais que cette prйdiction de la ruine du temple rйprouvй, qui figure la ruine de l’homme rйprouvй qui est en chacun de nous, et dont il est dit qu’il ne sera laissй pierre sur pierre, marque qu’il ne doit кtre laissй aucune passion du vieil homme ; et ces effroyables guerres civiles et domestiques reprйsentent si bien le trouble intйrieur que sentent ceux qui se donnent а Dieu, qu’il n’y a rien de mieux peint.

Mais cette parole est йtonnante : « Quand vous verrez l’abomination dans le lieu oщ elle ne doit pas кtre, alors que chacun s’enfuie sans rentrer dans sa maison pour reprendre quoi que ce soit. » Il me semble que cela prйdit parfaitement le temps oщ nous sommes, oщ la corruption de la morale est aux maisons de saintetй et dans les livres des thйologiens et des religieux, oщ elle ne devrait pas кtre. Il faut sortir aprиs un tel dйsordre, et malheur а celles qui sont enceintes ou nourrices en ce temps-lа, c’est-а-dire а ceux qui ont des attachements au monde qui les y retiennent ! La parole d’une sainte est а propos sur ce sujet : qu’il ne faut pas examiner si on a vocation pour sortir du monde, mais seulement si on a vocation pour y demeurer, comme on ne consulterait point si on est appelй а sortir d’une maison pestifйrйe ou embrasйe.

Ce chapitre de l’Йvangile, que je voudrais lire avec vous tout entier, finit par une exhortation а veiller et а prier pour йviter tous ces malheurs, et en effet il est bien juste que la priиre soit continuelle quand le pйril est continuel.

J’envoie а ce dessein des priиres qu’on m’a demandйes ; c’est а trois heures aprиs midi. Il s’est fait un miracle depuis votre dйpart а une religieuse de Pontoise qui, sans sortir de son couvent, a йtй guйrie d’un mal de tкte extraordinaire par une dйvotion а la Sainte Йpine. Je vous en manderai un jour davantage. Mais je vous dirai sur cela un beau mot de saint Augustin, et bien consolatif pour de certaines personnes ; c’est qu’il dit que ceux-lа voient vйritablement les miracles auxquels les miracles profitent : car on ne les voit pas si on n’en profite pas.

Je vous ai une obligation que je ne puis assez vous dire du prйsent que vous m’avez fait ; je ne savais ce que ce pouvait кtre, car je l’ai dйployй avant que de lire votre lettre, et je me suis repenti ensuite de ne lui avoir pas rendu d’abord le respect que je lui devais. C’est une vйritй que le Saint- Esprit repose invisiblement dans les reliques de ceux qui sont morts dans la grвce de Dieu, jusqu’а ce qu’il y paraisse visiblement en la rйsurrection, et c’est ce qui rend les reliques des saints si dignes de vйnйration. Car Dieu n’abandonne jamais les siens, non pas mкme dans le sйpulcre, oщ leurs corps, quoique morts aux yeux des hommes, sont plus vivants devant Dieu, а cause que le pйchй n’y est plus : au lieu qu’il y rйside toujours durant cette vie, au moins quant а sa racine (car les fruits du pйchй n’y sont pas toujours), et cette malheureuse racine, qui en est insйparable pendant la vie, fait qu’il n’est pas permis de les honorer alors, puisqu’ils sont plutфt dignes d’кtre haпs. C’est pour cela que la mort est nйcessaire pour mortifier entiиrement cette malheureuse racine, et c’est ce qui la rend souhaitable. Mais il ne sert de rien de vous dire ce que vous savez si bien ; il vaudrait mieux le dire а ces autres personnes dont vous parlez, mais elles ne l’йcouteraient pas.

 

 

Lettre II

Dimanche, 24 septembre 1656.

Il est bien assurй qu’on ne se dйtache jamais sans douleur. On ne sent pas son lien quand on suit volontairement celui qui entraоne, comme dit saint Augustin ; mais quand on commence а rйsister et а marcher en s’йloignant, on souffre bien ; le lien s’йtend et endure toute la violence ; et ce lien est notre propre corps, qui ne se rompt qu’а la mort. Notre Seigneur a dit que, « depuis la venue de Jean Baptiste (c’est-а-dire depuis son avиnement dans chaque fidиle), le royaume de Dieu souffre violence et que les violents le ravissent ». Avant que l’on soit touchй, on n’a que le poids de sa concupiscence, qui porte а la terre. Quand Dieu attire en haut, ces deux efforts contraires font cette violence que Dieu seul peut faire surmonter. « Mais nous pouvons tout, dit saint Lйon, avec celui sans lequel nous ne pouvons rien ». Il faut donc se rйsoudre а souffrir cette guerre toute sa vie : car il n’y a point ici de paix. Jйsus-Christ est venu apporter le couteau, et non pas la paix. Mais nйanmoins il faut avouer que comme l’Йcriture dit que « la sagesse des hommes n’est que folie devant Dieu », aussi on peut dire que cette guerre qui parait dure aux hommes est une paix devant Dieu ; car c’est cette paix que Jйsus-Christ a aussi apportйe. Elle ne sera nйanmoins parfaite que quand le corps sera dйtruit, et c’est ce qui fait souhaiter la mort, en souffrant nйanmoins de bon coeur la vie pour l’amour de celui qui a souffert pour nous et la vie et la mort, et qui peut nous donner plus de biens que nous ne pouvons ni demander ni imaginer, comme dit saint Paul, en l’йpоtre de la messe d’aujourd’hui.

 

 

Lettre III

Septembre ou octobre 1656.

Je ne crains plus rien pour vous, Dieu merci, et j ‘ai une espйrance admirable. C’est une parole bien consolante que celle de Jйsus Christ : « Il sera donnй а ceux qui ont dйjа. » Par cette promesse, ceux qui ont beaucoup reзu ont droit d’espйrer davantage, et ainsi ceux qui ont reзu extraordinairement doivent espйrer extraordinairement.

J’essaye autant que je puis de ne m’affliger de rien, et de prendre tout ce qui arrive pour le meilleur. Je crois que c’est un devoir, et qu’on pкche en ne le faisant pas. Car enfin la raison pour laquelle les pйchйs sont pйchйs, c’est seulement parce qu’ils sont contraires а la volontй de Dieu ; et ainsi l’essence du pйchй consistant а avoir une volontй opposйe а celle que nous connaissons en Dieu, il est visible, ce me semble, que, quand il nous dйcouvre sa volontй par les йvйnements, ce serait un pйchй de ne s’y pas accommoder. J’ai appris que tout ce qui est arrivй a quelque chose d’admirable, puisque la volontй de Dieu y est marquйe. Je le loue de tout mon coeur de la continuation faite de ses grвces, car je vois bien qu’elles ne diminuent point.

L’affaire du... ne va guиre bien : c’est une chose qui fait trembler ceux qui ont de vrais mouvements de Dieu, de voir la persйcution qui se prйpare non seulement contre les personnes (ce serait peu), mais contre la vйritй. Sans mentir, Dieu est bien abandonnй. Il me semble que c’est un temps oщ le service qu’on lui rend est bien agrйable. Il veut que nous jugions de la grвce par la nature ; et ainsi il permet de considйrer que, comme un prince chassй de son pays par ses sujets a des tendresses extrкmes pour ceux qui lui demeurent fidиles dans la rйvolte publique, de mкme il semble que Dieu considиre avec une bontй particuliиre ceux qui dйfendent aujourd’hui la puretй de la religion et de la morale, qui est si fort combattue. Mais il y a cette diffйrence entre les rois de la terre et le Roi des rois, que les princes ne rendent pas leurs sujets fidиles, mais qu’ils les trou vent tels : au lieu que Dieu ne trouve jamais les hommes qu’infidиles, et qu’il les rend fidиles quand ils le sont. De sorte qu’au lieu que les rois ont une obligation insigne а ceux qui demeurent dans leur obйissance, il arrive, au contraire, que ceux qui subsistent dans le service de Dieu lui sont eux-mкmes redevables infiniment. Continuons donc а le louer de cette grвce, s’il nous l’a faite, de laquelle nous le louerons dans l’йternitй, et prions-le qu’il nous la fasse encore, et qu’il ait pitiй de nous et de l’Йglise entiиre, hors laquelle il n’y a que malйdiction.

Je prends part aux... persйcutйs dont vous parlez. Je vois bien que Dieu s’est rйservй des serviteurs cachйs, comme il le dit а Йlie. Je le prie que nous en soyons, bien et comme il faut, en esprit et en vйritй et sincиrement.

 

 

Lettre IV

Fin d’octobre 1656.

Il me semble que vous prenez assez de part au miracle pour vous mander en particulier que la vйrification en est achevйe par l’Йglise comme vous le verrez par cette sentence de M. le grand vicaire.

Il y a si peu de personnes а qui Dieu se fasse paraоtre par ces coups extraordinaires, qu’on doit bien profiter de ces occasions, puisqu’il ne sort du secret de la nature qui le couvre que pour exciter notre foi а le servir avec d’autant plus d’ardeur que nous le connaissons avec plus de certitude.

Si Dieu se dйcouvrait continuellement aux hommes, il n’y aurait point de mйrite а le croire ; et s’il ne se dйcouvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se cache ordinairement, et se dйcouvre rarement а ceux qu’il veut engager dans son service. Cet йtrange secret, dans lequel Dieu s’est retirй, impйnйtrable а la vue des hommes, est une grande leзon pour nous porter а la solitude loin de la vue des hommes. Il est demeurй cachй, sous le voile de la nature qui nous le couvre, jusque l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il est encore plus cachй en se couvrant de l’humanitй. Il йtait bien plus reconnaissable quand il йtait invisible, que non pas quand il s’est rendu visible. Et enfin, quand il a voulu accomplir la pro messe qu’il fit а ses apфtres de demeurer avec les hommes jusqu’а son dernier avиnement, il a choisi d’y demeurer dans le plus йtrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espиces de l’Eucharistie. C’est ce sacrement que saint Jean appelle dans l’Apocalypse une manne cachйe ; et je crois qu’Isaпe le voyait en cet йtat, lors qu’il dit en esprit de prophйtie : « Vйritablement tu es un Dieu cachй. » C’est lа le dernier secret oщ il peut кtre. Le voile de la nature qui couvre Dieu a йtй pйnйtrй par plusieurs infidиles, qui, comme dit saint Paul, ont reconnu un Dieu invisible par la nature visible. Les chrйtiens hйrйtiques l’ont connu а travers son humanitй, et adorent Jйsus-Christ Dieu et homme. Mais de le reconnaоtre sous des espиces de pain, c’est le propre des seuls catholiques : il n’y a que nous que Dieu йclaire jusque-lа. On peut ajouter а ces considйrations le secret de l’esprit de Dieu cachй encore dans l’Йcriture. Car il y a deux sens parfaits, le littйral et le mystique ; et les Juifs s’arrкtant а l’un ne pensent pas seulement qu’il y en ait un autre et ne songent pas а le chercher ; de mкme que les impies, voyant les effets naturels, les attribuent а la nature, sans penser qu’il y en ait un autre auteur ; et comme les Juifs, voyant un homme parfait en Jйsus-Christ, n’ont pas pensй а y chercher une autre nature : « Nous n’avons pas pensй que ce fыt lui », dit encore Isaпe ; et de mкme enfin que les hйrйtiques, voyant les apparences par faites du pain dans l’Eucharistie, ne pensent pas а y chercher une autre substance. Toutes choses couvrent quelque mystиre ; toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les Chrйtiens doivent le reconnaоtre en tout. Les afflictions temporelles couvrent les maux йternels qu’elles causent. Prions Dieu de nous le faire reconnaоtre et servir en tout ; et rendons-lui des grвces infinies de ce que, s’йtant cachй en toutes choses pour les autres, il s’est dйcouvert en toutes choses et en tant de maniиres pour nous.

 

 

Lettre V

Dimanche 5 novembre 1656.

Je ne sais comment vous aurez reзu la perte de vos lettres. Je voudrais bien que vous l’eussiez prise comme il faut. Il est temps de commencer а juger de ce qui est bon ou mauvais par la volontй de Dieu, qui ne peut кtre ni injuste ni aveugle, et non pas par la nфtre propre, qui est toujours pleine de malice et d’erreur. Si vous avez eu ces sentiments, j’en serai bien content, afin que vous vous en soyez consolйe sur une raison plus solide que celle que j’ai а vous dire, qui est que j’espиre qu’elles se retrouveront. On m’a dйjа rapportй celle du 5 ; et quoique ce ne soit pas la plus importante, car celle de M. du Gas l’est davantage, nйanmoins cela me fait espйrer de ravoir l’autre.

Je ne sais pourquoi vous vous plaignez de ce que je n’avais rien йcrit pour vous ; je ne vous sйpare point vous deux, et je songe sans cesse а l’un et а l’autre. Vous voyez bien que mes autres lettres, et encore celle-ci, vous regardent assez. En vйritй, je ne puis m’empкcher de vous dire que je voudrais кtre infaillible dans mes jugements ; vous ne seriez pas mal si cela йtait, car je suis bien content de vous, mais mon jugement n’est rien. Je dis cela sur la maniиre dont je vois que vous parlez de ce bon cordelier persйcutй, et de ce que fait le... Je ne suis pas surpris de voir M. N... s’y intйresser, je suis accoutumй а son zиle, mais le vфtre m’est tout а fait nouveau ; c’est ce langage nouveau que produit ordinairement le coeur nouveau. Jйsus-Christ a donnй dans l’Йvangile cette marque pour reconnaоtre ceux qui ont la foi, qui est qu’ils parleront un langage nouveau et en effet, le renouvellement des pensйes et des dйsirs cause celui des discours. Ce que vous dites des jours oщ vous vous кtes trouvйe seule, et la consolation que vous donne la lecture, sont des choses que M. N... sera bien aise de savoir quand je les lui ferai voir, et ma soeur aussi. Ce sont assurйment des choses nouvelles, mais qu’il faut sans cesse renouveler ; car cette nouveautй, qui ne peut dйplaire а Dieu, comme le vieil homme ne lui peut plaire, est diffйrente des nouveautйs de la terre, en ce que les choses du monde, quelque nouvelles qu’elles soient, vieillissent en durant ; au lieu que cet esprit nouveau se renouvelle d’autant plus qu’il dure davantage. « Notre vieil homme pйrit, dit saint Paul, et se renouvelle de jour en jour n, et ne sera parfaitement nouveau que dans l’йternitй, oщ l’on chantera sans cesse ce cantique nouveau dont parle David dans les Psaumes de Laudes, c’est-а-dire ce chant qui part de l’esprit nouveau de la charitй.

Je vous dirai pour nouvelle de ce qui touche ces deux personnes, que je vois bien que leur zиle ne se refroidit pas : cela m’йtonne, car il est bien plus rare de voir continuer dans la piйtй que d’y voir entrer. Je les ai toujours dans l’esprit, et principalement celle du miracle, parce qu’il y a quelque chose de plus extraordinaire, quoique l’autre le soit aussi beaucoup et quasi sans exemple. Il est certain que les grвces que Dieu fait en cette vie sont la mesure de la gloire qu’il prйpare en l’autre Aussi, quand je prйvois la fin et le couronnement de son ouvrage par les commencements qui en paraissent dans les personnes de piйtй, j’entre en une vйnйration qui me transit de respect envers ceux qu’il semble avoir choisis pour ses йlus. Je vous avoue qu’il me semble que je les vois dйjа dans un de ces trфnes oщ ceux qui auront tout quittй jugeront le monde avec Jйsus-Christ, selon la promesse qu’il en a faite. Mais quand je viens а penser que ces mкmes personnes peuvent tomber, et кtre au contraire au nombre malheureux des jugйs, et qu’il y en aura tant qui tomberont de la gloire, et qui laisseront prendre а d’autres par leur nйgligence la couronne que Dieu leur avait offerte, je ne puis souffrir cette pensйe ; et l’effroi que j’aurais de les voir en cet йtat йternel de misиre, aprиs les avoir imaginйes avec tant de raison dans l’autre йtat, me fait dйtourner l’esprit de cette idйe, et revenir а Dieu pour le prier de ne pas abandonner les faibles crйatures qu’il s’est acquises, et а lui dire pour les deux personnes que vous savez ce que l’Йglise dit aujourd’hui avec saint Paul : « Seigneur, achevez vous-mкme l’ouvrage que vous-mкme avez commencй. » Saint Paul se considйrait souvent en ces deux йtats, et c’est ce qui lui fait dire ailleurs : « Je chвtie mon corps, de peur que moi-mкme, qui convertis tant de peuples, je ne devienne rйprouvй. » Je finis donc par ces paroles de Job : « J’ai toujours craint le Seigneur comme les flots d’une mer furieuse et enflйe pour m’engloutir. Et ailleurs : « Bienheureux est l’homme qui est toujours en crainte. »

 

 

Lettre VI

Novembre 1656.

... pour rйpondre а tous vos articles, et bien йcrire malgrй mon peu de temps.

Je suis ravi que vous goыtez le livre de M. de Laval et les Mйditations sur la grвce ; j’en tire de grandes consйquences pour ce que je souhaite.

Je mande le dйtail de cette condamnation qui vous avait effrayйe ; cela n’est rien du tout, Dieu merci, et c’est un miracle de ce qu’on n’y fait pas pis, puisque les ennemis de la vйritй ont le pouvoir et la volontй de l’opprimer. Peut-кtre кtes-vous de celles qui mйritent que Dieu ne l’abandonne pas, et ne la retire pas de la terre, qui s’en est rendue si indigne ; et il est assurй que vous servez а l’Йglise par vos priиres, si l’Йglise vous a servi par les siennes. Car c’est l’Йglise qui mйrite, avec Jйsus-Christ qui en est insйparable, la conversion de ceux qui ne sont pas dans la vйritй ; et ce sont ensuite ces personnes converties qui secourent la mиre qui les a dйlivrйes. 3e loue de tout mon coeur le petit zиle que j’ai reconnu dans votre lettre pour l’union avec le pape. Le corps n’est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le corps. Quiconque se sйpare de l’un ou de l’autre n’est plus du corps, et n’appartient plus а Jйsus-Christ. •e ne sais s’il y a des personnes dans l’Йglise plus attachйes а cette unitй du corps que ceux que vous appelez nфtres. Nous savons que toutes les vertus, le martyre, les austйritйs et toutes les bonnes oeuvres sont inutiles hors de l’Йglise, et de la communion du chef de l’Йglise, qui est le pape. Je ne me sйparerai jamais de sa communion, au moins je prie Dieu de m’en faire la grвce ; sans quoi je serais perdu pour jamais

Je vous fais une espиce de profession de foi, et je ne sais pourquoi ; mais je ne l’effacerai pas ni ne recommencerai pas.

M. du Gas m’a parlй ce matin de votre lettre avec autant d’йtonnement et de joie qu’on en peut avoir : il ne sait oщ vous avez pris ce qu’il m’a rapportй de vos paroles ; il m’en a dit des choses surprenantes et qui ne me surprennent plus tant. Je commence а m’accoutumer а vous et а la grвce que Dieu vous fait, et nйanmoins je vous avoue qu’elle est toujours nouvelle, comme elle est toujours nouvelle en effet. Car c’est un flux continuel de grвces que l’Йcriture compare а un fleuve et а la lumiиre que le soleil envoie incessamment hors de soi, et qui est toujours nouvelle, en sorte que, s’il cessait un instant d’en envoyer, toute celle qu’on aurait reзue dis paraоtrait, et on resterait dans l’obscuritй

Il m’a dit qu’il avait commencй а vous rйpondre, et qu’il le transcrirait pour le rendre plus lisible, et qu’en mкme temps il l’йtendrait. Mais il vient de me l’envoyer avec un petit billet, oщ il me mande qu’il n’a pu ni le transcrire, ni l’йtendre ; cela me fait croire que cela sera mal йcrit. Je suis tйmoin de son peu de loisir, et du dйsir qu’il avait d’en avoir pour vous.

Je prends part а la joie que vous donnera l’affaire des..., car je vois bien que vous vous intйressez pour l’Йglise ; vous lui кtes bien obligйe. Il y a seize cents ans qu’elle gйmit pour vous. Il est temps de gйmir pour elle, et pour nous tout ensemble, et de lui donner tout ce qui nous reste de vie, puisque Jйsus-Christ n’a pris la sienne que pour la perdre pour elle et pour nous…

 

 

Lettre VII

Dйcembre 1656.

Quoi qu’il puisse arriver de l’affaire de..., il y en a assez, Dieu merci, de ce qui est dйjа fait pour en tirer un admirable avantage contre ces maudites maximes. Il faut que ceux qui ont quelque part а cela en rendent de grandes grвces а Dieu, et que leurs parents et amis prient Dieu pour eux, afin qu’ils ne tombent pas d’un si grand bonheur et d’un si grand honneur que Dieu leur a faits. Tous les honneurs du monde n’en sont que l’image ; celui-lа seul est solide et rйel, et nйanmoins il est inutile sans la bonne disposition du coeur. Ce ne sont ni les austйritйs du corps ni les agitations de l’esprit, mais les bons mouvements du coeur qui mйritent, et qui soutiennent les peines du corps et de l’esprit. Car enfin il faut ces deux choses pour sanctifier : peines et plaisirs. Saint Paul a dit que ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des troubles et des inquiйtudes en grand nombre. Cela doit consoler ceux qui en sentent, puisque, йtant avertis que le chemin du ciel qu’ils cherchent en est rempli, ils doivent se rйjouir de rencontrer des marques qu’ils sont dans le vйritable chemin. Mais ces peines-lа ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontйes que par le plaisir. Car de mкme que ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde ne le font pas parce qu’ils trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre que dans ceux de l’union avec Dieu, et que ce charme victorieux les entraоne, et, les faisant repentir de leur premier choix, les rend des pйnitents du diable, selon la parole de Tertullien : de mкme on ne quitterait jamais les plaisirs du monde pour embrasser la croix de Jйsus-Christ, si on ne trouvait plus de douceur dans le mйpris, dans la pauvretй, dans le dйnuement et dans le rebut des hommes, que dans les dйlices du pйchй. Et ainsi, comme dit Tertullien, il ne faut pas croire que la vie des chrйtiens soit une vie de tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands. « Priez toujours, dit saint Paul, rendez grвces toujours, rйjouissez vous toujours. » C’est la joie d’avoir trouvй Dieu qui est le principe de la tristesse de l’avoir offensй et de tout le changement de vie. Celui qui a trouvй le trйsor dans un champ en a une telle joie, que cette joie, selon Jйsus-Christ, lui fait vendre tout ce qu’il a pour l’acheter. « Les gens du monde n’ont point cette joie a que le monde ne peut ni donner ni фter », dit Jйsus-Christ mкme. Les Bienheureux ont cette joie sans aucune tristesse ; les gens du monde ont leur tristesse sans cette joie, et les Chrйtiens ont cette joie mкlйe de la tristesse d’avoir suivi d’autres plaisirs, et de la crainte de la perdre par l’attrait de ces autres plaisirs qui nous tentent sans relвche. Et ainsi nous devons travailler sans cesse а nous conserver cette joie qui modиre notre crainte, et а conserver cette crainte qui modиre notre joie, et, selon qu’on se sent trop emporter vers l’une, se pencher vers l’autre pour demeurer debout. « Souvenez-vous des biens dans les jours d’affliction, et souvenez-vous de l’affliction dans les jours de rйjouissance », dit l’Йcriture, jusqu’а ce que la promesse que Jйsus-Christ nous a faite de rendre sa joie pleine en nous, soit accomplie. Ne nous laissons donc pas abattre а la tristesse, et ne croyons pas que la piйtй ne consiste qu’en une amertume sans consolation. La vйritable piйtй, qui ne se trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de satisfactions, qu’elle en remplit et l’entrйe et le progrиs et le couronnement. C’est une lumiиre si йclatante, qu’elle rejaillit sur tout ce qui lui appartient ; et s’il y a quelque tristesse mкlйe, et surtout а l’entrйe, c’est de nous qu’elle vient, et non pas de la vertu ; car ce n’est pas l’effet de la piйtй qui commence d’кtre en nous, mais de l’impiйtй qui y est encore. Фtons l’impiйtй, et la joie sera sans mйlange. Ne nous en prenons donc pas а la dйvotion, mais а nous-mкmes, et n’y cherchons du soulagement que par notre correction.

 

 

Lettre VIII

Dйcembre 1656.

Je suis bien aise de l’espйrance que vous me donnez du bon succиs de l’affaire dont vous craignez de la vanitй. Il y a а craindre partout, car si elle ne rйussissait pas, j’en craindrais cette mauvaise tristesse dont saint Paul dit qu’elle donne la mort, au lieu qu’il y en a une autre qui donne la vie. Il est certain que cette affaire-lа йtait йpineuse, et que si la personne en sort, il y a sujet d’en prendre quelque vanitй ; si ce n’est а cause qu’on a priй Dieu pour cela, et qu’ainsi il doit croire que le bien qui en viendra sera son ouvrage. Mais si elle rйussissait mal, il ne devrait pas en tomber dans l’abattement, par cette mкme raison qu’on a priй Dieu pour cela, et qu’il y a apparence qu’il s’est appropriй cette affaire : aussi il le faut regarder comme l’auteur de tous les biens et de tous les maux, exceptй le pйchй. Je lui rйpйterai lа-dessus ce que j’ai autrefois rapportй de l’Йcriture : « Quand vous кtes dans les biens, souvenez vous des maux que vous mйritez, et quand vous кtes dans les maux, souvenez-vous des biens que vous espйrez. » Cependant je vous dirai sur le sujet de l’autre personne que vous savez, qui mande qu’elle a bien des choses dans l’esprit qui l’embarrassent, que je suis bien fвchй de la voir en cet йtat. J’ai bien de la douleur de ses peines, et je voudrais bien l’en pouvoir soulager ; je la prie de ne point prйvenir l’avenir, et de se souvenir que, comme dit Notre Seigneur, « а chaque jour suffit sa malice. »

Le passй ne nous doit point embarrasser, puisque nous n’avons qu’а avoir regret de nos fautes ; mais l’avenir nous doit encore moins toucher, puisqu’il n’est point du tout а notre йgard, et que nous n’y arriverons peut- кtre jamais. Le prйsent est le seul temps qui est vйritablement а nous, et dont nous devons user selon Dieu C’est lа oщ nos pensйes doivent кtre principalement comptйes. Cependant le monde est si inquiet, qu’on ne pense presque jamais а la vie prйsente et а l’instant oщ l’on vit ; mais а celui oщ l’on vivra. De sorte qu’on est toujours en йtat de vivre а l’avenir, et jamais de vivre maintenant. Notre Seigneur n’a pas voulu que notre prйvoyance s’йtendit plus loin que le jour oщ nous sommes C’est les bornes qu’il faut garder, et pour notre propre salut, et pour notre propre repos. Car, en vйritй, les prйceptes chrйtiens sont les plus pleins de consolations ; je dis plus que les maximes du monde.

Je prйvois aussi bien des peines et pour cette personne, et pour d’autres, et pour moi. Mais je prie Dieu, lorsque je sens que je m’engage dans ces prйvoyances, de me renfermer dans mes limites ; je me ramasse dans moi- mкme, et je trouve que je manque а faire plusieurs choses а quoi je suis obligй prйsentement, pour me dissiper en des pensйes inutiles de l’avenir, auxquelles bien loin d’кtre obligй de m’arrкter, je suis au contraire obligй de ne m’y point arrкter. Ce n’est que faute de savoir bien connaоtre et йtudier le prйsent qu’on fait l’entendu pour йtudier l’avenir. Ce que je dis lа, je le dis pour moi, et non pas pour cette personne, qui a assurйment bien plus de vertu et de mйditation que moi ; mais je lui reprйsente mon dйfaut pour l’empкcher d’y tomber ; on se corrige quelquefois mieux par la vue du mal que par l’exemple du bien ; et il est bon de s’accoutumer а profiter du mal, puisqu’il est si ordinaire, au lieu que le bien est si rare.

 

 

Lettre IX

Dimanche 24 dйcembre 1656.

Je plains la personne que vous savez dans l’inquiйtude oщ je sais qu’elle est, et oщ je ne m’йtonne pas de la voir. C’est un petit jour du jugement, qui ne peut arriver sans une йmotion universelle de la personne, comme le jugement gйnйral en causera une gйnйrale dans le monde, exceptй ceux qui se seront dйjа jugйs eux-mкmes, comme elle prйtend faire : cette peine temporelle garantirait de l’йternelle, par les mйrites infinis de Jйsus-Christ, qui la souffre et qui se la rend propre ; c’est ce qui doit la consoler. Notre joug est aussi le sien, sans cela il serait insupportable. « Portez, dit-il, mon joug sur vous. » Ce n’est pas notre joug, c’est le sien, et aussi il le porte. « Sachez, dit-il, que mon joug est doux et lйger. » Il n’est lйger qu’а lui et а sa force divine. Je lui voudrais dire qu’elle se souvienne que ces inquiйtudes ne viennent pas du bien qui commence d’кtre en elle, mais du mal qui y est encore et qu’il faut diminuer continuellement ; et qu’il faut qu’elle fasse comme un enfant qui est tirй par des voleurs d’entre les bras de sa mиre, qui ne le veut point abandonner ; car il ne doit pas accuser de la violence qu’il souffre la mиre qui le retient amoureusement, mais ses injustes ravisseurs. Tout l’office de l’Avent est bien propre pour donner courage aux faibles, et on y dit souvent ce mot de l’Йcriture : « Prenez courage, lвches et pusillanimes, voici votre rйdempteur qui vient », et on dit aujourd’hui а Vкpres : « Prenez de nouvelles forces, et bannissez dйsormais toute crainte, voici notre Dieu qui arrive, et vient pour nous secourir et nous sauver. »

 

 

 

Correspondance scientifique

 

 

 

Fragment d’une lettre de Pascal au Pиre Lalouиre

11 septembre 1658.

 

Mon Rйvйrend Pиre,

Je voudrais que vous vissiez la joie que votre derniиre lettre me donne, oщ vous dites que vous avez trouvй la dimension du solide sur l’axe tant de la Cycloпde que de son segment. Je vous supplie de croire qu’il n’y a personne qui publie plus hautement Les mйrites des personnes que moi ; mais il faut, а la vйritй, qu’il y ait sujet de le faire ; c’est une chose rare, et surtout en ceux qui font profession des sciences, que d’avoir cette sincйritй dont je me vante et que je ferai bien paraоtre а votre sujet, car je vous assure que j’ai autant de joie de publier que vous avez rйsolu les plus difficiles problиmes de la Gйomйtrie que j’avais de regret en disant que ceux que vous avez rйsolus йtaient peu auprиs de ceux-lа. Il est certain, mon Pиre, que c’est un grand Problиme, et je souhaite rais fort de savoir par oщ vous y кtes arrivй ; car enfin M. de Roberval qui est assurйment fort habile, a йtй six ans а le trouver et vous avez la solution gйnйrale dont sa mйthode ne donne qu’un cas qui est celui de la Cycloпde entiиre.

 

 

 

Fragment d’une lettre а Wren

13 septembre 1658.

 

Absentia communis amici nostri D. de Carcavi qui tuas ad me misit Epistolas causa est cur non ille sed ego, quamvis ignotus, audeam respondere ...

... Unum tibi dicere habeo, scilicet hic receptas esse ab eximio ex vestris Geometra epistolas in quibus omnium quж de Cycloide problematum sunt proposita solutionem tradit. Et ipsi suum ordi nem religiose servandum ab illo die, scilicet quo recepta fuerunt nempe a decimo die hujus mensis stilo novo. Sic enim habetur intentio Anonymi proponentis ut, qua die D. de Carcavi excipit solutionem alicujus, eo die ordo ejus sumatur. Et quidem confor mius fuisset Anonymi ipsius intentioni ut per Notarios Parisienses attestatio facta fuisset quam per Oxonienses. Parisienses enim fidem facerent receptionis D. de Carcavi, unde ordo sumitur ; Oxonienses vero nihil ad hoc facere possunt... Qui publico instru mento ante prжstitutum tempus illustrissimo D. de Carcavi signi ficaverit, id est, per Notarios Parisienses, per extraneos enim nihil significari potest D. de Carcavi ; et in hoc est aliquantulum plus gratiж in Gallos quam in alios Geometras ; sic autem voluit Ano nymus, suae legis dominus ; itaque, quidquid ante Calendas Octob. ad D. de Carcavi mittetur, ordinem obtinebit ; quod autem postea, non recipietur, quamvis probaretur actum fuisse ante Calendas Octobris ; sigmficatio enim facta ad D. Carcavi, seu ejus receptio, sola valet ad ordinem prжmu. Et si quis e regione magis remota jam mittat solutionem actam ante 29 Augusti (qua die acta est solutio vestri dicti Geometrж), ipsa, quamvis prior, posterior habebitur, utpote posterius recepta.

 

 

 

Fragment d’une lettre au Pиre Lalouиre

18 septembre 1658.

 

Mon trиs Rйvйrend Pиre,

Je ne puis vous tйmoigner combien nous avons d’impatience de voir le biais par oщ vous vous кtes pris а trouver les solides de la Cycloпde sur l’axe. J’avais eu tort de craindre qu’il y eыt erreur а votre calcul. Il n’y en a point. Je l’ai vйrifiй... Pour revenir а vous, mon R. Pиre, je ne serai point en repos que vous ne m’ayez fait la grвce de me mander par oщ vous кtes venu а ces solides de la Cycloпde. J’en ai une grande curiositй...

 

 

 

Lettre а Huygens

De Paris, le 6 janvier 1659.

 

Monsieur,

J’ai reзu le prйsent que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer, et qui m’a йtй rendu par un gentilhomme franзais qui m’a fait le rйcit de la maniиre la plus obligeante et la plus civile du monde dont vous l’aviez reзu chez vous. Il m’a dit mкme qu’il n’йtait point connu de vous, et que c’йtait sur moi que toute cette obligation retombait. Je vous assure, Monsieur, que j’en ai eu une surprise et une joie extrкmes, car je ne pensais pas seulement que mon nom fыt venu jusqu’а vous, et j’aurais bornй mon ambition а avoir une place dans votre mйmoire. Cependant on me veut faire croire que j’en ai mкme dans votre estime. Je n’ose le croire, et je n’ai rien qui le vaille, mais j’espиre quel vous m’en accorderez dans votre amitiй, puisqu’il est certain que, si on peut la mйriter par l’estime et le respect qu’on a pour vous, je la mйrite autant qu’homme du monde. Je suis rempli de ces sentiments lа pour vous, et votre derniиre production n’a pas peu ajoutй aux autres. Elle est en vйritй digne de vous, et au dessus de tout autre. J’en ai йtй un des premiers admirateurs. Et j’ai cru qu’on en verrait de grandes suites.

Je voudrais bien avoir de quoi vous rendre. Mais j’en suis bien incapable. Tout ce que je puis est de vous envoyer autant qu’il vous plaira d’exemplaires du traitй de la Roulette oщ l’Anonyme a rйsolu les problиmes qu’il avait lui mкme proposйs. Je ne vous en mets ici que quelques avant coureurs, car le paquet serait trop gros pour la poste Je m’informerai de nos libraires de la voie qu’il faut tenir pour en envoyer commodйment. Ne croyez pas, Monsieur, que je prйtende par lа m’acquitter de ce que je vous dois ; ce n’est au contraire que pour vous tйmoigner que je ne le puis faire, et que c’est vйritablement de tout mon coeur que je ressens la grвce que vous m’avez faite en la personne de ce gentilhomme. Car, encore qu’il vaille bien mieux que moi, nйanmoins comme vous ne le connaissiez pas, je me charge de tout et vous vous кtes acquis par lа l’un et l’autre. Assurez vous en pleinement et que je serai toute ma vie Monsieur,

Votre trиs humble et obйissant serviteur,

Pascal.

 

 

 

Lettre а Fermat

 

Monsieur,

Vous кtes le plus galant homme du monde, et je suis assurйment un de ceux qui sais le mieux reconnaоtre ces qualitйs-lа et les admirer infiniment, surtout quand elles sont jointes aux talents qui se trouvent singuliиrement en vous : tout cela m’oblige а vous tйmoigner de ma main ma reconnaissance pour l’offre que vous me faites, quelque peine que j’aie encore d’йcrire et de lire moi-mкme : mais l’honneur que vous me faites m’est si cher, que je ne puis trop me hвter d’y rйpondre. Je vous dirai donc, monsieur, que, si j’йtais en santй, je serais volй а Toulouse, et que je n’aurais pas souffert qu’un homme comme vous eыt fait un pas pour un homme comme moi. Je vous dirai aussi que, quoique vous soyez celui de toute l’Europe que je tiens pour le plus grand gйomиtre, ce ne serait pas cette qualitй-lа qui m’aurait attirй ; mais que je me figure tant d’esprit et d’honnкtetй en votre conversation, que c’est pour cela que je vous rechercherais. Car pour vous parler franchement de la gйomйtrie, je la trouve le plus haut exercice de l’esprit ; mais en mкme temps je la connais pour si mutile, que je fais peu de diffйrence entre un homme qui n’est que gйomиtre et un habile artisan. Aussi je l’appelle le plus beau mйtier du monde ; mais enfin ce n’est qu’un mйtier ; et j’ai dit souvent qu’elle est bonne pour faire l’essai, mais non pas l’emploi de notre force : de sorte que je ne ferais pas deux pas pour la gйomйtrie, et je m’assure fort que vous кtes fort de mon humeur. Mais il y a maintenant ceci de plus en moi, que je suis dans des йtudes si йloignйes de cet esprit-lа, qu’а peine me souviens-je qu’il y en ait. Je m’y йtais mis, il y a un an ou deux, par une raison tout а fait singuliиre, а laquelle ayant satisfait, je suis au hasard de ne jamais plus y penser, outre que ma santй n’est pas encore assez forte ; car je suis si faible que je ne puis marcher sans bвton, ni me tenir а cheval. Je ne puis mкme faire que trois ou quatre lieues au plus en carrosse ; c’est ainsi que je suis venu de Paris ici en vingt-deux jours. Les mйdecins m’ordonnent les eaux de Bourbon pour le mois de septembre, et je suis engagй autant que je puis l’кtre, depuis deux mois, d’aller de lа en Poitou par eau jusqu’а Saumur, pour demeurer jusqu’а Noлl avec M. le duc de Roannez, gouverneur de Poitou, qui a pour moi des sentiments que je ne vaux pas. Mais comme je passerai par Orlйans en allant а Saumur par la riviиre, si ma santй ne me permet pas de passer outre, j’irai de lа а Paris. Voilа, monsieur, tout l’йtat de ma vie prйsente, dont je suis obligй de vous rendre compte, pour vous assurer de l’impossibilitй oщ je suis de recevoir l’honneur que vous daignez m’offrir, et que je souhaite de tout mon coeur de pouvoir un jour reconnaоtre, ou en vous, ou en messieurs vos enfants, auxquels je suis tout dйvouй ayant une vйnйration particuliиre pour ceux qui portent le nom du premier homme du monde. Je suis, etc.

Pascal.

De Bienassis, le 10 aoыt 1660.

 

 

 

Lettre а la marquise de Sablй

 

Encore que je sois bien embarrassй, je ne puis diffйrer davantage а vous rendre mille grвces de m’avoir procurй la connaissance de M. Menjot, car c’est а vous sans doute, madame, que je la dois. Et comme je l’estimais dйjа beaucoup par les choses que ma soeur m’en avait dites, je ne puis vous dire avec combien de joie j’ai reзu la grвce qu’il m’a voulu faire. Il ne faut que lire son йpоtre pour voir combien il a d’esprit et de jugement ; et quoique je ne sois pas capable d’entendre le fond des matiиres qu’il traite dans son livre, je vous dirai nйanmoins, madame, que j’y ai beaucoup appris par la maniиre dont il accorde en peu de mots l’immatйrialitй de l’вme avec le pouvoir qu’a la matiиre d’altйrer ses fonctions et de causer le dйlire. J’ai bien de l’impatience d’avoir l’honneur de vous en entretenir.